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Full text of "Revue des questions scientifiques"

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Q56 
R4  7 
* 


FOR  THE  PEOPLE 
FOR  EDVCATION 
FOR  SCIENCE 


LIBRARY 

OF 

THE  AMERICAN  MUSEUM 

OF 

NATURAL  HISTORY 


REVUE 


DES 


0 II  ESTIONS  SCIENTIFIOIIES 

A V» 


QUESTIONS 


DES 

SCIENTIFIQUES 


PUBLIÉE 

PAR  LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE  I)E  BRUXELLES 


Nulla  unquam  inler  fidem  et  lationem 
vera  dissensio  esse  |>otest. 

Const.  de  FM.  ccith.,  c.  iv. 


TROISIÈME  SÉRIE 

TOME  X — 20  JUILLET  1906 

(TRENTIÈME  ANNÉE;  TOME  I.X  DE  I.A  COLLECTION) 


LOUVAIN 

SECRÉTARIAT  DE  LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE 

(M.  J.  Thirion) 

xi,  RUE  DES  RÉCOLLETS,  n 


1906 


Y ïï  A g Ë U 
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vroîEiï,  juin/.  ! 


//  Js/'jT'-'JufyS 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE 


Pour  désigner  l’insecte  objet  de  cet  opuscule,  la 
nomenclature  savante  associe  deux  noms  redoutables  : 
celui  de  Minotaure,  le  taureau  de  Minos,  nourri  de  chair 
humaine  dans  les  cryptes  du  labyrinthe  de  Crète,  et  celui 
de  Typhée,  l’un  des  géants,  fils  de  la  Terre,  qui  tentèrent 
d’escalader  le  Ciel. 

A la  faveur  de  la  pelote  de  fil  que  lui  donna  Ariane, 
fille  de  Minos,  l’Athénien  Thésée  parvint  au  Minotaure, 
le  tua  et  sortit  sain  et  sauf,  ayant  pour  toujours  délivré 
sa  patrie  de  l’horrible  tribut  destiné  à la  nourriture  du 
monstre.  Typhée,  foudroyé  sur  son  entassement  de  mon- 
tagnes, fut  précipité  dans  les  flancs  de  l’Etna. 

Il  y est  encore.  Son  haleine  est  la  fumée  du  volcan. 
S’il  tousse,  il  expectore  des  coulées  de  lave  ; s’il  change 
d’épaule  pour  reposer  sur  l’autre,  il  met  en  émoi  la 
Sicile,  il  la  secoue  d’un  tremblement  de  terre. 

Il  ne  déplaît  pas  de  trouver  un  souvenir  de  ces  vieux 
contes  dans  l’histoire  des  bêtes.  Sonores  et  respectueuses 
de  l’oreille,  les  dénominations  mythologiques  n’entraînent 
pas  des  contradictions  avec  le  réel,  grave  défaut  que 
n’évitent  pas  toujours  les  termes  fabriqués  de  toutes 
pièces  avec  les  données  du  lexique.  Si  de  vagues  ana- 
logies relient  en  outre  le  fabuleux  et  l’historique,  noms 
et  prénoms  sont  des  plus  heureux.  Tel  est  le  cas  du 
Minotaure  Typhée  (Minotaurus  Typhœus,  Lin. ). 

On  appelle  de  ce  nom  un  coléoptère  noir,  de  taille 
assez  avantageuse,  étroitement  apparenté  avec  les  troueurs 


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REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  terre,  les  Géotrupes.  C’est  un  pacifique,  un  inoffensif, 
mais  il  est  encorné  mieux  que  taureau  cle  Minos.  Nul, 
parmi  nos  insectes  amateurs  de  panoplies,  ne  porte  armure 
aussi  menaçante.  Le  mâle  a sur  le  corselet  un  faisceau  de 
trois  épieux  acérés,  parallèles  et  dirigés  en  avant.  Sup- 
posons-lui  la  taille  cl’un  taureau,  et  Thésée  lui-même,  le 
rencontrant  dans  la  campagne,  n’oserait  affronter  son 
terrible  trident. 

Le  Typhée  de  la  fable  eut  l’ambition  de  saccager  la 
demeure  des  dieux,  en  dressant  une  pile  de  montagnes 
arrachées  de  leur  base  ; le  Typhée  des  naturalistes  ne 
monte  pas  ; il  descend,  il  perfore  le  sol  à des  profondeurs 
énormes.  Le  premier,  d’un  coup  d’épaule,  met  une  pro- 
vince en  trépidation  ; le  second,  d’une  poussée  de  l’échine, 
fait  trembler  sa  taupinée  comme  tremble  l’Etna  lorsque 
son  enseveli  remue.  Il  affectionne  les  lieux  découverts, 
sablonneux  où,  se  rendant  au  pâturage,  les  troupeaux  de 
moutons  sèment  leurs  traînées  de  noires  pilules. 

Ces  dragées,  modelées  en  olives,  sont  pour  lui  la  régle- 
mentaire provende.  A leur  défaut,  il  accepte  aussi  les 
menus  produits  du  lapin,  de  cueillette  aisée,  car  le  timide 
rongeur,  crainte  peut-être  de  se  trahir  par  des  témoins 
trop  répandus,  a ses  latrines  parmi  des  touffes  de  thym 
et  revient  toujours  crotter  à l’endroit  accoutumé.  Mais  ce 
sont  là  des  vivres  de  qualité  inférieure,  utilisés,  faute  de 
mieux,  pour  lui,  jamais  pour  sa  famille.  Il  leur  préfère 
ceux  que  lui  fournit  le  troupeau.  S’il  fallait  le  dénommer 
d’après  ses  goûts,  il  faudrait  l’appeler  le  passionné  collec- 
teur de  crottins  de  mouton. 

Cette  prédilection  pastorale  n’avait  pas  échappé  aux 
anciens  observateurs.  L’un  d’eux  appelle  l’insecte  Scarabée 
des  moutons,  Scarabœus  ovinus.  Il  est  fâcheux  que  la 
nomenclature  n’ait  pas  conservé  le  vieux  qualificatif,  de 
signification  si  précise,  éminemment  apte  à nous  ren- 
seigner. 

Les  terriers,  reconnaissables  à la  taupinée  qui  les  sur- 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


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monte,  commencent  à se  montrer  fréquents  en  automne, 
lorsque  des  pluies  sont  enfin  venues  humecter  le  sol, 
calciné  par  les  torridités  estivales.  Alors,  de  dessous 
terre,  les  jeunes  de  l’année  doucement  émergent  et 
viennent,  pour  la  première  fois,  aux  réjouissances  de  la 
lumière  ; alors,  en  des  chalets  provisoires,  grassement  on 
festoie  quelques  semaines  ; puis  on  thésaurise  en  vue  de 
l’avenir. 

Visitons  la  demeure,  maintenant  travail  aisé,  auquel 
suffit  une  simple  houlette  de  poche.  Le  manoir  est  un 
puits  du  calibre  du  doigt  et  de  la  profondeur  d’un  empan 
environ.  Pas  de  chambre  spéciale,  mais  un  trou  de  sonde, 
vertical  autant  que  le  permettent  les  accidents  du  terrain. 
Tantôt  d’un  sexe,  tantôt  de  l’autre,  le  propriétaire  est  au 
fond,  toujours  isolé.  L’heure  de  se  mettre  en  ménage  et 
d’établir  la  famille  n’étant  pas  encore  venue,  chacun  vit 
en  ermite  et  ne  s’occupe  que  de  son  bien-être.  Au-dessus 
du  reclus,  une  colonne  de  crottins  de  mouton  encombre  le 
logis.  Il  y en  a parfois  de  quoi  remplir  le  creux  de  la  main. 

Comment  le  Minotaure  a-t-il  acquis  tant  de  richesses  ? 
Il  amasse  aisément,  affranchi  qu’il  est  du  tracas  des 
recherches,  car  il  a toujours  soin  de  s’établir  à proximité 
d’une  copieuse  émission.  Il  fait  cueillette  sur  le  seuil 
même  de  sa  porte.  Lorsque  bon  lui  semble,  la  nuit  sur- 
tout, il  sort  et  choisit  dans  l’amas  de  pilules  une  pièce  à 
sa  convenance.  De  son  chaperon  comme  levier,  il  l’ébranle 
en  dessous  ; d’un  doux  roulis  il  l’amène  à l’orifice  du  puits, 
où  le  butin  s’engouffre.  Suivent  d’autres  olives,  métho- 
diquement, une  par  une,  toutes  d’une  manœuvre  facile  à 
cause  de  leur  forme.  Ainsi  roulent  des  fûts  sous  la  poussée 
du  tonnelier. 

Lorsqu’il  se  propose  d’aller  festoyer  en  paix  sous  terre, 
loin  de  la  mêlée,  le  Scarabée  sacré  conglobe  en  boule  sa 
part  de  victuailles  ; il  lui  donne  la  configuration  sphérique 
la  mieux  apte  au  charroi.  Le  Minotaure,  versé  lui  aussi 
dans  la  mécanique  du  roulage,  est  affranchi  de  ces  pré- 


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REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


paratifs  ; le  mouton  lui  moule  gratuitement  des  pièces 
à déplacement  aisé.  Satisfait  de  sa  récolte,  l’amasseur 
rentre  chez  lui. 

Que  va-t-il  faire  de  son  trésor  ? S’en  nourrir,  cela  va  de 
soi,  tant  que  le  froid  et  sa  conséquence  l’engourdissement 
ne  suspendront  pas  l’appétit.  Mais  la  consommation  n’est 
pas  tout  : en  hiver  certaines  précautions  s’imposent  dans 
une  retraite  de  médiocre  profondeur.  Aux  approches  de 
décembre  déjà  se  rencontrent  quelques  taupinées  aussi 
volumineuses  que  celles  du  printemps.  Elles  correspondent 
à des  terriers  descendant  à plus  d’un  mètre  de  profon- 
deur. En  ces  cryptes  reculées,  l’hiver  n’est  pas  à craindre, 
mais  elles  sont  encore  rares.  Les  plus  fréquentes,  toujours 
occupées  par  un  seul  habitant,  ne  mesurent  guère  qu’un 
empan.  D’habitude  elles  sont  capitonnées  d’un  copieux 
molleton  provenant  de  pilules  arides  émiettées  et  réduites 
en  charpie.  Il  est  à croire  que  cet  amas  filamenteux, 
favorable  à la  conservation  de  la  chaleur,  n’est  pas  étran- 
ger au  bien-être  de  l’ermite  en  des  temps  rigoureux.  Le 
Minotaure  thésaurise  donc  un  peu  pour  vivre,  un  peu 
pour  s’entourer  d’un  matelas  de  feutre  lorsque  viennent 
les  froids  sérieux. 

Vers  les  premiers  jours  de  mars  commencent  à se  ren- 
contrer des  couples,  adonnés  de  concert  à la  nidification. 
Les  deux  sexes,  jusque-là  isolés  en  des  terriers  super- 
ficiels, se  trouvent  maintenant  associés  pour  une  longue 
période.  En  quel  lieu  se  fait  la  rencontre  et  se  conclut  le 
pacte  de  collaboration  ? Un  fait  tout  d’abord  attire  mon 
attention.  Dans  l’arrière-saison,  ainsi  qu'en  hiver,  les 
femelles  abondaient,  aussi  nombreuses  que  les  mâles  ; 
quand  arrive  mars,  je  n’en  trouve  presque  plus,  à tel  point 
que  je  désespère  de  peupler  convenablement  la  volière  où 
je  me  propose  de  suivre  les  mœurs  de  l’insecte.  Pour  une 
quinzaine  de  mâles,  j’exhume  deux  ou  trois  femelles  tout 
au  plus.  Que  sont  devenues  ces  dernières,  si  fréquentes 
au  début  ? 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


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Je  fouille,  il  est  vrai,  les  terriers  les  mieux  accessibles 
à ma  petite  houlette.  Peut-être  le  secret  des  absentes 
est-il  au  fond  des  gîtes  plus  pénibles  à visiter.  Faisons 
appel  à des  bras  plus  souples,  plus  vigoureux  que  les 
miens  et  armés  d’une  bêche.  Je  suis  dédommagé  de  ma 
persévérance.  Les  femelles  enfin  se  trouvent,  aussi  nom- 
breuses que  je  peux  le  désirer.  Elles  sont  seules,  sans 
vivres,  au  fond  d’une  galerie  verticale  dont  la  profondeur 
découragerait  quiconque  n’est  pas  doué  d’une  belle  patience, 
souverain  levier  de  l’observation. 

Maintenant  tout  s’explique.  Dès  l’éveil  printanier  et 
même  parfois  à la  fin  de  l’automne,  avant  d’avoir  connu 
leurs  collaborateurs,  les  vaillantes  futures  mères  se 
mettent  à l’ouvrage,  choisissent  bonne  place  et  forent  un 
puits  qui,  s’il  n’atteint  déjà  la  profondeur  requise,  sera  du 
moins  l’amorce  de  travaux  plus  considérables.  Aux  heures 
discrètes  du  crépuscule,  c’est  dans  ces  galeries  plus 
ou  moins  avancées  que  les  prétendants  viennent  les  trou- 
ver, des  fois  plusieurs  ensemble.  Il  n’est  pas  rare,  en  effet, 
d’en  rencontrer  deux  ou  trois  auprès  de  la  même  nubile. 

Comme  un  seul  suffit,  les  autres  videront  les  lieux,  s’en 
iront  chercher  ailleurs  lorsque  le  choix  de  la  sollicitée  et 
peut-être  un  brin  de  bataille  auront  décidé  de  la  chose. 
Entre  ces  pacifiques,  les  rixes  doivent  être  sans  gravité. 
Quelques  enlacements  de  pattes,  dont  les  brassards  dentelés 
grincent  sur  l’armure  de  corne,  quelques  culbutes  sous 
les  coups  de  trident,  à cela  sans  doute  se  réduit  la  que- 
relle. Les  surnuméraires  partis,  le  ménage  se  fonde,  et 
dès  lors  sont^contractés  des  liens  de  remarquable  durée. 

Ces  liens  sont-ils  indissolubles  ? Les  deux  conjoints  se 
reconnaissent-ils  parmi  leurs  pareils  ? Y a-t-il  entre  eux 
mutuelle  fidélité?  Si  les  occasions  de  rupture  matrimoniale 
sont  très  rares,  nulles  même  à l’égard  de  la  mère,  qui  de 
longtemps  ne  quitte  plus  les  profondeurs  de  son  manoir, 
elles  sont  fréquentes,  au  contraire,  à l’égard  du  père, 
obligé  par  ses  fonctions  de  venir  souvent  au  dehors.  Ainsi 


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REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


qu’on  le  verra  tantôt,  il  est,  sa  vie  durant,  le  pourvoyeur 
de  vivres  et  le  préposé  au  charroi  des  déblais.  Seul,  à 
différentes  heures  de  la  journée,  il  expulse  au  dehors  les 
terres  provenant  des  fouilles  de  la  mère  ; seul  il  explore 
les  alentours  du  domicile,  en  quête  des  pilules  dont  se 
pétrira  le  premier  gâteau. 

Parfois  les  terriers  sont  voisins.  Le  collecteur  de  vic- 
tuailles ne  peut-il,  en  rentrant,  se  tromper  de  porte  et 
pénétrer  chez  autrui  ? En  ses  tournées,  ne  lui  arrive-t-il 
jamais  de  rencontrer  une  promeneuse  non  encore  établie, 
et  alors,  oublieux  de  sa  première  compagne,  n’est-il  pas 
sujet  à divorcer?  La  question  méritait  examen.  J’ai  cherché 
à la  résoudre  de  la  manière  suivante. 

Deux  couples  sont  extraits  de  terre  en  pleine  période 
d’excavation.  Une  marque  indélébile,  pratiquée  de  la 
pointe  d’une  aiguille  au  bord  inférieur  des  élytres,  me 
permettra  de  les  distinguer  l’un  de  l’autre.  Les  quatre 
sujets  sont  distribués  au  hasard,  un  par  un,  à la  surface 
d’une  aire  sablonneuse  d’une  paire  d’empans  d’épaisseur. 
Pareil  sol  est  suffisant  aux  fouilles  d’une  nuit.  Dans  le 
cas  où  des  vivres  seraient  agréables,  une  poignée  de  crot- 
tins de  mouton  est  servie.  Une  ample  terrine  renversée 
couvre  l’arène,  met  obstacle  à l’évasion  et  fait  l’obscurité, 
favorable  au  recueillement. 

Le  lendemain,  réponse  superbe.  Il  y a deux  terriers 
dans  l’établissement,  pas  davantage  ; les  couples  se  sont 
reformés  tels  qu’ils  étaient  avant  ; chaque  particulier  a 
retrouvé  sa  particulière.  Une  seconde  épreuve  faite  le  jour 
d’après,  ensuite  une  troisième,  ont  le  même  succès  : les 
marqués  d’un  point  sur  l’élytre  sont  ensemble, les  non-mar- 
qués le  sont  aussi  au  fond  de  la  galerie. 

Cinq  fois  encore,  je  fais  chaque  soir  recommencer  la 
mise  en  ménage.  Les  choses  maintenant  se  gâtent.  Tantôt 
chacun  des  quatre  éprouvés  s’établit  à part  ; tantôt,  dans 
le  même  terrier  sont  inclus  ici  les  deux  mâles  et  là  les 
deux  femelles  ; tantôt  la  même  crypte  reçoit  les  deux 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


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sexes  associés  autrement  qu’ils  ne  l’étaient  au  début.  J’ai 
abusé  de  la  répétition  ; désormais  c’est  le  désordre.  Mes 
bouleversements  quotidiens  ont  démoralisé  les  fouisseurs  ; 
une  demeure  croulante,  toujours  à recommencer,  a mis 
fin  aux  associations  légitimes.  Le  ménage  correct  n’est 
plus  possible  du  moment  que  la  maison  s’effondre  chaque 
jour. 

N’importe,  les  trois  premières  épreuves,  alors  que  des 
troubles  coup  sur  coup  répétés  n’avaient  pas  encore 
brouillé  le  délicat  fil  d’attache,  semblent  affirmer  certaine 
constance  dans  le  ménage  Minotaure.  Elle  et  lui  se  recon- 
naissent, se  retrouvent  dans  le  tumulte  des  événements 
que  mes  malices  leur  imposent.  Ils  se  gardent  mutuelle- 
ment fidélité,  qualité  bien  remarquable  dans  la  classe  des 
insectes,  si  vite  oublieux  des  obligations  matrimoniales. 

Or,  comment  dans  ce  ménage  se  répartit  le  travail  ? Le 
savoir  n’est  pas  entreprise  commode,  à laquelle  suffise  la 
pointe  d’un  couteau.  Qui  se  propose  de  visiter  l’insecte 
fouisseur  chez  lui, doit  recourir  à des  circonvallations  exté- 
nuantes. Ce  n’est  plus  ici  la  chambre  du  Scarabée,  du 
Copris  et  des  autres,  mise  à découvert,  sans  fatigue,  avec 
une  petite  houlette  de  poche  ; c’est  un  puits  dont  on  n'at- 
teindra le  fond  qu’à  l’aide  d’une  solide  bêche,  vaillamment 
manœuvrée  pendant  des  heures  entières.  Pour  peu  que  le 
soleil  tape  dur  sur  la  nuque,  on  reviendra  de  la  corvée 
tout  perclus. 

Ah  ! mes  pauvres  articulations  rouillées  par  l’âge  ! 
Soupçonner  un  beau  problème  sous  terre  et  ne  pouvoir  le 
résoudre  ! L’ardeur  persiste,  aussi  chaleureuse  qu’au  vieux 
temps  où  j’abattais  les  talus  spongieux  aimés  des  Antho- 
phores  ; l’amour  des  recherches  n’a  pas  défailli,  mais  les 
forces  manquent.  Heureusement,  j’ai  un  aide.  C’est  mon 
fils  Paul,  qui  me  prête  la  vigueur  de  ses  poignets  et  la 
souplesse  de  ses  reins.  Je  suis  la  tête,  il  est  le  bras. 

Le  reste  de  la  famille,  la  mère  comprise  et  non  de 
moindre  zèle,  d’habitude  nous  accompagne.  Les  yeux  ne 


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REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


sont  pas  de  trop  lorsque,  la  fosse  devenue  profonde,  il 
faut  surveiller  à distance  les  menus  documents  exhumés 
par  la  bêche.  Ce  que  l’un  ne  voit  pas,  un  autre  l’aperçoit. 
Huber,  devenu  aveugle,  étudiait  les  abeilles  par  l’inter- 
médiaire d’un  serviteur  clairvoyant  et  dévoué.  Je  suis 
mieux  avantagé  que  le  grand  naturaliste  de  la  Suisse. 
A ma  vue,  assez  bonne  encore  quoique  bien  fatiguée, 
vient  en  aide  la  perspicace  prunelle  de  tous  les  miens. 
Si  je  suis  en  état  de  poursuivre  mes  recherches  et  d’ob- 
tenir, en  particulier,  le  secret  du  Minotaure,  c’est  à eux 
que  je  le  dois.  Grâces  leur  en  soient  rendues. 

De  bon  matin,  nous  voici  sur  les  lieux.  Un  terrier  est 
trouvé  avec  taupinée  volumineuse,  formée  de  tampons 
cylindriques,  expulsés  tout  d’une  pièce  à coups  de  refou- 
loir.  Sous  le  monticule  de  déblais  s’ouvre  un  puits  ver- 
tical. Un  beau  jonc,  cueilli  en  chemin,  est  introduit  dans 
le  gouffre.  Engagé  plus  avant  à mesure  que  le  haut  se 
dénude,  il  nous  servira  de  guide. 

Le  sol  est  très  meuble,  sans  mélange  de  cailloux, 
odieux  à l’insecte  fouisseur,  ami  de  l’invariable  direction 
verticale,  odieux  aussi  au  tranchant  de  la  bêche  explora- 
trice. Il  se  compose  uniquement  de  sable  cimenté  par 
un  peu  d’argile.  La  fouille  serait  donc  aisée  s’il  ne  fallait 
atteindre  des  profondeurs  où  le  maniement  des  outils 
devient  fort  difficile,  à moins  de  bouleverser  le  terrain 
sur  de  grandes  étendues.  La  méthode  que  voici  donne  de 
bons  résultats  sans  exagérer  les  masses  remuées,  ce  que 
le  propriétaire  du  champ  pourrait  trouver  mauvais. 

Une  aire  d’un  mètre  de  largeur  au  moins  est  attaquée 
autour  du  puits.  A mesure  que  le  jonc  conducteur  se 
dénude,  on  l’enfonce  davantage.  Il  plongeait  d’abord  d’un 
empan  ; il  plonge  maintenant  d’une  coudée.  Bientôt  l’ex- 
traction des  terres  devient  impraticable  avec  la  pelle, 
que  gêne  le  manque  de  large  ; il  faut  se  mettre  à genoux, 
rassembler  des  deux  mains  les  déblais  et  les  rejeter  à 
belles  poignées.  La  cuve  s’approfondit  d’autant,  ce  qui 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


i3 


augmente  la  difficulté  déjà  si  grande.  Un  moment  arrive 
où,  pour  continuer,  il  est  nécessaire  de  se  coucher  à plat 
ventre,  de  plonger  l’avant  du  corps  dans  le  trou  autant 
que  le  permet  la  souplesse  des  reins.  Chaque  plongeon 
amène  au  dehors  à peine  le  plein  creux  d’une  main.  Et 
le  jonc  descend  toujours,  sans  indication  d’un  prochain 
arrêt. 

Impossible  à mon  fils  de  continuer  de  la  sorte,  malgré 
son  élasticité  juvénile.  Pour  se  rapprocher  du  fond  de 
la  désespérante  cuve,  il  abaisse  le  niveau  de  sa  base 
d’appui.  A l’extrémité  de  la  ronde  fosse,  une  entaille  est 
faite,  où  il  y a tout  juste  place  pour  les  deux  genoux. 
C’est  un  degré,  un  gradin  que  l’on  approfondira  à mesure. 
Le  travail  reprend,  plus  actif  cette  fois,  mais  le  jonc 
consulté  descend  encore  et  de  beaucoup. 

Nouvel  abaissement  de  l’escalier  d'appui  et  nouveaux 
coups  de  bêche.  Les  déblais  enlevés,  l’excavation  descend 
au  delà  d’un  mètre.  Y sommes-nous  enfin  ? Point  : le  ter- 
rible jonc  continue  de  plonger.  Approfondissons  l’escalier 
et  continuons.  Le  succès  est  aux  persévérants.  Victoire  ! 
c’est  fini.  A la  profondeur  d’un  mètre  et  demi,  le  jonc 
vient  de  rencontrer  un  obstacle.  La  chambre  du  Mino- 
taure  est  atteinte. 

La  houlette  de  poche  dénude  avec  prudence  et  l’on 
voit  apparaître  les  maîtres  de  céans,  le  mâle  d’abord,  un 
peu  plus  bas  la  femelle.  Le  couple  enlevé,  se  montre  une 
tache  circulaire  et  sombre  ; c’est  la  terminaison  de  la 
colonne  de  victuailles. 

Attention  maintenant,  fouillons  en  douceur.  Il  s’agit 
de  cerner  au  fond  de  la  cuve  la  motte  centrale,  de  l’isoler 
des  terres  environnantes  ; puis,  faisant  levier  de  la  hou- 
lette insinuée  dessous,  d’extraire  le  bloc  tout  d’une  pièce. 
C’est  fait  : nous  voici  possesseurs  du  couple  et  de  son 
nid.  Deux  grosses  heures  d’exténuantes  fouilles  nous  ont 
valu  ces  richesses  ; le  dos  fumant  de  Paul  nous  dit  au 
prix  de  quels  efforts. 


14 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Cette  profondeur  d’un  mètre  et  demi  n’est  pas  et  ne 
saurait  être  constante.  Bien  des  causes  la  font  varier, 
telles  que  le  degré  de  fraîcheur  et  de  consistance  du 
milieu  traversé,  la  fougue  au  travail  de  l’insecte  et  le 
loisir  disponible  suivant  l’époque  plus  ou  moins  rap- 
prochée de  la  ponte.  J’ai  vu  des  terriers  descendre  un 
peu  plus  bas,  j’en  ai  trouvé  d’autres  n’atteignant  pas  tout 
à fait  un  mètre.  Dans  tous  les  cas,  il  faut  au  Minotaure 
une  crypte  de  profondeur  outrée.  Nous  aurons  tantôt  à 
nous  demander  quel  impérieux  besoin  oblige  le  collecteur 
de  crottins  de  mouton  à se  domicilier  si  bas. 

Avant  de  quitter  les  lieux,  notons  un  fait  dont  le 
témoignage  aura  plus  tard  sa  valeur.  La  femelle  s’est 
trouvée  tout  au  fond  du  terrier  ; au-dessus,  à quelque 
distance,  était  le  mâle,  l’un  et  l’autre  immobilisés  par  la 
frayeur  dans  une  occupation  qu'il  n’est  guère  possible  de 
préciser  encore.  Ce  détail,  vu  et  revu  dans  les  divers 
terriers  fouillés,  semble  dire  que  les  deux  collaborateurs 
ont  chacun  une  place  déterminée. 

La  mère,  mieux  entendue  aux  choses  d’éducation, 
occupe  l’étage  inférieur.  Seule  elle  fouille,  versée  qu’elle 
est  dans  les  propriétés  de  la  verticale,  qui  économise  le 
travail  en  donnant  la  plus  grande  profondeur.  Elle  est 
l’ingénieur,  toujours  en  rapport  avec  le  front  d’attaque  de 
la  galerie.  L’autre  est  son  manœuvre.  Il  stationne  à l’ar- 
rière, prêt  à charger  les  déblais  sur  sa  hotte  cornue. 

Plus  tard  l’excavatrice  se  fait  boulangère  ; elle  pétrit 
en  cylindre  le  pain  des  fils.  Le  père  est  alors  son  mitron. 
Il  lui  amène  du  dehors  de  quoi  faire  farine.  Comme  dans 
tout  bon  ménage,  la  mère  est  le  ministre  de  l’intérieur  ; 
le  père  est  le  ministre  de  l’extérieur.  Ainsi  s’expliquerait 
leur  invariable  situation  dans  le  logis  tubulaire.  L’avenir 
nous  dira  si  ces  prévisions  traduisent  bien  la  réalité. 

Pour  le  moment,  examinons  à loisir,  avec  les  aises  du 
chez  soi,  la  motte  centrale,  d’acquisition  si  laborieuse. 
Elle  contient  une  conserve  alimentaire  en  forme  de  sau- 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


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cisse,  à peu  près  de  la  longueur  et  de  la  grosseur  du 
doigt.  C’est  composé  d’une  matière  sombre,  compacte, 
stratifiée  par  couches,  où  se  reconnaissent  les  pilules  du 
mouton  réduites  en  miettes.  Parfois  la  pâte  est  fine, 
presque  homogène  d’un  bout  à l’autre  du  cylindre  ; plus 
souvent  la  pièce  est  une  sorte  de  nougat  où  de  gros 
débris  sont  noyés  dans  un  ciment  d'amalgame.  Suivant 
ses  loisirs,  la  mère  varie  et  soigne  plus  ou  moins  la  con- 
fection de  sa  pâtisserie. 

La  chose  est  étroitement  moulée  dans  le  cul-de-sac  du 
terrier,  où  la  paroi  est  plus  lisse  et  mieux  travaillée  que 
le  reste  du  puits.  De  la  pointe  du  canif,  aisément  cela  se 
dénude  de  la  terre  environnante,  qui  se  détache  à la  façon 
d’une  écorce.  Ainsi  s’obtient  le  cylindre  alimentaire  net  de 
toute  souillure  terreuse. 

Cela  fait,  informons-nous  de  l’œuf,  car  cette  pâtisserie 
a été  évidemment  préparée  en  vue  d’une  larve.  Guidé 
par  ce  que  m’avaient  appris  autrefois  les  Géotrupes,  qui 
logent  l’œuf  au  bout  inférieur  de  leur  boudin,  dans  une 
niche  spéciale  ménagée  au  sein  même  des  vivres,  je 
m’attendais  à trouver  celui  du  Minotaure,  leur  proche 
allié,  dans  une  chambre  d’éclosion,  tout  au  bas  de  la 
saucisse.  Eh  bien  ! l’œuf  cherché  n’y  est  pas  ; il  n’est  pas 
même  en  un  point  quelconque  des  victuailles. 

Des  recherches  hors  de  la  saucisse  me  le  montrent 
enfin.  Il  est  au-dessous  des  provisions,  dans  le  sable 
même,  tout  dépourvu  des  soins  méticuleux  où  les  mères 
excellent.  Il  y a là,  non  une  cellule  à parois  lisses,  comme 
semblerait  en  réclamer  le  délicat  épiderme  du  nouveau  né, 
mais  une  anfractuosité  rustique,  résultat  d’un  simple 
éboulis  plutôt  qu’ouvragé  d’industrie  maternelle.  En  cette 
rude  couchette,  à quelque  distance  des  vivres,  le  ver  doit 
éclore.  Pour  atteindre  le  manger,  il  lui  faudra  faire  crou- 
ler et  traverser  un  plafond  de  sable  de  quelques  milli- 
mètres d’épaisseur.  En  vue  de  ses  fils,  la  mère  Minotaure 


i6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


est  experte  dans  l’art  des  saucisses,  mais  elle  ignore  à 
fond  les  tendresses  du  berceau. 

Désireux  d’assister  à l’éclosion  et  de  suivre  la  crois- 
sance du  ver,  j’installe  mes  trouvailles  en  des  loges  où 
sont  reproduites,  du  mieux  possible,  les  conditions  natu- 
relles. Un  tube  de  verre,  fermé  d’un  bout,  reçoit  d’abord 
une  couche  de  sable  frais  qui  représentera  le  sol  d’origine. 
A la  surface  de  ce  lit  est  déposé  l’œuf.  Un  peu  du  même 
sable  forme  le  plafond  que  le  nouveau-né  doit  traverser 
pour  atteindre  les  vivres.  Ceux-ci  ne  sont  autres  que  la 
saucisse  réglementaire,  expurgée  de  son  écorce  terreuse. 
Quelques  coups  de  refouloir  ménagés  lui  font  occuper  la 
largeur  disponible.  Enfin  un  tampon  d’ouate,  bien  humecté 
mais  non  ruisselant,  achève  de  remplir  le  logis.  Ce  sera 
la  source  d’une  humidité  permanente,  conforme  à celle 
des  profondeurs  où  la  mère  établit  sa  famille  ; les  vivres 
seront  de  la  sorte  maintenus  souples,  tels  que  les  exige 
le  jeune  consommateur. 

Cette  souplesse  du  manger  et  la  sapidité  qu’amène  la 
fermentation  à la  faveur  de  l’humide,  ne  sont  probable- 
ment pas  étrangères  à l’instinct  des  fouilles  profondes, 
lors  de  la  nidification.  Que  veulent  en  réalité  les  parents, 
dans  leur  forage  énorme  de  profondeur  ? Creusent-ils  dans 
le  but  de  leur  propre  bien-être  ? Descendent-ils  si  bas  afin 
d’y  trouver  température  et  fraîcheur  agréables  lorsque 
séviront  les  torridités  estivales  ? 

En  aucune  manière.  Robustes  de  tempérament  et 
amis  des  caresses  du  soleil  non  moins  bien  que  les  autres 
insectes,  ils  n’ont  pour  demeure  l’un  et  l’autre,  tant  que 
le  ménage  n’est  pas  fondé,  qu’un  chalet  médiocre,  en  bonne 
exposition.  Les  rudesses  de  l’hiver  ne  leur  imposent  pas 
même  de  meilleur  abri.  A l’heure  des  nids,  c’est  une  autre 
affaire.  Ils  plongent  dans  le  sol  et  s’exténuent  en  fouilles 
illimitées.  Pourquoi  ? 

Parce  que  la  prospérité  de  la  larve  exige  nourriture 
souple  et  de  digestion  aisée.  Eclose  au  mois  de  juin,  elle 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


‘7 


doit  trouver  sous  la  dent  des  vivres  tendres  lorsque  les 
chaleurs  de  l’été  cuisent  le  sol  comme  brique.  La  menue 
saucisse,  à la  profondeur  d’un  empan  ou  deux,  deviendrait 
chose  racornie,  immangeable  ; le  ver  périrait  incapable 
de  mordre  sur  la  dure  pièce.  Il  importe  donc  que  les 
victuailles  soient  descendues  en  cave,  à des  profondeurs 
où  les  plus  violents  coups  de  soleil  n’amènent  jamais  la 
dessiccation. 

Les  divers  bousiers  s’adressent  tous  à des  matériaux 
récents,  doués  en  plein  de  leurs  vertus  sapides  et  plas- 
tiques. A ce  goût  du  souple,  le  Minotaure  fait  une  étrange 
exception  : il  lui  faut  du  vieux,  de  l’aride.  Dans  mes 
volières  non  plus  que  dans  les  champs,  je  ne  le  vois 
jamais  cueillir  les  pilules  d’émission  récente  ; il  les  veut 
boucanées  par  une  longue  exposition  aux  rayons  du  soleil. 

Mais  pour  convenir  au  ver,  délicat  gourmet,  le  mets 
doit  se  mijoter  au  moins  quatre  semaines,  se  bonifier  par 
la  fermentation  dans  un  milieu  saturé  d’humidité.  A 
l’aride  pain  de  foin  succède  ainsi  la  brioche  ; à la  gros- 
sière saucisse,  l’onctueux  cervelas.  Comme  laboratoire  du 
manger  des  fils  s’impose  donc  une  officine  très  profonde 
où  la  sécheresse  de  l’été  jamais  ne  pénètre,  si  longtemps 
qu’elle  se  prolonge.  Là  s’assouplissent,  au  degré  voulu,  là 
prennent  saveur  des  rogatons  qu’aucun  autre  membre  de 
la  corporation  stercoraire  ne  s’avise  d’utiliser,  faute  d’un 
atelier  de  ramollissement.  Le  Minotaure  en  a le  mono- 
pole, et  pour  bien  s’acquitter  de  sa  mission,  il  a l’instinct 
des  sondages  énormes.  L’aridité  des  victuailles  a fait  du 
bousier  à trident  un  puisatier  hors  ligne.  Un  croûton  a 
décidé  de  ses  talents. 

Autrefois,  les  Géotrupes,  cousins  du  Minotaure,  me 
valaient  une  délicieuse  rareté  : la  longue  association  à 
deux,  le  vrai  ménage  travaillant  de  concert  au  bien-être 
des  fils.  D’un  même  zèle,  Philémon  et  Baucis,  comme  je 
les  appelais  alors,  préparaient  le  gîte  et  les  vivres  des 
jeunes.  Philémon,  plus  vigoureux,  comprimait  les  con- 
IIIe  SÉRIE.  T.  X.  -2 


i8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


serves  sous  la  poussée  de  ses  brassards  cataleptiques  ; 
Baucis  exploitait  le  monceau  de  la  surface,  choisissait  le 
meilleur  et  descendait  par  brassées  de  quoi  continuer 
l’énorme  saucisson.  C’était  superbe  ; le  père  faisant  fonc- 
tion de  compresseur  et  la  mère  épluchant. 

Un  nuage  jetait  de  l’ombre  sur  l’exquis  tableau.  Mes 
sujets  occupaient  une  volière  où  toute  visite  exigeait,  de 
ma  part,  une  fouille,  discrète  il  est  vrai  mais  suffisante 
pour  effrayer  les  travailleurs  et  les  immobiliser.  Prodigue 
de  patience  et  d’épreuves,  j’obtenais  de  la  sorte  une  série 
d’instantanées  que  la  logique  des  choses,  délicat  cinéma- 
tographe, assemblait  après  en  scène  vivante.  Je  désirais 
mieux,  j’aurais  voulu  suivre  le  couple  en  action  continue, 
du  commencement  à la  fin  de  l’ouvrage.  Je  dus  y renon- 
cer, tant  il  me  parut  impossible  d’assister,  sans  fouilles 
perturbatrices,  aux  mystères  du  sous-sol. 

Aujourd’hui  me  revient  l’ambition  de  l’impossible.  Le 
Minotaure  s’annonce  comme  un  émule  des  Géotrupes  ; 
il  paraît  même  leur  être  supérieur  en  qualités  familiales. 
Je  me  propose  d’en  surveiller  les  actes  sous  terre,  à la 
profondeur  d’un  mètre  et  davantage,  tout  à mon  aise,  sans 
distraire  en  rien  l’insecte  de  ses  occupations.  Il  me  fau- 
drait ici  le  regard  du  Lynx,  capable,  dit-on,  de  sonder 
l’opaque,  et  je  n’ai  que  l’ingéniosité  pour  essayer  de  voir 
clair  dans  le  ténébreux. 

La  direction  du  terrier  me  fait  déjà  entrevoir  que  mon 
projet  n’est  pas  tout  à fait  insensé.  En  ses  fouilles  de 
nidification,  s’il  ne  rencontre  pas  l’obstacle  d’une  pierre, 
le  Minotaure  descend  toujours  suivant  la  verticale;  le  fil  à 
plomb  n’est  guère  plus  fidèle  aux  règles  de  la  pesanteur. 
S’il  opérait  à l’aventure,  en  des  voies  désordonnées,  l’ex- 
cavateur exigerait  un  sol  illimité,  hors  de  proportion  avec 
les  moyens  dont  je  dispose.  Son  invariable  verticale 
m’avertit  que  je  n’ai  pas  à me  préoccuper  de  la  masse 
sablonneuse,  mais  uniquement  de  la  profondeur  de  la 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


19 


couche.  Dans  ces  conditions,  l’entreprise  ne  me  semble 
pas  déraisonnable. 

J’ai  de  fortune  un  gros  tube  de  verre  détourné  de  la 
chimie  et  mis  au  service  de  l’entomologie.  La  longueur  en 
est  d’un  mètre  environ,  et  le  calibre  de  trois  centimètres. 
Tenu  vertical,  il  suffira  au  terrier  du  Minotaure.  Je  le 
ferme  d’un  bout  avec  un  bouchon  ; je  le  remplis  d’un 
mélange  de  sable  et  de  terre  argileuse  fraîche,  mélange 
que  je  tasse  par  couches  avec  une  baguette  de  fusil.  Cette 
colonne  sera  le  terrain  livré  au  travail  du  fouisseur.  Mais 
il  faut  le  tenir  d’aplomb  et  le  compléter  avec  divers  acces- 
soires nécessaires  à son  bon  fonctionnement. 

A cet  effet,  trois  bambous  sont  implantés  dans  la  terre 
d’un  grand  pot  à fleurs.  Assemblés  au  sommet,  ils  forment 
un  trépied,  charpente  de  soutien  pour  tout  l’édifice.  Au 
centre  de  la  base  triangulaire  le  tube  est  dressé.  Une  ter- 
rine dont  j’ai  percé  le  fond,  reçoit  l’embouchure  du  tube, 
débordant  un  peu.  Ainsi,  autour  de  l’orifice  du  puits,  sera 
représentée  l'aire  où  l’insecte  pourra  librement  vaquer  à 
ses  affaires,  soit  pour  rejeter  les  déblais  de  sa  galerie, 
soit  pour  cueillir  les  vivres  environnants.  Enfin  une  cloche 
de  verre  enchâssée  dans  la  terrine,  prévient  l'évasion  et 
conserve  l’humidité  nécessaire. 

Le  diamètre  du  tube  est  environ  le  double  de  celui  du 
terrier  naturel.  S’il  creuse  suivant  l’axe,  l’insecte  a donc 
au  delà  du  large  voulu,  et  obtiendra  un  canal  revêtu  de 
partout  d’une  paroi  de  sable  de  quelques  millimètres 
d’épaisseur.  Il  est  à présumer  cependant  que  le  fouisseur, 
étranger  aux  précisions  géométriques,  et  ignorant  les  con- 
ditions qui  lui  sont  faites,  ne  tiendra  pas  compte  de  l’axe, 
s’en  détournera,  soit  d’un  côté  soit  de  l’autre.  En  outre,  le 
moindre  surcroît  de  résistance  dans  le  milieu  traversé  le 
fera  dévier  un  peu  tantôt  par  ici  et  tantôt  par  là.  Alors, 
en  divers  points,  la  paroi  de  verre  sera  totalement  dé- 
nudée ; il  s’y  formera  des  fenêtres,  des  jours,  sur  lesquels 


20 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


je  compte  pour  me  rendre  l’observation  possible,  mais  qui 
seront  odieux  au  travailleur,  ami  de  l’obscur. 

Pour  me  réserver  ces  fenêtres  et  les  épargner  à l’in- 
secte, j’enveloppe  le  tube  de  quelques  étuis  de  carton,  qui 
peuvent  glisser  à frottement  doux  et  rentrer  l’un  dans 
l’autre.  Avec  ce  dispositif,  aux  moments  requis  et  sans 
distraire  l’insecte  de  son  ouvrage,  je  peux,  tour  à tour, 
d’un  simple  coup  de  pouce,  obtenir  le  jour  pour  moi, 
l’obscurité  pour  lui.  La  disposition  des  étuis  mobiles, 
s’élevant  ou  s’abaissant,  permet  l’examen  du  tube  d’un 
bout  à l’autre  à mesure  que  les  accidents  du  forage  ouvrent 
des  fenêtres  nouvelles. 

Vers  la  fin  de  mars,  j’exhume  un  couple  au  moment  où 
commencent  les  grandes  fouilles  de  la  nidification.  Je 
Tétablis  dans  mon  appareil.  Au  cas  où  des  vivres  seraient 
nécessaires  comme  réconfort  pendant  le  laborieux  forage 
du  puits,  quelques  crottins  de  mouton  sont  déposés  sous 
la  cloche,  à proximité  de  l’orifice  du  tube.  Peu  après  leur 
installation,  les  captifs,  remis  de  leur  émoi,  vaillamment 
travaillent.  Comme  je  le  prévoyais,  la  fouille  est  excen- 
trique, ce  qui  amène  dans  la  paroi  sablonneuse  quelques 
vides  où  le  verre  est  à nu.  Ces  lucarnes  ne  sont  pas  des 
plus  nettes;  néanmoins,  sous  une  incidence  favorable  de  la 
lumière,  elles  me  permettent  de  suivre  les  curieuses  choses 
qui  se  passent  dans  le  tube. 

Je  revois  à loisir  et  d’une  façon  durable  ce  que  l’erté- 
nuante  visite  des  terriers  naturels  m’avait  appris  par  rares 
et  brèves  apparitions.  La  mère  est  toujours  en  avant,  à la 
place  d’honneur,  dans  la  cuvette  d’attaque.  Seule,  de  son 
chaperon  elle  laboure  ; seule,  de  la  herse  de  ses  bras  dentés 
elle  râtisse,  elle  fouit,  non  relayée  par  son  compagnon. 
Le  père  est  toujours  en  arrière,  fort  occupé  lui  aussi,  mais 
d’une  autre  besogne.  Sa  fonction  est  de  véhiculer  au  dehors 
les  terres  abattues  et  de  faire  place  nette  à mesure  que  la 
fouisseuse  approfondit  la  galerie. 

Son  travail  de  manœuvre  n’est  pas  petite  affaire  ; nous 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


21 


pouvons  en  juger  par  la  taupinée  qu'il  élève  au-dessus  du 
terrier.  C’est  un  volumineux  monceau  de  bouchons  de 
terre,  de  cylindres  mesurant  la  plupart  un  pouce  de  lon- 
gueur et  d’un  calibre  égal  à celui  du  terrier.  Cela  se  voit 
au  seul  examen  des  pièces  : le  déblayeur  opère  par  blocs. 
Il  ne  transporte  pas  miette  à miette  les  produits  de  l’ex- 
cavation comme  le  font  les  fourmis  ; il  les  expulse  par 
agglomérés  énormes. 

Il  se  tient  aux  talons  de  la  fouisseuse,  ramenant  par 
brassées  devers  lui  les  terres  remuées.  Il  les  pétrit,  il  les 
amalgame  en  un  tampon.  Puis,  le  trident  enfoncé  dans  le 
paquet  ainsi  qu’une  fourche  dans  la  botte  de  foin  que  l’on 
monte  au  grenier,  les  pattes  antérieures  retenant  le  fardeau 
et  l’empêchant  de  s’émietter,  les  quatre  autres  convulsées 
sur  la  paroi,  il  pousse  de  toute  son  énergie.  Et  cela 
s’ébranle,  et  cela  monte,  très  lentement  il  est  vrai.  Le 
bloc  atteint  l’embouchure.  Une  dernière  poussée  le  culbute 
sur  la  pente. 

Ce  travail  dure  près  d’un  mois,  et  pendant  cette  longue 
période  de  grande  fatigue,  les  deux  collaborateurs  ne 
prennent  aucune  réfection.  J’avais  servi  au  début,  comme 
provision,  dix  pilules  répandues  à la  surface.  Je  les 
retrouve  à la  fin  intactes  et  en  même  nombre.  Les  insectes 
n’y  ont  absolument  pas  touché.  Pour  un  labeur  bien  moins 
pénible,  il  faut  aux  paysans  mes  voisins,  âpres  remueurs 
de  terre,  quatre  repas  par  jour.  Ab  ! que  le  Minotaure 
leur  est  supérieur  ! Un  mois  durant  et  plus,  sans  nourri- 
ture aucune,  il  accomplit  besogne  exténuante,  toujours 
vigoureux,  toujours  dispos. 

Enfin  le  terrier  est  prêt.  L’heure  est  venue  d’y  établir 
la  famille.  J’en  suis  averti  par  la  sortie  du  père  qui,  pour 
la  première  fois,  émerge  et  vient  au  grand  jour.  Il  explore, 
très  affairé,  l’aire  de  la  terrine.  Que  cherche-t-il  ? Appa- 
remment des  vivres  pour  la  nitée  prochaine.  C’est  pour 
moi  le  moment  d’intervenir. 

Afin  de  rendre  l’observation  aisée,  je  fais  place  nette, 


22 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


je  déblaie  le  local  de  sa  taupinée  de  sable  sous  laquelle 
sont  ensevelies  les  victuailles  servies  au  début  et  non 
employées.  Je  les  remplace  par  douze  pilules  nouvelles. 
D’autres  viendront  plus  tard,  à mesure  qu’il  en  sera  besoin. 

Le  résultat  de  ces  préparatifs  ne  se  fait  guère  attendre. 
Le  soir  même,  me  tenant  au  guet  à distance,  je  surprends 
le  père  qui  sort  de  chez  lui.  Il  va  aux  pilules,  en  choisit 
une  à sa  convenance  ; à petits  coups  de  boutoir,  il  la  fait 
rouler  ainsi  qu’un  tonnelet.  Je  m’approche  doucement 
afin  de  mieux  voir  la  manœuvre.  Aussitôt  l’insecte,  timide 
à l’excès,  abandonne  sa  pièce  et  plonge  dans  le  puits.  Il 
m’a  vu,  le  méfiant  ; il  s’est  aperçu  de  quelque  chose 
d’énorme  et  de  suspect  se  mouvant  à proximité.  C’est  plus 
qu’il  n'en  faut  pour  l’inquiéter  et  lui  faire  suspendre  la 
récolte.  Il  ne  reparaîtra  que  lorsque  sera  revenue  tran- 
quillité parfaite. 

Me  voilà  averti  : patience  et  discrétion  extrêmes  me 
sont  imposées  si  je  veux  assister  à la  collecte  des  vivres. 
Je  me  le  tiens  pour  dit  ; je  suis  discret  et  patient.  Les 
jours  suivants,  à des  heures  diverses,  je  recommence  mes 
tentatives,  si  bien  que  le  succès  me  dédommage  de  mes 
guets  assidus. 

Je  vois  et  je  revois  le  Minotaure  en  tournée  de  récolte. 
C’est  toujours  le  mâle,  et  le  mâle  seul,  qui  sort  et  vient 
aux  vivres.  La  mère  au  grand  jamais  ne  se  montre, 
retenue  quelle  est  au  fond  du  terrier  par  d’autres  occupa- 
tions. Les  apports  se  font  avec  parcimonie.  Là-bas  dessous, 
paraît-il,  les  apprêts  culinaires  sont  de  minutieuse  len- 
teur. Il  faut  donner  le  temps  à la  ménagère  d’élaborer 
les  pièces  descendues  avant  d’en  amener  d’autres  qui 
encombreraient  l’officine  et  gêneraient  la  manipulation. 
En  dix  jours,  à partir  du  i3  avril,  date  de  la  première 
sortie  du  mâle,  je  relève  l’emmagasinement  de  vingt-trois 
pilules. 

Essayons  d’entrevoir  dans  l’intimité  les  actes  du  mé- 
nage. Le  père  sort,  choisit  une  pilule  dont  la  longueur 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


23 


est  légèrement  supérieure  au  diamètre  du  puits.  Il  l’ache- 
mine vers  l’embouchure,  soit  à reculons  en  l’entraînant 
avec  les  pattes  antérieures,  soit  de  façon  directe  en  la 
faisant  rouler  à coups  de  chaperon.  Arrivé  au  bord  de 
l’orifice,  va-t-il,  d’une  dernière  poussée,  précipiter  la 
pièce  dans  le  gouffre  ? Nullement  ; il  a des  projets  non 
compatibles  avec  une  brutale  chute. 

Il  entre,  enlaçant  des  pattes  la  pilule  qu’il  a soin 
d’introduire  par  un  bout.  Parvenu  à une  certaine  distance 
du  fond,  il  lui  suffit  d’obliquer  légèrement  la  pièce  pour 
que  celle-ci,  à raison  de  l’excès  d’ampleur  de  son  grand 
axe,  trouve  appui  par  ses  deux  extrémités  contre  la  paroi 
du  canal.  Ainsi  s’obtient  une  sorte  de  plancher  temporaire 
apte  à recevoir  la  charge  de  trois  ou  quatre  pilules.  Le 
tout  est  l’atelier  où  va  travailler  le  père,  sans  dérange- 
ment aucun  pour  la  mère,  occupée  elle-même  en  dessous; 
c’est  le  moulin  d’où  va  descendre  la  semoule  destinée 
à la  confection  du  gâteau. 

Le  meunier  est  bien  outillé.  Voyez  son  trident.  Sur  le 
corselet,  solide  base,  se  dressent  trois  épieux,  les  deux 
latéraux  longs,  le  médian  court,  tous  les  trois  dirigés  en 
avant.  A quoi  bon  cette  machine  ? On  n’y  verrait  d’abord 
qu’une  parure,  qu’un  atour  de  la  coquetterie  masculine, 
comme  la  corporation  des  bousiers  en  porte  tant  d’autres, 
de  forme  très  variée.  Or  c’est  ici  mieux  qu’un  ornement  ; 
aux  élégances  de  la  parure,  le  Minotaure  adjoint  l’utile. 

Les  trois  pointes  inégales  décrivent  un  arc  concave 
dans  lequel  peut  s’engager  la  rotondité  d’un  crottin.  Sur 
son  incomplet  et  branlant  plancher  où  la  station  exige 
l’emploi  des  quatre  pattes  d’arrière  appuyées  sur  la  paroi 
du  canal,  comment  fera  l’insecte  pour  maintenir  fixe  sa 
glissante  olive  et  la  fragmenter  ? Voyons-le  à l’œuvre. 
Se  baissant  un  peu,  il  implante  sa  fourche  dans  la  pièce, 
dès  lors  immobilisée,  prise  quelle  est  dans  la  lunule  de 
l’outil.  A la  faveur  de  cette  espèce  d’étau,  les  pattes 
antérieures  sont  libres  ; de  leurs  brassards  à dentelures, 


24 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


elles  peuvent  scier  le  morceau,  le  dilacérer,  le  réduire 
en  parcelles,  qui  tombent  à mesure  par  les  vides  du 
plancher,  et  arrivent  là-bas  à la  mère. 

Ce  qui  descend  de  chez  le  meunier,  n’est  certes  pas 
une  farine  passée  au  blutoir,  mais  bien  une  grossière 
semoule,  mélange  de  débris  poudreux  et  de  morceaux  à 
peine  concassés.  Si  incomplète  quelle  soit,  cette  tritura- 
tion préalable  sera  d’un  grand  secours  pour  la  mère,  en 
méticuleux  travail  de  panification  ; elle  abrégera  l’ou- 
vrage, elle  permettra  la  rapide  séparation  du  médiocre 
et  de  l’excellent.  Lorsque,  à l’étage  d’en  haut,  tout  est 
trituré,  même  le  plancher,  le  meunier  cornu  remonte  à 
l’air  libre,  fait  nouvelle  récolte  et  recommence,  tout  à 
loisir,  sa  besogne  d’émiettement. 

La  boulangère,  de  son  côté,  n’est  pas  inactive  en  son 
officine.  Elle  cueille  les  lopins  pleuvant  autour  d’elle,  les 
subdivise  davantage,  les  affine,  en  fait  triage,  ceci  plus 
tendre  pour  la  mie  centrale,  cela  plus  coriace  pour  la 
croûte  de  la  miche.  Virant  d’ici,  virant  de  là,  elle  tapote 
la  matière  avec  les  battoirs  de  ses  bras  aplatis  ; elle 
dispose  par  couches,  comprimées  après  à l’aide  d’un 
piétinement  sur  place,  pareil  à celui  du  vigneron  foulant  sa 
vendange.  Rendue  ferme  et  compacte,  la  masse  deviendra 
de  meilleure  conservation.  En  dix  jours  environ  de  soins 
combinés,  le  ménage  obtient  enfin  le  long  pain  cylin- 
drique. Le  père  a fourni  la  mouture,  la  mère  a pétri. 

Le  24  avril,  tout  étant  bien  en  ordre,  le  mâle  sort  du 
tube  de  l’appareil.  Il  erre  sous  la  cloche,  insoucieux  de 
ma  présence,  lui  si  craintif  d’abord  et  plongeant  dans  le 
puits  dès  qu’il  m’apercevait.  Le  manger  lui  est  indifférent. 
Quelques  pilules  restent  à la  surface.  A tout  instant  il  les 
rencontre  ; il  passe  outre,  dédaigneux.  Il  n’a  qu’un  désir, 
s’en  aller  au  plus  vite.  Cela  se  voit  à ses  inquiètes  marches 
et  contremarches,  à ses  continuels  essais  d’escalade  contre 
la  muraille  de  verre.  Il  culbute,  se  remet  sur  pieds, 
indéfiniment  recommence,  oublieux  du  terrier,  où  jamais 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


25 


plus  il  ne  rentrera.  Je  laisse  le  désespéré  s’exténuer 
vingt-quatre  heures  en  vaines  tentatives  d’évasion. 

Venons  à son  aide  maintenant,  donnons-lui  la  liberté. 
Mais  non  : ce  serait  le  perdre  de  vue  et  ignorer  le  but  de 
son  agitation.  J’ai  une  volière  très  vaste  et  inoccupée. 
J’y  loge  le  Minotaure  ; il  y trouvera  ampleur  d’espace 
pour  l’essor  ; de  plus,  victuailles  choisies  et  rayon  de 
soleil,  s’il  a besoin  d’un  cordial  après  tant  de  fatigues.  Le 
lendemain,  malgré  tout  ce  bien-être,  je  le  trouve  affalé 
sur  l’échine  et  les  pattes  raidies.  Il  est  mort. 

Le  vaillant,  une  fois  ses  devoirs  de  père  de  famille 
bien  remplis,  se  sentait  défaillir,  et  telle  était  la  cause 
de  son  agitation.  Il  voulait  aller  mourir  à l’écart,  bien 
loin,  pour  ne  pas  souiller  la  demeure  d’un  cadavre  et 
troubler  la  veuve  dans  la  suite  des  affaires.  J’admire 
cette  stoïque  résignation  de  la  bête. 

Si  c’était  là  un  fait  isolé,  fortuit,  conséquence  peut- 
être  d’une  installation  défectueuse,  il  n’y  aurait  pas  lieu 
d’insister  sur  le  trépassé  de  mon  appareil  ; mais  voici  qui 
aggrave  la  chose.  Dans  la  campagne,  aux  approches  de 
mai,  il  m’arrive  fréquemment  de  rencontrer  des  Mino- 
taures  desséchés  au  soleil  ; et  ces  défunts  sont  des  mâles, 
toujours  des  mâles,  à de  bien  rares  exceptions  près. 

Une  autre  donnée,  très  significative,  m’est  fournie  par 
une  volière  où  j’ai  essayé  d’élever  l’insecte  à bien  des 
reprises.  La  couche  de  terre,  d’une  paire  d’empans  d’épais- 
seur, n’est  pas  assez  profonde,  et  les  internés  ont  refusé 
d’y  nidifier.  Les  autres  travaux,  d’usage  courant,  s’y 
accomplissaient  suivant  les  règles.  Or  voici  qu’à  partir  de 
la  fin  d’avril,  les  mâles  remontent  à la  surface,  mainte- 
nant l’un,  plus  tard  tel  et  tel  autre.  Une  paire  de  jours, 
ils  errent  sur  le  treillis,  désireux  de  s’enfuir.  Enfin  ils 
tombent,  se  couchent  sur  le  dos  et  doucement  se  laissent 
mourir.  Ils  sont  tués  par  l’âge,  inexorable  épidémie. 

Dans  la  première  semaine  de  juin,  je  fouille  de  fond  en 
comble  le  sol  de  la  volière.  Des  quinze  mâles  que  j’avais 


2Ô 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


au  début,  il  ne  m’en  reste  plus  un.  Tous  ont  péri  ; seules, 
les  femelles  persistent.  La  dure  loi  est  donc  formelle  : 
après  avoir  collaboré  de  ses  râteaux  et  de  sa  hotte  au  long 
forage  du  puits,  après  avoir  trituré  la  semoule  de  la  pre- 
mière galette,  le  laborieux  encorné  doit  trépasser  au  loin, 
hors  du  logis. 

Avant  d’abandonner  le  défunt,  récapitulons  ses  mérites. 
Lorsque  s’approche  la  fin  de  l’hiver,  il  fait  choix  d’une 
compagne,  s’enterre  avec  elle  et  désormais  lui  reste  fidèle. 
Malgré  ses  fréquentes  sorties  et  les  rencontres  qui  peuvent 
en  résulter,  il  tient  pour  indissolubles  les  liens  matrimo- 
niaux. D’un  zèle  que  rien  ne  lasse,  il  vient  en  aide  à la 
fouisseuse,  éminemment  casanière.  Un  mois  durant  et 
plus,  il  charge  les  déblais  sur  sa  hotte  fourchue  ; il  les 
refoule  au  dehors,  toujours  patient,  non  découragé  par 
la  rude  escalade,  si  fréquemment  recommencée.  Il  laisse 
à la  mère  le  travail  modéré  des  fouilles  ; il  garde  pour 
lui  le  plus  pénible,  l’exténuant  charroi  dans  une  étroite 
galerie  très  longue  et  verticale. 

Puis  le  manœuvre  terrassier  se  fait  récolteur  de  vic- 
tuailles ; il  va  aux  provisions,  il  cueille  de  quoi  nourrir 
la  famille.  Pour  faciliter  l’ouvrage  de  sa  compagne,  qui 
choisit,  stratifie  et  comprime  les  conserves,  il  change 
encore  de  métier  et  devient  triturateur.  A quelque  dis- 
tance du  fond,  sur  une  estrade  temporaire,  il  concasse,  il 
émiette  les  pilules  qu’a  durcies  le  soleil  ; il  en  fait  farine 
qui  pleut  à mesure  dans  la  boulangerie  maternelle.  Fina- 
lement, épuisé  d’efforts,  il  quitte  le  logis  et  va  mourir  à 
l’écart,  en  plein  air.  Vaillamment  il  a rempli  ses  devoirs 
de  père  de  famille  ; il  s’est  dépensé  sans  réserve  pour  le 
bien-être  des  siens. 

Si  de  telles  choses  se  passaient,  non  dans  le  monde  des 
bousiers,  mais  dans  le  nôtre,  nous  dirions  que  c’est  de  la 
morale,  et  de  la  belle  morale.  L’expression  serait  dépla- 
cée. La  bête  n’a  pas  de  morale.  L’homme  seul  la  connaît, 
l’améliorant  à mesure  que  le  renseignent  les  lentes  éclair- 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


27 


cies  de  la  conscience,  ce  délicat  miroir  où  se  concentre 
ce  qu’il  y a de  mieux  en  nous. 

Oui,  au  milieu  de  l’indifférence  générale  du  père  pour 
ses  fils,  le  Minotaure  est,  à l’égard  des  siens,  d’un  zèle 
bien  étonnant.  Oublieux  de  lui-même,  non  séduit  par  les 
ivresses  du  printemps,  alors  qu’il  ferait  si  bon  voir  le 
pays,  banqueter  avec  ses  confrères  et  lutiner  les  voisines, 
opiniâtrement  il  travaille  sous  terre,  il  s’exténue  pour 
laisser  un  avoir  à sa  famille.  Enfin  épuisé,  il  quitte  la 
fabrique  de  conserves,  il  s’en  va  mourir  à l’écart  en  laissant 
la  mère  continuer  seule  les  affaires  de  la  maison.  Lorsqu’il 
raidit  pour  la  dernière  fois  ses  pattes,  celui-là  peut  se 
dire  : j’ai  fait  mon  devoir. 

Or,  d’où  sont  venues  à ce  laborieux  telle  abnégation  et 
telle  ferveur  pour  le  bien-être  des  fils  ? On  nous  dit  qu’il 
les  a acquises  par  un  lent  progrès  du  médiocre  au  meil- 
leur, du  meilleur  à l’excellent.  Des  circonstances  fortuites, 
aujourd’hui  contraires,  demain  favorables,  ont  été  ses 
maîtres.  Il  a appris  par  expérience  ; il  évolue,  progresse, 
s’améliore. 

Dans  son  étroite  cervelle  de  bousier,  les  leçons  du  passé 
laissent  empreintes  durables  qui,  mûries  par  le  temps, 
germent  en  actes  mieux  combinés.  Le  besoin  est  le  suprême 
inspirateur  des  instincts.  Aiguillonné  par  la  nécessité  et 
tiraillé  en  sens  divers  dans  le  conflit  perpétuel  des  choses, 
l’animal  est  lui-même  son  ouvrier  ; par  ses  propres  éner- 
gies d’évolution,  il  s’est  fait  tel  qu’il  nous  est  connu.  Ses 
mœurs,  ses  aptitudes,  ses  industries,  sont  les  intégrales 
d’infiniment  petits  acquis  sur  la  route  de  l’insondable 
durée. 

Ainsi  dit  la  théorie.  Les  faits  interviennent  alors  et 
soumettent  la  difficulté  suivante.  Le  gâteau  que  vient  de 
boulanger  la  collaboration  du  couple  est  la  ration  d’un 
ver,  absolument  d’un  seul.  Il  en  faut  au  moins  deux  pour 
que  la  race  se  perpétue  l’an  prochain.  A coup  sûr,  il  doit 
même  y en  avoir  davantage,  car  sont  à prévoir  des  acci- 


28 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dents  causes  de  mortalité.  Il  importe  qu’il  y en  ait  le  plus 
possible  afin  que  la  race  devienne  nombreuse  et  gagne  en 
prospérité. 

Or,  qu’arrive-t-il?  Il  arrive  qu’une  fois  le  premier  gâteau 
préparé,  le  père  quitte  le  terrier.  Le  mitron  abandonne 
la  boulangère  et  va  trépasser  au  loin.  La  ponte  n’étant 
pas  terminée,  la  survivante  doit  désormais  continuer  l’ou- 
vrage, sans  aide.  Le  profond  terrier,  si  dispendieux  de 
temps  et  de  fatigue,  est  prêt,  il  est  vrai  ; est  prête  aussi 
la  ration  du  premier-né  de  la  famille  ; mais  il  reste  à 
pourvoir  les  suivants,  qu’il  serait  avantageux  d’élever  en 
aussi  grand  nombre  que  possible.  L’établissement  de 
chacun  nécessite  que  la  mère,  sédentaire  jusque-là,  sorte 
fréquemment  du  logis.  La  casanière  se  fait  quêteuse  de 
vivres  ; elle  va  cueillir  les  pilules  dans  le  voisinage,  les 
roule  vers  le  puits,  les  emmagasine,  les  triture,  les  pétrit, 
les  empile  en  cylindres. 

Et  c’est  en  ce  moment  de  fébrile  activité  que  le  père 
abandonne  sa  compagne  ! Il  donnera  pour  excuse  l’âge, 
la  décrépitude.  Ce  n’est  pas  le  vouloir  qui  lui  manque, 
c’est  la  force.  Ses  jours  sont  comptés.  Se  sentant  défaillir, 
il  se  retire  à regret. 

On  pourrait  lui  répondre  : puisque  d’un  petit  progrès 
à l’autre,  à travers  les  siècles,  l'évolution  t’a  fait  inven- 
ter d’abord  le  ménage,  incomparable  trouvaille,  puis  la 
crypte  profonde,  favorable  au  bon  état  des  conserves 
pendant  les  chaleurs  de  l’été,  la  trituration,  qui  assouplit 
et  dompte  l’aride,  la  mise  en  saucisse  où  la  matière  fer- 
mente et  se  bonifie,  cette  même  évolution,  qu’on  dit  capable 
de  tant  de  merveilles,  ne  pouvait-elle  t’enseigner  aussi  à 
prolonger  ta  vigueur  de  quelques  semaines  ? A l’aide  d’une 
sélection  sévère  des  mieux  constitués,  l’alfaire  paraît  toute 
simple. 

Elle  qui  t’a  instruit,  dit-on,  dans  ton  art  difficile,  t’a 
laissé  cependant  ignorer  un  détail  très  important  et  d’exé- 
cution aisée.  Pourquoi  ? Apparemment  parce  qu’elle  ne 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE. 


29 


t’a  rien  appris  du  tout,  ni  ménage,  ni  collaboration  à 
deux,  ni  terrier,  ni  boulangerie.  Ton  évolution  est  per- 
manence. Tu  t’agites  dans  un  cercle  de  rayon  inextensible. 
Tu  es  et  tu  resteras  ce  que  tu  étais  quand  fut  emmagasinée 
la  première  pilule. 

Cela  n’explique  rien.  D’accord.  Nous  touchons  à la  falaise 
de  l’inconnaissable.  Sur  cette  falaise  devrait  se  graver  ce 
que  le  Dante  met  sur  la  porte  de  son  Enfer  : lasciate  ogni 
speranza  ! Oui,  nous  tous  qui,  dressés  sur  un  atome,  nous 
figurons  monter  à l’assaut  de  l’univers,  laissons  ici  l’espé- 
rance. Le  sanctuaire  des  origines  ne  s’ouvrira  pas. 


J. -H.  Fabre. 


LA  FORÊT 


GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE 


De  même  que  l’économie  générale  d’un  peuple  est  fata- 
lement liée  à l’histoire  de  ce  peuple,  ainsi  l’économie  spé- 
ciale d’un  des  éléments  importants  de  son  bien-être  et  de 
sa  richesse  est  non  moins  nécessairement  liée  à l’histoire 
de  cet  élément.  En  exposant  naguère,  ici-même,  Y Utilité 
économique  et  physique  des  Forêts  (1),  nous  avons  laissé 
de  côté  leur  histoire  dans  le  pays  de  France  ; c’est  cette 
histoire  qu’il  s’agit  aujourd’hui  d’esquisser. 

Notre  guide,  dans  l’article  précité,  avait  été  le  tome  Ier 
d’un  important  ouvrage  dû  à un  auteur  à la  fois  praticien, 
savant  et  érudit  (2).  Il  le  sera  encore.  Point  exclusivement 
toutefois  ; de  temps  à autre  il  nous  arrivera  de  recourir 
à d’autres  sources,  sans  d’autre  part  nous  astreindre  à 
suivre  l’ordre  adopté  par  l’auteur  ; et  comme  c’est  le  droit, 
en  même  temps  l’honneur,  de  quiconque  tient  une  plume, 
de  conserver  la  liberté  de  ses  appréciations,  les  nôtres 
s’écarteront  parfois  de  celles  de  l’éminent  écrivain.  Dans 
une  étude  de  ce  genre,  comme  le  côté  technique  est 
fréquemment  mêlé  à l’histoire  générale,  les  points  de  vue 
peuvent  différer  d’auteur  à auteur  dans  les  détails  de 
cet  ordre. 

(1)  Rev.  Quest.  scient.,  juillet  1905. 

(2)  Economie  forestière,  par  G.  Huffel,  inspecteur  des  Eaux  et  Forêts, 
professeur  à l’École  forestière  de  Nancy.  5 vol.  gr.  in-8°.  — Paris,  Faveur. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  3l 

D’ailleurs,  bien  d’autres  questions  seraient  encore  à 
traiter  et  pourraient  faire  l’objet  de  nouvelles  études  avant 
que  soit  épuisé  le  vaste  sujet  abordé  par  l’auteur  avec 
une  si  haute  compétence.  Le  mouvement  commercial  des 
bois,  la  statistique  forestière,  la  dendrométrie  ou  art 
d’apprécier  exactement  le  volume  des  bois  suivant  les 
diverses  destinations  auxquelles  ils  sont  propres  ; l’examen 
analytique  de  la  formation  du  produit  de  la  forêt  ; l’esti- 
mation des  bois  en  fonds  et  superficie,  l’aménagement  : 
autant  de  questions  qui  prêteraient  à d’intéressants  déve- 
loppements. 

Pour  aujourd’hui,  nous  nous  bornerons  aux  points  sui- 
vants : 

Description  comparative  des  forêts  actuelles  avec  les 
immenses  surfaces  de  jadis  dont  elles  sont  les  débris. 

Exposé  des  vicissitudes  qu’a  traversées  le  sol  boisé,  en 
France,  à toutes  les  époques. 

Aperçus  historiques  de  la  gestion  générale  des  forêts 
pendant  le  moyen  âge  et  jusqu’à  Henri  IV,  sous  l’Ancien 
Régime,  et  de  la  Révolution  jusqu’à  la  fin  du  second 
Empire. 

Enfin  quelques  données  sur  le  cas  particulier  des  forêts 
communales  et  des  forêts  privées. 


I 

LES  DÉBRIS  DES  ANTIQUES  FORÊTS  GAULOISES 

» 

On  peut  admettre  qu’à  l’époque  où  Jules  César  pénétra 
dans  les  Gaules,  la  moitié  au  moins  de  cette  vaste  contrée 
était  couverte  par  la  végétation  forestière,  les  parties 
défrichées  et  sédentairement  habitées  étant  d’ailleurs  fort 
irrégulièrement  réparties,  et  se  rencontrant  principale- 
ment dans  les  vallées  des  grands  cours  d’eau. 

Au  delà,  l'immense  forêt  Hercynienne  (Sait us  hyrceni- 


32 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


eus),  dont  les  forêts  de  la  région  appelée  Forêt-Noire  ne 
sont  que  de  faibles  lambeaux  ( 1 ),  n 'était  séparée  que  par  le 
Rhin  du  massif  qui  couvrait  les  Ardennes  et  faisait  corps 
avec  celui  des  Vosges  dont  nous  parlerons  tout  à l’heure. 

Les  forêts  actuelles  de  Mormal  ( 1 o ooo  hectares)  et  de 
Saint-Amand  (5ooo  hectares) , de  Crécy  et  autres  en 
Picardie  ; la  belle  forêt  de  Soignes  près  de  Bruxelles,  et 
cette  autre,  à l'Etat  français,  de  Signy  l’Abbaye  à sept 
ou  huit  lieues  à l’ouest  de  Mézières  (32oo  hectares),  sont 
les  restes  d’une  vaste  masse  boisée  à laquelle  on  donnait, 
aux  temps  mérovingiens,  le  nom  de  Carbonaria  Sylva. 
L’espèce  de  presqu’île  formée  par  la  Seine  et  la  Marne 
entre  le  plateau  de  Langres  et  Paris,  était  couverte  et 
débordée  par  une  voûte  feuillée  qui  comprenait  les  forêts 
de  Perth  et  de  Ders  près  de  Vitry  et  de  Vassy  ; la  Sylva 
major  dans  la  plaine  de  Châlons  (Champs  catalauniques), 
où  Attila  fut  vaincu  par  Aétius  ; le  Sallus  Rigelius  (pays  de 
Reims)  ; VOtta  Usta  Sylva  couvrant  toute  la  Champagne 
méridionale. 

Leurs  derniers  débris  sont  aujourd’hui  représentés  par 
les  montagnes  de  Reims  et  les  forêts  de  Sénart  en  Seine-et- 
Oise  (25oo  hectares,  à l’Etat),  d’ARMAiNViLLiERS  en  Seine- 
et-Marne  (8000  hectares,  à divers),  de  Fontainebleau  (2) 


(1)  D’après  Jules  César,  le  Sallus  Hercynius , « l’Ardenne  de  l’Alle- 
magne »,  dit  Alfred  Maury,  s'étendait  des  limites  des  Helvètes,  des  Némètes 
et  des  Rauraques  (ce  qui  correspond  assez  bien  aux  sources  et  hauts  bassins 
du  Rhône  et  du  Rhin)  jusqu’à  la  Dacie,  c'est-à-dire  jusqu’aux  côtes  occi- 
dentales de  la  mer  Noire  (Cf.  J.  César  : De  bello  qallico , lib.  VI,  cap.  XXV  ; 
et  Alfred  Maury  : Les  Forêts  de  la  Gaule  et  de  l'ancienne  France. 

(2)  Nous  avons  dit  naguère  (Rev.  Quest.  scient.,  juillet  1903)  que  la 
forêt  de  Fontainebleau  remontait  seulement  au  Xe  siècle,  commencée  par 
les  soins  du  roi  de  France  Robert  Ier.  La  contradiction  n’est  qu’apparente. 
Avant  l’occupation  romaine,  le  pays  de  Fontainebleau  faisait  partie  des 
Marches  boisées  qui  séparaient  les  Sénones  des  Carnutes  et  qui  consti- 
tuaient pour  les  Gaulois  un  bien  commun.  Par  la  suite,  ces  Marches  subirent 
les  vicissitudes  diverses  nées  de  la  domination  romaine,  des  invasions  du 
Ve  siècle  et  des  dynasties  mérovingienne  et  carolingienne.  Lors  de  l’établis- 
sement de  la  féodalité,  l’ancienne  Marche  indivise  fut  partagée  en  divers  fiefs 
ressortissant  soit  à la  mouvance  de  Moret,  soit  à celle  de  Melun.  Le  roi 
Robert  acheta  le  comté  de  Melun  ainsi  que  les  fiefs  de  plusieurs  seigneurs 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  33 


(16  900  hectares  (1),  à l’État)  et  cI’Othe  (État,  communes 
et  divers),  entre  Joigny  et  Troyes. 

D’autre  part,  le  groupe  montagneux  des  Vosges  que 
revêt  aujourd’hui  une  sapinière  de  80  kilomètres  de  long 
sur  8 à i5  de  large,  et  « d’une  contenance  de  80000 
hectares  presque  d’un  seul  tenant  « (2),  faisait  corps  au 
nord  et  à l’ouest  avec  la  Carbonaria,  tandis  qu’elle  con- 
finait au  sud  avec  les  croupes  et  plateaux  boisés  de  la 
chaîne  du  Jura  formant  le  vaste  Saltus  Sequanus,  où 
l’on  trouve  encore  aujourd’hui  les  beaux  massifs  résineux 
de  La  Joux,  dans  le  département  du  Jura,  aux  confins  du 
Doubs,  et  de  Levier  dans  le  Doubs,  couvrant  chacun  une 
surface  de  2600  à 2700  hectares,  mais  remarquables  sur- 
tout par  la  beauté  de  la  végétation,  la  régularité  des  peu- 
plements et  les  magnifiques  dimensions  des  arbres  (3). 
Contraste  remarquable  avec  les  peuplements  forestiers 
des  Ardennes,  réduits  à de  maigres  taillis  simples  sur  de 
froids  et  marécageux  plateaux  de  l’ère  primaire  (4). 


des  environs,  notamment  dans  les  bois  dits  de  Bierce  où  il  aimait  à chasser, 
et  constitua  ainsi  peu  à peu  le  domaine  royal  qui  devint  la  forêt  de  Fontaine- 
bleau (Cf.  1 .'Histoire  de  la  forêt  de  Fontainebleau , par  Paul  Domet, 
sous-inspecteur  des  forêts,  chap.  1er.  Paris,  Hachette,  1873). 

(1)  17  101  hectares,  d’après  l 'Histoire  précitée.  Mais,  dans  cette  conte- 
nance étaient  compris  les  chemins  publics,  dont  le  nombre  s’est  sensible- 
ment accru  depuis  lors.  D’autre  part,  sont  en  dehors  de  ce  chiffre  les  che- 
mins de  fer,  l’aqueduc  de  la  Vanne,  les  maisons  forestières  avec  le  terrain 
affecté  à chacune  d’elles  et  enfin  le  cimetière  de  la  ville  (Hist.  for.  de  Fon- 
tainebleau, p.  39). 

(2)  Huffel,  loc.  cit.,  p.  349. 

(3)  Dans  le  Bulletin  de  Sylviculture  (Revue  des  recueils  périodiques)  de 
ce  recueil,  livraison  de  janvier  1903,  nous  avons  signalé  les  dimensions 
surprenantes  d’un  sapin  récemment  abattu  dans  la  forêt  de  Levier  et  que, 
vu  sa  supériorité  sur  ses  voisins,  on  avait  surnommé  Le  Président. 
M.  Huffel  donne  les  dimensions  exactement  mesurées  d’un  autre  sapin  non 
moins  remarquable,  situé  dans  la  forêt  de  La  Joux  et  encore  sur  pied.  La 
hauteur  totale  en  est  de  49  mètres,  dont  28  de  fût  propre  au  bois  d’œuvre  ; 
son  diamètre  à hauteur  d’homme  est  de  lm,52,  et,  pris  au  milieu  de  la  lon- 
gueur du  fût  (24™, 30),  de  lm.10.  M.  Huffel  lui  attribue  un  volume  de  30  mètres 
cubes  dont  45  en  bois  d'œuvre  ; il  ajoute  : « Cet  arbre  était  encore  vigou- 
reux il  y a quelques  années.  Il  est  entouré  de  plusieurs  autres  qui  l’égalent 
presque  en  dimensions.  » (Loc.  cit.,  p.  553). 

(4)  Huffel,  loc.  cit.,  p.  544. 

IIIe  SÉRIE.  T.  X.  5 


34 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Les  bois  et  forêts  qui  font  le  charme  des  plaines  des 
environs  de  Paris  : Chantilly,  donné  à l’Etat  sous  le 
vocable  de  l’Institut  par  Mgr  le  duc  d’Aumale  et  formant 
avec  les  forêts  domaniales  d’ERMENONViLLE  et  d’HALATTE 
une  couronne  verdoyante  de  10000  hectares  autour  de 
Senlis  (1)  ; Saint-Germain,  Marly,  Meudon,  les  bois  de 
Boulogne  et  de  Vincennes;  celui  de  Chaillot,  du  cel- 
tique Chall  qui  signifie  renversement  et  dont  proviendrait 
le  terme  de  chablis  pour  désigner  les  arbres  renversés 
ou  brisés  par  le  vent  (2)  ; Retz,  avec  ses  i3  000  hectares 
environnant  Villers-Cotterets,  et  sa  voisine  étendant  entre 
celle-ci  et  la  ville  de  Compïègne  ses  i5ooo  hectares 
que  renforcent  de  près  de  5ooo  autres  hectares  Laigne 
et  Ourscamp  ; Saint-Gobain  et  Coucy  comprenant  en- 
semble 7000  hectares  sans  compter  les  bois  particuliers 
faisant  corps  avec  elles  ; les  uns  et  les  autres,  débris  des 
anciennes  sylvæ  gallo-romaines  Vernensis  et  Selvensis  ; 
toutes  ces  vastes  étendues  ne  sont  plus  que  des  tronçons 
de  l’immense  Cotia  sylva  ou  Forêt  Cuise  qui,  aux  temps 
gallo-romains,  couvrait  la  contrée  tout  entière  et  con- 
finait, au  nord-est,  à la  Carbonaria.  C’est  dans  cette  masse 
ininterrompue  que  les  légions  romaines  purent  cheminer 
plusieurs  semaines  sans  trouver  la  lisière. 

Entre  la  Seine  et  la  Loire  moyenne,  dans  les  bassins 
de  ces  deux  fleuves  et  de  leurs  affluents,  nommons  encore 
les  forêts  de  Lyons  aux  hêtres  séculaires,  d’EAWY,  de 
Roumare,  de  Brotonne,  de  Conches  et  de  Breteuil 
formant  un  ensemble  de  i5  000  hectares  ; celles  de 
Senonches,  de  Dreux,  de  Rambouillet,  d’ANDAiNE, 
d’ÉcouvES  et  surtout  de  Bellême  dans  le  Perche  (débris 
de  la  Sylva  perticà),  l’une  des  plus  belles  de  la  France 
actuelle,  encore  que  d’une  étendue  relativement  médiocre 

(1)  Senlis,  en  latin  Sylvanectum  (Alfred  Maurv,  Les  Forêts  de  la  Gaule). 

(2)  A.  Ysabeau,  dans  les  Annales  forestièües,  1854  : Les  Forêts  du 
Globe. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  35 

(2240  hect.),  mais  remarquable  par  la  riche  végétation 
de  ses  peuplements  de  chêne  rouvre  et  de  hêtre.  Il 
convient  de  mentionner  également  la  forêt  de  Blois,  à 
3 kilomètres  du  château  de  ce  nom,  mais  qui  s’étendait 
au  xvie  siècle  encore  jusqu’à  ses  portes  : avec  celles  de 
Bercé,  de  Bussy  et  de  Loches,  elle  représente  le  paradis 
du  chêne  qui  y croît  avec  une  vigueur  extraordinaire,  et 
y forme  les  plus  belles  futaies  qu’on  puisse  voir. 

La  forêt  d’ORLÉANS  est  surtout  remarquable  par  son 
étendue  qui  n’est  pas  inférieure  à 40  000  hectares,  dont 
plus  des  trois  quarts  à l’Etat.  Aux  ve  et  vie  siècles,  où 
d’importants  défrichements  avaient  déjà  livré  à la  culture 
bon  nombre  des  massifs  forestiers  d’antan,  la  forêt  qui 
entourait  Genabum  (1)  ne  comptait  pas  moins  encore  de 
140  5oo  hectares  (2),  formant,  il  est  vrai,  une  seule  masse 
avec  la  primitive  forêt  de  Fontainebleau.  Telle  quelle  est 
aujourd’hui,  la  forêt  d’Orléans,  dans  laquelle  les  résineux 
(pin  sylvestre)  ne  comptent  que  pour  les  trois  dixièmes  du 
peuplement,  est,  dit  M.  Hufifel,  « le  plus  grand  massif 
feuillu  existant  en  France  ».  Elle  forme,  avec  la  forêt  de 
Montargis,  ce  qui  nous  reste  de  l’immense  Sylva  Leodica 
gallo-romaine. 

Tout  cet  ensemble  représente  une  surface  boisée  de 
1 85  000  kilomètres  carrés. 

Dans  la  région  comprenant  la  Normandie  occidentale, 
la  Bretagne,  l’Anjou,  le  Poitou,  la  Saintonge,  la  Marche 
et  le  Limousin,  on  compte  ensemble  8180  kilomètres 
carrés  de  forêts  appartenant  pour  7670  à des  particuliers, 


(1)  Nom  romain  de  la  ville  d’Orléans,  d’après  la  plupart  des  auteurs  et 
notamment  Alfred  Maury  : Les  Forêts  de  la  Gaule  et  de  l'ancienne 
France.  — L’auteur  d’un  ouvrage  sur  Les  Hautes  Montagnes  du  Doubs 
depuis  les  temps  celtiques  (Paris,  Bray,  1868),  M.  l'abbé  Narbey,  attribue, 
toutefois,  l’appellation  de  Genabum  à la  ville  actuelle  de  Gien.  Malte  Brun 
pense  que  Genabum  est  plutôt  un  village  près  de  Gien,  aujourd’hui  appelé 
ie  Vieux-Gien. 

(2)  Cf.  L'Histoire  de  la  forêt  d'Orléans , par  Paul  Domet,  ancien  con- 
servateur des  forêts.  Orléans,  Herbuison,  1892. 


36 


REVUE  UES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


qui  les  traitent,  pour  la  majeure  partie,  en  taillis  simples 
de  pauvre  végétation  et  de  maigres  revenus.  Les  forêts 
domaniales  sont  mieux  traitées  : celle  de  Gavre,  au  nord 
de  Nantes,  comprend  4300  hectares  de  chênes  et  de  hêtres 
traités  en  futaie  pleine  ; celle  de  Rennes,  de  2960  hec- 
tares, est  peuplée  pour  un  tiers  de  pin  sylvestre,  pour  le 
surplus  de  chêne  et  autres  feuillus.  Les  forêts  de  la  Bre- 
tagne, et  sans  doute  aussi  une  notable  partie  de  ses  vastes 
landes,  dépendaient,  à l'origine,  de  la  vaste  forêt  de  Bré- 
chéliant  souvent  citée  dans  les  romans  de  la  Table  ronde, 
et  connue  sous  les  diverses  formes  Brocélicin,  Brechelant 
ou  Bavent  on.  Citons  encore,  non  plus  en  Bretagne,  mais 
près  de  Niort  (1),  la  forêt  de  Chisé,48oo  hectares  de  chêne 
et  de  hêtre  traités  en  taillis  composé  (2).  Antérieurement, 
aux  viie  et  vie  siècles  selon  les  uns  (3),  au  xie  selon 
d’autres  (4),  on  voyait  encore,  s’étendant  à de  grandes 
distances  autour  du  Mont  Saint-Michel  et  couvrant  le 
terrain  occupé  aujourd’hui  par  la  baie  de  ce  nom,  la  forêt 
de  Scissy,  Battus  Sessiacum,  disparue  sous  les  eaux  par 
suite  d’un  affaissement  du  sol  ; il  en  est  de  même  d’une  large 
bande  du  littoral  nord  de  l’Armorique  et  des  côtes  occiden- 
tales et  septentrionales  de  la  Normandie  englobant  les  îles 
Chausey,  Minquiers  et  Jersey.  Des  vestiges  d’habitations 
et  surtout  de  végétation  ligneuse  ont  été  retrouvés  en  mer 
sur  tous  les  points  de  cet  ancien  littoral  ; le  Pavillon 
forestier  du  Trocadéro,  à l’Exposition  universelle  de  1878 
à Paris,  montrait  de  nombreux  échantillons  de  bois  fos- 
siles de  diverses  essences,  bouleau,  aune,  saule,  chêne, 
coudrier,  etc.,  trouvées  dans  des  fouilles  de  la  plaine  de 
Dol  sauvée  de  l’envahissement  des  eaux  par  une  vaste 


(1)  Alfred  Maury,  loc.  cil.,  p.  249. 

(2)  Huffel,  loc.  cit.,  p.  582. 

(5)  L’abbé  Hamard,  Le  Gisement  préhistorique  du  mont  Dol.  Paris, 
R.  Haton,  F.  Savy,  1877. 

(4)  Alfred  Maury,  loc.  cit.,  p.  254. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  'h'] 

digue  allant  de  Cancale  au  voisinage  du  Mont  Saint- 
Michel. 

Toute  cette  moitié  septentrionale  de  la  France  actuelle, 
les  départements  de  l’est  exceptés,  ne  contient  guère  que 
g à 10  p.  c.,  en  moyenne,  de  son  étendue  à l’état  de 
forêts  ou  terrains  boisés,  soit  6 à 7 p.  c.  dans  la  région 
nord-est,  7 à 8 p.  c.  au  nord-ouest,  10  à 16  p.  c.  dans  les 
bassins  moyens  de  la  Seine  et  de  la  Loire. 

La  région  de  l’est,  qui  comprend  le  bassin  de  la  haute 
Moselle  avec  la  Franche-Comté,  la  Bourgogne  et  le  Niver- 
nais, est  beaucoup  mieux  partagée,  contenant  190  000 
kilomètres  carrés  de  forêts  de  toutes  essences,  soit  28  p.  c. 
de  son  étendue  totale  (1).  On  peut  y ajouter  le  Bourbon- 
nais avec  ses  20  000  hectares  de  chênes  et  hêtres,  où 
domine  le  quercus  robur. 

Aux  temps  où  Jules  César  fit  la  conquête  des  Gaules, 
toute  cette  moitié  septentrionale  de  ce  qui  est  aujourd’hui 
la  France  avec  la  Belgique  et  la  rive  gauche  du  Rhin, 
était,  sauf  les  vallées  des  principaux  fleuves  et  rivières 
comme  celles  de  Liger  (Loire),  de  Sequana  (Seine),  d’Arar 
ou  Sagona  (Saône),  d ’lsarn  (Oise),  de  Sccmara  (Somme), 
etc.,  à peu  près  exclusivement  envahie  par  la  forêt  où 
vivaient  des  populations  nomades  et  barbares,  n’ayant 
d’autres  moyens  d’existence  que  la  chasse,  la  pêche  et  le 
bétail  ; quand  elles  avaient  épuisé  le  fourrage  d’un  canton 
où,  sous  l’abri  des  arbres,  se  dressaient  leurs  huttes,  elles 
décampaient  pour  aller  s’installer  ailleurs.  Dans  ces  vastes 
étendues  « de  bois  sombres,  impénétrables,  couvrant  monts 
et  vallées,  les  hauts  plateaux  comme  les  fonds  maréca- 
geux »,  le  Celte  errant  trouvait  sa  subsistance  (2). 

(1)  Alfred  Maury,  loc.  cit pp.  345-544. 

(2)  Cf.  Alfred  Maury,  Les  Forêts  de  la  Gaule  et  de  l'ancienne  France, 
édition  de  1867,  p.  45;  et  Montalembert,  Les  Moines  d'Occident,  t.  11, 
p.  388  de  l’édition  in-12,  1868.  Paris,  Lecoffre,  éditeur. 


38 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


La  moitié  méridionale  de  la  Gaule  était  un  peu  plus 
dégagée.  Depuis  plusieurs  siècles  les  Phocéens  exploi- 
taient les  bois  et  cultivaient  le  sol  de  la  Provence  (1),  et 
l’Aquitaine  était  en  partie  défrichée.  Une  civilisation  rela- 
tivement développée  y régnait.  César  s’étonnait  que  la 
nouvelle  d’un  événement  accompli  à Genabum  (Orléans  ou 
Gien)  au  lever  du  soleil,  fut  transmise  avant  son  coucher 
chez  les  Arvernes  à une  distance  d’environ  cinquante-cinq 
lieues  (cent  soixante  mille  pas)  (2);  c’était  au  moyen  de 
signaux,  de  feux,  parfois  de  simples  cris  proférés  de  dis- 
tance en  distance,  que  se  transmettaient  ainsi  les  nou- 
velles importantes.  — Les  Bituriges  (habitants  du  Berry) 
fabriquaient  du  fer  après  en  avoir  extrait  le  minerai. 
En  Morvan  les  Éduens,  en  Dauphiné  et  en  Savoie  les 
Allobroges  cultivaient  le  blé,  les  Lémovices  (3)  et  les 
Ccirduques  (4)  le  lin. 

Ce  n’est  pas  que  la  forêt  ne  fut  encore  et  de  beaucoup 
prédominante,  entrecoupée  de  clairières  et  de  marécages 
comme  dans  la  partie  septentrionale  : continentes  sylvas 
ac  paludes.  Ce  qu’il  en  reste  aujourd’hui  est  comparative- 
ment bien  peu  de  chose.  Ainsi,  dans  les  dix  départements 
environ  composant  la  région  granitique  appelée  par  Elie 
de  Beaumont  Plateau  central,  on  ne  compte  guère  que  les 
neuf  centièmes  de  cette  étendue  qui  soient  à l’état,  de 
forêts,  tandis  qu’il  existe  des  friches  ou  landes  incultes 
que  M.  Huffel  évalue  à un  million  d’hectares,  dont  3oo  000 
s’étendraient  dans  les  seuls  départements  de  la  Corrèze  et 
de  la  Creuse.  Sur  d’autres  points,  quelques  travaux  de 
boisement  ont  donné  d’excellents  résultats  ; et  l’Auvergne 
proprement  dite,  qui  en  a eu  l’initiative  vers  1845  par  les 
soins  d’un  Inspecteur  des  forêts  à Clermont-Ferrand, 

(1)  Cf.  de  Kibbes,  La  Provence  au  point  de  vue  des  bois  et  des  inon- 
dations, p.  23.  Paris,  Guillaumin,  1857. 

(2)  Quod  spatium  est  millium  (passuum)  circiter  CLX.  J.  César, 
De  bello  gallico , lib.  VII,  cap.  ô,  in  fine. 

(3)  Limoges. 

(4)  Cahors. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  BT  FRANÇAISE.  3ç 

M.  Leclerc,  compte  aujourd’hui  5ooo  hectares  ainsi 
repeuplés,  la  plus  grande  partie  appartenant  à des  com- 
munes. 

A l’est  et  au  sud-est  du  Plateau  ou  Massif  central  se 
dressent,  séparés  de  lui  par  la  vallée  du  Rhône,  les  pre- 
miers versants  et  les  hauts  sommets  de  la  partie  française 
du  massif  des  Alpes  : Alpes  de  Savoie,  du  Dauphiné, 
Maritimes,  Provençales,  Vercors,  Préalpes  ; auxquelles 
on  peut  joindre  le  petit  groupe  granitique  et  porphyrique 
formant  comme  un  îlot  entre  les  versants  triasiques  des 
Alpes  provençales  au  nord-ouest  et  la  mer  au  sud-est,  et 
connu  sous  le  nom  de  Montagnes  des  Maures  et  de 
l’Esterel,  dans  le  département  du  Var. 

Là  s’étendent  1 10  à 112  000  hectares  de  forêts,  dont 
82  000  aux  particuliers,  peuplées  de  chêne-liège,  châ- 
taignier, pin  d’Alep,  pin  maritime,  et,  au  pied  des  versants, 
pin  parasol,  le  tout  dominant  un  sous-bois  d’arbrisseaux  et 
morts-bois  variés  que  dessèchent  les  ardeurs  de  l’été  ; d’où 
les  incendies  fréquents  qui  désolent  ces  parages  (1).  C’est 
là,  comme  il  vient  d’être  dit,  un  massif  isolé  qui  ne  se  rat- 
tache qu’indirectement  à celui  des  Alpes.  Ce  dernier  se 
développe  à l’est,  par  les  Alpes  maritimes,  au  nord  par  le 
Dauphiné  et  la  Savoie,  à l’ouest  par  les  monts  de  Vau- 
cluse, les  Préalpes  comprenant  le  Léberon  [Alt.  1 125m.). 
Sur  le  flanc  méridional  de  cette  montagne,  entre  100  et 
700  mètres  seulement,  s’étend  la  forêt  domaniale  du  même 
nom,  toute  de  chêne  vert  et  de  pin  d’Alep  ; les  forêts  de 
Mérindal  et  de  La  Bastide-des-Jordans  occupent  en 
Vaucluse  des  sols  rocailleux  et  desséchés,  si  fréquents  en 
Provence.  Un  peu  plus  au  nord,  à 35  kilomètres  environ 
à l’est  d’Orange,  se  rencontre  la  très  curieuse  forêt  de 
Bédoin.  Couvrant  le  versant  méridional  du  mont  Ventoux 

(1)  Cf.  Ch.  de  Ribbes,  Des  Incendies  de  forêts  dans  la  région  des 
Maures  et  de  l'Esterel,  ouvrage  publié  par  la  Société  forestière  des  Maures  ; 
C.  Broilliard,  Conservateur  des  forêts  en  retraite,  Questions  féminines 
dans  la  Revue  des  Eaux  et  Forets,  1901-1902. 


40 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


depuis  la  faible  altitude  de  100  mètres  jusqu’à  celle  de 
1 900  et  plus,  elle  voit,  sur  une  étendue  de  près  de  6000  hec- 
tares, se  succéder  les  flores  de  tous  nos  climats  : de  100  à 
700  mètres  règne  exclusivement  le  chêne  vert  ( Quercus 
ilex ) ; de  700  à 800,  il  croît  en  mélange  avec  le  chêne 
blanc  ( Q . robur),  qui  se  montre  seul  jusqu’à  1000  mètres 
où  commence  à intervenir  le  hêtre,  mêlé,  un  peu  plus 
haut,  de  quelques  rares  sapins.  A partir  de  1 5oo  mètres, 
le  pin  à crochets  (P.  uncinata ) règne  à l’état  pur.  Sous  les 
chênes  vert  et  blanc  se  récolte  en  grande  abondance  la 
truffe  dite  du  Périgord  ( Tuber  melanosporum ) dont  la 
récolte  annuelle  rapportait  à la  commune  de  Bédoin 
23  000  fr.  en  1882,  produit  qui  s’était  élevé  à 55  000  fr. 
en  1892  (1). 

Au  Vaucluse  confinent  les  départements  de  la  Drôme  et 
des  Hautes  Alpes,  confinant  eux-mêmes  à celui  de  l’Isère, 
autrement  dit  l’ancienne  province  du  Dauphiné,  laquelle, 
contiguë  d’autre  part  à celle  de  la  Savoie,  forme  un  en- 
semble comprenant  la  majeure  partie  du  massif  français 
des  Alpes. 

L’état  de  boisement,  en  Dauphiné,  présente  deux 
nuances  bien  tranchées.  La  partie  septentrionale  de  la 
province  comprend  les  bassins  de  l’Isère  et  de  la  Drôme, 
au  sol  riche  et  aux  forêts  verdoyantes  et  bien  fournies, 
telles  que  celles  de  la  Grande  Chartreuse  (6600  hectares), 
peuplée  de  sapin,  d’épicéa  et  de  hêtre  sur  rochers  cal- 
caires à des  altitudes  s’élevant  jusqu’à  1860  m.  et  non  loin 
de  Grenoble  ; de  Lente  et  du  Vercors,  dans  la  Drôme, 
ayant,  à elles  deux,  une  contenance  à peu  près  égale.  Une 
petite  portion  du  département  des  Hautes  Alpes,  à son 
extrémité  septentrionale  et  par  le  bassin  du  Drac  affluent 
de  l’Isère,  se  rattache  à la  première  nuance. 

Le  surplus  de  ce  département,  compris  dans  le  bassin 
de  la  Durance,  offre  un  aspect  déjà  bien  différent.  Ce  11e 

(1)  Cf.  ÉCONOMIE  FORESTIÈRE,  t.  I,  pp.  388-590. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  41 

sont  pas  encore  les  Alpes  sèches  dont  nous  parlerons  tout 
à l’heure,  mais  ce  ne  sont  déjà  plus  les  Alpes  vertes  du 
nord.  On  y rencontre  bien  encore,  sur  les  versants  exposés 
au  nord  ou  à l’est,  dans  des  districts  peu  accessibles  ou 
appartenant  à des  propriétaires  aisés,  de  beaux  spécimens 
de  la  végétation  forestière,  véritables  oasis  qui  « donnent 
une  idée  de  ce  qu’étaient  et  pourraient  redevenir  les  sapi- 
nières de  cette  région  (1)  ».  Le  reste  est  plus  ou  moins 
maltraité  par  le  pâturage  abusif  et  les  défrichements 
inconsidérés. 

Nommons,  en  passant,  la  forêt  domaniale  de  Durbon, 
aux  confins  est  de  la  Drôme,  dont  nous  avons  parlé  dans 
un  travail  précédent  (2),  la  belle  forêt  de  Boscodon,  éga- 
lement à l’Etat,  sur  la  rive  gauche  de  la  Durance,  en  face 
d’Embrun  ; les  superbes  massifs  de  mélèze  du  Queyras  et 
du  Briançonnais,  notamment  ceux  de  la  forêt  communale 
de  Puy- Saint- Pierre,  à 58o  mètres  au-dessus  de  la  ville 
de  Briançon,  elle-même  à 1 32 1 mètres  d’altitude  (3),  futaie 
pleine  aménagée  à une  révolution  de  200  ans  ; enfin,  sur 
les  versants  français  du  Mont  Genèvre,  la  forêt  commu- 
nale du  même  nom,  entourant  les  sources  de  la  Durance 
autour  du  col  fameux  par  où  Annibal  dans  l’antiquité, 
Charles  VIII  aux  débuts  de  la  Renaissance,  Napoléon  au 
commencement  du  xixe  siècle,  franchirent  les  Alpes  avec 
leurs  armées.  L’altitude  du  col  est  de  1974  mètres,  celle  du 
sommet  de  la  montagne  n’est  pas  inférieure  à 368o  mètres  : 
les  derniers  représentants  de  la  végétation  forestière  sont 
quelques  pins  cembros  épars  à 25oo  mètres  ; un  peu  plus 
bas,  au  regard  du  midi,  les  pins  sylvestre  et  oncinié,  à 
l’aspect  du  nord  et  de  l’est,  les  mélèzes,  forment  massifs, 
sur  55o  hectares  environ. 

Tel  est,  sommairement  indiqué,  l’état  des  forêts  du 

(1)  Huffel,  loc.  cit.,  p.  392. 

(2)  Les  Arbres  et  les  Bois;  esthétique  forestière,  dans  la  Rev.  des 
Quest.  scient.,  juillet  1903. 

(3)  Annuaire  du  Bureau  des  longitudes,  année  1905. 


42 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


département  des  Hautes  Alpes  ; mais,  autour  d’elles,  que 
de  pentes  dénudées,  que  de  pâturages  ravinés  et  dégradés, 
que  de  versants  arides  et  sans  verdure  ! Et  si  nous  péné- 
trons dans  la  région  septentrionale  de  la  Provence,  occu- 
pée par  le  département  des  Basses  Alpes,  c’est  bien  pis 
encore  ; nous  arrivons  aux  Alpes  sèches  où  nous  trouvons 
« la  région  la  plus  dévastée  des  montagnes  françaises  » , les 
pires  conditions  du  sol  et  de  climat  s’y  trouvant  ajoutées 
aux  causes  de  destruction  dues  au  fait  de  l’homme.  « Les 
forêts  de  cette  région  ne  sont  plus  que  des  lambeaux  déla- 
brés, faibles  restes  des  forêts  anciennes,  et  ne  forment  des 
massifs  dignes  de  ce  nom  que  sur  les  points  à peu  près 
inaccessibles  (1).  « 

En  somme,  le  bassin  de  la  haute  Durance,  qu’il  soit  des 
Hautes  ou  Basses  Alpes,  est  forestièrement  dans  un  triste 
état,  que  le  service  des  reboisements  améliore  sans  doute, 
mais  non  sans  peine. 

A l’autre  extrémité  du  Dauphiné,  les  deux  départements 
en  lesquels  se  partage  l’ancienne  Savoie  nous  ramènent  aux 
Alpes  vertes , bien  que  la  proportion  des  terrains  boisés  à 
l’étendue  totale  de  la  province  ne  dépasse  guère  2 i/3p.c.  : 
un  peu  plus  de  23  3oo  hectares  de  forêts,  sur  un  ensemble 
de  1 o 000  kilomètres  carrés  ; mais  la  végétation  forestière 
y est  vigoureuse.  Les  sept  dixièmes  de  cette  superficie  se 
composent  de  futaies  mélangées  de  hêtre  et  d’épicéa  ; le 
sapin  ne  s’y  rencontre  que  dans  la  proportion  de  1 p.  c., 
résistant  moins  bien  que  l’épicéa  aux  abus  du  pâturage  et 
aux  coupes  excessives  comme  il  en  était  pratiqué,  paraît-il, 
autrefois,  sous  le  règne  de  la  Maison  de  Savoie. 

Dans  les  étendues  boisées,  citées  çà  et  là  aux  pages  qui 
précèdent,  ne  sont  pas  compris  les  « périmètres  de  reboi- 
sement ».  Comme  les  travaux  dont  ils  sont  l’objet  ont 
débuté  il  y a plus  de  quarante  ans,  un  certain  nombre  de 


(I)  Huffel,  loc.  cit.,  p.  391. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  4-3 

ces  périmètres  commencent  à mériter  le  nom  de  forêts. 
Mais  c’est  là  une  œuvre  en  cours  d’exécution  et  qui  est 
fort  loin  d’être  proche  de  son  achèvement  ; nous  ne  les 
comprenons  donc  pas  dans  cet  aperçu  des  restes  des 
vieilles  forêts  de  la  Gaule  et  de  l’ancienne  France. 

La  région  montagneuse  des  Pyrénées  n’est  guère  mieux 
partagée  forestièrement  que  celle  des  Alpes.  Là  aussi  les 
forêts  ont  soulfert  de  l’abus  du  pâturage,  des  coupes  pra- 
tiquées sans  mesure  et  de  l’exercice  des  droits  d’usage. 
Plus  que  partout  ailleurs  cependant  elles  pourraient  être 
prospères  avec  leur  climat  méridional  tempéré  par  les 
altitudes  et  l’exposition  générale  au  regard  du  nord.  Au 
reste,  le  service  du  reboisement,  ici  comme  dans  les  Alpes 
et  ailleurs,  s’efforce,  par  de  judicieux  travaux,  de  conjurer 
la  ruine  de  ces  montagnes  et  de  reconstituer  peu  à peu 
ce  qui  manque  à leur  revêtement  végétal. 

Les  six  départements  sur  lesquels  court  la  chaîne  pyré- 
néenne, Pyrénées  orientales,  Aude,  Ariège,  Haute  Garonne, 
Hautes  et  Basses  Pyrénées,  comprennent,  sur  une  superficie 
totale  de  12  760  kilomètres  carrés,  41 1 200  hectares,  je 
ne  dirai  pas  précisément  de  forêts,  mais  de  domaines 
classés  comme  forêts  ; car,  sur  ces  quatre  cent  onze  mille 
hectares,  il  y en  a plus  de  cent  mille  (100  800)  à l’état  de 
terrains  vacants , autrement  dit,  de  vides  et  de  friches. 

Le  hêtre  et  le  sapin  dominent  dans  les  trois  cent  onze 
mille  hectares  restants,  avec  le  pin  sylvestre  dans  la  partie 
orientale  de  la  chaîne.  Toutefois  le  hêtre  se  mêle  au  chêne 
sur  les  versants  inférieurs,  tandis  qu’aux  plus  hautes  alti- 
tudes le  sapin  fait  place  au  pin  à crochets.  Ce  sont  les 
sapinières  de  l’Aude  qui  passent  pour  les  plus  belles  de  la 
région  : l’Etat  en  possède  sur  une  surface  de  65oo  hec- 
tares dans  ce  département.  Citons  toutefois,  dans  l’Ariège, 
la  sapinière  de  Laurenti  à l’altitude  moyenne  de  i65o 
mètres,  et,  dans  la  haute  Garonne,  la  forêt  domaniale 
de  Montauban,  à une  altitude  un  peu  moindre,  i25o 
mètres  en  moyenne.  Tout,  cependant,  n’est  pas  sapinière 


44 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ou  hêtraie  dans  la  région  ; un  tiers  des  forêts  de  l’Aude 
est  en  taillis  simple,  composé  ou  fureté,  et  l’on  peut  citer, 
parmi  les  taillis  sous  futaie  du  bassin  de  la  basse  Garonne, 
la  forêt  domaniale  de  Bouconne,  à 20  kilomètres  à l’ouest 
de  Toulouse,  d’une  contenance  de  2000  hectares  et  amé- 
nagée à une  révolution  de  25  ans.  Enfin,  il  ne  faut  pas 
omettre  les  forêts  de  chêne  de  la  vallée  de  l’Adour,  vieux 
peuplements  dont  le  type  nous  est  donné  par  la  forêt  de 
Téthieu  près  de  Dax. 

Il  n’est  pas  sans  intérêt  de  signaler  ici  un  mode  curieux 
d’exploitation  du  chêne  dans  le  Béarn,  mode  que  l’on 
pourrait,  avec  M.  Huffel,  appeler  taillis  suspendu.  Les 
arbres,  suffisamment  espacés,  sont  étêtés  à une  hauteur 
telle  que  le  bétail  n’y  puisse  atteindre.  Comme  autour 
d’une  souche,  des  rejets  se  forment  autour  du  point  de 
section  de  chaque  arbre  ; et  tous  les  8 ou  10  ans  les  habi- 
tants viennent  exploiter  ces  cépées  aériennes.  Au-dessous 
d’elles,  le  bétail  peut  pâturer  sans  inconvénient.  On  com- 
prend que  le  rendement  d’un  tel  système  d’exploitation 
soit  assez  faible  : aussi  le  service  forestier  s’efforce-t-il 
d’amener  les  communes  à le  remplacer  par  celui  de  la 
futaie  pleine  « qui  serait  d’une  culture  très  facile  en  ce 
pays  où  chêne  et  hêtre  fructifient  abondamment  tous  les 
ans  » (1). 

Pour  compléter  l’esquisse  de  ce  qui  nous  reste  de  l’im- 
mense forêt  qu’était  la  Gaule,  il  nous  faut  dire  quelques 
mots  du  vaste  massif  boisé  de  création  récente  mais  renou- 
velé de  l’antiquité,  qui  s’étend,  au  sud-ouest  de  la  France, 
sur  les  départements  de  la  Gironde,  des  Landes  et  d’une 
petite  partie  du  Lot-et-Garonne. 

Ce  massif,  de  forme  sensiblement  triangulaire,  s’appuie, 
comme  sur  une  base,  sur  un  rideau  de  234  000  kilomètres 
de  dunes  que  le  génie  de  Brémontier  est  parvenu,  à 
partir  de  1780,  à fixer  par  des  semis  de  pin  maritime. 


(1)  Cf.  Huflel,  p.  384. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  45 

Une  cinquantaine  d’années  plus  tard,  un  autre  ingénieur, 
Chambrelent,  eut  l’idée  d’employer  à assainir  les  Landes 
marécageuses  et  les  lagunes  qui  couvraient  environ 
800  000  hectares  — et  moyennant  un  ingénieux  système 
préalable  de  fossés  d’écoulement  — le  système  de  reboise- 
ment en  pins  maritimes  par  lequel  son  illustre  prédéces- 
seur était  parvenu  à fixer  la  dune  mobile  et  envahissante. 
Ayant  exposé  ici-même,  avec  détails,  les  deux  oeuvres  de 
Brémontier  et  de  Chambrelent  continuées  et  achevées  par 
leurs  successeurs  (1),  nous  n’avons  pas  à y revenir.  Obser- 
vons seulement  que  l’immense  pignada  forme,  comme  on 
l’a  dit,  un  triangle  qui,  sur  la  base  mentionnée  tout  à 
l’heure,  ne  compte  pas  moins  de  cent  kilomètres  de  hau- 
teur. Son  étendue,  évaluée  au  chiffre  précis  de  704  53o 
hectares,  se  répartit  ainsi  entre  les  trois  départements  : 
Gironde,  279  299  hectares  ; Landes,  414  5y8  hectares  ; 
Lot-et-Garonne,  10  653  hectares  ; le  tout  pour  82/100 
aux  particuliers,  10/100  aux  communes  et  8/100  à l’État. 
La  valeur  d’ensemble  de  cette  masse  boisée,  sur  des  ter- 
rains naguère  improductifs  et  fiévreux,  aujourd’hui  parfai- 
tement assainis,  est  estimée  à environ  5oo  millions  de 
francs  (2). 

Sans  faire  tort  d’ailleurs  au  mérite  et  à l’initiative 
géniale  des  deux  grands  ingénieurs  qui  ont  boisé  les  dunes 
et  les  landes  du  sud-ouest,  on  peut  dire  qu’ils  n’ont  fait 
en  somme  que  restaurer  ce  qui,  au  moins  en  partie,  avait 
existé  autrefois.  Aux  temps  gallo-romains,  l’Aquitaine 
présentait,  d’après  Festus  Avienus,  une  suite  de  dunes 

(1)  Voir  l’Art  forestier  à l' Exposition  universelle  de  1878 , tomes  IV 
et  V (1878  et  1879)  de  la  Revue  des  Questions  scientifiques,  lre  série. 

(2)  Il  est  intéressant  de  comparer  à ce  chiffre  celui  du  revenu  attribué 
aux  80  000  hectares  des  pineraies  de  la  Sologne,  dont  l’origine  ne  remonte 
guère  au  delà  d’une  soixantaine  d'années.  M.  Huffel  évalue  ce  revenu  à 
3 200  000  francs  sur  des  terres  qui  naguère  ne  rapportaient  rien,  en  se  fon- 
dant sur  ce  que,  à l'âge  de  30  ans,  l’hectare  de  ces  pineraies  produit,  net, 
1200  francs  en  bois  de  boulange,  ce  qui  fait  ressortir  le  revenu  net  moyen 
de  l’ensemble  à 40  francs  l’hectare. 


46 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


chargées  de  forêts  de  pins  et  d’essences  alpestres  qui 
s’étendaient  jusqu’aux  Pyrénées  (1),  et  les  landes  avaient 
certainement  été  boisées  dans  la  haute  antiquité. 


II  * 

LES  VICISSITUDES  DU  SOL  BOISÉ  A TOUTES  LES  ÉPOQUES 

C’est  le  propre  de  la  nature  humaine  de  pousser  souvent 
ses  entreprises  à cet  extrême  où  l’usage  fait  place  à l’abus, 
sauf  à tendre  ensuite  à se  rapprocher  de  la  limite  trop 
facilement  dépassée.  A l’origine  et  durant  les  siècles  qui 
suivirent,  l’œuvre  civilisatrice  dans  les  Gaules  se  mani- 
festait par  le  défrichement  des  forêts  trop  étendues  ; il 
fallait  permettre  à l’agriculture  de  s’étendre  et.  par  suite,  à 
la  population  de  se  développer.  Cette  œuvre  immense,  dont 
les  « moines  d’occident  « furent,  dans  le  haut  moyen  âge, 
les  principaux  sinon  les  seuls  champions,  s’est  poursuivie, 
dans  le  cours  des  temps,  à travers  de  nombreuses  péri- 
péties, jusqu’à  dépasser  la  juste  mesure.  I)e  là  les  vastes 
étendues  de  montagnes  ou  de  plaines  qui,  soit  par  déboise- 
ment direct,  soit  par  jouissance  abusive,  se  sont  trouvées 
dénudées  et  que  l’on  tend  de  plus  en  plus  à reboiser 
aujourd’hui. 

Au  temps  de  César,  on  l’a  dit  plus  haut,  plus  de  la 
moitié  du  territoire  des  Gaules  était  à l’état  boisé,  avec 
des  clairières  défrichées  de  plus  ou  moins  grande  étendue 
dans  le  centre  et  dans  le  nord,  principalement  aux  abords 
des  cours  d’eau  ; la  partie  méridionale,  plus  ouverte  et 
mieux  cultivée,  laissait  moins  dominer  la  forêt  et  contenait 
des  champs  étendus  où  croissaient  la  vigne,  l’olivier  et  les 
céréales. 

Chaque  canton,  district  ou  territoire  défriché  et  cultivé, 

(1)  Festus  Avienus,  Ora  maritima , cité  par  Alf.  Maury,  loc.  cit. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  47 

pagus,  comme  l’appelait  César,  était  le  siège  d’une  tribu 
ou  peuplade  gauloise  ; plusieurs  de  ces  pagi,  associés  ou 
confédérés  entre  eux,  formaient  une  cité  : véritable  nation, 
tantôt  monarchique,  tantôt  démocratique,  ne  manquant 
pas  d’une  certaine  analogie  avec  la  cité  grecque  ou 
romaine,  telle  que  nous  la  dépeint  Fustel  de  Coulanges 
dans  sa  magistrale  Cité  antique. 

La  population  des  Gaules  comprenait,  à cette  époque, 
une  cinquantaine  de  ces  cités.  César,  dès  qu’il  eut  affermi 
sa  conquête,  en  augmenta  le  nombre  pour  en  faire  soi- 
xante-quatre circonscriptions  financières  dans  ce  qu’il 
appelait  « la  Gaule  chevelue,  Gallia  comata  »,  autrement 
dit,  la  Gaule  transalpine.  La  division  de  la  cité  en  pagi 
fut  conservée  ; le  pagus  lui-même  fut  partagé  en  fundi , 
sans  doute  à l’imitation  de  la  curie  romaine  qui  avait 
au-dessus  d’elle  la  tribu,  formée  de  plusieurs  curies,  la 
cité  étant  elle-même  composée  de  plusieurs  tribus  (1).  Le 
fundus  gallo-romain  serait  le  point  d’origine  de  la  plupart 
de  nos  communes  rurales  (2).  Les  terres  arables  qu’il 
comprenait  constituaient  Yager. 

En  ces  temps  reculés,  « le  domaine  public,  qui  était 
immense,  comprenait  vraisemblablement  les  forêts,  bien 
commun  » (3).  Mais  les  premiers  déboisements  y furent 
contemporains  de  la  guerre  de  conquête.  L’incendie  servait 
tour  à tour  aux  indigènes  comme  moyen  de  défense,  aux 
envahisseurs  comme  moyen  d’attaque,  et  d’importantes 
masses  boisées  furent  détruites  de  ce  chef.  D’autre  part,  la 
hache  des  licteurs  romains  opérait  en  grand  des  abatages 
pour  anéantir  les  retraites  où  les  Gaulois,  soulevés  contre 
l’ennemi  commun,  s’étaient  créé  des  abris  et  des  lieux  de 
réunion.  Enfin  l’ouverture,  par  les  armées  conquérantes, 
de  routes  dirigées  dans  tous  les  sens  et  enserrant  le  pays 
conquis  dans  un  vaste  réseau,  découpa  de  grands  compar- 

(1)  Cf.  Fustel  de  Coulanges,  loc.  cit.,  liv.  III,  chap.  1 à III. 

(2)  HufTel,  Etude  IIe,  chap.  1. 

(3)  Ibid. 


48 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


timents  dans  la  forêt  sans  fin,  préparant  ainsi  les  futures 
dénominations  forestières  locales.  La  culture  des  céréales 
et  de  la  vigne  ne  tarda  pas,  la  paix  conclue,  ou  plutôt  la 
conquête  affermie  et  devenue  définitive,  à prendre  de 
grands  développements.  Le  seigle,  le  blé,  l’épeautre  cou- 
vrirent de  vastes  champs,  notamment  dans  une  région  qui 
lui  emprunta  son  nom  : Sécalonie  (Secale,  d’où  Secalœnia) 
ou  Sologne.  L’extension  de  la  culture  de  la  vigne  entraî- 
nait celle  de  la  fabrication  du  merrain  pour  tonneaux, 
industrie  depuis  longtemps,  paraît-il,  chère  aux  Gaulois  ; 
et  l’on  abattait,  et  l’on  abattait  les  chênes  sans  se  pré- 
occuper de  la  régénération  des  peuplements  qui  les  four- 
nissaient : le  bois  n’était-il  pas  le  bien  commun,  à la 
disposition  de  qui  voulait  le  prendre,  res  nullius,  et  ne 
repoussait-il  pas  de  lui-même  ? 

M.  Charles  de  Ribbes  nous  apprend,  d’après  l’écono- 
miste Dussard  (Journal  des  Economistes  de  juillet  1848], 
que  les  forêts  qui  protégeaient,  dans  toute  son  étendue, 
la  chaîne  des  Cévennes,  auraient  été,  sous  le  règne 
d’Auguste,  brûlées  ou  abattues  en  masse.  « Une  vaste 
contrée,  jusque-là  couverte  de  bois  impénétrables,  a été 
tout  à coup  dénudée,  rasée,  dépouillée  ; et  bientôt  un  fléau 
jusqu’alors  inconnu  (les  ouragans  déchaînés  par  le  mistral) 
vint  porter  la  terreur  d’Avignon  aux  Bouches-du-Rhône, 
de  là  à Marseille,  puis  étendit  ses  ravages  sur  tout  le 
littoral  (1).  » 

Ce  n’est  pas  à dire  que  les  Romains  aient  habituellement 
procédé  avec  un  esprit  de  destruction  sauvage  et  sans 
frein.  Ils  apportèrent  au  contraire  dans  les  Gaules  des 
habitudes  de  discipline  et  de  méthode  dont  bénéficièrent 
les  forêts  elles-mêmes  dans  la  réduction  graduelle  et 
systématique  de  leur  étendue.  Ils  avaient  envoyé  des 
géomètres,  agrimensores , pour  cadastrer  leur  conquête,  et 

(1)  La  Provence  au  point  de  vue  des  bois,  des  torrents  et  des  inon- 
dations, par  Charles  de  Kibbes,  chap.  1er,  p.  19.  Paris,  Guillaumin  et  C**,  1857. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  49 


avaient  ensuite  partagé  la  propriété  forestière  en  diverses 
catégories  suivant  : i°  quelle  était  réservée  au  fisc  impé- 
rial ; 2°  qu’elle  appartenait  aux  seigneurs  (équités),  pré- 
levée sur  les  fundi,  3°  à des  vici  ou  villages,  formant  alors 
déjà  une  sorte  de  forêt  communale  ; ou  40  qu’elle  était 
possédée,  à titre  onéreux,  par  concession  du  seigneur, 
equitis,  aux  habitants  de  la  villa  ou  ensemble  des  con- 
structions élevées  dans  la  partie  du  fundus  distincte  de 
Yager  ou  partie  cultivée  ; ou  bien  enfin  5°  quelle  appar- 
tenait à une  portion  du  fundus  partagée  par  le  seigneur 
entre  ses  clients  (1). 

Les  bienfaits  de  cette  habile  organisation  administra- 
tive ne  prévalurent  pas,  à la  longue,  durant  les  quatre  ou 
cinq  siècles  de  la  domination  romaine,  contre  les  excès  de 
la  fiscalité  romaine,  la  plus  rapace,  a dit  Montalembert, 
qu’on  ait  jamais  rêvée (2j.  L’exagération  des  impôts,  qui  en 
arrivaient  à dépasser  la  valeur  même  des  terres  cultivées 
sur  lesquelles  ils  étaient  assis,  incitait  leurs  propriétaires 
à les  abandonner.  Délaissées  par  la  culture,  ces  terres  ne 
tardaient  pas  à être  reconquises  par  la  forêt  qui  s'implan- 
tait sur  elles,  d’abord  à l’état  de  « halliers  de  ronces  et 
d’épines  d’une  épaisseur  formidable  «,  appelés  déserts  par 
les  populations  qui  les  avaient  quittées,  puis  peu  à peu  de 
taillis  formés  de  végétaux  plus  arborescents,  puis  enfin 
de  hautes  futaies  (3). 

Bientôt  se  trouvaient  reconstituées  les  anciennes  forêts 
druidiques  aux  ombres  ténébreuses  que  les  Romains 
n’avaient  abordées,  aux  premiers  temps,  qu’avec  une  sorte 
de  terreur  religieuse.  Sauf  les  détails  mythologiques  et 
les  sacrifices  sanglants,  on  aurait  pu  leur  appliquer  cette 
description  que  faisait  Lucain  de  ces  « bois  sacrés,  de 
temps  immémorial  inviolés,  dont  les  branches  enlacées 
entretenaient  sous  la  haute  voûte  des  cimes  une  ombre 

(1)  Cf.  Huffel,  loc.  cit .,  Deuxième  Étude,  chap.  Ier,  p.  “220. 

(2)  Les  Moines  d’ Occident,  tome  II,  p.  266. 

(5)  Loc.  cit.,  p.  586. 

IIIe  SÉRIE.  T.  X.  4 


5o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ténébreuse  et  glacée.  Ni  les  Pans  rustiques,  ni  les  Syl- 
vains  robustes,  ni  les  Nymphes  des  bois  ne  les  habitaient; 
mais  il  s’y  offrait  de  barbares  sacrifices  sur  des  autels 
chargés  de  cruels  holocaustes.  Les  arbres  étaient  rouges 
de  sang  humain.  Les  oiseaux  craignaient  de  s’y  poser,  les 
bêtes  fauves  de  s’y  réfugier.  Les  arbres  eux-mêmes  fré- 
missaient d’horreur  (1).  » 

Cette  reprise  de  possession  du  sol  par  la  forêt  ne  fut 
cependant  pas  universelle,  et,  par  la  force  des  choses,  des 
rapports  s’établirent  entre  les  équités , possesseurs  des 
forêts  prélevées  sur  les  fundi,  et  les  habitants  des  agri 
cultivés.  Ceux-ci  y prenaient  le  bois  dont  ils  avaient 
besoin  pour  leur  chauffage  et  leurs  constructions  (2)  ; et 
cette  coutume  continua  ensuite  sous  la  domination  des 
nouveaux  envahisseurs,  Germains,  Francs,  Burgondes 
(et,  en  plus,  dans  le  midi,  Arabes,  Maures,  Sarrasins)  : 
perpétuée  jusqu’à  l’établissement  de  la  féodalité,  elle  fut 
l’une  des  origines  des  droits  d'usage  dont  quelques-unes 
de  nos  forêts  sont  encore  grevées  aujourd’hui. 

Néanmoins,  à la  suite  des  invasions,  soit  par  l’effet  de 
celles-ci,  soit  par  celui  du  délaissement  des  terres  cultivées 


(1)  Lucus  eral  longo  numquam  vioiatus  ab  œvo, 

Obscurum  cingens  connexis  aéra  ramis, 

El  gelidas  alte  submotis  solibus  timbras. 

Hune  non  ruricolæ  Panes,  nemorumque  potentes 
Sylvani  Nimphæque  tenenl,  sed  barbara  rilu 
Sacra  deum,  structæ  diris  altaribus  aiæ; 

Omnis  de  humanis  lustrala  cruoribus  arbor... 
lllis  el  volucres  meiuunt  insistere  ramis, 

El  lustris  recubare  feræ... 

Arboribus  suus  horror  inest... 

(Lucain,  la  Phctrsale,  III,  399  ti  411). 

Voir,  au  surplus,  dans  Les  Moines  ci’ Occident,  le  livre  VII,  chap.  lfr  : 
« Les  Moines  dans  les  forêts  ». 

(2)  Plus  tord,  après  la  seconde  invasion,  dite  des  baibares,  une  coutume 
analogue  était  reconnue  et  édictée  par  la  loi  des  llurgondes,  tit.  XXXII,  qui 
portait  : » Celui  qui  n’a  pas  de  foiêt  peut  couper  les  bois  qui  lui  sont  néces- 
saires, hoimis  les  fruitiers  et  les  ai  lues  de  futaie,  dans  n’importe  quelle  forêt, 
sans  que  le  propriétaire  d’icelle  puisse  s’y  opposer.  » (Cf.  la  Revue  des  Eaux 
et  Forêts,  année  1864,  p.  312). 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  5l 

par  les  colons  gallo-romains,  nombre  de  ces  terres  étaient 
encore  sous  les  bois.  « Tel  pagus  qui,  du  temps  de  César, 
dit  Montalembert,  avait  fourni  des  milliers  de  combattants 
contre  l’ennemi  commun,  n’offrait  plus  que  quelques  popu- 
lations éparses  à travers  des  campagnes  qu’une  végétation 
spontanée  et  sauvage  venait  chaque  jour  disputer  à la 
culture,  et  qui  se  transformaient  graduellement  en 
forêts  (1).  » Ces  dernières,  en  s’étendant  peu  à peu,  ne 
tardaient  pas  à rejoindre  les  masses  continues.  Comme 
exemple  de  « ces  envahissements  de  la  solitude  » et  des 
bois,  l’auteur  des  Moines  d' Occident  cite  le  fait  du  moine 
Liéphard,  mort  en  565,  qui,  venu  avec  un  seul  disciple 
sur  la  rive  droite  de  la  Loire,  à cinq  lieues  plus  bas 
qu’Orléans,  avait  constaté  la  complète  disparition  sous  les 
bois  du  castrum  romain  de  Magdunum  autrefois  abon- 
damment peuplé  (devenu  depuis  la  petite  ville  de  Meung). 
A la  même  époque,  un  autre  moine,  saint  Colomban,  ne 
trouva  plus  que  des  idoles  abandonnées  au  milieu  des 
bois,  sur  l’emplacement  qu’avaient  occupé  jadis  les 
temples  et  les  thermes  romains  de  Luxeuil  (2).  Il  est 
encore  de  nos  jours  tels  peuplements  forestiers  des  Vosges, 
du  Jura,  de  la  Provence,  ou  même  de  la  Normandie, 
contenant  dans  leur  sous-sol  des  restes  d’une  civilisation 
disparue  et  permettant  de  constater  qu’il  y eut  là  jadis 
des  villages,  des  villes,  des  castra  romains,  ou  bien  des 
vignes,  des  plantations  d’oliviers  ou  de  pommiers  (3). 

D’ailleurs,  l’état  politique  et  social  qui  succéda  à la 
domination  romaine,  ne  fut  point  défavorable  aux  forêts. 


(1)  Les  Moines  d'Occident,  t.  Il,  p.  384.  Voir  aussi  Maury,  loc.  cit. 

(2)  Ibid.  — Ibi  imaginum  lapidearum  densitas  vicina  saltus  densabat.  . 
Jouas.  Vit.  S.  Colnmbani.  Cité  par  Montalembert,  loc.  cit. 

(5)  Notamment  en  Normandie,  dans  les  forêts  de  Brotonne  et  de  Beaumont- 
le-Roger.  Le  plateau  de  Leinenberg,  près  Abres-Chwiller,  en  Alsace-Lorraine, 
qui  est  aujourd’hui  boisé,  était  jadis  cultivé.  Cf.  Alf.  Maury,  loc.  cit.  — 
A.  Ysabeau,  Annales  forestières,  année  1834,  Les  Forêts  du  Globe.  — 
L’abbé  Narbey,  I.es  hautes  Montagnes  du  Doubs  depuis  les  temps  cel- 
tiques. Paris,  Ambroise  Bray,  1868. 


52 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Les  nations  envahissantes,  germaines,  franques  et  autres 
arrivaient  de  pays  aussi  boisés,  sinon  plus  encore,  que 
les  Gaules.  C’était  au  sein  des  forêts  qu’ils  étaient  habi- 
tués à tenir  leurs  réunions  et  à chercher  un  abri  contre 
les  intempéries.  De  leurs  ancêtres,  venus  jadis  des  pla- 
teaux de  la  haute  Asie,  ils  tenaient  le  culte  superstitieux 
des  arbres  (1).  De  plus,  ils  avaient,  comme  d’ailleurs  les 
anciens  Gaulois  eux-mêmes,  un  goût  prononcé  pour  la 
chasse  ; et  ce  goût,  qui  faisait  des  Francs  et  des  Gaulois, 
dit  Alf.  Maury,  les  premiers  chasseurs  du  monde  (2),  est 
une  des  causes  qui  contribuèrent  le  plus  à maintenir  la 
situation  forestière  des  Gaules  telle  qu’elle  existait  à la 
fin  de  la  domination  romaine.  Les  lois  coutumières  des 
tribus  envahissantes,  Saliens,  Ripuaires,  Burgondes, 
Wisigoths,  portaient  toutes  le  caractère  de  cette  préoccu- 
pation dominante  : conserver  les  peuplements  forestiers, 
gîte  du  gibier  et  abri  de  la  pro vende  des  bestiaux  (3). 
Tout  ce  qui  avait  pu  échapper  à la  répartition  cadastrale 
établie  par  les  Romains,  était  aux  yeux  des  envahisseurs 
bien  commun  ; et  cette  prédisposition  opposait  souvent  à 
la  conception  de  la  propriété  forestière,  telle  quelle  était 
envisagée  au  point  de  vue  romain,  celle  que  s’en  faisaient 
les  nouveaux  occupants. 

Ces  derniers  avaient  pu  sans  difficulté  s’approprier  les 
forêts  du  fisc  impérial,  l’Empire  n’existant  plus,  mais 
avaient  sans  doute  éprouvé  quelque  résistance  au  sujet 
des  bois  appartenant  aux  descendants  des  anciens  équités. 
Quant  à ceux  des  fundi,  considérés  comme  bien  commun 
par  leurs  possesseurs,  ils  devaient  être  plus  facilement 

(1)  Alf.  Maury,  loc.  cit. 

(2)  Alf.  Maury,  op.  cit.,  p.  249.  » Qui  vix  ulla  in  terris  natio  invenitur  quæ 
in  hac  arte  Francis  possit  æquari  »,  dit  Eginhard. 

(5)  Quels  bestiaux  et  quel  gibier  ? Sans  compter  les  espèces  encore  vivantes 
de  nos  jours,  telles  que  cerfs,  chevreuils,  sangliers,  etc.,  c’étaient  l’élan  et 
l’aurochs.  Les  troupeaux  de  chevaux,  le  gros  et  le  petit  bétail  y trouvaient 
leur  pâture.  Les  porcs  y vaguaient  par  milliers  sous  les  chênaies.  Ils  étaient 
de  taille  énorme,  à moitié  sauvages,  très  redoutés  des  passants.  Cf.  Histoire 
de  France , publiée  sous  la  direction  de  M.  Lavisse.  Cité  par  M.  Huffel. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  53 


assimilables  aux  sylvœ  communes  telles  que  les  compre- 
naient les  envahisseurs,  en  tant  du  moins  que  produit 
direct  du  sol.  Au  reste,  une  fois  maîtres  des  Gaules,  les 
Francs  en  changèrent  les  circonscriptions  administratives. 
Les  pagi  des  Francs,  plus  étendus,  se  rapprochaient 
davantage  des  anciennes  civitales  que  les  Romains 
avaient  composées  de  plusieurs  pagi  gaulois. 

Les  domaines  dont  se  composa  le  pagus  furent  néan- 
moins disposés  exactement  sur  le  modèle  des  anciens  fundi. 
On  y trouvait,  comme  jadis,  la  terre  réservée  au  maître, 
le  mansus  indominicatus  devenu  la  terre  salique,  ou  terre 
entourant  la  maison  (de  saal,  habitation),  renfermant 
avec  le  sol  arable  les  eaux  et  les  forêts.  Ce  mansus  était 
cultivé  par  des  serfs  ; et  la  partie  de  la  villa  constituant 
le  surplus  de  Yager  était  partagée  en  lots  affectés  à la 
jouissance,  partie  des  autres  serfs,  partie  des  lèdes  ou 
serfs  affranchis,  partie  des  colons  ou  hommes  libres  (i). 

Quant  au  droit  de  chasse,  les  leudes  ou  chefs  militaires 
des  tribus  franques  se  l’étaient  approprié,  admettant  à le 
partager  avec  eux  seulement  les  représentants  de  l’an- 
cienne noblesse  gallo-romaine. 

De  là  naquit,  sous  les  Mérovingiens  et  les  premiers 
Carolingiens,  la  curieuse  pratique  de  Y afforestation  ou 
inforestation.  Les  rois  avaient,  à l’origine,  en  vue  de  la 
chasse,  affecté  à leur  usage,  et,  avec  eux,  à celui  de  leurs 


(I)  Cf.  Huffel,  op.  cit .,  p.  220.  Ce  serait  une  erreur  d’assimiler  les  serfs 
du  moyen  âge  à des  esclaves.  L’esclave  n’a  pas  de  personnalité,  partant  pas 
de  droits  ; il  est  la  chose  de  son  maître  ; et  quand  on  assimile  une  troupe 
d’esclaves  h un  troupeau  de  bétail,  un  bétail  humain,  l’assimilation,  pour 
être  ignominieuse,  n'en  est  pas  moins  exacte.  Bien  moins  abaissée  était  la 
condition  du  serf  qui,  s’il  était  attaché  à la  glèbe,  n'en  pouvait,  d’autre  part, 
être  détaché  arbitrairement  par  la  volonté  du  seigneur.  Autrement  dit,  s’il 
lui  était  interdit  de  quitter  le  sol,  on  n’avait  pas  non  plus  le  droit  de  l’en 
expulser.  La  preuve  d’ailleurs  que  les  serfs  avaient  des  droits,  ce  sont  les 
pièces  de  procès  entre  serfs  et  seigneurs  que  l'on  retrouve  en  grand  nombre 
dans  les  vieilles  archives  des  départements  et  dont  la  solution  était  loin 
d’être  toujours  favorable  au  seigneur.  Le  servage  a été,  somme  toute,  une 
transition  ménagée  entre  l’esclavage  et  la  liberté  pleine,  grâce  à l’influence 
du  christianisme. 


54 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


principaux  officiers,  des  étendues  de  terrain  plus  ou 
moins  considérables,  comprenant  non  seulement  d’impor- 
tantes aires  boisées,  mais,  en  plus,  les  cours  d’eau  qui  les 
traversaient  ainsi  que  les  plaines,  étangs  et  terres  arables 
quelles  englobaient.  La  for  esta  — ce  qui  n’était  pas  alors 
synonyme  de  sylva  — n’était  autre  chose,  bien  qu’elle 
contint  principalement  des  forêts,  que  l’enceinte  réservée 
au  roi  pour  la  chasse  et  la  pêche. 

Ce  que  faisait  le  roi  dans  son  domaine,  ses  leudes  et 
les  descendants  des  anciens  propriétaires  (chevaliers 
romains  ou  nobles  gaulois)  le  faisaient  cà  moindre  échelle 
sur  leurs  terres,  non  pas,  il  est  vrai,  sous  leur  autorité 
privée,  mais  par  expresse  délégation  du  prince.  Souvent 
aussi  le  roi  concédait  par  munificence  des  enceintes 
atforestées  à des  particuliers  pour  services  rendus  à 
l’Etat,  à des  chefs  militaires  ou  à des  abbayes.  De  même 
que  le  roi  avait  des  agents  spéciaux,  forestarii , pour 
gérer  les  forestæ  domines , les  seigneurs,  comités , avaient 
aussi  leurs  forestarii  particuliers  pour  leurs  forestæ  con- 
cédées jussione  regis. 

Cette  pratique  de  l’afforestation  avait  aussi  cours  en 
Allemagne  d’où  elle  nous  était  venue.  Mais  elle  avait  en 
ce  pays  un  corollaire  qui  ne  paraît  pas  avoir  été  appliqué 
dans  la  France  de  Clovis  et  de  Charlemagne;  c’était  la 
déforestation.  Le  souverain — duc,  chef  ou  roi  — qui  avait 
afforesté  une  contrée  ou  concédé  une  foresfa  à un  sujet, 
se  réservait  — et  exerçait  — le  droit  de  déforester,dra/7b- 
restare , cette  contrée,  cette  foresta,  autrement  dit  de  retirer 
une  concession  faite  à titre  gracieux.  C’est  que  les  affores- 
tations ne  laissaient  pas  de  présenter  de  graves  inconvé- 
nients. Elles  dégénéraient  à la  longue,  chez  les  descendants 
des  leudes  ou  autres  possesseurs  de  régions  atforestées, 
en  droit  de  pleine  propriété.  La  multiplication  des  bêtes 
fauves,  que  nul  autre  que  le  concessionnaire  de  la  foresta 
ou  ses  gens  n’avaient  le  droit  d’abattre,  finissait  par 
rendre  la  vie  impossible  aux  populations  de  la  contrée  ; 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  55 

et  le  concessionnaire,  ou  plutôt  son  descendant,  devenu 
en  fait  propriétaire  du  pays,  voyait  le  vide  se  faire  autour 
de  lui,  et  la  forêt,  sylva  ou  saltus,  envahir  les  terres 
naguère  cultivées  : ce  dernier  résultat,  en  soi,  ne  lui  eût 
point  déplu, car  cette  extension  du  sol  boisé  était  favorable 
à la  multiplication  du  gibier  et  à la  chasse  ; mais,  amenant 
la  dépopulation,  elle  l’appauvrissait  par  là-même. 

Aussi  Charlemagne  veilla-t-il  tout  au  moins  à empêcher 
l’extension  des  forestœ,  en  chargeant  ses  mis  si  dominici 
de  s’assurer  qu’il  ne  s’en  établissait  pas  sine  jussione  regis, 
et  d’interdire  toute  nouvelle  afforestation.  Il  fit  plus,  il 
établit  des  agents  spéciaux,  vicarii,  judices,  forestarii, 
custodes  nemoris,  qui  avaient,  entre  autres  attributions, 
celles  de  faire  opérer  des  défrichements  là  où  cela  serait 
jugé  opportun  (i).  Malgré  cela, le  goût  des  grandes  masses 
boisées,  si  favorable  à l’accroissement  du  gros  gibier,  pré- 
dominait. 

La  puissante  organisation  administrative  et  politique 
établie  par  Charlemagne  ne  tarda  pas  à péricliter  sous  la 
main  débile  de  ses  successeurs  ; et  de  l’impuissance  de 
ceux-ci  à protéger  leurs  sujets  contre  les  invasions  du 


(1)  C’est-à-dire,  d’après  un  capitulaire  De  villis  daté  de  802  : Ubi  locus 
fuerit  cul  stirpandum...,  le  capitulaire  complète  la  phrase  eu  ces  termes  : 
stirpare  facient  Judices  et  campos  de  sylva  increscere  non  permu- 
tant. 11  ne  faudrait  pas  induire  de  la  défense  de  faire  de  nouvelles  affores- 
tations, qu’il  fut,  comme  l’ont  cru  quelques  auteurs,  interdit  de  faire  des 
plantations  d’arbres,  des  boisements,  sylvas  plantare.  Comme  on  l’a  dit 
ci-dessus,  foresta  n’était  pas  sylva  bien  qu’il  s’y  trouvât  surtout  des  sylvce  ; 
c’était  l’enceinte  réservée  pour  la  chasse  et  la  pèche.  On  peut  consulter  à ce 
sujet  : Dalloz,  Introduction;  Baudrillart,  Dictionnaire  des  Eaux  et 
Forêts;  Meaume,  Commentaire  du  Code  forestier;  Alfred  Maury,  Les 
Forêts  de  la  Gaule  et  de  l'ancienne  France.  Au  contraire,  le  grand 
empereur  franc,  tout  en  favorisant  les  défrichements  là  où  ils  étaient  utiles, 
régla  sévèrement  le  droit  de  prendre  et  de  couper  dubois  en  forêt,  jus  capu- 
landi,  et  assujélit  à certaines  observances  les  ouvriers  chargés  du  caplim, 
c’est-à-dire  de  la  coupe  des  bois  (Alf.  Maury,  loc.  cit .,  éd.  1830,  p.  204).  Les 
custodes  étaient  plus  spécialement  chargés  de  la  surveillance  des  bois,  ubi 
sylvce  debenl  esse,  non  permutant  eus  nimis  copulcire  atque  damncire 
(G.  Huffel,  t.  1,  Et.  III,  ch.  111).  Le  même  auteur  cite  des  capitulaires  de 
Louis  le  Débonnaire,  en  date  de  819,  interdisant  d'établir  des  forestœ  nou- 
velles. 


56 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dehors, naquit  l’organisation  féodale. Chaque  comte, chaque 
chef  de  pagns  dut  pourvoir  à sa  propre  défense  et  à celle 
des  populations  qui  la  sollicitaient.  « Ce  ne  sont  pas,  dit 
M.  Edmond  Demolins,  les  grands,  les  riches,  les  seigneurs 
qui  s’attachent,  par  la  force,  les  pauvres,  les  petits,  les 
faibles  ; ceux-ci  accourent  d’eux-mêmes  implorer  aide  et 
protection,  jurer  fidélité...  Le  fait  se  renouvela  si  fré- 
quemment, qu'on  dut  rédiger  une  formule  spéciale  pour 
ces  sortes  d’actes,  témoignages  irrécusables  de  l’origine 
populaire  de  la  féodalité  (1).  « Le  pouvoir  militaire  et 
par  suite  politique  se  trouva  ainsi  intimement  uni  au  droit 
de  propriété.  Le  capitulaire  rendu  par  Charles  le  Chauve 
au  grand  plaid  national  de  Kiersy-sur-Oise,  en  877,  11e 
fit  guère  que  sanctionner  un  état  de  choses  existant  déjà 
de  fait. 

Ce  nouveau  régime  n’était  pas  pour  restreindre  la  pos- 
session même  abusive  des  forestœ.  « Loin  de  diminuer  le 
nombre  des  forêts  de  notre  patrie,  dit  Alfred  Maury,  le 
régime  féodal  eut  pour  effet  de  l’accroître  encore  et  de 
ramener  le  sol  à l’état  où  il  se  trouvait  du  temps  des  Gau- 
lois « ; et,  comme  jadis  aux  derniers  temps  de  la  domina- 
tion romaine,  tels  lieux,  naguère  habités,  étaient  devenus 
en  peu  de  temps  de  profondes  solitudes,  des  fourrés 
impénétrables,  abslrusa  latibula  (2).  Le  droit  de  foresta 
s’identifia  de  plus  en  plus  avec  le  droit  de  propriété  et  de 
haute  justice.  11  s’étendit  même  des  grands  feudataires  aux 
seigneurs  de  second  ordre  qui  eurent  droit  de  forestella , 
de  warenna  ou  garenne,  où  ils  pouvaient  chasser  le 
petit  gibier  tel  que  lièvres,  lapins,  perdrix,  faisans  ; le 

(1)  Histoire  de  France  de  M.  Edmond  Demolins.  Livre  troisième, 
chap.  III. 

(2)  C’est  dans  ces  forêts  mystérieuses  que  la  plantureuse  imagination  des 
auteurs  du  Roman  de  la  Table  ronde  plaçaient  les  aventures  merveilleuses 
de  leurs  héros,  dont  le  fameux  Merlin  l’enchanteur  ne  fut  pas  un  des 
moindres. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  5 7 


gros  gibier,  ours,  buffles,  cerfs,  étant  réservé  aux  forestœ, 
suffisamment  vastes  pour  les  abriter  et  les  nourrir  (1). 

Ce  genre  d’abus  était,  paraît-il,  plus  prononcé  encore 
en  Angleterre.  Tous  les  efforts  des  seigneurs  de  ce  pays 
tendaient  à faire  occuper  par  leurs  forêts  une  étendue  de 
plus  en  plus  vaste,  afin  d’accroître  l’importance  de  leurs 
chasses.  Au  xne  siècle,  Jean  de  Salisbury,  le  disciple 
d’Abélard,  le  compagnon  de  Thomas  Becquet,  s’éleva  avec 
force  contre  cet  abus  qui  avait  pour  effet  de  remplacer 
les  populations  rurales  par  les  bêtes  fauves  : « A novalibus 
suis  arcentur  agricole e,  dum  ferœ  habeant  vagandi  liber- 
tatem  (2).  » 

Toutefois  cette  extension  immodérée  des  forestœ,  fores- 
tellce,  forêts  et  garennes,  eut  aussi  sa  contre-partie  dans 
les  importants  défrichements  et  la  mise  en  culture  opérés 
par  les  moines.  Dès  les  ve  et  vie  siècles,  fuyant  le  monde 
et  recherchant  la  solitude,  de  pieux  anachorètes  accom- 
pagnés tout  au  plus  d’un  ou  deux  disciples,  ou  bien  eux- 
mêmes  disciples  du  moine,  de  Subiaco,  Benoît,  ou  de 
l’Irlandais  Colomban,  allaient  chercher  au  sein  des  forêts 
vierges  le  calme  et  la  retraite.  Mus  par  le  même  senti- 
ment, d’autres  disciples  venaient  se  joindre  à eux.  Il  fallait 
défricher  pour  pouvoir  remplacer  la  vie  de  solitaire  par  la 
vie  cénobitique.  D’autres  fois  c’étaient  des  groupes  monas- 
tiques qui,  la  hache  à la  main,  se  frayaient  un  passage 
à la  tête  d’une  troupe  de  fidèles  ou  de  néophytes,  abattant 
les  arbres  et  se  mettant  à cultiver  le  sol  aussitôt  dépouillé. 
Les  paysans  accouraient  vers  les  centres  de  culture 
ainsi  créés,  où  ils  trouvaient  refuge  et  protection  contre 
les  brutalités  ou  les  exactions  des  barbares.  Durant  plu- 
sieurs siècles,  cette  intervention  des  moines  contrebalança 
dans  une  large  mesure  l’abusive  extension  des  forestœ  de 
plus  en  plus  converties  en  sylvœ  (3). 

(1)  Cf.  Championnière,  Histoire  du  droit  de  chasse , cité  par  Alf.  Maury, 

p.  21-2. 

(2)  Cité  par  le  même,  p.  121. 

(3)  Voir  au  livre  VIH  des  Moines  d'Occident  (tome  II),  le  tableau  histo- 


58 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


« Les  moines  bénédictins,  dit  d’autre  part  M.  Huffel, 
ont  défriché,  dans  le  cours  des  siècles,  un  dixième  peut- 
être  de  l’étendue  du  pays.  C’est  à eux  que  la  France  du 
moyen  âge  doit  de  ne  pas  être  partiellement  morte  de 
faim,  faute  de  champs  à cultiver  (1).  » 

Le  xme  siècle,  époque  de  la  grande  efflorescence  intel- 
lectuelle du  moyen  âge,  le  siècle  des  Vincent  de  Beau- 
vais, des  Albert  le  Grand,  des  saint  Thomas  d’Aquin,  des 
Dante  et  des  Roger  Bacon,  fut  aussi  une  période  moins 
tourmentée  que  les  précédentes  ; il  y régna  un  calme 
relatif.  L’a ffo restation  se  fit  moins  empiétante  sur  la 
terre  arable,  de  nouveaux  défrichements  furent  opérés  au 
grand  profit  de  la  culture  des  céréales,  et  la  population 
s’en  accrut. 

Quand  surgit,  du  milieu  du  xive  au  milieu  du  xve  siècle, 
la  terrible  guerre  de  cent  ans  ; puis  quand,  au  siècle  sui- 
vant, éclatèrent  les  guerres  de  religion,  il  est  vraisem- 
blable que  l’accroissement  des  surfaces  boisées  s’en  res- 
sentit d’une  manière  assez  sensible.  La  diminution  de  la 
population,  évaluée  à un  tiers  dans  les  seuls  bassins  de  la 
Seine  et  de  la  moyenne  et  basse  Loire  durant  la  guerre 
de  cent  ans,  s’explique  d’ailleurs  par  l’accroissement  de 
mortalité  dont  fut  directement  ou  indirectement  cause 
une  époque  d’invasions  et  de  luttes  armées. 

rique  et  descriptif  de  l’immigration  des  moines  dans  les  forêts  des  Gaules, 
de  leurs  travaux  de  défrichement  et  de  culture,  d’apprivoisement  ou 
domestication  des  bêtes  sauvages,  de  protection  des  populations  agricoles  à 
l’encontre  des  emportements  des  chefs  barbares,  le  tout  s’alliant  à la  culture 
des  lettres  et  à la  copie  des  auteurs  classiques  de  l’antiquité,  sauvés  ainsi  de 
la  destruction. 

(1)  G.  Huffel,  Économie  forestière,  t.  I.  p.  337.  L’auteur  ajoute,  en  note  : 
« F.n  soixante-treize  ans,  au  xte  siècle,  on  a pu  compter  48  années  de 
famines  partielles  ou  générales.  ->  Ge  lamentable  état  de  choses  tenait  à plu- 
sieurs causes  dont  la  principale  était  la  faible  étendue  des  terres  cultivées 
qui  s'accroissait  moins  vite  que  la  population.  Le  xtie  siècle  ne  fut  guère 
mieux  partagé.  Sous  Philippe-Auguste,  il  y eut  onze  périodes  de  famine. 
Celle  de  1193  dura  quatre  ans,  dit  M.  Luchaire  au  tome  III  de  l 'Histoire  de 
France,  publiée  sous  la  direction  de  M.  Ernest  Lavisse.  « En  1 197  une  foule 
innombrable  de  personnes  moururent  de  faim:  innumeri  famé perempti 
sunt,  dit  la  Chronique  de  Reims.  » 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  5g 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  d’autre  part  que,  parallèle- 
ment à l’empiètement  des  peuplements  forestiers  sur  le 
sol  arable  en  un  grand  nombre  de  points,  en  un  grand 
nombre  d’autres  aussi,  soit  les  défrichements,  soit  la 
jouissance  abusive  du  sol  boisé  et  de  sa  superficie,  ten- 
daient à les  restreindre,  ou  tout  au  moins  à en  diminuer 
l'importance.  Déjà  dans  le  midi,  aux  vme  et  ixe  siècles,  les 
invasions  des  Sarrasins,  Arabes,  Maures  et  Berbères  avaient 
fait  fuir  les  populations  des  plaines  et  les  avaient  rejetées 
sur  les  hauts  sommets  des  Alpes  couverts  d’épaisses  forêts; 
elles  y avaient  défriché  jusqu’aux  rochers  et  bâti  des  vil- 
lages (1).  Quand  les  Sarrasins  eurent  été  définitivement 
chassés  du  sol  de  la  France,  les  populations  reléguées 
dans  la  montagne  sous  la  protection  de  bois  impénétrables, 
purent  redescendre  dans  la  plaine  ; mais  elles  n’y  redes- 
cendirent pas  toutes,  et  les  habitudes  prises,  comme  le 
fait  observer  M.  de  Ribbes,  ne  disparurent  pas.  Ce  fut  le 
premier  début,  l’aurore,  si  l’on  peut  ainsi  dire,  du  déboi- 
sement de  ces  montagnes.  Un  peu  plus  tard,  quand  sur- 
vinrent et  se  multiplièrent  les  chartes  octroyées  par  les 
rois  ou  les  grands  vassaux,  les  gens  des  communes  passant 
de  l’état  de  servage  à l’état  d’hommes  libres  et  de  proprié- 
taires, défrichèrent  et  mirent  en  culture  des  étendues 
plus  ou  moins  considérables. 

Ailleurs  les  forestæ  elles-mêmes,  quand  leurs  possesseurs 
voulaient  retenir  les  populations  autour  de  leurs  manoirs, 
durent  subvenir  aux  besoins  de  celles-ci,  non  seulement 
en  bois  de  feu  et  de  travail  et  en  luminaire  — car  les  bois 
résineux  fournissaient  des  torches  — mais  encore  en 
nourriture  pour  les  bestiaux  gros  et  petits  : chevaux,  bœufs, 
vaches,  moutons,  porcs.  Cette  jouissance,  que  ne  limi- 
tait aucune  règle  à l’origine,  dégénérait  souvent  en  de 
véritables  dévastations.  Alors  intervenaient,  de  la  part 

(t)  Cf.  Charles  de  Ribbes,  La  Provence  au  point  de  vue  des  bois  et  des 
inondations.  On  doit  pouvoir  en  dire  autant  de  la  région  pyrénéenne  où 
s’est  conservé  très  vivace  le  souvenir  des  invasions  sarrasines! 


6o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


des  duces  et  comités  de  l’ère  carolingienne,  et,  plus  tard, 
des  seigneurs  féodaux,  des  concessiones,  qui  n’étaient,  dans 
le  principe,  que  la  régularisation,  quelquefois  aussi  la  res- 
triction, de  pratiques  jusque-là  toujours  exercées  et  qui 
se  trouvaient  par  là  érigées  en  véritables  droits  d’usage. 

L’exercice  de  ces  droits,  toutefois,  ne  tarda  pas,  lui  aussi, 
malgré  les  règlements,  à devenir  abusif.  Les  concessions 
ou  chartes  les  stipulant  furent  elles-mêmes  accordées 
sans  raison  ni  mesure,  tantôt  à des  corporations  ou  com- 
munautés religieuses  ou  civiles,  tantôt  à des  individus  à 
titre  viager  ou  même  héréditaire,  en  tant  qu’habitants  de 
telle  localité  ou  de  telle  maison  à laquelle  le  droit  était 
attaché  : concessions  par  chartes  authentiques  de  droit 
d 'affouage  pour  les  bois  de  feu  (1)  ; de  droit  de  maçonnage 
pour  les  bois  destinés  à réparer  ou  reconstruire  les  mai- 
sons ; de  droit  de  ramage  consistant  à s’approprier  les 
branches  et  rameaux  nécessaires  à la  confection  et  à l’en- 
tretien des  haies  et  clôtures  ; ou  bien  du  droit  de  se  four- 
nir de  tout  le  bois  nécessaire  à la  confection  des  outils  et 
instruments  de  culture  et  des  ustensiles  de  ménage  (2); 
du  droit  de  vaine  pâture  ; du  droit  de  faînée  ou  glandée, 
appelé  encore  panage  et  paisson,  permettant  d’introduire 
les  porcs  en  forêt  lors  de  la  faînée  du  hêtre  ou  de  la  glan- 
dée du  chêne.  On  cite  une  Charte  octroyée  aux  Normands 
par  Louis  le  Hutin  en  1 3 1 5 (22  juillet),  confirmée  le 
q octobre  1 5 33  par  François  Ier,  concernant  le  droit  aux 
morts-bois , c’est-à-dire  aux  bois  d’essences  inférieures,  et 
les  énumérant  (3). 


(1)  Les  seuls  approvisionnements  en  bois  rie  feu  entraînaient  de  véritables 
hécatombes.  Les  vastes  cheminées  d’alors  consumaient  des  arbres  entiers 
en  guise  de  bûches  ; l'industrie  du  fer  nécessaire  à la  confection  des  armures 
des  chevaliers,  des  écuyers,  des  hommes  d’armes  de  toute  condition, 
exigeait  également  de  très  grandes  quantités  de  bois,  seul  combustible  alors 
connu. 

(2)  Le  bois  nécessité  par  la  fabrication  des  araires,  charrues  et  autres 
instruments  aratoires,  pour  la  confection  des  meubles  et  autres  industries  de 
la  matière  ligneuse,  se  prenait  en  quantité  considérable  en  forêt. 

(5)  Les  morts-bois,  énumérés  dans  la  Charte  aux  Normands  de  Louis  X, 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  Ôl 

Mais  la  protection  la  plus  efficace  des  forêts  pour  leur 
conservation  clans  la  mesure  nécessaire,  est  due  à la  poli- 
tique constante  des  rois  de  France  descendants  de  Hugues 
Capet. 

Sous  les  faibles  successeurs  de  Charlemagne,  les  forêts 
du  domaine  royal  constitué  par  Clovis  avec  un  tiers  envi- 
ron de  l’ancien  domaine  gaulois  de  l’Empire  romain  — les 
deux  autres  tiers  ayant  été  abandonnés  à ses  leudes  — 
avaient  peu  à peu  passé  en  la  possession  des  seigneurs  ou 
des  abbayes,  soit  en  donations  accordées  à celles-ci  par 
la  munificence  des  rois  des  deux  premières  races,  soit  en 
usurpations  ou  anticipations  des  officiers  royaux,  ou  de 
toute  autre  manière.  Impuissants  à défendre  leurs  sujets, 
les  derniers  carolingiens  ne  l’étaient  pas  moins  à défendre 
leur  domaine.  Quand  la  dynastie  capétienne,  élevée  à la 
dignité  royale  par  la  féodalité  naissante,  eut  établi  sur  les 
grands  feudataires  une  prépondérance  incontestée,  elle 
eut  pour  objectif  constant  l’accroissement  du  domaine 
royal,  et  chaque  fois  que  par  mariage,  traité  ou  conquête, 
une  des  principautés  ou  grandes  seigneuries  vassales  ou 
étrangères  faisait  retour  ou  accession  à la  Couronne,  le 
domaine  privé  du  précédent  seigneur,  duc,  comte  ou  baron, 
était  incorporé  au  domaine  du  roi,  c’est-à-dire  au  domaine 
de  l’Etat.  Car,  dans  l’ancienne  France,  le  domaine  de  la 
Couronne  se  confondait  avec  celui  de  la  nation.  Et  le 
plus  beau  fleuron  de  cette  couronne,  dit  Alfred  Maury, 
« c’étaient  ces  grandes  forêts  remplies  d’arbres  séculaires, 
débris  de  celles  que  César  avait  rencontrées  en  traversant 
les  Gaules  ». 

Il  n’est  que  trop  vrai,  des  parcelles  souvent  importantes 
de  ce  domaine  en  furent  détachées  à diverses  époques  en 

sont  les  saules  et  marsaules,  les  épines  (blanches  probablemeni),  les puisnes 
(?  épine  noire  ou  cornouiller  sanguin  ?),  les  aulnes,  les  senrs  ou  sureaux,  les 
genêts,  les  genévriers  et  les  rouchcs  ou  ronces.  Dans  cette  énumération, 
d’ailleurs  incomplète  (il  est  vrai  qu’elle  ne  concernait  que  la  Normandie], 
figurent  trois  essences,  savoir  le  saule,  le  marceau  et  l’aune  qui  ne  sont 
aujourd’hui  nullement  considérés  comme  morts-bois. 


62 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


faveur  de  seigneurs  de  la  cour  ou  autres,  soit  en  récom- 
pense de  services  rendus,  soit,  comme  l’exprime  M.  Huf- 
fel,  par  suite  de  « l’avidité,  l’importunité,  les  sollicitations 
des  courtisans  ».  Chacun  des  rois  qui  ceignait  la  couronne 
s’efforçait,  d’après  cet  auteur,  « de  faire  rendre  gorge 
aux  courtisans  du  règne  précédent,  sauf  à gratifier  ceux 
qui  l’entouraient  ».  Mais,  ajoute  M.  Huffel,  « l’avidité  et  la 
constance  des  seigneurs  furent  plus  efficaces  que  l’autorité 
royale  elle-même  » (1). 

A l’appui  des  assertions  relatant  ces  abus,  on  nous  cite 
les  tentatives  des  rois  de  France  pour  y échapper.  Fran- 
çois Ier  proclamant,  en  1 53g,  l’inaliénabilité  du  domaine 
royal,  n’aurait  fait  que  confirmer  un  principe  bien  anté- 
rieur à l’avènement  des  Valois.  Ce  seraient  « les  aliéna- 
tions ou  dons  trop  souvent  scandaleux  »,  suivant  les 
expressions  de  notre  auteur,  de  Charles  IX,  qui  auraient 
provoqué,  à l’instigation  du  chancelier  De  L’Hospital,  le 
célèbre  édit  de  Moulins  (février  1 566),  dans  lequel  ce  roi 
s’engageait  solennellement,  pour  lui  et  ses  successeurs, 
à s’interdire  toute  nouvelle  aliénation  des  biens  de  la 
couronne,  ce  qui  ne  l’empêcha  pas  de  vendre,  dans  la 
même  année  et  en  trois  des  années  suivantes,  des  forêts 
du  domaine  avec,  il  est  vrai,  la  condition  de  faculté 
perpétuelle  de  rachat. 

A Charles IX  succéda  son  frère  Henri  III,  qui  confirma 
en  1 57g  l’édit  de  Moulins,  et,  révoquant  les  ventes  ou 
cessions  de  ses  prédécesseurs,  réunit  de  nouveau  au 
domaine  les  biens  qui  en  avaient  été  distraits,  mais  en 
faisant  rembourser  le  prix  de  celles  de  ces  ventes  qui 
avaient  été  suivies  de  paiements  effectifs.  Et  cependant, 
durant  les  années  suivantes,  Henri  III  « consentit  encore 
plus  d’aliénations  que  n’en  avait  fait  aucun  de  ses 
prédécesseurs  » (2). 

(1)  ÉCONOMIE  FORESTIÈRE,  t.  I,  pp.  222  et  223. 

(2)  Ibid .,  t.  1,  p.  222.  Il  nous  parait  juste  d'ajouter  que  la  plupart  ou  au 
moins  un  grand  nombre  des  aliénations  de  forêts  ainsi  consenties  par  nos 
rois,  l’étaient  sous  la  forme  de  V Engagement  ; cela  consistait  à concéder 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  63 

Quand  Henri  IV  accéda  au  trône,  les  82  000  hectares 
de  forêts  (ou  classés  comme  telles)  qui  lui  appartenaient 
en  propre  dans  la  région  pyrénéenne,  furent,  suivant  la 
coutume,  réunies  au  domaine  de  la  couronne,  et  l’on 
ne  dit  pas  que  des  aliénations  nouvelles  aient  eu  lieu 
sous  son  règne.  Mais  depuis  lors,  ses  successeurs, 
Louis  XIII,  Louis  XIV  lui-même,  après  avoir,  en  1669, 
fait  rentrer  à la  Couronne  bon  nombre  de  forêts  engagées, 
puis  Louis  XV,  et  enfin  la  Constituante,  par  diverses  lois 
rendues  en  1790,  consentirent  ou  prescrivirent,  sous 
diverses  formes,  des  aliénations  de  forêts  de  l’Etat. 

Pour  en  finir  avec  cette  question,  observons  que,  sous 
la  Restauration,  forcée  de  liquider  le  lourd  passif  légué 
par  le  règne  antérieur,  la  loi  des  finances  du  23  septembre 
1814  et  la  loi  du  2 5 mars  1817  en  faveur  de  la  caisse 
d’amortissement  avaient  prescrit  l’aliénation,  la  première 
de  3oo  000  hectares  de  forêts  du  Domaine,  la  seconde  de 
1 5o  000  hectares  de  même  provenance.  Mais  ajoutons 
que  les  effets  de  la  loi  de  1814  furent  arrêtés  en  1816, 
après  l’aliénation  seulement  de  45  900  hectares,  et  qu’il 
ne  fut  aliéné,  en  vertu  de  la  loi  de  1817,  que  123  000  hec- 
tares ; ce  qui  fait  un  total  en  nombre  rond  de  169  000, 
soit  les  trois  huitièmes  seulement  de  l’étendue  prévue  et 
votée.  Sous  le  règne  de  Louis-Philippe,  l’aliénation  des 
forêts  de  l’État  fut,  pour  la  première  fois,  dans  les  vues 
du  ministre  Laffite,  considérée  non  plus  comme  un  expé- 
dient dans  des  moments  difficiles,  mais  comme  un  système 
financier.  Une  loi  fut  promulguée  le  25  mars  1 83 1 , en 
vertu  de  laquelle  il  fut  aliéné  entre  cette  date  et  l’année 


une  sorte  d’usufruit  héréditaire  de  biens  de  la  Couronne,  de  forêts  le 
plus  souvent,  comme  gage  et  garantie  d’avances  de  fonds  faites  par  les 
engagistes.  Que  ces  abandons  de  jouissance,  équivalant  parfois  à des  dons 
purs  et  simples,  aient  souvent  dégénéré  en  abus,  cela  n’est  pas  contesté. 
Du  moins  ne  revétaient-ils  pas  nécessairement  le  caractère  de  faveurs 
gratuites  qui  avaient  été  arrachées  par  l’indiscrète  obsession  de  ceux  qui  en 
étaient  l'objet.  Souvent  aussi  les  domaines  engagés  ont  fait  retour  à la 
couronne,  comme  il  a été  dit  plus  haut.  On  en  peut  citer  des  exemples  sous 
les  règnes  de  Philippe  le  Long,  Charles  IV,  Charles  V,  Louis  XI,  François  Ier, 
Charles  IX,  Louis  XIV,  le  Régent  pendant  la  minorité  de  Louis  XV. 


64 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


1848,  188  000  hectares  de  forêts  (1).  En  i85o,  M.  Fould 
reprenant  la  politique  financière  de  M.  Ladite,  obtint  de 
l’Assemblée  nationale,  qui  du  reste  n’y  consentit  qu’à 
regret,  l’autorisation  d’aliéner  5o  000  hectares. 

Sous  le  Second  Empire,  c’est-à-dire  de  i852  à 1870,  de 
nombreuses  aliénations  de  forêts  de  l’Etat  furent  encore 
autorisées.  D’après  M.  Becquerel  (2),  de  i852  à 1864,  il 
en  a été  vendu  62  6g  1 hectares.  Les  forêts  domaniales 
ayant  été,  par  la  loi  du  11  juillet  1866,  atfectées  à la 
caisse  d’amortissement,  la  loi  des  finances  du  18  du  même 
mois  prescrivit  d’aliéner  des  forêts  et  de  vendre  des  coupes 
extraordinaires  jusqu’à  concurrence  de  2 5oo  000  francs. 
D’autres  aliénations  encore  furent  réalisées  durant  le 
règne,  que  l’on  peut  évaluer  à 48  000  hectares  environ  (3). 
Le  plus  souvent,  c’est  avec  autorisation  de  défricher  que 
furent  faites  les  mises  en  vente  (4). 

(A  suivre).  0.  de  Kirwan. 

(1)  Tous  ces  chiffres  résultent  des  données  fournies  par  M.  Iluffel,  op.  cit., 
pp.  226  et  suiv. 

(2)  Mémoire  lu  à l’Académie  des  sciences.  Comptes  rendus , séance  du 
22  mai  1865. 

(5)  Il  n’y  a pas  un  parfait  accord  sur  l’étendue  des  forêis  aliénées  de  1814 
à 1870.  M.  Huffel,  dans  une  note  au  bas  de  la  page  228  de  son  tome  Ier, 
s'exprime  ainsi  : « La  contenance  totale  des  bois  domaniaux  aliénés  de  1814 
à 1870  est  de  558  912  hectares.  >»  Or,  en  additionnant  les  chiffres  partiels 
énoncés  dans  le  texte,  on  arrive  à un  résultat  sensiblement  différent  : 

45  900  liect.  aliénés  en  vertu  de  la  loi  des  finances  de  1814  (p.  226)  ; 
125  000  » » » loi  du  25  mars  1817  (p.  227)  ; 

188  166  » » » loi  du  25  mars  1851  (d°); 

62  691  » aliénés  de  1852  à 1864  d'après  M.  Becquerel  ; 

Total  419  757  hectares,  non  compris  les  aliénations  effectuées  en  vertu  de  la 
loi  de  1850  et  celles  qui  ont  eu  lieu  de  1864  à 1870,  évaluées  à 48  000  hectares. 

Les  données  de  M.  Becquerel  seraient  encore  inférieures.  Il  ne  porte  qu’à 
216  000  hectares  les  aliénations  opérées  de  1820  à 1851  Et,  d’après  les  chiffres 
indiqués  par  M.  Huffel,  pp.  226  et  227,  le  nombre  d’hectares  aliénés  dans 
cette  période  serait  de  557  065  — 45  900  = 511  165  hectares.  Ajoutons  que, 
deux  pages  plus  haut,  le  même  auteur  évalue  à 559  000  hectares  les  forêts 
domaniales  vendues  de  1814  à 1870. 

(4)  Nous  ne  pouvons  considérer,  avec  M.  Huffel,  comme  « aliénations  » 
véritables  et  comme  « cédées  gratuitement  aux  dépens  du  domaine  de 
l'État  »,  les  24  667  hectares  restitués  à la  Maison  d’Orléans  par  l’Assemblée 
nationale  en  1872  ; car  il  s’agissait  d’une  restitution  en  toute  justice  de 
biens  arbitrairement  confisqués  aux  princes  de  cette  maison  par  decret 
présidentiel  du  22  janvier  1852. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE  (l) 


Chapitre  XVII 

LA  COORDINATION  DES  LOIS  DE  LA  STATIQUE  (suite) 

6.  Le  parallélogramme  des  forces  et  la  Dynamique 
Les  Observations  de  Roberval 
Pierre  Varignon  (1654-1722)  — La  Lettre  du  P.  Lamy 
Les  Principes  de  Newton  — La  Néo-Statique 
du  P.  Saccheri 

En  dépit  des  critiques,  bien  mal  justifiées,  de  Borelli, 
la  loi  de  la  composition  des  forces  apparaîtra  bientôt  aux 
mécaniciens  comme  le  principe  qui  doit  servir  à débrouil- 
ler toutes  les  questions  de  Statique.  Dès  lors,  il  y va  de 
l’honneur  de  ce  principe  qu’il  soit  rendu  indépendant  de 
toute  autre  loi  relative  à l’équilibre,  qu’il  soit  séparé  des 
considérations  sur  le  levier  ou  sur  le  plan  incliné  dont 
il  découlait  jusqu’ici  ; il  faut  qu’on  y parvienne  d’emblée, 
à partir  des  lois  premières  du  mouvement. 

Cette  justification  directe  par  les  principes  de  la  Dyna- 
mique, la  règle  de  la  composition  des  forces  va  la  trouver 
en  remontant  à ses  toutes  premières  origines,  aux  raison- 
nements des  Mvj^avtxà  TrpoSX^patja. 

Aristote  ou  l’auteur,  quel  qu’il  soit,  des  Quœstiones 

(1)  Voir  Revue  des  Questions  scientifiques,  octobre  1903,  p.  463,  avril  1904, 
p.  560,  juillet  1904,  p.  9,  octobre  1904,  p.  394,  janvier  1905,  p.  96,  avril  1905, 
p.  462,  juillet  1905,  p.  115,  octobre  1905,  p.  508,  janvier  1906,  p.  115,  et 
avril  1906,  p.  383. 

111e  SÉRIE.  T.  X.  5 


66 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


mechanicæ  connaissait  fort  bien  la  règle  de  composition 
des  vitesses.  Or,  pour  lui,  nous  l’avons  dit  (1),  connaître 
la  loi  de  la  composition  des  vitesses,  c’était  connaître  la 
loi  de  la  composition  des  forces,  car,  en  vertu  de  l’axiome 
fondamental  de  la  Dynamique  péripatéticienne,  une  force 
constante  produit  un  mouvement  uniforme  et  la  vitesse  de 
ce  mouvement  est  proportionnelle  à la  force  qui  l’en- 
gendre. On  peut  donc  dire,  si  l’on  veut,  que  la  loi  de  la 
composition  des  forces  a été  connue  dès  l’antiquité.  Si  les 
auteurs  modernes,  si  Léonard  de  Vinci,  Stevin  et  Rober- 
val  se  sont  efforcés  à la  démonstration  de  cette  loi,  c’est 
qu’ils  voulaient  des  preuves  purement  statiques,  des 
preuves  qui  ne  supposassent  pas  la  proportionnalité  entre 
la  force  qui  meut  et  la  vitesse  du  mobile  ; la  raison  de  ces 
efforts  apparaissait  très  clairement  à Stevin,  qui  regardait 
la  Dynamique  péripatéticienne  comme  condamnée  et  ne 
savait  encore  quelle  Dynamique  prendrait  sa  place. 

Comme  Stevin,  Descartes  pensait,  nous  l’avons  vu, 
que  l’ancienne  Dynamique  était  à refaire,  que  la  Dyna- 
mique nouvelle  n’était  pas  encore  faite  ; il  importait,  par 
conséquent,  de  fonder  la  science  de  l’équilibre,  au  moins 
provisoirement,  sur  des  postulats  autonomes,  sur  des 
axiomes  dont  la  certitude  ne  dépendît  pas  de  la  forme  qui 
serait  attribuée  aux  lois  du  mouvement. 

A l'égard  du  principe  péripatéticien  qui  affirme  la  pro- 
portionnalité entre  la  force  et  la  vitesse,  Roberval,  lui 
aussi,  éprouvait  quelques  doutes  ; témoin  ce  passage  que 
nous  lisons  dans  son  Traicté  de  Méchcinique  inédit  (2)  : 

« Et  quoyque  la  force  ou  impression  augmente,  et  en 
conséquence  la  vistesse,  il  ne  faut  pas  croire  pourtant  que 
cette  vistesse  augmente  à proportion.  Pour  exemple,  il  ne 
faut  pas  croire  qu’une  double  force  ou  impression  cause 
à un  mesme  corps,  une  double  vistesse,  encore  que  toutes 

(1)  V.  Chapitre  VI,  n»  2. 

(2)  Traicté  de  Méchanique  et  spécialement  de  la  conduitte  et  éléva- 
tion des  eaux,  par  Monsieur  de  Roberval  (Bibliothèque  nationale,  fonds 
latin,  Ms.  n°  7226,  fol.  14b,  recto). 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


67 


les  autres  conditions  soient  pareilles.  Au  contraire,  pour 
causer  une  double  vistesse,  il  faudroit  souvent  plus  que  le 
double  de  l’impression,  sans  pourtant  qu’on  sçache  l’aug- 
mentation de  l’une  à proportion  de  l’autre,  qui  est  une 
vérité  fort  difficile  à découvrir.  » 

Le  scrupule  dont  témoigne  ce  passage  est  malheureuse- 
ment isolé  dans  l’œuvre  de  notre  géomètre  ; partout 
ailleurs,  Roberval  raisonne  en  péripatéticien. 

Cet  auteur,  nous  l’avons  vu  (1),  est  le  premier  qui  ait 
publié  des  démonstrations  statiques  correctes  de  la  règle 
de  composition  des  forces  ; il  en  a donné  deux,  dont  la 
seconde,  tirée  de  l’axiome  que  Descartes  devait  formuler 
d’une  manière  générale,  est  fort  belle.  Néanmoins,  pour 
avoir  adopté  l’idée  que  la  loi  du  parallélogramme  des 
forces  devait  être  justifiée  par  des  méthodes  purement 
statiques  et  avoir  assuré  le  succès  de  cette  idée,  il  n’a  pas 
jugé  qu’il  fût  tenu  d’abandonner  l’antique  manière  de  voir 
d’Aristote. 

En  mourant  (1675),  Roberval  laissa,  en  manuscrit,  ses 
Observations  sur  la  composition  des  mouvemens,  et  sur  le 
moyen  de  trouver  les  touchantes  des  lignes  courbes  (2), 
qui  sont  un  de  ses  grands  titres  à la  gloire  géométrique. 
La  Mécanique  n’apparaît  que  d’une  manière  fort  accessoire 
en  cet  ouvrage,  mais  elle  y apparaît  sous  une  forme 
nettement  péripatéticienne. 

« Puissance,  dit  Roberval  3),  est  une  force  mouvante  ; 
Impression  est  l’action  de  cette  puissance  ; la  Ligne  de 
direction  de  la  puissance  est  celle  par  laquelle  la  puis- 
sance meut  le  mobile...  Nous  avons  encore  défini  la 


(1)  V.  chapitre  XIII,  2. 

(2)  Divers  ouvrages  de  M.  Personier  (sic)  de  Roberval  Observations 
sur  la  Composition  des  Mouvemens  et  sur  le  moyen  de  trouver  les 
Touchantes  des  lignes  courbes  Imprimé  une  première  fois  dans  le 
recueil  intitulé  : Divers  ouvrages  de  Mathématiques  et  de  Physique  par 
Messieurs  de  l’Académie  Royale  des  Sciences,  à Paris,  MDCXCIIl,  et  réim- 
prime dans  les  Mémoires  de  l’Académie  des  Sciences  depuis  1666  jusqu’à 
1699  ; Tome  VI,  MDCCXXX  ; p.  1. 

(3)  Roberval,  loc.  cit.,  p.  2. 


68 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


puissance  en  tant  qu’elle  nous  peut  servir  considérant  les 
diversités  des  mouvemens,  ce  qui  n’empêche  pas  que  dans 
d’autres  spéculations,  nous  n’entendions  par  le  mot  de 
puissance  une  force  capable  de  soutenir  un  poids  ou  de 
quelque  autre  effet.  » 

D’ailleurs,  un  peu  plus  loin  (1),  Roberval  considère 
« dans  les  corps  deux  sortes  d’impressions  qui  les  peuvent 
faire  mouvoir  ; l’une  qui  les  chasse  d’un  lieu  vers  un 
autre  avec  violence  : telle  est  celle  que  la  raquette  donne 
à la  baie,  la  corde  d’un  arc  à la  flèche,  etc.  L’autre  qui  se 
fait  par  attraction  des  corps,  soit  que  cette  attraction  soit 
réciproque  ou  non...  « 

Il  n’est  donc  point  douteux  que,  parmi  les  puissances 
dont  il  considère  l 'impression,  Roberval  ne  range  le  poids, 
la  « vertu  de  l’aiman  « (2),  et  les  autres  forces. 

« Généralement  (3),  en  ce  Traité,  nous  considérerons 
deux  choses  dans  les  mouvements,  leur  direction  et  leur 
vitesse.  « 

Que  la  direction  du  mouvement  coïncide  avec  la  ligne 
de  direction  de  la  puissance  qui  le  produit,  c’est  ce  qui 
résulte  de  la  définition  même  que  notre  géomètre  a donnée 
des  mots  : ligne  de  direction  ; c’est  ce  qui  résulte  encore 
sans  ambiguïté  possible  de  propositions  telles  que  celle-ci  : 

« La  direction  (4)  d’une  puissance  mouvant  un  mobile, 
lequel  par  son  mouvement  décrit  une  circonférence  de 
cercle,  est  la  ligne  perpendiculaire  de  l’extrémité  du 
diamètre,  au  bout  duquel  le  mobile  se  trouve.  »• 

Cette  proposition  est  trop  exactement  conforme  à la 
Dynamique  péripatéticienne  pour  ne  nous  point  annoncer 
que  Roberval  accepte  l’axiome  même  sur  lequel  repose 
cette  Dynamique,  la  proportionnalité  entre  l 'impression 
d’une  puissance  et  la  vitesse  du  mouvement  uniforme 
quelle  engendre.  En  dépit  du  doute  émis  en  son  Traicté 

(1)  Roberval,  loc.  cit  , p.  8. 

(2)  Id.,  ibid.,  p.  10. 

(3)  Id.,  ibid.,  p.  2. 

(4)  Id.,  ibid.,  p.  3. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


69 


de  Méchanique,  cet  axiome  semble  si  évident  au  profes- 
seur du  Collège  de  France  qu’il  ne  songe,  nulle  part,  à en 
demander  l’acceptation  ; mais  il  l'invoque  de  la  manière 
la  plus  claire,  et  cela  précisément  pour  identifier  le  pro- 
blème de  la  composition  des  forces  avec  le  problème  de  la 
composition  des  mouvements  ou  des  vitesses  : 

« Or  nous  entendons  (1)  qu’un  mouvement  est  composé 
de  plusieurs  mouvemens,  lors  que  le  mobile  duquel  il 
est  le  mouvement,  est  meû  par  diverses  impressions...  » 

« Mais  nous  remarquerons  (2)  qu’en  cette  première 
composition  de  mouvemens  (deux  mouvements  uniformes 
de  directions  fixes)  et  généralement  en  toutes  les  autres, 
nous  pouvons  considérer  six  choses.  Sçavoir  trois  direc- 
tions qui  sont  les  deux  simples,  et  la  composée,  et  trois 
impressions  qui  sont  les  deux  simples  et  la  composée.  « 

« Or  si  les  trois  directions  nous  sont  données,  les  trois 
impressions  sont  aussi  données,  c'est  à dire  les  proportions 
des  vitesses  des  trois  mouvemens.  » 

Ainsi  donc,  dans  ses  Observations  sur  la  composition 
des  mouvemens,  Roberval  ramène  la  règle  de  la  compo- 
sition des  forces  à la  Dynamique,  mais  à la  Dynamique 
péripatéticienne  ; son  écrit  se  soude  de  la  manière  la  plus 
naturelle  aux  Quœstiones  mechanicœ  et  aux  Causes  de 
Charistion. 

Aux  Observations  sur  la  composition  des  mouvemens 
est  annexé  (3)  le  Projet  d'un  livre  de  Mécanique  traitant 
des  mouvemens  composez  ; ce  livre,  dont  deux  feuillets 
nous  font  connaître  seulement  l’avant-propos,  eût,  assuré- 
ment, été  rédigé  dans  le  même  esprit  péripatéticien  que 
les  Observations. 

Les  Observations  de  Roberval  furent  imprimées  seule- 
ment en  1693,  longtemps  après  la  mort  de  l’auteur  ; 
mais  la  doctrine  sur  les  mouvements  composés  qui  s’y 
trouvait  renfermée,  la  méthode  pour  « tirer  les  touchantes 

(1)  Roberval,  loc.  cit.,  p.  4. 

(2)  ld.,  ibid.,  p.  6. 

(3)  ld.,  ibid.,  p.  90. 


70 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


aux  lignes  courbes  « qui  s’en  déduisait,  furent  assurément 
connues  beaucoup  plus  tôt,  soit  par  tradition  orale  issue 
de  l’enseignement  que  Roberval  donnait  au  Collège  de 
France,  soit  par  communication  de  manuscrits.  Les  pen- 
sées contenues  en  cet  écrit  semblent  avoir  exercé  une 
profonde  influence  sur  les  recherches  de  Varignon. 

« Dès  que  M.  Varignon  eut  découvert  (1)  que  les  mou- 
vemens  composez  expliquoient  avec  une  grande  facilité 
l’emploi  des  forces  dans  les  Machines  ; qu’ils  donnoient 
exactement  les  rapports  de  ces  forces,  selon  quelque 
direction  qu’on  les  y supposât  placées,  avantage  qui  man- 
quoit  aux  méthodes  que  l’on  avait  suivies  avant  lui  ; il 
s’attacha  à en  faire  l’application  aux  Machines  simples  ; 
et  en  1 685 . dans  l’ Histoire  de  la  République  des  Lettres , 
il  donna  un  Mémoire  sur  les  poulies  à moufles  (2),  dans 
lequel  il  se  servoit  des  mouveinens  composez  pour  déter- 
miner tout  ce  que  l’on  peut  désirer  sur  cette  espèce  de 
Machine.  » 

En  1687,  Pierre  Varignon  se  fit  connaître  du  public 
par  son  Projet  d'une  nouvelle  Méchanique  (3),  dédié  à 

(1)  Avertissement  à ia  Nouvelle  Mécanique  de  Varignon. 

(2)  Pierre  Varignon,  Démonstration  générale  de  l’usage  des  poulies 
à moufle  (Histoire  de  i.a  République  des  Lettres,  mai  1687,  p.  487). 
•le  11’ai  pu  me  procurer  cet  écrit.  Je  transcris  ici  ce  qu’en  dit  Lagrange 
(. Mécanique  Analytique , Première  Partie,  Section  I,  Art.  13)  : ••  L'auteur  y 
considère  l’équilibre  d'un  poids  soutenu  par  une  corde  qui  passe  sur  une 
poulie,  et  dont  les  deux  parties  ne  sont  pas  parallèles.  Il  n’v  fait  point  usage 
ni  même  mention  du  principe  de  la  composition  des  forces,  mais  il  emploie 
les  théorèmes  déjà  connus  sur  les  poids  soutenus  par  des  cordes,  et  il  cite 
les  Statiques  de  Pardis  et  de  bechales.  Dans  une  seconde  démonstration,  il 
réduit  la  question  au  levier,  en  regardant  la  droite  qui  joint  les  deux  points 
où  la  corde  abandonne  la  poulie,  comme  un  levier  chargé  du  poids  appliqué 
à la  poulie,  et  dont  les  extrémités  sont  tirées  par  les  deux  portions  de  la 
corde  que  soutient  la  poulie.  » On  voit  donc,  comme  le  remarque  Lagrange, 
que  l’avertissement  à la  Nouvelle  Mécanique  “manque  d’exactitude»  en 
prétendant  que  Varignon  « se  servoit  des  mouvemens  composez  ••  dans  son 
travail  sur  les  poulies  à moufle. 

(3)  Projet  d'une  nouvelle  méchanique  avec  un  examen  de  l’opinion  de 
M.  liorelli  sur  les  propriétez  des  poids  suspendus  par  des  cordes.  (Sans  nom 
d'auteur).  A Paris,  chez  la  veuve  d’Edme  Martin.  Jean  Boudot  et  listienne 
Martin,  rué  S.  Jacques,  au  Soleil  d’or,  MDCLXXXV11. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


71 


l’Académie  des  Sciences.  Il  ne  cessa,  sa  vie  durant,  de 
travailler  au  traité  de  Statique  dont  ce  Projet  traçait  le 
plan  ; mais  ce  traité  ( 1 ) ne  parut  que  trois  ans  après  sa 
mort,  imprimé  par  les  soins  de  Beaufort  et  de  l’abbé 
Camus. 

Le  Projet  d'une  Nouvelle  Mêchanique  débute  par  une 
préface  où  Varignon  initie  le  lecteur  aux  démarches  par 
lesquelles  son  esprit  a acquis  une  vue  claire  des  lois 
de  l’équilibre  ; l’auteur  pense  sans  doute,  par  cette  con- 
fidence, nous  faire  admirer  l’originalité  de  ses  intuitions 
et  la  rare  profondeur  de  ses  méditations  ; mais  cet  objet 
n’est  qu’imparfaitement  atteint  ; nous  reconnaissons  bien- 
tôt, dans  les  réflexions  de  Varignon,  une  suite  de  pensées 
qu’il  est  fort  habituel  de  rencontrer  dans  les  traités  de 
Mécanique  composés  peu  de  temps  avant  le  sien  ; en  sorte 
que  ce  qui  nous  frappe,  dans  l’œuvre  de  ce  géomètre, 
c’est  bien  moins  la  force  et  la  nouveauté  des  pensées 
qu’elle  contient  que  la  clarté  et  la  fidélité  avec  lesquelles 
elle  reflète  les  idées  de  ses  contemporains. 

« A l’ouverture  du  second  Tome  des  Lettres  de  Monsieur 
Descartes,  dit  Varignon  (2),  je  tombai  sur  un  endroit  de 
la  24  où  il  est  dit  que  c'est  une  chose  ridicule  que  de  vou- 
loir employer  la  raison  du  Levier  dans  la  Poulie.  Cette 
réflexion  m’en  fit  faire  une  autre  : Sçavoir  s’il  est  plus 
raisonnable  de  s’imaginer  un  levier  dans  un  poids  qui  est 
sur  un  plan  incliné  que  dans  une  poulie.  Après  y avoir 
pensé,  il  me  sembla  que  ces  deux  machines  étant  pour  le 
moins  aussi  simples  que  le  levier,  elles  n’en  dévoient  avoir 
aucune  dépendance,  et  que  ceux  qui  les  y rapportoient, 
n’y  étoient  forcez  que  parce  que  leurs  principes  n’avaient 

(1)  Nouvelle  Mécanique  ou  Statique  dont  le  projet  fut  donné  en 
MDCLXXXV1I.  Ouvrage  posthume  de  M.  Varignon,  des  Académies  Royales  des 
Sciences  de  France,  d’Angleterre  et  de  Prusse,  Lecteur  du  Roy  en  Philosophie 
au  Collège  Royal,  et  Professeur  de  Mathématiques  au  Collège  Mazarin.  A 
Paris,  chez  Claude  Jombert,  rué  S.  Jacques,  au  coin  de  la  rué  des  Mathurins, 
à l’Image  Notre-Dame,  MDCCXXV. 

(2)  Varignon,  Projet  d'une  nouvelle  Mêchanique,  Préface. 


72 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pas  assez  d’étendue  pour  en  pouvoir  démontrer  les  pro- 
priétez  indépendamment  les  unes  des  autres... 

» C’est  peut-être  ce  qui  a porté  M.  Descartes  et 
M.  Wallis  à prendre  une  autre  route  ; quoi  qu’il  en  soit, 
ce  n’a  pas  été  sans  succez  : puisque  celle  qu’ils  ont  suivie, 
conduit  également  à la  connaissance  des  usages  de  cha- 
cune de  ces  machines,  sans  être  obligé  de  les  faite  dé- 
pendre l’une  de  l’autre  ; outre  quelle  a mené  M.  Wallis 
beaucoup  plus  loin  qu’aucun  Autheur,  que  je  sçache,  n’eût 
encore  été  de  ce  côté  là. 

» La  comparaison  que  je  fis  de  ces  deux  sortes  de 
principes,  me  fit  sentir  que  ceux  d’Archimède  n’étoient  ny 
si  étendus,  ny  si  convainquants  que  ceux  de  M.  Descartes 
et  de  M.  Wallis  ; mais  je  ne  sentis  point  que  les  uns  ni  les 
autres  m’éclairassent  beaucoup  : J’en  cherchai  la  raison, 
et  ce  défaut  me  parut  venir  de  ce  que  les  autheurs  se 
sont  tous  plus  attachés  à prouver  la  nécessité  de  l’équi- 
libre, qu’à  montrer  la  manière  dont  il  se  fait. 

« Ce  fut  ce  qui  me  fit  résoudre  à prendre  le  parti 
d’épier  moi-même  la  nature,  et  d’essayer  si,  en  la  suivant 
pas  à pas,  je  ne  pourrais  point  apercevoir  comment  elle 
s’y  prend  pour  faire  que  deux  puissances,  soit  égales,  soit 
inégales,  demeurent  en  équilibre.  Enfin  je  m’appliquai  à 
chercher  l’équilibre  lui-même  dans  sa  source,  ou  pour 
mieux  dire,  dans  sa  génération.  » 

Varignon  donne  alors  un  exemple  de  cette  méthode  qui 
permet  de  découvrir  la  génération  même  de  l’équilibre  ; 
il  analyse  l’équilibre  d’un  corps  sur  un  plan  incliné  ; il 
montre  comment  la  tension  du  fil  qui  retient  le  corps  et 
la  pesanteur  de  cette  masse  ont  une  résultante  précisé- 
ment normale  au  plan.  Il  ne  dit  rien  à cet  égard  qui  ne 
se  trouve  déjà  dans  Stevin,  qui  n’ait  été  maintes  lois 
reproduit  par  Mersenne,  par  Herigone,  par  Wallis,  par 
tous  ceux  qui  ont  écrit  au  sujet  de  la  Statique. 

« Après  avoir  ainsi  trouvé  la  manière  dont  l’équilibre 
se  fait  sur  des  plans  inclinez,  je  cherchai  par  le  même 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE.  73 

chemin  comment  des  poids  soutenus  avec  des  cordes  seule- 
ment, ou  appliquez  à des  poulies,  ou  bien  à des  leviers, 
font  l’équilibre  entre ux,  ou  avec  les  puissances  qui  les 
soutiennent;  et  j’aperçus  de  même  que  tout  cela  se  faisoit 
encore  par  la  voye  des  mouvemens  composez,  et  avec  tant 
d’uniformité  que  je  ne  pus  m’empêcher  de  croire  que  cette 
voye  ne  fût  véritablement  celle  que  suit  la  nature  dans  le 
concours  d’action  de  deux  poids,  ou  de  deux  puissances, 
en  faisant  que  leurs  impressions  particulières,  quelque 
proportion  qu’elles  ayent,  se  confondent  en  une  seule  qui 
se  décharge  tout  entière  sur  le  point  où  se  fait  cet  équi- 
libre : De  sorte  que  la  raison  Physique  des  effets  qu’on 
admire  le  plus  dans  les  machines  me  parut  être  justement 
celle  des  mouvemens  composez... 

« Des  vues  si  étendues  me  surprirent,  et  l’évidence 
avec  laquelle  le  détail  de  tout  cela  me  paroissoit,  indé- 
pendamment même  du  général,  me  confirma  encore  dans 
l’opinion  où  j’étois,  qu’il  faut  entrer  dans  la  génération 
de  l’équilibre  pour  y voir  en  soi,  et  pour  y reconnoître 
les  propriétez  que  tous  les  autres  principes  ne  prouvent, 
tout  au  plus,  que  par  nécessité  de  conséquence.  « 

Comment  Varignon  est-il  arrivé  à cette  opinion  « que 
la  raison  physique  des  effets  qu’on  admire  le  plus  dans 
les  machines  est  justement  celle  des  mouvemens  compo- 
sez « ? On  n’en  saurait  douter  : 11  y est  parvenu  par  la 
voie  même  que  Roberval  a suivie  dans  ses  Observations  ; 
il  y a été  conduit  par  les  principes  de  la  Dynamique 
péripatéticienne  dont  il  ne  semble  avoir  douté  en  aucun 
de  ses  écrits  de  Statique. 

Non  seulement  Varignon  ne  révoque  pas  en  doute 
l’axiome  fondamental  de  la  Dynamique  d’Aristote,  mais 
il  le  formule  explicitement  (1),  il  en  fait  l’axiome  premier 
d’où  découleront  toutes  ses  déductions  : « Les  espaces, 
dit-il,  que  parcourt  un  même  corps,  ou  des  corps  égaux 


(1)  Varignon,  Projet  d'une  nouvelle  Méchanique , p.  1,  Axiome. 


74 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dans  des  tems  égaux,  sont  entre-eux  comme  les  forces  qui 
les  meuvent  ; et  réciproquement  lorsque  ces  espaces  sont 
entre-eux  comme  ces  forces,  elles  les  font  parcourir  au 
même  corps,  ou  à des  corps  égaux  en  tems  égaux.  » 

Mais  peut-être  objectera-t-on  que  la  similitude  entre 
l’axiome  d’Aristote  et  l’axiome  de  Varignon  est  une  simi- 
litude apparente;  que  la  proposition  énoncée  par  Varignon 
s’accorderait  avec  la  Dynamique  moderne,  pourvu  que  les 
corps  considérés  partissent  du  repos  ; que  cette  restriction 
était  sans  doute  présente  à l’esprit  de  Varignon,  mais 
qu’il  a négligé  de  la  formuler. 

Si  l’opinion  que  nous  avons  émise  pouvait  être  ébranlée 
par  ces  doutes,  il  nous  suffirait,  pour  la  raffermir,  de  lire 
le  début  de  la  Nouvelle  Mécanique. 

Après  avoir  déclaré  (i)  que  la  Pesanteur  est  une  force  ; 
que  « c’est  sur  cette  mesure  que  se  fait  d’ordinaire  l’esti- 
mation de  toutes  les  autres  forces  moins  connues,...  de 
sorte  que  l'on  dit  d’une  force  quelconque,  quelle  est  d’une 
livre,  de  trois,  etc.  »,  Varignon  formule  ses  axiomes  ; et, 
dans  la  liste  des  postulats  qu’il  énumère,  nous  trouvons 
ceux-ci  : 

« I.  Les  effets  sont  toujours  proportionnels  à leurs 
causes  ou  forces  productrices,  puisqu’elles  n’en  sont  les 
causes  qu’autant  qu’ils  en  sont  les  effets,  et  seulement  en 
raison  de  ce  quelles  y causent.  » 

« VI.  Les  vitesses  d’un  même  corps,  ou  de  corps  de 
masses  égales,  sont  comme  les  forces  motrices  qui  y sont 
employées,  c’est-à-dire,  qui  y causent  ces  vitesses  ; réci- 
proquement lorsque  les  vitesses  sont  en  cette  raison,  elles 
sont  celles  d’un  même  corps,  ou  de  corps  de  masses 
égales.  » 

« VIL  Les  espaces  parcourus  de  vitesses  uniformes  en 
tems  égaux  par  des  corps  quelconques,  sont  entr’  eux 

(t)  Varignon,  Nouvelle  Mécanique  ou  Statique , tome  I,  p.  3. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE.  75 

comme  ces  mêmes  vitesses  ; et  réciproquement  lorsque  ces 
espaces  sont  en  cette  raison,  ils  ont  été  parcourus  en  tems 
égaux.  « 

« VIII.  Les  espaces  parcourus  en  tems  égaux  par  un 
même  corps,  ou  par  des  corps  de  masses  égales,  sont 
comme  les  forces  qui  les  leur  font  parcourir  ; et  récipro- 
quement lorsque  ces  espaces  sont  en  cette  raison,  ils  sont 
parcourus  en  tems  égaux  par  un  même  corps,  ou  par  des 
corps  de  masses  égales.  Cet  Axiome-ci  est  un  Corollaire 
des  deux  précédens.  Ax.  6.  7.  » 

« Le  mot  vitesse  dans  la  suite  y signifiera  toujours 
vitesse  uniforme,  à moins  qu’on  n’y  avertisse  du  contraire.  » 
Il  est  impossible  de  formuler  avec  plus  de  netteté 
l’Axiome  dynamique  constamment  invoqué  dans  les  Phy- 
sicæ  Auscultationes  et  dans  le  De  Cœlo,  supposé  dans  les 
Quœstiones  mechanicœ ; et,  certes,  on  ne  peut  sans  stupeur 
songer  que  celui  qui  affirme  cet  axiome  d’une  manière  si 
claire  et  si  explicite  est  un  mécanicien  illustre,  contem- 
porain de  Newton.  L’erreur  est  vivace  ; la  déraciner  entiè- 
rement est  long  et  difficile  ; toujours,  de  quelque  souche 
que  l’on  croyait  morte,  pousse  un  surgeon  imprévu  ; de 
cette  vitalité  de  l’idée  fausse,  les  opinions  que  Varignon 
professait  en  Dynamique  sont  un  saisissant  exemple. 

Puisque  Varignon  admet  les  principes  de  la  Dynamique 
d’Aristote,  la  loi  de  la  composition  des  forces  ne  saurait 
offrir  à ses  yeux  aucune  obscurité  ; elle  est  ramenée  à la 
loi  de  composition  des  vitesses  et  s’obtient  (1)  par  la 
méthode  même  qu’a  suivie  Roberval. 

Une  fois  le  principe  de  la  composition  des  forces  ainsi 
établi,  Varignon  y ramène  tous  les  cas  d’équilibre  que  l’on 
peut  rencontrer  dans  les  machines  ; en  tous  ces  cas,  les 
forces  résultantes  sont  annihilées  par  les  appuis.  Ce  que 
sont  les  procédés  de  réduction  employés,  à quel  point  ils 


(J)  Varignon,  Projet  d'une  nouvelle  Méchctnique , p.  6.  — Nouvelle 
Mécanique  ou  Statique , lome  I,  p.  U. 


76 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


sont  presque  toujours  ingénieux,  mais  trop  souvent  arti- 
ficiels, il  n’est  pas  utile  que  nous  le  marquions  en  détail. 
Beaucoup  de  ces  procédés,  devenus  classiques,  sont  encore 
en  usage  dans  l'enseignement. 

C’est  seulement  dans  la  Nouvelle  Mécanique  (1)  que 
Varignon  est  parvenu  au  théorème  célèbre  que  nous  énon- 
çons aujourd’hui  sous  cette  forme  : Par  rapport  à un 
point  quelconque  pris  dans  leur  plan  commun,  le  moment 
de  la  résultante  de  deux  forces  est  égal  à la  somme  algé- 
brique des  moments  des  composantes . Grâce  à ce  beau  théo- 
rème, son  nom  est  aujourd’hui  connu  du  plus  humble  étu- 
diant en  Mécanique.  Cependant,  il  n’eut  pas  grand  effort 
à faire  pour  le  découvrir. 

Léonard  de  Vinci  avait  déjà  aperçu  la  vérité  de  cette 
proposition  dans  le  cas  où  le  point  auquel  on  rapporte  les 
moments  est  pris  sur  la  direction  de  l’une  des  trois  forces  ; 
l’un  des  moments  est  alors  égal  à zéro.  Sous  cette  forme, 
Stevin  l’avait  retrouvée  et  publiée  ; après  lui,  Roberval, 
Herigone,  Wallis,  De  Challes,  Casati,  Pardies,  Borelli, 
l’avaient  tous  reproduite.  Une  généralisation  bien  aisée 
suffisait  à donner  le  théorème  qu’expose  la  Nouvelle  Méca- 
nique. Cependant,  l’écolier  qui  répète  le  nom  de  Varignon 
ignore  celui  de  Simon  Stevin. 

La  réduction  systématique  de  la  Statique  à la  règle  de 
composition  des  forces  concourantes  ne  s’offrit  pas  seule- 
ment à l’esprit  de  Varignon  ; elle  se  présenta  en  même 
temps  aux  méditations  du  P.  Lamy.  Celui-ci  exposa  ses 
idées,  en  1687.  sous  forme  d’une  lettre  (2)  adressée  « à 

(1)  Varignon,  Nouvelle  Mécanique , Section  première,  Lemme  XVI; 
tome  1,  p.  84. 

(2)  Nouvelle  manière  de  démontrer  les  principaux  théorèmes  des 
élêmens  des  Méchaniques.  Pour  servir  d’addition  au  Traité  de  Méeha- 
nique  du  K P.  Lamy,  Prêtre  de  l’Oratoire.  A Paris,  chez  André  Pralard, 
rué  S.  Jacques,  à l’Occasion.  MDCLXXXV1I.  — l.es  quelques  pages  dont  se 
compose  cet  opuscule  furent,  en  effet,  accolées  aux  anciens  Traitez  de 
Méchanique  du  P.  Lamy,  dont  le  faux-titre  fut  également  changé  et  rem- 
placé par  celui-ci  : Traitez  de  Méchanique,  de  T équilibre  des  solides  et 
des  liqueurs.  Nouvelle  édition.  Où  l'on  ajoûte  une  nouvelle  manière  de 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


77 


Monsieur  de  Dieulamant,  Ingénieur  du  Roy,  à Grenoble  » . 

Citons  quelques  passages  de  cette  lettre  : « i°  Lorsque 
deux  forces  tirent  le  corps  Z (fig.  109)  par  les  lignes  AC 
et  BC  qu’on  appelle  lignes  de  direction  de  ces  deux  forces, 
il  est  évident  que  le  corps  Z n’ira  pas  ni  sur  la  ligne  AC, 
ni  sur  la  ligne  BC,  mais  par  une  autre  ligne  entre  AC  et 
BC,  quelle  que  soit  cette  ligne  que  je  nomme  X,  qui  sera 
le  chemin  par  lequel  Z marchera. 

« 2°  Si  le  chemin  X étoit  fermé,  alors  Z qui  est  déter- 

z 


miné  à marcher  par  ce  chemin  demeureroit  immobile, 
ainsi  les  forces  seroient  en  équilibre...  « 

« 40  Force,  c’est  ce  qui  peut  mouvoir.  On  ne  mesure 
les  mouvemens  que  par  les  espaces  qu’ils  parcourent.  Sup- 
posons donc  que  la  force  A est  à B comme  6 est  à 2. 
Donc  si  A dans  un  premier  instant  tiroit  à soi  le  corps  Z 
jusqu’au  point  E,  dans  le  même  instant,  B ne  l’auroit  tiré 
que  jusques  en  F ; je  suppose  que  CF  n’est  qu’un  tiers  de 
CE.  Nous  avons  vû  que  Z ne  peut  pas  aller  par  AC  ni  par 
BC  ; ainsi  il  faut  que  dans  le  premier  instant,  il  vienne 
à I)  où  il  répond  à E et  à F,  c’est  à dire  qu’il  a parcouru 
la  valeur  de  CE  et  de  FC. 

démontrer  les  principaux  théorèmes  de  cette  Science.  Par  le  P.  Lamy,  Prêtre 
de  l’Oratoire.  A Paris,  chez  André  Pralard,  ruë  S.  Jacques,  à l'Occasion. 
MDCLXXXVI1. 


78 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


« Tout  le  monde  convient  de  cela...  » 

“ 6°  Cette  ligne  X a ce  rapport  avec  les  lignes  de  direc- 
tion des  deux  forces  A et  B que,  de  quel  qu’un  de  ses 
points  qu’on  mène  deux  perpendiculaires  sur  ces  deux 
lignes,  elles  sont  entre  elles  réciproquement  comme  ces 
forces,  ou  comme  DE  à DF.  » 

Après  avoir  réduit  à la  composition  des  forces  la  théo- 
rie du  plan  incliné  et  du  treuil,  la  loi  d’équilibre  d’une 
verge  soutenue  par  deux  cordes,  etc.,  le  P.  Lamy  ajoute  : 
« Je  ne  crois  donc  pas  qu’on  puisse  souhaiter  un  principe 
plus  simple  et  plus  fécond  pour  résoudre  tous  les  pro- 
blèmes qu’on  peut  faire  sur  les  Méchaniques,  et  déter- 
miner exactement  la  force  de  toutes  les  machines,  de 
quelque  manière  qu’on  leur  applique  les  forces  dont  on 
se  sert  pour  les  remuer.  « 

L’analogie  était  très  grande  entre  les  idées  que  Vari- 
gnon  exposait  dans  son  Projet  d'une  Nouvelle  Méchanique 
et  celle  que  le  P.  Lamy  esquissait  en  même  temps  dans 
la  lettre  à M.  de  Dieulamant.  Aussi,  dans  Y Histoire  des 
Ouvrages  des  Sçavans  de  1688,  Basnage  accusa-t-il  le 
P.  Lamy  de  plagiat  à l’égard  de  Varignon  : « Il  y a 
apparence,  disait-il,  que  le  P.  Lamy  doit  à M.  Varignon 
la  découverte  de  ces  nouveaux  principes  de  Méchanique.  « 
Le  P.  Lamy  se  défendit  (1)  très  vivement  contre  cette 
accusation  et  affirma  l’indépendance  non  douteuse  de  sa 
découverte  par  rapport  aux  recherches  de  Varignon. 

Le  P.  Lamy  eût  été  en  droit  de  signaler  une  différence 
entre  la  démonstration  qu’il  donnait  de  la  loi  du  parallé- 
logramme des  forces  et  celle  qu’en  donnait  Varignon,  et 
de  tirer  vanité  de  cette  différence  ; elle  était  cependant 
bien  minime  en  apparence  ; elle  consistait  toute  dans  l’in- 

( 1)  La  Nouvelle  édition  des  Traitez  de  Méchanique  du  P.  Lamy  se 
termine  par  un  Extrait  du  Journal  des  Sçavans  du  Lundv  13  septembre 
1688.  Mémoire  servant  de  Réponse  à ce  que  l’Auteur  de  l'Histoire  des 
ouvrages  des  Sçavans  dit  au  mois  d’avril  1688,  art.  3,  touchant  une  lettre  où 
le  P.  Lamy  proposa  l’année  dernière  une  nouvelle  manière  de  démontrer 
les  principaux  Théorèmes  des  Ëlémens  de  Méchanique. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


79 


troduction  de  ces  quelques  mots  : « Dans  le  premier 
instant  « ; mais,  elle  était  bien  profonde  en  réalité,  puisque 
d’un  raisonnement  qui  rapportait  la  loi  de  la  composition 
des  forces  à la  Dynamique  péripatéticienne,  elle  faisait 
un  raisonnement  capable  de  rattacher  la  même  loi  à la 
Dynamique  moderne.  Il  est  bien  vrai,  en  effet,  selon  cette 
Dynamique,  que  si  diverses  forces,  constantes  ou  variables, 
agissent  successivement  sur  un  même  mobile  partant 
du  repos,  les  vitesses  qu’elles  lui  communiquent  au  bout 
d'un  temps  infiniment  petit,  le  même  pour  toutes,  sont 
proportionnelles  aux  intensités  de  ces  forces. 

En  même  temps  donc  qu’il  proposait  de  réduire  toute 
la  Statique  à un  principe  unique,  représenté  par  la  règle 
de  la  composition  des  forces,  le  P.  Lamy  parvenait  à tirer 
cette  règle  des  lois  d’une  Dynamique  exacte.  Or,  au 
moment  même  où  il  adressait  sa  lettre  à M.  de  Dieula- 
mant,  Newton  faisait  paraître  son  immortel  ouvrage  (1) 
sur  les  Principes  mathématiques  de  la  Philosophie  natu- 
relle. Le  grand  géomètre  se  proposait,  lui  aussi,  de  tirer 
des  principes  sur  lesquels  repose  la  science  du  mouvement 
une  justification  de  la  loi  de  la  composition  des  forces  ; 
il  y parvenait  en  suivant  exactement  la  même  voie  que  le 
P.  Lamy  ; peut-être  marquait-il  cette  voie  d’une  manière 
un  peu  moins  claire  que  ne  l’avait  fait  le  savant  oratorien. 

A chaque  force,  Newton  fait  correspondre  (2)  ce  que 
l’on  pourrait  nommer  une  force  instantanée,  ce  qu’il 
désigne  par  les  mots  : vis  impressa.  Au  sujet  de  cette 
vis  impressa,  il  donne  cette  indication  : « Consistit  hæc 
vis  in  actione  sola,  neque  post  actionem  permanet  in  cor- 
pore.  « Il  semble  que  sous  cette  formule,  trop  concise 
pour  être  claire,  il  faille  deviner  la  pensée  suivante  : La 
vis  impressa  est  l’effet  produit  par  une  force  qui  agit  sur 

(1)  Philosophiæ  naturalis  principia  mathematica , auctore  Isaaco 
Newtono.  Londini,  MDCLXXXVI1. 

(2)  Newton,  loc.  cit .,  Definitiones.  Üetinitio  IV. 


8o  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

un  mobile  pendant  un  temps  infiniment  petit,  choisi  une 
fois  pour  toutes. 

La  vis  impressa  détermine  alors  le  mobile  à se  mouvoir 
en  ligne  droite,  d’un  mouvement  uniforme  dont,  pour  un 
mobile  donné,  la  vitesse  est  proportionnelle  à l’intensité 
de  la  force  qui  a été  appliquée  pendant  un  instant.  De  là, 
Newton  tire  sans  peine  la  démonstration  (1)  de  la  loi  du 
parallélogramme  des  forces. 

Lorsque  nous  comparons  aujourd’hui  la  déduction  par 
laquelle  Newton  et  le  P.  Lamy  ont  obtenu  la  loi  de  com- 
position des  forces  concourantes  à la  voie  par  laquelle 
Varignon  est  parvenu  au  même  résultat,  nous  faisons 
entre  ces  deux  méthodes  une  extrême  différence. Varignon 
obtient  la  loi  du  parallélogramme  des  forces  au  moyen  de 
la  loi  de  composition  des  vitesses  et  de  cet  axiome  : Une 
force  est  dirigée  comme  la  vitesse  du  mouvement  qu’elle 
produit  ; elle  est  proportionnelle  à cette  vitesse.  Newton 
et  le  P.  Lamy,  au  contraire,  font  usage  de  la  règle  de 
composition  des  accélérations  et  de  ce  postulat  : L’accélé- 
ration d’un  mobile  est  dirigée  comme  la  force  qui  le 
sollicite  et  est  proportionnelle  à cette  force.  De  ces  deux 
principes,  nous  réputons  le  premier  erreur  grave  et  le 
second  vérité  essentielle. 

Il  ne  paraît  pas  que  les  géomètres  du  xvne  siècle  ou  du 
xvme  siècle  aient  attaché  la  moindre  importance  à cette 
distinction.  Les  propositions  auxquelles  la  Dynamique 
péripatéticienne  avait,  depuis  deux  mille  ans,  accoutumé 
les  physiciens  étaient  encore  familières  à tous  les  esprits  ; 
on  continuait  tout  naturellement  à les  invoquer  toutes  les 
fois  que  leurs  conséquences  ne  heurtaient  pas  trop  violem- 
ment les  vérités  découvertes  par  la  nouvelle  Dynamique. 

De  ce  que  nous  venons  d’avancer,  les  écrits  de  Varignon 
ne  nous  offrent-ils  pas  un  exemple  saisissant  ? 

Lorsqu’en  1687,  Varignon  donne  son  Projet  d'une 


(l)  Newton,  loc.  cit.,  Axiomata,  sive  leges  motus.  Corollarium  I. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


8l 


nouvelle  Méchanique,  il  prend  pour  point  de  départ  de  ses 
déductions  des  axiomes  que  l’on  dirait  empruntés  à la 
Physica  auscultatio  ou  au  De  Cœlo.  Mais,  à ce  moment, 
Lamy  et  Newton  montrent  que  les  mêmes  conséquences 
se  peuvent  tirer  d’une  Dynamique  exacte.  Varignon  a 
sûrement  connu  la  Lettre  du  P.  Lamy  et  il  serait  de  toute 
invraisemblance  qu’il  eût  ignoré  les  Principes  de  Newton. 
En  ces  deux  écrits,  il  trouvait  le  moyen  de  corriger  ses 
raisonnements  et  de  les  rendre  saufs  de  tout  emprunt  à 
une  Physique  surannée.  S’est-il  soucié  de  le  faire  ? 
Aucunement.  Pendant  trente-cinq  ans,  il  consacre  ses 
efforts  à développer  les  indications  contenues  dans  le 
Projet , et  la  Nouvelle  Mécanique  qu’il  produit  par  ce 
labeur  persévérant  se  trouve  plus  profondément  imprégnée 
de  Dynamique  péripatéticienne  que  son  premier  essai. 

La  Néo-Statique  du  P.  Saccheri  prête  à des  remarques 
analogues. 

Le  P.  Saccheri  est  originaire  de  San  Remo,  où  il 
naquit  à une  date  inconnue.  Il  mourut  à Milan,  le  5 octo- 
bre 1733.  L’année  même  de  sa  mort,  il  avait  publié  un 
livre  de  géométrie  intitulé  : Euclides  ab  omni  nœvo  vindi- 
catus  (1). 

Cet  ouvrage  suffit  à prouver  que  le  P.  Saccheri  était  un 
logicien  original  et  puissant.  Il  lui  a valu  l’honneur  d’être 
salué  par  Beltrami  (2)  comme  un  précurseur  de  Legendre 
et  de  Lobatchewsky  ; et  M.  P.  Mansion  (3)  a pu  dire  de 
cet  ouvrage  : « Malgré  ses  défauts,  l 'Euclides  ab  omni 
nœvo  vindicatus  est  l’ouvrage  le  plus  remarquable  que 

(1)  Euclides  ab  omni  nœvo  vindicatus  sive  conatus  geometricus 
quo  stabiliuntur  prima  universæ  geometriæ  principia,  auctore  Hieronymo 
Saccherio,  Societatis  Jesu,  in  Ticinensi  Universitate  Matheseos  professore. 
Opusculum  exm0  Senatui  Mediolanensi  ab  auctore  dicatum.  Mediolani, 
MDCCXXXII1.  Ex  typographia  Pauli  Antonii  Montani. 

C)  E.  Beltrami,  Un  preeursore  italiano  di  Legendre  e di  Lobatcheioski 
(Rendiconti  della  R.  Accademia  dei  Lincei,  t.  V,  p.  441  ; 17  mars  1889). 

(3)  P.  Mansion,  Analyse  des  recherches  du  P.  Saccheri , S.  J , sur  le 
Postulatum  d’Euclide  (Annales  de  la  Société  scientifique  de  Bruxelles, 
XlVe  année,  1889*90,  seconde  partie,  p.  46). 

111»  SÉRIE.  T.  X. 


6 


82 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


l’on  ait  écrit  sur  les  Éléments  avant  Lobatchewsky  et 
Bolyai.  « 

Un  tel  géomètre  semble  particulièrement  apte  à éviter 
les  paralogismes  lorsqu’il  traite  des  principes  de  la  Méca- 
nique; en  sorte  que  l’on  pourrait  croire  sa  Néo-Statique  (1), 
publiée  en  1703,  exempte  de  toute  contradiction. 

Un  écrit  de  son  confrère,  le  P.  Ceva(2),  avait  signalé  à 
l’attention  du  P.  Saccheri  certaines  propriétés  remar- 
quables d’une  pesanteur  qui  attirerait  les  éléments  de 
volume  des  divers  corps  vers  un  centre  fixe,  et  dont 
l’intensité  serait  proportionnelle  à la  distance  de  l’élément 
attiré  au  centre  commun  des  graves. 

Cette  loi  de  gravité  est  précisément  celle  que  Jean  de 
Beaugrand,  le  Géostaticien,  avait  proposée  et  que  Fermât 
acceptait  avec  quelques  nuances. 

Au  sujet  d’une  pesanteur  soumise  à cette  loi,  Saccheri 
se  propose  de  démontrer  deux  propositions  qui  sont, 
d’ailleurs,  parfaitement  exactes. 

La  première  de  ces  propositions,  qui  semble  condenser 
ce  que  les  vues  erronées  de  Fermât  contenaient  de  vérité 
diffuse,  peut  se  formuler  ainsi  : Si  la  gravité  suit  une  telle 
loi,  la  pesanteur  résultante  d’un  corps  passe  toujours  par 
un  point  ( centre  de  gravité ) qui  occupe,  dans  ce  corps,  une 
position  absolument  fixe  et  indépendante  de  la  situation 
du  corps. 

La  seconde  de  ces  propositions  affirme  qu’un  point, 
abandonné  sans  vitesse  initiale  et  tombant  en  chute  libre, 
mettra  toujours  le  même  temps  pour  parvenir  au  centre 
commun  des  graves,  quelle  que  soit,  au  début  du  mouve- 
ment, sa  distance  à ce  centre. 

Des  deux  propositions  que  Saccheri  se  propose  d’établir, 

(1)  Neo-Statica  auctore  Hieronymo  Saccherio,  e Societate  Jesu,  in  Tici- 
nensi  Universitate  matheseos  prot'essore,  excellentissimo  Senatui  Mediola- 
nensi  ; MDCCV1I1.  Ex  typographia  Josephi  Pandulphi  Malatestæ. 

Je  dois  au  R.  P.  Thirion  la  connaissance  et  la  communication  de  ce  rare 
ouvrage  ; qu’il  me  permette  de  lui  en  exprimer  ici  ma  vive  reconnaissance. 

(2)  Cf.  Saccheri,  Neo-Statica , lit).  IV,  Introductio,  p.  125. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


83 


l’une  ressortit  à la  Statique  et  l’autre  à la  Dynamique  ; il 
nous  sera  donc  donné  de  connaître  les  principes  que  le 
savant  Jésuite  emploie  en  ces  deux  branches  de  Mécanique. 

Au  point  de  départ  de  ses  déductions,  Saccheri  place 
la  notion  de  momentum  (1)  ; cette  notion,  voisine  de  celle 
que  Galilée  nommait  memento,  identique  à la  quantité  de 
mouvement  de  Descartes,  s’obtient  en  multipliant  la 
masse  (2)  du  mobile  par  la  vitesse  dont  il  est  animé  ; à 
cette  vitesse  même,  Saccheri  donne,  en  général,  le  nom 
à’impetus  (3). 

La  composition  et  la  décomposition  des  momenta  ou 
des  impetus  n’est  pas  autre  chose  que  la  composition  et  la 
décomposition  des  vitesses  ; de  ce  problème,  il  n’est  point 
malaisé  à Saccheri  d’exposer  la  solution,  connue  depuis 
Aristote.  Mais  bientôt  (4),  nous  voyons  que  les  proposi- 
tions ainsi  obtenues  subissent  une  insensible  transposition; 
un  imperceptible  glissement  transporte  à la  vis  motrix  ce 
que  l’on  avait  prouvé  de  Y impetus,  et  les  lois  cinématiques 
de  la  composition  des  vitesses  se  transforment  en  lois 
statiques  de  la  composition  des  forces,  sans  que  l’auteur 
ait  paru  s’apercevoir  de  ce  changement,  que  le  lecteur 
discerne  à grand’peine. 

C’est  par  une  telle  transposition  des  forces  aux  impetus 
que  se  trouve  évaluée  (5)  la  pesanteur  apparente  d’un 
grave  sur  un  plan  incliné.  Sans  doute,  il  est  question,  en 
cette  évaluation,  de  vitesse  à partir  du  repos  (impetus  ex 
quiete)  et  l’on  pourrait  y voir  l’indication  que  les  forces 
doivent  être  mesurées  par  la  vitesse  quelles  impriment, 
au  bout  d’un  temps  infiniment  court,  au  mobile  partant 
du  repos  ; les  raisonnements  de  Saccheri  seraient  alors 
semblables  à ceux  de  Lamy  et  de  Newton  ; ils  seraient 


(1)  Saccheri,  Neo-Statica,  lib.  I,  Definitiones,  p.  2. 
(“2)  Id.,  ibid.,  lib.  1,  Delînitio  7,  p.  2. 

(3)  Id.,  ibid.,  lib.  I,  Definitio  9,  p.  2. 

(4)  ld.,  ibid.,  lib.  I,  Propp.  IX,  X,  XI. 

(5)  ld.,  ibid.,  lib.  I,  Propp.  XXV11  et  XXV11I. 


84 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


exacts.  Mais  aucun  commentaire  du  mot  exquiete  n'indique 
qu’il  lui  faille,  en  ce  lieu,  attribuer  une  telle  importance  ; 
dénué  de  tout  rôle  dans  les  considérations  de  Statique  que 
développe  Saccheri,  il  semble  n’être  qu'un  subterfuge  pour 
rendre  moins  criarde  la  contradiction  qui  éclate  entre 
cette  Statique  et  la  Dynamique  du  même  auteur. 

Est-il  possible,  d’ailleurs,  de  douter  un  seul  instant  que 
Saccheri  regarde  la  vis  motrix  comme  proportionnelle 
à Y impet  us,  comme  identique  au  momentum,  lorsqu’on  lit 
cette  définition  (i)  du  centre  de  gravité  : 

« Par  centre  de  gravité , nous  entendons,  en  tout  grave, 
ce  point  par  lequel  passe  la  direction  naturelle  de  Yimpetus 
composé  qui  tend  au  centre  commun  des  graves;  on  doit 
comprendre  que  cette  direction  résulte  de  l’ensemble  des 
impetus  naturels  par  lesquels  les  diverses  parties  du  grave 
tendent  au  même  centre.  « 

11  est  bien  clair  que  la  Statique  de  Saccheri  repose  tout 
entière  sur  la  supposition  que  la  force  est  proportionnelle 
à Yimpetus,  c’est-à-dire  à la  vitesse.  Comme  la  Statique 
de  Varignon,  elle  emprunte  tous  ses  principes  à la  Dyna- 
mique d’Aristote. 

Or,  lorsqu’il  aborde  des  problèmes  de  mouvement,  c’est 
la  Dynamique  de  Newton  qu’invoque  Saccheri. 

Prenant  un  point  pesant  qui  décrit  une  certaine  trajec- 
toire (2),  il  considère  Yimpetus  vivus  de  ce  point,  c’est- 
à-dire  (3)  la  vitesse  dirigée  suivant  la  tangente  à la  trajec- 
toire; il  considère  aussi,  suivant  une  direction  quelconque 
D,  Yimpetus  subnascens  ; cette  grandeur  est  identique, 
d’après  ce  qu’il  a sans  cesse  admis  dans  ses  deux  premiers 
livres,  au  quotient,  par  la  masse  du  point,  de  la  compo- 
sante du  poids  suivant  la  direction  D.  Si  Saccheri  était 
conséquent  avec  les  principes  dont  il  a tiré  sa  Statique, 
il  égalerait  Yimpetus  subnascens  selon  la  direction  D à la 

(1)  Saccheri,  Neo-Statica , lib.  II,  Defmilio  S,  p.  55. 

(2)  ld.,  ibid.,  lib.  III,  Prop.  I. 

(3)  ld.,  ibid.,  lib.  111,  Adinonitio,  p.  84. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


85 


coniposante  de  Yimpetus  vivus  selon  la  même  direction. 
Ce  n’est  pas  ce  qu’il  fait  ; à Yimpetus  subnascens , il  égale 
Y accroissement  ( incrementum ) de  la  composante  suivant  I) 
de  Yimpetus  vivus.  Pour  parler  notre  moderne  langage, 
il  égale  le  quotient  par  la  masse  du  mobile  de  la  compo- 
sante du  poids  suivant  une  certaine  direction  à la  compo- 
sante de  Y accélération  suivant  la  même  direction  ; l’égalité 
qu’il  pose  ainsi  est  le  principe  même  de  la  Dynamique  de 
Newton. 

Nous  voyons  ainsi  Saccheri,  qui  est  un  géomètre  très 
habile  et  un  logicien  très  subtil,  se  servir,  pour  traiter 
des  problèmes  de  Dynamique  newtonienne,  de  proposi- 
tions de  Statique  qu’il  a établies  en  suivant  la  méthode 
d’Aristote.  Tout  aussi  bien,  nous  verrions  le  grand  Euler, 
alors  qu’il  expose  en  un  admirable  traité  (1)  la  Mécanique 
issue  de  l’œuvre  de  Newton,  adopter  en  bloc  les  lois  de 
Statique  que  Varignon  a fondées  sur  les  principes  péri- 
patéticiens. 

Ces  exemples  suffisent  à montrer  combien  la  substitution 
de  la  Dynamique  moderne  à la  Dynamique  d’Aristote  a 
été  lente  et  malaisée.  C’est  que  la  Dynamique  d’Aristote 
offrait  une  traduction  bien  plus  immédiate  des  expériences 
les  pins  obvies  ; infiniment  plus  abstraite,  la  Dynamique 
moderne  est  le  fruit  d’un  prodigieux  effort  de  réflexion  et 
d’analyse  ; il  a fallu  des  siècles  pour  déshabituer  l’esprit 
humain  de  la  première  et  pour  l’accoutumer  à la  seconde. 


7.  La  lettre  de  Jean  Bernoulli  à Varignon  (1717) 
L'énoncé  définitif  du  principe  des  déplacements  virtuels 

En  l’an  1687,  il  semble  que  la  Mécanique  ait  pour  tou- 
jours renoncé  à la  méthode  des  déplacements  virtuels  de 

(1)  Mechanica  sive  Motus  Scientia.  analytice ’ exposita,  auctore 
Leonhardo  Eulero,  Academiæ  Imper.  Scientiarum  membro  et  malheseos 
sublimions  piofessore.  Instar  supplementi  ad  Commentar.  Acad.  Scient. 
Imper.JPetropoli,  ex  typographia  Academiæ  Scientiarum.  An.  1736. 


86 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Jordanus,  de  Descartes  et  de  Wallis,  aussi  bien  qu’à  la 
méthode  des  vitesses  virtuelles  d’Aristote,  de  Charistion 
et  de  Galilée.  Tous  ceux  qui  ont  écrit  sur  la  Statique 
après  Wallis,  à l’exception  de  Casati  et  de  De  Challes, 
ou  bien  ont  passé  ces  méthodes  sous  silence,  ou  bien  ont 
déclaré  que  l’esprit  n’y  trouvait  pas  une  suffisante  assu- 
rance pour  y prendre  le  fondement  de  la  Statique  ; tout  au 
plus  ont-ils  consenti  à en  faire  un  corollaire  de  propositions 
construites  sur  d’autres  hypothèses. 

Après  s’être  efforcés  d’asseoir  toute  la  Statique  sur  le 
principe  du  levier,  ils  ont  reconnu  dans  la  loi  de  compo- 
sition des  forces  concourantes  un  axiome  d’où  se  peuvent 
aisément  déduire  les  règles  d’équilibre  de  toutes  les  ma- 
chines ; en  rattachant  directement  cette  loi  aux  premiers 
principes  de  la  théorie  du  mouvement,  ils  lui  ont  conféré 
une  clarté  et  une  certitude  qui  conviennent  parfaitement 
à l’hypothèse  sur  laquelle  doit  reposer  toute  une  doctrine. 

La  Statique  semblait  donc  définitivement  engagée  dans 
la  voie  que  Varignon  traçait  en  son  Projet  d'une  Nouvelle 
Méchanique , que  le  P.  Lamy  marquait  dans  sa  lettre  à 
M.  de  Dieulamant.  Elle  n’avait  plus  qu’à  progresser  dans 
la  direction  que  ces  auteurs  lui  avaient  assignée.  A ce 
progrès,  d’ailleurs,  Varignon  consacrait  le  reste  de  sa 
vie  ; il  s’efforçait  de  conduire  la  Statique  au  but  qu’il  lui 
avait  montré  ; de  ses  efforts  résultait  cette  Nouvelle  Méca- 
nique ou  Statique  qui,  publiée  peu  de  temps  après  la  mort 
de  son  auteur,  devait  rester  si  longtemps  classique. 

Quant  à la  méthode  des  déplacements  virtuels,  dont 
nous  avons  suivi  le  développement  continu  de  Jordanus 
à Descartes  et  à Wallis,  il  semblait  quelle  fût  définitive- 
ment condamnée  et  quelle  n’eût  plus  qu’à  rentrer  dans 
l’oubli. 

Lorsqu’on  suit  le  développement  lent  et  compliqué  par 
lequel  une  science  se  perfectionne,  on  voit  parfois  une 
idée  qui,  pendant  un  certain  temps,  a brillé  d’un  vif 
éclat,  s’obscurcir  peu  à peu  et  cesser  d’être  perçue  ; il 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


87 


semble  qu’elle  soit  à tout  jamais  éteinte.  Mais  bien  sou- 
vent, cette  disparition,  que  l’on  prendrait  pour  une  défi- 
nitive extinction,  n’est  qu’une  éclipse  de  peu  de  durée  ; le 
moment  où  l’idée  est  devenue  invisible  à tous  les  yeux 
précède  à peine  celui  où  elle  va  reparaître,  plus  brillante 
qu’elle  n’a  jamais  été,  comme  si  elle  s’était  cachée  un 
instant  pour  se  reposer,  pour  reprendre  de  nouvelles  forces 
et  un  nouvel  éclat. 

Déjà,  nous  avons  vu  la  méthode  des  déplacements 
virtuels,  qui  s’était  montrée  si  féconde  dans  les  écrits  de 
Jordanus,  du  Précurseur  de  Léonard  de  Vinci,  de  Léo- 
nard lui- même  et  de  Cardan,  négligée  ou  repoussée  par 
Guido  Ubaldo,  par  Benedetti  et  par  Stevin.  Mais  le 
moment  même  où  elle  semblait  complètement  abandonnée 
est  précisément  celui  où  elle  fut  reprise  par  Roberval 
et  surtout  par  Descartes,  où  son  principe  se  dégagea, 
clair  et  autonome,  de  toute  alliance  avec  le  postulat  des 
vitesses  virtuelles  et  avec  la  Dynamique  d’Aristote. 

Nous  allons  assister  à une  résurrection  toute  semblable 
de  la  méthode  des  déplacements  virtuels  ; c’est  dans  le 
livre  même  qui  semble  consacrer  l’irrémédiable  défaite  de 
cette  méthode  et  le  triomphe  définitif  de  la  Statique 
fondée  sur  la  composition  des  forces,  c’est  dans  la  Nou- 
velle Mécanique  de  Varignon  que  nous  allons  voir  le 
principe  d’où  découle  cette  méthode  revêtir  sa  forme 
achevée. 

Dans  sa  Nouvelle  Mécanique , en  effet,  Varignon  insère  ( 1 ) 
une  lettre  que  Jean  Bernoulli  lui  avait  adressée  de  Bâle 
le  26  janvier  1717.  Cette  lettre  contient  le  passage 
suivant  : 

« Concevez  plusieurs  forces  différentes  qui  agissent 
suivant  différentes  tendances  ou  directions  pour  tenir  en 
équilibre  un  point,  une  ligne,  une  surface,  ou  un  corps  ; 


(1)  Pierre  Varignon,  Nouvelle  Mécanique  ou  Statique;  section  IX, 
Corollaire  générai  de  la  Théorie  précédente.  Tome  II,  p.  174. 


88 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


concevez  aussi  que  l’on  imprime  à tout  le  système  de  ces 
forces  un  petit  mouvement,  soit  parallèle  à soi-même 
suivant  une  direction  quelconque,  soit  autour  d’un  point 
fixe  quelconque  : il  vous  sera  aisé  de  comprendre  que  par 
ce  mouvement  chacune  de  ces  forces  avancera  ou  reculera 
dans  sa  direction,  à moins  que  quelqu’une  ou  plusieurs 
des  forces  n’ayent  leurs  tendances  perpendiculaires  à la 
direction  du  petit  mouvement  ; auquel  cas  cette  force,  ou 
ces  forces,  n’avanceroient  ni  ne  reculeroient  de  rien  ; car 


ces  avancemens  ou  reculemens,  qui  sont  ce  que  j’appelle 
vitesses  virtuelles  (1),  ne  sont  autre  chose  que  ce  dont 
chaque  ligne  de  tendance  augmente  ou  diminue  par  le 
petit  mouvement  ; et  ces  augmentations  ou  diminutions 
se  trouvent,  si  l’on  tire  une  perpendiculaire  à l’extrémité 
de  la  ligne  de  tendance  de  quelque  force,  laquelle  perpen- 
diculaire retranchera  de  la  même  ligne  de  tendance,  mise 
dans  la  situation  voisine  par  le  petit  mouvement,  une 
petite  partie  qui  sera  la  mesure  de  la  vitesse  virtuelle  de 
cette  force. 

« Soit,  par  exemple,  P (fig.  1 10)  un  point  quelconque 


(1)  On  voit  que  Jean  Bernoulli  a donné  le  nom  de  vitesses  virtuelles 
à des  longueurs,  et  non  point  a des  vitesses  ; le  nom  de  déplacements  vir- 
tuels eût  seul  été  correct  ; cette  fâcheuse  dénomination  a persisté  en  Méca- 
nique, où  beaucoup  d’auteurs  nomment  encore  Principe  des  vitesses 
virtuelles  un  principe  où  les  vitesses  n’ont  que  faire  et  qui  devrait  se 
nommer  Principe  des  déplacements  virtuels. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


89 


dans  le  système  des  forces  qui  se  soutiennent  en  équilibre  ; 
F,  une  de  ces  forces,  qui  pousse  ou  qui  tire  le  point  P 
suivant  la  direction  FP  ou  PF  ; P p,  une  petite  ligne 
droite  que  décrit  le  point  P par  un  petit  mouvement,  par 
lequel  la  tendance  FP  prend  la  direction  fp,  qui  sera  ou 
exactement  parallèle  à FP,  si  le  petit  mouvement  du 
système  se  fait  en  tous  les  points  du  système  parallèlement 
à une  droite  donnée  de  position  (1)  ; ou  elle  fera,  étant 
prolongée,  avec  FP,  un  angle  infiniment  petit,  si  le  petit 
mouvement  du  système  se  fait  autour  d’un  point  fixe. 
Tirez  donc  PC  perpendiculaire  sur  fp,  et  vous  aurez  C p 
pour  la  vitesse  virtuelle  de  la  force  F,  en  sorte  que  F X Qp 
fait  ce  que  j’appelle  Énergie.  Remarquez  que  C p est  ou 
affirmatif  ou  négatif  par  rapport  aux  autres  : il  est  affir- 
matif si  le  point  P est  poussé  par  la  force  F,  et  que  l’angle 
FPp  soit  obtus  ; il  est  négatif,  si  l’angle  FP73  est  aigu  ; 
mais  au  contraire,  si  le  point  P est  tiré,  Cp  sera  négatif 
lorsque  l’angle  FPja  est  obtus  ; et  a ffirmatif  lorsqu’il  est 
aigu. 

« Tout  cela  étant  bien  entendu,  je  forme  cette  Propo- 
sition générale  : En  tout  équilibre  de  forces  quelconques, 
en  quelque  manière  quelles  soient  appliquées,  et  suivant 
quelques  directions  quelles  agissent  les  unes  sur  les  autres, 
ou  médiatement , ou  immédiatement,  la  somme  des  Énergies 
affirmatives  sera  égale  à la  somme  des  Énergies  négatives 
prises  affirmativement . » 

C’est  en  ces  termes  que  Bernoulli  formule  le  principe, 
désormais  complet,  d’où  l’on  peut  tirer  toutes  les  lois  de 
l’équilibre. 

Comment  Jean  Bernoulli  est-il  parvenu  à la  connais- 
sance de  cet  axiome  général  ? Ce  que  Varignon  nous  a 
communiqué  de  sa  lettre  11e  nous  donne  aucun  renseigne- 
ment à cet  égard  ; mais  il  ne  semble  pas  fort  malaisé  de 

(I)  Le  lecteur  remarquera  que  Jean  Bernoulli  introduit  dans  son  énoncé 
quelques  affirmations  inexactes  et  quelques  restrictions  inutiles  ; nous  ne 
nous  arrêterons  pas  à relever  ces  vétilles. 


90 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


deviner  ce  que  nous  ne  connaissons  point  par  document 
positif. 

La  distance,  en  eifet,  est  bien  courte  et  bien  aisée  à 
franchir  entre  la  forme  que  Wallis  avait  donnée  au  prin- 
cipe des  déplacements  virtuels  et  la  forme  que  cet  axiome 
vient  de  prendre  ; pour  passer  de  l’une  à l’autre,  il  suffit 
de  déclarer  ouvertement  ce  que  Wallis  soupçonnait  déjà, 
de  considérer  nettement  des  déplacements  infinitésimaux, 
des  travaux  infiniment  petits  ; cette  transformation  ne 
pouvait  offrir  aucune  difficulté  à un  géomètre  rompu  aux 
considérations  de  l’analyse  infinitésimale.  Il  paraît  donc 
très  vraisemblable  que  Jean  Bernoulli  soit  parvenu  à son 
énoncé  du  principe  des  déplacements  virtuels  en  coordon- 
nant et  en  perfectionnant  les  affirmations  éparses  dans 
l'œuvre  de  Wallis.  Par  Wallis  et  par  Descartes,  son 
œuvre  se  reliait  avec  continuité  aux  ébauches  de  Jordanus 
et  des  mécaniciens  de  son  Ecole. 

Ce  n’est  pas  que  la  méthode  des  déplacements  virtuels 
dont  Bernoulli  vient  de  donner  l’énoncé  général  et  précis, 
ravisse  d’emblée  tous  les  suffrages  et  que  tous  les  méca- 
niciens y reconnaissent  le  principe  d’où  doit  découler  la 
Statique  entière.  Varignon,  qui  nous  fait  connaître  la 
découverte  du  grand  géomètre  de  Bâle,  refuse  d’y  voir 
un  principe  ; il  n’y  reconnaît  qu’un  « corollaire  général 
de  la  théorie  « qu’il  a fondée  sur  la  loi  du  parallélogramme 
des  forces.  « Cette  proposition  me  parut  si  générale  et  si 
belle,  dit  Varignon  (1),  que,  voyant  que  je  la  pouvais 
aisément  déduire  de  la  théorie  précédente,  je  lui  deman- 
dai la  permission  qu’il  m’accorda,  de  l’ajouter  ici  avec  la 
démonstration  que  cette  théorie  m’en  fournissoit,  et  qu’il 
ne  m’envoyoit  pas.  La  voici  séparée  pour  toutes  les  ma- 
chines précédentes.  » Et,  sans  se  lasser,  Varignon  con- 
sacre cinquante  pages  à prouver  que  toutes  les  machines 
dont  il  a tiré  les  conditions  d’équilibre  de  la  loi  de  la  com- 


(1)  Varignon,  Nouvelle  Mécanique  ou  Statique,  tome  II,  p.  174. 


LES  ORIGINES  DE  DA  STATIQUE. 


91 


position  des  forces  vérifient  l’égalité  posée  par  Bernoulli. 
Ainsi  en  avaient  agi  Guido  Ubaldo  avec  l'axiome  d’Aristote 
et  le  P.  Pardies  avec  l’axiome  de  Descartes.  Ils  avaient 
refusé  à ces  postulats  larges  et  féconds  le  titre  de  prin- 
cipes pour  les  reléguer  au  rang  de  corollaires. 

Nous  arrêtons  ici  cette  Histoire.  Avec  la  Nouvelle 
Mécanique  de  Varignon,  avec  la  lettre  de  Jean  Bernoulli, 
se  trouve  close  cette  période  du  développement  de  la 
Statique  qui  mérite  d’être  appelée  les  Origines  ; la  Période 
classique  est  ouverte.  Nous  avions  entrepris  de  rechercher 
les  sources  d’un  fleuve  ; nous  en  avons  décrit  le  bassin 
supérieur,  aux  gorges  sinueuses  et  tourmentées  ; le  fleuve 
entre  maintenant  dans  une  plaine  aux  molles  ondulations 
où,  dans  un  large  lit,  ses  flots  vont  poursuivre  leur  cours 
paisible. 

Au  moment  où  nous  cessons  de  le  suivre,  ce  fleuve  est 
divisé  en  deux  bras,  son  courant  se  partage  en  deux  direc- 
tions différentes,  et  ces  deux  directions  semblent  orientées 
par  les  deux  impulsions  que  la  Statique  a reçues  dès  l’ori- 
gine ; en  l’une,  nous  reconnaissons  la  tendance  d’Archi- 
mède ; en  l’autre,  la  tendance  d’Aristote. 

D’Archimède  à Varignon,  les  géomètres  ont  poursuivi 
un  même  idéal  ; ils  le  poursuivront  encore  de  Varignon 
à Poinsot,  de  Poinsot  jusqu’à  nos  comtemporains.  Ils 
rêvent  de  construire  la  Statique  sur  le  modèle  des  Élé- 
ments de  Géométrie  d’Euclide.  Ils  veulent  que,  par  une 
analyse  aussi  patiente  qu’ingénieuse,  les  cas  d’équilibre 
les  plus  compliqués  des  systèmes  les  plus  divers  soient 
décomposés,  dissociés,  jusqu’à  ce  que  l’on  voie  clairement 
les  équilibres  simples,  élémentaires,  dont  l’agencement 
complexe  les  a produits  ; ils  veulent,  en  outre,  qu’en  ces 
cas  simples  et  élémentaires,  le  maintien  de  l’équilibre  ait 
même  évidence  et  même  certitude  que  ces  vérités  de  sens 
commun  dont  Euclide  a fait  ses  demandes.  Donner  à la 
Statique  des  principes  que  l’on  puisse  réputer  aussi  clairs 


92  ' 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


et  assurés  que  les  axiomes  de  la  Géométrie,  tel  était  déjà 
l’objet  d’Archimède  lorsqu’il  composait  son  Traité  Ilepi 
hopponuâv  ; tel  était  encore  le  désir  de  Daniel 
Bernoulli,  puis  de  Poisson,  lorsqu’ils  s’efforçaient  d’éta- 
blir la  loi  du  parallélogramme  des  forces  sans  faire  appel 
aux  principes  généraux  de  la  Dynamique. 

Tandis  que  ce  courant  entraîne  un  bon  nombre  de 
mécaniciens,  d’autres  suivent  la  direction  qu’Aristote  avait 
déjà  imprimée  à la  Statique.  Leurs  efforts  ne  tendent 
point  à une  analyse  qui  dissocie  les  lois  les  plus  com- 
plexes de  l’équilibre  et  les  réduise  à des  propositions 
élémentaires  claires  et  évidentes  de  soi  ; ils  tendent  bien 
plutôt  à une  large  synthèse  ; tous  les  cas  de  repos  que 
l’on  rencontre  dans  la  nature  ou  que  l’art  réalise,  ils 
s’efforcent  de  les  embrasser  en  un  principe  unique  et  uni- 
versel. Assurément,  ils  tirent  ce  principe  de  quelques 
observations  simples  et  obvies  ; mais  l’extrême  généra- 
lisation par  laquelle  ils  passent  de  quelques  expériences 
particulières  à une  loi  si  ample,  efface  en  celle-ci  tout 
caractère  d’évidence  immédiate.  Plus  la  science, en  se  déve- 
loppant, prend  conscience  des  procédés  logiques  quelle 
met  en  œuvre,  et  mieux  elle  comprend  que  la  certitude 
d’une  hypothèse  aussi  générale  ne  pouvait  être  contenue 
dans  les  quelques  faits  qui  l’ont  suggérée  ; mieux  elle  voit 
que  ce  qui  confirme  cette  hypothèse  et  nous  assure  de  sa 
valeur,  c’est  l’aisance  avec  laquelle  elle  classe  la  multi- 
tude des  lois  diverses  que  l’expérience  a découvertes,  c’est 
la  sûreté  avec  laquelle  elle  annonce  à l’expérience  de 
nouvelles  lois  à découvrir. 

C’est  cette  dernière  tendance  qui  a conduit  les  géo- 
mètres, depuis  Jordanus  et  ses  élèves  jusqu’à  Roberval 
et  à Descartes,  depuis  Descartes  et  de  Wallis  jusqu’à 
Jean  Bernoulli,  à préciser  et  à étendre  sans  cesse  le  prin- 
cipe des  déplacements  virtuels. 

Entre  ces  deux  tendances  dont  chacune  s’efforce  de 
diriger  la  Statique,  le  conflit  est  incessant.  Mais  un 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


93 


observateur  impartial  de  cette  lutte  n’a  point  de  peine  à 
reconnaître  les  qualités  des  deux  méthodes.  Certes,  l’esprit 
d’analyse,  par  sa  critique  méticuleuse,  contribue  à dégager 
de  toute  trace  d’erreur  les  vérités  que  l’esprit  de  synthèse 
a fait  découvrir  ; mais  ses  propres  découvertes^  rares  et 
maigres,  ne  servent  qu’à  mieux  prouver  sa  stérilité.  La 
fécondité  est  l’apanage  de  l’esprit  de  synthèse  ; c’est  la 
méthode  des  déplacements  virtuels  qui,  sans  cesse,  élargit 
le  champ  de  la  Statique.  L’emploi  exclusif  de  cette  méthode 
caractérise  la  Mécanique  analytique  de  Lagrange. 

L’œuvre  de  Lagrange  est  le  confluent  où  viennent  se 
réunir  tous  les  courants  qui,  successivement,  ont  entraîné 
la  Statique,  où  aboutissent  toutes  les  tendances  qui  en 
ont  diversement  orienté  l’évolution. 

La  Statique  a mis  à l’origine  de  ses  déductions  tan- 
tôt le  principe  du  levier,  tantôt  les  propriétés  du  plan 
incliné,  tantôt  la  loi  de  la  composition  des  forces  ; tous 
ces  principes  sont  équivalents  entre  eux,  et  leur  équi- 
valence résulte  de  ce  fait  qu’ils  découlent  tous  immédiate- 
ment du  principe  des  déplacements  virtuels.  Ainsi  la 
science  de  l’équilibre  se  trouve  ramenée  par  Lagrange  à 
une  parfaite  unité  ; elle  se  trouve  tout  entière  condensée 
dans  une  seule  formule. 

Varignon,  reprenant  une  idée  qu’ Albert  de  Saxe  et 
Guido  Ubaldo  avaient  esquissée,  s’est  efforcé  de  trouver 
la  raison  de  tous  les  cas  d’équilibre  dans  les  pressions 
que  les  corps  mobiles  exercent  sur  leurs  appuis.  Lagrange 
tire  de  la  méthode  des  déplacements  virtuels  un  procédé 
aussi  simple  que  sûr  pour  définir  et  déterminer  ces  pres- 
sions qu’annulent  les  liaisons. 

La  doctrine  d’Albert  de  Saxe,  selon  laquelle  le  centre 
de  gravité  de  tout  corps  pesant  tend  à s’unir  au  centre 
commun  des  graves,  a fourni  un  principe  de  Statique  que 
Galilée  et  Torricelli  énoncent  en  ces  termes  : Un  système 
est  en  équilibre  lorsque  tout  changement  de  sa  disposition 
obligerait  son  centre  de  gravité  à s’élever.  Ce  principe  est 


94 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


demeuré  longtemps  séparé  du  principe  de  l’égalité  entre 
le  travail  moteur  et  le  travail  résistant,  du  principe  de 
Jordanus,  de  Descartes,  de  Wallis  et  de  Jean  Bernoulli. 
Lagrange  met  à nu  le  lien  étroit  qui  unit  ces  deux  prin- 
cipes. 

Le  principe  de  Torricelli  n’est  pas  l’exact  équivalent 
du  principe  de  Jean  Bernoulli  ; celui-ci  prévoit  tous  les 
cas  d’équilibre,  celui-là  en  exclut  quelques-uns  ; c’est  grâce 
à la  théorie  générale  de  la  stabilité,  créée  par  Lagrange, 
que  l’on  peut  caractériser  les  cas  d’équilibre  que  fait  con- 
naître le  principe  de  Torricelli  et  montrer  que  ce  sont 
les  seuls  équilibres  stables. 

Les  physiciens  se  sont  efforcés  de  tirer  le  principe  fon- 
damental de  la  Statique  des  lois  de  la  Dynamique  ; 
Roberval  et  Varignon  ont  ainsi  déduit  la  loi  du  parallé- 
logramme des  forces  de  l’antique  Dynamique  péripatéti- 
cienne, de  la  proportionnalité  entre  la  force  et  la  vitesse  ; 
le  P.  Lamy  et  Newton  l’ont,  plus  justement,  déduite  de 
la  proportionnalité  entre  la  force  et  l’accélération.  D’Alem- 
bert  a,  en  quelque  sorte,  retourné  la  question  et  montré 
comment  tout  problème  de  mouvement  se  pouvait  rame- 
ner à un  problème  d’équilibre.  Lagrange  demande  alors 
à la  méthode  des  déplacements  virtuels  la  formule  qui 
met  en  équation  tout  problème  de  mouvement. 

Les  assemblages  de  corps  solides  ne  sont  d’ailleurs 
point  les  seuls  systèmes  dont  l’équilibre  dépende  du  prin- 
cipe des  déplacements  virtuels  ; la  Statique  des  systèmes 
déformables  et,  particulièrement,  des  fluides,  découle  tout 
entière  de  ce  principe  ; les  diverses  méthodes  propres  à 
traiter  l’Hydrostatique  qu’ont  proposées  Newton,  Bouguer, 
Clairaut,  Euler,  peuvent  toutes  se  ramener  à cette  méthode 
générale. 

Ainsi,  par  la  méthode  des  déplacements  virtuels, 
Lagrange  constitue  une  Statique  admirablement  une  et 
ordonnée,  où  se  classent  en  un  ordre  parfait  toutes  les 
lois  de  l’équilibre  des  corps  solides  ou  fluides,  où  tous  les 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE.  g5 

désirs  légitimes  de  ceux  qui  ont  promu  la  science  de 
l’équilibre  trouvent  leur  pleine  satisfaction. 

Après  Lagrange,  la  méthode  des  déplacements  virtuels 
reste  la  méthode  la  plus  précise,  la  plus  générale,  celle 
que  les  mécaniciens  appellent  à leur  aide  toutes  les  fois 
qu’il  s’agit  de  dissiper  une  obscurité,  de  résoudre  une 
embarrassante  difficulté. 

Navier  a obtenu,  sans  le  secours  de  cette  méthode,  les 
équations  indéfinies  de  l’équilibre  élastique  ; mais,  lorsqu’il 
veut  compléter  son  œuvre  et  joindre  aux  équations  indé- 
finies les  conditions  aux  limites  qui  achèvent  la  détermi- 
nation du  problème,  il  reprend  ce  problème  par  la  méthode 
des  déplacements  virtuels. 

Poisson  pense  que  l’élasticité  d’un  corps  cristallisé  ne 
dépend,  en  général,  que  de  1 5 coefficients  ; Cauchy  et  Lamé 
en  portent  le  nombre  à 36  ; c’est  en  usant  des  procédés 
de  Lagrange  que  Green  peut  trancher  le  débat  et  prouver 
que  le  nombre  exact  de  ces  coefficients  est  21. 

Par  le  principe  de  l’équilibre  des  canaux,  que  Clairaut 
a imaginé  et  que  Lagrange  a déduit  du  principe  des 
déplacements  virtuels,  Laplace  a obtenu  l’équation  de  la 
surface  capillaire  ; mais  ses  démonstrations  sont  peu  sûres 
lorsqu’il  veut  établir  les  lois  qui  régissent  le  contact  du 
liquide  et  du  tube  ; la  constance  de  l’angle  de  raccorde- 
ment est  postulée  et  non  démontrée.  Gauss,  dans  un 
travail  qui  offre  l’un  des  plus  beaux  exemples  de  la 
méthode  de  Lagrange,  démontré  avec  une  entière  pré- 
cision l’ensemble  des  lois  de  la  capillarité. 

La  théorie  de  l’équilibre  des  plaques  élastiques  semble 
poser  aux  géomètres  une  désespérante  énigme  ; Cauchy 
et  Poisson  ne  s’accordent  pas  dans  l’énoncé  des  conditions 
qui  doivent  être  vérifiées  au  bord  d’une  plaque  ; les  con- 
ditions qu’ils  proposent  sont  surabondantes.  C’est  encore 
la  méthode  des  déplacements  virtuels  qui  permet  à Kirch- 
hoff  de  donner  le  mot  de  l’énigme,  d’écrire,  sans  omission 


g6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ni  répétition,  toutes  les  conditions  requises  au  bord  d’une 
plaque  élastique. 

Certes,  la  méthode  des  déplacements  virtuels  peut  être 
fière  du  domaine  qu’elle  a conquis  et  auquel  elle  a imposé 
des  lois  si  claires  et  un  ordre  si  parfait  ; mais  voici  qu’à 
la  fin  du  xixe  siècle  de  nouvelles  contrées,  prodigieuse- 
ment riches  et  étendues,  viennent  accroître  son  empire. 
Ce  ne  sont  plus  seulement  les  équilibres  mécaniques  qui 
se  soumettent  à ses  arrêts  ; elle  pose,  avec  une  souveraine 
autorité,  les  conditions  des  équilibres  qui  mettent  fin  aux 
changements  d’état  physique  ou  aux  réactions  chimiques, 
comme  de  ceux  qui  s’établissent  en  des  systèmes  électrisés 
et  aimantés.  La  graine  infime  semée  par  Jordanus  ne 
s’est  pas  contentée  de  produire  la  Mécanique  analytique 
de  Lagrange  ; elle  a encore  engendré  la  Mécanique  chi- 
mique et  la  Mécanique  électrique  de  Gribbs  et  de  Helm- 
holtz. 


CONCLUSION 

Après  qu’il  a parcouru  le  causse  desséché  du  Larzac, 
aux  mamelons  de  pierre  grise,  aux  dédales  rocheux,  sem- 
blables à des  ruines  de  cités,  le  voyageur  dirige  ses  pas 
vers  les  plaines  que  baigne  la  Méditerranée.  Le  chemin 
qu’il  doit  suivre  est  dessiné  par  de  larges  ravines  ; 
traces  d’anciens  torrents  ou  de  rivières  taries,  elles  s’en- 
foncent peu  à peu,  entaillant  toujours  plus  profondément 
le  plateau  calcaire.  Ces  ravines  confluent  bientôt  en  une 
gorge  unique  ; de  hautes  murailles  à pic,  couronnées  par 
de  dangereux  glacis  de  pierres  croulantes,  resserrent  le 
lit  où.  jadis,  une  belle  rivière  roulait  ses  eaux  profondes 
et  impétueuses.  Aujourd’hui,  ce  lit  n’est  plus  qu’un  chaos 
de  blocs  brisés  et  usés  ; nulle  source  ne  suinte  aux  parois 
rocheuses,  nulle  flaque  d’eau  ne  mouille  les  graviers;  entre 
les  amas  pierreux,  nulle  plante  ne  verdoie.  La  Vissée,  tel 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


97 


est  le  nom  que  les  Cévennols  ont  donné  à ce  fleuve  d’aridité 
et  de  mort. 

Le  marcheur,  qui  chemine  péniblement  parmi  les  graves 
et  les  éboulis,  perçoit  par  intervalles  une  sourde  rumeur, 
semblable  aux  roulements  d’un  tonnerre  lointain  ; au  fur 
et  à mesure  qu’il  avance,  il  entend  ce  grondement  s’enfler, 
pour  éclater  enfin  en  un  formidable  fracas  : c’est  la  grande 
voix  de  la  Foux. 

Dans  la  paroi  calcaire,  une  sombre  caverne  est  béante, 
largement  fendue  comme  une  énorme  gueule  ; sans  relâche, 
cette  gueule  vomit  en  un  gouffre,  avec  des  transparences 
de  cristal  et  des  bouillonnements  d’écume  blanche,  la 
masse  puissante  des  eaux  que  les  fissures  du  causse  ont 
recueillies  au  loin,  quelles  ont  réunies  en  un  lac  sou- 
terrain. 

D’un  seul  coup,  une  rivière  est  formée  ; désormais,  la 
Vis  roule  ses  eaux  limpides  et  froides  parmi  les  grèves 
blanches  et  les  oseraies  d’argent  ; son  gai  murmure  éveille 
— tel  un  écho  — le  tic-tac  des  moulins  et  le  rire  sonore  des 
villages  cévennols,  tandis  qu’un  grand  rayon  de  soleil, 
rasant  le  bord  crénelé  du  causse,  glisse,  oblique,  jusqu’au 
fond  de  la  gorge  et  pose  un  ourlet  d’or  aux  rameaux  des 
peupliers. 

Lorsque  l’histoire  classique,  faussée  par  les  préjugés  et 
tronquée  par  les  simplifications  voulues,  prétend  retracer 
le  développement  des  sciences  exactes,  l’image  quelle 
évoque  à nos  yeux  est  toute  semblable  au  cours  de  la  Vis. 

Autrefois,  la  Science  hellène  a épanché  avec  abondance 
ses  eaux  fertilisantes  ; alors  le  monde  a vu  germer  et 
croître  les  grandes  découvertes,  à tout  jamais  admirables, 
des  Aristote  et  des  Archimède. 

Puis,  la  source  de  la  pensée  grecque  a été  tarie  et  le 
fleuve  auquel  elle  avait  donné  naissance  a cessé  de  vivifier 
le  moyen  âge.  La  science  barbare  de  ce  temps  n’a  plus 
été  qu’un  chaos  où  s’entassaient  pêle-mêle  les  débris 
IIIe  SÉRIE.  T.  X. 


7 


98 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


méconnaissables  de  la  sagesse  antique  ; fragments  des- 
séchés et  stériles  auxquels  se  cramponnent  seulement, 
comme  des  lichens  parasites  et  rongeurs,  les  gloses 
puériles  et  vaines  des  commentateurs. 

Tout  à coup,  une  grande  rumeur  a ému  cette  aridité 
scolastique  ; de  puissants  esprits  ont  fendu  le  rocher  dont 
les  entrailles  recélaient,  endormies  depuis  des  siècles,  les 
eaux  pures  jaillies  des  sources  antiques  ; libérées  par  cet 
effort,  ces  eaux  se  sont  précipitées,  joyeuses  et  abon- 
dantes ; elles  ont  provoqué,  partout  où  elles  passaient,  la 
renaissance  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts  ; la  pen- 
sée humaine  a reconquis  sa  force  en  même  temps  que  sa 
liberté  ; et,  bientôt,  l’on  a vu  naître  les  grandes  doctrines 
qui,  de  siècle  en  siècle,  pousseront  toujours  plus  profon- 
dément leurs  pénétrantes  racines,  étendront  toujours  plus 
loin  leur  imposante  ramure. 

Histoire  insensée  ! Au  cours  de  l’évolution  par  laquelle 
se  développe  la  science  humaine,  elles  sont  bien  rares, 
les  naissances  subites  et  les  renaissances  soudaines  — de 
même  que,  parmi  les  sources,  la  Foux  est  une  exception. 

Une  rivière  ne  remplit  pas  tout  d’un  coup  un  large  lit 
de  ses  eaux  profondes.  Avant  de  couler  à pleins  bords,  le 
fleuve  était  simple  ruisseau  et  mille  autres  ruisseaux, 
semblables  à lui,  lui  ont,  tour  à tour,  apporté  leur  tribut. 
Tantôt  les  affluents  sont  venus  à lui  nombreux  et  abon- 
dants, et  alors  sa  crue  a été  rapide  ; tantôt,  au  contraire, 
de  minces  et  rares  filets  ont  seuls  alimenté  son  impercep- 
tible croissance  ; parfois  même  les  fissures  d’un  sol  per- 
méable ont  bu  une  partie  de  ses  eaux  et  appauvri  son 
débit  ; mais,  toujours,  son  flux  a varié  d’une  manière 
graduelle,  ignorant  les  disparitions  totales  et  les  soudaines 
résurrections. 

La  Science,  en  sa  marche  progressive,  ne  connaît  pas 
davantage  les  brusques  changements  ; elle  croît,  mais  par 
degrés  ; elle  avance,  mais  pas  à pas.  Aucune  intelligence 
humaine,  quelles  que  soient  sa  puissance  et  son  origina- 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


99 


lité,  ne  saurait  produire  de  toutes  pièces  une  doctrine 
absolument  nouvelle.  L’historien  ami  des  vues  simples  et 
superficielles  célèbre  les  découvertes  fulgurantes  qui,  à la 
nuit  profonde  de  l’ignorance  et  de  l’erreur,  ont  fait  succéder 
le  plein  jour  de  la  vérité.  Mais  celui  qui  soumet  à une 
analyse  pénétrante  et  minutieuse  l’invention  la  plus  pri- 
mesautière  et  la  plus  imprévue  en  apparence,  y recon- 
naît presque  toujours  la  résultante  d’une  foule  d’imper- 
ceptibles efforts  et  le  concours  d’une  infinité  d’obscures 
tendances.  Chaque  phase  de  l’évolution  qui,  lentement, 
conduit  la  Science  à son  achèvement,  lui  apparaît  marquée 
de  ces  deux  caractères  : la  continuité  et  la  complexité. 

Ces  caractères  se  manifestent  avec  une  particulière 
netteté  .à  celui  qui  étudie  les  origines  de  la  Statique. 

De  la  Statique  ancienne,  l’historien  simpliste  ne  men- 
tionne qu’une  seule  œuvre,  l’œuvre  d’Archimède  ; il  nous 
la  montre  dominant,  comme  un  colosse  isolé,  l’ignorance 
qui  l’environne.  Mais,  pour  admirer  la  grandeur  de  cette 
œuvre,  il  n’est  point  nécessaire  de  la  rendre  monstrueuse 
par  un  incompréhensible  isolement.  La  Statique  du  géo- 
mètre de  Syracuse,  cette  recherche  d’une  impeccable 
rigueur  au  cours  des  déductions,  cette  analyse  subtile 
appliquée  à des  problèmes  compliqués,  ces  solutions,  mer- 
veilleusement habiles,  de  questions  dont  l’intérêt,  caché 
au  vulgaire,  apparaît  au  seul  géomètre,  portent,  à n’en  pas 
douter,  la  marque  d’une  Science  raffinée  ; elles  ne  ressem- 
blent nullement  aux  tâtonnantes  hésitations  d’une  doctrine 
naissante. 

Il  est  clair  qu’Archimède  a eu  des  précurseurs  ; ceux-ci 
ont,  avant  lui,  par  d’autres  méthodes  que  lui,  aperçu  les 
lois  de  l’équilibre  du  levier  auxquelles  il  devait  donner  un 
développement  magnifique. 

De  ces  précurseurs,  d'ailleurs,  la  trace  est  demeurée 
empreinte  dans  l’histoire.  Les  My^avtxà  7Too(3/yjuara  ne  sont 
peut-être  pas  d’Aristote  comme  la  tradition  le  prétend  ; 
en  tout  cas,  la  Statique  qui  y est  exposée  se  rattache  si 


ÎOO 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


directement  à la  Dynamique  admise  dans  la  $uo-ntyj  àxpoaatç 
et  dans  leT  Ilepl  Oùpavoù  que  nous  les  devons  attribuer  à 
quelque  disciple  immédiat  du  Stagirite.  Les  méthodes  de 
démonstration  qui  y sont  suivies  peuvent  avoir  été  des 
méthodes  d’invention,  alors  que,  des  déductions  d'Archi- 
mède, l’on  ne  saurait  concevoir  la  même  opinion. 

D’autre  part,  une  tradition  antique  et  vivace  persiste 
à attribuer  à Euclide  des  écrits  sur  le  levier.  Ces  écrits  ne 
sont  peut-être  point  ceux  que  nous  possédons  sous  le  nom 
du  grand  géomètre.  Mais  il  serait  difficile,  en  niant  leur 
existence,  d’expliquer  la  constante  rumeur  qui  l’affirme. 

Si  Archimède  a eu  des  précurseurs,  il  a eu  assurément, 
dans  l’Antiquité,  des  continuateurs.  La  science  byzantine 
et  alexandrine  a poursuivi  les  voies  diverses  qu’il  avait 
tracées.  L’art  de  l’ingénieur,  que  le  grand  Syracusain 
avait  porté  à un  très  haut  degré,  inspirait  les  tentatives 
de  Ctesibios,  de  Philon  de  Byzance,  de  Héron  d’Alexan- 
drie ; Pappus,  au  contraire,  s’efforçait,  dans  la  recherche 
des  centres  de  gravité,  d’égaler  le  talent  du  géomètre  ; 
enfin,  l’énigmatique  Charistion,  par  ses  raisonnements 
sur  la  balance  romaine,  pénétrait  plus  avant  qu’ Aristote 
et  Archimède  au  sein  des  principes  de  la  Statique. 

De  cette  Statique  hellène,  les  Arabes  n’ont  transmis 
qu’une  bien  faible  part  aux  Occidentaux  du  moyen  âge. 
Mais  ceux-ci  ne  sont  nullement  les  commentateurs  serviles 
et  dénués  de  toute  invention  que  l’on  se  plaît  à nous 
montrer  en  eux.  Les  débris  de  la  pensée  grecque,  qu’ils 
ont  reçus  de  Byzance  ou  de  la  Science  islamique,  ne 
demeurent  point  en  leur  esprit  comme  un  dépôt  stérile  ; 
ces  reliques  suffisent  à éveiller  leur  attention,  à féconder 
leur  intelligence  ; et,  dès  le  xme  siècle,  peut-être  même 
avant  ce  temps,  l’Ecole  de  Jordanus  ouvre  aux  mécani- 
ciens des  voies  que  l’Antiquité  n’avait  pas  connues. 

Les  intuitions  de  Jordanus  de  Nemore  sont,  d’abord, 
bien  vagues  et  bien  incertaines  ; de  très  graves  erreurs 
s’y  mêlent  à de  très  grandes  vérités  ; mais,  peu  à peu,  les 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


ÎOI 


disciples  du  grand  mathématicien  épurent  la  pensée  du 
maître  ; les  erreurs  s’effacent  et  disparaissent  ; les  vérités 
se  précisent  et  s’affermissent,  et  plusieurs  des  lois  les  plus 
importantes  de  la  Statique  sont  enfin  établies  avec  une 
entière  certitude. 

En  particulier,  nous  devons  à l’Ecole  de  Jordanus  un 
principe  dont  l’importance  se  marquera,  avec  une  netteté 
toujours  croissante,  au  cours  du  développement  de  la 
Statique.  Sans  analogie  avec  les  postulats,  spéciaux  au 
levier,  dont  se  réclamaient  les  déductions  d’Archimède, 
ce  principe  n’a  qu’une  affinité  éloignée  avec  l’axiome 
général  de  la  Dynamique  péripatéticienne.  Il  affirme 
qu’une  même  puissance  motrice  peut  élever  des  poids  dif- 
férents à des  hauteurs  différentes,  pourvu  que  les  hauteurs 
soient  en  raison  inverse  des  poids.  Appliqué  par  Jordanus 
au  seul  levier  droit,  ce  principe  fait  connaître  au  Précur- 
seur de  Léonard  de  Vinci  la  loi  d’équilibre  du  levier 
coudé,  la  notion  de  moment,  la  pesanteur  apparente  d’un 
corps  posé  sur  un  plan  incliné. 

Au  xive  et  au  xve  siècles,  la  Statique  issue  de  l’École 
de  Jordanus  suit  paisiblement  son  cours  sans  qu’aucun 
affluent  important  en  vienne  accroître  le  débit  ; mais,  au 
début  du  xvie  siècle,  elle  se  prend  à rouler  comme  un 
torrent  impétueux,  car  le  génie  de  Léonard  de  Vinci  vient 
de  lui  apporter  son  tribut. 

Léonard  de  Vinci  n’est  point  du  tout  un  voyant  qui, 
subitement,  découvre  des  vérités  insoupçonnées  jusqu’à 
lui  ; il  possède  une  intelligence  prodigieusement  active, 
mais  sans  cesse  inquiète  et  hésitante.  Il  reprend  les  lois 
de  Mécanique  que  ses  prédécesseurs  ont  établies,  les  dis- 
cute, les  retourne  en  tous  sens.  Ses  incessantes  médita- 
tions l’amènent  à préciser  certaines  idées  déjà  connues 
des  disciples  de  Jordanus,  à en  montrer  la  richesse  et  la 
fécondité  ; telle  la  notion  de  puissance  motrice  ; telle  aussi 
la  notion  de  moment;  de  cette  dernière,  il  fait  jaillir,  par 
une  admirable  démonstration,  la  loi  de  composition  des 


102 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


forces  concourantes.  Mais  son  esprit,  enclin  aux  tâtonne- 
ments, aux  retouches  et  aux  repentirs,  ne  sait  point  tou- 
jours garder  fermement  les  vérités  qu’il  a un  instant  sai- 
sies. Léonard  ne  parvient  pas  à fixer  son  opinion  au  sujet 
du  problème  du  plan  incliné,  si  parfaitement  résolu  dès 
le  xme  siècle. 

L’indécision  qui,  toujours,  agita  l’âme  de  Léonard,  qui, 
si  rarement,  l’a  laissé  achever  une  œuvre,  ne  lui  a pas 
permis  de  mener  à bien  le  Traité  des  poids  qu’il  souhaitait 
d’écrire.  Le  fruit  de  ses  réflexions,  cependant,  ne  fut 
point  entièrement  perdu  pour  la  Science.  Par  la  tradition 
orale  qui  avait  pris  naissance  durant  sa  vie,  par  la  dis- 
persion de  ses  manuscrits  après  sa  mort,  ses  pensées 
furent  jetées  aux  quatre  vents  du  ciel  et  quelques-unes 
rencontrèrent  un  terrain  propice  à leur  développement. 

Cardan,  l’un  des  esprits  les  plus  universels  et  l’un  des 
hommes  les  plus  étranges  qu’ait  produits  le  xvie  siècle, 
Tartaglia,  mathématicien  de  génie,  mais  plagiaire  impu- 
dent, restituèrent  à la  Statique  de  la  Renaissance  plu- 
sieurs des  découvertes  faites  par  l’Ecole  de  Jordanus  ; mais 
ils  les  lui  restituèrent  souvent  sous  la  forme  plus  riche  et 
plus  féconde  que  leur  avait  donnée  Léonard  de  Vinci. 

Les  écrits  de  Tartaglia  et  de  Cardan  répandent,  en  plein 
xvie  siècle,  un  afflux  de  la  Mécanique  du  moyen  âge.  Mais, 
à ce  moment,  un  courant  en  sens  contraire  prend  nais- 
sance et  vigueur  en  les  traités  de  Guido  Ubaldo  del  Monte 
et  de  J.  B.  Benedetti.  Les  œuvres  de  Pappus  et  d’Archi- 
mède viennent  d’être  exhumées  ; elles  sont  étudiées  avec 
passion  et  commentées  avec  talent  ; elles  donnent  aux 
mécaniciens  le  goût  de  cette  impeccable  rigueur  où,  depuis 
Euclide,  excellent  les  géomètres.  Cette  admiration  enthou- 
siaste et  exclusive  pour  les  monuments  de  la  Science  hel- 
lène fait  rejeter  avec  mépris  les  découvertes  profondes, 
mais  encore  confuses  et  mêlées  d’erreur,  qu’ont  produites 
les  Ecoles  du  xme  siècle  ; les  plus  pénétrantes  intuitions 
de  Jordanus  et  de  ses  disciples  sont  méconnues  par  l’Ecole 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


io3 


nouvelle,  qui  appauvrit  et  épuise  la  Statique  sous  prétexte 
de  la  rendre  plus  pure.  De  même,  l’admiration  exclusive 
des  œuvres  empreintes  de  la  beauté  grecque  fait  traiter 
de  gothiques  les  plus  merveilleuses  créations  artistiques 
du  moyen  âge. 

A la  fin  du  xvie  siècle  donc,  presque  rien  ne  subsistait 
de  ce  qu’avait  spontanément  produit,  en  Statique,  le  génie 
propre  de  l’Occident.  L’œuvre  était  à refaire.  11  fallait 
reprendre  les  démonstrations  des  vérités  que  les  docteurs 
du  moyen  âge  avaient  aperçues  et  leur  assurer  toute  la 
clarté,  toute  la  précision,  toute  la  rigueur  des  théories 
léguées  par  les  Grecs.  A cette  restauration  vont  se  con- 
sacrer, jusqu’au  milieu  du  xvne  siècle,  les  plus  puissants 
géomètres  de  la  Flandre,  de  l’Italie  et  de  la  France. 

Malgré  l’extraordinaire  talent  des  ouvriers,  que  de 
tâtonnements  et  de  malfaçons,  avant  que  l’ouvrage  soit 
mené  à bien  ! 

Une  déduction  rigoureuse  suppose  des  axiomes.  Où 
trouver  les  postulats  auxquels  s’attacheront  fixement  les 
raisonnements  de  la  Statique  ? Ceux  qu’Archimède  a for- 
mulés sont  infiniment  particuliers  ; ils  suffisent  à peine  à 
traiter  de  l’équilibre  du  levier  droit.  De  toute  nécessité, 
il  faut  avoir  recours  à des  hypothèses  nouvelles.  Les 
mécaniciens  qui  vont  les  énoncer  les  donneront  pour  prin- 
cipes inédits  et  vérités  inouïes.  Mais  si  nous  les  dépouil- 
lons du  masque  d’originalité  dont  les  a affublées  l’amour- 
propre  de  ceux  qui  les  proclament,  nous  y reconnaîtrons 
presque  toujours  des  propositions  fort  anciennes  qu’une 
longue  tradition  a conservées,  qu’elle  a mûries,  et  dont 
elle  a montré  la  fécondité.  Là  où  une  histoire  trop  som- 
maire et  trop  systématique  a cru  voir  une  Renaissance 
de  la  méthode  scientifique,  oubliée  depuis  les  Grecs,  nous 
verrons  le  développement  naturel  de  la  Mécanique  du 
moyen  âge. 

Galilée,  dont  la  légende  fait  le  créateur  de  la  Dyna- 
mique moderne,  va  chercher  le  fondement  de  ses  déduc- 


104 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tiens  dans  la  Dynamique  déjà  chancelante  d’Aristote.  Il 
postule  la  proportionnalité  entre  la  force  qui  meut  un 
mobile  et  la  vitesse  de  ce  mobile.  Les  travaux  des  méca- 
niciens du  xme  siècle  l’inspirent  lorsqu’il  veut  tirer  de  ce 
principe  la  pesanteur  apparente  d’un  corps  posé  sur  un 
plan  incliné  ; mais  ils  ne  vont  pas  jusqu’à  lui  faire  recon- 
naître que  la  notion  cardinale  de  toute  la  Statique  est  la 
notion  de  puissance  motrice,  produit  d’un  poids  par  sa 
hauteur  de  chute.  A cette  notion,  Galilée  substitue  celle 
de  momento , produit  du  poids  par  la  vitesse  de  sa  chute, 
notion  qui  se  relie  immédiatement  à la  Dynamique  déjà 
condamnée  d’Aristote. 

Pour  traiter  de  la  pesanteur  apparente  sur  un  plan 
incliné,  Stevin  invoque  l’impossibilité  du  mouvement 
perpétuel  ; or,  ce  principe,  Léonard  de  Vinci  et  Cardan 
l’avaient  formulé  avec  une  netteté  singulière,  en  le  ratta- 
chant à la  notion  de  puissance  motrice  qu’ils  tenaient  eux- 
mêmes  de  l’École  de  Jordanus.  Mais  cette  notion  n’appa- 
raît qu’incidemment  dans  l’œuvre  de  Stevin  ; le  grand 
géomètre  de  Bruges  n’en  a point  vu  l’extrême  importance. 

Elle  s’affirme  plus  nettement  en  la  belle  démonstration 
que  donne  Roberval  de  la  règle  selon  laquelle  se  com- 
posent des  forces  concourantes  ; cette  démonstration,  qui 
comble  si  heureusement  une  profonde  lacune,  béante  en 
l’œuvre  de  Stevin,  n’est  point,  d’ailleurs,  d’un  type 
imprévu  ; pour  traiter  de  l’équilibre  du  levier  coudé,  ce 
disciple  de  Jordanus  qui  fut  le  Précurseur  de  Léonard  de 
Vinci  en  avait  tracé  le  modèle. 

Le  génie  admirablement  clair  et  méthodique  de  Des- 
cartes a tôt  fait  de  saisir  avec  sûreté  l’idée  maîtresse  qui 
doit  régir  toute  la  Statique.  Cette  idée,  c’est  celle  dont 
Jordanus  avait  déjà  marqué  l’emploi  dans  la  théorie  du 
levier  droit,  celle  dont  son  disciple  avait  fait  usage  pour 
traiter  du  levier  coudé  et  du  plan  incliné  ; c’est  la  notion 
de  puissance  motrice.  Cette  notion,  Descartes  la  définit 
avec  précision  ; il  l’oppose  victorieusement  au  momento 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE. 


io5 


considéré  par  Galilée  ; tandis  que  l’emploi  du  momento 
découle  d’une  Dynamique  désormais  insoutenable,  la 
notion  de  puissance  motrice  permet  de  formuler  un 
axiome,  très  clair  et  très  sûr,  qui  porte  la  Statique  tout 
entière  ; et  ce  principe  autonome  n’attend  point,  pour 
devenir  acceptable,  que  la  Dynamique  nouvelle  ait  été 
construite  sur  les  ruines  de  la  Dynamique  péripatéticienne. 

Malheureusement,  l’orgueil  insensé  qui  trouble  la  con- 
science de  Descartes  le  pousse  à exagérer  la  grandeur  du 
service  qu’il  rend  à la  Statique,  et  à l’exagérer  au  point 
d’en  fausser  la  nature.  Incapable,  plus  encore  que  Stevin, 
que  Galilée  et  que  Roberval,  de  rendre  justice  à ses  pré- 
décesseurs, il  se  donne  pour  le  créateur  d’une  doctrine 
dont  il  n’est  que  l’organisateur.  D’ailleurs,  ce  que  nous 
disons  ici  de  la  Statique  cartésienne,  ne  le  pourrait-on 
répéter  du  Cartésianisme  tout  entier  ? La  superbe  de  son 
auteur  a triomphé,  et  son  triomphe  n’a  point  d’analogue 
dans  l’histoire  de  l’esprit  humain  ; elle  a dupé  le  monde  ; 
elle  a fait  prendre  le  Cartésianisme  pour  une  création 
étrangement  spontanée  et  imprévue  ; cependant,  ce  sys- 
tème n’était,  presque  toujours,  que  la  conclusion  nettement 
formulée  d’un  labeur  obscur,  poursuivi  pendant  des 
siècles.  Le  vol  gracieux  du  papillon  aux  ailes  chatoyantes 
a fait  oublier  les  lentes  et  pénibles  reptations  de  l’humble 
et  sombre  chenille. 

Les  quelques  lignes  où  Jordanus  démontrait  la  règle  du 
levier  droit  contenaient  en  germe  une  idée  juste  et 
féconde  ; de  Jordanus  à Descartes,  cette  idée  s’est  déve- 
loppée au  point  de  comprendre  la  Statique  tout  entière. 
Tandis  que  se  poursuit  et  s’achève  cette  graduelle  évolu- 
tion d’une  vérité,  la  Science  est  le  théâtre  d’un  phénomène 
non  moins  intéressant,  mais  plus  étrange  ; une  doctrine 
fausse  se  transforme  peu  à peu  en  un  principe  très  profond 
et  très  exact  ; il  semble  qu’une  force  mystérieuse,  atten- 
tive au  progrès  de  la  Statique,  sache  rendre  également 
bienfaisantes  la  vérité  et  l’erreur. 


io6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Archimède  avait  usé,  sans  la  définir,  de  la  notion  de 
centre  de  gravité  ; certains  géomètres  s’étaient  efforcés  de 
la  préciser  ; mais  Albert  de  Saxe  et,  après  lui,  la  plupart 
des  physiciens  de  l’Ecole,  profitant  de  l’indétermination 
mécanique  où  demeurait  ce  point,  lui  attribuaient  des 
propriétés  tout  autres  que  celles  dont  nous  le  douons 
aujourd’hui  ; en  chaque  portion  de  matière,  ils  y voyaient 
le  lieu  où  se  trouvait  concentrée  la  pesanteur  de  cette 
matière  ; la  pesanteur  d’un  corps  leur  apparaissait  comme 
le  désir  que  le  centre  de  gravité  de  ce  corps  a de  s’unir 
au  centre  de  l’Univers.  La  révolution  copernicaine,  en 
déplaçant  le  centre  de  l’Univers,  en  niant  même,  avec 
Giordano  Bruno,  l’existence  de  ce  centre,  ne  modifia 
guère  cette  théorie  de  la  pesanteur  ; elle  vit  en  cette  qua- 
lité la  tendance  qu’a  le  centre  de  gravité  de  chaque  corps 
à s’unir  à son  semblable,  le  centre  de  gravité  de  la  Terre. 

L’un  des  titres  de  gloire  de  Képler  est  d’avoir  éloquem- 
ment combattu  cette  hypothèse  d’une  attraction  entre 
points  géométriques  et  d’avoir  affirmé  que  l’attraction  de 
gravité  s’exerçait  entre  les  diverses  parties  de  la  Terre 
prises  deux  à deux  ; mais  ses  contemporains,  moins  clair- 
voyants, ne  partageaient  pas  cette  opinion  ; en  particulier, 
Benedetti,  Guido  Ubaldo  et  Galilée  affirmaient  la  sym- 
pathie que  le  centre  de  gravité  de  chaque  corps  éprouve 
pour  le  centre  commun  des  graves,  tandis  que  Bernardino 
Baldi  et  Villalpand  plagiaient  les  corollaires  exacts  que 
Léonard  de  Vinci  avait  tirés  de  cette  doctrine  erronée. 

Lorsque  cette  tendance  se  trouve  satisfaite  aussi  com- 
plètement que  le  permettent  les  liaisons  d’un  système  de 
poids  ; en  d’autres  termes,  lorsque  le  centre  de  gravité 
du  système  est  le  plus  près  possible  du  centre  de  la  Terre, 
rien  ne  sollicite  plus  le  système  à se  mouvoir  ; il  demeure 
en  équilibre.  Tel  est  le  principe  de  Statique  que  formulent 
Cardan,  Bernardino  Baldi,  Mersenne,  Galilée,  qui  le 
doivent  peut-être  à Léonard  de  Vinci. 

Ce  principe  est  faux  ; mais,  pour  le  rendre  exact,  il 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE.  1 07 

suffira  de  rejeter  à l’infini  le  centre  de  la  Terre  que  Galilée 
invoque  sans  cesse  dans  ses  raisonnements  et  de  regarder 
les  verticales  comme  parallèles  entre  elles.  La  modifica- 
tion paraît  insignifiante  ; elle  est  grave,  cependant,  puis- 
qu’elle transforme  une  affirmation  erronée  en  un  axiome 
exact  et  fécond  ; elle  est  grave,  aussi,  en  ce  qu’elle  sup- 
pose l’abandon  d’une  théorie  de  la  pesanteur  très  ancienne 
et  très  autorisée. 

Les  débats  confus  et  compliqués  que  provoquent,  en 
France,  les  recherches  de  Beaugrand  et  de  Fermât  sur 
la  variation  de  la  pesanteur  avec  l’altitude  préparent  cette 
réforme.  Torricelli  l’accomplit  ; il  dote  ainsi  la  Science 
d’un  nouveau  postulat  propre  à fonder  la  Statique. 

Lorsque  l’historien,  après  avoir  suivi  le  développement  . 
continu  et  complexe  de  la  Statique,  se  retourne  pour 
embrasser  d’un  coup  d’œil  le  cours  entier  de  cette  Science, 
il  ne  peut,  sans  un  étonnement  profond,  comparer  l’am- 
pleur de  la  théorie  achevée  à l’exiguïté  du  germe  qui  l’a 
produite.  D’une  part,  en  un  manuscrit  du  xme  siècle,  il 
déchiffre  quelques  lignes  d’une  écriture  gothique  presque 
effacée  ; elles  justifient  d’une  manière  concise  la  loi  d’équi- 
libre du  levier  droit.  D’autre  part,  il  feuillette  de  vastes 
traités,  composés  au  xixe  siècle;  en  ces  traités,  la  méthode 
des  déplacements  virtuels  sert  à formuler  les  lois  de 
l’équilibre  aussi  bien  pour  les  systèmes  purement  méca- 
niques que  pour  ceux  où  peuvent  se  produire  des  change- 
ments d’état  physique,  des  réactions  chimiques,  des  phé- 
nomènes électriques  ou  magnétiques.  Quel  disparate  entre 
la  minuscule  démonstration  de  Jordanus  et  les  impo- 
santes doctrines  des  Lagrange,  des  Gibbs  et  des  Helm- 
holtz  ! Et  cependant,  ces  doctrines  étaient  en  puissance 
dans  cette  démonstration  ; l’histoire  nous  a permis  de 
suivre  pas  à pas  les  efforts  par  lesquels  elles  se  sont  déve- 
loppées à partir  de  cette  humble  semence. 

Ce  contraste  entre  le  germe,  extrêmement  petit  et  extrê- 
mement simple,  et  l'être  achevé,  très  grand  et  très  com- 


io8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pliqué,  le  naturaliste  le  contemple  chaque  fois  qu’il  suit 
le  développement  d’une  plante  ou  d’un  animal  quelque 
peu  élevé  en  organisation.  Cette  opposition,  cependant, 
n’est  peut-être  point  ce  qui  excite  au  plus  haut  degré  son 
admiration.  Un  autre  spectacle  est  plus  digne  encore  d’at- 
tirer son  attention  et  de  servir  d’objet  à ses  méditations. 

Le  développement  qu’il  étudie  résulte  d’une  infinité  de 
phénomènes  divers  ; il  faut,  pour  le  produire,  une  foule 
de  divisions  de  cellules,  de  bourgeonnements,  de  trans- 
formations, de  résorptions.  Tous  ces  phénomènes,  si  nom- 
breux, si  variés,  si  compliqués,  se  coordonnent  entre  eux 
avec  une  précision  parfaite  ; tous  concourent  d’une  manière 
efficace  à la  formation  de  la  plante  ou  de  l’animal  adulte. 
Et  cependant,  les  êtres  innombrables  qui  agissent  en  ces 
phénomènes,  les  cellules  qui  prolifèrent,  les  phagocytes 
qui  font  disparaître  les  tissus  devenus  inutiles,  ne  con- 
naissent assurément  pas  le  but  qu’ils  s’efforcent  d’atteindre  ; 
ouvriers  qui  ignorent  l’œuvre  à produire,  ils  réalisent 
néanmoins  cette  œuvre  avec  ordre  et  méthode.  Aussi  le 
naturaliste  ne  peut-il  s’empêcher  de  chercher,  en  dehors 
d’eux  et  au-dessus  d’eux,  un  je-ne-sais-quoi  qui  voie  le 
plan  de  l’animal  ou  de  la  plante  à venir  et  qui,  à la  forma- 
tion de  cet  organisme,  fasse  concourir  la  multitude  des 
efforts  inconscients  ; avec  Claude  Bernard,  il  salue  Vidée 
directrice  qui  préside  au  développement  de  tout  être 
vivant. 

A celui  qui  l’étudie,  l’histoire  de  la  Science  suggère 
sans  cesse  des  réflexions  analogues.  Chaque  proposition 
de  Statique  a été  constituée  lentement,  par  une  foule  de 
recherches,  d’essais,  d’hésitations,  de  discussions,  de  con- 
tradictions. En  cette  multitude  d’efforts,  aucune  tentative 
n’a  été  vaine  ; toutes  ont  contribué  au  résultat  ; chacune 
a joué  son  rôle,  prépondérant  ou  secondaire,  dans  la  for- 
mation de  la  doctrine  définitive  ; l’erreur  même  a été 
féconde  ; les  idées,  fausses  jusqu’à  l'étrangeté,  de  Beau- 
grand  et  de  Fermât  ont  contraint  les  géomètres  à passer 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE.  lOg 

au  crible  la  théorie  du  centre  de  gravité,  à séparer  les 
vérités  précieuses  des  inexactitudes  auxquelles  elles  se 
trouvaient  mêlées. 

Et  cependant,  tandis  que  tous  ces  efforts  contribuaient 
à l’avancement  d’une  science  que  nous  contemplons 
aujourd’hui  dans  la  plénitude  de  son  achèvement,  nul  de 
ceux  qui  ont  produit  ces  efforts  ne  soupçonnait  la  gran- 
deur ni  la  forme  du  monument  qu’il  construisait.  Jordanus 
ne  savait  assurément  pas,  en  justifiant  la  loi  d’équilibre 
du  levier  droit,  qu’il  postulait  un  principe  capable  de 
porter  toute  la  Statique.  Ni  Bernoulli,  ni  Lagrange  ne 
pouvaient  deviner  que  leur  méthode  des  déplacements 
virtuels  serait,  un  jour,  admirablement  propre  à traiter 
de  l’équilibre  électrique  et  de  l’équilibre  chimique  ; ils  ne 
pouvaient  prévoir  Gibbs,  bien  qu’ils  en  fussent  les  précur- 
seurs. Maçons  habiles  à tailler  une  pierre  et  à la  cimenter, 
ils  travaillaient  à un  monument  dont  l’architecte  ne  leur 
avait  pas  révélé  le  plan. 

Comment  tous  ces  efforts  auraient-ils  pu  concourir 
exactement  à la  réalisation  d’un  plan  inconnu  des  ma- 
nœuvres, si  ce  plan  n’avait  préexisté,  clairement  aperçu, 
en  l’imagination  d’un  architecte,  et  si  cet  architecte  n’avait 
eu  le  pouvoir  d’orienter  et  de  coordonner  le  labeur  des 
maçons  ? Le  développement  de  la  Statique  nous  manifeste, 
autant  et  plus  encore  que  le  développement  d’un  être 
vivant,  l’influence  d’une  idée  directrice.  Au  travers  des 
faits  complexes  qui  composent  ce  développement,  nous 
percevons  l’action  continue  d’une  Sagesse  qui  prévoit  la 
forme  idéale  vers  laquelle  la  Science  doit  tendre  et  d’une 
Puissance  qui  fait  converger  vers  ce  but  les  efforts  de 
tous  les  penseurs  ; en  un  mot,  nous  y reconnaissons 
l’œuvre  d’une  Providence. 

Bordeaux,  26  octobre  igo5. 

P.  Duhem. 


LA  FONCTION  ÉCONOMIQUE 


DES  PORTS"1 2 


II 

LE  PORT  DE  BRUGES  AU  MOYEN  AGE 


Dans  l’Europe  du  haut  moyen  âge,  adonnée  tout  entière 
à la  vie  agricole,  les  côtes  frisonnes  offrent  le  spectacle 
exceptionnel  de  l’activité  industrielle  et  commerciale  (2). 
La  nature  elle-même  invitait  au  travail  de  la  laine  les 
habitants  de  ces  plaines  humides  : elle  avait  doté  ces 
contrées  de  vastes  pâturages,  où  l’élève  des  troupeaux 
fournissait  d’abondantes  toisons.  Les  produits  de  l’indus- 
trie frisonne  se  répandent  de  bonne  heure  dans  tout 
l’Occident.  Remontant  le  cours  des  fleuves,  les  marchands 
de  la  côte  portent  leurs  tissus  à travers  l’Europe  centrale  ; 
dès  le  ixe  siècle,  nos  marins  les  déchargent  en  Angleterre 
et  dans  les  ports  de  la  mer  Baltique.  La  prospérité  du 
commerce  et  l’accroissement  rapide  de  la  population  im- 
primèrent à^l'industrie  un  nouvel  élan  : de  la  Meuse  à la 
côte,  les  villes  se  remplirent  bientôt  de  métiers. 

(1)  Voir  Revue  des  Questions  scientifiques,  avril  1906,  p.  357. 

(2)  Cfr.  Pirenne,  Histoire  de  Belgique , t.  I,  Bruxelles,  1900,  p.  30. 


LE  PORT  DE  BRUGES.  1 1 1 

La  manufacture  drapière  ne  tarda  pas  à développer  les 
relations  maritimes.  La  nécessité  d’aller  chercher  outre- 
mer la  précieuse  denrée  qui  alimentait  leurs  manufactures, 
et  l’avantage  d’y  trouver  un  débouché  ouvert  à leurs  pro- 
duits tournaient  vers  la  mer  les  préoccupations  des  dra- 
piers de  Flandre.  Telle  est,  en  effet,  l’importance  du 
tissage  des  laines  au  milieu  du  xie  siècle,  que  les  moutons 
indigènes  ne  suffisent  plus  aux  besoins  de  la  fabrication  ; 
les  troupeaux  de  Champagne  et  de  Bourgogne  eux-mêmes 
ne  donnent  plus  à l’industrie  flamande  une  matière  pre- 
mière suffisante  (1),  et  nos  bateaux  importent  de  pleins 
chargements  de  laines  anglaises,  en  échange  des  draps 
qu’ils  débarquent  sur  les  quais  de  la  Tamise. 

Une  large  baie,  aujourd’hui  comblée  par  des  atterrisse- 
ments, offrait  à la  Flandre  intérieure  un  accès  facile  à la 
mer.  Cette  baie,  qui  portait  le  nom  de  Zwin,  s’ouvrait  au 
sud-ouest  de  l’île  de  Walcheren,  et  s’étendait  jusqu’à 
Damme.  Un  canal  prolongeait  le  Zwin  de  Damme  à 
Bruges,  aux  portes  de  laquelle  la  mer  amenait  le  flux  de 
ses  eaux.  Les  marins  brugeois  gagnaient  ainsi  le  large 
par  une  voie  directe,  tandis  que  les  bateaux  d’Anvers, 
qui  ne  pouvaient  encore,  à cette  époque,  franchir  les  passes 
étroites  de  l’Escaut  occidental,  devaient,  pour  atteindre 
la  mer,  doubler  l’île  de  Walcheren  par  l’autre  bras  du 
fleuve  (2). 

Au  cours  du  xie  siècle,  la  navigation  flamande  prend 
un  rapide  essor,  et  le  commerce  de  Bruges  est  déjà  flo- 
rissant. 

Au  début  de  cette  ère  de  prospérité,  trois  éléments  par- 
ticipent au  mouvement  d’affaires  qui  anime  son  port  : 
l’exportation  des  produits  indigènes,  en  particulier  des 
tissus  de  Flandre,  des  pierres  sculptées  de  Tournai  et  des 
cuivres  travaillés  à Dinant  ; l’importation  des  marchan- 

(1)  Cfr.  Kervyn  de  Lettenhove,  Histoire  de  Belgique , t.  Il,  Bruxelles, 
1847,  p.  297. 

(2)  Cfr.  Mertens  en  Torfs,  Geschiedenis  van  Antwerpen,  t.  il,  p.  301. 


1 12 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dises  de  l’étranger,  notamment  des  laines  anglaises  et  des 
vins  de  France  (1),  enfin  le  transit  des  objets  qui  n’entrent 
dans  le  port  que  pour  être  réexpédiés  aussitôt  vers  la 
mer.  Des  influences  de  nature  diverse  vont  bouleverser 
l’importance  relative  de  ces  éléments  dans  le  trafic  géné- 
ral : sur  les  quais  de  Bruges,  l’échange  de  fret  entre  les 
navires  qui  s’y  rencontrent  et  se  distribuent  leurs  cargai- 
sons va  devenir  prépondérant.  Cette  tendance  caractérise 
le  rôle  du  port  de  Bruges  au  moyen  âge  : à mesure  que 
s’accroît  le  trafic,  la  fonction  économique  se  dessine  avec 
plus  de  netteté.  Au  xive  siècle,  Bruges  sera  l’entrepôt 
du  commerce  international,  le  marché  commun  des  nations 
d’Occident. 

Des  conditions  naturelles  particulièrement  favorables 
prédestinaient  les  Pays-Bas  au  rôle  considérable  qu’ils 
allaient  jouer  de  bonne  heure  dans  le  commerce  européen. 
Situés  dans  le  voisinage  de  l’Angleterre,  ils  offraient  au 
nord  une  série  de  ports  échelonnés  sur  une  large  étendue 
de  côtes.  Par  trois  fleuves  navigables,  ils  se  rattachaient 
aux  marchés  de  la  France  et  de  l’Empire  germanique.  Les 
Pays-Bas  s’ouvraient  ainsi  de  toutes  parts  à l’afflux  des 


(l)Les  documents  de  l’époque  établissent  l’existence  d’un  mouvement 
commercial  assez  considérable  entre  le  port  de  Bruges  et  son  hinterland. 
En  1 167,  Philippe  d’Alsace  confirme  un  ancien  privilège  des  habitants  d’Ypres, 
en  vertu  duquel,  en  payant  un  denier  par  bateau  chargé  de  marchandises, 
ils  étaient  exempts  de  tous  péages  sur  l'iperleet,  cours  d’eau  qui  s’abouchait 
au  port  de  Bruges  (v.  Diegerick,  Inventaire  des  chartes  d' Ypres,  1. 1,  p.  6, 
n°  5).  Vers  la  même  époque,  le  cuivre  anglais  supplante,  sur  le  marché  de 
Dinant,  le  cuivre  de  Goslar,  et  à Liège,  où  n’arrivaient  jusque  là  que  les 
vins  du  Rhin  et  de  la  Moselle,  on  débarque  les  vins  de  la  Rochelle,  venus  par 
la  mer  (Annales  S.  Jacobi  Leodiensis.  Monum.  Germ.  H ist.  Script.,  t.  XVI, 
p.  634).  Enfin  nous  voyons  qu’en  1308,  un  règlement  des  échevins  et  doyens 
de  la  ville  de  Gand  fixe  le  salaire  des  bateliers  arrivant  par  la  Lieve  de  Bruges 
et  de  Damme  à Gand.  Il  y est  dit  que  le  chargement  ne  pourra  excéder  le 
poids  de  cinq  tonnes  de  vin,  ou  dix  boisseaux  de  grain,  équivalant  à trois 
lasts  de  hareng,  cinq  cents  bardeaux,  cinq  lasts  de  cendres,  quarante  pots 
de  beurre,  trente-six  tonnes  de  bière  de  Lubeck  et  trente-trois  de  Hambourg, 
sept  tonnes  de  guède  (Gilliodts-Van  Severen,  Cartulaire  de  l'ancienne 
estaple  de  Bruges , p.  119,  n°  162;  Diericx,  Mémoire  sur  la  ville  de 
Gand , t.  I.  p.  241). 


LE  PORT  DE  BRUGES. 


1 13 

marchandises,  et,  par  des  routes  naturelles,  expédiaient 
leurs  produits  aux  peuples  du  nord  comme  à ceux  du 
midi.  Un  réseau  de  rivières  et  de  ruisseaux  canalisés,  se 
perdant  en  partie  dans  la  mer,  en  partie  dans  l’Escaut, 
facilitaient  les  communications  entre  les  villes  flamandes, 
populeuses  et  florissantes,  ou  la  renommée  des  foires,  qui 
se  succédaient  à de  courts  intervalles,  attirait  les  mar- 
chands de  tous  les  pays.  Dès  le  xne  siècle,  une  route 
terrestre,  tracée  du  Rhin  à la  mer  du  Nord,  relie  Cologne 
à Bruges  : tandis  que  les  bateliers  suivent  le  cours  des 
fleuves  pour  apporter  à la  Flandre  les  denrées  du  midi, 
de  l’est  à l’ouest  des  caravanes  de  marchands,  sillonnant 
la  plaine,  s’acheminent  vers  les  côtes  flamandes  (1).  La 
Flandre  trafique  avec  tout  l’ouest  de  l’Allemagne  centrale, 
et,  par  la  Hanse  des  dix-sept  villes  qui  l’unit  aux  cités 
marchandes  du  nord  de  la  France  (2),  elle  expose  ses  draps 
aux  foires  célèbres  de  Champagne,  où  déjà  les  drapiers 
flamands  rencontrent  les  Génois  (3).  Les  richesses  d’Orient, 
amenées  dans  les  ports  de  Gênes  et  de  Venise,  franchis- 
saient les  Alpes,  atteignaient  le  Danube  ou  le  Rhin,  et, 
par  ce  dernier  fleuve,  descendaient  aux  Pays-Bas  (4). 

D’importantes  relations  commerciales  s’étaient  donc 
établies  entre  la  Flandre  et  l’étranger  à l’époque  où  le 
négoce  empruntait  encore  de  préférence  les  routes  et  les 
fleuves.  Mais,  quand  la  navigation  maritime  se  développa, 
nos  côtes  devinrent  tout  de  suite  l’étape  des  marchands 
de  toutes  les  nations.  La  situation  géographique  de  la 
Flandre  était,  à cet  égard,  exceptionnellement  heureuse. 
Située  à mi-chemin  entre  le  Sund  et  le  détroit  de  Gibral- 

(1)  Voir  Pirenne,  Histoire  de  Belgique , t.  I,  p.  166. 

(2)  Voir  Bourquelot.  Études  sur  les  Foires  de  Champagne , dans  les 
Mémoires  présentés  par  quelques  savants  à l’Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres,  t.  V,  p.  195 

(5)  Schulte,  Geschichte  des  mittelalter lichen  Handels  und  Verkehrs 
zwischen  Westdeutschland  und  Italien , t.  1.  Leipzig,  1900,  p.  127.  — 
Hildebrand,  Zur  Geschichte  der  deutschen  Wollindustrie , Jahrbücher 
für  National  Œkonomie  und  Statistik,  t.  VI,  p.  237. 

(4)  Vanderkindere,  Le  Siècle  des  Artevelde.  Bruxelles,  1879,  p.  210. 

IIIe  SÉRIE.  T.  X.  8 


ii4 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tar,  elle  attirait  les  vaisseaux  de  la  Baltique  et  de  la  mer 
du  Nord,  qui  rencontraient  chez  elle  les  navires  arrivés 
de  la  Méditerranée  et  des  côtes  de  l’Océan.  La  navigation 
au  long  cours  était  pleine  de  périls,  et  le  commerce  direct 
entre  le  midi  de  l’Europe  et  son  extrémité  nord-ouest  fort 
malaisé.  Les  Allemands  n’entreprenaient  guère  d’expédi- 
tions dans  la  Méditerranée  ; les  Français  ne  s’aventuraient 
pas  jusqu'aux  ports  de  l’Elbe  et  du  Wéser  ; pour  les  navi- 
gateurs italiens  qui  avaient  affronté  les  orages  du  golfe 
de  Gascogne , la  Flandre  marquait  le  terme  de  leur  course  ( 1 ) ; 
tous  ces  peuples  trouvaient  un  point  de  contact  naturel 
dans  cet  estuaire  d’accès  facile,  où  s’échangeaient  les  vins 
de  France  et  d’Allemagne,  les  draps  d’or  et  les  épices  que 
les  Lombards  apportaient  de  l’Orient.  Bruges,  établie  au 
carrefour  des  grandes  artères  du  commerce  d’Europe, 
devient  le  rendez-vous  des  nations  germaniques  et  des 
peuples  romans. 

Mais  ce  n’est  pas  uniquement  à sa  position  géographique 
que  le  port  de  Bruges  dut  sa  prodigieuse  fortune.  L’admi- 
nistration clairvoyante  des  princes  a puissamment  con- 
couru à l’accroissement  de  sa  prospérité.  C’est  le  mérite 
des  comtes  de  Flandre  de  n’avoir  point  sacrifié  les  intérêts 
du  pays  aux  caprices  d’une  politique  personnelle,  et  d’avoir 
su  résister  aux  entraînements  de  la  fiscalité  médiévale. 
Tandis  que  les  transformations  économiques  se  succèdent, 
et  que  Bruges  voit  évoluer  la  fonction  de  son  port,  les 
comtes  perçoivent  nettement  les  exigences  commerciales, 
et  adaptent  leur  politique  aux  nécessités  du  moment. 
Lorsque  le  développement  des  affaires  maritimes  est 
subordonné  encore  à l’activité  industrielle  de  l’arrière- 
pays,  et  que  la  manufacture  drapière  fournit  au  port  le 
meilleur  élément  de  son  trafic,  les  comtes  attirent  en 


(1)  Sartorius,  Urkundliche  Geschichte  des  TJrsprunges  der  deutschen 
Hanse , t.  I,  Hambourg.  1830,  pp.  212-215  ; voir  aussi  Roscher,  Ansichlen 
der  Volkswirthschaft  aus  dem  geschichtlichen  Standpunkt,  1. 1.  Leip- 
zig, 1878,  p.  550. 


LE  PORT  DE  BRUGES. 


Il5 


Flandre,  et  notamment  à Bruges  (1),  des  tisserands  de 
toile  et  detolïes  de  laine  (xe  siècle).  Mais  les  foires  res- 
tèrent le  grand  débouché  des  tissus  flamands,  aussi  long- 
temps que  la  faveur  du  transit  s’attacha  aux  routes  ter- 
restres et  fluviales  ; aussi  les  comtes  s’empressèrent-ils  de 
favoriser  ces  concours  de  marchands  : de  Baudouin  V à 
Charles  le  Bon,  de  nombreuses  lois  de  paix  assurent  le  bon 
ordre  des  foires  et  garantissent  la  sécurité  des  étrangers. 
Lorsque  Bruges  tendit  à centraliser  le  commerce  d’Occi- 
dent,  rien  ne  fut  épargné  pour  développer  les  relations 
internationales.  Devançant  les  autres  princes  d’Europe  (2), 
les  comtes  de  Flandre  s’attachèrent  à réprimer  la  pirate- 
rie ; ils  supprimèrent  de  bonne  heure  le  droit  d'épave, 
fixèrent  équitablement  le  tarif  des  tonlieux  (3),  et  cher- 
chèrent à empêcher  l’altération  des  monnaies  (4).  Une 
longue  série  de  privilèges  attestent  le  souci  constant  de 
garantir  aux  étrangers  la  sécurité  de  leurs  personnes  et 
de  leurs  biens,  d’assurer  la  loyauté  des  contrats,  la  facilité 
des  transactions  et  la  bonne  administration  de  la  justice. 
Les  Keures  de  Bruges  ordonnent  aux  échevins  de  faire 
droit  à la  plainte  d’un  étranger  dans  les  trois  jours,  dans 
la  huitaine  si  celui  dont  on  se  plaint  est  absent  (5).  De 
nombreux  privilèges  de  justice  sont  octroyés  par  la  com- 
tesse Marguerite  aux  marchands  de  l’Empire  (1252).  Ils 
ne  pourront  être  arrêtés  pour  dette  que  s’ils  sont  débiteurs 
principaux,  et  ils  ne  seront  pas  emprisonnés  s’ils  peuvent 


il)  Warnkœnig,  Histoire  de  Flandre , trad.  Gheldolf,  t.  II,  p.  182. 

(2)  Sartorius,  Urkundl.  Gesch.,  t.  I,  p.  212. 

(3)  Gilliodls-Van  Severen,  Cartul.  de  l'ancienne  eslaple  de  Bruges, 

t.  1,  p.  13. 

(4)  Cfr.  Pirenne,  Histoire  de  Belgique , t.  I,  p.  163.  — La  diversité  des 
types  monétaires  et  l’incertitude  des  rapports  qui  existaient  entre  eux 
entravaient  les  opérations  du  commerce  international  ; dès  la  fin  du 
xme  siècle,  la  lettre  de  change,  qui  devait  remédier  à ces  inconvénients, 
était  en  usage  à Bruges  (Vanderkindere,  p.  246  ; GUliodts-Van  Severen). 
Inventaire  des  archives  de  la  Ville  de  Bruges,  t.  111,  p.  249. 

(Si  Keures  du  2S  mai  1281  et  du  4 novembre  1304  ; Gilliodts-Van  Severen, 
Cartul.  anc.  est.,  t.  I,  n°  83  ; ihid.,  n°»  7 et  46. 


1 16 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


fournir  caution.  Si  des  hostilités  éclatent  entre  la  Flandre 
et  une  ville  allemande,  seuls  les  citoyens  de  cette  ville 
pourront  être  inquiétés  : encore  jouiront-ils  d’un  délai  de 
trois  mois  pour  sortir  du  pays  et  emporter  leurs  biens  (1). 
Louis  de  Crécy  accorde  des  privilèges  analogues  aux  bour- 
geois et  marchands  de  la  Rochelle  et  de  St- Jean  d’Angély 
qui  ont  leur  étape  à Damme  (2).  A la  requête  des  mar- 
chands de  l’Empire,  le  magistrat  de  Bruges  octroie  aux 
négociants  de  tous  pays  des  lettres  de  garantie  relatives 
au  droit  de  balance  ( 1 3 1 8)  : les  dispositions  les  plus 
minutieuses  sont  prises  pour  assurer  la  loyauté  des  opé- 
rations du  pesage  public  (3)  ; les  courtiers  sont  tenus  de 
prêter  serment  aux  échevins,  ils  sont  suspendus  à la 
moindre  irrégularité,  aussi  longtemps  qu’ils  n'ont  pas 
accordé  satisfaction  à la  personne  lésée  (4)  ; les  débar- 
deurs sont  soumis  aux  mêmes  règles,  et  les  voituriers  sont 
déclarés  responsables  des  marchandises  qui  leur  sont  con- 
fiées (5).  Enfin  l’érection  d’une  chambre  d’assurances  à 
Bruges,  en  i3io,  permet  aux  négociants  de  faire  garantir 
leurs  marchandises  contre  les  risques  de  mer  et  d’incendie, 
moyennant  le  payement  d’une  prime  de  quelques  deniers 
pour  cent  (6). 

Plus  remarquable  encore  est  le  régime  de  liberté  com- 
merciale dont  la  Flandre  offre  l’exemple  à l’époque  où  le 
monopole  et  le  privilège  pénètrent  partout  la  législation. 
La  politique  nettement  libérale,  on  dirait  volontiers 
libre-échangiste,  des  comtes  de  Flandre  (7)  favorise  à 
Bruges  l’essor  du  commerce  international,  tandis  que  des 


(1)  Cartul.  de  t ancienne  estaple  de  Bruges , t.  I,  n°  46. 

(2)  Charte  conservée  aux  archives  du  Nord,  transcrite  par  Finot,  Étude 
historique  sur  les  relations  commerciales  entre  la  Flandre  et  la 
France  au  moyen  âge.  Paris,  1894,  p.  351. 

(3)  Hansisches  Urkundenbuch , t.  II,  n°  154,  § 4 à 6. 

(4)  Ibid.,  n°  154,  § 13. 

(5)  Ibid.,  n°  154,  § 7. 

(6)  Gilliodts-Van  Severen,  Cartul.  de  V ancienne  estaple,  t.  I,  no  174. 

(7)  Pirenne,  Histoire  de  Belgique,  t.  I.  p.  245. 


LE  PORT  DE  BRUGES. 


U7 


restrictions  et  des  prohibitions  de  tontes  sortes  entravent 
ailleurs  les  relations  des  étrangers  entre  eux.  Les  tra- 
casseries fiscales  de  la  politique  française  au  xme  siècle 
poussent  beaucoup  de  peuples  à établir  sur  nos  côtes  le 
siège  de  leurs  transactions  (1).  Venise,  intolérante  pour 
le  trafic  des  nations  rivales,  cherche  à monopoliser  au 
profit  des  Vénitiens  le  commerce  de  son  port  : elle  can- 
tonne les  étrangers  dans  des  quartiers  étroitement  gardés, 
et  leur  interdit  toutes  relations  d’atfaires  avec  d’autres 
marchands  que  les  sujets  de  la  République  (2).  A Bruges, 
au  contraire,  les  étrangers  trafiquent  librement  entre 
eux  (3)  ; ils  peuvent  acheter,  vendre  ou  échanger  des 
marchandises  sur  leurs  navires,  leurs  barques  ou  toutes 
autres  embarcations  ; sur  l’eau  ou  sur  terre,  dans  la  rue, 
dans  les  celliers  ou  ailleurs  ; ils  sont  autorisés  à conserver 
leurs  marchandises  aussi  longtemps  qu’il  leur  plaît,  à les 
transporter  où  bon  leur  semble,  par  terre  ou  par  eau, 
sans  être  contraints  à les  vendre.  On  leur  interdit  seule- 
ment les  opérations  de  change  et  le  prêt  à intérêt  (4). 
Les  courtiers  sont  les  intermédiaires  obligés  dans  toute 
opération  commerciale  de  quelque  importance  ; mais,  de 
bonne  heure,  les  comtes  arrêtent  leur  tarif,  et  la  ville  de 
Bruges  est  responsable  de  leurs  malversations  vis-à-vis 
des  étrangers  (5).  Enfin  des  conditions  avantageuses  sont 
accordées  aux  marchands  de  tous  pays,  pour  s’établir 

(1)  Vanderkindere,  Le  Siècle  des  Artevelde,  p.  211. 

(2)  Cfr.  Schulte,  Geschichte  des  mittelalterlichen  Handels,  t.  I, 
p.  552.  — Noël,  Histoire  du  commerce  du  monde.  Paris,  1891-1906,  t.  11, 
pp.  204  et  ss.  — Ehrenberg,  Makler,  Hosteliers  und  Borse  in  Brügge  ; 
Zeitschrift  für  das  gesammte  Handei.srecht,  t.  XXX,  p.  406. 

(3)  L’importation  des  draps  anglais  était  prohibée  en  Flandre,  mais  on  en 
tolérait  le  transit,  ainsi  qu’en  témoignent  les  privilèges  accordés  aux  Orien- 
taux en  1359.  Gilliodts-Yan  Severen,  Inventaire  des  archives  de  la  ville 
de  Bruges , t.  II,  p.  51. 

(4)  Privilèges  accordés  par  Robert  de  Béthune  en  1307  ; Cartulaire  de 
l'ancienne  estaple  de  Bruges , t.  I,  n°  158,  art.  2 et  3;  voir  aussi  n°  169 
(14  nov.  1309),  et  la  lettre  de  Robert  au  roi  d’Angleterre  (26  juillet  1514), 
Cartulaire  de  l'ancienne  estaple , t.  I,  n°  189. 

(5)  Gilliodts-Van  Severen,  Cartulaire  de  l'ancienne  estaple , t.  I,  p.  127. 


1 18 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dans  la  ville  avec  leurs  biens  ; ils  peuvent  y acquérir  des 
hôtels,  et  des  facilités  spéciales  leur  sont  octroyées  pour 
la  location  de  maisons,  de  caves  et  de  celliers  (i). 

Le  port  de  Bruges,  où  le  commerce  jouissait  ainsi  d’une 
liberté  presque  illimitée,  offrait  d’ailleurs  à la  navigation 
une  des  stations  les  plus  favorables  des  côtes  de  l’océan 
germanique  (2).  Sous  le  règne  de  Philippe  d’Alsace  (1 180), 
à la  suite  d’une  inondation  qui  avait  rompu  les  digues  et 
submergé  les  environs  de  Bruges,  des  améliorations  con- 
sidérables avaient  été  apportées  au  régime  du  Zwin  : de 
puissantes  digues  marquaient  les  bords  du  chenal,  des 
pilotis  et  des  balises  en  signalaient  les  bas-fonds  (3).  Ce 
fut  probablement  au  début  du  xme  siècle  que  Bruges  fit 
creuser  le  grand  canal  de  navigation,  ou  nouveau  Zwin, 
qui  reliait  Damme  au  port,  et  l’ancien  Zwin,  dans  la 
direction  de  Bruges,  ne  fut  plus  fréquenté  que  par  des 
navires  d’un  faible  tirant  (4).  Il  fallait  isoler  le  nouveau 
canal  de  l’action  des  marées  : ce  fut  alors  qu’un  homme 
de  génie,  dont  l’histoire  11e  nous  a point  transmis  le  nom, 
construisit  la  première  écluse  à sas  (5).  Jusqu’à  cette 
époque,  de  grandes  grues  (overdrachten,  dobbele  kraenen) 
faisaient  monter  et  descendre  les  navires  tout  chargés  sur 
des  plans  inclinés  et  les  transportaient  ainsi  d’une  section 
de  canal  dans  une  autre  (6).  Au  témoignage  de  Guillaume 
le  Breton  (7),  le  port  était  tellement  vaste,  qu'il  put  con- 
tenir, en  1 2 1 3 , tous  les  navires  qui  prirent  part  à l’expé- 
dition de  Philippe-Auguste  contre  Ferrand  de  Portugal. 

(I)  Gilliodts-Van  Severen,  Inventaire  des  archives  de  la  ville  de 
Bruges , 1.  11,  p.  50. 

(2 j Warnkœnig,  Histoire  de  Flandre,  t.  II,  p.  197. 

(3)  Pirenne,  Histoire  de  Belgique , t.  I,  p.  241. 

(4)  Gilliodts-Van  Severen,  Inventaire  des  archives  de  la  ville  de 
Bruges , Intr.,  pp.  470-471. 

(o)  Ibid.,  t.  111,  p.  314.  On  ignore  la  date  à laquelle  fut  construite  cette 
écluse  ; elle  fut  renouvelée  de  1394  ü 1596 

(6  Warnkœnig,  Histoire  de  Flandre , t.  Il,  p.  187. 

(7)  Cité  par  Warnkœnig,  ibid.,  p.  56. 


LE  PORT  DE  BRUGES. 


ii9 

On  y trouvait  déjà  les  richesses  de  toutes  les  parties  du 
monde. 

Attirés  par  l’importance  du  transit,  les  marchands 
vinrent  s’établir  sur  les  bords  du  golfe,  où  bientôt  s’éle- 
vèrent Termuyden,  Monikerede,  Houcke  et  l’Écluse, 
tandis  que  grandissait  la  prospérité  de  Damme.  Plus 
d’une  parmi  ces  villes  aurait  pu  faire  à Bruges  une  con- 
currence désastreuse;  mais  le  privilège  de  l’étape,  qui  lui 
fut  octroyé  à une  date  inconnue  (1),  lui  assurait  sur  la 
navigation  du  Zwin  les  droits  les  plus  importants  ; toutes 
les  marchandises  qui  pénétraient  dans  le  bras  de  mer 
devaient  être  offertes  en  vente  d’abord  à Bruges,  à l’ex- 
ception de  quelques  denrées  qu'il  était  permis  d’exposer 
à Damme,  Houcke  et  Monikerede.  C’est  après  de  nom- 
breuses luttes  avec  les  bourgeois  des  villes  environnantes, 
notamment  avec  ceux  de  l’Écluse,  que  Bruges  se  trouva 
définitivement  en  possession  de  ce  droit  (2). 

Au  début  du  xme  siècle,  plus  de  trente-quatre  nations 
alimentent  de  leurs  produits  le  trafic  de  son  port.  Un 
document  contemporain  qui  les  énumère  nous  instruit 
sur  la  provenance  des  denrées  qui  figuraient  dans  le 
commerce  maritime,  en  même  temps  qu’il  atteste  l’étendue 
et  la  variété  des  rapports  de  Bruges  avec  l’étranger  (3). 
L’Angleterre,  l’Écosse  et  l’Irlande  envoyaient  des  laines, 
des  cuirs,  du  plomb,  des  charbons  de  roche,  des  fromages 
et  des  suifs  ; la  Russie  importait  ses  pelleteries  et  le 


(1)  Güliodts-Van  Severen,  Cartulaire  de  l'ancienne  estaple,  t.  I,  p.  4. 
— Sur  le  droit  d’étape,  voir  Gaillard,  Anciennes  institutions  commer- 
ciales, Privilège  d'étape;  ci  Biedermann,  Dus  Stapelrecht,  Vierleljahr- 
schrift  für  Volkswirthschaft,  Politih  und  Kulturgeschichte.  t.  LXX1I. 
Berlin,  1881,  p.  1. 

(2)  Gaillard,  op.  cit.,  p.  5.  Voir  aussi  Hansisches  Urkundenbuch , t.  IV, 
n°  254. 

(5)  Ce  texte,  rédigé  en  1200  à l’usage  des  marchands,  a été  maintes  fois 
reproduit;  on  le  trouvera  dans  Gilliodts -Van  Severen,  Cartulaire  de  l'an- 
cienne estaple  de  Bruges,  t.  I,  p.  14,  et  dans  Kervyn  de  Lettenhove, 
Histoire  de  Flandre , t.  Il,  p.  500,  noteS:  l’original  en  est  conservé  à la 
Bibliothèque  nationale  de  Paris. 


I 20 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Danemark  ses  chevaux  ; de  Hongrie,  de  Bohême  et  de 
Pologne  on  expédiait  à Bruges  la  cire,  l’or  et  l’argent  en 
lingots  ; la  Navarre  fournissait  la  laine  filée,  la  basane, 
la  réglisse,  des  amandes  et  des  draps  « dont  on  fait 
grandes  voiles  aux  nefs  « ; d’Aragon  nous  venaient  le 
safran  et  le  riz,  d’Allemagne  le  vin,  les  blés  et  le  fer  ; 
les  marchands  des  royaumes  de  Léon,  de  Castille  et 
d’Andalousie  exposaient  à Bruges  la  cochenille,  les  filasses, 
les  laines,  le  vif-argent,  le  cumin,  l’anis  et  des  fruits  ; on 
trouvait  sur  les  quais  du  port  le  saindoux  de  Galicie, 
les  raisins  du  royaume  de  Grenade,  les  épices  d’Egypte, 
de  Palestine  et  d’Arménie,  les  pelleteries  de  Fez  et  de 
Tunis,  les  sucres  du  Maroc  (1),  les  aluns  de  Majorque  et 
de  Constantinople  (2),  enfin  les  draps  d’01*  de  la  Tartarie  (3). 

En  1285,  le  vieux  port  de  Bruges,  situé  en  aval  de  la 
Reye,  n’est  plus  assez  spacieux  pour  contenir  les  bateaux 
qui  entrent  dans  le  Zwin.  Le  comte  et  le  magistrat  s’em- 
pressent d’accéder  au  vœu  des  marchands  et  creusent  un 
bassin  au  centre  de  la  ville.  La  partie  de  la  Reye  qui 
longe  la  place  et  communique  avec  le  nouveau  port  est 
couverte  d'un  bâtiment  (waterhalle)  long  de  cent  mètres 
et  large  de  vingt  et  un,  qui  occupe  tout  le  côté  oriental' 
de  la  grand’place.  De  vastes  magasins  s’établissent  sous 
cette  halle,  où  le  chargement  et  le  déchargement  des 
marchandises  se  font  constamment  à couvert  (4). 


(1)  l.e  sucre  était  surtout  amené  b Bruges  par  les  Vénitiens  qui  allaient  le 
chercher  en  Égypte,  et  dans  l’ile  de  Candie  ; la  canne  était  cultivée  en 
Sicile  et  en  Espagne  avant  1150,  et  les  raffineries  existaient  déjà  dès  la 
première  moitié  du  xme  siècle  (Gaillard,  Étude  sur  le  commerce  de  la 
Flandre  au  moyen  âge , II,  Mouvement  commercial  de  Bruges , p.  31). 
Le  sucre  était  alors  une  denrée  fort  chère  : le  prix  de  la  livre  oscillait 
entre  4 et  10  sols  parisis  au  cours  du  xive  siècle  (Gilliodts-Van  Severen, 
Inventaire  des  archives  de  la  ville  de  Bruges , t.  Il,  p.  206). 

(2)  L’alun,  qui  servait  à la  tannerie,  était  spécialement  importé  par  les 
Italiens  qui  le  tiraient  eux-mêmes  de  l’Asie  mineure  (Gaillard,  op  cit.,  p.  6). 

(3)  A cette  nomenclature,  il  faudrait  ajouter  la  France,  Gênes  et  Venise, 
dont  les  marchands  fréquentaient  assidûment  nos  côtes. 

(4)  Gilliodts-Van  Severen,  Inventaire  des  archives  de  la  ville  de 
Bruges , t.  V,  p.  318. 


LE  PORT  DE  BRUGES. 


121 


Quelle  que  fût  alors  l’importance  du  port  de  Bruges, 
c’est  au  xive  siècle  seulement  qu’il  atteignit  l’apogée  de 
sa  fortune.  Un  service  régulier  de  navigation  relie  à cette 
époque  le  port  du  Zwin  à ceux  de  Gênes  et  de  Venise. 
Les  foires  de  Champagne  avaient  été,  durant  le  xme  siècle, 
le  rendez-vous  des  marchands  flamands  et  génois  ; les 
progrès  de  la  navigation  maritime  diminuèrent  l’impor- 
tance des  foires,  et,  sous  le  règne  de  Philippe  le  Bel,  les 
Italiens  commencèrent  à se  détourner  des  marchés  de  la 
Champagne.  Quelques  années  plus  tard  ( 1 3 1 5 ) , la  guerre 
s’étant  rallumée  entre  la  France  et  la  Flandre,  Louis  le 
Hutin  interdit  à ses  sujets  tout  commerce  avec  les  Fla- 
mands ; ceux-ci  abandonnèrent  les  foires  françaises,  et 
les  Génois,  cherchant  à renouer  avec  nos  marchands  les 
relations  interrompues,  prirent,  à travers  la  mer,  le 
chemin  de  la  métropole  flamande  (î).  En  1324,  un  sèr- 
vice  régulier  de  galères  est  établi  de  Gênes  à Bruges  (2). 

Quant  aux  Vénitiens,  ils  avaient  fixé  de  bonne  heure 
sur  nos  côtes  le  siège  de  leurs  opérations  commerciales 
avec  les  marchands  de  l’Empire.  En  1 3 1 7 , le  gouverne- 
ment de  la  République  équipa  lui-même  plusieurs  escadres, 
formées  chacune  de  quatre  ou  six  galères,  et  destinées  au 
commerce  des  Vénitiens  avec  les  principaux  ports  d’Eu- 
rope et  d’Orient.  La  flotte  de  Flandre  appareillait  pour  le 
plus  long  voyage.  Après  avoir  trafiqué  sur  les  rivages  de 
l’Afrique,  elle  longeait  les  côtes  de  l’Espagne,  du  Portu- 
gal et  de  la  France,  pour  mouiller  dans  les  ports  de 
l’Angleterre  et  des  Pays-Bas.  Les  galères  de  Flandre 
apportaient  les  vins  de  Chypre,  les  fruits  secs,  le  sucre  en 
poudre  dont  Venise  approvisionnait  la  Flandre,  la  soie, 
les  cotons  bruts  ou  filés,  des  épices,  des  drogues,  des 
aromates,  et  une  foule  d’autres  denrées  du  Levant.  Le 
transport  des  matières  premières  n’offrant  aux  spécula- 


(1)  Bourquelot,  Études  sur  les  foires  de  Champagne , p.  195. 
(2;Schulte,  Geschichle  des  mittelalter lichen  Handels,l.  1,  pp.  127-128. 


122 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


teurs  de  Venise  que  le  bénéfice  du  fret,  ils  chargeaient 
aussi  les  galères  des  produits  de  leur  propre  industrie  : 
glaces,  verres,  riches  étoffes  de  laine,  de  soie  et  d’or. 
Ils  rencontraient  à Bruges  les  marchands  de  l’Empire 
affiliés  à la  Hanse  teutonique,  et  leur  vendaient  les  mar- 
chandises apportées  d’Orient.  Les  Vénitiens  étaient  auto- 
risés à exposer  en  vente  à Bruges,  pendant  quarante-cinq 
jours,  les  produits  qu’ils  déchargeaient  de  leurs  galères  (1). 
Celles-ci  redescendaient  alors  vers  Venise,  après  s’être 
pourvues  de  toutes  les  denrées  que  les  pays  du  nord  pou- 
vaient fournir  à ceux  du  midi  (2).  Un  auteur  évalue  à 
100000  ducats  d’or,  soit  à plus  de  1 700000  francs,  la 
cargaison  de  chacune  de  ces  galères  (3).  Cette  estimation 
n’est  peut-être  pas  exagérée  : la  plupart  de  ces  marchan- 
dises étaient  des  matières  précieuses,  n’offrant  qu’un 
faible  poids  et  un  faible  volume,  et  chaque  galère  jaugeait 
1000,  1200  ou  2000  tonnes. 


La  fonction  économique  du  port  de  Bruges  au  moyen 
âge  s’accuse  nettement  dans  la  disparition  de  sa  flotte  de 
commerce.  Chez  presque  tous  les  peuples,  le  développe- 
ment de  la  marine  marchande  est  le  corollaire  naturel  de 
la  prospérité  du  commerce  et  de  l’industrie  ; mais  à 
mesure  que  le  rôle  de  Bruges  grandit  dans  le  trafic  inter- 
national, les  bateaux  flamands  cessent  de  participer  au 
mouvement  de  son  port.  Les  populations  de  la  côte  pra- 
tiquent encore  le  cabotage  et  ne  délaissent  point  les 
occupations  fructueuses  de  la  pêche,  mais  elles  aban- 
donnent presque  complètement  la  navigation  au  long 
cours  (4).  L’activité  des  manufactures  flamandes  eût  bien 
permis  à nos  marins  d’échanger  dans  les  ports  d’Angle- 

(1)  Archives  de  l’État  à Bruges;  Ouden  Wittenbouc,  fol  17,  n°  2. 

(2)  Daru,  Histoire  de  la  République  de  Venise , livre  XIX. 

(3)  Gilliodts  Van  Severen,  Cartulaire  de  l’ancienne  estaple,  t.  1,  p.  177. 

(4)  Pirenne,  Histoire  de  Belgique,  t.  1,  p.  242. 


LE  PORT  DE  BRUGES. 


123 


terre  et  d’Ecosse  leurs  cargaisons  de  draps  contre  des 
chargements  de  laines,  car  l’industrie  drapière  avait  pris 
une  importance  de  plus  en  plus  considérable  : les  tissus 
de  Flandre  étaient  répandus  dans  toute  l’Europe,  et  figu- 
raient dans  les  bazars  d’Orient  avec  les  damas,  les  bro- 
carts et  les  draps  d’or  et  d’argent  (1).  Au  milieu  du 
xive  siècle,  l’importation  des  laines  anglaises  est  si  active, 
qu’elle  occasionne,  en  1 3 54,  le  déplacement  d’un  capital 
de  294  184  livres  d’Angleterre  (2)  ; mais  Bruges  avait 
acquis  l’étape  des  laines  anglaises,  et  les  drapiers  ache- 
taient sur  les  quais  du  port  la  précieuse  matière  qu’ils 
avaient  dû  autrefois  aller  chercher  au  delà  de  la  mer  (3). 
Les  marchands  étrangers,  concentrés  à Bruges,  péné- 
traient eux-mêmes  dans  l’intérieur  du  pays  pour  se  pro- 
curer les  marchandises  destinées  à l’exportation.  L’office 
de  courtier  qu’elle  remplit  entre  les  nations  marchandes 
absorbe  l’activité  de  Bruges  et  l’isole  de  son  arrière-pays. 
La  Hanse  de  Londres  qui  l’unissait  aux  principales  villes 
drapières  avait  monopolisé  durant  de  longues  années  le 
commerce  de  la  Flandre  avec  l'Angleterre  ; Bruges  se 
dégage  de  cette  association,  dont  l’exclusivisme  aurait 
entravé  l’essor  des  relations  internationales  : dès  avant  le 
xive  siècle,  il  n’est  plus  fait  mention  de  la  Hanse  de 
Londres  (4). 

Aussi  longtemps  que  les  fleuves  et  les  routes  furent  les 
grandes  artères  du  commerce,  nos  marins  transportaient 
vers  l’Angleterre  et  les  côtes  de  la  mer  Baltique  les 
marchandises  amenées  de  l’Europe  centrale  ; mais  lorsque 
les  progrès  de  la  navigation  eurent  développé  l’industrie 
des  transports  maritimes,  et  que  Bruges  fut  devenue  le 
grand  port  d’échange  d’Occident,  les  navires  étrangers 

(1)  IMrenne,  Histoire  de  Belgique,  t.  I,  p.  250. 

(2)  Varenberg,  Histoire  des  relations  diplomatiques  entre  le  Comté 
de  Flandre  et  l' Angleterre  au  moyen  âge,  p.  290. 

(5)  Pirenne,  La  Hanse  flamande  de  Londres , Bulletin  de  l’Académie 
royale  DE  Belgique  (classe  des  lettres),  1899.  p.  U>2. 

(4)  Ibid.,  p.  105. 


124 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


finirent  par  accaparer  le  fret.  Quel  que  fût  son  port  d'ori- 
gine, tout  navire  qui  arrivait  à Bruges  était  aussi  sûr  de 
trouver  à se  charger,  dans  cet  entrepôt  des  richesses  du 
nord  et  du  midi,  que  de  pouvoir  s’y  débarrasser  de  sa 
cargaison.  Il  n’en  était  pas  ainsi,  au  départ  de  Bruges, 
pour  le  marin  de  Flandre;  il  pouvait  craindre  de  se  voir, 
au  retour,  réduit  à naviguer  sur  lest,  chaque  nation 
réservant  à son  pavillon  les  avantages  de  son  commerce. 
Entre  étrangers  et  flamands,  la  lutte  pour  le  fret  devenait 
inégale,  et  les  premiers  ne  tardèrent  pas  à monopoliser 
l’industrie  des  transports.  Les  comtes  de  Flandre  eurent 
alors  la  sagesse  de  ne  point  s’obstiner  à disputer  cet 
avantage  à la  concurrence  étrangère  ; ils  comprirent  de 
bonne  heure  quelle  source  de  prospérité  un  grand  port 
d’échange  offrait  à la  Flandre,  et  leurs  efforts  tendirent 
à favoriser  le  contact  entre  les  peuples  étrangers. 

Du  canal  de  Gibraltar  au  fond  de  la  Baltique,  il  n’est 
pas  une  nation  marchande  qui  ne  possède  à Bruges  ses 
consuls,  ses  magasins  et  ses  comptoirs  (1).  Bruges  n’est 
pas  seulement  le  grand  marché  des  laines  anglaises,  le 
dépôt  central  des  draps  et  des  toiles  de  Flandre,  elle  est 
l’entrepôt  du  commerce  de  l’univers. 

Telle  est  l’importance  de  la  ville  au  xive  siècle,  que  sa 
cotisation  dans  les  aides  et  subsides  que  la  Flandre 
accorde  à Philippe  le  Hardi,  en  1 388 , dépasse  le 
cinquième  du  tribut  de  la  Flandre  tout  entière  (2). 
L’abondance  des  capitaux  correspond  à l’afflux  des 

(lj  Les  Guinigi  de  Lucques  avaient  treize  représentants  à l’étranger  : 
quatre  d’entre  eux  résidaient  à Bruges  (Schulte,  Geschichte  des  mitelalter- 
lichen  Handels , t.  I,  pp.  289  et  349). 

(2)  Ces  subsides  s’élevaient  à 100  000  francs  d’or;  Bruges  fut  taxée  pour 
une  somme  de  22  708  francs  Gilliodts-Van  Sevei  en,  Inventaire  des  archives 
de  la  ville  de  Bruges , t.  III,  p 111).  On  ne  possède  point  de  données  pré- 
cises sur  la  population  de  Bruges  à cette  époque.  M.  Pirenne  {Histoire  de 
Belgique , t.  1,  p.  260)  estime  qu’on  peut,  sans  tomber  dans  l’exagération, 
fixer  à 80  000  le  chiffre  de  la  population  brugeoiseau  cours  de  la  période  qui 
va  de  la  fin  du  règne  de  Gui  de  Dampierre  au  début  de  la  guerre  de  cent 
ans  430b  à 1537). 


LE  PORT  DE  BRUGES. 


125 


marchandises.  Attirés  par  l’activité  du  trafic  internatio- 
nal, les  Lombards  ont  développé  depuis  longtemps  le 
commerce  d’argent,  et  Bruges  est  devenue  le  premier 
comptoir  financier  d’Occident  (1).  La  circulation  monétaire 
s’accroît  même  au  xve  siècle.  Les  grandes  maisons  de 
banque  italiennes  ouvrent  des  guichets  à Bruges,  les 
Médicis  y établissent  une  succursale,  et  l’on  y traite 
encore  sous  le  règne  de  Charles  le  Téméraire  de  vastes 
opérations  de  crédit.  C’est  alors  aussi  que  la  ville  déploie 
le  plus  de  luxe  et  de  magnificence,  mais  sa  puissance 
économique  ne  répond  plus  aux  splendeurs  dont  elle 
s’entoure  (2)  ; au  xve  siècle,  l’étoile  de  Bruges  a dépassé 
le  zénith  et  penche  vers  son  déclin. 

Dépourvue  de  flotte,  Bruges  avait  trouvé  dans  son  port 
d’échange  international  le  mouvement  d’affaires  qui  entre- 
tenait sa  prodigieuse  vitalité  ; elle  ne  pouvait  maintenir 
sa  fortune  qu’à  la  condition  de  rester  le  marché  commun 
des  nations  (3).  Or,  au  xve  siècle,  le  comptoir  delà  Hanse 
teutonique,  qui  assurait  ses  relations  avec  les  peuples 
du  nord,  perd  son  ancienne  importance  : ce  fut,  pour  la 
métropole  flamande,  un  coup  désastreux.  Les  marchands 
d’Angleterre,  suivis  bientôt  des  marchands  du  Midi, 
prirent  la  route  de  l’Escaut,  et  fixèrent  à Anvers  le  centre 
de  leurs  opérations.  L’exode  de  cette  clientèle  cosmopolite 
s’accuse  dans  la  dépréciation  considérable  du  produit  des 
accises,  qui  frappaient  surtout  les  objets  du  commerce  de 
transit  et  d’exportation  : en  1404-05,  aucun  spéculateur 
ne  se  présente  à l’adjudication  de  l’impôt,  et  la  ville  est 
obligée  de  substituer  la  perception  directe  à la  mise  à 
ferme  usitée  jusqu’à  cette  époque  (4). 

(t)  Cfr.  Pirenne,  Histoire  de  Belgique , t.  Il,  p.  395. 

(2)  En  1569-70,  la  ville  distribue  du  blé  et  des  souliers  au  peuple  et  les 
budgets  se  soldent  désormais  en  déficit. 

(3)  llildebrand,  Zur  Geschichte  der  deutschen  Wollindustrie  \ Jahr- 
BÜCHER  FÜR  NATIONAL  ŒkONOMIE  UND  STATISTIK,  t.  VI  et  Vil,  1863-66,  p.  241. 
— Pirenne,  Histoire  de  Belgique , t.  11,  p.  395. 

(4)  Gilliodts-Van  Severen,  Inventaire  des  archives  de  la  ville  de 
Bruges,  t.  IV,  p.  42. 


126 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


C’est  en  vain  que  Bruges  lutte  à coups  de  mesures  pro- 
tectionnistes pour  le  maintien  d’une  prépondérance  qui 
lui  échappe  (1)  : Anvers  la  supplante  de  jour  en  jour  dans 
le  commerce  international. 

Des  circonstances  diverses  concouraient  d’ailleurs  à 
pousser  vers  Anvers  les  navires  qui  faisaient  voile  vers 
les  Pays-Bas.  Le  début  du  xve  siècle  marque,  pour  les 
côtes  de  Flandre,  une  recrudescence  de  la  piraterie.  Des 
écumeurs  de  mer,  venus  d’Angleterre  et  d’Ecosse,  de 
Bretagne  et  de  Normandie,  de  Castille  même,  et  surtout 
de  Zélande  ferment,  pour  ainsi  dire,  au  commerce  le 
golfe  du  Zwin,  moins  abrité  que  la  rade  d’Anvers  contre 
les  ravages  des  corsaires. 

La  nature  elle-même  précipite  la  décadence  de  Bruges  : 
le  caprice  des  eaux  qui  lui  avait  permis  d’édifier  sa  for- 
tune en  lui  ouvrant  la  route  de  l’univers,  s’acharnait 
depuis  longtemps  (2)  à détourner  au  profit  de  sa  rivale  le 
transit  maritime  : tandis  que  des  inondations  élargissent 
l’Escaut  occidental  et  donnent  à Anvers  un  accès  direct  à 
la  mer,  la  baie  du  Zwin  s’ensable  et  finit  par  se  combler 
tout  à fait. 

A la  fin  du  xve  siècle,  un  petit  commerce  de  draperie 
anime  à peine  la  ville  (3),  et  quatre  à cinq  mille  maisons 
« vagues,  closes  et  venans  en  ruyne  » (4)  attestent  la  chute 
rapide  de  Bruges,  qui  jadis  n’avait  point  de  rivale  dans 
les  contrées  du  nord  et  que  Venise  seule  égalait  peut-être 
au  midi. 


Georges  Eeckhout. 


(1)  Hanserecesse,  1431-1476,  t.  I,  p.  233.  — Giüiodts-Van  Severen,  op. 
cit , t.  IV,  pp.  55  et  140. 

(2)  Sur  les  sacrifices  que  Bruges  s’est  imposés  durant  plusieurs  siècles 
pour  conserver  et  rétablir  la  navigabilité  du  Zwin,  voir  Gilliodts-Van  Severen 
dans  la  Flandre , 1882,  p.  319;  du  même  auteur,  Invent,  des  arch.  de  la 
ville  de  Bruges , Intr.  p.  470,  et  Bruges  port  de  mer.  pp.  43  et  ss. 

(3)  Pirenne,  Histoire  de  Belgique,  t.  II,  p.  397. 

(4)  Gilliodts-Van  Severen,  Inventaire  des  archives , t.  VI,  p.  386. 


III 


LE  POUT  DE  BARRY 


Le  port  de  Barry  est  situé  sur  la  rive  nord  du  canal  de 
Bristol,  en  pays  de  Galles.  Né  d’hier,  il  n’a  pas  d’histoire  : 
il  est  exclusivement  ou  à peu  près  un  port  d’exportation 
de  charbon.  Son  existence  a eu  sur  le  commerce  maritime 
du  Royaume-Uni  cet  effet  appréciable  d’augmenter  encore 
la  facilité  de  trouver  un  fret  de  retour  pour  les  vaisseaux 
toujours  plus  nombreux  qui  portent  les  produits  du  monde 
entier  dans  les  ports  britanniques. 

Sa  création  a permis  aussi  à l’industrie  houillère  gal- 
loise de  prendre  une  nouvelle  extension  et  d’augmenter 
sa  production  de  plusieurs  millions  de  tonnes  par  an. 

Or  le  charbon  gallois  de  la  qualité  dite  steam  coal 
est  le  charbon  type  et  sans  rival  pour  la  navigation  à 
vapeur,  donnant  un  maximum  de  chaleur  avec  un  mini- 
mum de  fumée  ; très  pur  et  exempt  de  pyrites,  il  n’est  pas 
sujet  à la  combustion  spontanée  qui  expose  les  navires 
au  danger  d’incendies  d’autant  plus  redoutables  que  les 
feux  qui  les  allument  ont  longtemps  couvé  dans  les  soutes. 

Ce  charbon  steam  coal  est  recherché  par  toutes  les 
flottes  du  monde,  et  les  vaisseaux  qui  en  embarquent  à 
défaut  d’autre  fret  sont  toujours  certains  de  vendre  con- 
venablement leur  cargaison. 

C’est  donc  en  premier  lieu  à la  qualité  exceptionnelle 
de  ce  charbon,  à la  richesse  et  à la  facilité  d’exploitation 
du  bassin  houiller  qui  le  contient,  que  le  Pays  de  Galles 
doit  le  développement  considérable  de  son  industrie  et 
que  les  ports  gallois  : Cardiff,  Barry,  Newport,  Swansea, 
doivent  leur  prospérité  ; , mais  c’est  aussi  à la  clair- 
voyance, à l’esprit  d’entreprise,  à la  persévérance  et  à la 


128 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


puissance  des  fondateurs  de  Cardiff  et  de  Barry  qu’il  faut 
attribuer  la  rapidité  et  la  grandeur  de  ce  développement. 

J’ai  dit  plus  haut  que  les  ports  du  canal  de  Bristol  sont 
des  ports  d’exportation  ; est-ce  à dire  qu’ils  soient  con- 
damnés à rester  tels  ? Je  crois  que,  si  les  circonstances 
l’exigent,  les  propriétaires  des  ports  pourront  modifier  cet 
état  de  choses. 

Le  Sud  Galles  constitue,  il  est  vrai,  un  arrière-pays  bien 
pauvre  et  le  commerce  d’importation  est  limité  pour  le 
moment  aux  besoins  de  la  classe  ouvrière  massée  dans  la 
région  des  mines,  et  à certains  besoins  de  l’industrie 
minière  et  métallurgique. 

Voici,  par  exemple,  le  relevé  des  importations  de  Cardiff 
en  igo5  : 


Minerais  de  fer 

876  457 

tonnes 

Fonte 

12  466 

r> 

Fers  en  barres  ou  ouvrés 

64  l54 

r> 

Bois  de  charpente 

25  944 

v> 

Planches  et  bouts 

92  641 

V 

Bois  pour  parquets  et  divers 

1 5 781 

r> 

Bois  de  mines 

357  3g3 

n 

Céréales  et  farines 

379  101 

V) 

Pommes  de  terre 

52  863 

V 

Briques 

2 009 

r> 

Marchandises  générales 

245  1 83 

V 

Total 

2 123  992 

r> 

Mais  derrière  la  région  montagneuse  galloise  s’éten- 
dent les  comtés  du  Midland,  pays  très  riches  et  de  con- 
sommation intense,  dont  Cardiff  et  Barry,  plus  rapprochés 
que  Liverpool  et  les  autres  ports  anglais,  pourront  un 
jour  conquérir  la  clientèle  au  moins  jusque  Birmingham  : 
il  leur  suffira  de  s’outiller  mieux  pour  l’importation  et 
de  développer  leurs  communications  ferrées  avec  ces  con- 
trées. Au  surplus,  ceci  concerne  l’avenir. 


LE  PORT  DE  BARRY. 


129 


Les  points  qui  doivent  surtout  retenir  l’attention  dans 
l’étude  du  port  de  Barry  sont  les  suivants  : 

Le  port  et  son  réseau  de  voies  ferrées  sont  l’œuvre  de 
l’initiative  privée,  sans  aucun  subside  des  pouvoirs  publics. 

Cette  œuvre  a été  conçue  et  exécutée  avec  une  rapidité 
remarquable. 

Le  succès  et  la  prospérité  du  port  ont  dépassé  les 
prévisions  des  plus  optimistes  de  ses  fondateurs  : après 
seize  années  d’existence  Barry  a eu,  en  1905,  un  mouve- 
ment total  de  plus  de  9 millions  de  tonnes,  atteignant 
presque  celui  de  Cardiff,  qui  date  de  1 838,  et  est  le 
troisième  port  du  Royaume-Uni. 


Origine  du  port  de  Barry 

Au  nord  du  canal  de  Bristol,  la  terre  de  Galles  va 
s’élevant  en  pente  douce  vers  des  régions  montagneuses 
d’aspect  sauvage  sillonnées  de  nombreuses  vallées. 

Dans  la  partie  orientale,  celle  comprise  entre  Newport 
et  Swansea,  ces  vallées  se  divisent  en  trois  groupes  : 

Le  groupe  des  vallées  convergeant  vers  le  sud-est,  où 
est  Newport  ; 

Le  groupe  central,  de  beaucoup  le  plus  important, 
convergeant  vers  la  vallée  de  la  Taf  et  vers  Cardiff,  qui 
marque  l’embouchure  de  ce  cours  d’eau  ; 

Le  groupe  de  l’ouest,  peu  important,  qui  dirige  ses 
eaux  vers  la  baie  de  Swansea. 

C’est  dans  cette  région  montagneuse  que  gît  l’un  des 
plus  beaux  bassins  houillers  du  monde. 

La  partie  de  ce  bassin  actuellement  reconnue  et  en 
exploitation  a 27  kilomètres  du  nord  au  sud  et  38  kilo- 
mètres de  l’est  à l’ouest  ; sa  superficie  dépasse  100  000 
hectares,  et  l’éminent  ingénieur  Foster  Brown  estime  à 
plus  de  6 milliards  de  tonnes  sa  richesse  en  charbon 

llie  SÉRIE.  T.  X.  9 


1 3o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


steam  coal  sans  tenir  compte  des  charbons  d’autre  qua- 
lité, dits  charbons  bitumineux. 

Au  taux  actuel  de  la  production  du  bassin  gallois, 
soit  q3  millions  de  tonnes  par  an,  le  double  de  la  pro- 
duction des  bassins  belges,  cette  réserve  connue  de  steam 
coal  est  suffisante  pour  un  siècle  et  demi. 

Or,  en  i83o,  le  pays  de  Galles  était  encore  un  pays 
pauvre  : le  marquis  de  Bute  (second  du  nom),  qui  y possé- 
dait des  territoires  immenses,  obtenait  à peine  de  ses 
terres  20  shellings  l’hectare. 

Sa  richesse  minérale  était  connue,  mais  inaccessible, 
et  elle  n’attirait  guère  les  capitalistes  ; la  preuve  en  est 
dans  ce  fait  que  le  père  du  marquis  avait  accordé  des 
licences  d’exploitation  de  99  ans  sur  ses  domaines  de 
Dowlais  et  d’Hirwain  moyennant  une  redevance  annuelle 
totale  de  £ 5o,  soit  i25o  francs,  et  cependant  l’industrie 
ne  s’y  développait  pas. 

Mais  le  second  marquis  était  un  homme  d’une  rare 
intelligence  et  d’une  indomptable  énergie. 

Convaincu  de  la  richesse  minérale  du  pays,  il  entrevit 
le  Glamorgan  devenu  un  centre  industriel  de  premier 
ordre,  attirant  une  foule  de  capitalistes,  dont  les  efforts 
bien  dirigés  seraient  une  source  de  richesses  dont  lui, 
Bute,  recevrait  sa  part  légitime. 

Arrivé  à cette  conclusion,  il  décida  de  mener  l’entre- 
prise à ses  frais,  risques  et  périls,  s’entoura  de  conseils 
techniques  de  premier  ordre,  obtint  en  juillet  i83o  du 
Parlement  un  acte  lui  octroyant  les  autorisations  néces- 
saires, et,  en  1839,  il  inaugura  le  premier  dock  de  Cardiff 
qui  lui  avait  coûté  dix  millions.  Une  compagnie  avait 
construit  en  même  temps  un  chemin  de  fer  reliant  Cardiff 
à Merthyr  Tydvil,  point  culminant  de  la  vallée  de  la  Taf. 

Ce  fut  le  point  de  départ  d’un  grand  développement  de 
l’industrie  dans  ce  pays  jusqu’alors  délaissé.  — Lord  Bute 
ne  se  lassait  pas  d’ailleurs  d’agrandir  son  port,  de  per- 
fectionner son  outillage,  de  favoriser  la  création  de  nou- 


LE  PORT  DE  BARRY. 


1 3 1 

veaux  chemins  de  fer,  et  ainsi  s’ouvraient  successivement 
à l’industrie  les  vallées  de  la  Rhondda,  de  Rhymney, 
d’Aberdare. 

Cardiff,  écrasant  de  sa  supériorité  les  ports  de  Newport 
et  Swansea,  croissait  avec  une  rapidité  dont  le  tableau 
suivant  donnera  une  idée  exacte  : 


ANNÉES 

MOUVEMENT  DU  PORT 

POPULATION 

Tonnes 

Habitants 

184O 

46  OOO 

10  OOO 

i85o 

873  OOO 

18  OOO 

1860 

2 226  OOO 

33  000 

1870 

2 804  OOO 

39  OOO 

1880 

6 291  OOO 

85  000 

1890 

9 218  000 

129  000 

1900 

10  3oi  000 

1 65  000 

1904 

10  271  OOO 

180  000 

Vraiment,  c’était  un  homme  brave  lé  second  marquis  de 
Bute  ; la  grandeur  de  son  oeuvre  et  les  résultats  quelle 
a produits  pour  les  autres  et  pour  lui-même  proclament 
la  sagesse  de  ses  actes  et  la  sûreté  de  son  jugement. 

Malheureusement,  sa  mort  marqua  un  arrêt  complet 
dans  le  développement  de  l’œuvre  entreprise. 

Le  troisième  marquis  de  Bute,  fatigué,  semble-t-il,  des 
efforts  de  son  père,  reculait  effrayé  devant  la  tâche  qui 
lui  incombait,  malgré  les  supplications  d’un  peuple  puis- 
sant d’armateurs,  d’industriels  et  de  marchands,  impatient 
d’augmenter  encore  la  puissance  productrice  du  pays. 

Voilà  l’origine  du  port  de  Barry. 

En  1 883 , un  groupe  nombreux  d’hommes,  les  plus 
éminents  et  les  plus  riches  de  l’industrie  houillère,  de 
l’armement,  du  commerce  et  même  de  la  propriété  fon- 
cière, demandèrent  au  Parlement  l’autorisation  de  créer 
sur  un  point  désert  de  la  côte  du  canal  de  Bristol  un 
port  considérable  et  un  réseau  de  chemins  de  fer,  à leurs 
frais,  risques  et  périls. 


1 32  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Ces  hommes  se  souvenaient  des  grands  exemples 
donnés  par  le  fondateur  de  Cardilf  ; je  citerai  parmi  eux 
Lord  Windsor  et  Lord  Romilly,  propriétaires  des  terri- 
toires où  allaient  s’édifier  le  nouveau  port  et  la  nouvelle 
cité,  Archibald  Hood,  David  Davis,  Robert  Forest, 
Crawshay,  Daily,  Thomas,  propriétaires  de  mines,  Har- 
rison  Page,  John  et  Richard  Cory,  armateurs  et  expor- 
tateurs. 

Malgré  l’opposition  opiniâtre  de  Lord  Bute,  qui  fit 
défendre  ses  idées  et  son  point  de  vue  par  ses  représen- 
tants devant  la  Commission  du  Parlement,  celle-ci 
approuva  le  projet  après  quarante-trois  séances  de  dis- 
cussion ; mais  la  Chambre  des  Lords  le  repoussa. 

On  prétendit  que  Cardiff  et  le  pays  de  Galles  étaient 
arrivés  à leur  apogée  ; que  rien  ne  faisait  sentir  le  besoin 
d’un  nouveau  port  qui  constituerait  une  concurrence 
inutile  et  désastreuse  pour  Cardiff,  déloyale  même,  étant 
donnés  les  services,  rendus  au  pays  par  le  marquis  de 
Bute. 

Mais  avec  une  persévérance  toute  britannique,  les  pro- 
moteurs du  projet  étaient  déjà  retournés  au  Parlement, 
faisant  valoir  l’engorgement  progressif  de  Cardiff  et  de  ses 
voies  d’accès, dont  l’état  de  congestion  devenait  chronique; 
ils  montrèrent  que  19  °/0  des  navires  se  présentant  à 
Cardiff  en  1 883  avaient  dû  attendre  de  deux  à cinq  jours 
et  1 1 % des  navires  de  six  à quinze  jours  avant  d’entrer 
au  port,  et  qu’il  en  résultait  une  perte  de  £ 1 5o  000,  soit 
près  de  quatre  millions,  pour  les  armateurs.  Ils  prou- 
vèrent que  de  nombreux  charbonnages  étaient  entravés 
dans  leur  expansion  par  l’insuffisance  des  moyens  de 
transport  et  d’embarquement  ; que  le  port  projeté  de  Barry 
et  son  réseau  de  chemins  de  fer  sauveraient  le  pays  des 
difficultés  les  plus  graves. 

Cette  fois  le  Parlement  et  la  Chambre  des  Lords  furent 
d’accord  et,  avant  que  l’année  1884  fut  finie,  la  Compagnie 
du  Port  et  des  Chemins  de  fer  de  Barry  était  fondée  et 
en  possession  du  Parliament' s Act  qui  lui  était  nécessaire. 


LE  PORT  DE  BARRY. 


1 33 


En  juillet  1889,  à peine  cinq  ans  après,  le  premier 
dock  et  la  première  ligne  de  la  Compagnie  étaient 
inaugurés,  et  pendant  les  cinq  derniers  mois  de  la  même 
année  le  nouveau  port  embarqua  plus  d’un  million  de 
tonnes. 


Développement  du  port  de  Barry 


ANNÉES 

NOMBRE 
DE  NAVIRES 

TONNAGE 

ENREGISTRÉ 

j IMPORTATIONS 

EXPORTATIONS 

TOTAL 

TONNES 

TONNES 

TONNES 

5 1/2  mois 

1889 

398 

567  958 

14  745 

1 091  657 

1 106  402 

Ie 

année 

1890 

1753 

1 692  223 

63  675 

3 201  621 

3 265  296 

2e 

» 

1891 

2096 

2 007  271 

87  533 

5 968  041 

4 055  574 

3e 

” 

1892 

2182 

2 236  827 

81  764 

4 20 1 865 

4 283  629 

4e 

» 

1893 

2162 

2 199  906 

145  406 

4217  171 

4 362  577 

5e 

» 

189-4 

2166 

2 510  603 

167  696 

4 899  317 

5 067  014 

6e 

w 

1895 

2278 

2 516  122 

206  872 

5 059  676 

5 266  548 

7e 

» 

1896 

2646 

2 696  743 

210  446. 

5 285  002 

5 495  448 

8e 

» 

1897 

2806 

3 167311 

248  349 

5 859  255 

6 107  604 

9e 

y> 

1898 

2271 

2 438  960 

178  161 

4 375  238 

4 551  399 

10e 

n 

1899 

3278 

3 742  356 

252  053 

7 237  264 

7 489  317 

lie 

» 

1900 

3115 

3 776  828 

255  279 

7 231  717 

7 486  996 

12e 

- 

1901 

3076 

3 846  598 

234  252 

7 851  165 

8 085  417 

l.V 

» 

1902 

3072 

4 157  549 

258  491 

8681  614 

8 940  105 

14e 

» 

1903 

3126 

4 275  153 

389  596 

8 855  180 

9 244  776 

15e 

- 

1904 

3060 

4 513  566 

423  827 

9 125  431 

9 549  258 

16e 

>» 

1905 

3223 

4 278  759 

399  996 

8 67 1 868 

9 071  864 

1 34  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Tandis  que  la  Compagnie  de  Barry  poursuivait  avec 
une  grande  activité  l’exécution  des  docks  et  des  installa- 
tions en  vue  desquels  elle  s’était  constituée,  les  exploi- 
tants des  mines,  encouragés,  augmentaient  rapidement 
leur  production,  et  sans  que  le  port  de  Cardiff  perdît  rien 
de  son  importance,  au  contraire,  le  port  de  Barry  pros- 
péra comme  on  le  voit  par  le  tableau  qui  précède. 

Il  y a un  seul  moment  de  défaillance  dans  cette  série 
d’années  prospères,  c’est  en  1898  ; le  tonnage  tombe  de 
6 107  000  tonnes  à 4 5 5 1 000  tonnes  ; mais  l’année  sui- 
vante il  rebondit  à 7 486  000  tonnes.  Le  même  phénomène 
s’est  produit  cette  année- là  à Cardiff,  où  le  tonnage  est 
tombé  de  10  238  000  tonnes  à 7 498  000  tonnes  pour 
remonter  à 10  975  000  tonnes  en  1899. 

Cela  était  dû  à une  cause  générale  : les  grandes  grèves 
qui  désolèrent  le  pays  de  Galles. 

On  le  voit,  la  création  de  Barry  répondait  à un  besoin 
d’expansion  industrielle  ; son  commerce  d’importation  est 
presque  nul,  représentant  à peine  4 1/2  °/0  de  l’ensemble, 
au  point  de  vue  du  tonnage  bien  entendu. 

Voici  le  relevé  des  importations  pour  l’année  1905  : 


Bois  de  mines 

309  780 

tonnes 

Bois  de  charpente 

35  943 

r> 

Fers  et  minerais 

1 o3o 

T 

Matériaux  de  construction 

i3  o55 

r 

Marchandises  générales 

40  188 

V 

Total  : 

399  996 

99 

; le  relevé  des  exportations  pour 

la  même  année  : 

Charbon 

8 612  881 

tonnes 

Coke 

38  63 1 

« 

Rails 

678 

V) 

Fers  et  minerais 

780 

y) 

Marchandises  générales 

18  898 

n 

Total  : 


8 671  868 


LE  PORT  DE  BARRY. 


1 35 


Total  : 

Importations  399  996  tonnes 

Exportations  8 671  868  » 

Total  9 071  864  « 

Le  nombre  de  navires  ayant  visité  le  port  est  de  3225  ; 
leur  tonnage  enregistré  de  4 278  759  tonnes,  ce  qui 
correspond  à un  tonnage  moyen  de  i32Ô  tonnes  par 
navire. 

Le  tableau  suivant,  donnant  la  division  des  navires  en 
steamers  et  voiliers,  peut  être  intéressant  ; je  ne  possède, 
malheureusement,  les  chiffres  que  jusqu’en  1902. 


ANNÉE  FINISSANT 
LE  31  DÉCEMBRE 

STEAMERS 

VOILIERS 

TOTAL 

NOMBRE 

J 

TONNAGE 

NOMBRE 

1 

TONNAGE 

W 

CS 

CS 

s 

0 

Z 

TONNAGE 

1889 

461 

440  679 

137 

127  279 

598 

567  958 

1890 

1321 

1 510  059 

432 

382  184 

1753 

1 692  225 

1891 

1613 

1 645  208 

483 

562  063 

2096 

2 007  271 

1892 

1681 

1 787  225 

501 

449  602 

2182 

2 2361827 

1893 

1759 

1 819  228 

403 

380  678 

2162 

2 199  906 

1894 

1814 

2 125  978 

352 

384  625 

2166 

2 510  603 

1895 

1921 

2 203  805 

357 

512317 

2278 

2 516  122 

1896 

2312 

2 402  979 

334 

293  764 

2646 

2 696  743 

1897 

2489 

2 844  862 

317 

522  449 

2806 

3 167  311 

1898 

1997 

2 217  910 

274 

221  050 

2271 

2 438  960 

1899 

2982 

3 529  163 

296 

215  195 

3278 

3 742  356 

1900 

2909 

5 565  626 

206 

21 1 202 

3115 

3 776  828 

1901 

2904 

3 675  887 

172 

170  711 

5076 

3 846  598 

26  163 

29  568  589 

4 264 

3831  117 

30  427 

55  399  706 

1 36 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Le  nombre  de  voiliers,  qui  était  de  5oi  en  1892,  est 
descendu  graduellement  à 172  en  1901  ; leur  tonnage 
moyen  est  resté  à peu  près  constant  de  930  à 990  tonnes. 

Le  tonnage  moyen  des  steamers,  au  contraire,  n’a 
cessé  d’augmenter  ; de  980  tonnes  par  navire  en  1889,  il 
est  monté  à 1 320  tonnes  en  1905, en  augmentation  de  plus 
de  35  °/0. 

Le  tableau  ci-joint  donne  le  relevé  complet  du  mouve- 
ment du  port  émanant  de  la  comptabilité  de  la  Compagnie 
de  Barry,  et  daté  du  i3  janvier  1906. 

Sur  ces  rivages  encore  déserts  il  y a moins  de  vingt 
ans,  s’élève  une  agglomération  imposante  de  maisons,  ren- 
fermant une  population  de  plus  de  35  000  âmes,  pourvue 
d’églises,  d’hôtels,  de  tramways  et  de  toutes  les  facilités 
modernes. 

Description  du  port  de  Barry  : ce  qu'il  a coûté 

A l’endroit  où  s’élève  Barry,  la  côte  du  canal  de  Bristol, 
dont  la  direction  va  de  l’est  à l’ouest,  présente  une  échan- 
crure profonde,  semi-circulaire,  dans  laquelle  l’île  de 
Barry  est  logée. 

L’ile  a la  forme  d’un  champignon  dont  la  tête,  tournée 
vers  la  côte,  se  courbe  parallèlement  à celle-ci  ; la  queue, 
tournée  vers  le  sud,  s’élève  graduellement  et  forme  un 
promontoire  qui  protège  contre  les  vents  d’ouest  et  de 
sud-ouest  le  chenal  qui  la  sépare  de  la  côte. 

Les  navires  venant  du  large  passent  d’abord,  sans  quit- 
ter les  eaux  profondes,  entre  deux  phares  éloignés  de 
1 10  mètres,  reliés  à la  terre  par  de  très  importants  brise- 
lames. 

Le  phare  ouest  est  à feux  intermittents,  haut  de  14  mètres 
et  de  cinquième  ordre  ; le  phare  est,  beaucoup  plus  petit, 
est  à feux  fixes. 

Ces  phares  marquent  l’entrée  de  l’avant-port,  qui  sert 


CD 

CD 

CD 

CD 

CD 

CD 

X 

X 

X 

X 

X 

X 

X 

X 

X 

X 

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ANNF.F.S 

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CD 

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CD 

CD 

CD 

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1 38 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  refuge  aux  bateaux-pilotes,  remorqueurs  et  autres 
bateaux  de  service. 

De  cette  entrée,  part  un  chenal  de  45o  mètres  de  long 
et  de  5 mètres  de  profondeur  à marée  basse,  conduisant 
les  navires  aux  deux  écluses  d’entrée  des  docks. 

De  chaque  côté  de  ces  écluses  s’avancent  de  longues 
jetées  en  bois  qui  guident  les  navires  vers  leurs  portes. 
La  jetée  qui  longe  l’île  est  construite  en  pierres  sur 
200  mètres  de  long  et  sert  d’accostage  aux  navires  qui 
font  le  service  du  canal  de  Bristol,  tandis  que  les  trains 
y amènent  ou  y prennent  les  voyageurs  et  les  marchan- 
dises que  ces  bateaux  transportent. 

L’entrée  des  docks,  a-t-on  dit,  est  commandée  par  deux 
écluses.  En  réalité,  ce  n’est  pas  tout  à fait  exact  : on  se 
trouve  à gauche  devant  une  véritable  écluse  nommée 
Lady  Windsor,  et  à droite  devant  un  bassin  de  moindre 
tirant  d’eau  isolé,  au  nord,  des  docks,  au  sud,  de  l’avant- 
port,  par  des  portes  de  fer. 

L’écluse  de  gauche  a 200  mètres  de  longueur,  20  mètres 
de  largeur  et  18  mètres  de  profondeur  ; elle  est  pourvue 
de  3 paires  de  portes  de  fer  mises  en  mouvement  par  la 
force  hydraulique;  ce  dispositif  connu  permet  de  la  diviser 
en  deux  compartiments  pouvant  recevoir  chacun  un  navire 
de  dimensions  ordinaires. 

La  profondeur  d’eau  au  seuil  de  l’écluse  est  de  i5m,5o 
à marée  haute  et  de  7“,  3 5 à marée  basse  ; en  réalité  la 
profondeur  est  plus  grande  au  centre  du  seuil  qui  est 
courbe,  mais  il  faut  compter  avec  les  modèles  de  navires 
à base  très  large. 

Les  portes  de  droite  donnent,  comme  je  l’ai  déjà  dit, 
accès  dans  un  bassin  dit  n°  3,  qui  a 200  mètres  de  long 
sur  1 5 5 mètres  de  large,  et  une  superficie  d’eau  de  3 hec- 
tares. Le  tirant  d’eau,  au  seuil  d’entrée  et  de  sortie,  n’y 
est  que  de  1 im,70  à marée  haute  et  de  3m,6o  à marée 
basse;  aussi  ne  peut-on  commencer  à l’utiliser  que  deux 


LE  PORT  DE  BARRY.  1 3g 

heures  et  demie  avant  les  hautes  eaux  et  doit-on  en  fermer 
les  portes  deux  heures  et  demie  après. 

Les  murs  en  sont  verticaux,  et  il  est  spécialement  amé- 
nagé pour  recevoir  les  bois  d'importation. 

Les  passages  qui  le  ferment  ont  25  mètres  de  large 
avec  des  portes  de  fer  mues  par  la  force  hydraulique. 

Ce  bassin  et  l’écluse  Lady  Windsor  débouchent  dans  le 
dock  n°  1 . 

Ce  dock  s’étend  vers  l’ouest,  occupant  l’emplacement 
du  chenal  qui  séparait  l’île  de  la  côte. 

Il  présente  une  longueur  d’un  kilomètre  et  une  lar- 
geur de  35o  mètres  ; vers  l’ouest,  il  est  divisé  en  deux 
bras  par  un  môle  d’une  longueur  moyenne  de  418  mètres  ; 
le  bras  du  nord  a 1 55  mètres  de  large,  celui  du  sud 
93  mètres. 

On  a laissé  à la  première  moitié  de  ce  bassin  toute 
sa  largeur,  afin  que  les  plus  grands  navires  puissent  y 
manœuvrer  à l’aise. 

La  superficie  d’eau  est  de  36  hectares. 

A son  extrémité  orientale  ce  dock  est  en  communica- 
tion, par  un  passage  à caisson  roulant,  avec  le  dock  n°  2 
qui  a été  creusé  vers  l’est  dans  les  terres. 

Il  a plus  d’un  kilomètre  de  long  et  sa  largeur  varie  de 
125  à 1 86  mètres;  la  surface  d’eau  est  de  16  hectares. 

Plus  loin  encore  à l’est,  en  communication  avec  le  dock 
n°  2 s’ouvrent  deux  bassins  pour  les  bois,  d’une  superficie 
de  20  hectares. 

Trois  cales  sèches,  dont  deux  peuvent  recevoir  chacune 
quatre  grands  navires  à la  fois, complètent  ces  installations. 

En  résumé,  les  docks  en  eau  profonde  offrent  aux  navires 
6 kilomètres  de  quais  ; le  bassin  n°  3 et  les  bassins  à bois 
3 kilomètres  de  quais. 

Le  chenal  a été  comblé  entre  l’île  et  la  côte  à l’ouest 
du  dock  n°  1 . En  fait,  l’île  de  Barry  n’est  donc  plus  une 
île  mais  une  presqu’île.  Ce  travail  a été  fait  en  vue  du 
passage  des  nombreuses  voies  qui  contournent  le  port. 


140 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


On  a laissé  intact  un  tronçon  de  l’ancien  chenal  à 
l’ouest  de  l’île  ; il  sert,  comme  autrefois,  de  refuge  aux 
bateaux  de  pêche. 

L’ensemble  du  port  est  complètement  entouré  d’une 
ceinture  de  voies  ferrées  nombreuses,  d’où  se  détachent 
des  embranchements  spéciaux  pour  le  service  de  chaque 
appareil  mécanique  d’embarquement  ou  de  débarquement, 
ou  simplement  pour  l’abordage  des  quais. 

Ces  voies  de  ceinture  et  d’abordage  ont  un  développe- 
ment de  160  kilomètres. 

Les  quais  du  nord  et  du  môle  sont  réservés  et  outillés 
pour  l’embarquement  des  charbons. 

38  grues  hydrauliques,  manœuvrant  chacune  20  tonnes 
avec  des  levées  de  12  à 14  mètres,  sont  disposées  le  long 
des  quais  à des  distances  variables,  les  unes  fixes,  les 
autres  mobiles,  de  façon  à ce  que  les  écoutilles  des  navires 
puissent  facilement  s’y  adapter. 

Une  de  ces  grues  peut  charger  5oo  tonnes  en  une  heure  ; 
38  grues,  marchant  ensemble,  embarqueraient  près  de 
20  000  tonnes  par  heure. 

A chaque  grue  sont  affectées  deux  bascules,  l’une  sur 
la  voie  d’arrivée  des  wagons,  l’autre  sur  la  voie  de  retour, 
ce  qui  permet  de  vérifier  les  tares  sans  frais. 

Les  wagons  pleins  sont  amenés  aux  grues  au  moyen 
de  bornes  hydrauliques  ; vides,  ils  s’en  retournent  par  la 
gravité. 

Neuf  machines  à vapeur,  de  25o  chevaux  chacune, 
divisées  en  trois  stations,  produisent  la  force  hydraulique 
nécessaire  au  service  du  port  ; quatorze  accumulateurs  en 
règlent  la  distribution. 

Partout,  aux  entrées  du  port,  des  docks,  le  long  des 
quais  et  des  voies  de  manœuvres,  se  trouvent  des  bornes 
hydrauliques  permettant  de  mettre  en  mouvement  les 
wagons  et  les  navires. 

Les  quais  sud  sont  pourvus  de  32  grues  hydrauliques 


LE  PORT  DE  BARRY. 


141 


ou  à vapeur,  fixes  ou  mobiles,  dont  plusieurs  ont  une 
force  de  5o  tonnes. 

Le  port  est  très  bien  outillé  en  remorqueurs,  bateaux 
de  secours  en  cas  d’incendie,  bateaux  de  service  ; il  est 
pourvu  de  grands  ateliers  de  construction  qui  permettent 
de  réparer  rapidement  les  navires  ; il  est  puissamment 
éclairé  à l’électricité. 

Les  installations  des  quais  réservés  aux  importations 
ne  manquent  pas  d’importance  ; elles  comprennent  notam- 
ment un  entrepôt  à 3 étages  de  1 5o  mètres  de  long  sur 
5o  mètres  de  large,  muni  de  grues  hydrauliques  et  de 
transporteurs  mécaniques  transversaux  ; des  magasins 
spéciaux  pour  denrées  sèches  et  humides,  pour  les  céréales 
(avec  un  élévateur  du  dernier  modèle),  une  fabrique  de 
glace,  des  dépôts  pour  viandes  congelées  pouvant  rece- 
voir 60  000  bêtes. 

Le  chemin  de  fer  de  Barry,  qui  a un  développement 
total  de  3 10  kilomètres,  relie  le  port  aux  lignes  qui  des- 
servent les  vallées  de  la  Rhondda,  d’Aberdare,  de  Rhym- 
ney,  de  Merthyr  ; le  rachat  du  chemin  de  fer  du  Glamorgan 
par  la  Compagnie  de  Barry  amène  au  port  les  produits 
des  bassins  houillers  de  Llynvi  et  d’Ogmore. 

Des  services  de  voyageurs  bien  organisés  fonctionnent 
entre  Barry  et  la  Rhondda,  le  Midland,  le  réseau  du 
Great  Western  et  Carditf  ; il  y a entre  les  deux  ports 
26  trains  de  voyageurs  par  jour,  dans  les  deux  sens. 

Le  versant  sud-ouest  de  l’île,  pourvu  de  superbes  plages 
de  sable,  a été  très  intelligemment  aménagé  par  Lord 
Windsor  et  devient  une  station  balnéaire  en  faveur. 

Au  3i  décembre  1901,  toutes  ces  installations  étaient 
terminées,  et  le  capital  qui  y avait  été  affecté  s’élevait  à 
£5  403  668,  soit,  au  cours  de  25, 1 5 , à fr.  1 3 5 902  25o,2o. 

Les  résultats  financiers  de  la  Compagnie  ont  été  assez 
brillants  pour  permettre,  depuis  1 889,  le  paiement  de  divi- 
dendes variant  de  8 à 10  °/0,  et  cela  en  accordant  à l’in- 


142 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dustrie  les  meilleures  facilités  de  transport  et  d’embarque- 
ment à des  prix  très  modérés. 

Un  charbonnage  du  centre  du  bassin,  de  Llwynypia, 
par  exemple,  paie  10  d.  3/4  de  transport  par  tonne  jus- 
ques  aux  quais  de  Barry,  soit  à peu  près  1 franc  pour 
une  distance  d’environ  5o  kilomètres  ; c’est  2 centimes 
par  tonne  kilométrique. 

Il  serait  trop  long  et  trop  compliqué  d’exposer  les  tarifs 
appliqués  pour  le  pesage,  l'embarquement,  l’accostage, 
etc.,  mais  je  puis  dire  qu’ils  sont  modérés  et,  en  certains 
cas,  inférieurs  à ceux  de  Cardiff. 

Il  semble  permis  de  conclure  qu’il  y a plus  d’une  leçon 
à tirer  de  l’exemple  donné  par  les  hommes  dont  l’œuvre 
vient  d’être  décrite. 


H.  Laporte. 


IV 


LE  PORT  DE  BEI  R A 


Situation  et  considérations  historiques 

Le  port  de  Beira  est  situé  à la  côte  orientale  d’Afrique, 
par  le  20e  degré  de  latitude  au  sud  de  l’équateur.  Mais 
c’est  en  vain  qu’on  le  chercherait  dans  un  atlas  ayant  plus 
de  quinze  ans  d’âge  : il  n’a  été  appelé  à la  vie  du  com- 
merce et  de  la  navigation  qu’en  1891  et  il  n était  alors 
connu  que  depuis  deux  ans.  En  revanche,  on  trouverait 
dans  le  vieil  atlas,  à peu  près  à la  même  place,  l’indica- 
tion d’un  autre  port  de  mer,  Sofala,  que  toutes  les  cartes 
géographiques  mentionnent  depuis  le  xvie  siècle.  Sofala 
existe  toujours,  à demi  ensablé.  C’est  un  port  côtier,  tandis 
que  Beira,  situé  à quelques  kilomètres  de  distance,  est  un 
port  fluvial  formé  par  l’estuaire  du  Pungué,  et  de  propor- 
tions autrement  vastes. 

L’activité  commerciale  est  ancienne  sur  ces  rivages  de 
l’océan  Indien.  Quand  l’un  des  lieutenants  de  Vasco  de 
Gaina  débarqua  à Sofala  en  1489,  il  y trouva  une  colonie 
de  marchands  arabes  qui  achetaient  de  l’or  et  de  l’ivoire 
aux  indigènes  de  l’intérieur.  Beaucoup  de  ces  indigènes 
venaient  du  fameux  royaume  de  Monomotapa  qui  a figuré 
pendant  longtemps  aussi  sur  les  cartes  de  l’Afrique. 
D’autres  colonies  de  marchands  arabes  étaient  établies  et 
trafiquaient  sur  les  bords  du  Zambèse,  qui  n’est  qu’à 
200  kilomètres  au  nord-est.  Cependant,  ni  les  négociants 
arabes,  ni  les  Portugais  qui  prirent  leur  place  et  dont  le 
commerce  se  maintint  pendant  des  siècles,  ne  connurent 
l’existence  du  port  superbe  qu’avait  creusé  le  Pungué 
à son  embouchure,  et  c’est  en  1889  seulement  qu’il  fut 
découvert. 

Ce  port,  tout  neuf,  allait  acquérir  tout  de  suite,  par  sa 


1 44 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


situation  géographique,  une  sérieuse  importance  et  même 
jouer  un  rôle  dans  la  politique  internationale. 

C’était  l'époque  où  des  explorateurs  anglais  partis  du 
Cap  étaient  parvenus,  après  avoir  côtoyé  la  République 
de  l’Orange  et  le  Transvaal,  jusque  dans  les  territoires 
des  Matabélés  et  des  Mashonas  et  s’y  étaient  installés, 
après  avoir  conclu  des  traités  avec  les  souverains  indi- 
gènes. Cette  installation  ne  tardait  pas  à être  reconnue 
par  la  Grande-Bretagne  qui,  le  29  octobre  1889,  accor- 
dait une  charte  d’incorporation  à la  célèbre  Compagnie 
formée  par  Cecil  Rhodes  sous  le  titre  de  British  South 
Africa  Limited,  et  l’investissait  solennellement  ainsi  de 
l’administration  d’un  vaste  territoire  africain.  Or,  le  pays 
des  Mashonas  compris  dans  ce  territoire,  est  à 3oo  kilo- 
mètres a peine  de  l’océan  Indien,  tandis  qu’à  vol  d’oiseau 
23oo  kilomètres  le  séparent  de  la  ville  du  Cap.  Le  beau 
port  qu’on  venait  de  trouver  à l’embouchure  du  Pungué 
était  donc  le  port  naturel  de  la  Rhodésie,  sa  porte  d’en- 
trée et  de  sortie  sur  le  vaste  océan,  l’étape  marquée  sur 
la  route  la  plus  courte  et  la  plus  commode  vers  les  pays 
civilisés. 

Mais  le  Portugal  revendiquait  tout  le  pays  que  traverse 
cette  route  et  même  une  partie  du  Mashonaland  lui-même. 
On  pouvait  contester,  peut-être,  la  continuité  de  son 
occupation,  mais  l’ancienneté  en  était  hors  de  doute. 
Le  conflit  qui  surgit  entre  le  Portugal  et  la  Grande-Bre- 
tagne à ce  propos,  en  même  temps  qu’au  sujet  des  terri- 
toires riverains  du  lac  Nyassa  au  nord  du  Zambèse,  trouva 
sa  solution  dans  le  traité  du  1 1 juin  1891  qui  délimita  les 
champs  d’action  des  deux  puissances.  Le  port  du  Pungué 
et  une  bande  de  25o  kilomètres  de  large  à l’ouest  furent 
laissés  au  Portugal,  mais  l’une  des  clauses  du  traité 
l’obligeait  à outiller  le  port  nouveau  et  à le  réunir  par  un 
chemin  de  fer  à la  frontière  de  la  Rhodésie. 

Pour  administrer  le  territoire  compris  entre  le  Zambèse 
et  le  22“  parallèle  sud,  l’océan  Indien  et  la  frontière  des 


LE  PORT  DE  BEIRA. 


1 45 


Mashonas,  et  pour  remplir  les  obligations  que  lui  imposait 
le  traité  de  1891,  le  Portugal  eut  recours  au  moyen  que 
l’Angleterre  avait  employé  pour  coloniser  la  Rhodésie  ; il 
provoqua  la  formation  d’une  compagnie  à charte  qui  porte 
le  nom  de  Compagnie  de  Mozambique.  C’est  donc  celle-ci 
qui  est  actuellement  souveraine  du  port  de  Beira. 


Description  du  port 

Comme  le  dit  très  justement  Douglas  Owen  dans  son 
beau  petit  livre  Ports  and  Docks , c’est  le  port  qui  crée  la 
navigation  et  non  la  navigation  qui  crée  le  port.  Cette 
remarque  s’est  vérifiée  pour  le  port  de  Beira  qui,  après 
quinze  années  d’existence  à peine,  est  fréquenté  par  tous 
les  grands  steamers  qui  naviguent  le  long  de  la  côte  orien- 
tale africaine. 

Qu’on  imagine  un  fieuve  possédant  à son  embouchure 
une  largeur  de  plus  de  4 kilomètres,  et,  sur  un  quart 
environ  de  cette  largeur,  un  mouillage  qui  garde  aux  plus 
basses  marées  une  profondeur  de  26  pieds  d’eau,  assez 
près  de  la  mer  pour  que,  du  large,  on  puisse  y parvenir 
en  moins  d’une  heure,  assez  loin  pour  que  les  vaisseaux 
à l’ancre  s’y  trouvent  à l’abri  le  plus  sûr.  C’est  là  le  port  de 
Beira.  Il  est  bordé  de  rives  basses  constituées  par  des 
argiles  grasses  ou  des  sables,  les  deux  alternant  fréquem- 
ment en  profondeur.  Le  Pungué  coule,  en  cet  endroit,  du 
nord  au  sud  ; la  rive  occidentale,  couverte  de  hautes 
herbes,  est  inhabitée  ; sur  la  rive  orientale,  qui  est  la  rive 
gauche,  on  remarque  un  groupe  allongé  d’habitations  à 
l’aspect  encore  sommaire  et  quelques  bouquets  d’arbres 
bas.  C’est  la  ville  de  Beira.  N’était  le  port,  personne 
n’aurait  pensé  à bâtir  une  ville  en  ce  lieu,  tant  il  est 
dépourvu  de  charme.  Mais  la  nature  n’avait  laissé  que  la 
ville  à faire  ; elle  a créé  le  port  et  elle  l’entretient  toute 
seule. 


IIIe  SÉRIE.  T.  X. 


10 


146 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Les  phénomènes  qui  agissent  dans  cette  partie  du  fleuve 
et  dont  le  concours  assure  le  maintien  des  profondeurs, 
ne  sont  pas  complètement  connus,  bien  qu’on  les  ait 
étudiés  déjà.  Toutefois,  l’amplitude  des  marées,  qui  va  de 
12  pieds  aux  quadratures  jusqu  a 20  pieds  aux  syzygies, 
l’élargissement  du  lit  du  fleuve  à 5 kilomètres  en  amont 
de  son  embouchure  et  l’existence  d’un  petit  affluent  du 
Pungué,  le  Cbiveve,  qui  débouche  entre  ces  grandes 
largeurs  et  l’Océan,  y paraissent  jouer  un  rôle  important. 
Le  Chiveve  ne  contient  par  lui- même  qu’un  filet  d’eau, 
mais,  à chaque  marée,  le  flot  vient  remplir  son  lit  et  le 
transforme  en  une  puissante  rivière  dont  les  eaux  s’écoulent 
avec  rapidité  au  moment  du  jusant.  Ces  eaux,  s’ajoutant 
aux  eaux  supérieures  emmagasinées  dans  le  Pungué 
élargi,  produisent  une  action  de  chasse  qui  empêche 
probablement  le  dépôt  des  sables  et  des  boues. 

La  ville  de  Beira  est  bâtie  entre  le  Pungué,  le  Chiveve 
et  l’Océan.  L’embouchure  du  Chiveve  dans  le  Pungué 
forme  une  sorte  d’avant-port  où  s’effectuent  le  débarque- 
ment et  l’embarquement  des  marchandises.  Le  Chiveve 
contourne  la  ville  et  fournit  l’indication  d’une  suite  de 
docks  à aménager,  de  sorte  que  la  cité  est,  peut-on  dire, 
toute  en  rivages. 


Communications  avec  l'intérieur  et  V extérieur 

Quelque  avantageuses  que  soient  les  conditions  d’un  port 
maritime,  il  faut  encore,  pour  que  la  navigation  l’utilise, 
qu’il  soit  placé  à l’entrée  ou  à proximité  de  milieux  habi- 
tés dont  la  population  ait  besoin  d’exporter  des  produits 
et  d’en  faire  venir  du  dehors.  Il  faut  donc  que  le  port  ait 
des  communications  commodes  avec  ces  milieux  et  il  peut 
les  avoir  de  deux  manières  : par  l’intérieur  et  par  l’exté- 
rieur. Les  grands  ports  possèdent  fréquemment  ce  double 
système  de  communications.  Ils  sont  reliés  à leur  hinier- 


LE  PORT  DE  BEIRA. 


H7 


land  par  des  voies  terrestres  naturelles,  telles  que  des 
fleuves  et  des  rivières,  ou  artificielles,  comme  des  canaux, 
des  routes  et  des  chemins  de  fer.  Et  ils  ont  des  liaisons 
par  voie  de  mer  avec  d’autres  ports  côtiers  de  dimensions 
trop  faibles  pour  admettre  les  grands  steamers  océaniques 
et  pour  lesquels  ils  servent  de  dépôts  et  de  centres  de 
distribution. 

Le  port  de  Beira  se  trouve  précisément  dans  ces 
conditions.  11  forme  l’aboutissement  et  le  point  de  départ 
de  plusieurs  routes  continentales,  et  il  est  le  centre  de  la 
navigation  côtière  entre  le  Zambèse  au  nord  et  la  ville 
d’Inhambane  au  sud. 

Le  Pungué  lui-même  constitue  une  voie  de  pénétration 
vers  l’intérieur.  Il  reste  navigable  pour  des  embarcations 
fluviales  sur  une  distance  de  55  kilomètres.  Et  il  possède, 
dans  un  fleuve  tout  voisin,  le  Buzi,  une  sorte  de  frère 
jumeau.  Le  Buzi,  en  effet,  vient  se  jeter  dans  l’océan 
Indien  au  point  précis  où  le  Pungué  lui-même  y amène 
ses  eaux,  un  peu  en  aval  de  Beira.  Et  comme  l’estuaire  du 
Buzi  n’a  pas  une  profondeur  suffisante  pour  admettre  des 
navires  de  mer,  bien  que  la  marée  y pénètre  comme  dans 
le  Pungué  et  le  rende  navigable  sur  une  vingtaine  de 
kilomètres  pour  de  petits  steamers  à quille,  c’est,  en  fin 
de  compte,  Beira  qui  commande  la  navigation  fluviale  du 
Buzi  comme  celle  du  Pungué. 

Ces  deux  voies  fluviales  n’assureraient  pas  pourtant 
à elles  seules  un  rayonnement  bien  considérable  au  com- 
merce terrestre  du  port  de  Beira,  la  partie  navigable  de 
leurs  cours  n’ayant  qu’une  faible  étendue.  Après  une  plaine 
basse  d’une  largeur  de  100  kilomètres  au  maximum  à 
partir  du  littoral,  le  sol  se  relève  rapidement  vers  l’ouest 
et,  à 25o  kilomètres  à l’intérieur,  il  atteint,  dans  un  pays 
très  accidenté,  des  altitudes  variant  de  1200  à 2000 
mètres.  Inutile  de  dire  que  dans  cette  région  le  Pungué 
et  le  Buzi  ne  sont  plus  utilisables  pour  les  transports. 

Aussi  peut-on  affirmer  que  c’est  le  chemin  de  fer 


148 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


imposé  par  l’article  XIV  du  traité  anglo-lusitanien  du 
11  juin  1891  qui  a été  l’instrument  principal  du  dévelop- 
pement commercial  de  Beira  dans  la  direction  de  l’ouest. 
Le  Portugal  qui  avait  assumé  l’obligation  de  le  construire, 
transmit  cette  obligation  à la  Compagnie  de  Mozambique 
en  lui  confiant  l'administration  de  son  territoire,  et  celle-ci 
à son  tour,  concéda  la  construction  et  l’exploitation  du 
chemin  de  fer  à un  particulier,  à charge  de  former  une 
compagnie  pour  réaliser  cette  entreprise.  Aucun  concours 
financier,  aucune  garantie  d’intérêt  ne  fut  accordée  au 
concessionnaire.  Il  obtint  pour  tout  avantage,  avec  des 
lots  de  terrains  contigus  à la  ligne,  terrains  auxquels  la 
construction  du  chemin  de  fer  lui-même  pouvait  donner 
de  la  valeur,  mais  qui,  à l’époque  de  la  concession,  n’en 
possédaient  pratiquement  aucune,  il  obtint,  dis-je,  le 
produit  du  droit  de  transit  de  3 °/Q  ad  valorem  sur  toutes 
les  marchandises  à destination  de  Yhinterland,  que  le 
traité  du  1 1 juin  1891  avait  autorisé  le  Portugal  à per- 
cevoir. 

Le  trafic  vers  la  Rhodésie,  comme  le  mouvement 
commercial  propre  du  territoire  portugais  que  devait 
traverser  la  voie  ferrée,  était  insignifiant  à cette  époque. 
Il  était  donc  impossible  de  compter  sur  des  transports 
suffisants  pendant  les  premières  années,  et  naturellement, 
le  rendement  du  droit  de  transit  devait  être  également 
très  faible.  Telle  était  pourtant  la  confiance  de  l’Angleterre 
dans  le  développement  économique  de  la  Rhodésie  et 
dans  l’excellence  du  port  de  Beira,  que  la  Compagnie 
finit  par  y trouver  les  capitaux  qui  lui  étaient  nécessaires, 
et  elle  se  mit  immédiatement  à l’œuvre. 

Elle  imagina,  d’abord,  de  construire  une  voie  ferrée 
à écartement  de  60  centimètres,  en  la  faisant  partir  de 
Fontesvilla,  sur  le  Pungué,  qui  est  le  point  où  la  naviga- 
tion du  fleuve  commence  à devenir  moins  facile.  Les 
auteurs  de  ce  plan  ne  pensaient  évidemment  pas  que  les 
bâtiments  de  mer  pussent  jamais  remonter  jusqu’à  Fontes- 


LE  PORT  DE  BEI  RA. 


M9 


villa,  mais  ils  avaient  hâte  d’établir  des  communications 
rapides  avec  la  frontière  et  ils  se  figuraient  sans  doute 
que,  pendant  longtemps,  on  pourrait  se  borner  à trans- 
border les  marchandises,  à Beira,  des  grands  steamers  sur 
des  allèges  qu’on  remorquerait  par  le  Pungué  jusqu’au 
terminus  du  railway.  La  ligne  fut  donc  établie  primi- 
tivement dans  ces  conditions. 

Mais  le  trafic  se  développa  assez  rapidement  pour 
rendre  cette  solution  insuffisante.  Elle  était  d’ailleurs 
défectueuse  aussi  au  point  de  vue  du  coût  des  transports. 
Une  nouvelle  compagnie,  qui  s’appela  Beira  junction 
railway  C°,  fut  constituée  pour  relier  par  rail  Beira  et 
son  port  avec  le  terminus  de  Fontesvilla.  L’établissement 
de  la  voie  nouvelle  était  réalisé  dès  le  mois  d’octobre  1 896. 

Il  est  évident  que  cette  ligne  de  pénétration,  destinée 
à desservir  toute  la  Rhodésie,  ne  pouvait  s’arrêter  à la 
frontière.  Elle  fut  poussée  jusqu’à  la  ville  de  Salisbury, 
à 390  kilomètres  à l’intérieur,  par  une  autre  Compagnie 
fondée  en  1897.  Dans  la  pensée  des  fondateurs  de  la 
Rhodésie,  Salisbury  était  appelée  à remplir  un  rôle  pré- 
pondérant dans  les  destinées  de  la  nouvelle  colonie 
britannique  : la  fameuse  ligne  du  Cap  au  Caire  imaginée 
par  Cecil  Rhodes  devait  y passer.  Plus  tard,  des  motifs 
techniques  firent  abandonner  ce  projet  et,  je  crois  bien, 
aussi  des  raisons  administratives  et  politiques.  Comme  on 
le  sait,  ce  grand  chemin  de  fer  qu’on  est  occupé  à con- 
struire, prend  beaucoup  plus  à l’ouest.  De  Buluwayo,  au 
lieu  de  se  diriger  vers  Salisbury,  il  oblique,  en  traversant 
la  région  houillère  de  Wankie,  vers  les  chutes  Victoria 
et  franchit  le  Zambèse  aux  chutes  mêmes  pour  revenir 
vers  l’est  ; puis,  il  se  rapproche  graduellement  de  la  fron- 
tière de  l’Etat  indépendant  du  Congo  et  frôle  presque  la 
pointe  sud-orientale  du  Katanga. 

La  modification  introduite  dans  le  projet  primitif  ne 
faisait  pas  l’affaire  des  gens  de  Salisbury  qui  obtinrent, 
à force  de  réclamations,  d’être  reliés  à Buluwayo.  Cette 


1 50  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

nouvelle  ligne  fut  ouverte  au  trafic  le  ier  janvier  1902. 
Elle  met  Salisbury  et  par  conséquent  aussi  le  port  de 
Beira  en  communication  avec  toute  la  Rhodésie,  du  nord 
au  sud,  de  l’est  à l’ouest,  et  avec  tout  le  réseau  sud- 
africain,  en  sorte  que,  de  Beira,  on  peut  aujourd’hui  se 
rendre  au  Cap  par  chemin  de  fer.  L’écartement  normal 
des  voies  ferrées  de  l’Afrique  australe  étant  de  3 1/2  pieds 
anglais  (imo66),  il  avait  fallu,  dès  1899,  reconstruire 
entièrement  la  ligne  de  Beira  à la  frontière  sur  ce  type, 
en  prévision  de  ce  reliement. 

Ainsi,  un  ensemble  de  travaux  qu’on  a mis  moins  de 
onze  ans  à réaliser,  a fait,  d’un  port  inconnu  en  1889,  une 
place  d’une  importance  capitale  et  ajouté  à son  aire  natu- 
relle de  trafic  tous  les  territoires  compris  entre  le  22e 
parallèle  sud,  le  Limpopo  et  le  Zambèse  moyen. 

Mais  le  domaine  commercial  de  Beira  est  plus  consi- 
dérable que  cela.  Comme  nous  allons  le  voir,  il  embrasse 
des  portions  bien  plus  vastes  du  continent  africain. 

Le  Zambèse,  nous  l’avons  dit,  n’est  qu’à  200  kilomètres 
environ  au  nord-est  de  Beira.  Ce  grand  fleuve,  l’un  des 
plus  puissants  de  l’Afrique,  n’a  pas  formé  de  bon  port  à 
son  embouchure.  La  bouche  d’Inhamissengo  par  laquelle 
Livingstone  avait  encore  pu  faire  passer  son  steamer,  le 
Ma-Robert,  en  1859,  est  impraticable  aujourd’hui.  Le 
port  de  Quélimane,  120  kilomètres  plus  loin,  et  très 
anciennement  fréquenté,  11’a  pas  de  communication  fluviale 
régulière  avec  le  fleuve.  Il  est  d’ailleurs  plus  difficilement 
accessible  et  d'une  profondeur  beaucoup  moindre  que 
le  port  de  Beira.  En  1889,  un  explorateur  anglais, 
D J.  Rankin,  a trouvé  un  chenal  d’une  certaine  profon- 
deur entre  le  lit  principal  du  fleuve  et  l’océan.  Le  port 
de  Chindé,  depuis  lors  utilisé  pour  tout  le  trafic  du  Zam- 
bèse et  de  la  région  des  Grands  Lacs,  est  situé  sur  ce 
chenal.  Mais  il  ne  peut  recevoir  que  des  bateaux  de 
600  à 800  tonnes  au  maximum,  et  sa  barre  est  très  diffi- 
cile à franchir.  Il  résulte  de  tout  ceci  que  la  tête  de  tout 


LE  PORT  DE  BEIRA.  1 5 1 

le  commerce  du  Zambèse  et  des  pays  desservis  par  la 
voie  du  Zambèse  se  trouve  à Beira.  Les  grands  steamers 
y amènent  des  cargaisons  qui  y sont  transbordées  sur  les 
vapeurs  à destination  de  Chindé.  Les  marchandises, 
déchargées  à Chindé  sur  les  sternwheelers  à fond  plat 
ou  sur  des  allèges,  remontent  le  fleuve  jusqu’à  Tête,  à 
400  kilomètres,  ou,  et  plus  souvent,  prennent  la  route 
du  Shiré,  affluent  du  Zambèse,  pour  être  distribuées  dans 
les  territoires  de  la  British  Central  Africa , ou  bien 
encore,  cheminant  sur  le  lac  Nyassa  du  sud  au  nord, 
vont  aboutir  dans  les  territoires  de  l’Est-Africain  allemand 
et  dans  ceux  de  l’Etat  Indépendant  du  Congo,  baignés 
par  le  lac  Tanganika.  C’est  donc  jusque  là,  vers  le  nord, 
que  rayonne  le  trafic  de  Beira,  grâce  à ses  communica- 
tions maritimes  immédiates  et  aux  communications  flu- 
viales qui  en  sont  le  prolongement.  Du  Tanganika  au 
Limpopo,  il  y a i5oo  kilomètres  environ  : c’est  la  base 
d’un  triangle  dont  Beira  forme  le  sommet.  De  par  sa 
situation  géographique,  par  droit  de  naissance,  peut-on 
dire,  le  commerce  de  tout  le  morceau  de  continent  afri- 
cain compris  dans  ce  triangle  lui  appartient,  lui  vient 
déjà  ou  lui  reviendra  certainement. 


Installations  et  outillage 

Les  navires  qui  arrivent  du  large  ont  le  choix  entre 
deux  chenaux  d'accès  pour  pénétrer  dans  le  port  de  Beira. 
Le  plus  long  est  celui  qui  fut  découvert  le  premier  et  le 
seul  utilisé  par  la  navigation  jusqu'en  1900.  Il  est  par- 
faitement repéré  et  marqué  de  sept  bouées  depuis  son 
origine  en  pleine  mer  jusqu’au  mouillage  dans  le  Pungué. 
Les  règles  à suivre  pour  diriger  les  bâtiments  dans  ce 
chenal  ont  été  publiées  dans  le  Bulletin  de  la  Compagnie 
de  Mozambique  et  dans  le  Diario  do  Govervo  portugais. 
Il  n’y  a aucune  difficulté  à les  observer,  en  tenant  compte, 


1 52  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

bien  entendu,  de  la  correction  à faire  en  temps  de  houle. 
La  Compagnie  de  Mozambique  a,  d’ailleurs,  organisé  un 
service  de  pilotage  qui  fonctionne  régulièrement,  et 
installé  un  phare  à feu  tournant,  visible  à quinze  milles 
au  large,  pour  bien  marquer  l’entrée  du  port. 

La  découverte  du  second  chenal  d’accès  est  due  à 
l’équipage  d’un  croiseur  anglais,  le  Rambler,  qui  fut 
envoyé  à Beira  en  1900  pour  surveiller  le  débarquement 
des  troupes  coloniales  appelées  à faire  campagne  en 
Rhodésie  lors  de  la  guerre  du  Transvaal.  Les  officiers 
du  croiseur,  peu  absorbés  par  leur  mission  militaire, 
imaginèrent  de  faire  l’hydrographie  du  fleuve  et  trou- 
vèrent ainsi  un  autre  chenal  d’accès  que  celui  qui  était 
ordinairement  pratiqué.  Ce  second  chenal,  qui  offre  l’avan- 
tage d’abréger  le  trajet,  a été,  depuis,  convenablement 
balisé,  et  la  navigation  l’emploie  régulièrement.  Il  porte 
le  nom  de  chenal  du  Rambler. 

Comme  la  plupart  des  grands  ports  de  la  côte  orien- 
tale africaine,  le  port  de  Beira  possède  des  installations 
sommaires  et  un  outillage  peu  compliqué.  Il  n’y  existe  ni 
quais  d’accostage,  ni  pier  accessible  aux  grands  steamers, 
ni  bassins,  ni  docks.  Le  déchargement  ou  le  chargement 
des  marchandises  s’opère  au  mouillage  ; tous  les  bâtiments 
qui  fréquentent  la  côte  orientale  sont,  d’ailleurs,  munis 
des  appareils  de  levage  nécessaires  pour  la  manutention. 
Dès  que  le  vaisseau  a jeté  l’ancre,  des  allèges  conduites 
par  des  remorqueurs  viennent  se  ranger  le  long  de  ses 
flancs  et  les  opérations  commencent.  Les  allèges  chargées, 
si  la  marée  est  haute,  les  remorqueurs  les  amènent  au 
pied  de  la  douane  de  Beira.  Là,  des  grues  à vapeur  sont 
installées  et  les  marchandises,  prises  des  chalands,  sont 
mises  à quai.  L’opération  doit  nécessairement  se  faire 
à marée  haute  ; le  pied  du  quai  émerge  à marée  basse. 
Mais  les  passagers  peuvent  accoster  à Beira  en  tout 
temps,  grâce  à une  rampe  d’accès  construite  il  y a peu 
de  temps  en  matériaux  durables.  Pendant  de  longues 


LE  PORT  DE  BEIRA. 


1 53 


années,  le  quai  de  la  douane  fut  un  ouvrage  de  charpente 
en  bois,  que  les  ravages  des  tarets  obligeaient  à recon- 
struire périodiquement.  Il  y a quatre  ans,  on  l’a  remplacé 
par  un  solide  mur  en  béton,  non  sans  difficulté,  à raison 
du  fond  vaseux  rencontré  en  cet  endroit  où  le  Chiveve 
débouche  dans  le  Pungué. 

Le  service  des  allèges  et  du  remorquage  est  entrepris 
par  des  particuliers.  Le  quai  de  la  douane  et  les  installa- 
tions de  chargement  et  de  déchargement  ont  été  réalisés 
par  les  soins  et  aux  frais  de  la  Compagnie  de  Mozambique. 
Cependant,  la  Compagnie  du  chemin  de  fer  de  Beira  vers 
la  Rhodésie,  qui  possède  un  vaste  morceau  de  la  rive 
gauche  du  Pungué  en  amont  de  Beira,  y a fait  établir  un 
pier  en  charpente  métallique,  muni  de  grues  également. 
Cet  ouvrage  est  utilisé  pour  les  exportations  de  produits 
de  la  Rhodésie,  qu’on  évite  ainsi  de  faire  passer  par  les 
installations  ordinaires  de  la  douane. 

Les  opérations  de  déchargement  et  de  mise  à.  quai  des 
marchandises  ne  laissent  pas  d’être  assez  coûteuses  dans 
les  conditions  où  se  trouve  aujourd’hui  le  port  de  Beira. 
Elles  reviennent  à onze  shellings  la  tonne,  tandis  qu’à 
Durban  — pour  prendre  un  point  de  comparaison  dans 
les  mêmes  parages  — où  les  mêmes  opérations  présen- 
taient jadis  de  grandes  difficultés,  on  est  parvenu,  grâce 
à des  installations  convenables,  à en  réduire  le  coût  à 
trois  shellings  environ.  Aussi  n’est-il  point  surprenant 
que,  depuis  un  certain  temps  déjà,  on  ait  pensé  à doter 
le  port  de  Beira  d’aménagements  propres  à accélérer  les 
manutentions  et  à en  diminuer  la  dépense.  Un  plan  étudié 
par  un  ingénieur  portugais  comporte  la  transformation 
du  cours  inférieur  du  Chiveve  en  deux  bassins  fermés  par 
des  écluses  de  manière  à en  faire  des  docks  conservant  en 
tout  temps  la  même  hauteur  d’eau.  Les  murs  de  quai  de 
ces  deux  bassins  seraient  munis  de  grues,  de  voies  ferrées 
et  de  hangars.  Mais  ces  travaux  ne  peuvent  s’effectuer 
sans  grandes  dépenses.  Il  se  trouve,  en  effet,  à une  cer- 


1 54  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

taine  profondeur  dans  le  sol  de  Beira,  des  dépôts  lenticu- 
laires d’une  argile  très  grasse  nommée  matope  dans  le 
pays,  qui  donne  de  grandes  difficultés  et  souvent  des 
mécomptes  dans  la  construction  des  ouvrages  maritimes.  Il 
y a quelques  années,  une  compagnie  française,  considérant 
l’énorme  augmentation  de  valeur  qu’avaient  subie  les  ter- 
rains de  la  ville,  imagina,  d’en  assécher  quelques  hectares 
bien  situés  qui  étaient  inondés  à chaque  marée  par  le  flot 
remontant  le  Chiveve.  Un  mur  de  quai  en  blocs  de  béton 
fut  bâti  et  remblayé  par  derrière  avec  des  produits  de 
dragage.  A peine  était-il  achevé,  et  au  moment  même  où 
la  vente  des  terrains  ainsi  conquis  allait  pouvoir  rému- 
nérer l’entreprise,  que  des  signes  d’ébranlement  se  mani- 
festaient en  un  point  de  la  muraille.  C’étaient  les  assises 
inférieures  qui  avaient  glissé  sur  un  banc  d’argile  grasse. 

Toujours  est-il  que  la  Compagnie  à charte  de  Mozam- 
bique, qui  administre  ce  territoire  et  dont  les  ressources 
exigent  une  gestion  économe,  a reculé  jusqu’à  présent 
devant  ces  travaux  considérables  et  quelque  peu  dange- 
reux. Il  est  vrai  de  dire  quelle  a consacré  déjà  une  partie 
de  son  capital  à protéger  la  ville  de  Beira  contre  l’invasion 
périodique  des  eaux  aux  marées  d’équinoxe.  Comme  une 
cité  flamande  ou  hollandaise,  Beira  est  bâtie  sur  une  plage 
basse  qui  se  trouve  à peine  au-dessus  du  niveau  des  marées 
les  plus  hautes.  Il  en  résulte  que  si  la  forte  marée  coïn- 
cide avec  un  vent  du  sud-est,  et,  à plus  forte  raison,  si  de 
grosses  pluies  ont  à ce  moment  gonflé  le  Pungué,  l’onde 
de  marée,  renforcée,  submerge  entièrement  la  ville.  Les 
grands  dégâts  ainsi  causés  aux  marchandises  emmagasi- 
nées dans  Beira,  tout  de  suite  après  sa  fondation,  impo- 
sèrent, comme  premier  travail  à effectuer,  la  construction 
d’une  muraille  de  défense.  Cet  ouvrage  qui  a été  réalisé, 
fait  apparaître  la  cité,  vue  du  fleuve,  comme  une  forte- 
resse, si  la  marée  est  basse,  parce  qu’ alors  le  pied  de  la 
muraille  émerge  avec  la  plage  sur  laquelle  elle  est  fondée. 

Depuis  quelque  temps,  il  est  question  d’un  autre  projet 


LE  PORT  DE  BEIRA. 


1 5 5 


que  celui  de  l’utilisation  du  Chiveve.  On  a constaté,  en 
amont  de  la  ville  bâtie  et  à proximité  de  la  gare  du 
chemin  de  fer  vers  la  Rhodésie,  que  le  fleuve  garde  de 
grandes  profondeurs  jusque  tout  près  du  bord,  et  cela  sur 
deux  ou  trois  kilomètres  de  longueur. L’idée  d’y  construire 
un  ouvrage  accostable  et  muni  des  appareils  de  char- 
gement et  de  déchargement  nécessaires,  a pris  naissance 
et  a des  chances  de  se  réaliser.  L’exécution  de  ce  travail 
diminuerait  notablement,  paraît-il,  les  dépenses  de  manu- 
tention des  marchandises  et  en  faciliterait  l’expédition 
par  voie  de  terre.  Ceci  présente  de  l’importance  pour  le 
port  de  Beira,  non  point  seulement  en  thèse  générale, 
mais  encore,  comme  nous  le  verrons,  à raison  de  circon- 
stances spéciales  qui  exposent  ce  port  à la  concurrence 
très  sérieuse  d’autres  ports  de  l’Afrique  australe. 


Direction  et  importance  des  courants  commerciaux  à Beira 

Cette  réflexion  nous  amène  tout  naturellement  à évaluer 
en  chiffres  le  volume  des  courants  commerciaux  qui  pas- 
sent par  le  port  de  Beira. Voyons,  d’abord,  le  mouvement 
maritime  total.  Nous  trouvons  dans  les  statistiques  de  la 
douane  de  la  Compagnie  de  Mozambique,  qui  sont  soi- 
gneusement faites,  les  indications  suivantes  pour  l’année 
1904  : 

à l’entrée.  . . . 5q5  447  tonnes 

à la  sortie  . . . 543  563  — 

Et  nous  ferons  immédiatement  apprécier  l’importance 
et  la  rapidité  du  développement  commercial  de  Beira  en 
constatant  qu’en  1895,  les  chiffres  correspondants  étaient  : 

à l’entrée.  . . . 161  969  tonnes 

à la  sortie  . . . 160  o32  — 


1 56 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


et  mieux  encore  en  nous  souvenant  qu’en  1890  le  mouve- 
ment était  nul. 

Mais  voici  un  autre  point  de  comparaison  qui  frappera 
davantage,  puisqu’il  est  pris  en  Europe  et  qu’il  s’agit  d’un 
port  très  ancien  et  très  connu.  Le  mouvement  maritime 
d’Anvers  était  en  1860,  il  y a moins  de  cinquante  ans  : 

à l’entrée.  . . . 512017  tonnes 

à la  sortie  . . . 5 3 1 217  — 

Ainsi,  le  tonnage  total  à Beira  dépasse  déjà  aujourd’hui 
le  tonnage  enregistré  à Anvers  en  1860. 

Il  ne  faut  évidemment  pas  en  tirer  des  conclusions 
exagérées.  Depuis  1860,  une  véritable  révolution  s’est 
opérée  dans  la  navigation  : les  navires  à vapeur  se  sont 
de  plus  en  plus  substitués  aux  navires  à voile  et  leur 
capacité  a été  sans  cesse  en  augmentant.  Les  statistiques 
mêmes  que  nous  employons  en  apportent  un  témoignage 
frappant  : les  chiffres  du  tonnage  d’Anvers  qui  viennent 
d’être  mentionnés,  correspondaient  : 

à l’entrée,  à 23 11  navires 
à la  sortie,  à 2410  — 

tandis  que  ceux  du  tonnage  de  Beira  en  1904  répondent  : 

à l’entrée,  à 366  navires 
à la  sortie,  à 367  — 

Il  est  vraisemblable  aussi  que  le  tonnage  indiqué  par  la 
statistique  pour  Anvers  se  rapprochait  davantage  du 
mouvement  commercial  de  la  place,  c’est-à-dire  qu’une 
quantité  de  marchandises  proportionnellement  beaucoup 
plus  grande  y avait  été  mise  à quai  ou  chargée  à bord 
des  bâtiments  de  mer,  qu’à  Beira  en  1904. 

Mais,  ces  réserves  faites,  le  rapprochement  des  deux 
chiffres  ne  laisse  pas  d’être  intéressant  et  suggestif. 

La  navigation  à vapeur  prend  à Beira  une  prépondé- 


LE  PORT  DE  BEIRA. 


i57 


rance  écrasante  sur  la  navigation  à voiles.  Des  366  navires 
entrés,  347  sont  des  vapeurs  et  19  des  voiliers,  et  des 
367  navires  sortis,  346  sont  des  vapeurs  et  21  des  voiliers. 

Si  l’on  classe  les  navires  et  le  tonnage  correspondant 
suivant  les  provenances  ou  les  destinations,  on  aboutit  à 
une  autre  constatation  instructive.  Faisons,  par  exemple, 
ce  classement  à l’entrée  : nous  trouvons  85  vaisseaux 
venant  des  ports  d’Europe,  et  23o  venant  des  ports 
d’Afrique.  Or,  les  85  bâtiments  venus  des  ports  d’Europe 
ont  un  tonnage  total  de  217698  tonnes,  ce  qui  corres- 
pond à une  moyenne  de  256 1 tonnes  par  navire,  et  les 
23 o bâtiments  venus  des  ports  d’Afrique,  un  tonnage  total 
de  266  054  tonnes,  ce  qui  fournit  une  moyenne  de  1 i57 
tonnes  seulement  par  navire. 

La  fonction  économique  du  port  de  Beira  est  mise  en 
évidence  par  l’opposition  des  deux  chiffres.  Ils  font  appa- 
raître clairement  ce  fait  que  le  port  de  Beira  communique 
directement  pour  ses  approvisionnements  ou  ses  expédi- 
tions avec  les  grandes  places  maritimes  du  monde,  celles 
que  la  profondeur  des  eaux  permet  aux  plus  grands  navires 
de  fréquenter,  et  cet  autre  fait  que  le  même  port  joue  à 
la  côte  orientale  d’Afrique  le  rôle  d’un  centre  de  distri- 
bution, en  même  temps  que  d’un  centre  d’attraction  pour 
les  ports  côtiers  et  fluviaux  voisins,  accessibles  seulement 
aux  navires  d’un  plus  faible  tirant  d’eau. 

Le  mouvement  commercial  total  du  territoire  de  la 
Compagnie  de  Mozambique  s’est  élevé,  en  chiffres  ronds, 
à 38  millions  de  francs  pendant  l’année  1904.  Bien  qu’il 
y ait  d’autres  postes  de  douane  que  celui  de  Beira,  et 
notamment  sur  le  Zambèse,  il  est  certain  que  presque 
toutes  les  marchandises  comprises  dans  ce  chiffre  global 
ont  passé  par  Beira,  de  sorte  que  pour  éviter  les  doubles 
emplois,  il  vaut  mieux  prendre  pour  total  du  mouvement 
commercial  du  territoire  le  chiffre  de  Beira  même,  qui 
est  de  35  millions  de  francs  environ. 

Ce  mouvement  comporte  des  importations,  des  expor- 


1 58 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tâtions,  des  réexportations,  des  transbordements,  du  tran- 
sit et  du  cabotage,  et  il  faut,  pour  analyser  les  chiffres 
avec  exactitude,  savoir  en  quoi  consiste  chacune  de  ces 
opérations. 

La  statistique  comprend  sous  le  nom  d 'importations 
toutes  les  marchandises  entrées  dans  le  port  et  déclarées 
en  consommation.  Mais  ceci  ne  veut  pas  dire  qu’elles 
soient  réellement  consommées  dans  le  territoire.  Une 
partie  notable  de  ces  marchandises,  parmi  celles  qui  ne 
payent  point  de  droits,  sont  destinées  à être  expédiées  en 
dehors  du  territoire  de  la  Compagnie  de  Mozambique, 
vers  la  Rhodésie  surtout. 

Ces  sorties  de  marchandises  nationalisées  qui  sont,  en 
réalité,  des  expéditions  vers  l’intérieur  du  continent, 
figurent  donc  à leur  tour  dans  la  statistique  des  exporta- 
tions, en  même  temps  que  les  exportations  des  produits 
du  territoire  qui  se  font  par  voie  de  mer. 

Sous  le  nom  de  réexportations , le  tableau  du  com- 
merce de  la  Compagnie  comprend  exclusivement  des  en- 
vois de  produits  de  la  Rhodésie  qui  ne  font  que  transiter 
par  le  territoire  pour  être  expédiés  par  voie  de  mer  à 
Beira;  et  sous  le  nom  de  transit  les  marchandises  qui, 
circulant  en  sens  inverse,  ont  été  débarquées  à Beira  et 
sans  arrêt,  ni  entreposage,  sont  expédiées  directement 
vers  la  Rhodésie. 

Le  cabotage  embrasse  les  opérations  qui  se  font  par 
voie  de  mer  avec  les  autres  ports  du  territoire  de  la  Com- 
pagnie et  particulièrement  avec  les  ports  de  Sofala, 
Chiloane  et  celui  de  Bartholomeu  Dias  qui,  bien  situé  et 
possédant  une  certaine  profondeur,  paraît  appelé  aussi 
à quelque  avenir  au  point  de  vue  du  commerce  local. 

Enfin,  sous  la  désignation  de  transbordements,  la  sta- 
tistique comprend  les  grandes  opérations  de  distribution 
et  de  concentration  par  voie  de  mer  pratiquées  avec  des 
ports  étrangers,  et  tout  particulièrement  les  décharge- 
ments et  rechargements  en  rade  des  marchandises  desti- 


LE  PORT  DE  BEIRA. 


l59 

nées  à la  région  du  Zambèse,  et  de  celles  qui,  en  provenant, 
sont  transbordées  sur  des  steamers  en  partance  pour 
l’Europe. 

Ceci  posé,  et  à la  lumière  des  chiffres,  on  voit  se  des- 
siner à Beira,  en  dehors  du  trafic  du  territoire,  deux 
grands  courants  commerciaux,  l’un  vers  le  Zambèse, 
l’autre  vers  la  Rhodésie. 

Le  premier,  compris  dans  la  rubrique  transbordements , 
s’accuse  par  un  chiffre  d’affaires  d’environ  1 3 millions 
de  francs  et  correspond  à un  mouvement  de  23  000  tonnes 
de  marchandises.  Ce  mouvement,  en  1904,  s’est  partagé 
presque  également  entre  les  expéditions  de  Beira  vers  le 
Zambèse  et  celles  du  Zambèse  vers  Beira  : en  chiffres 
ronds,  il  y a eu  pour  5 800  000  de  francs  de  marchandises 
transbordées  à Beira  sur  navires  à destination  de  Chindé 
et  pour  7 000  000  de  marchandises  venant  du  Zambèse 
et  transbordées  à Beira  sur  de  grands  steamers  nolisés 
pour  l’Europe. 

Le  courant  vers  la  Rhodésie  comporte  plus  d'importa- 
tions et  moins  d’exportations.  La  valeur  des  marchandises 
expédiées  en  transit  s’élève  à près  de  9 millions  de  francs, 
auxquels  il  faut  ajouter  environ  2 millions  de  francs  de 
marchandises  déclarées  en  consommation  et  réexportées 
vers  l’intérieur  du  continent  par  le  railway.  Les  réexpor- 
tations, c’est-à-dire  les  expéditions  de  produits  et  de 
marchandises  de  la  Rhodésie  vers  Beira,  en  vue  de  la 
mise  à bord  sur  navires  frétés  pour  l’Europe,  forment  un 
total  d’un  peu  plus  de  3 millions  de  francs.  L’ensemble 
du  trafic  de  Beira  avec  la  Rhodésie  se  monte  par  consé- 
quent à 14  millions  de  francs  environ,  et  il  comporte 
25  000  tonnes  dans  le  sens  de  la  pénétration  et  un  peu 
plus  de  2000  tonnes  à la  sortie. 

Enfin,  on  peut  fixer  à 4 1/2  millions  de  francs  les 
importations  propres  et  à 2 1/4  millions  de  francs  les 
exportations  propres  du  territoire  de  la  Compagnie  de 
Mozambique.  Tels  sont,  en  y ajoutant  le  cabotage,  les 


i6o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


éléments  du  chiffre  de  35  millions  qui  représente  le 
mouvement  global  du  port  de  Beira  en  1904. 

Les  indications  que  nous  venons  de  donner  ne  sont 
pas  les  plus  élevées  qui  eussent  pu  être  fournies.  Le  mou- 
vement commercial  de  Beira  apparaît  plus  considérable 
dans  les  statistiques  en  1901,  en  1902  et  en  1903.  Une 
des  causes  de  la  décroissance  en  1904  réside  dans  la 
diminution  des  envois  de  matériel  à destination  des 
Victoria  falls,  ou  l’on  a construit  un  grand  pont  de  chemin 
de  fer,  et  de  l’entreprise  de  construction  de  la  ligne 
du  Cap  au  Caire.  Mais  ce  sont  là  de  ces  à-coups  qui  se 
produisent  dans  les  pays  neufs,  et  à côté  du  déficit  que 
nous  mentionnons,  nous  pouvons  signaler  l’augmentation 
régulièrement  croissante  du  trafic  par  mer  avec  la  région 
du  Zambèse  et  un  accroissement,  sensible  aussi  et  très 
encourageant,  des  produits  propres  des  territoires  que 
dessert  le  port  de  Beira. 

A leurs  débuts,  les  colonies  ont  besoin  de  s’outiller  en 
hommes  et  en  choses,  et,  nécessairement,  les  besoins  y 
dépassent  de  beaucoup  les  produits.  Elles  importent  donc 
infiniment  plus  qu’elles  ne  peuvent  exporter.  L’accroisse- 
ment des  exportations  est  l’heureux  symptôme  d’une 
tendance  de  la  colonie  à l’équilibre  et  de  sa  capacité  pro- 
gressive à se  suffire  à elle-même. 


La  guerre  des  tarifs  de  chemins  de  fer 
dans  l'Afrique  du  Sud 

Un  facteur  qui  a exercé,  et  d’une  manière  permanente 
cette  fois,  une  influence  déprimante  sur  le  trafic  de  Beira 
vers  l’hinterland  de  la  Rhodésie,  c’est  l’élévation  des 
tarifs  de  transport  sur  son  chemin  de  fer  de  pénétration. 

Le  monopole  de  fait  dont  jouit  la  ligne  de  Beira-Salis- 
bury  est  évidemment  l’une  des  causes  de  cette  cherté  des 
frets.  Mais  il  est  juste  de  reconnaître  que  la  Compagnie 


LE  PORT  DE  BEIRA. 


1 6 1 


du  chemin  de  fer  a de  lourdes  charges  à supporter. 
Comme  nous  l’avons  vu,  la  voie  ferrée  a été  établie  par 
tronçons  successifs  et,  pour  se  procurer  les  ressources 
nécessaires,  il  a fallu  procéder  par  émission  d’obligations 
qui  parfois  ne  se  sont  pas  négociées  sans  quelque  sacrifice. 
Le  capital  à rémunérer  pèse,  par  conséquent,  d’un  poids 
passablement  lourd  sur  l’entreprise. 

La  construction  elle-même  a présenté  de  grandes  diffi- 
cultés ; on  a rencontré  en  amont  de  Fontesvilla  des  plaines 
que  le  Pungué  inonde  périodiquement  depuis  des  siècles 
et  où  le  terrain,  très  marécageux,  s’enfonce  sous  la  moindre 
pression.  Ailleurs,  les  premiers  ouvrages  d’art  établis  ont 
été  enlevés  par  les  eaux  torrentielles  qu’amassent  en  cer- 
tains points  les  brusques  et  fortes  pluies  de  décembre  et 
de  janvier,  et  il  a fallu  les  remplacer  par  d’autres  ouvrages 
plus  solides  et  d’un  débit  plus  considérable.  Dans  la  partie 
accidentée  du  pays  qui  commence  après  le  iooe  kilo- 
mètre, et  surtout  dans  celle  qui  approche  de  la  région  des 
gisements  aurifères  de  Manicas,  le  tracé  a dû  être  sensi- 
blement allongé  pour  éviter  des  rampes  trop  fortes,  et 
encore  ne  s’est-on  pas  montré  bien  difficile  sous  ce 
rapport. 

Enfin,  last  not  least , à peine  la  ligne  avait-elle  atteint 
la  frontière,  qu’il  fallait  recommencer  tout  le  travail  pour 
la  mettre  à la  largeur  de  3 1/2  pieds,  et,  de  nouveau, 
une  somme  très  importante,  obtenue  par  l’émission  d’obli- 
gations, devait  être  affectée  à cet  élargissement. 

Il  résulte  de  tout  cela,  que  le  coût  kilométrique  de 
la  ligne  est  relativement  élevé.  Et  comme  les  transports 
ne  sont  pas  encore  bien  abondants,  qu’il  faut,  néanmoins, 
entretenir  les  35o  kilomètres  de  la  ligne  comme  s’ils 
l’étaient,  et  que  les  frais  d’exploitation  se  ressentent  du 
profil  accidenté  qu’il  a fallu  suivre,  il  n’est  pas  surprenant 
que  la  Compagnie  ait  la  tendance  à maintenir  ses  tarifs 
le  plus  haut  possible. 

La  Compagnie  de  Mozambique  n’est  pas  entièrement 
I1R  SÉRIE,  t.  x. 


11 


1Ô2 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


désarmée  contre  cette  tendance.  Quand  elle  accorda  la 
concession  du  chemin  de  fer  en  1891 , elle  stipula  que  les 
tarifs  ne  pourraient  pas  être  supérieurs  à ceux  des  lignes 
du  Cap.  Mais  cette  stipulation  ne  concerne  et  ne  pouvait 
concerner  que  la  partie  de  la  ligne  située  sur  son  terri- 
toire, et  l’intérêt  du  port  de  Beira  est  de  voir  le  prix  des 
transports  s’abaisser  aussi  sur  le  prolongement  de  cette 
ligne  à travers  la  Rhodésie.  D’autre  part,  exiger  l’appli- 
cation rigoureuse  des  tarifs  du  Cap,  c’eût  été,  peut-être, 
obliger  la  Compagnie  du  chemin  de  fer  à liquider. 

Depuis  quelques  mois  pourtant,  des  concessions  impor- 
tantes ont  été  obtenues.  Elles  sont  dues  moins  à l’exis- 
tence de  la  clause  relative  aux  tarifs  insérée  dans  la 
convention  de  1891 , qu’à  la  concurrence  qu’ont  fait  surgir 
les  lignes  du  Cap  en  vue  de  l’absorption  du  trafic  de  la 
Rhodésie. 

En  effet,  les  gouvernements  de  la  colonie  du  Cap  et  du 
Natal  ont  repris  la  politique  de  Cécil  Rhodes  qui,  tout 
en  cherchant  un  débouché  pour  la  Rhodésie  à l’est,  vou- 
lait cependant  y rendre  prépondérante  l’influence  des 
colonies  britanniques  de  l’Afrique  du  Sud.  Dominé  par 
cette  pensée  maîtresse,  Rhodes  avait  fini  par  obtenir, 
malgré  une  vive  résistance,  le  prolongement  des  voies 
ferrées  du  Cap  le  long  des  frontières  de  la  République 
de  l’Orange  et  du  Transvaal,  d’abord  jusqu’à  Kimberley. 
ensuite  jusqu’à  Vryburg,  en  territoire  bien  anglais,  de 
manière  à,  relier  directement  la  Rhodésie  à Cape-Town. 
Puis,  obéissant  toujours  à la  même  pensée,  il  avait  pro- 
voqué la  formation  d’une  compagnie  qui  poussa,  par 
étapes  successives,  le  rail  de  Vryburg  à Mafeking,  de 
Mafeking  à Bulawayo,  pour  finir  par  relier  aussi  Bula- 
wayo  à Salisbury. 

Or,  la  guerre  du  Transvaal  terminée,  le  gouvernement 
du  Cap,  qui  possède  son  réseau  ferré,  reprit  l’exploita- 
tion des  lignes  appartenant  à la  Compagnie  des  Rhodesian 
railways  au  nord  de  Vryburg,  et,  tout  de  suite,  conti- 


LE  PORT  DE  BEIRA. 


1 63 


nuant  la  politique  de  Rhodes,  il  y appliqua  des  tarifs 
très  réduits.  Des  arrangements  furent  pris  avec  le  gou- 
vernement du  Natal  dans  le  même  sens.  Il  en  résulte  que 
le  port  de  Beira  se  trouva  tout  à coup,  dans  son  hin- 
terland même,  en  présence  d’une  concurrence  inattendue 
des  grands  ports  de  l’Afrique  australe  : Cape-Town,  East- 
London  et  Port-Elisabeth. 

Pendant  plusieurs  années,  on  a pu  lire,  dans  les  jour- 
naux et  sur  les  couvertures  des  revues  anglaises,  des 
annonces  relatives  aux  prix  de  transport  d’Angleterre  ou 
du  continent  d’Europe  à Bulawayo  par  différentes  voies, 
et  de  toutes,  la  plus  coûteuse  était  celle  de  Beira.  Or,  la 
distance  par  rail  de  Beira  à Bulawayo  est  de  676  milles 
anglais  seulement,  tandis  que  de  Port-Elisabeth  à Bula- 
wayo elle  est  de  1198  milles  anglais,  de  East- London 
1258  milles  et  de  Cape-Town  t36o  milles. 

Ainsi,  bien  que  la  distance  de  Cape-Town  à Bulawayo 
soit  le  double  de  celle  de  Beira  à la  même  ville,  l’abais- 
sement des  tarifs  sur  les  lignes  exploitées  par  le  gouver- 
nement du  Cap  permettait  d’y  amener  marchandises  et 
voyageurs  à des  prix  plus  réduits  que  par  Beira.  A Salis- 
bury  même,  qui  n’est  qu’à  384  milles  de  Beira,  les  ports 
et  les  chemins  de  fer  du  Sud-Afrique  concurrençaient 
encore  le  port  de  la  Compagnie  de  Mozambique. 

On  peut  conjecturer  qu’à  ce  jeu-là,  le  gouvernement  du 
Cap  ne  faisait  pas  de  très  brillantes  affaires,  mais  le 
chemin  de  fer  de  Beira-Salisbury  et  le  port  de  Beira  ne 
s’en  portaient  pas  mieux.  Aussi  bien  la  Compagnie  du 
chemin  de  fer  a-t-elle  dû  se  rendre  aux  représentations 
de  la  Compagnie  de  Mozambique,  aux  réclamations  des 
habitants  du  Mashonaland  et  à l’évidence  du  dommage 
qu’allait  lui  causer  la  prolongation  de  cet  état  de  choses. 
Elle  a baissé  ses  tarifs,  non  pas  encore  autant  qu’il  eût  été 
souhaitable  pour  Beira,  mais  de  manière  sensible  pour- 
tant. Il  existe  encore  quelques  catégories  de  marchandises 
qu’il  est  plus  avantageux  d’expédier  par  le  sud  que  par 


164  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Beira.  mais  c’est  à raison,  surtout,  de  l’incidence  du  droit 
de  transit  3 0/o,  perçu  ad  valorem. 

Je  disais  au  début  de  ce  rapport,  avec  Douglas 
Owen,  que  c’est  le  port  qui  crée  la  navigation  et  non  la 
navigation  qui  fait  le  port.  Il  faudrait  ajouter  que  ce 
n’est  pas  seulement  le  port  qui  fomente  le  mouvement 
maritime,  mais  aussi  les  facilités  et  le  bon  marché  des 
communications  avec  l’intérieur  du  pays.  Un  chemin  de 
fer  dont  la  construction  a été  coûteuse  et  qui  doit  néces- 
sairement transporter  à prix  élevé  pour  rémunérer  son 
capital,  est  un  auxiliaire  d’une  efficacité  réduite  pour  un 
port  de  mer.  A ce  point  de  vue,  il  est  peut-être  regret- 
table que  la  construction  du  chemin  de  fer  de  Beira  vers 
la  Rhodésie  ait  été  réalisée  avec  quelque  précipitation  et 
que  l’on  n’ait  point  décidé  tout  de  suite  de  lui  donner  la 
largeur  normale  des  voies  ferrées  de  l’Afrique  australe. 
Mais  ce  sont  là  — je  me  hâte  de  le  déclarer  — des  cri- 
tiques qu’il  est  facile  de  formuler  après  que  les  événements 
ont  parlé.  Ceux  qui  eurent  à exécuter  cette  entreprise, 
connaissaient  le  marché  financier  et  savaient  l’effort  qu’on 
pouvait  lui  demander  à ce  moment.  Il  ne  faut  pas  oublier 
que  si  la  Rhodésie  retire,  à l’heure  qu’il  est,  plus  de 
3o  millions  de  francs  annuellement  de  ses  mines  d’or,  elle 
ne  produisait  rien  en  1891  et  qu’en  l’absence  d’un 
trafic  certain,  il  est  toujours  très  difficile  de  recueillir  des 
capitaux  pour  l’établissement  d’une  voie  ferrée. 

Quant  au  courant  commercial  qui  de  Beira  se  dirige 
vers  le  Zambèse,  et  du  Zambèse  revient  vers  Beira,  on 
peut  dire  qu’il  est  entièrement  dû  à la  liberté  de  la 
navigation  proclamée  dans  le  traité  de  1891  et  à l’esprit 
d’entreprise.  Le  Zambèse,  qui  ne  fut  utilisé  comme 
voie  de  communication  régulière  qu’après  1891  et  qui  ne 
possédait  encore  en  1895  qu’une  flottille  insignifiante, 
porte  aujourd’hui  26  petits  steamers  et  123  autres 
embarcations  qui  naviguent  sans  relâche  sur  ses  eaux.  Le 
progrès,  dans  cette  direction,  est  d’autant  plus  remar- 


LE  PORT  DE  BEIRA. 


1 65 


quable,  que  le  Zambèse  subit  de  grandes  fluctuations  de 
niveau  et  qu’il  ne  garde  la  profondeur  nécessaire  aux 
steamers  à fond  plat  qui  le  parcourent  que  pendant  sept 
à huit  mois  de  l’année.  Outre  cela,  le  fleuve  est  capri- 
cieux et  modifie  sans  cesse  la  forme  de  son  lit,  de  sorte 
que  les  échouages  y sont  assez  fréquents.  Enfin,  comme 
nous  l’avons  dit,  le  port  de  Chinde,  qui  lui  sert  d’entrée, 
est  d’un  accès  difficile,  et  le  débarquement  ainsi  que 
l’embarquement  des  marchandises  y souffrent  de  sérieux 
inconvénients.  L’ensemble  de  ces  conditions  se  traduit 
naturellement  par  l’élévation  du  coût  des  transports. 

Il  n’est  pas  surprenant  que  l’on  ait  cherché,  de  ce 
côté  aussi,  à améliorer  l’état  des  voies  de  communication 
et  le  coût  des  frets.  L’un  des  projets  imaginés  est  déjà 
en  voie  de  réalisation. 

Pour  pénétrer  dans  le  territoire  de  la  British  Central 
Africa , les  marchandises  remontent  sur  steamers  le 
Chiré,  rivière  qui  se  jette  dans  le  Zambèse,  à i5o  kilo- 
mètres en  amont  de  son  embouchure;  mais  le  Chiré  cessant 
rapidement  d’être  navigable,  il  faut  ensuite  les  transpor- 
ter à dos  d’hommes  jusqu’à  Blantyre  et  au  lac  Nyassa. 
Ce  portage  est  à la  veille  de  disparaître  : un  chemin  de 
fer  unissant  le  lac  Nyassa  au  bas  Chiré  est  actuellement 
en  construction. 

Un  autre  projet  de  chemin  de  fer  qu’on  s’occupe  aussi 
de  réaliser,  part  de  Beira  pour  aboutir  au  Zambèse  vis- 
à-vis  du  confluent  du  Chiré.  Il  vise  à la  suppression  des 
transbordements  multiples  qui  retardent  et  aggravent  les 
communications  vers  la  région  du  Zambèse.  L’exécution 
de  ce  second  projet  ferait  gagner  cinq  jours  au  moins  aux 
transports  de  Beira  au  confluent  du  Chiré;  celle  du  chemin 
de  fer  du  Chiré  en  fera  gagner  au  moins  cinq  aussi  aux 
transports  du  confluent  du  Chiré  jusqu’au  lac  Nyassa, 
et  par  conséquent  ces  deux  ouvrages  amélioreraient 
notablement  les  communications  avec  la  frontière  orientale 
de  l’Etat  Indépendant  du  Congo  et  l’Est  Africain  allemand. 


,66 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Le  chemin  de  fer  de  Beira  au  Zambèse  aura  en  quelque 
sorte  pour  conséquence  de  créer  une  embouchure  au  tieuve 
et  de  développer  encore  la  navigation  intérieure  sur  ce 
puissant  cours  d’eau. 

Le  Zambèse  est  à peine  exploité  jusqu’à  présent. 
Cependant,  sauf  une  interruption  d’une  centaine  de  kilo- 
mètres aux  rapides  de  Kebrabassa,  situés  à 5oo  kilo- 
mètres environ  de  Chinde,  il  est  navigable  sur  une 
étendue  de  près  de  800  kilomètres  pendant  une  bonne 
moitié  de  l’année.  Les  rapides  de  Kebrabassa  contournés 
par  une  voie  ferrée,  le  Zambèse  mis  en  communication 
directe  avec  Beira  deviendrait  la  grande  route  com- 
merciale de  l’immense  territoire  compris  entre  les  lacs 
Nyassa,  Tanganika,  Moëro  et  Bangweolo.  Le  port  de 
Beira  est  donc  appelé  à un  avenir  considérable.  Ce  sera, 
quelque  jour,  l’une  des  places  maritimes  les  plus  impor- 
tantes du  continent  africain. 


Ch.  Morisseaux. 


V 


LFS  FONCTIONS  ÉCONOMIQUES 
DU  PORT  DE  LIVERPOOL 


Il  ne  saurait  entrer  dans  le  cadre  d’une  courte  commu- 
nication d’étudier  sous  tous  ses  aspects  l’organisme  très 
complexe  qu’est  le  port  de  Liverpool.  Le  but  que  nous 
poursuivons  ici  est  beaucoup  plus  modeste  et  consiste 
uniquement  dans  la  détermination  des  fonctions  éco- 
nomiques de  ce  port. 

Nous  laisserons  donc  de  côté  tout  ce  qui  concerne  les 
conditions  d’exercice  de  ces  fonctions,  c’est-à-dire,  soit 
l’ensemble  des  circonstances  grâce  auxquelles  le  port  de 
Liverpool  joue  le  rôle  important  qu’il  détient  depuis  si 
longtemps,  soit  l’ensemble  des  voies  et  moyens  qui  assu- 
rent la  réalisation  de  ce  rôle.  Qu’il  nous  suffise  de  rappeler 
au  début,  sans  entrer  dans  aucuns  détails,  que  l’adminis- 
tration du  port  et  des  docks  est  centralisée  entre  les 
mains  d’une  corporation  locale,  le  Mersey  Docks  and 
Harbour  Board , qui,  en  vertu  d’Acô?  du  Parlement,  décide 
souverainement,  sous  la  réserve  de  certaines  garanties  et 
sous  le  contrôle  des  armateurs,  négociants  et  courtiers 
qui  l’élisent,  toutes  les  questions  se  rattachant  au  trafic 
maritime,  à l’amélioration  de  l’outillage,  à l’entretien  ou 
à la  construction  des  divers  ouvrages  du  port. 

En  d’autres  termes,  Liverpool  offre  un  des  exemples 
les  plus  parfaits  d’un  port  autonome,  gouverné  sans  par- 
tage par  une  seule  administration  locale,  dans  les  condi- 
tions d’indépendance  les  plus  caractérisées  vis-à-vis  des 
pouvoirs  publics.  Alors  que  le  port  de  Londres,  par 
exemple,  manque  d’une  direction  unifiée,  au  point  qu’une 
réforme  s’impose,  le  port  de  Liverpool  est  organisé  sous 


1 68 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


un  régime  qui  correspond  merveilleusement  à toutes  les 
exigences  modernes.  Cette  heureuse  situation  a contribué 
dans  une  large  mesure  au  bon  accomplissement  des  fonc- 
tions économiques  qu’il  est  appelé  à remplir. 

Comme  il  arrive  dans  la  plupart  des  grands  ports,  ces 
fonctions  sont  multiples  à Liverpool.  Les  marchandises 
qui  s’accumulent  sur  ses  quais  n’y  viennent  pas  toutes 
pour  la  même  raison. 

Les  unes  sont  nécessaires  à l’approvisionnement  de 
l’arrière-pays  en  matières  premières,  objets  d’alimentation 
ou  marchandises  de  toutes  sortes,  ou  bien  représentent 
le  trop  plein  de  sa  production.  Elles  ne  passent  par  le  port 
que  pour  le  service  de  son  arrière-pays,  soit  à l’importa- 
tion, soit  à l’exportation.  En  les  chargeant  ou  en  les 
déchargeant,  le  port  de  Liverpool  accomplit  sa  fonction 
régionale. 

D’autres,  également  attirées  vers  Liverpool  par  les 
besoins  de  l’arrière-pays,  11e  peuvent  pas  y être  distribuées 
sans  avoir  subi  une  transformation  industrielle.  Trop 
lourdes  ou  trop  encombrantes  sous  la  forme  de  matières 
premières  pour  supporter  les  frais  de  transports  terrestres, 
beaucoup  plus  onéreux  que  les  frais  de  transports  par 
mer,  elles  doivent  être  traitées  sur  place,  là  où  elles-sont 
débarquées.  L’opération  industrielle,  leur  donnant  une 
valeur  plus  grande  sous  un  moindre  poids  et  un  moindre 
volume,  leur  permet  d’être  distribuées  par  les  voies  de 
terre  sous  leur  forme  nouvelle  de  produits  manufacturés. 
Certains  minerais,  certaines  matières  premières  de  l'in- 
dustrie des  engrais  chimiques,  beaucoup  de  plantes  oléa- 
gineuses, rentrent  dans  cette  catégorie.  Elles  donnent 
naissance  à la  fonction  industrielle  des  ports,  variété 
notable  de  leur  fonction  régionale.  Liverpool  possède 
plusieurs  de  ces  industries  spéciales  aux  ports. 

Enfin,  l’activité  du  port  de  Liverpool  est  alimentée 
également  par  des  marchandises  qui  11e  vont  pas  en  Angle- 
terre et  qui  n’en  viennent  pas.  Celles-là  n’ont  rien  à faire 
ni  avec  la  fonction  proprement  régionale,  ni  avec  sa  fonc- 


LE  PORT  DE  LIVERPOOL.  1 69 

tion  industrielle.  Elles  relèvent  de  sa  fonction  commer- 
ciale. 

En  raison  de  l’espace  limité  dont  nous  disposons  pour 
présenter  cet  exposé,  nous  ne  distinguerons  pas  la  fonction 
industrielle  de  la  fonction  régionale,  dont  elle  peut  être 
considérée  comme  une  variété.  Nous  examinerons  donc 
simplement  comment  se  déterminent  la  fonction  régionale 
et  la  fonction  commerciale  du  port  de  Liverpool. 


La  fonction  régionale 

Si  nous  jetons  les  jeux  sur  une  carte  de  l’Angleterre, 
l’arrière-pays  géographique  susceptible  d’être  desservi  par 
Liverpool  nous  apparaît  de  suite  comme  étroitement 
limité.  Le  vaste  estuaire  de  la  Mersey,  sur  lequel  est 
située  Liverpool,  est  l’aboutissement  d’un  deuve  de  peu 
de  longueur  ; nous  ne  trouvons  donc  pas  là  la  profonde 
pénétration  fluviale  de  l’Elbe  derrière  Hambourg,  du 
Rhin  derrière  Rotterdam,  de  l’Escaut  et  des  canaux  de  la 
Belgique  et  du  nord  de  la  France  derrière  Anvers.  De  plus, 
dans  quelque  direction  que  l’on  s’éloigne  de  Liverpool  sur 
le  territoire  de  l’Angleterre,  on  ne  tarde  pas  à atteindre 
des  points  plus  rapprochés  de  Londres,  de  Hull,  de  New- 
castle, de  Cardifl  ou  de  Swansea  que  de  Liverpool  même. 
La  concurrence  de  ces  grands  ports  restreint  strictement 
la  zone  territoriale  que  Liverpool  peut  mettre  en  commu- 
nication avec  la  mer. 

Par  contre,  cette  région  étroite  est  prodigieusement 
active.  Les  gisements  de  charbon  du  Lancashire,  du  pays 
de  Galles  et  du  Staifordshire  y ont  favorisé  un  dévelop- 
pement extraordinaire  de  l’industrie.  L’esprit  d’entreprise 
des  Anglais  a pu  s’y  donner  libre  carrière  dans  une  infi- 
nité de  branches  de  la  fabrication.  La  métallurgie  y occupe 
une  place  très  importante  ; mais  l’industrie  textile,  parti- 
culièrement l’industrie  cotonnière,  concentrée  dans  le 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


170 

Lancashire,  règne  en  maîtrèsse  autour  de  Manchester, 
à Oldham,  Bolton,  Rochdale,  etc. 

L’intensité  de  la  production  industrielle  appelle  forcé- 
ment une  importation  considérable  de  matières  premières. 
En  nous  reportant  aux  statistiques  de  1904  (1),  nous 
relevons,  en  effet,  au  port  de  Liverpool,  des  chiffres  d’im- 
portation de  matières  premières  qui  traduisent  clairement 
la  physionomie  industrielle  de  son  arrière-pays. 

En  tête  vient  le  coton  brut,  naturellement.  Liverpool 
en  a reçu  685  000  tonnes  représentant  une  valeur  de  plus 
d’un  milliard  de  francs  (1  066  637  i5o  francs).  La  laine 
figure  pour  5o  000  tonnes  et  93  millions  de  francs,  le 
chanvre  pour  26  000  tonnes  et  21  millions  de  francs,  soit 
en  chiffres  ronds,  760  000  tonnes  de  chargement  pour  les 
navires  venant  à Liverpool  et  près  de  douze  cents  millions 
de  francs  pour  son  mouvement  commercial,  du  seul  fait 
des  besoins  de  l’industrie  textile. 

La  métallurgie  employant  des  matières  premières  d’une 
valeur  moindre  fournit  au  mouvement  commercial  une 
contribution  beaucoup  moins  élevée:  93  millions  de  francs 
seulement  de  minerais  et  de  métaux  demi-ouvrés  viennent 
à Liverpool,  mais  leur  poids  représente  56o  000  tonnes. 
La  métallurgie  est  donc  une  excellente  pourvoyeuse  de 
fret  pour  les  navires  venant  à Liverpool. 

De  même,  bien  que  dans  une  moindre  mesure,  la  cul- 
ture scientifique  des  terres,  l’engraissement  perfectionné 
des  animaux,  donnent  du  fret  à l’armement  sans  mettre 
en  mouvement  des  valeurs  très  importantes.  Il  entre  par 
Liverpool  216  000  tonnes  d’engrais  et  de  tourteaux,  valant 
seulement  28  millions  de  francs.  Notons  encore  180  000 
tonnes  de  plantes  et  graines  oléagineuses  représentant 
une  valeur  de  27  millions  de  francs.  Ces  lourdes  cargai- 
sons sont  un  précieux  élément  de  trafic  pour  les  grands 
navires  d’aujourd’hui,  auxquels  il  faut  des  marchandises 

(1)  V.  Annual  statement  of  the  Trade  of  the  United  Kingdom  with 
foreign  countries  and  british  possessions,  1904. 


LE  PORT  PE  LIVERPOOL. 


171 


de  poids  et  d’encombrement  pour  remplir  leurs  vastes 
cales. 

En  ajoutant  à ces  marchandises  75  millions  de  francs 
de  peaux  et  cuirs,  83  millions  de  bois,  40  millions  de  tabac 
brut,  22  millions  de  suif  et  stéarine,  on  arrive,  pour  les 
principales  matières  premières  importées  à Liverpool,  à 
un  total  de  valeurs  d’un  milliard  et  demi  de  francs  envi- 
ron. Voilà  ce  que  demandent  à Liverpool,  ce  qu’attirent, 
par  suite,  à Liverpool,  les  besoins  industriels  de  l’étroite, 
mais  active  région  desservie  par  ce  port. 

Voici  maintenant  la  contre-partie.  Cette  région  ne 
fabrique  pas  pour  la  seule  Angleterre.  Elle  ne  s’est  déve- 
loppée que  par  les  débouchés  qu’elle  a trouvés  au  dehors 
pour  ses  industries,  et  Liverpool  est  son  port  d’expédition. 
Il  n’est  même  guère  que  cela.  En  effet,  nous  ne  voyons 
figurer  au  compte  des  exportations  de  Liverpool  ni  pro- 
duits agricoles,  ni  produits  miniers.  Il  n’est  pas  exporté 
de  ce  grand  port  anglais  une  seule  tonne  de  charbon, 
alors  que  le  Royaume-Uni  en  exporte  q5  millions  de 
tonnes,  66  millions  si  on  tient  compte  des  charbons  de 
soute  pris  par  les  navires.  Tous  les  produits  anglais  expé- 
diés de  Liverpool  à l’étranger  sont  exclusivement  des 
produits  industriels.  Leur  valeur  s’est  élevée  en  1904 
à 2 milliards  675  millions  de  francs. 

Ces  chiffres  prouvent  clairement  que  Liverpool  a grandi 
en  raison  du  développement  industriel  de  son  arrière-pays. 
Son  histoire  commence  avec  ce  développement  : Liverpool 
n’avait  que  5ooo  habitants  en  1700.  Son  nom  ne  figure 
même  pas  dans  le  Doomesday  Book  dressé  à la  suite  de 
la  conquête  de  Guillaume  le  Conquérant.  C’est  au  cours 
du  xvme  et  surtout  du  xixe  siècle  que  le  port  a grandi 
par  l’essor  du  Lancashire  et  des  comtés  avoisinants. 

L’industrie  régionale  a fait  plus  que  de  fournir  à Liver- 
pool des  importations  de  matières  premières  et  des  expor- 
tations de  produits  fabriqués.  En  agglomérant  autour  des 
usines  une  population  très  dense,  que  la  contrée  est  inca- 


172 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pable  de  nourrir  avec  ses  ressources  agricoles,  elle  a 
déterminé  un  mouvement  considérable  d’importation  de 
matières  alimentaires.  A elles  seules,  les  diverses  céréales 
importées  à Liverpool  en  1904  représentent  2 186  000 
tonnes  de  poids  et  une  valeur  dé  358  millions  de  francs  ; 
les  viandes  figurent  pour  un  poids  très  inférieur,  370  000 
tonnes,  mais  leur  valeur  dépasse  celle  des  céréales  et 
atteint  390  millions  de  francs  ; 97  millions  de  fruits,  92  mil- 
lions de  sucres,  41  millions  d’huiles  végétales,  34  millions 
de  fromages,  3o  millions  de  poissons,  5 millions  1/2  d’œufs, 
etc.,  nous  donnent,  avec  les  céréales  et  les  viandes,  un 
total  de  valeurs  qui  n’est  pas  moindre  de  1 1 5o  millions 
de  francs.  Il  faut  autre  chose  que  des  matières  alimen- 
taires à la  population  massée  autour  des  fabriques  de  la 
région.  Elle  consomme  pour  21  millions  de  francs  de 
pétrole,  pour  3o  millions  de  tabac  manufacturé,  pour 
3 millions  1/2  de  savon,  etc.  Plus  de  1200  millions  de 
marchandises  viennent  ainsi  à Liverpool  pour  la  consom- 
mation de  l’arrière-pays  et  s’ajoutent  au  milliard  et  demi 
de  matières  premières  que  nous  avons  noté  plus  haut.  La 
fonction  régionale  attire  donc  à Liverpool,  de  ces  deux 
chefs,  des  cargaisons  d’une  valeur  totale  d’environ  2 mil- 
liards 700  millions  et  fournit  à l’exportation  un  fret  d’une 
valeur  sensiblement  équivalente  (2  675  000  000). 

La  nature  des  marchandises  reçues  et  expédiées  est 
forcément  déterminée  dans  une  large  mesure  par  les 
besoins  de  la  région  desservie.  Si  Liverpool  reçoit  plus 
d’un  milliard  de  francs  de  coton  brut,  par  exemple,  c’est 
que  le  Lancashire  est  le  grand  centre  de  l’industrie 
cotonnière  anglaise.  Par  suite,  Liverpool  voit  son  com- 
merce maritime  se  diriger  principalement  vers  les  pays 
producteurs  de  coton,  en  particulier  vers  les  États-Unis. 
C’est  encore  aux  États-Unis  que  Liverpool  trouve  la  plus 
grosse  part  des  céréales,  des  viandes,  que  réclame  son 
arrière-pays.  Une  contrée  à population  clairsemée,  à pro- 
duction agricole  surabondante,  est  précisément  complé- 


LE  PORT  DE  LIVERPOOL.  1 73 

mentaire  d’un  pays  industriel  surpeuplé.  Elle  a en  excès 
ce  qui  fait  défaut  à l’autre.  Les  relations  commerciales  de 
Liverpool  avec  l’Amérique  du  Nord  résultent  donc  des 
besoins  de  son  arrière-pays.  Et  on  pourrait  facilement, 
dans  une  étude  plus  détaillée,  suivre  le  développement  du 
commerce  de  Liverpool  avec  l’Amérique  du  Sud,  l’Afrique, 
l'Australie,  parallèlement  aux  besoins  croissants  de  l’ar- 
rière-pays en  laines,  caoutchouc,  graines  oléagineuses, 
etc.,  d’une  part,  et  aux  débouchés  croissants  qu’offrent 
ces  divers  pays  aux  marchandises  fabriquées  dans  la 
région  de  Liverpool,  d’autre  part. 

Ainsi  la  quantité,  la  nature,  la  provenance  ou  la  desti- 
nation des  marchandises  débarquées  ou  embarquées  dans 
le  port  sont  fonction  de  son  arrière-pays. 

Il  y a plus,  et  les  théories  économiques  en  faveur  à 
Liverpool  sont  déterminées  à leur  tour  par  ces  éléments. 
L’union  douanière  impériale,  rêvée  par  M.  Chamberlain, 
y a rencontré  peu  d’adeptes,  parce  que  les  principales 
relations  commerciales  de  Liverpool  sont  avec  des  pays 
étrangers.  Londres,  qui  commerce  activement  avec  les 
colonies  anglaises,  a pu  prêter  une  oreille  plus  attentive 
aux  discours  de  l’apôtre  du  néo-protectionnisme.  Si  les 
possessions  britanniques  étaient  seulement  en  mesure  de 
fournir  au  Lancashire  le  coton  brut  et  le  blé  qu’il  lui  faut, 
l’Ecole  de  Manchester  ne  tarderait  pas  à perdre  son  nom  ; 
mais,  dans  les  conditions  actuelles,  toute  entrave  au  trafic 
avec  l’Amérique,  par  exemple,  serait  funeste  à la  région 
desservie  par  Liverpool. 

L’étroitesse  de  cette  région  a déjà  été  signalée.  Il  faut 
noter  cependant  que  les  limites  en  sont  étendues,  pour 
certaines  marchandises,  par  l’existence  du  marché  natio- 
nal de  ces  marchandises  à Liverpool.  C’est  ainsi  que 
Liverpool  reçoit  presque  tout  le  coton  brut  destiné  à 
l’Angleterre  ou  à l’Ecosse  ; seul,  le  port  de  Londres  en 
inscrit  à ses  importations  pour  une  valeur  de  40  millions 
de  francs  ; on  n’en  trouve  pas  trace  à Glasgow,  qui  est 


174 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pourtant  un  centre  d’industrie  cotonnière.  La  prépon- 
dérance industrielle  du  Lancashire  entraîne  la  prépon- 
dérance commerciale  de  Liverpool  pour  l’entrée  de  cette 
matière  première  et  étend  jusqu’aux  limites  de  la  Grande- 
Bretagne  elle-même  la  région  desservie  par  Liverpool 
à ce  'point  de  vue.  De  même,  le  caoutchouc  traité  par 
l’industrie  anglaise  arrive  principalement  par  Liverpool, 
tandis  qu’au  contraire  le  thé,  si  universellement  con- 
sommé sur  toute  la  surface  du  Royaume-Uni,  entre  surtout 
par  Londres.  Liverpool  en  reçoit  seulement  pour  un  demi- 
million  de  francs  en  1904.  Il  faut  donc  distinguer  l’ar- 
rière-pays géographique  du  port  de  son  arrière-pays 
économique,  plus  exactement  de  ses  arrière-pays  éco- 
nomiques, variables  suivant  la  marchandise  considérée. 

Cette  distinction  est  d’autant  plus  nécessaire  que 
l’arrière-pays  économique  d’un  port  peut  varier  par  suite 
de  faits  extérieurs.  Liverpool  en  offre  un  curieux  exemple. 
Pendant  de  longues  années  ce  port  était  le  seul  point 
d’embarquement  des  passagers  et  émigrants  britanniques 
vers  les  Etats-Unis.  Aujourd'hui,  il  est  très  fortement 
concurrencé  par  Southampton,  parce  que  les  paquebots 
des  grandes  compagnies  allemandes  y font  escale.  Tout  le 
sud  de  l’Angleterre  se  trouve  ainsi  enlevé  à Liverpool,  au 
point  de  vue  de  ce  trafic,  et  cela  par  l’essor  de  l’armement 
hambourgeois  et  brêmois. 

Quelles  que  soient,  au  surplus,  les  variations  subies 
par  les  arrière-pays  économiques  de  Liverpool,  sa  fonc- 
tion régionale  reste  dominée  par  le  fait  que  nous  signalions 
au  début.  Liverpool  ne  peut,  en  aucun  état  de  cause, 
desservir  une  région  très  vaste.  Son  port  a grandi  par 
l’activité  merveilleuse  d’une  région  peu  extensible.  Il 
devait,  par  suite,  être  dépassé  par  les  ports  continentaux 
situés  à l’embouchure  d’un  fieuve  à pénétration  profonde, 
du  jour  où  ces  ports  seraient  mis  en  communication  avec 
leur  arrière-pays  étendu  et  économiquement  développé. 
Cela  explique  pourquoi  Liverpool  est  passée  aujourd’hui 


LE  PORT  DE  LIVERPOOL. 


175 


du  second  au  cinquième  rang  des  ports  d’Europe,  après 
Hambourg,  Anvers  et  Rotterdam,  Londres  conservant 
jusqu’ici  sa  prééminence. 


La  fonction  commerciale 

L’analyse  sommaire  à laquelle  nous  nous  sommes 
livrés  pour  déterminer  la  fonction  régionale  de  Liverpool 
montre  bien  quelle  n’est  pas  la  seule  fonction  remplie 
par  ce  port.  En  effet,  même  en  lui  attribuant  la  totalité 
des  matières  premières  et  des  objets  de  consommation 
importés  — ce  qui  n’est  pas  entièrement  justifié,  comme 
nous  le  verrons  — et  la  totalité  des  exportations  d’origine 
anglaise  — ce  qui  paraît  légitime  — nous  arrivons  au 
compte  suivant  : 

Importations  de  matières  premières  1 milliard  5oo  mill. 

» d’objets  de  consommation  1 « 200  « 

Exportations  d’origine  anglaise  2 » 675  » 

Total  5 milliards  37 5 mill. 

Or,  l’ensemble  des  importations  et  des  exportations  de 
Liverpool  atteint,  d’après  les  statistiques  de  1904,  six 
milliards  et  demi  de  francs.  La  fonction  régionale  n’ex- 
plique donc  pas,  à elle  seule,  le  mouvement  des  marchan- 
dises. La  fonction  commerciale  nous  en  rendra  compte. 
Nous  verrons  même  qu’elle  a quelque  chose  à reprendre 
sur  le  chiffre  attribué  à la  fonction  régionale. 

En  effet,  toutes  les  matières  premières  et  tous  les  objets 
de  consommation  importés  à Liverpool  ne  sont  pas  à 
destination  définitive  de  sa  région.  Il  en  est  qui  viennent 
dans  le  port  pour  y trouver  un  marché  international  et, 
de  là,  être  réexpédiés  à l’étranger. 

Nous  constatons,  par  exemple,  qu’en  1904,  Liverpool 
a réexporté  pour  72  millions  de  francs  de  cotons  bruts  ; 
en  1903,  elle  en  avait  réexporté  pour  io5  millions  de 


iy6  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

francs.  Pourquoi  ces  cotons  sont-ils  entrés  à Liverpool, 
puisqu’ils  ne  devaient  pas  être  travaillés  en  Angleterre  ? 
Tout  simplement,  parce  que  Liverpool  est  un  grand 
marché  de  cotons  bruts.  Sans  doute,  l’existence  de  ce 
marché  est  due  à l’énorme  consommation  du  Lancashire  ; 
mais,  précisément  à cause  de  l’énormité  de  cette  consom- 
mation, le  marché  dépasse  les  besoins  de  la  région.  Il  est 
assez  puissant,  assez  bien  organisé  pour  attirer  à lui  des 
cotons  destinés  à des  centres  de  fabrication  plus  ou  moins 
isolés  et  trop  modestes  pour  alimenter  un  marché  à eux 
seuls.  Ces  centres  sont  ainsi  tributaires  de  Liverpool,  ou 
du  Havre,  ou  de  Brême,  car  les  places  européennes  où  se 
traitent  les  cotons  bruts  sont  en  nombre  très  limité.  Le 
marché  à terme  est  nécessaire  aux  transactions  sur  cette 
marchandise  en  raison  de  circonstances  connues,  dans  le 
détail  desquelles  nous  ne  pouvons  pas  entrer  ici,  et  ce 
marché  ne  peut  se  constituer  que  là  où  d’importantes 
quantités  sont  traitées.  La  fonction  commerciale  de  Liver- 
pool, en  ce  qui  concerne  les  réexportations  de  cotons  bruts, 
est  due  à l’existence  de  son  marché  de  cotons  bruts. 

Les  céréales  donnent  lieu  à un  phénomène  analogue, 
bien  que  moins  intense,  les  marchés  européens  de  blés 
étant  beaucoup  plus  nombreux  que  les  marchés  de  cotons. 
Liverpool  a réexporté  en  1904  pour  i5  millions  1/2  de 
céréales,  dont  i3  millions  de  riz.  L’importance  de  son 
marché  de  riz  paraît  tenir  surtout  à l’activité,  de  ses  rela- 
tions avec  les  ports  du  sud  des  Etats-Unis. 

Liverpool  a aussi  un  grand  marché  de  caoutchouc.  Les 
réexportations  ont  atteint  io3  millions  de  francs  en  1904, 
alors  que  les  importations  donnaient  un  total  de  170  mil- 
lions. Le  service  de  l’étranger  a donc  dépassé  le  service 
de  la  région.  Notons  encore  3o  millions  de  réexportations 
de  laines,  8 millions  de  réexportations  de  plumes  d’orne- 
ment, etc. 

Toutes  ces  marchandises  viennent  chercher  un  marché 
à Liverpool  ; elles  y sont  l’objet  de  transactions  qui  déter- 


LE  PORT  DE  LIVERPOOL. 


177 


minent  leur  destination  définitive  ; elles  y sont  traitées. 
Mais  il  en  est  d’autres  qui  sont  simplement  transbordées 
à Liverpool.  Celles-là  n’y  trouvent,  par  conséquent,  qu’une 
facilité,  une  occasion  de  transport.  Elles  passent  par 
Liverpool,  parce  que  c’est  une  sorte  de  carrefour  maritime, 
parce  que  c’est  le  point  d’où  une  marchandise  est  le  mieux 
assurée  d’arriver  promptement  à sa  destination,  grâce  à 
la  multiplicité  et  à la  fréquence  des  services  sur  certains 
pays.  La  cause  qui  les  attire  11’est  pas  le  marché  commer- 
cial, mais  l’activité  du  mouvement  maritime  qui  se  chiffre 
à Liverpool,  en  1904,  par  14698792  tonnes,  entrées  et 
sorties  réunies.  Ces  marchandises  constituent  une  caté- 
gorie d’une  certaine  importance.  Les  statistiques  anglaises 
les  classent  à part  et  indiquent  pour  elles  une  valeur  de 
214  millions  (64  millions  pour  les  marchandises  franches 
de  droit,  1 5o  millions  pour  les  marchandises  taxées). 
Seuls,  les  très  grands  ports  visités  par  de  nombreux 
navires  peuvent  jouer  ce  rôle  de  distributeurs  de  marchan- 
dises de  mer  ; c’est  une  variété  de  la  fonction  commerciale 
réservée  aux  quelques  points  du  globe  où  les  transports 
maritimes  se  concentrent  avec  le  plus  d’intensité.  En 
Grande-Bretagne,  Londres  et  Liverpool  sont,  à peu  de 
chose  près,  les  deux  seuls  ports  où  elle  existe.  Sur  un 
mouvement  total  de  transbordements  de  marchandises  de 
mer  (transhipments)  s’élevant  à 612  millions  de  francs  en 
chiffres  ronds,  Londres  et  Liverpool  font  plus  des  trois 
quarts,  462  millions. 

Comme  l’activité  du  mouvement  maritime,  l’activité  de 
la  distribution  commerciale  attire  à Liverpool  certaines 
marchandises  qui  ne  font  qu’y  passer.  On  voit  figurer,  par 
exemple,  dans  les  importations,  41  millions  de  jute  manu- 
facturé et  les  réexportations  en  reprennent  3g  millions  et 
demi.  Il  s’agit  évidemment  de  sacs  d’emballage  de  jute 
utilisés,  en  partie,  pour  la  réexpédition  de  grains,  et  spéciale- 
ment de  riz,  transportés  en  vrac  de  leur  port  d’origine, 
et  repartis  de  Liverpool  en  sacs  avec  d’autres  cargaisons. 

III®  SÉRIE.  T.  X.  1-2 


178  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Enfin,  il  faut  mentionner  aussi  les  marchandises  diri- 
gées sur  Liverpool  en  raison  des  facilités  d’entrepôt 
quelles  y rencontrent.  L’existence  de  vastes  magasins, 
bien  outillés,  dans  lesquels  une  marchandise  peut  séjour- 
ner sans  trop  de  frais,  où  elle  peut  être  warrantée  dans 
de  bonnes  conditions,  constitue  un  des  éléments  de  l’orga- 
nisation commerciale  d’un  port.  C’est  encore  un  motif 
nouveau  d’y  amener  des  cargaisons  que  ne  réclame  pas 
l’arrière-pays  de  ce  port,  mais  qui  relèvent  de  sa  fonction 
commerciale. 

Le  développement  pris  à Liverpool  par  cette  fonction 
est  dû  pour  une  large  part  à la  puissance  des  maisons 
d’armement  établies  dans  ce  port.  Sur  dix  millions  et 
demi  de  tonneaux  de  jauge  nette  que  compte  la  flotte 
marchande  du  Royaume-Uni,  2 678  766  tonneaux,  soit 
plus  du  quart,  sont  afférents  à des  navires  ayant  leur  port 
d’attache  à Liverpool.  Ce  fait  est  d’une  extrême  impor- 
tance pour  l’établissement  de  certains  marchés  dans  ce 
port.  Celui  du  caoutchouc,  par  exemple,  déborde,  nous 
l’avons  vu,  d’une  façon  très  notable  sur  les  besoins  de  la 
consommation  régionale.  Plus  de  la  moitié  des  caoutchoucs 
importés  à Liverpool  sont  réexportés  (io3  millions  de 
réexportations  sur  170  millions  d’importations).  La  com- 
paraison de  ces  deux  chiffres  montre  clairement  que,  pour 
une  grande  partie,  le  marché  des  caoutchoucs  pourrait 
être  enlevé  à Liverpool.  Mais  il  s’y  maintient  et  il  s’y 
développe  par  la  puissance  de  l’armement  local  qui  ramène 
de  préférence  à Liverpool  les  caoutchoucs  chargés  par  lui 
dans  les  pays  d’origine.  A supposer  que  le  mouvement 
maritime  du  port  fût  alimenté  surtout  par  les  pavillons 
étrangers,  à supposer  notamment  que  les  relations  avec 
l’Amérique  du  Sud  fussent  assurées  par  eux,  la  quantité  de 
caoutchouc  traitée  à Liverpool  tendrait  naturellement  à 
se  rapprocher  de  la  quantité  nécessaire  aux  besoins  régio- 
naux. Sur  ce  point,  le  rôle  commercial  du  port  est  une 
conséquence  de  l’activité  de  l’armement  local.  C’est,  d’ail- 


LE  PORT  DE  L1VERPOOL. 


179 


leurs,  un  fait  vérifié  que,  pour  les  marchandises  d’une 
certaine  valeur  par  rapport  à leur  poids,  les  marchés 
internationaux  se  déplacent  souvent  par  le  seul  fait  que  le 
pavillon  transporteur  vient  à changer.  Sir  Thomas  Suther- 
land, président  de  la  Compagnie  péninsulaire  et  orientale, 
en  donnait,  il  y a quelques  mois,  devant  la  Commission 
anglaise  chargée  d’étudier  les  réformes  à apporter  à l’or- 
ganisation du  port  de  Londres,  un  exemple  frappant.  Le 
marché  de  la  soie  était  à Londres  dans  la  première  moitié 
du  xixe  siècle  ; c’est  la  création  de  la  Compagnie  des  Mes- 
sageries Maritimes  qui  a déterminé  son  déplacement  au 
profit  du  continent  (1).  L’existence  des  grands  marchés 
internationaux  dans  un  port  peut  donc  dépendre  de  l’acti- 
vité de  l’armement  local.  Dans  le  cas  de  Liverpool,  la 
puissance  de  sa  flotte  de  commerce  contribue  fortement 
à renforcer  sa  fonction  commerciale. 

Il  nous  reste  à préciser  quelle  proportion  du  trafic  total 
doit  être  attribuée,  d’une  part,  à la  fonction  régionale, 
d’autre  part,  à la  fonction  commerciale  de  Liverpool.  Un 
décompte  absolument  exact  est,  bien  entendu,  impossible 
à établir.  Cependant  on  peut  arriver  à se  rendre  compte, 
à peu  de  chose  près,  de  l’importance  relative  des  deux 
fonctions  en  ce  qui  concerne  la  valeur  des  marchandises. 
En  ce  qui  concerne  leur  poids,  les  statistiques  anglaises 
ne  permettent  pas  d’établir  des  calculs  d’ensemble,  cer- 
taines marchandises  y figurant  sans  aucune  indication 
de  poids. 

Il  faut  d’abord  remarquer  que  les  chiffres  donnés  plus 
haut  pour  la  fonction  régionale  sont  à la  fois  incomplets 
et  forcés.  Us  sont  incomplets,  parce  que  nous  nous  sommes 
bornés  à relever  les  valeurs  afférentes  aux  principales 
marchandises  classées  et  qu’aucun  compte  ne  peut  être 
tenu  des  marchandises  non  classées  qui  figurent  dans  les 
statistiques  pour  des  sommes  importantes.  Ils  sont  forcés, 


(1)  Report  of  Commissioners.  Port  of  London,  p.  25. 


l8o  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

parce  que  nous  avons  attribué  provisoirement  à la  fonc- 
tion régionale  toutes  les  matières  premières  ou  alimen- 
taires relevées  par  nous,  alors  qu’une  certaine  partie 
d’entre  elles  est  reprise  aux  réexportations,  comme  nous 
venons  de  le  voir,  et  doit  être  portée,  par  suite,  au 
compte  de  la  fonction  commerciale. 

Dans  ces  conditions,  le  seul  procédé  — procédé  som- 
maire, d’ailleurs  — pour  résoudre  le  problème  posé, 
consiste  à analyser  directement,  avec  le  secours  des 
indications  statistiques,  les  marchandises  qui  ne  viennent 
à Liverpool  par  mer  que  pour  en  repartir  par  mer. 

Une  première  catégorie  est  celle  des  réexportations, 
c’est-à-dire  des  marchandises  qui,  ayant  été  inscrites  dans 
les  relevés  d’importations,  sont  ensuite  reprises  dans  les 
relevés  d’exportations.  Elles  figurent  au  compte  spécial 
des  réexportations  pour  446  millions  de  francs.  Il  faut  y 
ajouter  64  millions  de  marchandises  franches  en  transit, 
soit  au  total  5 10  millions  de  francs.  Mais  pour  comparer 
ce  chiffre  à celui  du  mouvement  total  du  commerce  mari- 
time, il  convient  de  le  doubler,  puisque  ces  5 10  millions 
de  francs  entrent  à la  fois  et  dans  le  compte  des  importa- 
tions et  dans  le  compte  des  réexportations  (1).  Nous 
arrivons  ainsi  à une  somme  d’un  milliard  vingt  millions 
de  francs. 

Ce  n’est  pas  tout.  Nous  avons  encore  à tenir  compte  de 
146  millions  de  transhipments  under  bond , c’est-à-dire 
de  marchandises  soumises  aux  droits  et  transbordées  à 
Liverpool  sous  le  régime  de  l’entrepôt  réel.  Ces  marchan- 
dises ne  figurent  pas  dans  les  relevés  d’importations  et 
d’exportations.  Elles  doivent  donc  être  considérées  à part. 
Mais  elles  n’en  donnent  pas  moins  lieu  à un  double  mou- 
vement et  il  convient,  par  suite,  de  les  doubler,  soit 
292  millions  de  francs. 


(1)  Voir  la  note  de  la  page  497,  A nnucil  Statement  of  the  Trade  of  the 
United  Kingdom,  vol.  II. 


LE  PORT  DE  LIVERPOOL. 


1 8 1 


Nous  aboutissons  donc  au  compte  d’ensemble  suivant  : 

i°  Total  des  importations  et 

exportations  6 milliards  5oo  millions 

2°  Marchandises  transbordées 

en  entrepôt  292  » 

Total  général  du  mouvement 

commercial  6 milliards  792  » 

Là-dessus,  la  fonction  commerciale  est  représentée  par  : 

i°  Les  réexportations  (comptées 

deux  fois)  892  millions 

2°  Les  transbordements  de  mar- 
chandises franches  (id.)  128  « 

3°  Les  transbordements  en  en- 
trepôt (id.)  292  » 

Total  i pour  la  fonction  com- 
merciale 1 milliard  3 1 2 millions 

soit,  sur  l’ensemble,  19,4  % ou,  en  chiffre  rond,  un 
cinquième. 

Si  nous  rapprochons  ce  résultat  de  ceux  auxquels  nous 
ont  conduits  des  études  analogues  sur  d’autres  grands 
ports,  nous  constatons  que  le  rôle  de  la  fonction  commer- 
ciale est  inférieur,  à Liverpool,  à celui  quelle  tient  à 
Hambourg  (environ  25  %)•  Cette  constatation  a son 
intérêt,  parce  quelle  détruit  une  conclusion  spécieuse  et 
prématurée  contre  laquelle  il  convient  de  se  mettre  en 
garde. 

La  distinction  que  nous  avons  présentée  de  la  fonction 
régionale  et  de  la  fonction  commerciale  des  ports  pourrait 
faire  naître  l’idée  que  ces  deux  fonctions  sont  indépen- 
dantes. En  réalité,  elles  sont  distinctes,  mais  avec  un 
rapport  marqué  de  dépendance.  Dans  l’état  actuel  du 
commerce  maritime  la  fonction  régionale  a une  impor- 
tance primordiale.  C’est  elle  qui  attire  la  plus  grande 


l82 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


partie  des  marchandises  lourdes  ; c’est  elle,  par  consé- 
quent, qui  contribue  le  plus  efficacement  à remplir  les 
cales  des  grands  navires  modernes,  qui  leur  fournit 
l’occasion  de  naviguer  avec  profit,  qui  détermine  leur 
destination  définitive.  Plus  les  moyens  de  communications 
terrestres  se  développent  dans  l’arrière-pays  des  ports, 
plus  s'élargit  la  zone  de  récolte  et  de  distribution  des 
produits  lourds,  plus  devient  puissant  l’appel  du  courant 
qu’ils  créent  pour  le  commerce  maritime.  Par  suite,  les 
marchandises  plus  légères  et  de  plus  grande  valeur, 
susceptibles  de  déplacements  moins  onéreux  ou  plus  aptes 
à en  supporter  les  frais,  se  trouvent  entraînées  par  ce 
courant  vers  les  ports  dont  la  fonction  régionale  s’affirme. 
11  en  résulte  que  les  grands  marchés  internationaux  du 
commerce  maritime  tendent  à se  porter  précisément  sur 
les  points  où  un  grand  marché  national  existe  et  pro- 
gresse. En  d’autres  termes,  la  fonction  commerciale  d’un 
port  est  en  danger  quand  sa  fonction  régionale  cesse  de 
grandir. 

L'exemple  de  Liverpool  montre  comment  l’arrêt  relatif 
du  développement  que  l’étroitesse  de  son  arrière-pays 
inflige  à sa  fonction  régionale  rejaillit  aussi  sur  sa  fonc- 
tion commerciale.  Loin  de  prendre  une  importance  pro- 
portionnelle plus  considérable  que  dans  les  ports  à vaste 
arrière-pays  comme  Hambourg,  elle  y tient  une  moindre 
place.  Et  elle  ne  se  maintient  que  par  l’admirable  acti- 
vité, l’esprit  d’entreprise  éclairé  et  les  larges  ressources 
de  la  région  desservie  par  Liverpool. 


Paul  de  Rousiers. 


VI 


ANVERS  ET  LA  VIE  ÉCONOMIQUE  NATIONALE 


Le  port  d’Anvers  a fait  l’objet,  en  ces  derniers  temps, 
d’études  importantes  et  intéressantes.  C’est  surtout  le 
point  de  vue  technique  des  installations  nouvelles  à créer, 
avec  ou  sans  modification  apportée  au  cours  de  l’Escaut, 
qui  a préoccupé  les  auteurs  de  ces  savantes  publications. 

Ce  côté  de  la  question  ne  sera  pas  abordé  ici. 

Ce  que  nous  voulons,  c’est  essayer  de  pénétrer  et 
de  décrire  l’importance  économique  du  port  d’Anvers, 
d’expliquer  les  avantages  qu’il  offre  au  commerce  maritime 
et  de  montrer  son  rôle,  tant  national  qu’international. 

La  Belgique  reçoit,  par  le  port  d’Anvers,  les  matières 
premières  de  toute  nature,  nécessaires  à son  alimentation 
et  à son  industrie,  de  même  quelle  exporte,  par  son 
intermédiaire,  les  produits  finis  de  ses  fabriques  et  de  ses 
ateliers.  Anvers  est  l’organe  vital,  le  cœur  de  notre 
activité  économique  nationale,  dont  les  pulsations  se 
répercutent  sur  le  corps  social  tout  entier. 

Anvers  n’est  pas  seulement  un  grand  port  national,  il 
étend  ses  ramifications  bien  au  delà  de  nos  frontières 
restreintes,  il  exerce  une  attraction  intense  sur  un  arrière- 
pays  considérable  et  devient  ainsi  un  facteur  important  de 
la  vie  économique  des  pays  voisins. 

Anvers  enfin  n’est  pas  seulement  un  port,  mais  une 
place  de  commerce  puissante,  qui  achète  à l’étranger  et 
importe,  qui  envoie  à l’étranger  nos  produits  et  nos 
capitaux,  comme  elle  manipule,  embarque  et  expédie  pour 
compte  des  voisins  les  marchandises  qu’ils  exportent. 

C’est  donc  dans  ses  relations  avec  l’arrière-pays  et  sous 


184  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ses  multiples  aspects  de  place  commerciale  d’importation, 
d’exportation  et  de  port  transitaire  que  nous  étudierons 
notre  métropole  commerciale,  en  faisant  ressortir  l’in- 
fluence exercée  par  chacune  des  fonctions  de  son  grand 
port  sur  la  vie  économique  nationale. 


L'hinterland  du  port  d'Anvers  — Ses  caractères 
Son  étendue 

La  Belgique  ne  produit  pas  assez  de  vivres  pour  pour- 
voir à sa  subsistance.  Les  richesses  de  son  sol  et  de  son 
sous-sol,  à l’exception  du  charbon,  ne  suffisent  pas  à 
alimenter  son  industrie.  Plus  que  les  autres  pays,  la 
Belgique  doit  donc  avoir  recours  à l’étranger,  à l’échange 
des  produits.  C’est  du  reste  ce  qui  ressort  du  chiffre  de 
son  commerce  spécial  par  tête,  puisque  chaque  Belge 
échange  annuellement  pour  environ  709  francs  de  mar- 
chandises, tandis  que  l’Anglais,  qui  vient  ensuite,  ne 
trafique  que  pour  53o  francs. 

Comme  la  Belgique  reçoit  la  plus  grande  partie  de  ses 
vivres  et  des  matières  premières  par  voie  de  mer  et  que 
d’autre  part  ce  trafic  se  concentre  pratiquement  à Anvers, 
on  voit  du  premier  coup  d’œil  combien  est  important 
au  point  de  vue  de  l’économie  nationale  le  rôle  joué  par 
ce  port. 

Il  nous  paraît  inutile  de  répéter  ici  l’histoire  tant  de 
fois  redite  du  port  d’Anvers.  Mais  on  peut  faire  remar- 
quer que,  dès  ses  origines,  Anvers  est  le  grand  port  de 
l’Europe  centrale.  Le  commerce  anversois  étendait  ses 
ramifications  sur  toute  l’Allemagne  centrale  et  compta 
même  à un  moment  donné  la  République  vénitienne  au 
nombre  de  ses  clients. 

Anvers  est  en  effet  singulièrement  favorisé  par  la 
nature.  Le  bras  de  mer  dans  lequel  l’Escaut  se  jette  est  le 
nœud  de  tout  le  réseau  navigable  rhénan  et  mosan.  L’Es- 


LE  PORT  D’ANVERS. 


1 85 


caut  lui-même,  avec  ses  affluents,  permet  une  pénétration 
facile  en  France.  Car  le  commerce  suit  de  préférence  la 
vallée  des  fleuves  où  il  trouve  les  routes  faciles  et  éco- 
nomiques qu’il  recherche. 

C’est  devenu  un  lieu  commun  de  dire  que  l’hinterland 
fait  le  port;  inutile  donc  de  s’attarder  à le  démontrer.  Ce 
sont  les  besoins  des  populations  qui  occupent  l’arrière- 
pays,  qui  déterminent  strictement  la  nature  des  services 
que  l’on  demande  au  port. 

Or,  pour  toute  la  vallée  du  Rhin,  de  la  Meuse  et  de 
l’Escaut  les  besoins  sont  les  mêmes. 

Aussi  loin  que  l’on  remonte  dans  l’histoire,  on  voit  les 
populations  de  l’Europe  centrale  se  procurer,  par  le  travail 
et  l’échange,  les  biens  que  la  nature  leur  refuse  et  surtout 
dans  la  période  moderne  elles  n’échangent  pas  un  produit 
naturel  contre  un  autre,  mais  un  produit  qui  a reçu  une 
plus-value  par  leur  travail,  contre  d’autres  qui  les  feront 
vivre,  ou  contre  des  matières  premières  pour  l’industrie. 
Ce  travail,  tant  intellectuel  que  manuel,  rendu  nécessaire 
par  la  pénurie  des  ressources  naturelles,  aiguisé  par  une 
lutte  constante,  qui  surexcite  toutes  les  énergies,  sélec- 
tionne et  afflue  les  individus  qui  s’y  livrent  et  crée  de  la 
sorte  une  catégorie  nouvelle  de  besoins,  plus  variés,  plus 
nombreux,  plus  exigeants.  Toutes  ces  circonstances  réu- 
nies contribuent  à développer  dans  la  mesure  la  plus  large 
l’activité  des  échanges. 

Enfin,  si  la  nature  s’est  montrée  ingrate,  elle  n’a  pas 
refusé  cependant  aux  populations  do  l’hinterland  anversois 
la  source  de  toute  énergie  dynamique.  Elle  a prodigué 
le  combustible  : les  charbons  du  Pas-de-Calais,  du  Nord, 
du  Borinage,  du  Centre,  du  bassin  de  Charleroi,  de  la 
vallée  Mosane,  du  Rhin,  de  la  Westphalie,  permettent 
d’entretenir  et  de  centupler  l’activité  créatrice  de  la  popu- 
lation. 

Comme  la  population  de  l’hinterland  vit  essentiellement 


1 86 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  son  travail,  la  subsistance  de  chaque  individu  est  indé- 
pendante de  l’étendue  de  terre  dont  il  dispose. 

Aussi,  dans  le  bassin  immédiat  de  l’Escaut,  les  régions 
du  Pas-de-Calais,  du  Nord,  de  l’Est  sont-elles  naturelle- 
ment les  plus  denses  de  la  France.  La  population  moyenne 
de  la  Belgique  est  une  des  plus  fortes  de  l’Europe  ; la 
Westphalie  et  la  Province  rhénane  accusent  les  chiffres 
les  plus  élevés  de  la  Prusse  et  tout  aux  contins  du  bassin 
naturel,  là  où  cependant  l’influence  du  courant  com- 
mercial se  fait  encore  sentir,  la  Saxe  présente  la  population 
la  plus  compacte  de  l’Europe  entière.  C’est  là  une  situation 
presque  unique  au  monde  : pénétration  de  la  mer,  réseau 
navigable  naturel  étendu,  population  très  dense  avec  des 
besoins  d’échange  considérables.  Telles  sont  les  caracté- 
ristiques de  l’hinterland  drainé  par  l’Escaut,  la  Meuse  et 
le  Rhin 

Pour  achever  cette  esquisse,  nous  remarquerons  enfin 
qu’aux  portes  de  l’estuaire  qui  réunit  les  trois  fleuves 
s’oflre  une  contrée  qui,  pour  des  raisons  analogues,  a les 
mêmes  besoins,  mais  qui,  pour  des  raisons  historiques,  est 
habitée  par  une  race  plus  mélangée,  plus  sélectionnée  par 
la  lutte  séculaire,  plus  énergique  et  plus  entreprenante  : 
l’Angleterre. 

Par  suite  de  la  situation  insulaire  de  ce  pays,  Londres 
est  devenu  le  centre  du  commerce  anglais.  Le  bras  de  mer 
réunissant  les  trois  grands  fleuves  de  l’Europe  centrale 
devait  être,  lui,  le  centre  du  commerce  continental. 

Après  avoir  indiqué  les  caractères  typiques  de  l’hinter- 
land du  port  d’Anvers,  nous  avons  à nous  demander  quelle 
est  son  étendue  ou,  en  d’autres  termes,  quel  est  le  rayon 
d’influence  du  port  d’Anvers. 

L’étendue  de  l’hinterland.  d’un  port,  son  rayon  d’influence 
est  déterminé  par  le  nombre,  la  variété  et  la  facilité  des 
voies  d’accès  à ce  port. 

Or, Anvers  ne  dispose  pas  seulement  d’importantes  voies 


LE  PORT  ü' ANVERS. 


187 


de  pénétration  fluviales,  mais  encore  d’un  réseau  serré 
de  voies  ferrées,  qui  relient  son  port  à tous  les  points  de 
l’Europe. 

Anvers-Amsterdam,  Anvers-Paris,  Anvers-Bâle,  Anvers- 
Vienne,  Anvers-Milan,  Anvers-Munich,  Anvers-Berlin, 
Anvers- Leipzig  sont  autant  d’artères  dont  les  ramifications 
plongeant  au  loin  alimentent  le  port  qui  nous  occupe. 

Ce  puissant  réseau  de  voies  de  communication,  en  dimi- 
nuant les  distances,  en  facilitant  la  circulation  des  mar- 
chandises, détermine  aussi  l'étendue  de  l’hinterland  anver- 
sois. 

Et  cependant , la  distance  qui  sépare  Anvers  de  l’un  ou 
de  l'autre  point  de  son  hinterland  n'est  pas  le  seul  élément 
dont  il  faille  tenir  compte  en  cette  matière. 

11  n’en  est  même  pas,  dans  des  cas  fréquents,  l’élément 
le  plus  important,  et  cette  remarque  doit  retenir  quelque 
peu  notre  attention. 

Il  arrive,  en  effet,  que  des  trafics  qui,  par  suite  de  la 
moindre  distance  de  leur  lieu  d’origine  au  port  d’Anvers, 
sembleraient  être  réservés  à ce  dernier  lui  échappent  et 
aillent  à un  autre  port  plus  distant.  Et,  en  sens  inverse, 
il  arrive  aussi  qu’Anvers  reçoive  des  trafics  que  son  plus 
grand  éloignement  semblerait  devoir  lui  enlever. 

Comment  expliquer  ces  faits  ? 

Le  problème  qui  se  pose  pour  tout  exportateur,  est  évi- 
demment de  livrer  au  meilleur  marché  possible  à destina- 
tion la  marchandise  qu'il  s’est  chargé  de  fournir. 

Or,  le  prix  de  revient  à destination  comprend  deux 
éléments  principaux  : le  coût  au  lieu  de  production  et  le 
coût  du  transport  général. 

Nous  n’avons,  ici,  à nous  occuper  que  de  ce  dernier 
élément. 

Le  coût  du  transport  général  se  compose,  lui-même,  de 
deux  éléments  : la  livraison  franco  bord  et  le  fret  de  mer 
que  nous  examinerons  successivement. 

Livraison  franco  bord.  C’est  le  coût  de  la  livraison 


1 88  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

franco  bord  qui  détermine  l’étendue  de  l’hinterland.Ce  coût 
lui-même  comprend  deux  facteurs  : le  coût  du  transport 
jusqu’au  navire,  soit  fret  fluvial,  soit  port  de  chemin  de 
fer  (i),  et  le  coût  de  la  mise  en  cale. 

S’il  s’agit  d’un  fret  fluvial,  l’élément  principal  qui  en 
déterminera  le  taux  sera  la  continuité  de  l’emploi  du  navire. 

C’est  ainsi  que  les  allèges  rhénanes  accepteront  un  fret 
de  40  pf.  par  tonne  de  moins  pour  Rotterdam  que  pour 
Anvers,  non  pas  tant  à cause  de  la  différence  de  distance 
qui  ne  justifie  pas  pareille  augmentation,  mais  bien  parce 
quelles  sont  certaines  de  trouver  immédiatement  un  fret 
de  retour  à Rotterdam.  Si,  par  suite  de  circonstances 
extraordinaires,  telles  que  la  grève  de  1905  dans  ce 
port,  le  retour  manque  à Rotterdam,  nous  voyons  que  la 
différence  de  fret  monte  jusque  1 mark  en  faveur  d’Anvers. 
L’effet  s’en  fait  sentir  immédiatement,  et  l’on  peut  citer  tel 
cas  oû  l’on  achemina  environ  20  000  tonnes  de  billettes 
par  Anvers  pour  un  seul  port  anglais,  alors  qu’autrefois 
ces  marchandises  passaient  par  Rotterdam.  Cette  même 
continuité  dans  l’emploi  dépend  naturellement  aussi  et 
dans  une  certaine  mesure  de  la  rapidité  des  opérations 
de  déchargement  et  de  chargement  au  port  de  mer. 

S’il  s’agit  d’un  transport  par  chemin  de  fer,  la  question  est 
plus  complexe  encore,  car  le  facteur  distance  est  vicié  ici 
fréquemment  par  la  politique  des  transports,  adoptée  par 
les  divers  Etats,  qui  accordent  des  rabais  de  distance,  des 
tarifs  spéciaux  pour  certains  produits  et  certaines  desti- 
nations. L’étendue  du  territoire  belge  est  trop  restreinte 
pour  influencer  sensiblement  le  prix  des  transports 
par  voie  ferrée,  exception  faite  des  zones  immédiatement 
voisines  de  la  frontière  : l’Est  français,  le  Grand  Duché  et 
l’Alsace- Lorraine. 

Un  exemple  typique  montrera  combien  une  simple  fic- 


(1)  Nous  ne  parlons  pas  du  roulage  au  port  par  route  ordinaire,  qui  n’entre 
presque  plus  en  ligne  de  compte. 


LE  PORT  D’ANVERS. 


l8g 

tion  pourrait  à un  moment  donné  fausser  toute  l’économie 
de  certains  transports.  Les  fers  allemands  du  bassin  alsa- 
cien-lorrain  sont  en  général  exportés  par  Anvers  ; l’Etat 
belge  a tout  spécialement  réduit  à leur  intention  le  tarif 
base  qui  est  pratiquement  aujourd’hui  de  17  millimes 
la  tonne-kilomètre  (1),  de  sorte  que  pour  la  distance  de 
304  km.  Thionville-Anvers,  les  fers  bruts  et  demi-façonnés 
paient  M.  5.99,  tandis  que  pour  la  distance  Thionville- 
Coblenz  ou  Oberlahnstein  ( 1 83  km.),  ces  mêmes  fers 
paient  sur  la  base  du  tarif  régional  M.  5.20.  Pour  les  pou- 
trelles, la  différence  est  plus  grande  encore  : Thionville- 
Anvers  coûte  M.  6.60,  tandis  que  Thionville-Coblenz  se 
paie  M.  7.60.  Or  si,  comme  les  industriels  alsaciens 
le  demandent,  on  accordait  à leurs  produits  embarqués 
par  le  Rhin  à Oberlahnstein  le  tarif  de  faveur  de  l’expor- 
tation, le  prix  de  revient  de  la  tonne  serait  de  3o  Pf. 
meilleur  marché  pour  Rotterdam  que  pour  Anvers  et  un 
trafic  de  5oo  000  tonnes  annuellement,  soit  environ  9 °/0 
du  trafic  total  de  sortie,  pourrait  être  détourné  sur 
Rotterdam.  Nous  ne  disons  pas  qu’il  le  serait. 

Dans  le  même  ordre  d’idées,  Essen  devrait  se  pourvoir 
de  ses  denrées  coloniales,  tabac,  etc.,  aux  ports  plus 
rapprochés  d’Amsterdam  et  d’Anvers.  Il  n’en  est  rien, 
parce  qu’il  existe  un  tarif  spécial  d’après  lequel  le  trans- 
port par  chemin  de  fer  Hambourg  ou  Bremen-Essen  ne 
dépasse  jamais  le  port  Amsterdam-Anvers-Essen. 

Le  district  de  Bâle  achète  ses  peaux,  cotons,  tabacs, 
cafés,  etc.  (au  total  environ  60  000  tonnes)  à Hambourg, 
bien  que  la  distance  soit  en  faveur  d’Anvers.  La  distance 
Nuremberg- Anvers  est  inférieure  à la  distance  Nuremberg- 
Hambourg  ; cependant  les  jouets,  couleurs,  crayons,  etc., 
paient  40  Pf.  de  moins  aux  100  kilos  pour  ce  dernier 
port.  On  pourrait  multiplier  les  exemples,  mais  ceux-ci 
suffisent  à montrer  que  toute  l’économie  d’un  port  peut, 


(1)  Circulaire  d’avril  1902. 


190  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

à un  moment  donné,  être  faussée  par  des  mesures  protec- 
trices. La  question  de  l'hinterland  est  donc  une  question 
complexe  : l'étendue  de  celui-ci  n’a  rien  de  fixe  ; elle  varie 
constamment,  et  il  faudrait  une  attention  continue  et  une 
vigilance  de  tous  les  instants  pour  parer  aux  effets  de  la 
politique  particulière  des  Etats. 

En  ce  qui  concerne  Anvers,  la  seule  façon  de  réagir 
pour  les  districts  éloignés  n’est  pas  la  détaxe  du  transport 
par  chemin  de  fer,  mais  bien  le  coût  de  la  livraison  en  cale. 

Nous  avons  eu,  par  exemple,  l’occasion  de  suivre  de 
près  un  transport  de  40  000  tonnes  de  machineries,  grosses 
pièces  et  accessoires,  poutrelles,  tuyaux,  etc.,  venant  de 
Nuremberg  et  Augsburg.  Le  transport  par  chemin  de  fer 
Nuremberg- An  vers  coûte  3o  francs  la  tonne,  Augsburg- 
Anvers  fr.  34.62.  L’avantage  pour  Hambourg  était  de 
fr.  6.80.  Mais  l’envoi  comportait  un  certain  nombre  de 
grosses  pièces  allant  jusque  40  tonnes.  La  marchandise 
devait  être  prise  depuis  wagon.  Anvers  enleva  l’affaire  en 
offrant  un  prix  auquel  Hambourg  ne  pouvait  traiter, 
à cause  de  la  cherté  des  manipulations.  Pour  rendre 
l’exemple  plus  frappant  encore,  ajoutons  qu’une  partie 
de  cet  ordre  comprenant  précisément  une  forte  proportion 
de  grosses  pièces,  fut  transportée  par  des  navires  ham- 
bourgeois. 

De  par  le  fait  donc  des  communications  faciles  et 
économiques  et  par  suite  du  boti  marché  des  opérations  de 
mise  en  cale , Anvers  a un  hinterland  étendu  et  dont  les 
produits  présentent  une  variété  très  grande.  On  peut  dire 
qu’il  n’existe  pas  un  objet  manufacturé  au  monde  qui  ne 
soit  un  fabricat  de  l’hinterland  anversois. 

Fret  de  mer.  Comme  pour  le  fret  fluvial,  l’armateur  doit 
se  préoccuper  d’abord  de  la  continuité  de  l’emploi  de  son 
navire  et  lui  assurer  des  retours.  Nous  reviendrons  sur 
ce  point  plus  loin. 

Mais  il  doit  aussi  assurer  à l’exploitation  de  son  navire 
un  bon  rendement,  mettre  en  action,  d’une  manière  aussi 


LE  PORT  D’ANVERS. 


191 


complète  que  possible,  toutes  les  ressources  de  son  navire 
et  combiner  habilement  les  marchandises  lourdes  et 
légères  qui  peuvent  lui  donner  du  fret. 

Un  exemple  permettra  de  saisir  l’importance  de  cette 
question.  Supposons  un  navire  qui  charge  1800  tonnes  de 
mille  kilogrammes  et  qui  ait  le  choix  entre  un  chargement 
de  minerai  cubant  20  pieds  cubes  à la  tonne,  un  charge- 
ment de  crin  végétal  cubant  i3o  pieds  cubes  à la  tonne, 
ou  une  combinaison  des  deux  marchandises.  Le  navire  a 
une  capacité  de  80  000  pieds  cubes,  le  fret  net  pour 
le  minerai  est  de  8 francs,  celui  pour  le  crin  végétal  de 
1 1 francs. 

En  prenant  un  chargement  de  minerai  seul,  le  navire 
ferait  un  fret  de  14  5oo  francs  environ.  En  crin  végétal, 
il  ne  pourrait  charger  que  610  tonnes  — il  est  même  dou- 
teux qu’il  puisse  les  prendre,  car  il  serait  trop  chargé  dans 
le  haut  et  fort  peu  stable  — il  ferait  un  fret  de  6750  francs. 
En  combinant,  au  contraire,  les  deux  chargements,  il 
serait  possible  de  prendre  1400  tonnes  de  minerais  et 
400  tonnes  de  crin  végétal  représentant  un  fret  total  de 
i5  600  francs.  Cette  différence  de  fret  accumulée  pendant 
un  an  peut  représenter  jusque  4 °/0  de  la  valeur  du  navire. 

Si  la  combinaison  ne  pouvait  se  faire,  pour  atteindre  le 
même  fret  total,  il  faudrait  porter  le  taux  pour  le  minerai 
à fr.  8.66  et  celui  pour  le  crin  à 25  francs. 

Dans  une  combinaison  de  marchandises  lourdes  et 
légères,  l’une  ne  paie  pas  pour  l’autre,  mais  elles  se  sou- 
tiennent et  s’aident  mutuellement  à obtenir  des  conditions 
meilleures.  C’est,  en  somme,  la  fable  de  l’aveugle  et  du 
paralytique. 

Nous  avons  choisi  un  exemple  simple,  mais  l’enseigne- 
ment que  l’on  en  peut  tirer  reste  absolument  le  même, 
qu’il  s’agisse  d’une  combinaison  de  minerai  et  de  crin  ou 
bien  d’un  chargement  de  rails,  poutrelles,  machineries, 
tissus,  produits  chimiques,  autos,  tuyaux  de  fonte,  wagons 


192 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  chemin  de  fer,  porcelaines  et  les  mille  et  une  marchan- 
dises qui  s’exportent  par  Anvers. 

Nous  en  avons  du  reste  un  exemple  immédiat  et  probant 
sous  les  yeux.  Rotterdam  importe  en  moyenne  1 1 millions 
de  tonnes  de  marchandises  et  n’en  exporte  que  5 millions 
de  tonnes  environ.  Rotterdam  jouit  d’un  quasi  monopole 
à l’importation  pour  le  Rhin  et  la  Westphalie,  et  cepen- 
dant les  fers,  rails  et  autres  produits  qui  se  transportent 
par  eau  et  à meilleur  compte  pour  Rotterdam  de  ces  deux 
provinces  passent  par  Anvers,  uniquement,  parce  qu’il  est 
possible  d’y  réaliser  de  meilleures  combinaisons  de  fret  et 
d’y  obtenir  des  concessions  impossibles  à réaliser  ailleurs. 
Nous  ajouterons  que  des  produits  hollandais  et  rotter- 
damois  même  transitent  par  Anvers. 

Les  deux  hinterlands  de  Rotterdam  et  d’Anvers  che- 
vauchent l’un  sur  l’autre.  Le  port  d’Anvers  n’a  la  prépon- 
dérance dans  le  bassin  westphalien  et  rhénan  que  parce 
qu’il  exporte  en  outre  de  nombreux  produits  provenant 
des  autres  districts  de  son  hinterland,  qui  se  prêtent  à de 
multiples  et  profitables  combinaisons  de  frets. 

Il  résulte  donc  de  l'analyse  à laquelle  nous  venons  de 
nous  livrer  que  T étendue  de  V hinterland  du  port  d'Anvers 
n'est  pas  déterminée  uniquement,  ni  même  principalement, 
par  les  voies  de  communication  nombreuses  et  variées  qui 
en  facilitent  l'accès. 

Le  bon  marché  du  coût  de  la  mise  en  cale  que  l'on 
rencontre  à Anvers  et  les  combinaisons  de  frets  multiples 
et  variées  que  l’on  peut  y réaliser  sont  des  éléments  qui, 
en  des  cas  fréquents , font  pencher  la  balance  en  faveur 
de  ce  port , malgré  d'autres  circonstances  qui  lui  sont 
défavorables . 

De  cet  examen  détaillé  de  la  question  de  l’hinterland, 
on  peut  tirer  deux  conclusions  pratiques. 

D’abord,  Anvers  étend  son  action  sur  un  territoire 
énorme,  dont  la  Belgique  ne  constitue  qu’une  partie 


LE  PORT  D ANVERS. 


193 

modeste,  tant  au  point  de  vue  de  la  superficie  que  de  la 
population.  Les  besoins  des  habitants  de  cet  hinterland 
sont  identiques  et  permettent,  dès  lors,  des  importations 
homogènes,  qui  se  présentent  en  grandes  quantités  et  de 
par  leur  nature  se  prêtent  en  général  à des  affrètements 
par  chargements  entiers,  sur  la  base  de  chartes-parties. 

Ensuite,  il  n’est  pas  possible  pour  Anvers  de  lutter  avec 
les  ports  concurrents  par  la  diminution  artificielle  du 
coût  du  transport  continental,  parce  que  les  voies  navi- 
gables et  les  voies  ferrées  échappent  en  majeure  partie 
à son  contrôle.  Anvers  doit  donc  compter  avant  tout  sur 
ses  avantages  locaux  ; il  doit  ' être  le  port  le  mieux 
outillé,  le  plus  étendu  et  le  meilleur  marché. 


Le  trafic  général  du  port  d'Anvers  — Statistiques 
Les  quantités  de  marchandises  : insuffisance  des  sorties 
par  rapport  aux  entrées  — La  nature  des  marchandises  : 
classes  différentes  de  navires  qui  les  importent 
ou  les  exportent 

Si  l’on  consulte  les  statistiques  du  mouvement  des  ports, 
on  constate  qu’Anvers  est  le  second  port  du  continent, 
suivant  de  très  près  et  dépassant  même  parfois  Hambourg. 
En  1908  (1),  on  relevait  en  effet  9398000  tonnes  de 
tonnage  net  pour  Anvers  contre  9618  000  tonnes  pour 
Hambourg. 

Cependant,  ces  chiffres  11e  correspondent  pas  absolu- 
ment à la  réalité. 

Nous  remarquerons  d’abord  qu’ils  doivent  subir,  en  ce 
qui  concerne  Anvers,  une  correction  importante  par  suite 


(1)  Nous  citons  les  chiffres  de  1903,  qui  représente  une  année  normale  : 
ceux  de  1904  ont  été  influencés  par  certaines  circonstances  exceptionnelles 
et  ceux  de  1905  par  les  aggravations  du  nouveau  tarif  douanier  allemand  et 
la  grève  de  Rotterdam. 

IIIe  SÉRIE.  T.  X. 


13 


194 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  ce  fait  que  le  nombre  de  tonneaux  de  jauge  nette  belge 
est  plus  élevé  pour  un  même  vapeur  que  le  chiffre  alle- 
mand ou  anglais.  Car,  d'après  les  règles  adoptées  en 
Allemagne  et  en  Angleterre,  la  réduction  pour  les  soutes 
est  fixée  uniformément  à 32  °/0,  tandis  qu’en  Belgique 
on  mesure  exactement  les  soutes  pour  en  déduire  l’espace 
du  tonnage  brut. 

Ensuite,  envisageant  la  question  d’une  manière  plus 
générale,  on  peut  se  demander  s’il  est  exact  de  se  fonder 
sur  le  tonneau  de  jauge  nette  pour  mesurer  l’importance 
du  trafic  d’un  port.  Il  arrive  souvent,  en  effet,  à Anvers 
surtout  qui  est  un  port  d’escale,  qu’un  navire  compte  dans 
les  statistiques  pour  plusieurs  milliers  de  tonnes  nettes 
registres,  alors  qu’il  n’est  venu  charger  ou  décharger  que 
quelques  centaines  de  tonnes  de  marchandises.  Et,  du 
reste,  si  le  nombre  de  tonneaux  de  jauge  nette  doit  servir 
de  base  d’appréciation,  pourquoi  n’est-il  jamais  parlé  dans 
les  statistiques  de  Ste-Croix  de  Ténériffe,  par  exemple, 
que  son  tonnage  net  classe  immédiatement  après  Brême  ? 

D’autre  part,  prendre  pour  base  des  statistiques  du 
mouvement  d’un  port  la  valeur  des  marchandises,  est 
également  erroné. 

La  valeur  des  marchandises  est  affaire  de  commerce  et 
non  affaire  maritime.  Si,  demain,  l’or  et  les  diamants  du 
Transvaal  et  de  l’Orange  passaient  tous  par  le  Cap,  on 
pourrait  dire  que  le  Cap  devient  de  ce  chef  un  plus  grand 
port  de  mer,  alors  qu’en  réalité  il  ne  faudrait  même  pas 
un  navire  de  plus  pour  transporter  le  surcroît  d'exporta- 
tions. 

C’est  donc,  à notre  avis,  d’après  la  quantité  et  la  nature 
des  marchandises  manipulées  et  payant  un  fret  de  mer 
qu’il  faut  apprécier  le  mouvement  d’un  port  et  en  opérer 
le  classement  par  ordre  d’importance. 

Or,  à ce  point  de  vue,  Anvers  descend  au  troisième 
rang  des  ports  continentaux  avec  un  trafic  qui  a atteint 


LE  PORT  D’ANVERS. 


i95 


12404096  tonnes  en  i9o3.  La  première  place  est  prise 
par  Rotterdam,  par  où  passent  annuellement  17  000  000 
tonnes  poids  de  marchandises  et  la  seconde  par  Hambourg, 
qui  en  reçoit  et  expédie  environ  1 5 000  000  de  tonnes 
poids. 

Ce  total  de  1 2 404  096  tonnes  se  décompose  en  : 
6 898  477  tonnes  à l’importation  et  5 5o5  619  à l’exporta- 
tion ; soit,  pour  le  trafic  à la  sortie,  un  déficit  de  1 3g3  000 
tonnes. 

Il  faut  donc  constater  une  assez  notable  insuffisance  des 
sorties,  comparées  au  mouvement  des  entrées,  et  l’on 
pourrait  conclure  de  ce  fait,  au  point  de  vue  du  commerce 
maritime,  à une  situation  très  désavantageuse  pour  le 
port  d’Anvers. 

En  effet,  dans  son  exploitation,  l’armateur  se  fonde  sur- 
tout pour  apprécier  une  affaire  sur  ce  principe  absolu  qu’il 
doit  employer  continuellement  son  navire,  de  jour  et  de 
nuit,  sans  interruption,  afin  d’en  retirer  un  bénéfice  suffi- 
sant. 

C’est  cet  emploi  continu  de  son  navire  que  l’armateur 
a principalement  en  vue  dans  tous  ses  calculs.  Il  ne  dira 
pas  : de  X à Y,  mon  navire  sera  employé  pendant 
autant  de  jours  au  transport  de  telle  marchandise,  donc 
le  fret  doit  me  rapporter  autant  de  francs,  mais  il  dira  : 
si  je  vais  de  X à Y,  je  trouverai  à ce  dernier  port  un  fret 
immédiat  pour  un  port  Z,  d’où  je  pourrai  partir  à nouveau 
avec  un  chargement. 

L’armateur  établit  donc  son  calcul  du  fret  non  pas  sur 
la  base  d’un  voyage  simple,  mais  sur  ce  qu’il  appelle  un 
round,  un  voyage  circulaire. 

Supposons,  par  exemple,  qu’un  navire  se  trouve  en  Z 
et  qu’il  lui  soit  offert  deux  chargements  de  même  nature 
pour  le  port  A ou  pour  le  port  B,  tous  les  deux  équi- 
distants de  Z et  équivalents  sous  tous  les  rapports  (frais  de 
port,  rapidité  du  déchargement,  etc...);  supposons  aussi 
que  l’armateur  ait  la  certitude  de  trouver  un  chargement 


196 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  sortie  en  A,  tandis  qu’il  a la  certitude  égale  de  ne  pas 
en  trouver  en  B et  d’être  forcé  de  relever  sur  C.  Il  est 
évident  que  le  fret  Z- A 11e  peut  être  le  même  que  le  fretZ-B, 
parce  que  les  frais  du  voyage  de  B à C,  pendant  lequel 
le  navire  ne  rapporte  rien,  viennent  grever  le  compte  du 
voyage  Z-B,  et  qu’aux  frais  de  relève  il  faut  ajouter 
encore  une  partie  des  frais  de  port  en  C où  se  prendra 
le  chargement  de  sortie. 

C’est  par  application  de  ces  principes  qu’on  demandera 
1 5/  par  voilier  pour  l’Afrique  du  Sud,  mais  qu’on  accep- 
tera 1 3/  ou  14/  pour  l’Australie,  qui  est  cependant  plus 
éloignée,  uniquement  parce  qu’on  peut  y trouver  immé- 
diatement un  chargement  de  retour,  tandis  que  de  l’Afrique 
du  Sud,  on  sera  obligé  de  relever  en  lest,  soit  sur  l’Aus- 
tralie, soit  sur  l’Asie,  pour  trouver  un  nouveau  charge- 
ment, au  prix  de  doubles  frais  de  port  et  du  coût  du  bal- 
lastage. 

De  même,  il  est  possible  aujourd’hui  (6  mars)  de  trans- 
porter du  ciment  d’Anvers  à St-Jean-de-Terre-Neuve  à 
raison  de  8/,  parce  que  le  vapeur  trouvera  un  retour  assuré, 
à l’ouverture  des  ports  de  l’Amérique  britannique. 

C'est  donc  la  question  du  fret  de  retour  qui  domine  le 
marché  des  frets.  Le  fret  demandé  pour  un  port  déterminé 
sera  (fautant  moins  élevé,  toutes  choses  égales  d’ailleurs, 
que  le  navire  sera  assuré  de  trouver  dans  ce  port  un  bon 
fret  de  retour. 

Il  est  frappant  de  voir  comment  les  deux  frets  s’équi- 
librent exactement.  Il  y a 6 mois,  on  payait  de  Cardiff  à 
Buenos-Aires  7/6  pour  le  charbon,  mais  le  grain  s’alfrétait 
à raison  de  17/6  pour  l’Angleterre  ou  le  continent.  Actuel- 
lement que  les  retours  de  La  Plata  ne  paient  plus  que  1 3/ 
à 1 3/3,  le  charbon  de  Cardiff  paie  12/9  à 1 3/ . 

En  tenant  compte  de  ces  explications,  dans  le  détail 
desquelles  nous  avons  cru  devoir  entrer,  on  comprendra 
l’importance  de  la  question  que  nous  soulevions  plus  haut, 


LE  PORT  d’aNVERS. 


197 


en  constatant  l’insuffisance  des  sorties  du  port  d’Anvers 
par  rapport  aux  entrées. 

On  peut  se  demander,  en  effet,  si  cette  constatation  ne 
révèle  pas  une  situation  désavantageuse  pour  Anvers,  qui 
n’assurerait  pas  aux  navires  qui  entrent  dans  son  port  un 
fret  de  retour  suffisant,  puisque  les  statistiques  attestent 
un  manquement  notable  aux  sorties  comparées  aux  entrées, 
manquement  qui  s’élève  jusqu’à  23  0 0.  Il  en  résulterait, 
d’après  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut,  que  le  fret  serait 
défavorable  à Anvers,  à cause  de  cette  insuffisance  des 
retours. 

Nous  répondrons  à cela,  d’abord  que  les  ports  concur- 
rents du  nôtre,  et  notamment  Rotterdam  et  Hambourg, 
n’accusent  pas  une  situation  meilleure.  Rotterdam  reçoit 
1 1 5oo  000  tonnes  et  n’en  expédie  que  5 5oo  000,  et  pour 
Hambourg  la  proportion  est  sensiblement  la  même. 

Ensuite,  l’insuffisance  des  sorties  que  la  statistique 
accuse  à Anvers,  est  plus  apparente  que  réelle. 

Ce  que  l’armateur  prend  surtout  en  considération, 
c’est  la  tonne  payante.  Supposons,  par  exemple,  qu’un 
navire  importe  de  Bilbao  2 tonnes  de  minerai  de  fer  payant 
un  fret  net  de  fr.  5,5o  la  tonne.  Ce  minerai  est  transformé 
en  une  machine  pesant  750  kgr.,  mesurant  2 mètres  cubes 
et  payant  sur  la  base  des  tarifs  actuels  d’Anvers  à Bilbao 
22/  les  1000  kgr.,  soit  donc  21,00  francs. 

Dans  ce  cas,  les  statistiques  montreront  un  déficit  des 
exportations  puisqu’il  est  entré  2000  kgr.  et  qu’il  en  est 
sorti  750  kgr.  seulement.  En  réalité,  il  y aura  égalité  au 
point  de  vue  du  tonnage  employé , mais  pour  l’armateur 
la  sortie  aura  été  plus  avantageuse  que  l’entrée. 

De  plus,  si  nous  analysons  la  statistique  des  exporta- 
tions pour  Anvers,  nous  voyons  qu’un  grand  nombre  de 
marchandises  paient  non  au  poids , mais  au  cube,  sans 
qu’il  soit  possible  d’en  déterminer  d’une  façon  exacte  la 
proportion. 

Or,  les  statistiques  que  nous  examinons  renseignent  seu- 


198  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

lement  le  poids  des  marchandises  exportées  ou  importées. 
En  appliquant  certains  coefficients  fournis  par  la  pratique, 
mais  suffisamment  exacts,  on  peut  redresser  les  statis- 
tiques sur  ce  point. 

Et  l’on  constate  alors  qu’il  faut  augmenter  le  total  des 
tonnes  payantes  à la  sortie  de  1 080  000,  représentant  les 
marchandises  payant  au  cube  et  le  total  des  tonnes 
à l’entrée  de  108  000  seulement. 

On  obtient  ainsi  : 

A l’importation  : 6 898  477  tonnes  (poids) 

4-  108  000  tonnes  (cube). 

7 006  477  tonnes. 

A l’exportation  : 5 5o5  619  tonnes  (poids) 

-}-  1 080  000  tonnes  (cube). 

6 585  619  tonnes 

ce  qui  réduit  sensiblement  l’écart  entre  les  importations 
et  les  exportations. 

Dans  ce  qui  précède,  nous  avons  considéré  le  trafic 
général  du  port  d’Anvers  au  point  de  vue  des  quantités 
de  marchandises  qui  y entrent  ou  qui  en  sortent.  Nous 
avons  maintenant  à l’examiner  au  point  de  vue  de  la 
nature  des  marchandises,  qui  sont  l’objet  de  ce  trafic. 

A cet  égard,  on  peut  distinguer,  dans  le  mouvement 
général  du  port  d’Anvers,  tant  à l’importation  qu’à  l’ex- 
portation, un  triple  courant  de  marchandises,  d’après  les 
classes  différentes  de  navires  qui  les  importent  ou  les 
exportent. 

Dans  une  première  catégorie,  figurent,  à X importation, 
les  marchandises  qui,  apportées  par  chargements  entiers, 
font  en  général  l’objet  d’un  affrètement  par  charte-partie 
et  sont  pour  la  plupart  transportées  par  les  tramps  ou 
navires  vagabonds,  qui  n’appartiennent  pas  à une  ligne 
régulière  de  navigation. 


LE  PORT  ü’ ANVERS. 


'99 


On  relève  dans 

cette  catégorie  les  natures  suivantes 

de  marchandises  : 

(0 

tonnes 

tonnes 

Froment 

1 727  000 

Phosphates 

14  505 

Seigle 

59  000 

Son 

23  898 

Orges  et  escourgeons 

295  398 

Minerais  de  fer 

662  658 

Avoine 

75  816 

Soufre 

19  197 

Maïs 

485  991 

Matières  minérales  non  dé- 

Riz non  pelé 

30  986 

nommées 

928  821 

Graines  de  lin 

156  200 

Plomb  non  ouvré 

60  867 

Graines  d’arachides 

16  482 

Résines  et  bitumes  non  dé- 

Bois de  construction 

458  683 

nommées 

268  491 

Houille 

224  688 

Sucres  bruts  et  raffinés 

17  516 

Sel  raffiné  et  brut 

55  648 

Bois  de  teinture 

33  165 

Guano 

18  723 

Pâte  de  bois 

74  600 

Total  : 5 708 

333  tonnes. 

Ce  premier  groupe  de  marchandises  importées  en  ma- 
jorité par  des  tramps  comprend  donc  près  des  9/10  du 
total  des  importations  du  port. 

Le  second  groupe  est  beaucoup  moins  important  et 
comprend  les  marchandises  qui  sont  presqu’exclusivement 
importées  par  des  navires  réguliers. 


Café 

tonnes 
36  502 

Produits  chimiques  non 

tonnes 

Cacao 

5 502 

dénommés 

73  144 

Caoutchouc 

7 865 

Huile  de  pétrole  raffinée 

162  558 

Riz  pelé 

49  157 

Tabacs 

15  598 

Os  et  cornillons 

15  531 

Teintures  et  couleurs  non 

Matières  animales  non  dé- 

dénommées 

41  330 

nommées 

14  018 

Tissus 

12  312 

Chanvre 

13  865 

Graines  de  colza  et  de  na- 

Coton 

83  173 

vette 

75  074 

Laine 

70  981 

Graines  d'œillette  et  de  pavot 

24  628 

Fonte  brute 

52  067 

Graines  de  ricin 

15  945 

Peaux  brutes 

59  149 

Graines  de  sésame 

32  864 

Vins 

17  597 

Total  : 849  456  tonnes. 


(I)  Tous  ces  chiffres  sont  extraits  du  Tableau  général  du  commerce  de 
la  Belgique  avec  les  pays  etrangers.  Année  1904. 


200 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Pour  l'exportation  par  mer,  les  chiffres  qui  attirent 
l’attention  sont  les  suivants  : 


Amidons  et  fécules  non 

tonnes 

Fer  ébauché 

tonnes 
3 467 

alimentaires 

10  572 

Fer  étiré 

44  136 

Bois  ouvrés 

66  621 

Poutrelles 

152  609 

Bougies 

5 026 

Rails 

22  062 

Conserves  alimentaires 

12  850 

Tôles 

119  467 

Cordages 

6 518 

Fer  battu,  étiré  ou  laminé 

470  750 

Eaux  minérales 

10  656 

Fer  ouvré 

152  276 

Drogueries  non  dénomm. 

13  091 

Plomb 

28  674 

Fils  de  coton,  laine  et  lin 

13  920 

Zinc 

41  717 

Liquides  alcooliques 

12  112 

Meubles 

3 866 

Machines  mécaniques  et 

Ciments 

422  815 

outils 

45  016 

Papiers  et  carions 

43  798 

Mécaniques,  machines  et 

Faïences  et  porcelaines 

17  487 

outils  en  fer  et  fonte 

53  687 

Produits  chimiques 

104  593 

Merceries  et  quincaillerie 

19  496 

Sucres 

123  348 

Acier  fondu 

170  327 

Tissus  de  coton 

20  571 

Acier  en  barres, feuilles  et  fils  425  740 

Tissus  de  laine 

3 506 

Acier  non  dénommé 

56  317 

Verreries  communes 

12  224 

Cuivre  battu,  étiré  et  laminé 

5 205 

Verreries  ordinaires 

28  408 

Fonte  brute 

42  037 

Glaces 

52  189 

Fonte  ouvrée 

30  589 

Verres  à vitre 

97  577 

Total 

: 2.945 

.320  tonnes. 

On  remarquera  que  cette  troisième  catégorie,  qui  com- 
prend les  principales  marchandises  exportées  par  le  port 
d’Anvers,  se  compose  presqu’exclusivement  de  produits 
manufacturés. 

Or,  par  opposition  aux  deux  premières  catégories  inté- 
ressant l’importation,  le  transport  de  ces  marchandises 
est  opéré  par  des  navires  affectés  aux  services  réguliers. 

C’est  là  une  organisation  spéciale  au  port  d’Anvers.  Ce 
sont  des  courtiers  maritimes  qui  sont  à la  tête  de  ce 
trafic.  Ils  ne  sont  pas  eux-mêmes  armateurs  ou  proprié- 
taires de  navires  et  ne  disposent  pas  pour  ces  transports 
de  lignes  régulières  de  navigation.  Mais  ils  font  appel  à 
des  tramps,  qu’ils  affectent  au  service  régulier  et  c’est  en 
cela  que  le  transport  des  marchandises  de  cette  troisième 


LE  PORT  D’ANVERS. 


201 


catégorie  diffère  du  transport  des  marchandises  de  la  pre- 
mière, qui  est  opéré  presqu’en  entier  par  des  tramps 
ordinaires. 

Nous  donnerons  plus  loin  l’explication  de  ce  fait  que 
nous  nous  bornons  à constater  ici. 


Anvers,  place  et  port  dû  importation 

Dans  le  chapitre  précédent,  nous  avons  essayé  de 
caractériser  l’ensemble  du  mouvement  du  port  d’Anvers, 
tant  à l’importation  qu’à  l’exportation,  et  nous  avons  indi- 
qué les  quantités  et  les  natures  de  marchandises  qui 
alimentent  ce  mouvement. 

Nous  nous  proposons  maintenant  de  considérer  séparé- 
ment et  d’une  manière  plus  détaillée,  dans  ce  chapitre-ci, 
l’importation,  et  dans  le  suivant  le  commerce  d’exportation 
de  la  place  d’Anvers.  Après  quoi,  il  ne  nous  restera  plus 
qu’à  étudier  la  fonction  transitaire  du  port. 

Les  chiffres  que  nous  avons  donnés  plus  haut  attestent 
l’importance  d’Anvers  comme  port,  d’importation.  Mais 
Anvers  ne  se  contente  pas  de  recevoir  ces  marchandises 
nombreuses  et  variées,  il  est  aussi  un  grand  marché  de 
produits  d’importation. 

C’est  le  fait  que  nous  voudrions  mettre  en  valeur  pour 
le  moment. 

Rappelons  d’abord  qu’Anvers  ne  pourvoit  pas  seulement 
aux  besoins  de  la  Belgique,  mais  encore  aux  besoins  d’une 
partie  des  pays  limitrophes. 

La  France,  en  règle  générale,  ne  peut  être  comptée  au 
nombre  des  clients  de  notre  port.  Cette  clientèle  lui 
échappe,  par  suite  surtout  de  la  surtaxe  d’entrepôt  qui 
peut  atteindre  2 fr.  40  aux  100  kilogrammes  et  qui  frappe 
les  marchandises  non  importées  directement  par  un  port 
français. . 


202 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Le  principal  client  du  port  d’Anvers  est  l’Allemagne. 
Une  lutte  très  âpre  pour  la  prépondérance  s’est  engagée 
entre  les  ports  de  Brême,  Hambourg,  Rotterdam  et  An- 
vers. A l’heure  actuelle,  la  situation  respective  des  rivaux 
paraît  être  la  suivante. 

Anvers  a la  prépondérance  dans  la  Westphalie  et  le 
pays  rhénan  pour  toutes  les  marchandises  que  nous  avons 
rangées  plus  haut  dans  la  seconde  classe  des  marchan- 
dises importées. 

Rotterdam  arrive  bon  premier  pour  l’importation  de 
marchandises  lourdes  (minerais  de  fer,  charbons,  phos- 
phates, etc...). 

Amsterdam,  Brême  et  Hambourg  se  disputent  le  reste 
du  trafic,  les  ports  allemands  étant  singulièrement  favo- 
risés par  les  tarifs  de  leurs  chemins  de  fer. 

Le  principal  commerce  anversois  est  celui  des  grains 
et  dérivés  : graines  oléagineuses,  etc.,  etc.  Anvers  en  four- 
nit au  pays  entier,  puis  en  exporte  pour  l’Allemagne 
principalement.  De  1 726  000  tonnes  de  froment  arrivées 
en  1903,  364245  ont  été  réexportées,  235  000  prenant 
le  chemin  de  l’Allemagne,  100  000  tonnes  celui  des  Pays- 
Bas  et  10  000  celui  de  la  Suède.  Des  60  000  tonnes  de 
seigle,  12  000  vont  à l’étranger. 

Il  est  réexporté  de  même  i5  000  tonnes  d’escourgeons 
et  d’orge,  38  000  tonnes  d’avoine  et  1 27  000  tonnes  de 
maïs,  l’Allemagne  restant  toujours  le  gros  client. 

Ce  chiffre  ne  représente  pas  du  reste  le  commerce  total 
de  grains  fait  par  la  place  d’Anvers.  Rotterdam,  qui  reçoit 
annuellement  environ  5 millions  de  tonnes  de  grains  et 
graines,  est  tributaire  comme  marché  de  la  place  d'Anvers. 
La  majeure  partie  des  grains  et  graines  qui  transitent  par 
Rotterdam  sont  dirigés  sur  ce  port  par  les  importateurs 
anversois  qui  y débarquent  de  préférence  les  vapeurs 
affrétés  de  la  Mer  Noire  et  de  l’Azof  aux  termes  de  la 
Berth  note  et  les  vapeurs  de  La  Plata  affrétés  avec  la 
clause  du  contrat  20  de  Londres,  parce  que  le  décharge- 


LE  PORT  D’ANVERS. 


203 


ment  plus  rapide  à Rotterdam  permet  d’obtenir  de  meil- 
leurs frets,  et  ensuite  parce  que,  pour  leurs  ventes  CIF 
(rendu  destination),  destination  rhénane  et  suisse,  ils  y 
trouvent  des  allèges  à meilleur  compte. 

Il  est  évident  que  cet  énorme  commerce  a une  influence 
sur  les  prix  des  céréales,  car  plus  les  quantités  travaillées 
sontgrandes,  plus  la  proportion  des  frais  généraux  diminue. 

Pour  les  autres  produits  d’importation,  le  tableau  sui- 
vant résume  la  situation. 


Minerais  de  fer 

Importations 
602  OOO 

Réexportations 

206  OOO 

Minerais  non  dénommés 

928  OOO 

385  000 

Soufre 

19  OOO 

10  OOO 

Pétrole 

162  OOO 

1 5 000 

Coton 

83  000 

3 1 000 

Laines 

70  OOO 

24  000 

Peaux 

39  OOO 

23  000 

Tabacs 

1 5 000 

6 000 

Bois  de  teinture 

33  000 

9 000 

Arachides 

16  OOO 

10  000 

Colza  et  navette 

75  OOO 

39  000 

Graines  de  coton 

7 000 

4 000 

Graines  de  lin 

1 56  000 

57  000 

Œillette  et  pavot 

24  OOO 

1 2 000 

Sésame 

32  OOO 

26  000 

Vins 

17  OOO 

6 000 

Café 

36  000 

9 000 

Cacao 

5 000 

2 5oo 

Caoutchouc 

7750 

6 5oo 

Dans  cette  liste  figurent  uniquement  les  produits  qui 
ont  pu  faire,  et  qui,  selon  toute  probabilité,  auront  fait 
l’objet  d’une  transaction  commerciale  sur  la  place  d’An- 
vers. 

Si  l’on  considère  que  33  °/c  des  produits  importés  sont 
réexportés,  on  doit  admettre  que  de  ce  chef  uniquement 


204 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Anvers  épargne  à la  Belgique  i/3  des  frais  généraux 
nécessaires  à l’achat  de  ses  matières  premières.  Si  l’on 
tient  compte  en  outre  de  toutes  les  marchandises  traitées 
à Anvers  mais  dirigées  sur  les  ports  étrangers,  comme 
c’est  le  cas  pour  les  grains  dont  nous  parlions  plus  haut, 
on  arrive  à un  pourcentage  plus  élevé  encore  que  les 
33  %.  Enfin,  remarquons  que  ce  commerce  fait  vivre 
plusieurs  milliers  de  ménages. 


Anvers , place  et  port  dû  exportation 

Si  maintenant  nous  considérons  Anvers  comme  place 
d’exportation,  nous  avons  à distinguer  sous  ce  rapport  un 
double  point  de  vue  : i°  l’exportation  des  capitaux;  2°  l’ex- 
portation des  produits. 

î . — Anvers  est  en  effet  un  centre  important  d'expor- 
tation de  capitaux,  qui  s’est  constitué  et  développé  comme 
un  corollaire  naturel  du  commerce  intense  d’importation 
que  nous  avons  décrit  précédemment. 

D’importantes  maisonsd’importation  anversoises,  s’étant 
trouvées  en  relations  suivies  avec  l’étranger,  ont  eu  l’occa- 
sion d’étudier  des  placements  rémunérateurs  à opérer  dans 
les  pays  d’outre-mer  ; elles  ont  trouvé  des  hommes  capables 
de  diriger  les  entreprises  créées  à la  suite  de  ces  études, 
elles  ont  fourni  des  personnalités  inspirant  confiance  aux 
prêteurs  d’argent,  et  de  la  sorte  s’est  constitué  au  sein  du 
port  d’Anvers  un  véritable  marché  pour  le  placement  de 
capitaux  belges  à l’étranger. 

La  nature  même  des  principales  marchandises  importées 
par  Anvers  a déterminé  la  nature  des  placements  opérés. 

Ce  sont,  en  effet,  les  produits  de  la  terre  et  presque 
exclusivement  des  produits  végétaux  et  animaux  qui 
forment  le  gros  des  importations  anversoises,  et  si  l’on 
examine  d’autre  part  le  but  que  se  proposent  les  sociétés 


LE  PORT  DAN  VERS. 


205 


financières  qui  se  sont  constituées  à Anvers,  on  remar- 
quera qu’il  s’agit  surtout  de  sociétés  agricoles,  pastorales, 
hypothécaires,  ayant  pour  base  l’exploitation  de  biens- 
fonds. 

Il  semble  naturel,  par  exemple,  qu’un  exportateur  de 
peaux  de  La  Plata  demande  à son  meilleur  acheteur  d’Eu- 
rope d’entreprendre  l’élevage  du  bétail  à compte  commun. 
On  comprend  tout  aussi  facilement  qu’un  exportateur  de 
céréales,  en  contact  quotidien  avec  les  propriétaires  fon- 
ciers et  au  courant  de  leurs  besoins  d’argent,  soit  frappé 
des  bénéfices  que  l’on  pourrait  faire  en  se  substituant  aux 
petits  prêteurs  usuriers,  surtout  si  le  régime  hypothécaire 
est  bien  organisé. 

De  là  à demander  l’appui  des  établissements  puissants 
avec  lesquels  il  se  trouve  en  rapports  journaliers,  il  n’y 
a qu’un  pas,  et  il  semble  qu’il  ne  faut  pas  chercher  ailleurs 
les  raisons  pour  lesquelles  Anvers  s’est  spécialisée  dans  les 
opérations  foncières  plutôt  que  dans  les  opérations  com- 
merciales proprement  dites,  auxquelles  il  semblerait  pour- 
tant que  dût  la  préparer  son  commerce  d’exportation. 

Mais  ces  opérations  sur  biens-fonds  conservent  toujours 
la  préférence  des  capitalistes,  par  suite  de  la  sûreté  du 
gage  qu’elles  offrent  ; elles  ont  trouvé  spécialement  chez 
les  capitalistes  belges  une  clientèle  particulièrement  bien- 
veillante. 

C’est  ainsi  qu’ Anvers  s’est  intéressée  à de  grandes  entre- 
prises d’élevage,  à des  entreprises  d’achats  et  de  ventes  de 
terrains  pour  près  de  200  millions  dans  la  République 
argentine,  au  Brésil,  en  Uruguay,  au  Paraguay. 

Parmi  les  sociétés  congolaises,  les  deux  plus  impor- 
tantes sont  d’origine  anversoise. 

Les  banques  que  nous  créons  à l’étranger  sont  des 
banques  hypothécaires,  comme  par  exemple  celles  qui  ont 
été  fondées  en  Egypte. 

Enfin,  plus  récemment,  Anvers  s’est  intéressée  à la 


200 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


création  et  à l’exploitation  de  nombreuses  entreprises  de 
chemins  de  fer  et  de  tramways,  autant  d’affaires  qui  im- 
pliquent une  concession  réelle  et  des  garanties  immobilières. 

Or,  si,  comme  nous  l’avons  dit,  ces  placements  de  capi- 
taux à l’étranger,  opérés  par  l’entremise  de  la  place  d’An- 
vers, peuvent  être  considérés  comme  un  corollaire  des 
importations  du  port,  il  faut  constater  d’autre  part  que 
ces  exportations  de  capitaux  favorisent  à leur  tour  ces 
mêmes  importations. 

Car,  créées  par  des  importateurs,  il  est  naturel  que  ces 
entreprises  favorisent  surtout  l’importation.  Ensuite,  les 
entreprises  foncières,  comme  par  exemple  les  banques 
hypothécaires  égyptiennes,  doivent  payer  leurs  intérêts  en 
Europe.  Si  donc  le  pays  débiteur  ne  veut  pas  toucher  à 
sa  réserve  d’or,  il  doit  se  créer  des  créances  là  où  il  doit 
payer  sa  dette,  en  y vendant  des  produits.  C’est  donc 
encore  une  fois  l’importation  qui  se  trouve  favorisée. 

Les  deux  termes  : importation  de  marchandises  et 
exportation  de  capitaux  se  commandent  l’un  l’autre,  ils 
se  fécondent  mutuellement  pour  donner  une  importance 
croissante  aux  importations. 

On  peut  se  demander  enfin,  si  les  exportations  de  capi- 
taux entendues  de  la  manière  que  nous  venons  de  décrire 
sont  avantageuses  pour  le  pays  ? 

Nous  ne  le  croyons  pas.  Une  somme  déterminée,  3o  ou 
5o  millions  par  exemple,  prêtée  pour  trente  ans  avec  des 
garanties  immobilières,  ne  fait  pas  vivre  un  seul  de  nos 
travailleurs.  Cette  même  somme  employée  à la  construc- 
tion d’un  tramway  procurera,  il  est  vrai,  d’importantes 
commandes  à l’industrie  nationale,  mais  il  faudra  attendre 
dix  ou  quinze  ans  avant  de  recevoir  de  nouveaux  ordres 
pour  le  renouvellement  du  matériel. 

Au  contraire,  la  même  somme  employée  en  affaires 
commerciales,  en  supposant  que  le  crédit  moyen  demandé 
par  les  négociants  d’outre-mer  soit  de  12  mois,  permet- 
trait de  faire  au  moins  pour  une  somme  égale  d’affaires 


LE  PORT  D’ANVERS. 


207 


par  an.  Or,  la  Belgique  vit  de  son  travail  et  plus  l’argent 
qu’elle  exporte  fournira  de  travail  à ses  travailleurs  — ce 
mot  pris  dans  son  acception  la  plus  large  — meilleur  sera 
l’emploi  de  cet  argent. 

On  pourrait  objecter,  peut-être,  que  le  courant  d’impor- 
tations que  les  opérations  financières  anversoises  suscitent 
et  développent  constitue  une  rémunération  suffisante. 
Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  finalement  les  produits  se 
paient  par  les  produits  et  que  le  mouvement  d’importation 
se  créerait  également,  si,  au  lieu  de  nous  mettre  en  con- 
tact direct  avec  les  producteurs,  en  les  soutenant  de  notre 
argent,  nous  nous  étions  unis  avec  eux,  indirectement, 
par  le  commerce. 

2.  — Des  différents  ports  belges,  Anvers  est  le  seul  qui 
entretienne  des  relations  d’exportation  avec  l’étranger. 
Nous  avons  donné  plus  haut  le  détail  de  ce  commerce 
d’exportation  et  nous  ajoutions,  que,  par  opposition  à 
l’importation,  qui  s’effectue  au  moyen  de  tramps  et  de 
vapeurs  appartenant  à des  lignes  régulières,  l’exportation, 
qui  est  alimentée  presqu’exclusivement  par  des  produits 
manufacturés,  s’effectue  par  des  navires  affectés  aux 
services  réguliers. 

Le  moment  est  venu  de  donner  l’explication  de  ce  fait. 

Nous  avons  dit  que  les  importations  par  tramps  ou 
navires  vagabonds  dépassent  de  loin  (9/10)  les  importa- 
tions de  marchandises  qui  nous  arrivent  par  les  lignes 
régulières  (1/10).  Néanmoins,  il  ne  sort  annuellement  en 
lest  que  18  °/0  environ  du  total  des  navires  entrés.  Il  faut 
donc  admettre  que  les  autres  navires  trouvent  à s’employer 
dans  un  trafic  régulier.  Tel  est  en  effet  le  cas. 

Anvers  est  par  excellence  le  port  où  se  créent  le  plus 
de  lignes  soi-disant  régulières.  Son  hinterland  très  dense, 
très  étendu,  offre  des  ressources  immenses.  C’est  là  un 
fait  que  le  courtier  anversois  sait  mieux  que  personne.  Si 
donc  il  s’offre  au  marché  une  partie  importante  de  mar- 


208 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


chandises,  quelques  milliers  de  tonnes,  pour  un  pays  avec 
lequel  Anvers  a des  relations  suivies,  le  courtier  anversois 
n’hésite  pas  à enlever  le  lot  en  spéculation  et  à en  entre- 
prendre le  transport  à des  conditions  exceptionnelles  de 
bon  marché,  bien  qu’il  ne  possède  pas  un  seul  navire. 

Son  contrat  lui  laisse  toujours  certaine  latitude  quant 
aux  dates  d’expédition,  et  il  est  donc  tranquille  sous  ce 
rapport. 

Avec  le  lot  de  marchandises  dont  il  dispose,  il  est 
certain  de  pouvoir,  au  pis  aller,  expédier  un  navire,  auquel 
il  ne  manque  par  exemple  que  25  °/0  de  son  chargement, 
sans  faire  trop  de  pertes.  Le  courtier  commence  alors  la 
campagne  annonçant  un  nouveau  service  régulier,  avec 
une  date  de  départ  correspondant  approximativement  à celle 
qui  lui  est  imposée  par  son  contrat  de  base.  Il  réunit  toutes 
les  marchandises  qu'il  peut  trouver  au  meilleur  prix  que 
la  concurrence  lui  permet  d’obtenir,  et  une  fois  le  moment 
venu  d’expédier  son  navire,  il  puise  dans  le  tonnage  dis- 
ponible, toujours  abondant,  le  tonnage  qui  lui  est  néces- 
saire, en  affrétant  un  navire. 

Or,  ce  courtier  a deux  avantages  sur  la  ligne  régulière. 
En  premier  lieu,  il  ne  partira  jamais  qu’avec  un  navire 
plein  ou  presque  plein,  puisqu’il  n’est  pas  obligé  de  partir 
à date  fixe  et  qu’ensuite,  pouvant  choisir  son  navire,  il  le 
prendra,  autant  que  possible,  juste  assez  grand  pour  ses 
marchandises.  La  ligne  régulière  au  contraire  doit  éven- 
tuellement partir  avec  un  vide  considérable  et  ne  peut 
jamais  changer  le  tonnage  du  navire  quelle  expédiera, 
son  choix  se  restreignant  forcément  aux  navires  qu’elle 
possède. 

On  comprend  donc  facilement  que  le  courtier  spécule 
avec  de  grandes  chances  de  succès,  puisque  au  départ  il 
n’expédie  jamais  que  des  navires  avec  un  maximum  de 
rendement.  Ceci  se  traduit  par  des  frets  inférieurs  à ceux 
des  lignes  régulières,  du  chef  de  la  sortie  seulement.  Mais 
il  faut  encore  tenir  compte  d’un  autre  élément  : le  retour. 


LE  PORT  D’ANVERS. 


209 


Un  navire  d’une  ligne  régulière  doit  revenir,  au  bout  d’un 
temps  assez  court,  au  port  de  départ.  11  est  donc  très 
limité  dans  le  choix  de  ses  retours  et  obligé  d’accepter 
tel  chargement  qui  se  présente  et  qui  varie  nécessairement 
avec  la  saison,  puisqu’il  s’agit  en  général  de  produits  du 
sol.  Un  navire  affrété  au  contraire  n’a  d’obligations  d’au- 
cune sorte.  Il  peut  repartir  avec  un  chargement  pour  une 
destination  absolument  différente  du  port  d’où  il  vient. 
Le  courtier  anversois  ne  se  préoccupe  même  pas  du  retour, 
mais  l’armateur  ayant  la  plus  grande  latitude  dans  le 
choix  de  la  destination  ultérieure  de  son  navire,  est  amené 
par  l’effet  de  la  concurrence  à donner  à l’affréteur,  à la 
sortie,  le  bénéfice  presque  complet  du  meilleur  retour  qu’il 
a la  faculté  de  prendre. 

Sous  tous  les  rapports  donc  le  courtier  anversois  est 
dans  une  situation  meilleure  que  la  ligne  régulière.  Or, 
par  l’effet  de  la  concurrence,  c’est  finalement  le  commer- 
çant qui  profite  de  la  lutte.  Il  est  certain  cependant  que 
ces  services  réguliers  présentent  certains  aléas.  Ils  n’offrent 
pas,  quant  à la  régularité  des  départs,  les  mêmes  garanties 
que  les  lignes  régulières.  Ceci  peut  présenter  pour  le  fabri- 
cant une  perte  parfois  sensible.  Le  fabricant  fait  l’avance 
du  salaire,  des  matières  premières,  il  use  ses  machines  et 
il  n’est  payé  que  contre  remise  des  documents  d’embar- 
quement. Plus  vite  donc  il  est  payé,  mieux  cela  vaudra 
pour  lui.  Or,  il  arrive  qu’il  doive  attendre  ses  connaisse- 
ments tout  un  mois  et  perdre  l’intérêt  de  son  argent  pen- 
dant ce  laps  de  temps.  Donc  le  fabricant  prudent  s’assure 
contre  ces  retards  éventuels  en  exigeant  un  avantage  suffi- 
sant sur  le  fret.  En  fin  de  compte,  on  peut  cependant  dire 
que  le  solde  est  en  faveur  des  exportateurs. 

Enfin,  il  importe  de  faire  remarquer  que  ces  services 
réguliers,  de  par  la  concurrence  qu’ils  créent,  limitent  et 
mettent,  dans  une  certaine  mesure,  un  frein  aux  exigences 
des  syndicats.  On  connaît  le  fonctionnement  de  ces  syn- 
dicats ou  conférences.  Un  certain  nombre  de  lignes  englo- 

IIIe  SÉRIE.  T.  X.  14 


210 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


bant  les  ports  les  plus  importants  pour  un  rayon  déterminé, 
se  groupent  et  annoncent  que  dorénavant  elles  n’accepte- 
ront plus  les  marchandises  qu’à  certains  frets  spécifiés 
avec  un  chapeau  de  10  0 0.  Si  pendant  un  certain  laps  de 
temps,  ordinairement  18  mois,  le  chargeur  n’expédie 
aucune  marchandise  par  les  navires  concurrents,  il  lui 
sera  ristourné  les  10  % de  chapeau  payés  pendant  les  douze 
premiers  mois.  On  continue  de  la  sorte  d’année  en  année, 
en  s’arrangeant  toujours  de  façon  à conserver,  comme  gage 
de  fidélité,  10  % des  frets  payés  pendant  les  six  derniers 
mois.  Le  chargeur  est  donc  livré  pieds  et  poings  liés  à la 
conférence  qui  peut,  si  le  cœur  lui  en  dit,  le  faire  passer 
par  toutes  ses  exigences.  Mais,  dans  un  port  comme 
Anvers,  un  seul  embarquement  par  un  outsider  peut  pro- 
duire un  bénéfice  plus  considérable  que  la  perte  des  10  % 
de  chapeau.  Ensuite  les  courtiers  anversois,  qui  sont 
peut-être  les  plus  avisés  du  continent,  parce  qu’ils  sont 
élevés  à une  rude  école,  savent  prendre  les  mesures  néces- 
saires pour  mettre  leurs  chargeurs  occasionnels  à l’abri 
des  désagréments. 

Donc,  sous  tous  les  rapports,  Anvers,  de  par  la  nature 
de  son  trafic  à l’entrée  et  à la  sortie,  offre  de  nombreux 
avantages  aux  exportateurs.  Mais  une  question  toute  natu- 
relle se  pose  : la  Belgique  en  profite-t-elle  directement  ? 

La  réponse  doit  être  négative,  malheureusement.  Le 
pays,  en  général,  ne  retire  de  cette  situation  qu’un  béné- 
fice indirect,  pour  la  raison  péremptoire  que  neuf  fois  sur 
dix  l’exportateur  est  un  étranger. 

La  Belgique  n’exporte  directementqu’une  infime  quantité 
de  ses  produits.  Ce  sont  les  Anglais  et  les  Allemands  qui 
sont  les  maîtres  de  l’exportation  de  nos  produits  : nous 
nous  contentons  de  les  leur  vendre  FOB  f free  on  hoard). 

On  a signalé  bien  des  fois  cette  situation  et  ce  n’est  pas 
le  moment  d’en  rechercher  ici  les  origines,  les  causes  et 
les  remèdes. 


LE  PORT  d’aNYERS. 


21  1 

Cependant,  si  le  pays  ne  profite  pas  directement  de  ces 
frets  réduits  que  la  concurrence  anversoise  offre  aux 
exportateurs,  il  en  profite  indirectement.  En  effet,  si  le 
coût  de  la  livraison  FOB  détermine  le  port  par  lequel  le 
fabricant  expédiera,  l’exportateur  achètera  là  où  il  pourra 
combiner  le  meilleur  prix  CI  F,  c’est-à-dire  rendu  à desti- 
nation. Il  se  peut  donc  que  parfois  la  balance  penche, 
grâce  à la  réduction  de  fret,  en  faveur  des  produits  belges. 
Qu’il  soit  cependant  permis  de  remarquer  que  jamais  ces 
frets  ne  favoriseront  exclusivement  les  produits  natio- 
naux. Ces  avantages  s’appliqueront  aussi  bien  aux  pro- 
duits allemands  et  aux  produits  français  qui  passent  par 
Anvers. 


La  fonction  transitaire  du  port 

Dans  l’étude  de  Yhinterland,  nous  avons  montré  com- 
bien la  Belgique  est  petite,  comparée  à l’énorme  arrière 
pays  desservi  par  son  grand  port.  Il  existe  donc  dans  le 
trafic  général  de  celui-ci  une  large  part  réservée  au 
transit.  Quelle  est  cette  part  ? 

Il  est  bien  difficile  de  donner  à ce  sujet  des  chiffres 
exacts. 

On  peut  négliger  tout  d’abord  les  quantités  de  mar- 
chandises étrangères  qui  transitent  par  Gand  et  par 
Ostende.  Or,  le  transit  de  sortie  par  mer,  pour  la  Bel- 
gique entière,  représente  d’après  les  statistiques  officielles 
2 83o  ooo  tonnes.  Le  trafic  total  de  sortie  du  port  d’An- 
vers étant  de  5 1/2  millions  de  tonnes,  la  part  du  transit 
serait  donc  de  5i  °/0. 

Cependant,  ce  chiffre  est  manifestement  inférieur  à la 
réalité.  Car,  pour  éviter  les  formalités  douanières,  il  est 
avéré  que  beaucoup  de  marchandises  libres  de  droits 
à l’entrée  sont  généralement  déclarées  en  consommation, 


212 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


même  quand  elles  sont  destinées  au  transit.  Les  statis- 
tiques sont  donc  faussées  de  ce  chef  et  l’on  ne  peut  ad- 
mettre ce  chiffre  de  5i  % que  sous  bénéfice  d’inventaire. 

Les  mêmes  statistiques  renseignent  également  qu’il  est 
arrivé  à Anvers  par  terre  et  par  rivière  3 5o5  ooo  tonnes 
de  marchandises  de  l’étranger.  Ceci  représenterait  environ 
68  °/0  du  total  des  marchandises  exportées  d’Anvers.  Mais, 
ici  encore,  on  pourrait  objecter  avec  raison,  qu’une  partie 
de  ces  marchandises  n’est  pas  réexportée,  mais  consommée 
sur  place. 

Enfin,  on  pourrait  aussi  additionner  les  tonnages  des 
marchandises  transitant  par  la  Belgique  et  qui,  presque 
certainement,  ont  passé  par  Anvers,  en  destination  des 
Indes  Anglaises,  par  exemple,  ou  d’autres  pays  d’outre- 
mer, et  y ajouter  5o  % du  trafic  par  fer  d’Anvers,  c’est- 
à-dire  la  proportion  générale  du  transit  dans  l’ensemble 
des  transports  par  voie  ferrée  en  Belgique. 

On  arriverait  ainsi  à trouver  que  6i  °/0  du  trafic  anver- 
sois  provient  du  transit.  D’ailleurs  ce  chiffre  est  également 
faussé  par  des  nationalisations  de  marchandises  destinées 
au  transit,  mais  libres  à l’entrée. 

I)e  ces  considérations,  nous  concluons  que  la  part  du 
transit  dans  le  trafic  général  du  port  d’Anvers  est  au 
minimum  de  5 1 °/0  et  au  maximum  de  68  °/0.  On  peut  donc 
dire  que  pour  une  tonne  de  marchandise  belge  expédiée 
d’Anvers,  on  en  embarque  environ  î 1/2  de  provenance 
étrangère. 

Or,  cette  question  du  transit  joue  un  rôle  considérable 
dans  l’économie  du  port  d’Anvers  et  par  suite  dans  notre 
économie  nationale. 

Nous  avons  vu  comment  l’hinterland  étendu  et  les  nom- 
breuses ressources  qu’il  offre  permettent  aux  courtiers 
anversois  de  combiner  les  chargements  et  d’offrir  des 
frets  avantageux  aux  exportateurs. 

Nous  avons  vu  également  comment  les  frets  de  sortie 
avaient  une  répercussion  sur  les  frets  d’entrée. 


LE  PORT  DANVERS. 


21  3 

Il  est,  un  troisième  élément,  dont  nous  n’avons  pas 
encore  parlé  : c’est  l 'influence  sur  le  fret  de  la  rapidité 
avec  laquelle  les  marchandises  peuvent  être  livrées  au 
navire,  cest-à-dire  le  despatch. 

S’il  s’agit  de  produits  agricoles,  ceux-ci,  étant  récoltés 
chaque  saison,  les  quantités  mises  à la  disposition  pour 
embarquement  dépassent  ce  que  les  navires  peuvent 
recevoir. 

S’il  faut  embarquer  des  minerais,  il  est  souvent  possible 
de  proportionner  les  extractions  aux  enlèvements.  On 
peut  fréquemment  aussi  augmenter  la  production  par  une 
augmentation  de  main-d’œuvre. 

Pour  les  produits  industriels,  au  contraire,  la  capacité 
de  production  journalière  est  strictement  limitée  par  le 
rendement  de  l’outillage  mécanique  et  il  se  pourrait  qu’il 
soit  impossible  de  livrer  aussi  vite  que  les  vapeurs  peuvent 
charger.  Le  navire  pourrait  donc  être  forcé  d’attendre  : 
or,  chaque  jour  perdu  intervient  dans  le  calcul  du  taux 
du  fret. 

Un  exemple  fixera  les  idées. 

Anvers  reçoit  chaque  jour  16  navires  en  moyenne.  Or, 
l’industrie  belge  produit  annuellement  î 35o  ooo  tonnes 
de  fonte.  Nous  en  importons  35o  ooo  tonnes. 

En  supposant  que  ces  16  navires  ne  prennent  que  du 
fer  et  que  le  pays  ne  réclame  pas  un  kilogramme  des  fers 
finis  provenant  de  cette  production,  on  ne  pourrait  livrer 
que  5666  tonnes  par  jour,  soit  environ  35o  tonnes  par 
navire  et  par  jour. 

Or,  le  navire  peut  recevoir  et  arrimer  facilement  700 
tonnes  par  jour.  Un  navire  de  35oo  tonnes  laissé  à la 
seule  industrie  belge  ne  pourrait  recevoir,  par  conséquent, 
son  chargement  qu’en  10  jours.  Et  comme  il  pourrait,  à 
raison  de  700  tonnes  par  jour,  terminer  son  chargement 
en  5 jours,  il  perd  5 jours,  soit,  pour  un  voyage  de 
5o  jours,  une  augmentation  de  1 1 % à porter  au  compte 
du  fret. 


214 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Si,  au  contraire,  on  fait  intervenir  l’industrie  lorraine 
avec  ses  4 millions  de  tonnes  produites  annuellement, 
l’industrie  westphalienne,  avec  une  production  annuelle 
de  5 millions  de  tonnes,  on  voit  que  l’on  pourrait  livrer 
à raison  de  2225  tonnes  par  jour,  donc  3 fois  autant  que 
le  navire  peut  recevoir. 

Ceci  n’a  que  la  valeur  d’un  exemple,  mais  on  pourrait 
généraliser.  Il  en  résulte  que  la  densité  industrielle  de 
l’hinterland  a une  influence  parfois  considérable  sur  le 
taux  du  fret. 

Il  est  évident  qu’il  est  excessivement  rare  qu’un  navire 
attende  son  chargement,  mais  l’usage  du  port  et  les 
moyens  de  manutention  s’adaptent  naturellement  à ce  qui 
peut  être  reçu  des  fournisseurs,  et  cette  question  du 
despatch  se  traduit  par  une  différence  de  shellings  et  de 
pence  dans  les  frets. 

Enfin  il  est  un  quatrième  élément  qui  a une  action 
directe  sur  la  réduction  des  frets  : c’est  le  tonnage  des 
navires. 

Plus  le  tonnage  augmente,  plus  les  frais  sont  réduits 
et  plus  les  frets  sont  bas. 

Ainsi  un  vapeur  de  2000  tonnes  ne  peut  naviguer  avec 
un  équipage  de  moins  de  19  hommes.  Un  navire  de  4000 
tonnes  sera  largement  pourvu  avec  27  hommes,  état-major 
compris. 

Ensuite,  les  dépenses  du  chef  de  salaire  et  de  ravitail- 
lement ne  seront  aucunement  dans  le  rapport  de  27  à 19, 
comme  on  pourrait  le  croire.  L’état-major  restera  sensi- 
blement le  même  pour  le  vapeur  de  4000  tonnes  que  pour 
le  vapeur  de  2000  tonnes.  On  embarquera  un,  peut-être 
deux  officiers  et  un  mécanicien  en  plus,  et  le  surplus  de 
la  différence  entre  les  deux  équipages  sera  constitué  prin- 
cipalement par  des  chauffeurs  et  quelques  matelots. 
Ceux-ci  naturellement  touchent  des  indemnités  de  vivre 
et  des  salaires  inférieurs  à ceux  des  officiers.  On  voit  donc 
qu’il  en  résulte  une  différence  sensible. 


LE  PORT  D’ANVERS. 


2 1 5 


D’autre  part  également,  le  coût  de  la  tonne-mille  est 
de  beaucoup  inférieur  pour  un  grand  navire. 

Un  navire  de  Ô25o  tonnes  consomme,  par  exemple, 
21  tonnes  de  charbon  pour  une  vitesse  de  9 milles  à l’heure. 
Un  navire  de  2o5o  tonnes  consommera,  pour  atteindre  la 
même  vitesse,  environ  9 tonnes  de  charbon  par  jour.  On 
voit  donc  que,  tandis  que  les  tonnages  sont  dans  le  rap- 
port de  3 à 1 , les  consommations  de  charbon  ne  sont  que 
dans  le  rapport  de  2 1 /3  à 1 , montrant  une  économie 
brute  de  2/9.  Et  cet  avantage  s’accentue  encore  avec  la 
distance  à parcourir.  Si,  pour  prendre  un  exemple  concret, 
on  suppose  que  les  navires  ont  à parcourir  8000  milles 
marins  sans  charbonner,  on  constatera  que,  dans  la  pra- 
tique, le  navire  de  Ô25o  tonnes  devra  emporter  des  soutes 
pour  40  jours,  soit  donc  85o  tonnes.  Il  n’immobilisera  que 
14  °/0  environ  de  son  tonnage  à transporter  des  charbons 
qui  ne  paient  pas  de  fret.  Le  navire  de  2o5o  tonnes,  au 
contraire,  devra  emporter  36o  tonnes  et  laissera  donc 
improductives  18  % environ  de  sa  capacité  de  transport. 

Dès  lors,  un  transport  effectué  par  un  navire  de  6000 
tonnes  reviendra,  toutes  choses  égales,  à environ  i/3  meil- 
leur marché  que  le  transport  effectué  par  un  navire  de 
2000  tonnes. 

Enfin , et  quelque  paradoxale  que  la  chose  puisse 
paraître,  il  est  incomparablement  plus  facile  de  transpor- 
ter de  grandes  quantités  de  marchandises  vers  certains 
ports  d’un  accès  difficile,  par  de  grands  navires  que  par 
des  navires  de  tonnage  moindre. 

En  effet,  la  difficulté  principale  que  les  navires  ont  à 
surmonter  est  le  faible  tirant  d’eau  auquel  ils  sont  limités. 

Or,  un  navire  de  2000  tonnes  tire  généralement  18  pieds 
environ.  Un  navire  moderne  de  Ô25o  tonnes  ne  dépassera 
guère  23  pieds. 

Si  nous  supposons  maintenant  deux  navires,  un  de  2000 
et  l’autre  de  6000  tonnes  devant  la  barre  de  Forcados,  par 


21Ô 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


exemple,  qui  n’a  pas  plus  de  18  pieds,  le  premier  navire 
entrera  avec  2000  tonnes  maximum. 

Le  second  navire  portera  au  minimum  4000  tonnes  sur 
18  pieds  et  entrera  donc  avec  un  cargo  double. 

Par  conséquent,  en  combinant  tous  les  éléments  : 
variétés  de  produits,  rapidité  des  opérations  et  quantités 
des  marchandises  permettant  l’emploi  de  gros  vapeurs 
économiques,  on  voit  que  le  transit  par  Anvers  a,  sur 
les  prix  du  fret,  une  influence  directe  dont  le  pays  profite 
indirectement. 

A ce  seul  titre,  il  importerait  de  favoriser  de  toutes  nos 
forces  le  passage  des  marchandises  par  notre  port. 

Mais  ce  n’est  pas  là  l’unique  côté  de  la  question  ; il  y a 
aussi  un  bénéfice  direct  et  palpable  pour  notre  industrie 
résultant  du  fait  que  plus  les  marchandises  sont  abon- 
dantes, plus  les  départs  sont  possibles  et  fréquents. 

i°  Envisageons  le  premier  point,  qui  se  rattache  très 
étroitement  du  reste  à ce  que  nous  avons  dit  plus  haut 
au  sujet  de  l’économie  des  transports  par  les  gros  navires. 

Un  départ  n’est  possible  d’un  port  que  du  moment  où 
il  se  présente  une  quantité  de  marchandises  telle  que  le 
transporteur  ne  se  trouve  pas  en  état  d’infériorité  manifeste 
vis-à-vis  d’un  port  voisin  d’où  s’exportent  généralement 
de  plus  fortes  quantités  de  marchandises. 

Pour  fixer  les  idées,  prenons  un  exemple. 

Anvers  exporte  en  moyenne  un  millier  de  tonnes  men- 
suellement pour  la  Nouvelle-Zélande  ; il  semblerait  donc 
que  des  départs  directs  seraient  possibles. 

Mais  de  Londres  on  expédie  trois  fois  par  mois  des 
navires  de  7000  tonnes  environ.  Dans  ces  conditions,  il 
est  plus  économique  de  transborder  les  marchandises 
d’Anvers  à Londres. 

Or,  le  fret  d’Anvers  à Londres  tombe  à la  charge  du 
fabricant  belge  puisqu’il  a à lutter  contre  ses  concurrents 
anglais  qui  n'ont  pas  à payer  ces  frais. 

Si  donc  à un  moment  donné  les  marchandises  transitant 


LE  PORT  D’ ANVERS. 


217 


par  Anvers  étaient  détournées  vers  un  port  voisin,  Rotter- 
dam par  exemple,  il  est  indubitable  que  beaucoup  de  nos 
marchandises  nationales  suivraient  le  même  chemin,  ne 
fût-ce  que  par  suite  de  l’économie  de  fret  qui  en  résulterait 
pour  l’exportateur.  Mais  les  frais  de  transport  supplé- 
mentaires d’Anvers  à Rotterdam  tomberaient  à la  charge- 
de  nos  fabricants. 

Un  autre  élément  viendrait  encore  accentuer  le  mouve- 
ment : en  règle  générale  le  fabricant  n’exporte  pas,  cette 
fonction  est  laissée  à l’exportateur.  Celui-ci  ne  tire  pas  ses 
produits  d’un  seul  pays  ni  d’un  seul  fabricant.  D’autre 
part,  il  a intérêt  à présenter  au  transporteur  des  lots  de 
marchandises  aussi  importants  que  possible,  puisque  de 
cette  façon  il  peut  peser  sur  les  frets  et  obtenir  de  bien 
meilleures  conditions.  Si  donc  le  centre  du  transit  se 
déplaçait,  il  est  certain  que  beaucoup  de  produits  belges 
seraient  entraînés  par  le  fait  qu’ils  font  partie  de  lots  qu’il 
est  dans  l’intérêt  de  l'exportateur  de  11e  pas  scinder.  Encore 
une  fois,  les  frais  de  transport  supplémentaires  retombe- 
raient directement  ou  indirectement  à la  charge  de  l’in- 
dustrie nationale. 

2°  Il  est  incontestable  que  plus  la  quantité  des  mar- 
chandises manipulée  par  un  port  est  considérable,  plus 
les  départs  sont  fréquents. 

En  règle  générale,  le  fabricant  est  payé  contre  présen- 
tation des  documents  d’embarquement.  Donc,  plus  les 
départs  seront  rapprochés,  plus  il  aura  de  chances  d’ex- 
pédier sa  marchandise,  de  recevoir  les  connaissements  et 
de  rentrer  dans  ses  fonds. 

La  fréquence  des  départs  épargne  par  conséquent  à la 
nation  en  général  un  certain  nombre  de  jours  d’intérêt 
sur  tous  les  produits  qui  passent  par  Anvers. 

Cet  intérêt  ne  doit  pas  se  calculer  sur  le  bénéfice  net 
moyen  ou  l’intérêt  généralement  payé  aux  capitaux,  mais 
bien  sur  un  chiffre  beaucoup  plus  considérable,  et  ceci 
pour  deux  raisons. 


2l8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


La  première  est  que  le  crédit  généralement  accordé  ne 
dépasse  pas  trois  mois  ; si  donc  un  fabricant  fait  un  béné- 
fice net  de  5 °/0  sur  une  expédition,  ce  bénéfice  se  renou- 
• velle  quatre  fois  par  an  et  le  gain  est  par  conséquent  de 
20  %. 

Ensuite,  parce  que  le  fabricant  qui  emploie  les  capitaux 
dans  son  industrie  doit  leur  faire  payer  d’abord  son  acti- 
vité personnelle,  ses  connaissances,  ses  employés  de  toute 
classe  et  les  risques  qu’il  encourt.  Il  remploiera  donc  ses 
fonds  non  pas  au  taux  que  lui  paiera  son  banquier,  mais 
au  taux  qu’il  obtient  en  les  fécondant  par  son  travail. 

On  peut  ainsi  fixer  à un  chiffre  moyen  de  1 5 à 20  0/o 
l’intérêt  annuel  brut  que  rapporte  l’argent  employé  dans 
l’industrie. 

Pour  apprécier  maintenant  le  bénéfice  réalisé  par  la 
nation  grâce  à des  départs  plus  fréquents,  supposons  un 
instant  que  l’hinterland  étranger  d’Anvers  vienne  à dis- 
paraître. 

Comme  il  est  impossible  de  modifier  du  jour  au  lende- 
main le  matériel  naval  qui  doit  servir  au  transport  des 
marchandises,  nous  devrons  logiquement  admettre  que  le 
tonnage  des  navires  ne  changera  pas  et  qu’il  leur  faudra 
un  minimum  de  chargement  à chaque  escale  à Anvers, 
égal  à celui  qu’ils  viennent  y prendre  actuellement. 

Or,  comme  les  marchandises  se  présenteront  en  moindre 
quantité,  il  sera  nécessaire  d’espacer  les  départs. 

Pour  fixer  les  idées,  supposons  que  le  commerce  d’ex- 
portation — transit  et  national  — passant  par  Anvers 
pour  les  Etats-Unis  soit  de  56o  ooo  tonnes  pour  un  an.  Ces 
marchandises  sont  enlevées  par  260  navires.  Chaque  navire 
enlève  donc  3 1 65  tonnes.  Or,  les  transports  de  marchan- 
dises nationalisées  représentent  un  tonnage  de  397  000. 
11  ne  pourrait  dès  lors  y avoir  que  160  départs  par  an, 
donc  un  départ  tous  les  2,4  jours  en  moyenne  au  lieu  de 
tous  les  1 ,4  jours  comme  c’est  le  cas  actuellement. 

11  en  résulterait  par  conséquent  un  retard  moyen  de 


LE  PORT  D’ANVERS. 


219 


1 jour  sur  l’ensemble  des  expéditions  des  produits  natio- 
naux et  nationalisés. 

Or.  leur  valeur  est  de  94  000  000  francs,  et  l’intérêt  sur 
cette  somme  représente  environ  53  000  francs. 

Mais  on  comprendra  facilement  l’invraisemblance  de  la 
supposition  qui  a servi  de  base  à ce  calcul.  Il  est  impossible 
que  du  jour  au  lendemain  l’hinterland  étranger  disparaisse. 
Ce  qui  peut  arriver,  c’est  que  l’exportation  soit  détour- 
née vers  un  port  concurrent  d’Anvers.  Dans  ce  cas,  nos 
propres  produits,  d’après  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut, 
suivraient  le  même  chemin  et  le  résultat  serait  tout  aussi 
désastreux,  puisqu’il  faudrait  en  premier  lieu  payer  un  plus 
long  transport  par  terre,  et  que  le  fabricant  attendrait 
plus  longtemps  avant  de  rentrer  en  possession  son  argent. 

Il  est  impossible  de  calculer  même  approximativement 
le  dommage  que  nous  subirions,  mais  il  est  presque  certain 
que  nous  nous  trouverions  pour  bien  des  produits  dans 
une  situation  manifestement  inférieure  à celle  de  nos 
concurrents  allemands  : nous  nous  verrions  forcément 
évincés  pour  beaucoup  de  marchandises. 

Observons  aussi  que  pour  détourner  ce  trafic  de  transit, 
il  ne  faut  pas  que  tous  les  produits  soient  entraînés  vers 
un  même  port.  Il  suffit  qu’une  partie,  soit  le  fret  lourd, 
soit  le  fret  léger,  prenne  le  chemin  d’un  port  concurrent. 

Nous  avons  vu,  par  exemple,  que,  bien  qu’à  l’importa- 
tion Rotterdam  détienne  le  record  et  soit  plus  avanta- 
geusement situé  qu’Anvers  pour  tout  le  bassin  du  Rhin  et 
de  la  Ruhr,  l’exportation  de  ces  provinces  passe  en  grande 
majorité  par  notre  port,  uniquement  par  suite  des  meil- 
leures combinaisons  de  fret  que  l’on  peut  y réaliser.  Si 
donc  à un  moment  donné  l'équilibre  venait  à être  rompu, 
si,  par  suite  de  meilleures  voies  d’accès  avec  l’hinterland, 
par  suite  de  tarifs  de  faveur,  par  suite  aussi  de  meilleures 
conditions  intérieures,  les  produits  pouvaient  être  livrés 
FOB  à meilleur  compte  à un  autre  port,  et  si  les 
navires  certains  d’y  trouver  soit  une  expédition  plus 


220 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


rapide  soit  de  meilleurs  frets  consentaient  à une  réduction, 
nous  verrions  petit  à petit  les  marchandises  prendre  le 
chemin  du  port  concurrent,  d’abord  en  petites  parties  ; 
puis,  une  marchandise  entraînant  l’autre,  les  expéditions 
feraient  boule  de  neige,  s’augmenteraient,  s’accroîtraient 
sans  cesse,  et  finiraient  par  entraîner  dans  leur  courant 
nos  propres  marchandises  au  grand  dam  d’Anvers,  du 
demi-million  d’habitants  de  notre  métropole  commerciale 
et  de  la  nation  en  général. 

Si  demain  les  fers  et  les  aciers  des  provinces  du  Rhin 
et  de  la  Lorraine  étaient  détournés  sur  Rotterdam,  qui 
nous  dit  qu’une  partie  de  nos  fers  ne  serait  pas  obligée  de 
suivre  le  même  chemin  ? Ce  transport  supplémentaire 
coûterait  au  moins  1 sh.  à la  tonne  et  il  ne  resterait 
d’autre  alternative  à nos  fabricants  que  de  refuser  les 
ordres  ou,  si  c’était  possible,  de  diminuer  la  rémunération 
du  capital,  l’amortissement  de  leurs  installations  et  le 
salaire  des  ouvriers. 

Qui  nous  dit  que  ce  mouvement  n’a  pas  commencé  déjà  ? 

Rotterdam  exporte  annuellement  5oo  ooo  tonnes  de 
charbon  qui  n’eussent  jamais  pris  ce  chemin  si  nous  y 
avions  pris  garde. 

Rotterdam  étend  de  plus  en  plus  son  influence,  Rotter- 
dam est  déjà  un  port  plus  important  qu 'An vers.  Au  point 
de  vue  des  relations  par  eau  avec  l’hinterland,  il  est  mieux 
situé  que  nous  ne  le  sommes.  Tout  comme  nous,  il  se 
trouve  au  nœud  du  réseau  fluvial  central  européen. 
Anvers  n’a  d’avantage  sur  lui  que  parce  qu’il  est  le 
centre  du  réseau  ferré  et  qu’il  est  appuyé  par  l’industrie 
belge.  Mais  qu’un  jour  la  Hollande  soit  entraînée  dans 
l’orbite  du  Zollverein,  qu’obéissant  à des  préoccupations 
pangermanistes,  l’Etat  allemand  favorise  Rotterdam  par 
ses  tarifs  de  faveur  et  par  toute  l’admirable  méthode  qui 
préside  à son  organisation  économique,  ce  jour-là  il  est  à 
craindre  que  nos  produits  mêmes  ne  soient  entraînés  et 
qu’ Anvers  ne  descende  au  rang  d’un  port  local. 


LE  PORT  D’ANVERS. 


22  1 


Deux  mots  de  conclusion  s’imposent. 

Nous  avons  vu  qu’Anvers  s’appuie  sur  un  hinterland 
étendu,  riche  et  commerçant,  avec  des  besoins  sans  cesse 
croissants.  Sous  ce  rapport  il  est  le  premier  port  du  monde. 

Anvers  n’a  pas  d’influence  directe  sur  les  voies  de  com- 
munication avec  cet  hinterland,  parce  que  le  territoire 
belge  n’est  pas  assez  étendu. 

Anvers  doit  donc  manipuler  les  marchandises  à meil- 
leur compte  que  ses  concurrents,  Anvers  doit  attirer  les 
navires.  11  doit  renfermer  tous  ses  avantages  en  lui-même, 
et  c’est  pour  cette  raison  qu’il  doit  être  ou  devenir  le  port 
le  mieux  outillé,  le  plus  facile  et  le  moins  cher  de  tous 
ses  concurrents. 

La  prospérité  d’Anvers  réagit  sur  l’économie  nationale 
entière  ; directement  ou  indirectement  le  pays  retire  un 
bénéfice  de  chaque  opération  d’importation,  d’exportation 
et  de  transit.  La  question  d’Anvers  est  donc  une  question 
nationale. 


Lrnest  Dubois. 


Marcel  Theunissen. 


VII 


LES  PORTS  ET  LA  VIE  ÉCONOMIQUE 
EN  FRANCE  ET  EN  ALLEMAGNE 


Vous  avez  pensé  que  dans  l’ensemble  de  communications 
présentées  à votre  congrès,  il  était  nécessaire  de  réserver 
une  place  à la  France  et  à l’Allemagne.  Je  suis  très 
touché  de  l’honneur  que  vous  m’avez  fait  en  me  priant  de 
vous  entretenir  quelques  instants  de  ces  deux  pays  dont 
j’ai  en  effet  étudié  à plusieurs  reprises  l’activité  écono- 
mique et  le  mouvement  maritime. 

Ce  n’est  pas  un  examen  complet  que  je  puis  songer  à 
entreprendre  ici.  C’est  surtout  à une  comparaison  entre 
les  situations  respectives  des  ports  de  ces  deux  nations  que 
je  dois  m’attacher.  Si  cette  comparaison  n’est  pas,  hélas, 
très  satisfaisante  pour  mon  amour-propre  de  Français, 
elle  est  du  moins  féconde  en  enseignements  utiles  pour 
tous  ceux  qui  veulent  se  rendre  un  compte  exact  du  rôle 
que  les  grands  ports  jouent  actuellement  dans  la  vie 
économique  de  l’humanité. 

L’une  des  premières  réflexions  qui  se  présentent  à l’es- 
prit est  suggérée  par  une  considération  d’ordre  géogra- 
phique, dont  il  convient  de  dire  d’ahord  quelques  mots. 
Vous  savez  qu’on  attachait  autrefois  une  grande  impor- 
tance aux  ports  « naturels  «.  Le  mot  port  évoquait  prin- 
cipalement l’idée  d’une  excavation  qui  était  l’œuvre  de  la 
nature  et  offrait  aux  navires  une  station  abritée  contre  les 
vents  et  les  tempêtes.  La  main  de  l’homme  se  bornait  à 
quelques  travaux  d’amélioration.  Marseille,  Toulon,  Mo- 
naco, Nice,  Constantinople  avec  sa  célèbre  Corne  d’or, 
étaient  regardés  comme  les  plus  beaux  ports  du  monde. 
Mais  l’observation  prouve  que  les  ports  qui  actuellement 


PORTS  DE  FRANCE  ET  D’ALLEMAGNE. 


223 


se  développent  le  plus  sont  ceux  qui  se  trouvent  sur 
l’estuaire  d’un  fleuve  accessible  à des  navires  d’un  fort 
tonnage  ; c’est  le  cas  pour  Londres,  Anvers,  Rotterdam, 
Hambourg,  Stettin.  Les  ports  situés  sur  les  estuaires 
permettent  plus  aisément  l’établissement  de  quais  d’une 
longueur  indéfinie  et  celui  de  voies  ferrées  qui  facilitent 
le  chargement  et  le  déchargement  des  marchandises.  Ils 
permettent  plus  aisément  la  création  des  magasins,  des 
hangars,  des  docks  indispensables.  L’évolution  de  ces 
immenses  navires,  dont  les  dimensions  s’accroissent  sans 
cesse,  y est  plus  facilé.  De  plus,  ils  sont  presque  toujours 
la  tête  de  ligne  d’un  réseau  de  navigation  intérieure  qui 
leur  permet  de  recevoir  commodément  ce  qui  est  la  con- 
dition primordiale  de  la  prospérité  d’un  port  : le  fret. 

Nous  verrons  bientôt  quelle  est  l’importance  de  cette 
observation  générale  lorsqu’il  s’agira  de  comparer  le  déve- 
loppement des  principaux  ports  de  la  France  et  de  l’Alle- 
magne, car  en  Allemagne  les  ports  naturels  n’existent  pas 
et  ce  pays,  par  sa  position  géographique  en  Europe, 
semblait  prédestiné  à demeurer  surtout  un  état  terrien, 
continental  et  militaire. 

C’est  de  la  France,  dont  les  traditions  maritimes  sont 
plus  anciennes  que  celles  de  l’Allemagne,  que  je  parlerai 
tout  d’abord. 

Lorsqu’on  se  reporte  aux  documents  officiels,  notam- 
ment au  Tableau  général  du  commerce  et  de  la  navigation 
publié  chaque  année  par  les  soins  du  gouvernement, 
lorsqu’on  consulte  les  rapports  des  chambres  de  commerce, 
les  publications  du  comité  des  armateurs  de  France  et 
des  grandes  compagnies  de  navigation,  on  constate  d’abord 
que  des  efforts  considérables  ont  été  faits  dans  notre  pays 
pour  améliorer  la  situation  des  ports  et  accroître  leur 
activité  ; on  doit  même  remarquer,  avec  satisfaction,  que 
la  plupart  de  ces  efforts  sont  dus  à l’initiative  privée.  Nos 
gouvernements,  qui  ont  tant  de  peine  à équilibrer  nos 


224 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


énormes  budgets,  se  montrent  plutôt  parcimonieux  pour 
ce  qui  est  des  travaux  publics  et  de  l’aménagement  des 
ports. 

Les  améliorations  dont  je  vais  vous  dire  quelques  mots 
ont  été  principalement  le  résultat  du  concours  généreux 
des  industriels,  des  commerçants,  des  simples  particuliers. 
L’outillage  d’exploitation  a été  en  somme  perfectionné,  à 
tel  point  qu’il  ne  fait  pas  mauvaise  figure  à côté  de  l’ou- 
tillage des  ports  étrangers  les  plus  importants.  Grues  et 
cabestans,  vannes  et  portes,  écluses,  machines  hydrau- 
liques de  toutes  sortes,  prouvent  l’intelligence  et  la  science 
de  nos  ingénieurs  et  de  nos  constructeurs.  Et  pourtant 
l’activité  des  ports  français,  en  dépit  de  ces  louables  efforts, 
n’est  en  rapport  ni  avec  la  peine  qu’on  s’est  donnée,  ni 
avec  les  dépenses  auxquelles  on  a consenti. 

Quelques  brèves  indications  sur  les  ports  principaux  de 
la  mer  du  Nord  et  de  la  Manche,  de  l’Atlantique  et  de  la 
Méditerranée  sont  ici  nécessaires. 

Voici  d’abord  trois  ports,  Dunkerque,  Calais,  Boulogne, 
pour  lesquels  on  a fait  de  grands  sacrifices. 

A Dunkerque  on  n’a  pas  dépensé  depuis  1821  moins  de 
5o  millions.  Les  nouveaux  bassins  (bassins  Freycinet) 
sont  parfaitement  aménagés  et  entourés  de  voies  ferrées 
dont  le  développement,  non  compris  celui  de  la  gare 
maritime,  dépasse  35  kilomètres.  Les  engins  de  radoub  et 
ceux  de  manutention  sont  remarquables,  les  services 
administratifs  sont  luxueusement  installés. 

Dunkerque  bénéficie  également  de  cette  concentration 
industrielle  et  commerciale  qui  n’est  nulle  part  en  France 
aussi  accentuée  que  dans  le  département  du  Nord,  et  lui 
procure  un  hinterland  dont  elle  a tiré  parti.  C’est,  je  crois, 
de  tous  nos  ports  français  celui  dont  le  développement  est 
en  somme  le  plus  satisfaisant. 

A Calais  on  a creusé  à grands  frais  de  nouveaux  bas- 
sins. Vous  connaissez  probablement  le  magnifique  bassin 
Carnot.  On  vient  de  construire  un  nouvel  avant-port 


PORTS  DE  FRANCE  ET  DALLEMAGNE.  22  5 

dont  les  quais  sont  fondés  sur  des  puits  descendus  dans 
le  fond  sableux  par  un  procédé  spécial  fort  ingénieux 
d’injection  d’eau  et  d’aspiration  du  sable. 

A Boulogne  on  a créé  une  digue  en  eau  profonde,  formée 
d’une  infrastructure  en  moellons,  d’enrochements  et  de 
blocs  surmontant  une  muraille  en  maçonnerie  qui  s’élève 
à 20  mètres  au-dessus  du  fond.  Boulogne  est  d’ailleurs  le 
port  le  plus  important  de  France  pour  la  pêche. 

Mais  ces  trois  ports,  si  intéressants  à considérer  indi- 
viduellement, souffrent  de  leur  voisinage  même  et  de  la 
concurrence  qu’ils  se  font  entre  eux.  Ils  sont  trop  rappro- 
chés l’un  de  l’autre.  Ils  sont  en  outre,  pour  une  partie  de  la 
France  septentrionale,  concurrencés  par  le  port  du  Havre, 
où  l’on  vient  de  faire  d’énormes  travaux  et  de  construire 
un  port  en  eau  profonde  très  vaste  et  très  sûr.  La  Com- 
pagnie transatlantique  y a son  principal  centre  d’action. 
Elle  lutte  énergiquement  et  souvent  avec  succès  contre  les 
compagnies  anglaises  et  allemandes.  Aux  deux  navires  de 
toute  beauté,  la  Savoie  et  la  Lorraine,  qui  ont  acquis  une 
réputation  méritée,  elle  vient  d’en  ajouter  un  troisième, 
la  Provence,  qui  n’a  pas  moins  de  190  mètres  de  long, 
avec  une  puissance  de  20  000  chevaux,  dont  les  aménage- 
ments sont  somptueux  et  dont  la  vitesse  dépasse  aisément 
les  20  nœuds  réglementaires.  La  Provence  vient  de  tra- 
verser l’Atlantique  en  six  jours  et  deux  heures,  dépassant 
de  plusieurs  heures  le  fameux  Deutschland. 

Le  Havre  a,  au  surplus,  la  bonne  fortune  d’être  un 
grand  marché  mondial  du  café,  marché  auquel  on  a su 
donner  une  organisation  excellente,  où  le  fonctionnement 
des  opérations  à terme,  les  caisses  de  liquidation  et  les 
procédés  de  warrantage  peuvent  (sauf  quelques  critiques 
de  détail)  être  donnés  comme  modèles. 

Mais  le  Havre,  placé  à l’extrémité  même  de  l’embou- 
chure de  la  Seine,  souffre  forcément  du  voisinage 
de  Rouen,  qui  est  un  peu  éloigné  de  la  mer,  mais  qui  a 
l’avantage  d’être  presque  encore  sur  un  estuaire.  Rouen  est 
1 1 Ie  SÉRIE.  T.  X. 


15 


22Ô 


RK  VUE  DBS  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


le  débouché  naturel  de  Paris,  qui  est  lui-même  le  centre 
de  rayonnement  d’un  système  de  canaux  et  de  voies  navi- 
gables se  ramifiant  sur  une  partie  de  la  France.  C’est  pour 
ce  motif  que  Rouen  attire  beaucoup  plus  que  le  Havre  les 
marchandises  lourdes,  encombrantes,  la  houille  et  l’an- 
thracite (le  port  en  reçoit  800000  tonnes  par  an),  les 
bois,  les  vins  d’Algérie,  de  Tunisie  et  d’Espagne,  le  pétrole 
brut,  les  grains,  spécialement  l’avoine  et  l’orge.  Tout  cet 
ensemble  d’arrivages  atteint  3 millions  de  tonnes.  Rouen 
est  devenu  peu  à peu  un  grand  port  de  transit.  C’est  en 
vue  du  transit  qu’ont  été  conçues  la  plupart  des  installa- 
tions. C’est  pour  ce  même  motif  qu’on  a multiplié  les  grues 
flottantes.  Il  n’y  a pas  de  port  français  où  l’on  voit  autant 
de  marchandises  transbordées  directement  des  navires  de 
mer  sur  des  bateaux  fluviaux,  marchandises  qui  repartent 
sans  même  avoir  touché  les  quais  ; d’autres  ne  restent  à 
terre  que  le  temps  nécessaire  pour  subir  certaines  opéra- 
tions de  douane.  Ajoutons  que  la  prospérité  relative  du 
port  de  Rouen  s’explique  aussi  par  le  développement 
industriel  de  la  région  avoisinante  où  l’industrie  textile  et 
celle  des  produits  chimiques  ont  fait  de  réels  progrès. 

Si  des  ports  de  la  Manche  nous  passons  à ceux  de 
l’Atlantique,  nous  constaterons  qu’ils  sont  dans  une  situa- 
tion plus  difficile  que  les  précédents.  La  raison  fonda- 
mentale, c’est  qu’ils  drainent  très  peu  de  fret  de  sortie. 
Ils  ont  grandi,  c’est  vrai,  mais  ils  ne  doivent  leur  activité 
qu’à  des  éléments  spéciaux  de  trafic.  Ainsi  d’importantes 
raffineries  de  sucre  se  sont  installées  à Nantes  ; La 
Rochelle  est  un  grand  port  de  pêche  ; Bordeaux  est  le 
centre  d’un  commerce  considérable  de  vins. 

Les  progrès  de  ces  differentes  villes  ne  sont  pasfnéan- 
moins  satisfaisants.  Ainsi  Nantes,  en  dépit  d’une  certaine 
prospérité  qu’on  ne  saurait  méconnaître,  souffre  profondé- 
ment de  sa  rivalité  avec  Saint-Nazaire.  Nous  avons  vu  que 
Rouen  et  le  Havre  peuvent  être  à la  rigueur  considérés 
comme  deux  villes  complémentaires  l’une  de  l’autre.  Toutes 


PORTS  DE  FRANCE  ET  DALLEMAGNE. 


227 


deux  ont  des  traditions  commerciales  fort  anciennes.  Il 
n’en  est  pas  de  même  ici.  La  création  de  Saint-Nazaire 
est  récente  et  artificielle.  Les  Nantais  n’ont  pu  voir  sans 
dépit,  vers  le  milieu  du  xixe  siècle,  qu’au  lieu  d’approfon- 
dir la  Loire,  qui  notait  accessible  dans  le  voisinage  de 
leur  ville  qu’à  des  navires  d’un  tirant  d’eau  maximum  de 
trois  mètres,  on  voulait  créer  artificiellement  à Saint- 
Nazaire  de  grands  bassins  pour  lesquels  on  a dépensé  une 
trentaine  de  millions. 

Cette  création  d’une  utilité  contestable  a eu  lieu  entre 
i85o  et  1880.  Elle  répondait  aux  idées  qui  régnaient 
alors.  On  voulait  substituer  aux  ports  en  rivière  des  bassins 
directement  ouverts  sur  l'océan.  Ces  bassins  devaient  être 
la  tête  de  ligne,  le  point  d’aboutissement  des  voies  ferrées. 
Les  chemins  de  fer  étaient  considérés  alors  comme  le 
seul  mode  de  transport  vraiment  moderne.  Napoléon  III 
lui-même  vint  inaugurer  solennellement  les  nouveaux 
bassins. 

Nantes  eut  à souffrir.  Quelques  Nantais  vinrent  bien 
s’établir  à St-Nazaire,  mais  en  petit  nombre  ; on  ne 
déplace  pas  une  ville  si  aisément  ! 

En  réalité,  on  dissocia  les  deux  éléments  inséparables 
d’un  grand  port  : i°  les  bassins,  les  quais,  l’outillage  ; 
20  le  centre  d’affaires,  le  groupement  principal  de  popu- 
lation. 

Les  Nantais  se  refusant  à émigrer  cherchèrent  à attirer 
les  navires,  à ramener  à eux  la  navigation  maritime.  Ils 
commencèrent  par  entreprendre  d’importants  travaux 
dans  la  basse  Loire,  puis,  après  hésitation,  construisirent 
un  canal  latéral  qui  leur  permit  de  recevoir  des  navires 
d’un  tirant  d’eau  de  six  mètres. 

Ces  incertitudes  furent  fâcheuses,  car,  si  les  quarante  ou 
cinquante  millions  qui  ont  été  dépensés  tant  à St-Nazaire 
que  pour  la  construction  d’un  canal,  devenu  au  bout  de 
peu  d’années  insuffisant,  avaient  été  franchement  employés 


228 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


à améliorer  le  cours  inférieur  de  la  Loire,  on  serait  cer- 
tainement arrivé  à de  meilleurs  résultats. 

Le  canal  latéral  a néanmoins  été  pour  Nantes  une 
cause  de  développement.  Le  tonnage  du  port  a doublé 
depuis  qu’il  est  construit,  et  Nantes  est  devenue  un  port 
ouvrier.  On  y a créé  des  fabriques  de  biscuits,  de  con- 
serves, de  confiserie,  d’engrais  artificiels,  de  produits 
chimiques;  des  savonneries,  des  huileries,  etc.  C’est  un 
débouché  pour  les  denrées  agricoles  de  la  région  et  pour 
les  vins  de  la  vallée  de  la  Loire.  On  a créé  récemment 
dans  les  environs  des  établissements  métallurgiques  d’une 
certaine  importance,  des  chantiers  de  constructions  na- 
vales qui  ont  profité  de  la  loi  de  1 8g3  pour  construire 
surtout  des  voiliers.  Nantes,  ce  n’est  pas  douteux,  cherche 
à s’émanciper  le  plus  qu’elle  peut  de  St-Nazaire.  Elle 
veut  devenir  un  grand  port  de  navigation.  Si  elle  y par- 
vient, c’est  alors  le  sort  de  St-Nazaire,  devenue  aujour- 
d’hui une  ville  de  33  ooo  habitants,  qui  est  compromis. 
Se  résoudra-t-on  à la  sacrifier  après  avoir  dépensé  tant 
de  millions  pour  la  doter  d’un  port  auquel  on  vient  de 
faire  récemment  de  notables  améliorations?  La  Chambre 
de  commerce  de  cette  ville  fait  les  plus  grands  efforts 
pour  ne  pas  se  laisser  immoler.  La  lutte  est  très  vive  et 
menace  de  durer  longtemps  encore.  De  plus,  par  derrière 
cette  rivalité  se  trouve  la  question  de  la  Loire  navigable, 
gros  problème  qui  divise  depuis  longtemps  les  meilleurs 
esprits.  On  n’a  pu  encore  se  mettre  d’accord  sur  ce  qu’il 
convient  de  faire.  Est-ce  la  Loire  elle-même  qu’il  faut 
améliorer  ? doit-on  préférer  un  canal  latéral  ? Il  faut 
absolument  se  prononcer,  parce  qu’il  faut  absolument 
assurer  à Nantes  le  fret  lourd  qui  lui  fait  défaut. 

On  pourrait  retrouver,  en  étudiant  les  deux  ports  de 
la  Rochelle  et  de  la  Pallice,  quelque  chose  de  la  rivalité 
que  nous  venons  de  signaler  entre  Nantes  et  St-Nazaire. 
La  Pallice  est  aussi  une  création  artificielle  destinée  à 
servir  de  débouché  au  réseau  de  l’État  ; et  ce  réseau  ne 


PORTS  DE  FRANCE  ET  D’ALLEMAGNE. 


229 


se  développe  guère,  pas  plus  que  ne  se  développe  l’indus- 
trie dans  toute  cette  région.  N’est-il  pas  permis  de  penser 
que  les  millions  qui  ont  été  dépensés  dans  ces  deux  ports, 
dont  l’importance  restera,  sans  doute,  toujours  médiocre, 
auraient  été  plus  utilement  employés  ailleurs?  S’il  faut 
vraiment  que  quelques  sacrifices  soient  faits  dans  un 
pays,  ne  sont-ce  pas  des  ports  secondaires  comme  ceux-là 
qu’il  faudrait  avoir  le  courage  de  négliger  ? 

Nous  eussions  mieux  fait  de  concentrer  notre  attention 
sur  le  port  de  Bordeaux  qui  se  trouve  sur  un  magnifique 
estuaire  avec  eau  profonde  de  sept  mètres  qu’on  s’est  déjà 
préoccupé  de  porter  à huit.  Bordeaux  a un  passé  com- 
mercial qui  est  une  force  pour  cette  ville.  Bordeaux  est 
justement  fière  d’une  grandeur  et  d’une  prospérité  qui 
furent  telles  au  xvme  siècle,  qu’à  ce  moment  c’était  le 
premier  port  de  l’Europe  continentale.  Le  régime  libéral 
adopté  en  1860  avait  d’ailleurs  rendu  à Bordeaux,  après 
une  période  de  déclin  regrettable,  une  grande  activité. 
Cette  ville  était  devenue  et  est  restée  partiellement  le 
point  de  départ  des  services  de  navigation  pour  les  prin- 
cipales contrées  du  monde.  Mais  on  constate  aujourd’hui 
un  certain  ralentissement  sur  les  causes  duquel  je  ne 
puis  insister  longuement.  Il  importe  surtout  de  remarquer 
qu’il  n’est  pas  la  conséquence  de  la  création  de  Pauillac, 
bel  avant-port  d’une  profondeur  de  neuf  mètres.  Pauillac, 
ou  l’on  a créé  des  usines,  dans  de  bonnes  conditions,  est 
une  création  bordelaise,  ce  n’est  pas  pour  Bordeaux  une 
rivalité. 

Si  le  mouvement  d’affaires  de  Bordeaux  se  développe 
encore  un  peu,  c’est  grâce  aux  industries  locales  qui 
l’alimentent. 

On  a créé  de  nombreuses  usines,  des  fabriques  de  bou- 
teilles, de  chocolat,  de  conserves  alimentaires,  de  liqueurs, 
de  produits  chimiques,  d’essence  de  térébenthine,  de  gou- 
dron végétal,  etc.  C’est  très  bien.  Ce  n’est  pas  assez  ! 


23o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Bordeaux  a cessé  d’être  un  centre  commercial  de  premier 
ordre. 

Deux  branches  importantes  du  commerce  bordelais  se 
plaignent  beaucoup  : le  commerce  du  bois  et  celui  du  vin. 

Bordeaux  recevait  jadis  une  quantité  considérable  de 
bois  de  construction  (de  Suède,  de  Norvège,  de  Russie, 
d’Amérique).  Ces  bois  sont  actuellement  frappés  de  droits 
élevés  (atteignant  5o  °/0  de  leur  valeur).  L’importation  a 
diminué  des  deux  tiers,  on  cherche  à les  remplacer  par 
du  bois  de  la  région  pyrénéenne.  Mais  cela  a d’autres 
inconvénients,  et  on  se  met  en  contradiction  avec  les 
efforts  de  ceux  qui  réclament,  non  sans  raison,  le  reboise- 
ment des  Pyrénées. 

Le  commerce  des  vins,  de  3 millions  d’hectolitres  valant 
1 milliard  de  francs,  s’est  abaissé  à 1 800  000  hectolitres 
valant  moitié  moins.  Cette  diminution  a frappé  plus  ou 
moins  les  industries  qui  se  greffent  sur  le  commerce  des 
vins  (la  tonnellerie,  la  distillerie,  diverses  entreprises  de 
transport). 

Notre  régime  protectionniste  n’a  pas  été  favorable  à 
cette  branche  du  commerce  bordelais.  Nos  viticulteurs  se 
sont  imaginé  que  nous  avions  tort  d’accueillir  trop  facile- 
ment les  vins  d’Italie  et  d’Espagne.  Ils  n’ont  pas  remarqué 
que  nos  vins  français  entraient  pour  1 /3  dans  ces  cou- 
pages, qui  donnaient  de  bons  résultats,  et  avaient  l’avan- 
tage de  maintenir  notre  exportation,  de  conserver  notre 
clientèle,  tout  en  laissant  à notre  commerce  un  beau 
bénéfice  (1). 

La  protection  s’est  faite  en  réalité  au  détriment  des 
Bordelais,  et  c’est  aujourd’hui  dans  des  ports  étrangers, 
principalement  à Hambourg,  Brême,  Lübeck  que  se  font 
ces  coupages,  ces  mélanges  dont  bénéficiaient  autrefois 
les  commerçants  de  Bordeaux.  Ajoutons  que  le  commerce 


(1)  Cf.  l’intéressant  article  de  M.  A.  Marvaud,  Revue  économique  inter- 
nationai.e,  février  1906,  et  le  livre  de  M.  Martinet,  Les  Ports  francs  et 
l' Exportation  des  vins. 


PORTS  DE  FRANCE  ET  D’ALLEMAGNE.  23  i 

des  vins  français  doit  compter  de  plus  en  plus  avec  la 
concurrence  redoutable  que  leur  font  sur  le  marché  mon- 
dial les  vins  d’Algérie,  d’Italie,  d’Espagne,  de  Crimée,  de 
Californie.  C’est  ce  qui  explique  en  partie  la  diminution 
du  tonnage  que  j’ai  signalée  plus  haut.  La  chambre  de 
commerce  fait  bien  remarquer  que  Bordeaux  est  devenu 
un  marché  important  pour  la  vente  de  la  morue  ! On 
signale  également  la  création  d’usines  pour  l’extraction 
des  essences  de  pins  landais  qui,  jusqu’ici,  allaient  se  faire 
traiter  à Londres  ou  en  Italie,  et  de  quelques  autres 
fabriques.  Mais  ce  léger  surcroît  d’activité  ne  peut 
répondre  aux  légitimes  désirs  des  habitants.  Par  suite  de 
l’insuffisance  des  voies  fluviales  et  des  canaux  de  jonction 
avec  les  bassins  avoisinants,  Bordeaux  manque  de  l’hinter- 
land  auquel  il  aspire. 

L’étude  des  ports  de  la  Méditerranée  n’est  pas  moins 
instructive.  Je  11e  dirai  rien  de  Cette  qui  a conservé  une 
certaine  activité  grâce  au  commerce  des  vins  : c’est  le 
débouché  naturel  des  départements  où  la  production  est 
la  plus  abondante  dans  notre  pays. -Mais  Marseille,  le 
premier  port  de  la  Méditerranée,  a beaucoup  de  peine  à 
conserver  sa  suprématie.  On  a fait  de  lourds  sacrifices 
pour  accroître  les  bassins  ; mais  l'activité  de  cette  ville  est 
principalement  due  à ce  qu’elle  est  devenue  un  centre 
industriel  ; les  faubourgs  se  sont  couverts  d’usines  et 
de  fabriques  de  toute  espèce.  Marseille  a perdu  une 
partie  du  rôle  commercial  auquel  elle  pouvait  prétendre. 
Elle  n’est  reliée  à l’intérieur  du  pays  par  aucune  voie 
navigable  et  il  ne  suffira  peut-être  même  pas  de  construire 
un  canal  aboutissant  au  Rhône,  car  ce  fleuve,  au  cours 
capricieux  et  pour  lequel  on  n’a  pas  fait  les  dépenses 
nécessaires,  peut  être  à peine  considéré  comme  un  moyen 
de  transport  pour  notre  pays. 

Plus  rapproché  du  centre  de  l’Allemagne,  favorisé  en 
outre  par  l’ouverture  du  Simplon,  comme  il  l’avait  été 
il  y a vingt-cinq  ans  par  celle  du  Saint-Gothard,  le  port  de 


232 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Gênes  fait  à Marseille  une  concurrence  terrible.  Chaque 
année  il  gagne  du  terrain.  11  l’emportera  probablement 
d’une  façon  définitive  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rap- 
proché. 

Marseille  a été,  au  surplus,  depuis  quelques  années  le 
théâtre  de  conflits  prolongés  entre  le  capital  et  le  travail 
qui  ont  détourné  de  ce  port  un  grand  nombre  de  navires 
et  lui  ont  fait  un  tort  considérable.  La  longue  grève  de 
1904  notamment,  dont  on  n’a  pas  perdu  le  souvenir,  a eu 
pour  elle  des  conséquences  désastreuses. 

Si  des  ports  français  nous  passons  à ceux  de  l’Alle- 
magne, l’impression  n’est  plus  la  même.  On  y trouve,  il 
faut  loyalement  le  reconnaître,  une  animation,  une  inten- 
sité de  vie  beaucoup  plus  considérable. 

I)e  tous  les  ports  de  l’Allemagne  contemporaine,  celui 
qui  mérite  de  fixer  tout  d’abord  l’attention  c’est  le  port  de 
Hambourg.  C’est  un  des  ports  du  monde  dont  le  mouve- 
ment s’est  le  plus  accru  depuis  un  demi- siècle.  Il  est 
actuellement  quinze  fois  ce  qu’il  était  il  y a cinquante  ans. 
Le  total  des  entrées,  vers  i85o,  ne  dépassait  pas  600  000 
tonnes,  il  est  maintenant  de  plus  de  9 millions.  Les  pro- 
grès sont  particulièrement  sensibles  depuis  dix  ans,  en 
dépit  de  la  crise  économique  très  grave  par  laquelle  a 
passé  le  nouvel  empire  et  dont  les  compagnies  de  naviga- 
tion ont  forcément  ressenti  le  contre-coup.  C’est  à 3 mil- 
liards et  1/2  de  francs  que  se  chiffre  le  mouvement  des 
marchandises  entrant  chaque  année  à Hambourg.  Les 
sorties  atteignent  une  somme  à peu  près  égale. 

Quinze  mille  navires,  dont  plus  de  la  moitié  (04  °/0)  sont 
allemands,  entrent  chaque  année  dans  le  port.  Et  le  ton- 
nage à la  sortie  est  un  peu  plus  élevé  qu’à  l’entrée,  ce  qui 
prouve  que  les  navires  qui  fréquentent  le  port  de  Ham- 
bourg y trouvent  du  fret  en  abondance. 

Les  causes  de  cette  marche  ascensionnelle  sont  nom- 
breuses. 


PORTS  DE  FRANCE  ET  DALLEMAGNE. 


233 


Voici  les  deux  principales  : 

i°  La  situation  géographique  de  cette  ville  ; 

2°  La  façon  dont  les  Allemands  ont  compris  le  rôle  que 
Hambourg  pouvait  jouer  dans  la  vie  de  leur  pays. 

i°  Hambourg  est  le  débouché  d’une  région,  la  vallée  de 
l’Elbe,  dont  une  partie  au  moins  a,  au  point  de  vue  indus- 
triel, et  depuis  longtemps,  une  importance  considérable. 

L’Elbe  est  une  voie  fluviale  de  premier  ordre,  péné- 
trant jusqu’au  cœur  de  l’Europe  centrale,  très  bien  placée 
même  le  jour  où  le  Danube  sera  rejoint  à la  Moldau,  pour 
drainer  une  partie  des  produits  de  l’Autriche.  Aucun  de 
nos  ports  français  n’est  dans  une  situation  géographique 
aussi  favorable. 

2°  Les  Allemands,  avant  même  que  Guillaume  II  eut 
prononcé  la  parole  fameuse  : (Jnsere  Zukunfl  liegt  auf  dem 
Wasser,  ont  compris  l’importance  du  rôle  que  la  mer  allait 
jouer  dans  la  vie  économique  de  l’humanité. 

Ils  ont  vu  que  l’Elbe  était  une  voie  naturelle  excellente. 
Ils  ont  travaillé  avec  ardeur  à l’améliorer. 

Ils  ont  fixé  le  lit  du  fleuve,  ils  ont  pris  les  précautions 
voulues  pour  parer  à la  possibilité  d’un  encombrement,  ils 
ont  cherché  à lui  assurer  de  l’eau  en  toute  saison. 

Ils  ont  tendu  une  chaîne  de  touage  jusqu’à  la  fron- 
tière de  Bohême  sur  un  parcours  de  720  kilomètres. 

Ils  se  sont  enfin  préoccupés  de  relier  le  bassin  de 
l’Elbe  aux  bassins  fluviaux  voisins,  à celui  de  l’Oder,  et 
à celui  du  Weser. 

La  question  de  la  navigation  intérieure  a été  considérée 
par  les  Allemands  comme  une  œuvre  d’utilité  nationale  au 
premier  chef.  Dès  1869  avaù  été  constituée  une  association 
— depuis  elle  a souvent  fait  parler  d’elle  — le  Central- 
verein  fur  Hebung  der  deutschen  Fluss-  und  Kancilschiff- 
fahrt , qui  a étudié  entre  autres  questions  : 
i°  La  question  du  canal  du  Rhin  à l’Elbe  ; 

2°  La  question  du  canal  de  la  Sprée  à l’Oder  ; 


234  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


3°  Celle  de  la  jonction  du  Danube  aux  lleuves  de  l’Alle- 
magne du  Nord  (Oder  et  Elbe). 

Une  partie  des  travaux  proposés  a déjà  été  exécutée. 
Le  reste  viendra  plus  tard. 

L’effort  de  cette  association  a été  complété  par  celui 
qui  a été  fait  en  même  temps  pour  organiser  la  batellerie. 

Après  s’être  constitués  en  fédération,  en  Verband,  les 
bateliers  de  l’Elbe  se  sont  groupés  autour  des  industriels, 
et  ont  reçu  d’eux  les  moyens  de  lutter  contre  les  chemins 
de  fer.  Ils  ont  créé  un  bureau  central  à Berlin,  des  écoles 
de  batellerie  et  même  un  brevet  [Schiffer patent),  qui 
est  aujourd’hui  obligatoire  sur  l’Elbe  et  le  Rhin. 

Ils  ont  amélioré  le  matériel,  ont  construit  de  grands 
chalands  longs  et  larges,  de  fort  tonnage,  de  peu  d’enfon- 
cement, qui  sont  traînés  par  de  puissants  remorqueurs, 
ayant  eux-mêmes  un  faible  tirant  d’eau.  La  plupart  ont 
des  propulseurs  à turbines  d’un  système  (Bellingrath-Zeu- 
ner)  fort  apprécié.  Il  faut  des  sécheresses  exceptionnelles 
pour  que  la  navigation  soit  momentanément  interrompue. 

Les  Hambourgeois  ont  d’ailleurs  considérablement  aidé 
au  développement  de  leur  cité.  Ils  ont  augmenté  la 
longueur  des  quais,  creusé  de  nouveaux  bassins,  créé 
l’avant-port  de  Cuxhaven,  établi  des  magasins  considé- 
rables et  des  entrepôts  de  toutes  sortes.  Ils  ont  fait 
de  Hambourg  un  port  franc,  et  cette  franchise,  si  elle 
n’a  pas  été,  comme  certains  l’ont  prétendu,  la  cause  unique 
du  merveilleux  essor  de  Hambourg,  a contribué  du 
moins  puissamment  à sa  prospérité.  Ce  qu’il  faut  surtout 
ne  pas  perdre  de  vue  lorsqu’on  étudie  les  causes  de  ce 
développement,  c’est  que  la  situation  de  Hambourg  a 
surtout  grandi  quand  l’Allemagne  elle-même  est  devenue 
une  grande  puissance  industrielle,  quand  elle  s’est  lancée 
à la  recherche  des  marchés  du  monde,  et  s’est  engagée 
avec  l’ardeur  que  vous  savez  dans  le  commerce  d’expor- 
tation. 

On  peut  dire  à ce  point  de  vue,  avec  M.  Paul  de  Rou- 


PORTS  DE  FRANCE  ET  DALLEMAGNE. 


235 


siers,  que  la  prospérité  de  Hambourg  est  le  reflet  de  la 
prospérité  de  l’Allemagne  (1).  Le  développement  de  la 
richesse  de  cette  ville  se  rattache  au  développement  de  la 
vie  économique  du  nouvel  empire,  et  ce  serait  toute  une 
étude  de  l'essor  industriel  allemand  qu’il  faudrait  entre- 
prendre pour  bien  comprendre  le  rôle  et  la  fonction 
économique  du  port  de  Hambourg. 

Il  faudrait  étudier  l’ensemble  des  régions  dont  Ham- 
bourg est  le  débouché,  l’organisation  des  transports,  le 
rôle  respectif  des  pouvoirs  publics,  des  particuliers  et  des 
associations,  et  ne  pas  oublier  de  montrer  comment  les 
cartels  ont  puissamment  contribué  à développer  le  com- 
merce d’exportation.  C’est  ainsi,  par  exemple,  que 
Hambourg  est  devenu  le  grand  port  d’exportation  des 
produits  chimiques  allemands,  et  que  l’essor  de  l’industrie 
chimique,  un  des  plus  beaux  fleurons  de  la  couronne 
industrielle  de  l’Allemagne,  explique  certains  côtés  de 
l’activité  du  port  de  Hambourg. 

M.  de  Rousiers,  qui,  dans  le  beau  livre  auquel  j’ai  déjà 
fait  quelques  emprunts,  a si  bien  montré  ce  que  l’Alle- 
magne envoie  à Hambourg,  insiste  avec  raison  sur 
les  causes  qui  expliquent  le  développement  de  cette 
branche  si  importante  de  l’industrie,  dont  on  a dit  qu’elle 
est  l’industrie  de  l’avenir. 

Hambourg  a résolu  aussi  la  difficile  question  du  fret. 
Hambourg  n’avait  pas  de  houille,  c’est-à-dire  peu  de 
fret  lourd  à exporter,  alors  que  le  fret  lourd  est  nécessaire 
à la  prospérité  d’un  port. 

Ce  sont  les  produits  agricoles  qui  ont  remplacé  la 
houille.  Hambourg  exporte  le  sucre  des  innombrables 
sucreries  de  la  plaine  saxonne,  de  la  région  de  Magde- 
bourg,  du  Brandebourg,  même  de  la  Bohême.  Elle  reçoit 
plus  d’un  million  de  tonnes  de  sucre  brut,  une  quantité 


(1)  Hambourg  et  V Allemagne  contemporaine . Paris,  1902. 


236 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


d’alcools,  de  sels  (provenant  de  Stassfurt,  et  beaucoup  de 
produits  de  l’industrie  textile. 

Hambourg  doit  aussi  une  partie  de  son  activité  à ce  qu’il 
est  un  grand  port  d’embarquement  pour  les  émigrants. 

Après  m’être  ainsi  étendu  longuement  sur  Hambourg, 
je  ne  puis  dire  qu’un  mot  des  autres  ports  auxquels 
s’appliquent,  d’ailleurs,  plusieurs  des  considérations  qui 
précèdent. 

Brême,  malgré  ses  traditions,  la  richesse  de  ses  arma- 
teurs, les  quasi-monopoles  qu’ils  ont  su  acquérir  pour 
diverses  branches  de  traffic,  n’a  pas  pris  la  même  impor- 
tance que  Hambourg.  Cela  tient  en  grande  partie  à ce 
quelle  manque  d 'hinterland. 

Le  Weser  n’est  qu’un  fleuve  secondaire  comparé  à 
l’Elbe. 

Cependant,  depuis  l’entrée  de  Brême  dans  le  Zollverein 
(1888),  le  mouvement  du  port  a plus  que  doublé. 

Sur  la  Baltique,  je  me  borne  à dire  quelques  mots  de 
Stettin.  C’est  le  premier  port  de  la  Baltique,  et  ses  progrès 
ont  été  considérables.  En  1870,  le  mouvement  du  port  était 
de  800  000  tonnes.  Et  aujourd’hui  il  est  de  quatre  mil- 
lions. C’est,  de  plus,  un  port  franc  et  c’est  le  plus  rapproché 
de  Berlin.  C’est  pourquoi  l’empereur  a approuvé  en  1899 
les  plans  d’un  canal  nouveau  qui  doit  remplacer  le  canal 
de  Finow  considéré  comme  insuffisant.  Cette  création  est 
regardée  comme  indispensable  pour  que  Stettin  puisse 
devenir  le  véritable  débouché  de  la  capitale  de  l’empire. 

C’est  à côté  de  Stettin,  à Bredow,  qu’ont  été  installés  les 
vastes  chantiers  navals  de  la  Société  Vulcan  qui  ont  pris 
une  importance  si  considérable  et  qui  appellent  notre 
attention  sur  les  progrès  accomplis  en  Allemagne  par 
cette  branche  de  l’industrie.  Les  chantiers  allemands  qui, 
en  1870,  existaient  à peine,  fabriquent  aujourd’hui 
i 2 °/0  des  navires  construits  dans  le  monde.  La  produc- 
tion a dépassé  l’an  dernier  3oo  000  tonnes  dont  101  o3o 


PORTS  DE  FRANCE  ET  D ALLEMAGNE.  287 

dans  les  chantiers  de  Stettin  et  112  825  dans  ceux  de 
Hambourg. 

Ce  développement  des  chantiers  est  en  rapport  étroit 
avec  le  développement  de  la  puissance  industrielle  du 
pays.  Les  Allemands  ont  compris  que  la  construction  des 
navires  n’est  pas  une  industrie  comme  les  autres,  que  la 
marine  marchande  est  une  force  énorme  d’expansion 
commerciale.  Ils  ont  senti  que  le  navire  est  un  précieux 
instrument  de  propagation  des  produits  et  de  l’influence 
d’un  pays. 

A la  prospérité  des  chantiers  correspond  aussi  celle 
des  grandes  compagnies  de  navigation  ; c’est  ainsi  que  la 
Compagnie  Hamburg- America  a réalisé  en  1905  un  béné- 
fice de  40  000  000  marcs  soit  27  °/Q  du  capital  total, 
contre  3i  200  000  en  1904.  Elle  a pu  donner  cette  année 
un  dividende  de  1 1 °/0.  Ses  amortissements  et  réserves 
n’ont  pas  été  moindres  de  24  5oo  000  marcs,  ce  qui 
représente  1 5 , 7 °/0  de  la  valeur  totale  de  la  flotte  de  cette 
compagnie.  Elle  ne  possède  pas  moins  de  147  vapeurs, 
jaugeant  692  080  tonnes.  Si  l’on  y ajoute  10  navires  en 
construction  et  une  importante  flottille  fluviale,  on  trouve 
un  total  général  de  811  943  tonnes  de  jauge  brute.  C’est 
presque  autant  que  toute  notre  flotte  marine  marchande 
française.  Ne  peut-on  en  conclure  que  l’industrie  mari- 
time bien  dirigée  est  capable  d’un  excellent  rapport?  Les 
actionnaires  qui  sont  restés  fidèles  à la  Compagnie  pen- 
dant les  douze  dernières  années  ont  touché,  nous  dit 
M.  Grivot  (1),  un  dividende  moyen  de  6,8  °/0  par  an. 
De  plus,  leurs  actions  ont  acquis  une  énorme  plus-value. 
Elle  n’est  pas  inférieure  à 59,25  % du  capital  primitif. 
Et  d’autres  sociétés  : le  Norddeutscher  Lloyd,  la  Com- 
pagnie hambourgeoise  sud- américaine,  la  Compagnie 
allemande  australienne,  le  Kosmos,  etc.,  marchent  sur 
les  traces  de  celle  que  je  viens  de  citer. 


(1)  Phare  du  8 avril  1006,  p.  175. 


238 


REVUE  UES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Ces  brèves  indications  suffisent  pour  prouver  que  les 
ports  allemands  sont  plus  prospères  que  nos  ports  fran- 
çais. Une  première  cause  d’infériorité  pour  ceux-ci,  c’est 
leur  éparpillement  même.  En  France  il  n’existe  pas  moins 
de  69  ports  (sans  compter  les  simples  ports  de  pêche  qui 
portent  le  total  à 417),  sur  lesquels  42  (sans  parler  de 
l’Algérie)  ont  les  honneurs  d’une  notice  spéciale  dans  le 
Tableau  général  du  commerce  et  de  la  navigation.  Qua- 
rante-deux ports  pour  lesquels  011  a fait  des  travaux  con- 
sidérables, c’est  évidemment  trop  ! 11  eût  fallu  en  sacrifier 
les  trois  quarts  pour  concentrer  les  efforts  sur  les  huit 
ou  dix  ports  principaux  dont  on  aurait  fait  les  véritables 
centres  du  trafic  maritime  du  pays.  En  second  lieu,  un 
port  est  un  débouché,  et  cette  vérité  semble  avoir  été  un 
peu  oubliée  en  France.  On  ne  s’est  pas  suffisamment 
occupé  d’améliorer  les  voies  d’accès,  les  chemins  de  fer, 
surtout  les  voies  navigables,  sans  parler  des  routes  et 
des  canaux.  On  peut  ajouter  que  nos  ports  français 
sont,  dans  une  certaine  mesure,  victimes  de  la  politique, 
d’ailleurs  aisée  à comprendre,  de  nos  compagnies  de 
chemins  de  fer,  qui  s’efforcent  de  conserver  les  marchan- 
dises sur  leur  réseau  le  plus  longtemps  qu’elles  peuvent. 
Les  courants  les  plus  longs  sont  naturellement  ceux 
qui  ont  Paris  pour  objectif  — au  détriment  des  courants 
transversaux  — et  il  n’y  a pas  de  courants  organisés  vers 
les  ports  de  l’Atlantique,  pour  le  transport  avantageux 
des  marchandises. 

La  situation  difficile  dans  laquelle  se  trouvent  nos  ports 
s’explique  aussi  par  la  lenteur  avec  laquelle  progresse 
notre  marine  nationale.  Ceci  tient  à des  causes  multiples 
qui  11e  peuvent  être  toutes  examinées  ici,  mais  il  importe 
au  moins  d’indiquer  les  principales. 

La  première  de  ces  causes  est  le  coût  élevé  des  navires. 

11  est  indispensable  pour  le  progrès  du  commerce  par 
mer  d’avoir  un  instrument  à bon  marché  ou  tout  au  moins 
pas  trop  dispendieux. 


PORTS  DE  FRANCE  ET  D’ALLEMAGNE. 


23g 


Or,  le  navire  construit  dans  un  chantier  français,  et  cela 
pour  des  raisons  qui  tiennent  à notre  vie  économique  tout 
entière,  est  plus  coûteux  que  le  navire  construit  en  Angle- 
terre ou  en  Allemagne. 

Sans  doute  nous  avons  pu  acheter  des  navires  à l’étran- 
ger, mais  l’expérience  a démontré  que  l’armateur  français 
est  toujours  dans  une  certaine  dépendance  vis-à-vis  des 
chantiers  français,  et  c’est  là  une  infériorité  incontestable. 

En  second  lieu,  les  compagnies  de  navigation  françaises 
ne  sont  pas  suffisamment  puissantes. 

Les  capitaux  en  France  sont  timides,  les  entreprises  de 
navigation  ne  les  tentent  pas  ; nos  capitalistes,  nos  tran- 
quilles bourgeois,  qui  ont  sans  doute  de  sérieuses  qua- 
lités auxquelles  il  faut  rendre  hommage,  comprennent  mal 
l’évolution  économique  contemporaine,  et  l’importance 
croissante  du  trafic  maritime. 

Nous  n’avons  pas  trouvé  en  France,  depuis  quelques 
années,  assez  d’argent  pour  l’industrie  des  armements. 
L’industrie  des  transports  maritimes  est  une  de  celles  qui 
permettent  le  mieux  de  constater  que  les  Français  ne  sont 
pas  assez  entreprenants.  Leur  idéal,  c’est  d’être  « rentiers  « . 
Il  faut  bien  dire  qu’ils  n’ont  pas  été  encouragés  à se  porter 
du  côté  des  entreprises  maritimes  par  les  pouvoirs  publics, 
mais  c’est  là  un  sujet  sur  lequel  je  ne  puis  insister  ici.  Je 
me  contenterai  de  dire  que  notre  marine  n’a  pas  été 
soutenue  comme  il  l’eût  fallu  par  le  gouvernement,  lequel, 
absorbé  par  toutes  sortes  de  préoccupations,  et  trop  gêné 
par  la  difficulté  d’équilibrer  les  budgets,  n’a  pas  accordé 
à notre  trafic  par  mer  l’appui  dont  celui-ci  avait  besoin. 

Lès  libéralités  mêmes  dont  la  marine  a profité,  ont  été 
dispensées  sans  vue  d’ensemble,  sans  plan  nettement  arrêté 
et  poursuivi  avec  la  continuité  désirable.  L’absence  d’esprit 
de  suite,  ici  comme  ailleurs,  a été  très  préjudiciable  à 
la  France.  Et  puis  notre  législation  est  très  défectueuse. 
Elle  soumet  à des  conditions  très  lourdes  la  compo- 
sition du  personnel.  Ainsi  l’équipage  doit  être  composé 


240 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pour  les  3/4  de  marins  français  ! Au  point  de  vue  de  leur 
entretien  et  de  leur  nourriture,  il  est  démontré  que  nos 
armateurs  sont  plus  lourdement  chargés  que  les  arma- 
teurs étrangers.  La  différence  avec  l’Angleterre  n’est 
pas  inférieure  à 12  °/0. 

Il  est  enfin  une  cause  plus  grave  encore  que  les 
précédentes  et  qui  mérite  une  étude  spéciale  : c’est  la 
question  du  fret. 

Nous  manquons  en  France  de  fret  et  spécialement  de 
fret  lourd,  de  matières  pondéreuses.  Sans  doute,  notre 
industrie  et  notre  exportation  de  produits  fabriqués  ont 
fait  des  progrès  et  il  est  sorti  depuis  dix  ans  par  nos  ports 
plus  de  marchandises  françaises  que  pendant  la  période 
décennale  précédente. 

Cet  accroissement  n’a  guère  profité  à la  France.  Ce 
sont  des  compagnies  étrangères  qui  en  ont  recueilli  la 
plus  forte  partie.  Il  faut  bien  dire  que,  sous  ce  rapport, 
notre  situation  géographique  est  moins  favorable  qu’on  ne 
le  croit  en  général.  La  France  se  trouve  en  lisière  sur  la 
partie,  du  continent  la  plus  avancée  vers  l’Océan,  c’est- 
à-dire  que  beaucoup  de  nos  marchandises  forment  un  fret 
complémentaire  pour  des  navires  anglais  et  allemands  qui 
viennent  en  passant  les  chercher  dans  nos  ports.  Ces  mar- 
chandises sont  transportées  par  eux  à Anvers,  à Rotter- 
dam, à Brême,  à Hambourg,  surtout  à Londres,  où  elles 
alimentent  ce  vaste  entrepôt  toujours  le  plus  important 
du  monde. 

A elle  seule  la  marine  anglaise  nous  enlève  pour  200 
millions  de  francs  de  marchandises  destinées  à d’autres 
pays.  O11  comprend  dans  ces  conditions  que  le  pavillon 
français  à Hambourg  représente  à peine  2 °/0  de  la  navi- 
gation totale  de  ce  port.  Dans  les  ports  de  la  Baltique  : 
Stettin,  Danzig,  Kônigsberg,  Riga,  la  proportion  est 
moindre  encore. 

C’est  également  par  des  navires  étrangers  que  se  font 
en  France  la  plus  grande  partie  des  importations  que  nous 


PORTS  DE  FRANCE  ET  D ALLEMAGNE. 


241 


recevons  de  l’étranger.  26  % seulement  des  objets  que 
nous  achetons  sur  les  marchés  d’outre-mer  nous  arrivent 
par  des  navires  battant  pavillon  français. 

Si  sérieuse  que  soit  cependant  pour  nous  la  difficulté 
d’établir  un  marché  de  fret . elle  n’est  pas  insurmontable. 

Le  mouvement  maritime  ne  se  borne  pas  en  effet  aux 
importations  et  exportations.  Le  commerce  de  transit  joue 
un  rôle  chaque  jour  plus  important. 

Il  y a une  foule  de  marchandises  qui  n’atteignent  le 
consommateur  qu’après  avoir  subi  une  série  de  prépara- 
tions, de  mélanges,  de  triturations  de  toutes  sortes.  Or  ces 
opérations  ne  se  font  pas  ordinairement  dans  le  pays 
d’origine.  Les  produits  sont  généralement  expédiés  à des 
commissionnaires  de  gros  installés  dans  les  ports,  qui 
approprient  la  marchandise  aux  goûts  et  aux  besoins  de 
leurs  clients.  Il  s’ensuit  que  les  chargements  ont  besoin 
d’être  groupés.  C’est  ainsi  qu’il  y a des  ports  où  se  con- 
centrent les  arrivages  de  vin,  de  café,  de  caoutchouc. 
Nous  ne  nous  sommes  pas  assez  occupés  de  ces  groupe- 
ments. Et  la  France  était  cependant  bien  située  pour  servir 
de  place  d’échange  et  de  distribution  ! 

Les  inconvénients  que  nous  avons  précédemment  signa- 
lés au  point  de  vue  de  sa  situation  géographique  pour  le 
commerce  d’importation  ou  d’exportation  directes,  se  chan- 
gent en  avantages  quand  il  s’agit  du  transit. 

C’est  ici  surtout  qu’intervient  la  considération  des  ports 
francs. 

L’entrepôt  fictif  ou  l’admission  temporaire,  s’ils  sont 
utiles  pour  l’industrie  elle-même,  ne  servent  pas  à grand’- 
chose  au  point  de  vue  du  transit , et  l’absence  de  port  franc 
dans  notre  pays  oblige  les  navires  à se  détourner  de  leur 
direction  naturelle  : ils  vont  plus  loin,  à Hambourg,  par 
exemple,  où  ils  trouvent  toutes  les  facilités  que  ne  peuvent 
leur  donner  les  ports  français.  C’est  ainsi  que  nous  payons 
à l’Allemagne  chaque  année  des  commissions  considérables . 

Une  quantité  de  vins  français  destinés  à tous  les  pays 

111®  SÉRIE.  T.  X.  16 


242  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

du  monde  y sont  transportés  pour  y subir  des  coupages, 
des  mélanges  et  être  l’objet  de  manipulations  de  toute  sorte. 

De  même  les  tourteaux  oléagineux  des  usines  de  Mar- 
seille vont  à Hambourg  où  l’on  en  extrait,  avec  des  pétroles 
détaxés,  les  huiles  résiduelles.  Ce  sont  là  des  constata- 
tions d’autant  plus  affligeantes  pour  nous  que  nous  étions 
parfaitement  placés  pour  être  un  grand  magasin,  un 
terrain  d’échange  et  de  transit. 

Je  me  plais  à penser,  que  dans  cette  esquisse  déjà  trop 
longue  et  cependant  bien  incomplète,  j’ai  indiqué  les  prin- 
cipales raisons  qui  expliquent  la  lenteur  avec  laquelle  se 
développent  nos  ports  nationaux.  J’espère  surtout  avoir 
provoqué  dans  vos  esprits  quelques  réflexions  utiles  et 
préparé  une  discussion  dont  je  serai  heureux  de  faire  mon 
profit. 


G.  Blondel. 


NOTE  COMPLÉMENTAIRE 


Il  serait  contradictoire  de  vouloir  à la  fois  continuer 
cette  enquête  et  tirer  déjà  des  conclusions.  Aussi  n’est-il 
pas  question  de  conclure,  mais  de  totaliser  les  résultats 
acquis,  de  les  grouper  pour  les  saisir  d’ensemble.  C’est 
une  tâche  délicate,  à laquelle  il  faut  se  résoudre  pourtant, 
en  vue  de  la  suite  de  l’enquête. 

Ce  qui  fait  la  fécondité  de  la  méthode  d’observation, 
c’est  la  comparaison  des  données  : l’observation  n’est 
qu’un  moyen  au  regard  de  la  comparaison  qui  est  elle- 
même  un  moyen  au  regard  d’un  but  ultérieur  qui  est  la 
science.  La  comparaison  révèle  des  ressemblances,  des 
différences  : il  faut  expliquer  les  unes  et  les  autres  ; il  faut 
aussi  classer  les  faits  observés,  discerner  et  enchaîner  les 
causes  et  les  effets.  C’est  ainsi  que  se  sont  constituées  les 
sciences  naturelles,  c’est  ainsi  que  doivent  se  constituer 
les  sciences  sociales. 

Après  qu’elle  a fourni  les  données  comparables,  le  rôle 
de  l’observation  n’est  pas  terminé  : les  observations  ini- 
tiales en  appellent  d’autres,  les  observations  vérificatrices, 
qui  serviront  de  contrôle  aux  inductions  de  l’esprit. 

Dans  l’ordre  d’idées  qui  est  nôtre,  la  vérification 
importe  doublement.  Elle  nous  donnera  la  connaissance 
sûre  des  conditions  de  la  prospérité  des  ports  : c’est  le 
point  de  vue  de  la  théorie.  Au  point  de  vue  pratique,  elle 
fixera  positivement  et  négativement  la  politique  maritime, 
indiquera  ce  qu’il  faut  faire  et  ce  qu’il  ne  faut  pas  faire. 

Précisément  nous  sommes  arrivés  à ce  moment  de  l’en- 
quête où  déjà  des  observations  très  suggestives  ont  été 
recueillies  : elles  fournissent  des  données  à rapprocher, 
elles  permettent  d’émettre  des  vues  critiques  et  de 
marquer  les  points  dont  la  vérification  est  à rechercher. 

Il  y a port  et  port.  C’est  une  vérité  qui  se  trouve  dès 


244 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


l’abord  mise  en  lumière.  S’il  est  trop  tôt  pour  tirer  de 
l’enquête  une  classification  générale  des  ports  de  com- 
merce, il  n’est  pas  trop  tôt  pour  constater  l’importance 
primordiale  de  l’hinterland  (1). 

On  peut  aussi  se  rendre  compte  expérimentalement  des 
principes  divers  sur  lesquels  on  pourrait  fonder  les  classi- 
fications : d’après  la  position  géographique  du  port,  d’après 
sa  fonction  distributive  propre,  d’après  les  conditions 
dans  lesquelles  il  a été  ouvert  au  trafic. 

On  aurait  ainsi  la  division  géographique  et  la  division 
économique  (2).  Au  point  de  vue  de  la  participation  à la 
vie  économique  nationale,  les  ports  de  pénétration  comme 
Hambourg  et  Anvers  sont  évidemment  les  plus  intéressants. 

Une  mention  est  due  ici  à la  division  qu’a  établie 
M.  de  Rousiers  d'après  ses  observations  personnelles , et, 
semble-t-il,  en  particulier  d’après  les  avatars  de  la  fonction 
économique  de  Hambourg  (3).  Comme  on  le  verra,  cette 
classification  des  ports  se  trouve  rattachée  à celle  de  leurs 
fonctions.  Le  port  moderne,  selon  cette  classification,  est 
au  service  de  son  arrière-pays,  tandis  que  le  port  de  jadis 
en  est  isolé. 

Les  travaux  rétrospectifs  qui  font  partie  de  cette  publi- 
cation ne  confirmeraient  pas  cette  manière  de  voir,  si, 
contrairement  aux  institutions  de  l’auteur,  on  voulait  y 
découvrir  un  système  historique.  Ce  que  M.  de  Rousiers 
a voulu  dire,  c’est  simplement  que  le  commerce  de  mer 
était  autrefois  plus  séparé  qu’aujourd’hui  du  commerce 
de  terre. 


(1)  L'hinterlanâ  ou  l’arrière-pays  du  port  est  la  portion  de  territoire  que 
le  port  dessert.  Son  étendue  n’est  déterminée  ni  par  la  géographie,  ni  par  le 
droit  des  gens  : elle  n’est  pas  fixe,  elle  dépend  des  moyens  de  communica- 
tion naturels  ou  artificiels.  La  création  d’une  voie  ferrée  peut  l'étendre,  tout 
comme  un  tarif  trop  élevé  des  prix  de  transport  par  rail  peut  la  restreindre. 

(2)  11  est  plus  malaisé  de  qualifier  la  division  des  ports  selon  les  circon- 
stances qui  ont  accompagné  leur  ouverture  au  commerce.  Pourtant  l’oppo- 
sition entre  la  création  de  Barry  et  la  découverte  de  Beira  est  flagrante. 

(5)  Voir  Revue  économique  internationale,  décembre  1904,  et  Réforme 
kociale,  1er  et  16  septembre  1905. 


NOTE  COMPLÉMENTAIRE. 


24i) 

Comme  j’entretenais  delà  question  un  membre  autorisé 
de  la  Société  scientifique  et  qui  a été  président  de  la 
section  de  géographie,  M.  Jules  Leclercq  me  signala  une 
étude  présentée  par  lui  à l’Académie  royale  de  Belgique 
sur  Le  plus  ancien  entrepôt  de  commerce  (1).  Elle  a pour 
objet  le  port  méridional  de  Ceylan,  connu  sous  le  nom  de 
Pointe  de  Galle.  Cette  ville,  une  des  plus  vieilles  du 
monde,  paraît  être  la  Kalah  des  Arabes,  la  Tarsis  orien- 
tale des  Phéniciens.  C’était  un  entrepôt,  le  trait  d’union 
entre  l’Occident  et  l’Orient,  comme  le  dit  M.  Leclercq, 
mais  on  y venait  chercher  aussi  les  produits  du  pays,  tels 
l’ivoire,  une  des  principales  productions  de  Ceylan,  les 
paons  et  les  singes  qui  y abondèrent  de  tout  temps. 

Les  conditions  modernes  de  l’échange,  c’est  bien  évident, 
donnent  à la  fonction  régionale  du  port  une  prépondérance 
quelle  ne  pouvait  avoir  jadis.  C’est  le  fait  très  important 
que  la  classification  de  M.  de  Bousiers  met  en  lumière  : 
ainsi  comprise,  elle  est  un  outil  scientifique  très  précieux 
qu’il  est  permis  de  comparer  aux  classifications  dont 
l’emploi  a été  si  utile  à ceux  qui  ont  fondé  les  sciences 
naturelles. 

Il  sera  intéressant  de  vérifier  par  les  travaux  futurs  si 
l’évolution,  loi  de  la  société  économique,  à ce  qu’il  semble, 
est  aussi  la  loi  que  subit  la  fonction  du  port.  Il  y aura  là, 
à propos  d’une  fonction  économique  bien  déterminée,  un 
contrôle  précieux  de  la  théorie  de  l’évolution  dans  son 
application  à la  vie  sociale. 

Nous  voici  seulement  au  seuil  de  l’enquête  qui  est  le 
sujet  de  cette  note,  enquête  sur  l’enquête.  Essayons  de 
grouper  les  enseignements  qu’on  en  peut  tirer,  sinon  à 
titre  de  conclusions  vérifiées,  au  moins  à titre  d’hypothèses. 

Pour  l’économiste,  le  port  est  une  richesse  à la  formation 
de  laquelle  concourent  diversement  selon  les  circonstances 


(l)  Voir  Bulletins  de  l'Académie  royale  de  Belgique,  5e  série,  t.  XXXVll, 
2m*  partie,  n°  1,  pp.  58-64.  1899. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


la  nature,  les  hommes,  le  capital  (au  sens  exact  de  la 
langue  économique). 

Sans  doute,  cette  inégale  participation  des  éléments 
indiqués  à la  formation  du  port  est  en  relation  avec  le 
développement  économique  général.  Le  capital  n’y  pouvait 
jouer  jadis  le  rôle  dont  il  est  aujourd’hui  capable,  qu’il 
s’agisse  d’approfondir  et  d’outiller  le  port,  d’établir  les 
voies  ferrées  de  l’hinterland,  etc.  Cependant  le  rôle  de  la 
nature  ne  passe  pas  forcément  au  second  plan  dans  les 
ports  d’aujourd’hui.  Voyez  Beira  et  la  description  que 
nous  en  donne  M.  Morisseaux. 

Le  port  de  commerce  est  une  richesse  productive  : qu’il 
appartienne  à l’Etat,  à une  municipalité,  à une  corpora- 
tion, à une  compagnie,  il  a ce  caractère,  plus  aisément 
saisissable,  il  est  vrai,  si  l’exploitation  du  port  est  une 
entreprise  privée  représentée  par  des  titres  négociables. 
Le  fait  que  le  port  a une  valeur  est  alors  mis  dans  une 
plus  vive  lumière. 

Valeur  échangeable,  le  port  doit  répondre  à quelque 
besoin  des  hommes,  constituer  l’apport  d’une  utilité  dans 
les  relations  économiques.  La  fonction  aide  à comprendre 
l’organe. 

Le  port  est  un  organe  de  distribution  des  biens  suscep- 
tibles à la  fois  d’être  échangés  et  déplacés.  Il  est  le  point 
de  contact,  le  carrefour,  si  l’on  peut  ainsi  dire,  des  routes 
de  terre  et  des  routes  de  mer. 

Partant  de  là,  notre  distingué  collaborateur  M.  de 
Rousiers  a établi  cette  classification  des  fonctions  des  ports 
d’aujourd’hui  : « Un  grand  port  moderne  remplit  trois 
fonctions  bien  distinctes  et  dont  chacune  est  liée  à un 
ordre  de  phénomènes  différents.  Par  sa  fonction  régionale , 
il  est  lié  aux  forces  productives  et  à la  puissance  de 
consommation  de  son  arrière-pays.  Par  sa  fonction 
industrielle , il  est  lié  à l’esprit  d’entreprise  de  ses  habi- 
tants et  aux  facilités  de  distribution  tant  terrestres  que 
maritimes  dont  il  jouit.  Par  sa  fonction  commerciale , 


NOTE  COMPLÉMENTAIRE. 


247 


il  dépend  surtout  des  avantages  de  sa  situation  géogra- 
phique maritime  et  de  l’organisation  de  son  marché  local.  » 

Cette  classification  des  modalités  de  la  fonction  du  port 
répond  à un  but  bien  déterminé  : trouver  la  raison  pour 
laquelle  une  marchandise  vient  dans  un  port  ou  en  part. 
C’est  ce  que  les  statistiques  douanières  ne  permettent  pas 
de  voir  d’emblée.  Les  classifications  de  la  douane, 
justifiées  au  point  de  vue  administratif  et  fiscal  qui  est 
le  leur,  font  souvent  le  désespoir  des  économistes.  La 
distinction  que  fait  M.  de  Rousiers  leur  sera  au  contraire 
d’un  grand  secours. 

Mais,  à la  prendre  pour  point  de  départ,  on  s’aperçoit 
que  la  fonction  du  port  dépasse  les  manipulations  accom- 
plies dans  la  rade  et  les  bassins  et  sur  les  quais.  C’est 
évident  pour  la  fonction  industrielle. 

On  est  ainsi  amené  à embrasser  dans  l’étude  de  la  fonc- 
tion du  port  une  série  de  manifestations  caractéristiques 
de  l’activité  économique. 

Le  port  d’Anvers,  pour  prendre  cet  exemple,  est  l’orga- 
nisme complexe  qui  distribue  chaque  année  dans  le  pays 
et  au  delà  de  nos  frontières  continentales,  et  qui  expédie 
par  la  voie  de  la  mer  des  millions  de  tonnes  de  marchan- 
dises (1). 

Dans  cette  activité  la  place  d’Anvers  a une  part  impor- 
tante, par  ses  commerçants,  ses  exportateurs,  ses  agents 
maritimes,  ses  établissements  de  banque  et  d’assurance. 

Faire  abstraction  de  tout  cela,  c’est  s’interdire  la  con- 
naissance complète  et  vraie  de  la  fonction  du  port  au 
regard  de  la  vie  nationale. 

En  s’aidant  des  travaux  qui  forment  cette  première  con- 
tribution à l’enquête  entreprise  par  la  Société  scientifique, 
on  pourrait  établir  — provisoirement  — - un  classement 
plus  complet. 

Ce  classement  serait  rattaché  à une  idée  générale,  qui 

(1)  Pour  1 904  les  statistiques  officielles  évaluent  à près  de  2 milliards  de 
francs  les  marchandises  débarquées  à Anvers,  à 1 800  000  000  francs  celles 
qui  y ont  été  embarquées. 


248 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pourrait  être  celle-ci  : la  fonction  des  ports  est  distributive 
— elle  est  le  fait  de  tous  les  ports  de  commerce  — elle 
est  fondamentalement  une. 

La  classification  consistera  à noter  les  diverses  modalités 
de  l’activité  économique  dans  la  réalisation  de  cette  fonc- 
tion. 

On  aura  ainsi  : 

Le  port  centre  de  manipulations-transbordements  : cet 
aspect  de  la  fonction  distributive  du  port  a été  appelé  par 
MM.  Dubois  et  Theunissen  la  fonction  transitaire. 

Le  port  centre  ou  siège  d’industrie  ; 

Le  port  centre  d’opérations  commerciales  ; 

Le  port  centre  d’armement  et  d’affrètement  ; 

Le  port  siège  d’opérations  et  d’institutions  financières. 

Tous  les  ports  n’ont  pas  cette  organisation  complexe. 
Anvers  n’a  pas  d’armement.  Par  contre,  c’est  un  centre 
important  d’atfrètements. 

Il  n’est  peut-être  pas  superflu  de  noter  que  les  classi- 
fications deMM.  Dubois  et  Theunissen  (fonction  transitaire 
du  port  et  fonction  commerciale  de  la  place)  et  de  M.  de 
Rousiers  ne  coïncident  pas.  La  fonction  régionale  de 
M.  de  Rousiers  n’est  pas  la  fonction  transitaire  de 
M.  Dubois.  La  fonction  commerciale  de  M.  de  Rousiers 
11’est  pas  la  fonction  de  la  place  commerciale  définie  par 
M.  Dubois. 

Montrons-le  par  un  exemple. 

C’est  à la  fonction  de  place  commerciale  que  se  rat- 
tachent les  importations  de  blé  à Anvers  : pour  la  grande 
part  ce  blé  est. consommé  par  la  population  belge.  Cette 
importation  se  rattache  donc  principalement  à la  fonction 
régionale,  au  sens  de  la  classification  établie  par 
M.  de  Rousiers. 

Autre  exemple. 

La  fonction  transitaire  pourra  consister  à transporter 
d’un  cargo  sur  un  autre  des  marchandises  venant  d’outre- 
mer et  destinées  à un  port  de  la  mer  du  Nord  ou  de  la 
Baltique.  Or,  il  s’agit  bien  évidemment  ici  de  la  fonction 


NOTE  COMPLÉMENTAIRE. 


249 

“ commerciale  « au  sens  donné  à cette  expression  par 
M.  de  Rousiers. 

L’interdépendance  des  fonctions  du  port  a été  mise  en 
lumière,  pour  Liverpool,  par  la  monographie  de  M.  de 
Rousiers.  La  même  démonstration  a été  faite  avec  plus 
d’abondance,  à propos  d’Anvers,  par  MM.  Dubois  et  Theu- 
nissen. 

Ce  point  est  indiqué  aussi  par  M.  Laporte  à propos  de 
Barry  qui  doit  fixer  particulièrement  l’attention  au  point 
de  vue  de  la  méthode. 

Le  Play  étudia  les  sociétés  d’après  les  procédés  qu'il 
avait  employés  pour  l’étude  des  métaux,  c’est-à-dire  la 
recherche,  l’isolement  des  corps  simples.  Il  trouva  dans 
la  famille  l’unité  sociale  élémentaire.  C’est  la  même 
méthode  qu'il  s’agit  d’appliquer  à l’étude  du  développe- 
ment économique  de  notre  temps  et  de  nos  contrées.  Il  a 
paru  que  ce  développement  n’était  nulle  part  plus  saisis- 
sable  que  dans  l’organe  principal  des  échanges  entre 
nations  : le  port.  Il  est  vrai  que  le  port  est  souvent  un 
organe  malaisé  à tenir  pour  élémentaire.  Un  port  qu'on 
peut  voir  naître  sera  donc  particulièrement  instructif 
à considérer,  du  moins  au  début  de  l’enquête.  S’il  se 
trouve  que  la  fonction  de  ce  port  est  d’abord  simple  elle- 
même,  on  aura  isolé  le  corps  élémentaire  à étudier. 

Le  port  de  Barry  est  de  création  récente  : il  ne  date 
que  de  1889. 

Sa  fonction  distributive  est  aussi  simple  qu’on  peut  le 
souhaiter.  Il  reçoit  des  mines  du  pays  de  Galles,  par  la 
voie  ferrée,  le  charbon  de  soute  que  de  nombreux  navires, 
arrivés  sur  lest,  viennent  y charger. 

Cette  fonction  s’est  développée  avec  une  extrême  rapi- 
dité. Après  quinze  années  d’existence  les  exportations  de 
Barry  ont  dépassé  en  1904  les  neuf  millions  de  tonnes, 
alors  qu’il  n’a  été  exporté  d’Anvers  par  mer,  pendant  la 
même  année,  que  cinq  millions  de  tonnes  de  marchandises. 

Pourquoi  l La  monographie  de  M.  Laporte  l’explique 
très  clairement.  Nous  voyons  la  fonction  du  port  s’exercer 


25o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


sous  nos  yeux.  Chaque  tonne  de  charbon  exportée  par  Barry 
représente  un  bénéfice  au  moins  relatif,  un  bénéfice  par 
rapport  à l’exportation  qui  se  serait  faite  par  Cardiff  où 
la  rapidité  des  transbordements  n’était  pas  réalisée,  une 
économie  de  temps,  d’autant  plus  appréciable  que  la  célé- 
rité est  la  condition  du  rendement  des  grands  navires 
modernes. 

Il  se  fait  que  les  exportations  de  Cardiff  n’ont  pas  dimi- 
nué, malgré  l’ouverture  du  port  de  Barry.  Celle-ci  a donné 
lieu  à un  considérable  accroissement  de  l’extraction  de  la 
houille  dans  la  région  desservie  par  Barry. 

Il  sera  intéressant  de  constater  par  la  suite  — dans  un 
quart  de  siècle,  par  exemple  — ce  que  Barry  sera  devenu. 

On  peut  presque  le  prédire  en  voyant  ce  qui  se  passe 
déjà.  La  fonction  de  Barry  tend  à se  développer,  à se 
compliquer.  L’on  voit  naître,  puis  croître  peu  à peu  les 
importations.  Au  lieu  d’arriver  à Barry  sur  lest,  les 
navires,  certains  navires  y apportent  des  produits  qui 
trouvent  leur  utilisation  sur  place,  à Barry  même,  ou  dans 
la  région  minière  ; ils  fournissent  du  fret  aux  -wagons  qui 
ont  conduit  le  charbon  jusqu’au  port  et  s’en  retournent... 

C’est  ainsi  que  les  statistiques  ont  enregistré  en  1904 
l’entrée  à Barry  de  3oo  000  tonnes  de  bois  de  mine  et  de 
100  000  tonnes  d’autres  marchandises  : bois  de  charpente, 
matériaux  de  construction,  denrées  alimentaires,  etc. 

L’interdépendance  des  modes  d’activité  du  port  est  une 
des  constatations  auxquelles  donnent  lieu  les  premiers 
travaux  de  l’enquête.  Le  fret  appelle  le  fret. 

Prenons  Anvers. 

Les  besoins  régionaux  déterminent  des  importations 
considérables  de  denrées  alimentaires  et  de  matières  pre- 
mières : de  là  appel  de  fret  de  retour. 

Qu'il  faille  du  fret  de  retour  aux  navires  entrés  à Anvers, 
c’est  si  évident  que  des  services  réguliers  vers  les  pays 
d’outre-mer  sont  organisés  à Anvers,  grâce  aux  navires 
irréguliers  qui  y viennent  en  grand  nombre.  Le  port  d’An- 
vers est  pourvu  abondamment  de  fret  de  retour,  de  fret 


NOTE  COMPLÉMENTAIRE. 


25  1 

lourd  notamment,  de  fret  encombrant  aussi.  Dès  lors,  les 
tramps  y viennent  de  préférence  et  notre  pays  se  trouve 
pourvu  abondamment  et  même  surabondamment  de  den- 
rées alimentaires  d’importation. 

Tout  cela  fait  le  marché  d’Anvers,  et  contribue  à la 
prospérité  de  la  place. 

Voici  qu’on  s’y  intéresse  aux  entreprises  d’outre-mer  : 
cultures,  établissement  de  voies  ferrées,  etc.  Le  mouvement 
des  capitaux  suit  celui  des  denrées. 

Il  faut  payer  les  intérêts  des  capitaux  engagés  de  la 
sorte  : il  en  résulte  un  nouvel  élan  pour  les  importations 
à Anvers  des  denrées  produites  par  les  pays  débiteurs. 

On  pourrait  continuer  ce  travail  d’analyse,  souligner, 
par  exemple,  l’intérêt  pratique  qu’il  y a à ce  que  le  transit 
par  Anvers  ne  diminue  pas  : par  lui  la  force  centripète  de 
la  place  est  accrue.  Et  nous  ne  parlons  ni  des  industries 
du  port,  ni  des  institutions  financières  : les  unes  et  les 
autres  sont  successivement  effet  et  cause.  Elles  ont  été 
créées  à la  suite  du  développement  du  trafic  anversois, 
puis  sont  devenues  à leur  tour  un  élément  nouveau  et 
causal  de  l’activité  des  affaires,  auxquelles  les  fabricats 
fournissent  matière  à nouvelles  transactions  et  que  les 
institutions  financières  facilitent  et  développent. 

L’intérêt  de  ces  constatations  est  double. 

Elles  mettent  en  lumière  l’unité  fondamentale  de  la 
fonction  du  port.  Elles  sont  aussi  d’une  évidente  impor- 
tance pratique,  ainsi  que  l’ont  montré,  pour  Anvers, 
MM.  Dubois  et  Theunissen. 

On  a dit  que  la  fonction  crée  l’organe.  A la  vérité,  il  y 
a une  corrélation  nécessaire  entre  l’organe  et  la  fonction. 
Les  êtres  primitifs  ont  des  fonctions  rudimentaires  qu’ac- 
complissent des  organes  rudimentaires  aussi.  La  fonction 
à la  longue  transforme  et  parfait  l’organe  qui  se  prête  dès 
lors  pleinement  et  parfaitement  à sa  fonction. 

Ces  vérités  physiologiques  sont-elles  aussi  des  vérités 
sociologiques  — et  dans  le  cas  qui  nous  occupe  — éco- 
nomiques ? 


252 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


C’est  le  port  qui  fait  la  navigation,  nous  a dit  un  des 
rapporteurs.  Ceci  ne  signifie  pas  seulement  que  le  port  est 
la  condition  de  la  navigation,  ce  serait  presque  un  truisme  ; 
il  faut  entendre  que  le  port  appelle  la  navigation.  Se 
trouve-t-il  une  clientèle  pour  tirer  parti  des  marchandises 
débarquées  dans  le  port  et  fournir  du  fret  de  retour,  la 
navigation  est  bien  près  de  se  développer  : les  organes 
complémentaires  du  port  naîtront  sans  doute,  les  voies  et 
moyens  de  communication  se  créeront,  par  l’ouverture  de 
routes  vers  l’hinterland,  par  l’armement  local  qui  vaudra 
au  port  une  zone  d’expansion  maritime. 

Celle-ci  — la  zone  d’expansion  maritime  — est  plus 
extensible  que  celui-là  — l’hinterland.  Mais  la  clientèle 
de  l’hinterland  est  plus  assurée. 

L’hinterland  est  mouvant,  au  surplus.  Le  port  d’Anvers 
qui  a vu  grandir  le  sien  pourrait  le  voir  se  rétrécir  un  jour. 

La  domination  d’une  zone  commerciale  intérieure 
étendue  fait  défaut  aux  ports  français.  Ils  se  concurrencent 
à leur  détriment.  Leur  développement  est  entravé. 

Les  ports  allemands  sont  mieux  partagés.  Si  l’on 
remarque  que  les  besoins  alimentaires  et  industriels  des 
habitants  de  l’hinterland  sont  un  élément  essentiel  de  la 
prospérité  des  ports  modernes,  on  ne  peut  pas  ne  pas 
prendre  en  considération  la  faible  natalité  française 
et  l’accroissement  énorme  de  la  population  de  l’Empire 
allemand  depuis  un  tiers  de  siècle. 

L’on  touche  ainsi  aux  causes  morales  des  phénomènes 
économiques,  et  notre  enquête  rejoint  celle  de  Le  Play  : 
les  vertus  familiales  qui  font  les  peuples  heureux  sont,  en 
fin  de  compte,  un  des  éléments  de  la  prospérité  des  ports. 

Nous  voici  presque  au  terme  de  ces  réflexions.  Il  reste  à se 
demander  quelle  est,  d’après  les  données  enregistrées,  la  loi 
de  l’activité  du  port,  ou  plus  simplement,  quel  est  le  but 
au  regard  duquel  sa  fonction  n’est  elle-même  qu’un  moyen. 

Cherchons  les  formules  les  plus  simples,  les  plus  fami- 
lières. Le  transport  des  marchandises  à bon  marché,  la 
réduction  du  fret  (du  coût  de  transport),  voilà  ce  but. 


NOTE  COMPLÉMENTAIRE. 


253 


C’est  le  but  en  tous  cas  : que  la  fonction  du  port  soit 
purement  transitaire  ou  que  la  place  commerciale  inter- 
vienne, achète  les  marchandises  pour  les  revendre;  que 
l’acheteur  soit  un  consommateur  de  l’hinterland  ou  un 
commerçant  de  la  place. 

De  fait,  la  recherche  du  bon  marché  du  fret  explique 
tout  : les  combinaisons  des  frets  lourds  et  des  frets  encom- 
brants, des  frets  d’aller  et  de  retour,  les  grandes  dimen- 
sions des  navires  d’aujourd’hui,  la  préférence  donnée  aux 
ports  de  pénétration,  la  nécessité  des  mouillages  faciles  et 
profonds,  les  engins  perfectionnés  qui  servent  aux  trans- 
bordements. 

L’importance  du  bon  marché  du  fret  paraît  bien  être  la 
clef  des  problèmes  que  les  rapporteurs  ont  rencontrés  en 
chemin,  comme  la  fortune  foudroyante  de  Barry,  l’avenir 
de  Beira,  l’absence  d’armement  à Anvers,  la  lenteur  avec 
laquelle  les  ports  français  voient  se  développer  le  trafic. 

Ceci  nous  amène  à préciser  ce  qu’est,  en  définitive,  le 
bon  marché  du  fret  : c’est  la  mise  en  action  de  la  loi  fon- 
damentale de  l’économie  politique  qu’on  a appelée  la  loi 
du  moindre  effort.  Cette  loi  qui  domine  l’économie  de  la 
circulation  et  de  la  répartition  des  biens  comme  celle  de 
leur  production,  signifie  que  la  recherche  du  plus  grand 
effet  utile  pour  sa  peine  est  le  fait  de  l’homme  qui  poursuit 
la  satisfaction  des  besoins  matériels  selon  la  raison.  Elle 
n’est  que  la  raison  appliquée , en  somme  (i). 

C’est  elle  qui  fait  qu’Anvers,  grâce  à la  clientèle  que  lui 
vaut  sa  situation  géographique,  n’a  pas  eu  besoin  d’arme- 
ment : l’affrètement  a suffi. 

En  elle  se  résume  toute  la  courte  histoire  de  Barry,  pour 
reprendre  cet  exemple.  On  peut  dire  que  ce  port  a été  créé 
pour  amener  dans  les  meilleures  conditions  de  prix  les 
charbons  de  Galles  (c’est-à-dire  un  fret  de  retour  recherché) 

(1)  Voir  l’introduction  h mon  étude  sur  Le  Chèque  et  la  Compensation, 
Revue  des  Questions  scientifiques,  janvier  1902.  Tirés  à part  chez  Falk  fils, 
Bruxelles. 


254  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


à bord  des  navires  affrétés  par  les  grandes  maisons  d’ex- 
portation de  Londres  et  de  Cardiff. 

Ce  qui  fait  en  fin  de  compte  l’utilité  du  port,  ce  par  quoi 
il  contribue  au  développement  économique  du  pays,  c’est 
l’abondance  de  sa  fonction  distributive  qui  répand  les 
marchandises  utiles  dans  la  région  et  qui  assure  aux  pro- 
duits de  l’industrie  nationale  le  fret  d’expédition  à bas 
prix.  Comme  on  nous  l’a  montré,  même  la  fonction  trans- 
itaire est  utile  en  ce  qu’elle  contribue  au  fonctionnement 
normal  de  l’organe,  en  ce  quelle  l’assouplit  en  quelque 
sorte  et  le  rend  plus  apte  à son  rôle  essentiel. 

Ces  réflexions,  c’est  le  port  d’Anvers  qui  les  suggère.  Il 
est  un  organe  de  la  vie  économique  qui  ne  fonctionne 
point  par  le  seul  jeu  des  forces  naturelles  comme  celui  de 
Beira.  Si  l’on  s’est  suffisamment  familiarisé  avec  la  loi 
de  l’économie  de  l’effort,  on  rattachera  sans  hésiter  à 
l’idée  d’effort  épargné  l’effort  énorme  qui  va  s’accomplir  à 
Anvers.  Car,  si  l’on  ne  se  résout  à ménager  l’accès  du 
port  aux  grands  navires  modernes,  à faciliter  l’entrée  et 
la  sortie  des  bassins,  bref,  à mettre  le  port  en  état  de 
garder  sa  clientèle,  la  loi  de  l’économie  de  l’effort  menace 
très  sérieusement  de  la  lui  faire  perdre.  Tel  est  le  fait. 

L’insuffisance  actuelle  des  voies  d’accès  aux  bassins 
a paru  manifeste  à tous  ceux  d’entre  nous  qui  se  sont 
rendus  à Anvers  le  23  avril.  Mais  aussi  la  visite  des  tra- 
vaux en  cours  d’exécution  les  a frappés  par  leur  ordon- 
nance et  leurs  proportions  grandioses.  Ils  s’en  sont  patrio- 
tiquement réjouis. 

Nous  terminons  en  ne  concluant  pas.  Sans  doute  il 
n’est  pas  possible  de  présenter  toujours  le  raisonnement 
sous  la  forme  dubitative.  Et  les  constatations  soulignées 
dans  cette  note  ont  été  comparées,  réunies  par  des  consi- 
dérations affirmatives.  Mais  la  méthode  nous  impose  la 
prudence.  Certaines  constatations  sont  acquises.  Quant  aux 
réflexions,  tenons-les  pour  autant  d'hypothèses  à vérifier. 

Edouard  Van  der  Smissen. 


LA  SOCIETE  SCIENTIFIQUE 

AUX  FÊTES  DU  CENTENAIRE  DE  LE  PLAY 


La  Société  scientifique  de  Bruxelles  a rendu  dans  sa 
dernière  livraison  un  solennel  hommage  à la  mémoire  de 
Frédéric  Le  Play  par  la  plume  autorisée  d’un  de  ses 
membres  les  plus  éminents,  M . le  Ministre  d’Etat  Beernaert. 

Elle  a voulu  aussi  s’associer  aux  fêtes  du  centenaire  de 
l’illustre  sociologue  : le  Conseil  général  a délégué  pour  y 
assister  M.  Beernaert,  président  et  M.  Van  der  Smissen, 
secrétaire  de  la  cinquième  section. 

Empêché  au  dernier  moment  de  se  rendre  à Paris, 
M.  Van  der  Smissen  a pu  du  moins  présenter  au  Congrès 
de  la  Société  d’Economie  sociale  un  mémoire  qui  sera 
publié  dans  le  Livre  d'Or  du  Centenaire.  Cette  communi- 
cation a eu  pour  objet  l’application  de  la  méthode  des 
monographies  à l’étude  de  la  fonction  économique  des 
ports  maritimes  et  l’enquête  delà  Société  scientifique. 

A la  demande  des  organisateurs  du  Congrès,  M.  Beer- 
naert, au  banquet  de  clôture,  a pris  la  parole  au  nom  des 
adhérents  de  l’étranger  et  a rappelé  les  services  inappré- 
ciables que  la  méthode  d’observation  a rendus  à la  réforme 
sociale. 

Il  sera  agréable  à nos  confrères  et  à nos  lecteurs  de 
trouver  ici  le  texte  de  ce  remarquable  discours. 

« Il  est  des  renommées  qui  semblent  solidement  établies, 
mais  dont  l’éclat  éphémère  ne  résiste  pas  à l’épreuve  du 
temps.  Quelques  années  suffisent  pour  qu’autour  d’elles 
l’oubli  se  fasse.  Il  n’en  est  pas  ainsi,  ni  des  illustrations 
méritées,  ni  des  choses  vraiment  grandes.  Le  recul  des 
années  ne  fait  que  les  mettre  en  lumière,  et  tel  assurément 


256 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


est  le  cas  de  Le  Play.  Son  œuvre  apparaît  plus  vaste  et 
plus  saine  au  fur  et  à mesure  que  les  faits  justifient  mieux 
l’excellence  de  sa  méthode  et  l’importance  sociale  des 
conséquences  qu’elle  peut  produire.  Déjà  il  est  entré  dans 
la  sereine  justice  de  l’histoire,  et  quelle  fête  jubilaire  plus 
enviable  que  celle  qui  vient  de  lui  être  consacrée  ! 

« Voici  cinq  jours  que  Paris  — Paris  ! — consacre  à la 
gloire  de  Le  Play.  Elle  a été  célébrée  par  les  hommes  les 
plus  considérables  de  notre  temps,  en  un  long  cortège  de 
disciples  et  d’admirateurs,  et  l’on  peut  dire  que  l’on  a 
épuisé  pour  lui  toutes  les  formules  de  l’éloge.  Vous  avez 
voulu  cependant  qu’à  ce  banquet  se  fît  entendre  encore 
une  voix  étrangère,  et  c’est  du  délégué  de  la  Société  scien- 
tifique de  Bruxelles  que  vous  avez  bien  voulu  faire  choix. 
Je  vous  en  remercie  pour  elle  qui  appréciera  cet  honneur 
comme  il  convient.  Je  vous  en  remercie  aussi  pour  moi, 
bien  vivement,  puisque  vous  me  donnez  ainsi  l’occasion 
d’exprimer  et  mon  admiration  et  ma  reconnaissance  pour 
celui  que  vous  me  permettrez  d’appeler  « le  plus  illustre 
des  hommes  de  bien  « . 

» Vous  avez  voulu,  Mesdames  et  Messieurs,  que  cette 
fête  ne  fût  pas  exclusivement  française  et  vous  avez  eu 
raison,  car  l’œuvre  de  votre  grand  compatriote  n’est  pas 
à vous  seuls.  Elle  avait  en  vue  le  bien  de  tous  et  appar- 
tient au  monde.  Et  nous,  les  amis  du  dehors,  nous  saluons, 
nous  vénérons  la  mémoire  de  Le  Play,  non  seulement 
avec  l’admiration  de  disciples,  mais  avec  la  reconnais- 
sance de  débiteurs  qui  proclament  l’influence  du  Maître, 
dans  le  peu  de  bien  qu’il  leur  a été  donné  de  faire. 

« Ce  que  je  viens  de  dire  est  particulièrement  vrai  de  la 
Belgique,  votre  sœur  cadette,  et  plus  spécialement  de 
moi-même.  Voici  vingt-deux  ans  que  le  parti  auquel  j’ap- 
partiens dirige  les  affaires  de  la  Belgique  — longue 
période,  même  dans  la  vie  d’une  nation  — et  durant  dix 
années,  j’eus  la  responsabilité  du  gouvernail.  Chez  nous, 


LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE  AUX  FÊTES  DE  LE  PLAY.  2 

comme  partout,  et  aujourd’hui  encore,  la  situation  était 
troublée  et  difficile.  Tout  est  remis  en  question,  tout 
change,  comme  la  nature  après  les  pluies  d’orage.  Il  y a 
un  monde  d’idées,  d’intérêts,  de  passions,  de  besoins  nou- 
veaux, vrais  ou  factices  ; de  puissantes  aspirations  au 
bien,  de  non  moins  vives  sollicitations  au  mal. 

» Ces  situations-là,  un  gouvernement  doit  savoir  les 
regarder  en  face.  S’il  a pour  premier  devoir  de  ne  laisser 
toucher  sous  aucun  prétexte  aux  bases  éternelles  de  toute 
société,  il  faut  aussi  qu’il  tienne  compte  de  ce  que  com- 
mandent les  faits  nouveaux  dans  l’ordre  psychologique 
et  économique.  Il  y a toujours  des  maux  à guérir,  des 
remèdes  à trouver,  des  améliorations  à faire,  des  progrès 
à poursuivre.  C’est  à quoi  notre  petit  pays  s’est  attaché, 
et  si  — je  crois  avoir  le  droit  de  le  dire  — nos  efforts 
n’ont  pas  été  vains,  c’est  grâce  aux  idées  que  Le  Play  n’a 
cessé  de  défendre,  grâce  à la  méthode  dont  il  a tracé  les 
lignes  avec  une  si  clairvoyante  sûreté. 

» En  1886,  le  gouvernement,  dont  on  annonçait  bruyam- 
ment la  chute,  lit  procéder  à travers  tout  le  pays  à une 
vaste  enquête  sociale  économique.  Il  voulait  voir  clair. 
On  recueillit  toutes  les  plaintes,  on  en  vérifia  le  fonde- 
ment, on  écouta  les  petits  comme  les  grands,  en  mettant 
les  intérêts  en  présence.  Ce  fut  quelque  chose  comme  vos 
célèbres  Cahiers  de  89.  Et  n’est-ce  pas  ainsi  que  Le  Play 
nous  eût  conseillé  de  procéder  ? Puis,  forts  des  constata- 
tions ainsi  faites  nous  nous  mîmes  à l’œuvre,  et  en  quel- 
ques années,  vous  le  savez,  la  Belgique  a élaboré  une 
longue  série  de  lois  sociales  auxquelles,  dans  un  accès  de 
justice,  des  adversaires  eux-mêmes  ont  décerné  le  beau 
nom  de  Code  du  Travail. 

» Je  n’ai  garde.  Mesdames  et  Messieurs,  de  vous  fatiguer 
de  leur  énumération,  mais  je  puis  dire  que  nous  avons 
ainsi  tenté  de  réaliser  plus  d’une  idée  chère  à Le  Play,  et 
notre  effort  législatif  a porté  sur  les  matières  les  plus 
diverses  : contrat  de  travail,  conseils  d’arbitrage,  unions 
IIIe  SERIE.  T.  X.  17 


258 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


professionnelles,  mutualités,  pensions  de  vieillesse,  habi- 
tations ouvrières,  conditions  du  règlement  du  travail, 
repos  dominical,  paternité  et  filiation,  réparation  des 
accidents,  que  sais-je  encore  ! Pour  veiller  à l’exécution 
et  au  développement  de  cette  œuvre  complexe  et  touffue, 
nous  avons  institué  un  ministère  du  travail.  Et  plus  d’un 
parmi  vous  ont  connu  son  premier  titulaire,  le  regretté 
Nyssens,  dont  je  salue  en  passant  la  mémoire. 

« Tout  à l’heure,  Monsieur  le  président  a fait  allusion 
à mon  intervention  personnelle  à ces  choses.  Il  l’a  fait  en 
termes  excessifs  et  dont  je  suis  vraiment  confus.  Qu’il 
veuille  agréer  mes  remerciements,  comme  vous  tous, 
Messieurs,  pour  l’accueil  que  vous  avez  fait  à ses  paroles 
et  qui  m’a  vivement  touché. 

« Mais  il  est  certain  que  le  mérite  de  ce  qui  s’est  fait  de 
bon  en  Belgique  depuis  un  quart  de  siècle  revient  pour 
une  bonne  part  à Le  Play. 

» Toujours,  suivant  sa  méthode,  toutes  nos  mesures  ont 
été  précédées  d’une  étude  attentive  des  faits,  tant  à l’étran- 
ger que  dans  le  pays.  Et  en  bien  des  points,  nos  lois  sont 
le  reflet  de  sa  doctrine.  Je  ne  fais  donc  en  ce  moment  que 
remplir  un  devoir  d’élémentaire  reconnaissance,  et  encore 
une  fois  je  m’applaudis  d’en  avoir  l’occasion. 

» Quelques  mois  avant  sa  mort,  Le  Play  disait,  non  sans 
mélancolie  : « Je  n’ai  pas  réalisé  l’œuvre  dont  j’avais 
conçu  la  pensée  ».  Qui  donc  peut  se  vanter  d’avoir  accom- 
pli l’œuvre  rêvée  ? La  vie  humaine  est  si  courte  et  le 
progrès  est  chose  si  complexe  ! Mais,  certes,  Le  Play  n’a 
pas  eu  à se  plaindre.  — Quelle  belle  existence  ! que  de 
noblesse  et  d’unité  dans  l’idée  et  dans  l’effort  ! Au  milieu 
d’une  société  fière  de  sa  prospérité  matérielle,  il  a,  l'un 
des  premiers,  aperçu  le  péril  social  et  poussé  de  trop 
justes  cris  d’alarme.  L’un  des  premiers  il  a réagi  contre 
des  idées  qui  semblaient  passées  à l’état  d’axiomes  ; et, 


LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE  AUX  FÊTES  DE  LE  PLAY.  25g 

voyant  le  mal,  il  a cherché  le  remède.  Toujours  il  a fait 
preuve  de  la  noble  indépendance  de  l’esprit  et  du  cœur. 

» Et  vraiment  les  résultats  obtenus  seraient-ils  à dédai- 
gner ? Ne  serait-ce  rien  que  d’avoir  fondé  une  école  et 
suscité  un  mouvement  social  absolument  désintéressé,  et 
qui  ne  fait  que  commencer  ? Qui  ne  serait  fier  de  la  bril- 
lante théorie  de  disciples  réunis  autour  de  cette  table, 
sans  compter  les  innombrables  amis  du  dehors  ? Et  si  la 
France  est  jusqu’ici  peu  attentive,  faudrait-il  ne  compter 
pour  rien  les  sympathies  plus  actives  du  dehors,  con- 
sacrées et  réalisées  par  de  nombreuses  applications  de  sa 
méthode  et  de  sa  doctrine  ? 

« Et  puis,  il  y a demain.  — Demain  ! — Demain  dont  on 
peut  beaucoup  craindre,  mais  dont  on  peut  aussi  beaucoup 
espérer,  si  l’on  entre  dans  les  voies  indiquées  par  l’illustre 
défunt. 

» C’est,  Mesdames  et  Messieurs,  du  fond  du  cœur  que 
j’offre  à sa  mémoire  l’hommage  ému  de  la  Belgique  recon- 
naissante, et  plus  spécialement  de  la  Société  scientifique 
de  Bruxelles.  » 


BIBLIOGRAPHIE 


I 

1.  N.  I.  Lobatchefskij.  Zwei  geometrische  Abhandhmgen, 
ans  déni  Russischen  uehersetzt,  mit  Anmerkungen  und  mit  einer 
Biographie  des  Verfassers  von  Fr.  Engel,  in-8°  de  xvi-476  pp. 
avec  portrait.  Leipzig,  Teubner,  1899.  Prix  : 14  marcs. 

2.  X.  J.  Lobatchefskij’s  imaginàre  Geometrie  und  Anwen • 
dung  der  imaginaren  Geometrie  auf  einige  Intégrale,  ans  dem 
Russischen  übersetzt  und  mit  Anmerkungen  herausgegeben  von 
H.  Liebmann,  in-8°  de  xi-188  pp.  avec  39  figures  et  1 planche. 
Leipzig,  Teubner,  1904.  Prix  : 8 marcs. 

3.  Études  géométriques  sur  ta  théorie  des  parallèles,  par 
N.  I.  Lobatchewsky,  traduit  de  l’allemand  par  J.  Hoüel,  in-8°  de 
iv-42  pp.  (épuisé).  Paris,  Gauthier-Villars,  1866.  Édition  fac- 
similé  1900.  Paris,  Hermann.  Prix  : 5 fr. 

4.  Pangéométrie  ou  Précis  de  Géométrie  fondée  sur  une 
théorie  générale  et  rigoureuse  des  parallèles  par  N.  J.  Lobat- 
chewsky. Réimpression  fac-similé  conforme  à l’édition  originale, 
petit  in-4°  de  63  pp.  Paris,  A.  Herman,  1905.  Prix  : 5 francs. 

I.  Lobatchefsky  (1793-1856),  a trouvé,  un  peu  avant  1826,  donc 
après  Gauss  (1816)  et  Jean  Rolyai  (1823),  mais  a publié  avant 
eux  (1829)  les  principes  de  cette  partie  de  la  géométrie  non 
euclidienne  qui  porte  son  nom.  Pendant  plus  d’un  quart  de 
siècle,  il  n’a  cessé  d’attirer  l’attention  de  ses  contemporains  sur 
la  nouvelle  géométrie,  en  en  exposant  les  principes  en  russe,  en 
français  et  en  allemand.  Mais  il  n’y  a guère  réussi  : de  son  temps, 
il  ne  semble  avoir  eu  qu’un  seul  lecteur;  il  est  vrai  qu’il  en 
valait  mille,  car  c’était  Gauss  lui-même.  Gauss  fit  nommer  Lobat- 
cbefsky  membre  de  la  Société  royale  de  Goettingue  et  il  semble 


BIBLIOGRAPHIE. 


2Ô1 

avoir  appris  la  langue  russe  surtout  pour  lire  les  grands  mé- 
moires de  Lobatchefsky. 

Ces  mémoires  sont  restés  inconnus  ailleurs  qu’en  Russie, 
même  après  la  publication  des  Œuvres  géométriques  de  Lobat- 
chefsky, en  1883-1886,  par  la  Société  physico-mathématique  de 
Kazan,  précisément  parce  qu’ils  étaient  écrits  en  russe. 

Aujourd’hui,  grâce  à la  publication  des  ouvrages  dont  le  titre 
est  en  tête  de  ce  compte  rendu,  l’œuvre  entière  de  Lobatchefsky 
est  accessible  à tous  les  géomètres,  soit  en  allemand,  soit  en 
français. 

Les  quatre  mémoires  traduits  en  allemand  par  MM.  Engel  et 
Liebmann  contiennent  l’ensemble  des  idées  géométriques  de 
Lobatchefsky,  sous  une  forme  développée  mais  parfois  un  peu 
confuse  ; les  Recherches  géométriques  et  la  Pangéométrie  les 
renferment  en  abrégé  et  sous  une  forme  plus  claire,  mais  moins 
complète. 

IL  Voici  une  liste  des  travaux  de  Lobatchefsky,  avec  des  indi- 
cations sur  la  date  de  leur  publication  et  sur  les  traductions  qui 
en  ont  été  faites. 

Exposé  direct.  1°  En  1829  et  1830,  Lobatchefsky  fait  paraître, 
en  russe,  dans  le  Messager  de  Kazan,  le  Mémoire  intitulé  : 
Sur  les  premiers  principes  de  la  Géométrie. 

M.  Engel  en  a donné  une  traduction  allemande  en  1899,  dans 
le  volume  annoncé  en  tête  de  ce  compte  rendu. 

2°  De  1835  à 1838,  Lobatchefsky  publie  dans  les  Mémoires  de 
Kazan,  les  Nouveaux  principes  de  Géométrie  avec  une  théorie 
complète  des  parallèles,  où  il  expose  tout  au  long  sous  forme 
synthétique,  à partir  des  notions  premières  sur  l’espace,  les 
bases  du  mémoire  précédent. 

M.  Engel  eu  a fait  paraître  une  traduction  allemande  presque 
complète  en  1899,  dans  le  premier  volume  indiqué  plus  haut. 
M.  Mallieux,  de  son  côté,  a donné  une  traduction  française  des 
huit  premiers  chapitres  de  ce  mémoire,  en  1901  (Voir  Mathesis, 
1901,(3),  I,  p.  271)  (1). 

Exposé  indirect.  En  1835,  Lobatchefsky  fait,  dans  les  Mé- 
moires de  Kazan,  un  autre  exposé  de  ses  idées,  sous  le  titre 
Géométrie  imaginaire  ; en  1836,  il  publie  dans  le  même  recueil 
les  Applications  de  la  géométrie  imaginaire  à la  recherche  des 

(1)  Bien  antérieurement,  Hoüel  avait  traduit  les  Nouveaux  principes 
en  français,  mais  il  11e  trouva  pas  d’éditeur.  Frischauf  a eu  communi- 
cation du  manuscrit  de  Hoüel  lorsqu’il  écrivit  les  Elemente  der  abso- 
luten  Geornetrie  (Leipzig,  Teubner,  1876). 


202 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


intégrales  définies.  Ces  mémoires  sont  écrits  en  langue  russe  ; 
mais  il  a aussi  publié  le  premier  eu  français,  en  1837,  dans  le 
tome  17  du  Journal  de  Crelle,  sous  le  titre  Géométrie  ima- 
ginaire (1). 

JM.  Liebmann  a traduit  en  allemand,  dans  le  second  volume 
annoncé  en  tête  de  ce  compte  rendu,  les  deux  Mémoires  russes 
dont  il  vient  d'être  question  et,  en  outre,  quelques  pages  de 
l’article  du  Journal  de  Crelle  qui  ne  se  trouvent  pas  dans 
l’original  russe. 

Écrits  de  propagande.  1°  En  1840,  Lobatchefsky  a publié  à 
Berlin,  en  allemand,  les  Recherches  géométriques  sur  la  théorie 
des  parallèles  où  il  expose,  avec  beaucoup  d’ordre,  les  premiers 
principes  de  la  nouvelle  géométrie. 

Une  seconde  édition  allemande  des  Recherches  a paru  en  1887 
chez  Mayer  et  Müller  à Berlin  ; une  traduction  française  par 
Hoüel,  à Paris,  chez  Gauthier-Villars,  en  1866,  et  en  1900  chez 
Hermann  ; une  traduction  anglaise  par  Halsted,  à Austin,  au 
Texas  (et  aussi  à Tokyo)  en  1891. 

2°  Lobatchefsky  a donné  dans  les  Mémoires  de  Kazan,  en 
russe  en  1855,  en  français  en  1856,  sous  le  nom  de  Pangéomé- 
trie,  un  résumé  de  beaucoup  de  ses  recherches  sur  la  géométrie. 

C’est  ce  dernier  ouvrage  dont  M.  Hermann  vient  de  reproduire 
le  texte  français,  en  fac-similé.  Il  a été  traduit  en  italien,  en 
1867,  par  Battaglini,  en  allemand  par  Liebmann,  en  1902  (Leip- 
zig, Engelmann). 

La  Pangéométrie  complète  les  Recherches  géométriques,  mais 
elle  n’est  pas  rédigée  avec  le  même  soin. 

III.  Sommaire  des  œuvres  de  Lobatchefsky.  A.  Exposé  direct. 
1°  Sur  les  principes  de  la  Géométrie  (Traduction  d’Engel, 
pp.  1-66  ; notes,  pp. 238-310).  On  trouve  dans  ce  premier  mémoire 
de  Lobatchefsky  presque  toutes  ses  vues  sur  la  géométrie,  mais 
souvent  sans  démonstration. 

Introduction  : les  défauts  de  la  géométrie  ordinaire.  1 à 5. 
Premières  notions  fondamentales,  surface,  ligne,  point,  sphère, 
cercle,  plan,  droite.  6.  Les  polyèdres  réguliers.  7.  Les  cas  d’éga- 
lité des  triangles  rectilignes  ou  sphériques.  8.  Géométrie  eucli- 
dienne ; géométrie  imaginaire  : sécante,  parallèle  (asymptote). 
La  fonction  F(a)  (plus  tard  TT(a)).  9.  Horicycle,  horisphère. 
10-13.  Trigonométrie  rectiligne  et  sphérique  au  moyen  de  la  fonc- 

(1)  Nous  avons  exposé  les  idées  fondamentales  de  cet  article  dans 
Mathesis,  1897,  (2),  VII,  pp.  112-117,  134-139,  158-161. 


BIBLIOGRAPHIE. 


263 


tion  F.  Valeur  de  F.  14.  La  géométrie  est  euclidienne  pour  les 
triangles  infiniment  petits.  15.  Comment  l’astronomie  peut  per- 
mettre de  savoir  si  la  géométrie  physique  est  non  euclidienne. 
16-23.  Équations  de  la  droite,  du  cercle,  de  l’horicycle  ; mesure 
des  arcs  de  courbes,  de  la  circonférence,  de  l’horicycle  ; pro- 
priétés des  quadrilatères.  24-36.  Les  aires  planes  ou  courbes. 
37-48.  Les  volumes,  avec  application  à la  recherche  des 
intégrales. 

Les  notes  de  M.  Engel  contiennent  un  commentaire  explicatif 
complet  de  ce  premier  mémoire  de  Lobatchefsky,  qui,  sans  ces 
notes  détaillées,  est  très  difficile  à comprendre. 

2°  Nouveaux  principes  de  la  Géométrie  (Traduction  d’Engel, 
pp.  67-236  ; notes,  pp.  311-344).  Introduction  : Critique  des  ten- 
tatives de  Legendre  et  de  Bertrand  pour  démontrer  le  postu- 
lation d’Euclide  ; examen  des  définitions  habituelles  des  pre- 
mières notions  géométriques  (pp.  67-83).  I.  Premières  notions 
géométriques,  contact,  sections,  surface,  ligne,  point,  distance, 
(pp.  83-93).  IL  Sphère,  cercle,  plan,  droite  (pp.  93-109). 
III.  Mesure  des  droites,  des  angles  plans,  des  angles  dièdres 
(pp.  110-118).  IV.  Droites  et  plans  perpendiculaires  (pp.  118-133). 
V.  Mesure  des  angles  solides.  Étude  des  triangles  sphériques 
(pp.  133  154).  VI.  Égalités  des  triangles  rectilignes  et  des 
triangles  sphériques  (pp.  154-165).  VIL  Droites  parallèles  (asymp- 
totiques)  (pp.  165-184).  VIII.  Horicycle,  horisphère,  triangle  sur 
l’horisphère  (pp.  185-196).  IX.  Les  fonctions  trigonométriques 
(pp.  197-206).  X.  La  relation  entre  l’angle  du  parallélisme  (asymp- 
totisme)  et  la  perpendiculaire  correspondante  (pp.  207-218). 
XI.  La  trigonométrie  non  euclidienne  (pp.  218-235).  — Le  tra- 
ducteur a laissé  de  côté  les  chapitres  Xïl  et  XIII,  traitant  de  la 
résolution  des  triangles  rectilignes  dans  la  géométrie  ordinaire 
et  de  la  résolution  des  triangles  sphériques  rectangles. 

Le  commentaire  de  M.  Engel  sur  les  Nouveaux  principes  est 
moins  étendu  que  celui  qui  est  relatif  au  premier  mémoire  de 
Lobatchefsky,  parce  que,  dans  les  Nouveaux  principes,  les 
démonstrations  sont,  en  général,  suffisamment  explicites. 

Outre  une  belle  notice  sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Lobatchefsky 
(pp.  349-449),  l’ouvrage  de  M.  Engel  renferme  des  index  très 
soignés  et  diverses  notes  complémentaires. 

B.  Exposé  indirect.  Dans  les  deux  mémoires  dont  il  vient 
d’être  question,  Lobatchefsky  déduit  des  notions  premières  sur 
l’espace,  les  formules  de  la  trigonométrie  non  euclidienne,  puis 
toute  la  géométrie  infinitésimale.  Dans  le  mémoire  intitulé 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


264 

Géométrie  imaginaire  (1835,  en  russe,  1837,  en  français),  il  pari 
au  contraire  des  formules  de  la  trigonométrie  non  euclidienne, 
dont  la  compatibilité  avec  les  premières  notions  géométriques 
est  presque  évidente.  Voici  un  aperçu  des  matières  traitées  dans 
la  Géométrie  imaginaire  et  dans  les  Applications  de  la  géométrie 
à la  recherche  de  quelques  intégrales,  traduites  en  allemand  par 
M.  Liebmann 

1°  Géométrie  imaginaire  (pp.  1-50  de  la  traduction  de 
M.  Liebmann).  Introduction  : les  défauts  de  la  Géométrie. 
1-3.  Trigonométrie  non  euclidienne.  4.  Différentielle  d’un  arc 
de  courbe  plane.  5.  Différentielle  d'une  aire  plane.  6-10.  Aire 
du  cercle;  intégrales  doubles  diverses.  11.  Volume  et  aire 
des  surfaces  courbes.  12.  Cas  des  surfaces  de  révolution. 
13-15.  Autres  expressions  pour  le  volume  de  la  sphère.  16-20. 
Aut  res  formules  de  cubatures,  avec  application  au  cône  asymp- 
totique et  à la  pyramide  à faces  toutes  rectangulaires. 

2°  Applications  à la  recherche  de  quelques  intégrales  (pp. 
51-130  de  la  traduction  de  M.  Liebmann).  I.  Préliminaires  : for- 
mules fondamentales  de  la  trigonométrie  non  euclidienne.  Aire 
plane  et  volume.  Intégrale  de  logcosajeLc.  11.  Intégrales  trouvées 
par  transformations  simples.  III.  Cônes  finis  et  cônes  asympto- 
tiques. IV.  Pyramides  tinies  et  pyramides  asymptotiques.  V. 
Liste  de  cinquante  intégrales  trouvées  au  moyen  de  la  géométrie 
imaginaire. 

11  11’est  pas  inutile  de  faire  remarquer  que  Lobatchefsky,  pas 
plus  que  Gauss,  Bolyai  ou  aucun  autre  géomètre,  n’est  parvenu 
à trouver  le  volume  de  la  pyramide  non  euclidienne  en  fonction 
explicite  de  ses  côtés,  bien  qu’il  ait  attaqué  et  retourné  la 
question  de  toutes  les  manières. 

Dans  ses  notes  (pp.  131-188),  M.  Liebmann  a commenté  les 
mémoires  de  Lobatchefsky  et  il  a corrigé  un  grand  nombre  de 
fautes  d’impression  et  autres  qui  se  trouvent  aussi  bien  dans  la 
première  édition  russe  (1835-1836)  que  dans  la  seconde  (1883). 

C.  Les  Recherches  géométriqties  et  la  Pangéométrie.  1°  Re- 
cherches géométriques.  Ce  court  opuscule  est  le  plus  clair  de 
tous  ceux  qu’ait  écrits  Lobatchefsky.  1-15.  Propositions  de  la 
géométrie  qui  11e  dépendent  pas  du  postulatum  d’Euelide.  16-25. 
Définition  et  propriétés  des  parallèles  (asymptotes)  lobatchefs- 
kiennes.  26-30.  Conséquences  diverses  ; propriétés  de  l’angle 
d’asymptotisme.  31-34.  Horicycle,  horisphère.  35-37.  Établis- 
sement de  la  trigonométrie  lobatchefskienne.  Par  elle-même, 
cette  trigonométrie  suffit  à établir  la  légitimité  de  la  géométrie 


BIBLIOGRAPHIE. 


265 


non  euclidienne  (c’est  l’idée  fondamentale  de  la  Géométrie 
imaginaire) . 

2°  Pangéométrie.  1.  Résumé  de  la  partie  la  plus  élémentaire 
des  Recherches  géométriques  (pp.279-285).  2.  Trigonométrie  sphé- 
rique établie  indépendamment  du  postuîatum  d’Euclide  (pp.  285- 
292).  3.  L’angle  a que  fait  une  droite  avec  la  perpendiculaire  de 
longueur  a?  abaissée  d’un  de  ses  points  sur  une  droite  asymptote 
de  la  première  est  tel  que  sina  chx  = 1 (pp.  292-295).  4.  Trigo- 
nométrie lobatehefskienne  (pp.  295-301).  5.  Équation  du  cercle  ; 
longueur  de  la  circonférence;  longueur  d’un  arc  de  cercle-limite 
(pp.  301-304).  6.  Équation  de  la  ligne  droite  ; quadrilatère  birec- 
tangle,  distance  de  deux  points;  expression  de  la  différentielle 
d’un  arc  de  courbe  (pp.  304-312).  7.  Aires  planes  (pp.  312-323). 
8.  Aires  courbes  (pp.  323-333).  9.  Volumes  (pp.  333-338).  10. 
Conclusion  : la  géométrie  euclidienne  n’est  pas  une  conséquence 
nécessaire  de  nos  notions  sur  l’espace  (pp.  338-340). 

IV.  Un  livre  à faire  sur  Lobatchefsky.  Tous  les  écrits  de 
Lobatchefsky,  à part  les  Recherches  géométriques  de  1840,  sont 
pénibles  à lire,  pour  diverses  raisons  : 1°  ils  se  superposent  et  se 
supposent  partiellement  de  manière  qu’ils  renferment  beaucoup 
de  répétitions  et  en  même  temps  ne  peuvent  être  lus  à part 
parce  qu’ils  s’appuient  les  uns  sur  les  autres.  2°  Les  subdivisions 
et  l’ordre  des  matières  traitées  n’y  sont  pas  assez  accusés  ni 
assez  logiques  ; on  ne  voit  goutte  dans  cette  forêt  inextricable, 
que  quand  on  l’a  traversée  tout  entière,  dit  Gauss,  en  exagérant 
un  peu.  3°  Enfin  et  surtout,  Lobatchefsky  a des  notations  détes- 
tables, parce  qu’il  n’emploie  pas  les  fonctions  hyperboliques. 
Il  désigne  par  F (x)  dans  son  premier  mémoire,  par  TT  (x)  plus 
tard,  l’angle  a de  parallélisme  (asyinptotisme)  correspondant  à 
une  perpendiculaire  x.  Lorsqu’il  a démontré  que  sina.  dix  = 1, 
il  continue  à se  servir  de  la  notation  a = TT  (x)  et,  par  suite,  au 
lieu  de 

chx,  sha?,  thx,  cothx,  sécha?,  cosécha?, 

il  écrit  : 

coséc  TT  ( x ),  cot  TT(x),  cos  TT  (x),  séc  TT  (a?),  sin  TT  (a?),  tang  TT  (x). 

En  employant  ces  notations  quand  elles  ne  sont  plus  néces- 
saires, il  voile  toutes  les  analogies  de  la  trigonométrie  et  de  la 
métrique  lobatchef skiennes  avec  la  trigonométrie  et  la  métrique 
sphériques. 

Nous  faisons  le  vœu  qu’un  jeune  géomètre  traduise  en  nota- 
tions modernes,  au  moyen  des  fonctions  hyperboliques,  et  fonde 


206 


REVUE  DES.  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


en  un  seul  exposé  continu,  nettement  divisé  et  subdivisé, 
l’ensemble  des  écrits  géométriques  de  Lobatchefsky.  Alors  et 
alors  seulement,  on  saura  combien  le  géomètre  de  Kazan  a 
approfondi  les  premiers  principes  de  la  géométrie  et  comme 
il  a poussé  loin  l’étude  de  la  partie  de  la  science  dont  il  est  le 
principal  créateur. 


P.  Mansion. 


II 

Sammlung  von  Formeln  und  Satze  aus  de.m  Gebiete  der 
elliptischen  Funktionen  nebst  Anwendungen,  von  J.  Thomae, 
Jena.  Leipzig,  Druck  und  Verlag  von  B.  G.  Teubner,  1905  (ln-4° 
cartonné  de  iv-44  pp.).  Prix  : 2 marcs  80. 

Il  existe  maintenant  plusieurs  recueils  plus  ou  moins  étendus 
de  formules  de  la  théorie  des  fonctions  elliptiques.  1°  Hoiiel, 
dans  son  Recueil  de  formules  et  de  tables  numériques  (Paris, 
Gauthier-Villars,  1866),  donne,  en  trente-huit  pages,  les  formules 
de  la  théorie  des  fonctions  thêta,  celles  qui  expriment  les  prin- 
cipales propriétés  de  snu,  cnu,  dnu  et  des  intégrales  elliptiques 
et  leurs  relations  avec  les  fonctions  thêta  ; il  fait  l'application  de 
ces  formules  et  des  tables  numériques  y relatives,  à trois  ques- 
tions, l’aire  de  l’ellipsoïde,  la  longueur  de  la  géodésique  d’un 
sphéroïde  de  révolution,  le  mouvement  de  rotation  d'un  corps 
solide.  2°  L’excellent  Abriss  einer  Théorie  der  Functionen  einer 
complexen  Verdnderlichen  und  der  Tlietaf miction,  de  M.  Tho- 
mae (Dritte  Auflage,  Halle  a.  S.,  Nebert),  contient  en  appendice 
une  liste  de  dix  pages  in-4u  de  formules  relatives  aux  fonctions 
thêta,  aux  fonctions  et  aux  intégrales  elliptiques  de  Legendre  et 
de  Jacobi.  3°  Les  ouvrages  de  MM.  Appell  et  Lacour,  de  M.  L. 
Levy,  de  MM.  Tannery  et  Molk  sur  les  fonctions  elliptiques  se 
terminent  tous  par  des  recueils  de  formules  relatives  à la  fois 
aux  fonctions  de  Jacobi  et  à celles  de  Weierstrass  (8  pages  pour 
le  premier;  9 pour  le  second,  plus  des  tables;  146  pp.  pour  le 
troisième).  De  ces  trois  collections,  l’une,  celle  de  MM.  Appell  et 
Lacour,  a paru  en  tirage  à part,  avec  quelques  additions,  sous  le 
titre  : Principales  formules  de  la  théorie  des  fonctions  ellip- 
tiques (Paris,  Gauthier-Villars,  1900  ; dix  pages).  4°  M.  Schwarz 
a publié  en  1885,  une  première  édition,  en  1893,  une  seconde 


BIBLIOGRAPHIE. 


267 


édition  d’un  recueil  in-4°  intitulé  : Forméln  und  Lehrsàtse  zum 
débranché  der  elliptischen  Fundionen  (Berlin,  Reiner),  dont 
la  première  partie  seule  a paru  (traduction  française  par  M.  Padé, 
Paris,  Gauthier- Villars,  1894,  vm-96  pages).  Ce  recueil  est  fait 
d’après  les  leçons  sur  les  fonctions  pu,  (Tu,  de  Weierstrass  et, 
naturellement,  les  fonctions  de  Legendre  et  de  Jacobi  y sont 
à l’arrière-plan. 

Les  fonctions  de  Weierstrass  se  prêtent  moins  bien  que  celles 
de  Legendre  et  Jacobi  aux  calculs  numériques,  et  les  travaux 
d’analyse  écrits  avec  les  notations  anciennes  sont  trop  importants 
et  trop  nombreux  pour  qu’on  puisse  réduire  la  théorie  des  fonc- 
tions elliptiques  aux  fonctions  de  Weierstrass.  C’est  pourquoi 
M.  Thomae  a cru  devoir  publier  à son  tour  un  recueil  de  formules 
et  de  théorèmes  complément  de  celui  de  Schwarz.  C’est  celui 
que  nous  annonçons. 

Comme  le  livre  de  M.  Schwarz,  celui  de  M.  Thomae  contient 
plus  que  son  titre  ne  le  promet.  En  réalité,  c’est  l’esquisse  très 
concise,  mais  très  complète,  d’un  cours  sur  les  fonctions  ellip- 
tiques de  Legendre  et  de  Jacobi.  Il  se  divise  en  deux  parties  : 
Théorie,  Applications. 

La  première  partie  traite  d’abord  des  propriétés  fondamen- 
tales des  fonctions  thêta  (§§  1 à 8)  : Définitions,  zéro,  facteurs, 
périodicité,  relation  entre  k et  q,  théorème  d’addition,  transfor- 
mation simple  du  quatrième  ordre,  relation  de  Jacobi  entre 
quatre  thêta.  Vient  ensuite  l’étude  des  fonctions  snu,  cnn,  dnu 
(§§  9 à 21)  : définition  par  les  fonctions  thêta,  périodicité,  valeurs 
remarquables,  théorème  d’addition,  dérivation,  théorèmes  de 
Liouville,  variation  de  ces  fonctions  quand  k est  réel,  ou  imagi- 
naire ; transformation  simple  ; transformation  de  Landen  ; quel- 
ques paragraphes  sur  l’expression  de  q en  k et  le  calcul  de  K ou 
de  la  variable  quand  le  module  et  snu  sont  donnés  (§  13,  20). 
Les  §§  22  à 27  sont  consacrés  aux  intégrales  de  seconde  espèce 
sous  diverses  formes,  les  §§  28  et  29  à celles  de  troisième  espèce. 
Dans  les  suivants  (30  à 36),  l’auteur  s’occupe  de  la  réduction  des 
intégrales  elliptiques  quelconques  aux  formes  normales  de 
Legendre,  de  Riemann  et  de  Weierstrass.  Enfin,  les  derniers 
paragraphes  de  la  première  partie  (37  à 42)  traitent  des  équations 
modulaires,  des  intégrales  F,  E de  Legendre,  de  la  moyenne 
arithmético-géométrique  de  Gauss,  de  u comme  fonction  de  snu 
et  D(s»ït,),  de  quelques  cas  où  la  somme  de  deux  intégrales  du 
troisième  ordre  s’exprime  au  moyen  d’une  autre  intégrale  du 
troisième  ordre,  de  log  snu,  log  cnu,  log  dnu,  etc. 


268 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


La  seconde  partie  est  un  recueil  des  applications  les  plus 
intéressantes  de  la  théorie  des  fonctions  elliptiques,  plus  riche 
qu'aucun  des  traités  que  nous  connaissions  ; on  regrette  seule- 
ment de  ne  pas  y trouver  la  surface  de  l’ellipsoïde.  1.  Pendule 
circulaire.  2.  Pendule  parabolique.  3.  Arc  d’ellipse.  4.  Pendule 
sphérique.  5.  Longueur  et  aire  de  l’ellipse  sphérique.  6-9.  Con- 
struction de  Jacobi  pour  le  théorème  de  l’addition  ; problème  de 
la  fermeture  du  polygone  de  Poncelet.  10.  Addition  et  division 
des  arcs  de  lemniscate.  11-15.  Représentations  diverses  (ellipse, 
rectangle,  carré  dans  le  cercle  ; triangle  isoscèle  dans  un  demi- 
plan  : parallélogramme  dans  un  anneau  circulaire).  16.  Potentiel 
logarithmique.  17.  Surface  minima  de  Schwarz.  18.  Surface 
élastique.  19.  Ligne  géodésique  d’un  ellipsoïde.  20.  Application 
des  théorèmes  de  Liouville  à une  cubique. 

L’auteur  a cru  devoir  abandonner  les  notations  de  Guder- 
mann,  snu,  cnu,  dnu,  etc.,  qui,  de  fait,  sont  pourtant  presque 
universellement  employées  ; il  les  remplace  par  sau,  eau,  dau  ; 
ensuite,  au  lieu  de  sa( — u),  il  écrit  sa — te  en  supprimant  les  paren- 
thèses! 11  introduit  aussi  la  fonction  jau  qui  est  égale  à ( k’snu  : 
dnu).  Nous  doutons  fort  que  ces  innovations  aient  du  succès  et, 
à la  place  de  l’auteur,  nous  les  abandonnerions  quand  une 
seconde  édition  de  son  excellent  recueil  sera  nécessaire.  Selon 
nous,  le  polymorphisme  des  notations  aussi  bien  dans  la  théorie 
des  fonctions  elliptiques  de  Legendre  et  de  Jacobi  que  dans 
celle  de  Weierstrass  est  un  des  obstacles  à la  diffusion  de  cette 
partie  de  l’analyse. 


P.  Mansion. 


III 

Methodik  der  elementaren  Arithmetik  in  Verbindung  mit 
algebraischer  Analysis  von  Dr  Max  Simon.  Mit  9 Textfiguren. 
Un  vol.  in-8°  de  vi-108  pages.  — Leipzig  und  Berlin,  B.  G. 
Teulmer,  1906. 

La  Méthode  d' Arithmétique  élémentaire  de  M.  Max  Simon  est 
bien  plus  un  cours  de  pédagogie  qu’un  vrai  traité  d’arithmé- 
tique. L’auteur  nous  y donne  le  texte  de  ses  leçons  à l’université 
de  l’empereur  Guillaume,  pendant  le  semestre  d’été  1904.  Son 
but  était  d’initier  les  étudiants  à l’enseignement  de  l’arithmé- 


BIBLIOGRAPHIE. 


269 


tique  et  de  l’algèbre  dans  les  neuf  classes  des  hautes  Écoles 
et  de  leur  apprendre  à procéder  méthodiquement  et  par  degrés. 

L’ouvrage  se  compose  de  deux  parties  parallèles  : la  généra- 
lisation de  la  notion  du  nombre,  depuis  le  simple  concept  du 
nombre  jusqu’à  celui  du  nombre  complexe  ; la  résolution  algé- 
brique des  équations. 

Le  concept  du  nombre  développable  en  série  et  le  calcul  de 
ces  nombres  ont  été  l’objet  d’une  attention  spéciale.  L’auteur 
s’attache  à la  méthode  de  Georg  Cantor,  supérieure,  à son  avis, 
à celles  de  Dedekind  et  de  Weierstrass. 

Tout  le  volume  de  M.  Max  Simon  est  des  plus  intéressants, 
plein  de  remarques  de  bon  sens. 

Autre  qualité  bien  rare  : M.  Max  Simon  multiplie  partout  les 
notions  historiques;  et  ces  notions,  toujours  heureusement  choi- 
sies, sont  aussi  toujours  très  exactes,  mérite  qui  vaut  bien  la 
peine  d’être  signalé. 

Voici  le  plan  de  l’auteur  : 

Introduction.  1°  Nombre  et  nombres.  2°  Addition.  3°  Sous- 
traction. 4°  Introduction  des  quantités  négatives. 

Opérations  du  2d  degré.  5°  Multiplication.  6"  Division.  7°  Cal- 
cul des  fractions.  8°  Calcul  décimal.  9°  Calcul  des  nombres  con- 
crets. 10°  Équations  du  lr  degré.  11°  Calcul  des  nombres  déve- 
loppables en  séries. 

Opérations  du  3e  degré.  12°  Puissance  et  racines.  13°  Équa- 
tions quadratiques.  14°  Logarithmes.  15°  Théorème  du  binôme. 
16°  Équations  cubiques.  17°  Nombres  complexes.  18'"  Complé- 
ment de  la  théorie  des  équations  du  3e  degré.  Les  équations  des 
4e  et  5e  degrés.  19°  Fonction  exponentielle.  20°  Les  logarithmes 
naturels. 


H.  B. 


IV 

GrUNDRISS  EINER  ANAEYTISCHEN  GEOMETRIE  DER  EBENE  VOI1 

J.  Thomae  in  Jena.  Mit  8 Figuren  im  Text.  Un  vol.  in-8°  de  x-184 
pages.  — Leipzig,  B.  G.  Teubner,  1905. 

La  préface  du  professeur  d’Iéna  fait  bien  connaître  le  but  et 
l’esprit  de  son  livre.  Je  la  traduis,  mais  un  peu  librement. 

“ Pour  aider  mes  élèves,  dans  mes  leçons  de  Géométrie  ana- 


27° 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


lytique  plane,  dit-il,  je  me  suis  contenté,  pendant  bien  des  années, 
de  leur  mettre  entre  les  mains  un  simple  squelette,  composé  de 
l’énoncé  des  propositions  et  d’un  très  court  aperçu  de  leurs 
démonstrations.  Les  exemplaires  du  sqtielette  sont  épuisés. 
Cédant  au  désir  de  mes  amis,  je  l’édite  en  le  développant  un 
peu.  Mon  intention  n’est  pas  de  rendre  ainsi  l’explication  orale 
superflue,  mais  je  veux  mettre  les  étudiants  à même  de  suivre 
la  leçon,  sans  la  préoccupation  distrayante  de  notes  à prendre, 
préoccupation  qui  rend  souvent  la  classe  pénible  à suivre. 

„ Mon  Précis  comprend  la  géométrie  du  point,  de  la  droite  et 
du  plan.  Dans  cette  dernière,  j’ai  soumis  les  coniques,  la  colli- 
néation  et  la  dualité  à une  discussion  approfondie.  De  nos  jours, 
les  élèves  connaissent  bon  nombre  des  propriétés  des  coniques 
définies  par  leurs  équations  rapportées  à des  axes  de  coordon- 
nées. Après  avoir  étudié  à fond  le  cercle,  il  est  donc  permis  de 
passer  immédiatement  aux  équations  des  coniques  sous  leur 
forme  la  plus  générale.  A mon  ouvrage  est  jointe  une  table 
analytique  des  matières.  Le  lecteur  qui  se  donnera  la  peine 
de  la  consulter,  sera  vite  renseigné  sur  les  sujets  traités. 

„ Un  Précis  ayant  pour  objet  une  matière  souvent  rebattue 
ne  peut  guère  prétendre  à la  nouveauté.  11  y aurait  cependant, 
j’aime  à le  croire,  exagération  à dire  que  mon  opuscule  ne  con- 
tient rien  de  neuf.  Toutefois,  mon  but  principal  a été  d’y  suivre 
toujours  un  ordre  très  systématique.  Les  propositions  élémen- 
taires de  la  Géométrie  projective  doivent,  d’après  moi,  marcher 
de  pair  avec  les  propositions  de  la  Géométrie  analytique.  Je  les 
ai  démontrées  par  la  voie  analytique.  Au  surplus,  je  n’ai  pas 
négligé  les  propriétés  métriques. 

„ Mon  ouvrage  était  déjà  sous  presse,  quand  j’eus  connaissance 
des  Leçons  de  Géométrie  analytique  de  MM.  Heffter  et  Kôhler 
qui  venaient  de  paraître  chez  mon  éditeur.  Les  auteurs  de  ces 
Leçons  passent,  comme  moi,  de  la  Géométrie  à une  dimension, 
à celle  à deux  dimensions.  Pour  moi,  voilà  tantôt  vingt  ans  que 
je  suis  cette  méthode.  Nos  ouvrages  se  rencontrent,  naturelle- 
ment, en  bien  des  points.  C’est  la  conséquence  nécessaire  de 
l’identité  des  sujets  traités.  Entre  les  Leçons  de  MM.  Heffter  et 
Kôhler  et  mon  Précis  il  y a cependant  une  différence  importante. 
Le  Précis  ne  se  contente  pas  de  classer,  il  étudie  les  construc- 
tions. Consultez  au  contraire,  au  mot  Construction,  la  table 
analytique  des  matières  des  Leçons , vous  n’y  trouverez  qu’un 
seul  renvoi  : la  construction  du  quatrième  rayon  d’un  faisceau 
harmonique  dont  trois  rayons  sont  donnés. 


BIBLIOGRAPHIE. 


271 

„ Puisse  mon  Précis  remplir  le  but  pour  lequel  il  a été  écrit  ! 
Puisse-t  il  faciliter  aux  élèves  l’étude  de  la  Géométrie  analytique 
et  de  la  Géométrie  projective  ! „ 

Les  chapitres  du  Précis  de  M.  Thomae  n’ont  pas  de  numéros 
d’ordre.  Je  crois  utile  de  les  ajouter. 

1°  Introduction.  2°  La  Géométrie  sur  une  droite  et  sur  un 
faisceau.  3°  Coordonnées  points,  dans  le  plan.  4°  Dualité  et 
coordonnées  lignes.  5°  Des  Déterminants.  6°  Classification  des 
Coniques.  Diamètres  conjugués.  7°  Propriétés  métriques  des 
Coniques.  8°  Coniques  passant  par  cinq  points.  9°  Similitude  des 
Coniques.  10°  Pôles  et  polaires.  Dualité.  11°  Collinéation.  12° 
Théorèmes  et  propositions  complémentaires, 


H.  B. 


V 


Étude  sur  les  Assurances-Vie.  Calcul  des  primes  suivant  la 
notation  des  Actuaires, par  Jean  Schul, S. J. .professeur  d’algèbre 
financière  à l’École  supérieure  de  commerce  Saint-Ignace,  à 
Anvers.  Un  vol.  in- 12  de  vn-69  pages.  — Bruxelles,  Polleuuis  et 
Ceuterick,  1906. 

Il  y a quelques  années,  le  Bulletin  de  la  Société  des  Actuaires 
belges  (1)  attirait  l’attention  sur  la  nécessité  de  donner  aux 
futurs  instituteurs  des  notions  élémentaires  de  science  actua- 
rielle. Il  y a,  en  effet,  certaines  préventions  à l’endroit  des 
œuvres  de  prévoyance,  certaines  objections  spécieuses  tirées  de 
l’idée  de  profits  exagérés  et  illicites  réalisés  par  les  sociétés 
d’assurances,  que  l’on  11e  peut  vaincre  ou  rétorquer  sans  possé- 
der une  connaissance  exacte  des  principes  du  calcul  des  proba- 
bilités, sans  joindre  à des  arguments  d’ordre  moral  des  arguments 
de  pur  raisonnement.  Il  y a une  autre  raison  à diffuser  la  science 
des  actuaires,  à en  extraire  les  choses  les  plus  essentielles,  celles 
qui  sont  d’une  application  quotidienne  et  ordinaire  : le  nombre 
de  ceux  qui  sont  appelés,  soit  directement,  soit  indirectement,  à 
s’occuper  de  la  prévoyance  sous  ses  différentes  formes  11’a  cessé 
et  11e  cessera  encore  de  s’accroître.  A cet  égard,  certaines  lois 
sociales,  lois  sur  les  pensions  de  vieillesse,  lois  sur  les  accidents 

(1)  Bulletin  de  la  Société  des  Actuaires  belges,  15  juin  1S99. 


272 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


du  travail,  lois  sur  les  mutualités,  out  imposé  par  intérêt  ou  par 
devoir  professionnel  aux  chefs  d’industrie  et  à de  nombreux 
fonctionnaires  des  connaissances  nouvelles.  Évidemment,  il  11e 
faut  pas  exagérer  et  considérer  la  science  des  actuaires  comme 
une  panacée.  Au  IVe  Congrès  international  d’actuaires,  tenu  à 
New-York,  en  1903,  l’un  des  rapporteurs  américains  estimait 
que  l’étude  scientifique  des  questions  relatives  à la  prévoyance 
serait  utile  aux  étudiants  en  droit  et  en  théologie,  en  ce  sens 
qu’elle  les  mettrait  constamment  en  présence  de  rapports  de 
causes  à effets.  On  peut  être  assez  surpris  de  voir  la  théologie 
en  cette  affaire.  Mais  parlons  sérieusement. 

A l’Université  de  Gottingen  on  a institué  des  cours  embrassant 
tout  ce  que  doivent  connaître  les  actuaires  : économie  politique, 
statistique,  jurisprudence,  etc.  ; après  avoir  fréquenté  ces  cours 
pendant  deux  années,  on  peut  acquérir  le  diplôme  d’expert 
d’assurances  de  l’État.  Dans  certaines  Écoles  supérieures  de  com- 
merce de  l’Allemagne,  à Aix-la-Chapelle,  à Cologne,  à Dresde, 
à Francfort-sur-Mein,  on  enseigne  la  théorie  et  la  pratique  des 
assurances  sur  la  vie. 

Partout  les  organismes  d’assurances  s’accroissent  avec  rapi- 
dité, demandant  pour  leur  fonctionnement  un  personnel  de  plus 
en  plus  nombreux.  Au  1er  janvier  dernier,  l’on  comptait  en 
Belgique  336  compagnies,  dont  86  pour  les  incendies,  72  pour  les 
accidents,  112  pour  les  assurances-vie,  9 pour  la  mortalité  du 
bétail,  57  pour  des  objets  divers  : bris  de  glaces,  vol,  grêle, 
etc...  (1). 

En  matière  d’actuariat,  il  y a les  spécialistes,  les  dirigeants, 
c’est  le  petit  nombre  : il  y a aussi  un  notable  contingent 
d’adjoints  et  la  grande  masse  des  exécutants.  Beaucoup  de  jeunes 
gens  ont  devant  eux  une  carrière,  laquelle,  de  caractère  vague 
il  y a quelques  années  encore,  s’est  aujourd’hui  précisée  et 
demande  que  l’on  soit  bien  préparé  à y entrer. 

La  science  actuarielle  est  une  application  du  calcul  des  proba- 
bilités, application  devenue  possible  lorsque  la  statistique  a 
fourni  les  indications  nécessaires  à l’appréciation  de  la  fréquence 
des  risques  qu’il  s’agissait  de  couvrir.  Cette  science  est  conden- 
sée dans  le  Text-Book  de  l’Institut  des  actuaires  de  Londres  (2), 

(1)  Le  Moniteur  des  Assurances  belges  et  étrangères,  10  février  1906. 

(2)  Text-Book  de  l’Institut  des  actuaires  de  Londres,  contenant  la  théorie 
de  l’intérêt  des  annuités  viagères  et  des  assurances  sur  la  vie  avec  leurs 
applications  pratiques.  Traduit  de  l’anglais  par  Amédée  Begault,  ancien 
officier  d’artillerie,  actuaire  de  la  Compagnie  belge  des  assurances  géné- 
rales. Bruxelles,  Bruylant-Christophe  et  C*e,  1894. 


BIBLIOGRAPHIE. 


273 


ouvrage  classique  qui  fait  autorité  et  dont  la  valeur  n’est  dépas- 
sée par  aucun  autre.  Mais  sa  lecture  est  longue,  elle  n’est  pas  à 
la  portée  de  tous  ; ce  n’est  point  le  livre  des  novices  et  des 
écoliers.  Il  faut  pour  l’enseignement  des  manuels  qui,  s’inspirant 
des  principes  et  des  règles  contenus  dans  le  Text-Book,  exposent 
d’une  façon  claire,  exacte  et  méthodique  les  préliminaires  de  la 
science  actuarielle,  en  résument  les  applications,  en  donnent  les 
formules  usuelles.  Se  plaçant  à ce  point  de  vue,  le  R.  P.  Schul, 
professeur  d’algèbre  financière  à l’Ecole  supérieure  de  commerce 
Saint-Ignace,  à Anvers,  a eu  l’heureuse  inspiration  d’écrire  à 
l’intention  de  ses  élèves  — mais  bien  d’autres  en  profiteront  — 
une  étude  sur  les  assurances-vie  qui  contient  le  calcul  des  primes 
suivant  la  notation  universelle  des  actuaires. 

On  pourrait  croire  la  question  de  notation  assez  indifférente, 
il  n’en  est  rien.  Les  applications  de  la  science  actuarielle  sont 
multiples  et  complexes  ; par  raison  de  synthèse,  de  rapidité  et 
de  facilité  de  calcul,  on  a cherché  à représenter  les  données  et. 
les  résultats  par  des  signes  qui  fussent  d’un  emploi  général  et 
formassent  dans  leur  ensemble  un  alphabet  particulier  admis  dans 
tous  les  pays.  Pour  des  motifs  analogues,  le  Congrès  d’électricité 
de  1881  a fixé  les  unités  électriques.  C’est  en  1895,  au  premier 
Congrès  international  d’actuaires(l),què  l’adoption  d’une  notation 
universelle  fut  proposée.  En  1898,  au  deuxième  Congrès  (2),  l’on 
fit  choix  de  la  notation  de  l’Institut  des  actuaires  de  Londres. 
En  employant  cette  notation  dans  son  manuel,  le  R.  P.  Schul  a 
mis  dans  la  main  de  ceux  de  ses  élèves  qui  chercheraient  car- 
rière dans  les  compagnies  d’assurances  un  outil  réellement 
pratique. 

La  lecture  de  l’ouvrage  du  jeune  et  distingué  professeur  de 
l’Institut  Saint-Ignace  se  recommande  à tous  ceux  qu'intéressent 
les  questions  de  prévoyance.  J’en  donne  ci-après  la  table  des 
matières  ; les  intitulés  des  paragraphes  montreront  de  quelles 
combinaisons  diverses  s’occupe  aujourd’hui  la  science  actuarielle, 
qui,  pour  la  cinquième  fois  en  onze  ans,  va  tenir  prochainement 
ses  assises  solennelles  (8). 

(1)  Premier  Congrès  international  d’actuaires , Bruxelles,  2-6  sep- 
tembre 1895.  Documents,  2e  édit.  Bruxelles,  Bruylant-Christophe  et  C'e, 
1900. 

(2)  Transactions  ofthe  Second  International  Actuariat  Congress,  may 
16-20,  1898.  London,  Charles  and  Edwin  Layton,  1899. 

(3)  Les  Congrès  internationaux  d’actuaires  se  sont  tenus  à Bruxelles, 
en  1895,  à Londres,  en  1898,  à Paris,  en  1900,  à New- York,  en  1903  ; 
le  cinquième  se  tiendra  à Berlin  au  mois  de  septembre  de  cette  année. 

IIIe  SÉRIE.  T.  X.  18 


274 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Première  partie.  — Notions  générales  sur  les  assurances-vie. 

Deuxième  partie.  — Étude  mathématique  des  primes. 

Chapitre  I.  — Assurances  sur  une  tête.  — Assurance-vie 
entière.  — Assurance-vie  entière  à prime  temporaire.  — Assu- 
rance différée  à prime  temporaire.  — Assurance  temporaire.  — 
Assurance  différée  temporaire.  — Assurance  mixte.  — Assurance 
à terme  fixe.  — Assurance  mixte  à capital  doublé.  — Assurance 
avec  participation  aux  bénéfices.  — Calcul  des  chargements.  — 
Valeur  d’une  police  à une  époque  donnée.  — Valeur  d’une  police 
libérée.  — Assurances  payables  au  décès.  — Primes. 

Chapitre  II.  — Rentes  viagères  sur  une  tête.  — Rente  viagère 
immédiate.—  Rente  viagère  différée. — Rente  viagère  temporaire 
immédiate.  — Rente  viagère  temporaire  différée. 

Chapitre  III.  — Relations  entre  les  assurances-vie  et  les  rentes 
viagères. 

Chapitre  IV.  — Opérations  sur  deux  têtes. 

Section  1.  — Rentes  viagères.  — Rente  viagère  immédiate  sur 
deux  têtes.  — Rente  viagère  différée  sur  deux  têtes.  — Rente 
viagère  temporaire  sur  deux  têtes.  — Rente  temporaire  différée 
sur  deux  têtes. 

Section  2.  — Assurances-vie.  — - Assurance-vie  entière  immé- 
diate d'un  groupe  de  deux  têtes.  — Assurance  différée  sur  deux 
têtes.  — Assurance  temporaire  sur  deux  têtes.  — Assurance 
différée  temporaire  sur  deux  têtes.  — Assurance  mixte  sur  deux 
têtes.  — Prime  annuelle  d’une  assurance  sur  deux  têtes. 

Section  3.  — Annuités  de  survie.  — Annuité  de  survie.  — 
Annuité  de  survie  immédiate.  — Annuité  de  survie  différée.  — 
Annuité  de  survie  temporaire. 

Section  4.  — Assurance  dotale. 

Appendice.  — Résumé  des  primes  comprenant  une  représen- 
tation graphique  des  contrats  d’assurances-vie  et  des  rentes 
viagères  sur  une  tête. 

C.  Beaujean. 


VI 

Karl  Schellbach.  Rückblick  auf  sein  wissenschaftliches 
Leben  nebst  zwei  Schriften  aus  seinem  Nachlass  und  Briefen 
von  Jacobi,  Joachimsthal  und  Weierstrass  herausgegeben  von 
Félix  Müller,  mit  einem  Bildnis  Karl  Schellbachs.  Un  vol. 


BIBLIOGRAPHIE.  2"]5 

in-8°  de  86  pages  et  un  portrait  hors  texte.  — Leipzig,  B.  G. 
Teubner,  1905  (1). 

C’est  avec  curiosité  que  j’ai  ouvert  ce  volume.  Tout  un  fas- 
cicule des  Abhandlungen  zur  Geschichte  der  mathematischen 
Wissenschaften  consacré  à Schellbach  ! Un  nom  si  peu  connu 
occupant  tant  de  place  dans  une  collection  de  l’importance  des 
Abhandlungen  ! 

En  dehors  de  l’Aile  magne,  que  savait-on  de  Charles  Schellbach? 

Il  avait  écrit  de  nombreux  articles  sur  des  questions  de 
mathématiques  assez  diverses,  et  sa  signature  se  lisait  souvent 
dans  les  Revues  allemandes.  Il  était  aussi  l’auteur  d’un  grand 
ouvrage,  Die  Lehre  von  den  elliptischen  Integralen  und  den 
Theta-Funktionen  (Berlin,  G.  Reimer,  X-440  pp.).  Enfin  et 
surtout,  quand,  à la  mort  de  Crelle  (6  octobre  1855),  C.  W. 
Borchardt  prit  la  direction  du  Journal  für  die  reine  und  an- 
gewandte  Mathematik,  ou  put  lire  pendant  plusieurs  années 
sous  la  signature  du  rédacteur  en  chef,  les  mots  : “ miter  Mit- 
wirkung  von  Steiner,  Schellbach,  Kummer,  Kronecker  und 
Weierstrass  „.  N’importe,  le  nom  de  Schellhach  semblait  pâlir  à 
côté  des  noms  illustres  imprimés  sur  la  même  ligne.  Schellbach, 
la  chose  était  notoire,  n’était  membre  d’aucune  grande  Acadé- 
mie, pas  même  de  celle  de  sa  patrie. 

Cette  exclusion,  nous  dit  M.  Félix  Millier,  était  un  vrai  préjugé 
de  caste.  Schellbach  appartint  toujours  à l’enseignement  moyen. 
L’Académie  eut  cru  déroger  en  admettant  dans  son  sein  un  pro- 
fesseur de  cet  enseignement, quel  que  fîit  d’ailleurs  le  mérite  du 
savant.  Peu  importe  la  raison,  Schellbach  n’y  a rien  perdu  ; 
membre  de  l’Académie  de  Berlin,  son  heureuse  influence  sur 
l’enseignement  moyen  n’en  fût  pas  moins  restée  son  vrai  titre 
de  gloire. 

Charles  Schellbach  naquit  le  25  décembre  1804  et  mourut  le 
1er  avril  1889.  Mathématicien,  il  eut  un  talent  particulier  pour 
dénouer  les  problèmes  embrouillés  et  épineux,  les  rendre  acces- 
sibles à tous,  les  faire  entrer  dans  l’enseignement  courant,  en  un 
mot,  les  rendre  classiques  en  les  mettant  en  pleine  lumière. 
Organisateur  des  études,  son  action  fut  excellente.  Il  eut  l’art 
d’intéresser  plusieurs  fois  à ses  projets  de  réforme  le  prince  et 


( 1 ) Ce  volume  forme  le  premier  fascicule  du  tome  20 des  Abhandlungen 
zur  Geschichte  der  mathematischen  Wissenschaften  mit  Einschluss 
ihrer  Anwendungen  begriindet  von  Moritz  Cantor. 


276 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


la  princesse  royale  de  Prusse.  Grâce  à leur  puissant  concours, 
il  put  faire  adopter  les  mesures  les  plus  utiles.  11  avait  même 
rêvé  de  doter  Berlin  d’un  Institut  scientifique  créé  sur  le  modèle 
de  l’Ecole  Polytechnique  de  Paris.  Ce  projet  n’aboutit  pas,  mais 
M.  Félix  Müller  nous  donne,  en  appendice,  le  rapport  très  étudié 
que  Schellbach  avait  écrit  dans  ce  but. 

L ’ Aperçu  sur  la  vie  scientifique  de  Charles  Schellbach  est 
lui-même  un  résumé;  nous  ne  pouvons  songer  à le  résumer 
davantage  sans  lui  enlever  tout  intérêt,  mais  nous  voudrions  en 
avoir  dit  assez  pour  engager  à le  lire. 

L’auteur  divise  son  travail  en  deux  parties  : 

Dans  la  première  il  nous  donne  un  exposé  succinct  des  réformes 
que  Schellbach  introduisit  dans  l’enseignement  moyen,  ainsi  que 
l'analyse  de  ses  principaux  mémoires.  La  seconde  partie  contient 
des  pièces  justificatives.  Ces  pièces  sont  au  nombre  de  sept  : le 
rapport  sur  la  fondation  d’un  Institut  des  sciences,  à Berlin,  dont 
nous  venons  de  parler  ; une  dissertation  de  Schellbach  “ Sur 
l’utilité  et  l’importance  des  mathématiques  „ ; enfin  cinq  lettres 
inédites  adressées  à notre  savant  par  des  correspondants  illustres, 
Jacobi  (1),  Joachimsthal  (2),  Weierstrass  (2).  La  première  des 
deux  lettres  de  Weierstrass,  datée  du  10  octobre  1860,  est  la 
plus  curieuse.  On  y trouve  la  démonstration  analytique  d'un 
théorème  de  Steiner. 

En  tète  de  son  volume,  M.  Félix  Müller  nous  donne  un  beau 
portrait  de  Schellbach. 

H.  Bosmans,  S.  J. 


VII 

Bellixo  Carrara,  S.  J.,  Professore  di  Calcolo  Infinitésimale 
nell’  Università  Gregoriana.  L’  u Unicuique  suum  „,  a Galileo, 
Fabricius  e Scheiner  nella  scoperta  delle  macchie  solari.  Un  vol. 
in-4°  de  v-183  pages.  — Borna,  Cuggiani,  1906  (1). 

Dans  la  livraison  de  janvier  1904  de  cette  Bevue,  rendant 
compte  de  l'ouvrage  du  P.  Schreiber,  S.  J.,  intitulé  : P.  Christoph 
Scheiner,  S.  J.,  und  seine  Sonnenbeobachtungen,  je  disais  (2)  : 

(1)  Tirage  à part  d’un  mémoire  publié  dans  les  tomes  XXIII  et  XXIV 
des  Memorie  della  Pontificia  Accademia  Romana  dei  Nuovi  Lincei. 

(2)  Tome  LV.  pp.  298-299. 


BIBLIOGRAPHIE. 


277 


“ Le  P.  Schreiber  s’en  tient  à l’analyse  de  la  Rosa  Ursina 
sans  entrer  dans  les  querelles  de  priorité  qn’elle  soulève  entre 
les  partisans  de  Galilée,  de  Scheiner  et  de  Fabricius.  Galilée  a 
été  trop  bien  défendu  par  M.  Favaro  dans  l 'Édition  nationale 
des  Œuvres  de  Galilée  (Florence.  1895,  t.  V,  pp.  9-19)  pour 
qu'il  soit  nécessaire  de  transcrire  ici  les  titres  des  autres  articles 
écrits  en  sa  faveur.  A ceux  qui  voudraient  connaître  les  droits 
de  Scheiner,  j’indiquerai  sa  biographie  : Christoph  Scheiner  als 
Mathematiker,  Physiker  und  Astronom,  Bamberg,  1891,  par 
A.  von  Braunmühl,  qui  forme  le  24e  volume  de  la  Bayerische 
Bibliothek.  Enfin  la  cause  de  Fabricius  a été  plaidée  par 
Gerhard  Berthold  dans  une  brochure  intitulée  : Ber  Magister 
Fabricius  und  die  Sonnenflecken  nebst  einem  Excurse  über 
David  Fabricius,  Leipzig,  1894.  Berthold  y réédite  (pp.  29-38) 
la  partie  principale  du  rarissime  opuscule  Joh.  Fàbricii  Phrysii 
de  maculis  in  sole  observatis...  Witebergae...  M.DC.XI.  „ 

Le  P.  Carrara  reprend  aujourd’hui  ce  vieux  problème,  poul- 
ie discuter  de  nouveau  sous  toutes  ses  faces.  Outre  les  sources 
d’informations  nommées  ci-dessus  dans  ma  note,  l’auteur  puise 
à d’autres  encore.  Il  en  résulte  un  travail  d’ensemble  très 
curieux.  A propos  de  cette  étude  des  sources,  j’ai  regretté 
cependant  de  11e  pas  y avoir  trouvé  l’analyse  approfondie  du 
Prodromus  de  Scheiner.  Je  11’en  fais  pas  de  reproche  à l’auteur. 
Le  Proclromus  est  rarissime,  et  quelques-unes  des  plus  grandes 
bibliothèques  de  l’Europe,  le  British  Muséum,  par  exemple,  11e  le 
possèdent  pas.  Le  P.  Carrara  est  parfaitement  excusable  de  11e 
pas  l'avoir  rencontré.  J’en  connais  un  exemplaire  à la  Biblio- 
thèque royale  de  Belgique  (1),  et  M.  Favaro  en  a signalé  un 
autre  à l'Observatoire  de  Brera  à Milan  (2). Voici  pourquoi  j’eusse 

(1)  Il  est  coté  V.  5184.  En  voici  le  titre  : Prodromes  pro  sole  mobili  et 
terra  stabili,  contra  academicvm  florentinvm  G-alilœum  a Galilœis 
avtliore  R.  P.  Christophoro  Scheinero  Societatis  Iesv,  ante  annos  20.  et 
amplivs  elvcvbratvs,  qvi  nvnc  primvm  in  pvblicam  Ivcem  prodit  svb 
avspiciis  Ferdmandi  III  Ccesaris  Avgvstissimi . Anno  1651.  Les 
PP.  De  Backer  et  Sommervogel  ns  l'ont  jamais  vu  (Bibliothèque  de 
la  Compagnie  de  Jésus...  Nouvelle  édition.  Tome  VII,  Bruxelles,  1896, 
col.  740). 

Le  Prodromus  est  un  in-folio  de  (xn)  P20  pages,  contenant  17  belles 
planches  hors  texte,  dans  le  genre  de  celles  de  la  Rosa  Ursina.  Il  est 
divisé  en  trois  livres,  comprenant  respectivement  28,20  et  15  chapitres. 

(2)  Bibliografia  Galileiana  (1568-1895).  Raccolta  ed  illustrata  da 
A.  Carli  ed  A.  Favaro.  Roma,  1896,  p 60.  — Cet  ouvrage  forme  le 
tome  XVI  d’une  collection  de  catalogues  intitulée  Indici  e catalogi  et 
publiée  par  le  Ministère  de  l’Instruction  publique  du  Royaume  d'Italie. 


278 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


voulu,  disons  mieux,  je  voudrais  — car  il  n’est  pas  trop  tard 
pour  le  faire  — que  le  P.  Carrara  en  entreprît  l’analyse. 

Le  Prodromus  de  Scheiner  est  un  pamphlet,  mais  un  pam- 
phlet posthume.  L’auteur  l’écrivit  dans  un  moment  de  colère, 
puis  le  laissa  enfoui  dans  ses  papiers.  Ecrire  est  parfois  un 
excellent  calmant,  surtout  quand  on  est  assez  maître  de  soi 
pour  écrire  sans  publier.  A la  mort  du  Jésuite,  des  amis  mal- 
adroits décou vriient  le  Prodromus  et  le  firent  imprimer.  La 
gloire  de  Scheiner  n’y  a guère  gagné.  Les  quelques  observa- 
tions de  taches  du  soleil  décrites  dans  le  Prodromus  ajoutent 
assez  peu  de  chose  à celles  de  la  Rosa  Ursina,  mais  le  ton 
passionné  de  l’auteur  prévient  contre  lui.  Le  Prodromus  est 
comme  le  dernier  épilogue  de  la  querelle  Scheiner-Galilée.  Sa 
lecture  ne  vient  pas  modifier  l’opinion  qu’on  s’en  fait  d’ailleurs. 
Elle  11e  change  pas  les  conclusions  du  P.  Carrara.  Mais,  après 
avoir  consacré  ISO  pages  in-4°  à résoudre  sous  tous  les  aspects 
le  problème  de  la  découverte  des  taches  du  soleil,  il  vaudrait  la 
peine  d’épuiser  le  sujet.  Le  P.  Carrara  y arriverait  aisément  en 
quelques  pages  qui  serviraient  d’appendice  à son  mémoire. 

Abordons  de  plus  près  ce  mémoire  lui-même. 

Qui  a découvert,  le  premier,  les  taches  du  soleil  ? 

Poser  la  question  en  ces  termes,  dit  le  P.  Carrara,  c’est  la 
poser  mal.  Les  taches  du  soleil  sont  parfois  visibles  à l’œil  nu  et 
les  anciens  eux-mêmes  les  avaient  remarquées.  Personne  11e 
songe  cependant  à faire  remonter  jusqu’à  eux  l’honneur  de  la 
découverte.  Ils  s’étaient  contentés  d’une  simple  constatation  du 
phénomène,  constatation  vague  et  indécise,  sans  se  livrer  à son 
sujet  à des  observations  suivies. 

Ces  observations  exigeaient  l’emploi  du  télescope.  Mais,  le 
télescope  inventé,  la  constatation  des  taches  devient  aussitôt 
certaine.  Elle  était  si  aisée  pour  qui  possédait  cet  instrument, 
que, sans  se  concerter, les  astronomes  la  font  en  même  temps  de 
tous  côtés  à la  fois.  De  là  des  querelles  de  priorité.  De  là  d’aigres 
accusations  de  plagiat  émises  avec  conviction  et  bonne  foi,  tout 
en  étant  mal  justifiées  par  les  faits,  ünicuique  suum,  dit  le 
P.  Carrara.  Rendons  à chacun  des  prétendants,  Galilée, Fabricius, 
Scheiner,  la  part  qui  lui  revient.  Cette  paît  serait,  d’après  lui, 
la  suivante  : 

Le  premier  en  date,  Galilée  se  livre  à une  série  d’observations 
des  taches  du  soleil  faite  avec  méthode.  11  en  communique  le 
résultat  à des  amis. 

Dans  l’entre-temps  et  sans  soupçonner  le  moins  du  monde  les 


BIBLIOGRAPHIE. 


2?9 


travaux  de  Galilée,  Fabricius  remarque  de  sou  côté  les  taches.  Il 
publie  cette  découverte  le  premier  dans  un  livre  imprimé  (1)  et 
devance  en  cela  Galilée. 

Il  est  d’usage  de  nos  jours  d’accorder  l’honneur  de  la  priorité 
d’une  idée  au  savant  qui  la  fait  connaître  le  premier  par  la  voie 
de  la  presse.  C’est  loin  d’être  toujours  équitable.  Mais  au  xvie 
siècle  l’enseignement  oral  et  la  lettre  manuscrite  jouaient  un  rôle 
trop  considérable  dans  la  diffusion  de  la  science,  pour  qu'on  pût 
songer  à une  application  exclusive  de  cette  règle.  Si  Galilée 
a été  prévenu  par  la  publication  imprimée  de  Fabricius,  il  ne 
saurait  voir  par  cela  seul  tous  ses  droits  de  priorité  périmés. 

Quant  à Scheiner,  sa  Rosa  Ursina  est  un  ouvrage  hors  de  pair 
qui  suffit,  en  toute  hypothèse,  pour  assurer  sa  gloire.  Peu  d’his- 
toriens en  parleraient  encore  du  ton  railleur  et  méprisant  de 
Delambre  (2).  Scheiner  n’a  pas  découvert  le  premier  les  taches 
du  soleil,  c’est  définitivement  prouvé  ; mais  il  les  a étudiées  avec 
tant  de  persévérance,  de  soin,  d’habileté,  qu’il  a fallu  le  spec- 
troscope  et  les  travaux  du  P.  Secchi  pour  faire  faire  de  ce  côté 
un  pas  de  plus  à la  science.  Le  P.  Carrara  le  montre  excellem- 
ment et  entre  à ce  sujet  dans  beaucoup  de  détails.  Les  bornes 
imposées  à un  simple  compte  rendu  ne  me  permettent  pas  de 
l’y  suivre. 

Que  dire  enfin  du  plagiat  ? 

L’accusation  de  Galilée  est  formelle,  mais  la  preuve  en  est  peu 
faite.  Le  feu  de  la  querelle  aveugle  les  deux  adversaires. 
Scheiner  est  violent,  mais,  quoi  qu’on  en  ait  dit,  il  paraît  sincère. 
Pour  ma  part,  quand  il  affirme  avoir  trouvé  par  lui- même  les 
taches  du  soleil,  je  ne  puis  m’empêcher  de  le  croire.  Au  surplus, 
je  11e  fais  en  cela  que  partager  l’impression  de  Delambre. 

(1)  En  voici  le  titre  complet  : Joli.  Fabricii  Phrysii  De  Maculis  In 
Sole  Observatis,  Et  Apparente  earum  cum  Sole  cou  versione,  Narratio  cui 
Acljeda  est  de  modo  eductionis  speciernm  visibilium  dubitatio.  Wite- 
bergae,  Typis  Laurent ij  Seuberlichij,  Impensis  Iohan.  Borneri  Senioris 
& Elice  Rochefeldij  Bibliopol.  Lips.  Anno  M.DC.XI  (Bibl.  roy.  de 
Belgique,  V.  5012). 

(2)  “ Il  est  peu  d’ouvrages  aussi  diffus  et  aussi  vides  de  choses.  11  est 
de  784  pages,  il  n’y  a pas  matière  pour  50.  ,.  Histoire  de  l’ Astronomie 
moderne,  tome  I,  p.  690.  Paris,  Courcier,  1821. 

Il  est  piquant  de  rapprocher  de  ce  jugement  celui  de  Houzeau  dans 
son  Vademecuni  de  V Astronome,  Bruxelles  18S2,  p.  420.  “ Ouvrage  con- 
sidérable, dit-il,  on  y trouve...  le  germe  de  plusieurs  considérations 
passées  aujourd’hui  dans  la  science,  à titre  définitif. 


28o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


L’illustre  historien  de  l’astronomie  admettait  le  plagiat  (1)  et 
niait  la  bonne  foi  du  Jésuite  (2).  Et  cependant  la  lecture  des 
lettres  de  Scheiner  à Velser  arrache  à sa  loyauté  cet  aveu  : 
“ 11  n’y  a pas  de  raison  suffisante  de  taxer  Scheiner  de  plagiat. 
S’il  avait  une  lunette,  il  a pu  voir  les  taches  du  soleil;  il  n’y  a pas 
grand  mérite  à cela  „ (3). 

H.  Bosmans,  S.  J. 


VIII 

Le  Livre  de  l’Ascension  de  l’esprit  sur  la  forme  du  ciel  et 
de  la  terre.  Cours  d’astronomie  rédigé  en  1279  par  Grégoire 
Aboulfarag,  dit  Bar-Hebraeus,  publié  pour  la  première  fois, 
d’après  les  manuscrits  de  Paris,  d’Oxford  et  de  Cambridge,  par 
F.  N au,  docteur  ès  sciences  mathématiques,  licencié  ès  sciences 
physiques,  diplômé  de  l’École  des  Hautes  Études.  Seconde 
partie,  traduction  française  (4).  Un  vol  in-8"  de  xxiv-200  pages. 
— Paris,  Bouillon,  1900. 

Bar-Hebraeus,  célèbre  chez  les  orientalistes,  est  inconnu 
parmi  les  géomètres  et  les  astronomes  ; présentons-le  donc  au 
lecteu  r. 

Grégoire  Aboulfarag,  surnommé  Bar-Hebraeus,  naquit  à 
Mélitène,  en  1220,  et  mourut  à Maraga  en  Perse,  le  20  juillet 
1280.  Son  père,  riche  médecin,  lui  fit  donner  une  brillante  édu- 
cation. Le  jeune  Bar-Hebraeus  y aborda  toutes  les  sciences, 
rhétorique,  médecine,  philosophie,  théologie.  Le  10  septembre 
1240,  âgé  de  vingt  ans  seulement,  il  fut  consacré  évêque  mono- 
ph  ysite  de  Goubos,  près  de  Mélitène.  Transféré  l’année  suivante 
à Lakabin,  non  loin  de  Goubos,  il  n’y  resta  que  cinq  ans,  puis 
passa  au  siège  épiscopal  d’Alep.  Eu  1200,  il  entra,  comme 
médecin,  au  service  du  roi  des  Mogols  ; enfin,  il  fut  nommé 
primat  d’Orient,  en  1204. 

Sa  charge  de  primat  l’obligea  à de  nombreux  voyages.  Mais 

(1)  Op.cit.,  p.  633. 

(2)  Op.  cit.,  p.  633. 

(3)  Op.  cit.,  p.  631. 

(4)  La  première  partie,  texte  syriaque,  forme  un  volume  à part; 
je  suis  incompétent  pour  la  juger.  Les  deux  volumes  réunis  composent 
le  121e  fascicule  de  la  Bibliothèque  de  l’École  des  Hautes  Études. 


BIBLIOGRAPHIE. 


28l 

ces  déplacements  continuels,  loin  de  nuire  à ses  études,  les 
favorisaient  plutôt  ; car  il  rapportait  tout  à la  science,  même  les 
simples  conversations. 

11  nous  donne,  lui-même,  de  curieux  renseignements  à ce 
sujet  : 

“ Étant  à Bagdad,  dit-il,  pour  les  affaires  ecclésiastiques, 
j’eus  l’occasion  de  causer  souvent  avec  d’habiles  grammairiens. 
Aussi  formai-je  le  projet  de  mettre  par  écrit  les  principes  de 
cette  science.  „ 

C’est  ainsi  qu’il  fut  conduit  à composer  sa  grammaire. 

Ailleurs,  en  tête  d’un  volume  d’histoire,  il  dit  encore  : 

“ J’ai  eu  l’occasion  d’entrer  à la  bibliothèque  de  Maraga.  J’ai 
réuni  dans  ce  petit  volume  les  récits  dignes  de  mémoire,  que 
j’y  ai  trouvés  dans  des  manuscrits  syriaques,  arabes  et  persans.  „ 

Bar-Hebraeus  utilisait  donc  ses  voyages  pour  compulser  les 
bibliothèques  et  converser  avec  les  hommes  instruits,  puis  il 
rédigeait  ce  qu’il  avait  lu  ou  appris.  Depuis  l’âge  de  vingt  ans 
jusqu’à  son  dernier  souffle,  il  11e  cessa  jamais  d’étudier  ou 
d’écrire.  Et  voilà  comment  il  a pu  produire  tant  d’excellents 
ouvrages,  sur  des  sujets  si  divers  (1).  Bar-Hebraeus  n’est,  à 
proprement  parler,  ni  grammairien,  ni  historien,  ni  rhéteur,  ni 
astronome  ; c’est  un  polygraphe,  mais  s’il  faut  juger  tous  ses 
travaux  d’après  son  Cours  d' Astronomie,  il  l’est  dans  le  bon 
sens  du  mot.  C’est  ce  Cours  d’ Astronomie  que  M.  l’abbé  Nau 
vient  de  publier  pour  la  première  fois. 

Un  évêque,  un  primat  d’Orient,  trouvant  des  loisirs  pour 
publier  un  Cours  d’Astronomie,  voilà  qui  nous  paraît  étrange 
aujourd’hui  ! Les  mœurs  ont  bien  changé!  Cet  évêque,  ce  primat 
était  doublé  d’un  professeur.  Vers  1270,  il  enseignait  à Maraga 
les  Eléments  d'Euclide,  et  deux  ans  plus  tard,  en  1272,  il  y 
expliquait  VAlmageste  de  Ptolémée.  Il  semble  même  avoir  con* 
sidéré  l'enseignement  de  toutes  les  sciences  comme  l’un  des 
devoirs  de  sa  charge. 

Le  Livre  de  V Ascension  de  l'esprit  sur  la  forme  du  ciel  et  de  la 
terre  nous  a probablement  conservé  les  leçons  de  Bar-Hebraeus 
sur  Y Almageste.  Il  n’a  cependant  pas  été  écrit  dès  1272,  mais  en 
1279  seulement.  Cette  date  importe  d’ailleurs  assez  peu,  car  il  est 
permis  d’admettre  que  la  rédaction  du  Livre  de  l'Ascension  en  a 

(1)  II  sortirait  du  cadre  de  la  Revue  de  les  énumérer  ici  en  détail. 
O11  trouvera  la  liste  de  ceux  qui  ont  été  édités  jusqu’ici  à la  page  11  de 
Y Introduction  de  M.  l’abbé  JNau. 


282 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


suivi  renseignement  oral.  L’ouvrage,  vrai  résumé  de  la  Grande 
composition  de  Ptolémée,  a l’allure  d’un  précis  de  cours.  Le 
style  est  littéraire,  les  calculs  sont  omis,  en  un  mot,  le  profes- 
seur cherche  à exposer  aux  élèves  les  principes  et  les  résultats 
de  la  science,  sans  fatiguer  leur  attention  par  les  détails,  sans 
s’arrêter  aux  considérations  géométriques  longues  et  difficiles. 
Le  plan  d’ensemble  est  conçu  avec  beaucoup  d’ordre  et  de 
méthode.  On  y distingue  d’abord  deux  grandes  parties,  la  pre- 
mière plus  proprement  astronomique,  la  seconde  formant  plutôt 
un  traité  de  géodésie.  Dans  chacune  de  ces  parties,  les  divisions 
et  les  subdivisions  sont  nombreuses  et  reviennent  toujours  dans 
le  même  ordre  pour  des  sujets  analogues.  Excellente  qualité 
dans  un  ouvrage  didactique. 

Quelle  est  l’importance  du  Livre  de  V Ascension  de  l'esprit? 

Voici,  en  résumé,  ce  qu’en  dit  M.  l’abbé  Nau.  Je  cite,  mais  en 
abrégeant  quelque  peu  : 

“ 1°  Le  nom  seul  de  l’auteur  faisait  désirer  la  publication  de 
ce  traité,  car  Bar-Hebraeus  est  le  premier  des  écrivains  jaco- 
bites.  La  plupart  de  ses  ouvrages  sont  déjà  publiés  et  il  n’est 
pas  douteux  que  tous  ne  doivent  l’être  un  jour. 

„ 2°  C'est  le  seul  ouvrage  syriaque  écrit  ex  professo  sur 
l’astronomie  ; c’est  là  que  l’on  devra  chercher  les  termes  tech- 
niques employés  par  les  Syriens.  Sa  publication,  qui  permettra 
de  contrôler  et  de  compléter  le  dictionnaire,  était  donc  indispen- 
sable au  point  de  vue  philologique. 

„ 3°  Ce  traité  fera  connaître  l’astronomie  ancienne  et  sera 
d’un  grand  secours  pour  la  faire  apprécier  à sa  juste  valeur.  On 
ne  prend  pas  une  idée  suffisante  de  l’astronomie  grecque  en 
lisant  une  histoire  de  l’astronomie.  A notre  époque  surtout,  où 
l’on  préconise  la  recherche  des  documents  originaux,  il  est 
indispensable  que  nos  savants  aient  en  mains,  non  pas  des 
ouvrages  sur  l’astronomie  ancienne,  mais  un  ouvrage  ancien 
d’astronomie,  où  ils  puissent  prendre  cette  science  sur  le  fait.  „ 

Et  Y Almageste  de  Ptolémée?  objectera-t-on.  Et  sa  traduction 
par  l’abbé  Halma  ? 

“ Cette  traduction,  continue  M.  l’abbé  Nau,  est  un  ouvrage 
capital,  mais  rare  et  inabordable.  Car,  l’aurait-on  trouvé,  on 
serait  vite  rebuté  par  une  suite  de  calculs  faits  sans  le  secours 
des  notations  algébriques  et  pour  ainsi  dire  de  tête.  Aussi  a-t-il 
toujours  été  fort  peu  lu,  et  M.  Sédillot  a-t-il  pu,  durant  de 
longues  années,  donner  comme  nouvelle  une  inégalité  qui  figu- 
rait déjà  dans  Ptolémée.  L’Académie  et  l’opinion  se  passion- 


BIBLIOGRAPHIE. 


283 


lièrent  pour  la  troisième  inégalité  lunaire,  quand  M.  Munck, 
hébraïsant,  vint  montrer,  sept  ans  plus  tard,  qu’elle  se  trouvait 
déjà  dans  Ptolémée.  (1)  „ 

Tout  cela  est  fort  vrai  et  il  était  bon  de  le  redire.  On  ne  pos- 
sédait en  France  aucun  ouvrage  ancien  d’astronomie  vraiment 
à la  portée  des  savants.  Le  volume  de  Bar-Hebraeus  traduit  par 
M.  l'abbé  Nau  comblera  cette  lacune.  On  y trouvera  un  résumé 
de  l’astronomie  de  Ptolémée  et  de  tous  ses  résultats  ; résumé 
clair,  sans  démonstrations  géométriques,  en  un  mot,  facile  à 
suivre  par  tout  le  monde. 

“ Au  xme  siècle,  dit  encore  M.  l’abbé  Nau,  à l’époque  où  vivait 
Bar-Hebraeus,  les  Arabes  s’occupaient  d’astronomie  depuis  près 
de  quatre  siècles  et  notre  auteur  cite  un  certain  nombre  de  leurs 
résultats.  Mais  ces  résultats  semblent  peu  importants.  Les 
auteurs  arabes  que  nous  connaissons  furent  surtout  des  commen- 
tateurs et  des  astronomes  amateurs,  on  ne  les  a admirés  que 
faute  de  connaître  les  œuvres  grecques,  leurs  modèles.  „ 

Ici  j’ai  le  regret  de  n’être  plus  aussi  complètement  d’accord 
avec  le  très  savant  éditeur.  Les  Arabes,  à mon  avis,  ne  méritent 
pas  le  reproche  d’être  restés  stationnaires.  A quelles  œuvres 
grecques  M.  l’abbé  Nau  fait-il  allusion?  Evidemment  à Y Alma- 
geste  de  Ptolémée.  Ni  Autolycus,  ni  Cléomède,  ni  Geminus,  ni  les 
trois  livres  d’Hipparque  qui  nous  ont  été  conservés,  ne  peuvent 
être  mis  en  question.  Eh  bien  ! pour  ne  parler  que  du  seul  Alba- 
tegnius,  son  Opus  astronomicum  11e  soutient-il  pas  la  comparai- 
son avec  P Almageste  P Et  M.  Nallino,  le  récent  éditeur  de  Y Opus 
astronomicum,  se  trompe-t-il  si  fort  en  déclarant  Albategnius 
très  supérieur  à Ptolémée  (2)? 

Mais  ce  n’est  pas  le  moment  de  discuter  ici  ce  point  de  philo- 
sophie mathématique  et  d’histoire.  Peu  importe  au  surplus  ma 
manière  de  voir,  elle  n’infirme  en  rien  la  valeur  de  l’ouvrage  de 

(1)  Cette  tapageuse  et  invraisemblable  discussion  est  un  peu  oubliée 
aujourd’hui.  M.  l’abbé  Nau  en  a fort  bien  résumé  les  grandes  lignes 
dans  une  note  placée  au  bas  de  la  page  29.  Le  Livre  de  l’Ascension 
de  Bar-Hebraeus  vient  jeter  un  nouveau  jour  sur  le  célèbre  passage  de 
Y Almageste  de  Ptolémée. 

(2)  Albatenii  opus  astronomicum  editum  a Carolo  Alphonso  Nallino. 
Pars  I.  Mediolani,  1903.  Praefatio  § 4,  III,  Nostra  de  opéré  astronomico 
sententia,  pp.  xli-xlvi. 

J’ai  rendu  compte  de  cette  nouvelle  édition  de  YOpus  astronomicum 
dans  mon  dernier  Bulletin  d’Histoire  des  Mathématiques  et  des  Sciences, 
Revue  des  Questions  scientifiques,  t.  XXXIX,  pp.  663-667. 


284 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Bar-Hebraeus,  ni  le  mérite  de  l’édition  de  M.  l’abbé  Nau.  Je  me 
rallie  même  sans  réserve  à cette  conclusion  du  savant  éditeur  : 
“ On  peut  considérer  le  présent  Cours  (l’astronomie  comme 
un  résumé  des  œuvres  de  Ptolémée  (avec  quelques  adjuncta  dus 
aux  Arabes)  fait  par  un  homme  intelligent  et  de  grande  érudition 
qui  écrivait  ce  qu’il  venait  d’enseigner.  „ 

Examinons  de  plus  près  les  sources  utilisées  par  Bar-Hebraeus. 
“ La  science  de  la  sphère  céleste  et  de  ses  mouvements,  dit-il, 
est  une  mer  difficile  à sonder  et  une  hauteur  pénible  à gravir. 
Je  me  bornerai  donc,  dans  ce  petit  volume,  à exposer  les  formes 
des  sphères,  le  genre  des  mouvements  célestes,  les  distances 
et  le  nombre  des  astres.  Quant  aux  démonstrations  géométriques 
touchant  ces  matières, je  renvoie  à l’ouvrage  crûviaEiç  jueYâXq  qui 
est  plus  grand  et  plus  développé.  „ 

Quoi  qu’il  en  soit  des  progrès  astronomiques  dus  aux  Arabes, 
la  crûvTaSiç  jueYOtXq,  VAhnageste,  est  bien,  en  fait,  la  source  prin- 
cipale où  puise  Bar-Hebraeus.  Seule  elle  est  nommée  dans  la 
préface,  et  l’auteur  y renvoie  fréquemment  dans  le  corps  de 
l’ouvrage, par  exemple  : à propos  de  la  précession  des  équinoxes, 
du  mouvement  de  l’apogée  du  soleil,  de  celui  des  planètes,  des 
éclipses,  des  étoiles  variables,  etc.  etc.  Bar-Hebraeus  avait 
emprunté  aux  Arabes  le  respect  de  1 ’ Almageste.  On  sait  à quel 
point  Albategnius  surtout  l’avait  porté.  Mais  Bar-Hebraeus 
n 'ignore  pas  pour  cela  les  œuvres  de  ces  Arabes  eux-mêmes.  Il 
connaît  tout  aussi  bien  celles  des  Syriens  ses  compatriotes,  et 
cite  notamment  Nasiruddin-el-Toussy  son  contemporain. 

J’abrège,  car  je  crois  avoir  fait  suffisamment  entrevoir  combien 
le  Livre  de  V Ascension  de  l’esprit  est  intéressant.  Je  ne  puis 
néanmoins  m’empêcher  d’observer  la  singulière  difficulté  des 
publications  de  ce  genre.  Pour  les  entreprendre,  il  faut  être  à la 
fois  orientaliste  et  géomètre,  dons  rarement  réunis  chez  un  seul 
homme.  Docteur  ès  sciences  mathématiques,  licencié  ès  sciences 
physiques,  diplômé  de  l’École  des  Hautes  Études,  M.  l’abbé  Nau 
est  éminemment  l’un  et  l’autre.  Dans  les  très  érudites  notes 
ajoutées  au  texte,  le  géomètre  n'a-t-il  même  pas  perdu  parfois 
de  vue  les  philologues  ? Je  le  crains.  Géomètres,  nous  connais- 
sons tous  la  crispante  phrase  : “ Le  lecteur  est  prié  de  faire  la 
figure.  „ Mais  le  respect  du  métier  nous  commande  de  11e  pas 
avoir  l’air  de  trop  nous  en  agacer.  Peut-on  exiger  la  même 
patience  des  simples  philologues?  Faute  de  figures,  ceux  qui  11e 
sont  pas  géomètres  trouveront  difficiles,  je  crois,  plusieurs  des 
notes  de  M.  l’abbé  Nau,  notes  très  claires  cependant  et  fort 


BIBLIOGRAPHIE. 


285 


simples  ; par  exemple,  celles  (les  pages  181  à 187.  Pourquoi  u’y 
avoir  pas  ajouté  deux  figures  avec  des  lettres  ? Ces  lettres  sont, 
il  est  vrai,  aisées  à suppléer  sur  les  figures  du  texte  ; encore  en 
faut-il  l’habitude  et  ne  peut-011  guère  la  supposer  chez  tout  le 
monde.  Il  n’est  pas  toujours  bon  de  fuir  le  reproche  de  paraître 
prolixe.  M.  Nallino  a donné  l’exemple  du  contraire  dans  son 
édition  de  VOpus  Astronomicum  d’Alhategnius.  On  11e  saurait 
trop  l’en  féliciter  ni  trop  engager  les  auteurs  de  travaux  ana- 
logues à l’imiter. 

Pour  terminer  ce  compte  rendu,  il  me  resterait  à anatyser  le 
fond  lui-même  du  Livre  de  l’Ascension  de  l'esprit  sur  la  forme 
du  ciel  et  de  la  terre,  mais  ici  je  suis  bien  obligé  de  dire  au  lec- 
teur : prenez  en  mains  le  volume  et  étudiez-le.  Impossible  en 
quelques  pages  de  le  faire  suffisamment  connaître  à ceux  qui 
ne  seraient  pas  au  courant  de  l’histoire  de  l’astronomie  grecque  ; 
il  me  faudrait  transcrire  une  bonne  partie  de  l’ouvrage.  Mais 
aux  historiens  je  rappellerai  que  Bar-Hebraeus  n’est  pas  astro- 
nome de  profession.  Il  n’a  pas  contribué  à l’avancement  de 
l’astronomie.  C’est  un  érudit  très  intelligent,  très  bien  informé, 
très  utile  à lire,  par  conséquent,  pour  connaître  l'état  de  la 
science  à son  époque.  Cette  remarque  faite,  un  résumé  de  la 
table  des  matières  donnera  une  idée  du  contenu  du  volume. 

Première  partie.  Sur  la  forme  du  ciel.  Chapitre  l.  Théories 
préliminaires.  Chapitre  2.  Sur  les  intersphères  du  soleil.  Cha- 
pitre 3.  Des  intersphères  de  la  lune.  Chapitre  4.  Des  sphères  de 
quatre  planètes  ; les  trois  supérieures  et  Vénus.  Chapitre  5.  Des 
sphères  de  Mercure.  Chapitre  6.  Latitude  des  planètes.  Cha- 
pitre 7.  Propriétés  des  astres  causées  par  leurs  positions  appa- 
rentes (vues  de  la  terre)  ou  par  leurs  positions  relatives.  Cha- 
pitre 8.  Des  décans,  c’est-à-dire  des  étoiles  fixes. 

Seconde  partie.  Sur  la  forme  de  la  terre  et  les  phénomènes 
célestes  qui  s'y  rapportent.  Chapitre  1.  Division  de  la  terre,  des 
mers,  des  îles  et  des  fleuves.  Chapitre  2.  Diversité  de  l’aspect  du 
ciel  aux  divers  lieux  de  la  terre.  Chapitre  3.  Des  ascensions  et 
de  leurs  propriétés.  Chapitre  4.  Des  ombres.  Chapitre  5.  Diverses 
mesures  du  temps.  Chapitre  6.  Mesure  de  la  distance  des  astres 
à la  terre.  Chapitre  7.  Grandeur  des  astres  par  rapport  à la 
terre. 


H.  Bosmans,  S.  J. 


286 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


IX 

Cours  de  Physique  de  l’Ecole  polytechnique,  par  M.  J.  Jamin, 
troisième  supplément  par  M.  Bouty.  Radiations.  Électricité. 
Ionisation.  Un  volume  in-8°  de  vi-419  pages.  — Paris,  Gau- 
thier-Villars,  190(î. 

Ces  dernières  années  se  sont  montrées  extraordinairement 
fécondes  en  progrès  dans  la  physique  tant  expérimentale  que 
théorique.  Non  seulement  elles  ont  accumulé  des  mémoires 
importants  sur  les  sujets  les  plus  divers  et  souvent  les  plus 
inattendus,  ce  qui  n’est  pas  rare  dans  l’histoire  des  sciences  ; 
mais,  ce  qui  est  sans  exemple,  en  bien  des  cas  des  résultats  ont 
été  obtenus  si  décisifs  dans  leur  teneur  particulière  et  si  sugges- 
tifs de  méthodes  fécondes  que  l’enseignement  même  de  la  phy- 
sique ne  peut  plus  les  ignorer  et  se  voit  obligé  de  transformer  sa 
physionomie  avec  une  rapidité  inouïe.  On  sait  que  le  traité  bien 
connu  de  Jamin  se  complète,  sous  la  direction  de  son  éminent 
collaborateur  M.  Bouty,  par  des  suppléments  périodiques.  Le 
supplément  actuel  forme  un  volume  de  400  pages.  Et  encore  ne 
contient-il  que  ce  qu’il  est  le  plus  urgent  de  présenter  au  lecteur 
désireux  de  se  mettre  au  courant  des  progrès  principaux  réa- 
lisés récemment,  à savoir  : 

Quatre  chapitres  sur  les  radiations  : I.  Émission  des  corps 
noirs;  Pression  de  radiation.  II.  Émission  des  gaz;  III.  Spectre 
infra-rouge  (où  l’on  s’étonnera  peut-être  de  rencontrer  les 
rayons  N de  Blondlot,  trop  controversés  encore  pour  trouver 
place  dans  un  ouvrage  de  ce  genre).  Dispersion;  IV.  Ondes 
hertziennes.  Télégraphie  sans  fils. 

Quatre  chapitres  sur  l'électricité  : V.  Effet  électromagnétique 
de  la  convection  électrique.  Étude  expérimentale  du  magnétisme; 
VI.  Courants  alternatifs  et  polyphasés  ; VII.  Électrolyse  ; VIII. 
Théorie  des  ions.  Théorie  de  Nernst. 

Le  reste  du  volume,  soit  la  moitié,  est  presqu’entièrement 
rempli  par  la  grande  question  de  l’heure,  l 'ionisation. 

IX.  Condensation  de  la  vapeur  d’eau  autour  de  noyaux  élec- 
trisés; X.  Propriétés  générales  des  gaz  conducteurs  ou  ionisés; 
XL  Mouvement  des  ions;  XII.  Cas  divers  d’ionisation;  XIII. 
Radioactivité:  XIV.  Constante  diélectrique  et  cohésion  diélec- 
trique des  gaz  ; XV.  Étude  de  l’étincelle  ; XVI.  Théorie  de  la 
décharge  dans  les  gaz  raréfiés.  Enfin  un  XVIIe  et  dernier  cha- 


BIBLIOGRAPHIE.  287 

pitre  traite  d’instruments  divers  et  de  quelques  applications  de 
l’électricité. 

Inutile  de  dire  que  le  nouveau  supplément  du  cours  de 
MM.  Jamin  et  Bouty  est  traité  avec  la  même  clarté  et  la  même 
méthode  que  le  cours  lui-même. 

V.  S. 


X 

Sur  les  Électrons,  par  Sir  Oliver  Lodge.  Traduit  de  l’anglais 
par  E.  Nugues  et  J.  Péridier.  Un  volume  in- 12  de  xm-168 
pages.  — Paris,  Gauthier-Villars,  1906. 

Ce  petit  volume,  édité  dans  la  collection  des  Actualités  scien- 
tifiques, est  la  traduction  d'une  conférence  faite  à Y Institution  of 
electrical Engineers,\e  5 novembre  1902.  Il  a pour  but  de  faire 
connaître  l’état  actuel,  déjà  si  intéressant,  et  les  promesses 
d’avenir, peut-être  plus  vastes  encore,  de  la  nouvelle  doctrine  élec- 
tronique. Dans  la  bouche  d’un  interprète  autorisé  comme  M.  O. 
Lodge,  on  peut  s’attendre  à trouver  de  ce  sujet  attachant  une 
expression  aussi  pénétrante  dans  sa  compréhension  qu’originale 
dans  son  expression.  On  sait,  en  effet,  comme  le  rappelle 
M.  Langevin  dans  la  préface  écrite  pour  cette  traduction,  que 
Sir  Oliver  Lodge  appartient  à la  grande  famille  des  vulgarisa- 
teurs anglais,  des  Tyndall,des  Thomson,  des  Maxwell,  qui  savent, 
mieux  que  personne,  trouver  l’image  saisissante  et  tangible  pour 
traduire  l’idée  la  plus  abstraite,  tout  en  ne  sacrifiant  rien  de  la 
rigueur  de  la  pensée  à la  recherche  d’une  transposition  maté- 
rielle frappante. 

Les  limites  étroites  d’une  conférence  obligent,  bien  entendu, 
l’auteur  à condenser  son  exposé,  et  la  nature  de  son  auditoire 
lui  permet  un  appareil  mécanique  et  mathématique  assez  simple, 
il  est  vrai,  mais  qui  met  son  remarquable  travail  hors  de  la 
portée  de  ce  qu’011  appelle  le  grand  public.  Des  notes  complé- 
mentaires nombreuses  sur  des  points  particuliers,  d’ordinaire 
des  calculs,  achèvent  de  préciser  certains  détails,  et  en  font, 
suivant  la  pensée  des  traducteurs,  une  excellente  introduction  à 
une  étude  plus  complète  sur  le  sujet.  Ajoutons  qu’une  liberté 
d’allure  tout  anglaise  dans  le  développement  logique  lui  donne 
une  saveur  particulière  pour  le  lecteur  français  habitué  à une 
trame  plus  serrée. 


V.  S. 


288 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


XI 

Radio-Activity,  by  E.  Rutherford,  deuxième  édition.  Un 
volume  in-8°  de  xi-580  pages.  — Cambridge,  University  Press, 
1905. 

Est-il  bien  nécessaire  de  présenter  à nos  lecteurs  ce  très 
remarquable  ouvrage  dont  une  année  a vu  enlever  la  première 
édition  ? L’article  publié  ici-même  en  juillet  1905  sur  la  radio- 
activité et  qui  était  basé  principalement  sur  le  livre  de  M.  Ruther- 
ford peut  lui  servir  en  quelque  sorte  de  compte  rendu  détaillé. 
Il  nous  dispense  de  nous  étendre  davantage  sur  l’intérêt  intense 
que  présente  la  superbe  synthèse  des  recherches  sur  la  radio- 
activité construite  par  le  professeur  de  Montréal.  Comme  les 
relations  célèbres  des  grands  voyages  d’exploration  en  pays 
sauvage — car  c’en  est  un  dans  le  véritable  sens  du  mot  pour  ceux 
qui  abordent  ce  sujet  pour  la  première  fois  — il  présente  à la 
fois  le  double  mérite  de  nous  raconter  les  aventures  personnelles 
de  l’auteur,  si  l’on  peut  ainsi  parler,  et  de  constituer  le  tableau 
le  plus  complet  de  nos  connaissances  actuelles  sur  le  domaine 
parcouru.  C’est  le  livre  fondamental  dans  l’étude  de  la  radio- 
activité, et  nul  ne  peut  l’ignorer  qui  prétend  ne  pas  borner  ses 
connaissances  à une  vue  superficielle  de  ce  passionnant  sujet. 

Signalons  seulement  l’accroissement  considérable  qu’a  subi 
l’ouvrage  dans  cette  nouvelle  édition.  De  382  pages  de  texte,  il 
passe  à 558.  C’est  assez  dire  quels  étonnants  progrès  ont  été 
réalisés  en  quelques  mois.  Voici  les  chapitres  qui  ont  subi  le 
plus  de  remaniements  : 

IX.  Théorie  des  changements  successifs  ; X.  Produits  de  trans- 
formation de  l’uranium,  du  thorium  et  de  l’actinium;  XI.  Produits 
de  transformation  du  radium;  XII.  Taux  d’émission  de  l’énergie; 
XIII.  Processus  radioactifs  ; XIV.  Radioactivité  de  l’atmosphère 
et  de  la  matière  ordinaire. 


V.  S. 


XII 

Théorie  der  Elektrizitât.  Zweiter  Band  : Elektromagne- 
tische  Théorie  der  Strahlung,  von  Dr  M.  Abraham.  Un  volume 
grand  in-8°  de  vm-404  pages.  — Leipzig,  B.  G.  Teubner,  1905. 


BIBLIOGRAPHIE. 


289 


En  rendant  compte  dans  la  Revue  dn  premier  volume  de  cet 
important  ouvrage,  nous  avons  indiqué  d’avance  la  matière  du 
second.  Voici  comment  l’auteur  la  présente  dans  sa  préface. 

La  théorie  Maxwellienne  du  champ  électromagnétique  à la- 
quelle introduit  le  premier  volume  de  cet  ouvrage,  représente 
en  quelque  manière  le  premier  étage  de  la  théorie  moderne  de 
l’électricité.  A peine  les  physiciens  s’y  étaient-ils  installés,  qu’une 
foule  de  phénomènes  nouveaux  vint  fondre  sur  eux  et  exiger  une 
extension  de  la  construction.  Le  second  étage  de  la  doctrine 
électrique,  la  théorie  des  électrons,  est  destiné  à ces  phénomènes, 
qui  se  présentent  le  plus  souvent  comme  des  rayonnements 
électromagnétiques.  Bâtie  sur  les  conceptions  de  Maxwell,  la 
théorie  des  électrons  considère  l’espace  comme  un  continu  phy- 
sique qui  transmet  les  actions  électromagnétiques.  Les  points 
de  départ  et  les  points  d’application  de  ces  actions  sont  dans 
l’électricité.  Celle-ci  serait  constituée  par  des  quantités  élémen- 
taires indivisibles  appelées  électrons.  Tout  courant  électrique 
est  conçu  comme  un  courant  convectif  d’électrons  en  mouve- 
ment. Les  rayons  cathodiques  consistent  en  un  courant  convectif 
de  ce  genre  formé  par  des  électrons  qui  se  meuvent  parallèle- 
ment avec  une  grande  rapidité  ; à ce  rayonnement  convectif 
correspond  le  rayonnement  ondulatoire,  qu’on  doit  rapporter 
aux  vibrations  des  particules.  C’est  à la  théorie  de  ces  deux 
espèces  de  rayonnement  électromagnétique  qu’est  consacré  le 
second  volume  de  la  Théorie  de  l’Électricité. 

Ce  programme  est  développé  dans  deux  sections.  La  pre- 
mière, sous  le  titre  général  : Le  champ  et  le  mouvement  des 
électrons  isolés,  comprend  trois  chapitres  : I.  Les  fondements 
physiques  et  mathématiques  de  la  théorie  des  électrons;  IL  Le 
rayonnement  ondulatoire  d’une  charge  ponctuelle;  III.  La  méca- 
nique des  électrons.  La  seconde  a pour  titre  : Phénomènes  élec- 
tromagnétiques dans  les  corps  pesants,  et  se  compose  de  deux 
chapitres  : I.  Corps  en  repos.  II.  Corps  en  mouvement. 

Que  ce  programme  ait  été  rempli  avec  autant  d’élégance  que 
d’ingéniosité,  la  notoriété  de  l’auteur  et  sa  compétence  spéciale 
dans  la  matière  le  garantissent  suffisamment.  C’est  un  ouvrage 
fondamental  dont  la  lecture  est  indispensable  à ceux  qui  veulent 
pénétrer  toute  la  portée  des  développements  les  plus  modernes 
de  l’électricité.  Peut-être  ne  le  snivra-t-011  pas  jusqu’au  bout, 
et  sans  doute  certains  lecteurs  préféreront-ils  avec  Lorentz  et 
d’autres  s’attacher  à la  conception  des  électrons  qui  se  con- 
tractent dans  le  mouvement  plutôt  qu’à  celle  des  électrons  sphé- 
IIIe  SÉRIE.  T.  X.  19 


290 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


riques  rigides  de  M.  Abraham.  Il  11’en  reste  pas  moins  certain, 
pour  reprendre  1 image  proposée  par  l’auteur  lui-même  dans  le 
passage  cité  de  la  préface,  que,  si  son  plan  du  second  étage  de 
la  théorie  électrique  11’est  pas  définitivement  adopté  pour  l’exé- 
cution, ce  qu’il  serait  téméraire  de  vouloir  prédire  actuellement, 
du  moins  figurera-t-il  brillamment  parmi  les  projets  couronnés. 

V.  S. 


XIII 

Leibnizens  nachgklassene  Schriften  physikalischen,  me- 
chanischen  und  technischen  Inhalts,  vou  Dr  Ernst  Gerland. 
Un  volume  grand  in-8°  de  vi-256  pages.  — Leipzig,  B.  G.  Teub- 
ner,  1906 . 

Très  intéressante  collection  de  notes  en  latin,  allemand  ou 
français,  éparses  dans  les  manuscrits  du  grand  géomètre,  et 
inédites  pour  la  plupart.  Quelques-unes  sont  des  rédactions 
d’une  certaine  longueur,  sans  doute  destinées  à être  imprim  ées 
plus  tard,  d’autres  de  brèves  indications  pour  fixer  ce  qui  sem- 
blait avoir  quelque  valeur  soit  pour  l’utilisation  immédiate  soit 
pour  être  retravaillé  dans  la  suite.  C’est,  comme  le  fait  remar- 
quer le  i)r  Gerland,  une  espèce  de  correspondance  de  Leibniz 
avec  lui-même, instructive  comme  les  lettres  de  tous  les  savants 
de  ce  temps,  où  les  idées  s’échangeaient  peut-être  plus  par  le 
commerce  épistolaire  que  par  les  ouvrages  imprimés,  tombant 
parfois  dans  des  redites,  mais  intéressantes  même  alors  en  ce 
qu’elles  nous  permettent  de  pénétrer  les  méthodes  de  travail 
d’un  génie  supérieur. Sous  des  points  de  vue  constamment  chan- 
geants, le  sujet  se  trouve  ainsi  éclairé  de  tous  les  côtés. 

A part  quelques  notes  de  moindre  importance,  il  s’agit  surtout 
de  problèmes  d'acoustique  et  d’optique,  ainsi  que  de  la  mesure 
du  temps,  de  l’hydraulique,  et  des  transports  par  terre  et  par 
eau.  Les  travaux  d’acoustique  contiennent  la  première  descrip- 
tion précise  des  ondes  longitudinales  de  l’air,  bien  que  le  terme 
ne  soit  pas  employé,  étant  donné  qu’il  est  postérieur  à la  con- 
sidération des  ondes  transversales.  Dans  ses  recherches  d’optique, 
Leibniz  ne  va  pas  plus  loin  que  le  résultat  obtenu  dans  ses 
publications  de  1682  dans  les  Acta  Eniditonun  (p.  185)  sous  le 
titre  : Unicum  opticae,  catoptricae  et  dioptriccie  principium 


BIBLIOGRAPHIE. 


29I 

savoir  que  le  produit  des  résistances  de  deux  milieux  traversés 
par  un  rayon  lumineux  doit  être  un  minimum,  puisque  la  lumière 
suit  d’un  point  à un  autre  le  chemin  le  plus  facile.  Il  est  d’un 
certain  intérêt  de  voir  combien  Leibniz  est  gêné  par  cette  con- 
séquence de  son  principe  que  la  vitesse  de  la  lumière  doit  être 
plus  grande  dans  un  milieu  optiquement  plus  dense  que  dans 
un  milieu  moins  dense,  et  comment,  malgré  tous  ses  efforts,  il  ne 
parvient  pas  à se  débarrasser  de  cette  difficulté.  11  ne  lui  a pas 
été  possible  de  s’affranchir  de  la  conception  des  particules 
lumineuses  projetées  en  ligne  droite,  alors  que  Huygens,  dès 
1678,  montrait  à l’Académie  des  Sciences  de  Paris  la  voie  à suivre 
pour  parvenir  à la  conclusion  contraire.  Celle-ci  ne  fut  publiée 
toutefois  qu’en  1690,  dans  son  Traité  de  la  Lumière. 

Dans  ses  travaux  techniques,  Leibniz  a un  allure  très  particu- 
lière. Les  idées  sont  nées  et  se  sont  développées  sous  sa  plume, 
mais  il  n’a  épargné  aucune  peine  pour  les  appliquer  ou  les  faire 
exécuter  en  grand,  afin  de  s’assurer  de  leur  valeur  pratique.  De 
même  que  Galilée  et  Otto  de  Guericke  ne  purent  se  libérer  des 
doctrines  qui  les  avaient  formés,  bien  que  leurs  propres  travaux 
fussent  destinés  à les  renverser, ainsi  une  partie  des  œuvres  tech- 
niques de  Leibniz  est  tout  à fait  conçue  au  point  de  vue  de  son 
temps  et  nous  paraît  bien  démodée,  tandis  que  d’autres  énoncent 
les  manières  de  voir  les  plus  modernes.  Celles-là  restaient 
sans  doute  impénétrables  pour  ses  contemporains.  Mais  ne 
serait  ce  pas  justement  là  la  vraie  grandeur  de  ces  conquérants 
du  domaine  intellectuel,  ne  serait-ce  pas  la  seule  manière  pos- 
sible de  faire  des  progrès  réels  dans  les  sciences  ? C’est  une 
étrange  méprise  de  croire  servir  la  mémoire  d’un  chercheur 
illustre  en  cherchant  à retrouver  partout  nos  habitudes  intellec- 
tuelles dans  les  siennes,  au  lieu  de  montrer  comment  il  rompit 
en  tout  ou  en  partie  les  liens  où  l’enserraient  les  idées  de  son 
temps.  V.  S. 


XIV 

Elektrische  Wellen-Telegraphie,  von  J.  A.  Fleming.  Tra- 
duit de  l’anglais,  par  E.  Aschkinass.  Un  volume  grand  in  8°  de 
185  pages.  — Leipzig,  B.  G.  Teubner,  1906. 

Imprimé  avec  le  soin  qui  caractérise  les  publications  de  la 
maison  Teubner,  cet  élégant  petit  volume  renferme  un  exposé 


292 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


très  substantiel,  en  même  temps  que  très  facile  à lire,  de  l’état 
actuel  de  la  télégraphie  sans  fil.  Outre  son  mérite  d’exécution, 
qui  relève  de  la  méthode  si  anglaise  de  l’union  intime  entre  l’abs- 
trait et  le  concret,  entre  la  théorie  la  plus  ingénieuse  et  la 
matérialisation  la  plus  détaillée,  il  possède  l’avantage  appré- 
ciable d’avoir  pour  auteur  un  homme  connu  pour  ses  contribu- 
tions personnelles  aux  études  de  transmission  hertzienne,  et,  de 
plus,  collaborateur  ordinaire  de  Marconi  et  de  la  société  qui 
exploite  industriellement  ses  brevets.  11  en  résulte  une  con- 
nexion étroite  entre  la  spéculation  et  la  pratique  qui  donne  une 
autorité  particulière  à la  discussion  des  divers  systèmes. 

V.  S. 


XV 

Les  Éléments  de  l’Esthétique  musicale,  par  Hugo  Riemann, 
Professeur  extraordinaire  à l’Université  de  Leipzig,  traduit  et 
précédé  d’une  introduction  par  Georges  Humbert,  Professeur  au 
Conservatoire  de  Genève  et  à l’Institut  de  musique  de  Lausanne. 
Un  vol.  in-8°  de  n-278  pages  de  la  Bibliothèque  de  philosophie 
contemporaine.  — Paris,  Alcan,  190b. 

Le  traducteur  nous  prévient  que  l'étude  consciencieuse  et 
serrée  de  Hugo  Riemann,  toute  rudimentaire  qu  elle  soit,  n’en 
porte  pas  moins  l’empreinte  d’une  forte  personnalité.  D’autre 
part,  l’auteur  délimite  dès  le  début  le  champ  de  son  ouvrage,  en 
en  excluant  les  recherches  de  physique,  de  physiologie  et  de 
psychologie  dont  il  considère  comme  acquis  les  résultats,  et  il 
écarte  également  la  partie  purement  technique  d’une  œuvre  d'art, 
l’harmonie,  le  contrepoint,  l'étude  des  instruments  ; en  un  mot, 
il  se  borne  à l’examen  exclusif  de  ['œuvre  d'art  et  de  ['impres- 
sion d’art,  dont  il  cherche  à montrer  les  conditions  d’existence 
et  de  formation,  en  même  temps  qu’il  analyse  leurs  éléments 
d’action  sur  l’auditeur. 

Dès  qu’il  aborde  le  sujet  même  de  son  livre,  la  musique,  Hugo 
Riemann  se  pose  nettement  en  contradicteur  des  idées  de  Hans- 
lick,  de  ses  arabesques  et  de  sa  théorie  intellectualiste  du  beau 
musical  ; pour  lui,  il  affirme  que  “ le  beau  naturel  de  la  musique 
réside  dans  l’ensemble  des  émotions  de  l’âme  humaine  „.  On  peut 


BIBLIOGRAPHIE.  2ç3 

donc  le  rapprocher  de  Léon  Tolstoï,  tout  en  lui  reconnaissant  ce 
singulier  avantage  d’être  fort  instruit  en  matière  musicale. 

Le  premier  élément  étudié  est  l 'intonation  du  son  ou  sa  hau- 
teur, expression  qu’évite  notre  auteur,  préférant  les  qualificatifs 
“ aigu  „ et  “ grave  „ à ceux  de  “ haut  „ et  “ bas  „.  Il  fait  res- 
sortir l’importance  de  l’intonation  absolue  d’un  son  isolé,  indé- 
pendante de  ses  rapports  avec  d'autres  sons  (1)  ; puis  il  se  lance 
dans  une  discussion  singulièrement  abstraite  sur  la  question  de 
savoir  si  l’on  doit  admettre  avec  Wundt  la  perception  d’un 
changement  continu  de  l’intonation  ou  si,  avec  Stumpf  et  Helm- 
holtz,  on  doit  se  prononcer  pour  des  sensations  sonores  non 
continues.  Riemann  se  prononce  pour  l’opinion  de  Wundt  ; mais 
tandis  que  celui-ci  ne  lui  accorde  que  peu  d'importance  au  point 
de  vue  musical,  notre  auteur  va  jusqu’à  prétendre  que  le  prin- 
cipe de  la  mélodie  réside  dans  le  changement  non  pas  gradué 
mais  continu  de  la  hauteur  du  son. 

Le  timbre  a fait  l’objet  d’une  célèbre  théorie  due  à Helmholtz 
et  fondée  sur  la  considération  des  harmoniques,  bien  qu’il  recon- 
naisse l’existence  de  bruissements  et  de  grincements  qui  en  sont 
indépendants,  mais  qu’il  considère  comme  étrangers  au  timbre 
proprement  musical.  Riemann  se  montre  convaincu  de  l’insuffi- 
sance de  cette  théorie  et  invoque  diverses  expériences  qui  prou- 
veraient la  dépendance  liant  le  timbre  à la  matière  des  instru- 
ments, quels  que  soient  les  harmoniques.  Il  énonce  notamment 
ce  fait  que  des  trompettes  en  laiton  et  en  carton  auraient  des 
timbres  totalement  différents,  alors  que  précisément  je  me  sou- 
viens d'avoir  entendu,  au  temps  de  ma  jeunesse,  une  trompette 
de  carton  faire  retentir  de  son  éclat  cuivré  les  échos  d’un  amphi- 
théâtre de  physique. 

Un  point  auquel  Hugo  Riemann  paraît  attacher  une  assez 
grande  importance  est  de  savoir  si,  comme  le  veut  Schafhaütl 
contrairement  à Helmholtz,  la  série  harmonique  qui  accompagne 
un  son  est  une  qualité  du  son  musical  en  soi.  II  se  prononce 
pour  l’affirmative,  parce  que,  dit-il,  une  même  note  isolée  paraît 
plus  ou  moins  haute  suivant  l’instrument  qui  l’émet  : l’ut3  du 
violon  paraît  grave,  tandis  que  celui  du  violoncelle  semble  assez 
aigu.  Nous  nous  demandons  s’il  n’y  a pas  là  un  simple  effet  de 
comparaison  avec  les  autres  notes  connues  de  l’instrument,  car 
il  est  bien  certain  que,  dans  un  ensemble,  un  son  prend  sa  place 

(1)  Plus  loin  il  rattache  cette  importance  au  fait  que  toute  musique 
est  vocale  à son  origine. 


2Q4 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dans  l’harmonie  quelque  instrument  qui  l’émette.  Nous  croyons 
intéressant  de  noter  ici  une  remarque  faite  par  une  musicienne, 
Mlle  Blanche  Lucas,  et  rapportée  par  M.  Arréat  dans  son  récent 
ouvrage  Art  et  Psychologie  individuelle.  Tandis  qu'elle  accorde 
peu  d’importance  au  timbre  d’un  instrument  isolé,  le  rapport  des 
timbres  l’intéresse  considérablement  : “ Deux  timbres  différents, 
dit-elle,  s’opposent  non  seulement  par  la  couleur,  mais  aussi  par 
la  dimension  que  leur  donnent  une  intensité,  un  volume  diffé- 
rents. Un  hautbois  près  d’un  violoncelle  n’est  pas  seulement  une 
couleur  claire  sur  une  tache  sombre,  il  est  aussi  une  petite  masse 
à côté  d’une  plus  grande.  C’est  un  mince  ornement  auprès  d’une 
colonne...  Un  timbre  seul  n’est  qu’une  couleur  ; plusieurs  timbres 
de  volumes  différents  deviennent  de  l’architecture  et  dès  lors  les 
couleurs  revêtent  des  formes.  (1)  „ 

Relevons  du  reste  encore  une  observation  de  Riemann  au 
sujet  des  timbres  : leur  diversité  s’oppose  à la  subjectivation 
totale  de  l’œuvre  musicale,  et  c’est  pour  cela  que  Berlioz  et  les 
compositeurs  descriptifs  et  programmatiques  leur  accordent  une 
importance  si  considérable. 

Par  le  tenue  “ dynamique  „,  notre  auteur  désigne  l’ensemble 
dos  variations  d’intensité  du  son.  Avec  raison,  croyons-nous,  il 
lui  accorde  une  grande  importance  comme  facteur  intrinsèque 
do  l’expression  musicale  ; ici  encore,  comme  à propos  de  l’into- 
nation, il  se  livre  à une  longue  discussion  sur  la  continuité  ou  la 
discontinuité  des  variations. 

Le  dernier  des  facteurs  élémentaires  de  l’expression  musicale 
serait  le  degré  de  rapidité  avec  lequel  se  produit  le  changement 
d’intonation  et  d’intensité  du  son  : c’est  ce  que  l’auteur  a nommé 
Y agogique.  A la  progression  positive  des  intensités  s’allie  une 
accélération  de  mouvement,  et  cela  bien  plutôt  sous  la  forme  de 
modifications  du  mouvement  fondamental, en  tant  que  diminution 
effective  de  la  valeur  des  noires,  croches,  etc.,  que  dans  un 
changement  de  la  répartition  de  ces  durées:  il  y a,  en  un  mot, 
modification  du  tempo. 

L’art  apparaît  avec  la  conscience  nette  d'un  état  formel  ; or,  il 
y a deux  facteurs  proprement  formels  de  la  musique,  l’harmonie 
et  le  rythme.  Revenant  à la  question  de  l’échelle  tonale,  l’auteur 
parle  de  1’  “ audition  absolue  „,  c’est-à  dire  de  la  faculté  de 
reconnaître  instantanément  une  note  même  isolée,  faculté  innée 


(1)  Page  153. 


BIBLIOGRAPHIE.  2g5 

dont  l’absence  n’est  nullement  incompatible  avec  l’existence  de 
dons  musicaux  développés  (1). 

A la  justification  mathématique  de  la  consonance  a succédé 
son  explication  physiologique  ; aujourd’hui  on  en  réclame  une 
psychologique  : la  science  musicale  actuelle,  dit  Riemann, 
a renoncé  à se  préoccuper  des  phénomènes  acoustiques  ; elle 
cherche  la  solution  de  l’énigme  dans  le  domaine  des  représenta- 
tions sonores  elles-mêmes.  Toutefois,  et  c’est  fort  heureux,  il  se 
contredit  quelque  peu  en  reconnaissant  qu’on  ne  saurait  nier 
l’état  de  dépendance  de  ces  dernières  par  rapport  aux  premiers. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Riemann  se  rapproche  de  la  théorie  de  la 
fusion  due  à Stumpf  ; mais  il  le  fait  avec  une  série  de  réserves 
peu  claires,  bien  justifiées  d’ailleurs  par  la  faculté  que  possède 
l’organe  auditif  de  distinguer  les  éléments  d’un  seul  tout  sonore, 
faculté  qui  s’oppose  à l’idée  d’une  fusion  plus  qu’elle  ne  la  con- 
firme. 

Son  dédain  pour  l’acoustique  nous  paraît  seul  expliquer  cette 
assertion  que  “ l’on  se  demande  encore  pourquoi,  seul,  l’inter- 
valle d’octave  peut  être  élevé  à une  puissance  quelconque  sans 
que  la  fusion  des  sons  soit  le  moins  du  mode  amoindrie  „. 
N’est-ce  pas,  en  effet,  la  conséquence  fort  naturelle  du  fait  que, 
l’élévation  à l’octave  opérant  la  dichotomie  de  la  courbe  vibra- 
toire, la  superposition  de  toutes  les  octaves  possibles  conserve 
inaltérés  dans  la  vibration  résultante  les  nœuds  de  la  vibration 
fondamentale  (2)  ? Sous  couleur  de  ne  vouloir  qu’une  explica- 
tion psychologique,  Riemann  en  arrive  à se  contenter  de  cette 
énonciation  : la  “ relativité  des  quantités  d’intonation  n’est 
rien  autre  qu’une  dénomination  pour  la  sensation  spéciale  par 
laquelle  nous  prenons  conscience  des  rapports  d’amplitude  et 
de  durée  des  vibrations  „. 

Plus  intéressante  est  sa  discussion  contre  Stumpf  en  vue  de 
poser  une  différence  absolue  entre  les  intervalles  musicaux  et 
ceux  qui  ne  le  sont  pas.  Malheureusement  il  se  perd  dans  des 


(1)  Nous  possédons  cette  faculté  assez  développée,  en  sorte  qu’à  l’au- 
dition il  nous  semble  entendre  nommer  les  notes  ; mais  il  nous  est  arrivé 
un  accident  assez  singulier.  Ne  nous  étant  pas  occupé  de  musique  pen- 
dant plusieurs  années,  nous  nous  sommes  aperçu  ensuite  que  nous 
nommions  les  notes  un  demi-ton  trop  haut.  Semblable  accident  est 
arrivé  à une  personne  de  notre  connaissance. 

(2)  Il  est  vrai  qu’on  obtient  la  même  constance  des  nœuds  par  la 

division  en  trois  parties  égales,  qui  donne  ut1,  sol2 *,  ré4,  la5...,  mais  les 

limites  pratiques  sont  vite  dépassées. 


296  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


formules  telles  que  celle-ci  où  il  souligne  lui-même  comme  nous 
le  faisons  : “ Cette  conception  harmonique  des  sons  n’est  rien 
moins  que  la  perception  de  sons  isolés  dans  le  sens  d'har- 
monies, c’est-à-dire  de  conglomérats  sonores,  formant  une 
unité  absolue.  „ Mais  plus  claire  est  l’énonciation  suivante  : 
“ Sont  consonants  les  sons  qui  appartiennent  à une  seule  et 
même  harmonie  (accord  parfait  majeur  ou  mineur)  et  qui  sont 
compris  dans  le  sens  de  cette  harmonie.  Sont  dissonants,  les 
sons  qui  appartiennent  à des  harmonies  différentes  (1)  „.  On 
entrevoit  là  le  point  de  départ  d’une  théorie  qui  pourrait  être 
intéressante  ; mais,  malheureusement,  l’auteur  11’a  pas  le  don  de 
développer  sa  pensée  avec  clarté. 

Intéressante  aussi  serait,  si  elle  était  mieux  exposée,  la  théorie 
de  la  dissonance,  d’après  laquelle  le  son  dissonant  doit  être 
compréhensible  par  rapport  à l'harmonie  avec  laquelle  il  est  en 
conflit,  compréhensibilité  qui  le  distingue  des  discordances  ou 
formations  amusicales.  Cette  théorie,  notons*le,  fait  comprendre 
comment  certains  intervalles  paraissent  dissonants  ou  non,  sui- 
vant qu’ils  ne  sont  pas  ou  sont  au  contraire  interprétés  dans  le 
sens  d’un  seul  accord  naturel,  majeur  ou  mineur. 

La  question  des  progressions  interdites  donne  lieu  à quelques 
remarques  intéressantes.  Notamment  l’interdiction  des  séries 
parallèles  d’octaves  ou  de  quintes  paraît  bien  expliquée  par  la 
fusion  trop  facile  des  deux  sons  qui  fait  que,  dans  le  cas  de  ces 
suites  parallèles,  les  deux  voix  ne  sont  plus  perçues  distincte- 
ment. 

C’est  à Rameau  que  Hugo  Riemann  reconnaît  l’honneur 
d’avoir  fixé  le  premier  avec  une  précision  absolue,  dans  son 
Traité  de  l'harmonie,  la  notion  de  la  tonique,  en  tant  que  point 
de  concentration  des  rapports  harmoniques  du  ton  ; mais 
l’échelle  diatonique  moderne  n’en  est  pas  moins  le  point  d’abou- 
tissement naturel  de  la  musique  ancienne.  Riemann  fait  ressortir 
d’ailleurs  ainsi  le  double  groupement,  majeur  et  mineur,  des 
sept  degrés  : 


Majeur 


Mineur 


fa  la  ut  mi  sol  si  ré  ré  fa  la  tit  mi  sol  si 


(1)  Accord  majeur  : 1 : 1/2  : 1 3 : 1 4 : 1/5  : 1/6.  Accord  mineur  : 6 : 5 : 4 
3:2:1. 


BIBLIOGRAPHIE. 


297 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  entrer  dans  l’étude  un  peu 
détaillée  des  questions  de  tonalité  et  de  modulation. 

Revenant  sur  l’étude  du  rythme,  l’auteur  insiste  sur  l’existence 
d’une  unité  moyenne  de  durée  correspondant  aux  pulsations 
normales  de  l’homme  et  sur  le  rapport  que  présente  avec  cette 
unité  moyenne  l’unité  de  mesure  d'un  mouvement  ou  tempo ; 
il  discute  d’ailleurs  assez  longuement  l’accentuation  et  le  pro- 
longement du  temps  fort. 

Nous  arrivons  à ce  qu’on  pourrait  appeler  l’embryon  de  la 
composition  musicale,  au  motif.  Riemann  s’élève  justement 
contre  l’énonciation  d’un  célèbre  pédagogue  allemand,  Lobe, 
qui,  dans  son  Traité  de  composition,  donne  ce  nom  de  motif 
au  contenu  d'une  mesure  et  découpe  ainsi  outrageusement  tel 
fragment  de  Beethoven.  Mieux  inspiré  est  Nietzsche,  quand  il 
définit  le  motif  le  geste  de  l’émotion  musicale. 

Si  le  motif  ne  se  confond  aucunement  avec  le  contenu  de  la 
mesure,  il  11e  s’enferme  pas  moins  dans  une  sorte  d’unité  du 
temps  musical,  et  c’est  dire  qu’il  11e  saurait  être  long.  S’il 
engendre  ensuite  toute  une  composition  ou  une  partie  notable 
d’une  composition,  c’est  par  nue  application  du  vieux  principe 
de  l’unité  dans  la  diversité,  et  cela  d’abord  au  moyen  de  l’imita- 
tion et  de  ses  formes  accessoires,  dont  la  première  est  la  simple 
répétition.  D’autres  fois  une  transposition,  partielle  ou  totale, 
à l’octave  introduit  un  changement  rudimentaire  ; une  trans- 
position sur  un  autre  degré  de  l’échelle  tonale  s’écarte  un  peu 
plus  de  la  simple  répétition.  Puis  011  altère  la  composition  même 
du  motif  en  en  modifiant  tel  ou  tel  intervalle,  ou  bien  on  le 
renverse. 

A côté  de  ces  imitations  par  changement  d’intonation  se 
placent  les  imitations  par  changement  du  rythme,  ce  qui  con- 
stitue le  procédé  de  la  variation.  Nous  11e  pouvons  d’ailleurs 
que  signaler  les  motifs  adjoints,  assez  longuement  étudiés  par 
Riemann  et  dont  l’usage  reposerait  sur  des  rapports  rétrogrades 
de  motif  à motif. 

Les  motifs  fragmentaires  s’associent  pour  donner  naissance  à 
des  formes  plus  grandes,  et  c’est  là  que  le  contraste  peut 
acquérir  un  rôle  important  ; mais  alors  apparaît  la  question  de 
l’unité  qui  doit  rester  un  caractère  essentiel  de  l’œuvre,  et  celle 
du  w tempo  „ en  est  une  des  plus  sûres  garanties.  Cette  unité  de 
tempo  n’empêche  pas  d’ailleurs  des  mouvements  d’apparence 
plus  ou  moins  rapide,  grâce  aux  progressions  par  valeurs  infé- 
rieures et  par  valeurs  supérieures  à l’unité  de  temps.  Ainsi, 


2g8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dans  lin  allegro,  à un  premier  thème  en  présentant  nettement  le 
caractère,  succédera  un  second  thème  plus  mélodique  “ en  ma- 
nière „ (V adagio  ou  d 'amiante.  Est-il  besoin  d’ajouter  que  l’on 
affirme  encore  mieux  les  contrastes  par  l’emploi  de  tonalités 
différentes,  ainsi  que  par  des  opposilions  de  forte  et  de  piano. 
Enfin  le  contraste  des  deux  thèmes  peut  aboutir  au  conflit, 
analogue  à la  dissonance.  Le  conflit  se  manifeste  d’ailleurs  dans 
le  développement,  dont  la  notion,  dit  Riemann,  est  extraordinai- 
rement compliquée,  car  il  doit,  d’une  part,  former  un  contraste 
avec  les  thèmes,  revêtir  un  aspect  non  thématique  et,  d’autre 
part,  ne  rien  offrir  qui  ne  soit  déjà  enfermé  dans  les  thèmes  : 
il  combine  leurs  éléments  en  une  sorte  d’alternance  kaléido- 
scopique. 

Arrivé  au  terme  de  son  étude  pour  ainsi  dire  technique,  l’au- 
teur revient  à la  question  de  la  nature  propre  de  la  musique. 
Avant  tout,  répète-t-il,  elle  transmet  les  sentiments  directement 
de  l’âme  du  compositeur  dans  celle  de  l’auditeur  ; puis,  en  second 
lieu  seulement,  étant  l’un  des  beaux  arts,  elle  est  la  manifesta- 
tion de  la  joie  de  créer,  le  tout  sans  intervention  de  la  réflexion. 
En  un  mot,  elle  n’est  que  l'expression  spontanée  du  sentiment 
sous  une  belle  forme,  sans  aucune  prétention  à la  caractéristique 
ou  faculté  de  représentation.  Ainsi  comprise,  elle  est  exclusive- 
ment instrumentale  et  constitue  la  musique  pure,  une  des  con- 
quêtes de  ces  derniers  siècles,  car  ce  n’est  qu’au  xviic  siècle  que 
la  musique  commence  à se  détacher  de  son  alliance  avec  la  danse 
et  la  poésie  Contrairement  à ce  que  pense  Riemann,  il  nous 
semble  que  la  musique  pure,  qui  renonce  à toute  attache  avec 
son  origine  vocale  et  s’enferme  de  plus  en  plus  dans  ces  trans- 
formations du  motif  fort  bien  décrites  par  lui,  tend  vers  le  type 
de  1 ’cuabesque,  signalé  par  Hanslick  comme  son  type  supérieur, 
et  appelle  la  contemplation  intellectuelle  de  ses  ingénieuses 
combinaisons.  Nous  voyons  donc  là  deux  pôles  opposés,  tous 
deux  légitimes,  entre  lesquels  oscille  l'art  musical.  Si,  selon  le 
mot  final  de  l’ouvrage,  la  musique  la  plus  haute  ne  veut  rien 
représenter  d'autre  que  ce  qu'elle  est  en  soi  et  par  soi,  il  nous 
paraît  difficile  qu’elle  demeure  avant  tout  un  mode  de  transmis- 
sion du  sentiment,  quelle  que  soit  sa  puissance  expressive. 

Au  milieu  d'expressions  pénibles,  que  la  traduction  n’a  sans 
doute  pas  rendues  plus  claires,  l’ouvrage  de  Riemann  présente 
des  aperçus  intéressants  ; mais,  en  écartant  toute  explication 
physique  ou  physiologique,  il  se  condamne  à laisser  bien  des 
choses  inexpliquées,  au  sujet  desquelles  il  ne  peut  écrire  que 


BIBLIOGRAPHIE. 


299 

des  phrases  assez  creuses.  Comme  conclusion  dernière,  nous 
dirons  que  la  vue  de  celte  traduction  nous  a fait  regretter  qu’on 
ne  nous  en  ait  pas  encore  donné  une  de  la  célèbre  Tonpsycho- 
logie  de  Stumpf. 


G.  Lechalas. 


XVI 

Hydraulique  agricole  et  urbaine,  par  G.  Bechmann.  Un 
volume  gr.  in-8°  de  642  pages  (Encyclopédie  des  Travaux 
Publics  de  Lechalas).  — Paris,  Ch.  Béranger,  1906. 

M.  Bechmann,  ingénieur  en  chef  des  Ponts  et  Chaussées,  chargé 
du  cours  d’Hydraulique  agricole  et  urbaine  à l’Ecole  Nationale 
des  Ponts  et  Chaussées,  vient  de  publier,  sous  le  titre  ci-dessus, 
la  substance  de  son  cours.  11  y traite  de  l’eau  envisagée  au 
double  point  de  vue  de  son  rôle  en  agriculture  et  de  son  influence 
sur  la  salubrité  des  villes.  Il  y passe  en  revue,  avec  l’autorité 
qui  s’attache  à son  nom,  tout  ce  qui  a rapport  à l’utilisation 
rationnelle  de  l’eau,  tant  au  point  de  vue  de  la  culture  des  terres 
qu’à  celui  de  l’alimentation  et  de  l’assainissement  des  villes. 
Toutes  ces  applications  de  l’hydraulique  doivent  tenir  une  place 
considérable  dans  les  études  techniques  de  l’ingénieur. 

Les  élèves  des  Ecoles  spéciales  de  Louvain  ont,  dans  le  cours 
de  chimie  industrielle,  un  chapitre  étendu  traitant  des  eaux  et 
trouveront,  dans  l’ouvrage  que  nous  analysons,  des  développe- 
ments importants  qui  les  intéresseront  tout  spécialement.  Ils  y 
retrouveront  tout  ce  qui  a rapport  aux  eaux  diverses  sous  le 
rapport  de  leur  composition,  de  leurs  propriétés  et  de  tout  ce 
qui  concerne  les  distributions  d’eau,  l’évacuation  des  eaux 
usées  et  l’épuration  des  eaux  résiduaires. 

L’ouvrage  comprend,  en  trois  parties,  28  chapitres. 

La  première  partie  s’occupe  de  l’hydrologie  avec  toutes  les 
généralités  sur  le  régime  et  l’aménagement  des  eaux  : eaux 
météoriques,  eaux  courantes  et  eaux  souterraines.  Effets  pro- 
duits par  les  unes  et  par  les  autres.  Utilisation  de  la  pente  des 
cours  d’eau,  disposition  des  prises  d’eaux  d’usine,  défense 
contre  les  effets  nuisibles  des  eaux.  On  y trouve  aussi  ce  qui  a 
rapport  à l’amélioration  des  eaux  naturelles  pour  l’alimentation 


3oo 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ou  pour  les  usages  industriels,  au  transport  de  l’eau  à distance 
et  à l’élévation  mécanique  de  l’eau. 

La  deuxième  partie  est  affectée  à l’hydraulique  agricole  et  on 
y trouve,  après  des  notions  de  génie  rural  sur  le  sol,  la  végéta- 
tion, les  assolements,  les  engrais,  etc.,  l’utilisation  de  l’eau  en 
agriculture,  l’emploi  des  irrigations  et  l’examen  des  diverses 
méthodes  utilisées.  Nous  avons  retrouvé,  dans  ce  chapitre,  les 
méthodes  utilisées  dans  la  Campine  belge  où  les  irrigations 
auraient  pu  rendre  des  services  beaucoup  plus  grands  si  le 
canal  de  jonction  de  la  Meuse  à l’Escaut  avait  pu  suffire  pour 
donner  les  quantités  d’eau  nécessaires  aux  irrigations.  Les 
besoins  de  la  navigation  ont  malheureusement  empêché  de 
donner  à l’agriculture  ce  qu’elle  réclamait  dans  cette  province 
aride  que  les  irrigations  devaient  transformer. 

La  troisième  partie,  Hydraulique  urbaine,  est  d’autant  plus 
intéressante  que  l’auteur,  anciennement  chef  du  service  muni- 
cipal des  eaux  et  de  l’assainissement  de  Paris,  a une  compétence 
toute  spéciale  pour  y traiter  des  questions  de  salubrité  et  d’hy- 
giène : rôle  de  l’eau,  travaux  d’alimentation,  réservoirs  de  distri- 
bution, réseaux  de  conduite,  vente  et  tarification.  L’auteur  ter- 
mine par  les  travaux  d’assainissement,  les  égouts  et  l’épuration 
du  sewage  ; il  passe  en  revue  l’épuration  par  le  sol  avec  et  sans 
utilisation  agricole,  les  procédés  chimiques  et  les  procédés 
bactériens  ou  biologiques. 


W. 


XVII 

Le  Sucre.  Les  Puantes  saccharifères.  par  C.  Maréchal.  Un 
volume  in-8°  de  148  pages,  figures  dans  le  texte.  — Bruxelles, 
Knoetig,  11)06. 

L’auteur  de  ce  travail  a voulu  présenter  au  lecteur  un  aperçu 
de  la  question  sucrière  sous  ses  différents  aspects  : origine, 
fabrication,  emplois  et  propriétés.  C’est  une  œuvre  de  vulgari- 
sation dont  les  éléments  ont  été  puisés  à bonnes  sources. 

Nous  eussions  souhaité  toutefois  voir  traiter  de  façon  plus 
circonstanciée  des  plantes  saccharifères  autres  que  la  canne  et  la 
betterave,  car  c’est  justement  sur  cette  partie  du  sujet  que  le 
grand  public  est  le  plus  ignorant.  Dans  le  même  ordre  d’idées, 


BIBLIOGRAPHIE. 


3oi 


M.  C.  Maréchal  eût,  je  pense,  intéressé  ses  lecteurs  en  insistant 
sur  le  grand  nombre  de  variétés  des  cannes,  sur  leur  culture  et 
sur  les  sélections  que  l’on  continue  à opérer  dans  beaucoup  de 
laboratoires  coloniaux.  Nous  en  dirons  autant  pour  la  betterave  ; 
ce  n’est  pas  du  jour  au  lendemain  qu’on  est  arrivé  à obtenir  une 
betterave  sucrière  de  grand  rendement,  et  les  recherches  qui 
nous  l’ont  donnée  ne  sont  pas  sans  intérêt.  Souhaitons  aussi  que 
les  gravures  qui  accompagnent  le  texte  acquièrent  dans  une 
prochaine  édition  la  netteté  qui  leur  manque  absolument  dans 
celle-ci  ; et  conseillons  à l’auteur  de  revoir  avec  soin  les  noms 
scientifiques  des  parasites  végétaux  et  animaux  des  deux  princi- 
pales plantes  saccharifères:  plusieurs  erreurs  s’y  sont  glissées  qui 
rendent  pénible  la  lecture  et  parfois  même  l’intelligence  du  texte. 

Mais  ce  sont  là  critiques  de  détail,  et  volontiers  nous  signalons 
à ceux  qui  s’intéressent  aux  produits  de  grande  culture  et  de 
consommation  mondiale  la  brochure  de  M.  C.  Maréchal. 

É.  D.  W. 


XVIII 

Minnesota  plant  diseases,  par  G.  M.  Freeman,  assistant  à la 
chaire  de  botanique  à l’Université  de  Minnesota.  Un  vol.  de 
450  pages,  avec  211  figures.  — Saint-Paul,  Minnesota,  1905. 

Dans  ces  dernières  années  la  connaissance  des  maladies  des 
végétaux  cultivés  a fait  d'immenses  progrès  et  l’on  s’est  efforcé 
partout  de  les  utiliser.  La  Belgique  s’y  est  employée  très  éner- 
giquement, mais  il  est  permis  de  regretter  que  les  bienfaits  de 
cette  lutte  contre  les  cryptogames,  causes,  dans  bien  des  cas, 
de  ces  maladies,  ne  soient  pas  encore  suffisamment  connus  et 
appréciés  de  nos  cultivateurs.  L’auteur  du  travail  que  nous 
signalons  ici  estime  à plusieurs  millions  de  dollars  les  pertes 
annuelles  causées  dans  les  plantations  du  Minnesota  par  les 
maladies  cryptogamiques  des  végétaux  ; c’est  assez  dire  com- 
bien il  importe  d’y  veiller. 

Nous  n’entrerons  pas  au  détail  du  contenu  de  cet  ouvrage, admi- 
rablement édité  et  illustré,  comme  d’ailleurs  le  sont  la  plupart  des 
ouvrages  publiés  par  le  Board  of  Regents  of  the  University  for 
the  People  of  Minnesota.  Disons  seulement  que  l’auteur  étudie, 
dans  une  première  partie,  les  maladies  dans  leur  généralité  et 


302 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


les  divers  moyens  de  les  combattre;  dans  la  seconde,  il  examine 
pins  spécialement  les  maladies  cryptogamiqnes  signalées  dans 
les  divers  groupes  de  végétaux  cultivés.  Une  table  très  détaillée 
termine  le  volume.  Nous  le  recommandons  vivement  à tous  ceux 
qui  s’occupent  des  maladies  des  plantes  ou  s’y  intéressent  dans 
un  but  pratique. 

É.  D.  W. 


XIX 

L’Argentine  au  xxe  siècle,  par  A.  B.  Martinez  et  M.  Lewan- 
dowski,  avec  une  préface  par  Ch.  Pellegrini,  ancien  Président 
de  la  République  Argentine.  — Paris,  Armand  Colin,  1905. 

Ce  livre,  destiné  à faire  connaître  en  France  la  situation 
présente  et  l’avenir  économique  de  la  République  Argentine, 
est  intéressant  aussi  pour  nous,  Belges,  qui  voyons  chaque 
année  un  bon  nombre  de  nos  compatriotes  aller  demander 
là-bas  à l’agriculture  et  à l’industrie  les  moyens  d’existence. 
D’ailleurs,  l’attention  de  notre  vieille  Europe  se  porte  de  plus 
en  plus  vers  ce  pays,  comme  le  prouvent  les  nombreux  écrits 
qu’on  ne  cesse  de  lui  consacrer  sur  le  continent.  Aux  livres 
s’ajoutent  les  discours,  et  récemment  encore,  au  dernier  Congrès 
colonial  allemand,  M.  le  Dr  R.  Jannasch  de  Berlin,  qui  a visité 
l’Argentine,  insistait  sur  la  valeur  de  cette  région  au  point  de 
vue  de  l’économie  générale  et  de  l’expatriation. 

Il  est  indiscutable,  comme  le  démontrent  dans  leur  livre 
MM.  A.  Martinez  et  Lewandowski,  que  la  République  Argen- 
tine a subi  une  immense  évolution  et  que  cette  évolution  a été 
relativement  pacifique,  surtout  si  on  la  compare  à celle  de  cer- 
tains États  voisins,  dont  l’instabilité  politique  a empêché  d’ail- 
leurs le  développement  économique.  Ce  qui  intéresse  surtout 
dans  l’évolution  de  ce  pays,  c’est  la  mise  en  valeur  rapide  des 
richesses  de  son  sol,  qui  a eu  pour  résultat  un  mouvement 
commercial  intense  ouvrant  des  débouchés  nouveaux  à l’indus- 
trie et  aux  capitaux  européens;  c’est  sur  ce  point  qu’insiste 
également  l’auteur  allemand  auquel  nous  faisions  allusion  plus 
haut. 

Au  point  de  vue  agricole,  l’Argentine  peut  être  divisée  en 
trois  régions  principales  : une  région  chaude  au  nord,  une 


BIBLIOGRAPHIE. 


3o3 


région  tempérée  au  centre  et  une  région  un  peu  plus  rude  au 
sud.  Ces  trois  régions  permettent  la  culture  de  plantes  variées. 
Les  principales  cultures  faites  en  grand  sont  celles  du  blé,  du 
lin,  du  maïs  et  de  la  luzerne.  Elles  s’étendaient,  en  1904-1905, 
sur  une  superficie  totalede  10  273  054  hectares, soit  1 738  08 1 hec- 
tares de  plus  qu’en  1902.  Une  culture  sur  laquelle  il  y a lieu 
d'insister  au  point  de  vue  argentin,  c’est  celle  de  la  luzerne. 
Cette  plante  est  cultivée  à deux  fins  : pour  l’exportation  à l’état 
de  foin,  et  pour  l’alimentation  et  l’engraissement  du  bétail.  Les 
premières  cultures  se  rencontrent  le  plus  souvent  à proximité 
des  stations  de  chemins  de  fer  de  façon  à permettre  l’écoule- 
ment facile  de  la  production,  destinée  surtout  au  Brésil  et 
à l’Afrique  du  Sud.  Mais  la  grande  zone  de  cette  culture  se 
trouve  plus  avant  dans  l’intérieur  des  terres,  où  le  produit  est 
surtout  destiné  à l’élevage  et  à l’engraissement  des  bêtes  à cornes. 
Aussi  le  commerce  et  l’industrie,  dérivant  de  l’élevage,  ont-ils 
fait  de  grands  progrès  dans  l’Argentine  où  se  trouvent  actuelle- 
ment représentées  et  sélectionnées  les  meilleures  races  de 
l’Europe. 

Il  faudrait  parler  aussi  des  grandes  cultures  industrielles,  qui 
existent  dans  la  région,  et  peuvent  être  largement  développées. 
Citons  entre  autres  : la  canne  à sucre  : la  vigne,  dont  les  produits, 
préparés  par  des  procédés  plus  modernes,  pourraient  lutter 
contre  l’importation;  le  tabac;  le  mûrier  qui  permettrait 
l’élevage  du  ver  à soie  ; le  maté  dont  la  consommation  déjà 
importante  va  croissant  ; le  coton  dont  l’avenir  est  brillant  ; le 
caoutchouc  que  l’on  aurait  découvert  dans  certaines  régions,  et 
enfin  les  fruits  qui  pourraient  donner  lieu  à un  commerce  dont 
le  développement  semble  assuré. 

Il  suffira,  pour  démontrer  les  progrès  déjà  réalisés,  de  citer 
ici  quelques  chiffres.  En  1900,  la  valeur  totale  de  l’exportation 
atteignait,  pour  les  produits  de  l’élevage,  61  000  000  piastres 
or,  en  1904  cette  valeur  a été  de  105  000  000;  de  même  pour  la 
valeur  des  produits  de  l’agriculture,  elle  était  en  1900  de 
73  000  000,  et  en  1904,  de  150  000  000  piastres  or. 

Un  fait  économique  qui  a agi  très  heureusement  sur  ce  déve- 
loppement, c’est  la  conversion  monétaire,  qui  supprimait  l’agio 
si  préjudiciable  aux  affaires.  Encore,  ce  qui  manque  surtout  aux 
Argentins,  c’est  le  capital  ; mais  il  leur  viendra  sûrement  de 
l’étranger,  dès  que  la  paix  intérieure  aura  permis  au  régime 
politique  de  se  perfectionner  et  à l’administration  de  s’améliorer. 


3o4 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Dès  maintenant,  en  tous  cas,  l’Argentine  mérite  de  fixer  l’atten- 
tion de  l’Europe. 

Comme  le  dit  justement  M.  Pellegrini  dans  la  préface  qu’il  a 
bien  voulu  écrire  pour  ce  livre  : “ Cet  ouvrage  doit  être  lu  par 
tous  ceux  qui  ne  croient  pas  que  l’Europe  soit  le  résumé  de 
l’humanité  et  s’appliquent,  au  contraire,  à suivre  le  développe- 
ment de  tous  les  autres  peuples,  comprenant  combien  il  est 
nécessaire  pour  les  grandes  nations  d’observer  l’évolution  et  les 
progrès  des  nations  plus  jeunes.  Ils  évitent  ainsi  de  se  laisser 
surprendre  par  l’apparition  subite  de  grandes  forces  écono- 
miques ou  politiques,  qui  n’avaient  pas  été  pressenties  ou  dont 
on  n’avait  point  su  profiter.  „ 

Souhaitons  que  l'Europe  française  profite  de  ce  conseil  et 
qu’elle  étudié  plus  que  jamais  la  situation  économique  et  poli- 
tique des  pays  d’outre-mer  ; des  monographies  du  genre  de 
cellesde  MM. Martinez  et  Lewandowski  lui  seraient  d’un  précieux 
secours  et  de  la  plus  grande  utilité. 


É.  D.  W. 


XX 

Compte  rendu  des  opérations  et  de  la  situation  de  la  Caisse 
générale  d’épargne  et  de  retraite  instituée  par  la  loi  du 
16  mars  1865  sous  la  garantie  de  l’Etat.  Année  1905.  — Un  vol. 
in-8°  de  242  pages.  — Bruxelles,  1906. 

Le  compte  rendu  annuel  des  opérations  et  de  la  situation 
de  la  Caisse  générale  d’Epargne  et  de  Retraite  vient  de 
paraître  ; il  contient  de  très  nombreux  renseignements  statis- 
tiques. J’y  ai  puisé  ce  qui  m’a  paru  le  plus  propre  à montrer  les 
progrès  des  trois  institutions, Caisse  d’épargne, Caisse  de  retraite, 
Caisse  d’assurances,  qui  forment  la  Caisse  générale  ; le  tableau 
suivant  donne  pour  la  période  décennale  1895-1905  un  premier 
aperçu  de  ces  progrès. 


BIBLIOGRAPHIE. 


3o5 


31  DÉCEMBRE 

A.  CAISSE  D’ÉPARGNE 

B.  CAISSE  DE 
RETRAITE 

C.  CAISSE 
ITASSMUNCBS 

NOMBRE  DE  LIVRETS 
EXISTANTS 

MONTANT  DES  DÉPÔTS 
SUR  LIVRETS 

(en  millions) 

MONTANT  TOTAL  DES 
SOMMES  DÉPOSÉES 

(en  millions) 

MONTANT  NOMINAL  DES 
DÉPÔTS  SUR  CARNETS 
DE  RENTES  BELGES 

en  millions) 

AVANCES  AUX  SOCIÉTÉS 

D’H  \bitations  ouvrières 

ET  DK  CRÉDIT  AGRICOLE 

(en  millions) 

NOMBRE  APPROXIMATIF 
d’affiliés 

FONDS  DES  RENTES 

(en  millions) 

C/3 

-a 

ai 

C/3 

m 

<, 

« 

a 

Ci 

a 

o 

Z 

F(  'N  I)S  D ASSURA  N'  l S 

(en  millions) 

1895 

1 145408 

453 

466 

114 

12 

30  000 

15,0 

3615 

1,03 

1900 

1 757  906 

661 

678 

185 

38 

300000 

31,0 

13  430 

6,27 

1905 

2 311845 

«O 

CO 

t> 

806 

357 

64 

7S0  000 

85,2 

27  287 

11,85 

A l’origine,  la  Caisse  générale  accordait  uniformément  B % 
d’intérêt  sur  la  totalité  des  dépôts  d’épargne.  En  1881,  année  de 
la  conversion  du  4 1/2  % rentes  belges,  le  taux  d'intérêt  fut 
réduit  à 2 % pour  la  partie  des  dépôts  dépassant  12  000  francs  ; 
en  1886,  année  de  la  conversion  du  4 % rentes  belges,  le  taux 
d’intérêt  fut  réduit  à 2 °/0  pour  les  dépôts  dépassant  5000  francs. 
En  1891,  la  limite  de  5000  francs  est  abaissée  à 8000;  en  1894, 
le  3 1/2  % rentes  belges  est  converti  et  la  réduction  du  taux  de 
l’intérêt  frappe  tout  dépôt  ayant  dépassé  3000  francs  dans  le 
courant  de  l’année.  Enfin,  en  1902,  il  fut  décidé  que  le  taux 
d’intérêt  de  2 % serait  appliqué  aux  dépôts  ayant  dépassé 
2000  francs  dans  le  courant  de  l’année.  La  réduction  progres- 
sive de  l’intérêt  accordé  aux  dépôts  n’a  pas  entravé  le  dévelop- 
pement de  la  petite  épargne  ; dans  ces  dernières  années,  le 
nombre  et  le  montant  des  livrets  de  2000  francs  et  moins  n’ont 
cessé  de  s’accroître.  Le  nombre  et  le  montant  total  des  livrets 
de  2 à 3000  francs  ont  diminué.  Ces  résultats  apparaissent  dans 
le  tableau  de  la  page  suivante  : 

La  diminution  de  l’importance  des  livrets  de  2 à 3000  francs 
a eu  comme  contre-partie  des  conversions  nombreuses  de 
dépôts  d’épargne  en  inscriptions  sur  carnets  de  rentes  belges. 
Le  total  des  dépôts  sur  carnets  de  rentes  s’est  élevé  depuis  1900 
de  185  à 357  millions. 


IIIe  SÉRIE.  T.  X. 


“20 


3o6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


31  décembre 

NOMBRE  DE  LIVRETS 

SOUDES  DEPOSEES  Stll  LIVRETS  (1) 
(en  millions) 

1 à 1000  francs 

i 

loon  à 2coo  francs 

CO 

O 

CC 

t- 

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1000  é 2000  francs  | 

O 

ce 

3 

CO 

O 

O 

CM 

Au-dessus  de 
3000  francs  J 

1902 

1 714  767 

203  960 

48218 

6525 

229,4 

308,7 

123,3 

48 

1903 

1 819  052 

242  558 

18  765 

8073 

241,8 

373,6 

46,4 

53,7 

1904 

1922  918 

260  881 

13  358 

7895 

254,3 

401,2 

32,2 

55,9 

1905 

2 009  625 

283  181 

11354 

7685 

262,8 

424,7 

27,2 

49,7 

L'épargne  a pris  en  Belgique  un  développement  considérable  ; 
en  1898,  on  comptait  un  livret  pour  cinq  habitants,  un  pour 
quatre,  en  1900,  actuellement,  presqu’un  livret  pour  trois  habi- 
tants. L’épargne  n’est  pas  pratiquée  également  dans  tout  le 
pays;  l’arrondissement  de  Bruxelles  compte  le  plus  d’épargnants, 
448  pour  1000  habitants,  celui  de  Hasselt,  le  moins,  181  pour 
1000  habitants.  C’est  dans  l’arrondissement  de  Fûmes  que  les 
dépôts  d’épargne  sont  relativement  le  plus  élevés,  592  francs, 
en  moyenne,  par  livret  ; c’est  dans  celui  de  Mous  qu’ils  sont  le 
plus  faibles,  224  francs,  en  moyenne,  par  livret.  Le  nombre 
d’épargnants  est  sensiblement  le  même  pour  les  deux  sexes  ; 
sur  226  073  livrets  créés  en  1905  et  soumis  à l’observation,  on  en 
a relevé  116  947  pour  les  hommes  et  106  650  pour  les  femmes. 
La  classe  ouvrière  continue  à fournir  le  plus  fort  contingent 
d’épargnants  ; les  progrès  de  l’épargne  scolaire  s’accentuent  de 
plus  en  plus,  ce  qui  est  un  heureux  présage  pour  l’avenir  des 
œuvres  de  prévoyance  : sur  100  000  livrets  créés  annuellement 
on  en  comptait,  en  1905,  57  165  appartenant  à des  enfants 
mineurs.  Ce  chiffre  suggestif  montre  autant  l’excellente  situation 
de  l’épargne  scolaire  que  les  heureux  résultats  de  la  loi  de  1900 
sur  l’épargne  de  la  femme  mariée  et  du  mineur.  Avant  cette  loi, 
sur  100  livrets  ouverts  au  nom  de  femmes  majeures,  13  à 14  °/0 
de  celles-ci,  seulement,  se  déclaraient  mariées  ; la  proportion 
varie  actuellement  de  41  à 42  %.  En  1901,  au  lendemain  de  la 


(1)  Non  compris  les  intérêts  de  l'année  courante. 


BIBLIOGRAPHIE. 


3c>7 

mise  en  vigueur  de  la  loi,  10  513  livrets  furent  ouverts  sous  son 
bénéfice.  En  1905  le  nombre  de  ces  livrets  avait  doublé,  20  379. 

L’augmentation  des  dépôts  a pour  conséquence  l’augmentation 
des  placements  de  la  Caisse  d’épargne.  De  768  839  840  fr.  38, 
en  1903,  ils  se  sont  élevés  à 796  457  493  fr.  81,  en  1904  et  à 
821  749  468  fr.  71  en  1905.  Un  fait  important  à constater,  c’est 
que  le  taux  des  produits  des  placements  diminue  alors  que 
l’intérêt  bonifié  aux  dépôts  correspondants  augmente.  Ce  taux 
a été  de  3 °'0  15  en  1903,  de  3 % 074  en  1904,  de  3 °/0  018  en 
1905  ; l’intérêt  moyen  des  dépôts  a été  de  2 % 75  en  1903,  de 
2 °/o  80  en  1904,  de  2 °/0  82  en  1905.  Cette  situation  provient 
évidemment,  d’une  façon  générale,  de  la  diminution  de  la 
valeur  du  loyer  de  l’argent,  mais  elle  tient  aussi  à certains 
placements  onéreux.  Au  31  décembre  1905,  la  Caisse  générale 
avaitavancé  aux  sociétés  d’habitations  ouvrières:  fr. 27  790  128,13 
à 2 1/2  °/0,  fr.  32  751  603,43  à 3 % et  seulement  fr.  1 676  476,17 
à 3 1/4  %.  Depuis  dix  ans  le  total  des  avances  aux  sociétés  de 
l’espèce  a plus  que  quadruplé  et  a passé  de  2 % 96  à 7 % 68  de 
l’ensemble  des  placements  définitifs.  La  Caisse  d’épargne  ne 
retire  pas  3 °/o  des  avances  faites  aux  comptoirs  agricoles  et, 
d’autre  part,  elle  accorde  un  intérêt  de  3 % sans  limitation  de 
dépôt,  aux  sociétés  d’habitations  ouvrières,  aux  sociétés  coopé- 
ratives de  crédit  agricole  affiliées  à une  caisse  centrale  et  aux 
sociétés  mutualistes  reconnues. 

La  loi  du  15  avril  1884  a permis  à la  Caisse  d’épargne  d’em- 
ployer une  partie  de  ses  fonds  disponibles  en  prêts  aux  agricul- 
teurs à l’intervention  de  comptoirs  responsables.  Jusqu’ici  cette 
disposition  n’a  pas  produit  de  grands  résultats.  Huit  comptoirs 
existaient  seulement  au  31  décembre  1905  ; à cette  date,  1968 
prêts  étaient  en  cours  pour  un  total  de  fr.  8 190  941,84;  789  de 
ces  prêts,  représentant  fr.  4 071  741,15,  avaient  été  conclus  à 
l’intervention  d’un  seul  comptoir,  celui  de  Genappe.  Depuis  1884 
jusqu’au  31  décembre  1905,  2935  prêts  ont  été  consentis  pour  un 
total  de  17  160  809  francs. 

Les  rapports  de  la  Caisse  d’épargne  avec  les  sociétés  coopé- 
ratives de  crédit  agricole  affiliées  à une  caisse  centrale  ont  été 
réglés  par  la  loi  du  21  juin  1894.  Au  31  décembre  1905  le  nombre 
de  ces  sociétés  s’élevait  à 438.  Six  caisses  centrales  et  237  caisses 
locales  avaient  effectué  des  dépôts  à la  Caisse  d’épargne  pour 
une  somme  globale  de  fr.  4 464  353,81;  163  sociétés  avaient  ob- 
tenu des  ouvertures  de  crédit  pour  une  somme  de  594  832  francs, 
mais  ne  s’en  étaient  servies  qu’à  concurrence  de  fr.  143  252,34. 
Le  montant  total  des  prêts  effectués  par  les  sociétés  rurales,  qui 


3o8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ont  fourni  des  renseignements  détaillés,  s’élevait,  à la  fin  de 
1905,  à fr.  5 138  687, 8S  ; ees  mêmes  sociétés  avaient  recueilli 
fr.  12  658  174,83  de  dépôts  d’épargne.  On  peut  en  déduire  que 
les  sociétés  rurales  fonctionnent  en  général  avec  plus  d'activité 
comme  caisses  d’épargne  que  comme  caisses  de  crédit. 

Au  31  décembre  1905,  170  sociétés  d’habitations  ouvrières 
étaient  agréées  par  la  Caisse  d’épargne,  160  sou  s forme  anonyme, 

10  sous  forme  coopérative.  Fr.  59  716  604,06  avaient  été  avancés 
à 126  sociétés  de  crédit  ; fr.  2 501  603,67  à 38  sociétés  immobi- 
lières. Au  31  décembre  1905,  le  solde  des  fonds  déposés  en 
comptes  courants  à la  Caisse  d’épargne  par  les  sociétés  agréées 
se  montait  à fr.  4 344  864,1 1.  Jusqu’à  présen  t et  depuis  l’origine 
les  sociétés  agréées  ont  construit  ou  acquis  33046  maisons. 

Le  31  décembre  1900  la  Caisse  de  retraite  comptait  300  000 
affiliés,  elle  en  comptait  780  000  au  31  décembre  1905.  Au  cours 
de  1905  le  nombre  des  affiliés  s’est  accru  de  85  138,  y compris 

11  967  militaires  affiliés  en  vertu  de  la  loi  de  1902  sur  la  milice 
et  la  rémunération  des  miliciens.  De  31  millions  de  francs  en 
1900,  le  fonds  des  rentes  s’est  élevé  à 85,2  millions  en  1905. 
Au  31  décembre  1905,  il  existait  175  mutualités  patronales 
comptant  52  793  adhérents.  Le  montant  des  versements  s’est 
élevé  de  fr.  5 121  056,02  en  1900,  à fr.  12  685  100,71  en  1905. 

Les  primes  de  l’État  afférentes  aux  versements  de  1904  ont 
été  de  fr.  3 549  997,20  répartis  entre  503  548  affiliés, dont  503  332 
mutualistes  et  militaires  et  216  affiliés  versant  à titre  particulier. 
Les  primes  des  provinces  ont  été  de  fr.  527  490,42  ; les  primes 
des  communes  ne  sont  pas  renseignées. 

Au  31  décembre  1905,1a  caisse  d’assurance  comptait  29  099 
contrats  représentant  fr.  60  663  388,43  de  capitaux  assurés.  De 
ces  29  099  contrats,  23  284  avaient  été  conclus  dans  le  but  de 
garantir,  en  cas  de  décès,  le  remboursement  de  prêts  consentis 
pour  l’achat  ou  la  construction  d’habitations  ouvrières;  5845 
avaient  été  conclus  en  matière  d’assurance  sur  la  vie  pure  et 
simple.  Ces  derniers  contrats  ne  représentent  que  fr.  7 642  399,58 
de  capitaux  assurés. 

*** 


XXI 

De  l’Esprit  du  gouvernement  démocratique,  par  Adolphe 
Prins.  Un  vol.  in-8°  de  294  pages.  — Bruxelles-Leipzig,  Misch 
et  Thron,  1906. 


BIBLIOGRAPHIE. 


3og 


Le  nom  seul  de  l’auteur  donne  la  garantie  d’une  oeuvre  solide 
et  consciencieuse.  Des  pensées  originales  et  personnelles,  une 
doctrine  nette  et  sûre,  le  tout  exprimé  dans  une  langue  claire  et 
facile  : voilà  ce  qu'on  espère  en  ouvrant  un  livre  où  s’étale  la 
signature  si  avantageusement  connue  de  M.  Prins.  Et  vraiment, 
Patiente  est  loin  d’être  déçue  pour  qui  prend  le  loisir  de  suivre 
l’éminent  professeur  dans  la  dernière  étude  qu’il  a publiée  sur 
les  bases  de  la  politique  moderne,  je  veux  dire  sur  les  principes 
qui,  grâce  au  contrat  social  de  Rousseau,  sont  devenus  depuis  la 
fin  du  xvme  siècle  la  norme  incontestée  de  tout  bon  gouverne- 
ment. Il  ne  s’agit  ni  d’exalter  ni  de  conspuer  la  démocratie,  mais 
de  rechercher  les  conditions  normales  d’existence  du  régime 
démocratique.  Vérifier  les  assises  qu’on  lui  donne  dans  l’école 
radicale,  voilà  ce  qu’a  entrepris  l’auteur,  esprit  assez  vigoureux 
et  assez  sûr  de  lui-même  pour  aborder,  sans  l’appui  d’une  pensée 
étrangère,  la  révision  d’un  problème  qu’on  aurait  pu  dire  classé 
et  sur  la  solution  duquel  bien  des  penseurs  soi-disant  libres  se 
seraient  fait  scrupule  de  revenir.  Sa  conclusion  n'est  pas  de 
nature  à satisfaire  le  snobisme  démocratique  : d’après  lui,  le 
principe  égalitaire,  le  principe  majoritaire  et  le  suffrage  univer- 
sel, ces  trois  axiomes  du  radicalisme  simplificateur  qui  nous 
enveloppe  de  son  atmosphère  depuis  le  contrat  social,  ne  sont 
autre  chose  que  “ des  idées  générales  subsistant  par  routine  et 
passant  pour  des  vérités  d’avenir,  alors  qu’elles  sont  déjà  dans 
le  passé  et  que  les  expériences  faites,  l’étude  attentive  des  évé- 
nements, des  faits  économiques  et  des  institutions  politiques  ont 
élargi  l’horizon  et  fait  entrevoir  des  progrès  nouveaux  „. 

C’est  d’abord  à l’utopie  égalitaire  que  s’attaque  M.  Prins.  Ce 
rêve  d’une  cité  parfaite  et  d’une  société  d'égaux,  vieux  comme 
le  monde  et  se  rajeunissant  d’époque  en  époque  avec  lui,  s’est 
reproduit  de  nos  jours  sous  la  forme  du  marxisme,  tout  comme 
on  l’avait  vu  grandir  il  y a un  siècle  sous  la  forme  d’une  protes- 
tation contre  le  pouvoir  des  rois  et  d’une  revendication  de  la 
souveraineté  populaire.  Les  bourgeois  s’étaient  contentés  d’ap- 
pliquer le  principe  égalitaire  à la  vie  politique  ; les  prolétaires 
étaient  dans  leur  droit  en  le  transportant  sur  le  domaine  éco- 
nomique et  en  réclamant  comme  société  idéale,  non  pas  celle  où 
tout  le  monde  aurait  son  mot  à dire  dans  l’élection  des  chefs  et 
la  confection  des  lois,  mais  celle  où  régnerait  la  parfaite  égalité 
des  conditions  sociales,  où  il  n’y  aurait  plus  distinction  de  riches 
et  de  pauvres,  de  capitalistes  et  de  travailleurs,  une  société  où 
la  production  des  biens  aurait  lieu  également  pour  tous,  sans 


3io 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


capital  ni  propriété  privée.  L’auteur  s’attache  à montrer  que 
cette  dernière  conception  est  particulièrement  simpliste  et  que 
sa  réalisation  marquerait  non  pas  un  progrès,  mais  un  recul.  Un 
système  de  propriété  sociale  sans  capital  ni  échange,  tel  que  le 
collectivisme  le  conçoit,  ce  n’est  pas  un  point  d’arrivée,  mais  un 
point  de  départ  ; l’évolution  progressive,  loin  de  nous  conduire 
au  nivellement  de  toutes  les  différences  et  de  toutes  les  variétés, 
à l’unification  des  groupes,  des  organes  et  des  individus,  amènera 
“ une  différenciation  toujours  plus  marquée  des  facteurs  sociaux, 
une  spécialisation  de  plus  en  plus  accentuée  de  tous  les  éléments 
de  la  vie  sociale  qui,  latents  dans  la  communauté  naissante,  s’en 
détachent  et  se  développent  à travers  les  siècles  „.  Du  même 
coup  apparaît  l’erreur  grossière  des  radicaux  touchant  l’égalité 
politique.  Dire  que  tous  les  hommes  ont  un  droit  égal  au  pouvoir, 
c’est  admettre  que  tous  sont  également  qualifiés  pour  le  gouver- 
nement, c'est  ne  pas  tenir  compte  “ des  inégalités  et  supériorités 
résultant  de  la  nature  même  et  correspondant  à des  degrés  divers 
de  capacités,  d’aptitudes,  de  devoirs  et  de  responsabilités  „.  La 
vraie  démocratie  doit  sans  doute  combattre  les  classifications 
arbitraires  et  conventionnelles  de  citoyens  ; mais  à vouloir  empê- 
cher les  classes  et  les  ordres  de  se  dessiner  sous  la  poussée  de 
la  nature  elle-même,  on  ne  peut  produire  que  la  médiocrité 
parce  qu’on  empêche  la  libre  expansion  des  forces  sociales. 

Où  M.  Prins  est  surtout  original,  c’est  quand  il  montre,  en  dis- 
cutant le  principe  majoritaire, que,  pratiquement,  ceux-là  mêmes 
qui  proclament  la  souveraineté  populaire  doivent  reconnaître  à 
un  groupe  le  pouvoir  exclusif  de  gouverner  le  reste  de  la  com- 
munauté. Pour  connaître  la  volonté  générale,  unique  arbitre  de 
toutes  les  mesures  à prendre,  ils  ne  tiennent  compte  que  de  la 
majorité,  c’est-à-dire  qu’ils  admettent  cette  fiction  représentative 
“ que  la  moitié  plus  un  vaut  la  totalité  „.  Or,  de  quel  droit 
peuvent-ils  agir  ainsi,  après  avoir  posé  comme  principe  que 
“ toute  loi  que  le  peuple  en  personne  n’a  pas  ratifiée  est  nulle  „ ? 
Si  une  fraction  peut  commander  au  nom  du  tout,  pourquoi  pas 
un  Parlement  ou  un  César  plébiscitaire  ? Le  gouvernement  du 
peuple  par  le  peuple  n’est  qu’un  mot  sonore  dans  un  régime  où 
les  volontés  individuelles  ne  comptent  que  si  elles  sont  majorité. 
Pourquoi  une  décision  prise  par  la  collectivité  moins  ma  voix 
devient-elle  la  volonté  générale  plutôt  que  la  volonté  des  autres  ? 
Le  principe  majoritaire  est  impuissant  à me  faire  comprendre 
pourquoi  je  dois  m’y  soumettre.  Impossible  de  me  prouver  que 
c’est  pour  moi  un  devoir  de  payer  des  impôts  que  je  n’ai  point 


BIBLIOGRAPHIE. 


3i  1 

votés,  sans  faire  appel  — comme  dit  très  bien  le  savant  professeur 
bruxellois  — à une  loi  morale  qui  plane  par  dessus  la  volonté  du 
peuple  elle-même,  modérant  à la  fois  les  actes  de  la  majorité  et 
ceux  de  la  minorité  et  imposant  des  limites  à leurs  caprices,  une 
loi  qui  commande  à la  minorité  de  s’incliner  devant  les  décisions 
du  plus  grand  nombre  au  nom  de  l’ordre  légal,  mais  qui  com- 
mande en  même  temps  à la  majorité  de  s’incliner  devant  l’intérêt 
de  tous  au  nom  de  la  justice. 

Reste  une  troisième  idole  dont  le  xixe  siècle  a propagé  le 
culte  : c’est  le  suffrage  égalitaire  de  tous  les  individus  comme 
moyen  de  désigner  les  représentants  du  peuple  et  de  connaître 
ce  qui  est  dans  l'intérêt  commun.  Celle-là  aussi  est  renversée 
impitoyablement  par  M.  Prins.  Le  suffrage  universel  brut,  con- 
clut-il avec  sa  franche  impartialité,  est  un  véritable  trompe  l’œil: 
il  n’a  fourni  ni  une  expression  fidèle  de  la  volonté  générale,  ni 
une  sélection  rationnelle  des  hommes  de  gouvernement,  ni  un 
moyen  efficace  d’assurer  l’équilibre  politique,  la  protection  et  la 
représentation  des  intérêts  de  tous. 

Un  dernier  chapitre  étudie  comment  il  faut  tempérer  ce  que 
ces  principes  de  la  démocratie  classique  ont  d’absolu,  comment 
il  faut  corriger  ce  qu’ils  ont  de  chimérique,  pour  obtenir  un  sys- 
tème réalisable,  “ une  démocratie  moins  exubérante  — comme 
dit  M.  Prins  dans  son  Introduction  — d’apparence  moins  régu- 
lière et  moins  parfaite,  mais  tenant  mieux  compte  de  la  relativité 
de  la  vie,  des  traditions,  des  nécessités  pratiques,  et  cherchant 
plus  à combiner  les  éléments  en  présence  qu’à  détruire  ceux 
qui  lui  déplaisent  La  vraie  façon  d’organiser  le  régime  démo- 
cratique est  précisément,  d’après  lui,  de  favoriser  ce  que  Rous- 
seau condamnait,  de  tenir  mieux  compte  de  la  structure  naturelle 
de  l’État,  de  laisser  se  développer  les  groupements  partiels 
dont  il  est  constitué.  L’expérience  anglaise  démontre  que  le 
maintien  d’une  structure  organique  de  l’État  et  de  groupes  locaux 
n’empêche  pas  la  formation  du  sens  social  et  la  poursuite  efficace 
de  l’intérêt  commun,  tandis  que  le  radicalisme  centralisateur, 
avec  son  esprit  égalitaire  et  individualiste,  n’a  pu  empêcher  les 
plus  violentes  oppositions  des  intérêts  et  des  volontés.  “ La 
démocratie  n’est  rien  sans  de  fortes  institutions  locales;  la  liberté 
n’est  rien  sans  de  fortes  libertés  locales  ; une  bonne  administra- 
tion et  une  bonne  représentation  des  intérêts  locaux  ont  plus 
d’importance  à ce  point  de  vue  que  l’élévation  du  chiffre  des 
électeurs  ou  l’égalité  numérique  des  votants.  „ 

Réaction  courageuse  contre  des  erreurs  passées  à l’état 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


3l2 

d’axiomes,  le  livre  de  M.  Prias  rencontrera  sans  doute  des  adver- 
saires qui  le  condamneront  sans  vouloir  le  discuter.  Il  n’en  aura 
pas  moins  grande  influence  sur  les  esprits  sincères,  qui  appren- 
dront de  lui  à distinguer  entre  la  démocratie  réelle  et  la  démo- 
cratie d’imagination.  Cette  étude  sera  lue  avec  avantage  non 
seulement  par  les  professionnels  de  la  matière,  mais  par  tous 
ceux  qui  sont  en  quête  d’une  réponse  adéquate  aux  bruyantes 
déclamations  des  démagogues  modernes.  Jamais,  croyons-nous, 
on  n’a  mieux  réfuté  le  socialisme  en  restant  sur  son  terrain  ; 
jamais  on  n’a  mieux  montré  aux  radicaux  que  la  raison,  le  seul 
juge  qu’ils  reconnaissent,  les  condamne. 


E.  D. 


REVUE 

DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES 


GÉOLOGIE 


Les  dépôts  siluriens  dans  le  nord  de  l’Afrique.  — Au 

nombre  des  résultats  les  plus  remarquables  qu’aient  fait  res- 
sortir les  dernières  explorations  africaines,  il  faut  mentionner 
la  découverte,  faite  en  différents  points  du  Sahara  et  du  Maroc, 
de  schistes  siluriens  à graptolithes,  indiquant  soit  l’étage  goth- 
landien,  soit  peut-être  aussi  le  sommet  de  l’ordovicien. 

La  première  indication  de  ce  genre  avait  été  donnée  par 
M.  Munier-Chalmas,  qui,  en  clivant  un  schiste  rapporté  par  l’ex- 
plorateur Foureau  des  environs  de  Timassanine,  y découvrit  un 
Climacograptus  (1).  Depuis  lors,  on  a rencontré,  à cent  et  dix 
kilomètres  au  sud-est  d’In-Salah,  du  schiste  à Diplograptus, 
Climacograptus,  Monograptus  (2),  et,  plus  récemment  encore, 
M.  Gentil  (3)  a trouvé,  dans  l’Atlas  marocain,  à cent  kilomètres 
à l’est  de  Marrakech,  des  schistes  contenant  les  Monograptus, 
Bastrites  et  Diplograptus  caractéristiques  de  la  base  du  goth- 
landien. 

Pendant  ce  temps,  M.  Brives  (4)  recueillait  des  orthocères 
aux  environs  de  Marrakech,  dans  un  ensemble  de  schistes  et  de 
quartzites.  Si  l’on  songe  que,  jusque  là,  le  gothlandien  n’était 
pas  connu  au  sud  de  l’Espagne  et  de  la  Sardaigne,  on  jugera 

(1)  Haug  in  Foureau,  Mission  saharienne,  1905. 

(2)  Cotteuest  in  Flamand,  Comptes  rendus  de  l’  Aca  démie  des  Sciences, 
CXL.  p.  954. 

(3)  Bulletin  de  la  Société  géologique  de  France,  4e  série,  t.  V,  p.  521. 

(4)  Société  géologique  de  France,  7 février  1905. 


3 14 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  l’extension  considérable  que  ces  nouvelles  découvertes  per- 
mettent d’attribuer  à la  mer  du  silurien  supérieur. 

Le  dévonien  en  Podolie.  — La  question,  longtemps  em- 
brouillée, du  prétendu  silurien  supérieur  de  la  Bohême,  a fini 
par  être  éclaircie  le  jour  où  on  a reconnu  que  Barrande  avait, 
par  erreur,  compris  dans  son  système  silurien  toute  une  série 
de  couches  qui,  en  réalité,  formaient  l’équivalent  du  dévonien 
inférieur  et  même,  en  partie,  du  dévonien  moyen.  Ces  deux 
étages  se  sont  développés,  en  Bohême,  sous  un  faciès  tout  à fait 
différent  de  celui  qui  prévaut  en  Belgique  et  dans  l’Eifel.  Ce 
faciès  spécial  a reçu  le  nom  d'hercynien,  et  on  a constaté  qu’il 
caractérisait  également  le  dévonien  inférieur  dans  l’Oural  méri- 
dional. 

Il  était  à présumer  que  le  régime  marin  de  la  Bohême  se 
reliait,  à l’époque  dévonienne,  avec  celui  de  l’Oural,  et  que  la 
communication  devait  s’établir  par  la  Podolie.  Cette  induction 
est  devenue  une  certitude,  depuis  les  constatations  faites  dans 
cette  contrée  par  M.  Siemiradzki  (1).  Le  silurien  supérieur,  en 
couches  sensiblement  horizontales  et  très  fossilifères,  forme  une 
série  complète,  où  l’on  distingue  les  divers  horizons  du  Wen- 
lock  et  du  Ludlow,  y compris  les  couches  de  passage,  schistes 
ou  grès  verts  et  rouges,  à Beyrichia. 

Par-dessus  apparaît  le  dévonien  inférieur  à Ptercispis  ros- 
tratus.  Mais  tandis  que,  dans  l’ouest,  à Buczacz,  ce  sont  dès 
grès  rouges  typiques  (old  red),  à Zaleszczycki,  des  calcaires 
apparaissent  dans  les  schistes  et,  à Satanow,  plus  à l’est,  les 
calcaires  intercalés  deviennent  bitumineux. 

Le  même  passage  latéral  s’observe  dans  les  couches  à Coccos- 
teus,  qui  surmontent  les  précédentes.  A l’ouest,  ce  sont  des  grès 
rouges,  et,  en  passant  vers  l’est,  on  les  voit  se  transformer  gra- 
duellement en  schistes  verdâtres  avec  intercalation  de  calcaires 
où  abondent  les  espèces  de  l’étage  Fa  de  Bohême.  Les  Strepto- 
rhynchus  umbraculum , Strophomena  inter strialis,  Rhyncho- 
nëlla  pseudolivonica,  figurent  dans  cette  faune.  Sur  le  Zbruez 
supérieur  et  ses  affluents,  cet  horizon  offre  des  bancs  de  poly- 
piers, Amplexus  eurycalyx,  Michelinia  geometrica,  Heliolites 
porosa,  par  lesquels  le  dévonien  hercynien  de  la  Podolie  se 
relie  aux  couches  de  Pologne  et  à celles  de  la  Bohême.  L’horizon 
paléontologique,  dont  il  vient  d'être  question,  avait  été  signalé 


(1)  Bulletin  de  l’Académie  des  Sciences  de  Cracovie,  janvier  1906. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


3i  5 


en  1899  par  M.  Wenukow  ; mais  cet  auteur  y avait  vu  une 
apparition  de  fossiles  dévoniens  dans  le  silurien. 

D’après  M.  Siemiradzki,  le  silurien  supérieur  de  la  Podolie 
correspondant  parfaitement,  par  sa  faune,  au  gothlandien  d’An- 
gleterre et  à celui  de  la  Baltique,  c’est  avec  le  dévonien  inférieur 
que  se  serait  produite  l’invasion  par  ce  bassin  des  espèces  de  la 
Bohême. 

Il  est  intéressant  de  voir  se  confirmer  ainsi,  une  fois  de  plus, 
la  complète  équivalence  du  vieux  grès  rouge  inférieur  avec  la 
base  du  dévonien  typique. 

Le  dévonien  au  Sahara.  — La  connaissance  du  terrain 
dévonien  en  Afrique  n’a  pas  moins  bénéficié  que  celle  du  silurien 
des  dernières  explorations  faites  par  les  officiers  et  les  géologues 
français  dans  la  partie  occidentale  (Ahenet)  du  Sahara  central. 

On  savait  déjà  que,  dans  le  Sahara,  les  grès  eodévoniens  ont 
une  grande  importance,  formant  de  grands  plateaux,  qui  reposent 
sur  un  substratum  plissé  de  terrains  métamorphiques.  Dans 
l’Ahenet,  ces  grès  sont  de  véritables  grauwackes  (1),  contenant 
un  Spirifer  voisin  de  S.  Hercyniæ,  des  Homalonotus,  Pterinea 
et  Tentaculites,  accompagnés  de  Tropicloleptus  rhenanus, 
genre  de  brachiopode  caractéristique  du  dévonien  inférieur  de 
l’Amérique. 

Au  sommet  des  grès  viennent  des  marnes  bariolées,  avec  un 
Spirifer  voisin  de  S.  cultrijugatus,  et  que  couronnent  des 
marnes  riches  en  brachiopodes,  parmi  lesquels  Tropicloleptus 
carinatus,  connu  en  Amérique  des  couches  de  Hamilton  (base 
du  dévonien  moyen  ou  eifëlien).  En  certains  points  apparaissent 
des  couches  à fossiles  ferrugineux,  où  abonde  une  goniatite 
que  M.  Haug  rapproche  d ' Anarcestes  nuciformis,  du  givétien. 
Enfin  le  dévonien  supérieur  a été  découvert  dans  la  même  région 
et,  au  Mouydir,  il  est  représenté  par  des  couches  à Spirifer 
Verneuili  et  Prodiictella. 

Ainsi  le  dévonien  est  bien  caractérisé  en  Afrique,  où  il  offre 
des  affinités,  à la  fois  avec  le  type  américain  du  système  et  avec 
celui  des  régions  classiques  de  l’Europe  (Ardennes,  Eifel,  Région 
rhénane). 

L’assise  des  ampélites  de  Chokier.  — On  place  générale- 
ment, à la  base  du  terrain  houiller  de  Liège  et  du  Hainaut,  une 


(1)  Haug,  Comptes  rendus  de  l’Académie  des  sciences,  CXLII,  p.  732. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


3 1 6 


assise  de  roches  siliceuses  (plitanites),  à laquelle  correspond 
l’ampélite  fossilifère  de  Chokier. 

Jusqu’ici,  dans  le  bassin  de  Mous,  cette  assise  n’était  connue 
que  par  quelques  affleurements  très  limités.  Le  charbonnage  de 
Baudoin-  ayant  eu  l’occasion  de  la  suivre  par  des  travaux  souter- 
rains importants,  M.  Cornet  (1)  y a recueilli  une  faune  abondante 
de  céphalopodes,  de  pélécypodes  et  de  poissons.  Cette  faune 
offre  une  très  grande  analogie  avec  celle  de  la  série  dite  de 
Pendleside,  que  les  géologues  anglais  placent  au-dessous 
du  millstone  grit.  De  même,  la  flore  de  l’assise,  étudiée  par 
M.  Renier  (2),  ne  contient  que  peu  de  formes  westphaliennes, 
tandis  que  la  plupart  de  ses  espèces  accusent  l’étage  du 
Culm  et,  en  tout  cas,  indiquent  un  âge  plus  ancien  que  celui 
de  la  zone  inférieure  reconnue  par  M.  Zeiller  dans  le  bassin  de 
Valenciennes.  Ces  indications  concordantes  tendraient  à vieillir 
l’assise  des  ampélites  en  la  faisant  descendre  dans  le  dinantien. 

L'origine  des  couches  de  houille.  --  La  question,  si  délicate, 
de  l’origine  des  couches  de  houille,  continue  à soulever  de 
nombreuses  controverses.  Les  uns  sont  partisans  de  la  théorie 
de  la  formation  sur  place  ou  autochthone  ; d’autres  (parmi  les- 
quels se  range  l’auteur  de  ces  lignes)  croient  que  de  très  puis- 
sants arguments  militent  en  faveur  de  la  formation  par  transport 
ou  allochthone. 

Dans  ces  conditions,  il  est  intéressant  de  recueillir  toutes  les 
observations  nouvelles  qui  peuvent  contribuer  .à  élucider  le  pro- 
blème. Or  il  en  est  une,  due  à MM.  Douvillé  et  Zeiller  (3),  dont 
l'importance  n’échappera  à personne. 

On  sait  que,  dans  les  bassins  houillers  de  l’Angleterre,  notam- 
ment au  Lancashire,  on  trouve  fréquemment,  soit  au  toit  des 
couches  de  houille,  soit  dans  ces  couches  elles-mêmes,  des 
concrétions  à ciment  calcaire,  dites  coal-balls.  Ces  concrétions 
sont  recherchées  à cause  de  la  conservation  exceptionnelle  des 
restes  végétaux  qu’on  y rencontre,  et  donnent  lieu  à des  pré- 
parations de  plaques  minces,  recherchées  parles  collectionneurs. 

Or,  dans  plusieurs  de  ces  plaques,  les  auteurs  que  nous 
venons  de  nommer  ont  reconnu,  au  milieu  des  matières  ulmiques 
et  des  végétaux  à divers  degrés  de  décomposition,  l’existence  de 

(1)  Comptes  rendus,  CXL1I.  p.  734-, 

(2)  Ibid.,  p.  736. 

(3)  Bulletin  de  la  Société  géologique  de  France,  4e  série,  t.  V, 
p.  154. 


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3 1 7 

nombreuses  coquilles  de  goniatites,  en  général  de  très  petite 
taille,  mais  parfaitement  déterminables.  La  portion  de  couche 
où  se  rencontrent  ces  restes  est  donc  incontestablement  de  for- 
mation marine  ; et  si  l’on  prétend  y voir  le  résultat  de  l’invasion 
par  la  mer  d’un  ancien  sol  forestier,  sur  lequel  s’étaient  accu- 
mulés en  place  les  débris  décomposés  qui  ont  donné  naissance 
au  charbon  de  terre,  il  restera  inexplicable  que  les  débris  en 
question  aient  pu  rester  où  ils  étaient,  sans  être  complètement 
balayés  par  l’invasion  marine  qui  amenait  les  goniatites  ; et  si 
l’on  songe  qu’à  celte  invasion  marine  aurait  dû  succéder  de 
suite  un  apport  sédimentaire  d’origine  continentale,  pour  expli- 
quer l’abondance  habituelle  des  débris  de  fougères  dans  les 
schistes  du  toit,  on  jugera  combien  est  peu  vraisemblable 
l’hypothèse  d’une  houille  autochthone,  alors  que  ces  diverses 
circonstances  s’expliquent  si  facilement  dans  la  théorie  des 
deltas  de  M.  Fayol. 

Le  trias  marin  au  Mexique.  — Lorsque,  il  y a quelques 
années,  la  présence  du  trias  marin  fossilifère  fut  signalée  en 
Californie  et  jusque  dans  l’Etat  de  Nevada,  M.  Perrin  Smith  (1) 
fit  observer  que  la  faune  de  ce  terrain  présentait  plus  d’analogie 
avec  celle  du  trias  alpin  (notamment  les  couches  de  Hallstadt) 
qu’avec  celle  du  trias  asiatique.  Cela  pouvait  faire  soupçonner 
(bien  que  ce  ne  fût  pas  la  conclusion  de  l’auteur)  qu’une  commu- 
nication directe  avait  pu  exister  par  l’Atlantique  entre  la  mer 
californienne  et  celle  de  l’Europe  méditerranéenne.  Néanmoins 
toute  trace  de  cette  communication  faisait  encore  défaut,  en 
Amérique,  au  sud  du  35e  parallèle  et,  pour  retrouver  des  dépôts 
marins  triasiques,  il  fallait  aller  en  Colombie  et  au  Pérou. 

Or,  voici  qu’en  plein  centre  du  Mexique,  à Zacatecas,  MM. 
Burckhardt  et  Scalia  (2)  viennent  de  trouver,  au  milieu  de  grès 
et  d’argiles  subordonnés  à des  tufs  et  à une  diabase,  des  fossiles 
marins,  à la  vérité  mal  conservés,  mais  où  l’on  reconnaît  des 
ammonoïdes  des  genres  Sibirites,  Juvavites,  Protrachyceras, 
ainsi  que  des  lamellibranches,  notamment  des  aviculidés  et  des 
Palceoneilo. 

Les  couches  fossilifères  sont  directement  appliquées  sur  des 
schistes  sériciteux  très  anciens.  Elles  témoignent  d’un  dépôt 


(1)  Proceedings  of  the  Californian  Acauemy  of  Sciences,  third 
sériés,  I (1904),  p.  367. 

(2)  Boletin  oel  Istituto  Geologico  de  Mexico,  n<>  21,  1905. 


3 1 8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


littoral,  formé  en  bordure  d’un  bras  de  mer  triasique  qui,  venant 
de  Californie,  passait  sans  doute  au  nord  d’une  terre  formée  des 
Antilles  et  d’une  partie  de  l’Amérique  centrale,  pour  rejoindre 
ensuite  le  sud  de  la  Méditerranée. 

Le  crétacé  inférieur  au  Maroc.  — L’exploration  du  Haut- 
Atlas  marocain  a permis  de  découvrir  dans  ce  pays  deux 
horizons  crétacés,  remarquables  par  leur  analogie  avec  les  for- 
mations synchroniques  du  sud  de  la  France  (1). 

Le  premier  de  ces  horizons  appartient  à l’aptien  supérieur  ou 
gargasien  à plicatules.  L’abondance  des  ammonites  des  genres 
Desmoceras,  Puzosia,  Lytoceras , Phylloceras,  associés  aux 
Parahoplites,  différencie  un  peu  cette  faune  de  celle  de  Gargas 
en  Provence,  en  la  rapprochant  de  celle  de  certains  gisements 
algériens. 

L’autre  horizon,  à cheval  sur  l’aptien  et  l’albien,  correspond 
aux  couches  de  Clansayes  dans  la  Drôme.  On  y trouve  les  genres 
Parahoijlites  et  Douvüleiceras,  exactement  comme  dans  la 
région  delphinoprovençale,  où  d’ailleurs  cet  horizon  a une  exten- 
sion beaucoup  plus  grande  qu’on  ne  le  soupçonnait  autrefois  (2). 

Le  crétacé  supérieur  sur  la  terre  Louis- Philippe.  — 

Personne  n’a  oublié  l’émotion  excitée,  dans  le  monde  géologique, 
par  l’annonce  des  découvertes  de  fossiles  que  l’expédition 
Nordenskjôld  avait  faites  à Plie  Seymour,  derrière  les  terres  de 
Graham  et  de  Louis-Philippe.  On  savait  qu’il  s’y  trouvait  des 
céphalopodes  d’âge  crétacé,  mais  on  n’en  connaissait  pas  avec 
précision  le  niveau. 

Cette  faune  si  intéressante,  comprenant  plus  de  200  échantil- 
lons d’ammonoïdes,  dont  quelques-uns  remarquablement  con- 
servés, a été  étudiée  par  M.  Kilian  (3).  Par  la  prédominance  des 
genres  Pachydiscus,  Holcodiscus , Gaudryceras,  etc.,  cette  faune 
se  rattache  sans  conteste  à l’étage  aturien  (sénonien  supérieur,), 
peut-être  aussi  en  partie  à l’emschérien.  Ses  principales  analo- 
gies sont  avec  les  faunes  indiennes  d’Aryaloor  et  de  Valudayoor, 
près  de  Triehinopoly  ; mais  il  y a également  des  accointances 
avec  le  crétacé  de  Vancouver  et  avec  celui  dé  Quiriquina  (Chili). 

En  somme,  cette  faune  appartient  au  type  indo-pacifique.  Un 
bras  de  mer  venant  du  Pacifique  a dû  passer  alors  entre  le 

(1)  Kilian  et  Gentil,  Compt.  rend.,  CXLII,  p.  603. 

(2)  Jacob,  Bull.  Soc.  géol.  de  France,  4e  série,  V,  p.  399. 

(3)  Comptes  rendus  de  l’Académie  des  Sciences.  CXLII,  p.  306. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


3i9 

massif  brésilien  et  un  continent  austral,  dont  le  bord  oriental 
seul  a été  conservé  sous  la  forme  de  la  côte  du  Chili  méridional, 
et  qni,  échancrant  la  même  terre  par  un  golfe  sur  l’emplacement 
de  la  mer  de  Weddell,  allait  rejoindre  l’Afrique  australe  sur  la 
côte  de  Natal. 

L’éocène  et  l'oligocène  dans  le  sud-ouest  de  la  France. 
— Nous  sommes  bien  loin  maintenant  de  l’époque  où  le  terrain 
nummulitique  pyrénéen  apparaissait  aux  auteurs  de  la  carte 
géologique  de  France  comme  un  ensemble  antérieur  au  terrain 
tertiaire  parisien,  et  où  Leymerie,  n’osant  pas  se  prononcer 
catégoriquement  dans  ce  débat,  l’englobait  sous  la  dénomination 
commode  de  terrain  épicrétacé. 

On  sait  aujourd’hui  que  si.  dans  les  synclinaux  pyrénéens,  le 
passage  est  graduel  du  crétacé  supérieur  (craie  de  Tercis)  au 
nummulitique  fossilifère,  non  seulement  ailleurs  la  grande  masse 
de  ce  nummulitique  descend  rarement  au-dessous  du  lutétien, 
mais  que  des  couches  franchement  oligocènes  s’y  trouvent 
comprises. 

Une  étude  d’ensemble  sur  ces  formations  du  sud-ouest  de  la 
France  a été  donnée  récemment  par  M.  H.  Douvillé  (1),  qui  en  a 
débrouillé  la  série,  à travers  les  variations  des  faciès,  grâce  à 
la  considération  des  foraminifères,  notamment  des  nummulites 
et  des  orbitoïdes  (Orthophrcigmina,  Lepidocyclina). 

Parmi  les  faits  saillants  ainsi  mis  en  lumière,  il  y a lieu  de 
mentionner  les  suivants  : la  série  de  Biarritz  ne  descend  pas 
au-dessousdu  lutétien  supérieur.  Le  bartonien,  généralement  peu 
fossilifère,  est  plutôt  marneux,  étant  caractérisé  par  les  marnes 
bleues  à pentacrines  de  la  côte  des  Basques.  Au-dessus,  et 
débutant  par  des  poudingues,  qui  attestent  un  mouvement  du 
sol,  vient  l’oligocène  inférieur  à petites  nummulites,  associées 
à Biarritz  avec  les  premiers  représentants  des  genres  Clypeaster 
et  Scutella.  C’est  à cet  oligocène  inférieur  que  M.  Douvillé 
rattache,  avec  les  couches  de  Gaas,  le  calcaire  à astéries  de  la 
Gironde. 

Ensuite  se  serait  produite  une  émersion,  attestée  par  la  dis- 
cordance qui  existe  entre  les  couches  précédentes  et  les  assises 
à Lepidocyclina,  dont  la  base,  visible  à Abbesse  près  St-Paul 
de  Dax,  forme  passage  entre  l’aquitanien  et  le  burdigalien. 

Les  mêmes  vicissitudes  se  sont  produites  dans  le  bassin  de 


(1)  Bulletin  de  la  Société  géologique  de  France,  4e  série,  t.  V,  p.  9. 


320 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Paris,  et  M.  Douvillé  en  conclut  que  les  oscillations  du  sol  pari- 
sien, pendant  l’époque  éocène  et  oligocène,  ne  sont  que  le  reten- 
tissement des  mouvements  beaucoup  plus  importants  qui  se 
produisaient  à la  même  époque  dans  la  région  pyrénéenne. 

Les  progrès  de  la  tectonique  alpine.  — On  sait  à quels 
débats  retentissants  a donné  lieu  la  question  des  nappes  de 
recouvrement  dans  les  Alpes.  A la  suite  des  brillantes  études 
de  M.  Lugeon  sur  le  Chablais,  la  doctrine  du  charriage  dans  les 
Préalpes  a reçu  de  nouvelles  et  précieuses  adhésions  ; d’abord 
celles  de  MM.  Haug  et  Kilian,  à qui  l’on  doit  la  connaissance 
des  nappes  de  recouvrement  de  l’Ubaye  ; ensuite  celle  de 
M.  Heim.  d'autant  plus  significative  que  ce  géologue  éminent, 
dont  M.  Lugeon  s’honore  d’avoir  été  l’élève,  avait  longtemps 
soutenu  une  explication  différente,  résumée  dans  la  thèse  célèbre 
du  double  pli  de  Glaris. 

Non  seulement,  dans  une  lettre  publique  à M.  Lugeon, 
M.  Heim  a déclaré  qu’il  abandonnait  cette  hypothèse,  pour  se 
rallier  à celle  d’une  nappe  unique,  charriée  du  sud  vers  le  nord 
par  dessus  le  flysch  ; mais  il  s’est  plu  à reconnaître  que  la 
nouvelle  manière  de  voir  éclairait  d’une  façon  décisive  certains 
problèmes  de  tectonique,  qui  jusqu’alors  lui  avaient  paru 
insolubles. 

A cette  occasion,  reprenant  avec  ses  élèves  l’étude  de  son 
massif  de  prédilection,  celui  du  Sentis,  M.  Heim  en  a donné  (1) 
une  superbe  monographie,  accompagnée  de  très  belles  photo- 
graphies et  de  nombreux  croquis  tectoniques  comme  le  savant 
géologue  de  Zurich  excelle  à en  faire.  Le  Sentis  y apparaît 
comme  un  faisceau  de  dix  à douze  plis,  dont  six  principaux, 
tous  recourbés  en  crochet  vers  le  nord,  par  l’effet  d’une  poussée 
méridionale,  ainsi  qu'il  est  aisé  de  l’établir  en  reconstituant  la 
surface  structurale  du  Schrattenkalk  affecté  par  ce  plissement. 
Les  roches  de  la  nappe  vont  depuis  le  néocomien  jusqu’à 
l’éocène,  et  le  tout  ensemble  a été  charrié  du  sud  au  nord  par 
dessus  le  flysch  oligocène.  Le  soin  avec  lequel  les  différents  plis 
ont  été  suivis  dans  leur  développement,  soit  du  nord  au  sud, 
soit  de  l’ouest  à l’est,  ainsi  que  l’analyse  détaillée  des  circon- 
stances qui  ont  plus  ou  moins  favorisé  la  production  de  cassures 
transversales,  font  de  cette  monographie  (d’ailleurs  traduite  par 

(1)  Beitrage  sur  geologischen  Karte  der  Schweiz.  Dus  Saut isgebirge. 
Berne,  1905. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


321 


un  plan  relief  à l’échelle  du  5000e),  un  des  plus  beaux  modèles 
du  genre  qu'il  soit  possible  de  citer. 

Depuis  ses  premiers  travaux  sur  le  Chablais,  M.  Lugeon,  avec 
le  concours  de  M.  Argand  (1),  a étendu  ses  études  au  versant 
piémontais  des  Alpes.  Ces  auteurs  ont  reconnu,  au  sud  de 
l’espace  limité  d’un  côté  par  le  massif  du  Mont  Blanc,  de  l’autre 
par  celui  de  l'Aar,  une  succession  de  six  nappes  superposées, 
dont  les  plus  profondes  sont  celles  d’Antigorio,  du  Lebendun  et 
du  Monte  Leone,  la  plus  récente  et  la  plus  haute  étant  celle 
de  la  Dent  Blanche,  vaste  lambeau  avec  anticlinal  de  gneiss, 
reposant  tout  entier  sur  un  soubassement  mésozoïque. 

Plus  récemment  encore  (2),  M.  Argand  a réussi  à préciser  ces 
données,  en  découvrant  le  pli  frontal  de  la  nappe  de  la  Dent 
Blanche,  et  en  montrant  que  celle-ci  offre  des  replis  postérieurs 
à sa  mise  en  place,  dans  lesquels  sont  enfermées,  au  Collon.  à la 
Valpelline  et  au  Mont  Mary,  des  zones  de  roches  basiques  en 
relation  évidente  avec  celles  d’Ivrée.  Il  a pu  établir  également 
que  cette  zone  d’Ivrée  est  un  synclinal,  butant  au  sud  contre  la 
zone  cristalline  du  Strona,  laquelle  forme  le  bord  méridional  de 
l’ancien  géosynclinal  alpin  des  schistes  lustrés,  et  doit  être  con- 
sidérée comme  la  racine  des  nappes  des  Alpes  orientales.  On  lui 
doit  aussi  cette  remarque,  que  le  métamorphisme  caractérisé 
par  les  roches  vertes  va  en  croissant  du  bord  externe  au  bord 
interne  (ou  piémontais)  du  géosynclinal. 

L’un  des  résultats  les  plus  importants  des  recherches  de 
MM.  Lugeon  et  Argand  est  d’avoir  montré  qu’à  l’aplomb  des 
massifs  cristallins  anciens,  il  arrive  souvent  à une  nappe  de 
s'encapuchonner,  suivant  leur  heureuse  expression,  sous  un 
repli  d'une  nappe  plus  ancienne,  rejetée  au  sud,  c’est-à-dire  en 
arrière,  par  l'effet  de  la  résistance  de  ces  massifs.  Ainsi  s’expli- 
querait la  structure  en  éventail,  si  fréquente  dans  les  Alpes. 

M.  Tertnier  a montré  (3)  que  la  structure  en  nappes  empilées 
continuait  dans  toute  la  chaîne  des  Alpes  orientales,  et  cette 
conclusion,  vivement  contestée  au  début  par  les  géologues 
autrichiens,  gagne  chaque  jour  de  nouvelles  adhésions.  Ainsi 
MM.  Haug  et  Lugeon  (4)  ont  reconnu  quatre  zones  superposées 
dans  les  Alpes  du  Salzkammergut,  les  plus  basses  apparaissant 
à travers  des  déchirures  ou  fenêtres  des  dernières,  et  la  plus 

(1)  Comptes  rendus  de  i.’Académie  des  Sciences,  CXL,  pp.  1364,  1491. 

(2)  Ibid.,  CXLII,  pp.  527,  666,  809. 

(3)  Ibid.,  CXXXIX,  pp.  578,  617,  648,  687,  754. 

(4)  Ibid.,  CXXXIX.  p.  892. 

III®  SERIE.  T.  X 


21 


322 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


récente  étant  celle  du  Dachstein,  en  grands  plateaux  déchique- 
tés. La  même  interprétation  est  en  passe  d’être  universellement 
admise  pour  les  Carpathes,  ainsi  que  le  proposait,  il  y a trois 
ans,  M.  Lugeon. 

La  tectonique  de  la  Provence  et  des  Pyrénées.  — 
L’extension  de  la  théorie  des  charriages  aux  régions  autres  que 
les  Alpes  sollicite  en  ce  moment  l’attention  de  nombreux  géo- 
logues. M.  Marcel  Bertrand  avait  émis  le  premier,  il  y a plusieurs 
années,  l’opinion  que  les  couches  triasiques,  jurassiques  et 
crétacées  des  environs  de  Marseille  représentaient  un  massif 
sans  racines,  charrié  par  dessus  les  couches  lignitifères  de 
Fu  veau. 

Il  semblait  que  la  question  dût  être  définitivement  tranchée 
par  l’exécution  de  la  galerie  à la  mer,  entreprise  par  la  société 
des  charbonnages  des  Bouches  du  Rhône,  en  vue  de  l’asséche- 
ment  du  bassin  de  Fuveau  (1).  Mais  il  se  trouve  que  la  coupe  de 
cette  galerie  est  interprétée  comme  un  succès  à la  fois  par  les 
deux  camps  opposés.  Ce  qui  est  certain,  c’est  que  la  superposi- 
tion des  terrains  anciens  au  crétacé  supérieur  n’a  pas,  à beau- 
coup près,  l’ampleur  qu’on  avait  supposée,  et  que  la  dislocation 
du  massif  semble  réserver  encore  bien  des  surprises. 

De  même,  s’il  est  démontré  que  la  notion  des  charriages  peut 
trouver  au  pied  des  Pyrénées  d’heureuses  applications,  ce  serait 
peut-être  un  excès  de  vouloir  la  faire  intervenir  pour  expliquer 
les  particularités  de  la  région  de  l’Adour,  surtout  au  voisinage 
des  affleurements  d’ophite.  Même  pour  la  partie  centrale  de  la 
chaîne,  il  y a désaccord  en  ce  moment,  tant  sur  l’ampleur  des 
chevauchements  que  sur  le  sens  dans  lequel  ils  se  sont  produits. 

A.  de  Lapparent. 


SCIENCES  TECHNIQUES 

LE  TUNNEL  DU  SIMPLON 

Nous  avons  écrit,  l’an  dernier,  pour  cette  Revue  (2),  une 
monographie  sur  le  tunnel  du  Simplon.  Depuis,  de  nouveaux  faits 

(1)  Description  de  la  galerie  à la  mer,  par  M.  Domage.  Paris,  1905. 

(2)  Tome  LVII,  livraison  de  janvier  1905,  pp.  188-242. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


323 


ont  été  signalés,  de  nouveaux  projets  ont  vu  le  jour  et  reçu  un 
commencement  d'exécution.  Nous  consacrerons  ce  bulletin  à cet 
ensemble  de  renseignements  complémentaires.  Nous  les  grou- 
perons sous  trois  paragraphes,  où  nous  examinerons  successive- 
ment les  résultats  scientifiques  du  percement,  les  circonstances 
de  la  rencontre  des  galeries,  la  vérification  des  axes  et  la  mesure 
de  la  base  géodésique  du  Simplon,  enfin,  la  mise  en  service  du 
tunnel,  notamment  l’essai  de  traction  électrique  qui  y est  tenté. 

Résultats  scientifiques  du  percement.  — Les  résultats 
scientifiques  dont  il  sera  question  ici  intéressent  à la  fois  la 
géologie,  la  thermique  du  sol  et  l’hydrologie  souterraine. 

Le  système  des  deux  galeries  parallèles, distantes  de  17  mètres 
d’axe  en  axe,  adopté  au  Simplon,  a permis  de  réunir  un  grand 
nombre  de  données  fournies  par  des  observations  poursuivies 
pendant  toute  la  durée  du  percement,  et  qui  se  rapportent  aux 
quatre  points  suivants  : Relevés  géologiques  à la  surface,  en 
vue  de  l’établissement  d’une  carte  géologique  détaillée,  à 
l’échelle  de  1 : 25  000,  de  la  zone  avoisinant  le  tunnel  ; Relevés 
géologiques  dans  les  galeries  d’ avancement,  avec  prélèvement 
d’échantillons  tous  les  10  mètres  et  à chaque  changement  de 
terrain  : cette  collection  comprend  environ  2 500  numéros  ; 
Observations  hydrologiques  sur  les  venues  d'eau,  leur  débit, 
leur  température,  leur  composition  chimique  et  leurs  relations 
avec  la  nature  géologique  des  terrains  traversés  ; Observations 
de  la  température  des  roches,  dans  le  tunnel  et  le  long  du  profil 
superficiel,  en  vue  de  la  détermination  d’un  profil  thermique 
exact.  En  outre,  des  observations  continues,  effectuées  en  un 
nombre  restreint  de  points  — tous  les  kilomètres  — ont  permis 
de  se  rendre  compte  des  modifications  qu’a  subies  la  chaleur 
souterraine  depuis  le  percement  du  tunnel,  et  des  fluctuations 
dues  à la  ventilation  et  à la  réfrigération. 

Depuis  l'achèvement  de  l’ouvrage,  la  Commission  géodé- 
sique suisse  a complété  l’ensemble  des  travaux  qu’elle  avait 
entrepris  à l’occasion  du  percement  du  Simplon,  par  la  vérifica- 
tion des  axes  et  par  la  mesure  directe  de  la  distance,  supérieure 
à 20  kilomètres,  qui  sépare  les  observatoires  de  Brigue  et 
d’iselle,  établis  pour  le  contrôle  de  l’alignement  du  tunnel,  et 
conservés  pour  les  travaux  astronomiques  complémentaires. 
Nous  en  parlerons  dans  le  second  paragraphe. 

Géologie  D’après  M.  H.  Schardt,  membre  de  la  Commission 
géologique  du  Simplon,  les  couches  du  massif  traversé  se 


324 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ramènent,  en  égard  à leur  nature,  à l’un  des  quatre  groupes 
suivants  (fig.  1)  : 

1°  Formation  de  schistes  lustrés  — jurassique  — triasique  : 
Schistes  argileux  gris,  schistes  calcaires,  calcaires  grenus, 
schistes  gris  noduleux,  micaschistes,  grenatifères,  schistes  verts. 

2°  Formation  triasique  : Dolomite  blanche,  calcaire  dolomi- 
tique  gris,  marbres  grenus  cristallins,  schistes  gris  ou  verdâtres, 
quartzite,  arkose  passant  au  gneiss. 

3°  Schistes  cristallins  : Micaschistes  souvent  grenatifères, 
schistes  amphiboliques,  amphibolites,  schistes  chloriteux,  con- 


Leone 

Fonchette 


Légende  : Sk,  schistes  lustrés;  Sck  et  Sc.  schistes  cristallins- 
lustrés  métaphoriques  ; KG,  raarhre,  dolomite  et  gypse  (Trias)  ; 
Gn,  Gneiss  du  Monte-Leone;  Gna,  Gneiss  d’Antigorio. 


sidérés  comme  paléozoïques,  en  partie  probablement  triasiques 
ou  jurassiques  métamorphiques. 

4°  Gneiss  archéique  ou  gneiss  primitif  : Gneiss  d’Antigorio, 
gneiss  schisteux  du  Monte-Leone,  faciès  schisteux  du  gneiss 
massif  souvent  granitoïde  d’Antigorio. 

Dans  notre  étude  antérieure  nous  avons  esquissé  l’historique 
de  la  structure  du  massif  du  Simplon  et  nous  avons  insisté  sur 
la  contribution  importante  apportée  par  le  percement  à la  con- 
naissance de  ce  massif. 

Comme  renseignement  nouveau,  donnons  ici  le  tableau  com- 
paratif de  l’épaisseur  prévue  et  de  l’épaisseur  réelle  des  couches 
traversées  par  le  souterrain;  il  justifie,  dans  une  certaine  mesure, 
les  récriminations  dont  les  géologues  ont  été  l’objet,  lors  de  la 
demande  de  crédits  supplémentaires  par  les  entrepreneurs  de 
l’ouvrage. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


325 


Terrains  traversés  par  le  tunnel 

prévisions 

réalité 

1.  Schistes  lustrés,  schistes  calcaires, 

en  mètres 

en  mètres 

calcaires  schisteux  micassés  . . . 

2.  Calcaire  cristallin,  marbre,  dolo- 

5900 

5175 

mite,  gypse,  anhydrite 

3.  Micaschistes,  schistes  cristallins, 
gneiss  schisteux,  schistes  amphi- 

1350 

1400 

boliques 

5200 

6930 

4.  Gneiss  du  massif  Monte-Leone  . . 

3450 

1900 

5.  Gneiss  d’Antigorio 

3830 

4325 

19  730 

19  730 

On  le  voit,  le  gneiss  d’Antigorio  a été  rencontré  sons  une 
épaisseur  plus  grande  que  ne  l’indiquaient  les  prévisions.  Mais 
il  s’est  présenté  une  heureuse  compensation  dans  l’absence  du 
dôme  des  schistes  calcaires  inférieurs,  avec  leurs  couches  de 
dolomite,  ou  d’anhydrite.  En  outre,  le  gneiss  du  Monte-Leone 
u’a  été  rencontré  que  sur  une  épaisseur  correspondant  à un  peu 
plus  de  la  moitié  seulement  de  celle  que  l’on  avait  prévue. 

Il  convient  d’ajouter  que  les  conclusions  que  dicteraient  les 
données  de  ce  tableau,  n'ont,  au  point  de  vue  des  difficultés 
prévues  et  des  difficultés  vaincues,  qu’une  portée  restreinte. 
L’inclinaison  des  stratifications,  le  mode  de  perforation,  les 
venues  d’eau,  la  température  souterraine,  l’évacuation  des 
déblais  étaient  autant  d’éléments  d’où  dépendait  aussi  le  succès 
plus  ou  moins  facile  de  l’entreprise,  et  où  la  part  considérable 
de  l’imprévu  laissait  un  champ  très  vaste  d’application  à toutes 
les  ressources  des  sciences  techniques. 

La  thermique  du  sol.  On  connaît  l’influence  du  relief  super- 
ficiel sur  la  disposition  des  surfaces  isogéothermiques  souter- 
raines : elles  s’élèvent  sous  les  montagnes,  en  s’écartant  de 
plus  en  plus  les  unes  des  autres,  et  elles  s’abaissent  en  se  rap- 
prochant sous  les  vallées.  Tandis  que  le  degré  géothermique 
moyen  est  de  30  mètres,  il  s’élève  à 70  mètres  sous  les  sommets 
des  montagnes,  et  tombe  à 20  mètres  sous  les  vallées.  A mesure 
que  la  profondeur  augmente,  les  surfaces  isogéothermiques 
tendent  à devenir  parallèles. 

Cette  distribution  résulte,  notamment,  des  lois  bien  connues 
de  la  transmission  de  la  chaleur  appliquées  en  tenant  compte 
de  la  disposition  des  assises  et  de  la  conductibilité  spécifique 


326 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


relative  des  roches  qui  les  composent.  Mais  la  conductibilité 
thermique  n’est  pas  seule  en  cause. 

L’expérience  faite  au  Simplon  a montré  l’influence  considé- 
rable de  la  circulation  des  eaux  souterraines  sur  l’allure  des 
isogéothermes.  On  s’en  convaincra  en  consultant  la  figure  2. 
Dès  le  kilomètre  5 de  l’attaque  nord,  à gauche  de  la  figure, 
l’absence  des  venues  d’eau  provoque  le  relèvement  des  courbes 
thermiques. 

Au  contraire,  sur  le  parcours  des  grandes  sources  d’eau  froide 
du  côté  sud,  à droite  de  la  figure,  dans  le  voisinage  du  kilo- 
mètre 4,4,  les  courbes  isogéothermiques  s’abaissent  brusque- 
ment, alors  qu  elles  auraient  dû  normalement  passer  sans 
déviation  sous  la  dépression  superficielle  du  Vallé,  comme  cela 
s’est  présenté  pour  la  dépression  plus  profonde  de  la  Ganter 
sous  Bérisal  (kil.  4,5  du  côté  nord). 


Forchttta  Amotnaei 


Fig.  2.  — Profil  géothermique  provisoire  du  tunnel  du  Simplon. 


L’allure  des  courbes  permet  aussi  d’apprécier  dans  quelle 
mesure  l’influence  des  dépressions  de  la  surface  s’efface  avec  la 
profondeur,  surtout  quand  les  sillons  sont  entaillés  dans  un 
flanc  de  montagne  comme  pour  la  vallée  de  la  Ganter. 

La  distribution  de  la  chaleur  à l’intérieur  des  montagnes  ne 
dépend  donc  pas  exclusivement  de  l’épaisseur  des  roches  qui 
séparent  un  niveau  donné  de  la  surface  ; elle  dépend  aussi  du 
relief  du  sol.  de  la  disposition  des  couches  et  de  la  circulation 
des  eaux  qu’elles  recèlent  dans  leurs  flancs. 

Venues  d’eau.  La  figure  3 résume  les  observations  relatives 
aux  venues  d’eau.  L’attaque  partie  du  nord  a rencontré 
142  sources  jusqu’au  kilomètre  10,379  ; celle  du  sud  n’en  a 
rencontré  que  95  jusqu’au  point  de  rencontre.  En  revanche, 
c’est  de  ce  côté  que  se  sont  produites  les  venues  d’eau  les  plus 
volumineuses,  et  en  relation  directe  avec  les  cours  d’eau  de  la 
surface. 

Les  sources  à grand  débit  s’échappaient  presque  toujours  de 
failles  et  provenaient  de  terrains  solubles,  des  calcaires  surtout. 

Au  contraire,  les  venues  à faible  débit  se  sont  montrées  au 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  327 

contact  de  deux  terrains  de  perméabilité  différente  ; elles  furent 
les  plus  nombreuses.  La  circulation  des  eaux  souterraines,  dans 
les  grandes  profondeurs,  paraît  donc  étroitement  liée  à l’état  de 
fissuration  des  roches  ; on  devait  s’y  attendre. 

Au  cours  du  percement,  on  a observé  la  variation  du  débit 
des  sources  rencontrées.  Beaucoup  de  celles  qui  possédaient, 
au  début,  tin  volume  considérable  se  sont  réduites  plus  tard 
presque  à de  simples  suintements.  D’autres,  tout  en  se  réduisant 
aussi  dans  de  notables  proportions,  ont  atteint,  au  bout  d’un 
certain  temps,  un  débit  constant.  Presque  toutes  les  sources  de 
grand  volume  au  début,  et  jaillissant  sous  forte  pression,  se 
sont  beaucoup  réduites  dans  l’espace  de  quelques  mois,  et  même 


Fig.  3.  — Diagramme  des  variations  du  débit  total  des  sources  froides 
d’Iselle  entre  les  km.  3,860  et  4,421  comparées  à la  quantité  de  pluie, 
à la  température  et  à la  dureté  des  eaux. 

pour  plusieurs  la  température  a diminué  ainsi  que  la  teneur  en 
matières  minérales. 

Voici  comment  M.  le  professeur  H.  Schardt  explique  ces 
modifications.  Les  fissures  par  lesquelles  l’eau  pénètre  dans  le 
tunnel  étaient,  à l’origine,  remplies  presqu’au  niveau,  en  général 
inconnu,  d’une  source  superficielle.  Dans  les  régions  profondes, 
cette  eau  quasi  stagnante  pouvait  s’échauffer  et  se  saturer  de 
matières  minérales,  sans  que  la  source  superficielle  fût  pour 
cela  thermale  ou  minérale  : malgré  sa  température  plus  élevée, 
en  effet,  cette  eau  suffisamment  minéralisée,  et  par  suite  plus 
dense,  pouvait  rester  au  fond  des  crevasses. 

Mais  dès  que  s’ouvrit  pour  elles  une  issue,  sur  le  passage  du 
tunnel,  à 1000  ou  1500  mètres  en  contre-bas  de  leur  point  d’écou- 
lement superficiel,  la  vidange  de  ces  cavités  dut  se  produire,  et 
dans  les  conditions  observées.  D’autre  part,  le  tarissement  des 
sources  superficielles  dûment  constaté  est  bien  l’indice  de 


328 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


l’abaissement  du  niveau  piézonlétrique  de  la  nappe  souterraine 
et  on  comprend  que  la  pression  et  le  débit  des  irruptions  dans 
le  tunnel  aient  du  même  coup  diminué  graduellement.  En  outre, 
cette  eau,  qui,  pendant  sa  stagnation,  s’était  saturée  de  matières 
minérales,  et  échauffée  à loisir,  s’écoulant  maintenant  rapide- 
ment à travers  les  voies  souterraines,  devait  arriver  dans  le 
tunnel  de  moins  en  moins  minéralisée  et  de  moins  en  moins 
chaude.  Enfin,  cette  période  de  transition  aura  finalement  abouti 
à un  régime  stable  quand  l'équilibre  se  sera  établi  entre 
l’absorption  des  eaux  à la  surface,  et  leur  écoulement  dans  le 
souterrain. 

L’ensemble  des  observations  faites  sur  les  eaux  jaillissantes 
au  coursdes  travaux, a permis  de  distinguer  trois  grandes  classes 
de  sources  : Les  sottrces  chaudes,  fortement  gypseuses  et  ferru- 
gineuses, à température  plus  élevée  que  celle  du  rocher.  Depuis 
leur  rencontre,  leur  température  s’est  élevée  ainsi  que  leur  degré 
hydrotimétrique  ; mais  leur  volume  a diminué.  Les  sources 
isothermes,  g3*pseuses  souvent,  toujours  plus  ou  moins  ferrugi- 
neuses. Leur  température  est  voisine  de  celle  du  rocher,  et  leur 
débit,  peu  considérable,  a beaucoup  diminué  depuis  leur  irrup- 
tion. La  teneur  en  gypse,  très  forte  an  début  pour  un  certain 
nombre  de  ces  sources,  a diminué  pour  les  unes  et  s’est  main- 
tenue pour  d’autres.  Les  sources  froides,  gypseuses,  peu  ferru- 
gineuses, de  grand  débit  (15  à 20  fois  celui  des  sources  des 
groupes  précédents).  Elles  comprennent  deux  catégories  : Les 
sources  à température  plus  basse  que  celle  du  rocher,  dont  la 
température  et  le  volume  varient  peu,  mais  dont  la  dureté  se 
modifie;  et  les  sources  à température  initiale  éqale  à celle  du 
rocher,  dont  le  débit  varie  beaucoup  au  cours  de  l’année  et  dont 
les  eaux  se  refroidissent  au  moment  de  la  crue  estivale,  en  dimi- 
nuant de  dureté. 

Voici,  d’après  l’ensemble  des  observations,  la  quantité  d’eau 
qui  s’écoulait  au  cours  des  travaux  et  qui  s’écoule  maintenant 
par  le  tunnel.  Du  côté  nord,  le  débit  total  a varié  entre  60  et  80 
litres  par  seconde.  Du  côté  sud,  le  débit  maximum  a atteint 
1204  litres  par  seconde  avant  les  venues  d’eau  chaude.  Après  la 
rencontre  de  celles-ci,  en  septembre  1904,  le  débit  maximum 
s’est  accru  de  328  litres  par  seconde.  Actuellement,  le  débit  total, 
y compris  celui  des  sources  d’eau  chaude,  est  de  1220  litres  par 
seconde  ; il  oscillera  du  côté  sud,  au  cours  des  saisons,  entre  900 
et  1300  litres  par  seconde. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


32g 

Rencontre  des  galeries.  — Vérification  des  axes. 
Mesure  dune  base  géodésique  de  20  kilomètres.  — 
Le  24  février  1905,  à 7h.-20  du  matin,  les  derniers  coups  de 
mine  ouvraient  la  brèche  et  établissaient  la  communication 
entre  les  deux  galeries  issues  des  extrémités  nord  et  sud  du 
tunnel  du  Simplon. 

La  figure  4 donne  le  profil  longitudinal  des  galeries  de  base, 
et  montre  la  disposition  relative  des  fronts  d’attaque  au  moment 
de  la  rencontre.  Du  côté  nord  les  portes  de  fer,  maintenues  jus- 
qu’au 2 avril  1905,  barraient  le  passage.  Mais  du  côté  sud  on 
apercevait  la  brèche  présentant  une  largeur  d’environ  lm.50  sur 
1 mètre  de  profondeur.  Comme  le  plafond  de  la  galerie  d’avan- 


Fif.  4.  — Profil  longitudinal  des  galeries  de  base, 
et  disposition  des  fronts  d’attaque  au  moment  de  la  rencontre. 

P = Portes  de  fer.  E = Poche  d’eau  chaude. 

cernent  sud  était  de  Om,fiO  au-dessous  du  plancher  de  celle  du 
nord,  la  brèche  se  présentait  de  bas  en  haut. 

Le  jour  du  percement,  MM.  Brandau,  de  l’entreprise,  et  Pres- 
sel,  ingénieur  en  chef,  étaient  entrés  de  grand  matin  dans  le 
tunnel  et  s’étaient  assurés  que  les  mesures  étaient  prises  pour 
permettre  la  vidange  de  la  poche  d’eau  chaude.  D’après  les 
prévisions  de  M.  Rosenmund,  la  rencontre  n’était  attendue  que 
pour  le  soir.  La  dernière  attaque  était  conduite  par  M.  l’assistant 
chef  mineur  Betassa,  le  même  qui.  en  1898,  avait  foré  à la  main 
les  premiers  trous  de  mine  de  l’attaque  sud. 

Après  la  charge  des  douze  trous  de  mine,  les  ouvriers  et  le 
personnel  se  retirèrent  à six  cents  mètres  en  arrière.  On  achevait 
de  compter  les  explosions,  quand  un  torrent  d’eau  chaude  se 
précipita  par  la  brèche  ouverte.  Trois  barrages  avaient  été  con- 


33o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


struits  pour  diriger  ces  eaux  dans  la  galerie  parallèle,  où  leur 
niveau  monta  rapidement  de  0m,80.  La  température  de  l’eau  au 
passage  de  la  quarante-cinquième  galerie  transversale  était 
de  41°, 5. 

En  quinze  minutes  environ  l’eau  chaude  accumulée  du  côté 
nord,  et  dont  le  volume  était  évalué  à 1800  mètres  cubes,  s’écou- 
lait ainsi  par  l’orifice  sud  du  souterrain,  et  arrivait  à la  Diveria 
en  lh.47  : elle  avait  marché  à la  vitesse  moyenne  de  lm,50  à la 
seconde  ; sur  son  passage,  elle  avait  éteint  le  foyer  d’une  loco- 
mobile  installée  dans  une  galerie  transversale,  pour  le  service 
de  la  réfrigération  à l’avancement  où  elle  refoulait  l’eau  froide 
provenant  des  grandes  sources  du  kilomètre  4,4. 

Après  la  vidange  de  la  poche  d’eau,  les  ingénieurs  de  service 
pénétrèrent  dans  le  tunnel  et  avancèrent  jusqu’à  la  brèche. 
L’alignement  des  deux  galeries  leur  parut  exact  ; mais  ils  ne 
purent  se  hisser  jusqu’à  la  poche  vide,  où  la  chaleur  était  insup- 
portable. La  température  de  l’air,  fortement  chargé  de  vapeur 
d’eau,  était  de  41°  ; c’est  que  la  réfrigération  par  l’eau  était 
arrêtée,  et  que  l’air,  refoulé  par  le  ventilateur,  s’échauffait  par 
son  passage  au-dessus  du  canal  d’écoulement  des  venues 
d’eau  chaude. 

Aussitôt  la  nouvelle  du  percement  connue  à Iselle,  un  grand 
nombre  de  personnes  se  rendirent  dans  le  tunnel  : on  voulait 
voir  la  brèche  ! La  plupart  revinrent  indisposées,  et  on  eut  même 
à déplorer  la  mort  de  M.  Grassi  et  de  M.  l’ingénieur  Bianco, 
quelques  heures  après  leur  sortie  du  tunnel.  Quelle  a pu  être  la 
cause  de  ces  accidents  ? 

Faut-il  les  attribuer  à l’acide  carbonique  dont  la  présence  se 
manifesta,  peu  après  la  perforation  finale,  par  l’extinction  des 
lampes?  Sans  doute,  ce  gaz  n’est  pas  toxique,  mais  il  est  im- 
propre à la  respiration,  et  sa  présence,  au  voisinage  de  la  brèche, 
explique  peut-être  le  malaise  éprouvé  par  la  plupart  des  per- 
sonnes qui  s’y  sont  rendues. 

Faut-il  incriminer  la  température  élevée  et  l’humidité  extrême 
de  l’air  ? Ceci  paraît  moins  probable.  Les  ingénieurs  et  les  contre- 
maîtres affirment,  en  effet,  qu’ils  n’ont  jamais  ressenti  de  malaise 
aussi  considérable  même  dans  une  atmosphère  plus  chaude  et 
plus  humide. 

Quelques-uns  ont  pensé  que  l’oxyde  de  carbone,  dont  la  toxi- 
cité est  bien  connue,  était  le  grand  coupable.  On  sait  que  ce  gaz 
peut  résulter  de  la  réduction  de  l'acide  carbonique  par  l’action 
de  matières  organiques  en  fermentation.  Or  dans  la  poche  d'eau 
chaude  de  l’avancement  nord,  fermée  neuf  mois  auparavant  par 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


33 1 


des  portes  de  fer,  il  se  trouvait  assez  de  boisages  pour  fournir 
la  matière  organique  en  fermentation  nécessaire,  sur  laquelle 
aurait  réagi  l’acide  carbonique  provenant  de  la  décomposition 
de  la  roche  calcique.  Il  est  vrai  que  l’oxyde  de  carbone  brûle 
avec  une  flamme  bleue,  et  que  cet  indice  de  sa  présence  dans  le 
tunnel  n'a  pas  été  observé.  Mais  il  est  permis  de  penser  que  ce 
gaz  existait  cependant,  mêlé  à l’air  du  souterrain,  en  proportion 
trop  faible  pour  trahir  sa  présence  par  la  combustion,  mais  en 
quantité  suffisante  pour  produire  une  intoxication  grave. 

Après  le  percement,  dès  que  la  réfrigération  et  la  ventilation, 
à raison  de  35  m3 d’air  à la  seconde,  furent  établies,  la  température 
maximum  observée  a été  de  30°.  Plus  tard,  après  l’achèvement 
du  revêtement  en  maçonnerie,  la  ventilation  fut  effectuée  par 
refoulement  du  côté  nord  par  le  tunnel  même,  et  du  côté  sud  par 
la  galerie  parallèle  ; Pair  chassé  ainsi  des  deux  extrémités  sor- 
tait par  l’orifice  sud  du  tunnel,  et  dans  ces  conditions,  on  parvint, 
malgré  la  présence  des  sources  d’eau  chaude,  à abaisser  la  tem- 
pérature maximum  à 27°, 5. 

La  jonction  des  galeries  de  base  une  fois  établie,  restait  à 
élargir  la  galerie  principale  au  profil  définitif.  Comme  la  galerie 
de  base,  du  klm.  10,15  au  klm.  10,382  (point  de  rencontre),  n’avait 
qu’une  pente  de  2 "/oo,  il  a fallu  dans  cette  section  ramener  le  sol 
à la  pente  normale  (7  °/oo)  (voir  fig.  4).  L’excavation  a été  continuée 
en  creusant  une  galerie  de  faîte  et  des  cheminées,  d’après 
la  méthode  anglaise  utilisée  au  Simplon.  On  a procédé  ensuite  au 
revêtement  en  maçonnerie,  qui  a été  terminé  le  18  octobre  1905. 

Le  système  des  deux  galeries  parallèles,  situées  à 17  mètres 
d’axe  à axe,  a présenté  des  avantages  incontestables,  notamment 
au  point  de  vue  de  l’aération  et  de  l’écoulement  des  eaux.  Mais 
son  application  n’a  pas  été  sans  présenter  de  sérieux  inconvé- 
nients. Signalons  le  principal. 

L’une  des  galeries  seulement,  celle  que  l’on  est  convenu  d’ap- 
peler galerie  principale,  est  achevée;  la  seconde,  de  dimensions 
réduites,  appelée  galerie  parallèle,  est  simplement  pourvue  d’un 
boisage  dont  on  s’est  efforcé  d’accorder  la  solidité  avec  la  nature 
des  terrains. 

Mais,  au  Simplon,  la  nature  s’est  plu  à déjouer  les  prévisions 
les  mieux  établies,  non  seulement  des  savants,  mais  aussi  des 
ingénieurs.  Les  pressions  parfois  énormes  qui  s’exercent  dans 
les  terrains  ébranlés  par  les  explosions  brisantes,  ont  produit 
une  déformation  de  cette  galerie  parallèle  et  une  destruction 
partielle  des  boisages  destinés  à la  protéger.  En  maint  endroit, 


332 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


on  a constaté  des  soulèvements  du  sol  et  la  destruction  du  canal 
d’écoulement  des  eaux.  C’est  ainsi  que,  du  côté  sud,  ou  a été 
obligé  de  revêtir  de  maçonnerie  cette  galerie  parallèle  sur  une 
très  grande  longueur  (entre  les  klm.  6 et  9)  ; sans  cette  précau- 
tion, la  mise  hors  d’usage  du  canal  d’écoulement  eût  bientôt 
empêché  l’évacuation  de  l’eau  chaude. 

11  y a plus;  ces  déformations  de  la  galerie  parallèle  entraînent 
avec  elles  des  pressions  anormales  dans  le  massif  de  terrains 
qui  sépare  les  deux  galeries;  de  là  des  poussées  inégales  sur  le 
revêtement  en  maçonnerie  du  tunnel  achevé  ; elles  ont  eu  pour 
effet  d’y  ouvrir  des  crevasses  qui  imposent  la  réfection  du  revê- 
tement. Ce  sont  là  des  accidents  que  la  mise  au  profil  définitif 
simultané  des  deux  galeries  eût  évités. 

Ajoutons  que  le  20  février  1906,  la  voie  ferrée  était  posée  dans 
toute  la  longueur  du  tunnel  et  que  l’on  pouvait  procéder  à la 
réception  provisoire  des  travaux. 

Vérification  des  axes  (1).  La  vérification  de  la  rencontre  des 
axes  des  galeries  venant  du  nord  et  du  sud  a été  faite,  le  15  août 
1905,  par  M.  le  professeur  Rosemmind  de  l’Ecole  polytechnique 
de  Zurich  ; elle  a donné  les  résultats  suivants  : 


Écart  linéaire  des  extrémités  des  axes  Écart  Écart 

au  point  de  rencontre  probable  observé 

Horizontal 0m,050  0m,202 

Vertical 0m,050  0m,087 

Longueur 0m,560  0m,790 


Les  écarts  probables  ont  été  déterminés  à l’aide  des  calculs 
de  la  triangulation.  L’écart  observé  est  celui  qu’ont  donné  les 
mesures  directes  ; il  est  donc  entaché  des  erreurs  d’observation. 

Une  première  vérification  de  la  longueur  du  souterrain  a été 
faite  soit  avec  des  lattes  de  construction  soignée,  soit  à l’aide 
d’une  roue  mesurant  8 mètres  de  circonférence. 

Quant  à la  direction  horizontale  et  au  nivellement,  l’eau  chaude 
tombant  du  faîte  de  la  galerie  au  klm.  9,4  à partir  de  l’entrée 
sud,  a rendu  les  opérations  de  vérification  très  laborieuses.  La 
buée  qui  emplissait  l’atmosphère  du  tunnel  rendait  impossibles 
les  visées  à grande  distance  ; celles-ci  ne  purent  dépasser  180 

(1)  Voir  Résultats  définitifs  des  opérations  de  tracé  du  tunnel  du 
Simplon.  — Bulletin  du  Congrès  international  des  chemins  de  fer, 
XX,  no  3,  p.  14  et  Bulletin  technique  de  la  Suisse  romande,  no  19, 
10  oct.  1905,  p.  240. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


333 


mètres  du  côté  nord  et  n’atteignirent  que  G5  mètres  du  côté  sud. 
La  multiplicité  des  visées  et  des  stations  qui  en  est  résultée, 
explique,  du  moins  en  partie,  la  différence  entre  l’écart  probable 
et  l’écart  observé  renseignée  dans  le  tableau  précédent. 

La  base  géodésique  du  Simplon.  Nous  avons  dit  déjà  que  la 
Commission  géodésique  suisse  a déterminé  récemment  la  dis- 
tance qui  sépare  les  observatoires  de  Brigue  et  d’Iselle,  situés 
dans  l’alignement  du  tunnel  du  Simplon.  Cette  distance  est  un 
peu  supérieure  à 20  kilomètres,  ce  qui  fait  de  cette  base 
mesurée  la  plus  longue  dont  les  géodésiens  aient  disposé 
jusqu’ici. 

Mais  ce  n'est  pas  là  ce  qui  fait  l’intérêt  principal  de  cette 
détermination.  “ La  base  du  Simplon  est  la  première  dans 
laquelle  une  voie  ferrée  ait  été  directement  utilisée  pour  le 
placement  des  appareils  ; pour  la  première  fois  aussi,  les  tra- 
vaux sont  effectués  entièrement  à la  lumière  artificielle  ; cette 
base  est  la  première  dont  les  extrémités  soient  situées  sur  les 
flancs  opposés  d’un  puissant  massif  montagneux,  et  comprennent 
entre  elles  des  déviations  inverses  de  la  verticale.  Enfin  pour  la 
première  fois  aussi,  sur  une  grande  base,  le  travail  est  poursuivi 
sans  arrêt,  de  manière  à éviter  les  erreurs  du  repérage  et  de  la 
reprise  sur  le  terrain. 

„ Le  travail  continu  était,  d’ailleurs,  imposé  par  la  durée 
extrêmement  restreinte  pendant  laquelle,  pour  des  raisons  évi- 
dentes, le  tunnel  avait  été  mis,  par  l’Administration  des  chemins 
de  fer  fédéraux,  à la  disposition  de  la  Commission  géodésique 
suisse,  qui  a accompli  l’effort  sans  précédent  consistant  à 
mesurer  40  kilomètres  en  cinq  jours  (1).  „ 

Comment  ce  prodige  a-t-il  pu  être  réalisé?  On  sait  que  la 
détermination  d’une  base  géodésique  utilise  des  procédés  qui 
se  ramènent  essentiellement  à deux  types  distincts,  ayant  un 
point  de  départ  commun.  La  longueur  à mesurer  étant  limitée 
par  deux  termes  invariablement  fixés  au  sol.  on  place,  dans  la 
verticale  du  premier,  l’une  des  extrémités  d’un  étalon  aligné 
dans  la  direction  de  la  base,  et  qui  en  mesure  la  première 
portée.  C’est  à partir  de  cette  opération  que  les  deux  méthodes 
commencent  à diverger. 

Dans  la  première,  on  aligne,  à la  suite  du  premier,  des  étalons 
placés  à une  petite  distance  l’un  de  l’autre,  puis  on  détermine, 
par  des  procédés  divers,  leur  écartement. 


(1)  Revue  générale  des  Sciences,  17e  année,  nu  8, 30  avril  1906,  p.  350. 


334 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Dans  la  seconde,  qui  s’est  de  plus  en  plus  substituée  à la 
première,  on  utilise  un  seul  étalon,  que  l’on  déplace  de  sa 
propre  longueur  devant  un  repère  marquant  successivement 
son  extrémité  antérieure  et  son  extrémité  postérieure. 

Au  cours  du  xixe  siècle,  la  mesure  des  bases,  quelle  que  fût 
la  méthode  employée,  a subi  une  double  évolution.  Dans  les  trois 
premiers  quarts  du  siècle,  on  a cherché  surtout  à augmenter  la 
précision  des  mesures,  sans  se  préoccuper  beaucoup  du  labeur 
qu’elles  imposaient  et  des  frais  qu’elles  entraînaient.  On  est 
arrivé  ainsi  à des  résultats  excellents,  mais  partout  sur  un 
nombre  de  bases  très  restreint  : l’ensemble  de  la  géodésie  fran- 
çaise, par  exemple,  repose  sur  trois  bases  seulement.  Tous  les 
autres  points  géodésiques  ont  été  atteints  par  des  triangles. 

Dans  le  dernier  quart  du  siècle,  c’est  à simplifier  les  méthodes 
de  mesure  que  l’on  s’est  attaché,  quitte  à se  relâcher  un  peu  de 
la  scrupuleuse  exactitude  des  méthodes  antérieures. 

Mais  un  fait  domine  toutes  ces  fluctuations  des  procédés  : 
c’est  la  préoccupation  constante  d’évaluer  avec  exactitude  la 
température  des  étalons  sur  le  terrain.  La  détermination  de 
cette  variable,  dont  dépend  la  longueur  de  l’instrument,  a tou- 
jours été  considérée  par  les  géodésiens  comme  si  difficile  et  si 
importante,  que  l’histoire  des  appareils  de  base  se  confond 
pratiquement  avec  celle  des  précautions  prises  pour  éviter  les 
erreurs  de  température. 

De  là  l’invention,  dès  la  fin  du  xvme  siècle,  des  deux  systèmes 
d’étalons  : les  étalons  monométalliques,  accompagnés  de  thermo- 
mètres. et  les  étalons  bimétalliques,  dans  lesquels  la  longueur 
de  l’un  d’eux,  considéré  comme  étalon  principal,  est  déduite  de 
la  différence  des  deux  étalons,  mesurée  sur  chacune  des  portées 
de  la  base. 

Les  étalons  bimétalliques  ont  servi  aux  opérations  les  plus 
importantes  de  la  géodésie  européenne.  Mais  leur  emploi,  si 
l’on  veut  en  tirer  tout  ce  qu’ils  peuvent  donner,  exige  plus  de 
cinquante  hommes  sur  le  terrain  et  ne  permet  pas  plus  de 
100  portées,  soit  une  avance  de  400  mètres,  par  jour. 

Dans  ces  dernières  anuées(l),de  longues  et  savantes  études  sur 

(1)  Voir  : Travaux  et  Mémoires  du  Bureau  international,  t.  XII, 
1901  : J. -R.  Benoît  et  Ch.-Ed.  Guillaume,  Nouveaux  appareils  pour  la 
mesure  des  bases  géodésiques.  — Ch.-Ed.  Guillaume,  Les  Applications 
des  aciers  au  nickel,  Gauthier-Villars,  1904.  — Bulletin  des  séances  de 
la  Société  française  de  Physique,  année  1906,  1er  fascicule  : Ch.  Ed. 
Guillaume,  Les  Mesures  rapides  des  bases  géodésiques. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


335 


les  étalons  géodésiques,  poursuivies  par  J. -R.  Benoît  et  Ch.-Éd. 
Guillaume,  et  la  découverte  de  l’acier-nickel  à faible  dilatation  — 
alliage  invar  — ont  mis  aux  mains  des  géodésiens  une  règle 
géodésique  éminemment  pratique  et  assurant  une  précision  supé- 
rieure à celle  des  anciens  procédés,  tout  en  simplifiant  beaucoup 
le  matériel,  en  supprimant  la  moitié  du  personnel  auxiliaire  et 
en  doublant  la  vitesse  des  opérations.  En  même  temps,  ces 
mêmes  savants  perfectionnaient  d’autres  méthodes  déjà  en 
usage,  et  couronnaient  leurs  recherches  par  la  mise  au  point, 
dans  tous  ses  détails  pratiques,  d’un  procédé  de  mesure  des 
bases  par  fils  tendus,  en  métal  invar,  pouvant  suffire  à foutes 
les  exigences  de  la  géodésie  supérieure,  dans  des  conditions  de 
simplicité  relative  telle  qu’un  personnel  de  dix  à douze  hommes 
exercés  doit  pouvoir  atteindre,  en  bon  terrain  et  par  beau 
temps,  une  vitesse  de  5 à 6 kilomètres  par  jour  en  y comprenant 
le  repérage  aux  extrémités  de  la  base  et  en  un  ou  deux  points 
intermédiaires. 

C’est  ce  procédé  qui  a été  employé  au  Simplon. 

Le  travail  a été  fait  par  trois  équipes  se  relayant  de  huit  heures 
en  huit  heures, sous  le  commandement  de  MM.  R.  Gautier,  direc- 
teur de  l’Observatoire  de  Genève,  A.  Riggenbach,  professeur  à 
l’Université  de  Bâle,  et  Rosenmund,  membre  de  la  Commission 
géodésique  suisse.  La  direction  générale  des  travaux  avait  été 
confiée  à M.  Ch.-Éd.  Guillaume  qui  avait  étudié  les  dispositifs 
spéciaux  pour  les  mesures  de  nuit  sur  une  voie  ferrée. 

Les  équipes  étaient  composées  d’ingénieurs  et  d’élèves  ingé- 
nieurs de  l’École  polytechnique  fédérale  ; des  ouvriers  engagés 
sur  place  étaient  chargés  du  transport  du  matériel.  L’éducation 
spéciale  de  tout  le  personnel  avait  consisté  en  une  mesure  de 
quelques  centaines  de  mètres,  sur  une  voie  ferrée  à Zurich,  et 
en  une  demi-journée  et  une  nuit  de  travail,  pour  chaque  équipe, 
à Viège. 

Les  étalons  de  mesure  étaient  des  fils  d’acier-nickel  invar, 
dont  la  longueur  — 24  mètres  — déterminée  au  Bureau  inter- 
national des  Poids  et  Mesures,  avant  et  après  la  mesure  du 
Simplon,  s’est  montrée  remarquablement  constante. 

La  traversée  du  Rhône,  qui  sépare  l’Observatoire  de  Brigue 
de  l’entrée  nord  du  tunnel,  a été  effectuée  à l’aide  d’un  fil  de 
72  mètres,  qui  s’est  très  bien  comporté. 

Malgré  les  difficultés  résultant  du  travail  à la  lumière  arti- 
ficielle, l’opération  entière  — aller  et  retour  — comprenant 
15  repérages  sur  le  terrain,  a été  effectuée  en  cinq  jours  d’un 


336 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


travail  continu,  comprenant  un  seul  arrêt  de  douze  heures  entre 
les  mesures  de  l'aller  et  du  retour. 

Un  calcul  provisoire  montra  que  l'écart  des  mesures  à l’aller 
et  au  retour  est  inférieur  à 3 millimètres  ! Cette  extraordinaire 
concordance  est  confirmée  par  ce  fait  que  les  six  points  inter- 
médiaires, marqués  par  des  repères  fixés  sur  les  traverses  de  la 
voie,  ont  été  retrouvés  tous,  au  retour,  à quelques  millimètres 
près  des  positions  déterminées  à l’aller. 

Mise  en  service.  Traction  électrique  (1).  C’est  aux  installa- 
tions hydrauliques  qui  ont  servi  à la  construction  du  tunnel  que 
l’on  demandera  la  force  motrice  nécessaire  au  service  du  tunnel. 
On  dispose,  dans  ces  conditions,  d’une  puissance  totale  de  4000 
chevaux  environ.  A chaque  bout  du  souterrain,  on  doit  consacrer 
250  chevaux  à la  ventilation,  et  100  chevaux  à l’éclairage.  Une 
réserve  de  300  chevaux  sera  maintenue  du  côté  nord  seulement, 
pour  parer  aux  nécessités  de  la  réfrigération.  Reste  donc  dis- 
ponible une  puissance  d’environ  3000  chevaux. 

Déjà  les  chemins  de  fer  fédéraux  ont  introduit  des  demandes 
de  concession  pour  l’augmentation  de  la  puissance  hydraulique. 
Du  côté  nord,  une  dérivation  du  Rhône  entre  Fiesch  et  Morel 
fournira  5000  chevaux;  du  côté  sud,  l’utilisation  de  la  Caïrasca 
donnera  3000  chevaux. 

La  Société  Brown,  Boveri  et  Cie,  de  Baden,  a été  autorisée  par 
la  direction  générale  des  chemins  de  fer  fédéraux  suisses  à 
organiser  sur  la  section  de  ligne  de  Brigue  à Iselle,  c’est-à-dire 
à l’intérieur  du  tunnel,  à titre  d’essai,  l’exploitation  par  la  trac- 
tion électrique  (Contrat  du  19  décembre  1905). 

Voici  les  dispositions  principales  du  contrat  : 

Les  installations  nécessaires  à la  production  et  à .la  trans- 
mission de  l’énergie  électrique  sont  établies  aux  frais  de  la 
Société  Brown,  Boveri  et  Cie.  La  durée  de  l’essai  est  fixée  à 
un  an  II  sera  loisible  aux  chemins  de  fer  fédéraux  de  résilier  la 
convention  si  elle  juge  que  la  traction  électrique  est  insuffisante 
pour  assurer  le  service  régulier  du  chemin  de  fer. 

L’importance  des  installations  électriques  doit  être  telle  que 
deux  trains  puissent  se  croiser  à la  station  médiane  du  tunnel 
ou  se  suivre  à distance  de  bloc,  et  que  deux  de  ces  trains 
puissent  démarrer  simultanément. 

(1)  Nous  devons  à l'obligeance  de  M.  A.  Zollinger,  dr.  h.  c.  Ingénieur 
en  chef  du  Simplon,  la  communication  des  renseignements  qui  vont 
suivre. 


REVUE  DES  RECUEILS  PERIODIQUES. 


337 


Les  trains  de  voyageurs  de  300  tonnes  (machine  non  com- 
prise) circuleront  à la  vitesse  de  68  kilomètres  à l'heure,  sauf 
sur  la  rampe  d’Iselle  à la  station  du  tunnel  (7  % 0)  oii  la  vitesse 
sera  réduite  à 34  kilomètres  à l’heure. 

Les  trains  de  marchandises  de  400  tonnes  (machine  non  com- 
prise) seront  remorquées  à la  vitesse  uniforme  de  34  kilomètres 
à l'heure  sur  tout  le  parcours. 

Les  nouvelles  installations,  dans  les  bâtiments  des  machines, 
seront  établies  de  telle  manière  qu’au  besoin  l’état  primitif 
puisse  être  rapidement  rétabli. 

Dans  le  tunnel,  la  canalisation  électrique  doit  être  disposée 
de  telle  façon  qu’elle  puisse  être  transformée  facilement  en 
canalisation  pour  courant  monophasé.  En  outre,  les  câbles 
devront  être  posés  de  façon  à pouvoir  être  rapidement  enlevés 
et  remontés  par  tronçons  en  cas  de  réparations  à effectuer  à la 
voûte  du  tunnel. 

Les  chemins  de  fer  fédéraux  participent  aux  frais  de  la  trac- 
tion électrique  à raison  de  fr.  0,60  pour  chaque  train  par  kilo- 
mètre, en  service  utile;  la  section  Brigue- Iselle  est  estimée  à 
21,9  kilomètres. 

O11  a adopté  le  courant  triphasé  à la  tension  de  3000  volts 
et  à 15  périodes  par  seconde. 

Deux  locomotives  de  la  ligne  de  la  Valteline,  construites  par 
la  société  Brown,  Boveri  et  Cie,  ainsi  que  d’autres  locomotives 
de  réserve,  ont  servi  aux  essais  d’usage  avant  l’ouverture  de 
l’exploitation,  le  1er  juin  1906  (1).  Ces  essais  ont  montré  que  la 
question  de  la  traction  électrique  au  Simplon  demandait  une 
étude  approfondie. 

Ainsi,  les  locomotives  n’ont  pu  traîner  les  400  tonnes  des  trains 
de  marchandises  à la  vitesse  de  34  kilomètres  sur  la  rampe  de 
7 °/oo  à cause  du  patinage  des  roues,  l’adhérence  étant  vraisem- 
blablement insuffisante. 

D’autre  part,  les  trains  de  voyageurs  qui  devaient  marcher 
avec  300  tonnes  à 68  kilomètres  n’ont  pu  atteindre  cette  vitesse. 
Même  quelques-unes  des  locomotives  employées  à ces  essais 
ont  été  mises  hors  service  par  suite  d’avaries  aux  moteurs  (2). 
O11  a tenté  d’expliquer  ces  accidents  de  différentes  façons.  Ainsi, 

(1)  Pour  la  description  de  ces  locomotives,  voir  Locomotives  élec- 
triques pour  le  tunnel  du  Simplon,  Le  Génie  civil,  tome  XLVII1,  n°  19, 
p.  305. 

(2)  Voir  Simplon  tunnel,  Electrotechnischer  Anzeiger,  le  14  juin 
1906,  n°  47,  p.  601. 

IIP  SÉRIE.  T.  X. 


22 


338 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


on  a fait  remarquer  que  le  train  occupant  les  deux  tiers  de  la 
section  du  tunnel,  qui  est  à voie  simple,  agit  à la  manière  d’un 
piston  et  refoule  l’air  en  le  comprimant,  d’où  une  résistance 
supplémentaire  à vaincre.  On  a signalé  aussi  l’influence  de  l’atmo- 
sphère chaude  et  humide  sur  les  isolants  qu  elle  ramollit  et 
recouvre  d’une  buée  plus  ou  moins  conductrice,  ouvrant  la  voie 
aux  courts-circuits,  etc. 

Quoi  qu’il  en  soit  des  difficultés  rencontrées,  la  traction  élec- 
trique est  utilisée  pour  les  trains  de  marchandises  et  les  trains 
omnibus  depuis  le  15  juin.  Seuls  les  trains  express  sont  remor- 
qués provisoirement  par  des  locomotives  à vapeur. 

Il  est  permis  d’espérer  que  l’expérience  habilement  conduite 
ne  tardera  pas  à vaincre  les  derniers  obstacles,  et  nous  serons 
l'interprète  de  tous  ceux  qui  s’intéressent  au  développement  de 
1 electroteclmique  en  souhaitant  à la  société  Brown,  Boveri  et  Cie 
un  définitif  et  brillant  succès.  Ce  sera  la  récompense  bien  méritée 
de  sa  généreuse  et  hardie  entreprise. 

Une  dernière  question  qui  intéresse  le  Simplon  est  celle  de  ses 
voies  d’accès.  A ce  que  nous  en  avons  dit  dans  notre  premier 
article,  nous  ajouterons  ce  renseignement  : 

Le  grand  Conseil  de  Berne  a adopté,  le  27  juin  1906,  le  projet 
de  percement  des  Alpes  bernoises  pour  la  construction  de  la 
ligne  du  Loetschberg,  entre  Frütigen  et  Brigue,  d’une  longueur 
de  58  kilomètres  avec  rampe  maximum  de  27  °/oo  et  à traction 
électrique.  Le  devis  est  estimé  à 88  millions.  De  la  sorte,  Berne 
et  Bâle  seront  reliés  directement  au  Simplon. 

G.  de  Fooz. 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE 


International  Catalogue  of  scientific  Literature,  published 
for  tbe  international  Council  by  the  Royal  Society  ot  London. 
Série  annuelle  de  volumes  in-8°.  — Paris,  Gautbier-Yillars. 

Nous  avons  annoncé  la  première  année  de  ce  Répertoire 
(Revue  ues  Questions  scientifiques,  t.  LVII,  janvier  1905, 
p.  691).  La  seconde  année,  formant,  comme  la  précédente, 
17  volumes,  a paru.  La  troisième  est  en  cours  de  publication. 
Nous  avons  reçu  les  volumes  relatifs  à la  Physicpue,  à la  Minéra- 
logie, à la  Géologie,  à la  Paléontologie  et  à la  Physiologie. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  33g 

Festschrift  Adolph  Wüllner  gewidmet.  Un  volume  grand 
in-8°  de  264  pages.  — Leipzig,  B. -G.  Teubner,  1905. 

Recueil  de  mémoires  scientifiques  dédié  à l’éminent  physicien, 
à l’occasion  de  son  soixante-dixième  anniversaire,  par  ses  col- 
lègues anciens  ou  actuels  à l’Institut  technique  supérieur  d’Aix- 
la-Chapelle.  En  voici  le  contenu  : 

Borehers,  W.,  Considérations  sur  la  simplification  de  l’extrac- 
tion du  cuivre. 

Bredt,  J.,  Étude  sur  la  configuration  dans  l’espace  du  camphre 
et  de  quelques-uns  de  ses  principaux  dérivés. 

Hayenbach,  A.,  Sur  les  spectres  de  bandes. 

Heffter,  L.,  Sur  l’ordonnance  et  la  construction  de  la  géométrie. 

Hertwig,  A.,  Relations  entre  la  symétrie  et  les  déterminants 
dans  quelques  données  de  la  théorie  des  treillis. 

Hinrichsen,  W.  et  Watanabe,  F.,  Sur  la  séparation  de  l’argent 
du  sulfure  en  présence  du  mercure. 

Koch,  K.  R.,  Une  méthode  optique  pour  la  mesure  directe  des 
oscillations  d’entraînement  dans  les  observations  du  pendule. 

Mangoldt,  H.  V.,  Sur  une  lacune  de  la  théorie  des  électrons. 

Schremann,  R.,  Développement  en  série  de  puissances  et 
méthode  des  moindres  carrés. 

Schur,  F.,  Sur  la  composition  des  vitesses. 

Sommerfeld,  A.,  Figures  de  Lissajous  et  effets  de  résonance 
dans  les  oscillations  de  ressorts  hélicoïdaux. 

Wien,  M.,  Une  objection  à la  théorie  de  l’audition  par  réso- 
nance d’après  Helmholtz. 

Wien,  W.,  Sur  l’énergie  des  rayons  cathodiques  comparée 
à celle  des  rayons  Rôntgen  et  secondaires. 

Winkelmann,  A.,  Sur  la  diffusion  de  l’hydrogène  naissant  dans 
le  fer. 

Wüst,  F.,  Contribution  à l’étude  des  alliages  carbonés  du  fer 
à forte  teneur  de  carbone.  V.  S. 

L.  Couturat.  — Les  Principes  des  Mathématiques.  Un  vol.  de 
la  Bibliothèque  de  Philosophie  contemporaine.  — Paris,  Alcan. 

Cet  ouvrage,  inspiré  en  grande  partie  des  Principles  ofmathe- 
matics,  de  M.  Russel,  est  “ une  sorte  d’enquête  sur  l’état  présent 
de  la  philosophie  des  mathématiques  „.  Il  analyse  ou  résume  les 
nombreux  travaux  publiés  depuis  une  douzaine  d’années  sur  les 
fondements  logiques  des  mathématiques,  mais  spécialement 
ceux  qui  ont  été  effectués  par  M.  Peano  et  ses  disciples  au  moyen 
de  la  Logistique  (logique  algorithmique).  Il  aboutit  à cette  con- 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


340 

elusioi),  que  les  mathématiques  sont  entièrement  et  uniquement 
fondées  sur  les  principes  et  les  notions  premières  de  la  logique. 
Cette  thèse  est  opposée  à l’épistémologie  kantienne  (Appendice 
sur  la  Philosophie  des  mathématiques  de  Kant)  ; elle  a donné 
lieu  à de  nombreuses  discussions. 

C.  Guichard.  — Sur  les  Systèmes  triplement  indéterminés 
et  sur  les  Systèmes  triple-orthogonaux.  Un  vol.  petit  in-8° 
de  95  pages  (Collection  Scientia). — Paris,  Gauthier-  Villars,  1905. 

La  collection  Scientia  se  compose,  comme  011  sait,  d'une  série 
de  monographies,  consacrées  à de  nouvelles  acquisitions  de  la 
Science  jouissant,  dans  une  certaine  mesure,  d’une  autonomie 
propre. C’est  ainsi  qu’à  son  tour  M.  C.  Guichard,  dont  011  connaît 
les  belles  contributions  à la  théorie  des  surfaces,  a été  appelé  à 
résumer  ses  récentes  recherches  sur  les  systèmes  triplement 
indéterminés,  dont  l’importance  tient  surtout  à la  formation,  qui 
s’en  déduit,  de  nouveaux  systèmes  triple-orthogonaux.  L’auteur 
retrouve  notamment,  à titre  de  cas  particulier,  les  systèmes  très 
intéressants  de  Ribaucour  (et  non  de  Ribeaucour,  comme  une 
inadvertance  a fait  imprimer  ce  nom  chaque  fois  qu’il  revient 
en  cet  opuscule)  qui  apparaissent  ainsi  sous  un  nouveau  point 
de  vue.  M.  O. 

Ch.  Fassbinder.  — Théorie  et  Pratique  des  approxima- 
tions numériques.  Un  vol.  in-8°  de  91  pages.  — Paris,  Gauthier- 
Villars,  19U6. 

Sommaire.  Ch.  I : Définitions  fondamentales  : erreur  absolue, 
erreur  relative,  nombre  de  chiffres  exacts.  — Ch.  II  : Calculs 
approchés.  Problèmes  du  premier  type  : Connaissant  les  appro- 
ximations de  certains  nombres,  trouver  l’approximation  du  résul- 
tat d’un  calcul  à effectuer  sur  ces  nombres.  — Ch.  III  : Calculs 
approchés.  Problèmes  du  second  type  : Étant  donnés  des  nom- 
bres exacts  ou  susceptibles  d’être  calculés  avec  autant  de 
décimales  que  l’on  veut,  trouver  avec  une  approximation  donnée 
à l’avance  le  résultat  d’un  calcul  effectué  sur  ces  nombres.  — 
Ch.  IV  : Notions  sur  les  opérations  abrégées.  — Ch.  V : Appli- 
cation de  l’algèbre  à la  théorie  des  erreurs.  Ce  chapitre  suppose 
connus  le  calcul  des  dérivées  et  le  théorème  des  accroissements 
finis.  — Nombreux  exercices. 

A.  Arnaudeau.  — Tardes  des  intérêts  composés,  annuités 
et  amortissements  pour  des  taux  variant  de  dixièmes  en  dixièmes 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  341 

et  des  époques  variant  de  100  à 400,  suivant  les  taux.  Un  vol. 
in-8u  de  xi  [15]- 125  pages.  — Paris,  Gauthier- Villars,  1906. 

Ces  nouvelles  tables  d’intérêts  composés  fournissent,  pour 
65  taux  d'intérêt  différents,  les  données  suivantes  : la  valeur  de 

I franc  placé  à intérêts  composés  après  un  certain  nombre  d’an- 
nées ou  de  mois  ; la  valeur  actuelle  de  1 franc  payable  après  un 
certain  nombre  d’années;  la  valeur  actuelle  d’un  certain  nombre 
d’annuités  de  1 franc  payables  à la  fin  de  chaque  année  ; l’an- 
nuité par  laquelle  on  peut  amortir  un  capital  de  1 franc  au  bout 
d’un  certain  nombre  d’années.  Ces  tables  sont  donc  de  nature  à 
rendre  les  mêmes  services  que  les  tables  existantes  ; mais  elles 
présentent  une  particularité  importante.  Au  lieu  de  conserver 
la  graduation  traditionnelle  des  taux  d’intérêt  par  |,  * ou  ^ 
pour  100  (suivant  le  caractère  plus  ou  moins  usuel  des  taux  con- 
sidérés), l’auteur  a adopté  un  intervalle  uniforme  de  pour  100 
pour  tonte  l’échelle  des  taux.  Le  taux  le  plus  bas  des  tables 
étant  0,5  pour  100,  les  suivants  sont  0,6,  0.7  et  ainsi  de  suite, 
sans  aucune  lacune,  jusqu’au  taux  le  plus  élevé,  6,4  pour  100. 

II  résulte  de  cette  uniformité  dans  les  intervalles  que  l’inter- 
polation se  trouve  facilitée  et  qu’on  peut  appliquer  à cet  effet 
la  formule  de  Newton,  en  utilisant  un  ordre  de  différences  en 
rapport  avec  l’approximation  que  l’on  désire  obtenir. 

P.  Duhem.  — I.  Un  Ouvrage  perdu  cité  par  Jordanus  de 
Nemore  : le  Philotechnes . Extrait  de  la  Bibliotheca  Mathema- 
tica,  livraison  du  21  janvier  1905,  pp.  321-325.  — Leipzig, 
B. -G.  Teubner. 

IL  De  l’accélération  produite  par  une  force  constante. 
Notes  pour  servir  à l’histoire  de  la  dynamique.  Extrait  des 
Comptes  rendus  du  IIe  Congrès  international  de  Philosophie, 
pp.  859-915,  7 figures.  — Genève,  H.  Kündig. 

111.  Le  principe  de  Pascal.  Essai  historique.  Extrait  de  la 
Revue  générale  des  Sciences,  livraison  du  15  juillet.  Brochure 
in-8°  de  44  pages,  4 figures.  — Paris,  A.  Colin,  1905. 

I.  Il  existait  vraisemblablement  au  xme  siècle  un  traité  de 
Géométrie,  sans  doute  de  Géométrie  pratique,  intitulé  Philo- 
technes (l’Ami  de  Part),  dont  Jordanus  paraît  revendiquer  la 
paternité.  On  peut  espérer  qu’il  n’est  pas  perdu  et  qu’il  est 
représenté  par  quelqu’une  des  nombreuses  Pradica  Geometrice 
dont  on  possède  le  texte  manuscrit.  Deux  renvois  insérés  par 
Jordanus  en  son  traité  de  Statique  faciliteront  une  identification 
précise  de  cet  écrit. 


342 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


II.  Sommaire  : I.  Les  diverses  explications  de  la  chute  accé- 
lérée des  graves  données  en  l’antiquité  et  au  moyen  âge.  — 
II.  L’origine  de  la  notion  d ’impetus.  — III.  L’accélération  et  la 
dynamique  de  Léonard  de  Vinci  — IV.  Les  théories  dynamiques 
de  Nicolo  Tartaglia.  — V.  Jérôme  Cardan,  Gaspard  Contarini, 
Benedictus  Pererius.  — VI.  L’accélération  résulte  d’une  accu- 
mulation d 'impetus  produits  par  une  force  continue  : Alexandre 
Piccolomini,  Jules-César  Scaliger,  J. -B.  Benedetti.  — VIL  Les 
premières  recherches  de  Galilée.  — VIII.  Les  recherches  ulté- 
rieures de  Galilée.  — IX.  Descartes  et  Beeckmann  montrent 
qu’une  force  constante  produit  un  mouvement  uniformément 
accéléré.  — X.  L’œuvre  de  Pierre  Gassendi.  — Conclusion  : au 
moment  où  la  pensée  de  Gassendi  rejoint  celle  de  Descartes  et 
de  Beeckmann,  le  moment  est  venu  où  cette  loi  : Une  force 
constante  produit  un  mouvement  uniformément  accéléré,  va 
être  universellement  acceptée  : la  Dynamique  nouvelle  est  née. 

Sa  naissance  a été  le  résultat  d’une  évolution  lente,  très  com- 
plexe ; les  quelques  idées  justes  qui  la  composent  se  sont  déga- 
gées très  péniblement  des  notions  fausses  avec  lesquelles  elles 
étaient  confondues;  bien  souvent,  après  être  apparues  un 
moment,  elles  se  sont  voilées  de  nouveau  pendant  une  longue 
durée  ; presque  toujours,  il  est  impossible  de  fixer  avec  précision 
l’instant  où  chacune  d’elles  s’est  manifestée  pour  la  première 
fois  ; presque  toujours,  il  est  vain  de  vouloir  nommer  celui  qui 
en  fut  le  véritable  inventeur.  Il  n’est  guère  de  doctrine  impor- 
tante en  Mécanique  qui  11e  prête  aux  mêmes  remarques. 

III.  Sommaire  : I.  Quelques  extraits  du  Traité  de  l' équilibre 
des  liqueurs.  — II- VII.  influence  du  P.  Marin  Mersenne,  de 
Simon  Stevin,  de  J. -B.  Benedetti,  de  Galilée,  de  Descartes,  de 
Torricelli.  — VIII.  Quel  fut  l’objet  de  Pascal  en  composant  le 
Traité  de  l’équilibre  des  liqueurs  : “ Toutes  les  vérités  qui 
doivent  constituer  l’Hydrostatique  ont  été  découvertes;  mais 
elles  gisent  pêle-mêle  et  sans  rapport  entre  elles,  attendant 
celui  qui  les  ordonnera,  qui  les  reliera  les  unes  aux  autres,  qui, 
de  ces  matériaux  épars,  construira  une  doctrine  logique  et  har- 
monieuse. Pascal  fut  cet  organisateur.  „ 

O ecupse  total  do  sol.  Observaçôes  feitas  pelas  commissôes 
das  Academias  scientificas  dos  Collégios  de  S.  Fiel  e Campolide. 
Une  brochure  grand  in-8°  de  49  pages.  — Lisboa,  Papelaria  La 
Bécarre,  1905. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


343 

ObSERVACIONES  DEL  ECLIPSE  TOTAL  DE  SOL  DEL  30  DE  AGOSTO 

de  1905  Hechas  por  los  Padres  île  la  Compafiia  de  Jésus  en  el 
Colegio  de  Ona.  Une  brochure  grand  in-8°  de  48  pages.  — 
Ona,  1906. 

Résultats  des  observations  faites  par  les  missions  portugaises 
des  collèges  de  la  Compagnie  de  Jésus  d’une  part,  et  par  les 
professeurs  du  collège  d’Ona  d’autre  part,  le  30  août  1905. 
Combinés  avec  les  documents  obtenus  dans  d’autres  stations  et 
dont  la  publication  se  continue  encore,  ils  fourniront  sans  doute 
aux  nombreux  problèmes  de  la  physique  solaire  qui  attendaient 
un  progrès  de  la  récente  éclipse,  des  éléments  de  solution  dignes 
du  soin  consciencieux  mis  à les  préparer  et  à les  publier.  V.  S. 

Jacques  Guillaume.  — Notions  d'Électricité,  son  utilisa- 
tion dans  l’industrie  d’après  les  cours  faits  à la  Fédération 
nationale  des  chauffeurs,  conducteurs,  mécaniciens,  automobi- 
listes de  toutes  industries.  Un  vol.  in-8°  de  ix-351  pages,  avec 
154  figures  dans  le  texte.  — Paris,  Gauthier-Villars. 

Ouvrage  d’ordre  pratique.  Quelques  lois  générales,  très  sim- 
plement exposées,  servent  de  base  théorique.  En  maints  endroits, 
les  développements  donnent  plus  que  ne  promet  le  titre,  et 
seront  bien  accueillis  des  industriels  qui  ont  à discuter  des  devis 
de  constructeurs  électriciens,  ou  sont  amenés  à s’occuper  d’exé- 
cuter ou  d’exploiter  des  installations  de  force  ou  de  lumière. 

G.  de  Metz.  — La  double  Réfraction  accidentelle  dans  les 
liquides.  Un  volume  in-8°  de  99  pages,  n°  26  de  la  collection 
Scientia.  — Paris,  Gauthier-Villars,  1906. 

Essai  de  coordination  logique  des  divers  cas  étudiés  expéri- 
mentalement depuis  un  demi-siècle,  mais  non  encore  reliés  dans 
une  théorie  commune.  L’auteur  a lui-même  exécuté  un  très  grand 
nombre  des  mesures  qui  servent  de  base  à ce  difficile  travail,  et 
il  espère  que  leur  multiplication  permettra  d’arriver  à pénétrer 
mieux  la  constitution  des  colloïdes  en  particulier  et  des  liquides 
en  général.  V.  S. 

Régis  Frilley.  — Les  Procédés  de  commande  a distance  au 
moyen  de  l’électricité.  Un  vol.  in- 16  des  Actualités  scienti- 
fiques; 190  pages,  94  figures.  — Paris,  Gauthier-Villars,  1906. 

L’emploi  d’appareils  électriques  de  commande  à distance 
commence  à se  généraliser  pour  la  manœuvre  des  signaux  dans 
les  chemins  de  fer,  pour  le  pointage  des  canons  à bord  des 
navires,  pour  le  mouvement  des  tourelles,  la  commande  de  la 


344 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


barre  du  gouvernail  et  des  projecteurs,  dans  l’organisation  des 
appareils  télémétriqnes,  etc. 

Sans  entrer  dans  les  détails  de  tontes  ces  applications,  l'auteur 
étudie  les  procédés  qu’elles  mettent  en  œuvre.  Ces  procédés  sont 
eux-mêmes  extrêmement  variés  et,  en  dehors  des  appareils 
servant  directement  à la  commande  à distance  des  électromo- 
teurs, basés  presque  uniquement  sur  l’emploi  d’électro-aimants 
relais  judicieusement  agencés,  ils  utilisent  sous  forme  très  origi- 
nale les  principes  les  plus  différents  de  l’électrotech nique  : 
emploi  des  ponts  de  Wheatstone,  de  l’étincelle  d’induction,  des 
ondes  hertziennes,  etc. 

L’auteur  donne  dans  chaque  cas  un  schéma  des  connexions 
électriques  relatives  au  procédé  étudié. 

E.  James.  — Théorie  et  Puatique  de  l’Horlogerie  à l’usage 
des  horlogers  et  des  Écoles  d'Horlogerie.  Un  vol.  in- 1 6 des 
Actualités  scientifiques,  228  pages,  126  figures.  — Paris,  Gau- 
thier-Vil lars,  1906. 

Exposé  précis,  et  constamment  appuyé  sur  des  exemples 
pratiques,  des  connaissances  de  mécanique,  de  physique  et 
de  cosmographie  directement  applicables  à l’horlogerie. 

Ch  Moureu.  — Notions  fondamentales  de  Chimie  orga- 
nique, deuxième  édition.  Un  vol.  in  8°  de  320  pages.  — Paris, 
Gauthier  Villars,  1906. 

Exposé  des  principales  théories  actuelles  de  la  Chimie  orga- 
nique, et  étude  sommaire  et  1res  générale  des  fonctions  les  plus 
importantes.  Les  étudiants  des  Facultés  des  sciences,  surtout 
ceux  du  cours  du  certificat  P.  C.  N.,  ceux  de  l’Ecole  de  Phar- 
macie, les  élèves  de  l’École  Polytechnique  et  de  l'École  centrale 
trouveront  dans  cet  ouvrage  une  base  solide  pour  leurs  études 
de  Chimie  organique.  Voir  un  compte  rendu  de  la  première 
édition  dans  cette  Revue,  t.  LUI,  avril  1903,  p.  620. 

Sixième  Congrès  International  de  Zoologie.  Berne,  1904.  — 
Compte  rendu  des  séances.  Genève,  1905. 

Ce  volume  de  733  pages,  avec  33  planches  et  51  figures  dans 
le  texte,  renferme  l’ensemble  des  travaux  du  Congrès  de  Berne. 
Son  contenu  est  si  varié,  et  si  considérable  le  nombre  des  com- 
munications et  des  mémoires  qu’il  renferme,  qu’on  ne  peut 
songer  à en  donner  un  résumé  tant  soit  peu  complet.  Bornons- 
nous  à un  coup  d’œil  d’ensemble.  Les  mémoires  sont  écrits  en 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


345 


français,  en  anglais  ou  en  allemand.  Citons  parmi  les  discours 
faits  aux  assemblées  générales,  ceux  de  M.  Edmond  Perrier,  de 
Paris  ; de  M.  Lang,  de  Zurich,  sur  un  précurseur  suisse  de  Dar- 
win, Alexander  Moritzi  ; de  M.  Salensky,  de  St.-Pétersbourg,  sur 
les  dépouilles  du  Mammouth  découvertes  en  1901  à Beresowka  ; 
de  M.  Osborn,  de  New-York,  qui  passe  en  revue  dix  ans  de  pro- 
grès de  la  Paléontologie  des  Mammifères  aux  États-Unis,  et 
illustre  son  récit  de  15  superbes  planches  en  héliogravure,  etc. 

Parmi  les  communications  faites  en  sections,  nous  citerons  les 
suivantes  : Sur  la  Stegomyia  fasciata,  par  Gœldi,  de  Para. 
L’Ours  nain  des  Alpes  grisonnes,  par  S.  Bieler,  de  Lausanne. 
Clupéidés  de  la  mer  Caspienne,  par  Borodine,  de  St-Pétersbourg. 
Un  nouveau  genre  de  Syllidiens,  par  C.  Gravier,  de  Paris.  Obser- 
vations biologiques  sur  les  Fourmis,  par  A.  Forel,  de  Chigny- 
sur-Morges.  Variations  des  papillons,  par  Arnold  Pictet,  de 
Genève.  Investigations  zoogéographiques  (avec  2 planches  colo- 
riées), par  O.  Kleinschmidt,  de  Volkmaritz,  etc.  L’ensemble  donne 
une  haute  idée  de  l’importance  de  ce  Congrès.  L.  Navas,  S.  J. 

H.  Stichel  et  H.  Riffarth.  — Das  Tierreich.  22e  livraison. 
Lepidopterci.  Heliconiidœ,  xv-29ü  pages  avec  50  gravures. 
— Berlin,  Friedlânder  und  Solm,  octobre  1905. 

Bas  Tierreich  est  l’œuvre  collective  d’un  groupe  nombreux 
de  naturalistes  distingués.  Les  vingt-trois  livraisons  qui  ont  paru 
contiennent,  sur  les  branches  les  plus  diverses  de  la  zoologie, 
d'excellentes  monographies;  nous  signalons,  en  particulier,  la 
22e  qui  est  consacrée  aux  Heliconides,  famille  de  papillons  à 
ailes  supérieures  allongées,  à antennes  grêles  et  à belles  et 
vives  couleurs. 

Une  bibliographie  très  riche  et  un  tableau  systématique  des 
formes  décrites  ouvrent  l’ouvrage.  La  bibliographie  est  indiquée 
dans  chaque  section  et  pour  chaque  forme.  Les  descriptions  sont 
très  complètes;  elles  sont  rédigées  en  allemand.  Des  clefs  syn- 
optiques conduisent  avec  sûreté  à la  détermination  et  les  indica- 
tions les  plus  précises  de  la  localité  ou  patrie  suivent  toujours 
les  descriptions. 

Pour  plusieurs  espèces,  on  décrit  un  bon  nombre  de  formes. 
On  suit  la  nomenclature  trinomiale  lorsqu’il  y a lieu,  en  com- 
mençant par  des  minuscules  tous  les  noms  techniques  de  caté- 
gorie inférieure  à celle  des  genres.  Ainsi  on  écrit  : Heliccmius 
cyrbia  venus,  H.  cyrbia  juno,  au  lieu  de  : Heliconius  cyrbia 
Venus,  H.  Cyrbia  Juno.  etc.  La  tautologie  Heliconius  cyrbia 


346  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


cyrbia,  par  exemple,  Heliconius  gradatus  gradcitiis,  etc.,  voulue 
par  plusieurs  auteurs  modernes,  nous  plaît  peu.  L.  Navas,  S.  J. 

H.  Schouteden.  — État  indépendant  du  Congo.  Annales  du 
Musée  du  Congo.  Faune  entomologique  de  l'Afrique  tropi- 
cale. Tome  1.  Fascicule  II.  Rhynchota  aethiopica.  II.  Arminae 
et  Tessaratominae.  277  pages  avec  tables  et  3 planches  en  cou- 
leur. — Bruxelles,  juin  1905. 

L’auteur  étudie  avec  sa  compétence  bien  connue  une  partie 
de  la  faune  hémiptérologique  de  l’Afrique  tropicale.  Il  a eu  le 
soin  de  donner  la  clé  dichotomique  des  espèces  pour  chaque 
genre  qu’il  comprend  dans  son  mémoire.  De  chaque  espèce  il 
présente  une  description  latine  très  complète  ; il  y ajoute,  le 
plus  souvent  en  français,  les  renseignements  complémentaires. 
La  synonymie  accompagne  toujours  les  différentes  sections. 

De  nombreuses  figures  très  utiles  et  très  soignées,  intercalées 
dans  le  texte,  et  trois  planches  lithographiées  hors  texte,  font  de 
cette  publication  une  des  plus  riches  que  nous  connaissions.  L.  N. 

Dr  Alph.  Dubois.  — État  indépendant  du  Congo.  Annales 
du  Musée  du  Congo.  Zoologie.  Série  IV.  Remarques  sur  l’Or- 
nithologie de  l’État  indépendant  du  Congo,  suivies  d’une  liste 
des  espèces  recueillies  jusqu’ici  dans  cet  État. Tome  I.  Fascicule  I, 
iii-3G  pages  avec  12  planches  en  photochromie.  — Bruxelles, 
novembre  1905. 

Fascicule  initial  des  études  ornithologiques  sur  la  belle  et 
riche  faune  congolaise.  L’auteur  y présente  la  description,  la 
synonymie  et  l’habitat  d'un  grand  nombre  d’espèces,  dont  plu- 
sieurs nouvelles,  par  exemple  Barbatula  rubigularis  Dub., 
Francolinus  Nahani,  etc.,  et  d’autres  récemment  décrites.  Dans 
le  genre  Turacus,  il  donne  la  clé  analytique  de  toutes  les 
espèces  et  variétés  connues  (25  en  tout),  en  supposant  vraisem- 
blable qu’on  en  trouvera  d’autres  au  Congo  que  les  huit  obser- 
vées jusqu’à  présent. 

Le  mémoire  se  termine  par  une  liste  de  483  oiseaux  congolais  ; 
c’est  peu,  sans  doute,  comparé  à la  réalité,  mais  c’est  beaucoup 
si  l’on  tient  compte  que  l’auteur  s’est  borné,  en  dressant  ce  cata- 
logue, aux  espèces  conservées  au  Musée  de  l’État  indépendant, 
à Tervueren,  au  Musée  royal  d’Histoire  naturelle  de  Belgique, 
et  à celles  qui  lui  ont  passé  par  les  mains  et  de  provenance  cer- 
taine. 

Les  douze  planches  en  photochromie  sont  superbes.  Elles 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


347 


représentent  16  espèces,  dont  quelques-unes  en  grandeur  natu- 
relle, avec  leurs  couleurs  propres  et  dans  un  cadre  vraiment 
artistique.  Nous  félicitons  l’auteur  de  ce  mémoire  et  les  artistes 
qui  l’ont  aidé  à réaliser  cette  œuvre  de  science  et  d'art.  L.  N. 

É.  De  Wildeman.  — État  indépendant  du  Congo.  Annales 
du  Musée  du  Congo.  Études  de  Systématique  et  de  Géographie 
botaniques  sur  la  Flore  du  bas  et  du  moyen  Congo.  Vol.  I. 
Fasc.  III  (pages  1-111  et  233-346;  planches  xliv-lxxiii).  — Bru- 
xelles, mars  1906. 

C’est  le  dernier  fascicule  du  premier  volume  de  la  série  V 
consacrée  à la  Botanique.  Publication  superbe,  qui  fait  le  plus 
grand  honneur  à l’État  qui  la  soutient,  et  à notre  savant  col- 
laborateur, M.  É.  De  Wildeman. 

Il  énumère  les  plantes  de  l'herbier  du  Congo  qui  se  trouvent 
au  Jardin  botanique  de  l’État,  à Bruxelles,  et  décrit  de  nom- 
breuses espèces,  voire  des  genres  nouveaux.  La  description  est 
sobre,  mais  précise,  suffisante  et  faite  de  main  de  maître. 

Dans  son  Introduction,  M.  De  Wildeman  s’abstient  de  porter 
un  jugement  définitif  sur  la  valeur  des  espèces  qu'il  mentionne. 
Faute  d'exemplaires  et  de  formes  de  transition,  il  a préféré,  et 
nous  sommes  pleinement  de  son  a vis, délimiter  les  formes  actuelles 
comme  espèces  distinctes,  même  au  risque  de  devoir  les  réunir 
plus  tard,  que  de  synthétiser  trop  hâtivement.  “ S’il  est,  en  effet, 
possible  de  ramener  ultérieurement  une  espèce  secondaire  bien 
décrite  à un  type  primaire  définitivement  établi,  il  devient  fré- 
quemment impossible  de  morceler,  quand  le  besoin  s’en  fait 
sentir,  une  espèce  synthétique  constituée  d’éléments  disparates 
non  spécifiés.  „ 

Les  73  planches  lithographiées  qui  accompagnent  le  texte, 
représentent  quelques-unes  des  espèces  nouvelles  décrites.  Leur 
exécution  est  parfaite  ; les  organes  principaux  : feuilles,  fleurs, 
fruits,  graines,  ovaires,  etc.,  sont  admirablement  figurés.  L.  N. 

Nathan  Banks.  — A Révision  of  the  neartic  Hemerobiidœ, 
Trans.  Am.  Ent.  Soc.  Décembre  1905.  In-8°,  30  pages  avec 
3 planches. 

Ouvrage  d’intérêt  général,  même  pour  les  entomologistes 
d’Europe,  car  cinq  au  moins  de  nos  espèces  se  trouvent  aussi 
dans  l’Amérique  septentrionale.  Il  est  basé  surtout  sur  la  col- 
lection de  M.  Banks,  riche  en  Névroptères  néartiques. 

Après  quelques  renseignements  généraux  sur  cette  famille  si 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


348 


intéressante,  l'auteur  la  divise  en  trois  sous-familles,  qu’il 
nomme  Dilarinæ,  Sisyrinœ  et  Hemerobünœ,  se  servant  de  la 
terminaison  inœ,  que  plusieurs  entomologistes  consacrent,  en 
effet,  aux  sous-familles,  d’autres  la  réservant  aux  tribus. 

Dans  cette  division  s’introduit  une  nouveauté  : l'auteur  fait 
rentrer  les  Dilar  dans  la  famille  des  Hémérobides,  dont  ils 
avaient  été  séparés  depuis  longtemps  par  Hagen  pour  former 
une  famille  autonome,  et  avec  raison,  à notre  avis.  Le  groupe 
des  Dilar,  quoique  très  restreint  et  analogue,  dans  son  ensemble, 
aux  Hémérobides,  s’en  écarte  cependant  beaucoup  par  la  forme 
des  antennes  pectinées  chez  les  mâles,  la  présence  d’un  long 
oviscapte  chez  les  femelles,  la  structure  des  ailes,  la  forme  du 
prothorax,  etc.  Si  l’on  veut  partager  les  Dilarides,  je  trouverais 
très  naturelle  la  division  de  la  famille  des  Hémérobides  en  deux 
tribus,  les  Sisyrines  et  les  Hémérobines. 

Les  Sisyrines  sont  distribués  dans  les  genres  Polystœchotes, 
Lomamyia  (genre  nouveau, avec  désinence  qu’il  eût  fallu  éviter, 
étant  donné  qu’on  l’emploie  pour  quelques  genres  de  Diptères, 
en  lui  préférant  Lomamia),  Climacia  et  Sisyra. 

A son  tour  les  Hémérobines  sont  partagés  dans  les  six  genres 
suivants  : Megalomus,  Sympherobius  (nov.  gen.),  Boriomyia 
(nov.  gen.),  ( Boriomici  eût  été  préférable  pour  la  raison  donnée 
plus  haut).  Hemerobius.  Psectra  et  Micromus,  dont  deux  nou- 
veaux à cause  de  la  division  du  genre  primitif  Hemerobius  de 
Linné  en  trois  : Hemerobius,  Sympherobius  et  Boriomyia.  Tous 
trois  peuvent  s’étendre  aux  espèces  européennes.  Ainsi  le  genre 
Hemerobius  s.  str.  comprend  les  espèces  : humuli,  micans, 
atrifrons,  nitidulus,  stigma,  limbatellus,  hdescens,  orotypus  ; 
le  Boriomyia  : concinnus,  4-fasciatus,  subnebulosus,  nervosus  ; 
le  Sympherobius  : elegans,  parvulus,  inconspicuus.  Le  genre 
Hemerobius  reste  le  plus  nombreux,  comprenant  treize  espèces 
néartiques,  dont  deux  aux  moins,  humuli  et  marginatus,  sont 
fréquentes  en  Europe. 

Je  ne  puis  que  souscrire  à l’idée  très  sage,  à mon  avis,  de 
conserver  le  nom  d’Hémérobides,  que  quelques  auteurs  donnent 
aux  Chrysopides,  changeant  ainsi  une  pratique  consacrée  par 
l’usage  ; d’où  la  nécessité  de  rayer  le  nom  générique  Chrysopa 
et  le  nom  de  famille  Chrysopides.  En  voulant  pousser  à l’excès 
la  rigueur,  on  risque  d’engendrer  la  confusion.  Il  vaut  mieux, 
nous  semble-t-il,  conserver  séparées  aussi  par  le  nom  les  deux 
familles  des  Hémérobides  et  des  Chrysopides,  conformément  à 
l’usage  le  plus  courant.  L’auteur  avait  déjà  fait  la  révision  des 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


349 

Chrysopides  néartiques  ; la  révision  des  Héinérobides  en  est  la 
suite  la  plus  heureuse.  L.  N. 

A.  Da  Cunha  — L’Année  technique  1905.  Un  vol.  in-8"  de 
232  pages,  106  figures  ; préface  de  A.  Dastre.  — Paris,  Gau- 
thier-Villars,  1905. 

Ce  volume  nous  offre  le  tableau  des  principales  applications 
de  la  science  au  cours  de  l’année  écoulée.  C’est,  dans  le  domaine 
des  arts  industriels  les  plus  importants,  une  sorte  de  revue  des 
progrès  accomplis.  Le  premier  chapitre  est  consacré  aux  nou- 
veautés en  construction  et  architecture  : le  nouveau  pont  sus- 
pendu de  Williamsbourg,  qui  réunit  New-York  à Brooklyn  à 
travers  l’East-River  ; les  grands  barrages  de  Barossa  en  Austra- 
lie et  d’Ithaca  aux  Etats-Unis  ; les  perfectionnements  récemment 
adoptés  pour  permettre  le  transbordement  des  voyageurs  ou  le 
transport  des  charges  ; la  description  de  l’outillage  employé 
à la  construction  du  Métropolitain  de  Paris,  etc.  Les  chapitres 
suivants  sont  consacrés  à la  technologie  générale,  aux  moyens 
de  transport  et  plus  particulièrement  aux  chemins  de  fer. 

Albert  Granger.  — La  Céramique  industrielle.  Chimie. 
Technologie.  Un  vol.  de  la  Bibliothèque  technologique,  644  pages, 
179  figures.  — Paris,  Gautliier-Villars,  1905. 

L’auteur  a réuni  en  ce  volume  toutes  les  données  définissant 
l’état  actuel  de  l’industrie  de  la  Céramique.  L’ouvrage  s’ouvre 
par  l’étude  détaillée  des  matières  premières  et  des  généralités. 
Ce  n’est  qu’après  avoir  décrit  les  substances  employées  dans  la 
composition  des  pâtes,  glaçures  et  colorants,  les  méthodes  à 
suivre  pour  constituer  une  pâte,  les  appareils  servant  à la 
façonner,  les  fours  destinés  à la  cuire,  que  l'auteur  aborde  l’étude 
détaillée  de  la  fabrication  des  terres  cuites,  produits  réfractaires, 
faïences  diverses,  grès  et  porcelaines,  en  se  bornant  aux  pro- 
cédés suivis  le  plus  généralement.  Les  travaux  récents  sur  la 
composition  des  argiles,  la  dilatation  des  pâtes,  les  méthodes 
d’essai  des  matériaux,  etc.,  sont  cités  et  analysés,  de  sorte  que 
le  lecteur  trouvera,  en  même  temps  que  les  détails  de  la  pratique 
industrielle,  le  résumé  des  tentatives  faites  par  les  hommes  de 
science  pour  améliorer  les  fabrications  céramiques.  Un  soin 
tout  particulier  a été  donné  à la  bibliographie.  Un  lexique  en 
trois  langues  (anglais,  allemand,  français)  donne  la  concordance 
de  quelques  termes  techniques  dont  l’explication  est  difficile  à 
trouver  dans  les  dictionnaires. 


35o 


REV  U K DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


X Rocques.  — Les  Industries  de  la  conservation  des  ali- 
ments. Préfaces  par  P.  Brouardel  et  A.  Muntz.  Un  vol.  grand 
in-8°  de  506  pages.  — Paris,  Gautliier-Villars,  1906. 

Le  but  de  l’auteur  est  de  réunir  les  données  que  nous  possé- 
dons actuellement  sur  la  conservation  des  aliments,  de  rappeler 
les  travaux  scientifiques  qui  ont  donné  naissance  et  servent  de 
bases  aux  industries  correspondantes  et  d’exposer  la  pratique 
rationnelle  de  ces  industries. 

H.  Astruc.  — Le  Vinaigre.  Un  vol.  petit  in-8°  de  YEncyclo 
pédie  scientifique  des  Aide-Mémoire,  163  pages,  16  figures.  — 
Paris.  Gautliier-Villars. 

Théorie  technique  de  la  fabrication  du  vinaigre  : la  matière 
première,  la  fabrication  tant  au  point  de  vue  chimique  qu’au 
point  de  vue  pratique,  l’installation  et  l’aménagement  des  locaux, 
les  différents  appareils  et  procédés,  leur  conduite,  le  produit 
fabriqué,  ses  traitements,  ses  maladies,  sa  composition,  ses 
essais,  la  recherche  de  ses  adultérations,  sont  successivement 
passés  en  revue  et  minutieusement  étudiés. 

L.  Grillet.  — La  Législation  des  accidents  du  travail.  Un 
vol.  petit  in-8°  de  P Encyclopédie  scientifique  des  Aide-Mémoire, 
200  |>ages.  — Paris,  Gautliier-Villars. 

Ce  vade-mecum  sera  très  utile  aux  ingénieurs,  chefs  d’indus- 
trie, secrétaires  de  syndicats,  assureurs,  juges  même  qui  y 
trouveront  l’exposé  clair  de  la  législation  française  en  matière 
d’accidents  du  travail,  et  de  l’état  actuel  de  la  jurisprudence. 

Dr  C.  M E.  Dubruel,  Médecin-Major  des  troupes  coloniales. 
Le  Béribéri.  Un  vol.  in-8°  de  157  pages,  avec  figures  dans  le 
texte.  — Paris,  Baillière,  1905. 

Ouvrage  honoré  d'une  médaille  d’or  par  la  Faculté  de  Méde- 
cine de  Bordeaux  (Prix  de  Médecine  coloniale  et  d’Etndes 
exotiques).  L’auteur  y rassemble  les  matériaux  épars  dans  les 
ouvrages  et  les  revues  étrangères  difficiles  à consulter  et,  s’ai- 
dant de  sa  propre  expérience,  expose  et  discute  les  théories  très 
nombreuses  émises  sur  la  nature  du  béribéri.  Voici  un  résumé 
de  la  table  des  matières  : Historique.  Domaine  géographique. 
Pathogénie.  Anatomie  pathologique.  Causes  prédisposantes. 
Symptomatologie.  Formes  cliniques.  Diagnostic.  Pronostic.  Pro- 
phylaxie. Traitement.  Observations.  Conclusions.  Lme  liste  biblio- 
graphique comprenant  78  nos  (ouvrages  séparés,  articles  de 
Revue)  termine  cette  excellente  monographie. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


35 1 

James  Forbes.  — L’Église  catholique  au  xixe  siècle 
(1800-1900),  2e  édition.  Un  vol.  in- 16  de  287  pages.  — Paris, 
Lethielleux. 

Ce  volume  réunit  quelques  conférences  données  à Paris,  à 
St- Philippe  du  Roule,  à St-François-Xavier,  etc.  L’auteur  y 
expose  le  développement  de  l’Église  catholique  au  xixe  siècle. 

Après  un  coup  d’œil  d’ensemhle,  il  étudie  tour  à tour  la  marche 
de  l’Église,  au  cours  du  siècle  passé,  en  Allemagne,  aux  États- 
Unis,  en  Angleterre,  en  France.  Tableaux  hautement  instructifs 
et  bien  faits  pour  relever  les  âmes  que  les  tribulations  de  l’heure 
présente  tendraient  à abattre.  Études  documentées,  pleines  de 
chiffres  éloquents,  où  se  retrouve  la  manière  toute  positive, 
un  peu  britannique,  de  J.  Forbes. 

Les  pages  sur  la  France  sont  particulièrement  intéressantes. 
L’auteur  y met  à nu  la  situation  de  son  pays  au  point  de  vue 
religieux,  et  suggère  les  remèdes  qu’elle  lui  paraît  comporter. 

F.  Turmel.  — Histoire  de  la  Théologie  positive,  du  Concile 
de  Trente  au  Concile  du  Vatican.  Un  vol.  in-8°  de  xiv-440  p. — 
Paris,  Beauchesne,  1906. 

Ce  volume  fait  suite  à l 'Histoire  de  la  Théologie  positive 
jusqu'au  Concile  de  Trente,  du  même  auteur;  il  en  a toutes  les 
qualités  de  clarté,  d’ordre  et  d’érudition.  Le  plan  et  la  méthode 
sont  restés  identiques  ; toutefois  l’abondance  des  matières  a 
fait  remettre  à plus  tard  l’étude  des  mystères,  des  sacrements 
et  de  la  grâce  : l’auteur  se  borne  ici  au  mouvement  théologique 
relatif  au  dogme  de  l’Église  (règle  de  foi  — Église  — Papauté). 
Nous  souhaitons  vivement  le  prochain  achèvement  d'une  œuvre 
éminemment  utile  et  très  méritante.  E.  H. 

P.  Vallet.  — Les  Fondements  de  la  connaissance  et  de  la 
croyance,  examen  critique  du  Néo-Kantisme.  Un  vol.  in-8°  de 
xii-486  pages.  — Paris,  P.  Lethielleux. 

Exposé  et  discussion  des  “ principaux  problèmes  philoso- 
phiques et  théologiques  à la  double  lumière  de  la  raison  et  de 
la  foi  et  au  point  de  vue  des  besoins  de  la  pensée  contempo- 
raine „ (Préface,  p.  xii).  Première  partie  : Les  fondements  de  la 
connaissance.  Le  problème  de  la  certitude.  La  connaissance 
sensible.  La  connaissance  intellectuelle.  L’absolu.  La  substance. 
La  cause.  Connaissance  de  l’univers.  Connaissance  de  l’âme. 
Connaissance  de  Dieu.  — Seconde  partie  : Fondements  de  la 
croyance.  La  Foi.  Les  dogmes.  L’apologétique. 


352 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


J. -B.  Ferreres,  S.  J.  — La  Mort  réelle  et  la  Mort  appa- 
rente et  leurs  rapports  avec  l’administration  des  sacrements... 
Traduction  française  sur  la  3me  édition  espagnole  par  le  Rév. 
Dr  J. -B.  Genisse,  avec  notes  et  appendices  du  même.  Un  vol. 
in-8°  de  466-xvi  pages.  — Paris,  G.  Beauchesne,  1906. 

L’opuscule  du  R.  P.  Ferreres  s’adresse  aux  prêtres  et  aux 
médecins;  l’importance  du  sujet  est  manifeste  et  l’exposé  en 
est  excellent.  Le  Rév.  Dr  Genisse  en  a triplé  les  dimensions  en 
ajoutant  à sa  traduction  une  préface  (5-22),  des  notes  et  des 
appendices  (159-466),  sur  l’incertitude  des  signes  ordinaires  de 
la  mort,  la  persistance  de  la  vie  après  le  dernier  soupir,  la 
fréquence  des  inhumations  précipitées  et  les  moyens  à employer 
pour  échapper  au  danger  d’être  enterré  vivant. 


JOSEPH-MARIE  DE  TILLY 

(.1837-1906) 


Le  4 août  1906,  la  Belgique  a perdu  l’un  de  ses  plus 
nobles  enfants,  le  lieutenant-général  Joseph-Marie  De 
Tilly,  membre  de  l’Académie  royale  de  Belgique  et  de  la 
Société  scientifique  de  Bruxelles,  dont  les  écrits  sur  les 
principes  de  la  géométrie  et  de  la  mécanique  resteront, 
croyons-nous,  dans  le  domaine  de  la  philosophie  scienti- 
fique, l’une  des  œuvres  les  plus  remarquables  du  xixe  siècle. 

Nous  avons  publié  autrefois  dans  la  Revue  des  Ques- 
tions scientifiques  (2e  série,  t.  VII.  pp.  584-595),  une 
Notice  sur  les  recherches  de  M.  De  Tilly  en  Métagéométrie. 
Nous  donnons  plus  bas  le  discours  que  nous  avons  pro- 
noncé, le  7 août  dernier,  aux  funérailles  de  M.  De  Tilly 
et  où  nous  avons  reproduit,  en  les  complétant,  plusieurs 
de  nos  appréciations  antérieures  sur  ses  travaux. 

Voici  les  dates  principales  de  la  carrière  militaire  de 
M.  De  Tilly.  Né  à Ypres,  le  16  août  1837,  il  a été  suc- 
cessivement élève  ( 1 853- 1 858),  répétiteur  (1864-1868), 
professeur  (1868-1877)  à l’Ecole  militaire  ; directeur  de 
l’arsenal  de  construction  d’Anvers  (1879-1889);  et  enfin 
commandant  et  directeur  des  études  a l’École  militaire 
(26  décembre  1889-26  décembre  1899).  H sut  y faire 
régner  l’ordre  et  la  discipline  d’une  manière  plus  absolue 
qu’à  aucune  période  antérieure  et  il  y éleva  le  niveau  des 
études  scientifiques. 

Le  26  décembre  1899,  M.  De  Tilly  fut  nommé  pré- 

IIIe  SÉRIE.  T.  X.  25 


334 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


si  dent  du  comité  d’études  de  la  position  d’Anvers  etain  si 
éloigné  de  l’Ecole  militaire.  Tout  le  inonde  regarda  cette 
nomination  comme  une  destitution  déguisée  ; et  quand 
M.  De  Tilly  eut  été  mis  à la  pension,  avant  l’âge,  en  1900, 
cette  mesure  suscita,  à la  Chambre  des  Représentants, 
un  long  débat  qui  mit  aux  prises,  comme  on  l’a  dit,  la 
science  militaire  et  la  bureaucratie  militaire.  L’ordre  du 
jour,  voté  par  la  Chambre,  donna  raison  à la  science. 

M.  De  Tilly  avait  gravi  peu  à peu  tous  les  échelons  de 
la  hiérarchie  militaire,  depuis  le  grade  de  sous-lieutenant 
d’artillerie  jusqu’à  celui  de  lieutenant-général. 

Il  avait  été  nommé  successivement  chevalier,  officier, 
commandeur,  grand  officier  de  l’ordre  de  Léopold  (novem- 
bre 1899).  Il  était  décoré  de  plusieurs  ordres  étrangers. 

Nous  faisons  connaître  plus  bas  les  étapes  principales 
de  la  vie  scientifique  de  M.  De  Tilly.  Il  était  membre 
depuis  longtemps  de  la  Société  royale  des  Sciences  de 
Liège,  de  la  Société  des  Sciences  physiques  et  naturelles 
de  Bordeaux,  dans  les  Recueils  de  laquelle  il  a publié  un 
de  ses  principaux  ouvrages,  Y Essai  de  1878. 

Il  faisait  partie  de  la  Commission  de  l’Observatoire  et 
du  Conseil  d’administration  de  la  Bibliothèque  royale, 
etc.,  etc. 

La  santé  de  M.  De  Tilly  avait  été  assez  chancelante 
pendant  les  hivers  de  1904-1905,  1905-1906,  qu’il  dut 
passer  dans  le  Midi  ; néanmoins  il  put  présider  les  sessions 
de  la  Société  scientifique  de  Bruxelles  d’octobre  1904  à 
Mons,  de  mai  1905  et  d’octobre  1905  à Bruxelles.  Au 
printemps  de  1906,  il  semblait  avoir  repris  son  ancienne 
vigueur,  mais  une  affection  cardiaque  l’enleva  à l’affection 
de  sa  famille  et  de  ses  amis,  après  quelques  jours  de 
maladie,  le  4 août  1906.  La  veille,  il  avait  reçu  les  der- 
niers secours  de  la  religion  qu’il  avait  toujours  pratiquée 
sans  bravade  et  sans  peur. 

Ses  funérailles  eurent  un  caractère  très  simple  : il  avait 
refusé  les  honneurs  militaires.  Le  service  funèbre  eut  lieu 


JOSEPH-MARIE  DE  TILLY. 


355 

le  mardi  7 août,  à 1 1 heures,  en  l’église  des  SS.  Jean  et 
Nicolas  à Schaerbeek  et  l’inhumation,  immédiatement 
après,  au  cimetière  de  Laeken.  M.  le  colonel  Maffei  et 
M.  Salkin,  professeur  émérite  à l’Ecole  militaire,  l’un  à 
la  maison  mortuaire,  l’autre  au  cimetière,  prononcèrent 
des  allocutions  émues  où  ils  dirent,  en  termes  d’une 
grande  élévation,  à quel  point  M.  De  Tilly  fut,  dans  sa 
vie  privée,  l’ami  fidèle  et  dévoué  de  ceux  qui  avaient 
mérité  son  affection,  dans  sa  vie  publique,  l’homme  du 
devoir  absolu,  sans  faiblesse  et  sans  compromission. 

Voici  le  discours  où,  à la  maison  mortuaire  aussi,  nous 
avons  essayé  d’apprécier  sa  carrière  scientifique. 

Messieurs, 

L’homme  éminent  dont  nous  pleurons  la  perte  a fait 
partie  de  l’Académie  royale  de  Belgique  depuis  1870,  de 
la  Société  scientifique  de  Bruxelles  depuis  1876,  du  Con- 
seil de  perfectionnement  de  l’enseignement  moyen  depuis 

1891 . 

Au  nom  de  ces  corps  savants,  auxquels  il  était  si  dévoué, 
permettez-moi  de  lui  adresser  un  dernier  adieu  et,  comme 
collègue,  comme  ami,  comme  disciple,  d’esquisser  sa  belle 
et  féconde  carrière  scientifique. 

Elle  se  divise  en  quatre  périodes  presque  égales  dont 
chacune  est  marquée  par  une  œuvre  d’une  valeur  scienti- 
fique et  philosophique  durable. 

Joseph-Marie  De  Tilly,  né  à Ypres  en  1837,  entre 
à l’Ecole  militaire  à seize  ans,  en  1 85 3 , pour  en  sortir 
comme  sous-lieutenant  d’artillerie  en  1 858  ; il  fait  partie 
de  l’armée  active  jusqu’en  1864,  époque  où  il  est  nommé 
répétiteur  à l’Ecole  militaire  ; il  occupe  ces  fonctions  jus- 
qu’en 1868. 

C’est  pendant  ces  dix  années  d’une  laborieuse  jeunesse 
(1 858- 1868)  que  De  Tilly  pose  les  bases  de  ses  travaux 
géométriques.  Dès  1860,  à vingt-trois  ans,  il  publie  ses 


356 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Recherches  sur  les  Éléments  de  géométrie,  où  il  signale 
toutes  les  imperfections  et  les  lacunes  du  traité  deLegendre. 
Dans  ce  premier  écrit,  il  donne  déjà  des  preuves  d’un 
vrai  esprit  critique  à propos  des  questions  difficiles  qui 
se  présentent  au  début  de  la  science  de  l’espace  et,  en 
particulier,  à propos  du  postulatum  d’Euclide. 

Peu  de  temps  après,  il  fait  cette  découverte  capitale 
que  l’on  peut  établir  un  système  complet  et  rigoureux  de 
géométrie  sans  recourir  ni  au  postulatum  d’Euclide,  ni  à 
aucun  autre  équivalent.  Sans  sortir  de  la  géométrie  plane, 
il  retrouve  par  une  voie  personnelle,  tous  les  résultats 
fondamentaux  de  Lobatchefsky  et  de  Bolyai.  Mais  il  va 
plus  loin  qu’eux  ; le  premier,  il  écrit  une  cinématique,  une 
statique  et  une  dynamique  non  euclidiennes.  Ces  recherches 
furent  présentées  à l’Académie  royale  de  Belgique,  le 
1er  août  1868,  sous  le  titre  d 'Études  de  Mécanique  abstraite. 

La  seconde  période  de  la  carrière  scientifique  de  De 
Tilly  s’étend  de  1868  à 1878.  C’est  alors  que  son  activité 
scientifique  devient  le  plus  intense.  Pendant  ces  dix 
années,  il  publie  plus  de  cinquante  notes  ou  mémoires  sur 
les  sujets  les  plus  variés  de  mathématiques  pures  ou  appli- 
quées. Il  avait  été  nommé  professeur  à l’Ecole  militaire 
en  1868.  La  Classe  des  sciences  de  l’Académie  royale 
l’avait  appelé  dans  son  sein  comme  correspondant  en  1870. 
Dès  1872,  elle  le  charge  de  faire  le  Rapport  sècidaire  sur 
les  b avaux  de  l' Académie.  Ce  rapport,  d’une  lumineuse 
concision,  est  une  belle  page  d’histoire  scientifique;  mais 
il  n’est  rien  en  regard  de  l’œuvre  capitale  de  De  Tilly 
pendant  cette  seconde  période  de  sa  vie,  je  veux  dire  son 
Essai  sur  les  principes  fondamentaux  de  la  Géométrie  et 
de  la  Mécanique  (1878).  Dans  ce  remarquable  ouvrage, 
c’est  directement  que  De  Tilly  attaque  et  expose  d’une 
manière  complète  les  principes  de  la  science  de  l’espace. 
Reprenant  à son  insu  une  idée  de  Cauchy,  dont  on  a d’ail- 
leurs retrouvé  le  germe  chez  Leibniz,  il  fonde  toute  la 
géométrie  sur  la  notion  d’intervalle  ou  de  distance  de 


JOSEPH-MARIE  DE  TILLY. 


35 7 


deux  points.  Cette  notion  première  irréductible,  il  l’ana- 
lyse avec  une  sagacité  et  une  rigueur  magistrales,  et  il  en 
fait  sortir  successivement  la  géométrie  de  Riemann,  la 
géométrie  de  Lobatchefsky  et  enfin  celle  d’Euclide.  Dans 
son  livre,  De  Tilly  soumet  aussi  a.  sa  critique  pénétrante 
les  principes  de  la  mécanique,  mais  en  les  considérant 
seulement  dans  l’espace  euclidien. 

La  troisième  période  de  la  carrière  de  De  Tilly  est  une 
période  d’activité  professionnelle  et  de  recueillement 
scientifique.  Déchargé  en  1877  de  ses  fonctions  de  pro- 
fesseur à l’Ecole  militaire,  il  fut  nommé  en  187g  directeur 
de  l’arsenal  de  construction  militaire  d’Anvers  et  occupa 
ce  poste  pendant  dix  ans.  Malgré  son  écrasante  besogne, 
il  parvient  à publier,  entre  autres  travaux,  une  étude 
originale  d’analyse  sur  les  équations  linéaires  (1887).  La 
Classe  des  sciences  de  l’Académie  l’avait  nommé  membre 
effectif  en  1878  ; il  en  fut  élu  Directeur  et  nommé  Pré- 
sident de  l’Académie  entière  pour  l’année  1887.  A la  séance 
solennelle  de  décembre  1887,  il  prononça  un  discours 
extrêmement  remarquable  sur  les  Notions  de  force , d'accé- 
lération et  d'énergie.  C’est  une  refonte  du  dernier  chapitre 
de  l’essai  de  1878,  où  se  trouve,  à côté  d’une  critique 
approfondie  des  principes  de  la  mécanique,  une  vraie 
découverte  philosophique  : De  Tilly  y expose,  en  effet, 
une  solution  simple  et  naturelle  du  problème  de  la  con- 
ciliation du  déterminisme  avec  le  libre  arbitre  ; simple 
et  naturelle,  bien  entendu,  pour  ceux  qui  connaissent  la 
mécanique  rationnelle. 

La  quatrième  période  comprend  exactement  les  dix 
années  suivantes,  du  26  décembre  1889  au  26  décembre 
1899,  pendant  lesquelles  De  Tilly  est  Commandant  et  en 
même  temps  Directeur  des  études  à l'École  militaire.  En 
1891,  il  succède  à Liagre  comme  membre  du  Conseil  de 
perfectionnement  moyen  et  y acquiert  bientôt  la  plus 
légitime  influence.  En  1897  et  1899,  il  fait  paraître  deux 
éditions  successives  d’une  brochure  substantielle  sur  les 


358 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


examens  d’admission  en  mathématiques  à l’École  mili- 
taire : cet  opuscule  méthodologique  contient  des  indica- 
tions vraiment  précieuses  pour  les  professeurs  de  mathé- 
matiques qui  s’intéressent  au  progrès  de  l’enseignement. 

De  Tilly  a publié  pendant  cette  période  de  sa  vie  un 
mémoire  scientifique  qui  est  le  couronnement  de  son 
œuvre  géométrique  et  où  il  s’est  vraiment  surpassé  lui- 
même  : je  veux  parler  de  son  Essai  de  Géométrie  ana- 
lytique générale  (1892).  Il  y montre  que  toute  la  géo- 
métrie se  réduit  en  dernière  analyse  à une  seule  relation 
entre  n 2 points  si  l’espace  est  à n dimensions  ; entre 
5 points  par  conséquent,  pour  notre  espace  expérimental 
à trois  dimensions.  Cette  relation  n’est  pas  arbitraire, 
elle  est  soumise  à une  condition  nécessaire  et  suffisante, 
dite  condition  des  six  points , qu’il  détermine.  Il  faut  lire 
dans  le  mémoire  même,  la  plume  à la  main,  comment 
l’auteur  déduit  de  la  relation  fondamentale  les  trois  géo- 
métries euclidienne,  lobatchefskienne,  riemannienne,  sans 
recourir  à aucune  autre  notion  que  celle  de  distance. 

Après  1899,  De  Tilly  a complété  plusieurs  de  ses 
recherches  sur  la  géométrie  ou  la  mécanique,  mais  selon 
lui,  sans  y ajouter  rien  d’essentiel,  sauf,  ce  nous  semble, 
dans  quelques  pages  sur  le  triangle  isoscèle  ; il  y résout 
à fond  une  difficulté  qui  n’existe  vraiment  qu’en  géométrie 
plane,  et  que  les  philosophes  ont  appelée,  en  géométrie 
solide,  le  paradoxe  de  Kant  sur  l’équivalence  des  objets 
symétriques. 

d’elle  est  l’œuvre  scientifique  et  philosophique  de  De 
Tilly  : il  a étudié  trois  fois  d’une  manière  originale  et  de 
plus  en  plus  approfondie  la  question  des  premiers  prin- 
cipes de  la  science  de  l’espace  ; vingt-cinq  ans  avant  les 
mathématiciens  philosophes  italiens,  il  a établi  d’une 
manière  solide  cette  vérité  capitale  : la  géométrie  est  la 
physique  mathématique  des  distances  ; — le  premier, 
presque  le  seid.  il  a créé  la  mécanique  non  euclidienne  ; — 
par  une  voie  plus  simple  et  plus  naturelle  que  Boussinesq, 


JOSEPH-MARIE  DE  TILLY.  35g 

il  a donné  une  solution  du  problème  de  la  conciliation 
du  déterminisme  avec  le  libre  arbitre. 

Celte  œuvre  de  De  Tilly  a-t-elle  été  appréciée  dans  son 
pays  comme  elle  méritait  de  l’être  ? Nous  n’oserions 
l’affirmer  : les  géomètres  la  trouvaient  trop  philosophique, 
les  philosophes  ne  pouvaient  la  comprendre  parce  qu’elle 
était  trop  mathématique.  A cette  heure  des  suprêmes 
séparations,  qu’il  nous  soit  permis  à nous  au  moins,  son 
disciple  et  souvent  le  confident  de  ses  pensées,  dans  ce 
domaine  de  la  philosophie  scientifique,  de  dire  hautement 
que  nous  regardons  les  travaux  de  De  Tilly,  en  géométrie 
et  en  mécanique  non  euclidiennes,  comme  appartenant 
à la  partie  impérissable  de  la  science. 

Mais  ce  n’est  pas  là  toute  l’œuvre  de  De  Tilly.  Homme 
du  devoir,  il  savait  que,  comme  officier  d’artillerie,  il 
devait  être  un  technicien  et  il  le  fut.  En  réalité,  ce  sont 
ses  heures  de  loisir  seules  qu’il  a données  à la  science 
pure  ou  philosophique.  Dans  ses  heures  de  travail  profes- 
sionnel, qui  sont  les  plus  nombreuses,  il  consacre  toutes 
les  ressources  de  son  esprit  aiguisé  par  ses  recherches 
spéculatives  aux  problèmes  de  mécanique  appliquée  et 
d’art  militaire  qu’il  est  de  son  devoir  d’approfondir  et  de 
résoudre.  C’est  ainsi  qu’en  vingt  ans,  de  1 863  à i883,  je 
trouve  dans  la  liste  de  ses  écrits  plus  de  vingt  notes, 
mémoires  ou  ouvrages  sur  les  sciences  appliquées  : sur 
l’appréciation  des  distances  en  artillerie  ( 1 863)  ; cours  de 
mécanique  (1866,  1868);  deux  cours  d’artillerie  f 1 867, 
1872-1878);  sur  le  frottement  de  glissement  (1870)  ; sur 
le  roulement  (1871)  ; sur  la  balistique  appliquée  f 1872)  ; 
sur  le  mouvement  d’un  solide  (1873*1874)  ; sur  la  simili- 
tude mécanique  ( 1 873- 1 874)  ; balistique  extérieure  ( 1 874)  ; 
balistique  intérieure  (1875)  ; sur  les  levers  du  matériel 
d’artillerie  (1875)  ; sur  des  questions  de  balistique  (1876)  ; 
sur  le  cerclage  des  canons  (1876)  ; sur  la  rotation  des 
projectiles  (1877)  ; sur  des  engrenages  à embrayage  auto- 


36o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


matique  (1878)  ; sur  la  résistance  de  l’air  dans  le  tir  des 
projectiles  (i883). 

Sa  compétence  en  mécanique  pure  et  appliquée  était 
universellement  reconnue  par  ses  confrères  de  l’Académie, 
delà  Société  scientifique  et  du  Conseil  de  perfectionnement. 
Il  était  chargé  de  tous  les  rapports  relatifs  à cette  partie 
de  la  science,  ou  y touchant  de  près  ou  de  loin.  Avec 
quelle  conscience  ne  s’acquittait-il  pas  de  cette  tâche 
souvent  ingrate  de  rapporteur  ! Je  pourrais  citer  tel  travail 
récent  de  mécanique  dont  l’examen  lui  a coûté  une  grande 
partie  de  ses  loisirs  pendant  près  d’un  an.  Mais  aussi, 
grâce  à l’active  collaboration  d’un  rapporteur  aussi  con- 
sciencieux, l’auteur  a pu  transformer  son  mémoire  et  le 
rendre  inattaquable.  Trente  ans  auparavant,  De  Tilly 
avait  ainsi  complété  et  précisé  un  mémoire  de  Genocchi 
sur  les  Eulériennes.  Tel  livre  soumis  au  Conseil  de  per- 
fectionnement de  l’enseignement  moyen  est  devenu  un 
bon  manuel,  parce  que  l’auteur  a pu  le  remanier  d’après 
une  critique  minutieuse  et  détaillée  que  De  Tilly,  avec 
sa  bienveillance  accoutumée,  avait  bien  voulu  en  faire. 

Il  avait  des  idées  vraiment  élevées  sur  le  rôle  de  l’en- 
seignement scientifique,  soit  dans  les  athénées  et  collèges, 
comme  le  prouvent  son  opuscule  de  1897-1899  et  maints 
articles  originaux  de  méthodologie  mathématique,  soit 
dans  les  écoles  techniques  et,  en  particulier,  à l’École 
militaire.  Comme  Brialmont,  comme  Liagre,  comme 
Nerenburger,  il  appartenait  à cette  élite,  qui  pendant  les 
fécondes  années  de  leurs  études  supérieures  ont  senti  leur 
intelligence  se  développer  et  s’épanouir  sous  l’influence 
d’un  haut  enseignement  scientifique.  Ils  ont  eu  conscience 
de  leur  valeur  personnelle  en  luttant  de  toutes  leurs  forces 
contre  les  difficultés  des  mathématiques  transcendantes, 
des  sciences  physiques  et  de  leurs  applications  exposées 
scientifiquement.  Aussi  ont-ils  tous  voulu  que  les  jeunes 
générations  qui  doivent  passer  à l’École  militaire  pussent 
s’abreuver  à leur  tour  à ces  sources  fécondes  du  savoir. 


JOSEPH-MARIE  DE  TILLY. 


36 1 


De  Tilly  a lutté  dans  des  conditions  difficiles  pour  le 
maintien  de  ces  hautes  traditions  à l’Ecole  militaire  et  il 
y a réussi,  mais  au  prix  de  bien  rudes  épreuves.  Ce  n'est 
ni  le  lieu  ni  le  moment  de  les  rappeler  ; mais  puisque  j’ai 
l’honneur  de  parler  ici  au  nom  de  l’Académie,  je  serais 
infidèle  au  mandat  quelle  a bien  voulu  me  confier,  si  je 
ne  disais  pas  que  la  Classe  des  sciences  a fait  tout  ce 
quelle  a pu  pour  en  adoucir  l’amertume.  Dans  sa  séance 
du  6 janvier  1900  qui  a suivi  l’éloignement  de  De  Tilly 
de  cette  Ecole  militaire  à laquelle  il  avait  donné  le  meil- 
leur de  sa  vie,  elle  l’a  élu  à l’unanimité  son  Directeur 
pour  la  seconde  fois. 

La  Société  scientifique  de  Bruxelles  s’honore  aussi  d’avoir 
compté  De  Tilly  parmi  ses  membres  pendant  trente  ans. 
Il  a fait  partie  de  son  Conseil  chaque  fois  que  ses  occupa- 
tions professionnelles  le  lui  ont  permis  ; il  en  a été  vice- 
président  trois  fois  (1876-1877,  1903-1904,  1904-1905) 
et  président  pendant  l’année  écoulée,  1905-1906.  Nous 
étions  fiers  de  compter  dans  nos  rangs  un  savant  aussi 
profond  et  aussi  original,  qui  partageait  nos  convictions 
religieuses,  philosophiques  et  scientifiques. 

Par  la  dignité  de  sa  vie,  par  la  noblesse  de  son  carac- 
tère, par  son  scrupuleux  amour  du  devoir,  par  la  sûreté 
de  son  amitié,  De  Tilly  s’était  acquis  l’estime  et  l’affection 
de  tous  ceux  qui  avaient  pu  le  connaître  intimement. 
A l’Académie,  à la  Société  scientifique  de  Bruxelles,  au 
Conseil  de  perfectionnement  de  l’enseignement  moyen,  il 
ne  comptait  que  des  amis.  En  leur  nom  à tous,  je  lui 
adresse  le  suprême  Au  revoir  de  l’espérance  chrétienne, 
là-haut,  dans  le  royaume  de  la  Lumière  sans  ombre,  de 
la  Justice  sans  défaillance. 


P.  Mansion, 

membre  de  V Académie  royale  de  Belgique. 


LA  CHRONOLOGIE 


DES 


ÉPOQUES  GLACIAIRES 

ET 


L'ANCIENNETÉ  DE  L’HOMME 


La  notion  de  l’ancienne  extension  des  glaces  en  Europe 
est  aujourd’hui  devenue  si  courante,  qu’on  a de  la  peine 
à se  figurer  que  son  introduction  dans  la  science  soit 
encore  bien  loin  d’avoir  un  siècle  de  date.  C’est  en  1 8 1 5 
que  l’idée  en  est  venue,  par  simple  intuition,  à un  modeste 
guide  alpin,  Perraudin,  et  Venetz.  qui  ne  reçut  pas  sans 
surprise  la  confidence  de  cette  conception,  dut  la  mûrir 
quelque  temps  avant  de  se  décidera  s’en  faire  le  champion. 
Il  fallut  ensuite,  pour  amener  le  triomphe  de  cette  nou- 
veauté, les  etforts  successifs  des  Charpentier,  des  Agassiz, 
des  Desor,  ec  la  lumière  ne  parut  faite  que  quand,  il  y a 
une  cinquantaine  d’années,  Alphonse  Favre  se  fut  trouvé 
en  mesure  de  définir  avec  précision  le  territoire  que  les 
glaces  alpines  avaient  occupé.  Encore  cette  démonstration 
ne  fut-elle  pas  de  suite  acceptée  par  tous.  Ceux  qui,  de 
1860  à 1 865 , fréquentaient  les  cours  de  l’Ecole  des  Mines, 
se  souviennent  encore  de  l’incrédulité,  pour  ne  pas  dire 
de  l’irritation,  que  provoquait,  chez  l'illustre  auteur  de 
la  théorie  des  soulèvements,  toute  allusion  aux  glaciers 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES.  363 


quaternaires.  Il  admettait  volontiers  de  grands  cata- 
clysmes diluviens,  distinguant  même  un  diluvium  Scandi- 
nave et  un  diluvium  alpin  ; mais  pour  lui,  tout  cela  était 
l’œuvre  de  violents  cours  d’eau,  et  il  ne  fallait  pas  lui 
parler  de  glaciers.  Quand,  en  1870,  la  Société  géologique 
de  France  tint  une  réunion  en  Savoie,  sous  la  direc- 
tion d'Alphonse  Favre,  qui  fit  exprès,  durant  toute  une 
journée,  de  promener  les  excursionnistes  au  milieu  des 
anciennes  moraines  et  des  rochers  polis,  on  pouvait  encore 
entendre  grommeler,  parmi  les  groupes,  quelques  attardés 
de  la  vieille  école,  qui  s’obstinaient  à ne  pas  ouvrir  leurs 
yeux  à la  lumière. 

Combien  les  choses  sont  changées  depuis  lors,  et  qui 
donc  aujourd’hui  voudrait  contester  l’ancienne  extension 
des  glaces,  en  dehors  de  quelques  fantaisistes  que  la  con- 
tradiction amuse,  ou  de  faiseurs  de  systèmes,  dont  les 
conceptions  a priori  se  trouvent  dérangées  par  les  faits 
devant  lesquels  s’inclinent  tous  les  observateurs  de  bonne 
foi  ? 

Donc  il  ne  s’agit  plus  maintenant  de  prouver  que  les 
glaces  ont  occupé  d’immenses  territoires,  non  seulement 
autour  des  Alpes,  où  elles  couvraient  i5o  000  kilomètres 
carrés,  contre  4000  quelles  occupent  aujourd’hui,  mais 
aussi  autour  des  Pyrénées,  des  cimes  du  Massif  Central, 
des  Vosges  et  des  Carpathes,  tout  comme  elles  rayon- 
naient, sur  des  millions  de  kilomètres  carrés,  de  part  et 
d’autre  de  la  Scandinavie  ainsi  que  de  la  région  lauren- 
tienne  de  l’Amérique.  Il  ne  s'agit  même  plus  de  définir 
avec  précision  les  limites  atteintes  par  cette  extension.  A 
mesure  qu’on  s’appliquait  à cette  tâche,  il  a bien  fallu 
reconnaître  qu’il  y avait  moraines  et  moraines  ; qu’entre 
deux  dépôts  morainiques  d’ancienne  date,  il  pouvait  exis- 
ter, sous  le  rapport  de  la  constitution  comme  sous  celui 
de  la  situation  mutuelle,  autant  de  différence  qu’en  pou- 
vait présenter  une  moraine  quaternaire,  relativement  à 
un  dépôt  glaciaire  s’accomplissant  sous  nos  yeux.  La 


364 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


preuve  fut  bientôt  faite,  non  seulement  que  l’extension 
quaternaire  avait  présenté  des  oscillations,  au  moins  com- 
parables à celles  qui,  de  nos  jours,  font  tantôt  avancer, 
tantôt  reculer  les  lobes  de  glaces  ; mais  que,  parmi  ces 
oscillations,  il  s’en  trouvait  d’une  telle  ampleur  que  par- 
fois, entre  deux  périodes  de  progression,  le  terrain  avait 
dû  se  trouver  au  moins  aussi  libre  de  glaces  qu’il  l’est 
aujourd’hui.  En  résumé,  ce  n’est  pas  à une  époque  glaciaire 
unique  qu’on  avait  affaire,  mais  à plusieurs , séparées  par 
des  stades  interglaciaires , et  dont  la  succession  a dû 
embrasser  un  énorme  intervalle  de  temps.  Mais  alors, 
combien  doit-on  reconnaître  de  ces  époques  ? 

Au  début,  dans  le  massif  alpin,  on  en  a clairement  dis- 
tingué deux.  Les  dépôts  de  la  plus  récente  formaient, 
bien  en  avant  des  glaciers  actuels,  une  ligne  de  moraines 
encore  très  fraîche,  sinon  continue,  du  moins  facile  à 
reconstituer  dans  son  ancien  contour,  et  dont  les  maté- 
riaux n’avaient  subi  aucune  altération  sensible.  On  y recon- 
naissait encore,  sans  difficulté,  une  boue  glaciaire  grisâtre, 
empâtant  des  blocs  de  toute  dimension,  dont  beaucoup  à 
contours  anguleux,  en  même  temps  que  plusieurs  mon- 
traient des  rayures  caractéristiques.  A cause  de  leur 
situation,  à moindre  distance  des  glaciers  du  temps  pré- 
sent, ces  moraines  furent  appelées  moraines  internes. 

Mais,  en  dehors  du  territoire  quelles  occupaient,  les 
yeux  des  glaciéristes,  désormais  façonnés  à ce  genre  de 
recherches,  apprirent  bientôt  à reconnaître,  épars  çà  et 
là,  des  lambeaux  de  cailloutis  assez  analogues  aux  pré- 
cédents. Les  éléments,  il  est  vrai,  en  étaient  sensiblement 
altérés,  par  suite  d’une  plus  longue  exposition  à l’influence 
des  agents  atmosphériques.  La  surface,  bien  moins  irré- 
gulière, avait  perdu  les  caractères  habituels  du  paysage 
morainique.  Mais  la  nature  et  la  disposition  des  maté- 
riaux plaidaient  pour  une  origine  glaciaire.  D’ailleurs,  là 
ou  ces  dépôts  entraient  en  contact  avec  les  moraines 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES.  365 


internes,  on  voyait  celles-ci  raviner  très  nettement  les 
dépôts  plus  altérés.  Ces  derniers  représentaient  donc  un 
état  glaciaire  plus  ancien,  qui  s’était  étendu  en  surface 
plus  loin  que  l’autre,  à une  époque  où  la  topographie  de 
la  contrée  différait  beaucoup  de  ce  quelle  est  aujourd’hui. 
Ils  appartenaient  à une  chaîne  de  moraines  externes, 
chaîne  aujourd’hui  morcelée  par  le  travail  des  cours  d’eau, 
en  même  temps  qu’oblitérée  par  la  longue  action  des 
agents  météoriques,  mais  suffisamment  nette  pour  qu’on 
pût  affirmer  une  première  extension  des  glaces. 

Plus  d’une  fois  d’ailleurs,  entre  les  moraines  internes 
et  la  chaîne  externe,  on  voyait  apparaître,  ravinant  la 
dernière,  mais  recouvertes  par  les  premières,  soit  de 
vraies  alluvions  fluviales  avec  débris  de  grands  pachy- 
dermes ou  de  rhinocéros,  soit  des  dépôts  de  lignites,  où 
les  restes  végétaux  trahissaient  une  température  très 
clémente.  Il  y avait  donc  eu,  entre  la  première  et  la 
seconde  époque  glaciaire,  une  vraie  période  inter  glaciaire , 
durant  laquelle  les  vallées  de  la  Suisse,  auparavant  en- 
fouies sous  un  épais  manteau  glacé,  avaient  dû  être  déga- 
gées jusqu’au  cœur  même  du  massif.  Des  constatations 
analogues  étaient  aussi  faites  en  Amérique,  où  l’on  appre- 
nait à distinguer  le  vrai  drift  glaciaire,  avec  sa  topogra- 
phie morainique  si  bien  accentuée,  d’un  drift  atténué , 
capable  de  s’étendre  jusqu’à  des  centaines  de  kilomètres 
en  avant  de  l’autre.  Ce  drift  atténué  représentait  ce  que 
l’érosion  et  l’altération  atmosphérique  avaient  bien  voulu 
laisser  subsister,  parmi  les  dépôts  d’une  première  invasion 
glaciaire  qui,  comme  celle  d’Europe,  avait  couvert  plus 
d’espace  que  la  seconde. 

Ce  premier  point  une  fois  acquis,  la  poursuite  des  levés 
géologiques  de  détail  mit  les  observateurs  dans  la  néces- 
sité d’opérer,  en  chaque  point,  la  séparation  des  dépôts 
respectivement  attribuables  aux  deux  époques.  Ce  travail, 
entrepris  pour  les  Alpes  orientales  par  M.  Penck,  le 


366 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


savant  professeur  de  l’Université  de  Vienne  (1),  le  con- 
duisit dès  i883,  non  pas  seulement  à soupçonner,  mais  à 
établir  par  des  faits,  que  le  nombre  des  extensions  gla- 
ciaires devait  être  porté  à trois  (2),  sans  préjudice  des 
oscillations  de  moindre  importance  que  chacune  d’elles 
avait  pu  traverser.  Les  moraines  internes  continuant  à 
jalonner  la  troisième  invasion,  tandis  que  les  moraines 
externes  correspondaient  à la  seconde,  les  traces  de  la 
première  se  trouvaient  dans  des  cailloutis  très  altérés, 
occupant  des  plateaux,  où  ils  formaient  des  lambeaux  de 
nappes,  tandis  que  les  moraines  internes  et  externes  appa- 
raissaient surtout  sous  forme  de  terrasses  aux  flancs  des 
vallées  actuelles.  A ce  moment  d’ailleurs,  à la  notion  des 
moraines  proprement  dites  commençait  à se  joindre,  et 
cela,  grâce  surtout  à M.  Penck,  la  considération  des 
cailloutis  fluvio- glaciaires,  dont  il  convient  maintenant  de 
dire  un  mot,  car  elle  a introduit  des  facilités  particulières 
dans  l’étude  d’un  problème  dont  à eux  seuls  les  dépôts 
morainiques  n’auraient  pas  suffi  à fournir  la  solution,  à 
cause  de  la  facilité  avec  laquelle  leurs  éléments  s’oblitèrent 
dans  le  cours  des  temps. 

Lorsque  le  climat  d’une  région  montagneuse  est  assez 
stable  pour  que  les  glaciers  du  massîf  ne  subissent  pas 
de  variations  notables,  l’extrémité  libre  de  chacun  d’eux 
s’arrête  à une  certaine  position  moyenne,  de  part  et 
d’autre  de  laquelle  elle  n’exécute  que  de  faibles  oscilla- 
tions. Or  la  glace  ne  cesse  de  charrier  des  matériaux, 
amenés  à sa  surface  par  les  avalanches,  et  quelle  trans- 
porte lentement,  soit  sur  ses  bords  et  à sa  surface,  sous 
forme  de  moraines  latérales  et  médianes,  soit  sur  son 
fond,  à titre  de  boue  morainique  et  de  graviers  sous- 
glaciaires. 

Arrivés  à la  fin  de  leur  course,  tous  ces  matériaux 

(1)  Aujourd’hui  transféré  à l’Université  de  Berlin,  où  il  a recueilli  la  suc- 
cession du  baron  de  Richthofen. 

(2)  Die  Vergletscherung  der  deutschen  Alpen. 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES. 


tombent  en  avant  du  glacier,  et  construisent  une  moraine 
terminale  ou  frontale,  qui  entoure  en  arc  de  cercle  l’extré- 
mité libre  du  lobe  de  glace,  et  fait  face  à l’aval  par  un 
talus,  dont  l’inclinaison  est  celle  que  la  pesanteur  assigne 
à un  mélange  de  boue  et  de  blocs  de  diverses  grosseurs. 
A chaque  instant,  une  portion  de  ce  talus  s’éboule, 
sous  le  poids  de  quelque  grosse  pierre  ou  sous  l’action  de 
la  pluie.  En  même  temps,  la  fusion  de  la  glace  engendre 
des  ruisseaux  qui  sillonnent  le  talus  et  en  accroissent  l’in- 
stabilité. Avant  de  parvenir  au  torrent,  qui  constituera 
l’émissaire  unique  du  glacier,  chacun  de  ces  ruisseaux 
entraîne,  pour  les  déposer  un  peu  plus  bas,  quelques-uns 
des  matériaux  de  la  moraine,  la  boue  d’abord,  les  pierres 
ensuite.  Tout  cela  donne  naissance  à des  cailloutis,  dont 
l’allure  s’approche  de  plus  en  plus  de  celle  des  alluvions 
torrentielles,  à mesure  qu’on  s’éloigne  de  la  moraine  qui 
en  a fourni  les  éléments.  Ceux-ci,  d’abord  anguleux  et 
dispersés  sans  ordre  dans  une  boue  glaciaire,  s’arron- 
dissent et  se  classent  peu  à peu  selon  leur  grosseur,  perdant 
leurs  rayures  et  finissant  par  se  stratifier  régulièrement. 

Ainsi  l’appareil  terminal  d’un  glacier  stationnaire  est 
un  amas  plus  ou  moins  large,  en  forme  de  demi-cercle, 
tournant  sa  convexité  vers  l’aval,  et  passant  insensible- 
ment de  l’état  de  moraine  franche  à celui  d’alluvion  tor- 
rentielle. A son  contact  avec  la  glace,  le  mélange  des 
éléments  est  tout  à fait  confus,  et  comme  chaque  oscilla- 
tion secondaire  du  glacier  amène  sa  charge  de  matériaux, 
tantôt  en  un  point,  tantôt  à droite  ou  à gauche  de  l’amas 
déjà  constitué,  tous  ces  apports  successifs  donnent,  à la 
surface  de  la  moraine  frontale,  l’aspect  chaotique  qui 
caractérise  le  paysage  morainique.  C’est  un  enchevêtre- 
ment capricieux  d’éminences  de  hauteurs  inégales,  inter- 
ceptant entre  elles  des  espaces  où  l’écoulement  de  l’eau 
ne  peut  plus  se  faire,  et  qui,  au  début,  abritent  autant 
de  mares  ou  d’étangs. 

Mais,  quand  on  descend,  tout  se  régularise,  la  surface 


368  . 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


cesse  d’être  indécise,  et  la  vraie  moraine  fait  place  à un 
cailloutis  fluvio- glaciaire.  C’est  ce  que  les  Allemands  ont 
coutume  de  désigner  sous  le  nom  de  Schotter. 

Maintenant,  que  le  climat  vienne  à changer,  en  s’adou- 
cissant, assez  vite  pour  que  la  retraite  du  lobe  de  glace 
soit  rapide,  il  restera,  dans  la  vallée  que  celle-ci  occupait, 
d’abord  une  dépression  en  amont,  à l’endroit  où  station- 
nait la  glace  ; et  cette  dépression  aura  toutes  chances  de 
se  transformer  en  un  lac,  le  poids  du  lobe  de  glace  sta- 
tionnaire ayant  dû,  à la  longue,  entraîner  un  certain 
approfondissement.  Ensuite  on  observera,  dominant  cette 
cuvette,  un  amphithéâtre  franchement  morainique,  con- 
cave du  côté  de  la  dépression,  et  passant  insensiblement, 
dans  la  direction  opposée,  à un  cailloutis  fluvio-glaciaire. 
Ce  cailloutis  aura  un  développement  d’autant  plus  grand 
en  longueur,  que  la  moraine  d'où  il  dérive  était  elle-même 
plus  considérable  ; et  les  oscillations  secondaires  que  subis- 
sait l’extrémité  libre  de  la  glace  se  traduiront  par  une 
véritable  indentation  de  la  moraine  franche  dans  des  cail- 
loutis mixtes,  le  dépôt  morainique  débordant  ceux-ci  dans 
les  périodes  de  crue,  et  se  laissant  envahir  par  eux  dans 
les  phases  de  décrue. 

Il  n’est  donc  plus  nécessaire,  pour  affirmer  la  présence 
d’un  ancien  glacier,  de  retrouver  une  vraie  moraine, 
exclusivement  composée  de  blocs  anguleux  dans  une  boue 
sans  stratification.  La  preuve  en  sera  tout  aussi  bien 
fournie  par  un  cailloutis  fluvio-glaciaire,  qu’un  œil  exercé 
saura  toujours  distinguer  d’une  alluvion  exclusivement 
formée  dans  l’eau  courante.  C’est  par  l’étude  méthodique 
des  cailloutis  que  M.  Penck  était  arrivé  à.  distinguer  trois 
phases  glaciaires  dans  les  Alpes  allemandes,  et,  dans  la 
même  année  1 883 , il  montrait  que  ces  trois  phases  pou- 
vaient également  être  discernées  dans  la  région  sous- 
pyrénéenne. 

Mais  ce  n’était  là  qu’un  premier  aperçu,  qu’une  nou- 
velle étude  de  détail  allait  encore  compliquer.  En  1887, 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES. 


la  section  de  Breslau  de  l’Association  des  alpinistes  alle- 
mands et  autrichiens  avait  mis  au  concours  l’étude  des 
anciens  dépôts  glaciaires  dans  les  Alpes  autrichiennes. 
M.  Penck  était  tout  indiqué  pour  cette  tâche,  à laquelle 
s’associa  d’abord  M.  von  Bôhm.  Ensuite  le  savant  pro- 
fesseur de  Vienne,  encouragé  par  la  société  de  Breslau, 
qui  promettait  son  concours  pour  la  publication  des  résul- 
tats, résolut  d’étendre  l’exploration  au  massif  alpin  tout 
entier,  en  s'assurant,  pour  la  Suisse,  la  coopération  de 
M.  le  professeur  Ed.  Brückner,  de  l’Université  de  Berne  ( 1). 

Il  ne  s’agissait  plus  cette  fois  d’un  coup  d’œil  d’en- 
semble, destiné  à fixer  les  grands  traits  du  phénomène, 
mais  bien  d'une  minutieuse  enquête,  en  vue  de  définir,  en 
chaque  point  de  l’avant-pays  alpin,  ce  qui  pouvait  revenir 
en  propre  à chacune  des  grandes  extensions.  La  surface 
à étudier  était  considérable,  les  cailloutis  fluvio-glaciaires 
de  la  principale  invasion  pouvant  être  suivis  depuis  le 
cœur  de  la  chaîne  jusqu’aux  approches  mêmes  du  Danube, 
dans  la  région  d’Ulm. 

Au  cours  de  ses  explorations,  M.  Penck  fut  surpris  de 
l’allure  singulière  que  semblaient  affecter  les  cailloutis 
plus  anciens  aux  alentours  du  Lac  de  Constance.  Partout 
ailleurs,  il  les  avait  vus  former  sur  les  plateaux  une  nappe, 
doucement  et  régulièrement  inclinée  vers  le  nord.  Le  mor- 
cellement que  leur  infligeaient  les  vallées  actuelles,  décou- 
pées dans  leur  masse,  n’empêchait  pas  de  raccorder  entre 
eux  les  divers  lambeaux,  et  d’y  suivre  sans  trouble  les 
étapes  de  cette  descente  progressive  vers  le  Danube. 

Or,  les  environs  du  Lac  de  Constance  semblaient  don- 
ner à cette  régularité  d’allures  un  démenti  formel.  Les 
lambeaux  reconnus  offraient,  les  uns  par  rapport  aux 
autres,  d’inexplicables  différences  d’altitude.  En  cherchant 
à les  raccorder,  on  trouvait  que  parfois  le  plongement 


fl)  Depuis  lors,  M.  Brückner  a accepté  la  chaire  de  Géographie  h l’Univer- 
sité de  Halle  sur  Saale,  qu’il  a récemment  quittée  pour  celle  de  Vienne. 

III»  SÉRIE.  T.  X.  24 


370  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

paraissait  se  faire  en  sens  inverse,  c’est-à-dire  vers  les 
Alpes.  Un  moment  M.  Penck  se  demanda  si,  postérieure- 
ment à la  formation  de  la  nappe  caillouteuse,  il  ne  s’était 
pas  produit,  à titre  de  dernier  écho  du  soulèvement  alpin, 
une  déformation  qui  eût  entraîné  des  ondulations  dans 
cette  nappe.  Mais  des  mesures  de  précision  firent  écarter 
cette  hypothèse,  en  montrant  qu’il  eût  fallu  imaginer  tout 
un  ensemble  de  dislocations  capricieuses,  le  plongement, 
absolument  irrégulier,  paraissant  se  faire,  tantôt  dans  un 
sens,  tantôt  dans  un  autre  quelconque. 

Enlin,  au  commencement  de  1898,  la  lumière  vint 
éclairer  ce  chaos.  Un  jour,  dans  une  excursion  heureuse- 
ment combinée,  M.  Penck  vit  nettement  devant  lui  deux 
nappes  de  cailloutis,  occupant  des  altitudes  differentes,  et 
dont  chacune  se  reliait  visiblement  vers  l’amont  à un  dépôt 
dont  l’origine  fluvio-glaciaire  ne  pouvait  être  méconnue. 
Armé  de  cette  découverte,  il  s’appliqua  à faire,  dans  toute 
la  région,  la  part  qui  revenait  à chacune  des  deux  nappes, 
appuyant  ses  observations  sur  des  mesures  d’altitude 
poussées  jusqu’à  une  approximation  d’un  mètre.  Il  eut 
ainsi  la  satisfaction  de  reconnaître  qu’une  lois  ce  départ 
effectué,  toutes  les  irrégularités  disparaissaient,  chacune 
des  deux  nappes  montrant,  vers  le  nord,  une  inclinaison 
très  régulière,  et  ses  différents  lambeaux  se  raccordant 
entre  eux  aussi  bien  qu’on  pouvait  le  souhaiter. 

Désormais  il  était  permis  de  regarder  comme  prouvé 
qu’il  s’était  produit  quatre  extensions  glaciaires  au  lieu 
de  trois  ! Bientôt  les  Alpes  orientales,  dans  les  régions 
de  PInn,  de  la  Salzach  et  de  l’Enns,  vérifiaient  à leur  tour 
cette  conclusion,  pendant  qu’en  Suisse  M.  Brtickner  réus- 
sissait à reconnaître  les  quatre  extensions  signalées  par 
M.  Penck. 

Voici  donc  l’état  actuel  de  la  question,  tel  qu’il  est 
résumé  dans  la  belle  publication,  entreprise  sous  les 
auspices  de  la  section  des  alpinistes  de  Breslau  et  qui, 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES.  37 1 

commencée  en  1901,  en  est  actuellement  à sa  huitième 
livraison  ( 1)  : 

Les  quatre  espèces  de  cailloutis  fluvio-glaciaires  du 
massif  alpin  se  divisent  en  deux  séries  bien  distinctes. 

Ceux  de  la  première  s’observent  toujours  sur  les  pla- 
teaux qui  séparent  les  vallées  actuelles,  où  ils  forment 
des  lambeaux  de  nappes,  d’où  le  nom  de  deckens choit er , 
c’est-à-dire  cailloutis  en  nappes  ou  cailloutis  des  plateaux. 
M.  Penck  distingue  le  cailloutis  supérieur  ou  des  hauts 
plateaux,  et  l’inférieur  ou  des  bas  plateaux.  Le  premier, 
dont  les  moraines  sont  presque  complètement  oblitérées, 
est  remarquable  par  l’altération  profonde  que  ses  éléments 
ont  subie.  Les  matériaux  granitiques  y sont  entièrement 
décomposés.  Ce  cailloutis  s’est  étalé  sur  une  pénéplaine, 
c’est-à-dire  sur  un  avant-pays  alpin  déjà  presque  complè- 
tement aplani  par  l’érosion,  mais  dont  la  topographie  a 
été  depuis  lors  profondément  modifiée,  tant  par  l’étale- 
ment des  nappes  que  par  les  vallées  qui  ont  été  creusées 
dans  leur  masse. 

Le  type  du  cailloutis  supérieur  a été  choisi  par 
M.  Penck  sur  le  plateau  que  traverse  la  rivière  Giinz, 
affluent  qui  aboutit  au  Danube  entre  Ulm  et  Augsbourg. 
L’invasion  glaciaire  à laquelle  correspond  cette  nappe  est 
donc  l 'époque  du  Giinz  ou  le  Günzien. 

cailloutis  inférieur,  en  lambeaux  de  nappes  sur  de 
bas  plateaux,  découpés  dans  les  précédents,  et  moins 
altéré  dans  ses  éléments,  a son  type  sur  le  pays  traversé 
par  la  rivière  Mindel,  qui  aboutit  au  Rhin  un  peu  en  aval 
du  Günz.  L’invasion  correspondante  est  celle  de  ïépoque 
dit  Mindel  ou  Mindélien. 

Les  cailloutis  de  la  seconde  série  se  distinguent  des 
précédents  par  un  caractère  essentiel.  Ce  n’est  jamais  sur 
des  plateaux  qu’on  les  trouve  étalés.  Ils  s’observent  sous 


il)  Penck  et  Brückncr.  Die  Alpen  im  EiszeitaUer,  Leipzig,  Tauchnilz. 
Voir  aussi  Penck,  Archiv  fur  Anthropologie,  1903,  p.  79. 


372 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


la  forme  de  terrasses , aux  flancs  des  vallées  actuelles.  Ce 
sont  des  cailloutis  de  terrasses,  ou  terrassenschotter , par 
opposition  avec  les  cailloutis  de  nappes  ou  deckenschotter . 
Quand  ils  se  sont  déposés,  ces  derniers  étaient  déjà  entail- 
lés par  les  rivières,  qui  devaient  s’approfondir  de  plus  en 
plus  dans  leur  masse.  D’autre  part,  il  est  toujours  facile 
de  retrouver  les  moraines  auxquelles  se  rattachent  les 
dépôts  en  question. 

De  ces  dépôts  des  terrasses,  les  plus  anciens,  ou  cail- 
loutis des  hautes  terrasses , apparaissent  ordinairement  à 
go  ou  100  mètres  au-dessus  du  lit  actuel  des  rivières  cor- 
respondantes. Leur  type  a été  choisi  aux  flancs  de  la 
vallée  du  Riss,  affluent  de  l’Isar.  Ils  correspondent  à 
Y époque  glaciaire  du  Riss  ou  Rissien. 

Enfin  les  cailloutis  des  basses  terrasses,  entaillés  dans 
les  précédents,  et  situés  à 3o  ou  35  mètres  au-dessus  des 
cours  d’eau  du  temps  présent,  sont  bien  caractérisés  dans 
la  vallée  du  Würm,  rivière  qui,  après  avoir  traversé  le  lac 
de  ce  nom,  vient  se  perdre,  un  peu  au  nord  de  Munich, 
dans  des  marécages  alimentant  à la  fois  l’Isar  et  l’Amper. 
Ils  accusent  la  quatrième  et  dernière  invasion  glaciaire, 
celle  de  Y époque  du  Würm  ou  Würmien. 

Nous  avons  dit  que  les  moraines  du  Giinzien  (celles  du 
deckenschotter  ancien)  sont  presque  entièrement  mécon- 
naissables, tant  l’action  prolongée  des  agents  météoriques 
en  a modifié  la  composition.  En  revanche,  on  arrive  à 
reconstituer  les  moraines  du  mindélien,  et  mieux  encore 
celles  des  époques  suivantes.  On  constate  alors  que  les 
invasions  du  mindélien  et  du  rissien  se  sont  avancées 
plus  loin  que  celle  du  würmien.  Elles  correspondent  aux 
moraines  externes  de  l’ancienne  classification,  tandis  que 
seuls  les  dépôts  du  würmien  représentent  les  moraines 
internes. 

Il  est  des  points  où  l’on  peut  encore  reconnaître  la 
présence  simultanée  des  quatre  cailloutis.  Tel  est  le  cas 
dans  la  vallée  du  Rhin,  entre  Schaffouse  et  Bâle,  à Brugg, 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES. 


où  ils  s’échelonnent  entre  3o5  et  5oo  mètres  d’altitude, 
tandis  qu’à  Rheinfelden  il  n’y  a pas  entre  eux  plus  de 
20  à 3o  mètres  de  différence  de  niveau. 

Un  trait  caractéristique  des  cailloutis  des  trois  pre- 
mières invasions  est  que  tous  peuvent  être  recouverts  par 
le  dépôt  limoneux  jaunâtre  connu  sous  le  nom  de  loess , 
et  qui,  calcarifère  à la  base,  est  décalcifié  et  transformé 
dans  le  haut  en  limon  brun.  Cette  boue,  de  formation 
subaérienne,  est  interglaciaire,  et  si  elle  a pu  se  former 
dans  les  intervalles  des  diverses  invasions,  c’est  surtout 
entre  la  troisième  et  la  quatrième  quelle  paraît  s’être 
développée.  Il  est  certains  dépôts  de  loess  qu’on  voit  nette- 
ment passer  sous  les  moraines  de  l’extension  würmienne. 

La  dernière  progression  glaciaire,  celle  du  würmien, 
a laissé  des  traces  si  nettes  que,  non  content  de  recon- 
stituer ses  moraines  extrêmes,  on  peut  entreprendre  de 
démêler  les  oscillations  successives  du  front  des  glaces 
durant  cette  période.  M.  Penck  a reconnu  quatre  stades 
principaux  de  progression,  qu’il  a désignés,  en  commen- 
çant par  les  plus  anciens,  sous  les  noms  de  Achen,  Bübl, 
Gshnitz  et  Daun.  Il  s’est  assuré  de  la  position  que  devait 
occuper,  durant  chacun  de  ces  stades,  la  limite  des  neiges 
persistantes.  Alors  qu’en  moyenne,  pour  les  précédentes 
invasions,  cette  limite  était  descendue  entre  1200  et  i3oo 
mètres  au-dessous  de  sa  position  actuelle,  la  descente 
n’eût  été  que  de  900  mètres  pour  le  stade  de  Biihl,  de 
600  pour  celui  de  Gschnitz,  enfin  de  3oo  à 400  pour  celui 
de  Daun.  Ainsi,  c’est  par  étapes  que  la  retraite  définitive 
des  glaces  se  serait  produite. 

Dans  l’intervalle  des  invasions  glaciaires,  non  seulement 
la  limite  des  neiges  revenait  à son  altitude  normale,  mais 
parfois  il  lui  arrivait  de  la  dépasser  sensiblement.  Ainsi, 
entre  le  rissien  et  le  würmien,  il  s’est  formé  à Hôtting  en 
Tyrol,  par  ii5o  mètres  d’altitude,  une  brèche  d’origine 
subaérienne,  contenant  des  restes  végétaux  où  figurent, 
à côté  de  plantes  vivant  encore  dans  la  contrée,  Rhodo- 


374  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dendron  ponticum  et  Buxus  sempervirens . Ces  dernières 
formes  sont  nettement  méridionales,  et  il  s’y  associe  un 
Rhamnus  très  voisin  d’une  espèce  connue  aux  Canaries. 
Au  Caucase,  la  limite  supérieure  atteinte  par  Rhodo- 
dendron ponticum  jouit  d’une  température  moyenne  de 
7°C.,  supérieure  de  2 degrés  à celle  qui  prévaut  aujourd’hui 
à Hôtting.  et  la  limite  des  neiges  s’y  tient  à 3ooo  mètres, 
soit  à 400  mètres  plus  haut  que  de  nos  jours  aux  environs 
d’Innsbruck.  Donc,  à l’époque  où  se  formait  cette  brèche, 
les  glaciers  alpins  ne  pouvaient  manquer  d’être  plus  petits 
qu'aujourd’hui. 

Mais  ici  peut-être  on  demandera  de  quelle  manière  il 
est  possible  de  reconstituer,  pour  une  époque  donnée,  la 
position  de  la  limite  des  neiges.  Voici  comment  M.  Brückner 
répond  à cette  question  (1)  : 

Si,  dans  un  massif,  on  parvient  à reconnaître,  par  la 
recherche  attentive  des  traces  de  moraines,  ceux  des  plus 
hauts  sommets  qui  ont  dû  porter  de  petits  glaciers,  la 
hauteur  de  ces  sommets  fixera  une  limite  supérieure  pour 
l’altitude  des  neiges  persistantes,  qui,  évidemment  s’éle- 
vait au  moins  jusque-là.  A côté  de  cela,  la  hauteur  de 
ceux  des  sommets  voisins  qui,  malgré  une  configuration 
propice  à l’accumulation  des  glaces,  ne  laissent  pas  voir 
de  traces  de  glaciers,  assigne  à la  ligne  des  neiges  une 
limite  inférieure,  puisqu’on  peut  affirmer  que  les  neiges 
perpétuelles  ne  descendaient  pas  aussi  bas.  Entre  les  deux 
valeurs  doit  se  trouver  l’altitude  cherchée. 

Conjointement  avec  cette  méthode  qui,  préconisée  par 
J.  Partsch,  donne  d’excellents  résultats,  une  autre  a été 
proposée  par  M.  Ivurowski.  Elle  consiste  à utiliser  ce  fait 
d’expérience,  que  Y altitude  moyenne  de  la  surface  d’un 
grand  glacier  est  justement  égale  à celle  de  la  limite  des 
neiges  pour  la  région.  Par  altitude  moyenne,  il  faut 
entendre  le  résultat  de  l’intégration  de  toutes  les  altitudes 


(1)  Hettnek’s  Geographische  Zeitschrift,  1904,  p.  370. 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES.  3y5 


élémentaires,  évaluées  depuis  le  front  de  la  glace,  recon- 
naissable à ses  moraines  terminales,  jusqu’à  la  région  des 
névés,  où  cessent  les  moraines  latérales.  M.  Brückner 
affirme  que,  par  cette  méthode,  on  obtient  une  approxi- 
mation à cinquante  mètres  près. 

Avant  de  quitter  le  sujet  de  la  limite  des  neiges,  ayons 
soin  d’enregistrer  encore  une  très  importante  remarque 
de  M.  Brückner.  On  sait  combien  l’extension  glaciaire  a 
été  considérable  en  Suisse  lors  de  la  principale  invasion, 
ainsi  que  le  démontre  la  restitution  des  contours  de  l’an- 
cien glacier  du  Rhône.  Rien  de  semblable  ne  s’étant  pro- 
duit dans  les  Alpes  orientales,  on  a cherché  à expliquer 
cette  différence  en  admettant  que,  par  suite  de  la  plus 
grande  proximité  de  la  mer,  source  des  vents  humides  du 
sud-ouest,  la  limite  des  neiges  devait,  en  raison  d’une 
alimentation  plus  abondante,  descendre  à l’ouest  du  massif 
plus  bas  qu'à  l’est. 

Mais  M.  Brückner  croit  que  la  cause  de  cette  particu- 
larité doit  être  cherchée  dans  l’obstacle  que  le  relief  du 
Jura  opposait  à l’extension  de  la  glace.  Si  celle-ci  n’avait 
pas  rencontré  la  chaîne  jurassienne,  en  descendant  des 
massifs  de  l’Aar  et  du  Mont  Blanc,  elle  se  serait  étalée 
en  lobes  étendus,  sur  lesquels  l’ablation  se  fût  exercée  de 
façon  normale  et  en  eût  entravé  le  progrès.  Forcée  de 
s’accumuler  contre  la  barrière  montagneuse,  au  point 
d’atteindre  devant  elle  une  épaisseur  parfois  supérieure  à 
un  millier  de  mètres,  avant  de  trouver  une  issue  à l’ouest 
par  certains  cols  du  Jura,  la  glace  a gonflé  de  telle  sorte, 
qu’en  beaucoup  de  points  sa  surface  libre  en  est  arrivée  à 
dépasser  la  limite  des  neiges.  De  la  sorte,  un  état  de 
congélation  permanente  s’est  établi  au-dessus  des  points 
où,  sans  cet  amoncellement,  l’ablation  aurait  empêché 
l’augmentation  d’épaisseur  du  lobe  glaciaire. 

Ainsi,  à partir  du  moment  ou  son  extension  lui  a fait 
atteindre  le  pied  du  Jura,  le  glacier  du  Rhône  a dû  deve- 
nir, pour  le  climat  de  la  région,  un  facteur  prépondérant, 


376 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


agissant  de  manière  à y opérer  un  relèvement  progressif 
de  la  limite  des  neiges. 

De  cette  façon,  tandis  que,  dans  les  Alpes  orientales, 
le  glacier  de  la  Salzach,  libre  de  se  développer  sans 
obstacles,  n’a  couvert,  lors  du  rissien,  que  5 °/0  de  plus 
que  la  surface  qui  devait  être  occupée  plus  tard  par  l’in- 
vasion würmienne,  la  différence  de  superficie,  entre  les 
deux  invasions,  atteint  en  Suisse  3o  0/o  au  profit  de  la 
première.  Et  pourtant,  de  l’une  à l’autre,  et  pour  les  deux 
territoires,  la  même  différence  s’est  maintenue  entre  les 
altitudes  respectives  de  la  limite  des  neiges  ; c’est-à-dire 
que,  dans  les  Alpes  orientales  comme  en  Suisse,  à l’époque 
du  rissien,  cette  limite  descendait  à 100  ou  i5o  mètres 
plus  bas  que  plus  tard,  lors  du  würmien. 

Mais  revenons  maintenant  à la  succession  des  phases 
de  l’époque  glaciaire.  Ce  n’est  pas  tout  de  l’avoir  établie 
avec  une  précision  dont  l’exemple  n’avait  pas  encore  été 
donné.  Un  autre  devoir  s’imposait  à M.  Penck,  celui  de 
dater  ces  alternatives  en  définissant  leur  concordance 
avec  les  divisions  chronologiques  des  temps  quaternaires, 
pendant  lesquels  elles  se  sont  déroulées. 

On  sait  que  la  chronologie  quaternaire  repose  sur 
l’emploi  combiné  de  l’argument  archéologique,  déduit  de 
l’étude  des  produits  de  l’industrie  humaine,  et  de  l’argu- 
ment paléontologique,  fondé  sur  les  variations  de  la  faune, 
spécialement  des  grands  herbivores, durant  le  même  temps. 

A ce  point  de  vue,  on  a coutume  de  distinguer,  au 
début,  une  époque  chelléenne  (1),  où  les  silex,  très  roulés 
et  grossièrement  taillés  en  forme  de  coup  de  poing  amyg- 
daloïde,  sont  accompagnés  par  les  restes  de  Yéléphant 
antique  et  du  Rhinocéros  Mercki , espèces  qui,  jointes  aux 
coquilles  caractéristiques  de  cette  phase,  entre  autres  la 
Corbicula  fluminalis , indiquent  un  climat  plus  chaud  que 


(1)  De  Uhelles-sur-Marne. 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES.  I']'] 


le  climat  actuel  ; d’où  le  nom  de  faune  chaude,  donné  à 
cet  assemblage  d’animaux. 

Dans  l’époque  suivante  ou  acheuléenne  (1),  le  coup  de 
poing  est  plus  régulièrement  taillé,  plus  petit,  sensible- 
ment moins  roulé,  et  avec  lui  commencent  à se  montrer 
les  formes  dites  pointe  à main  et  râcloir , lesquelles  devien- 
dront plus  fréquentes  avec  l’époque  moustérienne  (2).  La 
faune  acheuléenne  est  plus  froide,  comprenant  des  ani- 
maux à toison,  tels  que  le  mammouth  (Elephas  primi- 
genius)  et  le  Rhinocéros  tichorhinus.  Ceux-ci  persistent 
dans  la  phase  moustérienne,  où  se  montre  déjà  le  renne 
(Rangifer  tarandus),  en  même  temps  que  les  outils  de 
silex  prennent  des  formes  de  plus  en  plus  lancéolées  (3). 

Un  perfectionnement  de  la  taille  des  silex,  en  forme  de 
feuilles  de  laurier,  caractérise  le  solutréen  (4),  dont  la 
base,  abondante  en  restes  de  chevaux  et  en  rongeurs  de 
steppes,  ne  contient  pas  encore  les  pointes  de  flèches  et 
les  têtes  de  lances  de  la  partie  supérieure.  Alors  apparaît 
1 & magdalénien  (5)  typique, époque  des  dépôts  des  cavernes, 
avec  ossements  de  renne  et  instruments  d’os  ou  d’ivoire 
portant  des  gravures  et  des  sculptures  ; après  quoi  l’humi- 
dité revient,  rendant  la  prédominance  au  cerf. 

Là  finit  le  paléolithique . Les  dépôts  qui  viendront  après 
appartiendront  au  néolithique  ou  âge  de  la  pierre  polie , 
précédant  immédiatement  l'époque  actuelle. 

Cette  classification  étant  admise,  le  procédé  à employer, 
pour  dater  les  cailloutis  glaciaires,  paraît  très  simple  en 
principe.  Il  s’agit  de  rechercher  les  stations  paléolithiques 
situées  dans  le  voisinage  du  massif  alpin,  et  d’établir  leurs 
rapports  de  juxtaposition  ou  de  superposition  avec  les 
divers  cailloutis.  Par  exemple,  si  un  cailloutis  d’âge  ris- 


(1)  De  Saint-Acheul  près  d’Amiens. 

(2)  De  l'abri-sous-roche  du  Moustier  (Dordogne). 

(3)  Obermaier,  Archiv  für  Anthropologie,  1906,  p.  306. 

(4)  De  Solutré  en  Dordogne. 

(5)  De  La  Madelaine  en  Périgord. 


378 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


sien  bien  déterminé  supportait  un  gisement  paléolithique 
d’âge  acheuléen,  c’est  que  l’époque  aeheuléenne  serait 
postérieure  à l’invasion  rissienne.  De  même  une  station 
dont  la  surface  se  montrerait  ravinée  par  un  cailloutis 
würmien  serait  évidemment  préwürmienne. 

Malheureusement  les  stations  paléolithiques  du  pour- 
tour des  Alpes  appartiennent  presque  toutes  aux  diverses 
phases  de  l’époque  magdalénienne,  et,  parmi  celles  qu’on 
voit  en  relation  avec  des  cailloutis  définis,  il  en  est  très 
peu  de  plus  anciennes.  Une  seule  a paru  à M.  Penck  sus- 
ceptible de  fournir  une  indication  décisive.  Encore  est-elle 
fort  loin  des  Alpes  ; c’est  la  station  de  Villefranche-sur- 
Saône,  un  peu  en  amont  de  Lyon  et  en  aval  de  Solutré. 
La  s’observe,  à une  dizaine  de  mètres  au-dessus  de  la 
rivière,  une  terrasse  d’alluvions  recouverte  de  loess,  et 
où  l’on  trouve,  en  même  temps  que  des  outils  de  type 
moustérien  franc,  un  assez  curieux  assemblage  d’osse- 
ments, offrant  l’association  de  l’éléphant  antique,  même 
de  l’éléphant  méridional,  avec  le  mammouth,  le  rhino- 
céros à narines  cloisonnées  et  enfin  le  renne. 

La  terrasse  de  Villefranche,  étant  recouverte  de  loess, 
ne  pouvait  être  qu’interglaciaire,  et  antérieure  au  wür- 
mien. Seulement  quelle  faune  devait  la  caractériser? 
Évidemment  il  y avait  remaniement  et  mélange  d’élé- 
ments d’âges  différents.  Mais  lesquels  devaient  être  con- 
sidérés comme  contemporains  du  dépôt  ? 

Plusieurs  observateurs  faisaient  remarquer  qu’à  Ville- 
franche  les  débris  de  la  faune  chaude  étaient  caractérisés 
par  leur  état  fragmentaire  et  roulé,  leur  couleur  brune 
et  leur  densité  plus  forte,  attestant  une  fossilisation  plus 
profonde.  C’était  donc  aux  dépens  d’un  dépôt  contenant 
ces  débris  que  le  remaniement  avait  dû  s’opérer,  à une 
époque  sensiblement  plus  tardive  que  celle  de  l’éléphant 
antique.  Au  contraire,  les  outils  moustériens  étaient  à 
peine  roulés,  offrant  des  arêtes  vives,  et  les  restes  d’ani- 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES.  3^/^ 

maux  de  la  faune  froide  (mammouth,  rhinocéros  à peau 
laineuse)  ne  montraient  pas  de  traces  d’usure. 

Cependant  M.  Penck  se  rangea  du  côté  des  partisans 
de  l’hypothèse  adverse  et,  regardant  les  restes  de  l’élé- 
phant antique  comme  la  preuve  d’un  retour  de  la  faune 
chaude  avant  le  début  du  würmien,  il  admit  que,  dans  le 
dépôt,  les  outils  et  les  fossiles  moustériens  existaient  à 
l’état  remanié.  Le  moustérien  en  place  se  trouvait  ainsi 
reporté  dans  la  phase  interglaciaire  intermédiaire  entre 
le  rissien  et  le  mindélien.  Il  en  caractérisait  la  fin,  le 
début,  plus  chaud,  de  la  même  phase  interglaciaire,  cor- 
respondant au  chelléen.  La  phase  de  Villefranche  elle- 
même  aurait  été  suivie  par  la  phase  froide  du  solutréen 
inférieur,  précédant  l’invasion  würmienne,  contemporaine 
du  solutréen  supérieur,  le  magdalénien  venant  à son  tour 
s’enchevêtrer  parmi  les  oscillations  du  würmien. 

D’après  cette  solution,  l’humanité  préhistorique  et 
paléolithique  aurait  assisté  successivement  : i°à  la  période 
interglaciaire  du  chelléen  ; 2°  à l'invasion  rissienne  du 
moustérien;  3°  à la  période  interglaciaire  de  Villefranche  ; 
4°  à l’invasion  glaciaire  du  würmien.  Comme  de  telles 
vicissitudes  impliquent,  selon  toute  vraisemblance,  un 
nombre  d’années  considérable,  il  en  résultait  que  la  civi- 
lisation chelléenne  devait  remonter  à une  très  haute  anti- 
quité. 

Tel  était  l’état  des  choses  quand,  durant  l’été  de  1905, 
un  élève  distingué  de  M.  Penck,  M.  Hugo  Obermaier, 
entreprit  l’étude  des  cailloutis  de  la  région  arrosée  par  la 
Garonne  et  l’Ariège.  Déjà,  en  1 883 , M.  Penck  avait 
visité  la  contrée,  où  jusqu’alors  on  ne  connaissait  qu’une 
seule  extension  glaciaire  ; et  le  savant  viennois  avait  mon- 
tré que,  tout  comme  dans  les  Alpes,  il  était  possible  d’en 
distinguer  trois.  A son  tour,  éclairé  par  l’expérience 
acquise  dans  le  massif  alpin,  M.  Obermaier  (1)  vient  de 


(I)  Archiv  fur  Anthropologie,  1906,  p.  299. 


38o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


montrer  que  les  quatre  invasions  pouvaient  être  reconnues 
dans  la  région  sous-pyrénéenne,  et  qu’à  ce  point  de  vue 
il  y avait  identité  entre  les  deux  massifs. 

De  ces  extensions,  une  seule,  la  dernière,  a laissé  une 
ligne  bien  reconnaissable  de  moraines,  jouant  un  rôle 
tout  à fait  semblable  à celui  des  moraines  internes  dans 
les  Alpes.  Ce  sont,  par  exemple,  les  placages  morainiques 
observés  contre  les  rochers  striés  de  Lourdes.  Les  autres 
invasions  ne  sont  plus  représentées  que  par  des  cailloutis. 
Le  plus  ancien,  correspondant  au  premier  deckenschotter , 
s’observe  à environ  i5o  mètres  au-dessus  des  vallées.  Il 
mérite  le  nom  de  gravier  des  plateaux.  Une  très  bonne 
représentation  de  cette  nappe  se  trouve  dans  les  alluvions 
anciennes  du  plateau  de  Lannemezan,  si  profondément 
altérées,  par  une  longue  exposition  à l’air,  que  les  anciens 
cailloux  du  dépôt,  devenu  argileux,  ne  se  distinguent  plus 
que  sur  les  cassures  fraîches,  grâce  à une  différence  de 
couleur  qui  dessine  leur  forme  extérieure.  M.  Boule,  à 
qui  revient  le  mérite  d’avoir  très  bien  discerné  le  carac- 
tère et  l’origine  de  ces  alluvions,  avait  établi  du  même 
coup  que  leur  dépôt,  antérieur  à l’époque  de  l’éléphant 
antique,  était  d’autre  part  postérieur  au  miocène  supé- 
rieur. 

Le  second  cailloutis  est  assez  difficile  à suivre  ; car  il 
est  réduit  à l’état  de  terrasse,  dominant  de  100  mètres  le 
lit  de  la  Garonne  actuelle.  A la  Bastide-Clermont,  cette 
haute  terrasse  a 5 kilomètres  de  largeur.  La  troisième  ou 
moyenne  terrasse  apparaît  à 55  mètres  au-dessus  de  la 
Garonne  et  sa  largeur  est  à Leguevin  de  12  kilomètres. 
Enfin  la  quatrième  ou  basse  terrasse  accompagne,  vers 
i5  mètres  de  hauteur,  tout  le  cours  de  la  rivière  entre 
Cazères  et  Toulouse.  La  liaison  de  cette  dernière  terrasse 
avec  les  moraines  d’où  elle  dérive  a été  bien  mise  en 
lumière  en  1894  par  M.  Boule. 

Cela  posé,  tandis  que  les  dépôts  paléolithiques  sont 
très  rares  à proximité  des  cailloutis  alpins,  les  stations 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES.  38 1 


de  cet  âge  sont  nombreuses  dans  le  bassin  de  la  Garonne, 
où  elles  ont  fait  l’objet  de  fouilles,  de  collections  et  de 
descriptions  classiques,  auxquelles  M.  Obermaier  a pu 
facilement  se  reporter.  De  cette  comparaison  méthodique 
sont  sorties  les  conclusions  suivantes  (i)  : 

Dans  les  gisements  paléolithiques  de  la  vallée  de  la 
Garonne,  les  outils  sont  en  quartzite,  ce  qui  explique  leur 
taille  plus  grossière,  qui  leur  donne  une  apparence  plus 
ancienne.  Ces  gisements  appartiennent  à l’acheuléen,  très 
peu  séparé  d’ailleurs  du  moustérien.  Ils  sont  situés  dans 
ou  sur  la  moyenne  terrasse  et  ont  dû  se  déposer  lors  de 
la  phase  terminale  ou  froide  de  la  dernière  époque  inter- 
glaciaire, tandis  que  l’industrie  franchement  moustérienne, 
trouvée  dans  les  grottes  de  Bize  et  de  Minerve,  corres- 
pondrait à l’invasion  glaciaire  du  würmien.  D’ailleurs  le 
moustérien  typique  ferait  complètement  défaut  sur  le  ter- 
ritoire arrosé  par  la  Garonne  et  l’Ariège,  tandis  qu’on  le 
retrouve,  soit  à l’ouest  (par  exemple  à Pouy  dans  les 
Landes),  soit  à l’est  dans  l’Aude. 

L’importance  de  ces  conclusions  ne  saurait  être 
méconnue  ; car  il  ne  s’agit  plus  là  d’hypothèses  ni  de 
rapprochements  douteux.  Pour  la  première  fois  (puisque  le 
gisement  de  Villefranche  est  susceptible  d’interprétations 
si  discordantes)  que  des  stations  paléolithiques  ont  pu  être 
exactement  datées  par  des  caractères  géologiques,  ces 
constatations  font  ressortir  l’âge  ante-würmien  des  gise- 
ments acheuléens.  Ces  gisements,  caractérisés,  en  outre 
des  outils  d’industrie  humaine,  par  le  mammouth,  le 
rhinocéros  à peau  laineuse  et  le  renne,  appartiennent 
à l’époque  où  se  déposait  le  loess,  dont  la  formation 
a terminé  la  dernière  phase  interglaciaire. 

Quant  aux  stations  paléolithiques  de  la  région  toulou- 
saine, qui  reposent  directement  sur  le  terrain  miocène, 
comme  celle  de  l’Infernet,  où  les  outils  continuent  à être 

(I)  Une  obligeante  communication  de  l’auteur  nous  a permis  d’avoir  con- 
naissance de  la  seconde  partie  de  son  travail  avant  sa  publication  définitive. 


382 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


franchement  acheuléens,  elles  se  trouvent  à une  si  petite 
hauteur  au-dessus  des  cours  d’eau  actuels,  qu’on  ne  peut 
les  attribuer  raisonnablement  qu'à  l’une  des  phases  termi- 
nales du  quaternaire  (1). 

Reste  la  question  des  gisements  paléolithiques  plus 
récents  que  l’acheuléen.  La  partie  du  travail  de  M.  Ober- 
maier  qui  les  concerne  n’est  pas  encore  publiée  (2)  ; mais 
l'auteur  a bien  voulu  nous  faire  connaître  ses  conclusions, 
en  nous  autorisant  pleinement  à en  faire  usage. 

Pour  lui,  le  moustérien  franc  correspond  à la  dernière 
extension  glaciaire  (würmienne).  A cette  extension  aurait 
succédé  une  première  période  post glaciaire,  à laquelle 
répondent  les  gisements  solutréens.  Ensuite  aurait  apparu 
l’industrie  magdalénienne,  laquelle,  ainsi  qu’on  l’a  bien 
souvent  remarqué,  accuse,  non  pas  le  climat  humide  et 
froid  qui  aurait  été  nécessaire  pour  déterminer  une  pro- 
gression des  glaciers,  mais  un  climat  froid  et  sec,  qui 
devait  contraindre  l’homme  à se  réfugier  dans  les  cavernes, 
en  favorisant  le  développement  du  renne  et  des  petits 
rongeurs  de  steppes,  jusqu’au  retour  de  l’humidité. 

Il  faut  le  reconnaître  : ces  nouvelles  assimilations,  fon- 
dées sur  des  faits  précis,  vont  déranger  beaucoup  d’idées 
trop  facilement  admises  jusqu’ici.  Bien  que  certains  gise- 
ments, comme  ceux  de  la  Somme  et  de  la  Marne,  nous 
montrent,  le  chelléen  et  l’acheuléen  en  contact  immédiat, 
on  avait  mis  une  complaisance  excessive  à accepter  la 
séparation  absolue  de  ces  deux  époques,  jusqu’à  en  faire 
les  représentants  de  deux  phases  interglaciaires  diffé- 
rentes, séparées  l’une  de  l’autre  par  l’énorme  intervalle 
de  temps  nécessaire  à l’accomplissement  de  l’invasion  ris- 
sienne.  Pourtant,  à plus  d’une  reprise,  dans  des  gisements 
non  remaniés,  l’éléphant  antique  et  le  mammouth  se  sont 
trouvés  ensemble,  ce  qui  prouve  qu'il  n’y  a pas  d’abîme 

(1)  Obermaier,  loc.  cit .,  p.  310. 

(2)  Cette  publication  a eu  lieu  entre  la  rédaction  et  la  correction  du  présent 
article. 


« 


LA  CHRONOLOGIE  DES  ÉPOQUES  GLACIAIRES.  383 


entre  la  faune  chaude  et  la  faune  froide.  En  outre,  les 
outils  acheuléens  ne  diffèrent  pas  assez  de  ceux  du  chel- 
léen  pour  qu’il  soit  vraiment  à propos  d’intercaler,  entre 
ces  deux  industries,  la  longue  interruption  qui  correspon- 
drait à la  durée  d’une  invasion  glaciaire  ; surtout  d’une 
invasion  aussi  importante  que  celle  du  rissien,  la  plus 
considérable  de  toutes. 

Combien  est  plus  simple  la  solution  de  M.  Obermaier, 
faisant  du  chelléen  et  de  l’acheuléen  deux  épisodes  immé- 
diatement successifs,  l’un  chaud,  et  l’autre  froid,  de  la 
dernière  phase  interglaciaire  ! Après  cela  le  moustérien 
franc,  avec  ses  instruments  d’ordinaire  si  profondément 
patinés,  comme  s’ils  avaient  subi  de  nombreuses  alterna- 
tives de  gelée  et  de  dégel,  trahirait  l’invasion  würmienne, 
à laquelle  aurait  succédé,  mettant  fin  au  progrès  des 
glaces,  la  phase  des  steppes  du  solutréen,  suivie  par  le 
régime  sec  et  froid  du  magdalénien.  C’est  alors  que  se 
serait  produit  un  retour  d’humidité,  caractérisé  par  les 
dépôts  du  Mas  d’Azil  (Ariège),  avec  lesquels  finit  l’âge 
paléolithique. 

Si  l’on  songe  que,  dans  ces  derniers  temps,  il  ne  man- 
quait pas  d’auteurs  pour  tenter  d’évaluer,  en  centaines 
de  mille  années,  le  temps  qui  avait  dù  être  nécessaire 
pour  le  développement  de  chacune  des  diverses  industries 
paléolithiques (1),  en  les  supposant  séparées  par  de  longues 
interruptions  glaciaires,  on  appréciera  toute  la  valeur  de 
l’avertissement  donné,  par  les  observations  de  M.  Ober- 
maier, à certains  préhistoriens  trop  pressés  de  conclure 
d’après  des  faits  insuffisamment  démontrés.  Pour  l’instant, 
il  demeure  infiniment  probable  que,  si  l’on  met  à part  le 
prétendu  homme  éolithique,  dont  la  fortune  momentanée 
semble  aujourd’hui  fort  compromise,  l’humanité  préhis- 
torique n’a  vu  sa  carrière  traversée  que  par  une  seule 


(1)  Une  brochure  a élé  récemment  publiée  sous  le  titre  : Douze  cent  mille 
ans  d'humanité. 


384  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


invasion  glaciaire,  accomplie  à l’époque  où  le  coup  de 
poing  classique  commençait  à se  lancéoler,  et  où  le  renne 
se  préparait  à supplanter  définitivement  le  mammouth  sur 
notre  sol.  Sans  doute  cette  invasion  ne  s’est  pas  accomplie 
en  un  jour,  et  a dû  exiger  un  nombre  assez  considérable 
d’années,  qu’il  faut  ajouter,  pour  connaître  l'âge  de  la 
première  apparition  de  l’homme,  d’abord  à la  durée  des 
industries  chelléenne  et  acheuléenne,  ensuite  aux  quelques 
milliers  d’années  qui  ont  pu  s’écouler  depuis  la  dernière 
retraite  des  glaces  jusqu’à  nos  jours.  Mais  il  y a loin,  sans 
doute,  de  ce  total,  encore  inconnu  pour  l’instant,  aux 
chiffres  fantastiques  qu’on  s’était  plu  à énoncer. 

E11  tout  cas  il  est  intéressant  de  constater  qu’au  lieu 
de  reculer  nos  premières  origines  dans  un  passé  de  plus  en 
plus  lointain,  l’habile  et  consciencieuse  étude  de  M.  Ober- 
maier  apporte  des  arguments  considérables  en  faveur  d’une 
notable  réduction  des  évaluations  précédemment  admises. 


A.  de  Lapparent. 


LE 


PROBLÈME  DE  L’ALIMENTATION 

PHYSIOLOGIE  ET  PRATIQUE  DES  RÉGIMES  ALIMENTAIRES 


Dans  les  maladies  chroniques,  les  prescriptions  d’hy- 
giène et  de  diététique  ont  une  importance  au  moins  égale 
à celle  des  prescriptions  médicamenteuses.  « Le  régime 
et  le  repos  contribuent  souvent  autant  et  plus  que  les 
drogues  médicinales  à rendre  la  santé  aux  malades  « (1). 
Le  médecin  ne  saurait  donc  entrer  dans  trop  de  détails 
pour  tout  ce  qui  touche  à l’alimentation  de  ses  malades, 
et  ceux-ci  d’ailleurs  lui  seront  reconnaissants  de  régler 
minutieusement  un  régime,  à la  condition  que  ce  régime 
ne  soit  pas  trop  difficile  à suivre. 

Ce  n’est  pas  seulement  par  les  malades  atteints  de 
quelque  affection  chronique  qu’il  y a grand  intérêt  à faire 
observer  une  bonne  hygiène  alimentaire  ; c’est  aussi  par 
les  individus  sains  qui  commettent  chaque  jour  trop  de 
fautes  contre  cette  hygiène.  La  médecine  tend  aujourd'hui 
à prévenir  plus  qu'à  guérir,  et,  comme  le  dit  fort  bien  le 
professeur  Landouzy,  nous  devons  « nous  montrer  cura- 
teurs à la  santé,  éducateurs  en  santé,  enseignant,  par 
l’hygiène  alimentaire  mise  à la  portée  de  tous,  comment 
chacun  doit  mieux  manger  pour  mieux  vivre  » (2). 

(1)  Gautier,  L'alimentation  et  les  régimes  chez  l'homme  sain  et  chez 
les  malades. 

(i)  H.  Landouzy  et  M.  Labbé,  Enquête  sur  l' alimentation  d'une  cen- 
taine d'ouvriers  et  d'employés  parisiens.  Paris,  Masson,  1905. 

III8  SÉRIE.  T.  X.  25 


386 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Pour  arriver  à ce  but  de  vulgariser  l’hygiène  alimen- 
taire, nous  ne  manquons  pas  de  documents,  et  l’on  peut 
dire  que  toute  l’étude  théorique  et  chimique  de  l’alimen- 
tation a été  suffisamment  faite.  Malheureusement,  ce  qui 
est  plus  difficile,  c’est  de  ramener  à des  formules  simples, 
faciles  à comprendre  et  à retenir,  les  résultats  fournis 
par  tant  de  remarquables  travaux,  c’est  en  un  mot  de 
passer  de  la  théorie  à la  pratique  de  l’hygiène  alimentaire. 

La  nécessité  du  régime  alimentaire  est  admise  par  tous. 
Le  jour  n’est  pas  éloigné  où  les  médecins  formuleront 
le  régime  alimentaire,  comme  ils  formulent  les  prescrip- 
tions pharmaceutiques.  Mais  la  formule  est  incomplète  si 
elle  n’est  pas  accompagnée  des  directions  nécessaires.  En 
d’autres  termes,  après  avoir  indiqué  au  malade  les  ali- 
ments permis  et  défendus,  il  faut  le  mettre  à même  de  se 
conformer  facilement  à ce  régime. 

Nous  étudierons  d’abord  les  principes  généraux  qui 
doivent  diriger  l’alimentation  de  l’individu  dans  l’état  de 
santé. 

Nous  passerons  ensuite  en  revue  quelques-uns  des 
régimes  alimentaires  préconisés  dans  les  maladies  chro- 
niques. 

Ayant  ainsi  en  main  les  données  du  problème,  nous 
aborderons  le  domaine  délicat  de  la  pratique,  et  nous 
rechercherons  quels  sont  les  procédés  à la  fois  les  meil- 
leurs et  les  plus  simples  pour  suivre  les  régimes  alimen- 
taires. 


I.  PHYSIOLOGIE  DE  L’ALIMENTATION 

Le  but  de  l’alimentation  est  de  contribuer  à réparer  les 
pertes  de  l’organisme  et  de  produire  dans  les  tissus  de  la 
chaleur  et  de  l’énergie.  Pour  réparer  les  pertes  de  l’orga- 
nisme et  l’usure  journalière  de  nos  tissus,  il  nous  faut  des 
albumines,  de  la  graisse,  de  l’eau  et  des  sels  minéraux. 

Les  aliments  producteurs  de  chaleur  et  d’énergie  sont 


LE  PROBLÈME  DE  L’ALIMENTATION. 


387 

surtout  les  graisses  et  les  hydrates  de  carbone  ; les  deux 
tiers  environ  de  notre  alimentation  sont  employés  à la 
production  de  chaleur,  la  quantité  d’énergie  dont  nous 
avons  besoin  varie  pour  chaque  individu  selon  le  travail 
qu’il  accomplit. 

Ainsi  donc,  nous  utilisons  pour  notre  alimentation  de 
l’eau,  des  sels  minéraux  (chlorure  de  sodium,  sels  cal- 
caires, potassiques,  sels  de  fer)  et  trois  grands  groupes 
d’aliments  : albuminoïdes,  graisses,  hydrates  de  carbone. 
On  a calculé  les  différentes  quantités  de  ces  aliments  qui 
doivent  être  consommées  chaque  jour  et  dans  différentes 
circonstances  : repos,  travail  musculaire  modéré,  travail 
de  force. 

Pour  l’adulte  au  repos,  M.  Gautier  fixe  comme  il  suit 
la  ration  d’entretien  : 

Albuminoïdes  . . . 1 10  gr.  produisant  523  calories 

Graisses  ....  70  « « 681  » 

Hydrates  de  carbone.  422  » « 1781  » 

Soit  au  total  : 2985  calories 

La  quantité  d’albuminoïdes  et  de  graisses  peut  être 
réduite,  à la  condition  d’augmenter  celle  des  hydrates  de 
carbone,  par  exemple  : 

Albuminoïdes  ...  78  gr.  produisant  328  calories 

Graisses  5o  » » 405  » 

Hydrates  de  carbone.  488  v » 2007  » 

Soit  au  total  : 2800  calories 

Pour  un  homme  adulte,  fournissant  un  travail  moyen, 
Voit  est  arrivé  aux  chiffres  suivants  : 

Albuminoïdes.  . . 118  gr.  produisant  56 1 calories 

Graisses  ....  56  » « 544  » 

Hydrates  de  carbone.  5oo  » « 2110  » 


Soit  au  total  : 32 1 5 calories 


388 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


D’après  Munk  et  Ewald,  la  quantité  d’albumine  indi- 
quée par  Voit  est  trop  considérable,  et  100  à 1 10  grammes 
sont  suffisants. 

Enfin,  l’homme  adulte  soumis  à un  travail  pénible  doit 
consommer  chaque  jour,  d’après  Gautier  : 

Albuminoïdes  . . .167  gr.  produisant  691  calories 

Graisses  ....  71  « » 666  « 

Hydrates  de  carbone.  692  » « 2837  » 

Soit  au  total  : 4194  calories 

Tous  ces  chiffres  n’ont  naturellement  qu’une  valeur  très 
relative  ; ils  ont  été  calculés  d’après  des  moyennes  d’ali- 
mentation d’un  grand  nombre  d’individus  ; ils  ne  peuvent 
servir  que  de  point  de  repère. 

Landouzy  et  Labbé  indiquent  dans  le  tableau  suivant 
le  besoin  de  l’organisme  en  calories  : 

Par  kilogramme 
corporel. 

Pour  un  sujet  à existence  sédentaire  . . 35  calories. 

Pour  un  sujet  effectuant  un  travail  muscu- 
laire modéré  . 40  « 

Pour  un  sujet  effectuant  un  travail  de  force  48  » 

Ainsi  un  homme  du  poids  de  60  kilogrammes,  effec- 
tuant un  travail  musculaire  modéré,  aura  besoin  de 
60  X 40  = 2400  calories.  On  voit  que  les  chiffres  ainsi 
obtenus  sont  inférieurs  à ceux  que  fournissent  les  tableaux 
de  Gautier,  de  Voit,  de  Munk  et  Ewald. 

Ces  tableaux  nous  montrent  que  la  quantité  de  calories 
dégagées  par  un  aliment  dans  l’organisme  est  très  variable 
suivant  la  nature  de  cet  aliment,  et  cette  notion  est  fon- 
damentale en  hygiène  alimentaire.  On  peut  admettre  avec 
Atwater  que  : 


1 gr.  d’albumine  dégage 3 cal.  68 

1 gr.  de  graisse  dégage 8 cal.  65 

1 gr.  d’hydrate  de  carbone  dégage  ....  3 cal.  88 


LE  PROBLÈME  DE  l’ ALIMENTATION . 38g 

Munk  et  Ewald  (1)  donnent  des  chiffres  un  peu  plus 
élevés  ; d’après  eux  : 


1 gr.  d’albumine  dégage 4 cal.  1 

1 gr.  de  graisse  dégage 9 cal.  3 

1 gr.  d’hydrate  de  carbone  dégage  ....  4 cal.  1 


Connaissant  le  chiffre  de  calories  dont  nous  avons 
chaque  jour  besoin  et  connaissant,  d’autre  part,  la  quan- 
tité de  calories  dégagée  par  un  gramme  de  substance 
fondamentale  (albuminoïdes,  graisse,  hydrate  de  carbone), 
il  ne  nous  reste  plus  qu’à  rappeler  la  composition  de 
quelques  aliments  usuels  et  leur  teneur  en  ces  substances 
fondamentales,  pour  avoir  en  main  toutes  les  données  du 
problème  de  l’alimentation. 

Nous  avons  réuni  dans  ce  tableau  la  teneur  de  nos 
aliments  usuels  en  albuminoïdes,  graisses  et  hydrates  de 
carbone. 


Albumine 

Graisse 

Hydrate  de  carbone 

Pour  100 

Pour  100 

Pour  100 

Lait  de  vache 

4 gr. 

3 à S gr. 

3 gr.  8 

OEuf  de  poulet  . 

S gr.  7 à 6 gr.  2 

3 gr.  4 à 4 gr. 

Viande  de  bœuf  . . 

20  gr.  8 

1 gr.  3 

Viande  de  veau  . 

19  gr.  9 

Ogr.  8 

Viande  de  mouton 

17  gr.  1 

S gr.  8 

Jambon  fumé 

25  gr. 

34  gr.  03 

Volaille 

22  gr. 

1 gr. 

Saumon 

21  gr.  6 

12  gr.  72 

Haricots 

24  gr.  30 

1 gr.  6 

49  gr. 

Petits  pois  . 

22  gr.  9 

1 gr.  8 

52  gr.  4 

Lentilles 

2o  gr.  7 

1 gr.  9 

53  gr.  5 

Pommes  de  terre. 

1 gr.  5 

0 gr.  2 

20  gr. 

Riz 

7 gr.  5 

0 gr.  6 

78  gr. 

Raisins  mûrs 

0 gr.  6 

14  gr. 

Sucre  . 

99  gr.  5 

Gruyère 

29  gr.  49 

29  gr.  75 

Pain  . 

6 gr.  2 à 7 gr.  I 

0 gr.  2 à 0 gr. 

4 51  gr.  1 à 51,5 

Il  résulte  de 

la  lecture  de 

ce  tableau 

que,  parmi  les 

aliments  fortement  albumineux,  il  faut  citer  le  gruyère, 

(1)  Munk  et  Ewald,  Traité  de  diététiques , d’après  la  5e  édition  par  Hey- 
mans  et  Masain.  Paris,  Carré  et  Naud,  1897. 


390  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

le  jambon  fumé,  les  lentilles,  haricots  et  petits  pois,  puis 
la  viande  de  boucherie,  tous  ces  aliments  contenant  plus 
de  20  p.  100  d’albumine.  Les  aliments  gras  sont  le  jam- 
bon fumé,  le  gruyère,  le  saumon.  Enfin  les  aliments  les 
plus  riches  en  hydrates  de  carbone  sont  le  sucre,  le  riz, 
les  lentilles,  le  pain,  les  haricots,  les  pommes  de  terre, 
les  raisins. 

De  cette  constatation, nous  pouvons  tirer  des  indications 
précieuses  pour  nos  régimes  alimentaires.  En  effet,  ce 
serait  trop  demander  que  de  vouloir  calculer  avec  préci- 
sion la  quantité  d’aliments  pouvant  fournir  à l’organisme 
le  chiffre  de  calories  qui  lui  sont  nécessaires  ; on  ne  sau- 
rait exiger  de  pesées  minutieuses  pour  chaque  ration  de 
viande  ou  de  légumes.  Mais  nous  avons,  tout  au  moins, 
à la  seule  lecture  de  ce  tableau,  la  notion  immédiate  que 
les  aliments  qui  ont  nos  préférences  et  qui  paraissent  le 
plus  souvent  sur  nos  tables  ne  sont  pas  toujours  ceux  qui 
nous  peuvent  fournir  le  maximum  pour  réparer  nos  tissus 
ou  entretenir  notre  chaleur  et  notre  énergie  ; alors  que 
d’autres  aliments,  au  contraire,  qui  pourraient  nous  être 
des  plus  utiles,  n’occupent  qu’une  trop  petite  place  dans 
nos  régimes  aussi  bien  à l’état  sain  que  dans  les  maladies 
chroniques. 

Landouzy  et  Labbé,  ayant  étudié  l’alimentation  des 
ouvriers  parisiens,  ont  bien  montré  qu’elle  était  « d’ordi- 
naire irrationnelle,  qualitativement  ou  quantitativement 
insuffisante,  relativement  dispendieuse  et  souvent  insa- 
lubre ».  Les  travailleurs  parisiens  mangent  trop  de  viande, 
pas  assez  de  légumes,  de  pâtes,  de  féculents  et  de  sucre  ; 
ils  boivent  trop  de  boissons  alcooliques.  Les  ouvrières  ne 
mangent  pas  assez  et  font  dans  leurs  menus,  une  trop 
large  place  aux  crudités  et  aux  condiments. 

Ces  mêmes  auteurs, examinant  successivement  les  divers 
types  d’aliments  usuels,  font  les  remarques  suivantes,  qui 
ont  une  grande  importance  pratique  sur  laquelle  nous  ne 
saurions  trop  insister  : les  soupes  ont  un  premier  avan- 


LE  PROBLÈME  DE  l’ ALIMENTATION.  3g  1 

tage,  de  donner  une  sensation  de  chaleur  et  de  bien-être 
qui  dispose  favorablement  pour  le  reste  du  repas  ; de  plus, 
par  les  légumes,  les  légumineuses  et  le  pain  quelles  ren- 
ferment, elles  fournissent  à l’organisme  beaucoup  d’éner- 
gie sous  une  forme  facilement  assimilable.  La  viande 
n’est  pas  indispensable,  c’est  un  aliment  très  coûteux, 
donnant  relativement  peu  de  calories  ; les  travailleurs  et 
les  ouvriers  ont  donc  tout  intérêt  à restreindre  leur 
consommation  en  viande.  Par  contre,  les  légumes  secs 
(lentilles,  haricots,  pois)  sont  « des  réservoirs  considé- 
rables d’énergie  et  de  calorique,  aussi  sains  que  peu  coû- 
teux ».  De  même  les  pâtes  alimentaires,  nouilles,  maca- 
ronis, semoules,  riz.  Les  gâteaux,  biscuits,  entremets,  qui 
contiennent  du  sucre,  de  la  farine,  des  œufs,  du  beurre 
ou  de  la  graisse,  ont  une  valeur  alimentaire  considérable 
et  ne  doivent  pas  être  considérés,  ainsi  qu’on  le  fait  trop 
volontiers,  comme  des  friandises.  Enfin  le  sucre  est  un 
type  d’aliment  énergétique  et  économique.  Pour  ce  qui  est 
des  boissons,  le  vin  peut  être  pris  en  quantité  modérée  ; 
la  bière  est  une  boisson-aliment  nourrissante  et  peu  alcoo- 
lisée. « Boire  beaucoup  de  vin,  manger  beaucoup  de 
viande  sont  deux  grandes  erreurs  répandues  partout  et 
dans  tous  les  milieux  » (Landouzy). 

Pour  être  un  peu  différente,  les  fautes  contre  l’hygiène 
alimentaire  habituellement  commises  dans  la  classe  aisée 
ou  riche  ne  sont  pas  moins  nombreuses.  La  quantité 
d’aliments  est  alors  généralement  trop  considérable,  et  la 
surcharge  alimentaire  porte  aussi  bien  sur  les  albuminoïdes 
que  sur  les  graisses  et  les  hydrates  de  carbone.  De  plus, 
on  mange  beaucoup  trop  de  viande  ; et  Munk  et  Ewald 
conseillent  de  ne  pas  prendre  plus  de  75  p.  100  de  la 
ration  d’albumine  dans  la  nourriture  animale.  Cette  pro- 
portion est  très  souvent  dépassée.  Le  Parisien  mange  en 
moyenne  plus  de  260  grammes  de  viande  par  jour,  et 
ce  chiffre  peut  être  doublé  pour  les  citadins  riches  et 
inoccupés  ; M.  Gautier  a pu  écrire  : « Je  ne  doute  pas  que 


392 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


la  dégénérescence  qu’on  a remarquée  dans  beaucoup  de 
familles  aisées  ne  tienne  particulièrement  à l’alimentation 
presque  exclusivement  carnée.  » 

La  qualité  des  aliments  laisse  aussi  souvent  à désirer, 
en  ce  sens  qu’on  fait  abus  des  épices,  des  condiments.  Il 
faut  aussi  signaler  l’abus  des  aliments  riches  en  toxines, 
tels  que  gibier,  viandes  faisandées.  Enfin  le  mode  d’inges- 
tion et  l’ordonnance  des  repas  sont  habituellement  assez 
critiquables. 

Il  est  d’usage,  en  France,  de  faire,  outre  le  petit  déjeuner 
du  matin,  deux  grands  repas  auxquels  s’ajoute,  surtout  pour 
les  femmes  et  les  enfants,  un  goûter  ou  collation.  Cette 
distribution  des  repas  est  assez  rationnelle.  Cependant  une 
tendance  fâcheuse,  surtout  à Paris,  est  de  retarder  de  plus 
en  plus  l’heure  du  dîner.  Jadis,  le  déjeuner  avait  lieu  vers 
onze  heures  et  le  dîner  vers  six  heures.  Le  dîner  tardif  est 
certainement  une  habitude  défectueuse.  Souvent  aussi  le 
repas  du  soir  est  trop  copieux.  Munk  et  Ewald  conseillent 
de  prendre  au  repas  de  midi  la  moitié  de  la  ration  jour- 
nalière, l’autre  moitié  étant  répartie  entre  le  petit  déjeuner 
du  matin  et  le  repas  du  soir,  celui-ci  devant  être  au  moins 
le  double  de  celui-là. 

Cette  règle  n’est  pas  observée  par  les  commerçants,  les 
industriels,  par  toutes  les  personnes  très  occupées  qui  font 
un  repas  rapide  vers  le  milieu  du  jour  et  reportent  au  soir 
le  repas  principal. 

Les  gens  que  leurs  goûts  ou  leurs  obligations  sociales 
forcent  à de  fréquents  « dîners  en  ville  « se  condamnent 
ainsi  à une  hygiène  déplorable.  Le  repas  a lieu  rarement 
avant  huit  heures  et  se  termine  vers  dix  heures.  Nourri- 
ture très  azotée,  trop  riche,  trop  abondante,  séjour  pro- 
longé dans  une  atmosphère  surchauffée  ; retour  le  plus 
souvent  en  voiture,  c’est-à-dire  sans  avoir  fait  le  moindre 
exercice. 

Beaucoup  d’autres  facteurs  interviennent,  qui  peuvent 
contribuer,  et  dans  une  mesure  importante,  à rendre  une 


LE  PROBLÈME  DE  LALIMENTATION.  3g3 

alimentation  (supposée  quantitativement  la  même)  hygié- 
nique ou  au  contraire  défectueuse.  Sans  parler  des  falsi- 
fications alimentaires,  notons  seulement  combien  la  pré- 
paration des  aliments  et  l’art  culinaire  ont  une  grande 
importance.  Des  aliments  bien  cuits,  agréablement  pré- 
sentés, sont  beaucoup  mieux  digérés  et  par  suite  fournissent 
le  maximum  de  rendement  ; les  travaux  de  Pawlow  ont 
montré  le  rôle  des  excitations  sensitives,  gustatives  et 
autres  sur  les  sécrétions  du  tube  digestif  et  de  ses  annexes  ! 

Un  repas  doit  schématiquement  se  composer  d’une  sub- 
stance peptogène,  par  exemple,  bouillon,  hors-d’œuvre, 
ragoût  ; d’une  substance  nutritive  et  réparative,  telle  que 
viande,  poissons,  œufs,  féculents  ; enfin  d’une  substance 
auxiliaire  (légumes  verts,  salades,  fruits)  (1).  La  plupart 
de  ces  aliments  sont  cuits  ; en  effet,  la  cuisson  offre  plu- 
sieurs avantages  : pour  la  viande,  elle  développe  son 
arôme  et  sa  saveur  ; elle  hydrate  les  légumes,  fait  éclater 
les  grains  d’amidon,  les  transformant  en  dextrine  et  en 
sucres  ; enfin  elle  aseptise  les  aliments.  La  cuisson  des 
viandes  nécessite  des  soins  tout  spéciaux  : elle  doit  être 
poussée  plus  ou  moins  loin  selon  l’espèce  de  viande.  En 
principe,  les  aliments  doivent  être  pris  chauds  et  les 
boissons  fraîches  ; un  repas  entièrement  froid  rend  diffi- 
ciles la  liquéfaction  des  gélatines  et  des  graisses  et  par 
suite  leur  bonne  digestion. 

La  quantité  de  boisson  permise  à chaque  repas  est  très 
variable  selon  les  régimes  institués  pour  les  maladies 
chroniques  ; nous  aurons  à revenir  sur  ce  point.  Mais 
pour  les  individus  sains,  on  est  peu  d’accord  sur  l’in- 
fluence des  boissons  liquides  vis-à-vis  des  sécrétions 
digestives  et  par  suite  sur  la  quantité  qu’on  peut  per- 
mettre sans  inconvénients.  On  a prétendu  que  l’eau  dimi- 
nuait le  titre  acide  du  suc  gastrique;  il  n’en  est  rien,  les 
boissons  chaudes  ou  froides  prises  modérément  provoquent 


(1)  Laumonier,  Hygiène  de  V alimentation. 


394  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


et  augmentent  plutôt  qu’elles  ne  diminuent  la  sécrétion 
gastrique. 

Il  est  aussi  très  utile,  pour  établir  un  régime  rationnel, 
de  connaître  au  moins  approximativement  le  poids  moyen 
de  quelques  portions  usuelles  et  la  contenance  de  certaines 
mesures  domestiques,  un  verre,  une  tasse. 

Voici  quelques  renseignements  donnés  à ce  sujet  par 
M.  Pascault  ( 1)  : 


Une  côtelette  pèse  5o  grammes  ; un  bifteck  moyen,  80 
à 90  grammes. 

Une  assiette  creuse  pleine  jusqu’au  bord  contient  260 
à 3oo  cc. 


Un  verre  à liqueur 
Un  verre  à bordeaux 
Un  grand  verre  . 
Une  tasse  à café  . 
Une  tasse  à thé  . 
Une  tasse  à chocolat 
Un  bol  moyen. 


25  cc 
5o  « 

1 5o  à 200  » 
100  « 
120  « 
200  à 25o  » 
25o  à 3oo  » 


Un  médecin  qui  formule  une  ordonnance  de  pharmaco- 
logie s’attache  toujours  à prescrire  des  mesures  domes- 
tiques : c’est  ainsi  qu’il  n’ordonne  point  de  prendre  tel 
poids  d’un  médicament,  mais  une  ou  deux  cuillerées.  Il 
pourrait  en  être  de  même  pour  la  formule  d’un  régime 
alimentaire.  Les  chiffres  ci-dessus  ne  sont  qu’approxima- 
tifs, mais  ils  rendent  service  dans  la  pratique,  en  four- 
nissant une  base  pour  fixer  le  taux  d’un  régime  avec  une 
exactitude  relative. 


II.  RÉGIMES  ALIMENTAIRES  DANS  LES  MALADIES  CHRONIQUES 

Toutes  ces  notions  d’hygiène  alimentaire,  tous  ces 
détails  sur  nos  aliments  usuels  et  leur  valeur,  vont  nous 

(I)  L.  Pascault,  Alimentation  et  hygiène  de  l'arthritique.  Paris.  1905. 


LE  PROBLÈME  DE  L’ALIMENTATION.  3g5 

permettre  de  mieux  apprécier  les  principaux  régimes 
habituellement  prescrits  au  cours  des  maladies  chroniques. 
Ces  régimes,  en  effet  — exception  faite  toutefois  pour 
l’obésité  — doivent  assurer  au  malade  une  alimentation 
suffisante  pour  réparer  ses  tissus  et  entretenir  sa  chaleur 
et  son  énergie  ; mais  le  choix  des  aliments  permis  doit 
d’autre  part  s’inspirer  des  indications  fournies  par  le  fonc- 
tionnement défectueux,  soit  de  la  nutrition  en  général, 
soit  du  tube  digestif,  du  foie.,  des  reins,  etc. 

Il  va  de  soi  qu’un  régime  formulé  dans  une  maladie  ne 
saurait  être  absolu.  C’est  plutôt  une  règle  générale  sou- 
mise à variations  dans  chaque  cas  particulier,  et  que 
l’âge,  l’état  social,  la  constitution,  les  habitudes  mêmes 
du  sujet  feront  souvent  modifier. 

Obésité.  — Parmi  les  maladies  de  la  nutrition  l’obésité 
est  une  de  celles  dans  lesquelles  le  régime  constitue 
presque  toute  la  thérapeutique;  les  régimes  proposés  sont 
d’ailleurs  très  nombreux,  et  nous  n'avons  pas  la  préten- 
tion de  les  citer  tous.  Ils  reposent  sur  les  mêmes  prin- 
cipes : ne  permettre  qu’une  quantité  d’aliments  inférieure 
à la  ration  d’entretien  : réduire  plus  ou  moins  la  quantité 
des  boissons. 

Régime  de  Dancel  : C’est  un  régime  sec,  avec  ration- 
nement des  boissons  et  nourriture  constituée  par  des 
aliments  peu  hydratés. 

Régime  d' Harvey- Banting  : Il  consiste  dans  la  dimi- 
nution des  graisses  et  des  hydrates  de  carbone.  Les 
albuminoïdes  sont  donnés  en  grande  quantité  ; l’obèse 
peut  boire  1 litre  à 1 litre  et  demi  de  liquides. 

Régime  d'Ebstein  : C’est  un  régime  riche  en  graisses, 
avec  réduction  légère  des  matières  albuminoïdes  et  dimi- 
nution très  considérable  des  hydrates  de  carbone  (40  gr. 
au  lieu  de  400;.  Lyon  (1)  fait  remarquer  que  ce  régime 

(1)  Lyon,  Traité  élémentaire  de  clinique  thérapeutique. 


3g6  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

est  irrationnel,  l’ingestion  de  graisse  supprimant  l’appétit 
et  créant  une  dyspepsie  difficile  à guérir. 

Régime  d'Oertel  : Ce  régime  est  basé  sur  la  réduction 
des  boissons.  Voici  les  menus  d’Oertel  : 

Le  matin  : 1 5o  grammes  de  thé  ou  de  café  au  lait  ; 
75  grammes  de  pain. 

A midi  : 1 10  à 120  grammes  de  viande  rôtie  ou  bouil- 
lie ; poissons  maigres,  salade  et  légumes;  quelquefois  des 
farineux  (5o  à 100  gr.)  ; 100  à 200  grammes  de  fruits  ; 
25  grammes  de  pain.  Pas  de  boissons  ; exceptionnelle- 
ment i5  à 25  centilitres  de  vin  léger. 

Au  goûter  : une  tasse  de  café  ou  de  thé. 

Le  soir  : un  ou  deux  œufs  à la  coque,  i5o  grammes  de 
viande,  25  grammes  de  pain,  fromage  ou  fruits,  i5  à 25 
centilitres  de  vin  coupé. 

A ce  régime,  très  sévère  et  difficilement  suivi  par  les 
malades,  Oertel  ajoute  la  cure  de  terrain  et  les  exercices 
gradués,  tels  qu’il  les  a conseillés  pour  les  cardiaques. 

Régime  de  Scliweninger  : 11  est  encore  plus  sévère  et 
ne  peut  guère  être  suivi  que  dans  un  établissement  spécial. 
L’obèse  y fait  cinq  repas  par  jour,  mais  très  peu  abon- 
dants, et  desquels  sont  bannis  le  pain,  la  graisse,  le  sucre, 
le  lait,  le  vin  et  la  bière.  Le  régime  est  complété  par  des 
massages  et  des  bains  chauds. 

Régime  d'Albert  Robin  : Albert  Robin  interdit  les 
farineux,  les  graisses,  les  sucres,  et  diminue  beaucoup  la 
ration  du  pain. 

A 8 heures  du  matin  : 1 œuf  à la  coque,  20  grammes 
de  viande  maigre  ou  de  poisson,  10  grammes  de  pain, 
une  tasse  de  thé  sans  sucre. 

A 1 o heures  du  matin  : 2 œufs  à la  coque,  5 grammes 
de  pain,  i5o  centimètres  cubes  d’eau  et  de  vin,  ou  de  thé 
sans  sucre. 

A midi  : viande  froide  à volonté,  salade  au  cresson, 
5o  grammes  de  pain  au  plus,  fruits  crus,  un  verre  d’eau 
rougie,  une  tasse  de  thé. 


LE  PROBLÈME  DE  L’ALIMENTATION . 


397 


A 4 heures  du  soir  : thé  léger  sans  sucre. 

A 7 heures  du  soir  : 1 œuf  à la  coque,  100  grammes 
de  viande  maigre  ou  de  poisson,  10  grammes  de  pain,  une 
tasse  de  thé. 

En  recherchant  le  rapport  d’azote  de  l’urée  à l’azote 
total  des  urines,  Albert  Robin  distingue  les  obèses  à 
nutrition  exagérée  avec  assimilation  trop  active  et  les 
obèses  à assimilation  insuffisante  ; aux  premiers,  il  res- 
treint la  quantité  de  liquide  permise,  tandis  qu’aux  seconds 
il  conseille  d’absorber  une  grande  quantité  de  liquide. 

Tous  ces  régimes  prescrits  aux  obèses  doivent  être 
naturellement  modifiés  selon  les  indications  fournies  par 
l’examen  complet  du  malade.  Il  serait  même  possible, 
d’après  G.  Leven  (1),  de  faire  maigrir  un  obèse  tout  en 
le  laissant  manger  à sa  faim,  boire  à sa  soif  et  sans  lui 
imposer  aucun  surmenage  physique  ; d’après  Leven,  l’obé- 
sité survient  quand  le  système  nerveux  régulateur  du 
poids  est  troublé  dans  son  fonctionnement  et  n’est  plus 
apte  à maintenir  la  fixité  du  corps.  La  cause  la  plus  fré- 
quente de  ces  troubles  dans  le  mécanisme  régulateur  du 
poids  est  la  dyspepsie  ; et  la  première  chose  à faire,  en 
présence  d’un  obèse,  est  de  soigner  cette  dyspepsie. 

Goutte.  — Le  régime  alimentaire  joue  un  grand  rôle 
dans  le  traitement  de  la  goutte,  et  « le  goutteux  qui  se 
médicamente,  sans  s’astreindre  aux  prescriptions  relatives 
à l’alimentation  et  à l’hygiène  générale,  ne  peut  retirer 
aucun  bénéfice  de  son  traitement  « (Lyon).  Mais,  comme 
le  fait  remarquer  très  judicieusement  M.  Oettinger  (2), 
on  ne  saurait  préciser  d’une  façon  exacte  quels  sont  les 
aliments  permis  et  défendus  aux  goutteux  ; on  ne  peut  que 
poser  des  règles  générales,  car  tous  les  goutteux  ne  se 
ressemblent  pas  entre  eux,  et  ce  qui  réussit  chez  l’un  peut 
chez  un  autre  provoquer  une  attaque  de  goutte. 

(1)  Gabriel  Leven,  L'Obésité  et  son  traitement. 

(2)  Oettinger,  Thérapeutique  du  rhumatisme  et  de  la  goutte.  Paris, 
1890. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Cette  réserve  faite,  on  peut  citer  parmi  les  aliments 
permis  aux  goutteux  : les  viandes  rouges  ou  blanches, 
bien  cuites,  rôties,  grillées  ou  bouillies  ; certains  poissons 
(morue,  sole,  merlan),  les  œufs,  le  lait  ; la  plupart  des 
légumes  verts  (chicorée,  laitues,  artichauts,  choux-fleurs), 
les  carottes  et  pommes  de  terre  ; les  féculents  et  les  pâtes 
(en  quantité  modérée)  ; les  fruits,  de  préférence  cuits  ; 
comme  boissons  permises  : le  vin  blanc  léger,  le  café  en 
infusion  très  légère. 

Les  aliments  à éviter  sont  : le  gibier,  la  charcuterie 
(sauf  le  jambon),  les  poissons  gras,  les  crustacés  et  coquil- 
lages, les  condiments  (champignons,  truffes)  ; les  légumes 
riches  en  acide  oxalique  (asperges,  oseille,  épinards, 
tomate,  cresson),  les  céleris  et  les  navets  (qui  irritent  le 
rein),  les  fromages  fermentés  et  les  sucreries.  Parmi  les 
boissons,  les  bières,  et  surtout  les  bières  fortes  anglaises, 
sont  considérées  comme  les  plus  nuisibles  aux  goutteux  ; 
les  vins  mousseux,  le  bourgogne  doivent  être  absolument 
proscrits.  « Le  bourgogne  renferme  la  goutte  dans  chaque 
verre  « (Scudamore).  Pour  le  cidre,  quelques-uns  le  con- 
sidèrent comme  une  boisson  utile  dans  la  goutte,  tandis 
que  Lécorché  en  interdit  absolument  l’usage. 

D’une  façon  générale,  le  goutteux  mange  trop,  et  il 
faudra  lui  conseiller  « une  certaine  modération  dans  le 
boire  et  le  manger  « (Sydenham). 

Rhumatisme  chronique.  — De  l’hygiène  alimentaire  des 
goutteux  se  rapproche  dans  beaucoup  de  cas  celle  du 
rhumatisant  chronique.  Les  diverses  formes  de  rhumatisme 
chronique,  en  raison  de  leur  étiologie  et  de  leur  patho- 
génie, comportent  cependant  certaines  indications  parti- 
culières. 

Le  rhumatisme  progressif  et  déformant  demande  une 
alimentation  substantielle  et  réconfortante.  Il  en  est  de 
même  des  rhumatismes  d’infection,  quels  qu’ils  soient  ; ce 
sont  toujours  des  malades  déprimés  venant  de  subir  une 


LE  PROBLÈME  DE  l’àLIMENTATION.  3gg 

infection  plus  ou  moins  grave  et  chez  lesquels  la  nécessité 
d’une  alimentation  tonique  est  évidente. 

Dans  le  rhumatisme  dyscrasique  ou  goutteux,  qui  est 
sous  la  dépendance  d’une  intoxication  avec  uricémie,  on 
devra  conseiller  le  régime  habituel  des  arthritiques.  Beau- 
coup de  ces  malades  mangent  trop  ; ils  auront  donc  à res- 
treindre leur  alimentation.  Le  régime  est  un  régime 
mixte,  mais  avec  une  grande  réserve  dans  la  part  faite 
aux  aliments  azotés  et  aux  boissons  alcooliques.  La  plu- 
part des  viandes  sont  permises,  à la  condition  d’être  prises 
en  quantité  très  modérée  ; on  conseillait  autrefois  les 
viandes  blanches;  actuellement  on  permet  aussi  les  viandes 
rouges.  Toutes  ces  viandes  doivent  être  tendres,  fraîches 
et  bien  cuites  ; il  faut  interdire  le  gibier,  la  charcuterie 
(sauf  le  jambon),  les  viandes  trop  grasses  et  les  viandes 
jeunes.  Parmi  les  poissons,  il  faut  choisir  les  poissons  à 
chair  blanche  et  maigre  tels  que  la  sole  et  le  merlan, 
éviter  les  poissons  gras  (comme  le  saumon,  la  morue),  les 
crustacés  et  les  mollusques. 

Les  œufs  et  le  lait  peuvent  entrer  dans  l’alimentation, 
mais  sans  en  faire  abus.  Les  légumes  verts  sont  pour  la 
plupart  un  bon  aliment  pour  l’arthritique,  tout  en  faisant 
des  réserves  pour  l’oseille,  les  asperges  et  les  épinards. 
Les  pommes  de  terre,  les  nouilles,  le  macaroni  sont  à 
recommander.  Le  pain  sera  bien  cuit  et  devra  être  bien 
mastiqué.  Les  fruits  sont  autorisés,  mais  de  préférence 
cuits.  Pas  de  condiments,  sauf  le  citron,  qui  est  très 
recommandé  par  les  médecins  anglais  contre  la  diathèse 
urique. 

Comme  boisson,  la  meilleure  est  l’eau  pure  ou  une  eau 
minérale  légère.  On  peut  cependant  permettre  un  peu  de 
vin  blanc  (bordeaux  de  préférence)  ou  de  bière  faible,  mais 
pas  de  bourgogne,  ni  de  champagne,  et,  à plus  forte  rai- 
son, jamais  d'alcool  ; à la  fin  du  repas,  on  permettra  une 
petite  tasse  de  café  ou  de  thé.  En  somme,  régime  très 
surveillé  comme  quantité  et  qualité,  et  qui  doit  naturelle- 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


400 

ment  devenir  encore  plus  sévère  s’il  survient  des  symp- 
tômes de  néphrite. 

Diabète.  — Le  principe  fondamental  du  régime  des 
diabétiques  est  de  restreindre  autant  que  possible  l’inges- 
tion des  aliments  sucrés  et  des  substances  qui  se  transfor- 
ment facilement  en  glucose  dans  l’organisme,  c’est-à-dire 
des  hydrates  de  carbone.  Il  faudra  donc,  pour  remédier  à 
cette  suppression  des  hydrates  de  carbone,  élever  le  taux 
des  albuminoïdes  et  des  graisses  ingérées. 

La  diète  carnée  (ou  régime  de  Coutain)  est  complète- 
ment abandonnée  ; de  même  la  diète  lactée  proposée  par 
Donkin.  Le  régime  habituellement  prescrit  est  le  régime 
mixte  de  Bouchardat,  plus  ou  moins  modifié.  Aliments 
permis  : les  potages  gras,  le  bouillon  aux  œufs  ; les  ali- 
ments gras  (beurre,  thon  et  sardine  à l’huile,  gras  de 
jambon,  rillettes)  ; toutes  les  viandes  ; les  œufs  ; les  crus- 
tacés et  mollusques  (sauf  les  huîtres)  ; les  poissons  ; la 
plupart  des  légumes  (épinards,  haricots  verts,  artichauts)  ; 
les  fromages,  les  noix,  les  amandes.  Comme  boisson  : 
l’eau,  le  vin,  le  thé,  le  café.  Aliments  défendus  : les  potages 
aux  pâtes  ; l’oseille,  les  asperges,  les  tomates,  les  carottes, 
tous  les  aliments  féculents  (riz,  lentilles,  haricots,  pommes 
de  terre...)  ; les  pâtes  alimentaires,  les  sauces  à la  farine, 
les  fruits  sucrés  et  les  pâtisseries. 

La  question  la  plus  difficile  à résoudre  est  celle  du  pain. 
En  effet,  le  pain  contient  5o  p.  100  d’hydrates  de  car- 
bone ; son  usage  doit  donc  théoriquement  être  absolument 
proscrit.  On  le  remplace,  depuis  les  travaux  de  Bouchar- 
dat, par  le  pain  de  gluten  ; mais  cette  préférence  pour  le 
pain  de  gluten  ne  semble  pas  très  justifiée,  d’après  Lyon, 
car,  si  certains  pains  de  gluten  11e  contiennent  que  20 
]).  100  d’amidon,  d’autres  en  contiennent  jusqu’à  60p.  100. 
On  a conseillé  plus  récemment  le  pain  de  soya,  légumi- 
neuse  du  Japon  qui  11e  renferme  que* 6 p.  100  d’hydrates 
de  carbone  ; mais  ce  pain  a une  saveur  désagréable. 
Ebstein  recommande  le  pain  d’aleurone,  fait  avec  une 


LE  PROBLÈME  DE  L’ALIMENTATION.  40 1 

albumine  végétale,  surtout  abondante  dans  les  graines 
oléagineuses  et  extraite  ordinairement  de  l’amande  des 
noix  ou  des  noisettes  ; l’aleurone  ne  renferme  que  7 p.  100 
d’hydrates  de  carbone. 

Beaucoup  de  médecins  permettent  au  diabétique  une 
petite  quantité  de  pain,  la  suppression  absolue  étant  très 
pénible  ; ainsi  Dujardin-Beau metz  donnait  3o  à 40  grammes 
de  pain  à chaque  repas  ; il  faut  autoriser  de  préférence  la 
mie  de  pain,  qui  contient  moins  d’amidon  que  la  croûte, 
et  de  plus  les  malades  auront  moins  de  tendance  à dépas- 
ser la  dose  permise,  la  mie  étant  peu  appétissante  (Lyon). 

Enfin,  d’autres  médecins  remplacent  le  pain  par  une 
petite  quantité  de  pommes  de  terre. 

Eczéma.  — De  l’arthritisme  et  des  maladies  de  la 
nutrition  dépend  dans  beaucoup  de  cas  l’eczéma.  « Quelque 
peu  connues  quelles  soient  dans  leur  essence,  les  altéra- 
tions humorales  des  eczémateux  peuvent  être  comparées 
aux  altérations  chimiques  du  sang  et  des  humeurs  qu’on 
observe  dans  le  diabète,  dans  la  goutte  et  dans  l’urémie  « 
(Gaucher). 

M.  Petit,  qui  a étudié  par  l’examen  des  urines,  le  bilan 
de  la  nutrition  chez  les  eczémateux  soignés  par  lui  à 
Saint-Gervais,  en  a tiré  les  conclusions  suivantes  pour  le 
régime  de  ces  malades  : 

« L’eczémateux  mange  trop  ; il  absorbe  trop  d’aliments 
azotés  et  néglige  au  contraire  les  végétaux  riches  en  sels 
et  indispensables  à la  dialyse  de  son  urée. 

« Boire  de  l’eau  ou  du  lait,  ne  manger  que  des  œufs, 
des  légumes  et  des  fruits  : telle  doit  être  la  règle  diété- 
tique de  l’eczémateux  « (1). 

Ajoutons  que  l’uroséméiologie  fournit  de  précieuses 
indications  non  seulement  pour  établir  un  régime,  mais 
pour  le  modifier  et  l’adapter  à l’état  du  malade. 

Dyspepsie.  — Il  est  difficile  de  donner  schématique- 

(I)  Clément  Petit,  Urc séméiologie  des  eczémateux,  Lyon,  1906. 

me  SÉRIE.  T.  X. 


26 


402 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ment  le  régime  alimentaire  des  dyspepsies,  celles-ci  étant 
très  variées  par  leur  étiologie,  leurs  symptômes  et  le 
traitement  devant  naturellement  être  plus  ou  moins  sévère 
selon  les  cas.  Voici  toutefois  le  régime  de  la  dyspepsie 
dite  par  G.  Sée  nervo- motrice  et,  par  M.  Mathieu  (1), 
sensitivo-motrice. 

Les  aliments  doivent  être  aussi  nutritifs  que  possible 
sous  un  petit  volume;  ils  seront  donc  débarrassés  des  fibres 
végétales,  des  noyaux,  des  pépins  de  fruits,  qui  constituent 
des  résidus  indigestes  et  irritants.  Les  aliments  azotés 
doivent  être  finement  divisés  ; les  végétaux  bien  divisés 
et  bien  cuits. 

Les  divers  régimes  des  dyspeptiques  ne  sauraient  être 
présentés  ni  même  résumés  ici.  La  question  a été  mise 
au  point  dans  un  ouvrage  récent  (Soupault,  Traité  des 
maladies  de  l'Estomac , Paris,  1 906). 

Entérite.  — L’entéro-colite  muco-membraneuse  a pris, 
en  ces  dernières  années,  la  première  place  dans  la  patho- 
logie intestinale  et  son  régime  a été  étudié  surtout  en 
France  par  les  médecins  deChatelguyon  et  de  Plombières, 
en  Suisse  par  M.  Combe  (de  Lausanne). 

Nous  citerons  la  carte  de  régime  établie  par  les 
médecins  de  Chatelguyon  et  que  la  majorité  d’entre  eux 
prescrivent  pendant  la  saison  thermale.  C’est  un  régime  qui 
rend  de  grands  services  dans  le  traitement  de  l’entéro- 
colite. 11  est  un  peu  long  pour  être  reproduit  en  entier. 

Régime  de  Combe  : M.  Combe  a étudié  avec  le  plus 
grand  soin  le  traitement  de  l’entérite  muco-membra- 
neuse(2).  Le  principe  fondamental  doit  être  de  distinguer 
parmi  les  aliments  ceux  qui  favorisent  la  vitalité  des 
microbes  intestinaux  et  ceux  qui  leur  sont  nuisibles  ; les 
premiers  sont  les  aliments  putrescibles  et  les  seconds  les 

(1)  Mathieu,  art.  Maladies  de  l'estomac  du  Traité  de  médecine.  Bou- 
chard et  Brissaud,  t.  IV. 

(2)  Combe,  Traitement  de  l'entérite  muco-membraneuse,  un  vol., 
Paris,  J. -B.  Baiilière. 


LE  PROBLÈME  DE  l’àLIMENTATION. 


40  3 

aliments  antiputrides.  On  diminuera  naturellement,  dans 
la  mesure  du  possible,  l’ingestion  d’aliments  putrescibles, 
tandis  qu'on  augmentera  celle  des  aliments  antiputrides. 

Les  aliments  putrescibles  sont  les  aliments  azotés, 
viandes  et  œufs,  les  graisses,  le  beurre  et  la  crème. 

L’alimentation  antiputride  est  constituée  par  le  régime 
lacto-farineux  (lait,  farines  de  céréales,  riz,  pâtes  alimen- 
taires). 

Un  autre  principe  important  du  régime  de  M.  Combe 
est  de  ne  pas  boire  en  mangeant,  le  repas  sec  diminuant 
notablement  la  putréfaction  intestinale  azotée  ; enfin  il 
faut  diviser  la  nourriture  en  plusieurs  petits  repas,  alter- 
nant un  repas  liquide  et  un  repas  solide. 

M.  Combe  utilise  toute  une  série  de  régimes,  les  plus 
sévères  convenant  au  traitement  de  l’entérite  aiguë  ou  des 
poussées  fébriles  survenant  au  cours  de  l’entérite,  les 
autres  pouvant  être  institués  progressivement  dans  la 
suite.  Ce  sont  le  régime  des  potages,  le  régime  farineux 
sans  viande,  le  régime  farineux  avec  viande,  le  régime 
lacto-farineux  avec  légumineuses,  le  régime  complet. 

Lithiase  biliaire.  — Les  indications  que  doit  remplir 
le  régime  alimentaire  dans  la  lithiase  biliaire  ont  été  étu- 
diées dans  un  article  récent  par  M.  Dufourt  (de  Vichy)  (1). 

Le  régime  doit  remplir  quatre  conditions  : éviter  ou 
atténuer  l’infection  des  voies  biliaires,  maintenir  la  com- 
position normale  de  la  bile,  provoquer  une  sécrétion 
abondante  de  cette  bile  et  obtenir  une  excrétion  biliaire 
aussi  constante  que  possible. 

Pour  éviter  ou  atténuer  l’infection  des  voies  biliaires, 
il  faut  donner  au  malade  les  aliments  qui  réduisent  au 
minimum  les  putréfactions  intestinales,  c’est-à-dire  le  lait 
(Gilbert  et  Dominici),  les  farineux  et  les  pâtes  alimen- 
taires (Hoppe-Seyler,  Combe)  ; les  œufs  sont  inférieurs  au 


(i)  E.  Dufourl,  Les  indications  que  doit  remplir  le  régime  alimen- 
taire dans  la  lithiase  biliaire  (Presse  médicale,  17  mars  1906). 


4°4 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


lait  et  aux  farineux,  en  restant  toutefois  supérieurs  à la 
viande,  celle-ci  favorisant  au  plus  haut  degré  les  fermen- 
tations intestinales. 

Maintenir  la  composition  normale  de  la  bile  par  une 
alimentation  rationnelle  est  plus  difficile.  Ainsi,  on  a 
coutume  de  défendre  aux  lithiasiques  la  cervelle,  les  œufs 
et  le  sang  (par  exemple  le  boudin),  sous  prétexte  que  ces 
aliments  sont  trop  riches  en  cholestérine  ; il  semble  que 
la  quantité  de  cholestérine  ingérée  est  sans  influence  sur 
la  composition  chimique  de  la  bile. 

Pour  provoquer  une  sécrétion  abondante  de  bile,  les 
meilleurs  aliments  sont  les  albuminoïdes,  et  en  parti- 
culier les  viandes,  puis  les  graisses  et  enfin,  mais  très 
inférieurs  à la  viande,  les  hydrates  de  carbone.  Il  ne 
faudra  pas  oublier  toutefois  que  la  viande  ne  doit  être 
permise  qu’avec  une  certaine  réserve,  puisqu’elle  donne 
trop  de  fermentations  intestinales,  et  que  la  graisse  est 
souvent  mal  digérée. 

Enfin,  pour  obtenir  une  excrétion  biliaire  aussi  con- 
stante que  possible,  il  faut  se  rappeler  que  l’écoulement 
biliaire  se  produit  seulement  quand  le  chyme  passe  au 
pylore.  Ainsi  donc,  entre  la  fin  d’une  digestion  gastrique 
et,  le  repas  suivant,  les  voies  biliaires  forment  comme 
une  cavité  close  dans  laquelle  la  précipitation  des  pig- 
ments, de  la  chaux  et  de  la  cholestérine  se  fait  plus 
facilement.  Pour  rendre  l’excrétion  biliaire  aussi  fréquente 
que  possible,  il  suffit  de  prescrire  au  malade  des  repas 
plus  fréquents  que  d’habitude.  Dufourt  conseille,  en  plus 
des  trois  repas  habituels,  une  collation  vers  4 heures  et 
un  repas  le  soir  avant  le  coucher. 

De  ces  principes  directeurs  du  régime  alimentaire  on 
peut  tirer  pratiquement  les  indications  que  voici  : éviter 
une  alimentation  surabondante,  la  plupart  des  lithia- 
siques étant  des  arthritiques  ; permettre  la  viande  (en 
faible  quantité)  ; le  poisson  frais  et  maigre  ; les  œufs  ; les 
graisses  (crème  du  lait,  beurre  frais,  jaune  d’œuf)  ; les 


LE  PROBLÈME  DE  L’ALIMENTATION. 


40  5 

légumes  herbacés  en  grande  quantité  ; les  fromages  frais. 
Réduire  la  quantité  des  hydrates  de  carbone,  tout  en 
permettant  quelques  farineux.  Défendre  le  vinaigre,  les 
épices,  la  moutarde,  les  liqueurs  et  boissons  alcooliques. 

Faire  des  repas  fréquents  et  légers  (cinq  repas  par  jour). 

Lithiase  rénale.  — Du  régime  alimentaire  de  la  lithiase 
rénale,  nous  aurons^  peu  de  choses  à dire,  puisque  l’uri- 
cémie est  un  lien  pathologique  qui  relie  la  gravelle  à la 
goutte,  et  que  nous  avons  déjà  indiqué  le  régime  des 
goutteux.  Rappelons  seulement  qu’il  faut  proscrire  les 
aliments  trop  riches  en  azote  (viandes  noires  et  fumées, 
gibier),  les  condiments,  les  légumes  qui  contiennent  beau- 
coup d’acide  oxalique  (oseille,  haricots  verts,  tomates, 
asperges)  ; les  boissons  défendues  sont  les  boissons  forte- 
ment alcoolisées,  gazeuses,  sucrées.  Aliments  permis  : 
œufs,  poissons  légers,  viandes  blanches,  légumes  verts 
cuits  (1  ). 

Albuminurie.  — Le  régime  alimentaire  des  albuminu- 
riques est  un  peu  différent  selon  qu’il  s’agit  d’une  albumi- 
nurie fonctionnelle  sans  lésion  rénale  ou  d’une  albuminurie 
liée  à une  néphrite  chronique. 

Dans  l’albuminurie  orthostatique,  il  est  inutile  de 
prescrire  un  régime  rigoureux  ; ainsi  le  régime  lacté  n’a 
aucune  influence  heureuse  sur  le  taux  de  l’albumine  ; il 
suffit,  d’exclure  de  l’alimentation  les  mets  épicés,  le  gibier, 
les  crustacés,  le  vin  pur  et  les  liqueurs  (Lyon). 

L’albuminurie  d’origine  digestive,  qui  s’observe  surtout 
chez  les  dyspeptiques  à estomac  dilaté,  réclame  le  traite- 
ment de  la  dyspepsie  plutôt  que  le  régime  des  albumi- 
nuriques. 

Dans  l’albuminurie  prétuberculeuse,  Teissier  recom- 
mande une  alimentation  substantielle  (viandes,  graisses, 
beurre,  conserves  de  sardines). 

(1)  Enriquez,  art.  Lithiase  rénale  du  Manuel  de  médecine.  Debove  et 
Achard,  t.  VI. 


406  revue  des  questions  scientifiques. 


Lorsque  l’albuminurie  dépend  d’une  lésion  chronique 
du  rein,  néphrite  parenchymateuse  ou  interstitielle,  le 
régime  permis  doit  être  plus  ou  moins  sévère  selon  que 
les  signes  d’insuffisance  rénale  sont  plus  ou  moins  mar- 
qués ; il  existe  toute  une  série  de  régimes  partant  du 
régime  lacté  absolu,  lacto -végétarien,  jusqu’au  régime 
mixte  assez  varié.  Nous  citerons  à titre  d’exemple  la  carte 
de  régime  établie  par  les  médecins  de  Saint-Nectaire,  qui 
fournit  un  bon  type  du  régime  mixte  des  albuminuriques. 

La  question  du  régime  des  brightiques  est  d’ailleurs  à 
l’étude,  et  ce  régime  a été  pour  ainsi  dire  révisé  depuis 
les  travaux  récents  sur  le  rôle  de  la  rétention  chlorurée 
dans  certains  accidents  brightiques.  M.  Widal  a montré 
l’importance  du  régime  déchloruré  chez  les  brightiques 
oedémateux  ; et  il  a exposé  récemment  au  Congrès  de 
Liège  la  pratique  de  la  cure  de  déchloruration  (i). 

Les  aliments  qui  peuvent  entrer  dans  le  menu  d’un 
brightique  à déchlorurer  sont  : le  pain  sans  sel  (qui  con- 
tient o gr.  70  de  chlorure  par  kilogramme),  la  viande 
( 1 gramme  de  chlorure  par  kilogramme)  et  de  préférence 
le  bœuf,  le  mouton  et  le  poulet  ; les  poissons  d’eau  douce, 
les  œufs  et  le  beurre  frais,  le  riz,  les  pommes  de  terre, 
les  petits  pois,  les  salades.  La  gelée,  dite  glace  de  viande, 
préparée  sans  sel,  peut  servir  à donner  du  goût  aux  sauces 
et  aux  légumes.  On  peut  encore  utiliser  à cet  effet  l’estra- 
gon, le  thym,  le  persil.  Comme  desserts  : sucreries  et 
pâtisseries  sans  sel,  fruits  en  compote.  Les  boissons  seront 
les  eaux  minérales,  la  bière  et  le  vin  (en  petite  quantité). 
Le  lait,  qui  doit  avant  tout  ses  qualités  à sa  pauvreté  en 
sel,  est  un  aliment  utile  à faire  entrer  dans  le  régime  ; 
mais  il  n’est  cependant  pas  un  aliment  inoffensif  que  l'on 
peut  donner  sans  compter  au  brightique,  puisqu’il  con- 
tient environ  1 gramme  5o  de  chlorures  par  litre. 


(U  Widal,  Le  régime  déchloruré  (Ville  congrès  français  de  médecine, 
Liège,  septembre  l‘,)05j. 


LE  PROBLÈME  DE  L’ALIMENTATION . 


407 


La  ration  moyenne  du  régime  déchloruré  est  : pain 
déchloruré,  200  grammes  ; viande,  200  grammes  ; légumes, 
25o  grammes  ; beurre,  5o  grammes  ; sucre,  40  grammes  ; 
eau,  1 litre  5o  ; vin,  3o  centilitres  ; café,  3o  centilitres. 
Ce  régime  donne  environ  i5oo  calories  et  renferme  60  gr. 
d’albuminoïdes,  ce  qui  est  suffisant  pour  un  malade  au 
repos.  Cette  ration  peut  être  augmentée  chez  les  malades 
qui  reprennent  la  vie  active  après  la  disparition  des 
œdèmes  et  des  accidents  qui  étaient  la  conséquence  de 
ces  œdèmes.  Le  régime  déchloruré  est  aujourd’hui  très 
fréquemment  employé  non  seulement  chez  les  brightiques, 
mais  encore  chez  les  cardiaques  (Vaquez)  et  chez  tous  les 
malades  ayant  des  œdèmes,  il  rend  dans  ces  cas  de  grands 
services.  — Une  seule  réserve  est  à faire  chez  les  brigh- 
tiques, c’est  que,  dans  le  choix  des  aliments  pouvant 
entrer  dans  la  composition  du  menu,  il  faut  tenir  compte 
sans  doute  de  la  teneur  en  sel,  mais  éviter  cependant  les 
viandes  en  trop  grande  quantité,  les  viandes  faisandées... 
Car  ces  aliments  contiennent  des  poisons  dont  l’élimina- 
tion insuffisante  par  le  rein  est  toujours  à craindre. 

Cardiaques.  — Le  traitement  hygiénique  des  cardiaques 
relève  d’indications  diverses.  Le  régime  alimentaire  se 
rapproche  souvent  du  régime  des  albuminuriques.  Les 
considérations  que  nous  venons  d’émettre  à propos  de  la 
déchloruration  peuvent  aussi  bien  s’appliquer  aux  car- 
diaques qu’aux  albuminuriques. 


III.  LA  PRATIQUE  DES  RÉGIMES  ALIMENTAIRES 

Tous  ces  régimes  alimentaires  sont  plus  ou  moins  bien 
suivis  par  le  malade  chez  lui  ; parmi  les  malades,  il  en 
est  beaucoup  chez  lesquels  le  désir  de  faire  bonne  chère 
l’emporte,  au  moins  de  temps  en  temps,  sur  le  bon  soin  de 
la  santé.  De  plus,  la  sévérité  du  régime  souffre  des  dîners 
en  ville  ou  des  dîners  offerts  par  le  malade  à sa  table,  et 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


408 

ces  occasions,  très  fréquentes  dans  la  classe  riche,  rendent 
par  cela  même  le  traitement  par  l’hygiène  alimentaire 
parfois  un  peu  illusoire,  ou  tout  au  moins  l’empêchent  de 
donner  tous  les  résultats  qu’on  pourrait  en  espérer. 

On  comprend,  dans  ces  conditions,  le  succès  obtenu 
par  certaines  maisons  de  santé , où  le  malade  va  pendant 
quelques  semaines  s’isoler  du  monde  extérieur  et  ne  vivre 
que  dans  le  souci  d’améliorer  son  état.  Ici,  plus  de  tenta- 
tions de  désobéir  aux  prescriptions  du  médecin,  plus  de 
dîners  tins  ; le  menu  est  chaque  jour  minutieusement 
réglé  et  une  discipline  absolue  préside  aux  moindres 
détails  de  la  table.  C’est  surtout  pour  le  traitement  des 
maladies  du  tube  digestif  que  la  vogue  de  ces  maisons  de 
santé  est  grande.  Les  maisons  de  santé  pour  régimes  sont 
assez  nombreuses.  Les  premières  ont  été  fondées  à l’étran- 
ger, mais  on  commence  à en  établir  en  France,  et  sans 
nul  doute  elles  sont  appelées  au  succès.  Citons,  parmi  les 
établissements  les  plus  connus,  la  maison  dirigée  à Franc- 
fort par  le  Docteur  Von  Noorden,  celle  du  Docteur  Wid- 
mer  à Territet,  la  maison  fondée  à Neuilly  par  le  Docteur 
Cautru,  et  celle  établie  plus  récemment  à Saint-Gervais 
par  le  Docteur  Petit. 

Le  principe  de  ces  établissements  est  sensiblement  le 
même  ; ils  se  distinguent  par  des  détails  de  pratique  qui 
répondent  moins  à des  différences  de  théorie  qu’à  des  dis- 
semblances d’habitudes  et  de  tempéraments  nationaux. 

Les  maisons  de  santé  rendent  des  services  évidents  au 
malade  dont  le  traitement  exige,  sous  un  contrôle  médical 
journalier,  un  régime  spécial,  de  la  tranquillité,  le  séjour 
en  plein  air  et  l’emploi  des  agents  thérapeutiques  phy- 
siques. 

La  méthode  consistant  à observer  séparément  chaque 
malade  permet  d’établir  un  régime  propre  à chacun.  Donc, 
pas  de  régime  absolu,  invariable.  Les  malades  s’habituent 
à comprendre  la  composition  des  régimes  ; ils  en  sentent 
le  bénéfice;  ainsi,  tout  en  étant  soignés,  ils  font  une  sorte 


LE  PROBLÈME  DE  LALIMENTATION. 


4O9 


d’éducation  pour  l’avenir  et  sauront  continuer  l'hygiène 
alimentaire  quand  ils  seront  rentrés  chez  eux. 

La  présence  d’un  médecin  qui  contrôle  journellement 
l’état  du  malade,  modifie  le  régime  au  gré  des  besoins 
permet  d’obtenir  des  résultats  d’autant  plus  complets  qu’on 
a sous  la  main  tous  les  traitements  par  les  agents  phy- 
siques. 

Les  avantages  de  la  maison  de  santé  peuvent  se  résu- 
mer ainsi  : facilité  d’établir  et  de  suivre  exactement  le 
régime  qui  convient  à chacun  ; utile  entraînement  du 
malade  pour  l’avenir. 

Les  régimes  dans  les  stations  hydro-minérales . — Une 
des  questions  les  plus  importantes  soulevées  par  ces 
régimes  alimentaires  est  celle  de  la  bonne  observance  du 
régime  pendant  les  séjours  que  font  les  malades  dans  les 
stations  hydro-minérales.  Et  cette  question  se  pose  à 
chaque  instant  dans  la  pratique  journalière,  la  plupart 
des  stations  d’eaux  minérales  françaises  et  étrangères 
recrutant  leur  clientèle  parmi  les  malades  atteints  de 
troubles  de  la  nutrition,  d’affections  chroniques  du  tube 
digestif,  du  foie  ou  des  reins,  parmi  ces  malades  dont 
nous  avons  étudié  les  régimes  dans  le  chapitre  précédent. 

Il  est  bien  évident  que  le  succès  de  la  cure  sera  forte- 
ment compromis  si  le  malade,  tout  en  suivant  le  traite- 
ment, soit  interne,  soit  externe  (eau  en  boisson,  bains, 
douches,  etc.),  si  ce  malade  ne  peut,  pendant  cette  période 
de  cure,  continuer  à observer  les  règles  d’hygiène  diété- 
tique antérieurement  prescrites  par  son  médecin  habituel 
ou  celles  que  le  médecin  consultant  de  la  station  aura 
jugé  utile  de  formuler. 

Et  ce  qui  complique  la  situation,  c’est  que  le  malade  se 
trouve  dans  la  plupart  des  cas  vivre  à l’hôtel  et  que,  par 
conséquent,  il  devient  nécessaire,  pour  assurer  au  malade 
un  régime  convenable,  de  pouvoir  compter  sur  l’hôtelier. 
Voici  donc  une  nouvelle  bonne  volonté  que  le  médecin 
doit  pour  ainsi  dire  gagner  à sa  cause.  Il  était  souvent 


410 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


assez  difficile  de  faire  suivre  un  régime  par  un  malade 
vivant  chez  lui  et  ordonnant  librement  le  menu  quoti- 
dien ; il  deviendra  plus  difficile  encore  d’arriver  à ce 

résultat  dans  les  stations  hvdro-minérales.  si  les  médecins 

%/ 

ne  s’assurent  du  concours  des  hôteliers. 

Indications  précises  formulées  par  la  médecine,  disci- 
pline du  malade  à suivre  ces  indications,  concours  de 
l’hôtelier  pour  faciliter  l’observance  du  régime,  ces  trois 
conditions  doivent  se  trouver  remplies  et  réglées  par  un 
accord  commun  pour  arriver  à un  résultat. 

Nous  n'avons  rien  à dire  ici  du  médecin  et  des  malades, 
mais  il  nous  reste  à voir  comment,  dans  un  hôtel,  on  peut 
arriver  à rendre  facile  l’exécution  des  prescriptions  médi- 
cales en  ce  qui  concerne  l’hygiène  alimentaire.  Nous  avons 
pu  nous  procurer  quelques  renseignements  sur  ce  qui  se 
fait,  à ce  sujet,  en  Allemagne  et  en  France. 

Nous  saisirons  cette  occasion  pour  remercier  nos  con- 
frères qui  ont  eu  l’obligeance  de  nous  aider  de  leur  avis 
et  de  nous  fournir  des  documents  pour  cette  étude.  Chez 
tous,  nous  avons  trouvé  cette  opinion  que,  malgré  quel- 
ques difficultés  de  pratique,  une  attention  plus  grande 
peut  être  apportée  à l’hygiène  alimentaire  dans  les  villes 
d’eaux,  et  que  l’avenir  et  la  prospérité  des  stations  en 
dépendent. 

Carlsbad.  — A Oarlsbad,  l’ensemble  des  pratiques  qui 
constituent  le  régime  est  le  produit  d’une  longue  expé- 
rience. Le  régime  a été  créé  par  la  tradition  et  modifié 
peu  à peu  par  les  progrès  de  la  science.  Il  n’existe  pas  à 
proprement  parler  de  régime  de  Carlsbad,  mais  les  méde- 
cins indiquent  à chaque  malade  un  régime  approprié  et 
variable.  Les  ordonnances  du  médecin  comportent  le  taux 
à manger,  c’est-a-dire  la  quantité  autant  que  la  qualité 
des  aliments. 

Carlsbad  reçoit  des  dyspeptiques,  des  hépatiques,  des 
arthritiques,  pour  ne  citer  que  les  principales  indications. 

Une  hygiène  municipale  bien  comprise,  une  bonne 


LE  PROBLÈME  DE  l’aLIMENTATION. 


411 


volonté  absolue  des  hôteliers  qui  aident  le  médecin  et  font 
en  sorte  que  le  malade  trouve  toujours  les  aliments  dont 
il  a besoin  ; des  habitudes  locales  qui  incitent  à se  lever 
tôt  et  à se  coucher  tôt  : telles  sont  les  causes  principales 
qui  permettent  à Carlsbad  d’éviter  le  surmenage  et  de 
faire  une  bonne  cure  sans  pourtant  s’astreindre  à un 
régime  trop  rigoureux. 

Il  existe  une  surveillance  administrative  des  restau- 
rants, des  boucheries  et  du  lait.  L’inspection  des  viandes 
est  faite  par  un  vétérinaire  très  instruit  et  très  bien  rétri- 
bué. Pour  le  lait,  un  service  spécial  est  chargé  de  la 
surveillance  et  en  fait  des  analyses  fréquentes.  Dans  les 
hôtels  et  restaurants,  le  malade  mange  le  plus  habituelle- 
ment à la  carte,  faisant  lui- même  son  menu  et  dans  un 
coin  de  la  carte  sont  indiqués  les  aliments  pour  diabétiques 
et  les  aliments  convenant  aux  dyspeptiques.  Les  jambons 
de  Prague  (préparés  au  salpêtre)  et  la  bière  de  Pilsen 
sont  donnés  assez  librement.  En  général,  les  hôteliers 
veillent  à ce  que  la  cuisine  soit  peu  épicée,  légère  ; et 
certains  aliments  ne  figurent  jamais  sur  les  menus.  On  ne 
mange  jamais  de  crudités,  mais  on  mange  beaucoup  de 
crème,  de  fruits  en  compote.  Dans  ces  conditions,  le 
malade  trouve  toujours  sur  la  carte  les  aliments  qui  lui 
ont  été  conseillés  par  le  médecin,  et  il  peut  toujours  faire 
le  repas  de  cure. 

Marienbad.  — A Marienbad,  on  soigne  la  goutte,  le 
diabète,  l’arthritisme,  mais  surtout  l’obésité.  Depuis  cinq 
ans,  il  n’y  a plus  de  table  d’hôte  ; les  repas  sont  servis 
par  petites  tables  et  le  malade  mange  à la  carte.  Sur  le 
menu  est  une  liste  des  aliments  défendus  ou  suspects.  En 
général,  les  hôtels  ne  servent  pas  d’aliments  trop  mauvais 
pour  la  cure  ; il  y a un  accord  tacite  des  hôteliers  pour 
favoriser  le  régime.  Une  particularité  intéressante  des 
hôtels  de  Marienbad  est  que  les  portions  sont  d’un  volume 
connu,  par  exemple,  la  portion  de  viande  étant  de  100  à 
i5o  grammes. 


412 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Il  existait  autrefois  un  régime  dit  deMarienbad  presque 
exclusivement  carné  ; on  y a renoncé,  le  régime  s’atténue, 
s’humanise  pour  s’adapter  à chaque  cas.  On  fait  surtout 
un  régime  de  circonstance,  de  sous-nutrition,  c’est-à-dire 
qu’on  cherche  à donner,  mais  progressivement,  1000  à 
i5oo  calories  en  moins  de  la  ration  d’entretien.  On  ajoute 
aux  repas  de  la  salade,  des  légumes  verts,  bref  des  ali- 
ments qui  satisfont  le  besoin  du  malade  sans  trop  l’ali- 
menter. 

Comme  à Carlsbad,  l’hygiène  municipale,  l’inspection 
des  viandes  et  du  lait  sont  bien  organisées. 

Wiesbaden . — A Wiesbaden,  dont  le  rhumatisme  et 
la  goutte  constituent  les  principales  indications,  il  n'existe 
pas  dans  les  hôtels  de  cuisine  spéciale  pour  la  cure.  Les 
malades  doivent  veiller  eux-mêmes  à composer  leur  menu 
d’après  les  ordonnances  médicales.  Cela  leur  est  aisé 
d’ailleurs,  car  la  plupart  des  hôtels  s’arrangent  pour  évi- 
ter les  condiments  et  fournir  aux  pensionnaires  les  mets 
qui  leur  sont  conseillés.  Les  menus  comportent  en  outre 
un  grand  choix  de  plats  de  légumes,  si  bien  que  les 
malades  ont  la  faculté  de  suivre  un  régime  sinon  végéta- 
rien, au  moins  de  manger  fort  peu  de  viande. 

Neuenliar.  — A Neuenhar,  on  sert  dans  chaque  hôtel  un 
repas  spécial  composé  suivant  les  indications  médicales. 

Kreuznach.  — A Kreuznach,  les  règles  diététiques  sont 
observées  d’une  façon  assez  variable,  quoique  les  méde- 
cins attachent  grande  importance  à l’hygiène  alimentaire. 
Les  repas  sont  pris  soit  à de  grandes  tables  d’hôte,  soit 
à de  petites  tables  ; mais  il  y a aussi  des  pensions  et  des 
restaurants  où  l’on  suit  un  régime  rigoureux. 

Ems.  — A Ems,  les  règles  diététiques  suivies  d’habi- 
tude sont  des  plus  larges.  Il  n’y  a pas  à proprement  par- 
ler de  régime  particulier.  Le  plus  souvent,  les  médecins 
conseillent  de  s’abstenir  d’aliments  trop  gras,  de  crudités. 
C’est  aux  malades  de  se  conformer  à ces  conseils  en 
faisant  leur  choix  dans  le  menu  de  leur  hôtel.  Dans  les 


LE  PROBLÈME  DE  l’aLIMENTATION.  4 1 3 

hôtels  de  premier  et  deuxième  rangs,  le  service  a lieu  par 
petites  tables.  La  cuisine  est  assez  voisine  de  la  cuisine 
française,  en  général  assez  bonne  et  légère. 

Cette  grande  variété  dans  la  façon  d’ordonner  et  de 
servir  les  repas  se  retrouve  du  reste  dans  beaucoup 
d’autres  villes  d’eaux  allemandes.  Mais  il  faut  noter  ce 
fait  général,  c’est  que  là  même,  où  par  suite  de  causes 
diverses  la  discipline  est  assez  relâchée,  les  hôtels  évitent 
de  servir  certains  aliments  reconnus  d’une  digestion  diffi- 
cile ou  incompatibles  avec  la  cure  et  cherchent  à grouper 
sur  le  menu  plusieurs  des  mets  qui  rentrent  dans  les 
prescriptions  médicales  les  plus  usuelles. 

Vichy.  — A Vichy,  les  régimes  alimentaires  étaient 
prescrits  de  longue  date  par  le  corps  médical  de  la  station  ; 
mais  la  mise  en  pratique  du  régime  n’a  été  organisée  qu’à 
une  date  récente.  Certains  hôtels  ont,  à chaque  repas, 
trois  menus  différents  : menu  de  la  table  d’hôte,  menu  de 
la  table  des  dyspeptiques,  menu  de  la  table  des  diabé- 
tiques. Le  service  est  fait  par  petites  tables,  et  les  clients 
au  régime  payent  un  léger  supplément,  en  raison  de  l’aug- 
mentation du  personnel.  Cette  organisation  a fonctionné 
à la  satisfaction  de  tous,  et  sans  aucun  doute  elle  sera 
peu  à peu  adoptée  par  de  nouveaux  hôtels. 

Aix-les-Bains.  — Les  médecins  d’Aix-les-Bains  se  sont 
entendus  pour  formuler,  pendant  la  cure  thermale  un 
régime,  très  large  du  reste,  dont  voici  les  principes  : 

Composition  des  repas  : Composer  le  menu  du  déjeuner 
et  du  dîner  de  telle  sorte  qu’il  y ait  toujours  un  plat  de 
viande  rôtie  ou  grillée  et  un  plat  de  légumes  autre  que  la 
garniture  des  viandes. 

Aliments  interdits  : Mets  faisandés  ou  très  épicés. 
Salaisons,  charcuterie,  sauf lejambon, écrevisses,  homards, 
coquillages.  Poissons  salés,  fumés,  de  conserve.  Cham- 
pignons, truffes,  oseille,  rhubarbe,  cacao.  Fromages  forts. 

Aliments  permis  à dose  modérée  : Gibier  noir.  Pois- 
son de  mer.  Cervelle,  ris  de  veau,  tête  de  veau.  Canard, 


4l4 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pigeon.  Asperges,  épinards,  betteraves.  Sucre,  pâtisseries, 
crèmes  glacées.  Fruits  acides,  framboises,  fraises,  gro- 
seilles. 

Liquides  interdits  : Bières  fortes,  Porto,  Xérès,  Bour- 
gogne. Liqueurs,  surtout  celles  riches  en  essences. 

La  plupart  des  propriétaires  d’hôtels  s’inspirent  de  ces 
règles  pour  composer  leurs  menus.  Ils  donnent  d’ailleurs 
toutes  les  facilités  aux  malades  quand  un  régime  plus 
strict  est  indiqué. 

Chatclguyon.  — A Chatelguyon,  il  existe  une  carte 
de  régime  général  arrêtée  par  la  société  médicale. 
« Cette  carte,  dit  un  médecin  de  la  station,  est  respectée 
par  les  hôteliers  avec  une  réelle  bonne  volonté.  Quand  un 
malade  arrive  avec  un  régime  prescrit  par  un  médecin 
traitant,  nous  ne  modifions  rien  au  régime,  à moins  de 
contre-indication  nécessitée  par  quelque  incident  nouveau. 
Dans  ce  dernier  cas,  comme  dans  le  cas  où  le  malade  arrive 
sans  régime  spécifié,  la  majorité  d’entre  nous  prescrivent 
de  suivre,  pendant  la  durée  de  la  saison  thermale , la 
carte  de  régime,  que  nous  modifions  ou  élaguons  selon 
que  l’état  du  malade  autorise  ou  contre-indique  certains 
des  mets  indiqués.  Au  total,  il  y a lieu  d’être  satisfait 
médicalement  parlant  de  l’organisation  des  régimes.  « 

Plombières . — A Plombières,  il  n’y  a pas  de  table  de 
régime.  Sur  les  menus  de  table  d’hôtel  se  trouvent  des 
plats  qui  rentrent  dans  les  différents  régimes. 

Chaque  médecin  donne  des  indications  au  malade.  Si 
parfois  ce  régime  est  plus  sévère  que  d’ordinaire,  le  malade 
obtient  aisément  de  l’hôtelier  le  ou  les  plats  qui  lui  sont 
recommandés. 

Saint-Nectaire.  — Les  hôtels  ont  une  table  spéciale  de 
régime  ; les  malades  peuvent  encore  se  faire  servir  au 
restaurant,  et  voici  les  indications  générales  auxquelles 
se  conforment  les  hôteliers  sur  l’avis  du  corps  médical. 

Il  est  interdit  de  présenter  aux  malades  de  la  table  de 
régime  d’autres  aliments  que  ceux  énumérés  ci-dessous. 


LE  PROBLÈME  DE  l’àLIMENTATION. 


4i  5 


Les  mets  constituant  le  régime  ne  peuvent  être  exigés 
des  malades  que  s’ils  prennent  leurs  repas  à la  table  spé- 
ciale du  régime  ou  au  restaurant. 

On  ne  présentera  à la  table  de  régime  que  des  aliments 
d’une  fraîcheur  absolue.  Les  conserves  en  seront  scrupu- 
leusement exclues. 

Il  n’entrera  dans  la  préparation  des  mets  ni  jus  de 
viande,  ni  extraits,  ni  condiments  d’aucune  sorte,  sauf  le 
jus  de  citron  frais. 

Il  est  essentiel  que  tous  les  légumes  soient  cuits  à l’eau, 
c’est-à-dire  à l’anglaise  et  servis  accompagnés  d’une  coquille 
de  beurre  frais,  à la  disposition  du  malade. 

Il  est  recommandé  d’apprêter  les  mets  avec  aussi  peu 
de  sel  que  possible. 

Les  repas  seront  constitués,  en  général,  de  la  manière 
suivante  : 

Au  déjeuner  : Deux  viandes  ou  un  plat  d’œufs  et  une 
viande,  un  légume  féculent,  un  légume  vert,  entremets- 
gâteaux  secs,  pain  rassis  ou  croûte  de  pain,  eau  ou  lait 
comme  boisson. 

Au  dîner  : Potage  maigre,  une  viande,  un  légume 
(frais  autant  que  possible),  un  entremets  au  lait,  gâteaux 
secs,  pain  rassis  ou  croûte  de  pain,  eau  ou  lait  comme 
boisson. 

Bourbon-Lancy . — A Bourbon- Lancy,  bien  qu’il  n’existe 
pas  à proprement  parler  de  table  de  régime,  les  méde- 
cins de  la  station  ont  obtenu  des  hôteliers,  dont  la  com- 
plaisance et  le  bon  vouloir  sont  sans  bornes,  de  toujours 
tenir  compte  du  régime  formulé  sur  l’ordonnance.  Prati- 
quement, dans  chaque  menu,  les  malades  peuvent  trouver 
le  laitage,  les  viandes  blanches,  les  légumes,  les  œufs,  les 
fruits  prescrits  d’ordinaire. 

Vittel.  — La  majorité  des  médecins  de  Vittel  ont  insti- 
tué un  régime  convenant  d’une  manière  générale  à l’ar- 
thritique. 

Les  aliments  ont  été  divisés  en  trois  catégories,  selon 


41 6 REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

qu’ils  doivent  être  absolument  défendus  à la  majorité  des 
malades  fréquentant  la  station,  qu’ils  leur  sont  permis 
avec  modération,  ou  enfin  qu’ils  leur  sont  autorisés  sans 
restriction. 

Dans  la  première  catégorie  (aliments  défendus),  figurent 
les  gibiers  faisandés  et  conservés,  la  charcuterie  de  con- 
serve, les  crustacés  en  sauces  fortes,  les  potages,  entrées 
et  sauces  fortement  acides  et  épicées,  l’oseille,  les  fruits 
acides,  les  fromages  forts,  etc.  Ces  aliments  ne  doivent 
jamais  être  présentés  sur  la  table. 

Parmi  les  mets  permis  en  quantité  modérée,  se  trouvent 
les  viandes  rouges  et  noires,  les  volailles  grasses,  la  char- 
cuterie fraîche,  les  ragoûts,  le  gibier  à plumes  très  frais, 
les  pâtés  de  viande,  les  gros  poissons  de  mer,  les  sauces, 
certains  légumes  comme  les  haricots  verts,  les  choux  et 
choux-fleurs,  les  asperges,  les  tomates  en  garniture. 

Peuvent  être  servis  sans  restriction,  les  œufs  modéré- 
ment cuits,  les  viandes  blanches,  les  volailles,  les  pois- 
sons légers,  les  salades  cuites,  les  féculents,  les  pommes 
de  terre,  certains  légumes  verts,  comme  les  artichauts,  les 
carottes,  les  petits  pois,  les  pâtes  alimentaires,  les  fro- 
mages frais,  les  laitages  et  les  crèmes,  les  fruits  très  mûrs 
(raisins,  fraises,  pêches,  prunes,  framboises),  les  compotes. 

Quant  à l’organisation  matérielle  des  repas,  elle  est 
comprise  de  la  façon  suivante  : le  fonds  du  menu  est  com- 
posé par  les  aliments  permis  à discrétion  ; en  outre,  chaque 
repas  comporte  un  plat  ou  plus  rarement  deux  des  ali- 
ments de  la  seconde  catégorie.  Comme  un  repas  de  table 
d’hôte  se  compose  au  moins  de  quatre  plats,  il  est  facile  à 
chacun  de  s’accommoder  du  menu.  Les  personnes  qui  ne 
font  pas  de  traitement  ont  toujours  un  menu  suffisamment 
varié.  Pour  le  malade,  c’est  au  médecin  traitant  de  lui 
indiquer  les  aliments  permis  ou  défendus. 

Telle  est  la  manière  dont  le  régime  a été  compris  à 
Vittel,  grâce  à l’entente  du  corps  médical  et  des  direc- 


LE  PROBLÈME  DE  L ALIMENTATION . 


417 


teurs  d’hôtel.  Cette  organisation  donne  des  résultats  satis- 
faisants. 

Nous  bornerons  là  cette  énumération,  afin  de  ne  point 
tomber  dans  des  redites. 

En  effet,  cette  revue  rapide  des  efforts  tentés  en  France 
et  en  Allemagne  pour  permettre  aux  malades  de  suivre 
un  régime  pendant  leur  séjour  dans  une  ville  d’eaux  nous 
a suffisamment  montré  les  difficultés  que  soulève  cette 
organisation  et  les  différents  moyens  de  tourner  ces  diffi- 
cultés. 

En  somme,  l’objection  capitale  à cette  organisation  est 
la  suivante  : dans  un  hôtel  d’une  ville  d’eaux,  séjournent 
non  seulement  des  malades  venus  pour  se  soigner,  mais 
aussi  des  membres  de  la  famille  de  ces  malades  les  accom- 
pagnant, et  des  touristes,  et  des  individus  très  bien  por- 
tants venus  se  distraire  au  moment  de  la  saison.  Or  à 
tous  ces  touristes,  à tous  ces  gens  bien  portants,  il  faut 
donner  un  menu  qui  puisse  satisfaire  leurs  appétits  et 
leurs  goûts.  D’autre  part,  dans  une  même  station,  parmi 
les  malades,  il  y a très  souvent  plusieurs  catégories  et 
une  même  station  convient  parfois  a des  affections  très 
diverses.  Telle  ville  reçoit  des  dyspeptiques,  des  hépa- 
tiques, des  lithiasiques.  Telle  autre  reçoit  des  intestinaux, 
des  obèses,  etc.  Que  faire  pour  donner  satisfaction  et  aux 
gens  bien  portants  qui  veulent  trouver  à l’hôtel  le  menu 
habituel  des  tables  d’hôte,  et  aux  malades  qui  désirent 
suivre  leur  régime  ? 

Les  systèmes  proposés  pour  l’organisation  des  régimes 
dans  les  hôtels  peuvent  se  ramener  à trois  : 

Table  d’hôte  avec  exclusion  dans  le  menu  de  certains 
aliments  ; 

Tables  de  régime  ; 

Repas  à la  carte. 

Le  premier  système,  à savoir  celui  d’une  seule  table 
avec  un  menu  presque  uniquement  composé  d’aliments 
permis  aux  malades,  n’est  possible  que  dans  les  stations 

IIIe  SERIE.  T.  X.  27 


418  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

à spécialisation  bien  limitée  et  définie.  Il  est  impraticable 
dans  les  stations  qui  reçoivent  des  catégories  différentes 
de  malades,  impraticable  aussi  dans  les  grandes  stations 
qui  reçoivent  une  large  proportion  de  visiteurs  non  bai- 
gneurs. Ce  système,  nous  l’avons  vu,  fonctionne  heureu- 
sement à Vittel,  mais  il  ne  saurait  être  admis  à Vichy  ou 
à Aix.  Les  touristes  ou  les  étrangers  qui  font  un  séjour 
dans  une  ville  d’eaux  pour  se  distraire  ne  seront  pas 
satisfaits  d’un  menu  un  peu  monotone.  Certains  malades 
pourront,  il  est  vrai,  suivre  assez  rigoureusement  les 
indications  du  médecin  ; mais,  dans  les  villes  d’eaux  rece- 
vant des  malades  atteints  d’affections  diverses,  il  sera  très 
difficile,  voire  même  impossible,  de  composer  des  menus 
donnant  satisfaction  aux  uns  et  aux  autres. 

La  table  de  régime  a certains  avantages.  Il  est  bien 
évident  que,  dans  un  hôtel  organisant,  à côté  de  la  table 
d’hôte,  une  table  de  diabétiques  et  une  table  de  dyspep- 
tiques, chacun  des  malades  pourra  facilement  trouver  à 
cette  table  l’alimentation  qui  lui  convient,  alors  même 
que  figurerait  parfois  sur  le  menu  un  plat  faisant  partie 
du  régime  habituel,  mais  qui,  pour  des  raisons  spéciales, 
lui  est  interdit.  Cette  division  des  malades  et  ce  service 
par  table  de  régime  ont  toutefois  l’inconvénient  capital 
de  séparer  le  malade  de  parents  ou  d’amis  venus  avec  lui 
ou  rencontrés  par  lui  à l’hôtel.  Il  est  impossible  aussi 
bien  de  soumettre  la  famille  d’un  baigneur  au  régime  de 
la  table  spéciale  que  d’isoler  le  malade  à cette  table  pen- 
dant que  sa  famille  prendra  place  autour  de  la  table 
d’hôte. 

Le  service  à la  carte  nous  semble  de  beaucoup  le  plus 
pratique,  surtout  dans  les  stations  importantes.  Il  permet 
au  baigneur,  quelle  que  soit  sa  maladie,  de  suivre  à son 
gré  le  régime  indiqué,  et  cela  sans  s’isoler  de  ses  parents 
ou  de  ses  amis  et  sans  obliger  ces  derniers  à un  régime 
monotone,  dont  ils  n’ont  pas  besoin. 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  la  nécessité  de  l’hygiène 


LE  PROBLÈME  DE  L’ALIMENTATION.  41g 

alimentaire.  Les  progrès  de  l’hygiène  font  une  place  tou- 
jours plus  grande  à la  médecine  prophylactique  ; la 
pharmacologie,  en  un  mot,  cède  le  pas  à l’hygiène  théra- 
peutique. Or,  en  hygiène,  les  règles  diététiques  sont 
certainement  les  plus  importantes  ; ceux  même  qui  ne  les 
suivent  pas  sont  convaincus  de  leur  nécessité  : 

Video  meliora  proboque,  sed  détériora  sequor. 

Le  malade  est  aujourd’hui  averti,  et  il  attend  la  for- 
mule de  régime  comme  partie  intégrante  de  l’ordonnance 
médicale. 

Nous  avons  montré  les  difficultés  que  soulevait,  dans 
les  villes  d’eaux,  l’établissement  d’une  alimentation  ration- 
nelle pour  les  malades,  — des  chroniques  pourtant  qui 
relèvent  surtout  du  traitement  hygiénique,  mais  ces  diffi- 
cultés ne  sont  pas  insurmontables. 

Pour  chaque  station,  la  solution  peut  être  aisément 
trouvée  si  l’on  renonce  à un  parti  pris  trop  systématique. 
En  effet,  chaque  station  a ses  habitudes,  dont  il  faut  tenir 
compte.  Ce  qui  est  possible  dans  une  ville  recevant  une 
seule  espèce  de  malades  est  impossible  si  la  station  a des 
indications  variées.  Enfin  les  grandes  villes  d’eaux,  centres 
de  villégiatures  autant  que  villes  de  malades,  ne  sauraient 
adopter  le  système  qui  convient  à de  petites  stations. 

L’imitation  trop  stricte  de  l’étranger  n’est  pas  toujours 
heureuse,  car  les  mœurs  sont  différentes  ; c’est  ainsi  que 
la  table  de  régime  est  vue  d’un  mauvais  œil  par  beaucoup 
de  gens,  car  on  croit  y voir  une  importation  allemande. 
La  substitution  des  repas  pris  par  petites  tables  aux  repas 
de  table  d’hôte  nous  paraît  excellente.  Dans  bien  des  cas, 
elle  suffirait  à résoudre  le  problème,  mais  on  ne  saurait 
en  faire  une  règle  générale. 

Chaque  système  a du  bon  et  peut  rendre  service  à l’oc- 
casion. Le  succès  dépend  beaucoup  du  médecin  et  de  son 


420 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tact  : c’est  à lui  de  rechercher  les  moyens  pratiques  qui 
conviennent  dans  chaque  station. 

Il  importe  de  ne  pas  faire  d’un  régime  une  chose  abso- 
lue, difficile  à réaliser,  où  ' les  propriétaires  d’hôtels  ne 
voient  qu’une  source  de  dépenses  et  d’ennuis. 

Il  faut,  au  contraire,  et  d’accord  avec  eux,  rechercher 
comment  la  table  d’un  hôtel  peut  être  mise  en  accord 
avec  l’hygiène  sans  coûteuse  complication  dans  le  service. 

En  un  mot,  si  les  médecins  s’habituent  à rechercher  et 
à prescrire  des  régimes  pratiques,  faciles  à exécuter  et  à 
suivre,  nous  croyons  que  les  propriétaires  d’hôtels  trouve- 
ront les  moyens  pratiques  d’exécuter  ces  régimes  et  s’ar- 
rangeront pour  le  faire  à leur  bénéfice  et  au  bénéfice  des 
malades. 


I)r  Dardel  (d’Aix-les-Bains). 


LA  FORÊT 

GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE  (1) 


III 

DE  LOUIS  LE  GROS  A HENRI  IV 

Ce  n’est  pas  seulement,  nous  l’avons  vu,  sous  l’ancienne 
monarchie,  et  quand,  le  domaine  de  l’État  se  confondant 
avec  celui  du  Roi,  celui-ci  en  avait  le  libre  emploi,  que 
l’État  — monarchie  traditionnelle  ou  constitutionnelle, 
monarchie  élective,  république  ou  empire  — disposait  de 
ses  forêts  pour  en  faire  de  l’argent. 

Mais  les  cessions,  justifiées  ou  non,  faites  par  nos 
anciens  rois  à des  abbayes,  à des  corporations,  à des  chefs 
militaires  et,  plus  tard,  à des  seigneurs  féodaux  ou  à de 
grands  officiers  de  la  Couronne,  n’étaient  point  défavo- 
rables aux  forêts.  Tout  au  contraire,  elles  contribuaient 
dans  le  haut  moyen  âge,  on  l’a  vu  plus  haut,  à l’extension 
abusive  des  masses  boisées  au  détriment  de  la  producti- 
vité utile  du  sol  sur  beaucoup  de  points.  Ce  phénomène 
se  renouvela  du  reste  plusieurs  fois  par  la  suite,  aux 
époques  de  troubles  et  de  guerres  ; et  nous  voyons,  dans 
la  seconde  moitié  du  xive  siècle,  les  rois  Jean  le  Bon  et 
Charles  VI  interdire  par  des  édits  successifs  la  création 
de  nouvelles  garennes,  en  vue  d’empêcher  l’appauvrisse- 


(1)  Voir  la  Revue  des  Quest.  scient.,  juillet  1906,  p.  30. 


422 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ment  et  la  diminution  des  populations  incluses  ou  voisines 
et  l’accroissement  des  fauves  (1).  Ce  qui  n’empêchait  pas 
le  pouvoir  central,  surtout  sous  les  rois  de  la  troisième 
race,  de  veiller  avec  soin,  là  où  c’était  nécessaire,  à la 
conservation  du  sol  forestier,  considéré  avec  raison  par 
eux  comme  un  intérêt  national.  Les  grands  vassaux  dans 
leurs  seigneuries,  et  même  les  communes  et  les  particu- 
liers, secondaient  parfois,  dans  la  mesure  où  ils  le  pou- 
vaient, les  efforts  du  pouvoir  central  dans  la  lutte  contre 
l’appauvrissement  et  la  ruine  des  massifs  boisés. 

La  France  méridionale  où,  grâce  à l’application  du 
droit  romain, les  libertés  locales  avaient, mieux  qu’ailleurs, 
résisté  à la  domination  féodale,  paraît  avoir  été  la  pre- 
mière à se  préoccuper  de  l’intérêt  forestier.  D’après 
Charles  deRibbes,  au  retour  des  croisades,  les  populations 
alpestres  entreprirent  de  reboiser  les  versants  de  leurs 
montagnes  et  de  régler  le  débit  des  torrents  et  des  cours 
d’eau,  comme  un  millier  d’années  avant  eux  l’avaient 
tenté  les  Romains,  comme  l’administration  publique  le 
réalise  aujourd’hui  : nil  sub  sole  novum  ! Jusqu’au  xvie 
siècle,  le  déboisement  des  Alpes  fut  ainsi  prévenu.  Aussi 
les  grandes  inondations  qui,  à partir  de  la  fin  du  dit  siècle, 
ont  si  fréquemment  désolé  les  vallons  et  les  plaines  de  la 
Provence  étaient-elles  jusque-là  à peu  près  inconnues,  et 
les  campagnes  étaient  florissantes.  On  cite  deux  délibéra- 
tions des  Etats  convoqués  à Aix,  en  1429  et  en  14 37, 
demandant  au  Comte  de  Provence  la  faculté  d’exporter 
les  céréales,  vu  leur  extrême  abondance  qui  en  avait  avili 
les  prix.  Dans  les  siècles  suivants,  quand  le  déboisement 
eut  laissé  libre  cours  à la  furie  des  torrents,  au  ravine- 
ment des  pentes  et  aux  brusques  descentes  des  eaux,  il 
n’en  alla  plus  de  même.  Les  populations  devinrent  clair- 
semées dans  les  gorges  et  les  vallons  des  montagnes 
dénudées.  La  Provence  à la  fin  du  xvme  siècle  produisait 


(1)  Alf.  M aury,  op.  cit. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  423 

à peine  assez  de  grains  pour  nourrir  ses  habitants  pendant 
huit  mois  de  l’année  (1). 

Dans  le  nord,  bien  qu’avec  moins  de  succès,  les  ducs  de 
Normandie  furent  les  premiers  à s’occuper  de  la  protec- 
tion des  forêts.  Ils  s’ingénièrent,  dès  le  xie  siècle,  à régle- 
menter l’exercice  des  droits  d’usage.  Ils  réunissaient 
périodiquement  des  conseils  chargés  de  juger  les  délits, 
de  percevoir  les  droits  afférents  aux  usages  concédés  à 
titre  onéreux,  de  visiter  les  forêts  et  d’aviser  à faire  le 
nécessaire  pour  réprimer  les  abus.  II.  fut  interdit  aux 
usagers  de  se  servir  de  leurs  propres  mains,  au  moins 
dans  les  futaies  : la  délivrance  des  bois  qui  leur  reve- 
naient devait  leur  être  faite  par  l’officier  forestier  du 
baillage  ou  de  la  seigneurie  (2). 

Le  premier  acte  royal  concernant  les  forêts  qui,  depuis 
les  capitulaires,  aurait  été  retrouvé,  serait  dû,  d’après 
Baudrillart  (3),  à Louis  le  Gros  et  daté  de  1 1 1 5 . Il  aurait 
pour  objet  l’institution  de  « mesureurs  et  arpenteurs  de 
terres  et  bois  » qui  rappellent  les  agrimensores  de  Jules 
César  et  étaient  sans  doute  chargés  comme  eux  d’une 
sorte  de  cadastre.  Mais,  d’autre  part,  M.  Hulfel  signale, 
dès  le  xi®  siècle,  pour  l’administration  des  forêts  du  roi, 
des  prévôts  ou  maires  à attributions  d’ailleurs  mal  défi- 
nies, et  par  la  suite,  entre  1180  et  1189,  soit  au  com- 
mencement du  règne  de  Philippe-Auguste,  l’institution 
de  baillis  nommés  par  le  roi  et  révocables  par  lui, 
chargés  de  faire  respecter  les  forestœ,  de  surveiller  l’exer- 
cice des  droits  d’usage  et  de  participer  à la  marque  des 
arbres  à réserver  dans  les  coupes  des  forêts  du  roi  (4).  Ce 
prince  ne  s’en  tint  pas  là.  Par  ledit  de  Gisors,  novembre 

(1)  Ch.  de  Ribbcs,  La  Provence  au  point  de  vue  des  bois  et  des  inon- 
dations. 

(2)  Alf.  Maury,  loc.  cit. 

(5)  Dictionnaire  des  Eaux  et  Forêts.  Discours  préliminaire. 

(4)  De  bailli  dériverait  le  terme  de  baliveau  par  lequel  on  désigne  les 
arbres  à réserver,  lorsqu’un  effectue  la  coupe  des  taillis.  Cf.  G.  Hulfel, 
op.  cit.,  t.  1,  p.  211. 


424 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


1219,  complété  plus  tard  par  celui  que  Louis  VIII  rendit 
en  décembre  1223  à Montargis,  il  fut  porté  règlement 
administratif  concernant  les  forêts  du  domaine  royal.  Il 
s’y  agit,  entre  autres,  des  gardes  préposés  à la  surveil- 
lance de  la  forêt  de  Retz  ou  de  Villers-Cotteréts  — démem- 
brement, avec  la  forêt  de  Compiègne,  comme  on  l’a  vu 
plus  haut,  de  l’antique  et  immense  Cotia  Sylva  ou  forêt 
Cuise,  mais  dans  une  proportion  beaucoup  plus  forte 
qu’aujourd’hui  — et  des  immunités  ou  facilités  accordées 
aux  marchands  de  bois  qui  l’exploitaient.  C’est  dans  ces 
édits  que  l’on  voit  pour  la  première  fois  figurer  la  charge 
de  Maître  des  Eaux  et  Forêts  (1). 

A partir  du  règne  de  Philippe  le  Hardi,  les  ordon- 
nances royales  se  succèdent  à courts  intervalles.  Celle  de 
ce  souverain,  en  date  de  1280,  réglait  l’exercice  des  droits 
d’usage  concédés  aux  taillables  et  aux  censitaires  dans  les 
forêts  du  roi  ; elle  les  obligeait  à recevoir  par  l’inter- 
médiaire des  forestarii  les  délivrances  qui  leur  revenaient 
et  prescrivait  à ces  officiers  d’effectuer  celles-ci  « dans  les 
lieux  les  plus  propres  et  les  plus  convenables  pour  l’amé- 
nagement des  forêts  ».  Les  attributions  de  ces  agents  se 
trouvaient  ainsi  déterminées  avec  quelque  netteté,  pour  la 
première  fois  depuis  les  capitulaires  et  la  lex  emendata , 
sorte  d’adaptation  par  Charlemagne  à son  temps,  de  la  loi 
des  Francs  Saliens. 

Deux  ordonnances  de  Philippe  le  Bel,  en  date  d’août 
1291  et  mars  i3o2,  mentionnent  de  nouveau  les  Maîtrises 
des  Eaux  et  Forêts  « établies  pour  la  gestion  des  bois, 
rivières  et  étangs  du  domaine  (2)  ».  Quelques  années  plus 

(1)  Hulîel,  op.  cit.,  t.  I,  p.  211. 

(2)  Cf.  Jules  Périn,  Traité  du  domaine  public , Introduction.  — Bau- 
drillart.  Recueil  chronologique  des  règlements  forestiers.  Pour  la  pre- 
mière fois,  on  voit  apparaître,  au  commencement  du  xive  siècle,  appendu  à 
un  acte  du  11  novembre  1306,  un  sceau  forestier,  celui  de  « Frère  Ebbin, 
Walgrave  (forestarius)  en  Flandre  ».  Ce  sceau  représente  une  main  brandis- 
sant une  cognée  (Cf.  J . Roman,  Les  sceaux  des  forestiers  au  moyen  âge , 
dans  Mémoires  de  la  Société  nationale  des  Antiquaires  de  France). 

R.  Cabanis,  Origine  et  Transformations  de  l'administration  fores- 
tière, dans  Revue  des  Eaux,  et  Forêts,  1864.  Alf.  Maury,  loc.  cit. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  425 

tard,  de  nouvelles  ordonnances  dues  à Philippe  le  Long 
( 1 3 1 8)  et  à Charles  le  Bel  (i32Ô),  fixèrent  avec  plus  de 
précision  les  attributions  des  Maîtres  des  Eaux  et  Forêts. 
Ceux-ci  eurent  sous  leurs  ordres,  à partir  de  1 5 5 2 , des 
agents  désignés  par  les  qualifications  bizarres  de  gruyers 
et  sergents  dangereux.  Le  gruyer  était  chargé  de  la 
grurie , c’est-à-dire  de  la  gestion  du  produit  de  la  forêt 
appelé  anciennement  gru , sans  doute  du  mot  dpüg  qui 
signifie  chêne  et,  par  extension,  arbre  ou  bois.  Les  attri- 
butions du  sergent  dangereux  concernaient  l’exercice  du 
droit  de  tiers  et  dangier.  Ce  droit  consistait  dans  une 
sorte  de  copropriété  ou  d’impôt  que  prélevait  ou  s’attri- 
buait le  souverain  ou  le  seigneur,  tantôt  sur  le  fond  même 
de  la  forêt  — grairie  ou  segrairie  (1)  — tantôt  sur  son 
fruit  ou  produit  — gru , grurie.  Ces  droits  s’exerçaient  au 
moyen  de  la  perception,  par  le  souverain  ou  le  suzerain, 
i°  du  tiers  du  produit  de  la  vente  des  coupes  de  bois, 
2°  du  dixième  de  ce  même  produit  (2). 

Cette  charge,  créée  sous  Henri  II,  sera  supprimée  en 
1 669  lors  de  la  célèbre  ordonnance  préparée  par  Colbert, 
et  sera  remplacée  par  celle  de  garde  général  des  Eaux  et 
Forêts,  réunissant  également  les  attributions  de  sergent 
traversiez  de  maître-garde  et  de  routier  (3). 

C’est  par  deux  ordonnances  de  Philippe  de  Valois, 
29  mai  1346,  que  fut  constituée  d’une  manière  générale 


(1)  Agrciris,  agrarius.  de  ager. 

(2)  Decimum  denarium,  d’où,  par  abréviation,  dangerium.  Le  droit  de 
tiers  et  danger  était  surtout  exercé  en  Normandie,  et  avait  élé  réglementé 
par  Louis  X,  dans  la  charte  aux  Normands  confirmée  plus  tard  par  Fran- 
çois Ier,  dont  il  a été  parlé  plus  haut  ; elle  exceptait  les  morts-bois,  dont 
elle  donnait  la  liste,  de  l’exercice  du  droit  de  tiers  et  danger. 

En  Lorraine  existait  un  droit  analogue  sous  le  nom  de  tiers  denier 
(cf.  Huffel,  loc.  cit.,  p.  251). 

(5)  D’après  M.  Roman,  dans  le  mémoire  cité  plus  haut,  les  charges 
forestières,  même  les  plus  humbles,  étaient  fort  recherchées  de  la  noblesse, 
qui  ne  dérogeait  point  en  les  occupant.  Des  chambellans  du  roi  étaient 
maîtres  enquêteurs;  des  écuyers  appartenant  parfois  à de  très  grandes 
familles  étaient  simples  gardes.  Tout  ce  qui  tenait  soit  à la  vénerie  soit  à la 
gestion  des  forêts  était  prisé  très  haut. 


426 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


en  France  l’administration  forestière.  Dès  1 3 1 8 , les 
Maîtres  des  Eaux  et  Forêts  avaient  été  soumis  à la  direc- 
tion d’un  « Maître-inquisiteur  ».  Philippe  VI  le  remplaça 
par  un  « Réformateur  général  des  Eaux  et  Forêts  du 
Royaume  ».  Durant  la  captivité  du  roi  Jean  le  Bon,  son 
fils  Charles,  régent,  crée  la  charge  de  « Grand-Maître 
des  Eaux  et  Forêts  » et,  devenu  roi  de  France  après 
la  mort  de  son  père,  relève,  pour  l’adjoindre  à ce  titre, 
la  qualification  de  Réformateur  général,  faisant  assister 
ce  haut  fonctionnaire  par  six  « Maîtres  enquêteurs  » 
( 1 366).  Enfin,  par  une  ordonnance  rendue  en  1 376  et 
portant  Règlement  général  des  Eaux  et  Forêts,  Charles  V 
le  Sage,  voulant  remédier  à bien  des  abus,  compléta  les 
dispositions  édictées  par  Philippe  VI.  Le  nombre  des 
Maîtrises  fut  fixé  et  porté  à dix  ; les  attributions  des 
titulaires  en  furent  nettement  déterminées  ainsi  que 
leurs  gages  et  émoluments  (nous  dirions  aujourd’hui  leur 
traitement)  et  leurs  vacations  (nous  dirions  aujourd’hui 
leurs  frais  de  tournées).  Les  ventes  de  coupes  de  bois  dans 
les  forêts  royales,  que  l’on  voit  mentionnées  dès  1219 
dans  ledit  de  Gisors,  puis,  en  1 3 1 8,  dans  l’ordonnance 
de  Philippe  V,  furent  l’objet  de  nouvelles  dispositions. 

La  charge  de  Grand-Maître  ne  tarda  pas  à être  répartie 
entre  plusieurs  têtes.  C’est  à la  multiplication  de  ces 
hautes  fonctions  que  se  rattache  l’extension  de  la  célèbre 
juridiction  des  Tables  de  marbre , bien  quelle  existât  à 
Paris  dès  le  xme  siècle  (1).  C’étaient  des  sortes  de  cours 
d’appel  en  matière  forestière.  Les  « Maîtres  » — plus  tard 
« Maîtres  particuliers  » — exerçaient  une  sorte  de  juri- 
diction de  première  instance  ; ils  jugeaient  même  sans 


(1)  Elle  siégeait  dans  une  salle  du  Palais  de  justice  où  se  trouvait  une 
table  de  marbre.  De  là  son  nom,  que  prirent  par  la  suite  les  cours  ou  tribu- 
naux d’appel  analogues  qui  furent  constitués  vers  la  tin  du  XIVe  siècle. 
Cf.  Huffel,  loc.  cit.,  p.  3 ! S.  — La  Table  de  marbre  de  Paris,  composée  de 
plusieurs  pièces,  était  une  curiosité  que  les  voyageurs  avaient  soin  de  visiter. 
Jean  de  Jandun  au  xive  siècle,  Gilbert  de  Metz  au  xv*  siècle  en  font  mention. 
Elle  disparut  dans  un  incendie  en  1618  (J.  Roman,  loc.  cit.). 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  427 


appel  en  matière  réputée  peu  grave,  mais  c’était  aux 
Tables  de  marbre  qu’était  réservée  la  connaissance  des 
appels  dans  les  affaires  plus  importantes. 

La  juridiction  spéciale  en  matière  forestière,  dit 
M.  Hutfel,  remonte  très  haut.  Dès  le  ixe  siècle,  sous  les 
Carolingiens,  elle  était  exercée  par  des  maires  (majores 
ou  villici)  sous  la  haute  autorité  du  judex , lui-même 
subordonné  au  comte  (Cornes).  Plus  tard,  Philippe-Au- 
guste, par  ledit  de  Gisors  mentionné  plus  haut,  reconnut 
la  compétence  juridique  des  forestarii  en  matière  fores- 
tière dans  la  vaste  forêt  de  Retz  (Villers-Cotterêts)  ; l’édit 
de  Montargis,  rendu  à quatre  ans  de  là  par  Louis  VIII, 
étendit  ces  attributions  ; et  l’on  voit  dès  lors  les  maîtrises 
constituées  en  tribunaux  connaissant  de  tous  les  crimes 
et  délits  commis  dans  les  forêts.  Une  refonte  générale 
de  tous  les  édits  et  ordonnances  antérieurs  eut  lieu  en 
1402,  sous  le  règne  du  malheureux  Charles  VI,  en  une 
ordonnance  d’ensemble  composée  de  76  articles. 

Toutes  ces  mesures  prises  par  nos  rois  dans  la  suite 
des  siècles,  et  par  lesquelles  se  constitua  peu  à peu 
l’administration  des  forêts  en  France,  avaient  un  but 
de  protection  de  cette  richesse  du  sol.  Elles  tendaient 
aussi  à venir  en  aide  aux  populations,  victimes  souvent 
des  prétentions  parfois  exorbitantes  des  seigneurs  féodaux, 
d’où  résultait  l’extension  excessive  des  surfaces  boisées, 
surtout  pendant  les  périodes  de  guerre.  La  peste,  la 
famine  n’étaient  que  trop  souvent,  surtout  aux  xie  et  xne 
siècles,  nous  l’avons  vu,  la  suite  de  ces  événements,  la 
terre,  envahie  par  les  bois,  ne  subvenant  plus  suffisam- 
ment à la  subsistance  de  l’homme. 

D’autres  fois  se  succédaient  des  périodes  de  vraie 
dévastation  amenées  par  les  défrichements,  par  l’exten- 
sion abusive  des  droits  d’usage,  par  les  besoins  croissants 
de  la  consommation  et  des  industries  naissantes.  Puis  les 
guerres,  par  leurs  sanglantes  hécatombes  d’hommes, 
créaient,  dans  bien  des  contrées,  la  solitude.  Il  existe 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


un  grand  nombre  d’actes  du  xve  siècle  par  lesquels  il  était 
offert  à qui  voudrait  se  fixer  dans  telle  ou  telle  seigneurie 
autant  de  terre  arable  qu’il  en  pourrait  cultiver,  ainsi  que 
tout  le  bois  qui  lui  serait  nécessaire  soit  pour  son  chauf- 
fage, soit  pour  la  construction  et  l’entretien  des  habitations. 
Ce  n’était  là  du  reste  que  la  suite  d’une  tradition  aussi 
vieille,  peut-on  dire,  que  la  monarchie  elle-même  et  que 
l’on  a vue  déjà  s’exercer  sous  les  ducs  et  comtes  de  l’ère 
carolingienne.  Cet  appel  des  seigneurs  féodaux  à la 
population  paraît  s’être  grandement  généralisé  du  xin®  au 
xvi*  siècle.  Il  se  forma  ainsi  des  populations  d ’hospites 
nemorum , et  ces  hôtes  des  bois,  exploitant  sans  ordre  et 
surtout  sans  règle  ni  limites  fixes,  allaient  parfois  jusqu’à 
défricher  le  sol  des  coupes  qui  leur  avaient  été  concédées 
et  souvent  des  terrains  avoisinants  ; et  cela  ne  résultait 
point  d’un  mauvais  esprit  de  destruction,  mais  de  l’igno- 
rance des  règles  d’une  exploitation  normale  et  mesurée. 
C’est  encore  ce  qui  se  passe  aujourd’hui  dans  les  immenses 
forêts  du  Nouveau-Monde  : États-Unis  ou  Dominion  cana- 
dien. Voulait-on  apporter  quelque  restriction  à un  mode 
d’exploitation  aussi  ruineux,  c’étaient  alors  les  hospites 
qui  se  trouvaient  ruinés  eux-mêmes  et  ne  pouvaient  plus 
vivre  : il  fallait  donc  tolérer  ce  qui  ne  pouvait  être  em- 
pêché. 

Une  autre  cause  de  déprédation  provenait  aussi,  il  est 
triste  mais  nécessaire  de  le  reconnaître,  des  tolérances 
intéressées  mais  coupables,  voire  des  malversations  directes 
perpétrées  par  les  officiers  forestiers  eux-mêmes. 

C’est  en  vue  de  mettre  un  terme  à de  tels  excès  que 
François  Ier  rendit  ses  célèbres  ordonnances.  Par  celle  de 
i 5 1 5 , il  rappelait  les  précédentes,  notamment  celle  de 
Charles  V et  aussi  celle  de  1402,  toutes  plus  ou  moins 
tombées  en  désuétude,  comme  en  faisaient  foi  « les  pille- 
ries,  larcins  et  abus  faicts  aux  eauës  et  forests  du  royaume 
au  grand  dégast  et  destruction  d’icelles  tant  par  les 
officiers  royaux  qu’autres  »,  pour  employer  le  langage 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  429 

même  de  l’ordonnance.  Une  autre  suivit  en  1 5 1 8 qui 
étendait,  d’une  manière  facultative,  la  législation  fores- 
tière concernant  jusqu’alors  les  seules  forêts  royales,  aux 
forêts  de  tous  les  sujets  du  roi,  nobles,  vassaux  ou  autres. 
Enfin  deux  ordonnances  de  i5q3  et  i5q5  étendirent  à 
toutes  les  forêts  du  royaume,  sans  distinction  du  mode  de 
propriété,  la  compétence  des  tribunaux  forestiers,  maî- 
trises et  Tables  de  Marbre  (i).  Les  forêts  privées  se  trou- 
vaient ainsi  placées  sous  la  juridiction  du  service  forestier. 

Un  édit  de  Charles  IX,  en  date  de  septembre  i 563 , 
nous  apprend  indirectement  que  l’usage  avait  été  jusqu’à 
lui  de  couper  les  taillis  à l’âge  de  six  ou  sept  ans,  au 
moins  dans  les  bois  des  particuliers,  puisqu’il  interdit  à 
ceux-ci,  sous  peine  d’amende  et  de  confiscation  des  bois 
abattus,  de  couper  leurs  taillis  avant  l’âge  de  dix  ans  (2). 

Deux  ans  auparavant,  en  septembre  1 56 1 , il  avait  pre- 
scrit, dans  toutes  les  forêts  du  domaine  et  des  communes, 
la  réserve  du  tiers  de  leur  contenance  pour  laisser  le  bois 
croître  en  haute  futaie,  proportion  qu’il  réduisit  plus  tard 
au  quart,  par  le  Règlement  d’août  i5y3  (3).  Un  édit  de  la 
même  année  ordonnait  une  sorte  d’aménagement  des  forêts 
du  domaine  par  suite  duquel  elles  devaient  être  exploitées 
en  coupes  réglées  par  dixième  de  la  contenance.  De  plus 
on  devait  réserver  dans  toutes  les  coupes,  aussi  bien  des 

(1)  Cf.  Baudrillart,  Recueil  des  règlements  forestiers.  — Cabarus,  Ori- 
gine et  Transformations  de  l'administration  forestière.  — Alf.  Maury, 
Les  Forêts  de  la  Gaule  et  de  l'ancienne  France.  — C est  à partir  de 
l’ordonnance  de  1515  que  s’établit  l'emploi  de  sceaux  généraux  de  l'admi- 
nistration forestière.  Leur  ornementation  est  exclusivement  ou  principale- 
ment empruntée  à la  production  forestière,  à la  chasse  et  à la  pèche,  sauf 
un  sceau  de  la  Kéformation  du  baillage  d’Alençon  appendu  à un  acte  du 
4 mai  1447  ; il  représente  les  écus  juxtaposés  de  France  et  d’Angleterre.  Tous 
les  autres  — et  M.  Roman  en  reproduit  une  vingtaine  — représentent  des 
attributs  d’Eaux  et  Forêts  (Cf.  J.  Roman,  loc.  cit.). 

(i)  Baudrillart,  Dictionnaire  des  Eaux  et  Forêts , Introduction. 

(3)  Ce  “ quart  en  réserve  »,  confirmé  ultérieurement  par  les  ordonnances 
de  1597  et  de  1069  a,  depuis  lors,  toujours  été  maintenu  dans  les  forêts  com- 
munales, au  moins  dans  celles  qui  sont  traitées  en  taillis  simples  ou  com- 
posés. Dans  les  sapinières,  le  quart  en  réserve  est  quelquefois  prélevé,  par 
volume,  sur  le  chiffre  de  la  possibilité  ; mais  il  n'est  pas  obligatoire. 


43o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


forêts  royales  que  des  autres,  le  nombre  de  baliveaux  à 
l’arpent  désigné  par  les  édits  ou  ordonnances  antérieurs. 

L’état  misérable  d’un  grand  nombre  de  forêts  qui  avait 
motivé  ces  multiples  prescriptions,  n’était  cependant  pas 
universel.  La  Provence,  notamment,  où  la  tradition  et  la 
coutume  avaient  exercé  une  influence  conservatrice,  était 
encore  si  riche  en  bois  que,  si  l’on  en  croit  une  statistique 
des  Bouches-du-Rhône  mentionnée  par  M.  de  Ribbes,  lors 
du  voyage  que  fit  Charles  IX,  en  1 564,  en  cette  province, 
il  fallut  faire  abattre  « les  pins  qui,  descendant  des  flancs 
de  Septèmes,  resserraient  la  route  au  point  de  fermer  pas- 
sage au  carrosse  du  roi  (1)  ».  En  Normandie  et  dans 
quelques  autres  provinces,  des  mesures  analogues  à celles 
prescrites  par  les  ordonnances  de  ce  prince  avaient  été 
déjà  prises,  et  depuis  longtemps,  par  les  seigneurs  suze- 
rains de  ces  provinces. 

Henri  III,  frère  et  successeur  de  Charles  IX,  voulut 
assurer  l’exécution  de  la  clause  des  mises  en  réserve 
ordonnées  par  son  prédécesseur.  A cet  effet  il  prescrivit, 
par  un  édit  en  date  de- 1 583,  de  frapper  de  l’empreinte 
d’un  marteau  spécial  tous  les  arbres  réservés,  créant  pour 
l’exécution  de  cette  clause  une  charge  particulière,  la 
charge  de  garde-marteau , et  rendit  en  1 588  une  nouvelle 
ordonnance,  stipulant  que  les  mises  en  réserve  ne  devaient 
être  exploitées  que  dans  le  cas  de  besoins  exceptionnels 
et  à titre  de  coupes  extraordinaires.  Dans  ce  temps-là  les 
budgets  ne  se  chiffraient  pas  par  milliards  ; aujourd’hui 
les  ressources  que  pourraient  donner  les  quarts  en  réserve, 
dans  les  forêts  domaniales,  s’ils  y avaient  été  maintenus, 
ne  représenteraient  guère  plus,  relativement  à l’ensemble 
du  revenu  de  l'État,  qu’un  verre  d’eau  dans  la  Seine  ou 
dans  la  mer. 

Malheureusement  les  heureux  résultats  que  devaient 


(1)  Statistique  des  Bouches-du-Rhône , t.  IV,  p.  -28,  citée  par  Uh.  de 
Ribbes  dans  La  Provence  au  point  de  vue  des  bois  et  des  inondations. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  43  1 

produire  ces  diverses  mesures  furent  amoindris  par  l’attri- 
bution de  la  vénalité  aux  offices  forestiers  tout  le  long  de  la 
hiérarchie.  Déjà  Henri  II  avait,  par  un  édit  de  1 552,  rendu 
héréditaires  ces  offices  jusque-là  réservés  au  choix  du  sou- 
verain parmi  les  sujets  les  plus  dignes.  Des  tentatives 
avaient  bien  été  faites,  à diverses  époques,  pour  les  rendre 
vénaux  ; mais  elles  avaient  toujours  rencontré  l’opposition 
royale,  comme  le  prouvent  les  ordonnances  de  Charles  Vil 
(i453),  de  Charles  VIII  (1493),  de  Louis  XII  ( 1498)  et  de 
François  Ier  ( 1 535).  Henri  II  et  Henri  III,  ce  dernier 
surtout  en  vue  de  combler  les  vides  causés  au  Trésor  par 
les  fastes  d’une  cour  corrompue,  non  seulement  firent 
argent  de  la  vente  des  charges  forestières,  mais  en  augmen- 
tèrent exagérément  le  nombre.  On  supprima,  il  est  vrai 
(i575),  l’office  de  Réformateur  général,  qui  existait  depuis 
plus  de  deux  siècles,  mais  pour  élever  les  six  « Maîtres 
enquêteurs  »,  créés  par  Charles  V,  à la  dignité  de  Grands 
Maîtres,  et  une  « Table  de  marbre  « fut  instituée  auprès 
de  chaque  grande-maîtrise.  Les  titulaires  de  ces  nouveaux 
offices  avaient  payé  cher  leurs  charges,  ce  qui  avait  sans 
doute  regarni  quelque  peu  les  coffres  appauvris  de  la  Cou- 
ronne, mais  avait  incité  les  officiers  royaux  à se  récupérer 
sur  le  produit  des  forêts  soumises  à leur  juridiction.  Sous 
les  qualifications  de  « gages  »,  de  « taxations  »,  de  « chauf- 
fage »,  qu’ils  s’étaient  fait  attribuer,  le  plus  clair  de  ces 
produits  passait  entre  les  mains  des  bénéficiaires  (1).  L’abus 
aurait  même  été  aggravé,  en  1 586,  par  l’invention  de 
X cdternativité  des  emplois  : deux  personnes  (plus  tard 


(I)  Baudrillart,  Dictionnaire  des  Eaux  et  Forêts,  Inlrod.  Ils  envoyaient 
aussi  dans  les  forêts  leurs  bestiaux  en  grande  quantité.  On  avait  essayé,  mais 
sans  succès,  en  1539,  de  supprimer  Ces  tolérances.  On  parvint  cependant  à les 
réglementer  en  1578,  mais  à quelles  conditions  ! Les  Grands-Maîtres  eurent 
droit  annuellement  à 50  cordes  correspondant  à 193  stères  de  bois;  les 
Maîtres  particuliers  à 25  cordes  ou  97  stères  ; les  autres  officiers  (lieutenants, 
procureurs  du  roi,  gruyers,  etc.),  respectivement  à 15,  10  et  6 cordes.  — Cf. 
Huffel,  op.  cit.,  pp.  315-316.  Quand  le  nombre  des  grandes-maîtrises  fut 
porté  de  6 à 10,  puis  à 16  en  1689,  à 17  ou  18  en  1720,  on  put  se  rendre  compte 
de  l'hécatombe  d’arbres  qui  en  résultait. 


432  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

même  trois  en  i635,  quatre  en  1645)  étaient  affectées  à la 
même  charge  à la  condition  de  l'exercer  alternativement 
d’année  en  année  (1).  Avec  un  tel  régime,  on  le  comprend 
sans  peine,  les  forêts  étaient  mal  conservées  et  l’appau- 
vrissement quelles  en  éprouvèrent  dépassa  les  profits  mo- 
mentanés que  la  vente  de  tous  ces  offices  avait  pu  apporter 
dans  les  coffres  du  Trésor  royal.  Du  reste,  les  troubles 
politiques,  la  Ligue,  les  difficultés  pour  la  succession  au 
trône  soulevées  après  la  mort  d’Henri  III,  étaient  en  eux- 
mêmes  plus  que  suffisants  pour  empêcher  les  sages  réformes 
en  matière  forestière  de  François  Ier  et  de  Charles  IX  de 
porter  leurs  fruits,  indépendamment  même  des  autres 
causes  qui  viennent  d’être  signalées.  Ces  causes  elles-mêmes 
s’en  trouvaient  renforcées  ; car  si,  d’une  part,  on  faisait 
argent  de  la  multiplication  des  charges  vénales,  d’autre 
part,  on  n’abusait  pas  moins  des  ventes  de  coupes  extraor- 
dinaires et  l’on  concédait  en  même  temps  des  droits  d’usage 
à titre  onéreux  dans  les  forêts  du  domaine.  Il  faut  croire 
que  la  décadence  forestière  se  faisait  sentir  jusqu’en  Pro- 
vence ; car  on  cite  des  doléances  exprimées  en  1 572  par 
les  États  de  Brignoles  au  sujet  des  progrès  du  déboise- 
ment dans  la  contrée  (2). 

IV 

SOUS  l’  “ ANCIEN  RÉGIME  « PROPREMENT  DIT 

C’est  ce  triste  état  de  choses  que  trouva  Henri  IV 

Quand , par  droit  de  conquête  et  par  droit  de  naissance. 

Il  monta  sur  le  trône. 

Il  eut  à relever  bien  d’autres  ruines  encore  à la  suite  de 
l’odieuse  et  funeste  domination  de  Catherine  de  Médicis 

(1  ) Huffel,  op.  cit .,  p.  513. 

(2)  Ch.  de  Ribbcs,  La  Provence  au  point  de  vue  des  bois  et  des  inon- 
dations. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  433 

et  du  triste  règne  de  Henri  III.  Arrivant  au  souverain 
pouvoir  en  pacificateur  et  en  restaurateur  de  toutes  choses, 
il  ne  pouvait  pas  ne  point  comprendre  les  forêts  dans  sa 
sollicitude.  Il  avait  d’ailleurs  pour  ministre  Sully.  Est-ce 
à celui-ci  ou  à Colbert,  cet  autre  grand  ministre,  que  doit 
être  attribuée  la  fameuse  parole  : « La  France  périra  faute 
de  bois  « ? Peu  importe  d’ailleurs.  La  sage  et  avisée  pré- 
voyance qu’elle  dénote  était  également  digne  de  ces  deux 
grands  hommes. 

Par  un  édit  rendu  à Rouen  en  janvier  1597,  Henri  IV 
ordonne  une  visite  générale  des  forêts  du  royaume  en  vue 
d’en  reconnaître  l’état  et  d’étudier  le  meilleur  mode  d’ex- 
ploitation à leur  appliquer.  Les  coupes  extraordinaires, 
dont  il  avait  été  tant  abusé,  sont  interdites,  et  révoqués 
tous  les  droits  d’usage  ou  de  chauffage  concédés  depuis 
François  Ier  à titre  gratuit.  Quant  à ceux  qui  avaient  été 
concédés  à titre  onéreux,  la  question  de  leur  rachat  devait 
être  étudiée.  Etaient  supprimés  en  principe  les  offices  et 
charges  créés  dans  un  but  fiscal,  moyennant  rembourse- 
ment aux  titulaires  du  prix  par  eux  versé.  Enfin  il  serait 
procédé  à une  sorte  de  cadastre  du  sol  boisé. 

Ces  sages  mesures  ne  purent  être  que  partiellement 
exécutées.  Le  « nerf  de  la  guerre  «,  qui  est  aussi  le  nerf 
des  mesures  utiles  et  des  améliorations  fécondes, fit  défaut. 
On  ne  put  réunir  les  fonds  nécessaires  pour  désintéresser 
les  possesseurs  des  charges  achetées,  pour  racheter  les 
droits  concédés  à titre  onéreux,  pour  réunir  et  rémunérer 
des  géomètres  et  arpenteurs  en  vue  de  faire  un  relevé 
général  de  toutes  les  forêts  de  France. 

Peut-être  cependant  ce  qui  ne  put  être  réalisé  d’abord 
J’eût-il  été  peu  à peu,  par  la  suite,  si  la  politique  avisée 
du  Béarnais  n’eût  pas  été  brusquement  arrêtée  avec  sa 
vie  par  le  poignard  de  Ravaillac.  Richelieu  et  Mazarin, 
sous  le  règne  de  Louis  XIII  et  la  minorité  de  Louis  XIV, 
eurent  d’autres  visées.  C’est  à Colbert,  le  grand  ministre 
du  roi  Louis  le  Grand,  que  revient  l’honneur  d’avoir  com- 

IIIe  SÉRIE.  T.  X.  28 


434 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pris  le  dommage  résultant  pour  le  royaume  de  la  pénurie 
croissante  des  bois  et  surtout  des  bois  de  fortes  dimensions 
nécessaires  à notre  marine.  Il  représenta  cet  état  de  choses 
à son  souverain.  Celui-ci  avait  un  mérite  qui  ne  lui  a 
jamais  été  contesté  : il  savait  apprécier  les  hommes  de 
valeur,  les  honorer  et  les  écouter.  Sur  les  indications  de 
son  ministre,  il  forma  en  1661  un  Conseil  de  réformation 
des  Eaux  et  Forêts  ; il  le  composa  de  hauts  magistrats, 
d’intendants,  de  jurisconsultes,  de  Grands-maîtres  et  mit 
à leur  tête  le  Premier-président  de  Lamoignon. 

Le  travail  de  ce  conseil  se  poursuivit  jusqu’au  i3  août 
1669.  On  étudia  avec  soin  toutes  les  législations  anté- 
rieures, on  s’éclaira  des  rapports  que  produisirent  vingt 
et  un  commissaires  réformateurs  envoyés  vers  tous  les 
centres  forestiers  du  royaume  pour  en  examiner  par  eux- 
mêmes  l’état  et  la  situation. 

Une  vaste  enquête  fut  ouverte  auprès  des  chefs  de  tous 
les  services  forestiers,  des  procureurs  généraux,  des  direc- 
teurs des  ateliers  de  la  marine,  des  jurisconsultes  (1). 

Une  des  premières  mesures  que  proposa  le  Conseil  fut 
la  « fermeture  « de  toutes  les  forêts  du  domaine  royal. 
Dans  le  cas  de  ces  situations  extrêmes  où  des  remèdes 
radicaux  s’imposent,  il  n’est  guère  que  des  souverains 
absolus,  comme  Louis  XIV  ou  Napoléon,  pour  être  de 
taille  à les  faire  appliquer.  La  fermeture  des  forêts  était 
un  de  ces  remèdes.  Elle  dura  huit  ans  pendant  lesquels 
ni  aucune  coupe  ne  fut  effectuée,  ni  aucun  usager  11e  reçut 
délivrance  de  bois  ou  n’envoya  des  bestiaux  en  forêt. 

Enfin  le  i3  août  1669  fut  rendue  la  célèbre  ordonnance 
sur  le  fait  des  Eaux  et  Forêts , vrai  chef-d’œuvre  de  légis- 
lation et  d’une  législation  si  prévoyante,  si  profondément 
étudiée,  que  nonobstant  la  différence  des  temps  et  les 
transformations  essentielles  apportées  à l’ordre  social 
depuis  lors,  « le  code  forestier  de  1827,  écrit  M.  Huffel, 


(t)  Cf.  Huffel,  op.  cit ..  p.  247. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  435 

s’en  est  inspiré  presque  partout  ».  Cet  auteur  ajoute  même 
que  l’étude  de  ce  document  est,  encore  aujourd’hui,  indis- 
pensable à quiconque  désire  se  pénétrer  de  l’esprit  de  la 
législation  forestière  de  nos  jours  (i). 

Notre  but  n'étant  pas  de  faire  ici  une  étude  spéciale  et 
détaillée  de  cette  législation,  nous  n’analyserons  pas  les 
trente-deux  titres  dont  se  compose  l’Ordonnance  et  le 
préambule  qui  les  précède.  On  trouvera  du  reste  cette 
analyse  dans  l’ouvrage  de  M.  Huffel  si  souvent  cité  dans 
la  présente  étude.  Il  nous  suffira  d’en  indiquer  les  grandes 
lignes.  Ce  monument  législatif  entraîna  une  sorte  de  révo- 
lution — bienfaisante  celle-là  — dans  l’état  et  la  gestion 
des  forêts.  Elle  s’appliquait  non  seulement  à celles  du 
domaine  royal,  mais  aussi  aux  forêts  qui  étaient  tenues  en 
grurie,  grairie,  segrairie,  tiers  et  danger,  apanage,  en- 
gagements par  indivis  ; aux  bois  dépendant  des  biens  de 
l’Église  et  gens  de  main-morte,  des  communautés  et  habi- 
tants des  paroisses. 

L’administration  prit,  dans  toute  l’étendue  du  royaume, 
un  caractère  d’uniformité  qui  rentrait  bien  dans  l’esprit 
dominateur  et  centralisateur  du  grand  roi.  Les  six 
Grandes-maîtrises,  créées  par  Henri  III  en  1 5y5 , furent 
conservées  et  subdivisées  en  cent  trente  maîtrises  particu- 
lières. Chaque  maître  particulier  avait  sous  ses  ordres  un 
lieutenant,  un  garde-marteau,  un  garde-général,  deux 
arpenteurs  et  des  gardes.  En  outre,  il  était  institué  un 
gruyer  pour  gérer  ou  surveiller  les  forêts  écartées  et  hors 
de  portée  des  autres  officiers.  A chaque  maîtrise  particu- 
lière était  attachée  une  magistrature  spéciale,  comme  à 
chaque  Grande-maîtrise  une  Table  de  marbre.  Ce  pouvoir 
juridictionnel  connaissait  de  toutes  les  affaires  administra- 
tives en  matière  forestière  et  même  des  questions  de  pro- 
priété j usque  dans  les  forêts  privées,  à la  demande  toutefois 
des  propriétaires.  Mais  les  causes  criminelles,  confiées 


(1)  G.  Huffel,  op.  cit.,  p.  ffiT. 


436 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


antérieurement  aux  tribunaux  des  Eaux  et  Forêts,  leur 
furent  retirées.  Néanmoins,  de  fréquents  conflits  furent 
suscités  d’une  part  entre  ces  tribunaux  et  les  parlements, 
jaloux  d’attributions  judiciaires  indépendantes  d’eux, 
d’autre  part  avec  les  seigneurs  hauts  justiciers  qui  avaient 
également  des  tribunaux  forestiers  dans  leurs  juridictions. 

Aussi  les  premiers  obtinrent-ils,  trente-cinq  ans  plus 
tard  (1704),  la  suppression  de  la  plupart  des  Tables  de 
marbre  (1),  et  les  seconds  un  édit  de  mars  1707  faisant 
droit  à leurs  réclamations  : il  était  créé  dans  la  juridic- 
tion de  chaque  seigneur  haut  justicier  des  offices  héré- 
ditaires de  juges  grujers,  procureurs  du  roi  et  greffiers 
ayant  mêmes  attributions  que  les  officiers  de  même  nom 
dans  les  Maîtrises  (2).  En  la  même  année  une  mesure 
fâcheuse  fut  motivée  par  la  pénurie  des  finances  : on 
rétablit  l’alternativité  des  offices  qui,  de  biennaux  ne 
tardèrent  pas  à devenir  triennaux,  puis  même,  dans  cer- 
taines provinces,  dit  M.  Huffel,  quadriennaux. 

Malgré  tout,  l’action  bienfaisante  de  l’ordonnance  de 
1669  s’exerça,  sans  atteintes  essentielles,  jusqu’à  la  Révo- 
lution, qui  devait  bouleverser  le  service  forestier  comme 
elle  bouleversera  l’ordre  social  tout  entier. 

La  restriction  dans  des  limites  raisonnables  et  la  sage 
réglementation  des  droits  d’usage  furent  un  autre  et  heu- 


(I)  Cf.  G.  Huffel,  op.  cit .,  p.  317. 

(à)  Cf.  Baudrillart,  Dictionnaire  des  Eaux  et  Forêts , lnlrod.,  p.  71).  — 
L’hérédité  était  aussi  accordée  aux  offices  forestiers  des  Grandes-maîtrises  et 
Maîtrises  particulières,  et  ce  privilège  n’était  pas  sans  avoir  ses  inconvé- 
nients. On  n'ignore  pas  que  notre  immortel  fabuliste,  La  Fontaine,  occupait 
par  droit  d'hérédité  la  charge  de  Maître  particulier,  et  que,  s’il  lut  un  poète 
de  génie,  il  fut  en  même  temps  un  pitoyable  forestier.  Peut-être  toutefois 
est  ce  dans  la  contemplation  des  bois  et  dans  l’observation  des  mœurs  de 
leurs  habitants,  qu’il  puisa  l’inspiration  de  sa  muse.  S’il  en  est  ainsi,  par- 
donnons-lui sa  nullité  professionnelle;  le  temps,  «cet  insigne  larron  n, 
comme  il  disait,  est  aussi  le  grand  réparateur  et  a eu  beau  jeu,  depuis  lors, 
de  faire  disparaître  la  trace  des  négligences  du  Maître  particulier  des  Eaux  et 
Forêts  de  Château-Thierry;  tandis  que  ses  admirables  Fables  sont  aussi 
goûtées  après  deux  siècles  et  demi  qu’aux  premiers  jours,  et,  tant  que  sera 
parlée  la  langue  française,  compteront  parmi  les  chefs-d’œuvre  de  notre 
idiome. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  487 

reux  résultat  de  la  législation  nouvelle.  Ces  droits  avaient 
été,  à diverses  époques,  multipliés  au  delà  de  toute  mesure 
et  pesaient  lourdement  sur  toutes  les  forêts  du  royaume 
sans  distinction.  Tous  ceux  dont  l’origine  légitime  ne  put 
être  établie  furent  supprimés,  moyennant  indemnité  quand 
il  y avait  lieu  ; les  droits  au  bois  de  construction  ou  d'in- 
dustrie furent  ramenés  à de  justes  limites. 

Pour  écarter  d’autres  abus,  il  fut  aussi  tracé  d’utiles 
règles  culturales.  Il  était  prescrit  de  ne  jamais  exploiter 
les  taillis  au-dessous  de  l’âge  de  dix  ans  et  d’v  laisser 
croître  jusqu’à  quarante  ans,  âge  minimum,  seize  bali- 
veaux au  moins  par  arpent  (i).  C’était  peu,  sans  doute  ; 
mais  c’était  du  moins  le  principe  de  la  réserve,  sur  les 
taillis,  de  brins  destinés  à croître  en  futaie  ; et  dans  les 
bois  traités  en  futaie  pure,  dix  sujets  par  arpent  devaient 
être  maintenus  sur  pied  jusqu'à  cent  vingt  ans.  Encore 
ces  minima  n’étaient-ils  pas  applicables  aux  forêts  du 
domaine  royal  et  des  communautés  ; on  devait,  chaque 
fois  que  l'exploitation  revenait  sur  une  coupe  antérieure, 
respecter  les  réserves  précédentes,  tout  en  réservant  en 
plus  dix  brins  ou  sujets  de  l’âge  de  la  coupe  en  cours.  Les 
sujets  ainsi  conservés  ne  pouvaient  être  abattus  que  sur 
ordonnance  royale  et  seulement  en  cas  de  dépérissement 
bien  et  dûment  constaté. 

Dans  les  forêts  ou  portions  de  forêt  restées  à l’état  de 
pleine  futaie,  l’Ordonnance  prescrivait  un  système  assez 
simpliste  et  assurément  peu  ou  point  - scientifique  *, 
mais  qui  n’en  a pas  moins  été  un  sérieux  progrès  sur  le 
désordre  qui  régnait  auparavant,  au  point  que  la  plupart 
des  belles  vieilles  futaies  qui  font  encore  aujourd’hui  la 
gloire  de  nos  forêts  domaniales,  proviennent  de  l’emploi 
de  cette  méthode.  Elle  consistait  à exploiter  à blanc  et  de 
proche  en  proche  par  contenances  égales,  calculées  d’après 


(1)  L’arpent  forestier  ou  « Arpent  des  Eaux  et  Forêts  *>  valait  ot  ares 
70  centiares  de  nos  mesures  métriques. 


438 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


l’âge  d’exploitabilité  adopté.  C’est  la  méthode  dite  de  tire 
et  aire  (j’ai  eu  déjà  occasion  d’en  parler,  soit  ici-même, 
soit  dans  les  Annales  [i]),  dont  le  nom  n offre  un  sens 
logique  qu’autant  qu’on  le  considère  comme  une  corrup- 
tion de  tire  A aire  ou  tirer  aire,  ce  qui  signifierait  : qui 
tire  à faire , à la  surface  ou  contenance. 

Une  observation  analogue  doit  être  faite  au  sujet  de 
l’obligation  de  réserver  dix  brins  de  1 âge  par  arpent  de 
coupe  de  taillis,  en  maintenant  indéfiniment,  dans  les 
forêts  soumises  au  régime  forestier,  tous  les  arbres  réser- 
vés lors  des  exploitations  précédentes.  Il  en  est  résulté, 
avec  le  temps,  la  substitution  graduelle  au  régime  du 
taillis  simple  d’une  sorte  de  futaie  irrégulière  sur  de 
médiocres  taillis,  qui  a eu  du  moins  pour  heureux  effet  de 
préserver  de  la  ruine  un  grand  nombre  de  bois  soumis. 

Ce  ne  fut  pas  sans  protestations  et  sans  résistances  que 
ces  réformes  et  bien  d’autres  furent  appliquées.  Il  s’agis- 
sait, dans  beaucoup  de  cas,  de  revenir  sur  des  habitudes 
plusieurs  fois  séculaires  ; parfois  d’ailleurs  les  mesures 
les  plus  désirables  et  les  plus  justifiées  se  heurtent  à une 
invincible  force  des  choses.  C’est  ce  qui  eut  lieu,  notam- 
ment dans  certaines  régions  des  Alpes  et  des  Pyrénées,  où 
le  pâturage  des  moutons,  rigoureusement  proscrit  par 
l’Ordonnance  (tout  comme, au  surplus, par  le  code  forestier 
de  1827)  n’a  jamais  cessé  d’être  exercé.  Nécessité  fait  loi 
plus  que  toutes  les  lois  écrites. 

Malgré  tout,  l’énergie  de  Colbert  vint  à bout  de  la  plu- 
part des  oppositions.  Il  put  même  donner,  bien  que  tar- 
divement, satisfaction  aux  doléances  des  Etats  généraux 
de  1614,  qui  s’étaient  vivement  émus  de  l’abus  des  engage- 
ments, en  faisant  rentrer  par  la  suite  au  domaine  de  la 
Couronne  un  grand  nombre  de  forêts  engagées.  Il  est  vrai 
que,  d’après  M.  Hutfel,  il  aurait  consenti  ensuite  de  nou- 


(I)  Tome  XXIII,  v2e  partie,  année  1890. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  9 

velles  aliénations,  comme,  du  reste,  avant  et  après  lui, 
Louis  XIII,  Louis  XV  et  Louis  XVI  (1). 

Les  tribulations,  au  surplus,  ne  firent  pas  défaut  par  la 
suite  aux  malheureuses  forêts.  Ce  fut,  en  1709,  un  hiver 
d’une  rigueur  extraordinaire  qui  causa  partout  d’énormes 
ravages  et  fit  périr  une  multitude  d’arbres  et  de  cépées. 
Les  châtaigniers,  notamment,  jusqu’alors  très  abondants, 
succombèrent  presque  tous.  Calamité  plus  terrible  encore, 
les  blés  avaient  gelé  dans  les  emblavures,  d’où  suivit  une 
affreuse  disette  ; les  forêts  durent  y remédier,  au  moins 
partiellement,  par  des  défrichements  qui  furent  autorisés 
et  même  provoqués  par  des  ordonnances,  en  vue  d’arriver 
à une  culture  plus  étendue.  Il  fallut  bientôt  réagir  contre 
cette  pratique  ou  y parer,  et  en  1719  le  Régent  fit  rentrer 
quelques-uns  des  domaines  engagés  depuis  1669.  De  nou- 
velles disettes  firent  revenir  aux  défrichements,  de  1762 
à 1766;  défrichements  encore  en  1772  pour  installer  dans 
les  forêts  et  landes  du  Poitou  3ooo  Canadiens  qui  n’avaient 
pas  voulu  accepter  la  domination  anglaise  (2). 

Bien  que,  d’après  ce  que  nous  apprend  M.  Huffel, 
Louis  XVI  ait  consenti  des  aliénations  ou  engagements 
de  forêts,  ni  plus  ni  moins  que  ses  trois  prédécesseurs, 
cependant,  et  malgré  les  tribulations  qui  viennent  d’être 
indiquées,  l’ère  forestière  qui  s’étend  de  1669  à la  Révo- 
lution fut,  en  somme,  une  ère  prospère  comparativement 
aux  temps  qui  l’avaient  précédée.  De  concert  avecTurgot, 
Louis  XVI  aurait  même  projeté  des  améliorations  nou- 
velles et  des  mesures  pour  l’extension  du  sol  boisé,  jugée 
déjà  trop  faible  proportionnellement  à l’étendue  du  terri- 


(1)  Cf.  G.  Huffel,  op.  cit.,  p.  223. 

(2)  Durant  cette  période,  on  peut  relever  cependant  une  mesure  favorable 
à la  conservation  des  forêts.  Ce  fut  un  arrêt  de  1743  donnant  une  .nouvelle 
et  plus  juste  définition  des  morts-bois  auxquels  prétendaient  d’innombrables 
usagers,  et  en  excluant  le  charme,  le  tremble,  les  peupliers,  le  tilleul  et  les 
bouleaux.  L’arrêt  définissait  comme  morts-bois,  les  saules,  aulnes,  épines, 
sureaux,  genêts,  genévriers  et  ronces  (Cf.  Huffel,  op.  cit.,  p.  230).  Aujour- 
d’hui les  saules  et  les  aulnes  ne  comptent  plus,  et  avec  raison,  parmi  les 
morts-bois. 


440 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


toire.  Mais  d’autres  soucis,  d’autres  préoccupations  absor- 
bèrent l’attention  du  malheureux  souverain,  et  bientôt  se 
dessina,  puis  éclata  le  cataclysme  révolutionnaire. 


V 

DE  LA  RÉVOLUTION  A LA  FIN  DU  SECOND  EMPIRE 

Au  point  de  vue  exclusif  de  l’extension  du  domaine  de 
l’Etat,  les  premiers  débuts  de  la  Révolution  ne  furent  point 
défavorables  au  sol  forestier,  puisque  l’Etat  s’empara,  par 
décret  du  4 novembre  1789,  des  biens  de  l’Eglise,  notam- 
ment du  clergé  séculier,  des  ordres  religieux  et  des  sémi- 
naires. L’étendue  totale  des  forêts  domaniales  se  trouvait 
ainsi  portée  à 1 704917  hectares  (1),  auxquels  s’ajou- 
tèrent, le  12  février  1792,  634000  hectares  confisqués 
aux  émigrés.  Si  bien  qu’après  le  traité  de  Bâle  (1795), 
restitution  éphémère  à la  France  de  sa  frontière  naturelle 
de  l’est,  la  surface  forestière  domaniale  comprenait 
2 592  706  hectares.  Une  loi  fut  même  portée  le  23  août 
1790  qui  déclarait  inaliénables  les  forêts  du  domaine. 
Une  autre  loi  du  Ier  décembre  de  la  même  année  (dans 
laquelle,  par  parenthèse,  fut  définie  pour  la  première  fois 
la  différence  entre  le  domaine  public , comme  les  routes, 
canaux,  ports,  forteresses,  etc.,  et  le  domaine  privé  de  la 
nation , c’est-à-dire  de  l’Etat),  le  domaine  de  l’Etat  est 
déclaré  aliénable  et  prescriptible.  Une  restriction  est  for- 
mulée toutefois  en  faveur  des  forêts  ; celles-là  seules 
peuvent  être  vendues,  qui  ont  moins  de  cent  arpents  (2)  et 
sont  à moins  de  mille  toises  (3)  d’autres  forêts,  les  grands 
massifs  domaniaux  continuant  à rester  inaliénables.  Le 


(1)  D'après  un  rapport  du  Comité  des  Domaines  à la  Constituante  en  1791. 
Cf.  Hutï'el,  loc.  cit .,  p.  224. 

(2)  51  hectares  des  mesures  actuelles. 

(ô)  1950  mètres. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  44 1 

minimum  d’étendue  et  de  distance  fut  élevé,  par  une  loi 
de  l’an  IV  (1797),  à 1 63  hectares  pour  la  première,  et  à 
975  mètres  pour  la  seconde. 

Les  bois  des  particuliers  furent  affranchis  de  toute 
tutelle  ou  ingérence  administrative  par  une  loi  du  29  sep- 
tembre 1791,  et  i-entrèrent  ainsi  sous  la  législation  du 
droit  commun.  Avec  une  apparence  de  conformité  au  prin- 
cipe d’égalité,  cette  mesure,  favorable  à certains  égards 
au  droit  des  propriétaires,  privait  d'autre  part  d’une  pro- 
tection suffisante  cette  propriété  de  nature  toute  spéciale. 
Ce  défaut  se  fait  sentir  encore  aujourd’hui.  La  même  loi 
édictait  une  mesure  plus  fâcheuse  encore  : elle  confiait 
aux  municipalités  et  assemblées  locales  les  bois  des  com- 
munes et  communautés  ou  oeuvres  diverses,  et  aussi  le 
soin  « de  veiller  à la  conservation  des  bois  nationaux  », 
conjointement,  il  est  vrai,  avec  l’administration.  Elle 
traçait  également  un  plan  nouveau  pour  la  réorganisation 
de  l’administration  forestière,  lequel  d’ailleurs  resta  lettre 
morte  ; mais  l’abolition  en  principe  des  maîtrises  eut  pour 
effet  d’affaiblir  très  sensiblement  l’autorité  des  officiers 
forestiers  ; cependant,  l’ancienne  organisation  se  maintint 
jusqu’en  1801,  cà  l’exception  toutefois  des  attributions 
judiciaires, qui  lui  avaient  été  retirées  par  la  loi  du  23  août 
1790.  C’  est  ainsi,  comme  le  faisait  remarquer  naguère 
Jules  Clavé  dans  ses  Études  d'économie  forestière , que, 
seuls  de  l’ancien  régime,  les  forestiers  sont  restés  en 
fonction  pendant  toute  la  durée  de  la  période  révolu- 
tionnaire. 

Les  forêts,  du  reste,  ne  s’en  sont  pas  trouvées  mieux. 
Emanation  de  gouvernements  et  d’un  ordre  social  disparus, 
ces  malheureux  forestiers  n’avaient  plus,  vis-à-vis  du 
public,  ni  prestige  ni  pouvoir  ; ils  furent  impuissants  à 
protéger  les  forêts  qu’ils  avaient  mission  d’administrer  (1). 


(I)  Voir,  dans  le  Recueil  des  règlements  forestiers  de  Baudrillart, 
tome  I,  p.  494,  V Instruction  de  l'Assemblée  nationale  des  12  et  20  août  1790. 


442 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Tandis  qu’on  légiférait  en  haut  lieu,  les  passions  popu- 
laires surexcitées  sous  l’influence  d’une  atmosphère  poli- 
tique déjà  chargée  d’électricité,  s’en  prenaient  aux  forêts. 
Vainement  LouisXVI  par  une  proclamation  du  3 novembre 
1789,  et  l’Assemblée  constituante  par  deux  décrets  des 
1 1 décembre  suivant  et  du  26  mars  1790,  s’efforcèrent-ils 
de  rappeler  les  populations  à la  légalité  et  à la  modéra- 
tion. Leurs  efforts  furent  vains.  Ce  fut  pire  encore  sous 
l’empire  de  la  loi  de  septembre  1791,  dont  il  vient  d’être 
parlé.  Confier  aux  assemblées  locales  le  soin  « de  veiller 
à la  conservation  des  bois  nationaux  « et  même  de  ceux 
des  communautés  qu’elles  représentaient,  c’était  un  peu 
comme  si,  de  nos  jours,  on  s’avisait  de  confier  aux  bra- 
conniers de  pêche  et  de  chasse  la  conservation  des  poissons 
et  du  gibier.  Ce  fut  bientôt  un  sac,  un  pillage  général. 
Michelet,  dans  son  Histoire  de  France , trace  un  saisissant 
tableau  de  la  furie  des  dévastateurs.  « Ils  escaladèrent, 
dit-il,  le  feu  et  la  bêche  à la  main,  jusqu’au  nid  des  aigles, 
cultivèrent  l’abîme,  pendus  à une  corde.  Les  arbres  furent 
sacrifiés  aux  moindres  usages  ; on  abattait  deux  pins  pour 
faire  une  paire  de  sabots.  En  même  temps, le  petit  bétail, 
se  multipliant  sans  nombre,  s’établit  dans  la  forêt,  bles- 
sant les  arbres,  les  arbrisseaux,  les  jeunes  pousses,  dévo- 
rant l’espérance.  La  chèvre  surtout,  la  bête  de  celui  qui 
ne  possède  rien,  bête  aventureuse,  qui  vit  sur  le  commun, 
fut  l’instrument  de  cette  invasion  démagogique,  la  terreur 
du  désert  (i).  « 

Ce  lamentable  état  de  choses  fut  encore  aggravé  par 
les  usurpations  d’un  grand  nombre  de  communes,  princi- 
palement dans  les  forêts  de  l’Etat.  Le  prétexte  en  était 
une  loi  du  28  août  1792  qui  autorisait  les  communes  se 
disant  usagères  à faire  examiner  et  régler  leurs  préten- 
tions à dire  d’experts.  Il  en  résulta,  de  la  part  des  com- 
munes riveraines,  un  véritable  pillage  organisé,  et  cela 


(t)  Cf.  Meaume,  Comm.  Code  forestier , tome  I,  p.  457,  ad  not. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  443 


dura  de  nombreuses  années.  Vainement  une  loi  de  i8o3 
(28  ventôse,  an  XI)  prescrivit-elle  aux  usagers  ou  pré- 
tendus tels  de  produire  dans  les  six  mois  les  titres  consta- 
tant leurs  droits  ; aucun  titre  ne  fut  produit.  Au  bout 
d’un  an,  le  délai  fut  prorogé  pour  une  nouvelle  durée  de 
six  mois,  portant  peine  de  déchéance  pour  quiconque 
ne  produirait  rien.  Sanction  en  grande  partie  vaine  ; un 
petit  nombre  produisirent  des  titres  dont  fut  reconnu  le 
bien  fondé  partiel  ou  total,  la  plupart  n’en  produisirent 
aucun  et,  sauf  quelques  déclarations  de  déchéance,  con- 
tinuèrent, comme  par  le  passé,  à user  de  jouissances 
auxquelles  ils  n’avaient  aucun  droit. 

On  voit  que  la  Révolution  ne  fut  pas  tendre  aux  forêts 
et  au  sol  forestier.  D’autant  plus  que,  parallèlement  à ces 
dévastations  et  pillages  quelle  était  impuissante  à empê- 
cher, elle  ne  se  priva  pas  d’aliéner,  avec  d’autres  biens 
nationaux  quelle  avait  du  reste  déclarés  aliénables,  plu- 
sieurs forêts  domaniales  déclarées  pourtant  inaliénables 
par  les  lois  des  25  août  et  Ier  décembre  1790. 

Cependant  la  réunion  de  tous  les  pouvoirs  entre  les 
mains  du  prodigieux  génie  que  fut  Bonaparte,  eut  son 
contrecoup  sur  toutes  choses.  Le  rappel  des  émigrés, 
dont  furent  exceptés  cependant  au  début  ceux  qui  avaient 
pris  les  armes  pour  la  défense  du  Roi,  amena  une  paci- 
fication partielle  des  esprits.  Il  devint  possible  de  régula- 
riser l’administration  publique.  Dès  1801,  le  corps  fores- 
tier fut  réorganisé  sur  de  nouvelles  bases  et  vit  peu  à peu 
lui  revenir  l’autorité  morale  dont  il  se  voyait  dépourvu 
depuis,  surtout,  la  fameuse  loi  du  29  septembre  1791  qui, 
dans  le  vain  espoir  de  relever  son  autorité  méconnue, 
l’obligeait  à partager  ses  attributions  avec  les  assemblées 
locales. 

Devenu  empereur,  Napoléon  restitua  quelques-unes  des 
forêts  confisquées  aux  émigrés  et  en  aliéna,  dit-on,  quel- 
ques autres,  sans  qu’on  puisse  rien  préciser  à cet  égard, 
les  décrets  impériaux  qui  s’y  rapportent  n’ayant  pas  été, 


444 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


on  ne  sait  pourquoi,  inscrits  au  Bulletin  des  lois.  En 
1807,  une  statistique  établie  par  les  soins  du  service  fores- 
tier lit  connaître  l’existence  de  2 32 1 802  hectares  de 
forêts  domaniales  dans  la  France  d’alors,  représentant  un 
revenu  de  cinquante  millions  (1).  Un  décret  impérial,  en 
date  du  8 mars  1811,  ne  contribua  pas  à agrandir  la 
compétence  et  le  savoir  du  personnel  forestier.  Il  y fut 
stipulé  que  la  moitié  des  emplois  y serait  réservée  aux 
débris  des  armées,  c'est-à-dire  aux  éclopés,  à ceux  que 
les  blessures  et  infirmités  contractées  devant  l’ennemi 
rendaient  impropres  désormais  à faire  campagne  ; débris 
glorieux  assurément,  mais  qui  n’avaient  pu  puiser,  au 
bivouac  et  dans  les  camps,  les  connaissances  profession- 
nelles indispensables  à la  bonne  gestion  des  forêts.  Aussi 
les  forêts  s’en  tirèrent-elles  comme  elles  purent.  Cepen- 
dant, d'après  un  recensement  dont  le  ministre  de  l’Inté- 
rieur publiait  les  résultats  le  25  février  181 3,  la  France, 
qui  ne  comprenait  pas  moins,  alors,  de  i3o  départements, 
et  englobait,  entre  autres  territoires,  les  Pays-Bas,  le 
Valois,  une  partie  de  la  Westphalie,  aurait  possédé  huit 
millions  d’hectares  de  bois  et  forêts  — chiffre  assurément 
trop  faible  dans  son  ensemble  — dont  moins  de  1 800  000 
hectares  aux  particuliers,  et  le  surplus,  soit  6 200  000,  à 
l’Etat  et  aux  communes.  Il  y a ici,  visiblement,  comme  le 
note  avec  raison  M.  Huffel,  une  supériorité  proportion- 
nelle inadmissible  des  forêts  domaniales  et  communales 
sur  les  forêts  privées.  La  totalité  des  bois  particuliers 
de  la  France  actuelle,  non  pas  de  la  France  de  1 8 1 3 , est 
évaluée  à près  de  sept  millions  d’hectares  ; comment  n’eùt- 
elle  été  que  de  moins  de  deux  millions  d’hectares  avec  une 
quarantaine  de  départements  de  plus  ? 

Quelle  qu’ait  été  l’étendue  réelle  et  proportionnelle  des 
forêts  publiques  et  privées  dans  l’éphémère  empire  de 
181 3,  elle  dut  être  réduite  de  son  chiffre  normal  après 


(i)  Cf.  Huffel,  loc.  cit.,  tome  I,  pp.  225  et  226. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  445 

les  désastres  consécutifs  au  retour  de  l’ile  d’Elbe  ; ils 
contraignirent  Louis  XVIII  à abandonner  des  territoires 
qu’avaient  respectés  les  Alliés  après  la  première  invasion. 
On  a indiqué,  dans  la  première  partie  de  la  présente 
étude,  les  aliénations  de  forêts  auxquelles  le  malheur  des 
temps  avait  conduit  la  Restauration  à se  résoudre.  C’est 
à elle  toutefois  que  revient  le  mérite  d’avoir  créé,  en  1824, 
l’école  forestière  de  Nancy  qui  devait  fournir,  et  qui  a 
fourni,  en  effet,  une  suite  ininterrompue  d'agents  capables, 
fortement  imbus  des  saines  traditions  du  métier,  en  rem- 
placement graduel  du  personnel  très  intérieur  instauré 
par  Bonaparte  au  profit  des  invalides  de  l’armée.  Trois 
ans  plus  tard  furent  promulgués  le  Code  forestier  et 
l’ordonnance  réglementaire  disposée  pour  son  exécution. 
Cette  législation  survenait  après  une  laborieuse  prépara- 
tion due  à une  commission  spéciale  nommée  à cet  effet 
en  1822  ; elle  compléta  définitivement  l’œuvre  de  restau- 
ration du  service  destiné  à la  conservation  et  à l’amélio- 
ration du  domaine  forestier  de  la  France. 

I.e  Code  forestier  a pris  pour  base  l’ordonnance  de  1669, 
en  éliminant  de  celle-ci  les  dispositions  qui  répondaient 
seulement  à un  état  de  choses  disparu  sans  retour,  mais 
adaptant  les  autres  à l’état  social  nouveau  créé  par  les 
événements.  Retouché,  modifié  ou  étendu  dans  quelques- 
uns  de  ses  détails,  principalement  sous  le  second  Empire, 
le  Code  forestier  promulgué  par  le  roi  Charles  X,  le 
3i  juillet  1827,  règle  encore  aujourd’hui  la  gestion  des 
bois  de  l’État,  des  départements,  des  communes  et  des 
établissements  publics. 

On  peut  citer  parmi  ces  modifications  et  développe- 
ments : 

Le  décret  impérial  du  19  mai  1857  prescrivant  le 
dégrèvement  des  droits  d’usage  dans  les  forêts  domaniales 
par  le  cantonnement  des  usagers;  la  loi  du  18  juin  1859, 
portée  précisément  en  révision  de  celle  de  1827,  et  qui 
adoucit  les  rigueurs  de  la  répression  par  la  faculté  laissée 


446 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


à l’administration  de  transiger  avec  les  délinquants, 
moyennant  paiement  d'une  certaine  amende  transaction- 
nelle toujours  inférieure  à l’amende  légale  encourue  ; la 
loi  du  22  novembre  de  la  même  année,  modifiant  dans  un 
sens  plus  libéral  à certains  égards,  plus  restrictif  à 
d’autres,  la  législation  relative  au  défrichement  des  bois 
des  particuliers;  les  lois  de  1860,  de  1864  et  d’années 
subséquentes  sur  la  restauration  des  montagnes  par  boise- 
ment et  gazon nement.  Mentionnons  aussi  la  loi  beaucoup 
moins  heureuse  du  1 1 juillet  1866,  par  laquelle  les  forêts 
domaniales  étaient  affectées  à la  caisse  d’amortissement. 
C’est  en  conséquence  de  cette  disposition  que  la  loi  des 
finances  du  18  du  même  mois  autorisait  l’administration, 
comme  on  l’a  vu  plus  haut,  à aliéner  des  forêts  de  l’Etat 
jusqu’à  concurrence  de  2 5oo  000  francs. 

En  1872.  après  la  perte  de  l’Alsace  et  d’une  partie  de 
la  Lorraine,  après  la  restitution  aux  princes  de  la  maison 
d'Orléans  des  biens  que  leur  avait  confisqués  le  prince 
Louis  Bonaparte,  le  domaine  forestier  de  l’Etat  com- 
prenait seulement  963  873  hectares.  Depuis  lors  de  nom- 
breuses acquisitions  s’ajoutant  à celles  antérieurement 
faites  en  vue  des  travaux  de  reboisement,  ont  porté  ce 
chiffre  à celui  de  1 1 55  788  hectares  au  Ier  janvier  igo3. 


VI 

FORÊTS  COMMUNALES  ET  FORÊTS  PRIVÉES 

Dans  les  exposés  qui  précèdent,  il  n’a  été  parlé  que 
très  incidemment  des  forêts  communales  et  de  celles  des 
particuliers.  Nous  avons  vu,  au  paragraphe  II,  que  le 
point  d’origine  de  la  plupart  de  nos  communes  rurales 
peut  se  rattacher  au  fundus  gallo-romain  ; qu’à  la  suite 
de  la  répartition  déterminée  par  le  travail  des  agrimen- 
sores,  des  forêts  ou  portions  de  forêts  avaient  été  attri- 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  447 

buées  aux  vici  ou,  à titre  onéreux  et  par  concession  des 
équités , aux  villœ , ou  enfin  partagées  par  Yeques  aux 
habitants  du  fundus  attachés  à Yager , lesquels  y pre- 
naient tout  le  bois  dont  ils  avaient  besoin.  Les  tribus 
germaines,  mêlées  aux  populations  gallo-romaines  à la 
suite  des  invasions  du  ve  siècle,  apportant  de  leurs  pays 
d’origine  des  habitudes  analogues,  cet  état  de  choses  se 
continue,  sans  qu’il  y eut  toutefois  de  démarcation  bien 
tranchée  entre  ce  qui  appartenait  aux  groupes  ou  agglo- 
mérations d’habitants  considérés  comme  tels,  et  ce  que  ces 
mêmes  habitants  possédaient  ut  universi,  c’est-à-dire  en 
commun  mais  individuellement  (1). 

Mais  la  propriété  communale  nettement  et  juridique- 
ment établie  ne  prit  guère  naissance  qu’à  partir  du 
xiie  siècle.  Ce  fut  alors  que,  pour  réunir  ou  rappeler  les 
populations  éloignées  par  l’extension  abusive  des  bois 
dans  les  foresiœ , les  seigneurs  leur  concédèrent  des  droits 
divers  et  des  franchises  stipulés  dans  des  chartes,  leur 
reconnaissant  tantôt  une  possession  forestière  ancienne, 
tantôt  une  propriété  constituée  par  l’acte  même  d’affran- 
chissement, soit  par  don  ou  par  vente  sous  certaines  con- 
ditions, comme,  par  exemple,  l’interdiction  de  défricher 
ou  d’aliéner.  Par  la  suite,  des  forêts  communales  furent 
constituées  en  grand  nombre  par  voie  de  cantonnement, 
les  seigneurs  préférant  céder  en  pleine  propriété  aux 
communes  vassales  une  partie  de  leurs  forêts  afin 
d’affranchir  le  surplus.  C’est  surtout  à partir  des  xme  et 
xive  siècles  que  la  possession  de  forêts  par  les  communes 
prit  une  «grande  extension  : la  propriété  communale  y 
était  toutefois  soumise  à certaines  restrictions  qui 
variaient  de  fait  et  de  nom  suivant  les  provinces  ou  les 

(1)M.  Hufl'el  cite  un  cas  lout  particulier  et  fort  curieux  d’une  forêt  de 
300  hectares  que  les  habitants  de  la  ville  de  Dole  (Jura)  possèdent  ut 
universi , d’après  un  droit  de  possession  remontant  à l’époque  gallo-romaine. 
Certaines  forêts  communales  provenant  de  l'ancienne  abbaye  de  Wissem- 
bourg  en  Alsace  étaient  encore  possédées  au  xuie  siècle  comme  sylvæ 
communes  remontant  aux  temps  mérovingiens.  Cf.  Hutt'el,  op.  cit.,  p.  229. 


448 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


seigneuries,  lesquelles,  supprimées  à la  Révolution,  furent 
uniformément  remplacées  par  la  tutelle  de  l’État. 

L’une  de  ces  restrictions,  la  plus  onéreuse  et  souvent 
abusive,  consistait  dans  le  droit  de  triage  que  se  réservait 
le  seigneur  ou  ses  descendants  sur  les  bois  qu’il  avait 
donnés,  non  vendus  à des  communautés,  et  qui  consistait 
dans  le  tiers  des  produits,  voire  parfois  de  la  propriété, 
même  acquise  à titre  onéreux.  Les  rois  de  France  inter- 
vinrent souvent  pour  réprimer  cet  abus.  Louis  XIV 
révoque  même,  en  1607,  t°us  ^es  triages  établis  depuis 
moins  de  trente  ans  avec  défense  d’en  établir  de  nou- 
veaux, faisant  en  même  temps  remise  de  tous  les  triages 
existants  sur  le  domaine  royal.  Si  l’ordonnance  de  1669 
reconnut  ce  droit,  ce  fut  en  le  limitant  rigoureusement  au 
cas  ou  il  provenait  de  concession  gratuite  et  à la  condi- 
tion que  les  deux  tiers  restant  à la  communauté  fussent 
suffisants  pour  satisfaire  à ses  besoins. 

La  suppression  définitive  du  droit  de  triage  et  des 
autres  droits  d’origine  féodale  à partir  de  1790,  11’alla 
pas  sans  donner  naissance  à d’autres  abus  en  sens  con- 
traire. Déjà  nous  avons  signalé  les  funestes  effets,  sur  les 
forêts  de  l’Etat,  des  facultés  excessives  concédées  aux 
communes  de  la  situation  de  ces  forêts  et  aux  communes 
usagères.  La  révocation,  en  1790,  de  tous  les  triages 
établis  depuis  moins  de  trente  ans,  fournit  prétexte  à un 
certain  nombre  de  communes  de  s’emparer  de  bois  doma- 
niaux ou  autres  et  de  terrains  vagues,  en  excipant  de 
prétendues  usurpations  anciennes  qui  n’avaient  jamais  été 
faites.  Abus  aggravé  encore  à la  suite  d'une  loi  de  1792 
étendant  les  révocations  de  triages  à tous  ceux  qui 
avaient  été  établis  depuis  1669,  et  surtout  d’une  autre 
loi,  en  date  du  11  juin  1793,  laquelle  établissait  pré- 
somption de  propriété  communale  sur  tous  les  biens 
connus  « sous  le  nom  de  terres  vaines  et  vagues,  bois 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  449 

communaux,  hermes  (1),  vacants,  etc.  »,  sauf  le  cas  où 
le  détenteur  pourrait  présenter  un  acte  authentique 
d’achat,  à l’exclusion  des  titres  « émanant  de  la  puissance 
féodale  » (2).  Bien  mieux,  les  revendications  éventuelles 
prévues  par  cette  loi  furent  soumises  à une  juridiction 
d’arbitres  locaux  jugeant  sans  appel.  Ce  fut  bientôt  un 
véritable  brigandage  aux  dépens  du  domaine  national,  qui 
eût  fini  par  y passer  tout  entier  ; d’autant  plus  que  dans 
beaucoup  de  communes  les  populations  n’avaient  pas  eu 
la  patience  d’attendre  le  travail  des  arbitres  cependant 
si  complaisants.  Heureusement  une  réaction  salutaire  ne 
tarda  pas  à se  produire.  Deux  lois  de  l’an  IV  (1797) 
supprimèrent  la  juridiction  arbitrale  et  autorisèrent 
l’appel  des  décisions  prises  par  les  arbitres  ; et  deux 
autres  lois,  l’une  de  l’an  VII,  l’autre  de  l’an  XII  pre- 
scrivirent la  révision  générale  de  toutes  les  opérations 
de  l’espèce  exécutées  en  vertu  de  la  loi  du  1 1 juin  1793. 
Malheureusement  une  partie  seulement  des  bois  usurpés 
par  les  communes  fit  retour  à l’Etat.  Les  biens  qu’un 
grand  nombre  de  communes  s’étaient  appropriés  sans 
intervention  d’arbitres  leur  sont  restés,  et  finalement 
le  domaine  forestier  des  communes  s’est,  à la. faveur  de 
la  période  révolutionnaire,  sensiblement  accru  au  détri- 
ment du  domaine  de  l’Etat.  L’annexion  de  la  Savoie 
et  de  Nice,  sous  le  Second  Empire,  a enrichi  le  premier 
de  170000  hectares.  Le  second  avait  été  réduit  durant 
la  période  de  1 8 5 2 à 1870,  non  seulement  par  les 
aliénations  dont  nous  avons  parlé,  mais  aussi  par  de 
nombreux  cantonnements  d’usagers,  qui  avaient  augmenté 
d’autant  le  premier.  Le  traité  de  Francfort,  à la  suite  de 
l’année  terrible,  a diminué  l’un  et  l’autre,  celui  des  com- 
munes de  200000,  celui  de  l’Etat  de  97  000  hectares. 


il)  Hermes  ou  plutôt  ennes  (de  ëprpuoç,  désert),  * nom  donné  dans  la 
Drôme  aux  terres  vagues  ou  laissées  sans  culture  ».  Dictionnaire  de  Larive 
et  Fleury. 

(2)  Cf.  Huffel,  pp.  231-232. 

III*  SÉRIE.  T.  X. 


29 


45o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Actuellement  les  communes,  auxquelles  il  faut  ajouter 
les  hospices  et  autres  établissements  publics,  possèdent 
2 2 1 5 ooo  hectares  de  forêts  dont  1918  000  seulement 
sont  soumises  au  régime  forestier,  c’est-à-dire  à la  tutelle 
de  l’État. 

Il  y a peu  de  choses  à dire  sur  la  propriété  forestière 
purement  privée.  De  la  naissance  de  la  féodalité  au 
xvie  siècle,  il  ne  parait  pas  qu’il  y ait  eu  des  forêts  ayant 
eu  d’autres  propriétaires  que  le  Roi,  les  communautés 
religieuses  ou  civiles  et  les  seigneurs.  Il  en  avait  été 
autrement  aux  temps  gallo-romains  et  mérovingiens  ; 
mais  les  contrats  de  vassalité  firent  peu  à peu  passer  les 
domaines  privés  sous  la  domination  des  suzerains.  Ce  n’est 
que  vers  la  fin  du  moyen  âge  que  la  propriété  forestière 
privée  prit  de  l’extension.  Elle  s’élevait,  en  1789,  à 
4 5oo  000  hectares  environ. 

Depuis  lors  elle  s’est  accrue  d’abord  de  toutes  les 
aliénations  de  bois  de  l’État  réalisées  durant  le  siècle  qui 
a suivi,  puis  des  nombreux  boisements  effectués  par  les 
particuliers  dans  le  cours  du  xixe  siècle,  notamment  dans 
les  Landes,  en  Sologne  et  dans  la  Champagne  Pouilleuse, 
et  aussi  en  montagne  ou  sur  des  terres  peu  favorables  à la 
culture.  On  croit  pouvoir  évaluer  à 1 100  000  hectares  les 
massifs  forestiers  créés  par  les  particuliers  dans  le  cours 
du  dit  siècle.  Si  la  propriété  forestière  privée  s’est 
appauvrie  en  France  de  ce  qu’elle  possédait  en  Alsace- 
Lorraine,  elle  s’est  d’autre  part  accrue  des  contrées  plus 
riches  en  bois  particuliers  de  Nice  et  de  la  Savoie. 

Il  faut  tenir  compte  aussi  des  défrichements,  dont  les 
autorisations  demandées  et  obtenues  ont  suivi  une  marche 
ascendante  de  1828  à 1866  pour  diminuer  rapidement 
depuis  lors,  à la  suite  des  nombreux  mécomptes  éprouvés. 
Le  total  de  ces  autorisations  accordées  de  1828  à 1902 
inclusivement  s’élève  à 481  761  hectares  ; mais  la  quantité 
réellement  défrichée  est  notoirement  inférieure  à cechiffre. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.  4D  l 

En  fin  de  compte,  d’après  la  statistique  agricole, 
l’étendue  totale  de  la  propriété  forestière  privée  était,  en 
1892,  de  6217  000  hectares. 

Nous  voici  arrivés  à la  fin  de  cette  vue  d’ensemble  sur 
les  conditions  forestières  du  pays  qui  est  aujourd’hui  la 
France,  aux  diverses  époques  où  il  fut  successivement 
terre  celtique,  terre  gallo-romaine,  soumise  à l’autorité 
des  Francs  mérovingiens  et  carolingiens,  et  devenue 
enfin,  avec  la  dynastie  capétienne,  la  France  proprement 
dite. 

Il  ne  serait  pas  sans  intérêt  d’examiner,  au  point  de 
vue  contemporain,  ce  que  l’on  peut  appeler  — par  exten- 
sion à l’œuvre  administrative  — la  « politique  forestière  » 
de  la  France  actuelle  : application  de  mesures  douanières 
protectrices  au  commerce  des  bois  ; mesures  législatives 
propres  à assurer  la  coopération  de  la  propriété  forestière 
à la  sauvegarde  de  l’intérêt  général  présent  et  futur  ; sta- 
tistique forestière  générale  et  aperçu  des  forêts  coloniales. 

Si  l’on  voulait  entrer  dans  une  analyse  complète  des 
matières  multiples  qui  sont  condensées  dans  les  tomes  II 
et  III  de  l’ Économie  forestière , on  arriverait  à la  com- 
position d’un  précis  des  règles  de  la  dendrométrie,  de  la 
formation  de  la  richesse  forestière  par  la  double  coopéra- 
tion de  la  nature  et  de  l'homme,  de  la  correspondance 
du  revenu  au  capital,  de  l’estimation  sous  toutes  formes 
des  forêts  et  de  leurs  produits,  enfin  de  l’art  si  complexe, 
si  délicat  — et,  quand  il  s’agit  des  futaies  pleines,  parfois 
si  incertain  — de  l’aménagement  des  forêts. 

Ce  sont  là,  dans  une  seule  spécialité,  de  graves  sujets 
d’étude  qu’il  pourrait  y avoir  intérêt  à aborder  par  la 
suite. 


C.  de  Kirwan. 


L’ÉLECTRICITÉ 


CONSIDEREE  COMME  FORME  UE  L’ENERGIE 


LES  DEUX  NOTIONS  FONDAMENTALES 
LE  POTENTIEL  ET  LA  QUANTITÉ  D’ÉLECTRICITÉ 


CHAPITRE  I 

INTRODUCTION 

i.  Insuffisance  des  théories  actuelles.  — Le  rôle  si 
important  que  joue  aujourd’hui  l’électricité  dans  l’indus- 
trie, a placé  cette  science  au  premier  rang,  et  cependant 
sa  théorie  est  encore  loin  d’atteindre  le  degré  de  clarté  et 
de  précision  obtenu  dans  les  autres  branches  de  la  phy- 
sique. Bien  des  phénomènes  électriques  sont  encore  sans 
explication  satisfaisante,  tels  que  la  dilatation  électrique, 
la  décharge  résiduelle,  la  force  électromotrice  de  contact, 
l’effet  Peltier,  l’effet  Thomson,  la  polarisation  des  élec- 
trodes. 

L’une  des  premières  causes  de  ces  difficultés  n’est-elle 
pas  dans  cette  tendance  si  générale  des  esprits  à vouloir 
expliquer  tous  les  phénomènes  physiques  par  les  lois  de 
la  mécanique  ? On  parle  bien  de  la  conception  d’un  fluide 
impondérable,  mais  on  s’empresse  de  le  doter  d’une  masse 
à laquelle  on  attribuera  bientôt  les  propriétés  de  la 
matière, pour  lui  appliquer,  non  pas  seulementles  méthodes, 
mais  encore  les  lois  mêmes  de  la  mécanique  rationnelle. 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


453 


2.  La  masse  électrique  et  la  quantité  d'électricité.  — On 
confond  d’ailleurs  cette  masse,  quantité  positive  ou  néga- 
tive, distribuée  à la  surface  des  conducteurs,  et  qui  s’im- 
pose en  électrostatique,  avec  la  quantité  dû  électricité  qui 
circule  dans  les  courants,  et  qui  n’apparaît  qu’en  électro- 
dynamique. Cette  confusion  entraîne  nécessairement  des 
contradictions  : c'est  ainsi  que  l’on  considère  un  conduc- 
teur parcouru  par  un  courant  comme  livrant  passage  à 
de  l’électricité,  alors  qu’il  n’en  contiendrait  même  pas. 
C’est  qu’en  effet  cette  masse  électrique,  d’après  les  idées 
que  nous  développerons,  n’est  pas  plus  une  quantité 
d’électricité  qu’une  vitesse  n’est  une  longueur  absolue;  tout 
en  dérivant  de  la  quantité  d’électricité,  la  masse  électrique 
est  une  grandeur  de  nature  toute  différente  ; c’est  une 
quantité  d’électricité  positive  ou  négative  divisée  par  un 
temps.  Cette  notion  des  masses  de  signes  contraires,  qui 
remonte  aux  plus  anciennes  théories,  n’intervient  que  dans 
les  phénomènes  d’induction,  en  électrostatique,  et  n’est 
pas,  comme  on  l’a  dit  souvent,  exclusive  de  l’hypothèse 
d’une  seule  espèce  d’électricité,  celle-là  qui  circule  dans 
les  courants. 

3.  Le  milieu  intermédiaire  qu'on  appelle  l'éther.  — 
Faraday  a expliqué  le  mécanisme  de  l’action  électrique 
par  une  transmission  de  proche  en  proche,  à travers  un 
milieu  intermédiaire  idéal,  doué  d’une  élasticité  spéciale, 
et  dont  la  structure  se  modifie  sous  l’influence  des  corps 
électrisés.  C’était  le  premier  pas  vers  le  principe  de  l’ac- 
tion au  contact,  de  la  localisation  de  l’énergie  électrique, 
comme  de  toutes  les  autres  formes  d’énergie,  dans  les 
éléments  matériels  eux-mêmes:  mais  nous  sommes  de  ceux 
dont  parle  M.  E.  Picard,  quand  il  dit  (1)  : « Il  a pu  même 
paraître  à quelques-uns , qu'il  était  étrange  d' expliquer  le 
connu  par  l'inconnu , le  visible  par  l'invisible , d'imaginer , 
par  exemple , comme  on  l'a  dit , un  éther  que  nid  œil  humain 


(1)  La  science  moderne  et  son  état  actuel , p.  127. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


454 

ne  verra  jamais.  * N’est-il  pas  plus  naturel  de  rapporter 
les  effets  que  nous  observons,  non  à ce  milieu  hypothé- 
tique, mais  au  milieu  réel  et  ambiant  qui  est,  incontesta- 
blement, le  véritable  support  et  le  véhicule  obligé  de 
l’action  électrique  ? Ce  milieu  réel  et  matériel  est  par  trop 
souvent  négligé,  et  quand  on  veut  bien  se  l'appeler  qu'il 
est  lié,  superposé  au  milieu  idéal  dont  on  s’est  un  peu  ' 
trop  exclusivement  occupé,  on  est  fort  surpris  de  lui 
trouver  certaines  propriétés  telles  que  la  dilatation  et 
l’absorption  électriques. 

4.  Le  potentiel  quantité  physique  et  le  potentiel  pure 
quantité  mathématique.  — C’est  encore  cet  oubli  du  milieu 
réel  qui  conduit  à considérer  le  potentiel  comme  une  pure 
quantité  mathématique.  En  élevant  la  température  d'un 
corps,  dit-on , on  le  fond,  on  le  volatilise  : on  ne  produit, 
au  contraire , aucun  effet  physique  sur  un  corps  en  le  por- 
tant, avec  l' enveloppe  qui  le  renferme,  à un  potentiel 
élevé  ( 1 ) . 

Nous  pensons,  au  contraire,  que  le  potentiel  d’un  corps 
électrisé  est  une  quantité  physique  analogue  à la  tempé- 
rature et,  à certains  points  de  vue,  mieux  encore  analogue 
à la  pression  qu’il  supporte.  Peut-on  nier  l'influence  du 
potentiel  dans  les  phénomènes  électrochimiques  ? Si  l’on 
place  un  corps  métallique  dans  un  milieu  aériforme  dont 
on  fasse  varier  la  pression  dans  les  limites  que  l’expérience 
permet  d’atteindre,  ces  variations  ne  produiront  sur  ce 
corps  aucun  changement  apparent  : il  est  cependant  cer- 
tain que  son  volume  aura  varié,  si  peu  que  ce  soit.  Un 
corps  ne  peut  pas  subir  une  influence  extérieure,  sans  que 
sa  constitution  intime  en  soit  affectée  par  un  changement 
tangible,  si  faible  qu’il  puisse  être.  Le  potentiel  transmis 
à un  corps  métallique  agit  donc  sur  ce  corps,  et  modifie 
son  état,  comme  la  pression  et  la  température  agissent 
sur  lui  et  modifient  son  état. 

(I)  Macwell,  Traité  élémentaire  d’ Électricité,  traduit  par  G.  Richard, 
1884,  p.  9. 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


455 


Sans  méconnaître  les  services  rendus  par  les  théories 
actuelles  et  qu’elles  rendront  encore,  il  est  permis  de  pré- 
voir qu’il  doit  être  possible  d’en  édifier  une  nouvelle, 
basée,  avant  tout,  sur  les  deux  principes  fondamentaux  et 
si  solides  de  la  science  de  l’énergie,  auxquels  il  suffira  de 
joindre  quelques  lois  expérimentales  nettement  définies, 
pour  lui  donner,  par  un  enchaînement  logique,  tout  son 
développement. 

5.  Les  facteurs  de  l'énergie  électrique.  — Pour  fonder 
cette  théorie  nouvelle,  deux  notions  fondamentales  sont 
nécessaires,  celle  du  potentiel  électrique  et  celle  de  la 
quantité  d'électricité.  Ce  sont  les  facteurs  de  l’énergie 
électrique,  comme  la  température  et  l'entropie  d’une  part, 
la  pression  et  le  volume  d’autre  part,  et  enfin  le  potentiel 
chimique  et  la  quantité  de  matière  sont  les  facteurs  de 
l’énergie  calorifique,  élastique  ou  chimique. 

De  ces  quatre  formes,  l’énergie  calorifique  occupe  une 
place  à part  et  dominante,  parce  que  ses  déplacements, 
mesurés  par  l’entropie,  obéissent  à une  loi  de  dissipation, 
tandis  que  les  déplacements  de  l’énergie  électrique,  de 
l’énergie  élastique  et  de  l’énergie  chimique  obéissent  à une 
loi  de  conservation,  qui  est  la  généralisation  du  principe 
de  Lavoisier. 

Dans  l'univers,  toute  quantité  d’électricité  qui  quitte 
un  corps,  est  intégralement  reçue  par  d’autres  corps  ; tout 
changement  de  volume  d’un  corps  ou  système  de  corps 
correspond  à des  changements  de  volume  opposés  et 
équivalents  dans  d’autres  corps  ; toute  réaction  chimique 
s’opère  sans  création  ni  destruction  de  matière,  suivant 
le  principe  de  Lavoisier.  Un  corps  pris  dans  un  état  déter- 
miné, et  soumis  ensuite  à des  transformations  qui  lui  font 
échanger  de  l’électricité  avec  l’extérieur,  ne  peut  revenir 
à un  état  identique  à son  état  initial,  si  cet  échange  d’élec- 
tricité ne  se  réduit  pas,  en  fin  de  compte,  à zéro  ; de 
même  qu’il  ne  peut  reprendre  cet  état  initial  que  si  son 
volume  reprend  la  même  valeur,  si  sa  constitution  chi- 


456 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


mique  lui  donne,  en  tous  points,  la  densité  qu’il  avait  au 
début. 

Son  entropie  reprendra  aussi  sa  valeur  primitive,  mais 
si  sa  transformation  est  irréversible,  et  il  en  est  toujours 
ainsi  dans  la  nature, les  échanges  d’entropie  entre  les  divers 
corps  en  jeu  ne  se  compenseront  pas  : il  y aura  accroisse- 
ment d’entropie,  tandis  qu’il  y aura  conservation  de 
volume,  de  quantité  d électricité,  de  quantité  de  matière. 

Les  deux  chapitres  qui  suivent  auront  pour  objet  de 
développer  la  notion  du  potentiel , défini  qualitativement. 
Le  chapitre  suivant  nous  conduira  à préciser  cette  notion, 
et  à considérer  le  potentiel  comme  quantité  mesurable  ; il 
nous  apprendra,  en  même  temps,  ce  que  l’on  doit  appeler 
la  quantité  d'électricité. 

CHAPITRE  II 

LE  POTENTIEL  ÉLECTRIQUE 

i . Isolants  et  conducteurs  de  l'électricité.  — Le  frotte- 
ment développe  dans  certains  corps  dits  isolants,  un  état 
électrique  qui  a sa  répercussion  dans  le  milieu  environnant 
que  l’on  nomme  champ  électrique.  En  vertu  de  ce  principe 
de  la  science  moderne  qu’il  n’existe  pas  d’action  à dis- 
tance, le  champ  manifeste  le  nouvel  état  qu’il  a,  lui-mêmé, 
acquis,  par  les  mouvements  des  corps  légers  qui  y sont 
plongés.  Ces  mouvements  sont  les  signes  d’une  rupture 
dans  l’état  dequilibre  vers  lequel  tendent  tous  les  phéno- 
mènes de  la  nature  ; aussi,  au  bout  d’un  certain  temps 
plus  ou  moins  long,  l’équilibre  sera-t-il  rétabli,  le  corps 
ayant  partagé  par  diîfusion  ses  propriétés  électriques  avec 
le  milieu  ambiant. 

Ces  propriétés  ne  se  développent  pas  seulement  sur  les 
isolants,  les  corps  dits  conducteurs  peuvent  aussi  les 
acquérir  et  les  conserver  dans  un  milieu  tel  que  l’air  sec, 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


4^7 


où  leur  déperdition  s’opère  très  lentement.  Ces  corps  se 
distinguent  des  premiers  par  leur  tendance  à se  mettre 
très  vite  en  équilibre  électrique  entre  eux,  tandis  que  les 
isolants  conservent  assez  longtemps  leur  électrisation, 
alors  même  qu’ils  sont  en  contact  avec  des  conducteurs. 

La  distinction  des  corps  en  isolants  et  conducteurs  n’a 
évidemment  rien  d’absolu.  La  transmission  de  la  propriété 
électrique  dans  les  diverses  parties  d’un  même  corps,  ou 
entre  corps  différents,  se  fait  de  proche  en  proche,  avec 
des  vitesses  extrêmement  variables,  qui  ne  sont  jamais 
ni  nulles  ni  infinies. 

2.  Définition  d'un  corps  isolé  au  point  de  vue  électrique. 
— Si  un  corps  électrisé  récupère,  par  un  procédé  quel- 
conque, la  propriété  électrique  qu’il  perd  sans  cesse  au 
contact  du  milieu  qui  l’environne,  il  s’établira  un  régime 
permanent  ; la  constitution  du  milieu,  variable  d’un  point 
à un  autre,  restera  invariable  en  chaque  point,  et  l’on  dit 
alors  que  le  champ  est  stable. 

Si  la  vitesse  de  déperdition  de  la  propriété  électrique 
devient  extrêmement  lente  et,  en  quelque  sorte,  négli- 
geable dans  un  milieu  très  isolant  qu'avec  Faraday  nous 
appellerons  désormais  un  diélectrique,  on  pourra  considé- 
rer le  champ  créé  dans  ce  milieu  matériel  comme  sensi- 
blement stable  pendant  la  durée  nécessaire  à une  série 
d’expériences,  et  le  corps  électrisé  qui  aura  créé  ce  champ 
pourra  être  considéré,  à son  tour,  comme  conservant 
intégralement,  pendant  la  même  durée,  ses  propriétés 
électriques.  Nous  dirons,  dans  ce  cas,  que  ce  corps  est 
isolé  au  point  de  vue  électrique  ou  électriquement  isolé. 

C’est  là  une  conception  purement  théorique  analogue 
à celle  de  l’isolement  au  point  de  vue  thermique  ou  au 
point  de  vue  élastique,  qui  rend  de  si  grands  services 
en  thermodynamique  ; mais  l’isolement  électrique  d’un 
corps  est  nécessairement  imparfait,  et  c’est  grâce  à cela 
que  ce  corps  peut  créer  un  champ  dans  le  diélectrique  qui 
l’environne. 


458  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


3.  Cause  des  phénomènes  observés  en  électrostatique . — 
La  cause  primordiale  des  phénomènes  observés  en  élec- 
trostatique ne  réside  donc  pas  dans  l’action  exercée  par 
des  conducteurs  absolument  isolés  sur  le  milieu  hypothé- 
tique que  l’on  nomme  l’éther,  mais  bien  dans  l’énergie 
sans  cesse  échangée  de  proche  en  proche,  et  par  le  contact, 
entre  ces  conducteurs  qui  ne  sont  pas  absolument  isolés  et 
le  milieu  réel  environnant,  où  cette  énergie  se  déplacera 
tant  que  le  système  ne  sera  pas  arrivé  à un  état  final 
d’équilibre  qui  est  l’état  neutre.  L’air  sec  est  un  isolant 
très  puissant  ; on  conçoit  donc  que,  pendant  la  durée  nor- 
male d’une  série  d’expériences  on  puisse  considérer  comme 
stable  le  champ  créé  dans  cet  air  sec,  et  comme  conser- 
vant leur  état  électrique  primitif  les  conducteurs  qui  y 
sont  plongés. 

Mais,  dira-t-on,  si  l'énergie  électrique  arrive  à se  dépla- 
cer si  lentement,  les  effets  de  ce  mouvement,  qui  n’est 
autre  chose  qu’un  courant  électrique  très  faible  h travers 
le  champ,  doivent  être  bien  peu  sensibles.  A cette  objec- 
tion, on  peut  répondre  d’abord  que  ces  effets  ne  se  mani- 
festent pas  avec  une  bien  grande  intensité,  puisqu’on  ne 
les  constate  que  sur  des  corps  légers  ; on  peut  ajouter  que 
l’énergie  électrique  contenue  dans  un  corps  doit  être 
énorme,  au  point  que  ce  corps  peut  en  dépenser  des  quan- 
tités notables,  sans  que  son  état  électrique  en  soit  sensi- 
blement affaibli.  Les  plus  récentes  conquêtes  de  la  physique 
dans  le  domaine  des  radiations  sont  bien  faites  pour  cor- 
roborer cette  explication,  quand  on  songe  cà  la  quantité  de 
chaleur  et  de  lumière  qu’un  petit  morceau  de  radium  peut 
émettre  pendant  plusieurs  années  sans  perdre  d’une  façon 
apparente,  ni  de  son  poids,  ni  de  ses  propriétés  actives. 
Il  est  même  permis  de  croire  que  les  théories  nouvelles 
qui  se  fondent  aujourd’hui  sur  les  ions  et  électrons  ne 
peuvent  être  que  facilitées  par  les  vues  qui  précèdent. 

Quoi  qu’il  en  soit,  ces  vues  conduisent  à une  théorie  qui 
explique  avec  une  grande  simplicité  et  une  grande  clarté 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


459 

tous  les  faits  connus  en  électrostatique  et  en  électrodyna- 
mique. Mais  avant  d’aborder  cette  théorie,  il  est  nécessaire 
de  considérer  l’électricité  sous  un  aspect  très  spécial  et 
quelque  peu  abstrait,  qui  permette  de  bien  préciser  com- 
ment on  doit  concevoir  la  mesure  de  l’énergie  électrique 
contenue  dans  un  corps  homogène,  et  dont  toutes  les 
parties  sont  en  équilibre  entre  elles. 

4.  L' équilibre  électrique  et  l'égalité  de  potentiel.  — Pre- 
nons, au  hasard,  deux  corps  homogènes  isolés,  chacun, 
au  point  de  vue  thermique,  élastique  et  électrique  ; ils  sont 
soumis  aussi,  chacun,  à une  température,  à une  pression 
et  à un  état  électrique  indépendants  dans  les  deux  corps, 
en  sorte  que  ceux-ci  ne  seront  vraisemblablement  en  équi- 
libre ni  au  point  de  vue  thermique,  ni  au  point  de  vue 
élastique,  ni  au  point  de  vue  électrique.  Tout  en  les  main- 
tenant isolés  du  milieu  qui  peut  les  contenir,  mettons-les 
en  contact,  en  supposant  rompues  les  liaisons  qui  les 
isolaient  entre  eux  : il  va  s’opérer  entre  ces  deux  corps 
des  changements  irréversibles,  tendant  au  rétablissement 
naturel  de  l’équilibre,  et  qui  se  manifesteront  notamment, 
dans  leur  masse  intérieure,  par  des  variations  locales  de 
température  et  de  pression  ; ces  changements  prendront 
fin,  quand  cet  état  d’équilibre  sera  réalisé.  Il  sera  carac- 
térisé par  l’uniformité  de  température  et  de  pression  dans 
toute  l’étendue  des  deux  corps,  qui  n’auront  échangé  avec 
l’extérieur  aucune  quantité  de  chaleur,  aucune  propriété 
électrique,  et  dont  les  volumes,  variables  séparément, 
conserveront  une  somme  constante.  Si  l’on  sépare  alors 
ces  deux  corps,  il  ne  se  produira  aucun  phénomène,  pas 
plus  que  si  on  les  remet  de  nouveau  en  contact  ; il  y a 
donc  aussi,  entre  eux,  équilibre  électrique.  C’est  ce  que 
nous  exprimerons  en  disant  que  ces  corps  ont  même  poten- 
tiel. L’équilibre  thermique  ou  élastique  est  caractérisé  par 
l’égalité  de  température  ou  de  pression  ; l’équilibre  élec- 
trique est  caractérisé  par  l’égalité  de  potentiel  électrique. 

Cette  notion  de  l’équilibre  électrique  et  de  l’égalité  de 


460 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


potentiel  n’implique  pas  nécessairement  que  les  deux  corps 
comparés  doivent  finalement  avoir  même  température  et 
même  pression,  comme  dans  le  cas  qui  vient  d’être  cité. 
Au  lieu  de  rompre,  à la  fois,  les  trois  liaisons  isolant  les 
deux  corps  entre  eux,  on  aurait  pu  n’en  rompre  qu’une 
seule,  celle  qui  isole  les  deux  corps  au  point  de  vue  élec- 
trique ; pendant  le  changement  spontané  qui  s’opérera, 
chacun  des  corps  conservera  un  volume  invariable,  et  ils 
n’échangeront  entre  eux  ou  avec  l’extérieur  aucune  quan- 
tité de  chaleur.  La  température  et  la  pression  prendront 
une  nouvelle  valeur  dans  chacun  d’eux,  quand  l’équilibre 
électrique  sera  réalisé.  Si  les  deux  corps  ne  sont  pas  pri- 
mitivement en  équilibre  électrique,  on  le  constatera  en 
plaçant  successivement  dans  un  diélectrique  une  certaine 
quantité  de  ces  deux  corps  présentant  à la  fois  la  même 
forme  et  le  même  volume  : le  champ  qu’ils  créeront  dans 
ce  diélectrique  ne  sera  pas  le  même.  L’expérience  apprend, 
au  contraire,  que,  quand  ils  se  sont  mis  en  équilibre  par 
conduction  électrique,  les  quantités  de  même  forme  et  de 
même  volume  créeront  dans  le  diélectrique  deux  champs 
identiques.  Les  deux  corps  ont  alors,  par  définition, 
même  potentiel  électrique. 

5.  Loi  de  l'équilibre  électrique.  — C’est  encore  un  fait 
d'expérience  que  si  deux  corps  sont  en  équilibre  électrique 
avec  un  troisième,  ils  sont  aussi  en  équilibre  électrique 
entre  eux,  de  sorte  que  tous  les  corps  en  équilibre  élec- 
trique ont  même  potentiel,  et  que  deux  corps  qui  ne  sont 
pas  en  équilibre  ont  des  potentiels  inégaux  ou  différents. 

Les  changements  provoqués,  quand  deux  corps  com- 
plètement isolés  de  l’extérieur  et  de  potentiels  différents 
sont  mis  en  relation  par  simple  conduction  électrique,  ne 
modifient  pas  l’énergie  de  l’ensemble.  Comme  ces  deux 
corps  sont  aussi  isolés  entre  eux  au  point  de  vue  thermique 
et  au  point  de  vue  élastique,  ils  n’échangent,  non  plus, 
entre  eux,  aucune  quantité  d’énergie  sous  forme  de  chaleur 
ou  de  travail  mécanique,  et  le  phénomène  se  réduit  à un 


l’électricité,  forme  de  l’énergie.  461 

simple  transport  d’énergie  sous  forme  électrique  de  l’un  à 
l’autre  corps. 

6.  Loi  de  la  conductioné  lectrique.  — Enfin,  un  autre  fait 
d’expérience  très  important,  c’est  que,  si  l’on  considère 
un  nombre  quelconque  de  corps  qui  peuvent  être  de  même 
nature  ou  non,  à des  températures  et  à des  pressions 
différentes  ou  non,  mais  soumis  à des  potentiels  différents, 
on  peut  les  ranger,  et  d’une  seule  façon,  dans  un  ordre 
tel  que  l’action  successive  de  deux  quelconques  de  ces 
corps  A et  C,  par  conduction  électrique,  sur  un  troi- 
sième B placé  entre  eux  deux,  fera  subir  à ce  dernier  deux 
changements  inverses  qui  pourront  se  compenser  et  le 
ramener  à son  état  primitif.  Au  contraire,  deux  corps  A 
et  B,  mis  successivement  en  relation  avec  un  troisième  C, 
placé  avant  ou  après  eux  dans  l’ordre  établi,  ne  pourront 
jamais  ramener  le  corps  C à son  état  primitif  ; la  double 
opération  exécutée  sur  ce  dernier  ne  fera,  en  quelque 
sorte,  que  l’éloigner  davantage  de  cet  état  primitif. 

Cette  loi  conduit  à considérer  les  potentiels  comme  des 
quantités  susceptibles  de  s’échelonner  dans  un  sens  par- 
faitement déterminé. 

Il  résulte  d’abord  de  l’action  des  deux  corps  A et  C sur 
le  corps  intermédiaire  B que,  si  celui-ci  reçoit  par  con- 
duction électrique  de  l’énergie  du  corps  A,  il  en  cède  au 
corps  C,  ou  inversement  : par  suite,  l’ordre  général  établi 
entre  tous  ces  corps  est  l’ordre  dans  lequel  ils  échangent 
leur  énergie  par  conduction  électrique,  en  sorte  que  l’un 
quelconque  d’entre  eux  reçoit,  par  exemple,  de  l’énergie 
de  tous  ceux  qui  le  précèdent,  tandis  qu’il  en  cède  à tous 
ceux  qui  le  suivent. 

L’ordre  ainsi  défini  sera  l’ordre  de  décroissance  des 
potentiels,  et  nous  dirons  que  l’énergie  passe  par  conduc- 
tion électrique  des  corps  de  potentiel  plus  élevé  aux  corps 
de  potentiel  moins  élevé,  pour  arriver  à établir  l’équilibre 
électrique  par  l’uniformité  du  potentiel. 

7.  Sources  d'électricité.  — Quand  l’un  des  deux  corps 


462 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


possède  une  masse  incomparablement  plus  grande  que 
celle  de  l’autre  corps,  l’équilibre  électrique  s’établit  sans 
que  l'état  du  premier  se  soit  sensiblement  modifié.  Son 
potentiel,  qui  devient  en  môme  temps  celui  du  second, 
n’aura,  pour  ainsi  dire,  pas  varié.  Un  semblable  corps, 
supposé  complètement  isolé  de  l’extérieur,  est  une  source 
d'électricité.  C’est  un  très  grand  réservoir  d’électricité  qui 
communique  son  potentiel  sensiblement  invariable  aux 
corps  avec  lesquels  on  le  met  en  relation  par  conduction 
électrique  seulement.  Une  source  ainsi  comprise  ne  con- 
serve pas  un  potentiel  rigoureusement  constant,  et  ne  subit 
pas,  par  conséquent,  ce  que  l’on  appelle  une  transforma- 
tion équipotentielle , quand  on  la  met  en  communication 
électrique  avec  d’autres  corps.  Il  faudrait  pour  cela  qu’elle 
fût  de  masse  infinie  et  de  conductibilité  parfaite.  Aussi 
vaut-il  mieux  donner  de  la  source  électrique  une  définition 
plus  scientifique,  en  la  supposant  de  masse  finie,  de  con- 
ductibilité parfaite,  isolée  seulement  au  point  de  vue  élec- 
trique du  milieu  environnant,  qui  continuera  à lui  trans- 
mettre des  actions  calorifiques  ou  mécaniques,  capables 
de  maintenir  son  potentiel  constant,  quand  on  la  mettra 
en  communication  électrique  avec  les  corps  à étudier.  On 
verra  au  chapitre  suivant  qu’on  peut  toujours  imaginer  des 
actions  calorifiques  ou  mécaniques  propres  à obtenir  ce 
résultat.  Observons,  dès  maintenant,  que  les  pôles  d’une 
pile  de  force  électromotrice  constante,  sont  des  sources 
d’électricité,  mais  à faible  potentiel. 


CHAPITRE  III 

LES  TRANSFORMATIONS  RÉVERSIBLES 

1 . Transformations  réversibles  d'un  corps  homogène  et 
isotrope,  soumis  à des  actions  mécaniques  thermiques  et 
électriques.  — Ce  n’est  pas  ici  le  lieu  de  développer  les 


l’électricité,  forme  de  l’ÉNERGIE.  463 

notions  de  réversibilité  et  d’irréversibilité  ; nous  nous  bor- 
nerons à rappeler  que  pour  faire  subir  à un  corps  une 
transformation  réversible,  il  faut  supposer  que  ce  corps 
est  successivement  mis  en  rapport  thermique,  élastique  et 
électrique  avec  des  milieux  de  température,  de  pression 
et  de  potentiel  infiniment  peu  différents  de  sa  température 
propre,  de  sa  pression  et  de  son  potentiel  au  moment 
considéré,  chaque  opération  élémentaire  étant  prolongée 
pendant  une  durée  suffisante  pour  que  ce  corps  se  mette 
absolument  en  équilibre  avec  le  nouveau  milieu  qui  le 
reçoit. 

Parmi  les  transformations  réversibles  qu’un  corps  peut 
subir,  il  en  existe  quelques-unes  de  simples  dont  l’examen 
présente  le  plus  grand  intérêt,  car  elles  permettent  d’ana- 
lyser les  transformations  les  plus  complexes.  Nous  allons 
nous  y arrêter  quelque  temps. 

Ces  transformations  sont  obtenues  par  la  mise  en  com- 
munication du  corps  avec  deux  espèces  de  sources,  sources 
d'électricité  et  sources  de  chaleur,  sources  d’électricité  et 
sources  d’énergie  mécanique,  sources  d’énergie  mécanique 
et  sources  de  chaleur.  Chacun  de  ces  trois  cas  se  subdivise 
en  deux  cas  simples,  définis  par  cette  condition  que,  des 
deux  espèces  de  sources  qui  provoquent  la  transformation 
du  corps,  il  y en  aura  une  qui  sera  toujours  la  même, 
en  sorte  que  dans  les  six  cas  à considérer,  la  transforma- 
tion sera  équipotentielle,  isotherme  ou  isobare.  L’autre 
source  sera  variable,  et  changera  infiniment  peu  de  tension, 
après  chaque  modification  élémentaire  du  corps.  Ces  six 
transformations  présentent  le  caractère  commun  qu'on 
peut  les  figurer  graphiquement  par  une  courbe  continue 
qui  ne  revient  jamais  sur  elle-même  pour  se  couper.  Ses 
points  successifs,  parcourus  dans  un  sens  ou  dans  l’autre, 
représentent  toutes  les  phases  possibles  de  la  transfor- 
mation du  corps,  qui  ne  peut  revenir  à un  état  antérieur, 
qu’en  parcourant  en  sens  inverse  le  cycle  déjà  décrit. 
En  outre,  en  parcourant  ce  cycle  sans  revenir  à un  état 


464 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


antérieur,  le  corps  échangera  toujours  dans  un  seul  et 
même  sens,  de  l’énergie  avec  chacune  des  deux  sources. 
Cela  résulte  de  ce  que  chaque  échange  élémentaire  d’éner- 
gie entre  ce  corps  et  l’une  des  deux  sources,  détermine 
l’échange  correspondant  avec  l’autre. 

L’état  du  corps  est  défini,  au  point  de  vue  de  ses  pro- 
priétés thermiques,  élastiques  et  électriques,  par  ses  trois 
tensions,  température,  pression  et  potentiel.  Toutes  les 
autres  grandeurs  susceptibles  de  mesure,  et  qui  sont 
déterminées  dans  chaque  état  particulier  du  corps,  son 
volume,  son  entropie,  etc.,  sont  des  fonctions  de  ces  trois 
variables.  On  peut  donc  figurer  chacun  de  ces  états  par 
une  représentation  graphique  au  moyen  d’un  point  rap- 
porté à un  système  d’axes  oT  des  températures,  oP  des 
pressions,  oE  des  potentiels,  et  dont  les  trois  coordonnées 
fixeront  les  tensions  correspondant  à l’état  considéré. 
C’est  à ce  système  d’axes  que  nous  rapporterons  les  lignes 
de  transformation  que  nous  allons  maintenant  étudier. 

2.  Transformations  d'un  corps  isolé  au  point  de  vue 
mécanique . — Il  en  existe,  comme  nous  l’avons  dit,  deux 
cas  simples,  et  qu’il  y a intérêt  à examiner. 

Transformation  èquipotentielle . Un  corps  isolé  au  point 
de  vue  mécanique,  c’est-à-dire,  conservant  un  volume 
constant,  est  mis  en  communication  permanente,  par  con- 
duction électrique  seulement,  avec  une  source  d’électricité 
de  même  potentiel,  et,  successivement,  en  communication, 
par  conduction  thermique,  avec  des  sources  de  chaleur 
dont  les  températures  varieront  d’une  façon  continue.  Ce 
corps  subira  évidemment  une  transformation  bien  déter- 
minée, échangeant  de  l’énergie,  sous  forme  d’électricité 
avec  la  source  unique  d’électricité,  et  sous  forme  de  cha- 
leur avec  les  sources  successives  de  chaleur  qui  sont 
mises  en  relation  avec  lui.  Si  l’on  ne  veut  pas  que  cette 
transformation  revienne  sur  ses  pas,  il  faudra  que  les 
températures  des  sources  de  chaleur  aillent  toujours  en 
croissant  ou  toujours  en  décroissant  : le  corps  ne  repassera 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


405 

alors  jamais  par  un  état  qu’il  aurait  antérieurement  pris. 
Son  potentiel  restera  constant,  mais  sa  pression  et  son 
entropie  varieront  avec  sa  température  et  seront,  à chaque 
instant,  fonctions  bien  définies  de  cette  température. 

Suivant  que  les  températures  des  sources  de  chaleur 
iront  en  croissant  ou  en  décroissant,  le  corps  absorbera 
ou  cédera  constamment  de  la  chaleur  ; il  n’échangera  de 
l’énergie  calorifique  avec  ces  diverses  sources  que  dans  un 
seul  et  même  sens  ; comme  nous  l’avons  dit  plus  haut,  il 
n’échangera  aussi  avec  la  source  unique  d’électricité  de 
l’énergie  électrique  que  dans  un  seul  et  même  sens  ; sans 
quoi,  au  moment  où  ce  sens  tendrait  à changer,  subor- 
donnons l’action  de  la  source  de  chaleur  à l’action  de  la 
source  d’électricité  : en  faisant  varier  infiniment  peu  le 
potentiel  de  cette  dernière,  elle  continuerait  à échanger 
avec  le  corps  de  l’énergie  dans  le  même  sens  que  précé- 
demment, ce  qui  intervertirait  le  sens  de  l’échange  calori- 
fique ; or  ce  changement  de  sens  dans  l’échange  calorifique 
ne  peut  que  faire  revenir  la  transformation  sur  ses  pas  ; 
il  ne  peut  pas  provoquer  entre  le  corps  et  la  source  unique 
d’électricité  un  échange  indéterminé  d’énergie  électrique 
qui  serait  indifféremment  positif  ou  négatif  ; l’hypothèse 
supposée  est  donc  inadmissible,  et  pendant  que  le  point 
figuratif  de  l’état  du  corps  décrit  une  ligne  équipotentielle 
bien  définie,  les  sources  de  chaleur  comme  la  source 
unique  d’électricité  n’échangent  de  l’énergie  avec  le  corps 
expérimenté  que  dans  un  seul  sens. 

Le  corps  n’échange  de  l'énergie  calorifique  qu’avec  les 
sources  de  chaleur  ; suivant  qu’il  sera  soumis  à une  varia- 
tion positive  ou  négative  de  température,  il  recevra  ou 
perdra  de  la  chaleur,  et  V accroissement  de  son  entropie 
sera  de  même  signe  que  T accroissement  de  sa  température. 

Ce  corps  qui  est  de  dimensions  finies,  peut  être  con- 
sidéré lui-même  comme  une  source  d'électricité  dont  le 
potentiel  demeure  constant  malgré  les  échanges  d’énergie 
électrique  qu’il  peut  faire  avec  les  corps  à étudier  grâce  à 

IIIe  SÉK1E.  T.  X.  30 


466 


REVUE  UES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ses  relations  avec  des  sources  de  chaleur  de  températures 
convenables. 

Transformation  isotherme.  Au  lieu  de  mettre  le  corps 
dont  le  volume  reste  constant,  en  communication  perma- 
nente avec  une  source  d’électricité,  mettons-le  en  commu- 
nication permanente  avec  une  source  de  chaleur  ayant  sa 
température  initiale,  et.  successivement,  en  communica- 
tion avec  des  sources  d’électricité  dont  les  potentiels 
varieront  d’une  façon  continue  et  toujours  dans  le  même 
sens.  Ce  corps  subira  encore  une  tranformation  bien 
définie  sans  jamais  revenir  à un  état  antérieur,  échan- 
geant, comme  dans  le  cas  précédent,  et  dans  un  sens 
constant,  de  l’énergie  sous  forme  de  chaleur  et  d’électri- 
cité, mais  avec  une  seule  source  de  chaleur  et  avec  les 
diverses  sources  d’électricité  qui  sont  successivement  mises 
en  relation  avec  lui.  Sa  température  demeurera  constante, 
mais  sa  pression  et  son  entropie  varieront  avec  son 
potentiel. 

Ce  corps  n’échange  de  l’énergie  électrique  qu’avec  les 
sources  d’électricité  ; suivant  qu’il  sera  soumis  à une 
variation  positive  ou  négative  de  potentiel,  il  recevra  ou 
perdra  de  l’énergie  électrique.  Cela  signifie,  comme  on  le 
verra  dans  la  suite,  que  la  variation  de  sa  quantité  d'élec- 
tricité est  de  même  signe  que  la  variation  de  son  potentiel 
dans  un  des  éléments  de  sa  transformation. 

3.  Transformations  d'un  corps  isolé  au  point  de  vue 
thermique.  — Deux  transformations  simples  sont  ici  à 
considérer. 

Transformation  équipotentielle . Le  corps,  étant  isolé  au 
point  de  vue  thermique,  conserve  une  entropie  constante. 
On  le  met  en  communication  permanente  avec  une  source 
d’électricité  de  même  potentiel,  et  on  le  soumet  à des 
pressions  progressivement  croissantes  ou  décroissantes 
qui  feront  varier  son  volume  dans  un  sens  constant,  néga- 
tif ou  positif.  Il  subit  encore  une  transformation  bien 
déterminée  sans  jamais  repasser  par  les  mêmes  états, 


l’électricité,  forme  de  l'énergie. 


467 

échangeant  avec  la  source  unique  d’électricité  de  l’énergie 
dans  un  seul  et  même  sens,  tandis  qu’il  effectue  ou  con- 
somme constamment  du  travail  mécanique.  Son  potentiel 
reste  constant,  mais  sa  température  et  son  volume  varient 
avec  sa  pression  et  sont,  à chaque  instant,  fonctions 
définies  de  cette  pression. 

Le  corps  ne  reçoit  ou  ne  perd  de  l’énergie  sous  forme 
mécanique,  qu’en  raison  des  pressions  qu’il  supporte,  et 
des  variations  de  volume  qui  y correspondent  ; dans  toute 
transformation  élémentaire  qu’il  subit,  la  variation  de  son 
volume  est  de  signe  contraire  à la  variation  de  sa  pression. 

Ce  corps  est  encore  un  type  de  source  d'électricité.  Une 
telle  source  est  donc  un  corps,  en  principe  complètement 
isolé  de  l’extérieur  : son  isolement  n’est  rompu,  au  point 
de  vue  électrique,  que  pour  le  mettre  en  communication 
avec  les  corps  à étudier,  et,  au  point  de  vue  élastique  ou 
mécanique,  que  pour  lui  imposer  les  variations  de  pression 
nécessaires  à la  conservation  de  son  potentiel. 

Transformation  à pression  constante  ou  isobare.  Le 
corps  ayant  toujours  une  entropie  constante,  au  lieu  de  le 
mettre  en  relation  permanente  avec  une  source  d’électri- 
cité, plaçons-le  dans  un  milieu  élastique,  de  pression 
constante,  ayant  sa  pression  initiale,  et  mettons-le  succes- 
sivement en  communication  avec  des  sources  d 'électricité 
dont  les  potentiels  varieront  d’une  façon  continue  et  tou- 
jours dans  le  même  sens.  Ce  corps  subira  une  transfor- 
mation bien  définie,  sans  jamais  revenir  à un  état  anté- 
rieur, puisque  son  potentiel  croît  ou  décroît  constamment. 
Sa  pression  demeure  invariable,  mais  sa  température  et  son 
volume  varient  avec  son  potentiel,  et  restent  fonctions  de 
ce  potentiel.  Pendant  toute  la  duree  de  la  transformation, 
le  corps  effectuera  constamment  ou  consommera  constam- 
ment du  travail,  tandis  qu’il  absorbera  constamment  ou 
cédera  constamment  de  l’énergie  électrique. 

Il  n’échange  de  l’énergie  électrique  qu’avec  les  sources 
d’électricité  ; suivant  qu’il  sera  soumis  a une  variation 


/ 


468 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


positive  ou  négative  de  potentiel,  il  recevra  ou  perdra  de 
l’énergie  électrique.  Cela  signifie,  comme  on  le  verra  dans 
la  suite,  que  la  variation  de  sa  quantité  d' électricité  est  de 
même  signe  que  la  variation  de  son  potentiel,  dans  une 
quelconque  de  ses  transformations  élémentaires. 

4.  Transformations  d'un  corps  isolé  au  point  de  vue 
électrique.  — Il  existe  deux  transformations  simples  d’un 
corps  isolé  au  point  de  vue  électrique.  Ce  qui  reste  inva- 
riable dans  chacune  d’elles,  c'est  la  quantité  d’électricité 
contenue  dans  le  corps,  ainsi  qu’on  le  comprendra,  quand 
nous  aurons  pu  définir  la  quantité  d’électricité. 

Transformation  isotherme.  Mettons  le  corps  en  relation 
permanente  avec  une  source  de  chaleur  de  même  tempé- 
rature, et  soumettons-le  à des  pressions  progressivement 
croissantes  ou  décroissantes  qui  feront  varier  son  volume 
dans  un  sens  constant  négatif  ou  positif.  Il  subira  une 
transformation  définie  sans  jamais  repasser  par  les  mêmes 
états.  Sa  température  restera  constante,  mais  son  poten- 
tiel, son  volume  et  son  entropie  varieront  avec  sa  pression 
en  restant  des  fonctions  déterminées  de  cette  pression. 
Fendant  toute  la  durée  de  la  transformation,  le  corps 
absorbera  ou  cédera  constamment  de  la  chaleur,  pendant 
qu’il  consommera  ou  effectuera  constamment  du  travail 
mécanique. 

Ce  corps  n’échange  de  l’énergie  sous  forme  de  travail 
qu’en  raison  des  pressions  qu’il  supporte,  et  dans  chacun 
des  éléments  de  la  transformation  qu’il  subit,  les  varia- 
tions de  son  volume  sont  de  signes  contraires  aux  varia- 
tions de  sa  pression. 

Transformation  à pression  constante.  Supposons  le 
corps  placé  dans  un  milieu  élastique,  de  pression  con- 
stante et  dont  il  subit  l’action  : mettons-le  successivement 
en  relation  avec  des  sources  de  chaleur  dont  les  tempéra- 
tures varieront  d’une  façon  continue  et  toujours  dans  un 
même  sens.  Ce  corps  .subira  encore  une  transformation 
définie  sans  jamais  revenir  à des  états  antérieurs.  Sa 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


469 


pression  demeure  invariable,  mais  son  potentiel,  son 
volume  et  son  entropie  varieront  avec  sa  température  en 
restant  des  fonctions  définies  de  cette  température.  Comme 
dans  le  cas  précédent,  le  corps  absorbera  ou  cédera  con- 
stamment de  la  chaleur,  tandis  qu’il  consommera  ou 
effectuera  constamment  du  travail  mécanique. 

Ce  corps  n’échange  de  l’énergie  calorifique  qu’avec  les 
sources  de  chaleur  : suivant  qu’il  sera  soumis,  dans  une 
de  ses  transformations  élémentaires,  à une  variation  posi- 
tive ou  négative  de  température,  il  recevra  ou  perdra  de 
la  chaleur,  son  entropie  augmentera  ou  diminuera,  en 
sorte  que  ses  variations  de  température  sont  toujours  de 
même  signe  que  ses  variations  d' entropie . 

5.  Lois  de  déplacement  de  l'équilibre.  — Les  considé- 
rations développées  au  sujet  des  six  transformations 
simples  que  nous  venons  d’examiner,  nous  ont  permis  de 
formuler  quelques  lois,  que  l’on  appelle  lois  de  déplace- 
ment de  l'équilibre.  On  peut  les  résumer  comme  il  suit  : 

. Quand  un  corps  subit  une  transformation  élémentaire 
réversible,  i°  si  son  volume  et  son  potentiel  ou  si  sa 
quantité  d’électricité  et  sa  pression  restent  constants,  son 
entropie  et  sa  température  varieront  dans  le  même  sens  ; 
2°  si  son  volume  et  sa  température  ou  si  son  entropie  et 
sa  pression  restent  constants,  sa  quantité  d’électricité  et 
son  potentiel  varieront  dans  un  même  sens  ; 3°  si  son 
entropie  et  son  potentiel  ou  si  sa  quantité  d’électricité  et 
sa  température  restent  constants,  sa  pression  et  son 
volume  varieront  en  sens  contraire. 

6.  Surfaces  de  transformation . — Des  lignes  simples 
de  transformation  réversible  d’un  corps  dérivent  des  sur- 
faces simples  qu’il  importe  aussi  d’étudier.  Il  en  existe 
également  six.  Trois  d’entre  elles  se  rapportent  à l’isole- 
ment du  corps  à l’un  des  points  de  vue  mécanique,  ther- 
mique ou  électrique  : ce  sont,  suivant  l’expression  ima- 
ginée par  Rankine,  des  surfaces  adiabatiques . Les  trois 
autres  sont  des  surfaces  de  transformation  à tension  fixe, 


470 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


surfaces  isobares  ou  de  transformation  à pression  con- 
stante, surfaces  isothermes  et  surfaces  équipotentielles. 

7.  Surfaces  adiabatiques . — Nous  avons  vu  qu’à  la 
transformation  d’un  corps  isolé  au  point  de  vue  mécanique 
correspondaient  deux  lignes  simples,  ligne  équipotentielle 
et  ligne  isotherme.  On  peut  considérer  la  surface  adiaba- 
tique d’isolement  au  point  de  vue  mécanique  comme 
engendrée  par  l’une  quelconque  de  ces  espèces  de  lignes,  le 
point  de  départ  de  chacune  d’elles  étant  pris  sur  une  ligne 
fixe  de  l’espèce  différente.  Cette  surface  sera  donc  engen- 
drée indifféremment  par  une  ligne  variable  équipotentielle 
ou  isotherme  s’appuyant  sur  une  ligne  fixe  isotherme  ou 
équipotentielle,  deux  génératrices  quelconques  ne  pouvant 
se  couper,  puisqu’elles  correspondent  à des  tensions 
différentes. 

La  transformation  la  plus  générale  d’un  corps  isolé  au 
point  de  vue  mécanique,  c’est-à-dire  maintenu  à volume 
constant, et  qui  ne  peut  être  en  relation  qu’avec  des  sources 
de  chaleur  et  d’électricité,  est  représentée  par  une  ligne 
tracée  sur  cette  surface,  décomposable  elle-même  en 
éléments  successifs  équipotentiels  et  isothermes,  répon- 
dant aux  communications  qui  sont  faites  du  corps  avec 
des  sources  d’électricité  et  de  chaleur.  Deux  de  ces  sur- 
faces correspondant  à des  volumes  différents  du  corps,  ne 
peuvent  se  couper,  ni  même  avoir  un  seul  point  commun, 
ce  qui  indiquerait  que,  par  des  transformations  opérées 
sur  ces  deux  surfaces,  le  corps  peut  revenir  dans  le  même 
état,  et,  par  conséquent,  sous  le  même  volume. 

A la  transformation  d’un  corps  isolé  au  point  de  vue 
thermique,  correspondent  deux  lignes  simples,  ligne 
équipotentielle  et  ligne  isobare.  La  surface  adiabatique 
d’isolement  au  point  de  vue  thermique  est  engendrée  par 
une  ligne  variable  équipotentielle  ou  isobare  s’appuyant 
sur  une  ligne  fixe  de  l’espèce  différente.  Deux  génératrices 
quelconques  correspondant  à des  potentiels  ou  à des  pres- 
sions différents,  ne  peuvent  évidemment  se  rencontrer. 


LÉLECTRICITE,  FORME  DE  L’ÉNERGIE. 


47» 


La  transformation  la  plus  générale  d’un  corps  dont 
l’entropie  demeure  invariable  est  représentée  par  une  ligne 
tracée  sur  cette  surface  et  décomposable  en  éléments 
équi potentiels  et  isobares  qui  correspondent  aux  commu- 
nications qui  sont  faites  du  corps  avec  des  sources  d’élec- 
tricité ou  de  force  élastique.  Deux  de  ces  surfaces  adia- 
batiques relatives  à des  entropies  différentes  du  corps  ne 
peuvent  se  rencontrer. 

Enfin  à la  transformation  d’un  corps  isolé  au  point  de 
vue  électrique  correspondent  deux  espèces  de  lignes  sim- 
ples, lignes  isothermes  et  lignes  isobares.  Les  lignes  d’une 
de  ces  espèces  s’appuyant,  sans  jamais  pouvoir  se  rencon- 
trer, sur  une  ligne  fixe  de  l’autre  espèce,  engendreront 
une  surface  adiabatique  d’isolement  au  point  de  vue  élec- 
trique. Toute  ligne  tracée  sur  cette  surface  représente  la 
transformation  la  plus  générale  que  puisse  subir  un  corps 
qui  n’est  mis  en  relation  qu’avec  des  sources  de  chaleur 
et  de  force  élastique,  à l’exclusion  de  toute  source 
d’électricité  ; elle  est  décomposable  en  éléments  isothermes 
et  isobares  correspondant  aux  communications  du  corps 
avec  les  deux  espèces  de  sources.  On  verra  au  chapitre 
suivant  que  deux  surfaces  adiabatiques  d’isolement  au 
point  de  vue  électrique  ne  peuvent  se  rencontrer. 

8.  Surfaces  équipotentielles,  isobares  et  isothermes.  — 
Nous  avons  vu  qu’un  corps,  isolé  au  point  de  vue  méca- 
nique, qui  serait  en  relation  permanente  avec  une  source 
d’électricité,  et,  successivement,  en  relation  avec  des 
sources  de  chaleur  de  températures  croissantes  ou  décrois- 
santes, subirait  une  transformation,  qu’on  peut  représenter 
par  une  ligne  équipotentielle.  Un  corps  isolé  au  point  de 
vue  thermique,  et  mis  également  en  relation  permanente 
avec  la  même  source  d’électricité,  mais  successivement 
soumis  à des  pressions  croissantes  ou  décroissantes,  subit 
encore  une  transformation  représentée  par  une  ligne  équi- 
potentielle, mais  d’espèce  différente  de  la  première.  La 
surface  engendrée  par  l’une  de  ces  deux  espèces  de  lignes, 


472 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dont  les  origines  successives  sont  prises  sur  une  ligne  fixe 
de  l’autre  espèce,  est  une  surface  équipotentielle . Une  ligne 
quelconque  tracée  sur  cette  surface,  et  qu’on  peut  décom- 
poser en  éléments  équipotentiels  alternativement  des  deux 
espèces,  représente  la  transformation  réversible  la  plus 
générale  qu’un  corps  mis  en  relation  permanente  avec  une 
source  d’électricité  de  potentiel  donné  puisse  subir,  moyen- 
nant ses  relations  avec  des  sources  de  chaleur  et  de  force 
élastique.  Deux  surfaces  répondant  à deux  potentiels 
différents  ne  peuvent  évidemment  avoir  aucun  point 
commun. 

Nous  avons  reconnu  l’existence  de  deux  espèces  de 
lignes  isobares,  suivant  qu’un  corps  maintenu  à pression 
constante  est  mis  en  relation  avec  des  sources  d’électricité 
ou  avec  des  sources  de  chaleur.  La  surface  engendrée  par 
une  de  ces  espèces  de  lignes  s’appuyant  sur  une  ligne  fixe 
de  l’autre  espèce  est  une  surface  isobare.  Toute  ligne 
tracée  sur  elle,  et  que  l’on  peut  décomposer  en  éléments 
alternativement  de  l’une  et  de  l’autre  espèce,  représente 
la  transformation  la  plus  générale  qu’un  corps  maintenu 
à pression  constante  puisse  subir,  moyennant  ses  rapports 
avec  des  sources  de  chaleur  et  d’électricité.  Deux  surfaces 
isobares,  relatives  à des  pressions  différentes,  ne  peuvent 
évidemment  se  rencontrer. 

Enfin  nous  avons  rencontré  deux  espèces  de  lignes 
isothermes,  suivant  qu’un  corps  mis  en  communication 
permanente  avec  une  source  de  chaleur,  était  soumis  à 
l’action  de  sources  d’électricité  ou  de  force  élastique.  Ces 
lignes,  pour  une  température  donnée,  appartiennent  à une 
même  surface  isotherme.  Les  surfaces  relatives  à deux 
températures  différentes  ne  peuvent  se  rencontrer.  Toute 
ligne  tracée  sur  l’une  d’elles  représente  la  transformation 
la  plus  générale  qu’un  corps  maintenu  à température  con- 
stante  puisse  subir,  moyennant  ses  relations  avec  des 
sources  d’électricité  et  de  force  élastique. 

9.  Le  cycle  de  Carnot.  — La  thermodynamique  doit  à 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


473 


Sadi  Carnot  la  conception  d’un  cycle  de  transformation 
qui  porte  son  nom,  et  qui  est  bien  connu.  Appliqué  aux 
phénomènes  thermo-élastiques,  il  est  représenté  par  un 
quadrilatère  plan  dont  les  côtés  opposés  sont  formés  de 
deux  lignes  isothermes  et  de  deux  lignes  adiabatiques.  La 
considération  de  ce  cycle  a trop  contribué  au  développe- 
ment de  la  science  de  l’énergie  pour  manquer  d’examiner 
ici  ce  qu’il  devient,  quand  on  veut  le  généraliser,  et  l’ap- 
pliquer aux  phénomènes  qui  mettent  en  jeu  non  seulement 
la  chaleur  et  l’élasticité  mais  encore  l’énergie  électrique. 

Considérons,  d’une  part,  deux  surfaces  équipotentielles, 
isobares  ou  isothermes,  et,  d’autre  part,  deux  surfaces 
adiabatiques  correspondantes,  c’est-à-dire,  d’isolement  au 
point  de  vue  électrique  dans  le  premier  cas,  d’isolement 
mécanique  dans  le  second  cas,  et  enfin  d’isolement  au 
point  de  vue  thermique  dans  le  dernier  cas  : Ces  surfaces 
se  coupent  suivant  quatre  lignes  courbes  formant  les  arêtes 
d’un  prisme  quadrangulaire.  Nous  appellerons  cycle  de 
Carnot  le  cycle  de  transformation  correspondant  à une 
courbe  fermée  faisant  le  tour  de  ce  prisme,  et  tracé  sur  sa 
surface.  Il  y en  a donc  trois  espèces  ; la  troisième  est  celle 
qui  se  rapproche  le  plus  de  la  conception  de  Carnot  ; elle 
la  traduit  rigoureusement  si  le  cycle  décrit  est  une  sec- 
tion plane  du  prisme  parallèle  au  plan  TOP.  Mais  nous 
aurons  surtout  à faire  l’application  du  premier  de  ces 
cycles  : il  correspond  à deux  transformations  équipoten- 
tielles s’opérant,  chacune,  à l’aide  de  sources  de  chaleur 
et  de  force  élastique  à tensions  variables,  et  d’une  seule 
source  d’électricité,  ces  transformations  étant  comprises 
entre  deux  transformations  adiabatiques  pendant  lesquelles 
toute  communication  du  corps  expérimenté  est  suspendue 
avec  des  sources  d’électricité. 


474 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


CHAPITRE  IV 

PRINCIPE  DE  CONSERVATION  DE  L’ÉLECTRICITÉ 

i . Conservation  de  la  chaleur  dans  la  conduction  ther- 
mique. — Considérons  des  sources  d’électricité  de  dimen- 
sions finies,  et  qui  seraient,  par  exemple,  du  deuxième 
type  indiqué  au  chapitre  précédent.  Ce  sont  des  corps 
isolés  au  point  de  vue  thermique  ; le  potentiel  de  chacune 
d’elles  reste  constant,  quand  elle  est  mise  en  relation 
électrique  seulement  avec  les  corps  à étudier,  moyennant 
les  variations  de  pression  auxquelles  on  la  soumet,  et  qui 
lui  font  exécuter  un  travail  positif  ou  négatif,  suivant 
que  cette  pression  diminue  ou  augmente,  en  même  temps 
que  son  volume  augmente  ou  diminue. 

Il  existe  entre  les  propriétés  des  sources  de  chaleur 
d’une  part,  et  d’autre  part,  les  propriétés  des  sources 
d’électricité  ou  des  sources  de  force  élastique  une  diffé- 
rence essentielle  qui  tient  à la  nature  très  spéciale  de  la 
forme  d’énergie  que  représente  la  chaleur.  L’énergie 
calorifique  se  conserve  dans  la  conduction,  mais  donne 
lieu  à une  dissipation  d’entropie.  Pour  toutes  les  autres 
formes  de  l’énergie,  l’inverse  se  produit.  L’énergie  élec- 
trique, l’énergie  élastique  se  dissipent  dans  la  conduction; 
et  ce  que  l’on  pourrait  appeler  l’entropie  électrique  ou 
élastique,  c’est-à-dire,  la  quantité  d’électricité  et  le  volume 
se  conservent. 

Le  développement  de  cette  idée  sur  laquelle  nous 
revenons  conduit  à une  conclusion  très  importante. 

Que  deux  sources  de  même  nature,  et  à des  tensions 
différentes,  soient  toutes  deux  sources  de  chaleur,  d’élec- 
tricité ou  de  force  élastique,  on  ne  conçoit  leur  mise  en 
relation  pour  une  transmission  d’énergie  sous  forme  de 
chaleur  d’électricité  ou  de  force  élastique,  qu’à  l’aide  d’un 
canal  de  communication  de  conductibilité  médiocre,  et 


l’électricité,  forme  de  LENERGIE.  475 

isolé  de  l’extérieur  au  point  de  vue  thermique,  électrique 
ou  élastique. 

S’il  s’agit  de  deux  sources  de  chaleur,  il  s’établira  entre 
ces  sources  un  régime  permanent,  et  toute  quantité  de 
chaleur  abandonnée  par  la  source  chaude  sera  intégrale- 
ment versée  à la  source  froide.  C’est  qu’en  effet  l’énergie 
qui  rentre  dans  le  canal  de  communication  ayant  déjà 
la  forme  dégradée  de  chaleur  ne  peut  s’y  dissiper,  et 
quitte  sans  perte  ce  canal  pour  arriver  dans  la  source 
froide. 

2.  Dissipation  de  l'énergie  électrique  et  de  l'énergie 
élastique  dans  les  phénomènes  de  conduction.  — S’il  s’agit, 
au  contraire,  de  deux  sources  d’électricité  qui  ne  doivent 
échanger  de  l’énergie  que  sous  forme  électrique,  on  ne 
peut  les  mettre  en  relation  par  un  canal  de  conductibilité 
parfaite,  qui  tendrait  à rétablir  entre  ces  deux  sources, 
et,  pour  ainsi  dire,  instantanément,  l’équilibre  de  poten- 
tiel : on  ne  distingue  pas  comment,  dans  ce  cas,  des 
actions  thermiques  ou  élastiques,  et  élastiques  s’il  s’agit 
de  sources  du  type  indiqué  plus  haut,  pourraient  mainte- 
nir les  deux  réservoirs  d’électricité  à des  potentiels  con- 
stants et  différents.  Le  canal  de  communication  devra 
donc  être  d’une  matière  imparfaitement  conductrice  de 
l’électricité  ; il  sera  le  siège  d’une  transformation  irréver- 
sible qui  ne  peut  s’opérer  sans  dissipation  de  l’énergie  en 
chaleur  ; et  s’il  est  complètement  isolé,  sa  température 
ira  constamment  en  croissant.  Mais  si  l’isolement  ther- 
mique est  supprimé,  il  s’établira  dans  ce  canal  de  volume 
invariable  un  régime  permanent,  grâce  à la  chaleur  qu’il 
cédera  au  milieu  environnant.  On  aura  réalisé  dans  ce 
canal  une  machine  fonctionnant  avec  une  seule  source  de 
chaleur,  le  milieu  environnant,  et  qui,  dès  lors,  doit  céder 
de  la  chaleur  à cette  source,  ainsi  que  nous  le  savons  par 
un  principe  de  la  théorie  de  la  chaleur  (1). 


(1)  Voir  l’ouvrage  de  l’auteur  : Chaleur  et  Énergie , ch.  II,  p.  59. 


476 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


De  toute  l’énergie  abandonnant  la  source  de  potentiel 
supérieur  sous  forme  d’électricité,  une  partie  sera  donc 
toujours  transformée  en  chaleur  sur  son  trajet  dans  le 
canal  de  communication  avant  d’arriver  à la  source  de 
potentiel  inférieur  ; et  cette  dernière  source  ne  recevra 
que  la  fraction  restante  de  l’énergie  électrique  cédée  par 
la  source  de  potentiel  supérieur.  C’est,  implicitement, 
comme  on  le  verra  dans  la  suite,  la  loi  de  Joule  sous  sa 
forme  la  plus  générale,  qui  apparaît  ici  comme  une  con- 
séquence obligée  des  principes  fondamentaux  de  la  science 
de  l’Énergie. 

On  observe  des  phénomènes  analogues  entre  deux 
sources  de  forces  élastiques  Pi  et  P2,  quand  on  les  met  en 
relation  par  l’interposition  d’un  corps  imparfaitement 
élastique,  dont  le  volume  est  maintenu  constant.  Il  s’éta- 
blira d’abord  dans  ce  corps  des  pressions  variant  de 
Pt  à P2  entre  ses  points  de  contact  avec  les  deux  sources; 
l’équilibre  de  pression  qui  tend  à se  rétablir  dans  sa  masse 
par  une  transformation  irréversible,  est  continuellement 
empêché  par  l’action  des  sources  qui  maintiennent  les 
pressions  Pt  et  P2  à leurs  points  de  contact,  la  source  de 
pression  supérieure  Pt  gagnant  à chaque  instant  sur  le 
corps  intermédiaire  le  volume  An  que  celui-ci  gagne  lui- 
même  sur  la  source  de  pression  inférieure.  De  toute 
l’énergie  élastique,  Pi  An,  qui  quitte  la  première  source, 
n’arrive  à la  seconde  que  la  fraction  P2An  ; le  reste, 
(Pi  — P ) An  s’est  dissipé  en  chaleur  dans  le  corps  inter- 
médiaire, qui  s’échauffera  progressivement,  s’il  est  ther- 
miquement isolé.  Mais  si  cet  isolement  est  rompu,  il 
s’établira  dans  le  corps  un  régime  permanent,  et  il 
réalisera  encore  une  machine  fonctionnant  avec  une 
seule  source  de  chaleur,  le  milieu  qui  l’environne.  Ce 
milieu  recevra  toute  l’énergie  provenant  de  la  source  de 
pression  supérieure  qui  se  transforme  en  chaleur  sans 
pouvoir  atteindre  la  source  de  pression  inférieure  sous  la 
seule  forme  qui  lui  permettrait  d’entrer  dans  cette  source. 


l'électricité,  forme  de  l’énergie. 


477 


Mais,  si  de  l’énergie  s’est  dissipée  sur  le  trajet  de  cette 
transmission,  le  volume  gagné  dans  l’une  des  sources  par 
cette  opération  est  rigoureusement  compensé  par  le 
volume  perdu  dans  l’autre  ; il  y a eu  conservation  de  l’en- 
tropie élastique,  c’est-à-dire  du  volume. 

Il  nous  reste  à mettre  en  lumière  que,  dans  une  trans- 
mission d’énergie  sous  forme  électrique  entre  deux  sources 
à des  potentiels  différents,  il  y a aussi  quelque  chose  qui 
se  conserve,  c’est  l’entropie  électrique,  que  l’on  appelle 
la  quantité  d'électricité.  Déjà  nous  avons  été  amené  à en 
parler  par  anticipation  ; ce  que  nous  en  avons  dit  paraîtra 
plus  net  au  lecteur,  quand  il  aura  lu  la  suite  de  ce  chapitre. 

3.  Principe  fondamental.  — La  notion  de  la  quantité 
d’électricité  dérive  d’un  principe  que  l’on  peut  appeler  le 
principe  de  la  conservation  de  V électricité , et  que  nous 
énoncerons  comme  il  suit  : 

Une  machine  qui  fonctionne  avec  une  seule  source  d'élec- 
tricité la  ramène  à son  état  initial  à chaque  période  de  son 
évolution  complète. 

Nous  appelons  machine  un  corps  ou  système  de  corps 
qui  se  transforme  suivant  un  cycle  fermé  le  ramenant 
identiquement  à son  état  initial,  en  sorte  que  son  évolution 
peut  s’effectuer  dans  les  mêmes  conditions  un  nombre 
quelconque  de  fois.  Cette  machine  fonctionne  sous  l’action 
d’agents  extérieurs,  notamment  sous  l’action  de  sources  de 
chaleur,  d’électricité,  de  force  élastique.  Le  principe  qui 
vient  d’être  formulé  suppose  l’intervention  d’une  seule 
source  d’électricité  ; les  autres  peuvent  être  en  nombre 
quelconque,  et  le  système  formant  la  machine  peut  être  le 
siège  de  phénomènes  intérieurs  les  plus  divers,  mettant 
en  jeu  toutes  les  formes  naturelles  de  l’énergie.  Son  cycle 
de  transformation  peut  donc  être  réversible  ou  irréversible. 

De  ce  principe  découlent  les  conséquences  suivantes  : 

ier  Corollaire.  — Deux  surfaces  adiabatiques  d'isole- 
ment au  point  de  vue  électrique , relatives  à la  transforma- 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


478 

tion  d'un  meme  corps , ne  peuvent  avoir  un  point  de  commun 
sans  se  confondre. 

C’est  la  proposition  que  nous  avons  déjà  annoncée  à la 
fin  du  chapitre  précédent. 

Supposons  que  ces  deux  surfaces  puissent  se  couper  ou 
seulement  avoir,  au  moins,  un  point  de  commun  C.  Par 
un  point  A de  l’une  d’elles  passe  une  ligne  équipotentielle 
correspondant,  par  exemple,  à la  transformation  du  corps, 
quand,  étant  isolé  au  point  de  vue  thermique,  il  est  mis  en 
communication  avec  une  source  d’électricité  et  soumis  à une 
pression  variable.  Cette  ligne  prolongée  d’un  côté  conve- 
nable rencontrera  la  deuxième  surface  adiabatique  en  un 
point  B,  et  pendant  la  transformation  qu’elle  représente, 
le  corps  échangera  avec  la  source  d’électricité  de  l’énergie 
électrique  toujours  dans  un  même  sens,  tandis  qu’il  effec- 
tuera ou  consommera  constamment  du  travail  mécanique. 
Joignons  les  points  A et  B au  point  C par  une  ligne  quel- 
conque tracée  dans  chacune  des  deux  surfaces  adiaba- 
tiques ; nous  aurons  ainsi  formé  un  cycle  fermé  ABCA, 
que  l’on  pourra  faire  décrire  au  corps  ; or,  pendant  sa 
transformation,  le  corps  ne  serait  en  relation  qu’avec  une 
seule  source  d’électricité,  à laquelle  il  prendrait  ou  céde- 
rait de  l’énergie  et  qui,  par  suite,  ne  pourrait  être  rame- 
née à son  état  initial,  une  fois  le  cycle  décrit,  ce  qui  est 
impossible  d’après  le  principe  de  conservation  de  l’élec- 
tricité, à moins  que  les  points  A et  B ne  soient  sur  une 
même  surface  adiabatique,  ce  qui  démontre  le  corollaire. 

2e  Corollaire.  — Une  machine  fonctionnant  avec  plu- 
sieurs sources  d' électricité , s'il  en  existe  une  dont  l'état  soit 
modifié  par  l'évolution  de  la  machine,  il  en  existera  au 
moins  encore  une  autre  qui  sera  modifiée  en  sens  inverse , 
l'une  recevant  et  l'autre  perdant  de  l'énergie. 

Si  toutes  les  sources  modifiées  avaient  gagné  de  l’éner- 
gie, en  mettant  successivement  celle  de  potentiel  le  moins 
élevé  en  communication  électrique  avec  les  autres,  ces 
dernières  pourraient  être  ramenées  à leur  état  initial,  et 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


479 


formeraient  avec  la  machine  donnée  une  machine  complexe 
fonctionnant  avec  une  seule  source,  la  source  de  potentiel 
le  moins  élevé,  qui  aurait  reçu  de  la  machine  donnée  et 
des  autres  sources  une  certaine  quantité  d’énergie,  ce  qui 
est  impossible  d’après  le  principe  de  conservation. 

Si  toutes  les  sources  modifiées  avaient  perdu  de  l’éner- 
gie électrique,  en  mettant  celle  de  potentiel  le  plus  élevé 
en  relation  électrique  avec  les  autres,  de  façon  à ramener 
ces  dernières  à leur  état  initial,  on  réaliserait  une  machine 
complexe  fonctionnant  avec  une  seule  source,  celle  de 
potentiel  le  plus  élevé,  qui  aurait  perdu  de  l’énergie  élec- 
trique, ce  qui  est  encore  impossible  ; et  le  corollaire  est 
ainsi  démontré. 

Si  la  machine  ne  fonctionne  qu’avec  deux  sources,  l’une 
recevant  ou  perdant  de  l’énergie  électrique,  l’autre  en 
perd  ou  en  reçoit. 

3e  Corollaire.  — Dans  mie  machine  fonctionnant  entre 
deux  sources  d' électricité , le  rapport  de  la  quantité  d'éner- 
gie électrique  puisée  à l'une  des  sources  à la  quantité 
d'énergie  électrique  versée  à l'autre,  est  indépendant  de  la 
nature  des  systèmes  employés  dans  les  opérations . 

Soit  une  machine  qui  prend  une  quantité  Q2  (positive  ou 
négative)  d’énergie  électrique  à une  source  ST,  pour  en 
verser  une  quantité  Qo  à une  autre  So  de  potentiel  différent. 
Accouplons  cette  machine  à une  machine  de  Carnot  fonc- 
tionnant entre  les  mêmes  sources  d’électricité,  et  qui  cède 
la  quantité  Qr  d’énergie  électrique  à la  source  Sjt  de 
manière  à la  ramener  à son  état  initial  après  une  évolution 
de  chacune  des  deux  machines.  La  machine  de  Carnot 
recevra  de  la  source  So  la  quantité  Qo  d’énergie  versée  par 
la  machine  donnée,  puisque  celle-ci  forme  avec  la  machine 
de  Carnot  et  la  source  Sx  une  machine  complexe  fonction- 
nant avec  la  seule  source  So,  qui  doit  revenir  à son  état 
initial  d’après  notre  principe. 

Si  maintenant  la  machine  donnée  est  remplacée  par  une 

autre,  prenant  une  quantité  = ~ Q,  d’énergie  à la 


480 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


première  source  elle  versera  une  quantité  Q'o  = — Qo 
denergie  à la  seconde  source  So,  car,  si  l’on  accouple 
encore  cette  machine  avec  la  même  machine  de  Carnot,  la 
première  faisant  n évolutions  pendant  que  la  seconde  en 
exécute  m dans  un  sens  convenable,  la  source  S devra 

o 

encore  être  ramenée  à son  état  initial,  ce  qui  s’exprime 
par  l’égalité  à démontrer 

n Q'  — m Q . 

o o 

4e  Corollaire.  — La  quantité  d'énergie  électrique 
échangée  par  une  machine  de  Carnot  avec  chacune  des 
sources  qui  la  font  fonctionner , est  indépendante  de  la  voie 
èqui potentielle  par  laquelle  se  fait  l'échange. 

Etant  données  les  deux  surfaces  équipotentielles  et  les 
deux  surfaces  adiabatiques  d’isolement  au  point  de  vue 
électrique  entre  lesquelles  fonctionne  cette  machine,  le  cycle 
quelle  peut  décrire  n’est  pas  encore  défini  : il  comprend 
notamment  deux  lignes  équipotentielles  quelconques  Ar  Bi 
et  Ao  Bo  tracées  sur  les  deux  surfaces  équipotentielles  et 
comprises,  chacune,  entre  les  deux  surfaces  adiabatiques.  A 
la  partie  du  cycle  de  la  machine  que  définit  chacune  de  ces 
lignes,  correspond  un  échange  d’énergie  électrique  Qx  ou 
Q entre  la  machine  et  l’une  ou  l’autre  source  S ou  S . 

a 1 o 

D’après  le  corollaire  précédent,  le  rapport  ^ est  déterminé: 
laissons  fixe  la  ligne  Ao  Bo,  ce  qui  ne  changera  pas  Qo, 
et  faisons  varier  la  ligne  Ai  Bi  ; quelle  que  soit  cette  der- 
nière ligne,  la  machine  échangera,  avec  la  source  Sit  la 
même  quantité  Qi  d’énergie,  puisque  le  rapport  ^ est  inva- 
riable. Nous  aurions  pu,  de  même,  laisser  fixe  la  ligne 
A;  Bit  et  voir  que,  quelle  que  fût  la  ligne  Ao  Bo,  la 
machine  échangerait  aussi,  avec  la  source  So,  la  même 
quantité  Qo  d’énergie  électrique,  ce  qui  établit  le  corol- 
laire. 

5e  Corollaire.  — Dans  une  machine  qui  fonctionne 
entre  deux  sources,  la  plus  grande  quantité  d'énergie  élec- 
trique est  échangée  avec  la  source  de  potentiel  le  plus  élevé. 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


481 

C’est,  pour  ainsi  dire,  évident,  si  c’est  1a.  source  de 
potentiel  le  plus  élevé  qui  reçoit  de  l’énergie,  car,  en  la 
mettant  en  relation  électrique  avec  l’autre  jusqu’à  ce  quelle 
soit  ramenée  à son  état  primitif,  cette  dernière,  qui  aura 
reçu  moins  d’énergie  que  n’en  aura  perdu  la  première, 
sera  également  revenue  à son  état  primitif  d’après  notre 
principe,  puisque  la  machine  donnée  et  la  source  de  poten- 
tiel le  plus  élevé  peuvent  être  considérées  comme  formant 
une  nouvelle  machine  fonctionnant  avec  la  seule  source 
de  potentiel  le  moins  élevé. 

Si  la  source  de  potentiel  le  plus  élevé  perd  de  l’énergie, 
une  machine  de  Carnot  qui  lui  restituerait  l’énergie  cédée 
prendrait  à l’autre  source  la  quantité  d’énergie  versée  par 
la  machine  donnée.  Or,  d’après  ce  qui  vient  d’être  dit, 
cette  machine  de  Carnot  verse  plus  d’énergie  qu’elle  n’en 
reçoit  ; la  machine  donnée  reçoit  donc  de  la  source  de 
potentiel  supérieur  plus  d’énergie  électrique  qu’elle  n’en 
cède  à l’autre  source  ; et  la  proposition  est  démontrée. 

4.  Échelle  absolue  des  potentiels.  — L’application  de 
ces  corollaires  à une  machine  de  Carnot  va  nous  conduire 
à la  notion  scientifique  du  potentiel  considéré  comme 
quantité  mesurable , et  nous  apprendre  à déterminer  numé- 
riquement le  potentiel  d’un  corps  quelconque.  Deux  choses 
restent  arbitraires,  par  exemple,  le  potentiel  qui  nous 
servira  de  point  de  départ  et  le  nombre  qui  mesurera  ce 
potentiel.  Nous  verrons  du  même  coup,  ce  que  l’on  doit 
entendre  par  la  quantité  d’ électricité  considérée  également 
comme  quantité  mesurable. 

Supposons  que  le  potentiel  pris  comme  repère  soit 
celui  de  la  terre,  et  soit  le  nombre  positif  qui  le  mesure. 

Considérons  une  machine  de  Carnot  fonctionnant  entre 
une  source  fixe  d’électricité  So,  qui  peut  être  tout  corps 
conducteur  en  communication  avec  la  terre,  et  une  autre 
source  quelconque  S,  dont  nous  voulons  mesurer  le  poten- 
tiel E.  Ce  potentiel  pourra  être  plus  élevé  ou  moins  élevé 
que  celui  de  la  terre  ; s’il  est  plus  élevé,  la  machine  de 

IIIe  SÊKIE.  T.  X. 


31 


482 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Carnot  échangera,  d'après  le  cinquième  corollaire,  avec  la 
source  S,  une  quantité  d’énergie  électrique  Q plus  grande 
que  la  quantité  Qo  échangée  avec  la  source  So,  et  d’autant 
plus  grande  que  son  potentiel  sera  plus  élevé.  Si  le  poten- 
tiel de  la  source  S est  moins  élevé  que  celui  de  la  terre, 
la  machine  échangera  avec  elle  une  quantité  d’énergie  Q 
plus  petite  que  Qo,  et  d’autant  plus  faible  que  son  poten- 
tiel sera  moins  élevé.  Posons 

Q ï E 

' Q E ‘ 

o o 

Cette  équation  détermine  une  valeur  de  E qui  sera,  par 
définition,  le  potentiel  de  la  source  S.  Cette  valeur  est, 
d’après  le  troisième  corollaire,  indépendante  de  la  nature 
des  systèmes  employés,  machine  et  sources,  en  sorte  que 
nous  concevons  ainsi  une  échelle  absolue  des  potentiels, 
comme  Lord  Kelvin  avait  conçu  l’échelle  absolue  des 
températures. 

D’après  ce  qui  vient  d’être  dit,  E sera  supérieur  ou 
inférieur  à Eo  suivant  que  ce  nombre  définira  un  potentiel 
supérieur  ou  inférieur  à celui  de  la  terre,  en  sorte  que  les 
nombres  mesurant  les  potentiels  augmenteront,  comme 
cela  doit  être,  dans  le  sens  des  potentiels  croissants. 

Au  lieu  de  définir  l’échelle  absolue  des  potentiels  par  la 
valeur  numérique  Eq  assignée  à un  potentiel  de  repère, 
on  peut  la  définir  en  assignant  une  valeur  numérique 
donnée  à la  différence  de  deux  potentiels  parfaitement 
déterminés  ; c’est  même  ainsi,  comme  nous  le  verrons 
dans  la  suite,  qu’a  été  fixée  l'unité  de  potentiel  ; et  l’on 
compte  les  valeurs  relatives  du  potentiel  par  rapport  à 
l’un  des  deux  potentiels  qui  ont  servi  à définir  l’échelle  et 
qui  peut  être,  par  exemple,  celui  de  la  terre  supposé  égal 
à zéro. 

5.  Le  zéro  absolu  du  potentiel.  — Aucune  limite  supé- 
rieure ne  paraît  imposée  aux  potentiels  ainsi  mesurés, 
mais  on  ne  peut  concevoir  un  potentiel  inférieur  au  zéro 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


483 


de  cette  échelle.  Dire  que  ce  potentiel  pourrait  s’abaisser 
à une  valeur  négative  — E\  c’est  dire,  d’après  la  défini- 
tion même  du  potentiel,  qu’une  source  d’électricité  à ce 
potentiel,  combinée  avec  la  source  de  base,  de  potentiel 
E , dans  une  machine  réversible  de  Carnot,  céderait  ou 

o 

prendrait  de  l’énergie  électrique  à la  machine  en  même 
temps  que  la  source  de  base,  ce  qui  est  contraire  au  deu- 
xième corollaire.  Nous  arrivons  donc  à cette  conclusion, 
fort  importante,  sur  laquelle  l’attention  ne  paraît  pas  avoir 
été  jusqu’ici  appelée,  c’est  que  le  potentiel,  comme  la 
température,  a son  zéro  absolu. 

De  même  que  la  glace  fondante,  qui  détermine  le  zéro 
de  nos  thermomètres,  a une  température  absolue  de 
273*7,  de  même  la  terre  a un  potentiel  absolu  ; il  n’est, 
peut-être,  pas  rigoureusement  invariable  comme  la  tem- 
pérature de  la  glace  fondante,  et  il  serait  intéressant  de 
le  connaître  ; mais  si  la  température  correspondant  au 
zéro  de  nos  thermomètres  a pu  être  déterminée,  grâce  aux 
propriétés  thermo-élastiques  connues  des  gaz  parfaits, 
il  n’en  est  pas  de  même,  dans  l’état  actuel  de  la  science, 
pour  le  potentiel  de  la  terre  dont  nous  ignorons  la  valeur 
absolue.  Peut-être  ces  mêmes  gaz  parfaits,  qui  sont  des 
isolants,  jouissent-ils  aussi  de  propriétés  électriques 
simples,  qui  permettraient  de  tirer  de  l’observation  de 
certains  phénomènes  électrostatiques  le  potentiel  absolu 
de  la  terre. 

Comment  se  fait-il  que  cette  notion  du  potentiel  absolu 
ait  pu  échapper  jusqu’ici  à toutes  les  théories  électriques, 
et  qu’aucun  fait  expérimental  n’ait  conduit  à la  soupçonner? 
On  en  trouve,  pensons-nous,  l’explication  dans  ce  fait  très 
probable  que  le  potentiel  absolu  de  la  terre  est  déjà  très 
élevé,  et  que  les  écarts  réalisés,  notamment  dans  les 
expériences  d’électrostatique,  sont  répartis  sur  une  très 
petite  étendue  de  l’échelle  absolue.  Tous  ces  potentiels 
sont,  sur  cette  échelle,  rassemblés  à une  si  grande  dis- 


484  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tance  de  son  origine,  que  cette  distance  apparaît  comme 
infinie. 

6.  La  quantité  d'électricité.  — Si  une  machine  de  Car- 
not fonctionne  successivement  entre  diverses  sources 
S , S d’électricité  et  la  source  de  base  S , en  échan- 
géant  avec  ces  diverses  sources  les  quantités  respectives 
d’énergie  électrique  Qit  Q2,...  Qo,  que  nous  supposerons 
d’abord  prises  en  valeur  absolue  avec  le  signe  positif,  on 
aura,  d’après  (1),  Et,  E2,...  Eo  étant  les  potentiels  de  ces 
sources, 

Q,  _ 9,  = = 9,  _ 4 

E E E 

12  o 

Ce  qui  prouve  que,  pour  toute  transformation  équipo- 
tentielle  d’un  corps,  comprise  entre  deux  surfaces  adiaba- 
tiques fixes,  le  rapport  de  la  quantité  d’énergie  déplacée 
Q au  potentiel  correspondant  E,  est  constant  et  égal  à 
une  quantité  i,  qui  ne  dépend  que  des  deux  surfaces 
adiabatiques  choisies.  On  aura  donc 

(2)  ^ -=  i et  Q = E*. 


E étant  essentiellement  positif  comme  la  température 
absolue,  convenons  de  donner  à Q et  i un  même  signe,  qui 
sera  positif  ou  négatif  suivant  que  le  corps  aura  cédé  ou 
absorbé  de  l’énergie  électrique. 

Si  le  corps  part  d’un  état  A bien  défini,  et  arrive  à un 
autre  état  B également  bien  défini,  après  avoir  subi  une 
succession  de  transformations  équipotentielles  et  adiaba- 
tiques au  point  de  vue  électrique,  on  aura,  quelle  que  soit 
la  suite  de  ces  transformations. 


= constante. 


Car  chaque  transformation  équipotentielle  peut  être 
remplacée  entre  les  deux  mêmes  surfaces  adiabatiques, 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


485 


par  une  autre  transformation  équipotentielle,  opérée  tou- 
jours sous  le  même  potentiel  Eo,  en  sorte  que  2 ^ est. 

égal  à la  quantité  Qo  d’énergie  électrique  cédée  à ce  po- 
tentiel, par  le  corps  entre  les  deux  surfaces  adiabatiques 
extrêmes,  cette  quantité  Qo  étant  divisée  par  le  potentiel 
correspondant  Eo.  On  a donc 

y Q = Q0 
2 E E 

o 

et  comme,  pour  ce  potentiel  auxiliaire  E,  Qo  ne  dépend 
que  des  états  extrêmes  A et  B du  corps,  et  nullement  des 
transformations  équipotentielles  ou  adiabatiques  subies 

dans  l’intervalle,  2 ^ est  bien  une  constante. 

On  peut  encore  supposer  que  les  éléments  des  lignes 
équipotentielles  et  adiabatiques  sont  infiniment  petits,  et 
que  le  corps  est  successivement  mis  en  relation  avec  des 
sources  d’électricité  en  nombre  infini  et  à des  potentiels 
infiniment  voisins  : on  réalisera  ainsi  la  transformation 
réversible  la  plus  générale  par  laquelle  un  corps  puisse 
passer  d’un  état  A à un  autre  état  B. 

L’équation  précédente  prend  alors  la  forme 

(3)  J -g-  = * = const. 

On  voit  que  quand  un  corps  passe  d’un  état  à un  autre 
par  voie  réversible  quelconque,  il  existe  une  quantité  i qui 
n’est  nullement  liée  à la  succession  des  états  intermédiaires 
pris  par  le  corps  dans  l’intervalle,  et  qui  ne  dépend  que 
de  ses  états  extrêmes.  Par  définition  c’est  la  quantité 
d'électricité  cédée  par  le  corps. 

7.  Mesure  de  la  quantité  d' électricité.  — Chaque  fois 
qu’un  corps  subit  une  transformation  équipotentielle  au 
potentiel  E,  sa  quantité  d’électricité  diminue  ou  augmente 
d’une  unité  pour  chaque  quantité  d’énergie  électrique 
égale  à E qu’il  cède  ou  qu’il  reçoit.  Chaque  fois  que  ce 


486  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


corps  subit  une  transformation  adiabatique  au  point  de 
vue  électrique,  sa  quantité  d'électricité  reste  constante. 

D'après  l’équation  (2)  l’unité  de  quantité  d’électricité 
est  celle  que  reçoit  ou  cède  un  corps  maintenu  à potentiel 
constant,  quand  ce  corps  absorbe  ou  cède  une  quantité 
d’énergie  électrique  égale  à la  valeur  absolue  de  son 
potentiel.  Cette  définition  n’a  qu’une  portée  théorique,  car 
nous  ne  connaissons  pas  la  valeur  absolue  du  potentiel,  et 
nous  ne  savons  pas  davantage  mesurer  la  quantité  d’énergie 
sortant  d’un  corps  sous  forme  électrique,  mais  nous  verrons 
plus  loin  qu’on  peut  définir  l’unité  de  quantité  d’électricité 
d’une  façon  plus  pratique. 

On  conçoit  difficilement  qu’au  cours  d’une  transforma- 
tion équipotentielle  d’un  corps  qui  cède  de  l’énergie  élec- 
trique, cette  quantité  d’énergie  perdue  puisse  s’accroître 
au  delà  de  toute  limite  en  supposant  même  l’opération 
indéfiniment  prolongée.  La  quantité  d’électricité  contenue 
dans  un  corps  a donc,  sans  doute,  une  valeur  déterminée 
et  absolue,  de  même  que  ce  corps  a un  volume,  une 
température,  un  potentiel  et  même  une  entropie  déter- 
minés en  valeur  absolue.  Ceci  tendrait  à prouver  que,  dans 
toute  représentation  graphique,  les  surfaces  équipoten- 
tielles  indéfiniment  prolongées  dans  le  sens  de  la  diminu- 
tion de  la  quantité  d’électricité,  doivent  se  rapprocher 
indéfiniment  entre  elles  et  des  surfaces  adiabatiques. 

Quoi  qu’il  en  soit,  la  valeur  absolue  de  la  quantité 
d’électricité  contenue  dans  un  corps  nous  est  inconnue, 
et  nous  devons  nous  borner  à la  mesurer  à partir  d’un 
état  bien  déterminé,  pris  comme  terme  de  comparaison. 
Dans  tout  autre  état,  la  quantité  positive  ou  négative 

d’électricité  sera  l’intégrale  j*  prise  sur  un  cycle 

réversible  quelconque  et  capable  de  faire  passer  le  corps 
de  l’état  considéré  B à l’état  pris  comme  repère  A. 

C’est  ce  que  nous  exprimons  en  disant  que  dans  une 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


487 


transformation  réversible  est  la  différentielle  exacte 
d’une  fonction  i,  qui  représente  la  quantité  d’électricité 


(4) 


dQ 

et  — *■ 


Et  c’est  encore  ce  que  nous  exprimons  en  disant  que 
dans  un  cycle  fermé  on  a 


f ^9 
J E 


= o. 


et  Qo  étant  les  quantités  d’énergie  électrique  échan- 
gées par  deux  sources  aux  potentiels  Et  et  Eo,  avec  une 
machine  de  Carnot,  on  a,  d’après  (2), 


Q, 

E 


9, 

E 


Si  la  machine  fonctionne  dans  un  sens  convenable,  i 
sera  la  quantité  positive  d’électricité  puisée  à la  source 
de  potentiel  inférieur  Eo  et  versée  à la  source  de  potentiel 
supérieur  E . L’énergie  prise  à la  première  source  sera 
Q0  = Ef  et  l’énergie  cédée  à la  seconde  sera  Qt  = EJ. 
Si  l’on  met  alors  les  deux  sources  en  communication  élec- 
trique à l’aide  d’un  canal  de  conductibilité  médiocre, 
jusqu’à  ce  que  la  première  soit  revenue  à son  état  initial, 
la  seconde  sera  également  revenue  à son  état  initial  d’après 
notre  principe  fondamental,  la  première  aura  perdu  E i 
d’énergie,  la  seconde  aura  gagné  EJ.  La  différence 
(Et  — EJ*  aura  été  transformée  dans  le  canal  de  com- 
munication en  une  quantité  W de  chaleur  que  nous  savons 
mesurer,  et  on  aura 


(5) 


W = (Et  — EJL 


Si,  dans  l’état  actuel  de  la  science,  nous  ne  pouvons  pas 
évaluer  Ex  et  Eo,  nous  savons  mesurer  la  différence 
E:  — Eo  ; et  l’équation  précédente  nous  permet  de  calcu- 


488  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


1er  i,  c’est-à-dire,  la  quantité  d’électricité  qui  passe  d’un 
corps  à un  autre,  pendant  un  certain  temps,  tous  les  deux 
étant  maintenus  à des  potentiels  constants,  et  mis  en  rela- 
tion par  un  conducteur  métallique,  quand  on  connaît  la 
différence  de  potentiel  de  ces  deux  corps,  et  que  l’on 
mesure  la  quantité  de  chaleur  dégagée  pendant  le  même 
temps  dans  le  conducteur  de  communication. 

Nous  pouvons  donc,  par  ce  procédé,  mesurer  la  quantité 
d’électricité  qui  sort  d’un  corps  ou  qui  y entre,  mais  nous 
n’avons  aucun  moyen  pratique  de  mesurer  la  quantité 
d’énergie  électrique  correspondante  ; il  nous  faudrait, 
pour  cela,  connaître  la  valeur  du  facteur  par  lequel  il  faut 
multiplier  la  quantité  d’électricité,  c’est-à-dire,  connaître 
la  valeur  absolue  du  potentiel.  Nous  ne  savons  mesurer 
que  la  différence  entre  cette  quantité  d'énergie  et  celle  que 
gagnerait  ou  céderait  un  corps  de  potentiel  déterminé  tel 
que  la  terre,  s’il  recevait  ou  cédait  la  même  quantité 
d'électricité. 

8.  L'unité  de  quantité  d'électricité.  — La  formule  (5) 
nous  permet  maintenant  de  donner  de  l’unité  de  quantité 
d’électricité  une  définition  précise  : c’est  celle  qui  passe 
dans  un  fil  conducteur  soumis  à un  courant  électrique, 
quand  la  différence  de  potentiel  aux  extrémités  de  ce  fil 
est  égale  à l’unité,  et  pendant  le  temps  nécessaire  au  déga- 
gement, dans  ce  conducteur,  d’une  unité  de  chaleur,  c’est- 
à-dire  d’une  thermie , si  l’unité  d’énergie  ou  de  travail  est 
le  kilogrammètre. 

g.  Loi  de  conservation  de  X électricité . — Nous  venons 
de  voir  qu’une  machine  de  Carnot  transporte  d’une  source 
à une  autre  une  même  quantité  d’électricité,  que  deux 
sources  mises  en  communication  échangent  également  une 
même  quantité  d’électricité.  11  y a,  dans  ces  phénomènes, 
conservation  de  la  quantité  d’électricité.  La  loi  est  géné- 
rale, et  c’est  pour  cela  que  nous  avons  appelé  principe  de 
conservation  de  l’électricité,  le  principe  fondamental  qui 
sert  à établir  cette  loi. 


l’électricité,  forme  de  l’énergie. 


489 


Si  un  système  reste  isolé  électriquement  pendant  une 
transformation  quelconque,  la  quantité  d’électricité  qu’il 
contient  sera  invariable  comme  celle  d’un  corps  de  poten- 
tiel uniforme  qui  décrit  un  cycle  adiabatique  réversible. 
Dans  ce  système,  en  effet,  les  échanges  d’énergie  électrique  - 
se  font  entre  parties  qu’on  peut  envisager  comme  des 
sources  portées  à des  potentiels  uniformes,  en  supposant, 
au  besoin,  pour  cela  que  le  système  et  le  temps  soient 
divisés  en  éléments  infiniment  petits.  Ces  échanges  obéis- 
sent à la  loi  simple  que  nous  venons  de  rappeler,  en  sorte 
qu’il  y a toujours  compensation  dans  toutes  les  parties 
du  système  entre  les  quantités  d’électricité  gagnées  et 
perdues. 

C’est  ce  qui  doit  arriver  dans  notre  monde  s’il  est  per- 
mis de  le  considérer  comme  un  système  isolé  non  seule- 
ment au  point  de  vue  électrique,  mais  encore  à tous  les 
autres  points  de  vue  ; et  alors  il  y a conservation  non 
seulement  d’électricité,  mais  de  volume,  de  matière  et, 
en  un  mot,  de  toutes  les  formes  d’entropie,  sauf  de  l’en- 
tropie calorifique,  qui  augmente  sans  cesse. 

10.  Équation  différentielle  de  l'énergie , en  fonction  de 
l'entropie,  du  volume  et  de  la  quantité  d'électricité.  — Nous 
avons  maintenant  tous  les  éléments  nécessaires  pour  poser 
l’équation  différentielle  de  l’énergie  U d’un  corps,  expri- 
mée en  fonction  de  son  volume,  de  son  entropie  et  de  sa 
quantité  d’électricité,  trois  variables  que  nous  pouvons 
évidemment  substituer  aux  trois  autres,  pression,  tempé- 
rature et  potentiel,  que  nous  avons  supposées  prises  jus- 
qu’ici pour  définir  l’état  d’un  corps  et  par  conséquent  son 
énergie.  Nous  aurons 

(6)  dU  =|  TdS  — pdv  — Edi. 

La  fonction  U ainsi  exprimée  est,  suivant  l’expression 
de  Massieu,  une  fonction  caractéristique  du  corps  : si  elle 
était  connue,  elle  permettrait  d’exprimer  en  fonction  des 
mêmes  variables  S,  v,  i,  tous  les  coefficients  dont  la  con- 


49° 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


sidération  peut  présenter  de  l’intérêt  dans  l’étude  des 
propriétés  thermiques,  électriques  et  élastiques  d’un  corps. 

11  .Le  potentiel  thermodynamique.  — Il  en  existe  d’ail- 
leurs sept  autres,  comme  nous  l’avons  montré  ailleurs  (1), 
* exprimées  à l’aide  de  trois  des  six  variables,  T,  p,  E,  S, 
v,  i,  convenablement  choisies  ; nous  choisirons  parmi  ces 
dernières  la  fonction  caractéristique  exprimée  en  fonction 
des  trois  tensions  T,  p,  E,  et  nous  la  désignerons  par  la 
lettre  H.  Elle  se  déduit  de  la  forme  primitive  U en  posant 

(7)  H = U — TS  + pv  -f  Et 
d’où  l’on  tire,  eu  égard  à l’équation  (6), 

(8)  dH  = — SdT  -f-  vdp  + idE. 

Telle  est  l’équation  différentielle  de  la  fonction  caracté- 
ristique H exprimée  en  fonction  des  trois  tensions  T,  p,  E. 
On  en  tire  immédiatement  pour  l’expression  de  l’entropie, 
du  volume,  et  de  la  quantité  d’électricité 


(9) 

(10) 

(«O 


S = — 


v = 


dû 
dT 
dû 
dp  ’ 


i — 


dû 

dE' 


et  pour  l’expression  de  l’énergie,  eu  égard  à (7), 


(12) 


U = H — T 


dû  dû 

dT  P dp 


— E 


dH 

dË' 


M.  Duhem  appelle  potentiel  thermodynamique  à pres- 
sion constante  la  fonction  H réduite  aux  deux  variables 


(1)  Chaleur  et  Énergie,  Encyclopédie  scientifique  des  aide  mémoire  de 
M.  Léauté,  chap.  IV,  p.  138. 


l’électricité,  forme  de  l’énergie.  491 

T et  p dans  l’étude  des  phénomènes  thermo-élastiques  ; si 
l’on  y ajoute  la  variable  E,  il  n’y  a pas  plus  de  raison 
d’appeler  cette  fonction  potentiel  à pression  constante  qu’à 
tension  électrique  constante.  Nous  appellerons  simplement 
la  fonction  H le  potentiel  thermodynamique,  malgré  les 
confusions  que  peut  entraîner  cette  dénomination,  en  rai- 
son de  l’usage  regrettable  qui  s’est  depuis  longtemps  établi 
d’appeler  potentiel  la  tension  électrique. 


E.  Ariès. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES  (,) 


« Lorsqu’après  un  hiver  affreux,  le  soleil  reprend  sa 
fécondité  et  nous  ramène  les  douces  influences  qui  fondent 
les  neiges  et  les  glaces  et  qui  rendent  à la  terre  sa  fertilité 
naturelle  ; alors,  tout  change  à nos  yeux,  tout  prend  une 
nouvelle  couleur,  tout  rajeunit.  « 

Ce  sont  là  les  termes  qu’Erasme  (2)  prête  à la  folie  pour 
célébrer  ses  heureux  effets  sur  les  humains.  Par  la  folie, 
il  entend  non  pas  le  désordre  maladif  de  l’intelligence, 
mais  cet  abandon,  ce  laisser-aller  de  l’esprit  qui  est  une 
des  formes  de  la  belle  humeur,  de  la  gaieté,  la  compagne 
du  rire. 

Oui,  le  rire  est  vraiment  le  rayon  de  soleil  qui  illumine, 
qui  échauffe,  qui  anime.  Il  nous  apparaît  comme  le  symp- 
tôme de  l’allégresse.  Il  est  la  signature  du  bien-être  et  il 
évoque  tout  naturellement  l’idée  de  la  santé  physique  et 
mentale  dans  sa  plénitude,  dans  son  entier  épanouisse- 
ment. 

Et  pourtant,  le  rire  peut  devenir  la  manifestation  d’un 
état  morbide.  Il  est  parfois  une  anomalie,  il  offre  des  aber- 
rations. 

C’est  à étudier  ces  anomalies,  ces  aberrations,  ou  plus 
exactement,  à en  effleurer  l’étude,  que  seront  consacrées 
les  lignes  qui  vont  suivre. 


(1)  Conférence  faite  à l'assemblée  générale  de  la  Société  scientifique,  le 
24  avril  1906. 

(2j  Erasme,  L'éloge  de  la  folie. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


493 

Dans  le  rire  — j’entends  le  rire  normal  — il  y a un 
geste  et  un  état  d’âme,  il  y a des  modifications  corporelles 
et  des  modifications  psychiques. 

Les  modifications  somatiques  présentent  une  extension 
graduelle,  un  développement  progressif  dans  lequel  je 
distinguerai  — assez  artificiellement,  j’en  conviens  — 
trois  stades,  trois  degrés. 

Le  degré  inférieur  que  nous  appellerons  le  sourire,  nous 
montre  les  phénomènes  de  la  mimique  faciale. 

Dans  le  second  degré,  qu’on  pourrait  nommer  le  rire 
proprement  dit,  aux  mouvements  de  la  face  se  joignent 
les  phénomènes  de  phonation  et  de  respiration  : c’est  le 
rire  qu’on  entend. 

Enfin,  au  troisième  stade,  qu’avec  Dugas  (1)  on  dési- 
gnera, si  l’on  veut,  du  nom  de  surrire,  apparaissent  les 
phénomènes  de  motilité  des  membres  et  du  tronc. 

Les  phénomènes  de  la  mimique  faciale  consistent  essen- 
tiellement dans  le  mouvement  de  retrait  oblique,  en  haut 
et  en  dehors,  des  coins  de  la  bouche.  La  lèvre  supérieure 
se  tend,  les  dents  apparaissent.  Les  plis  naso-labiaux  se 
dessinent  nettement  et  s’incurvent.  La  pommette  s’arrondit 
et  devient  saillante  ; la  paupière  inférieure  s’élève  légè- 
rement 

Le  rire  ou  le  sourire  tend  à élargir  le  visage  : c’est 
pourquoi,  suivant  la  remarque  de  Schack  (2),  les  figures 
larges  nous  semblent  plus  gaies  tandis  qu’un  visage 
allongé  est  un  signe  de  chagrin.  Tirer  une  longue  mine, 
ce  n’est  pas  le  fait  de  l’homme  hilare  et  réjoui. 

Souvent,  particulièrement  chez  les  individus  relative- 
ment avancés  en  âge,  où  la  peau  a perdu  de  sa  souplesse, 
où  l’exercice  répété  du  rire  a imprimé  ses  plissements,  on 
voit  apparaître  à la  tempe,  au  niveau  de  l’angle  externe 

(1)  Dugas,  Psychologie  du  rire.  Paris,  11102. 

(2)  Schack,  La  physionomie  chez  les  hommes  et  chez  les  animaux 
dans  ses  rapports  avec  l’expression  des  émotions  et  des  sentiments . 
p.  127.  Paris,  1887. 


494 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  l’œil,  des  rides  rayonnantes  formant  ce  qu’on  appelle 
la  patte  d'oie. 

Le  rire  peut  être  déformé  par  l’alliage  à la  gaieté 
d’autres  sentiments,  d’autres  émotions.  De  plus,  au  lieu 
d’être  la  manifestation  naturelle,  automatique  de  la 
mimique  émotive,  il  peut  devenir  le  produit  du  langage 
mimique,  de  ce  que  Morselli  (i)  appelle  la  mimique  signi- 
ficative, processus  qui  est  volontaire,  qui  possède  un 
caractère  conventionnel,  artificiel  et  qui  a pour  but  de 
déguiser  les  sentiments  autant  que  de  les  exprimer.  Ainsi 
naissent  le  rire  moqueur,  le  rire  méprisant,  le  rire  étonné, 
le  rire  de  la  pitié,  de  la  bienveillance,  du  dépit. 

Au  second  stade,  celui  du  rire  audible,  s’ajoutent  les 
phénomènes  de  phonation  et  de  respiration.  Les  cordes 
vocales  se  tendent,  la  glotte  se  resserre.  Il  se  produit  des 
séries  d’expirations  brusques,  saccadées,  s’accompagnant 
d’un  son,  le  son  du  rire,  séparées  par  des  inspirations 
profondes.  Chez  l’enfant  où  le  rire  sonore  se  déploie  avec 
ses  propriétés  naturelles,  ainsi  que  chez  la  femme,  le  son 
est  celui  des  voyelles  i e te;  chez  l’adulte,  chez  l’homme, 
il  prend  généralement  la  tonalité  de  l’a  ou  de  l’o.  Parfois, 
il  devient  rauque,  assourdi  comme  dans  le  ricanement,  dans 
le  rire  étouffé. 

C’est  qu’ici  encore  interviennent  l’influence  de  sentiments 
associés  et  l’action  de  la  volonté  cherchant  à se  conformer 
aux  règles  de  la  bienséance  ou  recourant  aux  artifices  de 
la  dissimulation.  Ces  rires  forcés  ont  excité  l’indignation 
de  Carlyle.  « Ces  gens-là,  dit-il,  ils  ne  font  que  renifler, 
ricaner  du  fond  de  la  gorge  ; ils  émettent  tout  au  plus  une 
cachination  sifflante  et  sourde  comme  s’ils  riaient  à travers 
un  paquet  de  laine.  » 

Enfin,  au  dernier  stade,  celui  du  surrire,  se  produit  la 
participation  du  tronc  et  des  membres.  Ce  sont  des  tré- 

(1)  Morselli.  Manuale  di  Semejotica  delle  malattie  mentait.  Tome  II, 
p.  230. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


495 


pignements  des  pieds,  des  battements  de  mains  ; le  corps 
se  tord  en  de  véritables  convulsions.  Les  secousses  respi- 
ratoires se  succèdent  avec  rapidité,  avec  force  et  ébranlent 
douloureusement  la  poitrine  : il  faut  se  tenir  les  côtes. 
Chez  beaucoup,  à ce  degré,  l’œil  n’est  plus  seulement 
brillant,  humide  ; il  se  baigne  de  pleurs  : on  rit  aux 
larmes.  Parfois,  surtout  chez  la  femme,  se  produit  de  la 
miction  involontaire.  Selon  Bechterew  (1),  elle  ne  serait 
point  la  conséquence  des  efforts  respiratoires,  mais  elle 
résulterait  de  la  propagation  de  la  stimulation  du  centre 
mimique  au  centre  de  la  miction,  qui,  dans  l’écorce  et  dans 
la  couche  optique,  est  voisin  du  centre  de  l’expression 
émotive. 

L’agent  principal  de  la  mimique  faciale,  du  rire  est  un 
muscle  qui  s’étend  diagonalement  de  la  pommette  ou 
zygome  à la  commissure  des  lèvres.  C’est  le  grand  zygo- 
matique, ainsi  qualifié  pour  le  distinguer  d’un  collègue  de 
moindre  envergure  nommé  le  petit  zygomatique. 

On  le  désigne  encore  sous  le  nom  de  zygomato-labial 
(Chaussier),  d’élévateur  oblique  externe  de  la  commissure 
des  lèvres  (Mathias  Duval). 

En  raison  du  rôle  prépondérant  qu’il  joue  dans  les 
manifestations  faciales  de  l’hilarité,  Duchenne  de  Boulogne 
l’a  nommé  le  muscle  du  rire. 

Si  l’on  pratique  l’électrisation  localisée  des  deux  grands 
zygomatiques  par  l’intermédiaire  des  filets  nerveux  qui 
les  animent,  on  réussit  à créer  l’expression  approchante 
du  rire. 

Mais  cette  expression  a quelque  chose  de  faux,  de  con- 
traint. La  raison  en  est,  comme  le  pense  Raulin  (2),  qu’il 
y manque  la  contraction  de  la  paupière  inférieure  qui  fait 
partie  intégrante  du  rire  naturel. 

(1)  Bechterew,  Ueber  umcillkur lichen  Earndbgang  beim  Lachem, 
Neuroi.og.  Centralblàtt,  13  mai  1899. 

(i)  Raulin,  Le  rire  et  les  exhilarants,  p.  ii.  Paris,  1900.  J’ai  fait  à cet 
ouvrage  de  nombreux  emprunts. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Les  muscles  de  la  face,  ceux  du  rire  compris,  sont  sous 
la  dépendance  de  centres  nerveux,  de  fibres  nerveuses. 

11  s’en  faut  que  l’accord  soit  établi  sur  la  topographie 
exacte  et  sur  la  signification  de  ces  centres,  sur  le  trajet 
de  ces  fibres  (îj.  L’exposé  que  je  vais  faire  ne  doit  donc 
être  accepté  que  sous  bénéfice  de  vérification.  Les  muscles 
de  la  face  sont,  tout  à la  fois,  des  agents  de  la  mimique  et 
des  instruments  de  la  parole  articulée.  De  plus,  la  volonté 


peut  les  mettre  en  activité  pour  des  besoins  divers.  A 
ces  différentes  attributions  correspondent  des  centres 
distincts. 

A la  surface  du  cerveau,  les  centres  des  différentes 
actions  faciales  se  trouvent  dans  la  région  périrolandique 
inférieure  et  dans  la  portion  contiguë  de  la  région  frontale 
inférieure. 

(I)  Voir  Grasset,  Les  centres  nerveux , p.  102.  Paris,  1005. 


Fig.  i.  — Schéma  de  l’appareil  nerveux  du  rire. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


497 


Les  fibres  émanant  de  ces  centres  descendent  vers  le 
bulbe  par  la  couronne  rayonnante  (Voir  fig.  1). 

Celle-ci  se  condense  en  une  masse  aplatie  pour  passer 
entre  les  amas  de  substance  grise  appelés  les  ganglions 
opto-striés.  Elle  constitue  la  capsule  intei  ne  (Fig.  2, 
a,  b,  c,  d,  e). 


L 


Fig.  2.  —.Coupe  horizontale  de  l’hémisphère  gauche,  dite  coupe  de 
Flechsig  (d’après  Testut). 

S,  Noyau  caudé  du  corps  strié,  — L , noyau  lenticulaire,  — O,  Thalamus  opti- 
cus  ou  couche  optique,  — a,  faisceau  psychique,  — b,  faisceau  de  l’aphasie, 
— c,  faisceau  géniculé  ou  genou  de  la  capsule  interne,  — d , faisceau  pyra- 
midal, — e , faisceau  sensitif. 

Considérons  la  capsule  interne  sur  une  coupe  horizon- 
tale. Elle  nous  présente  deux  segments  formant  un  angle 
ouvert  en  dehors  : un  segment  antérieur  ou  segment  lenti- 
culo-strié,  situé  entre  le  noyau  caudé  du  corps  strié  en 
dedans  et  le  noyau  lenticulaire  en  dehors  (Fig.  2,  a,  b) 

llle  SÉRIE  T.  X.  52 


498  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

et  un  segment  postérieur  ou  lenticulo-optique  situé  entre  la 
couche  optique  en  dedans  et  le  noyau  lenticulaire  en  dehors 
(Fig.  2,  d,  e).  Le  point  de  jonction  des  deux  segments,  le 
sommet  de  l’angle  constitue  le  genou  de  la  capsule  interne 
(Fig.  2,  c). 

Les  diverses  fibres  du  facial  ne  sont  point  confondues 
dans  le  même  point  de  la  capsule  interne.  Celles  qui  sont 
destinées  aux  mouvements  volontaires  de  la  face  se 
trouvent  dans  le  faisceau  géniculé  (Fig.  2,  c).  Les  fibres 
destinées  aux  mouvements  de  la  face  intervenant  pour 
produire  la  parole  articulée  se  trouvent  dans  le  faisceau 
dit  de  l'aphasie  (Fig.  2,  b).  Enfin,  les  fibres  de  la  mimique 
faciale  se  trouvent  dans  le  faisceau  que  Brissaud  a nommé 
faisceau  psychique  (Fig.  2,  a).  Tandis  que  les  fibres 
faciales  volontaires  traversent  la  capsule  interne  sans 
s’arrêter  dans  la  substance  grise  opto-striée,  les  fibres 
mimiques  font  une  station  dans  la  partie  antérieure  de  la 
couche  optique  (voir  schéma,  fig.  1).  Cette  partie  anté- 
rieure de  la  couche  optique  constitue,  selon  Bechterew, 
le  centre  de  la  mimique  faciale  : il  a pour  fonction  de 
coordonner  les  mouvements  constituant  cette  mimique. 

Toutes  les  fibres  faciales  se  portent  vers  le  noyau  du 
facial  dans  le  bulbe  ou  plus  exactement  dans  l’épaisseur 
du  pont  de  Varole.  I)e  là  émerge  le  nerf  facial. 

Le  centre  cortical  du  nerf  facial  est  tout  à la  fois  le  centre 
du  commandement  du  rire  et  le  centre  de  la  répression. 

Lorsque  le  rire  est  voulu,  le  centre  du  commandement 
transmet  le  stimulus  au  centre  thalamiquequi  le  coordonne 
et  le  distribue  de  façon  à obtenir  le  résultat  désiré.  Le  sti- 
mulus passe  ensuite  au  centre  bulbaire  d’exécution. 

Si  le  rire  qui  tend  à se  produire  doit  être  réprimé, 
l’action  inhibitoire  se  transmet,  sans  doute  directement, 
au  centre  d’exécution  qu’elle  enraye. 

Dans  tout  ce  qui  précède,  je  n’ai  eu  en  vue  que  la 
mimique  faciale  du  rire.  Celui-ci  devient-il  sonore,  c’est 
que  l’excitation  se  propage  à l’appareil  nerveux  respira- 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


499 


toire  et  phonateur,  c’est-à-dire  au  noyau  du  nerf  pneumo- 
gastrique et  au  noyau  du  nerf  spinal. 

Dans  le  surrire,  la  stimulation  se  communique  à la 
colonne  grise,  des  cornes  antérieures  de  laquelle  relèvent 
les  mouvements  des  membres  et  du  tronc. 

Nous  devrions  rechercher  maintenant  quel  est  l’état 
d’âme,  l’émotion,  le  sentiment  qui  correspond  au  rire  et 
déterminer  les  conditions  psychologiques  de  ce  phéno- 
mène. Nous  adresserons-nous  « au  peuple  ou  aux 
habiles  » ? Les  habiles  ne  manquent  pas.  Un  grand  nombre 
de  penseurs  et  non  des  moindres,  se  sont  attachés  à 
étudier  la  psychologie  du  rire,  à définir,  à expliquer  l’état 
affectif  qui  l’accompagne,  à scruter  la  nature  du  risible. 

Dans  ces  derniers  temps,  Dugas  (1),  Bergson  (2),  Sul- 
ly (3),  Michiels  (4),  Mélinaud  (5)  ont  produit  sur  ce  sujet 
des  travaux  de  haut  intérêt.  De  multiples  théories  ont  été 
proposées.  Certaines,  celle  de  Bergson  entre  autres,  sont 
de  pures  merveilles  d’ingéniosité,  des  chefs-d’œuvre 
d’analyse  subtile  et  délicate. 

Sans  dédaigner  aucunement  de  tels  efforts,  il  nous  suf- 
fira, pour  le  but  que  nous  nous  proposons,  de  consulter 
« le  peuple  »,  le  sens  commun. 

Dans  son  simplisme  vite  satisfait,  il  nous  répondra  que 
le  rire  est  plus  spécialement  la  manifestation  ou  l’accom- 
pagnement de  la  gaieté  et  que  la  gaieté  a sa  source  prin- 
cipale dans  le  plaisant,  le  comique,  — j’allais  dire...  mais 


(1)  Dugas,  Psychologie  du  rire.  Paris,  1902. 

(2)  Bergson,  Le  rire , essai  sur  la  signification  du  comique.  Paris,  1904. 

(3)  James  Sully,  Essai  sur  le  rire.  Paris,  1904. 

(4)  Alfred  Michiels,  Le  monde  du  comique  et  du  rire.  Paris,  1887. 

(5)  Mélinaud,  Pourquoi  rit-on  ? Étude  sur  la  cause  psychologique 
du  rire  (Revue  des  deux  Mondes,  tome  CXXV11,  1893). 

Sans  prétendre  donner  la  littérature  de  la  psychologie  du  rire,  qu’on  trou- 
vera dans  les  travaux  indiqués  ci-dessus,  je  veux  signaler  deux  ouvrages 
récents  qui  traitent  d’une  manière  très  intéressante  des  aspects  particuliers 
de  la  question  : Prof.  Dr  Sigm.  Freud,  Der  Witz  und  seine  Beziehung  zum 
Unbewussten.  Leipzig  et  Vienne,  1903 — Paul  Gaultier,  Le  rire  et  la  cari- 
cature. Paris,  1906. 


5oo 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


la  tautologie  est  vraiment  trop  criante...  dans  le  ridicule, 
dans  le  risible. 

Les  déviations  que  présente  le  rire  se  rencontrent  dans 
chacun  de  ses  éléments  : dans  sa  partie  psychique,  dans 
sa  cause  psychologique  ainsi  que  dans  ses  manifestations 
extérieures.  Comme  passage  du  normal  à l’anormal,  nous 
envisagerons  le  fou  rire. 

Mon  éminent  collègue,  M.  Vanlair  l’a  décrit,  d’après 
des  souvenirs  personnels,  avec  son  talent  exquis  d’obser- 
vateur et  d’écrivain  (1). 

« En  compagnie  d’un  ami,  dit-il,  j’avais  été  prié  à un 
dîner  intime  dans  une  famille  qui  nous  voulait  du  bien,  et 
dont  nous  reçûmes  un  accueil  on  ne  peut  plus  cordial.  Le 
repas  fini,  la  dernière  coupe  de  champagne  vidée,  nous 
passâmes  au  salon.  On  vint  à parler  musique,  et  sur  nos 
vives  instances,  la  femme  de  notre  hôte,  comme  Georgina 
Smolen,  « se  leva  pour  chanter  »,  non  pas,  hélas  ! la 
douce  et  mélancolique  romance  du  Saule,  mais  un  air  de 
bravoure  de  je  ne  sais  quel  opéra.  A défaut  d’accompa- 
gnateur, elle  prit  place  au  piano,  son  mari,  debout  à côté 
d’elle,  s’apprêtant  à tourner  les  pages...  Un  toussotte- 
ment  discret  pour  éclaircir  la  voix,  quelques  accords  en 
guise  de  prélude,  et  la  dame  commença. 

» Dès  les  premières  notes,  nous  nous  regardâmes  ahu- 
ris. Jamais,  au  grand  jamais,  ni  mon  ami,  ni  moi  n’avions 
entendu  pareils  sons  issir  d’une  gorge  humaine  : on  eût 
dit  un  orchestrion  détraqué  où,  sans  cadence  et  sans  frein, 
trompettes,  cymbales,  clairons  auraient  alterné  leurs 
grinçantes  strideurs,  tout  cela  scandé  d’arrêts  soudains  et 
de  brusques  départs  ; quelque  chose  d’inouï,  d’indescrip- 
tible, qui  n’était  plus  un  chant,  mais  une  épouvantable 
cacophonie,  si  bien  que  tout  à coup  mon  compagnon,  puis 

(1)C.  Vanlair,  Fm  Physiologie  du  rire  (Lecture  faite  dans  la  séance 
publique  de  la  classe  des  Sciences  de  l’Académie  royale  de  Belgique,  le 
10  décembre  1905,  pp.  1293-IÔ2I). 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


5oi 


moi  fûmes  pris  d’un  rire  aigu,  inextinguible,  d’un  de  ces 
rires  que  nulle  puissance  au  monde  ne  saurait  réprimer. 

« Pour  un  empire,  nous  n’eussions  voulu  faire  offense 
à nos  hôtes  ; et  rien  non  plus  ne  pouvait  clore  nos  lèvres. 
Fâcheux  dilemme  qu’il  fallait  néanmoins  résoudre,  et 
résoudre  à l’instant.  Il  ne  s’offrait  à nous  qu’un  moyen 
d’en  sortir  : rire  silencieusement,  sans  émettre  un  seul 
son,  comme  l’eût  fait  un  malade  frappé  d’une  aphonie 
complète. 

« Encore  avions-nous  une  crainte  horrible,  celle  de  voir 
le  mari  tourner  la  tête  de  notre  côté  et  nous  surprendre 
ainsi  « flagrante  delicto  ».  J’a'vais  beau,  pour  ma  part, 
évoquer  des  souvenirs  funèbres,  vainement  appelai -je  à 
mon  aide  l’illusion  diversive  de  quelque  catastrophe  ima- 
ginaire : toujours,  sans  trêve,  se  continuait  cet  affreux 
rire.  Il  dura  près  d’un  quart  d’heure  qui  nous  parut  un 
siècle. 

« A la  dernière  minute  seulement,  la  douloureuse  fatigue 
de  mes  muscles,  et  sans  doute  aussi  l’imminence  d’une 
suffocation  mortelle  amenèrent,  par  bonheur,  une  détente 
subite.  Et,  la  voix  chevrotante,  les  lèvres  encore  agitées 
d’une  trémulation  convulsive,  au  prix  d’un  effort  surhu- 
main, je  pus  enfin,  comme  il  convenait,  complimenter 
notre  hôtesse  sur  l’incomparable  beauté  de  sa  voix.  » 

Ce  qui  caractérise  le  fou  rire,  c’est  son  irrésistibilité. 
C’est  comme  un  accès  convulsif  qui  doit  avoir  son  cours. 

Sa  véhémence  n’est  pas  en  proportion  de  la  cause  exté- 
rieure qui  le  provoque.  Les  raisons  de  l’ordre  le  plus  élevé 
sont  impuissantes  à le  réprimer.  Il  semble  même,  suivant 
la  remarque  de  Montesquieu,  que  le  contraste  entre  la 
situation  où  l’on  est  et  celle  où  l’on  devrait  être  ne  fait 
que  le  stimuler. 

Voltaire  raconte  l’histoire  d’une  dame  qui,  voyant  sa 
fille  presque  agonisante,  s’écria  : « Mon  Dieu,  rendez-la 
moi  et  prenez  tous  les  autres.  » Un  de  ses  beaux-fils 
s’avance  et  lui  demande  gravement  : « Madame,  vos  gen- 


5o2  revue  des  questions  scientifiques. 

cires  en  sont-ils  ? « Assurément,  ce  n’était  pas  l’heure  de 
plaisanter  et  de  s’adonner  à l’hilarité.  Il  n’empêche  que 
tous  les  assistants  furent  pris  d’un  accès  de  fou  rire.  La 
mourante  elle-même  y participa  et  Voltaire  nous  dit  que, 
dès  lors,  elle  alla  de  mieux  en  mieux. 

Le  fou  rire  suppose  la  défaillance  du  psychisme  supé- 
rieur, du  pouvoir  frénateur  : c’est  l’automatisme  qui  l’em- 
porte. 

Cette  défaillance  peut  se  montrer  à titre  accidentel, 
même  chez  les  natures  les  mieux  pondérées  : Quandoque 
bonus  dormit at  Homerus. 

Elle  constitue  un  état  habituel  chez  les  déséquilibrés, 
chez  les  hystériques  en  particulier. 

L’hystérique  présente  une  aptitude  exagérée  au  rire, 
sous  l’influence  des  causes  les  plus  légères,  ou  même  sans 
cause  appréciable  : l’hilarité  revêt  facilement  chez  lui  le 
caractère  convulsif  : elle  devient  immodérée  dans  son 
intensité  et  dans  sa  durée.  Briquet  (1)  a rapporté  le  cas 
d’une  jeune  femme  qui  était  prise  de  rires  involontaires, 
que  le  chagrin  n’empêchait  pas  ; il  lui  arrivait  souvent  de 
rire  quand  elle  avait  envie  de  pleurer  et  parfois  elle  riait 
et  pleurait  presque  en  même  temps.  Quoiqu’elle  eût  des 
sentiments  pieux  très  sérieux,  elle  était  parfois  prise  de 
spasme  inextinguible,  à l’église  pendant  les  offices. 

Houllier  (2)  a signalé  le  cas  des  filles  d’un  président 
de  Rouen  qui  étaient  prises  d’un  fou  rire  durant  une  heure 
ou  deux.  Alors  la  mère  et  les  parents  arrivaient  et,  en  les 
voyant  ainsi,  se  mettaient  eux  aussi  h rire  involontaire- 
ment. Mais  bientôt,  ils  s’arrêtaient,  exhortaient  les  malades, 
les  morigénaient,  les  menaçaient.  Rien  n’y  faisait  ; les 
jeunes  filles  continuaient  à rire,  assurant  qu’elles  11e  pou- 
vaient s’en  empêcher. 

Parfois  le  fou  rire  fait  partie  intégrante  de  l’accès  hys- 


(1)  Cité  par  Deschamps,  Le  Rire  hystérique.  Thèse  de  Bordeaux,  1903. 

(2)  Cité  par  Deschamps. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


5o3 


térique  proprement  dit,  soit  qu’il  le  constitue  tout  entier, 
soit  qu’il  l’annonce,  soit  qu’il  en  marque  la  fin. 

Le  fou  rire  s’observe  dans  d’autres  états  neuropathiques 
que  l’hystérie  : il  se  montre  chaque  fois  que  l’action  empê- 
chante des  centres  corticaux  se  trouve  affaiblie,  chaque 
fois  qu’il  y a diminution  du  pouvoir  volontaire. 

Féré  (1)  l’a  observé  comme  phénomène  prodromique 
de  la  chorée. 

Une  de  ses  malades  âgée  de  quinze  ans  s’était  toujours 
bien  portée  au  point  de  vue  nerveux  jusqu’au  moment  où 
on  l’amena  à la  consultation  de  Bicêtre  en  1893.  La  mère 
craignait  qu’elle  ne  devînt  folle.  Jusqu’alors,  elle  avait  été 
raisonnable  et  respectueuse  ; elle  avait  perdu  sa  grand’ 
mère  maternelle  trois  semaines  auparavant  et  avait  montré 
une  émotion  très  vive  ; mais  depuis,  tout  était  changé. 
Une  ou  deux  fois  par  jour,  quelquefois  plus  souvent  dans 
la  dernière  semaine,  elle  partait  d’un  fou  rire  dans  les 
circonstances  les  plus  mal  appropriées,  à l’église,  au  cime- 
tière. Elle  se  rendait  bien  compte  que  sa  joie  était  intem- 
pestive, mais  elle  l’expliquait  par  un  motif  qui,  pour  sa 
mère,  constituait  une  circonstance  aggravante. 

C’était  toujours  une  cause  des  plus  futiles,  le  chat  se 
mordait  la  queue,  l’oiseau  se  plongeait  la  tête  dans  l’eau, 
un  passant  avait  un  chapeau  mal  posé  ou  déformé,  etc. 
Ces  explosions  paraissaient  d’autant  plus  paradoxales 
quelle  continuait  à travailler  et  à vivre  dans  les  conditions 
ordinaires  et  quelle  semblait  surprise  au  milieu  des  con- 
ditions les  plus  normales.  Ces  accès  de  rire  duraient  sou- 
vent un  quart  d’heure  ou  plus  et  reprenaient  sitôt  qu’on 
en  rappelait  le  motif.  Ce  n’était  que  plus  tard  que  l’inop- 
portunité semblait  comprise. 

Un  examen  soigneux  ne  permit  de  relever  aucun  trouble 
nerveux  objectif.  Peu  à peu,  les  accès  de  rire  diminuèrent 


(1)  Féré,  Le  Fou  rire  prodromique  (Revue  Neurologique,  tome  XI, 
1905,  p.  353). 


5c>4  revue  des  questions  scientifiques. 

d’intensité  tandis  qu’apparaissaient  des  contorsions  de  la 
face,  de  la  maladresse  des  mains  : en  quelques  jours,  le 
tableau  de  la  chorée  se  compléta  et  les  accès  de  rire  ne 
se  reproduisirent  plus. 

C’est  la  gaieté  qui  est  l’excitant  normal  du  rire  ; mais 
dans  certains  cas,  celui-ci  est  provoqué  par  d’autres 
agents. 

Des  secousses  mécaniques  peuvent  le  déterminer.  Sully 
a constaté  que  son  fils  était  pris  de  rire  quand  il  montait 
à cheval  sans  selle  (i). 

Certaines  substances,  dites  exhilarantes,  engendrent  le 
rire  ; nous  en  parlerons  tout  à l’heure. 

On  voit  encore  le  rire  se  manifester  comme  phénomène 
de  détente,  de  relaxation,  à la  suite  d’une  vive  frayeur. 
« Un  enfant  rira  après  avoir  été  etfrayé  par  un  chien  ; une 
femme  éclate  souvent  d’un  rire  nerveux  après  avoir  éprouvé 
une  peur  rapide  mais  violente,  par  exemple,  dans  une 
voiture  dont  le  cheval  s’est  emporté  ou  dans  un  bateau  qui 
a failli  chavirer  « (Sully). 

Les  soldats  en  campagne  sont  parfois  saisis  d’un  rire 
nerveux  au  sortir  du  danger  ; au  dire  de  Darwin  (2),  les 
soldats  allemands  qui,  aux  avant-postes  pendant  le  siège 
de  Paris,  avaient  été  exposés,  pendant  des  journées  en- 
tières aux  plus  grands  périls,  étaient  tout  particulière- 
ment disposés  à éclater  en  bruyants  éclats  de  rire  à propos 
de  la  plus  insignifiante  facétie.  De  même,  lorsque  les 
petits  enfants  vont  commencer  à pleurer,  il  suffit  parfois 
d’une  circonstance  inattendue  survenant  brusquement 
pour  les  faire  passer  des  larmes  au  rire. 

Le  rire,  en  pareil  cas,  est  l’équivalent  d’autres  mani- 
festations motrices  survenant  dans  des  conditions  sem- 
blables ; à la  suite  d’un  accident  de  chemin  de  fer,  d’un 

(1)  Du  rire  par  secousses  mécaniques,  on  pourrait  rapprocher  le  rire  par 
chatouillement  : Sully  en  a fait  une  étude  développée. 

(2)  Darwin,  L'expression  des  émotions  chez  l'homme  et  chez  les 
animaux.  Traduction  française,  Paris  1874,  p.  216. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


5o5 


coup  de  grisou,  on  voit  les  escapés  se  livrer  à des 
courses  folles. 

Comme  l’a  montré  Sollier  (1),  la  surprise  de  l’accident 
a suspendu  la  dépense  de  l’énergie  nerveuse.  Lorsque  la 
surprise  est  passée,  il  faut  que  l’énergie  accumulée  se 
dégage  ; elle  le  fera  tantôt  sous  la  forme  du  rire,  tantôt 
sous  la  forme  de  mouvements  de  marche. 

Mais  voici  qui,  en  apparence,  est  plus  paradoxal 
encore.  Le  rire  peut  être  l’effet  de  la  douleur  physique 
ou  morale. 

Lange  (2)  a observé  un  jeune  homme  très  intelligent 
et  pas  du  tout  nerveux,  chez  qui  il  traitait  une  ulcération 
de  la  langue  avec  un  caustique  très  douloureux. 

Régulièrement,  pendant  cette  opération,  au  moment 
où  la  douleur  était  au  maximum,  il  était  pris  d’un  violent 
éclat  de  rire. 

Toulzac  (3)  cite  le  cas  d’un  garde  forestier  qui,  rentrant 
à sa  cabane,  trouve  sa  femme  et  ses  enfants  étendus 
morts,  scalpés  et  mutilés  par  les  Indiens  : il  est  aussitôt 
pris  d’un  accès  de  rire,  s’exclame  à plusieurs  reprises  : 
« C’est  l’aventure  la  plus  singulière  que  j’ai  jamais  vue  ! « 
et  rit  continuellement  sans  pouvoir  s’arrêter,  si  bien  qu’il 
mourut  d’une  rupture  vasculaire. 

Le  même  auteur  raconte  qu’une  bande  de  jeunes  gens 
et  de  jeunes  filles  de  19  à 24  ans,  étaient  assis  ensemble 
quand  on  vint  leur  annoncer  la  mort  d’un  de  leurs  amis  ; 
ils  se  regardèrent  une  seconde  l’un  l’autre  et  se  mirent 
tous  à rire,  et  il  se  passa  quelque  temps  avant  qu’ils 
pussent  reprendre  leur  sérieux. 

Dans  tous  ces  cas,  dont  la  relation  est  un  peu  trop  som- 
maire et  dont  l’authenticité  n’est  peut-être  pas  rigou- 
reusement établie,  on  doit  admettre  que  le  rire  a été  la 

(1)  Sollier,  Le  mécanisme  des  émotions.  Paris,  1905,  p.  ."7. 

(2)  Lange,  Les  émotions , étude  psycho-physiologique.  Traduction  par 
G.  Dumas.  Paris,  1895,  p.  165. 

(5)  Cité  par  Deschamps. 


5o6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


réaction  purement  physique  de  la  douleur  : si  je  puis 
ainsi  parler,  l’excitation  nerveuse  s’est  trompée  de  chemin, 
au  lieu  de  porter  sur  l’appareil  de  la  douleur,  elle  s’est 
égarée  sur  celui  du  rire. 

J’ai  vu,  moi  aussi,  survenir  le  rire  sous  l’influence  de 
la  douleur,  mais  par  un  mécanisme  bien  différent.  J’assis- 
tais, il  y a quelques  années,  aux  obsèques  d’un  pharma- 
cien, officier  de  la  garde  civique.  A peine  entré  à l’église, 
je  suis  appelé  auprès  de  la  femme  du  défunt  qui  vient 
d’être  prise  d’un  accès  de  folie.  On  me  dit  que  celle-ci 
avait  éclaté  au  moment  où  retentit  la  salve  des  gardes 
civiques,  à la  sortie  du  corps.  Je  trouvai  la  pauvre  femme 
riant  à gorge  déployée,  contemplant  et  décrivant  avec  le 
plus  vif  intérêt,  les  évolutions  des  soldats  dans  la  rue 
déserte,  manifestant  une  joie  d’enfant  devant  le  spectacle 
que  lui  donnait  son  imagination  dévoyée. 

Ici  le  rire  n’était  que  l’expression  d’une  gaieté  patho- 
logique, de  ce  qu’on  appelle  l'état  maniaque.  Elle  avait 
été  prise  d’un  délire  hallucinatoire  à tonalité  expansive 
ou  maniaque.  La  durée  en  fut  courte  et  la  terminaison 
brusque  comme  le  début.  Au  bout  de  trois,  quatre  jours, 
tout  était  rentré  dans  l’ordre. 

La  manie  ou  état  maniaque  est  un  syndrome  essentiel- 
lement caractérisé  par  une  disposition  expansive,  par 
une  gaieté  immotivée,  exagérée. 

Comme  la  gaieté  normale,  la  gaieté  maniaque  porte  au 
rire,  au  badinage,  à l’espièglerie,  elle  affine  le  sens  du 
ridicule,  elle  suscite  le  goût  de  la  plaisanterie,  de  la 
moquerie,  souvent  de  l’impertinence. 

Le  syndrome  peut  constituer  toute  la  maladie  qu’on 
appelle  alors  la  manie  essentielle. 

Plus  souvent,  le  syndrome  manie  alterne  avec  le  syn- 
drome mélancolie  constituant  la  folie  à double  forme , ou 
folie  circulaire  ou  folie  maniaque  dépressive. 

Voyez  (Fig.  3)  cette  femme  accablée,  affaissée  sur  elle- 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


507 


même.  Son  front  est  plissé,  les  coins  de  la  bouche  sont 
tirés  vers  le  bas. 

Elle  est  dans  la  phase  mélancolique  de  la  folie  cir- 
culaire. 

La  voici  dans  la  phase  expansive  ou  maniaque  (Fig.  4) 
avec  le  front  déridé,  la  figure  souriante,  épanouie,  l’allure 
dégagée. 


Fig.  3.  — Folie  circulaire.  Femme  Fig.  4.  — La  même  malade  qu’à  la 
de  45  ans,  phase  mélancolique  figure  3,  dans  la  phase  maniaque 
(Ziehen).  (Ziehen). 

Le  syndrome  maniaque  s’observe  également  au  cours 
de  la  paralysie  générale,  ou  plutôt  à son  début,  entraînant 
les  démonstrations  habituelles  de  la  gaieté,  parfois  la  plus 
exubérante.  Dans  tous  les  cas  dont  il  vient  d’être  question, 
ce  n’est  pas  le  rire  qui  est  injustifié,  c’est  l’état  affectif 
qui  le  provoque.  La  gaieté  maniaque  est  particulièrement 
anormale  dans  la  paralysie  générale,  puisque  le  sujet 
quelle  anime  est  atteint  d’une  maladie  navrante  entre 
toutes,  une  maladie  implacable,  qui  ruine  peu  à peu 
toutes  les  puissances  de  l’âme  et  qui  se  termine  fatalement 
par  la  mort,  au  bout  d’un  terme  qui  n’excède  généralement 
pas  trois  ou  quatre  années. 

Il  y a des  folies  où  la  gaieté  avec  ses  marques  exté- 


5o8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


rieures  est  tout  à fait  légitime.  L’aberration  gît  dans  une 
idée  fausse  qui  engendre  la  gaieté  ou,  tout  au  moins,  la 
satisfaction.  Tel  est  le  cas  des  paranoiques  mégalomanes 
sur  le  visage  desquels  règne  habituellement  le  sourire, 
témoignage  du  contentement  qu’ils  ont  d’eux-mêmes,  par 
suite  de  la  fausse  idée  qui  les  domine  relativement  à leur 
condition  sociale,  à leur  fortune,  à leur  influence,  à leur 
talent. 

Le  rire  de  la  démence  précoce  appartient  à une  autre 
catégorie  encore.  La  démence  précoce  est  une  affection 
qui,  depuis  quelques  années,  sollicite  vivement  les  obser- 
vations et  les  études  des  aliénistes.  Elle  frappe  surtout 
les  jeunes  gens  et  aboutit  régulièrement  à la  déchéance 
irrémédiable  des  facultés  psychiques. 

Parmi  les  symptômes  de  cette  affection  figurent  les 
troubles  moteurs  que  l’on  appelle  les  stéréotypies . Ce  sont 
des  attitudes  bizarres, des  mouvements  étranges  dépourvus 
de  but,  de  raison  apparente  qui  persistent  ou  se  répètent 
indéfiniment.  Tel  malade  se  tient  des  heures  durant  avec 
les  lèvres  accolées  et  projetées  en  manière  de  grouin  ; tel 
autre  demeure  des  journées  entières  avec  un  doigt  dans 
la  bouche  ; un  troisième  ne  cesse  de  se  tirailler  le  lobule 
de  l’oreille. 

Le  rire  semble  être,  lui  aussi,  une  manifestation  pure- 
ment motrice  se  rattachant  à la  stéréotypie. 

Au  point  de  vue  affectif,  la  démence  précoce  se  carac- 
térise par  l’apathie,  par  l’indifférence  émotionnelle.  Le 
sujet  semble  dépourvu  de  tout  désir,  de  toute  aspiration  : 
il  ne  porte  plus  d’intérêt  à quoi  que  ce  soit  ; il  n’a  cure 
de  son  avenir  ; il  est  complètement  détaché  des  affections 
de  la  famille  ou  de  l’amitié. 

Surgissant  sur  ce  fond  d’anesthésie  psychique,  le  rire 
de  la  démence  précoce  révèle  immédiatement  son  origine 
maladive. 

Celle-ci  se  marque  encore  par  le  cachet  souvent  grima- 
çant du  rire. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


509 


Elle  se  manifeste,  enfin,  par  ce  fait  que  le  rire  survient 
en  dehors  de  toute  provocation  appréciable  et  dans  la 
solitude. 

L’homme  qui  parle  seul  passe  pour  un  insensé  : l’homme 
qui  rit  seul  est,  à plus  juste  titre  encore,  suspect  d’insa- 
nité mentale.  C’est  que,  suivant  l’expression  de  Bergson, 


Kig.  5.  — B.  M.  28  ans.  Démence  précoce;  attitude  permanente. 

le  rire  est  un  geste  social  ; il  est  foncièrement  contagieux, 
communicatif  ; il  implique  la  présence  d’autrui  ; il  sup- 
pose la  sympathie,  la  solidarité.  Les  hommes  sains 
d’esprit  ne  rient  seuls  que  d’une  façon  tout  à fait  excep- 
tionnelle et  quand  ils  sont  rassemblés  ; chacun  est  d’autant 
plus  sollicité  au  rire  que  considérable  est  le  nombre  des 
rieurs  qui  l’entourent  : « plus  on  est  de  fous,  plus  on  rit.  « 
Le  dément  précoce  a perdu  les  sentiments  de  solidarité, 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


5io 

de  sociabilité  : le  monde  extérieur,  ses  semblables,  en 
particulier,  semblent  inexistants  pour  lui.  Son  rire  n’a 
plus  la  signification,  la  valeur  normale. 

Quelques  cas  particuliers  illustreront  ce  que  je  viens 
de  dire. 


Fig.  6.  — B.  M.  avec  la  tête  qui  a été  relevée,  riant. 

La  figure  5 représente  une  malade  de  mon  service, 
âgée  de  28  ans.  Elle  est  à l’asile  depuis  mars  1902. 

Pendant  plusieurs  mois,  elle  a maintenu  invariable- 
ment l’attitude  que  l’on  voit  sur  la  reproduction  photo- 
graphique : les  mains  croisées  au  devant  de  l’abdomen, 
la  tête  enfoncée  dans  la  poitrine,  les  jeux  fermés  obstiné- 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


5 I I 

ment  et  activement  ; elle  gardait  et  garde  encore  un 
mutisme  absolu. 

Indifférente  à tout,  elle  était  prise,  à chaque  instant, 
d’un  rire  étouffé,  d’allure  bizarre. 

Nous  lui  avons  relevé  la  tête  : elle  n’oppose  à cette 
manœuvre  aucune  résistance,  mais  lentement  elle  reprend 
la  flexion  habituelle.  Nous  l’avons  photographiée  au 
moment  où  son  visage  est  traversé  par  le  r ire  (voir  fig.  6). 
Aujourd’hui,  elle  s’est  un  peu  relâchée  de  son  attitude; 


Fig.  7.  — D.  25  ans.  Démence  précoce.  Fig.  8.  — D.  Démence  précoce. 

il  lui  arrive  d’ouvrir  les  yeux  et  même  de  jeter  autour 
d’elle  un  regard  vague  et  niais.  Elle  persiste  dans  son 
mutisme  et  continue  à rire  seule,  à rire  sans  motif. 

Celui-ci  est  encore  un  malade  de  mon  service.  Il  est  âgé 
de  25  ans.  Son  admission  remonte  à trois  ans  (voir  fig.  7). 
Dès  le  début  de  sa  maladie,  il  lui  prenait  des  rires  à 
pleins  poumons.  Il  ne  pouvait  s’arrêter  bien  qu’on  le 
grondât.  Il  est  arrivé  que  le  rire  se  prolongeât  jusque 


5 1 2 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


fort  avant  dans  la  nuit  : il  ne  savait  dire  la  raison  de  son 
hilarité. 

Actuellement,  il  végète  dans  une  entière  indifférence, 
dans  une  indolence  et  une  nonchalance  complètes  ; par- 
fois, il  parle  seul,  mais  jamais  il  n’adresse  la  parole  ni  à 
ses  gardiens,  ni  à ses  compagnons  ; il  ne  se  plaint  de 
rien,  ne  demande  rien,  ne  recherche  aucune  occupation, 
aucune  distraction.  Il  ne  regarde  pour  ainsi  dire  pas 
autour  de  lui. 

Sa  figure  a presque  constam- 
ment une  expression  maussade, 
parfois  il  s’emporte  sans  motif. 
11  présente  très  fréquemment  des 
sourires  étranges  qui  ne  sem- 
blent correspondre  à aucun  sen- 
timent et  qui  n’ont  aucune  rai- 
son extrinsèque  (voir  fig.  8). 

Voici  encore  une  jeune  fille 
de  2 1 ans  atteinte  de  démence 
précoce,  admise  à l’asile  Sainte- 
Agathe  au  mois  de  juillet  1903 
(voir  fig.  9). 

Elle  a toutes  sortes  de  gesti- 
culations et  de  mouvements 
bizarres  : elle  se  balance  d’un 
côté  à l’autre,  farfouille  con- 
stamment dans  son  nez,  puis 
passe  vivement  la  main  sur  la 
Fig.  9.  — m.  “2i  ans.  Démence  face  antérieure  de  la  cuisse 

précoce.  En  ce  moment,  la  gauche>  Elle  présente  des  rires, 
malade  se  livre  à un  mouve-  . . 

ment  de  balancement  latéral  parfois  intenses  et  prolongés, 

et  est  en  proie  ù un  rire  immo-  survenant  sans  motif  apprécia- 
ble, au  milieu  d’un  état  de  non- 
chalance, d’indifférence  affective  nuancée  de  mécontente- 
ment et  de  grincherie. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


5 1 3 


Le  rire  est  souvent  un  excellent  réactif  de  l’indigence 
intellectuelle.  11  met  celle-ci  en  évidence  et  la  fait  saisir 
sur  le  vif. 

Le  poète  Catulle  l’a  dit  : 

« Risu  inepto,  res  ineplior  nulla  est.  » 

« Rien  n’est  plus  sot  qu’un  sot  rire.  » 

Je  serais  tenté  de  dire  que  rien  n’est  plus  révélateur  de 
la  pauvreté  de  l’esprit  que  le  rire  niais,  le  rire  hébété. 
On  l’aperçoit  sur  cette  photographie  qui  représente  un 
dément  sénile  (fig.  îo). 


Fig  10.  — Gaieté  hébétée  chez  un  dément  sénile  (Weygandt). 

On  le  voit  également  chez  un  paralytique  général  dont 
la  figure  1 1 reproduit  la  photographie. 

Je  le  disais  tout  à l’heure  : il  est  des  substances  qui 
passent  pour  productrices  du  rire  : ce  sont  les  exhila- 
rants. Le  rire  qu’elles  déterminent  me  paraît  dépendre, 
en  général,  de  perturbations  d’ordre  psychique. 

Parmi  ces  substances,  je  signalerai  le  protoxyde 
d’azote,  l’opium,  le  haschisch,  le  seigle  ergoté. 

Le  protoxyde  d’azote  qu’on  appelle  encore  le  gaz  hila- 
rant, le  gaz  du  paradis , a été  découvert  par  Priestley 
IIR  SÉRIE.  T.  X.  35 


5 14  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

en  1776.  Quelques  années  plus  tard,  Humphry  Davy  en 
l’étudiant,  essaya  sur  lui-même  les  effets  de  l’inhalation. 
« Sans  perdre  précisément  connaissance,  dit-il  en  rappor- 
tant sa  première  expérience  qui  date  de  1799,  je  suis 
demeuré  un  instant  promenant  les  yeux  dans  une  espèce 


Fig.  II.  — Rire  hébété  chez  un  paralytique  général. 

d' 'étourdissement  sourd,  puis,  je  me  suis  pris,  sans  y 
penser,  d’éclats  de  rire  tels  que  je  11’en  ai  jamais  fait  de 
ma  vie.  « 

Davy  répéta  plusieurs  fois  l’inhalation  et  obtint  tou- 
jours des  résultats  identiques.  11  note  que,  sous  son 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


5 ! 5 


action,  il  ressentait  « des  impressions  de  plaisir  vraiment 
sublimes  (1).  « 

Depuis  lors,  le  protoxyde  d’azote  a été  souvent  expéri- 
menté, souvent  utilisé  comme  anesthésique  général,  par- 
ticulièrement dans  la  petite  chirurgie  et  dans  la  chirurgie 
dentaire.  Il  est  encore  fort  usité  en  Amérique  puisque 
Wood  estime  à y5o  ooo,  le  chiffre  des  narcoses  annuelles 
pratiquées  avec  ce  moyen  dans  les  Etats-Unis  d’Amérique. 

L’Angleterre  aussi  en  fait  grand  usage  : Sydney  Rum- 
boll  compte  comme  nombre  moyen  de  narcoses  annuelle- 
ment pratiquées  à l’aide  du  protoxyde  d’azote  dans  toute 
la  Grande-Bretagne,  pour  les  dix  dernières  années, 
4 millions  de  narcoses.  Or,  de  toutes  ces  expériences,  il 
ressort  que  le  protoxyde  d’azote  agit  comme  les  autres 
anesthésiques  généraux  (2). 

Il  supprime  la  conscience,  la  sensibilité  ; mais  cette 
action  paralysante  est  précédée  d’une  phase  d’excitation 
se  caractérisant  par  une  sorte  d’ivresse  au  cours  de 
laquelle  se  manifeste  parfois  le  rire. 

Ses  effets  exhilarants  sont  donc  secondaires  ; ils  ne  se 
produisent  pas  constamment.  A cet  égard,  il  faut  tenir 
compte  des  dispositions  individuelles. 

Davy  possédait,  sans  doute,  une  propension  marquée 
au  rire  : en  effet,  l’histoire  rapporte  que  lorsqu’il  décou- 
vrit le  potassium,  sa  joie  se  marqua  de  la  façon  la  plus 
vive  : il  exultait  ; en  proie  à un  rire  violent,  il  se  mit  à 
danser  dans  son  laboratoire. 

L’action  exhilarante  de  l’opium  n’est  pas  non  plus  con- 
stante. Elle  se  rattache  vraisemblablement  à l’état  de 
bien-être,  d’euphorie  que  produit  souvent  ce  narcotique. 

L’écrivain  anglais,  Thomas  de  Quincey,  qui  pendant 
plus  d’un  demi-siècle  fut  un  mangeur  d’opium,  caractérise 


(1)  Cité  par  Raulin. 

(2)  Dumont,  Traité  de  l’anesthésie  générale  et  locale.  Traduction 
française  par  Cathelin.  Paris,  1904,  p.  134. 


5 1 6 REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

ses  effets  en  disant  que,  dans  les  premiers  temps  du 
moins,  il  engendre  « une  sérénité  sans  nuage  »,  mais 
non  point  une  ivresse  comparable  à celle  de  l’alcool  (î). 
Par  l’usage  prolongé  du  poison,  se  constitue  souvent  une 
hébétude  satisfaite  qui  peut  s’exprimer  par  un  rire 
grimaçant. 

Le  haschisch  dont  l’élément  actif  est  l’extrait  de  chanvre 
indien,  Cannabis  indica,  est  employé  en  Orient,  depuis  un 
temps  immémorial,  comme  condiment,  comme  excitant. 
On  l’avale  mélangé  à des  aromates  de  toutes  espèces  et  à 
des  huiles  végétales  ; ou  bien,  on  le  fume  dans  des  pipes 
ou  dans  des  cigarettes. 

Moreau  de  Tours  l’a  fait  connaître  en  Europe,  il  y a 
un  peu  plus  d’un  demi-siècle. 

A la  suite  de  la  publication  de  ses  recherches,  le 
haschisch  obtint  une  vogue  considérable.  Chacun  voulait 
l’essayer  : à Paris,  l’hôtel  Pimodan  réunissait  un  Club 
d' Haschischins  comprenant  des  écrivains  tels  que  Balzac, 
Théophile  Gautier,  Gérard  de  Nerval.  On  se  livrait  de 
compagnie  à l’ivresse  du  chanvre  indien. 

Toute  une  littérature  est  sortie  de  ce  mouvement  qui 
est  à peu  près  éteint  aujourd’hui.  D’après  Richet  (2),  ce 
n’est  qu’exceptionnellement  qu’il  se  rencontre  encore  çà 
et  là  quelques  amateurs  de  ce  poison. 

Richet  lui-même  en  a pris  assez  souvent  à titre  d’expé- 
rience et  il  en  a fait  prendre  à ses  amis. 

« A doses  modérées,  dit-il,  l’ébriété  qu’il  procure  est 
très  agréable.  On  éprouve  un  certain  bien-être  qu’on  ne 
sait  à quoi  attribuer,  et  ce  même  sentiment  de  satisfaction 
que  tout  le  monde  a éprouvé  plus  ou  moins  après  l’ab- 
sorption d’une  certaine  quantité  d’alcool. 

» Peu  à peu,  l’excitation  de  la  moelle  épinière  produit 
des  effets  plus  caractéristiques.  On  s’agite,  on  se  promène 


(1)  Thomas  de  Quincey,  Confessions  d'un  mangeur  d’opium. 

O Charles  Richet,  L' Homme  et  l'intelligence.  Paris,  1884,  p.  184. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES.  5 1 7 

de  long  en  large,  on  s’étire  dans  tous  les  sens;  on  a envie 
de  danser,  de  remuer,  de  soulever  des  poids  énormes  et 
au  milieu  de  cette  agitation  toute  musculaire,  l’intelli- 
gence reste  calme.  Mais  tout  d’un  coup,  pour  un  mot  dit 
au  hasard  par  quelque  assistant,  pour  une  remarque  toute 
naturelle  qu’on  vient  de  faire,  on  est  pris  d’un  rire  presque 
involontaire,  rire  prolongé,  nerveux,  convulsif,  qu’on  ne 
saurait  justifier  et  qui  semble  interminable.  Quand  cet 
immense  éclat  de  rire  a cessé,  on  sent  qu’il  était  ridicule  ; 
on  reprend  ses  sens  et  on  comprend  que,  si  l’on  a ri  ainsi, 
c’est  que  l’on  vient  de  subir  les  premières  atteintes  du 
poison. 

» A partir  de  ce  moment,  les  idées  deviennent  de  plus 
en  plus  promptes.  C’est  un  feu  d’artifice  perpétuel,  une 
gerbe  de  feu  qui  éclate  dans  toutes  les  directions.  L’idée 
succède  à l’idée  avec  une  rapidité  vertigineuse.  Les 
pensées  vont,  viennent,  se  pressent  en  désordre,  sans  lois 
apparentes,  en  réalité  suivant  les  lois  fatales  de  l’associa- 
tion des  idées  et  des  impressions.  On  parle  avec  agitation, 
presque  avec  fureur  et  on  s'étonne  de  voir  autour  de  soi 
des  personnes  ne  partageant  pas  l’ivresse  qu’on  ressent  ; 
on  s’indigne  de  la  lenteur  de  leurs  conceptions.  » 

A en  juger  par  l’action  physiologique  du  chanvre 
indien,  il  semble  que  cette  substance  soit  appelée  à jouer 
un  rôle  utile  dans  le  traitement  des  maladies  mentales. 

Mais,  en  réalité,  son  emploi  est  des  plus  restreints,  ses 
indications  fort  mal  réglées,  ses  effets  incertains.  L’in- 
constance de  la  composition  chimique  du  produit  con- 
stitue une  difficulté  sérieuse  à son  emploi.  Néanmoins, 
comme  le  pensent  Richet  et  Raulin,  il  mériterait  d’être 
l’objet  de  nouvelles  recherches  au  point  de  vue  de  ses 
applications  thérapeutiques. 

J’ai  cité  encore  le  seigle  ergoté.  Luton  de  Reims  a fait 
connaître  l’action  exhilarante  de  la  teinture  d’ergot  de 
seigle  associée  au  phosphate  de  soude. 

Il  l’a  constatée  d’une  manière  fortuite  chez  une  femme  à 


5 1 8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


laquelle  — pour  une  arthrite  subaiguë  du  genou  droit  — 
il  avait  administré  simultanément  une  cuillerée  à café  de 
teinture  d’ergot  de  seigle  et  une  cuillerée  à bouche  de 
solution  de  phosphate  de  soude  au  1/10.  L’étonnement  fut 
grand  lorsqu’au  bout  de  3/4  d’heure  à peu  près,  il  se 
produisit  chez  la  malade,  sans  aucun  motif,  une  explo- 
sion de  rires  à grands  éclats,  qui  pendant  une  heure  ne 
s'arrêta  guère  et  revint  par  accès  très  rapprochés.  Ce  rire 
semblait  s’associer  à des  pensées  gaies  et  trahir  une  sorte 
d’ivresse  et  même  lorsqu’il  fut  apaisé,  la  personne  en 
cause  conserva  pendant  longtemps  encore  de  l’entrain  et 
de  la  bonne  humeur. 

Les  mêmes  résultats  furent  observés  sur  7 ou  8 femmes 
ou  jeunes  filles.  Les  hommes  donnèrent  des  réactions  un 
peu  moins  vives  (i). 

Dans  ces  derniers  temps,  j’ai  expérimenté  le  mélange 
de  Luton. 

Je  l’ai  pris  moi-même,  je  l’ai  donné  à des  hommes  et  à 
des  femmes,  à des  individus  sains  et  à des  gens  affectés 
de  troubles  psychiques  divers  : mélancolie,  hystérie,  dés- 
équilibration mentale,  etc.  Le  nombre  des  sujets  qui  ont 
absorbé  la  potion  est  de  11  et  le  chiffre  total  des  essais  a 
été  de  19.  Dans  aucun  cas,  je  n’ai  observé  le  moindre 
phénomène  indiquant  une  influence  exhilarante. 

Évidemment,  ces  résultats  négatifs  ne  sauraient  pré- 
valoir contre  les  observations  positives  de  Luton.  Mais  ils 
montrent,  tout  au  moins,  que  l’action  exhilarante  n’est 
point  régulière. 

Peut-être  pourrait-on  incriminer  la  pureté  du  seigle 
ergoté  dont  il  a été  fait  usage.  Le  seigle  ergoté  est  un 
produit  d’une  grande  altérabilité. 

J’ai  eu  beau  doubler  et  tripler  la  dose,  employer  des 
préparations  de  diverses  origines,  essayer  successivement 
la  teinture  de  seigle  ergoté  d’après  la  Pharmacopée  fran- 


(1)  Cité  par  Raulin,  p.  14b. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


5 ig 

çaise  et  la  teinture  de  notre  Pharmacopée,  recourir  au 
seigle  ergoté  dyalisé  de  Golaz,  l’etfet  a toujours  été  nul. 

Les  expériences  de  Luton  tendent  à démontrer  que  c’est 
en  créant  un  état  d’ivresse  que  l’ergot  de  seigle  associé 
au  phosphate  de  soude  produit  le  rire.  Son  action  se 
porte  donc  également  sur  l’élément  psychique.  On  sait 
d’ailleurs  que  l’ergot  de  seigle  peut  engendrer  des  folies 
bien  caractérisées. 

On  pourrait  allonger  la  liste  des  hilarants.  L’alcool  y 
figurerait  à aussi  juste  titre  que  le  protoxyde  d’azote.  La 
plupart  des  solanées  vireuses  amènent  à doses  toxiques 
des  délires  qui,  en  certains  cas,  revêtent  une  allure  gaie 
et  invitent  au  rire.  Le  délire  de  l’empoisonnement  par  la 
belladone  en  particulier,  présente  souvent  un  caractère 
expansif. 

Dans  une  matière  qui  est  aussi  complexe  que  celle  que 
nous  traitons  ici,  qui  conserve  tant  d’obscurités,  tout  par- 
tage du  sujet  risque  de  tomber  dans  l’arbitraire,  de 
prendre  un  caractère  artificiel.  Néanmoins,  la  division 
est  utile  pour  faciliter  l’exposé  et  pour  grouper  les  faits. 
Sous  le  bénéfice  de  cette  réserve,  j’ai  réparti  en  deux 
groupes,  les  déviations  du  rire.  Celles  dont  l’étude  vient 
d’être  achevée  affectent  plus  spécialement  l’élément  psy- 
chique du  phénomène  ou  appartiennent  à l’ordre  dyna- 
mique. Les  anomalies  du  deuxième  groupe  que  je  vais 
aborder,  intéressent  plutôt  l’élément  somatique,  le  méca- 
nisme physiologique  ou  relèvent  de  causes  organiques. 

Sans  nous  dissimuler  les  incertitudes  qui  entourent 
encore  les  données  anatomo-physiologiques,  nous  suivrons 
l’examen  de  ces  anomalies  sur  le  schéma  de  l’appareil  du 
rire  (voir  fig.  1). 

11  y a d’abord  les  altérations  des  centres  du  comman- 
dement et  de  l’inhibition  du  rire  ainsi  que  des  fibres  qui 
émanent  de  ces  centres  et  les  relient  au  centre  thalamique 
et  au  centre  bulbaire  : altérations  par  hémorragie,  altéra- 


520 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tions  par  ramollissement,  etc.  Elles  se  traduisent  par 
le  rire  et  le  pleurer  spasmodiques . 

Il  suffira  de  s’approcher  des  malades  affectés  de  ce 
trouble,  de  leur  adresser  la  parole,  de  se  mettre  à les 
examiner,  de  produire  des  excitations  douloureuses  de  la 
peau  pour  qu’aussitôt  ils  soient  saisis  d’un  rire  forcé, 
incoercible,  évoluant  à la  manière  d’un  accès  (voir  fig.  1 2). 


Fig.  12.  — Rire  spasmodique  chez  Fig.  13.  — Même  malade  que 
une  artérioscléreuse  pseudobulbaire  fig . 12  : pleurer  spasmodique 

(Dupré).  (Dupré). 

Au  rire  s’associe  ou  se  substitue  souvent  le  pleurer. 
Cela  débute  comme  un  accès  d’hilarité  et  cela  se  termine 
par  des  sanglots  ; ou  bien,  l’expression  de  la  gaieté  se 
mêle,  se  combine  à l’expression  du  chagrin  en  d’innom- 
mables mimiques  (voir  fig.  i3). 

Ces  malades  font  l’effet  d’être  abêtis  et  l’on  est  tenté  de 
les  considérer  comme  atteints  d’une  sensiblerie  niaise, 
d’une  émotivité  hébétée.  Mais,  il  n’en  est  pas  toujours 
ainsi.  L’intelligence  peut  être  entièrement  conservée.  Le 
sujet  a conscience  de  son  infirmité;  il  s’en  plaint. 

Les  crises  de  pleurs  ou  de  rire  ne  se  rattachent  pas  à 
un  état  émotif.  Elles  résultent  de  l’excitabilité  ou  de 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


521 


l’excitation  anormale  des  centres  inférieurs  qui  sont  sous- 
traits à l’action  modératrice  des  centres  corticaux.  Il 
s’agit  d’une  manifestation  spasmodique  réflexe. 

On  n’aura  pas  manqué  de  noter  les  ressemblances  qui 
existent  entre  les  crises  convulsives  de  rire  et  de  pleurer 
des  pseudobulbaires  avec  celles  que  nous  avons  signalées 
dans  l’hystérie. 

L’hystérie  est  la  grande  simulatrice  : elle  imite,  pour 
ainsi  dire,  toutes  les  maladies  organiques  du  système 
nerveux. 

On  doit  admettre  que  dans  cette  affection  — mais,  par 
suite  d’un  trouble  purement  dynamique  — il  y a,  aussi 
bien  que  dans  les  lésions  cérébrales  dont  il  vient  d’être 
question,  une  insuffisance  de  l’action  inhibitoire  des  cen- 
tres corticaux  et  un  éréthisme  des  centres  inférieurs. 

Dans  l’un  et  l’autre  cas,  on  trouve  intimement  associés 
deux  processus  qu’à  première  vue,  on  serait  enclin  à con- 
sidérer comme  tout  à fait  antagonistes  : le  rire  et  le  pleu- 
rer. En  fait,  leurs  centres  nerveux  sont  intimement 
associés  ; leur  mécanisme  physiologique  est  analogue.  Le 
rire  comme  le  pleurer  provoque  les  larmes.  Le  pleurer 
comme  le  rire  débute  par  des  contractions  de  la  face  pour 
gagner  ensuite  l’appareil  respiratoire  ; le  sanglot,  en  effet, 
a son  siège  dans  cet  appareil. 

Psychologiquement,  les  deux  processus  ont  également 
des  points  de  contact. 

N’est-il  pas  des  situations  en  face  desquelles  on  ne  sait 
s’il  faut  rire  ou  pleurer  ? Et  n’est-il  pas  vrai  — comme 
Montaigne  l’a  développé  (1)  — que  parfois  nous  pleurons 
et  nous  rions  d’une  même  chose  ? 

« Artabanas,  dit  l’auteur  des  Essais,  surprit  Xerxès, 
son  neveu  et  le  tança  de  la  soudaine  mutation  de  sa  con- 
tenance. Il  était  à considérer  la  grandeur  démesurée  de 
ses  forces  au  passage  de  l’Hellespont  pour  l’entreprise  de 


I)  Montaigne,  Essais,  édition  Leclerc,  tome  I,  p.  202. 


522 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


la  Grèce  : il  lui  prit,  premièrement,  un  tressaillement 
d’aise  à voir  tant  de  milliers  d’hommes  à son  service  et 
le  témoigna  par  l’allégresse  et  fête  de  son  visage  et  tout 
soudain  au  même  instant,  sa  pensée  lui  suggérant  comme 
tant  de  vies  avaient  à défaillir  au  plus  loin  dans  un  siècle, 
il  refrogna  son  front  et  s’attrista  jusqu’aux  larmes.  « 

Sans  doute,  si  un  même  objet  peut  susciter  joie  et 
peine,  c’est  parce  que,  comme  le  dit  encore  Montaigne, 
« chaque  chose  a plusieurs  biais  et  plusieurs  côtés  ».  11 
n’en  ressort  pas  moins  que  l’âme  passe  avec  une  singulière 
facilité  d’un  sentiment  à l’autre,  que  souvent  même  elle 
associe  et  confond  le  plaisir  et  la  douleur. 

Si  le  centre  de  la  coordination  de  la  mimique,  c’est-à-dire 
la  couche  optique,  si  les  fibres  qui  en  émanent  sont 
détruites  et  si  la  lésion  est  circonscrite  à ces  parties,  on 
observera  une  paralysie  isolée  de  la  mimique.  Le  malade 
pourra  encore  contracter  volontairement  les  muscles  de  la 
face,  puisque  nous  supposons  que  la  voie  des  incitations 
volontaires  est  respectée,  mais  son  visage  ne  réagira  plus 
sous  les  influences  émotionnelles. 

Par  contre,  il  pourra  se  produire  une  paralysie  des 
mouvements  volontaires  de  la  face  avec  conservation  de 
la  mimique  : dans  ce  cas,  la  couche  optique  et  ses  fibres 
seront  intactes.  Magnus  a rapporté  un  cas  de  ce  genre  (1). 
Les  mouvements  voulus  de  la  figure  n’étaient  plus  pos- 
sibles : le  malade  continuait,  néanmoins,  à rire  et  à sou- 
rire normalement. 

L’altération  du  centre  d’exécution  entraîne  naturelle- 
ment la  suppression  de  la  mimique  faciale  : c’est  ce  qui 
s’observe  dans  la  paralysie  bulbaire  progressive  qui, 
anatomiquement,  se  caractérise  par  l’atrophie  des  noyaux 
bulbaires,  celui  du  facial  entre  autres.  Lorsque  cette  atro- 
phie est  très  avancée,  « le  sujet  garde  dans  tous  ses  traits 
une  stupéfiante  impassibilité  ; sur  son  masque  figé,  pas 


(1)  Cité  par  Grasset,  Les  centres  nerveux , p.  193. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


523 


même  la  plus  légère,  la  plus  fugitive  contraction  ne  vien- 
dra déceler  ses  émotions  intimes  « (Vanlair).  Cette  même 
immobilité  de  la  face  se  rencontre,  mais  comme  consé- 
quence d’un  processus  anatomo-pathologique  différent, 
dans  l’atrophie  musculaire  de  l’enfance.  Duchenne  de  Bou- 
logne en  a publié  un  exemple  (i).  Lorsque  le  sujet  riait, 
ses  zygomatiques  n’agissaient  plus  : sa  bouche  s’agrandis- 
sait transversalement  par  la  contraction  des  buccinateurs  ; 
ses  lèvres  se  renversaient  un  peu  en  avant,  ce  qui  donnait 
à son  rire  une  expression  singulière.  Ses  camarades  lui 
disaient  qu’il  riait  en  cul  de  poule. 

Dans  la  paralysie  du  nerf  facial  — il  s’agit  de  la  para- 
lysie périphérique  — l’immobilisation  ne  se  manifeste 
que  d’un  côté  parce  que,  très  généralement,  un  seul  des 
nerfs  est  atteint.  La  moitié  demeurée  saine  se  contracte 
plus  activement,  parce  quelle  n’est  plus  contenue  par  la 
tonicité  du  côté  opposé.  Dans  ces  conditions,  la  face  riante 
offre  un  aspect  étrange  ressemblant  beaucoup  à celui 
quelle  présente  dans  l’hémispasme  dont  nous  allons  parler 
tout  à l’heure. 

Des  spasmes,  des  convulsions  dans  le  domaine  des 
muscles  affectés  au  rire  pourront  simuler  celui-ci  ou  le 
défigurer. 

Ces  convulsions  se  rencontrent  parfois  dans  l’épilepsie 
ordinaire.  Bechterew  (2)  a publié  des  cas  de  cette  maladie 
où  l’attaque  s’accompagnait  de  rire  convulsif  que  le  malade 
ne  se  rappelait  pas  plus  que  l’attaque  elle-même. 

Dans  l’épilepsie  Bravais-Jacksonienne,  l’accès  débute 
ordinairement  par  l’irritation  du  centre  facial.  Des  con- 
tractions de  la  moitié  correspondante  du  visage,  en  parti- 
culier l’élévation  d’une  des  commissures  donnant  lieu  au 
rictus,  en  constituent  la  manifestation  initiale. 

L’athétose,  qui  est  également  une  maladie  convulsive, 


(1)  Cité  par  Raulin,  p.  164. 

(-2)  Analysé  dans  la  Revue  neurologique,  tome  X,  1902,  p.  1156. 


524  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

peut  intéresser  les  muscles  de  la  mimique  faciale  (1).  Elle 
donne  lieu  à des  jeux  de  physionomie  très  changeants  se 
succédant  avec  rapidité,  d’une  façon  désordonnée  et  sou- 
vent asymétrique,  imitant  l’expression  de  l’étonnement, 
de  la  tristesse  ou  de  la  gaieté. 

Ces  contractions  répétées  finissent  par  laisser  sur  la  face 
des  rides  profondes  (voir  fig.  14). 


Fig.  14.  — Athétose  double.  Contraction  des  muscles  de  la  face 
à l’occasion  de  la  parole  (Michaïlowsky). 

Quoique  névrose  généralisée,  l’hystérie  détermine  par- 
fois des  accidents  tout  à fait  localisés,  par  exemple  le 
spasme  de  la  face,  c’est-à-dire  une  contraction  plus  ou 
moins  permanente  des  muscles  de  la  face. 

Ce  spasme  facial  — comme  on  peut  le  voir  sur  la  fig.  1 5 
— altère  profondément  le  jeu  de  la  physionomie,  il  crée 


(1)  Voir  Michaïlowsky,  itude  clinique  sur  V athétose  double , Nouvelle 
ICONOGRAPHIE  PHOTOGRAPHIQUE  DE  LA  SALPÉTRIÈRE,  tome  V,  1892,  p.  57.  — 
Audry,  L' athétose  double  et  les  chorées  chroniques  de  l'enfance. 
Paris,  1892. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


525 


artificiellement  line  expression  d’hilarité  et  déforme  le  rire 
naturel. 

Je  signalerai,  enfin,  les  anomalies  congénitales,  dégé- 
nératives du  rire.  La  dégénérescence  entraîne  souvent  des 
désordres  dans  le  fonctionnement  des  muscles  : telle  est 
la  loucherie,  tel  est  le  bégaiement,  telle  est  encore  l’asy- 
métrie fonctionnelle  de  la  face  et,  en  particulier,  l’asymé- 
trie mimique  ou  hémimie  (Pierret). 


Fig.  15.  — Contraction  faciale  hystérique  [Delprat  (1)]. 

C’est  à cette  catégorie  que  je  crois  devoir  rapporter 
l’asymétrie  du  rire  chez  le  sujet  dont  la  photographie  se 
trouve  reproduite  à la  figure  16. 

Il  s’agit  d’un  héréditaire,  présentant  de  la  débilité  psy- 
chique. A l’état  de  repos  ou  dans  les  mouvements  volon- 
taires, on  ne  remarque  point  de  différence  entre  l’inner- 
vation des  deux  moitiés  de  la  face  tandis  que  dans  le  rire 
et  mieux  encore,  dans  le  simple  sourire,  on  constate  une 

(!)  Nouvelle  iconographie  photographique  de  la  Salpétrière,  tome  V, 

1802,  p.  58. 


520 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


prévalence  marquée  de  la  contraction  de  la  moitié  gauche 
de  la  face. 

Il  faut  noter  que  l’occlusion  de  l’œil  gauche  qui  se  voit 
sur  la  photographie,  n’est  pas  un  phénomène  actif  : elle 
résulte  d’une  paralysie  du  releveur  de  la  paupière  supé- 
rieure consécutive  cà  des  convulsions  de  l’enfance.  On  ne 
peut  donc  pas  attribuer  l’élévation  de  la  commissure  gauche 
à une  contraction  synergique  de  celle  de  l’orbiculaire  (1). 


Fig.  16.  — Asymétrie  de  la  mimique  du  rire. 

D’autre  part,  rien  ne  permet  de  supposer  que  le  sujet 
ait  souffert  d’une  paralysie  faciale  du  côté  droit  dont 
l’inertie  relative  dans  le  jeu  de  la  mimique,  serait  le  résidu. 
Il  n’a  pas  été  atteint  de  maladie  de  l’oreille  (2). 


(1)  Henle  (cité  par  Raulin,  p.  43)  a attiré  l’attention  sur  cette  synergie.  11 
a fait  remarquer  que  lorsqu’on  ferme  exactement  l’un  des  yeux,  on  ne  peut 
s’empêcher  de  rétracter  la  lèvre  supérieure  du  même  côté. 

(2)  Lannois  et  Pautet,  L'asymétrie  de  la  mimique  faciale  d'origine 
otique  en  pathologie  nerveuse  (Congrès  des  médecins  aliénistes  et  neuro- 
logistes, IIe  session  tenue  à Limoges). 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES. 


527 

Telles  sont  les  principales  aberrations  du  rire.  Elles  ne 
sont  point  de  pures  curiosités  ; elles  constituent  des  signes 
de  maladie,  elles  viennent  au  secours  du  diagnostic. 

Le  rire  sollicite  l’intérêt  médical  à d’autres  points  de 
vue  encore. 

Il  lui  arrive  très  exceptionnellement  du  reste,  de  désar- 
ticuler, de  décrocher  la  mâchoire,  de  produire  des  hernies, 
d’amener  des  hémorragies.  D’autre  part,  s’il  en  faut  croire 
certains  observateurs,  la  secousse  morale  et  physique 
qu’il  détermine,  serait  capable  d’opérer  des  guérisons 
merveilleuses. 

L’on  ne  doit  guère  compter  sur  de  pareilles  cures,  mais 
chacun  peut  attendre  de  la  gaieté  et  du  rire,  des  effets 
salutaires  au  point  de  vue  de  la  santé  corporelle. 

L’Ecole  de  Salerne  n’a  fait  que  traduire  les  données  de 
la  sagesse  du  peuple,  quand  elle  recommande  la  gaieté 
comme  un  médecin  qui  ne  trompe  pas  : 

Si  tibi  deficiant  medici,  medici  fiant  liaec  tria  : mens 
hilaris , requies,  moderata  diaeta  (1). 

Gaieté , doux  exercice  et  modeste  repas  : voilà  trois  méde- 
cins qui  ne  trompent  pas. 

Sans  doute,  le  rire  n’est  pas  toujours  à portée. 

Un  des  médecins  renommés  du  xvme  siècle,  Sylva  est 
appelé  près  d’un  malade  consumé  d’une  vraie  mélancolie. 

— Je  vous  conseille,  lui  dit-il,  d’aller  voir  Arlequin, 
c’est  la  meilleure  drogue  que  je  puisse  vous  faire  prendre. 
Riez  et  vous  serez  sauvé. 

— Hélas  ! répliqua  le  malade. 

— Mais  pourquoi  hésiter  ? 

— Arlequin,  c’est  moi  ! 

Le  pauvre  Dominique  (c’était  le  vrai  nom  du  bouffon) 
ne  tarda  pas  à succomber  à son  incurable  mélancolie  ! 

Mais,  généralement,  il  dépend,  en  bonne  part,  de  la 

(1)  Schola  Salernitana  sive  de  conservanda  valetudine.  Auctore 
Joanne  de  Mediolano.  Rotterdam,  1GG7,  p.  8. 


528  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

volonté  d’orienter  notre  humeur  vers  la  sérénité,  vers  la 
joie  et  de  nous  mettre  dans  les  dispositions  propres  à subir 
les  influences  hilarantes. 

Sully  nous  apprend  que  dans  « la  joyeuse  Angleterre  » 
— c’est  ainsi  qu’il  qualifie  son  pays  — il  y a pas  mal  de 
gens  qui  considèrent  le  rire  comme  une  indécence,  sinon 
comme  une  immoralité.  Ces  gens  sont  en  dehors  du  sens 
commun. 

La  douce,  la  bonne  gaieté,  le  rire  sincère  et  honnête 
• sont  des  présents  de  Dieu.  Honnis  soient  ceux  qui  les 
dédaignent  ! 

La  sagesse  nous  dit  d’en  user,  la  justice  nous  commande 
d’en  remercier  le  Ciel. 


Dr  X.  Francotte. 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE 

AUX  TEMPS  PRÉHISTORIQUES 


Dans  la  livraison  d’octobre  1893  de  cette  Revue  (1), 
j’ai  rendu  compte  d’une  série  de  découvertes  relatives  à 
l’époque  néolithique  en  Espagne.  J’en  déduisais  l’existence 
de  très  anciennes  relations  avec  les  peuples  de  l’Est 
méditerranéen.  De  nouvelles  trouvailles  m’ont  permis  de 
donner  aux  faits  une  précision  que  je  n’aurais  pu  espérer, 
et  de  déterminer  la  part  qu’on  peut  attribuer  à l’Orient 
et  à l’Occident  dans  les  civilisations  qui  se  sont  succédé 
en  Espagne. 

Pour  bien  comprendre  l’époque  néolithique,  il  est 
nécessaire  d’étudier  en  même  temps  toute  la  suite  de 
l’histoire  du  pays  ; celle-ci  en  effet  n’est  pas  une  série 
incohérente  d’événements  : ses  chapitres  s’enchaînent  l’un 
à l’autre,  s’expliquent  l’un  par  l’autre  ; tel  épisode  histo- 
rique n’est  que  le  recommencement  d’un  autre,  qui  semble 
perdu  dans  les  temps  préhistoriques,  et  sa  connaissance 
permet  de  restituer  ce  dernier  à l’histoire.  De  même,  nous 
devons  revoir  avec  soin  les  plus  anciennes  traditions 
relatives  au  pays.  Si,  faisant  abstraction  d’idées  précon- 
çues, nous  cherchons  à traduire  leur  enseignement  et 
celui  des  fouilles  en  une  langue  commune,  nous  constate- 
rons qu’ils  se  complètent  d’une  façon  étonnante,  et  nous 
aurons  produit  une  source  de  lumière. 

C’est  vers  ce  but  que  tendent  mes  efforts. 

(1)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  XXXIV.  pp.  489-56:2. 

III*  SÉRIE.  T.  X. 


54 


53o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


DIVISION  ET  DÉBUTS  DU  NÉOLITHIQUE 

A la  fin  de  l’époque  quaternaire,  ou  commencement  de 
l’actuelle,  les  populations  de  l’Occident  européen  étaient 
en  possession  d’un  outillage  en  silex  très  primitif,  dérivé 
de  celui  qu’on  trouve  à la  fin  de  l’occupation  des  cavernes, 
à l’époque  magdalénienne.  Ces  outils  sont  extrêmement 
petits  : celui  qui  joue  le  rôle  principal,  surtout  dans  la 
Péninsule,  est  un  tronçon  de  lame  découpé  en  forme  de 
trapèze  servant  de  bout  de  flèche  : la  céramique  et  le 
polissage  de  la  pierre  étaient  inconnus  : on  trouve  peu 
d’objets  ayant  un  caractère  ornemental. 

Il  existe  des  stations  où  l’on  rencontre  cet  outillage 
seul,  sans  mélange  d’autre  plus  perfectionné  : il  constitue 
donc  par  lui-même  un  ensemble  complet,  répondant  à un 
état  social  déterminé,  très  rudimentaire  et  antérieur  à 
celui  dont  nous  allons  nous  occuper. 

Dans  d’autres  stations,  villages,  sépultures,  cachettes, 
on  trouve  ce  même  outillage,  identique  à lui-même,  mais 
associé  à des  séries  d’objets  qui  révèlent  une  civilisation 
beaucoup  supérieure.  L’étude  des  gisements  prouve  sur- 
abondamment qu’il  n’y  a pas  mélange  d’objets  appartenant 
à deux  époques  successives,  mais  juxtaposition  de  deux 
industries  contemporaines,  l’une  très  primitive,  l’autre 
beaucoup  plus  avancée.  C’est  l’apparition  de  cette  dernière 
que  je  considérerai  ici  comme  servant  à fixer  le  début  de 
l’époque  néolithique  proprement  dite.  Ainsi  limitée,  elle 
comprend  en  Espagne  une  série  de  phases  dont  le  nombre 
augmente  à mesure  que  les  fouilles  se  multiplient  ; mais 
pour  les  besoins  de  cette  étude  je  ne  considérerai  que 
trois  grandes  divisions  principales  ; nous  aurons  ainsi  le 
tableau  suivant  : 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE. 


53 1 


Division  de  l'époque  néolithique 

Basée  sur  la  taille  du  silex  Basée  sur  la  nature 

des  instruments  nouveaux 

I Taille  et  formes  primitives.  Pierre  polie 

II  » » intermédiaires.  » « 

III  « « perfectionnées.  Cuivre 

Le  premier  élément  de  cette  classification  est  tiré  de  la 
taille  du  silex.  Nous  avons  vu  qu’avant  le  Néolithique, 
l’outillage  de  pierre  se  composait  exclusivement  de  tout 
petits  silex.  Pendant  la  première  des  phases  ci-dessus,  il 
continue  à être  en  usage  à côté  des  instruments  polis. 
Pendant  la  seconde,  il  se  transforme  : les  lames  deviennent 
plus  grandes,  les  trapèzes  se  modifient  : une  de  leurs 
pointes  s’effile,  et  l’ensemble  prend  la  figure  d’un  triangle 
allongé  à base  concave  ; mais  le  procédé  de  taille  reste  le 
même.  La  dernière  phase  voit  la  taille  du  silex  à son 
apogée  : les  lames  sont  des  pièces  superbes  dont  la  lon- 
gueur atteint  35  centimètres  et  plus  ; les  pointes  de  flèche 
sont  traitées  par  un  procédé  nouveau,  qui  retaille  toute 
leur  surface  et  en  fait  des  figures  symétriques  : l’habileté 
est  poussée  à l’extrême  et  produit  de  vraies  oeuvres  d’art  ; 
on  fabrique  aussi  des  poignards  en  silex,  mais  d’un  tra- 
vail généralement  moins  soigné. 

II  y a quelques  années,  j’avais  toujours  rencontré  les 
trapèzes  modifiés  en  compagnie  de  flèches  taillées  sur  les 
faces,  et  j’en  avais  conclu  que  ces  dernières  avaient  servi 
de  modèle,  dont  on  avait  copié  le  profil  au  moyen  du 
procédé  de  taille  ancien.  Depuis,  j’ai  trouvé  au  moins  une 
station  importante,  dont  tous  les  caractères  sont  inter- 
médiaires, et  où  les  flèches  sont  exclusivement  des  tra- 
pèzes modifiés  : cette  forme  doit  donc  être  considérée 
comme  un  produit  d’évolution  locale  antérieure  aux  flèches 
perfectionnées  de  la  dernière  période.  Quant  à celles-ci, 


532 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


elles  constituent  le  dernier  terme  de  cette  même  évolution. 
Il  y a cependant  des  faits  qui  appellent  une  autre  explica- 
tion, et  j’aurai  à revenir  sur  ce  sujet. 

Le  second  élément  de  classification  est  tiré  de  l’emploi 
de  la  pierre  polie  et  du  cuivre.  Pour  en  saisir  la  portée, 
il  faut  se  rendre  compte  du  rôle  de  ces  matériaux.  On 
semble  souvent  admettre  que  le  polissage  est  le  dernier 
degré  de  perfectionnement  dans  le  travail  de  la  pierre. 
Cette  notion  est  erronée.  11  suffit  pour  la  renverser  de 
jeter  un  coup  d’œil  sur  le  tableau  ci-dessus  où  on  voit  que 
la  taille  du  silex  a été  rudimentaire  pendant  la  majeure 
partie  du  règne  de  la  pierre  polie,  et  quelle  a atteint  son 
apogée  précisément  au  moment  de  la  décadence  de  celle-ci. 
D’autre  part,  on  ne  constate  pas  l’existence  d’une  période 
où  on  aurait  graduellement  passé  de  la  taille  par  éclate- 
ment à celle  par  martelage  et  polissage  : au  contraire, 
lorsqu’on  a pu  établir  l’âge  exact  des  outils  polis,  on 
constate  que  les  plus  anciens  ne  sont  pas  en  silex  : en 
Espagne,  comme  généralement  dans  le  Midi,  ils  ne  le 
sont  même  jamais;  ils  sont  en  roches  telles  que  la  diorite 
et  la  fibrolithe,  qui  n’étaient  pas  employées  avant  l’appli- 
cation du  nouveau  procédé.  Que  le  principe  de  celui-ci  fût 
connu  de  tout  temps,  on  ne  peut  le  mettre  en  doute  ; mais 
on  ne  l’a  jamais  appliqué  au  façonnage  des  formes  an- 
ciennes : celles-ci,  même  quand  le  polissage  est  largement 
appliqué,  continuent  à s’obtenir  par  éclatement,  en  évo- 
luant dans  une  tout  autre  direction.  Le  procédé  consis- 
tant à polir  la  pierre,  ou  plus  exactement  à la  marteler 
et  à l’aiguiser,  est  exclusivement  employé  à un  genre 
d’instruments  qui  apparaît  en  même  temps  que  lui  et  qui 
n’a  aucune  ressemblance  avec  les  silex  taillés. 

Les  instruments  polis  ou  aiguisés  forment  donc  un 
attirail  nouveau,  entièrement  indépendant  de  celui  en 
silex,  autant  par  les  formes  que  par  le  procédé  et  la 
matière  utilisée,  tous  caractères  qu’il  montre  dès  sa  pre- 
mière apparition.  On  peut  affirmer  qu’il  répond  à des 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  533 


besoins  d’un  ordre  tout  à fait  nouveau  comme  lui-même. 
Et  sa  décadence  ne  correspond  pas  à la  disparition  de 
ces  besoins,  mais  à l’emploi  d’une  substance  qui  lui  est 
supérieure  : le  cuivre.  Les  instruments  en  métal, eux  aussi, 
sont  martelés,  polis  et  aiguisés  ; leur  tranchant  s’obtient 
et  se  refait  de  la  même  manière,  répond  aux  mêmes  néces- 
sités ; ils  sont  bien  de  la  même  famille,  différente  de 
celle  des  silex  taillés.  Il  serait  téméraire  de  prétendre  que 
les  haches  de  pierre  descendent  de  celles  en  cuivre,  mais 
en  signalant  la  possibilité  de  cette  hypothèse,  on  fait  bien 
sentir  la  portée  de  l’apparition  du  polissage  et  sa  grande 
signification  : c’est  en  dehors  de  l’industrie  préexistante 
du  silex  qu’est  apparue  celle  des  haches,  des  herminettes, 
des  coins,  des  ciseaux  et  des  gouges  pour  la  fabrication 
desquels  on  a choisi  les  substances  les  mieux  appropriées  : 
cuivre,  diorite,  fibrolitbe,  silex. 

Pour  mieux  comprendre  que  l’introduction  de  ces  outils 
signifie  beaucoup  plus  que  l’acquisition  d’un  nouveau 
système  pour  tailler  la  pierre,  il  suffit  de  constater  qu’ils 
sont  partout  et  toujours  accompagnés  des  premiers  vases 
en  terre  cuite,  parfois  déjà  ornés  ; de  graines  carbo- 
nisées et  de  meules  à broyer  le  grain  ; qu’on  les  trouve 
dans  les  plus  anciens  fonds  de  cabanes  ; qu’avec  eux 
naissent,  ou  prennent  un  subit  développement,  l’emploi 
de  l’os,  le  goût  des  parures,  le  culte  des  morts  et  de 
certaines  divinités.  En  un  mot,  la  pierre  polie  est  un 
caractère  accessoire,  un  témoin  de  l’avènement  de  l’agri- 
culture avec  son  cortège  habituel  d’industries,  de  la  trans- 
formation d’une  race  vivant  au  jour  le  jour  en  un  peuple 
prévoyant,  puisqu’il  laboure  et  sème  en  attendant  la 
récolte,  et  qu’ensuite  il  fait  provision  de  blé.  Le  principe 
de  la  propriété  du  sol,  acquise  par  le  travail,  est  une  suite 
de  ce  changement,  comme  aussi  une  vie  sédentaire,  la 
construction  de  magasins,  de  maisons,  de  villages.  C’est, 
en  un  mot,  l’aurore  de  la  civilisation. 

La  construction  de  maisons,  de  dépôts,  d’appareils 


534 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


divers  pour  l’agriculture  et  toutes  les  industries  nouvelles, 
implique  un  usage  très  fréquent  du  bois.  Pour  couper 
des  troncs  d’arbre,  les  fendre,  les  débiter,  les  tailler,  à 
quoi  auraient  pu  servir  les  lames  microscopiques  du 
magdalénien,  ses  petits  grattoirs,  ses  fines  pointes  ? Il 
fallait  un  tout  autre  genre  d’outils,  et  c’est  à cette  néces- 
sité que  répondent  les  instruments  en  pierre  polie.  Le 
courant  qui  apporta  l’agriculture  possédait  cet  outillage, 
dont  les  formes  se  sont  conservées  jusqu’à  nos  jours  sans 
grands  changements. 

La  hache  polie  n’est  pas  un  symbole  de  la  guerre  : 
c’est  celui  de  la  civilisation  nouvelle,  que  résume  l’agri- 
culture. Les  anciens  considéraient  celle-ci  comme  le  don 
d’une  divinité  à laquelle  ils  rendaient  un  culte.  Nous 
voyons  sur  les  parois  des  cryptes  sépulcrales  néolithiques 
en  France,  la  représentation  d’une  divinité,  avec,  comme 
attribut,  la  hache  polie.  On  n’aurait  pu  mieux  choisir 
pour  traduire  graphiquement  l’existence  du  susdit  culte, 
continué  par  l’antiquité  classique.  Remarquons  en  passant 
que  sa  naissance  paraît  s’expliquer  plus  naturellement  si 
l’agriculture  fut  vraiment  un  don,  reçu  d’une  nation 
supérieure. 

Quant  à l’origine  de  cette  civilisation,  dans  l’article 
cité  plus  haut,  j’ai  signalé  des  analogies  très  significa- 
tives entre  les  mobiliers  de  l’époque  de  la  pierre  polie  en 
Espagne  et  ceux  des  plus  anciennes  villes  d’Hissarlik. 
Je  reprendrai  brièvement  la  comparaison. 

L’industrie  du  silex  est  toute  différente  dans  les  deux 
pays  : elle  date  d’une  époque  où  il  n’existait  pas  de  rela- 
tions entre  eux.  Celle  de  la  pierre  polie  est  identique  : 
on  dira  que  cela  va  de  soi,  que  c’est  un  stade  par  lequel 
presque  tous  les  peuples  ont  passé  ; cela  est  exact  ; mais 
pour  montrer  que  dans  le  cas  actuel  il  y a de  plus  con- 
temporanéité et  certains  rapports  très  étroits  entre  les 
industries  des  deux  pays,  il  suffit  d’examiner  les  objets 
qui  accompagnent  la  pierre  polie.  Commençons  par  les 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE. 


535 


poteries.  L’histoire  de  la  céramique  prouve  que  c’est  un 
des  arts  qui  impriment  le  mieux  à leurs  produits  le  sceau 
de  l’époque  et  de  l’école  auxquelles  ils  appartiennent.  Les 
plus  anciens  vases  espagnols,  par  la  grossièreté  de  leur 
exécution,  témoignent  de  l’inexpérience  des  ouvriers  ; et 
cependant  leurs  formes  sont  déjà  avancées  et  de  celles 
que  doit  précéder  une  certaine  pratique  : on  sent  l’in- 
fluence de  modèles  plus  parfaits  ; or  c’est  précisément  à 
Hissarlik  qu’on  trouve  un  ensemble  de  .produits  qui  ont 
pu  inspirer  ceux  d’Espagne,  et  dans  les  deux  pays  les 
formes  se  modifient  aux  époques  suivantes  : il  en  est  de 
même  des  ornements  incisés  qui  décorent  les  vases. 

Un  autre  objet  joue  un  rôle  important  : le  fusaïole  en 
terre  cuite.  On  sait  que  Schliemann  en  a recueilli  des 
milliers  dans  les  anciennes  villes  d’Hissarlik  et  que  dans 
la  suite  ils  deviennent  rares.  En  Espagne  ils  caractérisent 
la  même  époque  de  la  pierre  polie,  après  laquelle  on  n’en 
trouve  pas. 

L’identité  des  idoles  plates  de  pierre  en  forme  de 
violon,  est  complète  entre  les  exemplaires  espagnols  et 
troyens,  et,  comme  pour  les  objets  précédents,  exclusive- 
ment propre  à la  pierre  polie  : après,  en  Espagne  comme 
à l’Est,  on  leur  voit  succéder  d’autres  idoles  de  forme 
différente. 

Ces  faits  ne  s’expliquent  plus  par  le  hasard  ni  par  le 
parallélisme  inévitable  dans  la  marche  de  l’industrie  : ils 
sont  le  produit  de  conceptions  locales,  individuelles,  qui 
ne  se  produisent  pas  deux  fois  indépendamment.  La 
grande  supériorité  des  objets  d’Hissarlik  proteste  d’aii- 
leurs  contre  l’identification  du  degré  de  culture. 

Quelques  mots  sur  les  objets  de  parure.  Le  palais 
d’Hissarlik  contenait  de  nombreux  bijoux  en  or  et  en 
argent.  En  Espagne  ils  sont  faits  au  moyen  de  coquilles 
ou  de  pierres  ; une  grotte  sépulcrale  a livré  un  diadème 
en  or  : cette  pièce  unique  diminue  un  peu  la  distance  que 
l’abondance  de  l’or  crée  entre  les  deux  civilisations  que 


536 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


nous  comparons.  Mais  il  y a plus  : si  avec  MM.  Perrot 
et  Chipiez  on  étudie  les  éléments  des  diadèmes,  colliers  et 
boucles  d’oreilles  d’Hissarlik,  on  y sent  encore  la  barbarie 
qu’au  premier  aspect  voile  l’éclat  de  tant,  d’or.  Si  on 
regarde  de  plus  près,  cette  impression  s’accentue,  car  on 
y reconnaît  l’imitation  d’ornements  de  coquilles;  en  effet, 
les  rondelles  de  test  de  cardium,  incomplètement  usées, 
présentent  sur  leur  pourtour  de  petits  becs  ; sur  leurs 
faces,  se  voient  des  lignes  concentriques  ou  des  droites 
parallèles  : copiés  sur  des  rondelles  en  or,  régularisés  et 
appropriés  au  métal  et  au  procédé  employé,  ces  éléments 
sont  devenus  ceux  que  portent  les  perles  de  collier  d’His- 
sarlik ; d’autres  pendeloques  sont  inspirées  des  cyprées, 
ou  de  fragments  allongés  de  test  coquillier  ; le  type 
habituel  des  pendants  d’oreilles  dérive  de  la  coquille 
trouée  du  cardium. 

Si  ce  sont  bien  là  les  tout  premiers  pas  au  sortir  de 
la  barbarie,  la  présence  des  métaux  et  de  l’art  naissant 
n’en  constitue  pas  moins  une  grande  supériorité.  Celle-ci 
d’ailleurs  est  une  des  circonstances  nécessaires  pour 
rendre  compte  du  courant  venant  de  l’Est.  Nous  le  ver- 
rons mieux  dans  la  suite. 


LA  DERNIÈRE  PHASE  DU  NÉOLITHIQUE 

La  dernière  phase  du  Néolithique  est  caractérisée  en 
Espagne  par  l’apogée  de  la  taille  du  silex  et  par  la  déca- 
dence de  la  pierre  polie  devant  l’invasion  du  cuivre.  J’ai 
déjà  émis  l’opinion  que  cette  période  est  contemporaine 
de  la  civilisation  mycénienne  et  influencée  par  elle.  Si 
dans  l’étude  comparative  qui  doit  établir  cette  thèse,  on 
considérait  isolément  chaque  série  d’objets,  il  pourrait 
rester  un  certain  doute  : mais  devant  l’ensemble  la  con- 
viction se  fait,  et  elle  achève  de  se  confirmer  à la  vue  de 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  5 3y 

l’enchaînement  des  différentes  parties  de  l’histoire,  qui  se 
complètent  et  s'éclairent  mutuellement. 

Commençons  par  l’industrie  de  la  pierre. 

A Mycènes  on  trouve  quelques  haches  polies  ; mais 
leur  rôle  est  absolument  effacé  ; en  Espagne  elles  sont  de 
même  exceptionnelles  dans  les  tombes  les  plus  récentes 
du  Néolithique. 

L’industrie  du  silex  ou  de  l’obsidienne  est  beaucoup 
plus  développée  en  Espagne  qu’à  Mycènes  ; on  en  voit  la 
raison  : les  habitants  du  premier  de  ces  pays  ne  disposant 
pas,  comme  les  Mycéniens,  du  bronze  pour  la  fabrication 
des  outils  minces,  tranchants  ou  perçants,  ont  poussé 
beaucoup  plus  loin  la  perfection  de  la  taille  du  silex.  Les 
magnifiques  poignards  Scandinaves  resteront  le  meilleur 
exemple  à l’appui  de  cette  démonstration.  Malgré  cela, 
Schliemann  a recueilli,  dans  une  des  plus  riches  tombes 
de  l’acropole  de  Mycènes,  trente-cinq  pointes  de  flèches 
en  obsidienne  d’un  bon  travail  : elles  formaient  partie  de 
l’armement  d’un  personnage  royal,  couvert  d’or,  accom- 
pagné d’épées,  de  lances  et  de  poignards  en  bronze  d’un 
travail  remarquable  : il  n’y  avait  aucune  flèche  en  métal. 
Donc  au  point  de  vue  de  l’emploi  de  la  pierre,  de  la  belle 
taille  du  silex  ou  de  l’obsidienne,  la  différence  entre  le 
Mycénien  ancien  et  le  Néolithique  espagnol  consiste 
seulement  dans  la  proportion  des  objets  en  pierre  rela- 
tivement à ceux  en  métal. 

Cette  constatation  est  capitale  au  point  de  vue  de  l’âge 
relatif  des  deux  civilisations.  On  peut  à ce  sujet  raisonner 
de  deux  manières,  suivant  le  point  de  vue  auquel  on  se 
place  : 

i°  L’abondance  et  la  nature  des  métaux  à Mycènes 
correspondent  à un  niveau  industriel  plus  élevé,  donc 
à une  époque  plus  récente  ; 

2°  L’identité  des  flèches  de  pierre  entraîne  la  contem- 
poranéité des  deux  civilisations. 

Le  premier  raisonnement  est  celui  qu’on  fait  d’habi- 


538 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tude  : on  se  débarrasse  de  l’objection  tirée  de  la  présence 
des  flèches  de  pierre  en  parlant  de  survivance  d’un  âge 
plus  ancien.  Pour  peu  qu’on  veuille  donner  un  sens  à 
cette  réponse,  on  s’aperçoit  quelle  revient  à rajeunir  la 
fin  de  l’usage  des  armes  de  pierre,  ou  à vieillir  celui  des 
métaux,  et  l’objection  reste  entière. 

Le  second  raisonnement  prend  comme  élément  chrono- 
logique l’objet  le  plus  ancien,  et  par  cela  même  il  est 
plus  juste  : si  les  deux  pays  ont  eu  une  époque  où  ils 
faisaient  usage  de  flèches  en  pierre,  on  ne  peut  pas 
admettre  que  le  plus  avancé  des  deux  ait  tardé  plus  que 
l’autre  à les  remplacer  par  celles  en  métal  : il  faut  donc 
considérer  les  flèches  mycéniennes  comme  au  moins  aussi 
vieilles  que  les  flèches  espagnoles.  Que,  disposant  du 
bronze,  on  ait  continué  à les  faire  en  pierre,  cela  n’a  rien 
détonnant  : la  pierre  devait  présenter  des  avantages  ; 
d’ailleurs  le  fait  est  là,  et  il  est  loin  d’être  unique  : il  se 
répète  dans  les  sépultures  françaises  au  point  d’être  la 
règle,  et  d’après  M.  A.  Martin  la  belle  industrie  des 
pointes  de  flèche  en  silex  a été  créée  par  le  bronze. 

Supposer  les  flèches  mycéniennes  plus  récentes  que 
celles  d’Espagne,  c’est  les  faire  contemporaines  de  l’âge 
du  bronze  dans  ce  pays  ; or,  malgré  quelques  progrès 
industriels,  la  civilisation  de  cet  âge  diffère  beaucoup 
plus  de  la  mycénienne  que  celle  du  Néolithique. 

La  grande  abondance  de  métaux  précieux  accompa- 
gnant les  flèches  en  pierre  de  Mycènes,  contraste  avec 
leur  absence  en  Espagne;  mais  ce  contraste  est  également 
un  fait,  et  loin  de  fournir  une  objection,  il  donne  la  clef 
de  l’histoire  du  Néolithique  : sans  lui,  on  ne  pourrait  pas 
comprendre  les  expéditions  des  Orientaux  en  Espagne. 

Autre  chose  très  remarquable  : le  type  des  flèches 
mycéniennes,  rare  en  Europe,  caractérise  en  Espagne, 
par  son  abondance  et  par  la  beauté  des  produits,  précisé- 
ment et  exclusivement  la  province  où  nous  constaterons 
tant  d’autres  influences  venant  du  bassin  oriental  de  la 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE. 


539 


Méditerranée,  celle  qui  fut  de  tout  temps  le  point  de 
mire  des  Phéniciens.  Une  coïncidence  si  visible  doit 
avoir  une  signification  : il  doit  exister,  dans  ces  pointes 
de  flèche,  quelque  chose  qui  est  venu  de  l’Est  ; l’avenir 
dira  si  c’est  leur  type,  si  ce  ne  sont  pas  des  flèches  elles- 
mêmes  Voilà  le  motif  de  ma  réserve  lorsque  je  me  suis 
demandé  si  la  belle  taille  du  silex  était  exclusivement 
le  résultat  d’une  évolution  locale. 

Je  viens  de  faire  allusion  aux  expéditions  des  Orientaux 
en  Espagne,  et  de  nommer  les  Phéniciens.  On  sait  que 
les  marchés  de  Sidon  regorgeaient  de  l’or  et  de  l’argent  de 
Tarshis  ; que  l’étain  fut  pendant  longtemps  une  des  prin- 
cipales sources  de  richesse  des  Phéniciens,  et  combien  ils 
faisaient  d’efforts  pour  conserver  le  monopole  de  son  com- 
merce ; ce  métal  avait  plus  d’importance  encore  que  l’ar- 
gent : il  devenait  de  plus  en  plus  nécessaire  et  nous 
pouvons  être  assurés  que  toute  la  production  était  dirigée 
sur  les  marchés  de  l’Est,  où  il  était  bien  payé,  et  que  pas 
une  parcelle  n’en  était  détournée  au  profit  des  peuplades 
arriérées.  La  navigation  du  temps  avait  pour  seul  et 
unique  but  le  drainage  vers  les  centres  civilisés  de  tous 
les  produits  précieux  des  pays  neufs,  et  l’inégalité  que 
nous  constatons  à chaque  pas  entre  les  civilisations  con- 
temporaines des  deux  extrémités  de  la  mer  intérieure  en 
est  tout  à la  fois  la  cause  et  le  résultat,  la  condition  sine 
qua  non. 

Ne  nous  étonnons  donc  pas  si  à une  même  époque 
Mycènes  est  riche  en  bronze,  tandis  que  l’Espagne  ne 
possède  que  le  cuivre  : si  un  doute  pouvait  subsister  sur 
la  cause  de  l’absence  du  bronze,  il  suffirait  pour  le  lever, 
de  considérer  la  métallurgie  de  l’âge  du  bronze  en 
Espagne  : malgré  la  pleine  connaissance  de  cet  alliage,  il 
est  encore  rare,  le  cuivre  est  plus  abondant  : on  voit  avec 
quelle  difficulté  l’étain  y pénétrait  et  on  comprend  qu’à 
une  époque  plus  ancienne,  il  n’en  parvenait  pas  du  tout. 


540  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

L’argent  et  le  plomb  ont  joué  dans  l’antiquité  un  rôle 
considérable.  Le  premier  a fourni  la  matière  d’un  grand 
nombre  de  bijoux  et  de  vases,  qu’on  retrouve  dans  le  bas- 
sin égéen  dès  l’âge  de  la  pierre  polie  ; du  second  on  pos- 
sède très  peu  d’objets  ouvrés  ; mais  il  était  indispensable 
dans  la  métallurgie  de  l’argent.  Celui-ci  s’extrait  surtout 
des  minerais  de  plomb  et,  en  deuxième  ligne  aujourd’hui, 
de  ceux  de  cuivre.  Le  Sud  de  l’Espagne  contient  des  gise- 
ments très  riches  des  uns  et  des  autres,  et  les  Carthaginois 
comme  les  Romains  les  ont  connus  et  exploités. 

Quelques  mots  sur  la  métallurgie  de  l’argent  sont  néces- 
saires. On  commence  par  produire  le  plomb  ou  le  cuivre 
par  simple  fusion  du  minerai  au  charbon  de  bois.  Le 
plomb  s’obtient  très  facilement  : pour  le  cuivre  c’est  un 
peu  plus  difficile,  et  j’ai  pu  constater  que  les  néolithiques 
cassaient  le  minerai  en  petits  morceaux,  qu’ils  chauffaient 
avec  du  charbon  de  bois  : le  feu  était  insuffisant  pour  pro- 
duire une  masse  liquide,  mais  chaque  fragment  subissait 
isolément  l’action  réductrice  de  la  flamme  : il  s’y  produi- 
sait des  particules  de  cuivre  métallique  ; après  refroidis- 
sement on  broyait  les  morceaux  à demi  fondus  et  au  moyen 
d’un  lavage  on  extrayait  les  parcelles  de  cuivre  : on  les 
refondait  ensuite  dans  des  moules  ou  des  creusets.  Tout 
l’argent  des  minerais  se  retrouve  dans  le  plomb  ou  dans 
le  cuivre.  Les  proportions  sont  excessivement  variables  : 
disons  en  passant  qu’un  métal  contenant  1 % d’argent  est 
considéré  comme  très  riche. 

Voici  maintenant  comment  on  extrait  l’argent. 

Si  c’est  du  plomb,  on  le  maintient  fondu  dans  une 
cuvette  plate  appelée  coupelle  : on  dirige  un  courant  d’air 
à la  surface  du  bain  ; le  plomb  s’oxyde  en  formant  de  la 
litharge  qui  surnage  et  qu’on  enlève  continuellement  : à la 
fin  tout  le  plomb  est  ainsi  éliminé  et  l’argent  reste  seul  ; 
on  reconnaît  la  fin  de  l’opération  à l’éclat  que  prend  brus- 
quement le  bain  : cela  s’appelle  l’éclair.  Les  toutes  der- 
nières traces  de  plomb  sont  difficiles  à éliminer,  et  on  ne 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  541 


le  fait  pas,  parce  qu’elles  ne  nuisent  pas  aux  propriétés 
de  l’argent  : il  faut  l’analyse  chimique  pour  en  constater 
la  présence. 

Si  le  métal  riche  est  du  cuivre,  comme  celui-ci  ne 
s’oxyde  pas  seul,  on  lui  ajoute  du  plomb,  qui  l’entraîne 
dans  l’oxydation,  et  les  deux  métaux  alliés  sont  éliminés 
dans  la  litharge.  Mais  si  la  quantité  de  plomb  ajoutée  est 
insuffisante,  aussitôt  quelle  est  consommée  le  cuivre  qui 
reste  ne  s’élimine  plus,  à moins  d’ajouter  encore  du  plomb. 
Seulement,  comme  une  certaine  dose  de  cuivre  n’altère 
pas  sensiblement  les  qualités  de  l’argent,  il  se  peut  que 
les  anciens  aient  souvent  produit  de  l’argent  plus  ou  moins 
cuivreux  sans  s’en  douter,  et  que  dans  certains  cas,  pour 
des  raisons  voulues  ou  non,  on  ait  même  laissé  des  pro- 
portions très  fortes  de  cuivre.  Ainsi  s’expliqueraient  les 
objets  qui  contiennent  autant  et  plus  de  cuivre  que  d’ar- 
gent. On  peut  y voir  des  alliages  intentionnels,  mais  il  est 
plus  probable  que  ce  sont  des  résultats  d’affinages  incom- 
plets. Les  objets  en  argent  d’Hissarlik  et  de  Mycènes 
analysés  par  Schliemann,  contiennent  de  3 à 4 °/0  de  cuivre 
et  des  traces  de  plomb,  témoins  du  procédé  employé  pour 
la  désargentation. 

Revenons  au  Néolithique  espagnol  : s’il  est  contempo- 
rain du  Mycénien,  qui  connaissait  l’argent  et  le  plomb, 
il  faut  s’expliquer  l’absence  de  ces  métaux  en  Occident. 

Dans  une  bourgade  néolithique,  située  dans  un  des  plus 
riches  centres  producteurs  d’argent  de  l’antiquité,  tout 
près  de  ma  maison,  et  que  je  puis  donc  fouiller  minutieu- 
sement, j’ai  rencontré  dernièrement  des  fragments  de 
galène  argentifère  et  même  du  plomb  fondu  : je  n’ai  pas 
de  doute  sur  le  gisement  de  ces  matières,  mais  je  n’ai  vu  en 
place  que  le  minerai  ; le  métal  a été  trouvé  en  mon  absence. 
Lorsque  je  rencontrai  le  premier  fragment  de  minerai 
de  plomb,  je  fus  très  étonné  et  très  perplexe.  Attribuer 
au  hasard  ce  qu’on  ne  comprend  pas  est  un  procédé 
peu  scientifique  : j’en  arrivais  à admettre  que  les  Néo- 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


542 

lithiques  avaient  apporté  là  intentionnellement  ce  morceau 
de  galène  : mais  j’avoue  que  tout  en  croyant  déjà  alors 
très  fermement  à l’existence  de  relations  avec  le  monde 
égéen  riche  en  métaux,  il  restait  dans  mon  esprit  une  telle 
dose  des  idées  courantes  sur  le  peu  d’antiquité  du  plomb 
relativement  au  Néolithique,  que  je  ne  m’arrêtai  pas  un 
instant  à l’idée  que  les  anciens  avaient  là  cette  matière 
pour  en  extraire  le  plomb.  Mais,  quelque  temps  après,  une 
autre  maison  de  la  même  bourgade  me  livre  plusieurs 
autres  morceaux  de  galène  et  du  plomb  métallique  ; j’étais 
travaillé  par  une  autre  constatation  : c’est  que  le  minerai 
de  cuivre  de  la  même  station  contenait  une  notable  pro- 
portion d’argent.  A ce  moment  survint  une  découverte  qui 
rompit  le  charme,  quoiqu’elle  n’appartienne  pas  au  néo- 
lithique. J’avais  repris  les  fouilles  de  la  nécropole  des 
Eriales,  composée  d’un  certain  nombre  de  dolmens  : le 
mobilier  des  uns  est  néolithique  ; celui  des  autres  est  de 
l'âge  du  bronze,  quoique  je  n’aie  constaté  jusqu’à  présent 
que  des  objets  en  cuivre.  L’examen  de  ces  sépultures 
montre  avec  toute  clarté  qu’elles  sont  du  tout  premier 
début  de  l’âge  du  bronze,  et  immédiatement  postérieures 
au  Néolithique,  sans  interposition  d’aucune  époque  inter- 
médiaire. Dans  ces  dolmens,  j’avais  trouvé  des  bracelets 
et  des  pendants  d’oreilles  en  cuivre,  en  argent  et  en  argent 
contenant  10  à 12  °/0  de  cuivre  ; parmi  ces  bijoux  il  y en 
avait  deux  dont  je  n’avais  pas  encore  déterminé  la  nature  ; 
après  la  trouvaille  du  plomb  néolithique,  je  les  fis  exami- 
ner au  laboratoire,  où  il  fut  constaté  qu’ils  étaient  en 
plomb  ! Mon  chimiste  D.  Ramon  de  Cala,  ne  pouvant 
admettre  qu’on  eût  fait  des  bijoux  en  plomb,  soupçonna 
qu’ils  avaient  été  dorés  ; et  en  effet,  l’analyse  trouva  5 % 
d’or,  et  en  attaquant  un  petit  tronçon  entier  par  l’acide, 
il  laissa  une  gaine  cylindrique  de  substance  non  dissoute, 
translucide  ; c’était  l’or  réduit  à cet  état  par  la  présence 
de  sels  de  plomb,  et  devenu  invisible  par  cette  altération. 

Le  signal  était  donné,  et  toute  une  série  de  faits 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  543 


étranges  et  mal  interprétés,  s’éclaira  d’un  jour  nouveau  : 
il  y a plus  de  vingt  ans,  nous  avions  découvert  dans  les 
villes  et  sépultures  de  l’âge  du  bronze,  quantité  d’objets 
en  argent  dont  beaucoup  contenaient  du  cuivre,  quelques- 
uns  un  peu  de  plomb  : nous  avions  aussi  des  lingots  de 
plomb  et  même  de  la  litharge,  produit  de  l’affinage  de 
l’argent.  Nous  n’avions  trouvé  d’autre  explication  à la 
présence  de  l’argent  que  la  connaissance  de  gisements  du 
métal  natif,  comme  celui  de  Herrerias  (Cuevas),  car  nous 
écartions  absolument  l’idée  qu’à  l’âge  du  bronze  on  aurait 
pu  connaître  le  procédé  de  la  coupellation  du  plomb.  Le 
cuivre  des  objets  d’argent  était  supposé  allié  intentionnel- 
lement. Les  lingots  de  plomb,  dont  nous  ne  mettions  pas 
en  doute  l’ancienneté,  étaient,  croyions-nous,  des  traces 
d’essais,  de  recherches  sans  importance  : quant  à la 
litharge,  malgré  une  certaine  préoccupation,  nous  la  con- 
sidérions comme  probablement  plus  récente,  l’endroit  de 
la  découverte  n’ayant  pas  été  rigoureusement  déterminé. 
Si  l’on  veut  tenir  compte  de  ce  que,  par  suite  des  idées 
reçues,  nous  avons  toujours  été  tentés  d’écarter  systéma- 
tiquement l’ancienneté  des  trouvailles  de  plomb,  on  recon- 
naîtra que  plus  d’un  fait  a pu  nous  échapper  ; cela  ne  fait 
qu’augmenter  la  valeur  de  ceux  qui  ont  résisté,  et  dont 
l’ensemble  malgré  tout  assez  imposant,  amène  des  conclu- 
sions inattendues. 

Nous  savons  donc  que  les  Néolithiques  d’Espagne  ont 
produit  du  plomb,  et  que  leurs  successeurs  de  l’âge  du 
bronze  employaient  le  plomb  et  l’argent. 

Mais  que  faisaient  les  Néolithiques  avec  le  plomb  ? 

Un  des  faits  de  la  haute  antiquité  dont  l’histoire  a con- 
servé le  souvenir  le  plus  précis,  malgré  quelques  détails 
fabuleux,  est  la  découverte  de  l’argent  en  Espagne  par  les 
Phéniciens.  Elle  nous  raconte  que  ceux-ci,  attirés  dans  le 
pays  par  leur  commerce,  apprirent  l’existence  de  riches 
gisements  d’argent,  dont  les  indigènes  ignoraient  la  va- 
leur : qu’ils  le  leur  achetèrent  à vil  prix  pour  le  revendre 


544 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


en  Grèce,  en  Asie  ; que  parfois  il  y en  avait  tant  sur  le 
marché  qu’ils  ne  pouvaient  tout  charger  sur  leurs  navires  : 
alors  ils  coupaient  leurs  ancres  en  plomb  et  les  rempla- 
çaient par  d’autres  en  argent.  Ce  commerce  se  prolongea, 
et  procura  aux  Phéniciens  d’immenses  richesses. 

Ce  récit  paraît  au  premier  abord  présenter  des  exagé- 
rations et  même  des  contradictions. 

Puisque  les  indigènes  ignoraient  la  valeur  de  l’argent, 
il  ne  s’agit  pas  d’une  époque  où  ils  l’utilisaient  pour  leurs 
bagues,  leurs  bracelets,  leurs  boucles  d’oreille  et  leurs 
couronnes.  Mais  comment  ont-ils  pu  le  produire  et  le 
vendre  sans  l’employer  eux-mêmes  ? D’un  autre  côté,  sup- 
poser des  gisements  si  fabuleusement  riches  qu’on  en 
chargeait  de  pleins  vaisseaux  et  qu’il  en  restait  toujours, 
c’est  dépasser  les  limites  de  la  vraisemblance. 

Ces  difficultés  disparaissent  si  on  admet  que  la  mar- 
chandise achetée  par  les  Phéniciens  était  du  plomb  et  du 
cuivre  argentifères,  ou  même  des  minerais  d’argent. 

Ce  que  nous  croyons  un  langage  imagé,  exagéré,  est 
au  contraire  un  langage  essentiellement  commercial  : les 
Anglais  qui  viennent  aujourd’hui  charger  le  plomb  espagnol 
aux  mêmes  ports  qu’autrefois  les  Phéniciens,  sont  ache- 
teurs d’argent,  non  de  plomb,  car  ce  dernier  produit  est 
accessoire  et  le  premier  fait  la  valeur  des  lingots.  Cela 
était  encore  plus  vrai  au  temps  des  Phéniciens  : la  valeur 
de  l’argent  relativement  à celle  du  plomb  était  plus 
grande  : celui-ci  n’était  pas  même  considéré  comme  un 
métal  ; c’est  à peine  si  plus  tard  on  lui  donne  un  nom  ; il 
servait  à la  coupellation  du  cuivre  riche  ; c’était  une 
impureté  à éliminer,  et  quand  on  l’emploie  comme  tel, 
c’est  pour  falsifier  l’or,  ou  à cause  de  son  grand  poids, 
pour  en  faire  des  ancres  : on  en  a retrouvé  qui  pèsent 
jusqu’à  75o  kilogrammes. 

On  comprend  maintenant  que  les  indigènes  aient  pu 
vendre  aux  Phéniciens  de  grandes  quantités  d’argent  sans 
en  connaître  la  valeur,  puisque  cet  argent  était  caché  dans 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE. 


le  plomb  dont  ils  ne  pouvaient  rien  faire,  ou  dans  le  cuivre 
qu’ils  avaient  en  grande  abondance. 

Cette  histoire  de  la  découverte  et  du  premier  commerce 
de  l’argent  amène  plusieurs  conséquences  importantes. 

Elle  nous  donne  une  date  assez  précise  pour  la  dernière 
phase  du  Néolithique  espagnol,  car  les  Phéniciens  n’ont 
pu  commencer  ce  trafic  avant  le  milieu  du  second  millé- 
naire ; d’autres  découvertes  nous  conduiront  au  même 
résultat. 

Elle  nous  dit  qu’à  l'époque  où  les  Phéniciens  recher- 
chaient l’argent,  les  indigènes  n’en  connaissaient  pas  la 
valeur  : autant  vaut  dire  que  la  civilisation  des  premiers 
était  beaucoup  supérieure  ; connaissant  celle-ci  ou  celle 
de  Mycènes,  nous  aurions  pu  d'avance  nous  attendre  à 
trouver  les  Espagnols  contemporains  attardés  à l’âge  de 
pierre  ou  très  peu  avancés  dans  l’industrie  du  métal. 

Elle  nous  fait  toucher  du  doigt  le  rôle  des  Phéniciens 
en  Espagne,  leur  action  de  drainage  des  produits  précieux 
vers  leur  métropole.  Pendant  toute  la  durée  de  leur  com- 
merce préhistorique,  on  ne  trouve  pas  d’or  dans  les  sépul- 
tures d’Espagne;  on  le  connaissait  et  l’employait  cependant 
avant  eux,  et  à peine  disparaissent-ils,  qu’il  réapparaît 
dans  les  mobiliers,  en  quantité  assez  sérieuse.  Faut-il  en 
déduire  qu’ils  parvenaient  à arracher  même  l’or  aux  indi- 
gènes ? De  leur  part  ce  ne  serait  pas  étonnant  ; on  me 
concédera  tout  au  moins  qu’il  y a peu  d’espoir  de  trouver 
au  Néolithique  espagnol  des  objets  précieux  importés  de 
l’Est,  quand  les  produits  de  valeur  du  pays  y font  défaut. 
On  conçoit  aussi  que  les  Phéniciens,  même  s’ils  faisaient 
déjà  le  commerce  de  l’étain,  n’en  aient  pas  apporté  en 
Espagne. 

Elle  nous  montre  pourquoi  l’absence  de  bronze  et  d’é- 
tain n’empêche  pas  la  civilisation  néolithique  d’Espagne 
d’être  contemporaine  de  celle  de  Mycènes,  puisque  pré- 
cisément les  peuples  civilisés  de  l’Est  méditerranéen 
s’enrichissaient  avec  les  métaux  des  autres  pays. 

III*  SÉRIE.  T.  X. 


35 


546 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Si  l’on  s’étonne  de  la  longue  durée  de  cet  état  de 
choses,  il  faut  se  rappeler  que  l’histoire  la  donne  comme 
un  fait,  et  encore  une  fois  elle  s’explique  par  la  grande 
infériorité  des  indigènes  ; les  fouilles  nous  montrent  d’ail- 
leurs que  non  seulement  ils  ignoraient  la  valeur  et  les 
applications  de  l’argent,  mais  qu’ils  n’employaient  pas 
même  le  cuivre,  si  abondant,  à faire  des  bijoux  ; anté- 
rieurement, les  bracelets  en  pierre  eten  coquille  abondent; 
mais  à la  fin  du  Néolithique  cette  mode  n’existe  pas  : c’est 
étrange,  mais  très  réel  ; aussitôt  après,  elle  s’établit  tout 
d’un  coup  et  d’une  façon  générale.  On  peut  aussi  invoquer 
cette  raison,  que  si  même  à un  moment  donné  les  Néo- 
lithiques ont  soupçonné  le  secret  des  Phéniciens,  il  leur 
manquait  encore  beaucoup  pour  être  capables  d’extraire 
l’argent  du  plomb,  et  en  attendant  celui-ci  restait  pour 
eux  sans  valeur.  Enfin,  le  caractère  des  Phéniciens  nous 
est  assez  connu  pour  que  nous  ne  doutions  pas  qu’ils 
auront  mis  tout  en  œuvre  pour  maintenir  leur  supériorité  : 
ils  ont  même  eu  recours  à la  guerre  pour  se  rendre  maîtres 
du  pays  et  mieux  tenir  leur  proie. 

Abordons  maintenant  un  tout  autre  ordre  de  faits  non 
moins  intéressant. 

On  sait  que  le  poulpe  est  un  des  motifs  de  prédilection 
de  l’art  mycénien  : il  y est  reproduit  sous  toutes  les 
formes  : certains  dessins  sont  réalistes,  d’autres  très 
stylisés,  dont  le  but  est  ornemental  ou  symbolique.  Parmi 
ces  derniers,  il  y a tout  particulièrement  une  série  que 
MM.  Perrot  et  Chipiez  ont  d’abord  fait  connaître,  et  que 
M.  Fréd.  Houssay  a interprétée  avec  une  rare  clair- 
voyance. Ces  poulpes,  peints  sur  des  vases,  ont  le  corps 
très  allongé,  les  yeux  très  marqués  : les  quatre  paires  de 
bras  sont  des  lignes  ondulées,  terminées  par  un  enroule- 
ment avec  un  signe  particulier.  Entre  les  bras  sont  peints 
des  animaux  divers,  hérissons,  chevaux,  poissons,  oiseaux, 
etc.  M.  Houssay  y reconnaît  l’expression  des  idées  philo- 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  547 


sophiques  des  Mycéniens,  une  théorie  de  l’évolution,  con- 
sidérant la  mer  comme  le  grand  laboratoire  où  se  brassent 
tous  les  principes  vivants.  Pline  développe  cette  même 
philosophie.  Mes  découvertes  en  Espagne  fournissent  un 
argument  inattendu,  mais  très  précieux  à l’appui  de  la 
théorie  de  M.  Houssay. 

Je  retrouve  en  effet  le  poulpe  figuré  sur  un  très  grand 
nombre  d’objets  néolithiques  ayant  un  caractère  religieux. 
L’animal  y est  encore  plus  stylisé  qu’à  Mycènes  : la  meil- 
leure représentation  se  trouve  deux  fois  sur  un  vase 
grossier,  peinte  en  rouge  : le  corps  est  une  ligne  verti- 
cale, les  yeux  sont  deux  cercles  avec  un  point  central  : les 
quatre  paires  de  bras  se  relèvent  verticalement  ; les  infé- 
rieures sont  terminées  par  un  chevron  à la  place  de  l’en- 
roulement mycénien  : les  paires  supérieures  se  retournent 
au-dessus  des  yeux,  où  on  voit  d’autres  lignes  rappelant 
des  sourcils. 

Grâce  aux  vases  mycéniens,  je  crois  qu’on  ne  peut 
hésiter  à y reconnaître  le  même  poulpe,  encore  plus  stylisé, 
et  par  conséquent,  exclusivement  symbolique.  L’exécution 
est  beaucoup  plus  mauvaise,  mais  à part  cela,  la  seule 
différence  consiste  dans  la  terminaison  des  bras.  Ce  détail, 
loin  de  nous  gêner,  est  un  très  curieux  élément  de  pré- 
cision. Dans  les  nombreux  dessins  accompagnant  ou  non 
le  poulpe  sur  les  objets  néolithiques  de  la  Péninsule,  l’en- 
roulement ou  la  spirale  si  caractéristique  des  Mycéniens 
est  totalement  absent  : je  n’en  connais  pas  un  seul 
exemple  ; cela  est  d’autant  plus  frappant  que  certains 
motifs  de  décoration  présentent  dans  l’ensemble  de  leurs 
contours,  les  mêmes  dispositions  que  ceux  de  Mycènes, 
et  c’est  seulement  la  nature  des  lignes  qui  varie  : à 
Mycènes  c’est  la  spirale,  en  Espagne  le  chevron,  le 
triangle,  le  carré  ou  le  losange  formant  des  damiers  ; 
ainsi  la  différence  observée  dans  l’extrémité  des  bras  du 
poulpe  est  commune  à tout  le  système  décoratif.  Or,  si  la 
spirale  est  la  courbe  préférée  des  Mycéniens,  c’est  dans 


548 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


les  anciens  objets  phéniciens  ou  chypriotes  qu’on  doit 
chercher  les  lignes  angulaires  de  notre  Néolithique, notam- 
ment les  damiers,  motif  fréquent  et  absolument  identique 
de  part  et  d’autre. 

Les  poulpes  d’Espagne  sont  donc  phéniciens,  non 
mycéniens.  Cela  pourra  servir  de  point  de  départ  à des 
aperçus  intéressant  l’histoire  du  symbole  lui-méme,  ainsi 
que  celle  des  Phéniciens  : pour  nous  l’essentiel  est  d’y 
trouver  une  nouvelle  preuve  de  la  présence  des  Phéni- 
ciens en  Espagne. 

Nous  voyons  aussi  continuée  la  contemporanéité  de  la 
dernière  phase  néolithique  et  du  Mycénien.  En  effet, 
laissant  de  côté  le  caractère  phénicien  de  notre  poulpe, 
celui-ci  est  certainement  un  motif  propre  à la  civilisation 
mycénienne.  M.  Houssay  croit  le  retrouver  dans  les 
ligures  dites  de  chouette  sur  les  vases  d’Hissarlik  ; mais 
il  y a dans  cette  attribution  quelque  chose  de  contradic- 
toire : des  dessins  aussi  stylisés,  aussi  éloignés  de  la 
réalité,  devraient  être  les  derniers,  non  les  premiers 
termes  de  l’évolution  : c'est  en  plein  Mycénien  qu’on 
trouve  toute  la  gradation.  En  tout  cas,  c’est  bien  à cette 
dernière  série  que  se  relient  les  poulpes  espagnols. 

La  stylisation  extrême  de  ceux-ci  semble  indiquer 
qu’ils  ne  sont  pas  nés  dans  le  pays,  qu’ils  y sont  arrivés 
déjà  à l’état  de  symbole.  Comme  dans  le  monde  mycénien 
ils  personnifiaient  le  pouvoir  créateur  de  la  vie,  il  est  à 
supposer  que  nos  Turdétans  ont  accepté  une  philosophie 
toute  faite,  et  ont  vu  dans  ces  grossières  images  les 
représentations  d’une  divinité.  L’examen  complet  du 
même  vase  va  nous  confirmer  dans  cette  manière  de  voir, 
comme  celui  des  autres  figures  symboliques.  A côté  des 
deux  poulpes,  sont  peints  des  triangles  formés  de  points, 
les  uns  avec  le  sommet  vers  le  bas,  les  autres  avec  le 
sommet  vers  le  haut.  Tâchons  de  comprendre  leur  signi- 
fication. J’ai  trouvé  dans  une  maison  néolithique  une 
grossière  statuette  de  pierre  représentant  une  femme 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  ?4g 

sans  tête  ni  bras,  peut-être  brisée.  Les  parties  sexuelles, 
comme  sur  tant  d’autres  en  Egypte  et  dans  le  bassin 
égéen,  sont  marquées  par  un  grand  triangle  rempli  de 
points  ; ce  triangle  est  peu  réaliste  ; il  est,  lui  aussi, 
stylisé  ; et  ici  le  doute  n’est  pas  possible  : il  exprime 
l’idée  de  maternité.  11  me  semble  qu'il  est  permis  de 
retrouver  la  même  idée  dans  les  triangles  formés  de 
points,  alors  même  qu’ils  ne  sont  pas  sur  une  image 
féminine,  par  exemple  sur  le  vase  aux  poulpes.  Une  fois 
admis  que  ce  triangle  est  devenu  un  signe  hiéroglyphique, 
l’expression  graphique  d’une  idée,  on  peut  se  demander 
si  un  triangle  en  tout  semblable,  mais  avec  le  sommet 
retourné,  ne  signifierait  pas  l’idée  complémentaire,  celle 
de  paternité  ; de  là  à réunir  les  deux  par  le  sommet  il 
n’y  a qu’un  pas  pour  exprimer  l’union  de  sexes,  l’idée  de 
reproduction,  de  conservation  de  la  vie.  Déjà  la  décou- 
verte de  M.  Houssay  nous  fait  saisir  le  sens  philosophique 
du  poulpe,  image  du  principe  créateur  de  la  vie,  et  le 
caractère  sacré  du  vase  ; or,  si  nous  lisons  les  triangles 
avec  la  clef  proposée  ci-dessus,  en  allant  de  droite  à 
gauche,  comme  les  Phéniciens,  nous  trouvons  alternative- 
ment un  triangle  féminin  et  un  masculin,  trois  fois,  puis 
les  deux  derniers  formant  une  seule  figure  à sommet 
commun,  celle  du  principe  conservateur  de  la  vie. 

Nous  aurions  donc  sur  ce  vase  liturgique  un  résumé 
de  la  philosophie  ou  de  la  religion  apportée  par  les 
Phéniciens  en  Espagne. 

Mais  l’interprétation  du  double  triangle  demande  con- 
firmation. 

Les  mystères  de  la  création  et  de  la  conservation  de 
la  vie  ont  toujours  grandement  préoccupé  les  anciens  ; 
ceux-ci  ont  extériorisé  les  conceptions  de  leur  esprit  en 
des  figures  d’idoles  et  des  représentations  tirées  de  la 
nature,  des  organes  et  des  êtres  qui  leur  semblaient 
avoir  les  rapports  les  mieux  marqués  avec  ces  mystères. 
Les  statuettes  à grand  triangle  sexuel,  les  dessins  de 


55o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


poulpes  en  sont  des  exemples.  En  voici  un  autre,  sur 
des  vases  représentés  dans  l’article  précédemment  cité 
(fig.  221  et  222)  (1).  Sur  chacun  d’eux  on  voit  un  cerf  à la 
ramure  puissante,  entouré  de  biches  ; c’est,,  avec  le  poulpe, 
le  seul  animal  que  j’aie  retrouvé  sur  des  vases.  Pline 
décrit  l’étonnement  que  causaient  aux  penseurs  de  son 
temps  la  chute  annuelle  des  bois  du  cerf,  et  la  relation 
de  leur  croissance  avec  la  force  reproductrice  de  l’animal  : 
si  celle-ci  lui  est  enlevée,  les  bois  ne  repoussent  pas.  Ces 
idées  étaient  plus  vieilles  que  Pline,  et  nous  pouvons 
bien  y voir  une  allusion  sur  nos  vases  préhistoriques  ; 
or,  détail  vraiment  éloquent,  sur  chacun  de  ces  tableaux, 
à une  place  où  on  se  demande  ce  qu’elle  vient  faire,  se 
trouve  notre  figure  du  double  triangle  : elle  est  là  comme 
une  légende  explicative  de  la  scène  ; mais  je  ne  sais 
laquelle  des  deux,  la  légende  ou  la  scène,  explique  pour 
nous  l’autre  : nous  voyons  que  toutes  deux  font  allusion 
au  même  principe  de  la  reproduction. 

On  peut  interpréter  dans  le  même  sens  les  figures  d’un 
autre  vase  (fig.  225  du  même  article)  (2)  ; à côté  de  deux 
yeux  qui,  nous  le  verrons,  dérivent  de  ceux  du  poulpe, 
ce  sont  deux  feuilles  de  palmier.  Recourons  encore  à 
Pline  : il  nous  dit  combien  l’esprit  des  anciens  avait  été 
frappé  par  la  différenciation  des  sexes  chez  le  palmier  : 
la  sexualité  existe  chez  tous  les  végétaux,  dit-il,  mais 
dans  nul  autre  on  ne  la  constate  comme  dans  celui-là. 
Pouvons-nous  croire  que  c’est  par  hasard  que  les  Néo- 
lithiques l’ont  choisi  pour  le  dessiner  sur  cette  série  de 
vases  qui  parlent  tous  de  la  même  idée  ? Ici  il  n’y  a pas 
de  double  triangle  : mais  il  ne  serait  pas  si  bien  à sa 
place  à côté  des  végétaux. 

Il  n’est  pas  inutile  de  consigner  une  autre  remarque. 
Les  anciens  attachaient  de  l’importance  aux  analogies 


(1;  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  XXXIV,  p.  534. 
(2)  Ibidem,  p.  554. 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  55  1 

accidentelles  que  présentent  les  formes  des  choses  ; or,  il 
y en  a une,  incontestable,  entre  les  bras  du  poulpe  et  la 
ramure  du  cerf,  et  même,  quoique  plus  vague,  avec  les 
feuilles  de  certains  palmiers  ; celle-ci  devient  tout  à fait 
marquée  sur  des  idoles  en  os,  où  certaines  lignes,  dérivées 
des  bras  du  poulpe,  présentent  absolument  l’aspect  de 
palmes. 

Dans  ce  même  ordre  d’idées  il  y a une  analogie  plus 
importante,  et  très  frappante,  entre  la  figure  géométrique 
de  notre  double  triangle  sexuel  et  celle  des  représenta- 
tions symboliques  de  la  hache  bipenne.  On  me  demandera 
quel  rapport  il  y a entre  les  deux  idées?  Je  demanderai  à 
mon  tour  si  c’est  pour  elle-même  que  la  hache  bipenne  a 
été  honorée  ? Ses  titres,  comme  instrument  de  sacrifice, 
sont  bien  maigres.  Ne  serait-ce  pas  plutôt  à cause  de  sa 
forme  même,  semblable  à celle  du  double  triangle  sexuel  \ 
Elle  serait  alors  le  symbole  du  principe  de  la  puissance 
reproductrice,  ce  qui  cadre  infiniment  mieux  avec  ce  que 
nous  savons  des  idées  et  des  cultes  de  l’époque.  De  plus, 
je  ne  vois  pas  de  raison  pour  croire  que  ce  signe  soit  né 
en  Espagne,  et  n’ait  pas  été  importé  avec  le  triangle 
féminin  et  le  poulpe  : dès  lors,  il  aurait  existé  dans  l'Est 
méditerranéen  et  y aurait  été  également  le  symbole  du 
principe  conservateur  de  la  vie  ; cela  admis,  je  me  de- 
mande comment  on  pourrait  ne  pas  l’identifier  avec  la 
hache  bipenne. 

Il  nous  faut  revenir  au  poulpe.  J’en  ai  décrit  plus  haut 
les  représentations  les  plus  parfaites  que  j’aie  trouvées 
sur  la  céramique  espagnole.  Mais  il  y en  a bien  d’autres, 
où  il  serait,  je  crois,  impossible  de  soupçonner  une  allu- 
sion au  poulpe,  si  nous  n’avions  pas  les  précédentes  pour 
servir  de  transition.  Les  uns  sont  des  cercles  entourant 
un  point,  et  représentant  les  yeux,  avec,  de  chaque  côté, 
des  paires  de  bras  terminés  par  le  chevron  ; les  paires 
de  bras  sont  plus  souvent  au  nombre  réglementaire  de 
quatre  ; mais  on  en  voit  aussi  trois,  ou,  d’autres  fois, 


552 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


beaucoup  plus  ; sur  certains  vases  les  yeux  sont  rem- 
placés par  des  mamelons  en  relief,  ce  qui  semble  mieux 
marquer  une  tendance  à l’anthropomorphisme.  On  ne 
peut  pas  s’empêcher  de  trouver  à ces  ligures  avec  les 
séries  de  bras  de  chaque  côté,  une  analogie  d’ensemble 
avec  les  globes  ailés  égyptiens  et  avec  les  dieux  ailés 
assyriens  ; sur  un  vase  même  (fig.  224  de  l’article  cité)  (1) 
ils  flanquent  un  cercle  unique,  comme  un  globe,  entouré 
de  points  ; mais  au-dessus  et  en  dessous,  il  y a des  paires 
d’yeux  qui  nous  ramènent  au  poulpe.  Je  ne  crois  pas  que 
le  hasard  explique  cette  analogie  dans  les  représentations 
de  la  divinité  principale  de  divers  peuples,  et  il  y aurait 
lieu  d’en  rechercher  la  cause. 

Sur  nos  vases  espagnols,  le  plus  souvent  le  poulpe 
figure  deux  fois.  Fréquemment  ses  bras  ont  disparu,  et  il 
ne  reste  que  deux  yeux  ; d’autres  fois,  à côté  de  ceux-ci 
il  y a des  séries  de  lignes  courbes  qui  paraissent  dérivées 
des  bras  ; d’autres  en  zigzag  sont  identiques  au  signe 
représentant  l’eau  chez  les  Egyptiens  : des  champs  de 
points  et  de  lignes  verticales  ont  probablement  aussi  un 
sens.  Sauf  les  deux  premiers  exemples  décrits,  qui  sont 
peints  en  rouge,  toutes  ces  figures  sont  gravées  ; dans  un 
cas  après  la  cuisson,  dans  tous  les  autres,  avant. 

Après  les  vases,  les  os  d’animaux  peints  ou  gravés  nous 
fournissent  une  série  surprenante  de  dessins  qui  ont  avec 
les  précédents  la  relation  la  plus  étroite.  Ces  os  ont  reçu 
des  ornements  peints,  mais  souvent  les  surfaces  peintes 
ont  été  fortement  corrodées,  et  le  dessin  se  trouve  gravé 
en  creux.  Le  sujet  reproduit  est  toujours  le  même  : sa 
caractéristique  est  une  paire  d’yeux,  cercles  à point  cen- 
tral, entourés  de  rayons.  La  forme  de  l’objet  ne  permet- 
tant pas  le  développement  en  largeur,  c’est  au-dessus  et 
surtout  au-dessous  des  yeux  que  sont  placés  les  autres 
ornements  qui  sur  les  vases  s’étalent  sur  tout  le  pourtour  : 


(i)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  XXXIV,  p.  534. 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  553 


ce  sont  surtout  ces  mêmes  arcs  de  cercle  rappelant  les 
bras  du  poulpe,  et  s’alignant  en  nombre  des  deux  côtés 
d’un  axe  vertical,  comme  des  palmes  : il  y a des  champs 
remplis  de  zigzags,  des  séries  de  lignes  droites  courtes 
et  parallèles,  des  chevrons,  des  triangles  ; le  sujet  le  plus 
compliqué  est  celui  du  damier  : les  carrés  ou  losanges 
sont  alternativement  vides  et  pleins  : le  remplissage  de 
ceux-ci  est  obtenu  par  des  lignes  croisées  parallèles  aux 
précédentes  et  formant  comme  un  damier  plus  petit.  On 
ne  trouve  pas  ce  dessin  sur  les  vases  liturgiques,  mais 
les  lignes  croisées  formant  greneté,  sont  fréquentes  sur 
divers  objets,  entre  autres  sur  des  récipients  en  albâtre 
ou  en  os.  Ce  dernier  système  d’ornementation  est  très 
phénicien  ; les  autres,  notamment  le  damier,  qui  n’est 
plus  un«;  composition  simple,  offrent  avec  ceux  des  anciens 
vases  chypriotes  l’identité  la  plus  complète. 

J’ai  dit  plus  haut  que  les  dessins  ont  été  peints  et  que 
souvent  les  parties  peintes  sont  actuellement  en  creux  : 
même  lorsqu’il  n’en  est  pas  ainsi,  la  couleur  ne  se  distingue 
plus  : l’os  a seulement  un  aspect  un  peu  différent  qui 
révèle  les  lignes  du  dessin,  ou  bien  on  y voit  des  stries, 
comme  si  on  avait  raclé  plutôt  que  peint.  Lorsque  le  des- 
sin est  en  creux,  on  se  demande  si  c’est  par  un  effet  de 
corrosion  naturelle,  d’altération  de  la  peinture,  ou  le 
résultat  voulu  d’un  procédé  de  gravure  ; dans  certains  cas 
on  incline  vers  cette  dernière  réponse.  La  même  question 
se  présente  devant  les  œufs  d’autruche  peints  ou  gravés 
d’une  nécropole  carthaginoise  voisine. 

Sur  les  os  non  gravés,  les  lignes  sont  très  fines  et  ser- 
rées ; le  dessin  est  fort  délicat,  l’exécution  très  soignée. 

Beaucoup  de  motifs  représentés  sont  ceux  du  répertoire 
des  vases  gravés  ; ce  sont  bien  les  mêmes  idées,  exprimées 
par  le  même  peuple  à la  même  époque  : la  plupart  ne  sont 
pas  seulement  des  ornements  : ils  ont  aussi  un  sens  sym- 
bolique. La  forme  des  os  donne  à l’ensemble  l’effet  des 
idoles  chypriotes  ; avec  leurs  deux  yeux,  ils  évoquent 


r>:>4  aEvuE  des  questions  scientifiques. 

l'idée  d’une  figure  humaine,  comme  les  petites  idoles  en 
albâtre  (fig.  25g  de  l’art,  cité)  (i),  avec  leurs  seins  en  relief, 
et  d’autres  avec  une  sorte  de  tête  et  deux  yeux.  Parmi  les 
os,  une  côte  plate  gravée,  avec  les  deux  yeux  très  carac- 
téristiques, entourés  de  lignes  ornementales,  porte  une 
série  de  rangées  horizontales  formées  par  des  triangles  ; 
une  au-dessus,  avec  les  sommets  renversés  ; sous  les  yeux, 
trois  rangées,  avec  sommets  en  haut  ; plus  bas  deux  autres 
semblables,  séparées  des  précédentes  par  une  bande  ou 
ceinture  de  losanges.  Les  triangles  sont  remplis  de  lignes 
croisées.  L’intérêt  de  cette  côte  consiste  en  ce  qu’elle  se 
rattache,  par  son  ensemble  et  surtout  les  deux  yeux,  aux 
os  longs  avec  lesquels  elle  se  trouvait,  et  par  sa  forme 
plate  et  les  nombreux  triangles,  à une  catégorie  d’objets 
bien  connus  et  qui  jouent  un  rôle  important  dans  le  Néo- 
lithique de  la  Péninsule  : je  veux  parler  des  plaques  de 
schiste  gravées.  J’en  ai  retrouvé  dans  les  sépultures  d’An- 
dalousie : quelques-unes  n’ont  que  des  trous  de  suspen- 
sion ; d’autres  portent  en  outre  trois  paires  de  lignes 
courbes  (fig.  266  de  l’art,  cité)  2),  réminiscences  lointaines 
des  bras  du  poulpe  : d’autres  sont  couvertes  de  triangles 
identiques  à ceux  de  la  côte  gravée.  La  plus  belle  collec- 
tion de  ces  plaques  provient  des  sépultures  portugaises  : 
les  détails  varient  à l’infini  ; voici  les  caractères  les  plus 
habituels  : le  tiers  supérieur,  outre  un  ou  deux  trous  de 
suspension,  porte  au  centre  un  espace  triangulaire  à som- 
met retourné,  privé  d’ornements  : ces  derniers  se  com- 
posent de  bandes  ornées,  différemment  disposées,  et  qu’il 
faut  rapprocher  des  lignes  courbes  ci-dessus  mentionnées  ; 
elles  ont  donc  une  relation  — on  ne  le  croirait  pas  — 
avec  les  bras  du  poulpe.  Le  reste  de  la  surface  est  couvert 
de  dessins  géométriques  variés,  parmi  lesquels  dominent 
les  triangles  remplis  de  lignes  croisées,  et  des  bandes  ou 


(1)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  XXXIV,  p.  559. 

(2)  Ibidem,  p.  541. 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE. 


555 


ceintures  de  composition  différente.  Ces  plaques  sont  rec- 
tangulaires ou  plus  larges  à la  base;  il  y en  a d’autres  en 
forme  de  crosse,  ornées,  et  qui  rentrent  dans  le  même 
groupe  ; je  citerai  aussi  une  corne  avec  des  gravures  de 
chevrons.  Sur  les  plaques,  les  trous  de  suspension  font 
fonction  d’yeux  : cela  est  moins  clair  quand  l’œil  est 
unique.au  milieu  du  front,  comme  chez  les  Cyclopes;  mais 
on  ne  peut  en  douter  en  présence  de  quelques  exemplaires 
hautement  intéressants,  dont  l’anthropomorphisme  a été 
signalé  par  M . Cartailhac  : un  épaulement  dégage  la  tête  ; 
le  vide  triangulaire  du  sommet  s’allonge  et  devient  une 
sorte  de  nez  ; sous  les  deux  yeux,  trois  ou  quatre  paires 
de  lignes  sont  d’autant  plus  singulières  qu'elles  laissent 
entre  elles  un  espace  vide,  précisément  où  devrait  se 
trouver  la  bouche.  Sur  le  corps  de  la  plaque  provenant  de 
Idanha  a Nova,  les  chevrons  affectent  une  disposition  qui 
fait  allusion  à des  bras,  à des  jambes,  à des  pieds  ; au 
musée  de  Madrid  se  trouve  une  plaque  où  les  mains  sont 
bien  marquées  : elles  touchent  un  triangle  à sommet 
retourné,  tout  au  bas  de  l’objet.  L’anthropomorphisme 
de  ces  figures  est  évident  ; mais  on  voit  bien  qu’il  est 
né  de  la  juxtaposition  d’éléments  que  nous  connaissons 
comme  indépendants,  et  dont  l’agencement  paraît  avoir 
d’abord  visé  un  effet  décoratif. 

C’est  en  France  que  nous  trouvons  le  couronnement  de 
la  série,  le  dernier  terme  de  cette  singulière  évolution  : 
ici  encore  M.  Cartailhac  a été  le  premier  à signaler  la 
parenté  entre  les  plaques  gravées  et  les  statues-menhirs  : 
j’appelle  surtout  l’attention  sur  celle  de  St-Sernin,  parce 
que,  tout  en  se  trouvant  au  sommet  du  groupe,  sa  tête 
nous  ramène  au  point  de  départ  : elle  reproduit  de  façon 
frappante  les  traits  élémentaires  de  notre  poulpe  ; deux 
yeux,  le  corps  et  quatre  paires  de  bras  rudimentaires. 
L’absence  de  bouche,  signalée  par  M.  Houssay,  est  bien, 
comme  ce  savant  le  dit,  la  preuve  de  l’origine  de  toutes 


556 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


ces  divinités,  qui  émerge  au  milieu  du  courant  anthropo- 
morphique. 

Nous  assistons  ici  à la  formation  d’un  vaste  panthéon  : 
comme  dans  celui  de  l’antiquité  classique,  les  dieux  se 
transforment,  s’unissent,  se  multiplient  ; les  hasards  d’un 
dessin, des  rapprochements  fortuits  leur  donnent  naissance  : 
cela  nous  est  raconté  par  ces  os  et  ces  pierres  en  un  lan- 
gage qui  n’est  pas  plus  banal  que  celui  de  la  mythologie 
ancienne.  Dans  cette  cohue  de  dieux,  on  retrouve  cepen- 
dant la  persistance  d’un  culte  primordial,  celui  du  principe 
créateur,  dont  la  figure  symbolique,  tirée  du  poulpe, 
subsiste  au  milieu  de  toutes  les  transformations. 

A l’Est  méditerranéen,  si  nous  suivons  MM.  Perrot  et 
Chipiez,  la  colonne  est  née  de  l’emploi  des  troncs  d’arbre 
pour  soutenir  les  toits  de  trop  grande  portée  : la  partie  la 
plus  large  se  plaçait  en  haut  et  la  base  plus  étroite  repo- 
sait sur  un  dé  en  pierre.  La  colonne  lapidaire  a conservé 
la  gracilité  et  l’amincissement  vers  le  bas  ; parfois  elle 
était  faite  de  plus  d’un  tronçon,  rassemblement  s’obtenant 
par  tenon  et  mortaise.  Pour  cette  colonne,  MM.  Perrot 
et  Chipiez  ont  créé  l’ordre  mycénien. 

L’architecture  néolithique  faisait  également  usage  de 
colonnes  en  bois  et  en  pierre  ; j’ai  retrouvé  un  des  dés  en 
pierre  sur  lesquelles  reposaient  les  premières  : il  est  de 
profil  identique  à ceux  du  palais  de  Tirynthe,  et  n’en 
diffère  que  par  le  creux  pratiqué  dans  sa  face  supérieure 
pour  mieux  assujettir  le  poteau.  Les  colonnes  de  pierre 
sont  infiniment  plus  grossières  que  celle  de  Mycènes; 
parfois  elles  sont  à peine  dégrossies,  mais  d’autres  fois, 
ce  sont  de  vrais  fûts  à section  arrondie  par  un  travail- 
patient  : dans  un  cas,  deux  fragments  s’emboîtaient  par 
un  tenon  et  une  mortaise  rudimentaires.  Dans  plusieurs 
exemples,  on  peut  observer  d’une  façon  bien  caractérisés 
l’amincissement  vers  le  bas. 

La  colonne  néolithique  appartient  donc  à l’ordre  mycénien. 

Dans  l’article  de  1893,  j’ai  comparé  les  sépultures  néo- 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  55y 

lithiques  aux  tombes  à coupole  de  Mycènes  : l’analogie 
est  frappante  ; depuis,  plusieurs  savants  de  la  Péninsule 
ont  renchéri  sur  le  sujet,  qui  vient  d’être  traité  de  main  de 
maître  par  Don  Manuel  Gomez  Moreno,  dans  le  Boletin 
de  la  Real  Academia  de  la  Historia,  à propos  de  la 
récente  découverte  d’une  superbe  tombe  à coupole  dans 
les  environs  du  célèbre  dolmen  d’Antequera. 

La  comparaison  des  deux  systèmes  architecturaux  s’im- 
posait. M.  Gomez  Moreno  croit  les  coupoles  plus  anciennes 
que  les  dolmens.  Je  crois  qu’en  principe  il  a raison,  et  un 
des  motifs  qui  me  le  font  croire  c’est  que  les  plus  anciennes 
maisons,  souterraines  ou  superficielles,  sont  rondes  comme 
les  coupoles  qui  en  sont  les  copies.  Mais  il  y a un  fait 
positif  : les  deux  systèmes  étaient  contemporains  à la  fin 
de  l’époque  néolithique,  à l’aurore  de  l’âge  du  bronze. 
De  plus,  il  y a entre  les  deux  systèmes  une  différence 
autrement  grande  que  la  forme  et  le  plan,  c’est  le  prin- 
cipe architectural  de  leur  couverture  : voûte  dans  les 
coupoles,  dalles  plates  dans  les  dolmens.  La  voûte  est 
par  elle-même  une  construction  savante  qui  n’a  pu  naître 
en  un  jour  ; on  pourrait  se  demander  si,  ne  disposant  pas 
de  dalles  assez  larges,  on  n’a  pas  réduit  la  portée  des 
chambres  en  posant  sur  les  pieds-droits  une  première 
rangée  de  pierres  en  encorbellement,  puis  une  autre  et 
ainsi  de  suite  ; ce  serait  une  genèse  contraire  à celle  pro- 
posée par  M.  Gomez,  mais  je  ne  crois  pas  non  plus  que  les 
choses  se  soient  passées  ainsi.  On  est  frappé,  à la  vue  de  la 
plupart  de  ces  voûtes,  du  contraste  entre  la  science  archi- 
tecturale que  suppose  le  système,  et  l’inhabileté  de  l’exé- 
cution : presque  toutes  sont  interrompues  avant  d’arriver 
à la  clef,  et  on  a bouché  le  trou  par  une  grande  dalle, 
de  sorte  que  ce  ne  sont  plus  de  véritables  voûtes.  Il 
semble  que  souvent  on  a préféré  renoncer  tout  à fait  au 
principe,  à cause  du  manque  d’ouvriers  habiles,  pour 
admettre  celui  des  constructions  mégalithiques.  On  peut 
même  montrer  que  les  constructeurs  n’ont  pas  eux-mêmes 


558 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


compris  la  théorie  de  la  voûte,  puisque  souvent  ils  ont 
soutenu  par  une  colonne  la  dalle  faisant  office  de  clef.  On 
peut  difficilement  imaginer  une  association  de  deux  élé- 
ments aussi  bien  faits  pour  s’exclure  : la  colonne  et  la 
voûte,  même  par  encorbellement.  C’est  par  cette  faute 
technique  qu’on  distingue  le  copiste  inconscient  et  mal- 
adroit du  créateur  intelligent.  On  croirait  voir  l’œuvre 
d’un  enfant  qui  a puisé  dans  une  boîte  à jeu  divers  éléments 
et  les  a assemblés  sans  comprendre  leur  rôle  ; l'enfant, 
c’est  l’ouvrier  turdétan  néolithique  ; la  boîte,  c’est  l'archi- 
tecture mycénienne. 

L’emploi  des  crépis  en  plâtre  et  des  peintures  murales 
dans  les  maisons  ou  les  tombes  suggère  des  réflexions  du 
même  genre  : on  ne  peut  nier  d’une  façon  absolue  la  pos- 
sibilité d’une  invention  locale  ; mais  aucun  archéologue 
ne  s’attend  à trouver  un  pareil  raffinement  dans  ces  gros- 
sières constructions  : l'idée  des  stucs  vient  à l’architecte 
quand  il  a obtenu  de  beaux  parements  réguliers  qui 
invitent  à y produire  des  surfaces  lisses, lesquelles  appellent 
des  décors  ; de  même  pour  la  céramique  : pour  songer  à 
orner  et  surtout  à peindre  des  vases,  il  faut  que  le  potier 
fournisse  de  belles  superficies  capables  de  recevoir  et  de 
faire  valoir  les  peintures. 

Pas  plus  que  la  colonne,  les  anciennes  villes  d’Hissarlik 
n’ont  connu  les  crépis  ni  les  peintures  : c’est  avec  l’art 
mycénien  qu’ils  naissent  ; c’est  avec  tous  les  autres  ves- 
tiges d’art  de  l’Est  méditerranéen  qu’ils  apparaissent  en 
Espagne,  et  comme  toujours,  avec  des  caractères  d’infé- 
riorité très  marqués.  Cette  infériorité  ne  doit  pas  nous 
étonner  : ces  arts  que  nous  appelons  mycéniens  péné- 
traient en  Espagne  par  les  Phéniciens  ; ceux-ci,  artistes 
médiocres  eux-mémes,  venaient  pour  s’enrichir,  non  pour 
créer  des  écoles  artistiques,  et  les  indigènes  n’ont  à 
aucune  époque  montré  des  dispositions  à devenir  de  bons 
élèves. 

Coupoles,  colonnes,  crépis,  peintures,  etc.,  ne  survivent 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE. 


pas  au  Néolithique  : ils  disparaissent  à l’âge  du  bronze 
avec  les  Phéniciens,  pour  ne  reparaître  qu’avec  les  Car- 
thaginois et  les  Grecs. 

Il  est  encore  un  détail  à mentionner  : très  fréquemment 
j’ai  retrouvé  dans  les  maisons  néolithiques  des  foyers 
ronds,  marqués  par  une  forte  épaisseur  de  cendres,  et 
limités  par  un  bourrelet  circulaire  d’argile.  C’est  exacte- 
ment la  disposition  du  foyer  découvert  par  Schliemann 
dans  le  mégaron  du  palais  de  Mycènes,  moins  les  décors 
en  couleurs.  En  Espagne  je  n’ai  pas  constaté  ce  système 
de  foyers  autre  part  que  dans  les  demeures  de  l’époque 
néolithique  ; c’est,  à côté  de  tant  d’autres,  une  analogie 
de  plus. 

Il  nous  reste  à examiner  une  série  de  témoins  plus 
directs  encore,  sinon  plus  probants,  de  la  présence  des 
Phéniciens.  J’ai  trouvé  dans  les  sépultures  de  nombreux 
débris  de  vases  en  plâtre.  Celui-ci,  très  fin  et  solide,  était 
obtenu  par  la  calcination  du  gypse  cristallisé  très  pur 
qu’on  trouve  abondamment  en  petits  filons  ; on  en  ramasse 
de  nombreux  fragments  crus  dans  les  décombres  des 
maisons,  d’autres  à moitié  cuits;  les  plus  fréquents  sont 
des  restes  de  crépissages  appliqués  sur  les  murs  et  sur  les 
boisages.  L’emploi  du  plâtre  dans  la  confection  des  vases 
est  fort  extraordinaire  ; on  s’en  servait  aussi  pour  boucher 
le  fond  de  pots  troués  ; il  y a encore  des  vases  en  terre 
cuite  ordinaire,  munis  d’un  col  en  plâtre,  appliqué  après 
la  cuisson,  et  dont  l’adhérence  devait  être  extrêmement 
défectueuse  : ces  cols  conservent  des  traces  de  couleur 
rouge.  Parmi  les  vases  entiers  il  y en  a qui  sont  ornés  de 
lignes  gravées  et  de  peintures  rouges  et  bleu-verdâtre. 
L’exemplaire  le  plus  complet  a la  forme  d’un  œuf  d’au- 
truche de  petite  dimension,  dont  le  bout  serait  largement 
ouvert  : il  est  décoré  d’une  série  de  lignes  gravées  verti- 
cales, comme  des  méridiens  arrêtés  par  deux  cercles 
polaires  : les  côtes  ainsi  marquées  sont  alternativement 


56o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


vides  et  remplies  de  lignes  croisées.  L’ensemble  repro- 
duit le  système  de  décoration  des  œufs  d’autruche  qui 
abondent  dans  les  nécropoles  puniques,  et  sur  lesquels  on 
revoit  les  lignes  croisées.  De  cette  ressemblance,  j’avais 
déduit  que  dès  le  Néolithique  existait  le  commerce  des 
œufs  d’autruche  peints  ou  gravés,  spécialité  des  Phéni- 
ciens : c’était  surtout  en  Afrique  qu’ils  allaient  les  cher- 
cher pour  les  répandre  sur  les  côtes  de  la  Méditerranée. 
Or,  voilà  que  parmi  les  milliers  de  petites  rondelles  per- 
cées servant  de  grains  de  collier,  je  constate  qu’un  grand 
nombre  sont  faites  de  coquilles  d’œufs  d’autruche,  ce  qui 
vient  transformer  mon  hypothèse  en  certitude. 

Dans  les  mêmes  sépultures  et  maisons,  je  recueille  des 
objets  en  ivoire,  souvent  travaillés  et  ornés  avec  soin  ; 
quelques-uns  sont  d’usage  indéterminé  : de  grandes 
plaques  ornées  de  gravures,  paraissant  destinées  à être 
attachées  sur  les  vêtements  : une  d’elles  est  couverte 
d’un  greneté  uniforme.  Il  y a aussi  des  peignes  ; le  plus 
intéressant  est  reproduit  par  la  figure  233  de  l’article 
d’octobre  1893  (1)  : il  est  fait  de  deux  pièces  assemblées 
très  adroitement  par  tenon  et  mortaise.  Cet  ivoire  pro- 
venait d’Afrique  sinon  d’Asie,  et  il  est  à présumer  qu'il 
était  introduit  en  Espagne  sous  forme  d’objets  ouvrés. 

Parmi  les  objets  se  rapportant  à la  toilette,  nous  trou- 
vons encore  de  petits  récipients  en  albâtre  et  en  os,  d’une 
forme  particulière,  propre  à contenir  des  parfums  ; des 
pastilles  et  des  enduits  de  cinabre  indiquent  le  même 
genre  de  goût  pour  les  cosmétiques  et  les  fards  : les 
enduits  et  croûtes  peuvent  être  le  résidu  de  cosmétiques, 
que  l’on  avait  l’habitude  de  colorer  avec  le  cinabre. 

Enfin  je  ferai  mention  de  quelques  très  rares  grains  de 
collier  minuscules,  de  terre  légèrement  émaillée,  de  cou- 
leur gris  foncé  peu  attrayante. 

Je  crois  qu’il  serait  difficile  de  trouver  une  série  d’ar- 


(1)  Revue  des  Quest  scient.,  t.  XXXJV,  p.  557. 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  56 1 


ticles  d’importation  caractérisant  mieux  que  ceux-là  la 
spécialité  du  commerce  phénicien.  Il  serait  superflu  de 
citer  les  témoignages,  nombreux  et  clairs,  des  auteurs 
anciens  ; rappelons  que  les  fouilles  des  nécropoles  puniques 
le  confirment  : celle  de  Villaricos,  par  exemple,  a pro- 
duit en  quantité  des  œufs  d’autruche  peints  ou  gravés  ; 
on  y trouve  des  peignes  en  ivoire,  plus  richement  repré- 
sentés dans  les  nécropoles  de  l’Andalousie  occidentale, 
où  ils  sont  couverts  de  gravures  remarquables,  de  carac- 
tère oriental  très  marqué  ; les  ungüentaria  en  albâtre 
abondent,  dans  ces  sépultures,  comme  les  perles  en  verre. 

Si  le  commerce  de  ces  produits  a été  de  mémoire 
d’homme,  la  spécialité,  le  monopole  des  Phéniciens,  je 
ne  vois  pas  qu’on  puisse  chercher  à expliquer  leur  pré- 
sence dans  les  tombes  et  les  maisons  néolithiques  du  Sud 
de  l’Espagne,  autrement  que  par  l’existence  de  ce  com- 
merce phénicien,  du  moment  que  d’autres  considérations 
nous  ont  prévenu  qu’il  est  contemporain  de  la  dernière 
phase  du  Néolithique.  Ajoutons  qu’aucun  pays  n’a  été 
travaillé  par  les  Phéniciens  comme  le  Sud  de  l’Espagne. 

Il  est  extrêmement  probable,  pour  ne  pas  dire  sûr, 
que  la  plupart  de  ces  produits  ont  été  fabriqués  par  les 
Phéniciens  chez  eux  ou  en  Espagne.  J’ai  la  même  impres- 
sion pour  les  os  peints  et  gravés  : presque  tous  ceux  que 
je  possède,  une  trentaine,  se  trouvaient  réunis  dans  les 
décombres  d’une  maison  brûlée,  comme  formant  un  lot 
de  marchand. 

D’après  cela,  nous  serions  devant  des  produits  qui  sont 
les  plus  anciens  qu’on  puisse  attribuer  à l'industrie  et  à 
l’art  phéniciens.  On  est  habitué  à voir  l’histoire  de  ce 
peuple  éclairée  surtout  par  la  lumière  venant  des  colonies 
qui  l’ont  enrichi.  Mais  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que 
les  objets  trouvés  en  Espagne,  même  s’ils  sont  de  fabrique 
phénicienne,  sont  des  produits  médiocres  : ce  sont  de 
ceux  qu’on  réserve  pour  les  peuples  arriérés,  ou  pour  les 
colonies  : de  la  pacotille  d’exportation.  C’est  bien  cela,  non 

IIIe  SÉRIE.  T.  X. 


36 


562 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  letain,  ni  des  poignards  incrustés  d’or  et  d’argent,  ni 
des  vases  ou  des  bijoux  précieux  richement  travaillés  que 
nous  devons  nous  attendre  à trouver  aux  mains  des  indi- 
gènes comme  prix  de  la  matière  que  les  commerçants 
leur  achetaient,  de  l’argent  surtout,  dont  ils  exportaient 
des  quantités  énormes  pour  fabriquer  et  vendre  dans  les 
centres  civilisés,  et  non  ramener  en  Espagne,  ces  vases  et 
ces  bijoux  de  prix  que  l’antiquité  a chantés  et  que  leurs 
voisins  se  disputaient. 

L’Espagne  neuve  et  ignorante,  Tarshis  la  riche  en 
argent,  exploitée  par  le  camelot,  la  ruse  et  les  armes  des 
Phéniciens  ; ses  dépouilles  enrichissant  Sidon  et  Mycènes, 
voilà  le  tableau  de  la  fin  du  Néolithique,  tracé  par  les 
fouilles. 

Pour  achever  de  faire  ressortir  le  caractère  oriental 
des  objets  et  des  industries  que  nous  venons  d’étudier,  il 
est  encore  une  donnée  de  première  importance,  sans 
laquelle  le  tableau  serait  incomplet  : c’est  le  contraste 
que  présentent  avec  eux  les  produits  occidentaux.  Ce  con- 
traste, nous  le  verrons  surtout  en  étudiant  l’âge  suivant, 
celui  du  bronze,  dont  le  caractère  dominant  est  la  dis- 
parition complète  de  toute  influence  orientale,  et  qui 
nous  fournit  un  point  de  comparaison  de  grande  valeur. 
Mais  sans  sortir  du  Néolithique,  et  comme  on  devait  s’y 
attendre,  nous  trouvons  des  éléments  qui  appartiennent 
en  propre  à l’Occident,  et  qui,  eux  aussi,  servent  à mieux 
marquer  la  coexistence  de  deux  courants  très  différents. 

Parmi  eux  sont  les  substances  suivantes  : ambre, 
lignite,  callaïs  ; les  deux  premières  surtout  nous  reportent 
aux  pays  de  leurs  gisements  classiques  : les  rivages  de 
la  Baltique  et  les  contrées  enlourant  la  mer  du  Nord; 
on  les  rencontre  dans  les  sépultures  néolithiques,  sous 
forme  de  grains  de  collier,  à côté  des  grains  en  coquille 
d’œufs  d’autruche.  Leur  caractère  exotique  est  confirmé 
par  ce  fait  qu’on  ne  les  trouve  plus  à l’âge  du  bronze,  où, 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  563 


pour  les  milliers  de  grains  récoltés,  étaient  exclusivement 
utilisés  les  produits  indigènes  ; elles  reparaissent  dans  les 
nécropoles  des  Visigoths. 

Il  existait  aussi  un  art  particulier  à l’Occident,  et  qui 
peut  soutenir  la  comparaison  avec  celui  des  Phéniciens, 
sinon  avec  celui  des  Mycéniens  : c’est  l’art  céramique 
avec  sa  décoration  si  spéciale.  A travers  les  siècles  qui 
ont  suivi  la  pierre  polie  et  jusque  dans  notre  ère,  le 
centre  et  l’Ouest  de  l’Europe  ont  montré  une  constante 
prédilection  pour  la  poterie  à surface  noire  lissée,  con- 
trastant avec  le  goût  des  couleurs  vives  dans  le  bassin 
oriental  de  la  Méditerranée.  Ses  formes  aussi  sont  spé- 
ciales ; elles  restent  simples,  n’ont  ni  la  complication  ni 
l’élégance  des  produits  de  Grèce  et  d’Asie  mineure.  Enfin 
leur  décoration  est  d’un  principe  totalement  différent  : 
c’est  le  procédé  primitif  de  l’incision,  sans  emploi  de 
couleurs. 

Dans  les  tombes  néolithiques  d’Espagne  on  trouve  côte 
à côte  des  vases  ornés  de  peintures  ou  gravures  de  style 
oriental,  et  d’autres  de  l’art  occidental  le  mieux  caracté- 
risé. Ces  derniers  appartiennent  au  groupe  qui  est  surtout 
connu  par  les  poteries  en  forme  de  calice  ou  de  tulipe, 
répandues  dans  l’Occident  de  l’Europe,  et  souvent  accom- 
pagnées d’ambre,  de  lignite  ou  de  callaïs  : c’est,  en  effet, 
cette  forme  qui  paraît  la  plus  typique  du  groupe,  et  qui 
couvre  l’ère  la  plus  étendue  ; mais  à côté  de  cela  il  y en 
a plusieurs  autres.  Les  vases  en  tulipe  ont  le  fond  bombé 
avec,  au  centre,  une  partie  aplatie  ou  un  petit  creux 
circulaire  correspondant  à une  saillie  à l’intérieur  ; la 
panse  est  arrondie  ou  carénée,  le  bord  évasé  ; ils  sont  à 
peu  près  aussi  larges  que  hauts  ; dans  la  Péninsule,  une 
classe  qui  paraît  dérivée  de  la  précédente  est  sensible- 
ment plus  aplatie  ; il  y a aussi  des  bols  ou  calottes 
sphériques  ; en  Andalousie  M.  Bonsor  a trouvé  des  coupes 
à pied  qui  se  rapprochent  du  groupe  par  leur  ornemen- 
tation, mais  je  les  crois  un  peu  plus  récentes. 


564 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES 


Généralement,  la  pâte  est  fine,  l’exécution  bonne,  la 
surface  soigneusement  lissée  ; la  couleur  est  parfois  rouge, 
souvent  gris  brun,  mais  on  paraît  avoir  cherché  à obtenir 
plutôt  le  noir.  Leur  valeur  vient  surtout  de  la  décoration 
île  la  surface,  qui  est  très  spéciale  ; le  procédé  d’abord  : 
toutes  les  lignes  sont  en  creux,  et  souvent  remplies  de 
matière  blanche  ; le  creux  s’obtenait  dans  la  pâte  molle, 
ou  par  incision,  ou  par  estampage  au  moyen  d’une  sorte 
de  peigne  qui  imprimait  une  série  de  petits  éléments 
linéaires  à la  suite  l’un  de  l’autre  ; les  dessins  les  plus 
caractéristiques  sont  ceux  formés  par  les  combinaisons  de 
petites  lignes  courtes  parallèles,  très  rapprochées  les  unes 
des  autres  et  différemment  agencées.  Cela  donne  des  sur- 
faces qui  rappellent  des  ouvrages  de  vannerie,  des  tissus, 
des  dentelles,  et  l’effet  est  très  heureux.  Mais  si  ce  que 
j’appellerais  la  trame  de  ces  tissus  est  très  variable,  ce 
qui  est  une  loi  générale,  c’est  leur  disposition  en  bandes 
horizontales  étagées  faisant  le  tour  complet  du  vase,  et 
laissant  le  p)us  souvent  entre  elles  des  zones  sans  orne- 
ments ; sur  les  fonds  bombés,  ces  bandes  concentriques, 
avec  une  étoile  au  centre,  sont  souvent  remplacées  par 
d’autres  radiales.  Il  y a d’ailleurs  une  grande  variété  de 
détails  individuels  ; certaines  bandes  sont  limitées  par  des 
lignes  droites  ; d’autres  par  des  becs  ; au  bord  même  de 
certains  vases  il  y a comme  des  franges  interrompues, 
ou  bien  l’ornementation  empiète  un  peu  sur  l’intérieur. 

Cet  art,  malgré  l’aspect  de  richesse  de  certains  de  ses 
produits,  reste  sévère  : par  son  incrustation  dans  la  pâte, 
le  décor  fait  partie  intégrante  de  l’objet,  et  sa  disposition 
par  bandes  circulaires  en  épouse  bien  la  forme.  Ces  qua- 
lités, les  vases  peints  mycéniens  ne  les  possèdent  pas  : le 
potier  a pris  leur  surface  comme  il  en  aurait  pris  une 
autre  quelconque  pour  y appliquer  des  ornements,  en  se 
préoccupant  peu  de  la  ligne  du  vase  : celui-ci  est  une  chose 
et  le  sujet  qui  le  décore  en  est  une  autre.  Cela  même  a 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE. 


565 


permis  au  pinceau  de  courir  plus  librement  et  d’obtenir 
des  effets  plus  variés  et  plus  brillants. 

Des  deux  écoles  on  ne  peut  dire  l’une  supérieure  à 
l’autre  ; c’est  une  question  de  goût,  non  de  mérite  artis- 
tique. Mais  ce  qui  nous  intéresse  ici,  c’est  de  constater 
que  l’Occident  avait  son  art  céramique  propre,  très  per- 
sonnel, et  spécial  à l’époque  néolithique  ; art  qui  tient 
une  place  très  honorable  à côté  de  celui  des  Mycéniens 
et  des  Phéniciens  et  qui  en  est  aussi  différent  que  possible. 
Ce  n’est  donc  pas  seulement  par  la  ressemblance  des  pro- 
cédés ou  des  sujets  que  nos  vases  à poulpes  et  autres  objets 
peints  proclament  leur  origine  orientale  ; c’est  tout  autant 
par  le  contraste  le  plus  absolu  qu’ils  offrent  avec  les 
produits  occidentaux  contemporains. 

La  céramique  que  nous  venons  d’étudier  est  propre  à 
la  moitié  occidentale  de  l’Europe.  Elle  est  très  abondante 
dans  la  Péninsule  ibérique,  où  les  formes  semblent  plus 
variées  : on  l’a  trouvée  tout  au  centre,  à Ciempozuelos, 
près  de  Madrid.  J’ai  constaté  ce  système  d’ornementation 
sur  un  vase  en  forme  de  cruche,  de  la  plus  ancienne  phase 
du  Néolithique.  Si  on  en  a fabriqué  partout,  la  Péninsule 
a été  en  tout  cas  un  centre  très  ancien  et  très  important 
de  production,  sinon  d’exportation.  Jusqu’à  présent  c’est 
seulement  dans  le  Sud,  c’est-à-dire  dans  la  province  que 
les  Phéniciens  ont  habitée,  que  ce  genre  de  céramique 
est  associé  à des  poteries  de  caractère  oriental. 

La  partie  phénicienne  de  l’Espagne  est  l’Andalousie 
moderne,  la  Bétique  romaine,  la  Turdétanie,  Tartesside 
ou  Tarsbis  préhistorique.  Son  axe  est  le  bassin  du  Gua- 
dalquivir,  limité  au  Sud  par  la  chaîne  bétique  qui  court 
parallèlement  à la  côte  ; le  point  culminant  de  ces  mon- 
tagnes atteint  l’altitude  de  3ooo  mètres  dans  la  Sierra 
Nevada,  où  la  neige  ne  disparaît  jamais  complètement.  Les 
navigateurs  venant  de  l’Est  pouvaient  pénétrer  en  Anda- 
lousie par  les  parties  basses  de  l’Ouest,  par  la  région  où 


566 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


débouche  le  Guadalquivir  : mais  il  fallait  pour  cela  fran- 
chir les  colonnes  d’ Hercule,  ce  qui  allongeait  la  navi- 
gation. Si  même  ils  avaient  réussi  à pénétrer  par  là 
assez  avant  dans  l'intérieur,  cela  n’enlevait  pas  la  valeur 
d’une  route  plus  directe  par  le  Sud-Est.  Ici  se  pré- 
sentait un  autre  obstacle  : la  chaîne  bétique  à traverser. 
Pour  cela,  les  seuls  chemins  praticables,  et  d’ailleurs 
excellents,  sont  les  lits  des  cours  d’eau,  généralement  à 
sec  et  formés  de  graviers.  La  plupart  descendent  de  la 
montagne  et  n’ont  aucune  utilité  : mais  quelques-uns  des 
principaux  conduisent  à des  cols  et  permettent  d’arriver  au 
versant  intérieur  : ce  sont  ceux  que  suivent  aujourd’hui  les 
chemins  de  fer  qui  mettent  l’intérieur  en  communication 
avec  la  mer,  et  aboutissent  aux  ports  de  Malaga  et  d’Al- 
mérie  ; c’étaient  également  ceux  que  les  anciens  ont  pu 
suivre.  Plus  à l’Est  encore,  et  aux  limites  de  l’Andalousie, 
de  la  contrée  riche  en  argent,  se  trouve  le  Rio  Almanzora  : 
c’est  près  de  son  embouchure,  à l’endroit  appelé  Almiza- 
raque,  près  de  la  plage  de  Villaricos,  que  j’ai  trouvé  la 
galène  et  le  plomb  néolithiques,  et  les  idoles  en  os  peintes  : 
les  Phéniciens  y ont  donc  abordé  ; les  Carthaginois  fon- 
dèrent à Villaricos  la  colonie  de  Baria  pour  exploiter  les 
mines  d'argent  ; les  Romains  leur  succédèrent,  et  il  y a 
soixante  ans  on  a repris  l’exploitation  et  l’exportation. 
Mais,  le  point  de  débarquement  est  mauvais,  et  on  ne  peut 
pas  supposer  que  des  conquérants  y soient  venus  avec  des 
flottes  ; d’ailleurs,  en  remontant  la  vallée,  j’ai  trouvé  plu- 
sieurs bourgades  néolithiques  sans  importance  stratégique. 

Le  véritable  chemin  indiqué  pour  des  envahisseurs 
arrivant  de  l’Est,  est  le  Rio  Andarax  ou  d’Almeria,  qui 
aboutit  à un  bon  port,  recherché  par  les  anciens  et  encore 
actuellement  : il  relie  la  mer  à la  partie  Est  de  l’Andalou- 
sie, et  réduit  à son  minimum  le  trajet  à faire  par  mer.  De 
plus,  il  conduit  directement  aux  riches  mines  de  cuivre 
argentifère  de  l’Ouest  de  Sierra  Nevada.  Sur  les  quinze 
premiers  kilomètres  depuis  la  mer,  il  parcourt  une  vallée 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  507 


fertile  assez  large,  pais  il  traverse  un  véritable  défilé,  où 
la  construction  du  chemin  de  fer  a été  excessivement 
coûteuse,  sans  réussir  à éviter  des  courbes  et  des  pentes 
parfois  excessives.  C’est  précisément  à l’entrée  de  ce  défilé, 
à l’endroit  appelé  Los  Millares,  que  se  trouve  la  ville 
néolithique  la  plus  importante  que  je  connaisse.  Je  l’ai 
décrite  dans  l’article  publié  dans  cette  Revue  en  Octo- 
bre i8g3  (i),avec  sa  nécropole  qui  m’a  fourni  tant  de  restes 
précieux  de  traces  d’infiuence  orientale.  La  ville  occupe 
un  espace  de  cinq  hectares,  défendu  du  côté  de  la  rivière 
par  un  escarpement  de  70  mètres  de  hauteur,  et  de  l’autre 
par  des  levées  de  terre,  tranchées,  bastions,  etc.  Une 
source  actuellement  tarie  avait  été  captée  et  menée  dans 
la  ville  par  une  conduite  de  plus  d’un  kilomètre  de  lon- 
gueur. Sur  les  collines  environnantes  qui  dominent  les 
environs,  des  forts  ont  été  construits,  qui  pouvaient  abriter 
de  fortes  garnisons.  Je  n’ai  pas  vu  en  Préhistorique 
d’autre  exemple  d’un  appareil  défensif  si  considérable  : à 
l’âge  du  bronze  même,  époque  par  excellence  des  villes 
fortifiées,  ce  ne  sont  que  des  rochers  isolés  avec  leur  acro- 
pole. Mais  ici  tous  les  caractères  se  réunissent  pour 
montrer  que  la  place  avait  une  importance  stratégique 
régionale.  Tout  le  pays  contribuait  à la  défendre,  et  avait 
intérêt  à la  garder.  Nous  savons  que  par  sa  situation, 
c’était  la  porte  orientale  de  la  Tartesside,  et  nous  voyons 
quelle  était  destinée  à en  protéger  l'entrée  contre  des 
envahisseurs  venant  de  la  mer.  Seules  d’ailleurs,  des 
armées  organisées  devaient  passer  par  là  : elles  avaient 
besoin  et  du  port  abrité  qu’offre  Almérie,  et  du  chemin 
commode  qu’est  le  lit  du  cours  d’eau  ; des  bandes  de  pil- 
lards auraient  passé  d’un  autre  côté.  Notons  aussi  que  la 
distance  de  i5  kilomètres  jusqu’à  la  mer,  forçait  les 
envahisseurs  à s’éloigner  de  leurs  navires,  ce  qui  était 
une  cause  d’infériorité  pour  l’attaque. 

(1)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  XXXIV,  pp.  517  et  suiv. 


568 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Voilà  donc  que  nous  arrivons  à prouver  la  réalité 
d’expéditions  venues  de  la  Méditerranée  par  le  simple 
examen  des  ruines  d’une  ville  construite  pour  s’opposer  à 
ces  invasions.  Et  dans  cette  ville,  à côté  de  produits  qui 
existent  dans  tous  les  milieux  néolithiques  de  l’Occident, 
nous  en  trouvons  d’autres,  spéciaux  au  sud  de  la  Pénin- 
sule : des  coquilles  d’œufs  d’autruche  qui  n’ont  pu  venir 
(pie  par  mer,  comme  les  envahisseurs  ; de  l’ivoire,  des 
parfums,  des  poulpes  mycéniens,  des  colonnes  d’ordre 
mycénien,  des  voûtes  encorbellées,  etc.,  etc. 

Si  ce  ne  sont  pas  les  Phéniciens  qui  apportaient  toutes 
ces  choses  par  la  mer,  qui  est-ce  ? Et  alors  où  sont,  et 
que  sont  celles  que  les  Phéniciens  ont  apportées  ? 

J’ai  pu  me  demander,  au  début  de  ces  recherches,  s’il 
ne  fallait  pas  croire  à la  présence  d’un  peuple  conquérant 
à la  remorque  duquel  les  Phéniciens  se  seraient  insinués 
dans  le  pays,  profitant  des  conquêtes  et  des  ruines  : mais 
j’ai  dû  bien  vite  abandonner  cette  idée  en  constatant  le 
sceau  phénicien  même  sur  les  objets  qu’on  peut  attribuer 
à l’art  mycénien  ; ensuite,  après  avoir  trouvé  les  preuves 
matérielles  du  commerce  de  l’argent,  but  de  ces  expédi- 
tions, il  devenait  évident  que  les  Phéniciens  étaient  seuls, 
sinon  ils  n’auraient  pas  eu  le  monopole  du  trafic. 

En  somme,  c'est  contre  les  Phéniciens  que  se  levaient 
les  remparts  de  Millares,  c’est  pour  les  empêcher  d’envahir 
la  Turdétanie  par  l’Est. 

Les  Phéniciens  n’étaient  donc  pas  seulement  de  pai- 
sibles marchands,  mais  aussi  d’audacieux  conquérants. 
Et  en  effet,  l’histoire  nous  dit  qu’une  grande  partie  de 
l’Ibérie  leur  était  soumise,  qu’ils  étaient  maîtres  de  la 
Turdétanie.  Cependant  Millares  paraît  leur  avoir  résisté 
et  de  tout  cela  il  faudrait  déduire  que  les  Phéniciens 
avaient  réellement  réussi  à conquérir  certaines  régions, 
peut-être  une  partie  du  versant  maritime  de  la  chaîne 
bétique,  et  l’Ouest  de  l’Andalousie,  et  qu’ils  cherchaient  à 
couronner  leur  conquête  et  à en  améliorer  les  conditions 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  56g 


d’exploitation,  par  la  possession  de  la  porte  orientale,  qui 
se  trouvait  sur  le  trajet  le  plus  court  pour  le  transport 
des  marchandises. 

D'ailleurs,  si  les  Turdétans  ont  construit  des  sépultures 
à coupoles,  employé  des  colonnes,  des  crépis,  des  pein- 
tures murales,  s’ils  ont  adopté  les  idées  et  les  symboles 
religieux  de  l’Est,  le  poulpe,  le  triangle,  si  en  un  mot  ils 
ont  si  intensément  subi  l’influence  des  Phéniciens,  n’en 
faut-il  pas  déduire  que  ceux-ci  ont  vécu  près  d’eux,  avec 
eux,  construisant  des  voûtes  par  encorbellement,  prati- 
quant leur  culte,  etc.  ? De  simples  échanges  commerciaux 
effectués  sur  la  plage  n’auraient  pas  amené  ce  résultat, 
et  l’histoire  est  là  qui,  encore  une  fois,  est  d’accord  avec 
nos  suppositions. 

Mais  si  des  colons  phéniciens  ont  habité  l’Espagne  à 
l’époque  néolithique,  que  doivent  être  les  vestiges  qu’ils  y 
ont  laissés  ? Leurs  établissements  n’ayant  qu’un  but 
purement  commercial,  on  peut  croire  que  la  population 
qui  les  occupait  ne  jouissait  pas  des  privilèges  de  la 
métropole,  et  se  pliait  aux  usages  du  pays,  comme  cela 
se  fait  dans  toutes  les  colonies.  Peut-être  donc  serait-il 
difficile  de  distinguer  les  traces  d’établissements  phéni- 
ciens de  ceux  des  indigènes,  surtout  si  les  races  étaient 
plus  ou  moins  mélangées.  Peut-être  certaines  des  coupoles 
que  nous  attribuons  aux  indigènes,  sont-elles  plutôt  phé- 
niciennes. Peut-être  en  est-il  de  même  du  village  d’Almi- 
zaraque,  où  j’ai  trouvé  la  statuette  du  type  des  îles,  avec 
son  grand  triangle,  de  nombreux  os  peints,  de  la  galène 
et  du  plomb. 

J’ai  dit  que  M illares  paraît  avoir  résisté  aux  Phéniciens. 
Mais  devant  la  difficulté  de  distinguer  une  ville  indigène 
d’une  ville  contemporaine  au  pouvoir  des  Phéniciens,  on 
ne  peut  pas  après  tout  affirmer  que  ceux-ci  ne  s’en  sont 
pas  rendus  maîtres.  Cette  hypothèse  s’accorde  mieux  que 
l’autre  avec  les  faits  dont  je  vais  rendre  compte,  et  qui 
me  paraissent  devoir  peser  beaucoup  dans  la  balance. 


570 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Millares  est  sur  la  rive  droite  du  Rio  Andarax.  Sur  la 
même  rive,  à 3 kilomètres  plus  bas,  est  bâtie  la  ville  de 
Gâdor  ; le  grand  massif  montagneux  situé  à l’Ouest, 
célèbre  par  ses  mines  de  plomb  (non  argentifère),  s’appelle 
Sierra  de  Gâdor. 

Il  n’est  pas  possible  de  lire  ce  nom  sans  être  frappé  de 
sa  ressemblance  avec  celui  de  Gadir  (ou  Agadir),  la  plus 
ancienne  colonie  phénicienne  connue.  Ayant  demandé  à 
Don  Fr.  de  Valladar,  éminent  archéologue  de  Grenade, 
son  opinion  sur  l’étymologie  de  Gâdor,  il  eut  l’obligeance 
de  m’en  indiquer  plusieurs  ; il  les  rejette  comme  fantai- 
sistes, et  conclut  en  croyant  quelle  est  la  même  que  celle 
de  Gadir  ou  Gadur.  Je  me  suis  aussi  demandé  si  le  nom 
de  la  montagne  et  de  la  ville  moderne  n’avait  pas  été 
porté  d’abord  par  la  ville  préhistorique  ; après  l’abandon 
de  celle-ci,  il  aurait  voyagé.  Le  pays  fournit  divers  exem- 
ples de  villes  modernes  et  de  ruines  situées  à quelque 
distance,  portant  le  même  nom  avec  le  qualificatif  « la 
vieille 

Mais  en  recherchant  un  sens  au  nom  de  Los  Millares 
(singulier  : Millar),  je  trouvai  qu’en  espagnol  moderne, 
outre  celui  de  millier,  il  en  a deux  autres,  peu  usités  ; 
l’un  d’eux  est  : endroit  où  on  peut  élever  deux  troupeaux, 
soit  mille  brebis.  Or,  Gadir  en  phénicien  veut  dire  : abri 
pour  troupeaux  de  brebis.  Ainsi  donc,  Millares  est  la 
traduction,  en  espagnol,  du  nom  phénicien  de  Cadix  ! Et 
ce  nom  phénicien  lui-même,  à peine  altéré,  se  retrouve 
dans  la  ville  qui  s’est  substituée  à Millares,  et  dans  la 
montagne  qui  la  domine. 

J’ai  traduit  Gadir  par  : abri  pour  troupeaux  de  brebis; 
c’est  la  traduction  adoptée  par  Delgado  dans  son  remar- 
quable ouvrage  sur  les  monnaies  autonomes  d’Espagne. 
Les  anciens  ont  beaucoup  discuté  sur  ce  nom  : générale- 
ment on  lui  donne  le  sens  d’enclos,  endroit  entouré  d’une 
défense  ; on  a même  supposé  que  la  défense  à laquelle  il 
fait  allusion,  était  la  mer  ; d’autres  donnent  à Cadix  ou  à 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  57 1 

son  île  des  noms  tout  différents.  Ceci  provient  de  ce  que 
chaque  peuple  traduisait  le  nom  primitif  en  sa  langue  ; 
il  en  est  résulté  bien  des  confusions.  Delgado  fait  à ce 
sujet  une  étude  très  remarquable  et  qui  mérite  detre 
reprise.  Il  fait  observer  que  beaucoup  de  noms  de  lieux 
et  de  personnages  mythiques  de  cette  partie  de  l’Espagne 
font  allusion  à l’industrie  pastorale.  Un  des  rois  de  l’At- 
lantide, fils  de  Neptune  et  de  Méduse,  porte  indistincte- 
ment trois  noms  : Gadiro,  phénicien  que  nous  pouvons 
traduire  par  propriétaire  de  troupeaux  de  brebis  ; Eutné- 
los,  qui  en  grec  signifie  riche  en  belles  brebis  ; et 
Chrysaor,  l’homme  à l’épée  ou  à la  ceinture  d’or.  Ses  fils 
s’appelaient  Géryon,  propriétaire  de  troupeaux  de  rumi- 
nants. Les  pommes  d’or  des  Hespérides  seraient  des  bre- 
bis, puisque  ar{kc/.  veut  dire  pommes  ou  brebis,  et  que  les 
frères  Hespérus  et  Atlas  avaient  des  brebis  renommées 
pour  leur  toison  blonde  et  dorée.  L’île  gaditane  se  nom- 
mait aussi  Erythea,  que  Delgado  rapporte  à Asti-Herites 
(troupeaux  de  brebis). 

Il  se  dégage  de  là  des  conclusions  intéressantes. 

L’industrie  pastorale  était  très  en  honneur  dans  le  pays 
visité  par  les  Phéniciens  ; les  étrangers,  par  les  compa- 
raisons qu’ils  peuvent  faire,  remarquent  aussitôt  les  traits 
les  plus  saillants  des  peuples  qu’ils  fréquentent,  et  choi- 
sissent les  mots  les  plus  caractéristiques  pour  désigner  les 
lieux  et  les  personnages.  Nous  pouvons  donc  admettre 
que  les  Phéniciens  ont  baptisé  Millares,  dont  le  nom 
propre,  Gadir  ou  Gador,  est  resté  à la  montagne  et  a 
voyagé  avec  la  ville,  tandis  que  le  nom  commun  est  resté 
aux  ruines,  devenues  lieu  dit,  et  s’est  traduit  de  langue 
en  langue  jusqu’à  nos  jours. 

On  attribue  à l’an  1 100  environ,  la  fondation  de  Gadir, 
ou  au  moins  le  moment  où  les  Phéniciens  en  firent  un 
centre  important.  Or,  nous  verrons  dans  la  suite  que  c’est 
vers  cette  époque  que  se  place  l’abandon  de  Millares  : une 
puissante  invasion  chassa  les  Phéniciens,  produisant  une 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


572 

révolution  complète  dans  leur  commerce  qui  se  reporta 
vers  l’Ouest.  Nous  verrons  pourquoi  ; en  attendant,  rete- 
nons ce  qui  suit. 

Avant  la  Gadir  qui  vit  encore,  il  y en  avait  une  autre, 
morte  depuis  3ooo  ans.  Elle  était  la  porte  orientale  de  la 
Turdétanie,  son  point  le  plus  rapproché  de  la  métropole 
des  Phéniciens.  Ceux-ci  jouèrent  dans  son  histoire  un 
rôle  prépondérant  ; et  elle  à son  tour  avait  pour  eux  une 
importance  considérable.  Bâtie  à une  certaine  distance  de 
la  mer,  au  point  choisi  par  les  indigènes  (nous  devons  le 
croire  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances),  elle  paraît 
au  premier  abord  moins  avantageusement  placée  pour  les 
Phéniciens.  Cependant,  aux  mains  de  ceux-ci,  elle  proté- 
geait très  efficacement  la  rade  de  débarquement  d’Almérie, 
malgré  son  éloignement,  et  elle  rendait  ses  possesseurs 
maîtres  d’une  campagne  fertile  ; de  plus,  le  point  essentiel 
était  de  l’enlever  aux  indigènes.  Après  leur  expulsion,  les 
Phéniciens  ont  dû  choisir  une  nouvelle  Gadir;  ils  s’arrê- 
tèrent à Cadix  : leur  choix  ayant  dû  se  baser  sur  des 
principes  rationnels,  il  faut  conclure  que  c’était  le  point 
le  plus  rapproché  de  Phénicie  ; cela  nous  annonce  que 
l'objectif  principal  de  leur  commerce  se  trouvait  au  delà  ; 
que  ce  n’était  plus  ou  du  moins  plus  aussi  spécialement  la 
Turdétanie,  dont  en  effet  ils  étaient  chassés  : c’est  encore 
pour  cette  dernière  raison  sans  doute  qu’au  lieu  de  s’éta- 
blir dans  la  Péninsule,  comme  l’était  Millares,  ils  sont 
restés  dans  la  mer,  autant  dire  chez  eux.  A la  nouvelle 
colonie,  les  Phéniciens  donnèrent  le  nom  de  l’ancienne,  en 
souvenir  d’elle  ou  simplement  par  l'habitude  acquise,  le 
nom  ayant  pris  le  sens  de  colonie  ou  échelle  de  l’extrême 
Occident.  Le  voyage  de  ce  nom  d’une  extrémité  de  la 
Turdétanie  à l’autre,  serait  un  cas  comme  celui  de  tant 
d’autres  noms  que  nous  ne  parvenons  pas  à fixer.  D’après 
cela,  la  période  de  prospérité  de  Millares,  la  dernière 
étape  du  Néolithique  en  Espagne,  est  contemporaine  de  la 
première  phase  du  commerce  phénicien,  caractérisée  sur- 
tout par  l’exportation  de  l’argent. 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  5y3 


LES  PHÉNICIENS 

J’ai  plus  d’une  fois  hésité  à employer  le  nom  des 
Phéniciens  sans  formuler  une  réserve.  Je  dois  donner  la 
raison  qui  a triomphé  de  mon  hésitation.. 

Que  les  influences  constatées  à la  fin  du  Néolithique 
proviennent  du  bassin  oriental  de  la  Méditerranée,  cela 
est  hors  de  discussion.  Quelles  datent  de  la  deuxième 
moitié  du  deuxième  millénaire,  cela  me  parait  également 
certain.  Reste  a justifier  leur  attribution. aux  Phéniciens. 

L’argument  principal  est  l’existence  du  commerce  de 
l’argent. 

Il  n’y  a peut-être  pas,  relativement  à ces  époques,  de 
fait  sur  lequel  l’histoire  soit  aussi  explicite,  aussi  affir- 
mative, et  nous  avons  vu  que  les  termes  qu’elle  emploie, 
loin  d’être  exagérés  ou  inexacts,  sont  absolument  con- 
formes aux  habitudes  commerciales  et  industrielles. 

Les  Phéniciens  ont  les  premiers  fait  le  commerce  de 
l’argent  d’Espagne,  sur  une  grande  échelle,  et  ils  ont, 
d’une  façon  ou  de  l’autre,  tenu  le  pays  sous  leur  dépen- 
dance. 

A la  fin  du  Néolithique  nous  trouvons  tout  à la  fois  la 
preuve  dux travail  du  plomb  argentifère,  et  l’absence  de 
toute  utilisation  du  plomb  ou  de  l’argent  : nous  en  avons 
conclu  que  le  plomb  était  exporté  pour  être  affiné  dans 
les  usines  des  acheteurs,  comme  cela  se  fait  encore 
aujourd’hui. 

Il  est  naturel  de  conclure  que  les  exportateurs  étaient 
les  Phéniciens,  désignés  par  l’histoire.  Pour  rendre  la 
démonstration  complète,  il  faut  montrer  que  le  commerce 
phénicien  ne  peut  pas  se  placer  à une  époque  plus 
récente  ; pour  cela  il  faut  étudier  celle  qui  suit  immé- 
diatement le  Néolithique  : l'âge  du  bronze.  Ces  deux 
périodes  montrent  entre  elles  le  contraste  le  plus  complet  ; 
on  peut  le  résumer  en  peu  de  mots  : la  fin  du  Néolithique 


^74 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


est  imprégnée  d’influences  venant  de  l’Est  ; les  produits 
importés  de  même  origine  sont  très  abondants  ; elle 
emploie  largement  le  cuivre,  le  plus  commun  des  métaux  ; 
elle  est  privée  des  métaux  précieux  : étain,  argent  et 
même  or.  L’âge  du  bronze,  au  contraire,  est  de  carac- 
tère tout  à fait  européen,  sans  trace  d’influence  orien- 
tale ; il  utilise  à peu  près  exclusivement  les  produits 
locaux  ; il  est  surtout  riche  en  argent,  possède  de  l’étain 
et  de  l’or.  Ces  quelques  lignes  suffisent  pour  montrer 
que  le  commerce  de  l’argent  et  la  puissance  phénicienne 
ne  peuvent  pas  se  placer  à l’âge  du  bronze.  Ce  que  nous 
savons  de  l’âge  du  fer  nous  montre  également  des  civilisa- 
tions venues  de  l’Europe  centrale,  sans  trace  d’orienta- 
lisme. Il  faut  descendre  jusqu’à  l’expansion  coloniale  de 
Carthage  pour  assister  au  retour  de  l’Orient. 

Il  n’y  a donc  pas  place,  après  le  Néolithique,  pour  un 
des  plus  grands  événements  dont  l’histoire  du  bassin 
méditerranéen  nous  ait  conservé  le  souvenir,  et  le  Néo- 
lithique réunit  toutes  les  circonstances  qui  s’adaptent  aux 
conditions  marquées  par  l’histoire  pour  cet  événement. 

Nous  devons  donc  placer  avant  la  fondation  de  Cadix 
toute  une  grande  et  brillante  étape  de  l’activité  commer- 
ciale des  Phéniciens,  celle  de  l’exportation  de  l’argent 
d’Espagne 

Reste  à voir  si  cette  conclusion  s'accorde  avec  ce  que 
nous  savons  des  Phéniciens  de  Phénicie  avant  1 100. 

Malheureusement  cela  se  réduit  à peu  de  chose,  car 
tous  les  renseignements  se  rapportent  aux  époques  sui- 
vantes, et,  en  général,  même  notablement  postérieures  ; 
on  s’expose  à de  grossières  erreurs  si  on  veut  juger  les 
Phéniciens  d'avant  1100  par  les  monuments  qui  sont 
beaucoup  plus  récents.  J’ai  bien  peu  d’autorité  pour 
traiter  des  questions  relatives  à l’histoire  de  ce  peuple. 
Je  voudrais  cependant  proposer  sa  division  en  trois 
périodes,  afin  d’éviter  des  confusions  : 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  h'j'Ô 

La  première,  que  j’appellerais  préhistorique,  descen- 
drait jusque  vers  le  xne  siècle. 

La  seconde,  historique,  jusque  vers  le  vme. 

La  dernière,  qui  mériterait  le  nom  de  carthaginoise, 
jusqu’au  11e. 

C’est  ici  la  première  qui  nous  intéresse  : elle  finit  plus 
ou  moins  vers  l’époque  du  siège  de  Troie,  de  la  décadence 
de  Mycènes,  de  l’invasion  dorienne. 

Autrefois  on  admettait  que  la  civilisation  primitive  de 
Chypre  était  l’œuvre  des  Phéniciens,  et  c’est  là  qu’on 
voulait  trouver  les  données  pour  reconstituer  leur  his- 
toire. Aujourd’hui  on  tend  à réduire  à peu  de  chose  leur 
rôle  dans  cette  île.  C’est  là  cependant  que  nous  trouvons 
des  séries  d’objets  qui  ont  avec  ceux  d’Espagne  de  remar- 
quables rapports. 

M.  Pottier,  dans  son  Catalogue  des  vases  antiques  du 
Louvre,  divise  l’histoire  céramique  de  Chypre  en  plusieurs 
périodes.  La  première  va  de  2000  ou  au  delà,  jusqu’au 
xne  siècle  ; il  y distingue  deux  phases  : la  seconde  serait 
le  perfectionnement  de  la  première.  Il  me  semble  voir 
dans  cette  phase  quelque  chose  de  plus  qu’un  perfectionne- 
ment, et  j’y  suis  amené  par  la  comparaison  des  peintures 
céramiques  chypriotes  avec  les  peintures  des  idoles  tur- 
détanes  : ces  dernières  n’ont  aucun  lien  de  parenté  avec 
le  groupe  ancien  de  Chypre,  tandis  qu’elles  sont  absolu- 
ment identiques  à celles  du  groupe  récent  (salle  A, 
vases  40-68).  Ce  sont  les  mêmes  dents  de  loup,  qua- 
drillés, losanges,  damiers  et  un  motif  analogue  à la 
tresse  ; l’agencement  des  éléments  est  le  même  ; c’est  la 
même  absence  de  spirales,  d’enroulements,  de  cercles  ; 
tandis  que  ceux-ci  abondent  dans  le  groupe  ancien  de 
Chypre.  Il  faut  naturellement  faire  abstraction  des  cercles 
représentant  les  yeux  et  des  courbes  rappelant  les  bras  : 
ce  sont  des  attributs  d’idoles  qu'on  trouve  en  Espagne  et 
à Chypre. 

A côté  de  cette  étonnante  ressemblance  de  système 


5y6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


décoratif,  il  faut  en  signaler  deux  autres  non  moins 
spéciales. 

M.  Pottier  attribue  à cette  même  phase  récente  le 
développement  de  la  céramique  en  forme  d’animaux.  Or, 
le  Portugal  a fourni  un  vase  en  forme  d’animal,  dont  la 
présence,  dans  un  milieu  néolithique,  étonnait  fort 
M.  Cartailhac  ; dans  une  sépulture  néolithique  d’Anda- 
lousie, j’en  ai  trouvé  un  autre  en  forme  de  vache.  Ce 
sont  donc  des  produits  spéciaux  à l’époque. 

Les  Chypriotes  ont  eu  à cette  période  une  prédilection 
marquée  pour  les  vases  conjugués  et  à plusieurs  goulots 
sur  une  panse  ; c’est  également  à la  fin  du  Néolithique 
que  je  trouve  en  Espagne  nombre  de  vases  conjugués, 
doubles  ou  triples,  ou  avec  quatre  goulots  sur  une  même 
panse. 

De  cet  examen  résultent  trois  choses. 

t . Le  groupe  récent  de  Chypre  se  sépare  assez  de 
l’ancien  pour  qu’on  se  demande  s’il  n’est  pas  la  consé- 
quence d’un  fait  nouveau,  d’un  apport  quelconque  de 
l’extérieur. 

2.  Il  existe  un  lien  très  étroit  entre  les  produits  chy- 
priotes du  groupe  récent  et  ceux  à influence  phénicienne 
d’Espagne.  Ce  lien  implique  une  communauté  d’origine. 

3.  Il  implique  aussi  la  contemporanéité.  Or  des  consi- 
dérations d’un  autre  ordre  m’ont  amené  à placer  la  der- 
nière phase  néolit  hique  dans  la  seconde  moitié  du  deuxième 
millénaire,  et  c’est  aussi  la  date  attribuée  aux  vases 
chypriotes  les  plus  récents  de  la  première  période. 

On  voit  qu’au  point  de  vue  chronologique,  l’accord 
règne  parfait  entre  toutes  les  sources  que  nous  consultons. 

Chypre  fournit  un  autre  élément  de  comparaison  : les 
idoles  primitives.  Il  y en  a surtout  de  deux  sortes  : les 
colonnes  et  les  plaques.  Dans  la  Péninsule  ibérique,  c’est 
la  même  chose.  Les  colonnes-idoles  de  Chypre  sont  en 
terre  cuite,  grossières,  avec  empattement  à la  base  ; au 
sommet  sont  modelés  des  bras,  des  seins,  une  tête.  Les 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  b']"] 

colonnes-idoles  d’Espagne  sont  en  os  longs  d’animaux  ; 
avec  leur  élargissement  naturel  à la  base,  leur  forme  et 
leur  dimension,  elles  reproduisent  exactement  l’aspect  de 
celles  de  Chypre  : naturellement  ils  ne  sont  pas  modelés  ; 
au  lieu  de  cela  ils  sont  peints.  La  différence  entre  les 
deux  séries  vient  surtout  de  la  nature  de  la  substance 
employée,  et  c’est  peut-être  pour  cela  que  l’anthropomor- 
phisme, à peine  pressenti  sur  l’os,  est  si  accusé  sur  les 
statuettes  d’argile.  A ce  propos,  on  peut  en  Espagne 
même  comparer  de  petites  colonnes  coniques  en  albâtre, 
coiffées  d’un  chapeau  ou  chapiteau,  ornées  de  seins  en 
relief  à d’autres  idoles  du  même  groupe  et  qui  sont, 
comme  celles  décrites  ci-dessus,  en  os  d’animaux  : mais 
ce  sont  des  phalanges  courtes  ; comme  les  os  longs,  au 
lieu  d’être  modelées  ou  sculptées, elles  sont  parfois  peintes. 

Les  idoles  plates  de  Chypre  sont  encore  en  terre  cuite  ; 
celles  de  la  Péninsule  en  schiste  ; les  unes  et  les  autres, 
couvertes  de  gravures.  Je  signalerai  comme  tout  à fait 
extraordinaire  la  ressemblance  d’une  plaque  chypriote  du 
Louvre  avec  celle  de  Idanha  a Nova  (Portugal).  Elles  sont 
rectangulaires,  mais  un  très  fort  épaulement  en  détache 
une  partie  plus  étroite  qui  forme  tête,  ornée  d’yeux,  de- 
nez,  sans  bouche,  avec  des  lignes  horizontales  à sens  mys- 
térieux que  je  crois  dérivées  des  bras  du  poulpe.  Sur  le 
buste,  trois  colliers  ; de  côté,  des  lignes  servant  de  bras, 
et  d’autres  qu’on  ne  comprend  pas.  Sur  la  partie  inférieure 
de  la  plaque  portugaise  il  y a des  jambes  et  des  pieds  : 
sur  la  chypriote  rien  qu’une  ceinture  de  losanges  ; mais 
une  autre  idole  portugaise  (d’Alcobaça),  au  lieu  de  jambes 
a une  rangée  de  triangles,  et  la  ceinture  de  losanges  se 
retrouve  sur  la  côte  gravée  d’Almizaraque  (Espagne).  De 
même  les  deux  rangées  de  triangles  qui  ornent  le  cou  de 
la  terre  cuite  de  Chypre,  rentrent  dans  la  catégorie  des 
triangles  habituels  des  plaques  turdétanes. 

Puisque  nous  en  sommes  aux  analogies  entre  Chypre 
et  le  Sud  de  l’Espagne,  je  ne  passerai  pas  sans  signaler 

IIIe  SÉRIE.  T.  X.  57 


578  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


celle  qui  résulte  de  l’emploi  si  général  du  cuivre  pur  : 
quelle  que  soit  la  cause  de  ce  fait,  il  constitue  un  rappro- 
chement réel. 

Puisque  la  Phénicie  reste  muette  sur  la  civilisation  des 
Phéniciens  préhistoriques,  tâchons  de  reconstituer  quel- 
ques-uns de  ses  traits  par  l’étude  comparée  de  la  Turdé- 
tanie  et  de  Chypre. 

Si  réellement  cette  île  n’a  pas  été  sous  la  dépendance 
des  Phéniciens,  il  y a eu  cependant  des  relations  très 
étroites  entre  les  deux  pays.  Si  la  peinture  céramique 
chypriote  vers  les  xvie  à xne  siècles  n’est  pas  phénicienne, 
on  doit  admettre  que  la  peinture  phénicienne  contempo- 
raine s’est  formée  à la  même  école  que  celle  de  Chypre, 
sinon  à Chypre  même.  Je  ne  vois  pas  d’autre  moyen 
d’expliquer  la  présence  d’un  style  chypriote  si  pur  et  si 
caractérisé  dans  la  colonie  phénicienne  de  Tarshis.  Nous 
sommes  ainsi  amenés  à une  première  conséquence  : les 
Phéniciens  préhistoriques  connaissaient  la  peinture  céra- 
mique. La  très  grande  finesse  d’exécution  des  peintures 
sur  os  d’Almizaraque  prouve  qu’ils  maniaient  habilement 
le  pinceau  ; mais  le  caractère  rudimentaire  et  le  style 
primitif  des  peintures  sur  vase  d’Espagne,  la  proportion 
plus  forte  de  vases  gravés,  même  parmi  ceux  qui  repro- 
duisent des  symboles  venus  d’Orient,  semblent  nous 
prévenir  que  dans  l’application  de  la  peinture  à la  décora- 
tion de  la  céramique,  ils  étaient  moins  avancés,  et  cela 
explique  qu’on  leur  ait  attribué  l’ignorance  complète  de 
cette  technique.  D’ailleurs  toute  la  céramique  turdétane 
est  très  inférieure  à la  chypriote,  et  si  j’ai  signalé  plus 
haut  des  analogies  qui  impliquent  une  influence  de  l’une 
sur  l’autre,  les  produits  de  l’Ouest  restent  cependant  plus 
grossiers.  Cela  peut  provenir  de  la  prépondérance  de 
l’élément  turdétan  indigène,  ou  du  retard  naturel  de  la 
colonie  sur  la  métropole  ; mais  il  se  pourrait  aussi  qu’il 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.  579 


faille  remonter  plus  haut  et  admettre  qu’en  céramique  les 
Phéniciens  étaient  plus  arriérés  que  les  Chypriotes. 

Par  l’examen  des  récipients  à parfums  et  de  divers 
objets  en  ivoire,  nous  voyons  qu’ils  avaient  déjà  le  goût 
de  l’ornementation  par  le  greneté,  procédé  qu’ils  ont  tant 
affectionné  et  appliqué  aux  vases  en  métal  durant  la 
période  historique. 

La  simplicité  des  ornements  d’un  peigne  en  ivoire  et 
d’un  vase  en  forme  d’œuf  d’autruche,  montre  un  art 
débutant  ; mais  ici  encore  on  trouve  déjà  des  motifs  que 
les  Carthaginois  reproduisirent  dix  siècles  plus  tard. 

L’absence  de  perles  en  verre,  la  rareté  et  la  grossièreté 
des  minuscules  grains  de  terre  émaillée  témoignent  dans 
le  même  sens  : les  Phéniciens  n’étaient  pas  encore  maîtres 
de  ces  industries,  qui  plus  tard  leur  rapportèrent  de  si  gros 
bénéfices. 

Pour  les  idoles  plates  et  en  forme  de  colonne,  il  y a 
tant  de  points  communs  entre  les  séries  turdétane  et  chy- 
priote, qu’on  n’a  aucune  peine  à se  figurer  ce  que  pouvaient 
être  les  phéniciennes  qui  leur  auraient  servi  de  trait 
d’union. 

Le  poulpe  nous  conduit  à Mycènes  plutôt  qu’à  Chypre; 
mais  la  variante  des  bras  qui  en  fait  un  véritable  poulpe 
ailé,  semble  un  acheminement  vers  les  dieux  ailés  asia- 
tiques ; chez  les  Phéniciens  cela  ne  doit  pas  nous  sur- 
prendre. 

Les  statuettes  féminines  à grand  triangle,  le  double 
triangle  ou  hache  bipenne,  se  trouvent  également  dans 
leur  milieu  naturel. 

En  architecture,  nous  avons  vu  copier  les  œuvres  des 
Mvcéniens. 

Les  Phéniciens  préhistoriques,  comme  leurs  colons  et 
comme  les  Mycéniens,  faisaient  usage  d’outils  et  d’armes 
de  pierre.  Il  est  rationnel  de  leur  attribuer  l’introduction 
en  Espagne  du  type  mycénien  de  pointes  de  flèche  à base 


58o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


très  creusée,  puisque  cette  forme  est,  dans  la  Péninsule, 
localisée  dans  la  région  soumise  à leur  influence. 

Ils  connaissaient  le  bronze,  mais  l’étain  étant  rare,  il  est 
fort  possible  qu’ils  aient  surtout  employé  le  cuivre  pur, 
comme  les  Chypriotes  et  les  Turdétans. 

Leur  commerce  était  varié  : nous  avons  vu  quelques-uns 
de  ses  articles  : parfums,  cosmétiques,  fards,  œufs  d’au- 
truche, ivoire,  perles  émaillées  ; puisqu’ils  ont  connu 
l’ambre,  le  jais,  la  callaïs,  ils  ont  dû  intervenir  dans  leur 
colportage  ; bien  d’autres  substances  n’ont  pas  laissé  de 
traces.  De  la  Turdétanie  ils  tiraient  des  produits  très 
variés  : les  mêmes  que  Rome  en  exporta  plus  tard.  Aux 
deux  époques,  l’argent  a joué  le  rôle  principal.  Les  Phé- 
niciens l’emportaient  sous  forme  de  plomb  et  de  cuivre 
riches  ou  de  minerais,  et  en  extrayaient  l’argent  chez  eux. 
Les  découvertes  d’Hissarlik  montrent  la  grande  antiquité 
du  travail  des  métaux  précieux,  compatible  avec  une  civi- 
lisation qui  ignore  les  métaux  usuels,  cuivre  et  bronze.  On 
peut  affirmer  que  les  Phéniciens  préhistoriques  transfor- 
maient en  vases,  ornements  et  bijoux,  l’or  et  l’argent  qui 
sortaient  de  leurs  navires  et  de  leurs  fourneaux. 

Le  commerce  et  le  travail  de  l’argent  furent  la  cause 
principale  de  l’influence  qu'ils  acquirent  dans  l'histoire  des 
peuples  méditerranéens. 

Après  avoir  montré  le  rôle  important  que  les  Phéni- 
ciens ont  joué  dans  l’histoire  d’Espagne  pendant  la  der- 
nière phase  du  Néolithique,  il  convient  de  rappeler  que 
les  relations  que  j’ai  constatées  entre  le  bassin  égéen  et 
l’Espagne  sont  bien  plus  anciennes  que  les  navigations 
des  Phéniciens.  Ceux-ci  n’ont  fait  que  suivre  le  chemin 
ouvert  par  d’autres  peuples.  Cela  reste  toujours  d’accord 
avec  les  souvenirs  que  la  tradition  a conservés.  Bien 
avant  qu’on  n’eût  songé  à remuer  le  sol,  les  historiens 
ont  longuement  discuté  tout  ce  qui  a rapport  à ces 
anciennes  expéditions  : les  discussions  ont  surtout  porté 
sur  la  réalité  des  données  qu’Homère  a prises  comme 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE. 


58! 


base  de  ses  poèmes  ; commencées  il  y a deux  mille  ans, 
elles  durent  encore.  Strabon  surtout  a défendu  Homère 
contre  les  attaques  dont  il  a été  l’objet,  et  cherché  à 
démontrer  l’existence  d’anciennes  migrations  de  peuples 
de  race  hellène  en  Espagne.  Il  invoque  le  témoignage  de 
divers  auteurs,  tels  qu’Asclépiade  de  Myrlée  qui  a habité 
la  Turdétanie,  et  dans  le  récit  d’un  voyage,  parle 
entre  autres  de  la  ville  d’Ulysse,  Odissea,  avec  un  temple 
de  Minerve  où  se  trouvaient  fixés  des  boucliers  et  des 
éperons  de  navire  en  mémoire  des  erreurs  du  héros. 
Cette  ville  était  située  au-dessus  d’Abdera,  dans  la  mon- 
tagne, donc,  comme  Millares,  sur  le  versant  maritime  de 
la  chaîne  bétique,  et  d’ailleurs  pas  très  loin  de  notre  ville 
préhistorique  ; d’autres  noms  de  villes,  des  coutumes 
grecques  observées  en  Lusitanie  et  diverses  circonstances 
fournissent  des  arguments  du  même  genre. 

Quoi  qu’il  en  soit  de  la  valeur  de  ces  données  et  de 
l’époque  à laquelle  elles  se  rapportent,  Homère  a dû 
mettre  à profit  les  traditions  au  sujet  des  expéditions  en 
Espagne  plus  anciennes  que  celles  des  Phéniciens.  Ces 
traditions  formaient  le  fonds  de  l’histoire,  et  il  ne  paraît 
pas  nécessaire  de  recourir  à un  périple  phénicien  pour 
expliquer  X Odyssée;  ce  serait,  semble-t-il,  enlever  au 
récit  beaucoup  de  son  caractère  national  : le  poète  n’avait 
pas  à mendier  les  données  de  son  œuvre  aux  Phéniciens. 
M.  Victor  Bérard  attribue  cependant  un  rôle  prépondérant 
aux  Phéniciens,  comme  source  de  renseignements  ; son 
livre,  dit-il,  est  le  développement  d’une  phrase  de  Strabon 
« o E yàp  Oonuxe;  ï$^Xow  roùzo  » ; les  Phéniciens  faisaient  con- 
naître ces  choses,  et  d’une  autre  semblable.  Mais  si  on 
laisse  ces  phrases  là  où  Strabon  les  a mises,  on  voit  que  les 
renseignements  dont  il  s’agit,  se  rapportent  exclusive- 
ment aux  conditions  de  climat  et  de  richesse  de  la  Tur- 
détanie, dont  les  Phéniciens  étaient  maîtres.  Strabon 
dit,  en  effet,  clairement  qu’Homère  était  au  courant  de 
l’expédition  d’Hercule,  la  plus  ancienne,  et  de  celles  des 


582  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

Phéniciens  qui  vinrent  ensuite.  Comme  me  le  fait  re- 
marquer M.  J.  Mansion,  professeur  à l’Université  de 
Liège,  la  différence  de  temps  entre  îaropyj/.â;,  mis  au 
courant,  instruit  par  une  tradition  antérieure,  et  tzwQcl vô- 
fi evoç,  apprenant,  montre  que,  pour  Strabon,  Homère 
apprend  la  richesse  de  l’Ibérie  par  les  Phéniciens  ses 
contemporains  (soit  par  ce  qu’ils  en  disaient,  soit  par  leur 
commerce  et  les  produits  rapportés),  tandis  que  les  expé- 
ditions d’Hercule  et  autres  lui  sont  connues  par  l’histoire 
elle-même. 

Au  point  de  vue  historique,  la  valeur  de  l 'Odyssée  n’en 
est  que  plus  grande,  et  à notre  point  de  vue,  nous  ver- 
rons là  un  argument  de  plus  pour  montrer  que  les  Phéni- 
ciens ont  été  précédés  en  Occident  par  des  peuples  du 
bassin  égéen. 


(A  suivre ) 


Louis  Siret. 


VARIÉTÉS 


i 

TAIF 

LA  CITÉ  ALPESTRE  DU  HIDJAZ,  AU  Ier  SIÈCLE  DE  L’iSLAM 

Étude  de  géographie  arabe  ancienne  ( 1 ) 

I 

A une  forte  journée  au  sud-est  de  la  Mecque  (2),  sur  le  rebord 
oriental  du  plateau  pittoresquement  vallonné  que  forme  vers 
son  milieu  la  longue  chaîne  courant  parallèlement  à la  mer 
Rouge,  s’élève,  adossée  au  mont  Ghazwân,  la  ville  de  Tâif  (3).  la 


(1)  Leçon  professée  à la  Faculté  orientale  de  l’Université  de  Beyrouth, 
en  1905.  Nous  nous  sommes  contenté  d'y  ajouter  quelques  références 
nouvelles.  En  l'absence  de  caractères  ponctués,  nous  avons  adopté  pour 
les  noms  arabes  une  transcription  suffisamment  claire  plutôt  que 
rigoureusement  conséquente  (Ainsi  : Hadjâdj,  sans  redoublement  du 
djim).  Xos  confrères  orientalistes  voudront  bien  nous  en  tenir  compte. 

(2i  On  indique  généralement  une  évaluation  plus  élevée  : nous  obte- 
nons la  nôtre  en  combinant  surtout  Aghcini  I,  155,3  (position  du  ‘Ardj) 
et  156,  en  bas  ( : de  ‘Ardj  on  se  rend  à Tâif  pour  la  prière  du  vendredi). 
Maqdisi  place  deux  ou  même  trois  “ marhala  „ entre  la  Mecque  et  Tâif 
(112.3  etc.  : pour  la  dimension  des  marhala  de  ce  géographe,  voir 
106, 11  etc.  Ibn  Rosteh,  1S1  néglige  de  noter  ici  les  distances.  Ya‘qoûbi 
Geograpli.  316.9  parle  de  deux  marhala.  Les  indications  de  Istakhri  sont 
tout  à fait  défectueuses  (19,9  11),  sans  atteindre  pourtant  l’erreur  de 
Qalqachandi  I 207  (édit.  d'Égypte)  lequel  place  Tâif  au  N.  E.  de  la  Mecque. 
Les  relations  incessantes  entre  les  deux  cités  s’opposent  également  à 
l’hypothèse  d’une  grande  distance. 

(3)  Hamdâni.  Djasîrat  al-'Arab,  120-121  : notice  de  Yâqoût  III,  195  etc...; 
nous  y renverrons  constamment.  Maqdisi  79.9.  Margoliouth,  Mohammed, 


584  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


patrie  des  hommes  d’Etat  Omaiyades  (1)  et  centre  urbain  de  la 
puissante  tribu  de  Thaqîf  (2).  La  légende  rattache  les  Thaqafites 
aux  antiques  races  de  ‘Ad  et  de  Thamoûd,  exterminées  par 
Allah  (3).  Nous  aurons  à discuter  la  valeur  de  cette  donnée, 
outrageusement  défigurée  par  la  tendance  et  la  réaction  anti- 
omaiyades.  Quoi  qu’il  en  faille  penser,  la  vive  intelligence  des 
Thaqafites  (4)  leur  assigne  un  rang  à part  parmi  les  populations 
de  l’Arabie. 

La  religion  chrétienne  n’était  guère  représentée  à Tâif  que  par 
des  esclaves  chrétiens  tels  que  celui  rencontré  par  Mahomet, 
dans  sa  première  excursion  propagandiste  à Tâif.  On  aimerait  à 
supposer  l’existence  d'une  colonie  de  chrétiens  Nadjrânites  en 
cette  ville,  située  sur  la  route  de  Nadjrân,  et  en  relations  con- 
stantes d’affaires  avec  elle.  Le  silence  de  nos  documents  ne  nous 
permet  de  rien  affirmer.  A quelle  confession  appartenaient  les 
esclaves  “ grecs  „ de  Tâif  (5)  dont  parle  la  légende  musulmane, 
comme  al-Azraq  (6)  et  ‘Obaid,  père  putatif  de  Ziâd?  Nous  l’igno- 
rons ; ils  finirent  par  embrasser  l’islam.  Le  christianisme  du 
célèbre  Omaiya  ibn  abi  Sait  (7)  nous  paraît  de  moins  en  moins 
vraisemblable  (8).  En  décrivant  les  délices  du  Paradis,  un 
poète  chrétien,  même  hétérodoxe,  n’aurait  jamais  pensé  à y 
introduire  des  “ houris  „ (9),  comme  le  fait  Omaiya. 

Au  début  de  l’Islam,  Tâif  (10)  était  incontestablement,  après  la 

402-403,  a une  bonne  description  de  Tâif.  On  trouve  aussi  quelques  traits 
dans  la  monographie  consacrée  par  M.  Périer  à Hadjâdj. 

(1)  Nommons  Moghîra  ibn  Cho‘ba,  Ziâd.  Had  jâdj,  etc. 

(2)  Celle-ci  faisait  à son  tour  partie  du  groupement  de  tribus  compris 
sous  le  nom  de  “ Hawâzin  Le  relatif  ou  ethnique  (en  arabe  nisbat)  de 
Thaqif  est  " Thaqafi  „ d’où  Thaqafite,  employé  par  nous. 

(3)  Kâmil  de  Mobarrad  266;  Ay.  IV  74. 

(4)  D’où  le  terme  “ Thaqîf,.  homme  très  intelligent.  Voir  les  lexiques. 

(5)  Plus  vraisemblablement  des  syro-mésopotaraiens.  Les  arabes  à 
cette  époque  donnaient  volontiers  le  nom  de  “ Roum  „ à leurs  voisins 
septentrionaux  relevant  de  Byzance.  Comp.  Tabaq.  III1  176,20. 

(6)  Ibn  Sa‘d.  Tabaqât  (=  Tabaq)  IIP  177. 

(7)  On  peut  maintenant  sur  Omaiya  consulter  l’étude  de  Fr.  Sehulthess 
dans  Orienta lische  Studien  (hommage  à Ni'ddeke)  I,  7t.  Sa  mémoire 
était  très  vénérée  à Tâif  (Ibn-Doraid.  Ichtiqûq).  Cela  permet  de  conclure 
à l'existence  d’un  petit  groupe  de  “ hanîf  „ en  cette  ville.  Cfr  Sehulthess, 
op.  cit.  86-87. 

(8)  L’épisode  de  la  prédication  de  Mahomet  â Tâif  nous  montre  la 
population  favorablement  disposée  pour  le  christianisme. 

(9)  Cfr  Journal  Asiat.  1904-  135,  160. 

(10)  La  tribu  de  Thaqîf  occupe  encore  le  territoire  de  Tâif.  Burekhardt 
( Voyages  en  Arabie,  1, 1 13  ; Paris,  1835)  la  trouva  presque  détruite, depuis 


VARIÉTÉS. 


585 


Mecque,  la  première  ville  du  Hidjâz.  peut-être  même  de  l’Arabie. 
L’expression  qoranique  “ al-qariatân  „ (1)  englobant  les  deux 
cités,  suffirait  à le  prouver.  L’art  de  la  construction  y avait 
atteint  un  plus  grand  développement  qu’à  la  Mecque  (2).  On  y 
admirait  de  hautes  demeures,  massives  comme  des  forteresses, 
et  à ce  titre  qualifiées  de  “ hosn  „ et  de  “ otom  „ (3).  La  ville  des 
Thaqafites  avait  en  outre  sur  la  cité  de  Qoraich  l’avantage  de 
posséder  une  enceinte  fortifiée;  celle-ci  était  garnie  de  machines 
de  guerre,  habilement  maniées  par  les  habitants,  comme  le  pro- 
phète en  fit  l’expérience  après  la  journée  de  Honain  (4).  Cette 
importance,  Tâif  la  devait  à sa  situation  très  spéciale,  ne  rappe- 
lant en  rien  celle  des  agglomérations  urbaines  de  la  Péninsule, 
au  sein  des  hautes  montagnes,  au  milieu  d’eaux  courantes  (5), 
s’écoulant  dans  la  direction  du  Nadjd,  et  du  Yémen  (6). 

Les  eaux,  la  pureté  de  l’air  (7),  la  fraîcheur  de  la  tempéra- 
ture (8),  s’abaissant  parfois  au-dessous  de  zéro,  y développaient 
la  plus  luxuriante  végétation.  Des  champs  de  céréales  (9),  des 


le  passage  des  Wahhabites.  Ces  sectaires  y auraient  massacré  15  000 
habitants,  musulmans  et  juifs.  La  présence  de  ces  derniers  en  plein 
Hidjâz  est  à retenir.  Cfr  Ed.  Driault,  La  politique  orientale  de  Napo- 
léon 1,  4-3. 

(1)  Qoran,  XL1I  30;  Kâmil , 291;  Balâdhori,  34.  Farazdaq.  Cfr  J.  Hell 
dans  Z.  D.  M.  G.  1905.  602,  vers  2 ; le  poète  se  vante  de  compter  parmi 
ses  parents  (‘Achîra)  les  “ habitants  des  deux  cités  „ ( qariatân ). 

(2)  Où  pour  les  constructions  soignées  on  doit  recourir  aux  étrangers. 
Ag.  I 98,4;  III,  84;  86;  reconstruction  de  la  Ka  ba,  sous  ibn  Zobair  ; ibn 
al-Faqîh  196,  14.  Comp.  dicton  attribué  à Mahomet:  “Le  plus  mauvais 
emploi  de  l’argent  pour  un  musulman,  c’est  de  construire.  ,.  Tabaq. 
VIH  120,1. 

(3)  Ag.  XII  45, 49.  Wüstenfeld,  Chroniken  der  Stadt  Mekka,  II,  76,  rap- 
pelant probablement  le  style  des  maisons  de  San‘a  dans  le  Yémen  ; voir 
illustrations  dans  l'ouvrage  de  Hogarth,  p.  198. 

(4)  Balâdhori  55. 

(5)  Yâqoût  lit  495-96.  Cf.  Hogarth.  The  pénétration  of  Arabia,  1905. 
Dans  la  carte  adjointe,  on  indique  6168  pieds,  comme  hauteur  de  Tâif. 
L’altitude  de  la  Mecque  serait  de  1970  pieds,  le  mont  Ghazwân  attein- 
drait environ  9000  pieds. 

(6)  Hamdâni  121,4;  Yâqoût  III  496,1  ; Khamîs  II,  30.  Un  autre  wâdi  au 
moins  s’ouvrait  dans  la  direction  du  Hidjâz  et  de  Médine.  Balâdhori, 
13,  7-9;  Samhoûdi  (texte  allemand  de  Wüstenfeld),  154. 

(7)  ‘Iqd  III  356;  Maqdisi,  79.  Excepté  pourtant  dans  le  voisinage  des 
tanneries  ; il  en  sera  question  plus  bas. 

(8)  Kâmil  115;  Maqdisi  79,7  ; ‘Iqd  III,  342,  7 a.  d.  1. 

(9)  Yâqoût  III  495.  Le  froment  constituait  la  base  de  l'alimentation  des 
gens  de  Tâif  au  lieu  du  lait  et  des  dattes,  nourriture  ordinaire  des 


586 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


forêts  couvraient  les  collines  et  les  vallées  environnantes  où 
abondait  le  gibier  (1).  Dans  les  jardins,  soigneusement  enclos  de 
murs  (-2),  on  retrouvait  outre  les  palmeraies  du  Hidjâz  (3)  et  les 
représentants  ordinaires  de  la  maigre  flore  arabique,  des  pro- 
ductions végétales  et  des  fruits  de  la  Syrie  : les  raisins,  les 
bananes,  les  figues,  les  pêches,  les  grenades,  les  melons  (4)  ; 
produits  appréciés,  et  exportés  dans  le  reste  du  Hidjâz  (5).  Les 
vignobles  de  Tâif  produisaient  du  vin  (B)  en  telle  quantité  qu’on 
disait  proverbialement:  importer  du  vin  chez  les  Thaqafites  (7); 
au  lieu  de  : porter  de  l’eau  à la  rivière.  Ils  produisaient  en  outre 
une  variété  de  “ zabîb  „,  sorte  de  raisin  de  Corinthe,  célèbre 
dans  toute  la  péninsule  et  jusque  sur  les  marchés  de  la  Babylonie 
et  de  la  Syrie  (8),  pourtant  pays  de  vignobles.  Les  étrangers 
passant  par  Tàif  à la  fin  des  vendanges,  s’extasiaient  de- 
vant l’étendue  des  aires  ou  “ bayâdir  „,  noires  comme  les 
“ harra  „ (9),  et  servant  à la  préparation  du  raisin  sec  (10). 
Avec  les  chrétiens  et  les  juifs  (11),  les  Thaqafites  étaient  les 

Arabes.  Ag.  XII  48-49.  Le  pain  était  une  rareté  chez  certains  nomades, 
on  l'offrait  aux  hôtes  de  distinction,  'lqd,  I 211,9;  Ag.  IV  103,  14;  Lam- 
mens.  Un  poète  royal  à la  cour  des  Omiades,  40. 

(1)  Ag.  Vil  145.  Certaines  parties  de  la  banlieue  étaient  territoire 
sacré,  où  la  chasse  demeurait  interdite.  Voir  ‘lqd  I 135;  Wellhausen, 
Reste  arab.  Heidenthum  50.  etc.  Wüstenfeld,  Chroniken  der  Stadt 
Mekka  II  48,  75. 

(2)  Pour  ce  motif,  comme  dans  le  reste  du  Hidjâz,  ils  s’appelaient 
“ liûit  „ pl.  " liîtân  „.  Balâdhori  58.  Tabari  I 1200, 16;  1671,9. 

(3)  Yâqoût  lit. 495. 

(4)  Djamhara  106,  29;  Balâdhori  56-58;  Maqdisi  79;  Kliamîs  11,209; 
Yâqoût,  loe.  cit.  Ibn  Batoûta,  I 304-5.  L’énumération  de  ces  fruits  repa- 
raît dans  la  description  du  paradis  d’Omaiya  ibn  abi  Sait;  on  y retrouve 
jusqu’au  blé  et  au  miel.  J.  A.  19042  160. 

(5)  Ag.  I.  84,  14. 

(6)  Kliamîs  II,  137,2.  Balâdhori,  56. 

(7)  Ibn  Qotaiba,  Poesis  (ed.  de  Goeje)  416,  6.  Aussi  le  plus  original  des 
poètes  bachiques  depuis  l’Islam,  le  joyeux  abou-Mikdjan,  est-il  origi- 
naire de  Tâif. 

(8)  Ag.  XIII  34.  Comme  le  montre  ce  texte,  dans  Baihaqi,  107,  13; 
Djâhiz  Maliâsin  165, 10  à la  leçon  " sait  „ huile,  il  faut  préférer  “ sabî.b  „, 
comme  objet  du  commerce  spécial  d’aboû  Sofiân  à la  Mecque.  On  avait 
transplanté  jusque  dans  le  Khorasân  la  vigne  produisant  le  zabib  de 
Tâif.  Maqdisi,  324,  4. 

(9)  Terrains  volcaniques,  couverts  de  blocs  de  basalte,  très  fréquents 
en  Arabie. 

(10)  Yâqoût  III  499, 14.  Ibn  al-Faqih  22, 14  etc. 

(11)  La m mens.  Poète  royal.  4L  Djâhiz,  Opuscida,  63.  Ag.  VIII,  81, 2, 9. 
XII,  151  ; 155. 


variétés. 


587 


cabaretiers  ordinaires  des  villes  du  Hidjâz.  Pour  faire  cesser  leur 
odieuse  industrie,  le  calife  ‘Omar  ne  trouva  pas  de  moyen  plus 
expéditif  que  de  faire  mettre  le  feu  à leurs  tavernes  de  Médine  (1). 
De  sa  vigne  de  Tàif,  ‘Abâs,  l’oncle  du  prophète,  tirait  le  raisiné, 
servant,  pendant  la  saison  du  pèlerinage,  à corriger  le  goût 
saumâtre  (2)  de  l’eau  de  Zamzam  (3).  La  tradition  l’affirme  du 
moins.  Mais  avec  le  caractère  de  l’usurier  (4)  que  fut  toujours 
l’ancêtre  des  ‘Abbassides,  rien  ne  nous  force  à admettre  le  dés- 
intéressement de  cette  opération. 

A Tàif,  l'apiculture  (5)  était  également  l’objet  de  soins  spé- 
ciaux, favorisés  par  l’extension  des  vergers.  Bref,  le  territoire 
de  Tàif  était  un  coin  de  la  Syrie  transporté  sous  le  ciel  inclément 
du  Hidjâz  (6).  La  toute-puissante  intercession  du  patriarche 
Abraham  — ainsi  le  voulait  la  légende  — avait  obtenu  ce  pro- 
dige en  faveur  des  habitants  de  la  Mecque,  cette  vallée  stérile 
et  sans  eau,  où  le  regard  11e  trouvait  pas  à se  reposer  (7).  Aussi 
conçoit-on  l’attraction  exercée  par  ce  site  privilégié  sur  les 
riches  marchands  de  Qoraieh.  Malgré  les  faveurs  spirituelles 
promises  aux  Mecquois  assez  courageux  pour  affronter  les 
ardeurs  de  leur  été  (8),  lorsque  les  caprices  du  calendrier 
musulman  faisaient  coïncider  le  jeûne  du  Ramadan  avec  la 
période  de  la  canicule,  il  était  de  mode  de  se  transporter  sur  les 
hauteurs  du  mont  Ghazwân.  Ainsi  fit  le  pieux  calife  ‘Omar  II  (9), 
et  le  non  moins  orthodoxe  grammairien  Asma‘i,  lequel,  à cette 


(1)  Tabnq.  III1  202  ; V 40. 

(2)  Sur  cette  particularité  cfr  Azraqi  294  : 340  ; Maqdisi  101, 5. 

(3)  Azraqi  70.  Comp.  Balâdhori  50. 

(4)  Le  prophète  dut  porter  une  interdiction  spéciale  contre  les  opé- 
rations usuraires  de  son  oncle.  ‘Iqd  II  159, 8 a.  d.  1.  Pour  l’usure  à la 
Mecque,  cfr  ibn  Hadjâr,  II  396.  6 ; Azraqi,  351 : 365, 5. 

(5)  Balâdhori,  57  ; Baihaqi  516,  12. 

(6)  Ibn  al-Faqîh  17, 1.  19.  Azraqi  41;  Maqdisi  79.  7. 

(7)  Ibn  al-Faqîh  17,  16.  Djâhiz.  Tria  opuscula,  61,  3-4.  Yâqoût,  III,  496. 
Les  dattes  elles-mêmes  étaient  une  rareté  à la  Mecque.  Ag.  IV  42, 10. 
Istakhri,  17,  5,  etc.,  a.  d.  1.  signale  quelques  palmiers  et  pas  un  arbre 
fruitier  dans  toute  l'étendue  du  territoire  sacré  de  la  Mecque.  Une 
grappe  de  raisins,  trouvée  après  la  bataille  de  Ohod  entre  les  mains 
d'un  prisonnier  médinois,  fait  crier  au  miracle.  Ag.  IV  42, 1 1.  Tabag.  VIII, 
221.  10. 

(8)  Ibn  al-Faqih  17,  15.  Azraqi  267,  1.  Avant  les  travaux  de  Mo'âwia, 
la  ville  manquait  d’eau  en  été.  Azraqi,  439.  La  source  de  Zamzam  était 
intermittente.  Ibicl.  300.  Voir  aussi  Chroniken  der  Stadt  Mekka,  II.  33. 2. 

(9)  Azraqi  364. 


588 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


occasion,  confère  à la  cité  des  Thaqafites  l’épithète  de  bénie  (1). 

Tâif  était  devenue  (2),  et  est  demeurée  depuis  (3)  la  villégia- 
ture favorite  des  Mecquois  (4).  Avant  comme  après  l’Islam, 
l’idéal  d’une  vie  heureuse  au  Hidjâz  était  de  passer  l’hiver  à 
la  Mecque  (5),  le  printemps  à Médine  (6)  et  l’été  à Tâif  (7). 
Beaucoup  de  notables  musulmans,  venant  achever  leur  carrière 
orageuse  dans  les  villes  saintes  du  Hidjâz,  possédaient,  comme 
ibn-‘Abbâs,  l’ancêtre  vénéré  des  califes  de  Bagdad,  comme  ‘Ali, 
fils  de  Hosain  (8),  comme  la  fameuse  ‘Aicha  bint-Talha,  nièce 
de  la  favorite  du  prophète,  une  luxueuse  villa  à Tâif,  où  ils  se 
réfugiaient  pendant  la  saison  chaude  (9). 

Il 

Au  point  de  vue  économique,  la  position  de  Tâif  n’était  pas 
moins  heureuse  et  presque  aussi  centrale  que  celle  de  la 
Mecque.  Sise  en  plein  Hidjâz,  voisine  du  Yémen,  à proximité  de 
la  grande  foire  de  ‘Okâz  (10),  une  localité  thaqafite  (11)  dans  une 
région  fréquentée  par  les  nomades  de  Qoda‘a  et  de  Modar  (12), 

(1)  Kâmil  115,  10. 11  ne  croyait  donc  pas  aux  récits  tendancieux,  mis 
en  circulation,  vers  cette  époque,  par  la  réaction  anti-omaiyade.  Pour- 
tant Asma'i  n’aimait  pas  les  Omaiyades  ; il  étendait  cette  aversion 
jusqu’à  leurs  poètes.  Cfr  Poète  royal.  8. 

(2)  Maqdisi  79,  10. 

(3)  Les  chérifs  de  la  Mecque  ont  leur  campagne  à Tâif. 

(4)  Pendant  la  révolte  de  Médine  sous  Yazîd  I,  les  harems  de 
l’Omaiyade  Marwân  et  de  ‘Ali,  fils  de  Hosain,  s’y  réfugient.  Ag.  I 13; 
Tabari  II,  409;  Ibu  al-Athir  IV,  49. 

(5)  Ou  plus  exactement  au  Tihâma,  c.-à-d.  sur  les  bords  de  la  mer 
Rouge  ; Azraqi  79,  d.  1. 

(6)  Ou  mieux  dans  la  plantureuse  vallée  du  ‘Aqiq,  le  bois  de  Bou- 
logne de  Médine.  Cfr  Ag.  III  173;  VII  125;  XII  169,  173;  XVI  93  ; XIX  56. 

(7)  Yâqoût  III  500,  16.  Djâhiz,  Opuscula,  62,  21.  Maqdisi  95,  17. 
Azraqi  79,  d.  1.  Corrigez  en  ce  sens  le  texte  de  Djâhiz  traduit  dans  Mar- 
goliouth,  Mohammed,  6. 

(8)  Tabari  II,  410. 

(9)  Ag.  X 61.  2;  même  cas  pour  Sokaina,  petite-tille  de  ‘Ali; 
Ag.  XVIII  93,  22,  une  princesse  omaiyade  a passé  l’été  à Tâif.  Ag.  185, 13. 
Ainsi  font  la  plupart  des  Mecquois  propriétaires  fonciers  à Tâif;  nous 
les  citerons  plus  loin. 

(10)  A tort  considérée  comme  exclusivement  qoraichite. 

(11)  Située  à un  “ barîd  r de  Tâif.  Azraqi  131,  13-14.  Pour  les  relations 
fréquentes  de  Tâif  avec  le  Yémen,  ou  peut  voir  Fr.  Schulthess,  Umaiya 
ibn  abî's  Sait,  dans  Orientalische  Studien  (hommage  à Nôldeke)  I,  87. 

(12)  Yâqoût  III  49S,  8 etc. 


VARIÉTÉS. 


58g 


centre  de  l’importante  confédération  bédouine  de  Havvâzin  (1), 
Tâif  était  traversée  (2)  par  la  grande  route  commerciale  allant 
du  sud  de  l’Arabie  dans  la  direction  de  la  Mecque  et  de  la 
Syrie  (3).  Par  les  vallées  ouvertes  dans  la  façade  orientale  de 
son  plateau,  la  ville  communiquait  avec  le  Madjd  et  la  Babylonie. 
Cette  heureuse  situation,  Tâif  avait  su  la  tourner  à l’avantage 
de  son  commerce,  très  développé  sans  pouvoir  toutefois  rivaliser 
avec  celui  de  la  Mecque  (4).  Elle  y serait  peut-être  parvenue  en 
dépit  de  son  éloignement  de  la  mer  et  des  marchés  syriens,  si, 
comme  la  Mecque,  elle  avait  possédé  une  aristocratie  marchande 
assez  unie  pour  étouffer  les  divisions  particulières  dans  l’intérêt 
du  commerce  et  de  la  cité  (5).  Aux  notables  de  Tâif  il  manquait 
le  sentiment  de  la  solidarité,  reliant  entre  eux  les  Qoraichites  (G). 
Le  plus  considéré  des  Thaqafites  au  moment  de  la  prédication 
de  Mahomet,  aurait  porté  le  titre  fastueux  de  “ ‘ cisîm  cil-qaria- 
tain  „ (7)  ou  “ premier  des  deux  cités  „ (8)  ; mais  il  ne  paraît 
pas  avoir  incarné  le  talent  politique  d’un  aboû  Sotiân.  Deux 
grands  partis  divisaient  la  cité  : celui  des  “ Ahlâf  „ et  celui  des 
“ banoû  Mâlik  „ (9).  Ces  dissensions  nuisirent  au  développe- 
ment économique  de  Tâif. 

La  cité  possédait  un  sanctuaire  renommé,  avec  un  trésor  et 
une  caste  sacerdotale  (10);  et,  en  Arabie,  comme  on  le  voit  par 
l’exemple  de  la  Ka'ba,  les  sanctuaires  servaient  généralement  de 
centres  à des  foires.  Or,  dans  les  villes  à sanctuaires, le  commerce 


(1)  Rappelons  la  bataille  de  Honain  et  le  siège  de  Tâif  par  Mahomet. 
Cfr  Sprenger,  Mohammad  III  323,  etc.  Hadjâj  est  appelé  “ saiyd  de 
Hawazin  „.  Ag.  XI  60,  4 a.  d.  1.;  61,  1.  Avant  la  bataille  du  Chameau,  sur 
l’invitation  de  Moghîra,  tous  les  Hawâzins  se  retirent  du  camp  de  ‘Aicha. 
Tabaq.  V,  23.  Sur  les  relations  entre  Hawâzin  et  Thaqît',  voir  aussi 
Mas'oudi  V,  64-65. 

(2)  Cfr  Grimme,  Mohammed,  cartes  des  routes  de  l’Arabie. 

(3)  Cfr  Balâdhori  36,  10.  Ya'qoubi  II  232,  2 ; Ag.  II  155,  3. 

(4)  Cfr  une  remarque  de  Noldeke  dans  Z.  D.  M.  G.,  1886,  p.  185. 

(5)  Les  épisodes  qui  suivirent  te  siège  de  Tâif  par  Mahomet  et  pré- 
cédèrent l’adhésion  à l’Islam  montrent  la  cité  travaillée  par  des  luttes 
intestines. 

(6)  Cfr  Noldeke  dans  Z.  D.  M.  G.,  1886,  p.  177. 

(7)  Comp.  Qoran  XLllI  30,  et  commentaire  de  Baidawi  sur  ce  passage. 
Ibn  Doraid,  Ichtiqâq  185-86;  ‘Iqd  I 94;  II  63;  Ag.  XI  61-2;  XII  45.  Un 
n’est  pas  d’accord  sur  le  nom  du  titulaire,  mais  il  était  certainement 
thaqalite. 

(8)  Tâif  et  la  Mecque. 

(9)  Ag.  IV  74  ; Osd  al-Ghâba  IV  187  ; Tabaq.  V 369,  20  ; 373,  10. 

(10)  Wellhausen,  Reste  30  etc. 


5go 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


d'abord,  puis  le  plaisir,  avaient  fini  par  reléguer  à l’arrière-plan 
les  préoccupations  religieuses  (1).  Tâif  ne  faisait  pas  exception 
à la  loi  générale.  Les  étrangers  y fréquentaient  surtout  le  mar- 
ché, puis  le  quartier  spécial  dont  Mas‘oûdî  (2)  a conservé  le  nom 
caractéristique.  Aussi  Mahomet  recommande-t-il  aux  mission- 
naires détachés  par  lui  à Tâif,  d’alléger  pour  les  habitants  le 
précepte  onéreux  de  la  prière  (8).  Cela  n’empêche  pas  d’admettre 
avec  la  tradition  (4)  qu’au  moment  de  la  mort  du  prophète,  l’en- 
semble de  la  population  avait  officiellement  adopté  la  foi  nouvelle. 

La  ville  ne  vivait  pas  exclusivement  du  transit,  comme  celle  de 
Qoraich.  mais  elle  pouvait  alimenter  un  commerce  d’exporta- 
tion (5),  au  moyen  des  produits  de  son  industrie  et  de  son  agri- 
culture (6).  Ces  derniers  nous  sont  déjà  connus.  Pour  l’industrie 
il  faut  mentionner  d’importantes  tanneries  établies  sur  les  nom- 
breux cours  d’eau  qui  arrosaient  les  vallées  environnantes  (7). 
Tel  était  le  nombre  de  ces  établissements  que  l’air  de  ces 
quartiers  s’en  trouvait  empesté  au  point,  disait-on,  de  les  faire 
déserter  par  les  oiseaux  (8). 

Aussi  rencontrons-nous  les  Thaqafites  sur  toutes  les  routes  de 
l'Arabie  (9),  fréquemment  engagés  dans  des  spéculations  com- 
merciales en  commun  avec  les  Qoraichites  et  en  voyage  d’affaires 
avec  ces  derniers  (10).  Le  cycle  de  légendes  formé  autour  de  la 
mémoire  du  célèbre  Omaiya  ibn  abi  Sait  nous  a gardé  le  sou- 
venir de  ces  relations  pacifiques,  si  rares  entre  voisins  dans 
l’Arabie  ancienne  et  moderne.  C’était  avant  tout  le  commerce  — 
nous  pouvons  le  supposer  — qui  avait  attiré  à Tâif  une  colonie 
juive  (11)  ; le  commerce  également  servait  de  trait  d’union  entre 

(1)  Reste,  216. 

(2)  Prairies  d'or,  V 22.  Rappelons  l’épisode  d’aboû  Sofiân,  et  de 
Somaiya. 

(3)  Tabaq.  V 372-73. 

(4)  Ibn  Hadjâr  II  n°  8443;  III  7,  18,  31.  Notez  la  sollicitude  de  la  tra- 
dition à enregistrer  l’adhésion  des  Thaqafites  à la  foi  nouvelle. 

(5)  Jusqu’au  début  du  régime  omaiyade  le  gouvernement  de  Tâif  est 
toujours  signalé  parmi  les  plus  importants  de  l’empire.  Avec  le  transfert 
de  la  capitale  à Damas,  Tâif  souffrit  de  la  décadence  générale  qui 
atteignit  le  Hidjâz,  où  seules  les  villes  saintes  gardent  de  l’importance. 

(6)  De  là  l’expression  fréquente  dans  VAghâni  : aller  faire  le  commerce 
à Tâif.  Cfr  Ag.  XIX  57. 

(7)  Hamdâni  120,  22;  Yâqoût  III  496. 

(8)  Yâqoût  loc.  cit.  On  exporte  les  souliers  fabriqués  à Tâif.  ‘Iqd  1 68,  7. 

(9)  Khamîs  II  136, 2 ; Ag.  : XII  46, 23  ; 48, 5 ; XIV  140, 12. 

(10)  Ag.  III  187-88;  XII  48,9;  ibn  Hichâm  531. 

(11)  Balâdhori  56.  Même  explication  pour  la  colonie  juive  de  Nadjrân. 


VARIÉTÉS. 


5g  i 


les  deux  grandes  cités,  “ Qariatân  „ du  Hidjâz  (1),  et  fournissait 
l’occasion  d’échanges  constants  entre  leur  population.  Dans  les 
rapports  de  Tâif  et  de  la  Mecque,  on  ne  retrouve  pas  la  situation 
tendue  qui,  avant  comme  après  l’islam,  sépare  les  Qoraichites 
d’avec  les  Médinois.  Aussi,  au  début  de  sa  mission,  Mahomet, 
repoussé  par  ses  concitoyens,  décide-t-il  de  se  rendre,  non  à 
Médine,  mais  à Tâif  (2).  Les  Mecqnois  traversent  incessamment 
Tâif  ou  y résident  dans  l’intérêt  de  leur  commerce  (3).  Ils  avaient 
fini  par  y former  une  colonie;  et  nos  auteurs  (4)  parlent  couram- 
ment des  Qoraichites  de  Tâif.  De  leur  côté,  de  nombreux  Thaqa- 
fites  élisent  domicile  à la  Mecque,  et  se  rattachent  en  qualité  de 
halîf  (5)  à des  familles  mecquoises  (6).  A la  bataille  de  Ohad  un 
contingent  de  cent  Thaqafites  combat  dans  les  rangs  Qorai- 
chites (7)  et  le  poète  Omaiya  ibn  abi  Sait,  lui-même  fils  d’une 
qoraichite  (8),  consacre  une  élégie  à la  mémoire  des  Mecqnois 
tombés  à Badr. 

Comme  l’affirme  Balâdhori  (9),  la  plupart  des  Mecquois  possé- 
daient des  maisons  ou  des  propriétés  à Tâif  ou  dans  les  envi- 
rons ; domaines  que  ces  habiles  marchands  s’entendaient  mer- 
veilleusement à mettre  en  valeur  (10).  Aboû  Sofiân  récoltait  dans 
ses  clos  de  Tâif  le  z abîb  qui,  avec  le  cuir,  alimentait  son  com- 
merce spécial  de  la  Mecque  (11).  Le  célèbre  Mecquois  abou 
Ohaiha(12)  meurt  danssa  propriété  de  Tâif ( 13).  Presque  tous(14) 


(1)  Cfr  Ag.  XIII  34,  ad  fin.,  la  réponse  de  Mo'âwia  à sa  sœur  mariée  à 
Tâif.  Cette  fille  d’aboû  Sofiân  est  mentionnée  dans  Bohâri  III  468. 

(2)  Cfr  Tab.  I 1199  etc. 

(3)  Cfr  Balâdhori,  fî  tidjara  3471, 12;  Tab.  1 1573, 3.  Rappelons  l’histoire 
d’abou  Sofiân  et  de  Somaya. 

(4)  Par  ex.  Tab.  I 1185, 15. 

(5)  Allié. 

(6)  Curieux  exemple  dans  Tabaq.  IIP  176, 20-25.Un  de  ces  halîf  finit  par 
devenir  le  principal  personnage  de  la  famille  mecquoise,  qui  l’a  accueilli. 
Clironiken  Mekka  II  143,2. 

(7)  VVâqidi  202,3  (éd.  Kremer). 

(8)  Ibn  Qotaiba,  Poesis  279  ; ou  mieux  d'une  femme  Omaiyade.  Ag.  III 
183.  Voir  maintenant  Fr.  Schulthess,  op.  cit.  I 72. 

(9)  56, 13;  Ag.  VII  145;  II  88, 6:  154,6,  etc. 

(10)  Balâdhori,  56,  13  etc. 

(11)  Ibn  Rosteb  215,9  ; Wâqidi  330  ; Ag.  XIII  34,  ad  fin. 

(12)  Wüstenfeld,  Eegister  356. 

(13)  Tab.  I 1261. 

(14)  Propriétés  à Tâif  des  familles  Omaiyades  de  ‘Abdallah  ibn  ‘Amir, 
et  de  Sa‘îd  ibn  al-‘Asi  ; Osd  al-Gliûba  IV  108, 8 ; ‘lqd  II  154, 9 ; 229. 


5g2 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


les  Omaiyades  étaient  propriétaires  à Tâif  : aboû  Sofiân  (1),  le 
calife  ‘Otlimân  (2)  et  aussi  ‘Abbâs,  l'oncle  du  prophète  (3). Par  des 
achats  faits  aux  Juifs  de  Tâif  (4)  le  calife  Mo'âwia  arrondit 
encore  les  propriétés  (5)  héritées  d’Aboû  Sotiân.  Une  vallée  voi- 
sine de  Tâif  était  habitée  par  les  descendants  des  Omaiyades  (6). 
Nous  retrouvons  aussi  des  descendants  de  ‘Amrou  ibn  al-‘Asi 
fixés  à Tâif  (7).  Le  clos  de  ce  dernier  renfermait  une  vigne  en 
berceau  supportée  par  mille  étais  (8).  Ibn  ‘Abbâs  y passera  les 
dernières  années  de  sa  vie.  Comme  le  fut  l’île  de  Rhodes  sous  la 
dynastie  ottomane,  la  région  de  Tâif  était  devenue  l’exil  des 
grands  personnages  de  Qoraicli.  Le  cadre  frais  et  verdoyant, 
formé  par  les  forêts  et  les  vallons  du  mont  Ghazwân  devait  leur 
faire  trouver  moins  amer  leur  éloignement  de  la  Mecque  (9). 

Entre  Thaqalites  et  Qoraichites  les  alliances  matrimoniales 
étaient  fréquentes  (10).  Dans  son  essai  de  propagande  à Tâif, 
Mahomet  s’en  souviendra  pour  se  mettre  sous  la  protection  des 
Mecquoises, mariées  en  cette  ville. Parmi  elles, on  comptait  deux 
filles  d’aboû  Sofiân  (11).  La  mère  et  la  femme  du  célèbre  saiyd 
thaqafite  Ghailân  étaient  omaiyades  (12).  Mahomet  lui-même 
accorda  la  main  d’une  de  ses  filles  à un  habitant  de  Tâif  (13), 
comme  avaient  fait  aboû  Tâlib,  l’oncle  du  prophète  (14)  et  Omni 


(1)  Morassa ‘ 234,  4 a.  d.  1.  ; Yâqoût  IV  369  ; Bakri  830. 

Tab.  I 1692, 1 ; Khamîs  II  135,  4 a.  d.  1.  ; Ay.  XIII  34,  ad  lin. 

(2)  Tab.  12834, 16;  Balâdhori  362,7  ;‘Othmân  naquit  à Tâif, Khamîs  II 254. 

(3)  Balâdhori  56. 

(4)  Balâdhori  56.  Propriétés  à Tâif  du  calife  Walîd  II,  Ay.\ 1 146,  en  bas. 

(5)  ‘Iqd  II  154;  Yâqoût  III  500, 16.  Ay.  VII  145. 

(6)  Hamdâni  121, 3.  Comp.  dans  Ay.  I 153  etc...,  la  notice  du  ‘Othmûnide 
al-‘Argi. 

(7)  Hamdâni  120, 25  ; 'Iqd  III  381,8;  Tabari,  11279,11. 

(8)  Ibn  al  Faqîh  22,9. 

(9)  ‘Omar  ibn  abi  Rabî'a  est  exilé  à Tâif  Ay.  VIII  58.  On  le  signale  au 
calife  Walîd  I désireux  de  connaître  cette  ville  Ay.  II  145.  Djarid,  exclu 
de  la  Mecque,  s'établit  à Tâif  Ay.  III  106  3 a.  d.  1.  Autre  exilé  à Tâif  Ay. 
XV  63,8.  Qui  sait  si  les  charmes  de  Tâif  n’eussent  pas  empêché  un  troi- 
sième exilé  de  Médine,  Rabi‘a  ibn  Omaiya,  de  se  faire  chrétien?  Ay.  XIII 
112;  ibn  Hadjâr  I 1085. 

(10)  Ibn  Hichâm  219, 14;  293  ; 875.  Khamîs  I 420, 3;  III 1 1 1 , 3.  Tab.  1 1200, 
5 ; 1573,  3 ; 1672,  10.  Ay.  XII  45,  13.  Tabaq.  VIII  34,  31  ; 217,  23. 

(11)  Tab.  I 1672,  11  ; ibn  Hichâm  873.  Tabaq.  VIII  175,  3. 

(12)  Ay.  XII,  45.  Le  lhaqaiite  ‘Orwa  ibn  Mas‘oud  a aussi  une  mère 
mecquoise.  Tabaq.  V 369,  6. 

(13)  Caetani,  op.  cit.  421.  Ya'qoubi  II  42.  La  mère  du  calife  Marwân 
éiait  également  de  Tâif.  Ay.  XVI  91. 

(14)  Tabaq.  VIII  33,25. 


VARIÉTÉS. 


5g3 


Habîba.  une  de  ses  épouses  (1).  Les  plus  illustres  musulmans  : 
le  calife  ‘Omar  (2),  ‘Ali,  le  gendre  du  Prophète  (3),  le  fils  de 
‘Abbâs  (4)  s’allieront  par  des  mariages  aux  familles  de  Tâif.  Le 
célèbre  Hadjâdj  faisait  sans  doute  allusion  à des  relations  aussi 
intimes,  quand  il  se  vantait  de  descendre  des  nobles  dames  de 
Qoraich  (5).  Invité  à composer  un  panégyrique  en  l’honneur 
d’un  Omaiyade,  le  poète  Farazdaq  ne  trouve  rien  de  mieux  que 
de  réunir  chez  les  ancêtres  de  son  Mécène  les  gloires  de  Qoraich 
aux  illustrations  de  Thaqîf  (6). 

Comme  dans  toutes  les  places  commerçantes  de  l’Arabie  (7), 
l’usure  florissait  à Tâif;  et  elle  n’était  pas  seulement  pratiquée 
par  les  juifs  ; témoin,  les  prescriptions  édictées  par  Mahomet 
pour  réglementer  la  conversion  des  Thaqafites  à l’Islam  (8).  Ces 
derniers  passaient  avec  raison  pour  les  plus  fins  et  les  plus 
retors  (9)  des  habitants  de  la  Péninsule  (10).  De  là  au  reproche 
de  tout  envahir,  il  n’y  avait  qu’un  pas  (11)  ; et  il  fut  formulé  par 
les  contemporains,  témoins  de  la  prodigieuse  fortune  d’un  Ziâd 
et  d’un  aboû  Bakra  (12).  Sur  les  trois  “ dâhiat  „ célèbres  du 

(1)  Tnbaq.  VIII  68,  7 : elle  établit  à Tâif  une  fille  issue  de  son  premier 
mariage. 

(2)  Les  négociations  entamees  par  lui  n’aboutirent  pas.  ‘Iqd  II  58. 
Ses  descendants  épouseront  des  Thaqafites.  Tabaq.  VIII  34647. 

(3)  Khamîs  II  285;  Tab.  I 3472,  14. 

(4)  Mas'oûdî  V 57.  Les  Omaiyades  continueront  à choisir  des  épouses 
à Tâif.  Cfr  Ibn  Doraid,  Ichtiqâq  49,  5 ; les  Thaqafites  sont  les  “ akluvûl  „ 
du  pieux  ‘Omar  II.  Tabaq.  V 250,  16. 

(b) ‘Iqd  II  153;  compar.  II  154,  10  a.  d.  1.  Ag.  XVI  39,  3 a.  d.  I.  Le 
calile  Wâlid  II  se  vante  également  de  descendre  de  Thaqîf.  Ag.  VI  103, 
9 a.  d.  1. 

(6)  Une  gratification  de  10000  dirhems  fut  la  réponse  à ce  distique, 
‘Iqd  I 119,  11  : preuve  qu’on  l’avait  goûté,  et  qu'on  ignorait  alors  les 
bruits  fâcheux  répandus  depuis  sur  l’origine  de  Thaqîf.  Avant  Farazdaq, 
un  autre  poète  avait  déjà  loué  une  fille  d’aboû  Sofiân  de  sa  parenté 
avec  cette  tribu.  Ag.  III  105,  en  bas.  Comme  les  Iraqains  eux-mêmes  en 
conviennent,  on  ne  peut  reprocher  à Hadjâdj  son  origine.  ‘Iqd  II  187, 
2 a.  d.  1. 

(7)  Comp.  références  données  plus  haut. 

(8)  Balâdhori  56,  7 ; Yâqoût  III  500  ; Kliamîs  II  137. 

(9)  Parce  que,  disait-on,  ils  se  nourrissaient  habituellement  de  pain 
de  froment.  Ag.  XII  4849  ; ‘Iqd  I 211,  8. 

(10)  Comp.  la  réponse  de  ‘Oyaina  ibn  Hosn  (Tabari  1 1674)  un  type, 
demeuré  légendaire,  de  rusticité  bédouine.  ‘Iqd  III  308,  6.  Sa  famille 
comptait  parmi  les  plus  illustres  de  l’Arabie.  Ag.  XVII  105  (ad  finem). 

(11)  Djâhiz,  Avares  169,  10. 

(12)  Ce  dernier,  un  des  plus  grands  propriétaires  fonciers  de  Basra. 

IIIe  SÉRIE.  T.  X.  38 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


594 

règne  de  Mo'âwia.  deux  (1)  sont  originaires  de  Tâif.  La  con- 
naissance (2)  de  l’écriture  (3)  y était  encore  plus  répandue  qu’à 
la  Mecque,  grâce  aux  écoles  qu’on  y entretenait  (4).  Elles  con- 
servèrent leur  réputation  jusque  sous  la  dynastie  des  ‘Abbas- 
sides  (5).  Le  plus  ancien  grammairien  arabe  connu  est  le 
thaqafite  ‘Isa  ibn  ‘Omar  (f  154/770)  (0).  C’est  également  à Tâif 
qu’on  rencontrait  les  médecins  les  plus  célèbres  de  l’ancienne 
Arabie  (7).  Les  habitants  se  distinguaient  de  même  dans  la 
poésie,  qualité  rarement  reconnue  aux  citadins  de  la  Pénin- 
sule (8).  L’exception  établie  en  faveur  de  Médine  par  les  cri- 
tiques arabes  leur  a été  inspirée  par  des  préoccupations 
religieuses.  Seule,  la  musique  parait  n’avoir  pas  été  cultivée, 
comme  dans  les  deux  grandes  cités  du  Hidjâz  ; 011  la  tolérait 
seulement  aux  lamentations  funèbres  (9).  Les  poètes  thaqafites 
se  distinguent  également  par  une  plus  grande  réserve  méritant 
d’être  relevée  au  milieu  de  la  licence  générale  du  Parnasse 
arabe.  S’ils  chantent  le  vin  avec  ferveur,  on  ne  rencontre  parmi 
eux,  ni  un  Ahwas  ni  un  ‘Omar  ibn  abî  Rabî‘a  (10).  Pendant  le 
premier  siècle  de  l’Islam,  1 ’Aghâni  (VI  24,  en  bas)  ne  signale  à 
Tâif  qu’un  seul  poète  érotique.  Encore  le  “ nasîb  „ (11)  se  pré- 

(1)  Moghîra  et  Ziâd. 

(2)  Un  autre  talent,  celui  de  torturer  avec  art  les  prisonniers  de 
guerre,  est  signalé  Ag.  X 20,  ad  finem  ; 33. 

(3)  Elle  est  vantée  par  leur  poète  Omaiya.  Cfr  ibn  Hichâm,  32.  Voir 
aussi  une  remarque  du  calife  ‘Othmân,  citée  dans  Nôldeke,  Gescliichte 
des  Qorâns  230. 

(4)  Le  célèbre  Hadjâdj  appartenait  à une  génération  de  maîtres 
d’école,  Kâmil,  290-291;  ‘Iqd  III  7,  2.  Cfr  Périer,  op.  cit.,  6.  Qotaiba, 
Poesis  206.  14.  Ibn  Rosteh  216,  13,  22. 

(5)  Ag.  IX  49,  2 et  3. 

(6)  Comp.  Brockelmaun’  Gescliichte  der  arab.  Litteratur  I 99,  lequel 
assigne  comme  date  de  sa  mort  149  766. 

(7)  ‘Iqd  III,  2;  414;  ibn  Khallikân  1 357.  Ag.  XI  102,  6;  Tabaq.  IIP  104 
5:  V 372. 1. 

(8)  Baihaqi  457,  9;  Ag.  III  187,  IV  3.  La  raison  de  cet  exclusivisme 
est  donnée  Ag.  II  18,  ad  lin.  — En  réalité  “ dans  les  villes  on  était  trop 
plongé  dans  des  préoccupations  mercantiles  pour  que  jamais  une 
littérature  en  dût  venir  „ (Cl.  Huart,  Littérat.  arabe,  5).  Hamdâni  134,  7 
fait  des  réserves  sur  la  pureté  du  dialecte  arabe  de  Tâif  ; elles  détonnent 
sous  la  plume  de  ce  géographe  yéménite  au  style  heurté. 

(9)  Ag.  I 99. 

(10)  On  reprochait  aux  Thaqafites  d’être  grands  dépensiers.  Djâhiz, 
A vares,  169,  8. 

(11)  La  partie  amoureuse  de  la  qasîda  arabe. 


VARIÉTÉS.  595 

sente-t-il  chez  lui  comme  une  concession,  parfois  burlesque,  aux 
formes  “ hiératiques  „ (1)  de  l’ancienne  poésie  arabe. 


III 

Cet  ensemble  de  circonstances  heureuses  nous  permet  de 
comprendre  pourquoi,  pendant  la  période  omaiyade,  aucune 
autre  tribu  arabe,  pas  même  celle  de  Qoraich,  ne  produisit  un 
aussi  grand  nombre  d'hommes  remarquables  : Moglnra,  Ziâd. 
‘Obaidallali,  Hadjâdj...  Ajoutons-y  le  fameux  Mokhtâr,  type 
étrange  de  révolutionnaire  illuminé.  Les  relations  incessantes 
avec  la  famille  des  Omaiyades  expliquent  la  décision  avec 
laquelle  les  Thaqafites  se  déclarèrent,  dès  le  début  (2),  pour  les 
descendants  d’abou  Sofiân,  et  aussi  la  faveur  que  leur  témoi- 
gnèrent généralement  les  califes  syriens,  jusqu’à  admettre  dans 
les  rangs  de  leur  famille  des  ha1îf,e t même  des  maula  de  Tâif  (3). 

Cette  faveur,  et  encore  plus  les  services  rendus  par  les  Tha- 
qafites à la  dynastie  syrienne  (4)  devaient  provoquer  une  réac- 
tion de  la  tradition  anti-omaiyade.  Elle  voulut  faire  expier  à ces 
u homines  novi  „ leur  extraordinaire  fortune,  les  punir  d’avoir 
eu  trop  de  talent.  Il  faut  également  tenir  compte  des  ran- 
cunes (5)  amassées  par  les  hommes  d’Etat  omaiyades.  Sans 
parler  de  l'imposteur  Mokhtâr,  justement  honni,  ‘Obaidallah 
déploya  parfois  une  véritable  brutalité  dans  son  zèle  pour  le 
maintien  de  l’ordre.  Son  entêtement  amena  la  catastrophe  de 
Karbalâ.  et  fournit  une  ample  matière  au  drame  de  la  “ Semaine 
Sainte  „ des  Chi‘ites  (6).  Si  Hadjâdj  ne  fut  pas  le  tyran  décrit 


(1)  Sur  lesquelles  le  premier,  je  crois  Winckler,  a attiré  l’attention. 
M.  V.  A.  G.,  1901,  Arabisch-Orientalisch-Semitisch. 

(2)  Leur  désir  de  voir  le  califat  se  perpétuer  au  sein  des  banoû  Omaiya 
les  fait  sortir  du  camp  de  ‘Aicha  avant  la  bataille  du  Chameau.  Tabari 

1 3, 103-4.  Contre  leur  hégémonie,  ils  n’éprouvaient  ni  les  répugnances 
des  Ansâriens,  ni  la  jalousie  des  grandes  familles  mecquoises. 

(3)  Cfr  ibn  Hadjâr  1 51  n»  80  et  autres  références  données  plus  haut. 
Au  neveu  de  Mo’âwia.  les  Omaiyades  reprochent  pourtant  d’avoir  eu 
un  père  thaqafite  Ag.  XIII  43,  en  bas.  Mo'âwia  lui  refuse  une  de  ses 
filles.  Ag.  XIII  34.  en  bas.  Même  reproche  à Marvrân  au  sujet  de  sa 
mère,  originaire  de  Tâif.  Ag.  XVI  91. 

(4)  Les  ‘Abbassides  séviront  contre  tous  les  amis  des  Omaiyades;  de  là 
leurs  mesures  contre  les  descendants  de  ‘Amrou  ibn  al  ‘Asi.  Ag.  X 169, 

2 a.  d.  1.  Cfr  Baihaqi  529. 

(5)  Comp.  les  “ khotba  „ provocantes  de  Hadjâdj  dans  ‘Iqd  II  187-91. 

(6)  Voir  la  description  dans  Zeitschrift  für  Assyriologie,  IX  280,  etc. 


5c)6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


par  les  écrivains  ‘alides  et  ‘abbassides,  il  eut  le  tort  d’être  con- 
stamment un  justicier  implacable.  Il  lui  manqua,  non  l’énergie, 
mais  le  prestige,  et  les  autres  qualités  éminentes  de  Ziâd  tou- 
jours maître  de  lui-même  jusqu’à  produire  l’illusion  àau hilm  v(\). 

Or,  dans  cette  jalouse  (2)  et  vindicative  société  arabe,  dont  la 
loi  du  “ thâr  „ (3)  forme  une  des  bases,  les  rancunes  vont 
s’accumulant.  Quand  la  chute  des  Omaiyades  leur  permit  de 
s'exhaler  impunément,  les  descendants  des  hommes  d’État  tha- 
qafites  avaient  disparu  dans  la  tempête  (4)  balayant  le  trône 
des  califes  syriens.  Ne  pouvant  se  venger  sur  leur  personne,  la 
réaction  voulut  prendre  sa  revanche  en  s’acharnant  sur  leur 
mémoire.  Recourant  à son  arme  habituelle,  la  calomnie,  elle 
s’est  efforcée  de  mettre  la  ville  de  Tâif  et  la  tribu  de  Thaqîf  au 
ban  de  l’histoire.  Elle  accumule  les  crimes  sur  le  passé  des 
ancêtres  de  Thaqîf  et  les  déclare  étrangers  à la  race  arabe  (5). 
Si  elle  les  rattache  au  peuple  de  Thamoûd  (6),  exterminé  par 
Allah,  aux  traîtres  qui  guidèrent  la  marche  des  Abyssins  vers 
la  Mecque  (7),  c’est  pour  insinuer  que,  descendus  de  cette  race 
maudite,  les  ‘Obaidallah,  les  Hadjâdj  ont  simplement  continué 
les  traditions  d’impiété  de  leurs  ancêtres  et  se  sont  montrés  les 
dignes  ministres  des  infidèles  Omaiyades.  Ne  fait-on  pas  prédire 
à Mahomet  que  de  Thaqîf  sortiront  un  bourreau  et  un  impos- 
teur (8),  prescrire  aux  bons  Musulmans  de  détester  cette  tribu  ? 
Malheureusement, en  insérant  dans  le  même  uhadith„  l’obligation 
d’aimer  les  Ansâr  (9),  le  faussaire  a trahi  son  origine  médinoise. 


(1)  Cfr  Ag.  XI  123.  en  bas. 

(2)  " Les  neuf  dixièmes  de  l’envie  appartiennent  aux  Arabes  ; les 
autres  nations  se  partagent  le  reste  „ ; ainsi  s’exprime  une  tradition 
attribuée  à Mahomet. 

(3)  La  loi  du  sang,  du  talion. 

(4)  A l'exception  peut-être  de  ceux  de  Ziâd  ; voir  comment  les  traitent 
les  ‘abbassides.  Baihaqi  529. 

(5)  Ag.  IV  76.  Comp.  vers  d’aboû  ’l-Aswad.  Mas'oûdi  V 159. 

(6)  Ag.  IV  74-75. 

(7)  Consulter  le  monumental  ouvrage  du  prince  Léon  Caelani,  Annal i 
dell’  Islam,  I 128-129.  Nous  profitons  de  cette  occasion  pour  le  signaler 
à l’attention  des  érudits,  curieux  de  l’bistoire  de  l’Islam  primitif.  Pour 
l’ampleur  du  plan,  pour  le  nombre  de  questions  nouvelles,  résolument 
abordées,  nous  ne  lui  connaissons  rien  de  pareil. 

(8)  Ag.,  loc.cü.  Mas'oûdi  V 25:  ibn  al-Athîr  IV  294;  Tabaq.  VIII  185, 
14-19.  L’imposteur  c’est  Mokhtâr.  le  bourreau  : Hadjâdj,  ‘Obaidallah  ou 
Ziâd,  au  choix. 

(9)  Ag.  IV  76,  en  bas.  Cela  n’a  pas  empêché  ‘Ali  d’utiliser  les  services 
de  Ziâd  et  de  nombreux  Thaqafites,  et  d’épouser  une  femme  de  Tâif. 


VARIÉTÉS. 


D97 


En  s’alliant  à la  race  maudite  — conduite  imitée  par  les  deux 
califes  du  nom  de  ‘Omar,  ces  plus  parfaites  incarnations  de 
l’idéal  islamite,  — le  Prophète  s’inscrira  d’avance  en  faux 
contre  cette  façon  d’écrire  l’histoire.  Il  suffit  de  signaler  ces 
traditions  tendancieuses  (1),  le  procédé  étant  suffisamment 
connu  (2).  Si  l’étude  sur  la  cité  de  Tâif  démontre  le  caractère 
apocryphe  et  la  date  postérieure  (3)  de  ces  prophéties  post 
eventum  (4),  la  carrière  des  hommes  d’Etat  thaqafites,  leur 
dévoûment  sans  bornes  à la  cause  omaiyade  (5),  expliquent 
amplement  les  motifs  de  ces  haines  posthumes.  L’acharnement 
des  rancunes  chiites  et  ‘abbassides  est  le  plus  bel  hommage 
rendu  à leur  activité  administrative. 

Henri  Lammens,  S.  J. 


II 

L’AGRANDISSEMENT  DE  LA  LUNE 
A L’HORIZON 

Peu  de  questions  ont  autant  excité  la  curiosité  que  l'agran- 
dissement apparent  de  la  lune  (et  souvent  aussi  du  soleil)  à 
l’horizon.  M.  Claparède,  qui  l’a  reprise  récemment  dans  les 
Archives  de  Psychologie  (6),  en  donne  une  bibliographie  qui 
ne  contient  pas  moins  de  soixante-dix  noms  : le  nôtre  y figure 
pour  un  petit  article  paru  dans  la  Revue  Philosophique  de  1888. 
2e  semestre.  C’est  dire  que  le  sujet  nous  intéresse  et  que  nous 


(1)  Déjà  signalées  par  Goldziher,  Mohammedanische  Studien  I 99-100. 

(2)  Il  a été  principalement  mis  en  lumière  par  l’auteur  des  Moham- 
medanische Studien. 

(3)  Les  “ actes  „ de  la  primitive  église  musulmane  témoignent  à Tâif 
un  très  vif  intérêt,  et  la  placent  immédiatement  après  la  Mecque  et 
Médine. 

(4)  On  les  ignora,  nous  l’avons  vu,  pendant  toute  la  durée  de  la 
période  omaiyade.  Avec  les  califes,  les  plus  illustres  familles  re- 
cherchent les  alliances  thaqafites;  et  les  poètes,  interprètes  de  l’opinion 
publique,  les  célèbrent  comme  des  titres  de  gloire.  Le  nom  de  ‘Alî. 
à qui  on  les  attribue  (Ag.  IV  74-75),  en  montre  la  provenance. 

(5)  Cette  tendance  est  surtout  visible  dans  le  hadith,  cité  dans 
Ag.  IV  76,  7 a.  d.  1. 

(6)  Octobre  1905. 


598  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


;ivons  lu  avec  beaucoup  de  curiosité  l’étude  d’un  psychologue 
aussi  pénétrant  que  le  jeune  professeur  de  l’Université  de 
Genève. 

Il  donne  d'abord  un  aperçu  détaillé  des  théories  proposées, 
en  se  servant  notamment  d’une  étude  publiée  en  1903  par 
Reimann  dans  la  Zeitschrift  für  Psychologie.  Nous  ne  l’y 
suivrons  pas  et  ne  parlerons  que  de  la  seule  explication  qui 
paraisse  sérieuse  en  dehors  de  celle  qu’a  imaginée  M.  Clapa- 
rède (1).  Cette  explication  consiste  à dire  que  la  lune  voisine  de 
l’horizon  présente  un  éloignement  apparent  plus  grand  que 
lorsqu'elle  est  élevée  dans  le  ciel  et  que,  étant  vue  sous  le  même 
angle,  elle  paraît  forcément  plus  grosse. 

Ce  plus  grand  éloignement  près  de  l’horizon  peut  s’expli- 
quer de  différentes  façons,  par  l’interposition  d’objets,  par 
la  perspective  aérienne,  par  la  forme  du  ciel,  toutes  causes  du 
reste  qui  peuvent  coopérer  et  jouer,  selon  les  cas,  un  rôle  plus 
ou  moins  important.  Mais  voici  que  M.  Claparède,  après  avoir 
reconnu  que  cette  explication  est  très  tentante,  prétend  la  ruiner 
radicalement  par  la  simple  constatation  de  ce  fait  que  la  lune  ne 
paraîtrait  pas  plus  éloignée,  mais  au  contraire  beaucoup  plus 
rapprochée  lorsqu’elle  se  lève,  et  de  même  le  soleil  lorsqu’il 
se  couche. 

Frappé  personnellement  de  cette  proximité  apparente,  il  a 
ouvert  une  enquête  : sur  vingt-six  personnes,  vingt-cinq  ont 
déclaré  que  la  lune  leur  paraissait  plus  rapprochée  à son  lever. 
Quelques-unes  ajoutèrent  : “ C’est  certain  qu’on  la  voit  plus 
rapprochée,  puisqu’elle  semble  plus  grosse  ; c’est  justement 
parce  qu’elle  nous  paraît  plus  près  que  nous  la  voyons  plus 
grosse  ! „ 

Une  autre  enquête  faite  par  Zoth  sur  une  centaine  de  per- 
sonnes n'a  donné  que  trois  témoignages  contre  la  plus  grande 
proximité  à l’horizon,  et  encore  ces  trois  personnes  déclaraient- 
elles  ne  pouvoir  répondre. 

Voilà  donc  un  fait  qui  paraît  bien  acquis  et  qui,  de  prime 
abord,  semble  ruiner  de  fond  en  comble  l’explication  de  la  gros- 
seur par  l’éloignement  apparent.  Avant  de  discuter  la  portée 
réelle  de  cette  réfutation,  remarquons  que,  selon  la  réflexion  de 
M.  Claparède,  il  semble  que  seuls  les  auteurs  auto-suggestionnés 
par  la  théorie  croient  voir  la  lune  plus  loin  à l’horizon,  et  ce 

(1)  On  verra  cependant  plus  loin  qu'il  en  est  une  autre  qui  complète 
heureusement  celle-ci. 


VARIÉTÉS.  599 

serait  un  bel  exemple  d’auto-suggestion  se  renouvelant  depuis 
Ptolémée,  qui  a fondé  cette  théorie  (t)  ! 

En  critique  sérieux.  M.  Claparède  ne  se  bâte  pas  trop  de 
triompher.  Si  l’on  veut,  dit-il,  conserver  la  théorie  de  l'éloigne- 
ment apparent,  il  faut  admettre  qu’on  fait  les  deux  jugements 
superposés  suivants  : lp  la  lune  est  plus  éloignée,  donc  elle  est 
plus  grosse;  2°  la  lune  est  plus  grosse,  donc  (sachant  que  sa 
grosseur  est  invariable)  je  la  suppose  située  plus  près.  “ Dans  la 
première  de  ces  inférences  (qu’on  pourrait  appeler  primaire), 
le  jugement  d’éloignement  serait  subconscient  et  résulterait  de 
fonctions  innées  ; dans  la  seconde  (inférence  secondaire),  le 
jugement  de  proximité  serait  conscient  et  reposerait  sur  des 
notions  acquises.  „ C’est  bien  ainsi,  nous  l’avons  vu,  qu’apparaît 
le  jugement  de  proximité  chez  plusieurs  des  personnes  inter- 
rogées par  M.  Claparède,  et  de  fait  rien  de  plus  naturel  que 
cette  superposition  de  jugements  quasi  contradictoires  sur  des 
plans  de  conscience  différents. 

Mais  M.  Claparède  objecte  que,  chez  lui,  le  sentiment  de  la 
proximité  de  la  lune  à son  lever  est  immédiat,  précède  même 
l’impression  de  grosseur.  Il  faudrait  donc  admettre  que  ces 
deux  inférences  contradictoires  peuvent  avoir  lieu  au  même 
instant  dans  un  même  esprit.  Or  il  a fait  une  expérience  qui 
semble  indiquer  la  possibilité  de  cette  étrange  simultanéité. 
Prenant  soit  deux  vues  stéréoscopiques,  soit  deux  pains  à cache- 
ter collés  sur  une  vitre,  il  en  opère  la  fusion  tantôt  par  conver- 
gence et  tantôt  par  divergence  ; on  sait  que,  dans  le  cas  de  la 
convergence,  la  théorie  veut  qu’on  voie  l’image  plus  proche  que 
le  plan  contenant  les  objets,  et  qu’on  la  voie  plus  loin  dans  le 
cas  de  la  divergence  : d’où  il  doit  résulter  qu’elle  paraisse  plus 
petite  dans  le  premier  cas  et  plus  grande  dans  le  second. 

Or,  quand  M.  Claparède  compare  la  situation  apparente  de 
l’image  au  plan  des  objets,  il  constate  toujours  la  vérification  de 
la  théorie  ; mais,  s’il  compare  entre  elles  les  deux  images  résul- 
tantes sous  le  rapport  de  leurs  distances,  il  constate  que  parfois 
l’image  résultante  par  convergence  paraît  située  plus  loin  que 
l’image  par  divergence,  ce  qui  tient  évidemment  à son  rape- 
tissement. 

Cette  expérience  est  extrêmement  curieuse  (2).  car  ici  l’infé- 

(1)  Nous  sommes  à ranger  parmi  ces  auteurs  auto-suggestionués, 
bien  qu’il  nous  ait  toujours  manqué  un  sentiment  bien  net  de  la  distance 
de  la  lune  haut  dans  le  ciel. 

(2)  Nous  aurions  vivement  désiré  la  répéter;  mais  malheureusement. 


6oo 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


rence  secondaire  l’emporte,  non  sur  une  simple  inférence  pri- 
maire. mais  sur  une  vision  véritable  : le  cas  diffère  de  celui  de 
la  lune  et  est  beaucoup  plus  caractéristique.  11  convient  d’autant 
plus  d’y  insister  que  M.  Claparède  ne  paraît  pas  l’avoir  remar- 
qué. La  lune  est  à une  distance  pratiquement  infinie,  et  ses 
images  sur  la  rétine  ne  diffèrent  pas,  quelle  tpie  soit  sa  position 
dans  le  ciel  (1):  ce  n’est  donc  bien  que  par  une  inférence,  reposant 
sur  telle  ou  telle  suggestion,  que  nous  la  voyons  plus  éloignée 
ou  plus  voisine  à l’horizon,  tandis  que,  dans  l’expérience  des 
deux  fusions,  il  y a réelle  vision  à des  distances  différentes,  et 
c’est  cette  vision  réelle  que  doit  vaincre  l’inférence  secondaire 
provoquée  par  l’inférence  primaire  qu’occasionne  la  dite  vision. 

En  résumé,  et  avec  plus  de  précision,  on  peut  distinguer 
quatre  cas. 

1°  Si  la  lune  est  suggérée  plus  loin  par  la  vue  des  objets 
terrestres  ou  la  forme  de  la  voûte  céleste,  il  y a là  une  inférence 
réellement  primaire,  qui  entraîne  l’inférence  secondaire  de  la 
grosseur,  laquelle  à son  tour  suggère  (inférence  tertiaire)  la 
proximité  de  la  lune  ; 

2°  Si  la  proximité  est  perçue  d’abord  et  antérieurement  à la 
grosseur,  comme  M.  Claparède  croit  l’avoir  observé  sur  lui- 
même,  on  aurait  une  inférence  primaire  de  proximité,  puis  une 
inférence  secondaire  de  grosseur  : les  deux  inférences  ne  sont 
pas  de  même  ordre  ; 

3°  Si  grosseur  et  proximité  sont  suggérées  simultanément, 
on  est  en  présence  de  deux  inférences  secondaires  contradic- 
toires ; 

4U  Enfin,  dans  l’expérience  des  pains  à cacheter  fusionnés  par 
divergence  ou  par  convergence,  on  a une  vision  proprement 
dite  victorieusement  combattue  par  une  inférence  secondaire 
dérivant  d’une  inférence  primaire  suscitée  par  la  vision  elle- 
même.  C’est  le  plus  bel  exemple  qu’on  puisse  rêver,  beaucoup 
plus  caractéristique  que  le  troisième  cas  où  il  y a deux  infé- 
rences contradictoires  dont  les  origines  peuvent  être  indépen- 
dantes. 

D’où  nous  pouvons  conclure  que  les  inférences  les  plus 
directement  contradictoires  sont  compatibles  et  qu’il  est  impos- 
sible de  ruiner  par  cette  voie  la  théorie  classique.  Mais  cela 


si  la  fusion  par  divergence  nous  est  très  familière,  nous  ne  réalisons 
qu’avec  une  extrême  difficulté  la  fusion  par  convergence. 

(1)  Sous  réserve  de  la  réduction  du  diamètre  vertical  près  de  l'horizon. 


VARIÉTÉS. 


601 


n’empêche  pas  d’examiner  avec  grand  intérêt  la  théorie  que 
M.  Claparède  s’efforce  de  substituer  à celle-ci. 

Ainsi  qu’il  l’indique  dans  une  note  complémentaire,  parue 
dans  le  numéro  de  janvier  190(1  des  Archives  de  Psychologie, 
sa  propre  théorie  a été  précédée  par  une  autre  assez  voisine  et 
qu’on  peut  associer  avec  elle  : il  s’agit  de  la  théorie  de  Lühr. 
“ Lorsqu’on  regarde  la  lune  à l'horizon,  remarque  celui-ci,  il  11e 
tombe  dans  le  champ  visuel  qu’une  étroite  bande  de  ciel  sur 
laquelle  se  concentre  l’attention  ; par  rapport  à cette  bande,  la 
lune  paraît  beaucoup  plus  grande  que  la  lune  au  zénith,  qui  se 
détache  sur  une  étendue  céleste  considérable.  „ Reimann  objecte 
que  le  champ  visuel  a toujours  la  même  étendue  et  que  Lühr 
n’a  pas  le  droit  d’en  négliger  la  partie  terrestre.  A quoi  M.  Cla- 
parède répond  que,  si  la  remarque  est  juste,  il  faut  cependant 
ajouter  que,  si  le  champ  visuel  reste  physiologiquement  le 
même  dans  les  deux  cas,  il  ne  l’est  pas  psychologiquement, 
l’étendue  objective  étant  proportionnellement  bien  moindre  dans 
la  partie  terrestre  du  champ  visuel.  D’où  il  résulte  que,  si  Lühr 
a eu  le  tort  de  prétendre  que  la  lune  n’est  comparée  qu’au  fond 
céleste,  il  est  vrai  que  le  champ  total  auquel  elle  est  comparée 
a un  contenu  objectif  et  une  valeur  psychologique  moindres 
quand  elle  est  à l’horizon.  Telle  est  la  théorie  du  contraste. 

Celle  qui  appartient  en  propre  à M.  Claparède  est  la  théorie 
de  l 'intérêt,  l’intérêt  excité  par  la  lune  étant  plus  grand  quand 
elle  est  près  de  l’horizon,  parce  qu’alors  on  a le  sentiment 
qu’elle  est  un  objet  terrestre.  11  cite  d’ailleurs  une  série  de 
constatations  montrant  que,  plus  la  lune  produit  ce  sentiment  et 
moins  elle  apparaît  comme  étant  elle-même,  plus  elle  donne 
le  sentiment  de  l’énormité.  Mais  pourquoi  grossissons-nous  les 
objets  terrestres  ou  paraissant  tels?  C’est  qu’ils  présentent  pour 
nous  plus  d 'intérêt,  répond  M.  Claparède,  et  il  fait  valoir  d’in- 
génieuses considérations  à l’appui  de  cette  explication. 

En  terminant  sa  note  complémentaire  de  janvier  1906, 
M.  Claparède  fait  observer  que  le  contraste  et  l’intérêt  peuvent 
collaborer  d’une  façon  directe,  par  l’effet  du  rétrécissement  du 
champ  visuel  vraiment  efficace  sous  l’influence  de  l’attention 
qu’excitent  les  astres  h l'horizon,  conformément  à une  remarque 
due  à M.  Larguier  des  Bancels. 

Jusqu’ici  nous  nous  sommes  borné  à résumer;  nous  voudrions 
maintenant  apporter  une  très  modeste  contribution  à la  discus- 
sion, et  elle  se  trouve  être  favorable  à la  thèse  de  M.  Claparède. 
O11  sait  que  le  soleil  subit,  comme  la  lune,  un  grossissement 


6o2  revue  des  questions  scientifiques. 

apparent  à l'horizon,  mais  il  nous  semble  qu’en  général  il  est 
sensiblement  moindre,  ce  que  confirme  le  fait  qu’on  parle 
davantage  du  grossissement  de  la  lune.  Or,  il  est  incontestable 
que  le  soleil  ne  prend  guère  l’apparence  d’un  objet  terrestre  : 
par  l’illumination  du  ciel  qu’il  produit,  il  demeure  l’astre  par 
excellence  et  ne  peut  guère  être  pris  pour  le  gros  ballon  que 
nous  fait  voir  si  souvent  la  lune  à son  lever.  Dès  lors  il  ne 
resterait  à peu  près  plus  dans  ce  cas  que  l’effet  de  contraste 
invoqué  par  Lühr,  et  par  suite  le  grossissement  doit  être  moindre. 


G.  Lechalas. 


BIBLIOGRAPHIE 


I 

Encyclopédie  des  Sciences  mathématiques  pures  et  appli- 
quées. Édition  française.  Tome  I,  volume  4,  fascicule  1 et 
volume  3,  fascicule  1.  Deux  vol.  in-8°  de  160  et  96  pages.  — 
Paris,  Guuthier-Villars  ; Leipzig,  Teubner,  1906. 

Nous  avons  indiqué  (1)  dans  quel  esprit  avait  été  entreprise 
la  publication  de  l’édition  française  de  cette  Encyclopédie  ; nous 
n’avons  pas  à y revenir. 

Le  premier  des  nouveaux  fascicules  parus  comprend  : 

1°  Le  Calcul  clés  probabilités  exposé  d’après  l’article  allemand 
de  E.  Czuber,  par  J.  Le  Roux  (46  pages)  ; 

2°  Le  Calcul  des  différences  et  son  application  à Y Interpola- 
tion, exposés  d’après  les  articles  allemands  de  D.  Selivanov  et 
J.  Bauchinger,  par  H.  Andoyer  (114  pages). 

Pour  intéressantes  qu’elles  puissent  être,  les  additions  ap- 
portées, dans  l’édition  française,  au  premier  de  ces  articles  ne 
visent  que  des  points  de  détail.  Il  convient  de  citer  particulière- 
ment celle  qui  a trait  à la  notion  même  de  la  probabilité  et  à la 
valeur,  plus  ou  moins  subjective,  qu’il  convient  de  lui  attribuer, 
notamment  d’après  Laplace,  Cournot,  Poincaré. 

Les  additions  au  second  article  sont  de  bien  plus  grande 
étendue.  L’application  du  calcul  des  différences  à l’interpolation 
est  de  la  plus  haute  importance  pour  l’étude  mathématique  des 
lois  physiques  et,  particulièrement,  de  celles  qui  sont  du 
domaine  de  l’astronomie.  On  peut  même  dire  qu’à  ce  point  de 
vue  elle  constitue  une  des  pierres  angulaires  des  mathéma- 

(1)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  LVIII,  juillet  1905,  p.  319. 


604 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tiques,  lorsqu’il  s’agit  d’aller  jusqu’aux  calculs  numériques  qui 
ne  peuvent  être  réalisés  que  par  voie  d’approximations  poussées 
plus  ou  moins  loin. 

L’adaptateur  français  de  cette  partie  de  l’Encyclopédie  qui, 
en  raison  de  son  enseignement  astronomique  à la  Sorbonne, 
a été  amené  à approfondir  ce  genre  de  question,  s’est  donc 
trouvé  à même  d’enrichir  l'exposé  allemand,  d’ailleurs  fort 
intéressant  par  lui-même,  du  fruit  de  sa  propre  érudition.  Ses 
additions  fort  nombreuses  portent  principalement  sur  les  équa- 
tions aux  différences,  les  fonctions  génératrices,  la  sommation 
des  séries,  les  quadratures  mécaniques,  et  il  y a lieu  de  noter 
l’emploi  constant  qu’il  y fait  du  calcul  symbolique,  si  bien 
approprié  à ce  genre  de  question.  L’exposé,  au  point  où  l’a  mis 
M.  Andoyer,  est  de  nature  à suffire  à quiconque  peut  avoir  à 
faire  des  applications  numériques  du  calcul  des  différences  ; il 
offre,  à cet  égard,  un  caractère  de  véritable  utilité  qui  s’ajoute 
à l’intérêt  très  puissant  qu’offrent  les  diverses  parties  de 
l’Encyclopédie  prises  dans  leur  ensemble. 

Le  second  fascicule  ici  annoncé  contient  : 

lü  Les  Propositions  élémentaires  de  la  théorie  des  nombres 
(c’est-à-dire  celles  qui  concernent  les  nombres  entiers,  et  plus 
particulièrement  les  nombres  naturels,  et  qui  peuvent  être 
établies  sans  le  secours  de  l’analyse  transcendante),  exposées 
d’après  l’article  allemand  de  P.  Bachmann,  par  E.  Maillet 
(75  pages); 

Le  début  de  la  Théorie  arithmétique  des  formes,  exposée 
d’après  l’article  allemand  de  K.  Th.  Valilen,  par  E.  Cahen. 

Le  premier  de  ces  articles  offre,  par  rapport  à l’édition 
allemande,  de  nombreuses  additions,  dues  non  seulement,  à 
titre  personnel,  à l’adaptateur  français,  mais  encore  à P.  Tan- 
nery  (le  numéro  tout  entier  consacré  aux  nombres  aliquotaires) 
et  au  directeur  de  l’édition  française  lui-même,  M.  J.  Molk,  dont 
la  part  contributive  a trait  surtout  aux  congruences  de  degré 
supérieur,  aux  nombres  parfaits  et  amiables,  enfin  aux  diverses 
espèces  de  figures  magiques  qui,  pour  n’être  que  de  simples 
jeux  de  l’esprit,  n’en  présentent  pas  moins,  au  point  de  vue 
arithmétique,  un  très  grand  intérêt  en  raison  de  la  difficulté  des 
problèmes  qu’elles  ont  soulevés  et  de  la  grande  ingéniosité  qui 
a été  dépensée  à leur  solution. 

Les  quelques  pages  publiées  de  l’article  dont  le  début  a servi 
à compléter  le  fascicule  en  question,  et  qui  a trait  à un  sujet 
d’une  si  haute  importance,  permettent  de  bien  augurer,  tant 


BIBLIOGRAPHIE. 


6o5 


sous  le  rapport  de  l’intérêt  que  sous  celui  de  l’étendue,  des 
compléments  dont,  sur  ce  terrain,  va  bénéficier  l’édition  française. 

On  ne  saurait,  à cette  occasion,  trop  insister  sur  l’importance 
d’une  œuvre  dans  laquelle,  en  une  si  heureuse  harmonie, 
viennent  s’ajouter  aux  qualités  spéciales  de  l’érudition  allemande 
celles  de  la  française. 

M.  O. 


II 

Sur  quelques  points  du  calcul  fonctionnel,  par  M,  Fréchet. 
Thèse  présentée  à la  Faculté  des  Sciences  de  Paris  pour  obtenir 
le  grade  de  Docteur  ès  Sciences  mathématiques.  Un  vol.  in-4°  de 
74  pages.  — Paris,  1906. 

Lagrange  et  Euler  définissaient  la  fonction  : ce  qui  a une 
expression  analytique  déterminée.  Cauchy  et  Riemann  se  trou- 
vant à l’étroit  dans  la  définition,  l’élargirent  : y est  fonction  de  x 
quand,  x étant  un  nombre  choisi  dans  un  ensemble,  on  lui  fait 
correspondre  un  nombre  déterminé  y.  Le  mode  de  correspon- 
dance — qu’il  soit  ou  non  exprimable  par  des  symboles  d’opéra- 
tions arithmétiques  — est  tout  à fait  quelconque  pourvu  qu’il 
soit  défini.  Les  généralisations  successives  de  cette  définition 
s’obtiennent  en  y remplaçant  les  mots  un  nombre,  par  un  sys- 
tème de  nombres,  une  suite  infinie  de  nombres,  une  ligne,  la 
forme  d'une  fonction  ordinaire. 

La  généralisation  nouvelle,  introduite  par  M.  Fréchet,  sub- 
stitue au  mot  nombre  le  mot  u/n  élément.  Nous  sommes  donc  en 
présence  de  l’extrême  généralisation  de  l’idée  de  fonction  : la 
variable  est  un  élément  pris  dans  un  ensemble  d’objets  de  nature 
quelconque,  abstraction  faite  de  cette  nature. 

L’étude  des  fonctions  considérées  à ce  point  de  vue  est  appelé 
Calcul  fonctionnel. 

Cette  étude  impose  à l’auteur  une  généralisation  de  la  théorie 
des  ensembles  linéaires,  celle  de  la  notion  de  limite,  par  exemple. 
On  définira  comme  on  voudra  la  limite  d’une  suite  d’éléments 
A,  A2...  An...  pourvu  que 

1°  la  limite  de  la  suite  A,  A,  A,...  soit  A. 

2°  la  limite  de  Az  A2...  A„  étant  A,  la  limite  d’une  suite  d’élé- 
ments pris  dans  la  suite  Al  A2...  An  et  dans  le  même  ordre,  soit 


6o6 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


également  A. D’où,  ensembles  dérivés,  fermés,  parfaits,  compacts. 
D’où  encore,  continuité  d’une  fonction,  définie  par  la  relation 

f (Mm  A)  - - lim  f (A) 

vérifiée  quel  que  soit  le  mode  de  tendance  à la  limite.  Définition 
de  la  convergence  d’une  série  d’opérations. 

Ces  définitions  mènent  à la  généralisation  de  presque  tous  les 
théorèmes  sur  les  ensembles  linéaires  et  sur  les  fonctions  con- 
tinues. 

Une  nouvelle  notion,  celle  de  voisinage,  restreignant  un  peu, 
il  est  vrai,  la  généralité  des  ensembles  considérés,  permet 
d’étendre  plus  loin  ces  généralisations  de  théorèmes.  La  notion 
de  voisinage  est  définie  dans  une  classe  de  la  manière  suivante  : 
On  fait  correspondre  à tout  groupe  de  deux  éléments  de  la  classe 
un  nombre  positif.  Désignons-le  par  (A,  B)  pour  les  éléments 
A et  B.  Ce  nombre  jouit  des  propriétés  suivantes  : 

1)  (A,  B)  = (B,  A) 

2)  Si  A est  identique  à B,  (A,  B)  est  nul  et  réciproquement. 

3)  (A,  B)  < e et  (B,  C)  < e entraînent  (A,  C)<f  (e),  f (e)  ten- 
dant vers  zéro  avec  e. 

On  dira  que  la  suite  Az  A2  ...  An  ...  a pour  limite  A si  (A,  An  ) 

tend  vers  zéro  avec  — • 
n 

La  limite  ainsi  définie  est  une  limite  au  premier  sens.  L’inverse 
n’est  pas  vrai. 

La  continuité,  on  l’entrevoit,  se  définit  également  au  moyen 
du  voisinage. 

Dans  une  seconde  partie  de  sa  thèse,  M.  Fréchet  applique 
à des  cas  particuliers  remarquables  les  théorèmes  généraux  de 
sa  théorie  : ensembles  linéaires  et  fonctions  d’une  variable; 
ensembles  de  fonctions  continues  et  fonctionnelles  ; ensembles 
de  points  dans  les  divers  espaces  ; fonctions  holomorphes  à l’in- 
térieur d’une  même  aire  ; ensembles  de  courbes  continues  et 
fonctions  de  lignes  ; fonctions  de  surfaces. 

Terminons  ce  trop  court  aperçu  par  une  remarque  de  l’auteur  : 
“ En  procédant  ainsi  (par  la  généralisation  introduite)  il  arrive 
que  certaines  démonstrations  sont  rendues  plus  difficiles  puis- 
qu’on se  prive  d’une  représentation  plus  concrète.  Mais  ce  que 
l’on  perd  ainsi,  on  le  regagne  largement  en  se  dispensant  de 
répéter  plusieurs  fois  sous  des  formes  différentes  les  mêmes 


BIBLIOGRAPHIE. 


607 


raisonnements.  On  y gagne  souvent  aussi  d’apercevoir  plus  net- 
tement ce  qui  dans  les  démonstrations  était  véritablement  essen- 
tiel et  de  les  simplifier  en  les  débarrassant  de  ce  qui  ne  tenait 
qu’à  la  nature  propre  des  éléments  considérés.  „ 

Aussi  cet  important  mémoire  constitue-t-il  une  heureuse  syn- 
thèse des  beaux  travaux  de  MM.  Le  Roux,  Volterra,  Arzela, 
Hadamard,  sur  les  fonctions  généralisées.  Il  fait  même  plus  que 
les  résumer  : il  épuise  en  une  fois  toute  la  partie  fondamentale 
de  la  théorie  des  fonctions  généralisées  particulières  qu’on  peut 
imaginer  à l’infini. 

F.  W. 


III 

Traité  de  Trigonométrie  plane  et  sphérique,  par  l’abbé 
E.  Gelin,  Dr.  S.  Th.  et  Pli.,  professeur  de  Mathématiques  supé- 
rieures au  Collège  Saint-Quirin  à Huy.  Ouvrage  couronné  par 
l’Académie  royale  de  Belgique;  adopté  et  spécialement  recom- 
mandé par  le  Conseil  de  perfectionnement  de  l’enseignement 
moyen  pour  les  classes  supérieures  de  la  section  scientifique  des 
Athénées  et  l’École  militaire  de  Bruxelles.  Deuxième  édition. 
Un  vol.  in-8°  de  288  pages.  — Bruxelles,  Schepens  et  Cie; 
Namur,  Wesmael- Chartier;  Huy,  chez  l’auteur,  1906.  Prix  : 
5 francs. 

Sommaire.  Introduction  (pp.  5-7).  Objet  et  division  de  la  trigo- 
nométrie. L’auteur  exclut  de  son  livre  les  séries  trigonomé- 
triques,  les  formules  trigonométriques  différentielles  et  les  fonc- 
tions hyperboliques. 

Livre  I.  Théorie  des  lignes  trigonométriques  (pp.  8-117). 

I.  Arcs  de  cercles  positifs  et  négatifs.  2-5.  Définitions  et  varia- 
tions des  lignes  trigonométriques.  6-7.  Réduction  au  premier 
quadrant.  8.  Relations  entre  les  lignes  trigonométriques  d’un 
même  arc.  9-10.  Formules  relatives  à l’addition  des  arcs  (démon- 
stration de  proche  en  proche;  démonstration  de  Cauchy; 
sin  (a  -f-  b 4-  c -j-*--);  cos  (a  -j-  b c -)—-••)  ; tang  (a  — j-  b — |—  c -{-—). 

II.  Formules  relatives  à la  multiplication  des  arcs,  jusques  et  y 
compris  celles  qui  donnent  sinma,  cosma  en  fonction  des  puis- 
sances de  sina,  cosa,  et  inversement.  12.  Formules  relatives  à la 
division  des  arcs.  13.  Lignes  trigonométriques  de  3 en  8 degrés 


6o8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


avec  des  dénominateurs  rationalisés.  14.  Construction  des  tables 
trigonométriques  (sexagésimales  ou  centésimales,  de  dix  en  dix 
secondes).  15.  Usage  des  tables  avec  de  nombreux  exemples 
traités  complètement.  16.  Rendre  une  formule  calculable  par 
logarithmes.  17.  Vérification  des  identités  trigonométriques 
(innombrables  exemples).  18.  Équations  trigonométriques. 

Livre  II.  Trigonométrie  rectiligne  (pp.  118-176).  1-2.  Triangles 
rectangles.  3-5.  Triangles  quelconques.  6.  Aire  du  triangle. 

7.  Cercle  circonscrit,  cercles  inscrits.  8.  Résolution  des  triangles 
quand  les  données  ne  sont  pas  toutes  des  angles  on  des  côtés. 
9.  Quadrilatère,  inscrit  ou  non,  trapèze.  10-12.  Application  de  la 
trigonométrie  à la  mesure  des  hauteurs  et  des  distances  ; appli- 
cations géodésiques;  nombreuses  applications  numériques  sexa- 
gésimales ou  centésimales. 

Livre  111.  Trigonométrie  sphérique  (pp.  177-217).  1-4.  Rela- 
tions fondamentales  et  résolution  des  triangles.  5.  Excès  sphé- 
rique. 6.  Cercle  circonscrit,  cercles  inscrits.  7.  Questions  diverses. 

8.  Nombreuses  applications  numériques. 

Livre  IV.  Compléments  de  trigonométrie  (pp.  218-285). 
1.  Méthode  des  projections.  2.  Exercices  sur  les  lignes  trigono- 
métriques de  l’arc  de  3°.  3.  Sommation  des  sinus  et  cosinus  d’arcs 
en  progression  par  différence.  4.  Questions  de  maximums  et  de 
minimums  (9  pages).  5.  Valeurs  limites  de  (sin  x : x),  etc. 
6-12.  Expression  trigonométrique  des  imaginaires  ; formules 
relatives  à l’addition  et  à la  multiplication  des  arcs  ; formules 
donnant  coswa,  sinma  en  fonction  de  cos m a,  siu”?a,  etc.  et 
inversement  ; résolution  des  équations  binômes  ; théorèmes  de 
Moivre  et  de  Côtes.  13-14.  Polygones  réguliers;  polygone  régu- 
lier de  17  côtés.  15.  Résolution  de  l’équation  cubique.  16.  Les 
formules  de  la  trigonométrie  rectiligne  comme  limites  de  celles 
de  la  trigonométrie  sphérique.  17.  Questions  diverses  contenant, 
entre  autres,  un  grand  nombre  de  formules  de  la  géométrie 
récente  du  triangle,  relatives  aux  angles  de  Rrocard,  puis  une 
cinquantaine  d’exercices  de  trigonométrie. 

Le  Traité  de  Trigonométrie  de  M.  l’abbé  Gelin  est  très  com- 
plet sur  tous  les  sujets  qu’il  aborde  ; chaque  point  est  exposé 
d’une  manière  logique,  claire  et  concise.  Mais  il  faut  bien  avouer 
qu’à  cause  de  ses  qualités  même,  le  Traité  est  peut  être  d’un 
usage  assez  difficile  pour  des  commençants  : ceux-ci  feront  bien 
de  se  servir  plutôt  du  Précis  de  trigonométrie  rectiligne  de 
l’auteur,  sous  la  direction  d’un  professeur  expérimenté. 

Voici  quelques  remarques  relatives  à des  points  spéciaux. 


BIBLIOGRAPHIE. 


609 


Dans  le  livre  I,  il  eût  été  utile  de  représenter  géométriquement 
les  relations  y = sin  x,  y = tang  x,  pour  faire  ressortir  davan- 
tage que  les  lignes  trigonométriques  sont  des  fonctions  de  x ; 
puis  de  prouver  que  ces  fonctions  sont  continues. Dans  le  livre IV, 
il  eût  été  avantageux  d’introduire  la  notation  eXi  pour  représen- 
ter l’expression  cosx  -j-  i sincc  ; cela  aurait  permis  de  simplifier 
les  §§  3,  6 et  suivants.  Bien  entendu,  cette  addition  eût  entraîné 
l’introduction  toute  naturelle  d’un  aperçu  de  la  théorie  des  fonc- 
tions hyperboliques,  ce  qui  aurait  augmenté  la  valeur  du  Traité. 

La  formule  approximative  x = ^ 'SHU  , si  commode  pour  la 

Jd  ~ COSX 

résolution  pratique  des  triangles  rectangles,  mériterait  aussi  une 
petite  place  dans  le  dernier  livre. 

P.  M. 


IV 

Mélanges  de  géométrie  a quatre  dimensions,  par  E.  .Jouffret. 
Un  vol.  in-8°  de  XI-227  pages.  — Paris,  Gauthier- Villars,  1906. 

Dans  la  Revue  des  Questions  scientifiques  d’octobre  1903  (1), 
nous  avons  rendu  compte  du  Traité  élémentaire  de  Géométrie 
à quatre  dimensions  du  colonel  Jouffret.  Depuis  cette  époque, 
la  mort  en  a frappé  l’auteur  ; mais  il  laissait,  prêt  à l’impression, 
un  nouveau  livre  que  nous  devons  à sa  veuve  de  connaître 
aujourd’hui. 

Comme  l’indique  son  litre,  ce  livre  n’a  pas  la  régularité  didac- 
tique du  précédent,  qu’il  est  du  reste  bon  de  connaître  préala- 
blement, bien  qu’un  coup  d’œil  sur  les  principes  puisse  en 
dispenser  à la  rigueur.  Après  une  étude  des  trois  premiers  des 
six  polyédroïdes  réguliers,  le  colonel  Jouffret  aborde  des  ques- 
tions de  géométrie  à trois  dimensions  dans  le  but  de  montrer 
qu’elles  appellent,  pour  ainsi  dire,  la  géométrie  à quatre  dimen- 
sions : ce  sont  l’hexagramme  de  Pascal  et  les  surfaces  du 
3e  degré. 

L’hexagramme  est  la  figure  formée  par  six  points  dont  trois 
quelconques  ne  soient  pas  en  ligne  droite  et  par  les  droites  qui 
les  joignent  deux  à deux.  Or  l’étude  de  l’hexagramme  plan  est 

(I)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  LIV,  pp.  605-609. 

Ille  SEIIIE.  T.  X. 


59 


6 îo 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


grandement  facilitée  quand  on  le  considère  comme  la  projection 
d’un  hexagramme  dans  l’espace,  parce  que-  sur  le  plan  deux 
droites  se  coupent  toujours,  alors  que  leur  intersection  ne  joue 
un  rôle  dans  la  ligure  de  l’hexagramme  que  lorsqu’elles  sont 
les  projections  de  deux  droites  de  l'espace  qui  se  coupent  : le 
meilleur  moyen  d’écarter  les  points  inutiles  est  donc  de  remonter 
du  plan  dans  l’espace  (1).  Mais  il  est  encore  préférable  de 
remonter  de  là  dans  V étendue,  ou  champ  à quatre  dimensions  : 
comme  l’a  fait  observer  M.  Richmond,  la  figure  de  quatre  points 
dans  le  plan  fournit  à la  géométrie  de  la  droite  une  notion  fon- 
damentale, celle  du  rapport  anharmonique  ; la  figure  de  cinq 
points  dans  l’espace  fournit  à la  géométrie  du  plan,  la  notion 
également  capitale  de  deux  triangles  h ontologiques  ; \u  figure 
de  six  points  dans  l’étendue,  ou  hexastigme,  fournit  aux  champs 
inférieurs  la  notion  de  l 'hexagramme. 

Enfin  la  partie  purement  mathématique  de  l’ouvrage  se  ter- 
mine par  l’étude  des  hypersurfaces  du  second  degré,  ou  hyper- 
quadriques,  et  par  celle  des  quartiques  ou  surfaces  du  4e  degré 
produites  par  l’intersection  de  deux  hyperquadriques.  Il  serait, 
notons-le,  plus  logique  d'appeler  hyperquartiques  ces  surfaces, 
puisque  le  nom  de  quartique  appartient  déjà  à la  courbe  du 
4e  degré,  intersection  de  deux  quadriques  dans  l’espace. 

Pour  qui  connaît  la  clarté  et  la  conscience  de  composition  des 
ouvrages  du  colonel  Jouffret,  il  nous  suffira  de  dire  que  celui-ci 
est  digne  des  précédents.  Mais,  avant  d’en  arriver  au  chapitre 
final,  traitant  de  la  question  de  l’existepce  réelle  de  l’hyper- 
espace,  nous  voudrions  parler  d’un  point  de  terminologie  qui 
nous  paraît  avoir  une  réelle  importance.  Déjà  nous  avions 
cherché  une  chicane  de  ce  genre  à l’auteur,  et,  dans  une  note  de 
la  page  103,  il  nous  donne  théoriquement  raison  (2)  ; aujourd’hui 
la  critique  sera  analogue,  mais  de  portée  plus  générale. 

11  est  entendu  que  le  sujet  étudié  est  la  géométrie  à quatre 
dimensions  euclidienne  ; mais  ce  n’est  pas  là  une  raison  pour 
adopter  une  terminologie  se  prêtant  mal  à une  extension  ulté- 
rieure. Le  colonel  Jouffret  pose  la  droite,  le  plan,  l’espace, 

(1)  Les  surfaces  du  3e  degré  servent  à l’élude  de  l’hexagramme  dans 
l'espace. 

(2)  Il  s’agissait  du  terme  “ hypersphère  „ qu’i]  applique  à la  sphère  à 
trois  dimensions,  alors  qu’il  nous  paraît  préférable  de  le  réserver  aux 
surfaces  isogènes  à courbure  négative  de  la  géométrie  de  Lobatchefsky. 
Celles-ci  étant  hors  de  cause  dans  son  livre,  il  a cru  devoir  conserver 
son  vocabulaire  précédent. 


BIBLIOGRAPHIE. 


6l  1 

l’étendue,  constituant  autant  de  champs  à une,  deux,  trois  et 
quatre  dimensions.  On  voit  de  suite  qu’il  n’y  a de  champs  que 
là  où  la  géodésique  est  la  droite  euclidienne,  et  en  effet  il  n’y  a 
aucun  terme  générique  appliqué  à ce  que  nous  appellerions 
volontiers  des  espaces  quelconques  à n dimensions.  Aussi  ce  qui 
a trois  dimensions  et  n’a  pas  la  droite  euclidienne  pour  géodé- 
sique est-il  appelé  une  hypersurface.  Il  y a là,  semble-t-il,  comme 
une  sorte  de  crainte  d’ouvrir  la  porte  au  langage  de  la  géométrie 
générale.  N’est-ce  pas  une  crainte  de  ce  genre  encore  qui  a 
empêché  l’auteur  de  compléter  son  étude  sur  l’hypersphère, 
selon  son  expression,  pour  laquelle  il  s’est  borné  à renvoyer  à 
son  Traité  élémentaire  ? On  sait  que,  dans  celui-ci,  s’il  a étudié 
notamment  avec  soin  la  mesure  du  contenant  et  du  contenu,  il 
s’est  abstenu  d’étudier  toute  cette  géométrie  propre  de  l’hyper- 
sphère  qui  n’est  qu’un  duplicata  de  la  géométrie  de  Riemann, 
bien  que  ce  soit  un  chapitre  de  la  géométrie  euclidienne  à 
quatre  dimensions. 

Qu’on  nous  pardonne  ces  redites  dictées  par  une  de  ces  idées 
fixes,  vulgairement  dites  marottes.  Il  nous  reste  à dire  quelques 
mots  de  l 'existence  de  l’hyperespace  ; mais  d’abord  il  convient 
de  noter  qu’en  fidèle  adepte  des  doctrines  de  M.  Duhem  le 
colonel  Jouffret  n’entend  par  existence  que  l’utilité  d’un  schéma  (1). 

A ce  point  de  vue,  le  principal  argument  est  emprunté  à la 
stéréochimie  des  atomes  à cinq  valences  : on  ne  peut  que  regret- 
ter que  son  exposé,  très  intéressant,  soit  un  peu  trop  sommaire  (2). 

Mentionnons  enfin  les  arguments  de  Zollner,  empruntés  aux 
expériences  du  medium  Slade  qui  fit  disparaître  un  grain  de  blé 
enfermé  dans  une  sphère  de  verre  et  le  fit  reparaître  au  dehors, 
et  qui  dénoua  une  corde  scellée  à ses  deux  bouts  sur  deux 
poteaux.  11  est  certain  que,  bien  établies,  de  telles  expériences 
constitueraient  un  argument  de  premier  ordre. 

G.  Lechalas. 

(t)  Il  se  hasarde  cependant  à noter  que  ce  schéma  ne  se  heurte  à 
aucune  contradiction  et  que  rien  n’empêche  dès  lors  de  Jui  attribuer  une 
existence  pareille  à celle  de  notre  espace. 

(2)  Nous  avons  au  contraire  trouvé  un  argument  eontre  la  quatrième 
dimension  dans  le  fait  qu'un  acide  tartrique  donné  eonserve  toujours 
son  caractère,  puisque,  s’il  subissait  des  mouvements  dans  un  espace 
à quatre  dimensions,  ses  molécules  devraient  y subir  des  retournements 
(voir  Revue  philosophique  de  septembre  1901,  p.  344). 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


6 1 2 


V 

Cours  d’Astronomie,  par  Louis  Maillard.  Tome  I.  Un  vol. 
in  4°,  lithographié,  de  243  pages.  — Paris,  A.  Hermann. 

Le  Cours  de  M.  L.  Maillard  est  professé  à la  Faculté  des 
sciences  de  l’Université  de  Lausanne.  Il  tient  le  milieu  entre  des 
leçons  de  Cosmographie,  dont  il  suppose  les  premières  notions, 
et  un  Traité  d’astronomie  mathématique,  auquel  il  emprunte  cer- 
tains développements  et  en  réserve  d’autres,  sans  que  la  raison 
qui  a déterminé  le  choix  des  matières  soit  toujours  bien  appa- 
rente. En  pareil  cas,  on  risque  d’encourir  le  reproche  : C’est  trop 
et  pas  assez:  mais  en  le  formulant  ici  nous  serions  vraisembla- 
blement injuste.  Ce  Cours,  en  effet,  en  suppose  un  autre  qu’il 
prépare  et  qui  le  complète  : M.  Maillard  y renvoie  à maintes 
reprises  ; il  faudrait  en  connaître  la  teneur  pour  pouvoir  porter 
un  jugement  d’ensemble. 

A ne  considérer  que  ce  premier  volume,  le  Cours  de  M.  Mail- 
lard se  distingue  surtout  des  ouvrages  similaires  par  l’abondance 
des  données  historiques,  biographiques  et  bibliographiques, 
développées  en  marge  des  leçons  techniques.  L’auteur,  qui  a 
beaucoup  lu,  se  complaît  manifestement  à faire  bénéficier  des 
trésors  de  son  érudition  les  lecteurs  curieux  d’antre  chose  que 
de  sèches  descriptions  et  d’arides  calculs.  C’est  pour  eux  qu’il 
a écrit  une  bonne  partie  de  son  livre,  la  plupart  des  notes  et 
Y Aperçu  historique  qui  lui  sert  d’introduction  ; il  y retrace,  en 
quelques  pages,  l’histoire  des  origines  et  des  étapes  successives 
de  l’astronomie  ancienne  et  de  l’astronomie  moderne.  Les  sources 
où  il  a puisé  sont  excellentes;  aussi  cet  aperçu  vaut-il  mieux 
que  beaucoup  d'autres,  trop  souvent  mal  renseignés. 

Le  Cours  se  divise  en  deux  parties  : la  première  est  consacrée 
à Y Astronomie  sphérique,  la  seconde  à Y Astronomie  descriptive 
et  à Y Astrophysiqtie.  Le  tome  I comprend  la  première  partie  et 
le  premier  chapitre  de  la  seconde.  Nous  allons  le  parcourir  rapi- 
dement. 

Le  chapitre  premier  traite  des  méthodes  générales  de  calcul  : 
mesure  des  angles  et  des  arcs  ; trigonométrie  sphérique  : for- 
mules fondamentales,  parmi  lesquelles  celles  relatives  aux 
triangles  rectangles,  avec  la  règle  mnémotechnique  de  Neper  ; 
théorème  de  Legendre  sur  l’assimilation  approchée  d’un  triangle 
sphérique  à un  triangle  rectiligne  ; formules  différentielles  ; 


BIBLIOGRAPHIE. 


6 1 3 


notions  très  sommaires  sur  la  méthode  des  moindres  carrés.  — 
Un  paragraphe  sur  les  constructions  graphiques  eût  été  ici  à sa 
place,  et  on  eût  loué  l’auteur  d’en  recommander  l’usage  et  d’en 
expliquer  l’emploi  sur  quelques  exemples  concrets. 

On  aborde,  au  chapitre  II,  la  description  de  la  sphère  céleste  : 
mouvement  diurne,  définitions  qui  s’y  rattachent,  groupement 
des  étoiles  en  constellations,  etc.  Une  carte  des  constellations 
principales  de  l’hémisphère  nord,  avec  alignements,  complète 
les  indications  du  texte. 

Les  coordonnées  horizontales,  horaires,  équatoriales,  éclip- 
tiques sont  définies  au  chapitre  III,  qui  se  termine  par  l’établisse- 
ment et  la  vérification  des  lois  du  mouvement  diurne.  — Au 
chapitre  précédent  l’auteur  avait  écrit  : “ nous  démontrerons  que 
la  rotation  diurne  est  uniforme  „.  C'est  beaucoup  dire.  On  ne 
démontre  pas,  à parler  en  toute  rigueur,  l’uniformité  de  la  rota- 
tion apparente  de  la  sphère  céleste,  puisque  la  marche  des  pen- 
dules à laquelle  on  la  compare  est,  en  définitive,  contrôlée  par 
celle  des  étoiles.  11  n’eût  peut-être  pas  été  inutile  d’en  faire  la 
remarque. 

L’étude  de  l’atmosphère  et  du  rôle  qu’elle  joue  dans  les  obser- 
vations astronomiques,  fait  l’objet  du  chapitre  IV  ; ici  les  ren- 
seignements surérogatoires  abondent.  On  décrit  les  méthodes 
d’exploration  de  l’atmosphère  ; on  résume  ce  qu’elles  nous  ont 
appris  des  variations  de  la  température  et  de  la  pression  avec  la 
latitude  et  l’altitude  ; on  établit  la  formule  barométrique  de 
Laplace,  on  soumet  à la  critique  les  hypothèses  sur  lesquelles 
elle  repose  et  les  résultats  auxquels  elle  conduit,  etc.  Les  diffé- 
rents moyens  dont  nous  disposons  pour  fixer  approximativement 
la  hauteur  de  l’atmosphère  sont  signalés,  et  on  nous  donne, 
des  recherches  qui  ont  porté  sur  sa  couleur  et  sa  composition 
chimique,  un  résumé  très  bien  au  point.  Toutefois,  la  partie 
principale  de  ce  chapitre  est  celle  qui  traite  de  la  réfraction. 
Ici  encore  M.  Maillard  remonte  aux  origines  et  suit,  dans  l’exposé 
des  lois  de  la  réfraction  simple,  l’ordre  historique  : même  sur- 
abondance de  détails  intéressants  dans  ces  quelques  pages  qu’on 
lirait  volontiers  dans  un  traité  de  physique.  11  aborde  enfin  la 
réfraction  astronomique  dont  il  établit  l’équation  différentielle. 
Son  intégration  exige  la  connaissance,  qui  nous  manque,  des 
relations  qui  relient  entre  elles,  sur  le  parcours  des  rayons  lumi- 
neux, les  caractéristiques  physiques  (température,  densité, ...) 
des  couches  d’air  traversées  : on  y supplée  par  des  hypothèses. 
Leur  choix,  inspiré  par  des  lois  physiques  connues,  est  limité 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


614 

par  les  exigences  du  calcul  : il  reste  arbitraire,  dans  une  certaine 
mesure,  et  fournit  toute  une  série  de  théories  apparentées  qu’il 
faut  soumettre  au  contrôle  de  l’observation.  Aucune  n’est  abso- 
lument satisfaisante  pour  des  observations  faites  très  près  de 
l'horizon.  Par  contre,  toutes  conviennent  pour  des  distances 
zénithales  inférieures  à 75°.  Jusque-là,  la  réfraction  est  donc 
pratiquement  indépendante  de  la  constitution  physique  de  l’at- 
mosphère. L’auteur  signale  quelques-unes  de  ces  théories  et 
achève  son  calcul  en  partant  de  l’hypothèse  de  Bouguer. 

Le  chapitre  V est  consacré  aux  corrections  de  la  parallaxe 
et  de  l’aberration.  Il  y est  traité  successivement  des  parallaxes 
des  astres  du  système  solaire  ; des  parallaxes  des  étoiles  et  des 
méthodes  employées  pour  les  mesurer  (détermination  des  posi- 
tions absolues,  procédé  photographique)  ; de  la  détermination 
astronomique  de  la  vitesse  de  la  lumière,  et  de  l’aberration  des 
étoiles. 

L’étude  des  instruments  et  des  méthodes  d’observation  est 
faite  au  chapitre  VI.  Parmi  les  instruments,  les  uns  (gnomon, 
cadrans  solaires,...  pendules,  chronomètres)  ont  pour  but  la 
mesure  du  temps;  avec  les  autres  (instruments  à pinnules, 
sextant,  télescopes,  héliostat,  sidérostat,  lunettes,  héliomètre, 
instruments  méridiens,  zénithaux  et  équatoriaux),  les  lignes  de 
visée  sont  précisées,  la  puissance  de  l'œil  est  augmentée  et  la 
mesure  des  angles  rendue  plus  rigoureuse.  — L’exposé  est  sur- 
tout descriptif  et  historique;  il  11e  comprend  pas  la  théorie  des 
instruments  d’optique,  et  on  n’y  trouve  pas  non  plus  celle  du 
niveau  à bulle.  Les  méthodes  d’observation  portent  sur  la  déter- 
mination du  méridien  : observations  de  la  Polaire,  méthode  des 
hauteurs  correspondantes  et  des  digressions  des  circompolaires  ; 
et  sur  la  mesure  des  déclinaisons,  des  angles  horaires  et  des 
ascensions  droites. 

Quelques  exercices  sont  proposés  à la  fin  de  chacun  de  ces 
chapitres  ou  des  paragraphes  principaux,  et  on  y a joint,  très 
souvent,  une  liste  d'ouvrages  à consulter. 

La  seconde  partie,  Astronomie  descriptive  et  Astrophysique 
comprendra  : La  Terre,  le  Soleil,  la  Lune,  le  Système  planétaire, 
les  Planètes,  les  Comètes  et  les  Étoiles  filantes  ; les  Étoiles,  les 
Nébuleuses  et  les  Hypothèses  cosmogoniques.  De  cet  ensemble, 
le  premier  chapitre  seul,  intitulé  La  Terre,  fait  partie  du  tome  I. 

O11  y rappelle  les  preuves  ordinaires  de  sa  sphéricité  en  y 
joignant  celle  que  Charles  Dufour  a tirée  de  l’observation  — 


BIBLIOGRAPHIE. 


6 I 5 

bien  rarement  possible  — (les  images  réfléchies  à la  surface 
d’une  nappe  d’eau  de  grande  étendue,  absolument  calme  — 
formant  un  miroir  sphérique  convexe  — et  en  l’absence  de 
toute  réfraction  anormale.  Viennent  ensuite  les  définitions  des 
coordonnées  géographiques  et  de  brèves  indications  sur  la  déter- 
mination de  la  latitude  et  de  la  longitude.  Elles  sont  suivies  de 
notions  sur  la  navigation  astronomique.  On  y trouve  l’explica- 
tion de  la  méthode  du  Capitaine  Sumner  pour  la  détermination 
du  point  : toute  observation  d’une  hauteur  d’astre,  à un  instant 
quelconque,  conduit  à la  détermination  d’un  petit  cercle  (cercle 
de  hauteur)  sur  lequel  se  trouve  l’observateur,  et  dont  le  chro- 
nomètre fixe  le  centre  et  le  sextant  le  rayon.  La  construction  des 
cartes  géographiques  n’est  pas  abordée,  mais  la  géodésie  est 
bien  partagée  : Historique  intéressant,  triangulation,  nivellement; 
triangulation  et  nivellement  de  la  Suisse.  Les  recherches  rela- 
tives à la  direction  et  à l’intensité  de  la  pesanteur,  et  les  résul- 
tats généraux  qu’elles  ont  fournis,  sont  largement  exposés  ; on 
y a joint  quelques  indications  sur  le  problème  de  la  variation 
des  latitudes. 

Ici  l’auteur  élargit  son  sujet,  et  aborde,  en  géologue,  la  consti- 
tution interne  de  la  Terre  : ères  géologiques,  géothermie,  séismes 
et  volcanisme.  Aux  théories  du  volcanisme  et  des  séismes  sont 
liées  les  hypothèses  de  la  déformation  polyédrique,  des  soulève- 
ments et  des  affaissements  de  l’écorce  terrestre  : M.  Maillard  en 
donne  un  bon  résumé.  Il  le  fait  suivre  d’un  exposé,  très  bien 
renseigné,  des  recherches  relatives  à la  densité  moyenne  de  la 
Terre.  Le  dernier  paragraphe  est  consacré  à la  rotation  de  la 
Terre.  Les  preuves  qu'il  expose  sont  celles  que  fournissent  la 
forme  aplatie  du  globe,  la  déviation  vers  l’est  des  corps  tom- 
bant en  chute  libre  (théorie  et  observations),  le  mouvement  sur 
un  plan  horizontal,  les  expériences  de  Foucault  et  celles  qu’elles 
ont  provoquées  (pendule  et  gyroscopes),  les  courants  fluviaux 
et  marins,  et  les  courants  atmosphériques. 

On  voit  assez,  par  ces  brèves  indications,  que  l’ouvrage  de 
M.  Maillard  est  moins  le  développement  méthodique  d’un  pro- 
gramme d’examen  imposé  à de  futurs  astronomes,  qu’un  livre  de 
culture  générale,  écrit  avec  clarté,  que  tous  les  élèves  des 
Facultés  de  sciences  physiques  étudieront  avec  profit,  et  qui  par 
sa  documentation  très  variée  et  de  bon  aloi  intéressera  tout 
homme  instruit,  curieux  de  données  précises  sur  l’histoire  de 
l’astronomie,  de  ses  instruments,  de  ses  méthodes  et  de  ses 
conquêtes. 


J.  T. 


6 1 6 


R BV  UE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


VI 

Elementi  di  Astroxomia  ad  uso  delle  Scuole  e per  Istruzione 
privata,  compilati  dal  P.  Adolfo  Müller  d.  C.  d.  G.,  professore 
di  Astronomia  nell’  Università  Gregoriana,  Direttore  dell’  Osserv. 
Astron.  sul  Gianieolo.  2 vol.  12°.  Vol.  1.  Astrometria-Astromeeca- 
nica.  602  pages.  300  fig.,  2 cartes  (1904).  Vol.  2.  Astrofisica-Astro- 
cronaca.  600  pages,  150  fig.  (1906).  — Rome,  Desclée,  Lefebvre 
et  Cie. 


Le  R.  P.  Muller,  bien  connu  par  les  articles  scientifiques  et 
historiques  qu’il  a publiés  dans  les  Mémoires  de  l’Académie  des 
Nuovi  Lincei  et  dans  diverses  revues  allemandes,  vient  de  faire 
une  œuvre  utile  et  charitable  en  terminant  la  publication  de  son 
cours  d’Astronomie.  Ce  cours,  fruit  de  l’expérience  que  donne 
un  long  enseignement,  se  présente  sous  la  forme  de  deux  beaux 
volumes,  fort  bien  imprimés  et  copieusement  illustrés.  Le  but 
que  l’auteur  poursuivait  était  double  : donner  un  traité  classique 
d’astronomie  qui  pût  servir  à des  professeurs,  tout  en  permet- 
tant à des  étudiants  travaillant  seuls  de  s’initier  à cette  science 
puis  montrer  comment  les  progrès  de  l’astronomie,  loin  de 
nuire  à la  religion,  tendent  au  contraire  à apaiser  le  prétendu 
conflit  entre  la  science  et  la  foi,  qui  trouble  tant  d’âmes. 

Pour  atteindre  le  premier  but,  l’auteur  s’est  résigné  à laisser 
de  côté  tous  les  calculs  compliqués,  s’astreignant  à ne  démon- 
trer, dans  les  chapitres  qui  concernent  l’astronomie  sphérique, 
que  les  théorèmes  indispensables.  De  cette  façon  le  lecteur 
ordinaire  ne  se  trouve  pas  rebuté,  dès  l’abord,  et  reste  muni  pour- 
tant du  bagage  trigonométrique  nécessaire,  qu’il  sera  ensuite 
libre  de  compléter.  L’écueil,  dans  un  ouvrage  élémentaire  d’as- 
tronomie est  la  vulgarisation  banale  qui  mêle,  sans  les  distin- 
guer, les  données  certaines  avec  les  pures  hypothèses.  Grâce  à 
l’ordre  et  à la  méthode  de  l’auteur,  cet  écueil  est  ici  fort  heu- 
reusement évité. 

Le  second  but  que  poursuivait  le  P.  Mtiller  était  plus  difficile 
à atteindre:  faire  de  l’apologétique  à propos  de  tout  eût  été 
ridicule  , dire  la  vérité  est  parfois  bien  délicat.  Il  s’agissait  ici 
de  montrer,  incidemment,  l’absence  de  toute  contradiction  entre 
les  doctrines  de  l’Eglise  et  les  données  certaines  de  la  Science, 
de  revendiquer  pour  l’Église  la  gloire  d’avoir  concouru  large- 
ment au  progrès  de  l’esprit  humain,  et  de  rendre  à des  savants 
qui  eurent  le  tort  d’étre  prêtres  ou  religieux,  le  mérite  de  leurs 


BIBLIOGRAPHIE. 


617 

inventions  et  de  leurs  découvertes.  L’auteur  a fait  tout  cela  d’une 
plume  légère  et  courtoise,  sans  discussion,  sans  aigreur,  par 
accumulation  de  faits,  de  textes,  de  dates  précises.  A ce  point  de 
vue,  les  notes  bibliographiques  et  les  documents  justificatifs  qui 
se  pressent  nombreux,  au  bas  de  presque  chaque  page,  consti- 
tuent une  mine  précieuse,  en  même  temps  qu’ils  témoignent 
d’un  souci  d’exactitude  et  d'un  travail  de  recherche  considérables. 

Le  premier  volume  comprend  l’astronomie  sphérique  et  la 
mécanique  céleste;  son  principal  mérite  est  d’être  clair  tout  en 
restant  élémentaire.  Nous  signalerons  spécialement  de  nombreux 
et  intéressants  détails  historiques  sur  les  instruments  astro- 
nomiques, et  de  nombreuses  références  à propos  des  divers 
systèmes  planétaires  et  de  la  réforme  du  calendrier. 

Le  second  volume  est  consacré  presque  tout  entier  à l’astro- 
physique. Les  étonnants  développements  que  cette  science  a pris 
depuis  quelques  années  rendaient  difficiles  le  choix  et  le  classe- 
ment des  matériaux.  L’auteur,  grâce  à d’heureuses  divisions,  est 
arrivé  à mentionner  et  à suffisamment  expliquer  toutes  les 
découvertes  les  plus  importantes.  Il  rend  compte  des  instruments 
et  des  méthodes  successivement  employés,  dit  ce  qui  revient  de 
mérite  à chacun  des  savants  mentionnés,  et  surtout  reconstitue 
bien  les  phases  d’avance  et  de  recul  par  lesquelles  ont  passé  les 
différentes  découvertes.  Nous  ne  saurions  trop  louer  cette  mé- 
thode, adoptée  si  rarement  dans  les  traités  classiques,  d’exposer 
la  marche  de  la  science  d’une  manière  historique,  telle  qu’elle 
s’est  effectuée  dans  le  temps  et  l’espace  : rien  11’est  aussi  lumi- 
neux, parce  que  rien  n’est  plus  vivant  et  plus  humain.  Le  second 
volume  du  P.  Muller  acquiert,  de  par  cette  méthode,  un  intérêt 
continuellement  soutenu  qui  le  met  bien  au-dessus  d’un  livre 
d’étude  ordinaire. 

L’astrophysique  est  divisée  en  cinq  parties.  La  première 
initie  le  lecteur  aux  instruments  et  aux  méthodes  photogra- 
phiques, spectroscopiques  et  photométriques  ; la  seconde  et  la 
troisième  traitent  delà  constitution  physique  des  planètes;  la 
quatrième  étudie  les  étoiles  ; les  découvertes  récentes  sur  les 
étoiles  variables  y sont  très  nettement  exposées.  Une  cinquième 
partie  enfin  résume  nos  notions  sur  les  comètes,  les  étoiles 
filantes  et  la  lumière  zodiacale.  L’ouvrage  se  termine  par  un 
chapitre  sur  l’origine  et  la  structure  du  monde.  Un  appendice 
donne  un  conspedus  général  de  l’histoire  de  l’astronomie. 

A propos  de  l’exposé  des  systèmes  cosmogoniques,  qu’il  nous 
soit  permis  de  regretter  de  ne  pas  voir  signalées,  à la  suite  des 


6 1 8 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


théories  de  Kant,  Laplace  et  Faye,  celles  de  M.  l’abbé  Moreux  et 
du  colonel  du  Ligondès,  qu’il  n’est  plus  guère  permis  d’ignorer. 

Les  deux  volumes  du  P.  Millier  sont  écrits  en  une  langue 
souple  et  harmonieuse,  rendue  parfois  légèrement  oratoire  par 
des  réminiscences  classiques  et  scripturaires,  et  pourtant  sa- 
chant rester  scientifique.  Ce  charme  du  style  est  bien  fait  pour 
attirer,  plus  nombreux  encore,  les  lecteurs. 


P.  V. 


VII 

Observation,  étude  et  prédiction  des  marées,  par  Rollet 
de  l’Isle,  ingénieur  hydrographe  en  chef  de  la  marine.  Un  vol. 
in-8°  de  287  pages  et  19  planches.  — Paris,  Imprimerie  nationale, 
1905. 

Le  problème  des  marées  est  un  des  plus  beaux  et  des  plus 
captivants  de  la  Mécanique  du  globe;  il  a tenté  les  plus  hauts 
génies  mathématiques  depuis  Newton,  qui,  le  premier,  a saisi  les 
causes  principales  du  phénomène,  jusqu’à  Laplace,  qui,  par 
un  prodigieux  effort  d’analyse,  a su  le  réduire  en  formules, 
aujourd’hui  encore  utilisées  pour  en  prédire  les  variations.  La 
théorie  mathématique  qu’a  ainsi  édifiée  l’illustre  géomètre  con- 
stitue un  des  chapitres  les  plus  importants  de  la  Mécanique 
céleste.  Elle  a,  dans  la  période  contemporaine,  été  développée, 
par  divers  géomètres  dont  les  recherches  ont  été  synthétisées 
par  M.  Maurice  Lévy  en  un  ouvrage  fort  savant,  mais  qui 
s'adresse  plutôt  aux  mathématiciens  (1).  M.  Rollet  de  l’Isle,  qui 
dirige  en  France,  avec  une  compétence  incontestée,  le  service  de 
la  prédiction  des  marées,  s’est  proposé,  sans  rien  négliger  de 
ce  que  la  théorie  mathématique  offre  d’essentiel,  de  condenser, 
en  un  volume  relativement  peu  étendu,  toutes  les  notions  qui, 
dans  cet  ordre  de  questions,  intéressent  la  pratique.  C'est  ce 
volume  que  nous  allons  analyser;  sans  nulle  banalité  on  peut 
affirmer  qu’il  est  venu,  au  moins  dans  la  littérature  scientifique 
française,  combler  une  lacune  entre  les  exposés  sommaires  insuf- 

(1)  Analysé  dans  la  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  XLV,  janvier  1899, 
p.  245. 


BIBLIOGRAPHIE.  6 I g 

fisants  pour  les  spécialistes  et  les  développements  exclusivement 
théoriques  qui  ne  s’adressent  qu’aux  seuls  savants. 

Comme  ce  sont,  en  somme,  les  données  de  l’observation  qui 
dominent  tout  le  sujet,  M.  Rollet  de  l’Isle  débute  très  sagement 
par  une  description  générale  des  divers  modes  d’observation, 
n’hésitant  pas  à entrer  dans  tous  les  détails  pratiques  dont  son 
expérience  personnelle  lui  a révélé  l’utilité,  notamment  en  ce 
qui  concerne  l’installation  des  échelles  de  marées  et  l'enregistre- 
ment des  observations,  et  donnant  une  description  très  conscien- 
cieuse des  différents  appareils  qui  ont  été  mis  en  usage  pour 
l'enregistrement  automatique  des  variations  du  niveau  de  la 
mer  ; marégraphes  à flotteur  (Service  hydrographique  ; Service 
des  Ponts  et  Chaussées  ; U.  S.  Coast  and  Geodetic  Survey  ; 
Indes  Anglaises;  marégraphe  à mercure  de  Nakamura  ; etc.)  et 
marégraphes  à pression  (Van  Rysselberghe;  Honda  ; Richard  : 
Service  maritime  de  la  Gironde  ; Besson;  Favé  ; Adolf  Mensing). 
ces  derniers  pouvant  servir  à l’étude  du  phénomène  par  des  fonds 
atteignant  150  ou  200  mètres. 

Une  fois  connu  l’outillage  permettant  d'observer,  l’auteur 
décrit  les  phénomènes  généraux  mis  en  évidence  par  ces  obser- 
vations et  entame  l’étude  des  forces  génératrices  à l’intervention 
desquelles  on  en  peut  réduire  l'explication  mécanique.  La  corré- 
lation évidente  entre  la  grandeur  et  la  périodicité  du  mouvement 
du  niveau  de  la  mer,  d’une  part,  les  positions  relatives  de  la 
Terre,  de  la  Lune  et  du  Soleil,  de  l’autre,  conduit  à penser  que 
le  phénomène  de  la  marée  n’est  que  la  conséquence  d’une  per- 
turbation produite  par  ces  deux  derniers  astres  dans  l’équilibre 
que  prendrait  la  masse  liquide  qui  recouvre  la  Terre  si  celle-ci 
était  isolée  dans  l’espace.  Le  premier  problème  qui  se  pose  con- 
siste donc  à étudier  l’action  d’un  astre  voisin  de  la  Terre  sur  une 
particule  libre  à la  surface  de  celle-ci.  Après  avoir  formé  le 
potentiel  des  forces  résultant  de  l’action  de  l’astre  (attraction 
exercée  sur  la  particule  et  force  d’inertie  d’entraînement)  en  y 
introduisant  la  distance  zénithale  de  l’astre,  et  l’avoir  développé 
suivant  les  puissances  de  l’inverse  de  la  distance,  l’auteur  se 
borne  au  terme  principal  (en  tenant  pour  négligeable  la  qua- 
trième puissance  de  la  parallaxe)  et  discute  les  variations  qui 
s’en  déduisent  pour  les  composantes  verticale  et  horizontale  de 
la  force  attractive.  Cette  première  discussion  suffit  à montrer 
que  les  déplacements  observés  dans  le  phénomène  des  marées 
sont  précisément  de  l’ordre  de  grandeur  de  ceux  que  doit  entraî- 
ner, en  vertu  de  cette  explication  mécanique,  l’action  combinée 


620 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


de  la  Lune  et  du  Soleil,  et  cela  suffit  pour  fixer  la  cause  princi- 
pale du  phénomène  ; reste  à en  prédire  les  manifestations. 

“ La  résolution  de  ce  problème,  dit  M.  Rollet  de  Liste,  pré- 
sente des  difficultés  de  deux  sortes  : les  premières  viennent  de 
l’inégale  répartition  de  la  masse  liquide  à la  surface  du  globe, 
partagée  en  mers  de  forme  et  de  dimensions  différentes,  de  pro- 
fondeurs variables  et  mal  connues;  les  secondes  tiennent  à ce 
que  l’analyse  est  encore  aujourd'hui  impuissante  à résoudre  le 
problème  même  dans  le  cas  le  plus  simple,  celui  d'un  sphéroïde 
entièrement  recouvert  d’une  couche  liquide  d’épaisseur  uni- 
forme. Mais,  en  se  bornant  au  point  de  vue  immédiatement  pra- 
tique des  prédictions,  les  principes  que  les  tentatives  théoriques 
faites  pour  le  résoudre  ont  mis  en  lumière,  sont  devenus,  grâce 
à des  hypothèses  que  l’observation  a vérifiées,  les  bases  de 
méthodes  qui  donnent  des  résultats  d’une  étonnante  précision.  „ 
Remarquons,  en  passant,  que  c’est  là  un  des  exemples  les  plus 
frappants  de  l’efficacité  de  la  méthode  mathématique  dans  le 
domaine  des  sciences  physiques,  alors  même  que  les  circon- 
stances privent  ses  déductions  d’un  caractère  d’entière  rigueur. 
D’ailleurs,  tout  en  faisant  remarquer  qu’il  pourrait  paraître  suffi- 
sant de  donner,  sans  démonstration,  les  formules  qui  servent  de 
base  aux  méthodes  de  prédiction,  l’auteur  déclare  qu’il  lui  a 
semblé  préférable  de  montrer  le  lien,  si  relâché  qu’il  soit,  qu’éta- 
blissent les  hypothèses  admises  entre  les  théories  et  les  formules 
qu’il  aura  à appliquer,  ce  en  quoi,  pour  notre  part,  nous  estimons 
qu'il  a eu  grandement  raison,  car  il  n’est  rien  de  si  peu  satis- 
faisant pour  l’esprit  que  l’emploi  de  formules  ne  se  rattachant 
à aucune  conception  théorique  et  apparaissant  comme  le  fruit 
du  pur  arbitraire. 

En  premier  lieu,  il  envisage  la  théorie  donnée  en  1687  par 
Newton  dans  ses  Principes  de  la  Philosophie  naturelle,  théorie 
dont  nombre  de  gens  ne  possèdent  que  l’idée  par  trop  sommaire 
qu’en  donnent  les  ouvrages  d’enseignement  élémentaire.  Elle 
suppose,  connue  on  sait,  que  la  couche  liquide  prend  une  figure 
momentanée  d’équilibre  (d’où  son  nom  de  théorie  statique)  mais 
avec  un  retard  de  trois  heures  environ  (c’est-à-dire  en  prenant 
l’astre  attirant  dans  la  position  qu’il  occupait  trois  heures 
auparavant).  En  partant  de  l’expression  du  potentiel  précédem- 
ment trouvée,  l’auteur  montre  par  un  calcul  simple  comment 
cette  hypothèse  conduit,  en  première  approximation,  pour  la 
surface  d’équilibre  des  mers,  à un  ellipsoïde  de  révolution 
allongé  dont  l’axe  passe  par  l’astre  attirant. 


BIBLIOGRAPHIE. 


Ô2  1 

Mais  la  théorie  de  Newton  ne  tient  pas  compte  de  la  tendance 
qu’ont  les  molécules  liquides  sollicitées  constamment  vers  une 
nouvelle  position  d'équilibre  à la  dépasser  et  à accomplir  des 
oscillations  réglées  par  les  lois  de  la  dynamique.  C’est  sous  ce 
nouvel  aspect  que  Laplace  a envisagé  le  problème.  Sa  théorie 
(en  raison  de  cela  qualifiée  de  dynamique)  passe  à bon  droit 
pour  une  des  parties  les  plus  ardues  de  la  Mécanique  céleste. 
Permettre  au  lecteur  d’en  pénétrer  l'essence  par  un  exposé  clair 
et  simple  qui  mette  les  grandes  lignes  en  évidence,  en  écartant 
les  détails  analytiques  au  milieu  desquels  l’attention  risque  de 
s’égarer,  telle  est  la  tâche  que  s’est  imposée  M.  Rollet  de  l’Isle 
et  qu’il  a réussi  à mener  à bonne  fin.  Admettant  à titre  de 
postulats  les  principes  posés  par  Laplace  touchant  la  périodicité 
des  mouvements  de  la  mer  produits  par  une  force  perturbatrice 
périodique  et  la  superposition  des  effets  de  plusieurs  forces  de 
cette  nature,  il  fait  voir  comment  l’expression  du  potentiel  (où 
1 on  introduit  l’angle  horaire  et  la  distance  polaire  au  lieu  de  la 
distance  zénithale)  comprend,  pour  chaque  astre  attirant,  des 
termes  de  trois  espèces,  les  uns  variant  lentement  avec  la  dis- 
tance polaire,  les  autres  dépendant  soit  de  l’angle  horaire  soit 
du  double  de  cet  angle. 

De  là  également,  dans  l’expression  générale  de  la  marée, 
trois  sortes  de  termes  auxquelles  correspondent  les  ondes  à 
longue  période,  les  ondes  diurnes  et  les  ondes  semi-diurnes. 
C'est  sur  cette  décomposition  qu’est  fondée  la  méthode  de 
Laplace  pour  la  prédiction  des  marées.  Les  constantes  ainsi 
introduites  étant,  pour  un  lieu  donné,  déduites  de  l’observation, 
rien  11’est,  dès  lors,  plus  facile  que  d’obtenir  la  hauteur  de  la 
mer  en  ce  lieu  à un  instant  quelconque;  mais  ce  qu’au  point  de 
vue  pratique  il  importe  surtout  de  connaître,  ce  sont  les  heures 
et  les  hauteurs  des  hautes  et  des  basses  mers,  et  là  le  problème 
se  complique  car  il  ne  saurait  être  résolu  que  par  approxima- 
tions successives.  L’auteur  développe  en  détail  cette  solution 
dans  le  cas  d’une  marée  semi-diurne  seule  (pratiquement,  pour 
nous,  riverains  de  l’Atlantique,  le  plus  important)  et  recourt,  pour 
en  synthétiser  la  discussion,  au  moyen  si  parlant  de  la  figuration 
géométrique  (particulièrement  élégante  en  ce  qui  concerne  les 
variations  des  heures  des  pleines  mers).  Il  montre  ensuite 
comment  il  y a lieu  d’en  modifier  les  résultats  pour  tenir 
compte  de  la  marée  diurne.  Si  les  amplitudes  des  deux  marées 
sont  comparables,  la  solution,  dans  le  cas  général,  est  absolu- 
ment inextricable;  il  faut,  pour  chaque  cas  rencontré  dans  la 


622 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pratique,  recourir  à des  méthodes  particulières;  l’auteur  indique 
celle  que  M.  l’ingénieur  hydrographe  Héraud  a employée  avec 
succès  pour  les  marées  de  Cochinchine.  Sur  nos  côtes,  l’influence 
de  la  marée  semi-diurne  étant,  de  beaucoup,  prépondérante, 
l’application  de  la  méthode  de  Laplace  réussit  particulièrement 
bien  ; on  néglige  l’influence  de  la  marée  diurne  sur  les  heures  et 
on  ne  tient  compte  de  son  effet  que  sur  les  hauteurs. 

Préalablement  aux  grands  travaux  de  Laplace,  Daniel  Ber- 
noulli, à l’occasion  d'un  concours  ouvert  en  1738  par  l’Aca- 
démie des  Sciences  de  Paris,  avait,  en  partant  de  la  théorie  de 
Newton,  édifié  une  méthode  qui,  bien  que  d’une  application 
restreinte,  est  loin  de  manquer  de  valeur  puisqu’elle  a servi  de 
base  à l’établissement,  par  Lubbock  et  Whewell,  des  tables 
anglaises  de  prédiction.  M.  Rollet  de  l’isle  en  donne  un  résumé 
au  cours  duquel  il  remarque  que  Bernoulli,  ce  qui  n’est  pas  un 
mince  mérite,  avait  mis  en  évidence  les  notions  relatives  à l’âge 
de  la  marée,  l’établissement  du  port,  le  coefficient  et  l’unité  de 
hauteur,  et  il  indique  ensuite  de  quelle  façon  cette  méthode  a 
guidé  les  recherches  empiriques  de  Lubbock  et  de  Whewell 
d’où,  comme  nous  venons  de  le  dire,  sont  sorties  les  tables 
usitées  en  Angleterre. 

Mais  la  méthode  la  plus  féconde,  celle  dont  l’application  est 
la  plus  générale,  est  la  méthode  harmonique,  qui  résulte  directe- 
ment des  principes  posés  par  Laplace,  mais  qui  n’a  été  explicite- 
ment formulée  que  beaucoup  plus  tard  par  Lord  Kelvin  en  vue 
de  surmonter  les  difficultés  que  soulevait  le  calcul  des  marées 
aux  Indes.  Théoriquement,  elle  consistait  à rétablir  dans  le 
développement  du  potentiel,  les  termes  que  Laplace  avait  cru 
pouvoir  négliger  pour  la  marée  de  Brest  en  raison  de  la  très 
notable  prédominance,  en  ce  point,  de  la  marée  semi-diurne. 
Pratiquement,  elle  se  heurtait  à la  double  difficulté  de  déterminer 
les  coefficients  et  les  phases  de  tous  les  termes  périodiques 
intervenants  et  de  reconstituer  la  hauteur  du  niveau  par  la 
somme  de  tous  ces  termes  périodiques.  Mais  le  génie,  à la  fois 
si  profond  et  si  pratique,  de  Lord  Kelvin  est  parvenu  à triompher 
de  ces  obstacles  avec  l’ingéniosité  qui  se  retrouve  dans  toutes 
les  inventions,  si  nombreuses  et  d’une  si  vaste  portée,  de 
1 illustre  physicien  et  mathématicien  anglais.  La  méthode  har- 
monique peut  d'ailleurs  être  aussi  considérée  comme  la  traduc- 
tion analytique  et  la  généralisation  des  anciennes  méthodes  de 
Lubbock  et  de  Whewell.  Mais,  au  point  de  vue  mathématique, 
elle  doit  être  surtout  regardée  comme  une  application  — et  l’une 


BIBLIOGRAPHIE. 


62  J 


(les  plus  belles,  à coup  sûr,  qui  en  aient  été  faites  — de  la 
fameuse  formule  de  Fourier.  Elle  repose  essentiellement  sur  le 
développement  du  potentiel  en  somme  de  termes  périodiques 
à chacun  desquels  en  correspond,  dans  le  développement  de  la 
hauteur  de  la  marée,  un  autre  dont  l’amplitude  se  déduit  de 
celle  du  premier  au  moyen  d’un  certain  facteur,  la  phase  au 
moyen  d’une  certaine  constante  soustractive,  dépendant  l’un  et 
l’autre  des  circonstances  locales.  Chacun  des  termes  du  second 
développement  est  considéré  comme  définissant  une  des  ondes 
élémentaires  dont  la  superposition  produit  la  marée.  La  pratique 
a d’ailleurs  permis  de  reconnaître  que  la  reconstitution  du 
phénomène  était,  en  général,  obtenue  d’une  façon  largement 
suffisante  au  moyen  de  14  ondes  lunaires  (8  semi-diurnes, 
3 diurnes,  3 à longue  période)  et  6 solaires  (3  semi-diurnes, 
2 diurnes,  1 à longue  période)  qui  toutes  sont  distinguées  par 
une  dénomination  spéciale  et  désignées  par  une  lettre  qu’a 
consacrée  l’usage.  Il  existe  évidemment  des  relations  entre  les 
constantes  introduites  par  l’analyse  harmonique  et  celles  que 
comporte  la  théorie  de  Laplace  : âge  de  la  marée,  établissement 
du  port,  rapports  des  actions  moyennes  des  deux  astres,  unité 
de  hauteur,  etc.  Les  principales  sont  mises  en  évidence  par 
l’auteur. 

Le  calcul  des  marées  de  Brest  présente  une  importance  par- 
ticulière non  seulement  parce  que,  depuis  les  belles  recherches 
de  Laplace,  il  sert  de  fondement  à la  prédiction  du  phénomène 
sur  toutes  les  côtes  françaises,  mais  encore  parce  qu’on  en  tire 
parti  pour  les  autres  points  du  globe  où  la  méthode  de  Laplace 
est  encore  d’une  application  commode,  c’est-à-dire  où  la  marée 
semi-diurne  est  nettement  prépondérante  par  rapport  à la  marée 
diurne.  JV1.  Rollet  de  l’Isle  consacre  donc  un  chapitre  tout  entier 
à la  marée  de  Brest,  faisant  connaître  en  détail  la  méthode 
pratique  que  l’ingénieur  hydrographe  Chazallon  a greffée,  à ce 
propos,  sur  la  belle  théorie  de  Laplace. 

Pour  la  prédiction  de  la  marée  en  un  point  déterminé  quel- 
conque, la  méthode  de  Laplace  est,  avons-nous  dit,  plutôt  utili- 
sable si  la  marée  diurne  est  pratiquement  négligeable  auprès  de 
la  marée  semi-diurne  alors  que  la  méthode  harmonique  est 
d’une  application  absolument  générale  ; mais  comme  celle-ci 
exige  quinze  jours  au  moins  d’observations  continues,  que, 
d’autre  part,  la  condition  requise  pour  la  validité  de  la  première 
est  fréquemment  réalisée,  l’auteur  commence  par  l’exposer  de 
façon  très  détaillée.  Après  avoir  montré  comment  se  déterminent 


624 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


les  caractéristiques  de  la  marée  semi-diurne,  il  développe  les 
divers  procédés  permettant  d’obtenir  les  prédictions  ; le  premier 
repose  sur  le  calcul  direct  des  formules,  le  second,  où  la  géomé- 
trie vient  très  heureusement  au  secours  du  calcul,  sur  l’emploi  de 
tableaux  de  concordance  permettant  de  déduire  soit  les  heures, 
soit  les  hauteurs  des  pleines  mers  de  celles  qui  ont  été  obtenues 
directement  pour  un  autre  port;  l’auteur  donne  également 
quelques  indications  sur  le  procédé  des  annuaires  anglais  fondé 
sur  l’emploi  de  certaines  tables  de  corrections. 

Lorsque  les  deux  marées  ont  des  grandeurs  comparables,  la 
méthode  de  Laplace  ne  reste  efficace  que  dans  des  cas  extrê- 
mement rares  (comme  celui  des  mers  de  Cochinchine)  alors  que 
la  méthode  harmonique  permet  de  résoudre  le  problème  d'une 
façon  absolument  générale  pourvu  toutefois  que  l’on  dispose 
d’observations  préalables  suffisamment  longues  et  précises.  11 
s’agit,  en  effet,  tout  d’abord,  d’effectuer  l'analyse  harmonique  de 
la  courbe  de  marées  relevée  pendant  un  certain  temps  de  façon 
à déterminer  les  ondes  élémentaires  qui,  par  leur  superposition, 
produisent  l’onde  marée.  Cette  analyse  harmonique  comporte 
divers  procédés  que  l’auteur  décrit  en  détail,  et  notamment  celui 
de  M.  Darwin  qui  s’est,  comme  on  sait,  fait  une  spécialité  de  ce 
genre  d’étude  Pour  l’opération  inverse  consistant,  par  somma- 
tion des  ondes  élémentaires,  à prévoir  la  hauteur  de  la  marée 
pour  un  instant  quelconque,  Lord  Kelvin  a imaginé,  sous  le  nom 
de  Tide predictor, une  solution  mécanique  extrêmement  élégante, 
que  rapporte  l’auteur  et  sans  le  secours  de  laquelle  l’opération 
fût  restée  tout  à fait  impraticable.  Un  exemplaire  de  la  machine 
de  Lord  Kelvin  fonctionne  au  Service  hydrographique  de  Paris 
où  elle  sert  à calculer  les  annuaires  des  colonies  françaises  des 
mers  de  Chine  et  de  l’Océan  Indien.  Une  variante  de  cette 
machine,  due  à l\I.  Roberts,  fonctionne  aussi  à l'India  Office  de 
Londres,  pour  le  calcul  des  marées  des  Indes  anglaises.  On 
obtient  par  ce  procédé  une  prédiction  complète  de  la  marée, 
c’est-à-dire  la  hauteur  à un  instant  quelconque.  Or,  en  pratique, 
ce  sont  surtout  les  pleines  et  les  basses  mers  qu'il  importe  de 
connaître  : ce  renseignement  se  déduit  bien  évidemment  de  la 
courbe  tracée  par  la  machine  de  Lord  Kelvin  ; mais  on  peut 
l’atteindre  directement  sans  recourir  à une  détermination  aussi 
complète.  L’auteur  décrit,  à ce  sujet,  la  machine  simplifiée  ima- 
ginée en  1880  par  M.  Ferrel  et  qui  fonctionne  depuis  1882  à 
Washington  pour  les  besoins  du  Cocist  and  Geodetic  Survey. 
11  donne  aussi,  pour  le  cas  où  la  marée  diurne  a une  amplitude 


BIBLIOGRAPHIE. 


025 


très  petite  relativement  à la  marée  semi-diurne,  le  procédé 
de  calcul  de  M.  Darwin,  fondé  sur  l’emploi  des  éléments  que 
fournit  l’analyse  harmonique. 

On  peut  enfin  se  proposer  de  calculer,  à défaut  d’un  annuaire, 
une  pleine  ou  une  basse  mer  isolée.  Pour  ce  problème  M.  Rollet 
de  l’isle  indique  plusieurs  solutions  dont  l’une  lui  appartient  en 
propre.  Il  fait  voir  enfin  comment,  dans  le  cas  où  l’on  ne  dispose 
que  d’observations  incomplètes  (soit  de  moins  d’une  année  d ob- 
servations  de  pleines  et  basses  mers,  s’il  s'agit  de  la  méthode  de 
Laplace,  de  moins  de  quinze  jours  d’observations  continues,  s’il 
s’agit  de  la  méthode  harmonique),  comment  on  peut  néanmoins 
les  utiliser  en  vue  de  la  réduction  des  sondes  d’un  lever  hydro- 
graphique. 

Le  phénomène  des  marées  intéresse,  en  effet,  particulièrement 
l’hydrographe  pour  la  détermination  de  ce  qu’on  appelle  le 
niveau  de  réduction  des  sondes,  à partir  duquel  sont  prises  les 
cotes  portées  sur  la  carte  des  abords  d’un  littoral.  Le  niveau 
adopté,  à cet  effet,  en  France  est  celui  le  plus  bas  que  la  mer 
puisse  théoriquement  atteindre  afin  qu'en  tout  point  le  naviga- 
teur trouve  en  tout  temps  au  moins  autant  d'eau  qu'en  indique 
la  cote  portée  sur  la  carte.  En  Angleterre.  011  se  borne  à prendre 
le  niveau  des  basses  mers  de  vives  eaux  moyennes  (qui.  de  fait, 
est  rarement  dépassé)  afin  de  ne  pas  induire  le  navigateur  en 
une  défiance  exagérée  pour  la  plus  grande  part  du  temps,  quitte 
à appeler  son  attention  sur  les  précautions  qu’il  doit  prendre 
aux  époques  de  plus  grand  abaissement  de  la  surface  de  la  mer. 
L’auteur  indique,  pour  les  divers  cas  qu’offre  la  pratique,  la  façon 
dont  on  peut  procéder  à cette  détermination. 

Son  ouvrage,  sans  négliger  le  côté  scientifique  de  la  question 
(en  tant,  tout  au  moins,  qu’il  intéresse  les  applications)  visant, 
avant  tout,  un  but  technique,  M.  Rollet  de  l’Isle  consacre  un 
chapitre  aux  renseignements  donnés  dans  les  annuaires  et  sui- 
les  cartes,  publiés  surtout  en  France  et  en  Angleterre,  indiquant, 
de  façon  détaillée,  comment  il  convient  de  s’en  servir  pour 
résoudre  les  problèmes  courants  de  la  pratique. 

Pour  la  détermination  du  niveau  moyen,  qui  intéresse  particu- 
lièrement les  opérations  de  nivellement  géodésique,  il  décrit  le 
marégraphe  totalisateur  de  M.  Reiiz.  qui  conduit  au  résultat  de 
façon  purement  automatique,  ainsi  que  le  médimarémètre  de 
M.  Lallemand  qui,  bien  qu’exigeant  une  opération  graphique 
complémentaire  (fort  simple,  à la  vérité,  et  susceptible  d’être 
IIIe  SÉRIE.  T.  X.  40 


626 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


effectuée  au  moyen  d’un  intégrateur),  a l’avantage  d’un  établis- 
sement beaucoup  plus  facile  et  moins  dispendieux. 

Le  phénomène  des  marées  à l’embouchure  des  fleuves,  où  il 
se  complique  notablement  du  fait  de  la  configuration  des  rives 
et  des  fonds  entre  lesquels  il  s’insère,  offre  un  intérêt  spécial 
tant  pour  la  navigation  que  pour  les  travaux  publics.  M.  Rollet 
de  l’Isle,  sans  s’appesantir  sur  les  théories  encore  assez  flot- 
tantes en  lesquelles  on  s’est  efforcé  de  synthétiser  cet  ensemble 
fort  complexe  de  faits,  se  borne  à étudier  les  manifestations  du 
phénomène  et  à tirer  des  résultats  de  cette  étude  les  consé- 
quences pratiques  qu’ils  comportent.  11  s’inspire  d’ailleurs,  pour 
cet  exposé,  des  remarquables  travaux  des  ingénieurs  des  Ponts 
et  Chaussées  Comoy  et  Bourdelles,  de  même  que,  pour  la  solu- 
tion du  problème  des  routes,  qui  se  pose  aux  navigateurs  en  ces 
parages,  il  utilise  les  importantes  recherches  de  l’ingénieur 
hydrographe  Malien.  Il  dit  enfin  quelques  mots  du  mascaret,  qui 
constitue  la  particularité  la  plus  frappante  des  marées  fluviales, 
mais  sans  insister  sur  les  explications  assez  hypothétiques  qui 
en  ont  été  données  par  divers  ingénieurs  et  dont  la  plus  satis- 
faisante semble  être  celle  qui  a été  proposée  par  M.  Bazin. 

Un  non  moindre  intérêt  s'attache  à l’étude,  fort  complexe 
aussi,  des  courants  de  marée  dont  l’allure  normale,  telle  qu’elle 
résulterait  des  seules  influences  astronomiques,  peut  être  pro- 
fondément modifiée  par  les  circonstances  locales.  “ L’étude  des 
courants  de  marée  sur  les  côtes,  dit  l’auteur,  a une  très  grande 
importance,  tant  au  point  de  vue  de  la  navigation  qui,  dans 
certains  chenaux,  peut  être  arrêtée  ou  facilitée  par  ces  courants, 
qu’au  point  de  vue  de  l’amélioration  ou  de  la  construction 
des  ports  à établir  sur  ces  côtes.  Ces  courants,  en  effet,  sont, 
avec  les  vents,  les  grands  agents  de  la  transformation  des 
rivages  ; ce  sont  eux  qui  transportent  les  alluvions  produites  par 
la  désagrégation  des  falaises  ; ils  peuvent,  dans  quelques  cas, 
produire  des  atterrissements  considérables  ou,  au  contraire,  des 
affouillements  dangereux.  Il  est  impossible  d’établir  un  projet 
de  constructions  à la  mer  sans  avoir  des  données  précises  sur 
les  courants  littoraux  de  marée  dans  le  voisinage.  „ L’auteur 
s’étend  d’ailleurs  particulièrement  sur  les  courants  de  la  Manche 
d’après  les  travaux  de  MM.  Relier  (à  qui  il  emprunte  d’intéres- 
santes données  historiques  sur  la  question),  Gaussin,  Hédouin  et 
le  commandant  Houette. 

Diverses  causes  accidentelles,  au  premier  rang  desquelles  il 
faut  compter  la  pression  barométrique  et  le  vent,  interviennent 


BIBLIOGRAPHIE. 


627 


pour  fausser  dans  une  certaine  mesure  les  prédictions  déduites 
des  considérations  purement  astronomiques  et  il  était  intéres- 
sant à cet  égard  de  confronter  les  résultats  des  observations 
avec  ceux  des  formules.  M.  Rollet  de  l’isle  s’est  lui-même  parti- 
culièrement occupé  de  la  question,  en  ce  qui  concerne  le  port 
de  Brest,  pour  les  années  1895  et  1898.  Les  courbes  d’erreurs 
présentent  bien  l'allure  caractéristique  de  l’exclusion  de  toute 
erreur  systématique.  Les  écarts  sur  les  heures  restent,  en  valeur 
absolue,  inférieurs  à vingt  minutes,  cette  limite  étant  d’ailleurs 
très  rarement  atteinte  ; en  ce  qui  concerne  les  hauteurs,  les 
prévisions  trop  fortes  sont  prépondérantes  pour  les  hautes 
mers,  et  c’est  le  contraire  pour  les  basses  mers  ; les  erreurs 
restent,  au  surplus,  comprises  entre  + 85  et  — 55  centimètres 
pour  les  pleines  mers,  -f-  80  et  — 70  pour  les  basses  mers. 
L’auteur  dit  enfin  quelques  mots  des  variations  accidentelles  du 
niveau  de  la  mer  connues  sous  le  nom  de  seiches,  et  qui,  d’après 
les  travaux  de  M.  Farel,  semblent  produites  uniquement  par  des 
circonstances  atmosphériques,  ainsi  que  des  raz  de  marée. 

Si,  au  point  de  vue  pratique,  la  connaissance  qui  importe  le 
plus,  et  en  vue  de  laquelle  ont  été  dressés  les  annuaires,  est 
celle  des  pleines  et  des  basses  mers,  il  est  pourtant  des  cir- 
constances où  le  besoin  se  fait  sentir  d'obtenir,  en  un  point 
donné,  la  hauteur  de  la  marée  à un  instant  quelconque.  La 
méthode  harmonique,  quand  on  peut  l’appliquer,  donne  la  solu- 
tion du  problème  ; mais,  dans  les  circonstances  ordinaires,  il 
s’agit  de  déduire,  au  moins  approximativement,  et  par  le  pro- 
cédé le  plus  simple  et  le  plus  rapide  possible,  le  renseignement 
que  l'on  recherche  des  indications  fournies  par  les  annuaires. 
De  nombreux  procédés  ont  été  proposés  pour  ce  but.  L’auteur 
rapporte  ceux  de  Laplace  (1810),  Chazallon  (1839),  Whewell 
(1840),  Airy  (1842),  Beechey  (1848),  Bouquet  de  la  Grye  (1808), 
Ploix  (1870),  Hanusse  (1890)  ; il  termine  par  la  description  des 
abaques  qu’il  a construits  lui-même  pour  cet  usage  et  qui  sont 
édités  par  le  Service  hydrographique  français,  et  indique  le 
principe  de  tables  perpétuelles  qui  seraient,  à ce  point  de  vue, 
d’une  grande  utilité. 

L’ouvrage  se  termine  par  une  étude  fort  intéressante  du 
régime  de  la  marée  sur  les  côtes  de  France  bordant  l’Atlantique 
et  la  Manche  et  qui  peuvent  se  répartir  en  trois  sections  : de  la 
frontière  espagnole  à Brest,  de  Brest  à Cherbourg,  de  Cherbourg 
à la  frontière  belge.  Pour  chacune  d’elles,  l’auteur  indique  les 
principales  particularités  qu’offre  le  phénomène;  c’est  d'ailleurs 


628 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


dans  la  troisième  que  se  rencontrent  les  plus  grandes  anomalies 
en  raison  de  l’interférence  qui  se  produit  entre  l’onde  qui,  après 
avoir  atteint  les  Orcades,  redescend  le  long  de  la  côte  Est  de 
l’Angleterre,  et  celle  qui  remonte  directement  dans  la  Manche. 
L’auteur  étudie  d’ailleurs  en  détail,  par  une  méthode  en  partie 
géométrique,  le  problème  de  la  combinaison  de  deux  ondes 
marchant  en  sens  contraire  dans  un  canal.  Les  points  du  littoral 
pour  lesquels  il  indique  les  circonstances  principales  du  phéno- 
mène sont,  pour  la  première  section,  la  Gironde,  les  Pertuis,  la 
Charente,  la  Loire  ; pour  la  seconde,  Brest,  Saint-Malo,  Goury  ; 
pour  la  troisième,  la  baie  de  Seine  et  la  Seine.  Ces  descriptions 
physiques,  jointes  aux  théories  scientifiques,  ajoutent  notable- 
ment à l’intérêt  du  livre,  qui,  dans  son  ensemble,  est  peut-être 
le  plus  instructif  qu’on  ait  encore  écrit  sur  le  sujet.  Par  la 
variété  de  ses  enseignements,  il  est  d’ailleurs  susceptible  d’in- 
téresser un  cercle  de  lecteurs  plus  large  que  celui  des  seuls 
spécialistes  qui  auront  à le  consulter,  et  avec  le  plus  grand 
fruit,  au  point  de  vue  technique. 

M.  O. 


VIII 


Étude  expérimentale  du  Ciment  armé,  par  R.  Feret,  ancien 
élève  de  l’École  polytechnique,  chef  du  laboratoire  des  Pouls 
et  Chaussées  de  Boulogne-sur-mer  (Ouvrage  faisant  partie  de 
V Encyclopédie  industrielle  fondée  par  M.-C.  Lechalas).  Un  vol. 
in-8°  de  777  pages.  — Paris,  Gauthier-Villars,  1906. 

11  n’y  a guère  qu’une  dizaine  d'années  que  le  ciment  armé  a 
pénétré  dans  la  pratique  courante  du  constructeur,  mais  son 
essor  a été  rapide,  et,  par  la  place  qu’il  est  parvenu  à se  faire 
en  si  peu  de  temps,  on  peut  juger  de  l’avenir  qui  lui  est  vrai- 
semblablement réservé.  Aussi  l’étude  de  ses  propriétés  a-t-elle 
sollicité  de  nombreux  ingénieurs,  dont  les  travaux,  publiés  sous 
forme  de  volumes  à part  ou  d’articles  parus  en  divers  recueils 
techniques,  ont  déjà  donné  naissance,  comme  on  le  verra  plus 
loin,  à une  ample  littérature.  Chef,  depuis  vingt  ans,  du  labora- 
toire créé  à Boulogne-sur-mer  par  l’Administration  des  Ponts 
et  Chaussées  de  France  pour  le  contrôle  et  l’étude  des  chaux  et 
ciments,  M.  Feret  était  particulièrement  qualifié  pour  apporter 


BIBLIOGRAPHIE. 


629 


sa  contribution  à cette  étude  nouvelle.  Non  moins  habile  à 
manier  la  théorie  qu’à  exécuter  les  expériences  et  à poursuivre 
les  conséquences  de  leurs  résultats,  il  s’est  trouvé  à même 
d’envisager  la  question,  des  divers  points  de  vue  ou  elle  se 
présente,  avec  une  égale  compétence  ; aussi  son  œuvre  est-elle 
de  nature  à intéresser  à la  fois  ceux  que  sollicite  plus  particu- 
lièrement le  côté  théorique  ou  le  côté  pratique  du  sujet.  C’est 
cette  œuvre  qu’il  livre  aujourd’hui  au  public  sous  forme  d’un 
volume  de  près  de  800  pages.  U11  travail  de  cette  ampleur  et  de 
cette  originalité  ne  s’analyse  pas  aisément  en  quelques  lignes. 
Nous  essaierons  néanmoins  d’en  faire  naître  quelque  idée  en 
insistant  de  préférence  sur  les  points  où  se  manifeste  plus 
spécialement  la  contribution  personnelle  de  l’auteur,  d’ailleurs 
fort  importante  dans  l'ensemble. 

En  de  telles  matières,  les  développements  théoriques  11’ont  de 
valeur  que  s’ils  s’appuient  sur  l’expérience  dont  ils  ont  pour 
but  d’ordonner  et  de  synthétiser  les  résultats.  L’auteur  a donc 
fait  sagement  de  consacrer  la  première  partie  (90  pages)  de  son 
ouvrage  aux  expériences  comprenant  les  essais  de  rupture 
sous  charges  continuellement  croissantes  ou  avec  alternatives 
de  chargement  et  de  déchargement.  Il  consigne,  chemin  faisant, 
nombre  de  remarques,  d’une  grande  importance  pratique,  aux- 
quelles il  a été  personnellement  conduit,  notamment  sur  la 
nécessité  d’étudier  les  déformations  des  poutres  sous  des 
charges  inférieures  à leur  charge  de  rupture,  sur  les  variations 
de  l’élasticité  du  mortier  suivant  que,  pour  une  charge  donnée, 
il  est  ou  non  parfaitement  écroui,  sur  la  succession  des  états 
élastiques  d’une  poutre  pour  des  valeurs  de  plus,  en  plus  fortes 
de  la  charge  maximum,  etc. 

La  deuxième  partie,  relative  aux  théories  et  aux  calculs,  est 
beaucoup  plus  étendue  (240  pages).  C’est  là  principalement  que 
M.  Feret  a occasion  de  développer  ses  idées  personnelles.  Il  fait 
d’abord  un  rappel  des  principes  généraux  de  la  résistance  des 
matériaux  pour  en  faire  l’application  à chacun  des  matériaux 
en  présence  considéré  isolément,  puis  à leur  ensemble. 

L’étude  de  la  rupture  sous  différents  genres  d’effort  ayant 
particulièrement  fixé  l’attention  de  l’auteur,  il  développe,  en  la 
remaniant  sur  quelques  points,  la  théorie  à laquelle  il  avait  été 
précédemment  conduit  et  qu’il  avait  exposée,  en  1900,  devant  le 
Congrès  international  des  méthodes  d’essai  des  matériaux  de 
construction.  En  s’inspirant  des  premières  études  de  M.  L.  Du- 
rand-Claye,  trop  peu  remarquées  à l’époque  de  leur  publication, 


63o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


niais  qui  ont  pris  depuis  lors,  dans  l’évolution  de  la  science  des 
essais,  la  place  qui  correspond  à leur  réelle  importance,  la 
théorie  de  M.  Feret  considère  la  rupture  sans  déformation  per- 
manente appréciable  comme  résultant  dans  tous  les  cas  de  la 
combinaison  d’une  action  normale,  d’une  action  tangentielle  et 
du  frottement  (au  besoin  pris  comme  négatif  dans  certains  cas 
particuliers)  et  aboutit  à une  formule  absolument  générale 
applicable  à tous  les  genres  d’effort  possibles  : traction,  com- 
pression, flexion,  cisaillement,  etc.  Cette  théorie,  habilement 
construite,  indique  chez  l’auteur  un  esprit  puissamment  synthé- 
tique. 11  a soin  d’ailleurs  de  passer  en  revue  les  formules 
admises  dans  la  pratique  par  divers  auteurs  pour  montrer  à 
l’aide  de  quelles  simplifications  on  peut  les  rattacher  à la  for- 
mule générale  et  mettre  en  évidence  les  vérifications  tirées  des 
expériences  décrites  au  début  de  l’ouvrage,  de  façon  à préciser 
la  mesure  dans  laquelle  elles  se  peuvent  justifier.  Toute  cette 
discussion,  non  moins  critique  que  savante,  est  propre  à éclairer 
la  religion  des  ingénieurs  appliqués  à tirer  parti  de  ce  mode 
nouveau  de  construction. 

Mais  c’est  peut-être  davantage  encore  dans  les  solutions 
graphiques  qu’il  propose  de  substituer  à des  calculs  nécessaire- 
ment fort  compliqués  que  s’affirme,  avec  une  plus  haute  origina- 
lité, le  remarquable  talent  de  l’auteur,  solutions  qu’il  développe 
d’abord  dans  le  cas  des  poutres  homogènes  pour  en  faire  ensuite 
l’extension  à celui  des  poutres  armées.  Ainsi  qu’il  arrive  tou- 
jours avec  ce  mode  spécial  de  calcul,  les  discussions  y prennent 
une  forme  véritablement  lumineuse. 

La  marche  forcément  suivie  dans  le  développement  de  toute 
théorie  physique  comportant,  au  début,  diverses  hypothèses 
simplificalives  propres  à rendre  non  seulement  plus  aisée,  mais 
même  simplement  possible,  la  tâche  de  l’analyste,  il  y a lieu, 
pour  serrer  la  réalité  de  plus  près,  d'introduire  successivement 
divers  éléments  de  complication  en  appréciant  l’influence  qu’ils 
peuvent  exercer  sur  la  forme  des  résultats  tout  d’abord  acquis. 
Et  c’est  ainsi  que  procède  M.  Feret  en  ayant  d’abord  égard 
aux  efforts  répétés  (ce  qui  le  conduit  encore  à une  solution 
graphique  intéressante  pour  le  problème  des  flexions  répétées), 
puis  à diverses  causes  d’erreurs  relatives  à la  configuration  de 
la  poutre  et  de  l’armature,  aux  efforts  extérieurs,  aux  actions 
moléculaires  internes,  à l’hétérogénéité  des  matériaux,  a l’in- 
fluence de  divers  agents  physiques  (température,  état  hygro- 


BIBLIOGRAPHIE. 


63 1 


métrique,  variations  de  volume  du  mortier  pendant  le  durcisse- 
ment). 

La  troisième  partie  (145  pages)  peut  être  vraiment  qualifiée 
d’œuvre  de  bénédictin,  appelée  à rendre  d’inappréciables  ser- 
vices et  pouvant  servir  de  modèle  à des  publications  similaires 
visant  un  objet  technique  ; c’est  une  bibliographie  générale  du 
ciment  armé  dans  laquelle  l’auteur  s’est  efforcé  de  réunir  tout 
ce  qui,  soit  sous  forme  d’articles  de  périodiques,  soit  sous  forme 
de  brochures  séparées,  a été  publié,  dans  une  langue  quelconque, 
sur  le  ciment  armé  et  ses  applications.  Ce  répertoire  est  d’ail- 
leurs méthodiquement  classé  en  cinq  paragraphes  principaux  : 
généralités  ; observations  et  expériences  ; théories  et  calculs  ; 
systèmes  de  construction  ; applications.  Eux-mêmes  sont  sub- 
divisés en  un  certain  nombre  d’articles  et,  pour  donner  une 
idée  du  soin  qu’y  a mis  l’auteur,  nous  ne  croyons  pouvoir  mieux 
faire  que  de  donner  la  nomenclature,  fort  instructive,  d’ailleurs, 
par  elle-même,  des  articles  entre  lesquels  sont  réparties  les 
applications  cataloguées  au  dernier  paragraphe  : 

Dispositions  pratiques  et  organisations  de  chantier.  — Appli- 
cations en  général.  — Poutres,  dalles,  hourdis,  planchers.  — 
Balcons,  encorbellements,  tribunes.  — Toitures.  — Escaliers. 
— Murs.  — Piliers  et  colonnes.  — Mâts  et  poteaux.  — Cheminées 
d’usines,  tours,  phares.  — Pilots  et  fondations.  — Pavages, 
dallages,  pistes.  — Pierres  artificielles  et  menus  objets.  — 
Maisons  d'habitation  ou  de  commerce.  — Edifices  publics.  — 
Magasins  et  constructions  industrielles.  — Constructions  mili- 
taires. — Chemins  de  fer.  — Systèmes  de  traverses  pour 
chemins  de  fer.  — Divers  travaux  hydrauliques.  — Grands 
barrages.  — Murs  de  quai.  — Consolidations  de  rives.  — Cou- 
vertures de  rivières.  — Ponts  et  passerelles.  — Voûtes,  tunnels, 
conduites,  tuyaux.  — Réservoirs,  cuves,  silos.  — Diverses 
autres  applications. 

Cette  liste,  outre  qu’elle  témoigne  du  souci  d’ordre  que  l’auteur 
a apporté  dans  l’élaboration  de  cette  bibliographie  si  complète, 
permet  d’embrasser  d’un  coup  d’œil  le  cycle  des  applications  si 
variées  du  ciment  armé,  et  c’est  aussi  ce  qui  nous  a engagé  à la 
reproduire  ici. 

La  quatrième  partie  (280  pages),  bien  que  présentée  à titre 
d’annexe,  offre  une  importance  intrinsèque  et  comporte  des 
développements  tels  qu’il  y a lieu  d’y  insister  non  moins  que  sur 
la  portion  principale  de  l’ouvrage  ; elle  a trait  surtout  aux 
recherches  personnelles  de  l’auteur  touchant  les  diverses  résis- 


632 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


tances  des  mortiers  et  bétons.  Les  premiers  travaux  de  M.  Feret 
sur  ce  sujet,  disséminés  jusqu’alors  en  diverses  publications, 
sont  ici  synthétisés  et  complétés  par  de  nombreuses  recherches 
nouvelles,  qui  forment  du  tout  un  ensemble  homogène  et  pré- 
senté dans  un  ordre  méthodique. 

L’auteur  traite  en  premier  lieu  des  résistances  à la  compres- 
sion. La  contribution  personnelle  la  plus  originale  qu’il  y a 
apportée  vise  la  prévision  des  résistances.  Il  est  parvenu,  en 
effet,  à donner  une  formule,  fondée  sur  la  considération  des 
volumes  absolus  occupés  dans  le  mortier  ou  le  béton  frais  par 
les  différents  éléments  constituants,  qui  permet  de  comparer 
approximativement  les  résistances  à la  compression  qu’attein- 
dront, au  bout  d’une  même  durée  de  conservation  dans  des  con- 
ditions identiques,  tous  les  mortiers  ou  bétons  composés  avec  le 
même  liant.  M.  Feret  complète  d’ailleurs  son  exposé  de  principes 
par  le  compte  rendu  de  nombreux  essais  auxquels  il  s’est  livré 
dans  des  conditions  diverses,  essais  qui,  pour  la  plupart,  consti- 
tueront aux  yeux  des  gens  techniques  une  nouveauté  et  leur 
apporteront,  en  ce  qui  concerne  l’influence  de  la  répétition  des 
efforts,  des  enseignements  analogues  à ceux  que  nous  devons  à 
Wôhler  relativement  aux  métaux.  Notons  en  passant  que  l’auteur 
fournit  quelques  indications  touchant  la  compression  par  chocs, 
qui  ne  semble  pas  avoir  été  beaucoup  étudiée  jusqu’ici. 

Les  résistances  au  cisaillement  et  au  poinçonnage  n’ont  pas 
moins  attiré  les  vues  de  l’auteur  et,  dans  le  chapitre  qu’il  leur 
consacre,  il  met  en  évidence  le  fait  intéressant  qu’elles  sont  pro- 
portionnelles à la  résistance  à la  compression,  ce  qui  apporte  la 
confirmation  par  l’expérience  de  certaines  idées  théoriques 
émises  dans  la  seconde  partie  de  l’ouvrage. 

En  revanche,  les  résistances  à la  traction  et  à la  flexion, 
sur  lesquelles  l'auteur  s’étend  ensuite  longuement,  et  qui  sont 
proportionnelles  entre  elles,  ne  le  sont  pas  à celles  du  groupe 
précédent. 

11  convient  de  signaler  d’une  façon  toute  spéciale  la  méthode 
nouvelle  proposée  par  M.  Feret  pour  les  essais  de  flexion  et  qui 
est  caractérisée  par  la  constance  du  moment.  Dans  les  anciennes 
méthodes  intervenaient  des  efforts  parasitaires  susceptibles  de 
masquer  les  effets  que  l’on  voulait  réellement  constater.  Au  con- 
traire. dans  les  essais  sous  moment  constant,  dont  l’auteur  donne 
une  justification  rigoureuse,  la  partie  où  se  fait  la  rupture  est 
absolument  soustraite  aux  efforts  qui  se  développent  dans  le  voi- 
sinage des  points  de  contact  de  l’appareil  d’essai  et  du  prisme 


BIBLIOGRAPHIE. 


633 


soumis  à l’épreuve.  M.  Feret  donne,  au  surplus,  toute  sa  mesure 
comme  expérimentateur  en  se  livrant  à une  étude  détaillée  de 
toutes  les  influences  avec  lesquelles  il  faut  compter  pour  en 
déduire  une  méthode  qui,  au  mérite  d’éliminer  autant  que  pos- 
sible toute  action  perturbatrice,  joint  celui  d’être  d’une  exécution 
absolument  simple.  Il  faut  avoir  été  aux  prises  avec  des  difficul- 
tés analogues  à celles  qu’il  a si  bien  vaincues  pour  apprécier 
toute  l’habileté  qu’il  a déployée  en  cette  partie  de  ses  travaux. 

Comme  dans  le  cas  de  la  compression,  il  esquisse  un  mode  de 
prévision  des  résistances  à la  flexion,  mais  les  résultats  ici  obte- 
nus ne  sont  pas  encore  d’une  aussi  parfaite  netteté.  I!  fournit 
aussi  des  indications  sur  les  essais  de  flexion  par  chocs  qui 
offrent  un  certain  caractère  de  nouveauté. 

Le  dernier  chapitre  est  consacré  à une  question  qui  n’avait 
pas  encore,  que  nous  sachions,  été  élucidée  à ce  point,  celle  de 
l’adhérence  des  mortiers  et  bétons  aux  autres  matériaux.  I!  n’a, 
en  effet,  jusqu’à  présent  été  tenté  que  fort  peu  d’essais  dans 
cette  voie.  L’étude  générale  entreprise  par  M.  Feret  n’en  est  que 
plus  intéressante.  Il  y fait  ressortir  pour  la  première  fois  la 
nécessité  d’avoir  égard  à deux  sortes  d’adhérence,  Lune  nor- 
male, l’autre  tangentielle,  et  parvient  à une  formule  identique  à 
celle  qu’il  a précédemment  mise  en  évidence  dans  l’étude  de  la 
rupture,  à cette  différence  près  que  l'adhérence  y remplace  la 
cohésion.  Toutefois  la  tentative  de  vérification  expérimentale 
qu’il  fait  connaître  aurait  besoin  de  recevoir  encore  quelques 
perfectionnements. 

Il  est  remarquable  que  l’étude  des  méthodes  propres  à effec- 
tuer la  détermination  de  l’adhérence  normale  aboutit  à un  dis- 
positif identique  à celui  proposé  pour  les  essais  à la  flexion.  En 
analysant  d’ailleurs,  de  manière  approfondie,  les  diverses 
influences  auxquelles  il  faut  avoir  égard  dans  ces  essais,  l’auteur 
est  conduit  à nombre  d’indications  d’un  haut  intérêt  pratique. 

La  détermination  de  l’adhérence  tangentielle  ne  comporte  pas 
encore  toute  la  précision  que  l'on  souhaiterait  de  réaliser  et  ne 
conduit  conséquemment  pas  encore  à des  conclusions  suffisam- 
ment fermes. 

M.  Feret  étudie  à part  les  influences  qui  interviennent  dans 
l’adhérence  tangentielle  de  divers  mortiers  soit  à des  pierres, 
soit  au  fer.  Dans  ce  second  cas,  on  retombe  sur  le  sujet  même 
auquel  est  consacré  l’ensemble  du  volume  ; aussi  l’auteur  s’y 
étend-il  particulièrement,  multipliant  les  indications  sur  toutes 
les  circonstances  dont  peut  dépendre  le  degré  d’adhérence  des 


634 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


bétons  à leurs  armatures,  notamment  sur  la  manière  dont  le 
ciment  armé  se  comporte  dans  divers  milieux,  tels  que  l’eau 
douce,  l’eau  de  mer,  une  atmosphère  plus  ou  moins  humide, 
soumise  ou  non  aux  intempéries  ou  à d’importantes  variations 
de  température. 

Tel  est,  en  ses  grandes  lignes,  le  livre  à la  fois  original  et 
savant  que  M.  Feret  vient  d’offrir  aux  ingénieurs.  Il  marquera 
certainement  une  époque  dans  l’histoire  du  ciment  armé  et 
contribuera  à préparer  les  surprises  que  ce  nouvel  élément  de 
construction  nous  réserve  encore. 


M.  O. 


IX 

Tkaitf.  pratique  d’électrochimie,  par  Richard  Lorenz,  pro- 
fesseur à l’École  polytechnique  fédérale  de  Zurich,  directeur  des 
laboratoires  d’électrochimie  et  de  chimie  physique.  Refondu 
d’après  l’édition  allemande  par  Georges  Hostelet.  Un  vol.  in-8° 
de  vi-324  pages.  — Paris,  Gauthier- Villars,  1905. 

Ce  livre,  comme  l’indique  son  titre,  n’est  pas  une  simple  tra- 
duction de  l’édition  allemande  parue  en  1901.  Celle-ci  était  prin- 
cipalement destinée  à des  commençants  et  comprenait  unique- 
ment le  programme  d’expériences  que  l'auteur  faisait  exécuter 
à cette  époque  par  les  élèves  électrochimistes  de  l’École  poly- 
technique fédérale  de  Zurich.  Dans  cette  édition  française  au 
contraire,  les  auteurs,  comme  ils  nous  le  disent  dans  la  préface, 
ont  cru  opportun  de  refondre  l’ouvrage  en  adoptant  un  point  de 
vue  plus  systématique.  Ils  ont  voulu  associer  aux  moyens  d'édu- 
cation pratique  une  méthode  d’enseignement  progressif  au  labo- 
ratoire, tant  pour  faire  comprendre  l’esprit  des  théories  que  pour 
apprendre  à trouver  en  elles  un  guide  de  travail  expérimental. 

C’est  pourquoi  la  première  partie  est  précédée  d’une  introduc- 
tion donnant  les  notions  générales  sur  l’électricité,  l’état  d’élec- 
trisation, les  courants  électriques  et  leurs  effets,  les  générateurs 
et  les  récepteurs,  le  rendement  des  machines  électriques,  la  force 
électromotrice  de  polarisation  et  les  unités  pratiques  d’électri- 
cité. Une  introduction  à la  2de  partie  nous  donne  des  notions 
générales  de  mécanique  chimique. 

Ce  n'est  pas  chose  aisée  de  donner  d’une  façon  succincte  et 


BIBLIOGRAPHIE. 


635 


suffisamment  claire  à la  fois  ces  notions  sur  l'énergétique,  la 
thermodynamique  et  les  équilibres  chimiques  : les  auteurs 
cependant  semblent  y avoir  réussi,  étant  donné  que  cette  édition 
française  n’est  plus  destinée  à des  commençants.  L'ouvrage 
lui-même  renferme  65  exercices  d’électrochimie  divisés  en  trois 
parties.  La  lre  partie  qui  étudie  d’une  façon  plus  élémentaire  les 
lois  et  les  réactions  fondamentales,  explique  avec  assez  de 
détails  les  méthodes  de  mesures  électriques  : mesure  de  l'inten- 
sité d’un  courant  ; mesure  de  la  résistance  d’un  électrolyte  au 
moyen  du  pont  de  Wheatstone  ; mesure  enfin  de  la  différence  de 
potentiel  entre  deux  points  d'un  circuit. 

Des  exercices  spéciaux  indiquent  différents  procédés  d'étalon- 
nage d’un  ampèremètre  ; l’ajustement  d'une  résistance  ; l’emploi 
d’un  voltmètre  comme  ampèremètre  ou  comme  résistance,  etc. 

La  section  II  de  cette  première  partie  examine  les  conditions 
et  les  dispositions  favorables  à la  réalisation  d'une  transforma- 
tion électrochimique  déterminée  d’abord  si  cette  réaction  est 
obtenue  par  une  réaction  primaire  ; ensuite  si  elle  l’est  par  une 
réaction  secondaire. 

La  seconde  partie,  qui  donne  la  théorie  de  l’électrolyse,  est 
divisée  elle  aussi  en  deux  sections. 

La  section  I traite  de  la  dissociation  électrolytique  des  solu- 
tions aqueuses  ainsi  que  de  leurs  facteurs  d’équilibre  en  phases 
homogènes.  Elle  fait  évaluer  ensuite  leurs  résistances  spécifiques 
aux  déplacements  provoqués  par  le  passage  du  courant  à tra- 
vers l’électrolyte.  Dans  les  exercices  de  la  section  II  on  déter- 
mine en  premier  lieu  les  lois  des  variations  des  tensions  de 
polarisation  d’une  transformation  électrochimique  à l'une  ou  à 
l’autre  électrode  ; et  ensuite,  par  l’étude  de  l’influence  de  la 
densité  du  courant,  on  évalue  les  forces  retardatrices. 

Enfin  la  3me  partie  traite  de  l’électrochimie  appliquée,  de 
l’analyse  électrochimique  et  de  la  production  électrochimique  des 
corps. 

Beaucoup  de  ces  exercices,  ceux  notamment  qui  caractérisent 
les  principes  des  théories  admises  sont  précédés  d’un  exposé 
sommaire,  qui  en  montre  la  portée.  Nous  pourrions  répéter  ici 
ce  que  nous  avons  dit  de  l’exposé  des  théories.  Un  très  grand 
nombre  de  ces  exercices  sont  d’une  manipulation  difficile,  quel- 
ques-uns exigent  même  une  habileté  plus  qu’ordinaire. 

Les  auteurs,  comme  ils  le  disent  dans  la  préface,  n’ont  pas  la 
prétention  de  donner  un  exposé  complet  de  la  matière.  D'amples 
renseignements  bibliographiques  tant  au  bas  des  pages  que  dans 


636 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


un  appendice  spécial,  renseignent  d’ailleurs  complètement  le 
lecteur  qui  voudrait  étudier  plus  à fond  un  domaine  spécial  de 
l’électrochimie. 

J.  P. 


X 

Le  Bois,  par  J.  Beauverie  (1),  avec  une  préface  de  JV1.  Dau- 
brée,  conseiller  d’Etat,  directeur  général  des  Eaux  et  Forêts. 
Compact  in-8°  de  xi-1402  pages  en  deux  fascicules,  le  premier 
pp.  1 à 704,  le  deuxième  pp.  705  à 1402.  Avec  485  figures,  dont 
16  hors  texte.  — Paris,  Gauthier-Villars,  1903  (De  la  collection 
Encyclopédie  industrielle , fondée  par  M.  Lechalas,  inspecteur 
général  des  Ponts  et  Chaussées). 

La  littérature  forestière,  depuis  quelques  années  surtout, 
s’enrichit  de  nombreux  ouvrages.  Déjà  nous  avons  en  l’occasion 
d’attirer  l’attention  — et  d’y  insister  — sur  le  travail  encyclo- 
pédique en  matière  forestière  de  M.  Huffel,  professeur  à l’École 
des  Eaux  et  Forêts  de  Nancy , Économie  forestière,  dont  deux 
volumes  sur  trois  ont  paru  jusqu’à  présent. 

Le  travail  de  M.  Beauverie,  dont  le  titre  précède,  est  plus 
spécial,  encore  que  non  moins  savant  et  non  moins  approfondi. 
11  envisage  et  étudie  à tous  les  points  de  vue,  aussi  bien  dans 
sa  constitution  intime  que  dans  son  mode  de  formation  et  ses 
emplois  industriels  et  commerciaux,  cette  marchandise  univer- 
sellement répandue  et  base  d’industries  si  nombreuses  et  si 
variées,  qu'on  appelle  le  bois. 

Un  tel  sujet  se  rattache  nécessairement  à l’art  forestier 
comme  à la  science  forestière  elle-même.  Celle-ci,  toutefois,  n’y 
concourt  que,  en  quelque  sorte  incidemment,  comme  un  élément, 
essentiel  il  est  vrai,  du  sujet  principal,  non  comme  ce  sujet  lui- 
même.  La  forêt,  la  sylviculture  proprement  dite,  y occupe  un 
chapitre:  l’abatage  et  la  traite  des  bois  un  autre;  et  ces  deux 
chapitres  sont  loin  d’être  les  plus  importants.  En  revanche,  de 
vastes  développements  sont  donnés  à ce  qu'on  pourrait  appeler 
la  physiologie  du  bois,  à ses  caractères  et  propriétés  chimiques 

(1)  Docteur  ès  sciences,  chargé  d’un  cours  et  des  travaux  de  botanique 
appliquée  à l’Université  de  Lyon,  préparateur  de  botanique  générale. 


BIBLIOGRAPHIE. 


637 


et  physiques,  au  commerce  de  cette  marchandise,  aux  défauts 
et  altérations  auxquels  les  bois  sont  exposés,  aux  procédés 
employés  pour  prolonger  leur  conservation.  L’étude  des  bois 
industriels  et  des  essences  qui  les  produisent,  comme  aussi  leur 
production  dans  les  cinq  parties  du  monde  et  dans  nos  colonies, 
complètent  cette  œuvre  monumentale. 

Ayant  ainsi  donné  un  très  sommaire  aperçu  de  l’ensemble  de 
l’ouvrâge,  il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  l’examiner  avec  quelque 
détail. 

Les  “ Chapitres  „ — ils  seraient  beaucoup  mieux  désignés 
sous  l’appellation  de  “ Livres  „,  celle  de  “ Chapitres  „ et  de 
“ Paragraphes  „ étant  réservée  à leurs  nombreuses  divisions  et 
subdivisions  — les  “ Chapitres  „,  disons-nous,  sont  au  nombre 
de  treize. 

I.  Le  premier  est  un  véritable  traité  de  physiologie  végétale, 
avec  application  spéciale  au  tissu  ligneux,  des  principales 
essences.  Commençant  par  la  description  de  la  cellule  puis  des 
diverses  variétés  de  fibres  et  de  vaisseaux  et  décrivant  leur  rôle 
dans  la  formation  du  bois  sous  l’action  de  la  sève,  l’auteur 
explique  la  formation  des  couches  concentriques  annuelles  avec 
distinction  des  formations  printanière  (vaisseaux)  et  automnale 
(fibres)  : ce  mode  de  développement  est  déterminé  dans  nos 
climats  tempérés  par  la  succession  régulière  des  saisons  froide 
et  chaude.  Dans  les  pays  tropicaux  ou  subtropicaux,  il  n’en  est 
plus  de  même  ; les  alternatives  de  séries  pluvieuses  et  sèches, 
pouvant  se  reproduire  plusieurs  fois  dans  la  même  année,  11e 
permettent  plus  de  se  servir  de  ce  mode  d’appréciation. 

La  formation  et  l’accroissement  de  l’écorce  des  arbres,  la 
naissance  et  le  développement  du  tissu  subéreux  aux  dépens  du 
parenchyme  de  celle  de  plusieurs  d’entre  eux,  sont  présentés, 
de  même  au  reste  que  les  exposés  qui  précèdent,  avec  de  nom- 
breuses figures  dans  le  texte  à l’appui.  11  en  est  de  même  d’une 
dernière  et  fort  intéressante  division,  qui  a pour  objet  la  recon- 
naissance des  qualités  des  bois  d’œuvre  par  l'étude  anatomique, 
au  besoin  aidée  du  microscope,  de  sections  longitudinale  et 
horizontale  prélevées  sur  des  bois  de  chaque  essence. 

IL  Pour  la  composition  particulière  et  les  propriétés  chi- 
miques, notre  auteur  admet,  en  chiffres  ronds  et  conformes  à la 
moyenne,  les  proportions  suivantes  : 40  % d’ecm,  1 de  cendres 
et  59  de  principes  élémentaires. 


638 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


La  teneur  en  eau  varie  avec  les  essences,  avec  les  parties  de 
l’arbre  considérées,  avec  la  saison  d’abatage,  la  durée  de  dessic- 
cation à l’air  libre,  écorcé  ou  non,  débité  ou  non.  Sans  nous 
arrêter  aux  très  nombreux  chiffres  donnés  à l’appui  de  ces 
assertions,  fondées  toutes  sur  des  observations  fréquentes,  arri- 
vons aux  cendres  du  bois. 

L’analyse  dernière  de  celles-ci,  allant  jusqu’à  la  décomposi- 
tion des  corps  en  combinaison  dont  elles  se  composent,  donne  : 
soufre,  phosphore,  chlore,  silicium,  potassium,  calcium,  magné- 
sium, fer,  sodium,  plus,  dans  quelques  cas  d’ailleurs  très  rares, 
aluminium,  barium,  zinc,  etc.  J)e  la  proportion  de  ces  divers 
corps  dans  les  principales  essences  de  bois,  des  nombreuses 
expériences  citées  et  des  chiffres  en  résultant,  nous  retiendrons 
seulement  cette  remarque  fort  curieuse,  déjà  signalée  par 
MM.  Fliche  et  Grandeau,  à savoir  que  l’impuissance  du  pin 
maritime  et  du  châtaignier  à croître  en  un  sol  d’une  teneur  un 
peu  forte  en  calcaire,  tiendrait  moins  à la  présence  du  calcaire 
lui-même  qu’à  l’insuffisance  de  potasse,  la  teneur  des  sols  en 
cette  matière  étant  généralement  en  raison  inverse  de  celle  de 
la  chaux. 

Ce  sont  les  quatre  principes  élémentaires  de  toute  végétation 
qui,  dans  les  parties  jeunes  du  bois,  comme  l’aubier  par  exemple, 
forment,  par  leurs  combinaisons,  les  nombreuses  substances 
que  fait  naître  ou  entretient  la  vie  même  de  la  plante,  telles 
tout  d’abord  que  le  protoplasma,  matière  vivante  de  la  cellule, 
la  glucose,  l’amidon,  le  tanin,  les  résines,  les  huiles.  C’est  encore 
de  là  que  viennent  les  odeurs  suaves  émises  par  certains  bois, 
désagréables  par  d’autres.  Parmi  ces  derniers,  citons  le  nerprun 
purgatif  (Rhamnus  cathartica),  la  bourdaine  (Frangulci  vul- 
garis),  le  cerisier  à grappes  (Cerasus  padus)  ; parmi  les  pre- 
miers nommons  entre  autres  : les  bois  de  rose  (Convolvulus 
floridus,  C.  Scopjarius),  le  bois  de  violette  (Acacia  homalo- 
phylla),  le  palissandre  (Machaerium),  les  bois  de  santal  (San- 
taluni,  Erimophila,  Myoporum).  Les  bois  colorés  qu’utilise 
souvent  la  teinture  sont  également  nombreux  : bois  jaunes,  bois 
rouges,  bois  roses,  bois  noirs,  dont  l’énumération  nous  entraîne- 
rait trop  loin. 

La  cellulose  et  ses  dérivés,  les  principes  pectiques  et  les 
matières  incrustantes  produites  par  la  végétation  closent  le 
chapitre  second  avec  grande  abondance  de  détails  et  exposé 
d'expériences  les  concernant. 


BIBLIOGRAPHIE. 


63g 


III.  Le  chapitre  suivant,  qui  a pour  objet  les  caractères  et 
propriétés  physiques  des  bois,  a une  importance  industrielle 
considérable.  Les  questions  de  la  densité,  de  la  dureté,  de 
l’homogénéité  des  différents  bois,  de  leur  coloration,  de  l’apti- 
tude à la  fente,  sont  traitées  de  la  manière  la  plus  pratiquement 
scientifique.  A propos  de  la  coloration,  l’auteur  s’élève,  non  sans 
quelque  raison,  contre  la  qualification  de  bois  blancs  appliquée 
aux  bois  tendres,  attendu  que  la  teinte  blanche  domine  en  des 
bois  très  durs  comme  le  charme  et  le  robinier  par  exemple. 
Aussi  adopte-t-il,  dans  un  chapitre  ultérieur,  une  classification 
toute  différente  en  “ bois  durs  „.  u bois  blancs  ,,  (comprenant 
plusieurs  bois  durs),  “ bois  fins  „ et  “ résineux  „.  Malgré  tout, 
telle  est  la  force  de  l’habitude  que,  selon  toute  probabilité,  la 
vieille  démarcation  en  bois  durs  comprenant  tous  les  bois  durs, 
et  en  bois  blancs  comprenant  tous  les  bois  tendres,  persistera 
dans  la  pratique. 

Mais  ce  qui  donne  au  chapitre  qui  nous  occupe  son  plus 
grand  intérêt,  ce  sont  les  renseignements,  tous  établis  par  le 
calcul  et  appuyés  sur  de  multiples  expériences,  concernant 
la  résistance  des  bois  à toutes  les  forces  qu’ils  ont  à subir  : 
pression,  traction,  torsion,  frottement,  etc.,  et,  en  second  lieu, 
leurs  propriétés  calorifiques.  On  trouve  là,  en  ces  deux  ordres 
de  faits,  les  données  les  plus  précises  et  les  plus  complètes  qu’il 
soit  possible  de  réunir  avec,  à l’appui,  les  chiffres  les  plus 
solidement  établis. 

IV.  Rien  de  bien  saillant  à signaler  dans  le  chapitre  qui  suit, 
intitulé  : “ Production  des  bois.  La  forêt.  „ C’est  un  abrégé  des 
données  les  plus  générales  de  la  sylviculture,  établi  d’après  les 
bons  auteurs,  mais  où  une  place  trop  grande  nous  paraît 
accordée  aux  arbres  exotiques.  Non  pas  que  nous  les  repous- 
sions en  principe  et  absolument,  mais  parce  que  leur  introduc- 
tion dans  nos  climats  ne  doit  être  tentée  qu’avec  prudence  et 
circonspection  : toute  essence  exotique  ne  se  naturalise  pas, 
c’est-à-dire  ne  se  reproduit  pas  d’elle-méme  et  sans  le  secours 
de  l’homme.  Tel  est  le  cas,  au  moins  sur  bien  des  points,  du 
fameux  Wellingtonia  ou  Séquoia  gigantea  qui,  d’ailleurs,  ne 
paraît  pas  devoir  réaliser  chez  nous  les  formidables  dimensions 
de  ses  pareils  de  Californie.  Enfin  il  arrive  fréquemment  que 
les  essences  importées  ne  présentent  plus,  dans  leur  bois,  les 
qualités  de  leur  pays  d'origine. 

Relèverons-nous  en  passant  deux  inadvertances  ? Le  mot 


640 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


féminin  cépée,  employé  an  masculin  (p.  193),  et  (p.  214)  le 
Taxodium  distichum  dénommé  en  français  : cyprès  cahux  au 
lieu  de  cyprès  chauve. 

V.  Sobrement  exposé  et  clairement  détaillé  est  le  chapitre 
sur  l’abatage  et  la  traite  des  bois.  Les  modes  de  procéder  et 
l’emploi  des  machines  et  appareils  y sont  appuyés  de  figures 
dans  le  texte  qui  en  rendent  l’intelligence  facile,  même  à qui 
serait  étranger  à ces  matières. 

VI.  Sous  le  titre  de  “ Commerce  des  bois  il  est  traité  de 
plusieurs  sujets  assez  sensiblement  différents  : exploitation 
commerciale  de  la  forêt;  cubage  des  bois;  usages  commerciaux; 
prix  des  bois;  droits  de  douane  et  données  statistiques.  On  voit 
par  là  en  quel  large  horizon  l’auteur  envisage  tout  ce  qui  con- 
cerne, dans  toutes  les  directions  et  à tous  les  points  de  vue,  une 
matière  première  si  abondante  dans  la  nature  et  si  nécessaire 
à l’homme. 

VII.  Bien  plus  étendu  encore  est  le  chapitre  suivant  — le 
Livre,  devrions-nous  dire  — consacré  aux  altérations  et 
défauts  des  bois  d’œuvre.  Ces  défauts  proviennent  de  causes 
innombrables.  Les  unes  tiennent  à la  végétation  des  arbres  eux- 
mêmes  sous  l’action  notamment  de  l’inégale  participation  aux 
agents  atmosphériques,  par  la  formation  des  nœuds,  etc.,  etc. 
D’autres  sont  dues  à la  végétation  de  plantes  associées  comme 
le  lierre,  les  clématites  et  les  chèvrefeuilles  grimpants,  ou  de 
plantes  parasites  comme  le  gui  et  l’innombrable  série  des 
végétaux  cryptogamiques  : bactéries,  champignons,  agarics.  Un 
troisième  ordre  de  causes  réside  dans  le  règne  animal  : mammi- 
fères, oiseaux  et  surtout  l’innombrable  classe  des  insectes,  les 
uns  s’attaquant  aux  feuilles,  d’autres  au  bois,  aux  bourgeons,  aux 
racines  ou  à l’écorce  : coléoptères,  hyménoptères,  lépidoptères, 
termites,  sans  parler  de  certains  crustacés  et  des  tarets  qui 
attaquent,  en  mer,  le  bois  des  bateaux.  Enfin  les  agents  phy- 
siques, vents,  neiges,  givre,  verglas,  grêle,  foudre,  avalanches, 
cyclones,  froids  excessifs  et  extrêmes  sécheresses.  Toutes  ces 
causes  agissent  chacune  à sa  manière,  d’où  toute  une  classifica- 
tion, avec  dessins  à l'appui,  des  tares  qui  en  résultent,  et  indica- 
tion des  moyens  de  reconnaître  à la  vue  extérieure  si  tel  bois 
donné  est  taré  ou  non. 


BIBLIOGRAPHIE. 


641 


VIII.  Quand  des  bois  ont  échappé  ou  résisté  à toutes  ces  causes 
d’altération  et  sont  abattus  parfaitement  sains,  ils  n’échappent 
point,  comme  toute  chose  d’ailleurs  ici-bas,  à l’action  du  temps. 
Tout  s’use,  se  décompose  et  périt  à la  longue.  Le  bois  périt  de 
vieillesse  par  la  décomposition  de  ses  tissus  ; il  peut  périr  aussi 
par  l’attaque  de  champignons  parasites  ou  d’insectes.  Mais  on 
peut  retarder  très  sensiblement  l’effet  de  cette  action  inévitable  : 
1°  en  empêchant  la  circulation  de  l’air  dans  le  bois  011  obvie  à 
l’oxydation  lente  de  ses  tissus  ; 2°  en  le  débarrassant  de  tous 
ceux  de  ses  éléments  qui  peuvent  être  un  aliment  à des  micro- 
organismes vivants,  ce  à quoi  l'on  parvient  par  plusieurs 
moyens  : séchage  naturel  à l’air  libre  ou  artificiel  par  la  chaleur 
ou  la  ventilation  ; séchage  par  immersion  dans  l’eau,  celle-ci 
dissolvant  peu  à peu  tous  les  liquides  séveux  contenus  dans  le 
bois  et  s’évaporant  promptement  une  fois  hors  de  l’eau;  destruc- 
tion de  l’amidon  contenu  dans  la  tige  de  l’arbre  par  l’annélation 
du  tronc  au-dessous  de  la  naissance  des  branches  au  printemps 
précédant  l’automne  de  l’abatage.  — Un  troisième  moyen  de 
conservation  du  bois  consiste  à introduire  dans  ses  fibres  et 
ses  vaisseaux,  des  matières  antiseptiques  qui  en  font  un  milieu 
impropre  à entretenir  la  vie.  Les  systèmes  et  procédés  en  cet 
ordre  sont  nombreux.  S’il  s’agit  d’une  pénétration  superficielle, 
on  peut  recourir  à la  carbonisation  extérieure,  au  goudronnage, 
aux  enduits  à l’huile  ou  autres  substances,  à l’immersion  à froid 
ou  à chaud  dans  un  bain  antiseptique.  Quand  on  veut  obtenir  la 
pénétration  profonde  ou  complète  de  la  matière  antiseptique 
dans  le  bois,  on  recourt  à l’injection.  Les  méthodes  d’injection 
sont  nombreuses  et  varient  aussi  avec  la  nature  de  l’agent 
antiseptique  employé. 

Mieux  encore,  on  arrive  à rendre  le  bois  incombustible  par 
Y ignifugation,  et  à recouvrir  d’une  légère  couche  de  métal 
divers  objets  usuels  ou  d’usage  courant,  c’est  la  métallisation 
des  bois.  • 

Les  20  dernières  pages  de  cette  division  considérable  sur  la 
Conservation  des  bois  qui  n’en  contient  pas  moins  de  134, 
forment  le  début  du  Fascicule  II,  commençant  à la  page  705; 
et  l’on  se  demande  avec  curiosité  pourquoi  ces  20  dernières 
pages  11’ont  pas  été  ajoutées  au  Fascicule  I,  lequel  aurait  été 
le  Tome  Ier. 

Ce  “ fascicule  I „ se  termine  par  un  commencement  de  phrase  : 
“ Tous  les  „,  sur  lequel  se  ferme  la  couverture.  Et  le  “ fasei 
cule  11  „,  à la  suite  du  faux-titre  et  du  titre,  débute,  tout  au 
1 1 Ie  SEIUE.  T.  X. 


41 


642 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


haut  de  la  page  705,  par  la  suite  de  la  phrase  : “ mois,  ou  porte 
la  solution  à l’ébullition,  etc.  „ 

Cette  bizarrerie  sera  aisément  réparée  par  le  relieur  qui 
pourra  sans  peine  mettre  les  choses  au  point  en  ajoutant  au 
fascicule  I les  i’O  premières  pages  du  fascicule  II. 

IX.  La  division  suivante  contient  dans  une  “ Première  partie  „ 
comprenant  les  bois  indigènes  ou  naturalisés,  l’étude  physio- 
logique et  détaillée  de  toutes  les  essences  avec  indication  des 
maladies  et  des  ennemis  propres  à chacune  d’elles.  C’est  ici  que 
se  rencontre  la  classification  nouvelle  dont  il  a été  parlé  plus 
haut.  Dans  les  bois  durs,  l’auteur  comprend  : les  chênes,  le 
hêtre,  le  châtaignier,  le  noyer,  les  frênes,  les  ormes  et  les 
mûriers.  Ses  bois  blancs  sont  le  charme,  les  érables  (deux  caté- 
gories d’essences  qui  sont  cependant  des  bois  durs),  les  aunes, 
le  bouleau.  le  coudrier  (un  demi-dur),  le  platane,  le  robinier 
(il  est  bien  tout  à fait  dur,  celui-là),  les  tilleuls,  les  saules,  les 
peupliers  et  le  marronnier.  Après,  viennent  les  bois  fins;  d’abord 
les  fruitiers  amygdalés  : amandier,  pêcher,  cerisiers,  prunier, 
abricotier:  puis  les  pomacés  : néflier,  épine  blanche,  coignassier, 
poirier,  pommier,  sorbiers  et  alisiers.  Ensuite  ce  sont  les  deux 
cornouillers,  puis  le  buis,  le  houx,  l’olivier,  l’ailante,  le  mico- 
coulier et  une  foule  de  morts-bois. 

Parmi  les  résineux,  M.  Beauverie  donne  les  monographies 
physiologiques  et  anatomiques  de  huit  pins  (sylvestre,  de  mon- 
tagne, loricio,  etc.),  dji  sapin,  de  l’épicea,  du  mélèze,  du  cèdre 
du  Liban  (qu’il  ne  paraît  pas  séparer  des  types,  cependant  bien 
distincts,  de  l'Atlas  et  de  l’Inde),  des  genévriers,  des  thuyas  et 
de  l’if.  C’est  dans  cette  division  que  se  trouvent  les  gravures 
hors  texte  représentant  des  arbres  dans  tout  leur  aspect. 

Là  ne  s’arrête  pas  le  u Chapitre  IX  „.  Une  “ Deuxième 
partie  „ qui  suit  se  rapporte  aux  “ Bois  exotiques  d’importaiion  „ 
et  se  subdivise  suivant  qu’il  s’agit  de  Bois  exotiques  d’ébénis- 
terie,  de  Bois  exotiques  de  service  ou  de  construction  et  enfin 
de  Bois  de  teinture. 

Parfni  les  premiers,  passons  les  acajous  vrai  (Swietenici 
Mahogoni)  et  faux  (Cedrela  odorata),  le  palissandre  (Mach aé- 
rium), les  ébènes  ( Diospyros  ou  Plaquemiers  divers).  Mais 
pourquoi  l’auteur,  qui  fait  un  éloge  d’ailleurs  mérité  du  tulipier 
(liriodendron  tulipifera),  le  range-t-il  parmi  les  bois  d’ébénis- 
terie,  puisque  son  usage  habituel,  dans  son  pays  d’origine, 
paraît  être  un  emploi  de  charpente  et  de  menuiserie  dans  la 


BIBLIOGRAPHIE. 


643 


construction  des  maisons  ? Le  gayac  ( Guaiacum  officinale,  arbre 
subtropical,  bois  très  dur,  plus  lourd  que  l'eau  (densité  = 1,38), 
sert  pour  les  usages  où,  sans  employer  le  métal,  on  veut  néan- 
moins une  grande  solidité.  Les  noyers  et  caryas  d’Amérique,  les 
bois  de  l’ordre  des  cupressinées,  genévriers,  thuyas,  callitris;  les 
bois  de  citron  et  ceux,  fort  différents,  du  citronnier  et  de  l’oran- 
ger ; les  bois  dits  de  rose  et  les  bambous, — sont  les  plus  saillants 
parmi  la  multitude  de  ceux  que  décrit  notre  auteur  et  que  nous 
ne  saurions  mentionner  tous. 

Le  pitchpin,  le  teck  et  deux  eucalyptus,  le  Jarrah  et  le  Karri 
représentent  les  bois  de  service  et  de  construction...  Nous  avons 
eu  déjà  l’occasion  d’exposer  ici-même  que  bien  des  espèces  de 
pin  fournissent  ce  qu’011  appelle  le  pitchpin,  Pinus  australis, 
P.  tœda,  P.  ponderosa  (1).  M.  Beauverie  y ajoute  le  sapin  ou 
tsuga  de  Douglas  dont  il  fait  grand  éloge  et  qu'il  signale,  d’après 
M.  D.  Camion,  comme  “ cultivable  en  France  sur  une  grande 
échelle  „.  Je  ne  demande  pas  mieux  ; mais,  pour  ma  part,  malgré 
divers  essais,  je  n’ai  jamais  pu  réussir  une  plantation  d ’Abies 
Douglasii  (2). 

Le  bois  du  teck,  Tedona  grandis  (verbénacées),  arbre  hindou 
qui  demande  une  température  moyenne  de  20°  C.,  contient  dans 
ses  tissus  une  huile  résineuse,  grâce  à laquelle  il  résiste  à 
l’humide,  au  sec,  et  même  au  taret,  ce  rongeur  des  navires. 
Aussi  est-il  d’un  grand  emploi  dans  les  constructions  navales  de 
tout  ordre  ; et  notre  auteur  en  fait-il  l’objet  d’une  monographie 
très  étendue. 

Les  eucalyptus,  dont  l’Australie  compte  150  espèces  diffé- 
rentes, fournissent  le  Karri  et  le  Jarrah,  qui,  par  leurs  qualités 
remarquables,  feraient  dans  certains  cas  concurrence  au  bois  de 
teck  lui-même. 

Les  bois  de  teinture,  dont  l'importance  a beaucoup  diminué 
depuis  la  découverte  de  l’aniline,  sont  principalement  le  cam- 
pèche  (Hœmaloaglon  campechianum)  du  Mexique  ; les  cachous 
(Acacia  catechu  et  autres); les  bois  rouges  du  Brésil, le  santal, etc. 

X.  La  production  du  liège,  sa  récolte,  ses  emplois,  sujet  dont 
nous  avons  eu  déjà  l’occasion  d’entretenir  nos  lecteurs,  mais 

(1)  D'aucuns  ont  même  prétendu  que  l’on  pouvait  faire  de  bon 
pitchpin  avec  P.  maritima,  crû  et  exploité  dans  certaines  conditions. 

(2)  D’autre  part, M. Beauverie  ne  mentionne  pas  YAbies  Nordmaniana, 
qui  se  recommande  par  sa  rusticité,  sa  résistance  aux  gelées  et  la  riche 
ampleur  de  son  feuillage. 


044 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


traité  ici  avec  toute  l’ampleur  que  comporte  un  véritable  traité, 
occupent  le  “ chapitre  X 

XI.  Suit  l’exposé  général  d’abord,  puis  détaillé  pour  chacun 
des  pays  civilisés  des  cinq  parties  du  monde,  de  la  production 
du  hois  dans  l’univers,  avec  une  division  sur  l'insuffisance  de 
cette  production  d’après  M.  Alélard,  sujet  déjà  traité  ici-même 
eu  janvier  1901.  et  sur  lequel  nous  ne  nous  arrêterons  pas. 

XI I.  Les  bois  des  colonies  françaises  sont  l’objet  d’un  examen 
détaillé  comme,  dans  le  chapitre  précédent,  ceux  des  différents 
peuples.  Enfin  le  chapitre  XIII  et  dernier  étudie  L “ Etilisation 
des  bois  „ classés  par  l’auteur  en  Bois  d'œuvre  (charpente, 
traverses,  poteaux  télégraphiques,  étais  de  mine,  etc.)  ; Bois  de 
travail  (sciages,  tour,  sculpture,  tabletterie,  etc.)  ; Bois  d’in- 
dustrie (pâte  à papier,  cellulose,  celluloïd,  soie  artificielle)  ; Bois 
de  combustion  (feu,  charbon,  briquettes  de  sciure,  distillation 
par  carbonisation  en  vase  clos). 

Tel  est  le  résumé  très  sommaire  de  ce  vaste  ouvrage.  A une 
ou  deux  exceptions  près,  chacune  des  grandes  divisions  appelées 
chapitres  dont  il  se  compose,  constituerait  à elle  seule  un  traité 
spécial  el  complet.  Un  tel  travail  fait  le  plus  grand  honneur  à 
celui  qui  l’a  conçu,  en  a patiemment  réuni  les  matériaux  épars 
et  les  a mis  en  œuvre  en  un  style  clair,  facile  et  toujours  attachant 
dans  sa  forme  didactique. 

C.  de  Kirwan. 


XI 

Traité  d’exploitation  commerciale  des  bois.  Tome  Ier  (1), 
par  Alphonse  Mathey,  inspecteur  des  Eaux  et  Forêts.  Préface 
de  M.  Uaubrée,  directeur  général  des  Eaux  et  Forêts.  Un  vol. 
in-8°  de  xvm-488  pages,  avec  877  ligures  dans  le  texte  et 
8 planches  en  chromolithographie.  — Paris,  Lucien  Laveur,  1906. 

Bien  que  s’occupant  de  plusieurs  des  questions  traitées  dans 
le  précédent  ouvrage,  celui-ci,  enfermé  dans  un  espace  plus 
restreint  et  d’ailleurs  conçu  sur  un  plan  différent,  est  loin  de 

(1)  Constitution.  — Défauts  et  maladies  des  bois.  — Conservation.  — 
Emmagasinage  et  traitements  préservatifs.  — Exploitation  des  bois.  — 
Les  transports. 


BIBLIOGRAPHIE. 


643 


faire  douille  emploi  avec  le  premier.  Le  premier  est  assurément 
l’œuvre  d’un  savant  de  marque,  ayant  expérimenté  au  labora- 
toire et  mis  en  œuvre  d’innombrables  documents.  Le  second  est 
aussi  l’œuvre  d’un  savant,  mais  d’un  savant  qui,  tout  en  ayant 
utilisé,  lui  aussi,  plusieurs  sources,  a observé,  étudié,  et  souvent 
même  pratiqué  sur  place  ce  qu’il  nous  enseigne. 

Avant  tout  forestier,  mais  forestier  ayant  parcouru  de  nom- 
breuses régions,  c’est  moins,  cependant,  au  point  de  vue  du 
forestier  que  s’est  placé  M.  Alphonse  Mathey,  qu’au  point  de 
vue  industriel  de  l’exploitant,  du  marchand  de  bois. 

Honoré,  comme  Le  Bois,  d’une  Préface  de  M.  Daubrée,  con- 
seiller d’Etat  et  Directeur  général  des  Eaux  et  Forêts,  le  Traité 
(l'exploitation  commerciale  des  bois  se  présente  au  public, 
ainsi  que  l’ouvrage  qui  l’a  précédé,  avec  l’approbation  de  la  plus 
haute  autorité  existant  en  la  matière. 

Son  “ Tome  premier  „ comprend  cinq  “ Livres  ,,  se  rapportant 
respectivement  à la  Constitution  des  bois,  à leurs  Défauts  et 
maladies,  à leur  Conservation,  emmagasinage  et  traitements 
préservatifs,  à leur  Exploitation  et  à tout  ce  qui  concerne  leurs 
Transports. 

O11  voit,  par  cette  énumération,  quelles  sont  les  analogies  et 
les  différences  de  ce  volume  avec  le  travail  précédent,  dont 
notre  auteur  ne  paraît  pas  d’ailleurs  avoir  eu  connaissance. 

Différences  et  analogies  ressortiront  mieux  encore  de  la  rapide 
analyse  qui  va  suivre. 

Visant  surtout  à être  pratique,  M.  Alph.  Mathey  néglige 
l’examen  microscopique  des  tissus  ligneux,  plus  applicable  au 
laboratoire  que  sur  le  parterre  d’une  coupe,  et  se  borne  à l’exa- 
men qu’il  appelle  macroscopique,  c’est-à-dire  pratiqué  par  l’œil 
nu  ou  armé  seulement  de  la  loupe.  Ceci  posé,  il  donne  pour 
chaque  essence,  le  dessin  très  soigné  d’un  échantillon  de  bois 
prélevé  suivant  trois  faces  : section  transversale,  c’est-à-dire 
normale  à l’axe  de  la  tige  ; section  radiale,  c’est-à-dire  longitu- 
dinale dans  le  sens  des  rayons  ; section  tangentielle  à la  circon- 
férence d’un  des  cercles  d’accroissement  annuel. 

Chacun  de  ces  dessins  — il  y en  a 21  — est  accompagné  d’un 
texte  explicatif  des  détails  de  chacune  des  trois  faces. 

Cette  étude  macroscopique  est  suivie  d’un  exposé  des  “ Pro- 
priétés physiques,  mécaniques  et  chimiques  des  bois  „,  que  com- 
plète un  chapitre  sur  la  “ Constitution  chimique  du  bois  „.  Les 
propriétés  chimiques  telles  que  les  odeurs  communiquées  aux 
bois  par  les  acides  et  les  huiles  essentielles  que  leurs  tissus 


646 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


contiennent,  ou  par  les  produits  volatils  qu’ils  fournissent,  ou 
encore  leur  plus  ou  moins  d’aptitude  à l’injection  des  matières 
antiseptiques,  tout  cela  est  autre  chose  que  l’ensemble  des 
substances  dont  tout  bois  est  composé,  savoir  : eau,  cellulose, 
vasculose,  matière  incrustante,  amidon,  etc.,  et  enfin  cendres 
qui  sont  le  résidu  des  matières  minérales  s’ajoutant,  en  plus  ou 
moins  fortes  proportions,  au  surplus. 

Limité  par  l’espace,  nous  ne  pouvons  qu’indiquer,  malheureu- 
sement sans  entrer  dans  le  vif,  tous  ces  sujets  traités  avec  la 
compétence  de  l’observateur  et  du  savant. 

Mais  une  partie  de  l’ouvrage  sur  laquelle  nous  ne  saurions 
trop  attirer  l’attention,  c’est  le  Livre  II,  où  sont  décrits,  jusque 
dans  leurs  plus  minimes  détails,  les  défauts  et  les  maladies  des 
bois.  Nous  avons  vu.  en  parlant  de  l’ouvrage  de  M.  Beauverie, 
quelles  sont  les  innombrables  causes  de  ces  défauts  et  de  ces 
altérations;  M.  Mathey  les  répartit  en  cinq  classes  : les  défauts 
physiques,  les  blessures,  les  maladies  physiques,  les  maladies 
parasitaires  et  enfin  les  piqûres  et  vermoulures  sur  les  bois 
abattus.  Il  communique  le  fruit  de  ses  sagaces  observations,  non 
seulement  par  un  texte  descriptif  très  complet,  mais  encore  par 
des  dessins  qu’il  a tracés  lui-même  et  dont  45,  hors  texte  et 
coloriés,  composent  les  huit  planches  en  lithochromie  annoncées 
dans  le  titre.  71  autres  figures  dans  le  texte  ajoutent  un  surcroît 
de  clarté  aux  descriptions  écrites. 

Si  ce  qui  précède  intéresse  tout  autant  le  forestier  que  le 
marchand  de  bois,  ce  qui  suit,  sans  être  assurément  indifférent 
au  premier,  est  avant  tout  profitable  au  second. 

En  effet,  une  fois  le  bois  abattu  et  débité  en  marchandise, 
c’est  l’intérêt  de  l’acheteur,  et  de  lui  seul,  d’employer  les  meil- 
leurs modes  de  procéder  pour  empêcher  cette  marchandise  de 
se  détériorer,  la  préserver  autant  que  possible  de  toute  atteinte. 
Ces  moyens  sont  nombreux,  soit  en  mettant  en  œuvre  les  agents 
naturels  comme  l’air  et  l’eau,  soit  en  recourant  à des  moyens 
artificiels  comme  les  enduits,  le  flambage,  l’emploi  des  matières 
antiseptiques  par  immersion  ou  injection. 

Il  est  vrai  que  V Exploitation,  objet  du  Livre  IV,  intéresse, 
considérée  en  elle-même,  au  moins  autant  le  forestier  que  l’ex- 
ploitant. Mais  comme  celui-ci  est  soumis  à un  cahier  de  charges 
très  sévère  et  supporte,  de  son  fait  même,  d’assez  lourdes  res- 
ponsabilités, il  a tout  avantage  à être  très  exactement  renseigné. 
Et  c’est  pourquoi  l’auteur  se  place  à ce  point  de  vue. 

Celui-ci  nous  permettra-t-il,  à propos  de  la  saison  la  plus 


BIBLIOGRAPHIE. 


647 


favorable  à la  coupe  des  bois,  une  petite  critique  de  détail?  Il 
repousse  l’opinion  des  anciens  quant  à l'influence  de  la  lune  sur 
la  végétation,  et  fait  état,  notamment,  de  la  fameuse  consultation 
donnée  à ce  sujet  par  Arago  en  1832.  Mais  il  a été  répondu 
depuis,  que  la  dissertation  sur  ce  point  du  grand  Astronome 
péchait  par  la  base.  Il  avait  réuni  et  mêlé  les  observations  faites 
sur  les  deux  hémisphères,  lesquelles,  donnant  des  résultats  en 
sens  inverse  de  l'un  à l’autre,  avaient  fourni  à Arago  une  somme 
algébrique  égale  à zéro.  M.  Henri  de  Parville  a établi  cela 
jadis  dans  diverses  chroniques  politiques  du  Correspondant, 
du  Journal  des  Débats  et  autres.  Rien  donc  à conclure  de 
l’opinion  de  l’illustre  astronome.  M.  Mathey  est  sans  doute  plus 
heureux  quand  il  cite  les  expériences  de  Duhamel  en  France  et 
de  Burgsdorf  en  Allemagne,  lesquelles  prouvent  que  la  qualité 
du  bois  abattu  est  indépendante  de  la  lunaison. 

Mais  on  oublie  que  ces  expériences  ont  porté  sur  des  bois 
exploités  en  hiver,  parce  que,  en  Europe  comme  dans  tous  les 
climats  de  la  zone  tempérée,  on  exploite  les  bois  en  automne  et 
en  hiver  quand  le  mouvement  de  la  sève  est  arrêté.  Il  résulte 
incontestablement  de  ces  expériences,  que  la  lune  n'a  aucune 
influence  sur  la  végétation  et  par  suite  sur  l'époque  de  l’abatage 
du  bois,  par  l’excellente  raison  que  cet  abatage  a lieu  quand  la 
végétation  est  arrêtée.  Mais  cela  ne  prouve  pas  que,  durant 
l’activité  de  celle-ci,  le  cours  de  la  lune  n’ait  sur  elle  aucune 
influence.  D’après  M.  Henri  de  Parville,  cette  influence  serait 
réelle  dans  la  zone  intertropicale  où  la  végétation  est  en  activité 
constante. 

Cela  n’a  du  reste  pas  grand  intérêt  pratique  pour  nous, puisque, 
dans  nos  climats,  on  11’exploite  guère  en  temps  de  sève.  Mais  il 
nous  a paru  que,  proclamée  d’une  manière  générale  et  sans 
aucune  restriction,  cette  négation  de  l’influence  de  la  lune  était 
trop  absolue. 

Le  travail  de  l’exploitation  des  coupes  de  bois  n’est  pas  moins 
présenté  avec  un  détail  d’informations  au  double  point  de  vue 
cultural  et  des  règlements  administratifs  à observer,  qui  ne  laisse 
rien  à désirer.  La  description  des  outils  et  appareils  divers 
employés  dans  tous  les  pays,  avec  dessins  les  représentant, 
complète  cette  division  de  l’ouvrage. 

La  cinquième,  consacrée  aux  Transports,  occupe  plus  du  tiers 
du  volume.  Elle  est  du  plus  grand  intérêt  pour  les  exploitants, 
comme  aussi  pour  les  propriétaires  de  forêts  ; car  le  débouché 
des  produits  a sur  leur  valeur  une  importance  considérable. 


648 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


L’auteur  en  décrit  sept  ou  huit  catégories,  et  il  le  fait  avec  une 
maestria  qui  dénote  autant  les  aptitudes  et  les  connaissances 
de  l’ingénieur  que  celles  du  forestier.  C’est  d’abord  le  transport 
sur  essieux,  c’est-à-dire  par  charrois  avec  matériel  roulant  de 
toutes  formes  suivant  la  nature  des  produits  et  des  voies  de 
communication.  C’est  ensuite  le  flottage  soit  par  radeaux  pour 
planches  et  billes  ou  grumes,  soit  à bûches  perdues  pour  le  bois 
de  chauffage  (1). 

Le  schlittage  est  un  autre  mode  de  transport  des  bois  usité 
seulement  là  où  il  a sa  raison  d’être,  soit  dans  les  pays  de  mon- 
tagne, et  particulièrement  dans  les  Vosges  et  dans  les  Alpes 
allemandes.  11  consiste  essentiellement  en  des  traîneaux  dont  la 
forme  varie  suivant  qu’il  s’agit  de  pièces  de  bois  ou  de  bois  de 
chauffage  et  qu'un  homme  conduit  sur  des  pentes  variant  de 
20  pour  cent,  limite  inférieure  à 50  pour  cent,  limite  ne  pouvant 
être  dépassée.  Le  rôle  du  conducteur  est  de  diriger  le  convoi  en 
le  retenant  plutôt  qu’en  le  tirant.  Des  traverses  en  bois  disposées 
le  long  du  chemin  permettent  au  conducteur  de  prendre  à 
chaque  pas  un  point  d’appui,  en  s’arc-boutant  contre  la  tête  de 
schlitte. 

Tous  les  pays  de  montagnes  ne  sont  pas  munis  de  chemins  de 
schlitte  et  nantis  des  appareils  appropriés;  et  d’autre  part,  dès 
que  la  pente  dépasse  50  pour  cent,  ce  mode  de  transport  ne 
saurait  plus  être  employé  sans  danger.  On  a recours  alors  à des 
glissoirs.  Eléinentairement  ces  glissoirs,  appelés  aussi  clrayes, 
ne  sont  (pie  les  sillons  naturels  creusés  par  les  eaux  suivant  les 
lignes  de  plus  grande  pente,  le  long  desquels  les  pièces  de  bois 
sont  plus  ou  moins  maltraitées  par  les  heurts  d’une  voie  aussi 
primitive  et  n’arrivent  à la  vallée  qu’en  assez  mauvais  état.  Les 
divers  perfectionnements  qu’on  leur  apporte  an  moyen  parfois 
de  véritables  travaux  d’art  la  transforment  en  rièses  sèches  ou 
à eau  pour  les  longs  parcours  avec  faibles  pentes. 

Le  téléphérage  (Tq\e,  au  loin  ; cpépeiv,  porter)  est  un  mode  de 
transport  relativement  nouveau  mais  très  usité,  paraît-il,  en 
Suisse  et  en  Autriche,  dans  les  parties  de  montagne  où  l’instal- 
lation de  chemins  ou  de  rièses  est  impossible.  Il  consiste  dans 
l'emploi  de  câbles  et  fils  de  fer  partant  de  points  élevés  au- 
dessus  d’une  pente  extrême  ou  d’un  rocher  à pic  et  aboutissant 
à une  station  plus  basse,  souvent  par  dessus  ravins  ou  rivières. 

(1)  Le  bois  de  chauffage  aussi  se  transportait  en  radeaux  sur  l’Yonne, 
il  y a une  trentaine  d'années. 


BIBLIOGRAPHIE. 


649 


Tel  est  le  principe. 

Quant  aux  différents  modes  d’emploi  pour  faire  glisser  les 
charges  de  bois  le  long  du  câble,  ils  varient  suivant  les  circon- 
stances locales  comme  aussi  selon  la  nature  et  le  poids  de  la 
charge.  L’auteur  les  décrit  en  grand  détail  toujours  avec  figures, 
et  aussi  calculs  et  tableaux  à l’appui. 

Il  est  un  sixième  mode  de  transport,  lequel  est  précieux  dans 
les  pays  où  manquent  encore  les  voies  de  communication  et 
peut  aussi  rendre  service,  comme  moyen  économique,  dans 
d’autres  régions.  Il  consiste  dans  ce  qu’on  appelle  les  Porteurs  : 
soit  sur  rails , en  bois  comme  les  décrit  un  auteur  allemand  cité 
par  notre  auteur,  M.  Frankhauser,  ou  bien  en  fer  suivant  le 
fameux  procédé  Decauville;  soit  en  employant  les  plans  inclinés 
automoteurs  à deux  voies  comme  en  installe  également  la 
maison  Decauville  ; soit  enfin  sur  morails  pour  les  bois  longs, 
comme  cela  se  pratique  en  Amérique.  Dessins,  devis,  calcul  de 
tous  les  éléments  de  ces  divers  dispositifs,  accompagnent  inva- 
riablement les  descriptions. 

Enfin  lorsque,  par  ces  différents  moyens  de  transport  hors 
forêt,  les  bois  sont  réunis  en  chantier  pour  être  expédiés  ensuite 
plus  ou  moins  loin,  il  y a les  transports  par  eau  c’est-à-dire  sur 
canaux,  et  par  chemins  de  fer.  Le  dernier  chapitre,  affecté  à 
ces  deux  moyens  de  communication,  donne  l’indication  des 
démarches  à faire  pour  les  utiliser,  des  règlements  de  circula- 
tion à observer,  des  prix  de  revient  par  unités  de  poids  et  de 
distance,  enfin  de  toutes  les  formalités  à accomplir  vis-à-vis  de 
grandes  administrations  comme  celles  des  Compagnies  de 
chemins  de  fer. 

Là  se  termine  le  tome  Ier  du  Traité  d' exploitation  commer- 
ciale des  bois.  Le  tome  II,  en  préparation,  comprendra  tout  ce 
qui  concerne  le  débit  des  bois  : Bois  de  feu,  charbon,  bois  à 
défibrer,  petits  bois  d’industrie,  grumes,  charpentes,  sciages, 
merrains,  petites  et  grandes  industries  forestières. 

On  voit  par  ce  qui  précède  que  le  travail  de  M.  Alph.  Mathey, 
plus  spécial  et  moins  étendu  que  celui  de  M.  Beauverie,  est 
aussi  plus  pratique  si  l’on  se  place,  comme  l’a  voulu  l’auteur, 
au  point  de  vue  particulier  de  l’exploitant  et  du  propriétaire. 


C.  de  Kirwan. 


65o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


XII 

Le  Domaine  et  la  Vie  du  Sapin  autrefois  et  aujourd’hui 

ET  PRINCIPALEMENT  DANS  LA  RÉGION  LYONNAISE.  Essai  (le  11101)0- 
graphie  dendrécologique  avec  tableaux,  cartes  et  dessins  hors 
texte,  par  Cl.  Roux,  docteur  ès  sciences,  lauréat  de  la  Société 
nationale  d’Agriculture,  membre  de  la  Société  forestière  de 
Franche-Comté,  membre  et  lauréat  de  plusieurs  sociétés  savantes 
de  la  France  et  de  l’Etranger,  etc.  Un  vol.  grand  in-8°  de 
148  pages.  — Lyon,  Association  typographique. 

Ce  titre,  un  peu  touffu,  implique  non  seulement  une  excellente 
monographie  du  Sapin  (Abies  pectinata,  DC.),  mais  encore 
d’intéressantes  données  sur  nombre  d’autres  essences  fores- 
tières plus  ou  moins  associées  au  sapin  ou  envisagées  compara- 
tivement à lui. 

De  la  “ Région  lyonnaise  „ comprenant  le  Lyonnais,  le  Beau- 
jolais, le  Forez,  le  plateau  central,  région  explorée  en  entier 
par  l’auteur,  celui-ci  rayonne  sur  les  autres  contrées  de  la 
France  et  de  l'Europe  en  tout  ce  qui  concerne  la  flore  forestière 
ligneuse  et  principalement  Abies  pedinata. 

Après  une  Introcludion  sur  laquelle  nous  reviendrons  tout 
à l’heure,  l’auteur  partage  son  sujet  en  trois  parties  dont  deux, 
de  beaucoup  les  plus  importantes,  la  seconde  surtout,  sont 
affectées  : la  première  à l 'Exposé  des  faits  quant  au  domaine 
du  sapin  “ autrefois  „ (c’est-à-dire  aux  temps  géologiques)  et 
“ aujourd’hui  „ ; la  seconde,  à Y Interprétation  des  faits  quant 
à l’aire  actuelle  de  cette  essence. 

L’Introduction,  tout  en  exposant  l’objet  de  l’ouvrage  et  les 
caractères  botaniques  du  sapin,  nous  donne  en  même  temps  la 
définition  de  divers  termes  qui  reviennent  souvent  dans  le  cours 
de  l’ouvrage  et  qui,  bien  qu’usuels  parmi  les  botanistes  de 
profession,  peuvent  être  moins  familiers  à d’autres  personnes. 
Tels  : la  Phytécologie  (<1>utôv,  plante,  arbre,  végétal  ; oîxoç, 
maison,  demeure),  autrement  dit  la  géographie  botanique  ; 
YEcologie  (même  étymologie,  sans  doute,  moins  qpuiôv)  d’une 
signification  analogue  ; la  nutrition  mycorhiziennc  (Mûxriç, 
champignon  ; pila,  racine)  des  plantes  sylvicoles,  la  mycorhize 
étant  une  sorte  de  mycélium  entourant  comme  d’une  gaine  les 
radicelles  de  certains  arbres,  nommément  du  sapin  ; enfin  la 
mycotrophie  (Tpoqpfj,  nourriture),  c’est-à-dire  le  concours  de 


BIBLIOGRAPHIE. 


65  l 

certains  champignons  à la  nutrition  des  plantes,  qui  a fait  plus 
spécialement  l’objet  des  recherches  personnelles  de  l’auteur. 

L’exposé  très  détaillé  des  caractères  du  sapin  non  seulement 
au  point  de  vue  strictement  botanique,  mais  aussi  comme 
aspect  général,  dimensions  et  mode  d’origine,  complète  l’Intro- 
duction. 

La  répartition  des  abiétinées  aux  différentes  époques  géo- 
logiques à partir  du  carbonifère  supérieur  et  jusqu’au  pliocène  et 
au  quaternaire  interglaciaire,  n’occupe  que  de  courts  passages 
dans  la  première  partie.  — C’est  la  situation  forestière  au  point 
de  vue  du  sapin  en  tant  qu’essence  exclusive,  dominante  ou 
mélangée,  dans  les  sept  groupes  dont  se  compose  la  France 
continentale  et  la  Corse,  qui  occupe  le  plus  grand  nombre  de 
pages  de  cette  partie  de  l’ouvrage  : Plateau  central,  Pyrénées, 
Alpes,  Jura,  Vosges,  Normandie  et  Bretagne  et  enfin  la  Corse, 
sont  examinés  département  par  département,  parfois  par  arron- 
dissement communal,  le  tout  résumé  dans  un  tableau  d’ensemble 
et  représenté  graphiquement  par  deux  cartes  coloriées,  ren- 
voyées à la  fin  du  volume. 

La  Deuxième  Partie,  où  sont  exposées  les  “ Influences  écolo- 
giques d’où  résulte  l’aire  actuelle  du  sapin  „,  est,  comme  on  l’a 
dit,  de  beaucoup  la  plus  considérable.  Elle  représente  l’objet 
même  de  l’ouvrage,  tout  ce  qui  précède  en  représentant  plutôt 
les  préliminaires. 

L’auteur  y répartit  ce  qu’il  appelle  les  “ facteurs  écologiques  „ 
en  trois  catégories  : phytécologiques,  édaphiques  fEbaqpoç,  sol) 
ou  géiques  (rfj,  terre)  et  biotiques  (Bioç,  vie)  ou  animés. 

Dans  la  première,  sont  rangés  les  facteurs  climatiques  ou 
géographiques  comprenant  les  éléments  climatériques,  climato- 
logiques et  météorologiques.  Us  sont  “ géographiques  „ en  ce 
sens  que  leur  action  s’exerce  à la  fois  sur  de  grandes  étendues 
continentales.  Pour  apprécier  leur  influence  sur  le  sapin,  l’au- 
teur se  livre  d’abord  à des  considérations  d’ensemble  sur  les 
climats  en  général,  où  sont  signalés  les  climats  suivants  : mega- 
thermes  (plaines  tropicales)  ; scérophiles  (déserts  sans  froid 
hivernal)  ; des  Steppes  (déserts  à hivers  rigoureux);  mésothermes 
allant  de  la  culture  du  camélia  à celle  des  céréales  ; micro- 
thermes (grands  bois  feuillus,  bouleau,  hêtre,  sapin)  ; hékisto • 
thermes  (''HkicTtoç,  moindre,  plus  petit)  ou  froids,  sans  autre 
végétation  que  celle  des  pâturages  ; et  enfin  climat  du  froid 
éternel  où  cesse  toute  végétation. 

De  ces  vues  d’ensemble,  l’auteur  passe  aux  climats  anciens, 


652 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


c’est-à-dire  à ceux  des  diverses  époques  géologiques  eu  France 
et  en  Europe  jusques  et  y compris  la  période  glaciaire,  et  enfin 
aux  climats  actuels  et  à l’influence,  sur  le  sapin,  de  la  tempéra- 
ture, de  l’humidité,  de  l’état  de  l’air  atmosphérique.  L’auteur 
insiste  avec  raison  sur  la  somme  d’humidité  nécessaire  à cet 
arbre,  qui  ne  recherche  pas  le  froid  comme  on  est  porté  à le 
croire  ; un  climat  froid  mais  sec  ne  lui  conviendrait  pas.  Il  lui 
faut,  au  contraire,  une  certaine  somme  de  chaleur  annuelle,  qui 
d’ailleurs  ne  doit  pas  être  dépassée. 

Il  est  un  point  de  détail  où  nous  devrons  nous  séparer  de 
M.  Roux.  A l’occasion  de  l’influence  de  la  lumière  sur  le  sapin, 
il  écrit  : u C’est  un  fait  connu  depuis  longtemps  que  les  conifères 
peuvent  végéter  dans  des  conditions  d’insolation  défectueuses.  „ 
L’assertion  est  beaucoup  trop  générale  : vraie  pour  le  sapin  et 
l’if  ( Taxas  bacccita.  Lin.),  elle  est  fausse  pour  la  plupart  des 
pins,  pour  le  mélèze,  pour  les  cèdres,  qui  sont,  les  uns  et  les 
autres,  arbres  de  lumière.  L’épicéa  lui-même,  qui  requiert 
quelque  ombrage  durant  les  premières  années  à la  suite  de  sa 
sortie  de  terre,  ne  supporterait  pas,  comme  l’if  et  le  sapin,  un 
couvert  prolongé. 

Nous  voici  maintenant  arrivés  à l’influence,  sur  la  végétation 
du  sapin,  de  facteurs  édaphiques  ou  géiqnes , qui  ne  sont  autres 
(pie  le  relief  du  sol,  l’altitude,  l’exposition,  la  composition  chi- 
mique tunt  minérale  qu’organique  du  terrain.  Les  premiers  : 
relief,  altitude,  exposition,  varient  leur  action  suivant  la  latitude 
et  suivant  aussi  la  direction  des  vents  dominants  ; et  l’auteur 
cite,  à l’appui,  ce  qui  se  passe  dans  différents  pays,  principale- 
ment du  Flateau  central  et  de  la  région  lyonnaise. 

Parmi  les  facteurs  biotiques  ou  animés,  M.  Roux  distingue 
les  influences  des  autres  végétaux,  herbacés  ou  ligneux,  des 
animaux  et  enfin  de  l'homme,  celui-ci  agissant  tantôt  comme 
destructeur,  tantôt  comme  conservateur  ou  propagateur.  Nous 
n’entrerons  pas  dans  le  détail  de  cet  excellent  chapitre,  où 
nous  signalerons  cependant,  en  passant,  le  paragraphe  relatif 
à la  symbiose  mycotrophique  et  aux  associations  mycorhi- 
ziennes  non  seulement  du  sapin  mais  aussi  des  autres  conifères 
et  même  de  plusieurs  arbres  ou  arbrisseaux  feuillus.  Nous 
relèverons  toutefois,  à propos  de  la  soi-disant  “ Lutte  du  Sapin 
et  du  Hêtre  „,  une  assertion  des  plus  contestables  à nos  yeux. 

“ De  toutes  les  plantes  avec  lesquelles  le  sapin  peut  se 
disputer  le  terrain,  dit  l’auteur,  le  hêtre  est,  sans  contredit,  la 
plus  redoutable  pour  lui.  „ Affirmation  beaucoup  trop  absolue 


BIBLIOGRAPHIE. 


653 


et  que  repousse,  dans  sa  généralité,  l’expérience  pratique.  L’au- 
teur se  fonde  sur  cette  considération  théorique  que  tous  deux, 
hêtre  et  sapin,  sont  mycotrophes  et  manifestent  à peu  près  les 
mêmes  exigences  quant  aux  conditions  de  chaleur,  d’humidité 
et  d’exposition. 

D'ores  et  déjà,  l’on  pourrait  logiquement  conclure  de  cette 
similitude  d’exigences,  que  ces  deux  essences  doivent  prospérer 
là  où  elles  rencontrent  ensemble  les  conditions  de  prospérité 
que  toutes  deux  réclament.  Mais  il  y a plus  : sans  nous  prévaloir 
de  nos  observations  personnelles  durant  trente-quatre  années 
de  service  extérieur,  nous  pouvons  citer  deux  autorités  que  ne 
récusera  pas  notre  savant  contradicteur  : le  Cours  de  culture 
des  bois  de  Lorentz  et  Parade,  qui  préconise  le  mélange  du 
sapin  avec  le  hêtre  comme  des  plus  favorable  à leur  commune 
végétation  (p.  269  et  suiv.  de  la  5e  édition),  et  Le  Traitement 
des  bois  en  France,  de  M.  Ch.  Broilliard,  qui  est  également 
favorable  à ce  mélange  (pp.  266-267  de  la  2e  édition).  Il  est  vrai 
que  les  forestiers  (et  nous-mêmes  avons  été  dans  ce  cas) 
dirigent  les  exploitations  dans  les  forêts  mélangées  de  sapin  et 
de  hêtre,  autant  que  possible  de  manière  à sacrifier  le  hêtre  au 
profit  du  sapin.  Mais  le  but  de  cette  manière  de  faire  n’a  rien 
de  cultural  ; il  est  exclusivement  économique,  le  sapin,  à égalité 
de  dimensions,  ayant  une  valeur  double  et  plus  de  celle  du  hêtre. 

Le  volume  se  termine  par  une  Troisième  Partie  consacrée  à 
une  étude  comparée  du  sapin  avec  les  autres  arbres,  feuillus  ou 
résineux,  tant  sous  le  rapport  de  la  végétation  que  sous  celui 
de  la  valeur  marchande,  suivie  de  quelques  considérations  sur 
l’utilité  des  forêts  de  conifères  au  multiple  point  de  vue  éco- 
nomique, climatologique,  hygiénique  et  esthétique. 

Une  bibliographie  des  plus  détaillées  forme  annexe  à la  fin 
du  volume  avec  les  cartes  coloriées  et  dessins  hors  texte  dont 
il  a été  parlé. 

C.  de  Kirwan. 


XIII 

Les  tremblements  de  terre.  Géographie  séismologique, 
par  F.  de  Montessus  de  Ballore.  Préface  par  M.  A.  de  Lappa- 
rent,  de  l’Institut.  Un  vol.  in-8°  de  471  pages,  89  figures  et 
3 cartes.  — Paris,  Arm.  Colin,  1906. 


654 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Les  manuels,  les  traités,  les  atlas  qui  ne  sont  pas  vieux  de 
cinquante  ans,  nous  montrent  par  des  graphiques  suggestifs  la 
conception  simpliste  qu’on  avait  alors  de  la  constitution  interne 
du  globe  terrestre.  C’était,  pensait-on,  un  noyau  igné  fort  impor- 
tant avec,  par  dessus,  une  croûte  solide.  Cette  croûte  subissait  la 
poussée  du  magma  en  feu  et  toujours  en  travail,  qui  tantôt  la 
bosselait  en  forme  de  montagnes,  et  qui  tantôt  parvenait  à lu 
déchirer  et  à s’épancher  à la  surface  en  coulées  plus  ou  moins 
importantes.  Le  feu  intérieur  était  le  grand  agent  — si  non 
l’unique  — de  tous  les  bouleversements  de  la  surface  terrestre  et 
spécialement  des  tremblements  de  terre  (séismes)  qui  si  souvent 
répandaient  la  terreur  et  la  mort. 

Depuis  lors,  les  choses  ont  singulièrement  changé  de  face. 
La  masse  terrestre  n’est  plus  cet  édifice  homogène  où  les 
strates  s’étagent  dans  une  régularité  presque  continue  depuis  le 
granit  jusqu’aux  alluvions  modernes  en  passant  par  les  témoins 
des  âges  successifs  de  la  terre.  Il  ressort  de  la  synthèse  des 
progrès  immenses  de  la  Géologie,  que  l’ensemble  du  sol  que 
nous  foulons  n’a  aucune  homogénéité  et  que  l’on  a bien  fait  de 
le  comparer  à une  marquetterie  dont  les  compartiments  juxta- 
posés, différents  de  structure  et  de  composition,  ont  joué  les  uns 
par  rapport  aux  autres  dans  des  proportions  qui  défient  toute 
imagination.  M.  de  Lapparent  le  dit  fort  à propos  dans  la  pré- 
face de  cet  ouvrage  : le  plancher  des  vaches  ne  jouit  nullement 
de  cette  stabilité  indéfinie  sur  laquelle  le  vulgaire  est  si  accou- 
tumé à compter. 

Au  lieu  d’une  enveloppe  boursouflée  par  des  ardeurs  internes, 
il  semble  bien  plutôt  que  l’écorce  terrestre  soit  une  pelure  tou- 
jours trop  ample  pour  le  noyau  qu’elle  recouvre.  On  conçoit  ainsi 
qu’il  se  crée  en  dessous  d’elle  de  fréquents  appels  au  vide. 
L’écorce  s’effondre  d’une  part  et  s’élève  de  l’autre: en  un  mot, elle 
se  ride.  Pour  peu  que  la  rigidité  de  la  matière  ou  l’amplitude 
du  mouvement  ne  répondent  point  aux  exigences  locales,  il  se 
forme  des  déchirures,  voire  des  lignes  de  fracture,  par  où  l’acti- 
vité interne  peut  librement  se  manifester. 

11  suit  de  tout  ceci,  que  le  volcanisme  n’a  pas  avec  les  phéno- 
mènes séismiques  le  lien  qu’on  lui  attribuait  autrefois.  II  n’est 
plus  la  cause,  il  devient  un  effet.  Là  où  la  croûte  de  la  terre  aura 
subi  de  tels  entraînements  qu’elle  se  sera  profondément  déchirée, 
il  sera  possible  au  feu  intérieur  de  monter  et  de  couler  à la  sur- 
face avec  plus  ou  moins  de  continuité. 

Les  études  de  Suess,  de  Marcel  Bertrand  et  de  bien  d’autres 


BIBLIOGRAPHIE. 


655 


ont  solidement  assis  ces  conceptions  et  leur  ont  fait  prendre 
place  dans  l’enseignement  d’aujourd’hui.  Si  fondées  que  soient 
ces  conclusions,  il  est  heureux  de  constater  qu’un  travail  de 
pure  statistique,  conduit  sans  relâche  pendant  de  longues  années 
et  fait  en  dehors  de  toute  idée  préconçue,  vienne  apporter  un 
appui  indiscutable  à cet  édifice  scientifique. 

Nous  nous  rappelons  avec  émotion  la  visite  que  nous  fîmes, 
il  y aura  bientôt  dix  ans,  aux  précieuses  archives  de  M.  de 
Montessus.  C’était  à Vannes.  M.  de  Montessus  n’était  pas  encore 
géologue  — et  cela  même  donne  une  singulière  valeur  à son 
“ travail  de  bénédictin  „ fait  en  dehors  de  toute  préoccupation 
pour  assurer  le  triomphe  de  telle  ou  telle  théorie.  Notre  confrère 
collectionnait  les  renseignements  précis  au  sujet  de  tous  les 
tremblements  de  terre.  L’immense  accumulation  remplissait  une 
bibliothèque  couvrant  tout  un  pan  de  mur.  Chaque  séisme 
s’y  trouvait  renseigné  avec  les  meilleures  sources  et  classé  par 
distribution  géographique.  Comme  séismographe,  M.  de  Mon- 
tessus n’était  plus  un  inconnu.  Grâce  à sa  prodigieuse  connais- 
sance des  langues,  il  avait  pu  recueillir  ses  renseignements  aux 
quatre  coins  du  monde  et  en  publier  déjà  les  synthèses  locales 
dans  la  langue  même  de  chaque  pays. 

La  statistique  était  mûre.  Elle  était  si  complète  qu’il  s’en 
dégageait  déjà  comme  l’indication  d’une  portée  plus  large.  L’au- 
teur sentait  que  pour  faire  porter  tous  les  fruits  à ses  efforts  il 
fallait  un  nouveau  travail.  Le  travail  ne  l’a  jamais  effrayé.  Il  se 
mit  donc  à approfondir  la  géologie. 

A mesure  que  sa  science  s’éclairait,  il  comprit  qu’il  fallait 
superposer  ses  documents  statistiques  aux  données  fournies  par 
les  cartes  et  les  descriptions  géologiques  des  différentes  régions 
du  globe. 

Cette  méthode  était  la  bonne  : elle  devait  aboutir  à mettre 
définitivement  en  lumière  la  connexion  intime  qui  existe  entre 
la  structure  tectonique  de  la  terre  et  la  répartition  des  séismes 
à sa  surface. 

La  contraction  du  noyau  intime  de  la  terre,  nous  le  disions 
tout  à l’heure,  amène  la  croûte  solide  à se  plisser  et  se  fracturer 
dans  un  mouvement  proportionnel.  Et  l’on  conçoit  aisément  que 
les  matériaux  rigides  qui  la  constituent  ne  puissent  pas  subir 
des  froissements  aussi  profonds  sans  qne  des  ébranlements  se 
manifestent  dans  toute  la  masse  : sans  qu’il  se  produise  des 
tremblements  de  terre.  D’autre  part,  les  lignes  suivant  lesquelles 
se  sont  une  fois  produits  des  plissements  et  des  déchirures  sont 


656 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


et  restent  des  points  faibles,  aux  environs  desquels  des  mouve- 
ments consécutifs  pourront  continuer  à se  produire  plus  aisément. 
C’est  le  principe  de  la  survivance  des  plissements  si  manifeste- 
ment établi  et  si  lumineusement  confirmé  par  l’ouvrage  qui  nous 
occupe. 

Mais  passons  à l'ouvrage  lui-même.  L’introduction  est  si  bien 
faite,  elle  synthétise  si  nettement  l'ensemble  du  travail,  que  nous 
en  conseillons  vivement  la  lecture  à tous  ceux  qu’on  appelait 
pittoresquement  autrefois  les  Naturae  curiosiores.  Un  coup 
d'œil  aux  deux  premières  planches  hors  texte  en  fera  ressortir 
l’intérêt. 

L’étude  d'ensemble  du  globe  a amené  le  géologue  à y tracer 
les  lignes  de  grands  cercles  (géosynclinaux)  suivant  lesquelles 
les  mouvements  tectoniques  plus  récents  se  sont  davantage 
accusés.  11  y a le  cercle  alpin  ou  méditerranéen,  le  cercle  circum- 
pacifique  et  l’amorce  d’un  troisième  que  M.  de  Montessus  appelle 
mozambique.  Or  il  s’est  fait  — et  c’est  là  le  résultat  qui  est  le 
plus  d’intérêt  général  — que  sur  les  171  000  séismes  étudiés 
par  l’auteur,  plus  de  90  % viennent  se  placer  dans  cette  région 
des  hauts  profils  dont  la  géologie  affirme  l’instabilité.  Répétons 
aussitôt  — afin  de  bien  mettre  en  lumière  cette  nouvelle  idée  — 
<pie  si  les  volcans  actifs  se  localisent  également  sur  le  même 
tracé,  ce  n’est  point  qu’ils  soient  en  rien  la  cause  ni  de  la  sur- 
rection  des  chaînes,  ni  des  ébranlements  séismiques,  mais  tout 
simplement,  parce  qu’ils  ne  peuvent  exister  que  là  où  la  croûte 
terrestre  est  assez  déchirée  pour  permettre  aux  masses  ignées 
internes  de  se  manifester. 

Si  nous  comparons  maintenant  les  observations  recueillies  sur 
les  diverses  aires  ainsi  dessinées  sur  la  surface  terrestre,  il 
appert  que  te  grand  massif  appelé  par  l’auteur  le  continent 
Nord-Atlantique  est  d’une  stabilité  relative  des  plus  suggestive. 
Ce  sont  les  grands  massifs  calédoniens  et  hercyniens,  les  pre- 
miers plissés  à l’aurore  des  temps  géologiques  qui  ont  eu  le  temps 
de  se  tasser  et  ne  manifestent  plus  que  par  de  rares  secousses 
le  souvenir  de  leur  antique  vie,  pour  ainsi  dire  épuisée. 

Il  en  va  tout  autrement  du  géosynclinal  alpin  où  les  chaînes 
de  montagnes  se  sont  constituées  bien  plus  récemment.  Là,  les 
mouvements  séismiques  doivent  être  plus  intenses  et  plus  nom- 
breux : la  théorie  le  veut  et  l’observation  le  confirme. 

Une  observation  analogue  s’impose  pour  toute  la  bordure  du 
grand  effondrement  pacifique.  Si  ce  mouvement  semble  s’être 
dessiné  dès  le  début  de  l’histoire  géologique  du  globe,  il  n’en 


BIBLIOGRAPHIE. 


657 

reste  pas  moins  évident  que  sa  survivance  est  des  plus  active. 
Les  bourrelets  de  montagnes  qui  le  bordent  tout  le  long  de 
l’Amérique,  nous  le  prouvent  sans  conteste  et  les  lamentables 
désastres  de  San  Francisco  et  du  Chili  sont  venus,  terribles,  en 
établir  hier  encore  la  réalité. 

Le  texte  aussi  bien  que  les  planches  nous  suggèrent  d’intéres- 
santes réflexions  au  sujet  du  géosynclinal  mozambique.  Il  n’est 
qu’amorcé  et  se  dirige  par  deux  bouts  vers  les  terres  antarc- 
tiques. Là  doit  se  trouver  le  nœud  de  la  question.  Les  études 
polaires  nous  ont  déjà  habitué  à considérer  bien  différemment 
les  deux  pôles  du  globe.  Les  considérations  séismologiques  nous 
conduisent  aux  mêmes  conclusions.  Si  le  Pôle  Nord  est  solide- 
ment assis  en  pleine  région  stable,  le  Pôle  Sud  doit  plutôt  être 
sur  le  passage  d’un  mouvement  géosynclinal  qui  irait  de 
l’Afrique  orientale  vers  le  Brésil. 

Nous  signalons  ces  vues  générales  aux  lecteurs  instruits.  Les 
géologues  de  profession  trouveront  des  jouissances  spéciales  à 
parcourir  la  partie  statistique  — la  plus  importante  — de 
l’ouvrage  de  M.  de  Montessus.  Les  limites  d’un  compte  rendu 
nous  interdisent  d’entrer  dans  tant  de  détails.  Un  exemple  fera 
comprendre  la  portée  de  notre  invite.  O11  sait  qu’en  très  grands 
traits  la  structure  du  massif  armoricain  se  réduit  à des  plisse- 
ments presque  équivalents  qui  juxtaposent  du  Nord  au  Sud  trois 
lignes  de  faîtes  sensiblement  E.-W.  Il  est  patent  que  les  points 
faibles  de  ce  massif  seront  les  charnières  (anticlinales  ou 
synclinales)  de  ce  plissement.  Or,  c’est  précisément  selon  ces 
lignes  que  sont  venus  se  disposer  les  plus  nombreux  et  les  plus 
accentués  des  séismes  dont  M.  de  Montessus  a recueilli  l'histoire 
en  Bretagne. 

Pour  finir,  il  faudra  bien  dire  un  mot  de  critique  : il  est 
regrettable  que  M.  de  Montessus  soit  venu  sur  le  tard  à 
la  géologie.  Mais  on  ne  remarque  cette  lacune  que  dans  des 
points  de  si  faible  importance  que  ce  serait  ingrat  à nous  de  le 
reprocher  à l'auteur,  lorsqu’il  est  venu  enrichir  notre  science 
d’un  ouvrage  de  si  grand  mérite  et  d une  portée  théorique  si 
appréciable. 


G.  Schmitz,  S.  J. 


IIIe  SÉRIE.  T.  X 


42 


658 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


XIV 

Les  Révélations  de  l’Écriture  d’après  un  contrôle  scien- 
tifique, par  Alfred  Binet,  directeur  du  Laboratoire  de  Psy- 
chologie physiologique  à la  Sorbonne.  Un  vol.  in-8°  de  Vil  1-260 
pages  (de  la  Bibliothèque  de  Philosophie  contemporaine).  — 
Paris,  Alcan,  1906. 

Dans  le  numéro  d’avril  1897  de  la  Revue  des  Questions  scien- 
tifiques (1),  nous  avons  rendu  compte  de  l’ouvrage  de  M.  Cré- 
pieux-Jamin  sur  l 'Écriture  et  le  Caractère.  Celui  de  M.  Binet, 
que  nous  avons  l'honneur  de  présenter  aujourd’hui,  roule  à peu 
près  sur  le  même  sujet,  mais  le  caractère  en  est  bien  différent. 
Tandis  que  M.  Crépieux-Jamin  est  un  des  maîtres  de  la  grapho- 
logie et  enseigne  ce  qu’il  est  convaincu  être  une  science, 
M.  Binet  s’abstient  systématiquement  de  faire  acte  de  grapho- 
logue et  a donné  pour  objet  à ses  études  de  soumettre  à une 
série  d’épreuves  méthodiques  un  certain  nombre  de  grapho- 
logues distingués.  Il  s’est  appliqué  à déterminer  dans  quelle 
mesure  ceux-ci  sont  capables  de  reconnaître  le  sexe,  l’âge, 
l’intelligence  et  le  caractère  des  sujets. 

Pour  le  diagnostic  du  sexe,  il  n’a  été  remis  aux  experts  que 
des  enveloppes  de  lettres,  afin  d’éviter  que  le  contenu  de  celles-ci 
pût  donner  des  indices  étrangers  à l’écriture.  Mais  cette  précau- 
tion même  n’est  pas  suffisante,  car  une  lettre  adressée  à une 
femme,  par  exemple,  a plus  de  chance  d’avoir  été  écrite  par  une 
femme  qu’une  lettre  adressée  à un  homme.  M.  Binet  a donc  eu 
soin  d’équilibrer  plus  ou  moins  à ce  point  de  vue  les  enveloppes 
des  diverses  sortes  ; toutefois  l’équilibre  est  assez  loin  d’être 
parfait  : 37  adresses  de  femme  à homme  balancent  assez  bien 
47  adresses  de  femme  à femme,  mais  il  n’y  a que  22  adresses 
d'homme  à femme  contre  68  d’homme  à homme. 

M.  Binet  reproduit  les  renseignements  que  lui  ont  donnés  ses 
experts  sur  les  signes  servant  à fonder  leur  appréciation  ; mais, 
ne  pouvant  étendre  indéfiniment  ce  compte  rendu,  nous  nous 
bornerons  à résumer  les  résultats,  que  Ton  doit  rapprocher  de 
la  proportion  des  succès  qu’aurait  dû  donner  un  tirage  au  sort, 
c’est-à-dire  de  50  °/o.  Le  pourcentage  des  succès  de  M.  Crépieux- 
Jamin  est  de  78,8  et  celui  de  M.  Eloy  de  75. 


^1)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  XLI,  pp.  652-637. 


BIBLIOGRAPHIE. 


65  9 

Ajoutons  que  des  ignorants  soumis  à la  même  épreuve  ont 
tous  obtenu  plus  de  50  % de  succès,  généralement  entre  63  et 
73,  ce  qui  montre  que,  inférieurs  à des  graphologues  émérites, 
ils  en  approchent  cependant  parfois  d’assez  près. 

Notons  enfin  qu’il  paraît  assez  aisé  de  dissimuler  son  sexe  au 
moyen  d’une  écriture  falsifiée. 

La  détermination  de  lâge  soulève  une  difficulté  particulière  : 
l’âge  psycho-physiologique  et  l'âge  résultant  de  l’acte  de  nais- 
sance peuvent  ne  pas  coïncider,  et  alors  le  graphologue  paraîtra 
se  tromper  alors  que  son  diagnostic  aura  été  irréprochable.  A 
l’occasion  de  cette  difficulté,  M.  Binet  nous  paraît  être  tombé 
dans  une  erreur  que  nous  croyons  devoir  signaler  : “ Nous 
n’avons  pas,  dit-il.  à nous  inquiéter  de  ces  difficultés,  puisque 
nous  opérons  seulement  sur  des  moyennes.  C’est  l’âge  de  100 
personnes  au  moins  que  nous  demandons  aux  graphologues  de 
déterminer  ; nous  n Attachons  pas  d’importance  aux  cas  particu- 
liers, mais  seulement  à la  moyenne  centennale.  Or  cette  méthode 
corrige  en  quelque  sorte  automatiquement  les  erreurs  provenant 
des  écarts  entre  les  âges  physiologiques  et  les  âges  de  l’état 
civil.  Si  certains  de  ceux  qui  ont  écrit  les  adresses  sont  plus 
jeunes  que  leur  âge,  d’autres  sont  plus  vieux,  et  avec  un  nombre 
suffisant  de  documents,  ces  écarts  de  signe  contraire  se  com- 
pensent. Admettons,  par  exemple,  que  sur  dix  vieillards  de 
60  ans,  il  y en  ait  5 dont  l’âge  physiologique  soit  de  55  ans,  et 
5 dont  l’âge  physiologique  soit  de  65  ans,  tout  se  passe,  au  point 
de  vue  des  moyennes,  comme  si  ces  dix  vieillards  avaient  phy- 
siologiquement 60  ans.  „ 

En  lisant  pour  la  première  fois  ce  passage,  nous  avons  été 
bien  surpris,  car  il  signifie  positivement  que,  dans  ses  épreuves 
graphologiques,  M.  Binet  va  se  borner  à rapprocher  l’âge  moyen 
des  sujets  de  la  moyenne  des  âges  diagnostiqués.  Or  une  pareille 
méthode  serait  inadmissible  au  premier  chef,  car  la  compensa- 
tion des  erreurs  véritables  se  ferait  comme  celle  des  divergences 
entre  âges  physiologiques  et  âges  réels,  et  le  plus  habile  des 
graphologues  courrait  grand  risque  de  ne  pas  l’emporter  sur  le 
hasard.  Peut-être  même  aurait-il  chance  de  lui  rester  inférieur, 
car  il  pourrait  se  faire  qu’il  commît  quelque  erreur  systématique 
que  la  prise  des  moyennes  n’éliminerait  pas.  Aussi  M.  Binet 
M’a-t-il  pas  procédé  ainsi  et  a-t-il  toujours  fait  état  des  erreurs 
absolues.  Il  semble  donc  avoir  été  victime  du  mot  “ moyenne  „, 
qui  se  retrouve  bien  le  même  des  deux  côtés,  mais  s’applique 


6bo 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


d'une  part,  aux  âges  réels  et,  d’autre  part,  non  aux  âges  diagnos- 
tiqués, mais  aux  erreurs  absolues  qui  ont  été  commises. 

Cette  erreur  de  M.  Binet  n’a  d’ailleurs  pas  de  gravité  ; mais 
il  reste  que  l’écart  entre  l’âge  physiologique  et  l’âge  réel  fait 
ressortir  à la  charge  des  graphologues  des  erreurs  dont  ils  ne 
sont  pas  responsables. 

Cette  question  de  l’âge  pose  d’ailleurs  un  problème  fort  déli  - 
cat:  on  ne  peut  comparer  à un  tirage  au  sort  le  fait  de  deviner  des 
âges  au  hasard,  car  une  foule  d’habitudes  mentales  interviennent 
dans  cette  dernière  opération.  Voici  donc  ce  qu’a  fait  M.  Binet  : 
il  a calculé  les  écarts  entre  l’âge  réel  des  sujets  et  l’âge  attribué 
par  un  expert  au  sujet  dont  l’enveloppe  portait  le  numéro  pré- 
cédent. Cette  opération,  faite  sur  les  séries  de  M.  Crépieux-Jamin, 
a donné  un  écart  moyen  de  15  ans  7 dixièmes,  chiffre  qu’on  con- 
sidérera comme  l’écart  moyen  que  produirait  le  hasard.  C’est 
de  ce  chiffre  qu’on  doit  donc  rapprocher  les  écarts  moyens 
suivants,  répondant  aux  diagnostics  des  deux  graphologues  sou- 
mis à l’expérience. 

M.  Crépieux-Jamin,  10  ans  2 dixièmes;  Mme  H.,  14  ans  77  cen- 
tièmes. Les  ignorants  ont  été  plus  habiles  que  cette  dernière  : 
leurs  écarts  ont  varié  de  10,6  à 14,5.  Tous,  doctes  et  ignorants, 
ont  tendance  à se  rapprocher  de  la  moyenne  des  âges  possibles 
(JO  à 40  ans),  ce  qui  doit  provenir  d’une  certaine  prudence. 

Ajoutons  que  les  épreuves  ont  eu  lieu  sur  de  simples  enve- 
loppes, les  mêmes  que  pour  le  sexe. 

Pour  l’appréciation  de  l’intelligence,  il  est  nécessaire  de  dis- 
poser de  documents  plus  étendus  que  de  simples  adresses  ; 
mais  ici  un  autre  danger  apparaît  dans  le  contenu  de  la  lettre, 
qui  peut  révéler  bien  des  choses.  Il  est  vrai  que  les  graphologues 
déclarent  parfois  ne  pas  lire  les  documents  qui  leur  sont  soumis, 
parce  que  cela  les  troublerait  ; mais  il  est  bien  difïicile  d’ad- 
mettre qu’habituellement  le  contenu  du  texte  étudié  leur 
demeure  inconnu.  Quoi  qu’il  en  soit,  et  quelque  soin  qu’il  ait 
pris,  M.  Binet  n’a  pas  toujours  su  éviter  cet  écueil  : une  lettre  de 
M.  Brunetière  donne  rendez-vous  “ au  bureau  de  la  Revue  „ et 
indique  son  adresse  particulière;  M.  Buisson  parle  de  sa  “ con- 
férence fermée  de  pédagogie  „,  et  Meilhac  de  la  prochaine  pre- 
mière d’une  de  ses  pièces. 

Deux  séries  d’épreuves  ont  été  faites  : dans  la  première,  on 
avait  formé  des  couples  de  documents  émanant  d’un  homme 
supérieur  et  d’un  homme  d’intelligence  moyenne,  et  il  s’agissait 
de  les  distinguer,  l’expert  sachant  comment  avaient  été  formés 


BIBLIOGRAPHIE. 


f6i 

les  couples.  Dans  l’autre  série  d’épreuves,  on  lui  soumettait  des 
documents  analogues  aux  précédents,  mais  inégalement  dis- 
tribués entre  diverses  collections. 

Sur  36  couples  étudiés  environ,  le  pourcentage  des  succès 
a été  le  suivant  : M.  Crépieux-Jamin,  91,6  ; M.  Humbert,  85,7  ; 
M.  Vié,82,8;  les  autres  graphologues,  de  80  à 61  (M.  Paulhan,  86). 

L’épreuve  des  collections  fut  faite  au  moyen  de  33  écritures 
de  supérieurs  mélangées  à 30  écritures  de  moyens.  M.  Crépieux- 
Jamin  a réalisé  un  pourcentage  de  succès  égal  à 77,  M.  Vié 
un  pourcentage  de  76,  M.  Eloy  de  70.  En  faisant  certaines 
corrections  interprétatives,  on  ferait  monter  le  chiffre  de 
M.  Crépieux-Jamin  à 87  et  celui  de  M.  Eloy  à 81. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  sur  les  portraits  graphologiques, 
très  intéressants  à étudier,  mais  à propos  desquels  il  est  difficile 
de  résumer.  Au  contraire,  il  nous  faut  parler  des  pièges  tendus 
par  M.  Binet  à quatre  de  ses  collaborateurs.  Il  leur  écrivit  que, 
pour  tels  et  tels  couples  d’écritures,  ils  s’étaient  complètement 
fourvoyés.  Cette  déclaration  était  véridique  deux  fois  sur  quatre, 
fausse  pour  les  deux  autres  couples.  M.  Crépieux-Jamin  reconnut 
ses  deux  erreurs,  en  plaidant  les  circonstances  atténuantes  ; 
mais  il  protesta  avec  vivacité  dans  les  deux  autres  cas,  et  tout 
cela  est  tà  son  grand  honneur.  M.  Paulhan  résista  de  même 
énergiquement  les  deux  fois  où  il  avait  raison,  mais  eut  bien  de 
la  peine  à se  rendre  dans  les  deux  antres  cas.  Quant  aux  deux 
derniers  graphologues,  ils  s’empressèrent  de  se  rectifier  uni- 
formément. 

Les  ignorants  en  graphologie  ont  encore,  à propos  de  l’intel- 
ligence, remporté  des  succès  dont  certains  pourraient  faire 
envie  aux  graphologues;  malheureusement  leurs  épreuves  n’ont 
pas  été  directement  comparables  à celles  de  ces  derniers.  Men- 
tionnons toutefois  que  Mme  B.,  soumise  à l’épreuve  des  couples, 
obtint  80  % de  succès. 

M.  Binet  a éprouvé  toute  la  difficulté  qu’il  y a à contrôler  des 
portraits  graphologiques  de  caractères  en  les  comparant  à ses 
appréciations  personnelles.  Aussi  a-t-il  adopté  une  autre  mé- 
thode : à des  écritures  de  braves  gens  qu’il  connaissait  bien,  il 
a mélangé  celle  de  grands  criminels  et,  sans  rien  dire  de  cela  à 
ses  experts,  leur  a demandé  de  faire  le  portrait  complet  des 
caractères  en  insistant  surtout  sur  les  qualités  de  bonté,  de 
douceur...,  et  sur  les  qualités  contraires. 

Par  cette  méthode  M.  Binet  a obtenu  une  série  de  portraits 
assez  flatteurs  de  Vidal,  le  tueur  de  femmes  : M.  Eloy  a cru 


602 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


qu’il  s’agissait  de  M.  Binet  jeune  ; seul  M.  Crépieux-Jamin  l’a 
assez  bien  jugé.  Dans  le  parricide  Caron,  M.  Vie  a découvert 
une  jeune  fille  douce  et  modeste  ! Somme  toute,  M.  Crépieux- 
Jamin  a donné,  pour  II  assassins,  7 diagnostics  très  satisfai- 
sants et  4 manquant  vraiment  de  la  sévérité  nécessaire.  Groupés 
par  couples,  les  criminels  et  les  braves  gens  ont  donné  lieu,  de 
la  part  du  même  expert,  à 8 succès  et  à 3 échecs,  soit  73  °/0  de 
succès;  MM.  Vié  et  Eloy  n’ont  obtenu,  tous  deux,  que  54,5  %, 
ce  qui  est  vraiment  bien  peu.  En  somme,  il  semble  que  le 
caractère  soit  bien  moins  révélé  que  l’intelligence  par  l’écriture. 

Si  l’on  considère  l’ensemble  des  résultats  obtenus  par 
M.  Binet,  on  ne  peut  se  soustraire  à l’impression  que  la  gra- 
phologie repose  sur  une  base  sérieuse,  mais  qu’on  est  bien  loin 
d’être  arrivé  à des  résultats  régulièrement  exacts  : la  science 
de  la  graphologie  est  donc  loin  d’être  réellement  constituée. 
Mais  il  y a plus  : on  peut  se  demander  si  la  graphologie  n’est 
pas  restée  à l’état  d 'art.  un  art  dont  M.  Crépieux-Jamin  serait 
le  virtuose. 

Un  premier  fait  qui  conduirait  à cette  conclusion  consiste 
dans  les  succès  nombreux  d’ignorants  en  graphologie;  si,  somme 
toute,  les  ignorants  restent  inférieurs  aux  experts,  cela  est  fort 
naturel  en  toute  hypothèse,  car  on  se  perfectionne  dans  tout  art 
par  l’exercice,  et  de  plus  il  y a chance  pour  que  ceux  qui 
s’adonnent  à l’étude  de  la  graphologie  soient  mieux  doués  que 
la  moyenne  à ce  point  de  vue. 

Une  autre  raison  d’éprouver  des  doutes  est  apparue  à 
M.  Binet,  comme  elle  nous  était  apparue  à nous-mêmes,  et 
l’étendue  de  ses  observations  lui  donne  une  grande  force  : c’est 
que  l’on  ne  saisit  guère  comment  les  conclusions  découlent  des 
prémisses,  ou,  plus  clairement,  comment  de  l’analyse  des  signes 
on  passe  au  portrait  psychologique  (1).  Dans  notre  compte  rendu 
de  1897,  nous  avons  indiqué  un  procédé  qui  permettrait  peut- 
être  de  reconnaître  si  véritablement  ce  passage  est  légitime 
ou  si  eu  réalité  le  graphologue  s’appuie  sur  des  impressions 
non  systématisées.  Il  faudrait  disposer  de  deux  graphologues 
habiles,  dont  l’un  procéderait  à l’analyse  des  signes  et  dont 
l’autre,  sans  voir  l’écriture,  donnerait  l’interprétation  de  cette 


(1)  Un  fait  relevé  par  M.  Binet  et  qui  complique  la  question  consiste 
dans  le  désaccord  de  certains  graphologues  sur  l'interprétation  psycho- 
logique d’un  même  signe  : ainsi  une  écriture  grande  révèle  de  l’imagi- 
nation à M.  Crépieux-Jamin  et  de  la  gaucherie  à M.  Paulhan. 


BIBLIOGRAPHIE. 


663 


analyse.  Il  serait  bien  intéressant  que  M.  Binet  pût  procéder  à 
cette  expérience,  à laquelle  il  serait  peut-être  singulièrement 
difficile  d’amener  deux  graphologues  à se  prêter. 

Quoi  qu’il  en  soit,  on  a pu  se  rendre  compte  du  haut  intérêt 
du  livre  de  M.  Binet,  qui  nous  donne  tout  au  moins  une  impar- 
tiale et  méthodique  enquête  sur  les  résultats  actuellement 
obtenus  par  la  graphologie. 

G.  Lechalas. 


XV 

L’Objet  de  la  Métaphysique  selon  Kant  et  selon  Aristote, 
par  C.  Sentroul,  Docteur  en  Philosophie.  Un  vol.  in-8°  de 
xii-240  pages.  — Louvain,  Institut  supérieur  de  Philosophie, 
1905. 

M.  Sentroul  aurait  pu,  tout  aussi  bien,  intituler  sa  thèse  “ La 
Connaissance  selon  Kant  et  Aristote  ou  plus  simplement 
encore  “ Kant  et  Aristote  „,  car,  en  réalité,  ce  qu’il  étudie  ce 
n’est  rien  moins  que  la  méthode,  les  principes  premiers  et  les 
conclusions  spécifiques  des  deux  grandes  philosophies  qui  à 
l’heure  présente  se  disputent  l’empire  des  esprits.  La  compa- 
raison de  Kant  et  d’Aristote  avait  été  faite  déjà,  mais  par  un 
Kantien.  u Peut-être  fallait-il  la  refaire  „,  remarque  M.  Sentroul. 
Surtout,  ajouterons-nous,  fallait-il  qu’elle  fût  refaite  par  un 
philosophe  scolastique;  mieux  encore,  par  un  scolastique  appar- 
tenant à l’Ecole  de  Louvain.  M.  Sentroul  représente  admirable 
ment  l’esprit  et  les  tendances  de  l’Institut  supérieur  de  Philo- 
sophie ; c’est  assez  dire  qu’outre  l’intérêt  documentaire  qui 
s’attache  à toutes  les  productions  de  l’Institut,  cette  thèse  se 
recommande  encore  par  sa  réelle  solidité  et  ses  mérites  intrin- 
sèques. 

Au  premier  rang  de  ceux-ci  nous  plaçons  le  souci  de  la  mise 
au  point,  et  la  bienveillance  dont  M.  Sentroul  se  montre  géné- 
reux vis-à-vis  de  l’adversaire.  Il  lui  prouve  son  loyal  respect, 
tout  d’abord  par  le  soin  qu’il  apporte  à l’étudier  et  l’effort  qu'il 
consacre  à fouiller  tous  les  recoins  de  sa  pensée  ; ensuite,  en 
lui  faisant  l’honneur  de  le  prendre  an  sérieux.  M.  Sentroul  ne 
pense  pas  qu’il  suffise  d’y  aller  d’une  chiquenaude  ou  d’un 
souffle  pour  renverser  Kant.  Il  n’imagine  pas  que  le  Kantisme 


664 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


sorte  tout  entier  d’une  misérable  confusion  de  définitions 
logiques  qu’on  ne  pardonnerait  pas  à un  commençant  II  recon- 
naît hautement  les  bons  services  rendus  par  Kant  à la  philoso- 
phie : u Chez  Kant  seulement  le  problème  du  vrai  a été  envisagé 
en  face,  retourné  sous  tous  ses  aspects,  sondé  dans  toutes  ses 
profondeurs,  contrôlé  par  toutes  les  pierres  de  touche  „ (p.  38). 
11  n’hésite  pas  non  plus  à produire  sa  sympathie  : “ Kant  s'est 
appliqué  à l’étude  des  faits  et  des  sciences,  il  a entretenu  com- 
merce avec  tous  les  grands  esprits,  il  a recouru  à la  vigueur  de 
la  réflexion  la  plus  concentrée,  il  s’est  soutenu  par  une  indéfec- 
tible patience,  mais  surtout  par  une  rare  loyauté  d’esprit,  et 
une  droiture  de  cœur  plus  rare  encore.  C’est  de  la  sorte  qu’il  a 
édifié  l’œuvre  massive  qui  jalonne  l’histoire  des  idées  * (p.  237). 

Ce  qui  n’empêche  pas  l’auteur  d’être  un  adversaire  irréduc- 
tible, passionné  même  par  endroits.  11  a beau  protester  dans  sa 
préface  : w Nous  ne  plaidons  pas,  nous  exposons.  Et  dans  cet 
exposé  nous  11e  croyons  pas  avoir  été  aveuglé  par  nos  préfé- 
rences „,  son  livre  est  à la  fois  un  plaidoyer  et  un  réquisitoire. 
Kant  sert  de  repoussoir.  En  définitive,  on  garde  l’impression 
que  pour  M.  Sentroul  le  principal  mérite  de  Kant  est  d’avoir 
fourni  l’occasion  d’aiguiser  à neuf  la  définition  de  la  vérité  : 
“ Résultat  assez  mince  d’un  laborieux  et  titanesque  effort  ! „ 
(p.  237).  Non  vraiment,  on  ne  trouvera  pas  dans  ce  livre  les  deux 
lignes  qui  pourraient  faire  pendre  son  auteur  sous  l’inculpation 
“ d’infiltration  kantienne!  „ 

La  page  suivante,  que  nous  transcrivons  de  la  préface,  est 
très  suggestive,  et  suffit  à elle  seule  à renseigner  sur  la  méthode, 
la  manière  et  les  conceptions  de  M.  Sentroul.  “ Le  plan  que 
nous  avons  suivi  s’indiquait.  On  ne  peut  comprendre  ce  que 
c’est  que  ia  Métaphysique,  surtout  s’il  s’agit  de  métaphysique 
kantienne,  à moins  qu’on  ne  comprenne  d’abord  ce  que  c’est  que 
la  science.  Or,  la  notion  de  Science  suppose  celle  de  Vérité  et 
de  Réalité.  De  là  quatre  chapitres  fondamentaux  sur  les  notions 
kantiennes  de  la  vérité,  de  la  réalité,  de  la  science  et  de  la 
métaphysique,  précédés  d’un  aperçu  synthétique  sur  le  kan- 
tisme en  général.  Nous  n’avons  consacré  à Aristote  que  deux 
chapitres.  D’une  part,  le  dogmatisme  aristotélicien  ne  disjoint 
pas,  comme  le  fait  Kant,  la  notion  de  Vérité  d’avec  celle  de 
Connaissance  du  réel.  D’autre  part,  et  en  somme  pour  les 
mêmes  raisons,  il  n’établit  pas  entre  la  science  et  la  métaphy- 
sique les  différences  que  relève  le  Kantisme.  Le  chapitre  con- 
sacré au  dogmatisme  aristotélicien  nous  ne  l’avons  pas  intitulé 


BIBLIOGRAPHIE. 


665 


la  question  de  la  vérité  selon  Aristote,  parce  que  la  position  de 
cette  question  comporte  peut-être  une  nouvelle  mise  au  point. 
Nous  l’avons  traitée  avant  d’aborder  le  Kantisme  : ce  qui,  à nos 
yeux,  est  la  vraie  solution  du  problème  est  antérieur  à l’examen 
d’une  solution  particulière.  „ 

Ce  “ plan  „ soulève  bien  quelques  objections.  Ce  procédé  par 
échelons  : vérité,  réalité,  science,  métaphysique,  n’est-il  pas 
trop  exclusivement  discursif  ? La  méthode  employée  par 
M.  Sentroul,  ne  l’amènera-t-elle  pas  à se  donner  l’air  de  marcher, 
tout  en  restant  en  place  ? Est-il  d’ailleurs  bien  exact  que  le 
Kantisme  tienne  essentiellement  dans  une  définition  inadéquate 
de  la  notion  vérité  ? Et  si  par  hasard  Kant  avait  remarqué  que 
la  connaissance  humaine,  outre  un  élément  objectif  qu’il  n’a 
jamais  songé  à contester,  contient  encore  un  élément  subjectif 
indéniable,  qu’il  y a lieu  par  conséquent  d’en  tenir  compte 
méthodiquement,  n’aurait-il  pas  mieux  valu  partir  de  là,  et 
débuter  par  ce  qui  est  la  conclusion  trop  peu  préparée  du  livre  : 
“ Kant  rentre  dans  le  groupe  qui  veut  concilier  l’idéalisme  et 
l’empirisme  „ (p. 239)?  Mais  combien  de  fois  Kant  lui-même  n’a-t  il 
pas  répété  que  le  point  de  départ  de  ses  recherches  est  le  pro- 
blème posé  par  Hume  ? Que  dire  enfin  de  cette  juxtaposition, 
point  par  point,  d'Aristote  et  de  Kant,  qui  se  prolonge  pendant 
plus  de  200  pages?  Pour  comprendre  et  juger  un  système,  il 
faut,  semble-t-il.  le  comparer,  non  pas  avec  quelque  autre  sys- 
tème, mais  avec  la  réalité,  ou,  si  l’on  veut,  avec  les  données 
premières  dont  il  prétend  fournir  l’explication.  En  d’autres 
termes,  il  faut  deviner  la  vérité,  entrevue  au  moins  confusément, 
qui  se  cache  sous  les  formules  inadéquates  et  embarrassées  du 
système.  Si  donc  M.  Sentroul  se  borne  à comparer  Kantisme  et 
Aristotélisme,  il  restera  prouvé,  mais  cela  seulement,  qu’au 
point  de  vue  où  l’Aristotélisme  cesse  d’être  un  système,  le 
Kantisme  n’a  plus  aucun  sens. 

Le  livre  de  M.  Sentroul  n’en  atteint  pas  moins  son  but,  puis- 
qu’il fait  réfléchir  et  qu’il  pose  des  problèmes.  Il  est  peu  de 
pages  qui  ne  contiennent  quelque  aperçu  intéressant.  Qu’on  lise, 
par  exemple,  le  paragraphe  consacré  à la  prétendue  opposition 
qui  existerait  entre  la  métagéométrie  et  la  doctrine  kantienne  de 
l’espace.  Non  seulement  cette  opposition  est  chimérique  (dis- 
tinguer intuition  et  objet  de  pensée),  mais  de  plus  “ l’explication 
la  plus  obvie  de  la  métagéométrie  est  celle  qu’on  tirerait  du 
Kantisme  (p.  176)  „.  “ A la  vérité,  la  métagéométrie  constitue, 


666 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


pour  ceux  qui  refusent  d’adhérer  au  Kantisme,  une  difficulté 
sérieuse,  mais  non  insoluble  (p.  175).  „ — Pourquoi  ? Les  expli- 
cations de  l’auteur  manquent  de  netteté.  Que  M.  Sentroul  se 
donne  la  peine  de  tirer  au  clair  son  impression  ; à coup  sûr  il 
débrouillera  le  problème. 

P.  S. 


XVI 


R.  P.  Martin  Hagen,  S.  J.  Lexicon  Biblicum.  Volumen  pri- 
mum,  A.  C.,  1040  colonnes,  in-8°.  — Paris,  Lethielleux,  1905. 

Le  Cursus  Scripturae  Sacrae  des  Pères  Jésuites  allemands 
doit  comprendre,  outre  les  commentaires  proprement  dits,  tous 
les  accessoires  utiles  ou  nécessaires  aux  travailleurs.  C’est  ainsi 
qu’une  concordance  des  textes  a déjà  vu  le  jour  ; un  dictionnaire 
hébraïque  est  en  préparation,  et  le  lexique  biblique,  dont  le 
premier  volume  vient  de  paraître,  promet  de  s’achever  assez 
rapidement.  L’ouvrage  complet  aura  trois  volumes.  La  rédaction 
en  a été  confiée  au  R.  P.  Martin  Hagen. 

Tous  les  renseignements  que  l’érudition  la  plus  variée  peut 
rassembler  dans  le  domaine  de  l’archéologie,  de  l’histoire,  de  la 
géographie,  des  sciences  naturelles,  etc.,  se  trouvent  condensés 
ici  dans  un  nombre  de  pages  relativement  restreint.  Une  biblio- 
graphie très  soignée  accompagne  la  plupart  des  articles.  Quant 
à la  sûreté  des  informations,  il  suffit  de  citer  les  noms  des  colla- 
borateurs que  le  R.  P.  Hagen  s’est  adjoints.  Nous  y remarquons 
les  noms  des  RR.  PP.  Knabenbauer,  Fonck.  Zorell  et  Deimel. 

Les  questions  d’introduction  générale  et  spéciale  ont  été 
systématiquement  écartées  du  lexique  du  R.  P.  Hagen  : elles 
sont  supposées  résolues  dans  les  trois  premiers  volumes  du 
Cursus,  dus  à la  plume  du  R.  P.  Cornely.  En  théorie,  on  peut 
admettre  qu’un  lexique  ne  doit  pas  faire  double  emploi  avec  une 
Introduction;  en  pratique  on  peut  se  demander  peut  être,  si 
toutes  les  opinions  critiques,  soutenues  jadis  par  le  R.  P.  Cor- 
nely, seraient  maintenant  encore  défendues  avec  la  même  con- 
viction. La  récente  réponse  de  la  commission  biblique  ne 
sanctionne  pas  toutes  les  vues  que  le  savant  exégète  avait 
exprimées  sur  la  composition  du  Pentateuque.  Le  R.  P.  de 


BIBLIOGRAPHIE. 


667 


Hummelauer,  à qui  le  Cursus  est  redevable  de  plusieurs  volumes 
fort  estimés,  ue  les  avait  guère  partagées  11011  plus  ; et  dans  le 
camp  des  théologiens  catholiques  il  n’est  pas  seul  de  son  avis. 
Le  R.  P.  Hagen  s’est  peut-être  un  peu  trop  effacé  devant  les 
écrits  de  ses  devanciers. 

Malgré  l’exclusion  voulue  des  questions  d’introduction,  tout 
le  volume  dénote  une  tendance  très  conservatrice.  Les  idées 
moins  sévères  de  plusieurs  exégètes  catholiques  n'ont  eu 
aucune  influence  sur  la  rédaction  de  l’ouvrage. 


REVUE 


DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES 


LE  CONGRÈS  INTERNATIONAL  DES  CHIMISTES  A ROME 
(avril-mai  1906) 


Le  premier  Congrès  de  chimie  appliquée  fut  tenu  à Bruxelles, 
du  4 au  11  août  1894,  sous  la  présidence  d’honneur  de  M.  Léon 
De  Bruyn,  ministre  de  l’agriculture,  à l’initiative  des  sociétés 
des  fabricants  de  sucre  de  Belgique  et  surtout  de  l’ancienne 
Association  belge  des  chimistes,  qui  avait  alors  pour  président 
M.  le  professeur  Hanuise  et  pour  secrétaire  général,  M.  Sachs. 

Plus  tard,  en  1903,  ce  Congrès  fut  organisé  d’une  façon  gran- 
diose par  les  chimistes  de  Berlin  et  le  Congrès  de  Rome  dépassa 
toutes  les  espérances,  car  on  vit  affluer  plus  de  deux  mille  con- 
gressistes dans  les  superbes  locaux  du  nouveau  Palais  de  Jus- 
tice, dont  l’inauguration  coïncida  avec  celle  du  Congrès. 

Voici  en  quels  termes  M.  Sachs  résume,  dans  le  journal  La 
Sucrerie  belge,  les  résultats  de  ces  assises  scientifiques  : 
L’industrie  du  sucre  de  betteraves,  dont  on  avait  cru  long- 
temps l’introduction  en  Italie  impossible,  s’est  développée  depuis 
quelques  années,  de  façon  que  l’importation  de  sucres  étrangers 
a complètement  cessé  et  que  la  production  dépasse  même  les 
besoins,  malheureusement  encore  bien  faibles,  de  la  consomma- 
tion italienne.  Nous  envisageons  ce  développement  sans  aucun 
ombrage,  parce  que  nos  collègues  italiens,  en  adhérant  à la 
Convention  de  Bruxelles,  se  sont  interdit  toute  exportation  de 
sucre,  et  aussi  parce  que  l’initiative  belge,  en  participant  à la 
création  de  sucreries  en  Italie,  en  retire  également  quelques 
avantages. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


669 


Aussi  avons-nous  été  heureux  de  trouver  une  réception  très 
cordiale  de  la  part  des  fabricants  de  sucre  italiens,  et  notam- 
ment de  M.  Maraïni,  membre  de  la  Chambre  des  représentants 
et  président  du  Syndicat  des  fabricants  de  sucre  italiens,  qui 
nous  a fait  connaître  lui-même  l’histoire  de  l’industrie  sucrière 
en  Italie.  Ajoutons  que  nos  collègues  italiens  d’origine  belge  et 
en  premier  lieu  M.  Wanlin,  directeur  de  la  sucrerie  de  Foligno, 
ont  fait  tout  ce  qui  était  en  leur  pouvoir  pour  nous  rendre  le 
séjour  en  Italie  aussi  utile  et  agréable  que  possible.  Personnel- 
lement nous  avons  été  touchés  aussi  par  la  grande  amabilité  qui 
nous  a été  témoignée  par  le  président  du  Congrès  M.  Paterno, 
et  le  secrétaire  général,  M.  le  professeur  Villavecchia,  qui  a été 
en  même  temps  président  du  Comité  d’organisation  de  la  Sec- 
tion V (sucrerie).  Nous  leur  devons  même  l’honneur  d’avoir  été 
reçus  au  Quirinal  par  LL.  MM.  le  Roi  et  la  Reine  d’Italie,  qui 
avaient  déjà  témoigné  l'intérêt  qu'ils  attachaient  au  Congrès,  en 
assistant  à son  ouverture  au  Palais  de  Justice  de  Rome,  vaste 
bâtiment  mis  entièrement  à notre  disposition. 

Notons  encore  les  réceptions  nombreuses  auxquelles  les 
membres  du  Congrès  ont  été  invités,  telles  que  celle  de  la  Muni- 
cipalité de  Rome  au  Capitole  (Campidoglio),  du  ministre  de 
l’instruction  publique  à Tivoli,  du  Comité  au  Palatin,  de  l’Asso- 
ciation artistique  internationale,  de  M.  Maurice  Deutsch,  etc., 
sans  oublier  naturellement  le  banquet  traditionnel. 

A l’ouverture  du  Congrès,  c’est  M.  Proost,  directeur  général 
du  ministère  de  l'agriculture,  qui  a pris  la  parole  au  nom  de  la 
Belgique.il  a rappelé  la  part  qu’il  avait  prise  au  premier  Congrès 
de  chimie  appliquée  tenu  à Bruxelles  en  1894  (auquel  il  a rendu, 
disons-le  en  passant,  un  service  important,  quoique  ignoré). 
Il  a fait  l’éloge  en  particulier  des  officiers  italiens,  qui  ont  établi 
pour  leurs  soldats  des  cours  populaires  d’agriculture,  de  façon 
que  le  service  militaire  est  pour  le  fils  du  paysan  une  école  qui 
l’entraîne  à améliorer  le  travail  de  la  terre,  au  lieu  de  le  déser- 
ter. C’est  un  exemple  que  les  autres  pays  feraient  bien  de  suivre, 
pour  conjurer  la  dépopulation  des  campagnes,  qui  devient-  un 
véritable  péril  social.  En  dehors  des  11  ou  plutôt  16  sections, 
qui  ont  tenu  des  réunions  nombreuses  au  Congrès  de  Rome, 
nous  devons  aussi  mentionner  les  Conférences  données  en 
assemblée  générale,  parmi  lesquelles  nous  signalons  surtout 
celle  de  M.  le  Dr  A.  Franck  (Charlottenburg),  sur  l’emploi  direct 
de  l’azote  atmosphérique  pour  la  production  d’engrais  et  d’autres 
produits  chimiques,  et  de  Sir  W.  Ramsay  (Londres)  sur  l’épura- 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


670 

tion  des  eaux  d’égout.  M.  le  professeur  H.  Moissan  (Paris)  a 
obtenu  aussi  un  vif  succès  par  la  communication  de  ses  travaux 
sur  la  distillation  des  métaux  qui  lui  ont  permis  de  calculer 
approximativement  la  température  du  soleil  (un  peu  plus  de 
3000 0 C.). 

Finalement,  il  a été  décidé  de  tenir  le  prochain  Congrès  de 
chimie  appliquée  à Londres  en  1909. 

Le  Bulletin’  de  la  Sucrekie  belge  (1)  contient  les  comptes 
rendus  détaillés  des  délibérations  de  la  section  de  sucrerie 
organisée  par  le  professeur  Villavecchia,  secrétaire  général  du 
Congrès.  Nous  nous  bornerons  ici  à signaler  ce  qui  nous  a paru 
de  nature  à intéresser  nos  lecteurs  au  point  de  vue  de  l’hygiène 
publique  et  privée  et  de  l’agriculture. 

La  commission  internationale  pour  l’unification  des  mé- 
thodes d’analyse  des  denrées  alimentaires  fut  présidée  brillam- 
ment par  M.  J. -B.  André,  inspecteur  général  au  ministère  de 
l’agriculture,  délégué  du  gouvernement  belge. 

Dès  le  Congrès  de  Paris  de  1896,  dit  le  journal  L’Italie, 
M.  le  professeur  Puitti,  de  l’Université  de  Naples  avait  proposé 
l’institution  de  cette  commission  qui,  si  elle  reçoit  des  pouvoirs 
officiels  des  divers  gouvernements,  rendra  les  plus  grands  ser- 
vices à l’alimentation  de  l’homme.  On  peut  en  dire  autant  au 
point  de  vue  de  l’alimentation  des  plantes  et  des  animaux  ; la 
commission  internationale  des  fourrages  et  des  engrais  artifi- 
ciels ou  commerciaux  siégea  également  à Rome  sous  la  prési- 
dence du  Dr  Grueler  de  Suède.  Ce  n’est  que  lorsque  les  chimistes 
des  diverses  nations  se  seront  enfin  mis  d’accord  pour  adopter 
des  méthodes  d’analyse  uniformes  que  l’on  verra  cesser  la 
confusion  des  langues  qui  empêche  les  analystes  de  s’entendre 
et  de  venir  en  aide,  comme  il  convient,  aux  Gouvernements 
désireux  de  réprimer  la  fraude. 

On  connaît  les  efforts  persévérants  tentés  dans  cette  voie, 
depuis  la  création  de  notre  ministère  de  l’agriculture,  tant  au 
service  de  l'hygiène  par  M.  l’inspecteur  J -B.  André,  que  de 
l’agriculture  proprement  dite,  par  M.  Proost. 

M.  le  professeur  Villavecchia  a proposé  au  Congrès  de 
Rome  d’émettre  le  vœu  que  les  administrations  financières  et 
douanières  des  différents  États  s’accordent  entre  elles  pour 
unifier  les  méthodes  d’analyse  de  tous  les  produits  qui  font 

(1)  Livraisons  de  juin,  juillet,  août  : Bulletin  de  la  Sucrerie  belge, 
Bureau,  rue  Hydraulique,  21,  Bruxelles. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


671 


l’objet  d’échanges  commerciaux  et  particulièrement  des  produits 
sucrés  (adopté  à l’unanimité)  (1).  Les  travaux  de  la  section  I 
(Chimie  analytique)  ont  particulièrement  mis  en  lumière  les 
progrès  de  ces  méthodes  de  mesures,  dont  la  précision  a souvent 
peu  de  chose  à envier  aux  mesures  astronomiques.  La  chimie 
analytique  est  le  pilier  sur  lequel  repose  la  chimie  tout  entière, 
et  chaque  jour  pour  ainsi  dire  voit  naître  un  réactif  nouveau  ou 
une  modification  heureuse  d’un  procédé  déjà  connu. 

“ Vu  que  les  cultivateurs  ne  connaissent  pas  généralement  les 
effets  de  l’effeuillage  sur  la  qualité  et  la  quantité  des  betteraves, 
la  Ve  section  engage  les  personnes  qui  donnent  l’instruction 
agricole  à faire  connaître  ces  effets  nuisibles  à l’intérêt  des 
cultivateurs  comme  des  fabricants  de  sucre.  „ “ Le  Congrès 
reconnaît  que  la  seule  méthode  pratique  pour  le  dosage  direct 
du  sucre  dans  la  betterave  est  la  méthode  aqueuse  à chaud  ou 
à froid,  dite  de  Pellet,  et  que  la  méthode  par  digestion  alcoolique 
doit  être  complètement  supprimée.  „ 

La  question  des  sucres  intéresse  au  plus  haut  point  l’hygiène 
et  l’agriculture  depuis  que  l’on  connaît  les  précieuses  propriétés 
alimentaires  de  ce  principe  immédiat  qui  engendre  la  chaleur  et 
le  mouvement,  sans  surcharger  les  organes  digestifs.  Le  sucre 
étant  descendu  aujourd’hui  de  un  franc  à 50,  à 60  cent,  le  kilo, 
est  devenu  un  aliment  économique  à la  portée  de  toutes  les 
bourses. 

O11  a calculé,  en  effet,  que  100  kilos  de  sucre  donnent  200  uni- 
tés nutritives,  tandis  que  100  kilos  de  pommes  de  terre  n’en 
donnent  que  26,8.  Il  faut  750  kilos  de  pommes  de  terre  pour 
fournir  le  même  nombre  d 'unités  nutritives,  que  100  kilos  de 
sucre  de  betterave  en  admettant  que  la  fécule  de  pommes  de  terre 
s’assimile  aussi  bien  que  la  saccharine  ; or,  il  est  prouvé  que  la 
pomme  de  terre  constitue  pour  un  grand  nombre  de  personnes 
un  aliment  indigeste,  qui  engendre  la  dilatation  d’estomac  et  des 
perturbations  intestinales,  surtout  dans  les  pays  chauds.  “ En 
Arabie,  dit  M.  L.  Wery,  pays  de  la  canne  à sucre,  on  voit  le 
peuple  sucer  un  bout  de  canne  à sucre  pour  toute  nourriture. 

(1)  “ Ce  vote  unanime  met  parfaitement  en  lumière  l’utilité  des  Con- 
grès internationaux  de  science  appliquée.  M.  Pellet  a proposé  aussi, 
comme  on  l’a  fait  en  Belgique  pour  l’étude  des  sols  et  des  engrais 
(voir  plus  loin),  de  nommer  des  commissions  nationales,  composées  de 
délégués  des  gouvernements,  des  sociétés  agricoles,  des  chimistes,  etc.  „ ; 
chacune  de  ces  commissions  ferait  partie  de  la  commission  internatio- 
nale qui  prendrait  les  résolutions  définitives. 


672 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Les  coureurs,  esclaves  qui  fout  journellement  des  étapes  qui 
nous  épouvanteraient  ne  se  nourrissent  que  d’une  poignée  de 
dattes,  fruit  essentiellement  sucré.  „ Ces  faits  confirment  rigou- 
reusement les  données  publiées  dans  cette  Revue  depuis  trente 
ans  (voir  nos  chroniques  agricoles)  et  qui  étaient  jadis  fort  discu- 
tées dans  le  monde  des  agronomes  et  des  hygiénistes  (1). 

M.  F.  Dupont  (de  Paris)  a présenté  un  intéressant  mémoire  sur 
la  quantité  de  sucre  produite  par  un  hectare.  Cette  quantité  de 
sucre  s’obtient  en  multipliant  le  poids  de  betterave  parla  richesse 
en  sucre  ; elle  varie  de  2500  jusque  8000  kilos,  elle  est  en 
moyenne  de  3000  à 5000  kilos. 

La  canne  à sucre  donne  en  Égypte  de  6000  à 8000  kilos  par 
hectare,  à Java  10  à 14  000,  aux  îles  Havij  jusque  25  000  kilos. 

La  betterave  à sucre  donne  plus  dans  le  midi  que  dans  le  nord 
de  l’Europe,  parce  que  la  température  est  supérieure  durant  la 
végétation,  d’un  bon  nombre  de  calories  (40  à 60  000  kilos  par 
hectare  avec  15  à 16  % de  sucre). 

Dans  son  discours  d’ouverture,  le  Président,  M.  le  professeur 
Paterno,  sénateur,  a rapidement  établi  la  portée  immense  de  la 
chimie  appliquée  dans  l’existence  sociale  pour  la  prospérité  des 
peuples.  C’est  pourquoi  il  salue  avec  joie  cette  réunion,  car,  selon 
le  mot  de  Humbold,  à mesure  que  les  relations  entre  peuples 
s'accroissent,  la  science  gagne  en  intensité  et  en  profondeur. 
Ces  congrès  ont,  en  effet,  pour  but  de  rendre  plus  parfaite  l'union 
de  la  science  et  de  la  technique,  ce  levier  le  plus  fort  du  progrès 
social  moderne. 

Le  sénateur  Paterno,  après  avoir  dit  qu’on  ne  saurait  plus 
assigner  de  limites  aux  découvertes  chimiques,  parle  des  der- 
nières trouvailles  relatives  à la  transmutation  des  métaux,  le  plus 
grand  problème  de  la  chimie  appliquée,  car  il  n’y  a qu’un  pas 
de  la  transformation  d’un  corps  simple  en  un  autre  à la  produc- 
tion artificielle  de  corps  nouveaux  avec  des  propriétés  voulues  (2). 

“ Dans  le  temps  infini  et  dans  l’infinie  mutabilité  des  choses 
rien  ne  peut  plus  être  dit  impossible.,, 

(D  Voir  notamment  la  question  sucrière  résolue  par  la  science,  Jour- 
nal de  la  Société  centrale  d’agriculture  de  Belgique  (février  1875). 

(2)  L’alchimie,  dit  le  dictionnaire  de  Bouillet,  inspecteur  général  de 
l’Instruction  publique,  étudiait  comme  aujourd’hui  la  chimie  " mais  dans 
le  but  chimérique  d'opérer  la  transmutation  des  métaux Il  faudra  donc 
modifier  nos  dictionnaires  officiels  pour  en  revenir  aux  théories  du 
moyen  âge. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


673 


M.  le  professeur  Paterno,  en  parlant  du  temps  infini  11e 
semble  pas  avoir  tenu  compte  de  la  judicieuse  observation  de 
Littré,  qui  écrivait,  il  y a quelque  trente  ans,  que  “ nous  ne 
pouvons  affirmer  l’éternité,  ni  l’infinité  des  choses  dont  nous  ne 
connaissons  que  le  côté  phénoménal  „ 

“ Déjà  les  chimistes  remplacent  les  produits  de  la  nature  par 
ceux  qu’ils  obtiennent  artificiellement  dans  les  laboratoires. 
L’homme  travaille  donc  à se  rendre  indépendant  de  la  terre,  et 
quel  bouleversement  dans  ce  vieux  monde  quand  il  lui  sera 
possible  d’obtenir  sans  recourir  au  sol  sa  nourriture  normale 
et  les  produits  nécessaires  aux  diverses  exigences  de  la  vie 
sociale  ? „ 

En  attendant  que  cet  idéal  soit  atteint,  le  docteur  Franck  a 
exposé  les  moyens  les  plus  modernes  de  fertilisation  du  sol  par 
l’utilisation  directe  de  l’azote  atmosphérique  pour  la  fabrication 
d’engrais.  Il  a retracé  toute  l’évolution  de  cette  branche  des 
sciences  naturelles  qui  vise  par  une  plus  large  distribution 
d’engrais  azotés  à augmenter  la  productivité  du  sol. Le  problème 
est  compliqué  : le  guano  et  l’ammoniaque  sont  insuffisants; 
quant  au  nitrate  de  soude,  le  moment  est  proche  où  les  gise- 
ments seront  épuisés.  Il  est  vrai  que  notre  atmosphère  est  un 
immense  et  inépuisable  réservoir  d’azote.  Un  calcul  bien  simple 
montre  que  la  colonne  atmosphérique  dominant  un  hectare  de 
terrain  renferme  79  000  tonnes  d’azote,  soit  une  quantité  égale 
à celle  que  contiennent  les  500  000  tonnes  de  nitrate  de  soude 
que  l’Allemagne  importe  du  Chili.  Mais  comment  fixer  l’azote 
atmosphérique?  Par  le  moyen  de  bactéries?  Helbriegel  et  Wino- 
gradzky  le  pensèrent.  La  nitragine  entra  dans  le  commerce, 
mais  011  n’a  guère  obtenu  jusqu’ici  de  résultats  pratiques.  Le 
docteur  Franck  rappelle  ensuite  les  plus  intéressants  parmi  les 
travaux  que  ce  sujet  a suscités.  Un  fait  était  certain  ; sous  l’ac- 
tion de  l’étincelle  électrique  l’azote  de  l’atmosphère  se  com- 
binait avec  l’oxygène  en  formant  de  l’acide  nitrique  ; mais  l’on 
11’avait  pas  d’appareils  capables  de  résister  aux  températures 
nécessaires.  Siemens  cependant  inventait  la  dynamo  ; grâce  à 
ses  travaux,  deux  Suédois  Birkeland  et  Eyde  trouvaient  un  pro- 
cédé pour  la  production  électrique  d’acide  nitrique,  qui  doit 
encore  recevoir  la  sanction  de  l’expérience.  Le  docteur  Franck 
montre  ensuite  par  quelle  série  d’expériences  l’on  arriva,  en 
chauffant,  avec  de  l’eau  à haute  pression,  la  caleiocyanamide 
brute,  à produire  de  l’ammoniaque  et  des  sels  d'ammoniaque  ; 
et  comment  l’on  déduisit  que  la  caleiocyanamide  pouvait  être 


IIIe  SÉKIE.  T.  X. 


4ô 


674 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


employée  directement  pour  la  nutrition  des  plantes  comme  en- 
grais. L'on  procéda  alors  à de  sérieuses  expériences  qui  furent 
dirigées  par  MM.  Wagner  de  Darmstadt  et  Gerlach  de  Posen. 
Elles  eurent  lieu  en  1901  et  1902,  en  grand  nombre  et  dans  des 
conditions  variées  et  furent  tout  à fait  concluantes.  La  calcio- 
cyanamide  renfermant  le  20  p.  c.  d’azote,  était  déclarée  un 
engrais  des  plus  avantageux  pour  l’agriculture.  De  plus,  les 
matières  premières  nécessaires,  telles  que  la  chaux,  le  charbon 
et  l’azote  atmosphérique  sont  faciles  à obtenir. 

Le  professeur  Angelo  Menozzi  de  Milan, qui  est  non  seulement 
un  habile  chimiste  agronome,  mais  aussi  un  économiste  aux 
vues  larges,  reconnaissait  bientôt  l’importance  que  ce  nouveau 
procédé  électrochimique  pouvait  présenter  spécialement  pour 
l'Italie  et  réussissait  à réveiller  par  ses  études  l’intérêt  des 
ingénieurs  et  des  industriels.  Avec  le  concours  de  personnalités 
éminentes  de  l’industrie  l’on  a constitué  dans  la  suite  la  Società 
Generale  per  la  Gianamide,  qui  se  rendit  propriétaire  de  tous 
les  brevets  et  procédés  pour  la  production  de  la  chaux  azotée 
et  de  ses  dérivés.  Cette  Société  céda  alors  ses  brevets  pour 
l’Italie  et  l’Autriche-Hongrie  à la  Società  Italiana  per  la  fdbbri- 
cazione  cli  Prodotti  Azotati  qui  a déjà  mis  en  action  une  grande 
usine  à Piano  d’Orte.  Après  avoir  expérimenté  le  procédé 
sous  tous  ses  rapports,  elle  a décidé  d’agrandir  considérable- 
ment cette  usine  en  utilisant  les  grandes  forces  hydrauliques  du 
Pescara,  appartenant  à sa  Société  même,  Società  Italiana  cli 
Elettrochimica,  et  d’installer  aussi  à Fiume,  en  Hongrie,  une 
usine  importante.  La  Società  Generale  à son  tour  a assuré  ou 
prévu  1 installation  de  plusieurs  fabriques  en  d’autres  pays  pour- 
vus de  forces  d’eau  à bon  marché,  comme  la  France,  l’Espagne, 
la  Suisse  et  la  Norvège. 

La  crainte  exprimée  par  certains  auteurs  que  la  cyanamide 
en  se  développant  puisse  donner  naissance  d’abord  à la  dicyan- 
diamide,  et  ensuite,  à cause  de  l’absorption  d’eau,  à la  cyandia- 
midine  avec  son  action  caustique,  n’est  pas  fondée,  comme  cela 
a pu  être  constaté  par  des  essais  sérieux  ; car  la  transformation 
ou  bien  la  polymérisation  de  la  chaux  azotée  en  dicyandiamide 
se  fait  seulement  par  les  températures  de  45  à 50  degrés  centi- 
grades: ce  qui  n’existe  pas  dans  le  sol.  Quant  aux  quantités  d’acé- 
tylène dégagées,  l’on  doit  observer  que  l’acétylène  n'est  pas 
vénéneux  pour  l’organisme  des  animaux  et  des  plantes  ; son 
innocuité  a été  prouvée  aussi  moyennant  des  essais  directs 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  6y5 

exécutés  avec  les  herbes  potagères  les  plus  sensibles  et  les 
légumes  de  toute  espèce. 

Le  docteur  Franck  donne  ensuite  un  bref  aperçu  sur  les  autres 
applications  qui  sont  nées  jusqu’ici  du  procédé  de  la  fixation 
de  l’azote,  et  termine  par  un  véritable  dithyrambe  en  l’honneur 
de  la  patrie  de  Volta  et  de  Galvani. 

Nous  publions  in  extenso  l'analyse  de  cette  conférence, 
parce  qu’elle  résume  parfaitement  les  progrès  réalisés  depuis 
dix  ans  dans  la  fabrication  des  engrais  artificiels  à base  d’azote. 
Georges  Ville  disait  avec  raison  : “ Quand  nous  fournirons  l’azote 
à bon  compte  aux  cultivateurs,  le  problème  de  la  vie  à bon 
marché  sera  résolu.  „ 

Il  existe  un  autre  moyen  de  fixer  directement  l’azote  de  l’air 
dans  le  sol,  que  G.  Ville  a contribué  l’un  des  premiers  à mettre 
en  lumière  : 

C’est  la  sidération,  c’est-à-dire  la  fixation  de  l’azote  par  les 
plantes  de  la  famille  des  légumineuses,  comme  le  trèfle  et  le 
lupin. 

D’immenses  plaines  de  sable,  ont  été  mises  en  valeur,  depuis 
vingt-cinq  ans,  par  la  culture  du  lupin,  qui  fixe  l’azote  atmo- 
sphérique sur  ses  racines  par  l’intermédiaire  des  bulbiles  carac- 
téristiques des  légumineuses;  ce  phénomène  de  symbiose,  œuvre 
d’une  bactérie,  a été  fort  bien  étudié  en  Allemagne  vers  la  fin 
du  siècle  dernier  ; mais  les  cultures  dans  le  sable  calciné  de 
M.  Georges  Ville,  qui  fut  énergiquement  soutenu  dans  sa  cam- 
pagne par  l’illustre  Chevreuil,  son  commensal  au  Muséum,  ne 
parvinrent  pas  à fournir  la  démonstration  expérimentale  de  la 
fixation  de  l’azote,  avant  les  découvertes  des  Allemands  et  les 
travaux  subséquents  de  Schoësing  et  Laurent.  En  effet,  dans 
toutes  les  écoles  officielles  d’agriculture  de  l’Europe,  on  ensei- 
gnait qu’il  n’existe  pas  de  plantes  améliorantes  et  que  les  légu- 
mineuses puisent  leur  azote,  comme  les  autres  plantes,  dans  la 
profondeur  du  sol.  Seul  à l’École  d’agriculture  de  l’Université 
de  Louvain,  créée  en  1878, M.  Proost  enseignait  la  fixation  directe 
de  l’azote  libre  de  l’air  par  des  plantes  de  familles  diverses  et 
il  ne  tarda  pas  à mettre  à la  portée  de  tous,  par  ses  expériences 
dans  le  sable  lavé,  cette  preuve  que  les  expériences  dans  le  sable 
calciné  ne  parvenaient  pas  à fournir  parce  que  la  calcination 
détruit  les  microbes  du  sol  (voir  Annales  de  la  Société  scien- 
tifique de  Bruxelles,  tome  XXIV,  avril  1900);  c’est  ce  que 
M.  Proost  a rappelé  à la  VIIe  section  (chimie  agricole)  du  Con- 
grès de  Rome  en  montrant  comment  les  expériences  du  jardin 


676 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


botanique  de  Louvain  qu’il  dirigea  à partir  de  1884,  l’amenèrent 
à découvrir  ensuite  des  quantités  considérables  de  potasse,  non 
décelée  par  les  réactifs  ordinaires,  dans  les  sables  lavés  qui  ser- 
virent à ses  expériences.  Il  démontra  que  cette  potasse  est  assi- 
milée par  certaines  plantes, comme  la  pomme  de  terre  et  l’avoine, 
tandis  qu’elle  ne  l’est  guère  par  le  froment  (1). 

M.  le  professeur  Stocklasa,  de  Prague,  vice-président  de  la 
section,  a confirmé  le  phénomène  de  la  fixation  directe  de 
l’azote  atmosphérique  par  les  bactéries  du  sol  qu’il  a baptisées 
du  nom  de  radiobader  et  d ’azotobader.  L’exposé  de  ses  belles 
recherches  a paru  cette  année  dans  les  Berichten  der  Deutschen 
botanischen  Gesellschaft  (Band  XXIV.  Heft  I).  M.  le  profes- 
seur Grandeau  de  Paris  vient  également  de  publier,  à Paris, 
une  étude  très  complète  sur  la  production  de  l’acide  nitrique 
avec  les  éléments  de  l’air  (Paris,  librairie  du  Temps,  boulevard 
des  Italiens). 

Après  une  discussion  des  plus  intéressantes,  à laquelle  prirent 
part  des  savants  de  divers  pays,  notamment  MM.  les  profes- 
seurs Giglioli,  Dusserre,  Prianischnikow  (président),  Stocklasa 
(vice-président),  M.  Proost  propose  d’instituer,  comme  en  Bel- 
gique, une  commission  permanente  de  chimistes,  de  physiciens 
et  de  naturalistes  pour  étudier  à fond  les  conditions  naturelles 
et  artificielles  de  production  des  sols  et  de  réunir  les  matériaux 
de  bonnes  cartes  agronomiques  (séance  du  30  avril,  Bolletino 

QUOTIDIANO  DEI,  VI  CoNGRESSO  INTERXAZIONALE  DI  CHIMICA  APPLI- 

cata). 

La  section  adhère  à cette  proposition  qu’elle  considère  d’in- 
térêt international  et  dans  la  séance  du  2 mai,  elle  émet  le 
vœu  suivant,  qui  fut  voté  en  assemblée  générale,  “ qu’il  soit 
institué  dans  les  divers  pays  d’Europe  des  champs  d’expé- 
riences permanents,  suivant  le  type  de  ceux  de  Rothandstld, 
afin  de  déterminer  exactement  la  production  naturelle  et  la 
production  artificielle  des  grains  et  des  autres  cultures,  dans 
les  diverses  conditions  de  climats  (2)  „. 


(Il  Telle  est  donc  l’une  des  principales  raisons  d’élre  des  assolements  ; 
certaines  plantes  rustiques  mobilisent  les  principes  minéraux  fertili- 
sants, que  les  anciens  procédés  d'analyse  usités  dans  les  laboratoires 
agricoles  ne  parvenaient  pas  à déceler. 

(2)  Le  Congrès  de  Botanique  'appliquée  qui  s’est  tenu  à Paris  à la  fin 
du  mois  d’août,  a confirmé  ce  vœu  en  proposant  une  entente  interna- 
tionale entre  les  savants  pour  l’amélioration  progressive  des  cultures 
par  la  sélection  et  l’hybridation  des  végétaux,  l’introduction  des  plantes 
utiles,  etc. 


REVUE  DES  RECUEILS  PERIODIQUES. 


677 


En  la  séance  suivante,  M.  Proost  appelle  l’attention  de  la 
section  sur  l’analyse  des  cendres  de  certains  arbres  cultivés  du 
Midi  qui,  comme  la  vigne,  l’olivier,  l’oranger,  donnent  des  signes 
de  dégénérescence,  qui  se  manifestent  par  la  multiplication 
des  maladies  de  nature  parasitaire.  Considérant  que  certaines 
plantes  contiennent  dans  leurs  cendres  des  quantités  très 
minimes  de  métaux  sous  forme  de  sels  qui  11e  sont  pas  restitués 
par  les  engrais  chimiques  et  qui  semblent  jouer  un  rôle  physio- 
logique important  (comme  le  manganèse),  il  se  demande  s'il  n’y 
a pas  là  une  piste  nouvelle  à suivre  par  les  chimistes  et  les 
physiologistes.  Certaines  espèces  de  plantes  ne  végètent  que 
dans  nos  mines  de  zinc,  par  exemple  Gentiana,  Viola  calami- 
naria.  L’uranium  se  retrouve  dans  les  cendres  de  certaines 
variétés  de  betteraves,  etc.  M.  le  président  se  rallie  à cette 
manière  de  voir. 

La  conférence  de  M.  le  professeur  W.  Ramsay  sur  l'épura- 
tion des  eaux  d’égout  constitue  un  exposé  très  complet  de 
l’état  actuel  de  cette  grave  question,  qui  intéresse  au  plus  haut 
point  l’hygiène  et  l’agriculture  ; évidemment  la  solution  du  pro- 
blème est  encore  à trouver.  L’orateur  rappelle  les  découvertes 
de  Pasteur  montrant  que  l’épuration  naturelle  des  eaux  par  le 
sol  doit  être  attribuée  aux  microbes;  ce  qui  a suggéré  l’idée  des 
procédés  dits  biologiques,  permettant  de  réduire  considérable- 
ment la  surface  des  terrains  d’épandage. 

Les  eaux  d’égout,  préalablement  épurées  par  des  méthodes 
de  filtration,  sont  soumises  tour  à tour  aux  procédés  d’oxyda- 
tion par  les  microbes  acrobies  de  la  surface  du  sol,  et  aux  pro- 
cédés de  réduction  par  les  microbes  anacrobies  du  sous-sol. 
Par  l’oxydation,  les  matières  organiques  hydrocarbonées  et 
azotées  donnent  de  l’acide  carbonique,  de  l’acide  azoteux  et 
ensuite  de  l’acide  azotique  combiné  sous  forme  de  nitrate  de 
chaux.  Mais  les  eaux  d’égout  riches  en  ammoniaque  n’éprouvent 
pas  de  fermentation  azotique,  car  il  ne  se  forme  que  des  azotites. 

La  conclusion  c’est  qu’on  ne  peut  pas  toujours  distinguer 
avec  certitude  les  bacilles  dangereux  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas 
et  qu’il  faut  disposer  de  terrains  perméables  et  étendus  pour 
pratiquer,  comme  à Gennevilliers,  l’irrigation  agricole  avec 
succès. 

L’expérience  peu  satisfaisante  des  irrigations  de  la  ville  de 
Bruxelles  dans  les  plaines  situées  en  aval  de  la  capitale,  près 
de  Vilvorde,  confirme  cette  manière  de  voir. 


678  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Au  banquet  de  clôture  du  Congrès,  la  Belgique  fut  repré- 
sentée par  M.  l’ingénieur  Watteyne  du  ministère  du  Travail  qui 
porta  le  toast  suivant  très  applaudi  : 

“ On  aime  chacun  son  métier  ! 

„ Le  mien  est  celui  de  mineur  ! Et  j’en  suis  fier  ! 

„ Le  métier  de  mineur,  en  effet,  a,  comme  celui  des  armes,  sa 
noblesse  spéciale,  celle  du  danger  ! 

„ Ce  danger  ne  manque  pas  dans  les  mines  de  houille  de 
Belgique  qui  sont  les  plus  profondes  et  les  plus  dangereuses 
du  monde  entier. 

„ Aussi  la  lutte  contre  les  dangers  qui  menacent  la  vie  des 
mineurs  est-elle,  chez  nous,  continuelle  et  acharnée. 

„ Cette  lutte  est  la  préoccupation  constante  des  Ingénieurs 
du  Corps  des  Mines,  auquel  j’ai  l’honneur  d’appartenir. 

„ Et  si  M.  le  Ministre  de  l’Industrie  et  du  Travail  a délégué 
près  de  ce  Congrès  des  représentants  du  Corps  des  Mines,  c’est 
spécialement  en  vue  de  la  recherche  de  nouveaux  moyens  pour 
augmenter  la  sécurité  de  nos  ouvriers  mineurs. 

„ Son  attente  n’a  pas  été  déçue  : les  travaux  présentés  aux 
Sections  des  Explosifs  et  des  Mines,  dont  nous  avons  suivi  les 
séances,  ont  apporté  des  lumières  nouvelles  qui  nous  aideront 
à résoudre  divers  problèmes  intéressant  la  sécurité  des  mines. 

„ Au  nom  des  ouvriers  mineurs  de  Belgique,  merci  ! 

„ Qu’on  me  permette  de  viser  particulièrement  dans  mes 
remerciements  les  distingués  et  dévoués  Présidents  des  classes 
I1IA  et  III1*,  qui  ont  dirigé  les  travaux  de  ces  classes  avec  tant 
d’autorité,  de  compétence  et  de  courtoisie.  Us  appartiennent 
tous  deux  aux  nobles  métiers  dont  j’ai  parlé  : ce  sont,  en  effet, 
un  mineur  et  un  soldat  ! J’ai  nommé  le  colonel  Vitali  et  mon 
sympathique  collègue  italien,  l'ingénieur  en  chef  Mattirolo  ! „ 

La  section  des  explosifs,  à laquelle  M.  l’ingénieur  Watteyne 
collaborait,  a entendu  une  communication  présentant  un  grand 
intérêt  d’actualité  de  M.  Armand  Gautier  de  Paris,  sur  les 
phénomènes  volcaniques  dans  leurs  rapports  avec  la  genèse  des 
eaux  thermales. 

M.  Gautier  attribue  les  éruptions  volcaniques  et  l’origine  des 
sources  thermales  non  pas  à l’introduction  des  eaux  de  la  mer 
par  les  failles  terrestres  dans  les  régions  incandescentes  du 
globe,  mais  à la  dislocation  des  couches  profondes  cristallines, 
qui  perdent  leur  eau  de  cristallisation  en  pénétrant  dans  les 
laves  brûlantes  qui  supportent  l’écorce  terrestre.  Ces  roches 
primitives  contenant  de  8 à IG  % d’eau  de  constitution  peuvent 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


679 


dégager  de  25  à 30  millions  de  tonnes  d’eau  par  kilomètre  cube 
de  granit , par  exemple,  et  200  milliards  de  mètres  cubes  de  gaz 
à une  pression  de  sept  à huit  mille  atmosphères.  AiuSi  s’explique- 
raient la  formidable  puissance  des  éruptions  volcaniques,  leur 
intermittence  et  leur  irrégularité  qui  tiennent  à l’irrégularité 
même  des  plissements,  des  dislocations  et  des  effondrements  de 
l’écorce  terrestre. 

Partant  de  ces  données  M.  Armand  Gautier  a réussi  à fabri- 
quer de  toutes  pièces  de  véritables  eaux  minérales,  identiques 
aux  eaux  minérales  naturelles  par  la  distillation  lente  due  à la 
déshydratation  artificielle  des  roches  cristallines  primitives. 

V.  D.  B. 


GÉOGRAPHIE 


Le  royaume  de  Marrakech  (1).  — L’extrême  Nord  et  la 
frontière  algérienne  du  Maroc  sont  les  parties  les  plus  troublées 
de  l'empire  chérifien,  qui  compte  heureusement  d’autres  régions 
plus  vastes,  plus  fertiles,  plus  peuplées  et  plus  soumises.  Telles 
sont  par  exemple  les  grandes  plaines  du  Haouz  ; elles  consti- 
tuent le  royaume  de  Marrakech,  et  leurs  produits  (céréales), 
s’écoulant  par  Rabat,  Casablanca,  Mazagan  et  Safi  (doté  d’une 
mauvaise  barre),  donnent  au  commerce  du  Maroc  toute  son 
importance.  C’est  ce  royaume  qui  a fait  l’objet  des  recherches 
de  M.  Lemoine  ; s’il  n’a  apporté  que  des  modifications  et  des 
compléments  de  faible  importance  à la  belle  carte  d’ensemble  au 

10  000  000e  de  M.  de  Flotte-Roquevaire,  en  revanche,  au  point 
de  vue  géologique,  il  a fait  des  constatations  fort  intéressantes. 

11  a défini  plusieurs  niveaux  du  Trias,  du  Jurassique,  du  Crétacé, 
du  Pliocène,  etc.,  et  il  a constaté,  après  MM.  Théobald  Fischer  et 
Brives,  l’existence  de  plis  orientés  N.  20°  E.  dans  les  couches 
primaires  qui  affleurent,  non  seulement  dans  les  Djebilet,  mais 
dans  l’Atlas  ; ces  plis  toutefois,  considérés  comme  le  prolonge- 
ment des  plis  hercyniens  d'Europe,  n’affectent  pas  les  sédiments 
d’âge  secondaire.  “ Ces  derniers  sont  plissés  d’une  façon  tout 
autre,  parallèlement  ou  à peu  près  parallèlement  à la  chaîne  de 

(1)  Paul  Lemoine,  La  Géographie,  t.  XII  (1905),  pp.  21-2S. 


68o 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


l’ Atlas.  Ainsi  se  superposent...  dans  la  région  de  l'Atlas,  deux 
séries  de  plis  d’âges  différents  et  de  direction  différente.  C’est 
un  phénomène  analogue  à celui  qui  a été  observé  dans  les 
Sudètes  et  sur  le  bord  de  la  Meseta.  „ 

D’autre  part  la  partie  sud  de  la  région  de  Marrakech  se  com- 
pose, au  S.  de  l'oued  Tensift,  de  plateaux  calcaires,  d’âge  crétacé 
et  éocène,  dont  la  fertilité  est  médiocre  par  suite  du  manque 
d’eau.  Ce  n’est  qu’autour  des  sources  et  des  puits,  que  se  sont 
établies  d’importantes  cultures,  et  que  se  sont  formées  des 
agglomérations  : douar  (village),  kashah  (château),  saouia 
(monastère).  Au  nord  du  Tensift,  les  terrains  pliocènes  prennent 
un  développement  inconnu  plus  au  sud,  et  présentent  générale- 
ment des  cultures  assez  intensives  ; on  y récolte  quantité  de 
céréales  : blé,  orge,  maïs,  etc.  Le  sol,  presque  partout  fertile, 
l’est  particulièrement  là  où  dominent  les  terres  noires  (tirs)  et 
les  terres  rouges  (hamris);  “ cette  région  est  appelée  à devenir 
l’une  des  plus  importantes  du  globe  au  point  de  vue  de  la  pro- 
duction des  céréales,  et  un  des  greniers  de  l’Europe  „. 

En  arrière,  la  plaine  de  Marrakech  est  constituée  par  desallu- 
vions  de  rivières  originaires  de  l’Atlas  ; ces  alluvions  reposent 
sur  des  terrains  primaires  et  forment,  grâce  à une  irrigation 
abondante  et  savante,  “ une  vaste  oasis  où  les  cultures  de  céréales 
et  les  pâturages  alternent  avec  les  plantations  de  palmiers  et 
d’oliviers,  et  avec  les  jardins  où  l’on  cultive  les  grenadiers,  les 
dattiers,  les  citronniers  et  les  orangers  „. 

Comme  la  plupart  des  régions  montagneuses,  le  haut  Atlas 
est  un  pays  pauvre,  sauf  en  quelques  coins  privilégiés,  où 
s’observent  de  riches  cultures  étagées,  soigneusement  irriguées. 

Pour  comprendre  la  situation  politique  du  royaume  de  Marra- 
kech, il  importe  de  rappeler  que  le  sultan  jouit  dans  le  pays  d’un 
certain  prestige  religieux,  dû  à ce  qu’il  appartient  à une  illustre 
famille  chérifienne.  Mais  une  partie  du  Maroc  ( Bled  makhsen) 
reconnaît  de  plus  son  autorité  temporelle,  d’où  l’obligation  des 
impôts  et  du  service  militaire  ; dans  les  différentes  régions  du 
Bled  makhsen,  le  sultan  est  représenté  par  des  caïds. 

Le  Bled  makhsen  est  formé  de  deux  royaumes,  concentrés 
autour  des  deux  capitales  Fez  et  Marrakech,  où  le  sultan  réside 
alternativement.  Le  royaume  de  Fez  comprend  les  deux  villes 
impériales  de  Fez  et  de  Meknès  ; ses  ports  sont  Larache  et 
Tanger.  II  est  séparé  du  royaume  de  Marrakech  par  le  territoire 
insoumis  (Bled  es  siha)  des  Zemmour,  que  l’empereur  doit  cou- 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


68  1 

tourner,  en  passant  le  long  de  la  mer  par  la  ville  fortifiée  de 
Rabat,  s’il  veut  passer  d’un  royaume  dans  l’autre. 

Le  royaume  de  Marrakech  est  le  plus  important  des  pays 
makhzen  ; “ il  s’étend  jusqu’à  Y Atlas.  Son  commerce  propre  est 
extrêmement  actif,  et  c’est  par  ses  ports,  surtout  par  Mogador , 
que  se  font  les  transactions  avec  le  Sud-Marocain  (oued  Sous, 
oued  Bran)  et  avec  le  Sahara  „. 

Quelques  régions  peuvent  être  considérées  comme  intermé- 
diaires entre  le  Bled  makhzen  et  le  Bled  es  siba  ; le  sultan  y 
entretient  des  caïds,  qui  n’exercent  pas  l’ombre  d’une  autorité; 
telles  sont  la  région  du  Sous,  la  région  longeant  la  frontière 
oranaise. 

L’organisation  du  pays  est  encore  toute  féodale  ; une  partie 
considérable  du  Maroc  occidental  est  constituée  de  grands  fiefs, 
dont  les  titulaires  sont  le  caïd  des  Abcli,  le  caïd  du  Glaoui,  le 
caïd  des  Goundafi,  etc. 

Le  Soudan  anglo-égyptien  (1).  — La  convention  signée  en 
1898  avec  la  France,  a donné  à Y Angleterre  la  certitude  de 
conserver  la  domination  de  Y Égypte,  et  lui  a fourni,  avec  la 
reconnaissance  de  ses  droits  sur  le  Soudan,  le  moyen  d’établir 
sa  suprématie  sur  la  mer  Rouge,  et  de  se  relier  avec  la  colonie 
de  Y Uganda.  Tous  ces  avantages,  le  gouvernement  anglo- égyp- 
tien les  poursuit  avec  une  ténacité  remarquable.  On  peut  placer 
à la  base  de  l’organisation  du  pays,  et  surtout  de  la  mise  en 
valeur  du  Soudan,  dont  l’avenir  est  dans  l’agriculture,  les  voies 
de  communication  et  l’irrigation.  Le  chemin  de  fer  d 'Alexandrie 
à Wadi-Halfa  a été  poussé  jusqu’à  Khartoum,  et  a largement 
contribué  au  développement  rapide  de  cette  ville,  qui  était  en 
ruines,  il  y a sept  ans,  et  qui  ne  tardera  pas  à passer,  du  rang  de 
centre  administratif  du  Soudan  anglo-égyptien,  à celui  de  capi- 
tale. “ à cause  de  l’importance  de  sa  situation  géographique  et 
de  la  situation  centrale  que  lui  feront  les  voies  de  communica- 
tion „.  Khartoum  compte  aujourd’hui  : un  palais,  de  nombreux 
édifices,  une  belle  mosquée,  une  école  remarquable  (Gordon  col- 
lege), des  hôtels,  de  l’eau  potable,  l’électricité,  des  quais  en 
pierre  en  voie  de  prolongement  vers  le  Nil  Blanc  ; grâce  à un 
pont  bientôt  terminé,  ces  quais  relieront  Khartoum  à Omdur- 

(1)  Par  Bonnel  de  Mézières.  Bull,  du  Comité  de  l’Afrique  française, 
1906,  pp.  189-194; — L’activité  des  Anglo-Egyptiens  au  Soudan.  Ibidem, 
1906,  pp.  60-62. 


682 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


man,  et  en  feront  un  seul  centre  de  90  000  habitants.  Sur  cette 
voie  ferrée  de  Wadi-IIalfa  à Khartoum  vient  se  raccorder  entre 
Berber  et  Ed  Damer,  station  située  sur  VAtbara,  la  ligne,  longue 
de  532  kilomètres,  qui  part  de  Port-Soudan  (Cheikh-Barud).  Ce 
nouveau  port,  placé  sur  la  mer  Rouge,  à 48  kilomètres  au  N.  de 
Souakim  et  puissamment  défendu,  est  dans  une  situation  admi- 
rable, au  fond  d'un  large  golfe  en  eau  profonde.  Ces  deux  lignes 
combinées  assurent  en  temps  de  guerre  les  communications  de 
l'Angleterre  entre  l 'Europe  et  Y Asie,  et  lui  permettent  d’aller  se 
ravitailler  au  Soudan,  à Khartoum  eu  particulier,  qui  est  un 
remarquable  centre  d’approvisionnements, en  grains  et  en  viande, 
pour  une  flotte  ou  une  armée,  quelle  que  soit  leur  importance. 

Sur  la  ligne  Wadi-Halfa-Khartouni- Port- Soudan,  sont  amor- 
cés ou  le  seront  bientôt,  un  embranchement  qui  partira  de 
Thomian,  situé  à mi-chemin  entre  la  mer  Rouge  et  VAtbara,  et 
se  dirigera  sur  Kassala,  et  une  voie  qui  s’embranche  à la  station 
d’Abou- Ahmed,  entre  Wadi-Halfa  et  Khartoum,  longe  le  Nil 
jusqu’à  Merorvé,  et  se  continuera  jusqu’à  Dongola  ; cette  der- 
nière voie,  d’intérêt  local,  aidera  à la  transformation  rapide  de 
cette  région,  très  propre  à la  culture  des  dattiers,  des  céréales 
et  du  coton,  et  assurera  ce  trafic  au  Soudan,  au  détriment  de 
l 'Égypte. 

Au  surplus  Khartoum  va  devenir  tête  de  ligne  d’une  voie 
ferrée  longeant  le  Nil  Bleu,  se  dirigeant  vers  Wad-Médani  et 
Rosèires.  et  aboutissant  à Addis-Abbaba.  C’est  probablement 
sur  cette  ligne,  qui  facilitera  les  travaux  d’irrigation  dans  la 
superbe  région  enserrée  entre  le  Nil  Bleu  et  le  Nil  Blanc,  et 
dénommée  Ghésireh,  qu’aboutira,  le  long  des  contreforts  abys- 
sins, le  chemin  de  fer  de  Y Uganda. 

Quant  au  chemin  de  fer  du  Kordofan,  il  sera  amorcé  à El 
Dueïm,  au  S.  de  Khartoum,  sur  le  Nil  Blanc  ; il  gagnera  El 
Obéid  ; il  n'est  guère  douteux  que  cette  ligue,  qui  facilitera 
l’occupation  du  Darfour,  sera  prolongée  à travers  le  Ouadaï 
jusqu’au  Tchad,  sous  le  nom  de  Chemin  de  fer  du  Pèlerinage  ; 
elle  achèvera  de  développer  et  de  civiliser  le  Soudan  tout  entier 
du  Sénégal  au  Nil. 

Nous  venons  de  dire  que  la  voie  ferrée  de  Y Uganda  irait 
s’amorcer  à la  ligne  Khartoum- Addis-Abbaba.  L’événement 
n’est  point  proche  et  le  Nil  Blanc  restera  en  attendant  la  seule 
grande  artère  reliant  le  Soudan  à Y État  Indépendant  du  Congo 
et  à l’Uganda.  Le  Bahr  el-Arab  et  le  Kir  ont  été  débarrassés 
du  sedd,  et  les  vapeurs  peuvent  remonter  jusque  Hofrat  el-Nahas 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


683 


et  jusqu’à  une  journée  de  Dem-Ziber.  Dans  la  rivière  de  Djour. 
les  roches  ont  été  enlevées  et  la  navigation  est  possible  jusque 
près  de  Tamboura.  Deux  de  ces  voies  fluviales  permettent  des 
communications  avec  le  Mbomou-übanghi,  et  la  troisième  avec 
le  Chciri. 

Sans  parler  des  ponts  à construire  en  divers  points  du  Nil, 
signalons  qu’  “ un  barrage  doit  être  établi  à Gos-Abou-Guma, 
pour  faciliter  l’irrigation  du  territoire  entre  le  Nil  Blanc  et  le 
Nil  Bleu,  et  aussi  du  Sud  du  Kordofan  „,  et  que  le  cours  du  Nil 
depuis  Bor  jusqu’à  sa  rencontre  avec  le  Sobat  sera  rectifié,  pour 
éviter  la  perte  d'eau  considérable  qu’éprouve  le  fleuve  pendant 
sa  traversée  des  régions  marécageuses  du  Bahr  el-Ghasal,  et 
augmenter  ainsi  dans  d’énormes  proportions  la  surface  des  terres 
irriguées  ou  le  nombre  des  récoltes. 

L’Année  cartographique  (1).  — Cette  publication  continue 
à présenter  le  plus  grand  intérêt;  la  présente  livraison  contient 
les  modifications  géographiques  et  politiques  survenues  pendant 
l'année  1904  en  Asie,  en  Afrique  et  en  Amérique  ; MM.  E.  Gif- 
faidt,  21.  Chesneau  et  V.  Huot  ont  dressé  les  cartes  respectives 
de  ces  trois  continents. 

La  feuille  consacrée  à Y Asie  donne  les  itinéraires  de  F.  Obrout- 
clieff,  en  Asie  centrale,  dans  la  Chine  septentrionale  et  an  Nan 
Chan  (échelle  du  7 500  000e);  — les  itinéraires  du  lieutenant 
Oum  dans  la  province  de  Dar  Lac  (Indo- Chine  française) 
(éch.  du  1 500  000e)  ; — les  itinéraires  de  MM.  C.  G.  Ratvling.  et 
A.  J.  G.  Hargreaves  dans  le  Tibet  occidental  (éch.  du  5 000  000e)  ; 
— trois  cartons  montrant  l’avancement  des  travaux  géodésiques, 
de  la  topographie  et  de  la  cartographie  dans  Y Indo- Chine  fran- 
çaise. Pour  Y Afrique  nous  avons  une  carte  de  la  partie  du 
Sahara,  comprise  entre  In-Scilah  et  Tombouctou,  d’après  les 
reconnaissances  du  commandant  Laperrine,  du  capitaine  Thève - 
niant,  du  lieutenant  Voinot,  etc.  (éch.  du  6 000  000e);  — un 
croquis  du  Tchad,  d'après  la  carte  manuscrite  du  lieutenant 
Boudry,  dressée  à l’aide  des  travaux  des  officiers  qui  ont 
séjourné  dans  la  région  (éch.  du  1 200  000e)  ; — un  croquis  des 
îles  de  Los  ; — le  tracé  du  chemin  de  fer  projeté  entre  Thi'es  et 
Rayes  ; — enfin  au  point  de  vue  politique  : la  nouvelle  frontière 


(1)  Supplément  annuel  à toutes  les  publications  de  Géographie  et  de 
Cartographie.  15e  année.  Paris,  Hachette,  novembre  1905.  In-fo.  Trois 
feuilles  de  cartes  avec  texte  explicatif  au  dos. 


684 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


anglo-allemande  en  Guinée  (éch.  du  4 U00  000e)  ; la  nouvelle 
frontière  entre  Niger  et  Tchad,  d’après  l’accord  franco-anglais 
du  8 avril  1904  (éch.  du  0 000  000e);  la  nouvelle  frontière  franco- 
anglaise  en  Gambie  (éch.  du  1 000  000e)  ; les  nouvelles  divisions 
de  V Afrique  occidentale  française.  L’ Amérique  n’est  représen- 
tée que  par  deux  cartes  : les  Monts  Appalaches  et  les  Grands 
Lacs  canadiens,  d’après  les  cartes  du  “ U.  S.  Geological  Sur- 
veg  „ (éch.  du  3 000  000e)  ; — explorations  dans  la  Haute  Argen- 
tine et  la  Bolivie,  entreprises  de  1903  à 1904  par  M.  Florence 
O’Driscoll  et  les  Drs  Steinmann,  Hoek  et  von  Bistram  ('échelle 
du  5 000  000e). 

Bien  que  le  texte  placé  au  dos  des  cartes  ne  soit  qu’une  partie 
accessoire  et  se  borne  généralement  à un  exposé  sommaire  des 
itinéraires,  il  nous  faut  cependant  signaler  l’excellent  commen- 
taire ajouté  par  M.  Emm.  de  Margerie  au  croquis  des  Monts 
Appalaches  et  une  notice  sur  le  lac  Tchad,  écrite  par  le  lieute- 
nant Boudry,  et  d’où  il  résulte  que  “ dans  un  temps  plus  ou 
moins  long,  lorsque  le  Tchad  aura  acquis  sa  stabilité  hydrogra- 
phique, il  n’en  restera  qu’un  vaste  marais  et  la  communication 
navigable  entre  le  Chari  et  la  Komadougou,  point  de  départ  de 
la  route  du  Soudan,  n’existera  que  pendant  quelques  mois  de 
l’année 

Le  peuplement  de  la  Suisse.  Étude  de  géographie 
humaine  (1).  — La  Suisse  couvre  41  324  kilomètres  carrés, 
répartis  en  trois  grandes  régions  naturelles,  qui  sont  du  sud  au 
nord,  les  Alpes,  le  Plateau  et  le  Jura.  La  zone  productrice  ne 
comprend  que  les  trois  quarts  de  cette  superficie  ; la  zone  habi- 
tée, en  raison  de  l’altitude,  est  encore  plus  restreinte.  Sur  les 
sommets  des  Alpes,  dont  plusieurs  points  sont  à plus  de 
4000  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  le  climat  est  très 
rude  et  contrarie  le  mouvement  de  la  population  ; en  1888,  5 0 ,0 
seulement  des  habitants  habitaient  au-dessus  de  1000  m.  d'alti- 
tude ; le  climat  est  beaucoup  plus  doux  dans  les  vallées,  où 
l’élevage,  principalement  celui  du  gros  bétail,  constitue  de  loin 
l’occupation  principale  des  habitants  ; cette  industrie  pastorale 
entraîne  une  large  dispersion  de  la  population,  mais  résout  le 
problème  de  l’existence  dans  ces  hautes  altitudes. 

“ Les  grandes  vallées  longitudinales,  généralement  assez 

(l)Par  Pierre  Clerget.  Bull.  Soc.  Roy.  Belge  de  Géographie,  1906, 
pp.  73-97. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


685 


larges,  sont  plus  habitées  que  les  vallées  latérales,  plus  étroites 
et  à pentes  plus  raides  ; le  peuplement  est  tellement  fonction  de 
l’étroitesse  de  la  vallée  que  Y Engadine,  tout  entière,  avec  ses 
vingt-deux  communes,  atteint  à peine  la  population  de  Coire 
(12  209  habitants);  la  zone  habitable  ne  s’étend  que  sur  une 
mince  bande  et  les  maisons  vont  s’égrenant  en  chapelet  le  long 
de  la  route.  ,,  De  façon  générale  d’ailleurs  les  villages  s’éta 
blissent  toujours  plus  haut  que  la  rivière,  soit  que  celle-ci  coule 
dans  une  gorge  profonde,  soit  que  l’on  craigne  les  irrégularités 
de  son  débit;  presque  partout  les  pentes  exposées  au  midi  sont 
plus  peuplées  et  plus  cultivées,  que  les  versants  tournés  vers  le 
nord.  “ D’autres  facteurs  généraux  exercent  aussi  leur  influence 
sur  le  peuplement  des  Alpes  : la  nature  de  la  roche  en  place, 
l’épaisseur  de  la  terre  végétale,  l’abondance  de  l’eau  et  les  faci- 
lités de  l’irrigation  ; plusieurs  de  ces  conditions  se  trouvent 
réunies  dans  l’utilisation  des  cônes  de  déjection  que  les  torrents 
forment  à leur  sortie  des  vallées  latérales.  Plus  ces  torrents  sont 
écartés  les  uns  des  autres,  plus  ils  sont  puissants,  plus  leux- 
pente  est  douce  et  plus  leur  cône  est  faiblement  incliné  et  stable. 
Dans  ce  dernier  cas,  les  villages  s’y  installent,  l’homme  y trouve 
de  l’eau,  un  terrain  particulièrement  fertile  ; de  là,  il  domine  la 
plaine  d'alluvions,  et  la  vallée  où  coule  le  torrent  est  le  chemin 
naturel  de  la  montagne.  „ 

A l’exception  de  Coire,  située  au  coude  du  Rhin,  au  point  où 
la  vallée  s’élargit  suffisamment  pour  permettre  les  cultures,  les 
agglomérations  urbaines  sont  inconnues  dans  les  Alpes;  les 
habitants  vivent  dispersés  dans  les  villages  ; mais  à la  belle 
saison  des  bourgades  de  quelques  centaines  d’individus  se  gros- 
sissent de  milliers  d’excursionnistes,  qui  se  succèdent  sans 
interruption  ; c’est  même  grâce  à “ l’industrie  des  étrangers  „, 
autrement  rémunératrice  que  l’élevage  et  vraie  barrière  à l’exode 
rural,  engendré  par  les  branches  industrielles,  que  la  population 
permanente  de  ces  petits  centres  tend  naturellement  à aug- 
menter. 

Bien  que  l’altitude  soit  beaucoup  moindre  au  Jura  que  dans 
les  Alpes  ( Mont  Tendre  1683  mètres),  néanmoins  le  climat,  celui 
des  hautes  vallées  notamment,  est  plus  rude  à altitude  égale  ; 
aussi  l’élevage  est-il  prédominant,  et  les  cultures  encore  plus 
rares -que  dans  les  Alpes  ; il  ne  s’en  trouve  même  pas  dans  les 
hautes  vallées,  dont  la  population  serait  beaucoup  moins  dense, 
sans  l’introduction,  au  commencement  du  xvm0  siècle,  d’une 
industrie  merveilleusement  adaptée  au  milieu,  l’horlogerie  ; elle 


686 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


constitue  la  grande  richesse  de  ce  pays  au  sol  pauvre.  Ici,  comme 
dans  les  Alpes,  les  exigences  de  l’élevage  ont  nécessité  la  dis- 
persion de  la  population  : on  ne  peut  signaler  dans  les  hautes 
vallées,  à l’altitude  de  950  et  de  1000  mètres,  que  deux  villes 
de  13  000  et  de  36  000  âmes,  le  Locle  et  la  Chaux-de-Fonds  ; 
elles  ont  grandi  avec  le  développement  de  l’horlogerie,  mais 
elles  ont  gardé  leur  aspect  rural,  leurs  mœurs  simples  et  leur 
caractère  hospitalier. 

Le  pied  du  Jura,  qui  forme  la  partie  la  plus  basse  du  Plateau 
suisse , a une  altitude  comprise  entre  350  et  450  mètres,  mais 
du  côté  des  Alpes,  la  région  s’élève  jusque  près  de  2000  mètres. 
Sous  le  rapport  climatérique,  le  Plateau  est  la  plus  favorisée 
des  trois  grandes  régions  naturelles  de  la  Confédération  helvé- 
tique. La  température  moyenne  annuelle  oscillant  entre  7 et 
10°  C,  le  Plateau  est  à la  fois  région  de  culture  et  région  d’éle- 
vage ; la  vigne  et  les  céréales  sont  particulièrement  en  honneur, 
mais  l’élevage  gagne  sur  la  culture  ; il  est  plus  rémunérateur  en 
raison  des  perspectives  qu’il  ouvre  à certaines  industries  : fabri- 
cation du  fromage,  du  lait  condensé,  de  la  farine  lactée,  du  cho- 
colat au  lait.  Ce  développement  de  l’élevage  pousse  à l'exode 
rural,  car  il  nécessite  moins  de  bras  ; il  favorise  donc  l’action 
exercée  par  les  villes,  particulièrement  développées  sur  le  Pla- 
teau,  qui  réunit  toutes  les  conditions  pour  être  plus  peuplé  que 
les  Alpes  et  le  Jura. 

“ Si  de  nombreuses  agglomérations  jalonnent  l’ancienne  voie 
romaine  de  Genève  à Arbon,  c’est  encore  l’eau  qui  a exercé  sur 
les  centres  habités  la  plus  puissante  attraction.  Au  nord  et  au 
sud,  où  cet  élément  est  plus  rare,  les  villages  sont  compacts  ; 
dans  les  vallées  du  centre,  au  contraire,  où  l’eau  est  surabon- 
dante, les  fermes  se  disséminent,  le  paysan  s’isole  au  milieu  de 
ses  terres.  Cette  influence  de  l’eau  n'est  nulle  part  plus  visible 
qu’autour  des  lacs.  „ Les  causes  de  ces  phénomènes  sont  l’adou- 
cissement de  la  température,  la  beauté  du  paysage  et  les  facili- 
tés offertes  aux  cultures  arborescentes  et  à la  vigne.  M.  F. -A. 
Forel  a tracé,  sur  les  rives  suisse  et  savoyarde  du  Léman,  deux 
bandes  parallèles  de  2500  mètres  de  largeur,  de  250  kilomètres 
carrés  de  superficie  totale,  la  première  riveraine,  la  seconde 
située  entièrement  à l’intérieur  des  terres.  La  population  de  la 
zone  lacustre  est  de  246  296  habitants,  soit  570  par  kilomètre 
carré  ; elle  est  six  fois  plus  considérable  que  celle  de  la  zone 
campagnarde  qui  s’élève  à 43  938  individus,  soit  93  par  kilo- 
mètre carré.  “ Même  en  soustrayant  de  la  première  zone  les 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  687 

deux  grandes  cités  de  Genève  et  de  Lausanne,  il  resterait 
251  habitants  par  kilomètre  carré...  „ 

“ Sur  les  dix-huit  villes  suisses  de  plus  de  10  000  habitants, 
quinze  se  trouvent  sur  le  Plateau , réparties  principalement  soit 
au  pied  du  Jura,  soit  au  pied  des  Alpes,  vérifiant  le  principe 
que  la  population  se  porte  toujours  de  préférence  à la  limite  de 
deux  régions  naturelles.  „ Presque  tous  ces  centres  doivent 
essentiellement  leur  extension  à la  création  des  chemins  de  fer 
et  au  développement  industriel.  “ L’extension  du  périmètre 
urbain  s’est  modelée  sur  la  topographie  : si  l’on  constate  à 
Berne  et  à Fribourg,  par  exemple,  une  forte  prédominance  vers 
l’ouest,  c’est  que  dans  cette  direction  s’ouvre  le  méandre  de 
Y Aar  ou  de  la  Sarine,  point  de  départ  du  peuplement  des  deux 
villes.  Partout  ailleurs,  l’élargissement  s’est  fait  à peu  près 
également  en  tous  sens,  à moins  que  les  rives  d’un  lac  ou  un 
autre  obstacle  physique  ne  lui  aient  marqué  des  limites  infran- 
chissables „.  Il  faut  signaler  enfin  “ l’influence  des  pays  voisins 
qui  s’est  fait  sentir  surtout  à la  périphérie  : si  Genève  est  fran- 
çaise d’allures,  Bâle  et  Schaffhouse  ont  bien  le  cachet  allemand, 
et  l’air  italien  des  petites  villes  tessinoises  11’est  pas  pour  sur- 
prendre. La  Suisse  se  trouve,  en  effet,  au  carrefour  de  trois 
civilisations,  qui  se  reflètent  et  s’estompent  dans  le  peuplement 
de  ses  frontières.  „ 

Bâle  port  de  mer  (1).  — Sachant  que  les  voies  de  communi- 
cation sont  le  principal  facteur  du  développement  industriel  et 
commercial  d’un  pays,  et  qu’elles  modifient  de  façon  heureuse 
les  conditions  économiques  des  régions  qu’elles  traversent,  la 
Suisse,  placée  au  cœur  de  Y Europe,  en  un  carrefour  où  viennent 
se  croiser  plusieurs  artères  de  trafic  international,  11’a  pas  hésité, 
comme  le  prouvent  le  Saint-Gothard  et  le  Simplon,  à s’imposer 
des  sacrifices  énormes.  Toutefois  ces  transports  par  essieu  sont 
onéreux  : ils  augmentent  largement  le  prix  de  revient  des  ma- 
tières premières  nécessaires  à l’industrie.  Aussi,  en  peuple  bien 
avisé,  les  Suisses  cherchent-ils  à développer  chez  eux  la  navi- 

(1)  Revue  pratique  des  sciences  commerciales,  Liège,  1906, pp.  265-276. 
Analyse  d’une  étude  publiée  par  M.  Th.  Zobiust,  professeur  à l’École  de 
commerce  de  Porrentruy,  sous  le  titre  : La  navigation  sur  le  Rhin 
supérieur.  Son  importance  pour  la  ville  de  Bâle  et  son  influence  sur  le 
trafic  international  de  la  Suisse,  dans  : Schweizerisches  Kaufman- 
nisches  Centrai.blatt,  mars  1906,  nos  9,  10  et  IL 


688 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


gation  fluviale,  dont  les  tarifs  sont  particulièrement  favorables 
au  transport  des  marchandises  lourdes  et  encombrantes. 

La  convention  de  Mannheim,  de  1868  a ouvert  le  Rhin  et  ses 
affluents,  de  Bâle  jusqu’à  la  pleine  mer,  à toutes  les  embarcations 
chargeant  les  personnes  et  les  marchandises  ; ces  bateaux 
peuvent  suivre  la  voie  qui  leur  plaît,  pour  l’aller  et  le  retour. 
Aussi  la  batellerie  sur  ce  fleuve,  en  dépit  des  voies  ferrées  qui 
drainent  ses  rives,  a-t-elle  pris  un  essor  extraordinaire  ; les  ports 
rhénans  allemands  présentent  un  mouvement  annuel  qui  dépasse 
trente  millions  de  tonnes  ; entre  Ruhrort  et  Mannheim,  il  circule 
tous  les  ans  près  de  trente  mille  bateaux,  et  quarante  mille  entre 
Ruhrort  et  Rotterdam.  Il  se  comprend  dès  lors  que  les  villes 
rhénanes  s’imposent  des  sacrifices  d'argent  considérables  pour 
se  créer  des  ports  sûrs.  “ Duisburg,  Ruhrort,  Dusseldorf, 
Cologne,  Mayence  et  Mannheim,  possèdent  des  bassins  et  des 
quais  d’embarquement  qui  rappellent  ceux  des  grands  ports  de 
mer  ; ils  sont  munis  de  l’outillage  le  plus  puissant  et  le  plus 
moderne.  „ Il  en  sera  bientôt  de  même  de  Kehl,  de  Strasbourg 
et  de  Bâle.  Nous  disons  Bâle,  en  dépit  des  obstacles  résultant  de 
l’opposition  de  Mannheim,  de  celle  de  Kehl  et  de  Strasbourg, 
et  des  difficultés  que  le  Rhin  supérieur  offre  à la  navigation.  Des 
remorqueurs  d’un  type  spécial  auront  aisément  raison  des  bancs 
de  gravier  tapissant  çà  et  là  le  lit  du  fleuve,  et  la  preuve  ayant 
été  faite  que  celui-ci  est  navigable  pendant  au  moins  huit  mois 
d’avril  à novembre,  une  société  de  navigation  à vapeur  sur  le 
Rhin  supérieur  a été  fondée  àlMZe.Comme  couronnement  de  tous 
ces  efforts,  des  fonds  viennent  d’être  votés  par  le  Grand  Conseil 
du  Canton  pour  doter  la  ville  d’un  port  digne  de  la  première 
place  de  commerce  de  la  Suisse. 

Congrès  international  pour  l’étude  des  régions  polaires. 

— Ce  congrès  a tenu  ses  séances  à Bruxelles,  du  vendredi  7 au 
mardi  11  septembre.  Le  véritable  but,  visé  parles  organisateurs, 
était  la  création  d’une  “ Commission  polaire  internationale  La 
partie  scientifique  cependant  n’a  pas  été  perdue  de  vue,  mais 
elle  venait  en  ordre  secondaire.  Comme  toujours  des  discussions 
plus  ou  moins  vives  ont  eu  lieu,  des  critiques,  peut-être  justifiées, 
ont  été  ou  peuvent  être  formulées  ; le  travail  des  sections,  faute 
de  temps,  n’a  pas  été  ce  qu’il  aurait  dû  être  ; mais  l’accord  s’est 
fait,  grâce  à des  concessions  mutuelles  ; des  vœux  ont  été  émis 
et  adoptés,  et  l’on  a voté  le  projet  de  statuts  de  la  “ Commis- 
sion polaire  internationale  „ que  nous  venons  de  signaler.  Ce 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


689 


projet  devra  être  soumis  dans  le  plus  bref  délai  à l’approbation 
des  Etats.  Et  voilà  créé  un  nouvel  organisme,  dont  on  peut 
attendre  les  plus  heureux  résultats,  car  les  polaires  ont  toujours 
arboré  la  vieille  et  fière  devise  : noblesse  oblige. 

F.  Van  Ortroy. 


ETHNOGRAPHIE 


Chronologie  du  quaternaire.  — Qui  parviendra  à débrouil- 
ler le  chaos  du  quaternaire  ? M.  Rutot  y contribue  avec  sa 
hai’diesse  habituelle  et  il  a élaboré  un  système  complet,  dans 
lequel  viennent  s’intercaler  à leurs  places  respectives,  les  dépôts, 
les  données  de  la  faune  et  les  industries  paléolithiques.  Malheu- 
reusement cet  ensemble,  si  savamment  conçu  et  si  adroitement 
agencé,  est  sujet  à beaucoup  de  critiques,  même  de  la  part  de 
ceux  qui  11’opposent  aucune  difficulté  à l’industrie  éolithique  (1). 
M.  Blanckenhorn  s’en  est  longuement  occupé  à la  Société  d’An- 
thropologie  de  Berlin,  quand  il  s’est  agi  d’interpréter  les  trou- 
vailles faites  dans  le  diluvium,  aux  environs  de  Neuhaldensleben, 
à l’ouest  de  Magdebourg. 

En  premier  lieu,  il  reproche  à M.  Rutot  de  suivre  trop  servi- 
lement M.  Geikie  et  de  ne  pas  tenir  suffisamment  compte  des 
travaux  des  géologues  allemands  et  notamment  des  intéressantes 
recherches  de  M.  Penck,  sur  le  quaternaire  des  Alpes  (2). 

M.  Blanckenhorn  fait  valoir  un  second  grief  contre  la  classi- 
fication de  M.  Rutot,  qui  a le  tort  de  caractériser  des  époques 
par  Yelephas  antiquus  et  Yelephas  primigenius  et  d’établir  une 
distinction  trop  formelle  entre  ces  deux  époques.  C’est  un  fait 
avéré  que  les  restes  de  ces  deux  éléphants  se  rencontrent  très 
souvent  ensemble,  que  Yelephas  antiquus  est  caractéristique  du 
Chelléen  et  qu'il  11e  faut  pas  assigner  le  gisement  de  Taubach  à 

» 

(1)  P.  Favreau,  Neue  Funde  ans  dem  Diluvium  in  der  JJmgegend  von 
Neuluddensleben.  M.  Blanckenhorn,  Diskussion.  Zeitschrift  für  Eth- 
nologie, tome  XXXVII,  1905.  pp.  284  et  suiv. 

(2)  A lire  un  article  de  M.  A.  Obermaier  : Le  Quaternaire  des  Alpes  et 
la  Nouvelle  Classification  du  professeur  A.  Penck.  L’Anthropologie, 
1904,  p.  25. 

111e  SÉRIE.  T.  X. 


44 


6go 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


une  prétendue  époque  éolithique,  parce  qu’on  y a relevé  la  pré- 
sence de  Yélephas  antiquus. 

M.  Rutot  commet  une  troisième  erreur;  il  attribue  une  valeur 
excessive  à l’aspect  de  l’industrie  et  au  type  des  instruments. 
Parce  que  le  coup  de  poing  fait  défaut,  dans  certains  gisements 
de  l’Europe  centrale,  ce  n’est  pas  un  motif  pour  les  classer  dans 
le  paléolithique  moyen  ou  le  paléolithique  supérieur,  alors  que 
les  données  de  la  géologie  permettent  de  fixer  une  date  plus 
reculée. 

L'Origine  des  Éolithes.  — M.  Boule  combat  l’existence  de 
l’homme  tertiaire  et  la  valeur  des  éolithes  comme  produits  de 
l’industrie  humaine,  pour  deux  motifs  : d’abord  il  est  imprudent 
d’admettre  l’existence  de  l’homme  à des  époques  géologiques  si 
reculées  en  l’absence  de  tout  document  ostéologique  ; ensuite  il 
paraît  certain  que  les  éolithes  peuvent  être  produits  par  des 
causes  naturelles. 

Il  y a,  au  sud-est  de  Mantes,  dans  la  commune  de  Guerville, 
une  usine  qui  fabrique  du  ciment,  en  mélangeant  de  la  craie  et 
de  l’argile  plastique.  La  craie,  qui  renferme  des  rognons  de 
silex,  est  versée  avec  l’argile  dans  des  cuves  circulaires,  appe- 
lées délayeurs  et  dans  ces  bassins  elle  est  soumise  au  mouvement 
tourbillonnaire  de  l’eau.  Ces  cailloux,  qui  subissent  dans  les 
délayeurs  les  actions  dynamiques  d’un  tourbillon  artificiel,  com- 
parables aux  actions  dynamiques  d’un  cours  d’eau  naturel  et 
torrentiel,  offrent  tous  les  caractères  des  anciens  graviers  des 
rivières  et  un  grand  nombre  d’entre  eux  présentent  des  retouches 
identiques  à celles  qu’on  observe  sur  les  éolithes.  M.  Boule  a pu 
recueillir  une  belle  collection  d’échantillons,  semblables  à ces 
pièces,  qu’on  désigne  sous  les  noms  de  percuteurs,  grattoirs, 
retouckoirs,  silex  à encoches.  Voici  la  conclusion  de  M.  Boule  : 
“ Comme  paléontologiste,  je  crois  fermement  à l’existence  de 
l’homme  tertiaire  ; je  ne  doute  pas  qu’on  trouvera  un  jour  ses 
traces  sur  quelque  point  du  globe  ; mais  pour  être  irrécusables, 
ces  traces  devront  avoir  une  valeur  tout  autre  que  celle  des 
éolithes  „ (h). 


(1)  M.  Boule,  L'Origine  des  éolithes,  L'Anthropologie,  t.  XVI,  1905, 
pp.  257  ot  suivantes.  M.  H.  Obermaier  expose  les  mêmes  données,  dans 
l’article  Zur  Eolithenfrage,  Archiv  für  Anthropologie,  Neue  Folge, 
t.  IV,  p.  75. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


691 


Classification  du  néolithique.  — A la  Société  d’anthropo- 
logie de  Bruxelles,  M.  Rutot  (1)  a fait  valoir  quelques  notions 
préliminaires  sur  le  néolithique,  devant  servir  de  base  à une 
classification  à introduire  dans  cet  âge.  Il  distingue  des  faciès 
divers  du  néolithique  et  il  discerne  le  Tardenoisien,  le  Cam- 
pignien,  le  Néolithique  à faciès  éolithique,  auquel  il  donne  le  nom 
de  Flénusien.  POmalien,  caractérisé  par  les  fonds  de  cabanes,  le 
Robenhausien  à faciès  industriel  et  le  Robenhausien  à faciès 
défensif. 

Cette  manière  d’envisager  le  néolithique  nous  suggère  plu- 
sieurs observations. 

M.  Rutot  considère-t-il  le  néolithique  en  général  ou  ne  tient-il 
compte  que  du  néolithique  de  Belgique  ? 

Sans  le  dire  clairement,  il  11e  paraît  s’occuper  que  du  néo- 
lithique de  Belgique,  car  s’il  tenait  compte  du  néolithique  des 
autres  pays,  il  devrait  d'après  son  système  introduire  un  grand 
nombre  de  subdivisions,  pour  caractériser  tous  les  faciès  que  le 
néolithique  comporte  en  divers  pays.  Nous  croyons  que  la  répar- 
tition de  M.  Rutot  est  sujette  à faire  naître  la  confusion  ; pour- 
quoi choisir  un  nom  particulier,  comme  l’Omalien  par  exemple, 
pour  désigner  l’habitat  et  l’industrie  des  fonds  de  cabanes,  qui 
se  manifestent  en  plusieurs  pays  ? Avec  une  telle  nomenclature, 
on  risque  de  multiplier  les  vocables  à l'infini  et  d’avoir  un  nom 
particulier  pour  chaque  découverte. 

Si  l’on  établit  une  classification  pour  le  néolithique,  il  y a lieu, 
nous  semble-t-il,  de  distinguer,  non  les  manifestations  diverses 
de  la  culture  néolithique,  mais  les  époques  pendant  lesquelles 
cette  culture  a évolué  ; de  cette  façon  on  peut  s’en  tenir  aux 
débuts  du  néolithique,  caractérisés  par  les  stations  à tranchets  du 
Campignien,  de  l’Arisien  et  des  Affaldsdynger  du  Danemark  et 
autres  gisements  similaires  (2)  et  au  plein  épanouissement  du 
néolithique,  pour  lequel  on  a depuis  longtemps  adopté  le  nom 
de  Robenhausien  et  qui  est  caractérisé  par  des  faciès  divers, 
comme  l’érection  des  cabanes  et  des  habitations  lacustres,  la 
construction  des  dolmens,  la  confection  des  beaux  instruments 
tels  que  les  haches  polies  et  les  pointes  de  flèches.  Toutes  les 
stations  de  l’apogée  du  néolithique  offrent  des  ressemblances  et 
présentent  aussi  des  variétés,  soit  pour  l’habitat,  soit  pour  la 


(1)  A.  Rutot,  Notions  préliminaires  sur  le  Néolithique.  Bulletin  de  la 
Société  u’ Anthropologie  de  Bruxelles.  Tome  XXIV,  1905,  p.  xxm. 

(2)  L’Anthropologie,  tome  XII,  p.  354. 


ÔÇ2  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


confection  des  instruments  et  l’industrie  de  la  poterie  et  ces 
variétés  sont  réunies  à des  degrés  divers  dans  les  mêmes  sta- 
tions ; cette  diversité  n’implique  pas  une  nomenclature  diverse, 
une  classification  distincte,  mais  simplement  des  notions  ethno- 
graphiques différentes.  Jusqu’à  nouvel  ordre,  à l’exemple  de 
M.  Piette  (1),  nous  ne  distinguerons  que  deux  époques  dans  le 
Néolithique,  pour  lesquelles  on  peut  adopter  le  nom  de  Ccim- 
pignien  pour  les  stations  à tranchets  et  le  nom  de  Robenhansien 
pour  les  stations  où  prédomine  la  hache  polie. 

L'homme  de  Krapina.  — Nous  avons  étudié  un  nouvel 
article  de  M.  Gorjanovic-Kramberger  sur  ses  intéressantes 
recherches  dans  la  caverne  de  Krapina  (2).  Il  en  résulte  à toute 
évidence  que  le  gisement  de  Krapina  appartient  au  paléolithique 
inférieur,  bien  qu’il  soit  difficile  d’établir  la  chronologie  du  qua- 
ternaire pour  la  Croatie  et  de  la  comparer  à celle  des  autres 
contrées,  pour  le  motif  que  le  gisement  paraît  antérieur  au  loess 
et  que  la  Croatie  n’a  pas  subi  l’invasion  des  Glaciaires. 

Il  est  certain  que  la  caverne  de  Krapina  est  caractérisée  par 
la  présence  du  rhinocéros  Mercki.  M.  Gorjanovic-Kramberger  a 
relevé,  depuis  ses  précédentes  études,  un  crâne  entier  de  ce 
rhinocéros,  qui  a permis  de  fixer  l’âge  géologique  de  la  couche 
et  l’a  mis  hors  de  conteste. 

L'étude  de  quelques  débris  de  crânes  humains  a permis  de 
conclure  qu’il  y a des  crânes  dolichocéphales,  mésaticéphales  et 
brachycéphales  ; nous  avions  toujours  cru  que  les  races  primi- 
tives de  l’Europe  étaient  extrêmement  dolichocéphales. 

M.  Gorjanovic-Kramberger  attribue  aussi  des  caractères  pithé- 
coïdes  à une  partie  de  l’os  frontal.  Il  est  aisé  de  constater  la 
notable  différence  qui  distingue  le  type  de  Spy-Néanderthal,  du 
crâne  du  Chimpanzé  : n’est-il  pas  hors  de  propos  d'attacher  une 
si  grande  importance  à des  parties  si  fragmentaires  ? La  diffé- 


(1)  E.  Piette,  Classification  et  Terminologie  des  temps  préhistoriques. 
Centralblatt  für  Anthropologie,  tome  VI,  p.  65.  — M.  Cartailhac 
écrit  dans  IAnthropologie,  tome  XVI,  1905,  p.  321  : “Ni  Salmon  ni 
MM.  Capitau  et  d'Ault  n ont  inventé  le  Campiguien  ; l’honneur  en  revient 
aux  Danois,  à Worsaae  principalement  et  la  démonstration  de  deux 
phases  dans  le  Néolithique  remonte  au  Congrès  de  Copenhague,  en  1S69.„ 

(2)  Dr  K.  Gorjanovic-Kramberger,  Ber  palaolithisclie  Mensch  nnd 
seine  Zeitgenossen  ans  dent  Diluvium  von  Krapina  in  Kroatien,  dans 
MlTTEILUNGEN  DER  ANTHRüPOLOGISCHEK  GeSELLSCHAFT  IN  WlEN.t.XXXV, 

1905. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


6g3 


rence  est-elle  moins  accentuée,  parce  que  les  arcades  sour- 
cilières sont  proéminentes,  le  front  fuyant  et  que  l’os  nasal, 
dont  une  minime  partie  seulement  subsiste,  ne  forme  pas  un 
angle  avec  l’os  frontal,  mais  semble  se  profiler  dans  la  même 
direction  que  le  front  ? Qu’on  jette  un  coup  d’œil  sur  une  collec- 
tion de  crânes  récents,  et  on  verra  immédiatement  des  exem- 
plaires dans  lesquels  une  partie  de  l’os  nasal  suit  le  profil  de 
l’os  frontal  que  M.  Gorjanovic-Kramberger  a si  minutieusement 
étudié. 

L’auteur  décrit  dans  les  moindres  détails  quatre  mâchoires 
inférieures,  et  il  les  compare  à la  mâchoire  de  la  Naulette  et 
à celles  de  Spy  et  de  Sipka.  Elles  sont  prognathes  et  sans 
connexité  en  avant.  L’apophyse  du  génioglosse  fait  défaut,  mais 
on  aperçoit  deux  légères  éminences,  dans  lesquelles  on  voit 
poindre  la  spina  mentalis  interna  de  l’homme  récent. 

Les  écritures  de  l'âge  glyptique.  — M.  Piette  poursuit  dans 
I’Axthropologie,  ses  originales  études  d’ethnographie  préhisto- 
rique. Son  dernier  article  s’occupe  des  écritures  de  l’âge  glyp- 
tique. On  sait  que  M.  Piette  appelle  ainsi  l’âge  du  renne,  à cause 
des  sculptures  et  des  gravures  qu’on  y rencontre.  11  nous  montre 
divers  fragments  de  bois  de  renne  avec  de  belles  sculptures  en 
creux.  Les  signes  qu’ils  portent,  représentent  des  cercles  à 
saillie  centrale,  des  losanges,  des  fossettes,  des  spirales  de 
formes  diverses,  qui  se  suivent. 

Voici  maintenant  la  thèse  que  M.  Piette  soutient  : ces  signes 
sont  des  hiéroglyphes.  Ces  symboles  sont  des  images  employées 
comme  signes  d’une  chose  ; ils  représentent  donc  des  mots. 
Dans  la  succession  des  temps,  les  mots  ont  été  décomposés  en 
syllabes,  les  syllabes  en  lettres  et  les  mêmes  signes  ont  désigné 
successivement  des  mots,  des  syllabes  et  des  lettres.  Les  mer- 
veilleuses sculptures  de  l'âge  du  renne  nous  représentent  donc 
les  plus  anciennes  inscriptions  connues,  l’écriture  des  temps 
paléolithiques  ! 

Nous  professons  pour  la  science  et  les  admirables  découvertes 
de  M.  Piette  le  plus  grand  respect,  mais  nous  hésitons  à sous- 
crire à des  assertions  aussi  hardies  et  aussi  dénuées  de  preuves. 

Prenons  le  cercle  à saillie  centrale  ; nous  admettons  tout  au 
plus  qu’il  offre  quelque  ressemblance  avec  l’hiéroglyphe  qui 
désigne  le  soleil.  M.  Piette  va  trop  loin,  quand  il  affirme  que  ce 
signe  est  le  symbole  du  soleil.  Comment  peut-on  le  savoir? 

M.  Piette  est  encore  plus  tranchant,  quand  il  s’agit  des  autres 


694 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


signes.  Il  ne  suffit  pas  de  dire  : “ Le  losange  aussi  est  certaine- 
ment un  symbole...  Le  sixième  signe  est  évidemment  un  hiéro- 
glyphe. „ Ce  sixième  signe,  aussi  énigmatique  que  les  autres, 
consiste  en  deux  lignes  droites  et  trois  lignes  courbes  juxta- 
posées. 

En  somme,  les  affirmations  de  M.  Piette  ne  nous  paraissent 
pas  appuyées  de  preuves  suffisantes,  et  ensuite  l’auteur  11e 
semble-t-il  pas  se  contredire  et  donner  la  véritable  interpréta- 
tion de  ces  signes,  quand  il  avoue  que  ces  signes  constituent  des 
motifs  d’ornementation  et  que  “ le  symbolisme  a été  la  princi- 
pale source  d’ornementation  aux  temps  glyptiques  „ ? 

Tout  ce  qu’on  peut  présumer,  c’est  qu’il  est  possible  que  ces 
gravures  soient  des  symboles  et  même,  si  c’étaient  des  hiéro- 
glyphes, il  faudrait  renoncer  à jamais  à les  lire,  a les  interpréter, 
à en  saisir  la  signification. 

La  chronologie  que  M.  Piette  s’efforce  d’établir  sur  l’évolu- 
tion de  l’écriture,  sur  le  temps  nécessaire  à l’écriture  pictogra- 
phique pour  se  développer  et  aboutir  à l’écriture  cursive,  nous 
semble  également  du  domaine  de  la  fantaisie  (1). 

Les  restes  humains  quaternaires  dans  l’Europe  cen- 
trale. — M.  H.  Obermaier  entreprend  dans  I’Anthropologie  (2) 
les  restes  humains  quaternaires,  recueillis  dans  l’Europe  cen- 
trale, pour  élucider  le  problème  des  races  humaines  quater- 
naires. La  première  partie  de  ce  remarquable  travail  est  con- 
sacrée aux  découvertes  anthropologiques  de  l’Autriche-Hongrie 
et  son  principal  mérite  consiste  en  ce  que  l'auteur,  ayant  étudié 
les  découvertes  sur  place,  est  à même  d’écarter  toutes  celles 
dont  la  valeur  scientifique  n’est  pas  solidement  établie. 

C'est  ainsi  qu’il  élimine  comme  douteuses  ou  erronées,  les 
trouvailles  faites  en  Bohême,  en  Hongrie  et  en  Pologne  et  cer- 
taines trouvailles  faites  en  Moravie,  pour  s’en  tenir  au  gisement 
de  la  caverne  de  Sipka  en  Moravie, qu’il  range  dans  la  troisième 
période  glaciaire  : Moustérien  à faune  froide  ; aux  découvertes 
de  Krapina,  aux  gisements  de  Willendorf,  de  Predmost  et  de 
Bruenn,  qu’il  attribue  à la  troisième  période  interglaciaire  et  à 
la  phase  de  la  formation  du  loess  : Moustérien  à faune  chaude 
et  période  des  steppes  ; au  gisement  de  la  Gudenus-hoelile, 


(Il  Ed.  Piette,  Études  d' ethnographie  préhistorique.  Les  Écritures  de 
l'âge  glyptique.  L’Anthropologie,  t.  XVI,  1905,  pp.  1-11. 

(2)  L'Anthropologie,  tome  XVI,  1905,  pp.  385  et  suiv. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  6g5 

qu’il  classe  dans  la  quatrième  période  glaciaire  : Magdalénien  à 
faune  froide. 

La  caverne  de  Sipka,  au  nord  de  la  Moravie,  n’a  fourni  qu’un 
fragment  incomplet  et  partant  peu  caractéristique  de  mandibule 
humaine  ; la  G-udenus-hoehle,  sise  aux  environs  de  Krems  n’a 
procuré  qu’une  canine  d’enfant  et  la  station  de  Willendorf,  près 
de  Vienne,  qu’un  fragment  de  fémur  gauche. 

Nous  avons  déjà  rendu  compte  des  découvertes  de  Krapina 
et  nous  en  reparlons  plus  loin. 

La  station  de  Predmost,  située  aux  environs  de  Prerau,  a 
livré  plusieurs  squelettes.  On  a pu  reconstituer  dix  crânes  doli- 
chocéphales, dont  six  appartiennent  à des  individus  adultes  et 
quatre  à des  adolescents.  La  longueur  des  fémurs  permet  de 
conclure  qu’il  s’agit  d'une  grande  race.  Les  crânes  masculins 
montrent  des  arcades  sourcilières  bien  développées. 

A Bruenn  on  a trouvé  un  squelette,  dont  le  crâne  est  au  plus 
haut  degré  dolichocéphale.  Quelques  parties  du  crâne  et  des 
autres  ossements  étaient  colorées  d’un  rouge  intense.  M. Virchow 
avait  exprimé  l’opinion  que  cette  coloration  était  artificiellement 
produite  après  le  décharnement  des  os.  M.  Obermaier  est  d’avis 
qu’on  jetait  autour  du  corps  enterré  des  grains  de  sanguine, 
dont  la  désagrégation  produisait  des  taches  rouges  sur  les  os  et 
sur  les  objets  placés  à côté  d’eux. 

Résultat  scientifique  : bien  que  les  documents  ne  soient  pas 
abondants,  il  est  permis  de  présumer  qu’à  l’époque  quaternaire 
la  région  du  Danube  moyen  était  peuplée  d’une  grande  race 
dolichocéphale. 

Les  peintures  et  gravures  murales  de  la  caverne  de 
Marsoulas.  — Nos  lecteurs  se  rappellent  le  bel  article  con- 
sacré par  le  regretté  marquis  de  Nadaillac  aux  peintures  et  aux 
gravures  murales  des  grottes  préhistoriques  de  l’âgedurenne(l). 
L’infatigable  et  savant  abbé  Breuil,  aidé  de  M.  Cartailhac  et  de 
M.  Capitan,  continue  à explorer  ces  cavernes  et  à rendre  compte 
de  ses  découvertes.  Récemment  et  de  concert  avec  M.  Cartailhac 
il  a décrit  dans  I’Anthropologie  (2)  les  relevés  des  graffites  et 
des  peintures  de  la  caverne  de  Marsoulas,  située  près  de  Salies- 
du-Salat,  dans  la  haute  Garonne. 

(1)  Revue  des  Questions  scientifiques,  t.  LVI,  juillet  1904,  pp.  87-96. 

(2)  E.  Cartailhac  et  l’abbé  Breuil,  Les  Peintures  et  Gravures  murales 
des  cavernes  ptjrénéennes.  L’Anthropologie,  t.  XVI,  juillet-octobre 
1905,  pp.  481-444. 


696  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Ce  qui  captive  l’intérêt,  dans  les  découvertes  faites  dans  cette 
caverne,  c’est  qu’elles  établissent  un  lien  entre  la  caverne  espa- 
gnole d’Altamrra  et  celle  de  Font-de-Gaume  et  autres  du  Péri- 
gord, de  la  Gironde  et  du  Gard. 

Il  y a d’abord  un  paragraphe  relatif  aux  gravures.  Nous 
admirons  les  dessins  d’un  cheval  gravé  sur  la  paroi  droite,  d’un 
bison  gravé  sur  la  paroi  gauche  et  d’un  bouquetin  gravé  au 
fond  de  la  galerie.  Les  principales  figures  entières,  au  nombre 
de  quatorze  se  composent  de  six  chevaux,  six  bisons,  un  bou- 
quetin et  un  cervidé.  Il  y a une  centaine  de  croquis  de  têtes, 
parmi  lesquels  le  bison  prédomine.  Quelques  croquis  de  figures 
humaines  semblent  rappeler  des  masques  de  sauvages. 

Le  paragraphe  suivant  traite  des  animaux  peints.  La  princi- 
pale figure  est  un  grand  bison,  analogue  à ceux  d'Altamira.  Les 
bords  de  l’image,  le  pourtour  du  corps,  c’est-à-dire  la  croupe, 
la  queue,  la  ligne  dorsale,  le  creux  des  reins,  le  garrot,  toute  la 
tête,  l’avant  du  poitrail  sont  noirs.  En  dedans  de  ces  lignes  la 
masse  du  corps,  les  flancs,  les  cuisses  sont  rouges.  L’œil  a la 
prunelle  rouge.  Deux  bisons,  qu’011  rencontre  ensuite,  sont  noirs. 

Le  dernier  paragraphe  de  cette  monographie  expose  les 
signes.  On  remarque  des  tectiformes,  des  pectiformes,  des  poin- 
tillés et  des  bandes  arborescentes,  qui  sont  rouges.  Les  peignes, 
à quatre,  à cinq  et  parfois  à six  dents  assez  allongées,  semblent 
représenter  des  mains.  O11  observe  aussi  des  croix,  inscrites 
dans  un  cercle,  qu’on  retrouve  sur  les  galets  coloriés  du  Mas 
d'Azil. 

A Marsoulas  pas  plus  qu’à  Altamira  on  ne  rencontre  de  figures 
d’animaux  éteints,  comme  dans  la  Dordogne. 

Crânes  préhistoriques  et  crânes  modernes.  — M.  Charles 
S.  Meyers  a établi  une  comparaison  intéressante  entre  deux 
séries  d’indices  (1).  La  première  appartient  à un  grand  nombre 
de  crânes,  qui  proviennent  des  fouilles  de  M.  Petrie  à Nekada  et 
auxquels  on  attribue  un  âge  de  5000  ans  avant  notre  ère.  La 
seconde  a été  prise  sur  le  vivant  et  ramenée  aux  indices  cranio- 
métriques.  L’auteur  a pu  mesurer  des  soldats  égyptiens,  origi- 
naires des  provinces  de  Kena  et  de  Girga  et  ces  conscrits  ont 


(1)  Charles  S.  Meyers,  Contributions  to  Egyptian  Anthropometry.  The 
comparative  Anthropometry  of  the  most  ancient  and  modem  Inhabi- 
tants, dans  The  Journal  of  the  Anthropological  Institute  of  Great 
Britain  and  Ireland.  Vol.  XXXV,  1905. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.  697 

vécu  dans  la  même  région  de  la  vallée  du  Nil  et  dans  le  même 
milieu  que  leurs  ancêtres  préhistoriques. 

L’indice  céphalique  moyen  de  la  série  préhistorique  est  72,99  ; 
l’indice  céphalique  moyen  de  la  série  moderne  est  72,53;  la 
morphologie  du  crâne  ne  dénote  donc  aucune  différence  essen- 
tielle entre  la  population  préhistorique  et  la  population  moderne. 

Dans  les  deux  séries,  on  constate  que  l’écart  entre  l’indice 
céphalique  minimum  et  l’indice  céphalique  maximum  est  très 
faible  et  le  peu  d’étendue  des  oscillations  démontre  que  la  popu- 
lation moderne  est  demeurée  aussi  homogène  que  l’était  la 
population  préhistorique. 

Pour  la  sériation  individuelle,  la  courbe  accuse  sensiblement 
les  mêmes  sommets,  avec  double  décroissance  analogue,  dans 
les  deux  séries. 

Cette  comparaison  fournit  un  bel  exemple  de  la  persistance 
des  caractères  physiques,  dont  l’ensemble  constitue  les  races. 

Le  crannoge  de  Zeebrugge.  — Quand  on  a creusé,  en  1904, 
la  darse  ouest  du  port  de  Zeebrugge,  on  a découvert,  sous  deux 
mètres  d’alluvions  marines,  un  ancien  ouvrage  en  bois,  de  forme 
rectangulaire,  qui  a été  déblayé  en  partie  et  décrit  par  M.  le 
baron  de  Loë  (1).  I!  était  formé  de  poutres  en  grume,  de  12m,50 
de  longueur,  parallèles,  distantes  les  unes  des  autres  de  2m,66  à 
3 mètres  et  reliées  entre  elles  par  des  traverses.  L’ouvrage  était 
maintenu  en  place  par  deux  rangées  latérales  de  pieux,  fixés 
très  profondément  en  terre  et  serrés  les  uns  contre  les  autres. 
Les  grandes  poutres  présentaient  tontes  aux  extrémités,  une 
ouverture  rectangulaire,  dans  laquelle  pénétraient  les  traverses 
de  liaison.  Quelques  vestiges  découverts  sur  cet  ouvrage,  qui 
reposait  sur  la  tourbe,  le  fixent  à l’époque  romaine,  comme  le 
suggère  d’ailleurs  la  couche  d’alluvions  marines  qui  le  recouvre 
et  dont  le  dépôt  a commencé  dès  le  ive  siècle.  Cette  construction 
offre  une  ressemblance  frappante  avec  les  crannoges  des  îles 
britanniques.  O11  y a recueilli  aussi  une  calotte  crânienne,  avec 


(1)  A.  de  Loë,  Découverte  d'un  ancien  ouvrage  en  bois,  dans  les  travaux 
de  creusement  de  la  darse  ouest  du  port  de  Zeebrugge,  Bulletin  de  la 
Société  d'anthropologié  de  Bruxelles,  tome  XXIV,  1905,  p.  xix.  — 
Baron  Cil.  Gillès  de  Pélichy,  Note  sur  l'ancien  ouvrage  en  bois,  découvert 
au  port  de  Zeebrugge.  Annales  de  la  Société  d'émulation,  tome  LV, 
1905,  p.  177. 


698 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


l’indice  céphalique  74.85  (1).  Il  résulte  d’autres  découvertes  que 
la  région  a été  occupée  aussi  par  une  race  brachycéphale  ; le 
mélange  des  races,  qui  se  constate  de  nos  jours,  remonte  par 
conséquent  à une  date  très  ancienne. 

J.  Claerhout. 


SCIENCE  ÉCONOMIQUE 

Les  Caisses  ordinaires  d épargne  en  Italie  (2).  — Le 
Ministère  italien  de  l’Agriculture,  de  l’Industrie  et  du  Com- 
merce a publié,  à l’occasion  de  l’Exposition  internationale  de 
Milan,  un  historique  étendu  des  Caisses  ordinaires  d’épargne 
dans  lequel  il  a fait  ressortir  la  grande  part  prise  par  ces  Caisses 
dans  le  développement  économique  du  pays.  Cet  historique, 
formé  d’une  série  de  monographies  groupées  par  région  terri- 
toriale, débute  par  une  introduction  générale  claire,  méthodique 
et  substantielle  dont  l’analyse  me  suffira  pour  montrer  les  pro- 
grès de  l’épargne  en  Italie  deptiis  1822  jusqu’aujourd'hui  et  quel 
a été  le  rôle  bienfaisant  des  capitaux  accumulés  par  elle,  dans  le 
domaine  de  l’agriculture,  dans  celui  de  l’industrie,  comme  aussi 
en  matière  de  bienfaisance,  de  prévoyance  et  d’utilité  publiques. 

Les  premières  Caisses  d’épargne  italiennes  — les  Caisses 
vénitiennes  — datent  de  1822  ; elles  furent  annexées  aux  Monts 
de  Piété.  En  1823,  fut  fondée  la  Caisse  de  Milan,  en  1827,  celle 
de  Turin,  en  1829,  celle  de  Florence.  Les  États  de  l’Église  insti- 
tuèrent la  Caisse  de  Rome,  en  1836  et  celle  de  Bologne,  en  1837. 
Puis  les  Caisses  se  multiplièrent  de  plus  en  plus.  Au  1er  avril  1906 
on  en  comptait  184  en  activité. 

L’Italie  ne  fut  pas  la  première  à instituer  des  Caisses  d'épargne 
— l’Allemagne,  l’Angleterre  et  la  Suisse  se  disputent  cet  hon- 
neur — mais  elle  ne  fut  pas  longtemps  à occuper  une  place 


(1)  V.  Jacques,  Note  sur  le  crâne  trouvé  à Zeebrugge,  Bulletin  de  la 
Société  d’anthropologie  de  Bruxelles,  tome  XXIV,  1905,  p.  xxii. 

(2)  Ministero  d’Agricultura,  Industria  e Commercio.  Le  Casse  ordi- 
narie  di  Bispurmio  in  Italia  dal  1822  al  1904.  Notizie  storiche  presen- 
tate  ail’  Esposizione  di  Milauo  del  1906.  Un  vol.  in-8°  de  641  pages.  — 
Roma,  Tipografia  nationale,  1906. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


699 

importante  parmi  les  pays  épargnants.  Les  184  organismes 
actuels  présentent  une  caractéristique  bien  propre  au  génie 
italien  : une  grande  variété  d’organisation  et  une  remarquable 
faculté  d’adaptation  aux  besoins  locaux  et  au  processus  de  la 
vie  sociale.  La  loi  de  1888  sur  les  Caisses  d’épargne  a respecté 
leur  féconde  indépendance  et  n’a  pas  voulu,  en  les  courbant  sous 
une  règle  trop  uniforme,  les  empêcher  de  continuer  une  œuvre 
économique  favorisée  par  une  liberté  d’action  dont,  à considérer 
l’ensemble  des  institutions,  on  n’a  jamais  abusé. 

Les  Caisses  ordinaires  d’épargne  sont  régies  par  la  loi  précitée 
de  1888.  par  celle  de  1898  et  par  un  règlement  de  1897. 

Les  Caisses,  quel  que  soit  le  fondateur,  ont  droit  à la  per- 
sonnalité civile.  Leur  dotation  originelle  ne  peut  être  inférieure 
à 8000  francs  et  n’est  susceptible  de  remboursement  que  si  le 
fonds  de  réserve  atteint  le  1 10  des  dépôts.  Ce  fonds  — comme 
aussi  n’importe  quelle  espèce  de  patrimoine  ou  de  profit  — 
ne  produit  pas  intérêt  au  bénéfice  du  fondateur.  Les  9/10  des 
profits  annuels  sont  destinés  obligatoirement  à la  formation 
et  à l’augmentation  du  fonds  de  réserve  ; le  dernier  dixième 
peut  être  affecté  à des  œuvres  de  bienfaisance  ou  d’utilité 
publique,  à l’augmentation  du  patrimoine,  etc.  Cette  part  de  1/10 
est  majorée  lorsque  le  fonds  de  réserve  se  maintient  à une  valeur 
égale  au  1/10  des  dépôts.  La  qualité  de  sociétaire  est  distincte  de 
celle  d’administrateur;  la  première  est  personnelle  et  intrans- 
missible jusqu’au  remboursement  de  la  contribution.  Aucune 
participation  aux  profits,  aucune  indemnité  rattachée  à ces  pro- 
fits ne  sont  accordées  aux  administrateurs  ; ils  ne  perçoivent  que 
des  jetons  de  présence  lorsque  le  capital  administré  dépasse  cinq 
millions  de  lire. 

Les  livrets  d’épargne  sont  nominatifs  ou  au  porteur,  ou  bien 
nominatifs  payables  au  porteur;  la  loi  admet  aussi  des  dépôts 
autres  que  des  dépôts  sur  livrets,  notamment  des  dépôts  en 
compte  courant.  Les  institutions  de  bienfaisance,  les  sociétés  de 
secours  mutuels,  les  sociétés  d’artisans,  etc.,  qui  représentent  la 
petite  épargne  sont  autorisées  dans  certaines  limites  à posséder 
des  livrets  particuliers  bénéficiant  d’un  taux  d’intérêt  plus  élevé 
que  celui  des  livrets  ordinaires. 

Les  Caisses  d’épargne  ne  peuvent  acquérir  d’immeubles  que 
pour  les  besoins  de  leur  service  ; tous  ceux  qui  viennent  à leur 
échoir  par  héritage,  donation,  ou  toute  autre  cause  et  dont  l’em- 
ploi ne  répond  pas  à ces  besoins,  doivent  être  vendus  dans  les 
dix  ans. 


700 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Les  statuts  des  Caisses  sont  approuvés  par  le  Roi  sur  la  pro- 
position du  ministre  de  l’Agriculture,  de  l’Industrie  et  du  Com- 
merce, le  Conseil  d’Etat  entendu.  Les  Caisses  sont  soumises 
à la  surveillance  du  ministre  de  l’Agriculture,  de  l’Industrie  et 
du  Commerce. 

En  cas  de  graves  irrégularités,  le  Conseil  d’administration 
peut  être  dissous  ou  suspendu  et  remplacé  temporairement,  dans 
le  premier  cas,  par  un  commissaire  royal  ou,  dans  le  second, 
par  un  commissaire  ministériel.  Lorsque  dans  le  courant  d’un 
exercice  une  perte  d’au  moins  la  moitié  du  patrimoine  a été 
constatée  et  que  cette  perte  n’est  pas  réparée  par  les  fondateurs 
dans  une  mesure  suffisante,  la  dissolution  peut  être  prononcée 
par  le  Roi,  le  Conseil  d’Etat  entendu. 

On  voit  par  ce  rapide  exposé  de  la  législation  que  l’avoir  des 
déposants  est  entouré  des  plus  expresses  garanties.  En  l’espèce, 
ces  garanties  sont  nécessaires  ; elles  sont  un  des  meilleurs 
encouragements  à l’épargne  populaire. 

Les  184  Caisses  d’épargne  actuelles  se  répartissent  inégale- 
ment sur  le  territoire  italien;  les  Marches  et  le  Midi  en  possèdent 
le  plus  grand  nombre,  la  Sicile,  la  Lombardie,  la  Ligurie  en 
comptent  le  moins,  la  Sardaigne  n’en  possède  plus.  Les  Caisses 
se  classent  en  deux  grands  types  : celui  de  Société  anonyme 
— 103  caisses  — qui  domine  dans  la  Toscane  et  les  anciens 
Etats  pontificaux,  et  celui  d’institutions  fondées  par  des  com- 
munes ou  d’autres  êtres  moraux  — 70  Caisses  — type  habituel 
à la  haute  Italie  et  au  Midi.  Les  5 Caisses  non  comprises  dans 
les  catégories  précédentes  sont  de  forme  spéciale.  La  Caisse  de 
Milan  a une  administration  à la  nomination  de  laquelle  prennent 
part  la  commune  de  Milan,  toutes  les  provinces  lombardes  et  le 
Gouvernement  ; les  Caisses  de  Païenne  et  de  Carrare  ont  un 
conseil  nommé  par  le  Gouvernement  ; la  Caisse  de  Naples 
dépend  de  la  Banque  de  Naples  et  celle  de  Sienne  du  Mont  de 
Piété  de  Paschi. 

Diverses  institutions  ont  des  succursales  et  leur  action  s’étend 
hors  de  leur  province. 

A la  fin  de  1904,  les  sommes  déposées  dans  les  182  Caisses 
alors  existantes  se  montaient  à 1 776  900  000  lire;  l’ensemble 
des  patrimoines  était  de  281  800  000  lire.  Il  y avait  donc 
2 058  700  000  lire  à administrer. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


701 


Le  tableau  suivant  indique,  depuis  1830,  les  accroissements 
décennaux  des  dépôts  et  des  patrimoines  pour  l’ensemble  des 
Caisses  ordinaires  d’épargne  italiennes. 


(En  millions  de  lire) 

1830  1840  1850  1860  1870  1880  1890  1900  1904 


Dépôts  6,3  21,4  42,5  157,7  347.7  686,0  1186,7  1504,7  1776,9 

Patrimoines  0,2  1,0  2,6  11,2  28,2  70,4  140,4  234,3  281,8 

Si  l’on  tient  compte,  en  outre,  de  près  de  984  millions  de  lire 
recueillis  par  la  Caisse  d’épargne  postale,  dont  il  sera  dit  quel- 
ques mots  plus  loin,  on  arrive  à un  total  de  2761  millions  de  lire 
de  dépôts,  somme  considérable,  mais  qui  est  loin  de  représenter 
toute  l’épargne  italienne  que  sollicitent  aussi  pour  une  grande 
part  les  institutions  de  crédit  et  les  Banques  populaires.  A la  fin 
de  1904,  les  seules  Banques  coopératives  — au  nombre  de  759 
— avaient  recueilli  640  1/2  millions  de  lire. 

Les  Caisses  ordinaires  d’épargne  sont  de  véritables  Banques 
de  dépôt,  elles  sont  donc  appelées  à placer  les  fonds  qui  leur  sont 
confiés  et,  à cet  égard,  elles  attirent  particulièrement  l’attention. 

Voici  le  tableau  des  placements  (dépôts  et  patrimoines) 
depuis  1830  : 


(En  millions  de  lire) 


Au 

Prêts 

Prêts 

Portefeuille 

Comptes 

En 

31  déc.  Titres  hypothéc. 

chirograph. 

(Lett.  de  ch.) 

courants 

souffr. 

1830 

3,0 

1,5 

1,9 

— 

— 

— 

1840 

2,6 

7,6 

8.5 

0,9 

2,3 

— 

1S50 

2,7 

20,0 

14,9 

3,3 

2,8 

_ 

1S60 

14,0 

83,3 

31,7 

12,6 

6.9 

0,2 

1870 

73,8 

107,5 

49,3 

27,1 

11,9 

0,9 

1880 

306,3 

135,4 

92,7 

82,3 

46,4 

2,2 

1890 

578,7 

274,9 

151,0 

142,0 

60,4 

6,9 

1900 

991,4 

255,6 

136,8 

138,2 

66,3 

7,1 

1904 

1072,7 

303,1 

165,0 

289,8 

80,7 

7,3 

Les  placements  en  titres  sont  pour  la  presque  totalité  des 
placements  en  titres  publics  ; ils  ont  eu  et  ont  encore  une  grande 
influence  sur  le  marché  des  fonds  d’Etat,  ils  ont  contribué  à 


702 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


l’amélioration  progressive  des  cours  du  Consolidé.  Les  prêts 
hypothécaires  révèlent  l’aide  apportée  par  les  Caisses  à la  pro- 
priété terrienne  qui  manque  de  capitaux  et  ne  trouve  générale- 
ment qu’un  crédit  difficile  et  coûteux.  Les  290  millions  de  lire  en 
lettres  de  change  représentent  les  services  rendus  au  Commerce 
et  spécialement  à l’Agriculture  qui  a besoin  de  longues  échéances 
et  de  nombreux  renouvellements  et  à qui  presque  toujours  les 
portes  sont  fermées.  Les  prêts  chirographaires  sont,  pour  ta  plu- 
part, consentis  en  faveur  des  communes  et  de  sociétés  diverses, 
afin  de  faciliter  l’exécution  de  travaux  d’utilité  publique  et  de 
contribuer,  sous  différentes  formes,  au  développement  écono- 
mique du  pays. 

Les  comptes  courants  sont,  pour  un  quart,  des  dépôts  effec- 
tués par  les  petites  caisses  auprès  des  plus  grandes  et  par 
celles-ci  auprès  des  Banques  d émission  et,  pour  les  trois  quarts, 
des  ouvertures  de  crédit  garanties  par  des  gages  hypothécaires 
et,  le  plus  souvent,  par  des  lettres  de  change.  On  n’a  pas  tou- 
jours eu  à se  féliciter  de  cette  espèce  de  placements. 

Les  placements  en  souffrance  sont  des  créances  échues  et 
non  recouvrées,  mais  dont  le  recouvrement  peut  être  espéré. 
Cette  situation  existe  surtout  dans  les  Marches  et  dans  le  Midi 
où  l’éducation  du  crédit  laisse  encore  à désirer  et  où  le  senti- 
ment de  l’échéance  fait  défaut.  Il  convient  de  remarquer  que 
le  portefeuille  contient,  pour  une  grande  partie,  des  lettres  de 
change  agraires  dont  le  règlement  est  souvent  subordonné  à la 
vente  de  la  récolte. 

Les  Caisses  d’épargne  ont  principalement  soutenu  l’agricul- 
ture. la  première  et  l’unique  source  de  richesse  de  la  majorité 
des  provinces  italiennes.  Le  crédit  agricole  a été  organisé  et 
rendu  vraiment  pratique  par  les  Caisses  d’épargne;  les  Caisses 
sont  allées  plus  loin  encore  et,  sous  forme  de  dons,  ont  distrait 
de  leurs  profits  annuels  des  sommes  importantes  qui  ont  été 
consacrées  à différents  objets  utiles  à l’agriculture.  Il  faut  citer 
des  subventions  à des  sociétés  agricoles,  à des  expositions  et  à 
des  foires.  L’enseignement  agricole  a été  subsidié,  des  chaires 
ambulantes  d’agriculture  ont  été  créées  et  une  école  supérieure 
d’agriculture,  dotée  avec  munificence,  a été  fondée  à Bologne. 

Dans  le  domaine  de  l’industrie  les  initiatives  des  Caisses  sont 
moins  nombreuses,  moins  importantes  et  moins  heureuses  que 
dans  celui  de  l’agriculture.  En  matière  de  bienfaisance  publique, 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES. 


703 


elles  ont  toujours  marché  à l’avant-garde  ; elles  ont  participé 
à toutes  les  grandes  œuvres  de  prévoyance  sociale,  elles 
sont  intervenues  dans  tous  les  désastres  nationaux  et  locaux 
et  ont  créé  un  grand  nombre  d’institutions  de  bienfaisance.  Elles 
ont  construit  des  habitations  ouvrières,  fondé  ou  soutenu  des 
hôpitaux,  des  sanatoriums,  des  établissements  pour  conva- 
lescents, des  asiles  pour  enfants,  des  cuisines  économiques.  Elles 
ont  contribué  à la  diffusion  de  l’instruction. 

Jusqu’en  1904,  les  caisses  avaient  donné  80  millions  de  lire, 
dont  36  millions  au  cours  des  cinq  dernières  années,  proportion 
singulière,  mais  qui  s’explique  par  le  grossissement  des  patri- 
moines qui  a permis  de  distraire  une  part  de  plus  en  plus  grande 
des  bénéfices  annuels. 

Depuis  l’origine  38  Caisses  d’épargne,  ont  été  liquidées,  dont 
13  importantes.  La  liquidation  de  celles-ci  s’est  produite  au 
cours  des  vingt-cinq  dernières  années;  aucune  liquidation  n’a 
plus  été  prononcée  depuis  1897.  Il  est  permis  d’espérer  que 
les  pertes  dues  aux  liquidations  ne  se  reproduiront  plus  grâce 
aux  sages  dispositions  de  la  loi  de  1888,  lesquelles  sont  rigou- 
reusement appliquées. 

Outre  les  Caisses  ordinaires  d’épargne,  l’Italie  possède  une 
Caisse  postale  instituée  par  la  loi  du  15  mars  1875.  La  limite  des 
dépôts  productifs  est  de  2000  lire,  le  minimum  des  versements 
est  de  1 franc.  Les  remboursements  se  font  généralement  à vue. 
Le  taux  de  l’intérêt  fixé  en  1876  à 3 "/ o,  fut  élevé  en  1879  à 
3 1/2  °/0  ; en  1887  il  fut  réduit  à 3,25  0 u,  à 3 % en  1895,  à 2,88  °/o 
en  1898,  à 2,76  % en  1901  et,  enfin,  à 2,64  °/o  en  1906.  Depuis 
1880  jusqu’à  la  fin  de  1904  le  nombre  des  livrets  s’est  élevé 
de  339  845  à 5 265  446;  leur  solde  total,  de  46  252  860  lire  à 
983  620  537  lire. 

La  Caisse  postale  étend  son  action  à la  colonie  d’Erythrée,  à 
l’Ile  de  Candie  et  aux  navires  de  guerre.  Elle  effectue  aussi  des 
opérations  d’épargne  pour  le  compte  des  Italiens  résidant  à 
l’étranger.  Elle  possède  un  service  de  carnets  de  rente  de  la 
Dette  publique  ; elle  fait  le  service  des  coupons  de  cette  rente 
ainsi  que  celui  des  billets  gagnants  de  la  Loterie.  Des  comptes 
courants  sont  ouverts  sans  limitation  par  la  Caisse  postale  aux 
chancelleries  judiciaires  et  aux  institutions  de  bienfaisance  pu- 
blique. Enfin,  la  Caisse  postale  se  charge  gratuitement  du  service 
des  rentes  d’invalidité  et  de  vieillesse  des  ouvriers. 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


7°4 

Les  capitaux  de  la  Caisse  postale  sont  administrés  par  la 
Caisse  des  Dépôts  et  Prêts.  Une  partie  des  profits  est  dévolue  à 
la  Caisse  nationale  pour  l’invalidité  et  la  vieillesse  des  ouvriers, 
le  restant  va  au  fonds  de  réserve  qui  atteignait  environ  14  mil- 
lions de  lire  à la  fin  de  1902. 


B. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

DU 

DIXIEME  VOLUME  (troisième  série) 

TOME  LX  DE  LA  COLLECTION 


LIVRAISON  DE  JUILLET  1906 


Le  Minotaure  Typhée,  par  M.  J. -H.  Fabre 5 

La  Forêt  gauloise,  franque  et  française,  par  M.  C.  de 

Kirwan 30 

Les  Origines  de  la  Statique  (fin),  par  M.  P.  Duhem  . . 65 

La  Fonction  économique  des  Ports  (suite)  : 

II.  Le  Port  de  Bruges  au  moyen  âge,  par  M.  Georges 
Eeekhout 110 

III.  Le  Port  de  Baiiry,  par  M.  H.  Laporte  ....  127 

IV.  Le  Port  de  Beira,  par  M.  Ch.  Morisseaux  . . 143 

V.  Les  Fonctions  économiques  du  Port  de  Liverpool, 

par  M.  Paul  de  Rousiers 167 

VI.  Anvers  et  la  vie  économique  nationale,  par  MM. 

Ernest  Dubois  et  Marcel  Theunissen  . . . 183 

VIL  Les  Ports  et  la  vie  économique  en  France  et  en  Alle- 
magne, par  M.  G.  Blondel 222 

Note  complémentaire,  par  M.  Édouard  Van  der 

Smissen 243 

La  Société  scientifique  aux  fêtes  du  centenaire  de  Le 

Play,  Discours  de  M.  Beernaert 255 


Bibliographie.  — I.  1.  N.  I.  Lobatchefskij.  Zwei  geome- 
trische  Abhandlungen,  aus  déni  Russischen  ueber- 
setzt,  mit  Anmerkungeii  und  mit  eiuer  Biographie  des 
Verfassers  von  Fr.  Engel.  — 2.  N.  J.  Lobatchefskij’s 
imaginare  Geometrie  and  Anwendung  der  imaginâren 
Geometrie  auf  einige  Intégrale,  aus  dem  Russischen 
übersetzt  und  mit  Anmerkungen  herausgegeben  von 
H.  Liebmann.  — 3.  Études  géométriques  sur  la  théorie 
des  parallèles  par  N.  I.  Lobatchewsky,  traduit  de  l’al- 
lemand par  J.  Hoüel.  — 4.  Pangéométrie  ou  Précis  de 
Géométrie  fondée  sur  une  théorie  générale  et  rigou- 
reuse des  parallèles  par  N.  J.  Lobatchewsky,  P.  Man- 
sion  260 

II.  Sammlung  von  Formeln  und  Sâtze  aus  dem 
Gebiete  der  elliptischen  Funklionen  nebst 
Anwendungen,  von  J.  Thomae,  P.  Mansion.  266 


nie  SERIE.  T.  X. 


43 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


III.  Methodik  der  elementaren  Arithmetik  in  Ver- 

bindung  mit  Algebraischer  Analysis  von 
Dr  Max  Simon,  H.  B 268 

IV.  Grundriss  einer  analytischen  Geometrie  der 

Ebene,  von  J.  Thomae  in  Jena,  H.  B.  . . . 269 

V.  Études  sur  les  Assurances-Vie.  Calcul  des 
primes  suivant  la  notation  des  Actuaires,  par 
Jean  Schul,  S.  J.,  professeur  d’Algèbre  finan- 
cière à l’École  supérieure  de  commerce  Saint- 

Ignace  à Anvers,  C.  Beaujean 271 

VI.  Karl  Schellbach.  Rückblick  auf  sein  vvissen- 
schaftliches  Leben  nebst  zwei  Schriften  aus 
seinem  Nachlass  und  Briefen  von  Jacobi, 
Joachimsthal  und  Weierstrass  herausgege- 
ben  von  Félix  Millier,  mit  einem  Bikinis 
Karl  Schellbachs.  H.  Bosmans,  S.  J.  . . 274 

Vil.  Bellino  Carrara,  S.  J.  Professore  di  Calcolo 
infinitésimale  nell’  Universita  Gregoriana. 

L’  “ Unieuique  Suum  „,  a Galileo,  Fabricius 
e Scheiner  nella  scoperta  delle  maccliie  so- 

lari,  H.  Bosmans,  S.  J 276 

VIII.  Le  livre  de  l’Ascension  de  l’esprit  sur  la  forme 
du  ciel  et  de  la  terre.  Cours  d’astronomie 
rédigé  en  1279  par  Grégoire  Aboulfarag,  dit 
Bar-Hebraeus,  publié  pour  la  première  fois, 
d’après  les  manuscrits  de  Paris,  d'Oxford  et 
de  Cambridge,  par  F.  Nau.  Seconde  partie, 
traduction  française,  H.  Bosmans,  S.  J..  . 280 

IX.  Cours  de  Physique  de  l’École  polytechnique, 
par  M.  J.  Jamin,  troisième  supplément  par 
M.  Bouty.  Radiations.  Électricité.  Ionisation, 

V.  S 286 

X.  Sur  les  Électrons,  par  Sir  Oliver  Lodge.  Tra- 
duit de  l’anglais  par  E.  Nugues  et  J.  Péridier, 

V.  S 287 

XI.  Radio-Activity,  by  E.  Rutherford,  deuxième 

édition,  V.  S 288 

XII.  Théorie  der  Elektrizitat.  Zweiter  Band  : Elek- 

tromagnetische  Théorie  der  Strahlung,  von 
Dr  M.  Abraham,  V.  S 288 

XIII.  Leibnizens  nachgelassene  Schriften  physika- 

lischen,  mechanischen  und  technischen  In- 
halts,  von  Dr  Ernst  Gerland,  V.  S 290 

XIV.  Elektrische  Wellen-Telegraphie,  von  J. -A.  Fle- 

ming. Traduit  de  l'anglais  par  E.  Asehkinass, 

V.  S 291 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


707 


XV.  Les  Éléments  de  l’esthétique  musicale,  par 
Hugo  Riemann,  Professeur  à l’Université  de 
Leipzig, traduit  et  précédé  d’une  introduction 
par  Georges  Humbert,  Professeur  au  Conser- 
vatoire de  Genève  et  à l'Institut  de  musique 

de  Lausanne,  G.  Leehalas 292 

XVI.  Hydraulique  agricole  et  urbaine,  par  G.  Bech- 

mann.  W 299 

XVII.  Le  Sucre.  Les  plantes  saccharifères,  par  C. 

Maréchal,  É D.  W 300 

XVIII.  Minnesota  plant  diseases,  par  G.  M.  Freeman, 

É.  D.  W 301 

XIX.  L’Argentine  au  xxe  siècle,  par  A.  B.  Martinez 
et  M.  Lewandowski,  avec  une  préface  par 
Ch.  Pellegrini,  ancien  Président  de  la  Répu- 
blique argentine,  É.  D.  W 302 

XX.  Compte  rendu  des  opérations  et  de  la  situation 
de  la  Caisse  générale  d’épargne  et  de  retraite 
instituée  par  la  loi  du  16  mars  1865  sous  la 

garantie  de  l’État 304 

XXI.  De  l’Esprit  du  gouvernement  démocratique, 

par  Adolphe  Prins,  E.  D 308 

Revue  des  recueils  périodiques. 

Géologie,  par  M.  A.  de  Lapparent 313 

Sciences  techniques,  par  M.  G.  de  Fooz 322 

Bulletin  bibliographique 338 


LIVRAISON  D’OCTOBRE  1906 

Joseph  Marie  de  Tilly  (1837-1906),  par  M.  P.  Mansion.  353 
La  chronologie  des  époques  glaciaires  et  l’ancienneté 

de  l’homme,  par  M.  A.  de  Lapparent 362 

Le  problème  de  l’alimentation.  Physiologie  et  pratique 
des  régimes  alimentaires,  par  M.  le  Dr  Dardel 

(d’Aix-les-Bains) 385 

La  forêt  gauloise,  franque  et  française  (fin),  par 

M.  C.  de  Kirwan 421 

L’électricité  considérée  comme  forme  de  l’énergie.  Les 
DEUX  NOTIONS  fondamentales  : LE  POTENTIEL  et  la 
quantité  d’électricité,  par  M.  le  L*  Colonel  Ariès.  452 
Le  rire  et  ses  anomalies,  par  M.  le  Dr  X.  Francotte.  492 
Orientaux  et  Occidentaux  en  Espagne  aux  temps  pré- 
historiques, par  M.  L.  Siret 529 


REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


Variétés.  — I.  Tâiflaçité  alpestre  du  Hidjaz  au  premier 
siècle  de  l’Islam  : Étude  de  géographie  arabe  ancienne, 

par  le  R P.  H.  Lammens,  S.  J 583 

II.  L’agrandissement  de  la  lune  à l’horizon . par 

M.  G.  Lechalas 597 

Bibliographie.  — I.  Encyclopédie  des  sciences  mathéma- 
tiques pures  et  appliquées.  Tome  I,  vol.  4,  fasc.  1 et 

vol.  3,  fasc.  1,  M.  0 603 

II.  Sur  quelques  points  du  calcul  fonctionnel,  par 
M.  Fréchet,  F.  W 605 

III.  Traité  de  trigonométrie  plane  et  sphérique,  par 

l’abbé  E.  Gelin,  P.  M 607 

IV.  Mélanges  de  géométrie  à quatre  dimensions,  par 

E.  Jouffret,  G.  Lechalas 609 

V.  Cours  d’astronomie,  par  Louis  Maillard.  Tome  I, 

J.  T 612 

VI.  Elementi  di  astronomia  del  P.  Adolfo  Müller, 

vol.  1 et  2,  P.  V 616 

VII.  Observation,  étude  et  prédiction  des  Marées, 

par  Rollet  de  l’Isle,  M.  0 618 

VIII.  Étude  expérimentale  du  ciment  armé,  par  R. 

Feret,  M.  0 628 

IX.  Traité  pratique  d’électrochimie,  par  Richard 

Lorenz,  J.  P 634 

X.  Le  bois,  par  J.  Beauverie,  C.  de  Kirwan.  . . 636 

XI.  Traité  d’exploitation  commerciale  des  bois,  par 

Alphonse  Mathey.  Tome  I,  C.  de  Kirwan.  . . 644 

XII.  Le  domaine  et  la  vie  du  sapin  autrefois  et  au- 
jourd’hui et  principalement  dans  la  région  lyon- 
naise, par  Cl.  Roux,  G.  de  Kirwan 650 

XIII.  Les  tremblements  de  terre.  Géographie  séismo- 

logique,  par  F.  Montessus  de  Ballore,  G. 
Schmitz,  S.  J 653 

XIV.  Les  révélations  de  l’écriture  d’après  un  contrôle 

scientifique,  par  Alfred  Binet,  G.  Lechalas  . . 658 

XV.  L’objet  de  la  métaphysique  selon  Kant  et  selon 

Aristote,  par  C.  Sentroul,  P.  S 663 

XVI.  R.  P.  Martin  Hagen,  S.  J.  Lexicon  biblicum,  S.  E.  666 
Revue  des  recueils  périodiques. 

Le  congrès  international  des  chimistes  a Rome 

(avril-mai  1906),  par  V.  D.  B 668 

Géographie,  par  M.  F.  Van  Ortroy 679 

Ethnographie,  par  M.  J.  Claerhout 689 

Science  économique,  par  B 698 


Louvain.  — lmp.  Poli.eunis  & Ceuterick.  60.  rue  Vital  Decoster,  60 


Supplément  à la  REVUE  DES  QUESTIONS  SCIENTIFIQUES,  livraison  du  20  juillet  1906. 


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LONDON 


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CAERPHJUY 


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