mmo
Q56
R4 7
*
FOR THE PEOPLE
FOR EDVCATION
FOR SCIENCE
LIBRARY
OF
THE AMERICAN MUSEUM
OF
NATURAL HISTORY
REVUE
DES
0 II ESTIONS SCIENTIFIOIIES
A V»
QUESTIONS
DES
SCIENTIFIQUES
PUBLIÉE
PAR LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE I)E BRUXELLES
Nulla unquam inler fidem et lationem
vera dissensio esse |>otest.
Const. de FM. ccith., c. iv.
TROISIÈME SÉRIE
TOME X — 20 JUILLET 1906
(TRENTIÈME ANNÉE; TOME I.X DE I.A COLLECTION)
LOUVAIN
SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE
(M. J. Thirion)
xi, RUE DES RÉCOLLETS, n
1906
Y ïï A g Ë U
mr *c<
vroîEiï, juin/. !
// Js/'jT'-'JufyS
LE MINOTAURE TYPHÉE
Pour désigner l’insecte objet de cet opuscule, la
nomenclature savante associe deux noms redoutables :
celui de Minotaure, le taureau de Minos, nourri de chair
humaine dans les cryptes du labyrinthe de Crète, et celui
de Typhée, l’un des géants, fils de la Terre, qui tentèrent
d’escalader le Ciel.
A la faveur de la pelote de fil que lui donna Ariane,
fille de Minos, l’Athénien Thésée parvint au Minotaure,
le tua et sortit sain et sauf, ayant pour toujours délivré
sa patrie de l’horrible tribut destiné à la nourriture du
monstre. Typhée, foudroyé sur son entassement de mon-
tagnes, fut précipité dans les flancs de l’Etna.
Il y est encore. Son haleine est la fumée du volcan.
S’il tousse, il expectore des coulées de lave ; s’il change
d’épaule pour reposer sur l’autre, il met en émoi la
Sicile, il la secoue d’un tremblement de terre.
Il ne déplaît pas de trouver un souvenir de ces vieux
contes dans l’histoire des bêtes. Sonores et respectueuses
de l’oreille, les dénominations mythologiques n’entraînent
pas des contradictions avec le réel, grave défaut que
n’évitent pas toujours les termes fabriqués de toutes
pièces avec les données du lexique. Si de vagues ana-
logies relient en outre le fabuleux et l’historique, noms
et prénoms sont des plus heureux. Tel est le cas du
Minotaure Typhée (Minotaurus Typhœus, Lin. ).
On appelle de ce nom un coléoptère noir, de taille
assez avantageuse, étroitement apparenté avec les troueurs
6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de terre, les Géotrupes. C’est un pacifique, un inoffensif,
mais il est encorné mieux que taureau cle Minos. Nul,
parmi nos insectes amateurs de panoplies, ne porte armure
aussi menaçante. Le mâle a sur le corselet un faisceau de
trois épieux acérés, parallèles et dirigés en avant. Sup-
posons-lui la taille cl’un taureau, et Thésée lui-même, le
rencontrant dans la campagne, n’oserait affronter son
terrible trident.
Le Typhée de la fable eut l’ambition de saccager la
demeure des dieux, en dressant une pile de montagnes
arrachées de leur base ; le Typhée des naturalistes ne
monte pas ; il descend, il perfore le sol à des profondeurs
énormes. Le premier, d’un coup d’épaule, met une pro-
vince en trépidation ; le second, d’une poussée de l’échine,
fait trembler sa taupinée comme tremble l’Etna lorsque
son enseveli remue. Il affectionne les lieux découverts,
sablonneux où, se rendant au pâturage, les troupeaux de
moutons sèment leurs traînées de noires pilules.
Ces dragées, modelées en olives, sont pour lui la régle-
mentaire provende. A leur défaut, il accepte aussi les
menus produits du lapin, de cueillette aisée, car le timide
rongeur, crainte peut-être de se trahir par des témoins
trop répandus, a ses latrines parmi des touffes de thym
et revient toujours crotter à l’endroit accoutumé. Mais ce
sont là des vivres de qualité inférieure, utilisés, faute de
mieux, pour lui, jamais pour sa famille. Il leur préfère
ceux que lui fournit le troupeau. S’il fallait le dénommer
d’après ses goûts, il faudrait l’appeler le passionné collec-
teur de crottins de mouton.
Cette prédilection pastorale n’avait pas échappé aux
anciens observateurs. L’un d’eux appelle l’insecte Scarabée
des moutons, Scarabœus ovinus. Il est fâcheux que la
nomenclature n’ait pas conservé le vieux qualificatif, de
signification si précise, éminemment apte à nous ren-
seigner.
Les terriers, reconnaissables à la taupinée qui les sur-
LE MINOTAURE TYPHÉE.
7
monte, commencent à se montrer fréquents en automne,
lorsque des pluies sont enfin venues humecter le sol,
calciné par les torridités estivales. Alors, de dessous
terre, les jeunes de l’année doucement émergent et
viennent, pour la première fois, aux réjouissances de la
lumière ; alors, en des chalets provisoires, grassement on
festoie quelques semaines ; puis on thésaurise en vue de
l’avenir.
Visitons la demeure, maintenant travail aisé, auquel
suffit une simple houlette de poche. Le manoir est un
puits du calibre du doigt et de la profondeur d’un empan
environ. Pas de chambre spéciale, mais un trou de sonde,
vertical autant que le permettent les accidents du terrain.
Tantôt d’un sexe, tantôt de l’autre, le propriétaire est au
fond, toujours isolé. L’heure de se mettre en ménage et
d’établir la famille n’étant pas encore venue, chacun vit
en ermite et ne s’occupe que de son bien-être. Au-dessus
du reclus, une colonne de crottins de mouton encombre le
logis. Il y en a parfois de quoi remplir le creux de la main.
Comment le Minotaure a-t-il acquis tant de richesses ?
Il amasse aisément, affranchi qu’il est du tracas des
recherches, car il a toujours soin de s’établir à proximité
d’une copieuse émission. Il fait cueillette sur le seuil
même de sa porte. Lorsque bon lui semble, la nuit sur-
tout, il sort et choisit dans l’amas de pilules une pièce à
sa convenance. De son chaperon comme levier, il l’ébranle
en dessous ; d’un doux roulis il l’amène à l’orifice du puits,
où le butin s’engouffre. Suivent d’autres olives, métho-
diquement, une par une, toutes d’une manœuvre facile à
cause de leur forme. Ainsi roulent des fûts sous la poussée
du tonnelier.
Lorsqu’il se propose d’aller festoyer en paix sous terre,
loin de la mêlée, le Scarabée sacré conglobe en boule sa
part de victuailles ; il lui donne la configuration sphérique
la mieux apte au charroi. Le Minotaure, versé lui aussi
dans la mécanique du roulage, est affranchi de ces pré-
8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
paratifs ; le mouton lui moule gratuitement des pièces
à déplacement aisé. Satisfait de sa récolte, l’amasseur
rentre chez lui.
Que va-t-il faire de son trésor ? S’en nourrir, cela va de
soi, tant que le froid et sa conséquence l’engourdissement
ne suspendront pas l’appétit. Mais la consommation n’est
pas tout : en hiver certaines précautions s’imposent dans
une retraite de médiocre profondeur. Aux approches de
décembre déjà se rencontrent quelques taupinées aussi
volumineuses que celles du printemps. Elles correspondent
à des terriers descendant à plus d’un mètre de profon-
deur. En ces cryptes reculées, l’hiver n’est pas à craindre,
mais elles sont encore rares. Les plus fréquentes, toujours
occupées par un seul habitant, ne mesurent guère qu’un
empan. D’habitude elles sont capitonnées d’un copieux
molleton provenant de pilules arides émiettées et réduites
en charpie. Il est à croire que cet amas filamenteux,
favorable à la conservation de la chaleur, n’est pas étran-
ger au bien-être de l’ermite en des temps rigoureux. Le
Minotaure thésaurise donc un peu pour vivre, un peu
pour s’entourer d’un matelas de feutre lorsque viennent
les froids sérieux.
Vers les premiers jours de mars commencent à se ren-
contrer des couples, adonnés de concert à la nidification.
Les deux sexes, jusque-là isolés en des terriers super-
ficiels, se trouvent maintenant associés pour une longue
période. En quel lieu se fait la rencontre et se conclut le
pacte de collaboration ? Un fait tout d’abord attire mon
attention. Dans l’arrière-saison, ainsi qu'en hiver, les
femelles abondaient, aussi nombreuses que les mâles ;
quand arrive mars, je n’en trouve presque plus, à tel point
que je désespère de peupler convenablement la volière où
je me propose de suivre les mœurs de l’insecte. Pour une
quinzaine de mâles, j’exhume deux ou trois femelles tout
au plus. Que sont devenues ces dernières, si fréquentes
au début ?
LE MINOTAURE TYPHÉE.
9
Je fouille, il est vrai, les terriers les mieux accessibles
à ma petite houlette. Peut-être le secret des absentes
est-il au fond des gîtes plus pénibles à visiter. Faisons
appel à des bras plus souples, plus vigoureux que les
miens et armés d’une bêche. Je suis dédommagé de ma
persévérance. Les femelles enfin se trouvent, aussi nom-
breuses que je peux le désirer. Elles sont seules, sans
vivres, au fond d’une galerie verticale dont la profondeur
découragerait quiconque n’est pas doué d’une belle patience,
souverain levier de l’observation.
Maintenant tout s’explique. Dès l’éveil printanier et
même parfois à la fin de l’automne, avant d’avoir connu
leurs collaborateurs, les vaillantes futures mères se
mettent à l’ouvrage, choisissent bonne place et forent un
puits qui, s’il n’atteint déjà la profondeur requise, sera du
moins l’amorce de travaux plus considérables. Aux heures
discrètes du crépuscule, c’est dans ces galeries plus
ou moins avancées que les prétendants viennent les trou-
ver, des fois plusieurs ensemble. Il n’est pas rare, en effet,
d’en rencontrer deux ou trois auprès de la même nubile.
Comme un seul suffit, les autres videront les lieux, s’en
iront chercher ailleurs lorsque le choix de la sollicitée et
peut-être un brin de bataille auront décidé de la chose.
Entre ces pacifiques, les rixes doivent être sans gravité.
Quelques enlacements de pattes, dont les brassards dentelés
grincent sur l’armure de corne, quelques culbutes sous
les coups de trident, à cela sans doute se réduit la que-
relle. Les surnuméraires partis, le ménage se fonde, et
dès lors sont^contractés des liens de remarquable durée.
Ces liens sont-ils indissolubles ? Les deux conjoints se
reconnaissent-ils parmi leurs pareils ? Y a-t-il entre eux
mutuelle fidélité? Si les occasions de rupture matrimoniale
sont très rares, nulles même à l’égard de la mère, qui de
longtemps ne quitte plus les profondeurs de son manoir,
elles sont fréquentes, au contraire, à l’égard du père,
obligé par ses fonctions de venir souvent au dehors. Ainsi
10
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qu’on le verra tantôt, il est, sa vie durant, le pourvoyeur
de vivres et le préposé au charroi des déblais. Seul, à
différentes heures de la journée, il expulse au dehors les
terres provenant des fouilles de la mère ; seul il explore
les alentours du domicile, en quête des pilules dont se
pétrira le premier gâteau.
Parfois les terriers sont voisins. Le collecteur de vic-
tuailles ne peut-il, en rentrant, se tromper de porte et
pénétrer chez autrui ? En ses tournées, ne lui arrive-t-il
jamais de rencontrer une promeneuse non encore établie,
et alors, oublieux de sa première compagne, n’est-il pas
sujet à divorcer? La question méritait examen. J’ai cherché
à la résoudre de la manière suivante.
Deux couples sont extraits de terre en pleine période
d’excavation. Une marque indélébile, pratiquée de la
pointe d’une aiguille au bord inférieur des élytres, me
permettra de les distinguer l’un de l’autre. Les quatre
sujets sont distribués au hasard, un par un, à la surface
d’une aire sablonneuse d’une paire d’empans d’épaisseur.
Pareil sol est suffisant aux fouilles d’une nuit. Dans le
cas où des vivres seraient agréables, une poignée de crot-
tins de mouton est servie. Une ample terrine renversée
couvre l’arène, met obstacle à l’évasion et fait l’obscurité,
favorable au recueillement.
Le lendemain, réponse superbe. Il y a deux terriers
dans l’établissement, pas davantage ; les couples se sont
reformés tels qu’ils étaient avant ; chaque particulier a
retrouvé sa particulière. Une seconde épreuve faite le jour
d’après, ensuite une troisième, ont le même succès : les
marqués d’un point sur l’élytre sont ensemble, les non-mar-
qués le sont aussi au fond de la galerie.
Cinq fois encore, je fais chaque soir recommencer la
mise en ménage. Les choses maintenant se gâtent. Tantôt
chacun des quatre éprouvés s’établit à part ; tantôt, dans
le même terrier sont inclus ici les deux mâles et là les
deux femelles ; tantôt la même crypte reçoit les deux
LE MINOTAURE TYPHÉE.
1 1
sexes associés autrement qu’ils ne l’étaient au début. J’ai
abusé de la répétition ; désormais c’est le désordre. Mes
bouleversements quotidiens ont démoralisé les fouisseurs ;
une demeure croulante, toujours à recommencer, a mis
fin aux associations légitimes. Le ménage correct n’est
plus possible du moment que la maison s’effondre chaque
jour.
N’importe, les trois premières épreuves, alors que des
troubles coup sur coup répétés n’avaient pas encore
brouillé le délicat fil d’attache, semblent affirmer certaine
constance dans le ménage Minotaure. Elle et lui se recon-
naissent, se retrouvent dans le tumulte des événements
que mes malices leur imposent. Ils se gardent mutuelle-
ment fidélité, qualité bien remarquable dans la classe des
insectes, si vite oublieux des obligations matrimoniales.
Or, comment dans ce ménage se répartit le travail ? Le
savoir n’est pas entreprise commode, à laquelle suffise la
pointe d’un couteau. Qui se propose de visiter l’insecte
fouisseur chez lui, doit recourir à des circonvallations exté-
nuantes. Ce n’est plus ici la chambre du Scarabée, du
Copris et des autres, mise à découvert, sans fatigue, avec
une petite houlette de poche ; c’est un puits dont on n'at-
teindra le fond qu’à l’aide d’une solide bêche, vaillamment
manœuvrée pendant des heures entières. Pour peu que le
soleil tape dur sur la nuque, on reviendra de la corvée
tout perclus.
Ah ! mes pauvres articulations rouillées par l’âge !
Soupçonner un beau problème sous terre et ne pouvoir le
résoudre ! L’ardeur persiste, aussi chaleureuse qu’au vieux
temps où j’abattais les talus spongieux aimés des Antho-
phores ; l’amour des recherches n’a pas défailli, mais les
forces manquent. Heureusement, j’ai un aide. C’est mon
fils Paul, qui me prête la vigueur de ses poignets et la
souplesse de ses reins. Je suis la tête, il est le bras.
Le reste de la famille, la mère comprise et non de
moindre zèle, d’habitude nous accompagne. Les yeux ne
12
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sont pas de trop lorsque, la fosse devenue profonde, il
faut surveiller à distance les menus documents exhumés
par la bêche. Ce que l’un ne voit pas, un autre l’aperçoit.
Huber, devenu aveugle, étudiait les abeilles par l’inter-
médiaire d’un serviteur clairvoyant et dévoué. Je suis
mieux avantagé que le grand naturaliste de la Suisse.
A ma vue, assez bonne encore quoique bien fatiguée,
vient en aide la perspicace prunelle de tous les miens.
Si je suis en état de poursuivre mes recherches et d’ob-
tenir, en particulier, le secret du Minotaure, c’est à eux
que je le dois. Grâces leur en soient rendues.
De bon matin, nous voici sur les lieux. Un terrier est
trouvé avec taupinée volumineuse, formée de tampons
cylindriques, expulsés tout d’une pièce à coups de refou-
loir. Sous le monticule de déblais s’ouvre un puits ver-
tical. Un beau jonc, cueilli en chemin, est introduit dans
le gouffre. Engagé plus avant à mesure que le haut se
dénude, il nous servira de guide.
Le sol est très meuble, sans mélange de cailloux,
odieux à l’insecte fouisseur, ami de l’invariable direction
verticale, odieux aussi au tranchant de la bêche explora-
trice. Il se compose uniquement de sable cimenté par
un peu d’argile. La fouille serait donc aisée s’il ne fallait
atteindre des profondeurs où le maniement des outils
devient fort difficile, à moins de bouleverser le terrain
sur de grandes étendues. La méthode que voici donne de
bons résultats sans exagérer les masses remuées, ce que
le propriétaire du champ pourrait trouver mauvais.
Une aire d’un mètre de largeur au moins est attaquée
autour du puits. A mesure que le jonc conducteur se
dénude, on l’enfonce davantage. Il plongeait d’abord d’un
empan ; il plonge maintenant d’une coudée. Bientôt l’ex-
traction des terres devient impraticable avec la pelle,
que gêne le manque de large ; il faut se mettre à genoux,
rassembler des deux mains les déblais et les rejeter à
belles poignées. La cuve s’approfondit d’autant, ce qui
LE MINOTAURE TYPHÉE.
i3
augmente la difficulté déjà si grande. Un moment arrive
où, pour continuer, il est nécessaire de se coucher à plat
ventre, de plonger l’avant du corps dans le trou autant
que le permet la souplesse des reins. Chaque plongeon
amène au dehors à peine le plein creux d’une main. Et
le jonc descend toujours, sans indication d’un prochain
arrêt.
Impossible à mon fils de continuer de la sorte, malgré
son élasticité juvénile. Pour se rapprocher du fond de
la désespérante cuve, il abaisse le niveau de sa base
d’appui. A l’extrémité de la ronde fosse, une entaille est
faite, où il y a tout juste place pour les deux genoux.
C’est un degré, un gradin que l’on approfondira à mesure.
Le travail reprend, plus actif cette fois, mais le jonc
consulté descend encore et de beaucoup.
Nouvel abaissement de l’escalier d'appui et nouveaux
coups de bêche. Les déblais enlevés, l’excavation descend
au delà d’un mètre. Y sommes-nous enfin ? Point : le ter-
rible jonc continue de plonger. Approfondissons l’escalier
et continuons. Le succès est aux persévérants. Victoire !
c’est fini. A la profondeur d’un mètre et demi, le jonc
vient de rencontrer un obstacle. La chambre du Mino-
taure est atteinte.
La houlette de poche dénude avec prudence et l’on
voit apparaître les maîtres de céans, le mâle d’abord, un
peu plus bas la femelle. Le couple enlevé, se montre une
tache circulaire et sombre ; c’est la terminaison de la
colonne de victuailles.
Attention maintenant, fouillons en douceur. Il s’agit
de cerner au fond de la cuve la motte centrale, de l’isoler
des terres environnantes ; puis, faisant levier de la hou-
lette insinuée dessous, d’extraire le bloc tout d’une pièce.
C’est fait : nous voici possesseurs du couple et de son
nid. Deux grosses heures d’exténuantes fouilles nous ont
valu ces richesses ; le dos fumant de Paul nous dit au
prix de quels efforts.
14
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Cette profondeur d’un mètre et demi n’est pas et ne
saurait être constante. Bien des causes la font varier,
telles que le degré de fraîcheur et de consistance du
milieu traversé, la fougue au travail de l’insecte et le
loisir disponible suivant l’époque plus ou moins rap-
prochée de la ponte. J’ai vu des terriers descendre un
peu plus bas, j’en ai trouvé d’autres n’atteignant pas tout
à fait un mètre. Dans tous les cas, il faut au Minotaure
une crypte de profondeur outrée. Nous aurons tantôt à
nous demander quel impérieux besoin oblige le collecteur
de crottins de mouton à se domicilier si bas.
Avant de quitter les lieux, notons un fait dont le
témoignage aura plus tard sa valeur. La femelle s’est
trouvée tout au fond du terrier ; au-dessus, à quelque
distance, était le mâle, l’un et l’autre immobilisés par la
frayeur dans une occupation qu'il n’est guère possible de
préciser encore. Ce détail, vu et revu dans les divers
terriers fouillés, semble dire que les deux collaborateurs
ont chacun une place déterminée.
La mère, mieux entendue aux choses d’éducation,
occupe l’étage inférieur. Seule elle fouille, versée qu’elle
est dans les propriétés de la verticale, qui économise le
travail en donnant la plus grande profondeur. Elle est
l’ingénieur, toujours en rapport avec le front d’attaque de
la galerie. L’autre est son manœuvre. Il stationne à l’ar-
rière, prêt à charger les déblais sur sa hotte cornue.
Plus tard l’excavatrice se fait boulangère ; elle pétrit
en cylindre le pain des fils. Le père est alors son mitron.
Il lui amène du dehors de quoi faire farine. Comme dans
tout bon ménage, la mère est le ministre de l’intérieur ;
le père est le ministre de l’extérieur. Ainsi s’expliquerait
leur invariable situation dans le logis tubulaire. L’avenir
nous dira si ces prévisions traduisent bien la réalité.
Pour le moment, examinons à loisir, avec les aises du
chez soi, la motte centrale, d’acquisition si laborieuse.
Elle contient une conserve alimentaire en forme de sau-
LE MINOTAURE TYPHÉE.
i5
cisse, à peu près de la longueur et de la grosseur du
doigt. C’est composé d’une matière sombre, compacte,
stratifiée par couches, où se reconnaissent les pilules du
mouton réduites en miettes. Parfois la pâte est fine,
presque homogène d’un bout à l’autre du cylindre ; plus
souvent la pièce est une sorte de nougat où de gros
débris sont noyés dans un ciment d'amalgame. Suivant
ses loisirs, la mère varie et soigne plus ou moins la con-
fection de sa pâtisserie.
La chose est étroitement moulée dans le cul-de-sac du
terrier, où la paroi est plus lisse et mieux travaillée que
le reste du puits. De la pointe du canif, aisément cela se
dénude de la terre environnante, qui se détache à la façon
d’une écorce. Ainsi s’obtient le cylindre alimentaire net de
toute souillure terreuse.
Cela fait, informons-nous de l’œuf, car cette pâtisserie
a été évidemment préparée en vue d’une larve. Guidé
par ce que m’avaient appris autrefois les Géotrupes, qui
logent l’œuf au bout inférieur de leur boudin, dans une
niche spéciale ménagée au sein même des vivres, je
m’attendais à trouver celui du Minotaure, leur proche
allié, dans une chambre d’éclosion, tout au bas de la
saucisse. Eh bien ! l’œuf cherché n’y est pas ; il n’est pas
même en un point quelconque des victuailles.
Des recherches hors de la saucisse me le montrent
enfin. Il est au-dessous des provisions, dans le sable
même, tout dépourvu des soins méticuleux où les mères
excellent. Il y a là, non une cellule à parois lisses, comme
semblerait en réclamer le délicat épiderme du nouveau né,
mais une anfractuosité rustique, résultat d’un simple
éboulis plutôt qu’ouvragé d’industrie maternelle. En cette
rude couchette, à quelque distance des vivres, le ver doit
éclore. Pour atteindre le manger, il lui faudra faire crou-
ler et traverser un plafond de sable de quelques milli-
mètres d’épaisseur. En vue de ses fils, la mère Minotaure
i6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
est experte dans l’art des saucisses, mais elle ignore à
fond les tendresses du berceau.
Désireux d’assister à l’éclosion et de suivre la crois-
sance du ver, j’installe mes trouvailles en des loges où
sont reproduites, du mieux possible, les conditions natu-
relles. Un tube de verre, fermé d’un bout, reçoit d’abord
une couche de sable frais qui représentera le sol d’origine.
A la surface de ce lit est déposé l’œuf. Un peu du même
sable forme le plafond que le nouveau-né doit traverser
pour atteindre les vivres. Ceux-ci ne sont autres que la
saucisse réglementaire, expurgée de son écorce terreuse.
Quelques coups de refouloir ménagés lui font occuper la
largeur disponible. Enfin un tampon d’ouate, bien humecté
mais non ruisselant, achève de remplir le logis. Ce sera
la source d’une humidité permanente, conforme à celle
des profondeurs où la mère établit sa famille ; les vivres
seront de la sorte maintenus souples, tels que les exige
le jeune consommateur.
Cette souplesse du manger et la sapidité qu’amène la
fermentation à la faveur de l’humide, ne sont probable-
ment pas étrangères à l’instinct des fouilles profondes,
lors de la nidification. Que veulent en réalité les parents,
dans leur forage énorme de profondeur ? Creusent-ils dans
le but de leur propre bien-être ? Descendent-ils si bas afin
d’y trouver température et fraîcheur agréables lorsque
séviront les torridités estivales ?
En aucune manière. Robustes de tempérament et
amis des caresses du soleil non moins bien que les autres
insectes, ils n’ont pour demeure l’un et l’autre, tant que
le ménage n’est pas fondé, qu’un chalet médiocre, en bonne
exposition. Les rudesses de l’hiver ne leur imposent pas
même de meilleur abri. A l’heure des nids, c’est une autre
affaire. Ils plongent dans le sol et s’exténuent en fouilles
illimitées. Pourquoi ?
Parce que la prospérité de la larve exige nourriture
souple et de digestion aisée. Eclose au mois de juin, elle
LE MINOTAURE TYPHÉE.
‘7
doit trouver sous la dent des vivres tendres lorsque les
chaleurs de l’été cuisent le sol comme brique. La menue
saucisse, à la profondeur d’un empan ou deux, deviendrait
chose racornie, immangeable ; le ver périrait incapable
de mordre sur la dure pièce. Il importe donc que les
victuailles soient descendues en cave, à des profondeurs
où les plus violents coups de soleil n’amènent jamais la
dessiccation.
Les divers bousiers s’adressent tous à des matériaux
récents, doués en plein de leurs vertus sapides et plas-
tiques. A ce goût du souple, le Minotaure fait une étrange
exception : il lui faut du vieux, de l’aride. Dans mes
volières non plus que dans les champs, je ne le vois
jamais cueillir les pilules d’émission récente ; il les veut
boucanées par une longue exposition aux rayons du soleil.
Mais pour convenir au ver, délicat gourmet, le mets
doit se mijoter au moins quatre semaines, se bonifier par
la fermentation dans un milieu saturé d’humidité. A
l’aride pain de foin succède ainsi la brioche ; à la gros-
sière saucisse, l’onctueux cervelas. Comme laboratoire du
manger des fils s’impose donc une officine très profonde
où la sécheresse de l’été jamais ne pénètre, si longtemps
qu’elle se prolonge. Là s’assouplissent, au degré voulu, là
prennent saveur des rogatons qu’aucun autre membre de
la corporation stercoraire ne s’avise d’utiliser, faute d’un
atelier de ramollissement. Le Minotaure en a le mono-
pole, et pour bien s’acquitter de sa mission, il a l’instinct
des sondages énormes. L’aridité des victuailles a fait du
bousier à trident un puisatier hors ligne. Un croûton a
décidé de ses talents.
Autrefois, les Géotrupes, cousins du Minotaure, me
valaient une délicieuse rareté : la longue association à
deux, le vrai ménage travaillant de concert au bien-être
des fils. D’un même zèle, Philémon et Baucis, comme je
les appelais alors, préparaient le gîte et les vivres des
jeunes. Philémon, plus vigoureux, comprimait les con-
IIIe SÉRIE. T. X. -2
i8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
serves sous la poussée de ses brassards cataleptiques ;
Baucis exploitait le monceau de la surface, choisissait le
meilleur et descendait par brassées de quoi continuer
l’énorme saucisson. C’était superbe ; le père faisant fonc-
tion de compresseur et la mère épluchant.
Un nuage jetait de l’ombre sur l’exquis tableau. Mes
sujets occupaient une volière où toute visite exigeait, de
ma part, une fouille, discrète il est vrai mais suffisante
pour effrayer les travailleurs et les immobiliser. Prodigue
de patience et d’épreuves, j’obtenais de la sorte une série
d’instantanées que la logique des choses, délicat cinéma-
tographe, assemblait après en scène vivante. Je désirais
mieux, j’aurais voulu suivre le couple en action continue,
du commencement à la fin de l’ouvrage. Je dus y renon-
cer, tant il me parut impossible d’assister, sans fouilles
perturbatrices, aux mystères du sous-sol.
Aujourd’hui me revient l’ambition de l’impossible. Le
Minotaure s’annonce comme un émule des Géotrupes ;
il paraît même leur être supérieur en qualités familiales.
Je me propose d’en surveiller les actes sous terre, à la
profondeur d’un mètre et davantage, tout à mon aise, sans
distraire en rien l’insecte de ses occupations. Il me fau-
drait ici le regard du Lynx, capable, dit-on, de sonder
l’opaque, et je n’ai que l’ingéniosité pour essayer de voir
clair dans le ténébreux.
La direction du terrier me fait déjà entrevoir que mon
projet n’est pas tout à fait insensé. En ses fouilles de
nidification, s’il ne rencontre pas l’obstacle d’une pierre,
le Minotaure descend toujours suivant la verticale; le fil à
plomb n’est guère plus fidèle aux règles de la pesanteur.
S’il opérait à l’aventure, en des voies désordonnées, l’ex-
cavateur exigerait un sol illimité, hors de proportion avec
les moyens dont je dispose. Son invariable verticale
m’avertit que je n’ai pas à me préoccuper de la masse
sablonneuse, mais uniquement de la profondeur de la
LE MINOTAURE TYPHÉE.
19
couche. Dans ces conditions, l’entreprise ne me semble
pas déraisonnable.
J’ai de fortune un gros tube de verre détourné de la
chimie et mis au service de l’entomologie. La longueur en
est d’un mètre environ, et le calibre de trois centimètres.
Tenu vertical, il suffira au terrier du Minotaure. Je le
ferme d’un bout avec un bouchon ; je le remplis d’un
mélange de sable et de terre argileuse fraîche, mélange
que je tasse par couches avec une baguette de fusil. Cette
colonne sera le terrain livré au travail du fouisseur. Mais
il faut le tenir d’aplomb et le compléter avec divers acces-
soires nécessaires à son bon fonctionnement.
A cet effet, trois bambous sont implantés dans la terre
d’un grand pot à fleurs. Assemblés au sommet, ils forment
un trépied, charpente de soutien pour tout l’édifice. Au
centre de la base triangulaire le tube est dressé. Une ter-
rine dont j’ai percé le fond, reçoit l’embouchure du tube,
débordant un peu. Ainsi, autour de l’orifice du puits, sera
représentée l'aire où l’insecte pourra librement vaquer à
ses affaires, soit pour rejeter les déblais de sa galerie,
soit pour cueillir les vivres environnants. Enfin une cloche
de verre enchâssée dans la terrine, prévient l'évasion et
conserve l’humidité nécessaire.
Le diamètre du tube est environ le double de celui du
terrier naturel. S’il creuse suivant l’axe, l’insecte a donc
au delà du large voulu, et obtiendra un canal revêtu de
partout d’une paroi de sable de quelques millimètres
d’épaisseur. Il est à présumer cependant que le fouisseur,
étranger aux précisions géométriques, et ignorant les con-
ditions qui lui sont faites, ne tiendra pas compte de l’axe,
s’en détournera, soit d’un côté soit de l’autre. En outre, le
moindre surcroît de résistance dans le milieu traversé le
fera dévier un peu tantôt par ici et tantôt par là. Alors,
en divers points, la paroi de verre sera totalement dé-
nudée ; il s’y formera des fenêtres, des jours, sur lesquels
20
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
je compte pour me rendre l’observation possible, mais qui
seront odieux au travailleur, ami de l’obscur.
Pour me réserver ces fenêtres et les épargner à l’in-
secte, j’enveloppe le tube de quelques étuis de carton, qui
peuvent glisser à frottement doux et rentrer l’un dans
l’autre. Avec ce dispositif, aux moments requis et sans
distraire l’insecte de son ouvrage, je peux, tour à tour,
d’un simple coup de pouce, obtenir le jour pour moi,
l’obscurité pour lui. La disposition des étuis mobiles,
s’élevant ou s’abaissant, permet l’examen du tube d’un
bout à l’autre à mesure que les accidents du forage ouvrent
des fenêtres nouvelles.
Vers la fin de mars, j’exhume un couple au moment où
commencent les grandes fouilles de la nidification. Je
Tétablis dans mon appareil. Au cas où des vivres seraient
nécessaires comme réconfort pendant le laborieux forage
du puits, quelques crottins de mouton sont déposés sous
la cloche, à proximité de l’orifice du tube. Peu après leur
installation, les captifs, remis de leur émoi, vaillamment
travaillent. Comme je le prévoyais, la fouille est excen-
trique, ce qui amène dans la paroi sablonneuse quelques
vides où le verre est à nu. Ces lucarnes ne sont pas des
plus nettes; néanmoins, sous une incidence favorable de la
lumière, elles me permettent de suivre les curieuses choses
qui se passent dans le tube.
Je revois à loisir et d’une façon durable ce que l’erté-
nuante visite des terriers naturels m’avait appris par rares
et brèves apparitions. La mère est toujours en avant, à la
place d’honneur, dans la cuvette d’attaque. Seule, de son
chaperon elle laboure ; seule, de la herse de ses bras dentés
elle râtisse, elle fouit, non relayée par son compagnon.
Le père est toujours en arrière, fort occupé lui aussi, mais
d’une autre besogne. Sa fonction est de véhiculer au dehors
les terres abattues et de faire place nette à mesure que la
fouisseuse approfondit la galerie.
Son travail de manœuvre n’est pas petite affaire ; nous
LE MINOTAURE TYPHÉE.
21
pouvons en juger par la taupinée qu'il élève au-dessus du
terrier. C’est un volumineux monceau de bouchons de
terre, de cylindres mesurant la plupart un pouce de lon-
gueur et d’un calibre égal à celui du terrier. Cela se voit
au seul examen des pièces : le déblayeur opère par blocs.
Il ne transporte pas miette à miette les produits de l’ex-
cavation comme le font les fourmis ; il les expulse par
agglomérés énormes.
Il se tient aux talons de la fouisseuse, ramenant par
brassées devers lui les terres remuées. Il les pétrit, il les
amalgame en un tampon. Puis, le trident enfoncé dans le
paquet ainsi qu’une fourche dans la botte de foin que l’on
monte au grenier, les pattes antérieures retenant le fardeau
et l’empêchant de s’émietter, les quatre autres convulsées
sur la paroi, il pousse de toute son énergie. Et cela
s’ébranle, et cela monte, très lentement il est vrai. Le
bloc atteint l’embouchure. Une dernière poussée le culbute
sur la pente.
Ce travail dure près d’un mois, et pendant cette longue
période de grande fatigue, les deux collaborateurs ne
prennent aucune réfection. J’avais servi au début, comme
provision, dix pilules répandues à la surface. Je les
retrouve à la fin intactes et en même nombre. Les insectes
n’y ont absolument pas touché. Pour un labeur bien moins
pénible, il faut aux paysans mes voisins, âpres remueurs
de terre, quatre repas par jour. Ab ! que le Minotaure
leur est supérieur ! Un mois durant et plus, sans nourri-
ture aucune, il accomplit besogne exténuante, toujours
vigoureux, toujours dispos.
Enfin le terrier est prêt. L’heure est venue d’y établir
la famille. J’en suis averti par la sortie du père qui, pour
la première fois, émerge et vient au grand jour. Il explore,
très affairé, l’aire de la terrine. Que cherche-t-il ? Appa-
remment des vivres pour la nitée prochaine. C’est pour
moi le moment d’intervenir.
Afin de rendre l’observation aisée, je fais place nette,
22
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
je déblaie le local de sa taupinée de sable sous laquelle
sont ensevelies les victuailles servies au début et non
employées. Je les remplace par douze pilules nouvelles.
D’autres viendront plus tard, à mesure qu’il en sera besoin.
Le résultat de ces préparatifs ne se fait guère attendre.
Le soir même, me tenant au guet à distance, je surprends
le père qui sort de chez lui. Il va aux pilules, en choisit
une à sa convenance ; à petits coups de boutoir, il la fait
rouler ainsi qu’un tonnelet. Je m’approche doucement
afin de mieux voir la manœuvre. Aussitôt l’insecte, timide
à l’excès, abandonne sa pièce et plonge dans le puits. Il
m’a vu, le méfiant ; il s’est aperçu de quelque chose
d’énorme et de suspect se mouvant à proximité. C’est plus
qu’il n'en faut pour l’inquiéter et lui faire suspendre la
récolte. Il ne reparaîtra que lorsque sera revenue tran-
quillité parfaite.
Me voilà averti : patience et discrétion extrêmes me
sont imposées si je veux assister à la collecte des vivres.
Je me le tiens pour dit ; je suis discret et patient. Les
jours suivants, à des heures diverses, je recommence mes
tentatives, si bien que le succès me dédommage de mes
guets assidus.
Je vois et je revois le Minotaure en tournée de récolte.
C’est toujours le mâle, et le mâle seul, qui sort et vient
aux vivres. La mère au grand jamais ne se montre,
retenue quelle est au fond du terrier par d’autres occupa-
tions. Les apports se font avec parcimonie. Là-bas dessous,
paraît-il, les apprêts culinaires sont de minutieuse len-
teur. Il faut donner le temps à la ménagère d’élaborer
les pièces descendues avant d’en amener d’autres qui
encombreraient l’officine et gêneraient la manipulation.
En dix jours, à partir du i3 avril, date de la première
sortie du mâle, je relève l’emmagasinement de vingt-trois
pilules.
Essayons d’entrevoir dans l’intimité les actes du mé-
nage. Le père sort, choisit une pilule dont la longueur
LE MINOTAURE TYPHÉE.
23
est légèrement supérieure au diamètre du puits. Il l’ache-
mine vers l’embouchure, soit à reculons en l’entraînant
avec les pattes antérieures, soit de façon directe en la
faisant rouler à coups de chaperon. Arrivé au bord de
l’orifice, va-t-il, d’une dernière poussée, précipiter la
pièce dans le gouffre ? Nullement ; il a des projets non
compatibles avec une brutale chute.
Il entre, enlaçant des pattes la pilule qu’il a soin
d’introduire par un bout. Parvenu à une certaine distance
du fond, il lui suffit d’obliquer légèrement la pièce pour
que celle-ci, à raison de l’excès d’ampleur de son grand
axe, trouve appui par ses deux extrémités contre la paroi
du canal. Ainsi s’obtient une sorte de plancher temporaire
apte à recevoir la charge de trois ou quatre pilules. Le
tout est l’atelier où va travailler le père, sans dérange-
ment aucun pour la mère, occupée elle-même en dessous;
c’est le moulin d’où va descendre la semoule destinée
à la confection du gâteau.
Le meunier est bien outillé. Voyez son trident. Sur le
corselet, solide base, se dressent trois épieux, les deux
latéraux longs, le médian court, tous les trois dirigés en
avant. A quoi bon cette machine ? On n’y verrait d’abord
qu’une parure, qu’un atour de la coquetterie masculine,
comme la corporation des bousiers en porte tant d’autres,
de forme très variée. Or c’est ici mieux qu’un ornement ;
aux élégances de la parure, le Minotaure adjoint l’utile.
Les trois pointes inégales décrivent un arc concave
dans lequel peut s’engager la rotondité d’un crottin. Sur
son incomplet et branlant plancher où la station exige
l’emploi des quatre pattes d’arrière appuyées sur la paroi
du canal, comment fera l’insecte pour maintenir fixe sa
glissante olive et la fragmenter ? Voyons-le à l’œuvre.
Se baissant un peu, il implante sa fourche dans la pièce,
dès lors immobilisée, prise quelle est dans la lunule de
l’outil. A la faveur de cette espèce d’étau, les pattes
antérieures sont libres ; de leurs brassards à dentelures,
24
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
elles peuvent scier le morceau, le dilacérer, le réduire
en parcelles, qui tombent à mesure par les vides du
plancher, et arrivent là-bas à la mère.
Ce qui descend de chez le meunier, n’est certes pas
une farine passée au blutoir, mais bien une grossière
semoule, mélange de débris poudreux et de morceaux à
peine concassés. Si incomplète quelle soit, cette tritura-
tion préalable sera d’un grand secours pour la mère, en
méticuleux travail de panification ; elle abrégera l’ou-
vrage, elle permettra la rapide séparation du médiocre
et de l’excellent. Lorsque, à l’étage d’en haut, tout est
trituré, même le plancher, le meunier cornu remonte à
l’air libre, fait nouvelle récolte et recommence, tout à
loisir, sa besogne d’émiettement.
La boulangère, de son côté, n’est pas inactive en son
officine. Elle cueille les lopins pleuvant autour d’elle, les
subdivise davantage, les affine, en fait triage, ceci plus
tendre pour la mie centrale, cela plus coriace pour la
croûte de la miche. Virant d’ici, virant de là, elle tapote
la matière avec les battoirs de ses bras aplatis ; elle
dispose par couches, comprimées après à l’aide d’un
piétinement sur place, pareil à celui du vigneron foulant sa
vendange. Rendue ferme et compacte, la masse deviendra
de meilleure conservation. En dix jours environ de soins
combinés, le ménage obtient enfin le long pain cylin-
drique. Le père a fourni la mouture, la mère a pétri.
Le 24 avril, tout étant bien en ordre, le mâle sort du
tube de l’appareil. Il erre sous la cloche, insoucieux de
ma présence, lui si craintif d’abord et plongeant dans le
puits dès qu’il m’apercevait. Le manger lui est indifférent.
Quelques pilules restent à la surface. A tout instant il les
rencontre ; il passe outre, dédaigneux. Il n’a qu’un désir,
s’en aller au plus vite. Cela se voit à ses inquiètes marches
et contremarches, à ses continuels essais d’escalade contre
la muraille de verre. Il culbute, se remet sur pieds,
indéfiniment recommence, oublieux du terrier, où jamais
LE MINOTAURE TYPHÉE.
25
plus il ne rentrera. Je laisse le désespéré s’exténuer
vingt-quatre heures en vaines tentatives d’évasion.
Venons à son aide maintenant, donnons-lui la liberté.
Mais non : ce serait le perdre de vue et ignorer le but de
son agitation. J’ai une volière très vaste et inoccupée.
J’y loge le Minotaure ; il y trouvera ampleur d’espace
pour l’essor ; de plus, victuailles choisies et rayon de
soleil, s’il a besoin d’un cordial après tant de fatigues. Le
lendemain, malgré tout ce bien-être, je le trouve affalé
sur l’échine et les pattes raidies. Il est mort.
Le vaillant, une fois ses devoirs de père de famille
bien remplis, se sentait défaillir, et telle était la cause
de son agitation. Il voulait aller mourir à l’écart, bien
loin, pour ne pas souiller la demeure d’un cadavre et
troubler la veuve dans la suite des affaires. J’admire
cette stoïque résignation de la bête.
Si c’était là un fait isolé, fortuit, conséquence peut-
être d’une installation défectueuse, il n’y aurait pas lieu
d’insister sur le trépassé de mon appareil ; mais voici qui
aggrave la chose. Dans la campagne, aux approches de
mai, il m’arrive fréquemment de rencontrer des Mino-
taures desséchés au soleil ; et ces défunts sont des mâles,
toujours des mâles, à de bien rares exceptions près.
Une autre donnée, très significative, m’est fournie par
une volière où j’ai essayé d’élever l’insecte à bien des
reprises. La couche de terre, d’une paire d’empans d’épais-
seur, n’est pas assez profonde, et les internés ont refusé
d’y nidifier. Les autres travaux, d’usage courant, s’y
accomplissaient suivant les règles. Or voici qu’à partir de
la fin d’avril, les mâles remontent à la surface, mainte-
nant l’un, plus tard tel et tel autre. Une paire de jours,
ils errent sur le treillis, désireux de s’enfuir. Enfin ils
tombent, se couchent sur le dos et doucement se laissent
mourir. Ils sont tués par l’âge, inexorable épidémie.
Dans la première semaine de juin, je fouille de fond en
comble le sol de la volière. Des quinze mâles que j’avais
2Ô
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
au début, il ne m’en reste plus un. Tous ont péri ; seules,
les femelles persistent. La dure loi est donc formelle :
après avoir collaboré de ses râteaux et de sa hotte au long
forage du puits, après avoir trituré la semoule de la pre-
mière galette, le laborieux encorné doit trépasser au loin,
hors du logis.
Avant d’abandonner le défunt, récapitulons ses mérites.
Lorsque s’approche la fin de l’hiver, il fait choix d’une
compagne, s’enterre avec elle et désormais lui reste fidèle.
Malgré ses fréquentes sorties et les rencontres qui peuvent
en résulter, il tient pour indissolubles les liens matrimo-
niaux. D’un zèle que rien ne lasse, il vient en aide à la
fouisseuse, éminemment casanière. Un mois durant et
plus, il charge les déblais sur sa hotte fourchue ; il les
refoule au dehors, toujours patient, non découragé par
la rude escalade, si fréquemment recommencée. Il laisse
à la mère le travail modéré des fouilles ; il garde pour
lui le plus pénible, l’exténuant charroi dans une étroite
galerie très longue et verticale.
Puis le manœuvre terrassier se fait récolteur de vic-
tuailles ; il va aux provisions, il cueille de quoi nourrir
la famille. Pour faciliter l’ouvrage de sa compagne, qui
choisit, stratifie et comprime les conserves, il change
encore de métier et devient triturateur. A quelque dis-
tance du fond, sur une estrade temporaire, il concasse, il
émiette les pilules qu’a durcies le soleil ; il en fait farine
qui pleut à mesure dans la boulangerie maternelle. Fina-
lement, épuisé d’efforts, il quitte le logis et va mourir à
l’écart, en plein air. Vaillamment il a rempli ses devoirs
de père de famille ; il s’est dépensé sans réserve pour le
bien-être des siens.
Si de telles choses se passaient, non dans le monde des
bousiers, mais dans le nôtre, nous dirions que c’est de la
morale, et de la belle morale. L’expression serait dépla-
cée. La bête n’a pas de morale. L’homme seul la connaît,
l’améliorant à mesure que le renseignent les lentes éclair-
LE MINOTAURE TYPHÉE.
27
cies de la conscience, ce délicat miroir où se concentre
ce qu’il y a de mieux en nous.
Oui, au milieu de l’indifférence générale du père pour
ses fils, le Minotaure est, à l’égard des siens, d’un zèle
bien étonnant. Oublieux de lui-même, non séduit par les
ivresses du printemps, alors qu’il ferait si bon voir le
pays, banqueter avec ses confrères et lutiner les voisines,
opiniâtrement il travaille sous terre, il s’exténue pour
laisser un avoir à sa famille. Enfin épuisé, il quitte la
fabrique de conserves, il s’en va mourir à l’écart en laissant
la mère continuer seule les affaires de la maison. Lorsqu’il
raidit pour la dernière fois ses pattes, celui-là peut se
dire : j’ai fait mon devoir.
Or, d’où sont venues à ce laborieux telle abnégation et
telle ferveur pour le bien-être des fils ? On nous dit qu’il
les a acquises par un lent progrès du médiocre au meil-
leur, du meilleur à l’excellent. Des circonstances fortuites,
aujourd’hui contraires, demain favorables, ont été ses
maîtres. Il a appris par expérience ; il évolue, progresse,
s’améliore.
Dans son étroite cervelle de bousier, les leçons du passé
laissent empreintes durables qui, mûries par le temps,
germent en actes mieux combinés. Le besoin est le suprême
inspirateur des instincts. Aiguillonné par la nécessité et
tiraillé en sens divers dans le conflit perpétuel des choses,
l’animal est lui-même son ouvrier ; par ses propres éner-
gies d’évolution, il s’est fait tel qu’il nous est connu. Ses
mœurs, ses aptitudes, ses industries, sont les intégrales
d’infiniment petits acquis sur la route de l’insondable
durée.
Ainsi dit la théorie. Les faits interviennent alors et
soumettent la difficulté suivante. Le gâteau que vient de
boulanger la collaboration du couple est la ration d’un
ver, absolument d’un seul. Il en faut au moins deux pour
que la race se perpétue l’an prochain. A coup sûr, il doit
même y en avoir davantage, car sont à prévoir des acci-
28
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dents causes de mortalité. Il importe qu’il y en ait le plus
possible afin que la race devienne nombreuse et gagne en
prospérité.
Or, qu’arrive-t-il? Il arrive qu’une fois le premier gâteau
préparé, le père quitte le terrier. Le mitron abandonne
la boulangère et va trépasser au loin. La ponte n’étant
pas terminée, la survivante doit désormais continuer l’ou-
vrage, sans aide. Le profond terrier, si dispendieux de
temps et de fatigue, est prêt, il est vrai ; est prête aussi
la ration du premier-né de la famille ; mais il reste à
pourvoir les suivants, qu’il serait avantageux d’élever en
aussi grand nombre que possible. L’établissement de
chacun nécessite que la mère, sédentaire jusque-là, sorte
fréquemment du logis. La casanière se fait quêteuse de
vivres ; elle va cueillir les pilules dans le voisinage, les
roule vers le puits, les emmagasine, les triture, les pétrit,
les empile en cylindres.
Et c’est en ce moment de fébrile activité que le père
abandonne sa compagne ! Il donnera pour excuse l’âge,
la décrépitude. Ce n’est pas le vouloir qui lui manque,
c’est la force. Ses jours sont comptés. Se sentant défaillir,
il se retire à regret.
On pourrait lui répondre : puisque d’un petit progrès
à l’autre, à travers les siècles, l'évolution t’a fait inven-
ter d’abord le ménage, incomparable trouvaille, puis la
crypte profonde, favorable au bon état des conserves
pendant les chaleurs de l’été, la trituration, qui assouplit
et dompte l’aride, la mise en saucisse où la matière fer-
mente et se bonifie, cette même évolution, qu’on dit capable
de tant de merveilles, ne pouvait-elle t’enseigner aussi à
prolonger ta vigueur de quelques semaines ? A l’aide d’une
sélection sévère des mieux constitués, l’alfaire paraît toute
simple.
Elle qui t’a instruit, dit-on, dans ton art difficile, t’a
laissé cependant ignorer un détail très important et d’exé-
cution aisée. Pourquoi ? Apparemment parce qu’elle ne
LE MINOTAURE TYPHÉE.
29
t’a rien appris du tout, ni ménage, ni collaboration à
deux, ni terrier, ni boulangerie. Ton évolution est per-
manence. Tu t’agites dans un cercle de rayon inextensible.
Tu es et tu resteras ce que tu étais quand fut emmagasinée
la première pilule.
Cela n’explique rien. D’accord. Nous touchons à la falaise
de l’inconnaissable. Sur cette falaise devrait se graver ce
que le Dante met sur la porte de son Enfer : lasciate ogni
speranza ! Oui, nous tous qui, dressés sur un atome, nous
figurons monter à l’assaut de l’univers, laissons ici l’espé-
rance. Le sanctuaire des origines ne s’ouvrira pas.
J. -H. Fabre.
LA FORÊT
GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE
De même que l’économie générale d’un peuple est fata-
lement liée à l’histoire de ce peuple, ainsi l’économie spé-
ciale d’un des éléments importants de son bien-être et de
sa richesse est non moins nécessairement liée à l’histoire
de cet élément. En exposant naguère, ici-même, Y Utilité
économique et physique des Forêts (1), nous avons laissé
de côté leur histoire dans le pays de France ; c’est cette
histoire qu’il s’agit aujourd’hui d’esquisser.
Notre guide, dans l’article précité, avait été le tome Ier
d’un important ouvrage dû à un auteur à la fois praticien,
savant et érudit (2). Il le sera encore. Point exclusivement
toutefois ; de temps à autre il nous arrivera de recourir
à d’autres sources, sans d’autre part nous astreindre à
suivre l’ordre adopté par l’auteur ; et comme c’est le droit,
en même temps l’honneur, de quiconque tient une plume,
de conserver la liberté de ses appréciations, les nôtres
s’écarteront parfois de celles de l’éminent écrivain. Dans
une étude de ce genre, comme le côté technique est
fréquemment mêlé à l’histoire générale, les points de vue
peuvent différer d’auteur à auteur dans les détails de
cet ordre.
(1) Rev. Quest. scient., juillet 1905.
(2) Economie forestière, par G. Huffel, inspecteur des Eaux et Forêts,
professeur à l’École forestière de Nancy. 5 vol. gr. in-8°. — Paris, Faveur.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 3l
D’ailleurs, bien d’autres questions seraient encore à
traiter et pourraient faire l’objet de nouvelles études avant
que soit épuisé le vaste sujet abordé par l’auteur avec
une si haute compétence. Le mouvement commercial des
bois, la statistique forestière, la dendrométrie ou art
d’apprécier exactement le volume des bois suivant les
diverses destinations auxquelles ils sont propres ; l’examen
analytique de la formation du produit de la forêt ; l’esti-
mation des bois en fonds et superficie, l’aménagement :
autant de questions qui prêteraient à d’intéressants déve-
loppements.
Pour aujourd’hui, nous nous bornerons aux points sui-
vants :
Description comparative des forêts actuelles avec les
immenses surfaces de jadis dont elles sont les débris.
Exposé des vicissitudes qu’a traversées le sol boisé, en
France, à toutes les époques.
Aperçus historiques de la gestion générale des forêts
pendant le moyen âge et jusqu’à Henri IV, sous l’Ancien
Régime, et de la Révolution jusqu’à la fin du second
Empire.
Enfin quelques données sur le cas particulier des forêts
communales et des forêts privées.
I
LES DÉBRIS DES ANTIQUES FORÊTS GAULOISES
»
On peut admettre qu’à l’époque où Jules César pénétra
dans les Gaules, la moitié au moins de cette vaste contrée
était couverte par la végétation forestière, les parties
défrichées et sédentairement habitées étant d’ailleurs fort
irrégulièrement réparties, et se rencontrant principale-
ment dans les vallées des grands cours d’eau.
Au delà, l'immense forêt Hercynienne (Sait us hyrceni-
32
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
eus), dont les forêts de la région appelée Forêt-Noire ne
sont que de faibles lambeaux ( 1 ), n 'était séparée que par le
Rhin du massif qui couvrait les Ardennes et faisait corps
avec celui des Vosges dont nous parlerons tout à l’heure.
Les forêts actuelles de Mormal ( 1 o ooo hectares) et de
Saint-Amand (5ooo hectares) , de Crécy et autres en
Picardie ; la belle forêt de Soignes près de Bruxelles, et
cette autre, à l'Etat français, de Signy l’Abbaye à sept
ou huit lieues à l’ouest de Mézières (32oo hectares), sont
les restes d’une vaste masse boisée à laquelle on donnait,
aux temps mérovingiens, le nom de Carbonaria Sylva.
L’espèce de presqu’île formée par la Seine et la Marne
entre le plateau de Langres et Paris, était couverte et
débordée par une voûte feuillée qui comprenait les forêts
de Perth et de Ders près de Vitry et de Vassy ; la Sylva
major dans la plaine de Châlons (Champs catalauniques),
où Attila fut vaincu par Aétius ; le Sallus Rigelius (pays de
Reims) ; VOtta Usta Sylva couvrant toute la Champagne
méridionale.
Leurs derniers débris sont aujourd’hui représentés par
les montagnes de Reims et les forêts de Sénart en Seine-et-
Oise (25oo hectares, à l’Etat), d’ARMAiNViLLiERS en Seine-
et-Marne (8000 hectares, à divers), de Fontainebleau (2)
(1) D’après Jules César, le Sallus Hercynius , « l’Ardenne de l’Alle-
magne », dit Alfred Maury, s'étendait des limites des Helvètes, des Némètes
et des Rauraques (ce qui correspond assez bien aux sources et hauts bassins
du Rhône et du Rhin) jusqu’à la Dacie, c'est-à-dire jusqu’aux côtes occi-
dentales de la mer Noire (Cf. J. César : De bello qallico , lib. VI, cap. XXV ;
et Alfred Maury : Les Forêts de la Gaule et de l'ancienne France.
(2) Nous avons dit naguère (Rev. Quest. scient., juillet 1903) que la
forêt de Fontainebleau remontait seulement au Xe siècle, commencée par
les soins du roi de France Robert Ier. La contradiction n’est qu’apparente.
Avant l’occupation romaine, le pays de Fontainebleau faisait partie des
Marches boisées qui séparaient les Sénones des Carnutes et qui consti-
tuaient pour les Gaulois un bien commun. Par la suite, ces Marches subirent
les vicissitudes diverses nées de la domination romaine, des invasions du
Ve siècle et des dynasties mérovingienne et carolingienne. Lors de l’établis-
sement de la féodalité, l’ancienne Marche indivise fut partagée en divers fiefs
ressortissant soit à la mouvance de Moret, soit à celle de Melun. Le roi
Robert acheta le comté de Melun ainsi que les fiefs de plusieurs seigneurs
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 33
(16 900 hectares (1), à l’État) et cI’Othe (État, communes
et divers), entre Joigny et Troyes.
D’autre part, le groupe montagneux des Vosges que
revêt aujourd’hui une sapinière de 80 kilomètres de long
sur 8 à i5 de large, et « d’une contenance de 80000
hectares presque d’un seul tenant « (2), faisait corps au
nord et à l’ouest avec la Carbonaria, tandis qu’elle con-
finait au sud avec les croupes et plateaux boisés de la
chaîne du Jura formant le vaste Saltus Sequanus, où
l’on trouve encore aujourd’hui les beaux massifs résineux
de La Joux, dans le département du Jura, aux confins du
Doubs, et de Levier dans le Doubs, couvrant chacun une
surface de 2600 à 2700 hectares, mais remarquables sur-
tout par la beauté de la végétation, la régularité des peu-
plements et les magnifiques dimensions des arbres (3).
Contraste remarquable avec les peuplements forestiers
des Ardennes, réduits à de maigres taillis simples sur de
froids et marécageux plateaux de l’ère primaire (4).
des environs, notamment dans les bois dits de Bierce où il aimait à chasser,
et constitua ainsi peu à peu le domaine royal qui devint la forêt de Fontaine-
bleau (Cf. 1 .'Histoire de la forêt de Fontainebleau , par Paul Domet,
sous-inspecteur des forêts, chap. 1er. Paris, Hachette, 1873).
(1) 17 101 hectares, d’après l 'Histoire précitée. Mais, dans cette conte-
nance étaient compris les chemins publics, dont le nombre s’est sensible-
ment accru depuis lors. D’autre part, sont en dehors de ce chiffre les che-
mins de fer, l’aqueduc de la Vanne, les maisons forestières avec le terrain
affecté à chacune d’elles et enfin le cimetière de la ville (Hist. for. de Fon-
tainebleau, p. 39).
(2) Huffel, loc. cit., p. 349.
(3) Dans le Bulletin de Sylviculture (Revue des recueils périodiques) de
ce recueil, livraison de janvier 1903, nous avons signalé les dimensions
surprenantes d’un sapin récemment abattu dans la forêt de Levier et que,
vu sa supériorité sur ses voisins, on avait surnommé Le Président.
M. Huffel donne les dimensions exactement mesurées d’un autre sapin non
moins remarquable, situé dans la forêt de La Joux et encore sur pied. La
hauteur totale en est de 49 mètres, dont 28 de fût propre au bois d’œuvre ;
son diamètre à hauteur d’homme est de lm,52, et, pris au milieu de la lon-
gueur du fût (24™, 30), de lm.10. M. Huffel lui attribue un volume de 30 mètres
cubes dont 45 en bois d'œuvre ; il ajoute : « Cet arbre était encore vigou-
reux il y a quelques années. Il est entouré de plusieurs autres qui l’égalent
presque en dimensions. » (Loc. cit., p. 553).
(4) Huffel, loc. cit., p. 544.
IIIe SÉRIE. T. X. 5
34
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les bois et forêts qui font le charme des plaines des
environs de Paris : Chantilly, donné à l’Etat sous le
vocable de l’Institut par Mgr le duc d’Aumale et formant
avec les forêts domaniales d’ERMENONViLLE et d’HALATTE
une couronne verdoyante de 10000 hectares autour de
Senlis (1) ; Saint-Germain, Marly, Meudon, les bois de
Boulogne et de Vincennes; celui de Chaillot, du cel-
tique Chall qui signifie renversement et dont proviendrait
le terme de chablis pour désigner les arbres renversés
ou brisés par le vent (2) ; Retz, avec ses i3 000 hectares
environnant Villers-Cotterets, et sa voisine étendant entre
celle-ci et la ville de Compïègne ses i5ooo hectares
que renforcent de près de 5ooo autres hectares Laigne
et Ourscamp ; Saint-Gobain et Coucy comprenant en-
semble 7000 hectares sans compter les bois particuliers
faisant corps avec elles ; les uns et les autres, débris des
anciennes sylvæ gallo-romaines Vernensis et Selvensis ;
toutes ces vastes étendues ne sont plus que des tronçons
de l’immense Cotia sylva ou Forêt Cuise qui, aux temps
gallo-romains, couvrait la contrée tout entière et con-
finait, au nord-est, à la Carbonaria. C’est dans cette masse
ininterrompue que les légions romaines purent cheminer
plusieurs semaines sans trouver la lisière.
Entre la Seine et la Loire moyenne, dans les bassins
de ces deux fleuves et de leurs affluents, nommons encore
les forêts de Lyons aux hêtres séculaires, d’EAWY, de
Roumare, de Brotonne, de Conches et de Breteuil
formant un ensemble de i5 000 hectares ; celles de
Senonches, de Dreux, de Rambouillet, d’ANDAiNE,
d’ÉcouvES et surtout de Bellême dans le Perche (débris
de la Sylva perticà), l’une des plus belles de la France
actuelle, encore que d’une étendue relativement médiocre
(1) Senlis, en latin Sylvanectum (Alfred Maurv, Les Forêts de la Gaule).
(2) A. Ysabeau, dans les Annales forestièües, 1854 : Les Forêts du
Globe.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 35
(2240 hect.), mais remarquable par la riche végétation
de ses peuplements de chêne rouvre et de hêtre. Il
convient de mentionner également la forêt de Blois, à
3 kilomètres du château de ce nom, mais qui s’étendait
au xvie siècle encore jusqu’à ses portes : avec celles de
Bercé, de Bussy et de Loches, elle représente le paradis
du chêne qui y croît avec une vigueur extraordinaire, et
y forme les plus belles futaies qu’on puisse voir.
La forêt d’ORLÉANS est surtout remarquable par son
étendue qui n’est pas inférieure à 40 000 hectares, dont
plus des trois quarts à l’Etat. Aux ve et vie siècles, où
d’importants défrichements avaient déjà livré à la culture
bon nombre des massifs forestiers d’antan, la forêt qui
entourait Genabum (1) ne comptait pas moins encore de
140 5oo hectares (2), formant, il est vrai, une seule masse
avec la primitive forêt de Fontainebleau. Telle quelle est
aujourd’hui, la forêt d’Orléans, dans laquelle les résineux
(pin sylvestre) ne comptent que pour les trois dixièmes du
peuplement, est, dit M. Hufifel, « le plus grand massif
feuillu existant en France ». Elle forme, avec la forêt de
Montargis, ce qui nous reste de l’immense Sylva Leodica
gallo-romaine.
Tout cet ensemble représente une surface boisée de
1 85 000 kilomètres carrés.
Dans la région comprenant la Normandie occidentale,
la Bretagne, l’Anjou, le Poitou, la Saintonge, la Marche
et le Limousin, on compte ensemble 8180 kilomètres
carrés de forêts appartenant pour 7670 à des particuliers,
(1) Nom romain de la ville d’Orléans, d’après la plupart des auteurs et
notamment Alfred Maury : Les Forêts de la Gaule et de l'ancienne
France. — L’auteur d’un ouvrage sur Les Hautes Montagnes du Doubs
depuis les temps celtiques (Paris, Bray, 1868), M. l'abbé Narbey, attribue,
toutefois, l’appellation de Genabum à la ville actuelle de Gien. Malte Brun
pense que Genabum est plutôt un village près de Gien, aujourd’hui appelé
ie Vieux-Gien.
(2) Cf. L'Histoire de la forêt d'Orléans , par Paul Domet, ancien con-
servateur des forêts. Orléans, Herbuison, 1892.
36
REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qui les traitent, pour la majeure partie, en taillis simples
de pauvre végétation et de maigres revenus. Les forêts
domaniales sont mieux traitées : celle de Gavre, au nord
de Nantes, comprend 4300 hectares de chênes et de hêtres
traités en futaie pleine ; celle de Rennes, de 2960 hec-
tares, est peuplée pour un tiers de pin sylvestre, pour le
surplus de chêne et autres feuillus. Les forêts de la Bre-
tagne, et sans doute aussi une notable partie de ses vastes
landes, dépendaient, à l'origine, de la vaste forêt de Bré-
chéliant souvent citée dans les romans de la Table ronde,
et connue sous les diverses formes Brocélicin, Brechelant
ou Bavent on. Citons encore, non plus en Bretagne, mais
près de Niort (1), la forêt de Chisé,48oo hectares de chêne
et de hêtre traités en taillis composé (2). Antérieurement,
aux viie et vie siècles selon les uns (3), au xie selon
d’autres (4), on voyait encore, s’étendant à de grandes
distances autour du Mont Saint-Michel et couvrant le
terrain occupé aujourd’hui par la baie de ce nom, la forêt
de Scissy, Battus Sessiacum, disparue sous les eaux par
suite d’un affaissement du sol ; il en est de même d’une large
bande du littoral nord de l’Armorique et des côtes occiden-
tales et septentrionales de la Normandie englobant les îles
Chausey, Minquiers et Jersey. Des vestiges d’habitations
et surtout de végétation ligneuse ont été retrouvés en mer
sur tous les points de cet ancien littoral ; le Pavillon
forestier du Trocadéro, à l’Exposition universelle de 1878
à Paris, montrait de nombreux échantillons de bois fos-
siles de diverses essences, bouleau, aune, saule, chêne,
coudrier, etc., trouvées dans des fouilles de la plaine de
Dol sauvée de l’envahissement des eaux par une vaste
(1) Alfred Maury, loc. cil., p. 249.
(2) Huffel, loc. cit., p. 582.
(5) L’abbé Hamard, Le Gisement préhistorique du mont Dol. Paris,
R. Haton, F. Savy, 1877.
(4) Alfred Maury, loc. cit., p. 254.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 'h']
digue allant de Cancale au voisinage du Mont Saint-
Michel.
Toute cette moitié septentrionale de la France actuelle,
les départements de l’est exceptés, ne contient guère que
g à 10 p. c., en moyenne, de son étendue à l’état de
forêts ou terrains boisés, soit 6 à 7 p. c. dans la région
nord-est, 7 à 8 p. c. au nord-ouest, 10 à 16 p. c. dans les
bassins moyens de la Seine et de la Loire.
La région de l’est, qui comprend le bassin de la haute
Moselle avec la Franche-Comté, la Bourgogne et le Niver-
nais, est beaucoup mieux partagée, contenant 190 000
kilomètres carrés de forêts de toutes essences, soit 28 p. c.
de son étendue totale (1). On peut y ajouter le Bourbon-
nais avec ses 20 000 hectares de chênes et hêtres, où
domine le quercus robur.
Aux temps où Jules César fit la conquête des Gaules,
toute cette moitié septentrionale de ce qui est aujourd’hui
la France avec la Belgique et la rive gauche du Rhin,
était, sauf les vallées des principaux fleuves et rivières
comme celles de Liger (Loire), de Sequana (Seine), d’Arar
ou Sagona (Saône), d ’lsarn (Oise), de Sccmara (Somme),
etc., à peu près exclusivement envahie par la forêt où
vivaient des populations nomades et barbares, n’ayant
d’autres moyens d’existence que la chasse, la pêche et le
bétail ; quand elles avaient épuisé le fourrage d’un canton
où, sous l’abri des arbres, se dressaient leurs huttes, elles
décampaient pour aller s’installer ailleurs. Dans ces vastes
étendues « de bois sombres, impénétrables, couvrant monts
et vallées, les hauts plateaux comme les fonds maréca-
geux », le Celte errant trouvait sa subsistance (2).
(1) Alfred Maury, loc. cit pp. 345-544.
(2) Cf. Alfred Maury, Les Forêts de la Gaule et de l'ancienne France,
édition de 1867, p. 45; et Montalembert, Les Moines d'Occident, t. 11,
p. 388 de l’édition in-12, 1868. Paris, Lecoffre, éditeur.
38
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La moitié méridionale de la Gaule était un peu plus
dégagée. Depuis plusieurs siècles les Phocéens exploi-
taient les bois et cultivaient le sol de la Provence (1), et
l’Aquitaine était en partie défrichée. Une civilisation rela-
tivement développée y régnait. César s’étonnait que la
nouvelle d’un événement accompli à Genabum (Orléans ou
Gien) au lever du soleil, fut transmise avant son coucher
chez les Arvernes à une distance d’environ cinquante-cinq
lieues (cent soixante mille pas) (2); c’était au moyen de
signaux, de feux, parfois de simples cris proférés de dis-
tance en distance, que se transmettaient ainsi les nou-
velles importantes. — Les Bituriges (habitants du Berry)
fabriquaient du fer après en avoir extrait le minerai.
En Morvan les Éduens, en Dauphiné et en Savoie les
Allobroges cultivaient le blé, les Lémovices (3) et les
Ccirduques (4) le lin.
Ce n’est pas que la forêt ne fut encore et de beaucoup
prédominante, entrecoupée de clairières et de marécages
comme dans la partie septentrionale : continentes sylvas
ac paludes. Ce qu’il en reste aujourd’hui est comparative-
ment bien peu de chose. Ainsi, dans les dix départements
environ composant la région granitique appelée par Elie
de Beaumont Plateau central, on ne compte guère que les
neuf centièmes de cette étendue qui soient à l’état, de
forêts, tandis qu’il existe des friches ou landes incultes
que M. Huffel évalue à un million d’hectares, dont 3oo 000
s’étendraient dans les seuls départements de la Corrèze et
de la Creuse. Sur d’autres points, quelques travaux de
boisement ont donné d’excellents résultats ; et l’Auvergne
proprement dite, qui en a eu l’initiative vers 1845 par les
soins d’un Inspecteur des forêts à Clermont-Ferrand,
(1) Cf. de Kibbes, La Provence au point de vue des bois et des inon-
dations, p. 23. Paris, Guillaumin, 1857.
(2) Quod spatium est millium (passuum) circiter CLX. J. César,
De bello gallico , lib. VII, cap. ô, in fine.
(3) Limoges.
(4) Cahors.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE BT FRANÇAISE. 3ç
M. Leclerc, compte aujourd’hui 5ooo hectares ainsi
repeuplés, la plus grande partie appartenant à des com-
munes.
A l’est et au sud-est du Plateau ou Massif central se
dressent, séparés de lui par la vallée du Rhône, les pre-
miers versants et les hauts sommets de la partie française
du massif des Alpes : Alpes de Savoie, du Dauphiné,
Maritimes, Provençales, Vercors, Préalpes ; auxquelles
on peut joindre le petit groupe granitique et porphyrique
formant comme un îlot entre les versants triasiques des
Alpes provençales au nord-ouest et la mer au sud-est, et
connu sous le nom de Montagnes des Maures et de
l’Esterel, dans le département du Var.
Là s’étendent 1 10 à 112 000 hectares de forêts, dont
82 000 aux particuliers, peuplées de chêne-liège, châ-
taignier, pin d’Alep, pin maritime, et, au pied des versants,
pin parasol, le tout dominant un sous-bois d’arbrisseaux et
morts-bois variés que dessèchent les ardeurs de l’été ; d’où
les incendies fréquents qui désolent ces parages (1). C’est
là, comme il vient d’être dit, un massif isolé qui ne se rat-
tache qu’indirectement à celui des Alpes. Ce dernier se
développe à l’est, par les Alpes maritimes, au nord par le
Dauphiné et la Savoie, à l’ouest par les monts de Vau-
cluse, les Préalpes comprenant le Léberon [Alt. 1 125m.).
Sur le flanc méridional de cette montagne, entre 100 et
700 mètres seulement, s’étend la forêt domaniale du même
nom, toute de chêne vert et de pin d’Alep ; les forêts de
Mérindal et de La Bastide-des-Jordans occupent en
Vaucluse des sols rocailleux et desséchés, si fréquents en
Provence. Un peu plus au nord, à 35 kilomètres environ
à l’est d’Orange, se rencontre la très curieuse forêt de
Bédoin. Couvrant le versant méridional du mont Ventoux
(1) Cf. Ch. de Ribbes, Des Incendies de forêts dans la région des
Maures et de l'Esterel, ouvrage publié par la Société forestière des Maures ;
C. Broilliard, Conservateur des forêts en retraite, Questions féminines
dans la Revue des Eaux et Forets, 1901-1902.
40
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
depuis la faible altitude de 100 mètres jusqu’à celle de
1 900 et plus, elle voit, sur une étendue de près de 6000 hec-
tares, se succéder les flores de tous nos climats : de 100 à
700 mètres règne exclusivement le chêne vert ( Quercus
ilex ) ; de 700 à 800, il croît en mélange avec le chêne
blanc ( Q . robur), qui se montre seul jusqu’à 1000 mètres
où commence à intervenir le hêtre, mêlé, un peu plus
haut, de quelques rares sapins. A partir de 1 5oo mètres,
le pin à crochets (P. uncinata ) règne à l’état pur. Sous les
chênes vert et blanc se récolte en grande abondance la
truffe dite du Périgord ( Tuber melanosporum ) dont la
récolte annuelle rapportait à la commune de Bédoin
23 000 fr. en 1882, produit qui s’était élevé à 55 000 fr.
en 1892 (1).
Au Vaucluse confinent les départements de la Drôme et
des Hautes Alpes, confinant eux-mêmes à celui de l’Isère,
autrement dit l’ancienne province du Dauphiné, laquelle,
contiguë d’autre part à celle de la Savoie, forme un en-
semble comprenant la majeure partie du massif français
des Alpes.
L’état de boisement, en Dauphiné, présente deux
nuances bien tranchées. La partie septentrionale de la
province comprend les bassins de l’Isère et de la Drôme,
au sol riche et aux forêts verdoyantes et bien fournies,
telles que celles de la Grande Chartreuse (6600 hectares),
peuplée de sapin, d’épicéa et de hêtre sur rochers cal-
caires à des altitudes s’élevant jusqu’à 1860 m. et non loin
de Grenoble ; de Lente et du Vercors, dans la Drôme,
ayant, à elles deux, une contenance à peu près égale. Une
petite portion du département des Hautes Alpes, à son
extrémité septentrionale et par le bassin du Drac affluent
de l’Isère, se rattache à la première nuance.
Le surplus de ce département, compris dans le bassin
de la Durance, offre un aspect déjà bien différent. Ce 11e
(1) Cf. ÉCONOMIE FORESTIÈRE, t. I, pp. 388-590.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 41
sont pas encore les Alpes sèches dont nous parlerons tout
à l’heure, mais ce ne sont déjà plus les Alpes vertes du
nord. On y rencontre bien encore, sur les versants exposés
au nord ou à l’est, dans des districts peu accessibles ou
appartenant à des propriétaires aisés, de beaux spécimens
de la végétation forestière, véritables oasis qui « donnent
une idée de ce qu’étaient et pourraient redevenir les sapi-
nières de cette région (1) ». Le reste est plus ou moins
maltraité par le pâturage abusif et les défrichements
inconsidérés.
Nommons, en passant, la forêt domaniale de Durbon,
aux confins est de la Drôme, dont nous avons parlé dans
un travail précédent (2), la belle forêt de Boscodon, éga-
lement à l’Etat, sur la rive gauche de la Durance, en face
d’Embrun ; les superbes massifs de mélèze du Queyras et
du Briançonnais, notamment ceux de la forêt communale
de Puy- Saint- Pierre, à 58o mètres au-dessus de la ville
de Briançon, elle-même à 1 32 1 mètres d’altitude (3), futaie
pleine aménagée à une révolution de 200 ans ; enfin, sur
les versants français du Mont Genèvre, la forêt commu-
nale du même nom, entourant les sources de la Durance
autour du col fameux par où Annibal dans l’antiquité,
Charles VIII aux débuts de la Renaissance, Napoléon au
commencement du xixe siècle, franchirent les Alpes avec
leurs armées. L’altitude du col est de 1974 mètres, celle du
sommet de la montagne n’est pas inférieure à 368o mètres :
les derniers représentants de la végétation forestière sont
quelques pins cembros épars à 25oo mètres ; un peu plus
bas, au regard du midi, les pins sylvestre et oncinié, à
l’aspect du nord et de l’est, les mélèzes, forment massifs,
sur 55o hectares environ.
Tel est, sommairement indiqué, l’état des forêts du
(1) Huffel, loc. cit., p. 392.
(2) Les Arbres et les Bois; esthétique forestière, dans la Rev. des
Quest. scient., juillet 1903.
(3) Annuaire du Bureau des longitudes, année 1905.
42
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
département des Hautes Alpes ; mais, autour d’elles, que
de pentes dénudées, que de pâturages ravinés et dégradés,
que de versants arides et sans verdure ! Et si nous péné-
trons dans la région septentrionale de la Provence, occu-
pée par le département des Basses Alpes, c’est bien pis
encore ; nous arrivons aux Alpes sèches où nous trouvons
« la région la plus dévastée des montagnes françaises » , les
pires conditions du sol et de climat s’y trouvant ajoutées
aux causes de destruction dues au fait de l’homme. « Les
forêts de cette région ne sont plus que des lambeaux déla-
brés, faibles restes des forêts anciennes, et ne forment des
massifs dignes de ce nom que sur les points à peu près
inaccessibles (1). «
En somme, le bassin de la haute Durance, qu’il soit des
Hautes ou Basses Alpes, est forestièrement dans un triste
état, que le service des reboisements améliore sans doute,
mais non sans peine.
A l’autre extrémité du Dauphiné, les deux départements
en lesquels se partage l’ancienne Savoie nous ramènent aux
Alpes vertes , bien que la proportion des terrains boisés à
l’étendue totale de la province ne dépasse guère 2 i/3p.c. :
un peu plus de 23 3oo hectares de forêts, sur un ensemble
de 1 o 000 kilomètres carrés ; mais la végétation forestière
y est vigoureuse. Les sept dixièmes de cette superficie se
composent de futaies mélangées de hêtre et d’épicéa ; le
sapin ne s’y rencontre que dans la proportion de 1 p. c.,
résistant moins bien que l’épicéa aux abus du pâturage et
aux coupes excessives comme il en était pratiqué, paraît-il,
autrefois, sous le règne de la Maison de Savoie.
Dans les étendues boisées, citées çà et là aux pages qui
précèdent, ne sont pas compris les « périmètres de reboi-
sement ». Comme les travaux dont ils sont l’objet ont
débuté il y a plus de quarante ans, un certain nombre de
(I) Huffel, loc. cit., p. 391.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 4-3
ces périmètres commencent à mériter le nom de forêts.
Mais c’est là une œuvre en cours d’exécution et qui est
fort loin d’être proche de son achèvement ; nous ne les
comprenons donc pas dans cet aperçu des restes des
vieilles forêts de la Gaule et de l’ancienne France.
La région montagneuse des Pyrénées n’est guère mieux
partagée forestièrement que celle des Alpes. Là aussi les
forêts ont soulfert de l’abus du pâturage, des coupes pra-
tiquées sans mesure et de l’exercice des droits d’usage.
Plus que partout ailleurs cependant elles pourraient être
prospères avec leur climat méridional tempéré par les
altitudes et l’exposition générale au regard du nord. Au
reste, le service du reboisement, ici comme dans les Alpes
et ailleurs, s’efforce, par de judicieux travaux, de conjurer
la ruine de ces montagnes et de reconstituer peu à peu
ce qui manque à leur revêtement végétal.
Les six départements sur lesquels court la chaîne pyré-
néenne, Pyrénées orientales, Aude, Ariège, Haute Garonne,
Hautes et Basses Pyrénées, comprennent, sur une superficie
totale de 12 760 kilomètres carrés, 41 1 200 hectares, je
ne dirai pas précisément de forêts, mais de domaines
classés comme forêts ; car, sur ces quatre cent onze mille
hectares, il y en a plus de cent mille (100 800) à l’état de
terrains vacants , autrement dit, de vides et de friches.
Le hêtre et le sapin dominent dans les trois cent onze
mille hectares restants, avec le pin sylvestre dans la partie
orientale de la chaîne. Toutefois le hêtre se mêle au chêne
sur les versants inférieurs, tandis qu’aux plus hautes alti-
tudes le sapin fait place au pin à crochets. Ce sont les
sapinières de l’Aude qui passent pour les plus belles de la
région : l’Etat en possède sur une surface de 65oo hec-
tares dans ce département. Citons toutefois, dans l’Ariège,
la sapinière de Laurenti à l’altitude moyenne de i65o
mètres, et, dans la haute Garonne, la forêt domaniale
de Montauban, à une altitude un peu moindre, i25o
mètres en moyenne. Tout, cependant, n’est pas sapinière
44
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ou hêtraie dans la région ; un tiers des forêts de l’Aude
est en taillis simple, composé ou fureté, et l’on peut citer,
parmi les taillis sous futaie du bassin de la basse Garonne,
la forêt domaniale de Bouconne, à 20 kilomètres à l’ouest
de Toulouse, d’une contenance de 2000 hectares et amé-
nagée à une révolution de 25 ans. Enfin, il ne faut pas
omettre les forêts de chêne de la vallée de l’Adour, vieux
peuplements dont le type nous est donné par la forêt de
Téthieu près de Dax.
Il n’est pas sans intérêt de signaler ici un mode curieux
d’exploitation du chêne dans le Béarn, mode que l’on
pourrait, avec M. Huffel, appeler taillis suspendu. Les
arbres, suffisamment espacés, sont étêtés à une hauteur
telle que le bétail n’y puisse atteindre. Comme autour
d’une souche, des rejets se forment autour du point de
section de chaque arbre ; et tous les 8 ou 10 ans les habi-
tants viennent exploiter ces cépées aériennes. Au-dessous
d’elles, le bétail peut pâturer sans inconvénient. On com-
prend que le rendement d’un tel système d’exploitation
soit assez faible : aussi le service forestier s’efforce-t-il
d’amener les communes à le remplacer par celui de la
futaie pleine « qui serait d’une culture très facile en ce
pays où chêne et hêtre fructifient abondamment tous les
ans » (1).
Pour compléter l’esquisse de ce qui nous reste de l’im-
mense forêt qu’était la Gaule, il nous faut dire quelques
mots du vaste massif boisé de création récente mais renou-
velé de l’antiquité, qui s’étend, au sud-ouest de la France,
sur les départements de la Gironde, des Landes et d’une
petite partie du Lot-et-Garonne.
Ce massif, de forme sensiblement triangulaire, s’appuie,
comme sur une base, sur un rideau de 234 000 kilomètres
de dunes que le génie de Brémontier est parvenu, à
partir de 1780, à fixer par des semis de pin maritime.
(1) Cf. Huflel, p. 384.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 45
Une cinquantaine d’années plus tard, un autre ingénieur,
Chambrelent, eut l’idée d’employer à assainir les Landes
marécageuses et les lagunes qui couvraient environ
800 000 hectares — et moyennant un ingénieux système
préalable de fossés d’écoulement — le système de reboise-
ment en pins maritimes par lequel son illustre prédéces-
seur était parvenu à fixer la dune mobile et envahissante.
Ayant exposé ici-même, avec détails, les deux oeuvres de
Brémontier et de Chambrelent continuées et achevées par
leurs successeurs (1), nous n’avons pas à y revenir. Obser-
vons seulement que l’immense pignada forme, comme on
l’a dit, un triangle qui, sur la base mentionnée tout à
l’heure, ne compte pas moins de cent kilomètres de hau-
teur. Son étendue, évaluée au chiffre précis de 704 53o
hectares, se répartit ainsi entre les trois départements :
Gironde, 279 299 hectares ; Landes, 414 5y8 hectares ;
Lot-et-Garonne, 10 653 hectares ; le tout pour 82/100
aux particuliers, 10/100 aux communes et 8/100 à l’État.
La valeur d’ensemble de cette masse boisée, sur des ter-
rains naguère improductifs et fiévreux, aujourd’hui parfai-
tement assainis, est estimée à environ 5oo millions de
francs (2).
Sans faire tort d’ailleurs au mérite et à l’initiative
géniale des deux grands ingénieurs qui ont boisé les dunes
et les landes du sud-ouest, on peut dire qu’ils n’ont fait
en somme que restaurer ce qui, au moins en partie, avait
existé autrefois. Aux temps gallo-romains, l’Aquitaine
présentait, d’après Festus Avienus, une suite de dunes
(1) Voir l’Art forestier à l' Exposition universelle de 1878 , tomes IV
et V (1878 et 1879) de la Revue des Questions scientifiques, lre série.
(2) Il est intéressant de comparer à ce chiffre celui du revenu attribué
aux 80 000 hectares des pineraies de la Sologne, dont l’origine ne remonte
guère au delà d’une soixantaine d'années. M. Huffel évalue ce revenu à
3 200 000 francs sur des terres qui naguère ne rapportaient rien, en se fon-
dant sur ce que, à l'âge de 30 ans, l’hectare de ces pineraies produit, net,
1200 francs en bois de boulange, ce qui fait ressortir le revenu net moyen
de l’ensemble à 40 francs l’hectare.
46
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
chargées de forêts de pins et d’essences alpestres qui
s’étendaient jusqu’aux Pyrénées (1), et les landes avaient
certainement été boisées dans la haute antiquité.
II *
LES VICISSITUDES DU SOL BOISÉ A TOUTES LES ÉPOQUES
C’est le propre de la nature humaine de pousser souvent
ses entreprises à cet extrême où l’usage fait place à l’abus,
sauf à tendre ensuite à se rapprocher de la limite trop
facilement dépassée. A l’origine et durant les siècles qui
suivirent, l’œuvre civilisatrice dans les Gaules se mani-
festait par le défrichement des forêts trop étendues ; il
fallait permettre à l’agriculture de s’étendre et. par suite, à
la population de se développer. Cette œuvre immense, dont
les « moines d’occident « furent, dans le haut moyen âge,
les principaux sinon les seuls champions, s’est poursuivie,
dans le cours des temps, à travers de nombreuses péri-
péties, jusqu’à dépasser la juste mesure. I)e là les vastes
étendues de montagnes ou de plaines qui, soit par déboise-
ment direct, soit par jouissance abusive, se sont trouvées
dénudées et que l’on tend de plus en plus à reboiser
aujourd’hui.
Au temps de César, on l’a dit plus haut, plus de la
moitié du territoire des Gaules était à l’état boisé, avec
des clairières défrichées de plus ou moins grande étendue
dans le centre et dans le nord, principalement aux abords
des cours d’eau ; la partie méridionale, plus ouverte et
mieux cultivée, laissait moins dominer la forêt et contenait
des champs étendus où croissaient la vigne, l’olivier et les
céréales.
Chaque canton, district ou territoire défriché et cultivé,
(1) Festus Avienus, Ora maritima , cité par Alf. Maury, loc. cit.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 47
pagus, comme l’appelait César, était le siège d’une tribu
ou peuplade gauloise ; plusieurs de ces pagi, associés ou
confédérés entre eux, formaient une cité : véritable nation,
tantôt monarchique, tantôt démocratique, ne manquant
pas d’une certaine analogie avec la cité grecque ou
romaine, telle que nous la dépeint Fustel de Coulanges
dans sa magistrale Cité antique.
La population des Gaules comprenait, à cette époque,
une cinquantaine de ces cités. César, dès qu’il eut affermi
sa conquête, en augmenta le nombre pour en faire soi-
xante-quatre circonscriptions financières dans ce qu’il
appelait « la Gaule chevelue, Gallia comata », autrement
dit, la Gaule transalpine. La division de la cité en pagi
fut conservée ; le pagus lui-même fut partagé en fundi ,
sans doute à l’imitation de la curie romaine qui avait
au-dessus d’elle la tribu, formée de plusieurs curies, la
cité étant elle-même composée de plusieurs tribus (1). Le
fundus gallo-romain serait le point d’origine de la plupart
de nos communes rurales (2). Les terres arables qu’il
comprenait constituaient Yager.
En ces temps reculés, « le domaine public, qui était
immense, comprenait vraisemblablement les forêts, bien
commun » (3). Mais les premiers déboisements y furent
contemporains de la guerre de conquête. L’incendie servait
tour à tour aux indigènes comme moyen de défense, aux
envahisseurs comme moyen d’attaque, et d’importantes
masses boisées furent détruites de ce chef. D’autre part, la
hache des licteurs romains opérait en grand des abatages
pour anéantir les retraites où les Gaulois, soulevés contre
l’ennemi commun, s’étaient créé des abris et des lieux de
réunion. Enfin l’ouverture, par les armées conquérantes,
de routes dirigées dans tous les sens et enserrant le pays
conquis dans un vaste réseau, découpa de grands compar-
(1) Cf. Fustel de Coulanges, loc. cit., liv. III, chap. 1 à III.
(2) HufTel, Etude IIe, chap. 1.
(3) Ibid.
48
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
timents dans la forêt sans fin, préparant ainsi les futures
dénominations forestières locales. La culture des céréales
et de la vigne ne tarda pas, la paix conclue, ou plutôt la
conquête affermie et devenue définitive, à prendre de
grands développements. Le seigle, le blé, l’épeautre cou-
vrirent de vastes champs, notamment dans une région qui
lui emprunta son nom : Sécalonie (Secale, d’où Secalœnia)
ou Sologne. L’extension de la culture de la vigne entraî-
nait celle de la fabrication du merrain pour tonneaux,
industrie depuis longtemps, paraît-il, chère aux Gaulois ;
et l’on abattait, et l’on abattait les chênes sans se pré-
occuper de la régénération des peuplements qui les four-
nissaient : le bois n’était-il pas le bien commun, à la
disposition de qui voulait le prendre, res nullius, et ne
repoussait-il pas de lui-même ?
M. Charles de Ribbes nous apprend, d’après l’écono-
miste Dussard (Journal des Economistes de juillet 1848],
que les forêts qui protégeaient, dans toute son étendue,
la chaîne des Cévennes, auraient été, sous le règne
d’Auguste, brûlées ou abattues en masse. « Une vaste
contrée, jusque-là couverte de bois impénétrables, a été
tout à coup dénudée, rasée, dépouillée ; et bientôt un fléau
jusqu’alors inconnu (les ouragans déchaînés par le mistral)
vint porter la terreur d’Avignon aux Bouches-du-Rhône,
de là à Marseille, puis étendit ses ravages sur tout le
littoral (1). »
Ce n’est pas à dire que les Romains aient habituellement
procédé avec un esprit de destruction sauvage et sans
frein. Ils apportèrent au contraire dans les Gaules des
habitudes de discipline et de méthode dont bénéficièrent
les forêts elles-mêmes dans la réduction graduelle et
systématique de leur étendue. Ils avaient envoyé des
géomètres, agrimensores , pour cadastrer leur conquête, et
(1) La Provence au point de vue des bois, des torrents et des inon-
dations, par Charles de Kibbes, chap. 1er, p. 19. Paris, Guillaumin et C**, 1857.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 49
avaient ensuite partagé la propriété forestière en diverses
catégories suivant : i° quelle était réservée au fisc impé-
rial ; 2° qu’elle appartenait aux seigneurs (équités), pré-
levée sur les fundi, 3° à des vici ou villages, formant alors
déjà une sorte de forêt communale ; ou 40 qu’elle était
possédée, à titre onéreux, par concession du seigneur,
equitis, aux habitants de la villa ou ensemble des con-
structions élevées dans la partie du fundus distincte de
Yager ou partie cultivée ; ou bien enfin 5° quelle appar-
tenait à une portion du fundus partagée par le seigneur
entre ses clients (1).
Les bienfaits de cette habile organisation administra-
tive ne prévalurent pas, à la longue, durant les quatre ou
cinq siècles de la domination romaine, contre les excès de
la fiscalité romaine, la plus rapace, a dit Montalembert,
qu’on ait jamais rêvée (2j. L’exagération des impôts, qui en
arrivaient à dépasser la valeur même des terres cultivées
sur lesquelles ils étaient assis, incitait leurs propriétaires
à les abandonner. Délaissées par la culture, ces terres ne
tardaient pas à être reconquises par la forêt qui s'implan-
tait sur elles, d’abord à l’état de « halliers de ronces et
d’épines d’une épaisseur formidable «, appelés déserts par
les populations qui les avaient quittées, puis peu à peu de
taillis formés de végétaux plus arborescents, puis enfin
de hautes futaies (3).
Bientôt se trouvaient reconstituées les anciennes forêts
druidiques aux ombres ténébreuses que les Romains
n’avaient abordées, aux premiers temps, qu’avec une sorte
de terreur religieuse. Sauf les détails mythologiques et
les sacrifices sanglants, on aurait pu leur appliquer cette
description que faisait Lucain de ces « bois sacrés, de
temps immémorial inviolés, dont les branches enlacées
entretenaient sous la haute voûte des cimes une ombre
(1) Cf. Huffel, loc. cit ., Deuxième Étude, chap. Ier, p. “220.
(2) Les Moines d’ Occident, tome II, p. 266.
(5) Loc. cit., p. 586.
IIIe SÉRIE. T. X. 4
5o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ténébreuse et glacée. Ni les Pans rustiques, ni les Syl-
vains robustes, ni les Nymphes des bois ne les habitaient;
mais il s’y offrait de barbares sacrifices sur des autels
chargés de cruels holocaustes. Les arbres étaient rouges
de sang humain. Les oiseaux craignaient de s’y poser, les
bêtes fauves de s’y réfugier. Les arbres eux-mêmes fré-
missaient d’horreur (1). »
Cette reprise de possession du sol par la forêt ne fut
cependant pas universelle, et, par la force des choses, des
rapports s’établirent entre les équités , possesseurs des
forêts prélevées sur les fundi, et les habitants des agri
cultivés. Ceux-ci y prenaient le bois dont ils avaient
besoin pour leur chauffage et leurs constructions (2) ; et
cette coutume continua ensuite sous la domination des
nouveaux envahisseurs, Germains, Francs, Burgondes
(et, en plus, dans le midi, Arabes, Maures, Sarrasins) :
perpétuée jusqu’à l’établissement de la féodalité, elle fut
l’une des origines des droits d'usage dont quelques-unes
de nos forêts sont encore grevées aujourd’hui.
Néanmoins, à la suite des invasions, soit par l’effet de
celles-ci, soit par celui du délaissement des terres cultivées
(1) Lucus eral longo numquam vioiatus ab œvo,
Obscurum cingens connexis aéra ramis,
El gelidas alte submotis solibus timbras.
Hune non ruricolæ Panes, nemorumque potentes
Sylvani Nimphæque tenenl, sed barbara rilu
Sacra deum, structæ diris altaribus aiæ;
Omnis de humanis lustrala cruoribus arbor...
lllis el volucres meiuunt insistere ramis,
El lustris recubare feræ...
Arboribus suus horror inest...
(Lucain, la Phctrsale, III, 399 ti 411).
Voir, au surplus, dans Les Moines ci’ Occident, le livre VII, chap. lfr :
« Les Moines dans les forêts ».
(2) Plus tord, après la seconde invasion, dite des baibares, une coutume
analogue était reconnue et édictée par la loi des llurgondes, tit. XXXII, qui
portait : » Celui qui n’a pas de foiêt peut couper les bois qui lui sont néces-
saires, hoimis les fruitiers et les ai lues de futaie, dans n’importe quelle forêt,
sans que le propriétaire d’icelle puisse s’y opposer. » (Cf. la Revue des Eaux
et Forêts, année 1864, p. 312).
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 5l
par les colons gallo-romains, nombre de ces terres étaient
encore sous les bois. « Tel pagus qui, du temps de César,
dit Montalembert, avait fourni des milliers de combattants
contre l’ennemi commun, n’offrait plus que quelques popu-
lations éparses à travers des campagnes qu’une végétation
spontanée et sauvage venait chaque jour disputer à la
culture, et qui se transformaient graduellement en
forêts (1). » Ces dernières, en s’étendant peu à peu, ne
tardaient pas à rejoindre les masses continues. Comme
exemple de « ces envahissements de la solitude » et des
bois, l’auteur des Moines d' Occident cite le fait du moine
Liéphard, mort en 565, qui, venu avec un seul disciple
sur la rive droite de la Loire, à cinq lieues plus bas
qu’Orléans, avait constaté la complète disparition sous les
bois du castrum romain de Magdunum autrefois abon-
damment peuplé (devenu depuis la petite ville de Meung).
A la même époque, un autre moine, saint Colomban, ne
trouva plus que des idoles abandonnées au milieu des
bois, sur l’emplacement qu’avaient occupé jadis les
temples et les thermes romains de Luxeuil (2). Il est
encore de nos jours tels peuplements forestiers des Vosges,
du Jura, de la Provence, ou même de la Normandie,
contenant dans leur sous-sol des restes d’une civilisation
disparue et permettant de constater qu’il y eut là jadis
des villages, des villes, des castra romains, ou bien des
vignes, des plantations d’oliviers ou de pommiers (3).
D’ailleurs, l’état politique et social qui succéda à la
domination romaine, ne fut point défavorable aux forêts.
(1) Les Moines d'Occident, t. Il, p. 384. Voir aussi Maury, loc. cit.
(2) Ibid. — Ibi imaginum lapidearum densitas vicina saltus densabat. .
Jouas. Vit. S. Colnmbani. Cité par Montalembert, loc. cit.
(5) Notamment en Normandie, dans les forêts de Brotonne et de Beaumont-
le-Roger. Le plateau de Leinenberg, près Abres-Chwiller, en Alsace-Lorraine,
qui est aujourd’hui boisé, était jadis cultivé. Cf. Alf. Maury, loc. cit. —
A. Ysabeau, Annales forestières, année 1834, Les Forêts du Globe. —
L’abbé Narbey, I.es hautes Montagnes du Doubs depuis les temps cel-
tiques. Paris, Ambroise Bray, 1868.
52
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les nations envahissantes, germaines, franques et autres
arrivaient de pays aussi boisés, sinon plus encore, que
les Gaules. C’était au sein des forêts qu’ils étaient habi-
tués à tenir leurs réunions et à chercher un abri contre
les intempéries. De leurs ancêtres, venus jadis des pla-
teaux de la haute Asie, ils tenaient le culte superstitieux
des arbres (1). De plus, ils avaient, comme d’ailleurs les
anciens Gaulois eux-mêmes, un goût prononcé pour la
chasse ; et ce goût, qui faisait des Francs et des Gaulois,
dit Alf. Maury, les premiers chasseurs du monde (2), est
une des causes qui contribuèrent le plus à maintenir la
situation forestière des Gaules telle qu’elle existait à la
fin de la domination romaine. Les lois coutumières des
tribus envahissantes, Saliens, Ripuaires, Burgondes,
Wisigoths, portaient toutes le caractère de cette préoccu-
pation dominante : conserver les peuplements forestiers,
gîte du gibier et abri de la pro vende des bestiaux (3).
Tout ce qui avait pu échapper à la répartition cadastrale
établie par les Romains, était aux yeux des envahisseurs
bien commun ; et cette prédisposition opposait souvent à
la conception de la propriété forestière, telle quelle était
envisagée au point de vue romain, celle que s’en faisaient
les nouveaux occupants.
Ces derniers avaient pu sans difficulté s’approprier les
forêts du fisc impérial, l’Empire n’existant plus, mais
avaient sans doute éprouvé quelque résistance au sujet
des bois appartenant aux descendants des anciens équités.
Quant à ceux des fundi, considérés comme bien commun
par leurs possesseurs, ils devaient être plus facilement
(1) Alf. Maury, loc. cit.
(2) Alf. Maury, op. cit., p. 249. » Qui vix ulla in terris natio invenitur quæ
in hac arte Francis possit æquari », dit Eginhard.
(5) Quels bestiaux et quel gibier ? Sans compter les espèces encore vivantes
de nos jours, telles que cerfs, chevreuils, sangliers, etc., c’étaient l’élan et
l’aurochs. Les troupeaux de chevaux, le gros et le petit bétail y trouvaient
leur pâture. Les porcs y vaguaient par milliers sous les chênaies. Ils étaient
de taille énorme, à moitié sauvages, très redoutés des passants. Cf. Histoire
de France , publiée sous la direction de M. Lavisse. Cité par M. Huffel.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 53
assimilables aux sylvœ communes telles que les compre-
naient les envahisseurs, en tant du moins que produit
direct du sol. Au reste, une fois maîtres des Gaules, les
Francs en changèrent les circonscriptions administratives.
Les pagi des Francs, plus étendus, se rapprochaient
davantage des anciennes civitales que les Romains
avaient composées de plusieurs pagi gaulois.
Les domaines dont se composa le pagus furent néan-
moins disposés exactement sur le modèle des anciens fundi.
On y trouvait, comme jadis, la terre réservée au maître,
le mansus indominicatus devenu la terre salique, ou terre
entourant la maison (de saal, habitation), renfermant
avec le sol arable les eaux et les forêts. Ce mansus était
cultivé par des serfs ; et la partie de la villa constituant
le surplus de Yager était partagée en lots affectés à la
jouissance, partie des autres serfs, partie des lèdes ou
serfs affranchis, partie des colons ou hommes libres (i).
Quant au droit de chasse, les leudes ou chefs militaires
des tribus franques se l’étaient approprié, admettant à le
partager avec eux seulement les représentants de l’an-
cienne noblesse gallo-romaine.
De là naquit, sous les Mérovingiens et les premiers
Carolingiens, la curieuse pratique de Y afforestation ou
inforestation. Les rois avaient, à l’origine, en vue de la
chasse, affecté à leur usage, et, avec eux, à celui de leurs
(I) Cf. Huffel, op. cit ., p. 220. Ce serait une erreur d’assimiler les serfs
du moyen âge à des esclaves. L’esclave n’a pas de personnalité, partant pas
de droits ; il est la chose de son maître ; et quand on assimile une troupe
d’esclaves h un troupeau de bétail, un bétail humain, l’assimilation, pour
être ignominieuse, n'en est pas moins exacte. Bien moins abaissée était la
condition du serf qui, s’il était attaché à la glèbe, n'en pouvait, d’autre part,
être détaché arbitrairement par la volonté du seigneur. Autrement dit, s’il
lui était interdit de quitter le sol, on n’avait pas non plus le droit de l’en
expulser. La preuve d’ailleurs que les serfs avaient des droits, ce sont les
pièces de procès entre serfs et seigneurs que l'on retrouve en grand nombre
dans les vieilles archives des départements et dont la solution était loin
d’être toujours favorable au seigneur. Le servage a été, somme toute, une
transition ménagée entre l’esclavage et la liberté pleine, grâce à l’influence
du christianisme.
54
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
principaux officiers, des étendues de terrain plus ou
moins considérables, comprenant non seulement d’impor-
tantes aires boisées, mais, en plus, les cours d’eau qui les
traversaient ainsi que les plaines, étangs et terres arables
quelles englobaient. La for esta — ce qui n’était pas alors
synonyme de sylva — n’était autre chose, bien qu’elle
contint principalement des forêts, que l’enceinte réservée
au roi pour la chasse et la pêche.
Ce que faisait le roi dans son domaine, ses leudes et
les descendants des anciens propriétaires (chevaliers
romains ou nobles gaulois) le faisaient cà moindre échelle
sur leurs terres, non pas, il est vrai, sous leur autorité
privée, mais par expresse délégation du prince. Souvent
aussi le roi concédait par munificence des enceintes
atforestées à des particuliers pour services rendus à
l’Etat, à des chefs militaires ou à des abbayes. De même
que le roi avait des agents spéciaux, forestarii , pour
gérer les forestæ domines , les seigneurs, comités , avaient
aussi leurs forestarii particuliers pour leurs forestæ con-
cédées jussione regis.
Cette pratique de l’afforestation avait aussi cours en
Allemagne d’où elle nous était venue. Mais elle avait en
ce pays un corollaire qui ne paraît pas avoir été appliqué
dans la France de Clovis et de Charlemagne; c’était la
déforestation. Le souverain — duc, chef ou roi — qui avait
afforesté une contrée ou concédé une foresfa à un sujet,
se réservait — et exerçait — le droit de déforester,dra/7b-
restare , cette contrée, cette foresta, autrement dit de retirer
une concession faite à titre gracieux. C’est que les affores-
tations ne laissaient pas de présenter de graves inconvé-
nients. Elles dégénéraient à la longue, chez les descendants
des leudes ou autres possesseurs de régions atforestées,
en droit de pleine propriété. La multiplication des bêtes
fauves, que nul autre que le concessionnaire de la foresta
ou ses gens n’avaient le droit d’abattre, finissait par
rendre la vie impossible aux populations de la contrée ;
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 55
et le concessionnaire, ou plutôt son descendant, devenu
en fait propriétaire du pays, voyait le vide se faire autour
de lui, et la forêt, sylva ou saltus, envahir les terres
naguère cultivées : ce dernier résultat, en soi, ne lui eût
point déplu, car cette extension du sol boisé était favorable
à la multiplication du gibier et à la chasse ; mais, amenant
la dépopulation, elle l’appauvrissait par là-même.
Aussi Charlemagne veilla-t-il tout au moins à empêcher
l’extension des forestœ, en chargeant ses mis si dominici
de s’assurer qu’il ne s’en établissait pas sine jussione regis,
et d’interdire toute nouvelle afforestation. Il fit plus, il
établit des agents spéciaux, vicarii, judices, forestarii,
custodes nemoris, qui avaient, entre autres attributions,
celles de faire opérer des défrichements là où cela serait
jugé opportun (i). Malgré cela, le goût des grandes masses
boisées, si favorable à l’accroissement du gros gibier, pré-
dominait.
La puissante organisation administrative et politique
établie par Charlemagne ne tarda pas à péricliter sous la
main débile de ses successeurs ; et de l’impuissance de
ceux-ci à protéger leurs sujets contre les invasions du
(1) C’est-à-dire, d’après un capitulaire De villis daté de 802 : Ubi locus
fuerit cul stirpandum..., le capitulaire complète la phrase eu ces termes :
stirpare facient Judices et campos de sylva increscere non permu-
tant. 11 ne faudrait pas induire de la défense de faire de nouvelles affores-
tations, qu’il fut, comme l’ont cru quelques auteurs, interdit de faire des
plantations d’arbres, des boisements, sylvas plantare. Comme on l’a dit
ci-dessus, foresta n’était pas sylva bien qu’il s’y trouvât surtout des sylvce ;
c’était l’enceinte réservée pour la chasse et la pèche. On peut consulter à ce
sujet : Dalloz, Introduction; Baudrillart, Dictionnaire des Eaux et
Forêts; Meaume, Commentaire du Code forestier; Alfred Maury, Les
Forêts de la Gaule et de l'ancienne France. Au contraire, le grand
empereur franc, tout en favorisant les défrichements là où ils étaient utiles,
régla sévèrement le droit de prendre et de couper dubois en forêt, jus capu-
landi, et assujélit à certaines observances les ouvriers chargés du caplim,
c’est-à-dire de la coupe des bois (Alf. Maury, loc. cit ., éd. 1830, p. 204). Les
custodes étaient plus spécialement chargés de la surveillance des bois, ubi
sylvce debenl esse, non permutant eus nimis copulcire atque damncire
(G. Huffel, t. 1, Et. III, ch. 111). Le même auteur cite des capitulaires de
Louis le Débonnaire, en date de 819, interdisant d'établir des forestœ nou-
velles.
56
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dehors, naquit l’organisation féodale. Chaque comte, chaque
chef de pagns dut pourvoir à sa propre défense et à celle
des populations qui la sollicitaient. « Ce ne sont pas, dit
M. Edmond Demolins, les grands, les riches, les seigneurs
qui s’attachent, par la force, les pauvres, les petits, les
faibles ; ceux-ci accourent d’eux-mêmes implorer aide et
protection, jurer fidélité... Le fait se renouvela si fré-
quemment, qu'on dut rédiger une formule spéciale pour
ces sortes d’actes, témoignages irrécusables de l’origine
populaire de la féodalité (1). « Le pouvoir militaire et
par suite politique se trouva ainsi intimement uni au droit
de propriété. Le capitulaire rendu par Charles le Chauve
au grand plaid national de Kiersy-sur-Oise, en 877, 11e
fit guère que sanctionner un état de choses existant déjà
de fait.
Ce nouveau régime n’était pas pour restreindre la pos-
session même abusive des forestœ. « Loin de diminuer le
nombre des forêts de notre patrie, dit Alfred Maury, le
régime féodal eut pour effet de l’accroître encore et de
ramener le sol à l’état où il se trouvait du temps des Gau-
lois « ; et, comme jadis aux derniers temps de la domina-
tion romaine, tels lieux, naguère habités, étaient devenus
en peu de temps de profondes solitudes, des fourrés
impénétrables, abslrusa latibula (2). Le droit de foresta
s’identifia de plus en plus avec le droit de propriété et de
haute justice. 11 s’étendit même des grands feudataires aux
seigneurs de second ordre qui eurent droit de forestella ,
de warenna ou garenne, où ils pouvaient chasser le
petit gibier tel que lièvres, lapins, perdrix, faisans ; le
(1) Histoire de France de M. Edmond Demolins. Livre troisième,
chap. III.
(2) C’est dans ces forêts mystérieuses que la plantureuse imagination des
auteurs du Roman de la Table ronde plaçaient les aventures merveilleuses
de leurs héros, dont le fameux Merlin l’enchanteur ne fut pas un des
moindres.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 5 7
gros gibier, ours, buffles, cerfs, étant réservé aux forestœ,
suffisamment vastes pour les abriter et les nourrir (1).
Ce genre d’abus était, paraît-il, plus prononcé encore
en Angleterre. Tous les efforts des seigneurs de ce pays
tendaient à faire occuper par leurs forêts une étendue de
plus en plus vaste, afin d’accroître l’importance de leurs
chasses. Au xne siècle, Jean de Salisbury, le disciple
d’Abélard, le compagnon de Thomas Becquet, s’éleva avec
force contre cet abus qui avait pour effet de remplacer
les populations rurales par les bêtes fauves : « A novalibus
suis arcentur agricole e, dum ferœ habeant vagandi liber-
tatem (2). »
Toutefois cette extension immodérée des forestœ, fores-
tellce, forêts et garennes, eut aussi sa contre-partie dans
les importants défrichements et la mise en culture opérés
par les moines. Dès les ve et vie siècles, fuyant le monde
et recherchant la solitude, de pieux anachorètes accom-
pagnés tout au plus d’un ou deux disciples, ou bien eux-
mêmes disciples du moine, de Subiaco, Benoît, ou de
l’Irlandais Colomban, allaient chercher au sein des forêts
vierges le calme et la retraite. Mus par le même senti-
ment, d’autres disciples venaient se joindre à eux. Il fallait
défricher pour pouvoir remplacer la vie de solitaire par la
vie cénobitique. D’autres fois c’étaient des groupes monas-
tiques qui, la hache à la main, se frayaient un passage
à la tête d’une troupe de fidèles ou de néophytes, abattant
les arbres et se mettant à cultiver le sol aussitôt dépouillé.
Les paysans accouraient vers les centres de culture
ainsi créés, où ils trouvaient refuge et protection contre
les brutalités ou les exactions des barbares. Durant plu-
sieurs siècles, cette intervention des moines contrebalança
dans une large mesure l’abusive extension des forestœ de
plus en plus converties en sylvœ (3).
(1) Cf. Championnière, Histoire du droit de chasse , cité par Alf. Maury,
p. 21-2.
(2) Cité par le même, p. 121.
(3) Voir au livre VIH des Moines d'Occident (tome II), le tableau histo-
58
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
« Les moines bénédictins, dit d’autre part M. Huffel,
ont défriché, dans le cours des siècles, un dixième peut-
être de l’étendue du pays. C’est à eux que la France du
moyen âge doit de ne pas être partiellement morte de
faim, faute de champs à cultiver (1). »
Le xme siècle, époque de la grande efflorescence intel-
lectuelle du moyen âge, le siècle des Vincent de Beau-
vais, des Albert le Grand, des saint Thomas d’Aquin, des
Dante et des Roger Bacon, fut aussi une période moins
tourmentée que les précédentes ; il y régna un calme
relatif. L’a ffo restation se fit moins empiétante sur la
terre arable, de nouveaux défrichements furent opérés au
grand profit de la culture des céréales, et la population
s’en accrut.
Quand surgit, du milieu du xive au milieu du xve siècle,
la terrible guerre de cent ans ; puis quand, au siècle sui-
vant, éclatèrent les guerres de religion, il est vraisem-
blable que l’accroissement des surfaces boisées s’en res-
sentit d’une manière assez sensible. La diminution de la
population, évaluée à un tiers dans les seuls bassins de la
Seine et de la moyenne et basse Loire durant la guerre
de cent ans, s’explique d’ailleurs par l’accroissement de
mortalité dont fut directement ou indirectement cause
une époque d’invasions et de luttes armées.
rique et descriptif de l’immigration des moines dans les forêts des Gaules,
de leurs travaux de défrichement et de culture, d’apprivoisement ou
domestication des bêtes sauvages, de protection des populations agricoles à
l’encontre des emportements des chefs barbares, le tout s’alliant à la culture
des lettres et à la copie des auteurs classiques de l’antiquité, sauvés ainsi de
la destruction.
(1) G. Huffel, Économie forestière, t. I. p. 337. L’auteur ajoute, en note :
« F.n soixante-treize ans, au xte siècle, on a pu compter 48 années de
famines partielles ou générales. -> Ge lamentable état de choses tenait à plu-
sieurs causes dont la principale était la faible étendue des terres cultivées
qui s'accroissait moins vite que la population. Le xtie siècle ne fut guère
mieux partagé. Sous Philippe-Auguste, il y eut onze périodes de famine.
Celle de 1193 dura quatre ans, dit M. Luchaire au tome III de l 'Histoire de
France, publiée sous la direction de M. Ernest Lavisse. « En 1 197 une foule
innombrable de personnes moururent de faim: innumeri famé perempti
sunt, dit la Chronique de Reims. »
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 5g
Il ne faut pas perdre de vue d’autre part que, parallèle-
ment à l’empiètement des peuplements forestiers sur le
sol arable en un grand nombre de points, en un grand
nombre d’autres aussi, soit les défrichements, soit la
jouissance abusive du sol boisé et de sa superficie, ten-
daient à les restreindre, ou tout au moins à en diminuer
l'importance. Déjà dans le midi, aux vme et ixe siècles, les
invasions des Sarrasins, Arabes, Maures et Berbères avaient
fait fuir les populations des plaines et les avaient rejetées
sur les hauts sommets des Alpes couverts d’épaisses forêts;
elles y avaient défriché jusqu’aux rochers et bâti des vil-
lages (1). Quand les Sarrasins eurent été définitivement
chassés du sol de la France, les populations reléguées
dans la montagne sous la protection de bois impénétrables,
purent redescendre dans la plaine ; mais elles n’y redes-
cendirent pas toutes, et les habitudes prises, comme le
fait observer M. de Ribbes, ne disparurent pas. Ce fut le
premier début, l’aurore, si l’on peut ainsi dire, du déboi-
sement de ces montagnes. Un peu plus tard, quand sur-
vinrent et se multiplièrent les chartes octroyées par les
rois ou les grands vassaux, les gens des communes passant
de l’état de servage à l’état d’hommes libres et de proprié-
taires, défrichèrent et mirent en culture des étendues
plus ou moins considérables.
Ailleurs les forestæ elles-mêmes, quand leurs possesseurs
voulaient retenir les populations autour de leurs manoirs,
durent subvenir aux besoins de celles-ci, non seulement
en bois de feu et de travail et en luminaire — car les bois
résineux fournissaient des torches — mais encore en
nourriture pour les bestiaux gros et petits : chevaux, bœufs,
vaches, moutons, porcs. Cette jouissance, que ne limi-
tait aucune règle à l’origine, dégénérait souvent en de
véritables dévastations. Alors intervenaient, de la part
(t) Cf. Charles de Ribbes, La Provence au point de vue des bois et des
inondations. On doit pouvoir en dire autant de la région pyrénéenne où
s’est conservé très vivace le souvenir des invasions sarrasines!
6o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
des duces et comités de l’ère carolingienne, et, plus tard,
des seigneurs féodaux, des concessiones, qui n’étaient, dans
le principe, que la régularisation, quelquefois aussi la res-
triction, de pratiques jusque-là toujours exercées et qui
se trouvaient par là érigées en véritables droits d’usage.
L’exercice de ces droits, toutefois, ne tarda pas, lui aussi,
malgré les règlements, à devenir abusif. Les concessions
ou chartes les stipulant furent elles-mêmes accordées
sans raison ni mesure, tantôt à des corporations ou com-
munautés religieuses ou civiles, tantôt à des individus à
titre viager ou même héréditaire, en tant qu’habitants de
telle localité ou de telle maison à laquelle le droit était
attaché : concessions par chartes authentiques de droit
d 'affouage pour les bois de feu (1) ; de droit de maçonnage
pour les bois destinés à réparer ou reconstruire les mai-
sons ; de droit de ramage consistant à s’approprier les
branches et rameaux nécessaires à la confection et à l’en-
tretien des haies et clôtures ; ou bien du droit de se four-
nir de tout le bois nécessaire à la confection des outils et
instruments de culture et des ustensiles de ménage (2);
du droit de vaine pâture ; du droit de faînée ou glandée,
appelé encore panage et paisson, permettant d’introduire
les porcs en forêt lors de la faînée du hêtre ou de la glan-
dée du chêne. On cite une Charte octroyée aux Normands
par Louis le Hutin en 1 3 1 5 (22 juillet), confirmée le
q octobre 1 5 33 par François Ier, concernant le droit aux
morts-bois , c’est-à-dire aux bois d’essences inférieures, et
les énumérant (3).
(1) Les seuls approvisionnements en bois rie feu entraînaient de véritables
hécatombes. Les vastes cheminées d’alors consumaient des arbres entiers
en guise de bûches ; l'industrie du fer nécessaire à la confection des armures
des chevaliers, des écuyers, des hommes d’armes de toute condition,
exigeait également de très grandes quantités de bois, seul combustible alors
connu.
(2) Le bois nécessité par la fabrication des araires, charrues et autres
instruments aratoires, pour la confection des meubles et autres industries de
la matière ligneuse, se prenait en quantité considérable en forêt.
(5) Les morts-bois, énumérés dans la Charte aux Normands de Louis X,
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. Ôl
Mais la protection la plus efficace des forêts pour leur
conservation clans la mesure nécessaire, est due à la poli-
tique constante des rois de France descendants de Hugues
Capet.
Sous les faibles successeurs de Charlemagne, les forêts
du domaine royal constitué par Clovis avec un tiers envi-
ron de l’ancien domaine gaulois de l’Empire romain — les
deux autres tiers ayant été abandonnés à ses leudes —
avaient peu à peu passé en la possession des seigneurs ou
des abbayes, soit en donations accordées à celles-ci par
la munificence des rois des deux premières races, soit en
usurpations ou anticipations des officiers royaux, ou de
toute autre manière. Impuissants à défendre leurs sujets,
les derniers carolingiens ne l’étaient pas moins à défendre
leur domaine. Quand la dynastie capétienne, élevée à la
dignité royale par la féodalité naissante, eut établi sur les
grands feudataires une prépondérance incontestée, elle
eut pour objectif constant l’accroissement du domaine
royal, et chaque fois que par mariage, traité ou conquête,
une des principautés ou grandes seigneuries vassales ou
étrangères faisait retour ou accession à la Couronne, le
domaine privé du précédent seigneur, duc, comte ou baron,
était incorporé au domaine du roi, c’est-à-dire au domaine
de l’Etat. Car, dans l’ancienne France, le domaine de la
Couronne se confondait avec celui de la nation. Et le
plus beau fleuron de cette couronne, dit Alfred Maury,
« c’étaient ces grandes forêts remplies d’arbres séculaires,
débris de celles que César avait rencontrées en traversant
les Gaules ».
Il n’est que trop vrai, des parcelles souvent importantes
de ce domaine en furent détachées à diverses époques en
sont les saules et marsaules, les épines (blanches probablemeni), les puisnes
(? épine noire ou cornouiller sanguin ?), les aulnes, les senrs ou sureaux, les
genêts, les genévriers et les rouchcs ou ronces. Dans cette énumération,
d’ailleurs incomplète (il est vrai qu’elle ne concernait que la Normandie],
figurent trois essences, savoir le saule, le marceau et l’aune qui ne sont
aujourd’hui nullement considérés comme morts-bois.
62
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
faveur de seigneurs de la cour ou autres, soit en récom-
pense de services rendus, soit, comme l’exprime M. Huf-
fel, par suite de « l’avidité, l’importunité, les sollicitations
des courtisans ». Chacun des rois qui ceignait la couronne
s’efforçait, d’après cet auteur, « de faire rendre gorge
aux courtisans du règne précédent, sauf à gratifier ceux
qui l’entouraient ». Mais, ajoute M. Huffel, « l’avidité et la
constance des seigneurs furent plus efficaces que l’autorité
royale elle-même » (1).
A l’appui des assertions relatant ces abus, on nous cite
les tentatives des rois de France pour y échapper. Fran-
çois Ier proclamant, en 1 53g, l’inaliénabilité du domaine
royal, n’aurait fait que confirmer un principe bien anté-
rieur à l’avènement des Valois. Ce seraient « les aliéna-
tions ou dons trop souvent scandaleux », suivant les
expressions de notre auteur, de Charles IX, qui auraient
provoqué, à l’instigation du chancelier De L’Hospital, le
célèbre édit de Moulins (février 1 566), dans lequel ce roi
s’engageait solennellement, pour lui et ses successeurs,
à s’interdire toute nouvelle aliénation des biens de la
couronne, ce qui ne l’empêcha pas de vendre, dans la
même année et en trois des années suivantes, des forêts
du domaine avec, il est vrai, la condition de faculté
perpétuelle de rachat.
A Charles IX succéda son frère Henri III, qui confirma
en 1 57g l’édit de Moulins, et, révoquant les ventes ou
cessions de ses prédécesseurs, réunit de nouveau au
domaine les biens qui en avaient été distraits, mais en
faisant rembourser le prix de celles de ces ventes qui
avaient été suivies de paiements effectifs. Et cependant,
durant les années suivantes, Henri III « consentit encore
plus d’aliénations que n’en avait fait aucun de ses
prédécesseurs » (2).
(1) ÉCONOMIE FORESTIÈRE, t. I, pp. 222 et 223.
(2) Ibid ., t. 1, p. 222. Il nous parait juste d'ajouter que la plupart ou au
moins un grand nombre des aliénations de forêts ainsi consenties par nos
rois, l’étaient sous la forme de V Engagement ; cela consistait à concéder
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 63
Quand Henri IV accéda au trône, les 82 000 hectares
de forêts (ou classés comme telles) qui lui appartenaient
en propre dans la région pyrénéenne, furent, suivant la
coutume, réunies au domaine de la couronne, et l’on
ne dit pas que des aliénations nouvelles aient eu lieu
sous son règne. Mais depuis lors, ses successeurs,
Louis XIII, Louis XIV lui-même, après avoir, en 1669,
fait rentrer à la Couronne bon nombre de forêts engagées,
puis Louis XV, et enfin la Constituante, par diverses lois
rendues en 1790, consentirent ou prescrivirent, sous
diverses formes, des aliénations de forêts de l’Etat.
Pour en finir avec cette question, observons que, sous
la Restauration, forcée de liquider le lourd passif légué
par le règne antérieur, la loi des finances du 23 septembre
1814 et la loi du 2 5 mars 1817 en faveur de la caisse
d’amortissement avaient prescrit l’aliénation, la première
de 3oo 000 hectares de forêts du Domaine, la seconde de
1 5o 000 hectares de même provenance. Mais ajoutons
que les effets de la loi de 1814 furent arrêtés en 1816,
après l’aliénation seulement de 45 900 hectares, et qu’il
ne fut aliéné, en vertu de la loi de 1817, que 123 000 hec-
tares ; ce qui fait un total en nombre rond de 169 000,
soit les trois huitièmes seulement de l’étendue prévue et
votée. Sous le règne de Louis-Philippe, l’aliénation des
forêts de l’État fut, pour la première fois, dans les vues
du ministre Laffite, considérée non plus comme un expé-
dient dans des moments difficiles, mais comme un système
financier. Une loi fut promulguée le 25 mars 1 83 1 , en
vertu de laquelle il fut aliéné entre cette date et l’année
une sorte d’usufruit héréditaire de biens de la Couronne, de forêts le
plus souvent, comme gage et garantie d’avances de fonds faites par les
engagistes. Que ces abandons de jouissance, équivalant parfois à des dons
purs et simples, aient souvent dégénéré en abus, cela n’est pas contesté.
Du moins ne revétaient-ils pas nécessairement le caractère de faveurs
gratuites qui avaient été arrachées par l’indiscrète obsession de ceux qui en
étaient l'objet. Souvent aussi les domaines engagés ont fait retour à la
couronne, comme il a été dit plus haut. On en peut citer des exemples sous
les règnes de Philippe le Long, Charles IV, Charles V, Louis XI, François Ier,
Charles IX, Louis XIV, le Régent pendant la minorité de Louis XV.
64
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1848, 188 000 hectares de forêts (1). En i85o, M. Fould
reprenant la politique financière de M. Ladite, obtint de
l’Assemblée nationale, qui du reste n’y consentit qu’à
regret, l’autorisation d’aliéner 5o 000 hectares.
Sous le Second Empire, c’est-à-dire de i852 à 1870, de
nombreuses aliénations de forêts de l’Etat furent encore
autorisées. D’après M. Becquerel (2), de i852 à 1864, il
en a été vendu 62 6g 1 hectares. Les forêts domaniales
ayant été, par la loi du 11 juillet 1866, atfectées à la
caisse d’amortissement, la loi des finances du 18 du même
mois prescrivit d’aliéner des forêts et de vendre des coupes
extraordinaires jusqu’à concurrence de 2 5oo 000 francs.
D’autres aliénations encore furent réalisées durant le
règne, que l’on peut évaluer à 48 000 hectares environ (3).
Le plus souvent, c’est avec autorisation de défricher que
furent faites les mises en vente (4).
(A suivre). 0. de Kirwan.
(1) Tous ces chiffres résultent des données fournies par M. Iluffel, op. cit.,
pp. 226 et suiv.
(2) Mémoire lu à l’Académie des sciences. Comptes rendus , séance du
22 mai 1865.
(5) Il n’y a pas un parfait accord sur l’étendue des forêis aliénées de 1814
à 1870. M. Huffel, dans une note au bas de la page 228 de son tome Ier,
s'exprime ainsi : « La contenance totale des bois domaniaux aliénés de 1814
à 1870 est de 558 912 hectares. >» Or, en additionnant les chiffres partiels
énoncés dans le texte, on arrive à un résultat sensiblement différent :
45 900 liect. aliénés en vertu de la loi des finances de 1814 (p. 226) ;
125 000 » » » loi du 25 mars 1817 (p. 227) ;
188 166 » » » loi du 25 mars 1851 (d°);
62 691 » aliénés de 1852 à 1864 d'après M. Becquerel ;
Total 419 757 hectares, non compris les aliénations effectuées en vertu de la
loi de 1850 et celles qui ont eu lieu de 1864 à 1870, évaluées à 48 000 hectares.
Les données de M. Becquerel seraient encore inférieures. Il ne porte qu’à
216 000 hectares les aliénations opérées de 1820 à 1851 Et, d’après les chiffres
indiqués par M. Huffel, pp. 226 et 227, le nombre d’hectares aliénés dans
cette période serait de 557 065 — 45 900 = 511 165 hectares. Ajoutons que,
deux pages plus haut, le même auteur évalue à 559 000 hectares les forêts
domaniales vendues de 1814 à 1870.
(4) Nous ne pouvons considérer, avec M. Huffel, comme « aliénations »
véritables et comme « cédées gratuitement aux dépens du domaine de
l'État », les 24 667 hectares restitués à la Maison d’Orléans par l’Assemblée
nationale en 1872 ; car il s’agissait d’une restitution en toute justice de
biens arbitrairement confisqués aux princes de cette maison par decret
présidentiel du 22 janvier 1852.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE (l)
Chapitre XVII
LA COORDINATION DES LOIS DE LA STATIQUE (suite)
6. Le parallélogramme des forces et la Dynamique
Les Observations de Roberval
Pierre Varignon (1654-1722) — La Lettre du P. Lamy
Les Principes de Newton — La Néo-Statique
du P. Saccheri
En dépit des critiques, bien mal justifiées, de Borelli,
la loi de la composition des forces apparaîtra bientôt aux
mécaniciens comme le principe qui doit servir à débrouil-
ler toutes les questions de Statique. Dès lors, il y va de
l’honneur de ce principe qu’il soit rendu indépendant de
toute autre loi relative à l’équilibre, qu’il soit séparé des
considérations sur le levier ou sur le plan incliné dont
il découlait jusqu’ici ; il faut qu’on y parvienne d’emblée,
à partir des lois premières du mouvement.
Cette justification directe par les principes de la Dyna-
mique, la règle de la composition des forces va la trouver
en remontant à ses toutes premières origines, aux raison-
nements des Mvj^avtxà TrpoSX^patja.
Aristote ou l’auteur, quel qu’il soit, des Quœstiones
(1) Voir Revue des Questions scientifiques, octobre 1903, p. 463, avril 1904,
p. 560, juillet 1904, p. 9, octobre 1904, p. 394, janvier 1905, p. 96, avril 1905,
p. 462, juillet 1905, p. 115, octobre 1905, p. 508, janvier 1906, p. 115, et
avril 1906, p. 383.
111e SÉRIE. T. X. 5
66
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mechanicæ connaissait fort bien la règle de composition
des vitesses. Or, pour lui, nous l’avons dit (1), connaître
la loi de la composition des vitesses, c’était connaître la
loi de la composition des forces, car, en vertu de l’axiome
fondamental de la Dynamique péripatéticienne, une force
constante produit un mouvement uniforme et la vitesse de
ce mouvement est proportionnelle à la force qui l’en-
gendre. On peut donc dire, si l’on veut, que la loi de la
composition des forces a été connue dès l’antiquité. Si les
auteurs modernes, si Léonard de Vinci, Stevin et Rober-
val se sont efforcés à la démonstration de cette loi, c’est
qu’ils voulaient des preuves purement statiques, des
preuves qui ne supposassent pas la proportionnalité entre
la force qui meut et la vitesse du mobile ; la raison de ces
efforts apparaissait très clairement à Stevin, qui regardait
la Dynamique péripatéticienne comme condamnée et ne
savait encore quelle Dynamique prendrait sa place.
Comme Stevin, Descartes pensait, nous l’avons vu,
que l’ancienne Dynamique était à refaire, que la Dyna-
mique nouvelle n’était pas encore faite ; il importait, par
conséquent, de fonder la science de l’équilibre, au moins
provisoirement, sur des postulats autonomes, sur des
axiomes dont la certitude ne dépendît pas de la forme qui
serait attribuée aux lois du mouvement.
A l'égard du principe péripatéticien qui affirme la pro-
portionnalité entre la force et la vitesse, Roberval, lui
aussi, éprouvait quelques doutes ; témoin ce passage que
nous lisons dans son Traicté de Méchcinique inédit (2) :
« Et quoyque la force ou impression augmente, et en
conséquence la vistesse, il ne faut pas croire pourtant que
cette vistesse augmente à proportion. Pour exemple, il ne
faut pas croire qu’une double force ou impression cause
à un mesme corps, une double vistesse, encore que toutes
(1) V. Chapitre VI, n» 2.
(2) Traicté de Méchanique et spécialement de la conduitte et éléva-
tion des eaux, par Monsieur de Roberval (Bibliothèque nationale, fonds
latin, Ms. n° 7226, fol. 14b, recto).
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
67
les autres conditions soient pareilles. Au contraire, pour
causer une double vistesse, il faudroit souvent plus que le
double de l’impression, sans pourtant qu’on sçache l’aug-
mentation de l’une à proportion de l’autre, qui est une
vérité fort difficile à découvrir. »
Le scrupule dont témoigne ce passage est malheureuse-
ment isolé dans l’œuvre de notre géomètre ; partout
ailleurs, Roberval raisonne en péripatéticien.
Cet auteur, nous l’avons vu (1), est le premier qui ait
publié des démonstrations statiques correctes de la règle
de composition des forces ; il en a donné deux, dont la
seconde, tirée de l’axiome que Descartes devait formuler
d’une manière générale, est fort belle. Néanmoins, pour
avoir adopté l’idée que la loi du parallélogramme des
forces devait être justifiée par des méthodes purement
statiques et avoir assuré le succès de cette idée, il n’a pas
jugé qu’il fût tenu d’abandonner l’antique manière de voir
d’Aristote.
En mourant (1675), Roberval laissa, en manuscrit, ses
Observations sur la composition des mouvemens, et sur le
moyen de trouver les touchantes des lignes courbes (2),
qui sont un de ses grands titres à la gloire géométrique.
La Mécanique n’apparaît que d’une manière fort accessoire
en cet ouvrage, mais elle y apparaît sous une forme
nettement péripatéticienne.
« Puissance, dit Roberval 3), est une force mouvante ;
Impression est l’action de cette puissance ; la Ligne de
direction de la puissance est celle par laquelle la puis-
sance meut le mobile... Nous avons encore défini la
(1) V. chapitre XIII, 2.
(2) Divers ouvrages de M. Personier (sic) de Roberval Observations
sur la Composition des Mouvemens et sur le moyen de trouver les
Touchantes des lignes courbes Imprimé une première fois dans le
recueil intitulé : Divers ouvrages de Mathématiques et de Physique par
Messieurs de l’Académie Royale des Sciences, à Paris, MDCXCIIl, et réim-
prime dans les Mémoires de l’Académie des Sciences depuis 1666 jusqu’à
1699 ; Tome VI, MDCCXXX ; p. 1.
(3) Roberval, loc. cit., p. 2.
68
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
puissance en tant qu’elle nous peut servir considérant les
diversités des mouvemens, ce qui n’empêche pas que dans
d’autres spéculations, nous n’entendions par le mot de
puissance une force capable de soutenir un poids ou de
quelque autre effet. »
D’ailleurs, un peu plus loin (1), Roberval considère
« dans les corps deux sortes d’impressions qui les peuvent
faire mouvoir ; l’une qui les chasse d’un lieu vers un
autre avec violence : telle est celle que la raquette donne
à la baie, la corde d’un arc à la flèche, etc. L’autre qui se
fait par attraction des corps, soit que cette attraction soit
réciproque ou non... «
Il n’est donc point douteux que, parmi les puissances
dont il considère l 'impression, Roberval ne range le poids,
la « vertu de l’aiman « (2), et les autres forces.
« Généralement (3), en ce Traité, nous considérerons
deux choses dans les mouvements, leur direction et leur
vitesse. «
Que la direction du mouvement coïncide avec la ligne
de direction de la puissance qui le produit, c’est ce qui
résulte de la définition même que notre géomètre a donnée
des mots : ligne de direction ; c’est ce qui résulte encore
sans ambiguïté possible de propositions telles que celle-ci :
« La direction (4) d’une puissance mouvant un mobile,
lequel par son mouvement décrit une circonférence de
cercle, est la ligne perpendiculaire de l’extrémité du
diamètre, au bout duquel le mobile se trouve. »•
Cette proposition est trop exactement conforme à la
Dynamique péripatéticienne pour ne nous point annoncer
que Roberval accepte l’axiome même sur lequel repose
cette Dynamique, la proportionnalité entre l 'impression
d’une puissance et la vitesse du mouvement uniforme
quelle engendre. En dépit du doute émis en son Traicté
(1) Roberval, loc. cit , p. 8.
(2) Id., ibid., p. 10.
(3) Id., ibid., p. 2.
(4) Id., ibid., p. 3.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
69
de Méchanique, cet axiome semble si évident au profes-
seur du Collège de France qu’il ne songe, nulle part, à en
demander l’acceptation ; mais il l'invoque de la manière
la plus claire, et cela précisément pour identifier le pro-
blème de la composition des forces avec le problème de la
composition des mouvements ou des vitesses :
« Or nous entendons (1) qu’un mouvement est composé
de plusieurs mouvemens, lors que le mobile duquel il
est le mouvement, est meû par diverses impressions... »
« Mais nous remarquerons (2) qu’en cette première
composition de mouvemens (deux mouvements uniformes
de directions fixes) et généralement en toutes les autres,
nous pouvons considérer six choses. Sçavoir trois direc-
tions qui sont les deux simples, et la composée, et trois
impressions qui sont les deux simples et la composée. «
« Or si les trois directions nous sont données, les trois
impressions sont aussi données, c'est à dire les proportions
des vitesses des trois mouvemens. »
Ainsi donc, dans ses Observations sur la composition
des mouvemens, Roberval ramène la règle de la compo-
sition des forces à la Dynamique, mais à la Dynamique
péripatéticienne ; son écrit se soude de la manière la plus
naturelle aux Quœstiones mechanicœ et aux Causes de
Charistion.
Aux Observations sur la composition des mouvemens
est annexé (3) le Projet d'un livre de Mécanique traitant
des mouvemens composez ; ce livre, dont deux feuillets
nous font connaître seulement l’avant-propos, eût, assuré-
ment, été rédigé dans le même esprit péripatéticien que
les Observations.
Les Observations de Roberval furent imprimées seule-
ment en 1693, longtemps après la mort de l’auteur ;
mais la doctrine sur les mouvements composés qui s’y
trouvait renfermée, la méthode pour « tirer les touchantes
(1) Roberval, loc. cit., p. 4.
(2) ld., ibid., p. 6.
(3) ld., ibid., p. 90.
70
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
aux lignes courbes « qui s’en déduisait, furent assurément
connues beaucoup plus tôt, soit par tradition orale issue
de l’enseignement que Roberval donnait au Collège de
France, soit par communication de manuscrits. Les pen-
sées contenues en cet écrit semblent avoir exercé une
profonde influence sur les recherches de Varignon.
« Dès que M. Varignon eut découvert (1) que les mou-
vemens composez expliquoient avec une grande facilité
l’emploi des forces dans les Machines ; qu’ils donnoient
exactement les rapports de ces forces, selon quelque
direction qu’on les y supposât placées, avantage qui man-
quoit aux méthodes que l’on avait suivies avant lui ; il
s’attacha à en faire l’application aux Machines simples ;
et en 1 685 . dans l’ Histoire de la République des Lettres ,
il donna un Mémoire sur les poulies à moufles (2), dans
lequel il se servoit des mouveinens composez pour déter-
miner tout ce que l’on peut désirer sur cette espèce de
Machine. »
En 1687, Pierre Varignon se fit connaître du public
par son Projet d'une nouvelle Méchanique (3), dédié à
(1) Avertissement à ia Nouvelle Mécanique de Varignon.
(2) Pierre Varignon, Démonstration générale de l’usage des poulies
à moufle (Histoire de i.a République des Lettres, mai 1687, p. 487).
•le 11’ai pu me procurer cet écrit. Je transcris ici ce qu’en dit Lagrange
(. Mécanique Analytique , Première Partie, Section I, Art. 13) : •• L'auteur y
considère l’équilibre d'un poids soutenu par une corde qui passe sur une
poulie, et dont les deux parties ne sont pas parallèles. Il n’v fait point usage
ni même mention du principe de la composition des forces, mais il emploie
les théorèmes déjà connus sur les poids soutenus par des cordes, et il cite
les Statiques de Pardis et de bechales. Dans une seconde démonstration, il
réduit la question au levier, en regardant la droite qui joint les deux points
où la corde abandonne la poulie, comme un levier chargé du poids appliqué
à la poulie, et dont les extrémités sont tirées par les deux portions de la
corde que soutient la poulie. » On voit donc, comme le remarque Lagrange,
que l’avertissement à la Nouvelle Mécanique “manque d’exactitude» en
prétendant que Varignon « se servoit des mouvemens composez •• dans son
travail sur les poulies à moufle.
(3) Projet d'une nouvelle méchanique avec un examen de l’opinion de
M. liorelli sur les propriétez des poids suspendus par des cordes. (Sans nom
d'auteur). A Paris, chez la veuve d’Edme Martin. Jean Boudot et listienne
Martin, rué S. Jacques, au Soleil d’or, MDCLXXXV11.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
71
l’Académie des Sciences. Il ne cessa, sa vie durant, de
travailler au traité de Statique dont ce Projet traçait le
plan ; mais ce traité ( 1 ) ne parut que trois ans après sa
mort, imprimé par les soins de Beaufort et de l’abbé
Camus.
Le Projet d'une Nouvelle Mêchanique débute par une
préface où Varignon initie le lecteur aux démarches par
lesquelles son esprit a acquis une vue claire des lois
de l’équilibre ; l’auteur pense sans doute, par cette con-
fidence, nous faire admirer l’originalité de ses intuitions
et la rare profondeur de ses méditations ; mais cet objet
n’est qu’imparfaitement atteint ; nous reconnaissons bien-
tôt, dans les réflexions de Varignon, une suite de pensées
qu’il est fort habituel de rencontrer dans les traités de
Mécanique composés peu de temps avant le sien ; en sorte
que ce qui nous frappe, dans l’œuvre de ce géomètre,
c’est bien moins la force et la nouveauté des pensées
qu’elle contient que la clarté et la fidélité avec lesquelles
elle reflète les idées de ses contemporains.
« A l’ouverture du second Tome des Lettres de Monsieur
Descartes, dit Varignon (2), je tombai sur un endroit de
la 24 où il est dit que c'est une chose ridicule que de vou-
loir employer la raison du Levier dans la Poulie. Cette
réflexion m’en fit faire une autre : Sçavoir s’il est plus
raisonnable de s’imaginer un levier dans un poids qui est
sur un plan incliné que dans une poulie. Après y avoir
pensé, il me sembla que ces deux machines étant pour le
moins aussi simples que le levier, elles n’en dévoient avoir
aucune dépendance, et que ceux qui les y rapportoient,
n’y étoient forcez que parce que leurs principes n’avaient
(1) Nouvelle Mécanique ou Statique dont le projet fut donné en
MDCLXXXV1I. Ouvrage posthume de M. Varignon, des Académies Royales des
Sciences de France, d’Angleterre et de Prusse, Lecteur du Roy en Philosophie
au Collège Royal, et Professeur de Mathématiques au Collège Mazarin. A
Paris, chez Claude Jombert, rué S. Jacques, au coin de la rué des Mathurins,
à l’Image Notre-Dame, MDCCXXV.
(2) Varignon, Projet d'une nouvelle Mêchanique, Préface.
72
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pas assez d’étendue pour en pouvoir démontrer les pro-
priétez indépendamment les unes des autres...
» C’est peut-être ce qui a porté M. Descartes et
M. Wallis à prendre une autre route ; quoi qu’il en soit,
ce n’a pas été sans succez : puisque celle qu’ils ont suivie,
conduit également à la connaissance des usages de cha-
cune de ces machines, sans être obligé de les faite dé-
pendre l’une de l’autre ; outre quelle a mené M. Wallis
beaucoup plus loin qu’aucun Autheur, que je sçache, n’eût
encore été de ce côté là.
» La comparaison que je fis de ces deux sortes de
principes, me fit sentir que ceux d’Archimède n’étoient ny
si étendus, ny si convainquants que ceux de M. Descartes
et de M. Wallis ; mais je ne sentis point que les uns ni les
autres m’éclairassent beaucoup : J’en cherchai la raison,
et ce défaut me parut venir de ce que les autheurs se
sont tous plus attachés à prouver la nécessité de l’équi-
libre, qu’à montrer la manière dont il se fait.
« Ce fut ce qui me fit résoudre à prendre le parti
d’épier moi-même la nature, et d’essayer si, en la suivant
pas à pas, je ne pourrais point apercevoir comment elle
s’y prend pour faire que deux puissances, soit égales, soit
inégales, demeurent en équilibre. Enfin je m’appliquai à
chercher l’équilibre lui-même dans sa source, ou pour
mieux dire, dans sa génération. »
Varignon donne alors un exemple de cette méthode qui
permet de découvrir la génération même de l’équilibre ;
il analyse l’équilibre d’un corps sur un plan incliné ; il
montre comment la tension du fil qui retient le corps et
la pesanteur de cette masse ont une résultante précisé-
ment normale au plan. Il ne dit rien à cet égard qui ne
se trouve déjà dans Stevin, qui n’ait été maintes lois
reproduit par Mersenne, par Herigone, par Wallis, par
tous ceux qui ont écrit au sujet de la Statique.
« Après avoir ainsi trouvé la manière dont l’équilibre
se fait sur des plans inclinez, je cherchai par le même
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 73
chemin comment des poids soutenus avec des cordes seule-
ment, ou appliquez à des poulies, ou bien à des leviers,
font l’équilibre entre ux, ou avec les puissances qui les
soutiennent; et j’aperçus de même que tout cela se faisoit
encore par la voye des mouvemens composez, et avec tant
d’uniformité que je ne pus m’empêcher de croire que cette
voye ne fût véritablement celle que suit la nature dans le
concours d’action de deux poids, ou de deux puissances,
en faisant que leurs impressions particulières, quelque
proportion qu’elles ayent, se confondent en une seule qui
se décharge tout entière sur le point où se fait cet équi-
libre : De sorte que la raison Physique des effets qu’on
admire le plus dans les machines me parut être justement
celle des mouvemens composez...
« Des vues si étendues me surprirent, et l’évidence
avec laquelle le détail de tout cela me paroissoit, indé-
pendamment même du général, me confirma encore dans
l’opinion où j’étois, qu’il faut entrer dans la génération
de l’équilibre pour y voir en soi, et pour y reconnoître
les propriétez que tous les autres principes ne prouvent,
tout au plus, que par nécessité de conséquence. «
Comment Varignon est-il arrivé à cette opinion « que
la raison physique des effets qu’on admire le plus dans
les machines est justement celle des mouvemens compo-
sez « ? On n’en saurait douter : 11 y est parvenu par la
voie même que Roberval a suivie dans ses Observations ;
il y a été conduit par les principes de la Dynamique
péripatéticienne dont il ne semble avoir douté en aucun
de ses écrits de Statique.
Non seulement Varignon ne révoque pas en doute
l’axiome fondamental de la Dynamique d’Aristote, mais
il le formule explicitement (1), il en fait l’axiome premier
d’où découleront toutes ses déductions : « Les espaces,
dit-il, que parcourt un même corps, ou des corps égaux
(1) Varignon, Projet d'une nouvelle Méchanique , p. 1, Axiome.
74
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans des tems égaux, sont entre-eux comme les forces qui
les meuvent ; et réciproquement lorsque ces espaces sont
entre-eux comme ces forces, elles les font parcourir au
même corps, ou à des corps égaux en tems égaux. »
Mais peut-être objectera-t-on que la similitude entre
l’axiome d’Aristote et l’axiome de Varignon est une simi-
litude apparente; que la proposition énoncée par Varignon
s’accorderait avec la Dynamique moderne, pourvu que les
corps considérés partissent du repos ; que cette restriction
était sans doute présente à l’esprit de Varignon, mais
qu’il a négligé de la formuler.
Si l’opinion que nous avons émise pouvait être ébranlée
par ces doutes, il nous suffirait, pour la raffermir, de lire
le début de la Nouvelle Mécanique.
Après avoir déclaré (i) que la Pesanteur est une force ;
que « c’est sur cette mesure que se fait d’ordinaire l’esti-
mation de toutes les autres forces moins connues,... de
sorte que l'on dit d’une force quelconque, quelle est d’une
livre, de trois, etc. », Varignon formule ses axiomes ; et,
dans la liste des postulats qu’il énumère, nous trouvons
ceux-ci :
« I. Les effets sont toujours proportionnels à leurs
causes ou forces productrices, puisqu’elles n’en sont les
causes qu’autant qu’ils en sont les effets, et seulement en
raison de ce quelles y causent. »
« VI. Les vitesses d’un même corps, ou de corps de
masses égales, sont comme les forces motrices qui y sont
employées, c’est-à-dire, qui y causent ces vitesses ; réci-
proquement lorsque les vitesses sont en cette raison, elles
sont celles d’un même corps, ou de corps de masses
égales. »
« VIL Les espaces parcourus de vitesses uniformes en
tems égaux par des corps quelconques, sont entr’ eux
(t) Varignon, Nouvelle Mécanique ou Statique , tome I, p. 3.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 75
comme ces mêmes vitesses ; et réciproquement lorsque ces
espaces sont en cette raison, ils ont été parcourus en tems
égaux. «
« VIII. Les espaces parcourus en tems égaux par un
même corps, ou par des corps de masses égales, sont
comme les forces qui les leur font parcourir ; et récipro-
quement lorsque ces espaces sont en cette raison, ils sont
parcourus en tems égaux par un même corps, ou par des
corps de masses égales. Cet Axiome-ci est un Corollaire
des deux précédens. Ax. 6. 7. »
« Le mot vitesse dans la suite y signifiera toujours
vitesse uniforme, à moins qu’on n’y avertisse du contraire. »
Il est impossible de formuler avec plus de netteté
l’Axiome dynamique constamment invoqué dans les Phy-
sicæ Auscultationes et dans le De Cœlo, supposé dans les
Quœstiones mechanicœ ; et, certes, on ne peut sans stupeur
songer que celui qui affirme cet axiome d’une manière si
claire et si explicite est un mécanicien illustre, contem-
porain de Newton. L’erreur est vivace ; la déraciner entiè-
rement est long et difficile ; toujours, de quelque souche
que l’on croyait morte, pousse un surgeon imprévu ; de
cette vitalité de l’idée fausse, les opinions que Varignon
professait en Dynamique sont un saisissant exemple.
Puisque Varignon admet les principes de la Dynamique
d’Aristote, la loi de la composition des forces ne saurait
offrir à ses yeux aucune obscurité ; elle est ramenée à la
loi de composition des vitesses et s’obtient (1) par la
méthode même qu’a suivie Roberval.
Une fois le principe de la composition des forces ainsi
établi, Varignon y ramène tous les cas d’équilibre que l’on
peut rencontrer dans les machines ; en tous ces cas, les
forces résultantes sont annihilées par les appuis. Ce que
sont les procédés de réduction employés, à quel point ils
(J) Varignon, Projet d'une nouvelle Méchctnique , p. 6. — Nouvelle
Mécanique ou Statique , lome I, p. U.
76
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sont presque toujours ingénieux, mais trop souvent arti-
ficiels, il n’est pas utile que nous le marquions en détail.
Beaucoup de ces procédés, devenus classiques, sont encore
en usage dans l'enseignement.
C’est seulement dans la Nouvelle Mécanique (1) que
Varignon est parvenu au théorème célèbre que nous énon-
çons aujourd’hui sous cette forme : Par rapport à un
point quelconque pris dans leur plan commun, le moment
de la résultante de deux forces est égal à la somme algé-
brique des moments des composantes . Grâce à ce beau théo-
rème, son nom est aujourd’hui connu du plus humble étu-
diant en Mécanique. Cependant, il n’eut pas grand effort
à faire pour le découvrir.
Léonard de Vinci avait déjà aperçu la vérité de cette
proposition dans le cas où le point auquel on rapporte les
moments est pris sur la direction de l’une des trois forces ;
l’un des moments est alors égal à zéro. Sous cette forme,
Stevin l’avait retrouvée et publiée ; après lui, Roberval,
Herigone, Wallis, De Challes, Casati, Pardies, Borelli,
l’avaient tous reproduite. Une généralisation bien aisée
suffisait à donner le théorème qu’expose la Nouvelle Méca-
nique. Cependant, l’écolier qui répète le nom de Varignon
ignore celui de Simon Stevin.
La réduction systématique de la Statique à la règle de
composition des forces concourantes ne s’offrit pas seule-
ment à l’esprit de Varignon ; elle se présenta en même
temps aux méditations du P. Lamy. Celui-ci exposa ses
idées, en 1687. sous forme d’une lettre (2) adressée « à
(1) Varignon, Nouvelle Mécanique , Section première, Lemme XVI;
tome 1, p. 84.
(2) Nouvelle manière de démontrer les principaux théorèmes des
élêmens des Méchaniques. Pour servir d’addition au Traité de Méeha-
nique du K P. Lamy, Prêtre de l’Oratoire. A Paris, chez André Pralard,
rué S. Jacques, à l’Occasion. MDCLXXXV1I. — l.es quelques pages dont se
compose cet opuscule furent, en effet, accolées aux anciens Traitez de
Méchanique du P. Lamy, dont le faux-titre fut également changé et rem-
placé par celui-ci : Traitez de Méchanique, de T équilibre des solides et
des liqueurs. Nouvelle édition. Où l'on ajoûte une nouvelle manière de
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
77
Monsieur de Dieulamant, Ingénieur du Roy, à Grenoble » .
Citons quelques passages de cette lettre : « i° Lorsque
deux forces tirent le corps Z (fig. 109) par les lignes AC
et BC qu’on appelle lignes de direction de ces deux forces,
il est évident que le corps Z n’ira pas ni sur la ligne AC,
ni sur la ligne BC, mais par une autre ligne entre AC et
BC, quelle que soit cette ligne que je nomme X, qui sera
le chemin par lequel Z marchera.
« 2° Si le chemin X étoit fermé, alors Z qui est déter-
z
miné à marcher par ce chemin demeureroit immobile,
ainsi les forces seroient en équilibre... «
« 40 Force, c’est ce qui peut mouvoir. On ne mesure
les mouvemens que par les espaces qu’ils parcourent. Sup-
posons donc que la force A est à B comme 6 est à 2.
Donc si A dans un premier instant tiroit à soi le corps Z
jusqu’au point E, dans le même instant, B ne l’auroit tiré
que jusques en F ; je suppose que CF n’est qu’un tiers de
CE. Nous avons vû que Z ne peut pas aller par AC ni par
BC ; ainsi il faut que dans le premier instant, il vienne
à I) où il répond à E et à F, c’est à dire qu’il a parcouru
la valeur de CE et de FC.
démontrer les principaux théorèmes de cette Science. Par le P. Lamy, Prêtre
de l’Oratoire. A Paris, chez André Pralard, ruë S. Jacques, à l'Occasion.
MDCLXXXVI1.
78
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
« Tout le monde convient de cela... »
“ 6° Cette ligne X a ce rapport avec les lignes de direc-
tion des deux forces A et B que, de quel qu’un de ses
points qu’on mène deux perpendiculaires sur ces deux
lignes, elles sont entre elles réciproquement comme ces
forces, ou comme DE à DF. »
Après avoir réduit à la composition des forces la théo-
rie du plan incliné et du treuil, la loi d’équilibre d’une
verge soutenue par deux cordes, etc., le P. Lamy ajoute :
« Je ne crois donc pas qu’on puisse souhaiter un principe
plus simple et plus fécond pour résoudre tous les pro-
blèmes qu’on peut faire sur les Méchaniques, et déter-
miner exactement la force de toutes les machines, de
quelque manière qu’on leur applique les forces dont on
se sert pour les remuer. «
L’analogie était très grande entre les idées que Vari-
gnon exposait dans son Projet d'une Nouvelle Méchanique
et celle que le P. Lamy esquissait en même temps dans
la lettre à M. de Dieulamant. Aussi, dans Y Histoire des
Ouvrages des Sçavans de 1688, Basnage accusa-t-il le
P. Lamy de plagiat à l’égard de Varignon : « Il y a
apparence, disait-il, que le P. Lamy doit à M. Varignon
la découverte de ces nouveaux principes de Méchanique. «
Le P. Lamy se défendit (1) très vivement contre cette
accusation et affirma l’indépendance non douteuse de sa
découverte par rapport aux recherches de Varignon.
Le P. Lamy eût été en droit de signaler une différence
entre la démonstration qu’il donnait de la loi du parallé-
logramme des forces et celle qu’en donnait Varignon, et
de tirer vanité de cette différence ; elle était cependant
bien minime en apparence ; elle consistait toute dans l’in-
( 1) La Nouvelle édition des Traitez de Méchanique du P. Lamy se
termine par un Extrait du Journal des Sçavans du Lundv 13 septembre
1688. Mémoire servant de Réponse à ce que l’Auteur de l'Histoire des
ouvrages des Sçavans dit au mois d’avril 1688, art. 3, touchant une lettre où
le P. Lamy proposa l’année dernière une nouvelle manière de démontrer
les principaux Théorèmes des Ëlémens de Méchanique.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
79
troduction de ces quelques mots : « Dans le premier
instant « ; mais, elle était bien profonde en réalité, puisque
d’un raisonnement qui rapportait la loi de la composition
des forces à la Dynamique péripatéticienne, elle faisait
un raisonnement capable de rattacher la même loi à la
Dynamique moderne. Il est bien vrai, en effet, selon cette
Dynamique, que si diverses forces, constantes ou variables,
agissent successivement sur un même mobile partant
du repos, les vitesses qu’elles lui communiquent au bout
d'un temps infiniment petit, le même pour toutes, sont
proportionnelles aux intensités de ces forces.
En même temps donc qu’il proposait de réduire toute
la Statique à un principe unique, représenté par la règle
de la composition des forces, le P. Lamy parvenait à tirer
cette règle des lois d’une Dynamique exacte. Or, au
moment même où il adressait sa lettre à M. de Dieula-
mant, Newton faisait paraître son immortel ouvrage (1)
sur les Principes mathématiques de la Philosophie natu-
relle. Le grand géomètre se proposait, lui aussi, de tirer
des principes sur lesquels repose la science du mouvement
une justification de la loi de la composition des forces ;
il y parvenait en suivant exactement la même voie que le
P. Lamy ; peut-être marquait-il cette voie d’une manière
un peu moins claire que ne l’avait fait le savant oratorien.
A chaque force, Newton fait correspondre (2) ce que
l’on pourrait nommer une force instantanée, ce qu’il
désigne par les mots : vis impressa. Au sujet de cette
vis impressa, il donne cette indication : « Consistit hæc
vis in actione sola, neque post actionem permanet in cor-
pore. « Il semble que sous cette formule, trop concise
pour être claire, il faille deviner la pensée suivante : La
vis impressa est l’effet produit par une force qui agit sur
(1) Philosophiæ naturalis principia mathematica , auctore Isaaco
Newtono. Londini, MDCLXXXVI1.
(2) Newton, loc. cit ., Definitiones. Üetinitio IV.
8o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
un mobile pendant un temps infiniment petit, choisi une
fois pour toutes.
La vis impressa détermine alors le mobile à se mouvoir
en ligne droite, d’un mouvement uniforme dont, pour un
mobile donné, la vitesse est proportionnelle à l’intensité
de la force qui a été appliquée pendant un instant. De là,
Newton tire sans peine la démonstration (1) de la loi du
parallélogramme des forces.
Lorsque nous comparons aujourd’hui la déduction par
laquelle Newton et le P. Lamy ont obtenu la loi de com-
position des forces concourantes à la voie par laquelle
Varignon est parvenu au même résultat, nous faisons
entre ces deux méthodes une extrême différence. Varignon
obtient la loi du parallélogramme des forces au moyen de
la loi de composition des vitesses et de cet axiome : Une
force est dirigée comme la vitesse du mouvement qu’elle
produit ; elle est proportionnelle à cette vitesse. Newton
et le P. Lamy, au contraire, font usage de la règle de
composition des accélérations et de ce postulat : L’accélé-
ration d’un mobile est dirigée comme la force qui le
sollicite et est proportionnelle à cette force. De ces deux
principes, nous réputons le premier erreur grave et le
second vérité essentielle.
Il ne paraît pas que les géomètres du xvne siècle ou du
xvme siècle aient attaché la moindre importance à cette
distinction. Les propositions auxquelles la Dynamique
péripatéticienne avait, depuis deux mille ans, accoutumé
les physiciens étaient encore familières à tous les esprits ;
on continuait tout naturellement à les invoquer toutes les
fois que leurs conséquences ne heurtaient pas trop violem-
ment les vérités découvertes par la nouvelle Dynamique.
De ce que nous venons d’avancer, les écrits de Varignon
ne nous offrent-ils pas un exemple saisissant ?
Lorsqu’en 1687, Varignon donne son Projet d'une
(l) Newton, loc. cit., Axiomata, sive leges motus. Corollarium I.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
8l
nouvelle Méchanique, il prend pour point de départ de ses
déductions des axiomes que l’on dirait empruntés à la
Physica auscultatio ou au De Cœlo. Mais, à ce moment,
Lamy et Newton montrent que les mêmes conséquences
se peuvent tirer d’une Dynamique exacte. Varignon a
sûrement connu la Lettre du P. Lamy et il serait de toute
invraisemblance qu’il eût ignoré les Principes de Newton.
En ces deux écrits, il trouvait le moyen de corriger ses
raisonnements et de les rendre saufs de tout emprunt à
une Physique surannée. S’est-il soucié de le faire ?
Aucunement. Pendant trente-cinq ans, il consacre ses
efforts à développer les indications contenues dans le
Projet , et la Nouvelle Mécanique qu’il produit par ce
labeur persévérant se trouve plus profondément imprégnée
de Dynamique péripatéticienne que son premier essai.
La Néo-Statique du P. Saccheri prête à des remarques
analogues.
Le P. Saccheri est originaire de San Remo, où il
naquit à une date inconnue. Il mourut à Milan, le 5 octo-
bre 1733. L’année même de sa mort, il avait publié un
livre de géométrie intitulé : Euclides ab omni nœvo vindi-
catus (1).
Cet ouvrage suffit à prouver que le P. Saccheri était un
logicien original et puissant. Il lui a valu l’honneur d’être
salué par Beltrami (2) comme un précurseur de Legendre
et de Lobatchewsky ; et M. P. Mansion (3) a pu dire de
cet ouvrage : « Malgré ses défauts, l 'Euclides ab omni
nœvo vindicatus est l’ouvrage le plus remarquable que
(1) Euclides ab omni nœvo vindicatus sive conatus geometricus
quo stabiliuntur prima universæ geometriæ principia, auctore Hieronymo
Saccherio, Societatis Jesu, in Ticinensi Universitate Matheseos professore.
Opusculum exm0 Senatui Mediolanensi ab auctore dicatum. Mediolani,
MDCCXXXII1. Ex typographia Pauli Antonii Montani.
C) E. Beltrami, Un preeursore italiano di Legendre e di Lobatcheioski
(Rendiconti della R. Accademia dei Lincei, t. V, p. 441 ; 17 mars 1889).
(3) P. Mansion, Analyse des recherches du P. Saccheri , S. J , sur le
Postulatum d’Euclide (Annales de la Société scientifique de Bruxelles,
XlVe année, 1889*90, seconde partie, p. 46).
111» SÉRIE. T. X.
6
82
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l’on ait écrit sur les Éléments avant Lobatchewsky et
Bolyai. «
Un tel géomètre semble particulièrement apte à éviter
les paralogismes lorsqu’il traite des principes de la Méca-
nique; en sorte que l’on pourrait croire sa Néo-Statique (1),
publiée en 1703, exempte de toute contradiction.
Un écrit de son confrère, le P. Ceva(2), avait signalé à
l’attention du P. Saccheri certaines propriétés remar-
quables d’une pesanteur qui attirerait les éléments de
volume des divers corps vers un centre fixe, et dont
l’intensité serait proportionnelle à la distance de l’élément
attiré au centre commun des graves.
Cette loi de gravité est précisément celle que Jean de
Beaugrand, le Géostaticien, avait proposée et que Fermât
acceptait avec quelques nuances.
Au sujet d’une pesanteur soumise à cette loi, Saccheri
se propose de démontrer deux propositions qui sont,
d’ailleurs, parfaitement exactes.
La première de ces propositions, qui semble condenser
ce que les vues erronées de Fermât contenaient de vérité
diffuse, peut se formuler ainsi : Si la gravité suit une telle
loi, la pesanteur résultante d’un corps passe toujours par
un point ( centre de gravité ) qui occupe, dans ce corps, une
position absolument fixe et indépendante de la situation
du corps.
La seconde de ces propositions affirme qu’un point,
abandonné sans vitesse initiale et tombant en chute libre,
mettra toujours le même temps pour parvenir au centre
commun des graves, quelle que soit, au début du mouve-
ment, sa distance à ce centre.
Des deux propositions que Saccheri se propose d’établir,
(1) Neo-Statica auctore Hieronymo Saccherio, e Societate Jesu, in Tici-
nensi Universitate matheseos prot'essore, excellentissimo Senatui Mediola-
nensi ; MDCCV1I1. Ex typographia Josephi Pandulphi Malatestæ.
Je dois au R. P. Thirion la connaissance et la communication de ce rare
ouvrage ; qu’il me permette de lui en exprimer ici ma vive reconnaissance.
(2) Cf. Saccheri, Neo-Statica , lit). IV, Introductio, p. 125.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
83
l’une ressortit à la Statique et l’autre à la Dynamique ; il
nous sera donc donné de connaître les principes que le
savant Jésuite emploie en ces deux branches de Mécanique.
Au point de départ de ses déductions, Saccheri place
la notion de momentum (1) ; cette notion, voisine de celle
que Galilée nommait memento, identique à la quantité de
mouvement de Descartes, s’obtient en multipliant la
masse (2) du mobile par la vitesse dont il est animé ; à
cette vitesse même, Saccheri donne, en général, le nom
à’impetus (3).
La composition et la décomposition des momenta ou
des impetus n’est pas autre chose que la composition et la
décomposition des vitesses ; de ce problème, il n’est point
malaisé à Saccheri d’exposer la solution, connue depuis
Aristote. Mais bientôt (4), nous voyons que les proposi-
tions ainsi obtenues subissent une insensible transposition;
un imperceptible glissement transporte à la vis motrix ce
que l’on avait prouvé de Y impetus, et les lois cinématiques
de la composition des vitesses se transforment en lois
statiques de la composition des forces, sans que l’auteur
ait paru s’apercevoir de ce changement, que le lecteur
discerne à grand’peine.
C’est par une telle transposition des forces aux impetus
que se trouve évaluée (5) la pesanteur apparente d’un
grave sur un plan incliné. Sans doute, il est question, en
cette évaluation, de vitesse à partir du repos (impetus ex
quiete) et l’on pourrait y voir l’indication que les forces
doivent être mesurées par la vitesse quelles impriment,
au bout d’un temps infiniment court, au mobile partant
du repos ; les raisonnements de Saccheri seraient alors
semblables à ceux de Lamy et de Newton ; ils seraient
(1) Saccheri, Neo-Statica, lib. I, Definitiones, p. 2.
(“2) Id., ibid., lib. 1, Delînitio 7, p. 2.
(3) Id., ibid., lib. I, Definitio 9, p. 2.
(4) ld., ibid., lib. I, Propp. IX, X, XI.
(5) ld., ibid., lib. I, Propp. XXV11 et XXV11I.
84
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
exacts. Mais aucun commentaire du mot exquiete n'indique
qu’il lui faille, en ce lieu, attribuer une telle importance ;
dénué de tout rôle dans les considérations de Statique que
développe Saccheri, il semble n’être qu'un subterfuge pour
rendre moins criarde la contradiction qui éclate entre
cette Statique et la Dynamique du même auteur.
Est-il possible, d’ailleurs, de douter un seul instant que
Saccheri regarde la vis motrix comme proportionnelle
à Y impet us, comme identique au momentum, lorsqu’on lit
cette définition (i) du centre de gravité :
« Par centre de gravité , nous entendons, en tout grave,
ce point par lequel passe la direction naturelle de Yimpetus
composé qui tend au centre commun des graves; on doit
comprendre que cette direction résulte de l’ensemble des
impetus naturels par lesquels les diverses parties du grave
tendent au même centre. «
11 est bien clair que la Statique de Saccheri repose tout
entière sur la supposition que la force est proportionnelle
à Yimpetus, c’est-à-dire à la vitesse. Comme la Statique
de Varignon, elle emprunte tous ses principes à la Dyna-
mique d’Aristote.
Or, lorsqu’il aborde des problèmes de mouvement, c’est
la Dynamique de Newton qu’invoque Saccheri.
Prenant un point pesant qui décrit une certaine trajec-
toire (2), il considère Yimpetus vivus de ce point, c’est-
à-dire (3) la vitesse dirigée suivant la tangente à la trajec-
toire; il considère aussi, suivant une direction quelconque
D, Yimpetus subnascens ; cette grandeur est identique,
d’après ce qu’il a sans cesse admis dans ses deux premiers
livres, au quotient, par la masse du point, de la compo-
sante du poids suivant la direction D. Si Saccheri était
conséquent avec les principes dont il a tiré sa Statique,
il égalerait Yimpetus subnascens selon la direction D à la
(1) Saccheri, Neo-Statica , lib. II, Defmilio S, p. 55.
(2) ld., ibid., lib. III, Prop. I.
(3) ld., ibid., lib. 111, Adinonitio, p. 84.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
85
coniposante de Yimpetus vivus selon la même direction.
Ce n’est pas ce qu’il fait ; à Yimpetus subnascens , il égale
Y accroissement ( incrementum ) de la composante suivant I)
de Yimpetus vivus. Pour parler notre moderne langage,
il égale le quotient par la masse du mobile de la compo-
sante du poids suivant une certaine direction à la compo-
sante de Y accélération suivant la même direction ; l’égalité
qu’il pose ainsi est le principe même de la Dynamique de
Newton.
Nous voyons ainsi Saccheri, qui est un géomètre très
habile et un logicien très subtil, se servir, pour traiter
des problèmes de Dynamique newtonienne, de proposi-
tions de Statique qu’il a établies en suivant la méthode
d’Aristote. Tout aussi bien, nous verrions le grand Euler,
alors qu’il expose en un admirable traité (1) la Mécanique
issue de l’œuvre de Newton, adopter en bloc les lois de
Statique que Varignon a fondées sur les principes péri-
patéticiens.
Ces exemples suffisent à montrer combien la substitution
de la Dynamique moderne à la Dynamique d’Aristote a
été lente et malaisée. C’est que la Dynamique d’Aristote
offrait une traduction bien plus immédiate des expériences
les pins obvies ; infiniment plus abstraite, la Dynamique
moderne est le fruit d’un prodigieux effort de réflexion et
d’analyse ; il a fallu des siècles pour déshabituer l’esprit
humain de la première et pour l’accoutumer à la seconde.
7. La lettre de Jean Bernoulli à Varignon (1717)
L'énoncé définitif du principe des déplacements virtuels
En l’an 1687, il semble que la Mécanique ait pour tou-
jours renoncé à la méthode des déplacements virtuels de
(1) Mechanica sive Motus Scientia. analytice ’ exposita, auctore
Leonhardo Eulero, Academiæ Imper. Scientiarum membro et malheseos
sublimions piofessore. Instar supplementi ad Commentar. Acad. Scient.
Imper.JPetropoli, ex typographia Academiæ Scientiarum. An. 1736.
86
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Jordanus, de Descartes et de Wallis, aussi bien qu’à la
méthode des vitesses virtuelles d’Aristote, de Charistion
et de Galilée. Tous ceux qui ont écrit sur la Statique
après Wallis, à l’exception de Casati et de De Challes,
ou bien ont passé ces méthodes sous silence, ou bien ont
déclaré que l’esprit n’y trouvait pas une suffisante assu-
rance pour y prendre le fondement de la Statique ; tout au
plus ont-ils consenti à en faire un corollaire de propositions
construites sur d’autres hypothèses.
Après s’être efforcés d’asseoir toute la Statique sur le
principe du levier, ils ont reconnu dans la loi de compo-
sition des forces concourantes un axiome d’où se peuvent
aisément déduire les règles d’équilibre de toutes les ma-
chines ; en rattachant directement cette loi aux premiers
principes de la théorie du mouvement, ils lui ont conféré
une clarté et une certitude qui conviennent parfaitement
à l’hypothèse sur laquelle doit reposer toute une doctrine.
La Statique semblait donc définitivement engagée dans
la voie que Varignon traçait en son Projet d'une Nouvelle
Méchanique , que le P. Lamy marquait dans sa lettre à
M. de Dieulamant. Elle n’avait plus qu’à progresser dans
la direction que ces auteurs lui avaient assignée. A ce
progrès, d’ailleurs, Varignon consacrait le reste de sa
vie ; il s’efforçait de conduire la Statique au but qu’il lui
avait montré ; de ses efforts résultait cette Nouvelle Méca-
nique ou Statique qui, publiée peu de temps après la mort
de son auteur, devait rester si longtemps classique.
Quant à la méthode des déplacements virtuels, dont
nous avons suivi le développement continu de Jordanus
à Descartes et à Wallis, il semblait quelle fût définitive-
ment condamnée et quelle n’eût plus qu’à rentrer dans
l’oubli.
Lorsqu’on suit le développement lent et compliqué par
lequel une science se perfectionne, on voit parfois une
idée qui, pendant un certain temps, a brillé d’un vif
éclat, s’obscurcir peu à peu et cesser d’être perçue ; il
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
87
semble qu’elle soit à tout jamais éteinte. Mais bien sou-
vent, cette disparition, que l’on prendrait pour une défi-
nitive extinction, n’est qu’une éclipse de peu de durée ; le
moment où l’idée est devenue invisible à tous les yeux
précède à peine celui où elle va reparaître, plus brillante
qu’elle n’a jamais été, comme si elle s’était cachée un
instant pour se reposer, pour reprendre de nouvelles forces
et un nouvel éclat.
Déjà, nous avons vu la méthode des déplacements
virtuels, qui s’était montrée si féconde dans les écrits de
Jordanus, du Précurseur de Léonard de Vinci, de Léo-
nard lui- même et de Cardan, négligée ou repoussée par
Guido Ubaldo, par Benedetti et par Stevin. Mais le
moment même où elle semblait complètement abandonnée
est précisément celui où elle fut reprise par Roberval
et surtout par Descartes, où son principe se dégagea,
clair et autonome, de toute alliance avec le postulat des
vitesses virtuelles et avec la Dynamique d’Aristote.
Nous allons assister à une résurrection toute semblable
de la méthode des déplacements virtuels ; c’est dans le
livre même qui semble consacrer l’irrémédiable défaite de
cette méthode et le triomphe définitif de la Statique
fondée sur la composition des forces, c’est dans la Nou-
velle Mécanique de Varignon que nous allons voir le
principe d’où découle cette méthode revêtir sa forme
achevée.
Dans sa Nouvelle Mécanique , en effet, Varignon insère ( 1 )
une lettre que Jean Bernoulli lui avait adressée de Bâle
le 26 janvier 1717. Cette lettre contient le passage
suivant :
« Concevez plusieurs forces différentes qui agissent
suivant différentes tendances ou directions pour tenir en
équilibre un point, une ligne, une surface, ou un corps ;
(1) Pierre Varignon, Nouvelle Mécanique ou Statique; section IX,
Corollaire générai de la Théorie précédente. Tome II, p. 174.
88
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
concevez aussi que l’on imprime à tout le système de ces
forces un petit mouvement, soit parallèle à soi-même
suivant une direction quelconque, soit autour d’un point
fixe quelconque : il vous sera aisé de comprendre que par
ce mouvement chacune de ces forces avancera ou reculera
dans sa direction, à moins que quelqu’une ou plusieurs
des forces n’ayent leurs tendances perpendiculaires à la
direction du petit mouvement ; auquel cas cette force, ou
ces forces, n’avanceroient ni ne reculeroient de rien ; car
ces avancemens ou reculemens, qui sont ce que j’appelle
vitesses virtuelles (1), ne sont autre chose que ce dont
chaque ligne de tendance augmente ou diminue par le
petit mouvement ; et ces augmentations ou diminutions
se trouvent, si l’on tire une perpendiculaire à l’extrémité
de la ligne de tendance de quelque force, laquelle perpen-
diculaire retranchera de la même ligne de tendance, mise
dans la situation voisine par le petit mouvement, une
petite partie qui sera la mesure de la vitesse virtuelle de
cette force.
« Soit, par exemple, P (fig. 1 10) un point quelconque
(1) On voit que Jean Bernoulli a donné le nom de vitesses virtuelles
à des longueurs, et non point a des vitesses ; le nom de déplacements vir-
tuels eût seul été correct ; cette fâcheuse dénomination a persisté en Méca-
nique, où beaucoup d’auteurs nomment encore Principe des vitesses
virtuelles un principe où les vitesses n’ont que faire et qui devrait se
nommer Principe des déplacements virtuels.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
89
dans le système des forces qui se soutiennent en équilibre ;
F, une de ces forces, qui pousse ou qui tire le point P
suivant la direction FP ou PF ; P p, une petite ligne
droite que décrit le point P par un petit mouvement, par
lequel la tendance FP prend la direction fp, qui sera ou
exactement parallèle à FP, si le petit mouvement du
système se fait en tous les points du système parallèlement
à une droite donnée de position (1) ; ou elle fera, étant
prolongée, avec FP, un angle infiniment petit, si le petit
mouvement du système se fait autour d’un point fixe.
Tirez donc PC perpendiculaire sur fp, et vous aurez C p
pour la vitesse virtuelle de la force F, en sorte que F X Qp
fait ce que j’appelle Énergie. Remarquez que C p est ou
affirmatif ou négatif par rapport aux autres : il est affir-
matif si le point P est poussé par la force F, et que l’angle
FPp soit obtus ; il est négatif, si l’angle FP73 est aigu ;
mais au contraire, si le point P est tiré, Cp sera négatif
lorsque l’angle FPja est obtus ; et a ffirmatif lorsqu’il est
aigu.
« Tout cela étant bien entendu, je forme cette Propo-
sition générale : En tout équilibre de forces quelconques,
en quelque manière quelles soient appliquées, et suivant
quelques directions quelles agissent les unes sur les autres,
ou médiatement , ou immédiatement, la somme des Énergies
affirmatives sera égale à la somme des Énergies négatives
prises affirmativement . »
C’est en ces termes que Bernoulli formule le principe,
désormais complet, d’où l’on peut tirer toutes les lois de
l’équilibre.
Comment Jean Bernoulli est-il parvenu à la connais-
sance de cet axiome général ? Ce que Varignon nous a
communiqué de sa lettre 11e nous donne aucun renseigne-
ment à cet égard ; mais il ne semble pas fort malaisé de
(I) Le lecteur remarquera que Jean Bernoulli introduit dans son énoncé
quelques affirmations inexactes et quelques restrictions inutiles ; nous ne
nous arrêterons pas à relever ces vétilles.
90
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
deviner ce que nous ne connaissons point par document
positif.
La distance, en eifet, est bien courte et bien aisée à
franchir entre la forme que Wallis avait donnée au prin-
cipe des déplacements virtuels et la forme que cet axiome
vient de prendre ; pour passer de l’une à l’autre, il suffit
de déclarer ouvertement ce que Wallis soupçonnait déjà,
de considérer nettement des déplacements infinitésimaux,
des travaux infiniment petits ; cette transformation ne
pouvait offrir aucune difficulté à un géomètre rompu aux
considérations de l’analyse infinitésimale. Il paraît donc
très vraisemblable que Jean Bernoulli soit parvenu à son
énoncé du principe des déplacements virtuels en coordon-
nant et en perfectionnant les affirmations éparses dans
l'œuvre de Wallis. Par Wallis et par Descartes, son
œuvre se reliait avec continuité aux ébauches de Jordanus
et des mécaniciens de son Ecole.
Ce n’est pas que la méthode des déplacements virtuels
dont Bernoulli vient de donner l’énoncé général et précis,
ravisse d’emblée tous les suffrages et que tous les méca-
niciens y reconnaissent le principe d’où doit découler la
Statique entière. Varignon, qui nous fait connaître la
découverte du grand géomètre de Bâle, refuse d’y voir
un principe ; il n’y reconnaît qu’un « corollaire général
de la théorie « qu’il a fondée sur la loi du parallélogramme
des forces. « Cette proposition me parut si générale et si
belle, dit Varignon (1), que, voyant que je la pouvais
aisément déduire de la théorie précédente, je lui deman-
dai la permission qu’il m’accorda, de l’ajouter ici avec la
démonstration que cette théorie m’en fournissoit, et qu’il
ne m’envoyoit pas. La voici séparée pour toutes les ma-
chines précédentes. » Et, sans se lasser, Varignon con-
sacre cinquante pages à prouver que toutes les machines
dont il a tiré les conditions d’équilibre de la loi de la com-
(1) Varignon, Nouvelle Mécanique ou Statique, tome II, p. 174.
LES ORIGINES DE DA STATIQUE.
91
position des forces vérifient l’égalité posée par Bernoulli.
Ainsi en avaient agi Guido Ubaldo avec l'axiome d’Aristote
et le P. Pardies avec l’axiome de Descartes. Ils avaient
refusé à ces postulats larges et féconds le titre de prin-
cipes pour les reléguer au rang de corollaires.
Nous arrêtons ici cette Histoire. Avec la Nouvelle
Mécanique de Varignon, avec la lettre de Jean Bernoulli,
se trouve close cette période du développement de la
Statique qui mérite d’être appelée les Origines ; la Période
classique est ouverte. Nous avions entrepris de rechercher
les sources d’un fleuve ; nous en avons décrit le bassin
supérieur, aux gorges sinueuses et tourmentées ; le fleuve
entre maintenant dans une plaine aux molles ondulations
où, dans un large lit, ses flots vont poursuivre leur cours
paisible.
Au moment où nous cessons de le suivre, ce fleuve est
divisé en deux bras, son courant se partage en deux direc-
tions différentes, et ces deux directions semblent orientées
par les deux impulsions que la Statique a reçues dès l’ori-
gine ; en l’une, nous reconnaissons la tendance d’Archi-
mède ; en l’autre, la tendance d’Aristote.
D’Archimède à Varignon, les géomètres ont poursuivi
un même idéal ; ils le poursuivront encore de Varignon
à Poinsot, de Poinsot jusqu’à nos comtemporains. Ils
rêvent de construire la Statique sur le modèle des Élé-
ments de Géométrie d’Euclide. Ils veulent que, par une
analyse aussi patiente qu’ingénieuse, les cas d’équilibre
les plus compliqués des systèmes les plus divers soient
décomposés, dissociés, jusqu’à ce que l’on voie clairement
les équilibres simples, élémentaires, dont l’agencement
complexe les a produits ; ils veulent, en outre, qu’en ces
cas simples et élémentaires, le maintien de l’équilibre ait
même évidence et même certitude que ces vérités de sens
commun dont Euclide a fait ses demandes. Donner à la
Statique des principes que l’on puisse réputer aussi clairs
92 '
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et assurés que les axiomes de la Géométrie, tel était déjà
l’objet d’Archimède lorsqu’il composait son Traité Ilepi
hopponuâv ; tel était encore le désir de Daniel
Bernoulli, puis de Poisson, lorsqu’ils s’efforçaient d’éta-
blir la loi du parallélogramme des forces sans faire appel
aux principes généraux de la Dynamique.
Tandis que ce courant entraîne un bon nombre de
mécaniciens, d’autres suivent la direction qu’Aristote avait
déjà imprimée à la Statique. Leurs efforts ne tendent
point à une analyse qui dissocie les lois les plus com-
plexes de l’équilibre et les réduise à des propositions
élémentaires claires et évidentes de soi ; ils tendent bien
plutôt à une large synthèse ; tous les cas de repos que
l’on rencontre dans la nature ou que l’art réalise, ils
s’efforcent de les embrasser en un principe unique et uni-
versel. Assurément, ils tirent ce principe de quelques
observations simples et obvies ; mais l’extrême généra-
lisation par laquelle ils passent de quelques expériences
particulières à une loi si ample, efface en celle-ci tout
caractère d’évidence immédiate. Plus la science, en se déve-
loppant, prend conscience des procédés logiques quelle
met en œuvre, et mieux elle comprend que la certitude
d’une hypothèse aussi générale ne pouvait être contenue
dans les quelques faits qui l’ont suggérée ; mieux elle voit
que ce qui confirme cette hypothèse et nous assure de sa
valeur, c’est l’aisance avec laquelle elle classe la multi-
tude des lois diverses que l’expérience a découvertes, c’est
la sûreté avec laquelle elle annonce à l’expérience de
nouvelles lois à découvrir.
C’est cette dernière tendance qui a conduit les géo-
mètres, depuis Jordanus et ses élèves jusqu’à Roberval
et à Descartes, depuis Descartes et de Wallis jusqu’à
Jean Bernoulli, à préciser et à étendre sans cesse le prin-
cipe des déplacements virtuels.
Entre ces deux tendances dont chacune s’efforce de
diriger la Statique, le conflit est incessant. Mais un
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
93
observateur impartial de cette lutte n’a point de peine à
reconnaître les qualités des deux méthodes. Certes, l’esprit
d’analyse, par sa critique méticuleuse, contribue à dégager
de toute trace d’erreur les vérités que l’esprit de synthèse
a fait découvrir ; mais ses propres découvertes^ rares et
maigres, ne servent qu’à mieux prouver sa stérilité. La
fécondité est l’apanage de l’esprit de synthèse ; c’est la
méthode des déplacements virtuels qui, sans cesse, élargit
le champ de la Statique. L’emploi exclusif de cette méthode
caractérise la Mécanique analytique de Lagrange.
L’œuvre de Lagrange est le confluent où viennent se
réunir tous les courants qui, successivement, ont entraîné
la Statique, où aboutissent toutes les tendances qui en
ont diversement orienté l’évolution.
La Statique a mis à l’origine de ses déductions tan-
tôt le principe du levier, tantôt les propriétés du plan
incliné, tantôt la loi de la composition des forces ; tous
ces principes sont équivalents entre eux, et leur équi-
valence résulte de ce fait qu’ils découlent tous immédiate-
ment du principe des déplacements virtuels. Ainsi la
science de l’équilibre se trouve ramenée par Lagrange à
une parfaite unité ; elle se trouve tout entière condensée
dans une seule formule.
Varignon, reprenant une idée qu’ Albert de Saxe et
Guido Ubaldo avaient esquissée, s’est efforcé de trouver
la raison de tous les cas d’équilibre dans les pressions
que les corps mobiles exercent sur leurs appuis. Lagrange
tire de la méthode des déplacements virtuels un procédé
aussi simple que sûr pour définir et déterminer ces pres-
sions qu’annulent les liaisons.
La doctrine d’Albert de Saxe, selon laquelle le centre
de gravité de tout corps pesant tend à s’unir au centre
commun des graves, a fourni un principe de Statique que
Galilée et Torricelli énoncent en ces termes : Un système
est en équilibre lorsque tout changement de sa disposition
obligerait son centre de gravité à s’élever. Ce principe est
94
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
demeuré longtemps séparé du principe de l’égalité entre
le travail moteur et le travail résistant, du principe de
Jordanus, de Descartes, de Wallis et de Jean Bernoulli.
Lagrange met à nu le lien étroit qui unit ces deux prin-
cipes.
Le principe de Torricelli n’est pas l’exact équivalent
du principe de Jean Bernoulli ; celui-ci prévoit tous les
cas d’équilibre, celui-là en exclut quelques-uns ; c’est grâce
à la théorie générale de la stabilité, créée par Lagrange,
que l’on peut caractériser les cas d’équilibre que fait con-
naître le principe de Torricelli et montrer que ce sont
les seuls équilibres stables.
Les physiciens se sont efforcés de tirer le principe fon-
damental de la Statique des lois de la Dynamique ;
Roberval et Varignon ont ainsi déduit la loi du parallé-
logramme des forces de l’antique Dynamique péripatéti-
cienne, de la proportionnalité entre la force et la vitesse ;
le P. Lamy et Newton l’ont, plus justement, déduite de
la proportionnalité entre la force et l’accélération. D’Alem-
bert a, en quelque sorte, retourné la question et montré
comment tout problème de mouvement se pouvait rame-
ner à un problème d’équilibre. Lagrange demande alors
à la méthode des déplacements virtuels la formule qui
met en équation tout problème de mouvement.
Les assemblages de corps solides ne sont d’ailleurs
point les seuls systèmes dont l’équilibre dépende du prin-
cipe des déplacements virtuels ; la Statique des systèmes
déformables et, particulièrement, des fluides, découle tout
entière de ce principe ; les diverses méthodes propres à
traiter l’Hydrostatique qu’ont proposées Newton, Bouguer,
Clairaut, Euler, peuvent toutes se ramener à cette méthode
générale.
Ainsi, par la méthode des déplacements virtuels,
Lagrange constitue une Statique admirablement une et
ordonnée, où se classent en un ordre parfait toutes les
lois de l’équilibre des corps solides ou fluides, où tous les
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. g5
désirs légitimes de ceux qui ont promu la science de
l’équilibre trouvent leur pleine satisfaction.
Après Lagrange, la méthode des déplacements virtuels
reste la méthode la plus précise, la plus générale, celle
que les mécaniciens appellent à leur aide toutes les fois
qu’il s’agit de dissiper une obscurité, de résoudre une
embarrassante difficulté.
Navier a obtenu, sans le secours de cette méthode, les
équations indéfinies de l’équilibre élastique ; mais, lorsqu’il
veut compléter son œuvre et joindre aux équations indé-
finies les conditions aux limites qui achèvent la détermi-
nation du problème, il reprend ce problème par la méthode
des déplacements virtuels.
Poisson pense que l’élasticité d’un corps cristallisé ne
dépend, en général, que de 1 5 coefficients ; Cauchy et Lamé
en portent le nombre à 36 ; c’est en usant des procédés
de Lagrange que Green peut trancher le débat et prouver
que le nombre exact de ces coefficients est 21.
Par le principe de l’équilibre des canaux, que Clairaut
a imaginé et que Lagrange a déduit du principe des
déplacements virtuels, Laplace a obtenu l’équation de la
surface capillaire ; mais ses démonstrations sont peu sûres
lorsqu’il veut établir les lois qui régissent le contact du
liquide et du tube ; la constance de l’angle de raccorde-
ment est postulée et non démontrée. Gauss, dans un
travail qui offre l’un des plus beaux exemples de la
méthode de Lagrange, démontré avec une entière pré-
cision l’ensemble des lois de la capillarité.
La théorie de l’équilibre des plaques élastiques semble
poser aux géomètres une désespérante énigme ; Cauchy
et Poisson ne s’accordent pas dans l’énoncé des conditions
qui doivent être vérifiées au bord d’une plaque ; les con-
ditions qu’ils proposent sont surabondantes. C’est encore
la méthode des déplacements virtuels qui permet à Kirch-
hoff de donner le mot de l’énigme, d’écrire, sans omission
g6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ni répétition, toutes les conditions requises au bord d’une
plaque élastique.
Certes, la méthode des déplacements virtuels peut être
fière du domaine qu’elle a conquis et auquel elle a imposé
des lois si claires et un ordre si parfait ; mais voici qu’à
la fin du xixe siècle de nouvelles contrées, prodigieuse-
ment riches et étendues, viennent accroître son empire.
Ce ne sont plus seulement les équilibres mécaniques qui
se soumettent à ses arrêts ; elle pose, avec une souveraine
autorité, les conditions des équilibres qui mettent fin aux
changements d’état physique ou aux réactions chimiques,
comme de ceux qui s’établissent en des systèmes électrisés
et aimantés. La graine infime semée par Jordanus ne
s’est pas contentée de produire la Mécanique analytique
de Lagrange ; elle a encore engendré la Mécanique chi-
mique et la Mécanique électrique de Gribbs et de Helm-
holtz.
CONCLUSION
Après qu’il a parcouru le causse desséché du Larzac,
aux mamelons de pierre grise, aux dédales rocheux, sem-
blables à des ruines de cités, le voyageur dirige ses pas
vers les plaines que baigne la Méditerranée. Le chemin
qu’il doit suivre est dessiné par de larges ravines ;
traces d’anciens torrents ou de rivières taries, elles s’en-
foncent peu à peu, entaillant toujours plus profondément
le plateau calcaire. Ces ravines confluent bientôt en une
gorge unique ; de hautes murailles à pic, couronnées par
de dangereux glacis de pierres croulantes, resserrent le
lit où. jadis, une belle rivière roulait ses eaux profondes
et impétueuses. Aujourd’hui, ce lit n’est plus qu’un chaos
de blocs brisés et usés ; nulle source ne suinte aux parois
rocheuses, nulle flaque d’eau ne mouille les graviers; entre
les amas pierreux, nulle plante ne verdoie. La Vissée, tel
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
97
est le nom que les Cévennols ont donné à ce fleuve d’aridité
et de mort.
Le marcheur, qui chemine péniblement parmi les graves
et les éboulis, perçoit par intervalles une sourde rumeur,
semblable aux roulements d’un tonnerre lointain ; au fur
et à mesure qu’il avance, il entend ce grondement s’enfler,
pour éclater enfin en un formidable fracas : c’est la grande
voix de la Foux.
Dans la paroi calcaire, une sombre caverne est béante,
largement fendue comme une énorme gueule ; sans relâche,
cette gueule vomit en un gouffre, avec des transparences
de cristal et des bouillonnements d’écume blanche, la
masse puissante des eaux que les fissures du causse ont
recueillies au loin, quelles ont réunies en un lac sou-
terrain.
D’un seul coup, une rivière est formée ; désormais, la
Vis roule ses eaux limpides et froides parmi les grèves
blanches et les oseraies d’argent ; son gai murmure éveille
— tel un écho — le tic-tac des moulins et le rire sonore des
villages cévennols, tandis qu’un grand rayon de soleil,
rasant le bord crénelé du causse, glisse, oblique, jusqu’au
fond de la gorge et pose un ourlet d’or aux rameaux des
peupliers.
Lorsque l’histoire classique, faussée par les préjugés et
tronquée par les simplifications voulues, prétend retracer
le développement des sciences exactes, l’image quelle
évoque à nos yeux est toute semblable au cours de la Vis.
Autrefois, la Science hellène a épanché avec abondance
ses eaux fertilisantes ; alors le monde a vu germer et
croître les grandes découvertes, à tout jamais admirables,
des Aristote et des Archimède.
Puis, la source de la pensée grecque a été tarie et le
fleuve auquel elle avait donné naissance a cessé de vivifier
le moyen âge. La science barbare de ce temps n’a plus
été qu’un chaos où s’entassaient pêle-mêle les débris
IIIe SÉRIE. T. X.
7
98
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
méconnaissables de la sagesse antique ; fragments des-
séchés et stériles auxquels se cramponnent seulement,
comme des lichens parasites et rongeurs, les gloses
puériles et vaines des commentateurs.
Tout à coup, une grande rumeur a ému cette aridité
scolastique ; de puissants esprits ont fendu le rocher dont
les entrailles recélaient, endormies depuis des siècles, les
eaux pures jaillies des sources antiques ; libérées par cet
effort, ces eaux se sont précipitées, joyeuses et abon-
dantes ; elles ont provoqué, partout où elles passaient, la
renaissance des sciences, des lettres et des arts ; la pen-
sée humaine a reconquis sa force en même temps que sa
liberté ; et, bientôt, l’on a vu naître les grandes doctrines
qui, de siècle en siècle, pousseront toujours plus profon-
dément leurs pénétrantes racines, étendront toujours plus
loin leur imposante ramure.
Histoire insensée ! Au cours de l’évolution par laquelle
se développe la science humaine, elles sont bien rares,
les naissances subites et les renaissances soudaines — de
même que, parmi les sources, la Foux est une exception.
Une rivière ne remplit pas tout d’un coup un large lit
de ses eaux profondes. Avant de couler à pleins bords, le
fleuve était simple ruisseau et mille autres ruisseaux,
semblables à lui, lui ont, tour à tour, apporté leur tribut.
Tantôt les affluents sont venus à lui nombreux et abon-
dants, et alors sa crue a été rapide ; tantôt, au contraire,
de minces et rares filets ont seuls alimenté son impercep-
tible croissance ; parfois même les fissures d’un sol per-
méable ont bu une partie de ses eaux et appauvri son
débit ; mais, toujours, son flux a varié d’une manière
graduelle, ignorant les disparitions totales et les soudaines
résurrections.
La Science, en sa marche progressive, ne connaît pas
davantage les brusques changements ; elle croît, mais par
degrés ; elle avance, mais pas à pas. Aucune intelligence
humaine, quelles que soient sa puissance et son origina-
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
99
lité, ne saurait produire de toutes pièces une doctrine
absolument nouvelle. L’historien ami des vues simples et
superficielles célèbre les découvertes fulgurantes qui, à la
nuit profonde de l’ignorance et de l’erreur, ont fait succéder
le plein jour de la vérité. Mais celui qui soumet à une
analyse pénétrante et minutieuse l’invention la plus pri-
mesautière et la plus imprévue en apparence, y recon-
naît presque toujours la résultante d’une foule d’imper-
ceptibles efforts et le concours d’une infinité d’obscures
tendances. Chaque phase de l’évolution qui, lentement,
conduit la Science à son achèvement, lui apparaît marquée
de ces deux caractères : la continuité et la complexité.
Ces caractères se manifestent avec une particulière
netteté .à celui qui étudie les origines de la Statique.
De la Statique ancienne, l’historien simpliste ne men-
tionne qu’une seule œuvre, l’œuvre d’Archimède ; il nous
la montre dominant, comme un colosse isolé, l’ignorance
qui l’environne. Mais, pour admirer la grandeur de cette
œuvre, il n’est point nécessaire de la rendre monstrueuse
par un incompréhensible isolement. La Statique du géo-
mètre de Syracuse, cette recherche d’une impeccable
rigueur au cours des déductions, cette analyse subtile
appliquée à des problèmes compliqués, ces solutions, mer-
veilleusement habiles, de questions dont l’intérêt, caché
au vulgaire, apparaît au seul géomètre, portent, à n’en pas
douter, la marque d’une Science raffinée ; elles ne ressem-
blent nullement aux tâtonnantes hésitations d’une doctrine
naissante.
Il est clair qu’Archimède a eu des précurseurs ; ceux-ci
ont, avant lui, par d’autres méthodes que lui, aperçu les
lois de l’équilibre du levier auxquelles il devait donner un
développement magnifique.
De ces précurseurs, d'ailleurs, la trace est demeurée
empreinte dans l’histoire. Les My^avtxà 7Too(3/yjuara ne sont
peut-être pas d’Aristote comme la tradition le prétend ;
en tout cas, la Statique qui y est exposée se rattache si
ÎOO
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
directement à la Dynamique admise dans la $uo-ntyj àxpoaatç
et dans leT Ilepl Oùpavoù que nous les devons attribuer à
quelque disciple immédiat du Stagirite. Les méthodes de
démonstration qui y sont suivies peuvent avoir été des
méthodes d’invention, alors que, des déductions d'Archi-
mède, l’on ne saurait concevoir la même opinion.
D’autre part, une tradition antique et vivace persiste
à attribuer à Euclide des écrits sur le levier. Ces écrits ne
sont peut-être point ceux que nous possédons sous le nom
du grand géomètre. Mais il serait difficile, en niant leur
existence, d’expliquer la constante rumeur qui l’affirme.
Si Archimède a eu des précurseurs, il a eu assurément,
dans l’Antiquité, des continuateurs. La science byzantine
et alexandrine a poursuivi les voies diverses qu’il avait
tracées. L’art de l’ingénieur, que le grand Syracusain
avait porté à un très haut degré, inspirait les tentatives
de Ctesibios, de Philon de Byzance, de Héron d’Alexan-
drie ; Pappus, au contraire, s’efforçait, dans la recherche
des centres de gravité, d’égaler le talent du géomètre ;
enfin, l’énigmatique Charistion, par ses raisonnements
sur la balance romaine, pénétrait plus avant qu’ Aristote
et Archimède au sein des principes de la Statique.
De cette Statique hellène, les Arabes n’ont transmis
qu’une bien faible part aux Occidentaux du moyen âge.
Mais ceux-ci ne sont nullement les commentateurs serviles
et dénués de toute invention que l’on se plaît à nous
montrer en eux. Les débris de la pensée grecque, qu’ils
ont reçus de Byzance ou de la Science islamique, ne
demeurent point en leur esprit comme un dépôt stérile ;
ces reliques suffisent à éveiller leur attention, à féconder
leur intelligence ; et, dès le xme siècle, peut-être même
avant ce temps, l’Ecole de Jordanus ouvre aux mécani-
ciens des voies que l’Antiquité n’avait pas connues.
Les intuitions de Jordanus de Nemore sont, d’abord,
bien vagues et bien incertaines ; de très graves erreurs
s’y mêlent à de très grandes vérités ; mais, peu à peu, les
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
ÎOI
disciples du grand mathématicien épurent la pensée du
maître ; les erreurs s’effacent et disparaissent ; les vérités
se précisent et s’affermissent, et plusieurs des lois les plus
importantes de la Statique sont enfin établies avec une
entière certitude.
En particulier, nous devons à l’Ecole de Jordanus un
principe dont l’importance se marquera, avec une netteté
toujours croissante, au cours du développement de la
Statique. Sans analogie avec les postulats, spéciaux au
levier, dont se réclamaient les déductions d’Archimède,
ce principe n’a qu’une affinité éloignée avec l’axiome
général de la Dynamique péripatéticienne. Il affirme
qu’une même puissance motrice peut élever des poids dif-
férents à des hauteurs différentes, pourvu que les hauteurs
soient en raison inverse des poids. Appliqué par Jordanus
au seul levier droit, ce principe fait connaître au Précur-
seur de Léonard de Vinci la loi d’équilibre du levier
coudé, la notion de moment, la pesanteur apparente d’un
corps posé sur un plan incliné.
Au xive et au xve siècles, la Statique issue de l’École
de Jordanus suit paisiblement son cours sans qu’aucun
affluent important en vienne accroître le débit ; mais, au
début du xvie siècle, elle se prend à rouler comme un
torrent impétueux, car le génie de Léonard de Vinci vient
de lui apporter son tribut.
Léonard de Vinci n’est point du tout un voyant qui,
subitement, découvre des vérités insoupçonnées jusqu’à
lui ; il possède une intelligence prodigieusement active,
mais sans cesse inquiète et hésitante. Il reprend les lois
de Mécanique que ses prédécesseurs ont établies, les dis-
cute, les retourne en tous sens. Ses incessantes médita-
tions l’amènent à préciser certaines idées déjà connues
des disciples de Jordanus, à en montrer la richesse et la
fécondité ; telle la notion de puissance motrice ; telle aussi
la notion de moment; de cette dernière, il fait jaillir, par
une admirable démonstration, la loi de composition des
102
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
forces concourantes. Mais son esprit, enclin aux tâtonne-
ments, aux retouches et aux repentirs, ne sait point tou-
jours garder fermement les vérités qu’il a un instant sai-
sies. Léonard ne parvient pas à fixer son opinion au sujet
du problème du plan incliné, si parfaitement résolu dès
le xme siècle.
L’indécision qui, toujours, agita l’âme de Léonard, qui,
si rarement, l’a laissé achever une œuvre, ne lui a pas
permis de mener à bien le Traité des poids qu’il souhaitait
d’écrire. Le fruit de ses réflexions, cependant, ne fut
point entièrement perdu pour la Science. Par la tradition
orale qui avait pris naissance durant sa vie, par la dis-
persion de ses manuscrits après sa mort, ses pensées
furent jetées aux quatre vents du ciel et quelques-unes
rencontrèrent un terrain propice à leur développement.
Cardan, l’un des esprits les plus universels et l’un des
hommes les plus étranges qu’ait produits le xvie siècle,
Tartaglia, mathématicien de génie, mais plagiaire impu-
dent, restituèrent à la Statique de la Renaissance plu-
sieurs des découvertes faites par l’Ecole de Jordanus ; mais
ils les lui restituèrent souvent sous la forme plus riche et
plus féconde que leur avait donnée Léonard de Vinci.
Les écrits de Tartaglia et de Cardan répandent, en plein
xvie siècle, un afflux de la Mécanique du moyen âge. Mais,
à ce moment, un courant en sens contraire prend nais-
sance et vigueur en les traités de Guido Ubaldo del Monte
et de J. B. Benedetti. Les œuvres de Pappus et d’Archi-
mède viennent d’être exhumées ; elles sont étudiées avec
passion et commentées avec talent ; elles donnent aux
mécaniciens le goût de cette impeccable rigueur où, depuis
Euclide, excellent les géomètres. Cette admiration enthou-
siaste et exclusive pour les monuments de la Science hel-
lène fait rejeter avec mépris les découvertes profondes,
mais encore confuses et mêlées d’erreur, qu’ont produites
les Ecoles du xme siècle ; les plus pénétrantes intuitions
de Jordanus et de ses disciples sont méconnues par l’Ecole
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
io3
nouvelle, qui appauvrit et épuise la Statique sous prétexte
de la rendre plus pure. De même, l’admiration exclusive
des œuvres empreintes de la beauté grecque fait traiter
de gothiques les plus merveilleuses créations artistiques
du moyen âge.
A la fin du xvie siècle donc, presque rien ne subsistait
de ce qu’avait spontanément produit, en Statique, le génie
propre de l’Occident. L’œuvre était à refaire. 11 fallait
reprendre les démonstrations des vérités que les docteurs
du moyen âge avaient aperçues et leur assurer toute la
clarté, toute la précision, toute la rigueur des théories
léguées par les Grecs. A cette restauration vont se con-
sacrer, jusqu’au milieu du xvne siècle, les plus puissants
géomètres de la Flandre, de l’Italie et de la France.
Malgré l’extraordinaire talent des ouvriers, que de
tâtonnements et de malfaçons, avant que l’ouvrage soit
mené à bien !
Une déduction rigoureuse suppose des axiomes. Où
trouver les postulats auxquels s’attacheront fixement les
raisonnements de la Statique ? Ceux qu’Archimède a for-
mulés sont infiniment particuliers ; ils suffisent à peine à
traiter de l’équilibre du levier droit. De toute nécessité,
il faut avoir recours à des hypothèses nouvelles. Les
mécaniciens qui vont les énoncer les donneront pour prin-
cipes inédits et vérités inouïes. Mais si nous les dépouil-
lons du masque d’originalité dont les a affublées l’amour-
propre de ceux qui les proclament, nous y reconnaîtrons
presque toujours des propositions fort anciennes qu’une
longue tradition a conservées, qu’elle a mûries, et dont
elle a montré la fécondité. Là où une histoire trop som-
maire et trop systématique a cru voir une Renaissance
de la méthode scientifique, oubliée depuis les Grecs, nous
verrons le développement naturel de la Mécanique du
moyen âge.
Galilée, dont la légende fait le créateur de la Dyna-
mique moderne, va chercher le fondement de ses déduc-
104
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tiens dans la Dynamique déjà chancelante d’Aristote. Il
postule la proportionnalité entre la force qui meut un
mobile et la vitesse de ce mobile. Les travaux des méca-
niciens du xme siècle l’inspirent lorsqu’il veut tirer de ce
principe la pesanteur apparente d’un corps posé sur un
plan incliné ; mais ils ne vont pas jusqu’à lui faire recon-
naître que la notion cardinale de toute la Statique est la
notion de puissance motrice, produit d’un poids par sa
hauteur de chute. A cette notion, Galilée substitue celle
de momento , produit du poids par la vitesse de sa chute,
notion qui se relie immédiatement à la Dynamique déjà
condamnée d’Aristote.
Pour traiter de la pesanteur apparente sur un plan
incliné, Stevin invoque l’impossibilité du mouvement
perpétuel ; or, ce principe, Léonard de Vinci et Cardan
l’avaient formulé avec une netteté singulière, en le ratta-
chant à la notion de puissance motrice qu’ils tenaient eux-
mêmes de l’École de Jordanus. Mais cette notion n’appa-
raît qu’incidemment dans l’œuvre de Stevin ; le grand
géomètre de Bruges n’en a point vu l’extrême importance.
Elle s’affirme plus nettement en la belle démonstration
que donne Roberval de la règle selon laquelle se com-
posent des forces concourantes ; cette démonstration, qui
comble si heureusement une profonde lacune, béante en
l’œuvre de Stevin, n’est point, d’ailleurs, d’un type
imprévu ; pour traiter de l’équilibre du levier coudé, ce
disciple de Jordanus qui fut le Précurseur de Léonard de
Vinci en avait tracé le modèle.
Le génie admirablement clair et méthodique de Des-
cartes a tôt fait de saisir avec sûreté l’idée maîtresse qui
doit régir toute la Statique. Cette idée, c’est celle dont
Jordanus avait déjà marqué l’emploi dans la théorie du
levier droit, celle dont son disciple avait fait usage pour
traiter du levier coudé et du plan incliné ; c’est la notion
de puissance motrice. Cette notion, Descartes la définit
avec précision ; il l’oppose victorieusement au momento
LES ORIGINES DE LA STATIQUE.
io5
considéré par Galilée ; tandis que l’emploi du momento
découle d’une Dynamique désormais insoutenable, la
notion de puissance motrice permet de formuler un
axiome, très clair et très sûr, qui porte la Statique tout
entière ; et ce principe autonome n’attend point, pour
devenir acceptable, que la Dynamique nouvelle ait été
construite sur les ruines de la Dynamique péripatéticienne.
Malheureusement, l’orgueil insensé qui trouble la con-
science de Descartes le pousse à exagérer la grandeur du
service qu’il rend à la Statique, et à l’exagérer au point
d’en fausser la nature. Incapable, plus encore que Stevin,
que Galilée et que Roberval, de rendre justice à ses pré-
décesseurs, il se donne pour le créateur d’une doctrine
dont il n’est que l’organisateur. D’ailleurs, ce que nous
disons ici de la Statique cartésienne, ne le pourrait-on
répéter du Cartésianisme tout entier ? La superbe de son
auteur a triomphé, et son triomphe n’a point d’analogue
dans l’histoire de l’esprit humain ; elle a dupé le monde ;
elle a fait prendre le Cartésianisme pour une création
étrangement spontanée et imprévue ; cependant, ce sys-
tème n’était, presque toujours, que la conclusion nettement
formulée d’un labeur obscur, poursuivi pendant des
siècles. Le vol gracieux du papillon aux ailes chatoyantes
a fait oublier les lentes et pénibles reptations de l’humble
et sombre chenille.
Les quelques lignes où Jordanus démontrait la règle du
levier droit contenaient en germe une idée juste et
féconde ; de Jordanus à Descartes, cette idée s’est déve-
loppée au point de comprendre la Statique tout entière.
Tandis que se poursuit et s’achève cette graduelle évolu-
tion d’une vérité, la Science est le théâtre d’un phénomène
non moins intéressant, mais plus étrange ; une doctrine
fausse se transforme peu à peu en un principe très profond
et très exact ; il semble qu’une force mystérieuse, atten-
tive au progrès de la Statique, sache rendre également
bienfaisantes la vérité et l’erreur.
io6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Archimède avait usé, sans la définir, de la notion de
centre de gravité ; certains géomètres s’étaient efforcés de
la préciser ; mais Albert de Saxe et, après lui, la plupart
des physiciens de l’Ecole, profitant de l’indétermination
mécanique où demeurait ce point, lui attribuaient des
propriétés tout autres que celles dont nous le douons
aujourd’hui ; en chaque portion de matière, ils y voyaient
le lieu où se trouvait concentrée la pesanteur de cette
matière ; la pesanteur d’un corps leur apparaissait comme
le désir que le centre de gravité de ce corps a de s’unir
au centre de l’Univers. La révolution copernicaine, en
déplaçant le centre de l’Univers, en niant même, avec
Giordano Bruno, l’existence de ce centre, ne modifia
guère cette théorie de la pesanteur ; elle vit en cette qua-
lité la tendance qu’a le centre de gravité de chaque corps
à s’unir à son semblable, le centre de gravité de la Terre.
L’un des titres de gloire de Képler est d’avoir éloquem-
ment combattu cette hypothèse d’une attraction entre
points géométriques et d’avoir affirmé que l’attraction de
gravité s’exerçait entre les diverses parties de la Terre
prises deux à deux ; mais ses contemporains, moins clair-
voyants, ne partageaient pas cette opinion ; en particulier,
Benedetti, Guido Ubaldo et Galilée affirmaient la sym-
pathie que le centre de gravité de chaque corps éprouve
pour le centre commun des graves, tandis que Bernardino
Baldi et Villalpand plagiaient les corollaires exacts que
Léonard de Vinci avait tirés de cette doctrine erronée.
Lorsque cette tendance se trouve satisfaite aussi com-
plètement que le permettent les liaisons d’un système de
poids ; en d’autres termes, lorsque le centre de gravité
du système est le plus près possible du centre de la Terre,
rien ne sollicite plus le système à se mouvoir ; il demeure
en équilibre. Tel est le principe de Statique que formulent
Cardan, Bernardino Baldi, Mersenne, Galilée, qui le
doivent peut-être à Léonard de Vinci.
Ce principe est faux ; mais, pour le rendre exact, il
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 1 07
suffira de rejeter à l’infini le centre de la Terre que Galilée
invoque sans cesse dans ses raisonnements et de regarder
les verticales comme parallèles entre elles. La modifica-
tion paraît insignifiante ; elle est grave, cependant, puis-
qu’elle transforme une affirmation erronée en un axiome
exact et fécond ; elle est grave, aussi, en ce qu’elle sup-
pose l’abandon d’une théorie de la pesanteur très ancienne
et très autorisée.
Les débats confus et compliqués que provoquent, en
France, les recherches de Beaugrand et de Fermât sur
la variation de la pesanteur avec l’altitude préparent cette
réforme. Torricelli l’accomplit ; il dote ainsi la Science
d’un nouveau postulat propre à fonder la Statique.
Lorsque l’historien, après avoir suivi le développement .
continu et complexe de la Statique, se retourne pour
embrasser d’un coup d’œil le cours entier de cette Science,
il ne peut, sans un étonnement profond, comparer l’am-
pleur de la théorie achevée à l’exiguïté du germe qui l’a
produite. D’une part, en un manuscrit du xme siècle, il
déchiffre quelques lignes d’une écriture gothique presque
effacée ; elles justifient d’une manière concise la loi d’équi-
libre du levier droit. D’autre part, il feuillette de vastes
traités, composés au xixe siècle; en ces traités, la méthode
des déplacements virtuels sert à formuler les lois de
l’équilibre aussi bien pour les systèmes purement méca-
niques que pour ceux où peuvent se produire des change-
ments d’état physique, des réactions chimiques, des phé-
nomènes électriques ou magnétiques. Quel disparate entre
la minuscule démonstration de Jordanus et les impo-
santes doctrines des Lagrange, des Gibbs et des Helm-
holtz ! Et cependant, ces doctrines étaient en puissance
dans cette démonstration ; l’histoire nous a permis de
suivre pas à pas les efforts par lesquels elles se sont déve-
loppées à partir de cette humble semence.
Ce contraste entre le germe, extrêmement petit et extrê-
mement simple, et l'être achevé, très grand et très com-
io8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pliqué, le naturaliste le contemple chaque fois qu’il suit
le développement d’une plante ou d’un animal quelque
peu élevé en organisation. Cette opposition, cependant,
n’est peut-être point ce qui excite au plus haut degré son
admiration. Un autre spectacle est plus digne encore d’at-
tirer son attention et de servir d’objet à ses méditations.
Le développement qu’il étudie résulte d’une infinité de
phénomènes divers ; il faut, pour le produire, une foule
de divisions de cellules, de bourgeonnements, de trans-
formations, de résorptions. Tous ces phénomènes, si nom-
breux, si variés, si compliqués, se coordonnent entre eux
avec une précision parfaite ; tous concourent d’une manière
efficace à la formation de la plante ou de l’animal adulte.
Et cependant, les êtres innombrables qui agissent en ces
phénomènes, les cellules qui prolifèrent, les phagocytes
qui font disparaître les tissus devenus inutiles, ne con-
naissent assurément pas le but qu’ils s’efforcent d’atteindre ;
ouvriers qui ignorent l’œuvre à produire, ils réalisent
néanmoins cette œuvre avec ordre et méthode. Aussi le
naturaliste ne peut-il s’empêcher de chercher, en dehors
d’eux et au-dessus d’eux, un je-ne-sais-quoi qui voie le
plan de l’animal ou de la plante à venir et qui, à la forma-
tion de cet organisme, fasse concourir la multitude des
efforts inconscients ; avec Claude Bernard, il salue Vidée
directrice qui préside au développement de tout être
vivant.
A celui qui l’étudie, l’histoire de la Science suggère
sans cesse des réflexions analogues. Chaque proposition
de Statique a été constituée lentement, par une foule de
recherches, d’essais, d’hésitations, de discussions, de con-
tradictions. En cette multitude d’efforts, aucune tentative
n’a été vaine ; toutes ont contribué au résultat ; chacune
a joué son rôle, prépondérant ou secondaire, dans la for-
mation de la doctrine définitive ; l’erreur même a été
féconde ; les idées, fausses jusqu’à l'étrangeté, de Beau-
grand et de Fermât ont contraint les géomètres à passer
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. lOg
au crible la théorie du centre de gravité, à séparer les
vérités précieuses des inexactitudes auxquelles elles se
trouvaient mêlées.
Et cependant, tandis que tous ces efforts contribuaient
à l’avancement d’une science que nous contemplons
aujourd’hui dans la plénitude de son achèvement, nul de
ceux qui ont produit ces efforts ne soupçonnait la gran-
deur ni la forme du monument qu’il construisait. Jordanus
ne savait assurément pas, en justifiant la loi d’équilibre
du levier droit, qu’il postulait un principe capable de
porter toute la Statique. Ni Bernoulli, ni Lagrange ne
pouvaient deviner que leur méthode des déplacements
virtuels serait, un jour, admirablement propre à traiter
de l’équilibre électrique et de l’équilibre chimique ; ils ne
pouvaient prévoir Gibbs, bien qu’ils en fussent les précur-
seurs. Maçons habiles à tailler une pierre et à la cimenter,
ils travaillaient à un monument dont l’architecte ne leur
avait pas révélé le plan.
Comment tous ces efforts auraient-ils pu concourir
exactement à la réalisation d’un plan inconnu des ma-
nœuvres, si ce plan n’avait préexisté, clairement aperçu,
en l’imagination d’un architecte, et si cet architecte n’avait
eu le pouvoir d’orienter et de coordonner le labeur des
maçons ? Le développement de la Statique nous manifeste,
autant et plus encore que le développement d’un être
vivant, l’influence d’une idée directrice. Au travers des
faits complexes qui composent ce développement, nous
percevons l’action continue d’une Sagesse qui prévoit la
forme idéale vers laquelle la Science doit tendre et d’une
Puissance qui fait converger vers ce but les efforts de
tous les penseurs ; en un mot, nous y reconnaissons
l’œuvre d’une Providence.
Bordeaux, 26 octobre igo5.
P. Duhem.
LA FONCTION ÉCONOMIQUE
DES PORTS"1 2
II
LE PORT DE BRUGES AU MOYEN AGE
Dans l’Europe du haut moyen âge, adonnée tout entière
à la vie agricole, les côtes frisonnes offrent le spectacle
exceptionnel de l’activité industrielle et commerciale (2).
La nature elle-même invitait au travail de la laine les
habitants de ces plaines humides : elle avait doté ces
contrées de vastes pâturages, où l’élève des troupeaux
fournissait d’abondantes toisons. Les produits de l’indus-
trie frisonne se répandent de bonne heure dans tout
l’Occident. Remontant le cours des fleuves, les marchands
de la côte portent leurs tissus à travers l’Europe centrale ;
dès le ixe siècle, nos marins les déchargent en Angleterre
et dans les ports de la mer Baltique. La prospérité du
commerce et l’accroissement rapide de la population im-
primèrent à^l'industrie un nouvel élan : de la Meuse à la
côte, les villes se remplirent bientôt de métiers.
(1) Voir Revue des Questions scientifiques, avril 1906, p. 357.
(2) Cfr. Pirenne, Histoire de Belgique , t. I, Bruxelles, 1900, p. 30.
LE PORT DE BRUGES. 1 1 1
La manufacture drapière ne tarda pas à développer les
relations maritimes. La nécessité d’aller chercher outre-
mer la précieuse denrée qui alimentait leurs manufactures,
et l’avantage d’y trouver un débouché ouvert à leurs pro-
duits tournaient vers la mer les préoccupations des dra-
piers de Flandre. Telle est, en effet, l’importance du
tissage des laines au milieu du xie siècle, que les moutons
indigènes ne suffisent plus aux besoins de la fabrication ;
les troupeaux de Champagne et de Bourgogne eux-mêmes
ne donnent plus à l’industrie flamande une matière pre-
mière suffisante (1), et nos bateaux importent de pleins
chargements de laines anglaises, en échange des draps
qu’ils débarquent sur les quais de la Tamise.
Une large baie, aujourd’hui comblée par des atterrisse-
ments, offrait à la Flandre intérieure un accès facile à la
mer. Cette baie, qui portait le nom de Zwin, s’ouvrait au
sud-ouest de l’île de Walcheren, et s’étendait jusqu’à
Damme. Un canal prolongeait le Zwin de Damme à
Bruges, aux portes de laquelle la mer amenait le flux de
ses eaux. Les marins brugeois gagnaient ainsi le large
par une voie directe, tandis que les bateaux d’Anvers,
qui ne pouvaient encore, à cette époque, franchir les passes
étroites de l’Escaut occidental, devaient, pour atteindre
la mer, doubler l’île de Walcheren par l’autre bras du
fleuve (2).
Au cours du xie siècle, la navigation flamande prend
un rapide essor, et le commerce de Bruges est déjà flo-
rissant.
Au début de cette ère de prospérité, trois éléments par-
ticipent au mouvement d’affaires qui anime son port :
l’exportation des produits indigènes, en particulier des
tissus de Flandre, des pierres sculptées de Tournai et des
cuivres travaillés à Dinant ; l’importation des marchan-
(1) Cfr. Kervyn de Lettenhove, Histoire de Belgique , t. Il, Bruxelles,
1847, p. 297.
(2) Cfr. Mertens en Torfs, Geschiedenis van Antwerpen, t. il, p. 301.
1 12
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dises de l’étranger, notamment des laines anglaises et des
vins de France (1), enfin le transit des objets qui n’entrent
dans le port que pour être réexpédiés aussitôt vers la
mer. Des influences de nature diverse vont bouleverser
l’importance relative de ces éléments dans le trafic géné-
ral : sur les quais de Bruges, l’échange de fret entre les
navires qui s’y rencontrent et se distribuent leurs cargai-
sons va devenir prépondérant. Cette tendance caractérise
le rôle du port de Bruges au moyen âge : à mesure que
s’accroît le trafic, la fonction économique se dessine avec
plus de netteté. Au xive siècle, Bruges sera l’entrepôt
du commerce international, le marché commun des nations
d’Occident.
Des conditions naturelles particulièrement favorables
prédestinaient les Pays-Bas au rôle considérable qu’ils
allaient jouer de bonne heure dans le commerce européen.
Situés dans le voisinage de l’Angleterre, ils offraient au
nord une série de ports échelonnés sur une large étendue
de côtes. Par trois fleuves navigables, ils se rattachaient
aux marchés de la France et de l’Empire germanique. Les
Pays-Bas s’ouvraient ainsi de toutes parts à l’afflux des
(l)Les documents de l’époque établissent l’existence d’un mouvement
commercial assez considérable entre le port de Bruges et son hinterland.
En 1 167, Philippe d’Alsace confirme un ancien privilège des habitants d’Ypres,
en vertu duquel, en payant un denier par bateau chargé de marchandises,
ils étaient exempts de tous péages sur l'iperleet, cours d’eau qui s’abouchait
au port de Bruges (v. Diegerick, Inventaire des chartes d' Ypres, 1. 1, p. 6,
n° 5). Vers la même époque, le cuivre anglais supplante, sur le marché de
Dinant, le cuivre de Goslar, et à Liège, où n’arrivaient jusque là que les
vins du Rhin et de la Moselle, on débarque les vins de la Rochelle, venus par
la mer (Annales S. Jacobi Leodiensis. Monum. Germ. H ist. Script., t. XVI,
p. 634). Enfin nous voyons qu’en 1308, un règlement des échevins et doyens
de la ville de Gand fixe le salaire des bateliers arrivant par la Lieve de Bruges
et de Damme à Gand. Il y est dit que le chargement ne pourra excéder le
poids de cinq tonnes de vin, ou dix boisseaux de grain, équivalant à trois
lasts de hareng, cinq cents bardeaux, cinq lasts de cendres, quarante pots
de beurre, trente-six tonnes de bière de Lubeck et trente-trois de Hambourg,
sept tonnes de guède (Gilliodts-Van Severen, Cartulaire de l'ancienne
estaple de Bruges , p. 119, n° 162; Diericx, Mémoire sur la ville de
Gand , t. I. p. 241).
LE PORT DE BRUGES.
1 13
marchandises, et, par des routes naturelles, expédiaient
leurs produits aux peuples du nord comme à ceux du
midi. Un réseau de rivières et de ruisseaux canalisés, se
perdant en partie dans la mer, en partie dans l’Escaut,
facilitaient les communications entre les villes flamandes,
populeuses et florissantes, ou la renommée des foires, qui
se succédaient à de courts intervalles, attirait les mar-
chands de tous les pays. Dès le xne siècle, une route
terrestre, tracée du Rhin à la mer du Nord, relie Cologne
à Bruges : tandis que les bateliers suivent le cours des
fleuves pour apporter à la Flandre les denrées du midi,
de l’est à l’ouest des caravanes de marchands, sillonnant
la plaine, s’acheminent vers les côtes flamandes (1). La
Flandre trafique avec tout l’ouest de l’Allemagne centrale,
et, par la Hanse des dix-sept villes qui l’unit aux cités
marchandes du nord de la France (2), elle expose ses draps
aux foires célèbres de Champagne, où déjà les drapiers
flamands rencontrent les Génois (3). Les richesses d’Orient,
amenées dans les ports de Gênes et de Venise, franchis-
saient les Alpes, atteignaient le Danube ou le Rhin, et,
par ce dernier fleuve, descendaient aux Pays-Bas (4).
D’importantes relations commerciales s’étaient donc
établies entre la Flandre et l’étranger à l’époque où le
négoce empruntait encore de préférence les routes et les
fleuves. Mais, quand la navigation maritime se développa,
nos côtes devinrent tout de suite l’étape des marchands
de toutes les nations. La situation géographique de la
Flandre était, à cet égard, exceptionnellement heureuse.
Située à mi-chemin entre le Sund et le détroit de Gibral-
(1) Voir Pirenne, Histoire de Belgique , t. I, p. 166.
(2) Voir Bourquelot. Études sur les Foires de Champagne , dans les
Mémoires présentés par quelques savants à l’Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, t. V, p. 195
(5) Schulte, Geschichte des mittelalter lichen Handels und Verkehrs
zwischen Westdeutschland und Italien , t. 1. Leipzig, 1900, p. 127. —
Hildebrand, Zur Geschichte der deutschen Wollindustrie , Jahrbücher
für National Œkonomie und Statistik, t. VI, p. 237.
(4) Vanderkindere, Le Siècle des Artevelde. Bruxelles, 1879, p. 210.
IIIe SÉRIE. T. X. 8
ii4
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tar, elle attirait les vaisseaux de la Baltique et de la mer
du Nord, qui rencontraient chez elle les navires arrivés
de la Méditerranée et des côtes de l’Océan. La navigation
au long cours était pleine de périls, et le commerce direct
entre le midi de l’Europe et son extrémité nord-ouest fort
malaisé. Les Allemands n’entreprenaient guère d’expédi-
tions dans la Méditerranée ; les Français ne s’aventuraient
pas jusqu'aux ports de l’Elbe et du Wéser ; pour les navi-
gateurs italiens qui avaient affronté les orages du golfe
de Gascogne , la Flandre marquait le terme de leur course ( 1 ) ;
tous ces peuples trouvaient un point de contact naturel
dans cet estuaire d’accès facile, où s’échangeaient les vins
de France et d’Allemagne, les draps d’or et les épices que
les Lombards apportaient de l’Orient. Bruges, établie au
carrefour des grandes artères du commerce d’Europe,
devient le rendez-vous des nations germaniques et des
peuples romans.
Mais ce n’est pas uniquement à sa position géographique
que le port de Bruges dut sa prodigieuse fortune. L’admi-
nistration clairvoyante des princes a puissamment con-
couru à l’accroissement de sa prospérité. C’est le mérite
des comtes de Flandre de n’avoir point sacrifié les intérêts
du pays aux caprices d’une politique personnelle, et d’avoir
su résister aux entraînements de la fiscalité médiévale.
Tandis que les transformations économiques se succèdent,
et que Bruges voit évoluer la fonction de son port, les
comtes perçoivent nettement les exigences commerciales,
et adaptent leur politique aux nécessités du moment.
Lorsque le développement des affaires maritimes est
subordonné encore à l’activité industrielle de l’arrière-
pays, et que la manufacture drapière fournit au port le
meilleur élément de son trafic, les comtes attirent en
(1) Sartorius, Urkundliche Geschichte des TJrsprunges der deutschen
Hanse , t. I, Hambourg. 1830, pp. 212-215 ; voir aussi Roscher, Ansichlen
der Volkswirthschaft aus dem geschichtlichen Standpunkt, 1. 1. Leip-
zig, 1878, p. 550.
LE PORT DE BRUGES.
Il5
Flandre, et notamment à Bruges (1), des tisserands de
toile et detolïes de laine (xe siècle). Mais les foires res-
tèrent le grand débouché des tissus flamands, aussi long-
temps que la faveur du transit s’attacha aux routes ter-
restres et fluviales ; aussi les comtes s’empressèrent-ils de
favoriser ces concours de marchands : de Baudouin V à
Charles le Bon, de nombreuses lois de paix assurent le bon
ordre des foires et garantissent la sécurité des étrangers.
Lorsque Bruges tendit à centraliser le commerce d’Occi-
dent, rien ne fut épargné pour développer les relations
internationales. Devançant les autres princes d’Europe (2),
les comtes de Flandre s’attachèrent à réprimer la pirate-
rie ; ils supprimèrent de bonne heure le droit d'épave,
fixèrent équitablement le tarif des tonlieux (3), et cher-
chèrent à empêcher l’altération des monnaies (4). Une
longue série de privilèges attestent le souci constant de
garantir aux étrangers la sécurité de leurs personnes et
de leurs biens, d’assurer la loyauté des contrats, la facilité
des transactions et la bonne administration de la justice.
Les Keures de Bruges ordonnent aux échevins de faire
droit à la plainte d’un étranger dans les trois jours, dans
la huitaine si celui dont on se plaint est absent (5). De
nombreux privilèges de justice sont octroyés par la com-
tesse Marguerite aux marchands de l’Empire (1252). Ils
ne pourront être arrêtés pour dette que s’ils sont débiteurs
principaux, et ils ne seront pas emprisonnés s’ils peuvent
il) Warnkœnig, Histoire de Flandre , trad. Gheldolf, t. II, p. 182.
(2) Sartorius, Urkundl. Gesch., t. I, p. 212.
(3) Gilliodls-Van Severen, Cartul. de l'ancienne eslaple de Bruges,
t. 1, p. 13.
(4) Cfr. Pirenne, Histoire de Belgique , t. I, p. 163. — La diversité des
types monétaires et l’incertitude des rapports qui existaient entre eux
entravaient les opérations du commerce international ; dès la fin du
xme siècle, la lettre de change, qui devait remédier à ces inconvénients,
était en usage à Bruges (Vanderkindere, p. 246 ; GUliodts-Van Severen).
Inventaire des archives de la Ville de Bruges, t. 111, p. 249.
(Si Keures du 2S mai 1281 et du 4 novembre 1304 ; Gilliodts-Van Severen,
Cartul. anc. est., t. I, n° 83 ; ihid., n°» 7 et 46.
1 16
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
fournir caution. Si des hostilités éclatent entre la Flandre
et une ville allemande, seuls les citoyens de cette ville
pourront être inquiétés : encore jouiront-ils d’un délai de
trois mois pour sortir du pays et emporter leurs biens (1).
Louis de Crécy accorde des privilèges analogues aux bour-
geois et marchands de la Rochelle et de St- Jean d’Angély
qui ont leur étape à Damme (2). A la requête des mar-
chands de l’Empire, le magistrat de Bruges octroie aux
négociants de tous pays des lettres de garantie relatives
au droit de balance ( 1 3 1 8) : les dispositions les plus
minutieuses sont prises pour assurer la loyauté des opé-
rations du pesage public (3) ; les courtiers sont tenus de
prêter serment aux échevins, ils sont suspendus à la
moindre irrégularité, aussi longtemps qu’ils n'ont pas
accordé satisfaction à la personne lésée (4) ; les débar-
deurs sont soumis aux mêmes règles, et les voituriers sont
déclarés responsables des marchandises qui leur sont con-
fiées (5). Enfin l’érection d’une chambre d’assurances à
Bruges, en i3io, permet aux négociants de faire garantir
leurs marchandises contre les risques de mer et d’incendie,
moyennant le payement d’une prime de quelques deniers
pour cent (6).
Plus remarquable encore est le régime de liberté com-
merciale dont la Flandre offre l’exemple à l’époque où le
monopole et le privilège pénètrent partout la législation.
La politique nettement libérale, on dirait volontiers
libre-échangiste, des comtes de Flandre (7) favorise à
Bruges l’essor du commerce international, tandis que des
(1) Cartul. de t ancienne estaple de Bruges , t. I, n° 46.
(2) Charte conservée aux archives du Nord, transcrite par Finot, Étude
historique sur les relations commerciales entre la Flandre et la
France au moyen âge. Paris, 1894, p. 351.
(3) Hansisches Urkundenbuch , t. II, n° 154, § 4 à 6.
(4) Ibid., n° 154, § 13.
(5) Ibid., n° 154, § 7.
(6) Gilliodts-Van Severen, Cartul. de V ancienne estaple, t. I, no 174.
(7) Pirenne, Histoire de Belgique, t. I. p. 245.
LE PORT DE BRUGES.
U7
restrictions et des prohibitions de tontes sortes entravent
ailleurs les relations des étrangers entre eux. Les tra-
casseries fiscales de la politique française au xme siècle
poussent beaucoup de peuples à établir sur nos côtes le
siège de leurs transactions (1). Venise, intolérante pour
le trafic des nations rivales, cherche à monopoliser au
profit des Vénitiens le commerce de son port : elle can-
tonne les étrangers dans des quartiers étroitement gardés,
et leur interdit toutes relations d’atfaires avec d’autres
marchands que les sujets de la République (2). A Bruges,
au contraire, les étrangers trafiquent librement entre
eux (3) ; ils peuvent acheter, vendre ou échanger des
marchandises sur leurs navires, leurs barques ou toutes
autres embarcations ; sur l’eau ou sur terre, dans la rue,
dans les celliers ou ailleurs ; ils sont autorisés à conserver
leurs marchandises aussi longtemps qu’il leur plaît, à les
transporter où bon leur semble, par terre ou par eau,
sans être contraints à les vendre. On leur interdit seule-
ment les opérations de change et le prêt à intérêt (4).
Les courtiers sont les intermédiaires obligés dans toute
opération commerciale de quelque importance ; mais, de
bonne heure, les comtes arrêtent leur tarif, et la ville de
Bruges est responsable de leurs malversations vis-à-vis
des étrangers (5). Enfin des conditions avantageuses sont
accordées aux marchands de tous pays, pour s’établir
(1) Vanderkindere, Le Siècle des Artevelde, p. 211.
(2) Cfr. Schulte, Geschichte des mittelalterlichen Handels, t. I,
p. 552. — Noël, Histoire du commerce du monde. Paris, 1891-1906, t. 11,
pp. 204 et ss. — Ehrenberg, Makler, Hosteliers und Borse in Brügge ;
Zeitschrift für das gesammte Handei.srecht, t. XXX, p. 406.
(3) L’importation des draps anglais était prohibée en Flandre, mais on en
tolérait le transit, ainsi qu’en témoignent les privilèges accordés aux Orien-
taux en 1359. Gilliodts-Yan Severen, Inventaire des archives de la ville
de Bruges , t. II, p. 51.
(4) Privilèges accordés par Robert de Béthune en 1307 ; Cartulaire de
l'ancienne estaple de Bruges , t. I, n° 158, art. 2 et 3; voir aussi n° 169
(14 nov. 1309), et la lettre de Robert au roi d’Angleterre (26 juillet 1514),
Cartulaire de l'ancienne estaple , t. I, n° 189.
(5) Gilliodts-Van Severen, Cartulaire de l'ancienne estaple , t. I, p. 127.
1 18
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans la ville avec leurs biens ; ils peuvent y acquérir des
hôtels, et des facilités spéciales leur sont octroyées pour
la location de maisons, de caves et de celliers (i).
Le port de Bruges, où le commerce jouissait ainsi d’une
liberté presque illimitée, offrait d’ailleurs à la navigation
une des stations les plus favorables des côtes de l’océan
germanique (2). Sous le règne de Philippe d’Alsace (1 180),
à la suite d’une inondation qui avait rompu les digues et
submergé les environs de Bruges, des améliorations con-
sidérables avaient été apportées au régime du Zwin : de
puissantes digues marquaient les bords du chenal, des
pilotis et des balises en signalaient les bas-fonds (3). Ce
fut probablement au début du xme siècle que Bruges fit
creuser le grand canal de navigation, ou nouveau Zwin,
qui reliait Damme au port, et l’ancien Zwin, dans la
direction de Bruges, ne fut plus fréquenté que par des
navires d’un faible tirant (4). Il fallait isoler le nouveau
canal de l’action des marées : ce fut alors qu’un homme
de génie, dont l’histoire 11e nous a point transmis le nom,
construisit la première écluse à sas (5). Jusqu’à cette
époque, de grandes grues (overdrachten, dobbele kraenen)
faisaient monter et descendre les navires tout chargés sur
des plans inclinés et les transportaient ainsi d’une section
de canal dans une autre (6). Au témoignage de Guillaume
le Breton (7), le port était tellement vaste, qu'il put con-
tenir, en 1 2 1 3 , tous les navires qui prirent part à l’expé-
dition de Philippe-Auguste contre Ferrand de Portugal.
(I) Gilliodts-Van Severen, Inventaire des archives de la ville de
Bruges , 1. 11, p. 50.
(2 j Warnkœnig, Histoire de Flandre, t. II, p. 197.
(3) Pirenne, Histoire de Belgique , t. I, p. 241.
(4) Gilliodts-Van Severen, Inventaire des archives de la ville de
Bruges , Intr., pp. 470-471.
(o) Ibid., t. 111, p. 314. On ignore la date à laquelle fut construite cette
écluse ; elle fut renouvelée de 1394 ü 1596
(6 Warnkœnig, Histoire de Flandre , t. Il, p. 187.
(7) Cité par Warnkœnig, ibid., p. 56.
LE PORT DE BRUGES.
ii9
On y trouvait déjà les richesses de toutes les parties du
monde.
Attirés par l’importance du transit, les marchands
vinrent s’établir sur les bords du golfe, où bientôt s’éle-
vèrent Termuyden, Monikerede, Houcke et l’Écluse,
tandis que grandissait la prospérité de Damme. Plus
d’une parmi ces villes aurait pu faire à Bruges une con-
currence désastreuse; mais le privilège de l’étape, qui lui
fut octroyé à une date inconnue (1), lui assurait sur la
navigation du Zwin les droits les plus importants ; toutes
les marchandises qui pénétraient dans le bras de mer
devaient être offertes en vente d’abord à Bruges, à l’ex-
ception de quelques denrées qu'il était permis d’exposer
à Damme, Houcke et Monikerede. C’est après de nom-
breuses luttes avec les bourgeois des villes environnantes,
notamment avec ceux de l’Écluse, que Bruges se trouva
définitivement en possession de ce droit (2).
Au début du xme siècle, plus de trente-quatre nations
alimentent de leurs produits le trafic de son port. Un
document contemporain qui les énumère nous instruit
sur la provenance des denrées qui figuraient dans le
commerce maritime, en même temps qu’il atteste l’étendue
et la variété des rapports de Bruges avec l’étranger (3).
L’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande envoyaient des laines,
des cuirs, du plomb, des charbons de roche, des fromages
et des suifs ; la Russie importait ses pelleteries et le
(1) Güliodts-Van Severen, Cartulaire de l'ancienne estaple, t. I, p. 4.
— Sur le droit d’étape, voir Gaillard, Anciennes institutions commer-
ciales, Privilège d'étape; ci Biedermann, Dus Stapelrecht, Vierleljahr-
schrift für Volkswirthschaft, Politih und Kulturgeschichte. t. LXX1I.
Berlin, 1881, p. 1.
(2) Gaillard, op. cit., p. 5. Voir aussi Hansisches Urkundenbuch , t. IV,
n° 254.
(5) Ce texte, rédigé en 1200 à l’usage des marchands, a été maintes fois
reproduit; on le trouvera dans Gilliodts -Van Severen, Cartulaire de l'an-
cienne estaple de Bruges, t. I, p. 14, et dans Kervyn de Lettenhove,
Histoire de Flandre , t. Il, p. 500, noteS: l’original en est conservé à la
Bibliothèque nationale de Paris.
I 20
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Danemark ses chevaux ; de Hongrie, de Bohême et de
Pologne on expédiait à Bruges la cire, l’or et l’argent en
lingots ; la Navarre fournissait la laine filée, la basane,
la réglisse, des amandes et des draps « dont on fait
grandes voiles aux nefs « ; d’Aragon nous venaient le
safran et le riz, d’Allemagne le vin, les blés et le fer ;
les marchands des royaumes de Léon, de Castille et
d’Andalousie exposaient à Bruges la cochenille, les filasses,
les laines, le vif-argent, le cumin, l’anis et des fruits ; on
trouvait sur les quais du port le saindoux de Galicie,
les raisins du royaume de Grenade, les épices d’Egypte,
de Palestine et d’Arménie, les pelleteries de Fez et de
Tunis, les sucres du Maroc (1), les aluns de Majorque et
de Constantinople (2), enfin les draps d’01* de la Tartarie (3).
En 1285, le vieux port de Bruges, situé en aval de la
Reye, n’est plus assez spacieux pour contenir les bateaux
qui entrent dans le Zwin. Le comte et le magistrat s’em-
pressent d’accéder au vœu des marchands et creusent un
bassin au centre de la ville. La partie de la Reye qui
longe la place et communique avec le nouveau port est
couverte d'un bâtiment (waterhalle) long de cent mètres
et large de vingt et un, qui occupe tout le côté oriental'
de la grand’place. De vastes magasins s’établissent sous
cette halle, où le chargement et le déchargement des
marchandises se font constamment à couvert (4).
(1) l.e sucre était surtout amené b Bruges par les Vénitiens qui allaient le
chercher en Égypte, et dans l’ile de Candie ; la canne était cultivée en
Sicile et en Espagne avant 1150, et les raffineries existaient déjà dès la
première moitié du xme siècle (Gaillard, Étude sur le commerce de la
Flandre au moyen âge , II, Mouvement commercial de Bruges , p. 31).
Le sucre était alors une denrée fort chère : le prix de la livre oscillait
entre 4 et 10 sols parisis au cours du xive siècle (Gilliodts-Van Severen,
Inventaire des archives de la ville de Bruges , t. Il, p. 206).
(2) L’alun, qui servait à la tannerie, était spécialement importé par les
Italiens qui le tiraient eux-mêmes de l’Asie mineure (Gaillard, op cit., p. 6).
(3) A cette nomenclature, il faudrait ajouter la France, Gênes et Venise,
dont les marchands fréquentaient assidûment nos côtes.
(4) Gilliodts-Van Severen, Inventaire des archives de la ville de
Bruges , t. V, p. 318.
LE PORT DE BRUGES.
121
Quelle que fût alors l’importance du port de Bruges,
c’est au xive siècle seulement qu’il atteignit l’apogée de
sa fortune. Un service régulier de navigation relie à cette
époque le port du Zwin à ceux de Gênes et de Venise.
Les foires de Champagne avaient été, durant le xme siècle,
le rendez-vous des marchands flamands et génois ; les
progrès de la navigation maritime diminuèrent l’impor-
tance des foires, et, sous le règne de Philippe le Bel, les
Italiens commencèrent à se détourner des marchés de la
Champagne. Quelques années plus tard ( 1 3 1 5 ) , la guerre
s’étant rallumée entre la France et la Flandre, Louis le
Hutin interdit à ses sujets tout commerce avec les Fla-
mands ; ceux-ci abandonnèrent les foires françaises, et
les Génois, cherchant à renouer avec nos marchands les
relations interrompues, prirent, à travers la mer, le
chemin de la métropole flamande (î). En 1324, un sèr-
vice régulier de galères est établi de Gênes à Bruges (2).
Quant aux Vénitiens, ils avaient fixé de bonne heure
sur nos côtes le siège de leurs opérations commerciales
avec les marchands de l’Empire. En 1 3 1 7 , le gouverne-
ment de la République équipa lui-même plusieurs escadres,
formées chacune de quatre ou six galères, et destinées au
commerce des Vénitiens avec les principaux ports d’Eu-
rope et d’Orient. La flotte de Flandre appareillait pour le
plus long voyage. Après avoir trafiqué sur les rivages de
l’Afrique, elle longeait les côtes de l’Espagne, du Portu-
gal et de la France, pour mouiller dans les ports de
l’Angleterre et des Pays-Bas. Les galères de Flandre
apportaient les vins de Chypre, les fruits secs, le sucre en
poudre dont Venise approvisionnait la Flandre, la soie,
les cotons bruts ou filés, des épices, des drogues, des
aromates, et une foule d’autres denrées du Levant. Le
transport des matières premières n’offrant aux spécula-
(1) Bourquelot, Études sur les foires de Champagne , p. 195.
(2;Schulte, Geschichle des mittelalter lichen Handels,l. 1, pp. 127-128.
122
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
teurs de Venise que le bénéfice du fret, ils chargeaient
aussi les galères des produits de leur propre industrie :
glaces, verres, riches étoffes de laine, de soie et d’or.
Ils rencontraient à Bruges les marchands de l’Empire
affiliés à la Hanse teutonique, et leur vendaient les mar-
chandises apportées d’Orient. Les Vénitiens étaient auto-
risés à exposer en vente à Bruges, pendant quarante-cinq
jours, les produits qu’ils déchargeaient de leurs galères (1).
Celles-ci redescendaient alors vers Venise, après s’être
pourvues de toutes les denrées que les pays du nord pou-
vaient fournir à ceux du midi (2). Un auteur évalue à
100000 ducats d’or, soit à plus de 1 700000 francs, la
cargaison de chacune de ces galères (3). Cette estimation
n’est peut-être pas exagérée : la plupart de ces marchan-
dises étaient des matières précieuses, n’offrant qu’un
faible poids et un faible volume, et chaque galère jaugeait
1000, 1200 ou 2000 tonnes.
La fonction économique du port de Bruges au moyen
âge s’accuse nettement dans la disparition de sa flotte de
commerce. Chez presque tous les peuples, le développe-
ment de la marine marchande est le corollaire naturel de
la prospérité du commerce et de l’industrie ; mais à
mesure que le rôle de Bruges grandit dans le trafic inter-
national, les bateaux flamands cessent de participer au
mouvement de son port. Les populations de la côte pra-
tiquent encore le cabotage et ne délaissent point les
occupations fructueuses de la pêche, mais elles aban-
donnent presque complètement la navigation au long
cours (4). L’activité des manufactures flamandes eût bien
permis à nos marins d’échanger dans les ports d’Angle-
(1) Archives de l’État à Bruges; Ouden Wittenbouc, fol 17, n° 2.
(2) Daru, Histoire de la République de Venise , livre XIX.
(3) Gilliodts Van Severen, Cartulaire de l’ancienne estaple, t. 1, p. 177.
(4) Pirenne, Histoire de Belgique, t. 1, p. 242.
LE PORT DE BRUGES.
123
terre et d’Ecosse leurs cargaisons de draps contre des
chargements de laines, car l’industrie drapière avait pris
une importance de plus en plus considérable : les tissus
de Flandre étaient répandus dans toute l’Europe, et figu-
raient dans les bazars d’Orient avec les damas, les bro-
carts et les draps d’or et d’argent (1). Au milieu du
xive siècle, l’importation des laines anglaises est si active,
qu’elle occasionne, en 1 3 54, le déplacement d’un capital
de 294 184 livres d’Angleterre (2) ; mais Bruges avait
acquis l’étape des laines anglaises, et les drapiers ache-
taient sur les quais du port la précieuse matière qu’ils
avaient dû autrefois aller chercher au delà de la mer (3).
Les marchands étrangers, concentrés à Bruges, péné-
traient eux-mêmes dans l’intérieur du pays pour se pro-
curer les marchandises destinées à l’exportation. L’office
de courtier qu’elle remplit entre les nations marchandes
absorbe l’activité de Bruges et l’isole de son arrière-pays.
La Hanse de Londres qui l’unissait aux principales villes
drapières avait monopolisé durant de longues années le
commerce de la Flandre avec l'Angleterre ; Bruges se
dégage de cette association, dont l’exclusivisme aurait
entravé l’essor des relations internationales : dès avant le
xive siècle, il n’est plus fait mention de la Hanse de
Londres (4).
Aussi longtemps que les fleuves et les routes furent les
grandes artères du commerce, nos marins transportaient
vers l’Angleterre et les côtes de la mer Baltique les
marchandises amenées de l’Europe centrale ; mais lorsque
les progrès de la navigation eurent développé l’industrie
des transports maritimes, et que Bruges fut devenue le
grand port d’échange d’Occident, les navires étrangers
(1) IMrenne, Histoire de Belgique, t. I, p. 250.
(2) Varenberg, Histoire des relations diplomatiques entre le Comté
de Flandre et l' Angleterre au moyen âge, p. 290.
(5) Pirenne, La Hanse flamande de Londres , Bulletin de l’Académie
royale DE Belgique (classe des lettres), 1899. p. U>2.
(4) Ibid., p. 105.
124
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
finirent par accaparer le fret. Quel que fût son port d'ori-
gine, tout navire qui arrivait à Bruges était aussi sûr de
trouver à se charger, dans cet entrepôt des richesses du
nord et du midi, que de pouvoir s’y débarrasser de sa
cargaison. Il n’en était pas ainsi, au départ de Bruges,
pour le marin de Flandre; il pouvait craindre de se voir,
au retour, réduit à naviguer sur lest, chaque nation
réservant à son pavillon les avantages de son commerce.
Entre étrangers et flamands, la lutte pour le fret devenait
inégale, et les premiers ne tardèrent pas à monopoliser
l’industrie des transports. Les comtes de Flandre eurent
alors la sagesse de ne point s’obstiner à disputer cet
avantage à la concurrence étrangère ; ils comprirent de
bonne heure quelle source de prospérité un grand port
d’échange offrait à la Flandre, et leurs efforts tendirent
à favoriser le contact entre les peuples étrangers.
Du canal de Gibraltar au fond de la Baltique, il n’est
pas une nation marchande qui ne possède à Bruges ses
consuls, ses magasins et ses comptoirs (1). Bruges n’est
pas seulement le grand marché des laines anglaises, le
dépôt central des draps et des toiles de Flandre, elle est
l’entrepôt du commerce de l’univers.
Telle est l’importance de la ville au xive siècle, que sa
cotisation dans les aides et subsides que la Flandre
accorde à Philippe le Hardi, en 1 388 , dépasse le
cinquième du tribut de la Flandre tout entière (2).
L’abondance des capitaux correspond à l’afflux des
(lj Les Guinigi de Lucques avaient treize représentants à l’étranger :
quatre d’entre eux résidaient à Bruges (Schulte, Geschichte des mitelalter-
lichen Handels , t. I, pp. 289 et 349).
(2) Ces subsides s’élevaient à 100 000 francs d’or; Bruges fut taxée pour
une somme de 22 708 francs Gilliodts-Van Sevei en, Inventaire des archives
de la ville de Bruges , t. III, p 111). On ne possède point de données pré-
cises sur la population de Bruges à cette époque. M. Pirenne {Histoire de
Belgique , t. 1, p. 260) estime qu’on peut, sans tomber dans l’exagération,
fixer à 80 000 le chiffre de la population brugeoiseau cours de la période qui
va de la fin du règne de Gui de Dampierre au début de la guerre de cent
ans 430b à 1537).
LE PORT DE BRUGES.
125
marchandises. Attirés par l’activité du trafic internatio-
nal, les Lombards ont développé depuis longtemps le
commerce d’argent, et Bruges est devenue le premier
comptoir financier d’Occident (1). La circulation monétaire
s’accroît même au xve siècle. Les grandes maisons de
banque italiennes ouvrent des guichets à Bruges, les
Médicis y établissent une succursale, et l’on y traite
encore sous le règne de Charles le Téméraire de vastes
opérations de crédit. C’est alors aussi que la ville déploie
le plus de luxe et de magnificence, mais sa puissance
économique ne répond plus aux splendeurs dont elle
s’entoure (2) ; au xve siècle, l’étoile de Bruges a dépassé
le zénith et penche vers son déclin.
Dépourvue de flotte, Bruges avait trouvé dans son port
d’échange international le mouvement d’affaires qui entre-
tenait sa prodigieuse vitalité ; elle ne pouvait maintenir
sa fortune qu’à la condition de rester le marché commun
des nations (3). Or, au xve siècle, le comptoir delà Hanse
teutonique, qui assurait ses relations avec les peuples
du nord, perd son ancienne importance : ce fut, pour la
métropole flamande, un coup désastreux. Les marchands
d’Angleterre, suivis bientôt des marchands du Midi,
prirent la route de l’Escaut, et fixèrent à Anvers le centre
de leurs opérations. L’exode de cette clientèle cosmopolite
s’accuse dans la dépréciation considérable du produit des
accises, qui frappaient surtout les objets du commerce de
transit et d’exportation : en 1404-05, aucun spéculateur
ne se présente à l’adjudication de l’impôt, et la ville est
obligée de substituer la perception directe à la mise à
ferme usitée jusqu’à cette époque (4).
(t) Cfr. Pirenne, Histoire de Belgique , t. Il, p. 395.
(2) En 1569-70, la ville distribue du blé et des souliers au peuple et les
budgets se soldent désormais en déficit.
(3) llildebrand, Zur Geschichte der deutschen Wollindustrie \ Jahr-
BÜCHER FÜR NATIONAL ŒkONOMIE UND STATISTIK, t. VI et Vil, 1863-66, p. 241.
— Pirenne, Histoire de Belgique , t. 11, p. 395.
(4) Gilliodts-Van Severen, Inventaire des archives de la ville de
Bruges, t. IV, p. 42.
126
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
C’est en vain que Bruges lutte à coups de mesures pro-
tectionnistes pour le maintien d’une prépondérance qui
lui échappe (1) : Anvers la supplante de jour en jour dans
le commerce international.
Des circonstances diverses concouraient d’ailleurs à
pousser vers Anvers les navires qui faisaient voile vers
les Pays-Bas. Le début du xve siècle marque, pour les
côtes de Flandre, une recrudescence de la piraterie. Des
écumeurs de mer, venus d’Angleterre et d’Ecosse, de
Bretagne et de Normandie, de Castille même, et surtout
de Zélande ferment, pour ainsi dire, au commerce le
golfe du Zwin, moins abrité que la rade d’Anvers contre
les ravages des corsaires.
La nature elle-même précipite la décadence de Bruges :
le caprice des eaux qui lui avait permis d’édifier sa for-
tune en lui ouvrant la route de l’univers, s’acharnait
depuis longtemps (2) à détourner au profit de sa rivale le
transit maritime : tandis que des inondations élargissent
l’Escaut occidental et donnent à Anvers un accès direct à
la mer, la baie du Zwin s’ensable et finit par se combler
tout à fait.
A la fin du xve siècle, un petit commerce de draperie
anime à peine la ville (3), et quatre à cinq mille maisons
« vagues, closes et venans en ruyne » (4) attestent la chute
rapide de Bruges, qui jadis n’avait point de rivale dans
les contrées du nord et que Venise seule égalait peut-être
au midi.
Georges Eeckhout.
(1) Hanserecesse, 1431-1476, t. I, p. 233. — Giüiodts-Van Severen, op.
cit , t. IV, pp. 55 et 140.
(2) Sur les sacrifices que Bruges s’est imposés durant plusieurs siècles
pour conserver et rétablir la navigabilité du Zwin, voir Gilliodts-Van Severen
dans la Flandre , 1882, p. 319; du même auteur, Invent, des arch. de la
ville de Bruges , Intr. p. 470, et Bruges port de mer. pp. 43 et ss.
(3) Pirenne, Histoire de Belgique, t. II, p. 397.
(4) Gilliodts-Van Severen, Inventaire des archives , t. VI, p. 386.
III
LE POUT DE BARRY
Le port de Barry est situé sur la rive nord du canal de
Bristol, en pays de Galles. Né d’hier, il n’a pas d’histoire :
il est exclusivement ou à peu près un port d’exportation
de charbon. Son existence a eu sur le commerce maritime
du Royaume-Uni cet effet appréciable d’augmenter encore
la facilité de trouver un fret de retour pour les vaisseaux
toujours plus nombreux qui portent les produits du monde
entier dans les ports britanniques.
Sa création a permis aussi à l’industrie houillère gal-
loise de prendre une nouvelle extension et d’augmenter
sa production de plusieurs millions de tonnes par an.
Or le charbon gallois de la qualité dite steam coal
est le charbon type et sans rival pour la navigation à
vapeur, donnant un maximum de chaleur avec un mini-
mum de fumée ; très pur et exempt de pyrites, il n’est pas
sujet à la combustion spontanée qui expose les navires
au danger d’incendies d’autant plus redoutables que les
feux qui les allument ont longtemps couvé dans les soutes.
Ce charbon steam coal est recherché par toutes les
flottes du monde, et les vaisseaux qui en embarquent à
défaut d’autre fret sont toujours certains de vendre con-
venablement leur cargaison.
C’est donc en premier lieu à la qualité exceptionnelle
de ce charbon, à la richesse et à la facilité d’exploitation
du bassin houiller qui le contient, que le Pays de Galles
doit le développement considérable de son industrie et
que les ports gallois : Cardiff, Barry, Newport, Swansea,
doivent leur prospérité ; , mais c’est aussi à la clair-
voyance, à l’esprit d’entreprise, à la persévérance et à la
128
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
puissance des fondateurs de Cardiff et de Barry qu’il faut
attribuer la rapidité et la grandeur de ce développement.
J’ai dit plus haut que les ports du canal de Bristol sont
des ports d’exportation ; est-ce à dire qu’ils soient con-
damnés à rester tels ? Je crois que, si les circonstances
l’exigent, les propriétaires des ports pourront modifier cet
état de choses.
Le Sud Galles constitue, il est vrai, un arrière-pays bien
pauvre et le commerce d’importation est limité pour le
moment aux besoins de la classe ouvrière massée dans la
région des mines, et à certains besoins de l’industrie
minière et métallurgique.
Voici, par exemple, le relevé des importations de Cardiff
en igo5 :
Minerais de fer
876 457
tonnes
Fonte
12 466
r>
Fers en barres ou ouvrés
64 l54
r>
Bois de charpente
25 944
v>
Planches et bouts
92 641
V
Bois pour parquets et divers
1 5 781
r>
Bois de mines
357 3g3
n
Céréales et farines
379 101
V)
Pommes de terre
52 863
V
Briques
2 009
r>
Marchandises générales
245 1 83
V
Total
2 123 992
r>
Mais derrière la région montagneuse galloise s’éten-
dent les comtés du Midland, pays très riches et de con-
sommation intense, dont Cardiff et Barry, plus rapprochés
que Liverpool et les autres ports anglais, pourront un
jour conquérir la clientèle au moins jusque Birmingham :
il leur suffira de s’outiller mieux pour l’importation et
de développer leurs communications ferrées avec ces con-
trées. Au surplus, ceci concerne l’avenir.
LE PORT DE BARRY.
129
Les points qui doivent surtout retenir l’attention dans
l’étude du port de Barry sont les suivants :
Le port et son réseau de voies ferrées sont l’œuvre de
l’initiative privée, sans aucun subside des pouvoirs publics.
Cette œuvre a été conçue et exécutée avec une rapidité
remarquable.
Le succès et la prospérité du port ont dépassé les
prévisions des plus optimistes de ses fondateurs : après
seize années d’existence Barry a eu, en 1905, un mouve-
ment total de plus de 9 millions de tonnes, atteignant
presque celui de Cardiff, qui date de 1 838, et est le
troisième port du Royaume-Uni.
Origine du port de Barry
Au nord du canal de Bristol, la terre de Galles va
s’élevant en pente douce vers des régions montagneuses
d’aspect sauvage sillonnées de nombreuses vallées.
Dans la partie orientale, celle comprise entre Newport
et Swansea, ces vallées se divisent en trois groupes :
Le groupe des vallées convergeant vers le sud-est, où
est Newport ;
Le groupe central, de beaucoup le plus important,
convergeant vers la vallée de la Taf et vers Cardiff, qui
marque l’embouchure de ce cours d’eau ;
Le groupe de l’ouest, peu important, qui dirige ses
eaux vers la baie de Swansea.
C’est dans cette région montagneuse que gît l’un des
plus beaux bassins houillers du monde.
La partie de ce bassin actuellement reconnue et en
exploitation a 27 kilomètres du nord au sud et 38 kilo-
mètres de l’est à l’ouest ; sa superficie dépasse 100 000
hectares, et l’éminent ingénieur Foster Brown estime à
plus de 6 milliards de tonnes sa richesse en charbon
llie SÉRIE. T. X. 9
1 3o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
steam coal sans tenir compte des charbons d’autre qua-
lité, dits charbons bitumineux.
Au taux actuel de la production du bassin gallois,
soit q3 millions de tonnes par an, le double de la pro-
duction des bassins belges, cette réserve connue de steam
coal est suffisante pour un siècle et demi.
Or, en i83o, le pays de Galles était encore un pays
pauvre : le marquis de Bute (second du nom), qui y possé-
dait des territoires immenses, obtenait à peine de ses
terres 20 shellings l’hectare.
Sa richesse minérale était connue, mais inaccessible,
et elle n’attirait guère les capitalistes ; la preuve en est
dans ce fait que le père du marquis avait accordé des
licences d’exploitation de 99 ans sur ses domaines de
Dowlais et d’Hirwain moyennant une redevance annuelle
totale de £ 5o, soit i25o francs, et cependant l’industrie
ne s’y développait pas.
Mais le second marquis était un homme d’une rare
intelligence et d’une indomptable énergie.
Convaincu de la richesse minérale du pays, il entrevit
le Glamorgan devenu un centre industriel de premier
ordre, attirant une foule de capitalistes, dont les efforts
bien dirigés seraient une source de richesses dont lui,
Bute, recevrait sa part légitime.
Arrivé à cette conclusion, il décida de mener l’entre-
prise à ses frais, risques et périls, s’entoura de conseils
techniques de premier ordre, obtint en juillet i83o du
Parlement un acte lui octroyant les autorisations néces-
saires, et, en 1839, il inaugura le premier dock de Cardiff
qui lui avait coûté dix millions. Une compagnie avait
construit en même temps un chemin de fer reliant Cardiff
à Merthyr Tydvil, point culminant de la vallée de la Taf.
Ce fut le point de départ d’un grand développement de
l’industrie dans ce pays jusqu’alors délaissé. — Lord Bute
ne se lassait pas d’ailleurs d’agrandir son port, de per-
fectionner son outillage, de favoriser la création de nou-
LE PORT DE BARRY.
1 3 1
veaux chemins de fer, et ainsi s’ouvraient successivement
à l’industrie les vallées de la Rhondda, de Rhymney,
d’Aberdare.
Cardiff, écrasant de sa supériorité les ports de Newport
et Swansea, croissait avec une rapidité dont le tableau
suivant donnera une idée exacte :
ANNÉES
MOUVEMENT DU PORT
POPULATION
Tonnes
Habitants
184O
46 OOO
10 OOO
i85o
873 OOO
18 OOO
1860
2 226 OOO
33 000
1870
2 804 OOO
39 OOO
1880
6 291 OOO
85 000
1890
9 218 000
129 000
1900
10 3oi 000
1 65 000
1904
10 271 OOO
180 000
Vraiment, c’était un homme brave lé second marquis de
Bute ; la grandeur de son oeuvre et les résultats quelle
a produits pour les autres et pour lui-même proclament
la sagesse de ses actes et la sûreté de son jugement.
Malheureusement, sa mort marqua un arrêt complet
dans le développement de l’œuvre entreprise.
Le troisième marquis de Bute, fatigué, semble-t-il, des
efforts de son père, reculait effrayé devant la tâche qui
lui incombait, malgré les supplications d’un peuple puis-
sant d’armateurs, d’industriels et de marchands, impatient
d’augmenter encore la puissance productrice du pays.
Voilà l’origine du port de Barry.
En 1 883 , un groupe nombreux d’hommes, les plus
éminents et les plus riches de l’industrie houillère, de
l’armement, du commerce et même de la propriété fon-
cière, demandèrent au Parlement l’autorisation de créer
sur un point désert de la côte du canal de Bristol un
port considérable et un réseau de chemins de fer, à leurs
frais, risques et périls.
1 32 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ces hommes se souvenaient des grands exemples
donnés par le fondateur de Cardilf ; je citerai parmi eux
Lord Windsor et Lord Romilly, propriétaires des terri-
toires où allaient s’édifier le nouveau port et la nouvelle
cité, Archibald Hood, David Davis, Robert Forest,
Crawshay, Daily, Thomas, propriétaires de mines, Har-
rison Page, John et Richard Cory, armateurs et expor-
tateurs.
Malgré l’opposition opiniâtre de Lord Bute, qui fit
défendre ses idées et son point de vue par ses représen-
tants devant la Commission du Parlement, celle-ci
approuva le projet après quarante-trois séances de dis-
cussion ; mais la Chambre des Lords le repoussa.
On prétendit que Cardiff et le pays de Galles étaient
arrivés à leur apogée ; que rien ne faisait sentir le besoin
d’un nouveau port qui constituerait une concurrence
inutile et désastreuse pour Cardiff, déloyale même, étant
donnés les services, rendus au pays par le marquis de
Bute.
Mais avec une persévérance toute britannique, les pro-
moteurs du projet étaient déjà retournés au Parlement,
faisant valoir l’engorgement progressif de Cardiff et de ses
voies d’accès, dont l’état de congestion devenait chronique;
ils montrèrent que 19 °/0 des navires se présentant à
Cardiff en 1 883 avaient dû attendre de deux à cinq jours
et 1 1 % des navires de six à quinze jours avant d’entrer
au port, et qu’il en résultait une perte de £ 1 5o 000, soit
près de quatre millions, pour les armateurs. Ils prou-
vèrent que de nombreux charbonnages étaient entravés
dans leur expansion par l’insuffisance des moyens de
transport et d’embarquement ; que le port projeté de Barry
et son réseau de chemins de fer sauveraient le pays des
difficultés les plus graves.
Cette fois le Parlement et la Chambre des Lords furent
d’accord et, avant que l’année 1884 fut finie, la Compagnie
du Port et des Chemins de fer de Barry était fondée et
en possession du Parliament' s Act qui lui était nécessaire.
LE PORT DE BARRY.
1 33
En juillet 1889, à peine cinq ans après, le premier
dock et la première ligne de la Compagnie étaient
inaugurés, et pendant les cinq derniers mois de la même
année le nouveau port embarqua plus d’un million de
tonnes.
Développement du port de Barry
ANNÉES
NOMBRE
DE NAVIRES
TONNAGE
ENREGISTRÉ
j IMPORTATIONS
EXPORTATIONS
TOTAL
TONNES
TONNES
TONNES
5 1/2 mois
1889
398
567 958
14 745
1 091 657
1 106 402
Ie
année
1890
1753
1 692 223
63 675
3 201 621
3 265 296
2e
»
1891
2096
2 007 271
87 533
5 968 041
4 055 574
3e
”
1892
2182
2 236 827
81 764
4 20 1 865
4 283 629
4e
»
1893
2162
2 199 906
145 406
4217 171
4 362 577
5e
»
189-4
2166
2 510 603
167 696
4 899 317
5 067 014
6e
w
1895
2278
2 516 122
206 872
5 059 676
5 266 548
7e
»
1896
2646
2 696 743
210 446.
5 285 002
5 495 448
8e
»
1897
2806
3 167311
248 349
5 859 255
6 107 604
9e
y>
1898
2271
2 438 960
178 161
4 375 238
4 551 399
10e
n
1899
3278
3 742 356
252 053
7 237 264
7 489 317
lie
»
1900
3115
3 776 828
255 279
7 231 717
7 486 996
12e
-
1901
3076
3 846 598
234 252
7 851 165
8 085 417
l.V
»
1902
3072
4 157 549
258 491
8681 614
8 940 105
14e
»
1903
3126
4 275 153
389 596
8 855 180
9 244 776
15e
-
1904
3060
4 513 566
423 827
9 125 431
9 549 258
16e
>»
1905
3223
4 278 759
399 996
8 67 1 868
9 071 864
1 34 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Tandis que la Compagnie de Barry poursuivait avec
une grande activité l’exécution des docks et des installa-
tions en vue desquels elle s’était constituée, les exploi-
tants des mines, encouragés, augmentaient rapidement
leur production, et sans que le port de Cardiff perdît rien
de son importance, au contraire, le port de Barry pros-
péra comme on le voit par le tableau qui précède.
Il y a un seul moment de défaillance dans cette série
d’années prospères, c’est en 1898 ; le tonnage tombe de
6 107 000 tonnes à 4 5 5 1 000 tonnes ; mais l’année sui-
vante il rebondit à 7 486 000 tonnes. Le même phénomène
s’est produit cette année- là à Cardiff, où le tonnage est
tombé de 10 238 000 tonnes à 7 498 000 tonnes pour
remonter à 10 975 000 tonnes en 1899.
Cela était dû à une cause générale : les grandes grèves
qui désolèrent le pays de Galles.
On le voit, la création de Barry répondait à un besoin
d’expansion industrielle ; son commerce d’importation est
presque nul, représentant à peine 4 1/2 °/0 de l’ensemble,
au point de vue du tonnage bien entendu.
Voici le relevé des importations pour l’année 1905 :
Bois de mines
309 780
tonnes
Bois de charpente
35 943
r>
Fers et minerais
1 o3o
T
Matériaux de construction
i3 o55
r
Marchandises générales
40 188
V
Total :
399 996
99
; le relevé des exportations pour
la même année :
Charbon
8 612 881
tonnes
Coke
38 63 1
«
Rails
678
V)
Fers et minerais
780
y)
Marchandises générales
18 898
n
Total :
8 671 868
LE PORT DE BARRY.
1 35
Total :
Importations 399 996 tonnes
Exportations 8 671 868 »
Total 9 071 864 «
Le nombre de navires ayant visité le port est de 3225 ;
leur tonnage enregistré de 4 278 759 tonnes, ce qui
correspond à un tonnage moyen de i32Ô tonnes par
navire.
Le tableau suivant, donnant la division des navires en
steamers et voiliers, peut être intéressant ; je ne possède,
malheureusement, les chiffres que jusqu’en 1902.
ANNÉE FINISSANT
LE 31 DÉCEMBRE
STEAMERS
VOILIERS
TOTAL
NOMBRE
J
TONNAGE
NOMBRE
1
TONNAGE
W
CS
CS
s
0
Z
TONNAGE
1889
461
440 679
137
127 279
598
567 958
1890
1321
1 510 059
432
382 184
1753
1 692 225
1891
1613
1 645 208
483
562 063
2096
2 007 271
1892
1681
1 787 225
501
449 602
2182
2 2361827
1893
1759
1 819 228
403
380 678
2162
2 199 906
1894
1814
2 125 978
352
384 625
2166
2 510 603
1895
1921
2 203 805
357
512317
2278
2 516 122
1896
2312
2 402 979
334
293 764
2646
2 696 743
1897
2489
2 844 862
317
522 449
2806
3 167 311
1898
1997
2 217 910
274
221 050
2271
2 438 960
1899
2982
3 529 163
296
215 195
3278
3 742 356
1900
2909
5 565 626
206
21 1 202
3115
3 776 828
1901
2904
3 675 887
172
170 711
5076
3 846 598
26 163
29 568 589
4 264
3831 117
30 427
55 399 706
1 36
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le nombre de voiliers, qui était de 5oi en 1892, est
descendu graduellement à 172 en 1901 ; leur tonnage
moyen est resté à peu près constant de 930 à 990 tonnes.
Le tonnage moyen des steamers, au contraire, n’a
cessé d’augmenter ; de 980 tonnes par navire en 1889, il
est monté à 1 320 tonnes en 1905, en augmentation de plus
de 35 °/0.
Le tableau ci-joint donne le relevé complet du mouve-
ment du port émanant de la comptabilité de la Compagnie
de Barry, et daté du i3 janvier 1906.
Sur ces rivages encore déserts il y a moins de vingt
ans, s’élève une agglomération imposante de maisons, ren-
fermant une population de plus de 35 000 âmes, pourvue
d’églises, d’hôtels, de tramways et de toutes les facilités
modernes.
Description du port de Barry : ce qu'il a coûté
A l’endroit où s’élève Barry, la côte du canal de Bristol,
dont la direction va de l’est à l’ouest, présente une échan-
crure profonde, semi-circulaire, dans laquelle l’île de
Barry est logée.
L’ile a la forme d’un champignon dont la tête, tournée
vers la côte, se courbe parallèlement à celle-ci ; la queue,
tournée vers le sud, s’élève graduellement et forme un
promontoire qui protège contre les vents d’ouest et de
sud-ouest le chenal qui la sépare de la côte.
Les navires venant du large passent d’abord, sans quit-
ter les eaux profondes, entre deux phares éloignés de
1 10 mètres, reliés à la terre par de très importants brise-
lames.
Le phare ouest est à feux intermittents, haut de 14 mètres
et de cinquième ordre ; le phare est, beaucoup plus petit,
est à feux fixes.
Ces phares marquent l’entrée de l’avant-port, qui sert
CD
CD
CD
CD
CD
CD
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
ANNF.F.S
O
O
O
O
O
CD
o
CD
CD
CD
CD
X
De
4k.
Dl
t©
—
O
CD
X
—1
X
De
4k-
Dl
b©
o
CD
w
Dl
Dl
Dl
Dl
Dl
Dl
b©
b©
b©
X
O
b©
X
4k-
t©
b©
-i
b©
b©
b©
b©
-
NOMBRE DE
b©
C5
b©
-J
^3
—
-1
X
X
X
3
De
CD
WA VTR37Q
OE
05
t©
X
ex
O
X
X
X
X
b©
b©
X
Dl
X
4k.
4k.
4*-
4*.
Dl
ex
Dl
l©
Dl
l©
l©
l©
b©
b©
b©
—
b©
Dl
b©
ex
-i
X
-i
4k-
b©
4k-
Dl
X
X
—1
X
De
oe
CD
CD
b©
Dl
X
o
X
ce
05
TONNAGE ENRE-
00
Dl
oc
rî
X
X
X
o
-1
b©
GISTRÉ
ex
»
ex
ex
X
Dl
CD
Dl
^1
—,
X
CD
X
b©
b©
CD
C5
CJC
o
b©
ex
4k*
t©
o
l©
-1
l©
O
05
Dl
CD
X
X
X
O
1 —
Dl
b©
Dl
X
—3
—
Dl
X
oi
Dl
Dl
b©
.
__
O
4s*
Dl
CD
-i
ex
—
-1
4k-
Dl
4k*
De
b©
BOIS DE
«
O
O
05
4k-
De
X
Dl
CD
4k.
4k*
X
X
ex
De
Dl
—1
Z
—1
b©
CD
4k*
-3
X
O
4k-
—
b©
Dl
X
ex
ex
o
CD
Z
MINES
GO
ex
ex
O
^1
b©
O
-1
O
X
X
O
Ci
CD
b©
“
O
C5
ex
l©
Dl
-I
DI
o
Dl
O
X
C/3
w
Dl
b©
Dl
Dl
—
De
b©
Dl
Dl
—
—
—
—
—
BOIS DE
De
Dl
05
ex
4k-
CD
*-*-
X
ex
Dl
—3
-I
4k*
ex
Dl
X
b©
H
CD
Dl
—
Dl
O
Dl
X
CD
b©
4^*
CD
CD
CD
—3
O
CHARPEN-
HH
4k.
l©
X
-1
b©
o
— ^
De
b©
•*l
X
Dl
DI
CD
CD
O
-1
X
b©
t©
ex
CD
i©
X
°
4k-
TE
S
,
.
-
Dl
X
b©
H
1
1
4s*
1
1
Dl
1
4k-
1
X
-3
X
©i
O
b©
O
RAILS
1
1
05
1
1
X
1
1
X
o
1
o
b©
X
Dl
X
i©
z
O
X
08
-3
-i
b©
Dl
CD
4k*
O
b©
b©
4k-
b©
Dl
ex
Dl
4k*
4k*
Dl
Dl
H
SABLE
KJ
1
1
1
O
X
O
Dl
4k*
X
CD
Dl
X
ce
O
1
1
1
Dl
Dl
X
X
CD
X
4k*
O
Dl
-I
o
b©
2
BLANC
ex
4*.
-1
X
O
X
4k-
X
CD
X
CD
*“*
H
00
Dl
ex
, -
Dl
b©
—1
_3
FER ET
> 1
O
00
Dl
b©
CD
X
ex
CD
O
Dl
De
X
Dl
Dl
De
CD
O
DI
O
CD
X
De
-1
CD
X
O
b©
O
ex
O
O
“
b©
X
4k-
X
X
CD
4k*
b©
2
MINERAIS
H
—
—
_ .
__
Dl
b©
b©
—
HH
Dl
CD
Dl
-1
O
De
CD
b©
CD
Dl
X
b©
X
i**
O
ex
ex
O
O
00
-1
4k.
CD
4s-
b©
CD
b©
ex
O
08
4k-
X
CD
-i
X
CD
De
o
ce
oe
CD
ex
X
b©
X
Dl
S
CD
X
ex
X
ce
ce
880
O
Z
Copslruclion
O
Z
4k.
b©
«H
O
b©
4»-
—1
b©
—1
^1
X
X
Dl
—
—
—
b©
b©
i_3
Marchandises
00
Dl
b©
ex
O
CD
X
4k*
X
Dl
t©
ex
X
Dl
©
00
00
O
b©
05
4k.
De
Dl
X
t©
Dl
Dl
X
X
X
X
b©
X
CD
X
X
CD
4k-
00
X
X
De
z
Générales
DI
CD
4>«
t©
Dl
oc
b©
De
b©
Dl
b©
De
b©
b©
4k-
b©
b©
O
s
^*
X
X
X
H
TOTAL DES
Dl
CD
X
4k-
b©
X
X
o
X
-1
—3
Dl
IMPORTA-
CD
oc
ex
4*.
t©
b©
O
Dl
4k*
X
X
4k.
^1
X
-*i
Z
CD
b©
CD
CD
De
-i
De
X
4k-
4k*
-1
CD
O
X
Dl
-l
4**
TlONS
05
05
t©
Dl
X
b©
-l
X
4k-
Dl
ce
ex
cz>
OO
CD
00
X
-i
4s-
ex
ce
4k*
4k-
4k*
4k-
Dl
Dl
X
O
■X
C5
X
—
—
Dl
X
b©
O
X
—
—
CD
o
00
4k-
CD
CO
4k-
ex
CD
De
O
Dl
-i
b©
05
O
CD
De
X
Dl
-a
X
X
b©
CD
O
4s*
ce
X
CHARRON
oc
b©
—
b©
Dl
X
CD
b©
X
o
X
CD
Dl
X
X
©*
o
00
b©
Dl
4k-
ex
4k-
De
4k-
CD
Dl
b©
b©
b©
—
Dl
X
C/3
Dl
-I
x
Dl
—1
De
ex
O
O
O
b©
4k-
CD
Dl
b©
DI
b©
b©
b©
b©
b©
Dl
b©
-l
ce
X
ce
De
H
H
00
oc
O
05
CD
CD
-i
-1
Dl
Dl
b©
O
4k-
^i
b©
COKE
X
4»-
—1
b©
X
4k-
—1
r©
o
t©
^1
ce
4».
^1
Dl
Dl
O
05
-3
-1
Dl
b©
o
-1
4k*
O
X
o
ce
-1
-i
X
X
ex
4»-
b©
4k-
b©
De
ce
Dl
1©
Dl
b©
4s-
**3
( Z3
K3
05
Dl
X
Dl
05
t©
|
2037
4k-
Dl
X
Dl
^3
b©
—
|
o
00
b©
X
b©
b©
|
O
Z
RAILS
O
00
4*-
CD
CD
*“
X
^1
M
03
KJ
H
Ci
ex
Dl
4k*
C
FER ET
>
1
1
-1
4k-
I
4k*
b©
4k*
4k-
De
Z
O
Dl
O
b©
4k-
Dl
O
4k-
CD
1
88
Dl
-*l
ex
ex
4s-
4k-
^1
ex
ex
CD
-I
CD
X
Z
H
03
MINERAIS
H
00
O
-
4*-
De
t©
b©
De
4-
De
-1
b©
Dl
Dl
t©
H
O
Ma rchandises
O
x
CD
H-
Dl
X
ex
t©
b©
CD
X
O
4k-
b©
b©
X
Dl
X
Dl
X
CD
o
-i
O
X
^1
Z
générales
z
OO
CD
X
4k-
4k-
De
—
Dl
CD
t©
O
X
—
CD
Dl
E=5
en
w
»
-J
b©
ex
X
X
De
ex
X
05
X
-1
X
ex
-*}
b©
Dl
-i
b©
Dl
-4
4k-
Gl
Dl
ex
X
ex
CD
De
b©
X
ex
De
o
De
CD
4».
X
CD
4k-
b©
4k.
t©
O
Dl
X
X
Dl
b©
O
O
CD
O
Z
TOTAL DES
EXPORTA-
00
$
4»-
©1
X
o
X
4»-
X
■^1
-1
b©
X
4k-
b©
Dl
X
b©
De
De
o
o
b©
X
—1
X
Dl
-*3
—1
X
X
ce
o
4s*
X
b©
X
ex
-4
m
03
TIONS
CD
CD
X
X
-1
— i
4*.
X
De
ex
ce
4»-
4k-
4s.
Dl
TOTAL DES
< —
De
t©
CD
O
4k-
4k-
De
—
4k*
b©
o
. — .
H
i s
4»-
4»»
4»-
O
00
X
X
X
CD
ex
■ o
*^3
CD
De
X
X
X
^3
X
b©
X
Dl
ex
ex
X
De
O
X
Z
IMPORTATIONS
[ g
P -
b©
ex
00
-1
-1
05
O
4k-
^1
CD
CD
X
Dl
ex
CD
CD
X
o
4s-
4k*
4k.
X
ex
4*.
X
o
4k*
De
X
b©
CD
ex
S-
b©
CD
X
4k.
O
b©
H
03
ET DES
EXPORTATIONS
<s>
s
»
<3>
«>
S
Ci
'C!
05
O
<s>.
O
çO
ce
I
o
'■s
O
03
S5
S
«s
00
00
OO
VO
a-
vo
c
ux
dd
>
£d
dd
Kj
O
C
G
w
1 38
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de refuge aux bateaux-pilotes, remorqueurs et autres
bateaux de service.
De cette entrée, part un chenal de 45o mètres de long
et de 5 mètres de profondeur à marée basse, conduisant
les navires aux deux écluses d’entrée des docks.
De chaque côté de ces écluses s’avancent de longues
jetées en bois qui guident les navires vers leurs portes.
La jetée qui longe l’île est construite en pierres sur
200 mètres de long et sert d’accostage aux navires qui
font le service du canal de Bristol, tandis que les trains
y amènent ou y prennent les voyageurs et les marchan-
dises que ces bateaux transportent.
L’entrée des docks, a-t-on dit, est commandée par deux
écluses. En réalité, ce n’est pas tout à fait exact : on se
trouve à gauche devant une véritable écluse nommée
Lady Windsor, et à droite devant un bassin de moindre
tirant d’eau isolé, au nord, des docks, au sud, de l’avant-
port, par des portes de fer.
L’écluse de gauche a 200 mètres de longueur, 20 mètres
de largeur et 18 mètres de profondeur ; elle est pourvue
de 3 paires de portes de fer mises en mouvement par la
force hydraulique; ce dispositif connu permet de la diviser
en deux compartiments pouvant recevoir chacun un navire
de dimensions ordinaires.
La profondeur d’eau au seuil de l’écluse est de i5m,5o
à marée haute et de 7“, 3 5 à marée basse ; en réalité la
profondeur est plus grande au centre du seuil qui est
courbe, mais il faut compter avec les modèles de navires
à base très large.
Les portes de droite donnent, comme je l’ai déjà dit,
accès dans un bassin dit n° 3, qui a 200 mètres de long
sur 1 5 5 mètres de large, et une superficie d’eau de 3 hec-
tares. Le tirant d’eau, au seuil d’entrée et de sortie, n’y
est que de 1 im,70 à marée haute et de 3m,6o à marée
basse; aussi ne peut-on commencer à l’utiliser que deux
LE PORT DE BARRY. 1 3g
heures et demie avant les hautes eaux et doit-on en fermer
les portes deux heures et demie après.
Les murs en sont verticaux, et il est spécialement amé-
nagé pour recevoir les bois d'importation.
Les passages qui le ferment ont 25 mètres de large
avec des portes de fer mues par la force hydraulique.
Ce bassin et l’écluse Lady Windsor débouchent dans le
dock n° 1 .
Ce dock s’étend vers l’ouest, occupant l’emplacement
du chenal qui séparait l’île de la côte.
Il présente une longueur d’un kilomètre et une lar-
geur de 35o mètres ; vers l’ouest, il est divisé en deux
bras par un môle d’une longueur moyenne de 418 mètres ;
le bras du nord a 1 55 mètres de large, celui du sud
93 mètres.
On a laissé à la première moitié de ce bassin toute
sa largeur, afin que les plus grands navires puissent y
manœuvrer à l’aise.
La superficie d’eau est de 36 hectares.
A son extrémité orientale ce dock est en communica-
tion, par un passage à caisson roulant, avec le dock n° 2
qui a été creusé vers l’est dans les terres.
Il a plus d’un kilomètre de long et sa largeur varie de
125 à 1 86 mètres; la surface d’eau est de 16 hectares.
Plus loin encore à l’est, en communication avec le dock
n° 2 s’ouvrent deux bassins pour les bois, d’une superficie
de 20 hectares.
Trois cales sèches, dont deux peuvent recevoir chacune
quatre grands navires à la fois, complètent ces installations.
En résumé, les docks en eau profonde offrent aux navires
6 kilomètres de quais ; le bassin n° 3 et les bassins à bois
3 kilomètres de quais.
Le chenal a été comblé entre l’île et la côte à l’ouest
du dock n° 1 . En fait, l’île de Barry n’est donc plus une
île mais une presqu’île. Ce travail a été fait en vue du
passage des nombreuses voies qui contournent le port.
140
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
On a laissé intact un tronçon de l’ancien chenal à
l’ouest de l’île ; il sert, comme autrefois, de refuge aux
bateaux de pêche.
L’ensemble du port est complètement entouré d’une
ceinture de voies ferrées nombreuses, d’où se détachent
des embranchements spéciaux pour le service de chaque
appareil mécanique d’embarquement ou de débarquement,
ou simplement pour l’abordage des quais.
Ces voies de ceinture et d’abordage ont un développe-
ment de 160 kilomètres.
Les quais du nord et du môle sont réservés et outillés
pour l’embarquement des charbons.
38 grues hydrauliques, manœuvrant chacune 20 tonnes
avec des levées de 12 à 14 mètres, sont disposées le long
des quais à des distances variables, les unes fixes, les
autres mobiles, de façon à ce que les écoutilles des navires
puissent facilement s’y adapter.
Une de ces grues peut charger 5oo tonnes en une heure ;
38 grues, marchant ensemble, embarqueraient près de
20 000 tonnes par heure.
A chaque grue sont affectées deux bascules, l’une sur
la voie d’arrivée des wagons, l’autre sur la voie de retour,
ce qui permet de vérifier les tares sans frais.
Les wagons pleins sont amenés aux grues au moyen
de bornes hydrauliques ; vides, ils s’en retournent par la
gravité.
Neuf machines à vapeur, de 25o chevaux chacune,
divisées en trois stations, produisent la force hydraulique
nécessaire au service du port ; quatorze accumulateurs en
règlent la distribution.
Partout, aux entrées du port, des docks, le long des
quais et des voies de manœuvres, se trouvent des bornes
hydrauliques permettant de mettre en mouvement les
wagons et les navires.
Les quais sud sont pourvus de 32 grues hydrauliques
LE PORT DE BARRY.
141
ou à vapeur, fixes ou mobiles, dont plusieurs ont une
force de 5o tonnes.
Le port est très bien outillé en remorqueurs, bateaux
de secours en cas d’incendie, bateaux de service ; il est
pourvu de grands ateliers de construction qui permettent
de réparer rapidement les navires ; il est puissamment
éclairé à l’électricité.
Les installations des quais réservés aux importations
ne manquent pas d’importance ; elles comprennent notam-
ment un entrepôt à 3 étages de 1 5o mètres de long sur
5o mètres de large, muni de grues hydrauliques et de
transporteurs mécaniques transversaux ; des magasins
spéciaux pour denrées sèches et humides, pour les céréales
(avec un élévateur du dernier modèle), une fabrique de
glace, des dépôts pour viandes congelées pouvant rece-
voir 60 000 bêtes.
Le chemin de fer de Barry, qui a un développement
total de 3 10 kilomètres, relie le port aux lignes qui des-
servent les vallées de la Rhondda, d’Aberdare, de Rhym-
ney, de Merthyr ; le rachat du chemin de fer du Glamorgan
par la Compagnie de Barry amène au port les produits
des bassins houillers de Llynvi et d’Ogmore.
Des services de voyageurs bien organisés fonctionnent
entre Barry et la Rhondda, le Midland, le réseau du
Great Western et Carditf ; il y a entre les deux ports
26 trains de voyageurs par jour, dans les deux sens.
Le versant sud-ouest de l’île, pourvu de superbes plages
de sable, a été très intelligemment aménagé par Lord
Windsor et devient une station balnéaire en faveur.
Au 3i décembre 1901, toutes ces installations étaient
terminées, et le capital qui y avait été affecté s’élevait à
£5 403 668, soit, au cours de 25, 1 5 , à fr. 1 3 5 902 25o,2o.
Les résultats financiers de la Compagnie ont été assez
brillants pour permettre, depuis 1 889, le paiement de divi-
dendes variant de 8 à 10 °/0, et cela en accordant à l’in-
142
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dustrie les meilleures facilités de transport et d’embarque-
ment à des prix très modérés.
Un charbonnage du centre du bassin, de Llwynypia,
par exemple, paie 10 d. 3/4 de transport par tonne jus-
ques aux quais de Barry, soit à peu près 1 franc pour
une distance d’environ 5o kilomètres ; c’est 2 centimes
par tonne kilométrique.
Il serait trop long et trop compliqué d’exposer les tarifs
appliqués pour le pesage, l'embarquement, l’accostage,
etc., mais je puis dire qu’ils sont modérés et, en certains
cas, inférieurs à ceux de Cardiff.
Il semble permis de conclure qu’il y a plus d’une leçon
à tirer de l’exemple donné par les hommes dont l’œuvre
vient d’être décrite.
H. Laporte.
IV
LE PORT DE BEI R A
Situation et considérations historiques
Le port de Beira est situé à la côte orientale d’Afrique,
par le 20e degré de latitude au sud de l’équateur. Mais
c’est en vain qu’on le chercherait dans un atlas ayant plus
de quinze ans d’âge : il n’a été appelé à la vie du com-
merce et de la navigation qu’en 1891 et il n était alors
connu que depuis deux ans. En revanche, on trouverait
dans le vieil atlas, à peu près à la même place, l’indica-
tion d’un autre port de mer, Sofala, que toutes les cartes
géographiques mentionnent depuis le xvie siècle. Sofala
existe toujours, à demi ensablé. C’est un port côtier, tandis
que Beira, situé à quelques kilomètres de distance, est un
port fluvial formé par l’estuaire du Pungué, et de propor-
tions autrement vastes.
L’activité commerciale est ancienne sur ces rivages de
l’océan Indien. Quand l’un des lieutenants de Vasco de
Gaina débarqua à Sofala en 1489, il y trouva une colonie
de marchands arabes qui achetaient de l’or et de l’ivoire
aux indigènes de l’intérieur. Beaucoup de ces indigènes
venaient du fameux royaume de Monomotapa qui a figuré
pendant longtemps aussi sur les cartes de l’Afrique.
D’autres colonies de marchands arabes étaient établies et
trafiquaient sur les bords du Zambèse, qui n’est qu’à
200 kilomètres au nord-est. Cependant, ni les négociants
arabes, ni les Portugais qui prirent leur place et dont le
commerce se maintint pendant des siècles, ne connurent
l’existence du port superbe qu’avait creusé le Pungué
à son embouchure, et c’est en 1889 seulement qu’il fut
découvert.
Ce port, tout neuf, allait acquérir tout de suite, par sa
1 44
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
situation géographique, une sérieuse importance et même
jouer un rôle dans la politique internationale.
C’était l'époque où des explorateurs anglais partis du
Cap étaient parvenus, après avoir côtoyé la République
de l’Orange et le Transvaal, jusque dans les territoires
des Matabélés et des Mashonas et s’y étaient installés,
après avoir conclu des traités avec les souverains indi-
gènes. Cette installation ne tardait pas à être reconnue
par la Grande-Bretagne qui, le 29 octobre 1889, accor-
dait une charte d’incorporation à la célèbre Compagnie
formée par Cecil Rhodes sous le titre de British South
Africa Limited, et l’investissait solennellement ainsi de
l’administration d’un vaste territoire africain. Or, le pays
des Mashonas compris dans ce territoire, est à 3oo kilo-
mètres a peine de l’océan Indien, tandis qu’à vol d’oiseau
23oo kilomètres le séparent de la ville du Cap. Le beau
port qu’on venait de trouver à l’embouchure du Pungué
était donc le port naturel de la Rhodésie, sa porte d’en-
trée et de sortie sur le vaste océan, l’étape marquée sur
la route la plus courte et la plus commode vers les pays
civilisés.
Mais le Portugal revendiquait tout le pays que traverse
cette route et même une partie du Mashonaland lui-même.
On pouvait contester, peut-être, la continuité de son
occupation, mais l’ancienneté en était hors de doute.
Le conflit qui surgit entre le Portugal et la Grande-Bre-
tagne à ce propos, en même temps qu’au sujet des terri-
toires riverains du lac Nyassa au nord du Zambèse, trouva
sa solution dans le traité du 1 1 juin 1891 qui délimita les
champs d’action des deux puissances. Le port du Pungué
et une bande de 25o kilomètres de large à l’ouest furent
laissés au Portugal, mais l’une des clauses du traité
l’obligeait à outiller le port nouveau et à le réunir par un
chemin de fer à la frontière de la Rhodésie.
Pour administrer le territoire compris entre le Zambèse
et le 22“ parallèle sud, l’océan Indien et la frontière des
LE PORT DE BEIRA.
1 45
Mashonas, et pour remplir les obligations que lui imposait
le traité de 1891, le Portugal eut recours au moyen que
l’Angleterre avait employé pour coloniser la Rhodésie ; il
provoqua la formation d’une compagnie à charte qui porte
le nom de Compagnie de Mozambique. C’est donc celle-ci
qui est actuellement souveraine du port de Beira.
Description du port
Comme le dit très justement Douglas Owen dans son
beau petit livre Ports and Docks , c’est le port qui crée la
navigation et non la navigation qui crée le port. Cette
remarque s’est vérifiée pour le port de Beira qui, après
quinze années d’existence à peine, est fréquenté par tous
les grands steamers qui naviguent le long de la côte orien-
tale africaine.
Qu’on imagine un fieuve possédant à son embouchure
une largeur de plus de 4 kilomètres, et, sur un quart
environ de cette largeur, un mouillage qui garde aux plus
basses marées une profondeur de 26 pieds d’eau, assez
près de la mer pour que, du large, on puisse y parvenir
en moins d’une heure, assez loin pour que les vaisseaux
à l’ancre s’y trouvent à l’abri le plus sûr. C’est là le port de
Beira. Il est bordé de rives basses constituées par des
argiles grasses ou des sables, les deux alternant fréquem-
ment en profondeur. Le Pungué coule, en cet endroit, du
nord au sud ; la rive occidentale, couverte de hautes
herbes, est inhabitée ; sur la rive orientale, qui est la rive
gauche, on remarque un groupe allongé d’habitations à
l’aspect encore sommaire et quelques bouquets d’arbres
bas. C’est la ville de Beira. N’était le port, personne
n’aurait pensé à bâtir une ville en ce lieu, tant il est
dépourvu de charme. Mais la nature n’avait laissé que la
ville à faire ; elle a créé le port et elle l’entretient toute
seule.
IIIe SÉRIE. T. X.
10
146
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les phénomènes qui agissent dans cette partie du fleuve
et dont le concours assure le maintien des profondeurs,
ne sont pas complètement connus, bien qu’on les ait
étudiés déjà. Toutefois, l’amplitude des marées, qui va de
12 pieds aux quadratures jusqu a 20 pieds aux syzygies,
l’élargissement du lit du fleuve à 5 kilomètres en amont
de son embouchure et l’existence d’un petit affluent du
Pungué, le Cbiveve, qui débouche entre ces grandes
largeurs et l’Océan, y paraissent jouer un rôle important.
Le Chiveve ne contient par lui- même qu’un filet d’eau,
mais, à chaque marée, le flot vient remplir son lit et le
transforme en une puissante rivière dont les eaux s’écoulent
avec rapidité au moment du jusant. Ces eaux, s’ajoutant
aux eaux supérieures emmagasinées dans le Pungué
élargi, produisent une action de chasse qui empêche
probablement le dépôt des sables et des boues.
La ville de Beira est bâtie entre le Pungué, le Chiveve
et l’Océan. L’embouchure du Chiveve dans le Pungué
forme une sorte d’avant-port où s’effectuent le débarque-
ment et l’embarquement des marchandises. Le Chiveve
contourne la ville et fournit l’indication d’une suite de
docks à aménager, de sorte que la cité est, peut-on dire,
toute en rivages.
Communications avec l'intérieur et V extérieur
Quelque avantageuses que soient les conditions d’un port
maritime, il faut encore, pour que la navigation l’utilise,
qu’il soit placé à l’entrée ou à proximité de milieux habi-
tés dont la population ait besoin d’exporter des produits
et d’en faire venir du dehors. Il faut donc que le port ait
des communications commodes avec ces milieux et il peut
les avoir de deux manières : par l’intérieur et par l’exté-
rieur. Les grands ports possèdent fréquemment ce double
système de communications. Ils sont reliés à leur hinier-
LE PORT DE BEIRA.
H7
land par des voies terrestres naturelles, telles que des
fleuves et des rivières, ou artificielles, comme des canaux,
des routes et des chemins de fer. Et ils ont des liaisons
par voie de mer avec d’autres ports côtiers de dimensions
trop faibles pour admettre les grands steamers océaniques
et pour lesquels ils servent de dépôts et de centres de
distribution.
Le port de Beira se trouve précisément dans ces
conditions. 11 forme l’aboutissement et le point de départ
de plusieurs routes continentales, et il est le centre de la
navigation côtière entre le Zambèse au nord et la ville
d’Inhambane au sud.
Le Pungué lui-même constitue une voie de pénétration
vers l’intérieur. Il reste navigable pour des embarcations
fluviales sur une distance de 55 kilomètres. Et il possède,
dans un fleuve tout voisin, le Buzi, une sorte de frère
jumeau. Le Buzi, en effet, vient se jeter dans l’océan
Indien au point précis où le Pungué lui-même y amène
ses eaux, un peu en aval de Beira. Et comme l’estuaire du
Buzi n’a pas une profondeur suffisante pour admettre des
navires de mer, bien que la marée y pénètre comme dans
le Pungué et le rende navigable sur une vingtaine de
kilomètres pour de petits steamers à quille, c’est, en fin
de compte, Beira qui commande la navigation fluviale du
Buzi comme celle du Pungué.
Ces deux voies fluviales n’assureraient pas pourtant
à elles seules un rayonnement bien considérable au com-
merce terrestre du port de Beira, la partie navigable de
leurs cours n’ayant qu’une faible étendue. Après une plaine
basse d’une largeur de 100 kilomètres au maximum à
partir du littoral, le sol se relève rapidement vers l’ouest
et, à 25o kilomètres à l’intérieur, il atteint, dans un pays
très accidenté, des altitudes variant de 1200 à 2000
mètres. Inutile de dire que dans cette région le Pungué
et le Buzi ne sont plus utilisables pour les transports.
Aussi peut-on affirmer que c’est le chemin de fer
148
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
imposé par l’article XIV du traité anglo-lusitanien du
11 juin 1891 qui a été l’instrument principal du dévelop-
pement commercial de Beira dans la direction de l’ouest.
Le Portugal qui avait assumé l’obligation de le construire,
transmit cette obligation à la Compagnie de Mozambique
en lui confiant l'administration de son territoire, et celle-ci
à son tour, concéda la construction et l’exploitation du
chemin de fer à un particulier, à charge de former une
compagnie pour réaliser cette entreprise. Aucun concours
financier, aucune garantie d’intérêt ne fut accordée au
concessionnaire. Il obtint pour tout avantage, avec des
lots de terrains contigus à la ligne, terrains auxquels la
construction du chemin de fer lui-même pouvait donner
de la valeur, mais qui, à l’époque de la concession, n’en
possédaient pratiquement aucune, il obtint, dis-je, le
produit du droit de transit de 3 °/Q ad valorem sur toutes
les marchandises à destination de Yhinterland, que le
traité du 1 1 juin 1891 avait autorisé le Portugal à per-
cevoir.
Le trafic vers la Rhodésie, comme le mouvement
commercial propre du territoire portugais que devait
traverser la voie ferrée, était insignifiant à cette époque.
Il était donc impossible de compter sur des transports
suffisants pendant les premières années, et naturellement,
le rendement du droit de transit devait être également
très faible. Telle était pourtant la confiance de l’Angleterre
dans le développement économique de la Rhodésie et
dans l’excellence du port de Beira, que la Compagnie
finit par y trouver les capitaux qui lui étaient nécessaires,
et elle se mit immédiatement à l’œuvre.
Elle imagina, d’abord, de construire une voie ferrée
à écartement de 60 centimètres, en la faisant partir de
Fontesvilla, sur le Pungué, qui est le point où la naviga-
tion du fleuve commence à devenir moins facile. Les
auteurs de ce plan ne pensaient évidemment pas que les
bâtiments de mer pussent jamais remonter jusqu’à Fontes-
LE PORT DE BEI RA.
M9
villa, mais ils avaient hâte d’établir des communications
rapides avec la frontière et ils se figuraient sans doute
que, pendant longtemps, on pourrait se borner à trans-
border les marchandises, à Beira, des grands steamers sur
des allèges qu’on remorquerait par le Pungué jusqu’au
terminus du railway. La ligne fut donc établie primi-
tivement dans ces conditions.
Mais le trafic se développa assez rapidement pour
rendre cette solution insuffisante. Elle était d’ailleurs
défectueuse aussi au point de vue du coût des transports.
Une nouvelle compagnie, qui s’appela Beira junction
railway C°, fut constituée pour relier par rail Beira et
son port avec le terminus de Fontesvilla. L’établissement
de la voie nouvelle était réalisé dès le mois d’octobre 1 896.
Il est évident que cette ligne de pénétration, destinée
à desservir toute la Rhodésie, ne pouvait s’arrêter à la
frontière. Elle fut poussée jusqu’à la ville de Salisbury,
à 390 kilomètres à l’intérieur, par une autre Compagnie
fondée en 1897. Dans la pensée des fondateurs de la
Rhodésie, Salisbury était appelée à remplir un rôle pré-
pondérant dans les destinées de la nouvelle colonie
britannique : la fameuse ligne du Cap au Caire imaginée
par Cecil Rhodes devait y passer. Plus tard, des motifs
techniques firent abandonner ce projet et, je crois bien,
aussi des raisons administratives et politiques. Comme on
le sait, ce grand chemin de fer qu’on est occupé à con-
struire, prend beaucoup plus à l’ouest. De Buluwayo, au
lieu de se diriger vers Salisbury, il oblique, en traversant
la région houillère de Wankie, vers les chutes Victoria
et franchit le Zambèse aux chutes mêmes pour revenir
vers l’est ; puis, il se rapproche graduellement de la fron-
tière de l’Etat indépendant du Congo et frôle presque la
pointe sud-orientale du Katanga.
La modification introduite dans le projet primitif ne
faisait pas l’affaire des gens de Salisbury qui obtinrent,
à force de réclamations, d’être reliés à Buluwayo. Cette
1 50 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nouvelle ligne fut ouverte au trafic le ier janvier 1902.
Elle met Salisbury et par conséquent aussi le port de
Beira en communication avec toute la Rhodésie, du nord
au sud, de l’est à l’ouest, et avec tout le réseau sud-
africain, en sorte que, de Beira, on peut aujourd’hui se
rendre au Cap par chemin de fer. L’écartement normal
des voies ferrées de l’Afrique australe étant de 3 1/2 pieds
anglais (imo66), il avait fallu, dès 1899, reconstruire
entièrement la ligne de Beira à la frontière sur ce type,
en prévision de ce reliement.
Ainsi, un ensemble de travaux qu’on a mis moins de
onze ans à réaliser, a fait, d’un port inconnu en 1889, une
place d’une importance capitale et ajouté à son aire natu-
relle de trafic tous les territoires compris entre le 22e
parallèle sud, le Limpopo et le Zambèse moyen.
Mais le domaine commercial de Beira est plus consi-
dérable que cela. Comme nous allons le voir, il embrasse
des portions bien plus vastes du continent africain.
Le Zambèse, nous l’avons dit, n’est qu’à 200 kilomètres
environ au nord-est de Beira. Ce grand fleuve, l’un des
plus puissants de l’Afrique, n’a pas formé de bon port à
son embouchure. La bouche d’Inhamissengo par laquelle
Livingstone avait encore pu faire passer son steamer, le
Ma-Robert, en 1859, est impraticable aujourd’hui. Le
port de Quélimane, 120 kilomètres plus loin, et très
anciennement fréquenté, 11’a pas de communication fluviale
régulière avec le fleuve. Il est d’ailleurs plus difficilement
accessible et d'une profondeur beaucoup moindre que
le port de Beira. En 1889, un explorateur anglais,
D J. Rankin, a trouvé un chenal d’une certaine profon-
deur entre le lit principal du fleuve et l’océan. Le port
de Chindé, depuis lors utilisé pour tout le trafic du Zam-
bèse et de la région des Grands Lacs, est situé sur ce
chenal. Mais il ne peut recevoir que des bateaux de
600 à 800 tonnes au maximum, et sa barre est très diffi-
cile à franchir. Il résulte de tout ceci que la tête de tout
LE PORT DE BEIRA. 1 5 1
le commerce du Zambèse et des pays desservis par la
voie du Zambèse se trouve à Beira. Les grands steamers
y amènent des cargaisons qui y sont transbordées sur les
vapeurs à destination de Chindé. Les marchandises,
déchargées à Chindé sur les sternwheelers à fond plat
ou sur des allèges, remontent le fleuve jusqu’à Tête, à
400 kilomètres, ou, et plus souvent, prennent la route
du Shiré, affluent du Zambèse, pour être distribuées dans
les territoires de la British Central Africa , ou bien
encore, cheminant sur le lac Nyassa du sud au nord,
vont aboutir dans les territoires de l’Est-Africain allemand
et dans ceux de l’Etat Indépendant du Congo, baignés
par le lac Tanganika. C’est donc jusque là, vers le nord,
que rayonne le trafic de Beira, grâce à ses communica-
tions maritimes immédiates et aux communications flu-
viales qui en sont le prolongement. Du Tanganika au
Limpopo, il y a i5oo kilomètres environ : c’est la base
d’un triangle dont Beira forme le sommet. De par sa
situation géographique, par droit de naissance, peut-on
dire, le commerce de tout le morceau de continent afri-
cain compris dans ce triangle lui appartient, lui vient
déjà ou lui reviendra certainement.
Installations et outillage
Les navires qui arrivent du large ont le choix entre
deux chenaux d'accès pour pénétrer dans le port de Beira.
Le plus long est celui qui fut découvert le premier et le
seul utilisé par la navigation jusqu'en 1900. Il est par-
faitement repéré et marqué de sept bouées depuis son
origine en pleine mer jusqu’au mouillage dans le Pungué.
Les règles à suivre pour diriger les bâtiments dans ce
chenal ont été publiées dans le Bulletin de la Compagnie
de Mozambique et dans le Diario do Govervo portugais.
Il n’y a aucune difficulté à les observer, en tenant compte,
1 52 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
bien entendu, de la correction à faire en temps de houle.
La Compagnie de Mozambique a, d’ailleurs, organisé un
service de pilotage qui fonctionne régulièrement, et
installé un phare à feu tournant, visible à quinze milles
au large, pour bien marquer l’entrée du port.
La découverte du second chenal d’accès est due à
l’équipage d’un croiseur anglais, le Rambler, qui fut
envoyé à Beira en 1900 pour surveiller le débarquement
des troupes coloniales appelées à faire campagne en
Rhodésie lors de la guerre du Transvaal. Les officiers
du croiseur, peu absorbés par leur mission militaire,
imaginèrent de faire l’hydrographie du fleuve et trou-
vèrent ainsi un autre chenal d’accès que celui qui était
ordinairement pratiqué. Ce second chenal, qui offre l’avan-
tage d’abréger le trajet, a été, depuis, convenablement
balisé, et la navigation l’emploie régulièrement. Il porte
le nom de chenal du Rambler.
Comme la plupart des grands ports de la côte orien-
tale africaine, le port de Beira possède des installations
sommaires et un outillage peu compliqué. Il n’y existe ni
quais d’accostage, ni pier accessible aux grands steamers,
ni bassins, ni docks. Le déchargement ou le chargement
des marchandises s’opère au mouillage ; tous les bâtiments
qui fréquentent la côte orientale sont, d’ailleurs, munis
des appareils de levage nécessaires pour la manutention.
Dès que le vaisseau a jeté l’ancre, des allèges conduites
par des remorqueurs viennent se ranger le long de ses
flancs et les opérations commencent. Les allèges chargées,
si la marée est haute, les remorqueurs les amènent au
pied de la douane de Beira. Là, des grues à vapeur sont
installées et les marchandises, prises des chalands, sont
mises à quai. L’opération doit nécessairement se faire
à marée haute ; le pied du quai émerge à marée basse.
Mais les passagers peuvent accoster à Beira en tout
temps, grâce à une rampe d’accès construite il y a peu
de temps en matériaux durables. Pendant de longues
LE PORT DE BEIRA.
1 53
années, le quai de la douane fut un ouvrage de charpente
en bois, que les ravages des tarets obligeaient à recon-
struire périodiquement. Il y a quatre ans, on l’a remplacé
par un solide mur en béton, non sans difficulté, à raison
du fond vaseux rencontré en cet endroit où le Chiveve
débouche dans le Pungué.
Le service des allèges et du remorquage est entrepris
par des particuliers. Le quai de la douane et les installa-
tions de chargement et de déchargement ont été réalisés
par les soins et aux frais de la Compagnie de Mozambique.
Cependant, la Compagnie du chemin de fer de Beira vers
la Rhodésie, qui possède un vaste morceau de la rive
gauche du Pungué en amont de Beira, y a fait établir un
pier en charpente métallique, muni de grues également.
Cet ouvrage est utilisé pour les exportations de produits
de la Rhodésie, qu’on évite ainsi de faire passer par les
installations ordinaires de la douane.
Les opérations de déchargement et de mise à. quai des
marchandises ne laissent pas d’être assez coûteuses dans
les conditions où se trouve aujourd’hui le port de Beira.
Elles reviennent à onze shellings la tonne, tandis qu’à
Durban — pour prendre un point de comparaison dans
les mêmes parages — où les mêmes opérations présen-
taient jadis de grandes difficultés, on est parvenu, grâce
à des installations convenables, à en réduire le coût à
trois shellings environ. Aussi n’est-il point surprenant
que, depuis un certain temps déjà, on ait pensé à doter
le port de Beira d’aménagements propres à accélérer les
manutentions et à en diminuer la dépense. Un plan étudié
par un ingénieur portugais comporte la transformation
du cours inférieur du Chiveve en deux bassins fermés par
des écluses de manière à en faire des docks conservant en
tout temps la même hauteur d’eau. Les murs de quai de
ces deux bassins seraient munis de grues, de voies ferrées
et de hangars. Mais ces travaux ne peuvent s’effectuer
sans grandes dépenses. Il se trouve, en effet, à une cer-
1 54 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
taine profondeur dans le sol de Beira, des dépôts lenticu-
laires d’une argile très grasse nommée matope dans le
pays, qui donne de grandes difficultés et souvent des
mécomptes dans la construction des ouvrages maritimes. Il
y a quelques années, une compagnie française, considérant
l’énorme augmentation de valeur qu’avaient subie les ter-
rains de la ville, imagina, d’en assécher quelques hectares
bien situés qui étaient inondés à chaque marée par le flot
remontant le Chiveve. Un mur de quai en blocs de béton
fut bâti et remblayé par derrière avec des produits de
dragage. A peine était-il achevé, et au moment même où
la vente des terrains ainsi conquis allait pouvoir rému-
nérer l’entreprise, que des signes d’ébranlement se mani-
festaient en un point de la muraille. C’étaient les assises
inférieures qui avaient glissé sur un banc d’argile grasse.
Toujours est-il que la Compagnie à charte de Mozam-
bique, qui administre ce territoire et dont les ressources
exigent une gestion économe, a reculé jusqu’à présent
devant ces travaux considérables et quelque peu dange-
reux. Il est vrai de dire quelle a consacré déjà une partie
de son capital à protéger la ville de Beira contre l’invasion
périodique des eaux aux marées d’équinoxe. Comme une
cité flamande ou hollandaise, Beira est bâtie sur une plage
basse qui se trouve à peine au-dessus du niveau des marées
les plus hautes. Il en résulte que si la forte marée coïn-
cide avec un vent du sud-est, et, à plus forte raison, si de
grosses pluies ont à ce moment gonflé le Pungué, l’onde
de marée, renforcée, submerge entièrement la ville. Les
grands dégâts ainsi causés aux marchandises emmagasi-
nées dans Beira, tout de suite après sa fondation, impo-
sèrent, comme premier travail à effectuer, la construction
d’une muraille de défense. Cet ouvrage qui a été réalisé,
fait apparaître la cité, vue du fleuve, comme une forte-
resse, si la marée est basse, parce qu’ alors le pied de la
muraille émerge avec la plage sur laquelle elle est fondée.
Depuis quelque temps, il est question d’un autre projet
LE PORT DE BEIRA.
1 5 5
que celui de l’utilisation du Chiveve. On a constaté, en
amont de la ville bâtie et à proximité de la gare du
chemin de fer vers la Rhodésie, que le fleuve garde de
grandes profondeurs jusque tout près du bord, et cela sur
deux ou trois kilomètres de longueur. L’idée d’y construire
un ouvrage accostable et muni des appareils de char-
gement et de déchargement nécessaires, a pris naissance
et a des chances de se réaliser. L’exécution de ce travail
diminuerait notablement, paraît-il, les dépenses de manu-
tention des marchandises et en faciliterait l’expédition
par voie de terre. Ceci présente de l’importance pour le
port de Beira, non point seulement en thèse générale,
mais encore, comme nous le verrons, à raison de circon-
stances spéciales qui exposent ce port à la concurrence
très sérieuse d’autres ports de l’Afrique australe.
Direction et importance des courants commerciaux à Beira
Cette réflexion nous amène tout naturellement à évaluer
en chiffres le volume des courants commerciaux qui pas-
sent par le port de Beira. Voyons, d’abord, le mouvement
maritime total. Nous trouvons dans les statistiques de la
douane de la Compagnie de Mozambique, qui sont soi-
gneusement faites, les indications suivantes pour l’année
1904 :
à l’entrée. . . . 5q5 447 tonnes
à la sortie . . . 543 563 —
Et nous ferons immédiatement apprécier l’importance
et la rapidité du développement commercial de Beira en
constatant qu’en 1895, les chiffres correspondants étaient :
à l’entrée. . . . 161 969 tonnes
à la sortie . . . 160 o32 —
1 56
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et mieux encore en nous souvenant qu’en 1890 le mouve-
ment était nul.
Mais voici un autre point de comparaison qui frappera
davantage, puisqu’il est pris en Europe et qu’il s’agit d’un
port très ancien et très connu. Le mouvement maritime
d’Anvers était en 1860, il y a moins de cinquante ans :
à l’entrée. . . . 512017 tonnes
à la sortie . . . 5 3 1 217 —
Ainsi, le tonnage total à Beira dépasse déjà aujourd’hui
le tonnage enregistré à Anvers en 1860.
Il ne faut évidemment pas en tirer des conclusions
exagérées. Depuis 1860, une véritable révolution s’est
opérée dans la navigation : les navires à vapeur se sont
de plus en plus substitués aux navires à voile et leur
capacité a été sans cesse en augmentant. Les statistiques
mêmes que nous employons en apportent un témoignage
frappant : les chiffres du tonnage d’Anvers qui viennent
d’être mentionnés, correspondaient :
à l’entrée, à 23 11 navires
à la sortie, à 2410 —
tandis que ceux du tonnage de Beira en 1904 répondent :
à l’entrée, à 366 navires
à la sortie, à 367 —
Il est vraisemblable aussi que le tonnage indiqué par la
statistique pour Anvers se rapprochait davantage du
mouvement commercial de la place, c’est-à-dire qu’une
quantité de marchandises proportionnellement beaucoup
plus grande y avait été mise à quai ou chargée à bord
des bâtiments de mer, qu’à Beira en 1904.
Mais, ces réserves faites, le rapprochement des deux
chiffres ne laisse pas d’être intéressant et suggestif.
La navigation à vapeur prend à Beira une prépondé-
LE PORT DE BEIRA.
i57
rance écrasante sur la navigation à voiles. Des 366 navires
entrés, 347 sont des vapeurs et 19 des voiliers, et des
367 navires sortis, 346 sont des vapeurs et 21 des voiliers.
Si l’on classe les navires et le tonnage correspondant
suivant les provenances ou les destinations, on aboutit à
une autre constatation instructive. Faisons, par exemple,
ce classement à l’entrée : nous trouvons 85 vaisseaux
venant des ports d’Europe, et 23o venant des ports
d’Afrique. Or, les 85 bâtiments venus des ports d’Europe
ont un tonnage total de 217698 tonnes, ce qui corres-
pond à une moyenne de 256 1 tonnes par navire, et les
23 o bâtiments venus des ports d’Afrique, un tonnage total
de 266 054 tonnes, ce qui fournit une moyenne de 1 i57
tonnes seulement par navire.
La fonction économique du port de Beira est mise en
évidence par l’opposition des deux chiffres. Ils font appa-
raître clairement ce fait que le port de Beira communique
directement pour ses approvisionnements ou ses expédi-
tions avec les grandes places maritimes du monde, celles
que la profondeur des eaux permet aux plus grands navires
de fréquenter, et cet autre fait que le même port joue à
la côte orientale d’Afrique le rôle d’un centre de distri-
bution, en même temps que d’un centre d’attraction pour
les ports côtiers et fluviaux voisins, accessibles seulement
aux navires d’un plus faible tirant d’eau.
Le mouvement commercial total du territoire de la
Compagnie de Mozambique s’est élevé, en chiffres ronds,
à 38 millions de francs pendant l’année 1904. Bien qu’il
y ait d’autres postes de douane que celui de Beira, et
notamment sur le Zambèse, il est certain que presque
toutes les marchandises comprises dans ce chiffre global
ont passé par Beira, de sorte que pour éviter les doubles
emplois, il vaut mieux prendre pour total du mouvement
commercial du territoire le chiffre de Beira même, qui
est de 35 millions de francs environ.
Ce mouvement comporte des importations, des expor-
1 58
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tâtions, des réexportations, des transbordements, du tran-
sit et du cabotage, et il faut, pour analyser les chiffres
avec exactitude, savoir en quoi consiste chacune de ces
opérations.
La statistique comprend sous le nom d 'importations
toutes les marchandises entrées dans le port et déclarées
en consommation. Mais ceci ne veut pas dire qu’elles
soient réellement consommées dans le territoire. Une
partie notable de ces marchandises, parmi celles qui ne
payent point de droits, sont destinées à être expédiées en
dehors du territoire de la Compagnie de Mozambique,
vers la Rhodésie surtout.
Ces sorties de marchandises nationalisées qui sont, en
réalité, des expéditions vers l’intérieur du continent,
figurent donc à leur tour dans la statistique des exporta-
tions, en même temps que les exportations des produits
du territoire qui se font par voie de mer.
Sous le nom de réexportations , le tableau du com-
merce de la Compagnie comprend exclusivement des en-
vois de produits de la Rhodésie qui ne font que transiter
par le territoire pour être expédiés par voie de mer à
Beira; et sous le nom de transit les marchandises qui,
circulant en sens inverse, ont été débarquées à Beira et
sans arrêt, ni entreposage, sont expédiées directement
vers la Rhodésie.
Le cabotage embrasse les opérations qui se font par
voie de mer avec les autres ports du territoire de la Com-
pagnie et particulièrement avec les ports de Sofala,
Chiloane et celui de Bartholomeu Dias qui, bien situé et
possédant une certaine profondeur, paraît appelé aussi
à quelque avenir au point de vue du commerce local.
Enfin, sous la désignation de transbordements, la sta-
tistique comprend les grandes opérations de distribution
et de concentration par voie de mer pratiquées avec des
ports étrangers, et tout particulièrement les décharge-
ments et rechargements en rade des marchandises desti-
LE PORT DE BEIRA.
l59
nées à la région du Zambèse, et de celles qui, en provenant,
sont transbordées sur des steamers en partance pour
l’Europe.
Ceci posé, et à la lumière des chiffres, on voit se des-
siner à Beira, en dehors du trafic du territoire, deux
grands courants commerciaux, l’un vers le Zambèse,
l’autre vers la Rhodésie.
Le premier, compris dans la rubrique transbordements ,
s’accuse par un chiffre d’affaires d’environ 1 3 millions
de francs et correspond à un mouvement de 23 000 tonnes
de marchandises. Ce mouvement, en 1904, s’est partagé
presque également entre les expéditions de Beira vers le
Zambèse et celles du Zambèse vers Beira : en chiffres
ronds, il y a eu pour 5 800 000 de francs de marchandises
transbordées à Beira sur navires à destination de Chindé
et pour 7 000 000 de marchandises venant du Zambèse
et transbordées à Beira sur de grands steamers nolisés
pour l’Europe.
Le courant vers la Rhodésie comporte plus d'importa-
tions et moins d’exportations. La valeur des marchandises
expédiées en transit s’élève à près de 9 millions de francs,
auxquels il faut ajouter environ 2 millions de francs de
marchandises déclarées en consommation et réexportées
vers l’intérieur du continent par le railway. Les réexpor-
tations, c’est-à-dire les expéditions de produits et de
marchandises de la Rhodésie vers Beira, en vue de la
mise à bord sur navires frétés pour l’Europe, forment un
total d’un peu plus de 3 millions de francs. L’ensemble
du trafic de Beira avec la Rhodésie se monte par consé-
quent à 14 millions de francs environ, et il comporte
25 000 tonnes dans le sens de la pénétration et un peu
plus de 2000 tonnes à la sortie.
Enfin, on peut fixer à 4 1/2 millions de francs les
importations propres et à 2 1/4 millions de francs les
exportations propres du territoire de la Compagnie de
Mozambique. Tels sont, en y ajoutant le cabotage, les
i6o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
éléments du chiffre de 35 millions qui représente le
mouvement global du port de Beira en 1904.
Les indications que nous venons de donner ne sont
pas les plus élevées qui eussent pu être fournies. Le mou-
vement commercial de Beira apparaît plus considérable
dans les statistiques en 1901, en 1902 et en 1903. Une
des causes de la décroissance en 1904 réside dans la
diminution des envois de matériel à destination des
Victoria falls, ou l’on a construit un grand pont de chemin
de fer, et de l’entreprise de construction de la ligne
du Cap au Caire. Mais ce sont là de ces à-coups qui se
produisent dans les pays neufs, et à côté du déficit que
nous mentionnons, nous pouvons signaler l’augmentation
régulièrement croissante du trafic par mer avec la région
du Zambèse et un accroissement, sensible aussi et très
encourageant, des produits propres des territoires que
dessert le port de Beira.
A leurs débuts, les colonies ont besoin de s’outiller en
hommes et en choses, et, nécessairement, les besoins y
dépassent de beaucoup les produits. Elles importent donc
infiniment plus qu’elles ne peuvent exporter. L’accroisse-
ment des exportations est l’heureux symptôme d’une
tendance de la colonie à l’équilibre et de sa capacité pro-
gressive à se suffire à elle-même.
La guerre des tarifs de chemins de fer
dans l'Afrique du Sud
Un facteur qui a exercé, et d’une manière permanente
cette fois, une influence déprimante sur le trafic de Beira
vers l’hinterland de la Rhodésie, c’est l’élévation des
tarifs de transport sur son chemin de fer de pénétration.
Le monopole de fait dont jouit la ligne de Beira-Salis-
bury est évidemment l’une des causes de cette cherté des
frets. Mais il est juste de reconnaître que la Compagnie
LE PORT DE BEIRA.
1 6 1
du chemin de fer a de lourdes charges à supporter.
Comme nous l’avons vu, la voie ferrée a été établie par
tronçons successifs et, pour se procurer les ressources
nécessaires, il a fallu procéder par émission d’obligations
qui parfois ne se sont pas négociées sans quelque sacrifice.
Le capital à rémunérer pèse, par conséquent, d’un poids
passablement lourd sur l’entreprise.
La construction elle-même a présenté de grandes diffi-
cultés ; on a rencontré en amont de Fontesvilla des plaines
que le Pungué inonde périodiquement depuis des siècles
et où le terrain, très marécageux, s’enfonce sous la moindre
pression. Ailleurs, les premiers ouvrages d’art établis ont
été enlevés par les eaux torrentielles qu’amassent en cer-
tains points les brusques et fortes pluies de décembre et
de janvier, et il a fallu les remplacer par d’autres ouvrages
plus solides et d’un débit plus considérable. Dans la partie
accidentée du pays qui commence après le iooe kilo-
mètre, et surtout dans celle qui approche de la région des
gisements aurifères de Manicas, le tracé a dû être sensi-
blement allongé pour éviter des rampes trop fortes, et
encore ne s’est-on pas montré bien difficile sous ce
rapport.
Enfin, last not least , à peine la ligne avait-elle atteint
la frontière, qu’il fallait recommencer tout le travail pour
la mettre à la largeur de 3 1/2 pieds, et, de nouveau,
une somme très importante, obtenue par l’émission d’obli-
gations, devait être affectée à cet élargissement.
Il résulte de tout cela, que le coût kilométrique de
la ligne est relativement élevé. Et comme les transports
ne sont pas encore bien abondants, qu’il faut, néanmoins,
entretenir les 35o kilomètres de la ligne comme s’ils
l’étaient, et que les frais d’exploitation se ressentent du
profil accidenté qu’il a fallu suivre, il n’est pas surprenant
que la Compagnie ait la tendance à maintenir ses tarifs
le plus haut possible.
La Compagnie de Mozambique n’est pas entièrement
I1R SÉRIE, t. x.
11
1Ô2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
désarmée contre cette tendance. Quand elle accorda la
concession du chemin de fer en 1891 , elle stipula que les
tarifs ne pourraient pas être supérieurs à ceux des lignes
du Cap. Mais cette stipulation ne concerne et ne pouvait
concerner que la partie de la ligne située sur son terri-
toire, et l’intérêt du port de Beira est de voir le prix des
transports s’abaisser aussi sur le prolongement de cette
ligne à travers la Rhodésie. D’autre part, exiger l’appli-
cation rigoureuse des tarifs du Cap, c’eût été, peut-être,
obliger la Compagnie du chemin de fer à liquider.
Depuis quelques mois pourtant, des concessions impor-
tantes ont été obtenues. Elles sont dues moins à l’exis-
tence de la clause relative aux tarifs insérée dans la
convention de 1891 , qu’à la concurrence qu’ont fait surgir
les lignes du Cap en vue de l’absorption du trafic de la
Rhodésie.
En effet, les gouvernements de la colonie du Cap et du
Natal ont repris la politique de Cécil Rhodes qui, tout
en cherchant un débouché pour la Rhodésie à l’est, vou-
lait cependant y rendre prépondérante l’influence des
colonies britanniques de l’Afrique du Sud. Dominé par
cette pensée maîtresse, Rhodes avait fini par obtenir,
malgré une vive résistance, le prolongement des voies
ferrées du Cap le long des frontières de la République
de l’Orange et du Transvaal, d’abord jusqu’à Kimberley.
ensuite jusqu’à Vryburg, en territoire bien anglais, de
manière à, relier directement la Rhodésie à Cape-Town.
Puis, obéissant toujours à la même pensée, il avait pro-
voqué la formation d’une compagnie qui poussa, par
étapes successives, le rail de Vryburg à Mafeking, de
Mafeking à Bulawayo, pour finir par relier aussi Bula-
wayo à Salisbury.
Or, la guerre du Transvaal terminée, le gouvernement
du Cap, qui possède son réseau ferré, reprit l’exploita-
tion des lignes appartenant à la Compagnie des Rhodesian
railways au nord de Vryburg, et, tout de suite, conti-
LE PORT DE BEIRA.
1 63
nuant la politique de Rhodes, il y appliqua des tarifs
très réduits. Des arrangements furent pris avec le gou-
vernement du Natal dans le même sens. Il en résulte que
le port de Beira se trouva tout à coup, dans son hin-
terland même, en présence d’une concurrence inattendue
des grands ports de l’Afrique australe : Cape-Town, East-
London et Port-Elisabeth.
Pendant plusieurs années, on a pu lire, dans les jour-
naux et sur les couvertures des revues anglaises, des
annonces relatives aux prix de transport d’Angleterre ou
du continent d’Europe à Bulawayo par différentes voies,
et de toutes, la plus coûteuse était celle de Beira. Or, la
distance par rail de Beira à Bulawayo est de 676 milles
anglais seulement, tandis que de Port-Elisabeth à Bula-
wayo elle est de 1198 milles anglais, de East- London
1258 milles et de Cape-Town t36o milles.
Ainsi, bien que la distance de Cape-Town à Bulawayo
soit le double de celle de Beira à la même ville, l’abais-
sement des tarifs sur les lignes exploitées par le gouver-
nement du Cap permettait d’y amener marchandises et
voyageurs à des prix plus réduits que par Beira. A Salis-
bury même, qui n’est qu’à 384 milles de Beira, les ports
et les chemins de fer du Sud-Afrique concurrençaient
encore le port de la Compagnie de Mozambique.
On peut conjecturer qu’à ce jeu-là, le gouvernement du
Cap ne faisait pas de très brillantes affaires, mais le
chemin de fer de Beira-Salisbury et le port de Beira ne
s’en portaient pas mieux. Aussi bien la Compagnie du
chemin de fer a-t-elle dû se rendre aux représentations
de la Compagnie de Mozambique, aux réclamations des
habitants du Mashonaland et à l’évidence du dommage
qu’allait lui causer la prolongation de cet état de choses.
Elle a baissé ses tarifs, non pas encore autant qu’il eût été
souhaitable pour Beira, mais de manière sensible pour-
tant. Il existe encore quelques catégories de marchandises
qu’il est plus avantageux d’expédier par le sud que par
164 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Beira. mais c’est à raison, surtout, de l’incidence du droit
de transit 3 0/o, perçu ad valorem.
Je disais au début de ce rapport, avec Douglas
Owen, que c’est le port qui crée la navigation et non la
navigation qui fait le port. Il faudrait ajouter que ce
n’est pas seulement le port qui fomente le mouvement
maritime, mais aussi les facilités et le bon marché des
communications avec l’intérieur du pays. Un chemin de
fer dont la construction a été coûteuse et qui doit néces-
sairement transporter à prix élevé pour rémunérer son
capital, est un auxiliaire d’une efficacité réduite pour un
port de mer. A ce point de vue, il est peut-être regret-
table que la construction du chemin de fer de Beira vers
la Rhodésie ait été réalisée avec quelque précipitation et
que l’on n’ait point décidé tout de suite de lui donner la
largeur normale des voies ferrées de l’Afrique australe.
Mais ce sont là — je me hâte de le déclarer — des cri-
tiques qu’il est facile de formuler après que les événements
ont parlé. Ceux qui eurent à exécuter cette entreprise,
connaissaient le marché financier et savaient l’effort qu’on
pouvait lui demander à ce moment. Il ne faut pas oublier
que si la Rhodésie retire, à l’heure qu’il est, plus de
3o millions de francs annuellement de ses mines d’or, elle
ne produisait rien en 1891 et qu’en l’absence d’un
trafic certain, il est toujours très difficile de recueillir des
capitaux pour l’établissement d’une voie ferrée.
Quant au courant commercial qui de Beira se dirige
vers le Zambèse, et du Zambèse revient vers Beira, on
peut dire qu’il est entièrement dû à la liberté de la
navigation proclamée dans le traité de 1891 et à l’esprit
d’entreprise. Le Zambèse, qui ne fut utilisé comme
voie de communication régulière qu’après 1891 et qui ne
possédait encore en 1895 qu’une flottille insignifiante,
porte aujourd’hui 26 petits steamers et 123 autres
embarcations qui naviguent sans relâche sur ses eaux. Le
progrès, dans cette direction, est d’autant plus remar-
LE PORT DE BEIRA.
1 65
quable, que le Zambèse subit de grandes fluctuations de
niveau et qu’il ne garde la profondeur nécessaire aux
steamers à fond plat qui le parcourent que pendant sept
à huit mois de l’année. Outre cela, le fleuve est capri-
cieux et modifie sans cesse la forme de son lit, de sorte
que les échouages y sont assez fréquents. Enfin, comme
nous l’avons dit, le port de Chinde, qui lui sert d’entrée,
est d’un accès difficile, et le débarquement ainsi que
l’embarquement des marchandises y souffrent de sérieux
inconvénients. L’ensemble de ces conditions se traduit
naturellement par l’élévation du coût des transports.
Il n’est pas surprenant que l’on ait cherché, de ce
côté aussi, à améliorer l’état des voies de communication
et le coût des frets. L’un des projets imaginés est déjà
en voie de réalisation.
Pour pénétrer dans le territoire de la British Central
Africa , les marchandises remontent sur steamers le
Chiré, rivière qui se jette dans le Zambèse, à i5o kilo-
mètres en amont de son embouchure; mais le Chiré cessant
rapidement d’être navigable, il faut ensuite les transpor-
ter à dos d’hommes jusqu’à Blantyre et au lac Nyassa.
Ce portage est à la veille de disparaître : un chemin de
fer unissant le lac Nyassa au bas Chiré est actuellement
en construction.
Un autre projet de chemin de fer qu’on s’occupe aussi
de réaliser, part de Beira pour aboutir au Zambèse vis-
à-vis du confluent du Chiré. Il vise à la suppression des
transbordements multiples qui retardent et aggravent les
communications vers la région du Zambèse. L’exécution
de ce second projet ferait gagner cinq jours au moins aux
transports de Beira au confluent du Chiré; celle du chemin
de fer du Chiré en fera gagner au moins cinq aussi aux
transports du confluent du Chiré jusqu’au lac Nyassa,
et par conséquent ces deux ouvrages amélioreraient
notablement les communications avec la frontière orientale
de l’Etat Indépendant du Congo et l’Est Africain allemand.
,66
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le chemin de fer de Beira au Zambèse aura en quelque
sorte pour conséquence de créer une embouchure au tieuve
et de développer encore la navigation intérieure sur ce
puissant cours d’eau.
Le Zambèse est à peine exploité jusqu’à présent.
Cependant, sauf une interruption d’une centaine de kilo-
mètres aux rapides de Kebrabassa, situés à 5oo kilo-
mètres environ de Chinde, il est navigable sur une
étendue de près de 800 kilomètres pendant une bonne
moitié de l’année. Les rapides de Kebrabassa contournés
par une voie ferrée, le Zambèse mis en communication
directe avec Beira deviendrait la grande route com-
merciale de l’immense territoire compris entre les lacs
Nyassa, Tanganika, Moëro et Bangweolo. Le port de
Beira est donc appelé à un avenir considérable. Ce sera,
quelque jour, l’une des places maritimes les plus impor-
tantes du continent africain.
Ch. Morisseaux.
V
LFS FONCTIONS ÉCONOMIQUES
DU PORT DE LIVERPOOL
Il ne saurait entrer dans le cadre d’une courte commu-
nication d’étudier sous tous ses aspects l’organisme très
complexe qu’est le port de Liverpool. Le but que nous
poursuivons ici est beaucoup plus modeste et consiste
uniquement dans la détermination des fonctions éco-
nomiques de ce port.
Nous laisserons donc de côté tout ce qui concerne les
conditions d’exercice de ces fonctions, c’est-à-dire, soit
l’ensemble des circonstances grâce auxquelles le port de
Liverpool joue le rôle important qu’il détient depuis si
longtemps, soit l’ensemble des voies et moyens qui assu-
rent la réalisation de ce rôle. Qu’il nous suffise de rappeler
au début, sans entrer dans aucuns détails, que l’adminis-
tration du port et des docks est centralisée entre les
mains d’une corporation locale, le Mersey Docks and
Harbour Board , qui, en vertu d’Acô? du Parlement, décide
souverainement, sous la réserve de certaines garanties et
sous le contrôle des armateurs, négociants et courtiers
qui l’élisent, toutes les questions se rattachant au trafic
maritime, à l’amélioration de l’outillage, à l’entretien ou
à la construction des divers ouvrages du port.
En d’autres termes, Liverpool offre un des exemples
les plus parfaits d’un port autonome, gouverné sans par-
tage par une seule administration locale, dans les condi-
tions d’indépendance les plus caractérisées vis-à-vis des
pouvoirs publics. Alors que le port de Londres, par
exemple, manque d’une direction unifiée, au point qu’une
réforme s’impose, le port de Liverpool est organisé sous
1 68
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
un régime qui correspond merveilleusement à toutes les
exigences modernes. Cette heureuse situation a contribué
dans une large mesure au bon accomplissement des fonc-
tions économiques qu’il est appelé à remplir.
Comme il arrive dans la plupart des grands ports, ces
fonctions sont multiples à Liverpool. Les marchandises
qui s’accumulent sur ses quais n’y viennent pas toutes
pour la même raison.
Les unes sont nécessaires à l’approvisionnement de
l’arrière-pays en matières premières, objets d’alimentation
ou marchandises de toutes sortes, ou bien représentent
le trop plein de sa production. Elles ne passent par le port
que pour le service de son arrière-pays, soit à l’importa-
tion, soit à l’exportation. En les chargeant ou en les
déchargeant, le port de Liverpool accomplit sa fonction
régionale.
D’autres, également attirées vers Liverpool par les
besoins de l’arrière-pays, 11e peuvent pas y être distribuées
sans avoir subi une transformation industrielle. Trop
lourdes ou trop encombrantes sous la forme de matières
premières pour supporter les frais de transports terrestres,
beaucoup plus onéreux que les frais de transports par
mer, elles doivent être traitées sur place, là où elles-sont
débarquées. L’opération industrielle, leur donnant une
valeur plus grande sous un moindre poids et un moindre
volume, leur permet d’être distribuées par les voies de
terre sous leur forme nouvelle de produits manufacturés.
Certains minerais, certaines matières premières de l'in-
dustrie des engrais chimiques, beaucoup de plantes oléa-
gineuses, rentrent dans cette catégorie. Elles donnent
naissance à la fonction industrielle des ports, variété
notable de leur fonction régionale. Liverpool possède
plusieurs de ces industries spéciales aux ports.
Enfin, l’activité du port de Liverpool est alimentée
également par des marchandises qui 11e vont pas en Angle-
terre et qui n’en viennent pas. Celles-là n’ont rien à faire
ni avec la fonction proprement régionale, ni avec sa fonc-
LE PORT DE LIVERPOOL. 1 69
tion industrielle. Elles relèvent de sa fonction commer-
ciale.
En raison de l’espace limité dont nous disposons pour
présenter cet exposé, nous ne distinguerons pas la fonction
industrielle de la fonction régionale, dont elle peut être
considérée comme une variété. Nous examinerons donc
simplement comment se déterminent la fonction régionale
et la fonction commerciale du port de Liverpool.
La fonction régionale
Si nous jetons les jeux sur une carte de l’Angleterre,
l’arrière-pays géographique susceptible d’être desservi par
Liverpool nous apparaît de suite comme étroitement
limité. Le vaste estuaire de la Mersey, sur lequel est
située Liverpool, est l’aboutissement d’un deuve de peu
de longueur ; nous ne trouvons donc pas là la profonde
pénétration fluviale de l’Elbe derrière Hambourg, du
Rhin derrière Rotterdam, de l’Escaut et des canaux de la
Belgique et du nord de la France derrière Anvers. De plus,
dans quelque direction que l’on s’éloigne de Liverpool sur
le territoire de l’Angleterre, on ne tarde pas à atteindre
des points plus rapprochés de Londres, de Hull, de New-
castle, de Cardifl ou de Swansea que de Liverpool même.
La concurrence de ces grands ports restreint strictement
la zone territoriale que Liverpool peut mettre en commu-
nication avec la mer.
Par contre, cette région étroite est prodigieusement
active. Les gisements de charbon du Lancashire, du pays
de Galles et du Staifordshire y ont favorisé un dévelop-
pement extraordinaire de l’industrie. L’esprit d’entreprise
des Anglais a pu s’y donner libre carrière dans une infi-
nité de branches de la fabrication. La métallurgie y occupe
une place très importante ; mais l’industrie textile, parti-
culièrement l’industrie cotonnière, concentrée dans le
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
170
Lancashire, règne en maîtrèsse autour de Manchester,
à Oldham, Bolton, Rochdale, etc.
L’intensité de la production industrielle appelle forcé-
ment une importation considérable de matières premières.
En nous reportant aux statistiques de 1904 (1), nous
relevons, en effet, au port de Liverpool, des chiffres d’im-
portation de matières premières qui traduisent clairement
la physionomie industrielle de son arrière-pays.
En tête vient le coton brut, naturellement. Liverpool
en a reçu 685 000 tonnes représentant une valeur de plus
d’un milliard de francs (1 066 637 i5o francs). La laine
figure pour 5o 000 tonnes et 93 millions de francs, le
chanvre pour 26 000 tonnes et 21 millions de francs, soit
en chiffres ronds, 760 000 tonnes de chargement pour les
navires venant à Liverpool et près de douze cents millions
de francs pour son mouvement commercial, du seul fait
des besoins de l’industrie textile.
La métallurgie employant des matières premières d’une
valeur moindre fournit au mouvement commercial une
contribution beaucoup moins élevée: 93 millions de francs
seulement de minerais et de métaux demi-ouvrés viennent
à Liverpool, mais leur poids représente 56o 000 tonnes.
La métallurgie est donc une excellente pourvoyeuse de
fret pour les navires venant à Liverpool.
De même, bien que dans une moindre mesure, la cul-
ture scientifique des terres, l’engraissement perfectionné
des animaux, donnent du fret à l’armement sans mettre
en mouvement des valeurs très importantes. Il entre par
Liverpool 216 000 tonnes d’engrais et de tourteaux, valant
seulement 28 millions de francs. Notons encore 180 000
tonnes de plantes et graines oléagineuses représentant
une valeur de 27 millions de francs. Ces lourdes cargai-
sons sont un précieux élément de trafic pour les grands
navires d’aujourd’hui, auxquels il faut des marchandises
(1) V. Annual statement of the Trade of the United Kingdom with
foreign countries and british possessions, 1904.
LE PORT PE LIVERPOOL.
171
de poids et d’encombrement pour remplir leurs vastes
cales.
En ajoutant à ces marchandises 75 millions de francs
de peaux et cuirs, 83 millions de bois, 40 millions de tabac
brut, 22 millions de suif et stéarine, on arrive, pour les
principales matières premières importées à Liverpool, à
un total de valeurs d’un milliard et demi de francs envi-
ron. Voilà ce que demandent à Liverpool, ce qu’attirent,
par suite, à Liverpool, les besoins industriels de l’étroite,
mais active région desservie par ce port.
Voici maintenant la contre-partie. Cette région ne
fabrique pas pour la seule Angleterre. Elle ne s’est déve-
loppée que par les débouchés qu’elle a trouvés au dehors
pour ses industries, et Liverpool est son port d’expédition.
Il n’est même guère que cela. En effet, nous ne voyons
figurer au compte des exportations de Liverpool ni pro-
duits agricoles, ni produits miniers. Il n’est pas exporté
de ce grand port anglais une seule tonne de charbon,
alors que le Royaume-Uni en exporte q5 millions de
tonnes, 66 millions si on tient compte des charbons de
soute pris par les navires. Tous les produits anglais expé-
diés de Liverpool à l’étranger sont exclusivement des
produits industriels. Leur valeur s’est élevée en 1904
à 2 milliards 675 millions de francs.
Ces chiffres prouvent clairement que Liverpool a grandi
en raison du développement industriel de son arrière-pays.
Son histoire commence avec ce développement : Liverpool
n’avait que 5ooo habitants en 1700. Son nom ne figure
même pas dans le Doomesday Book dressé à la suite de
la conquête de Guillaume le Conquérant. C’est au cours
du xvme et surtout du xixe siècle que le port a grandi
par l’essor du Lancashire et des comtés avoisinants.
L’industrie régionale a fait plus que de fournir à Liver-
pool des importations de matières premières et des expor-
tations de produits fabriqués. En agglomérant autour des
usines une population très dense, que la contrée est inca-
172
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pable de nourrir avec ses ressources agricoles, elle a
déterminé un mouvement considérable d’importation de
matières alimentaires. A elles seules, les diverses céréales
importées à Liverpool en 1904 représentent 2 186 000
tonnes de poids et une valeur dé 358 millions de francs ;
les viandes figurent pour un poids très inférieur, 370 000
tonnes, mais leur valeur dépasse celle des céréales et
atteint 390 millions de francs ; 97 millions de fruits, 92 mil-
lions de sucres, 41 millions d’huiles végétales, 34 millions
de fromages, 3o millions de poissons, 5 millions 1/2 d’œufs,
etc., nous donnent, avec les céréales et les viandes, un
total de valeurs qui n’est pas moindre de 1 1 5o millions
de francs. Il faut autre chose que des matières alimen-
taires à la population massée autour des fabriques de la
région. Elle consomme pour 21 millions de francs de
pétrole, pour 3o millions de tabac manufacturé, pour
3 millions 1/2 de savon, etc. Plus de 1200 millions de
marchandises viennent ainsi à Liverpool pour la consom-
mation de l’arrière-pays et s’ajoutent au milliard et demi
de matières premières que nous avons noté plus haut. La
fonction régionale attire donc à Liverpool, de ces deux
chefs, des cargaisons d’une valeur totale d’environ 2 mil-
liards 700 millions et fournit à l’exportation un fret d’une
valeur sensiblement équivalente (2 675 000 000).
La nature des marchandises reçues et expédiées est
forcément déterminée dans une large mesure par les
besoins de la région desservie. Si Liverpool reçoit plus
d’un milliard de francs de coton brut, par exemple, c’est
que le Lancashire est le grand centre de l’industrie
cotonnière anglaise. Par suite, Liverpool voit son com-
merce maritime se diriger principalement vers les pays
producteurs de coton, en particulier vers les États-Unis.
C’est encore aux États-Unis que Liverpool trouve la plus
grosse part des céréales, des viandes, que réclame son
arrière-pays. Une contrée à population clairsemée, à pro-
duction agricole surabondante, est précisément complé-
LE PORT DE LIVERPOOL. 1 73
mentaire d’un pays industriel surpeuplé. Elle a en excès
ce qui fait défaut à l’autre. Les relations commerciales de
Liverpool avec l’Amérique du Nord résultent donc des
besoins de son arrière-pays. Et on pourrait facilement,
dans une étude plus détaillée, suivre le développement du
commerce de Liverpool avec l’Amérique du Sud, l’Afrique,
l'Australie, parallèlement aux besoins croissants de l’ar-
rière-pays en laines, caoutchouc, graines oléagineuses,
etc., d’une part, et aux débouchés croissants qu’offrent
ces divers pays aux marchandises fabriquées dans la
région de Liverpool, d’autre part.
Ainsi la quantité, la nature, la provenance ou la desti-
nation des marchandises débarquées ou embarquées dans
le port sont fonction de son arrière-pays.
Il y a plus, et les théories économiques en faveur à
Liverpool sont déterminées à leur tour par ces éléments.
L’union douanière impériale, rêvée par M. Chamberlain,
y a rencontré peu d’adeptes, parce que les principales
relations commerciales de Liverpool sont avec des pays
étrangers. Londres, qui commerce activement avec les
colonies anglaises, a pu prêter une oreille plus attentive
aux discours de l’apôtre du néo-protectionnisme. Si les
possessions britanniques étaient seulement en mesure de
fournir au Lancashire le coton brut et le blé qu’il lui faut,
l’Ecole de Manchester ne tarderait pas à perdre son nom ;
mais, dans les conditions actuelles, toute entrave au trafic
avec l’Amérique, par exemple, serait funeste à la région
desservie par Liverpool.
L’étroitesse de cette région a déjà été signalée. Il faut
noter cependant que les limites en sont étendues, pour
certaines marchandises, par l’existence du marché natio-
nal de ces marchandises à Liverpool. C’est ainsi que
Liverpool reçoit presque tout le coton brut destiné à
l’Angleterre ou à l’Ecosse ; seul, le port de Londres en
inscrit à ses importations pour une valeur de 40 millions
de francs ; on n’en trouve pas trace à Glasgow, qui est
174
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pourtant un centre d’industrie cotonnière. La prépon-
dérance industrielle du Lancashire entraîne la prépon-
dérance commerciale de Liverpool pour l’entrée de cette
matière première et étend jusqu’aux limites de la Grande-
Bretagne elle-même la région desservie par Liverpool
à ce 'point de vue. De même, le caoutchouc traité par
l’industrie anglaise arrive principalement par Liverpool,
tandis qu’au contraire le thé, si universellement con-
sommé sur toute la surface du Royaume-Uni, entre surtout
par Londres. Liverpool en reçoit seulement pour un demi-
million de francs en 1904. Il faut donc distinguer l’ar-
rière-pays géographique du port de son arrière-pays
économique, plus exactement de ses arrière-pays éco-
nomiques, variables suivant la marchandise considérée.
Cette distinction est d’autant plus nécessaire que
l’arrière-pays économique d’un port peut varier par suite
de faits extérieurs. Liverpool en offre un curieux exemple.
Pendant de longues années ce port était le seul point
d’embarquement des passagers et émigrants britanniques
vers les Etats-Unis. Aujourd'hui, il est très fortement
concurrencé par Southampton, parce que les paquebots
des grandes compagnies allemandes y font escale. Tout le
sud de l’Angleterre se trouve ainsi enlevé à Liverpool, au
point de vue de ce trafic, et cela par l’essor de l’armement
hambourgeois et brêmois.
Quelles que soient, au surplus, les variations subies
par les arrière-pays économiques de Liverpool, sa fonc-
tion régionale reste dominée par le fait que nous signalions
au début. Liverpool ne peut, en aucun état de cause,
desservir une région très vaste. Son port a grandi par
l’activité merveilleuse d’une région peu extensible. Il
devait, par suite, être dépassé par les ports continentaux
situés à l’embouchure d’un fieuve à pénétration profonde,
du jour où ces ports seraient mis en communication avec
leur arrière-pays étendu et économiquement développé.
Cela explique pourquoi Liverpool est passée aujourd’hui
LE PORT DE LIVERPOOL.
175
du second au cinquième rang des ports d’Europe, après
Hambourg, Anvers et Rotterdam, Londres conservant
jusqu’ici sa prééminence.
La fonction commerciale
L’analyse sommaire à laquelle nous nous sommes
livrés pour déterminer la fonction régionale de Liverpool
montre bien quelle n’est pas la seule fonction remplie
par ce port. En effet, même en lui attribuant la totalité
des matières premières et des objets de consommation
importés — ce qui n’est pas entièrement justifié, comme
nous le verrons — et la totalité des exportations d’origine
anglaise — ce qui paraît légitime — nous arrivons au
compte suivant :
Importations de matières premières 1 milliard 5oo mill.
» d’objets de consommation 1 « 200 «
Exportations d’origine anglaise 2 » 675 »
Total 5 milliards 37 5 mill.
Or, l’ensemble des importations et des exportations de
Liverpool atteint, d’après les statistiques de 1904, six
milliards et demi de francs. La fonction régionale n’ex-
plique donc pas, à elle seule, le mouvement des marchan-
dises. La fonction commerciale nous en rendra compte.
Nous verrons même qu’elle a quelque chose à reprendre
sur le chiffre attribué à la fonction régionale.
En effet, toutes les matières premières et tous les objets
de consommation importés à Liverpool ne sont pas à
destination définitive de sa région. Il en est qui viennent
dans le port pour y trouver un marché international et,
de là, être réexpédiés à l’étranger.
Nous constatons, par exemple, qu’en 1904, Liverpool
a réexporté pour 72 millions de francs de cotons bruts ;
en 1903, elle en avait réexporté pour io5 millions de
iy6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
francs. Pourquoi ces cotons sont-ils entrés à Liverpool,
puisqu’ils ne devaient pas être travaillés en Angleterre ?
Tout simplement, parce que Liverpool est un grand
marché de cotons bruts. Sans doute, l’existence de ce
marché est due à l’énorme consommation du Lancashire ;
mais, précisément à cause de l’énormité de cette consom-
mation, le marché dépasse les besoins de la région. Il est
assez puissant, assez bien organisé pour attirer à lui des
cotons destinés à des centres de fabrication plus ou moins
isolés et trop modestes pour alimenter un marché à eux
seuls. Ces centres sont ainsi tributaires de Liverpool, ou
du Havre, ou de Brême, car les places européennes où se
traitent les cotons bruts sont en nombre très limité. Le
marché à terme est nécessaire aux transactions sur cette
marchandise en raison de circonstances connues, dans le
détail desquelles nous ne pouvons pas entrer ici, et ce
marché ne peut se constituer que là où d’importantes
quantités sont traitées. La fonction commerciale de Liver-
pool, en ce qui concerne les réexportations de cotons bruts,
est due à l’existence de son marché de cotons bruts.
Les céréales donnent lieu à un phénomène analogue,
bien que moins intense, les marchés européens de blés
étant beaucoup plus nombreux que les marchés de cotons.
Liverpool a réexporté en 1904 pour i5 millions 1/2 de
céréales, dont i3 millions de riz. L’importance de son
marché de riz paraît tenir surtout à l’activité, de ses rela-
tions avec les ports du sud des Etats-Unis.
Liverpool a aussi un grand marché de caoutchouc. Les
réexportations ont atteint io3 millions de francs en 1904,
alors que les importations donnaient un total de 170 mil-
lions. Le service de l’étranger a donc dépassé le service
de la région. Notons encore 3o millions de réexportations
de laines, 8 millions de réexportations de plumes d’orne-
ment, etc.
Toutes ces marchandises viennent chercher un marché
à Liverpool ; elles y sont l’objet de transactions qui déter-
LE PORT DE LIVERPOOL.
177
minent leur destination définitive ; elles y sont traitées.
Mais il en est d’autres qui sont simplement transbordées
à Liverpool. Celles-là n’y trouvent, par conséquent, qu’une
facilité, une occasion de transport. Elles passent par
Liverpool, parce que c’est une sorte de carrefour maritime,
parce que c’est le point d’où une marchandise est le mieux
assurée d’arriver promptement à sa destination, grâce à
la multiplicité et à la fréquence des services sur certains
pays. La cause qui les attire 11’est pas le marché commer-
cial, mais l’activité du mouvement maritime qui se chiffre
à Liverpool, en 1904, par 14698792 tonnes, entrées et
sorties réunies. Ces marchandises constituent une caté-
gorie d’une certaine importance. Les statistiques anglaises
les classent à part et indiquent pour elles une valeur de
214 millions (64 millions pour les marchandises franches
de droit, 1 5o millions pour les marchandises taxées).
Seuls, les très grands ports visités par de nombreux
navires peuvent jouer ce rôle de distributeurs de marchan-
dises de mer ; c’est une variété de la fonction commerciale
réservée aux quelques points du globe où les transports
maritimes se concentrent avec le plus d’intensité. En
Grande-Bretagne, Londres et Liverpool sont, à peu de
chose près, les deux seuls ports où elle existe. Sur un
mouvement total de transbordements de marchandises de
mer (transhipments) s’élevant à 612 millions de francs en
chiffres ronds, Londres et Liverpool font plus des trois
quarts, 462 millions.
Comme l’activité du mouvement maritime, l’activité de
la distribution commerciale attire à Liverpool certaines
marchandises qui ne font qu’y passer. On voit figurer, par
exemple, dans les importations, 41 millions de jute manu-
facturé et les réexportations en reprennent 3g millions et
demi. Il s’agit évidemment de sacs d’emballage de jute
utilisés, en partie, pour la réexpédition de grains, et spéciale-
ment de riz, transportés en vrac de leur port d’origine,
et repartis de Liverpool en sacs avec d’autres cargaisons.
III® SÉRIE. T. X. 1-2
178 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Enfin, il faut mentionner aussi les marchandises diri-
gées sur Liverpool en raison des facilités d’entrepôt
quelles y rencontrent. L’existence de vastes magasins,
bien outillés, dans lesquels une marchandise peut séjour-
ner sans trop de frais, où elle peut être warrantée dans
de bonnes conditions, constitue un des éléments de l’orga-
nisation commerciale d’un port. C’est encore un motif
nouveau d’y amener des cargaisons que ne réclame pas
l’arrière-pays de ce port, mais qui relèvent de sa fonction
commerciale.
Le développement pris à Liverpool par cette fonction
est dû pour une large part à la puissance des maisons
d’armement établies dans ce port. Sur dix millions et
demi de tonneaux de jauge nette que compte la flotte
marchande du Royaume-Uni, 2 678 766 tonneaux, soit
plus du quart, sont afférents à des navires ayant leur port
d’attache à Liverpool. Ce fait est d’une extrême impor-
tance pour l’établissement de certains marchés dans ce
port. Celui du caoutchouc, par exemple, déborde, nous
l’avons vu, d’une façon très notable sur les besoins de la
consommation régionale. Plus de la moitié des caoutchoucs
importés à Liverpool sont réexportés (io3 millions de
réexportations sur 170 millions d’importations). La com-
paraison de ces deux chiffres montre clairement que, pour
une grande partie, le marché des caoutchoucs pourrait
être enlevé à Liverpool. Mais il s’y maintient et il s’y
développe par la puissance de l’armement local qui ramène
de préférence à Liverpool les caoutchoucs chargés par lui
dans les pays d’origine. A supposer que le mouvement
maritime du port fût alimenté surtout par les pavillons
étrangers, à supposer notamment que les relations avec
l’Amérique du Sud fussent assurées par eux, la quantité de
caoutchouc traitée à Liverpool tendrait naturellement à
se rapprocher de la quantité nécessaire aux besoins régio-
naux. Sur ce point, le rôle commercial du port est une
conséquence de l’activité de l’armement local. C’est, d’ail-
LE PORT DE L1VERPOOL.
179
leurs, un fait vérifié que, pour les marchandises d’une
certaine valeur par rapport à leur poids, les marchés
internationaux se déplacent souvent par le seul fait que le
pavillon transporteur vient à changer. Sir Thomas Suther-
land, président de la Compagnie péninsulaire et orientale,
en donnait, il y a quelques mois, devant la Commission
anglaise chargée d’étudier les réformes à apporter à l’or-
ganisation du port de Londres, un exemple frappant. Le
marché de la soie était à Londres dans la première moitié
du xixe siècle ; c’est la création de la Compagnie des Mes-
sageries Maritimes qui a déterminé son déplacement au
profit du continent (1). L’existence des grands marchés
internationaux dans un port peut donc dépendre de l’acti-
vité de l’armement local. Dans le cas de Liverpool, la
puissance de sa flotte de commerce contribue fortement
à renforcer sa fonction commerciale.
Il nous reste à préciser quelle proportion du trafic total
doit être attribuée, d’une part, à la fonction régionale,
d’autre part, à la fonction commerciale de Liverpool. Un
décompte absolument exact est, bien entendu, impossible
à établir. Cependant on peut arriver à se rendre compte,
à peu de chose près, de l’importance relative des deux
fonctions en ce qui concerne la valeur des marchandises.
En ce qui concerne leur poids, les statistiques anglaises
ne permettent pas d’établir des calculs d’ensemble, cer-
taines marchandises y figurant sans aucune indication
de poids.
Il faut d’abord remarquer que les chiffres donnés plus
haut pour la fonction régionale sont à la fois incomplets
et forcés. Us sont incomplets, parce que nous nous sommes
bornés à relever les valeurs afférentes aux principales
marchandises classées et qu’aucun compte ne peut être
tenu des marchandises non classées qui figurent dans les
statistiques pour des sommes importantes. Ils sont forcés,
(1) Report of Commissioners. Port of London, p. 25.
l8o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
parce que nous avons attribué provisoirement à la fonc-
tion régionale toutes les matières premières ou alimen-
taires relevées par nous, alors qu’une certaine partie
d’entre elles est reprise aux réexportations, comme nous
venons de le voir, et doit être portée, par suite, au
compte de la fonction commerciale.
Dans ces conditions, le seul procédé — procédé som-
maire, d’ailleurs — pour résoudre le problème posé,
consiste à analyser directement, avec le secours des
indications statistiques, les marchandises qui ne viennent
à Liverpool par mer que pour en repartir par mer.
Une première catégorie est celle des réexportations,
c’est-à-dire des marchandises qui, ayant été inscrites dans
les relevés d’importations, sont ensuite reprises dans les
relevés d’exportations. Elles figurent au compte spécial
des réexportations pour 446 millions de francs. Il faut y
ajouter 64 millions de marchandises franches en transit,
soit au total 5 10 millions de francs. Mais pour comparer
ce chiffre à celui du mouvement total du commerce mari-
time, il convient de le doubler, puisque ces 5 10 millions
de francs entrent à la fois et dans le compte des importa-
tions et dans le compte des réexportations (1). Nous
arrivons ainsi à une somme d’un milliard vingt millions
de francs.
Ce n’est pas tout. Nous avons encore à tenir compte de
146 millions de transhipments under bond , c’est-à-dire
de marchandises soumises aux droits et transbordées à
Liverpool sous le régime de l’entrepôt réel. Ces marchan-
dises ne figurent pas dans les relevés d’importations et
d’exportations. Elles doivent donc être considérées à part.
Mais elles n’en donnent pas moins lieu à un double mou-
vement et il convient, par suite, de les doubler, soit
292 millions de francs.
(1) Voir la note de la page 497, A nnucil Statement of the Trade of the
United Kingdom, vol. II.
LE PORT DE LIVERPOOL.
1 8 1
Nous aboutissons donc au compte d’ensemble suivant :
i° Total des importations et
exportations 6 milliards 5oo millions
2° Marchandises transbordées
en entrepôt 292 »
Total général du mouvement
commercial 6 milliards 792 »
Là-dessus, la fonction commerciale est représentée par :
i° Les réexportations (comptées
deux fois) 892 millions
2° Les transbordements de mar-
chandises franches (id.) 128 «
3° Les transbordements en en-
trepôt (id.) 292 »
Total i pour la fonction com-
merciale 1 milliard 3 1 2 millions
soit, sur l’ensemble, 19,4 % ou, en chiffre rond, un
cinquième.
Si nous rapprochons ce résultat de ceux auxquels nous
ont conduits des études analogues sur d’autres grands
ports, nous constatons que le rôle de la fonction commer-
ciale est inférieur, à Liverpool, à celui quelle tient à
Hambourg (environ 25 %)• Cette constatation a son
intérêt, parce quelle détruit une conclusion spécieuse et
prématurée contre laquelle il convient de se mettre en
garde.
La distinction que nous avons présentée de la fonction
régionale et de la fonction commerciale des ports pourrait
faire naître l’idée que ces deux fonctions sont indépen-
dantes. En réalité, elles sont distinctes, mais avec un
rapport marqué de dépendance. Dans l’état actuel du
commerce maritime la fonction régionale a une impor-
tance primordiale. C’est elle qui attire la plus grande
l82
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
partie des marchandises lourdes ; c’est elle, par consé-
quent, qui contribue le plus efficacement à remplir les
cales des grands navires modernes, qui leur fournit
l’occasion de naviguer avec profit, qui détermine leur
destination définitive. Plus les moyens de communications
terrestres se développent dans l’arrière-pays des ports,
plus s'élargit la zone de récolte et de distribution des
produits lourds, plus devient puissant l’appel du courant
qu’ils créent pour le commerce maritime. Par suite, les
marchandises plus légères et de plus grande valeur,
susceptibles de déplacements moins onéreux ou plus aptes
à en supporter les frais, se trouvent entraînées par ce
courant vers les ports dont la fonction régionale s’affirme.
11 en résulte que les grands marchés internationaux du
commerce maritime tendent à se porter précisément sur
les points où un grand marché national existe et pro-
gresse. En d’autres termes, la fonction commerciale d’un
port est en danger quand sa fonction régionale cesse de
grandir.
L'exemple de Liverpool montre comment l’arrêt relatif
du développement que l’étroitesse de son arrière-pays
inflige à sa fonction régionale rejaillit aussi sur sa fonc-
tion commerciale. Loin de prendre une importance pro-
portionnelle plus considérable que dans les ports à vaste
arrière-pays comme Hambourg, elle y tient une moindre
place. Et elle ne se maintient que par l’admirable acti-
vité, l’esprit d’entreprise éclairé et les larges ressources
de la région desservie par Liverpool.
Paul de Rousiers.
VI
ANVERS ET LA VIE ÉCONOMIQUE NATIONALE
Le port d’Anvers a fait l’objet, en ces derniers temps,
d’études importantes et intéressantes. C’est surtout le
point de vue technique des installations nouvelles à créer,
avec ou sans modification apportée au cours de l’Escaut,
qui a préoccupé les auteurs de ces savantes publications.
Ce côté de la question ne sera pas abordé ici.
Ce que nous voulons, c’est essayer de pénétrer et
de décrire l’importance économique du port d’Anvers,
d’expliquer les avantages qu’il offre au commerce maritime
et de montrer son rôle, tant national qu’international.
La Belgique reçoit, par le port d’Anvers, les matières
premières de toute nature, nécessaires à son alimentation
et à son industrie, de même quelle exporte, par son
intermédiaire, les produits finis de ses fabriques et de ses
ateliers. Anvers est l’organe vital, le cœur de notre
activité économique nationale, dont les pulsations se
répercutent sur le corps social tout entier.
Anvers n’est pas seulement un grand port national, il
étend ses ramifications bien au delà de nos frontières
restreintes, il exerce une attraction intense sur un arrière-
pays considérable et devient ainsi un facteur important de
la vie économique des pays voisins.
Anvers enfin n’est pas seulement un port, mais une
place de commerce puissante, qui achète à l’étranger et
importe, qui envoie à l’étranger nos produits et nos
capitaux, comme elle manipule, embarque et expédie pour
compte des voisins les marchandises qu’ils exportent.
C’est donc dans ses relations avec l’arrière-pays et sous
184 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ses multiples aspects de place commerciale d’importation,
d’exportation et de port transitaire que nous étudierons
notre métropole commerciale, en faisant ressortir l’in-
fluence exercée par chacune des fonctions de son grand
port sur la vie économique nationale.
L'hinterland du port d'Anvers — Ses caractères
Son étendue
La Belgique ne produit pas assez de vivres pour pour-
voir à sa subsistance. Les richesses de son sol et de son
sous-sol, à l’exception du charbon, ne suffisent pas à
alimenter son industrie. Plus que les autres pays, la
Belgique doit donc avoir recours à l’étranger, à l’échange
des produits. C’est du reste ce qui ressort du chiffre de
son commerce spécial par tête, puisque chaque Belge
échange annuellement pour environ 709 francs de mar-
chandises, tandis que l’Anglais, qui vient ensuite, ne
trafique que pour 53o francs.
Comme la Belgique reçoit la plus grande partie de ses
vivres et des matières premières par voie de mer et que
d’autre part ce trafic se concentre pratiquement à Anvers,
on voit du premier coup d’œil combien est important
au point de vue de l’économie nationale le rôle joué par
ce port.
Il nous paraît inutile de répéter ici l’histoire tant de
fois redite du port d’Anvers. Mais on peut faire remar-
quer que, dès ses origines, Anvers est le grand port de
l’Europe centrale. Le commerce anversois étendait ses
ramifications sur toute l’Allemagne centrale et compta
même à un moment donné la République vénitienne au
nombre de ses clients.
Anvers est en effet singulièrement favorisé par la
nature. Le bras de mer dans lequel l’Escaut se jette est le
nœud de tout le réseau navigable rhénan et mosan. L’Es-
LE PORT D’ANVERS.
1 85
caut lui-même, avec ses affluents, permet une pénétration
facile en France. Car le commerce suit de préférence la
vallée des fleuves où il trouve les routes faciles et éco-
nomiques qu’il recherche.
C’est devenu un lieu commun de dire que l’hinterland
fait le port; inutile donc de s’attarder à le démontrer. Ce
sont les besoins des populations qui occupent l’arrière-
pays, qui déterminent strictement la nature des services
que l’on demande au port.
Or, pour toute la vallée du Rhin, de la Meuse et de
l’Escaut les besoins sont les mêmes.
Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, on voit les
populations de l’Europe centrale se procurer, par le travail
et l’échange, les biens que la nature leur refuse et surtout
dans la période moderne elles n’échangent pas un produit
naturel contre un autre, mais un produit qui a reçu une
plus-value par leur travail, contre d’autres qui les feront
vivre, ou contre des matières premières pour l’industrie.
Ce travail, tant intellectuel que manuel, rendu nécessaire
par la pénurie des ressources naturelles, aiguisé par une
lutte constante, qui surexcite toutes les énergies, sélec-
tionne et afflue les individus qui s’y livrent et crée de la
sorte une catégorie nouvelle de besoins, plus variés, plus
nombreux, plus exigeants. Toutes ces circonstances réu-
nies contribuent à développer dans la mesure la plus large
l’activité des échanges.
Enfin, si la nature s’est montrée ingrate, elle n’a pas
refusé cependant aux populations do l’hinterland anversois
la source de toute énergie dynamique. Elle a prodigué
le combustible : les charbons du Pas-de-Calais, du Nord,
du Borinage, du Centre, du bassin de Charleroi, de la
vallée Mosane, du Rhin, de la Westphalie, permettent
d’entretenir et de centupler l’activité créatrice de la popu-
lation.
Comme la population de l’hinterland vit essentiellement
1 86
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de son travail, la subsistance de chaque individu est indé-
pendante de l’étendue de terre dont il dispose.
Aussi, dans le bassin immédiat de l’Escaut, les régions
du Pas-de-Calais, du Nord, de l’Est sont-elles naturelle-
ment les plus denses de la France. La population moyenne
de la Belgique est une des plus fortes de l’Europe ; la
Westphalie et la Province rhénane accusent les chiffres
les plus élevés de la Prusse et tout aux contins du bassin
naturel, là où cependant l’influence du courant com-
mercial se fait encore sentir, la Saxe présente la population
la plus compacte de l’Europe entière. C’est là une situation
presque unique au monde : pénétration de la mer, réseau
navigable naturel étendu, population très dense avec des
besoins d’échange considérables. Telles sont les caracté-
ristiques de l’hinterland drainé par l’Escaut, la Meuse et
le Rhin
Pour achever cette esquisse, nous remarquerons enfin
qu’aux portes de l’estuaire qui réunit les trois fleuves
s’oflre une contrée qui, pour des raisons analogues, a les
mêmes besoins, mais qui, pour des raisons historiques, est
habitée par une race plus mélangée, plus sélectionnée par
la lutte séculaire, plus énergique et plus entreprenante :
l’Angleterre.
Par suite de la situation insulaire de ce pays, Londres
est devenu le centre du commerce anglais. Le bras de mer
réunissant les trois grands fleuves de l’Europe centrale
devait être, lui, le centre du commerce continental.
Après avoir indiqué les caractères typiques de l’hinter-
land du port d’Anvers, nous avons à nous demander quelle
est son étendue ou, en d’autres termes, quel est le rayon
d’influence du port d’Anvers.
L’étendue de l’hinterland. d’un port, son rayon d’influence
est déterminé par le nombre, la variété et la facilité des
voies d’accès à ce port.
Or, Anvers ne dispose pas seulement d’importantes voies
LE PORT ü' ANVERS.
187
de pénétration fluviales, mais encore d’un réseau serré
de voies ferrées, qui relient son port à tous les points de
l’Europe.
Anvers-Amsterdam, Anvers-Paris, Anvers-Bâle, Anvers-
Vienne, Anvers-Milan, Anvers-Munich, Anvers-Berlin,
Anvers- Leipzig sont autant d’artères dont les ramifications
plongeant au loin alimentent le port qui nous occupe.
Ce puissant réseau de voies de communication, en dimi-
nuant les distances, en facilitant la circulation des mar-
chandises, détermine aussi l'étendue de l’hinterland anver-
sois.
Et cependant , la distance qui sépare Anvers de l’un ou
de l'autre point de son hinterland n'est pas le seul élément
dont il faille tenir compte en cette matière.
11 n’en est même pas, dans des cas fréquents, l’élément
le plus important, et cette remarque doit retenir quelque
peu notre attention.
Il arrive, en effet, que des trafics qui, par suite de la
moindre distance de leur lieu d’origine au port d’Anvers,
sembleraient être réservés à ce dernier lui échappent et
aillent à un autre port plus distant. Et, en sens inverse,
il arrive aussi qu’Anvers reçoive des trafics que son plus
grand éloignement semblerait devoir lui enlever.
Comment expliquer ces faits ?
Le problème qui se pose pour tout exportateur, est évi-
demment de livrer au meilleur marché possible à destina-
tion la marchandise qu'il s’est chargé de fournir.
Or, le prix de revient à destination comprend deux
éléments principaux : le coût au lieu de production et le
coût du transport général.
Nous n’avons, ici, à nous occuper que de ce dernier
élément.
Le coût du transport général se compose, lui-même, de
deux éléments : la livraison franco bord et le fret de mer
que nous examinerons successivement.
Livraison franco bord. C’est le coût de la livraison
1 88 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
franco bord qui détermine l’étendue de l’hinterland.Ce coût
lui-même comprend deux facteurs : le coût du transport
jusqu’au navire, soit fret fluvial, soit port de chemin de
fer (i), et le coût de la mise en cale.
S’il s’agit d’un fret fluvial, l’élément principal qui en
déterminera le taux sera la continuité de l’emploi du navire.
C’est ainsi que les allèges rhénanes accepteront un fret
de 40 pf. par tonne de moins pour Rotterdam que pour
Anvers, non pas tant à cause de la différence de distance
qui ne justifie pas pareille augmentation, mais bien parce
quelles sont certaines de trouver immédiatement un fret
de retour à Rotterdam. Si, par suite de circonstances
extraordinaires, telles que la grève de 1905 dans ce
port, le retour manque à Rotterdam, nous voyons que la
différence de fret monte jusque 1 mark en faveur d’Anvers.
L’effet s’en fait sentir immédiatement, et l’on peut citer tel
cas oû l’on achemina environ 20 000 tonnes de billettes
par Anvers pour un seul port anglais, alors qu’autrefois
ces marchandises passaient par Rotterdam. Cette même
continuité dans l’emploi dépend naturellement aussi et
dans une certaine mesure de la rapidité des opérations
de déchargement et de chargement au port de mer.
S’il s’agit d’un transport par chemin de fer, la question est
plus complexe encore, car le facteur distance est vicié ici
fréquemment par la politique des transports, adoptée par
les divers Etats, qui accordent des rabais de distance, des
tarifs spéciaux pour certains produits et certaines desti-
nations. L’étendue du territoire belge est trop restreinte
pour influencer sensiblement le prix des transports
par voie ferrée, exception faite des zones immédiatement
voisines de la frontière : l’Est français, le Grand Duché et
l’Alsace- Lorraine.
Un exemple typique montrera combien une simple fic-
(1) Nous ne parlons pas du roulage au port par route ordinaire, qui n’entre
presque plus en ligne de compte.
LE PORT D’ANVERS.
l8g
tion pourrait à un moment donné fausser toute l’économie
de certains transports. Les fers allemands du bassin alsa-
cien-lorrain sont en général exportés par Anvers ; l’Etat
belge a tout spécialement réduit à leur intention le tarif
base qui est pratiquement aujourd’hui de 17 millimes
la tonne-kilomètre (1), de sorte que pour la distance de
304 km. Thionville-Anvers, les fers bruts et demi-façonnés
paient M. 5.99, tandis que pour la distance Thionville-
Coblenz ou Oberlahnstein ( 1 83 km.), ces mêmes fers
paient sur la base du tarif régional M. 5.20. Pour les pou-
trelles, la différence est plus grande encore : Thionville-
Anvers coûte M. 6.60, tandis que Thionville-Coblenz se
paie M. 7.60. Or si, comme les industriels alsaciens
le demandent, on accordait à leurs produits embarqués
par le Rhin à Oberlahnstein le tarif de faveur de l’expor-
tation, le prix de revient de la tonne serait de 3o Pf.
meilleur marché pour Rotterdam que pour Anvers et un
trafic de 5oo 000 tonnes annuellement, soit environ 9 °/0
du trafic total de sortie, pourrait être détourné sur
Rotterdam. Nous ne disons pas qu’il le serait.
Dans le même ordre d’idées, Essen devrait se pourvoir
de ses denrées coloniales, tabac, etc., aux ports plus
rapprochés d’Amsterdam et d’Anvers. Il n’en est rien,
parce qu’il existe un tarif spécial d’après lequel le trans-
port par chemin de fer Hambourg ou Bremen-Essen ne
dépasse jamais le port Amsterdam-Anvers-Essen.
Le district de Bâle achète ses peaux, cotons, tabacs,
cafés, etc. (au total environ 60 000 tonnes) à Hambourg,
bien que la distance soit en faveur d’Anvers. La distance
Nuremberg- Anvers est inférieure à la distance Nuremberg-
Hambourg ; cependant les jouets, couleurs, crayons, etc.,
paient 40 Pf. de moins aux 100 kilos pour ce dernier
port. On pourrait multiplier les exemples, mais ceux-ci
suffisent à montrer que toute l’économie d’un port peut,
(1) Circulaire d’avril 1902.
190 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à un moment donné, être faussée par des mesures protec-
trices. La question de l'hinterland est donc une question
complexe : l'étendue de celui-ci n’a rien de fixe ; elle varie
constamment, et il faudrait une attention continue et une
vigilance de tous les instants pour parer aux effets de la
politique particulière des Etats.
En ce qui concerne Anvers, la seule façon de réagir
pour les districts éloignés n’est pas la détaxe du transport
par chemin de fer, mais bien le coût de la livraison en cale.
Nous avons eu, par exemple, l’occasion de suivre de
près un transport de 40 000 tonnes de machineries, grosses
pièces et accessoires, poutrelles, tuyaux, etc., venant de
Nuremberg et Augsburg. Le transport par chemin de fer
Nuremberg- An vers coûte 3o francs la tonne, Augsburg-
Anvers fr. 34.62. L’avantage pour Hambourg était de
fr. 6.80. Mais l’envoi comportait un certain nombre de
grosses pièces allant jusque 40 tonnes. La marchandise
devait être prise depuis wagon. Anvers enleva l’affaire en
offrant un prix auquel Hambourg ne pouvait traiter,
à cause de la cherté des manipulations. Pour rendre
l’exemple plus frappant encore, ajoutons qu’une partie
de cet ordre comprenant précisément une forte proportion
de grosses pièces, fut transportée par des navires ham-
bourgeois.
De par le fait donc des communications faciles et
économiques et par suite du boti marché des opérations de
mise en cale , Anvers a un hinterland étendu et dont les
produits présentent une variété très grande. On peut dire
qu’il n’existe pas un objet manufacturé au monde qui ne
soit un fabricat de l’hinterland anversois.
Fret de mer. Comme pour le fret fluvial, l’armateur doit
se préoccuper d’abord de la continuité de l’emploi de son
navire et lui assurer des retours. Nous reviendrons sur
ce point plus loin.
Mais il doit aussi assurer à l’exploitation de son navire
un bon rendement, mettre en action, d’une manière aussi
LE PORT D’ANVERS.
191
complète que possible, toutes les ressources de son navire
et combiner habilement les marchandises lourdes et
légères qui peuvent lui donner du fret.
Un exemple permettra de saisir l’importance de cette
question. Supposons un navire qui charge 1800 tonnes de
mille kilogrammes et qui ait le choix entre un chargement
de minerai cubant 20 pieds cubes à la tonne, un charge-
ment de crin végétal cubant i3o pieds cubes à la tonne,
ou une combinaison des deux marchandises. Le navire a
une capacité de 80 000 pieds cubes, le fret net pour
le minerai est de 8 francs, celui pour le crin végétal de
1 1 francs.
En prenant un chargement de minerai seul, le navire
ferait un fret de 14 5oo francs environ. En crin végétal,
il ne pourrait charger que 610 tonnes — il est même dou-
teux qu’il puisse les prendre, car il serait trop chargé dans
le haut et fort peu stable — il ferait un fret de 6750 francs.
En combinant, au contraire, les deux chargements, il
serait possible de prendre 1400 tonnes de minerais et
400 tonnes de crin végétal représentant un fret total de
i5 600 francs. Cette différence de fret accumulée pendant
un an peut représenter jusque 4 °/0 de la valeur du navire.
Si la combinaison ne pouvait se faire, pour atteindre le
même fret total, il faudrait porter le taux pour le minerai
à fr. 8.66 et celui pour le crin à 25 francs.
Dans une combinaison de marchandises lourdes et
légères, l’une ne paie pas pour l’autre, mais elles se sou-
tiennent et s’aident mutuellement à obtenir des conditions
meilleures. C’est, en somme, la fable de l’aveugle et du
paralytique.
Nous avons choisi un exemple simple, mais l’enseigne-
ment que l’on en peut tirer reste absolument le même,
qu’il s’agisse d’une combinaison de minerai et de crin ou
bien d’un chargement de rails, poutrelles, machineries,
tissus, produits chimiques, autos, tuyaux de fonte, wagons
192
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de chemin de fer, porcelaines et les mille et une marchan-
dises qui s’exportent par Anvers.
Nous en avons du reste un exemple immédiat et probant
sous les yeux. Rotterdam importe en moyenne 1 1 millions
de tonnes de marchandises et n’en exporte que 5 millions
de tonnes environ. Rotterdam jouit d’un quasi monopole
à l’importation pour le Rhin et la Westphalie, et cepen-
dant les fers, rails et autres produits qui se transportent
par eau et à meilleur compte pour Rotterdam de ces deux
provinces passent par Anvers, uniquement, parce qu’il est
possible d’y réaliser de meilleures combinaisons de fret et
d’y obtenir des concessions impossibles à réaliser ailleurs.
Nous ajouterons que des produits hollandais et rotter-
damois même transitent par Anvers.
Les deux hinterlands de Rotterdam et d’Anvers che-
vauchent l’un sur l’autre. Le port d’Anvers n’a la prépon-
dérance dans le bassin westphalien et rhénan que parce
qu’il exporte en outre de nombreux produits provenant
des autres districts de son hinterland, qui se prêtent à de
multiples et profitables combinaisons de frets.
Il résulte donc de l'analyse à laquelle nous venons de
nous livrer que T étendue de V hinterland du port d'Anvers
n'est pas déterminée uniquement, ni même principalement,
par les voies de communication nombreuses et variées qui
en facilitent l'accès.
Le bon marché du coût de la mise en cale que l'on
rencontre à Anvers et les combinaisons de frets multiples
et variées que l’on peut y réaliser sont des éléments qui,
en des cas fréquents , font pencher la balance en faveur
de ce port , malgré d'autres circonstances qui lui sont
défavorables .
De cet examen détaillé de la question de l’hinterland,
on peut tirer deux conclusions pratiques.
D’abord, Anvers étend son action sur un territoire
énorme, dont la Belgique ne constitue qu’une partie
LE PORT D ANVERS.
193
modeste, tant au point de vue de la superficie que de la
population. Les besoins des habitants de cet hinterland
sont identiques et permettent, dès lors, des importations
homogènes, qui se présentent en grandes quantités et de
par leur nature se prêtent en général à des affrètements
par chargements entiers, sur la base de chartes-parties.
Ensuite, il n’est pas possible pour Anvers de lutter avec
les ports concurrents par la diminution artificielle du
coût du transport continental, parce que les voies navi-
gables et les voies ferrées échappent en majeure partie
à son contrôle. Anvers doit donc compter avant tout sur
ses avantages locaux ; il doit ' être le port le mieux
outillé, le plus étendu et le meilleur marché.
Le trafic général du port d'Anvers — Statistiques
Les quantités de marchandises : insuffisance des sorties
par rapport aux entrées — La nature des marchandises :
classes différentes de navires qui les importent
ou les exportent
Si l’on consulte les statistiques du mouvement des ports,
on constate qu’Anvers est le second port du continent,
suivant de très près et dépassant même parfois Hambourg.
En 1908 (1), on relevait en effet 9398000 tonnes de
tonnage net pour Anvers contre 9618 000 tonnes pour
Hambourg.
Cependant, ces chiffres 11e correspondent pas absolu-
ment à la réalité.
Nous remarquerons d’abord qu’ils doivent subir, en ce
qui concerne Anvers, une correction importante par suite
(1) Nous citons les chiffres de 1903, qui représente une année normale :
ceux de 1904 ont été influencés par certaines circonstances exceptionnelles
et ceux de 1905 par les aggravations du nouveau tarif douanier allemand et
la grève de Rotterdam.
IIIe SÉRIE. T. X.
13
194
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de ce fait que le nombre de tonneaux de jauge nette belge
est plus élevé pour un même vapeur que le chiffre alle-
mand ou anglais. Car, d'après les règles adoptées en
Allemagne et en Angleterre, la réduction pour les soutes
est fixée uniformément à 32 °/0, tandis qu’en Belgique
on mesure exactement les soutes pour en déduire l’espace
du tonnage brut.
Ensuite, envisageant la question d’une manière plus
générale, on peut se demander s’il est exact de se fonder
sur le tonneau de jauge nette pour mesurer l’importance
du trafic d’un port. Il arrive souvent, en effet, à Anvers
surtout qui est un port d’escale, qu’un navire compte dans
les statistiques pour plusieurs milliers de tonnes nettes
registres, alors qu’il n’est venu charger ou décharger que
quelques centaines de tonnes de marchandises. Et, du
reste, si le nombre de tonneaux de jauge nette doit servir
de base d’appréciation, pourquoi n’est-il jamais parlé dans
les statistiques de Ste-Croix de Ténériffe, par exemple,
que son tonnage net classe immédiatement après Brême ?
D’autre part, prendre pour base des statistiques du
mouvement d’un port la valeur des marchandises, est
également erroné.
La valeur des marchandises est affaire de commerce et
non affaire maritime. Si, demain, l’or et les diamants du
Transvaal et de l’Orange passaient tous par le Cap, on
pourrait dire que le Cap devient de ce chef un plus grand
port de mer, alors qu’en réalité il ne faudrait même pas
un navire de plus pour transporter le surcroît d'exporta-
tions.
C’est donc, à notre avis, d’après la quantité et la nature
des marchandises manipulées et payant un fret de mer
qu’il faut apprécier le mouvement d’un port et en opérer
le classement par ordre d’importance.
Or, à ce point de vue, Anvers descend au troisième
rang des ports continentaux avec un trafic qui a atteint
LE PORT D’ANVERS.
i95
12404096 tonnes en i9o3. La première place est prise
par Rotterdam, par où passent annuellement 17 000 000
tonnes poids de marchandises et la seconde par Hambourg,
qui en reçoit et expédie environ 1 5 000 000 de tonnes
poids.
Ce total de 1 2 404 096 tonnes se décompose en :
6 898 477 tonnes à l’importation et 5 5o5 619 à l’exporta-
tion ; soit, pour le trafic à la sortie, un déficit de 1 3g3 000
tonnes.
Il faut donc constater une assez notable insuffisance des
sorties, comparées au mouvement des entrées, et l’on
pourrait conclure de ce fait, au point de vue du commerce
maritime, à une situation très désavantageuse pour le
port d’Anvers.
En effet, dans son exploitation, l’armateur se fonde sur-
tout pour apprécier une affaire sur ce principe absolu qu’il
doit employer continuellement son navire, de jour et de
nuit, sans interruption, afin d’en retirer un bénéfice suffi-
sant.
C’est cet emploi continu de son navire que l’armateur
a principalement en vue dans tous ses calculs. Il ne dira
pas : de X à Y, mon navire sera employé pendant
autant de jours au transport de telle marchandise, donc
le fret doit me rapporter autant de francs, mais il dira :
si je vais de X à Y, je trouverai à ce dernier port un fret
immédiat pour un port Z, d’où je pourrai partir à nouveau
avec un chargement.
L’armateur établit donc son calcul du fret non pas sur
la base d’un voyage simple, mais sur ce qu’il appelle un
round, un voyage circulaire.
Supposons, par exemple, qu’un navire se trouve en Z
et qu’il lui soit offert deux chargements de même nature
pour le port A ou pour le port B, tous les deux équi-
distants de Z et équivalents sous tous les rapports (frais de
port, rapidité du déchargement, etc...); supposons aussi
que l’armateur ait la certitude de trouver un chargement
196
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de sortie en A, tandis qu’il a la certitude égale de ne pas
en trouver en B et d’être forcé de relever sur C. Il est
évident que le fret Z- A 11e peut être le même que le fretZ-B,
parce que les frais du voyage de B à C, pendant lequel
le navire ne rapporte rien, viennent grever le compte du
voyage Z-B, et qu’aux frais de relève il faut ajouter
encore une partie des frais de port en C où se prendra
le chargement de sortie.
C’est par application de ces principes qu’on demandera
1 5/ par voilier pour l’Afrique du Sud, mais qu’on accep-
tera 1 3/ ou 14/ pour l’Australie, qui est cependant plus
éloignée, uniquement parce qu’on peut y trouver immé-
diatement un chargement de retour, tandis que de l’Afrique
du Sud, on sera obligé de relever en lest, soit sur l’Aus-
tralie, soit sur l’Asie, pour trouver un nouveau charge-
ment, au prix de doubles frais de port et du coût du bal-
lastage.
De même, il est possible aujourd’hui (6 mars) de trans-
porter du ciment d’Anvers à St-Jean-de-Terre-Neuve à
raison de 8/, parce que le vapeur trouvera un retour assuré,
à l’ouverture des ports de l’Amérique britannique.
C'est donc la question du fret de retour qui domine le
marché des frets. Le fret demandé pour un port déterminé
sera (fautant moins élevé, toutes choses égales d’ailleurs,
que le navire sera assuré de trouver dans ce port un bon
fret de retour.
Il est frappant de voir comment les deux frets s’équi-
librent exactement. Il y a 6 mois, on payait de Cardiff à
Buenos-Aires 7/6 pour le charbon, mais le grain s’alfrétait
à raison de 17/6 pour l’Angleterre ou le continent. Actuel-
lement que les retours de La Plata ne paient plus que 1 3/
à 1 3/3, le charbon de Cardiff paie 12/9 à 1 3/ .
En tenant compte de ces explications, dans le détail
desquelles nous avons cru devoir entrer, on comprendra
l’importance de la question que nous soulevions plus haut,
LE PORT d’aNVERS.
197
en constatant l’insuffisance des sorties du port d’Anvers
par rapport aux entrées.
On peut se demander, en effet, si cette constatation ne
révèle pas une situation désavantageuse pour Anvers, qui
n’assurerait pas aux navires qui entrent dans son port un
fret de retour suffisant, puisque les statistiques attestent
un manquement notable aux sorties comparées aux entrées,
manquement qui s’élève jusqu’à 23 0 0. Il en résulterait,
d’après ce que nous avons dit plus haut, que le fret serait
défavorable à Anvers, à cause de cette insuffisance des
retours.
Nous répondrons à cela, d’abord que les ports concur-
rents du nôtre, et notamment Rotterdam et Hambourg,
n’accusent pas une situation meilleure. Rotterdam reçoit
1 1 5oo 000 tonnes et n’en expédie que 5 5oo 000, et pour
Hambourg la proportion est sensiblement la même.
Ensuite, l’insuffisance des sorties que la statistique
accuse à Anvers, est plus apparente que réelle.
Ce que l’armateur prend surtout en considération,
c’est la tonne payante. Supposons, par exemple, qu’un
navire importe de Bilbao 2 tonnes de minerai de fer payant
un fret net de fr. 5,5o la tonne. Ce minerai est transformé
en une machine pesant 750 kgr., mesurant 2 mètres cubes
et payant sur la base des tarifs actuels d’Anvers à Bilbao
22/ les 1000 kgr., soit donc 21,00 francs.
Dans ce cas, les statistiques montreront un déficit des
exportations puisqu’il est entré 2000 kgr. et qu’il en est
sorti 750 kgr. seulement. En réalité, il y aura égalité au
point de vue du tonnage employé , mais pour l’armateur
la sortie aura été plus avantageuse que l’entrée.
De plus, si nous analysons la statistique des exporta-
tions pour Anvers, nous voyons qu’un grand nombre de
marchandises paient non au poids , mais au cube, sans
qu’il soit possible d’en déterminer d’une façon exacte la
proportion.
Or, les statistiques que nous examinons renseignent seu-
198 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lement le poids des marchandises exportées ou importées.
En appliquant certains coefficients fournis par la pratique,
mais suffisamment exacts, on peut redresser les statis-
tiques sur ce point.
Et l’on constate alors qu’il faut augmenter le total des
tonnes payantes à la sortie de 1 080 000, représentant les
marchandises payant au cube et le total des tonnes
à l’entrée de 108 000 seulement.
On obtient ainsi :
A l’importation : 6 898 477 tonnes (poids)
4- 108 000 tonnes (cube).
7 006 477 tonnes.
A l’exportation : 5 5o5 619 tonnes (poids)
-}- 1 080 000 tonnes (cube).
6 585 619 tonnes
ce qui réduit sensiblement l’écart entre les importations
et les exportations.
Dans ce qui précède, nous avons considéré le trafic
général du port d’Anvers au point de vue des quantités
de marchandises qui y entrent ou qui en sortent. Nous
avons maintenant à l’examiner au point de vue de la
nature des marchandises, qui sont l’objet de ce trafic.
A cet égard, on peut distinguer, dans le mouvement
général du port d’Anvers, tant à l’importation qu’à l’ex-
portation, un triple courant de marchandises, d’après les
classes différentes de navires qui les importent ou les
exportent.
Dans une première catégorie, figurent, à X importation,
les marchandises qui, apportées par chargements entiers,
font en général l’objet d’un affrètement par charte-partie
et sont pour la plupart transportées par les tramps ou
navires vagabonds, qui n’appartiennent pas à une ligne
régulière de navigation.
LE PORT ü’ ANVERS.
'99
On relève dans
cette catégorie les natures suivantes
de marchandises :
(0
tonnes
tonnes
Froment
1 727 000
Phosphates
14 505
Seigle
59 000
Son
23 898
Orges et escourgeons
295 398
Minerais de fer
662 658
Avoine
75 816
Soufre
19 197
Maïs
485 991
Matières minérales non dé-
Riz non pelé
30 986
nommées
928 821
Graines de lin
156 200
Plomb non ouvré
60 867
Graines d’arachides
16 482
Résines et bitumes non dé-
Bois de construction
458 683
nommées
268 491
Houille
224 688
Sucres bruts et raffinés
17 516
Sel raffiné et brut
55 648
Bois de teinture
33 165
Guano
18 723
Pâte de bois
74 600
Total : 5 708
333 tonnes.
Ce premier groupe de marchandises importées en ma-
jorité par des tramps comprend donc près des 9/10 du
total des importations du port.
Le second groupe est beaucoup moins important et
comprend les marchandises qui sont presqu’exclusivement
importées par des navires réguliers.
Café
tonnes
36 502
Produits chimiques non
tonnes
Cacao
5 502
dénommés
73 144
Caoutchouc
7 865
Huile de pétrole raffinée
162 558
Riz pelé
49 157
Tabacs
15 598
Os et cornillons
15 531
Teintures et couleurs non
Matières animales non dé-
dénommées
41 330
nommées
14 018
Tissus
12 312
Chanvre
13 865
Graines de colza et de na-
Coton
83 173
vette
75 074
Laine
70 981
Graines d'œillette et de pavot
24 628
Fonte brute
52 067
Graines de ricin
15 945
Peaux brutes
59 149
Graines de sésame
32 864
Vins
17 597
Total : 849 456 tonnes.
(I) Tous ces chiffres sont extraits du Tableau général du commerce de
la Belgique avec les pays etrangers. Année 1904.
200
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Pour l'exportation par mer, les chiffres qui attirent
l’attention sont les suivants :
Amidons et fécules non
tonnes
Fer ébauché
tonnes
3 467
alimentaires
10 572
Fer étiré
44 136
Bois ouvrés
66 621
Poutrelles
152 609
Bougies
5 026
Rails
22 062
Conserves alimentaires
12 850
Tôles
119 467
Cordages
6 518
Fer battu, étiré ou laminé
470 750
Eaux minérales
10 656
Fer ouvré
152 276
Drogueries non dénomm.
13 091
Plomb
28 674
Fils de coton, laine et lin
13 920
Zinc
41 717
Liquides alcooliques
12 112
Meubles
3 866
Machines mécaniques et
Ciments
422 815
outils
45 016
Papiers et carions
43 798
Mécaniques, machines et
Faïences et porcelaines
17 487
outils en fer et fonte
53 687
Produits chimiques
104 593
Merceries et quincaillerie
19 496
Sucres
123 348
Acier fondu
170 327
Tissus de coton
20 571
Acier en barres, feuilles et fils 425 740
Tissus de laine
3 506
Acier non dénommé
56 317
Verreries communes
12 224
Cuivre battu, étiré et laminé
5 205
Verreries ordinaires
28 408
Fonte brute
42 037
Glaces
52 189
Fonte ouvrée
30 589
Verres à vitre
97 577
Total
: 2.945
.320 tonnes.
On remarquera que cette troisième catégorie, qui com-
prend les principales marchandises exportées par le port
d’Anvers, se compose presqu’exclusivement de produits
manufacturés.
Or, par opposition aux deux premières catégories inté-
ressant l’importation, le transport de ces marchandises
est opéré par des navires affectés aux services réguliers.
C’est là une organisation spéciale au port d’Anvers. Ce
sont des courtiers maritimes qui sont à la tête de ce
trafic. Ils ne sont pas eux-mêmes armateurs ou proprié-
taires de navires et ne disposent pas pour ces transports
de lignes régulières de navigation. Mais ils font appel à
des tramps, qu’ils affectent au service régulier et c’est en
cela que le transport des marchandises de cette troisième
LE PORT D’ANVERS.
201
catégorie diffère du transport des marchandises de la pre-
mière, qui est opéré presqu’en entier par des tramps
ordinaires.
Nous donnerons plus loin l’explication de ce fait que
nous nous bornons à constater ici.
Anvers, place et port dû importation
Dans le chapitre précédent, nous avons essayé de
caractériser l’ensemble du mouvement du port d’Anvers,
tant à l’importation qu’à l’exportation, et nous avons indi-
qué les quantités et les natures de marchandises qui
alimentent ce mouvement.
Nous nous proposons maintenant de considérer séparé-
ment et d’une manière plus détaillée, dans ce chapitre-ci,
l’importation, et dans le suivant le commerce d’exportation
de la place d’Anvers. Après quoi, il ne nous restera plus
qu’à étudier la fonction transitaire du port.
Les chiffres que nous avons donnés plus haut attestent
l’importance d’Anvers comme port, d’importation. Mais
Anvers ne se contente pas de recevoir ces marchandises
nombreuses et variées, il est aussi un grand marché de
produits d’importation.
C’est le fait que nous voudrions mettre en valeur pour
le moment.
Rappelons d’abord qu’Anvers ne pourvoit pas seulement
aux besoins de la Belgique, mais encore aux besoins d’une
partie des pays limitrophes.
La France, en règle générale, ne peut être comptée au
nombre des clients de notre port. Cette clientèle lui
échappe, par suite surtout de la surtaxe d’entrepôt qui
peut atteindre 2 fr. 40 aux 100 kilogrammes et qui frappe
les marchandises non importées directement par un port
français. .
202
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le principal client du port d’Anvers est l’Allemagne.
Une lutte très âpre pour la prépondérance s’est engagée
entre les ports de Brême, Hambourg, Rotterdam et An-
vers. A l’heure actuelle, la situation respective des rivaux
paraît être la suivante.
Anvers a la prépondérance dans la Westphalie et le
pays rhénan pour toutes les marchandises que nous avons
rangées plus haut dans la seconde classe des marchan-
dises importées.
Rotterdam arrive bon premier pour l’importation de
marchandises lourdes (minerais de fer, charbons, phos-
phates, etc...).
Amsterdam, Brême et Hambourg se disputent le reste
du trafic, les ports allemands étant singulièrement favo-
risés par les tarifs de leurs chemins de fer.
Le principal commerce anversois est celui des grains
et dérivés : graines oléagineuses, etc., etc. Anvers en four-
nit au pays entier, puis en exporte pour l’Allemagne
principalement. De 1 726 000 tonnes de froment arrivées
en 1903, 364245 ont été réexportées, 235 000 prenant
le chemin de l’Allemagne, 100 000 tonnes celui des Pays-
Bas et 10 000 celui de la Suède. Des 60 000 tonnes de
seigle, 12 000 vont à l’étranger.
Il est réexporté de même i5 000 tonnes d’escourgeons
et d’orge, 38 000 tonnes d’avoine et 1 27 000 tonnes de
maïs, l’Allemagne restant toujours le gros client.
Ce chiffre ne représente pas du reste le commerce total
de grains fait par la place d’Anvers. Rotterdam, qui reçoit
annuellement environ 5 millions de tonnes de grains et
graines, est tributaire comme marché de la place d'Anvers.
La majeure partie des grains et graines qui transitent par
Rotterdam sont dirigés sur ce port par les importateurs
anversois qui y débarquent de préférence les vapeurs
affrétés de la Mer Noire et de l’Azof aux termes de la
Berth note et les vapeurs de La Plata affrétés avec la
clause du contrat 20 de Londres, parce que le décharge-
LE PORT D’ANVERS.
203
ment plus rapide à Rotterdam permet d’obtenir de meil-
leurs frets, et ensuite parce que, pour leurs ventes CIF
(rendu destination), destination rhénane et suisse, ils y
trouvent des allèges à meilleur compte.
Il est évident que cet énorme commerce a une influence
sur les prix des céréales, car plus les quantités travaillées
sontgrandes, plus la proportion des frais généraux diminue.
Pour les autres produits d’importation, le tableau sui-
vant résume la situation.
Minerais de fer
Importations
602 OOO
Réexportations
206 OOO
Minerais non dénommés
928 OOO
385 000
Soufre
19 OOO
10 OOO
Pétrole
162 OOO
1 5 000
Coton
83 000
3 1 000
Laines
70 OOO
24 000
Peaux
39 OOO
23 000
Tabacs
1 5 000
6 000
Bois de teinture
33 000
9 000
Arachides
16 OOO
10 000
Colza et navette
75 OOO
39 000
Graines de coton
7 000
4 000
Graines de lin
1 56 000
57 000
Œillette et pavot
24 OOO
1 2 000
Sésame
32 OOO
26 000
Vins
17 OOO
6 000
Café
36 000
9 000
Cacao
5 000
2 5oo
Caoutchouc
7750
6 5oo
Dans cette liste figurent uniquement les produits qui
ont pu faire, et qui, selon toute probabilité, auront fait
l’objet d’une transaction commerciale sur la place d’An-
vers.
Si l’on considère que 33 °/c des produits importés sont
réexportés, on doit admettre que de ce chef uniquement
204
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Anvers épargne à la Belgique i/3 des frais généraux
nécessaires à l’achat de ses matières premières. Si l’on
tient compte en outre de toutes les marchandises traitées
à Anvers mais dirigées sur les ports étrangers, comme
c’est le cas pour les grains dont nous parlions plus haut,
on arrive à un pourcentage plus élevé encore que les
33 %. Enfin, remarquons que ce commerce fait vivre
plusieurs milliers de ménages.
Anvers , place et port dû exportation
Si maintenant nous considérons Anvers comme place
d’exportation, nous avons à distinguer sous ce rapport un
double point de vue : i° l’exportation des capitaux; 2° l’ex-
portation des produits.
î . — Anvers est en effet un centre important d'expor-
tation de capitaux, qui s’est constitué et développé comme
un corollaire naturel du commerce intense d’importation
que nous avons décrit précédemment.
D’importantes maisonsd’importation anversoises, s’étant
trouvées en relations suivies avec l’étranger, ont eu l’occa-
sion d’étudier des placements rémunérateurs à opérer dans
les pays d’outre-mer ; elles ont trouvé des hommes capables
de diriger les entreprises créées à la suite de ces études,
elles ont fourni des personnalités inspirant confiance aux
prêteurs d’argent, et de la sorte s’est constitué au sein du
port d’Anvers un véritable marché pour le placement de
capitaux belges à l’étranger.
La nature même des principales marchandises importées
par Anvers a déterminé la nature des placements opérés.
Ce sont, en effet, les produits de la terre et presque
exclusivement des produits végétaux et animaux qui
forment le gros des importations anversoises, et si l’on
examine d’autre part le but que se proposent les sociétés
LE PORT DAN VERS.
205
financières qui se sont constituées à Anvers, on remar-
quera qu’il s’agit surtout de sociétés agricoles, pastorales,
hypothécaires, ayant pour base l’exploitation de biens-
fonds.
Il semble naturel, par exemple, qu’un exportateur de
peaux de La Plata demande à son meilleur acheteur d’Eu-
rope d’entreprendre l’élevage du bétail à compte commun.
On comprend tout aussi facilement qu’un exportateur de
céréales, en contact quotidien avec les propriétaires fon-
ciers et au courant de leurs besoins d’argent, soit frappé
des bénéfices que l’on pourrait faire en se substituant aux
petits prêteurs usuriers, surtout si le régime hypothécaire
est bien organisé.
De là à demander l’appui des établissements puissants
avec lesquels il se trouve en rapports journaliers, il n’y
a qu’un pas, et il semble qu’il ne faut pas chercher ailleurs
les raisons pour lesquelles Anvers s’est spécialisée dans les
opérations foncières plutôt que dans les opérations com-
merciales proprement dites, auxquelles il semblerait pour-
tant que dût la préparer son commerce d’exportation.
Mais ces opérations sur biens-fonds conservent toujours
la préférence des capitalistes, par suite de la sûreté du
gage qu’elles offrent ; elles ont trouvé spécialement chez
les capitalistes belges une clientèle particulièrement bien-
veillante.
C’est ainsi qu’ Anvers s’est intéressée à de grandes entre-
prises d’élevage, à des entreprises d’achats et de ventes de
terrains pour près de 200 millions dans la République
argentine, au Brésil, en Uruguay, au Paraguay.
Parmi les sociétés congolaises, les deux plus impor-
tantes sont d’origine anversoise.
Les banques que nous créons à l’étranger sont des
banques hypothécaires, comme par exemple celles qui ont
été fondées en Egypte.
Enfin, plus récemment, Anvers s’est intéressée à la
200
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
création et à l’exploitation de nombreuses entreprises de
chemins de fer et de tramways, autant d’affaires qui im-
pliquent une concession réelle et des garanties immobilières.
Or, si, comme nous l’avons dit, ces placements de capi-
taux à l’étranger, opérés par l’entremise de la place d’An-
vers, peuvent être considérés comme un corollaire des
importations du port, il faut constater d’autre part que
ces exportations de capitaux favorisent à leur tour ces
mêmes importations.
Car, créées par des importateurs, il est naturel que ces
entreprises favorisent surtout l’importation. Ensuite, les
entreprises foncières, comme par exemple les banques
hypothécaires égyptiennes, doivent payer leurs intérêts en
Europe. Si donc le pays débiteur ne veut pas toucher à
sa réserve d’or, il doit se créer des créances là où il doit
payer sa dette, en y vendant des produits. C’est donc
encore une fois l’importation qui se trouve favorisée.
Les deux termes : importation de marchandises et
exportation de capitaux se commandent l’un l’autre, ils
se fécondent mutuellement pour donner une importance
croissante aux importations.
On peut se demander enfin, si les exportations de capi-
taux entendues de la manière que nous venons de décrire
sont avantageuses pour le pays ?
Nous ne le croyons pas. Une somme déterminée, 3o ou
5o millions par exemple, prêtée pour trente ans avec des
garanties immobilières, ne fait pas vivre un seul de nos
travailleurs. Cette même somme employée à la construc-
tion d’un tramway procurera, il est vrai, d’importantes
commandes à l’industrie nationale, mais il faudra attendre
dix ou quinze ans avant de recevoir de nouveaux ordres
pour le renouvellement du matériel.
Au contraire, la même somme employée en affaires
commerciales, en supposant que le crédit moyen demandé
par les négociants d’outre-mer soit de 12 mois, permet-
trait de faire au moins pour une somme égale d’affaires
LE PORT D’ANVERS.
207
par an. Or, la Belgique vit de son travail et plus l’argent
qu’elle exporte fournira de travail à ses travailleurs — ce
mot pris dans son acception la plus large — meilleur sera
l’emploi de cet argent.
On pourrait objecter, peut-être, que le courant d’impor-
tations que les opérations financières anversoises suscitent
et développent constitue une rémunération suffisante.
Mais il ne faut pas oublier que finalement les produits se
paient par les produits et que le mouvement d’importation
se créerait également, si, au lieu de nous mettre en con-
tact direct avec les producteurs, en les soutenant de notre
argent, nous nous étions unis avec eux, indirectement,
par le commerce.
2. — Des différents ports belges, Anvers est le seul qui
entretienne des relations d’exportation avec l’étranger.
Nous avons donné plus haut le détail de ce commerce
d’exportation et nous ajoutions, que, par opposition à
l’importation, qui s’effectue au moyen de tramps et de
vapeurs appartenant à des lignes régulières, l’exportation,
qui est alimentée presqu’exclusivement par des produits
manufacturés, s’effectue par des navires affectés aux
services réguliers.
Le moment est venu de donner l’explication de ce fait.
Nous avons dit que les importations par tramps ou
navires vagabonds dépassent de loin (9/10) les importa-
tions de marchandises qui nous arrivent par les lignes
régulières (1/10). Néanmoins, il ne sort annuellement en
lest que 18 °/0 environ du total des navires entrés. Il faut
donc admettre que les autres navires trouvent à s’employer
dans un trafic régulier. Tel est en effet le cas.
Anvers est par excellence le port où se créent le plus
de lignes soi-disant régulières. Son hinterland très dense,
très étendu, offre des ressources immenses. C’est là un
fait que le courtier anversois sait mieux que personne. Si
donc il s’offre au marché une partie importante de mar-
208
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
chandises, quelques milliers de tonnes, pour un pays avec
lequel Anvers a des relations suivies, le courtier anversois
n’hésite pas à enlever le lot en spéculation et à en entre-
prendre le transport à des conditions exceptionnelles de
bon marché, bien qu’il ne possède pas un seul navire.
Son contrat lui laisse toujours certaine latitude quant
aux dates d’expédition, et il est donc tranquille sous ce
rapport.
Avec le lot de marchandises dont il dispose, il est
certain de pouvoir, au pis aller, expédier un navire, auquel
il ne manque par exemple que 25 °/0 de son chargement,
sans faire trop de pertes. Le courtier commence alors la
campagne annonçant un nouveau service régulier, avec
une date de départ correspondant approximativement à celle
qui lui est imposée par son contrat de base. Il réunit toutes
les marchandises qu'il peut trouver au meilleur prix que
la concurrence lui permet d’obtenir, et une fois le moment
venu d’expédier son navire, il puise dans le tonnage dis-
ponible, toujours abondant, le tonnage qui lui est néces-
saire, en affrétant un navire.
Or, ce courtier a deux avantages sur la ligne régulière.
En premier lieu, il ne partira jamais qu’avec un navire
plein ou presque plein, puisqu’il n’est pas obligé de partir
à date fixe et qu’ensuite, pouvant choisir son navire, il le
prendra, autant que possible, juste assez grand pour ses
marchandises. La ligne régulière au contraire doit éven-
tuellement partir avec un vide considérable et ne peut
jamais changer le tonnage du navire quelle expédiera,
son choix se restreignant forcément aux navires qu’elle
possède.
On comprend donc facilement que le courtier spécule
avec de grandes chances de succès, puisque au départ il
n’expédie jamais que des navires avec un maximum de
rendement. Ceci se traduit par des frets inférieurs à ceux
des lignes régulières, du chef de la sortie seulement. Mais
il faut encore tenir compte d’un autre élément : le retour.
LE PORT D’ANVERS.
209
Un navire d’une ligne régulière doit revenir, au bout d’un
temps assez court, au port de départ. 11 est donc très
limité dans le choix de ses retours et obligé d’accepter
tel chargement qui se présente et qui varie nécessairement
avec la saison, puisqu’il s’agit en général de produits du
sol. Un navire affrété au contraire n’a d’obligations d’au-
cune sorte. Il peut repartir avec un chargement pour une
destination absolument différente du port d’où il vient.
Le courtier anversois ne se préoccupe même pas du retour,
mais l’armateur ayant la plus grande latitude dans le
choix de la destination ultérieure de son navire, est amené
par l’effet de la concurrence à donner à l’affréteur, à la
sortie, le bénéfice presque complet du meilleur retour qu’il
a la faculté de prendre.
Sous tous les rapports donc le courtier anversois est
dans une situation meilleure que la ligne régulière. Or,
par l’effet de la concurrence, c’est finalement le commer-
çant qui profite de la lutte. Il est certain cependant que
ces services réguliers présentent certains aléas. Ils n’offrent
pas, quant à la régularité des départs, les mêmes garanties
que les lignes régulières. Ceci peut présenter pour le fabri-
cant une perte parfois sensible. Le fabricant fait l’avance
du salaire, des matières premières, il use ses machines et
il n’est payé que contre remise des documents d’embar-
quement. Plus vite donc il est payé, mieux cela vaudra
pour lui. Or, il arrive qu’il doive attendre ses connaisse-
ments tout un mois et perdre l’intérêt de son argent pen-
dant ce laps de temps. Donc le fabricant prudent s’assure
contre ces retards éventuels en exigeant un avantage suffi-
sant sur le fret. En fin de compte, on peut cependant dire
que le solde est en faveur des exportateurs.
Enfin, il importe de faire remarquer que ces services
réguliers, de par la concurrence qu’ils créent, limitent et
mettent, dans une certaine mesure, un frein aux exigences
des syndicats. On connaît le fonctionnement de ces syn-
dicats ou conférences. Un certain nombre de lignes englo-
IIIe SÉRIE. T. X. 14
210
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
bant les ports les plus importants pour un rayon déterminé,
se groupent et annoncent que dorénavant elles n’accepte-
ront plus les marchandises qu’à certains frets spécifiés
avec un chapeau de 10 0 0. Si pendant un certain laps de
temps, ordinairement 18 mois, le chargeur n’expédie
aucune marchandise par les navires concurrents, il lui
sera ristourné les 10 % de chapeau payés pendant les douze
premiers mois. On continue de la sorte d’année en année,
en s’arrangeant toujours de façon à conserver, comme gage
de fidélité, 10 % des frets payés pendant les six derniers
mois. Le chargeur est donc livré pieds et poings liés à la
conférence qui peut, si le cœur lui en dit, le faire passer
par toutes ses exigences. Mais, dans un port comme
Anvers, un seul embarquement par un outsider peut pro-
duire un bénéfice plus considérable que la perte des 10 %
de chapeau. Ensuite les courtiers anversois, qui sont
peut-être les plus avisés du continent, parce qu’ils sont
élevés à une rude école, savent prendre les mesures néces-
saires pour mettre leurs chargeurs occasionnels à l’abri
des désagréments.
Donc, sous tous les rapports, Anvers, de par la nature
de son trafic à l’entrée et à la sortie, offre de nombreux
avantages aux exportateurs. Mais une question toute natu-
relle se pose : la Belgique en profite-t-elle directement ?
La réponse doit être négative, malheureusement. Le
pays, en général, ne retire de cette situation qu’un béné-
fice indirect, pour la raison péremptoire que neuf fois sur
dix l’exportateur est un étranger.
La Belgique n’exporte directementqu’une infime quantité
de ses produits. Ce sont les Anglais et les Allemands qui
sont les maîtres de l’exportation de nos produits : nous
nous contentons de les leur vendre FOB f free on hoard).
On a signalé bien des fois cette situation et ce n’est pas
le moment d’en rechercher ici les origines, les causes et
les remèdes.
LE PORT d’aNYERS.
21 1
Cependant, si le pays ne profite pas directement de ces
frets réduits que la concurrence anversoise offre aux
exportateurs, il en profite indirectement. En effet, si le
coût de la livraison FOB détermine le port par lequel le
fabricant expédiera, l’exportateur achètera là où il pourra
combiner le meilleur prix CI F, c’est-à-dire rendu à desti-
nation. Il se peut donc que parfois la balance penche,
grâce à la réduction de fret, en faveur des produits belges.
Qu’il soit cependant permis de remarquer que jamais ces
frets ne favoriseront exclusivement les produits natio-
naux. Ces avantages s’appliqueront aussi bien aux pro-
duits allemands et aux produits français qui passent par
Anvers.
La fonction transitaire du port
Dans l’étude de Yhinterland, nous avons montré com-
bien la Belgique est petite, comparée à l’énorme arrière
pays desservi par son grand port. Il existe donc dans le
trafic général de celui-ci une large part réservée au
transit. Quelle est cette part ?
Il est bien difficile de donner à ce sujet des chiffres
exacts.
On peut négliger tout d’abord les quantités de mar-
chandises étrangères qui transitent par Gand et par
Ostende. Or, le transit de sortie par mer, pour la Bel-
gique entière, représente d’après les statistiques officielles
2 83o ooo tonnes. Le trafic total de sortie du port d’An-
vers étant de 5 1/2 millions de tonnes, la part du transit
serait donc de 5i °/0.
Cependant, ce chiffre est manifestement inférieur à la
réalité. Car, pour éviter les formalités douanières, il est
avéré que beaucoup de marchandises libres de droits
à l’entrée sont généralement déclarées en consommation,
212
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
même quand elles sont destinées au transit. Les statis-
tiques sont donc faussées de ce chef et l’on ne peut ad-
mettre ce chiffre de 5i % que sous bénéfice d’inventaire.
Les mêmes statistiques renseignent également qu’il est
arrivé à Anvers par terre et par rivière 3 5o5 ooo tonnes
de marchandises de l’étranger. Ceci représenterait environ
68 °/0 du total des marchandises exportées d’Anvers. Mais,
ici encore, on pourrait objecter avec raison, qu’une partie
de ces marchandises n’est pas réexportée, mais consommée
sur place.
Enfin, on pourrait aussi additionner les tonnages des
marchandises transitant par la Belgique et qui, presque
certainement, ont passé par Anvers, en destination des
Indes Anglaises, par exemple, ou d’autres pays d’outre-
mer, et y ajouter 5o % du trafic par fer d’Anvers, c’est-
à-dire la proportion générale du transit dans l’ensemble
des transports par voie ferrée en Belgique.
On arriverait ainsi à trouver que 6i °/0 du trafic anver-
sois provient du transit. D’ailleurs ce chiffre est également
faussé par des nationalisations de marchandises destinées
au transit, mais libres à l’entrée.
I)e ces considérations, nous concluons que la part du
transit dans le trafic général du port d’Anvers est au
minimum de 5 1 °/0 et au maximum de 68 °/0. On peut donc
dire que pour une tonne de marchandise belge expédiée
d’Anvers, on en embarque environ î 1/2 de provenance
étrangère.
Or, cette question du transit joue un rôle considérable
dans l’économie du port d’Anvers et par suite dans notre
économie nationale.
Nous avons vu comment l’hinterland étendu et les nom-
breuses ressources qu’il offre permettent aux courtiers
anversois de combiner les chargements et d’offrir des
frets avantageux aux exportateurs.
Nous avons vu également comment les frets de sortie
avaient une répercussion sur les frets d’entrée.
LE PORT DANVERS.
21 3
Il est, un troisième élément, dont nous n’avons pas
encore parlé : c’est l 'influence sur le fret de la rapidité
avec laquelle les marchandises peuvent être livrées au
navire, cest-à-dire le despatch.
S’il s’agit de produits agricoles, ceux-ci, étant récoltés
chaque saison, les quantités mises à la disposition pour
embarquement dépassent ce que les navires peuvent
recevoir.
S’il faut embarquer des minerais, il est souvent possible
de proportionner les extractions aux enlèvements. On
peut fréquemment aussi augmenter la production par une
augmentation de main-d’œuvre.
Pour les produits industriels, au contraire, la capacité
de production journalière est strictement limitée par le
rendement de l’outillage mécanique et il se pourrait qu’il
soit impossible de livrer aussi vite que les vapeurs peuvent
charger. Le navire pourrait donc être forcé d’attendre :
or, chaque jour perdu intervient dans le calcul du taux
du fret.
Un exemple fixera les idées.
Anvers reçoit chaque jour 16 navires en moyenne. Or,
l’industrie belge produit annuellement î 35o ooo tonnes
de fonte. Nous en importons 35o ooo tonnes.
En supposant que ces 16 navires ne prennent que du
fer et que le pays ne réclame pas un kilogramme des fers
finis provenant de cette production, on ne pourrait livrer
que 5666 tonnes par jour, soit environ 35o tonnes par
navire et par jour.
Or, le navire peut recevoir et arrimer facilement 700
tonnes par jour. Un navire de 35oo tonnes laissé à la
seule industrie belge ne pourrait recevoir, par conséquent,
son chargement qu’en 10 jours. Et comme il pourrait, à
raison de 700 tonnes par jour, terminer son chargement
en 5 jours, il perd 5 jours, soit, pour un voyage de
5o jours, une augmentation de 1 1 % à porter au compte
du fret.
214
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Si, au contraire, on fait intervenir l’industrie lorraine
avec ses 4 millions de tonnes produites annuellement,
l’industrie westphalienne, avec une production annuelle
de 5 millions de tonnes, on voit que l’on pourrait livrer
à raison de 2225 tonnes par jour, donc 3 fois autant que
le navire peut recevoir.
Ceci n’a que la valeur d’un exemple, mais on pourrait
généraliser. Il en résulte que la densité industrielle de
l’hinterland a une influence parfois considérable sur le
taux du fret.
Il est évident qu’il est excessivement rare qu’un navire
attende son chargement, mais l’usage du port et les
moyens de manutention s’adaptent naturellement à ce qui
peut être reçu des fournisseurs, et cette question du
despatch se traduit par une différence de shellings et de
pence dans les frets.
Enfin il est un quatrième élément qui a une action
directe sur la réduction des frets : c’est le tonnage des
navires.
Plus le tonnage augmente, plus les frais sont réduits
et plus les frets sont bas.
Ainsi un vapeur de 2000 tonnes ne peut naviguer avec
un équipage de moins de 19 hommes. Un navire de 4000
tonnes sera largement pourvu avec 27 hommes, état-major
compris.
Ensuite, les dépenses du chef de salaire et de ravitail-
lement ne seront aucunement dans le rapport de 27 à 19,
comme on pourrait le croire. L’état-major restera sensi-
blement le même pour le vapeur de 4000 tonnes que pour
le vapeur de 2000 tonnes. On embarquera un, peut-être
deux officiers et un mécanicien en plus, et le surplus de
la différence entre les deux équipages sera constitué prin-
cipalement par des chauffeurs et quelques matelots.
Ceux-ci naturellement touchent des indemnités de vivre
et des salaires inférieurs à ceux des officiers. On voit donc
qu’il en résulte une différence sensible.
LE PORT D’ANVERS.
2 1 5
D’autre part également, le coût de la tonne-mille est
de beaucoup inférieur pour un grand navire.
Un navire de Ô25o tonnes consomme, par exemple,
21 tonnes de charbon pour une vitesse de 9 milles à l’heure.
Un navire de 2o5o tonnes consommera, pour atteindre la
même vitesse, environ 9 tonnes de charbon par jour. On
voit donc que, tandis que les tonnages sont dans le rap-
port de 3 à 1 , les consommations de charbon ne sont que
dans le rapport de 2 1 /3 à 1 , montrant une économie
brute de 2/9. Et cet avantage s’accentue encore avec la
distance à parcourir. Si, pour prendre un exemple concret,
on suppose que les navires ont à parcourir 8000 milles
marins sans charbonner, on constatera que, dans la pra-
tique, le navire de Ô25o tonnes devra emporter des soutes
pour 40 jours, soit donc 85o tonnes. Il n’immobilisera que
14 °/0 environ de son tonnage à transporter des charbons
qui ne paient pas de fret. Le navire de 2o5o tonnes, au
contraire, devra emporter 36o tonnes et laissera donc
improductives 18 % environ de sa capacité de transport.
Dès lors, un transport effectué par un navire de 6000
tonnes reviendra, toutes choses égales, à environ i/3 meil-
leur marché que le transport effectué par un navire de
2000 tonnes.
Enfin , et quelque paradoxale que la chose puisse
paraître, il est incomparablement plus facile de transpor-
ter de grandes quantités de marchandises vers certains
ports d’un accès difficile, par de grands navires que par
des navires de tonnage moindre.
En effet, la difficulté principale que les navires ont à
surmonter est le faible tirant d’eau auquel ils sont limités.
Or, un navire de 2000 tonnes tire généralement 18 pieds
environ. Un navire moderne de Ô25o tonnes ne dépassera
guère 23 pieds.
Si nous supposons maintenant deux navires, un de 2000
et l’autre de 6000 tonnes devant la barre de Forcados, par
21Ô
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
exemple, qui n’a pas plus de 18 pieds, le premier navire
entrera avec 2000 tonnes maximum.
Le second navire portera au minimum 4000 tonnes sur
18 pieds et entrera donc avec un cargo double.
Par conséquent, en combinant tous les éléments :
variétés de produits, rapidité des opérations et quantités
des marchandises permettant l’emploi de gros vapeurs
économiques, on voit que le transit par Anvers a, sur
les prix du fret, une influence directe dont le pays profite
indirectement.
A ce seul titre, il importerait de favoriser de toutes nos
forces le passage des marchandises par notre port.
Mais ce n’est pas là l’unique côté de la question ; il y a
aussi un bénéfice direct et palpable pour notre industrie
résultant du fait que plus les marchandises sont abon-
dantes, plus les départs sont possibles et fréquents.
i° Envisageons le premier point, qui se rattache très
étroitement du reste à ce que nous avons dit plus haut
au sujet de l’économie des transports par les gros navires.
Un départ n’est possible d’un port que du moment où
il se présente une quantité de marchandises telle que le
transporteur ne se trouve pas en état d’infériorité manifeste
vis-à-vis d’un port voisin d’où s’exportent généralement
de plus fortes quantités de marchandises.
Pour fixer les idées, prenons un exemple.
Anvers exporte en moyenne un millier de tonnes men-
suellement pour la Nouvelle-Zélande ; il semblerait donc
que des départs directs seraient possibles.
Mais de Londres on expédie trois fois par mois des
navires de 7000 tonnes environ. Dans ces conditions, il
est plus économique de transborder les marchandises
d’Anvers à Londres.
Or, le fret d’Anvers à Londres tombe à la charge du
fabricant belge puisqu’il a à lutter contre ses concurrents
anglais qui n'ont pas à payer ces frais.
Si donc à un moment donné les marchandises transitant
LE PORT D’ ANVERS.
217
par Anvers étaient détournées vers un port voisin, Rotter-
dam par exemple, il est indubitable que beaucoup de nos
marchandises nationales suivraient le même chemin, ne
fût-ce que par suite de l’économie de fret qui en résulterait
pour l’exportateur. Mais les frais de transport supplé-
mentaires d’Anvers à Rotterdam tomberaient à la charge-
de nos fabricants.
Un autre élément viendrait encore accentuer le mouve-
ment : en règle générale le fabricant n’exporte pas, cette
fonction est laissée à l’exportateur. Celui-ci ne tire pas ses
produits d’un seul pays ni d’un seul fabricant. D’autre
part, il a intérêt à présenter au transporteur des lots de
marchandises aussi importants que possible, puisque de
cette façon il peut peser sur les frets et obtenir de bien
meilleures conditions. Si donc le centre du transit se
déplaçait, il est certain que beaucoup de produits belges
seraient entraînés par le fait qu’ils font partie de lots qu’il
est dans l’intérêt de l'exportateur de 11e pas scinder. Encore
une fois, les frais de transport supplémentaires retombe-
raient directement ou indirectement à la charge de l’in-
dustrie nationale.
2° Il est incontestable que plus la quantité des mar-
chandises manipulée par un port est considérable, plus
les départs sont fréquents.
En règle générale, le fabricant est payé contre présen-
tation des documents d’embarquement. Donc, plus les
départs seront rapprochés, plus il aura de chances d’ex-
pédier sa marchandise, de recevoir les connaissements et
de rentrer dans ses fonds.
La fréquence des départs épargne par conséquent à la
nation en général un certain nombre de jours d’intérêt
sur tous les produits qui passent par Anvers.
Cet intérêt ne doit pas se calculer sur le bénéfice net
moyen ou l’intérêt généralement payé aux capitaux, mais
bien sur un chiffre beaucoup plus considérable, et ceci
pour deux raisons.
2l8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La première est que le crédit généralement accordé ne
dépasse pas trois mois ; si donc un fabricant fait un béné-
fice net de 5 °/0 sur une expédition, ce bénéfice se renou-
• velle quatre fois par an et le gain est par conséquent de
20 %.
Ensuite, parce que le fabricant qui emploie les capitaux
dans son industrie doit leur faire payer d’abord son acti-
vité personnelle, ses connaissances, ses employés de toute
classe et les risques qu’il encourt. Il remploiera donc ses
fonds non pas au taux que lui paiera son banquier, mais
au taux qu’il obtient en les fécondant par son travail.
On peut ainsi fixer à un chiffre moyen de 1 5 à 20 0/o
l’intérêt annuel brut que rapporte l’argent employé dans
l’industrie.
Pour apprécier maintenant le bénéfice réalisé par la
nation grâce à des départs plus fréquents, supposons un
instant que l’hinterland étranger d’Anvers vienne à dis-
paraître.
Comme il est impossible de modifier du jour au lende-
main le matériel naval qui doit servir au transport des
marchandises, nous devrons logiquement admettre que le
tonnage des navires ne changera pas et qu’il leur faudra
un minimum de chargement à chaque escale à Anvers,
égal à celui qu’ils viennent y prendre actuellement.
Or, comme les marchandises se présenteront en moindre
quantité, il sera nécessaire d’espacer les départs.
Pour fixer les idées, supposons que le commerce d’ex-
portation — transit et national — passant par Anvers
pour les Etats-Unis soit de 56o ooo tonnes pour un an. Ces
marchandises sont enlevées par 260 navires. Chaque navire
enlève donc 3 1 65 tonnes. Or, les transports de marchan-
dises nationalisées représentent un tonnage de 397 000.
11 ne pourrait dès lors y avoir que 160 départs par an,
donc un départ tous les 2,4 jours en moyenne au lieu de
tous les 1 ,4 jours comme c’est le cas actuellement.
11 en résulterait par conséquent un retard moyen de
LE PORT D’ANVERS.
219
1 jour sur l’ensemble des expéditions des produits natio-
naux et nationalisés.
Or. leur valeur est de 94 000 000 francs, et l’intérêt sur
cette somme représente environ 53 000 francs.
Mais on comprendra facilement l’invraisemblance de la
supposition qui a servi de base à ce calcul. Il est impossible
que du jour au lendemain l’hinterland étranger disparaisse.
Ce qui peut arriver, c’est que l’exportation soit détour-
née vers un port concurrent d’Anvers. Dans ce cas, nos
propres produits, d’après ce que nous avons dit plus haut,
suivraient le même chemin et le résultat serait tout aussi
désastreux, puisqu’il faudrait en premier lieu payer un plus
long transport par terre, et que le fabricant attendrait
plus longtemps avant de rentrer en possession son argent.
Il est impossible de calculer même approximativement
le dommage que nous subirions, mais il est presque certain
que nous nous trouverions pour bien des produits dans
une situation manifestement inférieure à celle de nos
concurrents allemands : nous nous verrions forcément
évincés pour beaucoup de marchandises.
Observons aussi que pour détourner ce trafic de transit,
il ne faut pas que tous les produits soient entraînés vers
un même port. Il suffit qu’une partie, soit le fret lourd,
soit le fret léger, prenne le chemin d’un port concurrent.
Nous avons vu, par exemple, que, bien qu’à l’importa-
tion Rotterdam détienne le record et soit plus avanta-
geusement situé qu’Anvers pour tout le bassin du Rhin et
de la Ruhr, l’exportation de ces provinces passe en grande
majorité par notre port, uniquement par suite des meil-
leures combinaisons de fret que l’on peut y réaliser. Si
donc à un moment donné l'équilibre venait à être rompu,
si, par suite de meilleures voies d’accès avec l’hinterland,
par suite de tarifs de faveur, par suite aussi de meilleures
conditions intérieures, les produits pouvaient être livrés
FOB à meilleur compte à un autre port, et si les
navires certains d’y trouver soit une expédition plus
220
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
rapide soit de meilleurs frets consentaient à une réduction,
nous verrions petit à petit les marchandises prendre le
chemin du port concurrent, d’abord en petites parties ;
puis, une marchandise entraînant l’autre, les expéditions
feraient boule de neige, s’augmenteraient, s’accroîtraient
sans cesse, et finiraient par entraîner dans leur courant
nos propres marchandises au grand dam d’Anvers, du
demi-million d’habitants de notre métropole commerciale
et de la nation en général.
Si demain les fers et les aciers des provinces du Rhin
et de la Lorraine étaient détournés sur Rotterdam, qui
nous dit qu’une partie de nos fers ne serait pas obligée de
suivre le même chemin ? Ce transport supplémentaire
coûterait au moins 1 sh. à la tonne et il ne resterait
d’autre alternative à nos fabricants que de refuser les
ordres ou, si c’était possible, de diminuer la rémunération
du capital, l’amortissement de leurs installations et le
salaire des ouvriers.
Qui nous dit que ce mouvement n’a pas commencé déjà ?
Rotterdam exporte annuellement 5oo ooo tonnes de
charbon qui n’eussent jamais pris ce chemin si nous y
avions pris garde.
Rotterdam étend de plus en plus son influence, Rotter-
dam est déjà un port plus important qu 'An vers. Au point
de vue des relations par eau avec l’hinterland, il est mieux
situé que nous ne le sommes. Tout comme nous, il se
trouve au nœud du réseau fluvial central européen.
Anvers n’a d’avantage sur lui que parce qu’il est le
centre du réseau ferré et qu’il est appuyé par l’industrie
belge. Mais qu’un jour la Hollande soit entraînée dans
l’orbite du Zollverein, qu’obéissant à des préoccupations
pangermanistes, l’Etat allemand favorise Rotterdam par
ses tarifs de faveur et par toute l’admirable méthode qui
préside à son organisation économique, ce jour-là il est à
craindre que nos produits mêmes ne soient entraînés et
qu’ Anvers ne descende au rang d’un port local.
LE PORT D’ANVERS.
22 1
Deux mots de conclusion s’imposent.
Nous avons vu qu’Anvers s’appuie sur un hinterland
étendu, riche et commerçant, avec des besoins sans cesse
croissants. Sous ce rapport il est le premier port du monde.
Anvers n’a pas d’influence directe sur les voies de com-
munication avec cet hinterland, parce que le territoire
belge n’est pas assez étendu.
Anvers doit donc manipuler les marchandises à meil-
leur compte que ses concurrents, Anvers doit attirer les
navires. 11 doit renfermer tous ses avantages en lui-même,
et c’est pour cette raison qu’il doit être ou devenir le port
le mieux outillé, le plus facile et le moins cher de tous
ses concurrents.
La prospérité d’Anvers réagit sur l’économie nationale
entière ; directement ou indirectement le pays retire un
bénéfice de chaque opération d’importation, d’exportation
et de transit. La question d’Anvers est donc une question
nationale.
Lrnest Dubois.
Marcel Theunissen.
VII
LES PORTS ET LA VIE ÉCONOMIQUE
EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE
Vous avez pensé que dans l’ensemble de communications
présentées à votre congrès, il était nécessaire de réserver
une place à la France et à l’Allemagne. Je suis très
touché de l’honneur que vous m’avez fait en me priant de
vous entretenir quelques instants de ces deux pays dont
j’ai en effet étudié à plusieurs reprises l’activité écono-
mique et le mouvement maritime.
Ce n’est pas un examen complet que je puis songer à
entreprendre ici. C’est surtout à une comparaison entre
les situations respectives des ports de ces deux nations que
je dois m’attacher. Si cette comparaison n’est pas, hélas,
très satisfaisante pour mon amour-propre de Français,
elle est du moins féconde en enseignements utiles pour
tous ceux qui veulent se rendre un compte exact du rôle
que les grands ports jouent actuellement dans la vie
économique de l’humanité.
L’une des premières réflexions qui se présentent à l’es-
prit est suggérée par une considération d’ordre géogra-
phique, dont il convient de dire d’ahord quelques mots.
Vous savez qu’on attachait autrefois une grande impor-
tance aux ports « naturels «. Le mot port évoquait prin-
cipalement l’idée d’une excavation qui était l’œuvre de la
nature et offrait aux navires une station abritée contre les
vents et les tempêtes. La main de l’homme se bornait à
quelques travaux d’amélioration. Marseille, Toulon, Mo-
naco, Nice, Constantinople avec sa célèbre Corne d’or,
étaient regardés comme les plus beaux ports du monde.
Mais l’observation prouve que les ports qui actuellement
PORTS DE FRANCE ET D’ALLEMAGNE.
223
se développent le plus sont ceux qui se trouvent sur
l’estuaire d’un fleuve accessible à des navires d’un fort
tonnage ; c’est le cas pour Londres, Anvers, Rotterdam,
Hambourg, Stettin. Les ports situés sur les estuaires
permettent plus aisément l’établissement de quais d’une
longueur indéfinie et celui de voies ferrées qui facilitent
le chargement et le déchargement des marchandises. Ils
permettent plus aisément la création des magasins, des
hangars, des docks indispensables. L’évolution de ces
immenses navires, dont les dimensions s’accroissent sans
cesse, y est plus facilé. De plus, ils sont presque toujours
la tête de ligne d’un réseau de navigation intérieure qui
leur permet de recevoir commodément ce qui est la con-
dition primordiale de la prospérité d’un port : le fret.
Nous verrons bientôt quelle est l’importance de cette
observation générale lorsqu’il s’agira de comparer le déve-
loppement des principaux ports de la France et de l’Alle-
magne, car en Allemagne les ports naturels n’existent pas
et ce pays, par sa position géographique en Europe,
semblait prédestiné à demeurer surtout un état terrien,
continental et militaire.
C’est de la France, dont les traditions maritimes sont
plus anciennes que celles de l’Allemagne, que je parlerai
tout d’abord.
Lorsqu’on se reporte aux documents officiels, notam-
ment au Tableau général du commerce et de la navigation
publié chaque année par les soins du gouvernement,
lorsqu’on consulte les rapports des chambres de commerce,
les publications du comité des armateurs de France et
des grandes compagnies de navigation, on constate d’abord
que des efforts considérables ont été faits dans notre pays
pour améliorer la situation des ports et accroître leur
activité ; on doit même remarquer, avec satisfaction, que
la plupart de ces efforts sont dus à l’initiative privée. Nos
gouvernements, qui ont tant de peine à équilibrer nos
224
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
énormes budgets, se montrent plutôt parcimonieux pour
ce qui est des travaux publics et de l’aménagement des
ports.
Les améliorations dont je vais vous dire quelques mots
ont été principalement le résultat du concours généreux
des industriels, des commerçants, des simples particuliers.
L’outillage d’exploitation a été en somme perfectionné, à
tel point qu’il ne fait pas mauvaise figure à côté de l’ou-
tillage des ports étrangers les plus importants. Grues et
cabestans, vannes et portes, écluses, machines hydrau-
liques de toutes sortes, prouvent l’intelligence et la science
de nos ingénieurs et de nos constructeurs. Et pourtant
l’activité des ports français, en dépit de ces louables efforts,
n’est en rapport ni avec la peine qu’on s’est donnée, ni
avec les dépenses auxquelles on a consenti.
Quelques brèves indications sur les ports principaux de
la mer du Nord et de la Manche, de l’Atlantique et de la
Méditerranée sont ici nécessaires.
Voici d’abord trois ports, Dunkerque, Calais, Boulogne,
pour lesquels on a fait de grands sacrifices.
A Dunkerque on n’a pas dépensé depuis 1821 moins de
5o millions. Les nouveaux bassins (bassins Freycinet)
sont parfaitement aménagés et entourés de voies ferrées
dont le développement, non compris celui de la gare
maritime, dépasse 35 kilomètres. Les engins de radoub et
ceux de manutention sont remarquables, les services
administratifs sont luxueusement installés.
Dunkerque bénéficie également de cette concentration
industrielle et commerciale qui n’est nulle part en France
aussi accentuée que dans le département du Nord, et lui
procure un hinterland dont elle a tiré parti. C’est, je crois,
de tous nos ports français celui dont le développement est
en somme le plus satisfaisant.
A Calais on a creusé à grands frais de nouveaux bas-
sins. Vous connaissez probablement le magnifique bassin
Carnot. On vient de construire un nouvel avant-port
PORTS DE FRANCE ET DALLEMAGNE. 22 5
dont les quais sont fondés sur des puits descendus dans
le fond sableux par un procédé spécial fort ingénieux
d’injection d’eau et d’aspiration du sable.
A Boulogne on a créé une digue en eau profonde, formée
d’une infrastructure en moellons, d’enrochements et de
blocs surmontant une muraille en maçonnerie qui s’élève
à 20 mètres au-dessus du fond. Boulogne est d’ailleurs le
port le plus important de France pour la pêche.
Mais ces trois ports, si intéressants à considérer indi-
viduellement, souffrent de leur voisinage même et de la
concurrence qu’ils se font entre eux. Ils sont trop rappro-
chés l’un de l’autre. Ils sont en outre, pour une partie de la
France septentrionale, concurrencés par le port du Havre,
où l’on vient de faire d’énormes travaux et de construire
un port en eau profonde très vaste et très sûr. La Com-
pagnie transatlantique y a son principal centre d’action.
Elle lutte énergiquement et souvent avec succès contre les
compagnies anglaises et allemandes. Aux deux navires de
toute beauté, la Savoie et la Lorraine, qui ont acquis une
réputation méritée, elle vient d’en ajouter un troisième,
la Provence, qui n’a pas moins de 190 mètres de long,
avec une puissance de 20 000 chevaux, dont les aménage-
ments sont somptueux et dont la vitesse dépasse aisément
les 20 nœuds réglementaires. La Provence vient de tra-
verser l’Atlantique en six jours et deux heures, dépassant
de plusieurs heures le fameux Deutschland.
Le Havre a, au surplus, la bonne fortune d’être un
grand marché mondial du café, marché auquel on a su
donner une organisation excellente, où le fonctionnement
des opérations à terme, les caisses de liquidation et les
procédés de warrantage peuvent (sauf quelques critiques
de détail) être donnés comme modèles.
Mais le Havre, placé à l’extrémité même de l’embou-
chure de la Seine, souffre forcément du voisinage
de Rouen, qui est un peu éloigné de la mer, mais qui a
l’avantage d’être presque encore sur un estuaire. Rouen est
1 1 Ie SÉRIE. T. X.
15
22Ô
RK VUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
le débouché naturel de Paris, qui est lui-même le centre
de rayonnement d’un système de canaux et de voies navi-
gables se ramifiant sur une partie de la France. C’est pour
ce motif que Rouen attire beaucoup plus que le Havre les
marchandises lourdes, encombrantes, la houille et l’an-
thracite (le port en reçoit 800000 tonnes par an), les
bois, les vins d’Algérie, de Tunisie et d’Espagne, le pétrole
brut, les grains, spécialement l’avoine et l’orge. Tout cet
ensemble d’arrivages atteint 3 millions de tonnes. Rouen
est devenu peu à peu un grand port de transit. C’est en
vue du transit qu’ont été conçues la plupart des installa-
tions. C’est pour ce même motif qu’on a multiplié les grues
flottantes. Il n’y a pas de port français où l’on voit autant
de marchandises transbordées directement des navires de
mer sur des bateaux fluviaux, marchandises qui repartent
sans même avoir touché les quais ; d’autres ne restent à
terre que le temps nécessaire pour subir certaines opéra-
tions de douane. Ajoutons que la prospérité relative du
port de Rouen s’explique aussi par le développement
industriel de la région avoisinante où l’industrie textile et
celle des produits chimiques ont fait de réels progrès.
Si des ports de la Manche nous passons à ceux de
l’Atlantique, nous constaterons qu’ils sont dans une situa-
tion plus difficile que les précédents. La raison fonda-
mentale, c’est qu’ils drainent très peu de fret de sortie.
Ils ont grandi, c’est vrai, mais ils ne doivent leur activité
qu’à des éléments spéciaux de trafic. Ainsi d’importantes
raffineries de sucre se sont installées à Nantes ; La
Rochelle est un grand port de pêche ; Bordeaux est le
centre d’un commerce considérable de vins.
Les progrès de ces differentes villes ne sont pasfnéan-
moins satisfaisants. Ainsi Nantes, en dépit d’une certaine
prospérité qu’on ne saurait méconnaître, souffre profondé-
ment de sa rivalité avec Saint-Nazaire. Nous avons vu que
Rouen et le Havre peuvent être à la rigueur considérés
comme deux villes complémentaires l’une de l’autre. Toutes
PORTS DE FRANCE ET DALLEMAGNE.
227
deux ont des traditions commerciales fort anciennes. Il
n’en est pas de même ici. La création de Saint-Nazaire
est récente et artificielle. Les Nantais n’ont pu voir sans
dépit, vers le milieu du xixe siècle, qu’au lieu d’approfon-
dir la Loire, qui notait accessible dans le voisinage de
leur ville qu’à des navires d’un tirant d’eau maximum de
trois mètres, on voulait créer artificiellement à Saint-
Nazaire de grands bassins pour lesquels on a dépensé une
trentaine de millions.
Cette création d’une utilité contestable a eu lieu entre
i85o et 1880. Elle répondait aux idées qui régnaient
alors. On voulait substituer aux ports en rivière des bassins
directement ouverts sur l'océan. Ces bassins devaient être
la tête de ligne, le point d’aboutissement des voies ferrées.
Les chemins de fer étaient considérés alors comme le
seul mode de transport vraiment moderne. Napoléon III
lui-même vint inaugurer solennellement les nouveaux
bassins.
Nantes eut à souffrir. Quelques Nantais vinrent bien
s’établir à St-Nazaire, mais en petit nombre ; on ne
déplace pas une ville si aisément !
En réalité, on dissocia les deux éléments inséparables
d’un grand port : i° les bassins, les quais, l’outillage ;
20 le centre d’affaires, le groupement principal de popu-
lation.
Les Nantais se refusant à émigrer cherchèrent à attirer
les navires, à ramener à eux la navigation maritime. Ils
commencèrent par entreprendre d’importants travaux
dans la basse Loire, puis, après hésitation, construisirent
un canal latéral qui leur permit de recevoir des navires
d’un tirant d’eau de six mètres.
Ces incertitudes furent fâcheuses, car, si les quarante ou
cinquante millions qui ont été dépensés tant à St-Nazaire
que pour la construction d’un canal, devenu au bout de
peu d’années insuffisant, avaient été franchement employés
228
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à améliorer le cours inférieur de la Loire, on serait cer-
tainement arrivé à de meilleurs résultats.
Le canal latéral a néanmoins été pour Nantes une
cause de développement. Le tonnage du port a doublé
depuis qu’il est construit, et Nantes est devenue un port
ouvrier. On y a créé des fabriques de biscuits, de con-
serves, de confiserie, d’engrais artificiels, de produits
chimiques; des savonneries, des huileries, etc. C’est un
débouché pour les denrées agricoles de la région et pour
les vins de la vallée de la Loire. On a créé récemment
dans les environs des établissements métallurgiques d’une
certaine importance, des chantiers de constructions na-
vales qui ont profité de la loi de 1 8g3 pour construire
surtout des voiliers. Nantes, ce n’est pas douteux, cherche
à s’émanciper le plus qu’elle peut de St-Nazaire. Elle
veut devenir un grand port de navigation. Si elle y par-
vient, c’est alors le sort de St-Nazaire, devenue aujour-
d’hui une ville de 33 ooo habitants, qui est compromis.
Se résoudra-t-on à la sacrifier après avoir dépensé tant
de millions pour la doter d’un port auquel on vient de
faire récemment de notables améliorations? La Chambre
de commerce de cette ville fait les plus grands efforts
pour ne pas se laisser immoler. La lutte est très vive et
menace de durer longtemps encore. De plus, par derrière
cette rivalité se trouve la question de la Loire navigable,
gros problème qui divise depuis longtemps les meilleurs
esprits. On n’a pu encore se mettre d’accord sur ce qu’il
convient de faire. Est-ce la Loire elle-même qu’il faut
améliorer ? doit-on préférer un canal latéral ? Il faut
absolument se prononcer, parce qu’il faut absolument
assurer à Nantes le fret lourd qui lui fait défaut.
On pourrait retrouver, en étudiant les deux ports de
la Rochelle et de la Pallice, quelque chose de la rivalité
que nous venons de signaler entre Nantes et St-Nazaire.
La Pallice est aussi une création artificielle destinée à
servir de débouché au réseau de l’État ; et ce réseau ne
PORTS DE FRANCE ET D’ALLEMAGNE.
229
se développe guère, pas plus que ne se développe l’indus-
trie dans toute cette région. N’est-il pas permis de penser
que les millions qui ont été dépensés dans ces deux ports,
dont l’importance restera, sans doute, toujours médiocre,
auraient été plus utilement employés ailleurs? S’il faut
vraiment que quelques sacrifices soient faits dans un
pays, ne sont-ce pas des ports secondaires comme ceux-là
qu’il faudrait avoir le courage de négliger ?
Nous eussions mieux fait de concentrer notre attention
sur le port de Bordeaux qui se trouve sur un magnifique
estuaire avec eau profonde de sept mètres qu’on s’est déjà
préoccupé de porter à huit. Bordeaux a un passé com-
mercial qui est une force pour cette ville. Bordeaux est
justement fière d’une grandeur et d’une prospérité qui
furent telles au xvme siècle, qu’à ce moment c’était le
premier port de l’Europe continentale. Le régime libéral
adopté en 1860 avait d’ailleurs rendu à Bordeaux, après
une période de déclin regrettable, une grande activité.
Cette ville était devenue et est restée partiellement le
point de départ des services de navigation pour les prin-
cipales contrées du monde. Mais on constate aujourd’hui
un certain ralentissement sur les causes duquel je ne
puis insister longuement. Il importe surtout de remarquer
qu’il n’est pas la conséquence de la création de Pauillac,
bel avant-port d’une profondeur de neuf mètres. Pauillac,
ou l’on a créé des usines, dans de bonnes conditions, est
une création bordelaise, ce n’est pas pour Bordeaux une
rivalité.
Si le mouvement d’affaires de Bordeaux se développe
encore un peu, c’est grâce aux industries locales qui
l’alimentent.
On a créé de nombreuses usines, des fabriques de bou-
teilles, de chocolat, de conserves alimentaires, de liqueurs,
de produits chimiques, d’essence de térébenthine, de gou-
dron végétal, etc. C’est très bien. Ce n’est pas assez !
23o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Bordeaux a cessé d’être un centre commercial de premier
ordre.
Deux branches importantes du commerce bordelais se
plaignent beaucoup : le commerce du bois et celui du vin.
Bordeaux recevait jadis une quantité considérable de
bois de construction (de Suède, de Norvège, de Russie,
d’Amérique). Ces bois sont actuellement frappés de droits
élevés (atteignant 5o °/0 de leur valeur). L’importation a
diminué des deux tiers, on cherche à les remplacer par
du bois de la région pyrénéenne. Mais cela a d’autres
inconvénients, et on se met en contradiction avec les
efforts de ceux qui réclament, non sans raison, le reboise-
ment des Pyrénées.
Le commerce des vins, de 3 millions d’hectolitres valant
1 milliard de francs, s’est abaissé à 1 800 000 hectolitres
valant moitié moins. Cette diminution a frappé plus ou
moins les industries qui se greffent sur le commerce des
vins (la tonnellerie, la distillerie, diverses entreprises de
transport).
Notre régime protectionniste n’a pas été favorable à
cette branche du commerce bordelais. Nos viticulteurs se
sont imaginé que nous avions tort d’accueillir trop facile-
ment les vins d’Italie et d’Espagne. Ils n’ont pas remarqué
que nos vins français entraient pour 1 /3 dans ces cou-
pages, qui donnaient de bons résultats, et avaient l’avan-
tage de maintenir notre exportation, de conserver notre
clientèle, tout en laissant à notre commerce un beau
bénéfice (1).
La protection s’est faite en réalité au détriment des
Bordelais, et c’est aujourd’hui dans des ports étrangers,
principalement à Hambourg, Brême, Lübeck que se font
ces coupages, ces mélanges dont bénéficiaient autrefois
les commerçants de Bordeaux. Ajoutons que le commerce
(1) Cf. l’intéressant article de M. A. Marvaud, Revue économique inter-
nationai.e, février 1906, et le livre de M. Martinet, Les Ports francs et
l' Exportation des vins.
PORTS DE FRANCE ET D’ALLEMAGNE. 23 i
des vins français doit compter de plus en plus avec la
concurrence redoutable que leur font sur le marché mon-
dial les vins d’Algérie, d’Italie, d’Espagne, de Crimée, de
Californie. C’est ce qui explique en partie la diminution
du tonnage que j’ai signalée plus haut. La chambre de
commerce fait bien remarquer que Bordeaux est devenu
un marché important pour la vente de la morue ! On
signale également la création d’usines pour l’extraction
des essences de pins landais qui, jusqu’ici, allaient se faire
traiter à Londres ou en Italie, et de quelques autres
fabriques. Mais ce léger surcroît d’activité ne peut
répondre aux légitimes désirs des habitants. Par suite de
l’insuffisance des voies fluviales et des canaux de jonction
avec les bassins avoisinants, Bordeaux manque de l’hinter-
land auquel il aspire.
L’étude des ports de la Méditerranée n’est pas moins
instructive. Je 11e dirai rien de Cette qui a conservé une
certaine activité grâce au commerce des vins : c’est le
débouché naturel des départements où la production est
la plus abondante dans notre pays. -Mais Marseille, le
premier port de la Méditerranée, a beaucoup de peine à
conserver sa suprématie. On a fait de lourds sacrifices
pour accroître les bassins ; mais l'activité de cette ville est
principalement due à ce qu’elle est devenue un centre
industriel ; les faubourgs se sont couverts d’usines et
de fabriques de toute espèce. Marseille a perdu une
partie du rôle commercial auquel elle pouvait prétendre.
Elle n’est reliée à l’intérieur du pays par aucune voie
navigable et il ne suffira peut-être même pas de construire
un canal aboutissant au Rhône, car ce fleuve, au cours
capricieux et pour lequel on n’a pas fait les dépenses
nécessaires, peut être à peine considéré comme un moyen
de transport pour notre pays.
Plus rapproché du centre de l’Allemagne, favorisé en
outre par l’ouverture du Simplon, comme il l’avait été
il y a vingt-cinq ans par celle du Saint-Gothard, le port de
232
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Gênes fait à Marseille une concurrence terrible. Chaque
année il gagne du terrain. 11 l’emportera probablement
d’une façon définitive dans un avenir plus ou moins rap-
proché.
Marseille a été, au surplus, depuis quelques années le
théâtre de conflits prolongés entre le capital et le travail
qui ont détourné de ce port un grand nombre de navires
et lui ont fait un tort considérable. La longue grève de
1904 notamment, dont on n’a pas perdu le souvenir, a eu
pour elle des conséquences désastreuses.
Si des ports français nous passons à ceux de l’Alle-
magne, l’impression n’est plus la même. On y trouve, il
faut loyalement le reconnaître, une animation, une inten-
sité de vie beaucoup plus considérable.
I)e tous les ports de l’Allemagne contemporaine, celui
qui mérite de fixer tout d’abord l’attention c’est le port de
Hambourg. C’est un des ports du monde dont le mouve-
ment s’est le plus accru depuis un demi- siècle. Il est
actuellement quinze fois ce qu’il était il y a cinquante ans.
Le total des entrées, vers i85o, ne dépassait pas 600 000
tonnes, il est maintenant de plus de 9 millions. Les pro-
grès sont particulièrement sensibles depuis dix ans, en
dépit de la crise économique très grave par laquelle a
passé le nouvel empire et dont les compagnies de naviga-
tion ont forcément ressenti le contre-coup. C’est à 3 mil-
liards et 1/2 de francs que se chiffre le mouvement des
marchandises entrant chaque année à Hambourg. Les
sorties atteignent une somme à peu près égale.
Quinze mille navires, dont plus de la moitié (04 °/0) sont
allemands, entrent chaque année dans le port. Et le ton-
nage à la sortie est un peu plus élevé qu’à l’entrée, ce qui
prouve que les navires qui fréquentent le port de Ham-
bourg y trouvent du fret en abondance.
Les causes de cette marche ascensionnelle sont nom-
breuses.
PORTS DE FRANCE ET DALLEMAGNE.
233
Voici les deux principales :
i° La situation géographique de cette ville ;
2° La façon dont les Allemands ont compris le rôle que
Hambourg pouvait jouer dans la vie de leur pays.
i° Hambourg est le débouché d’une région, la vallée de
l’Elbe, dont une partie au moins a, au point de vue indus-
triel, et depuis longtemps, une importance considérable.
L’Elbe est une voie fluviale de premier ordre, péné-
trant jusqu’au cœur de l’Europe centrale, très bien placée
même le jour où le Danube sera rejoint à la Moldau, pour
drainer une partie des produits de l’Autriche. Aucun de
nos ports français n’est dans une situation géographique
aussi favorable.
2° Les Allemands, avant même que Guillaume II eut
prononcé la parole fameuse : (Jnsere Zukunfl liegt auf dem
Wasser, ont compris l’importance du rôle que la mer allait
jouer dans la vie économique de l’humanité.
Ils ont vu que l’Elbe était une voie naturelle excellente.
Ils ont travaillé avec ardeur à l’améliorer.
Ils ont fixé le lit du fleuve, ils ont pris les précautions
voulues pour parer à la possibilité d’un encombrement, ils
ont cherché à lui assurer de l’eau en toute saison.
Ils ont tendu une chaîne de touage jusqu’à la fron-
tière de Bohême sur un parcours de 720 kilomètres.
Ils se sont enfin préoccupés de relier le bassin de
l’Elbe aux bassins fluviaux voisins, à celui de l’Oder, et
à celui du Weser.
La question de la navigation intérieure a été considérée
par les Allemands comme une œuvre d’utilité nationale au
premier chef. Dès 1869 avaù été constituée une association
— depuis elle a souvent fait parler d’elle — le Central-
verein fur Hebung der deutschen Fluss- und Kancilschiff-
fahrt , qui a étudié entre autres questions :
i° La question du canal du Rhin à l’Elbe ;
2° La question du canal de la Sprée à l’Oder ;
234 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
3° Celle de la jonction du Danube aux lleuves de l’Alle-
magne du Nord (Oder et Elbe).
Une partie des travaux proposés a déjà été exécutée.
Le reste viendra plus tard.
L’effort de cette association a été complété par celui
qui a été fait en même temps pour organiser la batellerie.
Après s’être constitués en fédération, en Verband, les
bateliers de l’Elbe se sont groupés autour des industriels,
et ont reçu d’eux les moyens de lutter contre les chemins
de fer. Ils ont créé un bureau central à Berlin, des écoles
de batellerie et même un brevet [Schiffer patent), qui
est aujourd’hui obligatoire sur l’Elbe et le Rhin.
Ils ont amélioré le matériel, ont construit de grands
chalands longs et larges, de fort tonnage, de peu d’enfon-
cement, qui sont traînés par de puissants remorqueurs,
ayant eux-mêmes un faible tirant d’eau. La plupart ont
des propulseurs à turbines d’un système (Bellingrath-Zeu-
ner) fort apprécié. Il faut des sécheresses exceptionnelles
pour que la navigation soit momentanément interrompue.
Les Hambourgeois ont d’ailleurs considérablement aidé
au développement de leur cité. Ils ont augmenté la
longueur des quais, creusé de nouveaux bassins, créé
l’avant-port de Cuxhaven, établi des magasins considé-
rables et des entrepôts de toutes sortes. Ils ont fait
de Hambourg un port franc, et cette franchise, si elle
n’a pas été, comme certains l’ont prétendu, la cause unique
du merveilleux essor de Hambourg, a contribué du
moins puissamment à sa prospérité. Ce qu’il faut surtout
ne pas perdre de vue lorsqu’on étudie les causes de ce
développement, c’est que la situation de Hambourg a
surtout grandi quand l’Allemagne elle-même est devenue
une grande puissance industrielle, quand elle s’est lancée
à la recherche des marchés du monde, et s’est engagée
avec l’ardeur que vous savez dans le commerce d’expor-
tation.
On peut dire à ce point de vue, avec M. Paul de Rou-
PORTS DE FRANCE ET DALLEMAGNE.
235
siers, que la prospérité de Hambourg est le reflet de la
prospérité de l’Allemagne (1). Le développement de la
richesse de cette ville se rattache au développement de la
vie économique du nouvel empire, et ce serait toute une
étude de l'essor industriel allemand qu’il faudrait entre-
prendre pour bien comprendre le rôle et la fonction
économique du port de Hambourg.
Il faudrait étudier l’ensemble des régions dont Ham-
bourg est le débouché, l’organisation des transports, le
rôle respectif des pouvoirs publics, des particuliers et des
associations, et ne pas oublier de montrer comment les
cartels ont puissamment contribué à développer le com-
merce d’exportation. C’est ainsi, par exemple, que
Hambourg est devenu le grand port d’exportation des
produits chimiques allemands, et que l’essor de l’industrie
chimique, un des plus beaux fleurons de la couronne
industrielle de l’Allemagne, explique certains côtés de
l’activité du port de Hambourg.
M. de Rousiers, qui, dans le beau livre auquel j’ai déjà
fait quelques emprunts, a si bien montré ce que l’Alle-
magne envoie à Hambourg, insiste avec raison sur
les causes qui expliquent le développement de cette
branche si importante de l’industrie, dont on a dit qu’elle
est l’industrie de l’avenir.
Hambourg a résolu aussi la difficile question du fret.
Hambourg n’avait pas de houille, c’est-à-dire peu de
fret lourd à exporter, alors que le fret lourd est nécessaire
à la prospérité d’un port.
Ce sont les produits agricoles qui ont remplacé la
houille. Hambourg exporte le sucre des innombrables
sucreries de la plaine saxonne, de la région de Magde-
bourg, du Brandebourg, même de la Bohême. Elle reçoit
plus d’un million de tonnes de sucre brut, une quantité
(1) Hambourg et V Allemagne contemporaine . Paris, 1902.
236
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d’alcools, de sels (provenant de Stassfurt, et beaucoup de
produits de l’industrie textile.
Hambourg doit aussi une partie de son activité à ce qu’il
est un grand port d’embarquement pour les émigrants.
Après m’être ainsi étendu longuement sur Hambourg,
je ne puis dire qu’un mot des autres ports auxquels
s’appliquent, d’ailleurs, plusieurs des considérations qui
précèdent.
Brême, malgré ses traditions, la richesse de ses arma-
teurs, les quasi-monopoles qu’ils ont su acquérir pour
diverses branches de traffic, n’a pas pris la même impor-
tance que Hambourg. Cela tient en grande partie à ce
quelle manque d 'hinterland.
Le Weser n’est qu’un fleuve secondaire comparé à
l’Elbe.
Cependant, depuis l’entrée de Brême dans le Zollverein
(1888), le mouvement du port a plus que doublé.
Sur la Baltique, je me borne à dire quelques mots de
Stettin. C’est le premier port de la Baltique, et ses progrès
ont été considérables. En 1870, le mouvement du port était
de 800 000 tonnes. Et aujourd’hui il est de quatre mil-
lions. C’est, de plus, un port franc et c’est le plus rapproché
de Berlin. C’est pourquoi l’empereur a approuvé en 1899
les plans d’un canal nouveau qui doit remplacer le canal
de Finow considéré comme insuffisant. Cette création est
regardée comme indispensable pour que Stettin puisse
devenir le véritable débouché de la capitale de l’empire.
C’est à côté de Stettin, à Bredow, qu’ont été installés les
vastes chantiers navals de la Société Vulcan qui ont pris
une importance si considérable et qui appellent notre
attention sur les progrès accomplis en Allemagne par
cette branche de l’industrie. Les chantiers allemands qui,
en 1870, existaient à peine, fabriquent aujourd’hui
i 2 °/0 des navires construits dans le monde. La produc-
tion a dépassé l’an dernier 3oo 000 tonnes dont 101 o3o
PORTS DE FRANCE ET D ALLEMAGNE. 287
dans les chantiers de Stettin et 112 825 dans ceux de
Hambourg.
Ce développement des chantiers est en rapport étroit
avec le développement de la puissance industrielle du
pays. Les Allemands ont compris que la construction des
navires n’est pas une industrie comme les autres, que la
marine marchande est une force énorme d’expansion
commerciale. Ils ont senti que le navire est un précieux
instrument de propagation des produits et de l’influence
d’un pays.
A la prospérité des chantiers correspond aussi celle
des grandes compagnies de navigation ; c’est ainsi que la
Compagnie Hamburg- America a réalisé en 1905 un béné-
fice de 40 000 000 marcs soit 27 °/Q du capital total,
contre 3i 200 000 en 1904. Elle a pu donner cette année
un dividende de 1 1 °/0. Ses amortissements et réserves
n’ont pas été moindres de 24 5oo 000 marcs, ce qui
représente 1 5 , 7 °/0 de la valeur totale de la flotte de cette
compagnie. Elle ne possède pas moins de 147 vapeurs,
jaugeant 692 080 tonnes. Si l’on y ajoute 10 navires en
construction et une importante flottille fluviale, on trouve
un total général de 811 943 tonnes de jauge brute. C’est
presque autant que toute notre flotte marine marchande
française. Ne peut-on en conclure que l’industrie mari-
time bien dirigée est capable d’un excellent rapport? Les
actionnaires qui sont restés fidèles à la Compagnie pen-
dant les douze dernières années ont touché, nous dit
M. Grivot (1), un dividende moyen de 6,8 °/0 par an.
De plus, leurs actions ont acquis une énorme plus-value.
Elle n’est pas inférieure à 59,25 % du capital primitif.
Et d’autres sociétés : le Norddeutscher Lloyd, la Com-
pagnie hambourgeoise sud- américaine, la Compagnie
allemande australienne, le Kosmos, etc., marchent sur
les traces de celle que je viens de citer.
(1) Phare du 8 avril 1006, p. 175.
238
REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ces brèves indications suffisent pour prouver que les
ports allemands sont plus prospères que nos ports fran-
çais. Une première cause d’infériorité pour ceux-ci, c’est
leur éparpillement même. En France il n’existe pas moins
de 69 ports (sans compter les simples ports de pêche qui
portent le total à 417), sur lesquels 42 (sans parler de
l’Algérie) ont les honneurs d’une notice spéciale dans le
Tableau général du commerce et de la navigation. Qua-
rante-deux ports pour lesquels 011 a fait des travaux con-
sidérables, c’est évidemment trop ! 11 eût fallu en sacrifier
les trois quarts pour concentrer les efforts sur les huit
ou dix ports principaux dont on aurait fait les véritables
centres du trafic maritime du pays. En second lieu, un
port est un débouché, et cette vérité semble avoir été un
peu oubliée en France. On ne s’est pas suffisamment
occupé d’améliorer les voies d’accès, les chemins de fer,
surtout les voies navigables, sans parler des routes et
des canaux. On peut ajouter que nos ports français
sont, dans une certaine mesure, victimes de la politique,
d’ailleurs aisée à comprendre, de nos compagnies de
chemins de fer, qui s’efforcent de conserver les marchan-
dises sur leur réseau le plus longtemps qu’elles peuvent.
Les courants les plus longs sont naturellement ceux
qui ont Paris pour objectif — au détriment des courants
transversaux — et il n’y a pas de courants organisés vers
les ports de l’Atlantique, pour le transport avantageux
des marchandises.
La situation difficile dans laquelle se trouvent nos ports
s’explique aussi par la lenteur avec laquelle progresse
notre marine nationale. Ceci tient à des causes multiples
qui 11e peuvent être toutes examinées ici, mais il importe
au moins d’indiquer les principales.
La première de ces causes est le coût élevé des navires.
11 est indispensable pour le progrès du commerce par
mer d’avoir un instrument à bon marché ou tout au moins
pas trop dispendieux.
PORTS DE FRANCE ET D’ALLEMAGNE.
23g
Or, le navire construit dans un chantier français, et cela
pour des raisons qui tiennent à notre vie économique tout
entière, est plus coûteux que le navire construit en Angle-
terre ou en Allemagne.
Sans doute nous avons pu acheter des navires à l’étran-
ger, mais l’expérience a démontré que l’armateur français
est toujours dans une certaine dépendance vis-à-vis des
chantiers français, et c’est là une infériorité incontestable.
En second lieu, les compagnies de navigation françaises
ne sont pas suffisamment puissantes.
Les capitaux en France sont timides, les entreprises de
navigation ne les tentent pas ; nos capitalistes, nos tran-
quilles bourgeois, qui ont sans doute de sérieuses qua-
lités auxquelles il faut rendre hommage, comprennent mal
l’évolution économique contemporaine, et l’importance
croissante du trafic maritime.
Nous n’avons pas trouvé en France, depuis quelques
années, assez d’argent pour l’industrie des armements.
L’industrie des transports maritimes est une de celles qui
permettent le mieux de constater que les Français ne sont
pas assez entreprenants. Leur idéal, c’est d’être « rentiers « .
Il faut bien dire qu’ils n’ont pas été encouragés à se porter
du côté des entreprises maritimes par les pouvoirs publics,
mais c’est là un sujet sur lequel je ne puis insister ici. Je
me contenterai de dire que notre marine n’a pas été
soutenue comme il l’eût fallu par le gouvernement, lequel,
absorbé par toutes sortes de préoccupations, et trop gêné
par la difficulté d’équilibrer les budgets, n’a pas accordé
à notre trafic par mer l’appui dont celui-ci avait besoin.
Lès libéralités mêmes dont la marine a profité, ont été
dispensées sans vue d’ensemble, sans plan nettement arrêté
et poursuivi avec la continuité désirable. L’absence d’esprit
de suite, ici comme ailleurs, a été très préjudiciable à
la France. Et puis notre législation est très défectueuse.
Elle soumet à des conditions très lourdes la compo-
sition du personnel. Ainsi l’équipage doit être composé
240
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pour les 3/4 de marins français ! Au point de vue de leur
entretien et de leur nourriture, il est démontré que nos
armateurs sont plus lourdement chargés que les arma-
teurs étrangers. La différence avec l’Angleterre n’est
pas inférieure à 12 °/0.
Il est enfin une cause plus grave encore que les
précédentes et qui mérite une étude spéciale : c’est la
question du fret.
Nous manquons en France de fret et spécialement de
fret lourd, de matières pondéreuses. Sans doute, notre
industrie et notre exportation de produits fabriqués ont
fait des progrès et il est sorti depuis dix ans par nos ports
plus de marchandises françaises que pendant la période
décennale précédente.
Cet accroissement n’a guère profité à la France. Ce
sont des compagnies étrangères qui en ont recueilli la
plus forte partie. Il faut bien dire que, sous ce rapport,
notre situation géographique est moins favorable qu’on ne
le croit en général. La France se trouve en lisière sur la
partie, du continent la plus avancée vers l’Océan, c’est-
à-dire que beaucoup de nos marchandises forment un fret
complémentaire pour des navires anglais et allemands qui
viennent en passant les chercher dans nos ports. Ces mar-
chandises sont transportées par eux à Anvers, à Rotter-
dam, à Brême, à Hambourg, surtout à Londres, où elles
alimentent ce vaste entrepôt toujours le plus important
du monde.
A elle seule la marine anglaise nous enlève pour 200
millions de francs de marchandises destinées à d’autres
pays. O11 comprend dans ces conditions que le pavillon
français à Hambourg représente à peine 2 °/0 de la navi-
gation totale de ce port. Dans les ports de la Baltique :
Stettin, Danzig, Kônigsberg, Riga, la proportion est
moindre encore.
C’est également par des navires étrangers que se font
en France la plus grande partie des importations que nous
PORTS DE FRANCE ET D ALLEMAGNE.
241
recevons de l’étranger. 26 % seulement des objets que
nous achetons sur les marchés d’outre-mer nous arrivent
par des navires battant pavillon français.
Si sérieuse que soit cependant pour nous la difficulté
d’établir un marché de fret . elle n’est pas insurmontable.
Le mouvement maritime ne se borne pas en effet aux
importations et exportations. Le commerce de transit joue
un rôle chaque jour plus important.
Il y a une foule de marchandises qui n’atteignent le
consommateur qu’après avoir subi une série de prépara-
tions, de mélanges, de triturations de toutes sortes. Or ces
opérations ne se font pas ordinairement dans le pays
d’origine. Les produits sont généralement expédiés à des
commissionnaires de gros installés dans les ports, qui
approprient la marchandise aux goûts et aux besoins de
leurs clients. Il s’ensuit que les chargements ont besoin
d’être groupés. C’est ainsi qu’il y a des ports où se con-
centrent les arrivages de vin, de café, de caoutchouc.
Nous ne nous sommes pas assez occupés de ces groupe-
ments. Et la France était cependant bien située pour servir
de place d’échange et de distribution !
Les inconvénients que nous avons précédemment signa-
lés au point de vue de sa situation géographique pour le
commerce d’importation ou d’exportation directes, se chan-
gent en avantages quand il s’agit du transit.
C’est ici surtout qu’intervient la considération des ports
francs.
L’entrepôt fictif ou l’admission temporaire, s’ils sont
utiles pour l’industrie elle-même, ne servent pas à grand’-
chose au point de vue du transit , et l’absence de port franc
dans notre pays oblige les navires à se détourner de leur
direction naturelle : ils vont plus loin, à Hambourg, par
exemple, où ils trouvent toutes les facilités que ne peuvent
leur donner les ports français. C’est ainsi que nous payons
à l’Allemagne chaque année des commissions considérables .
Une quantité de vins français destinés à tous les pays
111® SÉRIE. T. X. 16
242 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
du monde y sont transportés pour y subir des coupages,
des mélanges et être l’objet de manipulations de toute sorte.
De même les tourteaux oléagineux des usines de Mar-
seille vont à Hambourg où l’on en extrait, avec des pétroles
détaxés, les huiles résiduelles. Ce sont là des constata-
tions d’autant plus affligeantes pour nous que nous étions
parfaitement placés pour être un grand magasin, un
terrain d’échange et de transit.
Je me plais à penser, que dans cette esquisse déjà trop
longue et cependant bien incomplète, j’ai indiqué les prin-
cipales raisons qui expliquent la lenteur avec laquelle se
développent nos ports nationaux. J’espère surtout avoir
provoqué dans vos esprits quelques réflexions utiles et
préparé une discussion dont je serai heureux de faire mon
profit.
G. Blondel.
NOTE COMPLÉMENTAIRE
Il serait contradictoire de vouloir à la fois continuer
cette enquête et tirer déjà des conclusions. Aussi n’est-il
pas question de conclure, mais de totaliser les résultats
acquis, de les grouper pour les saisir d’ensemble. C’est
une tâche délicate, à laquelle il faut se résoudre pourtant,
en vue de la suite de l’enquête.
Ce qui fait la fécondité de la méthode d’observation,
c’est la comparaison des données : l’observation n’est
qu’un moyen au regard de la comparaison qui est elle-
même un moyen au regard d’un but ultérieur qui est la
science. La comparaison révèle des ressemblances, des
différences : il faut expliquer les unes et les autres ; il faut
aussi classer les faits observés, discerner et enchaîner les
causes et les effets. C’est ainsi que se sont constituées les
sciences naturelles, c’est ainsi que doivent se constituer
les sciences sociales.
Après qu’elle a fourni les données comparables, le rôle
de l’observation n’est pas terminé : les observations ini-
tiales en appellent d’autres, les observations vérificatrices,
qui serviront de contrôle aux inductions de l’esprit.
Dans l’ordre d’idées qui est nôtre, la vérification
importe doublement. Elle nous donnera la connaissance
sûre des conditions de la prospérité des ports : c’est le
point de vue de la théorie. Au point de vue pratique, elle
fixera positivement et négativement la politique maritime,
indiquera ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire.
Précisément nous sommes arrivés à ce moment de l’en-
quête où déjà des observations très suggestives ont été
recueillies : elles fournissent des données à rapprocher,
elles permettent d’émettre des vues critiques et de
marquer les points dont la vérification est à rechercher.
Il y a port et port. C’est une vérité qui se trouve dès
244
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l’abord mise en lumière. S’il est trop tôt pour tirer de
l’enquête une classification générale des ports de com-
merce, il n’est pas trop tôt pour constater l’importance
primordiale de l’hinterland (1).
On peut aussi se rendre compte expérimentalement des
principes divers sur lesquels on pourrait fonder les classi-
fications : d’après la position géographique du port, d’après
sa fonction distributive propre, d’après les conditions
dans lesquelles il a été ouvert au trafic.
On aurait ainsi la division géographique et la division
économique (2). Au point de vue de la participation à la
vie économique nationale, les ports de pénétration comme
Hambourg et Anvers sont évidemment les plus intéressants.
Une mention est due ici à la division qu’a établie
M. de Rousiers d'après ses observations personnelles , et,
semble-t-il, en particulier d’après les avatars de la fonction
économique de Hambourg (3). Comme on le verra, cette
classification des ports se trouve rattachée à celle de leurs
fonctions. Le port moderne, selon cette classification, est
au service de son arrière-pays, tandis que le port de jadis
en est isolé.
Les travaux rétrospectifs qui font partie de cette publi-
cation ne confirmeraient pas cette manière de voir, si,
contrairement aux institutions de l’auteur, on voulait y
découvrir un système historique. Ce que M. de Rousiers
a voulu dire, c’est simplement que le commerce de mer
était autrefois plus séparé qu’aujourd’hui du commerce
de terre.
(1) L'hinterlanâ ou l’arrière-pays du port est la portion de territoire que
le port dessert. Son étendue n’est déterminée ni par la géographie, ni par le
droit des gens : elle n’est pas fixe, elle dépend des moyens de communica-
tion naturels ou artificiels. La création d’une voie ferrée peut l'étendre, tout
comme un tarif trop élevé des prix de transport par rail peut la restreindre.
(2) 11 est plus malaisé de qualifier la division des ports selon les circon-
stances qui ont accompagné leur ouverture au commerce. Pourtant l’oppo-
sition entre la création de Barry et la découverte de Beira est flagrante.
(5) Voir Revue économique internationale, décembre 1904, et Réforme
kociale, 1er et 16 septembre 1905.
NOTE COMPLÉMENTAIRE.
24i)
Comme j’entretenais delà question un membre autorisé
de la Société scientifique et qui a été président de la
section de géographie, M. Jules Leclercq me signala une
étude présentée par lui à l’Académie royale de Belgique
sur Le plus ancien entrepôt de commerce (1). Elle a pour
objet le port méridional de Ceylan, connu sous le nom de
Pointe de Galle. Cette ville, une des plus vieilles du
monde, paraît être la Kalah des Arabes, la Tarsis orien-
tale des Phéniciens. C’était un entrepôt, le trait d’union
entre l’Occident et l’Orient, comme le dit M. Leclercq,
mais on y venait chercher aussi les produits du pays, tels
l’ivoire, une des principales productions de Ceylan, les
paons et les singes qui y abondèrent de tout temps.
Les conditions modernes de l’échange, c’est bien évident,
donnent à la fonction régionale du port une prépondérance
quelle ne pouvait avoir jadis. C’est le fait très important
que la classification de M. de Bousiers met en lumière :
ainsi comprise, elle est un outil scientifique très précieux
qu’il est permis de comparer aux classifications dont
l’emploi a été si utile à ceux qui ont fondé les sciences
naturelles.
Il sera intéressant de vérifier par les travaux futurs si
l’évolution, loi de la société économique, à ce qu’il semble,
est aussi la loi que subit la fonction du port. Il y aura là,
à propos d’une fonction économique bien déterminée, un
contrôle précieux de la théorie de l’évolution dans son
application à la vie sociale.
Nous voici seulement au seuil de l’enquête qui est le
sujet de cette note, enquête sur l’enquête. Essayons de
grouper les enseignements qu’on en peut tirer, sinon à
titre de conclusions vérifiées, au moins à titre d’hypothèses.
Pour l’économiste, le port est une richesse à la formation
de laquelle concourent diversement selon les circonstances
(l) Voir Bulletins de l'Académie royale de Belgique, 5e série, t. XXXVll,
2m* partie, n° 1, pp. 58-64. 1899.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la nature, les hommes, le capital (au sens exact de la
langue économique).
Sans doute, cette inégale participation des éléments
indiqués à la formation du port est en relation avec le
développement économique général. Le capital n’y pouvait
jouer jadis le rôle dont il est aujourd’hui capable, qu’il
s’agisse d’approfondir et d’outiller le port, d’établir les
voies ferrées de l’hinterland, etc. Cependant le rôle de la
nature ne passe pas forcément au second plan dans les
ports d’aujourd’hui. Voyez Beira et la description que
nous en donne M. Morisseaux.
Le port de commerce est une richesse productive : qu’il
appartienne à l’Etat, à une municipalité, à une corpora-
tion, à une compagnie, il a ce caractère, plus aisément
saisissable, il est vrai, si l’exploitation du port est une
entreprise privée représentée par des titres négociables.
Le fait que le port a une valeur est alors mis dans une
plus vive lumière.
Valeur échangeable, le port doit répondre à quelque
besoin des hommes, constituer l’apport d’une utilité dans
les relations économiques. La fonction aide à comprendre
l’organe.
Le port est un organe de distribution des biens suscep-
tibles à la fois d’être échangés et déplacés. Il est le point
de contact, le carrefour, si l’on peut ainsi dire, des routes
de terre et des routes de mer.
Partant de là, notre distingué collaborateur M. de
Rousiers a établi cette classification des fonctions des ports
d’aujourd’hui : « Un grand port moderne remplit trois
fonctions bien distinctes et dont chacune est liée à un
ordre de phénomènes différents. Par sa fonction régionale ,
il est lié aux forces productives et à la puissance de
consommation de son arrière-pays. Par sa fonction
industrielle , il est lié à l’esprit d’entreprise de ses habi-
tants et aux facilités de distribution tant terrestres que
maritimes dont il jouit. Par sa fonction commerciale ,
NOTE COMPLÉMENTAIRE.
247
il dépend surtout des avantages de sa situation géogra-
phique maritime et de l’organisation de son marché local. »
Cette classification des modalités de la fonction du port
répond à un but bien déterminé : trouver la raison pour
laquelle une marchandise vient dans un port ou en part.
C’est ce que les statistiques douanières ne permettent pas
de voir d’emblée. Les classifications de la douane,
justifiées au point de vue administratif et fiscal qui est
le leur, font souvent le désespoir des économistes. La
distinction que fait M. de Rousiers leur sera au contraire
d’un grand secours.
Mais, à la prendre pour point de départ, on s’aperçoit
que la fonction du port dépasse les manipulations accom-
plies dans la rade et les bassins et sur les quais. C’est
évident pour la fonction industrielle.
On est ainsi amené à embrasser dans l’étude de la fonc-
tion du port une série de manifestations caractéristiques
de l’activité économique.
Le port d’Anvers, pour prendre cet exemple, est l’orga-
nisme complexe qui distribue chaque année dans le pays
et au delà de nos frontières continentales, et qui expédie
par la voie de la mer des millions de tonnes de marchan-
dises (1).
Dans cette activité la place d’Anvers a une part impor-
tante, par ses commerçants, ses exportateurs, ses agents
maritimes, ses établissements de banque et d’assurance.
Faire abstraction de tout cela, c’est s’interdire la con-
naissance complète et vraie de la fonction du port au
regard de la vie nationale.
En s’aidant des travaux qui forment cette première con-
tribution à l’enquête entreprise par la Société scientifique,
on pourrait établir — provisoirement — - un classement
plus complet.
Ce classement serait rattaché à une idée générale, qui
(1) Pour 1 904 les statistiques officielles évaluent à près de 2 milliards de
francs les marchandises débarquées à Anvers, à 1 800 000 000 francs celles
qui y ont été embarquées.
248
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pourrait être celle-ci : la fonction des ports est distributive
— elle est le fait de tous les ports de commerce — elle
est fondamentalement une.
La classification consistera à noter les diverses modalités
de l’activité économique dans la réalisation de cette fonc-
tion.
On aura ainsi :
Le port centre de manipulations-transbordements : cet
aspect de la fonction distributive du port a été appelé par
MM. Dubois et Theunissen la fonction transitaire.
Le port centre ou siège d’industrie ;
Le port centre d’opérations commerciales ;
Le port centre d’armement et d’affrètement ;
Le port siège d’opérations et d’institutions financières.
Tous les ports n’ont pas cette organisation complexe.
Anvers n’a pas d’armement. Par contre, c’est un centre
important d’atfrètements.
Il n’est peut-être pas superflu de noter que les classi-
fications deMM. Dubois et Theunissen (fonction transitaire
du port et fonction commerciale de la place) et de M. de
Rousiers ne coïncident pas. La fonction régionale de
M. de Rousiers n’est pas la fonction transitaire de
M. Dubois. La fonction commerciale de M. de Rousiers
11’est pas la fonction de la place commerciale définie par
M. Dubois.
Montrons-le par un exemple.
C’est à la fonction de place commerciale que se rat-
tachent les importations de blé à Anvers : pour la grande
part ce blé est. consommé par la population belge. Cette
importation se rattache donc principalement à la fonction
régionale, au sens de la classification établie par
M. de Rousiers.
Autre exemple.
La fonction transitaire pourra consister à transporter
d’un cargo sur un autre des marchandises venant d’outre-
mer et destinées à un port de la mer du Nord ou de la
Baltique. Or, il s’agit bien évidemment ici de la fonction
NOTE COMPLÉMENTAIRE.
249
“ commerciale « au sens donné à cette expression par
M. de Rousiers.
L’interdépendance des fonctions du port a été mise en
lumière, pour Liverpool, par la monographie de M. de
Rousiers. La même démonstration a été faite avec plus
d’abondance, à propos d’Anvers, par MM. Dubois et Theu-
nissen.
Ce point est indiqué aussi par M. Laporte à propos de
Barry qui doit fixer particulièrement l’attention au point
de vue de la méthode.
Le Play étudia les sociétés d’après les procédés qu'il
avait employés pour l’étude des métaux, c’est-à-dire la
recherche, l’isolement des corps simples. Il trouva dans
la famille l’unité sociale élémentaire. C’est la même
méthode qu'il s’agit d’appliquer à l’étude du développe-
ment économique de notre temps et de nos contrées. Il a
paru que ce développement n’était nulle part plus saisis-
sable que dans l’organe principal des échanges entre
nations : le port. Il est vrai que le port est souvent un
organe malaisé à tenir pour élémentaire. Un port qu'on
peut voir naître sera donc particulièrement instructif
à considérer, du moins au début de l’enquête. S’il se
trouve que la fonction de ce port est d’abord simple elle-
même, on aura isolé le corps élémentaire à étudier.
Le port de Barry est de création récente : il ne date
que de 1889.
Sa fonction distributive est aussi simple qu’on peut le
souhaiter. Il reçoit des mines du pays de Galles, par la
voie ferrée, le charbon de soute que de nombreux navires,
arrivés sur lest, viennent y charger.
Cette fonction s’est développée avec une extrême rapi-
dité. Après quinze années d’existence les exportations de
Barry ont dépassé en 1904 les neuf millions de tonnes,
alors qu’il n’a été exporté d’Anvers par mer, pendant la
même année, que cinq millions de tonnes de marchandises.
Pourquoi l La monographie de M. Laporte l’explique
très clairement. Nous voyons la fonction du port s’exercer
25o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sous nos yeux. Chaque tonne de charbon exportée par Barry
représente un bénéfice au moins relatif, un bénéfice par
rapport à l’exportation qui se serait faite par Cardiff où
la rapidité des transbordements n’était pas réalisée, une
économie de temps, d’autant plus appréciable que la célé-
rité est la condition du rendement des grands navires
modernes.
Il se fait que les exportations de Cardiff n’ont pas dimi-
nué, malgré l’ouverture du port de Barry. Celle-ci a donné
lieu à un considérable accroissement de l’extraction de la
houille dans la région desservie par Barry.
Il sera intéressant de constater par la suite — dans un
quart de siècle, par exemple — ce que Barry sera devenu.
On peut presque le prédire en voyant ce qui se passe
déjà. La fonction de Barry tend à se développer, à se
compliquer. L’on voit naître, puis croître peu à peu les
importations. Au lieu d’arriver à Barry sur lest, les
navires, certains navires y apportent des produits qui
trouvent leur utilisation sur place, à Barry même, ou dans
la région minière ; ils fournissent du fret aux -wagons qui
ont conduit le charbon jusqu’au port et s’en retournent...
C’est ainsi que les statistiques ont enregistré en 1904
l’entrée à Barry de 3oo 000 tonnes de bois de mine et de
100 000 tonnes d’autres marchandises : bois de charpente,
matériaux de construction, denrées alimentaires, etc.
L’interdépendance des modes d’activité du port est une
des constatations auxquelles donnent lieu les premiers
travaux de l’enquête. Le fret appelle le fret.
Prenons Anvers.
Les besoins régionaux déterminent des importations
considérables de denrées alimentaires et de matières pre-
mières : de là appel de fret de retour.
Qu'il faille du fret de retour aux navires entrés à Anvers,
c’est si évident que des services réguliers vers les pays
d’outre-mer sont organisés à Anvers, grâce aux navires
irréguliers qui y viennent en grand nombre. Le port d’An-
vers est pourvu abondamment de fret de retour, de fret
NOTE COMPLÉMENTAIRE.
25 1
lourd notamment, de fret encombrant aussi. Dès lors, les
tramps y viennent de préférence et notre pays se trouve
pourvu abondamment et même surabondamment de den-
rées alimentaires d’importation.
Tout cela fait le marché d’Anvers, et contribue à la
prospérité de la place.
Voici qu’on s’y intéresse aux entreprises d’outre-mer :
cultures, établissement de voies ferrées, etc. Le mouvement
des capitaux suit celui des denrées.
Il faut payer les intérêts des capitaux engagés de la
sorte : il en résulte un nouvel élan pour les importations
à Anvers des denrées produites par les pays débiteurs.
On pourrait continuer ce travail d’analyse, souligner,
par exemple, l’intérêt pratique qu’il y a à ce que le transit
par Anvers ne diminue pas : par lui la force centripète de
la place est accrue. Et nous ne parlons ni des industries
du port, ni des institutions financières : les unes et les
autres sont successivement effet et cause. Elles ont été
créées à la suite du développement du trafic anversois,
puis sont devenues à leur tour un élément nouveau et
causal de l’activité des affaires, auxquelles les fabricats
fournissent matière à nouvelles transactions et que les
institutions financières facilitent et développent.
L’intérêt de ces constatations est double.
Elles mettent en lumière l’unité fondamentale de la
fonction du port. Elles sont aussi d’une évidente impor-
tance pratique, ainsi que l’ont montré, pour Anvers,
MM. Dubois et Theunissen.
On a dit que la fonction crée l’organe. A la vérité, il y
a une corrélation nécessaire entre l’organe et la fonction.
Les êtres primitifs ont des fonctions rudimentaires qu’ac-
complissent des organes rudimentaires aussi. La fonction
à la longue transforme et parfait l’organe qui se prête dès
lors pleinement et parfaitement à sa fonction.
Ces vérités physiologiques sont-elles aussi des vérités
sociologiques — et dans le cas qui nous occupe — éco-
nomiques ?
252
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
C’est le port qui fait la navigation, nous a dit un des
rapporteurs. Ceci ne signifie pas seulement que le port est
la condition de la navigation, ce serait presque un truisme ;
il faut entendre que le port appelle la navigation. Se
trouve-t-il une clientèle pour tirer parti des marchandises
débarquées dans le port et fournir du fret de retour, la
navigation est bien près de se développer : les organes
complémentaires du port naîtront sans doute, les voies et
moyens de communication se créeront, par l’ouverture de
routes vers l’hinterland, par l’armement local qui vaudra
au port une zone d’expansion maritime.
Celle-ci — la zone d’expansion maritime — est plus
extensible que celui-là — l’hinterland. Mais la clientèle
de l’hinterland est plus assurée.
L’hinterland est mouvant, au surplus. Le port d’Anvers
qui a vu grandir le sien pourrait le voir se rétrécir un jour.
La domination d’une zone commerciale intérieure
étendue fait défaut aux ports français. Ils se concurrencent
à leur détriment. Leur développement est entravé.
Les ports allemands sont mieux partagés. Si l’on
remarque que les besoins alimentaires et industriels des
habitants de l’hinterland sont un élément essentiel de la
prospérité des ports modernes, on ne peut pas ne pas
prendre en considération la faible natalité française
et l’accroissement énorme de la population de l’Empire
allemand depuis un tiers de siècle.
L’on touche ainsi aux causes morales des phénomènes
économiques, et notre enquête rejoint celle de Le Play :
les vertus familiales qui font les peuples heureux sont, en
fin de compte, un des éléments de la prospérité des ports.
Nous voici presque au terme de ces réflexions. Il reste à se
demander quelle est, d’après les données enregistrées, la loi
de l’activité du port, ou plus simplement, quel est le but
au regard duquel sa fonction n’est elle-même qu’un moyen.
Cherchons les formules les plus simples, les plus fami-
lières. Le transport des marchandises à bon marché, la
réduction du fret (du coût de transport), voilà ce but.
NOTE COMPLÉMENTAIRE.
253
C’est le but en tous cas : que la fonction du port soit
purement transitaire ou que la place commerciale inter-
vienne, achète les marchandises pour les revendre; que
l’acheteur soit un consommateur de l’hinterland ou un
commerçant de la place.
De fait, la recherche du bon marché du fret explique
tout : les combinaisons des frets lourds et des frets encom-
brants, des frets d’aller et de retour, les grandes dimen-
sions des navires d’aujourd’hui, la préférence donnée aux
ports de pénétration, la nécessité des mouillages faciles et
profonds, les engins perfectionnés qui servent aux trans-
bordements.
L’importance du bon marché du fret paraît bien être la
clef des problèmes que les rapporteurs ont rencontrés en
chemin, comme la fortune foudroyante de Barry, l’avenir
de Beira, l’absence d’armement à Anvers, la lenteur avec
laquelle les ports français voient se développer le trafic.
Ceci nous amène à préciser ce qu’est, en définitive, le
bon marché du fret : c’est la mise en action de la loi fon-
damentale de l’économie politique qu’on a appelée la loi
du moindre effort. Cette loi qui domine l’économie de la
circulation et de la répartition des biens comme celle de
leur production, signifie que la recherche du plus grand
effet utile pour sa peine est le fait de l’homme qui poursuit
la satisfaction des besoins matériels selon la raison. Elle
n’est que la raison appliquée , en somme (i).
C’est elle qui fait qu’Anvers, grâce à la clientèle que lui
vaut sa situation géographique, n’a pas eu besoin d’arme-
ment : l’affrètement a suffi.
En elle se résume toute la courte histoire de Barry, pour
reprendre cet exemple. On peut dire que ce port a été créé
pour amener dans les meilleures conditions de prix les
charbons de Galles (c’est-à-dire un fret de retour recherché)
(1) Voir l’introduction h mon étude sur Le Chèque et la Compensation,
Revue des Questions scientifiques, janvier 1902. Tirés à part chez Falk fils,
Bruxelles.
254 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à bord des navires affrétés par les grandes maisons d’ex-
portation de Londres et de Cardiff.
Ce qui fait en fin de compte l’utilité du port, ce par quoi
il contribue au développement économique du pays, c’est
l’abondance de sa fonction distributive qui répand les
marchandises utiles dans la région et qui assure aux pro-
duits de l’industrie nationale le fret d’expédition à bas
prix. Comme on nous l’a montré, même la fonction trans-
itaire est utile en ce qu’elle contribue au fonctionnement
normal de l’organe, en ce quelle l’assouplit en quelque
sorte et le rend plus apte à son rôle essentiel.
Ces réflexions, c’est le port d’Anvers qui les suggère. Il
est un organe de la vie économique qui ne fonctionne
point par le seul jeu des forces naturelles comme celui de
Beira. Si l’on s’est suffisamment familiarisé avec la loi
de l’économie de l’effort, on rattachera sans hésiter à
l’idée d’effort épargné l’effort énorme qui va s’accomplir à
Anvers. Car, si l’on ne se résout à ménager l’accès du
port aux grands navires modernes, à faciliter l’entrée et
la sortie des bassins, bref, à mettre le port en état de
garder sa clientèle, la loi de l’économie de l’effort menace
très sérieusement de la lui faire perdre. Tel est le fait.
L’insuffisance actuelle des voies d’accès aux bassins
a paru manifeste à tous ceux d’entre nous qui se sont
rendus à Anvers le 23 avril. Mais aussi la visite des tra-
vaux en cours d’exécution les a frappés par leur ordon-
nance et leurs proportions grandioses. Ils s’en sont patrio-
tiquement réjouis.
Nous terminons en ne concluant pas. Sans doute il
n’est pas possible de présenter toujours le raisonnement
sous la forme dubitative. Et les constatations soulignées
dans cette note ont été comparées, réunies par des consi-
dérations affirmatives. Mais la méthode nous impose la
prudence. Certaines constatations sont acquises. Quant aux
réflexions, tenons-les pour autant d'hypothèses à vérifier.
Edouard Van der Smissen.
LA SOCIETE SCIENTIFIQUE
AUX FÊTES DU CENTENAIRE DE LE PLAY
La Société scientifique de Bruxelles a rendu dans sa
dernière livraison un solennel hommage à la mémoire de
Frédéric Le Play par la plume autorisée d’un de ses
membres les plus éminents, M . le Ministre d’Etat Beernaert.
Elle a voulu aussi s’associer aux fêtes du centenaire de
l’illustre sociologue : le Conseil général a délégué pour y
assister M. Beernaert, président et M. Van der Smissen,
secrétaire de la cinquième section.
Empêché au dernier moment de se rendre à Paris,
M. Van der Smissen a pu du moins présenter au Congrès
de la Société d’Economie sociale un mémoire qui sera
publié dans le Livre d'Or du Centenaire. Cette communi-
cation a eu pour objet l’application de la méthode des
monographies à l’étude de la fonction économique des
ports maritimes et l’enquête delà Société scientifique.
A la demande des organisateurs du Congrès, M. Beer-
naert, au banquet de clôture, a pris la parole au nom des
adhérents de l’étranger et a rappelé les services inappré-
ciables que la méthode d’observation a rendus à la réforme
sociale.
Il sera agréable à nos confrères et à nos lecteurs de
trouver ici le texte de ce remarquable discours.
« Il est des renommées qui semblent solidement établies,
mais dont l’éclat éphémère ne résiste pas à l’épreuve du
temps. Quelques années suffisent pour qu’autour d’elles
l’oubli se fasse. Il n’en est pas ainsi, ni des illustrations
méritées, ni des choses vraiment grandes. Le recul des
années ne fait que les mettre en lumière, et tel assurément
256
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
est le cas de Le Play. Son œuvre apparaît plus vaste et
plus saine au fur et à mesure que les faits justifient mieux
l’excellence de sa méthode et l’importance sociale des
conséquences qu’elle peut produire. Déjà il est entré dans
la sereine justice de l’histoire, et quelle fête jubilaire plus
enviable que celle qui vient de lui être consacrée !
« Voici cinq jours que Paris — Paris ! — consacre à la
gloire de Le Play. Elle a été célébrée par les hommes les
plus considérables de notre temps, en un long cortège de
disciples et d’admirateurs, et l’on peut dire que l’on a
épuisé pour lui toutes les formules de l’éloge. Vous avez
voulu cependant qu’à ce banquet se fît entendre encore
une voix étrangère, et c’est du délégué de la Société scien-
tifique de Bruxelles que vous avez bien voulu faire choix.
Je vous en remercie pour elle qui appréciera cet honneur
comme il convient. Je vous en remercie aussi pour moi,
bien vivement, puisque vous me donnez ainsi l’occasion
d’exprimer et mon admiration et ma reconnaissance pour
celui que vous me permettrez d’appeler « le plus illustre
des hommes de bien « .
» Vous avez voulu, Mesdames et Messieurs, que cette
fête ne fût pas exclusivement française et vous avez eu
raison, car l’œuvre de votre grand compatriote n’est pas
à vous seuls. Elle avait en vue le bien de tous et appar-
tient au monde. Et nous, les amis du dehors, nous saluons,
nous vénérons la mémoire de Le Play, non seulement
avec l’admiration de disciples, mais avec la reconnais-
sance de débiteurs qui proclament l’influence du Maître,
dans le peu de bien qu’il leur a été donné de faire.
« Ce que je viens de dire est particulièrement vrai de la
Belgique, votre sœur cadette, et plus spécialement de
moi-même. Voici vingt-deux ans que le parti auquel j’ap-
partiens dirige les affaires de la Belgique — longue
période, même dans la vie d’une nation — et durant dix
années, j’eus la responsabilité du gouvernail. Chez nous,
LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE AUX FÊTES DE LE PLAY. 2
comme partout, et aujourd’hui encore, la situation était
troublée et difficile. Tout est remis en question, tout
change, comme la nature après les pluies d’orage. Il y a
un monde d’idées, d’intérêts, de passions, de besoins nou-
veaux, vrais ou factices ; de puissantes aspirations au
bien, de non moins vives sollicitations au mal.
» Ces situations-là, un gouvernement doit savoir les
regarder en face. S’il a pour premier devoir de ne laisser
toucher sous aucun prétexte aux bases éternelles de toute
société, il faut aussi qu’il tienne compte de ce que com-
mandent les faits nouveaux dans l’ordre psychologique
et économique. Il y a toujours des maux à guérir, des
remèdes à trouver, des améliorations à faire, des progrès
à poursuivre. C’est à quoi notre petit pays s’est attaché,
et si — je crois avoir le droit de le dire — nos efforts
n’ont pas été vains, c’est grâce aux idées que Le Play n’a
cessé de défendre, grâce à la méthode dont il a tracé les
lignes avec une si clairvoyante sûreté.
» En 1886, le gouvernement, dont on annonçait bruyam-
ment la chute, lit procéder à travers tout le pays à une
vaste enquête sociale économique. Il voulait voir clair.
On recueillit toutes les plaintes, on en vérifia le fonde-
ment, on écouta les petits comme les grands, en mettant
les intérêts en présence. Ce fut quelque chose comme vos
célèbres Cahiers de 89. Et n’est-ce pas ainsi que Le Play
nous eût conseillé de procéder ? Puis, forts des constata-
tions ainsi faites nous nous mîmes à l’œuvre, et en quel-
ques années, vous le savez, la Belgique a élaboré une
longue série de lois sociales auxquelles, dans un accès de
justice, des adversaires eux-mêmes ont décerné le beau
nom de Code du Travail.
» Je n’ai garde. Mesdames et Messieurs, de vous fatiguer
de leur énumération, mais je puis dire que nous avons
ainsi tenté de réaliser plus d’une idée chère à Le Play, et
notre effort législatif a porté sur les matières les plus
diverses : contrat de travail, conseils d’arbitrage, unions
IIIe SERIE. T. X. 17
258
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
professionnelles, mutualités, pensions de vieillesse, habi-
tations ouvrières, conditions du règlement du travail,
repos dominical, paternité et filiation, réparation des
accidents, que sais-je encore ! Pour veiller à l’exécution
et au développement de cette œuvre complexe et touffue,
nous avons institué un ministère du travail. Et plus d’un
parmi vous ont connu son premier titulaire, le regretté
Nyssens, dont je salue en passant la mémoire.
« Tout à l’heure, Monsieur le président a fait allusion
à mon intervention personnelle à ces choses. Il l’a fait en
termes excessifs et dont je suis vraiment confus. Qu’il
veuille agréer mes remerciements, comme vous tous,
Messieurs, pour l’accueil que vous avez fait à ses paroles
et qui m’a vivement touché.
« Mais il est certain que le mérite de ce qui s’est fait de
bon en Belgique depuis un quart de siècle revient pour
une bonne part à Le Play.
» Toujours, suivant sa méthode, toutes nos mesures ont
été précédées d’une étude attentive des faits, tant à l’étran-
ger que dans le pays. Et en bien des points, nos lois sont
le reflet de sa doctrine. Je ne fais donc en ce moment que
remplir un devoir d’élémentaire reconnaissance, et encore
une fois je m’applaudis d’en avoir l’occasion.
» Quelques mois avant sa mort, Le Play disait, non sans
mélancolie : « Je n’ai pas réalisé l’œuvre dont j’avais
conçu la pensée ». Qui donc peut se vanter d’avoir accom-
pli l’œuvre rêvée ? La vie humaine est si courte et le
progrès est chose si complexe ! Mais, certes, Le Play n’a
pas eu à se plaindre. — Quelle belle existence ! que de
noblesse et d’unité dans l’idée et dans l’effort ! Au milieu
d’une société fière de sa prospérité matérielle, il a, l'un
des premiers, aperçu le péril social et poussé de trop
justes cris d’alarme. L’un des premiers il a réagi contre
des idées qui semblaient passées à l’état d’axiomes ; et,
LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE AUX FÊTES DE LE PLAY. 25g
voyant le mal, il a cherché le remède. Toujours il a fait
preuve de la noble indépendance de l’esprit et du cœur.
» Et vraiment les résultats obtenus seraient-ils à dédai-
gner ? Ne serait-ce rien que d’avoir fondé une école et
suscité un mouvement social absolument désintéressé, et
qui ne fait que commencer ? Qui ne serait fier de la bril-
lante théorie de disciples réunis autour de cette table,
sans compter les innombrables amis du dehors ? Et si la
France est jusqu’ici peu attentive, faudrait-il ne compter
pour rien les sympathies plus actives du dehors, con-
sacrées et réalisées par de nombreuses applications de sa
méthode et de sa doctrine ?
« Et puis, il y a demain. — Demain ! — Demain dont on
peut beaucoup craindre, mais dont on peut aussi beaucoup
espérer, si l’on entre dans les voies indiquées par l’illustre
défunt.
» C’est, Mesdames et Messieurs, du fond du cœur que
j’offre à sa mémoire l’hommage ému de la Belgique recon-
naissante, et plus spécialement de la Société scientifique
de Bruxelles. »
BIBLIOGRAPHIE
I
1. N. I. Lobatchefskij. Zwei geometrische Abhandhmgen,
ans déni Russischen uehersetzt, mit Anmerkungen und mit einer
Biographie des Verfassers von Fr. Engel, in-8° de xvi-476 pp.
avec portrait. Leipzig, Teubner, 1899. Prix : 14 marcs.
2. X. J. Lobatchefskij’s imaginàre Geometrie und Anwen •
dung der imaginaren Geometrie auf einige Intégrale, ans dem
Russischen übersetzt und mit Anmerkungen herausgegeben von
H. Liebmann, in-8° de xi-188 pp. avec 39 figures et 1 planche.
Leipzig, Teubner, 1904. Prix : 8 marcs.
3. Études géométriques sur ta théorie des parallèles, par
N. I. Lobatchewsky, traduit de l’allemand par J. Hoüel, in-8° de
iv-42 pp. (épuisé). Paris, Gauthier-Villars, 1866. Édition fac-
similé 1900. Paris, Hermann. Prix : 5 fr.
4. Pangéométrie ou Précis de Géométrie fondée sur une
théorie générale et rigoureuse des parallèles par N. J. Lobat-
chewsky. Réimpression fac-similé conforme à l’édition originale,
petit in-4° de 63 pp. Paris, A. Herman, 1905. Prix : 5 francs.
I. Lobatchefsky (1793-1856), a trouvé, un peu avant 1826, donc
après Gauss (1816) et Jean Rolyai (1823), mais a publié avant
eux (1829) les principes de cette partie de la géométrie non
euclidienne qui porte son nom. Pendant plus d’un quart de
siècle, il n’a cessé d’attirer l’attention de ses contemporains sur
la nouvelle géométrie, en en exposant les principes en russe, en
français et en allemand. Mais il n’y a guère réussi : de son temps,
il ne semble avoir eu qu’un seul lecteur; il est vrai qu’il en
valait mille, car c’était Gauss lui-même. Gauss fit nommer Lobat-
cbefsky membre de la Société royale de Goettingue et il semble
BIBLIOGRAPHIE.
2Ô1
avoir appris la langue russe surtout pour lire les grands mé-
moires de Lobatchefsky.
Ces mémoires sont restés inconnus ailleurs qu’en Russie,
même après la publication des Œuvres géométriques de Lobat-
chefsky, en 1883-1886, par la Société physico-mathématique de
Kazan, précisément parce qu’ils étaient écrits en russe.
Aujourd’hui, grâce à la publication des ouvrages dont le titre
est en tête de ce compte rendu, l’œuvre entière de Lobatchefsky
est accessible à tous les géomètres, soit en allemand, soit en
français.
Les quatre mémoires traduits en allemand par MM. Engel et
Liebmann contiennent l’ensemble des idées géométriques de
Lobatchefsky, sous une forme développée mais parfois un peu
confuse ; les Recherches géométriques et la Pangéométrie les
renferment en abrégé et sous une forme plus claire, mais moins
complète.
IL Voici une liste des travaux de Lobatchefsky, avec des indi-
cations sur la date de leur publication et sur les traductions qui
en ont été faites.
Exposé direct. 1° En 1829 et 1830, Lobatchefsky fait paraître,
en russe, dans le Messager de Kazan, le Mémoire intitulé :
Sur les premiers principes de la Géométrie.
M. Engel en a donné une traduction allemande en 1899, dans
le volume annoncé en tête de ce compte rendu.
2° De 1835 à 1838, Lobatchefsky publie dans les Mémoires de
Kazan, les Nouveaux principes de Géométrie avec une théorie
complète des parallèles, où il expose tout au long sous forme
synthétique, à partir des notions premières sur l’espace, les
bases du mémoire précédent.
M. Engel eu a fait paraître une traduction allemande presque
complète en 1899, dans le premier volume indiqué plus haut.
M. Mallieux, de son côté, a donné une traduction française des
huit premiers chapitres de ce mémoire, en 1901 (Voir Mathesis,
1901,(3), I, p. 271) (1).
Exposé indirect. En 1835, Lobatchefsky fait, dans les Mé-
moires de Kazan, un autre exposé de ses idées, sous le titre
Géométrie imaginaire ; en 1836, il publie dans le même recueil
les Applications de la géométrie imaginaire à la recherche des
(1) Bien antérieurement, Hoüel avait traduit les Nouveaux principes
en français, mais il 11e trouva pas d’éditeur. Frischauf a eu communi-
cation du manuscrit de Hoüel lorsqu’il écrivit les Elemente der abso-
luten Geornetrie (Leipzig, Teubner, 1876).
202
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
intégrales définies. Ces mémoires sont écrits en langue russe ;
mais il a aussi publié le premier eu français, en 1837, dans le
tome 17 du Journal de Crelle, sous le titre Géométrie ima-
ginaire (1).
JM. Liebmann a traduit en allemand, dans le second volume
annoncé en tête de ce compte rendu, les deux Mémoires russes
dont il vient d'être question et, en outre, quelques pages de
l’article du Journal de Crelle qui ne se trouvent pas dans
l’original russe.
Écrits de propagande. 1° En 1840, Lobatchefsky a publié à
Berlin, en allemand, les Recherches géométriques sur la théorie
des parallèles où il expose, avec beaucoup d’ordre, les premiers
principes de la nouvelle géométrie.
Une seconde édition allemande des Recherches a paru en 1887
chez Mayer et Müller à Berlin ; une traduction française par
Hoüel, à Paris, chez Gauthier-Villars, en 1866, et en 1900 chez
Hermann ; une traduction anglaise par Halsted, à Austin, au
Texas (et aussi à Tokyo) en 1891.
2° Lobatchefsky a donné dans les Mémoires de Kazan, en
russe en 1855, en français en 1856, sous le nom de Pangéomé-
trie, un résumé de beaucoup de ses recherches sur la géométrie.
C’est ce dernier ouvrage dont M. Hermann vient de reproduire
le texte français, en fac-similé. Il a été traduit en italien, en
1867, par Battaglini, en allemand par Liebmann, en 1902 (Leip-
zig, Engelmann).
La Pangéométrie complète les Recherches géométriques, mais
elle n’est pas rédigée avec le même soin.
III. Sommaire des œuvres de Lobatchefsky. A. Exposé direct.
1° Sur les principes de la Géométrie (Traduction d’Engel,
pp. 1-66 ; notes, pp. 238-310). On trouve dans ce premier mémoire
de Lobatchefsky presque toutes ses vues sur la géométrie, mais
souvent sans démonstration.
Introduction : les défauts de la géométrie ordinaire. 1 à 5.
Premières notions fondamentales, surface, ligne, point, sphère,
cercle, plan, droite. 6. Les polyèdres réguliers. 7. Les cas d’éga-
lité des triangles rectilignes ou sphériques. 8. Géométrie eucli-
dienne ; géométrie imaginaire : sécante, parallèle (asymptote).
La fonction F(a) (plus tard TT(a)). 9. Horicycle, horisphère.
10-13. Trigonométrie rectiligne et sphérique au moyen de la fonc-
(1) Nous avons exposé les idées fondamentales de cet article dans
Mathesis, 1897, (2), VII, pp. 112-117, 134-139, 158-161.
BIBLIOGRAPHIE.
263
tion F. Valeur de F. 14. La géométrie est euclidienne pour les
triangles infiniment petits. 15. Comment l’astronomie peut per-
mettre de savoir si la géométrie physique est non euclidienne.
16-23. Équations de la droite, du cercle, de l’horicycle ; mesure
des arcs de courbes, de la circonférence, de l’horicycle ; pro-
priétés des quadrilatères. 24-36. Les aires planes ou courbes.
37-48. Les volumes, avec application à la recherche des
intégrales.
Les notes de M. Engel contiennent un commentaire explicatif
complet de ce premier mémoire de Lobatchefsky, qui, sans ces
notes détaillées, est très difficile à comprendre.
2° Nouveaux principes de la Géométrie (Traduction d’Engel,
pp. 67-236 ; notes, pp. 311-344). Introduction : Critique des ten-
tatives de Legendre et de Bertrand pour démontrer le postu-
lation d’Euclide ; examen des définitions habituelles des pre-
mières notions géométriques (pp. 67-83). I. Premières notions
géométriques, contact, sections, surface, ligne, point, distance,
(pp. 83-93). IL Sphère, cercle, plan, droite (pp. 93-109).
III. Mesure des droites, des angles plans, des angles dièdres
(pp. 110-118). IV. Droites et plans perpendiculaires (pp. 118-133).
V. Mesure des angles solides. Étude des triangles sphériques
(pp. 133 154). VI. Égalités des triangles rectilignes et des
triangles sphériques (pp. 154-165). VIL Droites parallèles (asymp-
totiques) (pp. 165-184). VIII. Horicycle, horisphère, triangle sur
l’horisphère (pp. 185-196). IX. Les fonctions trigonométriques
(pp. 197-206). X. La relation entre l’angle du parallélisme (asymp-
totisme) et la perpendiculaire correspondante (pp. 207-218).
XI. La trigonométrie non euclidienne (pp. 218-235). — Le tra-
ducteur a laissé de côté les chapitres Xïl et XIII, traitant de la
résolution des triangles rectilignes dans la géométrie ordinaire
et de la résolution des triangles sphériques rectangles.
Le commentaire de M. Engel sur les Nouveaux principes est
moins étendu que celui qui est relatif au premier mémoire de
Lobatchefsky, parce que, dans les Nouveaux principes, les
démonstrations sont, en général, suffisamment explicites.
Outre une belle notice sur la vie et les œuvres de Lobatchefsky
(pp. 349-449), l’ouvrage de M. Engel renferme des index très
soignés et diverses notes complémentaires.
B. Exposé indirect. Dans les deux mémoires dont il vient
d’être question, Lobatchefsky déduit des notions premières sur
l’espace, les formules de la trigonométrie non euclidienne, puis
toute la géométrie infinitésimale. Dans le mémoire intitulé
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
264
Géométrie imaginaire (1835, en russe, 1837, en français), il pari
au contraire des formules de la trigonométrie non euclidienne,
dont la compatibilité avec les premières notions géométriques
est presque évidente. Voici un aperçu des matières traitées dans
la Géométrie imaginaire et dans les Applications de la géométrie
à la recherche de quelques intégrales, traduites en allemand par
M. Liebmann
1° Géométrie imaginaire (pp. 1-50 de la traduction de
M. Liebmann). Introduction : les défauts de la Géométrie.
1-3. Trigonométrie non euclidienne. 4. Différentielle d’un arc
de courbe plane. 5. Différentielle d'une aire plane. 6-10. Aire
du cercle; intégrales doubles diverses. 11. Volume et aire
des surfaces courbes. 12. Cas des surfaces de révolution.
13-15. Autres expressions pour le volume de la sphère. 16-20.
Aut res formules de cubatures, avec application au cône asymp-
totique et à la pyramide à faces toutes rectangulaires.
2° Applications à la recherche de quelques intégrales (pp.
51-130 de la traduction de M. Liebmann). I. Préliminaires : for-
mules fondamentales de la trigonométrie non euclidienne. Aire
plane et volume. Intégrale de logcosajeLc. 11. Intégrales trouvées
par transformations simples. III. Cônes finis et cônes asympto-
tiques. IV. Pyramides tinies et pyramides asymptotiques. V.
Liste de cinquante intégrales trouvées au moyen de la géométrie
imaginaire.
11 11’est pas inutile de faire remarquer que Lobatchefsky, pas
plus que Gauss, Bolyai ou aucun autre géomètre, n’est parvenu
à trouver le volume de la pyramide non euclidienne en fonction
explicite de ses côtés, bien qu’il ait attaqué et retourné la
question de toutes les manières.
Dans ses notes (pp. 131-188), M. Liebmann a commenté les
mémoires de Lobatchefsky et il a corrigé un grand nombre de
fautes d’impression et autres qui se trouvent aussi bien dans la
première édition russe (1835-1836) que dans la seconde (1883).
C. Les Recherches géométriqties et la Pangéométrie. 1° Re-
cherches géométriques. Ce court opuscule est le plus clair de
tous ceux qu’ait écrits Lobatchefsky. 1-15. Propositions de la
géométrie qui 11e dépendent pas du postulatum d’Euelide. 16-25.
Définition et propriétés des parallèles (asymptotes) lobatchefs-
kiennes. 26-30. Conséquences diverses ; propriétés de l’angle
d’asymptotisme. 31-34. Horicycle, horisphère. 35-37. Établis-
sement de la trigonométrie lobatchefskienne. Par elle-même,
cette trigonométrie suffit à établir la légitimité de la géométrie
BIBLIOGRAPHIE.
265
non euclidienne (c’est l’idée fondamentale de la Géométrie
imaginaire) .
2° Pangéométrie. 1. Résumé de la partie la plus élémentaire
des Recherches géométriques (pp.279-285). 2. Trigonométrie sphé-
rique établie indépendamment du postuîatum d’Euclide (pp. 285-
292). 3. L’angle a que fait une droite avec la perpendiculaire de
longueur a? abaissée d’un de ses points sur une droite asymptote
de la première est tel que sina chx = 1 (pp. 292-295). 4. Trigo-
nométrie lobatehefskienne (pp. 295-301). 5. Équation du cercle ;
longueur de la circonférence; longueur d’un arc de cercle-limite
(pp. 301-304). 6. Équation de la ligne droite ; quadrilatère birec-
tangle, distance de deux points; expression de la différentielle
d’un arc de courbe (pp. 304-312). 7. Aires planes (pp. 312-323).
8. Aires courbes (pp. 323-333). 9. Volumes (pp. 333-338). 10.
Conclusion : la géométrie euclidienne n’est pas une conséquence
nécessaire de nos notions sur l’espace (pp. 338-340).
IV. Un livre à faire sur Lobatchefsky. Tous les écrits de
Lobatchefsky, à part les Recherches géométriques de 1840, sont
pénibles à lire, pour diverses raisons : 1° ils se superposent et se
supposent partiellement de manière qu’ils renferment beaucoup
de répétitions et en même temps ne peuvent être lus à part
parce qu’ils s’appuient les uns sur les autres. 2° Les subdivisions
et l’ordre des matières traitées n’y sont pas assez accusés ni
assez logiques ; on ne voit goutte dans cette forêt inextricable,
que quand on l’a traversée tout entière, dit Gauss, en exagérant
un peu. 3° Enfin et surtout, Lobatchefsky a des notations détes-
tables, parce qu’il n’emploie pas les fonctions hyperboliques.
Il désigne par F (x) dans son premier mémoire, par TT (x) plus
tard, l’angle a de parallélisme (asyinptotisme) correspondant à
une perpendiculaire x. Lorsqu’il a démontré que sina. dix = 1,
il continue à se servir de la notation a = TT (x) et, par suite, au
lieu de
chx, sha?, thx, cothx, sécha?, cosécha?,
il écrit :
coséc TT ( x ), cot TT(x), cos TT (x), séc TT (a?), sin TT (a?), tang TT (x).
En employant ces notations quand elles ne sont plus néces-
saires, il voile toutes les analogies de la trigonométrie et de la
métrique lobatchef skiennes avec la trigonométrie et la métrique
sphériques.
Nous faisons le vœu qu’un jeune géomètre traduise en nota-
tions modernes, au moyen des fonctions hyperboliques, et fonde
206
REVUE DES. QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en un seul exposé continu, nettement divisé et subdivisé,
l’ensemble des écrits géométriques de Lobatchefsky. Alors et
alors seulement, on saura combien le géomètre de Kazan a
approfondi les premiers principes de la géométrie et comme
il a poussé loin l’étude de la partie de la science dont il est le
principal créateur.
P. Mansion.
II
Sammlung von Formeln und Satze aus de.m Gebiete der
elliptischen Funktionen nebst Anwendungen, von J. Thomae,
Jena. Leipzig, Druck und Verlag von B. G. Teubner, 1905 (ln-4°
cartonné de iv-44 pp.). Prix : 2 marcs 80.
Il existe maintenant plusieurs recueils plus ou moins étendus
de formules de la théorie des fonctions elliptiques. 1° Hoiiel,
dans son Recueil de formules et de tables numériques (Paris,
Gauthier-Villars, 1866), donne, en trente-huit pages, les formules
de la théorie des fonctions thêta, celles qui expriment les prin-
cipales propriétés de snu, cnu, dnu et des intégrales elliptiques
et leurs relations avec les fonctions thêta ; il fait l'application de
ces formules et des tables numériques y relatives, à trois ques-
tions, l’aire de l’ellipsoïde, la longueur de la géodésique d’un
sphéroïde de révolution, le mouvement de rotation d'un corps
solide. 2° L’excellent Abriss einer Théorie der Functionen einer
complexen Verdnderlichen und der Tlietaf miction, de M. Tho-
mae (Dritte Auflage, Halle a. S., Nebert), contient en appendice
une liste de dix pages in-4u de formules relatives aux fonctions
thêta, aux fonctions et aux intégrales elliptiques de Legendre et
de Jacobi. 3° Les ouvrages de MM. Appell et Lacour, de M. L.
Levy, de MM. Tannery et Molk sur les fonctions elliptiques se
terminent tous par des recueils de formules relatives à la fois
aux fonctions de Jacobi et à celles de Weierstrass (8 pages pour
le premier; 9 pour le second, plus des tables; 146 pp. pour le
troisième). De ces trois collections, l’une, celle de MM. Appell et
Lacour, a paru en tirage à part, avec quelques additions, sous le
titre : Principales formules de la théorie des fonctions ellip-
tiques (Paris, Gauthier-Villars, 1900 ; dix pages). 4° M. Schwarz
a publié en 1885, une première édition, en 1893, une seconde
BIBLIOGRAPHIE.
267
édition d’un recueil in-4° intitulé : Forméln und Lehrsàtse zum
débranché der elliptischen Fundionen (Berlin, Reiner), dont
la première partie seule a paru (traduction française par M. Padé,
Paris, Gauthier- Villars, 1894, vm-96 pages). Ce recueil est fait
d’après les leçons sur les fonctions pu, (Tu, de Weierstrass et,
naturellement, les fonctions de Legendre et de Jacobi y sont
à l’arrière-plan.
Les fonctions de Weierstrass se prêtent moins bien que celles
de Legendre et Jacobi aux calculs numériques, et les travaux
d’analyse écrits avec les notations anciennes sont trop importants
et trop nombreux pour qu’on puisse réduire la théorie des fonc-
tions elliptiques aux fonctions de Weierstrass. C’est pourquoi
M. Thomae a cru devoir publier à son tour un recueil de formules
et de théorèmes complément de celui de Schwarz. C’est celui
que nous annonçons.
Comme le livre de M. Schwarz, celui de M. Thomae contient
plus que son titre ne le promet. En réalité, c’est l’esquisse très
concise, mais très complète, d’un cours sur les fonctions ellip-
tiques de Legendre et de Jacobi. Il se divise en deux parties :
Théorie, Applications.
La première partie traite d’abord des propriétés fondamen-
tales des fonctions thêta (§§ 1 à 8) : Définitions, zéro, facteurs,
périodicité, relation entre k et q, théorème d’addition, transfor-
mation simple du quatrième ordre, relation de Jacobi entre
quatre thêta. Vient ensuite l’étude des fonctions snu, cnn, dnu
(§§ 9 à 21) : définition par les fonctions thêta, périodicité, valeurs
remarquables, théorème d’addition, dérivation, théorèmes de
Liouville, variation de ces fonctions quand k est réel, ou imagi-
naire ; transformation simple ; transformation de Landen ; quel-
ques paragraphes sur l’expression de q en k et le calcul de K ou
de la variable quand le module et snu sont donnés (§ 13, 20).
Les §§ 22 à 27 sont consacrés aux intégrales de seconde espèce
sous diverses formes, les §§ 28 et 29 à celles de troisième espèce.
Dans les suivants (30 à 36), l’auteur s’occupe de la réduction des
intégrales elliptiques quelconques aux formes normales de
Legendre, de Riemann et de Weierstrass. Enfin, les derniers
paragraphes de la première partie (37 à 42) traitent des équations
modulaires, des intégrales F, E de Legendre, de la moyenne
arithmético-géométrique de Gauss, de u comme fonction de snu
et D(s»ït,), de quelques cas où la somme de deux intégrales du
troisième ordre s’exprime au moyen d’une autre intégrale du
troisième ordre, de log snu, log cnu, log dnu, etc.
268
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La seconde partie est un recueil des applications les plus
intéressantes de la théorie des fonctions elliptiques, plus riche
qu'aucun des traités que nous connaissions ; on regrette seule-
ment de ne pas y trouver la surface de l’ellipsoïde. 1. Pendule
circulaire. 2. Pendule parabolique. 3. Arc d’ellipse. 4. Pendule
sphérique. 5. Longueur et aire de l’ellipse sphérique. 6-9. Con-
struction de Jacobi pour le théorème de l’addition ; problème de
la fermeture du polygone de Poncelet. 10. Addition et division
des arcs de lemniscate. 11-15. Représentations diverses (ellipse,
rectangle, carré dans le cercle ; triangle isoscèle dans un demi-
plan : parallélogramme dans un anneau circulaire). 16. Potentiel
logarithmique. 17. Surface minima de Schwarz. 18. Surface
élastique. 19. Ligne géodésique d’un ellipsoïde. 20. Application
des théorèmes de Liouville à une cubique.
L’auteur a cru devoir abandonner les notations de Guder-
mann, snu, cnu, dnu, etc., qui, de fait, sont pourtant presque
universellement employées ; il les remplace par sau, eau, dau ;
ensuite, au lieu de sa( — u), il écrit sa — te en supprimant les paren-
thèses! 11 introduit aussi la fonction jau qui est égale à ( k’snu :
dnu). Nous doutons fort que ces innovations aient du succès et,
à la place de l’auteur, nous les abandonnerions quand une
seconde édition de son excellent recueil sera nécessaire. Selon
nous, le polymorphisme des notations aussi bien dans la théorie
des fonctions elliptiques de Legendre et de Jacobi que dans
celle de Weierstrass est un des obstacles à la diffusion de cette
partie de l’analyse.
P. Mansion.
III
Methodik der elementaren Arithmetik in Verbindung mit
algebraischer Analysis von Dr Max Simon. Mit 9 Textfiguren.
Un vol. in-8° de vi-108 pages. — Leipzig und Berlin, B. G.
Teulmer, 1906.
La Méthode d' Arithmétique élémentaire de M. Max Simon est
bien plus un cours de pédagogie qu’un vrai traité d’arithmé-
tique. L’auteur nous y donne le texte de ses leçons à l’université
de l’empereur Guillaume, pendant le semestre d’été 1904. Son
but était d’initier les étudiants à l’enseignement de l’arithmé-
BIBLIOGRAPHIE.
269
tique et de l’algèbre dans les neuf classes des hautes Écoles
et de leur apprendre à procéder méthodiquement et par degrés.
L’ouvrage se compose de deux parties parallèles : la généra-
lisation de la notion du nombre, depuis le simple concept du
nombre jusqu’à celui du nombre complexe ; la résolution algé-
brique des équations.
Le concept du nombre développable en série et le calcul de
ces nombres ont été l’objet d’une attention spéciale. L’auteur
s’attache à la méthode de Georg Cantor, supérieure, à son avis,
à celles de Dedekind et de Weierstrass.
Tout le volume de M. Max Simon est des plus intéressants,
plein de remarques de bon sens.
Autre qualité bien rare : M. Max Simon multiplie partout les
notions historiques; et ces notions, toujours heureusement choi-
sies, sont aussi toujours très exactes, mérite qui vaut bien la
peine d’être signalé.
Voici le plan de l’auteur :
Introduction. 1° Nombre et nombres. 2° Addition. 3° Sous-
traction. 4° Introduction des quantités négatives.
Opérations du 2d degré. 5° Multiplication. 6" Division. 7° Cal-
cul des fractions. 8° Calcul décimal. 9° Calcul des nombres con-
crets. 10° Équations du lr degré. 11° Calcul des nombres déve-
loppables en séries.
Opérations du 3e degré. 12° Puissance et racines. 13° Équa-
tions quadratiques. 14° Logarithmes. 15° Théorème du binôme.
16° Équations cubiques. 17° Nombres complexes. 18'" Complé-
ment de la théorie des équations du 3e degré. Les équations des
4e et 5e degrés. 19° Fonction exponentielle. 20° Les logarithmes
naturels.
H. B.
IV
GrUNDRISS EINER ANAEYTISCHEN GEOMETRIE DER EBENE VOI1
J. Thomae in Jena. Mit 8 Figuren im Text. Un vol. in-8° de x-184
pages. — Leipzig, B. G. Teubner, 1905.
La préface du professeur d’Iéna fait bien connaître le but et
l’esprit de son livre. Je la traduis, mais un peu librement.
“ Pour aider mes élèves, dans mes leçons de Géométrie ana-
27°
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lytique plane, dit-il, je me suis contenté, pendant bien des années,
de leur mettre entre les mains un simple squelette, composé de
l’énoncé des propositions et d’un très court aperçu de leurs
démonstrations. Les exemplaires du sqtielette sont épuisés.
Cédant au désir de mes amis, je l’édite en le développant un
peu. Mon intention n’est pas de rendre ainsi l’explication orale
superflue, mais je veux mettre les étudiants à même de suivre
la leçon, sans la préoccupation distrayante de notes à prendre,
préoccupation qui rend souvent la classe pénible à suivre.
„ Mon Précis comprend la géométrie du point, de la droite et
du plan. Dans cette dernière, j’ai soumis les coniques, la colli-
néation et la dualité à une discussion approfondie. De nos jours,
les élèves connaissent bon nombre des propriétés des coniques
définies par leurs équations rapportées à des axes de coordon-
nées. Après avoir étudié à fond le cercle, il est donc permis de
passer immédiatement aux équations des coniques sous leur
forme la plus générale. A mon ouvrage est jointe une table
analytique des matières. Le lecteur qui se donnera la peine
de la consulter, sera vite renseigné sur les sujets traités.
„ Un Précis ayant pour objet une matière souvent rebattue
ne peut guère prétendre à la nouveauté. 11 y aurait cependant,
j’aime à le croire, exagération à dire que mon opuscule ne con-
tient rien de neuf. Toutefois, mon but principal a été d’y suivre
toujours un ordre très systématique. Les propositions élémen-
taires de la Géométrie projective doivent, d’après moi, marcher
de pair avec les propositions de la Géométrie analytique. Je les
ai démontrées par la voie analytique. Au surplus, je n’ai pas
négligé les propriétés métriques.
„ Mon ouvrage était déjà sous presse, quand j’eus connaissance
des Leçons de Géométrie analytique de MM. Heffter et Kôhler
qui venaient de paraître chez mon éditeur. Les auteurs de ces
Leçons passent, comme moi, de la Géométrie à une dimension,
à celle à deux dimensions. Pour moi, voilà tantôt vingt ans que
je suis cette méthode. Nos ouvrages se rencontrent, naturelle-
ment, en bien des points. C’est la conséquence nécessaire de
l’identité des sujets traités. Entre les Leçons de MM. Heffter et
Kôhler et mon Précis il y a cependant une différence importante.
Le Précis ne se contente pas de classer, il étudie les construc-
tions. Consultez au contraire, au mot Construction, la table
analytique des matières des Leçons , vous n’y trouverez qu’un
seul renvoi : la construction du quatrième rayon d’un faisceau
harmonique dont trois rayons sont donnés.
BIBLIOGRAPHIE.
271
„ Puisse mon Précis remplir le but pour lequel il a été écrit !
Puisse-t il faciliter aux élèves l’étude de la Géométrie analytique
et de la Géométrie projective ! „
Les chapitres du Précis de M. Thomae n’ont pas de numéros
d’ordre. Je crois utile de les ajouter.
1° Introduction. 2° La Géométrie sur une droite et sur un
faisceau. 3° Coordonnées points, dans le plan. 4° Dualité et
coordonnées lignes. 5° Des Déterminants. 6° Classification des
Coniques. Diamètres conjugués. 7° Propriétés métriques des
Coniques. 8° Coniques passant par cinq points. 9° Similitude des
Coniques. 10° Pôles et polaires. Dualité. 11° Collinéation. 12°
Théorèmes et propositions complémentaires,
H. B.
V
Étude sur les Assurances-Vie. Calcul des primes suivant la
notation des Actuaires, par Jean Schul, S. J. .professeur d’algèbre
financière à l’École supérieure de commerce Saint-Ignace, à
Anvers. Un vol. in- 12 de vn-69 pages. — Bruxelles, Polleuuis et
Ceuterick, 1906.
Il y a quelques années, le Bulletin de la Société des Actuaires
belges (1) attirait l’attention sur la nécessité de donner aux
futurs instituteurs des notions élémentaires de science actua-
rielle. Il y a, en effet, certaines préventions à l’endroit des
œuvres de prévoyance, certaines objections spécieuses tirées de
l’idée de profits exagérés et illicites réalisés par les sociétés
d’assurances, que l’on 11e peut vaincre ou rétorquer sans possé-
der une connaissance exacte des principes du calcul des proba-
bilités, sans joindre à des arguments d’ordre moral des arguments
de pur raisonnement. Il y a une autre raison à diffuser la science
des actuaires, à en extraire les choses les plus essentielles, celles
qui sont d’une application quotidienne et ordinaire : le nombre
de ceux qui sont appelés, soit directement, soit indirectement, à
s’occuper de la prévoyance sous ses différentes formes 11’a cessé
et 11e cessera encore de s’accroître. A cet égard, certaines lois
sociales, lois sur les pensions de vieillesse, lois sur les accidents
(1) Bulletin de la Société des Actuaires belges, 15 juin 1S99.
272
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
du travail, lois sur les mutualités, out imposé par intérêt ou par
devoir professionnel aux chefs d’industrie et à de nombreux
fonctionnaires des connaissances nouvelles. Évidemment, il 11e
faut pas exagérer et considérer la science des actuaires comme
une panacée. Au IVe Congrès international d’actuaires, tenu à
New-York, en 1903, l’un des rapporteurs américains estimait
que l’étude scientifique des questions relatives à la prévoyance
serait utile aux étudiants en droit et en théologie, en ce sens
qu’elle les mettrait constamment en présence de rapports de
causes à effets. On peut être assez surpris de voir la théologie
en cette affaire. Mais parlons sérieusement.
A l’Université de Gottingen on a institué des cours embrassant
tout ce que doivent connaître les actuaires : économie politique,
statistique, jurisprudence, etc. ; après avoir fréquenté ces cours
pendant deux années, on peut acquérir le diplôme d’expert
d’assurances de l’État. Dans certaines Écoles supérieures de com-
merce de l’Allemagne, à Aix-la-Chapelle, à Cologne, à Dresde,
à Francfort-sur-Mein, on enseigne la théorie et la pratique des
assurances sur la vie.
Partout les organismes d’assurances s’accroissent avec rapi-
dité, demandant pour leur fonctionnement un personnel de plus
en plus nombreux. Au 1er janvier dernier, l’on comptait en
Belgique 336 compagnies, dont 86 pour les incendies, 72 pour les
accidents, 112 pour les assurances-vie, 9 pour la mortalité du
bétail, 57 pour des objets divers : bris de glaces, vol, grêle,
etc... (1).
En matière d’actuariat, il y a les spécialistes, les dirigeants,
c’est le petit nombre : il y a aussi un notable contingent
d’adjoints et la grande masse des exécutants. Beaucoup de jeunes
gens ont devant eux une carrière, laquelle, de caractère vague
il y a quelques années encore, s’est aujourd’hui précisée et
demande que l’on soit bien préparé à y entrer.
La science actuarielle est une application du calcul des proba-
bilités, application devenue possible lorsque la statistique a
fourni les indications nécessaires à l’appréciation de la fréquence
des risques qu’il s’agissait de couvrir. Cette science est conden-
sée dans le Text-Book de l’Institut des actuaires de Londres (2),
(1) Le Moniteur des Assurances belges et étrangères, 10 février 1906.
(2) Text-Book de l’Institut des actuaires de Londres, contenant la théorie
de l’intérêt des annuités viagères et des assurances sur la vie avec leurs
applications pratiques. Traduit de l’anglais par Amédée Begault, ancien
officier d’artillerie, actuaire de la Compagnie belge des assurances géné-
rales. Bruxelles, Bruylant-Christophe et C*e, 1894.
BIBLIOGRAPHIE.
273
ouvrage classique qui fait autorité et dont la valeur n’est dépas-
sée par aucun autre. Mais sa lecture est longue, elle n’est pas à
la portée de tous ; ce n’est point le livre des novices et des
écoliers. Il faut pour l’enseignement des manuels qui, s’inspirant
des principes et des règles contenus dans le Text-Book, exposent
d’une façon claire, exacte et méthodique les préliminaires de la
science actuarielle, en résument les applications, en donnent les
formules usuelles. Se plaçant à ce point de vue, le R. P. Schul,
professeur d’algèbre financière à l’Ecole supérieure de commerce
Saint-Ignace, à Anvers, a eu l’heureuse inspiration d’écrire à
l’intention de ses élèves — mais bien d’autres en profiteront —
une étude sur les assurances-vie qui contient le calcul des primes
suivant la notation universelle des actuaires.
On pourrait croire la question de notation assez indifférente,
il n’en est rien. Les applications de la science actuarielle sont
multiples et complexes ; par raison de synthèse, de rapidité et
de facilité de calcul, on a cherché à représenter les données et.
les résultats par des signes qui fussent d’un emploi général et
formassent dans leur ensemble un alphabet particulier admis dans
tous les pays. Pour des motifs analogues, le Congrès d’électricité
de 1881 a fixé les unités électriques. C’est en 1895, au premier
Congrès international d’actuaires(l),què l’adoption d’une notation
universelle fut proposée. En 1898, au deuxième Congrès (2), l’on
fit choix de la notation de l’Institut des actuaires de Londres.
En employant cette notation dans son manuel, le R. P. Schul a
mis dans la main de ceux de ses élèves qui chercheraient car-
rière dans les compagnies d’assurances un outil réellement
pratique.
La lecture de l’ouvrage du jeune et distingué professeur de
l’Institut Saint-Ignace se recommande à tous ceux qu'intéressent
les questions de prévoyance. J’en donne ci-après la table des
matières ; les intitulés des paragraphes montreront de quelles
combinaisons diverses s’occupe aujourd’hui la science actuarielle,
qui, pour la cinquième fois en onze ans, va tenir prochainement
ses assises solennelles (8).
(1) Premier Congrès international d’actuaires , Bruxelles, 2-6 sep-
tembre 1895. Documents, 2e édit. Bruxelles, Bruylant-Christophe et C'e,
1900.
(2) Transactions ofthe Second International Actuariat Congress, may
16-20, 1898. London, Charles and Edwin Layton, 1899.
(3) Les Congrès internationaux d’actuaires se sont tenus à Bruxelles,
en 1895, à Londres, en 1898, à Paris, en 1900, à New- York, en 1903 ;
le cinquième se tiendra à Berlin au mois de septembre de cette année.
IIIe SÉRIE. T. X. 18
274
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Première partie. — Notions générales sur les assurances-vie.
Deuxième partie. — Étude mathématique des primes.
Chapitre I. — Assurances sur une tête. — Assurance-vie
entière. — Assurance-vie entière à prime temporaire. — Assu-
rance différée à prime temporaire. — Assurance temporaire. —
Assurance différée temporaire. — Assurance mixte. — Assurance
à terme fixe. — Assurance mixte à capital doublé. — Assurance
avec participation aux bénéfices. — Calcul des chargements. —
Valeur d’une police à une époque donnée. — Valeur d’une police
libérée. — Assurances payables au décès. — Primes.
Chapitre II. — Rentes viagères sur une tête. — Rente viagère
immédiate.— Rente viagère différée. — Rente viagère temporaire
immédiate. — Rente viagère temporaire différée.
Chapitre III. — Relations entre les assurances-vie et les rentes
viagères.
Chapitre IV. — Opérations sur deux têtes.
Section 1. — Rentes viagères. — Rente viagère immédiate sur
deux têtes. — Rente viagère différée sur deux têtes. — Rente
viagère temporaire sur deux têtes. — Rente temporaire différée
sur deux têtes.
Section 2. — Assurances-vie. — - Assurance-vie entière immé-
diate d'un groupe de deux têtes. — Assurance différée sur deux
têtes. — Assurance temporaire sur deux têtes. — Assurance
différée temporaire sur deux têtes. — Assurance mixte sur deux
têtes. — Prime annuelle d’une assurance sur deux têtes.
Section 3. — Annuités de survie. — Annuité de survie. —
Annuité de survie immédiate. — Annuité de survie différée. —
Annuité de survie temporaire.
Section 4. — Assurance dotale.
Appendice. — Résumé des primes comprenant une représen-
tation graphique des contrats d’assurances-vie et des rentes
viagères sur une tête.
C. Beaujean.
VI
Karl Schellbach. Rückblick auf sein wissenschaftliches
Leben nebst zwei Schriften aus seinem Nachlass und Briefen
von Jacobi, Joachimsthal und Weierstrass herausgegeben von
Félix Müller, mit einem Bildnis Karl Schellbachs. Un vol.
BIBLIOGRAPHIE. 2"]5
in-8° de 86 pages et un portrait hors texte. — Leipzig, B. G.
Teubner, 1905 (1).
C’est avec curiosité que j’ai ouvert ce volume. Tout un fas-
cicule des Abhandlungen zur Geschichte der mathematischen
Wissenschaften consacré à Schellbach ! Un nom si peu connu
occupant tant de place dans une collection de l’importance des
Abhandlungen !
En dehors de l’Aile magne, que savait-on de Charles Schellbach?
Il avait écrit de nombreux articles sur des questions de
mathématiques assez diverses, et sa signature se lisait souvent
dans les Revues allemandes. Il était aussi l’auteur d’un grand
ouvrage, Die Lehre von den elliptischen Integralen und den
Theta-Funktionen (Berlin, G. Reimer, X-440 pp.). Enfin et
surtout, quand, à la mort de Crelle (6 octobre 1855), C. W.
Borchardt prit la direction du Journal für die reine und an-
gewandte Mathematik, ou put lire pendant plusieurs années
sous la signature du rédacteur en chef, les mots : “ miter Mit-
wirkung von Steiner, Schellbach, Kummer, Kronecker und
Weierstrass „. N’importe, le nom de Schellhach semblait pâlir à
côté des noms illustres imprimés sur la même ligne. Schellbach,
la chose était notoire, n’était membre d’aucune grande Acadé-
mie, pas même de celle de sa patrie.
Cette exclusion, nous dit M. Félix Millier, était un vrai préjugé
de caste. Schellbach appartint toujours à l’enseignement moyen.
L’Académie eut cru déroger en admettant dans son sein un pro-
fesseur de cet enseignement, quel que fîit d’ailleurs le mérite du
savant. Peu importe la raison, Schellbach n’y a rien perdu ;
membre de l’Académie de Berlin, son heureuse influence sur
l’enseignement moyen n’en fût pas moins restée son vrai titre
de gloire.
Charles Schellbach naquit le 25 décembre 1804 et mourut le
1er avril 1889. Mathématicien, il eut un talent particulier pour
dénouer les problèmes embrouillés et épineux, les rendre acces-
sibles à tous, les faire entrer dans l’enseignement courant, en un
mot, les rendre classiques en les mettant en pleine lumière.
Organisateur des études, son action fut excellente. Il eut l’art
d’intéresser plusieurs fois à ses projets de réforme le prince et
( 1 ) Ce volume forme le premier fascicule du tome 20 des Abhandlungen
zur Geschichte der mathematischen Wissenschaften mit Einschluss
ihrer Anwendungen begriindet von Moritz Cantor.
276
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la princesse royale de Prusse. Grâce à leur puissant concours,
il put faire adopter les mesures les plus utiles. 11 avait même
rêvé de doter Berlin d’un Institut scientifique créé sur le modèle
de l’Ecole Polytechnique de Paris. Ce projet n’aboutit pas, mais
M. Félix Müller nous donne, en appendice, le rapport très étudié
que Schellbach avait écrit dans ce but.
L ’ Aperçu sur la vie scientifique de Charles Schellbach est
lui-même un résumé; nous ne pouvons songer à le résumer
davantage sans lui enlever tout intérêt, mais nous voudrions en
avoir dit assez pour engager à le lire.
L’auteur divise son travail en deux parties :
Dans la première il nous donne un exposé succinct des réformes
que Schellbach introduisit dans l’enseignement moyen, ainsi que
l'analyse de ses principaux mémoires. La seconde partie contient
des pièces justificatives. Ces pièces sont au nombre de sept : le
rapport sur la fondation d’un Institut des sciences, à Berlin, dont
nous venons de parler ; une dissertation de Schellbach “ Sur
l’utilité et l’importance des mathématiques „ ; enfin cinq lettres
inédites adressées à notre savant par des correspondants illustres,
Jacobi (1), Joachimsthal (2), Weierstrass (2). La première des
deux lettres de Weierstrass, datée du 10 octobre 1860, est la
plus curieuse. On y trouve la démonstration analytique d'un
théorème de Steiner.
En tète de son volume, M. Félix Müller nous donne un beau
portrait de Schellbach.
H. Bosmans, S. J.
VII
Bellixo Carrara, S. J., Professore di Calcolo Infinitésimale
nell’ Università Gregoriana. L’ u Unicuique suum „, a Galileo,
Fabricius e Scheiner nella scoperta delle macchie solari. Un vol.
in-4° de v-183 pages. — Borna, Cuggiani, 1906 (1).
Dans la livraison de janvier 1904 de cette Bevue, rendant
compte de l'ouvrage du P. Schreiber, S. J., intitulé : P. Christoph
Scheiner, S. J., und seine Sonnenbeobachtungen, je disais (2) :
(1) Tirage à part d’un mémoire publié dans les tomes XXIII et XXIV
des Memorie della Pontificia Accademia Romana dei Nuovi Lincei.
(2) Tome LV. pp. 298-299.
BIBLIOGRAPHIE.
277
“ Le P. Schreiber s’en tient à l’analyse de la Rosa Ursina
sans entrer dans les querelles de priorité qn’elle soulève entre
les partisans de Galilée, de Scheiner et de Fabricius. Galilée a
été trop bien défendu par M. Favaro dans l 'Édition nationale
des Œuvres de Galilée (Florence. 1895, t. V, pp. 9-19) pour
qu'il soit nécessaire de transcrire ici les titres des autres articles
écrits en sa faveur. A ceux qui voudraient connaître les droits
de Scheiner, j’indiquerai sa biographie : Christoph Scheiner als
Mathematiker, Physiker und Astronom, Bamberg, 1891, par
A. von Braunmühl, qui forme le 24e volume de la Bayerische
Bibliothek. Enfin la cause de Fabricius a été plaidée par
Gerhard Berthold dans une brochure intitulée : Ber Magister
Fabricius und die Sonnenflecken nebst einem Excurse über
David Fabricius, Leipzig, 1894. Berthold y réédite (pp. 29-38)
la partie principale du rarissime opuscule Joh. Fàbricii Phrysii
de maculis in sole observatis... Witebergae... M.DC.XI. „
Le P. Carrara reprend aujourd’hui ce vieux problème, poul-
ie discuter de nouveau sous toutes ses faces. Outre les sources
d’informations nommées ci-dessus dans ma note, l’auteur puise
à d’autres encore. Il en résulte un travail d’ensemble très
curieux. A propos de cette étude des sources, j’ai regretté
cependant de 11e pas y avoir trouvé l’analyse approfondie du
Prodromus de Scheiner. Je 11’en fais pas de reproche à l’auteur.
Le Proclromus est rarissime, et quelques-unes des plus grandes
bibliothèques de l’Europe, le British Muséum, par exemple, 11e le
possèdent pas. Le P. Carrara est parfaitement excusable de 11e
pas l'avoir rencontré. J’en connais un exemplaire à la Biblio-
thèque royale de Belgique (1), et M. Favaro en a signalé un
autre à l'Observatoire de Brera à Milan (2). Voici pourquoi j’eusse
(1) Il est coté V. 5184. En voici le titre : Prodromes pro sole mobili et
terra stabili, contra academicvm florentinvm G-alilœum a Galilœis
avtliore R. P. Christophoro Scheinero Societatis Iesv, ante annos 20. et
amplivs elvcvbratvs, qvi nvnc primvm in pvblicam Ivcem prodit svb
avspiciis Ferdmandi III Ccesaris Avgvstissimi . Anno 1651. Les
PP. De Backer et Sommervogel ns l'ont jamais vu (Bibliothèque de
la Compagnie de Jésus... Nouvelle édition. Tome VII, Bruxelles, 1896,
col. 740).
Le Prodromus est un in-folio de (xn) P20 pages, contenant 17 belles
planches hors texte, dans le genre de celles de la Rosa Ursina. Il est
divisé en trois livres, comprenant respectivement 28,20 et 15 chapitres.
(2) Bibliografia Galileiana (1568-1895). Raccolta ed illustrata da
A. Carli ed A. Favaro. Roma, 1896, p 60. — Cet ouvrage forme le
tome XVI d’une collection de catalogues intitulée Indici e catalogi et
publiée par le Ministère de l’Instruction publique du Royaume d'Italie.
278
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
voulu, disons mieux, je voudrais — car il n’est pas trop tard
pour le faire — que le P. Carrara en entreprît l’analyse.
Le Prodromus de Scheiner est un pamphlet, mais un pam-
phlet posthume. L’auteur l’écrivit dans un moment de colère,
puis le laissa enfoui dans ses papiers. Ecrire est parfois un
excellent calmant, surtout quand on est assez maître de soi
pour écrire sans publier. A la mort du Jésuite, des amis mal-
adroits décou vriient le Prodromus et le firent imprimer. La
gloire de Scheiner n’y a guère gagné. Les quelques observa-
tions de taches du soleil décrites dans le Prodromus ajoutent
assez peu de chose à celles de la Rosa Ursina, mais le ton
passionné de l’auteur prévient contre lui. Le Prodromus est
comme le dernier épilogue de la querelle Scheiner-Galilée. Sa
lecture ne vient pas modifier l’opinion qu’on s’en fait d’ailleurs.
Elle 11e change pas les conclusions du P. Carrara. Mais, après
avoir consacré ISO pages in-4° à résoudre sous tous les aspects
le problème de la découverte des taches du soleil, il vaudrait la
peine d’épuiser le sujet. Le P. Carrara y arriverait aisément en
quelques pages qui serviraient d’appendice à son mémoire.
Abordons de plus près ce mémoire lui-même.
Qui a découvert, le premier, les taches du soleil ?
Poser la question en ces termes, dit le P. Carrara, c’est la
poser mal. Les taches du soleil sont parfois visibles à l’œil nu et
les anciens eux-mêmes les avaient remarquées. Personne 11e
songe cependant à faire remonter jusqu’à eux l’honneur de la
découverte. Ils s’étaient contentés d’une simple constatation du
phénomène, constatation vague et indécise, sans se livrer à son
sujet à des observations suivies.
Ces observations exigeaient l’emploi du télescope. Mais, le
télescope inventé, la constatation des taches devient aussitôt
certaine. Elle était si aisée pour qui possédait cet instrument,
que, sans se concerter, les astronomes la font en même temps de
tous côtés à la fois. De là des querelles de priorité. De là d’aigres
accusations de plagiat émises avec conviction et bonne foi, tout
en étant mal justifiées par les faits, ünicuique suum, dit le
P. Carrara. Rendons à chacun des prétendants, Galilée, Fabricius,
Scheiner, la part qui lui revient. Cette paît serait, d’après lui,
la suivante :
Le premier en date, Galilée se livre à une série d’observations
des taches du soleil faite avec méthode. 11 en communique le
résultat à des amis.
Dans l’entre-temps et sans soupçonner le moins du monde les
BIBLIOGRAPHIE.
2?9
travaux de Galilée, Fabricius remarque de sou côté les taches. Il
publie cette découverte le premier dans un livre imprimé (1) et
devance en cela Galilée.
Il est d’usage de nos jours d’accorder l’honneur de la priorité
d’une idée au savant qui la fait connaître le premier par la voie
de la presse. C’est loin d’être toujours équitable. Mais au xvie
siècle l’enseignement oral et la lettre manuscrite jouaient un rôle
trop considérable dans la diffusion de la science, pour qu'on pût
songer à une application exclusive de cette règle. Si Galilée
a été prévenu par la publication imprimée de Fabricius, il ne
saurait voir par cela seul tous ses droits de priorité périmés.
Quant à Scheiner, sa Rosa Ursina est un ouvrage hors de pair
qui suffit, en toute hypothèse, pour assurer sa gloire. Peu d’his-
toriens en parleraient encore du ton railleur et méprisant de
Delambre (2). Scheiner n’a pas découvert le premier les taches
du soleil, c’est définitivement prouvé ; mais il les a étudiées avec
tant de persévérance, de soin, d’habileté, qu’il a fallu le spec-
troscope et les travaux du P. Secchi pour faire faire de ce côté
un pas de plus à la science. Le P. Carrara le montre excellem-
ment et entre à ce sujet dans beaucoup de détails. Les bornes
imposées à un simple compte rendu ne me permettent pas de
l’y suivre.
Que dire enfin du plagiat ?
L’accusation de Galilée est formelle, mais la preuve en est peu
faite. Le feu de la querelle aveugle les deux adversaires.
Scheiner est violent, mais, quoi qu’on en ait dit, il paraît sincère.
Pour ma part, quand il affirme avoir trouvé par lui- même les
taches du soleil, je ne puis m’empêcher de le croire. Au surplus,
je 11e fais en cela que partager l’impression de Delambre.
(1) En voici le titre complet : Joli. Fabricii Phrysii De Maculis In
Sole Observatis, Et Apparente earum cum Sole cou versione, Narratio cui
Acljeda est de modo eductionis speciernm visibilium dubitatio. Wite-
bergae, Typis Laurent ij Seuberlichij, Impensis Iohan. Borneri Senioris
& Elice Rochefeldij Bibliopol. Lips. Anno M.DC.XI (Bibl. roy. de
Belgique, V. 5012).
(2) “ Il est peu d’ouvrages aussi diffus et aussi vides de choses. 11 est
de 784 pages, il n’y a pas matière pour 50. ,. Histoire de l’ Astronomie
moderne, tome I, p. 690. Paris, Courcier, 1821.
Il est piquant de rapprocher de ce jugement celui de Houzeau dans
son Vademecuni de V Astronome, Bruxelles 18S2, p. 420. “ Ouvrage con-
sidérable, dit-il, on y trouve... le germe de plusieurs considérations
passées aujourd’hui dans la science, à titre définitif.
28o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L’illustre historien de l’astronomie admettait le plagiat (1) et
niait la bonne foi du Jésuite (2). Et cependant la lecture des
lettres de Scheiner à Velser arrache à sa loyauté cet aveu :
“ 11 n’y a pas de raison suffisante de taxer Scheiner de plagiat.
S’il avait une lunette, il a pu voir les taches du soleil; il n’y a pas
grand mérite à cela „ (3).
H. Bosmans, S. J.
VIII
Le Livre de l’Ascension de l’esprit sur la forme du ciel et
de la terre. Cours d’astronomie rédigé en 1279 par Grégoire
Aboulfarag, dit Bar-Hebraeus, publié pour la première fois,
d’après les manuscrits de Paris, d’Oxford et de Cambridge, par
F. N au, docteur ès sciences mathématiques, licencié ès sciences
physiques, diplômé de l’École des Hautes Études. Seconde
partie, traduction française (4). Un vol in-8" de xxiv-200 pages.
— Paris, Bouillon, 1900.
Bar-Hebraeus, célèbre chez les orientalistes, est inconnu
parmi les géomètres et les astronomes ; présentons-le donc au
lecteu r.
Grégoire Aboulfarag, surnommé Bar-Hebraeus, naquit à
Mélitène, en 1220, et mourut à Maraga en Perse, le 20 juillet
1280. Son père, riche médecin, lui fit donner une brillante édu-
cation. Le jeune Bar-Hebraeus y aborda toutes les sciences,
rhétorique, médecine, philosophie, théologie. Le 10 septembre
1240, âgé de vingt ans seulement, il fut consacré évêque mono-
ph ysite de Goubos, près de Mélitène. Transféré l’année suivante
à Lakabin, non loin de Goubos, il n’y resta que cinq ans, puis
passa au siège épiscopal d’Alep. Eu 1200, il entra, comme
médecin, au service du roi des Mogols ; enfin, il fut nommé
primat d’Orient, en 1204.
Sa charge de primat l’obligea à de nombreux voyages. Mais
(1) Op.cit., p. 633.
(2) Op. cit., p. 633.
(3) Op. cit., p. 631.
(4) La première partie, texte syriaque, forme un volume à part;
je suis incompétent pour la juger. Les deux volumes réunis composent
le 121e fascicule de la Bibliothèque de l’École des Hautes Études.
BIBLIOGRAPHIE.
28l
ces déplacements continuels, loin de nuire à ses études, les
favorisaient plutôt ; car il rapportait tout à la science, même les
simples conversations.
11 nous donne, lui-même, de curieux renseignements à ce
sujet :
“ Étant à Bagdad, dit-il, pour les affaires ecclésiastiques,
j’eus l’occasion de causer souvent avec d’habiles grammairiens.
Aussi formai-je le projet de mettre par écrit les principes de
cette science. „
C’est ainsi qu’il fut conduit à composer sa grammaire.
Ailleurs, en tête d’un volume d’histoire, il dit encore :
“ J’ai eu l’occasion d’entrer à la bibliothèque de Maraga. J’ai
réuni dans ce petit volume les récits dignes de mémoire, que
j’y ai trouvés dans des manuscrits syriaques, arabes et persans. „
Bar-Hebraeus utilisait donc ses voyages pour compulser les
bibliothèques et converser avec les hommes instruits, puis il
rédigeait ce qu’il avait lu ou appris. Depuis l’âge de vingt ans
jusqu’à son dernier souffle, il 11e cessa jamais d’étudier ou
d’écrire. Et voilà comment il a pu produire tant d’excellents
ouvrages, sur des sujets si divers (1). Bar-Hebraeus n’est, à
proprement parler, ni grammairien, ni historien, ni rhéteur, ni
astronome ; c’est un polygraphe, mais s’il faut juger tous ses
travaux d’après son Cours d' Astronomie, il l’est dans le bon
sens du mot. C’est ce Cours d’ Astronomie que M. l’abbé Nau
vient de publier pour la première fois.
Un évêque, un primat d’Orient, trouvant des loisirs pour
publier un Cours d’Astronomie, voilà qui nous paraît étrange
aujourd’hui ! Les mœurs ont bien changé! Cet évêque, ce primat
était doublé d’un professeur. Vers 1270, il enseignait à Maraga
les Eléments d'Euclide, et deux ans plus tard, en 1272, il y
expliquait VAlmageste de Ptolémée. Il semble même avoir con*
sidéré l'enseignement de toutes les sciences comme l’un des
devoirs de sa charge.
Le Livre de V Ascension de l'esprit sur la forme du ciel et de la
terre nous a probablement conservé les leçons de Bar-Hebraeus
sur Y Almageste. Il n’a cependant pas été écrit dès 1272, mais en
1279 seulement. Cette date importe d’ailleurs assez peu, car il est
permis d’admettre que la rédaction du Livre de l'Ascension en a
(1) II sortirait du cadre de la Revue de les énumérer ici en détail.
O11 trouvera la liste de ceux qui ont été édités jusqu’ici à la page 11 de
Y Introduction de M. l’abbé JNau.
282
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
suivi renseignement oral. L’ouvrage, vrai résumé de la Grande
composition de Ptolémée, a l’allure d’un précis de cours. Le
style est littéraire, les calculs sont omis, en un mot, le profes-
seur cherche à exposer aux élèves les principes et les résultats
de la science, sans fatiguer leur attention par les détails, sans
s’arrêter aux considérations géométriques longues et difficiles.
Le plan d’ensemble est conçu avec beaucoup d’ordre et de
méthode. On y distingue d’abord deux grandes parties, la pre-
mière plus proprement astronomique, la seconde formant plutôt
un traité de géodésie. Dans chacune de ces parties, les divisions
et les subdivisions sont nombreuses et reviennent toujours dans
le même ordre pour des sujets analogues. Excellente qualité
dans un ouvrage didactique.
Quelle est l’importance du Livre de V Ascension de l'esprit?
Voici, en résumé, ce qu’en dit M. l’abbé Nau. Je cite, mais en
abrégeant quelque peu :
“ 1° Le nom seul de l’auteur faisait désirer la publication de
ce traité, car Bar-Hebraeus est le premier des écrivains jaco-
bites. La plupart de ses ouvrages sont déjà publiés et il n’est
pas douteux que tous ne doivent l’être un jour.
„ 2° C'est le seul ouvrage syriaque écrit ex professo sur
l’astronomie ; c’est là que l’on devra chercher les termes tech-
niques employés par les Syriens. Sa publication, qui permettra
de contrôler et de compléter le dictionnaire, était donc indispen-
sable au point de vue philologique.
„ 3° Ce traité fera connaître l’astronomie ancienne et sera
d’un grand secours pour la faire apprécier à sa juste valeur. On
ne prend pas une idée suffisante de l’astronomie grecque en
lisant une histoire de l’astronomie. A notre époque surtout, où
l’on préconise la recherche des documents originaux, il est
indispensable que nos savants aient en mains, non pas des
ouvrages sur l’astronomie ancienne, mais un ouvrage ancien
d’astronomie, où ils puissent prendre cette science sur le fait. „
Et Y Almageste de Ptolémée? objectera-t-on. Et sa traduction
par l’abbé Halma ?
“ Cette traduction, continue M. l’abbé Nau, est un ouvrage
capital, mais rare et inabordable. Car, l’aurait-on trouvé, on
serait vite rebuté par une suite de calculs faits sans le secours
des notations algébriques et pour ainsi dire de tête. Aussi a-t-il
toujours été fort peu lu, et M. Sédillot a-t-il pu, durant de
longues années, donner comme nouvelle une inégalité qui figu-
rait déjà dans Ptolémée. L’Académie et l’opinion se passion-
BIBLIOGRAPHIE.
283
lièrent pour la troisième inégalité lunaire, quand M. Munck,
hébraïsant, vint montrer, sept ans plus tard, qu’elle se trouvait
déjà dans Ptolémée. (1) „
Tout cela est fort vrai et il était bon de le redire. On ne pos-
sédait en France aucun ouvrage ancien d’astronomie vraiment
à la portée des savants. Le volume de Bar-Hebraeus traduit par
M. l'abbé Nau comblera cette lacune. On y trouvera un résumé
de l’astronomie de Ptolémée et de tous ses résultats ; résumé
clair, sans démonstrations géométriques, en un mot, facile à
suivre par tout le monde.
“ Au xme siècle, dit encore M. l’abbé Nau, à l’époque où vivait
Bar-Hebraeus, les Arabes s’occupaient d’astronomie depuis près
de quatre siècles et notre auteur cite un certain nombre de leurs
résultats. Mais ces résultats semblent peu importants. Les
auteurs arabes que nous connaissons furent surtout des commen-
tateurs et des astronomes amateurs, on ne les a admirés que
faute de connaître les œuvres grecques, leurs modèles. „
Ici j’ai le regret de n’être plus aussi complètement d’accord
avec le très savant éditeur. Les Arabes, à mon avis, ne méritent
pas le reproche d’être restés stationnaires. A quelles œuvres
grecques M. l’abbé Nau fait-il allusion? Evidemment à Y Alma-
geste de Ptolémée. Ni Autolycus, ni Cléomède, ni Geminus, ni les
trois livres d’Hipparque qui nous ont été conservés, ne peuvent
être mis en question. Eh bien ! pour ne parler que du seul Alba-
tegnius, son Opus astronomicum 11e soutient-il pas la comparai-
son avec P Almageste P Et M. Nallino, le récent éditeur de Y Opus
astronomicum, se trompe-t-il si fort en déclarant Albategnius
très supérieur à Ptolémée (2)?
Mais ce n’est pas le moment de discuter ici ce point de philo-
sophie mathématique et d’histoire. Peu importe au surplus ma
manière de voir, elle n’infirme en rien la valeur de l’ouvrage de
(1) Cette tapageuse et invraisemblable discussion est un peu oubliée
aujourd’hui. M. l’abbé Nau en a fort bien résumé les grandes lignes
dans une note placée au bas de la page 29. Le Livre de l’Ascension
de Bar-Hebraeus vient jeter un nouveau jour sur le célèbre passage de
Y Almageste de Ptolémée.
(2) Albatenii opus astronomicum editum a Carolo Alphonso Nallino.
Pars I. Mediolani, 1903. Praefatio § 4, III, Nostra de opéré astronomico
sententia, pp. xli-xlvi.
J’ai rendu compte de cette nouvelle édition de YOpus astronomicum
dans mon dernier Bulletin d’Histoire des Mathématiques et des Sciences,
Revue des Questions scientifiques, t. XXXIX, pp. 663-667.
284
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Bar-Hebraeus, ni le mérite de l’édition de M. l’abbé Nau. Je me
rallie même sans réserve à cette conclusion du savant éditeur :
“ On peut considérer le présent Cours (l’astronomie comme
un résumé des œuvres de Ptolémée (avec quelques adjuncta dus
aux Arabes) fait par un homme intelligent et de grande érudition
qui écrivait ce qu’il venait d’enseigner. „
Examinons de plus près les sources utilisées par Bar-Hebraeus.
“ La science de la sphère céleste et de ses mouvements, dit-il,
est une mer difficile à sonder et une hauteur pénible à gravir.
Je me bornerai donc, dans ce petit volume, à exposer les formes
des sphères, le genre des mouvements célestes, les distances
et le nombre des astres. Quant aux démonstrations géométriques
touchant ces matières, je renvoie à l’ouvrage crûviaEiç jueYâXq qui
est plus grand et plus développé. „
Quoi qu’il en soit des progrès astronomiques dus aux Arabes,
la crûvTaSiç jueYOtXq, VAhnageste, est bien, en fait, la source prin-
cipale où puise Bar-Hebraeus. Seule elle est nommée dans la
préface, et l’auteur y renvoie fréquemment dans le corps de
l’ouvrage, par exemple : à propos de la précession des équinoxes,
du mouvement de l’apogée du soleil, de celui des planètes, des
éclipses, des étoiles variables, etc. etc. Bar-Hebraeus avait
emprunté aux Arabes le respect de 1 ’ Almageste. On sait à quel
point Albategnius surtout l’avait porté. Mais Bar-Hebraeus
n 'ignore pas pour cela les œuvres de ces Arabes eux-mêmes. Il
connaît tout aussi bien celles des Syriens ses compatriotes, et
cite notamment Nasiruddin-el-Toussy son contemporain.
J’abrège, car je crois avoir fait suffisamment entrevoir combien
le Livre de V Ascension de l’esprit est intéressant. Je ne puis
néanmoins m’empêcher d’observer la singulière difficulté des
publications de ce genre. Pour les entreprendre, il faut être à la
fois orientaliste et géomètre, dons rarement réunis chez un seul
homme. Docteur ès sciences mathématiques, licencié ès sciences
physiques, diplômé de l’École des Hautes Études, M. l’abbé Nau
est éminemment l’un et l’autre. Dans les très érudites notes
ajoutées au texte, le géomètre n'a-t-il même pas perdu parfois
de vue les philologues ? Je le crains. Géomètres, nous connais-
sons tous la crispante phrase : “ Le lecteur est prié de faire la
figure. „ Mais le respect du métier nous commande de 11e pas
avoir l’air de trop nous en agacer. Peut-on exiger la même
patience des simples philologues? Faute de figures, ceux qui 11e
sont pas géomètres trouveront difficiles, je crois, plusieurs des
notes de M. l’abbé Nau, notes très claires cependant et fort
BIBLIOGRAPHIE.
285
simples ; par exemple, celles (les pages 181 à 187. Pourquoi u’y
avoir pas ajouté deux figures avec des lettres ? Ces lettres sont,
il est vrai, aisées à suppléer sur les figures du texte ; encore en
faut-il l’habitude et ne peut-011 guère la supposer chez tout le
monde. Il n’est pas toujours bon de fuir le reproche de paraître
prolixe. M. Nallino a donné l’exemple du contraire dans son
édition de VOpus Astronomicum d’Alhategnius. On 11e saurait
trop l’en féliciter ni trop engager les auteurs de travaux ana-
logues à l’imiter.
Pour terminer ce compte rendu, il me resterait à anatyser le
fond lui-même du Livre de l’Ascension de l'esprit sur la forme
du ciel et de la terre, mais ici je suis bien obligé de dire au lec-
teur : prenez en mains le volume et étudiez-le. Impossible en
quelques pages de le faire suffisamment connaître à ceux qui
ne seraient pas au courant de l’histoire de l’astronomie grecque ;
il me faudrait transcrire une bonne partie de l’ouvrage. Mais
aux historiens je rappellerai que Bar-Hebraeus n’est pas astro-
nome de profession. Il n’a pas contribué à l’avancement de
l’astronomie. C’est un érudit très intelligent, très bien informé,
très utile à lire, par conséquent, pour connaître l'état de la
science à son époque. Cette remarque faite, un résumé de la
table des matières donnera une idée du contenu du volume.
Première partie. Sur la forme du ciel. Chapitre l. Théories
préliminaires. Chapitre 2. Sur les intersphères du soleil. Cha-
pitre 3. Des intersphères de la lune. Chapitre 4. Des sphères de
quatre planètes ; les trois supérieures et Vénus. Chapitre 5. Des
sphères de Mercure. Chapitre 6. Latitude des planètes. Cha-
pitre 7. Propriétés des astres causées par leurs positions appa-
rentes (vues de la terre) ou par leurs positions relatives. Cha-
pitre 8. Des décans, c’est-à-dire des étoiles fixes.
Seconde partie. Sur la forme de la terre et les phénomènes
célestes qui s'y rapportent. Chapitre 1. Division de la terre, des
mers, des îles et des fleuves. Chapitre 2. Diversité de l’aspect du
ciel aux divers lieux de la terre. Chapitre 3. Des ascensions et
de leurs propriétés. Chapitre 4. Des ombres. Chapitre 5. Diverses
mesures du temps. Chapitre 6. Mesure de la distance des astres
à la terre. Chapitre 7. Grandeur des astres par rapport à la
terre.
H. Bosmans, S. J.
286
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
IX
Cours de Physique de l’Ecole polytechnique, par M. J. Jamin,
troisième supplément par M. Bouty. Radiations. Électricité.
Ionisation. Un volume in-8° de vi-419 pages. — Paris, Gau-
thier-Villars, 190(î.
Ces dernières années se sont montrées extraordinairement
fécondes en progrès dans la physique tant expérimentale que
théorique. Non seulement elles ont accumulé des mémoires
importants sur les sujets les plus divers et souvent les plus
inattendus, ce qui n’est pas rare dans l’histoire des sciences ;
mais, ce qui est sans exemple, en bien des cas des résultats ont
été obtenus si décisifs dans leur teneur particulière et si sugges-
tifs de méthodes fécondes que l’enseignement même de la phy-
sique ne peut plus les ignorer et se voit obligé de transformer sa
physionomie avec une rapidité inouïe. On sait que le traité bien
connu de Jamin se complète, sous la direction de son éminent
collaborateur M. Bouty, par des suppléments périodiques. Le
supplément actuel forme un volume de 400 pages. Et encore ne
contient-il que ce qu’il est le plus urgent de présenter au lecteur
désireux de se mettre au courant des progrès principaux réa-
lisés récemment, à savoir :
Quatre chapitres sur les radiations : I. Émission des corps
noirs; Pression de radiation. II. Émission des gaz; III. Spectre
infra-rouge (où l’on s’étonnera peut-être de rencontrer les
rayons N de Blondlot, trop controversés encore pour trouver
place dans un ouvrage de ce genre). Dispersion; IV. Ondes
hertziennes. Télégraphie sans fils.
Quatre chapitres sur l'électricité : V. Effet électromagnétique
de la convection électrique. Étude expérimentale du magnétisme;
VI. Courants alternatifs et polyphasés ; VII. Électrolyse ; VIII.
Théorie des ions. Théorie de Nernst.
Le reste du volume, soit la moitié, est presqu’entièrement
rempli par la grande question de l’heure, l 'ionisation.
IX. Condensation de la vapeur d’eau autour de noyaux élec-
trisés; X. Propriétés générales des gaz conducteurs ou ionisés;
XL Mouvement des ions; XII. Cas divers d’ionisation; XIII.
Radioactivité: XIV. Constante diélectrique et cohésion diélec-
trique des gaz ; XV. Étude de l’étincelle ; XVI. Théorie de la
décharge dans les gaz raréfiés. Enfin un XVIIe et dernier cha-
BIBLIOGRAPHIE. 287
pitre traite d’instruments divers et de quelques applications de
l’électricité.
Inutile de dire que le nouveau supplément du cours de
MM. Jamin et Bouty est traité avec la même clarté et la même
méthode que le cours lui-même.
V. S.
X
Sur les Électrons, par Sir Oliver Lodge. Traduit de l’anglais
par E. Nugues et J. Péridier. Un volume in- 12 de xm-168
pages. — Paris, Gauthier-Villars, 1906.
Ce petit volume, édité dans la collection des Actualités scien-
tifiques, est la traduction d'une conférence faite à Y Institution of
electrical Engineers,\e 5 novembre 1902. Il a pour but de faire
connaître l’état actuel, déjà si intéressant, et les promesses
d’avenir, peut-être plus vastes encore, de la nouvelle doctrine élec-
tronique. Dans la bouche d’un interprète autorisé comme M. O.
Lodge, on peut s’attendre à trouver de ce sujet attachant une
expression aussi pénétrante dans sa compréhension qu’originale
dans son expression. On sait, en effet, comme le rappelle
M. Langevin dans la préface écrite pour cette traduction, que
Sir Oliver Lodge appartient à la grande famille des vulgarisa-
teurs anglais, des Tyndall,des Thomson, des Maxwell, qui savent,
mieux que personne, trouver l’image saisissante et tangible pour
traduire l’idée la plus abstraite, tout en ne sacrifiant rien de la
rigueur de la pensée à la recherche d’une transposition maté-
rielle frappante.
Les limites étroites d’une conférence obligent, bien entendu,
l’auteur à condenser son exposé, et la nature de son auditoire
lui permet un appareil mécanique et mathématique assez simple,
il est vrai, mais qui met son remarquable travail hors de la
portée de ce qu’011 appelle le grand public. Des notes complé-
mentaires nombreuses sur des points particuliers, d’ordinaire
des calculs, achèvent de préciser certains détails, et en font,
suivant la pensée des traducteurs, une excellente introduction à
une étude plus complète sur le sujet. Ajoutons qu’une liberté
d’allure tout anglaise dans le développement logique lui donne
une saveur particulière pour le lecteur français habitué à une
trame plus serrée.
V. S.
288
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
XI
Radio-Activity, by E. Rutherford, deuxième édition. Un
volume in-8° de xi-580 pages. — Cambridge, University Press,
1905.
Est-il bien nécessaire de présenter à nos lecteurs ce très
remarquable ouvrage dont une année a vu enlever la première
édition ? L’article publié ici-même en juillet 1905 sur la radio-
activité et qui était basé principalement sur le livre de M. Ruther-
ford peut lui servir en quelque sorte de compte rendu détaillé.
Il nous dispense de nous étendre davantage sur l’intérêt intense
que présente la superbe synthèse des recherches sur la radio-
activité construite par le professeur de Montréal. Comme les
relations célèbres des grands voyages d’exploration en pays
sauvage — car c’en est un dans le véritable sens du mot pour ceux
qui abordent ce sujet pour la première fois — il présente à la
fois le double mérite de nous raconter les aventures personnelles
de l’auteur, si l’on peut ainsi parler, et de constituer le tableau
le plus complet de nos connaissances actuelles sur le domaine
parcouru. C’est le livre fondamental dans l’étude de la radio-
activité, et nul ne peut l’ignorer qui prétend ne pas borner ses
connaissances à une vue superficielle de ce passionnant sujet.
Signalons seulement l’accroissement considérable qu’a subi
l’ouvrage dans cette nouvelle édition. De 382 pages de texte, il
passe à 558. C’est assez dire quels étonnants progrès ont été
réalisés en quelques mois. Voici les chapitres qui ont subi le
plus de remaniements :
IX. Théorie des changements successifs ; X. Produits de trans-
formation de l’uranium, du thorium et de l’actinium; XI. Produits
de transformation du radium; XII. Taux d’émission de l’énergie;
XIII. Processus radioactifs ; XIV. Radioactivité de l’atmosphère
et de la matière ordinaire.
V. S.
XII
Théorie der Elektrizitât. Zweiter Band : Elektromagne-
tische Théorie der Strahlung, von Dr M. Abraham. Un volume
grand in-8° de vm-404 pages. — Leipzig, B. G. Teubner, 1905.
BIBLIOGRAPHIE.
289
En rendant compte dans la Revue dn premier volume de cet
important ouvrage, nous avons indiqué d’avance la matière du
second. Voici comment l’auteur la présente dans sa préface.
La théorie Maxwellienne du champ électromagnétique à la-
quelle introduit le premier volume de cet ouvrage, représente
en quelque manière le premier étage de la théorie moderne de
l’électricité. A peine les physiciens s’y étaient-ils installés, qu’une
foule de phénomènes nouveaux vint fondre sur eux et exiger une
extension de la construction. Le second étage de la doctrine
électrique, la théorie des électrons, est destiné à ces phénomènes,
qui se présentent le plus souvent comme des rayonnements
électromagnétiques. Bâtie sur les conceptions de Maxwell, la
théorie des électrons considère l’espace comme un continu phy-
sique qui transmet les actions électromagnétiques. Les points
de départ et les points d’application de ces actions sont dans
l’électricité. Celle-ci serait constituée par des quantités élémen-
taires indivisibles appelées électrons. Tout courant électrique
est conçu comme un courant convectif d’électrons en mouve-
ment. Les rayons cathodiques consistent en un courant convectif
de ce genre formé par des électrons qui se meuvent parallèle-
ment avec une grande rapidité ; à ce rayonnement convectif
correspond le rayonnement ondulatoire, qu’on doit rapporter
aux vibrations des particules. C’est à la théorie de ces deux
espèces de rayonnement électromagnétique qu’est consacré le
second volume de la Théorie de l’Électricité.
Ce programme est développé dans deux sections. La pre-
mière, sous le titre général : Le champ et le mouvement des
électrons isolés, comprend trois chapitres : I. Les fondements
physiques et mathématiques de la théorie des électrons; IL Le
rayonnement ondulatoire d’une charge ponctuelle; III. La méca-
nique des électrons. La seconde a pour titre : Phénomènes élec-
tromagnétiques dans les corps pesants, et se compose de deux
chapitres : I. Corps en repos. II. Corps en mouvement.
Que ce programme ait été rempli avec autant d’élégance que
d’ingéniosité, la notoriété de l’auteur et sa compétence spéciale
dans la matière le garantissent suffisamment. C’est un ouvrage
fondamental dont la lecture est indispensable à ceux qui veulent
pénétrer toute la portée des développements les plus modernes
de l’électricité. Peut-être ne le snivra-t-011 pas jusqu’au bout,
et sans doute certains lecteurs préféreront-ils avec Lorentz et
d’autres s’attacher à la conception des électrons qui se con-
tractent dans le mouvement plutôt qu’à celle des électrons sphé-
IIIe SÉRIE. T. X. 19
290
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
riques rigides de M. Abraham. Il 11’en reste pas moins certain,
pour reprendre 1 image proposée par l’auteur lui-même dans le
passage cité de la préface, que, si son plan du second étage de
la théorie électrique 11’est pas définitivement adopté pour l’exé-
cution, ce qu’il serait téméraire de vouloir prédire actuellement,
du moins figurera-t-il brillamment parmi les projets couronnés.
V. S.
XIII
Leibnizens nachgklassene Schriften physikalischen, me-
chanischen und technischen Inhalts, vou Dr Ernst Gerland.
Un volume grand in-8° de vi-256 pages. — Leipzig, B. G. Teub-
ner, 1906 .
Très intéressante collection de notes en latin, allemand ou
français, éparses dans les manuscrits du grand géomètre, et
inédites pour la plupart. Quelques-unes sont des rédactions
d’une certaine longueur, sans doute destinées à être imprim ées
plus tard, d’autres de brèves indications pour fixer ce qui sem-
blait avoir quelque valeur soit pour l’utilisation immédiate soit
pour être retravaillé dans la suite. C’est, comme le fait remar-
quer le i)r Gerland, une espèce de correspondance de Leibniz
avec lui-même, instructive comme les lettres de tous les savants
de ce temps, où les idées s’échangeaient peut-être plus par le
commerce épistolaire que par les ouvrages imprimés, tombant
parfois dans des redites, mais intéressantes même alors en ce
qu’elles nous permettent de pénétrer les méthodes de travail
d’un génie supérieur. Sous des points de vue constamment chan-
geants, le sujet se trouve ainsi éclairé de tous les côtés.
A part quelques notes de moindre importance, il s’agit surtout
de problèmes d'acoustique et d’optique, ainsi que de la mesure
du temps, de l’hydraulique, et des transports par terre et par
eau. Les travaux d’acoustique contiennent la première descrip-
tion précise des ondes longitudinales de l’air, bien que le terme
ne soit pas employé, étant donné qu’il est postérieur à la con-
sidération des ondes transversales. Dans ses recherches d’optique,
Leibniz ne va pas plus loin que le résultat obtenu dans ses
publications de 1682 dans les Acta Eniditonun (p. 185) sous le
titre : Unicum opticae, catoptricae et dioptriccie principium
BIBLIOGRAPHIE.
29I
savoir que le produit des résistances de deux milieux traversés
par un rayon lumineux doit être un minimum, puisque la lumière
suit d’un point à un autre le chemin le plus facile. Il est d’un
certain intérêt de voir combien Leibniz est gêné par cette con-
séquence de son principe que la vitesse de la lumière doit être
plus grande dans un milieu optiquement plus dense que dans
un milieu moins dense, et comment, malgré tous ses efforts, il ne
parvient pas à se débarrasser de cette difficulté. 11 ne lui a pas
été possible de s’affranchir de la conception des particules
lumineuses projetées en ligne droite, alors que Huygens, dès
1678, montrait à l’Académie des Sciences de Paris la voie à suivre
pour parvenir à la conclusion contraire. Celle-ci ne fut publiée
toutefois qu’en 1690, dans son Traité de la Lumière.
Dans ses travaux techniques, Leibniz a un allure très particu-
lière. Les idées sont nées et se sont développées sous sa plume,
mais il n’a épargné aucune peine pour les appliquer ou les faire
exécuter en grand, afin de s’assurer de leur valeur pratique. De
même que Galilée et Otto de Guericke ne purent se libérer des
doctrines qui les avaient formés, bien que leurs propres travaux
fussent destinés à les renverser, ainsi une partie des œuvres tech-
niques de Leibniz est tout à fait conçue au point de vue de son
temps et nous paraît bien démodée, tandis que d’autres énoncent
les manières de voir les plus modernes. Celles-là restaient
sans doute impénétrables pour ses contemporains. Mais ne
serait ce pas justement là la vraie grandeur de ces conquérants
du domaine intellectuel, ne serait-ce pas la seule manière pos-
sible de faire des progrès réels dans les sciences ? C’est une
étrange méprise de croire servir la mémoire d’un chercheur
illustre en cherchant à retrouver partout nos habitudes intellec-
tuelles dans les siennes, au lieu de montrer comment il rompit
en tout ou en partie les liens où l’enserraient les idées de son
temps. V. S.
XIV
Elektrische Wellen-Telegraphie, von J. A. Fleming. Tra-
duit de l’anglais, par E. Aschkinass. Un volume grand in 8° de
185 pages. — Leipzig, B. G. Teubner, 1906.
Imprimé avec le soin qui caractérise les publications de la
maison Teubner, cet élégant petit volume renferme un exposé
292
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
très substantiel, en même temps que très facile à lire, de l’état
actuel de la télégraphie sans fil. Outre son mérite d’exécution,
qui relève de la méthode si anglaise de l’union intime entre l’abs-
trait et le concret, entre la théorie la plus ingénieuse et la
matérialisation la plus détaillée, il possède l’avantage appré-
ciable d’avoir pour auteur un homme connu pour ses contribu-
tions personnelles aux études de transmission hertzienne, et, de
plus, collaborateur ordinaire de Marconi et de la société qui
exploite industriellement ses brevets. 11 en résulte une con-
nexion étroite entre la spéculation et la pratique qui donne une
autorité particulière à la discussion des divers systèmes.
V. S.
XV
Les Éléments de l’Esthétique musicale, par Hugo Riemann,
Professeur extraordinaire à l’Université de Leipzig, traduit et
précédé d’une introduction par Georges Humbert, Professeur au
Conservatoire de Genève et à l’Institut de musique de Lausanne.
Un vol. in-8° de n-278 pages de la Bibliothèque de philosophie
contemporaine. — Paris, Alcan, 190b.
Le traducteur nous prévient que l'étude consciencieuse et
serrée de Hugo Riemann, toute rudimentaire qu elle soit, n’en
porte pas moins l’empreinte d’une forte personnalité. D’autre
part, l’auteur délimite dès le début le champ de son ouvrage, en
en excluant les recherches de physique, de physiologie et de
psychologie dont il considère comme acquis les résultats, et il
écarte également la partie purement technique d’une œuvre d'art,
l’harmonie, le contrepoint, l'étude des instruments ; en un mot,
il se borne à l’examen exclusif de ['œuvre d'art et de ['impres-
sion d’art, dont il cherche à montrer les conditions d’existence
et de formation, en même temps qu’il analyse leurs éléments
d’action sur l’auditeur.
Dès qu’il aborde le sujet même de son livre, la musique, Hugo
Riemann se pose nettement en contradicteur des idées de Hans-
lick, de ses arabesques et de sa théorie intellectualiste du beau
musical ; pour lui, il affirme que “ le beau naturel de la musique
réside dans l’ensemble des émotions de l’âme humaine „. On peut
BIBLIOGRAPHIE. 2ç3
donc le rapprocher de Léon Tolstoï, tout en lui reconnaissant ce
singulier avantage d’être fort instruit en matière musicale.
Le premier élément étudié est l 'intonation du son ou sa hau-
teur, expression qu’évite notre auteur, préférant les qualificatifs
“ aigu „ et “ grave „ à ceux de “ haut „ et “ bas „. Il fait res-
sortir l’importance de l’intonation absolue d’un son isolé, indé-
pendante de ses rapports avec d'autres sons (1) ; puis il se lance
dans une discussion singulièrement abstraite sur la question de
savoir si l’on doit admettre avec Wundt la perception d’un
changement continu de l’intonation ou si, avec Stumpf et Helm-
holtz, on doit se prononcer pour des sensations sonores non
continues. Riemann se prononce pour l’opinion de Wundt ; mais
tandis que celui-ci ne lui accorde que peu d'importance au point
de vue musical, notre auteur va jusqu’à prétendre que le prin-
cipe de la mélodie réside dans le changement non pas gradué
mais continu de la hauteur du son.
Le timbre a fait l’objet d’une célèbre théorie due à Helmholtz
et fondée sur la considération des harmoniques, bien qu’il recon-
naisse l’existence de bruissements et de grincements qui en sont
indépendants, mais qu’il considère comme étrangers au timbre
proprement musical. Riemann se montre convaincu de l’insuffi-
sance de cette théorie et invoque diverses expériences qui prou-
veraient la dépendance liant le timbre à la matière des instru-
ments, quels que soient les harmoniques. Il énonce notamment
ce fait que des trompettes en laiton et en carton auraient des
timbres totalement différents, alors que précisément je me sou-
viens d'avoir entendu, au temps de ma jeunesse, une trompette
de carton faire retentir de son éclat cuivré les échos d’un amphi-
théâtre de physique.
Un point auquel Hugo Riemann paraît attacher une assez
grande importance est de savoir si, comme le veut Schafhaütl
contrairement à Helmholtz, la série harmonique qui accompagne
un son est une qualité du son musical en soi. II se prononce
pour l’affirmative, parce que, dit-il, une même note isolée paraît
plus ou moins haute suivant l’instrument qui l’émet : l’ut3 du
violon paraît grave, tandis que celui du violoncelle semble assez
aigu. Nous nous demandons s’il n’y a pas là un simple effet de
comparaison avec les autres notes connues de l’instrument, car
il est bien certain que, dans un ensemble, un son prend sa place
(1) Plus loin il rattache cette importance au fait que toute musique
est vocale à son origine.
2Q4
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans l’harmonie quelque instrument qui l’émette. Nous croyons
intéressant de noter ici une remarque faite par une musicienne,
Mlle Blanche Lucas, et rapportée par M. Arréat dans son récent
ouvrage Art et Psychologie individuelle. Tandis qu'elle accorde
peu d’importance au timbre d’un instrument isolé, le rapport des
timbres l’intéresse considérablement : “ Deux timbres différents,
dit-elle, s’opposent non seulement par la couleur, mais aussi par
la dimension que leur donnent une intensité, un volume diffé-
rents. Un hautbois près d’un violoncelle n’est pas seulement une
couleur claire sur une tache sombre, il est aussi une petite masse
à côté d’une plus grande. C’est un mince ornement auprès d’une
colonne... Un timbre seul n’est qu’une couleur ; plusieurs timbres
de volumes différents deviennent de l’architecture et dès lors les
couleurs revêtent des formes. (1) „
Relevons du reste encore une observation de Riemann au
sujet des timbres : leur diversité s’oppose à la subjectivation
totale de l’œuvre musicale, et c’est pour cela que Berlioz et les
compositeurs descriptifs et programmatiques leur accordent une
importance si considérable.
Par le tenue “ dynamique „, notre auteur désigne l’ensemble
dos variations d’intensité du son. Avec raison, croyons-nous, il
lui accorde une grande importance comme facteur intrinsèque
do l’expression musicale ; ici encore, comme à propos de l’into-
nation, il se livre à une longue discussion sur la continuité ou la
discontinuité des variations.
Le dernier des facteurs élémentaires de l’expression musicale
serait le degré de rapidité avec lequel se produit le changement
d’intonation et d’intensité du son : c’est ce que l’auteur a nommé
Y agogique. A la progression positive des intensités s’allie une
accélération de mouvement, et cela bien plutôt sous la forme de
modifications du mouvement fondamental, en tant que diminution
effective de la valeur des noires, croches, etc., que dans un
changement de la répartition de ces durées: il y a, en un mot,
modification du tempo.
L’art apparaît avec la conscience nette d'un état formel ; or, il
y a deux facteurs proprement formels de la musique, l’harmonie
et le rythme. Revenant à la question de l’échelle tonale, l’auteur
parle de 1’ “ audition absolue „, c’est-à dire de la faculté de
reconnaître instantanément une note même isolée, faculté innée
(1) Page 153.
BIBLIOGRAPHIE. 2g5
dont l’absence n’est nullement incompatible avec l’existence de
dons musicaux développés (1).
A la justification mathématique de la consonance a succédé
son explication physiologique ; aujourd’hui on en réclame une
psychologique : la science musicale actuelle, dit Riemann,
a renoncé à se préoccuper des phénomènes acoustiques ; elle
cherche la solution de l’énigme dans le domaine des représenta-
tions sonores elles-mêmes. Toutefois, et c’est fort heureux, il se
contredit quelque peu en reconnaissant qu’on ne saurait nier
l’état de dépendance de ces dernières par rapport aux premiers.
Quoi qu'il en soit, Riemann se rapproche de la théorie de la
fusion due à Stumpf ; mais il le fait avec une série de réserves
peu claires, bien justifiées d’ailleurs par la faculté que possède
l’organe auditif de distinguer les éléments d’un seul tout sonore,
faculté qui s’oppose à l’idée d’une fusion plus qu’elle ne la con-
firme.
Son dédain pour l’acoustique nous paraît seul expliquer cette
assertion que “ l’on se demande encore pourquoi, seul, l’inter-
valle d’octave peut être élevé à une puissance quelconque sans
que la fusion des sons soit le moins du mode amoindrie „.
N’est-ce pas, en effet, la conséquence fort naturelle du fait que,
l’élévation à l’octave opérant la dichotomie de la courbe vibra-
toire, la superposition de toutes les octaves possibles conserve
inaltérés dans la vibration résultante les nœuds de la vibration
fondamentale (2) ? Sous couleur de ne vouloir qu’une explica-
tion psychologique, Riemann en arrive à se contenter de cette
énonciation : la “ relativité des quantités d’intonation n’est
rien autre qu’une dénomination pour la sensation spéciale par
laquelle nous prenons conscience des rapports d’amplitude et
de durée des vibrations „.
Plus intéressante est sa discussion contre Stumpf en vue de
poser une différence absolue entre les intervalles musicaux et
ceux qui ne le sont pas. Malheureusement il se perd dans des
(1) Nous possédons cette faculté assez développée, en sorte qu’à l’au-
dition il nous semble entendre nommer les notes ; mais il nous est arrivé
un accident assez singulier. Ne nous étant pas occupé de musique pen-
dant plusieurs années, nous nous sommes aperçu ensuite que nous
nommions les notes un demi-ton trop haut. Semblable accident est
arrivé à une personne de notre connaissance.
(2) Il est vrai qu’on obtient la même constance des nœuds par la
division en trois parties égales, qui donne ut1, sol2 *, ré4, la5..., mais les
limites pratiques sont vite dépassées.
296 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
formules telles que celle-ci où il souligne lui-même comme nous
le faisons : “ Cette conception harmonique des sons n’est rien
moins que la perception de sons isolés dans le sens d'har-
monies, c’est-à-dire de conglomérats sonores, formant une
unité absolue. „ Mais plus claire est l’énonciation suivante :
“ Sont consonants les sons qui appartiennent à une seule et
même harmonie (accord parfait majeur ou mineur) et qui sont
compris dans le sens de cette harmonie. Sont dissonants, les
sons qui appartiennent à des harmonies différentes (1) „. On
entrevoit là le point de départ d’une théorie qui pourrait être
intéressante ; mais, malheureusement, l’auteur 11’a pas le don de
développer sa pensée avec clarté.
Intéressante aussi serait, si elle était mieux exposée, la théorie
de la dissonance, d’après laquelle le son dissonant doit être
compréhensible par rapport à l'harmonie avec laquelle il est en
conflit, compréhensibilité qui le distingue des discordances ou
formations amusicales. Cette théorie, notons*le, fait comprendre
comment certains intervalles paraissent dissonants ou non, sui-
vant qu’ils ne sont pas ou sont au contraire interprétés dans le
sens d’un seul accord naturel, majeur ou mineur.
La question des progressions interdites donne lieu à quelques
remarques intéressantes. Notamment l’interdiction des séries
parallèles d’octaves ou de quintes paraît bien expliquée par la
fusion trop facile des deux sons qui fait que, dans le cas de ces
suites parallèles, les deux voix ne sont plus perçues distincte-
ment.
C’est à Rameau que Hugo Riemann reconnaît l’honneur
d’avoir fixé le premier avec une précision absolue, dans son
Traité de l'harmonie, la notion de la tonique, en tant que point
de concentration des rapports harmoniques du ton ; mais
l’échelle diatonique moderne n’en est pas moins le point d’abou-
tissement naturel de la musique ancienne. Riemann fait ressortir
d’ailleurs ainsi le double groupement, majeur et mineur, des
sept degrés :
Majeur
Mineur
fa la ut mi sol si ré ré fa la tit mi sol si
(1) Accord majeur : 1 : 1/2 : 1 3 : 1 4 : 1/5 : 1/6. Accord mineur : 6 : 5 : 4
3:2:1.
BIBLIOGRAPHIE.
297
Nous regrettons de ne pouvoir entrer dans l’étude un peu
détaillée des questions de tonalité et de modulation.
Revenant sur l’étude du rythme, l’auteur insiste sur l’existence
d’une unité moyenne de durée correspondant aux pulsations
normales de l’homme et sur le rapport que présente avec cette
unité moyenne l’unité de mesure d'un mouvement ou tempo ;
il discute d’ailleurs assez longuement l’accentuation et le pro-
longement du temps fort.
Nous arrivons à ce qu’on pourrait appeler l’embryon de la
composition musicale, au motif. Riemann s’élève justement
contre l’énonciation d’un célèbre pédagogue allemand, Lobe,
qui, dans son Traité de composition, donne ce nom de motif
au contenu d'une mesure et découpe ainsi outrageusement tel
fragment de Beethoven. Mieux inspiré est Nietzsche, quand il
définit le motif le geste de l’émotion musicale.
Si le motif ne se confond aucunement avec le contenu de la
mesure, il 11e s’enferme pas moins dans une sorte d’unité du
temps musical, et c’est dire qu’il 11e saurait être long. S’il
engendre ensuite toute une composition ou une partie notable
d’une composition, c’est par nue application du vieux principe
de l’unité dans la diversité, et cela d’abord au moyen de l’imita-
tion et de ses formes accessoires, dont la première est la simple
répétition. D’autres fois une transposition, partielle ou totale,
à l’octave introduit un changement rudimentaire ; une trans-
position sur un autre degré de l’échelle tonale s’écarte un peu
plus de la simple répétition. Puis 011 altère la composition même
du motif en en modifiant tel ou tel intervalle, ou bien on le
renverse.
A côté de ces imitations par changement d’intonation se
placent les imitations par changement du rythme, ce qui con-
stitue le procédé de la variation. Nous 11e pouvons d’ailleurs
que signaler les motifs adjoints, assez longuement étudiés par
Riemann et dont l’usage reposerait sur des rapports rétrogrades
de motif à motif.
Les motifs fragmentaires s’associent pour donner naissance à
des formes plus grandes, et c’est là que le contraste peut
acquérir un rôle important ; mais alors apparaît la question de
l’unité qui doit rester un caractère essentiel de l’œuvre, et celle
du w tempo „ en est une des plus sûres garanties. Cette unité de
tempo n’empêche pas d’ailleurs des mouvements d’apparence
plus ou moins rapide, grâce aux progressions par valeurs infé-
rieures et par valeurs supérieures à l’unité de temps. Ainsi,
2g8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans lin allegro, à un premier thème en présentant nettement le
caractère, succédera un second thème plus mélodique “ en ma-
nière „ (V adagio ou d 'amiante. Est-il besoin d’ajouter que l’on
affirme encore mieux les contrastes par l’emploi de tonalités
différentes, ainsi que par des opposilions de forte et de piano.
Enfin le contraste des deux thèmes peut aboutir au conflit,
analogue à la dissonance. Le conflit se manifeste d’ailleurs dans
le développement, dont la notion, dit Riemann, est extraordinai-
rement compliquée, car il doit, d’une part, former un contraste
avec les thèmes, revêtir un aspect non thématique et, d’autre
part, ne rien offrir qui ne soit déjà enfermé dans les thèmes :
il combine leurs éléments en une sorte d’alternance kaléido-
scopique.
Arrivé au terme de son étude pour ainsi dire technique, l’au-
teur revient à la question de la nature propre de la musique.
Avant tout, répète-t-il, elle transmet les sentiments directement
de l’âme du compositeur dans celle de l’auditeur ; puis, en second
lieu seulement, étant l’un des beaux arts, elle est la manifesta-
tion de la joie de créer, le tout sans intervention de la réflexion.
En un mot, elle n’est que l'expression spontanée du sentiment
sous une belle forme, sans aucune prétention à la caractéristique
ou faculté de représentation. Ainsi comprise, elle est exclusive-
ment instrumentale et constitue la musique pure, une des con-
quêtes de ces derniers siècles, car ce n’est qu’au xviic siècle que
la musique commence à se détacher de son alliance avec la danse
et la poésie Contrairement à ce que pense Riemann, il nous
semble que la musique pure, qui renonce à toute attache avec
son origine vocale et s’enferme de plus en plus dans ces trans-
formations du motif fort bien décrites par lui, tend vers le type
de 1 ’cuabesque, signalé par Hanslick comme son type supérieur,
et appelle la contemplation intellectuelle de ses ingénieuses
combinaisons. Nous voyons donc là deux pôles opposés, tous
deux légitimes, entre lesquels oscille l'art musical. Si, selon le
mot final de l’ouvrage, la musique la plus haute ne veut rien
représenter d'autre que ce qu'elle est en soi et par soi, il nous
paraît difficile qu’elle demeure avant tout un mode de transmis-
sion du sentiment, quelle que soit sa puissance expressive.
Au milieu d'expressions pénibles, que la traduction n’a sans
doute pas rendues plus claires, l’ouvrage de Riemann présente
des aperçus intéressants ; mais, en écartant toute explication
physique ou physiologique, il se condamne à laisser bien des
choses inexpliquées, au sujet desquelles il ne peut écrire que
BIBLIOGRAPHIE.
299
des phrases assez creuses. Comme conclusion dernière, nous
dirons que la vue de celte traduction nous a fait regretter qu’on
ne nous en ait pas encore donné une de la célèbre Tonpsycho-
logie de Stumpf.
G. Lechalas.
XVI
Hydraulique agricole et urbaine, par G. Bechmann. Un
volume gr. in-8° de 642 pages (Encyclopédie des Travaux
Publics de Lechalas). — Paris, Ch. Béranger, 1906.
M. Bechmann, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, chargé
du cours d’Hydraulique agricole et urbaine à l’Ecole Nationale
des Ponts et Chaussées, vient de publier, sous le titre ci-dessus,
la substance de son cours. 11 y traite de l’eau envisagée au
double point de vue de son rôle en agriculture et de son influence
sur la salubrité des villes. Il y passe en revue, avec l’autorité
qui s’attache à son nom, tout ce qui a rapport à l’utilisation
rationnelle de l’eau, tant au point de vue de la culture des terres
qu’à celui de l’alimentation et de l’assainissement des villes.
Toutes ces applications de l’hydraulique doivent tenir une place
considérable dans les études techniques de l’ingénieur.
Les élèves des Ecoles spéciales de Louvain ont, dans le cours
de chimie industrielle, un chapitre étendu traitant des eaux et
trouveront, dans l’ouvrage que nous analysons, des développe-
ments importants qui les intéresseront tout spécialement. Ils y
retrouveront tout ce qui a rapport aux eaux diverses sous le
rapport de leur composition, de leurs propriétés et de tout ce
qui concerne les distributions d’eau, l’évacuation des eaux
usées et l’épuration des eaux résiduaires.
L’ouvrage comprend, en trois parties, 28 chapitres.
La première partie s’occupe de l’hydrologie avec toutes les
généralités sur le régime et l’aménagement des eaux : eaux
météoriques, eaux courantes et eaux souterraines. Effets pro-
duits par les unes et par les autres. Utilisation de la pente des
cours d’eau, disposition des prises d’eaux d’usine, défense
contre les effets nuisibles des eaux. On y trouve aussi ce qui a
rapport à l’amélioration des eaux naturelles pour l’alimentation
3oo
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ou pour les usages industriels, au transport de l’eau à distance
et à l’élévation mécanique de l’eau.
La deuxième partie est affectée à l’hydraulique agricole et on
y trouve, après des notions de génie rural sur le sol, la végéta-
tion, les assolements, les engrais, etc., l’utilisation de l’eau en
agriculture, l’emploi des irrigations et l’examen des diverses
méthodes utilisées. Nous avons retrouvé, dans ce chapitre, les
méthodes utilisées dans la Campine belge où les irrigations
auraient pu rendre des services beaucoup plus grands si le
canal de jonction de la Meuse à l’Escaut avait pu suffire pour
donner les quantités d’eau nécessaires aux irrigations. Les
besoins de la navigation ont malheureusement empêché de
donner à l’agriculture ce qu’elle réclamait dans cette province
aride que les irrigations devaient transformer.
La troisième partie, Hydraulique urbaine, est d’autant plus
intéressante que l’auteur, anciennement chef du service muni-
cipal des eaux et de l’assainissement de Paris, a une compétence
toute spéciale pour y traiter des questions de salubrité et d’hy-
giène : rôle de l’eau, travaux d’alimentation, réservoirs de distri-
bution, réseaux de conduite, vente et tarification. L’auteur ter-
mine par les travaux d’assainissement, les égouts et l’épuration
du sewage ; il passe en revue l’épuration par le sol avec et sans
utilisation agricole, les procédés chimiques et les procédés
bactériens ou biologiques.
W.
XVII
Le Sucre. Les Puantes saccharifères. par C. Maréchal. Un
volume in-8° de 148 pages, figures dans le texte. — Bruxelles,
Knoetig, 11)06.
L’auteur de ce travail a voulu présenter au lecteur un aperçu
de la question sucrière sous ses différents aspects : origine,
fabrication, emplois et propriétés. C’est une œuvre de vulgari-
sation dont les éléments ont été puisés à bonnes sources.
Nous eussions souhaité toutefois voir traiter de façon plus
circonstanciée des plantes saccharifères autres que la canne et la
betterave, car c’est justement sur cette partie du sujet que le
grand public est le plus ignorant. Dans le même ordre d’idées,
BIBLIOGRAPHIE.
3oi
M. C. Maréchal eût, je pense, intéressé ses lecteurs en insistant
sur le grand nombre de variétés des cannes, sur leur culture et
sur les sélections que l’on continue à opérer dans beaucoup de
laboratoires coloniaux. Nous en dirons autant pour la betterave ;
ce n’est pas du jour au lendemain qu’on est arrivé à obtenir une
betterave sucrière de grand rendement, et les recherches qui
nous l’ont donnée ne sont pas sans intérêt. Souhaitons aussi que
les gravures qui accompagnent le texte acquièrent dans une
prochaine édition la netteté qui leur manque absolument dans
celle-ci ; et conseillons à l’auteur de revoir avec soin les noms
scientifiques des parasites végétaux et animaux des deux princi-
pales plantes saccharifères: plusieurs erreurs s’y sont glissées qui
rendent pénible la lecture et parfois même l’intelligence du texte.
Mais ce sont là critiques de détail, et volontiers nous signalons
à ceux qui s’intéressent aux produits de grande culture et de
consommation mondiale la brochure de M. C. Maréchal.
É. D. W.
XVIII
Minnesota plant diseases, par G. M. Freeman, assistant à la
chaire de botanique à l’Université de Minnesota. Un vol. de
450 pages, avec 211 figures. — Saint-Paul, Minnesota, 1905.
Dans ces dernières années la connaissance des maladies des
végétaux cultivés a fait d'immenses progrès et l’on s’est efforcé
partout de les utiliser. La Belgique s’y est employée très éner-
giquement, mais il est permis de regretter que les bienfaits de
cette lutte contre les cryptogames, causes, dans bien des cas,
de ces maladies, ne soient pas encore suffisamment connus et
appréciés de nos cultivateurs. L’auteur du travail que nous
signalons ici estime à plusieurs millions de dollars les pertes
annuelles causées dans les plantations du Minnesota par les
maladies cryptogamiques des végétaux ; c’est assez dire com-
bien il importe d’y veiller.
Nous n’entrerons pas au détail du contenu de cet ouvrage, admi-
rablement édité et illustré, comme d’ailleurs le sont la plupart des
ouvrages publiés par le Board of Regents of the University for
the People of Minnesota. Disons seulement que l’auteur étudie,
dans une première partie, les maladies dans leur généralité et
302
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les divers moyens de les combattre; dans la seconde, il examine
pins spécialement les maladies cryptogamiqnes signalées dans
les divers groupes de végétaux cultivés. Une table très détaillée
termine le volume. Nous le recommandons vivement à tous ceux
qui s’occupent des maladies des plantes ou s’y intéressent dans
un but pratique.
É. D. W.
XIX
L’Argentine au xxe siècle, par A. B. Martinez et M. Lewan-
dowski, avec une préface par Ch. Pellegrini, ancien Président
de la République Argentine. — Paris, Armand Colin, 1905.
Ce livre, destiné à faire connaître en France la situation
présente et l’avenir économique de la République Argentine,
est intéressant aussi pour nous, Belges, qui voyons chaque
année un bon nombre de nos compatriotes aller demander
là-bas à l’agriculture et à l’industrie les moyens d’existence.
D’ailleurs, l’attention de notre vieille Europe se porte de plus
en plus vers ce pays, comme le prouvent les nombreux écrits
qu’on ne cesse de lui consacrer sur le continent. Aux livres
s’ajoutent les discours, et récemment encore, au dernier Congrès
colonial allemand, M. le Dr R. Jannasch de Berlin, qui a visité
l’Argentine, insistait sur la valeur de cette région au point de
vue de l’économie générale et de l’expatriation.
Il est indiscutable, comme le démontrent dans leur livre
MM. A. Martinez et Lewandowski, que la République Argen-
tine a subi une immense évolution et que cette évolution a été
relativement pacifique, surtout si on la compare à celle de cer-
tains États voisins, dont l’instabilité politique a empêché d’ail-
leurs le développement économique. Ce qui intéresse surtout
dans l’évolution de ce pays, c’est la mise en valeur rapide des
richesses de son sol, qui a eu pour résultat un mouvement
commercial intense ouvrant des débouchés nouveaux à l’indus-
trie et aux capitaux européens; c’est sur ce point qu’insiste
également l’auteur allemand auquel nous faisions allusion plus
haut.
Au point de vue agricole, l’Argentine peut être divisée en
trois régions principales : une région chaude au nord, une
BIBLIOGRAPHIE.
3o3
région tempérée au centre et une région un peu plus rude au
sud. Ces trois régions permettent la culture de plantes variées.
Les principales cultures faites en grand sont celles du blé, du
lin, du maïs et de la luzerne. Elles s’étendaient, en 1904-1905,
sur une superficie totalede 10 273 054 hectares, soit 1 738 08 1 hec-
tares de plus qu’en 1902. Une culture sur laquelle il y a lieu
d'insister au point de vue argentin, c’est celle de la luzerne.
Cette plante est cultivée à deux fins : pour l’exportation à l’état
de foin, et pour l’alimentation et l’engraissement du bétail. Les
premières cultures se rencontrent le plus souvent à proximité
des stations de chemins de fer de façon à permettre l’écoule-
ment facile de la production, destinée surtout au Brésil et
à l’Afrique du Sud. Mais la grande zone de cette culture se
trouve plus avant dans l’intérieur des terres, où le produit est
surtout destiné à l’élevage et à l’engraissement des bêtes à cornes.
Aussi le commerce et l’industrie, dérivant de l’élevage, ont-ils
fait de grands progrès dans l’Argentine où se trouvent actuelle-
ment représentées et sélectionnées les meilleures races de
l’Europe.
Il faudrait parler aussi des grandes cultures industrielles, qui
existent dans la région, et peuvent être largement développées.
Citons entre autres : la canne à sucre : la vigne, dont les produits,
préparés par des procédés plus modernes, pourraient lutter
contre l’importation; le tabac; le mûrier qui permettrait
l’élevage du ver à soie ; le maté dont la consommation déjà
importante va croissant ; le coton dont l’avenir est brillant ; le
caoutchouc que l’on aurait découvert dans certaines régions, et
enfin les fruits qui pourraient donner lieu à un commerce dont
le développement semble assuré.
Il suffira, pour démontrer les progrès déjà réalisés, de citer
ici quelques chiffres. En 1900, la valeur totale de l’exportation
atteignait, pour les produits de l’élevage, 61 000 000 piastres
or, en 1904 cette valeur a été de 105 000 000; de même pour la
valeur des produits de l’agriculture, elle était en 1900 de
73 000 000, et en 1904, de 150 000 000 piastres or.
Un fait économique qui a agi très heureusement sur ce déve-
loppement, c’est la conversion monétaire, qui supprimait l’agio
si préjudiciable aux affaires. Encore, ce qui manque surtout aux
Argentins, c’est le capital ; mais il leur viendra sûrement de
l’étranger, dès que la paix intérieure aura permis au régime
politique de se perfectionner et à l’administration de s’améliorer.
3o4
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Dès maintenant, en tous cas, l’Argentine mérite de fixer l’atten-
tion de l’Europe.
Comme le dit justement M. Pellegrini dans la préface qu’il a
bien voulu écrire pour ce livre : “ Cet ouvrage doit être lu par
tous ceux qui ne croient pas que l’Europe soit le résumé de
l’humanité et s’appliquent, au contraire, à suivre le développe-
ment de tous les autres peuples, comprenant combien il est
nécessaire pour les grandes nations d’observer l’évolution et les
progrès des nations plus jeunes. Ils évitent ainsi de se laisser
surprendre par l’apparition subite de grandes forces écono-
miques ou politiques, qui n’avaient pas été pressenties ou dont
on n’avait point su profiter. „
Souhaitons que l'Europe française profite de ce conseil et
qu’elle étudié plus que jamais la situation économique et poli-
tique des pays d’outre-mer ; des monographies du genre de
cellesde MM. Martinez et Lewandowski lui seraient d’un précieux
secours et de la plus grande utilité.
É. D. W.
XX
Compte rendu des opérations et de la situation de la Caisse
générale d’épargne et de retraite instituée par la loi du
16 mars 1865 sous la garantie de l’Etat. Année 1905. — Un vol.
in-8° de 242 pages. — Bruxelles, 1906.
Le compte rendu annuel des opérations et de la situation
de la Caisse générale d’Epargne et de Retraite vient de
paraître ; il contient de très nombreux renseignements statis-
tiques. J’y ai puisé ce qui m’a paru le plus propre à montrer les
progrès des trois institutions, Caisse d’épargne, Caisse de retraite,
Caisse d’assurances, qui forment la Caisse générale ; le tableau
suivant donne pour la période décennale 1895-1905 un premier
aperçu de ces progrès.
BIBLIOGRAPHIE.
3o5
31 DÉCEMBRE
A. CAISSE D’ÉPARGNE
B. CAISSE DE
RETRAITE
C. CAISSE
ITASSMUNCBS
NOMBRE DE LIVRETS
EXISTANTS
MONTANT DES DÉPÔTS
SUR LIVRETS
(en millions)
MONTANT TOTAL DES
SOMMES DÉPOSÉES
(en millions)
MONTANT NOMINAL DES
DÉPÔTS SUR CARNETS
DE RENTES BELGES
en millions)
AVANCES AUX SOCIÉTÉS
D’H \bitations ouvrières
ET DK CRÉDIT AGRICOLE
(en millions)
NOMBRE APPROXIMATIF
d’affiliés
FONDS DES RENTES
(en millions)
C/3
-a
ai
C/3
m
<,
«
a
Ci
a
o
Z
F( 'N I)S D ASSURA N' l S
(en millions)
1895
1 145408
453
466
114
12
30 000
15,0
3615
1,03
1900
1 757 906
661
678
185
38
300000
31,0
13 430
6,27
1905
2 311845
«O
CO
t>
806
357
64
7S0 000
85,2
27 287
11,85
A l’origine, la Caisse générale accordait uniformément B %
d’intérêt sur la totalité des dépôts d’épargne. En 1881, année de
la conversion du 4 1/2 % rentes belges, le taux d'intérêt fut
réduit à 2 % pour la partie des dépôts dépassant 12 000 francs ;
en 1886, année de la conversion du 4 % rentes belges, le taux
d’intérêt fut réduit à 2 °/0 pour les dépôts dépassant 5000 francs.
En 1891, la limite de 5000 francs est abaissée à 8000; en 1894,
le 3 1/2 % rentes belges est converti et la réduction du taux de
l’intérêt frappe tout dépôt ayant dépassé 3000 francs dans le
courant de l’année. Enfin, en 1902, il fut décidé que le taux
d’intérêt de 2 % serait appliqué aux dépôts ayant dépassé
2000 francs dans le courant de l’année. La réduction progres-
sive de l’intérêt accordé aux dépôts n’a pas entravé le dévelop-
pement de la petite épargne ; dans ces dernières années, le
nombre et le montant des livrets de 2000 francs et moins n’ont
cessé de s’accroître. Le nombre et le montant total des livrets
de 2 à 3000 francs ont diminué. Ces résultats apparaissent dans
le tableau de la page suivante :
La diminution de l’importance des livrets de 2 à 3000 francs
a eu comme contre-partie des conversions nombreuses de
dépôts d’épargne en inscriptions sur carnets de rentes belges.
Le total des dépôts sur carnets de rentes s’est élevé depuis 1900
de 185 à 357 millions.
IIIe SÉRIE. T. X.
“20
3o6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
31 décembre
NOMBRE DE LIVRETS
SOUDES DEPOSEES Stll LIVRETS (1)
(en millions)
1 à 1000 francs
i
loon à 2coo francs
CO
O
CC
t-
o
c_>
cc
O
s
O
"T CO
SS s
c/î £
O
rz o
" o
<î ~
w
O
c3
s
o
<i
1000 é 2000 francs |
O
ce
3
CO
O
O
CM
Au-dessus de
3000 francs J
1902
1 714 767
203 960
48218
6525
229,4
308,7
123,3
48
1903
1 819 052
242 558
18 765
8073
241,8
373,6
46,4
53,7
1904
1922 918
260 881
13 358
7895
254,3
401,2
32,2
55,9
1905
2 009 625
283 181
11354
7685
262,8
424,7
27,2
49,7
L'épargne a pris en Belgique un développement considérable ;
en 1898, on comptait un livret pour cinq habitants, un pour
quatre, en 1900, actuellement, presqu’un livret pour trois habi-
tants. L’épargne n’est pas pratiquée également dans tout le
pays; l’arrondissement de Bruxelles compte le plus d’épargnants,
448 pour 1000 habitants, celui de Hasselt, le moins, 181 pour
1000 habitants. C’est dans l’arrondissement de Fûmes que les
dépôts d’épargne sont relativement le plus élevés, 592 francs,
en moyenne, par livret ; c’est dans celui de Mous qu’ils sont le
plus faibles, 224 francs, en moyenne, par livret. Le nombre
d’épargnants est sensiblement le même pour les deux sexes ;
sur 226 073 livrets créés en 1905 et soumis à l’observation, on en
a relevé 116 947 pour les hommes et 106 650 pour les femmes.
La classe ouvrière continue à fournir le plus fort contingent
d’épargnants ; les progrès de l’épargne scolaire s’accentuent de
plus en plus, ce qui est un heureux présage pour l’avenir des
œuvres de prévoyance : sur 100 000 livrets créés annuellement
on en comptait, en 1905, 57 165 appartenant à des enfants
mineurs. Ce chiffre suggestif montre autant l’excellente situation
de l’épargne scolaire que les heureux résultats de la loi de 1900
sur l’épargne de la femme mariée et du mineur. Avant cette loi,
sur 100 livrets ouverts au nom de femmes majeures, 13 à 14 °/0
de celles-ci, seulement, se déclaraient mariées ; la proportion
varie actuellement de 41 à 42 %. En 1901, au lendemain de la
(1) Non compris les intérêts de l'année courante.
BIBLIOGRAPHIE.
3c>7
mise en vigueur de la loi, 10 513 livrets furent ouverts sous son
bénéfice. En 1905 le nombre de ces livrets avait doublé, 20 379.
L’augmentation des dépôts a pour conséquence l’augmentation
des placements de la Caisse d’épargne. De 768 839 840 fr. 38,
en 1903, ils se sont élevés à 796 457 493 fr. 81, en 1904 et à
821 749 468 fr. 71 en 1905. Un fait important à constater, c’est
que le taux des produits des placements diminue alors que
l’intérêt bonifié aux dépôts correspondants augmente. Ce taux
a été de 3 °'0 15 en 1903, de 3 % 074 en 1904, de 3 °/0 018 en
1905 ; l’intérêt moyen des dépôts a été de 2 % 75 en 1903, de
2 °/o 80 en 1904, de 2 °/0 82 en 1905. Cette situation provient
évidemment, d’une façon générale, de la diminution de la
valeur du loyer de l’argent, mais elle tient aussi à certains
placements onéreux. Au 31 décembre 1905, la Caisse générale
avaitavancé aux sociétés d’habitations ouvrières: fr. 27 790 128,13
à 2 1/2 °/0, fr. 32 751 603,43 à 3 % et seulement fr. 1 676 476,17
à 3 1/4 %. Depuis dix ans le total des avances aux sociétés de
l’espèce a plus que quadruplé et a passé de 2 % 96 à 7 % 68 de
l’ensemble des placements définitifs. La Caisse d’épargne ne
retire pas 3 °/o des avances faites aux comptoirs agricoles et,
d’autre part, elle accorde un intérêt de 3 % sans limitation de
dépôt, aux sociétés d’habitations ouvrières, aux sociétés coopé-
ratives de crédit agricole affiliées à une caisse centrale et aux
sociétés mutualistes reconnues.
La loi du 15 avril 1884 a permis à la Caisse d’épargne d’em-
ployer une partie de ses fonds disponibles en prêts aux agricul-
teurs à l’intervention de comptoirs responsables. Jusqu’ici cette
disposition n’a pas produit de grands résultats. Huit comptoirs
existaient seulement au 31 décembre 1905 ; à cette date, 1968
prêts étaient en cours pour un total de fr. 8 190 941,84; 789 de
ces prêts, représentant fr. 4 071 741,15, avaient été conclus à
l’intervention d’un seul comptoir, celui de Genappe. Depuis 1884
jusqu’au 31 décembre 1905, 2935 prêts ont été consentis pour un
total de 17 160 809 francs.
Les rapports de la Caisse d’épargne avec les sociétés coopé-
ratives de crédit agricole affiliées à une caisse centrale ont été
réglés par la loi du 21 juin 1894. Au 31 décembre 1905 le nombre
de ces sociétés s’élevait à 438. Six caisses centrales et 237 caisses
locales avaient effectué des dépôts à la Caisse d’épargne pour
une somme globale de fr. 4 464 353,81; 163 sociétés avaient ob-
tenu des ouvertures de crédit pour une somme de 594 832 francs,
mais ne s’en étaient servies qu’à concurrence de fr. 143 252,34.
Le montant total des prêts effectués par les sociétés rurales, qui
3o8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ont fourni des renseignements détaillés, s’élevait, à la fin de
1905, à fr. 5 138 687, 8S ; ees mêmes sociétés avaient recueilli
fr. 12 658 174,83 de dépôts d’épargne. On peut en déduire que
les sociétés rurales fonctionnent en général avec plus d'activité
comme caisses d’épargne que comme caisses de crédit.
Au 31 décembre 1905, 170 sociétés d’habitations ouvrières
étaient agréées par la Caisse d’épargne, 160 sou s forme anonyme,
10 sous forme coopérative. Fr. 59 716 604,06 avaient été avancés
à 126 sociétés de crédit ; fr. 2 501 603,67 à 38 sociétés immobi-
lières. Au 31 décembre 1905, le solde des fonds déposés en
comptes courants à la Caisse d’épargne par les sociétés agréées
se montait à fr. 4 344 864,1 1. Jusqu’à présen t et depuis l’origine
les sociétés agréées ont construit ou acquis 33046 maisons.
Le 31 décembre 1900 la Caisse de retraite comptait 300 000
affiliés, elle en comptait 780 000 au 31 décembre 1905. Au cours
de 1905 le nombre des affiliés s’est accru de 85 138, y compris
11 967 militaires affiliés en vertu de la loi de 1902 sur la milice
et la rémunération des miliciens. De 31 millions de francs en
1900, le fonds des rentes s’est élevé à 85,2 millions en 1905.
Au 31 décembre 1905, il existait 175 mutualités patronales
comptant 52 793 adhérents. Le montant des versements s’est
élevé de fr. 5 121 056,02 en 1900, à fr. 12 685 100,71 en 1905.
Les primes de l’État afférentes aux versements de 1904 ont
été de fr. 3 549 997,20 répartis entre 503 548 affiliés, dont 503 332
mutualistes et militaires et 216 affiliés versant à titre particulier.
Les primes des provinces ont été de fr. 527 490,42 ; les primes
des communes ne sont pas renseignées.
Au 31 décembre 1905,1a caisse d’assurance comptait 29 099
contrats représentant fr. 60 663 388,43 de capitaux assurés. De
ces 29 099 contrats, 23 284 avaient été conclus dans le but de
garantir, en cas de décès, le remboursement de prêts consentis
pour l’achat ou la construction d’habitations ouvrières; 5845
avaient été conclus en matière d’assurance sur la vie pure et
simple. Ces derniers contrats ne représentent que fr. 7 642 399,58
de capitaux assurés.
***
XXI
De l’Esprit du gouvernement démocratique, par Adolphe
Prins. Un vol. in-8° de 294 pages. — Bruxelles-Leipzig, Misch
et Thron, 1906.
BIBLIOGRAPHIE.
3og
Le nom seul de l’auteur donne la garantie d’une oeuvre solide
et consciencieuse. Des pensées originales et personnelles, une
doctrine nette et sûre, le tout exprimé dans une langue claire et
facile : voilà ce qu'on espère en ouvrant un livre où s’étale la
signature si avantageusement connue de M. Prins. Et vraiment,
Patiente est loin d’être déçue pour qui prend le loisir de suivre
l’éminent professeur dans la dernière étude qu’il a publiée sur
les bases de la politique moderne, je veux dire sur les principes
qui, grâce au contrat social de Rousseau, sont devenus depuis la
fin du xvme siècle la norme incontestée de tout bon gouverne-
ment. Il ne s’agit ni d’exalter ni de conspuer la démocratie, mais
de rechercher les conditions normales d’existence du régime
démocratique. Vérifier les assises qu’on lui donne dans l’école
radicale, voilà ce qu’a entrepris l’auteur, esprit assez vigoureux
et assez sûr de lui-même pour aborder, sans l’appui d’une pensée
étrangère, la révision d’un problème qu’on aurait pu dire classé
et sur la solution duquel bien des penseurs soi-disant libres se
seraient fait scrupule de revenir. Sa conclusion n'est pas de
nature à satisfaire le snobisme démocratique : d’après lui, le
principe égalitaire, le principe majoritaire et le suffrage univer-
sel, ces trois axiomes du radicalisme simplificateur qui nous
enveloppe de son atmosphère depuis le contrat social, ne sont
autre chose que “ des idées générales subsistant par routine et
passant pour des vérités d’avenir, alors qu’elles sont déjà dans
le passé et que les expériences faites, l’étude attentive des évé-
nements, des faits économiques et des institutions politiques ont
élargi l’horizon et fait entrevoir des progrès nouveaux „.
C’est d’abord à l’utopie égalitaire que s’attaque M. Prins. Ce
rêve d’une cité parfaite et d’une société d'égaux, vieux comme
le monde et se rajeunissant d’époque en époque avec lui, s’est
reproduit de nos jours sous la forme du marxisme, tout comme
on l’avait vu grandir il y a un siècle sous la forme d’une protes-
tation contre le pouvoir des rois et d’une revendication de la
souveraineté populaire. Les bourgeois s’étaient contentés d’ap-
pliquer le principe égalitaire à la vie politique ; les prolétaires
étaient dans leur droit en le transportant sur le domaine éco-
nomique et en réclamant comme société idéale, non pas celle où
tout le monde aurait son mot à dire dans l’élection des chefs et
la confection des lois, mais celle où régnerait la parfaite égalité
des conditions sociales, où il n’y aurait plus distinction de riches
et de pauvres, de capitalistes et de travailleurs, une société où
la production des biens aurait lieu également pour tous, sans
3io
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
capital ni propriété privée. L’auteur s’attache à montrer que
cette dernière conception est particulièrement simpliste et que
sa réalisation marquerait non pas un progrès, mais un recul. Un
système de propriété sociale sans capital ni échange, tel que le
collectivisme le conçoit, ce n’est pas un point d’arrivée, mais un
point de départ ; l’évolution progressive, loin de nous conduire
au nivellement de toutes les différences et de toutes les variétés,
à l’unification des groupes, des organes et des individus, amènera
“ une différenciation toujours plus marquée des facteurs sociaux,
une spécialisation de plus en plus accentuée de tous les éléments
de la vie sociale qui, latents dans la communauté naissante, s’en
détachent et se développent à travers les siècles „. Du même
coup apparaît l’erreur grossière des radicaux touchant l’égalité
politique. Dire que tous les hommes ont un droit égal au pouvoir,
c’est admettre que tous sont également qualifiés pour le gouver-
nement, c'est ne pas tenir compte “ des inégalités et supériorités
résultant de la nature même et correspondant à des degrés divers
de capacités, d’aptitudes, de devoirs et de responsabilités „. La
vraie démocratie doit sans doute combattre les classifications
arbitraires et conventionnelles de citoyens ; mais à vouloir empê-
cher les classes et les ordres de se dessiner sous la poussée de
la nature elle-même, on ne peut produire que la médiocrité
parce qu’on empêche la libre expansion des forces sociales.
Où M. Prins est surtout original, c’est quand il montre, en dis-
cutant le principe majoritaire, que, pratiquement, ceux-là mêmes
qui proclament la souveraineté populaire doivent reconnaître à
un groupe le pouvoir exclusif de gouverner le reste de la com-
munauté. Pour connaître la volonté générale, unique arbitre de
toutes les mesures à prendre, ils ne tiennent compte que de la
majorité, c’est-à-dire qu’ils admettent cette fiction représentative
“ que la moitié plus un vaut la totalité „. Or, de quel droit
peuvent-ils agir ainsi, après avoir posé comme principe que
“ toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle „ ?
Si une fraction peut commander au nom du tout, pourquoi pas
un Parlement ou un César plébiscitaire ? Le gouvernement du
peuple par le peuple n’est qu’un mot sonore dans un régime où
les volontés individuelles ne comptent que si elles sont majorité.
Pourquoi une décision prise par la collectivité moins ma voix
devient-elle la volonté générale plutôt que la volonté des autres ?
Le principe majoritaire est impuissant à me faire comprendre
pourquoi je dois m’y soumettre. Impossible de me prouver que
c’est pour moi un devoir de payer des impôts que je n’ai point
BIBLIOGRAPHIE.
3i 1
votés, sans faire appel — comme dit très bien le savant professeur
bruxellois — à une loi morale qui plane par dessus la volonté du
peuple elle-même, modérant à la fois les actes de la majorité et
ceux de la minorité et imposant des limites à leurs caprices, une
loi qui commande à la minorité de s’incliner devant les décisions
du plus grand nombre au nom de l’ordre légal, mais qui com-
mande en même temps à la majorité de s’incliner devant l’intérêt
de tous au nom de la justice.
Reste une troisième idole dont le xixe siècle a propagé le
culte : c’est le suffrage égalitaire de tous les individus comme
moyen de désigner les représentants du peuple et de connaître
ce qui est dans l'intérêt commun. Celle-là aussi est renversée
impitoyablement par M. Prins. Le suffrage universel brut, con-
clut-il avec sa franche impartialité, est un véritable trompe l’œil:
il n’a fourni ni une expression fidèle de la volonté générale, ni
une sélection rationnelle des hommes de gouvernement, ni un
moyen efficace d’assurer l’équilibre politique, la protection et la
représentation des intérêts de tous.
Un dernier chapitre étudie comment il faut tempérer ce que
ces principes de la démocratie classique ont d’absolu, comment
il faut corriger ce qu’ils ont de chimérique, pour obtenir un sys-
tème réalisable, “ une démocratie moins exubérante — comme
dit M. Prins dans son Introduction — d’apparence moins régu-
lière et moins parfaite, mais tenant mieux compte de la relativité
de la vie, des traditions, des nécessités pratiques, et cherchant
plus à combiner les éléments en présence qu’à détruire ceux
qui lui déplaisent La vraie façon d’organiser le régime démo-
cratique est précisément, d’après lui, de favoriser ce que Rous-
seau condamnait, de tenir mieux compte de la structure naturelle
de l’État, de laisser se développer les groupements partiels
dont il est constitué. L’expérience anglaise démontre que le
maintien d’une structure organique de l’État et de groupes locaux
n’empêche pas la formation du sens social et la poursuite efficace
de l’intérêt commun, tandis que le radicalisme centralisateur,
avec son esprit égalitaire et individualiste, n’a pu empêcher les
plus violentes oppositions des intérêts et des volontés. “ La
démocratie n’est rien sans de fortes institutions locales; la liberté
n’est rien sans de fortes libertés locales ; une bonne administra-
tion et une bonne représentation des intérêts locaux ont plus
d’importance à ce point de vue que l’élévation du chiffre des
électeurs ou l’égalité numérique des votants. „
Réaction courageuse contre des erreurs passées à l’état
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
3l2
d’axiomes, le livre de M. Prias rencontrera sans doute des adver-
saires qui le condamneront sans vouloir le discuter. Il n’en aura
pas moins grande influence sur les esprits sincères, qui appren-
dront de lui à distinguer entre la démocratie réelle et la démo-
cratie d’imagination. Cette étude sera lue avec avantage non
seulement par les professionnels de la matière, mais par tous
ceux qui sont en quête d’une réponse adéquate aux bruyantes
déclamations des démagogues modernes. Jamais, croyons-nous,
on n’a mieux réfuté le socialisme en restant sur son terrain ;
jamais on n’a mieux montré aux radicaux que la raison, le seul
juge qu’ils reconnaissent, les condamne.
E. D.
REVUE
DES RECUEILS PÉRIODIQUES
GÉOLOGIE
Les dépôts siluriens dans le nord de l’Afrique. — Au
nombre des résultats les plus remarquables qu’aient fait res-
sortir les dernières explorations africaines, il faut mentionner
la découverte, faite en différents points du Sahara et du Maroc,
de schistes siluriens à graptolithes, indiquant soit l’étage goth-
landien, soit peut-être aussi le sommet de l’ordovicien.
La première indication de ce genre avait été donnée par
M. Munier-Chalmas, qui, en clivant un schiste rapporté par l’ex-
plorateur Foureau des environs de Timassanine, y découvrit un
Climacograptus (1). Depuis lors, on a rencontré, à cent et dix
kilomètres au sud-est d’In-Salah, du schiste à Diplograptus,
Climacograptus, Monograptus (2), et, plus récemment encore,
M. Gentil (3) a trouvé, dans l’Atlas marocain, à cent kilomètres
à l’est de Marrakech, des schistes contenant les Monograptus,
Bastrites et Diplograptus caractéristiques de la base du goth-
landien.
Pendant ce temps, M. Brives (4) recueillait des orthocères
aux environs de Marrakech, dans un ensemble de schistes et de
quartzites. Si l’on songe que, jusque là, le gothlandien n’était
pas connu au sud de l’Espagne et de la Sardaigne, on jugera
(1) Haug in Foureau, Mission saharienne, 1905.
(2) Cotteuest in Flamand, Comptes rendus de l’ Aca démie des Sciences,
CXL. p. 954.
(3) Bulletin de la Société géologique de France, 4e série, t. V, p. 521.
(4) Société géologique de France, 7 février 1905.
3 14
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de l’extension considérable que ces nouvelles découvertes per-
mettent d’attribuer à la mer du silurien supérieur.
Le dévonien en Podolie. — La question, longtemps em-
brouillée, du prétendu silurien supérieur de la Bohême, a fini
par être éclaircie le jour où on a reconnu que Barrande avait,
par erreur, compris dans son système silurien toute une série
de couches qui, en réalité, formaient l’équivalent du dévonien
inférieur et même, en partie, du dévonien moyen. Ces deux
étages se sont développés, en Bohême, sous un faciès tout à fait
différent de celui qui prévaut en Belgique et dans l’Eifel. Ce
faciès spécial a reçu le nom d'hercynien, et on a constaté qu’il
caractérisait également le dévonien inférieur dans l’Oural méri-
dional.
Il était à présumer que le régime marin de la Bohême se
reliait, à l’époque dévonienne, avec celui de l’Oural, et que la
communication devait s’établir par la Podolie. Cette induction
est devenue une certitude, depuis les constatations faites dans
cette contrée par M. Siemiradzki (1). Le silurien supérieur, en
couches sensiblement horizontales et très fossilifères, forme une
série complète, où l’on distingue les divers horizons du Wen-
lock et du Ludlow, y compris les couches de passage, schistes
ou grès verts et rouges, à Beyrichia.
Par-dessus apparaît le dévonien inférieur à Ptercispis ros-
tratus. Mais tandis que, dans l’ouest, à Buczacz, ce sont dès
grès rouges typiques (old red), à Zaleszczycki, des calcaires
apparaissent dans les schistes et, à Satanow, plus à l’est, les
calcaires intercalés deviennent bitumineux.
Le même passage latéral s’observe dans les couches à Coccos-
teus, qui surmontent les précédentes. A l’ouest, ce sont des grès
rouges, et, en passant vers l’est, on les voit se transformer gra-
duellement en schistes verdâtres avec intercalation de calcaires
où abondent les espèces de l’étage Fa de Bohême. Les Strepto-
rhynchus umbraculum , Strophomena inter strialis, Rhyncho-
nëlla pseudolivonica, figurent dans cette faune. Sur le Zbruez
supérieur et ses affluents, cet horizon offre des bancs de poly-
piers, Amplexus eurycalyx, Michelinia geometrica, Heliolites
porosa, par lesquels le dévonien hercynien de la Podolie se
relie aux couches de Pologne et à celles de la Bohême. L’horizon
paléontologique, dont il vient d'être question, avait été signalé
(1) Bulletin de l’Académie des Sciences de Cracovie, janvier 1906.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
3i 5
en 1899 par M. Wenukow ; mais cet auteur y avait vu une
apparition de fossiles dévoniens dans le silurien.
D’après M. Siemiradzki, le silurien supérieur de la Podolie
correspondant parfaitement, par sa faune, au gothlandien d’An-
gleterre et à celui de la Baltique, c’est avec le dévonien inférieur
que se serait produite l’invasion par ce bassin des espèces de la
Bohême.
Il est intéressant de voir se confirmer ainsi, une fois de plus,
la complète équivalence du vieux grès rouge inférieur avec la
base du dévonien typique.
Le dévonien au Sahara. — La connaissance du terrain
dévonien en Afrique n’a pas moins bénéficié que celle du silurien
des dernières explorations faites par les officiers et les géologues
français dans la partie occidentale (Ahenet) du Sahara central.
On savait déjà que, dans le Sahara, les grès eodévoniens ont
une grande importance, formant de grands plateaux, qui reposent
sur un substratum plissé de terrains métamorphiques. Dans
l’Ahenet, ces grès sont de véritables grauwackes (1), contenant
un Spirifer voisin de S. Hercyniæ, des Homalonotus, Pterinea
et Tentaculites, accompagnés de Tropicloleptus rhenanus,
genre de brachiopode caractéristique du dévonien inférieur de
l’Amérique.
Au sommet des grès viennent des marnes bariolées, avec un
Spirifer voisin de S. cultrijugatus, et que couronnent des
marnes riches en brachiopodes, parmi lesquels Tropicloleptus
carinatus, connu en Amérique des couches de Hamilton (base
du dévonien moyen ou eifëlien). En certains points apparaissent
des couches à fossiles ferrugineux, où abonde une goniatite
que M. Haug rapproche d ' Anarcestes nuciformis, du givétien.
Enfin le dévonien supérieur a été découvert dans la même région
et, au Mouydir, il est représenté par des couches à Spirifer
Verneuili et Prodiictella.
Ainsi le dévonien est bien caractérisé en Afrique, où il offre
des affinités, à la fois avec le type américain du système et avec
celui des régions classiques de l’Europe (Ardennes, Eifel, Région
rhénane).
L’assise des ampélites de Chokier. — On place générale-
ment, à la base du terrain houiller de Liège et du Hainaut, une
(1) Haug, Comptes rendus de l’Académie des sciences, CXLII, p. 732.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
3 1 6
assise de roches siliceuses (plitanites), à laquelle correspond
l’ampélite fossilifère de Chokier.
Jusqu’ici, dans le bassin de Mous, cette assise n’était connue
que par quelques affleurements très limités. Le charbonnage de
Baudoin- ayant eu l’occasion de la suivre par des travaux souter-
rains importants, M. Cornet (1) y a recueilli une faune abondante
de céphalopodes, de pélécypodes et de poissons. Cette faune
offre une très grande analogie avec celle de la série dite de
Pendleside, que les géologues anglais placent au-dessous
du millstone grit. De même, la flore de l’assise, étudiée par
M. Renier (2), ne contient que peu de formes westphaliennes,
tandis que la plupart de ses espèces accusent l’étage du
Culm et, en tout cas, indiquent un âge plus ancien que celui
de la zone inférieure reconnue par M. Zeiller dans le bassin de
Valenciennes. Ces indications concordantes tendraient à vieillir
l’assise des ampélites en la faisant descendre dans le dinantien.
L'origine des couches de houille. -- La question, si délicate,
de l’origine des couches de houille, continue à soulever de
nombreuses controverses. Les uns sont partisans de la théorie
de la formation sur place ou autochthone ; d’autres (parmi les-
quels se range l’auteur de ces lignes) croient que de très puis-
sants arguments militent en faveur de la formation par transport
ou allochthone.
Dans ces conditions, il est intéressant de recueillir toutes les
observations nouvelles qui peuvent contribuer .à élucider le pro-
blème. Or il en est une, due à MM. Douvillé et Zeiller (3), dont
l'importance n’échappera à personne.
On sait que, dans les bassins houillers de l’Angleterre, notam-
ment au Lancashire, on trouve fréquemment, soit au toit des
couches de houille, soit dans ces couches elles-mêmes, des
concrétions à ciment calcaire, dites coal-balls. Ces concrétions
sont recherchées à cause de la conservation exceptionnelle des
restes végétaux qu’on y rencontre, et donnent lieu à des pré-
parations de plaques minces, recherchées parles collectionneurs.
Or, dans plusieurs de ces plaques, les auteurs que nous
venons de nommer ont reconnu, au milieu des matières ulmiques
et des végétaux à divers degrés de décomposition, l’existence de
(1) Comptes rendus, CXL1I. p. 734-,
(2) Ibid., p. 736.
(3) Bulletin de la Société géologique de France, 4e série, t. V,
p. 154.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
3 1 7
nombreuses coquilles de goniatites, en général de très petite
taille, mais parfaitement déterminables. La portion de couche
où se rencontrent ces restes est donc incontestablement de for-
mation marine ; et si l’on prétend y voir le résultat de l’invasion
par la mer d’un ancien sol forestier, sur lequel s’étaient accu-
mulés en place les débris décomposés qui ont donné naissance
au charbon de terre, il restera inexplicable que les débris en
question aient pu rester où ils étaient, sans être complètement
balayés par l’invasion marine qui amenait les goniatites ; et si
l’on songe qu’à celte invasion marine aurait dû succéder de
suite un apport sédimentaire d’origine continentale, pour expli-
quer l’abondance habituelle des débris de fougères dans les
schistes du toit, on jugera combien est peu vraisemblable
l’hypothèse d’une houille autochthone, alors que ces diverses
circonstances s’expliquent si facilement dans la théorie des
deltas de M. Fayol.
Le trias marin au Mexique. — Lorsque, il y a quelques
années, la présence du trias marin fossilifère fut signalée en
Californie et jusque dans l’Etat de Nevada, M. Perrin Smith (1)
fit observer que la faune de ce terrain présentait plus d’analogie
avec celle du trias alpin (notamment les couches de Hallstadt)
qu’avec celle du trias asiatique. Cela pouvait faire soupçonner
(bien que ce ne fût pas la conclusion de l’auteur) qu’une commu-
nication directe avait pu exister par l’Atlantique entre la mer
californienne et celle de l’Europe méditerranéenne. Néanmoins
toute trace de cette communication faisait encore défaut, en
Amérique, au sud du 35e parallèle et, pour retrouver des dépôts
marins triasiques, il fallait aller en Colombie et au Pérou.
Or, voici qu’en plein centre du Mexique, à Zacatecas, MM.
Burckhardt et Scalia (2) viennent de trouver, au milieu de grès
et d’argiles subordonnés à des tufs et à une diabase, des fossiles
marins, à la vérité mal conservés, mais où l’on reconnaît des
ammonoïdes des genres Sibirites, Juvavites, Protrachyceras,
ainsi que des lamellibranches, notamment des aviculidés et des
Palceoneilo.
Les couches fossilifères sont directement appliquées sur des
schistes sériciteux très anciens. Elles témoignent d’un dépôt
(1) Proceedings of the Californian Acauemy of Sciences, third
sériés, I (1904), p. 367.
(2) Boletin oel Istituto Geologico de Mexico, n<> 21, 1905.
3 1 8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
littoral, formé en bordure d’un bras de mer triasique qui, venant
de Californie, passait sans doute au nord d’une terre formée des
Antilles et d’une partie de l’Amérique centrale, pour rejoindre
ensuite le sud de la Méditerranée.
Le crétacé inférieur au Maroc. — L’exploration du Haut-
Atlas marocain a permis de découvrir dans ce pays deux
horizons crétacés, remarquables par leur analogie avec les for-
mations synchroniques du sud de la France (1).
Le premier de ces horizons appartient à l’aptien supérieur ou
gargasien à plicatules. L’abondance des ammonites des genres
Desmoceras, Puzosia, Lytoceras , Phylloceras, associés aux
Parahoplites, différencie un peu cette faune de celle de Gargas
en Provence, en la rapprochant de celle de certains gisements
algériens.
L’autre horizon, à cheval sur l’aptien et l’albien, correspond
aux couches de Clansayes dans la Drôme. On y trouve les genres
Parahoijlites et Douvüleiceras, exactement comme dans la
région delphinoprovençale, où d’ailleurs cet horizon a une exten-
sion beaucoup plus grande qu’on ne le soupçonnait autrefois (2).
Le crétacé supérieur sur la terre Louis- Philippe. —
Personne n’a oublié l’émotion excitée, dans le monde géologique,
par l’annonce des découvertes de fossiles que l’expédition
Nordenskjôld avait faites à Plie Seymour, derrière les terres de
Graham et de Louis-Philippe. On savait qu’il s’y trouvait des
céphalopodes d’âge crétacé, mais on n’en connaissait pas avec
précision le niveau.
Cette faune si intéressante, comprenant plus de 200 échantil-
lons d’ammonoïdes, dont quelques-uns remarquablement con-
servés, a été étudiée par M. Kilian (3). Par la prédominance des
genres Pachydiscus, Holcodiscus , Gaudryceras, etc., cette faune
se rattache sans conteste à l’étage aturien (sénonien supérieur,),
peut-être aussi en partie à l’emschérien. Ses principales analo-
gies sont avec les faunes indiennes d’Aryaloor et de Valudayoor,
près de Triehinopoly ; mais il y a également des accointances
avec le crétacé de Vancouver et avec celui dé Quiriquina (Chili).
En somme, cette faune appartient au type indo-pacifique. Un
bras de mer venant du Pacifique a dû passer alors entre le
(1) Kilian et Gentil, Compt. rend., CXLII, p. 603.
(2) Jacob, Bull. Soc. géol. de France, 4e série, V, p. 399.
(3) Comptes rendus de l’Académie des Sciences. CXLII, p. 306.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
3i9
massif brésilien et un continent austral, dont le bord oriental
seul a été conservé sous la forme de la côte du Chili méridional,
et qni, échancrant la même terre par un golfe sur l’emplacement
de la mer de Weddell, allait rejoindre l’Afrique australe sur la
côte de Natal.
L’éocène et l'oligocène dans le sud-ouest de la France.
— Nous sommes bien loin maintenant de l’époque où le terrain
nummulitique pyrénéen apparaissait aux auteurs de la carte
géologique de France comme un ensemble antérieur au terrain
tertiaire parisien, et où Leymerie, n’osant pas se prononcer
catégoriquement dans ce débat, l’englobait sous la dénomination
commode de terrain épicrétacé.
On sait aujourd’hui que si. dans les synclinaux pyrénéens, le
passage est graduel du crétacé supérieur (craie de Tercis) au
nummulitique fossilifère, non seulement ailleurs la grande masse
de ce nummulitique descend rarement au-dessous du lutétien,
mais que des couches franchement oligocènes s’y trouvent
comprises.
Une étude d’ensemble sur ces formations du sud-ouest de la
France a été donnée récemment par M. H. Douvillé (1), qui en a
débrouillé la série, à travers les variations des faciès, grâce à
la considération des foraminifères, notamment des nummulites
et des orbitoïdes (Orthophrcigmina, Lepidocyclina).
Parmi les faits saillants ainsi mis en lumière, il y a lieu de
mentionner les suivants : la série de Biarritz ne descend pas
au-dessousdu lutétien supérieur. Le bartonien, généralement peu
fossilifère, est plutôt marneux, étant caractérisé par les marnes
bleues à pentacrines de la côte des Basques. Au-dessus, et
débutant par des poudingues, qui attestent un mouvement du
sol, vient l’oligocène inférieur à petites nummulites, associées
à Biarritz avec les premiers représentants des genres Clypeaster
et Scutella. C’est à cet oligocène inférieur que M. Douvillé
rattache, avec les couches de Gaas, le calcaire à astéries de la
Gironde.
Ensuite se serait produite une émersion, attestée par la dis-
cordance qui existe entre les couches précédentes et les assises
à Lepidocyclina, dont la base, visible à Abbesse près St-Paul
de Dax, forme passage entre l’aquitanien et le burdigalien.
Les mêmes vicissitudes se sont produites dans le bassin de
(1) Bulletin de la Société géologique de France, 4e série, t. V, p. 9.
320
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Paris, et M. Douvillé en conclut que les oscillations du sol pari-
sien, pendant l’époque éocène et oligocène, ne sont que le reten-
tissement des mouvements beaucoup plus importants qui se
produisaient à la même époque dans la région pyrénéenne.
Les progrès de la tectonique alpine. — On sait à quels
débats retentissants a donné lieu la question des nappes de
recouvrement dans les Alpes. A la suite des brillantes études
de M. Lugeon sur le Chablais, la doctrine du charriage dans les
Préalpes a reçu de nouvelles et précieuses adhésions ; d’abord
celles de MM. Haug et Kilian, à qui l’on doit la connaissance
des nappes de recouvrement de l’Ubaye ; ensuite celle de
M. Heim. d'autant plus significative que ce géologue éminent,
dont M. Lugeon s’honore d’avoir été l’élève, avait longtemps
soutenu une explication différente, résumée dans la thèse célèbre
du double pli de Glaris.
Non seulement, dans une lettre publique à M. Lugeon,
M. Heim a déclaré qu’il abandonnait cette hypothèse, pour se
rallier à celle d’une nappe unique, charriée du sud vers le nord
par dessus le flysch ; mais il s’est plu à reconnaître que la
nouvelle manière de voir éclairait d’une façon décisive certains
problèmes de tectonique, qui jusqu’alors lui avaient paru
insolubles.
A cette occasion, reprenant avec ses élèves l’étude de son
massif de prédilection, celui du Sentis, M. Heim en a donné (1)
une superbe monographie, accompagnée de très belles photo-
graphies et de nombreux croquis tectoniques comme le savant
géologue de Zurich excelle à en faire. Le Sentis y apparaît
comme un faisceau de dix à douze plis, dont six principaux,
tous recourbés en crochet vers le nord, par l’effet d’une poussée
méridionale, ainsi qu'il est aisé de l’établir en reconstituant la
surface structurale du Schrattenkalk affecté par ce plissement.
Les roches de la nappe vont depuis le néocomien jusqu’à
l’éocène, et le tout ensemble a été charrié du sud au nord par
dessus le flysch oligocène. Le soin avec lequel les différents plis
ont été suivis dans leur développement, soit du nord au sud,
soit de l’ouest à l’est, ainsi que l’analyse détaillée des circon-
stances qui ont plus ou moins favorisé la production de cassures
transversales, font de cette monographie (d’ailleurs traduite par
(1) Beitrage sur geologischen Karte der Schweiz. Dus Saut isgebirge.
Berne, 1905.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
321
un plan relief à l’échelle du 5000e), un des plus beaux modèles
du genre qu'il soit possible de citer.
Depuis ses premiers travaux sur le Chablais, M. Lugeon, avec
le concours de M. Argand (1), a étendu ses études au versant
piémontais des Alpes. Ces auteurs ont reconnu, au sud de
l’espace limité d’un côté par le massif du Mont Blanc, de l’autre
par celui de l'Aar, une succession de six nappes superposées,
dont les plus profondes sont celles d’Antigorio, du Lebendun et
du Monte Leone, la plus récente et la plus haute étant celle
de la Dent Blanche, vaste lambeau avec anticlinal de gneiss,
reposant tout entier sur un soubassement mésozoïque.
Plus récemment encore (2), M. Argand a réussi à préciser ces
données, en découvrant le pli frontal de la nappe de la Dent
Blanche, et en montrant que celle-ci offre des replis postérieurs
à sa mise en place, dans lesquels sont enfermées, au Collon. à la
Valpelline et au Mont Mary, des zones de roches basiques en
relation évidente avec celles d’Ivrée. Il a pu établir également
que cette zone d’Ivrée est un synclinal, butant au sud contre la
zone cristalline du Strona, laquelle forme le bord méridional de
l’ancien géosynclinal alpin des schistes lustrés, et doit être con-
sidérée comme la racine des nappes des Alpes orientales. On lui
doit aussi cette remarque, que le métamorphisme caractérisé
par les roches vertes va en croissant du bord externe au bord
interne (ou piémontais) du géosynclinal.
L’un des résultats les plus importants des recherches de
MM. Lugeon et Argand est d’avoir montré qu’à l’aplomb des
massifs cristallins anciens, il arrive souvent à une nappe de
s'encapuchonner, suivant leur heureuse expression, sous un
repli d'une nappe plus ancienne, rejetée au sud, c’est-à-dire en
arrière, par l'effet de la résistance de ces massifs. Ainsi s’expli-
querait la structure en éventail, si fréquente dans les Alpes.
M. Tertnier a montré (3) que la structure en nappes empilées
continuait dans toute la chaîne des Alpes orientales, et cette
conclusion, vivement contestée au début par les géologues
autrichiens, gagne chaque jour de nouvelles adhésions. Ainsi
MM. Haug et Lugeon (4) ont reconnu quatre zones superposées
dans les Alpes du Salzkammergut, les plus basses apparaissant
à travers des déchirures ou fenêtres des dernières, et la plus
(1) Comptes rendus de i.’Académie des Sciences, CXL, pp. 1364, 1491.
(2) Ibid., CXLII, pp. 527, 666, 809.
(3) Ibid., CXXXIX, pp. 578, 617, 648, 687, 754.
(4) Ibid., CXXXIX. p. 892.
III® SERIE. T. X
21
322
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
récente étant celle du Dachstein, en grands plateaux déchique-
tés. La même interprétation est en passe d’être universellement
admise pour les Carpathes, ainsi que le proposait, il y a trois
ans, M. Lugeon.
La tectonique de la Provence et des Pyrénées. —
L’extension de la théorie des charriages aux régions autres que
les Alpes sollicite en ce moment l’attention de nombreux géo-
logues. M. Marcel Bertrand avait émis le premier, il y a plusieurs
années, l’opinion que les couches triasiques, jurassiques et
crétacées des environs de Marseille représentaient un massif
sans racines, charrié par dessus les couches lignitifères de
Fu veau.
Il semblait que la question dût être définitivement tranchée
par l’exécution de la galerie à la mer, entreprise par la société
des charbonnages des Bouches du Rhône, en vue de l’asséche-
ment du bassin de Fuveau (1). Mais il se trouve que la coupe de
cette galerie est interprétée comme un succès à la fois par les
deux camps opposés. Ce qui est certain, c’est que la superposi-
tion des terrains anciens au crétacé supérieur n’a pas, à beau-
coup près, l’ampleur qu’on avait supposée, et que la dislocation
du massif semble réserver encore bien des surprises.
De même, s’il est démontré que la notion des charriages peut
trouver au pied des Pyrénées d’heureuses applications, ce serait
peut-être un excès de vouloir la faire intervenir pour expliquer
les particularités de la région de l’Adour, surtout au voisinage
des affleurements d’ophite. Même pour la partie centrale de la
chaîne, il y a désaccord en ce moment, tant sur l’ampleur des
chevauchements que sur le sens dans lequel ils se sont produits.
A. de Lapparent.
SCIENCES TECHNIQUES
LE TUNNEL DU SIMPLON
Nous avons écrit, l’an dernier, pour cette Revue (2), une
monographie sur le tunnel du Simplon. Depuis, de nouveaux faits
(1) Description de la galerie à la mer, par M. Domage. Paris, 1905.
(2) Tome LVII, livraison de janvier 1905, pp. 188-242.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
323
ont été signalés, de nouveaux projets ont vu le jour et reçu un
commencement d'exécution. Nous consacrerons ce bulletin à cet
ensemble de renseignements complémentaires. Nous les grou-
perons sous trois paragraphes, où nous examinerons successive-
ment les résultats scientifiques du percement, les circonstances
de la rencontre des galeries, la vérification des axes et la mesure
de la base géodésique du Simplon, enfin, la mise en service du
tunnel, notamment l’essai de traction électrique qui y est tenté.
Résultats scientifiques du percement. — Les résultats
scientifiques dont il sera question ici intéressent à la fois la
géologie, la thermique du sol et l’hydrologie souterraine.
Le système des deux galeries parallèles, distantes de 17 mètres
d’axe en axe, adopté au Simplon, a permis de réunir un grand
nombre de données fournies par des observations poursuivies
pendant toute la durée du percement, et qui se rapportent aux
quatre points suivants : Relevés géologiques à la surface, en
vue de l’établissement d’une carte géologique détaillée, à
l’échelle de 1 : 25 000, de la zone avoisinant le tunnel ; Relevés
géologiques dans les galeries d’ avancement, avec prélèvement
d’échantillons tous les 10 mètres et à chaque changement de
terrain : cette collection comprend environ 2 500 numéros ;
Observations hydrologiques sur les venues d'eau, leur débit,
leur température, leur composition chimique et leurs relations
avec la nature géologique des terrains traversés ; Observations
de la température des roches, dans le tunnel et le long du profil
superficiel, en vue de la détermination d’un profil thermique
exact. En outre, des observations continues, effectuées en un
nombre restreint de points — tous les kilomètres — ont permis
de se rendre compte des modifications qu’a subies la chaleur
souterraine depuis le percement du tunnel, et des fluctuations
dues à la ventilation et à la réfrigération.
Depuis l'achèvement de l’ouvrage, la Commission géodé-
sique suisse a complété l’ensemble des travaux qu’elle avait
entrepris à l’occasion du percement du Simplon, par la vérifica-
tion des axes et par la mesure directe de la distance, supérieure
à 20 kilomètres, qui sépare les observatoires de Brigue et
d’iselle, établis pour le contrôle de l’alignement du tunnel, et
conservés pour les travaux astronomiques complémentaires.
Nous en parlerons dans le second paragraphe.
Géologie D’après M. H. Schardt, membre de la Commission
géologique du Simplon, les couches du massif traversé se
324
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ramènent, en égard à leur nature, à l’un des quatre groupes
suivants (fig. 1) :
1° Formation de schistes lustrés — jurassique — triasique :
Schistes argileux gris, schistes calcaires, calcaires grenus,
schistes gris noduleux, micaschistes, grenatifères, schistes verts.
2° Formation triasique : Dolomite blanche, calcaire dolomi-
tique gris, marbres grenus cristallins, schistes gris ou verdâtres,
quartzite, arkose passant au gneiss.
3° Schistes cristallins : Micaschistes souvent grenatifères,
schistes amphiboliques, amphibolites, schistes chloriteux, con-
Leone
Fonchette
Légende : Sk, schistes lustrés; Sck et Sc. schistes cristallins-
lustrés métaphoriques ; KG, raarhre, dolomite et gypse (Trias) ;
Gn, Gneiss du Monte-Leone; Gna, Gneiss d’Antigorio.
sidérés comme paléozoïques, en partie probablement triasiques
ou jurassiques métamorphiques.
4° Gneiss archéique ou gneiss primitif : Gneiss d’Antigorio,
gneiss schisteux du Monte-Leone, faciès schisteux du gneiss
massif souvent granitoïde d’Antigorio.
Dans notre étude antérieure nous avons esquissé l’historique
de la structure du massif du Simplon et nous avons insisté sur
la contribution importante apportée par le percement à la con-
naissance de ce massif.
Comme renseignement nouveau, donnons ici le tableau com-
paratif de l’épaisseur prévue et de l’épaisseur réelle des couches
traversées par le souterrain; il justifie, dans une certaine mesure,
les récriminations dont les géologues ont été l’objet, lors de la
demande de crédits supplémentaires par les entrepreneurs de
l’ouvrage.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
325
Terrains traversés par le tunnel
prévisions
réalité
1. Schistes lustrés, schistes calcaires,
en mètres
en mètres
calcaires schisteux micassés . . .
2. Calcaire cristallin, marbre, dolo-
5900
5175
mite, gypse, anhydrite
3. Micaschistes, schistes cristallins,
gneiss schisteux, schistes amphi-
1350
1400
boliques
5200
6930
4. Gneiss du massif Monte-Leone . .
3450
1900
5. Gneiss d’Antigorio
3830
4325
19 730
19 730
On le voit, le gneiss d’Antigorio a été rencontré sons une
épaisseur plus grande que ne l’indiquaient les prévisions. Mais
il s’est présenté une heureuse compensation dans l’absence du
dôme des schistes calcaires inférieurs, avec leurs couches de
dolomite, ou d’anhydrite. En outre, le gneiss du Monte-Leone
u’a été rencontré que sur une épaisseur correspondant à un peu
plus de la moitié seulement de celle que l’on avait prévue.
Il convient d’ajouter que les conclusions que dicteraient les
données de ce tableau, n'ont, au point de vue des difficultés
prévues et des difficultés vaincues, qu’une portée restreinte.
L’inclinaison des stratifications, le mode de perforation, les
venues d’eau, la température souterraine, l’évacuation des
déblais étaient autant d’éléments d’où dépendait aussi le succès
plus ou moins facile de l’entreprise, et où la part considérable
de l’imprévu laissait un champ très vaste d’application à toutes
les ressources des sciences techniques.
La thermique du sol. On connaît l’influence du relief super-
ficiel sur la disposition des surfaces isogéothermiques souter-
raines : elles s’élèvent sous les montagnes, en s’écartant de
plus en plus les unes des autres, et elles s’abaissent en se rap-
prochant sous les vallées. Tandis que le degré géothermique
moyen est de 30 mètres, il s’élève à 70 mètres sous les sommets
des montagnes, et tombe à 20 mètres sous les vallées. A mesure
que la profondeur augmente, les surfaces isogéothermiques
tendent à devenir parallèles.
Cette distribution résulte, notamment, des lois bien connues
de la transmission de la chaleur appliquées en tenant compte
de la disposition des assises et de la conductibilité spécifique
326
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
relative des roches qui les composent. Mais la conductibilité
thermique n’est pas seule en cause.
L’expérience faite au Simplon a montré l’influence considé-
rable de la circulation des eaux souterraines sur l’allure des
isogéothermes. On s’en convaincra en consultant la figure 2.
Dès le kilomètre 5 de l’attaque nord, à gauche de la figure,
l’absence des venues d’eau provoque le relèvement des courbes
thermiques.
Au contraire, sur le parcours des grandes sources d’eau froide
du côté sud, à droite de la figure, dans le voisinage du kilo-
mètre 4,4, les courbes isogéothermiques s’abaissent brusque-
ment, alors qu elles auraient dû normalement passer sans
déviation sous la dépression superficielle du Vallé, comme cela
s’est présenté pour la dépression plus profonde de la Ganter
sous Bérisal (kil. 4,5 du côté nord).
Forchttta Amotnaei
Fig. 2. — Profil géothermique provisoire du tunnel du Simplon.
L’allure des courbes permet aussi d’apprécier dans quelle
mesure l’influence des dépressions de la surface s’efface avec la
profondeur, surtout quand les sillons sont entaillés dans un
flanc de montagne comme pour la vallée de la Ganter.
La distribution de la chaleur à l’intérieur des montagnes ne
dépend donc pas exclusivement de l’épaisseur des roches qui
séparent un niveau donné de la surface ; elle dépend aussi du
relief du sol. de la disposition des couches et de la circulation
des eaux qu’elles recèlent dans leurs flancs.
Venues d’eau. La figure 3 résume les observations relatives
aux venues d’eau. L’attaque partie du nord a rencontré
142 sources jusqu’au kilomètre 10,379 ; celle du sud n’en a
rencontré que 95 jusqu’au point de rencontre. En revanche,
c’est de ce côté que se sont produites les venues d’eau les plus
volumineuses, et en relation directe avec les cours d’eau de la
surface.
Les sources à grand débit s’échappaient presque toujours de
failles et provenaient de terrains solubles, des calcaires surtout.
Au contraire, les venues à faible débit se sont montrées au
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 327
contact de deux terrains de perméabilité différente ; elles furent
les plus nombreuses. La circulation des eaux souterraines, dans
les grandes profondeurs, paraît donc étroitement liée à l’état de
fissuration des roches ; on devait s’y attendre.
Au cours du percement, on a observé la variation du débit
des sources rencontrées. Beaucoup de celles qui possédaient,
au début, tin volume considérable se sont réduites plus tard
presque à de simples suintements. D’autres, tout en se réduisant
aussi dans de notables proportions, ont atteint, au bout d’un
certain temps, un débit constant. Presque toutes les sources de
grand volume au début, et jaillissant sous forte pression, se
sont beaucoup réduites dans l’espace de quelques mois, et même
Fig. 3. — Diagramme des variations du débit total des sources froides
d’Iselle entre les km. 3,860 et 4,421 comparées à la quantité de pluie,
à la température et à la dureté des eaux.
pour plusieurs la température a diminué ainsi que la teneur en
matières minérales.
Voici comment M. le professeur H. Schardt explique ces
modifications. Les fissures par lesquelles l’eau pénètre dans le
tunnel étaient, à l’origine, remplies presqu’au niveau, en général
inconnu, d’une source superficielle. Dans les régions profondes,
cette eau quasi stagnante pouvait s’échauffer et se saturer de
matières minérales, sans que la source superficielle fût pour
cela thermale ou minérale : malgré sa température plus élevée,
en effet, cette eau suffisamment minéralisée, et par suite plus
dense, pouvait rester au fond des crevasses.
Mais dès que s’ouvrit pour elles une issue, sur le passage du
tunnel, à 1000 ou 1500 mètres en contre-bas de leur point d’écou-
lement superficiel, la vidange de ces cavités dut se produire, et
dans les conditions observées. D’autre part, le tarissement des
sources superficielles dûment constaté est bien l’indice de
328
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l’abaissement du niveau piézonlétrique de la nappe souterraine
et on comprend que la pression et le débit des irruptions dans
le tunnel aient du même coup diminué graduellement. En outre,
cette eau, qui, pendant sa stagnation, s’était saturée de matières
minérales, et échauffée à loisir, s’écoulant maintenant rapide-
ment à travers les voies souterraines, devait arriver dans le
tunnel de moins en moins minéralisée et de moins en moins
chaude. Enfin, cette période de transition aura finalement abouti
à un régime stable quand l'équilibre se sera établi entre
l’absorption des eaux à la surface, et leur écoulement dans le
souterrain.
L’ensemble des observations faites sur les eaux jaillissantes
au coursdes travaux, a permis de distinguer trois grandes classes
de sources : Les sottrces chaudes, fortement gypseuses et ferru-
gineuses, à température plus élevée que celle du rocher. Depuis
leur rencontre, leur température s’est élevée ainsi que leur degré
hydrotimétrique ; mais leur volume a diminué. Les sources
isothermes, g3*pseuses souvent, toujours plus ou moins ferrugi-
neuses. Leur température est voisine de celle du rocher, et leur
débit, peu considérable, a beaucoup diminué depuis leur irrup-
tion. La teneur en gypse, très forte an début pour un certain
nombre de ces sources, a diminué pour les unes et s’est main-
tenue pour d’autres. Les sources froides, gypseuses, peu ferru-
gineuses, de grand débit (15 à 20 fois celui des sources des
groupes précédents). Elles comprennent deux catégories : Les
sources à température plus basse que celle du rocher, dont la
température et le volume varient peu, mais dont la dureté se
modifie; et les sources à température initiale éqale à celle du
rocher, dont le débit varie beaucoup au cours de l’année et dont
les eaux se refroidissent au moment de la crue estivale, en dimi-
nuant de dureté.
Voici, d’après l’ensemble des observations, la quantité d’eau
qui s’écoulait au cours des travaux et qui s’écoule maintenant
par le tunnel. Du côté nord, le débit total a varié entre 60 et 80
litres par seconde. Du côté sud, le débit maximum a atteint
1204 litres par seconde avant les venues d’eau chaude. Après la
rencontre de celles-ci, en septembre 1904, le débit maximum
s’est accru de 328 litres par seconde. Actuellement, le débit total,
y compris celui des sources d’eau chaude, est de 1220 litres par
seconde ; il oscillera du côté sud, au cours des saisons, entre 900
et 1300 litres par seconde.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
32g
Rencontre des galeries. — Vérification des axes.
Mesure dune base géodésique de 20 kilomètres. —
Le 24 février 1905, à 7h.-20 du matin, les derniers coups de
mine ouvraient la brèche et établissaient la communication
entre les deux galeries issues des extrémités nord et sud du
tunnel du Simplon.
La figure 4 donne le profil longitudinal des galeries de base,
et montre la disposition relative des fronts d’attaque au moment
de la rencontre. Du côté nord les portes de fer, maintenues jus-
qu’au 2 avril 1905, barraient le passage. Mais du côté sud on
apercevait la brèche présentant une largeur d’environ lm.50 sur
1 mètre de profondeur. Comme le plafond de la galerie d’avan-
Fif. 4. — Profil longitudinal des galeries de base,
et disposition des fronts d’attaque au moment de la rencontre.
P = Portes de fer. E = Poche d’eau chaude.
cernent sud était de Om,fiO au-dessous du plancher de celle du
nord, la brèche se présentait de bas en haut.
Le jour du percement, MM. Brandau, de l’entreprise, et Pres-
sel, ingénieur en chef, étaient entrés de grand matin dans le
tunnel et s’étaient assurés que les mesures étaient prises pour
permettre la vidange de la poche d’eau chaude. D’après les
prévisions de M. Rosenmund, la rencontre n’était attendue que
pour le soir. La dernière attaque était conduite par M. l’assistant
chef mineur Betassa, le même qui. en 1898, avait foré à la main
les premiers trous de mine de l’attaque sud.
Après la charge des douze trous de mine, les ouvriers et le
personnel se retirèrent à six cents mètres en arrière. On achevait
de compter les explosions, quand un torrent d’eau chaude se
précipita par la brèche ouverte. Trois barrages avaient été con-
33o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
struits pour diriger ces eaux dans la galerie parallèle, où leur
niveau monta rapidement de 0m,80. La température de l’eau au
passage de la quarante-cinquième galerie transversale était
de 41°, 5.
En quinze minutes environ l’eau chaude accumulée du côté
nord, et dont le volume était évalué à 1800 mètres cubes, s’écou-
lait ainsi par l’orifice sud du souterrain, et arrivait à la Diveria
en lh.47 : elle avait marché à la vitesse moyenne de lm,50 à la
seconde ; sur son passage, elle avait éteint le foyer d’une loco-
mobile installée dans une galerie transversale, pour le service
de la réfrigération à l’avancement où elle refoulait l’eau froide
provenant des grandes sources du kilomètre 4,4.
Après la vidange de la poche d’eau, les ingénieurs de service
pénétrèrent dans le tunnel et avancèrent jusqu’à la brèche.
L’alignement des deux galeries leur parut exact ; mais ils ne
purent se hisser jusqu’à la poche vide, où la chaleur était insup-
portable. La température de l’air, fortement chargé de vapeur
d’eau, était de 41° ; c’est que la réfrigération par l’eau était
arrêtée, et que l’air, refoulé par le ventilateur, s’échauffait par
son passage au-dessus du canal d’écoulement des venues
d’eau chaude.
Aussitôt la nouvelle du percement connue à Iselle, un grand
nombre de personnes se rendirent dans le tunnel : on voulait
voir la brèche ! La plupart revinrent indisposées, et on eut même
à déplorer la mort de M. Grassi et de M. l’ingénieur Bianco,
quelques heures après leur sortie du tunnel. Quelle a pu être la
cause de ces accidents ?
Faut-il les attribuer à l’acide carbonique dont la présence se
manifesta, peu après la perforation finale, par l’extinction des
lampes? Sans doute, ce gaz n’est pas toxique, mais il est im-
propre à la respiration, et sa présence, au voisinage de la brèche,
explique peut-être le malaise éprouvé par la plupart des per-
sonnes qui s’y sont rendues.
Faut-il incriminer la température élevée et l’humidité extrême
de l’air ? Ceci paraît moins probable. Les ingénieurs et les contre-
maîtres affirment, en effet, qu’ils n’ont jamais ressenti de malaise
aussi considérable même dans une atmosphère plus chaude et
plus humide.
Quelques-uns ont pensé que l’oxyde de carbone, dont la toxi-
cité est bien connue, était le grand coupable. On sait que ce gaz
peut résulter de la réduction de l'acide carbonique par l’action
de matières organiques en fermentation. Or dans la poche d'eau
chaude de l’avancement nord, fermée neuf mois auparavant par
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
33 1
des portes de fer, il se trouvait assez de boisages pour fournir
la matière organique en fermentation nécessaire, sur laquelle
aurait réagi l’acide carbonique provenant de la décomposition
de la roche calcique. Il est vrai que l’oxyde de carbone brûle
avec une flamme bleue, et que cet indice de sa présence dans le
tunnel n'a pas été observé. Mais il est permis de penser que ce
gaz existait cependant, mêlé à l’air du souterrain, en proportion
trop faible pour trahir sa présence par la combustion, mais en
quantité suffisante pour produire une intoxication grave.
Après le percement, dès que la réfrigération et la ventilation,
à raison de 35 m3 d’air à la seconde, furent établies, la température
maximum observée a été de 30°. Plus tard, après l’achèvement
du revêtement en maçonnerie, la ventilation fut effectuée par
refoulement du côté nord par le tunnel même, et du côté sud par
la galerie parallèle ; Pair chassé ainsi des deux extrémités sor-
tait par l’orifice sud du tunnel, et dans ces conditions, on parvint,
malgré la présence des sources d’eau chaude, à abaisser la tem-
pérature maximum à 27°, 5.
La jonction des galeries de base une fois établie, restait à
élargir la galerie principale au profil définitif. Comme la galerie
de base, du klm. 10,15 au klm. 10,382 (point de rencontre), n’avait
qu’une pente de 2 "/oo, il a fallu dans cette section ramener le sol
à la pente normale (7 °/oo) (voir fig. 4). L’excavation a été continuée
en creusant une galerie de faîte et des cheminées, d’après
la méthode anglaise utilisée au Simplon. On a procédé ensuite au
revêtement en maçonnerie, qui a été terminé le 18 octobre 1905.
Le système des deux galeries parallèles, situées à 17 mètres
d’axe à axe, a présenté des avantages incontestables, notamment
au point de vue de l’aération et de l’écoulement des eaux. Mais
son application n’a pas été sans présenter de sérieux inconvé-
nients. Signalons le principal.
L’une des galeries seulement, celle que l’on est convenu d’ap-
peler galerie principale, est achevée; la seconde, de dimensions
réduites, appelée galerie parallèle, est simplement pourvue d’un
boisage dont on s’est efforcé d’accorder la solidité avec la nature
des terrains.
Mais, au Simplon, la nature s’est plu à déjouer les prévisions
les mieux établies, non seulement des savants, mais aussi des
ingénieurs. Les pressions parfois énormes qui s’exercent dans
les terrains ébranlés par les explosions brisantes, ont produit
une déformation de cette galerie parallèle et une destruction
partielle des boisages destinés à la protéger. En maint endroit,
332
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
on a constaté des soulèvements du sol et la destruction du canal
d’écoulement des eaux. C’est ainsi que, du côté sud, ou a été
obligé de revêtir de maçonnerie cette galerie parallèle sur une
très grande longueur (entre les klm. 6 et 9) ; sans cette précau-
tion, la mise hors d’usage du canal d’écoulement eût bientôt
empêché l’évacuation de l’eau chaude.
11 y a plus; ces déformations de la galerie parallèle entraînent
avec elles des pressions anormales dans le massif de terrains
qui sépare les deux galeries; de là des poussées inégales sur le
revêtement en maçonnerie du tunnel achevé ; elles ont eu pour
effet d’y ouvrir des crevasses qui imposent la réfection du revê-
tement. Ce sont là des accidents que la mise au profil définitif
simultané des deux galeries eût évités.
Ajoutons que le 20 février 1906, la voie ferrée était posée dans
toute la longueur du tunnel et que l’on pouvait procéder à la
réception provisoire des travaux.
Vérification des axes (1). La vérification de la rencontre des
axes des galeries venant du nord et du sud a été faite, le 15 août
1905, par M. le professeur Rosemmind de l’Ecole polytechnique
de Zurich ; elle a donné les résultats suivants :
Écart linéaire des extrémités des axes Écart Écart
au point de rencontre probable observé
Horizontal 0m,050 0m,202
Vertical 0m,050 0m,087
Longueur 0m,560 0m,790
Les écarts probables ont été déterminés à l’aide des calculs
de la triangulation. L’écart observé est celui qu’ont donné les
mesures directes ; il est donc entaché des erreurs d’observation.
Une première vérification de la longueur du souterrain a été
faite soit avec des lattes de construction soignée, soit à l’aide
d’une roue mesurant 8 mètres de circonférence.
Quant à la direction horizontale et au nivellement, l’eau chaude
tombant du faîte de la galerie au klm. 9,4 à partir de l’entrée
sud, a rendu les opérations de vérification très laborieuses. La
buée qui emplissait l’atmosphère du tunnel rendait impossibles
les visées à grande distance ; celles-ci ne purent dépasser 180
(1) Voir Résultats définitifs des opérations de tracé du tunnel du
Simplon. — Bulletin du Congrès international des chemins de fer,
XX, no 3, p. 14 et Bulletin technique de la Suisse romande, no 19,
10 oct. 1905, p. 240.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
333
mètres du côté nord et n’atteignirent que G5 mètres du côté sud.
La multiplicité des visées et des stations qui en est résultée,
explique, du moins en partie, la différence entre l’écart probable
et l’écart observé renseignée dans le tableau précédent.
La base géodésique du Simplon. Nous avons dit déjà que la
Commission géodésique suisse a déterminé récemment la dis-
tance qui sépare les observatoires de Brigue et d’Iselle, situés
dans l’alignement du tunnel du Simplon. Cette distance est un
peu supérieure à 20 kilomètres, ce qui fait de cette base
mesurée la plus longue dont les géodésiens aient disposé
jusqu’ici.
Mais ce n'est pas là ce qui fait l’intérêt principal de cette
détermination. “ La base du Simplon est la première dans
laquelle une voie ferrée ait été directement utilisée pour le
placement des appareils ; pour la première fois aussi, les tra-
vaux sont effectués entièrement à la lumière artificielle ; cette
base est la première dont les extrémités soient situées sur les
flancs opposés d’un puissant massif montagneux, et comprennent
entre elles des déviations inverses de la verticale. Enfin pour la
première fois aussi, sur une grande base, le travail est poursuivi
sans arrêt, de manière à éviter les erreurs du repérage et de la
reprise sur le terrain.
„ Le travail continu était, d’ailleurs, imposé par la durée
extrêmement restreinte pendant laquelle, pour des raisons évi-
dentes, le tunnel avait été mis, par l’Administration des chemins
de fer fédéraux, à la disposition de la Commission géodésique
suisse, qui a accompli l’effort sans précédent consistant à
mesurer 40 kilomètres en cinq jours (1). „
Comment ce prodige a-t-il pu être réalisé? On sait que la
détermination d’une base géodésique utilise des procédés qui
se ramènent essentiellement à deux types distincts, ayant un
point de départ commun. La longueur à mesurer étant limitée
par deux termes invariablement fixés au sol. on place, dans la
verticale du premier, l’une des extrémités d’un étalon aligné
dans la direction de la base, et qui en mesure la première
portée. C’est à partir de cette opération que les deux méthodes
commencent à diverger.
Dans la première, on aligne, à la suite du premier, des étalons
placés à une petite distance l’un de l’autre, puis on détermine,
par des procédés divers, leur écartement.
(1) Revue générale des Sciences, 17e année, nu 8, 30 avril 1906, p. 350.
334
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Dans la seconde, qui s’est de plus en plus substituée à la
première, on utilise un seul étalon, que l’on déplace de sa
propre longueur devant un repère marquant successivement
son extrémité antérieure et son extrémité postérieure.
Au cours du xixe siècle, la mesure des bases, quelle que fût
la méthode employée, a subi une double évolution. Dans les trois
premiers quarts du siècle, on a cherché surtout à augmenter la
précision des mesures, sans se préoccuper beaucoup du labeur
qu’elles imposaient et des frais qu’elles entraînaient. On est
arrivé ainsi à des résultats excellents, mais partout sur un
nombre de bases très restreint : l’ensemble de la géodésie fran-
çaise, par exemple, repose sur trois bases seulement. Tous les
autres points géodésiques ont été atteints par des triangles.
Dans le dernier quart du siècle, c’est à simplifier les méthodes
de mesure que l’on s’est attaché, quitte à se relâcher un peu de
la scrupuleuse exactitude des méthodes antérieures.
Mais un fait domine toutes ces fluctuations des procédés :
c’est la préoccupation constante d’évaluer avec exactitude la
température des étalons sur le terrain. La détermination de
cette variable, dont dépend la longueur de l’instrument, a tou-
jours été considérée par les géodésiens comme si difficile et si
importante, que l’histoire des appareils de base se confond
pratiquement avec celle des précautions prises pour éviter les
erreurs de température.
De là l’invention, dès la fin du xvme siècle, des deux systèmes
d’étalons : les étalons monométalliques, accompagnés de thermo-
mètres. et les étalons bimétalliques, dans lesquels la longueur
de l’un d’eux, considéré comme étalon principal, est déduite de
la différence des deux étalons, mesurée sur chacune des portées
de la base.
Les étalons bimétalliques ont servi aux opérations les plus
importantes de la géodésie européenne. Mais leur emploi, si
l’on veut en tirer tout ce qu’ils peuvent donner, exige plus de
cinquante hommes sur le terrain et ne permet pas plus de
100 portées, soit une avance de 400 mètres, par jour.
Dans ces dernières anuées(l),de longues et savantes études sur
(1) Voir : Travaux et Mémoires du Bureau international, t. XII,
1901 : J. -R. Benoît et Ch.-Ed. Guillaume, Nouveaux appareils pour la
mesure des bases géodésiques. — Ch.-Ed. Guillaume, Les Applications
des aciers au nickel, Gauthier-Villars, 1904. — Bulletin des séances de
la Société française de Physique, année 1906, 1er fascicule : Ch. Ed.
Guillaume, Les Mesures rapides des bases géodésiques.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
335
les étalons géodésiques, poursuivies par J. -R. Benoît et Ch.-Éd.
Guillaume, et la découverte de l’acier-nickel à faible dilatation —
alliage invar — ont mis aux mains des géodésiens une règle
géodésique éminemment pratique et assurant une précision supé-
rieure à celle des anciens procédés, tout en simplifiant beaucoup
le matériel, en supprimant la moitié du personnel auxiliaire et
en doublant la vitesse des opérations. En même temps, ces
mêmes savants perfectionnaient d’autres méthodes déjà en
usage, et couronnaient leurs recherches par la mise au point,
dans tous ses détails pratiques, d’un procédé de mesure des
bases par fils tendus, en métal invar, pouvant suffire à foutes
les exigences de la géodésie supérieure, dans des conditions de
simplicité relative telle qu’un personnel de dix à douze hommes
exercés doit pouvoir atteindre, en bon terrain et par beau
temps, une vitesse de 5 à 6 kilomètres par jour en y comprenant
le repérage aux extrémités de la base et en un ou deux points
intermédiaires.
C’est ce procédé qui a été employé au Simplon.
Le travail a été fait par trois équipes se relayant de huit heures
en huit heures, sous le commandement de MM. R. Gautier, direc-
teur de l’Observatoire de Genève, A. Riggenbach, professeur à
l’Université de Bâle, et Rosenmund, membre de la Commission
géodésique suisse. La direction générale des travaux avait été
confiée à M. Ch.-Éd. Guillaume qui avait étudié les dispositifs
spéciaux pour les mesures de nuit sur une voie ferrée.
Les équipes étaient composées d’ingénieurs et d’élèves ingé-
nieurs de l’École polytechnique fédérale ; des ouvriers engagés
sur place étaient chargés du transport du matériel. L’éducation
spéciale de tout le personnel avait consisté en une mesure de
quelques centaines de mètres, sur une voie ferrée à Zurich, et
en une demi-journée et une nuit de travail, pour chaque équipe,
à Viège.
Les étalons de mesure étaient des fils d’acier-nickel invar,
dont la longueur — 24 mètres — déterminée au Bureau inter-
national des Poids et Mesures, avant et après la mesure du
Simplon, s’est montrée remarquablement constante.
La traversée du Rhône, qui sépare l’Observatoire de Brigue
de l’entrée nord du tunnel, a été effectuée à l’aide d’un fil de
72 mètres, qui s’est très bien comporté.
Malgré les difficultés résultant du travail à la lumière arti-
ficielle, l’opération entière — aller et retour — comprenant
15 repérages sur le terrain, a été effectuée en cinq jours d’un
336
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
travail continu, comprenant un seul arrêt de douze heures entre
les mesures de l'aller et du retour.
Un calcul provisoire montra que l'écart des mesures à l’aller
et au retour est inférieur à 3 millimètres ! Cette extraordinaire
concordance est confirmée par ce fait que les six points inter-
médiaires, marqués par des repères fixés sur les traverses de la
voie, ont été retrouvés tous, au retour, à quelques millimètres
près des positions déterminées à l’aller.
Mise en service. Traction électrique (1). C’est aux installa-
tions hydrauliques qui ont servi à la construction du tunnel que
l’on demandera la force motrice nécessaire au service du tunnel.
On dispose, dans ces conditions, d’une puissance totale de 4000
chevaux environ. A chaque bout du souterrain, on doit consacrer
250 chevaux à la ventilation, et 100 chevaux à l’éclairage. Une
réserve de 300 chevaux sera maintenue du côté nord seulement,
pour parer aux nécessités de la réfrigération. Reste donc dis-
ponible une puissance d’environ 3000 chevaux.
Déjà les chemins de fer fédéraux ont introduit des demandes
de concession pour l’augmentation de la puissance hydraulique.
Du côté nord, une dérivation du Rhône entre Fiesch et Morel
fournira 5000 chevaux; du côté sud, l’utilisation de la Caïrasca
donnera 3000 chevaux.
La Société Brown, Boveri et Cie, de Baden, a été autorisée par
la direction générale des chemins de fer fédéraux suisses à
organiser sur la section de ligne de Brigue à Iselle, c’est-à-dire
à l’intérieur du tunnel, à titre d’essai, l’exploitation par la trac-
tion électrique (Contrat du 19 décembre 1905).
Voici les dispositions principales du contrat :
Les installations nécessaires à la production et à .la trans-
mission de l’énergie électrique sont établies aux frais de la
Société Brown, Boveri et Cie. La durée de l’essai est fixée à
un an II sera loisible aux chemins de fer fédéraux de résilier la
convention si elle juge que la traction électrique est insuffisante
pour assurer le service régulier du chemin de fer.
L’importance des installations électriques doit être telle que
deux trains puissent se croiser à la station médiane du tunnel
ou se suivre à distance de bloc, et que deux de ces trains
puissent démarrer simultanément.
(1) Nous devons à l'obligeance de M. A. Zollinger, dr. h. c. Ingénieur
en chef du Simplon, la communication des renseignements qui vont
suivre.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES.
337
Les trains de voyageurs de 300 tonnes (machine non com-
prise) circuleront à la vitesse de 68 kilomètres à l'heure, sauf
sur la rampe d’Iselle à la station du tunnel (7 % 0) oii la vitesse
sera réduite à 34 kilomètres à l’heure.
Les trains de marchandises de 400 tonnes (machine non com-
prise) seront remorquées à la vitesse uniforme de 34 kilomètres
à l'heure sur tout le parcours.
Les nouvelles installations, dans les bâtiments des machines,
seront établies de telle manière qu’au besoin l’état primitif
puisse être rapidement rétabli.
Dans le tunnel, la canalisation électrique doit être disposée
de telle façon qu’elle puisse être transformée facilement en
canalisation pour courant monophasé. En outre, les câbles
devront être posés de façon à pouvoir être rapidement enlevés
et remontés par tronçons en cas de réparations à effectuer à la
voûte du tunnel.
Les chemins de fer fédéraux participent aux frais de la trac-
tion électrique à raison de fr. 0,60 pour chaque train par kilo-
mètre, en service utile; la section Brigue- Iselle est estimée à
21,9 kilomètres.
O11 a adopté le courant triphasé à la tension de 3000 volts
et à 15 périodes par seconde.
Deux locomotives de la ligne de la Valteline, construites par
la société Brown, Boveri et Cie, ainsi que d’autres locomotives
de réserve, ont servi aux essais d’usage avant l’ouverture de
l’exploitation, le 1er juin 1906 (1). Ces essais ont montré que la
question de la traction électrique au Simplon demandait une
étude approfondie.
Ainsi, les locomotives n’ont pu traîner les 400 tonnes des trains
de marchandises à la vitesse de 34 kilomètres sur la rampe de
7 °/oo à cause du patinage des roues, l’adhérence étant vraisem-
blablement insuffisante.
D’autre part, les trains de voyageurs qui devaient marcher
avec 300 tonnes à 68 kilomètres n’ont pu atteindre cette vitesse.
Même quelques-unes des locomotives employées à ces essais
ont été mises hors service par suite d’avaries aux moteurs (2).
O11 a tenté d’expliquer ces accidents de différentes façons. Ainsi,
(1) Pour la description de ces locomotives, voir Locomotives élec-
triques pour le tunnel du Simplon, Le Génie civil, tome XLVII1, n° 19,
p. 305.
(2) Voir Simplon tunnel, Electrotechnischer Anzeiger, le 14 juin
1906, n° 47, p. 601.
IIP SÉRIE. T. X.
22
338
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
on a fait remarquer que le train occupant les deux tiers de la
section du tunnel, qui est à voie simple, agit à la manière d’un
piston et refoule l’air en le comprimant, d’où une résistance
supplémentaire à vaincre. On a signalé aussi l’influence de l’atmo-
sphère chaude et humide sur les isolants qu elle ramollit et
recouvre d’une buée plus ou moins conductrice, ouvrant la voie
aux courts-circuits, etc.
Quoi qu’il en soit des difficultés rencontrées, la traction élec-
trique est utilisée pour les trains de marchandises et les trains
omnibus depuis le 15 juin. Seuls les trains express sont remor-
qués provisoirement par des locomotives à vapeur.
Il est permis d’espérer que l’expérience habilement conduite
ne tardera pas à vaincre les derniers obstacles, et nous serons
l'interprète de tous ceux qui s’intéressent au développement de
1 electroteclmique en souhaitant à la société Brown, Boveri et Cie
un définitif et brillant succès. Ce sera la récompense bien méritée
de sa généreuse et hardie entreprise.
Une dernière question qui intéresse le Simplon est celle de ses
voies d’accès. A ce que nous en avons dit dans notre premier
article, nous ajouterons ce renseignement :
Le grand Conseil de Berne a adopté, le 27 juin 1906, le projet
de percement des Alpes bernoises pour la construction de la
ligne du Loetschberg, entre Frütigen et Brigue, d’une longueur
de 58 kilomètres avec rampe maximum de 27 °/oo et à traction
électrique. Le devis est estimé à 88 millions. De la sorte, Berne
et Bâle seront reliés directement au Simplon.
G. de Fooz.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
International Catalogue of scientific Literature, published
for tbe international Council by the Royal Society ot London.
Série annuelle de volumes in-8°. — Paris, Gautbier-Yillars.
Nous avons annoncé la première année de ce Répertoire
(Revue ues Questions scientifiques, t. LVII, janvier 1905,
p. 691). La seconde année, formant, comme la précédente,
17 volumes, a paru. La troisième est en cours de publication.
Nous avons reçu les volumes relatifs à la Physicpue, à la Minéra-
logie, à la Géologie, à la Paléontologie et à la Physiologie.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 33g
Festschrift Adolph Wüllner gewidmet. Un volume grand
in-8° de 264 pages. — Leipzig, B. -G. Teubner, 1905.
Recueil de mémoires scientifiques dédié à l’éminent physicien,
à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, par ses col-
lègues anciens ou actuels à l’Institut technique supérieur d’Aix-
la-Chapelle. En voici le contenu :
Borehers, W., Considérations sur la simplification de l’extrac-
tion du cuivre.
Bredt, J., Étude sur la configuration dans l’espace du camphre
et de quelques-uns de ses principaux dérivés.
Hayenbach, A., Sur les spectres de bandes.
Heffter, L., Sur l’ordonnance et la construction de la géométrie.
Hertwig, A., Relations entre la symétrie et les déterminants
dans quelques données de la théorie des treillis.
Hinrichsen, W. et Watanabe, F., Sur la séparation de l’argent
du sulfure en présence du mercure.
Koch, K. R., Une méthode optique pour la mesure directe des
oscillations d’entraînement dans les observations du pendule.
Mangoldt, H. V., Sur une lacune de la théorie des électrons.
Schremann, R., Développement en série de puissances et
méthode des moindres carrés.
Schur, F., Sur la composition des vitesses.
Sommerfeld, A., Figures de Lissajous et effets de résonance
dans les oscillations de ressorts hélicoïdaux.
Wien, M., Une objection à la théorie de l’audition par réso-
nance d’après Helmholtz.
Wien, W., Sur l’énergie des rayons cathodiques comparée
à celle des rayons Rôntgen et secondaires.
Winkelmann, A., Sur la diffusion de l’hydrogène naissant dans
le fer.
Wüst, F., Contribution à l’étude des alliages carbonés du fer
à forte teneur de carbone. V. S.
L. Couturat. — Les Principes des Mathématiques. Un vol. de
la Bibliothèque de Philosophie contemporaine. — Paris, Alcan.
Cet ouvrage, inspiré en grande partie des Principles ofmathe-
matics, de M. Russel, est “ une sorte d’enquête sur l’état présent
de la philosophie des mathématiques „. Il analyse ou résume les
nombreux travaux publiés depuis une douzaine d’années sur les
fondements logiques des mathématiques, mais spécialement
ceux qui ont été effectués par M. Peano et ses disciples au moyen
de la Logistique (logique algorithmique). Il aboutit à cette con-
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
340
elusioi), que les mathématiques sont entièrement et uniquement
fondées sur les principes et les notions premières de la logique.
Cette thèse est opposée à l’épistémologie kantienne (Appendice
sur la Philosophie des mathématiques de Kant) ; elle a donné
lieu à de nombreuses discussions.
C. Guichard. — Sur les Systèmes triplement indéterminés
et sur les Systèmes triple-orthogonaux. Un vol. petit in-8°
de 95 pages (Collection Scientia). — Paris, Gauthier- Villars, 1905.
La collection Scientia se compose, comme 011 sait, d'une série
de monographies, consacrées à de nouvelles acquisitions de la
Science jouissant, dans une certaine mesure, d’une autonomie
propre. C’est ainsi qu’à son tour M. C. Guichard, dont 011 connaît
les belles contributions à la théorie des surfaces, a été appelé à
résumer ses récentes recherches sur les systèmes triplement
indéterminés, dont l’importance tient surtout à la formation, qui
s’en déduit, de nouveaux systèmes triple-orthogonaux. L’auteur
retrouve notamment, à titre de cas particulier, les systèmes très
intéressants de Ribaucour (et non de Ribeaucour, comme une
inadvertance a fait imprimer ce nom chaque fois qu’il revient
en cet opuscule) qui apparaissent ainsi sous un nouveau point
de vue. M. O.
Ch. Fassbinder. — Théorie et Pratique des approxima-
tions numériques. Un vol. in-8° de 91 pages. — Paris, Gauthier-
Villars, 19U6.
Sommaire. Ch. I : Définitions fondamentales : erreur absolue,
erreur relative, nombre de chiffres exacts. — Ch. II : Calculs
approchés. Problèmes du premier type : Connaissant les appro-
ximations de certains nombres, trouver l’approximation du résul-
tat d’un calcul à effectuer sur ces nombres. — Ch. III : Calculs
approchés. Problèmes du second type : Étant donnés des nom-
bres exacts ou susceptibles d’être calculés avec autant de
décimales que l’on veut, trouver avec une approximation donnée
à l’avance le résultat d’un calcul effectué sur ces nombres. —
Ch. IV : Notions sur les opérations abrégées. — Ch. V : Appli-
cation de l’algèbre à la théorie des erreurs. Ce chapitre suppose
connus le calcul des dérivées et le théorème des accroissements
finis. — Nombreux exercices.
A. Arnaudeau. — Tardes des intérêts composés, annuités
et amortissements pour des taux variant de dixièmes en dixièmes
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 341
et des époques variant de 100 à 400, suivant les taux. Un vol.
in-8u de xi [15]- 125 pages. — Paris, Gauthier- Villars, 1906.
Ces nouvelles tables d’intérêts composés fournissent, pour
65 taux d'intérêt différents, les données suivantes : la valeur de
I franc placé à intérêts composés après un certain nombre d’an-
nées ou de mois ; la valeur actuelle de 1 franc payable après un
certain nombre d’années; la valeur actuelle d’un certain nombre
d’annuités de 1 franc payables à la fin de chaque année ; l’an-
nuité par laquelle on peut amortir un capital de 1 franc au bout
d’un certain nombre d’années. Ces tables sont donc de nature à
rendre les mêmes services que les tables existantes ; mais elles
présentent une particularité importante. Au lieu de conserver
la graduation traditionnelle des taux d’intérêt par |, * ou ^
pour 100 (suivant le caractère plus ou moins usuel des taux con-
sidérés), l’auteur a adopté un intervalle uniforme de pour 100
pour tonte l’échelle des taux. Le taux le plus bas des tables
étant 0,5 pour 100, les suivants sont 0,6, 0.7 et ainsi de suite,
sans aucune lacune, jusqu’au taux le plus élevé, 6,4 pour 100.
II résulte de cette uniformité dans les intervalles que l’inter-
polation se trouve facilitée et qu’on peut appliquer à cet effet
la formule de Newton, en utilisant un ordre de différences en
rapport avec l’approximation que l’on désire obtenir.
P. Duhem. — I. Un Ouvrage perdu cité par Jordanus de
Nemore : le Philotechnes . Extrait de la Bibliotheca Mathema-
tica, livraison du 21 janvier 1905, pp. 321-325. — Leipzig,
B. -G. Teubner.
IL De l’accélération produite par une force constante.
Notes pour servir à l’histoire de la dynamique. Extrait des
Comptes rendus du IIe Congrès international de Philosophie,
pp. 859-915, 7 figures. — Genève, H. Kündig.
111. Le principe de Pascal. Essai historique. Extrait de la
Revue générale des Sciences, livraison du 15 juillet. Brochure
in-8° de 44 pages, 4 figures. — Paris, A. Colin, 1905.
I. Il existait vraisemblablement au xme siècle un traité de
Géométrie, sans doute de Géométrie pratique, intitulé Philo-
technes (l’Ami de Part), dont Jordanus paraît revendiquer la
paternité. On peut espérer qu’il n’est pas perdu et qu’il est
représenté par quelqu’une des nombreuses Pradica Geometrice
dont on possède le texte manuscrit. Deux renvois insérés par
Jordanus en son traité de Statique faciliteront une identification
précise de cet écrit.
342
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
II. Sommaire : I. Les diverses explications de la chute accé-
lérée des graves données en l’antiquité et au moyen âge. —
II. L’origine de la notion d ’impetus. — III. L’accélération et la
dynamique de Léonard de Vinci — IV. Les théories dynamiques
de Nicolo Tartaglia. — V. Jérôme Cardan, Gaspard Contarini,
Benedictus Pererius. — VI. L’accélération résulte d’une accu-
mulation d 'impetus produits par une force continue : Alexandre
Piccolomini, Jules-César Scaliger, J. -B. Benedetti. — VIL Les
premières recherches de Galilée. — VIII. Les recherches ulté-
rieures de Galilée. — IX. Descartes et Beeckmann montrent
qu’une force constante produit un mouvement uniformément
accéléré. — X. L’œuvre de Pierre Gassendi. — Conclusion : au
moment où la pensée de Gassendi rejoint celle de Descartes et
de Beeckmann, le moment est venu où cette loi : Une force
constante produit un mouvement uniformément accéléré, va
être universellement acceptée : la Dynamique nouvelle est née.
Sa naissance a été le résultat d’une évolution lente, très com-
plexe ; les quelques idées justes qui la composent se sont déga-
gées très péniblement des notions fausses avec lesquelles elles
étaient confondues; bien souvent, après être apparues un
moment, elles se sont voilées de nouveau pendant une longue
durée ; presque toujours, il est impossible de fixer avec précision
l’instant où chacune d’elles s’est manifestée pour la première
fois ; presque toujours, il est vain de vouloir nommer celui qui
en fut le véritable inventeur. Il n’est guère de doctrine impor-
tante en Mécanique qui 11e prête aux mêmes remarques.
III. Sommaire : I. Quelques extraits du Traité de l' équilibre
des liqueurs. — II- VII. influence du P. Marin Mersenne, de
Simon Stevin, de J. -B. Benedetti, de Galilée, de Descartes, de
Torricelli. — VIII. Quel fut l’objet de Pascal en composant le
Traité de l’équilibre des liqueurs : “ Toutes les vérités qui
doivent constituer l’Hydrostatique ont été découvertes; mais
elles gisent pêle-mêle et sans rapport entre elles, attendant
celui qui les ordonnera, qui les reliera les unes aux autres, qui,
de ces matériaux épars, construira une doctrine logique et har-
monieuse. Pascal fut cet organisateur. „
O ecupse total do sol. Observaçôes feitas pelas commissôes
das Academias scientificas dos Collégios de S. Fiel e Campolide.
Une brochure grand in-8° de 49 pages. — Lisboa, Papelaria La
Bécarre, 1905.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
343
ObSERVACIONES DEL ECLIPSE TOTAL DE SOL DEL 30 DE AGOSTO
de 1905 Hechas por los Padres île la Compafiia de Jésus en el
Colegio de Ona. Une brochure grand in-8° de 48 pages. —
Ona, 1906.
Résultats des observations faites par les missions portugaises
des collèges de la Compagnie de Jésus d’une part, et par les
professeurs du collège d’Ona d’autre part, le 30 août 1905.
Combinés avec les documents obtenus dans d’autres stations et
dont la publication se continue encore, ils fourniront sans doute
aux nombreux problèmes de la physique solaire qui attendaient
un progrès de la récente éclipse, des éléments de solution dignes
du soin consciencieux mis à les préparer et à les publier. V. S.
Jacques Guillaume. — Notions d'Électricité, son utilisa-
tion dans l’industrie d’après les cours faits à la Fédération
nationale des chauffeurs, conducteurs, mécaniciens, automobi-
listes de toutes industries. Un vol. in-8° de ix-351 pages, avec
154 figures dans le texte. — Paris, Gauthier-Villars.
Ouvrage d’ordre pratique. Quelques lois générales, très sim-
plement exposées, servent de base théorique. En maints endroits,
les développements donnent plus que ne promet le titre, et
seront bien accueillis des industriels qui ont à discuter des devis
de constructeurs électriciens, ou sont amenés à s’occuper d’exé-
cuter ou d’exploiter des installations de force ou de lumière.
G. de Metz. — La double Réfraction accidentelle dans les
liquides. Un volume in-8° de 99 pages, n° 26 de la collection
Scientia. — Paris, Gauthier-Villars, 1906.
Essai de coordination logique des divers cas étudiés expéri-
mentalement depuis un demi-siècle, mais non encore reliés dans
une théorie commune. L’auteur a lui-même exécuté un très grand
nombre des mesures qui servent de base à ce difficile travail, et
il espère que leur multiplication permettra d’arriver à pénétrer
mieux la constitution des colloïdes en particulier et des liquides
en général. V. S.
Régis Frilley. — Les Procédés de commande a distance au
moyen de l’électricité. Un vol. in- 16 des Actualités scienti-
fiques; 190 pages, 94 figures. — Paris, Gauthier-Villars, 1906.
L’emploi d’appareils électriques de commande à distance
commence à se généraliser pour la manœuvre des signaux dans
les chemins de fer, pour le pointage des canons à bord des
navires, pour le mouvement des tourelles, la commande de la
344
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
barre du gouvernail et des projecteurs, dans l’organisation des
appareils télémétriqnes, etc.
Sans entrer dans les détails de tontes ces applications, l'auteur
étudie les procédés qu’elles mettent en œuvre. Ces procédés sont
eux-mêmes extrêmement variés et, en dehors des appareils
servant directement à la commande à distance des électromo-
teurs, basés presque uniquement sur l’emploi d’électro-aimants
relais judicieusement agencés, ils utilisent sous forme très origi-
nale les principes les plus différents de l’électrotech nique :
emploi des ponts de Wheatstone, de l’étincelle d’induction, des
ondes hertziennes, etc.
L’auteur donne dans chaque cas un schéma des connexions
électriques relatives au procédé étudié.
E. James. — Théorie et Puatique de l’Horlogerie à l’usage
des horlogers et des Écoles d'Horlogerie. Un vol. in- 1 6 des
Actualités scientifiques, 228 pages, 126 figures. — Paris, Gau-
thier-Vil lars, 1906.
Exposé précis, et constamment appuyé sur des exemples
pratiques, des connaissances de mécanique, de physique et
de cosmographie directement applicables à l’horlogerie.
Ch Moureu. — Notions fondamentales de Chimie orga-
nique, deuxième édition. Un vol. in 8° de 320 pages. — Paris,
Gauthier Villars, 1906.
Exposé des principales théories actuelles de la Chimie orga-
nique, et étude sommaire et 1res générale des fonctions les plus
importantes. Les étudiants des Facultés des sciences, surtout
ceux du cours du certificat P. C. N., ceux de l’Ecole de Phar-
macie, les élèves de l’École Polytechnique et de l'École centrale
trouveront dans cet ouvrage une base solide pour leurs études
de Chimie organique. Voir un compte rendu de la première
édition dans cette Revue, t. LUI, avril 1903, p. 620.
Sixième Congrès International de Zoologie. Berne, 1904. —
Compte rendu des séances. Genève, 1905.
Ce volume de 733 pages, avec 33 planches et 51 figures dans
le texte, renferme l’ensemble des travaux du Congrès de Berne.
Son contenu est si varié, et si considérable le nombre des com-
munications et des mémoires qu’il renferme, qu’on ne peut
songer à en donner un résumé tant soit peu complet. Bornons-
nous à un coup d’œil d’ensemble. Les mémoires sont écrits en
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
345
français, en anglais ou en allemand. Citons parmi les discours
faits aux assemblées générales, ceux de M. Edmond Perrier, de
Paris ; de M. Lang, de Zurich, sur un précurseur suisse de Dar-
win, Alexander Moritzi ; de M. Salensky, de St.-Pétersbourg, sur
les dépouilles du Mammouth découvertes en 1901 à Beresowka ;
de M. Osborn, de New-York, qui passe en revue dix ans de pro-
grès de la Paléontologie des Mammifères aux États-Unis, et
illustre son récit de 15 superbes planches en héliogravure, etc.
Parmi les communications faites en sections, nous citerons les
suivantes : Sur la Stegomyia fasciata, par Gœldi, de Para.
L’Ours nain des Alpes grisonnes, par S. Bieler, de Lausanne.
Clupéidés de la mer Caspienne, par Borodine, de St-Pétersbourg.
Un nouveau genre de Syllidiens, par C. Gravier, de Paris. Obser-
vations biologiques sur les Fourmis, par A. Forel, de Chigny-
sur-Morges. Variations des papillons, par Arnold Pictet, de
Genève. Investigations zoogéographiques (avec 2 planches colo-
riées), par O. Kleinschmidt, de Volkmaritz, etc. L’ensemble donne
une haute idée de l’importance de ce Congrès. L. Navas, S. J.
H. Stichel et H. Riffarth. — Das Tierreich. 22e livraison.
Lepidopterci. Heliconiidœ, xv-29ü pages avec 50 gravures.
— Berlin, Friedlânder und Solm, octobre 1905.
Bas Tierreich est l’œuvre collective d’un groupe nombreux
de naturalistes distingués. Les vingt-trois livraisons qui ont paru
contiennent, sur les branches les plus diverses de la zoologie,
d'excellentes monographies; nous signalons, en particulier, la
22e qui est consacrée aux Heliconides, famille de papillons à
ailes supérieures allongées, à antennes grêles et à belles et
vives couleurs.
Une bibliographie très riche et un tableau systématique des
formes décrites ouvrent l’ouvrage. La bibliographie est indiquée
dans chaque section et pour chaque forme. Les descriptions sont
très complètes; elles sont rédigées en allemand. Des clefs syn-
optiques conduisent avec sûreté à la détermination et les indica-
tions les plus précises de la localité ou patrie suivent toujours
les descriptions.
Pour plusieurs espèces, on décrit un bon nombre de formes.
On suit la nomenclature trinomiale lorsqu’il y a lieu, en com-
mençant par des minuscules tous les noms techniques de caté-
gorie inférieure à celle des genres. Ainsi on écrit : Heliccmius
cyrbia venus, H. cyrbia juno, au lieu de : Heliconius cyrbia
Venus, H. Cyrbia Juno. etc. La tautologie Heliconius cyrbia
346 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cyrbia, par exemple, Heliconius gradatus gradcitiis, etc., voulue
par plusieurs auteurs modernes, nous plaît peu. L. Navas, S. J.
H. Schouteden. — État indépendant du Congo. Annales du
Musée du Congo. Faune entomologique de l'Afrique tropi-
cale. Tome 1. Fascicule II. Rhynchota aethiopica. II. Arminae
et Tessaratominae. 277 pages avec tables et 3 planches en cou-
leur. — Bruxelles, juin 1905.
L’auteur étudie avec sa compétence bien connue une partie
de la faune hémiptérologique de l’Afrique tropicale. Il a eu le
soin de donner la clé dichotomique des espèces pour chaque
genre qu’il comprend dans son mémoire. De chaque espèce il
présente une description latine très complète ; il y ajoute, le
plus souvent en français, les renseignements complémentaires.
La synonymie accompagne toujours les différentes sections.
De nombreuses figures très utiles et très soignées, intercalées
dans le texte, et trois planches lithographiées hors texte, font de
cette publication une des plus riches que nous connaissions. L. N.
Dr Alph. Dubois. — État indépendant du Congo. Annales
du Musée du Congo. Zoologie. Série IV. Remarques sur l’Or-
nithologie de l’État indépendant du Congo, suivies d’une liste
des espèces recueillies jusqu’ici dans cet État. Tome I. Fascicule I,
iii-3G pages avec 12 planches en photochromie. — Bruxelles,
novembre 1905.
Fascicule initial des études ornithologiques sur la belle et
riche faune congolaise. L’auteur y présente la description, la
synonymie et l’habitat d'un grand nombre d’espèces, dont plu-
sieurs nouvelles, par exemple Barbatula rubigularis Dub.,
Francolinus Nahani, etc., et d’autres récemment décrites. Dans
le genre Turacus, il donne la clé analytique de toutes les
espèces et variétés connues (25 en tout), en supposant vraisem-
blable qu’on en trouvera d’autres au Congo que les huit obser-
vées jusqu’à présent.
Le mémoire se termine par une liste de 483 oiseaux congolais ;
c’est peu, sans doute, comparé à la réalité, mais c’est beaucoup
si l’on tient compte que l’auteur s’est borné, en dressant ce cata-
logue, aux espèces conservées au Musée de l’État indépendant,
à Tervueren, au Musée royal d’Histoire naturelle de Belgique,
et à celles qui lui ont passé par les mains et de provenance cer-
taine.
Les douze planches en photochromie sont superbes. Elles
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
347
représentent 16 espèces, dont quelques-unes en grandeur natu-
relle, avec leurs couleurs propres et dans un cadre vraiment
artistique. Nous félicitons l’auteur de ce mémoire et les artistes
qui l’ont aidé à réaliser cette œuvre de science et d'art. L. N.
É. De Wildeman. — État indépendant du Congo. Annales
du Musée du Congo. Études de Systématique et de Géographie
botaniques sur la Flore du bas et du moyen Congo. Vol. I.
Fasc. III (pages 1-111 et 233-346; planches xliv-lxxiii). — Bru-
xelles, mars 1906.
C’est le dernier fascicule du premier volume de la série V
consacrée à la Botanique. Publication superbe, qui fait le plus
grand honneur à l’État qui la soutient, et à notre savant col-
laborateur, M. É. De Wildeman.
Il énumère les plantes de l'herbier du Congo qui se trouvent
au Jardin botanique de l’État, à Bruxelles, et décrit de nom-
breuses espèces, voire des genres nouveaux. La description est
sobre, mais précise, suffisante et faite de main de maître.
Dans son Introduction, M. De Wildeman s’abstient de porter
un jugement définitif sur la valeur des espèces qu'il mentionne.
Faute d'exemplaires et de formes de transition, il a préféré, et
nous sommes pleinement de son a vis, délimiter les formes actuelles
comme espèces distinctes, même au risque de devoir les réunir
plus tard, que de synthétiser trop hâtivement. “ S’il est, en effet,
possible de ramener ultérieurement une espèce secondaire bien
décrite à un type primaire définitivement établi, il devient fré-
quemment impossible de morceler, quand le besoin s’en fait
sentir, une espèce synthétique constituée d’éléments disparates
non spécifiés. „
Les 73 planches lithographiées qui accompagnent le texte,
représentent quelques-unes des espèces nouvelles décrites. Leur
exécution est parfaite ; les organes principaux : feuilles, fleurs,
fruits, graines, ovaires, etc., sont admirablement figurés. L. N.
Nathan Banks. — A Révision of the neartic Hemerobiidœ,
Trans. Am. Ent. Soc. Décembre 1905. In-8°, 30 pages avec
3 planches.
Ouvrage d’intérêt général, même pour les entomologistes
d’Europe, car cinq au moins de nos espèces se trouvent aussi
dans l’Amérique septentrionale. Il est basé surtout sur la col-
lection de M. Banks, riche en Névroptères néartiques.
Après quelques renseignements généraux sur cette famille si
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
348
intéressante, l'auteur la divise en trois sous-familles, qu’il
nomme Dilarinæ, Sisyrinœ et Hemerobünœ, se servant de la
terminaison inœ, que plusieurs entomologistes consacrent, en
effet, aux sous-familles, d’autres la réservant aux tribus.
Dans cette division s’introduit une nouveauté : l'auteur fait
rentrer les Dilar dans la famille des Hémérobides, dont ils
avaient été séparés depuis longtemps par Hagen pour former
une famille autonome, et avec raison, à notre avis. Le groupe
des Dilar, quoique très restreint et analogue, dans son ensemble,
aux Hémérobides, s’en écarte cependant beaucoup par la forme
des antennes pectinées chez les mâles, la présence d’un long
oviscapte chez les femelles, la structure des ailes, la forme du
prothorax, etc. Si l’on veut partager les Dilarides, je trouverais
très naturelle la division de la famille des Hémérobides en deux
tribus, les Sisyrines et les Hémérobines.
Les Sisyrines sont distribués dans les genres Polystœchotes,
Lomamyia (genre nouveau, avec désinence qu’il eût fallu éviter,
étant donné qu’on l’emploie pour quelques genres de Diptères,
en lui préférant Lomamia), Climacia et Sisyra.
A son tour les Hémérobines sont partagés dans les six genres
suivants : Megalomus, Sympherobius (nov. gen.), Boriomyia
(nov. gen.), ( Boriomici eût été préférable pour la raison donnée
plus haut). Hemerobius. Psectra et Micromus, dont deux nou-
veaux à cause de la division du genre primitif Hemerobius de
Linné en trois : Hemerobius, Sympherobius et Boriomyia. Tous
trois peuvent s’étendre aux espèces européennes. Ainsi le genre
Hemerobius s. str. comprend les espèces : humuli, micans,
atrifrons, nitidulus, stigma, limbatellus, hdescens, orotypus ;
le Boriomyia : concinnus, 4-fasciatus, subnebulosus, nervosus ;
le Sympherobius : elegans, parvulus, inconspicuus. Le genre
Hemerobius reste le plus nombreux, comprenant treize espèces
néartiques, dont deux aux moins, humuli et marginatus, sont
fréquentes en Europe.
Je ne puis que souscrire à l’idée très sage, à mon avis, de
conserver le nom d’Hémérobides, que quelques auteurs donnent
aux Chrysopides, changeant ainsi une pratique consacrée par
l’usage ; d’où la nécessité de rayer le nom générique Chrysopa
et le nom de famille Chrysopides. En voulant pousser à l’excès
la rigueur, on risque d’engendrer la confusion. Il vaut mieux,
nous semble-t-il, conserver séparées aussi par le nom les deux
familles des Hémérobides et des Chrysopides, conformément à
l’usage le plus courant. L’auteur avait déjà fait la révision des
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
349
Chrysopides néartiques ; la révision des Héinérobides en est la
suite la plus heureuse. L. N.
A. Da Cunha — L’Année technique 1905. Un vol. in-8" de
232 pages, 106 figures ; préface de A. Dastre. — Paris, Gau-
thier-Villars, 1905.
Ce volume nous offre le tableau des principales applications
de la science au cours de l’année écoulée. C’est, dans le domaine
des arts industriels les plus importants, une sorte de revue des
progrès accomplis. Le premier chapitre est consacré aux nou-
veautés en construction et architecture : le nouveau pont sus-
pendu de Williamsbourg, qui réunit New-York à Brooklyn à
travers l’East-River ; les grands barrages de Barossa en Austra-
lie et d’Ithaca aux Etats-Unis ; les perfectionnements récemment
adoptés pour permettre le transbordement des voyageurs ou le
transport des charges ; la description de l’outillage employé
à la construction du Métropolitain de Paris, etc. Les chapitres
suivants sont consacrés à la technologie générale, aux moyens
de transport et plus particulièrement aux chemins de fer.
Albert Granger. — La Céramique industrielle. Chimie.
Technologie. Un vol. de la Bibliothèque technologique, 644 pages,
179 figures. — Paris, Gautliier-Villars, 1905.
L’auteur a réuni en ce volume toutes les données définissant
l’état actuel de l’industrie de la Céramique. L’ouvrage s’ouvre
par l’étude détaillée des matières premières et des généralités.
Ce n’est qu’après avoir décrit les substances employées dans la
composition des pâtes, glaçures et colorants, les méthodes à
suivre pour constituer une pâte, les appareils servant à la
façonner, les fours destinés à la cuire, que l'auteur aborde l’étude
détaillée de la fabrication des terres cuites, produits réfractaires,
faïences diverses, grès et porcelaines, en se bornant aux pro-
cédés suivis le plus généralement. Les travaux récents sur la
composition des argiles, la dilatation des pâtes, les méthodes
d’essai des matériaux, etc., sont cités et analysés, de sorte que
le lecteur trouvera, en même temps que les détails de la pratique
industrielle, le résumé des tentatives faites par les hommes de
science pour améliorer les fabrications céramiques. Un soin
tout particulier a été donné à la bibliographie. Un lexique en
trois langues (anglais, allemand, français) donne la concordance
de quelques termes techniques dont l’explication est difficile à
trouver dans les dictionnaires.
35o
REV U K DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
X Rocques. — Les Industries de la conservation des ali-
ments. Préfaces par P. Brouardel et A. Muntz. Un vol. grand
in-8° de 506 pages. — Paris, Gautliier-Villars, 1906.
Le but de l’auteur est de réunir les données que nous possé-
dons actuellement sur la conservation des aliments, de rappeler
les travaux scientifiques qui ont donné naissance et servent de
bases aux industries correspondantes et d’exposer la pratique
rationnelle de ces industries.
H. Astruc. — Le Vinaigre. Un vol. petit in-8° de YEncyclo
pédie scientifique des Aide-Mémoire, 163 pages, 16 figures. —
Paris. Gautliier-Villars.
Théorie technique de la fabrication du vinaigre : la matière
première, la fabrication tant au point de vue chimique qu’au
point de vue pratique, l’installation et l’aménagement des locaux,
les différents appareils et procédés, leur conduite, le produit
fabriqué, ses traitements, ses maladies, sa composition, ses
essais, la recherche de ses adultérations, sont successivement
passés en revue et minutieusement étudiés.
L. Grillet. — La Législation des accidents du travail. Un
vol. petit in-8° de P Encyclopédie scientifique des Aide-Mémoire,
200 |>ages. — Paris, Gautliier-Villars.
Ce vade-mecum sera très utile aux ingénieurs, chefs d’indus-
trie, secrétaires de syndicats, assureurs, juges même qui y
trouveront l’exposé clair de la législation française en matière
d’accidents du travail, et de l’état actuel de la jurisprudence.
Dr C. M E. Dubruel, Médecin-Major des troupes coloniales.
Le Béribéri. Un vol. in-8° de 157 pages, avec figures dans le
texte. — Paris, Baillière, 1905.
Ouvrage honoré d'une médaille d’or par la Faculté de Méde-
cine de Bordeaux (Prix de Médecine coloniale et d’Etndes
exotiques). L’auteur y rassemble les matériaux épars dans les
ouvrages et les revues étrangères difficiles à consulter et, s’ai-
dant de sa propre expérience, expose et discute les théories très
nombreuses émises sur la nature du béribéri. Voici un résumé
de la table des matières : Historique. Domaine géographique.
Pathogénie. Anatomie pathologique. Causes prédisposantes.
Symptomatologie. Formes cliniques. Diagnostic. Pronostic. Pro-
phylaxie. Traitement. Observations. Conclusions. Lme liste biblio-
graphique comprenant 78 nos (ouvrages séparés, articles de
Revue) termine cette excellente monographie.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
35 1
James Forbes. — L’Église catholique au xixe siècle
(1800-1900), 2e édition. Un vol. in- 16 de 287 pages. — Paris,
Lethielleux.
Ce volume réunit quelques conférences données à Paris, à
St- Philippe du Roule, à St-François-Xavier, etc. L’auteur y
expose le développement de l’Église catholique au xixe siècle.
Après un coup d’œil d’ensemhle, il étudie tour à tour la marche
de l’Église, au cours du siècle passé, en Allemagne, aux États-
Unis, en Angleterre, en France. Tableaux hautement instructifs
et bien faits pour relever les âmes que les tribulations de l’heure
présente tendraient à abattre. Études documentées, pleines de
chiffres éloquents, où se retrouve la manière toute positive,
un peu britannique, de J. Forbes.
Les pages sur la France sont particulièrement intéressantes.
L’auteur y met à nu la situation de son pays au point de vue
religieux, et suggère les remèdes qu’elle lui paraît comporter.
F. Turmel. — Histoire de la Théologie positive, du Concile
de Trente au Concile du Vatican. Un vol. in-8° de xiv-440 p. —
Paris, Beauchesne, 1906.
Ce volume fait suite à l 'Histoire de la Théologie positive
jusqu'au Concile de Trente, du même auteur; il en a toutes les
qualités de clarté, d’ordre et d’érudition. Le plan et la méthode
sont restés identiques ; toutefois l’abondance des matières a
fait remettre à plus tard l’étude des mystères, des sacrements
et de la grâce : l’auteur se borne ici au mouvement théologique
relatif au dogme de l’Église (règle de foi — Église — Papauté).
Nous souhaitons vivement le prochain achèvement d'une œuvre
éminemment utile et très méritante. E. H.
P. Vallet. — Les Fondements de la connaissance et de la
croyance, examen critique du Néo-Kantisme. Un vol. in-8° de
xii-486 pages. — Paris, P. Lethielleux.
Exposé et discussion des “ principaux problèmes philoso-
phiques et théologiques à la double lumière de la raison et de
la foi et au point de vue des besoins de la pensée contempo-
raine „ (Préface, p. xii). Première partie : Les fondements de la
connaissance. Le problème de la certitude. La connaissance
sensible. La connaissance intellectuelle. L’absolu. La substance.
La cause. Connaissance de l’univers. Connaissance de l’âme.
Connaissance de Dieu. — Seconde partie : Fondements de la
croyance. La Foi. Les dogmes. L’apologétique.
352
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
J. -B. Ferreres, S. J. — La Mort réelle et la Mort appa-
rente et leurs rapports avec l’administration des sacrements...
Traduction française sur la 3me édition espagnole par le Rév.
Dr J. -B. Genisse, avec notes et appendices du même. Un vol.
in-8° de 466-xvi pages. — Paris, G. Beauchesne, 1906.
L’opuscule du R. P. Ferreres s’adresse aux prêtres et aux
médecins; l’importance du sujet est manifeste et l’exposé en
est excellent. Le Rév. Dr Genisse en a triplé les dimensions en
ajoutant à sa traduction une préface (5-22), des notes et des
appendices (159-466), sur l’incertitude des signes ordinaires de
la mort, la persistance de la vie après le dernier soupir, la
fréquence des inhumations précipitées et les moyens à employer
pour échapper au danger d’être enterré vivant.
JOSEPH-MARIE DE TILLY
(.1837-1906)
Le 4 août 1906, la Belgique a perdu l’un de ses plus
nobles enfants, le lieutenant-général Joseph-Marie De
Tilly, membre de l’Académie royale de Belgique et de la
Société scientifique de Bruxelles, dont les écrits sur les
principes de la géométrie et de la mécanique resteront,
croyons-nous, dans le domaine de la philosophie scienti-
fique, l’une des œuvres les plus remarquables du xixe siècle.
Nous avons publié autrefois dans la Revue des Ques-
tions scientifiques (2e série, t. VII. pp. 584-595), une
Notice sur les recherches de M. De Tilly en Métagéométrie.
Nous donnons plus bas le discours que nous avons pro-
noncé, le 7 août dernier, aux funérailles de M. De Tilly
et où nous avons reproduit, en les complétant, plusieurs
de nos appréciations antérieures sur ses travaux.
Voici les dates principales de la carrière militaire de
M. De Tilly. Né à Ypres, le 16 août 1837, il a été suc-
cessivement élève ( 1 853- 1 858), répétiteur (1864-1868),
professeur (1868-1877) à l’Ecole militaire ; directeur de
l’arsenal de construction d’Anvers (1879-1889); et enfin
commandant et directeur des études a l’École militaire
(26 décembre 1889-26 décembre 1899). H sut y faire
régner l’ordre et la discipline d’une manière plus absolue
qu’à aucune période antérieure et il y éleva le niveau des
études scientifiques.
Le 26 décembre 1899, M. De Tilly fut nommé pré-
IIIe SÉRIE. T. X. 25
334
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
si dent du comité d’études de la position d’Anvers etain si
éloigné de l’Ecole militaire. Tout le inonde regarda cette
nomination comme une destitution déguisée ; et quand
M. De Tilly eut été mis à la pension, avant l’âge, en 1900,
cette mesure suscita, à la Chambre des Représentants,
un long débat qui mit aux prises, comme on l’a dit, la
science militaire et la bureaucratie militaire. L’ordre du
jour, voté par la Chambre, donna raison à la science.
M. De Tilly avait gravi peu à peu tous les échelons de
la hiérarchie militaire, depuis le grade de sous-lieutenant
d’artillerie jusqu’à celui de lieutenant-général.
Il avait été nommé successivement chevalier, officier,
commandeur, grand officier de l’ordre de Léopold (novem-
bre 1899). Il était décoré de plusieurs ordres étrangers.
Nous faisons connaître plus bas les étapes principales
de la vie scientifique de M. De Tilly. Il était membre
depuis longtemps de la Société royale des Sciences de
Liège, de la Société des Sciences physiques et naturelles
de Bordeaux, dans les Recueils de laquelle il a publié un
de ses principaux ouvrages, Y Essai de 1878.
Il faisait partie de la Commission de l’Observatoire et
du Conseil d’administration de la Bibliothèque royale,
etc., etc.
La santé de M. De Tilly avait été assez chancelante
pendant les hivers de 1904-1905, 1905-1906, qu’il dut
passer dans le Midi ; néanmoins il put présider les sessions
de la Société scientifique de Bruxelles d’octobre 1904 à
Mons, de mai 1905 et d’octobre 1905 à Bruxelles. Au
printemps de 1906, il semblait avoir repris son ancienne
vigueur, mais une affection cardiaque l’enleva à l’affection
de sa famille et de ses amis, après quelques jours de
maladie, le 4 août 1906. La veille, il avait reçu les der-
niers secours de la religion qu’il avait toujours pratiquée
sans bravade et sans peur.
Ses funérailles eurent un caractère très simple : il avait
refusé les honneurs militaires. Le service funèbre eut lieu
JOSEPH-MARIE DE TILLY.
355
le mardi 7 août, à 1 1 heures, en l’église des SS. Jean et
Nicolas à Schaerbeek et l’inhumation, immédiatement
après, au cimetière de Laeken. M. le colonel Maffei et
M. Salkin, professeur émérite à l’Ecole militaire, l’un à
la maison mortuaire, l’autre au cimetière, prononcèrent
des allocutions émues où ils dirent, en termes d’une
grande élévation, à quel point M. De Tilly fut, dans sa
vie privée, l’ami fidèle et dévoué de ceux qui avaient
mérité son affection, dans sa vie publique, l’homme du
devoir absolu, sans faiblesse et sans compromission.
Voici le discours où, à la maison mortuaire aussi, nous
avons essayé d’apprécier sa carrière scientifique.
Messieurs,
L’homme éminent dont nous pleurons la perte a fait
partie de l’Académie royale de Belgique depuis 1870, de
la Société scientifique de Bruxelles depuis 1876, du Con-
seil de perfectionnement de l’enseignement moyen depuis
1891 .
Au nom de ces corps savants, auxquels il était si dévoué,
permettez-moi de lui adresser un dernier adieu et, comme
collègue, comme ami, comme disciple, d’esquisser sa belle
et féconde carrière scientifique.
Elle se divise en quatre périodes presque égales dont
chacune est marquée par une œuvre d’une valeur scienti-
fique et philosophique durable.
Joseph-Marie De Tilly, né à Ypres en 1837, entre
à l’Ecole militaire à seize ans, en 1 85 3 , pour en sortir
comme sous-lieutenant d’artillerie en 1 858 ; il fait partie
de l’armée active jusqu’en 1864, époque où il est nommé
répétiteur à l’Ecole militaire ; il occupe ces fonctions jus-
qu’en 1868.
C’est pendant ces dix années d’une laborieuse jeunesse
(1 858- 1868) que De Tilly pose les bases de ses travaux
géométriques. Dès 1860, à vingt-trois ans, il publie ses
356
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Recherches sur les Éléments de géométrie, où il signale
toutes les imperfections et les lacunes du traité deLegendre.
Dans ce premier écrit, il donne déjà des preuves d’un
vrai esprit critique à propos des questions difficiles qui
se présentent au début de la science de l’espace et, en
particulier, à propos du postulatum d’Euclide.
Peu de temps après, il fait cette découverte capitale
que l’on peut établir un système complet et rigoureux de
géométrie sans recourir ni au postulatum d’Euclide, ni à
aucun autre équivalent. Sans sortir de la géométrie plane,
il retrouve par une voie personnelle, tous les résultats
fondamentaux de Lobatchefsky et de Bolyai. Mais il va
plus loin qu’eux ; le premier, il écrit une cinématique, une
statique et une dynamique non euclidiennes. Ces recherches
furent présentées à l’Académie royale de Belgique, le
1er août 1868, sous le titre d 'Études de Mécanique abstraite.
La seconde période de la carrière scientifique de De
Tilly s’étend de 1868 à 1878. C’est alors que son activité
scientifique devient le plus intense. Pendant ces dix
années, il publie plus de cinquante notes ou mémoires sur
les sujets les plus variés de mathématiques pures ou appli-
quées. Il avait été nommé professeur à l’Ecole militaire
en 1868. La Classe des sciences de l’Académie royale
l’avait appelé dans son sein comme correspondant en 1870.
Dès 1872, elle le charge de faire le Rapport sècidaire sur
les b avaux de l' Académie. Ce rapport, d’une lumineuse
concision, est une belle page d’histoire scientifique; mais
il n’est rien en regard de l’œuvre capitale de De Tilly
pendant cette seconde période de sa vie, je veux dire son
Essai sur les principes fondamentaux de la Géométrie et
de la Mécanique (1878). Dans ce remarquable ouvrage,
c’est directement que De Tilly attaque et expose d’une
manière complète les principes de la science de l’espace.
Reprenant à son insu une idée de Cauchy, dont on a d’ail-
leurs retrouvé le germe chez Leibniz, il fonde toute la
géométrie sur la notion d’intervalle ou de distance de
JOSEPH-MARIE DE TILLY.
35 7
deux points. Cette notion première irréductible, il l’ana-
lyse avec une sagacité et une rigueur magistrales, et il en
fait sortir successivement la géométrie de Riemann, la
géométrie de Lobatchefsky et enfin celle d’Euclide. Dans
son livre, De Tilly soumet aussi a. sa critique pénétrante
les principes de la mécanique, mais en les considérant
seulement dans l’espace euclidien.
La troisième période de la carrière de De Tilly est une
période d’activité professionnelle et de recueillement
scientifique. Déchargé en 1877 de ses fonctions de pro-
fesseur à l’Ecole militaire, il fut nommé en 187g directeur
de l’arsenal de construction militaire d’Anvers et occupa
ce poste pendant dix ans. Malgré son écrasante besogne,
il parvient à publier, entre autres travaux, une étude
originale d’analyse sur les équations linéaires (1887). La
Classe des sciences de l’Académie l’avait nommé membre
effectif en 1878 ; il en fut élu Directeur et nommé Pré-
sident de l’Académie entière pour l’année 1887. A la séance
solennelle de décembre 1887, il prononça un discours
extrêmement remarquable sur les Notions de force , d'accé-
lération et d'énergie. C’est une refonte du dernier chapitre
de l’essai de 1878, où se trouve, à côté d’une critique
approfondie des principes de la mécanique, une vraie
découverte philosophique : De Tilly y expose, en effet,
une solution simple et naturelle du problème de la con-
ciliation du déterminisme avec le libre arbitre ; simple
et naturelle, bien entendu, pour ceux qui connaissent la
mécanique rationnelle.
La quatrième période comprend exactement les dix
années suivantes, du 26 décembre 1889 au 26 décembre
1899, pendant lesquelles De Tilly est Commandant et en
même temps Directeur des études à l'École militaire. En
1891, il succède à Liagre comme membre du Conseil de
perfectionnement moyen et y acquiert bientôt la plus
légitime influence. En 1897 et 1899, il fait paraître deux
éditions successives d’une brochure substantielle sur les
358
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
examens d’admission en mathématiques à l’École mili-
taire : cet opuscule méthodologique contient des indica-
tions vraiment précieuses pour les professeurs de mathé-
matiques qui s’intéressent au progrès de l’enseignement.
De Tilly a publié pendant cette période de sa vie un
mémoire scientifique qui est le couronnement de son
œuvre géométrique et où il s’est vraiment surpassé lui-
même : je veux parler de son Essai de Géométrie ana-
lytique générale (1892). Il y montre que toute la géo-
métrie se réduit en dernière analyse à une seule relation
entre n 2 points si l’espace est à n dimensions ; entre
5 points par conséquent, pour notre espace expérimental
à trois dimensions. Cette relation n’est pas arbitraire,
elle est soumise à une condition nécessaire et suffisante,
dite condition des six points , qu’il détermine. Il faut lire
dans le mémoire même, la plume à la main, comment
l’auteur déduit de la relation fondamentale les trois géo-
métries euclidienne, lobatchefskienne, riemannienne, sans
recourir à aucune autre notion que celle de distance.
Après 1899, De Tilly a complété plusieurs de ses
recherches sur la géométrie ou la mécanique, mais selon
lui, sans y ajouter rien d’essentiel, sauf, ce nous semble,
dans quelques pages sur le triangle isoscèle ; il y résout
à fond une difficulté qui n’existe vraiment qu’en géométrie
plane, et que les philosophes ont appelée, en géométrie
solide, le paradoxe de Kant sur l’équivalence des objets
symétriques.
d’elle est l’œuvre scientifique et philosophique de De
Tilly : il a étudié trois fois d’une manière originale et de
plus en plus approfondie la question des premiers prin-
cipes de la science de l’espace ; vingt-cinq ans avant les
mathématiciens philosophes italiens, il a établi d’une
manière solide cette vérité capitale : la géométrie est la
physique mathématique des distances ; — le premier,
presque le seid. il a créé la mécanique non euclidienne ; —
par une voie plus simple et plus naturelle que Boussinesq,
JOSEPH-MARIE DE TILLY. 35g
il a donné une solution du problème de la conciliation
du déterminisme avec le libre arbitre.
Celte œuvre de De Tilly a-t-elle été appréciée dans son
pays comme elle méritait de l’être ? Nous n’oserions
l’affirmer : les géomètres la trouvaient trop philosophique,
les philosophes ne pouvaient la comprendre parce qu’elle
était trop mathématique. A cette heure des suprêmes
séparations, qu’il nous soit permis à nous au moins, son
disciple et souvent le confident de ses pensées, dans ce
domaine de la philosophie scientifique, de dire hautement
que nous regardons les travaux de De Tilly, en géométrie
et en mécanique non euclidiennes, comme appartenant
à la partie impérissable de la science.
Mais ce n’est pas là toute l’œuvre de De Tilly. Homme
du devoir, il savait que, comme officier d’artillerie, il
devait être un technicien et il le fut. En réalité, ce sont
ses heures de loisir seules qu’il a données à la science
pure ou philosophique. Dans ses heures de travail profes-
sionnel, qui sont les plus nombreuses, il consacre toutes
les ressources de son esprit aiguisé par ses recherches
spéculatives aux problèmes de mécanique appliquée et
d’art militaire qu’il est de son devoir d’approfondir et de
résoudre. C’est ainsi qu’en vingt ans, de 1 863 à i883, je
trouve dans la liste de ses écrits plus de vingt notes,
mémoires ou ouvrages sur les sciences appliquées : sur
l’appréciation des distances en artillerie ( 1 863) ; cours de
mécanique (1866, 1868); deux cours d’artillerie f 1 867,
1872-1878); sur le frottement de glissement (1870) ; sur
le roulement (1871) ; sur la balistique appliquée f 1872) ;
sur le mouvement d’un solide (1873*1874) ; sur la simili-
tude mécanique ( 1 873- 1 874) ; balistique extérieure ( 1 874) ;
balistique intérieure (1875) ; sur les levers du matériel
d’artillerie (1875) ; sur des questions de balistique (1876) ;
sur le cerclage des canons (1876) ; sur la rotation des
projectiles (1877) ; sur des engrenages à embrayage auto-
36o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
matique (1878) ; sur la résistance de l’air dans le tir des
projectiles (i883).
Sa compétence en mécanique pure et appliquée était
universellement reconnue par ses confrères de l’Académie,
delà Société scientifique et du Conseil de perfectionnement.
Il était chargé de tous les rapports relatifs à cette partie
de la science, ou y touchant de près ou de loin. Avec
quelle conscience ne s’acquittait-il pas de cette tâche
souvent ingrate de rapporteur ! Je pourrais citer tel travail
récent de mécanique dont l’examen lui a coûté une grande
partie de ses loisirs pendant près d’un an. Mais aussi,
grâce à l’active collaboration d’un rapporteur aussi con-
sciencieux, l’auteur a pu transformer son mémoire et le
rendre inattaquable. Trente ans auparavant, De Tilly
avait ainsi complété et précisé un mémoire de Genocchi
sur les Eulériennes. Tel livre soumis au Conseil de per-
fectionnement de l’enseignement moyen est devenu un
bon manuel, parce que l’auteur a pu le remanier d’après
une critique minutieuse et détaillée que De Tilly, avec
sa bienveillance accoutumée, avait bien voulu en faire.
Il avait des idées vraiment élevées sur le rôle de l’en-
seignement scientifique, soit dans les athénées et collèges,
comme le prouvent son opuscule de 1897-1899 et maints
articles originaux de méthodologie mathématique, soit
dans les écoles techniques et, en particulier, à l’École
militaire. Comme Brialmont, comme Liagre, comme
Nerenburger, il appartenait à cette élite, qui pendant les
fécondes années de leurs études supérieures ont senti leur
intelligence se développer et s’épanouir sous l’influence
d’un haut enseignement scientifique. Ils ont eu conscience
de leur valeur personnelle en luttant de toutes leurs forces
contre les difficultés des mathématiques transcendantes,
des sciences physiques et de leurs applications exposées
scientifiquement. Aussi ont-ils tous voulu que les jeunes
générations qui doivent passer à l’École militaire pussent
s’abreuver à leur tour à ces sources fécondes du savoir.
JOSEPH-MARIE DE TILLY.
36 1
De Tilly a lutté dans des conditions difficiles pour le
maintien de ces hautes traditions à l’Ecole militaire et il
y a réussi, mais au prix de bien rudes épreuves. Ce n'est
ni le lieu ni le moment de les rappeler ; mais puisque j’ai
l’honneur de parler ici au nom de l’Académie, je serais
infidèle au mandat quelle a bien voulu me confier, si je
ne disais pas que la Classe des sciences a fait tout ce
quelle a pu pour en adoucir l’amertume. Dans sa séance
du 6 janvier 1900 qui a suivi l’éloignement de De Tilly
de cette Ecole militaire à laquelle il avait donné le meil-
leur de sa vie, elle l’a élu à l’unanimité son Directeur
pour la seconde fois.
La Société scientifique de Bruxelles s’honore aussi d’avoir
compté De Tilly parmi ses membres pendant trente ans.
Il a fait partie de son Conseil chaque fois que ses occupa-
tions professionnelles le lui ont permis ; il en a été vice-
président trois fois (1876-1877, 1903-1904, 1904-1905)
et président pendant l’année écoulée, 1905-1906. Nous
étions fiers de compter dans nos rangs un savant aussi
profond et aussi original, qui partageait nos convictions
religieuses, philosophiques et scientifiques.
Par la dignité de sa vie, par la noblesse de son carac-
tère, par son scrupuleux amour du devoir, par la sûreté
de son amitié, De Tilly s’était acquis l’estime et l’affection
de tous ceux qui avaient pu le connaître intimement.
A l’Académie, à la Société scientifique de Bruxelles, au
Conseil de perfectionnement de l’enseignement moyen, il
ne comptait que des amis. En leur nom à tous, je lui
adresse le suprême Au revoir de l’espérance chrétienne,
là-haut, dans le royaume de la Lumière sans ombre, de
la Justice sans défaillance.
P. Mansion,
membre de V Académie royale de Belgique.
LA CHRONOLOGIE
DES
ÉPOQUES GLACIAIRES
ET
L'ANCIENNETÉ DE L’HOMME
La notion de l’ancienne extension des glaces en Europe
est aujourd’hui devenue si courante, qu’on a de la peine
à se figurer que son introduction dans la science soit
encore bien loin d’avoir un siècle de date. C’est en 1 8 1 5
que l’idée en est venue, par simple intuition, à un modeste
guide alpin, Perraudin, et Venetz. qui ne reçut pas sans
surprise la confidence de cette conception, dut la mûrir
quelque temps avant de se décidera s’en faire le champion.
Il fallut ensuite, pour amener le triomphe de cette nou-
veauté, les etforts successifs des Charpentier, des Agassiz,
des Desor, ec la lumière ne parut faite que quand, il y a
une cinquantaine d’années, Alphonse Favre se fut trouvé
en mesure de définir avec précision le territoire que les
glaces alpines avaient occupé. Encore cette démonstration
ne fut-elle pas de suite acceptée par tous. Ceux qui, de
1860 à 1 865 , fréquentaient les cours de l’Ecole des Mines,
se souviennent encore de l’incrédulité, pour ne pas dire
de l’irritation, que provoquait, chez l'illustre auteur de
la théorie des soulèvements, toute allusion aux glaciers
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. 363
quaternaires. Il admettait volontiers de grands cata-
clysmes diluviens, distinguant même un diluvium Scandi-
nave et un diluvium alpin ; mais pour lui, tout cela était
l’œuvre de violents cours d’eau, et il ne fallait pas lui
parler de glaciers. Quand, en 1870, la Société géologique
de France tint une réunion en Savoie, sous la direc-
tion d'Alphonse Favre, qui fit exprès, durant toute une
journée, de promener les excursionnistes au milieu des
anciennes moraines et des rochers polis, on pouvait encore
entendre grommeler, parmi les groupes, quelques attardés
de la vieille école, qui s’obstinaient à ne pas ouvrir leurs
yeux à la lumière.
Combien les choses sont changées depuis lors, et qui
donc aujourd’hui voudrait contester l’ancienne extension
des glaces, en dehors de quelques fantaisistes que la con-
tradiction amuse, ou de faiseurs de systèmes, dont les
conceptions a priori se trouvent dérangées par les faits
devant lesquels s’inclinent tous les observateurs de bonne
foi ?
Donc il ne s’agit plus maintenant de prouver que les
glaces ont occupé d’immenses territoires, non seulement
autour des Alpes, où elles couvraient i5o 000 kilomètres
carrés, contre 4000 quelles occupent aujourd’hui, mais
aussi autour des Pyrénées, des cimes du Massif Central,
des Vosges et des Carpathes, tout comme elles rayon-
naient, sur des millions de kilomètres carrés, de part et
d’autre de la Scandinavie ainsi que de la région lauren-
tienne de l’Amérique. Il ne s'agit même plus de définir
avec précision les limites atteintes par cette extension. A
mesure qu’on s’appliquait à cette tâche, il a bien fallu
reconnaître qu’il y avait moraines et moraines ; qu’entre
deux dépôts morainiques d’ancienne date, il pouvait exis-
ter, sous le rapport de la constitution comme sous celui
de la situation mutuelle, autant de différence qu’en pou-
vait présenter une moraine quaternaire, relativement à
un dépôt glaciaire s’accomplissant sous nos yeux. La
364
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
preuve fut bientôt faite, non seulement que l’extension
quaternaire avait présenté des oscillations, au moins com-
parables à celles qui, de nos jours, font tantôt avancer,
tantôt reculer les lobes de glaces ; mais que, parmi ces
oscillations, il s’en trouvait d’une telle ampleur que par-
fois, entre deux périodes de progression, le terrain avait
dû se trouver au moins aussi libre de glaces qu’il l’est
aujourd’hui. En résumé, ce n’est pas à une époque glaciaire
unique qu’on avait affaire, mais à plusieurs , séparées par
des stades interglaciaires , et dont la succession a dû
embrasser un énorme intervalle de temps. Mais alors,
combien doit-on reconnaître de ces époques ?
Au début, dans le massif alpin, on en a clairement dis-
tingué deux. Les dépôts de la plus récente formaient,
bien en avant des glaciers actuels, une ligne de moraines
encore très fraîche, sinon continue, du moins facile à
reconstituer dans son ancien contour, et dont les maté-
riaux n’avaient subi aucune altération sensible. On y recon-
naissait encore, sans difficulté, une boue glaciaire grisâtre,
empâtant des blocs de toute dimension, dont beaucoup à
contours anguleux, en même temps que plusieurs mon-
traient des rayures caractéristiques. A cause de leur
situation, à moindre distance des glaciers du temps pré-
sent, ces moraines furent appelées moraines internes.
Mais, en dehors du territoire quelles occupaient, les
yeux des glaciéristes, désormais façonnés à ce genre de
recherches, apprirent bientôt à reconnaître, épars çà et
là, des lambeaux de cailloutis assez analogues aux pré-
cédents. Les éléments, il est vrai, en étaient sensiblement
altérés, par suite d’une plus longue exposition à l’influence
des agents atmosphériques. La surface, bien moins irré-
gulière, avait perdu les caractères habituels du paysage
morainique. Mais la nature et la disposition des maté-
riaux plaidaient pour une origine glaciaire. D’ailleurs, là
ou ces dépôts entraient en contact avec les moraines
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. 365
internes, on voyait celles-ci raviner très nettement les
dépôts plus altérés. Ces derniers représentaient donc un
état glaciaire plus ancien, qui s’était étendu en surface
plus loin que l’autre, à une époque où la topographie de
la contrée différait beaucoup de ce quelle est aujourd’hui.
Ils appartenaient à une chaîne de moraines externes,
chaîne aujourd’hui morcelée par le travail des cours d’eau,
en même temps qu’oblitérée par la longue action des
agents météoriques, mais suffisamment nette pour qu’on
pût affirmer une première extension des glaces.
Plus d’une fois d’ailleurs, entre les moraines internes
et la chaîne externe, on voyait apparaître, ravinant la
dernière, mais recouvertes par les premières, soit de
vraies alluvions fluviales avec débris de grands pachy-
dermes ou de rhinocéros, soit des dépôts de lignites, où
les restes végétaux trahissaient une température très
clémente. Il y avait donc eu, entre la première et la
seconde époque glaciaire, une vraie période inter glaciaire ,
durant laquelle les vallées de la Suisse, auparavant en-
fouies sous un épais manteau glacé, avaient dû être déga-
gées jusqu’au cœur même du massif. Des constatations
analogues étaient aussi faites en Amérique, où l’on appre-
nait à distinguer le vrai drift glaciaire, avec sa topogra-
phie morainique si bien accentuée, d’un drift atténué ,
capable de s’étendre jusqu’à des centaines de kilomètres
en avant de l’autre. Ce drift atténué représentait ce que
l’érosion et l’altération atmosphérique avaient bien voulu
laisser subsister, parmi les dépôts d’une première invasion
glaciaire qui, comme celle d’Europe, avait couvert plus
d’espace que la seconde.
Ce premier point une fois acquis, la poursuite des levés
géologiques de détail mit les observateurs dans la néces-
sité d’opérer, en chaque point, la séparation des dépôts
respectivement attribuables aux deux époques. Ce travail,
entrepris pour les Alpes orientales par M. Penck, le
366
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
savant professeur de l’Université de Vienne (1), le con-
duisit dès i883, non pas seulement à soupçonner, mais à
établir par des faits, que le nombre des extensions gla-
ciaires devait être porté à trois (2), sans préjudice des
oscillations de moindre importance que chacune d’elles
avait pu traverser. Les moraines internes continuant à
jalonner la troisième invasion, tandis que les moraines
externes correspondaient à la seconde, les traces de la
première se trouvaient dans des cailloutis très altérés,
occupant des plateaux, où ils formaient des lambeaux de
nappes, tandis que les moraines internes et externes appa-
raissaient surtout sous forme de terrasses aux flancs des
vallées actuelles. A ce moment d’ailleurs, à la notion des
moraines proprement dites commençait à se joindre, et
cela, grâce surtout à M. Penck, la considération des
cailloutis fluvio- glaciaires, dont il convient maintenant de
dire un mot, car elle a introduit des facilités particulières
dans l’étude d’un problème dont à eux seuls les dépôts
morainiques n’auraient pas suffi à fournir la solution, à
cause de la facilité avec laquelle leurs éléments s’oblitèrent
dans le cours des temps.
Lorsque le climat d’une région montagneuse est assez
stable pour que les glaciers du massîf ne subissent pas
de variations notables, l’extrémité libre de chacun d’eux
s’arrête à une certaine position moyenne, de part et
d’autre de laquelle elle n’exécute que de faibles oscilla-
tions. Or la glace ne cesse de charrier des matériaux,
amenés à sa surface par les avalanches, et quelle trans-
porte lentement, soit sur ses bords et à sa surface, sous
forme de moraines latérales et médianes, soit sur son
fond, à titre de boue morainique et de graviers sous-
glaciaires.
Arrivés à la fin de leur course, tous ces matériaux
(1) Aujourd’hui transféré à l’Université de Berlin, où il a recueilli la suc-
cession du baron de Richthofen.
(2) Die Vergletscherung der deutschen Alpen.
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES.
tombent en avant du glacier, et construisent une moraine
terminale ou frontale, qui entoure en arc de cercle l’extré-
mité libre du lobe de glace, et fait face à l’aval par un
talus, dont l’inclinaison est celle que la pesanteur assigne
à un mélange de boue et de blocs de diverses grosseurs.
A chaque instant, une portion de ce talus s’éboule,
sous le poids de quelque grosse pierre ou sous l’action de
la pluie. En même temps, la fusion de la glace engendre
des ruisseaux qui sillonnent le talus et en accroissent l’in-
stabilité. Avant de parvenir au torrent, qui constituera
l’émissaire unique du glacier, chacun de ces ruisseaux
entraîne, pour les déposer un peu plus bas, quelques-uns
des matériaux de la moraine, la boue d’abord, les pierres
ensuite. Tout cela donne naissance à des cailloutis, dont
l’allure s’approche de plus en plus de celle des alluvions
torrentielles, à mesure qu’on s’éloigne de la moraine qui
en a fourni les éléments. Ceux-ci, d’abord anguleux et
dispersés sans ordre dans une boue glaciaire, s’arron-
dissent et se classent peu à peu selon leur grosseur, perdant
leurs rayures et finissant par se stratifier régulièrement.
Ainsi l’appareil terminal d’un glacier stationnaire est
un amas plus ou moins large, en forme de demi-cercle,
tournant sa convexité vers l’aval, et passant insensible-
ment de l’état de moraine franche à celui d’alluvion tor-
rentielle. A son contact avec la glace, le mélange des
éléments est tout à fait confus, et comme chaque oscilla-
tion secondaire du glacier amène sa charge de matériaux,
tantôt en un point, tantôt à droite ou à gauche de l’amas
déjà constitué, tous ces apports successifs donnent, à la
surface de la moraine frontale, l’aspect chaotique qui
caractérise le paysage morainique. C’est un enchevêtre-
ment capricieux d’éminences de hauteurs inégales, inter-
ceptant entre elles des espaces où l’écoulement de l’eau
ne peut plus se faire, et qui, au début, abritent autant
de mares ou d’étangs.
Mais, quand on descend, tout se régularise, la surface
368 .
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cesse d’être indécise, et la vraie moraine fait place à un
cailloutis fluvio- glaciaire. C’est ce que les Allemands ont
coutume de désigner sous le nom de Schotter.
Maintenant, que le climat vienne à changer, en s’adou-
cissant, assez vite pour que la retraite du lobe de glace
soit rapide, il restera, dans la vallée que celle-ci occupait,
d’abord une dépression en amont, à l’endroit où station-
nait la glace ; et cette dépression aura toutes chances de
se transformer en un lac, le poids du lobe de glace sta-
tionnaire ayant dû, à la longue, entraîner un certain
approfondissement. Ensuite on observera, dominant cette
cuvette, un amphithéâtre franchement morainique, con-
cave du côté de la dépression, et passant insensiblement,
dans la direction opposée, à un cailloutis fluvio-glaciaire.
Ce cailloutis aura un développement d’autant plus grand
en longueur, que la moraine d'où il dérive était elle-même
plus considérable ; et les oscillations secondaires que subis-
sait l’extrémité libre de la glace se traduiront par une
véritable indentation de la moraine franche dans des cail-
loutis mixtes, le dépôt morainique débordant ceux-ci dans
les périodes de crue, et se laissant envahir par eux dans
les phases de décrue.
Il n’est donc plus nécessaire, pour affirmer la présence
d’un ancien glacier, de retrouver une vraie moraine,
exclusivement composée de blocs anguleux dans une boue
sans stratification. La preuve en sera tout aussi bien
fournie par un cailloutis fluvio-glaciaire, qu’un œil exercé
saura toujours distinguer d’une alluvion exclusivement
formée dans l’eau courante. C’est par l’étude méthodique
des cailloutis que M. Penck était arrivé à. distinguer trois
phases glaciaires dans les Alpes allemandes, et, dans la
même année 1 883 , il montrait que ces trois phases pou-
vaient également être discernées dans la région sous-
pyrénéenne.
Mais ce n’était là qu’un premier aperçu, qu’une nou-
velle étude de détail allait encore compliquer. En 1887,
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES.
la section de Breslau de l’Association des alpinistes alle-
mands et autrichiens avait mis au concours l’étude des
anciens dépôts glaciaires dans les Alpes autrichiennes.
M. Penck était tout indiqué pour cette tâche, à laquelle
s’associa d’abord M. von Bôhm. Ensuite le savant pro-
fesseur de Vienne, encouragé par la société de Breslau,
qui promettait son concours pour la publication des résul-
tats, résolut d’étendre l’exploration au massif alpin tout
entier, en s'assurant, pour la Suisse, la coopération de
M. le professeur Ed. Brückner, de l’Université de Berne ( 1).
Il ne s’agissait plus cette fois d’un coup d’œil d’en-
semble, destiné à fixer les grands traits du phénomène,
mais bien d'une minutieuse enquête, en vue de définir, en
chaque point de l’avant-pays alpin, ce qui pouvait revenir
en propre à chacune des grandes extensions. La surface
à étudier était considérable, les cailloutis fluvio-glaciaires
de la principale invasion pouvant être suivis depuis le
cœur de la chaîne jusqu’aux approches mêmes du Danube,
dans la région d’Ulm.
Au cours de ses explorations, M. Penck fut surpris de
l’allure singulière que semblaient affecter les cailloutis
plus anciens aux alentours du Lac de Constance. Partout
ailleurs, il les avait vus former sur les plateaux une nappe,
doucement et régulièrement inclinée vers le nord. Le mor-
cellement que leur infligeaient les vallées actuelles, décou-
pées dans leur masse, n’empêchait pas de raccorder entre
eux les divers lambeaux, et d’y suivre sans trouble les
étapes de cette descente progressive vers le Danube.
Or, les environs du Lac de Constance semblaient don-
ner à cette régularité d’allures un démenti formel. Les
lambeaux reconnus offraient, les uns par rapport aux
autres, d’inexplicables différences d’altitude. En cherchant
à les raccorder, on trouvait que parfois le plongement
fl) Depuis lors, M. Brückner a accepté la chaire de Géographie h l’Univer-
sité de Halle sur Saale, qu’il a récemment quittée pour celle de Vienne.
III» SÉRIE. T. X. 24
370 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
paraissait se faire en sens inverse, c’est-à-dire vers les
Alpes. Un moment M. Penck se demanda si, postérieure-
ment à la formation de la nappe caillouteuse, il ne s’était
pas produit, à titre de dernier écho du soulèvement alpin,
une déformation qui eût entraîné des ondulations dans
cette nappe. Mais des mesures de précision firent écarter
cette hypothèse, en montrant qu’il eût fallu imaginer tout
un ensemble de dislocations capricieuses, le plongement,
absolument irrégulier, paraissant se faire, tantôt dans un
sens, tantôt dans un autre quelconque.
Enlin, au commencement de 1898, la lumière vint
éclairer ce chaos. Un jour, dans une excursion heureuse-
ment combinée, M. Penck vit nettement devant lui deux
nappes de cailloutis, occupant des altitudes differentes, et
dont chacune se reliait visiblement vers l’amont à un dépôt
dont l’origine fluvio-glaciaire ne pouvait être méconnue.
Armé de cette découverte, il s’appliqua à faire, dans toute
la région, la part qui revenait à chacune des deux nappes,
appuyant ses observations sur des mesures d’altitude
poussées jusqu’à une approximation d’un mètre. Il eut
ainsi la satisfaction de reconnaître qu’une lois ce départ
effectué, toutes les irrégularités disparaissaient, chacune
des deux nappes montrant, vers le nord, une inclinaison
très régulière, et ses différents lambeaux se raccordant
entre eux aussi bien qu’on pouvait le souhaiter.
Désormais il était permis de regarder comme prouvé
qu’il s’était produit quatre extensions glaciaires au lieu
de trois ! Bientôt les Alpes orientales, dans les régions
de PInn, de la Salzach et de l’Enns, vérifiaient à leur tour
cette conclusion, pendant qu’en Suisse M. Brtickner réus-
sissait à reconnaître les quatre extensions signalées par
M. Penck.
Voici donc l’état actuel de la question, tel qu’il est
résumé dans la belle publication, entreprise sous les
auspices de la section des alpinistes de Breslau et qui,
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. 37 1
commencée en 1901, en est actuellement à sa huitième
livraison ( 1) :
Les quatre espèces de cailloutis fluvio-glaciaires du
massif alpin se divisent en deux séries bien distinctes.
Ceux de la première s’observent toujours sur les pla-
teaux qui séparent les vallées actuelles, où ils forment
des lambeaux de nappes, d’où le nom de deckens choit er ,
c’est-à-dire cailloutis en nappes ou cailloutis des plateaux.
M. Penck distingue le cailloutis supérieur ou des hauts
plateaux, et l’inférieur ou des bas plateaux. Le premier,
dont les moraines sont presque complètement oblitérées,
est remarquable par l’altération profonde que ses éléments
ont subie. Les matériaux granitiques y sont entièrement
décomposés. Ce cailloutis s’est étalé sur une pénéplaine,
c’est-à-dire sur un avant-pays alpin déjà presque complè-
tement aplani par l’érosion, mais dont la topographie a
été depuis lors profondément modifiée, tant par l’étale-
ment des nappes que par les vallées qui ont été creusées
dans leur masse.
Le type du cailloutis supérieur a été choisi par
M. Penck sur le plateau que traverse la rivière Giinz,
affluent qui aboutit au Danube entre Ulm et Augsbourg.
L’invasion glaciaire à laquelle correspond cette nappe est
donc l 'époque du Giinz ou le Günzien.
cailloutis inférieur, en lambeaux de nappes sur de
bas plateaux, découpés dans les précédents, et moins
altéré dans ses éléments, a son type sur le pays traversé
par la rivière Mindel, qui aboutit au Rhin un peu en aval
du Günz. L’invasion correspondante est celle de ïépoque
dit Mindel ou Mindélien.
Les cailloutis de la seconde série se distinguent des
précédents par un caractère essentiel. Ce n’est jamais sur
des plateaux qu’on les trouve étalés. Ils s’observent sous
il) Penck et Brückncr. Die Alpen im EiszeitaUer, Leipzig, Tauchnilz.
Voir aussi Penck, Archiv fur Anthropologie, 1903, p. 79.
372
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la forme de terrasses , aux flancs des vallées actuelles. Ce
sont des cailloutis de terrasses, ou terrassenschotter , par
opposition avec les cailloutis de nappes ou deckenschotter .
Quand ils se sont déposés, ces derniers étaient déjà entail-
lés par les rivières, qui devaient s’approfondir de plus en
plus dans leur masse. D’autre part, il est toujours facile
de retrouver les moraines auxquelles se rattachent les
dépôts en question.
De ces dépôts des terrasses, les plus anciens, ou cail-
loutis des hautes terrasses , apparaissent ordinairement à
go ou 100 mètres au-dessus du lit actuel des rivières cor-
respondantes. Leur type a été choisi aux flancs de la
vallée du Riss, affluent de l’Isar. Ils correspondent à
Y époque glaciaire du Riss ou Rissien.
Enfin les cailloutis des basses terrasses, entaillés dans
les précédents, et situés à 3o ou 35 mètres au-dessus des
cours d’eau du temps présent, sont bien caractérisés dans
la vallée du Würm, rivière qui, après avoir traversé le lac
de ce nom, vient se perdre, un peu au nord de Munich,
dans des marécages alimentant à la fois l’Isar et l’Amper.
Ils accusent la quatrième et dernière invasion glaciaire,
celle de Y époque du Würm ou Würmien.
Nous avons dit que les moraines du Giinzien (celles du
deckenschotter ancien) sont presque entièrement mécon-
naissables, tant l’action prolongée des agents météoriques
en a modifié la composition. En revanche, on arrive à
reconstituer les moraines du mindélien, et mieux encore
celles des époques suivantes. On constate alors que les
invasions du mindélien et du rissien se sont avancées
plus loin que celle du würmien. Elles correspondent aux
moraines externes de l’ancienne classification, tandis que
seuls les dépôts du würmien représentent les moraines
internes.
Il est des points où l’on peut encore reconnaître la
présence simultanée des quatre cailloutis. Tel est le cas
dans la vallée du Rhin, entre Schaffouse et Bâle, à Brugg,
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES.
où ils s’échelonnent entre 3o5 et 5oo mètres d’altitude,
tandis qu’à Rheinfelden il n’y a pas entre eux plus de
20 à 3o mètres de différence de niveau.
Un trait caractéristique des cailloutis des trois pre-
mières invasions est que tous peuvent être recouverts par
le dépôt limoneux jaunâtre connu sous le nom de loess ,
et qui, calcarifère à la base, est décalcifié et transformé
dans le haut en limon brun. Cette boue, de formation
subaérienne, est interglaciaire, et si elle a pu se former
dans les intervalles des diverses invasions, c’est surtout
entre la troisième et la quatrième quelle paraît s’être
développée. Il est certains dépôts de loess qu’on voit nette-
ment passer sous les moraines de l’extension würmienne.
La dernière progression glaciaire, celle du würmien,
a laissé des traces si nettes que, non content de recon-
stituer ses moraines extrêmes, on peut entreprendre de
démêler les oscillations successives du front des glaces
durant cette période. M. Penck a reconnu quatre stades
principaux de progression, qu’il a désignés, en commen-
çant par les plus anciens, sous les noms de Achen, Bübl,
Gshnitz et Daun. Il s’est assuré de la position que devait
occuper, durant chacun de ces stades, la limite des neiges
persistantes. Alors qu’en moyenne, pour les précédentes
invasions, cette limite était descendue entre 1200 et i3oo
mètres au-dessous de sa position actuelle, la descente
n’eût été que de 900 mètres pour le stade de Biihl, de
600 pour celui de Gschnitz, enfin de 3oo à 400 pour celui
de Daun. Ainsi, c’est par étapes que la retraite définitive
des glaces se serait produite.
Dans l’intervalle des invasions glaciaires, non seulement
la limite des neiges revenait à son altitude normale, mais
parfois il lui arrivait de la dépasser sensiblement. Ainsi,
entre le rissien et le würmien, il s’est formé à Hôtting en
Tyrol, par ii5o mètres d’altitude, une brèche d’origine
subaérienne, contenant des restes végétaux où figurent,
à côté de plantes vivant encore dans la contrée, Rhodo-
374 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dendron ponticum et Buxus sempervirens . Ces dernières
formes sont nettement méridionales, et il s’y associe un
Rhamnus très voisin d’une espèce connue aux Canaries.
Au Caucase, la limite supérieure atteinte par Rhodo-
dendron ponticum jouit d’une température moyenne de
7°C., supérieure de 2 degrés à celle qui prévaut aujourd’hui
à Hôtting. et la limite des neiges s’y tient à 3ooo mètres,
soit à 400 mètres plus haut que de nos jours aux environs
d’Innsbruck. Donc, à l’époque où se formait cette brèche,
les glaciers alpins ne pouvaient manquer d’être plus petits
qu'aujourd’hui.
Mais ici peut-être on demandera de quelle manière il
est possible de reconstituer, pour une époque donnée, la
position de la limite des neiges. Voici comment M. Brückner
répond à cette question (1) :
Si, dans un massif, on parvient à reconnaître, par la
recherche attentive des traces de moraines, ceux des plus
hauts sommets qui ont dû porter de petits glaciers, la
hauteur de ces sommets fixera une limite supérieure pour
l’altitude des neiges persistantes, qui, évidemment s’éle-
vait au moins jusque-là. A côté de cela, la hauteur de
ceux des sommets voisins qui, malgré une configuration
propice à l’accumulation des glaces, ne laissent pas voir
de traces de glaciers, assigne à la ligne des neiges une
limite inférieure, puisqu’on peut affirmer que les neiges
perpétuelles ne descendaient pas aussi bas. Entre les deux
valeurs doit se trouver l’altitude cherchée.
Conjointement avec cette méthode qui, préconisée par
J. Partsch, donne d’excellents résultats, une autre a été
proposée par M. Ivurowski. Elle consiste à utiliser ce fait
d’expérience, que Y altitude moyenne de la surface d’un
grand glacier est justement égale à celle de la limite des
neiges pour la région. Par altitude moyenne, il faut
entendre le résultat de l’intégration de toutes les altitudes
(1) Hettnek’s Geographische Zeitschrift, 1904, p. 370.
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. 3y5
élémentaires, évaluées depuis le front de la glace, recon-
naissable à ses moraines terminales, jusqu’à la région des
névés, où cessent les moraines latérales. M. Brückner
affirme que, par cette méthode, on obtient une approxi-
mation à cinquante mètres près.
Avant de quitter le sujet de la limite des neiges, ayons
soin d’enregistrer encore une très importante remarque
de M. Brückner. On sait combien l’extension glaciaire a
été considérable en Suisse lors de la principale invasion,
ainsi que le démontre la restitution des contours de l’an-
cien glacier du Rhône. Rien de semblable ne s’étant pro-
duit dans les Alpes orientales, on a cherché à expliquer
cette différence en admettant que, par suite de la plus
grande proximité de la mer, source des vents humides du
sud-ouest, la limite des neiges devait, en raison d’une
alimentation plus abondante, descendre à l’ouest du massif
plus bas qu'à l’est.
Mais M. Brückner croit que la cause de cette particu-
larité doit être cherchée dans l’obstacle que le relief du
Jura opposait à l’extension de la glace. Si celle-ci n’avait
pas rencontré la chaîne jurassienne, en descendant des
massifs de l’Aar et du Mont Blanc, elle se serait étalée
en lobes étendus, sur lesquels l’ablation se fût exercée de
façon normale et en eût entravé le progrès. Forcée de
s’accumuler contre la barrière montagneuse, au point
d’atteindre devant elle une épaisseur parfois supérieure à
un millier de mètres, avant de trouver une issue à l’ouest
par certains cols du Jura, la glace a gonflé de telle sorte,
qu’en beaucoup de points sa surface libre en est arrivée à
dépasser la limite des neiges. De la sorte, un état de
congélation permanente s’est établi au-dessus des points
où, sans cet amoncellement, l’ablation aurait empêché
l’augmentation d’épaisseur du lobe glaciaire.
Ainsi, à partir du moment ou son extension lui a fait
atteindre le pied du Jura, le glacier du Rhône a dû deve-
nir, pour le climat de la région, un facteur prépondérant,
376
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
agissant de manière à y opérer un relèvement progressif
de la limite des neiges.
De cette façon, tandis que, dans les Alpes orientales,
le glacier de la Salzach, libre de se développer sans
obstacles, n’a couvert, lors du rissien, que 5 °/0 de plus
que la surface qui devait être occupée plus tard par l’in-
vasion würmienne, la différence de superficie, entre les
deux invasions, atteint en Suisse 3o 0/o au profit de la
première. Et pourtant, de l’une à l’autre, et pour les deux
territoires, la même différence s’est maintenue entre les
altitudes respectives de la limite des neiges ; c’est-à-dire
que, dans les Alpes orientales comme en Suisse, à l’époque
du rissien, cette limite descendait à 100 ou i5o mètres
plus bas que plus tard, lors du würmien.
Mais revenons maintenant à la succession des phases
de l’époque glaciaire. Ce n’est pas tout de l’avoir établie
avec une précision dont l’exemple n’avait pas encore été
donné. Un autre devoir s’imposait à M. Penck, celui de
dater ces alternatives en définissant leur concordance
avec les divisions chronologiques des temps quaternaires,
pendant lesquels elles se sont déroulées.
On sait que la chronologie quaternaire repose sur
l’emploi combiné de l’argument archéologique, déduit de
l’étude des produits de l’industrie humaine, et de l’argu-
ment paléontologique, fondé sur les variations de la faune,
spécialement des grands herbivores, durant le même temps.
A ce point de vue, on a coutume de distinguer, au
début, une époque chelléenne (1), où les silex, très roulés
et grossièrement taillés en forme de coup de poing amyg-
daloïde, sont accompagnés par les restes de Yéléphant
antique et du Rhinocéros Mercki , espèces qui, jointes aux
coquilles caractéristiques de cette phase, entre autres la
Corbicula fluminalis , indiquent un climat plus chaud que
(1) De Uhelles-sur-Marne.
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. I']']
le climat actuel ; d’où le nom de faune chaude, donné à
cet assemblage d’animaux.
Dans l’époque suivante ou acheuléenne (1), le coup de
poing est plus régulièrement taillé, plus petit, sensible-
ment moins roulé, et avec lui commencent à se montrer
les formes dites pointe à main et râcloir , lesquelles devien-
dront plus fréquentes avec l’époque moustérienne (2). La
faune acheuléenne est plus froide, comprenant des ani-
maux à toison, tels que le mammouth (Elephas primi-
genius) et le Rhinocéros tichorhinus. Ceux-ci persistent
dans la phase moustérienne, où se montre déjà le renne
(Rangifer tarandus), en même temps que les outils de
silex prennent des formes de plus en plus lancéolées (3).
Un perfectionnement de la taille des silex, en forme de
feuilles de laurier, caractérise le solutréen (4), dont la
base, abondante en restes de chevaux et en rongeurs de
steppes, ne contient pas encore les pointes de flèches et
les têtes de lances de la partie supérieure. Alors apparaît
1 & magdalénien (5) typique, époque des dépôts des cavernes,
avec ossements de renne et instruments d’os ou d’ivoire
portant des gravures et des sculptures ; après quoi l’humi-
dité revient, rendant la prédominance au cerf.
Là finit le paléolithique . Les dépôts qui viendront après
appartiendront au néolithique ou âge de la pierre polie ,
précédant immédiatement l'époque actuelle.
Cette classification étant admise, le procédé à employer,
pour dater les cailloutis glaciaires, paraît très simple en
principe. Il s’agit de rechercher les stations paléolithiques
situées dans le voisinage du massif alpin, et d’établir leurs
rapports de juxtaposition ou de superposition avec les
divers cailloutis. Par exemple, si un cailloutis d’âge ris-
(1) De Saint-Acheul près d’Amiens.
(2) De l'abri-sous-roche du Moustier (Dordogne).
(3) Obermaier, Archiv für Anthropologie, 1906, p. 306.
(4) De Solutré en Dordogne.
(5) De La Madelaine en Périgord.
378
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sien bien déterminé supportait un gisement paléolithique
d’âge acheuléen, c’est que l’époque aeheuléenne serait
postérieure à l’invasion rissienne. De même une station
dont la surface se montrerait ravinée par un cailloutis
würmien serait évidemment préwürmienne.
Malheureusement les stations paléolithiques du pour-
tour des Alpes appartiennent presque toutes aux diverses
phases de l’époque magdalénienne, et, parmi celles qu’on
voit en relation avec des cailloutis définis, il en est très
peu de plus anciennes. Une seule a paru à M. Penck sus-
ceptible de fournir une indication décisive. Encore est-elle
fort loin des Alpes ; c’est la station de Villefranche-sur-
Saône, un peu en amont de Lyon et en aval de Solutré.
La s’observe, à une dizaine de mètres au-dessus de la
rivière, une terrasse d’alluvions recouverte de loess, et
où l’on trouve, en même temps que des outils de type
moustérien franc, un assez curieux assemblage d’osse-
ments, offrant l’association de l’éléphant antique, même
de l’éléphant méridional, avec le mammouth, le rhino-
céros à narines cloisonnées et enfin le renne.
La terrasse de Villefranche, étant recouverte de loess,
ne pouvait être qu’interglaciaire, et antérieure au wür-
mien. Seulement quelle faune devait la caractériser?
Évidemment il y avait remaniement et mélange d’élé-
ments d’âges différents. Mais lesquels devaient être con-
sidérés comme contemporains du dépôt ?
Plusieurs observateurs faisaient remarquer qu’à Ville-
franche les débris de la faune chaude étaient caractérisés
par leur état fragmentaire et roulé, leur couleur brune
et leur densité plus forte, attestant une fossilisation plus
profonde. C’était donc aux dépens d’un dépôt contenant
ces débris que le remaniement avait dû s’opérer, à une
époque sensiblement plus tardive que celle de l’éléphant
antique. Au contraire, les outils moustériens étaient à
peine roulés, offrant des arêtes vives, et les restes d’ani-
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. 3^/^
maux de la faune froide (mammouth, rhinocéros à peau
laineuse) ne montraient pas de traces d’usure.
Cependant M. Penck se rangea du côté des partisans
de l’hypothèse adverse et, regardant les restes de l’élé-
phant antique comme la preuve d’un retour de la faune
chaude avant le début du würmien, il admit que, dans le
dépôt, les outils et les fossiles moustériens existaient à
l’état remanié. Le moustérien en place se trouvait ainsi
reporté dans la phase interglaciaire intermédiaire entre
le rissien et le mindélien. Il en caractérisait la fin, le
début, plus chaud, de la même phase interglaciaire, cor-
respondant au chelléen. La phase de Villefranche elle-
même aurait été suivie par la phase froide du solutréen
inférieur, précédant l’invasion würmienne, contemporaine
du solutréen supérieur, le magdalénien venant à son tour
s’enchevêtrer parmi les oscillations du würmien.
D’après cette solution, l’humanité préhistorique et
paléolithique aurait assisté successivement : i°à la période
interglaciaire du chelléen ; 2° à l'invasion rissienne du
moustérien; 3° à la période interglaciaire de Villefranche ;
4° à l’invasion glaciaire du würmien. Comme de telles
vicissitudes impliquent, selon toute vraisemblance, un
nombre d’années considérable, il en résultait que la civi-
lisation chelléenne devait remonter à une très haute anti-
quité.
Tel était l’état des choses quand, durant l’été de 1905,
un élève distingué de M. Penck, M. Hugo Obermaier,
entreprit l’étude des cailloutis de la région arrosée par la
Garonne et l’Ariège. Déjà, en 1 883 , M. Penck avait
visité la contrée, où jusqu’alors on ne connaissait qu’une
seule extension glaciaire ; et le savant viennois avait mon-
tré que, tout comme dans les Alpes, il était possible d’en
distinguer trois. A son tour, éclairé par l’expérience
acquise dans le massif alpin, M. Obermaier (1) vient de
(I) Archiv fur Anthropologie, 1906, p. 299.
38o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
montrer que les quatre invasions pouvaient être reconnues
dans la région sous-pyrénéenne, et qu’à ce point de vue
il y avait identité entre les deux massifs.
De ces extensions, une seule, la dernière, a laissé une
ligne bien reconnaissable de moraines, jouant un rôle
tout à fait semblable à celui des moraines internes dans
les Alpes. Ce sont, par exemple, les placages morainiques
observés contre les rochers striés de Lourdes. Les autres
invasions ne sont plus représentées que par des cailloutis.
Le plus ancien, correspondant au premier deckenschotter ,
s’observe à environ i5o mètres au-dessus des vallées. Il
mérite le nom de gravier des plateaux. Une très bonne
représentation de cette nappe se trouve dans les alluvions
anciennes du plateau de Lannemezan, si profondément
altérées, par une longue exposition à l’air, que les anciens
cailloux du dépôt, devenu argileux, ne se distinguent plus
que sur les cassures fraîches, grâce à une différence de
couleur qui dessine leur forme extérieure. M. Boule, à
qui revient le mérite d’avoir très bien discerné le carac-
tère et l’origine de ces alluvions, avait établi du même
coup que leur dépôt, antérieur à l’époque de l’éléphant
antique, était d’autre part postérieur au miocène supé-
rieur.
Le second cailloutis est assez difficile à suivre ; car il
est réduit à l’état de terrasse, dominant de 100 mètres le
lit de la Garonne actuelle. A la Bastide-Clermont, cette
haute terrasse a 5 kilomètres de largeur. La troisième ou
moyenne terrasse apparaît à 55 mètres au-dessus de la
Garonne et sa largeur est à Leguevin de 12 kilomètres.
Enfin la quatrième ou basse terrasse accompagne, vers
i5 mètres de hauteur, tout le cours de la rivière entre
Cazères et Toulouse. La liaison de cette dernière terrasse
avec les moraines d’où elle dérive a été bien mise en
lumière en 1894 par M. Boule.
Cela posé, tandis que les dépôts paléolithiques sont
très rares à proximité des cailloutis alpins, les stations
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. 38 1
de cet âge sont nombreuses dans le bassin de la Garonne,
où elles ont fait l’objet de fouilles, de collections et de
descriptions classiques, auxquelles M. Obermaier a pu
facilement se reporter. De cette comparaison méthodique
sont sorties les conclusions suivantes (i) :
Dans les gisements paléolithiques de la vallée de la
Garonne, les outils sont en quartzite, ce qui explique leur
taille plus grossière, qui leur donne une apparence plus
ancienne. Ces gisements appartiennent à l’acheuléen, très
peu séparé d’ailleurs du moustérien. Ils sont situés dans
ou sur la moyenne terrasse et ont dû se déposer lors de
la phase terminale ou froide de la dernière époque inter-
glaciaire, tandis que l’industrie franchement moustérienne,
trouvée dans les grottes de Bize et de Minerve, corres-
pondrait à l’invasion glaciaire du würmien. D’ailleurs le
moustérien typique ferait complètement défaut sur le ter-
ritoire arrosé par la Garonne et l’Ariège, tandis qu’on le
retrouve, soit à l’ouest (par exemple à Pouy dans les
Landes), soit à l’est dans l’Aude.
L’importance de ces conclusions ne saurait être
méconnue ; car il ne s’agit plus là d’hypothèses ni de
rapprochements douteux. Pour la première fois (puisque le
gisement de Villefranche est susceptible d’interprétations
si discordantes) que des stations paléolithiques ont pu être
exactement datées par des caractères géologiques, ces
constatations font ressortir l’âge ante-würmien des gise-
ments acheuléens. Ces gisements, caractérisés, en outre
des outils d’industrie humaine, par le mammouth, le
rhinocéros à peau laineuse et le renne, appartiennent
à l’époque où se déposait le loess, dont la formation
a terminé la dernière phase interglaciaire.
Quant aux stations paléolithiques de la région toulou-
saine, qui reposent directement sur le terrain miocène,
comme celle de l’Infernet, où les outils continuent à être
(I) Une obligeante communication de l’auteur nous a permis d’avoir con-
naissance de la seconde partie de son travail avant sa publication définitive.
382
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
franchement acheuléens, elles se trouvent à une si petite
hauteur au-dessus des cours d’eau actuels, qu’on ne peut
les attribuer raisonnablement qu'à l’une des phases termi-
nales du quaternaire (1).
Reste la question des gisements paléolithiques plus
récents que l’acheuléen. La partie du travail de M. Ober-
maier qui les concerne n’est pas encore publiée (2) ; mais
l'auteur a bien voulu nous faire connaître ses conclusions,
en nous autorisant pleinement à en faire usage.
Pour lui, le moustérien franc correspond à la dernière
extension glaciaire (würmienne). A cette extension aurait
succédé une première période post glaciaire, à laquelle
répondent les gisements solutréens. Ensuite aurait apparu
l’industrie magdalénienne, laquelle, ainsi qu’on l’a bien
souvent remarqué, accuse, non pas le climat humide et
froid qui aurait été nécessaire pour déterminer une pro-
gression des glaciers, mais un climat froid et sec, qui
devait contraindre l’homme à se réfugier dans les cavernes,
en favorisant le développement du renne et des petits
rongeurs de steppes, jusqu’au retour de l’humidité.
Il faut le reconnaître : ces nouvelles assimilations, fon-
dées sur des faits précis, vont déranger beaucoup d’idées
trop facilement admises jusqu’ici. Bien que certains gise-
ments, comme ceux de la Somme et de la Marne, nous
montrent, le chelléen et l’acheuléen en contact immédiat,
on avait mis une complaisance excessive à accepter la
séparation absolue de ces deux époques, jusqu’à en faire
les représentants de deux phases interglaciaires diffé-
rentes, séparées l’une de l’autre par l’énorme intervalle
de temps nécessaire à l’accomplissement de l’invasion ris-
sienne. Pourtant, à plus d’une reprise, dans des gisements
non remaniés, l’éléphant antique et le mammouth se sont
trouvés ensemble, ce qui prouve qu'il n’y a pas d’abîme
(1) Obermaier, loc. cit ., p. 310.
(2) Cette publication a eu lieu entre la rédaction et la correction du présent
article.
«
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. 383
entre la faune chaude et la faune froide. En outre, les
outils acheuléens ne diffèrent pas assez de ceux du chel-
léen pour qu’il soit vraiment à propos d’intercaler, entre
ces deux industries, la longue interruption qui correspon-
drait à la durée d’une invasion glaciaire ; surtout d’une
invasion aussi importante que celle du rissien, la plus
considérable de toutes.
Combien est plus simple la solution de M. Obermaier,
faisant du chelléen et de l’acheuléen deux épisodes immé-
diatement successifs, l’un chaud, et l’autre froid, de la
dernière phase interglaciaire ! Après cela le moustérien
franc, avec ses instruments d’ordinaire si profondément
patinés, comme s’ils avaient subi de nombreuses alterna-
tives de gelée et de dégel, trahirait l’invasion würmienne,
à laquelle aurait succédé, mettant fin au progrès des
glaces, la phase des steppes du solutréen, suivie par le
régime sec et froid du magdalénien. C’est alors que se
serait produit un retour d’humidité, caractérisé par les
dépôts du Mas d’Azil (Ariège), avec lesquels finit l’âge
paléolithique.
Si l’on songe que, dans ces derniers temps, il ne man-
quait pas d’auteurs pour tenter d’évaluer, en centaines
de mille années, le temps qui avait dù être nécessaire
pour le développement de chacune des diverses industries
paléolithiques (1), en les supposant séparées par de longues
interruptions glaciaires, on appréciera toute la valeur de
l’avertissement donné, par les observations de M. Ober-
maier, à certains préhistoriens trop pressés de conclure
d’après des faits insuffisamment démontrés. Pour l’instant,
il demeure infiniment probable que, si l’on met à part le
prétendu homme éolithique, dont la fortune momentanée
semble aujourd’hui fort compromise, l’humanité préhis-
torique n’a vu sa carrière traversée que par une seule
(1) Une brochure a élé récemment publiée sous le titre : Douze cent mille
ans d'humanité.
384 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
invasion glaciaire, accomplie à l’époque où le coup de
poing classique commençait à se lancéoler, et où le renne
se préparait à supplanter définitivement le mammouth sur
notre sol. Sans doute cette invasion ne s’est pas accomplie
en un jour, et a dû exiger un nombre assez considérable
d’années, qu’il faut ajouter, pour connaître l'âge de la
première apparition de l’homme, d’abord à la durée des
industries chelléenne et acheuléenne, ensuite aux quelques
milliers d’années qui ont pu s’écouler depuis la dernière
retraite des glaces jusqu’à nos jours. Mais il y a loin, sans
doute, de ce total, encore inconnu pour l’instant, aux
chiffres fantastiques qu’on s’était plu à énoncer.
E11 tout cas il est intéressant de constater qu’au lieu
de reculer nos premières origines dans un passé de plus en
plus lointain, l’habile et consciencieuse étude de M. Ober-
maier apporte des arguments considérables en faveur d’une
notable réduction des évaluations précédemment admises.
A. de Lapparent.
LE
PROBLÈME DE L’ALIMENTATION
PHYSIOLOGIE ET PRATIQUE DES RÉGIMES ALIMENTAIRES
Dans les maladies chroniques, les prescriptions d’hy-
giène et de diététique ont une importance au moins égale
à celle des prescriptions médicamenteuses. « Le régime
et le repos contribuent souvent autant et plus que les
drogues médicinales à rendre la santé aux malades « (1).
Le médecin ne saurait donc entrer dans trop de détails
pour tout ce qui touche à l’alimentation de ses malades,
et ceux-ci d’ailleurs lui seront reconnaissants de régler
minutieusement un régime, à la condition que ce régime
ne soit pas trop difficile à suivre.
Ce n’est pas seulement par les malades atteints de
quelque affection chronique qu’il y a grand intérêt à faire
observer une bonne hygiène alimentaire ; c’est aussi par
les individus sains qui commettent chaque jour trop de
fautes contre cette hygiène. La médecine tend aujourd'hui
à prévenir plus qu'à guérir, et, comme le dit fort bien le
professeur Landouzy, nous devons « nous montrer cura-
teurs à la santé, éducateurs en santé, enseignant, par
l’hygiène alimentaire mise à la portée de tous, comment
chacun doit mieux manger pour mieux vivre » (2).
(1) Gautier, L'alimentation et les régimes chez l'homme sain et chez
les malades.
(i) H. Landouzy et M. Labbé, Enquête sur l' alimentation d'une cen-
taine d'ouvriers et d'employés parisiens. Paris, Masson, 1905.
III8 SÉRIE. T. X. 25
386
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Pour arriver à ce but de vulgariser l’hygiène alimen-
taire, nous ne manquons pas de documents, et l’on peut
dire que toute l’étude théorique et chimique de l’alimen-
tation a été suffisamment faite. Malheureusement, ce qui
est plus difficile, c’est de ramener à des formules simples,
faciles à comprendre et à retenir, les résultats fournis
par tant de remarquables travaux, c’est en un mot de
passer de la théorie à la pratique de l’hygiène alimentaire.
La nécessité du régime alimentaire est admise par tous.
Le jour n’est pas éloigné où les médecins formuleront
le régime alimentaire, comme ils formulent les prescrip-
tions pharmaceutiques. Mais la formule est incomplète si
elle n’est pas accompagnée des directions nécessaires. En
d’autres termes, après avoir indiqué au malade les ali-
ments permis et défendus, il faut le mettre à même de se
conformer facilement à ce régime.
Nous étudierons d’abord les principes généraux qui
doivent diriger l’alimentation de l’individu dans l’état de
santé.
Nous passerons ensuite en revue quelques-uns des
régimes alimentaires préconisés dans les maladies chro-
niques.
Ayant ainsi en main les données du problème, nous
aborderons le domaine délicat de la pratique, et nous
rechercherons quels sont les procédés à la fois les meil-
leurs et les plus simples pour suivre les régimes alimen-
taires.
I. PHYSIOLOGIE DE L’ALIMENTATION
Le but de l’alimentation est de contribuer à réparer les
pertes de l’organisme et de produire dans les tissus de la
chaleur et de l’énergie. Pour réparer les pertes de l’orga-
nisme et l’usure journalière de nos tissus, il nous faut des
albumines, de la graisse, de l’eau et des sels minéraux.
Les aliments producteurs de chaleur et d’énergie sont
LE PROBLÈME DE L’ALIMENTATION.
387
surtout les graisses et les hydrates de carbone ; les deux
tiers environ de notre alimentation sont employés à la
production de chaleur, la quantité d’énergie dont nous
avons besoin varie pour chaque individu selon le travail
qu’il accomplit.
Ainsi donc, nous utilisons pour notre alimentation de
l’eau, des sels minéraux (chlorure de sodium, sels cal-
caires, potassiques, sels de fer) et trois grands groupes
d’aliments : albuminoïdes, graisses, hydrates de carbone.
On a calculé les différentes quantités de ces aliments qui
doivent être consommées chaque jour et dans différentes
circonstances : repos, travail musculaire modéré, travail
de force.
Pour l’adulte au repos, M. Gautier fixe comme il suit
la ration d’entretien :
Albuminoïdes . . . 1 10 gr. produisant 523 calories
Graisses .... 70 « « 681 »
Hydrates de carbone. 422 » « 1781 »
Soit au total : 2985 calories
La quantité d’albuminoïdes et de graisses peut être
réduite, à la condition d’augmenter celle des hydrates de
carbone, par exemple :
Albuminoïdes ... 78 gr. produisant 328 calories
Graisses 5o » » 405 »
Hydrates de carbone. 488 v » 2007 »
Soit au total : 2800 calories
Pour un homme adulte, fournissant un travail moyen,
Voit est arrivé aux chiffres suivants :
Albuminoïdes. . . 118 gr. produisant 56 1 calories
Graisses .... 56 » « 544 »
Hydrates de carbone. 5oo » « 2110 »
Soit au total : 32 1 5 calories
388
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
D’après Munk et Ewald, la quantité d’albumine indi-
quée par Voit est trop considérable, et 100 à 1 10 grammes
sont suffisants.
Enfin, l’homme adulte soumis à un travail pénible doit
consommer chaque jour, d’après Gautier :
Albuminoïdes . . .167 gr. produisant 691 calories
Graisses .... 71 « » 666 «
Hydrates de carbone. 692 » « 2837 »
Soit au total : 4194 calories
Tous ces chiffres n’ont naturellement qu’une valeur très
relative ; ils ont été calculés d’après des moyennes d’ali-
mentation d’un grand nombre d’individus ; ils ne peuvent
servir que de point de repère.
Landouzy et Labbé indiquent dans le tableau suivant
le besoin de l’organisme en calories :
Par kilogramme
corporel.
Pour un sujet à existence sédentaire . . 35 calories.
Pour un sujet effectuant un travail muscu-
laire modéré . 40 «
Pour un sujet effectuant un travail de force 48 »
Ainsi un homme du poids de 60 kilogrammes, effec-
tuant un travail musculaire modéré, aura besoin de
60 X 40 = 2400 calories. On voit que les chiffres ainsi
obtenus sont inférieurs à ceux que fournissent les tableaux
de Gautier, de Voit, de Munk et Ewald.
Ces tableaux nous montrent que la quantité de calories
dégagées par un aliment dans l’organisme est très variable
suivant la nature de cet aliment, et cette notion est fon-
damentale en hygiène alimentaire. On peut admettre avec
Atwater que :
1 gr. d’albumine dégage 3 cal. 68
1 gr. de graisse dégage 8 cal. 65
1 gr. d’hydrate de carbone dégage .... 3 cal. 88
LE PROBLÈME DE l’ ALIMENTATION . 38g
Munk et Ewald (1) donnent des chiffres un peu plus
élevés ; d’après eux :
1 gr. d’albumine dégage 4 cal. 1
1 gr. de graisse dégage 9 cal. 3
1 gr. d’hydrate de carbone dégage .... 4 cal. 1
Connaissant le chiffre de calories dont nous avons
chaque jour besoin et connaissant, d’autre part, la quan-
tité de calories dégagée par un gramme de substance
fondamentale (albuminoïdes, graisse, hydrate de carbone),
il ne nous reste plus qu’à rappeler la composition de
quelques aliments usuels et leur teneur en ces substances
fondamentales, pour avoir en main toutes les données du
problème de l’alimentation.
Nous avons réuni dans ce tableau la teneur de nos
aliments usuels en albuminoïdes, graisses et hydrates de
carbone.
Albumine
Graisse
Hydrate de carbone
Pour 100
Pour 100
Pour 100
Lait de vache
4 gr.
3 à S gr.
3 gr. 8
OEuf de poulet .
S gr. 7 à 6 gr. 2
3 gr. 4 à 4 gr.
Viande de bœuf . .
20 gr. 8
1 gr. 3
Viande de veau .
19 gr. 9
Ogr. 8
Viande de mouton
17 gr. 1
S gr. 8
Jambon fumé
25 gr.
34 gr. 03
Volaille
22 gr.
1 gr.
Saumon
21 gr. 6
12 gr. 72
Haricots
24 gr. 30
1 gr. 6
49 gr.
Petits pois .
22 gr. 9
1 gr. 8
52 gr. 4
Lentilles
2o gr. 7
1 gr. 9
53 gr. 5
Pommes de terre.
1 gr. 5
0 gr. 2
20 gr.
Riz
7 gr. 5
0 gr. 6
78 gr.
Raisins mûrs
0 gr. 6
14 gr.
Sucre .
99 gr. 5
Gruyère
29 gr. 49
29 gr. 75
Pain .
6 gr. 2 à 7 gr. I
0 gr. 2 à 0 gr.
4 51 gr. 1 à 51,5
Il résulte de
la lecture de
ce tableau
que, parmi les
aliments fortement albumineux, il faut citer le gruyère,
(1) Munk et Ewald, Traité de diététiques , d’après la 5e édition par Hey-
mans et Masain. Paris, Carré et Naud, 1897.
390 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
le jambon fumé, les lentilles, haricots et petits pois, puis
la viande de boucherie, tous ces aliments contenant plus
de 20 p. 100 d’albumine. Les aliments gras sont le jam-
bon fumé, le gruyère, le saumon. Enfin les aliments les
plus riches en hydrates de carbone sont le sucre, le riz,
les lentilles, le pain, les haricots, les pommes de terre,
les raisins.
De cette constatation, nous pouvons tirer des indications
précieuses pour nos régimes alimentaires. En effet, ce
serait trop demander que de vouloir calculer avec préci-
sion la quantité d’aliments pouvant fournir à l’organisme
le chiffre de calories qui lui sont nécessaires ; on ne sau-
rait exiger de pesées minutieuses pour chaque ration de
viande ou de légumes. Mais nous avons, tout au moins,
à la seule lecture de ce tableau, la notion immédiate que
les aliments qui ont nos préférences et qui paraissent le
plus souvent sur nos tables ne sont pas toujours ceux qui
nous peuvent fournir le maximum pour réparer nos tissus
ou entretenir notre chaleur et notre énergie ; alors que
d’autres aliments, au contraire, qui pourraient nous être
des plus utiles, n’occupent qu’une trop petite place dans
nos régimes aussi bien à l’état sain que dans les maladies
chroniques.
Landouzy et Labbé, ayant étudié l’alimentation des
ouvriers parisiens, ont bien montré qu’elle était « d’ordi-
naire irrationnelle, qualitativement ou quantitativement
insuffisante, relativement dispendieuse et souvent insa-
lubre ». Les travailleurs parisiens mangent trop de viande,
pas assez de légumes, de pâtes, de féculents et de sucre ;
ils boivent trop de boissons alcooliques. Les ouvrières ne
mangent pas assez et font dans leurs menus, une trop
large place aux crudités et aux condiments.
Ces mêmes auteurs, examinant successivement les divers
types d’aliments usuels, font les remarques suivantes, qui
ont une grande importance pratique sur laquelle nous ne
saurions trop insister : les soupes ont un premier avan-
LE PROBLÈME DE l’ ALIMENTATION. 3g 1
tage, de donner une sensation de chaleur et de bien-être
qui dispose favorablement pour le reste du repas ; de plus,
par les légumes, les légumineuses et le pain quelles ren-
ferment, elles fournissent à l’organisme beaucoup d’éner-
gie sous une forme facilement assimilable. La viande
n’est pas indispensable, c’est un aliment très coûteux,
donnant relativement peu de calories ; les travailleurs et
les ouvriers ont donc tout intérêt à restreindre leur
consommation en viande. Par contre, les légumes secs
(lentilles, haricots, pois) sont « des réservoirs considé-
rables d’énergie et de calorique, aussi sains que peu coû-
teux ». De même les pâtes alimentaires, nouilles, maca-
ronis, semoules, riz. Les gâteaux, biscuits, entremets, qui
contiennent du sucre, de la farine, des œufs, du beurre
ou de la graisse, ont une valeur alimentaire considérable
et ne doivent pas être considérés, ainsi qu’on le fait trop
volontiers, comme des friandises. Enfin le sucre est un
type d’aliment énergétique et économique. Pour ce qui est
des boissons, le vin peut être pris en quantité modérée ;
la bière est une boisson-aliment nourrissante et peu alcoo-
lisée. « Boire beaucoup de vin, manger beaucoup de
viande sont deux grandes erreurs répandues partout et
dans tous les milieux » (Landouzy).
Pour être un peu différente, les fautes contre l’hygiène
alimentaire habituellement commises dans la classe aisée
ou riche ne sont pas moins nombreuses. La quantité
d’aliments est alors généralement trop considérable, et la
surcharge alimentaire porte aussi bien sur les albuminoïdes
que sur les graisses et les hydrates de carbone. De plus,
on mange beaucoup trop de viande ; et Munk et Ewald
conseillent de ne pas prendre plus de 75 p. 100 de la
ration d’albumine dans la nourriture animale. Cette pro-
portion est très souvent dépassée. Le Parisien mange en
moyenne plus de 260 grammes de viande par jour, et
ce chiffre peut être doublé pour les citadins riches et
inoccupés ; M. Gautier a pu écrire : « Je ne doute pas que
392
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la dégénérescence qu’on a remarquée dans beaucoup de
familles aisées ne tienne particulièrement à l’alimentation
presque exclusivement carnée. »
La qualité des aliments laisse aussi souvent à désirer,
en ce sens qu’on fait abus des épices, des condiments. Il
faut aussi signaler l’abus des aliments riches en toxines,
tels que gibier, viandes faisandées. Enfin le mode d’inges-
tion et l’ordonnance des repas sont habituellement assez
critiquables.
Il est d’usage, en France, de faire, outre le petit déjeuner
du matin, deux grands repas auxquels s’ajoute, surtout pour
les femmes et les enfants, un goûter ou collation. Cette
distribution des repas est assez rationnelle. Cependant une
tendance fâcheuse, surtout à Paris, est de retarder de plus
en plus l’heure du dîner. Jadis, le déjeuner avait lieu vers
onze heures et le dîner vers six heures. Le dîner tardif est
certainement une habitude défectueuse. Souvent aussi le
repas du soir est trop copieux. Munk et Ewald conseillent
de prendre au repas de midi la moitié de la ration jour-
nalière, l’autre moitié étant répartie entre le petit déjeuner
du matin et le repas du soir, celui-ci devant être au moins
le double de celui-là.
Cette règle n’est pas observée par les commerçants, les
industriels, par toutes les personnes très occupées qui font
un repas rapide vers le milieu du jour et reportent au soir
le repas principal.
Les gens que leurs goûts ou leurs obligations sociales
forcent à de fréquents « dîners en ville « se condamnent
ainsi à une hygiène déplorable. Le repas a lieu rarement
avant huit heures et se termine vers dix heures. Nourri-
ture très azotée, trop riche, trop abondante, séjour pro-
longé dans une atmosphère surchauffée ; retour le plus
souvent en voiture, c’est-à-dire sans avoir fait le moindre
exercice.
Beaucoup d’autres facteurs interviennent, qui peuvent
contribuer, et dans une mesure importante, à rendre une
LE PROBLÈME DE LALIMENTATION. 3g3
alimentation (supposée quantitativement la même) hygié-
nique ou au contraire défectueuse. Sans parler des falsi-
fications alimentaires, notons seulement combien la pré-
paration des aliments et l’art culinaire ont une grande
importance. Des aliments bien cuits, agréablement pré-
sentés, sont beaucoup mieux digérés et par suite fournissent
le maximum de rendement ; les travaux de Pawlow ont
montré le rôle des excitations sensitives, gustatives et
autres sur les sécrétions du tube digestif et de ses annexes !
Un repas doit schématiquement se composer d’une sub-
stance peptogène, par exemple, bouillon, hors-d’œuvre,
ragoût ; d’une substance nutritive et réparative, telle que
viande, poissons, œufs, féculents ; enfin d’une substance
auxiliaire (légumes verts, salades, fruits) (1). La plupart
de ces aliments sont cuits ; en effet, la cuisson offre plu-
sieurs avantages : pour la viande, elle développe son
arôme et sa saveur ; elle hydrate les légumes, fait éclater
les grains d’amidon, les transformant en dextrine et en
sucres ; enfin elle aseptise les aliments. La cuisson des
viandes nécessite des soins tout spéciaux : elle doit être
poussée plus ou moins loin selon l’espèce de viande. En
principe, les aliments doivent être pris chauds et les
boissons fraîches ; un repas entièrement froid rend diffi-
ciles la liquéfaction des gélatines et des graisses et par
suite leur bonne digestion.
La quantité de boisson permise à chaque repas est très
variable selon les régimes institués pour les maladies
chroniques ; nous aurons à revenir sur ce point. Mais
pour les individus sains, on est peu d’accord sur l’in-
fluence des boissons liquides vis-à-vis des sécrétions
digestives et par suite sur la quantité qu’on peut per-
mettre sans inconvénients. On a prétendu que l’eau dimi-
nuait le titre acide du suc gastrique; il n’en est rien, les
boissons chaudes ou froides prises modérément provoquent
(1) Laumonier, Hygiène de V alimentation.
394 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et augmentent plutôt qu’elles ne diminuent la sécrétion
gastrique.
Il est aussi très utile, pour établir un régime rationnel,
de connaître au moins approximativement le poids moyen
de quelques portions usuelles et la contenance de certaines
mesures domestiques, un verre, une tasse.
Voici quelques renseignements donnés à ce sujet par
M. Pascault ( 1) :
Une côtelette pèse 5o grammes ; un bifteck moyen, 80
à 90 grammes.
Une assiette creuse pleine jusqu’au bord contient 260
à 3oo cc.
Un verre à liqueur
Un verre à bordeaux
Un grand verre .
Une tasse à café .
Une tasse à thé .
Une tasse à chocolat
Un bol moyen.
25 cc
5o «
1 5o à 200 »
100 «
120 «
200 à 25o »
25o à 3oo »
Un médecin qui formule une ordonnance de pharmaco-
logie s’attache toujours à prescrire des mesures domes-
tiques : c’est ainsi qu’il n’ordonne point de prendre tel
poids d’un médicament, mais une ou deux cuillerées. Il
pourrait en être de même pour la formule d’un régime
alimentaire. Les chiffres ci-dessus ne sont qu’approxima-
tifs, mais ils rendent service dans la pratique, en four-
nissant une base pour fixer le taux d’un régime avec une
exactitude relative.
II. RÉGIMES ALIMENTAIRES DANS LES MALADIES CHRONIQUES
Toutes ces notions d’hygiène alimentaire, tous ces
détails sur nos aliments usuels et leur valeur, vont nous
(I) L. Pascault, Alimentation et hygiène de l'arthritique. Paris. 1905.
LE PROBLÈME DE L’ALIMENTATION. 3g5
permettre de mieux apprécier les principaux régimes
habituellement prescrits au cours des maladies chroniques.
Ces régimes, en effet — exception faite toutefois pour
l’obésité — doivent assurer au malade une alimentation
suffisante pour réparer ses tissus et entretenir sa chaleur
et son énergie ; mais le choix des aliments permis doit
d’autre part s’inspirer des indications fournies par le fonc-
tionnement défectueux, soit de la nutrition en général,
soit du tube digestif, du foie., des reins, etc.
Il va de soi qu’un régime formulé dans une maladie ne
saurait être absolu. C’est plutôt une règle générale sou-
mise à variations dans chaque cas particulier, et que
l’âge, l’état social, la constitution, les habitudes mêmes
du sujet feront souvent modifier.
Obésité. — Parmi les maladies de la nutrition l’obésité
est une de celles dans lesquelles le régime constitue
presque toute la thérapeutique; les régimes proposés sont
d’ailleurs très nombreux, et nous n'avons pas la préten-
tion de les citer tous. Ils reposent sur les mêmes prin-
cipes : ne permettre qu’une quantité d’aliments inférieure
à la ration d’entretien : réduire plus ou moins la quantité
des boissons.
Régime de Dancel : C’est un régime sec, avec ration-
nement des boissons et nourriture constituée par des
aliments peu hydratés.
Régime d' Harvey- Banting : Il consiste dans la dimi-
nution des graisses et des hydrates de carbone. Les
albuminoïdes sont donnés en grande quantité ; l’obèse
peut boire 1 litre à 1 litre et demi de liquides.
Régime d'Ebstein : C’est un régime riche en graisses,
avec réduction légère des matières albuminoïdes et dimi-
nution très considérable des hydrates de carbone (40 gr.
au lieu de 400;. Lyon (1) fait remarquer que ce régime
(1) Lyon, Traité élémentaire de clinique thérapeutique.
3g6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
est irrationnel, l’ingestion de graisse supprimant l’appétit
et créant une dyspepsie difficile à guérir.
Régime d'Oertel : Ce régime est basé sur la réduction
des boissons. Voici les menus d’Oertel :
Le matin : 1 5o grammes de thé ou de café au lait ;
75 grammes de pain.
A midi : 1 10 à 120 grammes de viande rôtie ou bouil-
lie ; poissons maigres, salade et légumes; quelquefois des
farineux (5o à 100 gr.) ; 100 à 200 grammes de fruits ;
25 grammes de pain. Pas de boissons ; exceptionnelle-
ment i5 à 25 centilitres de vin léger.
Au goûter : une tasse de café ou de thé.
Le soir : un ou deux œufs à la coque, i5o grammes de
viande, 25 grammes de pain, fromage ou fruits, i5 à 25
centilitres de vin coupé.
A ce régime, très sévère et difficilement suivi par les
malades, Oertel ajoute la cure de terrain et les exercices
gradués, tels qu’il les a conseillés pour les cardiaques.
Régime de Scliweninger : 11 est encore plus sévère et
ne peut guère être suivi que dans un établissement spécial.
L’obèse y fait cinq repas par jour, mais très peu abon-
dants, et desquels sont bannis le pain, la graisse, le sucre,
le lait, le vin et la bière. Le régime est complété par des
massages et des bains chauds.
Régime d'Albert Robin : Albert Robin interdit les
farineux, les graisses, les sucres, et diminue beaucoup la
ration du pain.
A 8 heures du matin : 1 œuf à la coque, 20 grammes
de viande maigre ou de poisson, 10 grammes de pain,
une tasse de thé sans sucre.
A 1 o heures du matin : 2 œufs à la coque, 5 grammes
de pain, i5o centimètres cubes d’eau et de vin, ou de thé
sans sucre.
A midi : viande froide à volonté, salade au cresson,
5o grammes de pain au plus, fruits crus, un verre d’eau
rougie, une tasse de thé.
LE PROBLÈME DE L’ALIMENTATION .
397
A 4 heures du soir : thé léger sans sucre.
A 7 heures du soir : 1 œuf à la coque, 100 grammes
de viande maigre ou de poisson, 10 grammes de pain, une
tasse de thé.
En recherchant le rapport d’azote de l’urée à l’azote
total des urines, Albert Robin distingue les obèses à
nutrition exagérée avec assimilation trop active et les
obèses à assimilation insuffisante ; aux premiers, il res-
treint la quantité de liquide permise, tandis qu’aux seconds
il conseille d’absorber une grande quantité de liquide.
Tous ces régimes prescrits aux obèses doivent être
naturellement modifiés selon les indications fournies par
l’examen complet du malade. Il serait même possible,
d’après G. Leven (1), de faire maigrir un obèse tout en
le laissant manger à sa faim, boire à sa soif et sans lui
imposer aucun surmenage physique ; d’après Leven, l’obé-
sité survient quand le système nerveux régulateur du
poids est troublé dans son fonctionnement et n’est plus
apte à maintenir la fixité du corps. La cause la plus fré-
quente de ces troubles dans le mécanisme régulateur du
poids est la dyspepsie ; et la première chose à faire, en
présence d’un obèse, est de soigner cette dyspepsie.
Goutte. — Le régime alimentaire joue un grand rôle
dans le traitement de la goutte, et « le goutteux qui se
médicamente, sans s’astreindre aux prescriptions relatives
à l’alimentation et à l’hygiène générale, ne peut retirer
aucun bénéfice de son traitement « (Lyon). Mais, comme
le fait remarquer très judicieusement M. Oettinger (2),
on ne saurait préciser d’une façon exacte quels sont les
aliments permis et défendus aux goutteux ; on ne peut que
poser des règles générales, car tous les goutteux ne se
ressemblent pas entre eux, et ce qui réussit chez l’un peut
chez un autre provoquer une attaque de goutte.
(1) Gabriel Leven, L'Obésité et son traitement.
(2) Oettinger, Thérapeutique du rhumatisme et de la goutte. Paris,
1890.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Cette réserve faite, on peut citer parmi les aliments
permis aux goutteux : les viandes rouges ou blanches,
bien cuites, rôties, grillées ou bouillies ; certains poissons
(morue, sole, merlan), les œufs, le lait ; la plupart des
légumes verts (chicorée, laitues, artichauts, choux-fleurs),
les carottes et pommes de terre ; les féculents et les pâtes
(en quantité modérée) ; les fruits, de préférence cuits ;
comme boissons permises : le vin blanc léger, le café en
infusion très légère.
Les aliments à éviter sont : le gibier, la charcuterie
(sauf le jambon), les poissons gras, les crustacés et coquil-
lages, les condiments (champignons, truffes) ; les légumes
riches en acide oxalique (asperges, oseille, épinards,
tomate, cresson), les céleris et les navets (qui irritent le
rein), les fromages fermentés et les sucreries. Parmi les
boissons, les bières, et surtout les bières fortes anglaises,
sont considérées comme les plus nuisibles aux goutteux ;
les vins mousseux, le bourgogne doivent être absolument
proscrits. « Le bourgogne renferme la goutte dans chaque
verre « (Scudamore). Pour le cidre, quelques-uns le con-
sidèrent comme une boisson utile dans la goutte, tandis
que Lécorché en interdit absolument l’usage.
D’une façon générale, le goutteux mange trop, et il
faudra lui conseiller « une certaine modération dans le
boire et le manger « (Sydenham).
Rhumatisme chronique. — De l’hygiène alimentaire des
goutteux se rapproche dans beaucoup de cas celle du
rhumatisant chronique. Les diverses formes de rhumatisme
chronique, en raison de leur étiologie et de leur patho-
génie, comportent cependant certaines indications parti-
culières.
Le rhumatisme progressif et déformant demande une
alimentation substantielle et réconfortante. Il en est de
même des rhumatismes d’infection, quels qu’ils soient ; ce
sont toujours des malades déprimés venant de subir une
LE PROBLÈME DE l’àLIMENTATION. 3gg
infection plus ou moins grave et chez lesquels la nécessité
d’une alimentation tonique est évidente.
Dans le rhumatisme dyscrasique ou goutteux, qui est
sous la dépendance d’une intoxication avec uricémie, on
devra conseiller le régime habituel des arthritiques. Beau-
coup de ces malades mangent trop ; ils auront donc à res-
treindre leur alimentation. Le régime est un régime
mixte, mais avec une grande réserve dans la part faite
aux aliments azotés et aux boissons alcooliques. La plu-
part des viandes sont permises, à la condition d’être prises
en quantité très modérée ; on conseillait autrefois les
viandes blanches; actuellement on permet aussi les viandes
rouges. Toutes ces viandes doivent être tendres, fraîches
et bien cuites ; il faut interdire le gibier, la charcuterie
(sauf le jambon), les viandes trop grasses et les viandes
jeunes. Parmi les poissons, il faut choisir les poissons à
chair blanche et maigre tels que la sole et le merlan,
éviter les poissons gras (comme le saumon, la morue), les
crustacés et les mollusques.
Les œufs et le lait peuvent entrer dans l’alimentation,
mais sans en faire abus. Les légumes verts sont pour la
plupart un bon aliment pour l’arthritique, tout en faisant
des réserves pour l’oseille, les asperges et les épinards.
Les pommes de terre, les nouilles, le macaroni sont à
recommander. Le pain sera bien cuit et devra être bien
mastiqué. Les fruits sont autorisés, mais de préférence
cuits. Pas de condiments, sauf le citron, qui est très
recommandé par les médecins anglais contre la diathèse
urique.
Comme boisson, la meilleure est l’eau pure ou une eau
minérale légère. On peut cependant permettre un peu de
vin blanc (bordeaux de préférence) ou de bière faible, mais
pas de bourgogne, ni de champagne, et, à plus forte rai-
son, jamais d'alcool ; à la fin du repas, on permettra une
petite tasse de café ou de thé. En somme, régime très
surveillé comme quantité et qualité, et qui doit naturelle-
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
400
ment devenir encore plus sévère s’il survient des symp-
tômes de néphrite.
Diabète. — Le principe fondamental du régime des
diabétiques est de restreindre autant que possible l’inges-
tion des aliments sucrés et des substances qui se transfor-
ment facilement en glucose dans l’organisme, c’est-à-dire
des hydrates de carbone. Il faudra donc, pour remédier à
cette suppression des hydrates de carbone, élever le taux
des albuminoïdes et des graisses ingérées.
La diète carnée (ou régime de Coutain) est complète-
ment abandonnée ; de même la diète lactée proposée par
Donkin. Le régime habituellement prescrit est le régime
mixte de Bouchardat, plus ou moins modifié. Aliments
permis : les potages gras, le bouillon aux œufs ; les ali-
ments gras (beurre, thon et sardine à l’huile, gras de
jambon, rillettes) ; toutes les viandes ; les œufs ; les crus-
tacés et mollusques (sauf les huîtres) ; les poissons ; la
plupart des légumes (épinards, haricots verts, artichauts) ;
les fromages, les noix, les amandes. Comme boisson :
l’eau, le vin, le thé, le café. Aliments défendus : les potages
aux pâtes ; l’oseille, les asperges, les tomates, les carottes,
tous les aliments féculents (riz, lentilles, haricots, pommes
de terre...) ; les pâtes alimentaires, les sauces à la farine,
les fruits sucrés et les pâtisseries.
La question la plus difficile à résoudre est celle du pain.
En effet, le pain contient 5o p. 100 d’hydrates de car-
bone ; son usage doit donc théoriquement être absolument
proscrit. On le remplace, depuis les travaux de Bouchar-
dat, par le pain de gluten ; mais cette préférence pour le
pain de gluten ne semble pas très justifiée, d’après Lyon,
car, si certains pains de gluten 11e contiennent que 20
]). 100 d’amidon, d’autres en contiennent jusqu’à 60p. 100.
On a conseillé plus récemment le pain de soya, légumi-
neuse du Japon qui 11e renferme que* 6 p. 100 d’hydrates
de carbone ; mais ce pain a une saveur désagréable.
Ebstein recommande le pain d’aleurone, fait avec une
LE PROBLÈME DE L’ALIMENTATION. 40 1
albumine végétale, surtout abondante dans les graines
oléagineuses et extraite ordinairement de l’amande des
noix ou des noisettes ; l’aleurone ne renferme que 7 p. 100
d’hydrates de carbone.
Beaucoup de médecins permettent au diabétique une
petite quantité de pain, la suppression absolue étant très
pénible ; ainsi Dujardin-Beau metz donnait 3o à 40 grammes
de pain à chaque repas ; il faut autoriser de préférence la
mie de pain, qui contient moins d’amidon que la croûte,
et de plus les malades auront moins de tendance à dépas-
ser la dose permise, la mie étant peu appétissante (Lyon).
Enfin, d’autres médecins remplacent le pain par une
petite quantité de pommes de terre.
Eczéma. — De l’arthritisme et des maladies de la
nutrition dépend dans beaucoup de cas l’eczéma. « Quelque
peu connues quelles soient dans leur essence, les altéra-
tions humorales des eczémateux peuvent être comparées
aux altérations chimiques du sang et des humeurs qu’on
observe dans le diabète, dans la goutte et dans l’urémie «
(Gaucher).
M. Petit, qui a étudié par l’examen des urines, le bilan
de la nutrition chez les eczémateux soignés par lui à
Saint-Gervais, en a tiré les conclusions suivantes pour le
régime de ces malades :
« L’eczémateux mange trop ; il absorbe trop d’aliments
azotés et néglige au contraire les végétaux riches en sels
et indispensables à la dialyse de son urée.
« Boire de l’eau ou du lait, ne manger que des œufs,
des légumes et des fruits : telle doit être la règle diété-
tique de l’eczémateux « (1).
Ajoutons que l’uroséméiologie fournit de précieuses
indications non seulement pour établir un régime, mais
pour le modifier et l’adapter à l’état du malade.
Dyspepsie. — Il est difficile de donner schématique-
(I) Clément Petit, Urc séméiologie des eczémateux, Lyon, 1906.
me SÉRIE. T. X.
26
402
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment le régime alimentaire des dyspepsies, celles-ci étant
très variées par leur étiologie, leurs symptômes et le
traitement devant naturellement être plus ou moins sévère
selon les cas. Voici toutefois le régime de la dyspepsie
dite par G. Sée nervo- motrice et, par M. Mathieu (1),
sensitivo-motrice.
Les aliments doivent être aussi nutritifs que possible
sous un petit volume; ils seront donc débarrassés des fibres
végétales, des noyaux, des pépins de fruits, qui constituent
des résidus indigestes et irritants. Les aliments azotés
doivent être finement divisés ; les végétaux bien divisés
et bien cuits.
Les divers régimes des dyspeptiques ne sauraient être
présentés ni même résumés ici. La question a été mise
au point dans un ouvrage récent (Soupault, Traité des
maladies de l'Estomac , Paris, 1 906).
Entérite. — L’entéro-colite muco-membraneuse a pris,
en ces dernières années, la première place dans la patho-
logie intestinale et son régime a été étudié surtout en
France par les médecins deChatelguyon et de Plombières,
en Suisse par M. Combe (de Lausanne).
Nous citerons la carte de régime établie par les
médecins de Chatelguyon et que la majorité d’entre eux
prescrivent pendant la saison thermale. C’est un régime qui
rend de grands services dans le traitement de l’entéro-
colite. 11 est un peu long pour être reproduit en entier.
Régime de Combe : M. Combe a étudié avec le plus
grand soin le traitement de l’entérite muco-membra-
neuse(2). Le principe fondamental doit être de distinguer
parmi les aliments ceux qui favorisent la vitalité des
microbes intestinaux et ceux qui leur sont nuisibles ; les
premiers sont les aliments putrescibles et les seconds les
(1) Mathieu, art. Maladies de l'estomac du Traité de médecine. Bou-
chard et Brissaud, t. IV.
(2) Combe, Traitement de l'entérite muco-membraneuse, un vol.,
Paris, J. -B. Baiilière.
LE PROBLÈME DE l’àLIMENTATION.
40 3
aliments antiputrides. On diminuera naturellement, dans
la mesure du possible, l’ingestion d’aliments putrescibles,
tandis qu'on augmentera celle des aliments antiputrides.
Les aliments putrescibles sont les aliments azotés,
viandes et œufs, les graisses, le beurre et la crème.
L’alimentation antiputride est constituée par le régime
lacto-farineux (lait, farines de céréales, riz, pâtes alimen-
taires).
Un autre principe important du régime de M. Combe
est de ne pas boire en mangeant, le repas sec diminuant
notablement la putréfaction intestinale azotée ; enfin il
faut diviser la nourriture en plusieurs petits repas, alter-
nant un repas liquide et un repas solide.
M. Combe utilise toute une série de régimes, les plus
sévères convenant au traitement de l’entérite aiguë ou des
poussées fébriles survenant au cours de l’entérite, les
autres pouvant être institués progressivement dans la
suite. Ce sont le régime des potages, le régime farineux
sans viande, le régime farineux avec viande, le régime
lacto-farineux avec légumineuses, le régime complet.
Lithiase biliaire. — Les indications que doit remplir
le régime alimentaire dans la lithiase biliaire ont été étu-
diées dans un article récent par M. Dufourt (de Vichy) (1).
Le régime doit remplir quatre conditions : éviter ou
atténuer l’infection des voies biliaires, maintenir la com-
position normale de la bile, provoquer une sécrétion
abondante de cette bile et obtenir une excrétion biliaire
aussi constante que possible.
Pour éviter ou atténuer l’infection des voies biliaires,
il faut donner au malade les aliments qui réduisent au
minimum les putréfactions intestinales, c’est-à-dire le lait
(Gilbert et Dominici), les farineux et les pâtes alimen-
taires (Hoppe-Seyler, Combe) ; les œufs sont inférieurs au
(i) E. Dufourl, Les indications que doit remplir le régime alimen-
taire dans la lithiase biliaire (Presse médicale, 17 mars 1906).
4°4
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lait et aux farineux, en restant toutefois supérieurs à la
viande, celle-ci favorisant au plus haut degré les fermen-
tations intestinales.
Maintenir la composition normale de la bile par une
alimentation rationnelle est plus difficile. Ainsi, on a
coutume de défendre aux lithiasiques la cervelle, les œufs
et le sang (par exemple le boudin), sous prétexte que ces
aliments sont trop riches en cholestérine ; il semble que
la quantité de cholestérine ingérée est sans influence sur
la composition chimique de la bile.
Pour provoquer une sécrétion abondante de bile, les
meilleurs aliments sont les albuminoïdes, et en parti-
culier les viandes, puis les graisses et enfin, mais très
inférieurs à la viande, les hydrates de carbone. Il ne
faudra pas oublier toutefois que la viande ne doit être
permise qu’avec une certaine réserve, puisqu’elle donne
trop de fermentations intestinales, et que la graisse est
souvent mal digérée.
Enfin, pour obtenir une excrétion biliaire aussi con-
stante que possible, il faut se rappeler que l’écoulement
biliaire se produit seulement quand le chyme passe au
pylore. Ainsi donc, entre la fin d’une digestion gastrique
et, le repas suivant, les voies biliaires forment comme
une cavité close dans laquelle la précipitation des pig-
ments, de la chaux et de la cholestérine se fait plus
facilement. Pour rendre l’excrétion biliaire aussi fréquente
que possible, il suffit de prescrire au malade des repas
plus fréquents que d’habitude. Dufourt conseille, en plus
des trois repas habituels, une collation vers 4 heures et
un repas le soir avant le coucher.
De ces principes directeurs du régime alimentaire on
peut tirer pratiquement les indications que voici : éviter
une alimentation surabondante, la plupart des lithia-
siques étant des arthritiques ; permettre la viande (en
faible quantité) ; le poisson frais et maigre ; les œufs ; les
graisses (crème du lait, beurre frais, jaune d’œuf) ; les
LE PROBLÈME DE L’ALIMENTATION.
40 5
légumes herbacés en grande quantité ; les fromages frais.
Réduire la quantité des hydrates de carbone, tout en
permettant quelques farineux. Défendre le vinaigre, les
épices, la moutarde, les liqueurs et boissons alcooliques.
Faire des repas fréquents et légers (cinq repas par jour).
Lithiase rénale. — Du régime alimentaire de la lithiase
rénale, nous aurons^ peu de choses à dire, puisque l’uri-
cémie est un lien pathologique qui relie la gravelle à la
goutte, et que nous avons déjà indiqué le régime des
goutteux. Rappelons seulement qu’il faut proscrire les
aliments trop riches en azote (viandes noires et fumées,
gibier), les condiments, les légumes qui contiennent beau-
coup d’acide oxalique (oseille, haricots verts, tomates,
asperges) ; les boissons défendues sont les boissons forte-
ment alcoolisées, gazeuses, sucrées. Aliments permis :
œufs, poissons légers, viandes blanches, légumes verts
cuits (1 ).
Albuminurie. — Le régime alimentaire des albuminu-
riques est un peu différent selon qu’il s’agit d’une albumi-
nurie fonctionnelle sans lésion rénale ou d’une albuminurie
liée à une néphrite chronique.
Dans l’albuminurie orthostatique, il est inutile de
prescrire un régime rigoureux ; ainsi le régime lacté n’a
aucune influence heureuse sur le taux de l’albumine ; il
suffit, d’exclure de l’alimentation les mets épicés, le gibier,
les crustacés, le vin pur et les liqueurs (Lyon).
L’albuminurie d’origine digestive, qui s’observe surtout
chez les dyspeptiques à estomac dilaté, réclame le traite-
ment de la dyspepsie plutôt que le régime des albumi-
nuriques.
Dans l’albuminurie prétuberculeuse, Teissier recom-
mande une alimentation substantielle (viandes, graisses,
beurre, conserves de sardines).
(1) Enriquez, art. Lithiase rénale du Manuel de médecine. Debove et
Achard, t. VI.
406 revue des questions scientifiques.
Lorsque l’albuminurie dépend d’une lésion chronique
du rein, néphrite parenchymateuse ou interstitielle, le
régime permis doit être plus ou moins sévère selon que
les signes d’insuffisance rénale sont plus ou moins mar-
qués ; il existe toute une série de régimes partant du
régime lacté absolu, lacto -végétarien, jusqu’au régime
mixte assez varié. Nous citerons à titre d’exemple la carte
de régime établie par les médecins de Saint-Nectaire, qui
fournit un bon type du régime mixte des albuminuriques.
La question du régime des brightiques est d’ailleurs à
l’étude, et ce régime a été pour ainsi dire révisé depuis
les travaux récents sur le rôle de la rétention chlorurée
dans certains accidents brightiques. M. Widal a montré
l’importance du régime déchloruré chez les brightiques
oedémateux ; et il a exposé récemment au Congrès de
Liège la pratique de la cure de déchloruration (i).
Les aliments qui peuvent entrer dans le menu d’un
brightique à déchlorurer sont : le pain sans sel (qui con-
tient o gr. 70 de chlorure par kilogramme), la viande
( 1 gramme de chlorure par kilogramme) et de préférence
le bœuf, le mouton et le poulet ; les poissons d’eau douce,
les œufs et le beurre frais, le riz, les pommes de terre,
les petits pois, les salades. La gelée, dite glace de viande,
préparée sans sel, peut servir à donner du goût aux sauces
et aux légumes. On peut encore utiliser à cet effet l’estra-
gon, le thym, le persil. Comme desserts : sucreries et
pâtisseries sans sel, fruits en compote. Les boissons seront
les eaux minérales, la bière et le vin (en petite quantité).
Le lait, qui doit avant tout ses qualités à sa pauvreté en
sel, est un aliment utile à faire entrer dans le régime ;
mais il n’est cependant pas un aliment inoffensif que l'on
peut donner sans compter au brightique, puisqu’il con-
tient environ 1 gramme 5o de chlorures par litre.
(U Widal, Le régime déchloruré (Ville congrès français de médecine,
Liège, septembre l‘,)05j.
LE PROBLÈME DE L’ALIMENTATION .
407
La ration moyenne du régime déchloruré est : pain
déchloruré, 200 grammes ; viande, 200 grammes ; légumes,
25o grammes ; beurre, 5o grammes ; sucre, 40 grammes ;
eau, 1 litre 5o ; vin, 3o centilitres ; café, 3o centilitres.
Ce régime donne environ i5oo calories et renferme 60 gr.
d’albuminoïdes, ce qui est suffisant pour un malade au
repos. Cette ration peut être augmentée chez les malades
qui reprennent la vie active après la disparition des
œdèmes et des accidents qui étaient la conséquence de
ces œdèmes. Le régime déchloruré est aujourd’hui très
fréquemment employé non seulement chez les brightiques,
mais encore chez les cardiaques (Vaquez) et chez tous les
malades ayant des œdèmes, il rend dans ces cas de grands
services. — Une seule réserve est à faire chez les brigh-
tiques, c’est que, dans le choix des aliments pouvant
entrer dans la composition du menu, il faut tenir compte
sans doute de la teneur en sel, mais éviter cependant les
viandes en trop grande quantité, les viandes faisandées...
Car ces aliments contiennent des poisons dont l’élimina-
tion insuffisante par le rein est toujours à craindre.
Cardiaques. — Le traitement hygiénique des cardiaques
relève d’indications diverses. Le régime alimentaire se
rapproche souvent du régime des albuminuriques. Les
considérations que nous venons d’émettre à propos de la
déchloruration peuvent aussi bien s’appliquer aux car-
diaques qu’aux albuminuriques.
III. LA PRATIQUE DES RÉGIMES ALIMENTAIRES
Tous ces régimes alimentaires sont plus ou moins bien
suivis par le malade chez lui ; parmi les malades, il en
est beaucoup chez lesquels le désir de faire bonne chère
l’emporte, au moins de temps en temps, sur le bon soin de
la santé. De plus, la sévérité du régime souffre des dîners
en ville ou des dîners offerts par le malade à sa table, et
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
408
ces occasions, très fréquentes dans la classe riche, rendent
par cela même le traitement par l’hygiène alimentaire
parfois un peu illusoire, ou tout au moins l’empêchent de
donner tous les résultats qu’on pourrait en espérer.
On comprend, dans ces conditions, le succès obtenu
par certaines maisons de santé , où le malade va pendant
quelques semaines s’isoler du monde extérieur et ne vivre
que dans le souci d’améliorer son état. Ici, plus de tenta-
tions de désobéir aux prescriptions du médecin, plus de
dîners tins ; le menu est chaque jour minutieusement
réglé et une discipline absolue préside aux moindres
détails de la table. C’est surtout pour le traitement des
maladies du tube digestif que la vogue de ces maisons de
santé est grande. Les maisons de santé pour régimes sont
assez nombreuses. Les premières ont été fondées à l’étran-
ger, mais on commence à en établir en France, et sans
nul doute elles sont appelées au succès. Citons, parmi les
établissements les plus connus, la maison dirigée à Franc-
fort par le Docteur Von Noorden, celle du Docteur Wid-
mer à Territet, la maison fondée à Neuilly par le Docteur
Cautru, et celle établie plus récemment à Saint-Gervais
par le Docteur Petit.
Le principe de ces établissements est sensiblement le
même ; ils se distinguent par des détails de pratique qui
répondent moins à des différences de théorie qu’à des dis-
semblances d’habitudes et de tempéraments nationaux.
Les maisons de santé rendent des services évidents au
malade dont le traitement exige, sous un contrôle médical
journalier, un régime spécial, de la tranquillité, le séjour
en plein air et l’emploi des agents thérapeutiques phy-
siques.
La méthode consistant à observer séparément chaque
malade permet d’établir un régime propre à chacun. Donc,
pas de régime absolu, invariable. Les malades s’habituent
à comprendre la composition des régimes ; ils en sentent
le bénéfice; ainsi, tout en étant soignés, ils font une sorte
LE PROBLÈME DE LALIMENTATION.
4O9
d’éducation pour l’avenir et sauront continuer l'hygiène
alimentaire quand ils seront rentrés chez eux.
La présence d’un médecin qui contrôle journellement
l’état du malade, modifie le régime au gré des besoins
permet d’obtenir des résultats d’autant plus complets qu’on
a sous la main tous les traitements par les agents phy-
siques.
Les avantages de la maison de santé peuvent se résu-
mer ainsi : facilité d’établir et de suivre exactement le
régime qui convient à chacun ; utile entraînement du
malade pour l’avenir.
Les régimes dans les stations hydro-minérales . — Une
des questions les plus importantes soulevées par ces
régimes alimentaires est celle de la bonne observance du
régime pendant les séjours que font les malades dans les
stations hydro-minérales. Et cette question se pose à
chaque instant dans la pratique journalière, la plupart
des stations d’eaux minérales françaises et étrangères
recrutant leur clientèle parmi les malades atteints de
troubles de la nutrition, d’affections chroniques du tube
digestif, du foie ou des reins, parmi ces malades dont
nous avons étudié les régimes dans le chapitre précédent.
Il est bien évident que le succès de la cure sera forte-
ment compromis si le malade, tout en suivant le traite-
ment, soit interne, soit externe (eau en boisson, bains,
douches, etc.), si ce malade ne peut, pendant cette période
de cure, continuer à observer les règles d’hygiène diété-
tique antérieurement prescrites par son médecin habituel
ou celles que le médecin consultant de la station aura
jugé utile de formuler.
Et ce qui complique la situation, c’est que le malade se
trouve dans la plupart des cas vivre à l’hôtel et que, par
conséquent, il devient nécessaire, pour assurer au malade
un régime convenable, de pouvoir compter sur l’hôtelier.
Voici donc une nouvelle bonne volonté que le médecin
doit pour ainsi dire gagner à sa cause. Il était souvent
410
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
assez difficile de faire suivre un régime par un malade
vivant chez lui et ordonnant librement le menu quoti-
dien ; il deviendra plus difficile encore d’arriver à ce
résultat dans les stations hvdro-minérales. si les médecins
%/
ne s’assurent du concours des hôteliers.
Indications précises formulées par la médecine, disci-
pline du malade à suivre ces indications, concours de
l’hôtelier pour faciliter l’observance du régime, ces trois
conditions doivent se trouver remplies et réglées par un
accord commun pour arriver à un résultat.
Nous n'avons rien à dire ici du médecin et des malades,
mais il nous reste à voir comment, dans un hôtel, on peut
arriver à rendre facile l’exécution des prescriptions médi-
cales en ce qui concerne l’hygiène alimentaire. Nous avons
pu nous procurer quelques renseignements sur ce qui se
fait, à ce sujet, en Allemagne et en France.
Nous saisirons cette occasion pour remercier nos con-
frères qui ont eu l’obligeance de nous aider de leur avis
et de nous fournir des documents pour cette étude. Chez
tous, nous avons trouvé cette opinion que, malgré quel-
ques difficultés de pratique, une attention plus grande
peut être apportée à l’hygiène alimentaire dans les villes
d’eaux, et que l’avenir et la prospérité des stations en
dépendent.
Carlsbad. — A Oarlsbad, l’ensemble des pratiques qui
constituent le régime est le produit d’une longue expé-
rience. Le régime a été créé par la tradition et modifié
peu à peu par les progrès de la science. Il n’existe pas à
proprement parler de régime de Carlsbad, mais les méde-
cins indiquent à chaque malade un régime approprié et
variable. Les ordonnances du médecin comportent le taux
à manger, c’est-a-dire la quantité autant que la qualité
des aliments.
Carlsbad reçoit des dyspeptiques, des hépatiques, des
arthritiques, pour ne citer que les principales indications.
Une hygiène municipale bien comprise, une bonne
LE PROBLÈME DE l’aLIMENTATION.
411
volonté absolue des hôteliers qui aident le médecin et font
en sorte que le malade trouve toujours les aliments dont
il a besoin ; des habitudes locales qui incitent à se lever
tôt et à se coucher tôt : telles sont les causes principales
qui permettent à Carlsbad d’éviter le surmenage et de
faire une bonne cure sans pourtant s’astreindre à un
régime trop rigoureux.
Il existe une surveillance administrative des restau-
rants, des boucheries et du lait. L’inspection des viandes
est faite par un vétérinaire très instruit et très bien rétri-
bué. Pour le lait, un service spécial est chargé de la
surveillance et en fait des analyses fréquentes. Dans les
hôtels et restaurants, le malade mange le plus habituelle-
ment à la carte, faisant lui- même son menu et dans un
coin de la carte sont indiqués les aliments pour diabétiques
et les aliments convenant aux dyspeptiques. Les jambons
de Prague (préparés au salpêtre) et la bière de Pilsen
sont donnés assez librement. En général, les hôteliers
veillent à ce que la cuisine soit peu épicée, légère ; et
certains aliments ne figurent jamais sur les menus. On ne
mange jamais de crudités, mais on mange beaucoup de
crème, de fruits en compote. Dans ces conditions, le
malade trouve toujours sur la carte les aliments qui lui
ont été conseillés par le médecin, et il peut toujours faire
le repas de cure.
Marienbad. — A Marienbad, on soigne la goutte, le
diabète, l’arthritisme, mais surtout l’obésité. Depuis cinq
ans, il n’y a plus de table d’hôte ; les repas sont servis
par petites tables et le malade mange à la carte. Sur le
menu est une liste des aliments défendus ou suspects. En
général, les hôtels ne servent pas d’aliments trop mauvais
pour la cure ; il y a un accord tacite des hôteliers pour
favoriser le régime. Une particularité intéressante des
hôtels de Marienbad est que les portions sont d’un volume
connu, par exemple, la portion de viande étant de 100 à
i5o grammes.
412
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Il existait autrefois un régime dit deMarienbad presque
exclusivement carné ; on y a renoncé, le régime s’atténue,
s’humanise pour s’adapter à chaque cas. On fait surtout
un régime de circonstance, de sous-nutrition, c’est-à-dire
qu’on cherche à donner, mais progressivement, 1000 à
i5oo calories en moins de la ration d’entretien. On ajoute
aux repas de la salade, des légumes verts, bref des ali-
ments qui satisfont le besoin du malade sans trop l’ali-
menter.
Comme à Carlsbad, l’hygiène municipale, l’inspection
des viandes et du lait sont bien organisées.
Wiesbaden . — A Wiesbaden, dont le rhumatisme et
la goutte constituent les principales indications, il n'existe
pas dans les hôtels de cuisine spéciale pour la cure. Les
malades doivent veiller eux-mêmes à composer leur menu
d’après les ordonnances médicales. Cela leur est aisé
d’ailleurs, car la plupart des hôtels s’arrangent pour évi-
ter les condiments et fournir aux pensionnaires les mets
qui leur sont conseillés. Les menus comportent en outre
un grand choix de plats de légumes, si bien que les
malades ont la faculté de suivre un régime sinon végéta-
rien, au moins de manger fort peu de viande.
Neuenliar. — A Neuenhar, on sert dans chaque hôtel un
repas spécial composé suivant les indications médicales.
Kreuznach. — A Kreuznach, les règles diététiques sont
observées d’une façon assez variable, quoique les méde-
cins attachent grande importance à l’hygiène alimentaire.
Les repas sont pris soit à de grandes tables d’hôte, soit
à de petites tables ; mais il y a aussi des pensions et des
restaurants où l’on suit un régime rigoureux.
Ems. — A Ems, les règles diététiques suivies d’habi-
tude sont des plus larges. Il n’y a pas à proprement par-
ler de régime particulier. Le plus souvent, les médecins
conseillent de s’abstenir d’aliments trop gras, de crudités.
C’est aux malades de se conformer à ces conseils en
faisant leur choix dans le menu de leur hôtel. Dans les
LE PROBLÈME DE l’aLIMENTATION. 4 1 3
hôtels de premier et deuxième rangs, le service a lieu par
petites tables. La cuisine est assez voisine de la cuisine
française, en général assez bonne et légère.
Cette grande variété dans la façon d’ordonner et de
servir les repas se retrouve du reste dans beaucoup
d’autres villes d’eaux allemandes. Mais il faut noter ce
fait général, c’est que là même, où par suite de causes
diverses la discipline est assez relâchée, les hôtels évitent
de servir certains aliments reconnus d’une digestion diffi-
cile ou incompatibles avec la cure et cherchent à grouper
sur le menu plusieurs des mets qui rentrent dans les
prescriptions médicales les plus usuelles.
Vichy. — A Vichy, les régimes alimentaires étaient
prescrits de longue date par le corps médical de la station ;
mais la mise en pratique du régime n’a été organisée qu’à
une date récente. Certains hôtels ont, à chaque repas,
trois menus différents : menu de la table d’hôte, menu de
la table des dyspeptiques, menu de la table des diabé-
tiques. Le service est fait par petites tables, et les clients
au régime payent un léger supplément, en raison de l’aug-
mentation du personnel. Cette organisation a fonctionné
à la satisfaction de tous, et sans aucun doute elle sera
peu à peu adoptée par de nouveaux hôtels.
Aix-les-Bains. — Les médecins d’Aix-les-Bains se sont
entendus pour formuler, pendant la cure thermale un
régime, très large du reste, dont voici les principes :
Composition des repas : Composer le menu du déjeuner
et du dîner de telle sorte qu’il y ait toujours un plat de
viande rôtie ou grillée et un plat de légumes autre que la
garniture des viandes.
Aliments interdits : Mets faisandés ou très épicés.
Salaisons, charcuterie, sauf lejambon, écrevisses, homards,
coquillages. Poissons salés, fumés, de conserve. Cham-
pignons, truffes, oseille, rhubarbe, cacao. Fromages forts.
Aliments permis à dose modérée : Gibier noir. Pois-
son de mer. Cervelle, ris de veau, tête de veau. Canard,
4l4
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pigeon. Asperges, épinards, betteraves. Sucre, pâtisseries,
crèmes glacées. Fruits acides, framboises, fraises, gro-
seilles.
Liquides interdits : Bières fortes, Porto, Xérès, Bour-
gogne. Liqueurs, surtout celles riches en essences.
La plupart des propriétaires d’hôtels s’inspirent de ces
règles pour composer leurs menus. Ils donnent d’ailleurs
toutes les facilités aux malades quand un régime plus
strict est indiqué.
Chatclguyon. — A Chatelguyon, il existe une carte
de régime général arrêtée par la société médicale.
« Cette carte, dit un médecin de la station, est respectée
par les hôteliers avec une réelle bonne volonté. Quand un
malade arrive avec un régime prescrit par un médecin
traitant, nous ne modifions rien au régime, à moins de
contre-indication nécessitée par quelque incident nouveau.
Dans ce dernier cas, comme dans le cas où le malade arrive
sans régime spécifié, la majorité d’entre nous prescrivent
de suivre, pendant la durée de la saison thermale , la
carte de régime, que nous modifions ou élaguons selon
que l’état du malade autorise ou contre-indique certains
des mets indiqués. Au total, il y a lieu d’être satisfait
médicalement parlant de l’organisation des régimes. «
Plombières . — A Plombières, il n’y a pas de table de
régime. Sur les menus de table d’hôtel se trouvent des
plats qui rentrent dans les différents régimes.
Chaque médecin donne des indications au malade. Si
parfois ce régime est plus sévère que d’ordinaire, le malade
obtient aisément de l’hôtelier le ou les plats qui lui sont
recommandés.
Saint-Nectaire. — Les hôtels ont une table spéciale de
régime ; les malades peuvent encore se faire servir au
restaurant, et voici les indications générales auxquelles
se conforment les hôteliers sur l’avis du corps médical.
Il est interdit de présenter aux malades de la table de
régime d’autres aliments que ceux énumérés ci-dessous.
LE PROBLÈME DE l’àLIMENTATION.
4i 5
Les mets constituant le régime ne peuvent être exigés
des malades que s’ils prennent leurs repas à la table spé-
ciale du régime ou au restaurant.
On ne présentera à la table de régime que des aliments
d’une fraîcheur absolue. Les conserves en seront scrupu-
leusement exclues.
Il n’entrera dans la préparation des mets ni jus de
viande, ni extraits, ni condiments d’aucune sorte, sauf le
jus de citron frais.
Il est essentiel que tous les légumes soient cuits à l’eau,
c’est-à-dire à l’anglaise et servis accompagnés d’une coquille
de beurre frais, à la disposition du malade.
Il est recommandé d’apprêter les mets avec aussi peu
de sel que possible.
Les repas seront constitués, en général, de la manière
suivante :
Au déjeuner : Deux viandes ou un plat d’œufs et une
viande, un légume féculent, un légume vert, entremets-
gâteaux secs, pain rassis ou croûte de pain, eau ou lait
comme boisson.
Au dîner : Potage maigre, une viande, un légume
(frais autant que possible), un entremets au lait, gâteaux
secs, pain rassis ou croûte de pain, eau ou lait comme
boisson.
Bourbon-Lancy . — A Bourbon- Lancy, bien qu’il n’existe
pas à proprement parler de table de régime, les méde-
cins de la station ont obtenu des hôteliers, dont la com-
plaisance et le bon vouloir sont sans bornes, de toujours
tenir compte du régime formulé sur l’ordonnance. Prati-
quement, dans chaque menu, les malades peuvent trouver
le laitage, les viandes blanches, les légumes, les œufs, les
fruits prescrits d’ordinaire.
Vittel. — La majorité des médecins de Vittel ont insti-
tué un régime convenant d’une manière générale à l’ar-
thritique.
Les aliments ont été divisés en trois catégories, selon
41 6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qu’ils doivent être absolument défendus à la majorité des
malades fréquentant la station, qu’ils leur sont permis
avec modération, ou enfin qu’ils leur sont autorisés sans
restriction.
Dans la première catégorie (aliments défendus), figurent
les gibiers faisandés et conservés, la charcuterie de con-
serve, les crustacés en sauces fortes, les potages, entrées
et sauces fortement acides et épicées, l’oseille, les fruits
acides, les fromages forts, etc. Ces aliments ne doivent
jamais être présentés sur la table.
Parmi les mets permis en quantité modérée, se trouvent
les viandes rouges et noires, les volailles grasses, la char-
cuterie fraîche, les ragoûts, le gibier à plumes très frais,
les pâtés de viande, les gros poissons de mer, les sauces,
certains légumes comme les haricots verts, les choux et
choux-fleurs, les asperges, les tomates en garniture.
Peuvent être servis sans restriction, les œufs modéré-
ment cuits, les viandes blanches, les volailles, les pois-
sons légers, les salades cuites, les féculents, les pommes
de terre, certains légumes verts, comme les artichauts, les
carottes, les petits pois, les pâtes alimentaires, les fro-
mages frais, les laitages et les crèmes, les fruits très mûrs
(raisins, fraises, pêches, prunes, framboises), les compotes.
Quant à l’organisation matérielle des repas, elle est
comprise de la façon suivante : le fonds du menu est com-
posé par les aliments permis à discrétion ; en outre, chaque
repas comporte un plat ou plus rarement deux des ali-
ments de la seconde catégorie. Comme un repas de table
d’hôte se compose au moins de quatre plats, il est facile à
chacun de s’accommoder du menu. Les personnes qui ne
font pas de traitement ont toujours un menu suffisamment
varié. Pour le malade, c’est au médecin traitant de lui
indiquer les aliments permis ou défendus.
Telle est la manière dont le régime a été compris à
Vittel, grâce à l’entente du corps médical et des direc-
LE PROBLÈME DE L ALIMENTATION .
417
teurs d’hôtel. Cette organisation donne des résultats satis-
faisants.
Nous bornerons là cette énumération, afin de ne point
tomber dans des redites.
En effet, cette revue rapide des efforts tentés en France
et en Allemagne pour permettre aux malades de suivre
un régime pendant leur séjour dans une ville d’eaux nous
a suffisamment montré les difficultés que soulève cette
organisation et les différents moyens de tourner ces diffi-
cultés.
En somme, l’objection capitale à cette organisation est
la suivante : dans un hôtel d’une ville d’eaux, séjournent
non seulement des malades venus pour se soigner, mais
aussi des membres de la famille de ces malades les accom-
pagnant, et des touristes, et des individus très bien por-
tants venus se distraire au moment de la saison. Or à
tous ces touristes, à tous ces gens bien portants, il faut
donner un menu qui puisse satisfaire leurs appétits et
leurs goûts. D’autre part, dans une même station, parmi
les malades, il y a très souvent plusieurs catégories et
une même station convient parfois a des affections très
diverses. Telle ville reçoit des dyspeptiques, des hépa-
tiques, des lithiasiques. Telle autre reçoit des intestinaux,
des obèses, etc. Que faire pour donner satisfaction et aux
gens bien portants qui veulent trouver à l’hôtel le menu
habituel des tables d’hôte, et aux malades qui désirent
suivre leur régime ?
Les systèmes proposés pour l’organisation des régimes
dans les hôtels peuvent se ramener à trois :
Table d’hôte avec exclusion dans le menu de certains
aliments ;
Tables de régime ;
Repas à la carte.
Le premier système, à savoir celui d’une seule table
avec un menu presque uniquement composé d’aliments
permis aux malades, n’est possible que dans les stations
IIIe SERIE. T. X. 27
418 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à spécialisation bien limitée et définie. Il est impraticable
dans les stations qui reçoivent des catégories différentes
de malades, impraticable aussi dans les grandes stations
qui reçoivent une large proportion de visiteurs non bai-
gneurs. Ce système, nous l’avons vu, fonctionne heureu-
sement à Vittel, mais il ne saurait être admis à Vichy ou
à Aix. Les touristes ou les étrangers qui font un séjour
dans une ville d’eaux pour se distraire ne seront pas
satisfaits d’un menu un peu monotone. Certains malades
pourront, il est vrai, suivre assez rigoureusement les
indications du médecin ; mais, dans les villes d’eaux rece-
vant des malades atteints d’affections diverses, il sera très
difficile, voire même impossible, de composer des menus
donnant satisfaction aux uns et aux autres.
La table de régime a certains avantages. Il est bien
évident que, dans un hôtel organisant, à côté de la table
d’hôte, une table de diabétiques et une table de dyspep-
tiques, chacun des malades pourra facilement trouver à
cette table l’alimentation qui lui convient, alors même
que figurerait parfois sur le menu un plat faisant partie
du régime habituel, mais qui, pour des raisons spéciales,
lui est interdit. Cette division des malades et ce service
par table de régime ont toutefois l’inconvénient capital
de séparer le malade de parents ou d’amis venus avec lui
ou rencontrés par lui à l’hôtel. Il est impossible aussi
bien de soumettre la famille d’un baigneur au régime de
la table spéciale que d’isoler le malade à cette table pen-
dant que sa famille prendra place autour de la table
d’hôte.
Le service à la carte nous semble de beaucoup le plus
pratique, surtout dans les stations importantes. Il permet
au baigneur, quelle que soit sa maladie, de suivre à son
gré le régime indiqué, et cela sans s’isoler de ses parents
ou de ses amis et sans obliger ces derniers à un régime
monotone, dont ils n’ont pas besoin.
Nous ne reviendrons pas sur la nécessité de l’hygiène
LE PROBLÈME DE L’ALIMENTATION. 41g
alimentaire. Les progrès de l’hygiène font une place tou-
jours plus grande à la médecine prophylactique ; la
pharmacologie, en un mot, cède le pas à l’hygiène théra-
peutique. Or, en hygiène, les règles diététiques sont
certainement les plus importantes ; ceux même qui ne les
suivent pas sont convaincus de leur nécessité :
Video meliora proboque, sed détériora sequor.
Le malade est aujourd’hui averti, et il attend la for-
mule de régime comme partie intégrante de l’ordonnance
médicale.
Nous avons montré les difficultés que soulevait, dans
les villes d’eaux, l’établissement d’une alimentation ration-
nelle pour les malades, — des chroniques pourtant qui
relèvent surtout du traitement hygiénique, mais ces diffi-
cultés ne sont pas insurmontables.
Pour chaque station, la solution peut être aisément
trouvée si l’on renonce à un parti pris trop systématique.
En effet, chaque station a ses habitudes, dont il faut tenir
compte. Ce qui est possible dans une ville recevant une
seule espèce de malades est impossible si la station a des
indications variées. Enfin les grandes villes d’eaux, centres
de villégiatures autant que villes de malades, ne sauraient
adopter le système qui convient à de petites stations.
L’imitation trop stricte de l’étranger n’est pas toujours
heureuse, car les mœurs sont différentes ; c’est ainsi que
la table de régime est vue d’un mauvais œil par beaucoup
de gens, car on croit y voir une importation allemande.
La substitution des repas pris par petites tables aux repas
de table d’hôte nous paraît excellente. Dans bien des cas,
elle suffirait à résoudre le problème, mais on ne saurait
en faire une règle générale.
Chaque système a du bon et peut rendre service à l’oc-
casion. Le succès dépend beaucoup du médecin et de son
420
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tact : c’est à lui de rechercher les moyens pratiques qui
conviennent dans chaque station.
Il importe de ne pas faire d’un régime une chose abso-
lue, difficile à réaliser, où ' les propriétaires d’hôtels ne
voient qu’une source de dépenses et d’ennuis.
Il faut, au contraire, et d’accord avec eux, rechercher
comment la table d’un hôtel peut être mise en accord
avec l’hygiène sans coûteuse complication dans le service.
En un mot, si les médecins s’habituent à rechercher et
à prescrire des régimes pratiques, faciles à exécuter et à
suivre, nous croyons que les propriétaires d’hôtels trouve-
ront les moyens pratiques d’exécuter ces régimes et s’ar-
rangeront pour le faire à leur bénéfice et au bénéfice des
malades.
I)r Dardel (d’Aix-les-Bains).
LA FORÊT
GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE (1)
III
DE LOUIS LE GROS A HENRI IV
Ce n’est pas seulement, nous l’avons vu, sous l’ancienne
monarchie, et quand, le domaine de l’État se confondant
avec celui du Roi, celui-ci en avait le libre emploi, que
l’État — monarchie traditionnelle ou constitutionnelle,
monarchie élective, république ou empire — disposait de
ses forêts pour en faire de l’argent.
Mais les cessions, justifiées ou non, faites par nos
anciens rois à des abbayes, à des corporations, à des chefs
militaires et, plus tard, à des seigneurs féodaux ou à de
grands officiers de la Couronne, n’étaient point défavo-
rables aux forêts. Tout au contraire, elles contribuaient
dans le haut moyen âge, on l’a vu plus haut, à l’extension
abusive des masses boisées au détriment de la producti-
vité utile du sol sur beaucoup de points. Ce phénomène
se renouvela du reste plusieurs fois par la suite, aux
époques de troubles et de guerres ; et nous voyons, dans
la seconde moitié du xive siècle, les rois Jean le Bon et
Charles VI interdire par des édits successifs la création
de nouvelles garennes, en vue d’empêcher l’appauvrisse-
(1) Voir la Revue des Quest. scient., juillet 1906, p. 30.
422
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment et la diminution des populations incluses ou voisines
et l’accroissement des fauves (1). Ce qui n’empêchait pas
le pouvoir central, surtout sous les rois de la troisième
race, de veiller avec soin, là où c’était nécessaire, à la
conservation du sol forestier, considéré avec raison par
eux comme un intérêt national. Les grands vassaux dans
leurs seigneuries, et même les communes et les particu-
liers, secondaient parfois, dans la mesure où ils le pou-
vaient, les efforts du pouvoir central dans la lutte contre
l’appauvrissement et la ruine des massifs boisés.
La France méridionale où, grâce à l’application du
droit romain, les libertés locales avaient, mieux qu’ailleurs,
résisté à la domination féodale, paraît avoir été la pre-
mière à se préoccuper de l’intérêt forestier. D’après
Charles deRibbes, au retour des croisades, les populations
alpestres entreprirent de reboiser les versants de leurs
montagnes et de régler le débit des torrents et des cours
d’eau, comme un millier d’années avant eux l’avaient
tenté les Romains, comme l’administration publique le
réalise aujourd’hui : nil sub sole novum ! Jusqu’au xvie
siècle, le déboisement des Alpes fut ainsi prévenu. Aussi
les grandes inondations qui, à partir de la fin du dit siècle,
ont si fréquemment désolé les vallons et les plaines de la
Provence étaient-elles jusque-là à peu près inconnues, et
les campagnes étaient florissantes. On cite deux délibéra-
tions des Etats convoqués à Aix, en 1429 et en 14 37,
demandant au Comte de Provence la faculté d’exporter
les céréales, vu leur extrême abondance qui en avait avili
les prix. Dans les siècles suivants, quand le déboisement
eut laissé libre cours à la furie des torrents, au ravine-
ment des pentes et aux brusques descentes des eaux, il
n’en alla plus de même. Les populations devinrent clair-
semées dans les gorges et les vallons des montagnes
dénudées. La Provence à la fin du xvme siècle produisait
(1) Alf. M aury, op. cit.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 423
à peine assez de grains pour nourrir ses habitants pendant
huit mois de l’année (1).
Dans le nord, bien qu’avec moins de succès, les ducs de
Normandie furent les premiers à s’occuper de la protec-
tion des forêts. Ils s’ingénièrent, dès le xie siècle, à régle-
menter l’exercice des droits d’usage. Ils réunissaient
périodiquement des conseils chargés de juger les délits,
de percevoir les droits afférents aux usages concédés à
titre onéreux, de visiter les forêts et d’aviser à faire le
nécessaire pour réprimer les abus. II. fut interdit aux
usagers de se servir de leurs propres mains, au moins
dans les futaies : la délivrance des bois qui leur reve-
naient devait leur être faite par l’officier forestier du
baillage ou de la seigneurie (2).
Le premier acte royal concernant les forêts qui, depuis
les capitulaires, aurait été retrouvé, serait dû, d’après
Baudrillart (3), à Louis le Gros et daté de 1 1 1 5 . Il aurait
pour objet l’institution de « mesureurs et arpenteurs de
terres et bois » qui rappellent les agrimensores de Jules
César et étaient sans doute chargés comme eux d’une
sorte de cadastre. Mais, d’autre part, M. Hulfel signale,
dès le xi® siècle, pour l’administration des forêts du roi,
des prévôts ou maires à attributions d’ailleurs mal défi-
nies, et par la suite, entre 1180 et 1189, soit au com-
mencement du règne de Philippe-Auguste, l’institution
de baillis nommés par le roi et révocables par lui,
chargés de faire respecter les forestœ, de surveiller l’exer-
cice des droits d’usage et de participer à la marque des
arbres à réserver dans les coupes des forêts du roi (4). Ce
prince ne s’en tint pas là. Par ledit de Gisors, novembre
(1) Ch. de Ribbcs, La Provence au point de vue des bois et des inon-
dations.
(2) Alf. Maury, loc. cit.
(5) Dictionnaire des Eaux et Forêts. Discours préliminaire.
(4) De bailli dériverait le terme de baliveau par lequel on désigne les
arbres à réserver, lorsqu’un effectue la coupe des taillis. Cf. G. Hulfel,
op. cit., t. 1, p. 211.
424
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1219, complété plus tard par celui que Louis VIII rendit
en décembre 1223 à Montargis, il fut porté règlement
administratif concernant les forêts du domaine royal. Il
s’y agit, entre autres, des gardes préposés à la surveil-
lance de la forêt de Retz ou de Villers-Cotteréts — démem-
brement, avec la forêt de Compiègne, comme on l’a vu
plus haut, de l’antique et immense Cotia Sylva ou forêt
Cuise, mais dans une proportion beaucoup plus forte
qu’aujourd’hui — et des immunités ou facilités accordées
aux marchands de bois qui l’exploitaient. C’est dans ces
édits que l’on voit pour la première fois figurer la charge
de Maître des Eaux et Forêts (1).
A partir du règne de Philippe le Hardi, les ordon-
nances royales se succèdent à courts intervalles. Celle de
ce souverain, en date de 1280, réglait l’exercice des droits
d’usage concédés aux taillables et aux censitaires dans les
forêts du roi ; elle les obligeait à recevoir par l’inter-
médiaire des forestarii les délivrances qui leur revenaient
et prescrivait à ces officiers d’effectuer celles-ci « dans les
lieux les plus propres et les plus convenables pour l’amé-
nagement des forêts ». Les attributions de ces agents se
trouvaient ainsi déterminées avec quelque netteté, pour la
première fois depuis les capitulaires et la lex emendata ,
sorte d’adaptation par Charlemagne à son temps, de la loi
des Francs Saliens.
Deux ordonnances de Philippe le Bel, en date d’août
1291 et mars i3o2, mentionnent de nouveau les Maîtrises
des Eaux et Forêts « établies pour la gestion des bois,
rivières et étangs du domaine (2) ». Quelques années plus
(1) Hulîel, op. cit., t. I, p. 211.
(2) Cf. Jules Périn, Traité du domaine public , Introduction. — Bau-
drillart. Recueil chronologique des règlements forestiers. Pour la pre-
mière fois, on voit apparaître, au commencement du xive siècle, appendu à
un acte du 11 novembre 1306, un sceau forestier, celui de « Frère Ebbin,
Walgrave (forestarius) en Flandre ». Ce sceau représente une main brandis-
sant une cognée (Cf. J . Roman, Les sceaux des forestiers au moyen âge ,
dans Mémoires de la Société nationale des Antiquaires de France).
R. Cabanis, Origine et Transformations de l'administration fores-
tière, dans Revue des Eaux, et Forêts, 1864. Alf. Maury, loc. cit.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 425
tard, de nouvelles ordonnances dues à Philippe le Long
( 1 3 1 8) et à Charles le Bel (i32Ô), fixèrent avec plus de
précision les attributions des Maîtres des Eaux et Forêts.
Ceux-ci eurent sous leurs ordres, à partir de 1 5 5 2 , des
agents désignés par les qualifications bizarres de gruyers
et sergents dangereux. Le gruyer était chargé de la
grurie , c’est-à-dire de la gestion du produit de la forêt
appelé anciennement gru , sans doute du mot dpüg qui
signifie chêne et, par extension, arbre ou bois. Les attri-
butions du sergent dangereux concernaient l’exercice du
droit de tiers et dangier. Ce droit consistait dans une
sorte de copropriété ou d’impôt que prélevait ou s’attri-
buait le souverain ou le seigneur, tantôt sur le fond même
de la forêt — grairie ou segrairie (1) — tantôt sur son
fruit ou produit — gru , grurie. Ces droits s’exerçaient au
moyen de la perception, par le souverain ou le suzerain,
i° du tiers du produit de la vente des coupes de bois,
2° du dixième de ce même produit (2).
Cette charge, créée sous Henri II, sera supprimée en
1 669 lors de la célèbre ordonnance préparée par Colbert,
et sera remplacée par celle de garde général des Eaux et
Forêts, réunissant également les attributions de sergent
traversiez de maître-garde et de routier (3).
C’est par deux ordonnances de Philippe de Valois,
29 mai 1346, que fut constituée d’une manière générale
(1) Agrciris, agrarius. de ager.
(2) Decimum denarium, d’où, par abréviation, dangerium. Le droit de
tiers et danger était surtout exercé en Normandie, et avait élé réglementé
par Louis X, dans la charte aux Normands confirmée plus tard par Fran-
çois Ier, dont il a été parlé plus haut ; elle exceptait les morts-bois, dont
elle donnait la liste, de l’exercice du droit de tiers et danger.
En Lorraine existait un droit analogue sous le nom de tiers denier
(cf. Huffel, loc. cit., p. 251).
(5) D’après M. Roman, dans le mémoire cité plus haut, les charges
forestières, même les plus humbles, étaient fort recherchées de la noblesse,
qui ne dérogeait point en les occupant. Des chambellans du roi étaient
maîtres enquêteurs; des écuyers appartenant parfois à de très grandes
familles étaient simples gardes. Tout ce qui tenait soit à la vénerie soit à la
gestion des forêts était prisé très haut.
426
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en France l’administration forestière. Dès 1 3 1 8 , les
Maîtres des Eaux et Forêts avaient été soumis à la direc-
tion d’un « Maître-inquisiteur ». Philippe VI le remplaça
par un « Réformateur général des Eaux et Forêts du
Royaume ». Durant la captivité du roi Jean le Bon, son
fils Charles, régent, crée la charge de « Grand-Maître
des Eaux et Forêts » et, devenu roi de France après
la mort de son père, relève, pour l’adjoindre à ce titre,
la qualification de Réformateur général, faisant assister
ce haut fonctionnaire par six « Maîtres enquêteurs »
( 1 366). Enfin, par une ordonnance rendue en 1 376 et
portant Règlement général des Eaux et Forêts, Charles V
le Sage, voulant remédier à bien des abus, compléta les
dispositions édictées par Philippe VI. Le nombre des
Maîtrises fut fixé et porté à dix ; les attributions des
titulaires en furent nettement déterminées ainsi que
leurs gages et émoluments (nous dirions aujourd’hui leur
traitement) et leurs vacations (nous dirions aujourd’hui
leurs frais de tournées). Les ventes de coupes de bois dans
les forêts royales, que l’on voit mentionnées dès 1219
dans ledit de Gisors, puis, en 1 3 1 8, dans l’ordonnance
de Philippe V, furent l’objet de nouvelles dispositions.
La charge de Grand-Maître ne tarda pas à être répartie
entre plusieurs têtes. C’est à la multiplication de ces
hautes fonctions que se rattache l’extension de la célèbre
juridiction des Tables de marbre , bien quelle existât à
Paris dès le xme siècle (1). C’étaient des sortes de cours
d’appel en matière forestière. Les « Maîtres » — plus tard
« Maîtres particuliers » — exerçaient une sorte de juri-
diction de première instance ; ils jugeaient même sans
(1) Elle siégeait dans une salle du Palais de justice où se trouvait une
table de marbre. De là son nom, que prirent par la suite les cours ou tribu-
naux d’appel analogues qui furent constitués vers la tin du XIVe siècle.
Cf. Huffel, loc. cit., p. 3 ! S. — La Table de marbre de Paris, composée de
plusieurs pièces, était une curiosité que les voyageurs avaient soin de visiter.
Jean de Jandun au xive siècle, Gilbert de Metz au xv* siècle en font mention.
Elle disparut dans un incendie en 1618 (J. Roman, loc. cit.).
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 427
appel en matière réputée peu grave, mais c’était aux
Tables de marbre qu’était réservée la connaissance des
appels dans les affaires plus importantes.
La juridiction spéciale en matière forestière, dit
M. Hutfel, remonte très haut. Dès le ixe siècle, sous les
Carolingiens, elle était exercée par des maires (majores
ou villici) sous la haute autorité du judex , lui-même
subordonné au comte (Cornes). Plus tard, Philippe-Au-
guste, par ledit de Gisors mentionné plus haut, reconnut
la compétence juridique des forestarii en matière fores-
tière dans la vaste forêt de Retz (Villers-Cotterêts) ; l’édit
de Montargis, rendu à quatre ans de là par Louis VIII,
étendit ces attributions ; et l’on voit dès lors les maîtrises
constituées en tribunaux connaissant de tous les crimes
et délits commis dans les forêts. Une refonte générale
de tous les édits et ordonnances antérieurs eut lieu en
1402, sous le règne du malheureux Charles VI, en une
ordonnance d’ensemble composée de 76 articles.
Toutes ces mesures prises par nos rois dans la suite
des siècles, et par lesquelles se constitua peu à peu
l’administration des forêts en France, avaient un but
de protection de cette richesse du sol. Elles tendaient
aussi à venir en aide aux populations, victimes souvent
des prétentions parfois exorbitantes des seigneurs féodaux,
d’où résultait l’extension excessive des surfaces boisées,
surtout pendant les périodes de guerre. La peste, la
famine n’étaient que trop souvent, surtout aux xie et xne
siècles, nous l’avons vu, la suite de ces événements, la
terre, envahie par les bois, ne subvenant plus suffisam-
ment à la subsistance de l’homme.
D’autres fois se succédaient des périodes de vraie
dévastation amenées par les défrichements, par l’exten-
sion abusive des droits d’usage, par les besoins croissants
de la consommation et des industries naissantes. Puis les
guerres, par leurs sanglantes hécatombes d’hommes,
créaient, dans bien des contrées, la solitude. Il existe
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
un grand nombre d’actes du xve siècle par lesquels il était
offert à qui voudrait se fixer dans telle ou telle seigneurie
autant de terre arable qu’il en pourrait cultiver, ainsi que
tout le bois qui lui serait nécessaire soit pour son chauf-
fage, soit pour la construction et l’entretien des habitations.
Ce n’était là du reste que la suite d’une tradition aussi
vieille, peut-on dire, que la monarchie elle-même et que
l’on a vue déjà s’exercer sous les ducs et comtes de l’ère
carolingienne. Cet appel des seigneurs féodaux à la
population paraît s’être grandement généralisé du xin® au
xvi* siècle. Il se forma ainsi des populations d ’hospites
nemorum , et ces hôtes des bois, exploitant sans ordre et
surtout sans règle ni limites fixes, allaient parfois jusqu’à
défricher le sol des coupes qui leur avaient été concédées
et souvent des terrains avoisinants ; et cela ne résultait
point d’un mauvais esprit de destruction, mais de l’igno-
rance des règles d’une exploitation normale et mesurée.
C’est encore ce qui se passe aujourd’hui dans les immenses
forêts du Nouveau-Monde : États-Unis ou Dominion cana-
dien. Voulait-on apporter quelque restriction à un mode
d’exploitation aussi ruineux, c’étaient alors les hospites
qui se trouvaient ruinés eux-mêmes et ne pouvaient plus
vivre : il fallait donc tolérer ce qui ne pouvait être em-
pêché.
Une autre cause de déprédation provenait aussi, il est
triste mais nécessaire de le reconnaître, des tolérances
intéressées mais coupables, voire des malversations directes
perpétrées par les officiers forestiers eux-mêmes.
C’est en vue de mettre un terme à de tels excès que
François Ier rendit ses célèbres ordonnances. Par celle de
i 5 1 5 , il rappelait les précédentes, notamment celle de
Charles V et aussi celle de 1402, toutes plus ou moins
tombées en désuétude, comme en faisaient foi « les pille-
ries, larcins et abus faicts aux eauës et forests du royaume
au grand dégast et destruction d’icelles tant par les
officiers royaux qu’autres », pour employer le langage
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 429
même de l’ordonnance. Une autre suivit en 1 5 1 8 qui
étendait, d’une manière facultative, la législation fores-
tière concernant jusqu’alors les seules forêts royales, aux
forêts de tous les sujets du roi, nobles, vassaux ou autres.
Enfin deux ordonnances de i5q3 et i5q5 étendirent à
toutes les forêts du royaume, sans distinction du mode de
propriété, la compétence des tribunaux forestiers, maî-
trises et Tables de Marbre (i). Les forêts privées se trou-
vaient ainsi placées sous la juridiction du service forestier.
Un édit de Charles IX, en date de septembre i 563 ,
nous apprend indirectement que l’usage avait été jusqu’à
lui de couper les taillis à l’âge de six ou sept ans, au
moins dans les bois des particuliers, puisqu’il interdit à
ceux-ci, sous peine d’amende et de confiscation des bois
abattus, de couper leurs taillis avant l’âge de dix ans (2).
Deux ans auparavant, en septembre 1 56 1 , il avait pre-
scrit, dans toutes les forêts du domaine et des communes,
la réserve du tiers de leur contenance pour laisser le bois
croître en haute futaie, proportion qu’il réduisit plus tard
au quart, par le Règlement d’août i5y3 (3). Un édit de la
même année ordonnait une sorte d’aménagement des forêts
du domaine par suite duquel elles devaient être exploitées
en coupes réglées par dixième de la contenance. De plus
on devait réserver dans toutes les coupes, aussi bien des
(1) Cf. Baudrillart, Recueil des règlements forestiers. — Cabarus, Ori-
gine et Transformations de l'administration forestière. — Alf. Maury,
Les Forêts de la Gaule et de l'ancienne France. — C est à partir de
l’ordonnance de 1515 que s’établit l'emploi de sceaux généraux de l'admi-
nistration forestière. Leur ornementation est exclusivement ou principale-
ment empruntée à la production forestière, à la chasse et à la pèche, sauf
un sceau de la Kéformation du baillage d’Alençon appendu à un acte du
4 mai 1447 ; il représente les écus juxtaposés de France et d’Angleterre. Tous
les autres — et M. Roman en reproduit une vingtaine — représentent des
attributs d’Eaux et Forêts (Cf. J. Roman, loc. cit.).
(i) Baudrillart, Dictionnaire des Eaux et Forêts , Introduction.
(3) Ce “ quart en réserve », confirmé ultérieurement par les ordonnances
de 1597 et de 1069 a, depuis lors, toujours été maintenu dans les forêts com-
munales, au moins dans celles qui sont traitées en taillis simples ou com-
posés. Dans les sapinières, le quart en réserve est quelquefois prélevé, par
volume, sur le chiffre de la possibilité ; mais il n'est pas obligatoire.
43o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
forêts royales que des autres, le nombre de baliveaux à
l’arpent désigné par les édits ou ordonnances antérieurs.
L’état misérable d’un grand nombre de forêts qui avait
motivé ces multiples prescriptions, n’était cependant pas
universel. La Provence, notamment, où la tradition et la
coutume avaient exercé une influence conservatrice, était
encore si riche en bois que, si l’on en croit une statistique
des Bouches-du-Rhône mentionnée par M. de Ribbes, lors
du voyage que fit Charles IX, en 1 564, en cette province,
il fallut faire abattre « les pins qui, descendant des flancs
de Septèmes, resserraient la route au point de fermer pas-
sage au carrosse du roi (1) ». En Normandie et dans
quelques autres provinces, des mesures analogues à celles
prescrites par les ordonnances de ce prince avaient été
déjà prises, et depuis longtemps, par les seigneurs suze-
rains de ces provinces.
Henri III, frère et successeur de Charles IX, voulut
assurer l’exécution de la clause des mises en réserve
ordonnées par son prédécesseur. A cet effet il prescrivit,
par un édit en date de- 1 583, de frapper de l’empreinte
d’un marteau spécial tous les arbres réservés, créant pour
l’exécution de cette clause une charge particulière, la
charge de garde-marteau , et rendit en 1 588 une nouvelle
ordonnance, stipulant que les mises en réserve ne devaient
être exploitées que dans le cas de besoins exceptionnels
et à titre de coupes extraordinaires. Dans ce temps-là les
budgets ne se chiffraient pas par milliards ; aujourd’hui
les ressources que pourraient donner les quarts en réserve,
dans les forêts domaniales, s’ils y avaient été maintenus,
ne représenteraient guère plus, relativement à l’ensemble
du revenu de l'État, qu’un verre d’eau dans la Seine ou
dans la mer.
Malheureusement les heureux résultats que devaient
(1) Statistique des Bouches-du-Rhône , t. IV, p. -28, citée par Uh. de
Ribbes dans La Provence au point de vue des bois et des inondations.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 43 1
produire ces diverses mesures furent amoindris par l’attri-
bution de la vénalité aux offices forestiers tout le long de la
hiérarchie. Déjà Henri II avait, par un édit de 1 552, rendu
héréditaires ces offices jusque-là réservés au choix du sou-
verain parmi les sujets les plus dignes. Des tentatives
avaient bien été faites, à diverses époques, pour les rendre
vénaux ; mais elles avaient toujours rencontré l’opposition
royale, comme le prouvent les ordonnances de Charles Vil
(i453), de Charles VIII (1493), de Louis XII ( 1498) et de
François Ier ( 1 535). Henri II et Henri III, ce dernier
surtout en vue de combler les vides causés au Trésor par
les fastes d’une cour corrompue, non seulement firent
argent de la vente des charges forestières, mais en augmen-
tèrent exagérément le nombre. On supprima, il est vrai
(i575), l’office de Réformateur général, qui existait depuis
plus de deux siècles, mais pour élever les six « Maîtres
enquêteurs », créés par Charles V, à la dignité de Grands
Maîtres, et une « Table de marbre « fut instituée auprès
de chaque grande-maîtrise. Les titulaires de ces nouveaux
offices avaient payé cher leurs charges, ce qui avait sans
doute regarni quelque peu les coffres appauvris de la Cou-
ronne, mais avait incité les officiers royaux à se récupérer
sur le produit des forêts soumises à leur juridiction. Sous
les qualifications de « gages », de « taxations », de « chauf-
fage », qu’ils s’étaient fait attribuer, le plus clair de ces
produits passait entre les mains des bénéficiaires (1). L’abus
aurait même été aggravé, en 1 586, par l’invention de
X cdternativité des emplois : deux personnes (plus tard
(I) Baudrillart, Dictionnaire des Eaux et Forêts, Inlrod. Ils envoyaient
aussi dans les forêts leurs bestiaux en grande quantité. On avait essayé, mais
sans succès, en 1539, de supprimer Ces tolérances. On parvint cependant à les
réglementer en 1578, mais à quelles conditions ! Les Grands-Maîtres eurent
droit annuellement à 50 cordes correspondant à 193 stères de bois; les
Maîtres particuliers à 25 cordes ou 97 stères ; les autres officiers (lieutenants,
procureurs du roi, gruyers, etc.), respectivement à 15, 10 et 6 cordes. — Cf.
Huffel, op. cit., pp. 315-316. Quand le nombre des grandes-maîtrises fut
porté de 6 à 10, puis à 16 en 1689, à 17 ou 18 en 1720, on put se rendre compte
de l'hécatombe d’arbres qui en résultait.
432 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
même trois en i635, quatre en 1645) étaient affectées à la
même charge à la condition de l'exercer alternativement
d’année en année (1). Avec un tel régime, on le comprend
sans peine, les forêts étaient mal conservées et l’appau-
vrissement quelles en éprouvèrent dépassa les profits mo-
mentanés que la vente de tous ces offices avait pu apporter
dans les coffres du Trésor royal. Du reste, les troubles
politiques, la Ligue, les difficultés pour la succession au
trône soulevées après la mort d’Henri III, étaient en eux-
mêmes plus que suffisants pour empêcher les sages réformes
en matière forestière de François Ier et de Charles IX de
porter leurs fruits, indépendamment même des autres
causes qui viennent d’être signalées. Ces causes elles-mêmes
s’en trouvaient renforcées ; car si, d’une part, on faisait
argent de la multiplication des charges vénales, d’autre
part, on n’abusait pas moins des ventes de coupes extraor-
dinaires et l’on concédait en même temps des droits d’usage
à titre onéreux dans les forêts du domaine. Il faut croire
que la décadence forestière se faisait sentir jusqu’en Pro-
vence ; car on cite des doléances exprimées en 1 572 par
les États de Brignoles au sujet des progrès du déboise-
ment dans la contrée (2).
IV
SOUS l’ “ ANCIEN RÉGIME « PROPREMENT DIT
C’est ce triste état de choses que trouva Henri IV
Quand , par droit de conquête et par droit de naissance.
Il monta sur le trône.
Il eut à relever bien d’autres ruines encore à la suite de
l’odieuse et funeste domination de Catherine de Médicis
(1 ) Huffel, op. cit ., p. 513.
(2) Ch. de Ribbcs, La Provence au point de vue des bois et des inon-
dations.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 433
et du triste règne de Henri III. Arrivant au souverain
pouvoir en pacificateur et en restaurateur de toutes choses,
il ne pouvait pas ne point comprendre les forêts dans sa
sollicitude. Il avait d’ailleurs pour ministre Sully. Est-ce
à celui-ci ou à Colbert, cet autre grand ministre, que doit
être attribuée la fameuse parole : « La France périra faute
de bois « ? Peu importe d’ailleurs. La sage et avisée pré-
voyance qu’elle dénote était également digne de ces deux
grands hommes.
Par un édit rendu à Rouen en janvier 1597, Henri IV
ordonne une visite générale des forêts du royaume en vue
d’en reconnaître l’état et d’étudier le meilleur mode d’ex-
ploitation à leur appliquer. Les coupes extraordinaires,
dont il avait été tant abusé, sont interdites, et révoqués
tous les droits d’usage ou de chauffage concédés depuis
François Ier à titre gratuit. Quant à ceux qui avaient été
concédés à titre onéreux, la question de leur rachat devait
être étudiée. Etaient supprimés en principe les offices et
charges créés dans un but fiscal, moyennant rembourse-
ment aux titulaires du prix par eux versé. Enfin il serait
procédé à une sorte de cadastre du sol boisé.
Ces sages mesures ne purent être que partiellement
exécutées. Le « nerf de la guerre «, qui est aussi le nerf
des mesures utiles et des améliorations fécondes, fit défaut.
On ne put réunir les fonds nécessaires pour désintéresser
les possesseurs des charges achetées, pour racheter les
droits concédés à titre onéreux, pour réunir et rémunérer
des géomètres et arpenteurs en vue de faire un relevé
général de toutes les forêts de France.
Peut-être cependant ce qui ne put être réalisé d’abord
J’eût-il été peu à peu, par la suite, si la politique avisée
du Béarnais n’eût pas été brusquement arrêtée avec sa
vie par le poignard de Ravaillac. Richelieu et Mazarin,
sous le règne de Louis XIII et la minorité de Louis XIV,
eurent d’autres visées. C’est à Colbert, le grand ministre
du roi Louis le Grand, que revient l’honneur d’avoir com-
IIIe SÉRIE. T. X. 28
434
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pris le dommage résultant pour le royaume de la pénurie
croissante des bois et surtout des bois de fortes dimensions
nécessaires à notre marine. Il représenta cet état de choses
à son souverain. Celui-ci avait un mérite qui ne lui a
jamais été contesté : il savait apprécier les hommes de
valeur, les honorer et les écouter. Sur les indications de
son ministre, il forma en 1661 un Conseil de réformation
des Eaux et Forêts ; il le composa de hauts magistrats,
d’intendants, de jurisconsultes, de Grands-maîtres et mit
à leur tête le Premier-président de Lamoignon.
Le travail de ce conseil se poursuivit jusqu’au i3 août
1669. On étudia avec soin toutes les législations anté-
rieures, on s’éclaira des rapports que produisirent vingt
et un commissaires réformateurs envoyés vers tous les
centres forestiers du royaume pour en examiner par eux-
mêmes l’état et la situation.
Une vaste enquête fut ouverte auprès des chefs de tous
les services forestiers, des procureurs généraux, des direc-
teurs des ateliers de la marine, des jurisconsultes (1).
Une des premières mesures que proposa le Conseil fut
la « fermeture « de toutes les forêts du domaine royal.
Dans le cas de ces situations extrêmes où des remèdes
radicaux s’imposent, il n’est guère que des souverains
absolus, comme Louis XIV ou Napoléon, pour être de
taille à les faire appliquer. La fermeture des forêts était
un de ces remèdes. Elle dura huit ans pendant lesquels
ni aucune coupe ne fut effectuée, ni aucun usager 11e reçut
délivrance de bois ou n’envoya des bestiaux en forêt.
Enfin le i3 août 1669 fut rendue la célèbre ordonnance
sur le fait des Eaux et Forêts , vrai chef-d’œuvre de légis-
lation et d’une législation si prévoyante, si profondément
étudiée, que nonobstant la différence des temps et les
transformations essentielles apportées à l’ordre social
depuis lors, « le code forestier de 1827, écrit M. Huffel,
(t) Cf. Huffel, op. cit .. p. 247.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 435
s’en est inspiré presque partout ». Cet auteur ajoute même
que l’étude de ce document est, encore aujourd’hui, indis-
pensable à quiconque désire se pénétrer de l’esprit de la
législation forestière de nos jours (i).
Notre but n'étant pas de faire ici une étude spéciale et
détaillée de cette législation, nous n’analyserons pas les
trente-deux titres dont se compose l’Ordonnance et le
préambule qui les précède. On trouvera du reste cette
analyse dans l’ouvrage de M. Huffel si souvent cité dans
la présente étude. Il nous suffira d’en indiquer les grandes
lignes. Ce monument législatif entraîna une sorte de révo-
lution — bienfaisante celle-là — dans l’état et la gestion
des forêts. Elle s’appliquait non seulement à celles du
domaine royal, mais aussi aux forêts qui étaient tenues en
grurie, grairie, segrairie, tiers et danger, apanage, en-
gagements par indivis ; aux bois dépendant des biens de
l’Église et gens de main-morte, des communautés et habi-
tants des paroisses.
L’administration prit, dans toute l’étendue du royaume,
un caractère d’uniformité qui rentrait bien dans l’esprit
dominateur et centralisateur du grand roi. Les six
Grandes-maîtrises, créées par Henri III en 1 5y5 , furent
conservées et subdivisées en cent trente maîtrises particu-
lières. Chaque maître particulier avait sous ses ordres un
lieutenant, un garde-marteau, un garde-général, deux
arpenteurs et des gardes. En outre, il était institué un
gruyer pour gérer ou surveiller les forêts écartées et hors
de portée des autres officiers. A chaque maîtrise particu-
lière était attachée une magistrature spéciale, comme à
chaque Grande-maîtrise une Table de marbre. Ce pouvoir
juridictionnel connaissait de toutes les affaires administra-
tives en matière forestière et même des questions de pro-
priété j usque dans les forêts privées, à la demande toutefois
des propriétaires. Mais les causes criminelles, confiées
(1) G. Huffel, op. cit., p. ffiT.
436
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
antérieurement aux tribunaux des Eaux et Forêts, leur
furent retirées. Néanmoins, de fréquents conflits furent
suscités d’une part entre ces tribunaux et les parlements,
jaloux d’attributions judiciaires indépendantes d’eux,
d’autre part avec les seigneurs hauts justiciers qui avaient
également des tribunaux forestiers dans leurs juridictions.
Aussi les premiers obtinrent-ils, trente-cinq ans plus
tard (1704), la suppression de la plupart des Tables de
marbre (1), et les seconds un édit de mars 1707 faisant
droit à leurs réclamations : il était créé dans la juridic-
tion de chaque seigneur haut justicier des offices héré-
ditaires de juges grujers, procureurs du roi et greffiers
ayant mêmes attributions que les officiers de même nom
dans les Maîtrises (2). En la même année une mesure
fâcheuse fut motivée par la pénurie des finances : on
rétablit l’alternativité des offices qui, de biennaux ne
tardèrent pas à devenir triennaux, puis même, dans cer-
taines provinces, dit M. Huffel, quadriennaux.
Malgré tout, l’action bienfaisante de l’ordonnance de
1669 s’exerça, sans atteintes essentielles, jusqu’à la Révo-
lution, qui devait bouleverser le service forestier comme
elle bouleversera l’ordre social tout entier.
La restriction dans des limites raisonnables et la sage
réglementation des droits d’usage furent un autre et heu-
(I) Cf. G. Huffel, op. cit ., p. 317.
(à) Cf. Baudrillart, Dictionnaire des Eaux et Forêts , lnlrod., p. 71). —
L’hérédité était aussi accordée aux offices forestiers des Grandes-maîtrises et
Maîtrises particulières, et ce privilège n’était pas sans avoir ses inconvé-
nients. On n'ignore pas que notre immortel fabuliste, La Fontaine, occupait
par droit d'hérédité la charge de Maître particulier, et que, s’il lut un poète
de génie, il fut en même temps un pitoyable forestier. Peut-être toutefois
est ce dans la contemplation des bois et dans l’observation des mœurs de
leurs habitants, qu’il puisa l’inspiration de sa muse. S’il en est ainsi, par-
donnons-lui sa nullité professionnelle; le temps, «cet insigne larron n,
comme il disait, est aussi le grand réparateur et a eu beau jeu, depuis lors,
de faire disparaître la trace des négligences du Maître particulier des Eaux et
Forêts de Château-Thierry; tandis que ses admirables Fables sont aussi
goûtées après deux siècles et demi qu’aux premiers jours, et, tant que sera
parlée la langue française, compteront parmi les chefs-d’œuvre de notre
idiome.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 487
reux résultat de la législation nouvelle. Ces droits avaient
été, à diverses époques, multipliés au delà de toute mesure
et pesaient lourdement sur toutes les forêts du royaume
sans distinction. Tous ceux dont l’origine légitime ne put
être établie furent supprimés, moyennant indemnité quand
il y avait lieu ; les droits au bois de construction ou d'in-
dustrie furent ramenés à de justes limites.
Pour écarter d’autres abus, il fut aussi tracé d’utiles
règles culturales. Il était prescrit de ne jamais exploiter
les taillis au-dessous de l’âge de dix ans et d’v laisser
croître jusqu’à quarante ans, âge minimum, seize bali-
veaux au moins par arpent (i). C’était peu, sans doute ;
mais c’était du moins le principe de la réserve, sur les
taillis, de brins destinés à croître en futaie ; et dans les
bois traités en futaie pure, dix sujets par arpent devaient
être maintenus sur pied jusqu'à cent vingt ans. Encore
ces minima n’étaient-ils pas applicables aux forêts du
domaine royal et des communautés ; on devait, chaque
fois que l'exploitation revenait sur une coupe antérieure,
respecter les réserves précédentes, tout en réservant en
plus dix brins ou sujets de l’âge de la coupe en cours. Les
sujets ainsi conservés ne pouvaient être abattus que sur
ordonnance royale et seulement en cas de dépérissement
bien et dûment constaté.
Dans les forêts ou portions de forêt restées à l’état de
pleine futaie, l’Ordonnance prescrivait un système assez
simpliste et assurément peu ou point - scientifique *,
mais qui n’en a pas moins été un sérieux progrès sur le
désordre qui régnait auparavant, au point que la plupart
des belles vieilles futaies qui font encore aujourd’hui la
gloire de nos forêts domaniales, proviennent de l’emploi
de cette méthode. Elle consistait à exploiter à blanc et de
proche en proche par contenances égales, calculées d’après
(1) L’arpent forestier ou « Arpent des Eaux et Forêts *> valait ot ares
70 centiares de nos mesures métriques.
438
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l’âge d’exploitabilité adopté. C’est la méthode dite de tire
et aire (j’ai eu déjà occasion d’en parler, soit ici-même,
soit dans les Annales [i]), dont le nom n offre un sens
logique qu’autant qu’on le considère comme une corrup-
tion de tire A aire ou tirer aire, ce qui signifierait : qui
tire à faire , à la surface ou contenance.
Une observation analogue doit être faite au sujet de
l’obligation de réserver dix brins de 1 âge par arpent de
coupe de taillis, en maintenant indéfiniment, dans les
forêts soumises au régime forestier, tous les arbres réser-
vés lors des exploitations précédentes. Il en est résulté,
avec le temps, la substitution graduelle au régime du
taillis simple d’une sorte de futaie irrégulière sur de
médiocres taillis, qui a eu du moins pour heureux effet de
préserver de la ruine un grand nombre de bois soumis.
Ce ne fut pas sans protestations et sans résistances que
ces réformes et bien d’autres furent appliquées. Il s’agis-
sait, dans beaucoup de cas, de revenir sur des habitudes
plusieurs fois séculaires ; parfois d’ailleurs les mesures
les plus désirables et les plus justifiées se heurtent à une
invincible force des choses. C’est ce qui eut lieu, notam-
ment dans certaines régions des Alpes et des Pyrénées, où
le pâturage des moutons, rigoureusement proscrit par
l’Ordonnance (tout comme, au surplus, par le code forestier
de 1827) n’a jamais cessé d’être exercé. Nécessité fait loi
plus que toutes les lois écrites.
Malgré tout, l’énergie de Colbert vint à bout de la plu-
part des oppositions. Il put même donner, bien que tar-
divement, satisfaction aux doléances des Etats généraux
de 1614, qui s’étaient vivement émus de l’abus des engage-
ments, en faisant rentrer par la suite au domaine de la
Couronne un grand nombre de forêts engagées. Il est vrai
que, d’après M. Hutfel, il aurait consenti ensuite de nou-
(I) Tome XXIII, v2e partie, année 1890.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 9
velles aliénations, comme, du reste, avant et après lui,
Louis XIII, Louis XV et Louis XVI (1).
Les tribulations, au surplus, ne firent pas défaut par la
suite aux malheureuses forêts. Ce fut, en 1709, un hiver
d’une rigueur extraordinaire qui causa partout d’énormes
ravages et fit périr une multitude d’arbres et de cépées.
Les châtaigniers, notamment, jusqu’alors très abondants,
succombèrent presque tous. Calamité plus terrible encore,
les blés avaient gelé dans les emblavures, d’où suivit une
affreuse disette ; les forêts durent y remédier, au moins
partiellement, par des défrichements qui furent autorisés
et même provoqués par des ordonnances, en vue d’arriver
à une culture plus étendue. Il fallut bientôt réagir contre
cette pratique ou y parer, et en 1719 le Régent fit rentrer
quelques-uns des domaines engagés depuis 1669. De nou-
velles disettes firent revenir aux défrichements, de 1762
à 1766; défrichements encore en 1772 pour installer dans
les forêts et landes du Poitou 3ooo Canadiens qui n’avaient
pas voulu accepter la domination anglaise (2).
Bien que, d’après ce que nous apprend M. Huffel,
Louis XVI ait consenti des aliénations ou engagements
de forêts, ni plus ni moins que ses trois prédécesseurs,
cependant, et malgré les tribulations qui viennent d’être
indiquées, l’ère forestière qui s’étend de 1669 à la Révo-
lution fut, en somme, une ère prospère comparativement
aux temps qui l’avaient précédée. De concert avecTurgot,
Louis XVI aurait même projeté des améliorations nou-
velles et des mesures pour l’extension du sol boisé, jugée
déjà trop faible proportionnellement à l’étendue du terri-
(1) Cf. G. Huffel, op. cit., p. 223.
(2) Durant cette période, on peut relever cependant une mesure favorable
à la conservation des forêts. Ce fut un arrêt de 1743 donnant une .nouvelle
et plus juste définition des morts-bois auxquels prétendaient d’innombrables
usagers, et en excluant le charme, le tremble, les peupliers, le tilleul et les
bouleaux. L’arrêt définissait comme morts-bois, les saules, aulnes, épines,
sureaux, genêts, genévriers et ronces (Cf. Huffel, op. cit., p. 230). Aujour-
d’hui les saules et les aulnes ne comptent plus, et avec raison, parmi les
morts-bois.
440
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
toire. Mais d’autres soucis, d’autres préoccupations absor-
bèrent l’attention du malheureux souverain, et bientôt se
dessina, puis éclata le cataclysme révolutionnaire.
V
DE LA RÉVOLUTION A LA FIN DU SECOND EMPIRE
Au point de vue exclusif de l’extension du domaine de
l’Etat, les premiers débuts de la Révolution ne furent point
défavorables au sol forestier, puisque l’Etat s’empara, par
décret du 4 novembre 1789, des biens de l’Eglise, notam-
ment du clergé séculier, des ordres religieux et des sémi-
naires. L’étendue totale des forêts domaniales se trouvait
ainsi portée à 1 704917 hectares (1), auxquels s’ajou-
tèrent, le 12 février 1792, 634000 hectares confisqués
aux émigrés. Si bien qu’après le traité de Bâle (1795),
restitution éphémère à la France de sa frontière naturelle
de l’est, la surface forestière domaniale comprenait
2 592 706 hectares. Une loi fut même portée le 23 août
1790 qui déclarait inaliénables les forêts du domaine.
Une autre loi du Ier décembre de la même année (dans
laquelle, par parenthèse, fut définie pour la première fois
la différence entre le domaine public , comme les routes,
canaux, ports, forteresses, etc., et le domaine privé de la
nation , c’est-à-dire de l’Etat), le domaine de l’Etat est
déclaré aliénable et prescriptible. Une restriction est for-
mulée toutefois en faveur des forêts ; celles-là seules
peuvent être vendues, qui ont moins de cent arpents (2) et
sont à moins de mille toises (3) d’autres forêts, les grands
massifs domaniaux continuant à rester inaliénables. Le
(1) D'après un rapport du Comité des Domaines à la Constituante en 1791.
Cf. Hutï'el, loc. cit ., p. 224.
(2) 51 hectares des mesures actuelles.
(ô) 1950 mètres.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 44 1
minimum d’étendue et de distance fut élevé, par une loi
de l’an IV (1797), à 1 63 hectares pour la première, et à
975 mètres pour la seconde.
Les bois des particuliers furent affranchis de toute
tutelle ou ingérence administrative par une loi du 29 sep-
tembre 1791, et i-entrèrent ainsi sous la législation du
droit commun. Avec une apparence de conformité au prin-
cipe d’égalité, cette mesure, favorable à certains égards
au droit des propriétaires, privait d'autre part d’une pro-
tection suffisante cette propriété de nature toute spéciale.
Ce défaut se fait sentir encore aujourd’hui. La même loi
édictait une mesure plus fâcheuse encore : elle confiait
aux municipalités et assemblées locales les bois des com-
munes et communautés ou oeuvres diverses, et aussi le
soin « de veiller à la conservation des bois nationaux »,
conjointement, il est vrai, avec l’administration. Elle
traçait également un plan nouveau pour la réorganisation
de l’administration forestière, lequel d’ailleurs resta lettre
morte ; mais l’abolition en principe des maîtrises eut pour
effet d’affaiblir très sensiblement l’autorité des officiers
forestiers ; cependant, l’ancienne organisation se maintint
jusqu’en 1801, cà l’exception toutefois des attributions
judiciaires, qui lui avaient été retirées par la loi du 23 août
1790. C’ est ainsi, comme le faisait remarquer naguère
Jules Clavé dans ses Études d'économie forestière , que,
seuls de l’ancien régime, les forestiers sont restés en
fonction pendant toute la durée de la période révolu-
tionnaire.
Les forêts, du reste, ne s’en sont pas trouvées mieux.
Emanation de gouvernements et d’un ordre social disparus,
ces malheureux forestiers n’avaient plus, vis-à-vis du
public, ni prestige ni pouvoir ; ils furent impuissants à
protéger les forêts qu’ils avaient mission d’administrer (1).
(I) Voir, dans le Recueil des règlements forestiers de Baudrillart,
tome I, p. 494, V Instruction de l'Assemblée nationale des 12 et 20 août 1790.
442
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Tandis qu’on légiférait en haut lieu, les passions popu-
laires surexcitées sous l’influence d’une atmosphère poli-
tique déjà chargée d’électricité, s’en prenaient aux forêts.
Vainement LouisXVI par une proclamation du 3 novembre
1789, et l’Assemblée constituante par deux décrets des
1 1 décembre suivant et du 26 mars 1790, s’efforcèrent-ils
de rappeler les populations à la légalité et à la modéra-
tion. Leurs efforts furent vains. Ce fut pire encore sous
l’empire de la loi de septembre 1791, dont il vient d’être
parlé. Confier aux assemblées locales le soin « de veiller
à la conservation des bois nationaux « et même de ceux
des communautés qu’elles représentaient, c’était un peu
comme si, de nos jours, on s’avisait de confier aux bra-
conniers de pêche et de chasse la conservation des poissons
et du gibier. Ce fut bientôt un sac, un pillage général.
Michelet, dans son Histoire de France , trace un saisissant
tableau de la furie des dévastateurs. « Ils escaladèrent,
dit-il, le feu et la bêche à la main, jusqu’au nid des aigles,
cultivèrent l’abîme, pendus à une corde. Les arbres furent
sacrifiés aux moindres usages ; on abattait deux pins pour
faire une paire de sabots. En même temps, le petit bétail,
se multipliant sans nombre, s’établit dans la forêt, bles-
sant les arbres, les arbrisseaux, les jeunes pousses, dévo-
rant l’espérance. La chèvre surtout, la bête de celui qui
ne possède rien, bête aventureuse, qui vit sur le commun,
fut l’instrument de cette invasion démagogique, la terreur
du désert (i). «
Ce lamentable état de choses fut encore aggravé par
les usurpations d’un grand nombre de communes, princi-
palement dans les forêts de l’Etat. Le prétexte en était
une loi du 28 août 1792 qui autorisait les communes se
disant usagères à faire examiner et régler leurs préten-
tions à dire d’experts. Il en résulta, de la part des com-
munes riveraines, un véritable pillage organisé, et cela
(t) Cf. Meaume, Comm. Code forestier , tome I, p. 457, ad not.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 443
dura de nombreuses années. Vainement une loi de i8o3
(28 ventôse, an XI) prescrivit-elle aux usagers ou pré-
tendus tels de produire dans les six mois les titres consta-
tant leurs droits ; aucun titre ne fut produit. Au bout
d’un an, le délai fut prorogé pour une nouvelle durée de
six mois, portant peine de déchéance pour quiconque
ne produirait rien. Sanction en grande partie vaine ; un
petit nombre produisirent des titres dont fut reconnu le
bien fondé partiel ou total, la plupart n’en produisirent
aucun et, sauf quelques déclarations de déchéance, con-
tinuèrent, comme par le passé, à user de jouissances
auxquelles ils n’avaient aucun droit.
On voit que la Révolution ne fut pas tendre aux forêts
et au sol forestier. D’autant plus que, parallèlement à ces
dévastations et pillages quelle était impuissante à empê-
cher, elle ne se priva pas d’aliéner, avec d’autres biens
nationaux quelle avait du reste déclarés aliénables, plu-
sieurs forêts domaniales déclarées pourtant inaliénables
par les lois des 25 août et Ier décembre 1790.
Cependant la réunion de tous les pouvoirs entre les
mains du prodigieux génie que fut Bonaparte, eut son
contrecoup sur toutes choses. Le rappel des émigrés,
dont furent exceptés cependant au début ceux qui avaient
pris les armes pour la défense du Roi, amena une paci-
fication partielle des esprits. Il devint possible de régula-
riser l’administration publique. Dès 1801, le corps fores-
tier fut réorganisé sur de nouvelles bases et vit peu à peu
lui revenir l’autorité morale dont il se voyait dépourvu
depuis, surtout, la fameuse loi du 29 septembre 1791 qui,
dans le vain espoir de relever son autorité méconnue,
l’obligeait à partager ses attributions avec les assemblées
locales.
Devenu empereur, Napoléon restitua quelques-unes des
forêts confisquées aux émigrés et en aliéna, dit-on, quel-
ques autres, sans qu’on puisse rien préciser à cet égard,
les décrets impériaux qui s’y rapportent n’ayant pas été,
444
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
on ne sait pourquoi, inscrits au Bulletin des lois. En
1807, une statistique établie par les soins du service fores-
tier lit connaître l’existence de 2 32 1 802 hectares de
forêts domaniales dans la France d’alors, représentant un
revenu de cinquante millions (1). Un décret impérial, en
date du 8 mars 1811, ne contribua pas à agrandir la
compétence et le savoir du personnel forestier. Il y fut
stipulé que la moitié des emplois y serait réservée aux
débris des armées, c'est-à-dire aux éclopés, à ceux que
les blessures et infirmités contractées devant l’ennemi
rendaient impropres désormais à faire campagne ; débris
glorieux assurément, mais qui n’avaient pu puiser, au
bivouac et dans les camps, les connaissances profession-
nelles indispensables à la bonne gestion des forêts. Aussi
les forêts s’en tirèrent-elles comme elles purent. Cepen-
dant, d'après un recensement dont le ministre de l’Inté-
rieur publiait les résultats le 25 février 181 3, la France,
qui ne comprenait pas moins, alors, de i3o départements,
et englobait, entre autres territoires, les Pays-Bas, le
Valois, une partie de la Westphalie, aurait possédé huit
millions d’hectares de bois et forêts — chiffre assurément
trop faible dans son ensemble — dont moins de 1 800 000
hectares aux particuliers, et le surplus, soit 6 200 000, à
l’Etat et aux communes. Il y a ici, visiblement, comme le
note avec raison M. Huffel, une supériorité proportion-
nelle inadmissible des forêts domaniales et communales
sur les forêts privées. La totalité des bois particuliers
de la France actuelle, non pas de la France de 1 8 1 3 , est
évaluée à près de sept millions d’hectares ; comment n’eùt-
elle été que de moins de deux millions d’hectares avec une
quarantaine de départements de plus ?
Quelle qu’ait été l’étendue réelle et proportionnelle des
forêts publiques et privées dans l’éphémère empire de
181 3, elle dut être réduite de son chiffre normal après
(i) Cf. Huffel, loc. cit., tome I, pp. 225 et 226.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 445
les désastres consécutifs au retour de l’ile d’Elbe ; ils
contraignirent Louis XVIII à abandonner des territoires
qu’avaient respectés les Alliés après la première invasion.
On a indiqué, dans la première partie de la présente
étude, les aliénations de forêts auxquelles le malheur des
temps avait conduit la Restauration à se résoudre. C’est
à elle toutefois que revient le mérite d’avoir créé, en 1824,
l’école forestière de Nancy qui devait fournir, et qui a
fourni, en effet, une suite ininterrompue d'agents capables,
fortement imbus des saines traditions du métier, en rem-
placement graduel du personnel très intérieur instauré
par Bonaparte au profit des invalides de l’armée. Trois
ans plus tard furent promulgués le Code forestier et
l’ordonnance réglementaire disposée pour son exécution.
Cette législation survenait après une laborieuse prépara-
tion due à une commission spéciale nommée à cet effet
en 1822 ; elle compléta définitivement l’œuvre de restau-
ration du service destiné à la conservation et à l’amélio-
ration du domaine forestier de la France.
I.e Code forestier a pris pour base l’ordonnance de 1669,
en éliminant de celle-ci les dispositions qui répondaient
seulement à un état de choses disparu sans retour, mais
adaptant les autres à l’état social nouveau créé par les
événements. Retouché, modifié ou étendu dans quelques-
uns de ses détails, principalement sous le second Empire,
le Code forestier promulgué par le roi Charles X, le
3i juillet 1827, règle encore aujourd’hui la gestion des
bois de l’État, des départements, des communes et des
établissements publics.
On peut citer parmi ces modifications et développe-
ments :
Le décret impérial du 19 mai 1857 prescrivant le
dégrèvement des droits d’usage dans les forêts domaniales
par le cantonnement des usagers; la loi du 18 juin 1859,
portée précisément en révision de celle de 1827, et qui
adoucit les rigueurs de la répression par la faculté laissée
446
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à l’administration de transiger avec les délinquants,
moyennant paiement d'une certaine amende transaction-
nelle toujours inférieure à l’amende légale encourue ; la
loi du 22 novembre de la même année, modifiant dans un
sens plus libéral à certains égards, plus restrictif à
d’autres, la législation relative au défrichement des bois
des particuliers; les lois de 1860, de 1864 et d’années
subséquentes sur la restauration des montagnes par boise-
ment et gazon nement. Mentionnons aussi la loi beaucoup
moins heureuse du 1 1 juillet 1866, par laquelle les forêts
domaniales étaient affectées à la caisse d’amortissement.
C’est en conséquence de cette disposition que la loi des
finances du 18 du même mois autorisait l’administration,
comme on l’a vu plus haut, à aliéner des forêts de l’Etat
jusqu’à concurrence de 2 5oo 000 francs.
En 1872. après la perte de l’Alsace et d’une partie de
la Lorraine, après la restitution aux princes de la maison
d'Orléans des biens que leur avait confisqués le prince
Louis Bonaparte, le domaine forestier de l’Etat com-
prenait seulement 963 873 hectares. Depuis lors de nom-
breuses acquisitions s’ajoutant à celles antérieurement
faites en vue des travaux de reboisement, ont porté ce
chiffre à celui de 1 1 55 788 hectares au Ier janvier igo3.
VI
FORÊTS COMMUNALES ET FORÊTS PRIVÉES
Dans les exposés qui précèdent, il n’a été parlé que
très incidemment des forêts communales et de celles des
particuliers. Nous avons vu, au paragraphe II, que le
point d’origine de la plupart de nos communes rurales
peut se rattacher au fundus gallo-romain ; qu’à la suite
de la répartition déterminée par le travail des agrimen-
sores, des forêts ou portions de forêts avaient été attri-
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 447
buées aux vici ou, à titre onéreux et par concession des
équités , aux villœ , ou enfin partagées par Yeques aux
habitants du fundus attachés à Yager , lesquels y pre-
naient tout le bois dont ils avaient besoin. Les tribus
germaines, mêlées aux populations gallo-romaines à la
suite des invasions du ve siècle, apportant de leurs pays
d’origine des habitudes analogues, cet état de choses se
continue, sans qu’il y eut toutefois de démarcation bien
tranchée entre ce qui appartenait aux groupes ou agglo-
mérations d’habitants considérés comme tels, et ce que ces
mêmes habitants possédaient ut universi, c’est-à-dire en
commun mais individuellement (1).
Mais la propriété communale nettement et juridique-
ment établie ne prit guère naissance qu’à partir du
xiie siècle. Ce fut alors que, pour réunir ou rappeler les
populations éloignées par l’extension abusive des bois
dans les foresiœ , les seigneurs leur concédèrent des droits
divers et des franchises stipulés dans des chartes, leur
reconnaissant tantôt une possession forestière ancienne,
tantôt une propriété constituée par l’acte même d’affran-
chissement, soit par don ou par vente sous certaines con-
ditions, comme, par exemple, l’interdiction de défricher
ou d’aliéner. Par la suite, des forêts communales furent
constituées en grand nombre par voie de cantonnement,
les seigneurs préférant céder en pleine propriété aux
communes vassales une partie de leurs forêts afin
d’affranchir le surplus. C’est surtout à partir des xme et
xive siècles que la possession de forêts par les communes
prit une «grande extension : la propriété communale y
était toutefois soumise à certaines restrictions qui
variaient de fait et de nom suivant les provinces ou les
(1)M. Hufl'el cite un cas lout particulier et fort curieux d’une forêt de
300 hectares que les habitants de la ville de Dole (Jura) possèdent ut
universi , d’après un droit de possession remontant à l’époque gallo-romaine.
Certaines forêts communales provenant de l'ancienne abbaye de Wissem-
bourg en Alsace étaient encore possédées au xuie siècle comme sylvæ
communes remontant aux temps mérovingiens. Cf. Hutt'el, op. cit., p. 229.
448
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
seigneuries, lesquelles, supprimées à la Révolution, furent
uniformément remplacées par la tutelle de l’État.
L’une de ces restrictions, la plus onéreuse et souvent
abusive, consistait dans le droit de triage que se réservait
le seigneur ou ses descendants sur les bois qu’il avait
donnés, non vendus à des communautés, et qui consistait
dans le tiers des produits, voire parfois de la propriété,
même acquise à titre onéreux. Les rois de France inter-
vinrent souvent pour réprimer cet abus. Louis XIV
révoque même, en 1607, t°us ^es triages établis depuis
moins de trente ans avec défense d’en établir de nou-
veaux, faisant en même temps remise de tous les triages
existants sur le domaine royal. Si l’ordonnance de 1669
reconnut ce droit, ce fut en le limitant rigoureusement au
cas ou il provenait de concession gratuite et à la condi-
tion que les deux tiers restant à la communauté fussent
suffisants pour satisfaire à ses besoins.
La suppression définitive du droit de triage et des
autres droits d’origine féodale à partir de 1790, 11’alla
pas sans donner naissance à d’autres abus en sens con-
traire. Déjà nous avons signalé les funestes effets, sur les
forêts de l’Etat, des facultés excessives concédées aux
communes de la situation de ces forêts et aux communes
usagères. La révocation, en 1790, de tous les triages
établis depuis moins de trente ans, fournit prétexte à un
certain nombre de communes de s’emparer de bois doma-
niaux ou autres et de terrains vagues, en excipant de
prétendues usurpations anciennes qui n’avaient jamais été
faites. Abus aggravé encore à la suite d'une loi de 1792
étendant les révocations de triages à tous ceux qui
avaient été établis depuis 1669, et surtout d’une autre
loi, en date du 11 juin 1793, laquelle établissait pré-
somption de propriété communale sur tous les biens
connus « sous le nom de terres vaines et vagues, bois
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 449
communaux, hermes (1), vacants, etc. », sauf le cas où
le détenteur pourrait présenter un acte authentique
d’achat, à l’exclusion des titres « émanant de la puissance
féodale » (2). Bien mieux, les revendications éventuelles
prévues par cette loi furent soumises à une juridiction
d’arbitres locaux jugeant sans appel. Ce fut bientôt un
véritable brigandage aux dépens du domaine national, qui
eût fini par y passer tout entier ; d’autant plus que dans
beaucoup de communes les populations n’avaient pas eu
la patience d’attendre le travail des arbitres cependant
si complaisants. Heureusement une réaction salutaire ne
tarda pas à se produire. Deux lois de l’an IV (1797)
supprimèrent la juridiction arbitrale et autorisèrent
l’appel des décisions prises par les arbitres ; et deux
autres lois, l’une de l’an VII, l’autre de l’an XII pre-
scrivirent la révision générale de toutes les opérations
de l’espèce exécutées en vertu de la loi du 1 1 juin 1793.
Malheureusement une partie seulement des bois usurpés
par les communes fit retour à l’Etat. Les biens qu’un
grand nombre de communes s’étaient appropriés sans
intervention d’arbitres leur sont restés, et finalement
le domaine forestier des communes s’est, à la. faveur de
la période révolutionnaire, sensiblement accru au détri-
ment du domaine de l’Etat. L’annexion de la Savoie
et de Nice, sous le Second Empire, a enrichi le premier
de 170000 hectares. Le second avait été réduit durant
la période de 1 8 5 2 à 1870, non seulement par les
aliénations dont nous avons parlé, mais aussi par de
nombreux cantonnements d’usagers, qui avaient augmenté
d’autant le premier. Le traité de Francfort, à la suite de
l’année terrible, a diminué l’un et l’autre, celui des com-
munes de 200000, celui de l’Etat de 97 000 hectares.
il) Hermes ou plutôt ennes (de ëprpuoç, désert), * nom donné dans la
Drôme aux terres vagues ou laissées sans culture ». Dictionnaire de Larive
et Fleury.
(2) Cf. Huffel, pp. 231-232.
III* SÉRIE. T. X.
29
45o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Actuellement les communes, auxquelles il faut ajouter
les hospices et autres établissements publics, possèdent
2 2 1 5 ooo hectares de forêts dont 1918 000 seulement
sont soumises au régime forestier, c’est-à-dire à la tutelle
de l’État.
Il y a peu de choses à dire sur la propriété forestière
purement privée. De la naissance de la féodalité au
xvie siècle, il ne parait pas qu’il y ait eu des forêts ayant
eu d’autres propriétaires que le Roi, les communautés
religieuses ou civiles et les seigneurs. Il en avait été
autrement aux temps gallo-romains et mérovingiens ;
mais les contrats de vassalité firent peu à peu passer les
domaines privés sous la domination des suzerains. Ce n’est
que vers la fin du moyen âge que la propriété forestière
privée prit de l’extension. Elle s’élevait, en 1789, à
4 5oo 000 hectares environ.
Depuis lors elle s’est accrue d’abord de toutes les
aliénations de bois de l’État réalisées durant le siècle qui
a suivi, puis des nombreux boisements effectués par les
particuliers dans le cours du xixe siècle, notamment dans
les Landes, en Sologne et dans la Champagne Pouilleuse,
et aussi en montagne ou sur des terres peu favorables à la
culture. On croit pouvoir évaluer à 1 100 000 hectares les
massifs forestiers créés par les particuliers dans le cours
du dit siècle. Si la propriété forestière privée s’est
appauvrie en France de ce qu’elle possédait en Alsace-
Lorraine, elle s’est d’autre part accrue des contrées plus
riches en bois particuliers de Nice et de la Savoie.
Il faut tenir compte aussi des défrichements, dont les
autorisations demandées et obtenues ont suivi une marche
ascendante de 1828 à 1866 pour diminuer rapidement
depuis lors, à la suite des nombreux mécomptes éprouvés.
Le total de ces autorisations accordées de 1828 à 1902
inclusivement s’élève à 481 761 hectares ; mais la quantité
réellement défrichée est notoirement inférieure à cechiffre.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 4D l
En fin de compte, d’après la statistique agricole,
l’étendue totale de la propriété forestière privée était, en
1892, de 6217 000 hectares.
Nous voici arrivés à la fin de cette vue d’ensemble sur
les conditions forestières du pays qui est aujourd’hui la
France, aux diverses époques où il fut successivement
terre celtique, terre gallo-romaine, soumise à l’autorité
des Francs mérovingiens et carolingiens, et devenue
enfin, avec la dynastie capétienne, la France proprement
dite.
Il ne serait pas sans intérêt d’examiner, au point de
vue contemporain, ce que l’on peut appeler — par exten-
sion à l’œuvre administrative — la « politique forestière »
de la France actuelle : application de mesures douanières
protectrices au commerce des bois ; mesures législatives
propres à assurer la coopération de la propriété forestière
à la sauvegarde de l’intérêt général présent et futur ; sta-
tistique forestière générale et aperçu des forêts coloniales.
Si l’on voulait entrer dans une analyse complète des
matières multiples qui sont condensées dans les tomes II
et III de l’ Économie forestière , on arriverait à la com-
position d’un précis des règles de la dendrométrie, de la
formation de la richesse forestière par la double coopéra-
tion de la nature et de l'homme, de la correspondance
du revenu au capital, de l’estimation sous toutes formes
des forêts et de leurs produits, enfin de l’art si complexe,
si délicat — et, quand il s’agit des futaies pleines, parfois
si incertain — de l’aménagement des forêts.
Ce sont là, dans une seule spécialité, de graves sujets
d’étude qu’il pourrait y avoir intérêt à aborder par la
suite.
C. de Kirwan.
L’ÉLECTRICITÉ
CONSIDEREE COMME FORME UE L’ENERGIE
LES DEUX NOTIONS FONDAMENTALES
LE POTENTIEL ET LA QUANTITÉ D’ÉLECTRICITÉ
CHAPITRE I
INTRODUCTION
i. Insuffisance des théories actuelles. — Le rôle si
important que joue aujourd’hui l’électricité dans l’indus-
trie, a placé cette science au premier rang, et cependant
sa théorie est encore loin d’atteindre le degré de clarté et
de précision obtenu dans les autres branches de la phy-
sique. Bien des phénomènes électriques sont encore sans
explication satisfaisante, tels que la dilatation électrique,
la décharge résiduelle, la force électromotrice de contact,
l’effet Peltier, l’effet Thomson, la polarisation des élec-
trodes.
L’une des premières causes de ces difficultés n’est-elle
pas dans cette tendance si générale des esprits à vouloir
expliquer tous les phénomènes physiques par les lois de
la mécanique ? On parle bien de la conception d’un fluide
impondérable, mais on s’empresse de le doter d’une masse
à laquelle on attribuera bientôt les propriétés de la
matière, pour lui appliquer, non pas seulementles méthodes,
mais encore les lois mêmes de la mécanique rationnelle.
l’électricité, forme de l’énergie.
453
2. La masse électrique et la quantité d'électricité. — On
confond d’ailleurs cette masse, quantité positive ou néga-
tive, distribuée à la surface des conducteurs, et qui s’im-
pose en électrostatique, avec la quantité dû électricité qui
circule dans les courants, et qui n’apparaît qu’en électro-
dynamique. Cette confusion entraîne nécessairement des
contradictions : c'est ainsi que l’on considère un conduc-
teur parcouru par un courant comme livrant passage à
de l’électricité, alors qu’il n’en contiendrait même pas.
C’est qu’en effet cette masse électrique, d’après les idées
que nous développerons, n’est pas plus une quantité
d’électricité qu’une vitesse n’est une longueur absolue; tout
en dérivant de la quantité d’électricité, la masse électrique
est une grandeur de nature toute différente ; c’est une
quantité d’électricité positive ou négative divisée par un
temps. Cette notion des masses de signes contraires, qui
remonte aux plus anciennes théories, n’intervient que dans
les phénomènes d’induction, en électrostatique, et n’est
pas, comme on l’a dit souvent, exclusive de l’hypothèse
d’une seule espèce d’électricité, celle-là qui circule dans
les courants.
3. Le milieu intermédiaire qu'on appelle l'éther. —
Faraday a expliqué le mécanisme de l’action électrique
par une transmission de proche en proche, à travers un
milieu intermédiaire idéal, doué d’une élasticité spéciale,
et dont la structure se modifie sous l’influence des corps
électrisés. C’était le premier pas vers le principe de l’ac-
tion au contact, de la localisation de l’énergie électrique,
comme de toutes les autres formes d’énergie, dans les
éléments matériels eux-mêmes: mais nous sommes de ceux
dont parle M. E. Picard, quand il dit (1) : « Il a pu même
paraître à quelques-uns , qu'il était étrange d' expliquer le
connu par l'inconnu , le visible par l'invisible , d'imaginer ,
par exemple , comme on l'a dit , un éther que nid œil humain
(1) La science moderne et son état actuel , p. 127.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
454
ne verra jamais. * N’est-il pas plus naturel de rapporter
les effets que nous observons, non à ce milieu hypothé-
tique, mais au milieu réel et ambiant qui est, incontesta-
blement, le véritable support et le véhicule obligé de
l’action électrique ? Ce milieu réel et matériel est par trop
souvent négligé, et quand on veut bien se l'appeler qu'il
est lié, superposé au milieu idéal dont on s’est un peu '
trop exclusivement occupé, on est fort surpris de lui
trouver certaines propriétés telles que la dilatation et
l’absorption électriques.
4. Le potentiel quantité physique et le potentiel pure
quantité mathématique. — C’est encore cet oubli du milieu
réel qui conduit à considérer le potentiel comme une pure
quantité mathématique. En élevant la température d'un
corps, dit-on , on le fond, on le volatilise : on ne produit,
au contraire , aucun effet physique sur un corps en le por-
tant, avec l' enveloppe qui le renferme, à un potentiel
élevé ( 1 ) .
Nous pensons, au contraire, que le potentiel d’un corps
électrisé est une quantité physique analogue à la tempé-
rature et, à certains points de vue, mieux encore analogue
à la pression qu’il supporte. Peut-on nier l'influence du
potentiel dans les phénomènes électrochimiques ? Si l’on
place un corps métallique dans un milieu aériforme dont
on fasse varier la pression dans les limites que l’expérience
permet d’atteindre, ces variations ne produiront sur ce
corps aucun changement apparent : il est cependant cer-
tain que son volume aura varié, si peu que ce soit. Un
corps ne peut pas subir une influence extérieure, sans que
sa constitution intime en soit affectée par un changement
tangible, si faible qu’il puisse être. Le potentiel transmis
à un corps métallique agit donc sur ce corps, et modifie
son état, comme la pression et la température agissent
sur lui et modifient son état.
(I) Macwell, Traité élémentaire d’ Électricité, traduit par G. Richard,
1884, p. 9.
l’électricité, forme de l’énergie.
455
Sans méconnaître les services rendus par les théories
actuelles et qu’elles rendront encore, il est permis de pré-
voir qu’il doit être possible d’en édifier une nouvelle,
basée, avant tout, sur les deux principes fondamentaux et
si solides de la science de l’énergie, auxquels il suffira de
joindre quelques lois expérimentales nettement définies,
pour lui donner, par un enchaînement logique, tout son
développement.
5. Les facteurs de l'énergie électrique. — Pour fonder
cette théorie nouvelle, deux notions fondamentales sont
nécessaires, celle du potentiel électrique et celle de la
quantité d'électricité. Ce sont les facteurs de l’énergie
électrique, comme la température et l'entropie d’une part,
la pression et le volume d’autre part, et enfin le potentiel
chimique et la quantité de matière sont les facteurs de
l’énergie calorifique, élastique ou chimique.
De ces quatre formes, l’énergie calorifique occupe une
place à part et dominante, parce que ses déplacements,
mesurés par l’entropie, obéissent à une loi de dissipation,
tandis que les déplacements de l’énergie électrique, de
l’énergie élastique et de l’énergie chimique obéissent à une
loi de conservation, qui est la généralisation du principe
de Lavoisier.
Dans l'univers, toute quantité d’électricité qui quitte
un corps, est intégralement reçue par d’autres corps ; tout
changement de volume d’un corps ou système de corps
correspond à des changements de volume opposés et
équivalents dans d’autres corps ; toute réaction chimique
s’opère sans création ni destruction de matière, suivant
le principe de Lavoisier. Un corps pris dans un état déter-
miné, et soumis ensuite à des transformations qui lui font
échanger de l’électricité avec l’extérieur, ne peut revenir
à un état identique à son état initial, si cet échange d’élec-
tricité ne se réduit pas, en fin de compte, à zéro ; de
même qu’il ne peut reprendre cet état initial que si son
volume reprend la même valeur, si sa constitution chi-
456
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mique lui donne, en tous points, la densité qu’il avait au
début.
Son entropie reprendra aussi sa valeur primitive, mais
si sa transformation est irréversible, et il en est toujours
ainsi dans la nature, les échanges d’entropie entre les divers
corps en jeu ne se compenseront pas : il y aura accroisse-
ment d’entropie, tandis qu’il y aura conservation de
volume, de quantité d électricité, de quantité de matière.
Les deux chapitres qui suivent auront pour objet de
développer la notion du potentiel , défini qualitativement.
Le chapitre suivant nous conduira à préciser cette notion,
et à considérer le potentiel comme quantité mesurable ; il
nous apprendra, en même temps, ce que l’on doit appeler
la quantité d'électricité.
CHAPITRE II
LE POTENTIEL ÉLECTRIQUE
i . Isolants et conducteurs de l'électricité. — Le frotte-
ment développe dans certains corps dits isolants, un état
électrique qui a sa répercussion dans le milieu environnant
que l’on nomme champ électrique. En vertu de ce principe
de la science moderne qu’il n’existe pas d’action à dis-
tance, le champ manifeste le nouvel état qu’il a, lui-mêmé,
acquis, par les mouvements des corps légers qui y sont
plongés. Ces mouvements sont les signes d’une rupture
dans l’état dequilibre vers lequel tendent tous les phéno-
mènes de la nature ; aussi, au bout d’un certain temps
plus ou moins long, l’équilibre sera-t-il rétabli, le corps
ayant partagé par diîfusion ses propriétés électriques avec
le milieu ambiant.
Ces propriétés ne se développent pas seulement sur les
isolants, les corps dits conducteurs peuvent aussi les
acquérir et les conserver dans un milieu tel que l’air sec,
l’électricité, forme de l’énergie.
4^7
où leur déperdition s’opère très lentement. Ces corps se
distinguent des premiers par leur tendance à se mettre
très vite en équilibre électrique entre eux, tandis que les
isolants conservent assez longtemps leur électrisation,
alors même qu’ils sont en contact avec des conducteurs.
La distinction des corps en isolants et conducteurs n’a
évidemment rien d’absolu. La transmission de la propriété
électrique dans les diverses parties d’un même corps, ou
entre corps différents, se fait de proche en proche, avec
des vitesses extrêmement variables, qui ne sont jamais
ni nulles ni infinies.
2. Définition d'un corps isolé au point de vue électrique.
— Si un corps électrisé récupère, par un procédé quel-
conque, la propriété électrique qu’il perd sans cesse au
contact du milieu qui l’environne, il s’établira un régime
permanent ; la constitution du milieu, variable d’un point
à un autre, restera invariable en chaque point, et l’on dit
alors que le champ est stable.
Si la vitesse de déperdition de la propriété électrique
devient extrêmement lente et, en quelque sorte, négli-
geable dans un milieu très isolant qu'avec Faraday nous
appellerons désormais un diélectrique, on pourra considé-
rer le champ créé dans ce milieu matériel comme sensi-
blement stable pendant la durée nécessaire à une série
d’expériences, et le corps électrisé qui aura créé ce champ
pourra être considéré, à son tour, comme conservant
intégralement, pendant la même durée, ses propriétés
électriques. Nous dirons, dans ce cas, que ce corps est
isolé au point de vue électrique ou électriquement isolé.
C’est là une conception purement théorique analogue
à celle de l’isolement au point de vue thermique ou au
point de vue élastique, qui rend de si grands services
en thermodynamique ; mais l’isolement électrique d’un
corps est nécessairement imparfait, et c’est grâce à cela
que ce corps peut créer un champ dans le diélectrique qui
l’environne.
458 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
3. Cause des phénomènes observés en électrostatique . —
La cause primordiale des phénomènes observés en élec-
trostatique ne réside donc pas dans l’action exercée par
des conducteurs absolument isolés sur le milieu hypothé-
tique que l’on nomme l’éther, mais bien dans l’énergie
sans cesse échangée de proche en proche, et par le contact,
entre ces conducteurs qui ne sont pas absolument isolés et
le milieu réel environnant, où cette énergie se déplacera
tant que le système ne sera pas arrivé à un état final
d’équilibre qui est l’état neutre. L’air sec est un isolant
très puissant ; on conçoit donc que, pendant la durée nor-
male d’une série d’expériences on puisse considérer comme
stable le champ créé dans cet air sec, et comme conser-
vant leur état électrique primitif les conducteurs qui y
sont plongés.
Mais, dira-t-on, si l'énergie électrique arrive à se dépla-
cer si lentement, les effets de ce mouvement, qui n’est
autre chose qu’un courant électrique très faible h travers
le champ, doivent être bien peu sensibles. A cette objec-
tion, on peut répondre d’abord que ces effets ne se mani-
festent pas avec une bien grande intensité, puisqu’on ne
les constate que sur des corps légers ; on peut ajouter que
l’énergie électrique contenue dans un corps doit être
énorme, au point que ce corps peut en dépenser des quan-
tités notables, sans que son état électrique en soit sensi-
blement affaibli. Les plus récentes conquêtes de la physique
dans le domaine des radiations sont bien faites pour cor-
roborer cette explication, quand on songe cà la quantité de
chaleur et de lumière qu’un petit morceau de radium peut
émettre pendant plusieurs années sans perdre d’une façon
apparente, ni de son poids, ni de ses propriétés actives.
Il est même permis de croire que les théories nouvelles
qui se fondent aujourd’hui sur les ions et électrons ne
peuvent être que facilitées par les vues qui précèdent.
Quoi qu’il en soit, ces vues conduisent à une théorie qui
explique avec une grande simplicité et une grande clarté
l’électricité, forme de l’énergie.
459
tous les faits connus en électrostatique et en électrodyna-
mique. Mais avant d’aborder cette théorie, il est nécessaire
de considérer l’électricité sous un aspect très spécial et
quelque peu abstrait, qui permette de bien préciser com-
ment on doit concevoir la mesure de l’énergie électrique
contenue dans un corps homogène, et dont toutes les
parties sont en équilibre entre elles.
4. L' équilibre électrique et l'égalité de potentiel. — Pre-
nons, au hasard, deux corps homogènes isolés, chacun,
au point de vue thermique, élastique et électrique ; ils sont
soumis aussi, chacun, à une température, à une pression
et à un état électrique indépendants dans les deux corps,
en sorte que ceux-ci ne seront vraisemblablement en équi-
libre ni au point de vue thermique, ni au point de vue
élastique, ni au point de vue électrique. Tout en les main-
tenant isolés du milieu qui peut les contenir, mettons-les
en contact, en supposant rompues les liaisons qui les
isolaient entre eux : il va s’opérer entre ces deux corps
des changements irréversibles, tendant au rétablissement
naturel de l’équilibre, et qui se manifesteront notamment,
dans leur masse intérieure, par des variations locales de
température et de pression ; ces changements prendront
fin, quand cet état d’équilibre sera réalisé. Il sera carac-
térisé par l’uniformité de température et de pression dans
toute l’étendue des deux corps, qui n’auront échangé avec
l’extérieur aucune quantité de chaleur, aucune propriété
électrique, et dont les volumes, variables séparément,
conserveront une somme constante. Si l’on sépare alors
ces deux corps, il ne se produira aucun phénomène, pas
plus que si on les remet de nouveau en contact ; il y a
donc aussi, entre eux, équilibre électrique. C’est ce que
nous exprimerons en disant que ces corps ont même poten-
tiel. L’équilibre thermique ou élastique est caractérisé par
l’égalité de température ou de pression ; l’équilibre élec-
trique est caractérisé par l’égalité de potentiel électrique.
Cette notion de l’équilibre électrique et de l’égalité de
460
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
potentiel n’implique pas nécessairement que les deux corps
comparés doivent finalement avoir même température et
même pression, comme dans le cas qui vient d’être cité.
Au lieu de rompre, à la fois, les trois liaisons isolant les
deux corps entre eux, on aurait pu n’en rompre qu’une
seule, celle qui isole les deux corps au point de vue élec-
trique ; pendant le changement spontané qui s’opérera,
chacun des corps conservera un volume invariable, et ils
n’échangeront entre eux ou avec l’extérieur aucune quan-
tité de chaleur. La température et la pression prendront
une nouvelle valeur dans chacun d’eux, quand l’équilibre
électrique sera réalisé. Si les deux corps ne sont pas pri-
mitivement en équilibre électrique, on le constatera en
plaçant successivement dans un diélectrique une certaine
quantité de ces deux corps présentant à la fois la même
forme et le même volume : le champ qu’ils créeront dans
ce diélectrique ne sera pas le même. L’expérience apprend,
au contraire, que, quand ils se sont mis en équilibre par
conduction électrique, les quantités de même forme et de
même volume créeront dans le diélectrique deux champs
identiques. Les deux corps ont alors, par définition,
même potentiel électrique.
5. Loi de l'équilibre électrique. — C’est encore un fait
d'expérience que si deux corps sont en équilibre électrique
avec un troisième, ils sont aussi en équilibre électrique
entre eux, de sorte que tous les corps en équilibre élec-
trique ont même potentiel, et que deux corps qui ne sont
pas en équilibre ont des potentiels inégaux ou différents.
Les changements provoqués, quand deux corps com-
plètement isolés de l’extérieur et de potentiels différents
sont mis en relation par simple conduction électrique, ne
modifient pas l’énergie de l’ensemble. Comme ces deux
corps sont aussi isolés entre eux au point de vue thermique
et au point de vue élastique, ils n’échangent, non plus,
entre eux, aucune quantité d’énergie sous forme de chaleur
ou de travail mécanique, et le phénomène se réduit à un
l’électricité, forme de l’énergie. 461
simple transport d’énergie sous forme électrique de l’un à
l’autre corps.
6. Loi de la conductioné lectrique. — Enfin, un autre fait
d’expérience très important, c’est que, si l’on considère
un nombre quelconque de corps qui peuvent être de même
nature ou non, à des températures et à des pressions
différentes ou non, mais soumis à des potentiels différents,
on peut les ranger, et d’une seule façon, dans un ordre
tel que l’action successive de deux quelconques de ces
corps A et C, par conduction électrique, sur un troi-
sième B placé entre eux deux, fera subir à ce dernier deux
changements inverses qui pourront se compenser et le
ramener à son état primitif. Au contraire, deux corps A
et B, mis successivement en relation avec un troisième C,
placé avant ou après eux dans l’ordre établi, ne pourront
jamais ramener le corps C à son état primitif ; la double
opération exécutée sur ce dernier ne fera, en quelque
sorte, que l’éloigner davantage de cet état primitif.
Cette loi conduit à considérer les potentiels comme des
quantités susceptibles de s’échelonner dans un sens par-
faitement déterminé.
Il résulte d’abord de l’action des deux corps A et C sur
le corps intermédiaire B que, si celui-ci reçoit par con-
duction électrique de l’énergie du corps A, il en cède au
corps C, ou inversement : par suite, l’ordre général établi
entre tous ces corps est l’ordre dans lequel ils échangent
leur énergie par conduction électrique, en sorte que l’un
quelconque d’entre eux reçoit, par exemple, de l’énergie
de tous ceux qui le précèdent, tandis qu’il en cède à tous
ceux qui le suivent.
L’ordre ainsi défini sera l’ordre de décroissance des
potentiels, et nous dirons que l’énergie passe par conduc-
tion électrique des corps de potentiel plus élevé aux corps
de potentiel moins élevé, pour arriver à établir l’équilibre
électrique par l’uniformité du potentiel.
7. Sources d'électricité. — Quand l’un des deux corps
462
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
possède une masse incomparablement plus grande que
celle de l’autre corps, l’équilibre électrique s’établit sans
que l'état du premier se soit sensiblement modifié. Son
potentiel, qui devient en môme temps celui du second,
n’aura, pour ainsi dire, pas varié. Un semblable corps,
supposé complètement isolé de l’extérieur, est une source
d'électricité. C’est un très grand réservoir d’électricité qui
communique son potentiel sensiblement invariable aux
corps avec lesquels on le met en relation par conduction
électrique seulement. Une source ainsi comprise ne con-
serve pas un potentiel rigoureusement constant, et ne subit
pas, par conséquent, ce que l’on appelle une transforma-
tion équipotentielle , quand on la met en communication
électrique avec d’autres corps. Il faudrait pour cela qu’elle
fût de masse infinie et de conductibilité parfaite. Aussi
vaut-il mieux donner de la source électrique une définition
plus scientifique, en la supposant de masse finie, de con-
ductibilité parfaite, isolée seulement au point de vue élec-
trique du milieu environnant, qui continuera à lui trans-
mettre des actions calorifiques ou mécaniques, capables
de maintenir son potentiel constant, quand on la mettra
en communication électrique avec les corps à étudier. On
verra au chapitre suivant qu’on peut toujours imaginer des
actions calorifiques ou mécaniques propres à obtenir ce
résultat. Observons, dès maintenant, que les pôles d’une
pile de force électromotrice constante, sont des sources
d’électricité, mais à faible potentiel.
CHAPITRE III
LES TRANSFORMATIONS RÉVERSIBLES
1 . Transformations réversibles d'un corps homogène et
isotrope, soumis à des actions mécaniques thermiques et
électriques. — Ce n’est pas ici le lieu de développer les
l’électricité, forme de l’ÉNERGIE. 463
notions de réversibilité et d’irréversibilité ; nous nous bor-
nerons à rappeler que pour faire subir à un corps une
transformation réversible, il faut supposer que ce corps
est successivement mis en rapport thermique, élastique et
électrique avec des milieux de température, de pression
et de potentiel infiniment peu différents de sa température
propre, de sa pression et de son potentiel au moment
considéré, chaque opération élémentaire étant prolongée
pendant une durée suffisante pour que ce corps se mette
absolument en équilibre avec le nouveau milieu qui le
reçoit.
Parmi les transformations réversibles qu’un corps peut
subir, il en existe quelques-unes de simples dont l’examen
présente le plus grand intérêt, car elles permettent d’ana-
lyser les transformations les plus complexes. Nous allons
nous y arrêter quelque temps.
Ces transformations sont obtenues par la mise en com-
munication du corps avec deux espèces de sources, sources
d'électricité et sources de chaleur, sources d’électricité et
sources d’énergie mécanique, sources d’énergie mécanique
et sources de chaleur. Chacun de ces trois cas se subdivise
en deux cas simples, définis par cette condition que, des
deux espèces de sources qui provoquent la transformation
du corps, il y en aura une qui sera toujours la même,
en sorte que dans les six cas à considérer, la transforma-
tion sera équipotentielle, isotherme ou isobare. L’autre
source sera variable, et changera infiniment peu de tension,
après chaque modification élémentaire du corps. Ces six
transformations présentent le caractère commun qu'on
peut les figurer graphiquement par une courbe continue
qui ne revient jamais sur elle-même pour se couper. Ses
points successifs, parcourus dans un sens ou dans l’autre,
représentent toutes les phases possibles de la transfor-
mation du corps, qui ne peut revenir à un état antérieur,
qu’en parcourant en sens inverse le cycle déjà décrit.
En outre, en parcourant ce cycle sans revenir à un état
464
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
antérieur, le corps échangera toujours dans un seul et
même sens, de l’énergie avec chacune des deux sources.
Cela résulte de ce que chaque échange élémentaire d’éner-
gie entre ce corps et l’une des deux sources, détermine
l’échange correspondant avec l’autre.
L’état du corps est défini, au point de vue de ses pro-
priétés thermiques, élastiques et électriques, par ses trois
tensions, température, pression et potentiel. Toutes les
autres grandeurs susceptibles de mesure, et qui sont
déterminées dans chaque état particulier du corps, son
volume, son entropie, etc., sont des fonctions de ces trois
variables. On peut donc figurer chacun de ces états par
une représentation graphique au moyen d’un point rap-
porté à un système d’axes oT des températures, oP des
pressions, oE des potentiels, et dont les trois coordonnées
fixeront les tensions correspondant à l’état considéré.
C’est à ce système d’axes que nous rapporterons les lignes
de transformation que nous allons maintenant étudier.
2. Transformations d'un corps isolé au point de vue
mécanique . — Il en existe, comme nous l’avons dit, deux
cas simples, et qu’il y a intérêt à examiner.
Transformation èquipotentielle . Un corps isolé au point
de vue mécanique, c’est-à-dire, conservant un volume
constant, est mis en communication permanente, par con-
duction électrique seulement, avec une source d’électricité
de même potentiel, et, successivement, en communication,
par conduction thermique, avec des sources de chaleur
dont les températures varieront d’une façon continue. Ce
corps subira évidemment une transformation bien déter-
minée, échangeant de l’énergie, sous forme d’électricité
avec la source unique d’électricité, et sous forme de cha-
leur avec les sources successives de chaleur qui sont
mises en relation avec lui. Si l’on ne veut pas que cette
transformation revienne sur ses pas, il faudra que les
températures des sources de chaleur aillent toujours en
croissant ou toujours en décroissant : le corps ne repassera
l’électricité, forme de l’énergie.
405
alors jamais par un état qu’il aurait antérieurement pris.
Son potentiel restera constant, mais sa pression et son
entropie varieront avec sa température et seront, à chaque
instant, fonctions bien définies de cette température.
Suivant que les températures des sources de chaleur
iront en croissant ou en décroissant, le corps absorbera
ou cédera constamment de la chaleur ; il n’échangera de
l’énergie calorifique avec ces diverses sources que dans un
seul et même sens ; comme nous l’avons dit plus haut, il
n’échangera aussi avec la source unique d’électricité de
l’énergie électrique que dans un seul et même sens ; sans
quoi, au moment où ce sens tendrait à changer, subor-
donnons l’action de la source de chaleur à l’action de la
source d’électricité : en faisant varier infiniment peu le
potentiel de cette dernière, elle continuerait à échanger
avec le corps de l’énergie dans le même sens que précé-
demment, ce qui intervertirait le sens de l’échange calori-
fique ; or ce changement de sens dans l’échange calorifique
ne peut que faire revenir la transformation sur ses pas ;
il ne peut pas provoquer entre le corps et la source unique
d’électricité un échange indéterminé d’énergie électrique
qui serait indifféremment positif ou négatif ; l’hypothèse
supposée est donc inadmissible, et pendant que le point
figuratif de l’état du corps décrit une ligne équipotentielle
bien définie, les sources de chaleur comme la source
unique d’électricité n’échangent de l’énergie avec le corps
expérimenté que dans un seul sens.
Le corps n’échange de l'énergie calorifique qu’avec les
sources de chaleur ; suivant qu’il sera soumis à une varia-
tion positive ou négative de température, il recevra ou
perdra de la chaleur, et V accroissement de son entropie
sera de même signe que T accroissement de sa température.
Ce corps qui est de dimensions finies, peut être con-
sidéré lui-même comme une source d'électricité dont le
potentiel demeure constant malgré les échanges d’énergie
électrique qu’il peut faire avec les corps à étudier grâce à
IIIe SÉK1E. T. X. 30
466
REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ses relations avec des sources de chaleur de températures
convenables.
Transformation isotherme. Au lieu de mettre le corps
dont le volume reste constant, en communication perma-
nente avec une source d’électricité, mettons-le en commu-
nication permanente avec une source de chaleur ayant sa
température initiale, et. successivement, en communica-
tion avec des sources d’électricité dont les potentiels
varieront d’une façon continue et toujours dans le même
sens. Ce corps subira encore une tranformation bien
définie sans jamais revenir à un état antérieur, échan-
geant, comme dans le cas précédent, et dans un sens
constant, de l’énergie sous forme de chaleur et d’électri-
cité, mais avec une seule source de chaleur et avec les
diverses sources d’électricité qui sont successivement mises
en relation avec lui. Sa température demeurera constante,
mais sa pression et son entropie varieront avec son
potentiel.
Ce corps n’échange de l’énergie électrique qu’avec les
sources d’électricité ; suivant qu’il sera soumis à une
variation positive ou négative de potentiel, il recevra ou
perdra de l’énergie électrique. Cela signifie, comme on le
verra dans la suite, que la variation de sa quantité d'élec-
tricité est de même signe que la variation de son potentiel
dans un des éléments de sa transformation.
3. Transformations d'un corps isolé au point de vue
thermique. — Deux transformations simples sont ici à
considérer.
Transformation équipotentielle . Le corps, étant isolé au
point de vue thermique, conserve une entropie constante.
On le met en communication permanente avec une source
d’électricité de même potentiel, et on le soumet à des
pressions progressivement croissantes ou décroissantes
qui feront varier son volume dans un sens constant, néga-
tif ou positif. Il subit encore une transformation bien
déterminée sans jamais repasser par les mêmes états,
l’électricité, forme de l'énergie.
467
échangeant avec la source unique d’électricité de l’énergie
dans un seul et même sens, tandis qu’il effectue ou con-
somme constamment du travail mécanique. Son potentiel
reste constant, mais sa température et son volume varient
avec sa pression et sont, à chaque instant, fonctions
définies de cette pression.
Le corps ne reçoit ou ne perd de l’énergie sous forme
mécanique, qu’en raison des pressions qu’il supporte, et
des variations de volume qui y correspondent ; dans toute
transformation élémentaire qu’il subit, la variation de son
volume est de signe contraire à la variation de sa pression.
Ce corps est encore un type de source d'électricité. Une
telle source est donc un corps, en principe complètement
isolé de l’extérieur : son isolement n’est rompu, au point
de vue électrique, que pour le mettre en communication
avec les corps à étudier, et, au point de vue élastique ou
mécanique, que pour lui imposer les variations de pression
nécessaires à la conservation de son potentiel.
Transformation à pression constante ou isobare. Le
corps ayant toujours une entropie constante, au lieu de le
mettre en relation permanente avec une source d’électri-
cité, plaçons-le dans un milieu élastique, de pression
constante, ayant sa pression initiale, et mettons-le succes-
sivement en communication avec des sources d 'électricité
dont les potentiels varieront d’une façon continue et tou-
jours dans le même sens. Ce corps subira une transfor-
mation bien définie, sans jamais revenir à un état anté-
rieur, puisque son potentiel croît ou décroît constamment.
Sa pression demeure invariable, mais sa température et son
volume varient avec son potentiel, et restent fonctions de
ce potentiel. Pendant toute la duree de la transformation,
le corps effectuera constamment ou consommera constam-
ment du travail, tandis qu’il absorbera constamment ou
cédera constamment de l’énergie électrique.
Il n’échange de l’énergie électrique qu’avec les sources
d’électricité ; suivant qu’il sera soumis a une variation
/
468
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
positive ou négative de potentiel, il recevra ou perdra de
l’énergie électrique. Cela signifie, comme on le verra dans
la suite, que la variation de sa quantité d' électricité est de
même signe que la variation de son potentiel, dans une
quelconque de ses transformations élémentaires.
4. Transformations d'un corps isolé au point de vue
électrique. — Il existe deux transformations simples d’un
corps isolé au point de vue électrique. Ce qui reste inva-
riable dans chacune d’elles, c'est la quantité d’électricité
contenue dans le corps, ainsi qu’on le comprendra, quand
nous aurons pu définir la quantité d’électricité.
Transformation isotherme. Mettons le corps en relation
permanente avec une source de chaleur de même tempé-
rature, et soumettons-le à des pressions progressivement
croissantes ou décroissantes qui feront varier son volume
dans un sens constant négatif ou positif. Il subira une
transformation définie sans jamais repasser par les mêmes
états. Sa température restera constante, mais son poten-
tiel, son volume et son entropie varieront avec sa pression
en restant des fonctions déterminées de cette pression.
Fendant toute la durée de la transformation, le corps
absorbera ou cédera constamment de la chaleur, pendant
qu’il consommera ou effectuera constamment du travail
mécanique.
Ce corps n’échange de l’énergie sous forme de travail
qu’en raison des pressions qu’il supporte, et dans chacun
des éléments de la transformation qu’il subit, les varia-
tions de son volume sont de signes contraires aux varia-
tions de sa pression.
Transformation à pression constante. Supposons le
corps placé dans un milieu élastique, de pression con-
stante et dont il subit l’action : mettons-le successivement
en relation avec des sources de chaleur dont les tempéra-
tures varieront d’une façon continue et toujours dans un
même sens. Ce corps .subira encore une transformation
définie sans jamais revenir à des états antérieurs. Sa
l’électricité, forme de l’énergie.
469
pression demeure invariable, mais son potentiel, son
volume et son entropie varieront avec sa température en
restant des fonctions définies de cette température. Comme
dans le cas précédent, le corps absorbera ou cédera con-
stamment de la chaleur, tandis qu’il consommera ou
effectuera constamment du travail mécanique.
Ce corps n’échange de l’énergie calorifique qu’avec les
sources de chaleur : suivant qu’il sera soumis, dans une
de ses transformations élémentaires, à une variation posi-
tive ou négative de température, il recevra ou perdra de
la chaleur, son entropie augmentera ou diminuera, en
sorte que ses variations de température sont toujours de
même signe que ses variations d' entropie .
5. Lois de déplacement de l'équilibre. — Les considé-
rations développées au sujet des six transformations
simples que nous venons d’examiner, nous ont permis de
formuler quelques lois, que l’on appelle lois de déplace-
ment de l'équilibre. On peut les résumer comme il suit :
. Quand un corps subit une transformation élémentaire
réversible, i° si son volume et son potentiel ou si sa
quantité d’électricité et sa pression restent constants, son
entropie et sa température varieront dans le même sens ;
2° si son volume et sa température ou si son entropie et
sa pression restent constants, sa quantité d’électricité et
son potentiel varieront dans un même sens ; 3° si son
entropie et son potentiel ou si sa quantité d’électricité et
sa température restent constants, sa pression et son
volume varieront en sens contraire.
6. Surfaces de transformation . — Des lignes simples
de transformation réversible d’un corps dérivent des sur-
faces simples qu’il importe aussi d’étudier. Il en existe
également six. Trois d’entre elles se rapportent à l’isole-
ment du corps à l’un des points de vue mécanique, ther-
mique ou électrique : ce sont, suivant l’expression ima-
ginée par Rankine, des surfaces adiabatiques . Les trois
autres sont des surfaces de transformation à tension fixe,
470
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
surfaces isobares ou de transformation à pression con-
stante, surfaces isothermes et surfaces équipotentielles.
7. Surfaces adiabatiques . — Nous avons vu qu’à la
transformation d’un corps isolé au point de vue mécanique
correspondaient deux lignes simples, ligne équipotentielle
et ligne isotherme. On peut considérer la surface adiaba-
tique d’isolement au point de vue mécanique comme
engendrée par l’une quelconque de ces espèces de lignes, le
point de départ de chacune d’elles étant pris sur une ligne
fixe de l’espèce différente. Cette surface sera donc engen-
drée indifféremment par une ligne variable équipotentielle
ou isotherme s’appuyant sur une ligne fixe isotherme ou
équipotentielle, deux génératrices quelconques ne pouvant
se couper, puisqu’elles correspondent à des tensions
différentes.
La transformation la plus générale d’un corps isolé au
point de vue mécanique, c’est-à-dire maintenu à volume
constant, et qui ne peut être en relation qu’avec des sources
de chaleur et d’électricité, est représentée par une ligne
tracée sur cette surface, décomposable elle-même en
éléments successifs équipotentiels et isothermes, répon-
dant aux communications qui sont faites du corps avec
des sources d’électricité et de chaleur. Deux de ces sur-
faces correspondant à des volumes différents du corps, ne
peuvent se couper, ni même avoir un seul point commun,
ce qui indiquerait que, par des transformations opérées
sur ces deux surfaces, le corps peut revenir dans le même
état, et, par conséquent, sous le même volume.
A la transformation d’un corps isolé au point de vue
thermique, correspondent deux lignes simples, ligne
équipotentielle et ligne isobare. La surface adiabatique
d’isolement au point de vue thermique est engendrée par
une ligne variable équipotentielle ou isobare s’appuyant
sur une ligne fixe de l’espèce différente. Deux génératrices
quelconques correspondant à des potentiels ou à des pres-
sions différents, ne peuvent évidemment se rencontrer.
LÉLECTRICITE, FORME DE L’ÉNERGIE.
47»
La transformation la plus générale d’un corps dont
l’entropie demeure invariable est représentée par une ligne
tracée sur cette surface et décomposable en éléments
équi potentiels et isobares qui correspondent aux commu-
nications qui sont faites du corps avec des sources d’élec-
tricité ou de force élastique. Deux de ces surfaces adia-
batiques relatives à des entropies différentes du corps ne
peuvent se rencontrer.
Enfin à la transformation d’un corps isolé au point de
vue électrique correspondent deux espèces de lignes sim-
ples, lignes isothermes et lignes isobares. Les lignes d’une
de ces espèces s’appuyant, sans jamais pouvoir se rencon-
trer, sur une ligne fixe de l’autre espèce, engendreront
une surface adiabatique d’isolement au point de vue élec-
trique. Toute ligne tracée sur cette surface représente la
transformation la plus générale que puisse subir un corps
qui n’est mis en relation qu’avec des sources de chaleur
et de force élastique, à l’exclusion de toute source
d’électricité ; elle est décomposable en éléments isothermes
et isobares correspondant aux communications du corps
avec les deux espèces de sources. On verra au chapitre
suivant que deux surfaces adiabatiques d’isolement au
point de vue électrique ne peuvent se rencontrer.
8. Surfaces équipotentielles, isobares et isothermes. —
Nous avons vu qu’un corps, isolé au point de vue méca-
nique, qui serait en relation permanente avec une source
d’électricité, et, successivement, en relation avec des
sources de chaleur de températures croissantes ou décrois-
santes, subirait une transformation, qu’on peut représenter
par une ligne équipotentielle. Un corps isolé au point de
vue thermique, et mis également en relation permanente
avec la même source d’électricité, mais successivement
soumis à des pressions croissantes ou décroissantes, subit
encore une transformation représentée par une ligne équi-
potentielle, mais d’espèce différente de la première. La
surface engendrée par l’une de ces deux espèces de lignes,
472
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dont les origines successives sont prises sur une ligne fixe
de l’autre espèce, est une surface équipotentielle . Une ligne
quelconque tracée sur cette surface, et qu’on peut décom-
poser en éléments équipotentiels alternativement des deux
espèces, représente la transformation réversible la plus
générale qu’un corps mis en relation permanente avec une
source d’électricité de potentiel donné puisse subir, moyen-
nant ses relations avec des sources de chaleur et de force
élastique. Deux surfaces répondant à deux potentiels
différents ne peuvent évidemment avoir aucun point
commun.
Nous avons reconnu l’existence de deux espèces de
lignes isobares, suivant qu’un corps maintenu à pression
constante est mis en relation avec des sources d’électricité
ou avec des sources de chaleur. La surface engendrée par
une de ces espèces de lignes s’appuyant sur une ligne fixe
de l’autre espèce est une surface isobare. Toute ligne
tracée sur elle, et que l’on peut décomposer en éléments
alternativement de l’une et de l’autre espèce, représente
la transformation la plus générale qu’un corps maintenu
à pression constante puisse subir, moyennant ses rapports
avec des sources de chaleur et d’électricité. Deux surfaces
isobares, relatives à des pressions différentes, ne peuvent
évidemment se rencontrer.
Enfin nous avons rencontré deux espèces de lignes
isothermes, suivant qu’un corps mis en communication
permanente avec une source de chaleur, était soumis à
l’action de sources d’électricité ou de force élastique. Ces
lignes, pour une température donnée, appartiennent à une
même surface isotherme. Les surfaces relatives à deux
températures différentes ne peuvent se rencontrer. Toute
ligne tracée sur l’une d’elles représente la transformation
la plus générale qu’un corps maintenu à température con-
stante puisse subir, moyennant ses relations avec des
sources d’électricité et de force élastique.
9. Le cycle de Carnot. — La thermodynamique doit à
l’électricité, forme de l’énergie.
473
Sadi Carnot la conception d’un cycle de transformation
qui porte son nom, et qui est bien connu. Appliqué aux
phénomènes thermo-élastiques, il est représenté par un
quadrilatère plan dont les côtés opposés sont formés de
deux lignes isothermes et de deux lignes adiabatiques. La
considération de ce cycle a trop contribué au développe-
ment de la science de l’énergie pour manquer d’examiner
ici ce qu’il devient, quand on veut le généraliser, et l’ap-
pliquer aux phénomènes qui mettent en jeu non seulement
la chaleur et l’élasticité mais encore l’énergie électrique.
Considérons, d’une part, deux surfaces équipotentielles,
isobares ou isothermes, et, d’autre part, deux surfaces
adiabatiques correspondantes, c’est-à-dire, d’isolement au
point de vue électrique dans le premier cas, d’isolement
mécanique dans le second cas, et enfin d’isolement au
point de vue thermique dans le dernier cas : Ces surfaces
se coupent suivant quatre lignes courbes formant les arêtes
d’un prisme quadrangulaire. Nous appellerons cycle de
Carnot le cycle de transformation correspondant à une
courbe fermée faisant le tour de ce prisme, et tracé sur sa
surface. Il y en a donc trois espèces ; la troisième est celle
qui se rapproche le plus de la conception de Carnot ; elle
la traduit rigoureusement si le cycle décrit est une sec-
tion plane du prisme parallèle au plan TOP. Mais nous
aurons surtout à faire l’application du premier de ces
cycles : il correspond à deux transformations équipoten-
tielles s’opérant, chacune, à l’aide de sources de chaleur
et de force élastique à tensions variables, et d’une seule
source d’électricité, ces transformations étant comprises
entre deux transformations adiabatiques pendant lesquelles
toute communication du corps expérimenté est suspendue
avec des sources d’électricité.
474
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
CHAPITRE IV
PRINCIPE DE CONSERVATION DE L’ÉLECTRICITÉ
i . Conservation de la chaleur dans la conduction ther-
mique. — Considérons des sources d’électricité de dimen-
sions finies, et qui seraient, par exemple, du deuxième
type indiqué au chapitre précédent. Ce sont des corps
isolés au point de vue thermique ; le potentiel de chacune
d’elles reste constant, quand elle est mise en relation
électrique seulement avec les corps à étudier, moyennant
les variations de pression auxquelles on la soumet, et qui
lui font exécuter un travail positif ou négatif, suivant
que cette pression diminue ou augmente, en même temps
que son volume augmente ou diminue.
Il existe entre les propriétés des sources de chaleur
d’une part, et d’autre part, les propriétés des sources
d’électricité ou des sources de force élastique une diffé-
rence essentielle qui tient à la nature très spéciale de la
forme d’énergie que représente la chaleur. L’énergie
calorifique se conserve dans la conduction, mais donne
lieu à une dissipation d’entropie. Pour toutes les autres
formes de l’énergie, l’inverse se produit. L’énergie élec-
trique, l’énergie élastique se dissipent dans la conduction;
et ce que l’on pourrait appeler l’entropie électrique ou
élastique, c’est-à-dire, la quantité d’électricité et le volume
se conservent.
Le développement de cette idée sur laquelle nous
revenons conduit à une conclusion très importante.
Que deux sources de même nature, et à des tensions
différentes, soient toutes deux sources de chaleur, d’élec-
tricité ou de force élastique, on ne conçoit leur mise en
relation pour une transmission d’énergie sous forme de
chaleur d’électricité ou de force élastique, qu’à l’aide d’un
canal de communication de conductibilité médiocre, et
l’électricité, forme de LENERGIE. 475
isolé de l’extérieur au point de vue thermique, électrique
ou élastique.
S’il s’agit de deux sources de chaleur, il s’établira entre
ces sources un régime permanent, et toute quantité de
chaleur abandonnée par la source chaude sera intégrale-
ment versée à la source froide. C’est qu’en effet l’énergie
qui rentre dans le canal de communication ayant déjà
la forme dégradée de chaleur ne peut s’y dissiper, et
quitte sans perte ce canal pour arriver dans la source
froide.
2. Dissipation de l'énergie électrique et de l'énergie
élastique dans les phénomènes de conduction. — S’il s’agit,
au contraire, de deux sources d’électricité qui ne doivent
échanger de l’énergie que sous forme électrique, on ne
peut les mettre en relation par un canal de conductibilité
parfaite, qui tendrait à rétablir entre ces deux sources,
et, pour ainsi dire, instantanément, l’équilibre de poten-
tiel : on ne distingue pas comment, dans ce cas, des
actions thermiques ou élastiques, et élastiques s’il s’agit
de sources du type indiqué plus haut, pourraient mainte-
nir les deux réservoirs d’électricité à des potentiels con-
stants et différents. Le canal de communication devra
donc être d’une matière imparfaitement conductrice de
l’électricité ; il sera le siège d’une transformation irréver-
sible qui ne peut s’opérer sans dissipation de l’énergie en
chaleur ; et s’il est complètement isolé, sa température
ira constamment en croissant. Mais si l’isolement ther-
mique est supprimé, il s’établira dans ce canal de volume
invariable un régime permanent, grâce à la chaleur qu’il
cédera au milieu environnant. On aura réalisé dans ce
canal une machine fonctionnant avec une seule source de
chaleur, le milieu environnant, et qui, dès lors, doit céder
de la chaleur à cette source, ainsi que nous le savons par
un principe de la théorie de la chaleur (1).
(1) Voir l’ouvrage de l’auteur : Chaleur et Énergie , ch. II, p. 59.
476
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
De toute l’énergie abandonnant la source de potentiel
supérieur sous forme d’électricité, une partie sera donc
toujours transformée en chaleur sur son trajet dans le
canal de communication avant d’arriver à la source de
potentiel inférieur ; et cette dernière source ne recevra
que la fraction restante de l’énergie électrique cédée par
la source de potentiel supérieur. C’est, implicitement,
comme on le verra dans la suite, la loi de Joule sous sa
forme la plus générale, qui apparaît ici comme une con-
séquence obligée des principes fondamentaux de la science
de l’Énergie.
On observe des phénomènes analogues entre deux
sources de forces élastiques Pi et P2, quand on les met en
relation par l’interposition d’un corps imparfaitement
élastique, dont le volume est maintenu constant. Il s’éta-
blira d’abord dans ce corps des pressions variant de
Pt à P2 entre ses points de contact avec les deux sources;
l’équilibre de pression qui tend à se rétablir dans sa masse
par une transformation irréversible, est continuellement
empêché par l’action des sources qui maintiennent les
pressions Pt et P2 à leurs points de contact, la source de
pression supérieure Pt gagnant à chaque instant sur le
corps intermédiaire le volume An que celui-ci gagne lui-
même sur la source de pression inférieure. De toute
l’énergie élastique, Pi An, qui quitte la première source,
n’arrive à la seconde que la fraction P2An ; le reste,
(Pi — P ) An s’est dissipé en chaleur dans le corps inter-
médiaire, qui s’échauffera progressivement, s’il est ther-
miquement isolé. Mais si cet isolement est rompu, il
s’établira dans le corps un régime permanent, et il
réalisera encore une machine fonctionnant avec une
seule source de chaleur, le milieu qui l’environne. Ce
milieu recevra toute l’énergie provenant de la source de
pression supérieure qui se transforme en chaleur sans
pouvoir atteindre la source de pression inférieure sous la
seule forme qui lui permettrait d’entrer dans cette source.
l'électricité, forme de l’énergie.
477
Mais, si de l’énergie s’est dissipée sur le trajet de cette
transmission, le volume gagné dans l’une des sources par
cette opération est rigoureusement compensé par le
volume perdu dans l’autre ; il y a eu conservation de l’en-
tropie élastique, c’est-à-dire du volume.
Il nous reste à mettre en lumière que, dans une trans-
mission d’énergie sous forme électrique entre deux sources
à des potentiels différents, il y a aussi quelque chose qui
se conserve, c’est l’entropie électrique, que l’on appelle
la quantité d'électricité. Déjà nous avons été amené à en
parler par anticipation ; ce que nous en avons dit paraîtra
plus net au lecteur, quand il aura lu la suite de ce chapitre.
3. Principe fondamental. — La notion de la quantité
d’électricité dérive d’un principe que l’on peut appeler le
principe de la conservation de V électricité , et que nous
énoncerons comme il suit :
Une machine qui fonctionne avec une seule source d'élec-
tricité la ramène à son état initial à chaque période de son
évolution complète.
Nous appelons machine un corps ou système de corps
qui se transforme suivant un cycle fermé le ramenant
identiquement à son état initial, en sorte que son évolution
peut s’effectuer dans les mêmes conditions un nombre
quelconque de fois. Cette machine fonctionne sous l’action
d’agents extérieurs, notamment sous l’action de sources de
chaleur, d’électricité, de force élastique. Le principe qui
vient d’être formulé suppose l’intervention d’une seule
source d’électricité ; les autres peuvent être en nombre
quelconque, et le système formant la machine peut être le
siège de phénomènes intérieurs les plus divers, mettant
en jeu toutes les formes naturelles de l’énergie. Son cycle
de transformation peut donc être réversible ou irréversible.
De ce principe découlent les conséquences suivantes :
ier Corollaire. — Deux surfaces adiabatiques d'isole-
ment au point de vue électrique , relatives à la transforma-
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
478
tion d'un meme corps , ne peuvent avoir un point de commun
sans se confondre.
C’est la proposition que nous avons déjà annoncée à la
fin du chapitre précédent.
Supposons que ces deux surfaces puissent se couper ou
seulement avoir, au moins, un point de commun C. Par
un point A de l’une d’elles passe une ligne équipotentielle
correspondant, par exemple, à la transformation du corps,
quand, étant isolé au point de vue thermique, il est mis en
communication avec une source d’électricité et soumis à une
pression variable. Cette ligne prolongée d’un côté conve-
nable rencontrera la deuxième surface adiabatique en un
point B, et pendant la transformation qu’elle représente,
le corps échangera avec la source d’électricité de l’énergie
électrique toujours dans un même sens, tandis qu’il effec-
tuera ou consommera constamment du travail mécanique.
Joignons les points A et B au point C par une ligne quel-
conque tracée dans chacune des deux surfaces adiaba-
tiques ; nous aurons ainsi formé un cycle fermé ABCA,
que l’on pourra faire décrire au corps ; or, pendant sa
transformation, le corps ne serait en relation qu’avec une
seule source d’électricité, à laquelle il prendrait ou céde-
rait de l’énergie et qui, par suite, ne pourrait être rame-
née à son état initial, une fois le cycle décrit, ce qui est
impossible d’après le principe de conservation de l’élec-
tricité, à moins que les points A et B ne soient sur une
même surface adiabatique, ce qui démontre le corollaire.
2e Corollaire. — Une machine fonctionnant avec plu-
sieurs sources d' électricité , s'il en existe une dont l'état soit
modifié par l'évolution de la machine, il en existera au
moins encore une autre qui sera modifiée en sens inverse ,
l'une recevant et l'autre perdant de l'énergie.
Si toutes les sources modifiées avaient gagné de l’éner-
gie, en mettant successivement celle de potentiel le moins
élevé en communication électrique avec les autres, ces
dernières pourraient être ramenées à leur état initial, et
l’électricité, forme de l’énergie.
479
formeraient avec la machine donnée une machine complexe
fonctionnant avec une seule source, la source de potentiel
le moins élevé, qui aurait reçu de la machine donnée et
des autres sources une certaine quantité d’énergie, ce qui
est impossible d’après le principe de conservation.
Si toutes les sources modifiées avaient perdu de l’éner-
gie électrique, en mettant celle de potentiel le plus élevé
en relation électrique avec les autres, de façon à ramener
ces dernières à leur état initial, on réaliserait une machine
complexe fonctionnant avec une seule source, celle de
potentiel le plus élevé, qui aurait perdu de l’énergie élec-
trique, ce qui est encore impossible ; et le corollaire est
ainsi démontré.
Si la machine ne fonctionne qu’avec deux sources, l’une
recevant ou perdant de l’énergie électrique, l’autre en
perd ou en reçoit.
3e Corollaire. — Dans mie machine fonctionnant entre
deux sources d' électricité , le rapport de la quantité d'éner-
gie électrique puisée à l'une des sources à la quantité
d'énergie électrique versée à l'autre, est indépendant de la
nature des systèmes employés dans les opérations .
Soit une machine qui prend une quantité Q2 (positive ou
négative) d’énergie électrique à une source ST, pour en
verser une quantité Qo à une autre So de potentiel différent.
Accouplons cette machine à une machine de Carnot fonc-
tionnant entre les mêmes sources d’électricité, et qui cède
la quantité Qr d’énergie électrique à la source Sjt de
manière à la ramener à son état initial après une évolution
de chacune des deux machines. La machine de Carnot
recevra de la source So la quantité Qo d’énergie versée par
la machine donnée, puisque celle-ci forme avec la machine
de Carnot et la source Sx une machine complexe fonction-
nant avec la seule source So, qui doit revenir à son état
initial d’après notre principe.
Si maintenant la machine donnée est remplacée par une
autre, prenant une quantité = ~ Q, d’énergie à la
480
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
première source elle versera une quantité Q'o = — Qo
denergie à la seconde source So, car, si l’on accouple
encore cette machine avec la même machine de Carnot, la
première faisant n évolutions pendant que la seconde en
exécute m dans un sens convenable, la source S devra
o
encore être ramenée à son état initial, ce qui s’exprime
par l’égalité à démontrer
n Q' — m Q .
o o
4e Corollaire. — La quantité d'énergie électrique
échangée par une machine de Carnot avec chacune des
sources qui la font fonctionner , est indépendante de la voie
èqui potentielle par laquelle se fait l'échange.
Etant données les deux surfaces équipotentielles et les
deux surfaces adiabatiques d’isolement au point de vue
électrique entre lesquelles fonctionne cette machine, le cycle
quelle peut décrire n’est pas encore défini : il comprend
notamment deux lignes équipotentielles quelconques Ar Bi
et Ao Bo tracées sur les deux surfaces équipotentielles et
comprises, chacune, entre les deux surfaces adiabatiques. A
la partie du cycle de la machine que définit chacune de ces
lignes, correspond un échange d’énergie électrique Qx ou
Q entre la machine et l’une ou l’autre source S ou S .
a 1 o
D’après le corollaire précédent, le rapport ^ est déterminé:
laissons fixe la ligne Ao Bo, ce qui ne changera pas Qo,
et faisons varier la ligne Ai Bi ; quelle que soit cette der-
nière ligne, la machine échangera, avec la source Sit la
même quantité Qi d’énergie, puisque le rapport ^ est inva-
riable. Nous aurions pu, de même, laisser fixe la ligne
A; Bit et voir que, quelle que fût la ligne Ao Bo, la
machine échangerait aussi, avec la source So, la même
quantité Qo d’énergie électrique, ce qui établit le corol-
laire.
5e Corollaire. — Dans une machine qui fonctionne
entre deux sources, la plus grande quantité d'énergie élec-
trique est échangée avec la source de potentiel le plus élevé.
l’électricité, forme de l’énergie.
481
C’est, pour ainsi dire, évident, si c’est 1a. source de
potentiel le plus élevé qui reçoit de l’énergie, car, en la
mettant en relation électrique avec l’autre jusqu’à ce quelle
soit ramenée à son état primitif, cette dernière, qui aura
reçu moins d’énergie que n’en aura perdu la première,
sera également revenue à son état primitif d’après notre
principe, puisque la machine donnée et la source de poten-
tiel le plus élevé peuvent être considérées comme formant
une nouvelle machine fonctionnant avec la seule source
de potentiel le moins élevé.
Si la source de potentiel le plus élevé perd de l’énergie,
une machine de Carnot qui lui restituerait l’énergie cédée
prendrait à l’autre source la quantité d’énergie versée par
la machine donnée. Or, d’après ce qui vient d’être dit,
cette machine de Carnot verse plus d’énergie qu’elle n’en
reçoit ; la machine donnée reçoit donc de la source de
potentiel supérieur plus d’énergie électrique qu’elle n’en
cède à l’autre source ; et la proposition est démontrée.
4. Échelle absolue des potentiels. — L’application de
ces corollaires à une machine de Carnot va nous conduire
à la notion scientifique du potentiel considéré comme
quantité mesurable , et nous apprendre à déterminer numé-
riquement le potentiel d’un corps quelconque. Deux choses
restent arbitraires, par exemple, le potentiel qui nous
servira de point de départ et le nombre qui mesurera ce
potentiel. Nous verrons du même coup, ce que l’on doit
entendre par la quantité d’ électricité considérée également
comme quantité mesurable.
Supposons que le potentiel pris comme repère soit
celui de la terre, et soit le nombre positif qui le mesure.
Considérons une machine de Carnot fonctionnant entre
une source fixe d’électricité So, qui peut être tout corps
conducteur en communication avec la terre, et une autre
source quelconque S, dont nous voulons mesurer le poten-
tiel E. Ce potentiel pourra être plus élevé ou moins élevé
que celui de la terre ; s’il est plus élevé, la machine de
IIIe SÊKIE. T. X.
31
482
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Carnot échangera, d'après le cinquième corollaire, avec la
source S, une quantité d’énergie électrique Q plus grande
que la quantité Qo échangée avec la source So, et d’autant
plus grande que son potentiel sera plus élevé. Si le poten-
tiel de la source S est moins élevé que celui de la terre,
la machine échangera avec elle une quantité d’énergie Q
plus petite que Qo, et d’autant plus faible que son poten-
tiel sera moins élevé. Posons
Q ï E
' Q E ‘
o o
Cette équation détermine une valeur de E qui sera, par
définition, le potentiel de la source S. Cette valeur est,
d’après le troisième corollaire, indépendante de la nature
des systèmes employés, machine et sources, en sorte que
nous concevons ainsi une échelle absolue des potentiels,
comme Lord Kelvin avait conçu l’échelle absolue des
températures.
D’après ce qui vient d’être dit, E sera supérieur ou
inférieur à Eo suivant que ce nombre définira un potentiel
supérieur ou inférieur à celui de la terre, en sorte que les
nombres mesurant les potentiels augmenteront, comme
cela doit être, dans le sens des potentiels croissants.
Au lieu de définir l’échelle absolue des potentiels par la
valeur numérique Eq assignée à un potentiel de repère,
on peut la définir en assignant une valeur numérique
donnée à la différence de deux potentiels parfaitement
déterminés ; c’est même ainsi, comme nous le verrons
dans la suite, qu’a été fixée l'unité de potentiel ; et l’on
compte les valeurs relatives du potentiel par rapport à
l’un des deux potentiels qui ont servi à définir l’échelle et
qui peut être, par exemple, celui de la terre supposé égal
à zéro.
5. Le zéro absolu du potentiel. — Aucune limite supé-
rieure ne paraît imposée aux potentiels ainsi mesurés,
mais on ne peut concevoir un potentiel inférieur au zéro
l’électricité, forme de l’énergie.
483
de cette échelle. Dire que ce potentiel pourrait s’abaisser
à une valeur négative — E\ c’est dire, d’après la défini-
tion même du potentiel, qu’une source d’électricité à ce
potentiel, combinée avec la source de base, de potentiel
E , dans une machine réversible de Carnot, céderait ou
o
prendrait de l’énergie électrique à la machine en même
temps que la source de base, ce qui est contraire au deu-
xième corollaire. Nous arrivons donc à cette conclusion,
fort importante, sur laquelle l’attention ne paraît pas avoir
été jusqu’ici appelée, c’est que le potentiel, comme la
température, a son zéro absolu.
De même que la glace fondante, qui détermine le zéro
de nos thermomètres, a une température absolue de
273*7, de même la terre a un potentiel absolu ; il n’est,
peut-être, pas rigoureusement invariable comme la tem-
pérature de la glace fondante, et il serait intéressant de
le connaître ; mais si la température correspondant au
zéro de nos thermomètres a pu être déterminée, grâce aux
propriétés thermo-élastiques connues des gaz parfaits,
il n’en est pas de même, dans l’état actuel de la science,
pour le potentiel de la terre dont nous ignorons la valeur
absolue. Peut-être ces mêmes gaz parfaits, qui sont des
isolants, jouissent-ils aussi de propriétés électriques
simples, qui permettraient de tirer de l’observation de
certains phénomènes électrostatiques le potentiel absolu
de la terre.
Comment se fait-il que cette notion du potentiel absolu
ait pu échapper jusqu’ici à toutes les théories électriques,
et qu’aucun fait expérimental n’ait conduit à la soupçonner?
On en trouve, pensons-nous, l’explication dans ce fait très
probable que le potentiel absolu de la terre est déjà très
élevé, et que les écarts réalisés, notamment dans les
expériences d’électrostatique, sont répartis sur une très
petite étendue de l’échelle absolue. Tous ces potentiels
sont, sur cette échelle, rassemblés à une si grande dis-
484 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tance de son origine, que cette distance apparaît comme
infinie.
6. La quantité d'électricité. — Si une machine de Car-
not fonctionne successivement entre diverses sources
S , S d’électricité et la source de base S , en échan-
géant avec ces diverses sources les quantités respectives
d’énergie électrique Qit Q2,... Qo, que nous supposerons
d’abord prises en valeur absolue avec le signe positif, on
aura, d’après (1), Et, E2,... Eo étant les potentiels de ces
sources,
Q, _ 9, = = 9, _ 4
E E E
12 o
Ce qui prouve que, pour toute transformation équipo-
tentielle d’un corps, comprise entre deux surfaces adiaba-
tiques fixes, le rapport de la quantité d’énergie déplacée
Q au potentiel correspondant E, est constant et égal à
une quantité i, qui ne dépend que des deux surfaces
adiabatiques choisies. On aura donc
(2) ^ -= i et Q = E*.
E étant essentiellement positif comme la température
absolue, convenons de donner à Q et i un même signe, qui
sera positif ou négatif suivant que le corps aura cédé ou
absorbé de l’énergie électrique.
Si le corps part d’un état A bien défini, et arrive à un
autre état B également bien défini, après avoir subi une
succession de transformations équipotentielles et adiaba-
tiques au point de vue électrique, on aura, quelle que soit
la suite de ces transformations.
= constante.
Car chaque transformation équipotentielle peut être
remplacée entre les deux mêmes surfaces adiabatiques,
l’électricité, forme de l’énergie.
485
par une autre transformation équipotentielle, opérée tou-
jours sous le même potentiel Eo, en sorte que 2 ^ est.
égal à la quantité Qo d’énergie électrique cédée à ce po-
tentiel, par le corps entre les deux surfaces adiabatiques
extrêmes, cette quantité Qo étant divisée par le potentiel
correspondant Eo. On a donc
y Q = Q0
2 E E
o
et comme, pour ce potentiel auxiliaire E, Qo ne dépend
que des états extrêmes A et B du corps, et nullement des
transformations équipotentielles ou adiabatiques subies
dans l’intervalle, 2 ^ est bien une constante.
On peut encore supposer que les éléments des lignes
équipotentielles et adiabatiques sont infiniment petits, et
que le corps est successivement mis en relation avec des
sources d’électricité en nombre infini et à des potentiels
infiniment voisins : on réalisera ainsi la transformation
réversible la plus générale par laquelle un corps puisse
passer d’un état A à un autre état B.
L’équation précédente prend alors la forme
(3) J -g- = * = const.
On voit que quand un corps passe d’un état à un autre
par voie réversible quelconque, il existe une quantité i qui
n’est nullement liée à la succession des états intermédiaires
pris par le corps dans l’intervalle, et qui ne dépend que
de ses états extrêmes. Par définition c’est la quantité
d'électricité cédée par le corps.
7. Mesure de la quantité d' électricité. — Chaque fois
qu’un corps subit une transformation équipotentielle au
potentiel E, sa quantité d’électricité diminue ou augmente
d’une unité pour chaque quantité d’énergie électrique
égale à E qu’il cède ou qu’il reçoit. Chaque fois que ce
486 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
corps subit une transformation adiabatique au point de
vue électrique, sa quantité d'électricité reste constante.
D'après l’équation (2) l’unité de quantité d’électricité
est celle que reçoit ou cède un corps maintenu à potentiel
constant, quand ce corps absorbe ou cède une quantité
d’énergie électrique égale à la valeur absolue de son
potentiel. Cette définition n’a qu’une portée théorique, car
nous ne connaissons pas la valeur absolue du potentiel, et
nous ne savons pas davantage mesurer la quantité d’énergie
sortant d’un corps sous forme électrique, mais nous verrons
plus loin qu’on peut définir l’unité de quantité d’électricité
d’une façon plus pratique.
On conçoit difficilement qu’au cours d’une transforma-
tion équipotentielle d’un corps qui cède de l’énergie élec-
trique, cette quantité d’énergie perdue puisse s’accroître
au delà de toute limite en supposant même l’opération
indéfiniment prolongée. La quantité d’électricité contenue
dans un corps a donc, sans doute, une valeur déterminée
et absolue, de même que ce corps a un volume, une
température, un potentiel et même une entropie déter-
minés en valeur absolue. Ceci tendrait à prouver que, dans
toute représentation graphique, les surfaces équipoten-
tielles indéfiniment prolongées dans le sens de la diminu-
tion de la quantité d’électricité, doivent se rapprocher
indéfiniment entre elles et des surfaces adiabatiques.
Quoi qu’il en soit, la valeur absolue de la quantité
d’électricité contenue dans un corps nous est inconnue,
et nous devons nous borner à la mesurer à partir d’un
état bien déterminé, pris comme terme de comparaison.
Dans tout autre état, la quantité positive ou négative
d’électricité sera l’intégrale j* prise sur un cycle
réversible quelconque et capable de faire passer le corps
de l’état considéré B à l’état pris comme repère A.
C’est ce que nous exprimons en disant que dans une
l’électricité, forme de l’énergie.
487
transformation réversible est la différentielle exacte
d’une fonction i, qui représente la quantité d’électricité
(4)
dQ
et — *■
Et c’est encore ce que nous exprimons en disant que
dans un cycle fermé on a
f ^9
J E
= o.
et Qo étant les quantités d’énergie électrique échan-
gées par deux sources aux potentiels Et et Eo, avec une
machine de Carnot, on a, d’après (2),
Q,
E
9,
E
Si la machine fonctionne dans un sens convenable, i
sera la quantité positive d’électricité puisée à la source
de potentiel inférieur Eo et versée à la source de potentiel
supérieur E . L’énergie prise à la première source sera
Q0 = Ef et l’énergie cédée à la seconde sera Qt = EJ.
Si l’on met alors les deux sources en communication élec-
trique à l’aide d’un canal de conductibilité médiocre,
jusqu’à ce que la première soit revenue à son état initial,
la seconde sera également revenue à son état initial d’après
notre principe fondamental, la première aura perdu E i
d’énergie, la seconde aura gagné EJ. La différence
(Et — EJ* aura été transformée dans le canal de com-
munication en une quantité W de chaleur que nous savons
mesurer, et on aura
(5)
W = (Et — EJL
Si, dans l’état actuel de la science, nous ne pouvons pas
évaluer Ex et Eo, nous savons mesurer la différence
E: — Eo ; et l’équation précédente nous permet de calcu-
488 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1er i, c’est-à-dire, la quantité d’électricité qui passe d’un
corps à un autre, pendant un certain temps, tous les deux
étant maintenus à des potentiels constants, et mis en rela-
tion par un conducteur métallique, quand on connaît la
différence de potentiel de ces deux corps, et que l’on
mesure la quantité de chaleur dégagée pendant le même
temps dans le conducteur de communication.
Nous pouvons donc, par ce procédé, mesurer la quantité
d’électricité qui sort d’un corps ou qui y entre, mais nous
n’avons aucun moyen pratique de mesurer la quantité
d’énergie électrique correspondante ; il nous faudrait,
pour cela, connaître la valeur du facteur par lequel il faut
multiplier la quantité d’électricité, c’est-à-dire, connaître
la valeur absolue du potentiel. Nous ne savons mesurer
que la différence entre cette quantité d'énergie et celle que
gagnerait ou céderait un corps de potentiel déterminé tel
que la terre, s’il recevait ou cédait la même quantité
d'électricité.
8. L'unité de quantité d'électricité. — La formule (5)
nous permet maintenant de donner de l’unité de quantité
d’électricité une définition précise : c’est celle qui passe
dans un fil conducteur soumis à un courant électrique,
quand la différence de potentiel aux extrémités de ce fil
est égale à l’unité, et pendant le temps nécessaire au déga-
gement, dans ce conducteur, d’une unité de chaleur, c’est-
à-dire d’une thermie , si l’unité d’énergie ou de travail est
le kilogrammètre.
g. Loi de conservation de X électricité . — Nous venons
de voir qu’une machine de Carnot transporte d’une source
à une autre une même quantité d’électricité, que deux
sources mises en communication échangent également une
même quantité d’électricité. 11 y a, dans ces phénomènes,
conservation de la quantité d’électricité. La loi est géné-
rale, et c’est pour cela que nous avons appelé principe de
conservation de l’électricité, le principe fondamental qui
sert à établir cette loi.
l’électricité, forme de l’énergie.
489
Si un système reste isolé électriquement pendant une
transformation quelconque, la quantité d’électricité qu’il
contient sera invariable comme celle d’un corps de poten-
tiel uniforme qui décrit un cycle adiabatique réversible.
Dans ce système, en effet, les échanges d’énergie électrique -
se font entre parties qu’on peut envisager comme des
sources portées à des potentiels uniformes, en supposant,
au besoin, pour cela que le système et le temps soient
divisés en éléments infiniment petits. Ces échanges obéis-
sent à la loi simple que nous venons de rappeler, en sorte
qu’il y a toujours compensation dans toutes les parties
du système entre les quantités d’électricité gagnées et
perdues.
C’est ce qui doit arriver dans notre monde s’il est per-
mis de le considérer comme un système isolé non seule-
ment au point de vue électrique, mais encore à tous les
autres points de vue ; et alors il y a conservation non
seulement d’électricité, mais de volume, de matière et,
en un mot, de toutes les formes d’entropie, sauf de l’en-
tropie calorifique, qui augmente sans cesse.
10. Équation différentielle de l'énergie , en fonction de
l'entropie, du volume et de la quantité d'électricité. — Nous
avons maintenant tous les éléments nécessaires pour poser
l’équation différentielle de l’énergie U d’un corps, expri-
mée en fonction de son volume, de son entropie et de sa
quantité d’électricité, trois variables que nous pouvons
évidemment substituer aux trois autres, pression, tempé-
rature et potentiel, que nous avons supposées prises jus-
qu’ici pour définir l’état d’un corps et par conséquent son
énergie. Nous aurons
(6) dU =| TdS — pdv — Edi.
La fonction U ainsi exprimée est, suivant l’expression
de Massieu, une fonction caractéristique du corps : si elle
était connue, elle permettrait d’exprimer en fonction des
mêmes variables S, v, i, tous les coefficients dont la con-
49°
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sidération peut présenter de l’intérêt dans l’étude des
propriétés thermiques, électriques et élastiques d’un corps.
11 .Le potentiel thermodynamique. — Il en existe d’ail-
leurs sept autres, comme nous l’avons montré ailleurs (1),
* exprimées à l’aide de trois des six variables, T, p, E, S,
v, i, convenablement choisies ; nous choisirons parmi ces
dernières la fonction caractéristique exprimée en fonction
des trois tensions T, p, E, et nous la désignerons par la
lettre H. Elle se déduit de la forme primitive U en posant
(7) H = U — TS + pv -f Et
d’où l’on tire, eu égard à l’équation (6),
(8) dH = — SdT -f- vdp + idE.
Telle est l’équation différentielle de la fonction caracté-
ristique H exprimée en fonction des trois tensions T, p, E.
On en tire immédiatement pour l’expression de l’entropie,
du volume, et de la quantité d’électricité
(9)
(10)
(«O
S = —
v =
dû
dT
dû
dp ’
i —
dû
dE'
et pour l’expression de l’énergie, eu égard à (7),
(12)
U = H — T
dû dû
dT P dp
— E
dH
dË'
M. Duhem appelle potentiel thermodynamique à pres-
sion constante la fonction H réduite aux deux variables
(1) Chaleur et Énergie, Encyclopédie scientifique des aide mémoire de
M. Léauté, chap. IV, p. 138.
l’électricité, forme de l’énergie. 491
T et p dans l’étude des phénomènes thermo-élastiques ; si
l’on y ajoute la variable E, il n’y a pas plus de raison
d’appeler cette fonction potentiel à pression constante qu’à
tension électrique constante. Nous appellerons simplement
la fonction H le potentiel thermodynamique, malgré les
confusions que peut entraîner cette dénomination, en rai-
son de l’usage regrettable qui s’est depuis longtemps établi
d’appeler potentiel la tension électrique.
E. Ariès.
LE RIRE ET SES ANOMALIES (,)
« Lorsqu’après un hiver affreux, le soleil reprend sa
fécondité et nous ramène les douces influences qui fondent
les neiges et les glaces et qui rendent à la terre sa fertilité
naturelle ; alors, tout change à nos yeux, tout prend une
nouvelle couleur, tout rajeunit. «
Ce sont là les termes qu’Erasme (2) prête à la folie pour
célébrer ses heureux effets sur les humains. Par la folie,
il entend non pas le désordre maladif de l’intelligence,
mais cet abandon, ce laisser-aller de l’esprit qui est une
des formes de la belle humeur, de la gaieté, la compagne
du rire.
Oui, le rire est vraiment le rayon de soleil qui illumine,
qui échauffe, qui anime. Il nous apparaît comme le symp-
tôme de l’allégresse. Il est la signature du bien-être et il
évoque tout naturellement l’idée de la santé physique et
mentale dans sa plénitude, dans son entier épanouisse-
ment.
Et pourtant, le rire peut devenir la manifestation d’un
état morbide. Il est parfois une anomalie, il offre des aber-
rations.
C’est à étudier ces anomalies, ces aberrations, ou plus
exactement, à en effleurer l’étude, que seront consacrées
les lignes qui vont suivre.
(1) Conférence faite à l'assemblée générale de la Société scientifique, le
24 avril 1906.
(2j Erasme, L'éloge de la folie.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
493
Dans le rire — j’entends le rire normal — il y a un
geste et un état d’âme, il y a des modifications corporelles
et des modifications psychiques.
Les modifications somatiques présentent une extension
graduelle, un développement progressif dans lequel je
distinguerai — assez artificiellement, j’en conviens —
trois stades, trois degrés.
Le degré inférieur que nous appellerons le sourire, nous
montre les phénomènes de la mimique faciale.
Dans le second degré, qu’on pourrait nommer le rire
proprement dit, aux mouvements de la face se joignent
les phénomènes de phonation et de respiration : c’est le
rire qu’on entend.
Enfin, au troisième stade, qu’avec Dugas (1) on dési-
gnera, si l’on veut, du nom de surrire, apparaissent les
phénomènes de motilité des membres et du tronc.
Les phénomènes de la mimique faciale consistent essen-
tiellement dans le mouvement de retrait oblique, en haut
et en dehors, des coins de la bouche. La lèvre supérieure
se tend, les dents apparaissent. Les plis naso-labiaux se
dessinent nettement et s’incurvent. La pommette s’arrondit
et devient saillante ; la paupière inférieure s’élève légè-
rement
Le rire ou le sourire tend à élargir le visage : c’est
pourquoi, suivant la remarque de Schack (2), les figures
larges nous semblent plus gaies tandis qu’un visage
allongé est un signe de chagrin. Tirer une longue mine,
ce n’est pas le fait de l’homme hilare et réjoui.
Souvent, particulièrement chez les individus relative-
ment avancés en âge, où la peau a perdu de sa souplesse,
où l’exercice répété du rire a imprimé ses plissements, on
voit apparaître à la tempe, au niveau de l’angle externe
(1) Dugas, Psychologie du rire. Paris, 11102.
(2) Schack, La physionomie chez les hommes et chez les animaux
dans ses rapports avec l’expression des émotions et des sentiments .
p. 127. Paris, 1887.
494
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de l’œil, des rides rayonnantes formant ce qu’on appelle
la patte d'oie.
Le rire peut être déformé par l’alliage à la gaieté
d’autres sentiments, d’autres émotions. De plus, au lieu
d’être la manifestation naturelle, automatique de la
mimique émotive, il peut devenir le produit du langage
mimique, de ce que Morselli (i) appelle la mimique signi-
ficative, processus qui est volontaire, qui possède un
caractère conventionnel, artificiel et qui a pour but de
déguiser les sentiments autant que de les exprimer. Ainsi
naissent le rire moqueur, le rire méprisant, le rire étonné,
le rire de la pitié, de la bienveillance, du dépit.
Au second stade, celui du rire audible, s’ajoutent les
phénomènes de phonation et de respiration. Les cordes
vocales se tendent, la glotte se resserre. Il se produit des
séries d’expirations brusques, saccadées, s’accompagnant
d’un son, le son du rire, séparées par des inspirations
profondes. Chez l’enfant où le rire sonore se déploie avec
ses propriétés naturelles, ainsi que chez la femme, le son
est celui des voyelles i e te; chez l’adulte, chez l’homme,
il prend généralement la tonalité de l’a ou de l’o. Parfois,
il devient rauque, assourdi comme dans le ricanement, dans
le rire étouffé.
C’est qu’ici encore interviennent l’influence de sentiments
associés et l’action de la volonté cherchant à se conformer
aux règles de la bienséance ou recourant aux artifices de
la dissimulation. Ces rires forcés ont excité l’indignation
de Carlyle. « Ces gens-là, dit-il, ils ne font que renifler,
ricaner du fond de la gorge ; ils émettent tout au plus une
cachination sifflante et sourde comme s’ils riaient à travers
un paquet de laine. »
Enfin, au dernier stade, celui du surrire, se produit la
participation du tronc et des membres. Ce sont des tré-
(1) Morselli. Manuale di Semejotica delle malattie mentait. Tome II,
p. 230.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
495
pignements des pieds, des battements de mains ; le corps
se tord en de véritables convulsions. Les secousses respi-
ratoires se succèdent avec rapidité, avec force et ébranlent
douloureusement la poitrine : il faut se tenir les côtes.
Chez beaucoup, à ce degré, l’œil n’est plus seulement
brillant, humide ; il se baigne de pleurs : on rit aux
larmes. Parfois, surtout chez la femme, se produit de la
miction involontaire. Selon Bechterew (1), elle ne serait
point la conséquence des efforts respiratoires, mais elle
résulterait de la propagation de la stimulation du centre
mimique au centre de la miction, qui, dans l’écorce et dans
la couche optique, est voisin du centre de l’expression
émotive.
L’agent principal de la mimique faciale, du rire est un
muscle qui s’étend diagonalement de la pommette ou
zygome à la commissure des lèvres. C’est le grand zygo-
matique, ainsi qualifié pour le distinguer d’un collègue de
moindre envergure nommé le petit zygomatique.
On le désigne encore sous le nom de zygomato-labial
(Chaussier), d’élévateur oblique externe de la commissure
des lèvres (Mathias Duval).
En raison du rôle prépondérant qu’il joue dans les
manifestations faciales de l’hilarité, Duchenne de Boulogne
l’a nommé le muscle du rire.
Si l’on pratique l’électrisation localisée des deux grands
zygomatiques par l’intermédiaire des filets nerveux qui
les animent, on réussit à créer l’expression approchante
du rire.
Mais cette expression a quelque chose de faux, de con-
traint. La raison en est, comme le pense Raulin (2), qu’il
y manque la contraction de la paupière inférieure qui fait
partie intégrante du rire naturel.
(1) Bechterew, Ueber umcillkur lichen Earndbgang beim Lachem,
Neuroi.og. Centralblàtt, 13 mai 1899.
(i) Raulin, Le rire et les exhilarants, p. ii. Paris, 1900. J’ai fait à cet
ouvrage de nombreux emprunts.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les muscles de la face, ceux du rire compris, sont sous
la dépendance de centres nerveux, de fibres nerveuses.
11 s’en faut que l’accord soit établi sur la topographie
exacte et sur la signification de ces centres, sur le trajet
de ces fibres (îj. L’exposé que je vais faire ne doit donc
être accepté que sous bénéfice de vérification. Les muscles
de la face sont, tout à la fois, des agents de la mimique et
des instruments de la parole articulée. De plus, la volonté
peut les mettre en activité pour des besoins divers. A
ces différentes attributions correspondent des centres
distincts.
A la surface du cerveau, les centres des différentes
actions faciales se trouvent dans la région périrolandique
inférieure et dans la portion contiguë de la région frontale
inférieure.
(I) Voir Grasset, Les centres nerveux , p. 102. Paris, 1005.
Fig. i. — Schéma de l’appareil nerveux du rire.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
497
Les fibres émanant de ces centres descendent vers le
bulbe par la couronne rayonnante (Voir fig. 1).
Celle-ci se condense en une masse aplatie pour passer
entre les amas de substance grise appelés les ganglions
opto-striés. Elle constitue la capsule intei ne (Fig. 2,
a, b, c, d, e).
L
Fig. 2. —.Coupe horizontale de l’hémisphère gauche, dite coupe de
Flechsig (d’après Testut).
S, Noyau caudé du corps strié, — L , noyau lenticulaire, — O, Thalamus opti-
cus ou couche optique, — a, faisceau psychique, — b, faisceau de l’aphasie,
— c, faisceau géniculé ou genou de la capsule interne, — d , faisceau pyra-
midal, — e , faisceau sensitif.
Considérons la capsule interne sur une coupe horizon-
tale. Elle nous présente deux segments formant un angle
ouvert en dehors : un segment antérieur ou segment lenti-
culo-strié, situé entre le noyau caudé du corps strié en
dedans et le noyau lenticulaire en dehors (Fig. 2, a, b)
llle SÉRIE T. X. 52
498 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et un segment postérieur ou lenticulo-optique situé entre la
couche optique en dedans et le noyau lenticulaire en dehors
(Fig. 2, d, e). Le point de jonction des deux segments, le
sommet de l’angle constitue le genou de la capsule interne
(Fig. 2, c).
Les diverses fibres du facial ne sont point confondues
dans le même point de la capsule interne. Celles qui sont
destinées aux mouvements volontaires de la face se
trouvent dans le faisceau géniculé (Fig. 2, c). Les fibres
destinées aux mouvements de la face intervenant pour
produire la parole articulée se trouvent dans le faisceau
dit de l'aphasie (Fig. 2, b). Enfin, les fibres de la mimique
faciale se trouvent dans le faisceau que Brissaud a nommé
faisceau psychique (Fig. 2, a). Tandis que les fibres
faciales volontaires traversent la capsule interne sans
s’arrêter dans la substance grise opto-striée, les fibres
mimiques font une station dans la partie antérieure de la
couche optique (voir schéma, fig. 1). Cette partie anté-
rieure de la couche optique constitue, selon Bechterew,
le centre de la mimique faciale : il a pour fonction de
coordonner les mouvements constituant cette mimique.
Toutes les fibres faciales se portent vers le noyau du
facial dans le bulbe ou plus exactement dans l’épaisseur
du pont de Varole. I)e là émerge le nerf facial.
Le centre cortical du nerf facial est tout à la fois le centre
du commandement du rire et le centre de la répression.
Lorsque le rire est voulu, le centre du commandement
transmet le stimulus au centre thalamiquequi le coordonne
et le distribue de façon à obtenir le résultat désiré. Le sti-
mulus passe ensuite au centre bulbaire d’exécution.
Si le rire qui tend à se produire doit être réprimé,
l’action inhibitoire se transmet, sans doute directement,
au centre d’exécution qu’elle enraye.
Dans tout ce qui précède, je n’ai eu en vue que la
mimique faciale du rire. Celui-ci devient-il sonore, c’est
que l’excitation se propage à l’appareil nerveux respira-
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
499
toire et phonateur, c’est-à-dire au noyau du nerf pneumo-
gastrique et au noyau du nerf spinal.
Dans le surrire, la stimulation se communique à la
colonne grise, des cornes antérieures de laquelle relèvent
les mouvements des membres et du tronc.
Nous devrions rechercher maintenant quel est l’état
d’âme, l’émotion, le sentiment qui correspond au rire et
déterminer les conditions psychologiques de ce phéno-
mène. Nous adresserons-nous « au peuple ou aux
habiles » ? Les habiles ne manquent pas. Un grand nombre
de penseurs et non des moindres, se sont attachés à
étudier la psychologie du rire, à définir, à expliquer l’état
affectif qui l’accompagne, à scruter la nature du risible.
Dans ces derniers temps, Dugas (1), Bergson (2), Sul-
ly (3), Michiels (4), Mélinaud (5) ont produit sur ce sujet
des travaux de haut intérêt. De multiples théories ont été
proposées. Certaines, celle de Bergson entre autres, sont
de pures merveilles d’ingéniosité, des chefs-d’œuvre
d’analyse subtile et délicate.
Sans dédaigner aucunement de tels efforts, il nous suf-
fira, pour le but que nous nous proposons, de consulter
« le peuple », le sens commun.
Dans son simplisme vite satisfait, il nous répondra que
le rire est plus spécialement la manifestation ou l’accom-
pagnement de la gaieté et que la gaieté a sa source prin-
cipale dans le plaisant, le comique, — j’allais dire... mais
(1) Dugas, Psychologie du rire. Paris, 1902.
(2) Bergson, Le rire , essai sur la signification du comique. Paris, 1904.
(3) James Sully, Essai sur le rire. Paris, 1904.
(4) Alfred Michiels, Le monde du comique et du rire. Paris, 1887.
(5) Mélinaud, Pourquoi rit-on ? Étude sur la cause psychologique
du rire (Revue des deux Mondes, tome CXXV11, 1893).
Sans prétendre donner la littérature de la psychologie du rire, qu’on trou-
vera dans les travaux indiqués ci-dessus, je veux signaler deux ouvrages
récents qui traitent d’une manière très intéressante des aspects particuliers
de la question : Prof. Dr Sigm. Freud, Der Witz und seine Beziehung zum
Unbewussten. Leipzig et Vienne, 1903 — Paul Gaultier, Le rire et la cari-
cature. Paris, 1906.
5oo
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la tautologie est vraiment trop criante... dans le ridicule,
dans le risible.
Les déviations que présente le rire se rencontrent dans
chacun de ses éléments : dans sa partie psychique, dans
sa cause psychologique ainsi que dans ses manifestations
extérieures. Comme passage du normal à l’anormal, nous
envisagerons le fou rire.
Mon éminent collègue, M. Vanlair l’a décrit, d’après
des souvenirs personnels, avec son talent exquis d’obser-
vateur et d’écrivain (1).
« En compagnie d’un ami, dit-il, j’avais été prié à un
dîner intime dans une famille qui nous voulait du bien, et
dont nous reçûmes un accueil on ne peut plus cordial. Le
repas fini, la dernière coupe de champagne vidée, nous
passâmes au salon. On vint à parler musique, et sur nos
vives instances, la femme de notre hôte, comme Georgina
Smolen, « se leva pour chanter », non pas, hélas ! la
douce et mélancolique romance du Saule, mais un air de
bravoure de je ne sais quel opéra. A défaut d’accompa-
gnateur, elle prit place au piano, son mari, debout à côté
d’elle, s’apprêtant à tourner les pages... Un toussotte-
ment discret pour éclaircir la voix, quelques accords en
guise de prélude, et la dame commença.
» Dès les premières notes, nous nous regardâmes ahu-
ris. Jamais, au grand jamais, ni mon ami, ni moi n’avions
entendu pareils sons issir d’une gorge humaine : on eût
dit un orchestrion détraqué où, sans cadence et sans frein,
trompettes, cymbales, clairons auraient alterné leurs
grinçantes strideurs, tout cela scandé d’arrêts soudains et
de brusques départs ; quelque chose d’inouï, d’indescrip-
tible, qui n’était plus un chant, mais une épouvantable
cacophonie, si bien que tout à coup mon compagnon, puis
(1)C. Vanlair, Fm Physiologie du rire (Lecture faite dans la séance
publique de la classe des Sciences de l’Académie royale de Belgique, le
10 décembre 1905, pp. 1293-IÔ2I).
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
5oi
moi fûmes pris d’un rire aigu, inextinguible, d’un de ces
rires que nulle puissance au monde ne saurait réprimer.
« Pour un empire, nous n’eussions voulu faire offense
à nos hôtes ; et rien non plus ne pouvait clore nos lèvres.
Fâcheux dilemme qu’il fallait néanmoins résoudre, et
résoudre à l’instant. Il ne s’offrait à nous qu’un moyen
d’en sortir : rire silencieusement, sans émettre un seul
son, comme l’eût fait un malade frappé d’une aphonie
complète.
« Encore avions-nous une crainte horrible, celle de voir
le mari tourner la tête de notre côté et nous surprendre
ainsi « flagrante delicto ». J’a'vais beau, pour ma part,
évoquer des souvenirs funèbres, vainement appelai -je à
mon aide l’illusion diversive de quelque catastrophe ima-
ginaire : toujours, sans trêve, se continuait cet affreux
rire. Il dura près d’un quart d’heure qui nous parut un
siècle.
« A la dernière minute seulement, la douloureuse fatigue
de mes muscles, et sans doute aussi l’imminence d’une
suffocation mortelle amenèrent, par bonheur, une détente
subite. Et, la voix chevrotante, les lèvres encore agitées
d’une trémulation convulsive, au prix d’un effort surhu-
main, je pus enfin, comme il convenait, complimenter
notre hôtesse sur l’incomparable beauté de sa voix. »
Ce qui caractérise le fou rire, c’est son irrésistibilité.
C’est comme un accès convulsif qui doit avoir son cours.
Sa véhémence n’est pas en proportion de la cause exté-
rieure qui le provoque. Les raisons de l’ordre le plus élevé
sont impuissantes à le réprimer. Il semble même, suivant
la remarque de Montesquieu, que le contraste entre la
situation où l’on est et celle où l’on devrait être ne fait
que le stimuler.
Voltaire raconte l’histoire d’une dame qui, voyant sa
fille presque agonisante, s’écria : « Mon Dieu, rendez-la
moi et prenez tous les autres. » Un de ses beaux-fils
s’avance et lui demande gravement : « Madame, vos gen-
5o2 revue des questions scientifiques.
cires en sont-ils ? « Assurément, ce n’était pas l’heure de
plaisanter et de s’adonner à l’hilarité. Il n’empêche que
tous les assistants furent pris d’un accès de fou rire. La
mourante elle-même y participa et Voltaire nous dit que,
dès lors, elle alla de mieux en mieux.
Le fou rire suppose la défaillance du psychisme supé-
rieur, du pouvoir frénateur : c’est l’automatisme qui l’em-
porte.
Cette défaillance peut se montrer à titre accidentel,
même chez les natures les mieux pondérées : Quandoque
bonus dormit at Homerus.
Elle constitue un état habituel chez les déséquilibrés,
chez les hystériques en particulier.
L’hystérique présente une aptitude exagérée au rire,
sous l’influence des causes les plus légères, ou même sans
cause appréciable : l’hilarité revêt facilement chez lui le
caractère convulsif : elle devient immodérée dans son
intensité et dans sa durée. Briquet (1) a rapporté le cas
d’une jeune femme qui était prise de rires involontaires,
que le chagrin n’empêchait pas ; il lui arrivait souvent de
rire quand elle avait envie de pleurer et parfois elle riait
et pleurait presque en même temps. Quoiqu’elle eût des
sentiments pieux très sérieux, elle était parfois prise de
spasme inextinguible, à l’église pendant les offices.
Houllier (2) a signalé le cas des filles d’un président
de Rouen qui étaient prises d’un fou rire durant une heure
ou deux. Alors la mère et les parents arrivaient et, en les
voyant ainsi, se mettaient eux aussi h rire involontaire-
ment. Mais bientôt, ils s’arrêtaient, exhortaient les malades,
les morigénaient, les menaçaient. Rien n’y faisait ; les
jeunes filles continuaient à rire, assurant qu’elles 11e pou-
vaient s’en empêcher.
Parfois le fou rire fait partie intégrante de l’accès hys-
(1) Cité par Deschamps, Le Rire hystérique. Thèse de Bordeaux, 1903.
(2) Cité par Deschamps.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
5o3
térique proprement dit, soit qu’il le constitue tout entier,
soit qu’il l’annonce, soit qu’il en marque la fin.
Le fou rire s’observe dans d’autres états neuropathiques
que l’hystérie : il se montre chaque fois que l’action empê-
chante des centres corticaux se trouve affaiblie, chaque
fois qu’il y a diminution du pouvoir volontaire.
Féré (1) l’a observé comme phénomène prodromique
de la chorée.
Une de ses malades âgée de quinze ans s’était toujours
bien portée au point de vue nerveux jusqu’au moment où
on l’amena à la consultation de Bicêtre en 1893. La mère
craignait qu’elle ne devînt folle. Jusqu’alors, elle avait été
raisonnable et respectueuse ; elle avait perdu sa grand’
mère maternelle trois semaines auparavant et avait montré
une émotion très vive ; mais depuis, tout était changé.
Une ou deux fois par jour, quelquefois plus souvent dans
la dernière semaine, elle partait d’un fou rire dans les
circonstances les plus mal appropriées, à l’église, au cime-
tière. Elle se rendait bien compte que sa joie était intem-
pestive, mais elle l’expliquait par un motif qui, pour sa
mère, constituait une circonstance aggravante.
C’était toujours une cause des plus futiles, le chat se
mordait la queue, l’oiseau se plongeait la tête dans l’eau,
un passant avait un chapeau mal posé ou déformé, etc.
Ces explosions paraissaient d’autant plus paradoxales
quelle continuait à travailler et à vivre dans les conditions
ordinaires et quelle semblait surprise au milieu des con-
ditions les plus normales. Ces accès de rire duraient sou-
vent un quart d’heure ou plus et reprenaient sitôt qu’on
en rappelait le motif. Ce n’était que plus tard que l’inop-
portunité semblait comprise.
Un examen soigneux ne permit de relever aucun trouble
nerveux objectif. Peu à peu, les accès de rire diminuèrent
(1) Féré, Le Fou rire prodromique (Revue Neurologique, tome XI,
1905, p. 353).
5c>4 revue des questions scientifiques.
d’intensité tandis qu’apparaissaient des contorsions de la
face, de la maladresse des mains : en quelques jours, le
tableau de la chorée se compléta et les accès de rire ne
se reproduisirent plus.
C’est la gaieté qui est l’excitant normal du rire ; mais
dans certains cas, celui-ci est provoqué par d’autres
agents.
Des secousses mécaniques peuvent le déterminer. Sully
a constaté que son fils était pris de rire quand il montait
à cheval sans selle (i).
Certaines substances, dites exhilarantes, engendrent le
rire ; nous en parlerons tout à l’heure.
On voit encore le rire se manifester comme phénomène
de détente, de relaxation, à la suite d’une vive frayeur.
« Un enfant rira après avoir été etfrayé par un chien ; une
femme éclate souvent d’un rire nerveux après avoir éprouvé
une peur rapide mais violente, par exemple, dans une
voiture dont le cheval s’est emporté ou dans un bateau qui
a failli chavirer « (Sully).
Les soldats en campagne sont parfois saisis d’un rire
nerveux au sortir du danger ; au dire de Darwin (2), les
soldats allemands qui, aux avant-postes pendant le siège
de Paris, avaient été exposés, pendant des journées en-
tières aux plus grands périls, étaient tout particulière-
ment disposés à éclater en bruyants éclats de rire à propos
de la plus insignifiante facétie. De même, lorsque les
petits enfants vont commencer à pleurer, il suffit parfois
d’une circonstance inattendue survenant brusquement
pour les faire passer des larmes au rire.
Le rire, en pareil cas, est l’équivalent d’autres mani-
festations motrices survenant dans des conditions sem-
blables ; à la suite d’un accident de chemin de fer, d’un
(1) Du rire par secousses mécaniques, on pourrait rapprocher le rire par
chatouillement : Sully en a fait une étude développée.
(2) Darwin, L'expression des émotions chez l'homme et chez les
animaux. Traduction française, Paris 1874, p. 216.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
5o5
coup de grisou, on voit les escapés se livrer à des
courses folles.
Comme l’a montré Sollier (1), la surprise de l’accident
a suspendu la dépense de l’énergie nerveuse. Lorsque la
surprise est passée, il faut que l’énergie accumulée se
dégage ; elle le fera tantôt sous la forme du rire, tantôt
sous la forme de mouvements de marche.
Mais voici qui, en apparence, est plus paradoxal
encore. Le rire peut être l’effet de la douleur physique
ou morale.
Lange (2) a observé un jeune homme très intelligent
et pas du tout nerveux, chez qui il traitait une ulcération
de la langue avec un caustique très douloureux.
Régulièrement, pendant cette opération, au moment
où la douleur était au maximum, il était pris d’un violent
éclat de rire.
Toulzac (3) cite le cas d’un garde forestier qui, rentrant
à sa cabane, trouve sa femme et ses enfants étendus
morts, scalpés et mutilés par les Indiens : il est aussitôt
pris d’un accès de rire, s’exclame à plusieurs reprises :
« C’est l’aventure la plus singulière que j’ai jamais vue ! «
et rit continuellement sans pouvoir s’arrêter, si bien qu’il
mourut d’une rupture vasculaire.
Le même auteur raconte qu’une bande de jeunes gens
et de jeunes filles de 19 à 24 ans, étaient assis ensemble
quand on vint leur annoncer la mort d’un de leurs amis ;
ils se regardèrent une seconde l’un l’autre et se mirent
tous à rire, et il se passa quelque temps avant qu’ils
pussent reprendre leur sérieux.
Dans tous ces cas, dont la relation est un peu trop som-
maire et dont l’authenticité n’est peut-être pas rigou-
reusement établie, on doit admettre que le rire a été la
(1) Sollier, Le mécanisme des émotions. Paris, 1905, p. ."7.
(2) Lange, Les émotions , étude psycho-physiologique. Traduction par
G. Dumas. Paris, 1895, p. 165.
(5) Cité par Deschamps.
5o6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
réaction purement physique de la douleur : si je puis
ainsi parler, l’excitation nerveuse s’est trompée de chemin,
au lieu de porter sur l’appareil de la douleur, elle s’est
égarée sur celui du rire.
J’ai vu, moi aussi, survenir le rire sous l’influence de
la douleur, mais par un mécanisme bien différent. J’assis-
tais, il y a quelques années, aux obsèques d’un pharma-
cien, officier de la garde civique. A peine entré à l’église,
je suis appelé auprès de la femme du défunt qui vient
d’être prise d’un accès de folie. On me dit que celle-ci
avait éclaté au moment où retentit la salve des gardes
civiques, à la sortie du corps. Je trouvai la pauvre femme
riant à gorge déployée, contemplant et décrivant avec le
plus vif intérêt, les évolutions des soldats dans la rue
déserte, manifestant une joie d’enfant devant le spectacle
que lui donnait son imagination dévoyée.
Ici le rire n’était que l’expression d’une gaieté patho-
logique, de ce qu’on appelle l'état maniaque. Elle avait
été prise d’un délire hallucinatoire à tonalité expansive
ou maniaque. La durée en fut courte et la terminaison
brusque comme le début. Au bout de trois, quatre jours,
tout était rentré dans l’ordre.
La manie ou état maniaque est un syndrome essentiel-
lement caractérisé par une disposition expansive, par
une gaieté immotivée, exagérée.
Comme la gaieté normale, la gaieté maniaque porte au
rire, au badinage, à l’espièglerie, elle affine le sens du
ridicule, elle suscite le goût de la plaisanterie, de la
moquerie, souvent de l’impertinence.
Le syndrome peut constituer toute la maladie qu’on
appelle alors la manie essentielle.
Plus souvent, le syndrome manie alterne avec le syn-
drome mélancolie constituant la folie à double forme , ou
folie circulaire ou folie maniaque dépressive.
Voyez (Fig. 3) cette femme accablée, affaissée sur elle-
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
507
même. Son front est plissé, les coins de la bouche sont
tirés vers le bas.
Elle est dans la phase mélancolique de la folie cir-
culaire.
La voici dans la phase expansive ou maniaque (Fig. 4)
avec le front déridé, la figure souriante, épanouie, l’allure
dégagée.
Fig. 3. — Folie circulaire. Femme Fig. 4. — La même malade qu’à la
de 45 ans, phase mélancolique figure 3, dans la phase maniaque
(Ziehen). (Ziehen).
Le syndrome maniaque s’observe également au cours
de la paralysie générale, ou plutôt à son début, entraînant
les démonstrations habituelles de la gaieté, parfois la plus
exubérante. Dans tous les cas dont il vient d’être question,
ce n’est pas le rire qui est injustifié, c’est l’état affectif
qui le provoque. La gaieté maniaque est particulièrement
anormale dans la paralysie générale, puisque le sujet
quelle anime est atteint d’une maladie navrante entre
toutes, une maladie implacable, qui ruine peu à peu
toutes les puissances de l’âme et qui se termine fatalement
par la mort, au bout d’un terme qui n’excède généralement
pas trois ou quatre années.
Il y a des folies où la gaieté avec ses marques exté-
5o8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
rieures est tout à fait légitime. L’aberration gît dans une
idée fausse qui engendre la gaieté ou, tout au moins, la
satisfaction. Tel est le cas des paranoiques mégalomanes
sur le visage desquels règne habituellement le sourire,
témoignage du contentement qu’ils ont d’eux-mêmes, par
suite de la fausse idée qui les domine relativement à leur
condition sociale, à leur fortune, à leur influence, à leur
talent.
Le rire de la démence précoce appartient à une autre
catégorie encore. La démence précoce est une affection
qui, depuis quelques années, sollicite vivement les obser-
vations et les études des aliénistes. Elle frappe surtout
les jeunes gens et aboutit régulièrement à la déchéance
irrémédiable des facultés psychiques.
Parmi les symptômes de cette affection figurent les
troubles moteurs que l’on appelle les stéréotypies . Ce sont
des attitudes bizarres, des mouvements étranges dépourvus
de but, de raison apparente qui persistent ou se répètent
indéfiniment. Tel malade se tient des heures durant avec
les lèvres accolées et projetées en manière de grouin ; tel
autre demeure des journées entières avec un doigt dans
la bouche ; un troisième ne cesse de se tirailler le lobule
de l’oreille.
Le rire semble être, lui aussi, une manifestation pure-
ment motrice se rattachant à la stéréotypie.
Au point de vue affectif, la démence précoce se carac-
térise par l’apathie, par l’indifférence émotionnelle. Le
sujet semble dépourvu de tout désir, de toute aspiration :
il ne porte plus d’intérêt à quoi que ce soit ; il n’a cure
de son avenir ; il est complètement détaché des affections
de la famille ou de l’amitié.
Surgissant sur ce fond d’anesthésie psychique, le rire
de la démence précoce révèle immédiatement son origine
maladive.
Celle-ci se marque encore par le cachet souvent grima-
çant du rire.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
509
Elle se manifeste, enfin, par ce fait que le rire survient
en dehors de toute provocation appréciable et dans la
solitude.
L’homme qui parle seul passe pour un insensé : l’homme
qui rit seul est, à plus juste titre encore, suspect d’insa-
nité mentale. C’est que, suivant l’expression de Bergson,
Kig. 5. — B. M. 28 ans. Démence précoce; attitude permanente.
le rire est un geste social ; il est foncièrement contagieux,
communicatif ; il implique la présence d’autrui ; il sup-
pose la sympathie, la solidarité. Les hommes sains
d’esprit ne rient seuls que d’une façon tout à fait excep-
tionnelle et quand ils sont rassemblés ; chacun est d’autant
plus sollicité au rire que considérable est le nombre des
rieurs qui l’entourent : « plus on est de fous, plus on rit. «
Le dément précoce a perdu les sentiments de solidarité,
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
5io
de sociabilité : le monde extérieur, ses semblables, en
particulier, semblent inexistants pour lui. Son rire n’a
plus la signification, la valeur normale.
Quelques cas particuliers illustreront ce que je viens
de dire.
Fig. 6. — B. M. avec la tête qui a été relevée, riant.
La figure 5 représente une malade de mon service,
âgée de 28 ans. Elle est à l’asile depuis mars 1902.
Pendant plusieurs mois, elle a maintenu invariable-
ment l’attitude que l’on voit sur la reproduction photo-
graphique : les mains croisées au devant de l’abdomen,
la tête enfoncée dans la poitrine, les jeux fermés obstiné-
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
5 I I
ment et activement ; elle gardait et garde encore un
mutisme absolu.
Indifférente à tout, elle était prise, à chaque instant,
d’un rire étouffé, d’allure bizarre.
Nous lui avons relevé la tête : elle n’oppose à cette
manœuvre aucune résistance, mais lentement elle reprend
la flexion habituelle. Nous l’avons photographiée au
moment où son visage est traversé par le r ire (voir fig. 6).
Aujourd’hui, elle s’est un peu relâchée de son attitude;
Fig. 7. — D. 25 ans. Démence précoce. Fig. 8. — D. Démence précoce.
il lui arrive d’ouvrir les yeux et même de jeter autour
d’elle un regard vague et niais. Elle persiste dans son
mutisme et continue à rire seule, à rire sans motif.
Celui-ci est encore un malade de mon service. Il est âgé
de 25 ans. Son admission remonte à trois ans (voir fig. 7).
Dès le début de sa maladie, il lui prenait des rires à
pleins poumons. Il ne pouvait s’arrêter bien qu’on le
grondât. Il est arrivé que le rire se prolongeât jusque
5 1 2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
fort avant dans la nuit : il ne savait dire la raison de son
hilarité.
Actuellement, il végète dans une entière indifférence,
dans une indolence et une nonchalance complètes ; par-
fois, il parle seul, mais jamais il n’adresse la parole ni à
ses gardiens, ni à ses compagnons ; il ne se plaint de
rien, ne demande rien, ne recherche aucune occupation,
aucune distraction. Il ne regarde pour ainsi dire pas
autour de lui.
Sa figure a presque constam-
ment une expression maussade,
parfois il s’emporte sans motif.
11 présente très fréquemment des
sourires étranges qui ne sem-
blent correspondre à aucun sen-
timent et qui n’ont aucune rai-
son extrinsèque (voir fig. 8).
Voici encore une jeune fille
de 2 1 ans atteinte de démence
précoce, admise à l’asile Sainte-
Agathe au mois de juillet 1903
(voir fig. 9).
Elle a toutes sortes de gesti-
culations et de mouvements
bizarres : elle se balance d’un
côté à l’autre, farfouille con-
stamment dans son nez, puis
passe vivement la main sur la
Fig. 9. — m. “2i ans. Démence face antérieure de la cuisse
précoce. En ce moment, la gauche> Elle présente des rires,
malade se livre à un mouve- . .
ment de balancement latéral parfois intenses et prolongés,
et est en proie ù un rire immo- survenant sans motif apprécia-
ble, au milieu d’un état de non-
chalance, d’indifférence affective nuancée de mécontente-
ment et de grincherie.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
5 1 3
Le rire est souvent un excellent réactif de l’indigence
intellectuelle. 11 met celle-ci en évidence et la fait saisir
sur le vif.
Le poète Catulle l’a dit :
« Risu inepto, res ineplior nulla est. »
« Rien n’est plus sot qu’un sot rire. »
Je serais tenté de dire que rien n’est plus révélateur de
la pauvreté de l’esprit que le rire niais, le rire hébété.
On l’aperçoit sur cette photographie qui représente un
dément sénile (fig. îo).
Fig 10. — Gaieté hébétée chez un dément sénile (Weygandt).
On le voit également chez un paralytique général dont
la figure 1 1 reproduit la photographie.
Je le disais tout à l’heure : il est des substances qui
passent pour productrices du rire : ce sont les exhila-
rants. Le rire qu’elles déterminent me paraît dépendre,
en général, de perturbations d’ordre psychique.
Parmi ces substances, je signalerai le protoxyde
d’azote, l’opium, le haschisch, le seigle ergoté.
Le protoxyde d’azote qu’on appelle encore le gaz hila-
rant, le gaz du paradis , a été découvert par Priestley
IIR SÉRIE. T. X. 35
5 14 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en 1776. Quelques années plus tard, Humphry Davy en
l’étudiant, essaya sur lui-même les effets de l’inhalation.
« Sans perdre précisément connaissance, dit-il en rappor-
tant sa première expérience qui date de 1799, je suis
demeuré un instant promenant les yeux dans une espèce
Fig. II. — Rire hébété chez un paralytique général.
d' 'étourdissement sourd, puis, je me suis pris, sans y
penser, d’éclats de rire tels que je 11’en ai jamais fait de
ma vie. «
Davy répéta plusieurs fois l’inhalation et obtint tou-
jours des résultats identiques. 11 note que, sous son
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
5 ! 5
action, il ressentait « des impressions de plaisir vraiment
sublimes (1). «
Depuis lors, le protoxyde d’azote a été souvent expéri-
menté, souvent utilisé comme anesthésique général, par-
ticulièrement dans la petite chirurgie et dans la chirurgie
dentaire. Il est encore fort usité en Amérique puisque
Wood estime à y5o ooo, le chiffre des narcoses annuelles
pratiquées avec ce moyen dans les Etats-Unis d’Amérique.
L’Angleterre aussi en fait grand usage : Sydney Rum-
boll compte comme nombre moyen de narcoses annuelle-
ment pratiquées à l’aide du protoxyde d’azote dans toute
la Grande-Bretagne, pour les dix dernières années,
4 millions de narcoses. Or, de toutes ces expériences, il
ressort que le protoxyde d’azote agit comme les autres
anesthésiques généraux (2).
Il supprime la conscience, la sensibilité ; mais cette
action paralysante est précédée d’une phase d’excitation
se caractérisant par une sorte d’ivresse au cours de
laquelle se manifeste parfois le rire.
Ses effets exhilarants sont donc secondaires ; ils ne se
produisent pas constamment. A cet égard, il faut tenir
compte des dispositions individuelles.
Davy possédait, sans doute, une propension marquée
au rire : en effet, l’histoire rapporte que lorsqu’il décou-
vrit le potassium, sa joie se marqua de la façon la plus
vive : il exultait ; en proie à un rire violent, il se mit à
danser dans son laboratoire.
L’action exhilarante de l’opium n’est pas non plus con-
stante. Elle se rattache vraisemblablement à l’état de
bien-être, d’euphorie que produit souvent ce narcotique.
L’écrivain anglais, Thomas de Quincey, qui pendant
plus d’un demi-siècle fut un mangeur d’opium, caractérise
(1) Cité par Raulin.
(2) Dumont, Traité de l’anesthésie générale et locale. Traduction
française par Cathelin. Paris, 1904, p. 134.
5 1 6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ses effets en disant que, dans les premiers temps du
moins, il engendre « une sérénité sans nuage », mais
non point une ivresse comparable à celle de l’alcool (î).
Par l’usage prolongé du poison, se constitue souvent une
hébétude satisfaite qui peut s’exprimer par un rire
grimaçant.
Le haschisch dont l’élément actif est l’extrait de chanvre
indien, Cannabis indica, est employé en Orient, depuis un
temps immémorial, comme condiment, comme excitant.
On l’avale mélangé à des aromates de toutes espèces et à
des huiles végétales ; ou bien, on le fume dans des pipes
ou dans des cigarettes.
Moreau de Tours l’a fait connaître en Europe, il y a
un peu plus d’un demi-siècle.
A la suite de la publication de ses recherches, le
haschisch obtint une vogue considérable. Chacun voulait
l’essayer : à Paris, l’hôtel Pimodan réunissait un Club
d' Haschischins comprenant des écrivains tels que Balzac,
Théophile Gautier, Gérard de Nerval. On se livrait de
compagnie à l’ivresse du chanvre indien.
Toute une littérature est sortie de ce mouvement qui
est à peu près éteint aujourd’hui. D’après Richet (2), ce
n’est qu’exceptionnellement qu’il se rencontre encore çà
et là quelques amateurs de ce poison.
Richet lui-même en a pris assez souvent à titre d’expé-
rience et il en a fait prendre à ses amis.
« A doses modérées, dit-il, l’ébriété qu’il procure est
très agréable. On éprouve un certain bien-être qu’on ne
sait à quoi attribuer, et ce même sentiment de satisfaction
que tout le monde a éprouvé plus ou moins après l’ab-
sorption d’une certaine quantité d’alcool.
» Peu à peu, l’excitation de la moelle épinière produit
des effets plus caractéristiques. On s’agite, on se promène
(1) Thomas de Quincey, Confessions d'un mangeur d’opium.
O Charles Richet, L' Homme et l'intelligence. Paris, 1884, p. 184.
LE RIRE ET SES ANOMALIES. 5 1 7
de long en large, on s’étire dans tous les sens; on a envie
de danser, de remuer, de soulever des poids énormes et
au milieu de cette agitation toute musculaire, l’intelli-
gence reste calme. Mais tout d’un coup, pour un mot dit
au hasard par quelque assistant, pour une remarque toute
naturelle qu’on vient de faire, on est pris d’un rire presque
involontaire, rire prolongé, nerveux, convulsif, qu’on ne
saurait justifier et qui semble interminable. Quand cet
immense éclat de rire a cessé, on sent qu’il était ridicule ;
on reprend ses sens et on comprend que, si l’on a ri ainsi,
c’est que l’on vient de subir les premières atteintes du
poison.
» A partir de ce moment, les idées deviennent de plus
en plus promptes. C’est un feu d’artifice perpétuel, une
gerbe de feu qui éclate dans toutes les directions. L’idée
succède à l’idée avec une rapidité vertigineuse. Les
pensées vont, viennent, se pressent en désordre, sans lois
apparentes, en réalité suivant les lois fatales de l’associa-
tion des idées et des impressions. On parle avec agitation,
presque avec fureur et on s'étonne de voir autour de soi
des personnes ne partageant pas l’ivresse qu’on ressent ;
on s’indigne de la lenteur de leurs conceptions. »
A en juger par l’action physiologique du chanvre
indien, il semble que cette substance soit appelée à jouer
un rôle utile dans le traitement des maladies mentales.
Mais, en réalité, son emploi est des plus restreints, ses
indications fort mal réglées, ses effets incertains. L’in-
constance de la composition chimique du produit con-
stitue une difficulté sérieuse à son emploi. Néanmoins,
comme le pensent Richet et Raulin, il mériterait d’être
l’objet de nouvelles recherches au point de vue de ses
applications thérapeutiques.
J’ai cité encore le seigle ergoté. Luton de Reims a fait
connaître l’action exhilarante de la teinture d’ergot de
seigle associée au phosphate de soude.
Il l’a constatée d’une manière fortuite chez une femme à
5 1 8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
laquelle — pour une arthrite subaiguë du genou droit —
il avait administré simultanément une cuillerée à café de
teinture d’ergot de seigle et une cuillerée à bouche de
solution de phosphate de soude au 1/10. L’étonnement fut
grand lorsqu’au bout de 3/4 d’heure à peu près, il se
produisit chez la malade, sans aucun motif, une explo-
sion de rires à grands éclats, qui pendant une heure ne
s'arrêta guère et revint par accès très rapprochés. Ce rire
semblait s’associer à des pensées gaies et trahir une sorte
d’ivresse et même lorsqu’il fut apaisé, la personne en
cause conserva pendant longtemps encore de l’entrain et
de la bonne humeur.
Les mêmes résultats furent observés sur 7 ou 8 femmes
ou jeunes filles. Les hommes donnèrent des réactions un
peu moins vives (i).
Dans ces derniers temps, j’ai expérimenté le mélange
de Luton.
Je l’ai pris moi-même, je l’ai donné à des hommes et à
des femmes, à des individus sains et à des gens affectés
de troubles psychiques divers : mélancolie, hystérie, dés-
équilibration mentale, etc. Le nombre des sujets qui ont
absorbé la potion est de 11 et le chiffre total des essais a
été de 19. Dans aucun cas, je n’ai observé le moindre
phénomène indiquant une influence exhilarante.
Évidemment, ces résultats négatifs ne sauraient pré-
valoir contre les observations positives de Luton. Mais ils
montrent, tout au moins, que l’action exhilarante n’est
point régulière.
Peut-être pourrait-on incriminer la pureté du seigle
ergoté dont il a été fait usage. Le seigle ergoté est un
produit d’une grande altérabilité.
J’ai eu beau doubler et tripler la dose, employer des
préparations de diverses origines, essayer successivement
la teinture de seigle ergoté d’après la Pharmacopée fran-
(1) Cité par Raulin, p. 14b.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
5 ig
çaise et la teinture de notre Pharmacopée, recourir au
seigle ergoté dyalisé de Golaz, l’etfet a toujours été nul.
Les expériences de Luton tendent à démontrer que c’est
en créant un état d’ivresse que l’ergot de seigle associé
au phosphate de soude produit le rire. Son action se
porte donc également sur l’élément psychique. On sait
d’ailleurs que l’ergot de seigle peut engendrer des folies
bien caractérisées.
On pourrait allonger la liste des hilarants. L’alcool y
figurerait à aussi juste titre que le protoxyde d’azote. La
plupart des solanées vireuses amènent à doses toxiques
des délires qui, en certains cas, revêtent une allure gaie
et invitent au rire. Le délire de l’empoisonnement par la
belladone en particulier, présente souvent un caractère
expansif.
Dans une matière qui est aussi complexe que celle que
nous traitons ici, qui conserve tant d’obscurités, tout par-
tage du sujet risque de tomber dans l’arbitraire, de
prendre un caractère artificiel. Néanmoins, la division
est utile pour faciliter l’exposé et pour grouper les faits.
Sous le bénéfice de cette réserve, j’ai réparti en deux
groupes, les déviations du rire. Celles dont l’étude vient
d’être achevée affectent plus spécialement l’élément psy-
chique du phénomène ou appartiennent à l’ordre dyna-
mique. Les anomalies du deuxième groupe que je vais
aborder, intéressent plutôt l’élément somatique, le méca-
nisme physiologique ou relèvent de causes organiques.
Sans nous dissimuler les incertitudes qui entourent
encore les données anatomo-physiologiques, nous suivrons
l’examen de ces anomalies sur le schéma de l’appareil du
rire (voir fig. 1).
11 y a d’abord les altérations des centres du comman-
dement et de l’inhibition du rire ainsi que des fibres qui
émanent de ces centres et les relient au centre thalamique
et au centre bulbaire : altérations par hémorragie, altéra-
520
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tions par ramollissement, etc. Elles se traduisent par
le rire et le pleurer spasmodiques .
Il suffira de s’approcher des malades affectés de ce
trouble, de leur adresser la parole, de se mettre à les
examiner, de produire des excitations douloureuses de la
peau pour qu’aussitôt ils soient saisis d’un rire forcé,
incoercible, évoluant à la manière d’un accès (voir fig. 1 2).
Fig. 12. — Rire spasmodique chez Fig. 13. — Même malade que
une artérioscléreuse pseudobulbaire fig . 12 : pleurer spasmodique
(Dupré). (Dupré).
Au rire s’associe ou se substitue souvent le pleurer.
Cela débute comme un accès d’hilarité et cela se termine
par des sanglots ; ou bien, l’expression de la gaieté se
mêle, se combine à l’expression du chagrin en d’innom-
mables mimiques (voir fig. i3).
Ces malades font l’effet d’être abêtis et l’on est tenté de
les considérer comme atteints d’une sensiblerie niaise,
d’une émotivité hébétée. Mais, il n’en est pas toujours
ainsi. L’intelligence peut être entièrement conservée. Le
sujet a conscience de son infirmité; il s’en plaint.
Les crises de pleurs ou de rire ne se rattachent pas à
un état émotif. Elles résultent de l’excitabilité ou de
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
521
l’excitation anormale des centres inférieurs qui sont sous-
traits à l’action modératrice des centres corticaux. Il
s’agit d’une manifestation spasmodique réflexe.
On n’aura pas manqué de noter les ressemblances qui
existent entre les crises convulsives de rire et de pleurer
des pseudobulbaires avec celles que nous avons signalées
dans l’hystérie.
L’hystérie est la grande simulatrice : elle imite, pour
ainsi dire, toutes les maladies organiques du système
nerveux.
On doit admettre que dans cette affection — mais, par
suite d’un trouble purement dynamique — il y a, aussi
bien que dans les lésions cérébrales dont il vient d’être
question, une insuffisance de l’action inhibitoire des cen-
tres corticaux et un éréthisme des centres inférieurs.
Dans l’un et l’autre cas, on trouve intimement associés
deux processus qu’à première vue, on serait enclin à con-
sidérer comme tout à fait antagonistes : le rire et le pleu-
rer. En fait, leurs centres nerveux sont intimement
associés ; leur mécanisme physiologique est analogue. Le
rire comme le pleurer provoque les larmes. Le pleurer
comme le rire débute par des contractions de la face pour
gagner ensuite l’appareil respiratoire ; le sanglot, en effet,
a son siège dans cet appareil.
Psychologiquement, les deux processus ont également
des points de contact.
N’est-il pas des situations en face desquelles on ne sait
s’il faut rire ou pleurer ? Et n’est-il pas vrai — comme
Montaigne l’a développé (1) — que parfois nous pleurons
et nous rions d’une même chose ?
« Artabanas, dit l’auteur des Essais, surprit Xerxès,
son neveu et le tança de la soudaine mutation de sa con-
tenance. Il était à considérer la grandeur démesurée de
ses forces au passage de l’Hellespont pour l’entreprise de
I) Montaigne, Essais, édition Leclerc, tome I, p. 202.
522
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la Grèce : il lui prit, premièrement, un tressaillement
d’aise à voir tant de milliers d’hommes à son service et
le témoigna par l’allégresse et fête de son visage et tout
soudain au même instant, sa pensée lui suggérant comme
tant de vies avaient à défaillir au plus loin dans un siècle,
il refrogna son front et s’attrista jusqu’aux larmes. «
Sans doute, si un même objet peut susciter joie et
peine, c’est parce que, comme le dit encore Montaigne,
« chaque chose a plusieurs biais et plusieurs côtés ». 11
n’en ressort pas moins que l’âme passe avec une singulière
facilité d’un sentiment à l’autre, que souvent même elle
associe et confond le plaisir et la douleur.
Si le centre de la coordination de la mimique, c’est-à-dire
la couche optique, si les fibres qui en émanent sont
détruites et si la lésion est circonscrite à ces parties, on
observera une paralysie isolée de la mimique. Le malade
pourra encore contracter volontairement les muscles de la
face, puisque nous supposons que la voie des incitations
volontaires est respectée, mais son visage ne réagira plus
sous les influences émotionnelles.
Par contre, il pourra se produire une paralysie des
mouvements volontaires de la face avec conservation de
la mimique : dans ce cas, la couche optique et ses fibres
seront intactes. Magnus a rapporté un cas de ce genre (1).
Les mouvements voulus de la figure n’étaient plus pos-
sibles : le malade continuait, néanmoins, à rire et à sou-
rire normalement.
L’altération du centre d’exécution entraîne naturelle-
ment la suppression de la mimique faciale : c’est ce qui
s’observe dans la paralysie bulbaire progressive qui,
anatomiquement, se caractérise par l’atrophie des noyaux
bulbaires, celui du facial entre autres. Lorsque cette atro-
phie est très avancée, « le sujet garde dans tous ses traits
une stupéfiante impassibilité ; sur son masque figé, pas
(1) Cité par Grasset, Les centres nerveux , p. 193.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
523
même la plus légère, la plus fugitive contraction ne vien-
dra déceler ses émotions intimes « (Vanlair). Cette même
immobilité de la face se rencontre, mais comme consé-
quence d’un processus anatomo-pathologique différent,
dans l’atrophie musculaire de l’enfance. Duchenne de Bou-
logne en a publié un exemple (i). Lorsque le sujet riait,
ses zygomatiques n’agissaient plus : sa bouche s’agrandis-
sait transversalement par la contraction des buccinateurs ;
ses lèvres se renversaient un peu en avant, ce qui donnait
à son rire une expression singulière. Ses camarades lui
disaient qu’il riait en cul de poule.
Dans la paralysie du nerf facial — il s’agit de la para-
lysie périphérique — l’immobilisation ne se manifeste
que d’un côté parce que, très généralement, un seul des
nerfs est atteint. La moitié demeurée saine se contracte
plus activement, parce quelle n’est plus contenue par la
tonicité du côté opposé. Dans ces conditions, la face riante
offre un aspect étrange ressemblant beaucoup à celui
quelle présente dans l’hémispasme dont nous allons parler
tout à l’heure.
Des spasmes, des convulsions dans le domaine des
muscles affectés au rire pourront simuler celui-ci ou le
défigurer.
Ces convulsions se rencontrent parfois dans l’épilepsie
ordinaire. Bechterew (2) a publié des cas de cette maladie
où l’attaque s’accompagnait de rire convulsif que le malade
ne se rappelait pas plus que l’attaque elle-même.
Dans l’épilepsie Bravais-Jacksonienne, l’accès débute
ordinairement par l’irritation du centre facial. Des con-
tractions de la moitié correspondante du visage, en parti-
culier l’élévation d’une des commissures donnant lieu au
rictus, en constituent la manifestation initiale.
L’athétose, qui est également une maladie convulsive,
(1) Cité par Raulin, p. 164.
(-2) Analysé dans la Revue neurologique, tome X, 1902, p. 1156.
524 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
peut intéresser les muscles de la mimique faciale (1). Elle
donne lieu à des jeux de physionomie très changeants se
succédant avec rapidité, d’une façon désordonnée et sou-
vent asymétrique, imitant l’expression de l’étonnement,
de la tristesse ou de la gaieté.
Ces contractions répétées finissent par laisser sur la face
des rides profondes (voir fig. 14).
Fig. 14. — Athétose double. Contraction des muscles de la face
à l’occasion de la parole (Michaïlowsky).
Quoique névrose généralisée, l’hystérie détermine par-
fois des accidents tout à fait localisés, par exemple le
spasme de la face, c’est-à-dire une contraction plus ou
moins permanente des muscles de la face.
Ce spasme facial — comme on peut le voir sur la fig. 1 5
— altère profondément le jeu de la physionomie, il crée
(1) Voir Michaïlowsky, itude clinique sur V athétose double , Nouvelle
ICONOGRAPHIE PHOTOGRAPHIQUE DE LA SALPÉTRIÈRE, tome V, 1892, p. 57. —
Audry, L' athétose double et les chorées chroniques de l'enfance.
Paris, 1892.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
525
artificiellement line expression d’hilarité et déforme le rire
naturel.
Je signalerai, enfin, les anomalies congénitales, dégé-
nératives du rire. La dégénérescence entraîne souvent des
désordres dans le fonctionnement des muscles : telle est
la loucherie, tel est le bégaiement, telle est encore l’asy-
métrie fonctionnelle de la face et, en particulier, l’asymé-
trie mimique ou hémimie (Pierret).
Fig. 15. — Contraction faciale hystérique [Delprat (1)].
C’est à cette catégorie que je crois devoir rapporter
l’asymétrie du rire chez le sujet dont la photographie se
trouve reproduite à la figure 16.
Il s’agit d’un héréditaire, présentant de la débilité psy-
chique. A l’état de repos ou dans les mouvements volon-
taires, on ne remarque point de différence entre l’inner-
vation des deux moitiés de la face tandis que dans le rire
et mieux encore, dans le simple sourire, on constate une
(!) Nouvelle iconographie photographique de la Salpétrière, tome V,
1802, p. 58.
520
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
prévalence marquée de la contraction de la moitié gauche
de la face.
Il faut noter que l’occlusion de l’œil gauche qui se voit
sur la photographie, n’est pas un phénomène actif : elle
résulte d’une paralysie du releveur de la paupière supé-
rieure consécutive cà des convulsions de l’enfance. On ne
peut donc pas attribuer l’élévation de la commissure gauche
à une contraction synergique de celle de l’orbiculaire (1).
Fig. 16. — Asymétrie de la mimique du rire.
D’autre part, rien ne permet de supposer que le sujet
ait souffert d’une paralysie faciale du côté droit dont
l’inertie relative dans le jeu de la mimique, serait le résidu.
Il n’a pas été atteint de maladie de l’oreille (2).
(1) Henle (cité par Raulin, p. 43) a attiré l’attention sur cette synergie. 11
a fait remarquer que lorsqu’on ferme exactement l’un des yeux, on ne peut
s’empêcher de rétracter la lèvre supérieure du même côté.
(2) Lannois et Pautet, L'asymétrie de la mimique faciale d'origine
otique en pathologie nerveuse (Congrès des médecins aliénistes et neuro-
logistes, IIe session tenue à Limoges).
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
527
Telles sont les principales aberrations du rire. Elles ne
sont point de pures curiosités ; elles constituent des signes
de maladie, elles viennent au secours du diagnostic.
Le rire sollicite l’intérêt médical à d’autres points de
vue encore.
Il lui arrive très exceptionnellement du reste, de désar-
ticuler, de décrocher la mâchoire, de produire des hernies,
d’amener des hémorragies. D’autre part, s’il en faut croire
certains observateurs, la secousse morale et physique
qu’il détermine, serait capable d’opérer des guérisons
merveilleuses.
L’on ne doit guère compter sur de pareilles cures, mais
chacun peut attendre de la gaieté et du rire, des effets
salutaires au point de vue de la santé corporelle.
L’Ecole de Salerne n’a fait que traduire les données de
la sagesse du peuple, quand elle recommande la gaieté
comme un médecin qui ne trompe pas :
Si tibi deficiant medici, medici fiant liaec tria : mens
hilaris , requies, moderata diaeta (1).
Gaieté , doux exercice et modeste repas : voilà trois méde-
cins qui ne trompent pas.
Sans doute, le rire n’est pas toujours à portée.
Un des médecins renommés du xvme siècle, Sylva est
appelé près d’un malade consumé d’une vraie mélancolie.
— Je vous conseille, lui dit-il, d’aller voir Arlequin,
c’est la meilleure drogue que je puisse vous faire prendre.
Riez et vous serez sauvé.
— Hélas ! répliqua le malade.
— Mais pourquoi hésiter ?
— Arlequin, c’est moi !
Le pauvre Dominique (c’était le vrai nom du bouffon)
ne tarda pas à succomber à son incurable mélancolie !
Mais, généralement, il dépend, en bonne part, de la
(1) Schola Salernitana sive de conservanda valetudine. Auctore
Joanne de Mediolano. Rotterdam, 1GG7, p. 8.
528 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
volonté d’orienter notre humeur vers la sérénité, vers la
joie et de nous mettre dans les dispositions propres à subir
les influences hilarantes.
Sully nous apprend que dans « la joyeuse Angleterre »
— c’est ainsi qu’il qualifie son pays — il y a pas mal de
gens qui considèrent le rire comme une indécence, sinon
comme une immoralité. Ces gens sont en dehors du sens
commun.
La douce, la bonne gaieté, le rire sincère et honnête
• sont des présents de Dieu. Honnis soient ceux qui les
dédaignent !
La sagesse nous dit d’en user, la justice nous commande
d’en remercier le Ciel.
Dr X. Francotte.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE
AUX TEMPS PRÉHISTORIQUES
Dans la livraison d’octobre 1893 de cette Revue (1),
j’ai rendu compte d’une série de découvertes relatives à
l’époque néolithique en Espagne. J’en déduisais l’existence
de très anciennes relations avec les peuples de l’Est
méditerranéen. De nouvelles trouvailles m’ont permis de
donner aux faits une précision que je n’aurais pu espérer,
et de déterminer la part qu’on peut attribuer à l’Orient
et à l’Occident dans les civilisations qui se sont succédé
en Espagne.
Pour bien comprendre l’époque néolithique, il est
nécessaire d’étudier en même temps toute la suite de
l’histoire du pays ; celle-ci en effet n’est pas une série
incohérente d’événements : ses chapitres s’enchaînent l’un
à l’autre, s’expliquent l’un par l’autre ; tel épisode histo-
rique n’est que le recommencement d’un autre, qui semble
perdu dans les temps préhistoriques, et sa connaissance
permet de restituer ce dernier à l’histoire. De même, nous
devons revoir avec soin les plus anciennes traditions
relatives au pays. Si, faisant abstraction d’idées précon-
çues, nous cherchons à traduire leur enseignement et
celui des fouilles en une langue commune, nous constate-
rons qu’ils se complètent d’une façon étonnante, et nous
aurons produit une source de lumière.
C’est vers ce but que tendent mes efforts.
(1) Revue des Quest. scient., t. XXXIV. pp. 489-56:2.
III* SÉRIE. T. X.
54
53o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
DIVISION ET DÉBUTS DU NÉOLITHIQUE
A la fin de l’époque quaternaire, ou commencement de
l’actuelle, les populations de l’Occident européen étaient
en possession d’un outillage en silex très primitif, dérivé
de celui qu’on trouve à la fin de l’occupation des cavernes,
à l’époque magdalénienne. Ces outils sont extrêmement
petits : celui qui joue le rôle principal, surtout dans la
Péninsule, est un tronçon de lame découpé en forme de
trapèze servant de bout de flèche : la céramique et le
polissage de la pierre étaient inconnus : on trouve peu
d’objets ayant un caractère ornemental.
Il existe des stations où l’on rencontre cet outillage
seul, sans mélange d’autre plus perfectionné : il constitue
donc par lui-même un ensemble complet, répondant à un
état social déterminé, très rudimentaire et antérieur à
celui dont nous allons nous occuper.
Dans d’autres stations, villages, sépultures, cachettes,
on trouve ce même outillage, identique à lui-même, mais
associé à des séries d’objets qui révèlent une civilisation
beaucoup supérieure. L’étude des gisements prouve sur-
abondamment qu’il n’y a pas mélange d’objets appartenant
à deux époques successives, mais juxtaposition de deux
industries contemporaines, l’une très primitive, l’autre
beaucoup plus avancée. C’est l’apparition de cette dernière
que je considérerai ici comme servant à fixer le début de
l’époque néolithique proprement dite. Ainsi limitée, elle
comprend en Espagne une série de phases dont le nombre
augmente à mesure que les fouilles se multiplient ; mais
pour les besoins de cette étude je ne considérerai que
trois grandes divisions principales ; nous aurons ainsi le
tableau suivant :
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE.
53 1
Division de l'époque néolithique
Basée sur la taille du silex Basée sur la nature
des instruments nouveaux
I Taille et formes primitives. Pierre polie
II » » intermédiaires. » «
III « « perfectionnées. Cuivre
Le premier élément de cette classification est tiré de la
taille du silex. Nous avons vu qu’avant le Néolithique,
l’outillage de pierre se composait exclusivement de tout
petits silex. Pendant la première des phases ci-dessus, il
continue à être en usage à côté des instruments polis.
Pendant la seconde, il se transforme : les lames deviennent
plus grandes, les trapèzes se modifient : une de leurs
pointes s’effile, et l’ensemble prend la figure d’un triangle
allongé à base concave ; mais le procédé de taille reste le
même. La dernière phase voit la taille du silex à son
apogée : les lames sont des pièces superbes dont la lon-
gueur atteint 35 centimètres et plus ; les pointes de flèche
sont traitées par un procédé nouveau, qui retaille toute
leur surface et en fait des figures symétriques : l’habileté
est poussée à l’extrême et produit de vraies oeuvres d’art ;
on fabrique aussi des poignards en silex, mais d’un tra-
vail généralement moins soigné.
II y a quelques années, j’avais toujours rencontré les
trapèzes modifiés en compagnie de flèches taillées sur les
faces, et j’en avais conclu que ces dernières avaient servi
de modèle, dont on avait copié le profil au moyen du
procédé de taille ancien. Depuis, j’ai trouvé au moins une
station importante, dont tous les caractères sont inter-
médiaires, et où les flèches sont exclusivement des tra-
pèzes modifiés : cette forme doit donc être considérée
comme un produit d’évolution locale antérieure aux flèches
perfectionnées de la dernière période. Quant à celles-ci,
532
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
elles constituent le dernier terme de cette même évolution.
Il y a cependant des faits qui appellent une autre explica-
tion, et j’aurai à revenir sur ce sujet.
Le second élément de classification est tiré de l’emploi
de la pierre polie et du cuivre. Pour en saisir la portée,
il faut se rendre compte du rôle de ces matériaux. On
semble souvent admettre que le polissage est le dernier
degré de perfectionnement dans le travail de la pierre.
Cette notion est erronée. 11 suffit pour la renverser de
jeter un coup d’œil sur le tableau ci-dessus où on voit que
la taille du silex a été rudimentaire pendant la majeure
partie du règne de la pierre polie, et quelle a atteint son
apogée précisément au moment de la décadence de celle-ci.
D’autre part, on ne constate pas l’existence d’une période
où on aurait graduellement passé de la taille par éclate-
ment à celle par martelage et polissage : au contraire,
lorsqu’on a pu établir l’âge exact des outils polis, on
constate que les plus anciens ne sont pas en silex : en
Espagne, comme généralement dans le Midi, ils ne le
sont même jamais; ils sont en roches telles que la diorite
et la fibrolithe, qui n’étaient pas employées avant l’appli-
cation du nouveau procédé. Que le principe de celui-ci fût
connu de tout temps, on ne peut le mettre en doute ; mais
on ne l’a jamais appliqué au façonnage des formes an-
ciennes : celles-ci, même quand le polissage est largement
appliqué, continuent à s’obtenir par éclatement, en évo-
luant dans une tout autre direction. Le procédé consis-
tant à polir la pierre, ou plus exactement à la marteler
et à l’aiguiser, est exclusivement employé à un genre
d’instruments qui apparaît en même temps que lui et qui
n’a aucune ressemblance avec les silex taillés.
Les instruments polis ou aiguisés forment donc un
attirail nouveau, entièrement indépendant de celui en
silex, autant par les formes que par le procédé et la
matière utilisée, tous caractères qu’il montre dès sa pre-
mière apparition. On peut affirmer qu’il répond à des
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 533
besoins d’un ordre tout à fait nouveau comme lui-même.
Et sa décadence ne correspond pas à la disparition de
ces besoins, mais à l’emploi d’une substance qui lui est
supérieure : le cuivre. Les instruments en métal, eux aussi,
sont martelés, polis et aiguisés ; leur tranchant s’obtient
et se refait de la même manière, répond aux mêmes néces-
sités ; ils sont bien de la même famille, différente de
celle des silex taillés. Il serait téméraire de prétendre que
les haches de pierre descendent de celles en cuivre, mais
en signalant la possibilité de cette hypothèse, on fait bien
sentir la portée de l’apparition du polissage et sa grande
signification : c’est en dehors de l’industrie préexistante
du silex qu’est apparue celle des haches, des herminettes,
des coins, des ciseaux et des gouges pour la fabrication
desquels on a choisi les substances les mieux appropriées :
cuivre, diorite, fibrolitbe, silex.
Pour mieux comprendre que l’introduction de ces outils
signifie beaucoup plus que l’acquisition d’un nouveau
système pour tailler la pierre, il suffit de constater qu’ils
sont partout et toujours accompagnés des premiers vases
en terre cuite, parfois déjà ornés ; de graines carbo-
nisées et de meules à broyer le grain ; qu’on les trouve
dans les plus anciens fonds de cabanes ; qu’avec eux
naissent, ou prennent un subit développement, l’emploi
de l’os, le goût des parures, le culte des morts et de
certaines divinités. En un mot, la pierre polie est un
caractère accessoire, un témoin de l’avènement de l’agri-
culture avec son cortège habituel d’industries, de la trans-
formation d’une race vivant au jour le jour en un peuple
prévoyant, puisqu’il laboure et sème en attendant la
récolte, et qu’ensuite il fait provision de blé. Le principe
de la propriété du sol, acquise par le travail, est une suite
de ce changement, comme aussi une vie sédentaire, la
construction de magasins, de maisons, de villages. C’est,
en un mot, l’aurore de la civilisation.
La construction de maisons, de dépôts, d’appareils
534
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
divers pour l’agriculture et toutes les industries nouvelles,
implique un usage très fréquent du bois. Pour couper
des troncs d’arbre, les fendre, les débiter, les tailler, à
quoi auraient pu servir les lames microscopiques du
magdalénien, ses petits grattoirs, ses fines pointes ? Il
fallait un tout autre genre d’outils, et c’est à cette néces-
sité que répondent les instruments en pierre polie. Le
courant qui apporta l’agriculture possédait cet outillage,
dont les formes se sont conservées jusqu’à nos jours sans
grands changements.
La hache polie n’est pas un symbole de la guerre :
c’est celui de la civilisation nouvelle, que résume l’agri-
culture. Les anciens considéraient celle-ci comme le don
d’une divinité à laquelle ils rendaient un culte. Nous
voyons sur les parois des cryptes sépulcrales néolithiques
en France, la représentation d’une divinité, avec, comme
attribut, la hache polie. On n’aurait pu mieux choisir
pour traduire graphiquement l’existence du susdit culte,
continué par l’antiquité classique. Remarquons en passant
que sa naissance paraît s’expliquer plus naturellement si
l’agriculture fut vraiment un don, reçu d’une nation
supérieure.
Quant à l’origine de cette civilisation, dans l’article
cité plus haut, j’ai signalé des analogies très significa-
tives entre les mobiliers de l’époque de la pierre polie en
Espagne et ceux des plus anciennes villes d’Hissarlik.
Je reprendrai brièvement la comparaison.
L’industrie du silex est toute différente dans les deux
pays : elle date d’une époque où il n’existait pas de rela-
tions entre eux. Celle de la pierre polie est identique :
on dira que cela va de soi, que c’est un stade par lequel
presque tous les peuples ont passé ; cela est exact ; mais
pour montrer que dans le cas actuel il y a de plus con-
temporanéité et certains rapports très étroits entre les
industries des deux pays, il suffit d’examiner les objets
qui accompagnent la pierre polie. Commençons par les
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE.
535
poteries. L’histoire de la céramique prouve que c’est un
des arts qui impriment le mieux à leurs produits le sceau
de l’époque et de l’école auxquelles ils appartiennent. Les
plus anciens vases espagnols, par la grossièreté de leur
exécution, témoignent de l’inexpérience des ouvriers ; et
cependant leurs formes sont déjà avancées et de celles
que doit précéder une certaine pratique : on sent l’in-
fluence de modèles plus parfaits ; or c’est précisément à
Hissarlik qu’on trouve un ensemble de .produits qui ont
pu inspirer ceux d’Espagne, et dans les deux pays les
formes se modifient aux époques suivantes : il en est de
même des ornements incisés qui décorent les vases.
Un autre objet joue un rôle important : le fusaïole en
terre cuite. On sait que Schliemann en a recueilli des
milliers dans les anciennes villes d’Hissarlik et que dans
la suite ils deviennent rares. En Espagne ils caractérisent
la même époque de la pierre polie, après laquelle on n’en
trouve pas.
L’identité des idoles plates de pierre en forme de
violon, est complète entre les exemplaires espagnols et
troyens, et, comme pour les objets précédents, exclusive-
ment propre à la pierre polie : après, en Espagne comme
à l’Est, on leur voit succéder d’autres idoles de forme
différente.
Ces faits ne s’expliquent plus par le hasard ni par le
parallélisme inévitable dans la marche de l’industrie : ils
sont le produit de conceptions locales, individuelles, qui
ne se produisent pas deux fois indépendamment. La
grande supériorité des objets d’Hissarlik proteste d’aii-
leurs contre l’identification du degré de culture.
Quelques mots sur les objets de parure. Le palais
d’Hissarlik contenait de nombreux bijoux en or et en
argent. En Espagne ils sont faits au moyen de coquilles
ou de pierres ; une grotte sépulcrale a livré un diadème
en or : cette pièce unique diminue un peu la distance que
l’abondance de l’or crée entre les deux civilisations que
536
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nous comparons. Mais il y a plus : si avec MM. Perrot
et Chipiez on étudie les éléments des diadèmes, colliers et
boucles d’oreilles d’Hissarlik, on y sent encore la barbarie
qu’au premier aspect voile l’éclat de tant, d’or. Si on
regarde de plus près, cette impression s’accentue, car on
y reconnaît l’imitation d’ornements de coquilles; en effet,
les rondelles de test de cardium, incomplètement usées,
présentent sur leur pourtour de petits becs ; sur leurs
faces, se voient des lignes concentriques ou des droites
parallèles : copiés sur des rondelles en or, régularisés et
appropriés au métal et au procédé employé, ces éléments
sont devenus ceux que portent les perles de collier d’His-
sarlik ; d’autres pendeloques sont inspirées des cyprées,
ou de fragments allongés de test coquillier ; le type
habituel des pendants d’oreilles dérive de la coquille
trouée du cardium.
Si ce sont bien là les tout premiers pas au sortir de
la barbarie, la présence des métaux et de l’art naissant
n’en constitue pas moins une grande supériorité. Celle-ci
d’ailleurs est une des circonstances nécessaires pour
rendre compte du courant venant de l’Est. Nous le ver-
rons mieux dans la suite.
LA DERNIÈRE PHASE DU NÉOLITHIQUE
La dernière phase du Néolithique est caractérisée en
Espagne par l’apogée de la taille du silex et par la déca-
dence de la pierre polie devant l’invasion du cuivre. J’ai
déjà émis l’opinion que cette période est contemporaine
de la civilisation mycénienne et influencée par elle. Si
dans l’étude comparative qui doit établir cette thèse, on
considérait isolément chaque série d’objets, il pourrait
rester un certain doute : mais devant l’ensemble la con-
viction se fait, et elle achève de se confirmer à la vue de
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 5 3y
l’enchaînement des différentes parties de l’histoire, qui se
complètent et s'éclairent mutuellement.
Commençons par l’industrie de la pierre.
A Mycènes on trouve quelques haches polies ; mais
leur rôle est absolument effacé ; en Espagne elles sont de
même exceptionnelles dans les tombes les plus récentes
du Néolithique.
L’industrie du silex ou de l’obsidienne est beaucoup
plus développée en Espagne qu’à Mycènes ; on en voit la
raison : les habitants du premier de ces pays ne disposant
pas, comme les Mycéniens, du bronze pour la fabrication
des outils minces, tranchants ou perçants, ont poussé
beaucoup plus loin la perfection de la taille du silex. Les
magnifiques poignards Scandinaves resteront le meilleur
exemple à l’appui de cette démonstration. Malgré cela,
Schliemann a recueilli, dans une des plus riches tombes
de l’acropole de Mycènes, trente-cinq pointes de flèches
en obsidienne d’un bon travail : elles formaient partie de
l’armement d’un personnage royal, couvert d’or, accom-
pagné d’épées, de lances et de poignards en bronze d’un
travail remarquable : il n’y avait aucune flèche en métal.
Donc au point de vue de l’emploi de la pierre, de la belle
taille du silex ou de l’obsidienne, la différence entre le
Mycénien ancien et le Néolithique espagnol consiste
seulement dans la proportion des objets en pierre rela-
tivement à ceux en métal.
Cette constatation est capitale au point de vue de l’âge
relatif des deux civilisations. On peut à ce sujet raisonner
de deux manières, suivant le point de vue auquel on se
place :
i° L’abondance et la nature des métaux à Mycènes
correspondent à un niveau industriel plus élevé, donc
à une époque plus récente ;
2° L’identité des flèches de pierre entraîne la contem-
poranéité des deux civilisations.
Le premier raisonnement est celui qu’on fait d’habi-
538
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tude : on se débarrasse de l’objection tirée de la présence
des flèches de pierre en parlant de survivance d’un âge
plus ancien. Pour peu qu’on veuille donner un sens à
cette réponse, on s’aperçoit quelle revient à rajeunir la
fin de l’usage des armes de pierre, ou à vieillir celui des
métaux, et l’objection reste entière.
Le second raisonnement prend comme élément chrono-
logique l’objet le plus ancien, et par cela même il est
plus juste : si les deux pays ont eu une époque où ils
faisaient usage de flèches en pierre, on ne peut pas
admettre que le plus avancé des deux ait tardé plus que
l’autre à les remplacer par celles en métal : il faut donc
considérer les flèches mycéniennes comme au moins aussi
vieilles que les flèches espagnoles. Que, disposant du
bronze, on ait continué à les faire en pierre, cela n’a rien
détonnant : la pierre devait présenter des avantages ;
d’ailleurs le fait est là, et il est loin d’être unique : il se
répète dans les sépultures françaises au point d’être la
règle, et d’après M. A. Martin la belle industrie des
pointes de flèche en silex a été créée par le bronze.
Supposer les flèches mycéniennes plus récentes que
celles d’Espagne, c’est les faire contemporaines de l’âge
du bronze dans ce pays ; or, malgré quelques progrès
industriels, la civilisation de cet âge diffère beaucoup
plus de la mycénienne que celle du Néolithique.
La grande abondance de métaux précieux accompa-
gnant les flèches en pierre de Mycènes, contraste avec
leur absence en Espagne; mais ce contraste est également
un fait, et loin de fournir une objection, il donne la clef
de l’histoire du Néolithique : sans lui, on ne pourrait pas
comprendre les expéditions des Orientaux en Espagne.
Autre chose très remarquable : le type des flèches
mycéniennes, rare en Europe, caractérise en Espagne,
par son abondance et par la beauté des produits, précisé-
ment et exclusivement la province où nous constaterons
tant d’autres influences venant du bassin oriental de la
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE.
539
Méditerranée, celle qui fut de tout temps le point de
mire des Phéniciens. Une coïncidence si visible doit
avoir une signification : il doit exister, dans ces pointes
de flèche, quelque chose qui est venu de l’Est ; l’avenir
dira si c’est leur type, si ce ne sont pas des flèches elles-
mêmes Voilà le motif de ma réserve lorsque je me suis
demandé si la belle taille du silex était exclusivement
le résultat d’une évolution locale.
Je viens de faire allusion aux expéditions des Orientaux
en Espagne, et de nommer les Phéniciens. On sait que
les marchés de Sidon regorgeaient de l’or et de l’argent de
Tarshis ; que l’étain fut pendant longtemps une des prin-
cipales sources de richesse des Phéniciens, et combien ils
faisaient d’efforts pour conserver le monopole de son com-
merce ; ce métal avait plus d’importance encore que l’ar-
gent : il devenait de plus en plus nécessaire et nous
pouvons être assurés que toute la production était dirigée
sur les marchés de l’Est, où il était bien payé, et que pas
une parcelle n’en était détournée au profit des peuplades
arriérées. La navigation du temps avait pour seul et
unique but le drainage vers les centres civilisés de tous
les produits précieux des pays neufs, et l’inégalité que
nous constatons à chaque pas entre les civilisations con-
temporaines des deux extrémités de la mer intérieure en
est tout à la fois la cause et le résultat, la condition sine
qua non.
Ne nous étonnons donc pas si à une même époque
Mycènes est riche en bronze, tandis que l’Espagne ne
possède que le cuivre : si un doute pouvait subsister sur
la cause de l’absence du bronze, il suffirait pour le lever,
de considérer la métallurgie de l’âge du bronze en
Espagne : malgré la pleine connaissance de cet alliage, il
est encore rare, le cuivre est plus abondant : on voit avec
quelle difficulté l’étain y pénétrait et on comprend qu’à
une époque plus ancienne, il n’en parvenait pas du tout.
540 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L’argent et le plomb ont joué dans l’antiquité un rôle
considérable. Le premier a fourni la matière d’un grand
nombre de bijoux et de vases, qu’on retrouve dans le bas-
sin égéen dès l’âge de la pierre polie ; du second on pos-
sède très peu d’objets ouvrés ; mais il était indispensable
dans la métallurgie de l’argent. Celui-ci s’extrait surtout
des minerais de plomb et, en deuxième ligne aujourd’hui,
de ceux de cuivre. Le Sud de l’Espagne contient des gise-
ments très riches des uns et des autres, et les Carthaginois
comme les Romains les ont connus et exploités.
Quelques mots sur la métallurgie de l’argent sont néces-
saires. On commence par produire le plomb ou le cuivre
par simple fusion du minerai au charbon de bois. Le
plomb s’obtient très facilement : pour le cuivre c’est un
peu plus difficile, et j’ai pu constater que les néolithiques
cassaient le minerai en petits morceaux, qu’ils chauffaient
avec du charbon de bois : le feu était insuffisant pour pro-
duire une masse liquide, mais chaque fragment subissait
isolément l’action réductrice de la flamme : il s’y produi-
sait des particules de cuivre métallique ; après refroidis-
sement on broyait les morceaux à demi fondus et au moyen
d’un lavage on extrayait les parcelles de cuivre : on les
refondait ensuite dans des moules ou des creusets. Tout
l’argent des minerais se retrouve dans le plomb ou dans
le cuivre. Les proportions sont excessivement variables :
disons en passant qu’un métal contenant 1 % d’argent est
considéré comme très riche.
Voici maintenant comment on extrait l’argent.
Si c’est du plomb, on le maintient fondu dans une
cuvette plate appelée coupelle : on dirige un courant d’air
à la surface du bain ; le plomb s’oxyde en formant de la
litharge qui surnage et qu’on enlève continuellement : à la
fin tout le plomb est ainsi éliminé et l’argent reste seul ;
on reconnaît la fin de l’opération à l’éclat que prend brus-
quement le bain : cela s’appelle l’éclair. Les toutes der-
nières traces de plomb sont difficiles à éliminer, et on ne
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 541
le fait pas, parce qu’elles ne nuisent pas aux propriétés
de l’argent : il faut l’analyse chimique pour en constater
la présence.
Si le métal riche est du cuivre, comme celui-ci ne
s’oxyde pas seul, on lui ajoute du plomb, qui l’entraîne
dans l’oxydation, et les deux métaux alliés sont éliminés
dans la litharge. Mais si la quantité de plomb ajoutée est
insuffisante, aussitôt quelle est consommée le cuivre qui
reste ne s’élimine plus, à moins d’ajouter encore du plomb.
Seulement, comme une certaine dose de cuivre n’altère
pas sensiblement les qualités de l’argent, il se peut que
les anciens aient souvent produit de l’argent plus ou moins
cuivreux sans s’en douter, et que dans certains cas, pour
des raisons voulues ou non, on ait même laissé des pro-
portions très fortes de cuivre. Ainsi s’expliqueraient les
objets qui contiennent autant et plus de cuivre que d’ar-
gent. On peut y voir des alliages intentionnels, mais il est
plus probable que ce sont des résultats d’affinages incom-
plets. Les objets en argent d’Hissarlik et de Mycènes
analysés par Schliemann, contiennent de 3 à 4 °/0 de cuivre
et des traces de plomb, témoins du procédé employé pour
la désargentation.
Revenons au Néolithique espagnol : s’il est contempo-
rain du Mycénien, qui connaissait l’argent et le plomb,
il faut s’expliquer l’absence de ces métaux en Occident.
Dans une bourgade néolithique, située dans un des plus
riches centres producteurs d’argent de l’antiquité, tout
près de ma maison, et que je puis donc fouiller minutieu-
sement, j’ai rencontré dernièrement des fragments de
galène argentifère et même du plomb fondu : je n’ai pas
de doute sur le gisement de ces matières, mais je n’ai vu en
place que le minerai ; le métal a été trouvé en mon absence.
Lorsque je rencontrai le premier fragment de minerai
de plomb, je fus très étonné et très perplexe. Attribuer
au hasard ce qu’on ne comprend pas est un procédé
peu scientifique : j’en arrivais à admettre que les Néo-
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
542
lithiques avaient apporté là intentionnellement ce morceau
de galène : mais j’avoue que tout en croyant déjà alors
très fermement à l’existence de relations avec le monde
égéen riche en métaux, il restait dans mon esprit une telle
dose des idées courantes sur le peu d’antiquité du plomb
relativement au Néolithique, que je ne m’arrêtai pas un
instant à l’idée que les anciens avaient là cette matière
pour en extraire le plomb. Mais, quelque temps après, une
autre maison de la même bourgade me livre plusieurs
autres morceaux de galène et du plomb métallique ; j’étais
travaillé par une autre constatation : c’est que le minerai
de cuivre de la même station contenait une notable pro-
portion d’argent. A ce moment survint une découverte qui
rompit le charme, quoiqu’elle n’appartienne pas au néo-
lithique. J’avais repris les fouilles de la nécropole des
Eriales, composée d’un certain nombre de dolmens : le
mobilier des uns est néolithique ; celui des autres est de
l'âge du bronze, quoique je n’aie constaté jusqu’à présent
que des objets en cuivre. L’examen de ces sépultures
montre avec toute clarté qu’elles sont du tout premier
début de l’âge du bronze, et immédiatement postérieures
au Néolithique, sans interposition d’aucune époque inter-
médiaire. Dans ces dolmens, j’avais trouvé des bracelets
et des pendants d’oreilles en cuivre, en argent et en argent
contenant 10 à 12 °/0 de cuivre ; parmi ces bijoux il y en
avait deux dont je n’avais pas encore déterminé la nature ;
après la trouvaille du plomb néolithique, je les fis exami-
ner au laboratoire, où il fut constaté qu’ils étaient en
plomb ! Mon chimiste D. Ramon de Cala, ne pouvant
admettre qu’on eût fait des bijoux en plomb, soupçonna
qu’ils avaient été dorés ; et en effet, l’analyse trouva 5 %
d’or, et en attaquant un petit tronçon entier par l’acide,
il laissa une gaine cylindrique de substance non dissoute,
translucide ; c’était l’or réduit à cet état par la présence
de sels de plomb, et devenu invisible par cette altération.
Le signal était donné, et toute une série de faits
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 543
étranges et mal interprétés, s’éclaira d’un jour nouveau :
il y a plus de vingt ans, nous avions découvert dans les
villes et sépultures de l’âge du bronze, quantité d’objets
en argent dont beaucoup contenaient du cuivre, quelques-
uns un peu de plomb : nous avions aussi des lingots de
plomb et même de la litharge, produit de l’affinage de
l’argent. Nous n’avions trouvé d’autre explication à la
présence de l’argent que la connaissance de gisements du
métal natif, comme celui de Herrerias (Cuevas), car nous
écartions absolument l’idée qu’à l’âge du bronze on aurait
pu connaître le procédé de la coupellation du plomb. Le
cuivre des objets d’argent était supposé allié intentionnel-
lement. Les lingots de plomb, dont nous ne mettions pas
en doute l’ancienneté, étaient, croyions-nous, des traces
d’essais, de recherches sans importance : quant à la
litharge, malgré une certaine préoccupation, nous la con-
sidérions comme probablement plus récente, l’endroit de
la découverte n’ayant pas été rigoureusement déterminé.
Si l’on veut tenir compte de ce que, par suite des idées
reçues, nous avons toujours été tentés d’écarter systéma-
tiquement l’ancienneté des trouvailles de plomb, on recon-
naîtra que plus d’un fait a pu nous échapper ; cela ne fait
qu’augmenter la valeur de ceux qui ont résisté, et dont
l’ensemble malgré tout assez imposant, amène des conclu-
sions inattendues.
Nous savons donc que les Néolithiques d’Espagne ont
produit du plomb, et que leurs successeurs de l’âge du
bronze employaient le plomb et l’argent.
Mais que faisaient les Néolithiques avec le plomb ?
Un des faits de la haute antiquité dont l’histoire a con-
servé le souvenir le plus précis, malgré quelques détails
fabuleux, est la découverte de l’argent en Espagne par les
Phéniciens. Elle nous raconte que ceux-ci, attirés dans le
pays par leur commerce, apprirent l’existence de riches
gisements d’argent, dont les indigènes ignoraient la va-
leur : qu’ils le leur achetèrent à vil prix pour le revendre
544
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en Grèce, en Asie ; que parfois il y en avait tant sur le
marché qu’ils ne pouvaient tout charger sur leurs navires :
alors ils coupaient leurs ancres en plomb et les rempla-
çaient par d’autres en argent. Ce commerce se prolongea,
et procura aux Phéniciens d’immenses richesses.
Ce récit paraît au premier abord présenter des exagé-
rations et même des contradictions.
Puisque les indigènes ignoraient la valeur de l’argent,
il ne s’agit pas d’une époque où ils l’utilisaient pour leurs
bagues, leurs bracelets, leurs boucles d’oreille et leurs
couronnes. Mais comment ont-ils pu le produire et le
vendre sans l’employer eux-mêmes ? D’un autre côté, sup-
poser des gisements si fabuleusement riches qu’on en
chargeait de pleins vaisseaux et qu’il en restait toujours,
c’est dépasser les limites de la vraisemblance.
Ces difficultés disparaissent si on admet que la mar-
chandise achetée par les Phéniciens était du plomb et du
cuivre argentifères, ou même des minerais d’argent.
Ce que nous croyons un langage imagé, exagéré, est
au contraire un langage essentiellement commercial : les
Anglais qui viennent aujourd’hui charger le plomb espagnol
aux mêmes ports qu’autrefois les Phéniciens, sont ache-
teurs d’argent, non de plomb, car ce dernier produit est
accessoire et le premier fait la valeur des lingots. Cela
était encore plus vrai au temps des Phéniciens : la valeur
de l’argent relativement à celle du plomb était plus
grande : celui-ci n’était pas même considéré comme un
métal ; c’est à peine si plus tard on lui donne un nom ; il
servait à la coupellation du cuivre riche ; c’était une
impureté à éliminer, et quand on l’emploie comme tel,
c’est pour falsifier l’or, ou à cause de son grand poids,
pour en faire des ancres : on en a retrouvé qui pèsent
jusqu’à 75o kilogrammes.
On comprend maintenant que les indigènes aient pu
vendre aux Phéniciens de grandes quantités d’argent sans
en connaître la valeur, puisque cet argent était caché dans
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE.
le plomb dont ils ne pouvaient rien faire, ou dans le cuivre
qu’ils avaient en grande abondance.
Cette histoire de la découverte et du premier commerce
de l’argent amène plusieurs conséquences importantes.
Elle nous donne une date assez précise pour la dernière
phase du Néolithique espagnol, car les Phéniciens n’ont
pu commencer ce trafic avant le milieu du second millé-
naire ; d’autres découvertes nous conduiront au même
résultat.
Elle nous dit qu’à l'époque où les Phéniciens recher-
chaient l’argent, les indigènes n’en connaissaient pas la
valeur : autant vaut dire que la civilisation des premiers
était beaucoup supérieure ; connaissant celle-ci ou celle
de Mycènes, nous aurions pu d'avance nous attendre à
trouver les Espagnols contemporains attardés à l’âge de
pierre ou très peu avancés dans l’industrie du métal.
Elle nous fait toucher du doigt le rôle des Phéniciens
en Espagne, leur action de drainage des produits précieux
vers leur métropole. Pendant toute la durée de leur com-
merce préhistorique, on ne trouve pas d’or dans les sépul-
tures d’Espagne; on le connaissait et l’employait cependant
avant eux, et à peine disparaissent-ils, qu’il réapparaît
dans les mobiliers, en quantité assez sérieuse. Faut-il en
déduire qu’ils parvenaient à arracher même l’or aux indi-
gènes ? De leur part ce ne serait pas étonnant ; on me
concédera tout au moins qu’il y a peu d’espoir de trouver
au Néolithique espagnol des objets précieux importés de
l’Est, quand les produits de valeur du pays y font défaut.
On conçoit aussi que les Phéniciens, même s’ils faisaient
déjà le commerce de l’étain, n’en aient pas apporté en
Espagne.
Elle nous montre pourquoi l’absence de bronze et d’é-
tain n’empêche pas la civilisation néolithique d’Espagne
d’être contemporaine de celle de Mycènes, puisque pré-
cisément les peuples civilisés de l’Est méditerranéen
s’enrichissaient avec les métaux des autres pays.
III* SÉRIE. T. X.
35
546
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Si l’on s’étonne de la longue durée de cet état de
choses, il faut se rappeler que l’histoire la donne comme
un fait, et encore une fois elle s’explique par la grande
infériorité des indigènes ; les fouilles nous montrent d’ail-
leurs que non seulement ils ignoraient la valeur et les
applications de l’argent, mais qu’ils n’employaient pas
même le cuivre, si abondant, à faire des bijoux ; anté-
rieurement, les bracelets en pierre eten coquille abondent;
mais à la fin du Néolithique cette mode n’existe pas : c’est
étrange, mais très réel ; aussitôt après, elle s’établit tout
d’un coup et d’une façon générale. On peut aussi invoquer
cette raison, que si même à un moment donné les Néo-
lithiques ont soupçonné le secret des Phéniciens, il leur
manquait encore beaucoup pour être capables d’extraire
l’argent du plomb, et en attendant celui-ci restait pour
eux sans valeur. Enfin, le caractère des Phéniciens nous
est assez connu pour que nous ne doutions pas qu’ils
auront mis tout en œuvre pour maintenir leur supériorité :
ils ont même eu recours à la guerre pour se rendre maîtres
du pays et mieux tenir leur proie.
Abordons maintenant un tout autre ordre de faits non
moins intéressant.
On sait que le poulpe est un des motifs de prédilection
de l’art mycénien : il y est reproduit sous toutes les
formes : certains dessins sont réalistes, d’autres très
stylisés, dont le but est ornemental ou symbolique. Parmi
ces derniers, il y a tout particulièrement une série que
MM. Perrot et Chipiez ont d’abord fait connaître, et que
M. Fréd. Houssay a interprétée avec une rare clair-
voyance. Ces poulpes, peints sur des vases, ont le corps
très allongé, les yeux très marqués : les quatre paires de
bras sont des lignes ondulées, terminées par un enroule-
ment avec un signe particulier. Entre les bras sont peints
des animaux divers, hérissons, chevaux, poissons, oiseaux,
etc. M. Houssay y reconnaît l’expression des idées philo-
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 547
sophiques des Mycéniens, une théorie de l’évolution, con-
sidérant la mer comme le grand laboratoire où se brassent
tous les principes vivants. Pline développe cette même
philosophie. Mes découvertes en Espagne fournissent un
argument inattendu, mais très précieux à l’appui de la
théorie de M. Houssay.
Je retrouve en effet le poulpe figuré sur un très grand
nombre d’objets néolithiques ayant un caractère religieux.
L’animal y est encore plus stylisé qu’à Mycènes : la meil-
leure représentation se trouve deux fois sur un vase
grossier, peinte en rouge : le corps est une ligne verti-
cale, les yeux sont deux cercles avec un point central : les
quatre paires de bras se relèvent verticalement ; les infé-
rieures sont terminées par un chevron à la place de l’en-
roulement mycénien : les paires supérieures se retournent
au-dessus des yeux, où on voit d’autres lignes rappelant
des sourcils.
Grâce aux vases mycéniens, je crois qu’on ne peut
hésiter à y reconnaître le même poulpe, encore plus stylisé,
et par conséquent, exclusivement symbolique. L’exécution
est beaucoup plus mauvaise, mais à part cela, la seule
différence consiste dans la terminaison des bras. Ce détail,
loin de nous gêner, est un très curieux élément de pré-
cision. Dans les nombreux dessins accompagnant ou non
le poulpe sur les objets néolithiques de la Péninsule, l’en-
roulement ou la spirale si caractéristique des Mycéniens
est totalement absent : je n’en connais pas un seul
exemple ; cela est d’autant plus frappant que certains
motifs de décoration présentent dans l’ensemble de leurs
contours, les mêmes dispositions que ceux de Mycènes,
et c’est seulement la nature des lignes qui varie : à
Mycènes c’est la spirale, en Espagne le chevron, le
triangle, le carré ou le losange formant des damiers ;
ainsi la différence observée dans l’extrémité des bras du
poulpe est commune à tout le système décoratif. Or, si la
spirale est la courbe préférée des Mycéniens, c’est dans
548
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les anciens objets phéniciens ou chypriotes qu’on doit
chercher les lignes angulaires de notre Néolithique, notam-
ment les damiers, motif fréquent et absolument identique
de part et d’autre.
Les poulpes d’Espagne sont donc phéniciens, non
mycéniens. Cela pourra servir de point de départ à des
aperçus intéressant l’histoire du symbole lui-méme, ainsi
que celle des Phéniciens : pour nous l’essentiel est d’y
trouver une nouvelle preuve de la présence des Phéni-
ciens en Espagne.
Nous voyons aussi continuée la contemporanéité de la
dernière phase néolithique et du Mycénien. En effet,
laissant de côté le caractère phénicien de notre poulpe,
celui-ci est certainement un motif propre à la civilisation
mycénienne. M. Houssay croit le retrouver dans les
ligures dites de chouette sur les vases d’Hissarlik ; mais
il y a dans cette attribution quelque chose de contradic-
toire : des dessins aussi stylisés, aussi éloignés de la
réalité, devraient être les derniers, non les premiers
termes de l’évolution : c'est en plein Mycénien qu’on
trouve toute la gradation. En tout cas, c’est bien à cette
dernière série que se relient les poulpes espagnols.
La stylisation extrême de ceux-ci semble indiquer
qu’ils ne sont pas nés dans le pays, qu’ils y sont arrivés
déjà à l’état de symbole. Comme dans le monde mycénien
ils personnifiaient le pouvoir créateur de la vie, il est à
supposer que nos Turdétans ont accepté une philosophie
toute faite, et ont vu dans ces grossières images les
représentations d’une divinité. L’examen complet du
même vase va nous confirmer dans cette manière de voir,
comme celui des autres figures symboliques. A côté des
deux poulpes, sont peints des triangles formés de points,
les uns avec le sommet vers le bas, les autres avec le
sommet vers le haut. Tâchons de comprendre leur signi-
fication. J’ai trouvé dans une maison néolithique une
grossière statuette de pierre représentant une femme
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. ?4g
sans tête ni bras, peut-être brisée. Les parties sexuelles,
comme sur tant d’autres en Egypte et dans le bassin
égéen, sont marquées par un grand triangle rempli de
points ; ce triangle est peu réaliste ; il est, lui aussi,
stylisé ; et ici le doute n’est pas possible : il exprime
l’idée de maternité. 11 me semble qu'il est permis de
retrouver la même idée dans les triangles formés de
points, alors même qu’ils ne sont pas sur une image
féminine, par exemple sur le vase aux poulpes. Une fois
admis que ce triangle est devenu un signe hiéroglyphique,
l’expression graphique d’une idée, on peut se demander
si un triangle en tout semblable, mais avec le sommet
retourné, ne signifierait pas l’idée complémentaire, celle
de paternité ; de là à réunir les deux par le sommet il
n’y a qu’un pas pour exprimer l’union de sexes, l’idée de
reproduction, de conservation de la vie. Déjà la décou-
verte de M. Houssay nous fait saisir le sens philosophique
du poulpe, image du principe créateur de la vie, et le
caractère sacré du vase ; or, si nous lisons les triangles
avec la clef proposée ci-dessus, en allant de droite à
gauche, comme les Phéniciens, nous trouvons alternative-
ment un triangle féminin et un masculin, trois fois, puis
les deux derniers formant une seule figure à sommet
commun, celle du principe conservateur de la vie.
Nous aurions donc sur ce vase liturgique un résumé
de la philosophie ou de la religion apportée par les
Phéniciens en Espagne.
Mais l’interprétation du double triangle demande con-
firmation.
Les mystères de la création et de la conservation de
la vie ont toujours grandement préoccupé les anciens ;
ceux-ci ont extériorisé les conceptions de leur esprit en
des figures d’idoles et des représentations tirées de la
nature, des organes et des êtres qui leur semblaient
avoir les rapports les mieux marqués avec ces mystères.
Les statuettes à grand triangle sexuel, les dessins de
55o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
poulpes en sont des exemples. En voici un autre, sur
des vases représentés dans l’article précédemment cité
(fig. 221 et 222) (1). Sur chacun d’eux on voit un cerf à la
ramure puissante, entouré de biches ; c’est,, avec le poulpe,
le seul animal que j’aie retrouvé sur des vases. Pline
décrit l’étonnement que causaient aux penseurs de son
temps la chute annuelle des bois du cerf, et la relation
de leur croissance avec la force reproductrice de l’animal :
si celle-ci lui est enlevée, les bois ne repoussent pas. Ces
idées étaient plus vieilles que Pline, et nous pouvons
bien y voir une allusion sur nos vases préhistoriques ;
or, détail vraiment éloquent, sur chacun de ces tableaux,
à une place où on se demande ce qu’elle vient faire, se
trouve notre figure du double triangle : elle est là comme
une légende explicative de la scène ; mais je ne sais
laquelle des deux, la légende ou la scène, explique pour
nous l’autre : nous voyons que toutes deux font allusion
au même principe de la reproduction.
On peut interpréter dans le même sens les figures d’un
autre vase (fig. 225 du même article) (2) ; à côté de deux
yeux qui, nous le verrons, dérivent de ceux du poulpe,
ce sont deux feuilles de palmier. Recourons encore à
Pline : il nous dit combien l’esprit des anciens avait été
frappé par la différenciation des sexes chez le palmier :
la sexualité existe chez tous les végétaux, dit-il, mais
dans nul autre on ne la constate comme dans celui-là.
Pouvons-nous croire que c’est par hasard que les Néo-
lithiques l’ont choisi pour le dessiner sur cette série de
vases qui parlent tous de la même idée ? Ici il n’y a pas
de double triangle : mais il ne serait pas si bien à sa
place à côté des végétaux.
Il n’est pas inutile de consigner une autre remarque.
Les anciens attachaient de l’importance aux analogies
(1; Revue des Quest. scient., t. XXXIV, p. 534.
(2) Ibidem, p. 554.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 55 1
accidentelles que présentent les formes des choses ; or, il
y en a une, incontestable, entre les bras du poulpe et la
ramure du cerf, et même, quoique plus vague, avec les
feuilles de certains palmiers ; celle-ci devient tout à fait
marquée sur des idoles en os, où certaines lignes, dérivées
des bras du poulpe, présentent absolument l’aspect de
palmes.
Dans ce même ordre d’idées il y a une analogie plus
importante, et très frappante, entre la figure géométrique
de notre double triangle sexuel et celle des représenta-
tions symboliques de la hache bipenne. On me demandera
quel rapport il y a entre les deux idées? Je demanderai à
mon tour si c’est pour elle-même que la hache bipenne a
été honorée ? Ses titres, comme instrument de sacrifice,
sont bien maigres. Ne serait-ce pas plutôt à cause de sa
forme même, semblable à celle du double triangle sexuel \
Elle serait alors le symbole du principe de la puissance
reproductrice, ce qui cadre infiniment mieux avec ce que
nous savons des idées et des cultes de l’époque. De plus,
je ne vois pas de raison pour croire que ce signe soit né
en Espagne, et n’ait pas été importé avec le triangle
féminin et le poulpe : dès lors, il aurait existé dans l'Est
méditerranéen et y aurait été également le symbole du
principe conservateur de la vie ; cela admis, je me de-
mande comment on pourrait ne pas l’identifier avec la
hache bipenne.
Il nous faut revenir au poulpe. J’en ai décrit plus haut
les représentations les plus parfaites que j’aie trouvées
sur la céramique espagnole. Mais il y en a bien d’autres,
où il serait, je crois, impossible de soupçonner une allu-
sion au poulpe, si nous n’avions pas les précédentes pour
servir de transition. Les uns sont des cercles entourant
un point, et représentant les yeux, avec, de chaque côté,
des paires de bras terminés par le chevron ; les paires
de bras sont plus souvent au nombre réglementaire de
quatre ; mais on en voit aussi trois, ou, d’autres fois,
552
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
beaucoup plus ; sur certains vases les yeux sont rem-
placés par des mamelons en relief, ce qui semble mieux
marquer une tendance à l’anthropomorphisme. On ne
peut pas s’empêcher de trouver à ces ligures avec les
séries de bras de chaque côté, une analogie d’ensemble
avec les globes ailés égyptiens et avec les dieux ailés
assyriens ; sur un vase même (fig. 224 de l’article cité) (1)
ils flanquent un cercle unique, comme un globe, entouré
de points ; mais au-dessus et en dessous, il y a des paires
d’yeux qui nous ramènent au poulpe. Je ne crois pas que
le hasard explique cette analogie dans les représentations
de la divinité principale de divers peuples, et il y aurait
lieu d’en rechercher la cause.
Sur nos vases espagnols, le plus souvent le poulpe
figure deux fois. Fréquemment ses bras ont disparu, et il
ne reste que deux yeux ; d’autres fois, à côté de ceux-ci
il y a des séries de lignes courbes qui paraissent dérivées
des bras ; d’autres en zigzag sont identiques au signe
représentant l’eau chez les Egyptiens : des champs de
points et de lignes verticales ont probablement aussi un
sens. Sauf les deux premiers exemples décrits, qui sont
peints en rouge, toutes ces figures sont gravées ; dans un
cas après la cuisson, dans tous les autres, avant.
Après les vases, les os d’animaux peints ou gravés nous
fournissent une série surprenante de dessins qui ont avec
les précédents la relation la plus étroite. Ces os ont reçu
des ornements peints, mais souvent les surfaces peintes
ont été fortement corrodées, et le dessin se trouve gravé
en creux. Le sujet reproduit est toujours le même : sa
caractéristique est une paire d’yeux, cercles à point cen-
tral, entourés de rayons. La forme de l’objet ne permet-
tant pas le développement en largeur, c’est au-dessus et
surtout au-dessous des yeux que sont placés les autres
ornements qui sur les vases s’étalent sur tout le pourtour :
(i) Revue des Quest. scient., t. XXXIV, p. 534.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 553
ce sont surtout ces mêmes arcs de cercle rappelant les
bras du poulpe, et s’alignant en nombre des deux côtés
d’un axe vertical, comme des palmes : il y a des champs
remplis de zigzags, des séries de lignes droites courtes
et parallèles, des chevrons, des triangles ; le sujet le plus
compliqué est celui du damier : les carrés ou losanges
sont alternativement vides et pleins : le remplissage de
ceux-ci est obtenu par des lignes croisées parallèles aux
précédentes et formant comme un damier plus petit. On
ne trouve pas ce dessin sur les vases liturgiques, mais
les lignes croisées formant greneté, sont fréquentes sur
divers objets, entre autres sur des récipients en albâtre
ou en os. Ce dernier système d’ornementation est très
phénicien ; les autres, notamment le damier, qui n’est
plus un«; composition simple, offrent avec ceux des anciens
vases chypriotes l’identité la plus complète.
J’ai dit plus haut que les dessins ont été peints et que
souvent les parties peintes sont actuellement en creux :
même lorsqu’il n’en est pas ainsi, la couleur ne se distingue
plus : l’os a seulement un aspect un peu différent qui
révèle les lignes du dessin, ou bien on y voit des stries,
comme si on avait raclé plutôt que peint. Lorsque le des-
sin est en creux, on se demande si c’est par un effet de
corrosion naturelle, d’altération de la peinture, ou le
résultat voulu d’un procédé de gravure ; dans certains cas
on incline vers cette dernière réponse. La même question
se présente devant les œufs d’autruche peints ou gravés
d’une nécropole carthaginoise voisine.
Sur les os non gravés, les lignes sont très fines et ser-
rées ; le dessin est fort délicat, l’exécution très soignée.
Beaucoup de motifs représentés sont ceux du répertoire
des vases gravés ; ce sont bien les mêmes idées, exprimées
par le même peuple à la même époque : la plupart ne sont
pas seulement des ornements : ils ont aussi un sens sym-
bolique. La forme des os donne à l’ensemble l’effet des
idoles chypriotes ; avec leurs deux yeux, ils évoquent
r>:>4 aEvuE des questions scientifiques.
l'idée d’une figure humaine, comme les petites idoles en
albâtre (fig. 25g de l’art, cité) (i), avec leurs seins en relief,
et d’autres avec une sorte de tête et deux yeux. Parmi les
os, une côte plate gravée, avec les deux yeux très carac-
téristiques, entourés de lignes ornementales, porte une
série de rangées horizontales formées par des triangles ;
une au-dessus, avec les sommets renversés ; sous les yeux,
trois rangées, avec sommets en haut ; plus bas deux autres
semblables, séparées des précédentes par une bande ou
ceinture de losanges. Les triangles sont remplis de lignes
croisées. L’intérêt de cette côte consiste en ce qu’elle se
rattache, par son ensemble et surtout les deux yeux, aux
os longs avec lesquels elle se trouvait, et par sa forme
plate et les nombreux triangles, à une catégorie d’objets
bien connus et qui jouent un rôle important dans le Néo-
lithique de la Péninsule : je veux parler des plaques de
schiste gravées. J’en ai retrouvé dans les sépultures d’An-
dalousie : quelques-unes n’ont que des trous de suspen-
sion ; d’autres portent en outre trois paires de lignes
courbes (fig. 266 de l’art, cité) 2), réminiscences lointaines
des bras du poulpe : d’autres sont couvertes de triangles
identiques à ceux de la côte gravée. La plus belle collec-
tion de ces plaques provient des sépultures portugaises :
les détails varient à l’infini ; voici les caractères les plus
habituels : le tiers supérieur, outre un ou deux trous de
suspension, porte au centre un espace triangulaire à som-
met retourné, privé d’ornements : ces derniers se com-
posent de bandes ornées, différemment disposées, et qu’il
faut rapprocher des lignes courbes ci-dessus mentionnées ;
elles ont donc une relation — on ne le croirait pas —
avec les bras du poulpe. Le reste de la surface est couvert
de dessins géométriques variés, parmi lesquels dominent
les triangles remplis de lignes croisées, et des bandes ou
(1) Revue des Quest. scient., t. XXXIV, p. 559.
(2) Ibidem, p. 541.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE.
555
ceintures de composition différente. Ces plaques sont rec-
tangulaires ou plus larges à la base; il y en a d’autres en
forme de crosse, ornées, et qui rentrent dans le même
groupe ; je citerai aussi une corne avec des gravures de
chevrons. Sur les plaques, les trous de suspension font
fonction d’yeux : cela est moins clair quand l’œil est
unique.au milieu du front, comme chez les Cyclopes; mais
on ne peut en douter en présence de quelques exemplaires
hautement intéressants, dont l’anthropomorphisme a été
signalé par M . Cartailhac : un épaulement dégage la tête ;
le vide triangulaire du sommet s’allonge et devient une
sorte de nez ; sous les deux yeux, trois ou quatre paires
de lignes sont d’autant plus singulières qu'elles laissent
entre elles un espace vide, précisément où devrait se
trouver la bouche. Sur le corps de la plaque provenant de
Idanha a Nova, les chevrons affectent une disposition qui
fait allusion à des bras, à des jambes, à des pieds ; au
musée de Madrid se trouve une plaque où les mains sont
bien marquées : elles touchent un triangle à sommet
retourné, tout au bas de l’objet. L’anthropomorphisme
de ces figures est évident ; mais on voit bien qu’il est
né de la juxtaposition d’éléments que nous connaissons
comme indépendants, et dont l’agencement paraît avoir
d’abord visé un effet décoratif.
C’est en France que nous trouvons le couronnement de
la série, le dernier terme de cette singulière évolution :
ici encore M. Cartailhac a été le premier à signaler la
parenté entre les plaques gravées et les statues-menhirs :
j’appelle surtout l’attention sur celle de St-Sernin, parce
que, tout en se trouvant au sommet du groupe, sa tête
nous ramène au point de départ : elle reproduit de façon
frappante les traits élémentaires de notre poulpe ; deux
yeux, le corps et quatre paires de bras rudimentaires.
L’absence de bouche, signalée par M. Houssay, est bien,
comme ce savant le dit, la preuve de l’origine de toutes
556
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ces divinités, qui émerge au milieu du courant anthropo-
morphique.
Nous assistons ici à la formation d’un vaste panthéon :
comme dans celui de l’antiquité classique, les dieux se
transforment, s’unissent, se multiplient ; les hasards d’un
dessin, des rapprochements fortuits leur donnent naissance :
cela nous est raconté par ces os et ces pierres en un lan-
gage qui n’est pas plus banal que celui de la mythologie
ancienne. Dans cette cohue de dieux, on retrouve cepen-
dant la persistance d’un culte primordial, celui du principe
créateur, dont la figure symbolique, tirée du poulpe,
subsiste au milieu de toutes les transformations.
A l’Est méditerranéen, si nous suivons MM. Perrot et
Chipiez, la colonne est née de l’emploi des troncs d’arbre
pour soutenir les toits de trop grande portée : la partie la
plus large se plaçait en haut et la base plus étroite repo-
sait sur un dé en pierre. La colonne lapidaire a conservé
la gracilité et l’amincissement vers le bas ; parfois elle
était faite de plus d’un tronçon, rassemblement s’obtenant
par tenon et mortaise. Pour cette colonne, MM. Perrot
et Chipiez ont créé l’ordre mycénien.
L’architecture néolithique faisait également usage de
colonnes en bois et en pierre ; j’ai retrouvé un des dés en
pierre sur lesquelles reposaient les premières : il est de
profil identique à ceux du palais de Tirynthe, et n’en
diffère que par le creux pratiqué dans sa face supérieure
pour mieux assujettir le poteau. Les colonnes de pierre
sont infiniment plus grossières que celle de Mycènes;
parfois elles sont à peine dégrossies, mais d’autres fois,
ce sont de vrais fûts à section arrondie par un travail-
patient : dans un cas, deux fragments s’emboîtaient par
un tenon et une mortaise rudimentaires. Dans plusieurs
exemples, on peut observer d’une façon bien caractérisés
l’amincissement vers le bas.
La colonne néolithique appartient donc à l’ordre mycénien.
Dans l’article de 1893, j’ai comparé les sépultures néo-
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 55y
lithiques aux tombes à coupole de Mycènes : l’analogie
est frappante ; depuis, plusieurs savants de la Péninsule
ont renchéri sur le sujet, qui vient d’être traité de main de
maître par Don Manuel Gomez Moreno, dans le Boletin
de la Real Academia de la Historia, à propos de la
récente découverte d’une superbe tombe à coupole dans
les environs du célèbre dolmen d’Antequera.
La comparaison des deux systèmes architecturaux s’im-
posait. M. Gomez Moreno croit les coupoles plus anciennes
que les dolmens. Je crois qu’en principe il a raison, et un
des motifs qui me le font croire c’est que les plus anciennes
maisons, souterraines ou superficielles, sont rondes comme
les coupoles qui en sont les copies. Mais il y a un fait
positif : les deux systèmes étaient contemporains à la fin
de l’époque néolithique, à l’aurore de l’âge du bronze.
De plus, il y a entre les deux systèmes une différence
autrement grande que la forme et le plan, c’est le prin-
cipe architectural de leur couverture : voûte dans les
coupoles, dalles plates dans les dolmens. La voûte est
par elle-même une construction savante qui n’a pu naître
en un jour ; on pourrait se demander si, ne disposant pas
de dalles assez larges, on n’a pas réduit la portée des
chambres en posant sur les pieds-droits une première
rangée de pierres en encorbellement, puis une autre et
ainsi de suite ; ce serait une genèse contraire à celle pro-
posée par M. Gomez, mais je ne crois pas non plus que les
choses se soient passées ainsi. On est frappé, à la vue de la
plupart de ces voûtes, du contraste entre la science archi-
tecturale que suppose le système, et l’inhabileté de l’exé-
cution : presque toutes sont interrompues avant d’arriver
à la clef, et on a bouché le trou par une grande dalle,
de sorte que ce ne sont plus de véritables voûtes. Il
semble que souvent on a préféré renoncer tout à fait au
principe, à cause du manque d’ouvriers habiles, pour
admettre celui des constructions mégalithiques. On peut
même montrer que les constructeurs n’ont pas eux-mêmes
558
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
compris la théorie de la voûte, puisque souvent ils ont
soutenu par une colonne la dalle faisant office de clef. On
peut difficilement imaginer une association de deux élé-
ments aussi bien faits pour s’exclure : la colonne et la
voûte, même par encorbellement. C’est par cette faute
technique qu’on distingue le copiste inconscient et mal-
adroit du créateur intelligent. On croirait voir l’œuvre
d’un enfant qui a puisé dans une boîte à jeu divers éléments
et les a assemblés sans comprendre leur rôle ; l'enfant,
c’est l’ouvrier turdétan néolithique ; la boîte, c’est l'archi-
tecture mycénienne.
L’emploi des crépis en plâtre et des peintures murales
dans les maisons ou les tombes suggère des réflexions du
même genre : on ne peut nier d’une façon absolue la pos-
sibilité d’une invention locale ; mais aucun archéologue
ne s’attend à trouver un pareil raffinement dans ces gros-
sières constructions : l'idée des stucs vient à l’architecte
quand il a obtenu de beaux parements réguliers qui
invitent à y produire des surfaces lisses, lesquelles appellent
des décors ; de même pour la céramique : pour songer à
orner et surtout à peindre des vases, il faut que le potier
fournisse de belles superficies capables de recevoir et de
faire valoir les peintures.
Pas plus que la colonne, les anciennes villes d’Hissarlik
n’ont connu les crépis ni les peintures : c’est avec l’art
mycénien qu’ils naissent ; c’est avec tous les autres ves-
tiges d’art de l’Est méditerranéen qu’ils apparaissent en
Espagne, et comme toujours, avec des caractères d’infé-
riorité très marqués. Cette infériorité ne doit pas nous
étonner : ces arts que nous appelons mycéniens péné-
traient en Espagne par les Phéniciens ; ceux-ci, artistes
médiocres eux-mémes, venaient pour s’enrichir, non pour
créer des écoles artistiques, et les indigènes n’ont à
aucune époque montré des dispositions à devenir de bons
élèves.
Coupoles, colonnes, crépis, peintures, etc., ne survivent
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE.
pas au Néolithique : ils disparaissent à l’âge du bronze
avec les Phéniciens, pour ne reparaître qu’avec les Car-
thaginois et les Grecs.
Il est encore un détail à mentionner : très fréquemment
j’ai retrouvé dans les maisons néolithiques des foyers
ronds, marqués par une forte épaisseur de cendres, et
limités par un bourrelet circulaire d’argile. C’est exacte-
ment la disposition du foyer découvert par Schliemann
dans le mégaron du palais de Mycènes, moins les décors
en couleurs. En Espagne je n’ai pas constaté ce système
de foyers autre part que dans les demeures de l’époque
néolithique ; c’est, à côté de tant d’autres, une analogie
de plus.
Il nous reste à examiner une série de témoins plus
directs encore, sinon plus probants, de la présence des
Phéniciens. J’ai trouvé dans les sépultures de nombreux
débris de vases en plâtre. Celui-ci, très fin et solide, était
obtenu par la calcination du gypse cristallisé très pur
qu’on trouve abondamment en petits filons ; on en ramasse
de nombreux fragments crus dans les décombres des
maisons, d’autres à moitié cuits; les plus fréquents sont
des restes de crépissages appliqués sur les murs et sur les
boisages. L’emploi du plâtre dans la confection des vases
est fort extraordinaire ; on s’en servait aussi pour boucher
le fond de pots troués ; il y a encore des vases en terre
cuite ordinaire, munis d’un col en plâtre, appliqué après
la cuisson, et dont l’adhérence devait être extrêmement
défectueuse : ces cols conservent des traces de couleur
rouge. Parmi les vases entiers il y en a qui sont ornés de
lignes gravées et de peintures rouges et bleu-verdâtre.
L’exemplaire le plus complet a la forme d’un œuf d’au-
truche de petite dimension, dont le bout serait largement
ouvert : il est décoré d’une série de lignes gravées verti-
cales, comme des méridiens arrêtés par deux cercles
polaires : les côtes ainsi marquées sont alternativement
56o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
vides et remplies de lignes croisées. L’ensemble repro-
duit le système de décoration des œufs d’autruche qui
abondent dans les nécropoles puniques, et sur lesquels on
revoit les lignes croisées. De cette ressemblance, j’avais
déduit que dès le Néolithique existait le commerce des
œufs d’autruche peints ou gravés, spécialité des Phéni-
ciens : c’était surtout en Afrique qu’ils allaient les cher-
cher pour les répandre sur les côtes de la Méditerranée.
Or, voilà que parmi les milliers de petites rondelles per-
cées servant de grains de collier, je constate qu’un grand
nombre sont faites de coquilles d’œufs d’autruche, ce qui
vient transformer mon hypothèse en certitude.
Dans les mêmes sépultures et maisons, je recueille des
objets en ivoire, souvent travaillés et ornés avec soin ;
quelques-uns sont d’usage indéterminé : de grandes
plaques ornées de gravures, paraissant destinées à être
attachées sur les vêtements : une d’elles est couverte
d’un greneté uniforme. Il y a aussi des peignes ; le plus
intéressant est reproduit par la figure 233 de l’article
d’octobre 1893 (1) : il est fait de deux pièces assemblées
très adroitement par tenon et mortaise. Cet ivoire pro-
venait d’Afrique sinon d’Asie, et il est à présumer qu'il
était introduit en Espagne sous forme d’objets ouvrés.
Parmi les objets se rapportant à la toilette, nous trou-
vons encore de petits récipients en albâtre et en os, d’une
forme particulière, propre à contenir des parfums ; des
pastilles et des enduits de cinabre indiquent le même
genre de goût pour les cosmétiques et les fards : les
enduits et croûtes peuvent être le résidu de cosmétiques,
que l’on avait l’habitude de colorer avec le cinabre.
Enfin je ferai mention de quelques très rares grains de
collier minuscules, de terre légèrement émaillée, de cou-
leur gris foncé peu attrayante.
Je crois qu’il serait difficile de trouver une série d’ar-
(1) Revue des Quest scient., t. XXXJV, p. 557.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 56 1
ticles d’importation caractérisant mieux que ceux-là la
spécialité du commerce phénicien. Il serait superflu de
citer les témoignages, nombreux et clairs, des auteurs
anciens ; rappelons que les fouilles des nécropoles puniques
le confirment : celle de Villaricos, par exemple, a pro-
duit en quantité des œufs d’autruche peints ou gravés ;
on y trouve des peignes en ivoire, plus richement repré-
sentés dans les nécropoles de l’Andalousie occidentale,
où ils sont couverts de gravures remarquables, de carac-
tère oriental très marqué ; les ungüentaria en albâtre
abondent, dans ces sépultures, comme les perles en verre.
Si le commerce de ces produits a été de mémoire
d’homme, la spécialité, le monopole des Phéniciens, je
ne vois pas qu’on puisse chercher à expliquer leur pré-
sence dans les tombes et les maisons néolithiques du Sud
de l’Espagne, autrement que par l’existence de ce com-
merce phénicien, du moment que d’autres considérations
nous ont prévenu qu’il est contemporain de la dernière
phase du Néolithique. Ajoutons qu’aucun pays n’a été
travaillé par les Phéniciens comme le Sud de l’Espagne.
Il est extrêmement probable, pour ne pas dire sûr,
que la plupart de ces produits ont été fabriqués par les
Phéniciens chez eux ou en Espagne. J’ai la même impres-
sion pour les os peints et gravés : presque tous ceux que
je possède, une trentaine, se trouvaient réunis dans les
décombres d’une maison brûlée, comme formant un lot
de marchand.
D’après cela, nous serions devant des produits qui sont
les plus anciens qu’on puisse attribuer à l'industrie et à
l’art phéniciens. On est habitué à voir l’histoire de ce
peuple éclairée surtout par la lumière venant des colonies
qui l’ont enrichi. Mais il ne faut pas perdre de vue que
les objets trouvés en Espagne, même s’ils sont de fabrique
phénicienne, sont des produits médiocres : ce sont de
ceux qu’on réserve pour les peuples arriérés, ou pour les
colonies : de la pacotille d’exportation. C’est bien cela, non
IIIe SÉRIE. T. X.
36
562
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de letain, ni des poignards incrustés d’or et d’argent, ni
des vases ou des bijoux précieux richement travaillés que
nous devons nous attendre à trouver aux mains des indi-
gènes comme prix de la matière que les commerçants
leur achetaient, de l’argent surtout, dont ils exportaient
des quantités énormes pour fabriquer et vendre dans les
centres civilisés, et non ramener en Espagne, ces vases et
ces bijoux de prix que l’antiquité a chantés et que leurs
voisins se disputaient.
L’Espagne neuve et ignorante, Tarshis la riche en
argent, exploitée par le camelot, la ruse et les armes des
Phéniciens ; ses dépouilles enrichissant Sidon et Mycènes,
voilà le tableau de la fin du Néolithique, tracé par les
fouilles.
Pour achever de faire ressortir le caractère oriental
des objets et des industries que nous venons d’étudier, il
est encore une donnée de première importance, sans
laquelle le tableau serait incomplet : c’est le contraste
que présentent avec eux les produits occidentaux. Ce con-
traste, nous le verrons surtout en étudiant l’âge suivant,
celui du bronze, dont le caractère dominant est la dis-
parition complète de toute influence orientale, et qui
nous fournit un point de comparaison de grande valeur.
Mais sans sortir du Néolithique, et comme on devait s’y
attendre, nous trouvons des éléments qui appartiennent
en propre à l’Occident, et qui, eux aussi, servent à mieux
marquer la coexistence de deux courants très différents.
Parmi eux sont les substances suivantes : ambre,
lignite, callaïs ; les deux premières surtout nous reportent
aux pays de leurs gisements classiques : les rivages de
la Baltique et les contrées enlourant la mer du Nord;
on les rencontre dans les sépultures néolithiques, sous
forme de grains de collier, à côté des grains en coquille
d’œufs d’autruche. Leur caractère exotique est confirmé
par ce fait qu’on ne les trouve plus à l’âge du bronze, où,
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 563
pour les milliers de grains récoltés, étaient exclusivement
utilisés les produits indigènes ; elles reparaissent dans les
nécropoles des Visigoths.
Il existait aussi un art particulier à l’Occident, et qui
peut soutenir la comparaison avec celui des Phéniciens,
sinon avec celui des Mycéniens : c’est l’art céramique
avec sa décoration si spéciale. A travers les siècles qui
ont suivi la pierre polie et jusque dans notre ère, le
centre et l’Ouest de l’Europe ont montré une constante
prédilection pour la poterie à surface noire lissée, con-
trastant avec le goût des couleurs vives dans le bassin
oriental de la Méditerranée. Ses formes aussi sont spé-
ciales ; elles restent simples, n’ont ni la complication ni
l’élégance des produits de Grèce et d’Asie mineure. Enfin
leur décoration est d’un principe totalement différent :
c’est le procédé primitif de l’incision, sans emploi de
couleurs.
Dans les tombes néolithiques d’Espagne on trouve côte
à côte des vases ornés de peintures ou gravures de style
oriental, et d’autres de l’art occidental le mieux caracté-
risé. Ces derniers appartiennent au groupe qui est surtout
connu par les poteries en forme de calice ou de tulipe,
répandues dans l’Occident de l’Europe, et souvent accom-
pagnées d’ambre, de lignite ou de callaïs : c’est, en effet,
cette forme qui paraît la plus typique du groupe, et qui
couvre l’ère la plus étendue ; mais à côté de cela il y en
a plusieurs autres. Les vases en tulipe ont le fond bombé
avec, au centre, une partie aplatie ou un petit creux
circulaire correspondant à une saillie à l’intérieur ; la
panse est arrondie ou carénée, le bord évasé ; ils sont à
peu près aussi larges que hauts ; dans la Péninsule, une
classe qui paraît dérivée de la précédente est sensible-
ment plus aplatie ; il y a aussi des bols ou calottes
sphériques ; en Andalousie M. Bonsor a trouvé des coupes
à pied qui se rapprochent du groupe par leur ornemen-
tation, mais je les crois un peu plus récentes.
564
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Généralement, la pâte est fine, l’exécution bonne, la
surface soigneusement lissée ; la couleur est parfois rouge,
souvent gris brun, mais on paraît avoir cherché à obtenir
plutôt le noir. Leur valeur vient surtout de la décoration
île la surface, qui est très spéciale ; le procédé d’abord :
toutes les lignes sont en creux, et souvent remplies de
matière blanche ; le creux s’obtenait dans la pâte molle,
ou par incision, ou par estampage au moyen d’une sorte
de peigne qui imprimait une série de petits éléments
linéaires à la suite l’un de l’autre ; les dessins les plus
caractéristiques sont ceux formés par les combinaisons de
petites lignes courtes parallèles, très rapprochées les unes
des autres et différemment agencées. Cela donne des sur-
faces qui rappellent des ouvrages de vannerie, des tissus,
des dentelles, et l’effet est très heureux. Mais si ce que
j’appellerais la trame de ces tissus est très variable, ce
qui est une loi générale, c’est leur disposition en bandes
horizontales étagées faisant le tour complet du vase, et
laissant le p)us souvent entre elles des zones sans orne-
ments ; sur les fonds bombés, ces bandes concentriques,
avec une étoile au centre, sont souvent remplacées par
d’autres radiales. Il y a d’ailleurs une grande variété de
détails individuels ; certaines bandes sont limitées par des
lignes droites ; d’autres par des becs ; au bord même de
certains vases il y a comme des franges interrompues,
ou bien l’ornementation empiète un peu sur l’intérieur.
Cet art, malgré l’aspect de richesse de certains de ses
produits, reste sévère : par son incrustation dans la pâte,
le décor fait partie intégrante de l’objet, et sa disposition
par bandes circulaires en épouse bien la forme. Ces qua-
lités, les vases peints mycéniens ne les possèdent pas : le
potier a pris leur surface comme il en aurait pris une
autre quelconque pour y appliquer des ornements, en se
préoccupant peu de la ligne du vase : celui-ci est une chose
et le sujet qui le décore en est une autre. Cela même a
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE.
565
permis au pinceau de courir plus librement et d’obtenir
des effets plus variés et plus brillants.
Des deux écoles on ne peut dire l’une supérieure à
l’autre ; c’est une question de goût, non de mérite artis-
tique. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est de constater
que l’Occident avait son art céramique propre, très per-
sonnel, et spécial à l’époque néolithique ; art qui tient
une place très honorable à côté de celui des Mycéniens
et des Phéniciens et qui en est aussi différent que possible.
Ce n’est donc pas seulement par la ressemblance des pro-
cédés ou des sujets que nos vases à poulpes et autres objets
peints proclament leur origine orientale ; c’est tout autant
par le contraste le plus absolu qu’ils offrent avec les
produits occidentaux contemporains.
La céramique que nous venons d’étudier est propre à
la moitié occidentale de l’Europe. Elle est très abondante
dans la Péninsule ibérique, où les formes semblent plus
variées : on l’a trouvée tout au centre, à Ciempozuelos,
près de Madrid. J’ai constaté ce système d’ornementation
sur un vase en forme de cruche, de la plus ancienne phase
du Néolithique. Si on en a fabriqué partout, la Péninsule
a été en tout cas un centre très ancien et très important
de production, sinon d’exportation. Jusqu’à présent c’est
seulement dans le Sud, c’est-à-dire dans la province que
les Phéniciens ont habitée, que ce genre de céramique
est associé à des poteries de caractère oriental.
La partie phénicienne de l’Espagne est l’Andalousie
moderne, la Bétique romaine, la Turdétanie, Tartesside
ou Tarsbis préhistorique. Son axe est le bassin du Gua-
dalquivir, limité au Sud par la chaîne bétique qui court
parallèlement à la côte ; le point culminant de ces mon-
tagnes atteint l’altitude de 3ooo mètres dans la Sierra
Nevada, où la neige ne disparaît jamais complètement. Les
navigateurs venant de l’Est pouvaient pénétrer en Anda-
lousie par les parties basses de l’Ouest, par la région où
566
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
débouche le Guadalquivir : mais il fallait pour cela fran-
chir les colonnes d’ Hercule, ce qui allongeait la navi-
gation. Si même ils avaient réussi à pénétrer par là
assez avant dans l'intérieur, cela n’enlevait pas la valeur
d’une route plus directe par le Sud-Est. Ici se pré-
sentait un autre obstacle : la chaîne bétique à traverser.
Pour cela, les seuls chemins praticables, et d’ailleurs
excellents, sont les lits des cours d’eau, généralement à
sec et formés de graviers. La plupart descendent de la
montagne et n’ont aucune utilité : mais quelques-uns des
principaux conduisent à des cols et permettent d’arriver au
versant intérieur : ce sont ceux que suivent aujourd’hui les
chemins de fer qui mettent l’intérieur en communication
avec la mer, et aboutissent aux ports de Malaga et d’Al-
mérie ; c’étaient également ceux que les anciens ont pu
suivre. Plus à l’Est encore, et aux limites de l’Andalousie,
de la contrée riche en argent, se trouve le Rio Almanzora :
c’est près de son embouchure, à l’endroit appelé Almiza-
raque, près de la plage de Villaricos, que j’ai trouvé la
galène et le plomb néolithiques, et les idoles en os peintes :
les Phéniciens y ont donc abordé ; les Carthaginois fon-
dèrent à Villaricos la colonie de Baria pour exploiter les
mines d'argent ; les Romains leur succédèrent, et il y a
soixante ans on a repris l’exploitation et l’exportation.
Mais, le point de débarquement est mauvais, et on ne peut
pas supposer que des conquérants y soient venus avec des
flottes ; d’ailleurs, en remontant la vallée, j’ai trouvé plu-
sieurs bourgades néolithiques sans importance stratégique.
Le véritable chemin indiqué pour des envahisseurs
arrivant de l’Est, est le Rio Andarax ou d’Almeria, qui
aboutit à un bon port, recherché par les anciens et encore
actuellement : il relie la mer à la partie Est de l’Andalou-
sie, et réduit à son minimum le trajet à faire par mer. De
plus, il conduit directement aux riches mines de cuivre
argentifère de l’Ouest de Sierra Nevada. Sur les quinze
premiers kilomètres depuis la mer, il parcourt une vallée
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 507
fertile assez large, pais il traverse un véritable défilé, où
la construction du chemin de fer a été excessivement
coûteuse, sans réussir à éviter des courbes et des pentes
parfois excessives. C’est précisément à l’entrée de ce défilé,
à l’endroit appelé Los Millares, que se trouve la ville
néolithique la plus importante que je connaisse. Je l’ai
décrite dans l’article publié dans cette Revue en Octo-
bre i8g3 (i),avec sa nécropole qui m’a fourni tant de restes
précieux de traces d’infiuence orientale. La ville occupe
un espace de cinq hectares, défendu du côté de la rivière
par un escarpement de 70 mètres de hauteur, et de l’autre
par des levées de terre, tranchées, bastions, etc. Une
source actuellement tarie avait été captée et menée dans
la ville par une conduite de plus d’un kilomètre de lon-
gueur. Sur les collines environnantes qui dominent les
environs, des forts ont été construits, qui pouvaient abriter
de fortes garnisons. Je n’ai pas vu en Préhistorique
d’autre exemple d’un appareil défensif si considérable : à
l’âge du bronze même, époque par excellence des villes
fortifiées, ce ne sont que des rochers isolés avec leur acro-
pole. Mais ici tous les caractères se réunissent pour
montrer que la place avait une importance stratégique
régionale. Tout le pays contribuait à la défendre, et avait
intérêt à la garder. Nous savons que par sa situation,
c’était la porte orientale de la Tartesside, et nous voyons
quelle était destinée à en protéger l'entrée contre des
envahisseurs venant de la mer. Seules d’ailleurs, des
armées organisées devaient passer par là : elles avaient
besoin et du port abrité qu’offre Almérie, et du chemin
commode qu’est le lit du cours d’eau ; des bandes de pil-
lards auraient passé d’un autre côté. Notons aussi que la
distance de i5 kilomètres jusqu’à la mer, forçait les
envahisseurs à s’éloigner de leurs navires, ce qui était
une cause d’infériorité pour l’attaque.
(1) Revue des Quest. scient., t. XXXIV, pp. 517 et suiv.
568
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Voilà donc que nous arrivons à prouver la réalité
d’expéditions venues de la Méditerranée par le simple
examen des ruines d’une ville construite pour s’opposer à
ces invasions. Et dans cette ville, à côté de produits qui
existent dans tous les milieux néolithiques de l’Occident,
nous en trouvons d’autres, spéciaux au sud de la Pénin-
sule : des coquilles d’œufs d’autruche qui n’ont pu venir
(pie par mer, comme les envahisseurs ; de l’ivoire, des
parfums, des poulpes mycéniens, des colonnes d’ordre
mycénien, des voûtes encorbellées, etc., etc.
Si ce ne sont pas les Phéniciens qui apportaient toutes
ces choses par la mer, qui est-ce ? Et alors où sont, et
que sont celles que les Phéniciens ont apportées ?
J’ai pu me demander, au début de ces recherches, s’il
ne fallait pas croire à la présence d’un peuple conquérant
à la remorque duquel les Phéniciens se seraient insinués
dans le pays, profitant des conquêtes et des ruines : mais
j’ai dû bien vite abandonner cette idée en constatant le
sceau phénicien même sur les objets qu’on peut attribuer
à l’art mycénien ; ensuite, après avoir trouvé les preuves
matérielles du commerce de l’argent, but de ces expédi-
tions, il devenait évident que les Phéniciens étaient seuls,
sinon ils n’auraient pas eu le monopole du trafic.
En somme, c'est contre les Phéniciens que se levaient
les remparts de Millares, c’est pour les empêcher d’envahir
la Turdétanie par l’Est.
Les Phéniciens n’étaient donc pas seulement de pai-
sibles marchands, mais aussi d’audacieux conquérants.
Et en effet, l’histoire nous dit qu’une grande partie de
l’Ibérie leur était soumise, qu’ils étaient maîtres de la
Turdétanie. Cependant Millares paraît leur avoir résisté
et de tout cela il faudrait déduire que les Phéniciens
avaient réellement réussi à conquérir certaines régions,
peut-être une partie du versant maritime de la chaîne
bétique, et l’Ouest de l’Andalousie, et qu’ils cherchaient à
couronner leur conquête et à en améliorer les conditions
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 56g
d’exploitation, par la possession de la porte orientale, qui
se trouvait sur le trajet le plus court pour le transport
des marchandises.
D'ailleurs, si les Turdétans ont construit des sépultures
à coupoles, employé des colonnes, des crépis, des pein-
tures murales, s’ils ont adopté les idées et les symboles
religieux de l’Est, le poulpe, le triangle, si en un mot ils
ont si intensément subi l’influence des Phéniciens, n’en
faut-il pas déduire que ceux-ci ont vécu près d’eux, avec
eux, construisant des voûtes par encorbellement, prati-
quant leur culte, etc. ? De simples échanges commerciaux
effectués sur la plage n’auraient pas amené ce résultat,
et l’histoire est là qui, encore une fois, est d’accord avec
nos suppositions.
Mais si des colons phéniciens ont habité l’Espagne à
l’époque néolithique, que doivent être les vestiges qu’ils y
ont laissés ? Leurs établissements n’ayant qu’un but
purement commercial, on peut croire que la population
qui les occupait ne jouissait pas des privilèges de la
métropole, et se pliait aux usages du pays, comme cela
se fait dans toutes les colonies. Peut-être donc serait-il
difficile de distinguer les traces d’établissements phéni-
ciens de ceux des indigènes, surtout si les races étaient
plus ou moins mélangées. Peut-être certaines des coupoles
que nous attribuons aux indigènes, sont-elles plutôt phé-
niciennes. Peut-être en est-il de même du village d’Almi-
zaraque, où j’ai trouvé la statuette du type des îles, avec
son grand triangle, de nombreux os peints, de la galène
et du plomb.
J’ai dit que M illares paraît avoir résisté aux Phéniciens.
Mais devant la difficulté de distinguer une ville indigène
d’une ville contemporaine au pouvoir des Phéniciens, on
ne peut pas après tout affirmer que ceux-ci ne s’en sont
pas rendus maîtres. Cette hypothèse s’accorde mieux que
l’autre avec les faits dont je vais rendre compte, et qui
me paraissent devoir peser beaucoup dans la balance.
570
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Millares est sur la rive droite du Rio Andarax. Sur la
même rive, à 3 kilomètres plus bas, est bâtie la ville de
Gâdor ; le grand massif montagneux situé à l’Ouest,
célèbre par ses mines de plomb (non argentifère), s’appelle
Sierra de Gâdor.
Il n’est pas possible de lire ce nom sans être frappé de
sa ressemblance avec celui de Gadir (ou Agadir), la plus
ancienne colonie phénicienne connue. Ayant demandé à
Don Fr. de Valladar, éminent archéologue de Grenade,
son opinion sur l’étymologie de Gâdor, il eut l’obligeance
de m’en indiquer plusieurs ; il les rejette comme fantai-
sistes, et conclut en croyant quelle est la même que celle
de Gadir ou Gadur. Je me suis aussi demandé si le nom
de la montagne et de la ville moderne n’avait pas été
porté d’abord par la ville préhistorique ; après l’abandon
de celle-ci, il aurait voyagé. Le pays fournit divers exem-
ples de villes modernes et de ruines situées à quelque
distance, portant le même nom avec le qualificatif « la
vieille
Mais en recherchant un sens au nom de Los Millares
(singulier : Millar), je trouvai qu’en espagnol moderne,
outre celui de millier, il en a deux autres, peu usités ;
l’un d’eux est : endroit où on peut élever deux troupeaux,
soit mille brebis. Or, Gadir en phénicien veut dire : abri
pour troupeaux de brebis. Ainsi donc, Millares est la
traduction, en espagnol, du nom phénicien de Cadix ! Et
ce nom phénicien lui-même, à peine altéré, se retrouve
dans la ville qui s’est substituée à Millares, et dans la
montagne qui la domine.
J’ai traduit Gadir par : abri pour troupeaux de brebis;
c’est la traduction adoptée par Delgado dans son remar-
quable ouvrage sur les monnaies autonomes d’Espagne.
Les anciens ont beaucoup discuté sur ce nom : générale-
ment on lui donne le sens d’enclos, endroit entouré d’une
défense ; on a même supposé que la défense à laquelle il
fait allusion, était la mer ; d’autres donnent à Cadix ou à
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 57 1
son île des noms tout différents. Ceci provient de ce que
chaque peuple traduisait le nom primitif en sa langue ;
il en est résulté bien des confusions. Delgado fait à ce
sujet une étude très remarquable et qui mérite detre
reprise. Il fait observer que beaucoup de noms de lieux
et de personnages mythiques de cette partie de l’Espagne
font allusion à l’industrie pastorale. Un des rois de l’At-
lantide, fils de Neptune et de Méduse, porte indistincte-
ment trois noms : Gadiro, phénicien que nous pouvons
traduire par propriétaire de troupeaux de brebis ; Eutné-
los, qui en grec signifie riche en belles brebis ; et
Chrysaor, l’homme à l’épée ou à la ceinture d’or. Ses fils
s’appelaient Géryon, propriétaire de troupeaux de rumi-
nants. Les pommes d’or des Hespérides seraient des bre-
bis, puisque ar{kc/. veut dire pommes ou brebis, et que les
frères Hespérus et Atlas avaient des brebis renommées
pour leur toison blonde et dorée. L’île gaditane se nom-
mait aussi Erythea, que Delgado rapporte à Asti-Herites
(troupeaux de brebis).
Il se dégage de là des conclusions intéressantes.
L’industrie pastorale était très en honneur dans le pays
visité par les Phéniciens ; les étrangers, par les compa-
raisons qu’ils peuvent faire, remarquent aussitôt les traits
les plus saillants des peuples qu’ils fréquentent, et choi-
sissent les mots les plus caractéristiques pour désigner les
lieux et les personnages. Nous pouvons donc admettre
que les Phéniciens ont baptisé Millares, dont le nom
propre, Gadir ou Gador, est resté à la montagne et a
voyagé avec la ville, tandis que le nom commun est resté
aux ruines, devenues lieu dit, et s’est traduit de langue
en langue jusqu’à nos jours.
On attribue à l’an 1 100 environ, la fondation de Gadir,
ou au moins le moment où les Phéniciens en firent un
centre important. Or, nous verrons dans la suite que c’est
vers cette époque que se place l’abandon de Millares : une
puissante invasion chassa les Phéniciens, produisant une
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
572
révolution complète dans leur commerce qui se reporta
vers l’Ouest. Nous verrons pourquoi ; en attendant, rete-
nons ce qui suit.
Avant la Gadir qui vit encore, il y en avait une autre,
morte depuis 3ooo ans. Elle était la porte orientale de la
Turdétanie, son point le plus rapproché de la métropole
des Phéniciens. Ceux-ci jouèrent dans son histoire un
rôle prépondérant ; et elle à son tour avait pour eux une
importance considérable. Bâtie à une certaine distance de
la mer, au point choisi par les indigènes (nous devons le
croire dans l'état actuel de nos connaissances), elle paraît
au premier abord moins avantageusement placée pour les
Phéniciens. Cependant, aux mains de ceux-ci, elle proté-
geait très efficacement la rade de débarquement d’Almérie,
malgré son éloignement, et elle rendait ses possesseurs
maîtres d’une campagne fertile ; de plus, le point essentiel
était de l’enlever aux indigènes. Après leur expulsion, les
Phéniciens ont dû choisir une nouvelle Gadir; ils s’arrê-
tèrent à Cadix : leur choix ayant dû se baser sur des
principes rationnels, il faut conclure que c’était le point
le plus rapproché de Phénicie ; cela nous annonce que
l'objectif principal de leur commerce se trouvait au delà ;
que ce n’était plus ou du moins plus aussi spécialement la
Turdétanie, dont en effet ils étaient chassés : c’est encore
pour cette dernière raison sans doute qu’au lieu de s’éta-
blir dans la Péninsule, comme l’était Millares, ils sont
restés dans la mer, autant dire chez eux. A la nouvelle
colonie, les Phéniciens donnèrent le nom de l’ancienne, en
souvenir d’elle ou simplement par l'habitude acquise, le
nom ayant pris le sens de colonie ou échelle de l’extrême
Occident. Le voyage de ce nom d’une extrémité de la
Turdétanie à l’autre, serait un cas comme celui de tant
d’autres noms que nous ne parvenons pas à fixer. D’après
cela, la période de prospérité de Millares, la dernière
étape du Néolithique en Espagne, est contemporaine de la
première phase du commerce phénicien, caractérisée sur-
tout par l’exportation de l’argent.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 5y3
LES PHÉNICIENS
J’ai plus d’une fois hésité à employer le nom des
Phéniciens sans formuler une réserve. Je dois donner la
raison qui a triomphé de mon hésitation..
Que les influences constatées à la fin du Néolithique
proviennent du bassin oriental de la Méditerranée, cela
est hors de discussion. Quelles datent de la deuxième
moitié du deuxième millénaire, cela me parait également
certain. Reste a justifier leur attribution. aux Phéniciens.
L’argument principal est l’existence du commerce de
l’argent.
Il n’y a peut-être pas, relativement à ces époques, de
fait sur lequel l’histoire soit aussi explicite, aussi affir-
mative, et nous avons vu que les termes qu’elle emploie,
loin d’être exagérés ou inexacts, sont absolument con-
formes aux habitudes commerciales et industrielles.
Les Phéniciens ont les premiers fait le commerce de
l’argent d’Espagne, sur une grande échelle, et ils ont,
d’une façon ou de l’autre, tenu le pays sous leur dépen-
dance.
A la fin du Néolithique nous trouvons tout à la fois la
preuve dux travail du plomb argentifère, et l’absence de
toute utilisation du plomb ou de l’argent : nous en avons
conclu que le plomb était exporté pour être affiné dans
les usines des acheteurs, comme cela se fait encore
aujourd’hui.
Il est naturel de conclure que les exportateurs étaient
les Phéniciens, désignés par l’histoire. Pour rendre la
démonstration complète, il faut montrer que le commerce
phénicien ne peut pas se placer à une époque plus
récente ; pour cela il faut étudier celle qui suit immé-
diatement le Néolithique : l'âge du bronze. Ces deux
périodes montrent entre elles le contraste le plus complet ;
on peut le résumer en peu de mots : la fin du Néolithique
^74
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
est imprégnée d’influences venant de l’Est ; les produits
importés de même origine sont très abondants ; elle
emploie largement le cuivre, le plus commun des métaux ;
elle est privée des métaux précieux : étain, argent et
même or. L’âge du bronze, au contraire, est de carac-
tère tout à fait européen, sans trace d’influence orien-
tale ; il utilise à peu près exclusivement les produits
locaux ; il est surtout riche en argent, possède de l’étain
et de l’or. Ces quelques lignes suffisent pour montrer
que le commerce de l’argent et la puissance phénicienne
ne peuvent pas se placer à l’âge du bronze. Ce que nous
savons de l’âge du fer nous montre également des civilisa-
tions venues de l’Europe centrale, sans trace d’orienta-
lisme. Il faut descendre jusqu’à l’expansion coloniale de
Carthage pour assister au retour de l’Orient.
Il n’y a donc pas place, après le Néolithique, pour un
des plus grands événements dont l’histoire du bassin
méditerranéen nous ait conservé le souvenir, et le Néo-
lithique réunit toutes les circonstances qui s’adaptent aux
conditions marquées par l’histoire pour cet événement.
Nous devons donc placer avant la fondation de Cadix
toute une grande et brillante étape de l’activité commer-
ciale des Phéniciens, celle de l’exportation de l’argent
d’Espagne
Reste à voir si cette conclusion s'accorde avec ce que
nous savons des Phéniciens de Phénicie avant 1 100.
Malheureusement cela se réduit à peu de chose, car
tous les renseignements se rapportent aux époques sui-
vantes, et, en général, même notablement postérieures ;
on s’expose à de grossières erreurs si on veut juger les
Phéniciens d'avant 1100 par les monuments qui sont
beaucoup plus récents. J’ai bien peu d’autorité pour
traiter des questions relatives à l’histoire de ce peuple.
Je voudrais cependant proposer sa division en trois
périodes, afin d’éviter des confusions :
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. h'j'Ô
La première, que j’appellerais préhistorique, descen-
drait jusque vers le xne siècle.
La seconde, historique, jusque vers le vme.
La dernière, qui mériterait le nom de carthaginoise,
jusqu’au 11e.
C’est ici la première qui nous intéresse : elle finit plus
ou moins vers l’époque du siège de Troie, de la décadence
de Mycènes, de l’invasion dorienne.
Autrefois on admettait que la civilisation primitive de
Chypre était l’œuvre des Phéniciens, et c’est là qu’on
voulait trouver les données pour reconstituer leur his-
toire. Aujourd’hui on tend à réduire à peu de chose leur
rôle dans cette île. C’est là cependant que nous trouvons
des séries d’objets qui ont avec ceux d’Espagne de remar-
quables rapports.
M. Pottier, dans son Catalogue des vases antiques du
Louvre, divise l’histoire céramique de Chypre en plusieurs
périodes. La première va de 2000 ou au delà, jusqu’au
xne siècle ; il y distingue deux phases : la seconde serait
le perfectionnement de la première. Il me semble voir
dans cette phase quelque chose de plus qu’un perfectionne-
ment, et j’y suis amené par la comparaison des peintures
céramiques chypriotes avec les peintures des idoles tur-
détanes : ces dernières n’ont aucun lien de parenté avec
le groupe ancien de Chypre, tandis qu’elles sont absolu-
ment identiques à celles du groupe récent (salle A,
vases 40-68). Ce sont les mêmes dents de loup, qua-
drillés, losanges, damiers et un motif analogue à la
tresse ; l’agencement des éléments est le même ; c’est la
même absence de spirales, d’enroulements, de cercles ;
tandis que ceux-ci abondent dans le groupe ancien de
Chypre. Il faut naturellement faire abstraction des cercles
représentant les yeux et des courbes rappelant les bras :
ce sont des attributs d’idoles qu'on trouve en Espagne et
à Chypre.
A côté de cette étonnante ressemblance de système
5y6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
décoratif, il faut en signaler deux autres non moins
spéciales.
M. Pottier attribue à cette même phase récente le
développement de la céramique en forme d’animaux. Or,
le Portugal a fourni un vase en forme d’animal, dont la
présence, dans un milieu néolithique, étonnait fort
M. Cartailhac ; dans une sépulture néolithique d’Anda-
lousie, j’en ai trouvé un autre en forme de vache. Ce
sont donc des produits spéciaux à l’époque.
Les Chypriotes ont eu à cette période une prédilection
marquée pour les vases conjugués et à plusieurs goulots
sur une panse ; c’est également à la fin du Néolithique
que je trouve en Espagne nombre de vases conjugués,
doubles ou triples, ou avec quatre goulots sur une même
panse.
De cet examen résultent trois choses.
t . Le groupe récent de Chypre se sépare assez de
l’ancien pour qu’on se demande s’il n’est pas la consé-
quence d’un fait nouveau, d’un apport quelconque de
l’extérieur.
2. Il existe un lien très étroit entre les produits chy-
priotes du groupe récent et ceux à influence phénicienne
d’Espagne. Ce lien implique une communauté d’origine.
3. Il implique aussi la contemporanéité. Or des consi-
dérations d’un autre ordre m’ont amené à placer la der-
nière phase néolit hique dans la seconde moitié du deuxième
millénaire, et c’est aussi la date attribuée aux vases
chypriotes les plus récents de la première période.
On voit qu’au point de vue chronologique, l’accord
règne parfait entre toutes les sources que nous consultons.
Chypre fournit un autre élément de comparaison : les
idoles primitives. Il y en a surtout de deux sortes : les
colonnes et les plaques. Dans la Péninsule ibérique, c’est
la même chose. Les colonnes-idoles de Chypre sont en
terre cuite, grossières, avec empattement à la base ; au
sommet sont modelés des bras, des seins, une tête. Les
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. b']"]
colonnes-idoles d’Espagne sont en os longs d’animaux ;
avec leur élargissement naturel à la base, leur forme et
leur dimension, elles reproduisent exactement l’aspect de
celles de Chypre : naturellement ils ne sont pas modelés ;
au lieu de cela ils sont peints. La différence entre les
deux séries vient surtout de la nature de la substance
employée, et c’est peut-être pour cela que l’anthropomor-
phisme, à peine pressenti sur l’os, est si accusé sur les
statuettes d’argile. A ce propos, on peut en Espagne
même comparer de petites colonnes coniques en albâtre,
coiffées d’un chapeau ou chapiteau, ornées de seins en
relief à d’autres idoles du même groupe et qui sont,
comme celles décrites ci-dessus, en os d’animaux : mais
ce sont des phalanges courtes ; comme les os longs, au
lieu d’être modelées ou sculptées, elles sont parfois peintes.
Les idoles plates de Chypre sont encore en terre cuite ;
celles de la Péninsule en schiste ; les unes et les autres,
couvertes de gravures. Je signalerai comme tout à fait
extraordinaire la ressemblance d’une plaque chypriote du
Louvre avec celle de Idanha a Nova (Portugal). Elles sont
rectangulaires, mais un très fort épaulement en détache
une partie plus étroite qui forme tête, ornée d’yeux, de-
nez, sans bouche, avec des lignes horizontales à sens mys-
térieux que je crois dérivées des bras du poulpe. Sur le
buste, trois colliers ; de côté, des lignes servant de bras,
et d’autres qu’on ne comprend pas. Sur la partie inférieure
de la plaque portugaise il y a des jambes et des pieds :
sur la chypriote rien qu’une ceinture de losanges ; mais
une autre idole portugaise (d’Alcobaça), au lieu de jambes
a une rangée de triangles, et la ceinture de losanges se
retrouve sur la côte gravée d’Almizaraque (Espagne). De
même les deux rangées de triangles qui ornent le cou de
la terre cuite de Chypre, rentrent dans la catégorie des
triangles habituels des plaques turdétanes.
Puisque nous en sommes aux analogies entre Chypre
et le Sud de l’Espagne, je ne passerai pas sans signaler
IIIe SÉRIE. T. X. 57
578 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
celle qui résulte de l’emploi si général du cuivre pur :
quelle que soit la cause de ce fait, il constitue un rappro-
chement réel.
Puisque la Phénicie reste muette sur la civilisation des
Phéniciens préhistoriques, tâchons de reconstituer quel-
ques-uns de ses traits par l’étude comparée de la Turdé-
tanie et de Chypre.
Si réellement cette île n’a pas été sous la dépendance
des Phéniciens, il y a eu cependant des relations très
étroites entre les deux pays. Si la peinture céramique
chypriote vers les xvie à xne siècles n’est pas phénicienne,
on doit admettre que la peinture phénicienne contempo-
raine s’est formée à la même école que celle de Chypre,
sinon à Chypre même. Je ne vois pas d’autre moyen
d’expliquer la présence d’un style chypriote si pur et si
caractérisé dans la colonie phénicienne de Tarshis. Nous
sommes ainsi amenés à une première conséquence : les
Phéniciens préhistoriques connaissaient la peinture céra-
mique. La très grande finesse d’exécution des peintures
sur os d’Almizaraque prouve qu’ils maniaient habilement
le pinceau ; mais le caractère rudimentaire et le style
primitif des peintures sur vase d’Espagne, la proportion
plus forte de vases gravés, même parmi ceux qui repro-
duisent des symboles venus d’Orient, semblent nous
prévenir que dans l’application de la peinture à la décora-
tion de la céramique, ils étaient moins avancés, et cela
explique qu’on leur ait attribué l’ignorance complète de
cette technique. D’ailleurs toute la céramique turdétane
est très inférieure à la chypriote, et si j’ai signalé plus
haut des analogies qui impliquent une influence de l’une
sur l’autre, les produits de l’Ouest restent cependant plus
grossiers. Cela peut provenir de la prépondérance de
l’élément turdétan indigène, ou du retard naturel de la
colonie sur la métropole ; mais il se pourrait aussi qu’il
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 579
faille remonter plus haut et admettre qu’en céramique les
Phéniciens étaient plus arriérés que les Chypriotes.
Par l’examen des récipients à parfums et de divers
objets en ivoire, nous voyons qu’ils avaient déjà le goût
de l’ornementation par le greneté, procédé qu’ils ont tant
affectionné et appliqué aux vases en métal durant la
période historique.
La simplicité des ornements d’un peigne en ivoire et
d’un vase en forme d’œuf d’autruche, montre un art
débutant ; mais ici encore on trouve déjà des motifs que
les Carthaginois reproduisirent dix siècles plus tard.
L’absence de perles en verre, la rareté et la grossièreté
des minuscules grains de terre émaillée témoignent dans
le même sens : les Phéniciens n’étaient pas encore maîtres
de ces industries, qui plus tard leur rapportèrent de si gros
bénéfices.
Pour les idoles plates et en forme de colonne, il y a
tant de points communs entre les séries turdétane et chy-
priote, qu’on n’a aucune peine à se figurer ce que pouvaient
être les phéniciennes qui leur auraient servi de trait
d’union.
Le poulpe nous conduit à Mycènes plutôt qu’à Chypre;
mais la variante des bras qui en fait un véritable poulpe
ailé, semble un acheminement vers les dieux ailés asia-
tiques ; chez les Phéniciens cela ne doit pas nous sur-
prendre.
Les statuettes féminines à grand triangle, le double
triangle ou hache bipenne, se trouvent également dans
leur milieu naturel.
En architecture, nous avons vu copier les œuvres des
Mvcéniens.
Les Phéniciens préhistoriques, comme leurs colons et
comme les Mycéniens, faisaient usage d’outils et d’armes
de pierre. Il est rationnel de leur attribuer l’introduction
en Espagne du type mycénien de pointes de flèche à base
58o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
très creusée, puisque cette forme est, dans la Péninsule,
localisée dans la région soumise à leur influence.
Ils connaissaient le bronze, mais l’étain étant rare, il est
fort possible qu’ils aient surtout employé le cuivre pur,
comme les Chypriotes et les Turdétans.
Leur commerce était varié : nous avons vu quelques-uns
de ses articles : parfums, cosmétiques, fards, œufs d’au-
truche, ivoire, perles émaillées ; puisqu’ils ont connu
l’ambre, le jais, la callaïs, ils ont dû intervenir dans leur
colportage ; bien d’autres substances n’ont pas laissé de
traces. De la Turdétanie ils tiraient des produits très
variés : les mêmes que Rome en exporta plus tard. Aux
deux époques, l’argent a joué le rôle principal. Les Phé-
niciens l’emportaient sous forme de plomb et de cuivre
riches ou de minerais, et en extrayaient l’argent chez eux.
Les découvertes d’Hissarlik montrent la grande antiquité
du travail des métaux précieux, compatible avec une civi-
lisation qui ignore les métaux usuels, cuivre et bronze. On
peut affirmer que les Phéniciens préhistoriques transfor-
maient en vases, ornements et bijoux, l’or et l’argent qui
sortaient de leurs navires et de leurs fourneaux.
Le commerce et le travail de l’argent furent la cause
principale de l’influence qu'ils acquirent dans l'histoire des
peuples méditerranéens.
Après avoir montré le rôle important que les Phéni-
ciens ont joué dans l’histoire d’Espagne pendant la der-
nière phase du Néolithique, il convient de rappeler que
les relations que j’ai constatées entre le bassin égéen et
l’Espagne sont bien plus anciennes que les navigations
des Phéniciens. Ceux-ci n’ont fait que suivre le chemin
ouvert par d’autres peuples. Cela reste toujours d’accord
avec les souvenirs que la tradition a conservés. Bien
avant qu’on n’eût songé à remuer le sol, les historiens
ont longuement discuté tout ce qui a rapport à ces
anciennes expéditions : les discussions ont surtout porté
sur la réalité des données qu’Homère a prises comme
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE.
58!
base de ses poèmes ; commencées il y a deux mille ans,
elles durent encore. Strabon surtout a défendu Homère
contre les attaques dont il a été l’objet, et cherché à
démontrer l’existence d’anciennes migrations de peuples
de race hellène en Espagne. Il invoque le témoignage de
divers auteurs, tels qu’Asclépiade de Myrlée qui a habité
la Turdétanie, et dans le récit d’un voyage, parle
entre autres de la ville d’Ulysse, Odissea, avec un temple
de Minerve où se trouvaient fixés des boucliers et des
éperons de navire en mémoire des erreurs du héros.
Cette ville était située au-dessus d’Abdera, dans la mon-
tagne, donc, comme Millares, sur le versant maritime de
la chaîne bétique, et d’ailleurs pas très loin de notre ville
préhistorique ; d’autres noms de villes, des coutumes
grecques observées en Lusitanie et diverses circonstances
fournissent des arguments du même genre.
Quoi qu’il en soit de la valeur de ces données et de
l’époque à laquelle elles se rapportent, Homère a dû
mettre à profit les traditions au sujet des expéditions en
Espagne plus anciennes que celles des Phéniciens. Ces
traditions formaient le fonds de l’histoire, et il ne paraît
pas nécessaire de recourir à un périple phénicien pour
expliquer X Odyssée; ce serait, semble-t-il, enlever au
récit beaucoup de son caractère national : le poète n’avait
pas à mendier les données de son œuvre aux Phéniciens.
M. Victor Bérard attribue cependant un rôle prépondérant
aux Phéniciens, comme source de renseignements ; son
livre, dit-il, est le développement d’une phrase de Strabon
« o E yàp Oonuxe; ï$^Xow roùzo » ; les Phéniciens faisaient con-
naître ces choses, et d’une autre semblable. Mais si on
laisse ces phrases là où Strabon les a mises, on voit que les
renseignements dont il s’agit, se rapportent exclusive-
ment aux conditions de climat et de richesse de la Tur-
détanie, dont les Phéniciens étaient maîtres. Strabon
dit, en effet, clairement qu’Homère était au courant de
l’expédition d’Hercule, la plus ancienne, et de celles des
582 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Phéniciens qui vinrent ensuite. Comme me le fait re-
marquer M. J. Mansion, professeur à l’Université de
Liège, la différence de temps entre îaropyj/.â;, mis au
courant, instruit par une tradition antérieure, et tzwQcl vô-
fi evoç, apprenant, montre que, pour Strabon, Homère
apprend la richesse de l’Ibérie par les Phéniciens ses
contemporains (soit par ce qu’ils en disaient, soit par leur
commerce et les produits rapportés), tandis que les expé-
ditions d’Hercule et autres lui sont connues par l’histoire
elle-même.
Au point de vue historique, la valeur de l 'Odyssée n’en
est que plus grande, et à notre point de vue, nous ver-
rons là un argument de plus pour montrer que les Phéni-
ciens ont été précédés en Occident par des peuples du
bassin égéen.
(A suivre )
Louis Siret.
VARIÉTÉS
i
TAIF
LA CITÉ ALPESTRE DU HIDJAZ, AU Ier SIÈCLE DE L’iSLAM
Étude de géographie arabe ancienne ( 1 )
I
A une forte journée au sud-est de la Mecque (2), sur le rebord
oriental du plateau pittoresquement vallonné que forme vers
son milieu la longue chaîne courant parallèlement à la mer
Rouge, s’élève, adossée au mont Ghazwân, la ville de Tâif (3). la
(1) Leçon professée à la Faculté orientale de l’Université de Beyrouth,
en 1905. Nous nous sommes contenté d'y ajouter quelques références
nouvelles. En l'absence de caractères ponctués, nous avons adopté pour
les noms arabes une transcription suffisamment claire plutôt que
rigoureusement conséquente (Ainsi : Hadjâdj, sans redoublement du
djim). Xos confrères orientalistes voudront bien nous en tenir compte.
(2i On indique généralement une évaluation plus élevée : nous obte-
nons la nôtre en combinant surtout Aghcini I, 155,3 (position du ‘Ardj)
et 156, en bas ( : de ‘Ardj on se rend à Tâif pour la prière du vendredi).
Maqdisi place deux ou même trois “ marhala „ entre la Mecque et Tâif
(112.3 etc. : pour la dimension des marhala de ce géographe, voir
106, 11 etc. Ibn Rosteh, 1S1 néglige de noter ici les distances. Ya‘qoûbi
Geograpli. 316.9 parle de deux marhala. Les indications de Istakhri sont
tout à fait défectueuses (19,9 11), sans atteindre pourtant l’erreur de
Qalqachandi I 207 (édit. d'Égypte) lequel place Tâif au N. E. de la Mecque.
Les relations incessantes entre les deux cités s’opposent également à
l’hypothèse d’une grande distance.
(3) Hamdâni. Djasîrat al-'Arab, 120-121 : notice de Yâqoût III, 195 etc...;
nous y renverrons constamment. Maqdisi 79.9. Margoliouth, Mohammed,
584 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
patrie des hommes d’Etat Omaiyades (1) et centre urbain de la
puissante tribu de Thaqîf (2). La légende rattache les Thaqafites
aux antiques races de ‘Ad et de Thamoûd, exterminées par
Allah (3). Nous aurons à discuter la valeur de cette donnée,
outrageusement défigurée par la tendance et la réaction anti-
omaiyades. Quoi qu’il en faille penser, la vive intelligence des
Thaqafites (4) leur assigne un rang à part parmi les populations
de l’Arabie.
La religion chrétienne n’était guère représentée à Tâif que par
des esclaves chrétiens tels que celui rencontré par Mahomet,
dans sa première excursion propagandiste à Tâif. On aimerait à
supposer l’existence d'une colonie de chrétiens Nadjrânites en
cette ville, située sur la route de Nadjrân, et en relations con-
stantes d’affaires avec elle. Le silence de nos documents ne nous
permet de rien affirmer. A quelle confession appartenaient les
esclaves “ grecs „ de Tâif (5) dont parle la légende musulmane,
comme al-Azraq (6) et ‘Obaid, père putatif de Ziâd? Nous l’igno-
rons ; ils finirent par embrasser l’islam. Le christianisme du
célèbre Omaiya ibn abi Sait (7) nous paraît de moins en moins
vraisemblable (8). En décrivant les délices du Paradis, un
poète chrétien, même hétérodoxe, n’aurait jamais pensé à y
introduire des “ houris „ (9), comme le fait Omaiya.
Au début de l’Islam, Tâif (10) était incontestablement, après la
402-403, a une bonne description de Tâif. On trouve aussi quelques traits
dans la monographie consacrée par M. Périer à Hadjâdj.
(1) Nommons Moghîra ibn Cho‘ba, Ziâd. Had jâdj, etc.
(2) Celle-ci faisait à son tour partie du groupement de tribus compris
sous le nom de “ Hawâzin Le relatif ou ethnique (en arabe nisbat) de
Thaqif est " Thaqafi „ d’où Thaqafite, employé par nous.
(3) Kâmil de Mobarrad 266; Ay. IV 74.
(4) D’où le terme “ Thaqîf,. homme très intelligent. Voir les lexiques.
(5) Plus vraisemblablement des syro-mésopotaraiens. Les arabes à
cette époque donnaient volontiers le nom de “ Roum „ à leurs voisins
septentrionaux relevant de Byzance. Comp. Tabaq. III1 176,20.
(6) Ibn Sa‘d. Tabaqât (= Tabaq) IIP 177.
(7) On peut maintenant sur Omaiya consulter l’étude de Fr. Sehulthess
dans Orienta lische Studien (hommage à Ni'ddeke) I, 7t. Sa mémoire
était très vénérée à Tâif (Ibn-Doraid. Ichtiqûq). Cela permet de conclure
à l'existence d’un petit groupe de “ hanîf „ en cette ville. Cfr Sehulthess,
op. cit. 86-87.
(8) L’épisode de la prédication de Mahomet â Tâif nous montre la
population favorablement disposée pour le christianisme.
(9) Cfr Journal Asiat. 1904- 135, 160.
(10) La tribu de Thaqîf occupe encore le territoire de Tâif. Burekhardt
( Voyages en Arabie, 1, 1 13 ; Paris, 1835) la trouva presque détruite, depuis
VARIÉTÉS.
585
Mecque, la première ville du Hidjâz. peut-être même de l’Arabie.
L’expression qoranique “ al-qariatân „ (1) englobant les deux
cités, suffirait à le prouver. L’art de la construction y avait
atteint un plus grand développement qu’à la Mecque (2). On y
admirait de hautes demeures, massives comme des forteresses,
et à ce titre qualifiées de “ hosn „ et de “ otom „ (3). La ville des
Thaqafites avait en outre sur la cité de Qoraich l’avantage de
posséder une enceinte fortifiée; celle-ci était garnie de machines
de guerre, habilement maniées par les habitants, comme le pro-
phète en fit l’expérience après la journée de Honain (4). Cette
importance, Tâif la devait à sa situation très spéciale, ne rappe-
lant en rien celle des agglomérations urbaines de la Péninsule,
au sein des hautes montagnes, au milieu d’eaux courantes (5),
s’écoulant dans la direction du Nadjd, et du Yémen (6).
Les eaux, la pureté de l’air (7), la fraîcheur de la tempéra-
ture (8), s’abaissant parfois au-dessous de zéro, y développaient
la plus luxuriante végétation. Des champs de céréales (9), des
le passage des Wahhabites. Ces sectaires y auraient massacré 15 000
habitants, musulmans et juifs. La présence de ces derniers en plein
Hidjâz est à retenir. Cfr Ed. Driault, La politique orientale de Napo-
léon 1, 4-3.
(1) Qoran, XL1I 30; Kâmil , 291; Balâdhori, 34. Farazdaq. Cfr J. Hell
dans Z. D. M. G. 1905. 602, vers 2 ; le poète se vante de compter parmi
ses parents (‘Achîra) les “ habitants des deux cités „ ( qariatân ).
(2) Où pour les constructions soignées on doit recourir aux étrangers.
Ag. I 98,4; III, 84; 86; reconstruction de la Ka ba, sous ibn Zobair ; ibn
al-Faqîh 196, 14. Comp. dicton attribué à Mahomet: “Le plus mauvais
emploi de l’argent pour un musulman, c’est de construire. ,. Tabaq.
VIH 120,1.
(3) Ag. XII 45, 49. Wüstenfeld, Chroniken der Stadt Mekka, II, 76, rap-
pelant probablement le style des maisons de San‘a dans le Yémen ; voir
illustrations dans l'ouvrage de Hogarth, p. 198.
(4) Balâdhori 55.
(5) Yâqoût lit 495-96. Cf. Hogarth. The pénétration of Arabia, 1905.
Dans la carte adjointe, on indique 6168 pieds, comme hauteur de Tâif.
L’altitude de la Mecque serait de 1970 pieds, le mont Ghazwân attein-
drait environ 9000 pieds.
(6) Hamdâni 121,4; Yâqoût III 496,1 ; Khamîs II, 30. Un autre wâdi au
moins s’ouvrait dans la direction du Hidjâz et de Médine. Balâdhori,
13, 7-9; Samhoûdi (texte allemand de Wüstenfeld), 154.
(7) ‘Iqd III 356; Maqdisi, 79. Excepté pourtant dans le voisinage des
tanneries ; il en sera question plus bas.
(8) Kâmil 115; Maqdisi 79,7 ; ‘Iqd III, 342, 7 a. d. 1.
(9) Yâqoût III 495. Le froment constituait la base de l'alimentation des
gens de Tâif au lieu du lait et des dattes, nourriture ordinaire des
586
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
forêts couvraient les collines et les vallées environnantes où
abondait le gibier (1). Dans les jardins, soigneusement enclos de
murs (-2), on retrouvait outre les palmeraies du Hidjâz (3) et les
représentants ordinaires de la maigre flore arabique, des pro-
ductions végétales et des fruits de la Syrie : les raisins, les
bananes, les figues, les pêches, les grenades, les melons (4) ;
produits appréciés, et exportés dans le reste du Hidjâz (5). Les
vignobles de Tâif produisaient du vin (B) en telle quantité qu’on
disait proverbialement: importer du vin chez les Thaqafites (7);
au lieu de : porter de l’eau à la rivière. Ils produisaient en outre
une variété de “ zabîb „, sorte de raisin de Corinthe, célèbre
dans toute la péninsule et jusque sur les marchés de la Babylonie
et de la Syrie (8), pourtant pays de vignobles. Les étrangers
passant par Tàif à la fin des vendanges, s’extasiaient de-
vant l’étendue des aires ou “ bayâdir „, noires comme les
“ harra „ (9), et servant à la préparation du raisin sec (10).
Avec les chrétiens et les juifs (11), les Thaqafites étaient les
Arabes. Ag. XII 48-49. Le pain était une rareté chez certains nomades,
on l'offrait aux hôtes de distinction, 'lqd, I 211,9; Ag. IV 103, 14; Lam-
mens. Un poète royal à la cour des Omiades, 40.
(1) Ag. Vil 145. Certaines parties de la banlieue étaient territoire
sacré, où la chasse demeurait interdite. Voir ‘lqd I 135; Wellhausen,
Reste arab. Heidenthum 50. etc. Wüstenfeld, Chroniken der Stadt
Mekka II 48, 75.
(2) Pour ce motif, comme dans le reste du Hidjâz, ils s’appelaient
“ liûit „ pl. " liîtân „. Balâdhori 58. Tabari I 1200, 16; 1671,9.
(3) Yâqoût lit. 495.
(4) Djamhara 106, 29; Balâdhori 56-58; Maqdisi 79; Kliamîs 11,209;
Yâqoût, loe. cit. Ibn Batoûta, I 304-5. L’énumération de ces fruits repa-
raît dans la description du paradis d’Omaiya ibn abi Sait; on y retrouve
jusqu’au blé et au miel. J. A. 19042 160.
(5) Ag. I. 84, 14.
(6) Kliamîs II, 137,2. Balâdhori, 56.
(7) Ibn Qotaiba, Poesis (ed. de Goeje) 416, 6. Aussi le plus original des
poètes bachiques depuis l’Islam, le joyeux abou-Mikdjan, est-il origi-
naire de Tâif.
(8) Ag. XIII 34. Comme le montre ce texte, dans Baihaqi, 107, 13;
Djâhiz Maliâsin 165, 10 à la leçon " sait „ huile, il faut préférer “ sabî.b „,
comme objet du commerce spécial d’aboû Sofiân à la Mecque. On avait
transplanté jusque dans le Khorasân la vigne produisant le zabib de
Tâif. Maqdisi, 324, 4.
(9) Terrains volcaniques, couverts de blocs de basalte, très fréquents
en Arabie.
(10) Yâqoût III 499, 14. Ibn al-Faqih 22, 14 etc.
(11) La m mens. Poète royal. 4L Djâhiz, Opuscida, 63. Ag. VIII, 81, 2, 9.
XII, 151 ; 155.
variétés.
587
cabaretiers ordinaires des villes du Hidjâz. Pour faire cesser leur
odieuse industrie, le calife ‘Omar ne trouva pas de moyen plus
expéditif que de faire mettre le feu à leurs tavernes de Médine (1).
De sa vigne de Tàif, ‘Abâs, l’oncle du prophète, tirait le raisiné,
servant, pendant la saison du pèlerinage, à corriger le goût
saumâtre (2) de l’eau de Zamzam (3). La tradition l’affirme du
moins. Mais avec le caractère de l’usurier (4) que fut toujours
l’ancêtre des ‘Abbassides, rien ne nous force à admettre le dés-
intéressement de cette opération.
A Tàif, l'apiculture (5) était également l’objet de soins spé-
ciaux, favorisés par l’extension des vergers. Bref, le territoire
de Tàif était un coin de la Syrie transporté sous le ciel inclément
du Hidjâz (6). La toute-puissante intercession du patriarche
Abraham — ainsi le voulait la légende — avait obtenu ce pro-
dige en faveur des habitants de la Mecque, cette vallée stérile
et sans eau, où le regard 11e trouvait pas à se reposer (7). Aussi
conçoit-on l’attraction exercée par ce site privilégié sur les
riches marchands de Qoraieh. Malgré les faveurs spirituelles
promises aux Mecquois assez courageux pour affronter les
ardeurs de leur été (8), lorsque les caprices du calendrier
musulman faisaient coïncider le jeûne du Ramadan avec la
période de la canicule, il était de mode de se transporter sur les
hauteurs du mont Ghazwân. Ainsi fit le pieux calife ‘Omar II (9),
et le non moins orthodoxe grammairien Asma‘i, lequel, à cette
(1) Tabnq. III1 202 ; V 40.
(2) Sur cette particularité cfr Azraqi 294 : 340 ; Maqdisi 101, 5.
(3) Azraqi 70. Comp. Balâdhori 50.
(4) Le prophète dut porter une interdiction spéciale contre les opé-
rations usuraires de son oncle. ‘Iqd II 159, 8 a. d. 1. Pour l’usure à la
Mecque, cfr ibn Hadjâr, II 396. 6 ; Azraqi, 351 : 365, 5.
(5) Balâdhori, 57 ; Baihaqi 516, 12.
(6) Ibn al-Faqîh 17, 1. 19. Azraqi 41; Maqdisi 79. 7.
(7) Ibn al-Faqîh 17, 16. Djâhiz. Tria opuscula, 61, 3-4. Yâqoût, III, 496.
Les dattes elles-mêmes étaient une rareté à la Mecque. Ag. IV 42, 10.
Istakhri, 17, 5, etc., a. d. 1. signale quelques palmiers et pas un arbre
fruitier dans toute l'étendue du territoire sacré de la Mecque. Une
grappe de raisins, trouvée après la bataille de Ohod entre les mains
d'un prisonnier médinois, fait crier au miracle. Ag. IV 42, 1 1. Tabag. VIII,
221. 10.
(8) Ibn al-Faqih 17, 15. Azraqi 267, 1. Avant les travaux de Mo'âwia,
la ville manquait d’eau en été. Azraqi, 439. La source de Zamzam était
intermittente. Ibicl. 300. Voir aussi Chroniken der Stadt Mekka, II. 33. 2.
(9) Azraqi 364.
588
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
occasion, confère à la cité des Thaqafites l’épithète de bénie (1).
Tâif était devenue (2), et est demeurée depuis (3) la villégia-
ture favorite des Mecquois (4). Avant comme après l’Islam,
l’idéal d’une vie heureuse au Hidjâz était de passer l’hiver à
la Mecque (5), le printemps à Médine (6) et l’été à Tâif (7).
Beaucoup de notables musulmans, venant achever leur carrière
orageuse dans les villes saintes du Hidjâz, possédaient, comme
ibn-‘Abbâs, l’ancêtre vénéré des califes de Bagdad, comme ‘Ali,
fils de Hosain (8), comme la fameuse ‘Aicha bint-Talha, nièce
de la favorite du prophète, une luxueuse villa à Tâif, où ils se
réfugiaient pendant la saison chaude (9).
Il
Au point de vue économique, la position de Tâif n’était pas
moins heureuse et presque aussi centrale que celle de la
Mecque. Sise en plein Hidjâz, voisine du Yémen, à proximité de
la grande foire de ‘Okâz (10), une localité thaqafite (11) dans une
région fréquentée par les nomades de Qoda‘a et de Modar (12),
(1) Kâmil 115, 10. 11 ne croyait donc pas aux récits tendancieux, mis
en circulation, vers cette époque, par la réaction anti-omaiyade. Pour-
tant Asma'i n’aimait pas les Omaiyades ; il étendait cette aversion
jusqu’à leurs poètes. Cfr Poète royal. 8.
(2) Maqdisi 79, 10.
(3) Les chérifs de la Mecque ont leur campagne à Tâif.
(4) Pendant la révolte de Médine sous Yazîd I, les harems de
l’Omaiyade Marwân et de ‘Ali, fils de Hosain, s’y réfugient. Ag. I 13;
Tabari II, 409; Ibu al-Athir IV, 49.
(5) Ou plus exactement au Tihâma, c.-à-d. sur les bords de la mer
Rouge ; Azraqi 79, d. 1.
(6) Ou mieux dans la plantureuse vallée du ‘Aqiq, le bois de Bou-
logne de Médine. Cfr Ag. III 173; VII 125; XII 169, 173; XVI 93 ; XIX 56.
(7) Yâqoût III 500, 16. Djâhiz, Opuscula, 62, 21. Maqdisi 95, 17.
Azraqi 79, d. 1. Corrigez en ce sens le texte de Djâhiz traduit dans Mar-
goliouth, Mohammed, 6.
(8) Tabari II, 410.
(9) Ag. X 61. 2; même cas pour Sokaina, petite-tille de ‘Ali;
Ag. XVIII 93, 22, une princesse omaiyade a passé l’été à Tâif. Ag. 185, 13.
Ainsi font la plupart des Mecquois propriétaires fonciers à Tâif; nous
les citerons plus loin.
(10) A tort considérée comme exclusivement qoraichite.
(11) Située à un “ barîd r de Tâif. Azraqi 131, 13-14. Pour les relations
fréquentes de Tâif avec le Yémen, ou peut voir Fr. Schulthess, Umaiya
ibn abî's Sait, dans Orientalische Studien (hommage à Nôldeke) I, 87.
(12) Yâqoût III 49S, 8 etc.
VARIÉTÉS.
58g
centre de l’importante confédération bédouine de Havvâzin (1),
Tâif était traversée (2) par la grande route commerciale allant
du sud de l’Arabie dans la direction de la Mecque et de la
Syrie (3). Par les vallées ouvertes dans la façade orientale de
son plateau, la ville communiquait avec le Madjd et la Babylonie.
Cette heureuse situation, Tâif avait su la tourner à l’avantage
de son commerce, très développé sans pouvoir toutefois rivaliser
avec celui de la Mecque (4). Elle y serait peut-être parvenue en
dépit de son éloignement de la mer et des marchés syriens, si,
comme la Mecque, elle avait possédé une aristocratie marchande
assez unie pour étouffer les divisions particulières dans l’intérêt
du commerce et de la cité (5). Aux notables de Tâif il manquait
le sentiment de la solidarité, reliant entre eux les Qoraichites (G).
Le plus considéré des Thaqafites au moment de la prédication
de Mahomet, aurait porté le titre fastueux de “ ‘ cisîm cil-qaria-
tain „ (7) ou “ premier des deux cités „ (8) ; mais il ne paraît
pas avoir incarné le talent politique d’un aboû Sotiân. Deux
grands partis divisaient la cité : celui des “ Ahlâf „ et celui des
“ banoû Mâlik „ (9). Ces dissensions nuisirent au développe-
ment économique de Tâif.
La cité possédait un sanctuaire renommé, avec un trésor et
une caste sacerdotale (10); et, en Arabie, comme on le voit par
l’exemple de la Ka'ba, les sanctuaires servaient généralement de
centres à des foires. Or, dans les villes à sanctuaires, le commerce
(1) Rappelons la bataille de Honain et le siège de Tâif par Mahomet.
Cfr Sprenger, Mohammad III 323, etc. Hadjâj est appelé “ saiyd de
Hawazin „. Ag. XI 60, 4 a. d. 1.; 61, 1. Avant la bataille du Chameau, sur
l’invitation de Moghîra, tous les Hawâzins se retirent du camp de ‘Aicha.
Tabaq. V, 23. Sur les relations entre Hawâzin et Thaqît', voir aussi
Mas'oudi V, 64-65.
(2) Cfr Grimme, Mohammed, cartes des routes de l’Arabie.
(3) Cfr Balâdhori 36, 10. Ya'qoubi II 232, 2 ; Ag. II 155, 3.
(4) Cfr une remarque de Noldeke dans Z. D. M. G., 1886, p. 185.
(5) Les épisodes qui suivirent te siège de Tâif par Mahomet et pré-
cédèrent l’adhésion à l’Islam montrent la cité travaillée par des luttes
intestines.
(6) Cfr Noldeke dans Z. D. M. G., 1886, p. 177.
(7) Comp. Qoran XLllI 30, et commentaire de Baidawi sur ce passage.
Ibn Doraid, Ichtiqâq 185-86; ‘Iqd I 94; II 63; Ag. XI 61-2; XII 45. Un
n’est pas d’accord sur le nom du titulaire, mais il était certainement
thaqalite.
(8) Tâif et la Mecque.
(9) Ag. IV 74 ; Osd al-Ghâba IV 187 ; Tabaq. V 369, 20 ; 373, 10.
(10) Wellhausen, Reste 30 etc.
5go
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d'abord, puis le plaisir, avaient fini par reléguer à l’arrière-plan
les préoccupations religieuses (1). Tâif ne faisait pas exception
à la loi générale. Les étrangers y fréquentaient surtout le mar-
ché, puis le quartier spécial dont Mas‘oûdî (2) a conservé le nom
caractéristique. Aussi Mahomet recommande-t-il aux mission-
naires détachés par lui à Tâif, d’alléger pour les habitants le
précepte onéreux de la prière (8). Cela n’empêche pas d’admettre
avec la tradition (4) qu’au moment de la mort du prophète, l’en-
semble de la population avait officiellement adopté la foi nouvelle.
La ville ne vivait pas exclusivement du transit, comme celle de
Qoraich. mais elle pouvait alimenter un commerce d’exporta-
tion (5), au moyen des produits de son industrie et de son agri-
culture (6). Ces derniers nous sont déjà connus. Pour l’industrie
il faut mentionner d’importantes tanneries établies sur les nom-
breux cours d’eau qui arrosaient les vallées environnantes (7).
Tel était le nombre de ces établissements que l’air de ces
quartiers s’en trouvait empesté au point, disait-on, de les faire
déserter par les oiseaux (8).
Aussi rencontrons-nous les Thaqafites sur toutes les routes de
l'Arabie (9), fréquemment engagés dans des spéculations com-
merciales en commun avec les Qoraichites et en voyage d’affaires
avec ces derniers (10). Le cycle de légendes formé autour de la
mémoire du célèbre Omaiya ibn abi Sait nous a gardé le sou-
venir de ces relations pacifiques, si rares entre voisins dans
l’Arabie ancienne et moderne. C’était avant tout le commerce —
nous pouvons le supposer — qui avait attiré à Tâif une colonie
juive (11) ; le commerce également servait de trait d’union entre
(1) Reste, 216.
(2) Prairies d'or, V 22. Rappelons l’épisode d’aboû Sofiân, et de
Somaiya.
(3) Tabaq. V 372-73.
(4) Ibn Hadjâr II n° 8443; III 7, 18, 31. Notez la sollicitude de la tra-
dition à enregistrer l’adhésion des Thaqafites à la foi nouvelle.
(5) Jusqu’au début du régime omaiyade le gouvernement de Tâif est
toujours signalé parmi les plus importants de l’empire. Avec le transfert
de la capitale à Damas, Tâif souffrit de la décadence générale qui
atteignit le Hidjâz, où seules les villes saintes gardent de l’importance.
(6) De là l’expression fréquente dans VAghâni : aller faire le commerce
à Tâif. Cfr Ag. XIX 57.
(7) Hamdâni 120, 22; Yâqoût III 496.
(8) Yâqoût loc. cit. On exporte les souliers fabriqués à Tâif. ‘Iqd 1 68, 7.
(9) Khamîs II 136, 2 ; Ag. : XII 46, 23 ; 48, 5 ; XIV 140, 12.
(10) Ag. III 187-88; XII 48,9; ibn Hichâm 531.
(11) Balâdhori 56. Même explication pour la colonie juive de Nadjrân.
VARIÉTÉS.
5g i
les deux grandes cités, “ Qariatân „ du Hidjâz (1), et fournissait
l’occasion d’échanges constants entre leur population. Dans les
rapports de Tâif et de la Mecque, on ne retrouve pas la situation
tendue qui, avant comme après l’islam, sépare les Qoraichites
d’avec les Médinois. Aussi, au début de sa mission, Mahomet,
repoussé par ses concitoyens, décide-t-il de se rendre, non à
Médine, mais à Tâif (2). Les Mecqnois traversent incessamment
Tâif ou y résident dans l’intérêt de leur commerce (3). Ils avaient
fini par y former une colonie; et nos auteurs (4) parlent couram-
ment des Qoraichites de Tâif. De leur côté, de nombreux Thaqa-
fites élisent domicile à la Mecque, et se rattachent en qualité de
halîf (5) à des familles mecquoises (6). A la bataille de Ohad un
contingent de cent Thaqafites combat dans les rangs Qorai-
chites (7) et le poète Omaiya ibn abi Sait, lui-même fils d’une
qoraichite (8), consacre une élégie à la mémoire des Mecqnois
tombés à Badr.
Comme l’affirme Balâdhori (9), la plupart des Mecquois possé-
daient des maisons ou des propriétés à Tâif ou dans les envi-
rons ; domaines que ces habiles marchands s’entendaient mer-
veilleusement à mettre en valeur (10). Aboû Sofiân récoltait dans
ses clos de Tâif le z abîb qui, avec le cuir, alimentait son com-
merce spécial de la Mecque (11). Le célèbre Mecquois abou
Ohaiha(12) meurt danssa propriété de Tâif ( 13). Presque tous(14)
(1) Cfr Ag. XIII 34, ad fin., la réponse de Mo'âwia à sa sœur mariée à
Tâif. Cette fille d’aboû Sofiân est mentionnée dans Bohâri III 468.
(2) Cfr Tab. I 1199 etc.
(3) Cfr Balâdhori, fî tidjara 3471, 12; Tab. 1 1573, 3. Rappelons l’histoire
d’abou Sofiân et de Somaya.
(4) Par ex. Tab. I 1185, 15.
(5) Allié.
(6) Curieux exemple dans Tabaq. IIP 176, 20-25.Un de ces halîf finit par
devenir le principal personnage de la famille mecquoise, qui l’a accueilli.
Clironiken Mekka II 143,2.
(7) VVâqidi 202,3 (éd. Kremer).
(8) Ibn Qotaiba, Poesis 279 ; ou mieux d'une femme Omaiyade. Ag. III
183. Voir maintenant Fr. Schulthess, op. cit. I 72.
(9) 56, 13; Ag. VII 145; II 88, 6: 154,6, etc.
(10) Balâdhori, 56, 13 etc.
(11) Ibn Rosteb 215,9 ; Wâqidi 330 ; Ag. XIII 34, ad fin.
(12) Wüstenfeld, Eegister 356.
(13) Tab. I 1261.
(14) Propriétés à Tâif des familles Omaiyades de ‘Abdallah ibn ‘Amir,
et de Sa‘îd ibn al-‘Asi ; Osd al-Gliûba IV 108, 8 ; ‘lqd II 154, 9 ; 229.
5g2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les Omaiyades étaient propriétaires à Tâif : aboû Sofiân (1), le
calife ‘Otlimân (2) et aussi ‘Abbâs, l'oncle du prophète (3). Par des
achats faits aux Juifs de Tâif (4) le calife Mo'âwia arrondit
encore les propriétés (5) héritées d’Aboû Sotiân. Une vallée voi-
sine de Tâif était habitée par les descendants des Omaiyades (6).
Nous retrouvons aussi des descendants de ‘Amrou ibn al-‘Asi
fixés à Tâif (7). Le clos de ce dernier renfermait une vigne en
berceau supportée par mille étais (8). Ibn ‘Abbâs y passera les
dernières années de sa vie. Comme le fut l’île de Rhodes sous la
dynastie ottomane, la région de Tâif était devenue l’exil des
grands personnages de Qoraicli. Le cadre frais et verdoyant,
formé par les forêts et les vallons du mont Ghazwân devait leur
faire trouver moins amer leur éloignement de la Mecque (9).
Entre Thaqalites et Qoraichites les alliances matrimoniales
étaient fréquentes (10). Dans son essai de propagande à Tâif,
Mahomet s’en souviendra pour se mettre sous la protection des
Mecquoises, mariées en cette ville. Parmi elles, on comptait deux
filles d’aboû Sofiân (11). La mère et la femme du célèbre saiyd
thaqafite Ghailân étaient omaiyades (12). Mahomet lui-même
accorda la main d’une de ses filles à un habitant de Tâif (13),
comme avaient fait aboû Tâlib, l’oncle du prophète (14) et Omni
(1) Morassa ‘ 234, 4 a. d. 1. ; Yâqoût IV 369 ; Bakri 830.
Tab. I 1692, 1 ; Khamîs II 135, 4 a. d. 1. ; Ay. XIII 34, ad lin.
(2) Tab. 12834, 16; Balâdhori 362,7 ;‘Othmân naquit à Tâif, Khamîs II 254.
(3) Balâdhori 56.
(4) Balâdhori 56. Propriétés à Tâif du calife Walîd II, Ay.\ 1 146, en bas.
(5) ‘Iqd II 154; Yâqoût III 500, 16. Ay. VII 145.
(6) Hamdâni 121, 3. Comp. dans Ay. I 153 etc..., la notice du ‘Othmûnide
al-‘Argi.
(7) Hamdâni 120, 25 ; 'Iqd III 381,8; Tabari, 11279,11.
(8) Ibn al Faqîh 22,9.
(9) ‘Omar ibn abi Rabî'a est exilé à Tâif Ay. VIII 58. On le signale au
calife Walîd I désireux de connaître cette ville Ay. II 145. Djarid, exclu
de la Mecque, s'établit à Tâif Ay. III 106 3 a. d. 1. Autre exilé à Tâif Ay.
XV 63,8. Qui sait si les charmes de Tâif n’eussent pas empêché un troi-
sième exilé de Médine, Rabi‘a ibn Omaiya, de se faire chrétien? Ay. XIII
112; ibn Hadjâr I 1085.
(10) Ibn Hichâm 219, 14; 293 ; 875. Khamîs I 420, 3; III 1 1 1 , 3. Tab. 1 1200,
5 ; 1573, 3 ; 1672, 10. Ay. XII 45, 13. Tabaq. VIII 34, 31 ; 217, 23.
(11) Tab. I 1672, 11 ; ibn Hichâm 873. Tabaq. VIII 175, 3.
(12) Ay. XII, 45. Le lhaqaiite ‘Orwa ibn Mas‘oud a aussi une mère
mecquoise. Tabaq. V 369, 6.
(13) Caetani, op. cit. 421. Ya'qoubi II 42. La mère du calife Marwân
éiait également de Tâif. Ay. XVI 91.
(14) Tabaq. VIII 33,25.
VARIÉTÉS.
5g3
Habîba. une de ses épouses (1). Les plus illustres musulmans :
le calife ‘Omar (2), ‘Ali, le gendre du Prophète (3), le fils de
‘Abbâs (4) s’allieront par des mariages aux familles de Tâif. Le
célèbre Hadjâdj faisait sans doute allusion à des relations aussi
intimes, quand il se vantait de descendre des nobles dames de
Qoraich (5). Invité à composer un panégyrique en l’honneur
d’un Omaiyade, le poète Farazdaq ne trouve rien de mieux que
de réunir chez les ancêtres de son Mécène les gloires de Qoraich
aux illustrations de Thaqîf (6).
Comme dans toutes les places commerçantes de l’Arabie (7),
l’usure florissait à Tâif; et elle n’était pas seulement pratiquée
par les juifs ; témoin, les prescriptions édictées par Mahomet
pour réglementer la conversion des Thaqafites à l’Islam (8). Ces
derniers passaient avec raison pour les plus fins et les plus
retors (9) des habitants de la Péninsule (10). De là au reproche
de tout envahir, il n’y avait qu’un pas (11) ; et il fut formulé par
les contemporains, témoins de la prodigieuse fortune d’un Ziâd
et d’un aboû Bakra (12). Sur les trois “ dâhiat „ célèbres du
(1) Tnbaq. VIII 68, 7 : elle établit à Tâif une fille issue de son premier
mariage.
(2) Les négociations entamees par lui n’aboutirent pas. ‘Iqd II 58.
Ses descendants épouseront des Thaqafites. Tabaq. VIII 34647.
(3) Khamîs II 285; Tab. I 3472, 14.
(4) Mas'oûdî V 57. Les Omaiyades continueront à choisir des épouses
à Tâif. Cfr Ibn Doraid, Ichtiqâq 49, 5 ; les Thaqafites sont les “ akluvûl „
du pieux ‘Omar II. Tabaq. V 250, 16.
(b) ‘Iqd II 153; compar. II 154, 10 a. d. 1. Ag. XVI 39, 3 a. d. I. Le
calile Wâlid II se vante également de descendre de Thaqîf. Ag. VI 103,
9 a. d. 1.
(6) Une gratification de 10000 dirhems fut la réponse à ce distique,
‘Iqd I 119, 11 : preuve qu’on l’avait goûté, et qu'on ignorait alors les
bruits fâcheux répandus depuis sur l’origine de Thaqîf. Avant Farazdaq,
un autre poète avait déjà loué une fille d’aboû Sofiân de sa parenté
avec cette tribu. Ag. III 105, en bas. Comme les Iraqains eux-mêmes en
conviennent, on ne peut reprocher à Hadjâdj son origine. ‘Iqd II 187,
2 a. d. 1.
(7) Comp. références données plus haut.
(8) Balâdhori 56, 7 ; Yâqoût III 500 ; Kliamîs II 137.
(9) Parce que, disait-on, ils se nourrissaient habituellement de pain
de froment. Ag. XII 4849 ; ‘Iqd I 211, 8.
(10) Comp. la réponse de ‘Oyaina ibn Hosn (Tabari 1 1674) un type,
demeuré légendaire, de rusticité bédouine. ‘Iqd III 308, 6. Sa famille
comptait parmi les plus illustres de l’Arabie. Ag. XVII 105 (ad finem).
(11) Djâhiz, Avares 169, 10.
(12) Ce dernier, un des plus grands propriétaires fonciers de Basra.
IIIe SÉRIE. T. X. 38
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
594
règne de Mo'âwia. deux (1) sont originaires de Tâif. La con-
naissance (2) de l’écriture (3) y était encore plus répandue qu’à
la Mecque, grâce aux écoles qu’on y entretenait (4). Elles con-
servèrent leur réputation jusque sous la dynastie des ‘Abbas-
sides (5). Le plus ancien grammairien arabe connu est le
thaqafite ‘Isa ibn ‘Omar (f 154/770) (0). C’est également à Tâif
qu’on rencontrait les médecins les plus célèbres de l’ancienne
Arabie (7). Les habitants se distinguaient de même dans la
poésie, qualité rarement reconnue aux citadins de la Pénin-
sule (8). L’exception établie en faveur de Médine par les cri-
tiques arabes leur a été inspirée par des préoccupations
religieuses. Seule, la musique parait n’avoir pas été cultivée,
comme dans les deux grandes cités du Hidjâz ; 011 la tolérait
seulement aux lamentations funèbres (9). Les poètes thaqafites
se distinguent également par une plus grande réserve méritant
d’être relevée au milieu de la licence générale du Parnasse
arabe. S’ils chantent le vin avec ferveur, on ne rencontre parmi
eux, ni un Ahwas ni un ‘Omar ibn abî Rabî‘a (10). Pendant le
premier siècle de l’Islam, 1 ’Aghâni (VI 24, en bas) ne signale à
Tâif qu’un seul poète érotique. Encore le “ nasîb „ (11) se pré-
(1) Moghîra et Ziâd.
(2) Un autre talent, celui de torturer avec art les prisonniers de
guerre, est signalé Ag. X 20, ad finem ; 33.
(3) Elle est vantée par leur poète Omaiya. Cfr ibn Hichâm, 32. Voir
aussi une remarque du calife ‘Othmân, citée dans Nôldeke, Gescliichte
des Qorâns 230.
(4) Le célèbre Hadjâdj appartenait à une génération de maîtres
d’école, Kâmil, 290-291; ‘Iqd III 7, 2. Cfr Périer, op. cit., 6. Qotaiba,
Poesis 206. 14. Ibn Rosteh 216, 13, 22.
(5) Ag. IX 49, 2 et 3.
(6) Comp. Brockelmaun’ Gescliichte der arab. Litteratur I 99, lequel
assigne comme date de sa mort 149 766.
(7) ‘Iqd III, 2; 414; ibn Khallikân 1 357. Ag. XI 102, 6; Tabaq. IIP 104
5: V 372. 1.
(8) Baihaqi 457, 9; Ag. III 187, IV 3. La raison de cet exclusivisme
est donnée Ag. II 18, ad lin. — En réalité “ dans les villes on était trop
plongé dans des préoccupations mercantiles pour que jamais une
littérature en dût venir „ (Cl. Huart, Littérat. arabe, 5). Hamdâni 134, 7
fait des réserves sur la pureté du dialecte arabe de Tâif ; elles détonnent
sous la plume de ce géographe yéménite au style heurté.
(9) Ag. I 99.
(10) On reprochait aux Thaqafites d’être grands dépensiers. Djâhiz,
A vares, 169, 8.
(11) La partie amoureuse de la qasîda arabe.
VARIÉTÉS. 595
sente-t-il chez lui comme une concession, parfois burlesque, aux
formes “ hiératiques „ (1) de l’ancienne poésie arabe.
III
Cet ensemble de circonstances heureuses nous permet de
comprendre pourquoi, pendant la période omaiyade, aucune
autre tribu arabe, pas même celle de Qoraich, ne produisit un
aussi grand nombre d'hommes remarquables : Moglnra, Ziâd.
‘Obaidallali, Hadjâdj... Ajoutons-y le fameux Mokhtâr, type
étrange de révolutionnaire illuminé. Les relations incessantes
avec la famille des Omaiyades expliquent la décision avec
laquelle les Thaqafites se déclarèrent, dès le début (2), pour les
descendants d’abou Sofiân, et aussi la faveur que leur témoi-
gnèrent généralement les califes syriens, jusqu’à admettre dans
les rangs de leur famille des ha1îf,e t même des maula de Tâif (3).
Cette faveur, et encore plus les services rendus par les Tha-
qafites à la dynastie syrienne (4) devaient provoquer une réac-
tion de la tradition anti-omaiyade. Elle voulut faire expier à ces
u homines novi „ leur extraordinaire fortune, les punir d’avoir
eu trop de talent. Il faut également tenir compte des ran-
cunes (5) amassées par les hommes d’Etat omaiyades. Sans
parler de l'imposteur Mokhtâr, justement honni, ‘Obaidallah
déploya parfois une véritable brutalité dans son zèle pour le
maintien de l’ordre. Son entêtement amena la catastrophe de
Karbalâ. et fournit une ample matière au drame de la “ Semaine
Sainte „ des Chi‘ites (6). Si Hadjâdj ne fut pas le tyran décrit
(1) Sur lesquelles le premier, je crois Winckler, a attiré l’attention.
M. V. A. G., 1901, Arabisch-Orientalisch-Semitisch.
(2) Leur désir de voir le califat se perpétuer au sein des banoû Omaiya
les fait sortir du camp de ‘Aicha avant la bataille du Chameau. Tabari
1 3, 103-4. Contre leur hégémonie, ils n’éprouvaient ni les répugnances
des Ansâriens, ni la jalousie des grandes familles mecquoises.
(3) Cfr ibn Hadjâr 1 51 n» 80 et autres références données plus haut.
Au neveu de Mo’âwia. les Omaiyades reprochent pourtant d’avoir eu
un père thaqafite Ag. XIII 43, en bas. Mo'âwia lui refuse une de ses
filles. Ag. XIII 34. en bas. Même reproche à Marvrân au sujet de sa
mère, originaire de Tâif. Ag. XVI 91.
(4) Les ‘Abbassides séviront contre tous les amis des Omaiyades; de là
leurs mesures contre les descendants de ‘Amrou ibn al ‘Asi. Ag. X 169,
2 a. d. 1. Cfr Baihaqi 529.
(5) Comp. les “ khotba „ provocantes de Hadjâdj dans ‘Iqd II 187-91.
(6) Voir la description dans Zeitschrift für Assyriologie, IX 280, etc.
5c)6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
par les écrivains ‘alides et ‘abbassides, il eut le tort d’être con-
stamment un justicier implacable. Il lui manqua, non l’énergie,
mais le prestige, et les autres qualités éminentes de Ziâd tou-
jours maître de lui-même jusqu’à produire l’illusion àau hilm v(\).
Or, dans cette jalouse (2) et vindicative société arabe, dont la
loi du “ thâr „ (3) forme une des bases, les rancunes vont
s’accumulant. Quand la chute des Omaiyades leur permit de
s'exhaler impunément, les descendants des hommes d’État tha-
qafites avaient disparu dans la tempête (4) balayant le trône
des califes syriens. Ne pouvant se venger sur leur personne, la
réaction voulut prendre sa revanche en s’acharnant sur leur
mémoire. Recourant à son arme habituelle, la calomnie, elle
s’est efforcée de mettre la ville de Tâif et la tribu de Thaqîf au
ban de l’histoire. Elle accumule les crimes sur le passé des
ancêtres de Thaqîf et les déclare étrangers à la race arabe (5).
Si elle les rattache au peuple de Thamoûd (6), exterminé par
Allah, aux traîtres qui guidèrent la marche des Abyssins vers
la Mecque (7), c’est pour insinuer que, descendus de cette race
maudite, les ‘Obaidallah, les Hadjâdj ont simplement continué
les traditions d’impiété de leurs ancêtres et se sont montrés les
dignes ministres des infidèles Omaiyades. Ne fait-on pas prédire
à Mahomet que de Thaqîf sortiront un bourreau et un impos-
teur (8), prescrire aux bons Musulmans de détester cette tribu ?
Malheureusement, en insérant dans le même uhadith„ l’obligation
d’aimer les Ansâr (9), le faussaire a trahi son origine médinoise.
(1) Cfr Ag. XI 123. en bas.
(2) " Les neuf dixièmes de l’envie appartiennent aux Arabes ; les
autres nations se partagent le reste „ ; ainsi s’exprime une tradition
attribuée à Mahomet.
(3) La loi du sang, du talion.
(4) A l'exception peut-être de ceux de Ziâd ; voir comment les traitent
les ‘abbassides. Baihaqi 529.
(5) Ag. IV 76. Comp. vers d’aboû ’l-Aswad. Mas'oûdi V 159.
(6) Ag. IV 74-75.
(7) Consulter le monumental ouvrage du prince Léon Caelani, Annal i
dell’ Islam, I 128-129. Nous profitons de cette occasion pour le signaler
à l’attention des érudits, curieux de l’bistoire de l’Islam primitif. Pour
l’ampleur du plan, pour le nombre de questions nouvelles, résolument
abordées, nous ne lui connaissons rien de pareil.
(8) Ag., loc.cü. Mas'oûdi V 25: ibn al-Athîr IV 294; Tabaq. VIII 185,
14-19. L’imposteur c’est Mokhtâr. le bourreau : Hadjâdj, ‘Obaidallah ou
Ziâd, au choix.
(9) Ag. IV 76, en bas. Cela n’a pas empêché ‘Ali d’utiliser les services
de Ziâd et de nombreux Thaqafites, et d’épouser une femme de Tâif.
VARIÉTÉS.
D97
En s’alliant à la race maudite — conduite imitée par les deux
califes du nom de ‘Omar, ces plus parfaites incarnations de
l’idéal islamite, — le Prophète s’inscrira d’avance en faux
contre cette façon d’écrire l’histoire. Il suffit de signaler ces
traditions tendancieuses (1), le procédé étant suffisamment
connu (2). Si l’étude sur la cité de Tâif démontre le caractère
apocryphe et la date postérieure (3) de ces prophéties post
eventum (4), la carrière des hommes d’Etat thaqafites, leur
dévoûment sans bornes à la cause omaiyade (5), expliquent
amplement les motifs de ces haines posthumes. L’acharnement
des rancunes chiites et ‘abbassides est le plus bel hommage
rendu à leur activité administrative.
Henri Lammens, S. J.
II
L’AGRANDISSEMENT DE LA LUNE
A L’HORIZON
Peu de questions ont autant excité la curiosité que l'agran-
dissement apparent de la lune (et souvent aussi du soleil) à
l’horizon. M. Claparède, qui l’a reprise récemment dans les
Archives de Psychologie (6), en donne une bibliographie qui
ne contient pas moins de soixante-dix noms : le nôtre y figure
pour un petit article paru dans la Revue Philosophique de 1888.
2e semestre. C’est dire que le sujet nous intéresse et que nous
(1) Déjà signalées par Goldziher, Mohammedanische Studien I 99-100.
(2) Il a été principalement mis en lumière par l’auteur des Moham-
medanische Studien.
(3) Les “ actes „ de la primitive église musulmane témoignent à Tâif
un très vif intérêt, et la placent immédiatement après la Mecque et
Médine.
(4) On les ignora, nous l’avons vu, pendant toute la durée de la
période omaiyade. Avec les califes, les plus illustres familles re-
cherchent les alliances thaqafites; et les poètes, interprètes de l’opinion
publique, les célèbrent comme des titres de gloire. Le nom de ‘Alî.
à qui on les attribue (Ag. IV 74-75), en montre la provenance.
(5) Cette tendance est surtout visible dans le hadith, cité dans
Ag. IV 76, 7 a. d. 1.
(6) Octobre 1905.
598 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
;ivons lu avec beaucoup de curiosité l’étude d’un psychologue
aussi pénétrant que le jeune professeur de l’Université de
Genève.
Il donne d'abord un aperçu détaillé des théories proposées,
en se servant notamment d’une étude publiée en 1903 par
Reimann dans la Zeitschrift für Psychologie. Nous ne l’y
suivrons pas et ne parlerons que de la seule explication qui
paraisse sérieuse en dehors de celle qu’a imaginée M. Clapa-
rède (1). Cette explication consiste à dire que la lune voisine de
l’horizon présente un éloignement apparent plus grand que
lorsqu'elle est élevée dans le ciel et que, étant vue sous le même
angle, elle paraît forcément plus grosse.
Ce plus grand éloignement près de l’horizon peut s’expli-
quer de différentes façons, par l’interposition d’objets, par
la perspective aérienne, par la forme du ciel, toutes causes du
reste qui peuvent coopérer et jouer, selon les cas, un rôle plus
ou moins important. Mais voici que M. Claparède, après avoir
reconnu que cette explication est très tentante, prétend la ruiner
radicalement par la simple constatation de ce fait que la lune ne
paraîtrait pas plus éloignée, mais au contraire beaucoup plus
rapprochée lorsqu’elle se lève, et de même le soleil lorsqu’il
se couche.
Frappé personnellement de cette proximité apparente, il a
ouvert une enquête : sur vingt-six personnes, vingt-cinq ont
déclaré que la lune leur paraissait plus rapprochée à son lever.
Quelques-unes ajoutèrent : “ C’est certain qu’on la voit plus
rapprochée, puisqu’elle semble plus grosse ; c’est justement
parce qu’elle nous paraît plus près que nous la voyons plus
grosse ! „
Une autre enquête faite par Zoth sur une centaine de per-
sonnes n'a donné que trois témoignages contre la plus grande
proximité à l’horizon, et encore ces trois personnes déclaraient-
elles ne pouvoir répondre.
Voilà donc un fait qui paraît bien acquis et qui, de prime
abord, semble ruiner de fond en comble l’explication de la gros-
seur par l’éloignement apparent. Avant de discuter la portée
réelle de cette réfutation, remarquons que, selon la réflexion de
M. Claparède, il semble que seuls les auteurs auto-suggestionnés
par la théorie croient voir la lune plus loin à l’horizon, et ce
(1) On verra cependant plus loin qu'il en est une autre qui complète
heureusement celle-ci.
VARIÉTÉS. 599
serait un bel exemple d’auto-suggestion se renouvelant depuis
Ptolémée, qui a fondé cette théorie (t) !
En critique sérieux. M. Claparède ne se bâte pas trop de
triompher. Si l’on veut, dit-il, conserver la théorie de l'éloigne-
ment apparent, il faut admettre qu’on fait les deux jugements
superposés suivants : lp la lune est plus éloignée, donc elle est
plus grosse; 2° la lune est plus grosse, donc (sachant que sa
grosseur est invariable) je la suppose située plus près. “ Dans la
première de ces inférences (qu’on pourrait appeler primaire),
le jugement d’éloignement serait subconscient et résulterait de
fonctions innées ; dans la seconde (inférence secondaire), le
jugement de proximité serait conscient et reposerait sur des
notions acquises. „ C’est bien ainsi, nous l’avons vu, qu’apparaît
le jugement de proximité chez plusieurs des personnes inter-
rogées par M. Claparède, et de fait rien de plus naturel que
cette superposition de jugements quasi contradictoires sur des
plans de conscience différents.
Mais M. Claparède objecte que, chez lui, le sentiment de la
proximité de la lune à son lever est immédiat, précède même
l’impression de grosseur. Il faudrait donc admettre que ces
deux inférences contradictoires peuvent avoir lieu au même
instant dans un même esprit. Or il a fait une expérience qui
semble indiquer la possibilité de cette étrange simultanéité.
Prenant soit deux vues stéréoscopiques, soit deux pains à cache-
ter collés sur une vitre, il en opère la fusion tantôt par conver-
gence et tantôt par divergence ; on sait que, dans le cas de la
convergence, la théorie veut qu’on voie l’image plus proche que
le plan contenant les objets, et qu’on la voie plus loin dans le
cas de la divergence : d’où il doit résulter qu’elle paraisse plus
petite dans le premier cas et plus grande dans le second.
Or, quand M. Claparède compare la situation apparente de
l’image au plan des objets, il constate toujours la vérification de
la théorie ; mais, s’il compare entre elles les deux images résul-
tantes sous le rapport de leurs distances, il constate que parfois
l’image résultante par convergence paraît située plus loin que
l’image par divergence, ce qui tient évidemment à son rape-
tissement.
Cette expérience est extrêmement curieuse (2). car ici l’infé-
(1) Nous sommes à ranger parmi ces auteurs auto-suggestionués,
bien qu’il nous ait toujours manqué un sentiment bien net de la distance
de la lune haut dans le ciel.
(2) Nous aurions vivement désiré la répéter; mais malheureusement.
6oo
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
rence secondaire l’emporte, non sur une simple inférence pri-
maire. mais sur une vision véritable : le cas diffère de celui de
la lune et est beaucoup plus caractéristique. 11 convient d’autant
plus d’y insister que M. Claparède ne paraît pas l’avoir remar-
qué. La lune est à une distance pratiquement infinie, et ses
images sur la rétine ne diffèrent pas, quelle tpie soit sa position
dans le ciel (1): ce n’est donc bien que par une inférence, reposant
sur telle ou telle suggestion, que nous la voyons plus éloignée
ou plus voisine à l’horizon, tandis que, dans l’expérience des
deux fusions, il y a réelle vision à des distances différentes, et
c’est cette vision réelle que doit vaincre l’inférence secondaire
provoquée par l’inférence primaire qu’occasionne la dite vision.
En résumé, et avec plus de précision, on peut distinguer
quatre cas.
1° Si la lune est suggérée plus loin par la vue des objets
terrestres ou la forme de la voûte céleste, il y a là une inférence
réellement primaire, qui entraîne l’inférence secondaire de la
grosseur, laquelle à son tour suggère (inférence tertiaire) la
proximité de la lune ;
2° Si la proximité est perçue d’abord et antérieurement à la
grosseur, comme M. Claparède croit l’avoir observé sur lui-
même, on aurait une inférence primaire de proximité, puis une
inférence secondaire de grosseur : les deux inférences ne sont
pas de même ordre ;
3° Si grosseur et proximité sont suggérées simultanément,
on est en présence de deux inférences secondaires contradic-
toires ;
4U Enfin, dans l’expérience des pains à cacheter fusionnés par
divergence ou par convergence, on a une vision proprement
dite victorieusement combattue par une inférence secondaire
dérivant d’une inférence primaire suscitée par la vision elle-
même. C’est le plus bel exemple qu’on puisse rêver, beaucoup
plus caractéristique que le troisième cas où il y a deux infé-
rences contradictoires dont les origines peuvent être indépen-
dantes.
D’où nous pouvons conclure que les inférences les plus
directement contradictoires sont compatibles et qu’il est impos-
sible de ruiner par cette voie la théorie classique. Mais cela
si la fusion par divergence nous est très familière, nous ne réalisons
qu’avec une extrême difficulté la fusion par convergence.
(1) Sous réserve de la réduction du diamètre vertical près de l'horizon.
VARIÉTÉS.
601
n’empêche pas d’examiner avec grand intérêt la théorie que
M. Claparède s’efforce de substituer à celle-ci.
Ainsi qu’il l’indique dans une note complémentaire, parue
dans le numéro de janvier 190(1 des Archives de Psychologie,
sa propre théorie a été précédée par une autre assez voisine et
qu’on peut associer avec elle : il s’agit de la théorie de Lühr.
“ Lorsqu’on regarde la lune à l'horizon, remarque celui-ci, il 11e
tombe dans le champ visuel qu’une étroite bande de ciel sur
laquelle se concentre l’attention ; par rapport à cette bande, la
lune paraît beaucoup plus grande que la lune au zénith, qui se
détache sur une étendue céleste considérable. „ Reimann objecte
que le champ visuel a toujours la même étendue et que Lühr
n’a pas le droit d’en négliger la partie terrestre. A quoi M. Cla-
parède répond que, si la remarque est juste, il faut cependant
ajouter que, si le champ visuel reste physiologiquement le
même dans les deux cas, il ne l’est pas psychologiquement,
l’étendue objective étant proportionnellement bien moindre dans
la partie terrestre du champ visuel. D’où il résulte que, si Lühr
a eu le tort de prétendre que la lune n’est comparée qu’au fond
céleste, il est vrai que le champ total auquel elle est comparée
a un contenu objectif et une valeur psychologique moindres
quand elle est à l’horizon. Telle est la théorie du contraste.
Celle qui appartient en propre à M. Claparède est la théorie
de l 'intérêt, l’intérêt excité par la lune étant plus grand quand
elle est près de l’horizon, parce qu’alors on a le sentiment
qu’elle est un objet terrestre. 11 cite d’ailleurs une série de
constatations montrant que, plus la lune produit ce sentiment et
moins elle apparaît comme étant elle-même, plus elle donne
le sentiment de l’énormité. Mais pourquoi grossissons-nous les
objets terrestres ou paraissant tels? C’est qu’ils présentent pour
nous plus d 'intérêt, répond M. Claparède, et il fait valoir d’in-
génieuses considérations à l’appui de cette explication.
En terminant sa note complémentaire de janvier 1906,
M. Claparède fait observer que le contraste et l’intérêt peuvent
collaborer d’une façon directe, par l’effet du rétrécissement du
champ visuel vraiment efficace sous l’influence de l’attention
qu’excitent les astres h l'horizon, conformément à une remarque
due à M. Larguier des Bancels.
Jusqu’ici nous nous sommes borné à résumer; nous voudrions
maintenant apporter une très modeste contribution à la discus-
sion, et elle se trouve être favorable à la thèse de M. Claparède.
O11 sait que le soleil subit, comme la lune, un grossissement
6o2 revue des questions scientifiques.
apparent à l'horizon, mais il nous semble qu’en général il est
sensiblement moindre, ce que confirme le fait qu’on parle
davantage du grossissement de la lune. Or, il est incontestable
que le soleil ne prend guère l’apparence d’un objet terrestre :
par l’illumination du ciel qu’il produit, il demeure l’astre par
excellence et ne peut guère être pris pour le gros ballon que
nous fait voir si souvent la lune à son lever. Dès lors il ne
resterait à peu près plus dans ce cas que l’effet de contraste
invoqué par Lühr, et par suite le grossissement doit être moindre.
G. Lechalas.
BIBLIOGRAPHIE
I
Encyclopédie des Sciences mathématiques pures et appli-
quées. Édition française. Tome I, volume 4, fascicule 1 et
volume 3, fascicule 1. Deux vol. in-8° de 160 et 96 pages. —
Paris, Guuthier-Villars ; Leipzig, Teubner, 1906.
Nous avons indiqué (1) dans quel esprit avait été entreprise
la publication de l’édition française de cette Encyclopédie ; nous
n’avons pas à y revenir.
Le premier des nouveaux fascicules parus comprend :
1° Le Calcul clés probabilités exposé d’après l’article allemand
de E. Czuber, par J. Le Roux (46 pages) ;
2° Le Calcul des différences et son application à Y Interpola-
tion, exposés d’après les articles allemands de D. Selivanov et
J. Bauchinger, par H. Andoyer (114 pages).
Pour intéressantes qu’elles puissent être, les additions ap-
portées, dans l’édition française, au premier de ces articles ne
visent que des points de détail. Il convient de citer particulière-
ment celle qui a trait à la notion même de la probabilité et à la
valeur, plus ou moins subjective, qu’il convient de lui attribuer,
notamment d’après Laplace, Cournot, Poincaré.
Les additions au second article sont de bien plus grande
étendue. L’application du calcul des différences à l’interpolation
est de la plus haute importance pour l’étude mathématique des
lois physiques et, particulièrement, de celles qui sont du
domaine de l’astronomie. On peut même dire qu’à ce point de
vue elle constitue une des pierres angulaires des mathéma-
(1) Revue des Quest. scient., t. LVIII, juillet 1905, p. 319.
604
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tiques, lorsqu’il s’agit d’aller jusqu’aux calculs numériques qui
ne peuvent être réalisés que par voie d’approximations poussées
plus ou moins loin.
L’adaptateur français de cette partie de l’Encyclopédie qui,
en raison de son enseignement astronomique à la Sorbonne,
a été amené à approfondir ce genre de question, s’est donc
trouvé à même d’enrichir l'exposé allemand, d’ailleurs fort
intéressant par lui-même, du fruit de sa propre érudition. Ses
additions fort nombreuses portent principalement sur les équa-
tions aux différences, les fonctions génératrices, la sommation
des séries, les quadratures mécaniques, et il y a lieu de noter
l’emploi constant qu’il y fait du calcul symbolique, si bien
approprié à ce genre de question. L’exposé, au point où l’a mis
M. Andoyer, est de nature à suffire à quiconque peut avoir à
faire des applications numériques du calcul des différences ; il
offre, à cet égard, un caractère de véritable utilité qui s’ajoute
à l’intérêt très puissant qu’offrent les diverses parties de
l’Encyclopédie prises dans leur ensemble.
Le second fascicule ici annoncé contient :
lü Les Propositions élémentaires de la théorie des nombres
(c’est-à-dire celles qui concernent les nombres entiers, et plus
particulièrement les nombres naturels, et qui peuvent être
établies sans le secours de l’analyse transcendante), exposées
d’après l’article allemand de P. Bachmann, par E. Maillet
(75 pages);
Le début de la Théorie arithmétique des formes, exposée
d’après l’article allemand de K. Th. Valilen, par E. Cahen.
Le premier de ces articles offre, par rapport à l’édition
allemande, de nombreuses additions, dues non seulement, à
titre personnel, à l’adaptateur français, mais encore à P. Tan-
nery (le numéro tout entier consacré aux nombres aliquotaires)
et au directeur de l’édition française lui-même, M. J. Molk, dont
la part contributive a trait surtout aux congruences de degré
supérieur, aux nombres parfaits et amiables, enfin aux diverses
espèces de figures magiques qui, pour n’être que de simples
jeux de l’esprit, n’en présentent pas moins, au point de vue
arithmétique, un très grand intérêt en raison de la difficulté des
problèmes qu’elles ont soulevés et de la grande ingéniosité qui
a été dépensée à leur solution.
Les quelques pages publiées de l’article dont le début a servi
à compléter le fascicule en question, et qui a trait à un sujet
d’une si haute importance, permettent de bien augurer, tant
BIBLIOGRAPHIE.
6o5
sous le rapport de l’intérêt que sous celui de l’étendue, des
compléments dont, sur ce terrain, va bénéficier l’édition française.
On ne saurait, à cette occasion, trop insister sur l’importance
d’une œuvre dans laquelle, en une si heureuse harmonie,
viennent s’ajouter aux qualités spéciales de l’érudition allemande
celles de la française.
M. O.
II
Sur quelques points du calcul fonctionnel, par M, Fréchet.
Thèse présentée à la Faculté des Sciences de Paris pour obtenir
le grade de Docteur ès Sciences mathématiques. Un vol. in-4° de
74 pages. — Paris, 1906.
Lagrange et Euler définissaient la fonction : ce qui a une
expression analytique déterminée. Cauchy et Riemann se trou-
vant à l’étroit dans la définition, l’élargirent : y est fonction de x
quand, x étant un nombre choisi dans un ensemble, on lui fait
correspondre un nombre déterminé y. Le mode de correspon-
dance — qu’il soit ou non exprimable par des symboles d’opéra-
tions arithmétiques — est tout à fait quelconque pourvu qu’il
soit défini. Les généralisations successives de cette définition
s’obtiennent en y remplaçant les mots un nombre, par un sys-
tème de nombres, une suite infinie de nombres, une ligne, la
forme d'une fonction ordinaire.
La généralisation nouvelle, introduite par M. Fréchet, sub-
stitue au mot nombre le mot u/n élément. Nous sommes donc en
présence de l’extrême généralisation de l’idée de fonction : la
variable est un élément pris dans un ensemble d’objets de nature
quelconque, abstraction faite de cette nature.
L’étude des fonctions considérées à ce point de vue est appelé
Calcul fonctionnel.
Cette étude impose à l’auteur une généralisation de la théorie
des ensembles linéaires, celle de la notion de limite, par exemple.
On définira comme on voudra la limite d’une suite d’éléments
A, A2... An... pourvu que
1° la limite de la suite A, A, A,... soit A.
2° la limite de Az A2... A„ étant A, la limite d’une suite d’élé-
ments pris dans la suite Al A2... An et dans le même ordre, soit
6o6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
également A. D’où, ensembles dérivés, fermés, parfaits, compacts.
D’où encore, continuité d’une fonction, définie par la relation
f (Mm A) - - lim f (A)
vérifiée quel que soit le mode de tendance à la limite. Définition
de la convergence d’une série d’opérations.
Ces définitions mènent à la généralisation de presque tous les
théorèmes sur les ensembles linéaires et sur les fonctions con-
tinues.
Une nouvelle notion, celle de voisinage, restreignant un peu,
il est vrai, la généralité des ensembles considérés, permet
d’étendre plus loin ces généralisations de théorèmes. La notion
de voisinage est définie dans une classe de la manière suivante :
On fait correspondre à tout groupe de deux éléments de la classe
un nombre positif. Désignons-le par (A, B) pour les éléments
A et B. Ce nombre jouit des propriétés suivantes :
1) (A, B) = (B, A)
2) Si A est identique à B, (A, B) est nul et réciproquement.
3) (A, B) < e et (B, C) < e entraînent (A, C)<f (e), f (e) ten-
dant vers zéro avec e.
On dira que la suite Az A2 ... An ... a pour limite A si (A, An )
tend vers zéro avec — •
n
La limite ainsi définie est une limite au premier sens. L’inverse
n’est pas vrai.
La continuité, on l’entrevoit, se définit également au moyen
du voisinage.
Dans une seconde partie de sa thèse, M. Fréchet applique
à des cas particuliers remarquables les théorèmes généraux de
sa théorie : ensembles linéaires et fonctions d’une variable;
ensembles de fonctions continues et fonctionnelles ; ensembles
de points dans les divers espaces ; fonctions holomorphes à l’in-
térieur d’une même aire ; ensembles de courbes continues et
fonctions de lignes ; fonctions de surfaces.
Terminons ce trop court aperçu par une remarque de l’auteur :
“ En procédant ainsi (par la généralisation introduite) il arrive
que certaines démonstrations sont rendues plus difficiles puis-
qu’on se prive d’une représentation plus concrète. Mais ce que
l’on perd ainsi, on le regagne largement en se dispensant de
répéter plusieurs fois sous des formes différentes les mêmes
BIBLIOGRAPHIE.
607
raisonnements. On y gagne souvent aussi d’apercevoir plus net-
tement ce qui dans les démonstrations était véritablement essen-
tiel et de les simplifier en les débarrassant de ce qui ne tenait
qu’à la nature propre des éléments considérés. „
Aussi cet important mémoire constitue-t-il une heureuse syn-
thèse des beaux travaux de MM. Le Roux, Volterra, Arzela,
Hadamard, sur les fonctions généralisées. Il fait même plus que
les résumer : il épuise en une fois toute la partie fondamentale
de la théorie des fonctions généralisées particulières qu’on peut
imaginer à l’infini.
F. W.
III
Traité de Trigonométrie plane et sphérique, par l’abbé
E. Gelin, Dr. S. Th. et Pli., professeur de Mathématiques supé-
rieures au Collège Saint-Quirin à Huy. Ouvrage couronné par
l’Académie royale de Belgique; adopté et spécialement recom-
mandé par le Conseil de perfectionnement de l’enseignement
moyen pour les classes supérieures de la section scientifique des
Athénées et l’École militaire de Bruxelles. Deuxième édition.
Un vol. in-8° de 288 pages. — Bruxelles, Schepens et Cie;
Namur, Wesmael- Chartier; Huy, chez l’auteur, 1906. Prix :
5 francs.
Sommaire. Introduction (pp. 5-7). Objet et division de la trigo-
nométrie. L’auteur exclut de son livre les séries trigonomé-
triques, les formules trigonométriques différentielles et les fonc-
tions hyperboliques.
Livre I. Théorie des lignes trigonométriques (pp. 8-117).
I. Arcs de cercles positifs et négatifs. 2-5. Définitions et varia-
tions des lignes trigonométriques. 6-7. Réduction au premier
quadrant. 8. Relations entre les lignes trigonométriques d’un
même arc. 9-10. Formules relatives à l’addition des arcs (démon-
stration de proche en proche; démonstration de Cauchy;
sin (a -f- b 4- c -j-*--); cos (a -j- b c -)—-••) ; tang (a — j- b — |— c -{-—).
II. Formules relatives à la multiplication des arcs, jusques et y
compris celles qui donnent sinma, cosma en fonction des puis-
sances de sina, cosa, et inversement. 12. Formules relatives à la
division des arcs. 13. Lignes trigonométriques de 3 en 8 degrés
6o8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
avec des dénominateurs rationalisés. 14. Construction des tables
trigonométriques (sexagésimales ou centésimales, de dix en dix
secondes). 15. Usage des tables avec de nombreux exemples
traités complètement. 16. Rendre une formule calculable par
logarithmes. 17. Vérification des identités trigonométriques
(innombrables exemples). 18. Équations trigonométriques.
Livre II. Trigonométrie rectiligne (pp. 118-176). 1-2. Triangles
rectangles. 3-5. Triangles quelconques. 6. Aire du triangle.
7. Cercle circonscrit, cercles inscrits. 8. Résolution des triangles
quand les données ne sont pas toutes des angles on des côtés.
9. Quadrilatère, inscrit ou non, trapèze. 10-12. Application de la
trigonométrie à la mesure des hauteurs et des distances ; appli-
cations géodésiques; nombreuses applications numériques sexa-
gésimales ou centésimales.
Livre 111. Trigonométrie sphérique (pp. 177-217). 1-4. Rela-
tions fondamentales et résolution des triangles. 5. Excès sphé-
rique. 6. Cercle circonscrit, cercles inscrits. 7. Questions diverses.
8. Nombreuses applications numériques.
Livre IV. Compléments de trigonométrie (pp. 218-285).
1. Méthode des projections. 2. Exercices sur les lignes trigono-
métriques de l’arc de 3°. 3. Sommation des sinus et cosinus d’arcs
en progression par différence. 4. Questions de maximums et de
minimums (9 pages). 5. Valeurs limites de (sin x : x), etc.
6-12. Expression trigonométrique des imaginaires ; formules
relatives à l’addition et à la multiplication des arcs ; formules
donnant coswa, sinma en fonction de cos m a, siu”?a, etc. et
inversement ; résolution des équations binômes ; théorèmes de
Moivre et de Côtes. 13-14. Polygones réguliers; polygone régu-
lier de 17 côtés. 15. Résolution de l’équation cubique. 16. Les
formules de la trigonométrie rectiligne comme limites de celles
de la trigonométrie sphérique. 17. Questions diverses contenant,
entre autres, un grand nombre de formules de la géométrie
récente du triangle, relatives aux angles de Rrocard, puis une
cinquantaine d’exercices de trigonométrie.
Le Traité de Trigonométrie de M. l’abbé Gelin est très com-
plet sur tous les sujets qu’il aborde ; chaque point est exposé
d’une manière logique, claire et concise. Mais il faut bien avouer
qu’à cause de ses qualités même, le Traité est peut être d’un
usage assez difficile pour des commençants : ceux-ci feront bien
de se servir plutôt du Précis de trigonométrie rectiligne de
l’auteur, sous la direction d’un professeur expérimenté.
Voici quelques remarques relatives à des points spéciaux.
BIBLIOGRAPHIE.
609
Dans le livre I, il eût été utile de représenter géométriquement
les relations y = sin x, y = tang x, pour faire ressortir davan-
tage que les lignes trigonométriques sont des fonctions de x ;
puis de prouver que ces fonctions sont continues. Dans le livre IV,
il eût été avantageux d’introduire la notation eXi pour représen-
ter l’expression cosx -j- i sincc ; cela aurait permis de simplifier
les §§ 3, 6 et suivants. Bien entendu, cette addition eût entraîné
l’introduction toute naturelle d’un aperçu de la théorie des fonc-
tions hyperboliques, ce qui aurait augmenté la valeur du Traité.
La formule approximative x = ^ 'SHU , si commode pour la
Jd ~ COSX
résolution pratique des triangles rectangles, mériterait aussi une
petite place dans le dernier livre.
P. M.
IV
Mélanges de géométrie a quatre dimensions, par E. .Jouffret.
Un vol. in-8° de XI-227 pages. — Paris, Gauthier- Villars, 1906.
Dans la Revue des Questions scientifiques d’octobre 1903 (1),
nous avons rendu compte du Traité élémentaire de Géométrie
à quatre dimensions du colonel Jouffret. Depuis cette époque,
la mort en a frappé l’auteur ; mais il laissait, prêt à l’impression,
un nouveau livre que nous devons à sa veuve de connaître
aujourd’hui.
Comme l’indique son litre, ce livre n’a pas la régularité didac-
tique du précédent, qu’il est du reste bon de connaître préala-
blement, bien qu’un coup d’œil sur les principes puisse en
dispenser à la rigueur. Après une étude des trois premiers des
six polyédroïdes réguliers, le colonel Jouffret aborde des ques-
tions de géométrie à trois dimensions dans le but de montrer
qu’elles appellent, pour ainsi dire, la géométrie à quatre dimen-
sions : ce sont l’hexagramme de Pascal et les surfaces du
3e degré.
L’hexagramme est la figure formée par six points dont trois
quelconques ne soient pas en ligne droite et par les droites qui
les joignent deux à deux. Or l’étude de l’hexagramme plan est
(I) Revue des Quest. scient., t. LIV, pp. 605-609.
Ille SEIIIE. T. X.
59
6 îo
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
grandement facilitée quand on le considère comme la projection
d’un hexagramme dans l’espace, parce que- sur le plan deux
droites se coupent toujours, alors que leur intersection ne joue
un rôle dans la ligure de l’hexagramme que lorsqu’elles sont
les projections de deux droites de l'espace qui se coupent : le
meilleur moyen d’écarter les points inutiles est donc de remonter
du plan dans l’espace (1). Mais il est encore préférable de
remonter de là dans V étendue, ou champ à quatre dimensions :
comme l’a fait observer M. Richmond, la figure de quatre points
dans le plan fournit à la géométrie de la droite une notion fon-
damentale, celle du rapport anharmonique ; la figure de cinq
points dans l’espace fournit à la géométrie du plan, la notion
également capitale de deux triangles h ontologiques ; \u figure
de six points dans l’étendue, ou hexastigme, fournit aux champs
inférieurs la notion de l 'hexagramme.
Enfin la partie purement mathématique de l’ouvrage se ter-
mine par l’étude des hypersurfaces du second degré, ou hyper-
quadriques, et par celle des quartiques ou surfaces du 4e degré
produites par l’intersection de deux hyperquadriques. Il serait,
notons-le, plus logique d'appeler hyperquartiques ces surfaces,
puisque le nom de quartique appartient déjà à la courbe du
4e degré, intersection de deux quadriques dans l’espace.
Pour qui connaît la clarté et la conscience de composition des
ouvrages du colonel Jouffret, il nous suffira de dire que celui-ci
est digne des précédents. Mais, avant d’en arriver au chapitre
final, traitant de la question de l’existepce réelle de l’hyper-
espace, nous voudrions parler d’un point de terminologie qui
nous paraît avoir une réelle importance. Déjà nous avions
cherché une chicane de ce genre à l’auteur, et, dans une note de
la page 103, il nous donne théoriquement raison (2) ; aujourd’hui
la critique sera analogue, mais de portée plus générale.
11 est entendu que le sujet étudié est la géométrie à quatre
dimensions euclidienne ; mais ce n’est pas là une raison pour
adopter une terminologie se prêtant mal à une extension ulté-
rieure. Le colonel Jouffret pose la droite, le plan, l’espace,
(1) Les surfaces du 3e degré servent à l’élude de l’hexagramme dans
l'espace.
(2) Il s’agissait du terme “ hypersphère „ qu’i] applique à la sphère à
trois dimensions, alors qu’il nous paraît préférable de le réserver aux
surfaces isogènes à courbure négative de la géométrie de Lobatchefsky.
Celles-ci étant hors de cause dans son livre, il a cru devoir conserver
son vocabulaire précédent.
BIBLIOGRAPHIE.
6l 1
l’étendue, constituant autant de champs à une, deux, trois et
quatre dimensions. On voit de suite qu’il n’y a de champs que
là où la géodésique est la droite euclidienne, et en effet il n’y a
aucun terme générique appliqué à ce que nous appellerions
volontiers des espaces quelconques à n dimensions. Aussi ce qui
a trois dimensions et n’a pas la droite euclidienne pour géodé-
sique est-il appelé une hypersurface. Il y a là, semble-t-il, comme
une sorte de crainte d’ouvrir la porte au langage de la géométrie
générale. N’est-ce pas une crainte de ce genre encore qui a
empêché l’auteur de compléter son étude sur l’hypersphère,
selon son expression, pour laquelle il s’est borné à renvoyer à
son Traité élémentaire ? On sait que, dans celui-ci, s’il a étudié
notamment avec soin la mesure du contenant et du contenu, il
s’est abstenu d’étudier toute cette géométrie propre de l’hyper-
sphère qui n’est qu’un duplicata de la géométrie de Riemann,
bien que ce soit un chapitre de la géométrie euclidienne à
quatre dimensions.
Qu’on nous pardonne ces redites dictées par une de ces idées
fixes, vulgairement dites marottes. Il nous reste à dire quelques
mots de l 'existence de l’hyperespace ; mais d’abord il convient
de noter qu’en fidèle adepte des doctrines de M. Duhem le
colonel Jouffret n’entend par existence que l’utilité d’un schéma (1).
A ce point de vue, le principal argument est emprunté à la
stéréochimie des atomes à cinq valences : on ne peut que regret-
ter que son exposé, très intéressant, soit un peu trop sommaire (2).
Mentionnons enfin les arguments de Zollner, empruntés aux
expériences du medium Slade qui fit disparaître un grain de blé
enfermé dans une sphère de verre et le fit reparaître au dehors,
et qui dénoua une corde scellée à ses deux bouts sur deux
poteaux. 11 est certain que, bien établies, de telles expériences
constitueraient un argument de premier ordre.
G. Lechalas.
(t) Il se hasarde cependant à noter que ce schéma ne se heurte à
aucune contradiction et que rien n’empêche dès lors de Jui attribuer une
existence pareille à celle de notre espace.
(2) Nous avons au contraire trouvé un argument eontre la quatrième
dimension dans le fait qu'un acide tartrique donné eonserve toujours
son caractère, puisque, s’il subissait des mouvements dans un espace
à quatre dimensions, ses molécules devraient y subir des retournements
(voir Revue philosophique de septembre 1901, p. 344).
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
6 1 2
V
Cours d’Astronomie, par Louis Maillard. Tome I. Un vol.
in 4°, lithographié, de 243 pages. — Paris, A. Hermann.
Le Cours de M. L. Maillard est professé à la Faculté des
sciences de l’Université de Lausanne. Il tient le milieu entre des
leçons de Cosmographie, dont il suppose les premières notions,
et un Traité d’astronomie mathématique, auquel il emprunte cer-
tains développements et en réserve d’autres, sans que la raison
qui a déterminé le choix des matières soit toujours bien appa-
rente. En pareil cas, on risque d’encourir le reproche : C’est trop
et pas assez: mais en le formulant ici nous serions vraisembla-
blement injuste. Ce Cours, en effet, en suppose un autre qu’il
prépare et qui le complète : M. Maillard y renvoie à maintes
reprises ; il faudrait en connaître la teneur pour pouvoir porter
un jugement d’ensemble.
A ne considérer que ce premier volume, le Cours de M. Mail-
lard se distingue surtout des ouvrages similaires par l’abondance
des données historiques, biographiques et bibliographiques,
développées en marge des leçons techniques. L’auteur, qui a
beaucoup lu, se complaît manifestement à faire bénéficier des
trésors de son érudition les lecteurs curieux d’antre chose que
de sèches descriptions et d’arides calculs. C’est pour eux qu’il
a écrit une bonne partie de son livre, la plupart des notes et
Y Aperçu historique qui lui sert d’introduction ; il y retrace, en
quelques pages, l’histoire des origines et des étapes successives
de l’astronomie ancienne et de l’astronomie moderne. Les sources
où il a puisé sont excellentes; aussi cet aperçu vaut-il mieux
que beaucoup d'autres, trop souvent mal renseignés.
Le Cours se divise en deux parties : la première est consacrée
à Y Astronomie sphérique, la seconde à Y Astronomie descriptive
et à Y Astrophysiqtie. Le tome I comprend la première partie et
le premier chapitre de la seconde. Nous allons le parcourir rapi-
dement.
Le chapitre premier traite des méthodes générales de calcul :
mesure des angles et des arcs ; trigonométrie sphérique : for-
mules fondamentales, parmi lesquelles celles relatives aux
triangles rectangles, avec la règle mnémotechnique de Neper ;
théorème de Legendre sur l’assimilation approchée d’un triangle
sphérique à un triangle rectiligne ; formules différentielles ;
BIBLIOGRAPHIE.
6 1 3
notions très sommaires sur la méthode des moindres carrés. —
Un paragraphe sur les constructions graphiques eût été ici à sa
place, et on eût loué l’auteur d’en recommander l’usage et d’en
expliquer l’emploi sur quelques exemples concrets.
On aborde, au chapitre II, la description de la sphère céleste :
mouvement diurne, définitions qui s’y rattachent, groupement
des étoiles en constellations, etc. Une carte des constellations
principales de l’hémisphère nord, avec alignements, complète
les indications du texte.
Les coordonnées horizontales, horaires, équatoriales, éclip-
tiques sont définies au chapitre III, qui se termine par l’établisse-
ment et la vérification des lois du mouvement diurne. — Au
chapitre précédent l’auteur avait écrit : “ nous démontrerons que
la rotation diurne est uniforme „. C'est beaucoup dire. On ne
démontre pas, à parler en toute rigueur, l’uniformité de la rota-
tion apparente de la sphère céleste, puisque la marche des pen-
dules à laquelle on la compare est, en définitive, contrôlée par
celle des étoiles. 11 n’eût peut-être pas été inutile d’en faire la
remarque.
L’étude de l’atmosphère et du rôle qu’elle joue dans les obser-
vations astronomiques, fait l’objet du chapitre IV ; ici les ren-
seignements surérogatoires abondent. On décrit les méthodes
d’exploration de l’atmosphère ; on résume ce qu’elles nous ont
appris des variations de la température et de la pression avec la
latitude et l’altitude ; on établit la formule barométrique de
Laplace, on soumet à la critique les hypothèses sur lesquelles
elle repose et les résultats auxquels elle conduit, etc. Les diffé-
rents moyens dont nous disposons pour fixer approximativement
la hauteur de l’atmosphère sont signalés, et on nous donne,
des recherches qui ont porté sur sa couleur et sa composition
chimique, un résumé très bien au point. Toutefois, la partie
principale de ce chapitre est celle qui traite de la réfraction.
Ici encore M. Maillard remonte aux origines et suit, dans l’exposé
des lois de la réfraction simple, l’ordre historique : même sur-
abondance de détails intéressants dans ces quelques pages qu’on
lirait volontiers dans un traité de physique. 11 aborde enfin la
réfraction astronomique dont il établit l’équation différentielle.
Son intégration exige la connaissance, qui nous manque, des
relations qui relient entre elles, sur le parcours des rayons lumi-
neux, les caractéristiques physiques (température, densité, ...)
des couches d’air traversées : on y supplée par des hypothèses.
Leur choix, inspiré par des lois physiques connues, est limité
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
614
par les exigences du calcul : il reste arbitraire, dans une certaine
mesure, et fournit toute une série de théories apparentées qu’il
faut soumettre au contrôle de l’observation. Aucune n’est abso-
lument satisfaisante pour des observations faites très près de
l'horizon. Par contre, toutes conviennent pour des distances
zénithales inférieures à 75°. Jusque-là, la réfraction est donc
pratiquement indépendante de la constitution physique de l’at-
mosphère. L’auteur signale quelques-unes de ces théories et
achève son calcul en partant de l’hypothèse de Bouguer.
Le chapitre V est consacré aux corrections de la parallaxe
et de l’aberration. Il y est traité successivement des parallaxes
des astres du système solaire ; des parallaxes des étoiles et des
méthodes employées pour les mesurer (détermination des posi-
tions absolues, procédé photographique) ; de la détermination
astronomique de la vitesse de la lumière, et de l’aberration des
étoiles.
L’étude des instruments et des méthodes d’observation est
faite au chapitre VI. Parmi les instruments, les uns (gnomon,
cadrans solaires,... pendules, chronomètres) ont pour but la
mesure du temps; avec les autres (instruments à pinnules,
sextant, télescopes, héliostat, sidérostat, lunettes, héliomètre,
instruments méridiens, zénithaux et équatoriaux), les lignes de
visée sont précisées, la puissance de l'œil est augmentée et la
mesure des angles rendue plus rigoureuse. — L’exposé est sur-
tout descriptif et historique; il 11e comprend pas la théorie des
instruments d’optique, et on n’y trouve pas non plus celle du
niveau à bulle. Les méthodes d’observation portent sur la déter-
mination du méridien : observations de la Polaire, méthode des
hauteurs correspondantes et des digressions des circompolaires ;
et sur la mesure des déclinaisons, des angles horaires et des
ascensions droites.
Quelques exercices sont proposés à la fin de chacun de ces
chapitres ou des paragraphes principaux, et on y a joint, très
souvent, une liste d'ouvrages à consulter.
La seconde partie, Astronomie descriptive et Astrophysique
comprendra : La Terre, le Soleil, la Lune, le Système planétaire,
les Planètes, les Comètes et les Étoiles filantes ; les Étoiles, les
Nébuleuses et les Hypothèses cosmogoniques. De cet ensemble,
le premier chapitre seul, intitulé La Terre, fait partie du tome I.
O11 y rappelle les preuves ordinaires de sa sphéricité en y
joignant celle que Charles Dufour a tirée de l’observation —
BIBLIOGRAPHIE.
6 I 5
bien rarement possible — (les images réfléchies à la surface
d’une nappe d’eau de grande étendue, absolument calme —
formant un miroir sphérique convexe — et en l’absence de
toute réfraction anormale. Viennent ensuite les définitions des
coordonnées géographiques et de brèves indications sur la déter-
mination de la latitude et de la longitude. Elles sont suivies de
notions sur la navigation astronomique. On y trouve l’explica-
tion de la méthode du Capitaine Sumner pour la détermination
du point : toute observation d’une hauteur d’astre, à un instant
quelconque, conduit à la détermination d’un petit cercle (cercle
de hauteur) sur lequel se trouve l’observateur, et dont le chro-
nomètre fixe le centre et le sextant le rayon. La construction des
cartes géographiques n’est pas abordée, mais la géodésie est
bien partagée : Historique intéressant, triangulation, nivellement;
triangulation et nivellement de la Suisse. Les recherches rela-
tives à la direction et à l’intensité de la pesanteur, et les résul-
tats généraux qu’elles ont fournis, sont largement exposés ; on
y a joint quelques indications sur le problème de la variation
des latitudes.
Ici l’auteur élargit son sujet, et aborde, en géologue, la consti-
tution interne de la Terre : ères géologiques, géothermie, séismes
et volcanisme. Aux théories du volcanisme et des séismes sont
liées les hypothèses de la déformation polyédrique, des soulève-
ments et des affaissements de l’écorce terrestre : M. Maillard en
donne un bon résumé. Il le fait suivre d’un exposé, très bien
renseigné, des recherches relatives à la densité moyenne de la
Terre. Le dernier paragraphe est consacré à la rotation de la
Terre. Les preuves qu'il expose sont celles que fournissent la
forme aplatie du globe, la déviation vers l’est des corps tom-
bant en chute libre (théorie et observations), le mouvement sur
un plan horizontal, les expériences de Foucault et celles qu’elles
ont provoquées (pendule et gyroscopes), les courants fluviaux
et marins, et les courants atmosphériques.
On voit assez, par ces brèves indications, que l’ouvrage de
M. Maillard est moins le développement méthodique d’un pro-
gramme d’examen imposé à de futurs astronomes, qu’un livre de
culture générale, écrit avec clarté, que tous les élèves des
Facultés de sciences physiques étudieront avec profit, et qui par
sa documentation très variée et de bon aloi intéressera tout
homme instruit, curieux de données précises sur l’histoire de
l’astronomie, de ses instruments, de ses méthodes et de ses
conquêtes.
J. T.
6 1 6
R BV UE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
VI
Elementi di Astroxomia ad uso delle Scuole e per Istruzione
privata, compilati dal P. Adolfo Müller d. C. d. G., professore
di Astronomia nell’ Università Gregoriana, Direttore dell’ Osserv.
Astron. sul Gianieolo. 2 vol. 12°. Vol. 1. Astrometria-Astromeeca-
nica. 602 pages. 300 fig., 2 cartes (1904). Vol. 2. Astrofisica-Astro-
cronaca. 600 pages, 150 fig. (1906). — Rome, Desclée, Lefebvre
et Cie.
Le R. P. Muller, bien connu par les articles scientifiques et
historiques qu’il a publiés dans les Mémoires de l’Académie des
Nuovi Lincei et dans diverses revues allemandes, vient de faire
une œuvre utile et charitable en terminant la publication de son
cours d’Astronomie. Ce cours, fruit de l’expérience que donne
un long enseignement, se présente sous la forme de deux beaux
volumes, fort bien imprimés et copieusement illustrés. Le but
que l’auteur poursuivait était double : donner un traité classique
d’astronomie qui pût servir à des professeurs, tout en permet-
tant à des étudiants travaillant seuls de s’initier à cette science
puis montrer comment les progrès de l’astronomie, loin de
nuire à la religion, tendent au contraire à apaiser le prétendu
conflit entre la science et la foi, qui trouble tant d’âmes.
Pour atteindre le premier but, l’auteur s’est résigné à laisser
de côté tous les calculs compliqués, s’astreignant à ne démon-
trer, dans les chapitres qui concernent l’astronomie sphérique,
que les théorèmes indispensables. De cette façon le lecteur
ordinaire ne se trouve pas rebuté, dès l’abord, et reste muni pour-
tant du bagage trigonométrique nécessaire, qu’il sera ensuite
libre de compléter. L’écueil, dans un ouvrage élémentaire d’as-
tronomie est la vulgarisation banale qui mêle, sans les distin-
guer, les données certaines avec les pures hypothèses. Grâce à
l’ordre et à la méthode de l’auteur, cet écueil est ici fort heu-
reusement évité.
Le second but que poursuivait le P. Mtiller était plus difficile
à atteindre: faire de l’apologétique à propos de tout eût été
ridicule , dire la vérité est parfois bien délicat. Il s’agissait ici
de montrer, incidemment, l’absence de toute contradiction entre
les doctrines de l’Eglise et les données certaines de la Science,
de revendiquer pour l’Église la gloire d’avoir concouru large-
ment au progrès de l’esprit humain, et de rendre à des savants
qui eurent le tort d’étre prêtres ou religieux, le mérite de leurs
BIBLIOGRAPHIE.
617
inventions et de leurs découvertes. L’auteur a fait tout cela d’une
plume légère et courtoise, sans discussion, sans aigreur, par
accumulation de faits, de textes, de dates précises. A ce point de
vue, les notes bibliographiques et les documents justificatifs qui
se pressent nombreux, au bas de presque chaque page, consti-
tuent une mine précieuse, en même temps qu’ils témoignent
d’un souci d’exactitude et d'un travail de recherche considérables.
Le premier volume comprend l’astronomie sphérique et la
mécanique céleste; son principal mérite est d’être clair tout en
restant élémentaire. Nous signalerons spécialement de nombreux
et intéressants détails historiques sur les instruments astro-
nomiques, et de nombreuses références à propos des divers
systèmes planétaires et de la réforme du calendrier.
Le second volume est consacré presque tout entier à l’astro-
physique. Les étonnants développements que cette science a pris
depuis quelques années rendaient difficiles le choix et le classe-
ment des matériaux. L’auteur, grâce à d’heureuses divisions, est
arrivé à mentionner et à suffisamment expliquer toutes les
découvertes les plus importantes. Il rend compte des instruments
et des méthodes successivement employés, dit ce qui revient de
mérite à chacun des savants mentionnés, et surtout reconstitue
bien les phases d’avance et de recul par lesquelles ont passé les
différentes découvertes. Nous ne saurions trop louer cette mé-
thode, adoptée si rarement dans les traités classiques, d’exposer
la marche de la science d’une manière historique, telle qu’elle
s’est effectuée dans le temps et l’espace : rien 11’est aussi lumi-
neux, parce que rien n’est plus vivant et plus humain. Le second
volume du P. Muller acquiert, de par cette méthode, un intérêt
continuellement soutenu qui le met bien au-dessus d’un livre
d’étude ordinaire.
L’astrophysique est divisée en cinq parties. La première
initie le lecteur aux instruments et aux méthodes photogra-
phiques, spectroscopiques et photométriques ; la seconde et la
troisième traitent delà constitution physique des planètes; la
quatrième étudie les étoiles ; les découvertes récentes sur les
étoiles variables y sont très nettement exposées. Une cinquième
partie enfin résume nos notions sur les comètes, les étoiles
filantes et la lumière zodiacale. L’ouvrage se termine par un
chapitre sur l’origine et la structure du monde. Un appendice
donne un conspedus général de l’histoire de l’astronomie.
A propos de l’exposé des systèmes cosmogoniques, qu’il nous
soit permis de regretter de ne pas voir signalées, à la suite des
6 1 8
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
théories de Kant, Laplace et Faye, celles de M. l’abbé Moreux et
du colonel du Ligondès, qu’il n’est plus guère permis d’ignorer.
Les deux volumes du P. Millier sont écrits en une langue
souple et harmonieuse, rendue parfois légèrement oratoire par
des réminiscences classiques et scripturaires, et pourtant sa-
chant rester scientifique. Ce charme du style est bien fait pour
attirer, plus nombreux encore, les lecteurs.
P. V.
VII
Observation, étude et prédiction des marées, par Rollet
de l’Isle, ingénieur hydrographe en chef de la marine. Un vol.
in-8° de 287 pages et 19 planches. — Paris, Imprimerie nationale,
1905.
Le problème des marées est un des plus beaux et des plus
captivants de la Mécanique du globe; il a tenté les plus hauts
génies mathématiques depuis Newton, qui, le premier, a saisi les
causes principales du phénomène, jusqu’à Laplace, qui, par
un prodigieux effort d’analyse, a su le réduire en formules,
aujourd’hui encore utilisées pour en prédire les variations. La
théorie mathématique qu’a ainsi édifiée l’illustre géomètre con-
stitue un des chapitres les plus importants de la Mécanique
céleste. Elle a, dans la période contemporaine, été développée,
par divers géomètres dont les recherches ont été synthétisées
par M. Maurice Lévy en un ouvrage fort savant, mais qui
s'adresse plutôt aux mathématiciens (1). M. Rollet de l’Isle, qui
dirige en France, avec une compétence incontestée, le service de
la prédiction des marées, s’est proposé, sans rien négliger de
ce que la théorie mathématique offre d’essentiel, de condenser,
en un volume relativement peu étendu, toutes les notions qui,
dans cet ordre de questions, intéressent la pratique. C'est ce
volume que nous allons analyser; sans nulle banalité on peut
affirmer qu’il est venu, au moins dans la littérature scientifique
française, combler une lacune entre les exposés sommaires insuf-
(1) Analysé dans la Revue des Quest. scient., t. XLV, janvier 1899,
p. 245.
BIBLIOGRAPHIE. 6 I g
fisants pour les spécialistes et les développements exclusivement
théoriques qui ne s’adressent qu’aux seuls savants.
Comme ce sont, en somme, les données de l’observation qui
dominent tout le sujet, M. Rollet de l’Isle débute très sagement
par une description générale des divers modes d’observation,
n’hésitant pas à entrer dans tous les détails pratiques dont son
expérience personnelle lui a révélé l’utilité, notamment en ce
qui concerne l’installation des échelles de marées et l'enregistre-
ment des observations, et donnant une description très conscien-
cieuse des différents appareils qui ont été mis en usage pour
l'enregistrement automatique des variations du niveau de la
mer ; marégraphes à flotteur (Service hydrographique ; Service
des Ponts et Chaussées ; U. S. Coast and Geodetic Survey ;
Indes Anglaises; marégraphe à mercure de Nakamura ; etc.) et
marégraphes à pression (Van Rysselberghe; Honda ; Richard :
Service maritime de la Gironde ; Besson; Favé ; Adolf Mensing).
ces derniers pouvant servir à l’étude du phénomène par des fonds
atteignant 150 ou 200 mètres.
Une fois connu l’outillage permettant d'observer, l’auteur
décrit les phénomènes généraux mis en évidence par ces obser-
vations et entame l’étude des forces génératrices à l’intervention
desquelles on en peut réduire l'explication mécanique. La corré-
lation évidente entre la grandeur et la périodicité du mouvement
du niveau de la mer, d’une part, les positions relatives de la
Terre, de la Lune et du Soleil, de l’autre, conduit à penser que
le phénomène de la marée n’est que la conséquence d’une per-
turbation produite par ces deux derniers astres dans l’équilibre
que prendrait la masse liquide qui recouvre la Terre si celle-ci
était isolée dans l’espace. Le premier problème qui se pose con-
siste donc à étudier l’action d’un astre voisin de la Terre sur une
particule libre à la surface de celle-ci. Après avoir formé le
potentiel des forces résultant de l’action de l’astre (attraction
exercée sur la particule et force d’inertie d’entraînement) en y
introduisant la distance zénithale de l’astre, et l’avoir développé
suivant les puissances de l’inverse de la distance, l’auteur se
borne au terme principal (en tenant pour négligeable la qua-
trième puissance de la parallaxe) et discute les variations qui
s’en déduisent pour les composantes verticale et horizontale de
la force attractive. Cette première discussion suffit à montrer
que les déplacements observés dans le phénomène des marées
sont précisément de l’ordre de grandeur de ceux que doit entraî-
ner, en vertu de cette explication mécanique, l’action combinée
620
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de la Lune et du Soleil, et cela suffit pour fixer la cause princi-
pale du phénomène ; reste à en prédire les manifestations.
“ La résolution de ce problème, dit M. Rollet de Liste, pré-
sente des difficultés de deux sortes : les premières viennent de
l’inégale répartition de la masse liquide à la surface du globe,
partagée en mers de forme et de dimensions différentes, de pro-
fondeurs variables et mal connues; les secondes tiennent à ce
que l’analyse est encore aujourd'hui impuissante à résoudre le
problème même dans le cas le plus simple, celui d'un sphéroïde
entièrement recouvert d’une couche liquide d’épaisseur uni-
forme. Mais, en se bornant au point de vue immédiatement pra-
tique des prédictions, les principes que les tentatives théoriques
faites pour le résoudre ont mis en lumière, sont devenus, grâce
à des hypothèses que l’observation a vérifiées, les bases de
méthodes qui donnent des résultats d’une étonnante précision. „
Remarquons, en passant, que c’est là un des exemples les plus
frappants de l’efficacité de la méthode mathématique dans le
domaine des sciences physiques, alors même que les circon-
stances privent ses déductions d’un caractère d’entière rigueur.
D’ailleurs, tout en faisant remarquer qu’il pourrait paraître suffi-
sant de donner, sans démonstration, les formules qui servent de
base aux méthodes de prédiction, l’auteur déclare qu’il lui a
semblé préférable de montrer le lien, si relâché qu’il soit, qu’éta-
blissent les hypothèses admises entre les théories et les formules
qu’il aura à appliquer, ce en quoi, pour notre part, nous estimons
qu'il a eu grandement raison, car il n’est rien de si peu satis-
faisant pour l’esprit que l’emploi de formules ne se rattachant
à aucune conception théorique et apparaissant comme le fruit
du pur arbitraire.
En premier lieu, il envisage la théorie donnée en 1687 par
Newton dans ses Principes de la Philosophie naturelle, théorie
dont nombre de gens ne possèdent que l’idée par trop sommaire
qu’en donnent les ouvrages d’enseignement élémentaire. Elle
suppose, connue on sait, que la couche liquide prend une figure
momentanée d’équilibre (d’où son nom de théorie statique) mais
avec un retard de trois heures environ (c’est-à-dire en prenant
l’astre attirant dans la position qu’il occupait trois heures
auparavant). En partant de l’expression du potentiel précédem-
ment trouvée, l’auteur montre par un calcul simple comment
cette hypothèse conduit, en première approximation, pour la
surface d’équilibre des mers, à un ellipsoïde de révolution
allongé dont l’axe passe par l’astre attirant.
BIBLIOGRAPHIE.
Ô2 1
Mais la théorie de Newton ne tient pas compte de la tendance
qu’ont les molécules liquides sollicitées constamment vers une
nouvelle position d'équilibre à la dépasser et à accomplir des
oscillations réglées par les lois de la dynamique. C’est sous ce
nouvel aspect que Laplace a envisagé le problème. Sa théorie
(en raison de cela qualifiée de dynamique) passe à bon droit
pour une des parties les plus ardues de la Mécanique céleste.
Permettre au lecteur d’en pénétrer l'essence par un exposé clair
et simple qui mette les grandes lignes en évidence, en écartant
les détails analytiques au milieu desquels l’attention risque de
s’égarer, telle est la tâche que s’est imposée M. Rollet de l’Isle
et qu’il a réussi à mener à bonne fin. Admettant à titre de
postulats les principes posés par Laplace touchant la périodicité
des mouvements de la mer produits par une force perturbatrice
périodique et la superposition des effets de plusieurs forces de
cette nature, il fait voir comment l’expression du potentiel (où
1 on introduit l’angle horaire et la distance polaire au lieu de la
distance zénithale) comprend, pour chaque astre attirant, des
termes de trois espèces, les uns variant lentement avec la dis-
tance polaire, les autres dépendant soit de l’angle horaire soit
du double de cet angle.
De là également, dans l’expression générale de la marée,
trois sortes de termes auxquelles correspondent les ondes à
longue période, les ondes diurnes et les ondes semi-diurnes.
C'est sur cette décomposition qu’est fondée la méthode de
Laplace pour la prédiction des marées. Les constantes ainsi
introduites étant, pour un lieu donné, déduites de l’observation,
rien 11’est, dès lors, plus facile que d’obtenir la hauteur de la
mer en ce lieu à un instant quelconque; mais ce qu’au point de
vue pratique il importe surtout de connaître, ce sont les heures
et les hauteurs des hautes et des basses mers, et là le problème
se complique car il ne saurait être résolu que par approxima-
tions successives. L’auteur développe en détail cette solution
dans le cas d’une marée semi-diurne seule (pratiquement, pour
nous, riverains de l’Atlantique, le plus important) et recourt, pour
en synthétiser la discussion, au moyen si parlant de la figuration
géométrique (particulièrement élégante en ce qui concerne les
variations des heures des pleines mers). Il montre ensuite
comment il y a lieu d’en modifier les résultats pour tenir
compte de la marée diurne. Si les amplitudes des deux marées
sont comparables, la solution, dans le cas général, est absolu-
ment inextricable; il faut, pour chaque cas rencontré dans la
622
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pratique, recourir à des méthodes particulières; l’auteur indique
celle que M. l’ingénieur hydrographe Héraud a employée avec
succès pour les marées de Cochinchine. Sur nos côtes, l’influence
de la marée semi-diurne étant, de beaucoup, prépondérante,
l’application de la méthode de Laplace réussit particulièrement
bien ; on néglige l’influence de la marée diurne sur les heures et
on ne tient compte de son effet que sur les hauteurs.
Préalablement aux grands travaux de Laplace, Daniel Ber-
noulli, à l’occasion d'un concours ouvert en 1738 par l’Aca-
démie des Sciences de Paris, avait, en partant de la théorie de
Newton, édifié une méthode qui, bien que d’une application
restreinte, est loin de manquer de valeur puisqu’elle a servi de
base à l’établissement, par Lubbock et Whewell, des tables
anglaises de prédiction. M. Rollet de l’isle en donne un résumé
au cours duquel il remarque que Bernoulli, ce qui n’est pas un
mince mérite, avait mis en évidence les notions relatives à l’âge
de la marée, l’établissement du port, le coefficient et l’unité de
hauteur, et il indique ensuite de quelle façon cette méthode a
guidé les recherches empiriques de Lubbock et de Whewell
d’où, comme nous venons de le dire, sont sorties les tables
usitées en Angleterre.
Mais la méthode la plus féconde, celle dont l’application est
la plus générale, est la méthode harmonique, qui résulte directe-
ment des principes posés par Laplace, mais qui n’a été explicite-
ment formulée que beaucoup plus tard par Lord Kelvin en vue
de surmonter les difficultés que soulevait le calcul des marées
aux Indes. Théoriquement, elle consistait à rétablir dans le
développement du potentiel, les termes que Laplace avait cru
pouvoir négliger pour la marée de Brest en raison de la très
notable prédominance, en ce point, de la marée semi-diurne.
Pratiquement, elle se heurtait à la double difficulté de déterminer
les coefficients et les phases de tous les termes périodiques
intervenants et de reconstituer la hauteur du niveau par la
somme de tous ces termes périodiques. Mais le génie, à la fois
si profond et si pratique, de Lord Kelvin est parvenu à triompher
de ces obstacles avec l’ingéniosité qui se retrouve dans toutes
les inventions, si nombreuses et d’une si vaste portée, de
1 illustre physicien et mathématicien anglais. La méthode har-
monique peut d'ailleurs être aussi considérée comme la traduc-
tion analytique et la généralisation des anciennes méthodes de
Lubbock et de Whewell. Mais, au point de vue mathématique,
elle doit être surtout regardée comme une application — et l’une
BIBLIOGRAPHIE.
62 J
(les plus belles, à coup sûr, qui en aient été faites — de la
fameuse formule de Fourier. Elle repose essentiellement sur le
développement du potentiel en somme de termes périodiques
à chacun desquels en correspond, dans le développement de la
hauteur de la marée, un autre dont l’amplitude se déduit de
celle du premier au moyen d’un certain facteur, la phase au
moyen d’une certaine constante soustractive, dépendant l’un et
l’autre des circonstances locales. Chacun des termes du second
développement est considéré comme définissant une des ondes
élémentaires dont la superposition produit la marée. La pratique
a d’ailleurs permis de reconnaître que la reconstitution du
phénomène était, en général, obtenue d’une façon largement
suffisante au moyen de 14 ondes lunaires (8 semi-diurnes,
3 diurnes, 3 à longue période) et 6 solaires (3 semi-diurnes,
2 diurnes, 1 à longue période) qui toutes sont distinguées par
une dénomination spéciale et désignées par une lettre qu’a
consacrée l’usage. Il existe évidemment des relations entre les
constantes introduites par l’analyse harmonique et celles que
comporte la théorie de Laplace : âge de la marée, établissement
du port, rapports des actions moyennes des deux astres, unité
de hauteur, etc. Les principales sont mises en évidence par
l’auteur.
Le calcul des marées de Brest présente une importance par-
ticulière non seulement parce que, depuis les belles recherches
de Laplace, il sert de fondement à la prédiction du phénomène
sur toutes les côtes françaises, mais encore parce qu’on en tire
parti pour les autres points du globe où la méthode de Laplace
est encore d’une application commode, c’est-à-dire où la marée
semi-diurne est nettement prépondérante par rapport à la marée
diurne. JV1. Rollet de l’Isle consacre donc un chapitre tout entier
à la marée de Brest, faisant connaître en détail la méthode
pratique que l’ingénieur hydrographe Chazallon a greffée, à ce
propos, sur la belle théorie de Laplace.
Pour la prédiction de la marée en un point déterminé quel-
conque, la méthode de Laplace est, avons-nous dit, plutôt utili-
sable si la marée diurne est pratiquement négligeable auprès de
la marée semi-diurne alors que la méthode harmonique est
d’une application absolument générale ; mais comme celle-ci
exige quinze jours au moins d’observations continues, que,
d’autre part, la condition requise pour la validité de la première
est fréquemment réalisée, l’auteur commence par l’exposer de
façon très détaillée. Après avoir montré comment se déterminent
624
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les caractéristiques de la marée semi-diurne, il développe les
divers procédés permettant d’obtenir les prédictions ; le premier
repose sur le calcul direct des formules, le second, où la géomé-
trie vient très heureusement au secours du calcul, sur l’emploi de
tableaux de concordance permettant de déduire soit les heures,
soit les hauteurs des pleines mers de celles qui ont été obtenues
directement pour un autre port; l’auteur donne également
quelques indications sur le procédé des annuaires anglais fondé
sur l’emploi de certaines tables de corrections.
Lorsque les deux marées ont des grandeurs comparables, la
méthode de Laplace ne reste efficace que dans des cas extrê-
mement rares (comme celui des mers de Cochinchine) alors que
la méthode harmonique permet de résoudre le problème d'une
façon absolument générale pourvu toutefois que l’on dispose
d’observations préalables suffisamment longues et précises. 11
s’agit, en effet, tout d’abord, d’effectuer l'analyse harmonique de
la courbe de marées relevée pendant un certain temps de façon
à déterminer les ondes élémentaires qui, par leur superposition,
produisent l’onde marée. Cette analyse harmonique comporte
divers procédés que l’auteur décrit en détail, et notamment celui
de M. Darwin qui s’est, comme on sait, fait une spécialité de ce
genre d’étude Pour l’opération inverse consistant, par somma-
tion des ondes élémentaires, à prévoir la hauteur de la marée
pour un instant quelconque, Lord Kelvin a imaginé, sous le nom
de Tide predictor, une solution mécanique extrêmement élégante,
que rapporte l’auteur et sans le secours de laquelle l’opération
fût restée tout à fait impraticable. Un exemplaire de la machine
de Lord Kelvin fonctionne au Service hydrographique de Paris
où elle sert à calculer les annuaires des colonies françaises des
mers de Chine et de l’Océan Indien. Une variante de cette
machine, due à l\I. Roberts, fonctionne aussi à l'India Office de
Londres, pour le calcul des marées des Indes anglaises. On
obtient par ce procédé une prédiction complète de la marée,
c’est-à-dire la hauteur à un instant quelconque. Or, en pratique,
ce sont surtout les pleines et les basses mers qu'il importe de
connaître : ce renseignement se déduit bien évidemment de la
courbe tracée par la machine de Lord Kelvin ; mais on peut
l’atteindre directement sans recourir à une détermination aussi
complète. L’auteur décrit, à ce sujet, la machine simplifiée ima-
ginée en 1880 par M. Ferrel et qui fonctionne depuis 1882 à
Washington pour les besoins du Cocist and Geodetic Survey.
11 donne aussi, pour le cas où la marée diurne a une amplitude
BIBLIOGRAPHIE.
025
très petite relativement à la marée semi-diurne, le procédé
de calcul de M. Darwin, fondé sur l’emploi des éléments que
fournit l’analyse harmonique.
On peut enfin se proposer de calculer, à défaut d’un annuaire,
une pleine ou une basse mer isolée. Pour ce problème M. Rollet
de l’isle indique plusieurs solutions dont l’une lui appartient en
propre. Il fait voir enfin comment, dans le cas où l’on ne dispose
que d’observations incomplètes (soit de moins d’une année d ob-
servations de pleines et basses mers, s’il s'agit de la méthode de
Laplace, de moins de quinze jours d’observations continues, s’il
s’agit de la méthode harmonique), comment on peut néanmoins
les utiliser en vue de la réduction des sondes d’un lever hydro-
graphique.
Le phénomène des marées intéresse, en effet, particulièrement
l’hydrographe pour la détermination de ce qu’on appelle le
niveau de réduction des sondes, à partir duquel sont prises les
cotes portées sur la carte des abords d’un littoral. Le niveau
adopté, à cet effet, en France est celui le plus bas que la mer
puisse théoriquement atteindre afin qu'en tout point le naviga-
teur trouve en tout temps au moins autant d'eau qu'en indique
la cote portée sur la carte. En Angleterre. 011 se borne à prendre
le niveau des basses mers de vives eaux moyennes (qui. de fait,
est rarement dépassé) afin de ne pas induire le navigateur en
une défiance exagérée pour la plus grande part du temps, quitte
à appeler son attention sur les précautions qu’il doit prendre
aux époques de plus grand abaissement de la surface de la mer.
L’auteur indique, pour les divers cas qu’offre la pratique, la façon
dont on peut procéder à cette détermination.
Son ouvrage, sans négliger le côté scientifique de la question
(en tant, tout au moins, qu’il intéresse les applications) visant,
avant tout, un but technique, M. Rollet de l’Isle consacre un
chapitre aux renseignements donnés dans les annuaires et sui-
les cartes, publiés surtout en France et en Angleterre, indiquant,
de façon détaillée, comment il convient de s’en servir pour
résoudre les problèmes courants de la pratique.
Pour la détermination du niveau moyen, qui intéresse particu-
lièrement les opérations de nivellement géodésique, il décrit le
marégraphe totalisateur de M. Reiiz. qui conduit au résultat de
façon purement automatique, ainsi que le médimarémètre de
M. Lallemand qui, bien qu’exigeant une opération graphique
complémentaire (fort simple, à la vérité, et susceptible d’être
IIIe SÉRIE. T. X. 40
626
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
effectuée au moyen d’un intégrateur), a l’avantage d’un établis-
sement beaucoup plus facile et moins dispendieux.
Le phénomène des marées à l’embouchure des fleuves, où il
se complique notablement du fait de la configuration des rives
et des fonds entre lesquels il s’insère, offre un intérêt spécial
tant pour la navigation que pour les travaux publics. M. Rollet
de l’Isle, sans s’appesantir sur les théories encore assez flot-
tantes en lesquelles on s’est efforcé de synthétiser cet ensemble
fort complexe de faits, se borne à étudier les manifestations du
phénomène et à tirer des résultats de cette étude les consé-
quences pratiques qu’ils comportent. 11 s’inspire d’ailleurs, pour
cet exposé, des remarquables travaux des ingénieurs des Ponts
et Chaussées Comoy et Bourdelles, de même que, pour la solu-
tion du problème des routes, qui se pose aux navigateurs en ces
parages, il utilise les importantes recherches de l’ingénieur
hydrographe Malien. Il dit enfin quelques mots du mascaret, qui
constitue la particularité la plus frappante des marées fluviales,
mais sans insister sur les explications assez hypothétiques qui
en ont été données par divers ingénieurs et dont la plus satis-
faisante semble être celle qui a été proposée par M. Bazin.
Un non moindre intérêt s'attache à l’étude, fort complexe
aussi, des courants de marée dont l’allure normale, telle qu’elle
résulterait des seules influences astronomiques, peut être pro-
fondément modifiée par les circonstances locales. “ L’étude des
courants de marée sur les côtes, dit l’auteur, a une très grande
importance, tant au point de vue de la navigation qui, dans
certains chenaux, peut être arrêtée ou facilitée par ces courants,
qu’au point de vue de l’amélioration ou de la construction
des ports à établir sur ces côtes. Ces courants, en effet, sont,
avec les vents, les grands agents de la transformation des
rivages ; ce sont eux qui transportent les alluvions produites par
la désagrégation des falaises ; ils peuvent, dans quelques cas,
produire des atterrissements considérables ou, au contraire, des
affouillements dangereux. Il est impossible d’établir un projet
de constructions à la mer sans avoir des données précises sur
les courants littoraux de marée dans le voisinage. „ L’auteur
s’étend d’ailleurs particulièrement sur les courants de la Manche
d’après les travaux de MM. Relier (à qui il emprunte d’intéres-
santes données historiques sur la question), Gaussin, Hédouin et
le commandant Houette.
Diverses causes accidentelles, au premier rang desquelles il
faut compter la pression barométrique et le vent, interviennent
BIBLIOGRAPHIE.
627
pour fausser dans une certaine mesure les prédictions déduites
des considérations purement astronomiques et il était intéres-
sant à cet égard de confronter les résultats des observations
avec ceux des formules. M. Rollet de l’isle s’est lui-même parti-
culièrement occupé de la question, en ce qui concerne le port
de Brest, pour les années 1895 et 1898. Les courbes d’erreurs
présentent bien l'allure caractéristique de l’exclusion de toute
erreur systématique. Les écarts sur les heures restent, en valeur
absolue, inférieurs à vingt minutes, cette limite étant d’ailleurs
très rarement atteinte ; en ce qui concerne les hauteurs, les
prévisions trop fortes sont prépondérantes pour les hautes
mers, et c’est le contraire pour les basses mers ; les erreurs
restent, au surplus, comprises entre + 85 et — 55 centimètres
pour les pleines mers, -f- 80 et — 70 pour les basses mers.
L’auteur dit enfin quelques mots des variations accidentelles du
niveau de la mer connues sous le nom de seiches, et qui, d’après
les travaux de M. Farel, semblent produites uniquement par des
circonstances atmosphériques, ainsi que des raz de marée.
Si, au point de vue pratique, la connaissance qui importe le
plus, et en vue de laquelle ont été dressés les annuaires, est
celle des pleines et des basses mers, il est pourtant des cir-
constances où le besoin se fait sentir d'obtenir, en un point
donné, la hauteur de la marée à un instant quelconque. La
méthode harmonique, quand on peut l’appliquer, donne la solu-
tion du problème ; mais, dans les circonstances ordinaires, il
s’agit de déduire, au moins approximativement, et par le pro-
cédé le plus simple et le plus rapide possible, le renseignement
que l'on recherche des indications fournies par les annuaires.
De nombreux procédés ont été proposés pour ce but. L’auteur
rapporte ceux de Laplace (1810), Chazallon (1839), Whewell
(1840), Airy (1842), Beechey (1848), Bouquet de la Grye (1808),
Ploix (1870), Hanusse (1890) ; il termine par la description des
abaques qu’il a construits lui-même pour cet usage et qui sont
édités par le Service hydrographique français, et indique le
principe de tables perpétuelles qui seraient, à ce point de vue,
d’une grande utilité.
L’ouvrage se termine par une étude fort intéressante du
régime de la marée sur les côtes de France bordant l’Atlantique
et la Manche et qui peuvent se répartir en trois sections : de la
frontière espagnole à Brest, de Brest à Cherbourg, de Cherbourg
à la frontière belge. Pour chacune d’elles, l’auteur indique les
principales particularités qu’offre le phénomène; c’est d'ailleurs
628
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans la troisième que se rencontrent les plus grandes anomalies
en raison de l’interférence qui se produit entre l’onde qui, après
avoir atteint les Orcades, redescend le long de la côte Est de
l’Angleterre, et celle qui remonte directement dans la Manche.
L’auteur étudie d’ailleurs en détail, par une méthode en partie
géométrique, le problème de la combinaison de deux ondes
marchant en sens contraire dans un canal. Les points du littoral
pour lesquels il indique les circonstances principales du phéno-
mène sont, pour la première section, la Gironde, les Pertuis, la
Charente, la Loire ; pour la seconde, Brest, Saint-Malo, Goury ;
pour la troisième, la baie de Seine et la Seine. Ces descriptions
physiques, jointes aux théories scientifiques, ajoutent notable-
ment à l’intérêt du livre, qui, dans son ensemble, est peut-être
le plus instructif qu’on ait encore écrit sur le sujet. Par la
variété de ses enseignements, il est d’ailleurs susceptible d’in-
téresser un cercle de lecteurs plus large que celui des seuls
spécialistes qui auront à le consulter, et avec le plus grand
fruit, au point de vue technique.
M. O.
VIII
Étude expérimentale du Ciment armé, par R. Feret, ancien
élève de l’École polytechnique, chef du laboratoire des Pouls
et Chaussées de Boulogne-sur-mer (Ouvrage faisant partie de
V Encyclopédie industrielle fondée par M.-C. Lechalas). Un vol.
in-8° de 777 pages. — Paris, Gauthier-Villars, 1906.
11 n’y a guère qu’une dizaine d'années que le ciment armé a
pénétré dans la pratique courante du constructeur, mais son
essor a été rapide, et, par la place qu’il est parvenu à se faire
en si peu de temps, on peut juger de l’avenir qui lui est vrai-
semblablement réservé. Aussi l’étude de ses propriétés a-t-elle
sollicité de nombreux ingénieurs, dont les travaux, publiés sous
forme de volumes à part ou d’articles parus en divers recueils
techniques, ont déjà donné naissance, comme on le verra plus
loin, à une ample littérature. Chef, depuis vingt ans, du labora-
toire créé à Boulogne-sur-mer par l’Administration des Ponts
et Chaussées de France pour le contrôle et l’étude des chaux et
ciments, M. Feret était particulièrement qualifié pour apporter
BIBLIOGRAPHIE.
629
sa contribution à cette étude nouvelle. Non moins habile à
manier la théorie qu’à exécuter les expériences et à poursuivre
les conséquences de leurs résultats, il s’est trouvé à même
d’envisager la question, des divers points de vue ou elle se
présente, avec une égale compétence ; aussi son œuvre est-elle
de nature à intéresser à la fois ceux que sollicite plus particu-
lièrement le côté théorique ou le côté pratique du sujet. C’est
cette œuvre qu’il livre aujourd’hui au public sous forme d’un
volume de près de 800 pages. U11 travail de cette ampleur et de
cette originalité ne s’analyse pas aisément en quelques lignes.
Nous essaierons néanmoins d’en faire naître quelque idée en
insistant de préférence sur les points où se manifeste plus
spécialement la contribution personnelle de l’auteur, d’ailleurs
fort importante dans l'ensemble.
En de telles matières, les développements théoriques 11’ont de
valeur que s’ils s’appuient sur l’expérience dont ils ont pour
but d’ordonner et de synthétiser les résultats. L’auteur a donc
fait sagement de consacrer la première partie (90 pages) de son
ouvrage aux expériences comprenant les essais de rupture
sous charges continuellement croissantes ou avec alternatives
de chargement et de déchargement. Il consigne, chemin faisant,
nombre de remarques, d’une grande importance pratique, aux-
quelles il a été personnellement conduit, notamment sur la
nécessité d’étudier les déformations des poutres sous des
charges inférieures à leur charge de rupture, sur les variations
de l’élasticité du mortier suivant que, pour une charge donnée,
il est ou non parfaitement écroui, sur la succession des états
élastiques d’une poutre pour des valeurs de plus, en plus fortes
de la charge maximum, etc.
La deuxième partie, relative aux théories et aux calculs, est
beaucoup plus étendue (240 pages). C’est là principalement que
M. Feret a occasion de développer ses idées personnelles. Il fait
d’abord un rappel des principes généraux de la résistance des
matériaux pour en faire l’application à chacun des matériaux
en présence considéré isolément, puis à leur ensemble.
L’étude de la rupture sous différents genres d’effort ayant
particulièrement fixé l’attention de l’auteur, il développe, en la
remaniant sur quelques points, la théorie à laquelle il avait été
précédemment conduit et qu’il avait exposée, en 1900, devant le
Congrès international des méthodes d’essai des matériaux de
construction. En s’inspirant des premières études de M. L. Du-
rand-Claye, trop peu remarquées à l’époque de leur publication,
63o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
niais qui ont pris depuis lors, dans l’évolution de la science des
essais, la place qui correspond à leur réelle importance, la
théorie de M. Feret considère la rupture sans déformation per-
manente appréciable comme résultant dans tous les cas de la
combinaison d’une action normale, d’une action tangentielle et
du frottement (au besoin pris comme négatif dans certains cas
particuliers) et aboutit à une formule absolument générale
applicable à tous les genres d’effort possibles : traction, com-
pression, flexion, cisaillement, etc. Cette théorie, habilement
construite, indique chez l’auteur un esprit puissamment synthé-
tique. 11 a soin d’ailleurs de passer en revue les formules
admises dans la pratique par divers auteurs pour montrer à
l’aide de quelles simplifications on peut les rattacher à la for-
mule générale et mettre en évidence les vérifications tirées des
expériences décrites au début de l’ouvrage, de façon à préciser
la mesure dans laquelle elles se peuvent justifier. Toute cette
discussion, non moins critique que savante, est propre à éclairer
la religion des ingénieurs appliqués à tirer parti de ce mode
nouveau de construction.
Mais c’est peut-être davantage encore dans les solutions
graphiques qu’il propose de substituer à des calculs nécessaire-
ment fort compliqués que s’affirme, avec une plus haute origina-
lité, le remarquable talent de l’auteur, solutions qu’il développe
d’abord dans le cas des poutres homogènes pour en faire ensuite
l’extension à celui des poutres armées. Ainsi qu’il arrive tou-
jours avec ce mode spécial de calcul, les discussions y prennent
une forme véritablement lumineuse.
La marche forcément suivie dans le développement de toute
théorie physique comportant, au début, diverses hypothèses
simplificalives propres à rendre non seulement plus aisée, mais
même simplement possible, la tâche de l’analyste, il y a lieu,
pour serrer la réalité de plus près, d'introduire successivement
divers éléments de complication en appréciant l’influence qu’ils
peuvent exercer sur la forme des résultats tout d’abord acquis.
Et c’est ainsi que procède M. Feret en ayant d’abord égard
aux efforts répétés (ce qui le conduit encore à une solution
graphique intéressante pour le problème des flexions répétées),
puis à diverses causes d’erreurs relatives à la configuration de
la poutre et de l’armature, aux efforts extérieurs, aux actions
moléculaires internes, à l’hétérogénéité des matériaux, a l’in-
fluence de divers agents physiques (température, état hygro-
BIBLIOGRAPHIE.
63 1
métrique, variations de volume du mortier pendant le durcisse-
ment).
La troisième partie (145 pages) peut être vraiment qualifiée
d’œuvre de bénédictin, appelée à rendre d’inappréciables ser-
vices et pouvant servir de modèle à des publications similaires
visant un objet technique ; c’est une bibliographie générale du
ciment armé dans laquelle l’auteur s’est efforcé de réunir tout
ce qui, soit sous forme d’articles de périodiques, soit sous forme
de brochures séparées, a été publié, dans une langue quelconque,
sur le ciment armé et ses applications. Ce répertoire est d’ail-
leurs méthodiquement classé en cinq paragraphes principaux :
généralités ; observations et expériences ; théories et calculs ;
systèmes de construction ; applications. Eux-mêmes sont sub-
divisés en un certain nombre d’articles et, pour donner une
idée du soin qu’y a mis l’auteur, nous ne croyons pouvoir mieux
faire que de donner la nomenclature, fort instructive, d’ailleurs,
par elle-même, des articles entre lesquels sont réparties les
applications cataloguées au dernier paragraphe :
Dispositions pratiques et organisations de chantier. — Appli-
cations en général. — Poutres, dalles, hourdis, planchers. —
Balcons, encorbellements, tribunes. — Toitures. — Escaliers.
— Murs. — Piliers et colonnes. — Mâts et poteaux. — Cheminées
d’usines, tours, phares. — Pilots et fondations. — Pavages,
dallages, pistes. — Pierres artificielles et menus objets. —
Maisons d'habitation ou de commerce. — Edifices publics. —
Magasins et constructions industrielles. — Constructions mili-
taires. — Chemins de fer. — Systèmes de traverses pour
chemins de fer. — Divers travaux hydrauliques. — Grands
barrages. — Murs de quai. — Consolidations de rives. — Cou-
vertures de rivières. — Ponts et passerelles. — Voûtes, tunnels,
conduites, tuyaux. — Réservoirs, cuves, silos. — Diverses
autres applications.
Cette liste, outre qu’elle témoigne du souci d’ordre que l’auteur
a apporté dans l’élaboration de cette bibliographie si complète,
permet d’embrasser d’un coup d’œil le cycle des applications si
variées du ciment armé, et c’est aussi ce qui nous a engagé à la
reproduire ici.
La quatrième partie (280 pages), bien que présentée à titre
d’annexe, offre une importance intrinsèque et comporte des
développements tels qu’il y a lieu d’y insister non moins que sur
la portion principale de l’ouvrage ; elle a trait surtout aux
recherches personnelles de l’auteur touchant les diverses résis-
632
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tances des mortiers et bétons. Les premiers travaux de M. Feret
sur ce sujet, disséminés jusqu’alors en diverses publications,
sont ici synthétisés et complétés par de nombreuses recherches
nouvelles, qui forment du tout un ensemble homogène et pré-
senté dans un ordre méthodique.
L’auteur traite en premier lieu des résistances à la compres-
sion. La contribution personnelle la plus originale qu’il y a
apportée vise la prévision des résistances. Il est parvenu, en
effet, à donner une formule, fondée sur la considération des
volumes absolus occupés dans le mortier ou le béton frais par
les différents éléments constituants, qui permet de comparer
approximativement les résistances à la compression qu’attein-
dront, au bout d’une même durée de conservation dans des con-
ditions identiques, tous les mortiers ou bétons composés avec le
même liant. M. Feret complète d’ailleurs son exposé de principes
par le compte rendu de nombreux essais auxquels il s’est livré
dans des conditions diverses, essais qui, pour la plupart, consti-
tueront aux yeux des gens techniques une nouveauté et leur
apporteront, en ce qui concerne l’influence de la répétition des
efforts, des enseignements analogues à ceux que nous devons à
Wôhler relativement aux métaux. Notons en passant que l’auteur
fournit quelques indications touchant la compression par chocs,
qui ne semble pas avoir été beaucoup étudiée jusqu’ici.
Les résistances au cisaillement et au poinçonnage n’ont pas
moins attiré les vues de l’auteur et, dans le chapitre qu’il leur
consacre, il met en évidence le fait intéressant qu’elles sont pro-
portionnelles à la résistance à la compression, ce qui apporte la
confirmation par l’expérience de certaines idées théoriques
émises dans la seconde partie de l’ouvrage.
En revanche, les résistances à la traction et à la flexion,
sur lesquelles l'auteur s’étend ensuite longuement, et qui sont
proportionnelles entre elles, ne le sont pas à celles du groupe
précédent.
11 convient de signaler d’une façon toute spéciale la méthode
nouvelle proposée par M. Feret pour les essais de flexion et qui
est caractérisée par la constance du moment. Dans les anciennes
méthodes intervenaient des efforts parasitaires susceptibles de
masquer les effets que l’on voulait réellement constater. Au con-
traire. dans les essais sous moment constant, dont l’auteur donne
une justification rigoureuse, la partie où se fait la rupture est
absolument soustraite aux efforts qui se développent dans le voi-
sinage des points de contact de l’appareil d’essai et du prisme
BIBLIOGRAPHIE.
633
soumis à l’épreuve. M. Feret donne, au surplus, toute sa mesure
comme expérimentateur en se livrant à une étude détaillée de
toutes les influences avec lesquelles il faut compter pour en
déduire une méthode qui, au mérite d’éliminer autant que pos-
sible toute action perturbatrice, joint celui d’être d’une exécution
absolument simple. Il faut avoir été aux prises avec des difficul-
tés analogues à celles qu’il a si bien vaincues pour apprécier
toute l’habileté qu’il a déployée en cette partie de ses travaux.
Comme dans le cas de la compression, il esquisse un mode de
prévision des résistances à la flexion, mais les résultats ici obte-
nus ne sont pas encore d’une aussi parfaite netteté. I! fournit
aussi des indications sur les essais de flexion par chocs qui
offrent un certain caractère de nouveauté.
Le dernier chapitre est consacré à une question qui n’avait
pas encore, que nous sachions, été élucidée à ce point, celle de
l’adhérence des mortiers et bétons aux autres matériaux. I! n’a,
en effet, jusqu’à présent été tenté que fort peu d’essais dans
cette voie. L’étude générale entreprise par M. Feret n’en est que
plus intéressante. Il y fait ressortir pour la première fois la
nécessité d’avoir égard à deux sortes d’adhérence, Lune nor-
male, l’autre tangentielle, et parvient à une formule identique à
celle qu’il a précédemment mise en évidence dans l’étude de la
rupture, à cette différence près que l'adhérence y remplace la
cohésion. Toutefois la tentative de vérification expérimentale
qu’il fait connaître aurait besoin de recevoir encore quelques
perfectionnements.
Il est remarquable que l’étude des méthodes propres à effec-
tuer la détermination de l’adhérence normale aboutit à un dis-
positif identique à celui proposé pour les essais à la flexion. En
analysant d’ailleurs, de manière approfondie, les diverses
influences auxquelles il faut avoir égard dans ces essais, l’auteur
est conduit à nombre d’indications d’un haut intérêt pratique.
La détermination de l’adhérence tangentielle ne comporte pas
encore toute la précision que l'on souhaiterait de réaliser et ne
conduit conséquemment pas encore à des conclusions suffisam-
ment fermes.
M. Feret étudie à part les influences qui interviennent dans
l’adhérence tangentielle de divers mortiers soit à des pierres,
soit au fer. Dans ce second cas, on retombe sur le sujet même
auquel est consacré l’ensemble du volume ; aussi l’auteur s’y
étend-il particulièrement, multipliant les indications sur toutes
les circonstances dont peut dépendre le degré d’adhérence des
634
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
bétons à leurs armatures, notamment sur la manière dont le
ciment armé se comporte dans divers milieux, tels que l’eau
douce, l’eau de mer, une atmosphère plus ou moins humide,
soumise ou non aux intempéries ou à d’importantes variations
de température.
Tel est, en ses grandes lignes, le livre à la fois original et
savant que M. Feret vient d’offrir aux ingénieurs. Il marquera
certainement une époque dans l’histoire du ciment armé et
contribuera à préparer les surprises que ce nouvel élément de
construction nous réserve encore.
M. O.
IX
Tkaitf. pratique d’électrochimie, par Richard Lorenz, pro-
fesseur à l’École polytechnique fédérale de Zurich, directeur des
laboratoires d’électrochimie et de chimie physique. Refondu
d’après l’édition allemande par Georges Hostelet. Un vol. in-8°
de vi-324 pages. — Paris, Gauthier- Villars, 1905.
Ce livre, comme l’indique son titre, n’est pas une simple tra-
duction de l’édition allemande parue en 1901. Celle-ci était prin-
cipalement destinée à des commençants et comprenait unique-
ment le programme d’expériences que l'auteur faisait exécuter
à cette époque par les élèves électrochimistes de l’École poly-
technique fédérale de Zurich. Dans cette édition française au
contraire, les auteurs, comme ils nous le disent dans la préface,
ont cru opportun de refondre l’ouvrage en adoptant un point de
vue plus systématique. Ils ont voulu associer aux moyens d'édu-
cation pratique une méthode d’enseignement progressif au labo-
ratoire, tant pour faire comprendre l’esprit des théories que pour
apprendre à trouver en elles un guide de travail expérimental.
C’est pourquoi la première partie est précédée d’une introduc-
tion donnant les notions générales sur l’électricité, l’état d’élec-
trisation, les courants électriques et leurs effets, les générateurs
et les récepteurs, le rendement des machines électriques, la force
électromotrice de polarisation et les unités pratiques d’électri-
cité. Une introduction à la 2de partie nous donne des notions
générales de mécanique chimique.
Ce n'est pas chose aisée de donner d’une façon succincte et
BIBLIOGRAPHIE.
635
suffisamment claire à la fois ces notions sur l'énergétique, la
thermodynamique et les équilibres chimiques : les auteurs
cependant semblent y avoir réussi, étant donné que cette édition
française n’est plus destinée à des commençants. L'ouvrage
lui-même renferme 65 exercices d’électrochimie divisés en trois
parties. La lre partie qui étudie d’une façon plus élémentaire les
lois et les réactions fondamentales, explique avec assez de
détails les méthodes de mesures électriques : mesure de l'inten-
sité d’un courant ; mesure de la résistance d’un électrolyte au
moyen du pont de Wheatstone ; mesure enfin de la différence de
potentiel entre deux points d'un circuit.
Des exercices spéciaux indiquent différents procédés d'étalon-
nage d’un ampèremètre ; l’ajustement d'une résistance ; l’emploi
d’un voltmètre comme ampèremètre ou comme résistance, etc.
La section II de cette première partie examine les conditions
et les dispositions favorables à la réalisation d'une transforma-
tion électrochimique déterminée d’abord si cette réaction est
obtenue par une réaction primaire ; ensuite si elle l’est par une
réaction secondaire.
La seconde partie, qui donne la théorie de l’électrolyse, est
divisée elle aussi en deux sections.
La section I traite de la dissociation électrolytique des solu-
tions aqueuses ainsi que de leurs facteurs d’équilibre en phases
homogènes. Elle fait évaluer ensuite leurs résistances spécifiques
aux déplacements provoqués par le passage du courant à tra-
vers l’électrolyte. Dans les exercices de la section II on déter-
mine en premier lieu les lois des variations des tensions de
polarisation d’une transformation électrochimique à l'une ou à
l’autre électrode ; et ensuite, par l’étude de l’influence de la
densité du courant, on évalue les forces retardatrices.
Enfin la 3me partie traite de l’électrochimie appliquée, de
l’analyse électrochimique et de la production électrochimique des
corps.
Beaucoup de ces exercices, ceux notamment qui caractérisent
les principes des théories admises sont précédés d’un exposé
sommaire, qui en montre la portée. Nous pourrions répéter ici
ce que nous avons dit de l’exposé des théories. Un très grand
nombre de ces exercices sont d’une manipulation difficile, quel-
ques-uns exigent même une habileté plus qu’ordinaire.
Les auteurs, comme ils le disent dans la préface, n’ont pas la
prétention de donner un exposé complet de la matière. D'amples
renseignements bibliographiques tant au bas des pages que dans
636
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
un appendice spécial, renseignent d’ailleurs complètement le
lecteur qui voudrait étudier plus à fond un domaine spécial de
l’électrochimie.
J. P.
X
Le Bois, par J. Beauverie (1), avec une préface de JV1. Dau-
brée, conseiller d’Etat, directeur général des Eaux et Forêts.
Compact in-8° de xi-1402 pages en deux fascicules, le premier
pp. 1 à 704, le deuxième pp. 705 à 1402. Avec 485 figures, dont
16 hors texte. — Paris, Gauthier-Villars, 1903 (De la collection
Encyclopédie industrielle , fondée par M. Lechalas, inspecteur
général des Ponts et Chaussées).
La littérature forestière, depuis quelques années surtout,
s’enrichit de nombreux ouvrages. Déjà nous avons en l’occasion
d’attirer l’attention — et d’y insister — sur le travail encyclo-
pédique en matière forestière de M. Huffel, professeur à l’École
des Eaux et Forêts de Nancy , Économie forestière, dont deux
volumes sur trois ont paru jusqu’à présent.
Le travail de M. Beauverie, dont le titre précède, est plus
spécial, encore que non moins savant et non moins approfondi.
11 envisage et étudie à tous les points de vue, aussi bien dans
sa constitution intime que dans son mode de formation et ses
emplois industriels et commerciaux, cette marchandise univer-
sellement répandue et base d’industries si nombreuses et si
variées, qu'on appelle le bois.
Un tel sujet se rattache nécessairement à l’art forestier
comme à la science forestière elle-même. Celle-ci, toutefois, n’y
concourt que, en quelque sorte incidemment, comme un élément,
essentiel il est vrai, du sujet principal, non comme ce sujet lui-
même. La forêt, la sylviculture proprement dite, y occupe un
chapitre: l’abatage et la traite des bois un autre; et ces deux
chapitres sont loin d’être les plus importants. En revanche, de
vastes développements sont donnés à ce qu'on pourrait appeler
la physiologie du bois, à ses caractères et propriétés chimiques
(1) Docteur ès sciences, chargé d’un cours et des travaux de botanique
appliquée à l’Université de Lyon, préparateur de botanique générale.
BIBLIOGRAPHIE.
637
et physiques, au commerce de cette marchandise, aux défauts
et altérations auxquels les bois sont exposés, aux procédés
employés pour prolonger leur conservation. L’étude des bois
industriels et des essences qui les produisent, comme aussi leur
production dans les cinq parties du monde et dans nos colonies,
complètent cette œuvre monumentale.
Ayant ainsi donné un très sommaire aperçu de l’ensemble de
l’ouvrâge, il ne sera pas sans intérêt de l’examiner avec quelque
détail.
Les “ Chapitres „ — ils seraient beaucoup mieux désignés
sous l’appellation de “ Livres „, celle de “ Chapitres „ et de
“ Paragraphes „ étant réservée à leurs nombreuses divisions et
subdivisions — les “ Chapitres „, disons-nous, sont au nombre
de treize.
I. Le premier est un véritable traité de physiologie végétale,
avec application spéciale au tissu ligneux, des principales
essences. Commençant par la description de la cellule puis des
diverses variétés de fibres et de vaisseaux et décrivant leur rôle
dans la formation du bois sous l’action de la sève, l’auteur
explique la formation des couches concentriques annuelles avec
distinction des formations printanière (vaisseaux) et automnale
(fibres) : ce mode de développement est déterminé dans nos
climats tempérés par la succession régulière des saisons froide
et chaude. Dans les pays tropicaux ou subtropicaux, il n’en est
plus de même ; les alternatives de séries pluvieuses et sèches,
pouvant se reproduire plusieurs fois dans la même année, 11e
permettent plus de se servir de ce mode d’appréciation.
La formation et l’accroissement de l’écorce des arbres, la
naissance et le développement du tissu subéreux aux dépens du
parenchyme de celle de plusieurs d’entre eux, sont présentés,
de même au reste que les exposés qui précèdent, avec de nom-
breuses figures dans le texte à l’appui. 11 en est de même d’une
dernière et fort intéressante division, qui a pour objet la recon-
naissance des qualités des bois d’œuvre par l'étude anatomique,
au besoin aidée du microscope, de sections longitudinale et
horizontale prélevées sur des bois de chaque essence.
IL Pour la composition particulière et les propriétés chi-
miques, notre auteur admet, en chiffres ronds et conformes à la
moyenne, les proportions suivantes : 40 % d’ecm, 1 de cendres
et 59 de principes élémentaires.
638
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La teneur en eau varie avec les essences, avec les parties de
l’arbre considérées, avec la saison d’abatage, la durée de dessic-
cation à l’air libre, écorcé ou non, débité ou non. Sans nous
arrêter aux très nombreux chiffres donnés à l’appui de ces
assertions, fondées toutes sur des observations fréquentes, arri-
vons aux cendres du bois.
L’analyse dernière de celles-ci, allant jusqu’à la décomposi-
tion des corps en combinaison dont elles se composent, donne :
soufre, phosphore, chlore, silicium, potassium, calcium, magné-
sium, fer, sodium, plus, dans quelques cas d’ailleurs très rares,
aluminium, barium, zinc, etc. J)e la proportion de ces divers
corps dans les principales essences de bois, des nombreuses
expériences citées et des chiffres en résultant, nous retiendrons
seulement cette remarque fort curieuse, déjà signalée par
MM. Fliche et Grandeau, à savoir que l’impuissance du pin
maritime et du châtaignier à croître en un sol d’une teneur un
peu forte en calcaire, tiendrait moins à la présence du calcaire
lui-même qu’à l’insuffisance de potasse, la teneur des sols en
cette matière étant généralement en raison inverse de celle de
la chaux.
Ce sont les quatre principes élémentaires de toute végétation
qui, dans les parties jeunes du bois, comme l’aubier par exemple,
forment, par leurs combinaisons, les nombreuses substances
que fait naître ou entretient la vie même de la plante, telles
tout d’abord que le protoplasma, matière vivante de la cellule,
la glucose, l’amidon, le tanin, les résines, les huiles. C’est encore
de là que viennent les odeurs suaves émises par certains bois,
désagréables par d’autres. Parmi ces derniers, citons le nerprun
purgatif (Rhamnus cathartica), la bourdaine (Frangulci vul-
garis), le cerisier à grappes (Cerasus padus) ; parmi les pre-
miers nommons entre autres : les bois de rose (Convolvulus
floridus, C. Scopjarius), le bois de violette (Acacia homalo-
phylla), le palissandre (Machaerium), les bois de santal (San-
taluni, Erimophila, Myoporum). Les bois colorés qu’utilise
souvent la teinture sont également nombreux : bois jaunes, bois
rouges, bois roses, bois noirs, dont l’énumération nous entraîne-
rait trop loin.
La cellulose et ses dérivés, les principes pectiques et les
matières incrustantes produites par la végétation closent le
chapitre second avec grande abondance de détails et exposé
d'expériences les concernant.
BIBLIOGRAPHIE.
63g
III. Le chapitre suivant, qui a pour objet les caractères et
propriétés physiques des bois, a une importance industrielle
considérable. Les questions de la densité, de la dureté, de
l’homogénéité des différents bois, de leur coloration, de l’apti-
tude à la fente, sont traitées de la manière la plus pratiquement
scientifique. A propos de la coloration, l’auteur s’élève, non sans
quelque raison, contre la qualification de bois blancs appliquée
aux bois tendres, attendu que la teinte blanche domine en des
bois très durs comme le charme et le robinier par exemple.
Aussi adopte-t-il, dans un chapitre ultérieur, une classification
toute différente en “ bois durs „. u bois blancs ,, (comprenant
plusieurs bois durs), “ bois fins „ et “ résineux „. Malgré tout,
telle est la force de l’habitude que, selon toute probabilité, la
vieille démarcation en bois durs comprenant tous les bois durs,
et en bois blancs comprenant tous les bois tendres, persistera
dans la pratique.
Mais ce qui donne au chapitre qui nous occupe son plus
grand intérêt, ce sont les renseignements, tous établis par le
calcul et appuyés sur de multiples expériences, concernant
la résistance des bois à toutes les forces qu’ils ont à subir :
pression, traction, torsion, frottement, etc., et, en second lieu,
leurs propriétés calorifiques. On trouve là, en ces deux ordres
de faits, les données les plus précises et les plus complètes qu’il
soit possible de réunir avec, à l’appui, les chiffres les plus
solidement établis.
IV. Rien de bien saillant à signaler dans le chapitre qui suit,
intitulé : “ Production des bois. La forêt. „ C’est un abrégé des
données les plus générales de la sylviculture, établi d’après les
bons auteurs, mais où une place trop grande nous paraît
accordée aux arbres exotiques. Non pas que nous les repous-
sions en principe et absolument, mais parce que leur introduc-
tion dans nos climats ne doit être tentée qu’avec prudence et
circonspection : toute essence exotique ne se naturalise pas,
c’est-à-dire ne se reproduit pas d’elle-méme et sans le secours
de l’homme. Tel est le cas, au moins sur bien des points, du
fameux Wellingtonia ou Séquoia gigantea qui, d’ailleurs, ne
paraît pas devoir réaliser chez nous les formidables dimensions
de ses pareils de Californie. Enfin il arrive fréquemment que
les essences importées ne présentent plus, dans leur bois, les
qualités de leur pays d'origine.
Relèverons-nous en passant deux inadvertances ? Le mot
640
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
féminin cépée, employé an masculin (p. 193), et (p. 214) le
Taxodium distichum dénommé en français : cyprès cahux au
lieu de cyprès chauve.
V. Sobrement exposé et clairement détaillé est le chapitre
sur l’abatage et la traite des bois. Les modes de procéder et
l’emploi des machines et appareils y sont appuyés de figures
dans le texte qui en rendent l’intelligence facile, même à qui
serait étranger à ces matières.
VI. Sous le titre de “ Commerce des bois il est traité de
plusieurs sujets assez sensiblement différents : exploitation
commerciale de la forêt; cubage des bois; usages commerciaux;
prix des bois; droits de douane et données statistiques. On voit
par là en quel large horizon l’auteur envisage tout ce qui con-
cerne, dans toutes les directions et à tous les points de vue, une
matière première si abondante dans la nature et si nécessaire
à l’homme.
VII. Bien plus étendu encore est le chapitre suivant — le
Livre, devrions-nous dire — consacré aux altérations et
défauts des bois d’œuvre. Ces défauts proviennent de causes
innombrables. Les unes tiennent à la végétation des arbres eux-
mêmes sous l’action notamment de l’inégale participation aux
agents atmosphériques, par la formation des nœuds, etc., etc.
D’autres sont dues à la végétation de plantes associées comme
le lierre, les clématites et les chèvrefeuilles grimpants, ou de
plantes parasites comme le gui et l’innombrable série des
végétaux cryptogamiques : bactéries, champignons, agarics. Un
troisième ordre de causes réside dans le règne animal : mammi-
fères, oiseaux et surtout l’innombrable classe des insectes, les
uns s’attaquant aux feuilles, d’autres au bois, aux bourgeons, aux
racines ou à l’écorce : coléoptères, hyménoptères, lépidoptères,
termites, sans parler de certains crustacés et des tarets qui
attaquent, en mer, le bois des bateaux. Enfin les agents phy-
siques, vents, neiges, givre, verglas, grêle, foudre, avalanches,
cyclones, froids excessifs et extrêmes sécheresses. Toutes ces
causes agissent chacune à sa manière, d’où toute une classifica-
tion, avec dessins à l'appui, des tares qui en résultent, et indica-
tion des moyens de reconnaître à la vue extérieure si tel bois
donné est taré ou non.
BIBLIOGRAPHIE.
641
VIII. Quand des bois ont échappé ou résisté à toutes ces causes
d’altération et sont abattus parfaitement sains, ils n’échappent
point, comme toute chose d’ailleurs ici-bas, à l’action du temps.
Tout s’use, se décompose et périt à la longue. Le bois périt de
vieillesse par la décomposition de ses tissus ; il peut périr aussi
par l’attaque de champignons parasites ou d’insectes. Mais on
peut retarder très sensiblement l’effet de cette action inévitable :
1° en empêchant la circulation de l’air dans le bois 011 obvie à
l’oxydation lente de ses tissus ; 2° en le débarrassant de tous
ceux de ses éléments qui peuvent être un aliment à des micro-
organismes vivants, ce à quoi l'on parvient par plusieurs
moyens : séchage naturel à l’air libre ou artificiel par la chaleur
ou la ventilation ; séchage par immersion dans l’eau, celle-ci
dissolvant peu à peu tous les liquides séveux contenus dans le
bois et s’évaporant promptement une fois hors de l’eau; destruc-
tion de l’amidon contenu dans la tige de l’arbre par l’annélation
du tronc au-dessous de la naissance des branches au printemps
précédant l’automne de l’abatage. — Un troisième moyen de
conservation du bois consiste à introduire dans ses fibres et
ses vaisseaux, des matières antiseptiques qui en font un milieu
impropre à entretenir la vie. Les systèmes et procédés en cet
ordre sont nombreux. S’il s’agit d’une pénétration superficielle,
on peut recourir à la carbonisation extérieure, au goudronnage,
aux enduits à l’huile ou autres substances, à l’immersion à froid
ou à chaud dans un bain antiseptique. Quand on veut obtenir la
pénétration profonde ou complète de la matière antiseptique
dans le bois, on recourt à l’injection. Les méthodes d’injection
sont nombreuses et varient aussi avec la nature de l’agent
antiseptique employé.
Mieux encore, on arrive à rendre le bois incombustible par
Y ignifugation, et à recouvrir d’une légère couche de métal
divers objets usuels ou d’usage courant, c’est la métallisation
des bois. •
Les 20 dernières pages de cette division considérable sur la
Conservation des bois qui n’en contient pas moins de 134,
forment le début du Fascicule II, commençant à la page 705;
et l’on se demande avec curiosité pourquoi ces 20 dernières
pages 11’ont pas été ajoutées au Fascicule I, lequel aurait été
le Tome Ier.
Ce “ fascicule I „ se termine par un commencement de phrase :
“ Tous les „, sur lequel se ferme la couverture. Et le “ fasei
cule 11 „, à la suite du faux-titre et du titre, débute, tout au
1 1 Ie SEIUE. T. X.
41
642
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
haut de la page 705, par la suite de la phrase : “ mois, ou porte
la solution à l’ébullition, etc. „
Cette bizarrerie sera aisément réparée par le relieur qui
pourra sans peine mettre les choses au point en ajoutant au
fascicule I les i’O premières pages du fascicule II.
IX. La division suivante contient dans une “ Première partie „
comprenant les bois indigènes ou naturalisés, l’étude physio-
logique et détaillée de toutes les essences avec indication des
maladies et des ennemis propres à chacune d’elles. C’est ici que
se rencontre la classification nouvelle dont il a été parlé plus
haut. Dans les bois durs, l’auteur comprend : les chênes, le
hêtre, le châtaignier, le noyer, les frênes, les ormes et les
mûriers. Ses bois blancs sont le charme, les érables (deux caté-
gories d’essences qui sont cependant des bois durs), les aunes,
le bouleau. le coudrier (un demi-dur), le platane, le robinier
(il est bien tout à fait dur, celui-là), les tilleuls, les saules, les
peupliers et le marronnier. Après, viennent les bois fins; d’abord
les fruitiers amygdalés : amandier, pêcher, cerisiers, prunier,
abricotier: puis les pomacés : néflier, épine blanche, coignassier,
poirier, pommier, sorbiers et alisiers. Ensuite ce sont les deux
cornouillers, puis le buis, le houx, l’olivier, l’ailante, le mico-
coulier et une foule de morts-bois.
Parmi les résineux, M. Beauverie donne les monographies
physiologiques et anatomiques de huit pins (sylvestre, de mon-
tagne, loricio, etc.), dji sapin, de l’épicea, du mélèze, du cèdre
du Liban (qu’il ne paraît pas séparer des types, cependant bien
distincts, de l'Atlas et de l’Inde), des genévriers, des thuyas et
de l’if. C’est dans cette division que se trouvent les gravures
hors texte représentant des arbres dans tout leur aspect.
Là ne s’arrête pas le u Chapitre IX „. Une “ Deuxième
partie „ qui suit se rapporte aux “ Bois exotiques d’importaiion „
et se subdivise suivant qu’il s’agit de Bois exotiques d’ébénis-
terie, de Bois exotiques de service ou de construction et enfin
de Bois de teinture.
Parfni les premiers, passons les acajous vrai (Swietenici
Mahogoni) et faux (Cedrela odorata), le palissandre (Mach aé-
rium), les ébènes ( Diospyros ou Plaquemiers divers). Mais
pourquoi l’auteur, qui fait un éloge d’ailleurs mérité du tulipier
(liriodendron tulipifera), le range-t-il parmi les bois d’ébénis-
terie, puisque son usage habituel, dans son pays d’origine,
paraît être un emploi de charpente et de menuiserie dans la
BIBLIOGRAPHIE.
643
construction des maisons ? Le gayac ( Guaiacum officinale, arbre
subtropical, bois très dur, plus lourd que l'eau (densité = 1,38),
sert pour les usages où, sans employer le métal, on veut néan-
moins une grande solidité. Les noyers et caryas d’Amérique, les
bois de l’ordre des cupressinées, genévriers, thuyas, callitris; les
bois de citron et ceux, fort différents, du citronnier et de l’oran-
ger ; les bois dits de rose et les bambous, — sont les plus saillants
parmi la multitude de ceux que décrit notre auteur et que nous
ne saurions mentionner tous.
Le pitchpin, le teck et deux eucalyptus, le Jarrah et le Karri
représentent les bois de service et de construction... Nous avons
eu déjà l’occasion d’exposer ici-même que bien des espèces de
pin fournissent ce qu’011 appelle le pitchpin, Pinus australis,
P. tœda, P. ponderosa (1). M. Beauverie y ajoute le sapin ou
tsuga de Douglas dont il fait grand éloge et qu'il signale, d’après
M. D. Camion, comme “ cultivable en France sur une grande
échelle „. Je ne demande pas mieux ; mais, pour ma part, malgré
divers essais, je n’ai jamais pu réussir une plantation d ’Abies
Douglasii (2).
Le bois du teck, Tedona grandis (verbénacées), arbre hindou
qui demande une température moyenne de 20° C., contient dans
ses tissus une huile résineuse, grâce à laquelle il résiste à
l’humide, au sec, et même au taret, ce rongeur des navires.
Aussi est-il d’un grand emploi dans les constructions navales de
tout ordre ; et notre auteur en fait-il l’objet d’une monographie
très étendue.
Les eucalyptus, dont l’Australie compte 150 espèces diffé-
rentes, fournissent le Karri et le Jarrah, qui, par leurs qualités
remarquables, feraient dans certains cas concurrence au bois de
teck lui-même.
Les bois de teinture, dont l'importance a beaucoup diminué
depuis la découverte de l’aniline, sont principalement le cam-
pèche (Hœmaloaglon campechianum) du Mexique ; les cachous
(Acacia catechu et autres); les bois rouges du Brésil, le santal, etc.
X. La production du liège, sa récolte, ses emplois, sujet dont
nous avons eu déjà l’occasion d’entretenir nos lecteurs, mais
(1) D'aucuns ont même prétendu que l’on pouvait faire de bon
pitchpin avec P. maritima, crû et exploité dans certaines conditions.
(2) D’autre part, M. Beauverie ne mentionne pas YAbies Nordmaniana,
qui se recommande par sa rusticité, sa résistance aux gelées et la riche
ampleur de son feuillage.
044
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
traité ici avec toute l’ampleur que comporte un véritable traité,
occupent le “ chapitre X
XI. Suit l’exposé général d’abord, puis détaillé pour chacun
des pays civilisés des cinq parties du monde, de la production
du hois dans l’univers, avec une division sur l'insuffisance de
cette production d’après M. Alélard, sujet déjà traité ici-même
eu janvier 1901. et sur lequel nous ne nous arrêterons pas.
XI I. Les bois des colonies françaises sont l’objet d’un examen
détaillé comme, dans le chapitre précédent, ceux des différents
peuples. Enfin le chapitre XIII et dernier étudie L “ Etilisation
des bois „ classés par l’auteur en Bois d'œuvre (charpente,
traverses, poteaux télégraphiques, étais de mine, etc.) ; Bois de
travail (sciages, tour, sculpture, tabletterie, etc.) ; Bois d’in-
dustrie (pâte à papier, cellulose, celluloïd, soie artificielle) ; Bois
de combustion (feu, charbon, briquettes de sciure, distillation
par carbonisation en vase clos).
Tel est le résumé très sommaire de ce vaste ouvrage. A une
ou deux exceptions près, chacune des grandes divisions appelées
chapitres dont il se compose, constituerait à elle seule un traité
spécial el complet. Un tel travail fait le plus grand honneur à
celui qui l’a conçu, en a patiemment réuni les matériaux épars
et les a mis en œuvre en un style clair, facile et toujours attachant
dans sa forme didactique.
C. de Kirwan.
XI
Traité d’exploitation commerciale des bois. Tome Ier (1),
par Alphonse Mathey, inspecteur des Eaux et Forêts. Préface
de M. Uaubrée, directeur général des Eaux et Forêts. Un vol.
in-8° de xvm-488 pages, avec 877 ligures dans le texte et
8 planches en chromolithographie. — Paris, Lucien Laveur, 1906.
Bien que s’occupant de plusieurs des questions traitées dans
le précédent ouvrage, celui-ci, enfermé dans un espace plus
restreint et d’ailleurs conçu sur un plan différent, est loin de
(1) Constitution. — Défauts et maladies des bois. — Conservation. —
Emmagasinage et traitements préservatifs. — Exploitation des bois. —
Les transports.
BIBLIOGRAPHIE.
643
faire douille emploi avec le premier. Le premier est assurément
l’œuvre d’un savant de marque, ayant expérimenté au labora-
toire et mis en œuvre d’innombrables documents. Le second est
aussi l’œuvre d’un savant, mais d’un savant qui, tout en ayant
utilisé, lui aussi, plusieurs sources, a observé, étudié, et souvent
même pratiqué sur place ce qu’il nous enseigne.
Avant tout forestier, mais forestier ayant parcouru de nom-
breuses régions, c’est moins, cependant, au point de vue du
forestier que s’est placé M. Alphonse Mathey, qu’au point de
vue industriel de l’exploitant, du marchand de bois.
Honoré, comme Le Bois, d’une Préface de M. Daubrée, con-
seiller d’Etat et Directeur général des Eaux et Forêts, le Traité
(l'exploitation commerciale des bois se présente au public,
ainsi que l’ouvrage qui l’a précédé, avec l’approbation de la plus
haute autorité existant en la matière.
Son “ Tome premier „ comprend cinq “ Livres ,, se rapportant
respectivement à la Constitution des bois, à leurs Défauts et
maladies, à leur Conservation, emmagasinage et traitements
préservatifs, à leur Exploitation et à tout ce qui concerne leurs
Transports.
O11 voit, par cette énumération, quelles sont les analogies et
les différences de ce volume avec le travail précédent, dont
notre auteur ne paraît pas d’ailleurs avoir eu connaissance.
Différences et analogies ressortiront mieux encore de la rapide
analyse qui va suivre.
Visant surtout à être pratique, M. Alph. Mathey néglige
l’examen microscopique des tissus ligneux, plus applicable au
laboratoire que sur le parterre d’une coupe, et se borne à l’exa-
men qu’il appelle macroscopique, c’est-à-dire pratiqué par l’œil
nu ou armé seulement de la loupe. Ceci posé, il donne pour
chaque essence, le dessin très soigné d’un échantillon de bois
prélevé suivant trois faces : section transversale, c’est-à-dire
normale à l’axe de la tige ; section radiale, c’est-à-dire longitu-
dinale dans le sens des rayons ; section tangentielle à la circon-
férence d’un des cercles d’accroissement annuel.
Chacun de ces dessins — il y en a 21 — est accompagné d’un
texte explicatif des détails de chacune des trois faces.
Cette étude macroscopique est suivie d’un exposé des “ Pro-
priétés physiques, mécaniques et chimiques des bois „, que com-
plète un chapitre sur la “ Constitution chimique du bois „. Les
propriétés chimiques telles que les odeurs communiquées aux
bois par les acides et les huiles essentielles que leurs tissus
646
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
contiennent, ou par les produits volatils qu’ils fournissent, ou
encore leur plus ou moins d’aptitude à l’injection des matières
antiseptiques, tout cela est autre chose que l’ensemble des
substances dont tout bois est composé, savoir : eau, cellulose,
vasculose, matière incrustante, amidon, etc., et enfin cendres
qui sont le résidu des matières minérales s’ajoutant, en plus ou
moins fortes proportions, au surplus.
Limité par l’espace, nous ne pouvons qu’indiquer, malheureu-
sement sans entrer dans le vif, tous ces sujets traités avec la
compétence de l’observateur et du savant.
Mais une partie de l’ouvrage sur laquelle nous ne saurions
trop attirer l’attention, c’est le Livre II, où sont décrits, jusque
dans leurs plus minimes détails, les défauts et les maladies des
bois. Nous avons vu. en parlant de l’ouvrage de M. Beauverie,
quelles sont les innombrables causes de ces défauts et de ces
altérations; M. Mathey les répartit en cinq classes : les défauts
physiques, les blessures, les maladies physiques, les maladies
parasitaires et enfin les piqûres et vermoulures sur les bois
abattus. Il communique le fruit de ses sagaces observations, non
seulement par un texte descriptif très complet, mais encore par
des dessins qu’il a tracés lui-même et dont 45, hors texte et
coloriés, composent les huit planches en lithochromie annoncées
dans le titre. 71 autres figures dans le texte ajoutent un surcroît
de clarté aux descriptions écrites.
Si ce qui précède intéresse tout autant le forestier que le
marchand de bois, ce qui suit, sans être assurément indifférent
au premier, est avant tout profitable au second.
En effet, une fois le bois abattu et débité en marchandise,
c’est l’intérêt de l’acheteur, et de lui seul, d’employer les meil-
leurs modes de procéder pour empêcher cette marchandise de
se détériorer, la préserver autant que possible de toute atteinte.
Ces moyens sont nombreux, soit en mettant en œuvre les agents
naturels comme l’air et l’eau, soit en recourant à des moyens
artificiels comme les enduits, le flambage, l’emploi des matières
antiseptiques par immersion ou injection.
Il est vrai que V Exploitation, objet du Livre IV, intéresse,
considérée en elle-même, au moins autant le forestier que l’ex-
ploitant. Mais comme celui-ci est soumis à un cahier de charges
très sévère et supporte, de son fait même, d’assez lourdes res-
ponsabilités, il a tout avantage à être très exactement renseigné.
Et c’est pourquoi l’auteur se place à ce point de vue.
Celui-ci nous permettra-t-il, à propos de la saison la plus
BIBLIOGRAPHIE.
647
favorable à la coupe des bois, une petite critique de détail? Il
repousse l’opinion des anciens quant à l'influence de la lune sur
la végétation, et fait état, notamment, de la fameuse consultation
donnée à ce sujet par Arago en 1832. Mais il a été répondu
depuis, que la dissertation sur ce point du grand Astronome
péchait par la base. Il avait réuni et mêlé les observations faites
sur les deux hémisphères, lesquelles, donnant des résultats en
sens inverse de l'un à l’autre, avaient fourni à Arago une somme
algébrique égale à zéro. M. Henri de Parville a établi cela
jadis dans diverses chroniques politiques du Correspondant,
du Journal des Débats et autres. Rien donc à conclure de
l’opinion de l’illustre astronome. M. Mathey est sans doute plus
heureux quand il cite les expériences de Duhamel en France et
de Burgsdorf en Allemagne, lesquelles prouvent que la qualité
du bois abattu est indépendante de la lunaison.
Mais on oublie que ces expériences ont porté sur des bois
exploités en hiver, parce que, en Europe comme dans tous les
climats de la zone tempérée, on exploite les bois en automne et
en hiver quand le mouvement de la sève est arrêté. Il résulte
incontestablement de ces expériences, que la lune n'a aucune
influence sur la végétation et par suite sur l'époque de l’abatage
du bois, par l’excellente raison que cet abatage a lieu quand la
végétation est arrêtée. Mais cela ne prouve pas que, durant
l’activité de celle-ci, le cours de la lune n’ait sur elle aucune
influence. D’après M. Henri de Parville, cette influence serait
réelle dans la zone intertropicale où la végétation est en activité
constante.
Cela n’a du reste pas grand intérêt pratique pour nous, puisque,
dans nos climats, on 11’exploite guère en temps de sève. Mais il
nous a paru que, proclamée d’une manière générale et sans
aucune restriction, cette négation de l’influence de la lune était
trop absolue.
Le travail de l’exploitation des coupes de bois n’est pas moins
présenté avec un détail d’informations au double point de vue
cultural et des règlements administratifs à observer, qui ne laisse
rien à désirer. La description des outils et appareils divers
employés dans tous les pays, avec dessins les représentant,
complète cette division de l’ouvrage.
La cinquième, consacrée aux Transports, occupe plus du tiers
du volume. Elle est du plus grand intérêt pour les exploitants,
comme aussi pour les propriétaires de forêts ; car le débouché
des produits a sur leur valeur une importance considérable.
648
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L’auteur en décrit sept ou huit catégories, et il le fait avec une
maestria qui dénote autant les aptitudes et les connaissances
de l’ingénieur que celles du forestier. C’est d’abord le transport
sur essieux, c’est-à-dire par charrois avec matériel roulant de
toutes formes suivant la nature des produits et des voies de
communication. C’est ensuite le flottage soit par radeaux pour
planches et billes ou grumes, soit à bûches perdues pour le bois
de chauffage (1).
Le schlittage est un autre mode de transport des bois usité
seulement là où il a sa raison d’être, soit dans les pays de mon-
tagne, et particulièrement dans les Vosges et dans les Alpes
allemandes. 11 consiste essentiellement en des traîneaux dont la
forme varie suivant qu’il s’agit de pièces de bois ou de bois de
chauffage et qu'un homme conduit sur des pentes variant de
20 pour cent, limite inférieure à 50 pour cent, limite ne pouvant
être dépassée. Le rôle du conducteur est de diriger le convoi en
le retenant plutôt qu’en le tirant. Des traverses en bois disposées
le long du chemin permettent au conducteur de prendre à
chaque pas un point d’appui, en s’arc-boutant contre la tête de
schlitte.
Tous les pays de montagnes ne sont pas munis de chemins de
schlitte et nantis des appareils appropriés; et d’autre part, dès
que la pente dépasse 50 pour cent, ce mode de transport ne
saurait plus être employé sans danger. On a recours alors à des
glissoirs. Eléinentairement ces glissoirs, appelés aussi clrayes,
ne sont (pie les sillons naturels creusés par les eaux suivant les
lignes de plus grande pente, le long desquels les pièces de bois
sont plus ou moins maltraitées par les heurts d’une voie aussi
primitive et n’arrivent à la vallée qu’en assez mauvais état. Les
divers perfectionnements qu’on leur apporte an moyen parfois
de véritables travaux d’art la transforment en rièses sèches ou
à eau pour les longs parcours avec faibles pentes.
Le téléphérage (Tq\e, au loin ; cpépeiv, porter) est un mode de
transport relativement nouveau mais très usité, paraît-il, en
Suisse et en Autriche, dans les parties de montagne où l’instal-
lation de chemins ou de rièses est impossible. Il consiste dans
l'emploi de câbles et fils de fer partant de points élevés au-
dessus d’une pente extrême ou d’un rocher à pic et aboutissant
à une station plus basse, souvent par dessus ravins ou rivières.
(1) Le bois de chauffage aussi se transportait en radeaux sur l’Yonne,
il y a une trentaine d'années.
BIBLIOGRAPHIE.
649
Tel est le principe.
Quant aux différents modes d’emploi pour faire glisser les
charges de bois le long du câble, ils varient suivant les circon-
stances locales comme aussi selon la nature et le poids de la
charge. L’auteur les décrit en grand détail toujours avec figures,
et aussi calculs et tableaux à l’appui.
Il est un sixième mode de transport, lequel est précieux dans
les pays où manquent encore les voies de communication et
peut aussi rendre service, comme moyen économique, dans
d’autres régions. Il consiste dans ce qu’on appelle les Porteurs :
soit sur rails , en bois comme les décrit un auteur allemand cité
par notre auteur, M. Frankhauser, ou bien en fer suivant le
fameux procédé Decauville; soit en employant les plans inclinés
automoteurs à deux voies comme en installe également la
maison Decauville ; soit enfin sur morails pour les bois longs,
comme cela se pratique en Amérique. Dessins, devis, calcul de
tous les éléments de ces divers dispositifs, accompagnent inva-
riablement les descriptions.
Enfin lorsque, par ces différents moyens de transport hors
forêt, les bois sont réunis en chantier pour être expédiés ensuite
plus ou moins loin, il y a les transports par eau c’est-à-dire sur
canaux, et par chemins de fer. Le dernier chapitre, affecté à
ces deux moyens de communication, donne l’indication des
démarches à faire pour les utiliser, des règlements de circula-
tion à observer, des prix de revient par unités de poids et de
distance, enfin de toutes les formalités à accomplir vis-à-vis de
grandes administrations comme celles des Compagnies de
chemins de fer.
Là se termine le tome Ier du Traité d' exploitation commer-
ciale des bois. Le tome II, en préparation, comprendra tout ce
qui concerne le débit des bois : Bois de feu, charbon, bois à
défibrer, petits bois d’industrie, grumes, charpentes, sciages,
merrains, petites et grandes industries forestières.
On voit par ce qui précède que le travail de M. Alph. Mathey,
plus spécial et moins étendu que celui de M. Beauverie, est
aussi plus pratique si l’on se place, comme l’a voulu l’auteur,
au point de vue particulier de l’exploitant et du propriétaire.
C. de Kirwan.
65o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
XII
Le Domaine et la Vie du Sapin autrefois et aujourd’hui
ET PRINCIPALEMENT DANS LA RÉGION LYONNAISE. Essai (le 11101)0-
graphie dendrécologique avec tableaux, cartes et dessins hors
texte, par Cl. Roux, docteur ès sciences, lauréat de la Société
nationale d’Agriculture, membre de la Société forestière de
Franche-Comté, membre et lauréat de plusieurs sociétés savantes
de la France et de l’Etranger, etc. Un vol. grand in-8° de
148 pages. — Lyon, Association typographique.
Ce titre, un peu touffu, implique non seulement une excellente
monographie du Sapin (Abies pectinata, DC.), mais encore
d’intéressantes données sur nombre d’autres essences fores-
tières plus ou moins associées au sapin ou envisagées compara-
tivement à lui.
De la “ Région lyonnaise „ comprenant le Lyonnais, le Beau-
jolais, le Forez, le plateau central, région explorée en entier
par l’auteur, celui-ci rayonne sur les autres contrées de la
France et de l'Europe en tout ce qui concerne la flore forestière
ligneuse et principalement Abies pedinata.
Après une Introcludion sur laquelle nous reviendrons tout
à l’heure, l’auteur partage son sujet en trois parties dont deux,
de beaucoup les plus importantes, la seconde surtout, sont
affectées : la première à l 'Exposé des faits quant au domaine
du sapin “ autrefois „ (c’est-à-dire aux temps géologiques) et
“ aujourd’hui „ ; la seconde, à Y Interprétation des faits quant
à l’aire actuelle de cette essence.
L’Introduction, tout en exposant l’objet de l’ouvrage et les
caractères botaniques du sapin, nous donne en même temps la
définition de divers termes qui reviennent souvent dans le cours
de l’ouvrage et qui, bien qu’usuels parmi les botanistes de
profession, peuvent être moins familiers à d’autres personnes.
Tels : la Phytécologie (<1>utôv, plante, arbre, végétal ; oîxoç,
maison, demeure), autrement dit la géographie botanique ;
YEcologie (même étymologie, sans doute, moins qpuiôv) d’une
signification analogue ; la nutrition mycorhiziennc (Mûxriç,
champignon ; pila, racine) des plantes sylvicoles, la mycorhize
étant une sorte de mycélium entourant comme d’une gaine les
radicelles de certains arbres, nommément du sapin ; enfin la
mycotrophie (Tpoqpfj, nourriture), c’est-à-dire le concours de
BIBLIOGRAPHIE.
65 l
certains champignons à la nutrition des plantes, qui a fait plus
spécialement l’objet des recherches personnelles de l’auteur.
L’exposé très détaillé des caractères du sapin non seulement
au point de vue strictement botanique, mais aussi comme
aspect général, dimensions et mode d’origine, complète l’Intro-
duction.
La répartition des abiétinées aux différentes époques géo-
logiques à partir du carbonifère supérieur et jusqu’au pliocène et
au quaternaire interglaciaire, n’occupe que de courts passages
dans la première partie. — C’est la situation forestière au point
de vue du sapin en tant qu’essence exclusive, dominante ou
mélangée, dans les sept groupes dont se compose la France
continentale et la Corse, qui occupe le plus grand nombre de
pages de cette partie de l’ouvrage : Plateau central, Pyrénées,
Alpes, Jura, Vosges, Normandie et Bretagne et enfin la Corse,
sont examinés département par département, parfois par arron-
dissement communal, le tout résumé dans un tableau d’ensemble
et représenté graphiquement par deux cartes coloriées, ren-
voyées à la fin du volume.
La Deuxième Partie, où sont exposées les “ Influences écolo-
giques d’où résulte l’aire actuelle du sapin „, est, comme on l’a
dit, de beaucoup la plus considérable. Elle représente l’objet
même de l’ouvrage, tout ce qui précède en représentant plutôt
les préliminaires.
L’auteur y répartit ce qu’il appelle les “ facteurs écologiques „
en trois catégories : phytécologiques, édaphiques fEbaqpoç, sol)
ou géiques (rfj, terre) et biotiques (Bioç, vie) ou animés.
Dans la première, sont rangés les facteurs climatiques ou
géographiques comprenant les éléments climatériques, climato-
logiques et météorologiques. Us sont “ géographiques „ en ce
sens que leur action s’exerce à la fois sur de grandes étendues
continentales. Pour apprécier leur influence sur le sapin, l’au-
teur se livre d’abord à des considérations d’ensemble sur les
climats en général, où sont signalés les climats suivants : mega-
thermes (plaines tropicales) ; scérophiles (déserts sans froid
hivernal) ; des Steppes (déserts à hivers rigoureux); mésothermes
allant de la culture du camélia à celle des céréales ; micro-
thermes (grands bois feuillus, bouleau, hêtre, sapin) ; hékisto •
thermes (''HkicTtoç, moindre, plus petit) ou froids, sans autre
végétation que celle des pâturages ; et enfin climat du froid
éternel où cesse toute végétation.
De ces vues d’ensemble, l’auteur passe aux climats anciens,
652
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
c’est-à-dire à ceux des diverses époques géologiques eu France
et en Europe jusques et y compris la période glaciaire, et enfin
aux climats actuels et à l’influence, sur le sapin, de la tempéra-
ture, de l’humidité, de l’état de l’air atmosphérique. L’auteur
insiste avec raison sur la somme d’humidité nécessaire à cet
arbre, qui ne recherche pas le froid comme on est porté à le
croire ; un climat froid mais sec ne lui conviendrait pas. Il lui
faut, au contraire, une certaine somme de chaleur annuelle, qui
d’ailleurs ne doit pas être dépassée.
Il est un point de détail où nous devrons nous séparer de
M. Roux. A l’occasion de l’influence de la lumière sur le sapin,
il écrit : u C’est un fait connu depuis longtemps que les conifères
peuvent végéter dans des conditions d’insolation défectueuses. „
L’assertion est beaucoup trop générale : vraie pour le sapin et
l’if ( Taxas bacccita. Lin.), elle est fausse pour la plupart des
pins, pour le mélèze, pour les cèdres, qui sont, les uns et les
autres, arbres de lumière. L’épicéa lui-même, qui requiert
quelque ombrage durant les premières années à la suite de sa
sortie de terre, ne supporterait pas, comme l’if et le sapin, un
couvert prolongé.
Nous voici maintenant arrivés à l’influence, sur la végétation
du sapin, de facteurs édaphiques ou géiqnes , qui ne sont autres
(pie le relief du sol, l’altitude, l’exposition, la composition chi-
mique tunt minérale qu’organique du terrain. Les premiers :
relief, altitude, exposition, varient leur action suivant la latitude
et suivant aussi la direction des vents dominants ; et l’auteur
cite, à l’appui, ce qui se passe dans différents pays, principale-
ment du Flateau central et de la région lyonnaise.
Parmi les facteurs biotiques ou animés, M. Roux distingue
les influences des autres végétaux, herbacés ou ligneux, des
animaux et enfin de l'homme, celui-ci agissant tantôt comme
destructeur, tantôt comme conservateur ou propagateur. Nous
n’entrerons pas dans le détail de cet excellent chapitre, où
nous signalerons cependant, en passant, le paragraphe relatif
à la symbiose mycotrophique et aux associations mycorhi-
ziennes non seulement du sapin mais aussi des autres conifères
et même de plusieurs arbres ou arbrisseaux feuillus. Nous
relèverons toutefois, à propos de la soi-disant “ Lutte du Sapin
et du Hêtre „, une assertion des plus contestables à nos yeux.
“ De toutes les plantes avec lesquelles le sapin peut se
disputer le terrain, dit l’auteur, le hêtre est, sans contredit, la
plus redoutable pour lui. „ Affirmation beaucoup trop absolue
BIBLIOGRAPHIE.
653
et que repousse, dans sa généralité, l’expérience pratique. L’au-
teur se fonde sur cette considération théorique que tous deux,
hêtre et sapin, sont mycotrophes et manifestent à peu près les
mêmes exigences quant aux conditions de chaleur, d’humidité
et d’exposition.
D'ores et déjà, l’on pourrait logiquement conclure de cette
similitude d’exigences, que ces deux essences doivent prospérer
là où elles rencontrent ensemble les conditions de prospérité
que toutes deux réclament. Mais il y a plus : sans nous prévaloir
de nos observations personnelles durant trente-quatre années
de service extérieur, nous pouvons citer deux autorités que ne
récusera pas notre savant contradicteur : le Cours de culture
des bois de Lorentz et Parade, qui préconise le mélange du
sapin avec le hêtre comme des plus favorable à leur commune
végétation (p. 269 et suiv. de la 5e édition), et Le Traitement
des bois en France, de M. Ch. Broilliard, qui est également
favorable à ce mélange (pp. 266-267 de la 2e édition). Il est vrai
que les forestiers (et nous-mêmes avons été dans ce cas)
dirigent les exploitations dans les forêts mélangées de sapin et
de hêtre, autant que possible de manière à sacrifier le hêtre au
profit du sapin. Mais le but de cette manière de faire n’a rien
de cultural ; il est exclusivement économique, le sapin, à égalité
de dimensions, ayant une valeur double et plus de celle du hêtre.
Le volume se termine par une Troisième Partie consacrée à
une étude comparée du sapin avec les autres arbres, feuillus ou
résineux, tant sous le rapport de la végétation que sous celui
de la valeur marchande, suivie de quelques considérations sur
l’utilité des forêts de conifères au multiple point de vue éco-
nomique, climatologique, hygiénique et esthétique.
Une bibliographie des plus détaillées forme annexe à la fin
du volume avec les cartes coloriées et dessins hors texte dont
il a été parlé.
C. de Kirwan.
XIII
Les tremblements de terre. Géographie séismologique,
par F. de Montessus de Ballore. Préface par M. A. de Lappa-
rent, de l’Institut. Un vol. in-8° de 471 pages, 89 figures et
3 cartes. — Paris, Arm. Colin, 1906.
654
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les manuels, les traités, les atlas qui ne sont pas vieux de
cinquante ans, nous montrent par des graphiques suggestifs la
conception simpliste qu’on avait alors de la constitution interne
du globe terrestre. C’était, pensait-on, un noyau igné fort impor-
tant avec, par dessus, une croûte solide. Cette croûte subissait la
poussée du magma en feu et toujours en travail, qui tantôt la
bosselait en forme de montagnes, et qui tantôt parvenait à lu
déchirer et à s’épancher à la surface en coulées plus ou moins
importantes. Le feu intérieur était le grand agent — si non
l’unique — de tous les bouleversements de la surface terrestre et
spécialement des tremblements de terre (séismes) qui si souvent
répandaient la terreur et la mort.
Depuis lors, les choses ont singulièrement changé de face.
La masse terrestre n’est plus cet édifice homogène où les
strates s’étagent dans une régularité presque continue depuis le
granit jusqu’aux alluvions modernes en passant par les témoins
des âges successifs de la terre. Il ressort de la synthèse des
progrès immenses de la Géologie, que l’ensemble du sol que
nous foulons n’a aucune homogénéité et que l’on a bien fait de
le comparer à une marquetterie dont les compartiments juxta-
posés, différents de structure et de composition, ont joué les uns
par rapport aux autres dans des proportions qui défient toute
imagination. M. de Lapparent le dit fort à propos dans la pré-
face de cet ouvrage : le plancher des vaches ne jouit nullement
de cette stabilité indéfinie sur laquelle le vulgaire est si accou-
tumé à compter.
Au lieu d’une enveloppe boursouflée par des ardeurs internes,
il semble bien plutôt que l’écorce terrestre soit une pelure tou-
jours trop ample pour le noyau qu’elle recouvre. On conçoit ainsi
qu’il se crée en dessous d’elle de fréquents appels au vide.
L’écorce s’effondre d’une part et s’élève de l’autre: en un mot, elle
se ride. Pour peu que la rigidité de la matière ou l’amplitude
du mouvement ne répondent point aux exigences locales, il se
forme des déchirures, voire des lignes de fracture, par où l’acti-
vité interne peut librement se manifester.
11 suit de tout ceci, que le volcanisme n’a pas avec les phéno-
mènes séismiques le lien qu’on lui attribuait autrefois. II n’est
plus la cause, il devient un effet. Là où la croûte de la terre aura
subi de tels entraînements qu’elle se sera profondément déchirée,
il sera possible au feu intérieur de monter et de couler à la sur-
face avec plus ou moins de continuité.
Les études de Suess, de Marcel Bertrand et de bien d’autres
BIBLIOGRAPHIE.
655
ont solidement assis ces conceptions et leur ont fait prendre
place dans l’enseignement d’aujourd’hui. Si fondées que soient
ces conclusions, il est heureux de constater qu’un travail de
pure statistique, conduit sans relâche pendant de longues années
et fait en dehors de toute idée préconçue, vienne apporter un
appui indiscutable à cet édifice scientifique.
Nous nous rappelons avec émotion la visite que nous fîmes,
il y aura bientôt dix ans, aux précieuses archives de M. de
Montessus. C’était à Vannes. M. de Montessus n’était pas encore
géologue — et cela même donne une singulière valeur à son
“ travail de bénédictin „ fait en dehors de toute préoccupation
pour assurer le triomphe de telle ou telle théorie. Notre confrère
collectionnait les renseignements précis au sujet de tous les
tremblements de terre. L’immense accumulation remplissait une
bibliothèque couvrant tout un pan de mur. Chaque séisme
s’y trouvait renseigné avec les meilleures sources et classé par
distribution géographique. Comme séismographe, M. de Mon-
tessus n’était plus un inconnu. Grâce à sa prodigieuse connais-
sance des langues, il avait pu recueillir ses renseignements aux
quatre coins du monde et en publier déjà les synthèses locales
dans la langue même de chaque pays.
La statistique était mûre. Elle était si complète qu’il s’en
dégageait déjà comme l’indication d’une portée plus large. L’au-
teur sentait que pour faire porter tous les fruits à ses efforts il
fallait un nouveau travail. Le travail ne l’a jamais effrayé. Il se
mit donc à approfondir la géologie.
A mesure que sa science s’éclairait, il comprit qu’il fallait
superposer ses documents statistiques aux données fournies par
les cartes et les descriptions géologiques des différentes régions
du globe.
Cette méthode était la bonne : elle devait aboutir à mettre
définitivement en lumière la connexion intime qui existe entre
la structure tectonique de la terre et la répartition des séismes
à sa surface.
La contraction du noyau intime de la terre, nous le disions
tout à l’heure, amène la croûte solide à se plisser et se fracturer
dans un mouvement proportionnel. Et l’on conçoit aisément que
les matériaux rigides qui la constituent ne puissent pas subir
des froissements aussi profonds sans qne des ébranlements se
manifestent dans toute la masse : sans qu’il se produise des
tremblements de terre. D’autre part, les lignes suivant lesquelles
se sont une fois produits des plissements et des déchirures sont
656
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et restent des points faibles, aux environs desquels des mouve-
ments consécutifs pourront continuer à se produire plus aisément.
C’est le principe de la survivance des plissements si manifeste-
ment établi et si lumineusement confirmé par l’ouvrage qui nous
occupe.
Mais passons à l'ouvrage lui-même. L’introduction est si bien
faite, elle synthétise si nettement l'ensemble du travail, que nous
en conseillons vivement la lecture à tous ceux qu’on appelait
pittoresquement autrefois les Naturae curiosiores. Un coup
d'œil aux deux premières planches hors texte en fera ressortir
l’intérêt.
L’étude d'ensemble du globe a amené le géologue à y tracer
les lignes de grands cercles (géosynclinaux) suivant lesquelles
les mouvements tectoniques plus récents se sont davantage
accusés. 11 y a le cercle alpin ou méditerranéen, le cercle circum-
pacifique et l’amorce d’un troisième que M. de Montessus appelle
mozambique. Or il s’est fait — et c’est là le résultat qui est le
plus d’intérêt général — que sur les 171 000 séismes étudiés
par l’auteur, plus de 90 % viennent se placer dans cette région
des hauts profils dont la géologie affirme l’instabilité. Répétons
aussitôt — afin de bien mettre en lumière cette nouvelle idée —
<pie si les volcans actifs se localisent également sur le même
tracé, ce n’est point qu’ils soient en rien la cause ni de la sur-
rection des chaînes, ni des ébranlements séismiques, mais tout
simplement, parce qu’ils ne peuvent exister que là où la croûte
terrestre est assez déchirée pour permettre aux masses ignées
internes de se manifester.
Si nous comparons maintenant les observations recueillies sur
les diverses aires ainsi dessinées sur la surface terrestre, il
appert que te grand massif appelé par l’auteur le continent
Nord-Atlantique est d’une stabilité relative des plus suggestive.
Ce sont les grands massifs calédoniens et hercyniens, les pre-
miers plissés à l’aurore des temps géologiques qui ont eu le temps
de se tasser et ne manifestent plus que par de rares secousses
le souvenir de leur antique vie, pour ainsi dire épuisée.
Il en va tout autrement du géosynclinal alpin où les chaînes
de montagnes se sont constituées bien plus récemment. Là, les
mouvements séismiques doivent être plus intenses et plus nom-
breux : la théorie le veut et l’observation le confirme.
Une observation analogue s’impose pour toute la bordure du
grand effondrement pacifique. Si ce mouvement semble s’être
dessiné dès le début de l’histoire géologique du globe, il n’en
BIBLIOGRAPHIE.
657
reste pas moins évident que sa survivance est des plus active.
Les bourrelets de montagnes qui le bordent tout le long de
l’Amérique, nous le prouvent sans conteste et les lamentables
désastres de San Francisco et du Chili sont venus, terribles, en
établir hier encore la réalité.
Le texte aussi bien que les planches nous suggèrent d’intéres-
santes réflexions au sujet du géosynclinal mozambique. Il n’est
qu’amorcé et se dirige par deux bouts vers les terres antarc-
tiques. Là doit se trouver le nœud de la question. Les études
polaires nous ont déjà habitué à considérer bien différemment
les deux pôles du globe. Les considérations séismologiques nous
conduisent aux mêmes conclusions. Si le Pôle Nord est solide-
ment assis en pleine région stable, le Pôle Sud doit plutôt être
sur le passage d’un mouvement géosynclinal qui irait de
l’Afrique orientale vers le Brésil.
Nous signalons ces vues générales aux lecteurs instruits. Les
géologues de profession trouveront des jouissances spéciales à
parcourir la partie statistique — la plus importante — de
l’ouvrage de M. de Montessus. Les limites d’un compte rendu
nous interdisent d’entrer dans tant de détails. Un exemple fera
comprendre la portée de notre invite. O11 sait qu’en très grands
traits la structure du massif armoricain se réduit à des plisse-
ments presque équivalents qui juxtaposent du Nord au Sud trois
lignes de faîtes sensiblement E.-W. Il est patent que les points
faibles de ce massif seront les charnières (anticlinales ou
synclinales) de ce plissement. Or, c’est précisément selon ces
lignes que sont venus se disposer les plus nombreux et les plus
accentués des séismes dont M. de Montessus a recueilli l'histoire
en Bretagne.
Pour finir, il faudra bien dire un mot de critique : il est
regrettable que M. de Montessus soit venu sur le tard à
la géologie. Mais on ne remarque cette lacune que dans des
points de si faible importance que ce serait ingrat à nous de le
reprocher à l'auteur, lorsqu’il est venu enrichir notre science
d’un ouvrage de si grand mérite et d une portée théorique si
appréciable.
G. Schmitz, S. J.
IIIe SÉRIE. T. X
42
658
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
XIV
Les Révélations de l’Écriture d’après un contrôle scien-
tifique, par Alfred Binet, directeur du Laboratoire de Psy-
chologie physiologique à la Sorbonne. Un vol. in-8° de Vil 1-260
pages (de la Bibliothèque de Philosophie contemporaine). —
Paris, Alcan, 1906.
Dans le numéro d’avril 1897 de la Revue des Questions scien-
tifiques (1), nous avons rendu compte de l’ouvrage de M. Cré-
pieux-Jamin sur l 'Écriture et le Caractère. Celui de M. Binet,
que nous avons l'honneur de présenter aujourd’hui, roule à peu
près sur le même sujet, mais le caractère en est bien différent.
Tandis que M. Crépieux-Jamin est un des maîtres de la grapho-
logie et enseigne ce qu’il est convaincu être une science,
M. Binet s’abstient systématiquement de faire acte de grapho-
logue et a donné pour objet à ses études de soumettre à une
série d’épreuves méthodiques un certain nombre de grapho-
logues distingués. Il s’est appliqué à déterminer dans quelle
mesure ceux-ci sont capables de reconnaître le sexe, l’âge,
l’intelligence et le caractère des sujets.
Pour le diagnostic du sexe, il n’a été remis aux experts que
des enveloppes de lettres, afin d’éviter que le contenu de celles-ci
pût donner des indices étrangers à l’écriture. Mais cette précau-
tion même n’est pas suffisante, car une lettre adressée à une
femme, par exemple, a plus de chance d’avoir été écrite par une
femme qu’une lettre adressée à un homme. M. Binet a donc eu
soin d’équilibrer plus ou moins à ce point de vue les enveloppes
des diverses sortes ; toutefois l’équilibre est assez loin d’être
parfait : 37 adresses de femme à homme balancent assez bien
47 adresses de femme à femme, mais il n’y a que 22 adresses
d'homme à femme contre 68 d’homme à homme.
M. Binet reproduit les renseignements que lui ont donnés ses
experts sur les signes servant à fonder leur appréciation ; mais,
ne pouvant étendre indéfiniment ce compte rendu, nous nous
bornerons à résumer les résultats, que Ton doit rapprocher de
la proportion des succès qu’aurait dû donner un tirage au sort,
c’est-à-dire de 50 °/o. Le pourcentage des succès de M. Crépieux-
Jamin est de 78,8 et celui de M. Eloy de 75.
^1) Revue des Quest. scient., t. XLI, pp. 652-637.
BIBLIOGRAPHIE.
65 9
Ajoutons que des ignorants soumis à la même épreuve ont
tous obtenu plus de 50 % de succès, généralement entre 63 et
73, ce qui montre que, inférieurs à des graphologues émérites,
ils en approchent cependant parfois d’assez près.
Notons enfin qu’il paraît assez aisé de dissimuler son sexe au
moyen d’une écriture falsifiée.
La détermination de lâge soulève une difficulté particulière :
l’âge psycho-physiologique et l'âge résultant de l’acte de nais-
sance peuvent ne pas coïncider, et alors le graphologue paraîtra
se tromper alors que son diagnostic aura été irréprochable. A
l’occasion de cette difficulté, M. Binet nous paraît être tombé
dans une erreur que nous croyons devoir signaler : “ Nous
n’avons pas, dit-il. à nous inquiéter de ces difficultés, puisque
nous opérons seulement sur des moyennes. C’est l’âge de 100
personnes au moins que nous demandons aux graphologues de
déterminer ; nous n Attachons pas d’importance aux cas particu-
liers, mais seulement à la moyenne centennale. Or cette méthode
corrige en quelque sorte automatiquement les erreurs provenant
des écarts entre les âges physiologiques et les âges de l’état
civil. Si certains de ceux qui ont écrit les adresses sont plus
jeunes que leur âge, d’autres sont plus vieux, et avec un nombre
suffisant de documents, ces écarts de signe contraire se com-
pensent. Admettons, par exemple, que sur dix vieillards de
60 ans, il y en ait 5 dont l’âge physiologique soit de 55 ans, et
5 dont l’âge physiologique soit de 65 ans, tout se passe, au point
de vue des moyennes, comme si ces dix vieillards avaient phy-
siologiquement 60 ans. „
En lisant pour la première fois ce passage, nous avons été
bien surpris, car il signifie positivement que, dans ses épreuves
graphologiques, M. Binet va se borner à rapprocher l’âge moyen
des sujets de la moyenne des âges diagnostiqués. Or une pareille
méthode serait inadmissible au premier chef, car la compensa-
tion des erreurs véritables se ferait comme celle des divergences
entre âges physiologiques et âges réels, et le plus habile des
graphologues courrait grand risque de ne pas l’emporter sur le
hasard. Peut-être même aurait-il chance de lui rester inférieur,
car il pourrait se faire qu’il commît quelque erreur systématique
que la prise des moyennes n’éliminerait pas. Aussi M. Binet
M’a-t-il pas procédé ainsi et a-t-il toujours fait état des erreurs
absolues. Il semble donc avoir été victime du mot “ moyenne „,
qui se retrouve bien le même des deux côtés, mais s’applique
6bo
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d'une part, aux âges réels et, d’autre part, non aux âges diagnos-
tiqués, mais aux erreurs absolues qui ont été commises.
Cette erreur de M. Binet n’a d’ailleurs pas de gravité ; mais
il reste que l’écart entre l’âge physiologique et l’âge réel fait
ressortir à la charge des graphologues des erreurs dont ils ne
sont pas responsables.
Cette question de l’âge pose d’ailleurs un problème fort déli -
cat: on ne peut comparer à un tirage au sort le fait de deviner des
âges au hasard, car une foule d’habitudes mentales interviennent
dans cette dernière opération. Voici donc ce qu’a fait M. Binet :
il a calculé les écarts entre l’âge réel des sujets et l’âge attribué
par un expert au sujet dont l’enveloppe portait le numéro pré-
cédent. Cette opération, faite sur les séries de M. Crépieux-Jamin,
a donné un écart moyen de 15 ans 7 dixièmes, chiffre qu’on con-
sidérera comme l’écart moyen que produirait le hasard. C’est
de ce chiffre qu’on doit donc rapprocher les écarts moyens
suivants, répondant aux diagnostics des deux graphologues sou-
mis à l’expérience.
M. Crépieux-Jamin, 10 ans 2 dixièmes; Mme H., 14 ans 77 cen-
tièmes. Les ignorants ont été plus habiles que cette dernière :
leurs écarts ont varié de 10,6 à 14,5. Tous, doctes et ignorants,
ont tendance à se rapprocher de la moyenne des âges possibles
(JO à 40 ans), ce qui doit provenir d’une certaine prudence.
Ajoutons que les épreuves ont eu lieu sur de simples enve-
loppes, les mêmes que pour le sexe.
Pour l’appréciation de l’intelligence, il est nécessaire de dis-
poser de documents plus étendus que de simples adresses ;
mais ici un autre danger apparaît dans le contenu de la lettre,
qui peut révéler bien des choses. Il est vrai que les graphologues
déclarent parfois ne pas lire les documents qui leur sont soumis,
parce que cela les troublerait ; mais il est bien difïicile d’ad-
mettre qu’habituellement le contenu du texte étudié leur
demeure inconnu. Quoi qu’il en soit, et quelque soin qu’il ait
pris, M. Binet n’a pas toujours su éviter cet écueil : une lettre de
M. Brunetière donne rendez-vous “ au bureau de la Revue „ et
indique son adresse particulière; M. Buisson parle de sa “ con-
férence fermée de pédagogie „, et Meilhac de la prochaine pre-
mière d’une de ses pièces.
Deux séries d’épreuves ont été faites : dans la première, on
avait formé des couples de documents émanant d’un homme
supérieur et d’un homme d’intelligence moyenne, et il s’agissait
de les distinguer, l’expert sachant comment avaient été formés
BIBLIOGRAPHIE.
f6i
les couples. Dans l’autre série d’épreuves, on lui soumettait des
documents analogues aux précédents, mais inégalement dis-
tribués entre diverses collections.
Sur 36 couples étudiés environ, le pourcentage des succès
a été le suivant : M. Crépieux-Jamin, 91,6 ; M. Humbert, 85,7 ;
M. Vié,82,8; les autres graphologues, de 80 à 61 (M. Paulhan, 86).
L’épreuve des collections fut faite au moyen de 33 écritures
de supérieurs mélangées à 30 écritures de moyens. M. Crépieux-
Jamin a réalisé un pourcentage de succès égal à 77, M. Vié
un pourcentage de 76, M. Eloy de 70. En faisant certaines
corrections interprétatives, on ferait monter le chiffre de
M. Crépieux-Jamin à 87 et celui de M. Eloy à 81.
Nous ne nous arrêterons pas sur les portraits graphologiques,
très intéressants à étudier, mais à propos desquels il est difficile
de résumer. Au contraire, il nous faut parler des pièges tendus
par M. Binet à quatre de ses collaborateurs. Il leur écrivit que,
pour tels et tels couples d’écritures, ils s’étaient complètement
fourvoyés. Cette déclaration était véridique deux fois sur quatre,
fausse pour les deux autres couples. M. Crépieux-Jamin reconnut
ses deux erreurs, en plaidant les circonstances atténuantes ;
mais il protesta avec vivacité dans les deux autres cas, et tout
cela est tà son grand honneur. M. Paulhan résista de même
énergiquement les deux fois où il avait raison, mais eut bien de
la peine à se rendre dans les deux antres cas. Quant aux deux
derniers graphologues, ils s’empressèrent de se rectifier uni-
formément.
Les ignorants en graphologie ont encore, à propos de l’intel-
ligence, remporté des succès dont certains pourraient faire
envie aux graphologues; malheureusement leurs épreuves n’ont
pas été directement comparables à celles de ces derniers. Men-
tionnons toutefois que Mme B., soumise à l’épreuve des couples,
obtint 80 % de succès.
M. Binet a éprouvé toute la difficulté qu’il y a à contrôler des
portraits graphologiques de caractères en les comparant à ses
appréciations personnelles. Aussi a-t-il adopté une autre mé-
thode : à des écritures de braves gens qu’il connaissait bien, il
a mélangé celle de grands criminels et, sans rien dire de cela à
ses experts, leur a demandé de faire le portrait complet des
caractères en insistant surtout sur les qualités de bonté, de
douceur..., et sur les qualités contraires.
Par cette méthode M. Binet a obtenu une série de portraits
assez flatteurs de Vidal, le tueur de femmes : M. Eloy a cru
602
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qu’il s’agissait de M. Binet jeune ; seul M. Crépieux-Jamin l’a
assez bien jugé. Dans le parricide Caron, M. Vie a découvert
une jeune fille douce et modeste ! Somme toute, M. Crépieux-
Jamin a donné, pour II assassins, 7 diagnostics très satisfai-
sants et 4 manquant vraiment de la sévérité nécessaire. Groupés
par couples, les criminels et les braves gens ont donné lieu, de
la part du même expert, à 8 succès et à 3 échecs, soit 73 °/0 de
succès; MM. Vié et Eloy n’ont obtenu, tous deux, que 54,5 %,
ce qui est vraiment bien peu. En somme, il semble que le
caractère soit bien moins révélé que l’intelligence par l’écriture.
Si l’on considère l’ensemble des résultats obtenus par
M. Binet, on ne peut se soustraire à l’impression que la gra-
phologie repose sur une base sérieuse, mais qu’on est bien loin
d’être arrivé à des résultats régulièrement exacts : la science
de la graphologie est donc loin d’être réellement constituée.
Mais il y a plus : on peut se demander si la graphologie n’est
pas restée à l’état d 'art. un art dont M. Crépieux-Jamin serait
le virtuose.
Un premier fait qui conduirait à cette conclusion consiste
dans les succès nombreux d’ignorants en graphologie; si, somme
toute, les ignorants restent inférieurs aux experts, cela est fort
naturel en toute hypothèse, car on se perfectionne dans tout art
par l’exercice, et de plus il y a chance pour que ceux qui
s’adonnent à l’étude de la graphologie soient mieux doués que
la moyenne à ce point de vue.
Une autre raison d’éprouver des doutes est apparue à
M. Binet, comme elle nous était apparue à nous-mêmes, et
l’étendue de ses observations lui donne une grande force : c’est
que l’on ne saisit guère comment les conclusions découlent des
prémisses, ou, plus clairement, comment de l’analyse des signes
on passe au portrait psychologique (1). Dans notre compte rendu
de 1897, nous avons indiqué un procédé qui permettrait peut-
être de reconnaître si véritablement ce passage est légitime
ou si eu réalité le graphologue s’appuie sur des impressions
non systématisées. Il faudrait disposer de deux graphologues
habiles, dont l’un procéderait à l’analyse des signes et dont
l’autre, sans voir l’écriture, donnerait l’interprétation de cette
(1) Un fait relevé par M. Binet et qui complique la question consiste
dans le désaccord de certains graphologues sur l'interprétation psycho-
logique d’un même signe : ainsi une écriture grande révèle de l’imagi-
nation à M. Crépieux-Jamin et de la gaucherie à M. Paulhan.
BIBLIOGRAPHIE.
663
analyse. Il serait bien intéressant que M. Binet pût procéder à
cette expérience, à laquelle il serait peut-être singulièrement
difficile d’amener deux graphologues à se prêter.
Quoi qu’il en soit, on a pu se rendre compte du haut intérêt
du livre de M. Binet, qui nous donne tout au moins une impar-
tiale et méthodique enquête sur les résultats actuellement
obtenus par la graphologie.
G. Lechalas.
XV
L’Objet de la Métaphysique selon Kant et selon Aristote,
par C. Sentroul, Docteur en Philosophie. Un vol. in-8° de
xii-240 pages. — Louvain, Institut supérieur de Philosophie,
1905.
M. Sentroul aurait pu, tout aussi bien, intituler sa thèse “ La
Connaissance selon Kant et Aristote ou plus simplement
encore “ Kant et Aristote „, car, en réalité, ce qu’il étudie ce
n’est rien moins que la méthode, les principes premiers et les
conclusions spécifiques des deux grandes philosophies qui à
l’heure présente se disputent l’empire des esprits. La compa-
raison de Kant et d’Aristote avait été faite déjà, mais par un
Kantien. u Peut-être fallait-il la refaire „, remarque M. Sentroul.
Surtout, ajouterons-nous, fallait-il qu’elle fût refaite par un
philosophe scolastique; mieux encore, par un scolastique appar-
tenant à l’Ecole de Louvain. M. Sentroul représente admirable
ment l’esprit et les tendances de l’Institut supérieur de Philo-
sophie ; c’est assez dire qu’outre l’intérêt documentaire qui
s’attache à toutes les productions de l’Institut, cette thèse se
recommande encore par sa réelle solidité et ses mérites intrin-
sèques.
Au premier rang de ceux-ci nous plaçons le souci de la mise
au point, et la bienveillance dont M. Sentroul se montre géné-
reux vis-à-vis de l’adversaire. Il lui prouve son loyal respect,
tout d’abord par le soin qu’il apporte à l’étudier et l’effort qu'il
consacre à fouiller tous les recoins de sa pensée ; ensuite, en
lui faisant l’honneur de le prendre an sérieux. M. Sentroul ne
pense pas qu’il suffise d’y aller d’une chiquenaude ou d’un
souffle pour renverser Kant. Il n’imagine pas que le Kantisme
664
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sorte tout entier d’une misérable confusion de définitions
logiques qu’on ne pardonnerait pas à un commençant II recon-
naît hautement les bons services rendus par Kant à la philoso-
phie : u Chez Kant seulement le problème du vrai a été envisagé
en face, retourné sous tous ses aspects, sondé dans toutes ses
profondeurs, contrôlé par toutes les pierres de touche „ (p. 38).
11 n’hésite pas non plus à produire sa sympathie : “ Kant s'est
appliqué à l’étude des faits et des sciences, il a entretenu com-
merce avec tous les grands esprits, il a recouru à la vigueur de
la réflexion la plus concentrée, il s’est soutenu par une indéfec-
tible patience, mais surtout par une rare loyauté d’esprit, et
une droiture de cœur plus rare encore. C’est de la sorte qu’il a
édifié l’œuvre massive qui jalonne l’histoire des idées * (p. 237).
Ce qui n’empêche pas l’auteur d’être un adversaire irréduc-
tible, passionné même par endroits. 11 a beau protester dans sa
préface : w Nous ne plaidons pas, nous exposons. Et dans cet
exposé nous 11e croyons pas avoir été aveuglé par nos préfé-
rences „, son livre est à la fois un plaidoyer et un réquisitoire.
Kant sert de repoussoir. En définitive, on garde l’impression
que pour M. Sentroul le principal mérite de Kant est d’avoir
fourni l’occasion d’aiguiser à neuf la définition de la vérité :
“ Résultat assez mince d’un laborieux et titanesque effort ! „
(p. 237). Non vraiment, on ne trouvera pas dans ce livre les deux
lignes qui pourraient faire pendre son auteur sous l’inculpation
“ d’infiltration kantienne! „
La page suivante, que nous transcrivons de la préface, est
très suggestive, et suffit à elle seule à renseigner sur la méthode,
la manière et les conceptions de M. Sentroul. “ Le plan que
nous avons suivi s’indiquait. On ne peut comprendre ce que
c’est que ia Métaphysique, surtout s’il s’agit de métaphysique
kantienne, à moins qu’on ne comprenne d’abord ce que c’est que
la science. Or, la notion de Science suppose celle de Vérité et
de Réalité. De là quatre chapitres fondamentaux sur les notions
kantiennes de la vérité, de la réalité, de la science et de la
métaphysique, précédés d’un aperçu synthétique sur le kan-
tisme en général. Nous n’avons consacré à Aristote que deux
chapitres. D’une part, le dogmatisme aristotélicien ne disjoint
pas, comme le fait Kant, la notion de Vérité d’avec celle de
Connaissance du réel. D’autre part, et en somme pour les
mêmes raisons, il n’établit pas entre la science et la métaphy-
sique les différences que relève le Kantisme. Le chapitre con-
sacré au dogmatisme aristotélicien nous ne l’avons pas intitulé
BIBLIOGRAPHIE.
665
la question de la vérité selon Aristote, parce que la position de
cette question comporte peut-être une nouvelle mise au point.
Nous l’avons traitée avant d’aborder le Kantisme : ce qui, à nos
yeux, est la vraie solution du problème est antérieur à l’examen
d’une solution particulière. „
Ce “ plan „ soulève bien quelques objections. Ce procédé par
échelons : vérité, réalité, science, métaphysique, n’est-il pas
trop exclusivement discursif ? La méthode employée par
M. Sentroul, ne l’amènera-t-elle pas à se donner l’air de marcher,
tout en restant en place ? Est-il d’ailleurs bien exact que le
Kantisme tienne essentiellement dans une définition inadéquate
de la notion vérité ? Et si par hasard Kant avait remarqué que
la connaissance humaine, outre un élément objectif qu’il n’a
jamais songé à contester, contient encore un élément subjectif
indéniable, qu’il y a lieu par conséquent d’en tenir compte
méthodiquement, n’aurait-il pas mieux valu partir de là, et
débuter par ce qui est la conclusion trop peu préparée du livre :
“ Kant rentre dans le groupe qui veut concilier l’idéalisme et
l’empirisme „ (p. 239)? Mais combien de fois Kant lui-même n’a-t il
pas répété que le point de départ de ses recherches est le pro-
blème posé par Hume ? Que dire enfin de cette juxtaposition,
point par point, d'Aristote et de Kant, qui se prolonge pendant
plus de 200 pages? Pour comprendre et juger un système, il
faut, semble-t-il. le comparer, non pas avec quelque autre sys-
tème, mais avec la réalité, ou, si l’on veut, avec les données
premières dont il prétend fournir l’explication. En d’autres
termes, il faut deviner la vérité, entrevue au moins confusément,
qui se cache sous les formules inadéquates et embarrassées du
système. Si donc M. Sentroul se borne à comparer Kantisme et
Aristotélisme, il restera prouvé, mais cela seulement, qu’au
point de vue où l’Aristotélisme cesse d’être un système, le
Kantisme n’a plus aucun sens.
Le livre de M. Sentroul n’en atteint pas moins son but, puis-
qu’il fait réfléchir et qu’il pose des problèmes. Il est peu de
pages qui ne contiennent quelque aperçu intéressant. Qu’on lise,
par exemple, le paragraphe consacré à la prétendue opposition
qui existerait entre la métagéométrie et la doctrine kantienne de
l’espace. Non seulement cette opposition est chimérique (dis-
tinguer intuition et objet de pensée), mais de plus “ l’explication
la plus obvie de la métagéométrie est celle qu’on tirerait du
Kantisme (p. 176) „. “ A la vérité, la métagéométrie constitue,
666
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pour ceux qui refusent d’adhérer au Kantisme, une difficulté
sérieuse, mais non insoluble (p. 175). „ — Pourquoi ? Les expli-
cations de l’auteur manquent de netteté. Que M. Sentroul se
donne la peine de tirer au clair son impression ; à coup sûr il
débrouillera le problème.
P. S.
XVI
R. P. Martin Hagen, S. J. Lexicon Biblicum. Volumen pri-
mum, A. C., 1040 colonnes, in-8°. — Paris, Lethielleux, 1905.
Le Cursus Scripturae Sacrae des Pères Jésuites allemands
doit comprendre, outre les commentaires proprement dits, tous
les accessoires utiles ou nécessaires aux travailleurs. C’est ainsi
qu’une concordance des textes a déjà vu le jour ; un dictionnaire
hébraïque est en préparation, et le lexique biblique, dont le
premier volume vient de paraître, promet de s’achever assez
rapidement. L’ouvrage complet aura trois volumes. La rédaction
en a été confiée au R. P. Martin Hagen.
Tous les renseignements que l’érudition la plus variée peut
rassembler dans le domaine de l’archéologie, de l’histoire, de la
géographie, des sciences naturelles, etc., se trouvent condensés
ici dans un nombre de pages relativement restreint. Une biblio-
graphie très soignée accompagne la plupart des articles. Quant
à la sûreté des informations, il suffit de citer les noms des colla-
borateurs que le R. P. Hagen s’est adjoints. Nous y remarquons
les noms des RR. PP. Knabenbauer, Fonck. Zorell et Deimel.
Les questions d’introduction générale et spéciale ont été
systématiquement écartées du lexique du R. P. Hagen : elles
sont supposées résolues dans les trois premiers volumes du
Cursus, dus à la plume du R. P. Cornely. En théorie, on peut
admettre qu’un lexique ne doit pas faire double emploi avec une
Introduction; en pratique on peut se demander peut être, si
toutes les opinions critiques, soutenues jadis par le R. P. Cor-
nely, seraient maintenant encore défendues avec la même con-
viction. La récente réponse de la commission biblique ne
sanctionne pas toutes les vues que le savant exégète avait
exprimées sur la composition du Pentateuque. Le R. P. de
BIBLIOGRAPHIE.
667
Hummelauer, à qui le Cursus est redevable de plusieurs volumes
fort estimés, ue les avait guère partagées 11011 plus ; et dans le
camp des théologiens catholiques il n’est pas seul de son avis.
Le R. P. Hagen s’est peut-être un peu trop effacé devant les
écrits de ses devanciers.
Malgré l’exclusion voulue des questions d’introduction, tout
le volume dénote une tendance très conservatrice. Les idées
moins sévères de plusieurs exégètes catholiques n'ont eu
aucune influence sur la rédaction de l’ouvrage.
REVUE
DES RECUEILS PÉRIODIQUES
LE CONGRÈS INTERNATIONAL DES CHIMISTES A ROME
(avril-mai 1906)
Le premier Congrès de chimie appliquée fut tenu à Bruxelles,
du 4 au 11 août 1894, sous la présidence d’honneur de M. Léon
De Bruyn, ministre de l’agriculture, à l’initiative des sociétés
des fabricants de sucre de Belgique et surtout de l’ancienne
Association belge des chimistes, qui avait alors pour président
M. le professeur Hanuise et pour secrétaire général, M. Sachs.
Plus tard, en 1903, ce Congrès fut organisé d’une façon gran-
diose par les chimistes de Berlin et le Congrès de Rome dépassa
toutes les espérances, car on vit affluer plus de deux mille con-
gressistes dans les superbes locaux du nouveau Palais de Jus-
tice, dont l’inauguration coïncida avec celle du Congrès.
Voici en quels termes M. Sachs résume, dans le journal La
Sucrerie belge, les résultats de ces assises scientifiques :
L’industrie du sucre de betteraves, dont on avait cru long-
temps l’introduction en Italie impossible, s’est développée depuis
quelques années, de façon que l’importation de sucres étrangers
a complètement cessé et que la production dépasse même les
besoins, malheureusement encore bien faibles, de la consomma-
tion italienne. Nous envisageons ce développement sans aucun
ombrage, parce que nos collègues italiens, en adhérant à la
Convention de Bruxelles, se sont interdit toute exportation de
sucre, et aussi parce que l’initiative belge, en participant à la
création de sucreries en Italie, en retire également quelques
avantages.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
669
Aussi avons-nous été heureux de trouver une réception très
cordiale de la part des fabricants de sucre italiens, et notam-
ment de M. Maraïni, membre de la Chambre des représentants
et président du Syndicat des fabricants de sucre italiens, qui
nous a fait connaître lui-même l’histoire de l’industrie sucrière
en Italie. Ajoutons que nos collègues italiens d’origine belge et
en premier lieu M. Wanlin, directeur de la sucrerie de Foligno,
ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour nous rendre le
séjour en Italie aussi utile et agréable que possible. Personnel-
lement nous avons été touchés aussi par la grande amabilité qui
nous a été témoignée par le président du Congrès M. Paterno,
et le secrétaire général, M. le professeur Villavecchia, qui a été
en même temps président du Comité d’organisation de la Sec-
tion V (sucrerie). Nous leur devons même l’honneur d’avoir été
reçus au Quirinal par LL. MM. le Roi et la Reine d’Italie, qui
avaient déjà témoigné l'intérêt qu'ils attachaient au Congrès, en
assistant à son ouverture au Palais de Justice de Rome, vaste
bâtiment mis entièrement à notre disposition.
Notons encore les réceptions nombreuses auxquelles les
membres du Congrès ont été invités, telles que celle de la Muni-
cipalité de Rome au Capitole (Campidoglio), du ministre de
l’instruction publique à Tivoli, du Comité au Palatin, de l’Asso-
ciation artistique internationale, de M. Maurice Deutsch, etc.,
sans oublier naturellement le banquet traditionnel.
A l’ouverture du Congrès, c’est M. Proost, directeur général
du ministère de l'agriculture, qui a pris la parole au nom de la
Belgique.il a rappelé la part qu’il avait prise au premier Congrès
de chimie appliquée tenu à Bruxelles en 1894 (auquel il a rendu,
disons-le en passant, un service important, quoique ignoré).
Il a fait l’éloge en particulier des officiers italiens, qui ont établi
pour leurs soldats des cours populaires d’agriculture, de façon
que le service militaire est pour le fils du paysan une école qui
l’entraîne à améliorer le travail de la terre, au lieu de le déser-
ter. C’est un exemple que les autres pays feraient bien de suivre,
pour conjurer la dépopulation des campagnes, qui devient- un
véritable péril social. En dehors des 11 ou plutôt 16 sections,
qui ont tenu des réunions nombreuses au Congrès de Rome,
nous devons aussi mentionner les Conférences données en
assemblée générale, parmi lesquelles nous signalons surtout
celle de M. le Dr A. Franck (Charlottenburg), sur l’emploi direct
de l’azote atmosphérique pour la production d’engrais et d’autres
produits chimiques, et de Sir W. Ramsay (Londres) sur l’épura-
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
670
tion des eaux d’égout. M. le professeur H. Moissan (Paris) a
obtenu aussi un vif succès par la communication de ses travaux
sur la distillation des métaux qui lui ont permis de calculer
approximativement la température du soleil (un peu plus de
3000 0 C.).
Finalement, il a été décidé de tenir le prochain Congrès de
chimie appliquée à Londres en 1909.
Le Bulletin’ de la Sucrekie belge (1) contient les comptes
rendus détaillés des délibérations de la section de sucrerie
organisée par le professeur Villavecchia, secrétaire général du
Congrès. Nous nous bornerons ici à signaler ce qui nous a paru
de nature à intéresser nos lecteurs au point de vue de l’hygiène
publique et privée et de l’agriculture.
La commission internationale pour l’unification des mé-
thodes d’analyse des denrées alimentaires fut présidée brillam-
ment par M. J. -B. André, inspecteur général au ministère de
l’agriculture, délégué du gouvernement belge.
Dès le Congrès de Paris de 1896, dit le journal L’Italie,
M. le professeur Puitti, de l’Université de Naples avait proposé
l’institution de cette commission qui, si elle reçoit des pouvoirs
officiels des divers gouvernements, rendra les plus grands ser-
vices à l’alimentation de l’homme. On peut en dire autant au
point de vue de l’alimentation des plantes et des animaux ; la
commission internationale des fourrages et des engrais artifi-
ciels ou commerciaux siégea également à Rome sous la prési-
dence du Dr Grueler de Suède. Ce n’est que lorsque les chimistes
des diverses nations se seront enfin mis d’accord pour adopter
des méthodes d’analyse uniformes que l’on verra cesser la
confusion des langues qui empêche les analystes de s’entendre
et de venir en aide, comme il convient, aux Gouvernements
désireux de réprimer la fraude.
On connaît les efforts persévérants tentés dans cette voie,
depuis la création de notre ministère de l’agriculture, tant au
service de l'hygiène par M. l’inspecteur J -B. André, que de
l’agriculture proprement dite, par M. Proost.
M. le professeur Villavecchia a proposé au Congrès de
Rome d’émettre le vœu que les administrations financières et
douanières des différents États s’accordent entre elles pour
unifier les méthodes d’analyse de tous les produits qui font
(1) Livraisons de juin, juillet, août : Bulletin de la Sucrerie belge,
Bureau, rue Hydraulique, 21, Bruxelles.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
671
l’objet d’échanges commerciaux et particulièrement des produits
sucrés (adopté à l’unanimité) (1). Les travaux de la section I
(Chimie analytique) ont particulièrement mis en lumière les
progrès de ces méthodes de mesures, dont la précision a souvent
peu de chose à envier aux mesures astronomiques. La chimie
analytique est le pilier sur lequel repose la chimie tout entière,
et chaque jour pour ainsi dire voit naître un réactif nouveau ou
une modification heureuse d’un procédé déjà connu.
“ Vu que les cultivateurs ne connaissent pas généralement les
effets de l’effeuillage sur la qualité et la quantité des betteraves,
la Ve section engage les personnes qui donnent l’instruction
agricole à faire connaître ces effets nuisibles à l’intérêt des
cultivateurs comme des fabricants de sucre. „ “ Le Congrès
reconnaît que la seule méthode pratique pour le dosage direct
du sucre dans la betterave est la méthode aqueuse à chaud ou
à froid, dite de Pellet, et que la méthode par digestion alcoolique
doit être complètement supprimée. „
La question des sucres intéresse au plus haut point l’hygiène
et l’agriculture depuis que l’on connaît les précieuses propriétés
alimentaires de ce principe immédiat qui engendre la chaleur et
le mouvement, sans surcharger les organes digestifs. Le sucre
étant descendu aujourd’hui de un franc à 50, à 60 cent, le kilo,
est devenu un aliment économique à la portée de toutes les
bourses.
O11 a calculé, en effet, que 100 kilos de sucre donnent 200 uni-
tés nutritives, tandis que 100 kilos de pommes de terre n’en
donnent que 26,8. Il faut 750 kilos de pommes de terre pour
fournir le même nombre d 'unités nutritives, que 100 kilos de
sucre de betterave en admettant que la fécule de pommes de terre
s’assimile aussi bien que la saccharine ; or, il est prouvé que la
pomme de terre constitue pour un grand nombre de personnes
un aliment indigeste, qui engendre la dilatation d’estomac et des
perturbations intestinales, surtout dans les pays chauds. “ En
Arabie, dit M. L. Wery, pays de la canne à sucre, on voit le
peuple sucer un bout de canne à sucre pour toute nourriture.
(1) “ Ce vote unanime met parfaitement en lumière l’utilité des Con-
grès internationaux de science appliquée. M. Pellet a proposé aussi,
comme on l’a fait en Belgique pour l’étude des sols et des engrais
(voir plus loin), de nommer des commissions nationales, composées de
délégués des gouvernements, des sociétés agricoles, des chimistes, etc. „ ;
chacune de ces commissions ferait partie de la commission internatio-
nale qui prendrait les résolutions définitives.
672
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les coureurs, esclaves qui fout journellement des étapes qui
nous épouvanteraient ne se nourrissent que d’une poignée de
dattes, fruit essentiellement sucré. „ Ces faits confirment rigou-
reusement les données publiées dans cette Revue depuis trente
ans (voir nos chroniques agricoles) et qui étaient jadis fort discu-
tées dans le monde des agronomes et des hygiénistes (1).
M. F. Dupont (de Paris) a présenté un intéressant mémoire sur
la quantité de sucre produite par un hectare. Cette quantité de
sucre s’obtient en multipliant le poids de betterave parla richesse
en sucre ; elle varie de 2500 jusque 8000 kilos, elle est en
moyenne de 3000 à 5000 kilos.
La canne à sucre donne en Égypte de 6000 à 8000 kilos par
hectare, à Java 10 à 14 000, aux îles Havij jusque 25 000 kilos.
La betterave à sucre donne plus dans le midi que dans le nord
de l’Europe, parce que la température est supérieure durant la
végétation, d’un bon nombre de calories (40 à 60 000 kilos par
hectare avec 15 à 16 % de sucre).
Dans son discours d’ouverture, le Président, M. le professeur
Paterno, sénateur, a rapidement établi la portée immense de la
chimie appliquée dans l’existence sociale pour la prospérité des
peuples. C’est pourquoi il salue avec joie cette réunion, car, selon
le mot de Humbold, à mesure que les relations entre peuples
s'accroissent, la science gagne en intensité et en profondeur.
Ces congrès ont, en effet, pour but de rendre plus parfaite l'union
de la science et de la technique, ce levier le plus fort du progrès
social moderne.
Le sénateur Paterno, après avoir dit qu’on ne saurait plus
assigner de limites aux découvertes chimiques, parle des der-
nières trouvailles relatives à la transmutation des métaux, le plus
grand problème de la chimie appliquée, car il n’y a qu’un pas
de la transformation d’un corps simple en un autre à la produc-
tion artificielle de corps nouveaux avec des propriétés voulues (2).
“ Dans le temps infini et dans l’infinie mutabilité des choses
rien ne peut plus être dit impossible.,,
(D Voir notamment la question sucrière résolue par la science, Jour-
nal de la Société centrale d’agriculture de Belgique (février 1875).
(2) L’alchimie, dit le dictionnaire de Bouillet, inspecteur général de
l’Instruction publique, étudiait comme aujourd’hui la chimie " mais dans
le but chimérique d'opérer la transmutation des métaux Il faudra donc
modifier nos dictionnaires officiels pour en revenir aux théories du
moyen âge.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
673
M. le professeur Paterno, en parlant du temps infini 11e
semble pas avoir tenu compte de la judicieuse observation de
Littré, qui écrivait, il y a quelque trente ans, que “ nous ne
pouvons affirmer l’éternité, ni l’infinité des choses dont nous ne
connaissons que le côté phénoménal „
“ Déjà les chimistes remplacent les produits de la nature par
ceux qu’ils obtiennent artificiellement dans les laboratoires.
L’homme travaille donc à se rendre indépendant de la terre, et
quel bouleversement dans ce vieux monde quand il lui sera
possible d’obtenir sans recourir au sol sa nourriture normale
et les produits nécessaires aux diverses exigences de la vie
sociale ? „
En attendant que cet idéal soit atteint, le docteur Franck a
exposé les moyens les plus modernes de fertilisation du sol par
l’utilisation directe de l’azote atmosphérique pour la fabrication
d’engrais. Il a retracé toute l’évolution de cette branche des
sciences naturelles qui vise par une plus large distribution
d’engrais azotés à augmenter la productivité du sol. Le problème
est compliqué : le guano et l’ammoniaque sont insuffisants;
quant au nitrate de soude, le moment est proche où les gise-
ments seront épuisés. Il est vrai que notre atmosphère est un
immense et inépuisable réservoir d’azote. Un calcul bien simple
montre que la colonne atmosphérique dominant un hectare de
terrain renferme 79 000 tonnes d’azote, soit une quantité égale
à celle que contiennent les 500 000 tonnes de nitrate de soude
que l’Allemagne importe du Chili. Mais comment fixer l’azote
atmosphérique? Par le moyen de bactéries? Helbriegel et Wino-
gradzky le pensèrent. La nitragine entra dans le commerce,
mais 011 n’a guère obtenu jusqu’ici de résultats pratiques. Le
docteur Franck rappelle ensuite les plus intéressants parmi les
travaux que ce sujet a suscités. Un fait était certain ; sous l’ac-
tion de l’étincelle électrique l’azote de l’atmosphère se com-
binait avec l’oxygène en formant de l’acide nitrique ; mais l’on
11’avait pas d’appareils capables de résister aux températures
nécessaires. Siemens cependant inventait la dynamo ; grâce à
ses travaux, deux Suédois Birkeland et Eyde trouvaient un pro-
cédé pour la production électrique d’acide nitrique, qui doit
encore recevoir la sanction de l’expérience. Le docteur Franck
montre ensuite par quelle série d’expériences l’on arriva, en
chauffant, avec de l’eau à haute pression, la caleiocyanamide
brute, à produire de l’ammoniaque et des sels d'ammoniaque ;
et comment l’on déduisit que la caleiocyanamide pouvait être
IIIe SÉKIE. T. X.
4ô
674
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
employée directement pour la nutrition des plantes comme en-
grais. L'on procéda alors à de sérieuses expériences qui furent
dirigées par MM. Wagner de Darmstadt et Gerlach de Posen.
Elles eurent lieu en 1901 et 1902, en grand nombre et dans des
conditions variées et furent tout à fait concluantes. La calcio-
cyanamide renfermant le 20 p. c. d’azote, était déclarée un
engrais des plus avantageux pour l’agriculture. De plus, les
matières premières nécessaires, telles que la chaux, le charbon
et l’azote atmosphérique sont faciles à obtenir.
Le professeur Angelo Menozzi de Milan, qui est non seulement
un habile chimiste agronome, mais aussi un économiste aux
vues larges, reconnaissait bientôt l’importance que ce nouveau
procédé électrochimique pouvait présenter spécialement pour
l'Italie et réussissait à réveiller par ses études l’intérêt des
ingénieurs et des industriels. Avec le concours de personnalités
éminentes de l’industrie l’on a constitué dans la suite la Società
Generale per la Gianamide, qui se rendit propriétaire de tous
les brevets et procédés pour la production de la chaux azotée
et de ses dérivés. Cette Société céda alors ses brevets pour
l’Italie et l’Autriche-Hongrie à la Società Italiana per la fdbbri-
cazione cli Prodotti Azotati qui a déjà mis en action une grande
usine à Piano d’Orte. Après avoir expérimenté le procédé
sous tous ses rapports, elle a décidé d’agrandir considérable-
ment cette usine en utilisant les grandes forces hydrauliques du
Pescara, appartenant à sa Société même, Società Italiana cli
Elettrochimica, et d’installer aussi à Fiume, en Hongrie, une
usine importante. La Società Generale à son tour a assuré ou
prévu 1 installation de plusieurs fabriques en d’autres pays pour-
vus de forces d’eau à bon marché, comme la France, l’Espagne,
la Suisse et la Norvège.
La crainte exprimée par certains auteurs que la cyanamide
en se développant puisse donner naissance d’abord à la dicyan-
diamide, et ensuite, à cause de l’absorption d’eau, à la cyandia-
midine avec son action caustique, n’est pas fondée, comme cela
a pu être constaté par des essais sérieux ; car la transformation
ou bien la polymérisation de la chaux azotée en dicyandiamide
se fait seulement par les températures de 45 à 50 degrés centi-
grades: ce qui n’existe pas dans le sol. Quant aux quantités d’acé-
tylène dégagées, l’on doit observer que l’acétylène n'est pas
vénéneux pour l’organisme des animaux et des plantes ; son
innocuité a été prouvée aussi moyennant des essais directs
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 6y5
exécutés avec les herbes potagères les plus sensibles et les
légumes de toute espèce.
Le docteur Franck donne ensuite un bref aperçu sur les autres
applications qui sont nées jusqu’ici du procédé de la fixation
de l’azote, et termine par un véritable dithyrambe en l’honneur
de la patrie de Volta et de Galvani.
Nous publions in extenso l'analyse de cette conférence,
parce qu’elle résume parfaitement les progrès réalisés depuis
dix ans dans la fabrication des engrais artificiels à base d’azote.
Georges Ville disait avec raison : “ Quand nous fournirons l’azote
à bon compte aux cultivateurs, le problème de la vie à bon
marché sera résolu. „
Il existe un autre moyen de fixer directement l’azote de l’air
dans le sol, que G. Ville a contribué l’un des premiers à mettre
en lumière :
C’est la sidération, c’est-à-dire la fixation de l’azote par les
plantes de la famille des légumineuses, comme le trèfle et le
lupin.
D’immenses plaines de sable, ont été mises en valeur, depuis
vingt-cinq ans, par la culture du lupin, qui fixe l’azote atmo-
sphérique sur ses racines par l’intermédiaire des bulbiles carac-
téristiques des légumineuses; ce phénomène de symbiose, œuvre
d’une bactérie, a été fort bien étudié en Allemagne vers la fin
du siècle dernier ; mais les cultures dans le sable calciné de
M. Georges Ville, qui fut énergiquement soutenu dans sa cam-
pagne par l’illustre Chevreuil, son commensal au Muséum, ne
parvinrent pas à fournir la démonstration expérimentale de la
fixation de l’azote, avant les découvertes des Allemands et les
travaux subséquents de Schoësing et Laurent. En effet, dans
toutes les écoles officielles d’agriculture de l’Europe, on ensei-
gnait qu’il n’existe pas de plantes améliorantes et que les légu-
mineuses puisent leur azote, comme les autres plantes, dans la
profondeur du sol. Seul à l’École d’agriculture de l’Université
de Louvain, créée en 1878, M. Proost enseignait la fixation directe
de l’azote libre de l’air par des plantes de familles diverses et
il ne tarda pas à mettre à la portée de tous, par ses expériences
dans le sable lavé, cette preuve que les expériences dans le sable
calciné ne parvenaient pas à fournir parce que la calcination
détruit les microbes du sol (voir Annales de la Société scien-
tifique de Bruxelles, tome XXIV, avril 1900); c’est ce que
M. Proost a rappelé à la VIIe section (chimie agricole) du Con-
grès de Rome en montrant comment les expériences du jardin
676
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
botanique de Louvain qu’il dirigea à partir de 1884, l’amenèrent
à découvrir ensuite des quantités considérables de potasse, non
décelée par les réactifs ordinaires, dans les sables lavés qui ser-
virent à ses expériences. Il démontra que cette potasse est assi-
milée par certaines plantes, comme la pomme de terre et l’avoine,
tandis qu’elle ne l’est guère par le froment (1).
M. le professeur Stocklasa, de Prague, vice-président de la
section, a confirmé le phénomène de la fixation directe de
l’azote atmosphérique par les bactéries du sol qu’il a baptisées
du nom de radiobader et d ’azotobader. L’exposé de ses belles
recherches a paru cette année dans les Berichten der Deutschen
botanischen Gesellschaft (Band XXIV. Heft I). M. le profes-
seur Grandeau de Paris vient également de publier, à Paris,
une étude très complète sur la production de l’acide nitrique
avec les éléments de l’air (Paris, librairie du Temps, boulevard
des Italiens).
Après une discussion des plus intéressantes, à laquelle prirent
part des savants de divers pays, notamment MM. les profes-
seurs Giglioli, Dusserre, Prianischnikow (président), Stocklasa
(vice-président), M. Proost propose d’instituer, comme en Bel-
gique, une commission permanente de chimistes, de physiciens
et de naturalistes pour étudier à fond les conditions naturelles
et artificielles de production des sols et de réunir les matériaux
de bonnes cartes agronomiques (séance du 30 avril, Bolletino
QUOTIDIANO DEI, VI CoNGRESSO INTERXAZIONALE DI CHIMICA APPLI-
cata).
La section adhère à cette proposition qu’elle considère d’in-
térêt international et dans la séance du 2 mai, elle émet le
vœu suivant, qui fut voté en assemblée générale, “ qu’il soit
institué dans les divers pays d’Europe des champs d’expé-
riences permanents, suivant le type de ceux de Rothandstld,
afin de déterminer exactement la production naturelle et la
production artificielle des grains et des autres cultures, dans
les diverses conditions de climats (2) „.
(Il Telle est donc l’une des principales raisons d’élre des assolements ;
certaines plantes rustiques mobilisent les principes minéraux fertili-
sants, que les anciens procédés d'analyse usités dans les laboratoires
agricoles ne parvenaient pas à déceler.
(2) Le Congrès de Botanique 'appliquée qui s’est tenu à Paris à la fin
du mois d’août, a confirmé ce vœu en proposant une entente interna-
tionale entre les savants pour l’amélioration progressive des cultures
par la sélection et l’hybridation des végétaux, l’introduction des plantes
utiles, etc.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES.
677
En la séance suivante, M. Proost appelle l’attention de la
section sur l’analyse des cendres de certains arbres cultivés du
Midi qui, comme la vigne, l’olivier, l’oranger, donnent des signes
de dégénérescence, qui se manifestent par la multiplication
des maladies de nature parasitaire. Considérant que certaines
plantes contiennent dans leurs cendres des quantités très
minimes de métaux sous forme de sels qui 11e sont pas restitués
par les engrais chimiques et qui semblent jouer un rôle physio-
logique important (comme le manganèse), il se demande s'il n’y
a pas là une piste nouvelle à suivre par les chimistes et les
physiologistes. Certaines espèces de plantes ne végètent que
dans nos mines de zinc, par exemple Gentiana, Viola calami-
naria. L’uranium se retrouve dans les cendres de certaines
variétés de betteraves, etc. M. le président se rallie à cette
manière de voir.
La conférence de M. le professeur W. Ramsay sur l'épura-
tion des eaux d’égout constitue un exposé très complet de
l’état actuel de cette grave question, qui intéresse au plus haut
point l’hygiène et l’agriculture ; évidemment la solution du pro-
blème est encore à trouver. L’orateur rappelle les découvertes
de Pasteur montrant que l’épuration naturelle des eaux par le
sol doit être attribuée aux microbes; ce qui a suggéré l’idée des
procédés dits biologiques, permettant de réduire considérable-
ment la surface des terrains d’épandage.
Les eaux d’égout, préalablement épurées par des méthodes
de filtration, sont soumises tour à tour aux procédés d’oxyda-
tion par les microbes acrobies de la surface du sol, et aux pro-
cédés de réduction par les microbes anacrobies du sous-sol.
Par l’oxydation, les matières organiques hydrocarbonées et
azotées donnent de l’acide carbonique, de l’acide azoteux et
ensuite de l’acide azotique combiné sous forme de nitrate de
chaux. Mais les eaux d’égout riches en ammoniaque n’éprouvent
pas de fermentation azotique, car il ne se forme que des azotites.
La conclusion c’est qu’on ne peut pas toujours distinguer
avec certitude les bacilles dangereux de ceux qui ne le sont pas
et qu’il faut disposer de terrains perméables et étendus pour
pratiquer, comme à Gennevilliers, l’irrigation agricole avec
succès.
L’expérience peu satisfaisante des irrigations de la ville de
Bruxelles dans les plaines situées en aval de la capitale, près
de Vilvorde, confirme cette manière de voir.
678 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Au banquet de clôture du Congrès, la Belgique fut repré-
sentée par M. l’ingénieur Watteyne du ministère du Travail qui
porta le toast suivant très applaudi :
“ On aime chacun son métier !
„ Le mien est celui de mineur ! Et j’en suis fier !
„ Le métier de mineur, en effet, a, comme celui des armes, sa
noblesse spéciale, celle du danger !
„ Ce danger ne manque pas dans les mines de houille de
Belgique qui sont les plus profondes et les plus dangereuses
du monde entier.
„ Aussi la lutte contre les dangers qui menacent la vie des
mineurs est-elle, chez nous, continuelle et acharnée.
„ Cette lutte est la préoccupation constante des Ingénieurs
du Corps des Mines, auquel j’ai l’honneur d’appartenir.
„ Et si M. le Ministre de l’Industrie et du Travail a délégué
près de ce Congrès des représentants du Corps des Mines, c’est
spécialement en vue de la recherche de nouveaux moyens pour
augmenter la sécurité de nos ouvriers mineurs.
„ Son attente n’a pas été déçue : les travaux présentés aux
Sections des Explosifs et des Mines, dont nous avons suivi les
séances, ont apporté des lumières nouvelles qui nous aideront
à résoudre divers problèmes intéressant la sécurité des mines.
„ Au nom des ouvriers mineurs de Belgique, merci !
„ Qu’on me permette de viser particulièrement dans mes
remerciements les distingués et dévoués Présidents des classes
I1IA et III1*, qui ont dirigé les travaux de ces classes avec tant
d’autorité, de compétence et de courtoisie. Us appartiennent
tous deux aux nobles métiers dont j’ai parlé : ce sont, en effet,
un mineur et un soldat ! J’ai nommé le colonel Vitali et mon
sympathique collègue italien, l'ingénieur en chef Mattirolo ! „
La section des explosifs, à laquelle M. l’ingénieur Watteyne
collaborait, a entendu une communication présentant un grand
intérêt d’actualité de M. Armand Gautier de Paris, sur les
phénomènes volcaniques dans leurs rapports avec la genèse des
eaux thermales.
M. Gautier attribue les éruptions volcaniques et l’origine des
sources thermales non pas à l’introduction des eaux de la mer
par les failles terrestres dans les régions incandescentes du
globe, mais à la dislocation des couches profondes cristallines,
qui perdent leur eau de cristallisation en pénétrant dans les
laves brûlantes qui supportent l’écorce terrestre. Ces roches
primitives contenant de 8 à IG % d’eau de constitution peuvent
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
679
dégager de 25 à 30 millions de tonnes d’eau par kilomètre cube
de granit , par exemple, et 200 milliards de mètres cubes de gaz
à une pression de sept à huit mille atmosphères. AiuSi s’explique-
raient la formidable puissance des éruptions volcaniques, leur
intermittence et leur irrégularité qui tiennent à l’irrégularité
même des plissements, des dislocations et des effondrements de
l’écorce terrestre.
Partant de ces données M. Armand Gautier a réussi à fabri-
quer de toutes pièces de véritables eaux minérales, identiques
aux eaux minérales naturelles par la distillation lente due à la
déshydratation artificielle des roches cristallines primitives.
V. D. B.
GÉOGRAPHIE
Le royaume de Marrakech (1). — L’extrême Nord et la
frontière algérienne du Maroc sont les parties les plus troublées
de l'empire chérifien, qui compte heureusement d’autres régions
plus vastes, plus fertiles, plus peuplées et plus soumises. Telles
sont par exemple les grandes plaines du Haouz ; elles consti-
tuent le royaume de Marrakech, et leurs produits (céréales),
s’écoulant par Rabat, Casablanca, Mazagan et Safi (doté d’une
mauvaise barre), donnent au commerce du Maroc toute son
importance. C’est ce royaume qui a fait l’objet des recherches
de M. Lemoine ; s’il n’a apporté que des modifications et des
compléments de faible importance à la belle carte d’ensemble au
10 000 000e de M. de Flotte-Roquevaire, en revanche, au point
de vue géologique, il a fait des constatations fort intéressantes.
11 a défini plusieurs niveaux du Trias, du Jurassique, du Crétacé,
du Pliocène, etc., et il a constaté, après MM. Théobald Fischer et
Brives, l’existence de plis orientés N. 20° E. dans les couches
primaires qui affleurent, non seulement dans les Djebilet, mais
dans l’Atlas ; ces plis toutefois, considérés comme le prolonge-
ment des plis hercyniens d'Europe, n’affectent pas les sédiments
d’âge secondaire. “ Ces derniers sont plissés d’une façon tout
autre, parallèlement ou à peu près parallèlement à la chaîne de
(1) Paul Lemoine, La Géographie, t. XII (1905), pp. 21-2S.
68o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l’ Atlas. Ainsi se superposent... dans la région de l'Atlas, deux
séries de plis d’âges différents et de direction différente. C’est
un phénomène analogue à celui qui a été observé dans les
Sudètes et sur le bord de la Meseta. „
D’autre part la partie sud de la région de Marrakech se com-
pose, au S. de l'oued Tensift, de plateaux calcaires, d’âge crétacé
et éocène, dont la fertilité est médiocre par suite du manque
d’eau. Ce n’est qu’autour des sources et des puits, que se sont
établies d’importantes cultures, et que se sont formées des
agglomérations : douar (village), kashah (château), saouia
(monastère). Au nord du Tensift, les terrains pliocènes prennent
un développement inconnu plus au sud, et présentent générale-
ment des cultures assez intensives ; on y récolte quantité de
céréales : blé, orge, maïs, etc. Le sol, presque partout fertile,
l’est particulièrement là où dominent les terres noires (tirs) et
les terres rouges (hamris); “ cette région est appelée à devenir
l’une des plus importantes du globe au point de vue de la pro-
duction des céréales, et un des greniers de l’Europe „.
En arrière, la plaine de Marrakech est constituée par desallu-
vions de rivières originaires de l’Atlas ; ces alluvions reposent
sur des terrains primaires et forment, grâce à une irrigation
abondante et savante, “ une vaste oasis où les cultures de céréales
et les pâturages alternent avec les plantations de palmiers et
d’oliviers, et avec les jardins où l’on cultive les grenadiers, les
dattiers, les citronniers et les orangers „.
Comme la plupart des régions montagneuses, le haut Atlas
est un pays pauvre, sauf en quelques coins privilégiés, où
s’observent de riches cultures étagées, soigneusement irriguées.
Pour comprendre la situation politique du royaume de Marra-
kech, il importe de rappeler que le sultan jouit dans le pays d’un
certain prestige religieux, dû à ce qu’il appartient à une illustre
famille chérifienne. Mais une partie du Maroc ( Bled makhsen)
reconnaît de plus son autorité temporelle, d’où l’obligation des
impôts et du service militaire ; dans les différentes régions du
Bled makhsen, le sultan est représenté par des caïds.
Le Bled makhsen est formé de deux royaumes, concentrés
autour des deux capitales Fez et Marrakech, où le sultan réside
alternativement. Le royaume de Fez comprend les deux villes
impériales de Fez et de Meknès ; ses ports sont Larache et
Tanger. II est séparé du royaume de Marrakech par le territoire
insoumis (Bled es siha) des Zemmour, que l’empereur doit cou-
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
68 1
tourner, en passant le long de la mer par la ville fortifiée de
Rabat, s’il veut passer d’un royaume dans l’autre.
Le royaume de Marrakech est le plus important des pays
makhzen ; “ il s’étend jusqu’à Y Atlas. Son commerce propre est
extrêmement actif, et c’est par ses ports, surtout par Mogador ,
que se font les transactions avec le Sud-Marocain (oued Sous,
oued Bran) et avec le Sahara „.
Quelques régions peuvent être considérées comme intermé-
diaires entre le Bled makhzen et le Bled es siba ; le sultan y
entretient des caïds, qui n’exercent pas l’ombre d’une autorité;
telles sont la région du Sous, la région longeant la frontière
oranaise.
L’organisation du pays est encore toute féodale ; une partie
considérable du Maroc occidental est constituée de grands fiefs,
dont les titulaires sont le caïd des Abcli, le caïd du Glaoui, le
caïd des Goundafi, etc.
Le Soudan anglo-égyptien (1). — La convention signée en
1898 avec la France, a donné à Y Angleterre la certitude de
conserver la domination de Y Égypte, et lui a fourni, avec la
reconnaissance de ses droits sur le Soudan, le moyen d’établir
sa suprématie sur la mer Rouge, et de se relier avec la colonie
de Y Uganda. Tous ces avantages, le gouvernement anglo- égyp-
tien les poursuit avec une ténacité remarquable. On peut placer
à la base de l’organisation du pays, et surtout de la mise en
valeur du Soudan, dont l’avenir est dans l’agriculture, les voies
de communication et l’irrigation. Le chemin de fer d 'Alexandrie
à Wadi-Halfa a été poussé jusqu’à Khartoum, et a largement
contribué au développement rapide de cette ville, qui était en
ruines, il y a sept ans, et qui ne tardera pas à passer, du rang de
centre administratif du Soudan anglo-égyptien, à celui de capi-
tale. “ à cause de l’importance de sa situation géographique et
de la situation centrale que lui feront les voies de communica-
tion „. Khartoum compte aujourd’hui : un palais, de nombreux
édifices, une belle mosquée, une école remarquable (Gordon col-
lege), des hôtels, de l’eau potable, l’électricité, des quais en
pierre en voie de prolongement vers le Nil Blanc ; grâce à un
pont bientôt terminé, ces quais relieront Khartoum à Omdur-
(1) Par Bonnel de Mézières. Bull, du Comité de l’Afrique française,
1906, pp. 189-194; — L’activité des Anglo-Egyptiens au Soudan. Ibidem,
1906, pp. 60-62.
682
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
man, et en feront un seul centre de 90 000 habitants. Sur cette
voie ferrée de Wadi-IIalfa à Khartoum vient se raccorder entre
Berber et Ed Damer, station située sur VAtbara, la ligne, longue
de 532 kilomètres, qui part de Port-Soudan (Cheikh-Barud). Ce
nouveau port, placé sur la mer Rouge, à 48 kilomètres au N. de
Souakim et puissamment défendu, est dans une situation admi-
rable, au fond d'un large golfe en eau profonde. Ces deux lignes
combinées assurent en temps de guerre les communications de
l'Angleterre entre l 'Europe et Y Asie, et lui permettent d’aller se
ravitailler au Soudan, à Khartoum eu particulier, qui est un
remarquable centre d’approvisionnements, en grains et en viande,
pour une flotte ou une armée, quelle que soit leur importance.
Sur la ligne Wadi-Halfa-Khartouni- Port- Soudan, sont amor-
cés ou le seront bientôt, un embranchement qui partira de
Thomian, situé à mi-chemin entre la mer Rouge et VAtbara, et
se dirigera sur Kassala, et une voie qui s’embranche à la station
d’Abou- Ahmed, entre Wadi-Halfa et Khartoum, longe le Nil
jusqu’à Merorvé, et se continuera jusqu’à Dongola ; cette der-
nière voie, d’intérêt local, aidera à la transformation rapide de
cette région, très propre à la culture des dattiers, des céréales
et du coton, et assurera ce trafic au Soudan, au détriment de
l 'Égypte.
Au surplus Khartoum va devenir tête de ligne d’une voie
ferrée longeant le Nil Bleu, se dirigeant vers Wad-Médani et
Rosèires. et aboutissant à Addis-Abbaba. C’est probablement
sur cette ligne, qui facilitera les travaux d’irrigation dans la
superbe région enserrée entre le Nil Bleu et le Nil Blanc, et
dénommée Ghésireh, qu’aboutira, le long des contreforts abys-
sins, le chemin de fer de Y Uganda.
Quant au chemin de fer du Kordofan, il sera amorcé à El
Dueïm, au S. de Khartoum, sur le Nil Blanc ; il gagnera El
Obéid ; il n'est guère douteux que cette ligue, qui facilitera
l’occupation du Darfour, sera prolongée à travers le Ouadaï
jusqu’au Tchad, sous le nom de Chemin de fer du Pèlerinage ;
elle achèvera de développer et de civiliser le Soudan tout entier
du Sénégal au Nil.
Nous venons de dire que la voie ferrée de Y Uganda irait
s’amorcer à la ligne Khartoum- Addis-Abbaba. L’événement
n’est point proche et le Nil Blanc restera en attendant la seule
grande artère reliant le Soudan à Y État Indépendant du Congo
et à l’Uganda. Le Bahr el-Arab et le Kir ont été débarrassés
du sedd, et les vapeurs peuvent remonter jusque Hofrat el-Nahas
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
683
et jusqu’à une journée de Dem-Ziber. Dans la rivière de Djour.
les roches ont été enlevées et la navigation est possible jusque
près de Tamboura. Deux de ces voies fluviales permettent des
communications avec le Mbomou-übanghi, et la troisième avec
le Chciri.
Sans parler des ponts à construire en divers points du Nil,
signalons qu’ “ un barrage doit être établi à Gos-Abou-Guma,
pour faciliter l’irrigation du territoire entre le Nil Blanc et le
Nil Bleu, et aussi du Sud du Kordofan „, et que le cours du Nil
depuis Bor jusqu’à sa rencontre avec le Sobat sera rectifié, pour
éviter la perte d'eau considérable qu’éprouve le fleuve pendant
sa traversée des régions marécageuses du Bahr el-Ghasal, et
augmenter ainsi dans d’énormes proportions la surface des terres
irriguées ou le nombre des récoltes.
L’Année cartographique (1). — Cette publication continue
à présenter le plus grand intérêt; la présente livraison contient
les modifications géographiques et politiques survenues pendant
l'année 1904 en Asie, en Afrique et en Amérique ; MM. E. Gif-
faidt, 21. Chesneau et V. Huot ont dressé les cartes respectives
de ces trois continents.
La feuille consacrée à Y Asie donne les itinéraires de F. Obrout-
clieff, en Asie centrale, dans la Chine septentrionale et an Nan
Chan (échelle du 7 500 000e); — les itinéraires du lieutenant
Oum dans la province de Dar Lac (Indo- Chine française)
(éch. du 1 500 000e) ; — les itinéraires de MM. C. G. Ratvling. et
A. J. G. Hargreaves dans le Tibet occidental (éch. du 5 000 000e) ;
— trois cartons montrant l’avancement des travaux géodésiques,
de la topographie et de la cartographie dans Y Indo- Chine fran-
çaise. Pour Y Afrique nous avons une carte de la partie du
Sahara, comprise entre In-Scilah et Tombouctou, d’après les
reconnaissances du commandant Laperrine, du capitaine Thève -
niant, du lieutenant Voinot, etc. (éch. du 6 000 000e); — un
croquis du Tchad, d'après la carte manuscrite du lieutenant
Boudry, dressée à l’aide des travaux des officiers qui ont
séjourné dans la région (éch. du 1 200 000e) ; — un croquis des
îles de Los ; — le tracé du chemin de fer projeté entre Thi'es et
Rayes ; — enfin au point de vue politique : la nouvelle frontière
(1) Supplément annuel à toutes les publications de Géographie et de
Cartographie. 15e année. Paris, Hachette, novembre 1905. In-fo. Trois
feuilles de cartes avec texte explicatif au dos.
684
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
anglo-allemande en Guinée (éch. du 4 U00 000e) ; la nouvelle
frontière entre Niger et Tchad, d’après l’accord franco-anglais
du 8 avril 1904 (éch. du 0 000 000e); la nouvelle frontière franco-
anglaise en Gambie (éch. du 1 000 000e) ; les nouvelles divisions
de V Afrique occidentale française. L’ Amérique n’est représen-
tée que par deux cartes : les Monts Appalaches et les Grands
Lacs canadiens, d’après les cartes du “ U. S. Geological Sur-
veg „ (éch. du 3 000 000e) ; — explorations dans la Haute Argen-
tine et la Bolivie, entreprises de 1903 à 1904 par M. Florence
O’Driscoll et les Drs Steinmann, Hoek et von Bistram ('échelle
du 5 000 000e).
Bien que le texte placé au dos des cartes ne soit qu’une partie
accessoire et se borne généralement à un exposé sommaire des
itinéraires, il nous faut cependant signaler l’excellent commen-
taire ajouté par M. Emm. de Margerie au croquis des Monts
Appalaches et une notice sur le lac Tchad, écrite par le lieute-
nant Boudry, et d’où il résulte que “ dans un temps plus ou
moins long, lorsque le Tchad aura acquis sa stabilité hydrogra-
phique, il n’en restera qu’un vaste marais et la communication
navigable entre le Chari et la Komadougou, point de départ de
la route du Soudan, n’existera que pendant quelques mois de
l’année
Le peuplement de la Suisse. Étude de géographie
humaine (1). — La Suisse couvre 41 324 kilomètres carrés,
répartis en trois grandes régions naturelles, qui sont du sud au
nord, les Alpes, le Plateau et le Jura. La zone productrice ne
comprend que les trois quarts de cette superficie ; la zone habi-
tée, en raison de l’altitude, est encore plus restreinte. Sur les
sommets des Alpes, dont plusieurs points sont à plus de
4000 mètres au-dessus du niveau de la mer, le climat est très
rude et contrarie le mouvement de la population ; en 1888, 5 0 ,0
seulement des habitants habitaient au-dessus de 1000 m. d'alti-
tude ; le climat est beaucoup plus doux dans les vallées, où
l’élevage, principalement celui du gros bétail, constitue de loin
l’occupation principale des habitants ; cette industrie pastorale
entraîne une large dispersion de la population, mais résout le
problème de l’existence dans ces hautes altitudes.
“ Les grandes vallées longitudinales, généralement assez
(l)Par Pierre Clerget. Bull. Soc. Roy. Belge de Géographie, 1906,
pp. 73-97.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
685
larges, sont plus habitées que les vallées latérales, plus étroites
et à pentes plus raides ; le peuplement est tellement fonction de
l’étroitesse de la vallée que Y Engadine, tout entière, avec ses
vingt-deux communes, atteint à peine la population de Coire
(12 209 habitants); la zone habitable ne s’étend que sur une
mince bande et les maisons vont s’égrenant en chapelet le long
de la route. ,, De façon générale d’ailleurs les villages s’éta
blissent toujours plus haut que la rivière, soit que celle-ci coule
dans une gorge profonde, soit que l’on craigne les irrégularités
de son débit; presque partout les pentes exposées au midi sont
plus peuplées et plus cultivées, que les versants tournés vers le
nord. “ D’autres facteurs généraux exercent aussi leur influence
sur le peuplement des Alpes : la nature de la roche en place,
l’épaisseur de la terre végétale, l’abondance de l’eau et les faci-
lités de l’irrigation ; plusieurs de ces conditions se trouvent
réunies dans l’utilisation des cônes de déjection que les torrents
forment à leur sortie des vallées latérales. Plus ces torrents sont
écartés les uns des autres, plus ils sont puissants, plus leux-
pente est douce et plus leur cône est faiblement incliné et stable.
Dans ce dernier cas, les villages s’y installent, l’homme y trouve
de l’eau, un terrain particulièrement fertile ; de là, il domine la
plaine d'alluvions, et la vallée où coule le torrent est le chemin
naturel de la montagne. „
A l’exception de Coire, située au coude du Rhin, au point où
la vallée s’élargit suffisamment pour permettre les cultures, les
agglomérations urbaines sont inconnues dans les Alpes; les
habitants vivent dispersés dans les villages ; mais à la belle
saison des bourgades de quelques centaines d’individus se gros-
sissent de milliers d’excursionnistes, qui se succèdent sans
interruption ; c’est même grâce à “ l’industrie des étrangers „,
autrement rémunératrice que l’élevage et vraie barrière à l’exode
rural, engendré par les branches industrielles, que la population
permanente de ces petits centres tend naturellement à aug-
menter.
Bien que l’altitude soit beaucoup moindre au Jura que dans
les Alpes ( Mont Tendre 1683 mètres), néanmoins le climat, celui
des hautes vallées notamment, est plus rude à altitude égale ;
aussi l’élevage est-il prédominant, et les cultures encore plus
rares -que dans les Alpes ; il ne s’en trouve même pas dans les
hautes vallées, dont la population serait beaucoup moins dense,
sans l’introduction, au commencement du xvm0 siècle, d’une
industrie merveilleusement adaptée au milieu, l’horlogerie ; elle
686
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
constitue la grande richesse de ce pays au sol pauvre. Ici, comme
dans les Alpes, les exigences de l’élevage ont nécessité la dis-
persion de la population : on ne peut signaler dans les hautes
vallées, à l’altitude de 950 et de 1000 mètres, que deux villes
de 13 000 et de 36 000 âmes, le Locle et la Chaux-de-Fonds ;
elles ont grandi avec le développement de l’horlogerie, mais
elles ont gardé leur aspect rural, leurs mœurs simples et leur
caractère hospitalier.
Le pied du Jura, qui forme la partie la plus basse du Plateau
suisse , a une altitude comprise entre 350 et 450 mètres, mais
du côté des Alpes, la région s’élève jusque près de 2000 mètres.
Sous le rapport climatérique, le Plateau est la plus favorisée
des trois grandes régions naturelles de la Confédération helvé-
tique. La température moyenne annuelle oscillant entre 7 et
10° C, le Plateau est à la fois région de culture et région d’éle-
vage ; la vigne et les céréales sont particulièrement en honneur,
mais l’élevage gagne sur la culture ; il est plus rémunérateur en
raison des perspectives qu’il ouvre à certaines industries : fabri-
cation du fromage, du lait condensé, de la farine lactée, du cho-
colat au lait. Ce développement de l’élevage pousse à l'exode
rural, car il nécessite moins de bras ; il favorise donc l’action
exercée par les villes, particulièrement développées sur le Pla-
teau, qui réunit toutes les conditions pour être plus peuplé que
les Alpes et le Jura.
“ Si de nombreuses agglomérations jalonnent l’ancienne voie
romaine de Genève à Arbon, c’est encore l’eau qui a exercé sur
les centres habités la plus puissante attraction. Au nord et au
sud, où cet élément est plus rare, les villages sont compacts ;
dans les vallées du centre, au contraire, où l’eau est surabon-
dante, les fermes se disséminent, le paysan s’isole au milieu de
ses terres. Cette influence de l’eau n'est nulle part plus visible
qu’autour des lacs. „ Les causes de ces phénomènes sont l’adou-
cissement de la température, la beauté du paysage et les facili-
tés offertes aux cultures arborescentes et à la vigne. M. F. -A.
Forel a tracé, sur les rives suisse et savoyarde du Léman, deux
bandes parallèles de 2500 mètres de largeur, de 250 kilomètres
carrés de superficie totale, la première riveraine, la seconde
située entièrement à l’intérieur des terres. La population de la
zone lacustre est de 246 296 habitants, soit 570 par kilomètre
carré ; elle est six fois plus considérable que celle de la zone
campagnarde qui s’élève à 43 938 individus, soit 93 par kilo-
mètre carré. “ Même en soustrayant de la première zone les
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 687
deux grandes cités de Genève et de Lausanne, il resterait
251 habitants par kilomètre carré... „
“ Sur les dix-huit villes suisses de plus de 10 000 habitants,
quinze se trouvent sur le Plateau , réparties principalement soit
au pied du Jura, soit au pied des Alpes, vérifiant le principe
que la population se porte toujours de préférence à la limite de
deux régions naturelles. „ Presque tous ces centres doivent
essentiellement leur extension à la création des chemins de fer
et au développement industriel. “ L’extension du périmètre
urbain s’est modelée sur la topographie : si l’on constate à
Berne et à Fribourg, par exemple, une forte prédominance vers
l’ouest, c’est que dans cette direction s’ouvre le méandre de
Y Aar ou de la Sarine, point de départ du peuplement des deux
villes. Partout ailleurs, l’élargissement s’est fait à peu près
également en tous sens, à moins que les rives d’un lac ou un
autre obstacle physique ne lui aient marqué des limites infran-
chissables „. Il faut signaler enfin “ l’influence des pays voisins
qui s’est fait sentir surtout à la périphérie : si Genève est fran-
çaise d’allures, Bâle et Schaffhouse ont bien le cachet allemand,
et l’air italien des petites villes tessinoises 11’est pas pour sur-
prendre. La Suisse se trouve, en effet, au carrefour de trois
civilisations, qui se reflètent et s’estompent dans le peuplement
de ses frontières. „
Bâle port de mer (1). — Sachant que les voies de communi-
cation sont le principal facteur du développement industriel et
commercial d’un pays, et qu’elles modifient de façon heureuse
les conditions économiques des régions qu’elles traversent, la
Suisse, placée au cœur de Y Europe, en un carrefour où viennent
se croiser plusieurs artères de trafic international, 11’a pas hésité,
comme le prouvent le Saint-Gothard et le Simplon, à s’imposer
des sacrifices énormes. Toutefois ces transports par essieu sont
onéreux : ils augmentent largement le prix de revient des ma-
tières premières nécessaires à l’industrie. Aussi, en peuple bien
avisé, les Suisses cherchent-ils à développer chez eux la navi-
(1) Revue pratique des sciences commerciales, Liège, 1906, pp. 265-276.
Analyse d’une étude publiée par M. Th. Zobiust, professeur à l’École de
commerce de Porrentruy, sous le titre : La navigation sur le Rhin
supérieur. Son importance pour la ville de Bâle et son influence sur le
trafic international de la Suisse, dans : Schweizerisches Kaufman-
nisches Centrai.blatt, mars 1906, nos 9, 10 et IL
688
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
gation fluviale, dont les tarifs sont particulièrement favorables
au transport des marchandises lourdes et encombrantes.
La convention de Mannheim, de 1868 a ouvert le Rhin et ses
affluents, de Bâle jusqu’à la pleine mer, à toutes les embarcations
chargeant les personnes et les marchandises ; ces bateaux
peuvent suivre la voie qui leur plaît, pour l’aller et le retour.
Aussi la batellerie sur ce fleuve, en dépit des voies ferrées qui
drainent ses rives, a-t-elle pris un essor extraordinaire ; les ports
rhénans allemands présentent un mouvement annuel qui dépasse
trente millions de tonnes ; entre Ruhrort et Mannheim, il circule
tous les ans près de trente mille bateaux, et quarante mille entre
Ruhrort et Rotterdam. Il se comprend dès lors que les villes
rhénanes s’imposent des sacrifices d'argent considérables pour
se créer des ports sûrs. “ Duisburg, Ruhrort, Dusseldorf,
Cologne, Mayence et Mannheim, possèdent des bassins et des
quais d’embarquement qui rappellent ceux des grands ports de
mer ; ils sont munis de l’outillage le plus puissant et le plus
moderne. „ Il en sera bientôt de même de Kehl, de Strasbourg
et de Bâle. Nous disons Bâle, en dépit des obstacles résultant de
l’opposition de Mannheim, de celle de Kehl et de Strasbourg,
et des difficultés que le Rhin supérieur offre à la navigation. Des
remorqueurs d’un type spécial auront aisément raison des bancs
de gravier tapissant çà et là le lit du fleuve, et la preuve ayant
été faite que celui-ci est navigable pendant au moins huit mois
d’avril à novembre, une société de navigation à vapeur sur le
Rhin supérieur a été fondée àlMZe.Comme couronnement de tous
ces efforts, des fonds viennent d’être votés par le Grand Conseil
du Canton pour doter la ville d’un port digne de la première
place de commerce de la Suisse.
Congrès international pour l’étude des régions polaires.
— Ce congrès a tenu ses séances à Bruxelles, du vendredi 7 au
mardi 11 septembre. Le véritable but, visé parles organisateurs,
était la création d’une “ Commission polaire internationale La
partie scientifique cependant n’a pas été perdue de vue, mais
elle venait en ordre secondaire. Comme toujours des discussions
plus ou moins vives ont eu lieu, des critiques, peut-être justifiées,
ont été ou peuvent être formulées ; le travail des sections, faute
de temps, n’a pas été ce qu’il aurait dû être ; mais l’accord s’est
fait, grâce à des concessions mutuelles ; des vœux ont été émis
et adoptés, et l’on a voté le projet de statuts de la “ Commis-
sion polaire internationale „ que nous venons de signaler. Ce
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
689
projet devra être soumis dans le plus bref délai à l’approbation
des Etats. Et voilà créé un nouvel organisme, dont on peut
attendre les plus heureux résultats, car les polaires ont toujours
arboré la vieille et fière devise : noblesse oblige.
F. Van Ortroy.
ETHNOGRAPHIE
Chronologie du quaternaire. — Qui parviendra à débrouil-
ler le chaos du quaternaire ? M. Rutot y contribue avec sa
hai’diesse habituelle et il a élaboré un système complet, dans
lequel viennent s’intercaler à leurs places respectives, les dépôts,
les données de la faune et les industries paléolithiques. Malheu-
reusement cet ensemble, si savamment conçu et si adroitement
agencé, est sujet à beaucoup de critiques, même de la part de
ceux qui 11’opposent aucune difficulté à l’industrie éolithique (1).
M. Blanckenhorn s’en est longuement occupé à la Société d’An-
thropologie de Berlin, quand il s’est agi d’interpréter les trou-
vailles faites dans le diluvium, aux environs de Neuhaldensleben,
à l’ouest de Magdebourg.
En premier lieu, il reproche à M. Rutot de suivre trop servi-
lement M. Geikie et de ne pas tenir suffisamment compte des
travaux des géologues allemands et notamment des intéressantes
recherches de M. Penck, sur le quaternaire des Alpes (2).
M. Blanckenhorn fait valoir un second grief contre la classi-
fication de M. Rutot, qui a le tort de caractériser des époques
par Yelephas antiquus et Yelephas primigenius et d’établir une
distinction trop formelle entre ces deux époques. C’est un fait
avéré que les restes de ces deux éléphants se rencontrent très
souvent ensemble, que Yelephas antiquus est caractéristique du
Chelléen et qu'il 11e faut pas assigner le gisement de Taubach à
»
(1) P. Favreau, Neue Funde ans dem Diluvium in der JJmgegend von
Neuluddensleben. M. Blanckenhorn, Diskussion. Zeitschrift für Eth-
nologie, tome XXXVII, 1905. pp. 284 et suiv.
(2) A lire un article de M. A. Obermaier : Le Quaternaire des Alpes et
la Nouvelle Classification du professeur A. Penck. L’Anthropologie,
1904, p. 25.
111e SÉRIE. T. X.
44
6go
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
une prétendue époque éolithique, parce qu’on y a relevé la pré-
sence de Yélephas antiquus.
M. Rutot commet une troisième erreur; il attribue une valeur
excessive à l’aspect de l’industrie et au type des instruments.
Parce que le coup de poing fait défaut, dans certains gisements
de l’Europe centrale, ce n’est pas un motif pour les classer dans
le paléolithique moyen ou le paléolithique supérieur, alors que
les données de la géologie permettent de fixer une date plus
reculée.
L'Origine des Éolithes. — M. Boule combat l’existence de
l’homme tertiaire et la valeur des éolithes comme produits de
l’industrie humaine, pour deux motifs : d’abord il est imprudent
d’admettre l’existence de l’homme à des époques géologiques si
reculées en l’absence de tout document ostéologique ; ensuite il
paraît certain que les éolithes peuvent être produits par des
causes naturelles.
Il y a, au sud-est de Mantes, dans la commune de Guerville,
une usine qui fabrique du ciment, en mélangeant de la craie et
de l’argile plastique. La craie, qui renferme des rognons de
silex, est versée avec l’argile dans des cuves circulaires, appe-
lées délayeurs et dans ces bassins elle est soumise au mouvement
tourbillonnaire de l’eau. Ces cailloux, qui subissent dans les
délayeurs les actions dynamiques d’un tourbillon artificiel, com-
parables aux actions dynamiques d’un cours d’eau naturel et
torrentiel, offrent tous les caractères des anciens graviers des
rivières et un grand nombre d’entre eux présentent des retouches
identiques à celles qu’on observe sur les éolithes. M. Boule a pu
recueillir une belle collection d’échantillons, semblables à ces
pièces, qu’on désigne sous les noms de percuteurs, grattoirs,
retouckoirs, silex à encoches. Voici la conclusion de M. Boule :
“ Comme paléontologiste, je crois fermement à l’existence de
l’homme tertiaire ; je ne doute pas qu’on trouvera un jour ses
traces sur quelque point du globe ; mais pour être irrécusables,
ces traces devront avoir une valeur tout autre que celle des
éolithes „ (h).
(1) M. Boule, L'Origine des éolithes, L'Anthropologie, t. XVI, 1905,
pp. 257 ot suivantes. M. H. Obermaier expose les mêmes données, dans
l’article Zur Eolithenfrage, Archiv für Anthropologie, Neue Folge,
t. IV, p. 75.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
691
Classification du néolithique. — A la Société d’anthropo-
logie de Bruxelles, M. Rutot (1) a fait valoir quelques notions
préliminaires sur le néolithique, devant servir de base à une
classification à introduire dans cet âge. Il distingue des faciès
divers du néolithique et il discerne le Tardenoisien, le Cam-
pignien, le Néolithique à faciès éolithique, auquel il donne le nom
de Flénusien. POmalien, caractérisé par les fonds de cabanes, le
Robenhausien à faciès industriel et le Robenhausien à faciès
défensif.
Cette manière d’envisager le néolithique nous suggère plu-
sieurs observations.
M. Rutot considère-t-il le néolithique en général ou ne tient-il
compte que du néolithique de Belgique ?
Sans le dire clairement, il 11e paraît s’occuper que du néo-
lithique de Belgique, car s’il tenait compte du néolithique des
autres pays, il devrait d'après son système introduire un grand
nombre de subdivisions, pour caractériser tous les faciès que le
néolithique comporte en divers pays. Nous croyons que la répar-
tition de M. Rutot est sujette à faire naître la confusion ; pour-
quoi choisir un nom particulier, comme l’Omalien par exemple,
pour désigner l’habitat et l’industrie des fonds de cabanes, qui
se manifestent en plusieurs pays ? Avec une telle nomenclature,
on risque de multiplier les vocables à l'infini et d’avoir un nom
particulier pour chaque découverte.
Si l’on établit une classification pour le néolithique, il y a lieu,
nous semble-t-il, de distinguer, non les manifestations diverses
de la culture néolithique, mais les époques pendant lesquelles
cette culture a évolué ; de cette façon on peut s’en tenir aux
débuts du néolithique, caractérisés par les stations à tranchets du
Campignien, de l’Arisien et des Affaldsdynger du Danemark et
autres gisements similaires (2) et au plein épanouissement du
néolithique, pour lequel on a depuis longtemps adopté le nom
de Robenhausien et qui est caractérisé par des faciès divers,
comme l’érection des cabanes et des habitations lacustres, la
construction des dolmens, la confection des beaux instruments
tels que les haches polies et les pointes de flèches. Toutes les
stations de l’apogée du néolithique offrent des ressemblances et
présentent aussi des variétés, soit pour l’habitat, soit pour la
(1) A. Rutot, Notions préliminaires sur le Néolithique. Bulletin de la
Société u’ Anthropologie de Bruxelles. Tome XXIV, 1905, p. xxm.
(2) L’Anthropologie, tome XII, p. 354.
ÔÇ2 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
confection des instruments et l’industrie de la poterie et ces
variétés sont réunies à des degrés divers dans les mêmes sta-
tions ; cette diversité n’implique pas une nomenclature diverse,
une classification distincte, mais simplement des notions ethno-
graphiques différentes. Jusqu’à nouvel ordre, à l’exemple de
M. Piette (1), nous ne distinguerons que deux époques dans le
Néolithique, pour lesquelles on peut adopter le nom de Ccim-
pignien pour les stations à tranchets et le nom de Robenhansien
pour les stations où prédomine la hache polie.
L'homme de Krapina. — Nous avons étudié un nouvel
article de M. Gorjanovic-Kramberger sur ses intéressantes
recherches dans la caverne de Krapina (2). Il en résulte à toute
évidence que le gisement de Krapina appartient au paléolithique
inférieur, bien qu’il soit difficile d’établir la chronologie du qua-
ternaire pour la Croatie et de la comparer à celle des autres
contrées, pour le motif que le gisement paraît antérieur au loess
et que la Croatie n’a pas subi l’invasion des Glaciaires.
Il est certain que la caverne de Krapina est caractérisée par
la présence du rhinocéros Mercki. M. Gorjanovic-Kramberger a
relevé, depuis ses précédentes études, un crâne entier de ce
rhinocéros, qui a permis de fixer l’âge géologique de la couche
et l’a mis hors de conteste.
L'étude de quelques débris de crânes humains a permis de
conclure qu’il y a des crânes dolichocéphales, mésaticéphales et
brachycéphales ; nous avions toujours cru que les races primi-
tives de l’Europe étaient extrêmement dolichocéphales.
M. Gorjanovic-Kramberger attribue aussi des caractères pithé-
coïdes à une partie de l’os frontal. Il est aisé de constater la
notable différence qui distingue le type de Spy-Néanderthal, du
crâne du Chimpanzé : n’est-il pas hors de propos d'attacher une
si grande importance à des parties si fragmentaires ? La diffé-
(1) E. Piette, Classification et Terminologie des temps préhistoriques.
Centralblatt für Anthropologie, tome VI, p. 65. — M. Cartailhac
écrit dans IAnthropologie, tome XVI, 1905, p. 321 : “Ni Salmon ni
MM. Capitau et d'Ault n ont inventé le Campiguien ; l’honneur en revient
aux Danois, à Worsaae principalement et la démonstration de deux
phases dans le Néolithique remonte au Congrès de Copenhague, en 1S69.„
(2) Dr K. Gorjanovic-Kramberger, Ber palaolithisclie Mensch nnd
seine Zeitgenossen ans dent Diluvium von Krapina in Kroatien, dans
MlTTEILUNGEN DER ANTHRüPOLOGISCHEK GeSELLSCHAFT IN WlEN.t.XXXV,
1905.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
6g3
rence est-elle moins accentuée, parce que les arcades sour-
cilières sont proéminentes, le front fuyant et que l’os nasal,
dont une minime partie seulement subsiste, ne forme pas un
angle avec l’os frontal, mais semble se profiler dans la même
direction que le front ? Qu’on jette un coup d’œil sur une collec-
tion de crânes récents, et on verra immédiatement des exem-
plaires dans lesquels une partie de l’os nasal suit le profil de
l’os frontal que M. Gorjanovic-Kramberger a si minutieusement
étudié.
L’auteur décrit dans les moindres détails quatre mâchoires
inférieures, et il les compare à la mâchoire de la Naulette et
à celles de Spy et de Sipka. Elles sont prognathes et sans
connexité en avant. L’apophyse du génioglosse fait défaut, mais
on aperçoit deux légères éminences, dans lesquelles on voit
poindre la spina mentalis interna de l’homme récent.
Les écritures de l'âge glyptique. — M. Piette poursuit dans
I’Axthropologie, ses originales études d’ethnographie préhisto-
rique. Son dernier article s’occupe des écritures de l’âge glyp-
tique. On sait que M. Piette appelle ainsi l’âge du renne, à cause
des sculptures et des gravures qu’on y rencontre. 11 nous montre
divers fragments de bois de renne avec de belles sculptures en
creux. Les signes qu’ils portent, représentent des cercles à
saillie centrale, des losanges, des fossettes, des spirales de
formes diverses, qui se suivent.
Voici maintenant la thèse que M. Piette soutient : ces signes
sont des hiéroglyphes. Ces symboles sont des images employées
comme signes d’une chose ; ils représentent donc des mots.
Dans la succession des temps, les mots ont été décomposés en
syllabes, les syllabes en lettres et les mêmes signes ont désigné
successivement des mots, des syllabes et des lettres. Les mer-
veilleuses sculptures de l'âge du renne nous représentent donc
les plus anciennes inscriptions connues, l’écriture des temps
paléolithiques !
Nous professons pour la science et les admirables découvertes
de M. Piette le plus grand respect, mais nous hésitons à sous-
crire à des assertions aussi hardies et aussi dénuées de preuves.
Prenons le cercle à saillie centrale ; nous admettons tout au
plus qu’il offre quelque ressemblance avec l’hiéroglyphe qui
désigne le soleil. M. Piette va trop loin, quand il affirme que ce
signe est le symbole du soleil. Comment peut-on le savoir?
M. Piette est encore plus tranchant, quand il s’agit des autres
694
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
signes. Il ne suffit pas de dire : “ Le losange aussi est certaine-
ment un symbole... Le sixième signe est évidemment un hiéro-
glyphe. „ Ce sixième signe, aussi énigmatique que les autres,
consiste en deux lignes droites et trois lignes courbes juxta-
posées.
En somme, les affirmations de M. Piette ne nous paraissent
pas appuyées de preuves suffisantes, et ensuite l’auteur 11e
semble-t-il pas se contredire et donner la véritable interpréta-
tion de ces signes, quand il avoue que ces signes constituent des
motifs d’ornementation et que “ le symbolisme a été la princi-
pale source d’ornementation aux temps glyptiques „ ?
Tout ce qu’on peut présumer, c’est qu’il est possible que ces
gravures soient des symboles et même, si c’étaient des hiéro-
glyphes, il faudrait renoncer à jamais à les lire, a les interpréter,
à en saisir la signification.
La chronologie que M. Piette s’efforce d’établir sur l’évolu-
tion de l’écriture, sur le temps nécessaire à l’écriture pictogra-
phique pour se développer et aboutir à l’écriture cursive, nous
semble également du domaine de la fantaisie (1).
Les restes humains quaternaires dans l’Europe cen-
trale. — M. H. Obermaier entreprend dans I’Anthropologie (2)
les restes humains quaternaires, recueillis dans l’Europe cen-
trale, pour élucider le problème des races humaines quater-
naires. La première partie de ce remarquable travail est con-
sacrée aux découvertes anthropologiques de l’Autriche-Hongrie
et son principal mérite consiste en ce que l'auteur, ayant étudié
les découvertes sur place, est à même d’écarter toutes celles
dont la valeur scientifique n’est pas solidement établie.
C'est ainsi qu’il élimine comme douteuses ou erronées, les
trouvailles faites en Bohême, en Hongrie et en Pologne et cer-
taines trouvailles faites en Moravie, pour s’en tenir au gisement
de la caverne de Sipka en Moravie, qu’il range dans la troisième
période glaciaire : Moustérien à faune froide ; aux découvertes
de Krapina, aux gisements de Willendorf, de Predmost et de
Bruenn, qu’il attribue à la troisième période interglaciaire et à
la phase de la formation du loess : Moustérien à faune chaude
et période des steppes ; au gisement de la Gudenus-hoelile,
(Il Ed. Piette, Études d' ethnographie préhistorique. Les Écritures de
l'âge glyptique. L’Anthropologie, t. XVI, 1905, pp. 1-11.
(2) L'Anthropologie, tome XVI, 1905, pp. 385 et suiv.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 6g5
qu’il classe dans la quatrième période glaciaire : Magdalénien à
faune froide.
La caverne de Sipka, au nord de la Moravie, n’a fourni qu’un
fragment incomplet et partant peu caractéristique de mandibule
humaine ; la G-udenus-hoehle, sise aux environs de Krems n’a
procuré qu’une canine d’enfant et la station de Willendorf, près
de Vienne, qu’un fragment de fémur gauche.
Nous avons déjà rendu compte des découvertes de Krapina
et nous en reparlons plus loin.
La station de Predmost, située aux environs de Prerau, a
livré plusieurs squelettes. On a pu reconstituer dix crânes doli-
chocéphales, dont six appartiennent à des individus adultes et
quatre à des adolescents. La longueur des fémurs permet de
conclure qu’il s’agit d'une grande race. Les crânes masculins
montrent des arcades sourcilières bien développées.
A Bruenn on a trouvé un squelette, dont le crâne est au plus
haut degré dolichocéphale. Quelques parties du crâne et des
autres ossements étaient colorées d’un rouge intense. M. Virchow
avait exprimé l’opinion que cette coloration était artificiellement
produite après le décharnement des os. M. Obermaier est d’avis
qu’on jetait autour du corps enterré des grains de sanguine,
dont la désagrégation produisait des taches rouges sur les os et
sur les objets placés à côté d’eux.
Résultat scientifique : bien que les documents ne soient pas
abondants, il est permis de présumer qu’à l’époque quaternaire
la région du Danube moyen était peuplée d’une grande race
dolichocéphale.
Les peintures et gravures murales de la caverne de
Marsoulas. — Nos lecteurs se rappellent le bel article con-
sacré par le regretté marquis de Nadaillac aux peintures et aux
gravures murales des grottes préhistoriques de l’âgedurenne(l).
L’infatigable et savant abbé Breuil, aidé de M. Cartailhac et de
M. Capitan, continue à explorer ces cavernes et à rendre compte
de ses découvertes. Récemment et de concert avec M. Cartailhac
il a décrit dans I’Anthropologie (2) les relevés des graffites et
des peintures de la caverne de Marsoulas, située près de Salies-
du-Salat, dans la haute Garonne.
(1) Revue des Questions scientifiques, t. LVI, juillet 1904, pp. 87-96.
(2) E. Cartailhac et l’abbé Breuil, Les Peintures et Gravures murales
des cavernes ptjrénéennes. L’Anthropologie, t. XVI, juillet-octobre
1905, pp. 481-444.
696 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ce qui captive l’intérêt, dans les découvertes faites dans cette
caverne, c’est qu’elles établissent un lien entre la caverne espa-
gnole d’Altamrra et celle de Font-de-Gaume et autres du Péri-
gord, de la Gironde et du Gard.
Il y a d’abord un paragraphe relatif aux gravures. Nous
admirons les dessins d’un cheval gravé sur la paroi droite, d’un
bison gravé sur la paroi gauche et d’un bouquetin gravé au
fond de la galerie. Les principales figures entières, au nombre
de quatorze se composent de six chevaux, six bisons, un bou-
quetin et un cervidé. Il y a une centaine de croquis de têtes,
parmi lesquels le bison prédomine. Quelques croquis de figures
humaines semblent rappeler des masques de sauvages.
Le paragraphe suivant traite des animaux peints. La princi-
pale figure est un grand bison, analogue à ceux d'Altamira. Les
bords de l’image, le pourtour du corps, c’est-à-dire la croupe,
la queue, la ligne dorsale, le creux des reins, le garrot, toute la
tête, l’avant du poitrail sont noirs. En dedans de ces lignes la
masse du corps, les flancs, les cuisses sont rouges. L’œil a la
prunelle rouge. Deux bisons, qu’011 rencontre ensuite, sont noirs.
Le dernier paragraphe de cette monographie expose les
signes. On remarque des tectiformes, des pectiformes, des poin-
tillés et des bandes arborescentes, qui sont rouges. Les peignes,
à quatre, à cinq et parfois à six dents assez allongées, semblent
représenter des mains. O11 observe aussi des croix, inscrites
dans un cercle, qu’on retrouve sur les galets coloriés du Mas
d'Azil.
A Marsoulas pas plus qu’à Altamira on ne rencontre de figures
d’animaux éteints, comme dans la Dordogne.
Crânes préhistoriques et crânes modernes. — M. Charles
S. Meyers a établi une comparaison intéressante entre deux
séries d’indices (1). La première appartient à un grand nombre
de crânes, qui proviennent des fouilles de M. Petrie à Nekada et
auxquels on attribue un âge de 5000 ans avant notre ère. La
seconde a été prise sur le vivant et ramenée aux indices cranio-
métriques. L’auteur a pu mesurer des soldats égyptiens, origi-
naires des provinces de Kena et de Girga et ces conscrits ont
(1) Charles S. Meyers, Contributions to Egyptian Anthropometry. The
comparative Anthropometry of the most ancient and modem Inhabi-
tants, dans The Journal of the Anthropological Institute of Great
Britain and Ireland. Vol. XXXV, 1905.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 697
vécu dans la même région de la vallée du Nil et dans le même
milieu que leurs ancêtres préhistoriques.
L’indice céphalique moyen de la série préhistorique est 72,99 ;
l’indice céphalique moyen de la série moderne est 72,53; la
morphologie du crâne ne dénote donc aucune différence essen-
tielle entre la population préhistorique et la population moderne.
Dans les deux séries, on constate que l’écart entre l’indice
céphalique minimum et l’indice céphalique maximum est très
faible et le peu d’étendue des oscillations démontre que la popu-
lation moderne est demeurée aussi homogène que l’était la
population préhistorique.
Pour la sériation individuelle, la courbe accuse sensiblement
les mêmes sommets, avec double décroissance analogue, dans
les deux séries.
Cette comparaison fournit un bel exemple de la persistance
des caractères physiques, dont l’ensemble constitue les races.
Le crannoge de Zeebrugge. — Quand on a creusé, en 1904,
la darse ouest du port de Zeebrugge, on a découvert, sous deux
mètres d’alluvions marines, un ancien ouvrage en bois, de forme
rectangulaire, qui a été déblayé en partie et décrit par M. le
baron de Loë (1). I! était formé de poutres en grume, de 12m,50
de longueur, parallèles, distantes les unes des autres de 2m,66 à
3 mètres et reliées entre elles par des traverses. L’ouvrage était
maintenu en place par deux rangées latérales de pieux, fixés
très profondément en terre et serrés les uns contre les autres.
Les grandes poutres présentaient tontes aux extrémités, une
ouverture rectangulaire, dans laquelle pénétraient les traverses
de liaison. Quelques vestiges découverts sur cet ouvrage, qui
reposait sur la tourbe, le fixent à l’époque romaine, comme le
suggère d’ailleurs la couche d’alluvions marines qui le recouvre
et dont le dépôt a commencé dès le ive siècle. Cette construction
offre une ressemblance frappante avec les crannoges des îles
britanniques. O11 y a recueilli aussi une calotte crânienne, avec
(1) A. de Loë, Découverte d'un ancien ouvrage en bois, dans les travaux
de creusement de la darse ouest du port de Zeebrugge, Bulletin de la
Société d'anthropologié de Bruxelles, tome XXIV, 1905, p. xix. —
Baron Cil. Gillès de Pélichy, Note sur l'ancien ouvrage en bois, découvert
au port de Zeebrugge. Annales de la Société d'émulation, tome LV,
1905, p. 177.
698
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l’indice céphalique 74.85 (1). Il résulte d’autres découvertes que
la région a été occupée aussi par une race brachycéphale ; le
mélange des races, qui se constate de nos jours, remonte par
conséquent à une date très ancienne.
J. Claerhout.
SCIENCE ÉCONOMIQUE
Les Caisses ordinaires d épargne en Italie (2). — Le
Ministère italien de l’Agriculture, de l’Industrie et du Com-
merce a publié, à l’occasion de l’Exposition internationale de
Milan, un historique étendu des Caisses ordinaires d’épargne
dans lequel il a fait ressortir la grande part prise par ces Caisses
dans le développement économique du pays. Cet historique,
formé d’une série de monographies groupées par région terri-
toriale, débute par une introduction générale claire, méthodique
et substantielle dont l’analyse me suffira pour montrer les pro-
grès de l’épargne en Italie deptiis 1822 jusqu’aujourd'hui et quel
a été le rôle bienfaisant des capitaux accumulés par elle, dans le
domaine de l’agriculture, dans celui de l’industrie, comme aussi
en matière de bienfaisance, de prévoyance et d’utilité publiques.
Les premières Caisses d’épargne italiennes — les Caisses
vénitiennes — datent de 1822 ; elles furent annexées aux Monts
de Piété. En 1823, fut fondée la Caisse de Milan, en 1827, celle
de Turin, en 1829, celle de Florence. Les États de l’Église insti-
tuèrent la Caisse de Rome, en 1836 et celle de Bologne, en 1837.
Puis les Caisses se multiplièrent de plus en plus. Au 1er avril 1906
on en comptait 184 en activité.
L’Italie ne fut pas la première à instituer des Caisses d'épargne
— l’Allemagne, l’Angleterre et la Suisse se disputent cet hon-
neur — mais elle ne fut pas longtemps à occuper une place
(1) V. Jacques, Note sur le crâne trouvé à Zeebrugge, Bulletin de la
Société d’anthropologie de Bruxelles, tome XXIV, 1905, p. xxii.
(2) Ministero d’Agricultura, Industria e Commercio. Le Casse ordi-
narie di Bispurmio in Italia dal 1822 al 1904. Notizie storiche presen-
tate ail’ Esposizione di Milauo del 1906. Un vol. in-8° de 641 pages. —
Roma, Tipografia nationale, 1906.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
699
importante parmi les pays épargnants. Les 184 organismes
actuels présentent une caractéristique bien propre au génie
italien : une grande variété d’organisation et une remarquable
faculté d’adaptation aux besoins locaux et au processus de la
vie sociale. La loi de 1888 sur les Caisses d’épargne a respecté
leur féconde indépendance et n’a pas voulu, en les courbant sous
une règle trop uniforme, les empêcher de continuer une œuvre
économique favorisée par une liberté d’action dont, à considérer
l’ensemble des institutions, on n’a jamais abusé.
Les Caisses ordinaires d’épargne sont régies par la loi précitée
de 1888. par celle de 1898 et par un règlement de 1897.
Les Caisses, quel que soit le fondateur, ont droit à la per-
sonnalité civile. Leur dotation originelle ne peut être inférieure
à 8000 francs et n’est susceptible de remboursement que si le
fonds de réserve atteint le 1 10 des dépôts. Ce fonds — comme
aussi n’importe quelle espèce de patrimoine ou de profit —
ne produit pas intérêt au bénéfice du fondateur. Les 9/10 des
profits annuels sont destinés obligatoirement à la formation
et à l’augmentation du fonds de réserve ; le dernier dixième
peut être affecté à des œuvres de bienfaisance ou d’utilité
publique, à l’augmentation du patrimoine, etc. Cette part de 1/10
est majorée lorsque le fonds de réserve se maintient à une valeur
égale au 1/10 des dépôts. La qualité de sociétaire est distincte de
celle d’administrateur; la première est personnelle et intrans-
missible jusqu’au remboursement de la contribution. Aucune
participation aux profits, aucune indemnité rattachée à ces pro-
fits ne sont accordées aux administrateurs ; ils ne perçoivent que
des jetons de présence lorsque le capital administré dépasse cinq
millions de lire.
Les livrets d’épargne sont nominatifs ou au porteur, ou bien
nominatifs payables au porteur; la loi admet aussi des dépôts
autres que des dépôts sur livrets, notamment des dépôts en
compte courant. Les institutions de bienfaisance, les sociétés de
secours mutuels, les sociétés d’artisans, etc., qui représentent la
petite épargne sont autorisées dans certaines limites à posséder
des livrets particuliers bénéficiant d’un taux d’intérêt plus élevé
que celui des livrets ordinaires.
Les Caisses d’épargne ne peuvent acquérir d’immeubles que
pour les besoins de leur service ; tous ceux qui viennent à leur
échoir par héritage, donation, ou toute autre cause et dont l’em-
ploi ne répond pas à ces besoins, doivent être vendus dans les
dix ans.
700
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les statuts des Caisses sont approuvés par le Roi sur la pro-
position du ministre de l’Agriculture, de l’Industrie et du Com-
merce, le Conseil d’Etat entendu. Les Caisses sont soumises
à la surveillance du ministre de l’Agriculture, de l’Industrie et
du Commerce.
En cas de graves irrégularités, le Conseil d’administration
peut être dissous ou suspendu et remplacé temporairement, dans
le premier cas, par un commissaire royal ou, dans le second,
par un commissaire ministériel. Lorsque dans le courant d’un
exercice une perte d’au moins la moitié du patrimoine a été
constatée et que cette perte n’est pas réparée par les fondateurs
dans une mesure suffisante, la dissolution peut être prononcée
par le Roi, le Conseil d’Etat entendu.
On voit par ce rapide exposé de la législation que l’avoir des
déposants est entouré des plus expresses garanties. En l’espèce,
ces garanties sont nécessaires ; elles sont un des meilleurs
encouragements à l’épargne populaire.
Les 184 Caisses d’épargne actuelles se répartissent inégale-
ment sur le territoire italien; les Marches et le Midi en possèdent
le plus grand nombre, la Sicile, la Lombardie, la Ligurie en
comptent le moins, la Sardaigne n’en possède plus. Les Caisses
se classent en deux grands types : celui de Société anonyme
— 103 caisses — qui domine dans la Toscane et les anciens
Etats pontificaux, et celui d’institutions fondées par des com-
munes ou d’autres êtres moraux — 70 Caisses — type habituel
à la haute Italie et au Midi. Les 5 Caisses non comprises dans
les catégories précédentes sont de forme spéciale. La Caisse de
Milan a une administration à la nomination de laquelle prennent
part la commune de Milan, toutes les provinces lombardes et le
Gouvernement ; les Caisses de Païenne et de Carrare ont un
conseil nommé par le Gouvernement ; la Caisse de Naples
dépend de la Banque de Naples et celle de Sienne du Mont de
Piété de Paschi.
Diverses institutions ont des succursales et leur action s’étend
hors de leur province.
A la fin de 1904, les sommes déposées dans les 182 Caisses
alors existantes se montaient à 1 776 900 000 lire; l’ensemble
des patrimoines était de 281 800 000 lire. Il y avait donc
2 058 700 000 lire à administrer.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
701
Le tableau suivant indique, depuis 1830, les accroissements
décennaux des dépôts et des patrimoines pour l’ensemble des
Caisses ordinaires d’épargne italiennes.
(En millions de lire)
1830 1840 1850 1860 1870 1880 1890 1900 1904
Dépôts 6,3 21,4 42,5 157,7 347.7 686,0 1186,7 1504,7 1776,9
Patrimoines 0,2 1,0 2,6 11,2 28,2 70,4 140,4 234,3 281,8
Si l’on tient compte, en outre, de près de 984 millions de lire
recueillis par la Caisse d’épargne postale, dont il sera dit quel-
ques mots plus loin, on arrive à un total de 2761 millions de lire
de dépôts, somme considérable, mais qui est loin de représenter
toute l’épargne italienne que sollicitent aussi pour une grande
part les institutions de crédit et les Banques populaires. A la fin
de 1904, les seules Banques coopératives — au nombre de 759
— avaient recueilli 640 1/2 millions de lire.
Les Caisses ordinaires d’épargne sont de véritables Banques
de dépôt, elles sont donc appelées à placer les fonds qui leur sont
confiés et, à cet égard, elles attirent particulièrement l’attention.
Voici le tableau des placements (dépôts et patrimoines)
depuis 1830 :
(En millions de lire)
Au
Prêts
Prêts
Portefeuille
Comptes
En
31 déc. Titres hypothéc.
chirograph.
(Lett. de ch.)
courants
souffr.
1830
3,0
1,5
1,9
—
—
—
1840
2,6
7,6
8.5
0,9
2,3
—
1S50
2,7
20,0
14,9
3,3
2,8
_
1S60
14,0
83,3
31,7
12,6
6.9
0,2
1870
73,8
107,5
49,3
27,1
11,9
0,9
1880
306,3
135,4
92,7
82,3
46,4
2,2
1890
578,7
274,9
151,0
142,0
60,4
6,9
1900
991,4
255,6
136,8
138,2
66,3
7,1
1904
1072,7
303,1
165,0
289,8
80,7
7,3
Les placements en titres sont pour la presque totalité des
placements en titres publics ; ils ont eu et ont encore une grande
influence sur le marché des fonds d’Etat, ils ont contribué à
702
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l’amélioration progressive des cours du Consolidé. Les prêts
hypothécaires révèlent l’aide apportée par les Caisses à la pro-
priété terrienne qui manque de capitaux et ne trouve générale-
ment qu’un crédit difficile et coûteux. Les 290 millions de lire en
lettres de change représentent les services rendus au Commerce
et spécialement à l’Agriculture qui a besoin de longues échéances
et de nombreux renouvellements et à qui presque toujours les
portes sont fermées. Les prêts chirographaires sont, pour ta plu-
part, consentis en faveur des communes et de sociétés diverses,
afin de faciliter l’exécution de travaux d’utilité publique et de
contribuer, sous différentes formes, au développement écono-
mique du pays.
Les comptes courants sont, pour un quart, des dépôts effec-
tués par les petites caisses auprès des plus grandes et par
celles-ci auprès des Banques d émission et, pour les trois quarts,
des ouvertures de crédit garanties par des gages hypothécaires
et, le plus souvent, par des lettres de change. On n’a pas tou-
jours eu à se féliciter de cette espèce de placements.
Les placements en souffrance sont des créances échues et
non recouvrées, mais dont le recouvrement peut être espéré.
Cette situation existe surtout dans les Marches et dans le Midi
où l’éducation du crédit laisse encore à désirer et où le senti-
ment de l’échéance fait défaut. Il convient de remarquer que
le portefeuille contient, pour une grande partie, des lettres de
change agraires dont le règlement est souvent subordonné à la
vente de la récolte.
Les Caisses d’épargne ont principalement soutenu l’agricul-
ture. la première et l’unique source de richesse de la majorité
des provinces italiennes. Le crédit agricole a été organisé et
rendu vraiment pratique par les Caisses d’épargne; les Caisses
sont allées plus loin encore et, sous forme de dons, ont distrait
de leurs profits annuels des sommes importantes qui ont été
consacrées à différents objets utiles à l’agriculture. Il faut citer
des subventions à des sociétés agricoles, à des expositions et à
des foires. L’enseignement agricole a été subsidié, des chaires
ambulantes d’agriculture ont été créées et une école supérieure
d’agriculture, dotée avec munificence, a été fondée à Bologne.
Dans le domaine de l’industrie les initiatives des Caisses sont
moins nombreuses, moins importantes et moins heureuses que
dans celui de l’agriculture. En matière de bienfaisance publique,
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
703
elles ont toujours marché à l’avant-garde ; elles ont participé
à toutes les grandes œuvres de prévoyance sociale, elles
sont intervenues dans tous les désastres nationaux et locaux
et ont créé un grand nombre d’institutions de bienfaisance. Elles
ont construit des habitations ouvrières, fondé ou soutenu des
hôpitaux, des sanatoriums, des établissements pour conva-
lescents, des asiles pour enfants, des cuisines économiques. Elles
ont contribué à la diffusion de l’instruction.
Jusqu’en 1904, les caisses avaient donné 80 millions de lire,
dont 36 millions au cours des cinq dernières années, proportion
singulière, mais qui s’explique par le grossissement des patri-
moines qui a permis de distraire une part de plus en plus grande
des bénéfices annuels.
Depuis l’origine 38 Caisses d’épargne, ont été liquidées, dont
13 importantes. La liquidation de celles-ci s’est produite au
cours des vingt-cinq dernières années; aucune liquidation n’a
plus été prononcée depuis 1897. Il est permis d’espérer que
les pertes dues aux liquidations ne se reproduiront plus grâce
aux sages dispositions de la loi de 1888, lesquelles sont rigou-
reusement appliquées.
Outre les Caisses ordinaires d’épargne, l’Italie possède une
Caisse postale instituée par la loi du 15 mars 1875. La limite des
dépôts productifs est de 2000 lire, le minimum des versements
est de 1 franc. Les remboursements se font généralement à vue.
Le taux de l’intérêt fixé en 1876 à 3 "/ o, fut élevé en 1879 à
3 1/2 °/0 ; en 1887 il fut réduit à 3,25 0 u, à 3 % en 1895, à 2,88 °/o
en 1898, à 2,76 % en 1901 et, enfin, à 2,64 °/o en 1906. Depuis
1880 jusqu’à la fin de 1904 le nombre des livrets s’est élevé
de 339 845 à 5 265 446; leur solde total, de 46 252 860 lire à
983 620 537 lire.
La Caisse postale étend son action à la colonie d’Erythrée, à
l’Ile de Candie et aux navires de guerre. Elle effectue aussi des
opérations d’épargne pour le compte des Italiens résidant à
l’étranger. Elle possède un service de carnets de rente de la
Dette publique ; elle fait le service des coupons de cette rente
ainsi que celui des billets gagnants de la Loterie. Des comptes
courants sont ouverts sans limitation par la Caisse postale aux
chancelleries judiciaires et aux institutions de bienfaisance pu-
blique. Enfin, la Caisse postale se charge gratuitement du service
des rentes d’invalidité et de vieillesse des ouvriers.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
7°4
Les capitaux de la Caisse postale sont administrés par la
Caisse des Dépôts et Prêts. Une partie des profits est dévolue à
la Caisse nationale pour l’invalidité et la vieillesse des ouvriers,
le restant va au fonds de réserve qui atteignait environ 14 mil-
lions de lire à la fin de 1902.
B.
TABLE DES MATIÈRES
DU
DIXIEME VOLUME (troisième série)
TOME LX DE LA COLLECTION
LIVRAISON DE JUILLET 1906
Le Minotaure Typhée, par M. J. -H. Fabre 5
La Forêt gauloise, franque et française, par M. C. de
Kirwan 30
Les Origines de la Statique (fin), par M. P. Duhem . . 65
La Fonction économique des Ports (suite) :
II. Le Port de Bruges au moyen âge, par M. Georges
Eeekhout 110
III. Le Port de Baiiry, par M. H. Laporte .... 127
IV. Le Port de Beira, par M. Ch. Morisseaux . . 143
V. Les Fonctions économiques du Port de Liverpool,
par M. Paul de Rousiers 167
VI. Anvers et la vie économique nationale, par MM.
Ernest Dubois et Marcel Theunissen . . . 183
VIL Les Ports et la vie économique en France et en Alle-
magne, par M. G. Blondel 222
Note complémentaire, par M. Édouard Van der
Smissen 243
La Société scientifique aux fêtes du centenaire de Le
Play, Discours de M. Beernaert 255
Bibliographie. — I. 1. N. I. Lobatchefskij. Zwei geome-
trische Abhandlungen, aus déni Russischen ueber-
setzt, mit Anmerkungeii und mit eiuer Biographie des
Verfassers von Fr. Engel. — 2. N. J. Lobatchefskij’s
imaginare Geometrie and Anwendung der imaginâren
Geometrie auf einige Intégrale, aus dem Russischen
übersetzt und mit Anmerkungen herausgegeben von
H. Liebmann. — 3. Études géométriques sur la théorie
des parallèles par N. I. Lobatchewsky, traduit de l’al-
lemand par J. Hoüel. — 4. Pangéométrie ou Précis de
Géométrie fondée sur une théorie générale et rigou-
reuse des parallèles par N. J. Lobatchewsky, P. Man-
sion 260
II. Sammlung von Formeln und Sâtze aus dem
Gebiete der elliptischen Funklionen nebst
Anwendungen, von J. Thomae, P. Mansion. 266
nie SERIE. T. X.
43
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
III. Methodik der elementaren Arithmetik in Ver-
bindung mit Algebraischer Analysis von
Dr Max Simon, H. B 268
IV. Grundriss einer analytischen Geometrie der
Ebene, von J. Thomae in Jena, H. B. . . . 269
V. Études sur les Assurances-Vie. Calcul des
primes suivant la notation des Actuaires, par
Jean Schul, S. J., professeur d’Algèbre finan-
cière à l’École supérieure de commerce Saint-
Ignace à Anvers, C. Beaujean 271
VI. Karl Schellbach. Rückblick auf sein vvissen-
schaftliches Leben nebst zwei Schriften aus
seinem Nachlass und Briefen von Jacobi,
Joachimsthal und Weierstrass herausgege-
ben von Félix Millier, mit einem Bikinis
Karl Schellbachs. H. Bosmans, S. J. . . 274
Vil. Bellino Carrara, S. J. Professore di Calcolo
infinitésimale nell’ Universita Gregoriana.
L’ “ Unieuique Suum „, a Galileo, Fabricius
e Scheiner nella scoperta delle maccliie so-
lari, H. Bosmans, S. J 276
VIII. Le livre de l’Ascension de l’esprit sur la forme
du ciel et de la terre. Cours d’astronomie
rédigé en 1279 par Grégoire Aboulfarag, dit
Bar-Hebraeus, publié pour la première fois,
d’après les manuscrits de Paris, d'Oxford et
de Cambridge, par F. Nau. Seconde partie,
traduction française, H. Bosmans, S. J.. . 280
IX. Cours de Physique de l’École polytechnique,
par M. J. Jamin, troisième supplément par
M. Bouty. Radiations. Électricité. Ionisation,
V. S 286
X. Sur les Électrons, par Sir Oliver Lodge. Tra-
duit de l’anglais par E. Nugues et J. Péridier,
V. S 287
XI. Radio-Activity, by E. Rutherford, deuxième
édition, V. S 288
XII. Théorie der Elektrizitat. Zweiter Band : Elek-
tromagnetische Théorie der Strahlung, von
Dr M. Abraham, V. S 288
XIII. Leibnizens nachgelassene Schriften physika-
lischen, mechanischen und technischen In-
halts, von Dr Ernst Gerland, V. S 290
XIV. Elektrische Wellen-Telegraphie, von J. -A. Fle-
ming. Traduit de l'anglais par E. Asehkinass,
V. S 291
TABLE DES MATIÈRES.
707
XV. Les Éléments de l’esthétique musicale, par
Hugo Riemann, Professeur à l’Université de
Leipzig, traduit et précédé d’une introduction
par Georges Humbert, Professeur au Conser-
vatoire de Genève et à l'Institut de musique
de Lausanne, G. Leehalas 292
XVI. Hydraulique agricole et urbaine, par G. Bech-
mann. W 299
XVII. Le Sucre. Les plantes saccharifères, par C.
Maréchal, É D. W 300
XVIII. Minnesota plant diseases, par G. M. Freeman,
É. D. W 301
XIX. L’Argentine au xxe siècle, par A. B. Martinez
et M. Lewandowski, avec une préface par
Ch. Pellegrini, ancien Président de la Répu-
blique argentine, É. D. W 302
XX. Compte rendu des opérations et de la situation
de la Caisse générale d’épargne et de retraite
instituée par la loi du 16 mars 1865 sous la
garantie de l’État 304
XXI. De l’Esprit du gouvernement démocratique,
par Adolphe Prins, E. D 308
Revue des recueils périodiques.
Géologie, par M. A. de Lapparent 313
Sciences techniques, par M. G. de Fooz 322
Bulletin bibliographique 338
LIVRAISON D’OCTOBRE 1906
Joseph Marie de Tilly (1837-1906), par M. P. Mansion. 353
La chronologie des époques glaciaires et l’ancienneté
de l’homme, par M. A. de Lapparent 362
Le problème de l’alimentation. Physiologie et pratique
des régimes alimentaires, par M. le Dr Dardel
(d’Aix-les-Bains) 385
La forêt gauloise, franque et française (fin), par
M. C. de Kirwan 421
L’électricité considérée comme forme de l’énergie. Les
DEUX NOTIONS fondamentales : LE POTENTIEL et la
quantité d’électricité, par M. le L* Colonel Ariès. 452
Le rire et ses anomalies, par M. le Dr X. Francotte. 492
Orientaux et Occidentaux en Espagne aux temps pré-
historiques, par M. L. Siret 529
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Variétés. — I. Tâiflaçité alpestre du Hidjaz au premier
siècle de l’Islam : Étude de géographie arabe ancienne,
par le R P. H. Lammens, S. J 583
II. L’agrandissement de la lune à l’horizon . par
M. G. Lechalas 597
Bibliographie. — I. Encyclopédie des sciences mathéma-
tiques pures et appliquées. Tome I, vol. 4, fasc. 1 et
vol. 3, fasc. 1, M. 0 603
II. Sur quelques points du calcul fonctionnel, par
M. Fréchet, F. W 605
III. Traité de trigonométrie plane et sphérique, par
l’abbé E. Gelin, P. M 607
IV. Mélanges de géométrie à quatre dimensions, par
E. Jouffret, G. Lechalas 609
V. Cours d’astronomie, par Louis Maillard. Tome I,
J. T 612
VI. Elementi di astronomia del P. Adolfo Müller,
vol. 1 et 2, P. V 616
VII. Observation, étude et prédiction des Marées,
par Rollet de l’Isle, M. 0 618
VIII. Étude expérimentale du ciment armé, par R.
Feret, M. 0 628
IX. Traité pratique d’électrochimie, par Richard
Lorenz, J. P 634
X. Le bois, par J. Beauverie, C. de Kirwan. . . 636
XI. Traité d’exploitation commerciale des bois, par
Alphonse Mathey. Tome I, C. de Kirwan. . . 644
XII. Le domaine et la vie du sapin autrefois et au-
jourd’hui et principalement dans la région lyon-
naise, par Cl. Roux, G. de Kirwan 650
XIII. Les tremblements de terre. Géographie séismo-
logique, par F. Montessus de Ballore, G.
Schmitz, S. J 653
XIV. Les révélations de l’écriture d’après un contrôle
scientifique, par Alfred Binet, G. Lechalas . . 658
XV. L’objet de la métaphysique selon Kant et selon
Aristote, par C. Sentroul, P. S 663
XVI. R. P. Martin Hagen, S. J. Lexicon biblicum, S. E. 666
Revue des recueils périodiques.
Le congrès international des chimistes a Rome
(avril-mai 1906), par V. D. B 668
Géographie, par M. F. Van Ortroy 679
Ethnographie, par M. J. Claerhout 689
Science économique, par B 698
Louvain. — lmp. Poli.eunis & Ceuterick. 60. rue Vital Decoster, 60
Supplément à la REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES, livraison du 20 juillet 1906.
KEY PLAN
.Vol,. Iiany Hnilwtty i.t tchrwn. in Red tint#
ÀuOwrûretjL „ - — — B
Ilunning ü’i»»» a(a(B
Ry Sec '■!•! of the Barry R/AcL 18 HH and Sec .■ 54- oT Ihe
hile <»/’ (Hamorqun AcV IHH9 faci/ilie* are gix-en- 1er /Jic
i/i/mahiuu/c or tra/YEc nt the junrtùm* xith !)„• Ta/T f’alc
8- Grrat if'c.slcfn ayn/cmc.
Al X' WA I G D MIRAIT I
DOCKS AND DISTRICT MAR
U |)06.
WILLIAM WADHELL. M Usb C E
Entfineer .
/ABERC AVEN NY
UUtiU,
-Y) S I R H o\
OH<‘*\*i-o»ibrooXaie
• «UPPER CEE*.
.H« 1 #NOOTM BLAIR»'
• >0»ER ctcr
PBLAINA
ÜTtEOECAR J* «RT
BLA EN AVO N
V'.RHYMNEY
BARRY RAILWAY CONNECTIONS
•vIhitwOR'm W
.y TR.SI 'E
lV*M' l>RE^*ômy,fury
'DOWUAIS
MERTHYR TYD>
DISTANCES FROM BARRY SHEWN IN MILES
RLYMOUTM
•cwntiuiry • ma
\ • IANCAITER Yl
A *NEW JINHINCA V
• A B ER SA I
» CWMNEOlS
A BEA A M 4
C WM A M A N • ^
• •
'A MAKTMN
ytlLAhlUltM
'POOL
*li.NCORBWi
v;*"i>n n CAav i g Afi o n ,
morristonO
YMGEUV.^
°N EATH
• ILANCAIA<
1 ABERCOR KV \* ‘
• TYNYBEDU • <
^^•eOORINCAU
, NEWPORT
\w ABERCARN
/# CEI YN E N
• ABERCARN
C^5UTH_
BRITON FERRV
| OYEERYN R MONOD A
SWANSEA
COECNANT
^ PWUCARN
*\« EEALOAU
ÇwmcuoachI
ooDci'ini ,
iioAIANlRmA1**1
Jnpraoacm''
cir.mtsiY:
\PORTH
lAESTEC
PONTYPRIÇD
HA/LWAy
\WINDSOE
PORT
TALBOT,
sTREFOREST
LONDON
EWPORT
CAERPHJUY
TONDU
LLANTRISSAI
• MEiROS
1. B R I D^.el
FCOWBRIOCE
CARDIFF
DROPE
50UTHERNDOWN
O ICOWB R I DCE
WENVO E
PEN ARTH
‘DINAS
CADOXTON
WINOSOR
BARRY.
Cl LESTON1
IOVII A MlOOLt C«H5l
I oMhc<x)k Kach
COM MANVk ORAVINO COCHS
.r V'“
WESTON BRIOCI
IHfilli JiimUoiî'
71MBER POND
3S ACRES
Barry *îstl£*n>
STATION
Hliick lWk
AMNH LIBRARY
o.rxi
10
022
6260