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FOR THE PEOPLE
FOR EDVCATION
FOR SCIENCE
LIBRARY
OF
THE AMERICAN MUSEUM
OF
NATURAL HISTORY
REVUE
DES
QUESTIONS SCIENTIFIQUES
REVUE
DES
PUBLIÉE
I*AI! LA société SCIEMTFIOUE DE BRUXELLES
Xulla unqiiaiii inter fidem et rationem
vera dissensio esse potest.
Conxt. de Fid. cath., c. iv
troisième: série
TOME XII — 20 JUILLET 1907
(TIIENTE ET UNIÈME ANNÉE; TOME EXIl DE LA COLLECTION)
LOUVAIN
SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE
(M . J . Thirion)
II, RUE DES RÉCOLLETS, ii
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YKoTmi ^Aun/.ii ^
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STEPHANE LEDUC
A-T-IL CRÉÉ DES ÊTRES VIVANTS^" ?
Le 2() noveinl)i“e (rArsonval présentait à l’Aca-
(léinie des Sciences nne note de Stépliane r.educ (2)
intitulée Culture de la cellule artificielle. « Semé »
dans une solution arpieuse contenant de la gélatine,
du ferrocvanui’e de potassium et du chlorure de
sodium, un granule de sulfate de cuivre et de sucre
« })ousse » en un tem])s qui varie de queh[ues heures à
quelques Jours. On décidt au ])roduit des tiges, des
feuilles, des organes terminaux, on lui attribue des
(1) Conférence faite à l’assemblée générale du 10 avril 1907, de la Société
scientitiqne. — lîien que Stéphane Leduc ait nettement déclaré, comme on le
verra plus loin, (lu'il n’a pas prétendu avoir créé des êtres vivants, nous
avons choisi ce titre pour opposer notre travail à l’article publié dans Le
Matin du “21 décembre 1906 : «Lu-f o» /'«/rc de la vie ? Miracles. Comment
lin savant crée des êtres vivants.!)
(2) Le docteur Stéphane l,educ est professeur de physique à l’Ecole de
Médecine de Nantes. Voici, en manière de hiograpliie, (juelques e.vtraits
d’articles le concernant ;
I.orsque le 7 décembre 1900 Leduc vint à Paris faire dans les salons de la
Société de chirurgie. une conférence sur ses tentatives de biologie synthétique,
il fut présenté par le professeur Hoger en termes élogieux et salué comme
l’auteur « de trois découvertes dont nne seule sutLirait à illustrer un savant »
(Lf. PiiESSE .Médicale, S décembre 1900|.
Voici, d’autre part, le portrait de Stéphane Leduc tracé par un de ses élèves,
le docteur Octave Iléliard (.Iol’rnal de .Médecine de Paiüs, 0 janvier 1907» :
« Lorsque, petit écolier monté en graine, je m’assis sur les bancs de l’Ecole
de Médecine de Nantes, la première ligure qui arrêta mes regards fut celle du
professeur Leduc, et ce fut aussi la dernière. Elle se détachait sur le groupe
de maîtres tous éminents et zélés, avec une puissante originalité, et, du reste,
l’homme se tenait un peu à l’écart. On disait qu’il avait « ses idées », ce qui
signiliait ([u’il pensait autrement que ses confrères.
» Eervent libre-penseur, acquis au grand dessein des réformes sociales,
il luttait de toute sa personnalité de savant pour les conceptions monistes. Ce
REVl’E DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
()
fonctions Jiisqn’ici considéi-ëes coniine caractéristiques
(le la vie.
Le (lév(do|q)enient de ces aidiorescences clnnii({nes
dénoniinées ])onr la cii-constance « plantes artificielles »
n'est pas une nonveanté; l’ancienneté d('s travaux,
d'aillenrs classiques, réalisés par Tranbe, sur (;e sujet
est même une des raisons de leur oubli a])])arent. Les
tri|ile iispect l’isolait dans son lahoraloire et les jeunes Nantais, frais énioiiliis
(les petits séminaires, imirniiiraient parfois sonnlement, à son cours, (piami le
p:esle incisif (le son index faiicliait iin dogme. C’est peut-être |)onr cela (pie je
l’aimais. ,Ie l’aimais encore pour son histoire ou sa légende. Leduc, disait-on,
avait été ouvrier tourneur sur métaux, et un sentiment romanes(iue avait à
l’origine stimulé l’énergie de ce savant impassible. Artisan pendant le. jour, il
avait veillé des nuits pour coïKiuérir ses dipl(jmes, et sa lampe ne s’était pas
éteinte après la complète.
» (juaud le cours liuissait, nous étions quehpies lidèles à l’entourer. Il cau-
sait, il était doux, indulgent, presque timide. Nous partagions « ses idées »,
mais il ajiaisait de sa longue main d’intellectuel nos haines juvéniles; ses idées,
nos idées, devaient être défendues et implantées sans faire de mal à personne,
])ar leur seule logicpie. Et il iiartait seul, à grands jias, houtonné dans sa redin-
gote et sa canne sous le bras. Les cheveux blancs et ras, sa barbe en pointe, le
lu'z mince et chevauché par un lorgnon d’or, il semblait, avec sa grande taille,
un .Méphistophélès bénin détenant les secrets de la nature et de la vie. Avec
cela, il souriait souvent et son sourire était lin, calme et patient, .le ne l’ai
jamais vu autrement ; il était toujours égala lui-mème. »
Dans un article de la Uevue .\IonEnxE de Mépeeine et de Chiriiupe, ir' 1,
janvier 1907, intitulé[tii om/.s' p(niti)is,j)etil.'i jxüius, le signataire, L. Thuillier,
écrit sur Stéphane Leduc les ligues (pii suivent : « Ce savant modeste se trouve
par hasard être l’ami de .M. lîriand; il a même, parait-il, dans le temps, fait
caitqiague à ses ca'ités. C’est là, d’ailleurs, son moindre mérite. Ses expériences
ingénieuses, ses théories sur les ions, lui constituent des titres autrement
solides que ceux (ju’il doit à l’amitié d’uu homme arrivé. On p(‘usa donc à lui
jiour une chaire aux environs de la Sorbonne. L(> décret était prêt, il allait être
signé. .Mais on avait coiiqité sans la rivalité, des gens déjà nantis. Tout ce
monde lit bloc au dernier moment ; on prêta à notre malheureux confrère des
idées qu’il n’avait jamais eues; on omil, sciemment ou non, les citations où
l’expérimentateur, dont la bonne foi ne saurait être mise eu doute, faisait état
de l’œuvre de ses devanciers, bref, on mena un tel tapage que .M. liriaud,
malgré toute son audace, n’osa jiasser outre et réintégra le décret dans
sou tiroir. »
Les ligues qui iirécèdeut nous montrent les coulisses ik lo plasmof/énie (pie
le lecteur pourra voir décrites dans un arlich' de Paul Combes, CoS.mos, 1907,
]). :2I, taudis que dans les varia de la Se.m.m.ne .Méihc.vee du 90 janvier 1907
il trouvera une excellente mise au point de la question, avec le résumé des docu-
ments produits au (jours du débat que tirent naître à la tribune de l’Académie
des Sciences les publications retentissantes de Stéphane Leduc.
STÉPIIAXE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS ? 7
(léductions nouvelles échafaudées par Stéphane Leduc
sur des recherches rajeunies et vulgarisées par lui,
ne })Ouvaient néanmoins manquer d’attirer l’attention.
L’école évolutionniste s’était jusqu’ici a})pliquée à
reconstituer tous les chaînons qui unissent les êtres
depuis les plus élevés jusqu’aux plus intimes. Mais, en
admettant le proldéme résolu, le chaînon d’origine,
celui qui unit les êtres vivants à la matière non
vivante, celui-là restait inti'ouvahle et voilà que
Stéphane Leduc pense l’avoir découvert. Cette décla-
ration sensationnelle ht beaucoup de bruit. Les latiora-
toires allaient-ils donc créer de la vie? Telle était la
question })Osée par les grands quotidiens. Le premier
enjouement Imttait encore son plein, la presse extra-
scientihque hrfdait de l’encens aux pieds du travailleur
modeste confiné dans un oliscur laboratoire de pro-
vince, la capitale devait le recueillir et le traiter avec
les honneurs dus à son talent, mais déjà, le monde
savant avait fait le procès de ce qu’il y avait de
fantaisiste' dans les conceptions de Stéphane Leduc. Lhi
verdict de condamnation était prononcé au sein même
de la docte Société qui avait ]»ul)lié dans ses comptes
rendus les notes de l’auteur sur la croissance des
]>lantes artihcielles.
Nous nous en serions voulu de ne pas chercher à
nous faire une idée personnelle sur l’évolution et la
nature de ces ])roductions qui avaient soulevé tant de
polémiques, et c’est le résultat des remarques faites au
cours de ces ex})ériences que nous allons exposer. Nous
y joindrons l’étude générale de la question ahn de
})('rmettre au lecteur de se faire une ojiinion exacte
et de se reporter, au Iiesoin, aux documents originaux.
Pour être coni])let, il faudrait analyser en outre les
théories nouvelles du hiomécanisme, du néovitalisme,
de la plasmogenèse, dont Harting, Schroen, Benedikt,
Jules Félix, Ilerrera, Stéphane Leduc... sont les
s
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
principaux défenseurs. A rexeinple d’IIaeckel, c'est
le proldèine de la ”’énération s]K)utanée que soulève
cette école, désireuse surtout, seiuble-t-il, de démontrer
la fausseté « de l’existence d’un ])riucij)e légendaire
agissant eu dehors des lois de la Mécauiqm' » (1), car,
ajoute un autre savant : « Le chaos, d’où Dieu fit eu
un jour méiiioi-ahle sortir le monde d'après la Dihle, est
un mythe et une fable comme celle de Croquemitaiue et
du loup-g'arou; comme tous les dopues créatiouuistes,
qui ne sont qu’erreurs et mauvaises spéculations (2) .»
Dareille boutade pourrait sans ^raud dommage être
bannie d'un livre scieutiti([ii('. Elle est choisie entre
lieaucoup d'autres semblables, semées à ])rofiisiou, pour
moulrer la teudauce de cette nouvelle école, dont nous
ne [touvoiis discuter les coucetttious, notre Imt étant
uuiquemeut de criti([uer l'ieuvre de Leduc.
Avant d’entrer dans le c(eiir du sujet, il est bon
d'en bien préciser les teruu's et d'exjtoser ([uelques
l)riuci}H's foudameutaux. 11 s'agira d'êtres vivants, ou
parlera de })héuomèues d’osmose : un mot sur ces
deux })oiuts.
A’oyous tout d'abord comment, dans l'état actuel de
la science, ou ex})li(pie le mode de fonnatioa des êtres
eicoafs en (lènèraJ.
L'élément ])rimoi‘dial et fondamental est la cellule,
soneent limitée ]>ar une mem])raue d’euveloppi', reulér-
maut tonjours une gouttehdte de protoplasma avec un
noyau. Le protoplasuia, véritalile gelée vivauti', « base
physiqiK' de la vi(' », présente tes caraetères des
matières alhnminoïdes ; sa coiiqtositiou chimique est
jiarfois légèrement vaidalile, mais ou y retrouve toujours
( D !)'■ lîenedikl, Hiomécanisuie c(\Xi‘ovilali!wn‘ r» Médecine et en Biolof/ie.
Tradiiftion française par lIoIxM't Tissot. Paris, .Maloine, éditeur, p. 101.
(2) .Iules Félix, La Vie des Minéraux. La Plas)nof/enèse et le Biomécanisme
universel, p. 35.
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ÊTRES VIVANTS? 9
(lu carlione, de roxygène, de l’ii^ydrogène, de lazote, du
soufre associés d’une part h des matières ternaires et
minérales et d’autre part à des diastases, des alca-
loïdes, etc... 11 .y a des cellules sans membrane, il n’y
en a pas sans noyau au moins diffus (1); il n’y en a
aucune sans protoplasma. ’N’oilà jtour le substratum
anatomicpie, mais la particularité physiologique de la
cellule vivante est d’être douée d’un pouvoir énergé-
tique l)ien défini.
La cellule primordiale forme, en se .divisant, un
organisme plus ou moins com])lexe. Le noyau joue le
r()le princijial dans cette division, qui est tantôt directe,
tant(')t indirecte. Dans ce dernier cas, le phénomène
porte le nom de cariocinèse (2) ou mitose (3), et il
s’accompagne de modifications structurales du no_yau
et flu proto|)lasma ; on oI)sei*ve des figures successives
bien caractérisées et bien connues des natur-alistes.
Les cellules naissent donc successivement les unes
des autres. Elles se groupent, et leur agencement réci-
proque détermine la morphologie des êtres vivants.
Eelui qui possède ces données classiques ne peut
i-éprimer un mouvement de suiqirise en lisant les tra-
vaux de Sté})hane Leduc sur ses tentatives de bio-
genèse. Eh! quoi, cet auteur écrit que la cellule, forme
élémentaire de la substance vivante organisée, se
com})ose « d’une memlirane d’enveloppe, d’un contenu
colloïdal : le cytojdasme, et d’un noyau » (4). Puis,
quelques lignes }dus loin il ajoute, à projtos de cellules
artificielles faites en semant des gouttes de ferro-
cyanure sur une })laque de gélatine : « ces cellules
(1) lîactéries.
(:2) Koipuov, noyau et KÎvnaiç, mouvement; l)ien que le mot ciiriocinèse soit
plus conforme à l’orthographe française, on écrit souvent aussi kari/okiuèse.
(3) .uiToç, filament.
(4) Revue Scientifique, 1906, 1. 1, p.228.
10
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
sont sein])lal)les aux oelliilos vivantes, elles ont la
inèino tonne polyédiâqne et les inêines organes :
ineinbrane d’envelo})})!', cytopdasine, noyan ».
Ce n’est }>as tout, bientôt Leduc décrit dans ses
cellules liquides les tigures de la cariocinèse, dont il
observe les jtliases se succédant les unes aux antres
dans l'ordre décrit par b's biologistes (1). Après ces
considérations il ajoute : « Enfin J’ai ]m réaliser par
les forces jdivsâpies les phénoinènes de nutrition,
d’organisation et de croissance » (2), et le voilà arrivé
à la description d(' ses faimaises plantes dont on a tant
parlé, et que beaucoup ont voulu voir.
Cette manière de jirésenter les faits peut en inmoseï',
car cette évolution : cellule initiale, division cellulaire
et })roduction d’un organisme compliqué, se retrouve
dans l’étude de la formation des ètri's vivants. Mais il
faut séparer deux catégories de travaux {[ue Leduc
semble s’ingénie)- à confondre. Un lien réel et non
contesté les unit, il est vrai, mais pour ne pas induire
en erreur le lecteur curieux de tliéoi-ies nouvelles, il est
nécessaire d’envisager bien à }tart : L l’étude des
cellub's artiticielles, et 2" l’étude des plantes artificielles;
les secondes, en eliét, ne dérivent nullement des
premières.
La question des cellules artiticielles sera brièvement
traitée.
Des gouttes de sang détiliriné ou d’encre de Chine
semées dans un milieu convenable donnent, en vérité,
des schémas cellulaii-es fort intéi-essants à étudier.
Lue portion des particules colorées s’accumulant au
centre, on poui-ra par analogie l’apiielei- noyau, tandis
([ne par ana.lofpe encore on baptisera membi-ane la
matière coloranb' ([ui entraînée par les ])liénomènes
d’osmose s’accumule à la [)éi‘i[)hérie.
(1) Les Bases jihi/siques de la vie et la Bio(jenhe, Masson et
p. K. — ÜEVUE SciENTlEIQUE, IDOO,
(“2) Loc. cit., p. ] 1.
STEPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ÊTRES VIVANTS? 11
Pour l'eproduire les phénomènes de la cariocinèse, il
faut avoir recours à divers artifices que par analoffie
encore on ([ualitiera de fécondation. Une goutte colorée
h,vpotoni(pie entre deux gouttes colorées hj})ertonii[ues
donnera des figures qui, suivant l'habileté de l’opéra-
teur, reproduiront celles ol)servées dans la mitose.
Ces reproductions ont un grand intérêt démonstratif.
La théorie des champs de force de diftusion explique
bien des phénomènes cellulaires Jusqu’ici mystérieux.
Mais ces cellules, ou plutôt ces schémas cellulaires n’ont
point la moindre vie. 11 ne suffit ]>as de reproduire
certains aspects ou certains phénomènes physiques
observés dans les cellules vivantes jiour dire que l’on
a créé des cellules vivantes. Ne l’oublions jtas, et
Stéphane Leduc lui-même le reconnaît, le protoplasma
est la hase physique delà vie; or les schémas cellulaires
ne contiennent pas dans leui' membrane la gelée
vivante indispensable à la vie; la conclusion s’impose
d’elle-même : les cellules liquides ne pimvent être
vivantes.
Ce même argument pourrait être présenté à ]iropos
des jdantes artificielles qui vont désormais nous arrêter
longuement; mais avant de montrer leur croissance et
leurs variétés, avant de ré})ondre aux conceptions de
Leduc, avant d’examiner l’œuvre de ses devanciers,
ces trois points faisant rolijet principal de ce travail,
nous rappellerons brièvement les ])rinci})es généraux
des phénomènes d’osmose.
L’osmose u’étant (pi’un cas particulier de la diffusion,
décrivons celle-ci.
(Juand on superpose avec précaution deux liquides de
densité ditiéi-ente, ])ar exemple, de l’eau et du vin, on
voit ce dernier, qui plus léger était d’abord resté à la
jtartie supérieure, se réj)andre progressivement dans
r(xau sous-jacente et la colorer. On obtient bientôt une
solution d’eau et de vin aussi intime que si l’on avait eu
12
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
recours à une agitation iiiécaniqiie. (’e inélang'iq en
apparence spontané, n'est autre ({ue la (lili'usion. Quand
ce phénomène s’etfectue entre deux liipiides non plus
superposés mais séparés run de l’autre par une mem-
lirane, il pi‘end le nom d’osmose. L’osmose est, en
somme, la diffusion de doux liquides à travers une
meinl ) r ane inte r posée .
Si l’on plonge dans l’eau distillée un tube fermé par
une membrane de parchemin et renqdi d’une solution
sucrée, les deux liquides se mélangent comme dans
l’exemple précédent. Malgré la membrane, l’eau vient
diluer la solution sucrée et le sucre j)asse dans l’eau
distillée. Il y a donc deux courants en sens inverse mais
de valeur inégale : l’eau passe dans la solution
sucrée d’autant })bis aliondamment que la solution est
})lus concentrée, et l’on voit le niveau du liquide s’élever
dans l’osmomètre. Si le tiilie est l)oucbé au lieu d’être
ouvert en haut, la jténétration de l’eau se traduit par une
modibcation de la forme de la membrane qui bombe
('t peut même crever. Si le tube bouché est muni latéra-
lement d'un manomètre à mercure, la dénivellation
du mercure indi(pie la pénéti'ation d’eau et le dévelop-
])ement, à l’intérieur du système, d’une certaine }>res-
sion d’autant jdus forte que la solution plus concentrée
attire ])lus d’eau, dette pression s’ap})elle la pi'ession
osmoti([ue. (le pretnier exemple est l’elativement
sinude.
Si on jdonge l’apj)areil non })lus dans l’eau distillée,
mais dans une solution diluée de cblorur-e de calcium,
la ditlusion se })roduit dans les mêmes conditions : le
chlorure de calcium ]»énètre dans l’osmomètre, le
sucre en sort tandis que la solution la jilus concentrée
absorbe de l’eau. Ce pbénomèiie se manifeste suivant
les conditions de l’expérience, soit }>ar l’élévation du
liquide à l’intérieur du tulie, soit par b' changement de
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 13
forme de la memlirane, soit })ar le déplacement du
mercure (run manomètre.
Mais pour comjdiquer encore, ])renons un vase
poreux, vase de pile }>ar exeni})le, rempli d’une solu-
tion de sulfate de cuivre. Cette solution })énétre à tra-
vers les pores dn récipient et serait susceptible de le
traverser si la jiression était suffisante, car un vase
poreux est un filtre pur et simple. Mais si, a})rès l’avoir
rempli de sulfate de cuivre, on le plonge dans une
solution de ferrocjanure de potassium, le nouveau
licpdde pénètre à son tour dans les pores du réci-
])ient, non ])lus de dedans en dehors mais de dehors en
dedans, les deux solutions se rencontrent dans l’épais-
seur de la cloison. Ces deux liquides précipitent l’im
par l’autre : mis en présence, ils forment à la surface
de contact un précipité solide de sulfoc^amure de cuivre
qui bouche les |)oi'es du tiltre, et le transforme en un
osmomètre différant des })récédents par sa memlirane
dit(' hémiperméable, car tout en laissant passer l'eau
qui vient diluer la solution la plus concenti'ée, elle
arrête au passage les molécules salines.
Reprenons les deux exemples de tout à l’heure, dans
ces conditions nouvelles.
Premier cas : Un osmomètre à memlirane de ferro-
cjanure de cuivre est renqtli d’une solution concentrée
de sucre, on le })longe dans l’eau distillée.
L’eau passe dans l’osmomètre, le sucre ne peut jtlus
en sortir, à l’inverse de ce qui se })asserait avec un
appareil muni d’une memlirane en parchemin.
Deuxième cas : Un osmomètre à memlirane de
ferroc^mnure de cuivre est rempli d’une solution con-
centrée de sucre, on le plonge dans une solution diluée
de chlorure de calcium.
L’eau passe dans l’osmomètre, le chlorure de cal-
cium n’j peut pas jténétrer; le sucre n’en peut pas
14
REVUE UES questions SCIENTIFIQUES
sortir. La nienibranc est })orniëa])le à l’eau, imper-
méable aux molécules salines (i).
Cette pénétration d’eau se manifeste ])ar les mômes
phénomènes que tout à l’heure : le niveau de l’eau
s’élève si le tube est ouvert; dans un tube bouché
relié à un manomètre, la dénivellation du mercui-e pi'r-
met de lire la valeur de la pression développée à l'in-
térieur de l’appareil. Si la jtression est forte, si la
membrane est faible, une riqdure est inévitalile.
Lorsque, cassant un œuf avec précaution, on en laisse
tomber le Jaune dans l’eau distillée, des phénomènes
osmoticpies se j)assent au sein de cet organe. L('s sels
contenus dans le jaune absorbent de l’eau et la cellule
se gonde tant et si lûen ([ue la membrane cède et met
en liberté le conhmu, ({ui se répand dans l’eau distillée.
\’oilà un ty|)0 d'osmomètre fragile. La membrane qui
entoure le granule de sulfate de cuivre Jeté dans une
solution ferrocyanui-ée se conq)orte comme la ])ellicule
du Jaune d'œuf. Mais le contenu, c’est-à-dire le sulfate
de cuivi'e, s’échap])e dans un milieu exerçant vis-à-vis
de lui une action chimique énei‘gi([ue. Ce granule est
[)urement et sinq)lement un osmomètre à ])aroi :
1° Iténiipermêahle ; 2° fragile; d" s'usceptihle de cica-
triser instantanément ses hlessitres, étant données les
circonstances de rex})érience. Ce dernier ])oint, cajtital
si l’on considère le résultat, est accessoire si l’on a
seulement en vue l’essence du phénomène.
(1) DilTéreiits sels précipitant avec le ferrocyaiiure île potassium peuvent
constituer îles types variables île membranes héiniperniéahles. Mais onjieut en
obtenir aussi en taisant réagir ilu tannin sur île la gélatine, ou certains sels
métalliques surilu silicate île soude ou de potasse.
Il ne faut pas croire toutefois que les membranes dites bémijierméables ne
se laissent traverser par aucun sel. Elles en arrêtent un grand nombre, mais
pas tous. La mendirane de ferrocyaiiure de cuivre se laisse traverser par le
chlorure de potassium, celle de tannate de gélatine est jierméable pour le
cblorhydrate d’ammoniaque et le nitrate de baryte.
STÉPIIANK lÆOrC A-T-IL CRLK DES ETRES VIVANTS? 15
I
Passant maintenant à l’étude des arliorescenees
cliimi([nes olitennes dans la gélatine; exposons successi-
vement : P la manière de les j)roduire; 2" la théorie de
leur développement; 3" leur nior])holog'ie variée.
1. Technique. — Voici la technique que nous nous
sommes tracée d’après les indications de S. Leduc.
Nous préparons sé})arément : P Une solution aqueuse
de gélatine à 8 ji. c. ; 2“ nue solution contenant })Our
100 cc. d’eau 10 grammes de lérrocyaniire de potassium
et 2 gr. 50, on 5 grammes, 10 grammes on 15 grammes
de chlornrede sodium. En ])renantnne gélatine de lionne
qualité, on obtient sans tiltration nue solution linqiide.
Pour constituer un milieu contenant 1 gramme de géla-
tine et 2 grammes de ferroejanure, il suffit, si l’on con-
serve la gélatine dans un liain-marie tiède, de })rendre
12 cc. 5 de la première solution, 20 cc. de la seconde, et
de compléter avec de l’eau distillée en quantité suffisante
])oiir faire 100 cc. Grâce à cette manière d’o})érer, on
obtient un mélange manquant 22 à 25°, température
favorable pour un certain nombre d’ex})éidences, sur-
tout si l’on retarde la prise de la gélatine en opérant
dans une jiièce modérément chauffée (20°) (1). Au lieu
de 20 cc. de solution ferrocyanurée à 2 p. c.,on jieut tout
aussi facilement en prendre iOcc., 00 cc. Si on complète
avec la solution gélatineuse et l’eau distillée pour faire
100 cc., on olitient des milieux à 4 }>. c. et 0 p. c. On
peut donc sans ]HÛne olitenir toute une gamme de
liquides de concentration différente. Il est aussi facile
(1) Il va sans dire que ces chiffres n’ont rien d’absolu, tantôt on cherchera à
obtenir une température plus élevée, souvent même une plus basse. La tem-
pérature de solidillcation de la gélatine est un facteur important à consiilérer,
et variable suivant les divers échantillons.
10
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(le faire varier la richesse en gélatine : 25 cc. donneront
lin mélange à 2 \). e., et ainsi de suite.
La fabrication des granules est très simple. Leduc
préconise : sulfate de cuivre, i jiartie; saccharose, 2 par-
ties (1). On })ile le sulfate de cuivre et le sucre, et on
ajoute de l’eau distillée en quantité suffisante pour faire
une pâte servant à confectionner de jietites boulettes
qu’on laisse ensuite sécher. On jieut très avantageuse-
ment remplacer le sulfate de cuivre par du sulfate de
zinc, mais l’emploi de cobalt, de nickel, de fer, de
manganèse, de cadmium, ne nous a guère réussi.
La solution gélatineuse ferrocjvanurée étant jilacée
dans un large tube (tulie de ^'iolette ou tulie même })lus
large), on y laisse tomber un granule qui va se déve-
lopper conformément à la théorie suivante.
IL Théorie du déreloppeuient . — Il se forme autour
du granule jirojeté dans la solution gélatineuse ferro-
cyanurée, une })ellicule de ferrocyanure de cuivre jiré-
cipité : c’est là le premier teinjis. Le second est consti-
tué }>ar la pénétration de l'eau qui s’etfectue à travers
la menilu'ane hémiperméable de ferroc3’anure de
cuivre. Mais en raison de cette ])énétration, la tension
augmente à l’intérieur du granule, tant et si liien que
la membrane crève (c’est là le troisième temps) et laisse
écha})})er une partie du contenu. Un nouveau facteur
intervient alors })Our limiter l’essor de ce contenu :
c’est l’action chimique du sulfate de cuivre sur le
ferroejanure de potassium. Il se forme instantanément
une nouvelle membrane de feri-ocjanure de cuivre
qui entoure la gouttelette fugitive et s’adajite aux
jiarois de la déchirure. La cellule est de nouveau
entièrement close; voilà le quatrième temps. La
])énétration d’eau se faisant d’une façon incessante, la
jiaroi crève une seconde fois, puis une troisième, etc...
Chaque tentative d’évasion du contenu est entravée
(I) Nous avons employé du glucose dans nos expériences.
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CREE DES ETRES VIVANTS? 17
par remprisonneinent instantané de la gouttelette
récalcitrante et la prison, iiien que fragile, est ter-
riblement sûre, (ies crevaisons successives ont pour
résultat de produire raccroisseinent de la graine, et,
suivant les circonstances de milieu, de température,...
on olitient des formes variées. Cet éclatement de la
paroi est particulièrement iiien visiiile dans les solutions
ferrocyanurées à 5 ou 7 p. c. Dans les solutions plus
diluées, au lieu d’un gontlement sjdiéroïdal de la graine,
d’où })art bientôt un liourgeon à la suite duquel s’en
alignent d’autres, on observe un étalement du granule
qui forme comme un })arterre d’où s’élèvent ultérieure-
ment un certain nomlu’e de tigelles. Ces considérations
font déjà ]»artie de l’ex})lication de la moiq)bologie des
plantes.
III. Morpholof/ie des arhorescences. — En milieu
ferrocyanuré concentré on ol)serve en général, au
début tout au moins, une tige uni({ue et rolmste qui
s’élève du granule. Elle a un aspect moniliforme,
qui ])roiive sa formation par des gouttes de liquide
expulsées successivement en dehors de la membrane
})rimitive. Quand la teneur en ferrocyanure est })lus
làible, on constate au contraire plusieurs tigelles qui
naissent de la masse étalée au fond du tube.
Il est possilile que cette ditférence bien marquée du
mode de dévelo})])ement des granules suivant la
richesse en sels du milieu })uisse s’exjdiquer par des
variations de densité. En etfet, si au lieu de laisser tom-
ber le granule jusqu’au fond du tube, on le siisjiend
à un til qui le retient dans une })Osition intermédiaire,
on oljserve en général l’évolution suivante :
a) Gélatine : 1 p. c.; Ferrocyanure : 2 p. c. ;
NaCl : 1 p. c. (fîg. 1, A, B.)
En un point quelconque du granule se forme comme
une hernie et la masse tombe de haut en bas, suivant
IIP SÉRIE. T. XII. “2
18
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
l’action de la pesanteur. Elle alteint le fond dn tuhe, s’y
étale en foiane de ])arterre d’oû s’élèvent verticalement,
de bas en haut cette fois, des tigelles ou des apjtendices
foliacés. Mais, dans d’autres cas, la masse ne ^aagne
pas le fond du tube; à un moment donné, au déve-
A. — Ohtonue avec un granule de Sulfate de zinc. I!, C, I). — Ohlenues
avec des granules de Sulfate de cuivre. Dans les (iiiatre préparations le gra-
nule est suspendu par un lil, une croix iudicpie la hauteur de sa position dans
A et lî. Ou la recouuail aiséiueul dans C et 1>.
A. II. — .Milieu : ferrocyauure de l'olassiuui 'i p. c.; Va Cl 1 p. c.; Uélaliue I p. c.
C, K. — Milieu : ferrocyauure de Potassium (ip. c.; .\a Cl 3 ]). c.; (iélatiue 1 p. c.
.\, lî préseuteut des types de développ(uueut de haut eu has, puis de has
eu haut.
G. — Type de dévelop|)eineul de has eu haut; toutefois, au déhut île la for-
mation la tigi^ ipu s’élevait verticalement est toudiée, a jiassé au-dessous du
granule, mais a repris ensuite sa croissance ascendante. Le même phénomène
s’est produit aussi en I), mais ici la chute a été incom])lèle et l’arhorescence
garde la iihysionomie prévue.
lojtjtcmcnt de lias en liant succède nn dévelojtpement
de liant en bas, et de la niasse princijtale se détachent
cette fois encore im certain nombre de tigelles ascen-
dantes.
h) Gélatine : 1 p. e.; Fcrrocifanvre : (> p. c.;
4
A
lî
II
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CREE DES ETRES VIVANTS? 19
Le granule suspendu dans la gélatine se dilate, puis
à la partie supérieure on constate la production d’un
bourgeon à la suite duquel va se développer de bas
en haut une tige moniliforme qui servira de sujqiort
aux formations ultérieures. Tout se passe donc comme
si la solution de sulfate de cuivre et de sucre qui se
forme à l’intérieur du granule était toujours moins
dense qu’une solution gélatineuse ferrocjmnurée dans
la proportion de 6 p. c. et salée au titre de 3 p. c.
Dans un milieu conforme à la première formule, le
contenu du granule semblerait avoir au début une den-
sité plus élevée que celle de son milieu. Mais par suite de
l’absorption incessante d’eau, il y aurait dilution de la
solution, diminution de sa densité qui deviendrait bien-
tôt inférieure à celle de la solution ferrocyanurée, d’où
changement de direction du mode d’accroissement. Ges
données expliquent certaines difterences morpholo-
giques observées dans des arborescences croissant en
hauteur. Mais elles font comprendre qu’il est possible
d’obtenir, au moins avec les solutions faibles, des crois-
sances en surface, en algue ainsi que le dit S. Leduc,
qui sont intéressantes à considérer.
Voici un des tjqies que nous avons obtenus (tîg. 2).
Nous avions placé un granule de sulfate de cuivre au
Fig. 2. — Croissance en algue. Granule de Sulfate de cuivre : Milieu : Ferro-
cyanure 2 p. c. ; Chlorure de sodium 1 p. c. ; Gélatine 1 p- c.
centre d’une bouteille plate disposée horizontalement,
remplie de solution ferrocyanurée à 2 p.c., salée à i p.c.
•20
REVUE DES questions SCIENTIFIQUES
et contenant i }>. c. de ^élatine. Le dévelopjieinent
s’est d’aliord fait en surface, et ses irrégularités sont la
cause de l’intérêt que présente cette ligure. Il s’est fait
aussi en hauteur, mais les tigelles sont i-estées naines
on ont atteint l’autre surface de la bouteille, s'y étalant
dans lin jilan jiarallèle au jiremier.
Revenons aux arborescences en bauteur, plus faciles
à réaliser ipie les précédentes. Il nous reste à ('xaini-
ner la raison des ditlérents aspects qu'elles jirésimtent.
Nous avons vu dans ipielles circonstances se déve-
loppent les arborescences à tiges multijiles (>t grèk's ou
à tige unique et inoniliforine. Mais pourquoi certaines
formations restent-elles blamenteuses (bg. 0, a], jioui'-
quoi dans d'autres voit-on les tiges se terminer par des
Iioules (bg. .‘L ê), des coiqts en battants de cloche
(tig.o, c), ou encore })ar des sortes de feuilles (bg. .‘L
Pourquoi voit-on parfois des feuilles naissant de la
même liase d’oi’i s'élèvent les tiges? Pourquoi dans cer-
tains cas observe-t-on des arliorescences naines consti-
tuées par de larges feuilles qui s’écliap|)ent du granule?
Peut-on exjiliquer et jiroduire à volonté toutes ces
variétés ?
Le hasard déjoue parfois les jirojets de l'expérimen-
tateur, mais on peut admettre qu’il est relativement
facile, en o|)éi-ant toujours avec les mêmes produits,
d’olitenir des tv})es jiréviis d’avance. L’état jibjsiqiie
de la gélatine Joue, à côté di' la bmeur en ferrocvanure,
un rôle considéralde. En le faisant varier })bis ou moins
rajiidement, on modibe jirofondément l’aspi'ct général
de la production.
Tant ({lie la gélatine est liquide, on observe des for-
mations cylindritpies s’élevant verticalement et partant
soit de la graine, soit de la masse qui en est sortie.
Quand la gélatine fait {irise, on constate la {irodiic-
tion de formes lamelleuses d’as{iect {dus ou moins
foliacé. Ces {iroductions {lartent de la base, ou ter-
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 21
minent la. tige moniliforme souvent unique qui se déve-
loppe dans les milieux ferrocyanurés à 5 p. c. Les
tigelles multijdes des solutions ferrocyanurées jtlus
faibles se terminent le jilus souvent })ar des rentle-
Fig. 3. — Schéma montrant l’influence de l’état physique et de la composition
quantitative du milieu
a) Arborescence presque entièrement filamenteuse. Le développement a été
ol)tenu en milieu ferrocyanuré faible (d’où étalement du granule) et il a été
achevé avant la prise de la gélatine (d’où absence d’organes terminaux). —
b) .Vrborescence d’organes terminaux en boules. L’étalement du granule est dû
à la faible teneur du milieu en ferrocyanure; les renflements terminaux se sont
formés dans la gélatine semi-fluide. Dans les arborescences à base de SO*Zn
nous avons souvent observé une sorte de capsule transparente entourant la
terminaison sphéroïdale. — c) Organes terminaux en bdttants de cloche.
L’étalement du granule est dû à la même cause. La forme des organes termi-
naux se produisant dans la gélatine semi-tlnide est due à l’augmentation de la
teneur en gélatine. — il) .Vrborescence obtenue en milieu riche en ferro-
cyanure. Tige moniliforme unique surmontant le granule à paroi transparente,
à travers laquelle on aperçoit une partie non dissoute. La formation dénommée
tige se dévelopiie en gélatine liipiide, les appendices foliacés qui la sur-
montent se développent en gélatine solide ou semi-fluide.
inents d’aspect varialde mais adojitant plus particiiliè-
nuiient l'aspect de boules dans les solutions gélatineuses
22
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
à 1 p. c., ras})cct do battants de cloche dans les solu-
tions g'élatineuses à 2 ]). c. ou plus.
La figure précc'dente schéinatise les observations que
nous venons de résumer. Les photogra})hies aussi sont
sériées de façon à démontrer l’influence de la concen-
tration du milieu en ferrocyanure (fig. letoi.Co facteur
n’est cependant pas le seul ([ui intervienne ])Our* varier
la morphologie. La rapidité de la prise de la gélatine
Fig. i. — Arborescences olitenues avec les g’raniiles de Sulfate de zinc en
milieu conli'nant : ferrocyanure de Potassium 2 j). c.; chlorure de Sodium
1 p. c. Iîemar<]uer les formations lilamenteuses (gélaline liquide 1 p. c.), en
boules (gélatine à I ]). c.), en battants de cloche (gélatine à 2 p. c.).
a également tine grande influence. Quand cette jtrise est
tardive on obtient des arboresctmces hautes, avec des
tiges, tigelles, organes terminaux, folioïdes de formes
variables. Quand la ]>rise est relativement rajûde, on
observe des arborescences plus ou moins naines rapjte-
lant les plantes grasses ou des clianqngnons de formes
variées. Pour oldenir de jolis types, il est bon d’ojtérer
dans des tubes larges de 5 à f) centimètres. Le
milieu suivant : Gélatine i ]). c., ferrocyanure 2 ]>. c.,
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 2'S
Na(^ i p. c., nous a donné d’excellents résultats, et
nous reproduisons quelipies dessins des productions
obtenues, leur examen montrant mieux ipie toute des-
cri])tion la variété des formes observées (tig. (3 à 9).
D’après ce que nous venons de dire, il est donc
possible de faire une sorte de classification de ces
A B
Fig. 5. — A. Arliorescence oliteiuie avec granule de S0‘ Cu dans milieu
coulenaut ; gélatine 'i p. c.; ferrocyanure de l'otassiuni 5 p. c.; chlorure de
Sodium :2,oU p. c. — B. Arborescences obtenues avec granules île Sulfate de
zinc; a) le milieu contient : ferrocyanure de Potassium ï2 p. c.; chlorure de
Sodium 1 p. c., développement dans la gélatine liquide 1 p. c.; bj ferrocyanure
de Potassium 5 p. c.; chlorure de Sodium 2,50 p. c.; gélatine 2 p. c.
arborescences et de distinguer, outre les croissances en
surface :
i“ Des productions filamenteuses pures et simples;
2” Des jtroductions filamenteuses avec organes ter-
minaux soit en lioules, soit en battants do cloche ;
Des jtrodtictions foliacées : n) accomjtagnant des
tigelles C3dindriqties munies ou non d’organes termi-
24
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
naux; h) s’échappant du .aranule ou d’uue masse ayant
fait hcniie hors de lui; c) couronnant une tige nionili-
forine.
IV. D’antres artifices permettent de compléter cette
série de variétés.
B
Fig. on. — Granule Sulfate de cui-
vre, glucose. Gélatine 4 p. c.; Ferro
2 p. c.; Na Cl I p. c. Le granule s’étale
en partie au fond du vase et de cette
memhratie horizontale s’élèvent des
(ilaments verticaux grêles, plus ou
moins longsettermiués pardes boules
ou des renllenients cylindriques. Laté-
ralement on voit une large feuille
aplatie qui se développe dans la
gélatine solidiliée.
Fig. O/L — Granule Sulfate de cui-
vre et glucose. Gélatine 4 ]>. c. ; FeiTO
2 p. c.;NaCI. I p. c. Léger étalement
de la graine d’où partent quehpies
tiges portant des organes terminaux
de formes diverses.
Suivant la nature du granule, on obtient des arbo-
rescences de couleurs ditlérentes, dt's brunes avec le
sulfate de cuivre, des blanches avec le sulfate de zinc,
des bleues ttvec le stdfate ferriipu' ( 1 ). En mettant dans
un même vase des granules de sulfab' de cuivre ét des
(1) Co dernier sel toutefois ne nous a pas donné de bons résultats.
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ÊTRES VIVANTS? 25
granules de sulfate de zinc, nu peut obtenir des arbo-
rescences jtauachées foi-t curieuses. Si la graine se
dévelopjie entièreinent en gélatine liquide, on obtient
Fig. 7. — Uranule de Sulfate de zinc et glucose. Uélatine 4 p. c. ;
Ferro 5 p. c. ; AaCl 2,50 p. c.
uniquement des formes cylindriques sans feuilles ni
organes terminaux. l)es alternatives de solidification
et de fusion du milieu permettent aussi de produire un
REVUE DES QT^ESTIONS SCIENTIFIQUES
26
auti-e ^enro de variétés. Si on li({uéfie seuleincnt la
partie inférieure de la i^élatine, les tiges s’étalent sous
forme de feuilles horizontales au moment où elles
rencontrent la gélatine solidifiée, 11 en est évidemment
de même dans le cas où la gélatine fait j)rise jdus
ra})idement à la surlace. Mais il arrive aussi, et le
fait s’observe particulièrement bien avec les granules
Fig. s. — (iraimie Sulfate de cuivre et {’lucose. (iélatiiie 4 p. (;. ; Ferro '2, p. c.;
Na Cl t p. c. I.e granule se développe eu uii milieu refroidi rapidement. II pousse
les tiges I. II. III et leurs organes terminaux. Ces trois liges sont rapprochées
les unes des autres. Mais on porte au hain-maiàe la imrtion inférieure du tube.
La gélatine fond jusqu'à un certain niveau et les liges I. II. III accolées se
séparent pour prendre la position indiquée par la ligure. Fn grand nombre de
liges grêles se développait alors dans la gélatine liipiéliée, la plupart naissent
du granule et croissent rapidement jusqu’au niveau de la gélatine non solubi-
lisée. Elles se fusionnent à ce niveau pour former une feuille aplatie et
semi-circulaire.
de sulfate de cuivre évoluant dans un milieu ferro-
cyanuré à 5 }). c., il arrive aussi ipK' la tige monte
directement Jusqu'à la surface sans jtrodiiire de feuilles
étalées. Il se forme alors une t'spèce dt' cratère d’où
s’échaj)])e sous forme d’unt' jierle (îouleur émeraude
la solution de sulfate de cuivre et de siicrt', et cette
STÉPHANE LEDUC A-T-IL GRÉÉ DES ÊTRES VIVANTS ? 27
solution s’étale peu à peu à la surface de la gélatine.
Mais si au moyen d’un tube évasé, légèrement chautfé
(ceci pour faire fondre un peu la gélatine), on capte la
goutte de sulfate de cuivre, on voit le liipiide s’élever
dans le tube, et l’arborescence initiale se prolonge
maintenant par un osmoniètre des plus classiques (fig. 10).
Fig. 9. — Granule Sulfate de cuivre et glucose. Gélatine 4 p. c. ;
Ferro 5 p. c. ; Na Cl 2,50 p. c.
f.a graine est entourée d’une membrane presque transparente d’où se
détache un tube moniliforme à trajet un peu compliqué. 11 se produit <à son
extrénuté un amas informe d’où partent un certain noiulire de feuilles aplaties,
dont deux atteignent un développement considérable, tandis que les autres
restent stationnaires.
A la place de faire des granules de sulfate de cuivre
évoluant en milieu ferrocyanuré, on peut faire des bou-
lettes de ferrocyanure, de potassium et de sucre que
l’on projette alors dans des milieux gélatineux addi-
tionnés de sulfate de cuivre, nitrate de cobalt, sulfate
de zinc, sulfate de cadmium, dans la proportion de
5 p. c. ou plus. On pourrait, avec Iteaucoup de chances
de réussite, faire des recherches dans cette voie. Les
28
REVUE DES QI’ESTIONS SCIENTIFIQUES
arlioresconces prennent des formes se ra}»proeliant par
certains côtés de celles qui se })rodiiisent (ni gélatine
ferrocjanurée, elles en diffèrent par certains antres.
l'ifi. 10. — Le. granule de Sulfate de cuivre se développe dans un milieu
contenant ferrocyanure 5 gr. Na Cl “2 gr. 50. Célaline l gr. On assiste à la
production d’une lige nioniliforriie, qui atteint la surface de la gélatine et on
voit sourdre une goutte verdâtre de Sulfate de cuivre. Celle goulle grossit
progressivement et s’épancherait en nappe à la surfac(‘. de la gélatine, si elle
n’était cajitée par un tube de verre qui transforme en osmomètre l’arbores-
cence primitive. On voit alors le liipiide s’élever dans le lube.
Nous nous contentons do donner quelques figures
capables de rense'gner le lecteur (flg. 11).
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 29
Fig. 11. — Granules de ferrocyanure de potassium et de sucre. Milieu
SO* Gu 5 p. c.; Na Cl :2,50 p. r.; Gélatine 1 p. c.
Il
Connaissant maintenant certaines formes arbores-
centes obtenues par divers artifices en milieu ferro-
cyanuré, il est facile de discuter les conceptions de
Stéphane Leduc. Et tout d’ahord a-t-il la prétention
d’ avoir créé la vie f
Non, répond-il clairement dans une communication
à l’Académie des Sciences, le 7 janvier 1907 (1). AAici
ses propres paroles : « Je n’ai pas dit, ainsi cpi’il est
indiqué dans la note de M. Becquerel, avoir reproduit
« tous les phénomènes de la vie latente. et manifestée »
(1) Comptes rendus, p. 3‘J.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
:^0
mais ])ien certaines fonctions considérées comme carac-
téristiques de la vie. »
Prenons lionne note de cette déclaration nette et
précise. Elle est tardive et présente les caractères d’une
véritable rétractation. Pans ses écrits antérieurs la
jilume de Stéjihane Leduc a peut-être dépassé la iiensée
du Maître, mais le lecteur formule son jugement d’après
les phrases qu'il a sous les jeux. Et ici pas do doute
jiossible.
Le Matin du *21 décembre 1900, contient un article
signé Docteur Stéjihano Leduc et intitulé : « Va-t-on
faire <Je la üie^ Mhocles. Comment un savant crée des
êtres vivants ». ’\’oilà certes un titre par lui-même très
exjilicite, liien que le texte ne contienne ]>as d’atfirma-
tion catégorique, l’auteur disant seulement : « J’ai
repi'oduit les phénomènes do nutrition par intussuscej)-
tion, d'organisation et de croissance qui jusqu’ici étaient
considéi‘és comme caractéristiques do la vie. »
( )n lit jiar ailleurs, dans la lirochurc de St. Leduc :
Les Bases physüiues de la vie et la Bioejenèse (1) :
« J’ai jm réaliser, par les forces })hysiques, les jthé-
nomènos de nutiâtion, d’organisation, de croissance
(}). 11) »... « Ges trois fonctions : nutrition par intussus-
cc])tion, croissance et organisation, considérées jusqu’ici
comme caractéristiques de la vie, se trouvent ainsi
l'éalisées ])ar les forces physiques. Les croissances des
cellules artificielles sont très sensibles à tous les exci-
tants })hysi([ues et chimiques; elles cicatrisent leurs
blessures : lorsqu’une tige est brisée avant rachèvement
de la croissance, les fragments se juxtaposent et se
ressoudent et la croissance recommence. Une seule
fonction reste à réaliser pour achever la synthèse de la
vie : la rejiroduction en série. Je considère ce prolilème
comme du même ordre que ceux déjà résolus (p. 13). »
(I) Masson et éditeurs. — Conférence faite sous le patronage de la
Presse Méüic.\ee, le 7 décembre lOüti.
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 31
Dans un ai'ticle antérieur publié dans la Revue
Scientifique, 1DÜ6, pages 22Ô et 2(35, on lit cet autre
passage : « Le })hénoinène de la croissance est considéré
connue un des plus caractéristiques de la vie. C’est en
raison de leur accroissement dans les eaux-mères que
les cristaux sont souvent comparés aux êtres \dvants;
])our les différencier, les biologistes insistent sur ce que
les cristaux croissent par juxtaposition, comme un mur
s’accroît par les pierres que l’on Juxtapose successive-
ment, tandis que les êtres vivants croissent par intus-
susce])tion, la substance d’accroissement s’incorporant
à leur ])ropre substance. Dans des communications nous
avons décrit la croissance par intussusception de la
cellule artiticielle. » A la conclusion on lit cette phrase :
« Nos ressources scientifiques sont actuellement suffi-
santes pour nous permettre, à côté de la biologie analy-
tique, d’élever la hioloc/ie synthétique ». On pourrait à
ces citations en ajouter d’autres, éparses çà et là, plus ou
moins catégoriques, mais toujours dans la même note.
Il serait facile de commenter ces citations. Les défen-
seurs de Leduc trouveront qu’elles ne contiennent
aucune affirmation permettant de dire que la commu-
nication du 7 janvier 1907 a les caractères d’une
rétractation. Il n’y avait pas, ajouteront-ils, matière
à rétractation. Les adversaires soutiendront, au con-
traire, que les paroles de Leduc autorisent à conclure
à la création d’un organisme vivant. C’est là, d’après
eux, la conclusion qui se dégage d’entre les lignes,
elle est, d’ailleurs, l’unique cause du retentissement des
travaux de l’auteur. Ils pourront même ajouter que
cette ojânion s’était tellement généralisée (1) que
(1) Voici l’analyse du travail de Leduc qui figure sur les notices de « récentes
publications médicales » que répand la maison Masson. Les Bases physiques
de la vie et la Bioyenèse, par le lE Stéphane Leduc, professeur à l’École de
médecine de Nantes. Conférence faite sous le patronage de la Presse
Médic.vle, le 7 décendire 1901). 1 brochure in-16, avec 13 figures dans le texte.
« L’auteur cherche tout d’abord à montrer que la question des générations
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
32
Stépliano Leduc constatant l’etfet déplora])le jiroduit, a
cni nécessaire })Our sa dignité de protester par une
déclaration précise contre cette légende, conti'e cette
para})lirase de ses écrits.
Nous ne voulons pas eng’ager ici de ])oléiniqne,
analyser les textes pour discuter le sens ([ui en découle.
On ne j)eut ([uc regretter de la jtart (run savant cette
iin})récision, j)robal)leinent voulue, ([ui permet de faire
croire au lecteur })lus (jue n’en dit l’écrivain. Celui-ci
a beau Jeu, ([uand il voit la tentative inalheureuse, pour
protester de ses bonnes intentions. Quoi (pi’il en soit,
il faut, pour être é([uitable, pi*endi'e bonne note de la
déclaration de Leduc : rex|)ériinentation n’a ]>as ti'an-
cbé le jiroliléine de la génération s})ontanée. L’inci-
dent })ourrait êtri' considéré coinine clos, mais il est
utile d’examiner si l’auteur a vraiimnit réussi, comme
il le pense, à « réaliser ])ar les forces pliysi([ues »
d('s })hénomènes de « nutrition [>ar intussusce})tion,
de croissance et d’organisation ».
Cett(' trilogie caraidérise assurément l’être vivant.
L’organisation est son caractère anatomique fondamen-
tal; la nutrition est sa fonction })liysiologique })rimor-
diale, on jieut la considérer comme rensemlile des })lié-
noménes qui alioutissent }>ar l’assimilation à l’augmen-
spoiitanées exista; d’après lui, c’est dans l’étude des solutions de cristalloïdes
et de colloïdes que l’on doit découvrir la nature de la vie. La vie semble être
la résultante d(^ deux forces ])liysi(]ues, l'une active, la pression osmotique qui
met en mouvement les molécules et les ions, l’autre passive, la résistance
opposée par les plasmas et les membranes à ces mouvements. M. I.educ
montre comment il a su réaliser par les forces ])bysi(iues, au sein de la matière
minérale, les |diénomènes de nnti'ition, d’oryanisation, de croissance. Il fait
assister à la germinalion d’une graine artificielle, faite de sulfate de cuivre et
de sucre, dans un liipiide contenant du ferrocyanure de potassium, du chlo-
rure de sodium et de la gélatine; il en sort un organisme qui croit et sur
lequel se développent des feuilles, des épines, des chatons, etc. »
Sans vouloir commenter ce texte, remarquons ipie l’analyste appelle
« organismes » les arborescences de Leduc. Or onjanisme est bien synonyme
d’iVrc vivaut, les corps organisés étant tous ceux « qui sont doués de la vie,
tant animaux ipie végétaux ».
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 33
tation (le la masse de la substance vivante. Cette
augmentation ne se fait pas comme chez les cristaux
liai' siinj)le Juxtaposition, mais })ar intussusception.
Pour conserver l’ordre qu’a adopté Stéphane Le-
duc (i), nous allons discuter : 1” si ses arborescences
ont des fonctions de nutrition ; 2° si elles s’accroissent
par intussusce})tion ; 3" si elles sont organisées.
1“ Y a-t-il nutrition i — Que faut-il entendre par
nutrition ? Bien que raccroissement soit la conséquence
de la nutrition, il ne faut jias considérer que tout ce qui
se développe se nourrit. Les cristaux s’accroissent et ne
se nourrissent }>as (2). La nutrition proprement dite
comprend trois actes fondamentaux : l’absorption,
l’assimilation, la désassimilation. La cellule vivante
« incorpore des substances nutritives, les transfoione ^
en assimile certains éléments, et en rejette d’autres à
l’extérieur » (3). « La sulistance vivante exécute simul-
tanément des phénomènes de décomposition et de
composition », elle est le siège de « destruction et de
création organique », d(' métamoiq)lioses «régressives»
et « progressives » (4).
Qu’observe-t-on dans les arborescences de Sté-
phane Leduc? 11 y a liien en vérité absorption d’eau (5),
mais l’eau n’est pas, à jtroprement jtarler, un aliment.
Quant aux phénomènes d’assimilation, de synthèse, de
désassimilation, il n’_y en a pas trace. Il n’y a pas
consommation de certains éléments et, ])ar suite, ])as
U) 11 serait plus logique de dénionlrer en premier lieu l’organisation.
rl) Si l’on emploie parfois ce terme en parlant 'des cristau.x, c’est par
métaphore.
(3) Hertwig, La Cellule, p. IIH.
(4) Cl. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la rie commune aux ani-
maux et aux végétaux.
(5) Leduc, Comptes rendus de l’Académie des Sciences, ;24 juillet 1905,
p. i28ü, écrit : « I.a cellule ahsoi'he dans son milieu la subslance nécessaire à sa
croissance ». Or, cette substance est uniquement constituée par de l’eau.
IID SÉHIE. T. XII. 3
34
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(le niodilication de })oids. Bien (]ue ees ix^sultats aient pu
être aisément }»réviis, Bharrin et Boujtil ont eu i-ecoui‘s
à rex})érinientation pour élucider ces derniers points.
Lmir eoininunication (i), intitulée : Absence de nv.tri-
tion dans la formation des plaijfes artificielles de
Leduc, démontre : 1“ l’absence de tout changement en
})oids; 2" la constance de la ({iiantité de sucre.
On ]K'ut doser les ébanents qni cntrtmt dans la
constitution dn granule et du terrain ; la croissance
aclievé'e, on retrouvera exactement les mêmes chitiVes,
il n’j aura pas la mointre perte ni en cuivi^e, ni en
sodium, ni en chlorure, ni en ferrocyanure, ni en sucre,
ni en gélatine, ni même en eau, jtourvu ({ue Ton se soit
mis à l’abià de tonte dé])erdition par évaporation. ( )n ne
trouvera jtas non plus de jiroduit nouveau, pas de pro-
duit de désassimilation, corollaire nécessaire de l’assi-
milation. Il va sans dire (fue le téri-ocyanure d(?
cuivre formé ]»ar la réaction chimiipie dn cuivre et
du ferrocyanure de jiotassium ne })eut être considéré
comme un ju'oduit de métaliolisme.
On jHHit citer, à pro])os des arliorescences de Leduc,
ce (pie B(medikt écrit sur les cristaux : « Le cristal ('st
incajiahle (reni})l(yyer jtour se former des sulistances
étrangères ({u'il transformerait en coiqis devenant sem-
blable à sa substance })roj)re; le cristal ne })eut pas,
comme le fait la cellule, s’assimiler des matériaux
nutritifs et les énergms ([u’ils contiennent. Il nVst jtas
cajialile non jdus de jiroduiredu travail en sedécomjK)-
sant... (2). »
Leduc écrit (Revue Scientifique, IDÜO, t. I) : « La
substance incorporée se modifie chimiipienumt, ainsi
(pi’il est facile de le reconnaître ]tar les cliangements de
(1) Comptes rexhus de l’Académie des Sciences, ;2I janvier IflOT.
{'i) Biomécanisme et Néovitalisme en Mé<lecine et en Biolof/ie, seronde
partie. Il' M. lienetlikl, tradiirtion française de llobert Tissot, .Maloine,
éditeur, Caris, j). ti:2.
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? .35
coloration qu’elle suliit ». Il n’j a jias, à proprement
])arler, de substance incoiqiorée. Ideau seule })énètre et
vient dissoudre les cristaux de sulfate de cuivre, il y a
solubilisation pure et siiu|)le; quant à la préci}iita-
tion du sulfate de cuivre par le ferrocyanure, elle
constitue un simple phénomène chimique, il n’y a
point là la moindre synthèse. L’absoiqdion d’eau ne
suffit })as pour dire qu’il y a nutrition. Cette absorjdion
est un })hénoniène banal oliservé dans tout osmomètre.
Mais la nutrition ne siqqiose }>as que des phénomènes
d’assimilation et de désassimilation, la respiration et la
circulation sont classées parmi les fonctions de nutri-
tion. Or, les })lantes de Leduc ne respirent })as, elles se
développent dans le vide, il y a là une contradiction
marquée avec l’évolution générale des êtres vivants (1),
car il faut chercher dans les iiffiniment jietits, dans les
microbes, dits anaérobies, })our trouver des êtres qui
vivent sans consommer d’oxygène libre. La res})iration
est une des fonctions caract(Mâsti([ues de la vie. Dans la
vie latente, il est vrai, il n’j’ a ni consommation d’oxy-
gène, ni production d’anhydride carbonique, mais tout
corps organisé en voie d’accroissement a besoin d’oxy-
gène. Si les arborescences de vStéphane Leduc, qui se
développent sous les yeux de l’observateur, étaient des
corps organisés, elles consommeraient de l’oxygène,
produiraient de l’acide carlionique et de l’eau et cela
d’autant plus que l’évolution est })bis rapide.
Pour ce qui est de la circulation, Sté})hane Leduc
écrit : « .J’ap|)elle circulation le transjiort du liquide
menil.iranogène et du sucre dans d’étroits canaux sur
des longueurs jiouvant atteindre 0‘",30 (2). »
(1) « La respiration de l’oxygène est, à peu d'exceptions près (l)actéries ana-
éroljies, etc.), une propriété l'ondamentale de tout être organisé. » Herlwig,
loc.cit.,p. \t±.
(:2) Comptes iiENiius de i/Aeadémie des Sciences, 7 janvier 1907, p. 39.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
m
Cette assertion est inattaqua])le, il y a là véritable-
ment une circulation de li([iiides au sens lari>e du mot.
Dans tout osmomètre il y a aussi une circulation ana-
logue, car on peut qualitier ainsi le mouvement d’ascen-
sion du liifuide dans le tube de verre clos par la mem-
brane. Mais cette circulation n’est que physiquement
comparable à la circulation cependant très ébunentaire
de la sève dans les plantes; dans les aid)orescences de
Sté})liane Leduc, il y a bien un mouvement de lûpiide
mais il n’y a ])oint de circulation au sens biologique
du mot.
C('t exjtosé nous force bien à admettre ([u’il n’y a
ni assimilation, ni désassimilation, ni respiration, ni
circulation, opérations fondamentales de la fonction de !
nutrition, fonction jirimordiale qui caractérise' l’être j
vivant. Deux jtoints i-estent encore à réfutei- : l’accrois- ;
sement par intussuscejdion, l’organisation. ■
2" Y d-i-iJ ac(‘i‘Oi)<seinent par i//fassa.scepfiojt — l
L’accroissement ('st indénialile; mais ce n’est pas là,
il faut l'avouer, un caractère distinctif de l’ètre vivant.
L('s stalactites augmentent de volume d’une manière
progressive; les cristaux }dongés dans leur solution
mère semblent aussi s’accroître sjHmtanément. Toute-
fois cet accroissement de volume est dû à la su[)erposi-
tion de molécules nouvelles; on dit qu’il se réalise par
juxta])Osition et ce fait subit à lui seul })Our rejeter les
cristaux hors de la classe di's êtres vivants.
11 serait donc très intéressant de trouver quel([ue
cliose qui s’accrût non par juxtajtosition mais ])ar i
intussusception ; ce quebpie chose trouvé aurait démon- i
tré une fois de plus la vérité de l’axiome bien connu ;
aataj-a noa facit saltux. Entre les êtres minéranx
s’accroissant ])ar jnxta[iosition et les êtres vivants
s’accroissant par intussusception, voici donc (pielque
chose (jui s’accroît }tar un mécanisme qui n’est ])as ^
t
STÉI’HANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 31
la Juxta})()sition, mais semlile de rintussiisception.
Ce ([uelque chose est-il riiitermédiaire rêvé entre le
monde organique et le monde inorganique? X’est-ce
point là le meud de la question? Et si Stéphane Leduc
a cru constatc'r dans ses arliorescences des fonctions
de nutrition et une organisation, n’est-ce pas justement
])arce qu’en disant « accroissement i>ar intussusception »
il a espéré se trouver vis-à-vis d’une formation ayant
les caractères des êtres vivants?
Qu’est-ce que l’intussusception ?
(El oliserve chez l’être vivant une rénovation inces-
sante des molécules. Or les molécules nouvelles
« ])énêtrent dans l’intimité même de l’organisme,
entre (et non ]>as sur) les molécules déjà existantes,
c’est ce (pi'on a ex])rimé en disant que les -corps vivants
s’accroissent par intussusce|)tion et les corps bruts ]>ar
ap})osition ».
En 1807, Traulie insista longuement s-ur le méca-
nisme de l’intussiisception; voyons sa théorie :
L’acide tannique })récipite la gélatine, tout comme le
ferrocyanure de potassium i)réci|)ite les sels de cuivre.
Dans l’un et l’autre cas, il se produit, (piand les circon-
stances sont favorables, une membrane })erinéahle à
l’eau et imperméable aux sels ou plus exactement à
certains sels. Si à l’exemple de Trauhe on fait tomber
une goutte de gélatine dans une solution tannique
diluée, il se forme tout autour de la goutte une [lellicule
de tannate de gélatine, et l’on oldient ainsi une cellule
artiticielle, c’est-à-dire une masse semi-duide emjiri-
sonnée dans une membrane d’envelop]ie. dette dernière
est formée par la juxtaposition de granulations micro-
sco})i([iies, tellement rajiprocbées les unes des autres
([ue le contenu de lacidlule ne piait pas s'inbltrer entre
(db's. Mais bientôt les phénomènes changent. Im géla-
tine concentrée soustrait à la solution diluée d’acide
tanni([ue l’eau dont elle est avide*, et la membrane ne
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
3S
s’oj)])ose pas à son ])assa»e. Cotte ]ténétration d’eau à
rintérieur de la cellule distend la luembraue dont les
o-i'anulatious deviennent moins étroitement juxtaixisées.
11 arrive même un temps où les espaces compris entre
les molécules deviennent assez larges ])our laisser
})asser un peu de liquide intérieur. Mais ce liquide inté-
rieur étant une solution aqueuse de gélatine, dès que
cette solution traverse un espace intermoléculaire de la
membrane elle précipite au contact du tannin, la lirèche
est ré])arée, la cellule est de nouveau close de toutes
]>arts Jus{[u'à ce que le jdiénoméne recommence. ’S'oilà
bien, en vérité, un schéma de l’intiissusception. Traube
attribua avec raison ù ce ithénomène une origine })uro-
ment physique. On voit (ra])rès cela que l’accroissement
]tar intussusce])tion ohsercè chez fous les èfces vivants
n est qu’un accident, un mode (jènèral commun à tous
mais non un jihènomène absolument cacactihdsti(pte.
Sté})hane Leduc dit que ses arborescences s'accroissent
])ar intussuscejttion ; cette asseidion donnée sans aucune
preuve est très discutable.
I)ans le dévelo})})ement sphéroïdal d'une graine on
)K'ut admettre rintussiisception telle que la décrit
Traube, mais il n’en est pas de même dans la produc-
tion des arborescences. Ici le dévelopjtement se fait jtar
éruption et il y a là, en somme, un ])hénomène qui se
rapproche fort de la Juxtaposition observée dans la
cristallisation, dette assertion a besoin d'être démon-
trée. Li'duc écrit : « Mes planb's se nourrissent ]>ar
intussusce]»tion », mais il n'en donne aucune ])reuve.
Lvitons cet écueil. 11 suffit d'ailleurs d'ouvrir les yeux
et d'observer ce qui se passe. Ohoisissant un milieu où
le ]»hénomène est j)bis net, nous aurons reitours à la
solution contenant ])our lUÎJ cc. d’eau 5 grammes de
ferrocyanure et ^ gr. 1/2 de chlorure de sodium (i).
(1) I.es granules feiTocyaiuirés se (léveloi)pant en un milieu gélatineux de
sulfate de cuivre et de sel, permettent de constater très nettement ce méca-
nisme.
STÉPHANE LEDÎ^C A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS ' 39
(^e ])liénouiêne s’o])serve dans les solutions gélati-
neuses, et inèiiie dans les solutions ferrocvaniirées
d’un titre ])lns faible. Toutefois il est moins net,
et pour le mettre liien en évidence dans ces diffé-
•rents cas, il faut activer- le développement en portant
la solution au voisinage de 30 à 40". Examinons donc
en quoi consiste le })hénomène de l’éruption (tîg-, 12). On
Fig. 12. • — Schéma destiné à montrer le mécanisme de l’éruption
On voit nettement en a l’extrémité dn tnhe membraneux se déchirer, une
goutte de Sulfate de cuivre apparaît entre les parois de la fente. On suit en b
l’évolution de cette goutte qui grossit et s’entoure d’une membrane de ferro-
cyanure, d’abord mince et transparente. Cette membrane atteint cependant
bientôt (c, d) l’épaisseur et la coloration de la membrane voisine. L’arbo-
rescence a un article de plus et bientôt le phénomène recommence.
voit nettement que le Itourgeon terminal se dilate, crève,
laisse ]iasser une goutte de sulfate de cuivre qui s'en-
toure d'une memltrane s'adajitant exactement aux
parois de la déchirure (T).
Quand la gélatine se soliditie, le phénomène se ralen-
tissant (2) devient moins net, la déchirure est moins
brusque mais il est très proltable ({ue le mode d’accrois-
sement est le même.
(1) C’est cette expulsion successive de gouttes qui explique l’aspect monili-
forme des tiges cylindrii[ues (Voir ligures).
(2) Ouaiid la solution est liquide et chaude, la brusquerie de l’expulsion du
contenu jieut être telle (jue la goutte s’échappe et monte <à la surface du
liquide, formant, pour employer un style imagé, une cellule tille issue d’une
plante mère.
iO
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
En examinant le (lêveloppenient des aidxn-eseences
cliiiniqnes, on constate souvent avec la dernièri' évi-
dence ([ne raccroissement a ])onr cause la jnxtajiosition
extenie de nouvelles [(ortions de meinlu'ane se formant
autour de gouttes successivement sorties dn granule
en voie d'évolution. 11 y a intnssnsception d’ean qui [)ro-
vo([ue un accioissement [tar la Juxta[)osition de mem-
branes se formant autour des gouttes successivement
ex|tnlsées hors de la cellule.
Si l’on objecte ([ue dans certaines arborescences le
dévelo[)[)ement [tar ériqdion est discutabh', si l’on sou-
tient ([lie dans tons les cas le d('V(do[q)em(mt globuleux
d’un granule (1) s’o[)ére, comme l’a dit Traube, [lar
intussusciqition, il faut admettre ([ue la tig(' de laminaire
desséchée (h stérilisée s’ex[)lique aussi [lar une sorte
d’intussusce[)tion.
Cette manière de voir obligerait à constah'r ([ne si
tous les êtres vivants s’accroissmit [lar intiissnsce[)tion,
tout ce ([ni s’accroît [>ar intussusce[)tion n’est pas vivant.
3'' a-t-il orfianimtioii ^ — Assurément, dit
M. Leduc, « la graine initiale s’organise en tiges,
feuilles, organes huaninaux... » (2). Les êtres vivants
sont dits organisés [larce ([u’ils sont « conqiosés de [lar-
ties (lisseml)lables ou distinctes ai-rangées dans un
certain oi'di'e » (3h
A la base d(' l’organisation des êti’es vivants se trouve
la cellule, ayant elle-même une structure bien déter-
minée : [iroto|tiasme [dns ou moins granuleux, noyau et
souvent nucléole, membrane d’envelo[i[te dans la géné-
ralité des cas. Les cellules ditierenciées foianent les
(DU est facile à ohlenir en refroidissant rapidement une solution concentrée
de gélatine ferrocyaniirée
C2) Comptes hemus t)E r’AcAitÉMiE des Sc.ien(',e;s, ifi novembre KHIt),
p. S.'d.
(3) Ileaunis, Pln/Hinlof/ir Immainc, p. 17.
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 41
tissus, les tissus constituent les organes, les organes se
groupent pour composer les a])j)areils, chaque appareil
est })ourvu d’une fonction ])i‘opre et déterminée. 4milà
tout au moins ce qu’est l’organisation chez les êtres
supérieurs, animaux et végétaux, (liiez les êtres infé-
rieurs de l’un on l’autre règne, les cellules ne sont pas
toujours groupées en tissus, mais indépendamment de
leurs fonctions vitales, leur organisation est preuve de
leur vie.
Dans les arborescences de Leduc on voit Inen une
diflérenciation morphologi([ue qui légitime les termes
métajdioriques de rhizomes, de tiges, de feuilles,
d’organes terminaux, mais ce sont des qiseudo-rhizomes
qui ne puisent dans le milieu aucun suc nourricier,
ce sont des sémillants de tiges dans lesquelles ne cir-
cule aucune sève, ce sont des simili-feuilles qui ne
sont douées d’aucune activité respiratoire; quant aux
organes terminaux, aucune fonction propre ne leur est
dévolue. La cellule vraie avec prohqilasme, noyau, cet
élément primordial de toute organisation, fait complète-
ment défaut. Si l’on examine an microscope des frag-
ments de plantes artiticielles, tiges, racines, feuilles,
organes terminaux présentent le même aspect et on ne
réussit ])as à découvrir autre chose qu’une membrane
constituée jiar des stratifications plus ou moins denses,
formées jiar nn dépôt granuleux et amorphe (1), dont
la couleur varie suivant les produits entrés en réaction.
Il n’y a }ias la moindre cellule et cependant Stéphane
Leduc, qui semble vouloir frapper l’imagination du lec-
teur, écrit pour expliquer le dévelojqtement de ses
plantes : « la cellule grossit » (2) (lisez : le granule
( t ) On a pu lire dans un journal politique : « Observée au microscope cette
plante factice présentait des tissus analogues à ceux des plantes naturelles .»
11 y a là une erreur manifeste et grossière. C’est avec de telles phrases qu’on
trompe l’opinion.
(:2) C’est une singulière cellule, on y distingue bien une mendjrane ou un
noyau, mais le noyau est mobile!... On s’en rend facilement compte quand
Rp]VUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
'ï2
jii'ossit) « puis après ([iiel(pius minutes, (ui un })oint de
la surface jaillit un bourgeon qui s’entoure inmiédiate-
inent d’une ineinlirane de ferrocyanure de cuivre; sur
le sommet de ce bourgeon s’en produit un second, puis
sur celui-ci un ti'oisièine et ainsi de suite. rilia([ue bour-
iieou rej)rèsente une cellule et l’on voit les cellules
s’aligner lentement les unes à la suite des autres pour
former une tige creuse dont la longueur jieut dépasser
])lus de dix fois le diamètre de la cellule ([ui lui a donné
naissance. »
Or, ces bourgeons, ({ue l’auteur qualifie du nom de
cellules, n’ont ni noyau, ni jii’otoplasme, ce sont de
simjdes vésicules limitées }iar une membrane }irécipitée.
Il n’y a point là de cellules au sens biologique du mot. il
n’y a même ])oint, comme dans les cellules artiticielles
de l’auteur décrites au début de cetb'- étude, l’analogie
morphologique ipi’on jieut leur reconnaître sans leur
attrilmer le moindre caractère vivant.
dette jirodiiction successive de vésicules s’expli([iie
]»ar un phénomène physi({iie, longuement décrit à jiropos
de la théorie du dévelopjK'inent. Xous sommes loin de
la multiplication cellulaire par voie directe ou indirecte.
L’organisation des arborescences de Stéphane Leduc
est toute en façade, elle est aussi illusoire (pie les
soi-disant fonctions de nutrition, ou le }trétendu accrois-
sement par intussiisception. De ces ti'ois fonctions,
nuti'ition ])ar intussiisception, croissance et orga-
nisation, considérées jns([n’ici comme caractéristi({ues
de la vie, il n’en reste (pi’nne ([ui jtnissi' être attribuée
aux }ilantes de Li'duc : la ci’oissance. La croissance
est indéniable, mais les cristaux, eux aussi, s’accrois-
par refroidissemenl on provncpie la prise, raiiide de la gélatine. I>e tiranulc
s’entoure d’une fine membrane, il s(ï forme une cellide arlilirielle, pour
employer l'e.xjiression de Traube, cellule ])leine de li(piide au milieu dmiuel
on a])erçoit la partie du granule non encore dissoute. C’est là le noyau. Noyau
mobile comme la grenaille enfermée dans un grelot!...
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 43
sent et ne vivent pas, nn liallon ([lu; l’on insuffle s’ac-
croît ('t ne vit })as, la tige de laminaire préalalileinent
stérilisée et introduite dans une cavité humide se gonfle,
prend des proportions considéral)les : cette augmen-
tation de volume n’est nullement l’indice d’une révi-
viscence impossdile, vu la stérilisation préalaiile.
A])rés avoir discuté les points fondamentaux, il j a
lieu d’examiner encore quehpies arguments accessoires
liien ]iropres à frap}>er l’imagination du lecteur non
})révenn.
Les plantes artificielles, nous dit Stéjihane Leduc, sont
« sensibles à tons les excitants jthysiques et chimi-
ques » fl).
11 existe chez elles de « rosmotropisme et du thermo-
tropisme » (2).
« Leur développement est arreté par de nomlireux
poisons (3). »
« Elles cicatrisent elles-mêmes leurs lilessures (4). »
« ( )n observe également le phénomène de la
greffe (5). »
Il n’est pas douteux que l’on ])uisse observer chez
les corps bruts des phénomènes analogues à ceux
qui sont reconnus chez les êtres vivants.
Les études mici-ographiques des métallurgistes
démontrent que les métaux sont très sensililes à l’action
de la chaleur. La graisse contenue dans une })oêle à
frire n’est certes pas indifférente à l’action du feu.
D’une façon gf'iiérale la chaleur accélère les phéno-
(1) Stôphiine Leduc, Les Buses phijsiques de la Vie, p. 15.
('2) Stéphane IæiIuc, Comptes riEXDUs de l’Académie des Sciences, 26 no-
vemlire 1906, p. S 12.
(3) Stéphane Leduc, Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 26 no-
vemlire 1906, p. S42.
( l) Stéphane Leduc, Les Bases physiques de la Vie, p. 15.
(5) Stéphane Leduc, Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 7 jan-
vier 1907, p. 39. Voir aussi l’article du Matin.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
ii
mènes d'osmose, il est donc tout natnixd ([ne les
arborescences chimiques soient sensililes an chaud et
au froid (1 ).
r/osmotro])ism(q le th(n*motro[)isme ([u’on [XMit obser-
ver chez elles ne sauraient nous étonner, étant donnée
la nature du [thénoméne. Nous en avons constaté des
cas fort fra[»[»ants. Mais nous n'avons [loint vérifié l’ac-
tion emjièchante des [toisons, ayant olitenn de lielles
arborescences dans l'eau [)héni([iiée forte et dans le
sublimé inème cà 1 p. c. (2).
Mais quand inèim' nous (b'vrions sur c(‘ (bnmier [toint
avouer un résultat inverse, cela ne pronveiaiit (meoi*e
rien. X’a-t-on [tas entendu Becquerel afiirmer que les
anesthésiques [taralysent rémission des i-ayons N chez
les coiqts bruts ?
La cicatrisation des blessures n’est [tas non [tins un
argument à faire valoir : le cristal agit de même, la
croûte de glace se reforme quand, en un jour de gelée,
un gamin la crève d’un caillou.
Reste le [thénoméne de la greffe; quoi de [tins banal ?
Le modeleur peut, sur l’objet ([ii’il travaille, grefiér les
a[t[tendices les [tins bizarres, le [trocédé de soudure
autogène des métaux est en rtvalité un [thénoméne de
g refié.
Tons ces ai*guments sont amassés de façon à jeter de
la [tondre aux yeux, nous insisterons sur ce [toint an
moment des conclusions; on montre les analogies [t(tnr
faire croire à l'identité, on accnmnle des arguments
de détails qui semblent (m inqutseï' par leur mass(% mais
qui, [tris chacun sé[tarément, ne sont nullement carac-
téristiques.
( I ) Nous avons congelé les milieux gélatineux dans les([uels des achoresceuces
chimiques étaient en voie de dévelop])ement. Celte congélation n'a pas empêché
le granule d’achever sa croissance après la l'usion d(> la glace.
i.'i) Hans ces cas l’opacité du milieu, devenu d’un vert foncé, empêche par-
fois d’exauuner la plante par réllexion. Il faut [)rocédei' dans des tulu's étroits
ou dans des houteilles plates.
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 45
III
Los travaux de Loduc dont lo lecteur vient de jtrendre
connaissance ont donné lieu à des réclamations de
priorité. On a protesté contre la jmblication d’expé-
riences données comme nouvelles, ^’oici ces documents,
ipii })ermettront au lecteui' de se j)rononcer dans le
dél)at soulevé et résolu à la tribune de l’Académie des
Sciences.
O’est Traube qui, en 1805, dt, semble-t-il, les pre-
mières cellules artidcielles. L’un de ces mémoires (1)
est cité dans la thèse de Béliard (2), élève de Leduc,
c’est la seule référence bildiographique que l’on trouve
à côté du nom du savant allemand. Leduc cite égale-
ment le nom de Traube dans son article de la Revue
SciENTiFiouE, IDOO. 11 l’avait déjà fait dans sa note
à l’Académie des Sciences du 24 juillet 1905; mais s’il
est vrai que sa première ])lirase reconnaît les travaux
de son devancier (sans en donner la bi])liogra})liie), elle
contient un correctif : sans doute « la cellule » de
Leduc est analogue à celle de Traube, mais elle en dif-
fère « parce qu’elle a non seulement la faculté de se
gonfler et de grossir, mais aussi d’émettre des prolon-
gements* analogues aux radicules et aux tigelles, pro-
longements que l’on voit croître lentement ».
« Cette phrase, ajoute (faston Bonnier (3), prouve
que M. Stéphane Leduc n’a pas lu les mémoires où
M. Traube expose ses recherches... (4) »
(1) Expérimente zur Théorie der Zellenhildung und Endosmose. Archiv
F. Axât. Phys. u. Wissexschaftliche Medicix (Keichert et Du Itois Rey-
mond, 1S67, pp. ST à l'29, 129 à 195).
(2) Oct. Réliard, Th. Paris, I9U3. Rôle biologique des sels.
(3) Co.mptes rendus de l’Acadé.mie des Sciences, 14 janvier 1907, p. 55.
Sur les prétendues plantes artificielles.
(4) Centralbl.ytt für .Medicin 4Vissenschaft, 18G5; Rotanische Zei-
Tung, 1S75, pp. 50 et siiiv.
REVUE DES (^'ESTIONS SCIENTIFIQUES
i()
(Juoi qu’il 011 soit, les travaux (IcTraulic, ]»our n’avoir
jK'ut-ètro pas ou lo rotoiitissciiioiit do ceux do Leduc, no
sont pas fiasses inapeu'ous, ils sont inontionnés et ana-
lysés iiièino dans les classiipios français. Lo traité de
pliysi([uo biologique, ])ublié sous la direction de (lliau-
veau, d’Arsonval, Gariel, Marey et ^^’eiss, contient,
dans l’article de Dastre sur l’osinose, un exposé très
conqilet des travaux de Traube. Il est vrai (pie l’auteur
ne s’arrête guère au C(èté relativement enfantin de la
question, c’est-à-dire à la re})roduction d’arborescences
de formes variées ([ui ne sont que l’ajijdication curieuse
de pliénomènes pliysiqiu's de la jdiis haute importance,
étudiés en jdiysiologie.
Le traité du botaniste allemand Sachs, traduit en
français })ar Waii Tii'gliem en 1871, contient sur les
ex[)ériences de Ti-aube qu’il a refaites une discussion
des jdus suggestives. I n cristal de chlorure di' cuivre,
ou une goutte' de solution concentrée de ce sel tombant
dans une solution fei'rocj’anurée forme une « cellule »
munie d’excroissances. Parfois on oliserve un tube
croissant vers le haut. On peut avoir aussi « une sorte
de rhizome tuberculeux horizontal duquel jiartent vers
le haut de longues excroissances en forme de tiges et
vers le lias d('S prolongements en forme de racines ».
A}U‘ès cette description (pii se ra])pi-oche singulière-
ment de celle fournie par Leduc, Sachs combat les
idées de Traube sur la ju'étendue croissance imr
intussuscejdion de ces arborescences. Il exjiose la
théorie de l’érujition que nous avons dévelojqiée plus
haut. Il suffit d’ailleurs d’observer ({uehpu's instants
l’évolution d’une goutte satui'ée de sulfate de cuivre
vei'sée dans une solution de ferroejanure à 5 p. c. on
lü ]i. c. })Our se rendre com})te de la Justesse de cette
remarque que nous avions faite avant de connaître le
travail de Sachs, le Jour où, pour la ju'emière fols,
nous avons essayé de répéter les ex]»ériences de Leduc.
STÉPHANE LEDT’C A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 47
Il résulte de tout ceci que si l’on excepte quelques
inodificatioiis (le technique, la })art d'oripinalité du pi‘o-
fesseur de l'Ecole de médecine de Nantes se liorne à
des conceptions pIiilosoj)hi(pies exprimées avec une
assurance et une désinvolture qui ont })u en imposer un
instant. Ainsi que Gaston Bonnier l’a fait remarquer
dans sa note du 14 janvier U)07 à l’Académie des
Sciences. Stt’qdiane Leduc n’a])porte guère de fait nou-
veau, il semlile même ignorer cpie « la production de
ces singuliers précipités est devenue banale et se fait
couramment dans les cours de chimie ». Il n’a }ias
connaissance des arborescences obtenues parM. Guer-
nez et tellement stables (pie conservées dans du jiapiei-
elles ont }ui, à première vue, en imposer auprès de
botanistes amateurs. Il n’a point eu connaissance de ,
ces plantes artibcielles que l’on voit, notamment à
Nancy, exposées à la vitrine des pharmaciens à cfdé des
bocaux de lézards, de vipères, de toenias, de liotrio-
cépbales. Il a dédaigné les silicates qui lui ont, dit-il,
donné de mauvais résultats, et cependant nous allons
aliorder dans un instant l'étude d'arliorescences nais-
sant en milieu silicaté. Gràce à leur élégance, à leur
bnesse, à leur variété, à leur facilité de production, elles
méritent d’entrer en })arallèle avec les arborescences
ferrocyanurées. Le mode de dévelojipement est iden-
tique. Autour du cristal })rojcté dans la solution de sili-
cate, il se forme une membrane bémiperméable
constituée jtar le silicate du métal employé; l’eau
pfmètre à travers cette memlirane pour dissoudre le
cristal. La pénétration progressive d’eau a pour résultat
de distendre puis de rompre la membrane précijûtée,
un peu de solution se répand dans le silicate mais elle
est instantanément emprisonnée par la précipitation
d’une nouvelle membrane qui semble jtrolonger la
membrane primitive.
48
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Robert Dolfus décrit ce iiiécanisine dans sa note
}>résentée }>ar Bonnier à l’ Académie des Sciences (1).
Four lui, la croissance s’ex})lique par l’influence de la
force osinoti([ue ; la croissance de haut en lias a pour
cause une ditierence de densité et aussi un entraîne-
Fig. 13. — Nitrate de Col)alt en milieu silicate. Arhorescences l)leues.
ment mécanique de la solution par les bulles d’air
adhérentes au cristal. Les faits sont exacts, mais nous
nous permettrons une remarque de détail concernant
l’action des bulles d’air. Cette action est très active et
(1) Robert Dolfus, Action des siiicutes alcalins sur les sels métalliques
solubles. CoMVTES uexuus iie l’.Vcwdé.mie des SciEN’CEs, décembre I90fi,
p. IIW.
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 49
ne jieut manquer d’attirer rattention. On })eut rol)server
})artbis dans les croissances réalisées dans la gélatine
ferrocj'anurée, mais le phénomène est plus rare et
moins remarqualile ({iie dans le silicate. Dans ce cas et
})lus particulièrement avec le nitrate de cobalt (lig'. 13),
le sulfate de manganèse (lig'. Kl), le sulfate de magné-
sie (lig‘. i ij on observe, quehpies secondes après la
projection du cristal, de ])etitesl)ulles degaz, assez nom-
breuses si l’on est beureux, qui cbeminent ra})idenient
entraînant la solution a([ueuse du sel employé; cette
solution s’entoure instantanément d’une membrane }>ré-
cipitée. Mais le mouvement de ces bulles n’est j>as forcé-
ment ascendant, il est même curieux d’observer leurs
évolutions ca})ricieuses. Tantôt elles montent en décrivant
une sorte de spirale, tantôt elles ont un trajet vertical, puis
transversal, voire même descendant, etceci nous prouve
que la Inille d’air joue en somme un rôle secondaire,
sinon dans la ra})idité du développement, tout au moins
IIP SÉlîlE. T. Xll. 4
/
I
Fig. U. — Sulfali' de magnésie
el silicate de potasse.
Arhorescences blanches.
Fig. 15. — Snlfate de 1er
et silicate de potasse.
Arborescences vertes.
50
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
en ce qui concerne la croissance en hauteur. Il est jiro-
bable que les bulles d’aii- ({iii adhèrent au cristal
empêchent, jiar leur présence, la formation de la mem-
brane dans les jioints recouverts. Dès lors, quand l’eau
pénètre à travers les portions où s’est formée une mem-
brane, il existe un certain nombre de points où la solu-
tion peut sortir librement. En s’échajqiant elle pousse
devant elle les bulles d’air jirotectrices et, arrivant
au contact du silicate, elle est emjudsonnée dans une
Fig. IG. — Sulfate de manganèse et silicate de ))otasse
(concentrations diverses).
.\rl)orescences d’un lilanc jaunâtre.
gaine circulaire dont l’extrémité terminale reste toujours
jirotégée par la bttlle ([ui la coitiè. On croirait qu’elle
attire à sa suite la solution alors qu’elle est, au con-
traire, jioussée })ar elle. C’est là d’ailleurs tm point de
détail. Xe nous y arrêtons pas davantage et jtassons à
l’étude d(' la morpholoijie des arborescences silicatét's.
Ainsi que l’a fait remarquer Robtud Dolfus, leur pro-
duction est un phénomène banal et nous avons }m
obtenir des arborescmices non seulement avec les sels
cités jilus haut comme se cai'actéidsant par l’instanta-
STÉPHANE LEDTT: A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 51
néité (le leur (knTloppeiiient, mais aussi avec le sulfate
ferreux, le sulfate ferri(]ue, le sulfate de cadmium, le
sulfate de cuivre, le chlorure de baryum })Our ne citer
que les sels qui nous ont donné les plus lieaux résultats.
Ici Ton n’obtient plus de folioïdes mais des pseudo-
tiges tantôt grêles et blamenteuses, tantôt assez
robustes, tordues, hérissées de pointes, noueuses
comme des racines. Nous avons aussi observé de
curieux organes terminaux en vrille (sulfate ferreux)
ou en têtes de clous (sulfate de magnésie).
Mieux que toute description, quelques bgures (bg. 13
à lii) donneront au lecteur une idée exacte de l’aspect
de (Æs arborescences. On pourrait craindre, vu leur
ju’oduction dans un milieu relativement fluide, qu’elles
soient fragiles et instaliles. Il n’en est rien. Elles se con-
servent beaucoup mieux que celles en milieux gélati-
neux. Elles sont })arfaitement transj)ortables, puis-
qu’i'lles ont ])u fairi' sans dommage le voyage de Lille-
Bruxelles et Bruxelles-Lille. On avait eu soin toutefois
d’immobiliser le liquide en faisant couler à la surface
4 à 5 millimètres de parafbne fondue qui, adhérant au
verre en se solidibant, constituait une fermeture très
satisfaisante.
CONCLUSIONS
Les recherches que nous avons entreprises et dont
nous avons donné le résultat, montrent que la produc-
tion des arliorescences chimiques est facile à réaliser
avec une foule de substances. Ainsi qu’on l’a déjà fait
remarquer, la gélatine n’est point indispensable pour la
production d’arborescences ferrocyanurées, mais elle
est nécessaire si l’on veut obtenir autre chose que des
formations cylindriques, ou si l’on désire conserver
les types obtenus. Le chlorure de sodium n’est point
REVUE DES QT'ESTIOXS SCIEXTIFIQUES
52
in(lis})eiisal)le, sa suppression entraîne néanmoins des
variations de forme du pi'odiiit. (v)uant au sucre qui
entre dans la constitution du granule, c’est un puissant
adjuvant, mais sa j)résence n’est [)as une condition siJie
([va non de succès. Le sulfate de cuivre peut être i“em-
placé }>ar d’autres sels; le sulfate de zinc, notamment,
nous a donné d’excellents résultats. ( )n })eut aussi faire
des granules de ferrocvRimi-e et de sucre qui sont jetés
dans des solutions gélatineuses de sulfate' de cuivre,
de sulfate de zinc, de sulfate de (;admium, de nitrate de
cobalt. ( )n pourrait sans peine en multiplie'r le nombre',
(l’est une que'stiem de tâtonnements. Mais ces re'cherches
n’ayant el’autre résultat e[ne de varier la moi'jebeeleegie',
noeis n’avons pas cru qu’il ]»ùt y avoir granel intéivt
pe)ur un jihysiedeegiste à ])Oursuivre les e'xjeérienea's dans
cette voie.
L’eebservatieen el’arborescene;es silicatf'es, eeblemu's
très simplement avec des cristaux ere)i‘dre^ très elivers,
contribue à })rouver la banalité ele la prenluctieen ele ce
phénomène e[ui nous tait sortir eU's limites de la biee-
leegie pour péne'trer sur le terrain ele la jdiysique' amu-
sante.
Mais il est bon de délaisse)’ maintenant la partie tech-
nique jiour l’ésumer en ([uelques lignes la l’cqeenise à
ap})Oi‘te'i‘ aux inteiqu-’étations fantaisistes que Sté])hane
Leeluc a publiées, à gi’and l’enfoi’t d’e)i'chesti’e, sur eles
faits ancie'iis étudiés à nouveau pai’ lui. Il y a eu beau-
ce)up ele bi’iiit [)Oui‘ des ]diénomènes qui ne sont epie
curieux, « les exagéi-atieuis hy])erl)olique's au long ele's
feuilles politi([U('s e't littéi’aii'es ne sont, suivant l’ex-
pression el’iin critique bien avisé, epie galéjaeles ele
journalistes en mal ele cojeie »,
Le gi’and public s’est laissé séduii’c pai* les se>i-
elisant eléceeuvei’tes ele Stéphane Leduc. Lh ! qiie)i,
n’est-il pas excusable? Ne lui a-t-on pas affirmé epie l’eui
créait de's cellules, des celbde's capables de ju’ése'ute'i'
STÉPHANE LEDUC A-T-IL CRÉÉ DES ETRES VIVANTS? 53
(les phénoinéiies de division? Ne lui a-t-on })as IViit voir
des })lantes surgissant de granules décorés du nom de
graines ? Ne lui a-t-on pas décrit dans ces plantes une
organisation et des fonctions oliservées chez les êtres
vivants ^ On a insisté sur les similitudes, mais on a laissé
dans l’ombre les dissemblances, on a laissé croire à
l’identité alors ([u’il y a sini})lenient analogie.
Stépliane Leduc fait des cellules avec noyau, cyto-
plasme et memlirane, mais ces soi-disant cellules
n’ont, en fait de noyau, qu’un amas de granulations
colorées, en lait de cytoplasme qu’une solution saline
ne contenant jias d’alliumine, en fait de membrane qu’un
dép(')t linéaire de matière colorante.
Stéphane Leduc ajtpelle cariocinèse la reproduction
artificielle ]>ar des phénomènes osmotiques des aspects
successifs que présentent la cellule vivante et son noyau
dans la division mitosiqiu'; mais là s’arrête son schéma :
ses cellules, en réalité, ne se rejiroduisent pas et elles
sont privées de toute spontanéité, caractère essentiel à
la vie.
à'olontairement ou non, Stéphane Leduc ordonne le
texte de ses écrits de façon à laisser croire que les
arliorescences qu’il dénomme plantes dérivent d’une cel-
lule artificielle initiale se multipliant par cariocinèse.
Or, il n’en est rien, car, nous l’avons vu, l’étude des cel-
lules artificielles et celle des plantes artificielles n’ont
entre elles qu’une relation indirecte, et nous avons pu
étudier les arliorescences chimiques, signalant seule-
ment pour mémoire les cellules artificielles. Qu’il
s’agisse d’exposer l’une ou l’autre question, l’auteur le
fait en un style métaphorique bien propre à soulever
l’enthousiasme. Le granule de sulfate de cuivre et de
glucose s’appelle une graine ou une cellule. Cette cel-
lule initiale en jiroduit une seconde, cette seconde une
troisième, etc... et l’on croirait véritaldement que
ces productions dénommées rhizomes, feuilles laté-
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
5i
raies, tiiies verticales, organes teriiiinaiix sont le l'ésul-
tat d’une véritable innltijdication cellulaire. Mais les
arborescences chimiques n’ont ni cellules, ni rhizomes,
ni feuilles latérales, ni tiges verticales, ni organes ter-
minaux. Ne confondons })as : a|q»arence n’est pas
réalité. Même !‘emai*que à j»ropos des fonctions attri-
buées à ces soi-disant ])lantes; il n’y a ni nutrition,
ni intussuscejdion, ni circulation, ni organisation. C’est
tout an plus si on trouve des schémas — et combien
imparfaits! — des j)rincipanx })hénomênes vitaux.
l/on voit ])ar là combien est Juste cetb' j)hrase par
laquelle Charrin et (tonjiil terminaient Icui- commu-
nication : « Nos résultats mettent un terme aux inter-
prétations ([ui, sans liase aucune antre ([ue l’a})j»arence,
auraient pu donner cours à des notions de hante ])ortée
malheureusement dans l’espèce })nrement imaginaires. »
!)'■ Maurice 1)’iialluin,
Chef (les travaux de Physiologie
à la Faculté libre de médecine de Fille.
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L’ACTION ÉLECTRIQUE
DU SOLEIL"’
IL — LES APPLICATIONS
LTndugtion solaire et la pha'sique planétaire
Les faits jieu nonilireux que nous connaissons l'ela-
tivenient à la physique du système solaire semblent se
rattacher très étroitement aux grands mouvements qui
se produisent sur le Soleil. Nos moyens d’investigation
actuels ne permettent, il est vrai, de nous rendre
compte que des modifications d’ordre optique dont la
surface solaire est le siège, mais il semble très pro-
bable que les variations électriques et calorifiques qui
échappent à l’observation directe sont elles-mêmes
reliées, et très étroitement, à une foule de phénomènes
qui se manifestent sur la Terre, sur les planètes et sur
les astres de moindre importance tels que les satellites,
les comètes, les étoiles filantes, etc.
Comètes. — Le fait depuis longtemps constaté de la
répulsion de la queue des comètes par le Soleil semble-
rait s’accorder avec une action électrique émanant du
Soleil, et se manifestant, peut-être, sous la forme
d’une émission cathodique, comme l’a fait observer
M. Deslandres (Société Astronomique de France,
(1) Voir Rev. des Quest. scie.nt. Livraison d’avril, 1907, p. 393.
5S
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(léceiiilire — Bulletin Astronomique, juil-
let 1902).
11 senihle également vraisemblable que cette action
électrique est, selon une remarque de M. (Tuillaume,
proportionnelle aux surfaces et indépendante des
masses cométaires (Société Astronomi({ue de France, dé-
cembre 1904). Ajoutons que rionisation, ])rovo([uée ]>ar
les radiations ultra-violettes du Soleil, ainsi que rinduc-
tion })Ositive de cet asti'e doivent avoir* pour effet de pi*o-
diiii*e une chai’ge négative élevée dans le novan de la
comète ])lus voisin de l’asti-e centi*al, et une désagréga-
tion de celui-ci par voie d’ionisation et de transport
cathodique vers le Soleil. Les ions cliai*gés positivement,
ou rayons a, constitueraient la queue de la comète, et la
charge jrositive en excès jrrovenant de ces ions positifs
serait la cause de la i*épulsion de la queue jrar la
masse solaire chargée elle-même ])Ositivement, et de
ré])anouissement de cette queue dans l’esjrace.
La luminosité de ces astres ei*rants de masse extrême-
ment faible serait due en pai*tie à la réflexion de la
lumière solaire sans doute, mais aussi aux effets catho-
diques intenses dont la tête de l’astre chevelu serait le
siège et qui jrrovoqueraient sa désagi'égation jrlus ou
moins rajride.
Cette exjdication s’accorderait avec le fait constaté
]>ar Berberich, que les comètes })résentent leur* jdns
grande intensité lumineuse dans les années où le Soleil
])Ossède le plus grand nombre de taches, c’est-à-dire aux
])ériodes d’activité solaire.
Planètes. — Idusieurs planètes, Jupiter entre autres,
semblent être encore dans un état d’activité qui raji-
pelle celle du Soleil. Elles doivent donc être pai*ticu-
lièrement sensibles aux vai*iations du potentiel solaire,
]>ar suite de l’ionisation de leurs masses et de leui*s
charges électriques propres. Or on a effectivement
l’action électrique du soleil
59
constaté que la coloration de Juj)iter variait nettement
avec l’activité solaire. Elle est rouge dans les années de
maximum et blanche dans les années de minimum.
Physiqiie terrestre. — La physique terrestre surtout
est sous l’étroite dépendance de l’activité solaire et il
semble de plus en jdus })rol)able que c’est l’action élec-
trique du Soleil qui joue le rôle le plus imjiortant dans
tous les grands phénomènes tels que le magnétisme, les
aurores polaires, ainsi que dans les mouvements princi-
paux de l’atmosphère, cyclones, tempêtes, orages, où
elle agit de concert avec l’action thermique. Mais avant
d’entrer au détail de ces manifestations, rappelons les
faits principaux de la physique terrestre et les théories
qui ont été émises pour les expliquer.
Electricité atmosphérique. — L’expérience a démon-
tré ([ue les couches de l’atmosphère proches du sol
renferment un excès d’électricité positive sous la forme
d’ions positifs, et que cette charge subit des variations
suivant l’heure du jour, la saison, etc., et qu’elle est
également modifiée pendant la durée des éclipses
solaires. Des ions positifs et négatifs se trouvent dans
les couches inférieures de l’atmosphère à raison de
trois mille environ par mètre cube d’air. M. Brunhes
admet que les ions peuvent être dus à la radiation solaire
et à d’autres formes d'énergie directement envoyées
jusqu’à nous par le Soleil.
Il existe, du reste, dans l’air, deux espèces d’ions
positifs; ce sont les ions ordinaires qui possèdent une
vitesse de 1,5 centimètre par seconde dans un champ
de 1 volt par centimètre, et de gros ions possédant une
charge cimpiante fois plus grande et une vitesse
deux cents fois moindre. La présence de ces ions posi-
tifs dans l’atmosphère })roduit une charge positive des
couches d’air qui les renferment, tandis que le sol prend
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
()Ü
une charge négative. La ditféi’ence de jtotentiel entre
l’air et le sol présente un inaxiinnm vers i heures du
soir et un miniinuin vers 5 heures du matin, à une alti-
tude peu élevée, surtout au-dessus de la mer.
Le voisinage des terres moditie ces constantes; mais
des périodes de maximum et de minimum paraissent
s'accorder (à un certain retard près) avec les périodes
corres])ondantes de l’induction solaire. Enfin, jdns on
s’élève dans l’atmosphère, plus le potentiel juisitif de l'air
s’accroît et avec lui le nombre d’ions jiositifs. La charge
devient très élevée dans les })lus hautes régions qu'on
ait ex] dorées.
Eaulsen admet, en se basant sur les oliservations des
étoiles filantes, (pie la hauteur à hnpielle se trouvent les
dernières ]»articules de l’atmosphère terresti*e de la
grosseur movenne de est de :^( JO kilomètres.
Cette oliservation corres})ond à une autre de Nord-
mann basée sur l’étude des aurores boréales. Celui-ci
estime que la partie siqiérieure des auroi-es se trouve
à plusieurs centaines de kilomètres et leur ])artie infé-
rieure àOO kilomètres seulement (.Journal de Phvsk^jue,
100 i, p. 283). A la- hauteur de 200 kilonudrc's, la jtres-
sion de l’air ne serait plus ([ue de 10 milliim'dres de
mercure envii*on, c’est-à-dire du nièmeordi*e que dans
le vide de Crookes. D’autre jtaid, on a constaté que l’on
pouvait encore (d)tenir des effets lumineux analogues à
ceux produits ])ar les aurores polaires, dans des masses
d'air dont la })ression était de 0,01 millimètre de
mercure. Il existerait donc une couche très éjiaisse de
ratmos])hère terrestre re])résentant les trois quarts
environ de sa hauteur totale dans la([nelle ])(Miv('nt se
manifester des jdiénomènes électri([ues analogues à
ceux qui se produisent dans les tulies de (feissler, dans
les couches les moins raréfiées, et semhlahles à canix
des tnlies de Crookes dans les régions supérieures, les
plus raréfiées.
l’action lh.ECTRIQUE DU SOLEIL
01
M. Boutj, se l)asant sur scs r-eclierchcs relatives à la
décharge électri(jue dans les gaz rarétiés, admet que
dans la haute atmosjihère il existe une région on l’air
très raréfié et en couche sufîisaniinent éjtaisse ne pour-
rait môme siqijiorter le chainj) électrique terrestre nor-
mal, sans livrer ])assage à l’électricité.
D’autre })art, les couches d'air immédiatement voi-
sines du sol sont char-gées négativement et leur ])oten-
tiel négatif croît d'autant plus que l’on })énetre davan-
tage dans l’intérieur du sol. Nous ne })oss('dons,du reste,
aucune donnée précise sur la valeur absolue du })oten-
tiel négatif de la surface terrestre.
Ihdfier admet (pie la valeur de la charge négative du
sol peut être inactihée par la jirésence de la vajteur
d’eau dans l’air, ce qui aurait })our effet de faire variei'
le potentiel local du sol suivant l’état hygrométrique
de ratmos})hère qui le surmonte. La vapeur d’eau et
les nuages })araissent, d’ailleurs. Jouer un rijle considé-
rable dans la distidlnition de l’électricité atmosphérique.
Ajoutons que les orages sont provoqués jtar la présence
de masses nuageuses chargées à des potentiels élevés,
et qui sont voisines du sol.
Sohnke et Brillouin attribuent un rôle essentiel aux
cirrus dans la jiroduction de l’électricité atmosphérique.
Brillouin a constaté que la glace sèche, telle que celle
dont sont formés les cirrus, jierd sa charge négative sous
l’action des rayons ultra-violets et en prend une positive;
on peut donc admettre que le Soleil charge ainsi les
cirrus }K)sitivement, tandis que l’air aml)iant se charge
négativement. Il seuil )le également probable que la jiré-
sence, dans l’air, des ions chargés d’électricité positive
est la cause principale de la condensation de la ympenr
d’eau, et jiar suite la cause indirecte de la charge élec-
trique des nuages.
Les nuages orageux proviendraient de la transforma-
tion des gouttelettes d’ean en grosses gouttes, c’est-
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
à-dire de la translbriiiation des ciinuilus en nimlnis,
ceux-ci se résolvant ünaleinent en ])lnie dés que le }>oids
des gouttes est devenu trop considëralile (Apjdications
of Dyria) nies ta P/t i/sies and Cheinistry).
l)’après sir Thomson, les variations dans l’aire de
la surface d’une goutte d’eau produisent un dégagenient
d’électricité; or, ])lusieurs gouttes d’eau, en se réunis-
sant })our en Ibriner une plus grosse, donnent lieu à
une diminution de surface totale du liquide; cette trans-
formation dégagerait donc de l’électricité au sein des
nuages, l'ne charge positive se porterait sur le nuage
et la charge négative corres])ondante sur l’air ambiant.
l.énard, de son côté, admet ([ue l’électrisation de
ratmosjdiére est due aux contacts répétés de l’air en
mouvement et des gouttelettes d’eau au bord de la mer ;
mais cette théorie n’exjdicjuerait pas la formation des
orages sur })lace dans les endroits éloignés de la mer.
Chanip maynêtUpie terrestre. — 11 parait exister
une étroite relation entre l’état électrique général de
ratnios))hère et l’intensité du cliaiiq) magnétique ter-
restre. Dès l’année i.S.ÔT, Carrington signala l’action
des taches solaires sur les })erturbations magnétiques.
Ces observations furent faites à l'Observatoire de Kew.
Le 1®’’ septembre 1852, Armstrong fit des observations
analogues.
l)’a})rés Angot, on jieut constater un rajiport très net
entre l’activité solaire et la variation de la déclinaison
magnétique terrestre. Les variations diurnes, mesurées
au })arc Saint-Maur et à (freenwich, ont été reconnues
absolument concordantes en l'année 11)02.
Les variations annuelles ex})rimées en fonction de
la longitude / du Soleil et de coefiieients m, n et p cor-
res})ondent à la fonction :
\ = m + n sin l + p cos 2 l
l’action électrique du soleil
63
Gliaveau a également ti*ouvé que la véritable loi de la
variation du magnétisme, telle qu’on l’oliserve en tout
])oint suffisamment dégagé, se traduit par une oscilla-
tion simple avec un maximum de jour et un minimum
qvd se produit entre 4 et 5 heures du matin. Mais
au voisinage du sol et dans nos régions, le ])liéno-
niène est moins simple et présente deux types dittérents
de variations dont l’un correspond à la saison chaude
et l’autre à la saison froide (Comptes rendus de l’Aca-
démie DES Sciences, GXXMII, p. 5(X)).
Elster et Geitel ont observé qu’à une diminution de la
conductilhlité électrique de l’atmosphère corres])ondait
une augmentation du champ magnétique terrestre. Ges
troubles jiaralléles s’observèrent en particulier au cours
de l’éclipse du 30 avril 1905. f)n a pu constater que le
maximum du champ magnétique corres})ondait exacte-
ment sur les courbes au minimum des ions positifs
dans ratnios})hère ou de la conductibilité de l’air.
Ge Jour-là Xordmann a observé à Philippeville que
le champ magnétique s’était accru pendant toute la
durée de l’éclipse jusqu’au moment du dernier contact;
et on a relevé au Bureau central météorologique de
Paris une perturbation de 4' dans la valeur du champ
terrestre.
Du reste, d’une façon générale, la conductibilité de
l’air varie uniformément de midi à minuit, où elle
devient environ doulde de ce qu’elle était à midi. Xilson
a fait à ce sujet de noniljreuses observations à Lq)sal
par un ciel clair (avril-mai 1902) (ŒIevers-Kougl.
^ffiTACAD. Stockholm, 59, n“ 7, ju 243).
Le professeur Schuster a déduit de ses observations,
que l’on expliquerait les différences de variation du
champ magnéti([ue terrestre en admettant que les
régions supérieures de ratnios])hère conduisent mieux
l’électricité pendant le maximum que pendant le mini-
mum d’activité solaire, et il ra]>porte la variation diurne
(W
REVUE DES QUESTIOXS SCIENTIFIQUES
(le rai^uillo ainiantéo à des couinants électiâqiies circu-
lant dans les hautes régions de ratinosj)hère.
Cortie admet que les taches solaires, sans })rovoquei‘
directement les ])erturhations magnétiques, poun’aient
se rattacher avec elles à une cause commune, car il y a
des exceptions importantes à la règle qui semble lier les
taches aux orages magnétiques, les deux jihénoménes
ne paraissant jias liés jtar des relations do cause à effet.
11 existe effectivement de très lielles taches qui se
]troduisent sans perturhations, et, au contraire, de
grandes jiertuidmtions qui n’ont pas été acconqiagnées
de taches. Il seinhle donc ])rol)ahle, à Cortie, (pie la
seule corrélation qui jmisse exister entre les deux
])hénomènes est celle qui relie deux C'ffets indéjiendants
d’une même cause (The Astrophysical Journal,
t. X\T, année lt)Ü2).
Marchand démontra, dès l’année 1<S88 (Mémoires de
l’Académie des Sciences de Lyon, 1888), que les ]ier-
turhations magnétiques se jiroduisent par }»ériodes
égales à celles de la rotation solaire et qu’elles ont lieu
au moment où elles liassent au méridien astral. Les
régions d’activité sont détinies non par des taches qui ne
jiaraissent être ([u’accessoires, mais par des facules.
Marchand a cité à ce sujet (Comptes rendus de
l’Académie des Sciences, Lst)^, p. 110) les passages de
facules, ou de facules et de spores sans taches, du
20 novembre 1800, du 11 octohre 1801, du 17 jan-
vier 1802, (|ui ont donné lieu, lors de leur plus courte
distance au centre solaire, à des perturliations magné-
tiques t('rrestres très intenses.
D’après Schuster (Journal de Piiysk^’e, 1001), la
rotation solaire seule n’exerce aucune intluence sur les
variations magnétiques terrestres. Il a constaté, effecti-
vement, que la déclinaison magnétique de (Ti-eemvich
n’indiipie aucune période sensible comprise entre vingt-
cinq et vingt-sept Jours.
l'action électrique du soleil
()5
Suivant Lockyer, les variations, par saison, dans la
fréquence des teni])ètes inagnétiques et des aurores
jiolaires déjiendent des jiositions de l’axe du Soleil j)ar
rapport à la Terre. Les éjtoques d’opjtosition des régions
polaires solaires nord ou sud, au cours de l’année, cor-
respondent à celles de la ])lus grande fréquence des
tem])ôtes inagnétiques, et c’est ainsi aux époques où les
régions polaires du Soleil sont le }»lus troutilées que se
pi’oduisent souvent les tempêtes inagnétiques (Ciel et
Terre, t. XX^', n° 8, L"' j^dllet 1904).
Les })rotut)érances sont souvent suivies de fortes per-
turbations inagnétiques. AMld cite une protubérance
du 16 août 1885 (Comptes rendus de l’AcadÉxMie des
Sciences, ClI, p. 510), qui atteignit une hauteur de
9' 30" et qui donna une perturliation magnétique cinq
fois plus forte que celle du 7 octobre 1880, qui, cepen-
dant, avait 13' de hauteur. 11 y a donc lieu d’admettre,
comme pour les taches solaires, que la seule corrélation
qui existe entre les deux jiliénoniènes est celle qui relie
deux eti'ets indépendants d’une même cause.
Maundçr est d’accord avec Marchand pour recon-
naître que la courbe des facules solaires s’harmonise
mieux avec celle des orages magnétiques que celle des
taches ou des protubérances.
Aurores polaires. — Le magnétisme terrestre et les
orages magnétiques sont étroitement liés aux aurores
polaires et la période correspondante aux maxima
d’intensité des aurores est, comme celle des taches
solaires, de 41,1 années. On a également observé, en
certaines régions, dans l’Amérique du XMrd entre
autres, qu’il y avait }>lus d’aurores boréales en été qu’en
hiver, et on a trouvé pour ces météores une période de
vingt-six jours coïncidant avec celle des phénomènes
magnétiques terrestres et en concordance également
avec les périodes lunaires.
IIP SÉRIE. T. XII.
O
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
()G
Il SC pourrait (railleurs ([uo le iiiaximuiii (.riiitcnsilé
des aurores polaires ciyi'ncidàt avec le niilieu du Jour,
vers 2 h. 40 de ra}U“ès-iiiidi, ainsi que le iiiaxiiiiuiii de
la déclinaison magnétique.
Arrhéiiius, qui est ])artisan de l’émission catliodi([ue
du Soleil, trouve aussi d'étroits rapjxnts entre les
niaxima d’activité solaire et les jthénomènes magné-
tiques terrestres, et il constate (pie les maxima des
aurores cori’espondent aux dates du 5 mai et du M siq)-
tembre, éj»o([ues où la Terre se trouve vis-à-vis des
})oints situés à 70" au nord et au sud de l’équateur
solaire (Revue générale des Sciences, t. 10, jt. OÔ. —
Froceedings ou tue Royal Society, t. XXIII, p. 49()).
Il _v aurait donc, suiYant lui, des maxima d’activité
solaire à ces époques, de même qu’il y aurait des
mininia d’activité solaii'e au 0 décembre et au 4 juin.
Le }dus faible minimum corresj)ondrait à l’époipie
du 4 Juin, qui est C('lle de l’ajdiélie. La ])ério(l(' de
20,00 Jours ({ui correspond, d’après Arrliénius, à celle
des maxima des aurores polaires, coïncide exactement
avec celle de la révolution synodiipie des hautes régions
de ratmos}»lière solaire, tournant jtlus lentement (pie
les régions jirofondes.
Lockyer a trouvé, de son C(7té, qu’en dehors de la
jiériode de onze ans, il existe une sous-[)éiïode de treize
ans et demi dont on trouve la trace dans les redevés
barométri([ues des stations anglaises de l’Inde ('t
de (lordoba t Amérique du Sud) (Montuly Xotices,
t. LXMet LXIII).
^’illar(l, s’insjiirant des observations sur les aurores
]»olaires, est ])arvenu à rejiroduire d’une façon saisis-
sante les diverses jiarticularités de ces ])bénomènes
en faisant Jaillir un faisceau cathodique aussi jiaral-
lèle que })Ossible dans une ampoule vide d’air, (le fais-
ceau catliodiqiu' étant incliné par rajqiort aux lignes
de force du chainj) magm'ti(pie })roduit ('iiti'C les p(ïles
l’action électrique du soleil
()1
d’un électro-aimant, on olitient une représentation frap-
pante du magnifique phénomène (Comptes rendus de
l’Académie des Sciences, lijuin HKJ6),
Arctowski signala la simultanéité qui existe dans
l’a})})arition des aurores boréales et australes (Comptes
RENDUS DE l’AgADÉMIE DES SciENGES, Ji lliars 1901),
Les aurores australes qu’il oliserva en 1897-99, à
liord de la Belf/ica, correspondaient exactement à
celles observées au pôle Nord, au même moment, par
Nordenskiold.
Birkeland définit l’origine électrique des aurores
polaires dans les régions supérieures de ratmos})bére
de la façon suivante (’^'idenskabsselskabets-Skefter,
t. 1) : Les aurores polaires sont dues à des courants
électriques entièrement localisés dans l’atmosplière
supérieure et qui y circulent à ])eu près parallèlement
au sol, Ibie aurore boréale se manifeste chaque fois
qu’un courant électrique suffisamment dense se ]>ro-
duit dans les régions supérieures de l’atmosphère. Ces
efiets électriques ne paraissent jxis dns à des rayons
cathodiques émanés du Soleil, car ces rayons catho-
diques s’enrouleraient autour des lignes de force du
champ terrestre et les raj'ons auroraux auraient alors
une direction toute difterente de celle qu’on oliserve.
Xordmann a constaté, d’autre part, que les aurores
ne produisent de perturbations magnétiques sensildes
que lorsqu’elles sont animées de mouvements ra})ides.
Si elles sont staldes quoique lirillantes, ces pertur-
bations magnétiques font défaut (Journal de Phy-
sique, 1901).
D’après Paulsen, tous les faits })récédents semblent
démontrer que les courants électriques de l’atmo-
sphère qui sont les agents de ces perturbations, ne
sont pas les causes des aurores boréales, mais sont
des phénomènes concomitants qui n’accompagnent
ceux-ci que dans certains cas (Meteorologische
Zeitschrift, 194, passim).
68
RKVI^E DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Maundcr dans une récente étude (Tiie Astrodiiysi-
CAL Journal, XXI, 1605. - Ciel et Terre, avril
1905) snr les relations existant entre les inaxiina
solaires et les grands ])liénoinénes éle(dro-inagnéti({ues
de la Terre forinide les conclusions suivantes :
1° I/origine des jiertnrliations magnétiques est dans
le Soleil, et jias ailleurs. Leur })ériode est celle de la
rotation synodique et non celle de la rotation sidérale;
'2" Les aires solaires (fui firovoquent les orages
magnétiques sont hien définies;
3" Ces ailles, comme les zones des taches, sont entre
0" et 30" de latitude ;
4° Les fdiis fortes fierturhations magnétiques sont
dues à l’afifiarition des grandes taches;
5" L’activité magnétique d’une aire donnée peut
))récéder la formation d’un grouj)e important de taches
et lui survivre;
6° L'action magnétique est limitée à un faisceau
étroit (fui tourne, à tonte distance, avec le Soleil; ainsi
s’exfdi(fueraient le commencement brusque et le retour
périodique des orages niagnéti(fues ;
7" La longueur mojenne de ces faisceaux fieut se
déduire de la durée mojenne des orages magnéti(fues;
8" L’activité des taches f tarait sujette à des écliftses;
9" Les taches qui donnent lien aux grandes ftertur-
liations fiassent en général au sud de l’é(fuateur solaire.
Il seinlde donc (fue leur action n’est ftas exactement
radicale.
Essaûm-i cosmiques. — Le passage périodique des
essaims cosmi(fues entre le Soleil et la Teri‘e ,joue un
r(')le très manifeste dans la fihvsiifue et la météorologie
terrestres. L’origine électrique de ces fierturhations
n’est pas douteuse, /enger en a fait une étude des fdus
intéressantes.
Il trouva (fu’iin intervalle à fieu ftrc's r(‘gnlier de dix
l’action électrioce de SOLEII.
f)9
à treize Jours existait entre les grands niouveinents
sisiiii({ues ({iii se reflètent eà et là à la surface du lilolie.
Le passage des essaims cosmiques jiarait souvent, agir
d’une manière concordante avec l’inliuence directe du
Soleil (Comptes rendus de l’Académie des Sciences,
CAlll, p. 1459). Les perturbations qui résultent du
passage de ces essaims mètéoriipies surviennent deux
fois ]>ar rotation solaire acconqilie, d’après les obser-
vations de AVild ((Observatoire de Pawlowsk), de
Marchand (Oliservatoire de Lyon) et celles de l’Obser-
vatoire du Parc Saint-AIaur (Comptes rendi’s de
l’Académie des Sciences, année 18(S7, t. 1, p. 1556).
AVild démontra ensuite que les grandes perturba-
tions magnétiques de 1880 et 1884 avaient été simnl-
taiiées pour le globe entier; il en résulte qn’nne cause
extra-terrestre agit au même moment sur le potentiel
du glolie et jirodnit à la fois des pertiirliations magné-
tiques, les courants terrestres et les aurores lioréales.
Zenger jiense que Vaction èlectrùiue (ht Soleil se
manifeste comme cause princi|)ale et l’action électrique
entre la Terre et les nuages cosmiques, comme cause
secondaire des pertiirliations magnétiques (Comptes
RENDUS DE l’AcADÉMIE DES SciENCES. Aiiiiée 1887, t. I,
p. 1556).
Poursuivant ses études, Zenger annonçait en 189(0
(Comptes rendus de l’Académie des Sciences, année
1890, p. 422) que l’on })onvait penser que, à l’occa-
sion des recrudescences de l’activité solaire au mois
d’août 1890 et du passage des grandes masses de
nuages cosmiques, les hautes couches de l’atmosphère
ont été chargées d’électricité à jiotentiel élevé ; alors
se sont produites des décharges puissantes et prolon-
gées qui ont déterminé des mouvements tourbillon-
naires et des condensations rapides de vapeur d’eau,
de là des cyclones, des ti'ombes, des orages et, par
l’aspiration dos gaz souterrains, des émanations di'
70
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
g‘i‘isou dans les houillères et des érujttions volca-
niques souvent accoinpaiiuées de treuil ileuieuts de
terre. Lorsque le passage des essaims jiériodiques
d’étoiles filantes coïncide avec une Grande activité
à la surface solaire, Zenger prévoit de grandes }>er-
tiirbations atinos])hériques et sismiques. C’est ainsi
qu’il a pu prédire les orages du 10 et du 23 août 1895.
Météorolofiie. — A côté des phénomènes magnétiques
généraux qui sont répartis sur toute la surface de la
Terre, il en existe d’autres d’importance moindre qui
jouent un rôle dans la météorologie des diverses régions
du globe. ( les ])hénomènes locaux sont encore incom-
plètement étudiés, mais il est vraisemblable ([ue les
causes dont ils dépendent sont celles-là mêmes, qui
relient entre eux les jihénomènes généraux que nous
avons rappelés.
\’oici quelques-uns de ces faits. Les nuages élevés
sont plus abondants aux époipies de ])lus grande fré-
quence des aurores jiolaires.
M. Brunhes a constaté que la pluie ou le bi-ouillard
ajqiortaient généralement une charge négative dans
l’atmosphère.
Sliaw a vérifié ([iie la distriliution des lignes d’égale
jiression démontre que la circulation atmosjdiérique se
fait dans les couches inférieures, de l’est à l’ouest
autour de l’axe })olaire, et en direction invei'se dans les
couches supérieures, (farrigon Lagrange, qui a étudié
les mouvements généraux de ratmosphère en Eurojie
et dans l’Ainériipie du Nord [Conf/rès de Grenohle,
octobre 1905), a constaté que dans riiémisphère boréal
tout entier il y a ([uatre régions inégales mais symétri-
(piement jdacées au point de vue des pi-essions : dans
(leux de ces régions le baromètre est élevé, dans les
deux autres il est lias. Parfois il se produit une réunion
des deux régions de hautes pressions et des deux
régions de basses pressions.
l’action électrique du soleil
71
Lockyer a trouvé qu’il existait deux centres de varia-
tions baroinétri([ues situés aux antipodes l’un de l’autre:
l’un se trouve dans l’Inde, l’autre à (iordoba dans
l’Amérique du Sud, dont nous avons parlé précé-
demment au sujet des aurores polaires. On ol)serve sur
rensemlde du gio])e tout entier des variations dont la
période serait à peu jirès l’inverse de celle des cycles
des taches solaires, soit environ onze ans. Les années de
haute pression moyenne sont celles où les taches sont
le plus petites. Les variations de l’Inde et celles de
l’Amérique du Sud ne sont pas inverses, il y a une
différence de six ans environ entre leurs maxima. La
variation de dix-neuf années serait due aux actions
solaires modifiées par quelque cause terrestre.
D’autre part, Brillouin a trouvé qu’il existait une
corrélation évidente entre les facules, les taches solaires
et le temps (Comptes rendus de l’Académie des
Sciences, 21 septembre 1806). Selon lui, toute entrée
de taches entourées de facules étendues et brillantes,
produit dans les vingt-quatre heures un troulde rapide
et étendu dans la circulation atmosjthériqne. Les modi-
fications du temps sont lentes et progressives quand
il n’entre pas de nouvelles taches dans le Soleil ; mais
dès que des cirrus caractéristiques apparaissent dans
les hautes régions, il y a toujours une tache dans le
Soleil.
Tjnniière zodiacale. — 11 existe un fait, sur l’exjdi-
cation du([uel les astronomes ne sont }>as encore jiar-
venus à se mettre d’accord, c’est l’origine précise de la
lumière zodiacale. Cette traînée lumineuse dans le
firmament, sorte de croissant gigantesque qui émarge
de l’horizon jiendant les nuits sereines, est encore une
énigme }»our tous.
Pour d’aucuns, cette vague ])hos})horescence qui se
dresse comme un immense point d’interrogation à
l’horizon avant ou après le coucher du Soleil, ne serait
12
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
qu’ime auréole formant (;ürtèf>e au disque solaire. Sa
forme serait celle d’une ellipse allongée, et son grand
axe s’étendrait au delà de l’orlûte terrestre. La matière
extrêmement ténue qui la constitue réfléchirait les
i-ayons solaii'es à la làcon d’une vapeur légère, rappe-
lant vaguement, dans la nuit étoilée, l’aspect nébuleux
des comètes.
Pour d’autres, au contraire, tels que Forster et
Arrliénius, on devrait admeltre que la lumière zodia-
cale ne serait qu’une donhle ([ueue lumineuse prove-
nant, non pas du Soleil, mais de la Tm're elle-même.
Cette doiihle émission céleste de la matièi-e, portée à un
état de division extrême, se réunirait dans la région
équatoriale de la Terre })our s’élargir et s'étendi’e pro-
g-ressivement sous forme de croissant suivant la direc-
tion du Soleil.
loniantion de la haute atmosphère. — Lénard a
démonti'é (pie les rayons ultra-violets jiossédaiimt la
propriété de donner naissance à des cliai'ges électriques
libres, jiositives et négatives au sein des gaz ([ui sont
traversés jiar enx.
Nous savons également que lorsque des gaz extrê-
mement raréfiés et où la }iression est égale à 10— milli-
mètre de mercure (tels que ceux de la surface de
l’atmosphère terrestre) sont soumis à l’action simul-
tanée (le radiations ultr-a-violettes et d’une induction
électrostatique positive, il se produit une ionisation de
ces gaz.
Les ions ou électrons mis en lilierté sous cette double
action sont chargés négativimient, et ils jK'uvent
ac([uérir, sous l’action des forces mises en jeu, une éner-
gie cinétique suflisante j»our échap])er à l’attraction (h*
la Terre. Il sullit (pie la vih'sse des électrons devienne
supérieure à IL", 180 ]»ar seconde pour (pie cet eflet
se produise.
D’après la grandeur jirobahle des actions mises en
l’action élegtriqi:e du soleil
73
jcMi, à la surface de ratmosjdière, il scmlile très vrai-
semldahle qu'une ionisation active se produit dans
les couches extérieures de cette atmosphère, accom-
pagnée d’etfets de radio-activitiq de rayons cathodiques
et de rayons Rœntgen.
Les électrons chargés négativement s’échapjient
hors de ratmosphère terrestre et emportent dans
l’espace leurs charges négatives en môme temps qu’une
partie matérielle de notre atmosphère.
Nous savons, du reste, que la grandeur des charges
électriques que possèdent les électrons est considé-
ralile jiar rapport à leur masse matérielle.
L’ionisation des couches extérieures de l’atmosphère
terrestre pourrait donc lil)érer des charges électriques
considérables, tout en n’y produisant qu’une très faible
disparition de matière.
Pour en revenir à l’hypothèse de l’ionisation de la
surface de l’atmosjihère terrestre, nous devons consta-
ter ({ue deux faits essentiels, considérés comme admis,
n’ont en réalité subi aucune vérification expérimentale
directe.
Ifionisation des dernières particules gazeuses de
l’atmosjihère est supjiosée s’effectuer sous une jiression
initiale de if)—'* millimètre de mercure environ, en
contact direct avec le vide inteiqdanétaire.
Or jamais ce fait n’a })u être vérifié, car dans tons les
essais les gaz dilués sur lesquels on opérait étaient
séparés de l’extéideur par des substances solides, telles
que des ampoules de verre, de quartz ou de métal.
Nous ignorons également de quelle nature sont les
gaz qui occiqient les régions supérieures de l’atmo-
sphère. Il semlile admissible que ces gaz soient légers et
de natui-e difierente de ceux de la basse atmosphère.
T.’étude approfondie du spectre des régions supérieures
des aurores polaires pourra, sans doute, nous fournir
de])récieux renseignements à ce sujet.
1\
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
f
III. — DÉDUCTIONS
RELATH ES A LA ITIYSIQUE TERRESTRE
Nous venons de résunier quelques-unes des théories
actuelles sur l’action électrique du Soleil sur la Terre;
nous allons, dans l’exposé qui va suivre, chercher à }u*é-
ciser davantage le rôle que paraît jouer l’induction
solaire dans ses manifestations physiques.
Afin de pouvoir édifier une théorie aussi complète que
})ossil)le de l’action électri([ue du Soleil sur la Terre,
déduite de l’induction solaire, nous nous trouvons dans
l’obligation de recourir à un certain nomlire d’hypo-
thèses.
C’est cette théorie générale {{ue nous allons ex})oser
d’une façon succincte, en l’ap}di(piant aux faits précé-
demment énumérés, tels ([ue la lumièi’e zodiacale, l’élec-
trisation de l’atmosphère, le magnétisme terrestre, les
orages magnétiques, les aurores jtolaires, les troubles
sismiques, les éclipses solaires, la charge électri({ue de
la lune et leurs conséquences générales sur la météoro-
logie terrestre.
Nous avons vu que tous ces })hénomènes dé})endent
de l’action solaire, très probalilement d’origine élec-
trique; nous allons voir qu’efiéctivement ils peuvent
être expliqués d’une façon absolument satisfaisante ]>ar
la seule action de l’induction électrostatique du Soleil.
Les zones électriques de l’atmosphère
Nous admettrons ([iie l’atmosphère terrestri* est
constituée par une série de zones électri([ues super-
])osées. Une première zone AB(] de gaz denses, voisins
du sol, forme un diélectrique gazeux dont h' pouvoir
I
l'action électriqul du soleil
75
inductcMir s})éciH([uu varie suivant la pression, la
teinpêratnre, l’état lijgroinétriqne, la quantité d’ions
libres qu’elle reniéiane. La hauteur de cette zone
an-dessns du sol est relativement faible, elle ne paraît
guère dépasser 5(3 à (>(3 kilomètres, d’ajirès les oliser-
vations de la limite inférieure des aurores polaires. Une
seconde zone CJ) surmonte la précédente. Les gaz de
l’atmosphère j sont progressivement raréfiés jusqu’à la
pression do iQ—- millimètre de mercure. Leurs proprié-
tés physiques seront analogues à celles des gaz des tulies
de (feissler. Laie troisième zone DE s’étend jusqu’à la
limite su])érieure de l’atmosplière. Leur pression
décroît progressivement de i(3~- millimètre à 10“^
millimètre de mercure. La hauteur de cette couche
extrême est, comme nous l’avons vu, voisine de 200 kilo-
mètres au-dessus du sol. Les gaz qui la constituent
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
70
ont jtroliahlc'ment imo faillie densité s[)écifi([ue, et ils
sont entraînés, coniine l'atnios])liêTe tout entière, j)ar la
rotation de la Terre, en glissant })onr ainsi dire direc-
tement sur le vide interplanétaire.
Les radiations solaires ])rovoqiieront une ionisation
et une électrisation intmises des couches supérieures de
la région (‘ipiatoidale de rhéinis})lière XIIY. Sons cotte
action, des électrons échapperont à la gravitation
terrestre, enij)orteront dans l’espace des charges néga-
tives et se dirigeront vers le Soleil, chargé jiositive-
ment.
Lundère zodiacale. — Pour nn observateur jdacé
dans rhéinis})hère non éclairé par le Soleil, rémis-
sion cathodi([ue })récédente, (pii se produit an-dessns
de la zone équatoriale ensoleillée, lui apparaîtra, avant
et après le coucher dn Soleil, comme nn faisceau fai-
blement éclairé, h cause de sa masse extrêmement
petite. Les électrons, qui constituent ce faisceau himi-
neiix, subiront l’action directrice dn (dianp) terrestre
et sons son influence se rap})rocheront de la direction
des ))(')les. L’aspect de cette émission cathodique serait
donc celui d’nne sorte de double corne, prenant
naissance à ré([uatenr et s’inclinant vers les jx'des,
analogue à celui de la lumière zodiacale. Rien ne
prouve du reste (pie ce phénomène, s'il se produit, no
soit différent d’un second, d'origine ]Hirement cosmique,
ces deux phénomènes restant in(lé])endants l’un de
l’autre. Une étude jdns ajqtrofondie de la lumière zodia-
cale et de ses relations avec l’activité solaire jterimdtra
seule de résoudre le })rol)lème.
Electrisation de l/atmosphère. — La disparition
d’nne charge négative des couches sujx'rieures de l’at-
mosphère entraînerait nécessaiiannent l’ajtparition
d’une charge jiositive équivalente dans les couches plus
jirofondes. Cette charge se manifesterait sous forme
l’action KLECTRK^rE DU SOLEIL
77
d’ions positifs, dont le noinlire irait en décroissant de la
région neutre D Jusqu’à une région C où la charge
positive atteindrait nn maxiinuin. Cette charge, ainsi
que le nonilire d'ions, décroîtrait ensuite de C jusipi’à B.
La couche d’air isolante intérieure AB s’o})poserait au
refoulement de la charge positive de C jusqu’au sol.
La quantité d’ions positifs que l’on rencontre dans les
régions inférieures voisines de B devrait varier avec
l’intensité de l’induction solaire. Elle devrait être }>liis
élevée [lendant le jour que jiendant la nuit, et varier
également pendant les périodes de maxima ou de
minima d'activité solaire ainsi que pendant les éclipses.
Toutes ces conjectures sont conformes aux faits con-
statés.
Char (je nèf/atioe du sol. — Sous l’intluence de la
charge positive de la couche d’air G, le sol devrait
acquérir une charge négative. Et sous l’intluenco de
l’attraction réciiiroque de ces deux charges 0}qtosées,
une jiartie de ces charges pénétrerait dans l’épaisseur
même du diélectrique. Ainsi s’exjiliqueraient la charge
négative du sol et celle des couches d’air directement
en contact avec lui, et la présence d'ions positifs dans
des régions assez voisines du sol.
La pénétration de ces deux charges opposées dans les
couches d’air inférieures se ferait d’autant plus facile-
ment que leur conductihilité serait accrue sous des
actions diverses, telles que la présence de hrouillards,
de la vapeur d’eau, d’ions émis par le sol, etc.
Les dwe)‘ses couches électrisées de V al niosjihère . —
Ihi ol)servateur qui s’élèverait jusqu’à la limite supé-
rieure de l’atmosphère traverserait successivement les
diverses couches suivantes :
An voisinage du sol, une région chargée négative-
ment jusqu’en B. En B, un potentiel nul. De B en G,
un })otentiel positif croissant, avec nn maximum en G.
78
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
l)e C en 1), un jtotentiel })Ositif décroissant et nul en D.
l)e D en E, un })otentiel négatit croissant, avec un
inaxiinuin au voisinage de E. Enfin, dans la région tro-
[ticale éclairée, un jiotentiel négatif décroissant ))rogres-
siveinent à imrtir de 1).
Le «lobe terrestre et les diverses couches de Tatino-
sphère se comporteraient donc coinnie un double
condensateur sphérique à électrodes concentriques.
L’armature intermédiaire E })orterait une charge }>osi-
tive, tandis ([ue les armatures internes A et externes E
seraient chargées négativement.
O O
Courants électriques dans la haute atmosphère
La zone équatoriale de l’atmosphère supérieure qui
est soumise à l’action solaire aliécterait une foi-me de
calotte . sphérique, pourvue d’une charge électrhjue
décroissant du centre vers les bords.
Lue charge })ositive équivalente h la charge néga-
tive libérée }>ar le Soleil dans cette région serait
refoulée dans les }>arties profondes C, ainsi que dans
l’atmosphère de l’hémisjthère obscur XMY. Si la Terre
restait immobile dans l’es])ace, cette douille charge
atteindrait rapidement un régime d’équililire et il ne
se })i’oduirait aucune décharge ni aucun courant de
convection.
Mais sous l’action du mouvement de rotation de la
Terre, les masses électriques de la haute atmosphère
seront entraînées de l’est à l’ouest et il résultera de ce
fait un excès d’ions négatifs dans une zone située en
avant de la région soumise au maximum d’activité
solaire. Pour une raison analogue, un excès d’ions
positifs sera transpoi-té dans une direction opposée. Il
résultera de ce double transjiort inverse une rupture
d’équilibre dans les charges électriques de la haute
l’actiox électrique du soleil
70
atinospliêre et la production proljalile de courants de
convection dans ces régions })ar un véritable tlux
d’électricité circulant de Test à l’ouest dans la haute
atmosphère et s’étendant, dans le sens de la largeur,
de l’équateur jusqu’aux régions polaires, avec une
intensité décroissante du centre Jusqu’aux bords.
(le courant circulerait autour du globe, se ra]i-
procberait du sol dans rhéinis[)hêre oliscur et s’en
éloignerait dans l’hémisphère éclairé, car la charge
positive en mouvement sei-ait attirée vers le sol dans
le premier; au contraire, la charge négative en mouve-
ment serait portée vers les régions siqiérieures dans
le second.
Ce tlux de convection circulant d’une façon continue
de l’est à l’ouest se jirésenterait donc sous la forme
d'une sorte d’anneau circulaire décentré par ra})port
à l’axe terrestre. Get anneau serait }tlus éloigné du
sol dans la réi>ion directement soumise à l’action
O
solaire et, au contraire, serait jdiis rapproché du sol
dans la jiartie de rhémis})hère obscur diamétralement
opposée à la jirécédente.
Partant dé cette hypothèse nous pourrons en déduire
les phénomènes suivants :
Champ mufpiêtique terrestre. — Le flux électrique
circulant dans la direction est-ouest de la haute atmo-
sphère iiroduirait une résultante magnétique dont la
direction concorderait sensiblement avec l’axe de rota-
tion terrestre. La position relative des pôles magné-
tiques par rapport à cet axe pourrait cependant se
trouver légèrement moditiée par les variations que
sufiirait ce tlux sous diverses intluences solaires ou
terrestres.
Oraffes marjnètiq'ues. — Le champ magnétique
devrait conserver une valeur sensiblement constante
}>ar suite de l’intensité régulière du flux. Cependant,
<so
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIP^IQUES
toute modification rapide' qui surviendra dans l’action
solaire })ourrait jiroduire un accroissement momen-
tané de cette intensité, se traduisant }tar des varia-
tions correspondantes des constantes magnétiques ter-
restres donnant naissance à des orages magnétiques.
Variations diurnes du champ terrestre. — Nous
avons admis que le tlux de convection serait plus ra}>-
])roclié du sol dans la région obscure de la Terre ([uc
dans l’autre. L’action magnétique devrait donc être
plus intense dans cette région que dans l’autre et
corresjiondre à un accroissement de l’intensité du
champ terrestre [)endant la nuit et à une diminution
})('ndant le jour. Cette lijjiotlièse est, en etlet, conforme
aux oI)servations que nous avons signalées })récédem-
ment.
Variations pè)‘iodi(pies du champ terrestre. — En
chaque })oint de la Terre les etléts jtrécédents dé})cn-
draient de la [tosition la'lative de l’axe terrestre et de
l’axe solaire dans l'espace. On sait que l’axe terrestre
ne coïncidant jamais avec l’axe magnétique XY, il
})eut se produire par suite de variations })ériodiques
dans la position relative de ces deux axes,’ telles que
saisons, [)i*écession des équinoxes, etc., des variations
correspondantes dans les divers phénomènes terrestres
qui en dépendent, tels que chaiii}) terrestre, aurores
polaires, régime météorologique.
Les variations ■ dans la })osition relative de l’axe
solaire et de l’axe terrestre produiraient également les
troubles constatés par Arrhénius à l’époque des
maxima du 5 mars et du 3 septembre, ainsi qu’aux
minima du 4 Juin et du 6 décembre.
Courants telluriques. — Les variations de l’inten-
sité des courants de la haute atmosphère, résultant des
troubles électriques du Soleil, feraient naître des cou-
rants induits à la surtace du sol lorsqu’elles se }>ro-
i/ac:tiox Électriqt’k de soleil
NI
duiraient avec une rapidité suffisante, (ies enui'ants
auraient une direction sensilileinent parallèle à celle de
l’équateur. D’autres courants provenant des décharges
dues aux aurores polaires auraient une direction nor-
male aux })récédents et suivraient la direction des
méridiens terrestres. En fait, on constate l’existence de
ces deux espèces de courants telluriques.
Aurores polaires. — Sous l’action du refroidissi'-
nient polaire, les régions atmosphériques situées aux
pôles subiront une condensation plus grande qu’à
l’équateur et la résistivité ^ sera moindre.
Lorsque, sous l’action d’une suractivité solaire
brusque, les couches supérieures de ratmos])hère
acquerront une charge trop élevée, l’équilibre élec-
trique se rétablira par une décharge partielle entre
les couches supérieures chargées négativement et les
couches plus profondes })Ositives. Cette décharge
s’effectuera aux points de moindre résistance, c’est-
à-dire aux pôles. Elles seront, en outre, orientées par
le magnétisme terrestre qui subira lui-même un
accroissement momentané sous l’action de la suracti-
vité solaire.
Ces décharges polaires, correspondant aux aurores
polaires, devront présenter dans leurs couches les plus
rapprochées du sol, des décharges analogues à celles
des gaz peu raréfiés, comme dans les tulies de Geissler,
tandis que, dans les couches élevées, ces décharges
devront ressembler à celles des gaz très raréfiés,
comme dans les ampoules de Grookes.
Efféctivement les aurores ont une apparence stra-
tifiée et brillante vers le bas et, au contraire, }>eu
lumineuse et analogue aux décharges cathodiques vers
la partie supérieure.
Troubles sismiques. — Il semble profiable que, si les
faits précédents sont exacts, la surface terrestre tout
III« SÉRIE. T. XII. (i
82
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
entière siiliit une attraction permanente sous l’action
(le la charge électrique de ratmos})hère.
Les variations de charge de ratniosphère se tradui-
raient par des oscillations plus ou moins fortes de la
croûte terrestre ou des mers. Les })remières corres-
])ond raient aux tremhlements de terre et aux mouve-
ments sismiipies qui agitmit continuellement le sol, les
secondes donneraient naissance aux ras de marée et aux
teni])ètes marines.
L’ahhé Moreux a fait remarquer ipie de simples
orages pouvaient donner lieu à dos attractions suffi-
samment })uissantes, entre les nuées chargées d’élec-
tidcité et le sol, })oui‘ ju-ovoquer des trcmldements de
t('rre; à plus forh' raison ])ouvons-nous concevoii* que
la })uissante attraction de la haute atmosphère puisse
jtrovoquer des phénomènes du même ordre, mais beau-
coup plus étendus.
Eclipses solaires. — La supjiression momentanée de
l’action solaire sur une })ortion de la surface terrestre
])ar rinteiq)osition de la masse lunaire aura pour consé-
([iience d’intorrom})re les eliets d’ionisation et d’induc-
tion dus au Soleil (lans la région éclipsée et d’j amener
des troubles électriques et magnétiques corres})ondants.
Nous avons vu précédemment ([ue des troubles seni-
hlahles ont (Hé etfectivement constatés.
[jü Lune. — La Lune est un globe conducteur isolé
dans l’esjiace. Les dernières oliservations qu’on a faites
sur cet asti‘0 font croire qu’elle est entourée d’une atnio-
s})hère extrêmement i-aréfiée et ju’ohahlement peu éle-
vée au-dessus d(' la surlace. Les gaz constituant cette
atmos})hère devront suliir les actions inductrices et ioni-
santes du Soleil, et ]>ar un mécanisme analogue à celui
f[ue nous avons étudié })our la Terre, la Lune devra
ac({uérir une charge positive permanente. (Quelques
observations laites à ce sujet semblent ehèctivement
conlirmer cette hypothèse.
l’action ÉLP:CTRI(,)rK DI' SiOLFJL
SM
Nous citerons l’ime d’elles, faite le i*"*' septembre illOf),
alors ipie la pleine Lune devait avoir lieu le 25 sep-
tembre suivant :
Il était S b. 15 du soir, la Lune, élevée de MO" à l’ho-
rizon, brillait d’un vif éclat. La température était de
20" C. et l’état hygrométriipie de l’air était de 0,52.
Le ciel, pur, était jtarsemé de quebpies légers cirrus,
l’atmosplière était calme.
On utilisa les mômes a})})areils que dans les observa-
tions })récédentes sur le Soleil, mais la rosée du soir
rendit l’isolement défectueux et l’on ne put en oldenir
un bon fonctionnement qu’en les chautfant préala-
blement.
Il fut possilile de constater qu’aprés avoir chargé
l’électromètre négativement jusqu’à la division 100 de
l’échelle, et en exjiosant directmnent la plaque isolée aux
radiations lunaires, on obtenait une décharge de 100" à
450° (soit environ 80 volts) dans l’espace de 40 secondes.
En exposant ensuite la plaque vers un }>oint du ciel
voisin de celui occupé par la Lune, la même décharge
de 400° à 450" ne se fit plus qu’en 240 secondes. C’est-
à-dire que la cliage positive produite par la Lune edait
six fois plus forte que celle due à l’atmosphère.
Malgré ces premiers résultats encourageants, nous
ne pourrons être affirmatifs sur cette question très
importante avant d’avoir pu les contrôler dans une
série de recherches suivies. Ces recherches sont
malheureusement délicates et des conditions favoraliles
aux observations ne se présentent que rarement.
Quoi qu’il en soit, si la Lune possède réellement
une charge positive comme nous avons lieu de le croire,
l’on pourrait s’expliquer le rôle actif que cet astre Joue-
rait dans la jihysique et la météorologie terrestres.
Toute cause pouvant amener une variation dans
l’action de la charge lunaire provoquerait aussitôt des
troubles correspondants dans l’atmosphère tei'resti‘e.
Si
REVrE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
troubles qui seraient suffisants pour inoditier le régime
(lu temps. I/action électri(pie que la Lune pourrait pro-
voquer sur les animaux et les végétaux, }>ar un temps
clair, s’expli({uerait facilement.
r.e potentiel lunaire jiourrait avoir une action directe
sur les aurores polaires. L’abbé Moreux, qui avait eu
connaissance de nos dernières recherches, dit, au sujet
de la ])ériode de 2(>,i jours, indiquée jiar Liznar pour
les aurores : « Nous nous rallierons davantage à la
théorie de Ekholin et de Svante Arrhénius, qui
jiensent que cette période est jilutôt en accord avec la
Lune. Lourquoi, sans aliandonner riiyjiothèse d’une
action électrique, ne ])Ourrait-on croire à une influence
de ce genre causée }>ar notre satellite? Les travaux
entrepris par notre ami, le docteur Nodon, semblent
confirmer cette manière de voir et prouver que la Lune
a une action très mai-quée sur le jiotentiel atmosphé-
rique » {Les Aîtrores australes, par l’abbé Th. Moreux.
CosMijs, n'" 1138).
Météorulof/ie. — Les phénomènes météorologiques ont
une intensité plus faible et une étendue plus limitée que
ceux que nous venons de passer en revue. Cette action
locale dérive le plus souvent des précédentes, mais elle
est également soumise à l’influence de l’état topogra-
})hique et climatologique de la localité. Les lois qui les
régissent sont donc beaucoup plus complexes.
Ce ne sera que par le groupement méthodique des
effets partiels, que l’on peut observer au même instant
en un grand nomlire de points du globe, que l’on par-
viendra à en tirer des déductions réellement scienti-
fiques, et à jeter les bases de la science météorolo-
gique.
Iladiations calorifi(pœs du Soleil. — A ccêté de l’ac-
tion électrique du Soleil, il convient d’étudier l’action
de ses radiations calorifiques, qui jouent certainement
l’action électrique du soleil
85
un rôle important dans la physique terrestre. Langiey,
qui a fait une étude des radiations infra-rouges émises
par le Soleil, a reconnu que certaines bandes d’absoiq)-
tion suliissaient d’importantes variations dont l’origine
est encore mal connue, mais qui semblent jouer un rôle
important dans la physique terrestre.
Telles sont les bandes 0 = 1 et X = 2^* 6 dues à la
vapeur d’eau, et la bande Y = 6 due à l’acide carlio-
nique.
lÉétude de ces bandes d’absorption présenterait un
grand intérêt, car l’on sait que les trois quarts de
l’énergie solaire se manifestent sous la forme caloribque.
Cette étude est malheureusement fort délicate avec le
bolométre, mais la découverte de plaques thermogra-
pbiques, analogues aux plaques photographiques, pour-
rait rendre un signalé service à l’étude de la chaleur
solaire.
Nécessité cVorrfcmiser des observations régulières du
Soleil. — L’étude du Soleil a déjà pris, à l’heure
actuelle, un tel développement qu’elle nécessite l’emploi
irun outillage scientifique spécial, dans des observations
appropriées à ces recherches.
La plupart des grandes nations, sauf peut-être la
France, possèdent déjà des observatoires de jdiysique
solaire.
Souhaitons que celles qui en sont encore déjiour-
vues, la France comprise, puissent rapidement combler
cette lacune, dans l’intérêt de la Science en général et
de la Météorologie terrestre en particulier.
Albert Xodon,
Docteur ès Sciences.
LES PORTS
i:t u:ii{ r(»\cTio\ eciimuiioi’h:
(1)
IX
LK PORT l)i: m]L(IS
Situation et confif/ia'ation ffénêrale
L’île (le Délos est située au iiiilieu de TArehipel, à peu
j)i-ês au (centre des Cyelades, (pii forment un cercle
« kûkXoç » autour d’elh' (2).
(f('st un rocher, granit et gneiss, arid(‘ ('t nu, exac-
t('inent orûmté du sud au nord. Du nord au sud, la
(I) Voir Hkvue des Questions scientifiques, troisième série, t. l.\,
avril l!Xl(), p. 357 ; 1. X,juillet llMMi, p. I K); t. \I, avril 1907, p. 494.
(:2) liiitLioCiR.M’UiE. Sur Délos, voir la notice de V. von Schoeffer dans l’auly-
Wissowa, Heal-EHCiiclopndie der idassischcn AUerUiniiiivissenscliuft, t. IV
(Sinllgarl, 1901), roi. i459-!250î2 et les sources (pii y sonl indiquées. Le présent
arlicle est basé, avant tout, faut-il le dire? sur les travaux publiés par les
archéologues français, à la suite des fouilles entreprises par l’Ecole française
d’Athènes. Notamment : Th. llomolle. Les Romains à Dtdos, Kulletin de
CORIIESDOND.VNCE tiELEÉNiQUE, VUl, 1884, pp. 75-158. — Ed. Ardailloii.
Rapport sur les fouilles du port de Délos, mit)., XX, 1890, pp. 4Î28-445. —
Ch. Uiehl, Excursions archéolo(jii]ues, Paris, 1890, pj). 125etsuiv. — A.. lardé,
Le (juartier marchand au sud du sanctuaire, Hulletin de correspon-
dance itEELÉNiQUE, XXIX, 1905, pp. 1-54. — A. Jardé, Fouilles dans le quar-
tier marchand, ihid., XXX, 1906, jip. 632-664. — Des rapports succincts sur
les fouilles paraissent régulièrement dans les Comptes rendus des séances
DE l’Académie des Inscriptions et Delles-Lettres.
M. A. .lardé, l’archéologue si distingué (jui a attaché son nom au dégagement
du ((uartier marchand, a bien voulu revoir les épreuves de mon travail, ,1e lui
adresse un cordial et affectueux merci.
Légende
[.4yonJ dts CompchihiU.tes.
Il Porh<}ue Jt Philippi .
II! AB Fou NO.
IV. .. M-A.
V .Point f {UsPilaslm
VI . Matinsins E-A .
VII Ma^itfsin des Colonnes,
VIII .. Z.
!X Pue (lu Théâtre.
X , Maison du Dionysos .
XI .. Trident.
XII Ayora de Tlieophrashs .
XIII ■ • des Jlalicns .
XIV . Local des Po.eeidonia.'ites .
XV . Maisons .
X\'i . Porlujuc des Cornes .
XVII Temple d '.ApoUen .
XVIII Petit Portique.
..Pwa(/e le plus ancien
I epeqne Imleirtqiie l.
..Hivaqe du U* Siècle
aviinZ J. Chr
fliivape aeluil
J'
D=£]
Musée
Théàl re
LE PORT DE DÉLOS
87
distance extrême est de cimj kilomètres (5017 m.); de
l’ouest à l’est, sa largeur maxima est de 1291 mètres (1 ).
Naxos est près de 116 fois plus grande. Un chenal large
de deux kilomètres, en moyenne, sépare Délos de l’île
voisine de Rliénée, île plus considérable, appelée aussi
la grande Délos, et qui mesure 17 kilomètres carrés.
Deux écueils déserts, distants de 150 mètres, le petit
Rhevmatiari et le grand Rhevinatiari (les îles du cou-
rant) occupent le milieu du chenal, à peu }>rès comme
les })iles d’un pont. Ils suivent la côte à près de
200 mètres.
Le sol de l’île est très accidenté. Les anciens en
comparaient l’as])ect, à vol d’oiseau, cà celui d’une
chlainyde déployée. Au nord, deux ca})s poussent fort
avant dans les flots leurs falaises noires, déchiquetées
par la mer et l)attues par les vents. Ce sont : la pointe
Kà|iri^“- orientée vers Tinos et la Kann TTouvia (la
méchante), orientée vers Mykonos. Au sud, llélos se
prolonge par un îlot en forme de faucille.
L’île est dominée par le Cynthe, qui s’élève jusqu'à
118 mètres. Du côté est, le versant en est droit et
abrupt. Du côté ouest, au contraire, les hauteurs vont
diminuant en pente douce, jusqu’à un plateau traver-
sant l’île d’un rivage à l’autre, de l’ouest au nord-est,
et formant })laine. Cette plaine s’aliaisse vers le rivage
ouest, en face du grand et du ])etit Rhevmatiaid.
Le rivage, tourné vei'S ces écueils et vers Rliénée,
présente trois anses : la calanque de Scardana, le port
central dont je parlerai en détail et le port de Fournoi
(des fours à chaux).
Telle est la configuration générale.
(1) Ardaillon et Converl, Carte archéologique de Vile de Délos, l’aris, UK):2.
p. 10.
SS
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
/>c7o.s' smictu(M)‘e et port. Les fouilles françaises
l)élos, aujourd’hui morte et déserte, fut une des villes
les plus ricdies, les jdus célèbres, les plus fréquentées
de l’antiquité.
(l’était la claire, la brillante, où le Dieu du Soleil,
Ajtollon, avait vu le Jour au bord du Lac Sacré, terre
privilégiée des dieux, terre de sanctuaires admirables
(d véïK'rés, où affluaient jtèlerins et visiteurs, appar-
[('uant à toutes les classes de la poj)ulation, venus de
tous les points du monde bellénique.
Terri' sacrée et asile inviolalde aussi !
Les Perses (pii, au cours des puerres médiques,
brfdérent Athènes et saccagèrent à l’Acrojiole la
demeure d’Atbena, jiassèrent respectueux sur l’ordre du
(frand Roi à cédé du territoire d’Apollon Délien. Plus
tard, quand vint un moment d'accalmie ajtrès la teni-
])ète, ce fut à l’ile sainte ([ue l’on conba le trésor de
la Ligue — la Ligue de Délos — formée de tous les
Ltats grecs, unis pour conjurer le ])éril oriental.
La sécurité et la })aix régnaient autour du sanctuaire:
il u'('u (allait jtas plus ])our que le commerce y naquît et
s'v d('V('lo[)pàt.
Lt ces rivages, où se jiressait la multitude des
jirètres, des serviteui's et des adorateurs du dieu, où se
déployait, (m toute sa splendeur, la pompe des tbéo-
ri('s ('t d(>s ludllants cortèges, où alioi-daient les amlias-
sades solennelles, devinrent, à la longue aussi, et par la
force même des choses, le théâtre de foires et de
marchés très suivis, un rendez-vous de navigateurs et
d’hommes d’atïaires, un vaste entrejxùt et l’une des
places de commerce les plus importantes de l’antiquité.
Par sa situation, l’île se prêtait, d’ailleurs, admira-
l)lement à ce rôle. Délos se trouvait à distance égale
entre la Grèce et l’Asie, en un point vers lequel couver-
LE PÜRT DE DÉLÜS
89
geaient tontes les grandes voies de navigation. Elle
était — coinine sa proche voisine Syra l’est devenue
aujourd’hui — un « reposoir » tout indiqué, un centre
idéal de ravitaillement et de trafic.
line ville sainte et un grand port, voilà ce que fut
Délos dans l’antiquité, ce qui fit sa fortune et sa
notoriété.
Je ne parlerai ici que de la cité marchande et des
installations maritimes. Je le ferai au gré des souvenirs
que m’a laissés l’inspection des lieux; je le ferai surtout
à la lumière des découvertes archéologhjues les plus
récentes, faites au cours de fouilles qui sont la gloire
de l’Ecole française d’Athènes.
Commencées en 1877 par M. Th. Ilomolle, avec
des ressources très modestes, et poursuivies, pendant
quelques années, avec une ténacité, un courage et une
abnégation admirables, les fouilles de Délos ont été
reprises en grand, de|)uis 1903, grâce à la munificence
princière du duc de Louliat. Un chifire et un détail
permettront de Juger de leur importance : en 1905, la
campagne dura quatre mois(l), pendant lesquels six
cents Avagonnets de déblais furent jetés quotidiennement
à la mer.
Couronnées d’un plein succès, ces recherches ont per-
mis de reconstituer la cité disparue. Elles ont mis au
jour l’enceinte sacrée où, suivant l’exjtression de
M. Diehl, « tous les grands événements qui ont agité
le monde helléni([ue ont laissé quelque trace, où tous
les maîtres successifs du bassin oriental de la Méditer-
ranée ont tenu à graver leur nom et à élever des
monuments de leur j)uissance ». Elles nous ont rendu
également les diA^erses parties du port : installations
maritimes, jetées, quais, docks, entrepôts et magasins.
(1) Rappelons avec fierté la part prise à ces travaux mémorables par un de
nos compatriotes, M. Fernand Mayence, membre étranger de l’École fran-
çaise.
00
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
quai'tiers marchands avec leurs édifices puldics et
privés, depuis la boutique du petit détaillant jusqu’à
l’hôtel du négociant millionnaire, jusqu’au club où les
hommes d’alfaires se réunissaient pour se délasser.
En outre, quantité d’inscriptions trouvées sur les
beux sont venues, fort à propos, compléter les rensei-
gnements que nous donnaient sur Délos les auteurs
anciens et, avec l’exactitude des documents d’archives
les plus précieux, nous fournir sur l’histoire de la cité,
sur son administration, sur les éléments de sa popula-
tion, les indications les plus circonstanciées (1). En
190 i, cent soixante-quatorze documents lapidaires ont
été mis au jour !
Ap(n\-n histon'que. Fonction économique du port
La grande })rospéi‘ité du [)ort de Délos date de
ré])oqii(‘ romaine.
Néanmoins, de tout temps, la ])lace eut une certaine
ini]K)rtance commerciale. La religion et le commerce j
ont vécu côte à côte et dans une étroite dé})endance,
dejniis la })lus haute anti([uité : celui-ci jn-otégé ]>ar
celle-là. Lu fait est caractéristique : on évalue la fortune
d’Apollon au A'® siècle, à KJÜ talents (2). Elle consiste
en jiropriétés foncières, en terres, en maisons qu’on
donne en location, en offrandes et objets de luxe.
(A^rtains droits (pie l’on concède rajijiortent aussi
(piel([ues redevances : droit sur la pèche de la pourpre
(1) On trouve un joli choix de ces inscriptions dons les recueils épigraphiques
de .MM. r.harles .Michel, Recueil d’inscriptions fjrecfjues, liruxelles, IIKX), et
Uïltenberger, Sylloge inscriptionum graecaruni, 'i’’ édit., Leipzig, 1X98. Voir
les tables.
(2) Nous prenons les chillVes donnés pai- V. von Schoefl’er dans Pauly-
W'issow a, Heal-Encgclopddie,l. IV, c. 2i7i).
LE PORT DE DÉLOS
91
dans les environs, droit sur la pêche du poisson (1),
droit de déchargement, droit de mouillage dans les
ports de Délos et de Mvkonos. Mais il y a aussi de
l’argent liquide : 50 talents environ, au 5'® siècle, que
l’on prête à des villes et à des particuliers à 10 ]). c.
pour cinq années. Et ces paidiculiers que sont-ils? fer-
miers, cultivateurs, établis à Rhénée sur les terres du
dieu? — Sans doute. Mais ce sont aussi, n’en doutons
pas, des commerçants à la recherche de caj)itaiix.
Jusqu’au II® siècle avant J. -G., Délos ne fut qu’une
place toute secondaire. .
« Le trafic de la mer Egée, écrit M. Mctor Bérard (2),
semble, à travers les siècles, régi par une loi constante.
Toutes les fois qu’un commerce étranger est maître de
l’Archipel, c’est au centre de la mer, dans l’une des
trois îles, Sjra, Délos ou Mykonos, qu’il lui faut « un
reposoir », comme disent les marins du XML siècle,
un ponton et des docks, diraient les marins d’aujour-
d’hui. Quand, au contraire, ce sont les indigènes du
continent, sur les côtes européennes et asiatiques, qui
détiennent le trafic, le rôle de ces îles centrales dis-
paraît. Elles en cèdent les hénétices à des ports de la
périphérie^ continentale, Corinthe, Athènes, Salonique,
Smvrne, Ephèse ou Milet. »
On ne saurait mieux dire.
Jusqu’au 11® siècle, les grandes places de commerce
se trouvent « sur la périphérie continentale ». Ce sont
Athènes d’abord, })uis, après Alexandre-le-Orand, Co-
rinthe qui reste florissante, Byzance et surtout Rhodes
qui prétend à l’hégémonie commerciale et maritime.
Délos, malgré tous les avantages qu’elle présente, n’est
qu’une })lace de troisième ordre. Pourquoi en eût-il été
(1) Les comptes nous parlent de la pêche du poisson dans le Lac Sacré.
Celui-ci a été récemment mis à sec. On y a fait une trouvaille intéressante et
inattendue : il était plein d’anguilles, dont on ne soupçonnait pas l'existence.
(;2) Les Phéniciens et l'Udiissée, 1. 1, P- 313.
92
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
autrement? Elle manque d’hinterland. Elle ne possède,
en dehors de son port et de la sécurité qui y règne,
aucune des ressources indispensables à la naissance et
au développement d’une industrie propre, d’un com-
merce local. Son sol est aride; il ne fournit ni bois de
construction, ni produits exportaldes, ni minerais, ni
matières premières. Sa population peu nomlireuse avait,
j)our reprendre les expressions de M. Ilomolle (1),
« l’indolence que donne d’ordinaire aux habitants des
villes saintes l’haliitude de tout attendre du dieu qui les
nourrit et des étrangers dont la piété les enrichit sans
travail. » Et de fait, les Déliens sont surtout connus
dans l’antiquité par leur haliileté dans l’apprèt des céré-
monies et des ])anquets. Ils sont serveurs, cuisiniers et
maîtres d’hôtel. Ils sont auheraistes et en^-raissent des
U O
volailles. Ils sont appelés èXaiobOiai, TrapàaiToi toO 6eoû
ou KapuKOTToioî : nous dirions marmitons, tourneliroches,
gâte-sauce. Ils n’ont ni l’esprit d’enti'eprise, ni l’amour
des aventures, ni le goût des affaires.
La prospérité des ports grecs a toujours été liée à la
direction du commerce international et, par conséquent,
très })récaire et toute momentanée. A’ienne celui-ci à se
déplacer : ce sera pour (Certaines villes un arrêt de
mort; pour d’autres, l’accession à la fortune et le début
d’une ère de grandeur.
Or, voici qu’au début du II® siècle, Rome (;onquiert
la (frèce et reni})orte en Macédoine et en Asie des vic-
toires décisives (187-190). Elle assoit son emjûre sur
toute la Méditerranée orientale.
C’est un nouveau consommateur qui entre en scène,
c’est un nouvel acheteur. Et ce client est de telle impor-
tance ({u’il faudra choisir un endroit nouveau où les
])roduits des différentes régions pourront, à mi-chemin
des pays d’origine, être centralisés et miscàsa portée (2).
(1) Homolle, H. G. H., Vlll, 1S84, p. 79.
C2) Uiehl, op.cit.,v. 158.
l.E PORT DE DÉLüS
1)8
Délos convenait admirablement à cette destination et,
après la conquête, elle voit affluer sur son territoire les
négociants, les entrepreneurs de transport, les ban-
quiers : toute une colonie italienne qui a pour elle le
nombre, l'argent, le prestige du nom romain, et dont
l’intluence sera, peu de temps après, absolument })ré-
dominante.
Une fois de plus, l’expansion mercantile a suivi
l’expansion militaire.
Pour faire le jeu de ces immigrants et pour remettre
l’île en des mains sûres, le Sénat adjoignit Délos, en
i()(), à l’Etat athénien. Les insulaires, à quelques
rares exceptions près, furent exjtulsés et partirent
pour l’Achaie. Des cléroiiques athéniens les rempla-
cèrent. En même temps, pour briser la puissance com-
merciale de Rhodes et assurer à tout jamais le triomphe
des capitalistes romains, on fit du port de Délos un port
franc. Ce fut pour Rhodes un coup mortel. Ses revenus
douaniers baissèrent dans des proportions inquié-
tantes (i).
La chute de Corinthe en i4() et la réduction de l’Asie
en province romaine portèrent à son comble la j)uis-
sance de la Mlle sainte. La chute de Corinthe dél)ar-
rassa Délos d’une rivale gênante et la réduction de
(I) On admet g-énéralenient qu’après trois années de ce régime, les revenus
douaniers tondmrent de 1 million à 150 0(X) drachmes. Le dernier chiffre est
basé sur le passage de l’olyhe (XXX, 7, ll2), rapportant les reproches des
Rhodiens aux mend)res du Sénat romain : toû yàp éWi.ueviou Karà toùç
dvdirepov xpovouç eùpiOKOvToç éKarov pupidbaç bpaxpâiv, vùv eûpiOKei
TrevTeKaibeKa pupidbaç. Mais il faut remarquer que eùpiaKei n’est qu’une
conjecture assez malheureuse de Hekker pour eOpriKare que donne le .Ms. Y
(eùpiKOTe Ms. X). Mieux vaut la lecture dçripqKaTe, proposée par Hultsch et
admise par le dernier éditeur Ruttner-XVohst (vol. IV, p. 311). Elle donne un
sens heaucoup plus satisfaisant : les revenus ont diminué de 150 000 drachmes ;
ils sont tombés de 1 million à 850 000 drachmes. C’est ce qu’avait déjà parfaite-
ment vu M. llomclle, B. C. IL, 1884, op. cit., p. : « la baisse est de 5p. c.
par an ». Cf. H. van Celder, Geschichte lier alten Rhodier, La Haye, 1900,
p. 15(), note 1. — Val. von Schoeffer, art. cité, col. 2494, dit : ... tombèrent à
15 000 drachmes ! C’est évidemment une faute d’impression.
9i
REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
l’Asie en province romaine fut pour la République une
source inépuisable de richesses.
A cette é})0(pie, les Athéniens tirent au port de
grands travaux d’ainénageincnt et d’amélioration.
Nous verrons }ilus loin en quoi ceux-ci consistèrent.
Délos est devenue le centre des échanges entre la
(trèce, l’Asie et l’Italie. Elle alimente elle- môme le
marché dans une très faillie mesure. On ne cite que
quehpies articles d’expoidation : du bronze et de menus
objets en lironze, des onguents, des })oulets. Toute
l’importance de la })lace réside dans un commerce de
transit entre l’Orient et l’Occident.
C’est là que Rome vient chercher les noml)renx
objets de luxe dont elle a un si impérieux besoin. Que
l’on se rapjielle le tableau saisissant qu’a tracé de cette
épo([ue M. Eerrero, au clia[)itre second de sa Graadeuv
et décadence de Rome ( 1 ) :
« Le désir de Jouir, si longtemps contenu, éclata dans
les a])])étits ])rimordiaux et animaux : la gloutonnerie,
la sensualité, la vanité, le liesoin d’émotions violentes,
cette ostentation des choses coûteuses et cette ])rofusion
de la richesse, faite uniquement qiour montrer qu’on la
j)ossède, le luxe absurde et grossier des jtarvenus. A
Rome, un cuisinier lialnle fut pavé extrêmement cher;
les rejtas frugaux de Jadis se prolongeaient en banquets
interminaldes pour les(piels on rechercha les friandises
les plus rares, comme les vins de la Grèce, les saucisses
et les poissons salés du Pont.
» L’art délicat d’engraisser les volailles fut a])})orté
de Grèce en Italie; on vit des citoyens se montrer en
état d’ébriété dans les assemblées, des magistrats
s’acheminer vers le Forum à demi-ivres, les yeux lu'il-
lants, et interronij)re de teni})s à autre leurs atlàires
pour courir aux amphores (fue les édiles faisaient dépo-
ser dans les coins écartés des rues et d('s places. Les
(1) Tome l, p. 30.
LE PORT DE DÉ LOS
‘>5
Icelles esclaves et les beaux esclaves coûtèrent fort
cher... »
Epices, friandises, vins, étoftès rares, œuvres d’art,
chair liiiinaine, voilà les articles qui s’entassent dans
les entre})üts de Délos à destination de l’Italie, (le qui
est le ])lus demandé sur le marché, c’est l’esclave. ( )n en
vendait jusqu’à KJ 000 en un jour. ( )n connait le pro-
verbe ra})porté }>ar Strahon; il se rap})orte au trafic des
esclaves en l’Ile sainte : « Débarque, négociant, expose
ta marchandise, tout est vendu » (i).
La prospérité commerciale de L)élos alla en augmen-
tant toujours jusqu’au dernier tiers du IL siècle,
époque qui en marque le point culminant. La population
s’est accrue, les loyers ont monté et leur hausse a coïn-
cidé avec la baisse des fermages. Les inscrijdions, si
heureusement mises à profit par M. Ilomolle dans ses
savants travaux, le font voir. Elles en disent long aussi
sur la direction des courants commerciaux et sur la
fonction économique du port.
Le trafic est, avant tout, aux mains des Romains :
innombrables sont les capitalistes, les agents des facto-
reries et compagnies commerciales, les commis, les
fondés de pomajirs, les représentants des grandes mai-
sons de banque fixés à Délos. Les (frecs sont peu
nombreux et ils sont pidncipalement fonctionnaires,
magistrats ou attachés au service du culte.
Les représentants de la Macédoine et des îles de la
mer Egée y sont en grande minorité. Tout le trafic
est orienté vers le Levant. Ün est en relations
avec la Bitliynie, le Pont, la Phénicie, la Syrie, la
Gappadoce, l’Egypte, contrées qui se rapprochent des
pays producteurs les plus éloignés. Les documents lapi-
daires nous font connaître les noms de très nombreux
(1) Straboii, XIV, (i(iS : Af|\oç, buvaïuévri fiupidbaç àvbpairôbiuv auGripepov
Kai béEaoGai Kai àTroTré,uH)ai, djare Tt^v irapoiiuiav Y^véaGai bià toOto.
éjuTTope, KaxdTrXeuaov, éEeXou, Trdvxa -rTénpaTai.
REVUE DES DT’ESTIONS SCIENTIFIQUES
<)()
habitants do Délos, originaires d’Alexandrie, d’An-
tioche, d’IIéraclêe du Pont : c’est le contingent le })his
fort. Puis viennent ceux de Tyr, Sidon, Bei'3dos, Ara-
dos, Ascalon, Laodicée, Ilierapolis, Xiconiédie, Nicée,
Ainisos, Ny niphée : tous négociants ou banquiers.
Ces étrangers se groupent sous le })atronage de l’une
de leurs divinités nationales. Ils lui rendent un culte et
débattent en coininun les questions jirofessionnelles.
Mais leurs associations sont aussi bien des sociétés de
secours mutuels ou des sociétés d’agrément que des
réunions d’atlaires. 11 a les lepovaûrai de Tyr, sous la
protection de Baal, les Poseidoniastes de Berytos ou Bey-
routh (rToaeibuuviaffxaî BripOiioi ëpiropoi Kai vaÛK\ripoi Koi
èKboxeîç), les marchands de Bitbynie (eiç BiGuvîav Kaia-
TT\éovT€ç tpTTopoi Koi vaÛKXupoi), le sj’iiode des Egyptiens
et le synode des Syriens. Il y a surtout les nombreux
collèges italiens qui vénèrent Hermès, Ajtollon, Poséi-
don : 'EppaicTiai, ’ATToWuuviacTTaî, TTocreiboviacrTaî. Enbii, les
petits bourgeois, affranchis et esclaves, importent le
culte des Lares Conipitales et célèbrent les Compitalia.
Ils forment la confrérie des KopTreTaXiaaTai , confrérie
très nomlireuse dont l’importance alla toujours crois-
sant, durant de longues années.
Au milieu de tout cela, les (irecs jiaraissent assez
effacés. Délos est devenue une ville cosmopolite.
Toute cette prospérité fut anéantie })ar la première
guerre de Mitbridate. Le puissant roi du Pont envojm
l’un de ses généraux dans l’ile, qui fut détruite, en 87.
\’ingt mille Déliens ])érirent dans cette affaire. Une
tentative de restauration fut faite a])i*ès la camj)agne :
les habitants (|ui avaient échappé au danger s’effor-
cèrent de relever la cité de ses ruines. Rien n’y ht.
Quelques années après, en 69, les corsaires, avec qui
Mitbridate avait contracté alliance, Inadèrent la ATlle
sainte pour la seconde fois. Ce fut un désastre. Le
commerce déserta une place aussi menacée. Il prit une
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Supplément à la REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIOUES, li»raison du 20 juillet 1907.
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I /
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si
r-
LE PORT DE DÉLOS
<)7
autre route. Les habitants de Pouzzoles et d’Ostie
allèrent cliercdier directement les produits aux lieux
d’origine. Cet état de choses fut-il uniquement causé
par des faits de guerre? — Le siècle avait-il marché?
I.es temps étaient-ils accomplis ? — Une chose est cer-
taine, c’est que le silence se ht peu. à peu autour de
Délos. Les halhtants s’en allèrent pour ne plus revenir,
et, pour paraphraser le mot d’Alphée de Mitylène (1) :
« Apollon régna seul de nouveau sur l’ile déserte et
appauvrie » {2).
Telles sont les considérations générales que je tenais
à présenter, tout d’ahord, sur l’histoire de la place et la
fonction économique du port. L’examen des lieux ne
fera, je l’espère, que conhrmer l’exactitude des obser-
vations qui précèdent.
Aspect fiènèral de la rade
Configuration dit rivage — Dimensions
Jetons les yeux sur le plan du port de Délos, à la hn
du IL siècle avant notre ère, qui accompagne cette
notice et pénétrons dans le chenal, en face du grand et
du petit Rhevmatiari.
(1) Anlhol. Paint. lOU.
(:2) « Une position gréographique très heureuse, dit M. Homolle, des
inlluences religieuses en ont fait une cité populeuse et opulente, un grand port
de transit, un rendez-vous général pour les pèlerins et les marchands du monde
grec ; mais il sulTisait qu'un Iléau vint à frapper cette population de hasard, un
désastre la disperser ou seulement l’atteindre dans ses intérêts, que les voies
du commerce fussent détournées par une autre ville plus habile, que le culte
fût abandonné, pour que l'ile tombât, et tombât dans une misère complète et
sans retour, car elle n’avait en elle-même aucune ressource.
» Les mêmes causes agissent en tous temps de la même manière. Peu s’en est
fallu que la renaissance de Délos ne suivit celle de la Grèce : quand on voulut
trouver dans la mer Égée un port d’attache pour les lignes de paquebots, c’est là
qu’on songea d’abord à l’étalilir. On a choisi Syra, aussi bien située, mais aussi
pauvre, et plus sèche encore;... elle tond^erait comme Délos si le Lloyd autri-
chien, les .Messageries maritimes et les autres compagnies de navigation por-
taient ailleurs leurs comptoirs; déjà la concurrence du Pirée l’arrête dans son
développement. »
IIP SÉHIE. T. XII. 7
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
1)<S
Devant nous, l’enceinte sacrée, sur une terrasse qui
domine la mer. Elle est bornée, au nord, par une série
de jtortiques; au sud et cà l’est, par des monuments et
}>ar des rues. Elle forme comme une ville à part, parfai-
tement circonscrite et délimitée.
A droite et à gauche, la ville marchande et les instal-
lations maritimes : à droite, le quartier marchand du
sud, à partir de l’Agora des Conq)étaliastes ; à gauche,
le quartier marchand du nord, à ])artir de l’Agora de
Théophrastos. Entre les deux Agoras, le Port Sacré,
ou lieu de dél)ar([uement des pèlerins et des cortèges
religieux se rendant au Sanctuairi^ (1).
La rade était bien abritée. Elle était protégée du côté
de l’est par l’île même; au sud, ]>ar les avancements de
la côte et ])ar le grand Rhevmatiari ; à l’ouest, par
les deux îlots et par Rhénée; au nord, enfin, par une
ligne de récifs {:::?).
Ces récifs, semés dans la mer sur une longueur de
ASO mètres, jiartent de la côte et s’avancent en biais
dans le chenal, formant Jetée. Pour fermer le port, les
anciens n’ont eu qu’à compléter l’œuvre de la nature.
(1) Ce fut par l<à qu’entra à Délos, sans doute en 425, l’illustre g-énéral et
homme d’Etat Nicias, avec la théorie soletmelle qu’Athènes envoyait chaque
année. .Mais il ne mouilla pas dans le Port Sacré, comme c’était l’usage. Nicias
avait apporté d’.Vthènes sur son vaisseau un pont de hois merveilleusement
décoré. La veille de la fête, il aborda dans Pile de Hhénée, fil jeter le pont, pen-
dant la nuit, par-dessus le chenal en passant, sans doute, par le petit Ilhevma-
tiari ; et le lendemain, la multitude qui se trouvait à Délos put contempler ce
spectacle inattendu : la procession sacrée de la cité de .Minerve s’avançant
lentement vers la cité d’.Vpollon, entre l’azur du ciel et l’azur des flots, dans
une atmosphère merveilleusement pure, dans la patrie du Soleil ! .Musiciens
superbement parés, chanteurs entonnant les hymnes saints, groupes harmo-
nieu.K et nobles attitudes, comme en vit l’époque de Périclès et comme aucune
autre époque ne devait plus jamais en voir : quelle vision d’art éblouissante,
quelle fête d'incomparable beauté!
(2) .le suis ici l’opinion traditionnelle. M. Cayeux, après inspection attentive
des lieux, est arrivé à la conviction absolue que toute la jetée serait artificielle;
et ce que l’on a pris, jusqu’à présent, pour des récifs ne serait qu’une succes-
sion d’énormes quartiers de roche apportés par les hommes. L’éminent
géologue n’a pas encore publié le résultat de ses recherches à ce propos.
LE PORT DE DÉLO^
Ils ont immergé entre les roches d’énormes blocs de
pierre. Ainsi renforcée, la digue constituait une barrière
suffisante contre les vents du nord qui se font parfois
sentir de façon terrible en ces parages. Aujourd’hui
encore, la rade reste calme derrière les pierres noires
et, cependant, la jetée s’est écroulée et rompue. Il n’en
reste plus que la carcasse, les trous bouchés autre-
fois se sont rouverts et les quartiers de roche amenés
pour les combler, culbutés et rongés par les Ilots, sont
réduits en morceaux, en gravier et en sable.
Depuis les temps anciens, la configuration du rivage
s’est légèrement modifiée, non pas que le niveau de la
mer ait varié, ainsi qu’a cherché à le prouver, à tort,
semble-t-il, i\I. Ph. Negris au cours de nombreux tra-
vaux, fort intéressants d’ailleurs (1); mais les siècles et
les éléments ont fait leur œuvre, et dans l’antiquité
même, comme nous allons le voir, les hommes avaient
fait la leur. Les anciens avaient fait au port de Délos
des travaux d’aménagement grandioses.
C’est la conclusion qui ressort d’observations très
précises faites à Délos en 19U6, par M. L. Cayeux, pré-
sident de la Société géologique de France. \h’aiment,
nous ne pourrions mieux faire que de reproduire ici
les termes dans lesquels le savant auteur a résumé le
résultat de ses recherches (2).
« Une exploration minutieuse du Port Sacré, dit
M. L. Cayeux, m’a permis de reconnaître — et de tra-
cer presque point par point — deux anciens rivages
antérieurs à notre ère : l’un date au moins du
VHP siècle, l’autre du IP et du P"' siècle.
» Le plus ancien de ces rivages empiétait nettement
sur le Sanctuaire, de sorte que plusieurs monuments
(1) 1.,’hypothèse de M. Negris parait bien avoir été réduite à néant par l’ar-
ticle de M. Cayeux : Fixité du niveau de la Méditerranée à l’époque histo-
rique, Annales de Géographie, n»86, xvr année, 15 mars 1907, pp. 97-116.
(2) L. Cayeux, art. cité, p. 102.
KX)
REVUE DES QT’ESTIONS SCIENTIFIQUES
re])Osent en partie sur des dé])ôts laissés par la mer —
à l’époque historique — et fouruisseut ainsi une limite
d’àge iiidiscutalde.
» Ces déjtôts, rencontrés dans un grand nomlire de
tranchées, ont des caractères qui ne laissent aucun
doute sur leur origine marine. Ils sont essentiellement
Ibrinés de sables grossiers renfermant des graviers,
des galets, beaucoup de })oteries roulées et de nom-
lireuses co([uilles de mollusques presque toujoui's
entières. Il est indéniable que, au VllC siècle avant
notre ère, le Port Sacré était beaucouj) })his vaste que
de nos Jours.
» La mer présentait alors son maximum d’extension
dans la région du Port et couvrait la bordure occitlen-
tale du Sanctuaire...
» Les Anciens ont déjdacé le rivage vers l’ouest et
conquis sui* la mer la place nécessaire à l’agrandisse-
ment du Sanctuaire jiar une série de remblais édifiés à
des époques différentes. Ces remblais ont été faits dans
la mer et les dépôts marins rencontrés dans le Sanc-
tuaire se trouvaient encore sous l’eau quand on a
construit les édifices qui les masquent aujourd’hui. Les
l)éliens ont fait un grand usage des remblais à base de
tessons de poteries. Ils les ont utilisés non seulement
pour élargir le Sanctuaire, mais pour créer, aux dépens
de la mer, l’Agora de Théophrastos au nord du Port
Sacré, l’Agora des Compétaliastes au sud.
» L’Agora de Théo})hrastos a été construite, ou tout
au moins achevée, vers la fin du IP siècle avant notre
ère. Le remblai qui en forme le sol repose sur des sédi-
ments marins analogues à ceux qui se sont dé})osés sur
le bord du territoire du Sanctuaire, jusqu’au VHP siècle
avant J.-C. La surface de ces dépôts, déterminée ]>ar
quatorze tranchées, se tient sans exception à moins
(l’un mètre au-dessous du niveau actuel de la mer;
elle est nettement remontante du côté du rivage et
LE PORT DE DÉLOS
101
s’élève dans cette direction jusqu’à la cote O"", 07.
A quoi correspond la surface supérieure de ces dépôts
recouverts par le remlilai? Elle représente le fond de la
partie de la mer qui occupait l’emplacement de l’Agora
au moment où le remblai a été fait, c’est-à-dire au
IP siècle.
» Les multiples travaux dont il vient d’être question
ont complètement moditié le dessin du rivage et celui
du Port Sacré. Après la construction des monuments
qui bordent le Sanctuaire et raclièvement des Agoras,
le Port Sacré était dimité au nord par l’Agora de Tbéo-
plirastos, à l’est par le Sanctuaire, au sud par l’Agora
des Gompétaliastes. Cette limite fixe la configuration
du port et le dessin du rivage au IP et au 1®“" siècle avant
notre ère. On peut montrer, preuves en mains, que, à
cette époque lointaine, la mer baignait le pied du Sanc-
tuaire, et qu’elle atteignait déjà sa hauteur actuelle. »
Depuis l’antiquité, le })ort s’est ensablé et des maté-
riaux nombreux ont été jetés ou sont toml)és à la mer,
soit au moment de la chute de Délos, soit à des époques
plus récentes. Dans la partie nord, près de la côte, il
n’y a plus que 2 à 3 mètres d’eau. Seules, de faibles
I)arques peuvent venir échouer sur la plage, et les
navires d’un tonnage quelque peu important doivent
stopper et mouiller à 30 ou 40 mètres. Il est évident
que l’étendue actuelle de la rade ne correspond plus
absolument à celle qu’elle avait au IP siècle.
De toute manière les dimensions de l’ancien port
paraîtraient bien exiguës à nos yeux habitués à l’am-
pleur des installations maritimes modernes. Ce serait
nàAeté que de vouloir - s’en étonner et les rapprocher
des 25 kilomètres de quais du port de Marseille, ou
même des dimensions du nouveau port de Gand avec
ses 6053 mètres de quais d’accostage, ses 1020 mètres
courants de talus perreyés, ses 14 000 mètres courants
de talus gazonnés !
i02
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Actuelleinent, le port pi'oprement dit, de rextrémité
de la jetée jusqu’à la pointe des Pilastres, ne mesure
que 050 mètres; le développement du rivage n’atteint
que 800 mètres. Modestes aussi les annexes du port :
la calanque de Scardana, au nord, la baie de Fournoi,
au sud, la liaie de Gourna, à l’est. Certes, la ligne des
quais et des magasins se jirolongeait au delà de la
pointe des Pilastres, ainsi que l’ont montré les décou-
vertes les plus récentes. Mais, de cent mètres à peine!
L’île tout entière n’a, d’ailleurs, pas 5 kilomètres de
longueur.
Toutefois, il ne faut ])as oublier, comme le fait
remarquer très justement M. Ardaillon, que les voiliers
à quai — c’était le cas à Pélos — s’amarrent côte à
côte, proue en avant et jioupe au quai, ce qui permet
d’économiser beaucoup de place. Rajtpelons-nous aussi
que, comparés aux imposants ])àtiments qui sillonnent
aujourd’hui les mers, les vaisseaux anciens sembleraient
minuscules. Ils ne jaugeaient pas plus de 300 ton-
neaux.
Du i>orti([ue (le Philippe d la rue du Théâtre
Le Portique de Philippe marque la limite sud-ouest
de l’Enceinte Sacrée. Cet édifice fut élevé en l’honneur
d’A])ollon par le roi Philippe 5^ de Macédoine (205-107).
Il a été déblayé en 1003 et 1004. Bien qu’il n’en reste
plus que les fondations, on peut en déterminer le plan
d’ensemble avec certitude.
On a cru longtemps que le Portique avait servi de
beîYiuaTa ou galerie d’étalage; mais il appert clairement,
maintenant, qu’il n’a jamais abrité aucun commerce et
n’a jamais été qu’un promenoir. Je ne le mentionnerai
donc que parce qu’une découverte fort précieuse 3’' a été
faite, le 3 juillet 1005 : celle d’une stèle de marbre où se
lit un règlement concernant la vente du bois et du char-
LE PORT DE DÉLOS
i03
bon. Cette inscription, qui remonte à la seconde moitié
du IIP siècle, vient d’être publiée avec iin commentaire
tout à fait remarquable par MM. Schulliofet Huvelin ( I ).
Non seulement elle est d’importance capitale, au point
de vue de l’iiistoire et de la législation commerciale de
Délos, mais, d’une façon générale, on peut dire, avec les
savants éditeurs, que c’est « un des monuments Juri-
diques les plus complets et les plus instructifs que nous
ait légués l’antiquité grecque. Elle est, en effet, le pre-
mier document qui fasse connaître une réglementation
commerciale, cohérente en toutes ses parties, traduisant
clairement quelques-unes des idées qui régnèrent en
matière économique dans les cités grecques. »
L’inscription, dont quarante-cinq lignes sont conser-
vées, se divise en deux paragraphes. Le premier con-
cerne la généralité des importateurs; le second les
àTeXeîç, importateurs privilégiés, exempts du paiement
des taxes et des droits de douane.
Le texte, remarquons-le, est antérieur à la construc-
tion du Portique où il a été découvert. Il a été retrouvé
dans ses fondations en sa place primitive et il est pro-
bable qu’en cet endroit, avant la construction de l’édi-
fice, l’on vendait les marchandises débarquées au port
et notamment le bois et le charbon.
A coté du Portique se trouvait l’Agora des Gompéta-
liastes,'dont le dégagement, poursuivi de 1904 à 1906,
n’est pas terminé. On y a mis au jour de nombreux
débris : autels, bases de statues, édicules. L’Agora
s’ouvrait au centre d’un quartier populeux, dont les rues
s’enohevêtrent et dont les constructions se superposent.
11 y a là des couches d’habitat correspondant à des
siècles fort différents : à 2 mètres sous un bain romain
et sous des maisons de l’époque chrétienne et de
l’époque byzantine, MM. A. dardé et Gourby ont
( I ) HuLLETIN de CORnESPO^•DA^'CE HELLÉNIQUE, XXXI, 1907, pp. 46-93.
104
REVUE DES questions SCIENTIFIQUES
dégagé (les demeures de l’époque hellénique dont les
mui's sont conservés, en général, jusqu’à la hauteur
de 1 à 3 mètres.
■ L’Agora marquait, peut-on dire, la limite ou le point
d’aboutissement de deux ({uartiers : le (juartier du
théâtre et le quartier des docks.
Le premier, haut quartier, s’edoiguait de la C(')te et
s’élevait vers le centre de l’ile, dans la direction du
Théâtre et du (Ijmthe. Il a été déhla^T au cours des
campagnes de 1001 à 1900.
C’était une véritable Pomjx'i grecque, d’un aspect
très pittoresque et très irr(>guliei*, construite au Jour le
jour, « avec une admirable insouciance de la géo-
métrie » (1). Dans l’artère principale, ou a dégagé les
vestiges de cinquante-sept maisons. La ]dupart étaient
des demeures modestes ou de pauvri's masures ayant
servi de lioutiqiies ou d'échopju's. D'autres, mais c’est
l'exception, étaient des h(')tels fort élégants, décorés
avec hix(', ornés d(‘ lielles mosaïques et riches eu
oeuvres d’art. Les plus imjiortauts sont la Maison du
Trident et la Maison du Diouj'sos, ainsi dénommées
d’après les motifs de décoration des mosaïques les plus
remarquables qu’elles renferment; dans la seconde, la
mosaïque de rimpluvium représente Dionysos chevau-
chant un tigre.
La campagne de 1905 a été marquée par dé belles
trouvailles numismatiques faites dans ce quartier, le
14 juin, le 12 juillet et le 17 aofd : 173 pièces atti(pies
du nouveau style, 249 tétradrachmes attiques et
f)50 deniers romains d’argent. Ces monnaies permet-
tront de dater a})})roximativement les édifices aiqirès
desquels elles ont été mises au jour.
(1) M. Holleaux, Rapport sur les travaux exécutés dans Vile de Délos.
LE PORT DE DÉLOS
105
TjC ([uartier marchand du sud
Le quartier des docks était en contredias. Le long de
la mer, le tracé des quais est encore visible par
endroits : notamment, en face des chamlires 1 et 11 du
Magasin A (voir ci-après), à 3”, 15 du magasin. Ailleurs,
ils ont été rongés jtar les dots ou recouverts par le
sable et les alluvions. (,)n a découvert môme de nom-
lireuses bornes d’amarrao-e : les unes, encore debout,
dépassent le niveau de l’eau de 30 centimètres, les
autres sont maintenant à sec dans le sable.
De ce coté comme dans le port, dit M. Cayeux (11,
« le rivage actuel ne correspond nullement au rivage
antique ».
« Tous les magasins ont été construits sur un rem-
Idai fait dans la mer, en sorte que le rivage le plus
ancien est partout caché par des constructions qui lui
assignent une limite d'àge. J'ai reconnu par de nom-
breuses tranchées*, ouvertes dans le sol des magasins
et échehmnées sur une longueur de 5îA) mètres environ,
que la surface supérieure des sédiments laissés })ar la
mer sur leur emplacement se trouve toujours à moins
de 60 centimètres au-dessous du niveau actuel de la
mer. Cette surface remonte graduellement vers l’est et
s’arrête à la cote — 0™,0 i. 11 est clair que les eaux qui
ont abandonné ces dé])ôts — avant notre ère — attei-
gnaient déjà leur niveau actuel. »
Ainsi donc, les ingénieurs anciens ont conquis sur la
mer l’emplacement des quais. Mais il y a plus. A l’en-
droit où nous sommes, et de même au nord du Port
Sacré, on découvre (2) sous Veau des vestiges nom-
breux de constructions anciennes. 11 en existe aussi
(1) L. Cayeux, art. cité, p. 105.
(t) Voir aussi Ph. Negris, Vestkies antiques submergés, .\the.msche Mitt.,
t. XXIV, 1904, pp. 340-363.
i06
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
au fond do deux liaies situées au nord-ouest et au sud-
ouest de File. Ce sont des restes de quais, de déliar-
cadères, etc. Leur examen a convaincu M. (iayeux, de
façon alisolue, que ces constructions avaient déjà été
faites sous Veau par les anciens.
Elles sont massives, composées de murs épais, très
l•ap})rochés et dé])ourvus d’ouverture. Pas de trace de
liaies, de seuils, de mosaïques ou de dallages noj^és. En
outre, elles « accusent un mode de construction très par-
ticulier. On a fait usage d'un mortier de ciment
romain ( 1 ) qui a résisté à l’érosion marine presque aussi
efficacement que les blocs de granit et de gneiss qu’il
agglutine. ( )n rencontre ce mortier à l’exclusion de
tout autre dans les ruines immergées, et on ne l’observe
jamais ailleurs. Il est donc manifeste que les construc-
tions qu’il a servi à édifier se trouvaient, dès le prin-
cijie, dans des conditions essentiellement différentes des
autres. »
Les (piais étaient très solidement construits et formés
de dalles de schiste ou de granit, larges et éjiaisses,
i-enforcées par de massifs contreforts perpendiculaires
jiartant des maisons et magasins.
Après une première exploration, M. Ardaillon avait
cru constater qu’ils n’avaient pas été ouverts, autrefois,
à la circulation générale et ([ii’ils étaient divisés en plu-
sif'urs sections ou gradins coi'respondant à autant de
magasins distincts et sé])arés. Chaque quai aurait
constitué une j)ro}>riété particulière, enclose de murs.
C’est là, seml)le-t-il, uiu' erreur, et les fouilles toutes
récentes de M. A. dardé j)araissent bien établir, au
contraire, que les ([liais étaient ouverts au public.
Celui-ci J avait accès en dehors des magasins et des
entrepiïts.
( I ) On désigne ainsi, dit M. Cayeux, un mortier de chaux grasse et de sable,
rendu hydraulique par l’addilinn de tuiles éci’asées.
LE PORT DE DÉLOS
107
Mais, ce qui est parfaitement exact, c’est que les
docks de Délos ne formaient pas un ensemlDle uniforme.
Ils se composaient d’une série d’édifices construits un
peu au hasard, sans plan d’ensemble, et parmi lesquels
on distingue trois groupes principaux.
J’emprunterai pour les désigner les dénominations
que les archéologues français leur ont données, d’après
les indications de plans faits au hasard de la découverte :
I. Premier groupe : groupe NO : fouilles de M. Ar-
daillon (1895) et campagne de 1903 [groupe apy de
M. dardé].
II. Deuxième groupe : groupe MA, à partir de la
pointe dite des Pilastres Jusqu’au précédent : fouilles
de M. Ardaillon.
III. T roisième groupe : groupe e, b et magasin des
colonnes : fouilles de M. dardé (1903 et 1904); maga-
sin z;, encore inexploré.
I. Premier groupe : Trois vastes magasins, juxta-
posés, avec étage. Deux d’entre eux (p et t) possé-
daient une cour intérieure avec colonnade (dimensions
de la cour du magasin p : 10'",74 x O*", 50). Ils renfer-
maient plusieurs logis indépendants, de grandeur diffe-
rente : véritalfie série de lioutiques et d’appartements,
formés généralement d’une pièce au rez-de-chaussée et
d’une chaml-ire à l’étage. Il semble bien que chaque
occupant y avait complet domicile.
Ces magasins, de physionomie assez complexe,
convenaient à la fois au commerce de gros et au
commerce de détail. Tous deux s’y faisaient, sans
doute, et l’on suppose que grands négociants et petits
détaillants, s’occupant du « même article », s’y grou-
paient, côte à côte, d’après leur spécialité.
L’un de ces immeubles était occupé par la corpora-
tion des marchands d’huile ou Olearii, ainsi que le
108
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
prouve ime dêdioace placée sur la liase d’une statue
élevée à C. Julius C. f. Caesar, père du dictateur,
proconsul d’Asie entre 98 et 90 et patron de Délos.
1) e même, on sait maintenant rpie les marchands de
vin ou « oivoTTüùXai » exerçaient leur négoce près de
l’Agora des Gompétaliastes. Les xP^^^oTTiBXai étaient
établis dans le quartier marchand du nord.
IL Second groupe : Série de magasins ou entrepôts,
séparés par des nielles et composés de plusieurs ran-
gées de chambres. Les maisons sont construites, comme
toutes les maisons déliennes, d’ailleurs, de grandes
])laques de schiste, empilées, sans ciment et revêtues
extérieurement et intérieurement d’un enduit peint,
soit en teintes plates, soit polychromé, soit recouvert
de sujets vaidés.
111. Troisième groupe : 1) Magasin b dégagé, en
l90i, comjirenant une série de chambres rayonnant
autour d’une cour centrale. Magasin e, ensemble de
petits logements.
2) Magasin des Colonnes, dégagé en 1903, compre-
nant une cour jirincijiale, et, à di'oite et à gauche de
celle-id, deux cours secondaires. Toutes ces cours sont
entourées de chambres assez spacieuses — au nombre
do 28 en tout — réunies par un long couloir de
dégagement. Les dix chambres ([iii donnent sur le quai
ne présentent aucune communication avec le reste du
magasin. Ce dernier est construit sur un espace uni,
i‘essei-ré entre la colline qui se trouve en arrière et la
mer, en conLre-has d’une rue qui la horm' du côté est,
au niveau du premier étage.
Tout rimmeuhle est orienté vers le chenal. Du
côté de la mer, il offre trois entrées larges et de plain-
])ied. Du côté de la ville, au contraire, il ne com-
muni(pie avec la rue que par un escalier. Il convient
donc absolument à un commerce de transit. Selon
toute vraisemblance, il faut voir en lui un entrepôt
LE PORT DE DÉLOS
i09
et, ses vastes proportions l’indiquent, il doit dater de
l’apogée du commerce délien. Sa destination paraît Lien
avoir été purement utilitaire : les œuvres d’art et les
ol)jets molnliers _y sont rares.
Les occupants du Magasin des Colonnes j logeaient-
ils? — M. dardé avait d’almrd cru que non, et cela,
pour une raison qui lui paraissait I)ien sim])le : il n’y
avait trouvé ni puits ni citernes et il constatait que les
eaux pluviales recueillies sur les toits étaient emmenées
directement à la mer par les égouts. « 11 fallait donc,
écrit-il (1), aller audoin s’approvisionner d’eau, et cette
difficulté donne à penser que le magasin n’était }>as
habité. Nous nous représenterions plus volontiers le
riche armateur ou le grand entrepositaire passant la
journée au milieu de ses marchandises ou dans les
bureaux de son magasin, et regagnant le soir sa
luxueuse maison de la rue du Théâtre, tout comme le
négociant ou le banquier de la Cité va retrouver son
home dans les quartiers suburbains de Londres. C’est là
une hypothèse séduisante, mais qui, toutefois, aurait
encore besoin de confirmation. » Sages paroles! Le
savant archéologue a constaté dans une exploration
subséquente ce que ses premières recherches ne lui
avaient pas révélé : la présence de puits et de citernes.
En archéologie, plus encore qu’en toute autre chose, il
faut savoir attendre et se oardei’ des déductions hâtives
O
et des conclusions précipitées.
Nous n’en dirons pas davantage du quartier mar-
chand du sud, si ce n’est qu’il était desservi par un
dédale de rues tortueuses zigzaguant entre des édifices
placés très irrégulièrement « selon les nécessités du
terrain ou les commodités des propriétaires riverains ».
Il nous reste à décrire rapidement le quartier mar-
chand du nord, sans revenir sur ce qui a déjà fait
l'olqet d’observations précédentes.
(1) A. Jardé, B. G. H., t. XXIX, 1905, pp. 33-34.
11(3
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Le quartier uiarchand du nord
Ce quartier avait son centre autour du Lac Sacré.
C’était la ville basse, où les principales colonies d’étran-
^■ers, üxés à Délos, avaient étalili le siège de leurs
associations. En partant de l’Agora de Théophrastos,
on J pénétrait }>ar une large rue, laissant à droite
l’Enceinte Sacrée et ses éditices et rencontrant, en face
des Propylées, une autre grande artère orientée du sud
au nord et parallèle au rivage.
Avant de nous engager dans la }u*oniière avenue,
remarquons la base de la statue de Théojibrastos,
d’Athènes, fils d’IIéracleitos, du dème d’Acbarnae qui
fut épimélète de Délos vers 111 avant J.-C. (sous
l’archontat de iJiotimos) et construisit l'Agora, les
digues (et les remblais l) et les quais du port.
Qeôqppaarov ‘HpaK\eÎTOu ’Axapvéa, èmpe\r|Tinv Af|\ou Tevôjue-
vov, Kai KaTaffKeuàcravTa tùv àYopàv xai ïà xiiJMctTa Tà TrepiPa-
X.ôvTa TÜJi Xijuévi, ’AGrjvaîujv oi KUTOiKOÛVTeç èv AfiXoïi, Kai oi
êjUTTopoi Kai oi vaÛKXrjpoi, Kai ‘Pajpaiuuv Kai tOùv dWujv Eévojv oi
TTapeTTibniuoûvTeç, àpeTrjç é'veKev Kai KuXoKaYaBiaç Kai Tfjç eiç
éauToùç eûepYeffîaç, àvé0r|Kav.
Le monument principal de ce quartier, et, sans con-
tredit, le monument civil le plus iiiq)ortant de tout
Délos, était certainement l’Agora des Italiens ou
« Scliola Romanorum », dont le complet dégagement a
été effectué en 19U4 et 1905 })ar M. Bizard. C’était le
local de la Société des Ilermaïstes ou association des
négociants italiens domiciliés à Délos. 11 comprend de
vastes édifices, élevés autour d’une cour centrale (de
100 mètres de longueur sur 7(3 de largeur), encadrée
d’un porti({ue. Côtés est et ouest : deux rangées de con-
structions orientées en sens inverse. A l’extérieur,
vers les rues voisines : boutiques, échojtpes ou ateliers;
à l’intérieur, loges ou niches, décorées ‘de statues et
monuments votifs.
LE PORT DE DÉLOS
111
Côté sud, simple en profondeur : rangée de vingt-
deux boutiques toutes ouvertes sur la rue. Notamment,
le magasin d’un marchand de figurines de Tanagra et
l’atelier du sculpteur, dont les œuvres étaient destinées
à eml)ellir l’habitation du commerçant parvenu à la
fortune. Le côté nord, plus étroit, confinait au Lac Sacré
ou trochoïde, c’est-à-Jire en forme de disque, sur les
bords duquel Apollon aurait vu le jour.
« Les sous-sols des portiques, dit M. Ilomolle, ser-
vaient probablement de magasins; du moins, en déga-
geant certaines parties du mur de substruction, nonil)re
d’amphores entières ont-elles été mises au jour, dres-
sées encore et alignées. » L’édifice ne doit pourtant pas
être considéré comme un dépôt de marchandises,
encore moins comme un marché; les caves sont
étroites, et il n’j a ni greniers, ni boutiques (1).
On a pu se convaincre par des sondages pratiqués
jusqu’au roc, que ce monument n’avait été précédé par
aucun autre sur cet emplacement. Du reste, à l’endroit
où nous sommes, le sol très marécageux se prêtait peu
à la bâtisse et on ne songea à l’employer qu’à une époque
de grande prospérité, quand la population augmenta
considérablement et quand se formèrent des associa-
tions assez puissantes et assez riches pour entre])rendre
de vastes travaux de terrassement et d’aménagement.
Le siège de l’Association des Poseidoniastes de
Berytos a été retrouvé également en 1882 par M. Salo-
mon Reinach, et dégagé entièrement en DOL II se
trouvait à peu de distance, sur la pente des hauteurs qui
s’élèvent entre le rivage et le Lac Sacré. Le rajqtort
d’ensemble de ces dernières fouilles n’a pas encore été
publié. Mais nous savons d’ores et déjà que la confré-
rie fut surtout florissante pendant la seconde moitié du
(1) Homolle, lî. G. H.,t. VIII, 1886, p. 116.
112
RKVÜK DES QT’ESTIOXS SCIEXTIFIQEES
II® siècle. La seule inscription exactement datée qui
nous en reste est une (Uxlicace en riionneur d’Aiitio-
chos VIII (122 av. J. -G.).
Tels sont les princi])aux monuments et ce que l’on
])Ourrait appeler les souvenirs taipnibles, les reliques du
port de Délos et de son activité commerciale. Tels sont,
})our autant ([u’ils puissent rentrer dans le pro'iramme
d’études ([uo s’est tracé la Société scientitiipie, les prin-
cipaux résultats des fouilles etfectuées en l’ile sainte.
Ges résultats fournissent, avant tout, comme on peut
le voir, des indications topographiques et chronolo-
giques. Ils sidtisent, néanmoins, à donner une idée pré-
cise et com])léte de la place. Aucune leçon de choses ne
})ourrait être })lus })rolitahle et, au contact de la réa-
lité, l’économiste, l’iiistorien sauront se rendre conqde,
et mieux que de toute auti'e façon, de ce (pi’était exac-
tement un « grand port » de l’antiquité. Les décou-
vertes que je viens de i‘a|)porter sont parfaitement en
rapport, faut-il le dire, avec les chiffres et les faits (pie
M. Henri Francotte a cités, ici même, l’an dernier. Elles
contirment les observations si intéressantes, si neuves
et si judicieuses du savant auteur de L' Industrie dans
la Grèce ancienne, de n’y reviendrai })as, afin de ne pas
nuire à l’unité de l’enquête entreprise })ar la cinquième
section. Pourquoi, d’ailleurs, répéter ce qui, dtyà, a été
si bien dit?
Et maintenant que la phj^sionomk' de la ville est
retrouvée, on voudrait des chiffres, et des détails sui* la
réglementation commei-ciale et sur la législation du
port, sur son mouvement, sur le nombre et l’impor-
tance des affaires traitées. On voudrait }>ouvoir enri-
chir l’histoire de Délos de deux chapitres nouveaux :
économie politique et statistique. Les inscriptions
découvertes sont innonil)ra])les, je l’ai dit, et donnent
LE PORT DE DELüS
113
des renseignements multiples (1), mais ce qui manque
le plus, ce sont précisément des indications relatives
à ces objets.
Le sol de Délos n’a heureusement pas encore livré
tous ses secrets et les recherches ne sont point closes.
La découverte récente du règlement concernant la
vente du bois et du charbon est bien laite j)our encou-
rager les efforts et faire entrevoir encore la })ossibilité
de quelque moisson précieuse. En d’autres termes, s’il
m’est permis de rendre familièrement ma pensée en
terminant, une porte reste ouverte à l’espérance et la
science n’a pas encore dit son dernier mot.
Puisse-t-elle bientôt le faire entendre ! Il sera ]>os-
sible alors d’écrire beaucoup plus complètement et, à
coup sûr, beaucoup moins im])arfaitement que je n’ai pu
le faire aujourd’hui, la monogi'ajdiie du ])ort de Délos.
Alpikjxse Roersgh.
(1; Un dernier exemple. Les inscriptions nous donnent pour le cours
des céréales, froment et orge, mois par mois, presque pendant l’année entière.
En outre, elles indiquent avec exactitude la ration que recevaient chaque jour
les ouvriers et la dépense nécessaire à la nourriture d’un homme par jour, par
mois, par année. Voir: Homolle, .d)T///rc.s' des Missions, 3® série, tome .\I11,
1887, pp. 434-i35.
IIU SÉRIE. ï. .XII.
8
X
LF \H)\\Ï IIF IIOTTEHDAM
l)(\s })orts (le l’Europe septentrionale, Rotterdam est
1(' plus jeune. Bivine et llanibourg, dont la grande
expansion date de vingt-ciiKj ou trente ans, ont der-
ri('>re eux le passé de la Ligue llanséatiipie. Anvers et
Londres ont été, l’un au X\ L siècle, l’autre depuis le
W’IL, les centres principaux du commerce interna-
tional. L'essor de Rotterdam ne remonte (pi’à une
(piinzaine d’années environ. Juscpren 1 SI )0 Amsterdam
(“tait le c('ntre du commerce colonial; la \Vesti)lialie et
la Li-usse rhénane ne j)oss(klaient (pie (piel([ues mines
et ({uel([u(‘s liouitléi-es peu actives ; jus({u’alors aussi le
Iralic d(“ la cité du Rhin n’avait donc ({u’une impor-
tance ]»u renient locale. D’ailleurs, pendant longtem[is
l’insuttisance de ses communications maritimes a ariûté
tout eissor.
( lomme Liverjiool doit jirohalilement son nom aux
marais des environs de Lhester, une pi'tite rivière, la
Rotte, tbrimto, dit-on, pai“ les inondations de la Meuse,
aurait donné son nom à Rotterdam. 11 est impossihle
de savoir au juste à (pielle épo([ue la ville reçut ce
nom. 11 ne païuît dans aucun document otiiciel avant
l’^OS. Dans cette même année, Jean Lh comte de Hol-
lande, accorda « à ses honnes gens de Rotterdam
(“tahlis dans sa Seigneurie exenuJion de jiéage dans
tout le comté ». C'(^st trois cents ans jJus tard ([ue le
Iiourg (h'vient grande ville avec droit de siéger dans
les Etats d(“ Ilolland(“ ajirès Dordrecht, llaidem, Delft,
L('vd(', Amstei'dam et (touda. Aujoiii-d’hui, ajtrès trois
LE PORT DE ROTTERDAM
liô
nouveaux siècles, Rotterdam est la deuxième ville du
royaume et un des premiers j)orts de l’Europe occi-
dentale.
Les chiffres et
les taltleaux
suivants
montrent
jirogrès
rapides t
le Rotterdam.
Part de Rotterdam
Navires de mer
dans le mouvement total
entrés
Tonnage
des Pays-Ras
1850
1940
346 OtM l
35 p. c.
du tonnage total
1800
“2449
073 tHM»
42 p. c.
»
1870
2973
' 1 000 IMK)
50 p. c.
»
1880
3450
1 080 000
49 p. c.
»
1800
4535
2 918 OOO
53 p. c.
»
U0J
7208
0 3“20 000
07 p. c.
»
laio
9100
9 387 000
72 p. c.
»
En 190G, Hambourg a reçu 15 778 navires re})ré-
sen’tant 11 000 000 de tonnes.
En 190G, Anvers a reçu 6495 navires rc})résentant
10 8G5 000 tonnes (1 ).
Le tonnage moyen à l’entrée est, en tonnes, à
Hambourg
liotterdam
Anvers
1890
015
838
1182
1900
013
!X»0
1270
1905
080
1024
1031
En 1888, le total du tratic rhénan passant la
frontière des Pays-Bas (entrées et sorties) s’élevait
à 4 GOO 000 tonnes, contre 16 000 000 en 1905. Rot-
terdam a aujourd’hui une part de 94 p. c. dans la
navigation rhénane.
En 1905, 132 230 bateaux de rivière sont entrés à
Rotterdam.
Les revenus provenant de la perception des droits
(1) Iæs chiffres du tonnage d’Anvers doivent être réduits de 18 p. c. d’après
le consul d’Angleterre à Anvers et de 10 p. c. d’après la Chambre de com-
merce de lîotterdam, à cause du système spécial suivi en Ilelgique pour
déduire le tonnage net d’un navire de son tonnage hrut
11()
REVT’E DES QTTF^stIOXS SCIENTIFIQUES
(le })ort ({ui étaient de i 0<S(j OÜO florins en 1800 liassent
à 1 885 000 floi-ins en lOijô.
La ])0})iilation de Rotterdam était, en 1830, de
12 000 lialiitants, en 1800 de '300 000, en 1000 d(‘
3*30 000 et (m 1005 de 380 000.
L'aprés la Cliainhre de commerce de Rotterdam, les
principaux iioiHs de rEurop(' s(‘
suivant tm 1005 :
rangeaient dans l’oialre
Tonnes
Londres
17 (KKI (KK) 1 rabotage
Liverpool .....
1 1 (HH) OIH) \ compris
Hamliourg- .....
lOtHHMHHI
Anvers ......
ilSIHMHH)
liotterdam
S dOO (HH)
Marseille
7 .S(H) (HH)
Cènes
() oOU ()(H)
lirème ......
dd(H)(HH)
Le Havre
“2S(HI()(HI
.Amsterdam .....
“2 (H lU (KH)
l)unker(|ue .....
“2 (HK) (HH)
Voie ma ri fi me
Rotterdam (Hait aiiti^fois relié à la mer par la Maas,
c'est-à-dire jiar le liras (1) dn Rhin ([ui, à partir de
hordrecht, forme le ])roloni>ement de la Mei'wede (2).
La Nonvelle-Meiise (pii traverse Rotterdam rejoignait
ce liras près de \ laardingen.
L)epnis la moitié dn XM® sii^cle, à cause de l’endi-
gnement de l'ik' de Rozenliurg, le port devint à peu
près inaccessilile aux navires. A c(Ht(' éporpie, la Maas
( 1 ) O l)ras s’appelle actuellenieiit « (Jiide Maas », par opposition à la
« Nieuwe Maas » (jui arrose llottenlam.
r2) A son entrée en Hollande, le lihin, en se divisant, j)erd à la fois son unité
et son nom. I,e bras droit (un tiers des eaux) s’appelle sucressivenient lihin
inférieur, Eek, Nouvelle-Meuse et se verse dans la mer du Nord près du Hoek
van Holland. I.e hras ”auche (deux tiers des eaux) est le Waal; rejoint par la
.Meuse à \\ oudriehen, il ])orte le nom de Mtu'wede juscpi’à Hordrecht, oii il se
divise (‘U plusieurs houehes.
LE PORT DE ROTTERDAM
117
fut divisée en deux parties : le bras septentrional reçut
le nom de Maasluis Diep ou Scheur; le i)ras méri-
dional, qui passe à la Brielle, celui de Maas ou de
Brielsche Maas.
Au XMP siècle, le Scheur s'eusal)la tellement
que La Brielle, Hellevoetsluis et Brouwershaven
devinrent les trois ports commandant l’entrée de Rot-
terdam.
De I.a Brielle, les navires entraient dans le Botlek,
reliant la Brielsche Maas à la Nouvelle-Meuse, pas-
saient devant A laardingen et Schiedam avant d’at-
teindre Rotterdam.
D’IIellevoetsluis les voiliers gagnaient rilollandsch
Diep et Dordrecht, puis par la Onde Maas et le Botlek
retrouvaient la Nouvelle-Meuse. Cette voie ne présen-
tait 5 mètres de profondeur que Jusqu’à Dordrecht.
Les navires qui passaient par le l)ras de Broinvers-
haven s’engageaient dans le \'olkerak, jtuis leur route
se confondait avec la précédente.
Il fallait aux navires au moins dix-huit heures pour
atteindre Rotterdam par Llellevoetsluis et Brouwers-
haven, les deux routes préférées, et souvent cinq, et
huit jours même, en cas de mauvais tenq)s.
En [H21, l’on résolut de creuser le canal de ^'oorne
à travers l’ile de ce nom ; il réunissait le bi-as d’IIel-
levoetsluis à la Nouvelle-Meuse, et ainsi des navires
de 5 mètres de tirant d’eau purent atteindre Rotter-
dam sans difficulté. C’étaient là cependant des dimen-
sions insuffisantes et, dès LSiô, les grands navires
durent s’alléger à Brouwershaven d’une partie de leur
cargaison.
Cne commission nommée par ordonnance royale,
en 1857, adopta le plan de l’ingénieur Caland, qui
proj)osait le })ercement du Iloek van Holland et la
construction d’un canal de 1 kilomètres et demi réu-
nissant la Nieuwe Maas à ceth* embouchure artifi-
lis
REVl’E DES QrESTlONS SCIENTIFIQI'ES
ci('ll('. (l’était iviidre à Rotterdam son aneienne voie
maritime, la jdiis courte et la meilleure (1).
A])]myé sur sa théorie du « tiux et du retiux dans
les rivières à marée », riu<>éuieur Caland avait sup-
[)osé ([ue oett(' action du tiux ('t du reflux renforcée
jiar h' courant du fleuve sutfirait })our chasser les
sables et obtenir les j)rofondeurs désirées.
Eu 1S()3, la loi ({iii décidait la cousti'iictiou du canal
d'Ymuideu à Amsterdam, ordonna aussi la (;oustructiou
du Nieuwe Waterwe^-. La largeur de la idvière fut fixée
à 150 luètiTS à Maardiu^eu et à 0(X) mètres entre les
jetées du lloek vau Holland. Ou comjdait sur une pro-
fondeur de 7 mètres de Rotterdam à la mer, mais quand
('U 1S77 la tranchée du lloek fut mise en communication
avec la mer, il se jiroduisit une telle accumulation de
sable ([ue la profondeur tomba à marée bass(‘ <à 3"’,50.
( les travaux avaient (îoùté 15 000 000 de Horins.
Sur l’avis d’une nouvelb' commission nommée' ('u
1880. le Oouvernement décida le rétrécissement du lit
de la rivière et l’emploi de' puissants dragueurs, d('
façon ù obtenir une ])rofondeiir de 8 mèti'es à marée
liaub'. Lu 1800, les travaux furent terminés : on avait
elépensé 20 800 000 tiorins. En y ajoutant les sommes
dél)e)ursées avant 1882, k' Nieuwe aterweg a coûté
30 300 (JOO tiorins.
La [trofondeur actiu'lb' à marée haute est de 10'", 10
à reml)oucbure, de 0 mètres à Rotterdam et dans c('r-
taines parties d(> Maasluis 8"\20. A maré(' basse, la
moindre profondeur est d(' O*", 70 environ (2). On tra-
vaille pour le moment à obtenir un chenal suffisamment
lai ‘ge pour la navigation d’iiiK' profondeur continue de
0 mètres, (l’est là un minimum indispensable, (domine
l’a déclaré Sir \Villiam Wbite, ancien ingénieur ('ii
(I ) Trenle-(|Uiitriî kilomt'tres seiilemenl séparent Uotlenlani de son bateaii-
phare.
(2) [/amplitude de la marée à Uotterdam est de l‘“,30.
LE PORT DE ROTTERDAM
lU)
chef (les constructions navales delà marine hritannicjiu'.
on ne doit considérer coniine ports de premier ordre
que ceux qui peuvent recevoir des navires de
300 mètres de long et présentent des mouillages .de iO
à 1 1 mètres. La profondeur, voilà ce dont nous avons
un pressant besoin pour la construction et la projadsion
économique des navires. Leur longueur et leur largeur
ont déjà été poussées l)ien au delà de toute }»ro})ortion
avec leur tirant d’eau, au détriment de la vitesse et de
la capacité utile des bâtiments modernes » (1).
Les convstructeurs réclament avec insistance l'aug-
mentation du tirant d’eau, non seulement jtoiii- obtenir
une stabilité et des propoidions générales m('ill(Mir('s.
ainsi qu’une AÛtesse plus grande, mais aussi ])our
augmenter la cajuicité utile des navires et réduire le
coût des transports en conséquence.
Installât ions
L'aménagement général du port de Rotterdam ]»ré-
sente des conditions spéciales, qui réMÜtent surtout de
la nature de son tratic de transl)ordement. Le là, néces-
sité d’une surface de bassins très étendue, à la([uelle
s’ajoute d’ailleurs la surtàce du tleuve qui forme à lui
seul un grand port devant la ville. Mais, par contre, le
développement des quais d’accostage n’est }>as, comme
à Anvers, absolument indisp(msal)le.
Les bassins sont situés sur les deux rives du tleuve;
toutefois ceux de la rive gauche seuls sont accessildes
(Il (^oinme exemple, Sir \V. Wliite cile le Iknisclilinnl : comme tous les
pa([uel)0ts à grande vitesse, il ne transporte ipie fort peu de fret — (i(HI tonnes
de marchandises — à cause de la linutation de son tirant d’eau au départ. Si l'on
augmentait son tirant d’eau d’un pied, il serait possible d'ajouter 1)0(1 tonnes à
son chargement, et le fret serait même (luintuplé par l'addition de deux j)ieds
à son tirant d’eau sans ipie la réduction de vitesse fût bien sensible. Rapjioii
présenté par M. E. Cortliell, an Contrés international tie yari(/ntion, à
Milan, i90o.
120
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
aux navires de mer. Tous communiquent directement et
sans écluses avec le fleuve ; grand avantage, car les
navires évitent ainsi les manœuvres lentes et difficiles
([ui, cà Anvers, par exemple, compliquent leur entrée
clans les liassins et leur passage d’un dock dans un
autre.
Sur la rive gauche de la Nouvelle-Meuse, les bassins
les plus importants sont :
Longueur
Largeur
Profondeur
I,e Hiiinenhaven
KRH) m.
7 m.
» Spoorweg-haven
1 lüU
1 15 m.
7 à 7,50
» Rhyiihaven
3ü hectares
7 .à 8
» Maashaven
fiO
))
8 à 8,50
» llockhaven
3:2U m.
150 ni.
(i à 1 1
Les (leux Katendreehtshaven
180
105
7,50
“230
130
8
Coupés ciii({ fois par l’entrée des gi-ands bassins, les
(juais de la rive gauclie forment trois groupes :
1" En amont du Binnenhaven se trouvent les quais
destinés aux lignes régulières de navigation rhénane;
2" Du Binnenhaven à l’entrée du Maashaven, les
([liais des steamers faisant un service régulier sur
Londres, Hull, New- York, les Indes hollandaises. Les
[irofondeurs y varient de 6"’,r)0 à 8™, .50 ;
•8'’ En aval du Maashaven, les débarcadères des
navires pétroliers.
Sur la rive droite de la Nieuwe Maas, dix-neuf petits
bassins ont été creusés. D’une profondeur de 1™,.50 à
8™, .50, ils sont occupés par les bateaux du marché, les
tjalks, les liateaux de pêche, les bateaux du Rhin et
ceux des canaux de la Hollande méridionale.
Les quais de la rive droite, d’une longueur totale de
2700 mètres et coupés par six ouvertures de bassins,
n’offrent que des [irofondeurs de 8 à 0 mètres. C’est là
que mouillent les navires reliant Rotterdam aux ports
anglais ou aux ports voisins du continent.
LE PORT DE ROTTERDAM
121
En face de la ville, entre le Booinpjeskade de la rive
droite et le Nassaukade de la rive gauche, la Nouvelle-
Mense est coupée par une ile allongée. Le long des deux
rives de cet ilôt sont établis les embarcadères des lignes
régulières de bateaux fluviaux pour la Hollande, celui
des allèges de Maunbeiui et de Strasbourg, ceux des
vapeurs des services de Bruxelles et d’Anvers. La pro-
fondeur n’j dépasse pas 5 mètres.
Outre les quais et les docks, la partie de la Nieuwe
Maas située en aval du Wdllemsbriig forme en réalité
comme un immense bassin. Une suite de .ducs d’Albe
permet d’amarrer là trente-trois ou trente-six grands
navires de mer. La distance qui sépare chaque paire de
bouées varie de (30 à 140 mètres.
Les Hollandais ont raison de dire que ce qu’il faut
admirer dans leur port ce n’est pas la perfection
de l’outillage, mais au contraire le privilège de pou-
voir s’eu passer. Les chalands se rangent à bâbord
et à tribord dès l’arrivée d’un grand vapeur et, par de
simples glissières ou des élévateurs, minerais et céréales
passent de la cale du transatlantique dans celle du
Rlieinschitf.
La superficie des bassins à Rotterdam atteint 50 hec-
tares sur la rive droite, 125 sur la rive gauche, soit au
total 175 hectares, sans compter le fleuve.
Voie fluviale
Rotterdam, point terminus du Rhin, constitue le
port natui“el de tout riiinterland formé par les pro-
vinces rhénanes, le Palatinat, le grand-duché de Bade
et l’Alsace-Lorraine, régions industrielles dont il fallait
lui rései'ver les courants commerciaux par la meilleure
utilisation de la voie fluviale du Rhin.
Le régime hydrographique du Rhin présente des
[-22
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
conditions exce])tionnelleincnt tavoraliles à la naviga-
tion. Pas de pentes torrentielles, coinine snr le Rhône:
à partir de Strasliourg et pendant plus de 600 kilo-
mètres, le tleuve n’a ])lus que 11 i mètres à descendre.
Pas de sécheresse prolongée, comme sur la Loire : la
fonte des glaciers alpestres assure le débit pendant l’été.
Le Rhin supérieur atteint son maximum en Juin, puis
s’aliaisse graduellement jusqu’en févider. Mais rill, le
Xeckar, le Main, la Moselle exercent leur action sur le
régime du Rhin moyen. Alimentés par les jihiies d’au-
tomne et d’inver, ils provoquent une crue de février qui,
dans la jiartie inférieure du tleuve, est plus abondante
même que celle de l’été. Cet heureux é([uilihre favorise
singulièrement la navigation et a fait du Rhin une des
grandes voies d’échange de l’Europe occidentale.
Cejiendant, pour lui conserver sa valeur malgré la
concurrence des chemins de fer, il a fallu accroître sa
profondeur ]>ar de nombreux travaux, car la navigation
régulière rencontrait de gi'ands olistacles. L’adminis-
tration établie à Coblence en 1851 résolut d’arrêter les
dégradations des rives, de former le chenal, d’extraire
les l'oches qui, de Saint-Cfoar à Hingen, gênaient la
navigation, de refaire le chemin de halage, etc. Les
ingénieurs Jugèrent indispensable um* profondeur
minima de 2 mètres dans la section de Bincen à Saint-
Coar, de 2'", 50 de Saint-Coar à Cologne et de 8 mètres
de Cologne en Hollande. Malgré des difficultés de toute
nature, les travaux du Strombau furent menés avec une
activité méthodi([ue et tenace.
En 1850, les travaux du Rhin avaient déjà coûté
16 766 000 francs. De 1851 à 1860, on déjxmsa 5 mil-
lions de francs; de 1861 à 1877, 11 700 000 francs. En
1879, le gouvernement jirussien demanda 27 millions
.500 000 francs et dix-huit ans ])Our parfaire' la régula-
risation et, sans ({ue la somme prévue fût dépassée,
« le Rhin est devenu une voie large et profonde où les
LE PORT DE ROTTERDAM
m
liateaux montant et descendant peuvent aisément se
croiser et enfoncer cà pleine charge ».
De même que l’exécution du Xieuwe Waterweg a
élevé le nombre et le tonnage moyen des navii-es de
mer entrant à Rotterdam, de même les travaux d’amé-
lioration du Rhin ont permis d’augmenter les dimen-
sions et la capacité des bateaux afîêctés au trafic de l’Al-
lemagne. L’initiative privée s’est montrée digne des
efforts persévérants du gouvernement, et industriels,
commerçants, constructeurs s’empressèrent d’utiliser la
nouvelle voie fluviale.
« C’est une erreur de croire, écrivait en 1871) M.Bel-
lingrath, qu’un fleuve pauvre en eau doive être utilisé
par de j)etits bateaux. » I.es chantiers allemands
livrèrent des chalands larges et longs, de fort tonnage
et de peu d’enfoncement; des remorqueurs de très
grande force et de faible tirant d’eau. Le bateau rhé-
nan moderne se fait remarquer par ses grandes dimen-
sions, sa solidité et sa simplicité.
En 1870, la plupart d’entre eux étaient encore en
bois ; les plus grands portaient environ 500 à OOOtonnes.
Depuis lors, leur tonnage a augmenté régulièrement et,
actuellement, les grands chalands à minerai de Ruhrort
transportent 2000 et 2300 tonnes. Sans, doute, ces
grands bateaux ne circulent que dans le Rhin inférieur
— Mannheim, cependant, reçoit des navires de
1500 tonnes — mais « sous les ponts de Dusseldorf et
de Cologne ]tassent chaque Jour plusieurs convois de
quatre chalands remorqués portant la cargaison d’un
beau vapeur de mer». Il faut douze à ([uatorze trains de
trente wagons [tour trans})orter cette cargaison de 4200
bmnes qui remonte le fleuve de Ruhrort à Mannheim en
soixante-cinq heures. Entre Mannheim et Strasbourg
(140 kilomètres) circulent des allèges de 800 tonnes.
Depuis le 24 août 10(33, des essais pratiques ont démon-
tré la possibilité d’amener la navigation Jusqu’à Bâle.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
12 i
A cf'tto date, le va])eur à hélice Justicia^ venant de
Strasliourü-, a Jeté l’ancre devant la dernière ville suisse
liaipiée par le Rhin. Reparti deux jours plus tard, il
descendit en trois heures de Bâle à Strashonro-. Actuel-
leinent, des vapeurs spéciaux (1) remorquent à la mon-
tée 1200 à lôOO tonnes distribuées sur deux chalands;
à Mannheim, où le courant est plus fort, le dernier cha-
land est détaché et amarré à un second remorqueur.
Sans que Bâle soit à jamais à même de se comparer
sous le rap})ort du trafic fluvial à Mannheim ou à
Ruhrort, riitilisation du coui*s du Rhin en fera l’entre-
pôt des marchandises destinées aux lignes de navigation
d’Anvers et de Rotterdam.
Rotterdam est aussi en relations avec Anvers par le
canal de l’île de Snd-Beveland. Les dimensions des
écluses sont telles que les bateaux peuvent atteindre
100 mètres de long, 15"‘,50 de large et 0"‘,20 de
tirant d’eau. Mais, sur une jmrtie du trajet, dans le
^’ollverak, la })rofondeur toinhe à 3‘",50 à marée
basse, mouillage suffisant toutefois aux j)etits vapeurs
([ui font le service régulier entre les deux ports. La
communication par eau avec Amsterdam se fait via
Bouda })ar les canaux de la Hollande méridionale, ou
bien par le canal de la Merwede dans h'quel peuvent
s’engager les grands hati'aux du Rhin.
Rotterdam doit en grande })artie sa pros])érité h ce
fait qu’il forme comme le centre d’une grande contrée
accessible }>ar eau, ]>ar de nomlireux canaux et jiar un
grand nombre de bras de mer et de petites rivières. Les
haliitants des iles Zélandaises, ceux du Brabant septen-
trional et de la (fueldre considèrent Rotterdam comme
leur marché naturel. Innomlirahles sont les p(dites com-
munes qui, au moyen de tjalks oU liateaux de mai-ché.
(I) Ces remorqueurs, eu destiuiitiou de Ifàle, ont 71 mètres de long- (st 19 de
large. Malgré leur machine de 900 clievau.x, ils n’ont pas plus de l'“,l() de
tirant d’eau.
lÆ PORT DE ROTTERDAM
125
entretiennent un service régulier avec le grand port
hollandais.
La Meuse, quoique de moindre importance, alimente
cependant le port de Rotterdam. Canalisée en France
et en Belgique, elle porte des navires de 30Ü tonnes.
Des canaux la relient à la Seine, au Rhin, à la Saône,
de sorte qu’on peut atteindre tout le nord et le midi de
la France }>ar des navires de petites dimensions.
Rotterdam, point terminus de la vallée du Rhin et
de la Meuse, est donc le port maritime naturel non seu-
lement des provinces rhénanes, du Palatinat, du grand-
duché de Bade, de l’Alsace-Lorraine, mais môme d’une
partie de la France septentrionale et de la Belgique à
défaut d’Anvers.
Concvrrence Oe la voie ferrée
En vue de faciliter l’exportation des produits natio-
naux, et de soutenir le commerce des ports de mer
allemands, l’administration des chemins de fer prus-
siens a établi les Seeausnahraetarife. Depuis 1880, ils
attirent et font dévier vers Brême et Hambourg une
part notable de l’exportation et de l’importation west-
})haliennes que la géographie destinerait à Rotterdam ( 1 ) .
Grâce à ces tarifs, c’est toujours Brême qui expédie en
Westphalie le coton, le pétrole, le riz ; grâce à ces tarifs,
les fers d’Essen ou de Bochum peuvent atteindre
Emden ou l’embouchure de l’Elhe.
Mais si ces tarifs réduits ouvrent’ à Brême et à nam-
bourg le marché westphalien malgré la concurrence de
la voie fluviale, les A ou tarifs de jonc-
tion ferment en quelque sorte ce marché aux poids
( I ) l,a (listaiifp (le lîarnien à Rotterdam est de ^45 kilomètres.
» » à Rrême » '27U »
» » à Hambourg » il 1
- »
120
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
rhénans et ainsi à Rotterdam. Sauf les marchandises
destinées aux riverains, les cargaisons ti'ansportées par
eau doivent nécessairement franchir en wagon un tra-
jet com})lémentaire })lus ou moins long. Par les tarifs
qui s’ajoutent au fret fluvial du lieu de })rovenance jus-
qu’au port rhénan ( Vorfracht), ou par celui qui repré-
sente le trajet du port de débarquement jusqu’au lieu de
destination (Nachfracht), les chemins de fer rendent la
lutte très dilhcile à la batellerie fluviale. Toutefois, sur
le haut Rhin, comme le terminus de la grande naviga-
tion fluviale, Mannheim, marque l’origine du réseau
badois, les chemins de fer })russiens, par des tarifs de
transliordement, cherchent à ravir à leurs concurrents
le trafic que leui- amènent les grands chalands de
Rotterdam.
Tout en ne s’a})])li(piant qu’aux marchandises du
Levant et de rAfri([ue orientale, les tarifs directs
détounient ciqiendant vers Hambourg et Brème une
})artie du transit allemand qui reviendrait à Rotterdam.
L’administration des chemins de fer a conclu, en effet, en
1890 et en 1905, avec trois compagnies maritimes alle-
mandes et les chemins de fer orientaux et africains, des
conventions spéciales qui unifient et réduisent notalile-
ment les barèmes et permettent d’esquiver une série de
formalités puisque la marchandise acquitte à la station
même de déj)art à l’intéideur de l’Allemagne le fret total
jusqu’à vSmjrne, Koniah ou Tanga. La mise à disjiosi-
tion se fait directement par le chemin (h' fer à l’arme-
ment sans l’interveniion d’un tiers.
Coininerce (Je Rotterdam — 1. Importations
L’im})ortance de Rotterdam comme })lace d’impoida-
tion dé})cnd de ce qu’on pourrait a})})eler sa force
d’absorj)fion du coté de la mer et sa force de distribution
LE PORT DE ROTTERDAM
127
du côté de la terre. Otte capacité de réception est en
raison directe des dimensions et du nombre des cargo-
boats qui remonteront le Nieinve A^'aterweg. Les
vapeurs seront d’autant plus grands — et les grands
navires sont les plus économiques — que les profon-
deurs du chenal et des bassins répondront mieux aux
nouvelles exigences. Si actuellement ces profondeurs
sont suffisantes, elles n’atteignent toutefois que le tirant
d’eau des grands steamers sans le déj)asser. \u les
progrès continuels et si rapides des constructions mari-
times, le XieuM'e ^^foter^veg devrait être approfondi,
d’autant plus que Rotterdam ne peut comme certains
})orts de l’Afrique occidentale se contenter de profon-
deurs médiocres. La nature de ses importations, le voisi-
nage de rivaux bien outillés, ses relations avec des ports
étrangers de grande profondeur desservis par des
cargo-l)oats de fort tirant d'eau obligent Rotterdam à
donner à sa voie maritime les dimensions dont s’enor-
gueillissent Liverpool, Xew-York et Southampton.
Les navires seront aussi d’autant plus nombreux que
les trais de port seront plus l)as et le fret de retour plus
assuré. Rotterdam n’est pas un })ort cher, mais le fret
de retour est insuffisant. Comme Anvers et les ports
charbonniers de l’Angleterre sont tout proches, ce
grave défaut est moins sensil)le qu’il ne l’est dans des
ports isolés, dont le trafic d’exportation repose exclusi-
vement sur l’importance toute temporaire des récoltes,
tels Alexandrie, Sydney, Rosario.
La force de distribution du côté de la terre dépend
premièrement de la rapidité et du bon marché des opéra-
tions de déchargement. Nous avons vu que Rotterdam
par son outillage cherchait à procurer au trafic rhénan
toutes les commodités. A côté des anciens bassins étroits,
allongés entre des entrepôts et des gares de chemins de
fer (Binnenhaven, Spoorweghaven) les nouveaux,
Rhynhaven (>t Maashaven, larges, étendus, spacieux.
128
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
présentent aux navires de mer leurs rangées de ducs
d’Albe et leurs douilles files de chalands. Que Tou songe
seulement à ce que représente une cargaison de
8000 tonnes. Un vapeur dont la capacité n’est que de
8000 tonnes ne peut plus être rangé parmi les grands
navires. A raison de 8 tonnes par wagon, il faudrait
mille wagons et à raison de vingt wagons j>ar train, il
no faudrait j)as moins de cinquante trains pour assurer
le transport de cette cargaison. Une demi-douzaine de
ces navires })euvent être simultanément déchargés. Si
nous comptons pour cha([ue wagon une longueur de
5"', 50, les mille wagons, ahstraction faite des locomo-
tives et des fourgons, auraient une longueur de })lus de
.5 kilomètres et demi et ce pour la cargaison d’un seul
navire courant. Et quelle provision de grues, de maté-
riel roulant, tout ce travail ne suppose-t-il pas ? Le poi*t
qui peut diminuer cette mani})ulation énorme par un
emploi d’allèges de grande ca})acité, est certainement
très favorisé (i).
La force de distrihution dépend aussi de la nature, du
nombre, de l’étendue des voies de communication avec
riiinterland. Comme Shangai, comme Buenos- Ajres,
Rotterdam commande un magnifique réseau de voies
fluviales, et si le Rhin et ses affluents ne présentent pas
le développement du Yang-tse et du Parana, Rotterdam
en trouve la compensation dans l’activité industrielle, la
richesse et la densité de la population de son hinter-
land.
Nous pouvons distinguer deux régions dans l’hin-
terland de Rotterdam : la partie nationale et la partie
étrangère.
A destination de la première, Rotterdam importe
surtout des produits alimentaires et des matières
brutes. Parmi les denrées alimentaires, les princi-
pales sont les céréales, le sucre et le café.
(1) Cfr Hevuk Ér.ONOMiuuE intehnationale, mars liKHi.
LE PORT DE ROTTERDAM
120
Le trait caractéristique de l’agriculture hollandaise
est la prépondérance al)solue des ])rairies et des pâtu-
rages, et, par suite, de l’élevage du ])étail et de l’indus-
trie laitière. C’est l’eftèt des conditions géographiques :
excès d’humidité et nature du sol. Aussi le royaume
ne produit-il que 25 ou 30 \). c. du froment nécessaire
à la consommation, et Rotterdam reçoit des Etats-Unis
et de la mer Noire de grands envois de grains. Sa
fonction est ici purement régionale : Rotterdam est
le centre distri]3uteur d’où rayonnent vers le nord et
l’est les allèges dans lesquelles les élévateurs ont
déversé la cargaison des transatlantiques.
De même pour le sucre; la plus grande partie du
sucre destiné à la consommation ou au raffinage
importé aux Pays-Bas passe ]>ar Rotterdam.
Pour le café, au contraire, Rotterdam, comme Le
Havre et Ham])ourg, voit sa fonction commerciale
grandir chaque année. Les importations atteignent,
bon an mal an, 100 000 tonnes environ et dans
le tableau des exportations nous voyons figurer
80 000 tonnes de café. Il ne s’agit pas là d’un simple
transbordement en destination de l’Allemagne qui,
pour cet article d’ailleurs, grâce aux tarifs des che-
mins de fer, dépend du marché de Hambourg. Ces
cargaisons de café sont destinées aux négociants de la
place : Rotterdam est pour cet article un des plus
grands marchés de l’Europe.
Peuple d’ingénieurs hydrauliciens et d’agronomes,
d’armateurs et de marchands, de marins et de colo-
nisateurs, la Hollande ne connaît ni les régions, ni
les grands centres industriels comme le Lancashire,
le Ruhrgehiet ou notre pays de Charleroi. La nature
a refusé aux Pays-Bas les matières puemières indis-
pensables à toute industrie; le bois est rare, le char-
bon vient à peine d’être découvert. Le sol ne contient
ni fer, ni cuivre, ni zinc, ni autres métaux. Libre
IID SÉRIE. T. Xll. 9
130
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
échangiste, la Hollande soutient en outre une lutte
inégale contre la })lupart des autres jtays devenus
résolument protectionnistes. Aussi le cajiital hollan-
dais se dirige-t-il idutôt vers le coniinerce que vers les
entreprises industrielles.
Au ])oint de vue de l’origine des matières })remiéres,
nous })oiivons classer les industries hollandaises en
deux catégories : celles qui travaillent les pi*oduits des
colonies et celles qui transforment les ])roduits étran-
gers. Parmi les premières il nous faut ranger la jiré-
paration du sulfate de quinine, les chocolateries, les
manufactures de tabac, par exemple. La taille du dia-
mant, les distilleries, les huileries, la fabrication de
la margarim', les usines à décortiquer le riz forment
la seconde catégorie.
O
Sans doute la jiroduction indigène fournit en jiartie
aux distilleries, aux brasseries, aux sucreries, les
matières })remières nécessaires, mais la quote-part de
l’étranger déjiasse de loin celle du pavs. Seules, })our
ainsi dire, la fabrication du beurre et du fromage et l’in-
dustrie linière jteuvent se })asser de l’étranger.
Si nous considérons les industries de la première
catégorie, Ki fonction régionale de Rotterdam est
d’assez maigre inq)ortance, non que cette branche de
l’activité nationale traverse une crise dangereuse,
mais jtarce qu’Amsterdam est resté le grand port
colonial,
Panni les industries du second groiqie, la fabrica-
tion de l’huile de lin et de colza est peut-être la plus
ancienne. Dejmis des centaines d’années, cette faliri-
cation a son siège dans les deux provinces de Hollande.
( )n voit même dans ces régions des moulins à huile
datant du XMP siècle. Presque toutes les graines oléa-
gineuses viennent de l’étrano-er; le sol hollandais ne
fournit guère plus de 2 à 3 p. c. des matières travaillées.
Rottei'dam est le }»rinci})al marché de l’Euro])e j)our
LE PORT DE ROTTERDAM
131
la margarine. Grâce aux fréquentes coinnumications
avec les Etats-Unis, ce commerce s’est concentré dejMiis
trente-cinq ans dans le poid hollandais qui est devenu
le siège d’une très importante fabrication de beurre
artiticiel. De là, les importations d’huile ou de graines
de coton, de saindoux, d’huile de coco, d’huile de
sésame, d’huile d’arachide. La fonction de Rotterdam
est donc à la fois régionale et industrielle, comme poui‘
les usines à décortiquer le riz. Cette dernière indus-
trie, établie surtout à Rotterdam et à Dordrecht, a pris
un grand essor depuis l’ouverture du canal de Suez.
Dans la taille du diamant, le rôle de Rotterdam est
bien éclipsé i»ar Amsterdam; ce port est, à la fois, le
siège de ce commerce et de cette industrie.
Enfin, l’industrie du coton est trop peu développée
en Hollande pour permettre à Rotterdam de jouer un
rôle analogue à celui de Liverpool, du Havre ou de
Brème.
L’hinterland étranger de Rotterdam est la région
industrielle la plus active de l’Allemagne. Par le Rhin,
Rotterdam dessert en Westphalie la région houillère
et métallurgique de la Ruhr, Dortmund, Essen,
Bochum, Duisbourg, Düsseldorf; la région de la
Wiipper avec les villes du coton Barmen, Elberfeld
et les villes du fer Remscheid, Solingen, Iserlohn;
la zone de Grefeld, Miinchen-Gladbach, Neuss qui
centralise les industries de la soie et du velours.
Dans la Prusse rhénane, Rotterdam est relié aux
grandes villes et aux nouveaux centres industriels
de Cologne, Deutz, Miilheim; dans l’Allemagne du
Sud, à Mayence, à Francfort, à Mannheim, à Lud-
wigshafen; à Francfort, une des premières cités
commerciales de l’Empire, la grande place de banque
et de bourse dont le nouveau port accapare les
expéditions vers la Hesse, la Saxe et l’Autriche;
à Mannheim, qui au confluent du Neckar joue vis-à-vis
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
de Rotterdam un rôle analogue à celui de Ilankow
vis-à-vis de Shanghaï; à Ludwigshafen, le port rival
de Mannheim, devenu un des ports industriels les plus
inHiortants et le plus grand centre de faludcation de
couleurs minérales et de produits chimiques.
L’importance des relations de Rotterdam avec son
hinterland étranger ressort du tableau suivant :
Exportations de Hotterdam 1903 1904
1905(1)
l’ar mer
>> voie lliiviale
» terre
“2 900 000 “2 450000
7 400 000 8 9500(M)
90tK) 10 800
2 890 000 tonnes.
OOTOOtH) »
9 780 »
Les marchandises qui alimentent ce trafic sont les
minerais, les céréales, les bois et les pétroles. Toutefois
la cale d’un chaland du Rhin est loin de présenter Tuni-
formité de (îargaison des péniches des canaux français.
Les grands SchlepphtiJine transjtortent de Rotter-
dam à Düsseldorf et à Mannheim non seulement les
Massenfiilter, mais aussi les Sfiickqitter, liarils de
cannelle, seaux de saindoux, sacs de raisins, ballots de
tapis, caisses de pajtier, de savon, saumons d’étain, etc.
Le transit des minerais par Rotterdam, qui en 189U
comportait déjà un mouvement de plus de 1 million de
tonnes, s’est accru sans cesse et a nécessité en 1905 le
débarquement de j»rès de 5 millions de tonnes, repré-
sentant la charge d’environ 500 000 wagons.
Rotterdam occupe le jiremier rang jianni les ports de
l’Europe })Our les importations de minerais de fer.
Riche en charlion, mais })auvre en minerais et surtout
en minerais de bonne qualité, car ceux du Siegerland
sont peu appréciés, l’Allemagne demande à l’Espagne
et à la Suède le rubio et le campanil de Bilbao, le fer
(1) En 1905, 7“2UUO bateaux ont passé I,obith portant environ UIÂKJOOO de
tonnes de marchandises. Dans ce transit colossal, l'iotterdam retient pour sa
part 94 p. c. ; le reste va à NituèRue, Dordrecht, Amsterdam.
LE PORT DE ROTTERDAM
133
magnétique de Gellivara et de Kirunavara. L’iin})orta-
tion totale des minerais de fer en Allemagne a été de
3 900 000 tonnes en 1902 ;
5 200000 » en 1903;
6 080 000 » en 1905.
La part de Rotterdam a été respectivement de
2 800 000 tonnes en 1902;
'3 700 000 » en 1903;
4 300000 » en 1905.
Tandis qu’au milieu du XIX® siècle rimportation des
grains étrangers par Rotterdam était peu importante,
depuis 1870 au contraire, elle représente un mouve-
ment considérable. Le grand accroissement de la
population en Allemagne, passant en trente ans de
43 à 60 millions d’habitants, le développement pro-
digieux et rapide de la vie industrielle, surtout dans
la région voisine de la Hollande, forcent l’Empire à
acheter chaque année de grandes quantités de céréales
à la Russie, aux Etats-Unis, à la Roumanie, etc. Laie
partie de ces grains ne fait que passer par Rotterdam
sans qu’il j soit réellement question de commerce }iro-
prement dit. Une autre partie assez iin|)ortante est
véritablement négociée,' soit qu’on l’envoie en consigna-
tion, soit que les maisons de commerce de la place
achètent et revendent le grain pour leur pro]>re
compte.
Hottenlam a importé et exporté
1903 1904 1905 1903 1904 1905
Blé I750(X)0 1.S50 000 “2 ISOœo tonirM 5tlO()(X) 1600000 1 tXKMXMl I.
Orije 500 000 575 000 610t«X) » 3(X»000 375(XH) iiOOOO »
Maïs 632 000 530000 610 000 » 2SS0(K) 24HOOO 330 0IH1 »
Avoine 35000(1 320000 870 (XX) » 338 (XX) 3(X))H)() 587 0(K) »
134
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Tout ce iiiouveinent de réexjiortation l'st dirigé
jiresque exclusiveinent vers les ports du Rhin ; vers
Duisliourg et Mannheim,
I)e 1S90 à 1902, l’importation des bois a quintuplé.
Elle atteint actuellement 2 200 000 tonnes. Rotterdam
exjiorte au moins la moitié de ces arrivages et c’est
encoi*e vers l’Allemagne que se dirige presque exclusi-
vement cette ex])édition.
11 en est de même du pétrole. Rotterdam en reçoit
plus de .ôOOOOO tonnes et }>ar la voie du Rhin en expé-
die idiis de 300 000 en Allemagne.
Aux .0 millions de tonnes de minerais, aux 3 millions
•ôOO 000 tonnes de grains, de liois, de })étrole, il faut
ajouter environ 100 000 tonnes de nitrate, 150 000 ton-
nes d’huiles et de graines oléagineuses, du coton améri-
cain, des laines australiennes, des fontes anglaises, du
tabac, de la margarine, des peaux, etc., etc.
Les chitfres suivants permettent d’établir une conqia-
raison entre Roth'rdam et Anvers en ce ([ui concerne le
mouvement des imjiortations de marchandises :
llottenlani Anvers
ISiHI
7 500 000 tonnes
5 H(H) 000 tonnes
11HH»
I0 500IKKJ »
7 000 000 »
l!)0“2
lOOIMUKKI »
H 500 000 »
11)04
1-2 IKIO fHMJ »
1 1 (H 10 OIM) »
11 faudrait y ajouter la valeur des importations, mais
les statistiipies hollandaises ne publient pas ces chitfres.
Toutefois, vu la nature des importations d’Anvers, où
il entre beaucou}» ))lus de caoutchouc, de coton, de
laines, par exeni]»le, qu’à Rottei'dam, on peut athrmer
que la valeur de la tonne de marchandises à Anvers
est supérieure à celle de Rotterdam.
En somme, n’est-ce ]>as en grande partie à la nature
des marchandises et à la conqiosition des cargaisons
que la navigation rhénane doit de vivre et de pros-
LE PORT DE ROTTERDAM
pérer ? L'exemple des États-Unis le prouve. Chez
eux non seulement les canaux, mais les rivières navi-
gables ont été incapables de concourir avec les chemins
de fer pour le transport des marchandises, sauf le
charbon et les minerais, et seuls les grands lacs ont pu
conserver et développer ce trafic. Pourquoi? Près de
l’extrémité orientale de ces lacs s’étend le grand bassin
houiller des États-Unis, et de ce côté aussi se trouvent
les usines et les grands ports en communication régu-
lière avec l’Euro[)e ; autour de leur extrémité occiden-
tale s’étendent les plus riches dépôts de minerais de fer
du continent, les mines de cuivre les plus productives
du monde, la région des plaines et des forêts, grande
productrice de grains et de bois de charpente.
Il en est de même pour Rotterdam et le bas Rhin ; à
l'est, l’Allemagne des usines et des houillères, sans
minerais, sans pain, sans nourriture suffisante; à
l’ouest, la mer avec les grands cargo-boats chargés de
grains, de minerais, de nitrate, de bois, etc.
II. Exportations
Rotterdam sera d’autant plus important comme place
d’exportation que son hinterland sera mieux desservi
par des voies de coniniunication nombreuses, éten-
dues et variées. Ces voies sont d’autant plus néces-
saires que l’abaissement du coût de transport constitue
en fin de compte le seul moyen de diminuer les frais de
production. Il faut que fieuves, canaux, chemins de
fer et leurs raccordements traversent l’arrière-pays
en tous sens et que le réseau de leurs ramifications et
de leurs emliranchements relie tous les centres pro-
ducteurs au port de sortie.
New-York n’a-t-il pas dû longtemps sa pré]>ondé-
rance dans l’exportation des grains à son réseau de
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
i;^()
voies (le coiniiiimicationMTrâce au canal de l’P]rié, le
maïs et le froment de rillinois, de rindiana étaient
dirigés sur le port de riliidson. Mais ])endant les vingt
dernières années, rexjiortation du maïs par New-
^’ork n’a augmenté ipie de oO 000 000 de bushels,
tandis (pie le groujie Boston, Philadelphie, Balti-
more, New-()rk’'ans a vu ses exj)ortations croître de
005 000 000 de Iioisseaux. Le motif? f.a politique des
compagnies de chemins de fer qui, après une longue
guerre de tarifs, se sont entendues, en 1882, pour éta-
blir un fret uniforme dejiuis le centre ju’oducteur de
l’ouest américain jusqu'en Europe ([uel ([ue soit le port
(rembar([uement. Mais, comme cà New-York les frets
maritiiiK'S sont toujours }tlus lias que dans les ports voi-
sins, les compagnies ont, pour compenser cette réduc-
tion, ('levé le prix du transport sur rails. Ainsi ICX) kilo-
grammes de l)lé pavaient encore, en 1903, 3 ou 4 cents
de ]dus dePhicago à New-York que de Cdiicago à Phila-
deljdne ou à Baltimore. Si le canal de l’Ei-ié était encore
à même de lutter contre les compagnies de chemins de
ter, ce tarif handica]) n’aurait }>as ralenti dans les
mêmes proportions le mouvement d’ex])ortation du
])ort de New-York.
Rotterdam, malgré la concurrence acharnée des
('hemins de fer ra})pelée })his haut, est certes de tous
les poids de l’Europe un des plus favorisés dans les
communications avec son hinterland. Du «rand-duché
de Bade, du AVurtemberg et de la Franconie, les
allèges via Mannheim et Mayence atteindront Rot-
terdam en accejdant même un fr(>t inférieur à celui
d’Anvers, vu la certitude du fret de l'etour. De Stras-
bourg au Nieuwe AYaterwt^g s’ouvre un magnifique
chenal de 700 kilomètres, le long duquel sont éche-
lonnés environ soixante-dix ports. A nous en tenir aux
dix poids rlnhians prussiens et aux dix aniKms de 1891 à
1903, le total de leur tonnage jiasse de 9 891 000 tonnes
LE PORT DE ROTTERDAM
137
à 18 992 000, soit une augmentation de 92 p. c. En
étendue, les bassins de Duisbourg-Ruhrort (113 hec-
tares) contiendraient près de deux fois ceux d’Anvers
(61 hectares). Les surfaces d’eau de Mannheim-Lud-
wigshafen (280 hectares) dépassent de loin celles de
• Rotterdam et couvrent près de deux fois celles de
Marseille (150 hectares). Par la nature des marchan-
dises, leur outillage, leurs grues, leurs voies ferrées,
leurs hangars et leurs larges entrepôts, les ports rhé-
nans sont de vrais ports de mer.
Si le fret fluvial ou le coût de transport par chemin
de fer peut reculer ou rapprocher les limites de l’hin-
terland, les frais de mise en cale viennent ajouter leur
influence à celle du premier facteur dans la détermina-
tion de ces limites.
Dans un port bien outillé, les opérations de charge-
ment s’eflectueront facilement et à bon compte, ou 'du
moins leur rapidité compensera par la diminution des
frais de séjour les prix élevés d’une main-d’œuvre
hal}ile et exigeante. Â’os navires à fort tonnage repré-
sentent un capital considérable, aussi la condition de
rapidité est-elle pour eux une condition primordiale;
seuls, le nombre et la fréquence des vo\’ages peuvent
compenser l’abaissement du taux des frets. Forcer un
grand navire à rester inactif au milieu du port parce
que tous les emplacements pour le chargement sont
pris, c’est causer à l’armateur des pertes qui exerce-
ront sur le port une influence déplorable. Chaque
heure de retard est un dommage : perte d’intérêts, de
salaires, d’approvisionnements, dépense inutile de
charl)on sans la moindre compensation. « It is dispatch
more than anjthing else that we want, owing to the
increasing value of the ships we employ », déclara sir
Edwjm Dawes, directeur de la British India, à la com-
mission d’enquête du port de Londres.
Ainsi Tchifou, de par sa position géographique à
138
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
l’entrée du ^olfe du Peteliili, est à iiiêine de coininan-
der un ”rand coininerce d’exportation. Mais les expé-
ditions de soie sauvag'e et de paille tressée de la Chine
septentrionale ([u’il monopolisait ont été détournées
depuis (pielques années vers Tsintau, le nouveau port
allemand de la baie de Kiaocliéo. C’est que Tchifou, à
cause de l’incurie de l’administration chinoise, est dans
un état lamentable. Exposé aux bourrasques du vent
du nord, il n’offre aux navires ni abri, ni môles, ni
quais d’accostage. Durant la mauvaise saison, les opé-
rations de chargement sont interrompues deux jours
sur trois. A Tsintau, au contraire, la baie est spa-
cieuse, et protégée }>ar un immense brise-lames et une
chaîne de montagnes qui l’fmtoure en demi-cercle. Par
une j)rofondeur de 10 mètres à marée basse, les navires
accostent à deux môles de 700 mètres de long et
100 mètres de large, sur lesquels les grues et les
wagons enlèvent et transportent les marchandises.
Rotterdam a sur Anvers l’immense avantage de
liassins ouverts, permettant aux vapeurs de quitter le
]K)rt à toute heure du jour et de la nuit. A Anvers, que
de temps perdu à cause de l’insuffisance des écluses!
Si, comme à Bremerhaven ou à Liverpool, chacun des
docks ou chaque groupe de docks communiquait avec
le fleuve, le retard se réduirait à peu de chose, mais
la disposition des bassins est telle que les navires, à
cause des multiples, lentes et jiérilleuses évolutions
dans des bassins tous fort étroits et toujours encombrés,
subissent au départ comme à l’arrivée des pertes de
temps considéraliles.
Rotterdam jouit aussi chez les armateurs d’une
meilleure réputation qu’Anvers dans la ([uestion des
frais de port, mais Anvers reprend l’avantage dans
l’outillage. Si pour le déchargement de cargaisons
uniformes, l’ancrage aux ducs d’Allie et le déversement
des grains, des minerais ou du charbon dans les écou-
LE PORT DE ROTTERDAM
139
tilles béantes des allèges sont la voie la pins expéditive et
la moins chère, pour le chargement au contraire l’ac-
costage à quai est supérieur à cause de la proximité
des hangars et des voies ferrées. Sauf les exceptions
comme Cardiff, Bilbao et Odessa, par exemple, la car-
gaison d’un navire dans nos grands ports européens
comprend des marchandises de nature et de destination
très variées. De là, la nécessité du triage qui se fait
facilement à quai sous les hangars, mais qui n’est guère
possible sur le pont du navire quand les mâts de charge
puisent dans les cales des chalands amarrés à bâbord et
à tribord. Rotterdam ne peut, comme Anvers, offrir
5,5 kilomètres de quais parfaitement outillés et direc-
tement accostables aux vapeurs de fort tirant d’eau :
ou bien l’outillage fait défaut, ou bien les profondeurs
sont insuffisantes.
Au fret fluvial, aux frais de mise en cale s’ajoute
enfin le fret maritime. Soumis à toutes les fluctuations
de la loi de l’offre et de la demande, exposé aux
brusques élévations des syndicats, il enlève toute fixité
aux frontières qui d’après la géographie délimiteraient
l’hinterland d’un port de sortie. Pendant la lutte enga-
gée entre les Compagnies de navigation qui relient
Anvers aux ports du Levant, n’a-t-on pas vu des mar-
chandises de Lille gagner Anvers par l’Escaut et les
canaux pour profiter des frets avantageux que Dun-
kerque ne pouvait leur offrir? La lutte acharnée que se
sont livrée à Anvers la Peninsular and Oriental et la
Ilansa pour le service des Indes, a amené les mêmes
détournements de trafic. En général, plus les lignes qui
desservent un port sont nombreuses, plus les frets ont
chance de baisser, et ce qui attire les navires et les
Compagnies dans un port c’est la marchandise. Autre-
fois cette assurance du fret de retour était beaucoup
moins importante : les prix de transport étaient plus
rémunérateurs, les frais de voyage et de séjour beau-
MO
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
coup moindres. Avant le percement de l’isthme de
Suez, par exemple, un voyage de Batavia à Rotterdam
durait facilement quatre mois; souvent les bénéfices
étaient si gros qu’ajirès deux ou trois voyages les frais
de construction du navire étaient couverts. Il était donc
alors indifiérent que le voilier ou le vapeur dût attendre
longtemps dans un port avant d’y trouver un fret de
retour, ou fût obligé d’aller sur lest chercher ailleurs
une cargaison.
Wagons et flottilles doivent donc rabattre sur les
([liais un fret de retour abondant et varié : - fret
aliondant, vu les dimensions des vajieurs actuels,
fret varié, car c’est là une condition capitale pour la
prospérité d’un port. Pour réaliser, en effet, une
cargaison avantageuse, l’armateur doit la composer de
marchandises de [loids cubant un faible volume et de
marchandises légères mais encombrantes. C’est ainsi
que dans un navire de 1000 tonnes, il pourra trans-
porter 6000 tonnes de fret dont 6000 de lourd, cubant
1000 mètres et 3000 de léger. Les frais de voyage,
répartis sur 6000 tonnes au lieu de l’être sur 4000,
s’abaissent de 33 j). c.
Mais à son tour, le nomlire et la variété des lignes
de navigation attirent la marchandise. Que de fois ne
voit-on pas à Anvers des navires anglais ou alle-
mands embarquer pour l’Extrême-Orient, les Etats-
Unis, l’Australie, rAinérique du Sud, des articles et
des produits français ! iVnvers ayant des départs
fréquents pour tous les points importants du globe,
les industriels et les commerçants français adres-
sent, par wagon complet, la totalité de leurs envois
à leurs correspondants en cette ville, et ceux-ci,
après triage, opèrent les chargements pour les diffé-
rentes destinations. De là, économie de temps; de là
aussi des frais moindres ([ue si l’on devait diriger ces
colis sur Marseille pour l’Extrême-f trient, sur le Havre
LE PORT DE R(JTTERDAM
141
pour les États-Unis, sur Saint-Nazaire pour le Mexique
et sur Bordeaux pour l’Amérique du Sud.
Il y a quelques années encore, Rotterdam ne présen-
tait que fort peu de fret à la sortie. La situation s’est
améliorée depuis, quoique Anvers sous ce rapport
dépasse le port hollandais. Mais si le mouvement des
exportations est devenu plus important, Rotterdam le
doit non à l’activité de son hinterland national, mais à
l’essor merveilleux des industries de son hinterland
rhénan-westphalien. Que lui fournit l’agriculture ou
l’industrie hollandaises? Si nous consultons les statis-
tiques, nous voyons figurer' parmi les exportations
do Rotterdam des pommes de terre, des fruits, des
légumes frais; des fromages, du beurre, de la marga-
rine, du sucre, des spiritueux, des harengs, de la
tourbe. La nature et la quantité de ces marchandises
sont telles que les navires ne peuvent trouver à Rotter-
dam un vrai chargement de retour. Les marchandises
lourdes, les fers, les fontes, les tôles, les rails, le ciment
etc., indispensables à la bonne économie des car-
gaisons, riiinterland national de Rotterdam ne peut
les fournir. Mais à l’est des prairies et des villes pai-
sibles de la Hollande, s’élèvent et se pressent les chemi-
nées et les centres industriels de la M'estphalie. Si la
Loire et le Danube procurent à Nantes et à Sulina une
situation géographique fort enviable, cependant ni les
conditions de navigabilité des cours d’eau, ni la richesse
des paj's traversés, ni l’activité industrielle des po})ula-
tions ne donnent à ces deux artères la vie, la valeur et
l’importance de la vallée du Rhin. De Bâle à Düsseldorf
et Ruhrort, sans s’éloigner beaucoup des rives du
fleuve, le voyageur rencontre des hauts-fourneaux, des
aciéries, des ateliers de construction, des filatures, des
fabriques de ciment, des houillères, des fabriques de
céramique et de porcelaine, les plus grandes fabriques
de couleurs minérales, etc. Jusqu’à présent cependant.
l\2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Anvers plus que Rotterdam est le ])ort de sortie des
produits de la vallée du Rhin. Apjmjé sur la Belgique
industrielle, sur la France du Nord, Anvers a toujours
possédé un coininerce d’exportation qui n’était jias
entièrement dépendant de la prospérité du trafic
rhénan. Grand port de commerce plusieurs années
avant Rotterdam, Anvers a depuis longtemps la clien-
tèle des lignes de navigation. Aucun port du monde,
sauf Hambourg, n’est comme Anvers relié par des
services directs et réguliers à tous les ]>ays du globe.
Or, avons-nous vu, les Compagnies de navigation
nombreuses et régulières attirent la marchandise.
Arrivé tard, Rotterdam pour se développer doit détour-
ner le courant commercial qui favorise Anvers. En
outre, une partie de l’Allemagne eni})loie déjà Emden
de préférence à Rotterdam (i).
Les chitires suivants reflètent clairement la situation
de Rotterdam.
Les marchandises déclarées à la douane comme étant
(I) Le gouvernement allemand a dépensé 80 millions de marks pour le ranal
de Dortmund à l’Ems et environ 10 millions pour ramélioration il’Enulen. De
1891 à 1899 fut achevé le nouveau port intérieur dans lequel débouche le canal.
La superlicie du port est d’environ 25 hectares. Les navires de 6 mètres de
tirant d’eau y trouvent d’excellents mouillages pour le transbordement direct
en bateau de canal et un développement sulLisant de quais pour le transborde-
ment sur wagons au moyen de grues électriques d’une force allant jusqu’.à
10 tonnes. Les dimensions croissantes des navires exigèrent l’achèvement du
port intérieur (1899-1901). Il présente jusqu’à la naissance des môles d’entrée
une superficie de 17 hectares et demi et offre des emplacements pour dix à
quatorze grands navires. Sa profondeur est de 11'“, 50. Rien ne manque à son
outillage : grues électriques de la force de 40 tonnes, déchargeurs et culbu-
teurs pour le déchargement direct du charbon dans les navires de mer, ponts-
transbordeurs pour le chargement et le déchargement des minerais,
12 OOt) mètres carrés de hangars etc. Pour la facilité du trafic, tout le port
extérieur a été déclaré district franc.
Rien que le port extérieur n’ait été ouvert qu’en 1901 seulement, le trafic
s’y est développé de telle sorte que l’on doit songer à de nouveaux agrandis-
sements. On s’est décidé pour la création de docks séparés de l’Ems par une
écluse maritime.
LE PORT DE ROTTERDAM
143
venues de Rotterdam à la frontière allemande par la
voie du Rhin et qui ont été exportées par la même
voie en Allemagne, re})résentaient :
en 1901 1904 1905
6 860 000 tonnes 8 950 000 9 670 000
Par contre, les marchandises exportées d’Allc^fiagne
par la voie du Rhin et déclarées à destination de Rot-
terdam, s’élevaient, en 1901, à 875 000 tonnes, et à
2 500 000 en 1905.
Ges marchandises comprennent surtout : charbon,
1 400 000 tonnes ; fer ouvré, 418 000; argile, sable,
255 000; pierres, 160 000; ciment, 60 000; fonte,
58 000; engrais, 22 000; verre, 14 000.
Cette insuffisance de fret de retour, Rotterdam en
triomphera assez facilement car le mouvement de
navigation sur le Rhin prendra un développement
toujours plus grand. La commission chargée d’assurer
la navigabilité du fleuve consacre chaque année des
sommes considérables au dragage, à l’enlèvement des
blocs de rochers qui encomlu’ent le lit et à la réfection
des rives. D’autre part, les villes situées des deux
côtés du grand cours d’eau font exécuter des travaux
importants en vue de profiter davantage de cette voie
de transport. La ville de Düsseldorf est en train
d’agrandir son port par la construction d’un nouveau
bassin et par de nouvelles installations pour lesquelles
on a déjà voté plus de 7 000 000 de marks. Cologne
aussi construit un nouveau port, sur la rive droite, à
Deutz. Cologne vient de racheter à l’Etat, mojmnnant
25 500 000 marks, les anciennes fortifications qui
empêchent son extension. Les remparts démolis, on
compte ériger à leur place des constructions desti-
nées à augmenter le trafic fluvial. Les comj^agnies
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
1 i i
houillères de leur coté font construire pour leur usage
(les ports particuliers. Ainsi la Comjiagnie Deutscher
Kaiser possède près de Schwelgern un port de déhar-
({ueinent et d’einbarcjuement qu’elle agrandit par de
nouvelles constructions à Alsuni. La Société Rhein-
])reussen a coniinencé en face de Ruhrort un grand
})ort })Oui‘ le chargement de ses charbons, et la Gute-
hotfnungshiitte vient d’inaugurer son nouveau port
de Walsuin. Cette société, dont les houillères et les
usines sont éloignées du Rhin de iO kilomètres envi-
ron, n’était reliée au Heuve que par le chemin de fer
de l’Etat, qui, faute de wagons, se trouvait souvent dans
l’impossibilité de transporter régulièrement ses pro-
duits jusqu’aux })orts de Ruhrort-Duisbourg. Elle a
remédié à cet inconvénient en créant })our son
propre comjde une voie ferrée et un em})lacement de
120 mètres de long sur 00 de large au bord du Rhin
})Our rembarquement de ses produits métallurgiques
et le débarquement des minerais. L’ensemble de ces
travaux a coûté 5 000 000 de marks.
Anvers et Rotterdam expédient-ils plus de marchan-
dises allemandes que Brême et Hambourg? D’aucuns
le prétendent, mais les avantages de leur positi(3u géo-
graphique et de leur outillage expliquent les regards
d’envie qu’on lance de Berlin sur les deux métropoles.
Car, en somme, n’est-ce pas l’Allemagne qui a fait la
foidune de Rotterdam? Ne sont-ce pas les travaux des
ingénieurs allemands qui ont régularisé, ajiprofondi
le Rhin? Ne sont-ce pas les industriels allemands qui
alimentent le commerce d’exportation de Rotterdam?
Les deux tiers du commerce d’importation ne sont-ils
pas destinés aux populations et aux usines allemandes?
N’est-ce pas le pavillon allemand qui, à Rotterdam
comme à Anvers, se place au second rang, malgré
l’existence d’une flotte marchande liollandaise. Sur
LE PORT DE ROTTERDAM
145
les 8138 navires de mer entrés en 1905, 1754 sont
allemands (1), 3011 anglais et 1500 hollandais.
C’est ainsi qu’une étude sur les fonctions écono-
miques des ports peut aussi projeter un certain jour
sur des questions politiques connexes; n’est-ce pas
d’ailleurs l’économie qui chaque jour davantage oriente
et rap})roche la politique et la géographie?
J. Charles, S. J.,
l'rofesseur à rinstilut Saint-Ignace,
Anvers.
(1) Si l’on ajoute à ces IToi navires entrés dans le port par mer, les
ÜOd bateaux de rivière battant aussi pavillon allemand, on compte
"lî) 751 navires allemands ayant visité lîotterdam en 191)5.
IIP SÉRIE. T. Xll
lu
XI
Li: iMiirr m cêxks ai aiovex \(.e
Il y a un intérêt spécial à examiner, fût-ce briève-
ment, le port de (fênes, puisqu’au parfum (rarchaïsme
qui charme toujours dans l’étude d’un monde passé,
s’allie ici l’intérêt d’actualité d’une histoire qui se recom-
mence. Cette enquête nous dira peut-être le secret
de cette j)érennité de (fênes, de la ])ros})érité qui attend
la métropole méditerranéenne, active et vivace encore,
(d dont la décadence n’a été qu’un sommeil plusieurs
fois séculaire.
Si de nos jours elle semble ap])elée à des destinées
nouvelles, c’est ([u’aux avanta^vs naturels qui font que
de tous les teni})s elle s’est sentie vouée à l’empire de la
iiiei', les hommes ont ajouté les facilités modernes des
j)assages subalpins : le })ercement du Mont Cenis a pré-
cédé l’essor commercial de (fênes, le Saint-(fothard a
lixé son pk'in é})anouissement et le tunnel du Simplon
}tromet d’attirer vers elle le trafic ({ui, de jtlus en plus,
déserte les ])orts français. Au moyen Age, sa seule
situation l’avait mise tout d’al)ord au rang des plus
grands ports du monde. Mais aussi quels avantages
sans nombre lui assurait-elle! Point le ])his septentrio-
nal de ce golfe que la Méditerranée })roJette vers la
[)laine lombarde où l’océan et la montagne voisinent
sous le ciel du Midi, (fênes était à proprement parler au
centre du momie chrétien. Au I)ord de cette Méditerra-
née qui a vu briller et s’éteindre tour à tour tant de
eivilisations riveraines et qui fut le grand véhicule du
comm('rc(‘ et des idées, (fênes ville maritime occupait
147
LE PORT DE OÊXES AU MOYEN AGE
la môiiie latitude que maintes villes continentales (Flta-
lie ou de Provence.
Les pêcheurs et les premiers navigateurs lui avaient
d’abord su gré d’oflidr aux voyageurs, dans cette anse
formée par deux promontoires, un ancrage facile, une
mer profonde, un al)ri contre tous les vents sauf contre
celui du sud-ouest. Puis plus tard, })ortant plus loin leurs
convoitises, les Ligures avaient, dit-on, consacré aux
dieux ces passages des Ajænnins dont le })lus accessil)le,
le col de Giovi, allait les mettre en pleine comnnmica-
tion avec les étendues énormes de la Lombardie et tlu
Piémont, cet hinterland naturel.
Cette « rivière » étroite resserrée entre rA})ennin et
la mer, entre la montagne aride et la mer infertile, suf-
lisait à peine à nourrir ce peuj)le énerghjue de Ligures
dont la situation précaire déterminera dès le début la
vocation maritime. Forcés d’aller chercher leur sub-
sistance dans des mers, et des mers lointaines, ils se
sentiront bientôt entraînés dans la voie des ex})éditions
de pêche, des voyages de commerce et des rêves de
conquêtes. Doués du sens des réalités pratiques qui ne
les al)andonne jamais, ils auront vite compris que chas-
sés de leurs foyers ils ])0uvaient, de ces ])érégrinations,
tirer tout le parti possible : navigateurs par nécessité,
leur nature âpre au gain en fera des marchands heu-
reux, des hommes d’ai'gent, hnalement des banquiers.
D’une hardiesse et d’une initiative sans limites, ils iront
Jusqu’aux contins de l’univers connu : leurs ])('tits et
solides bateaux se montreront dans toutes les eaux où
se pratique la navigation d’alors. Les marins génois
appréciés de tout le monde formeront les équipages des
grandes escadres du temps : au XH*" siècle les Portu-
gais, conquérants de la mer pourtant, confieront la
charge héréditaire d’amiral au Génois Pézagno et le
commandement de leurs navires à ses coni])atriotes.
Leur esprit d’aventures les lancera à la recherche de
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
l'kS
territoires nouveaux, et ce sont lûen des fils de (xênes
qu(' ces « pêcheurs de Gloire », tioraison dernière du
caractère génois, Lancelot Maloisel (1), Sébastien
Gal)ot (*^), Christophe Colond) qui, jiour le compte
d’autres nations, augmentèrent si largement à la fin du
moyen âge le chamj) des découvertes géographiques.
Cette idée se confirme si on la ra})j)roche de ce fait que,
de nos Jours, ce sont des marins génois qui monopo-
lisent la navigation dans les fieuves de rAméri([ue du
Sud à qui leur })i‘ovince envoie chaipie année le })lus
grand noml)re d’émigrants.
Leu sensililes aux renommées stériles, les Génois,
gens })ositifs, organisaient leurs conquêtes, et de leurs
multii)les acipiisitions retiraient encore plus de profit
({lie de gloire. Leur initiative, toujours en éveil, avait
fait de la Junua romaine, X Enipo)‘iiun totius Liiju-
ria<\ Plus tard, au moment des Croisades, les Génois
{trirent {)ai‘t à l’exode chrétien, dont, en dernière
anapse, ils furent les seuls avec les A'énitiens à
l'etirer tous les liénéfices. Cette chevauchée éjûque,
se{)t fois renouvelée vers la Syrie, donna une oiâenta-
tion décisive au {»ort de (fênes.
La Ré{)ul)lique met ses vaisseaux à la dis{)Osition des
(iroisés, transporte les {(èlerins, prête l’argent aux
ju’inces, arme des mercenaires contre lieaiix écus son-
nants et octroi de la lilierté conqdète du commerce
dans les {lays dont ils s’empareraient. Leurs machines
de guerre, puissantes, font merveille au siège de Jéru-
salem, leur flotte aide à conquérir les {(laces fortes
ccètières, ils sont à la fois les vivandiers et les ingé-
nieurs de l’armée, l’équijiage et le train. En échange,
ils re(X)ivent à Acre, à Gilielet, à Jérusalem, à Jafia, à
(1) I.ancelot Maloisel, Génois de famille française, découvrit à la (in du
XI IF siècle les iles Canaries.
(:2) Sébastien Cabot découvrit, en 1 W7, Terre-Neuve et les côtes de la Nou-
velle France ; d’.Vvezac a démontré son origine génoise.
LE PORT DE GENES AF MOYEN AGE
149
Antioche, d’importants quartiers {^rufia ou cicus) com-
prenant des maisons de commerce, des ateliers, un fon-
daco ou entrepôt, parfois une ville entière. Ils sont
exemptés de tout droit d’entrée et de sortie, de droits
d’accise et jouissent d’une juridiction particulière et
nationale (1). Dès 1190, ils possèdent un consul géné-
ral ou «’ouverneur en Syrie. Ils sont, dès lors, en rela-
lions suivies avec les musulmans avec qui ils pratiquent
sur une grande échelle le commerce d’échange. De ces
rapports avec les Asiatiques, ils conservent des notions
sur l’Orient et c’est de ce côté que se dirigera doréna-
vant, d’une façon continue, leur activité économique.
Ils ne s’arrêtent point à la Syrie, et tandis que vers
l’ouest ils ont obtenu des ])rivilèges au Maroc (1087) et
des succès en Espagne (Minorque), ils enlèvent en Asie
Mineure successivement les îles de Lesbos, de Ghio,
le territoire de l’ancienne Phocée; ils s’établissent en
Th race et à Chypre. Dans toutes ces contrées, les patri-
ciens génois tendent à érigei' autant de domaines héré-
ditaires et autant de centres de rayonnement de la puis-
sance génoise. Non contents de dépouiller l’Empire de
ses colonies extrêmes, ils s’étaldissent en Anatolie
(Amasra), prennent aux empereurs de Trébizonde,
Ivaffa en Crimée, Tana sur le Don, Balaklava dont ils
font une ville européenne (2). Ils prennent pied jiartout
et les patrices de Byzance ne peuvent même plus fixer
librement leurs regards sur la Corne d’or où les Génois
se sont emparés des faubourgs de Péra et de Galata
dont ils ont fait des villes fortifiées. Partout à travers
les mers, les Génois ont, depuis l’Italie, étaldi un véri-
table chemin de ronde entre le monde chrétien et le
monde asiatique et jusqu’aux vallées du Caucase où les
(1) Voir \V. Heyd, Histoire du Commerce du Levant au moijen â(je. Leip-
zig. I88(t.
C2) W. Heyd, Histoire du Commerce du Levant au moijen âv/e. Leipzig,
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
lôO
liaut('s tours, sur lesquelles Hotte' rétendard à la croix
génoise, coiiiinaiideiit les routes de l’Asie (T'utrale l)or-
dées de leurs caravansérails. Devenus redoutables aux
dvnastes byzantins, les (iénois traitent sur un ]tied
d'égalité avec les sultans d’Asie et possèdent virtnelle-
inent le monopole du commerce dans la mer Noire.
C’est ainsi, vers le XllD siècle, que se dessine nettement
la Ibnction du ]iort de (tènes. A coté de ^’enise il sera le
marché, jdus encore l’entrepôt de l’Orient en Europe.
Elus que son concurrent, il sera nn puissant ])ort d’ar-
mement, le jirincipal entre})reneur de transport entre
l'Europe et le l.evant.
Mais la rencontre dans les nîers d’( trient de ces
ré}nibli([ues marchandes ; \*enise. Dise et (xènes, dont
les intérêts sei'ont volontairement en contlit, jtréludera
à ces luth's fratricides qui rennilii'ont les siècles sui-
vants, de (tènes 'contre ses deux rivales : luttes ])Our la
vie ou tout au moins pour une prospéidté exclusive de
toute autre, où se déploiera ce redoutable jtarticula-
risme italien du moyen âge, junir lequel tout était
ennemi, hormis le teridtoire contenu dans l’enceinte de
la cité.
Dise avait été la jtremière ville maritime pi'ndant la
}»remière moitié des Croisades. Elle dominait la Médi-
terranée par la Sardaigne et la Corse ('t suiqiassait
Cènes par son commerce et de toute la hauteur de sa
culture inh'llectuelle. Ayant outrejtassé ses di-oits en
Syrie, elle ent à comjder avec ceux ([ue sa supériorité
otfus([uait : les Elorentins et les (ténois. En 1281,
ceux-ci remportèrent à la Méloria ('n face du littoral
toscan une victoire qui consomma à jamais la ruine de
Dise comme ville commerciale. Le ])ort fut rasé et
destiné à rester désormais sans communication avec la
mer. Les Disans devaient cédi'r (1299) une ])artie de la
Sardaigne, la Corse, et s’obliger à ne ])lus avoir pi'iidant
quinze ans de marine de guerre. Ils durent abandonner
LE PORT DE GENES AU MOYEN AGE
151
les cliaînes de leur port coiiiine un trophée symbolique.
Tout ce que Pise contenait de caractéristique ou de
brillant, de richesse, de monuments et surtout de pros-
périté fut transféré à Gênes. Désormais libre de Jouer
dans la mer Tyrrhénienne le rôle de suzeraine. Gènes
n’avait plus comme rivale que la Seigneurie qui deve-
nait le grand marché mi-oriental, mi-chrétien et avec
laquelle elle allait engager la lutte historique où, de part
et d’autre, furent employés tous les moyens d(' combat,
sur le terrain de la guerre et sur le terrain du
commerce.
Gênes est, au milieu du XH ® siècle, dans son plein
épanouissement économique. Pénétrons-_y pendant une
de ces années, où fait trêve la lutte Jusque-là victorieuse
contre Venise, dans un moment où l’accalmie des divi-
sions guelfes et gibelines permet à ce peuple, remuant
et prompt aux querelles, de vivre en paix sous le gou-
vernement sage d’un Simon Boccanegra, premier Doge
de la République. Dés cette époque Gênes est triom-
phante partout, et son orgueil s’est accru de la réussite
de toutes ses entreprises, guerrières ou commerciales,
honnêtes ou douteuses. Rien ne lui résiste plus qui
heurte de front son hégémonie : les ports tout voisins
de Savone, d’Albenga, de àdntimille semblent vouloir
se dévelojtper à son détriment; Gênes limite rigoureuse-
ment leur navigation et va Jusqu’à vouloir réduire au
simple exei'cice du cabotage, les postulations maritimes
du midi de la France (i). L’empire latin de Constanti-
nople est un adversaire dangereux jtour ses colonies :
elle aide le dernier descendant des Paléologue à renver-
ser cette œuvre que àVnise avait tant contribué à créer
(1281).
Gênes est riche de vie et de mouvement. Ce n’est
pourtant pas que l’industrie de la cité soit à ce point
(I) \\. Weyii, Histoire du Commerce du Levant au moyen âge, p. 1S7.
152
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
lebrilu. Bien que de})uis longteiujis déjà elle exjiorte
vers les villes voisines le produit de son industrie coton-
nière, l)ien (pi’elle développe la làlirication de la soie
apjtortée }>ar les Lncqnois en 1514, ou qu’elle exploite
le inysfcriiuH aiiri fUUiHyV)^ l’art de broder avec des fils
d'or les arabesques des tapis et de tisser les brocarts
somptueux avec l’habileté (jue donne l’accoutumance
de l'art oriental, il n'y a pourtant pas là de quoi justifier
le mouvement qui anime son poid. Ce qui fait la for-
tune ra})ide de ses marchands, c’est ([u’ils ont bien
conqu'is le })rivilè^e ({ue conférait à Cènes cette jonction
sur sf)u territoire même de la grande route maritime et
de ([uatre passages vers riiinterland. Parmi eux le col
de la Bocchetta commande à la fois la route d’Alexan-
di'ie au Mont Cenis par Turin et celle du Mont Saint-
Bernard par Ivrée, et le col de (fiovi s'ouvre sur la
j)laine de Milan, où doit alioutir fatalement ])ar Côme et
la Suisse le commerce de l’Allemagne du Sud. Aussi, se
sachant au cai'refour des routes de Fr*ance, de Flandre,
d'Allemagne et de Lombardie, les Cénois essaient-ils de
draiiK'r vers leur ville le commerce de la jtartie occiden-
tale (!(' l’Eurojie avec l’Asie.
Non (contents de }>araître aux foires fréquentées de
Ferrare (2) et du Milanais, les Cénois aliordent à
Aigues-Mortes, vont aux foires de Nîmes puis de Beau-
caii‘e, s’établissimt à demeure à Mont})ellier et à Nar-
lionne. Laissant à des (mtre])reneui“s s])écianx le soin
d’amener huirs mai'cliandises (3), ils passent les Aljtes
('t le Jura, et vienmmt séjourner à ces marchés ambu-
lants qu’étaient les foires de Troyes, de Provins, de
Bar-sur- Aube ou de Lagny. Ils font partie, en
(I ) Schulli^, Gi'scliichte des miitelaltevlichen Handels und Verkelirs,
J), ôi'2.
C2) Idem, p. KiH.
(3) Schulte, op. cil., p. 22"2.
LE PORT DE GENES AU MOYEN AGE
153
première ligne, de cette U nicersitas mcrcatoruni (1),
société formée entre les marchands italiens sans
distinction de villes et à qui le roi Philippe-Auguste
en 1207, et plus tard ses successeurs accordèrent leur
protection et de multiples privilèges. Les rois de France,
les comtes de Bourgogne (2) (1295), les comtes de
Savoie, comprenant l’importance de leur amitié offrent
à l’envi aux Génois le passage à travers leurs Etats, et
essaient de les attirer dans leurs zones d’influence. Dans
ces foires de Champagne, les Génois se rangent surtout
dans la catégorie des « Espiciers » (3). Ils vendent
aussi les tapis, les tissus de soie et recherchent particu-
lièrement les industriels flamands à qui ils achèteront les
draps et les toiles. De la sorte, il se produit perpétuelle-
ment sur les marchés du moyen âge un double courant :
l’un, de l’(drient à l’Occident pour les tissus de soie et de
coton; l’autre, d’Occident en Orient pour les tissus de lin
et de laine (4). A la décadence de ces foires au
XP'® siècle, ils n’interrompent point les relations avec
la Flandre. Ils s’y rendent, tantôt par la France, tantôt
par Bâle et Cologne, le plus souvent par la mer. Des
conqttoirs permanents sont installés par eux à Bruges
et à Daiiime, où ils forment des colonies importantes,
attirées par les conditions favorables qui leur sont faites
et ]iréoccupées du négoce et des afl'aires de banque.
En 1324, l’Etat génois, reconnaissant la nécessité de
régulariser ce trafic déjà très ancien, établit un service
annuel de galères entre Gênes et Bruges. Les navires
allongent parfois leur chemin, et vont en Angleterre
échanger leur cargaison exotique contre la laine, les
(1) Association fondée vers 1278 sous ce titre : « Universitas mercatorum
Italiae nundinas Campanae ac regniim Franciae frequentantium ». Elle était
l’œuvre exclusive des marchands (lui s’y afliliaient à titre purement individuel.
(2) Schulte, op. cit., p. 200.
(3) W. Heyd, op. cit., p. 714.
(4) Idem, p. 693.
151
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
cuirs, les métaux; comme les Flamands ne vont })oint
dans les mers du Levant, les Génois se chargent de leurs
marchandises et voyageant ainsi toujours avec du fret
de retour, ils seront les intermédiaires d’un échange
constant entre l’Orient et la Flandre. Telle est, sans en
excepter l’Es]»agne et le Portugal auprès desquels ils
remplissent le même rôle, la clientèle européenne de ce
commerce que les navires de la Ré})ublique génoise
desservent eux-mêmes presque toujours. Autre est la
situation de rAllemagne du Sud et, pour moins nom-
breuses (pie soient les visites des marchands génois, le
commerce n’en est })as moins actif avec cette région
([ui, trouvant à Gênes son débouché naturel, enverra
(dle-même nombre de ses marchands dans le grand port
ligure (1). Ce simjde énoncé suffit à fixer l’importance
de Gênes comme port d’armement. Son chantier naval,
de beaucoup plus important ({ue celui de \"enise, lui
permet de l'éjiondre aux exigences d’un trafic qui est
aux mains des particuliers, tandis qu’à Venise il est
monopolisé par les pouvoirs publics.
De retour dans leur ville transformée en un vaste
Emporium, les armateurs génois s’organisent vers
le mois de se})tembre en caravanes pour l’Orient.
Réunis parfois, au nombre de vingt-deux grands
navires (2) pour se protéger des pirates, quelle que
soit l’atmosphère politique de ces pays, ils vont vers
l’Egypte par le déti'oit de Messine. Toutes leurs
escales. Messine, l’Ionie, Candie, Rhodes et Chypre
sont autant de conpdoirs ou de colonies que Gênes s’est
ménagés dans ces pays intermédiaires et qui lui consti-
tuent les véritables « Echelles du Levant ». A Alexan-
drie où ils abordent, il y a dans la l)onne saison des
centaines de navires d’Europe. Eux-mêmes y ])ossèdent
(\) \\. lleyd, op. cil., p. 73!2.
(2)Schaul)e, Uandehf/eschichte der liomanischen Vdlker. Munich, UX)S,
p. 152.
LE PORT DE GENES AU MOYEN AGE
155
de vastes magasins, où ils déchargeront le fer, les bois,
les lourds et encombrants matériaux pour la construc-
tion des navires. Ils y embarqueront, par contre, les
épices et antres denrées venues des Indes vers Suez.
Pourtant,* depuis la chute de leurs colonies de Syrie ils
viennent moins en Egypte. Bien que ne respectant pas
toujours le bref d’excommunication que le pape a
adressé à ceux qui feraient le commerce avec les Etats
du Sultan et à eux tout spécialement (1), ils ont ^cepen-
dant déplacé l’axe de leurs relations vers le nord de
l’Asie Mineure, l’Arménie, la^ Crimée. Ils rêvent même
de détourner dans cette direction le commerce de l’Inde,
et de ramener dans la mer Noire au détriment du Sou-
dan d’Egypte. A Chio, où règne la société génoise
connue sous le nom de Mahone (2), ils prennent le
mastic, la résine; à Pbocée, le produit des mines d’alun
si nécessaire pour la teinture; à Lesbos, à Satalié, par-
tout où aboutissent les routes d’Asie Mineure ils atter-
rissent. Dans le Bosphore, sous les arcades de Péra et
de Galata on échange en tous temps les matières tinc-
toriales, les pelleteries du Nord, les fruits du Midi, les
toiles de Champagne, les draps de Flandre. L’exemp-
tion complète des droits de douane dont ils jouissent
dans l’empire depuis le traité de Nympbaeum (1261)
donne un vif essor à leur commerce dans la mer Noire.
A Trébizonde, ils envoient vers l’Arménie des convois
de froment, d’orge, d’huile et d’étotfes. Ils ont à Caffa,
dans le sud de la Crimée, leur quartier général. Plus
(1) Nicolas IV, l’année de la prise d’Acre par les inlidèles, publia un décret
interdisant pour tout pays soumis au sceptre du Sultan, toute' fourniture
d’armes, de chevaux, de fer, de bois, de vivres et autres articles quelconques
sous peine pour les contrevenants d’encourir l’excommunication et en second
lieu d’être déclarés infâmes, déchus des droits civils et civiques et incapables
de tester et d’hériter ( 1291 ).
(2) Sorte de société par actions, constituée lors de la conquête de l’ile en
I3i(). Chaque patron de navire reçut comme indemnité un titre qui lui assu-
rait une q>iote-part sur les recettes publiques.
156
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
loin, à Tana (1), ils trouvent le lilé, le sel, les jioissons
du Don. Ils remontent ce Üeuve, transportent par voie
(le terre leurs bateaux vers les affluents de la mer Cas-
pienne et établissent sur cet énorme lac un service de
navigation. Il arrive qu’ils s’engagent à Tana sur cette
route immense, ([ui leur ])ermet d’atteindre par Astra-
khan, Boukhara et Samarkand la frontière de la Chine.
En 1326, des missionnaires franciscains nous
ap}U‘ennent que des Génois faisaient commerce dans
la ville de Zavton (Tchang-Tchéou) (2). Leurs cara-
vanes d’Asie, souvent d’une valeur de 200 000 livres (-3),
rapportent vers leurs coni})toirs le satin de la ville de
Zayton qui lui donne son nom, les draps d’or et les
taffetas de Perse, les brocarts de Damas. Partout sur
les bords de cette mer ([u’ils regai*dent comme leur
domaine, c’est un concours de nations venant offrir
leurs produits.
Parfois aussi, délaissant les voyages au long cours,
ils faisaient le long des C(')tes de l’( trient le simple calio-
tage, dont l’objet était fréquemment le commerce des
esclaves (1). Toutes ces possessions formant avec leurs
territoires, leurs marchés, leurs Juridictions ]>ropres
un organisme très complet, étaient fortement rattachées
à la mère-patrie qui nommait leur consul, leur vice-
cornes ou leur podestat. Dans la métro])ole, VOfpcmm
Gazariae (Bureau de la Crimée) centralisait les diffé-
rents services de ces colonies.
Un tel accroissement de territoire, une telle dépense
d’activité et de patriotisme intéressé enrichissaient rapi-
dement Gènes. Elle avait agrandi son ]iort, reconstruit
son vieux môle, édifié des palais de marbre, et lilottie
sous l’église de Santa Maria di Carignano, elle voyait
( I) Tana (Azov), port de la mer d’Azov à l’emboiichure du lion.
^*2) Ville de la côte sud-est de la Chine eu face île Formose.
(3) VV. Heyd, op. c/C, p. 131.
(4) Idem, p. 559.
LE PORT DE GEXES AU MOYEN AGE
157
s’égaj^er ses quais du va-et-vient des navires mar-
chands. Elle tenait aussi des foires iin])ortantes où
l’Europe se donnait rendez-vous : on y trouvait les
merveilles de Vovror del Geuoes, les dra})S d’Alle-
magne, de Bruges et de France, les toiles de Liège
dont les Génois se réservaient le monopole (1), vis-à-vis
de la soie de Ghilan, des pierres précieuses, des épices,
poivre, cannelle, muscade, des aromates et des fruits
mûris au soleil des Indes. Tout auprès (2), sur les bancs
où venaient s’échanger les monnaies, les Astygiens
et les Génois faisaient le commerce d’argent en place
publique.
Quand la paix le lui permettait, le Génois, habile
commerçant, savait être bon administrateur, et tous ces
étrangers amenés dans la ville par les nécessités du
trafic n’avaient qu’à se louer de la protection et de la
bienveillance génoises. S’il faut en croire un document
de 1411) (3), le port de Gênes offre aux marchands, et
spécialement aux Allemands, des avantages incontes-
tables sur ^"enise, surtout en ce qui regarde le régime
de la liberté. Plus proche d’eux, il met à leur disposi-
tion un marché plus fourni, grâce aux fortes dimensions
des navires génois; il leur permet l’usage de ces mêmes
bateaux, ce qui n’existe pas à Venise où règne un
monopole sévère. Aucun délai n’est fixé aux étrangers
pour la vente des denrées qu’ils amènent, et ils pour-
ront en conserver le prix sans être obligés de le rem-
ployer à des achats en nature. A D enise, ils sont
enfermés la nuit dans le f'ondaco, tandis qu’à Gênes ils
conservent toute leur liberté d’allures et ne sont frappés
que de droits minimes. Les Allemands, qui abondent à
Gênes, sont les premiers l’objet des faveurs de la Répu-
blique.
(1) Schulte, op. cit., p. 148.
C2i Idem, p. 31:2.
(3) Lettre adressée par Gênes aux villes allemandes. Ce document retrouvé
aux archives de Nuremberg a été édité par Schulte, t. II, p. 256.
158
REVUE DES .QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Dès avant le XIP siècle, les Allemands avaient des
rapports suivis avec Gènes (1). En 1398, sur la récla-
mation des villes de Soualie, de Franconie et de
Bavière, ils sont affranchis de tout droit de sortie et de
toute augmentation de droits d’entrée (2). Leur com-
merce est protégé contre la jâraterie et on veille à ce
que justice, bonne et prompte leur soit rendue. Sur les
instances des Génois, le gouverneur de Milan abaisse
les droits en faveur des Allemands. La })olitique de
l’empereur Sigismond, ennemi déclaré de Venise, vaut
à ces marchands de nouveaux privilèges. En 1424, il
leur est concédé un étaldissement : le fondaco de Saint-
Siri, où ils pourront à l’aise débattre leurs intérêts (3).
Au X\ ® siècle ils y ont un consul comme les Catalans
et les Lombards. Ces avantages exceptionnels dont
jouissent les Allemands, nous révèlent une fonction
accessoire du port de Gènes. Il a })Our la Souabe, la
Suisse, le sud-ouest de l’Allemagne, une imj)ortance
capitale, comme port de transit jKiur le commerce avec
les })ays d’outre-mer, s])écialement l’Espagne et le Por-
tugal. C’est, semble-t-il, cette fonction (jui s’affirmera
de })lus en })lus, à mesure que les relations diminueront
avec les pays d’Orient. A enhmdre les Génois dire, et
avec raison, en 1508, qu’ils traitent les Allemands
comme gens de leur })ro})re sang (4), on constate que la
h'ndance existait déjà à ce temps de faii*e de Gènes « le
grand ])ort allemand de la Méditerranée » (5).
Le commerce suivi vers Gènes par les Alpes est, de
jdus, d’un grand profit pour la ])laine lombarde. Aussi,
les autorités de Milan et des villes qui en bénéficient
s’inquiètent-elles de rendre accej)tal)les les conditions
d’accès de leur région aux maiadiamls ultramontains.
(1) Schulte, p. 107.
(:2) Idem, p. 53!2.
(3) Idem, t. II, p. 155.
(4) Idem, p. 550.
(5) Louis Paul-Duhois : Iîevuedes Ueux-Monues, 1904.
LE PORT DE GÊNES AU MOYEN AGE
159
En 1346, les villes de Milan, Crémone, Lodi, Côine
et Pizzigliettone ])assèrent l’acte connu sous le nom de
Provixiones Januae (1), fixant le tarif des droits à
acquitter dans chacune de ces villes. Elles modèrent le
droit de transit, prennent soin de garantir la liberté
individuelle des négociants, et la garde de leurs mar-
chandises. Ce document intéressant nous renseigne très
exactement sur les objets de ce trafic (2). Son nom seul
est significatif, quant à établir l’influence considérable
exercée par le port de Gênes sur son hinterland
immédiat.
Cette prospérité, fruit de tant de hardiesse, d’habileté,
de diplomatie équivoque, eût pu toujours durer, car rien
n’empêchait Gênes, semble-t-il, de })oursuivre, malgré
V enise, sa destinée. Le commerce, à cette époque, était
assez important pour que deux petites républiques
pussent vivre à l’aise sans se contrarier. Tel n’était
point le cas de ces deux villes, qui prétendaient chacune
à un empire de la mer exclusif. Ce fut durant la fin du
XIV® et du XA'® siècle une lutte acharnée pour cette
hégémonie, qui leur faisait perdre de vue les colonies,
cause du litige. Il arrivait que Gênes envoyât vers
l’Orient des flottes de soixante navires. Tout revers,
dans ces conditions, était un amoindrissement inappré-
ciable de forces, d’autant plus désastreux qu’à Gênes,
le port s’identifiait presque avec la République.
Délivrée par instant des menaces de la guerre exté-
rieure, la ville était aussitôt déchirée par les factions :
peuple ou aristocrates, Fregosi ou Adorni, jusqu’au
moment où, épuisée, elle se donnait successivement au
duc de Milan, au marquis de Montferrat, au l’oi de
France (1396).
Le résultat fatal fut un affaiblissement de Gênes dans
(1) Schulte op cit., t. II, p. 131.
(l2) Laines (l’AiigleteiTe, draps de Provins, velours, fourrures, vair, épices,
mercerie, fils d’or, etc.
lOü
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
les mers du Levant. Gênes connut encore dans sa lente
décadence des jours de fortune, par l’intervention dans
la politique de la banque de Saint-Georges (i). Cette
institution commerciale, fondée sous la domination
française, en i 107, par le maréchal Jean Leinaigre de
Boucicault, devint la grande créancière de l’Etat. Seule
force organisée, au milieu de l’anarchie de la nation,
elle accapara la direction des atfaires et entreprit de
relever la fortune de la République dans les colonies.
Elle reprit à ,son compte les charges de l’Etat et accepta
la souveraineté entière de la Corse et des nombreux
com})toirs de la mer Noire. Malgré la prise de Constan-
tino})le, en 14.j3, elle sut éviter en partie les consé-
quences de cette catastrophe, que n’avaient pu empê-
chei* ni les compromissions, ni la servilité de (fênes
envers les sultans.
Mais tandis que D enise était à son apogée, Gênes,
malgré le commerce qu’elle entretenait avec l’Europe,
voyait d’année en année déchoir son intluence : elle fut
réduite à ré})ondre aux envoyés du pape Pie II, la
conviant à la Croisade : Galeas in pnaesenti non habe-
mus (2).
Gênes sacrifiait tout à cet égoïsme mesquin et turbu-
lent, que Louis XI caractérisait en refusant riiommage
(l) Voir Bull. Comm. Royale d’Hist., 2<‘ série, t. 10. Note historique
sur la banque de Saint-Georges à Gênes, par le comte Uiuseppe (ireppi.
— Léon Say, Dictionnaire d’Écononiie politique. — Casa di San Ciorgio, fon-
dée sous le nom de Compere di San Giorgio (achats de Saint-Georges). C’était
une association de familles capitalistes, ayant pour but de protéger le mouve-
ment commercial avec l’Orient et de l’attirer à Gênes. Elle eut toujours une
existence indépendante. Elle fournit continuellement à l’Etat les fonds dont il
avait besoin en temps de crise. Ses privilèges, ses capitaux abondants, ses
agents nombreux, sa puissante administration (conseil de WÜ membres dirigés
par huit protecteurs) en faisaient un « État dans l’État ». En 1453, elle accepta
la cession de Kaffa, Péra et la Corse, et, en 1488, plusieurs places fortifiées en
Italie. Elle a pu servir de modèle aux compagnies des Indes, à la banque de
Law, et plus récemment aux compagnies .à charte. Ses protecteurs intei’-
venaient à tous les actes importants du gouvernement.
(ï2) .\tti della Soc. liü.. Vil, 2“21.
LE PORT DE GENES AU MOYEN AGE
101
(le ce peuple : « Les (Lûiois se donnent à moi, et moi,
je les donne au (lial)le ».
Les yeux üxés vers l'Orient, elle s’éternisait dans ce
rêve de résurrection du passé, tandis que la richesse
commerciale se déplaçait veivs l'Ouest avec ré})oque des
grandes découvertes. C’est cette même politique péri-
mée, qu’elle servait en encourageant les })rojets de
domination mondiale du roi Charles A 111 pour qui elle
rassemldait, en 1491, l’une des plus grandes tlottes
qu’elle eût jamais connues (1). Contraste saisissant : à
ce même tenqts Chidstophe Colomb, (ténois de nais-
sance, mettant en <euvre les découvertes scientiüques
de la Renaissance et de Toscanelli, se vojmit contraint
de demander à l’étranger la tlottille de trois vaisseaux
que lui avait refusée le Sénat de sa patrie.
Par un hasard singulier, rorientation du monde vers
un nouvel horizon, qu’elle avait tant redoutée, cett(‘
œuvre d’exploration mondiale à laquelle elle n’avait
point collaboré, lui valut un regain de vie. Cràce à la
négligence des Portugais, qui laissèrent toujours à
d’autres la navigation intereuropéenne, (lênes profita de
la pros])érité acquise à Lislamne })ar 4'asco de (lama
(149S). Son })ort redevint un instant le })assage fré-
quenté entre le Portugal et l’Europe centrale, et ses
marins transj)ortèiTnt dans tout pays le chargement des
galions portugais. C’était un dernier hommage rendu
à leur activité tenace, et aussi à ce rcûle d’armateurs
dont ils avaient depuis longteni})s acquis la possession
d’état.
J(jSEPH IIanu^uet.
(I) (^.etle Hotte comprenait encore navires de charge et 9ü navires
moindres ponvani recevoir environ dUUO chevaux. Senarega : dr Hebus
genvnisibits. Muratori, p. 54».
IIP SEUIE. T. \ll.
11
XII
LE m\ï DE AlAliSEILLE
(I)
Le j)ort do Marseille a derrière lui un j)assé de vingt-
cinq siècles. C’est dire qu’on pourrait rattacher à l’étude
de cette illustre cité, qui a mérité d'être aj)pelée la
« reine do la Méditerranée », une })artie de l’iiistoire
maritime de notre pays. La gracieuse légende qui
raconte ses origines symbolise l’union qui se tit, six
siècles avant l’ère chrétienne, entre la Caule alors
inconnue et la Grèce, foyer })rincipal de la civilisation.
En otirant la cou})0 des fiançailles à un Phocéen,
débarqué ])eut-ètre par hasard dans la baie qui forme
aujourd’hui le vieux }>ort, la tille du roi des Ségoljriges
ne pensait j)as qu’elle allait contribuer à faire de Mas-
salia le centre du commerce maritime de tout le bassin
occidental de la Méditerranée, en même temps que le
dél)ouché de cette vallée du Rhône, })ar laquelle les
légions romaines devaient un jour se diiâger vers le
nord et jusque dans les contrées qui forment aujour-
d’hui la Belgique.
Pendant des siècles les Marseillais entretinrent des
relations suivies, d'un côté avec la Bétique et le })ays de
Tartessos, fameux pour ses richesses, de l'autre avec le
monde ^rec. Ils fondèrent un grand nombre de colo-
nies, soutinrent des guerres contre les Ligures, les
Etrus(pies, les Carthaginois et suscitèrent des exj)édi-
tions de toute sorte.
(I) Conféi’eiire faite à rAssenililée i’énérale tle la Sorii'ti’ Scii’tilifiqiu’ de
Bruxelles du mardi !• avril l!N)7.
LE PORT DE MARSEILLE
1(33
Marseille fut en même temps la pépinière d’une
léo'ion de navioateurs.
O O
(Tétait un Marseillais que ce Pythéas qui découvrit
l’Islande et visita la Baltique, laissant des notes de
voyage dont Pline et Stralion nous ont conservé de si
intéressants fragments.
C’était un Marseillais, cet EutlRunène, qui longea les
côtes d’Afrique, et ouvrit à ses comjiatriotes des déliou-
chés jusqu’au Sénégal.
Marseille fut pendant cinq cents ans la porte princi-
pale de cette admirable région qu’on appela Provincia,
la province par excellence des (îésars, région bénie qui
fut aussi le point de départ du christianisme dans la
Gaule ])aïenne. Elle bénéticia de l’importance crois-
sante prise par la Méditerranée, cette « mer du milieu »
qui joua un si grand rôle dans l’histoire de la civi-
lisation.
A})rès des luttes tragiques contre les comtes de Pro-
vence, les INIai'seillais formèrent une sorte de ré|)u-
blique, qui eut une réelle importance au moment des
(droisades. Ils fournirent aux Croisés des armes, des
approvisionnements, des moyens de transport, obtin-
rent en récompense d’importantes concessions sur les
côtes de l’Asie Mineure et installèrent solidement leur
dominâtion sur une série de points qu’on a appelés les
Echelles du Levant les Echelles de la Barbarie.
Aux XIV® et X^’® siècles, Marseille joua un rôle aussi
brillant que les fameuses répulhiques de l’Italie. Si au
moment des grandes découvertes du X’Sl® siècle les
Marseillais n’ont j)as été les ouvriers de la première
heure, ils n’ont pas tardé à prendre leur revanche et
ont tenu une grande place dans l’histoire de l’expan-
sion de la France. Marseille a contribué plus qu’aucune
autre ville française à la formation du vaste domaine
d’outre-mer que nous possédons maintenant...
Mais je ne puis insister sur ce glorieux passé, pas
164
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQT’ES
})liis que sur la licauté de la situation qu’occupe Mar-
seille, dominée ])ar la })ittoresque colline de Notre-Dame
de la Garde, du haut de laquelle on admire, d’un côté
la mer avec ses eaux de saphir, ses iles, ses rochers,
de l’autre l’amphithéâtre de montagnes, aux tons bleus
et cendrés, que domine l’étrange protubérance qu’on
ap})elle le Pilon du Roi, tandis qu’aux jueds du specta-
teur s’étend la ville, bruyante et animée, offrant sous
l’éclat du soleil, la gaieté des cités méridionales, l’acti-
vité des centres industriels, le mouvement des villes
de commei'ce.
C’est du port actuel que je dois surtout vous entre-
tenir. C’est le premier })ort de l’Europe continentale
d’où soit ])ai‘ti un navire à vajumr. Dés 1S31, il avait
inauguré des services i-éguliers avec l’Italie. En 1S69
il était le troisième port du monde, aj)rés Londres et
Liverj)ool. En 184 1 on décidait la création de nouveaux
bassins qui, augmentés peu à pi'u, ont maintenant une
siqterticie totale de 193 hectares, avec un dévelop-
pement de quais de kilomèti'es (tig. 1).
Marseille est aujourd’hui le centre princi})al de nos
grandes compagnies de navigation : Conqtagnie Trans-
atlantique, Compagnie des Messageries maritimes.
Compagnies Pa({uet, Touache, Eraissinet, etc. liC
percement du canal de Suez, cette œuvre si éminem-
ment française, semblait devoii- faire grandir encore
la j)ros}»érité de la ville. 11 paraissait devoir rendre à la
Méditerranée le rôle pré})ondérant qu’elle avait joué
dans l’antiquité, rôle que la découverte de rAméri([ue
et de la route du caj) de Bonne-Es})érance lui avait en
partie enlevé.
Mais cette route nouvelle eut des effets (jue M. de
Lesse})s n’avait }>as coiiq)lètement jirévus. En lioulever-
sant les relations internationales et en moditiant les
courants commei'ciaux, elle suscita à Marseille des
LE PORT DE MARSEILLE
105
concurrences contre lesquelles notre grande cité médi-
terranéenne n'a pu parvenir à se défendre.
Marseille a cherché à lutter en devenant une ville
industrielle, en développant quelques industries an-
ciennes, comme celle de la savonnerie, en créant un
grand nombre de fabriques nouvelles. Ces créations
ne sont-elles pas surtout le contre-coup de notre régime
Fig. 1. — Situation des bassins
douanier de 1892? C’est une question que je ne veux
pas examiner ici. Je constate seulement que les
progrès de l'industrie sont actuellement jtlus rapides à
Marseille que ceux du commerce. On peut même se
demander si, dans la Marseille du XX® siècle, l'activité
industrielle ne reni}»ortera pas sur l’activité comnier-
166
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
eiale. liOs dei'iiii'rs i‘a])ports de la Chambre de commerce
constahait, }>ar exeiii})le, ([ue le nondire des clievaux-
va]>eur utilisés cà Marseille ou dans la lianlieue a triplé
depuis vingt ans.
Parmi les industries qui se sont développées il faut
citer })articuliêrement celles qu’on a })u a])peler les
industries coloniales. Les deux groujtes les ]*lus impor-
tants sont les industries qui travaillent les céréales et
celles ([ui em])loient les coiqis gras. Ainsi la minoterie
marseillaise (([ui ne compte j)as moins d’une centaine
d'usines) triture chaque année }>ar des })rocédés jimdec-
tionnés d'énormes quantités de blés étrangers venant
de la Russie, des Indes, de la Ré})ul)li([U(' Argentine,
de l'Alg’érie et de la Tunisie. Les blés importés de nos
deux grandes colonies africaines convienmmt particu-
lièrement à la fabrication des piites alimentaires et leur
utilisation a donné une grande impulsion à la culture
des céréales dans l’Afrique diuAord.
L'industrie et le commerce des huiles sont nés à
Marseille des besoins de la savonnerie. C’est ])our ali-
menter celle-ci que les négociants d’autrefois achetaient
de grandes quantités d'huiles d’olive dans le Levant.
Aujourd’hui l’Algérie et la Tunisie lui envoient la plus
grande jiartie de leur production. La quantité de gi'aines
(arachide, sésame, lin, colza, coton, pavot, i-icin,
cojtrah, })ahniste, etc.) actuellement consommées par
l’huilerie de Marseille, dépasse 50OU tonnes chaque
année. C’est à Marseille qu’ont été faits les ])remiers
essais de ces graisses végétales alimentaires désignées
sous le nom de végétalines, qui ])araissent devoir
prendre dans l’avenir une certaine im])ortance.
(gluant aux fabriques de bougies, elles ont une réputa-
tion méritée.
Marseille est aussi un grand centre sucrier. vSes raffi-
neries travaillent une part considérable de nos sucres
des colonies. Elles alimentmit des confiseries et choco-
LE PORT DE MARSEILLE
167
lateries ])rospères. Signalons aussi les tanneries,
rindustrie des salaisons, des fabriques de soude artifi-
cielle, d’acide sulfurique, de sel de soude, labriques
qui, à leur tour, alimentent d’autres ateliers tels que
teintureries, verreries, manufactures de glaces.
L’industrie textile prend même une certaine impor-
tance. On a créé des ateliers où on tresse Valfa, où se
fabriquent toutes sortes de paniers et d’articles de spar-
terie, très em])loyés dans le Midi. On travaille aussi
le Jute, qui nous vient des Indes et dont on fait des
toiles, des sacs, des tapis.
Ce développement de l’industrie à Marseille a mar-
ché de pair avec le dévelojipement de notre Empire
colonial. Les Marseillais ont constaté ipi’ils ne })ou-
vaient pas attendre beaucoup (nous allons voir pour-
quoi) de la France continentale. Ils ont porté leur atten-
tion et leui’ effort du côté de la France coloniale.
Marseille escompte l’essor que })rendra au cours du
XX® siècle ce continent encore si mystérieux dont les
anciens disaient déjà : « Il y a toujours quelque chose
de nouveau dans l’Afrique ».
Le développement de l’Algérie et de la Tunisie, celui,
plus incertain mais inévitalile, du Maroc, la mise en
valeur du Soudan, qui renferme une population de
10 millions d’habitants, et est peuplé }iar des races
très accessibles au progrès, ce sont là des éléments dont
Marseille espère profiter largement. File compte l)ien
devenir de })lus en plus notre métropole coloniale.
Les congrès qui se sont tenus pendant l’Exposition
ont permis de constater que les Marseillais font de
grands efforts pour s’ada})ter aux nécessités de la ])oli-
tique coloniale contemporaine.
Grave problème que celui de la politique coloniale.
Je ne peux en parler qu’incidemment, mais il imjiorte
cependant de ra]»peler ici les nouvelles idées directrices
qui l’inspirent. Cette })olitique ne consiste pas seulement
168
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
à permettre aux (lolonies de procurer à la mère patrie,
en aliondance et à bon com})te, les produits exotiques,
elle teud beaucoup jilus à faire eu sorte que les colonies
acbèteut les produits métropolitaius.
Marseille est entrée dans cette voie. Elle s’efforce de
fournir aux colonies, jiour aider celles-ci à se dévelop-
])er, les ])roduits dont elles ont besoin.
L’intérêt qu’elle porte aux questions coloniales a
déterminé Marseille câ créer, il y a quelques années,
un enseiiinement colonial supérieur destiné à la fois
aux étudiants, aux futurs commercants, aux futurs
industriels, aux futurs colons, en même temps qu’au
prand puldic dont l’o})inion a encore si liesoin d’être
éclairée.
On y a organisé une préj)aration s})éciale pour les
médecins-des colonies; on a créé l’écemment d('s chaires
])our l’étude de la jtathologie, de la théra])eutique, de
riiygiêne aux colonies et il s’agit d’adjoindre à cette
création un Institut colonial indioéne, c’est-à-dire qu’on
fera venir en France les fils des familles indigènes les
plus notables })our leur faire connaître notre civilisation,
la leur faire aimer, leur faire ap|)récier les avantages
de la solidarité qui les unit sous la tutelle de la France.
Les Marseillais sont intervenus très efficacement,
depuis plusieurs années, dans la mise en valeur de la
plupart de nos colonies. Fn Algérie, ils ont su mettre
à la disposition des cultivateurs du Tell les meilleurs
moyens d’écoulement fie leurs produits. Fn Tunisie, ce
sont des Marseillais qui ont repris dans la région de
LFiifida, la culture rationnelle de l’olivier, et redonné
aux huileries leur activité d’autrefois. A Madagascar,
en (fuinée, au Dahomey, ils (mt également fait
beaucou}).
Ft ])Ourtant le dévelo]q)ement de Marseille est loin
d’être satisfaisant à tous égards.
LE PORT DE MARSEILLE
169
Los statisti(|ues sont là qui nous obligent à constater
que les progrès du port sont beaiicou]) })lus lents (pie
ceux (les autres ports eurojiéens. Le inonveinent géné-
ral (les entrées et des sorties réunies s’est élevé, l’an
dernier, à 15 930 939 tonnes. Il est notablement infé-
rieui* à celui d’Anvers, de Rotterdam, de Hambourg
surtout qui a déliassé 21 üOOOOO (1).
Dans la Méditerranée même, Marseille régnait seule
il y a vingt-cinq ans. Elle concentrait les marchandises
de l’Eurôpe centrale à destination ou en provenance de
l’Italie et de l’Espagne tout aiissi bien que de la France.
Il n’en est plus de môme aujourd’hui.
Marseille est serrée de près par Gênes. Et Gênes
n’est pas seulement un grand port italien, c’est aussi un
]>ort allemand. Le gouveimernent impérial, avec une
ténacité extraordinaire, y a installé et y soutient par
tous les moyens en son jtonvoir des lignes allemandes
très importantes qui ont été récemment créées les unes,
dans la Méditerranée, les antres à destination de
r Extrême-Orient (2).
(1)
STATISTIQUE DU fOUT
DE MAUSEIULE POUR l’ANNÉE
1900
èiomlire de
navires
Tonnage
de jauge
Poids des
marchandises
(t. de 1000 kg.)
Voyageurs
Entrées
S OGd
7 074 600
i 270 002
219 110
Sorties
s 1 10
7 950 333
2 40923S
195 140
'l’otaux
10 203
15930 939
0 745 840
414256
(2) Il convioni seulement de remarquer que Gènes est surtout un portd’im-
portation. lue houue |)ar(ie des marrhaudises qui y sont importées se com-
posent de cliarhon, c’est-à-dire des matières lourdes ayant peu de valeur sous
un poids considérable. .\u ]mint de vue des exportations, Marseille l’emporte de
beaucoup sur Gènes, de 1 201) 000 tonnes environ. Et les exportations marseil-
laises se composent, pour une large part, d’objets manufacturés ayant beaucoup
de valeur sous un faible poids. .V ce point de vue, .Marseille, un peu inférieure
au Havre, l’emporte sur Gènes et môme sur Hambourg.
170
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Quant aux Échelles du Levant, ce domaine séculaire
de l’activité marseillaise, elles sont envahies par les
Ang’lais, les Allemands, les Autrichiens, les Italiens.
I>e dévelo})})ement de Gènes et d’un certain nombre
d’autres jiorts de la Méditerranée, voilà donc une pre-
mière cause de difficultés pour Marseille.
. En voici une seconde :
La région ({ui avoisine Marseille n’est ni industrielle,
ni imjiortante au jtoint de vue minier. Le Midi de la
F rance est loin d’otirir à cet égard le tableau d’uiK' acti-
vité com])arahle à celle de nos déj)artenients du Nord
et de l’Est. Et ce n’est pas du côté de Marseille que se
dirigent les produits de ces régions-là.
Marseille n’est }tas reliée au Rhône; Marseille n’a que
des communications insuffisantes avec l’intérieur de la
France (tig. 2). Ilamliourg, Rotterdam, Anvers, j)ré-
sentent un s|)ectacle tout différent. Ces trois ports sont à
la fois des entonnoirs et des débouchés. Ils sont le débou-
ché des régions industrielles ({ui forment leur Hinter-
land, grâce aux fleuves, aux rivières, aux canaux, par
lesquels on jient jtorter aisément au cieur du pays les
matières premières dont les usines ont besoin, et en
meme tem})s drainer la ])roduction agricole, industrielle
ou minière.
Gomme l’a si bien dit M. Charles Roux, ])Our assu-
rer la pros})érité d’un port il ne suffit }>as de creuser
des bassins, de construire des Jetées, d’élever des môles,
d’installer des grues, des higues et des phares. Il faut
({lie le port, pour lequel on fait de grosses déjienses, soit
le centre d’un grande activité commerciale; il faut ({u’il
soit une grande jiorte {lar laquelle entrent on sortent
beaucoup de marchaiKlises, il faut ({u’il soit une des
tètes de ligne des routes {»ar lesquelles les {iroduits
inqiortés se répandent dans le {lays et à l’étranger.
Or, Marseille n’est jias un déboiudié convenable {lour
notre productivité industrielle. Liverpool a grandi en
LE PORT DE MARSEILLE
17i
raison du développement industriel de son arrière pa}^s.
On ne peut en dire autant de Marseille.
La fonction commerciale de Marseille est insufR-
santé.
Fig. — Ports et voies navigables de la France.
L’importance de leur trafic respectif est figurée approximativement par
les surfaces noires ou grises
Mais, direz-vous, Gènes n’est pas plus favorisée.
Gênes n’est à l’issue d’aucun fleuve, d’aucun canal.
172
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Elle est séparée, comme Marseille, de l’Eiiropi' centrale,
par (les montainies et pourtant son mouvement mari-
time a grandi, dans la deimière période décennale, cinq
fois })lus vite que celui de Marseille.
(l'est qu’en effet, grâce au percement du Saint-
(xothard, du Mont Genis, du Simjdon, (fènes se trouve
en communication très directe non seulement avec
l’Europe centrale, mais encore avec l’Est et le Nord de
la France. Les Italiens ont intelligemment concentré
toutes leurs sollicitudes et tous leurs efforts sur cette
ville à laquelle ils ont laissé d’ailleurs une organisation
presque autonome.
Grosse et difficile question sans doute que celle de
l’autonomie des ports, et qui ne comporte jias de solu-
tion uniforme, (dn ne peut soumettre à un même
régime de grands jiorts qui se suffisent à eux-mêmes et
de ])etits ports que ne visitent que des navires d’un
faible tonnage, et qui ne percevront que des taxes insi-
gnifiantes. Marseille, du moins, est dans les conditions
les meilleures jiour faire un essai. Les hommes les jdus
com})étents estiment qu’il n’j aurait }>as d’inconvénient
à ce que l’Etat passe au criâlit de la ville, ou de la
Société qui pourrait se constituer pour l’administration
du port, le montant des droits de quai et des droits
sanitaires qu’il perçoit pour son compte. 11 lui four-
nirait ainsi les moyens de gager les emprunts néces-
saires ])our maintenii“ le port à la hauteur des progrès
modernes. Les travaux seraient certainement effectués
avec plus de rajiidité qu’ils ne le sont aujourd’hui par
l’État.
Ce système a réussi à l’étranger, à Brème, à Ham-
bourg, à Liverpool, à Southam})ton.
Les administrations locales [lourvoient à la plus
grande })artie des dé])cnses de construction, d’agrandis-
sement et d’entretien de leurs ])orts, et l’Etat n’inter-
vient que pour les travaux publics d’une inqiortance
exceptionnelle.
LE PORT DE MARSEILLE
173
Le développement de nos ports est d’ailleurs constam-
ment entravé par les « Ibrmalités » administratives,
résultant de ce fait que les moindres changements ne
peuvent être exécutés que par le concours de cinq
ministères (sans parler du Conseil d’Etat).
Les })lans du liassin de la Pinède ont été adoptés
en 18Sü. C’est en 1895 seulement que les travaux
commencèrent; ils n’ont été achevés qu’en 1906. Il a
fallu patienter dix-se])t ans! Et les profondeurs prévues
en 1889, sont regardées maintenant comme insuffi-
santes. A l’excès des formalités administratives viennent
s’ajouter les erreurs d’une politique électorale qui a eu
pour conséquence, d’imposer chez nous, des économies
à run des chapitres du budget qui devrait cependant le
moins en comporter, au chapitre des travaux imhlics.
Notre mesquine politique électorale a eu pour résul-
tat de faire distribuer un peu sur chaque portion
de territoire, ahn de contenter un peu tous les élec-
teurs; et les miettes de crédit ainsi distribuées ont été
si faillies qu’elles ont été fatalement stériles.
L’exemple même de Marseille est signiticatif. Le
projet de grands travaux qui avait été déposé en 19U1,
par M. Pierre Baudin, comportait une somme de
34 millions })our amélioration du port de Marseille et une
autre de 91 millions pour la construction du canal de
Marseille au Rhône, sans parler de 6 millions pour
améliorer la navigabilité de ce fleuve.
Le Sénat a ra^’é Gü millions sur ces divers crédits et
cela a encore retardé le commencement des travaux.
Les quelques millions qui ont été définitivement votés
})ermettaient cependant d’entreprendre ces travaux,
d’autant plus aisément que la Chambre de commerce
de Marseille aidée du Conseil général et de la Munici-
l)alité avait oflért une subvention de 35 5U0 fXX) francs.
« Les questions de transport, disait le président du
huitième Congi'ès international de navigation, sont
174
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
pourtant des questions vitales. I/idéal serait que l’usine
efit à sa }iortée, à la fois les matières premières et le
combustible dont elle a besoin. Or il en est rarement
ainsi. Presque toujours il faut ou ({ue le minerai aille
trouver la houille, ou que la houille aille joindre le
minerai. Ces déplacements peuvent être comparés à
des pertes de force dans les rouages d’une machine. Il
faut qu’ils ne coûtent presque rien. Dans cet ordre
d’idées, le bateau est un élément essentiel de l’outillage
industriel. »
Ajoutons que les tarifs de la navigation fluviale
peuvent s’abaisser jusqu’à 12 centime ])ar tonne kilo-
métrique, tandis qu’à .3 centimes (c’est le })rix de faveur
accordé par la Compagnie P.-L.-M. aux céréales entre
Cenève et Marseille) le transport par voie ferrée
entraine déjà une perte.
D’autres causes encore ont ralenti le développement
de Marseille. Il est imj)ossible de méconnaître que le
vent de protectionnisme (jui souftle de])uis 1892 sur
notre i)ays est pour beaucoiq) dans les changements
de direction qui se sont faits sur Cènes, sur Trieste, sur
Fiume, au fond de l’Adriatique.
L(‘ })rotectionnisme s’est traduit sous des formes
diverses, }>ar exemjde sous la forme de restrictions
a])})ortées aux admissions temporaires, qui ont été nui-
sibles au commerce des céréales et des farines.
Les interdictions de manutentionner en entrepôt
sont une grande gène ])our le commerce d’exportation
des vins.
On ne s’est même pas décidé à essayer l’ingénieux
système des magasins-cales, dont il avait déjà été parlé
au Congrès de navigation de Bruxelles, il y a quelques
années. Ces magasins situés sur les quais sont consi-
dérés par la douane comme un prolongement du navire,
comme sa cale même, de telle sorte que dès la re)nise du
manifeste la cargaison y est déliarquée et le navire
LE PORT DE MARSEILLE
175
peut rapidement reprendre la mer. Les formalités
douanières ont lieu plus tard.
La plupart des Marseillais sont aussi convaincus que
Marseille trouverait grand profit à devenir port franc.
On a beaucoup écrit pour et contre les ])orts francs.
Je suis persuadé que les ports francs sont particulière-
ment utiles dans les pays où s’est accentué le protec-
tionnisme. Toutes les nations commerçantes qui font du
])rotectionnisme ont accepté le correctif des ports francs.
Seule la France n’en ])Ossède pas au moment où elle
en aurait le })lus besoin.
Marseille, si l’on veut faire un essai, a des titres par-
ticuliers à faire valoir.
Colbert l’avait bien compris en érigeant Marseille en
port franc. Le port franc ouvrirait à l’exportation mar-
seillaise un aliment qui actuellement lui fait défaut ; il
lui permettrait de prendre part à un commerce qui est
en partie accajiaré par les Allemands, les Anglais, les
Américains. Il y a quatre-vingt-dix ans qu’on se }»ré-
occupe de cette question. Elle est agitée depuis 1817 !
« Un quartier franc à Marseille, disait une pétition de
cette époque, ferait de notre ville une foire peiqiétuelle,
appellerait une foule de commerçants qui auraient dans
le quartier franc des magasins pour leurs relations avec
le dehors et dans la ville des établissements pour leurs
transactions avec la France. »
( )n se plaint beaucoup aussi à Marseille de l’organi-
sation imparfaite de nos chemins de fer, de l’insurti-
sance du personnel, du matériel de traction, du maté-
riel roulant, des bâches, des voies de triage, des quais
couverts.
Le récent rapport de M. Agelasto, président de la
Chambre S3mdicale des minotiers, montre combien ces
insuffisances occasionnent de pertes, d’avaries, de
retards. Elles ont d’ailleurs obligé la Compagnie
F.-L.-M. à payer cette année de grosses indemnités.
176
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
l)’uiie façon générale nos tarifs sont très élevés.
Dans line remarquable communication jirésentée il j
a quelques mois à la Fédération des industriels et des
commerçants français, M. Michel (fuilland a montré
comment des jiroduits expédiés d’Algérie à Dijon, pro-
duits qui devraient normalement passer ])ar Marseille,
ont avantage à hier par Gibraltar, à contourner les
cfites de France et à remonter la Seine, faisant ainsi
•3000 kilomètres par eau plutôt que 515 kilomètres sur
terre.
Le savon de Marseille vient à Rouen pour 19 francs,
en faisant le tour de l’Es])agne. Le transjiort cofite
10 francs s'il jtrend la voie directe. Les cotons que la
Suisse achète dans nos colonies afidcaines }iour alimen-
ter ses im})ortantes faliriques, lui arrivent moyennant
00 francs la tonne en ])assant ]>ar Gènes et le Saint-
Gothard. Far Marseille et la Gompagnie P.-L.-M., le
}trix n’est jamais inférieur à i~) francs.
Cet état de choses est d’autant j)lus fâcheux jiour nous
que Marseille était une ville d’intermédiaires, une ville
où abondaient les grandes maisons de commission ([ui
achetaient des chargements entiers pour les l'evimdre
par ])ortions moi'celées, soit en France, soit h l’étranger.
G(' mode d’activité, jadis si rémunérateur, est en
quelque sorte jiaraRsé et la difiiculté a été encore
accrue ])ar ces habitudes nouvelles <{ui jioussent les
clients à s’adi*esser directement au jiroducteur, et aussi
par les efforts que font les producteiii's jiour vendre
directement aux consommateurs, ahn de réaliser jiar la
sujijiression des intermédiaires, les économies qui leur
jiermettent de lutter contre leurs concurrents.
Le jiercement du tunnel du Simjdon, bien qu’il n’ait
pas la même imjiortance que celui du Saint-Gothard,
est loin d’être favorable à Marseille.
Nous nous sommes d’ailleurs mal armés en vue d’un
raccordement convenable avec ce tunnel.
Li: PüRT DE MAR^5EILLE
177
De tous les ])rqjets mis en avant, il n’en est pas un
qui soit satisfaisant })our Marseille. Et il est permis de
penser qu’après le percement du Loetschberg, le perce-
ment du Simplon détournera forcément un trabc d’une
certaine importance.
Ce n’est pas seulement l’organisation de nos voies
ferrées et de nos voies tluviaies qui est imparfaite, c’est
aussi toute notre législation maritime qui est défavo-
rable à raccroissement de l’activité de nos ports. Elle
impose à nos armateurs des chai-ges énormes.
Anglais et Allemands, })our ne citer que ces deux
peuples, ont fait plus que nous pour favoriser leur
marine marchande. En Angleterre celle-ci bénéficie de
subventions postales considérables. En Allemagne elle
trouve un fret abondant, des matières lourdes et des
produits manufacturés de toute sorte, sans parler d’une
autre sorte de marchandise, la marchandise humaine,
les émigrants, qui l)énéticient de tarifs de faveur, lors-
que, venus d’un point quelconque de l’Europe centrale,
ils viennent s’embarquer à Brème ou à IIaml)ourg.
Aussi bien, l’empereur Guillaume II attache une
grande importance aux questions maritimes. « Notre
avenir est sur l'eau », a-t-il dit un jour. Et quand un
souverain aussi actif, aussi énergique, })rononce une
semblable formule, on peut être assuré qu’il fera tout
son possible pour qu’elle devienne une réalité.
A toutes les difficultés dont je viens de présenter le
tableau en raccourci, il n’est }>as facile de proposer
immédiatement un remède.
11 me semble que la })remière chose à faire serait de
rendre plus faciles les communications entre Marseille
et son Hinterland.
Les Français doivent faire à cet égard ce qu’ont fait
les Allemands, les Hollandais et aussi les Belges.
^’ous avez très bien com})ris la nécessité de ra})])ro-
IIR SÉRIE. T. Xll. 1-2
178
REVUE DES Q’UESTIONS SCIENTIFIQUES
cher le plus possible la mer des régions intérieures.
Et cela a puissamment contribué au développement
économique à la fois du pays et des ports. A"ous
avez compris l’importance des voies navigaldes. A'ous
estimez que ce n’est }>as une erreur de dépenser
quelques millions pour améliorer le cours de vos
rivières ou pour construire des canaux.
En France, dans le bassin de la Seine, dans celui de la
Saône, nous avons un réseau de canaux convenablement
agencé. Et le canal de la Marne à la Saône, qui vient
d’être achevé après une longue et très fâcheuse période
d’interru])tion, pourra rendre beaucoup de services.
Mais, pratiquement, notre réseau intérieur se termine
à Lyon. Pratiquement, le Rhône ne sert à peu j)rès à
rien. Il ne le réunit ni à Marseille, ni même à la mer.
Les ingénieurs ont fait ce qu’ils ont jm avec l’argent
mis à leur disposition pour créer un chenal navigalile
dans le lit du tleuve, mais les difficultés sont telles (sur-
tout à la remonte) que les transports entre Marseille et
Lyon doivent se faire presque tous par wagons. On va
relier Marseille au Rhône, c’est quelque chose, mais le
jtroblème ne sera résolu qu’à moitié. Les résultats
seront minces si l’on ne se décide }>as à améliorer le
tleuve lui-même ou à construire un canal latéral à
grande section qui pourrait en même temps servir soit
à l’irrigation de régions assez arides, soit à l’établisse-
ment d’usines auxquelles la force motrice ne ferait i)as
défaut.
Avec les moyens que les ingénieurs ont aujourd’hui
à leur disposition, notamment avec les roues hydrau-
liques, la régularisation du cours du Rhône n’est pas
un problème insoluble.
Le Rhône a 100 mètres de pente de Lyon à la mer.
Il faut le transformer en un vaste escalier- hydraulique,
pourvu à chaque échelon d’une j)uissante usine.
Une partie de la force qu’il ])eut fournir pourrait être
LE PORT DE MARSEILLE
179
employée à élever Teau et à arroser les l’égions si arides
de Nîmes et de Mont}»ellier. Il s’agit en somme, tout à
la. ibis, d’améliorer la navigation, de favoriser l’irri-
gation, de créer des forces industrielles, de rendre un
peu de pros})érité à des contrées cruellement éprouvées.
L’œuvre à accomjilir est considérable par riiii})or-
tance des travaux, mais elle est considérable aussi par
la grandeur des résultats. ( )n a juiidé d’une dépense de
4ü0 millions ! Mais cette somme ne semble pas dispro-
portionnée au résultat à olitenir.
Les statisticiens nous assuTent que depuis quelques
années la France a prêté aux nations voisines plus de
30 milliards. Les jdacements à l’étranger peuvent avoii*
leur utilité. Mais ce serait faire œuvre plus sage et plus
patriotique que d’em})loyer une ])artie de ré}iargne
nationale à féconder le }>ays lui-même, surtout quand
elle }>eut trouver une rémunération avantageuse.
La vallée du Rhône pourrait être d’autant plus aisé-
ment enrichie par l’industrie qu’elle est à proximité de
ce magnifique renqiart des Alpes où à défaut de houille
nous avons en abondance une force motrice encore à
peine utilisée, la houille lilanche. Les Alpes et le Jura
d’un côté, les Cévennes de l’autre, tiennent en réserve
des forces considérables (on les évalue à 250 000 che-
vaux-vapeur au moins) dont l’utilisation aurait pour
l’avenir de notre pays une importance de premier
ordre. Le long couloir formé par les vallées de la Saône
et du Rhône pourrait se remplir d’usines et de fabriques
qui contribueraient à assurer à Marseille le « fret » qui
lui fait défaut.
Les derniers rap|)orts de la Chambre de commerce
constatent avec tristesse qu’on ne peut plus dire main-
tenant de Marseille que c’est un port de transit. La
majeure partie de son trafic est alimentée par le com-
merce et l’industrie de la localité.
Le creusement du canal du Rhône à Marseille (fig. 3)
permettra d’autres espérances.
180
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
1
Kiü. 3. — Trncé du canal de navigation du l!hône à Marseille
LE PORT DE MARSEILLE
181
Marseille manque aujourd’hui d’emplacements conve-
nables pour l’agrandissement de son port; les terrains
qui avoisinent les bassins actuels sont fort chers, il
faut réserver de la place aux usines et aux fabriques.
Celles-ci trouveraient un emplacement très favorable
sur les rives du vaste étang de Berre, cette admirable
mer intérieure dont nous n’avons jusqu’ici tiré aucun
parti. Ces rives sont aujourd’hui en grande partie
désertes! Une vastedianlieue industrielle pourrait s’y
créer. Ce magnifique bassin, serait ainsi une sorte
d’annexe du port de Marseille proprement dit.
Les industries qui se créeraient auprès de l’étang de
Berre ne feraient aucun tort à celles de la ville ; elles
contrilnieraient plutôt à leur donner un surcroît
d’intensité; et l’installation d’une partie de la popu-
lation ouvrière à quelques kilomètres de Marseille ofif i-
rait à tous égards de grands avantages...
Le canal de Marseille au 'Rhône est enfin entré dans
la ])ériode d’exécution. Le président de la Ré})ublique
a posé la première pierre au mois de septembre der-
nier. Les travaux à exécuter du côté de l’étang de Berre
ont été mis en adjudication. On va commencer inces-
samment le percement du tunnel du Rove, à travers la
chaîne de l’Estaque.
En même temps la Chambre de commerce de Mar-
seille s’est décidée à de nouveaux efibrts pour améliorer
l’outillage maritime, dans ses principales variétés.
Les Marseillais ont d’ailleurs à leur tête une élite
intelligente, énergique, qui a conscience des difficultés
qu’il s’agit de vaincre et est résolue à trouver une solu-
tion. Ils sauront se montrer les dignes héritiers de leurs
vaillants devanciers qui ont donné tant de preuves de
hardiesse et de persévérance.
Ils ont organisé l’an dernier une magnifique exposi-
tion qui a fait l’admiration de tous ceux qui l’ont visitée,
qui a été comme une indication du rôle que Marseille
182
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
jx'ut aiii])itionner, (jui a monti-é cà quel jioiiit Marseille
est un trait (runion entre la France inétrojiolitaine et
ses possessions (rontre-iner.
A Marseille on conijtrend mieux ipie dans les antres
villes de France ([ne nous serions vite, avec nos faibles
excédents de natalité, acculés à la nécessité d’être nne
[Miissance secondaire si nous ne chei’cliions pas des
d(’d)oncliés extéideiirs.
Xos colonies nous sont infiniment [)récienses à cet
é^ard. Elles nous sont de [dns en [dns indispensables!
C’est [)ar notre enqdre C(donial ([ne nous [khivoiis rester
nne grande nation. Aos colonies sont [)onr nous res[)oir
et la l'éserve de l’avenir.
En [(aidant dn [)ort de Marseille, j’ai été ainsi amené
à aboi-der qnelqnes-nns des [H-oldèmes les [dns aniiids-
sants ([iii s(( [(osent anjourd’lini à notre [(atriotisme.
Fnissé-je vous avoir aidé à mieux conqd'endre ce que
la cin([iiième section de la Société Scientifique, à la([nelle
j’ai (’dé benrenx d(' [(onvoir ap[(orter mon m((deste
concours, a appelé : la fonction économique des [(orts !
Fermettez-moi de v((iis féliciter, en terminant, des
efforts ([ne vous faitc's [((nir donner à votre [*a\'s, si
vivant, si lal(((rienx et ([ni s’ada[(te si bien aux exi-
iiences de la vie économique contem[(oraine, nne [dns
grande [dace dans le imnide.
^’ons êtes, dans le concert des nations ([ni semblent
entraînées avec nne ra[(idité vertiiiinense vers nn ave-
nir iKdivean, l’iin des [(ciqdes qni [(récipitmit \c [dns
leurs pas. Et v((ns devenez, v(dis aussi, une nation
maritime! C’est de tout C(enr ([ne Je vous sonbaite de
recueillir abondamment b' frnit de vos etbnds an c(dirs
dn si(‘cle, fécond [(cnt-ètre en sniqddses, qni vient de
s’onvrir.
O. Blondel.
LE GRISOU
111. — Rôle de l’aérage
Nous avons vu que le grisou qui se dégage spontané-
ment dans les mines, peut produire l’asphyxie. 11 doit
pour cela se trouver mélangé à l’air dans une propor-
tion d’environ 30 p. c. Mais l’atmosphère grisouteuse
devient dangereuse à une teneur bien inférieure, 6 p. c.;
elle détone alors, si elle vient à se trouver en contact
durant un temps suffisant avec un corps à haute tempé-
rature.
Placer les travailleurs dans une atmosphère où ils
courraient à chaque instant le danger de périr par suite
d’une explosion, est chose inadmissible, alors même que
l’on accumulerait toutes les précautions pour éloigner
de la mine tout objet capable de provoquer l’inflamma-
tion du grisou. Il ne doit donc jamais exister en un
point quelconque des exploitations, une atmosphère
contenant environ 6 p. c. de grisou. De fait, dans les
travaux bien conduits, la teneur en grisou est toujours
faible. Certains règlements français tolèrent au maxi-
mum un demi pour cent; ailleurs, cette limite varie avec
les caractères des couches de houille.
Comment arrive-t-on à réaliser ce desideratum?
C’est ce que nous allons examiner.
Exceptionnellement, on capte le grisou et on le
(I) Voir la Kevue des Quest. sciextif., avril 1907, pp. 511-548.
i8i
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
conduit par tuyaux à la surface, où on peut Tutiliser
pour diverses ap}dications : éclaii'ag'e, chauffage ou
recher(dies ex})ériinentales. Cela ne se })rati([ue que
}tour des dégagements ^localisés, des souttiards, qui
auraient sans cela infesté les travaux. Plus rarement,
comme c’est le cas à Frameries pour la prise alimen-
tant le laboratoire d’essai de l’Administration des mines,
011 a canalisé un dégagement de grisou provenant d’un
([uartier de la mine aliandonné, dont on a obturé les
issues par des serrements ou liarrages en maçon-
nerie (1).
Mais, nous l’avons vu, le dégagement du grisou se
fait surtout de façon continue, et en une infinité de
]»oints, partout où la houille se ti-ouve en contact avec
1 atnios})lière de la mine. Empêcher répanchenient du
gaz intlaniniable dans ratmospliére est chose irréali-
sable. 11 faut donc se liornei’ à le rendre inotfensif.
L(' j)riiici])al composé combustible du grisou, le
méthane, a})partient à la série des paraffines ainsi nom-
mées en raison de leurs faibles attinités chimiques. Il ne
faut donc pas s’étonner de l’insuccès constant des
diverses tentatives faites pour purifier ratmospliére des
.charbonnages en fixant ou en condensant le grisou à
l’aide de réactifs. Le chlorure de chaux })i*oposé par
l’Anglais Fincham, se conilùne liien avec le grisou, mais
seulement sous rinfluence d’un agmit qui fait absolu-
ment défaut dans les mines, la lumière solaire. La com-
binaison avec l’oxygène, l'éalisée par la combustion du
gi'isou dans l’air, est facile à olitenir, et, de fait, on l’uti-
lisa longtemps. C’i'st ainsi que dans les houillères
saxonnes, on sus])endait au faite des ex})loitations des
lampes éternelles, destinées à liniler le grisou qui s’y
dégageait. Mais l’effet utile de ces lampes était mince,
(d leur présence constituait um' soui-ce perpétuelle de
(I) Cf. Watleyne, SlassatT et Denoel, .Vnn. des .Mines de Delgique, t. VH,
1902, p. 1009.
LE GRISOU
185
claiiiiei'. Dans la plupart des anciens charbonnages, on
eut longtemps recours à un procédé plus barbare : la
promenade du pénitent. Avant la reprise du travail, un
homme amplement couvert de vêtements mouillés par-
courait les galeries et les tailles, une torche à la main,
})our mettre le feu aux amas de grisou formés çà et
là dans les parties élevées. Nous n’essayerons pas de
peindre les émotions et les angoisses de cet infernal
métier; il a disparu depuis longtemps, non sans avoir
fait, sans doute, bien des victimes. Lampes éternelles et
jiénitents seraient d’ailleurs impuissants à combattre le
dégagement de gaz au sein de nos mines modernes plus
vastes et plus profondes.
Le moyen pratique et efficace d’empêcher l’accu-
mulation du grisou, le seul qu’ait sanctionné l’expé-
rience, est sa dilution dans un volume d’air suffisant.
Il faut, disaient, dés le XMIP siècle, les mineurs
d'Anzin, « noyer le grisou dans l’air ». Tel est le rôle
de l'aérage. On introduit de tàçon continue dans les tra-
vaux souterrains un cube d’air proportionné au volume
de grisou dégagé, et l’on expulse sous la poussée de cet
air frais l’air vicié de la mine. Du même coup on purge
les travaux d’autres gaz irrespirables ou toxiques tels
que l’anhydride carbonique, l’acide sulfhydrique, qui se
dégagent naturellement des roches, ou qui sont la
conséquence inévitalile de la présence de l’homme et des
animaux, de l'emploi des lampes et des explosifs, etc.
En outre, grâce à l’aérage, l’atmosphère de la mine
se trouve rafraîchie. Ce fait est surtout important aux
grandes profondeurs, 1000 mètres et plus, atteintes
aujourd’hui par plusieurs charbonnages belges. En effet,
en raison du degré géothermique, les roches mises à
nu dans ces travaux se trouvent à des températures qui
atteignent et dépassent même 30 à 40 degrés centi-
o'rades.
O
186
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Assurer la ventilation (611110 mine soulève des pro-
liléines délicats, surtout si l’on s’attache, comme il est
de règle, à réaliser l’installation à la fois la plus éco-
nomique et la plus efficace. Il s’agit, en effet, de faire
circuler })ar des galeries plus ou moins étroites, mais
dont le développement atteint souvent plusieurs kilo-
mètres, un cube d’air qui, voisin dans beaucoup de cas
de 20 à 25 mètres cubes par seconde, s’élève souvent
à 50, parfois même 100 mètres cubes.
La solution du problème dépend, tout d’abord, des
moyens mécaniques dont on disjiose pour assurer cette
circulation de l’air.
Anciennement, on utilisait souvent l’aérage naturel
en plaçant, à des altitudes différentes, les j)oints d’en-
trée et de sortie du courant. 11 s’établissait ainsi un
tirage plus ou moins actif.
Cette disposition ne se rencontre ]tlus aujourd’hui que
dans des charbonnages de faillie inquirtance, peu j)ro-
fonds et partant non grisouteux. Personne ne s’en
étonnera : L’aérage naturel varie, en effet, non seule-
ment d’intensité, mais de sens suivant les conditions
météorologiques, et cesse ]>arfois complètement.
Certaines mines utilisent aujourd’hui encore, en
Angleterre notamment, une disposition ])eu différente
en principe de l’aérage naturel, et qui était en honneur
dans nos mines wallonnes aux siècles précédents : c’est
le système des foyers ou du toque feu. Nos jtères se bor-
naient à descendre dans le puits de retour d’air un
jtanier de fer rem})li de charlion incandescent. Le tirage
se trouvait ainsi amorcé, })uis soutenu, grâce à réchauf-
fement de l’air, et la ventilation de la mine en était la
conséquence. Sulistituez à cette sorte de brasero une
grille de large surface, ])lacez-la dans un endroit où
vous pouvez l’alimenter d’air pur, détournez enfin les
fumées et les gaz chauds vers le retour d’air de la mine
et vous aurez réalisé la variante la plus perfectionnée
LE GRISOU
187
de ce système. Il n’est pas exempt de danger s’il exige
la présence d’un foyer découvert là où pourrait se créer
une atmosphère explosive ; mais il n’en est pas moins
très efficace, dans certains cas particuliers. Il faut
s’abstenir de le condamner à priori^ mais, dans charpie
cas, examiner de près les conditions spéciales de son
application.
Je passe sous silence diverses dispositions analogues,
notamment les éjecteurs, pour en arriver immédia-
tement au système le plus en honneur aujourd’hui,
celui des pompes à vent.
Elles furent d’abord à mouvement alternatif, et plus
ou moins copiées sur les pompes à vapeur servant à
l’épuisement des eaux. Mais bientôt les constructeurs
s’engagèrent dans des voies nouvelles, et après avoir
essayé des machines rotatives à capacité invariable ou
volumogènes, telles c|ue le ventilateur Fabry, ils imagi-
nèrent les pompes centrifuges à vent, ou ventilateurs
proprement dits. Ges machines, universellement
employées aujourtl’hui, sont de véritables monstres si
on les compare aux pompes centrifuges à eau.
La technique des ventilateurs s’est beaucoup perfec-
tionnée durant les vingt-cinq dernières années du siècle
écoulé. Grâce à une étude attentive de la « physiologie »
de ces machines, on a pu leur faire produire sans
cesse plus et mieux. Parmi les savants qui ont
contribué largement à la solution de ce problème si
délicat et, sur certains points, si obscur encore aujour-
d’hui, il faut citer, en toute première place, et pour
nous en tenir aux morts, deux Belges, deux Borains,
Guihal et Devillez. Le ventilateur connu sous le nom
de Guihal, qui est si apprécié non seulement en
Belgique, mais à l’étranger, fut leur œuvre commune.
La sculpture s’est plu à nous le rappeler en représen-
tant ces deux ingénieurs distingués dans l’attitude
d’une discussion amicale sur la construction de la
188
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
célèbre machine. Ce lironze décore aujourd’hui l’entrée
de l'Ecole des Mines de Mons.
C’est donc l’aspiration ou plus rarement la compres-
sion jtroduite ]>ar un ventilateur centrifuge — les types
en sont très nombreux — qui fait circuler l’air dans
la mine. Les règlements miniers ont formellement
consacré cette jtratique en ce qui concerne les mines
nettement grisoiiteuses.
Cette circulation de l’air est évidemment contrariée
])ar des résistances de toutes sortes : frottement contre
les parois, coudes, olistaides de toute nature. Mais
l’étude de l’aérage jirojirenient dit a marché de pair
avec celle des ventilateurs, et on a réalisé en ce genre
et ra})idement des progrès très considérables. Il fut
toutefois malaisé, au début, de convaincre les exploi-
tants do l’importance de la techni(jue nouvelle et de
leur jiersuader ({iie le creusement à grande section de
toutes les voies, ou au moins des voies principales et
des puits, avait une influence ca})itale sur l’améliora-
tion de l’aérage. En même teni])s le ))rincipe de la
division du courant d’air fut introduit et se substitua à
la ventilation de toute la mine par courant unique.
En dépit de ces })rogrès très réels, il ne reste pas
moins vrai que la bonne marche de l’aérage dépend des
soins constants qu’on y ajtporte. 11 faut s’attacher à
réduire au minimum la résistance de chacune des déri-
vations du courant d’air, afin de rendre minima la
résistance même de la mine ; il faut modifier suivant les
besoins la répartition du viuit entre les divers chantiers;
enfin, il faut veiller à sujtprimer les pertes.
Aussi procède-t-on, comme nous le vendons liientôt,
à des contrôles jiériodiques et fréquents.
Le détail de l’aménagement de l’aérage dépend de
facteurs très nombreux et se trouve en relation étroite
avec les méthodes d’exploitation. No pouvant entri'r
dans un examen détaillé, je me bornerai à dire qu’il en
LE GRISOU
189
est de l’aérage comme de toute distribution. Il existe
deux maîtresses conduites, l’une d’aller, l’autre de
retour : L’air entre dans la mine par un puits, et en
sort par un autre. Chaque chantier représente un
circuit secondaire branché plus ou moins directement
sur les puits. Il est de règle que l’air pénètre par la
partie la plus basse du chantier et s’y élève graduelle-
ment jusqu’à atteindre le puits de retour. Ce n’est que
dans le cas de dégagements très faibles que l’on tolère,
en Belgique, une descente du . courant d’air dans les
voies du chantier. La précaution paraît s’im})Oser si l’on
se souvient de la faible densité et du médiocre pouvoir
diffusif du grisou.
En outre, on dispose les choses de façon que la
plus grande quantité d’air }>asse, et toujours ascension-
ncllement, }>ar le front de taille, siège le plus im})ortant
de dégagement du gaz, et balaie toutes les' anfrac-
tuosités de la couche de houille.
()n veille également à ce qu’il ne se produise pas,
notamment au ciel des galeries, des accumulations de
o'risou.
C
Dans une mine bien conduite, la teneur en grisou du
retour d’air ne devra jamais dépasser un taux déter-
miné, que certains règlements français, avons-nous dit,
fixent à un demi pour cent.
(Jr on sait que la quantité d’air que peut débiter un
ventilateur dépend non seulement des résistances de la
mine, mais encore de ses dimensions et de son tj’pe.
On conçoit d’autre part que les exploitants suivent,
dans la plupart des cas, la tendance toute naturelle de
faire débiter à leur machine la plus grande quantité d’air
possible, afin de pouvoir développer autant que faire
se peut les travaux. Il faudra donc, l’afflux d’air étant
constant, prendre toutes les dispositions nécessaires
pour régulai-iser le dégagement du grisou, ou encore
190
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
adopter normalement un taux inférieur à la limite
assignée, afin de ne pas la voir dépassée en cas de
dégagement exceptionnellement aliondant.
Nous avons vu que le dégagement direct et lent du
grisou est relativement régulier (1). Il n’otire donc pas
grand intérêt ici. Dans le cas de couches très grisou-
teuses, on limite cependant l’abatage, qui est en ra})})ort
direct avec le dégagement. Ce sont surtout les gise-
ments secondaires et particulièrement les gisements
secondaires artificiels qui, sous l’intluence de dépres-
sions barométi’iques lunisques et accentuées, peuvent
déverser dans le courant d’air une quantité considérable
de gaz infiammalile. On en réduit autant que faire se
peut l’importance ]>ar un remblayage soigné. En outre,
lorsque la chose est possible, on les isole par des serre-
ments ou barrages appropriés; au besoin, on renforce
la ventilation des chantiers qu’ils pourraient infester,
et on prend des mesures particulièrement rigoureuses
pour en écarter toute cause d’inflammation.
Pour ce qui est des dégagements instantanés, il
faudra chercher à en empêcher la pi'oduction. En
tlièse gén(>rale, on abaisse à cet effet la tension du
grisou dans la veine en la saignant jtrogressivement.
Tout d’abord, et comme dans les couches très grisou-
teuses, mais non sujettes aux dégagements brusques,
on limite ici l’avancement, afin de donner à la houille
fraîchement découverte le temps de « suer » son
grisou. Les règlements miniers prescrivent, en outre,
de faire précéder le front d’abatage d’un certain
nombre de trous de sonde qui drainent le grisou et
facilitent son évacuation. L’efficacité des sondages a
jiarfois été contestée. On cite nombre de cas où ils
n’ont |)as empêché la production d’un dégagement
brusque à l’endroit même où ils avaient été forés. C'est
(I) Toutefois il peut être très importiuit, et souvent sujet à v.nriations.
LE GRISOU
19i
que d’une part, les zones dangereuses sont, comme
nous l’avons vu (1). très localisées, et que, d’autre part,
l’action du sondage est très locale. Il semble cependant
hors de doute que cette précaution soit en général elti-
cace. Mais on ne possède aucun chiffre à opposer aux
détracteurs du système, car il serait très difficile, sinon
impossible, de dire quel est le nombre d'accidents que le
sondage a effectivement empêchés de se produire.
Entin, certains recommandent de disposer les tailles
de manière à enlever la couche |>ar bandes horizontales
de faible hauteur, la taille supérieure se trouvant tou-
jours en avance sur la taille immédiatement inférieure.
De la sorte, on permet à la faible densité du grisou de
manifester son intluence et d’accentuer le di’ainage.
Cette action, se produisant en masse, serait plus effi-
cace que celle des sondages. Il en est de même dans
la méthode plus radicale encore des gradins droits.
Les chiffres que l’on a produits dans quelques cas
particuliers ont ici une signification précise. Car on
aurait constaté la supju’ession radicale de dégagements
brusques pi), alors que la même couche exploitée par
tailles renversées, et avec sondage intensif, avait donné
lieu à de nombreux accidents.
Si l'on doit s’attacher à empêcher par tous les moyens
possibles la production de dégagements lirusques, c'est
que la mise en liberté rapide d'énormes quantités de
grisou bouleverse complètement l’aérage de la mine.
On a d’ailleurs soin de faciliter l’évacuation de ces saz
en leur oftrant des voies spacieuses et libres qui leur
permettent de gagner le puits de retour sans infiuencer
trop profondément la situation des autres chantiers.
Mais pour les ouvriers qui se trouvent à l’endroit même
où se produit l’accident, le danger ne provient pas seu-
il) Revue des Quest. Scient., avril 1907, p. 538.
('2) Cf. .Vnx. des Mines de Relgique, t. Vil, pp. 735-711; t. VIII,
pp. 705-709.
192
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
lement du grisou. Le dégagement est en effet accompa-
gné, avons-nous vu, de jirojections de char])on pulvéru-
lent en quantités parfois énormes. Les travailleurs
courent donc non seulement le risque d’asphyxie, mais
le danger d’un ensevelissement. Aussi appoident-ils une
attention de tous les instants à observer le travail de la
vi'ine, à se rendre compte des indices pi'écurseurs d’un
dégagement, afin de cliercher le salut dans une retraite
rajiide. En combattant la production de dégagements
brusques, on ])are donc à de multijdes dangers.
Telles sont à grands ti’aits les règles de l’aéi‘age des
mines à grisou (i).
Il est naturel d’instituer un contrôle de l’aérage de
manière à s’assurer que la quantité d’air entrant dans
la mine est sudisante et s’y trouve judicieusement
répartie. Dans nombre de mines westpbaliennes, un
sui'veillant spécial est chargé de déterminer le cube
d’air })assant }»ar chaque chantier, d’évaluer sa teneur
en grisou, et de veiller sur l’état et la disposition
des portes obturatrices détournant le courant d’air
dans certaines galeries, les vannes régulatrices, etc.
Dans les mines françaises, la mesure journalière de la
teneur en grisou des principaux retours d’air est impo-
sée par les règlements (2). En Belgique, les prescrip-
tions sont d’ordre général : elles interdisent une vicia-
tion trop grande de l’air, et chargent la surveillance de
s’assurer de façon régulière et continuelle, de l’état de
l’atmosphère.
Le contrCde porte sur deux points : le volume du cou-
rant d’air et la teneur en grisou. A vrai dire, la déter-
mination du volume du courant est d’ordre général, et
(1) Je tiens à raiipeler ici que cet exposé ii’est qu’une esquisse. Le lecteur
n’y cherchera donc pas la solution des cas multiples et variés de la pratique.
Cl) Cf. notamment Chesneau, L'Oi'(iaHisalio)i acUwlle de lu fivisoumétrie
dutis les Hoidllèees feançuises. Conçu, inteun. des Mines, etc., Liège, IttOo,
pp. I(j5-I98.
LE GRISOU
193
n’a d’intérêt immédiat dans la question du grisou que
lorsqu’il s’agit d’évaluer les quantités de gaz intlam-
mable emportées par la ventilation. Elle fournit néan-
moins des bases d’appréciation très intéressantes.
Aussi ces jaugeages sont-ils pratiqués sur une vaste
échelle.
Mais, nous l’avons dit, ce qu’il faut surtout éviter,
c’est la formation en un point quelconque de la mine
d'une atmos})lière contenant une quantité trop grande
de grisou.
Nombreux sont les appareils que l’on a imaginés }>our
déceler la présence du grisou. Au lendemain de chaque
catastrophe, les journaux ne manquent ])as de nous
apporter le fruit des méditations de quelque inventeiii* qui
seinlde croire naïvement que l’étude du grisou est une
question neuve. Certains ouvrages de vulgarisation,
sans exclure quelques traités de physique, s’éteridsent
d’ailleurs à présenter comme réalisant le summum de la
perfection, divers appareils qui ne sont que des curiosi-
tés de laboratoire, tels l’ap])areil d’Ansell, basé sur
l’endosmose du grisou à travers une plaque poreuse,
l’indicateur acoustique de Forlies et le forménophone
de Hardy, que M. le professeur Brookmann considère
avec raison comme convenant s})écialement... aux
conservatoires de musique.
En fait, les grisoumètres les plus couramment
employés sont des lampes, et le plus souvent les lanqæs
mêmes qui servent à l’éclairage des travaux souter-
rains.
Est-il nécessaire de faire ressortir combien cette solu-
tion est grosse de conséquences ? Tout ouvrier a en
mains le moyen de contrôler le bon état de l’atmo-
sphère dans laquelle il travaille. Ne possède-t-il pas les
notions élémentaires nécessaires à cette vérification ? Son
surveillant tout au moins ])Ouri’a toujours, de façon
IIU SÉIUE. T. XII.
13
194
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
rapide et commode, exécuter la mission dont le charge
le règlement.
La découverte du grisou à Laide d’une lampe est des
plus simples. La combustion du mélange grisouteux,
avons-nous vu (1), se propage dans toute la masse
lorsque la teneur en grisou est d’environ (3 p. c. Plon-
gez la lampe dans l’atmosphère à explorer. Si la teneur
est de (3 p. c., la lampe tout entière va s’emplii* d’une
damme bleue, fugace, voltigeante ; toutefois, grâce à la
construction de la lampe, sur laquelle je reviendrai
luentôt, l’explosion ne se proj)agera pas au dehors.
Mais il y a ])lus. Le grisou mélangé à l’air en quantité
inférieure à (3 p. c., bride néanmoins au contact d’une
damme, mais la comfmstion se trouve limitée à une
zone assez étroite, dont Linqiortance dépend d’une part
de la quantité de grisou et, d’autre part, de la tempéra-
ture- de la damme. Si donc la lampe se trouve plongée
dans une atmosphère faiblement grisouteuse, les edéts
de combustion s’additionnant, sa damme s’allongera. Si
l’on réduit alors la damme de la lamjie à n’être jdus
qu’un point lumineux, on aperçoit au-dessus de cette
première damme une seconde damme bleuâtre ou blan-
châtre, plus ou moins fugace, due à la combustion du
grisou. Les mineui's l’ont nommée l’auréole.
On conçoit que pour un même type de lanqie, dont
les dimensions sont parfaitement dédnies, et qui se
trouve alimentée par un combustible spécial, les qualités
de la damme de la lampe soient constantes pour un
réglage déterminé. Dans ces conditions, la hauteur de
l’auréole n’est jilus fonction que de la quantité de
grisou contenue dans l’air à examiner et l’on peut, pour
chaque tyjie de lampe, dresser un tableau indiquant la
relation entre la hauteur de l’auréole et la teneur en
,-UE desQvest. scient., avril IIXIT, p. r>ir).
grisou.
LE GRISOU
195
La simple inspection de la dainine d’une lampe suffit
donc non seulement pour déceler la présence de grisou,
mais encore pour évaluer, avec une certaine approxi-
mation, la teneur en gaz inllammable.
Le lecteur sera complètement éditié sur ce sujet
lorsque j’aurai rappelé le degré d’a])proximation que
les diverses lampes jiermettent d’a})})orter dans ces
mesures.
Les praticiens admettent généralement que la lampe
alimentée à l’huile végétale, telle la lampe Mueseleer,
marque à petit feu à partir d’une teneur de 2 à 2,5 p. c.
Mais, ainsi qu’on l’a fait justement observer, sa sensilû-
lité est })lus grande encore à d anime éclairante, lorsque
l’on règle celle-ci dans l’air jmr au point où elle va com-
mencer à fumer ( 1 ).
Les lampes à benzine, par exemple la lampe M'oolf,
indiquent à petit feu des teneurs de moins do i ]i. c.
Ce sont là des lampes ordinaires. Pour les recherches
spéciales, on se sert de lampes à Hainme plus chaude
encore, telles la lam])e à hydrogène deClowes, peu por-
tative, et la lampe à alcool de M. Chesneau, très réjtan-
due en France. Cette dernière est sensible, d’aj^rès son
inventeur, à partir de 0,1 }). c. de grisou et peimiet une
approximation de 0,2 p. c., voire même 0,1 p. c. dans
l’évaluation de la teneur (2).
A côté de ces grisoumètres portatifs, permettant un
dosage instantané, il en est d’autres dont l’emploi est
réservé au lahoi’atoire. En France, on utilise spéciale-
ment l’éprouvette eudiométrique Coquillon-Lechatelier,
ou encore l’éprouvette I.echatelier ou l’ajipareil Lehre-
ton dans la méthode Sliaw des limites d'intlammahilité.
L’approximation obtenue est d’environ 0,1 p. c. (o).
(l) Cf. I.echntelier, Le Grisou, p. 115. La lampe marquerait dans ce ras à
partir de 0,5 p. c.
(:2) Cf. Chesneau, op. cit.
(3) Pour les détails voyez ('.hesneau, op. cit., et Lechatelier, Lr G/vsoa.
196
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Elle serait de 0,02 p. c. avec l’appareil Schondorff-
Broockinann utilisé en AVestplialie (1).
Ges appareils de laboratoire, dont l’invention remonte
à moins d’une quinzaine d’années, servent à contrôler
les indications des grisoumètres portatifs ou, encore, à
faire des analj'ses très exactes.
Ils ont évidemment l’inconvénient de réclamer le
transport assez délicat de prises d’essai ])lus ou moins
volumineuses et toujours locales; néanmoins, grâce à
l’intt’éniosité des constructeurs, ces inconvénients ont
été considérablement réduits. On a d’ailleurs imaginé
des autocapteurs fournissant une prise d’essai moyenne
pour la journée (2).
Enfin, tout comme pour l’enregistrement de la
(léj)ression ou du volume fournis par les ventilateurs, on
a réalisé des ap})areils mesurant à chaque instant la
teneur en grisou du retour d’air général de la mine et
traçant un diagramme de ces mesures.
On le voit, le contrôle de l’aérage a préoccu})é vive-
ment les spécialistes, et les résultats obtenus sont
incontestablement des plus l’emaripiables.
l\. — Dangers d’inflammation
Dans une mine noimialement ventilée et surveillée
avec soin, il ne devi-ait donc se rencontrer nulle part
une atmosphère riche de plus de 0,5 à 2 p. c. de gi'isou
suivant les cas. Mais la mine est un organisme très
complexe, exposé à de multiples accidents. Eussions-
nous constaté que sa situation est actuellement irré})ro-
chable, nous ne pourrions nous porter garants qu’il en
sera encore de même dans quelques instants. Survienne
(I) Çf. Dit' Enhcicklunn, pIc., op. cit. VI, pp. 58-01.
[-1) Anxai.es DES tr séri(‘, t, 1\, p. :28(>. IStXi.
LE GRISOU
197
une avarie au ventilateur, ou simplement un éboule-
ment local dans une galerie, ou encore une manœuvre
intempestive des portes dirigeant le courant d’air, et
l’aérage pourra se trouver ralenti, voire même sus-
])endu dans un ou plusieurs chantiers. D’autre part,
une chute de charbon peut se produire, libérant une
bouffée de grisou. Enfin rhomme est toujours sujet à
des néaiiaences ou à des erreurs : Un surveillant ou un
simple travailleur pourrait, par erreur ou par négli-
gence, com])romettre gravement la ventilation des tra-
vaux. Ce sont là toutes éventualités non seulement
possibles, mais toujours à craindre et quelques-unes
d’entre elles se réalisent même fréquemment.
(Obligés de les prévoir, nous ne pouvons donc consi-
dérer la ventilation comme une arme sufifîsante pour
vaincre l’ennemi. Il faut faire plus et mieux : il faut
empêcher aussi complètement que possible l’existence
de toute cause capable de provoquer rinflammation du
grisou, quand, malgré nous, il nous envahit.
Les dangers d’infiammation résident surtout dans
l'intérieur même de la mine et sont, comme nous le ver-
rons, assez variés. Il est cependant des cas où il importe
également d’approprier les installations de surface.
Dans les mines non sujettes aux dégagements
brusques, ce n’est qu’aux environs du ventilateur que
l’on pourrait rencontrer une atmosphère inflammable.
Ce cas est exceptionnel et ne pourrait se produire qu’à
la suite d’un atflux momentané et anormal de grisou.
Dans les charbonnaoes où les déoao'ements instan-
tanés sont à craindre, il faut au contraire prévoir,
outre la possibilité de l’existence d’une atmosphère
inflammable auprès du puits d’aérage et du ventilateur,
celle d’un renversement du courant d’air qui ferait
refluer le grisou vers le puits d’extraction. Gagnant la
surface par ce puits, le grisou peut alors venir s’en-
flammer, par exemple, à un brasero, comme ç’a été le
198
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
cas lo 5 avril 1881, lors de la catastrophe qui détruisit
le puits U" () des charbonnages de Marcinelle Noi-d.
Il laut alors }U‘endre toutes les mesures nécessaires
pour supprimer les feux nus aux a])ords des puits,
ou, lorsqu’ils sont indis})ensahles, j)our les en écarter
suhisamment. La découverte de l’éclairage électrique
]»ar incandescence a, sous ce ra})])ort, permis d’amé-
liorer grandement les installations de surface de mines
à dégagements instantanés.
La solution du [)ro]iléme de la siqipression des causes
d’intlammation est heaucouj) plus délicate en ce qui con-
cerne les travaux souterrains.
La ju'incipale source de danger est ici reni})loi de
lanqtes. (Vest elle qui tout d’a])ord a retenu l’attention
des chei'cheurs. Ce fut en 1815 que le ])hysicien anglais
Lavy imagina la })remière lam])e dite de sûreté, dont
l’emjdoi devait conduire bientôt à l’interdiction com-
plète de feux nus dans l’éclairage souterrain des mines
grisouteuses.
Toutes les lampes alimentées à l’huile minéi'ale ou
végétale, actuellement en usage dans nos charbon-
nages, sont basées sur le princi])e «lécouvert })ar Davy;
principe' utilisé d’ailleurs dans diverses autres apjdica-
tions industrielles, ]>ar exeiiqde^ dans la construction
des moteurs à gaz. Avant de l’exposeiq Je tiens à taire
observei' (pi’il n’a nnllement jeerdu de son intérêt en ce
({ui concenie l’éclairage des mines, à la suite de la
construction de lampes électriques à incandescence
])ortatives : ce sont, en elfet, les lam])es })ortatives qui
doivent nous occuper. Les travaux de nos charbonnages
sont lieaucoup tro]) vastes et sujets à des modifications
journalières trop importantes ])our qne l’on puisse son-
ger cà y étalilir un éclairagi^ fixe ailleurs que sur cer-
taines voies d('; grande communication. Or toutes les
lampes électriques portatives imaginées Jusqu’auJour-
LE GRISOU
199
d’iiui sont à accumulateurs et ont, par conséquent, le
grave défaut d’être très lourdes. En outre, elles
n’inspirent pas une confiance suffisante à certains
techniciens, qui leur reprochent d’être trop exposées
à des dérangements graves. Enfin, ces lampes ont le
défaut de ne pas être « grisoumétriques » et de ne pas
même déceler la présence de gaz irrespirables. 11 n’en
faut pas davantage pour expliquer l’insuccès de ces
ajqiareils, réservés pour certains cas spéciaux, notam-
ment pour les travaux de sauvetage. Revenons donc à
la découverte de Davy.
Nous savons ([u’une flamme nue introduite dans une
atmosphère franchement grisouteuse, y provoque l’in-
riammation ou l’explosion de cette atmosphère tout
entière. Mais si l’on a préalablement recouvert la
flamme d’une enveloppe complète d’un tissu métallique
à mailles suffisamment serrées, ce phénomène ne se
produit plus. Ce tissu qui, normalement, permet à l’air
de pénétrer dans la lampe et d’alimenter la flamme, et
aux ])roduits de la comlmstion de s’échapper, circon-
scrit rexjdosion ou l’inflammation du grisou qui se pro-
duit au contact de la flamme à l’intérieur de la lampe.
D’où vient aux toiles métalliques cette précieuse pro-
priété? L’étude de la combustion de l’air chargé de gri-
sou et de son mode de propagation à travers des tubes,
va nous le dire.
Supposons que sur une conduite débitant un mélange
explosif, artificiellement préparé, d’air et de grisou,
nous branchions une série de tubes en verre d’une cer-
taine longueur et de diamètres décroissants. Enflam- ■
nions le mélange à l’extrémité libre des tubes et obser-
vons ce qui se passe. Nous constaterons que la vitesse de
propagation de l’explosion à travers ces tubes est
d’autant plus faible que leur diamètre est plus étroit.
Bien plus, en dessous d’un certain diamètre, l’explosion
pénètre dans le tube, mais s’y arrête bientôt; ici encore
200
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
il y a un rapjiort direct entre la loniaieur de pénétra-
tion de la flaniine et le diainêtre du tulie. Entin la péné-
tration est nulle avant (pie le diamètre du tube devienne
liii-mème nul.
Tous ces faits s’expliquent, si l’on se rappelle que
la jirésence d’un corps froid exerce une influence très
inar({uée sur la propaiiation d’une flamme : il la
rejiousse. On peut en juii'er en regardant sous une
incidence rasante une flamme écrasée jiar une surface
])lane froide, un carton d’asbeste, par exein}de. On
ajiercoit, au contact du carton, une zone sombre dans
laipielle ne se produit aucune combustion. L’épaisseur
de cette zone peut, dans certains cas, atteindre un mil-
limètre. n en est de même si, au lieu d’un carton
d’asbeste, nous écrasons la flamme à l’aide d’une toile
métalli(pie, ainsi ({ue cela se pi-aticpie journellement
dans les laboratoires de chimie (1). C’est ipie la toile
imflallique peut être considéiaie comme formée par la
juxta])osition d’un très grand nomlire de tubes de faible
longueur sans doute, mais aussi de très faible diamètre.
( )r, nous venons de le ra}q)oler, la flamme refuse de
j)énétrer dans un tel tube, })arce ([u’elle s’y trouve trop
fortement refroidie au contact des })arois. On conçoit
donc qu’en combinant convenablement la grosseur du
til employé jioiir la confection de la toile et le nombre
de ses mailles [lar centimètre carré, c’est-à-dire la lon-
gueur et le diamètre des tubes élémentaires, on puisse
obtenir une toile em})êchant efficacement là projiaga-
tion d’une inflammation ou d’une explosion (2).
La nature du métal joue toutefois un rôle im])ortant
dans la résistance des toiles. 11 arriv(', en effet, que la
combustion du grisou, sans se })ropager à l’extérieur, •
(I) Il est à remerqiier que ce eas n’est pas absolument identique ci celui des
lampes de sûreté,
i'i) Voir pour chill’res et détails, par exemple, Le (^hatelier, Lfi Grisou,
pp. 55-()7.
LE GRISOr
201
se continue à rintérieur de la lampe. La toile se trouve
alors foi'teinent chauffée. Dans ces conditions, le cuivre
et le laiton fondent, et il en est de même de certaines
toiles en fil de fer de mauvaise qualité (i). La toile
détruite, la sûreté de la lampe disparaît. Enfin, sous
l’influence des courants d’air violents, qui existent par-
fois dans les mines, la flamme peut traverser directe-
ment la toile, surtout si l’action refroidissante de celle-ci
se trouve diminuée par réchaufiement dû à la combus-
tion du grisou (2).
La lampe Davy s’est, pour ces diverses raisons,
trouvée souvent en défaut, malgré l’exactitude du prin-
cipe sur lequel est basée sa construction. Il faut remar-
quer, en outre, que dans son type primitif cette lampe
est peu })ratique. La toile métallique en forme de coiffé
cylindrique qui en recouvre la flamme, constitue un
écran qui aI)sorbe une très grande partie de la lumière.
.Vussi imagina-t-on bientôt d’interposer entre le pot de
la lampe et cette coiffé métallique un anneau cylin-
drique en verre.
Perfectionnement est souvent synonyme de complica-
tion. Ce fut le cas ici. L’introduction d’un élément aussi
fragile ([u’un verre de lampe, suscejflible de bris sous
l’influence de la cbaleur, devait entraîner plus d’un
mécompte et provoquer des recherches nombreuses.
On ne tarda pas d’ailleurs à s’apercevoir qu’une étude
expérimentale était nécessaire pour en arriver à définir
les qualités i‘es|)ectives des divers types de lampes pro-
])osés et vérifier le lûen fondé des ap])réhensions des
exploitants sur la valeur de certains types.
C’est ainsi qu’en Belgique diverses commissions offi-
cielles procédèrent à des essais, en 1838-1839 d’abord.
( I ) Watteyne et Slassart, Expériences sur les lampes de sûreté. Ann. des
■Mines de Helgique, t. L\, l!)04, pp. !2()7-27(.) du tiré à part.
t'2) L’existance de gaz plus intlammaliles que le grisou pourrait également
entraîner la traversée de la flamme et mettre la toile eu défaut.
202
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
])uis en 1868-1873, en 1879-1880, en 1882, et enfin
en 1892-1894. Durant ce temps, divers comités de
savants étrangers se livraient également à des
recherches nombreuses et répétées, en Angleterre, en
France, en Prusse, en Autriche (1). On y utilisa le plus
souvent le gaz d’éclairage, ailleurs le méthane préparé
artificiellement, ou encore le grisou.
La conclusion qui se dégagea dès les premières expé-
riences, est que les dimensions relatives des diverses
parties de la lampe Jouent un rôle considérable
sur son degi“é de sûreté. C’était constater du coup la
nécessité d’une surveillance étroite et continuelle de la
construction et de l’état d’entretien des lampes.
Dès les premières expériences encore, on étaldit que
la lampe imaginée }>ar Mueseleer, ingénieur du Corps
des mines belge, était l’ime des plus remarquables.
Recommandée en Belgique, }>ar une circulaire offi-
cielle, dès 1840, cette lamjie y fut, en 1876, rendue obli-
gatoire, à l’exclusion de toute autre, pour les ouvriers
des mines franchement grisouteuses. Cette prescidp-
tion fut maintenue ]iar le règlement de police du
28 avril 1884, qui ordonnait en même temps ralinien-
tation à l’huile végétale.
D’autres études, sur lesquelles nous reviendrons bien-
tôt, ont conduit récemment le gouvernement belge à
ériger une station d’essai des explosifs antigrisouteux.
On y a annexé un laboratoire de recherches sur les
lampes de sûreté. Inauguré en 1902, il est l’un des plus
perfectionnés, sinon le plus complet et le mieux outillé
de tous ceux qui ont été créés jusqu’ici. En donner une
description détaillée serait sortir du cadre de cet article.
Je renverrai donc le lecteur aux mémoires origi-
(I ) On trouve un exposé historique succinct de toutes ces recherches dans le
mémoire déjà cité de MM. Watteyue et Stassart : Expériences sur les lampes
de sûreté, pp. S-4Ü.
LE GRISOU
203
naux (1), me bornant à rappeler que la station se
trouve installée an siège n° 3 de l’Agrappe, à Fraine-
ries, oii des terrains ont été gracieusement mis à la dis-
position du gouvernement par la (lompag-nie des Cdiar-
bonnages belges. Le grisou ca}dé dans les travaux de
la fosse est soumis à une épuration ramenant la teneur
en CO2 à 1,5 p. c., et emmagasiné dans un gazomètre
d’où il est dirigé vers les appareils d’essai. Un premier
ajtpareil sert à éprouver les lampes dans un courant gri-
soutenx de teneur variable, mais généralement à l’op-
timiim d’explosibilité. Sa vitesse peut atteindre jus-
qu’à 17 mètres par seconde, suivant le réglage; et son
orientation est elle-même variable suivant la position
occupée j)ar la lampe dans l’apitareil. Un second appa-
reil, ([ui constitue une innovation, permet d’essayer la
lampe dans une atmosphère grisouteuse, chaude et
comprimée, c’est-à-dire dans les conditions que l’on
rencontre aux grandes profondeurs atteintes aujour-
d’hui par quelques charbonnages belges, mille mètres
et })his.
Les essais sont faits à outrance, et ont pour but
uni([ue d’éprouver la résistance des lampes. Ils ont porté
non seulement sur la lampe Mueseleer, mais sur un
grand nombre d’autres types, les uns anciens, les autres
créés au cours des vingt-cinq dernières années et en
usage à l’étranger. MM. Watteyne et Stassart se sont
aussi attachés à l’étude d’un certain nombre de points
spéciaux : résistance des toiles métalliques, résistance
des verres, influence de la nature de l’huile, influence
des méthodes. de rallumage intérieui'. Les résultats aux-'
quels ils sont })arvenus, sont des plus intéressants et des
plus remarquables.
( 1 ) Annales fies Mines de Üelgique, t. VH, .i® livrais., 100'2, pp. 91)3 et suiv.
et I. IX. 1904, pp. 149 et suiv. Revue Universelle des Mines, etc., 4« série,
t. IV, pp. 149 et suiv. Congrès international des .Mines, etc., Liège, 1905, 1. 1,
pp. “214 et suiv.
20i
REVUE DES QI’ESTIONS SCIENTIFIQUES
Disons iininédiateinent qu'ils ont conduit à l'aliroga-
tion de certaines prescri}»tions, de celle entre autres qui
concernait la nature de riiuile, et à la confirmation ou
à l’étahlissement d’autres régies relatives à la nature
d('s toiles inétalli([ues, à la ([ualité des verres, etc. (1).
Les ty|)es de lampes autorisés sont aujourd’lini très
nombreux : on en compte plus d’une douzaine. La
lampe Mueseleer a été perfectionnée par l’adjonction
d’une cuirasse en tôle jirotégeant les toiles. Cette dispo-
sition a été rendue obligatoire de façon générale pour
les lampes employées dans les mines franchement gri-
souteuses.
Crtàce aux bons résultats qu’elles ont fournis, un
grand nombre de lampes à benzine, dont la lamjie
Woolf peut être considérée comme le prototype, ont,
à la suite de ces essais, été mises en service dans les
houillères belges. Ces lampes offrent sur celles alimen-
tées à riiuile végétale deux avantages imjiortants. Tout
d’abord, leur pouvoir éclairant est plus considérable.
L’intérêt de ce fait a})paraît évident, si l’on songe aux
multiples dangers qui menacent le mineur et dont il ne
peut se rendre comjde ([u’à la lumière de sa lampe. La
lutte contre la chute de }>ierres et contre les élioule-
ments, qui, aujourd’hui, interviennent jtour une si
large part dans la statistique des accidents, est évidem-
ment facilitée jiar la possession de moyens d’éclairage
plus puissants. Mais le jtrogrès réalisé par l’introduction
des lampes à benzine est surtout d’un autre genre,
(frilce à la grande volatilité de cette huile minérale, on
*a pu munir ces lampes d’un rallumeur intérieur. Pour
juger de l’utilité de ce dispositif, il faut se rejirésentei* ce
qui se passe lors([ue l’on fait usage de lampe alimentée
(1) Cf. Annales des Mines de IIeloique, i. I\, f.Hli, E.i'jirrinices sur les
lampes de sûreté, p. !li7. — Idem, l. X, l!Kr), Nouvelles expériences sur les
lampes de sûreté, p. (!I7. — Idem, t. XI, UHMi, Examen de quelques hjpes
récents de tampes de sûreté et Recherches nouvelles sur la résistance des
verres, pp. 1099-1 “241,
LE GRISOU
!^05
à l’huile grasse et que celle-ci vient à s’éteindre pour
une cause quelconque : heurt, chute, etc. Une seule
mesure s’impose : il faut renvoyer la lampe au puits
d’entrée d’air ou à la surface suivant le cas, car ce n’est
qu’en dehors de tout endroit susceptible de renfermer
une atmosphère grisouteuse que l’on pourra ouvrir la
lampe et la rallumer en toute sécurité. Si l’on songe aux
trajets parfois très longs qu’il faut faire pour se rendre
des tailles au puits, on jugera aisément de l’importance
que prend le service de rallumage, de la ])erte de temps
qu’il peut entraîner et, enfin, du danger que court le
mineur s’il vient à voir s’éteindre sa dernière lumière
alors qu’il se trouve dans un endroit écarté. Cette der-
nière éventualité est surtout à craindre à la suite d’acci-
dents, alors que, pour une raison quelconque, toutes les
lampes s’éteignent presque simultanément. On saisit du
même coup les avantages d’un rallumeur intérieur,
c’est-à-dire d’un mécanisme garni d’allumettes et ])er-
mettant d’entlammer celles-ci à l’intérieur de la lampe
de manière à remettre le feu à la mèche, tout en restant
sous l’abri protecteur des toiles métalliques.
Le rallumage intérieur présente toutefois un risque.
Si la lampe s’est éteinte à la suite d’un choc ou d’une
chute, elle peut s’être du même coup gravement
endommagée; si le mineur vient alors à la rallumer dans
une atmosphère grisouteuse, il peut provoquer une
explosion. 11 importe donc d’attirer l’attention de la
main-d’œuvre sur le risque qu’elle court à se servir du
rallumeur sans avoir vérifié, au toucher ou autrement,
le bon état de la lampe.
Les lampes à benzine ont encore donné lieu à d’autres
critiques. Citons notamment, au début de leur mise
en service dans les mines belges, de nombreuses
ruptures de verres, qui entraînaient la siqipression
de l’étanchéité de la lampe en j)leins travaux. Ces faits
auraient été de nature à entraîner la condamnation
20(3
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
de cos lampes, si l’on n’était iiarvenn assez rajiidement,
semble-t-il, à réduire la casse dans des proportions
considérables.
Enfin, pour en finir avec ce sujet bien intéi*essant
mais un peu toutlii, remarquons que les lampes de
sûreté ne peuvent être ouvertes dans les travaux, car
elles perdraient dès lors toutes leurs }>ropriétés. On les
rend donc indémontaldes en réunissant par une soriMire
le ])ot et la cage métallique ou armature, destinée à ser-
l’er contre le }>ot les autres paidies essentielles : verre,
tamis métalliques, en même temps qu’à jirotéger le
verre contre les chocs. Les types de serrures sont des
j)lus variés. Diverses térmetures, dites magnéti([ues,
imaginées au cours de ces dernièi*es années, })assent
j)Our inviolables.
Une seconde cause d’intlammation résulb' de l’emploi
d’exjtlosifs.
(Jette question, plus vaste et surtout plus conqdexe
que celle des lampes, retient aujourd’hui l’attention dos
ingénieurs.
Il faut, dans l’em])loi des exjdosifs, distinguer trois
cas bien diderents : le minage en charbon, j)oui‘ l’aba-
tage de la houille; les travaux d’ouverture de voies de
chantier, ou bosseyement, dans les roches encaissant
la couche, et, enfin, le creusement de travers-bancs, ou
galeries au rocher, qui ne renconti’ont des couches de
houille que de distance en distance.
La houille est généralement tendre, surtout quand
elle est grisouteuse. Parfois — c’est le cas quand elle
est « recuite » — elle est, au contraire, excessivement
dure. En Belgique, il est de règle de faire l’abatage du
charbon au pic; ce n’est que dans les gisements non
grisouteux, ou, dans tout autre cas, par dérogation
expresse aux règlements, que l’on recourt aux explo-
sifs. Encore doit-on examiner, dans chaque ap})lication.
LE GRISOU
207
s’il existe ou non des poussières de charbon dans le
chantier. Sous l’intluence d’une mine débourrante, ces
poussières peuvent en etièt être soulevées et former,
comme l’expérience l’a prouvé, une atmos])hère explo-
sive. C’est à un accident survenu au cours d’un minage
en veine, qu’il faudrait attribuer, d’après M. Atkin-
son (1), l’épouvantable catastrophe de Courrières et un
grand nombre de désastres similaires survenus en
Angleterre. Les expériences exécutées au lalioratoire
de Framerics sur des ])oussières de la mine de Cour-
rières ont, de fait, étalili leur caractère éminemment
explosif.
Dans les mines allemandes, on abat les poussières de
charbon avant le tir des mines, à l’aide d’une lance
prenant l’eau sur une conduite qui parcourt toutes les
galeries du charbonnage. L’arrosage est également
organisé aujourd’hui dans un grand nombre de mines
anglaises et tout })articulièrement sur les voies de
trans})ort, afin de combattre l’induence néfaste que les
poussières accumulées jtourraient y exercer en facili-
tant la })roj)agation d’une explosion née dans l’un quel-
conque des quartiers de la mine (2).
Quoi qu’il en soit, la suppression complète des explo-
sifs constituerait évidemment la meilleure solution.
On a, au cours de ces dernières années, inventé
diverses machines, connues sous le nom de /taveuses, et
qui abattent mécaniquement la couche de houille. Ima-
ginées principalement pour suj)pléer au manque de
bras, elles n’en jtrésentent jtas moins un intérêt immé-
diat dans la question qui nous occupe. Ces machines
sont très répandues en Amérique, en Angleterre, voire
en Allemagne; mais elles sont considérées jusqu’ici
comme inapjdicaldes dans les gisements belges.
(I) Cf. Report... on the disaster occiired at Courrières mines, etc.
C2) l.e coût (le l’arcosage atteint et dépasse, dans plusieurs charbonnages alle-
mands et anglais, lU centimes à la tonne.
208
REVUE DES QT^ESTIONS SCIENTIFIQUES
rjn instant, les tcclmiciens avaient es|)éré pouvoir
aclo})ter une solution analogue })our les travaux à la
pierre, bossejeinents ou creusements de galeries à
travers-lianes. Un revirement d’ojiinion semble aujour-
d’hui se manifester sous l’intluence d’idées nouvelles,
({ue nous examinerons bientôt.
Il importe de remar({uer que si une ventilation active
est le moyen primordial de comliattre le grisou, elle ne
s’obtient que grâce à une réduction de la résistance
totale de la mine, réduction qui n’est elle-même qu’une
conséquence de la grande section des voies, à égalité de
longueur de ])arcours. La mine grisouteuse doit donc
avoir des voies larges, spacieuses et ce devra surtout
être le cas })our les travers-bancs qui en sont générale-
ment comme les grandes artères.
Le cas des travers-bancs est le })lus difficile })arce que,
ici, l’on avance en plein massif rocheux. Celui des bos-
seyements est souvent j)lus siiii})le. C’est là une circon-
stance heureuse, car l’existence d’une atmos})hêre gri-
souteuse ou j)Oussiéreuse est lieaucoup plus à craindre
dans ce cas. Le bosseyement consiste à entailler les
})arois de la couche préalalilement excavée, de manière
à établir des galeries de section et de forme détermi-
nées. C’est là toutefois un travail assez important, lors-
qu’il s’agit, comme en Belgique, de couches générale-
ment minces. La statistique renseigne en effet qu’en
1903, ]>ar exem])le, la puissance moyenne a varié de
Û'",5() à 0'",8i dans les divers bassins belges avec une
moyenne de 0"', (38 pour le royaume. En outre, l’une et
l’autre }>arois sont bien souvent de grande dureté ou
tout au moins de grande com])acité. L’outil les entaille
difficilement.
Aussi a-t-on tenté de recourir, dans ces cas, aux pro-
cédés mécaniques.
De tous les j)rocédés proposés, dont quelques-uns sont
aussi bizarres qu’ingénieux, un seul jusqu’ici a fourni
LE GRISOU
209
chez nous des résultats concluants : c’est l’emploi d’ai-
guilles coins. Un trou ayant été foré dans la paroi
rocheuse, on y enfonce des coins en fer qui jirovoquent
réclateinent de la roche. Pour que l’on puisse enfoncer
semhlaldes coins, il faut que le trou, analogue à un
fourneau de mine, soit d’assez grand diamètre. Long-
temps la question fut considérée comme ouverte en ce
qui concerne les hosseyements. Car seules les perfora-
trices mécaniques étaient cajiahles de forer des trous de
grand diamètre, et d’autre part ces machines étaient
d’emploi souvent difficile, parfois impossilile dans des
galeries sujettes à de multijdes et brusques sinuosités,
comme c’est le cas pour les voies ouvertes dans des
couches de houille, plissées et chiflbnnées à l’envi. En
outre, l’air com})rimé est le seul agent auquel on ait ]m
jusqu’ici avoir recours sans crainte de mésaventure, et
nombreux sont les chaidionnages qui ne possèdent pas
les installations nécessaires à son eiii])loi.
Il y a une dizaine d’années que furent inventées
diverses perforatrices à bras qui ont permis de tourner
la difficulté, grâce à l’invention simultanée d’appareils,
assez portatifs et mameuvrés également à bras, qui
permettent d’enfoncer énergiquement les coins en
fer^(l).
Ces procédés sont néanmoins coûteux et lents, com-
parativement au minage. Ils sont donc également dés-
avantageux dans les périodes de crise, où il importe de
réaliser toutes les économies possibles, et dans celles de
prospérité, où il faut répondre à une grande demande
de combustible. Le coût supplémentaire d’ouverture des
voies est certes compensé par la plus grande sécurité
du travail, et aussi par une diminution des frais d’entre-
(I) Cf. par exemple, A. Hal)ets, Cours d'exploitation des mines, t. l,
I-iége 1906, 2'' édition, et encore Verniory, Chasse-coins et brise-roches. Cou-
page des voies sans le secours d’explosifs. Axn. des Mines de Heldique, t. I,
p. 293.
IIU SÉmU T. Ali.
14
210
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
tien ultérieurs. Mais la lenteur du creusement constitue,
aux yeux de certains, un vice rédhibitoire (1). Et c’est
pourquoi l’emploi des exjtlosifs n’a pas perdu de son
intérêt; le règlement belge ne le })roscrit d’ailleurs que
suivant une progression en rapport avec le caractèi’e
grisou teux du gisement.
Au contraire, l’emploi des explosifs est toléré pour le
creusement des travers-bancs, sauf dans le cas de ren-
contre d’une couche de houille. L’aiguille coin n’est, en
effet, elKcace dans les travaux en plein rocher que pour
autant qu’elle soit enfoncée à l’aide de machines puis-
santes. La présence de grisou et surtout celle de pous-
sières charbonneuses est d’ailleurs moins à craindre,
bien que, dans certains gisements, des soutffards plus
ou moins intenses, et souvent nombreux, prennent
naissance sur les tissures des roches.
Certains charbonnages avaient, il y a quelques
années, renoncé complètement à rem}>loi d’explosifs,
sauf le cas de traversées de terrains très durs ou encore
de creusement de puits, les perforatrices s’accommodant
mal à ce dernier cas. Plusieurs manifestent aujourd’hui
une tendance rétrograde et reviennent à l’emploi des
explosifs. Il a, en effet, été constaté depuis peu que les
poussières schisteuses et quartzeuses, produites en abon-
dance par les perforatrices mécaniques, avaient une
action désastreuse sur la santé des ouvriers (2).
L’autopsie a relevé des lésions profondes des voies
respiratoires entraînant souvent une mort ])rématurée,
notamment par la tuberculose. Le mal n’est pas sans
remède. Une injection d’eau à travers le fleuret peut
abattre les poussières. Mais c’est là une com})lication
(1) Cf. Watteyne et Uenoel, Les Explosifs dans les mines de houille de Bel-
gique, liULL. Soc. Ini). Mixkhale Saint-Étienne, 3'’ série, t. 14, i()00.
Congrès intern. des mines et de la métal., pp. 85-103.
('2) Cf. Revue UxiVEnsiCLLE des Mines, B*" série, t. 10, 3‘‘ numéro,
pp. 294-297.
LÉ GRISOU
211
qui peut, dans certains cas, rendre difficile l’ap})lication
du procédé.
Une autre raison du retour à rem])loi des explosifs
est la nécessité d’exécuter rapidement divers travaux
})réparatoires. L’emploi d’aiguilles coins, combiné avec
celui de perforatrices, est en effiet relativement lent et
aussi plus dis])endieux. Le jiroldème de la su})pression
complète des explosifs dans les mines grisouteuses et
dans les charbonnages simplement poussiéreux est
donc encore loin d’être résolu.
Entretemps les recherches se sont orientées dans une
autre direction. 11 y a bientôt vingt ans que se ])osa
une question nouvelle, qui devait mettre à l’épreuve les
ressources d’ingéniosité des inventeurs. Elle consiste à
rechercher un explosif qui ])uisse être emploj’é impu-
nément en présence du grisou ou des poussières.
11 va sans dire qu’en pi’atique on ne doit jamais miner
dans une atmosphère grisouteuse. Mais, Je l’ai déjà dit,
il faut prévoir les erreurs et les négligences des pré-
posés au tir des mines, qui pour une cause quelconque
n’apercevraient pas l’existence de gaz intlammalile en
le recherchant à l’aide de leur lampe, ou encore omet-
traient, intentionnellement ou non, de s’assurer de
l’alisence de grisou. 11 se peut, d’ailleurs, qu’un afflux
de i>risou se manifeste entre l'instant où le boutefeu
C
explore l’atmosphère et celui où il fait détlagrer la
mine.
La possession d’un explosif pouvant exploser impuné-
ment au sein d’une atmosphère grisouteuse est donc de
grande im})ortance })Our la j)lupart des charbonnages.
Le problème n’est pas insoluble, mais il est extraor-
dinairement compliqué. Il n’est pas insoluble. On se
souvient en effet que le grisou, dont le point d’intlani-
mation est de 650“ c. (i), possède cette propriété
(1) Voyez Rev. des Quest. scient., avril 1907, p. 519.
2i2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
remarquable de retarder à rintiamniation; si la
coinliustion de Texjilosif est très rapide et si les gaz
chauds qu’elle engendre en quantités énormes se déten-
dent très rapidement, il se jieut que la température de
la masse gazeuse en contact avec le grisou soit tro]>
basse jiour en provoquer rindammation. Le proldème
est donc théoriquement solulile. Mais la recherche
d’exjilosifs réalisant ces conditions est très délicate.
Pour ex})oser la question dans tous ses détails, il
faudrait rechercher à la lueur des données ex})érimen-
tales ce ([ui se ]>asse dans l’exjilosion d’un coiq) de
mine.
Ici encore, l’étendue du sujet est telle que je dois
me borner à rappeler certaines notions d’oi-dre plutôt
historiqiu', sans chercher à groiqier et à coordonner
tous les faits connus.
Pour })ouvoir réaliser le jirogramme inqtosé, les
explosifs doivent posséder uik' vih'ssc de propagation
de l’exjdosion extrêmement rapide. Les exjdosifs bri-
sants ou détonants [lossèdent seuls cette qualité. La
poudre noire, au contraire, détlagre ti‘0]) lentement et
enflamme toujours le grisou.
La Commission française, tout en se rendant com})te
des multiples côtés de la question (1), crut pouvoir
considérer comme critérium du caractère antigrisou-
teux d’un exjilosif, dit de sûreté, sa temjiérature de
détonation.
Il exish', en effet, une relation évidente entre la tem-
pérature hnale des gaz engendrés et leur tenqiérature
initiale. On avait ainsi fixé à l'.XJÜ" pour les travaux à la
jtierre et à 1500" ))our les travaux en veine la tem})éra-
tui'e de détonation maxima des ex})losifs antigrisouteux.
En fait, ces tenqiératures étaient déterminées jiai' le
calcul à l’aide des données thermochimiques.
Mais ce n’était examiner qu’un jioint de la question.
( I ) Cf. Ceciiatelier, Lr Griaoii, pp. 138-171.
LE GRISOU
213
La rapidité de la détente doit aussi être considérée ; à
puissance égale, elle dépend en grande partie de la
pression initiale ou mieux de ce qu’on a appelé la bri-
sance de l’explosif.
La charge sous laquelle l’explosif est employé, consti-
tue également un facteur important, et même un facteur
prépondérant, ainsi que MM. Watteyne et Denoel l’ont
indiqué dès 1898 et comme il a été reconnu depuis.
Les expériences ont en effet établi que tout explosif au
delà d’une certaine charge, variable pour chaque type,
mettait certainement le feu au grisou. La charge
maxima d’un explosif donné que l’on puisse faire
détoner en présence d’un mélange gazeux inflammable,
sans provoquer l’inflammation de ce dernier, a reçu le
nom de charge limite de sécurité.
L’influence de la charge se combine avec celle de la
brisance et provoque une série de phénomènes trop
complexes pour être exposés ici (1).
Enfin il a été constaté qu’il fallait tenir compte non
seulement de la nature chimique de l’explosif, mais
encore de son état physique, et en outre que divers
types étaient sujets à des variations de fabrication ou
à des altérations plus ou moins profondes.
Le problème est donc des plus ardus et des plus
délicats.
Les recherches ont été poursuivies avec ardeur et
ténacité. On a pu préciser le mécanisme d’une défla-
gration, en déterminant la pression initiale produite
par l’explosion, la longueur des flammes produites par
la détonation, la vitesse de détonation elle-même. Ce
sont là des phénomènes essentiellement fugaces, des
plus difficiles à saisir, mais que M. Bechel semble
néanmoins avoir réussi à élucider (2).
( 1 ) Watteyne et Denoel, Les Explosifs dans les mines de houille de Belgique.
Hum,. Soc. Ind. .Minér.vle Saint-Étienne, 3<‘ série, t. 14, KMIO, pp. 60-134.
('2) Voyez, entre autres. Annales des Mines de Helgique, t. Vil, pp. 1027-
1054, t. IX, pp. 1307-1330.
214
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Toutefois, les recherclies effectuées dans divers pays
étranp^rs étaient loin d’avoir fourni des indications
satisfaisantes notainnient en ce qui concerne la charge
limite.
ITie catastrophe, survenue le 26 avril 1601, au char-
bonnage du Grand Buisson et qui fit dix-neuf victimes,
était venue confirmer les appréhensions de certains
ingénieurs à l’endroit des explosifs antigrisouteux. Sa
cause jtremière, remjuète l’avait nettement établi, était
le tir d’une mine charaée d’environ i kiloüramme de
grisontine (1).
Il importait d’agir, et c’est pourquoi, le gouverne-
ment belge dota en 1602 le Service des accidents
miniers et du f/risou, de l’Administration des mines
des moyens de ju’océder à des expériences directes en
installant à Frameries un lalioratoire de recherches.
Nous connaissons déjà cette station en ce qui con-
cerne l’essai des lampes. L’étude des explosifs s’y fait
dans une division distincte, ([iii consiste essentiellement
en une galerie de section elliptique et de 30 mètres de
longueur, analogue à une galerie de charbonnage.
Ouverte à une extrémité, elle s’encastre à l’autre dans
un massif de maçonnerie où se trouve logé un mortier
en acier faisant office de fourneau de mine.
Le mortier est chargé d’une quantité convenable de
l’explosif à essayer. Aj)rès quoi, on rend grisoutense
ratmos})hèi*e voisine — limitée }iar une cloison en
pa]ûer obturant complètement la galerie — en y injec-
tant du grisou amené du gazomètre j)ar une canalisa-
tion ajqiropriée. Ln dis])Ositif spécial permet de remplir
en outre de poussières de charlion l’atniosphère de la
galerie.
L’expérience est des plus simples, une fois ces prépa-
ratifs achevés. On })rovoque à distance rinflammation
de la mine. L’un local d’obsen’ations, à l’abri des pro-
(1) Axx. DES Mixes de Belgique, t. VII, p. i)IK3.
LE GRISOU
215
jections éventuelles, on observe si oui ou non l’explosif
essayé provoque l’explosion de l’atinosphére.
Les résultats obtenus au laboratoire de Fraineries
sont des plus intéressants. On peut en Juger rapidement
par la suite officielle qui y a été donnée :
De tous les explosifs classés comme antigrisouteux
avant ces essais, un seul ligure encore aujourd'hui sur
cette liste qui comporte cependant plus de vingt
numéros.
C’est que le programme de la première série d’essais,
pour être simple, était particulièrement rigoureux (1).
Il était, d’ailleurs, à tendances nettement pratiques et
utilitaires : pour être considéré comme antigrisouteux,
un explosif doit posséder une charge limite représentant
une énergie suffisante. Car il est évident que pour être
utilisé rationnellement, semblable explosif ne peut être
employé qu’en quantité inférieure à sa charge limite,
c’est-à-dire incapable, d’après les essais, de communi-
quer le feu au grisou, et que, d’autre part, l’exjdosif doit
pouvoir néanmoins effectuer un certain travail, dont la
quotité mininia peut être définie par rapport à un
explosif type de composition bien définie.
C’est ainsi que pour être actuellement considéré
comme antigrisouteux, par le classement belge, un
explosif doit pouvoir déflagrer sans bourrage au sein
d’une atmosphère grisouteuse au maximum d’explosi-
bilité, en une quantité équivalente ou supérieure à
i 75 grammes de dynamite n“ 1 .
Ainsi qu’il a été dit, on détermine la charge limite de
chaque explosif par des séries de tirs dans la galerie.
L’évaluation de leur })uissance se fait par des expé-
riences spéciales à la bombe de plomb.
Des explosifs considérés comme antigrisouteux en
(I ) Cf. Watteyne et Stassart, Les Lampes de sûreté et les explosifs au sièye
d'expériences de Frameries, Congh. ixtern. des Mines, I.iége, 19U5, t. 1,
pp. “2“28-27“2.
216
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
1900 à la suite de l’étude critique des l'eclie relies faites
à l’étranger, un seul sur vingt et un, la grisoutite, a pu
satisfaire au prograiiune imposé.
Mais renseignée et guidée par ces nouvelles
recherches expérimentales, l’ingéniosité des fabricants
et des inventeurs n’a ])as tardé à doter les exjdoitants
de }>()udi’es plus pvdssantes et plus efficaces.
(Test ainsi qu’aujourd’hui la liste officielle conqtrend
]ilus de vingt niunéros. Certains d’entre ces ex|)losifs
ont une charge limite équivalant à plus de 5(i)0 grammes
de dynamite n'’ 1, alors que cet équivalent n’est que
de 179 grammes pour la grisoutite.
Enfin les conditions d’emploi de ces explosifs ont été
nettement définies, de telle sorte (pi’il est })ossihle d’es-
])érer à cet égard un ])rogrès sensible. Souhaitons que
la prati(pie confirme nettement les beaux travaux exé-
cutés au laboratoire de Frameries })ar MM. TVatteyne
et Stassart, sous le })atronage de l’Etat belge.
Les lampes et les explosifs sont les })rinci}»ales causes
d’inflanunatiou.
Inutile d’ajouter (pie l’usage du tabac à fumer est
interdit dans les mines à grisou. Il est d’ailleurs for-
mellement défendu d’y ajiporter des objets permettant
de se j»rocurer du feu, allumettes ou brbpiets.
En dehors des lamjies et des exjdosifs, il est en géné-
ral aisé de siqiju'imer toute cause artiftcielle suscejitible
d’enflammer le grisou. Ibmr actionner les engins
mécaniques situés au fond de la mine, tels que pompes,
treuils, ])erforatrices, on se sert, suivant les cas, de
vapeur, élaborée jiar des chaudières situées à la sur-
face, d’eau sous pression ou encore d’air comprimé.
Les remarquables jirogrès acconqdis durant ces
dernières années par l’industrie électrique ont toute-
fois conduit les ingénieurs à examiner de plus près
l’application de ce flui'de pour la commande des diverses
machines souterraines.
LE GRISOU
217
Jus({ii’ici on a observé la plus grande réserve clans
raiitorisation de seinlilables installations lorsqu’il s’agit
de mines franchement grisouteuses. On est, en effet,
encore mal informé sur les précautions à prendre pour
les rendre sans danger. Tout récemment, une série de
recherches expérimentales a été entreprise en Alle-
magne à la galerie de Gelsenkirchen-Bismarck, par
M. Beyling (1), à l’effet de spécifier les conditions par-
ticulières que doit remplir le matériel électrique destiné
aux mines grisonteuses.
Les faits mis en lumière par ces recherches sont du
plus haut intérêt, mais trop spéciaux ])our être rap-
})clés ici. Le problème partiellement résolu est encore
loin d’être complètement élucidé. Les essais se pour-
suivent encore à cette heure, à la galerie de Gelsen-
kirchen.
Pour résumer brièvement la question, disons que le
danger peut ici provenir soit de la production d’étin-
celles, soit de l’échauffement d’un hl métallique par
suite d’avarie.
Dans l’im ou l’autre cas, l’atmosphère de la mine
liaignant plus ou moins directement l’appareil élec-
trique, il y a inflammation du mélange grisouteux.
Toute la difficulté consiste à empêcher la propagation
de cette explosion à l’extérieur de l’armature envelop-
pant le moteur.
Les premières recherches de M. Beyling ont établi
que divers types de protections : cuirasse hermétique,
toiles métalliques, plaques superposées, bain d’huile
étaient admissildes et efficaces. Cdiacun d’eux toutefois
a des ap})lications limitées ou présente des difficultés
spéciales de mise en œuvre.
11 semblerait néanmoins que l’emploi de l’électricité
dans les mines grisouteuses, jusqu’ici très limité, pour-
(1) Cf. Gluckauf! Essen 1900, n°® 1 à 13. Traduction résumée Ann. des
Mines de Belgique, t. XI, pp. 630-639 et 987 à 1006, et t. XII, pp* 64-92.
218
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
rait dans un avenir plus ou moins procdie se développer
largement, Jusque dans les endroits où l’on peut
craindre l'existence de gaz intiammable.
La question est évidemment délicate, car d’une part
les appareils électriques sont aisément sujets à des
détraquements occultes, alors que le mineur, aux
mains rudes, est habitué aux outils robustes; et d’autre
part, il est logique de chercher à conserver aux mines
la plus grande sécurité possible, fallût-il en arriver à
ju’oscrire certains engins des plus utiles. Principiis
ohsfa!
C’est pourquoi le problème est encore à cette heure
loin d’être complètement résolu.
Certaines causes accidentelles, mais naturelles,
peuvent ainsi provoquer l'intlammation du grisou. C’est
tout spécialement le cas pour les incendies souterrains,
qui créent déjà tant de didicultés dans les exploitations.
La genèse des incendies doit être recherchée dans la
nature même du combustible exploité ou encore dans
celle des roches encaissantes, tels certains schistes
bitumineux. ( )n parvient néanmoins par une appropria-
tion rationnelle des méthodes d’exploitation à en limiter
la fréquence et l’étendue.
V. — Sauvetage
Quoi que nous fassions, quelque méthodiques et
minutieuses que soient nos études théoriques ou expéri-
mentales, quelque perfectionnés que soient nos appa-
reils de toutes sortes, quelque vigilantes et sévères que
soient la surveillance et la police des mines, nous n’en
devons pas moins redouter les accidents. Car notre
science est limitée, et notre nature est essentiellement
faillible.
LE GRISOU
219
11 faut donc nous attacher non senlement à réduire
le nombre des accidents, mais encore à en limiter
l’importance.
11 nous faut, en outre, prendre toutes les mesures
nécessaires pour pouvoir, en cas d’accident, porter
promptement secours aux victimes.
Les inflammations et surtout les explosions de grisou
sont par nature des accidents collectifs. L’atmosphère
de la mine s’enflamme dans toute sa masse, à partir du
point d’inflammation jusqu’aux limites de la zone
infestée par le gaz inflammable. Quiconque se trouve
dans la région atteinte court grand danger de mort.
Si nous voulons donc réduire le nombre des victimes
que peut faire un coup de grisou, nous répartirons le
personnel de chaque fosse par petits groupes, que nous
occuperons dans des chantiers distincts, c’est-à-dire
ventilés par des courants d’air différents. La division
du courant d’air s’impose d’ailleurs dans une certaine
mesure — nous l’avons vu plus haut — si l’on veut
s’attacher à réduire la résistance de la mine à la venti-
lation. Mais on est conduit à pousser plus loin encore la
subdivision du courant d’air suivant les exigences des
règlements miniers.
Ce n’est pas tout. Les faits ont prouvé que dans un
grand nombre de cas l’explosion née en un point reculé
de la mine se propageait à travers tout l’ensemble,
malgré la sulxlivision de l’aérage. Le plus souvent
c’est aux poussières charbonneuses accumulées sur les
voies de transport qu’il faut attribuer cette extension.
C’est pourquoi, en Angleterre notamment, on pratique
l’arrosage fréquent de ces voies de transport afin
d’abattre et d’agglutiner les poussières. On rend ainsi
plus effective l’indépendance de chaque chantier.
La règle suivie ]»our les chantiers est également
adoptée ])our les unités d’ordre supérieur, les sièges
d’exploitation. Dans bien des cas, ces sièges n’ont entre
220
REVUE DES QUESTIONS SClExXTI PIQUES
eux aucune liaison souterraine. S’il en existe, on
s’attache à y rendre impossible la pro})agation d’une
ex|dosion.
Les mesures propres à faciliter les opérations de
sauvetage en cas de catastrophe sont de deux sortes :
les unes préventives, les autres directes.
sont les mesures préventives que l’on s’était sur-
tout attaché k développer Jusque dans ces dernières
années.
La première et la })lus ini})ortante est la possession
de deux voies d’accès distinctes pour tout point des tra-
vaux d’exploitation. Une de ces voies devient-elle
inaccessible, l’autre issue subsiste et assure la retraite.
dette règle s’applique surtout aux voies d’accès ])rin-
ci}iales de la mine, qui sont le })lus fréquemment des
jmits. Plus la mine est profonde, plus grand est l’inté-
rêt (pi’il y a à maintenir intactes ces communications
entre les travaux souterrains et la surface. Aussi cher-
che-t-on à les multijdier, jtar exeni})le en réunissant
souterrainement des sièges d’exploitation voisins. Cette
mesure jtrésente toutefois, comme nous venons de le
voir, un certain aléa.
Il ne sufht ]ias d’assurer la retraite aux ouvriérs ou
le facile accès aux sauveteurs; il faut encore assurer,
autant que faire se peut, la persistance de la ventila-
tion. Des deux voies d’accès de chaque chantier, l’une
sert généralement d’entrée, l’autre de retour d’air. Ces
voies doivent être rendues indépendantes l’ime de
l’autre, de manière cà ce qu’en cas d’explosion, il ne
puisse se produire entre elles de court circuit. I)e même
il faut proscrire comme dangereuse la disjiosition ({ui
consiste à diviser j)ar une cloison étanche les puits de
la mine, de manière à ce que l’un des com])artinients
serve d’entrée, l’autre de retour d’air. Une explosion
vient-elle à se })roduire, la cloison est détruite et
l’aérage suspendu. La destruction de la cloison a en
LE GRISOU
221
outre pour conséquence ordinaire de rendre l’accès du
puits iin])ossible ou dangereux.
Les procédés directs de sauvetage ne sont complète-
ment eliicaces que pour autant que ces mesures [tré-
ventives et d’autres analogues ont été prises. Les
puits viennent-ils, }»ar exem})le, à déboucher dans le
même bâtiment, il sera tout aussi impossible aux
ouvriers de sortir de la mine, qu’aux sauveteurs d’}'
pénétrer, si le coup de grisou })rovoque l’incendie du
l3àtiment, comme ce fut le cas en 1879 au charlionnaoe
de l’Agrappe.
C’est donc avec raison que l’on s’est a})pliqué durant
longtemps à définir ces mesures préventives, car leur
rôle est nettement prépondérant. Les procédés de sau-
vetage proprement dits n’en méritent pas moins d’êti*e
pris en sérieuse considération.
En fait, il ,y a déjà longtemps qu’ils ont fixé l’atten-
tion des chercheurs. C’est ainsi qu’il faut remonter
à Pilâtre de Rozier, vers 1780, })Our retrouver l’un
des premiers inventeurs d’ap]iareils permettant tle
pénétrer dans les milieux irrespiraliles (1).
Ce ne fut toutefois que dans ces dernières années que
l’on ]>arvint à construire des appareils suffisamment
perfectionnés et surtout assez robustes pour jtouvoir
entrer dans la pratique courante des mines.
Les })rincq)aux ajtpareils de sauvetage sont, en effet,
ceux qui permettent de pénétrer dans les milieux irres-
})irables. Un ou plusieurs ouvriei's viennent-ils par
suite d’un dégagement suliit ou d’un défaut de ventila-
tion à se trouver dans une atnios])hère riche en grisou,
ils y succomberont par as})hvxie si l’on ne vient à leur
secours. Rétablir l’aérage ou dissiper raccumulation
de grisou est souvent une opération longue et lalio-
rieuse. Entretemps la mort aura fait son œuvre. Il faut
(I) Cf. .J. .licinsky, Katecbismus lier Grubenwelierfitlmnig, édition.
.Malirisli-Ostrau, 1901, pp. :23(i-l2iÜ.
222
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
donc pouvoir pénétrer dans l’atmosphère viciée sans
attendre que la situation soit redevenue normale, et cela
ne se peut sans danger pour les sauveteurs que grâce
à des appareils spéciaux.
Il en sera encore de même à la suite d’une indam-
mation et surtout d’une explosion de grisou. Les
ravages causés par la catastrojihe auront généralement
eu pour conséquence de supprimer au moins localement
la ventilation. En outre et surtout, il existera souvent
dans l’atmosphère non seulement une assez forte quan-
tité de gaz inertes, mais encore des gaz toxiques, tel
l’oxjde de carbone, jirovenant de comlnistions incom-
plètes.
Il faut donc que le sauveteur pénètre dans cet air
vicié en conservant une communication avec l’atmo-
sphère respirahle, ou encore en se munissant, en s’en-
tourant d’une atmosphère propre.
Le jiremier système est celui adopté par Pilâtre de
Rozier, qui en donna la démonstration en faisant se
promener dans une cuve de brasserie remplie d’acide
carbonique des hommes munis de masques reliés par
un tuyau llexible et étanche à l’atmosphère de la salle.
Cette méthode est encore emjiloyée dans certains cas.
Les appareils les plus modernes dérivent tous du type
proposé en 1878 par feu le professeur Ch. Schwann,
de l’Université de Liège et qui, ainsi que M. A. Ilaliets
l’a rappelé récemment, avait cependant été condamné
par le grand ])li3^siologiste que fut Paul Bert (1). La
respiration, on le sait, équivaut au total à une combus-
tion. L’homme inhale de l’air riche en ox3'gène et
exhale au contraire de l’air pauvre en ox3^gène, mais
enrichi en anli3’dride carbonique. Ce dernier gaz est
inerte, sinon toxique. De telle sorte que si nous respi-
rons dans une capacité limitée, un sac étanche, }>ar
(I) Cf. lÎEVUE UNIVERSELLE DES Mlnes, 3'^ série, t. XIV, p. 77.
LE GRISOU
exemple, rempli au début d’air pur, au bout de
quelques minutes, l’atmosphère du sac est devenue
irrespirable : elle contient trop peu d’oxygène et ren-
ferme au contraire une trop grande quantité d’an-
hydride carbonique. Aussi les appareils simples
construits de la sorte, tel celui de i\I. Fayol, ne per-
mettent-ils qu’un sé;jour de quelques minutes dans l’air
vicié.
Pour pouvoir prolonger le séjour, il faut régénérer
l’atmosphère limitée du sac, en alisorbant d’une part
l’excès d’anhydride carbonique et en restituant d’autre
part une certaine quantité d’oxygène. Paul Bert tenait
î’ox^'gène pur pour toxique. Ce fut la raison de la con-
damnation qu’il porta contre le système proposé par
Schwann.
Il fallut que des catastrophes retentissantes sur-
vinssent en Autriche et en Allemagne pour que la ques-
tion attirât à nouveau, vers 1895, l’attention des ingé-
nieurs. Elle allait être d’autant plus rapidement
résolue que les progrès réalisés par les industries
chimiques avaient été plus remarquables. Aussi possé-
dons-nous aujourd’hui des appareils portatifs permet-
tant de pénétrer librement, à toute distance, dans les
milieux irrespirables et d’y séjourner durant une ou
deux heures. Les types sont nombreux. Leur descrip-
tion détaillée comporterait à elle seule un long article (1).
Je viens de rappeler leur mode de fonctionnement;
qu’il me suffise d’ajouter que l’absorption de l’anh}'-
dride carbonique est faite à l’aide de pastilles alcalines et
que la régénération de l’air est souvent obtenue à l’aide
(1) Voyez à ce sujet Revue universelle des Mines, cinquième série,
t. XIV, pp. 71-93, et surtout Congrès international des Mines, Liège, 19U5,
t, 11. — Suess, Les Appareils de sauvetage, pp. 119-154. — Bamberger, Bock
et Wanz, Pneumatog'ene, pp. 159-163. — Meyer, Organisation du sauvetage,
pp. 165-189. Description abrégée des objets exposés par la mine Hibernia,
pp. 3:25-335. — Guglielminetti-Droeger, Appareil respiratoire et boite de
secours pour mineurs, pp. 509-516.
224
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
d’oxygène comi)riiné transporté dans une minuscule
bonbonne.
Les études poursuivies durant plusieurs années au
charbonnage Ilibeniia, en ^^>stphalie, ont notamment
permis de donner à ra])})areil une forme robuste et aussi
peu encombrante que })Ossible, qualités que les types
primitifs, notamment celui ]>roposé ])ar Schwann,
étaient loin do posséder.
Les sauveteurs sont munis de lampes électriques.
Les techniciens allemands ont d’ailleurs junissé plus
loin leurs recherches et se sont ingéniés à assurer le
jdus complètement possilile l’effet utile de ces a])jiareils.
Il faut, la chose est évidente, jiouvoir jiorter prom})te-
ment secours aux victimes : l’asphyxie n’est pas instan-
tanée, mais elle a raison des })lus forts teni})éraments
en moins d’une, voire deux heures. 11 ne sutlira donc j>as
de posséder des ajipareils de sauvetage, il faudra
encore disposer d’une éipiipe de sauveteurs, et à la fosse
mémo si possible. Il faudra surtout disjioser d’hommes
expérimentés, ronijiiis aux travaux miniers et habitués
à l’usage des a])pareils resjiiratoires.
Ces équipes existent en Allemagne ; chacun le sait.
Car tous, nous nous souvenons de la démonstration
faite |)ar le poste de secours de la houillère Ililiernia
lors do la catastrophe do Gouriâèros. Ces équipes s’en-
traînent régulièrement et périodi(|uement dans des
salles d’exercices apju’opriées.
A la suite de l’Exposition de 190."), le gouvernement
belge a adjoint une équipe de sauveteurs à la station
d’expériences de Framories. Les charbonnages du bas-
sin de Liège ont, de leur coté, jirojeté une organisation
complète, qui, j'usqu’ici, n’a ])as été réalisée. Un seul
d’entre eux, celui de la Société Cockerill, possède à
l’heure actuelle semblable poste de secours.
Il est toutefois à remarquer que les services que
jK'uvent rendre ces a])[>areils sont moins importants en
LÉ GRISOU
225
Belgique qu’en AVestphalie, par exemple, parce que, dans
ce bassin, les incendies souterrains sont assez fréquents
dans certaines concessions. Leur possession n’en est
])as moins des plus désiraldes. C’est ce dont les équipes
de sauveteurs devront se souvenir au cours de leurs
exercices d’entrainement, s’il arrivait que, durant plu-
sieurs années, elles ne fussent pas appelées à intervenir.
Enfin, l’efficacité des travaux de sauvetage avec ou
sans appareils pour milieux irres})iral)les dépend encore
de l’éducation générale du personnel. Il est regrettable
que les ouvriers, voire certains ingénieurs, ne pos-
sèdent aucune notion des premiers secours à donner aux
blessés. Aux programmes des écoles de mines alle-
mandes figure un cours régulier sur ce sujet. Dussent
les cours théoriques en souffrir quelque peu, je crois
qu’il y aurait progrès au jioint de vue humanitaire à
inscrire ce cours nouveau aux programmes belges. '
L’ingénieur n’est pas seulement appelé à diriger des
machines, mais encore à assurer la santé et la sécurité
de légions de travailleurs.
Quant au personnel ouvrier, il y aurait intérêt à tout
point de vue à lui inculquer l’utilité de ces notions. Une
fois cette conviction acquise, il aurait à cœur de s’initier.
La lutte contre rankylostomasie lui a permis de témoi-
gner suffisamment de ses ajititudes et de sa lionne
volonté pour qu’elles ne puissent être mises en doute.
VI. — Conclusion
Jetons à présent un regard en arrière, non pas
pour évoquer le souvenir de ces terribles catastrophes
qui trop souvent désolèrent le pays noir, mais pour
embrasser d’un coup d’œil les résultats de cette lutte
gigantesque entrejudse par les mineurs contre le grisou.
IIU SÉIUE. T. Xll. 15
22(>
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Quelle est l’allure de cette lutte? Les etforts si consi-
dérables et si variés, que déploient savants et techni-
ciens, sont-ils restés sans succès ? La ventilation est-elle
})arvenue à réaliser sur notre sulitil ennemi l’ettet
})i‘évu par l’antique proverbe : Dà'üle et impera^ Ou
l’ennemi s’étant malgré tout concentré jiar surprise,
notre tactique a-t-elle réussi à, le jiriver de ses moyens
d’action?
Au total, est-ce un Imlletin de victoire que nous
devons rédiger ?
Voilà ce ({u’il me reste à dire.
( )ui, c’est non seulement un succès, c’est jiresque un
triomphe (1) que nous constatons, si nous examinons
d’une }>art les ris([ues courus et d’autre jiart le nombi*e
des victimes.
^ Certes, au lendemain de ces catastro})hes qui jettent
le deuil parmi nos vaillantes })oj)ulations minières, on en
vient à douter des succès de la technique. Ce taisant, on
cède à un mouvement de désespoir et de colère. Ne
devrait-on ]>as plutôt se souvenir que l’expérience,
que la science humaines sont bien limitées? Nous
connaissons assez bien la natui-e des jihénomènes gri-
souteux; mais nous ne savons le tout de rien.
Tel fait, inconnu ou mal oliservé jusqu’aujourd’hui,
provoquera demain peut-être un accident, et cela en
dépit de toutes les }u-écautions qu’aura pu imposer la
])révoyance humaine.
Le succès de nos luttes contre le grisou dépend donc
encore d’une étude consciencieuse et impartiale des
accidents, de manière à en tirer la leçon la })lus com-
plète. Cette critique des batailles perdues, outre qu’elle
}>eut stimuler les ardeurs et relever les courages.
(I) Fji I!KM), Ip ^>Tisoii a fait on lîol^iquo deux victimes qui ont été légèrement
hn'dées. Il n’y a eu aucun cas mortel. Dix dégagements instantanés, tous sans
suites gi’aves, ont été constatés.
LE GRISOU
^27
pourra nous éviter des défaites ])lus retentissantes
encore.
Il ne faut d’ailleurs pas perdre de vue que si l’on
Teproclie ainéroinent aux ingénieurs ces douloureux
échecs, on fait abstraction de leurs victoires, parce que
ces victoires sont occultes.
Seule la statistique peut nous les révéler. Encore
ne nous donne-t-elle qu’une approximation, car elle
suppose le risque constant. Or il est évident que le
risque a augmenté. Les exploitations se sont approfon-
dies, elles ont donc pénétré dans des gîtes de plus en
plus grisouteux. Le travail s’y est, d’autre part, inten-
sifié.
Les chiffres que fournit la statistique sont donc des
minima. Or quels sont-ils ?
En ce qui concerne les accidents miniers en général,
voici })Our la Belgique les |)ro])ortions d’ouvriers tués,
par 10000 ouvriers occuj)és })our les périodes décennales
1830-1904 (1).
Accidents
dans les puits.
EOouleinents.
Explosions
et grisou.
Accidents
Divers.
Total.
1831-18iü .
. . 9,78
0,45
9,05
0,00
31,94
1841- 1859 .
. . 9,00
9, “20
7,04
5,91
31,81
1851-18()0 .
. . 10,29
9,98
4, “28
7,75
3“2,30
1801-1870 .
. . 0,70
8,98
3,44
0,88
“20,00
1871-1880 .
. . 5,50
7,08
4,87
0,09
“23,00
1881-1890 .
. . “2,87
0,01
3,04
0,80
19,9“2
1891-1900 .
“2,“24
5,1 “2
“2,08
4,47
13,91
1900-1904 .
. . “2,11
4,00
0,39
4,14
10,70
(1900-1905) (“2)
. . —
—
1,0“2
—
10,4“2
Le progrès réalisé dans les cinquante dernières
années est énorme. Voyons à })résent le tableau de
détail relatif au grisou.
(I) Cf. Watteyne et Stassart, Les Lampes de sûreté et les Explosifs,
pp. 2UO-ÏJ03.
C2) Ann. des Mines de Iîelgique, t. Xll, p. 339.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
228
1881-18‘JO
1891-1900
1900-1904
Asphyxies
^ dégagement normal . .
i dégagement instantané .
Ü,5i
0,19
0,48
0,“2“2
0,“25
0,14
liinammatioiis ^
^ causes diverses . . .
0,73
0,01
—
(le grisou ,
\ par les lampes ....
0,48
1,03
—
1
par les explosifs . . .
“2,43
0,45
0,39
Totaux. . .
4,37
“2,79
0,78
Le jirogrès est, on le voit, plus marquant encore. La
cause princi])ale d’intlainination : l’enqjloi des ex[)losifs
a concentré l’attention des spécialistes. Les succès se
sont accentués encore en 1905, car la inojenne pour la
j)ériode 1900-1905 n’est jtlus que de 0,28. Enlin, en
1900, le bilan des cas mortels se clcèture par zéro.
C’est donc un succès et un grand succès. Car, il faut
le répéter, la statistique ne donne qu’une ajqiroxima-
tion, et l’erreur est en moins : les périodes antérieures
accuseraient un risque })lus grand encore, si le carac-
tère des gisements eût été à ces époques aussi accen-
tué qu’il l’est actuellement.
(5n le voit, il s’en faut de beaucoup que dans les
conditions actuelles, ce soit le coup de grisou qui
menace le plus la vie de l’ouvrier mineur.
Rendons donc hommage à tous ceux qui par leurs
efforts et leur jiersévérance sont arrivés à perfectionner
à ce jioint l’art des mines.
Qu’il s’agisse de l’étude du grisou, de la technique de
l’aérage, de la construction des lam})es ou de la fabri-
cation des explosifs, payons un tribut de reconnaissance
aux Guihal, aux Devillez, aux Mueseleer, à tous ces
inventeurs illustres. Mais n’oulilions pas non plus cette
légion anonyme de travailleurs qui }>ar une surveil-
lance incessante et éti*oite des mines, sont })arvenus à
assurer les heureux effets des inventions, qu’ils aient
LE GRISOU
229
été fonctionnaires des Corps officiels ou attacliés à la
conduite des exploitations.
Saluons une dernière fois encore la mémoire de tous
ceux qui, en dépit des efforts de la science et de la
technique, ont succomlié aux attaques perfides du
grisou, (trace à ces leçons chèrement payées, nous
pouvons à présent regarder l’avenir avec calme et
confiance.
D’halnles chercheurs viennent de découvrir, sous les
bruyères arides et sableuses de la Gampine, un impor-
tant gisement de terrain houiller. Le grisou s’y ren-
contre. Mais en dépit de la profondeur de l’antre, qui
suffit à en dire tout le danger, le mineur y descendra,
certain d’avoir raison de son terrible ennemi.
A. Renier,
Ingénieur au Corps des Mines.
VARIÉTÉS
LES « ESSAYS » DE JEAN REY
ET
LA l*ESANTEi:i{ DE L’AlU (J)
Au tronlispice du livre (|ui va nous occuper, s’étale une vignette
et se lit une devise. Une femme ailée tire un mort de la tombe :
Supera ut œnvexa révisai, (pi’il revienne au jour {'i). C’est ce
(pie veut .M. .Maurice Petit en rééditant l’œuvre d’un savant
oublié.
.lean Uey na(|uit au Hugue, en Périgord, vers 158J. Il coiupiit
son grade de Maître ès-arfs à .Montauban, subit avec succès les
épreuves du doctorat en médecine et revint, en ItiO!), exercer sa
profession dans son bourg natal; il y mourut à une date incer-
taine, mais postérieure à ItRâ.
Esprit curieux et d’un sens criticpie très délié; chercheur
inventif, ami des livres mais avide surtout de .science person-
nelle, il s’était accpiis réputation de savant. Elle lui valut d’être
consulté par le sieur Drun, apothicaire à Bergerac, au sujet
d’un événement déconcertant dont ses creusets venaient d’être
le théâtre.
( I ) Découverte et ]>reuve de la pesanteur de l'air. Essais de .Iea.x Uev, doc-
leur en médecine. Édition nouvelle avec commentaires imliliée par M.umiCE
I'etit, pliarmacien de première classe. Lu vol. grand in-8” de xxvii-191 pages.
— Paris, A. Hermann, I9U7.
C2) Virgile, Énéide, VI, 750.
Has omnes, nhi mille rotnm volvère per annos,
l.ethaenm ad tluvium dens evorat agmine magno ;
Scilicet immemores supcra ut convexa révisant,
Rursus et incipiant in corpora velle reverti.
VARIETES
23i
« A Monsievr Rey,
Monsievr, voulant ces iours passez calciner de l’eslain, i’en
pesay deux liures six onces du plus lin d’Angleterre, le mis dans
vil vase de 1er adapte a un fourneau ouuert ; et, a grand feu,
l’agitant continuellement, sans y adioiister chose aucune, ie le
conuertis dans six heures en vue chaux très-blanche, le la pesay
pour sçauoir le dechet ; et en y trouuay deux liures treize onces :
ce qui me donna vn estonnement incroyable ; ne pouuant m’ima-
giner d’où estaient venues les sept onces de plus... Votre bel
esprit, qui se donne des eslans, quand il veut, au delà du com-
mun, trouuera icy matière d’occupation, le vous supplie, de
toute mon atîection, vous employer à la recherche de la cause
d’un si rare elïect, et me tant obliger que par vostre moyen ie
sois esclaircy de cette merveille (1) ».
L’observation n’était pas neuve; Brun se trompe en « cuidant
que nul auant luy s’en feut aduisé ». L’énigme qu’elle pose a
tourmenté maint savant, sans compter les philosophes : « Le
subiect a e.sté beau, l’enqueste pénible, le fruit d’icelle bien
petit ». Personne ne s’en étonnera, car « d’un effet si manifeste
la cause estoit occulte tant et plus ».
« Estimant d’auoir frappé le but » Jean Rey en dira .son avis
« non .sans preuoir très bien, dit-il, que i’encourray d’abord le
nom de temeraire » ; mais « en tout euenement, i’auray tesmoi-
gné au public le désir que i’ay de lui profiter, luy ayant laissé
couler cet escript de mes mains, deut-il grauer sur ma réputa-
tion quelque nuisante tlestrisseure ».
C’est tout un livre qu’il compose pour répondre à son corres-
pondant; il l’intitule : Essays de lenn Rey doclevr en Medecine svr
la recherche de la cause pour laquelle l’Estain et le Plo)ub auy-
mentent de poids quand on les calcine. Dédiés à haut et puissant
Seigneur Frédéric Maurice de la Tour, Duc de Bouillon, Prince
souuerain de Sedan, etc. .V Bazas; par Gvillavme Millanges,
Imprimeur ordinaire du Roy, 1630. — Le style rappelle Montaigne,
les pensées font de son auteur le précurseur de Lavoisier, en
chimie, et en physique, l’émule de Baliano, de Mersenne, de
Torricelli, de De.scartes et de Pascal.
Ce petit volume, mal imprimé, semble avoir été destiné moins
au grand public qu’à un cercle d’amis, le hasard heureusement
servit sa fortune.
(1) Essais, p. tO.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Le sieur Hruii ne fui pas seul à eu reeevoir riiommai>e ; l’amitié
le mit aussi entre les mains de Trichel, avocat au parlement de
Mordeaux. Bibliophile et curieux de science, Pierre Trichet, dans
ses loisirs, se donnait à la musi([ue; elle l’avait introduit chez
Mersenne. Au cours d’un voyai^e à Paris, il mit sous les yeux de
son illustre ami l’étrange brochure. « le n’auois pas esperé, écrira
plus lard Jean Rey à Mersenne, que mes Essai/s tissent rencontre
d’vn tel personnage que vous, ([ui, les ayant eppeluchés soigneu-
sement, print la peine de m’escrire ses sentimens sur iceux. ))
De fait, .Mersenne lut les Essai/s la plume à la main, en lit part
« à de fort bons esprits » et, suivant en cela son habitude, manda
à l’auteur les réllexions que celte lecture lui avait suggérées. Une
correspondance s’ensuivit, du plus haut intérêt pour l’histoire
des sciences, entre le docte religieux, le médecin du Bugue et
l’apothicaire de Bergerac.
I>es lettres de Mersenne se fussent .'^ans doute perdues toutes
trois, si Jean Bey ne les eût communicpiées <à Pierre Trichet, ([ui
prit des copies des deux premières pour les joindre à son exem-
plaire des Esmi/s : l’ouvrage ainsi corn[)lété passa plus lard à la
Bihliothèque du Boi. Les autographes des deux lettres de Jean
Bey et des deux lettres de Brun restèrent dans les cartons de
■Mersenne; ils furent joints aux lettres manuscrites adressées à ce
savant et recueillies à la Bihliothèque des .Minimes de la place
Royale. Toutes ont été écrites de lt)3J tà JhW. Plies attendirent
petidani plus d’un siècle l’honneur de l’impression.
Il leur vint d’un événement considérahie dans l’histoire de la
chimie.
Kn J 77:2, Lavoisier faisait part à l’.Vcadémie des Sciences de
ses célèbres recherches sur l’augmentation de poids que certains
métaux reçoivent de la calcination. I,e nom de Bey ne fut pas cité
au cours de cette communication, mais il ligure avec honneur
dans le mémoire qui la développe et (pii fut publié en J 774.
C’est que le chimiste Bayen, apothicaire major des armées du
Boi, avait, dans l’entre-temps, rappelé l’athmtion sur l’œuvre du
médecin périgourdin dans une lettre à l’abhé Bozier. Après avoir
montré l’importance de cet ouvrage oiddié, Bayen ajoutait ;
« Voudriez-vous, Monsieur, concourir avec moi k faire connaitre
l’excellent ouvrage de Jean Bey? Votre journal se lit dans toute
la France; il est répandu dans les pays étrangers; si vous voulez
y insérer la notice ci-jointe, les chymisles de tous les pays sau-
ront en peu de tems (pie c’est un Français, (pii, par la force de
son génie et de ses réllexions, a deviné le premier la cause de
VARIETES
raugmeiitatioii de poids qu’éprouvent certains métaux, lors-
qu’en les exposant à l’action du feu, ils se convertissent en
chaux, et que cette cause est précisément la même que celle dont
la vérité vient d’étre démontrée par les Expériences que M. Lavoi-
sier a lues à la dernière séance publique de l’Académie des
Sciences. » Rozier publia cette lettre dans son Journal de I'iiy-
siyuE, en la faisant suivre d’une courte notice sur le contenu des
Essays.
Le nom de Rey associé ainsi à celui de Lavoisier dans une
découverte qui renouvelait la chimie, ne pouvait manquer
d’exciter la curiosité; mais la rareté de la brochure, plus que
ce)itenaire, rendait malaisé de la satisfaire. Un érudit, ami des
sciences, Gobet, se chargea de la rééditer. Les copies de Trichet
lui fournirent deux des lettres de Mersenne; il y joignit celles
de Jean Rey et de Brun, une « question » extraite des manuscrits
de Mersenne sur le même sujet, et la lettre de Rayen cà Rozier.
Un commentaire intéressant, un opuscule singulier de P. Moitrel
sur l’air, un autre du P. Chérubin d’Orléans complètent le volume
qui parut sous ce titre : Essays de Jean Rey, docteur en méde-
cine. Sur la Recherche de la cause pour laquelle l’Estain et le
Plomb augmentent de poids quand on les calcine. Nouvelle
édition, revue sur l’Exemplaire original, et augmentée sur les
.Manuscrits de la Bibliothèque du Roi, et des Minimes de Paris,
avec des notes, par M. Gobet. Paris, chez Ruault, libraire, rue
de la Harpe, MDCGL.X.Wll.
Cette nouvelle édition fut bien accueillie des chimistes : le
nom de Jean Rey « précurseur de Lavoisier », passa dès lors
dans leurs traités; mais elle devint très rare avant que les physi-
ciens se fussent avisés de la lire. Le titre ne les y invitait pas.
En 18!)!), Grimaux, de l’.Vcadémie des Sciences, songea à la
rééditer avec de nouveaux commentaires; le temps lui manqua
et le texte primitif des Essays, privé de la précieuse correspon-
dance qui le complète dans l’édition de Gobet, parut seul à la
librairie .Masson.
.M. .Maurice Petit comble heureusement cette lacune. L’édition
qu’il nous donne reproduit tout ce qu’il y a d’essentiel dans
l’édition de 1777. Un disconrs préliminaire sur Jean Rey et son
œuvre, un nouveau commentaire joint à celui de Gobet, et des
notes de .M. R. Dezeimeris la complètent. Des reproductions
figurées des titres des deux premières éditions ornent l’ouvrage.
Volontiers nous redirons de cette réimpression ce que Mersenne
a écrit de l’original : « le crois que ceux qui liront ce bure, en
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
2;ii
roceiironl vn particulier conleiilement ». I*tiisse-l-il taire con-
nailre l’œuvre de Jean Itey aux pliysicien.-î, comme l’édition de
(’iobet l’a l'ait ('onnaître aux cliimiste.'^ !
On cherche en vain le nom du savant périgourdin non senle-
rnent dans les traités de physique, mais dans les ouvrages consa-
crés à riiisloire de cette science. La plupart de ceux ([ui ont écrit
sur la découverte de la pesanteur de l’air et de la pression
almosphéri(]ue — et ils sont nombreux — l’ont ignoré : Torri-
celli, Pascal et Descartes ont, entre tant d’autres, retenu leur
attention. Seul, à notre connaissance, .M. P. Duhem dans des
articles récents (i ) a élargi le débat et envisagé cet intéressant pro-
blème de riiistoire de la physique d’un point de vue plus élevé.
Sans diminuer en rien le mérite de Torricelli, de Pascal et de
Descartes, il a rendu justice à d’autres penseurs, au P. .Merseime
surtout, et introduit .lean Dey dans leurs rangs. Il nous plairait
d’aider à l’y maintenir.
A la question du sieur Drun, .lean Dey fait cette « réponse
formelle » : « le responds et soustiens glorieusement : One ce
surcroit de poids vient de l’air, ([ui, dans le vase, a esté espessi,
appesanti et rendu aucunement adhésif, par la vehemente et
longuement continuée chaleur du fourneau; lequel air .se mesie
auecques la chaux (à ce aydant l’agitation frequente), et s’at-
tache à ses plus menues parties : non autrement (pie l’eau appe-
santit le sable que vous iettez et agitez dans icelle, par l’amoitir
et adhérer au moindre de ses grains. »... Or « a cette cause
m’a-t-il fallu faire voir que l’air auoit de la pesanteur » (^). Son
explication le suppose, en effet; aussi est-ce à prouver cette
proposition (pi’il emploie une bonne partie de ses Essaj/s et
c’est par là (pi’ils intéressent les physiciens.
Ou’ils n’y cherchent pas cependant la déleniifiiation expéri-
mentale de la gravité de l’air, .lean Dey prétend montrer (pi’elle
se connaît « par autre moyen (fue celui de la balance » qui lui
inspire médiocre confiance. « Il me faut déployer, dit-il, celte
mienne remarejue : c’est que l’examen du poids de quelque
(1) Le P. Marin Mersenne et la Pesanteur de l'air, dans la Iîevue géné-
R.vi.E DES Sciences, 1.") cl 30 septemlire PHtO; c(is articles ont été réunis en
une lirocliure in-S" de 70 pages et sous le même titre cliez A. Colin. Paris, 1900.
pl) Essais, pp. 50-51.
VARIÉTÉS
235
chose se l'ail en deux l'açoiis; S(;auoir : on à la raison, on à la
balance ï>... « L’examen des pesanteurs qui se fait à la balance
dilfere grandement de celuy qui se fait cà la raison. Cetlui-ci
n’est vsité que par l’homme indicieux; celui-Là, le plus rustaud
le practi([ue. Gettui-cy est tousiours iuste; celuy-là n’est gueres
sans déception. Cettui-cy n’est point attaché à quelque circon-
stance de lieu ; celuy-hà ne s’exerce communément que dans l’air,
et par fois dans l’eau, mais auec malaisance. C’est d’ici d’on
l’erreur que i’ay combattue (que l’air est sans pesanteur) tire vn
argument qui pourroit esblou'ir les yeux debiles, mais non les
clairvoyans. Car, balançans l’air dans l’air mesme, et ne lui
trouuans point de pesanteur, ils ont creu qu’il n’en auoit point.
Mais qu’ils balancent l’ean (qu’ils croyent pesante) dans l’eau
mesme, ils ne Iny en tronueront non plus : estant tres-veritable
que nul element pese dans soy mesme (1) ». Et .Tean Rey pour-
suit sa criti([ue jusqu’à manifester très clairement l’erreur que la
poussée de l’air pesant introduit dans les pesées. « De ceci
i’infere ce ([ui a esté ci-deuant touché en passant que la balance
est si fallacieuse qu’elle ne nous indique iamais le iuste poids
des choses, fors que quand en icelle sont confrontées deux pesan-
teurs de mesme matière et ligure, comme deux boulets de plomb.
Mais deux lingots, par exemple, l’vn d’or et l’autre de fer, que la
balance vous monstre esgaux, ne le sont pas pourtant : car le
fer pese pins, de ce que pese, selon la raison, l’air qui seroit
contenu en la place que le fer occupe plus que l’or (:2) ». Au
cours de ses recherches pour déterminer le poids spécilîque de
l’air, Mersenne imaginera une expérience que l’on exécute
aujourd’hui sous le nom à' expérience du baroscope. Elle a pu lui
être suggérée par ce passage des Essays, qui en donne le
principe.
C’est donc « par la raison » que Jean Rey prouvera que « Tout
ce qui est de materiel soubs le pourpris des cieux a de la pesan-
teur ». « C’est par cette qualité, dont la matière des quatre ele-
mens est plus ou moins reuestnë, qn’ils sont séparez entr’eux,
et portez chacun en son lien, selon que requiert la génération des
mixtes et l’ornement de l’vniuers... Yray est que la terre, comme
plus pesante,... forçant ses coid'raires à la retraite, fait que l’eau,
seconde en pesanteur, soit aussi seconde en place : si que l’air,
chassé du plus bas et second lieu, se restraint au troisiesme :
(1) Essais, p. 28.
(2) Essais, p. 49.
23(3
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
laissant an l'eu, le moins pesant de tons, la suprême région pour
faire sa demeure. Les chimistes nous fournissent vue agréable
représentation de reei, lors qu’ils prennent de l’esmail noir
puluerisé, de la liqueur de tartre, de l’eau de vie rendue blu-
astre auec le tournesol, et de l’esprit de terebenthine rougi
d’oroanette; et, iettant le tout dans vue [)biole, ils l’agitent
iuscpies h ee qu’il s’en fasse vu meslange confus. Alors, donnans
le repos au vaisseau, on voit à l’œil auec plaisir le desbroüille-
ment se faire (1) ».
Or « ce ([ue deuiendroient les ombres s’il n’y auoit point
de corps, cela mesme deuiendra le mouuement naturel en haut,
la legereté estaiit ostée ». Tout se meut donc naturellement en
bas (“2).
lV*s lors « puis qu’on demeure d’accord (pie tout ce qui s’auale
en bas sans aucune constrainte a de la pesanteur, d’où vu tel
mouuement procédé, qui sera celuy (jui pourra desnier cette
qualité <à l’.Vir, voyant qu’on n’aura pas plustost arraché vn
pal de la terre, qu’il n’aye couru au trou, pour seruir de rem-
plage? et ([u’on ne sçauroit creuser un puis si profond, qu’il ne
s’y porte incontinent, sans elïort extérieur et violence aucune?...
(3eux qui diront ([ue cela se fait pour esuiter le vuide, ne diront
pas beaucoup : ils indiqueront la cause tinale, et il s’agit de
l’elliciente, qui ne peut point estre le vuide. (3ar il est tout
certain que, dans les barres de la nature, le vuide, qui est rien,
ne sçauroit trouuer lieu (3) ».
Dirons-nous que Jean Rey est moins heureux quand il « exco-
gite en faveur de la vérité des démonstrations precedentes » de
montrer que l’air est pesant « par la vistesse du mouuement des
choses graues plus grande vers la tin qu’au commencement »?
— Lui en faire un grief, reviendrait à lui reprocher de ne pas
avoir inventé la dynamique. Montrons.plutôt que les vues fausses
(ju’il développe ici ne sont nullement dépourvues d’intérêt.
« La vistesse du mouuement de la chose pesante, dit-il, va
s’augmentant depuis le commencement iusques à la lin, par
l’augmentation de la matière élémentaire (l’air pesant et le feu
qui le surmonte) qui s’affaisse sur icelle... La démonstration
donnera clarté à mon dire. » Et le voici qui considère, avec
ligure à l’appui, la colonne d’air, de hauteur variable, au cours
de la chute, qui surmonte le corps grave, en s’étendant de sa
(I) Essais, pp. ITi-ll).
(i) Essais, pp. 18 et 19.
(3) Essais, pp. 20-:21.
VARIÉTÉS
237
surface aux confins de la sphère : « outre sa pesanteur interne »,
le mobile a donc « snr soy la matière des elemens de l’air et du
l'eu, enclose » en cette colonne et qui « fait poids sur iceluy »,
poids grandissant — il y insiste — au cours de la descente.
Et qu’on ne s’y trompe pas ; ce n’est point ici — Jean Uey en
fait la remarque — l’opinion de Pererius... car il veut lui
que l’air qui suit pousse le boulet : mais en cela se trompe-t-il
que, l’air estant léger, et se guindant en haut de son naturel, ne
sçauroit pousser en bas le boulet, non plus que le batteau qui
est tiré contre le til d’vn tienne n’est iamais poussé contremont
par l’eau, qui au rencontre de la proue s’escartelle, et, lescbant
les costez, coule tousiours aual; car comment pourroit-elle
tenant ce chemin frapper en haut la pouppe (1)? »
N’est-il point permis de voir ici une anticipation, vague sans
doute mais non méconnaissable, d’une idée (pie Torricelli rendra
féconde en l’appliquant, non à l’accélération des graves, où elle
n’a rien h voir, mais à Véquiiibre de la colonne barométrique,
sans attribuer aucun rôle à l’action du vide, qui est mdle,
comme le professe Jean Ftey? Au moins peut-on penser que si
l’expérience de Torricelli et son interprétation sont parvenues
à sa connaissance, elles l’ont trouvé tout préparé à les accepter
d’emblée, à y reconnaître la plus belle confirmation de sa
doctrine?
Or, quelques pages plus loin, parlant des « elemens qui
peuuent s’estendre et se resserrei’ » — nous y reviendrons —
Jean Key en tire ces conclusions : (( Toutes ces remarques me
seruent de planche pour passer à vue generalle assertion :
sçauoir ([u’en toutes choses Iluides, tant composées que sim[)les
ou élémentaires, les parties hautes différent tousiours des basses
en subtilité et pesanteur : et que cette ditference se distingue en
autant de degrez que leur matière se peut diuiser par leur hau-
teur en de parties distinctes. Si bien que, si on conçoit une
ligne tirée du plus bas d’vn des elemens Iluides (comme
pourroit estre l’air) iusqu’à la plus haute surface : tout autant
de diuers degrez en poids et subtilité seront en cet element,
comme la ligne se pourroit diuiser en de parcelles diuerses,
(i’entens matériellement, afin qu’on ne sophistique) et sera
tousiours la partie suprême plus mince et moins pesante que
la seconde; la seconde que la troisiesme : et ainsi iusqu’au bout.
Car d’attribuer h toutes les parties de chaque element vue mesme
( I) Essais, pp. et suiv.
238
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
rorpiilence, c’est démentir le sens, qui nous fait iuger l’air (par
exemple) plus subtil au sounuet tl’vue nioutaif/ue, que non pasatc
pied, daus la plaine ( 1 ). »
Ceci ne remet-il pas en mémoire la lettre que Pascal aurait
écrite à Périer, le 15 novembre 1IH7, pour le prier de refaire
l’expérience de Torricelli à la base et au sommet de Puy-de-
Itùme, lui en expliipier la portée et lui prédire le résultat,
« puisqu’il est certain, écrit-il, qu’ii y a beaucoup plus d’air qui
pèse sur te pied de ta nwnlayne que non pas sur te sommet
Encore une fois, si Jean Rey a connu l’« expérience italienne »
et son interprétation, qu’aurait-il pu lui manquer pour imaginer,
seul et sans intluence étrangère, l’expérience de contrôle dont
Pascal et Descartes se disputent l’invention?
Jean Rey n’a donc point perdu son temps à peser l’air « h la
raison »; mais il ne se refuse pas a solliciter aussi le témoignage
de la balance, pourvu qu’on y procède dans de bonnes condi-
tions; car « <à icelle mesrne vne portion (d’air), préalablement
alterèe et espessie, peut manifester son poids ». Et il décrit
les moyens par lesquels « l’air est rendu pesant » à la balance et
dans l’air.
11 l’est d’abord « par le meslange de quelque matière plus
pesante que .^oy ». De même que « l’eau de mer pese plus que
celle des riuieres douces : celle-Là contenant beaucoup de sel en
soy, dont cet te-cy est exempte,... ainsi l’air cbargé de broüillards...
pese plus que l’air jnir... puisqu’il le fend et s’auale dans lui (:2) ».
11 l’est encore « par la compression de ses parties. Prenez
cette syringue dans laquelle le bouscbon est enfoncé iusqu’à
demi et l’ounerture de deuant est bien fermée; poussez à force :
vous réduirez l’air enclos au petit pied. Retirez à vous le bous-
cbon, vous ne le sortirez pas du tout : bien ferez vous estendre
l’air à de plus amples dimensions qu’il n’auoit auparauant. L’air
ainsi comprimé, doubtez-vous qu’il ne pese dans un air libre,
puis qu’en pareille espace il contient plus de matière? Si la rai-
son ci-dessus donnée en l’Fissay huictiesme (Xul element pese
dans soi-mesme) ne vous suffit, venez-en à l’espreuue. Remplissez
d’air à grande force vn balon auec vn soufllet : vous
trouuerez plus de poids à ce balon plein, qu’à lui-mesme estant
- vuide. Et de combien? De ce que pese raisonnablement l’air
contenu de plus dans le balon qu’il n’y en a soubs pareille esten-
(1) Essais, p. i-i.
(•2) Essais, ])p. ;i0-3l.
VARIETES
dnë en celui qui est libre. Plusieurs ont bien remarqué ce plus
de pesanteur au balon plein qu’au vuide; mais que quelqu’un en
aye sçeu la cause iusques ici, il n’est point venu à ma notice, le
laisse là part les gens de basse estime. Le docte Scalig'er, vray
genie de l’.Vristote, ne l’a point cogneuë; car en VExercita-
tion 1:21. contre Cardan, il suit la grand route, tenant que l’air
pur est leger, et que la pesanteur vient au balon de ce que l’air
qui voisine la surface de la terre, tel qu’on le souille dans le
balon, est meslé de vapeurs, et de ces petits corps terrestres
qu’on voit manifestement aux rayons du Soleil. Mais las! que fait
ce meslange pour luy, puis que l’examen se fait dans vu air
tout semblable? Certes il n’y sçauroit monstrer de pesanteur, si
la compression ne venoit à son ayde (1 ). »
Mais si l’air est « accrois.sant en pesanteur » par le mélange de
quelque matière plus grave ou par la compression de ses
parties, la « loy des contraires veut que par moyens opposites il
en puisse descroitre », c’est-à-dire par « le desmeslement de
quelque matière estraiige plus graue, ou son extension à de plus
amples bornes. ». L’auteur « supercede » ici à une explication
qu’il juge supertlue, priant seulement 1e lecteur de remarquer
que cette augmentation ou diminution de poids... regarde
tousiours vue portion d’air conférée à me autre de pareille
estenduë (2). »
A ces vues justes, s’en mêlent d’autres que leur fausseté n’a
pas rendues inutiles. Citons ce passage où il est permis de voir
l’origine des recherches de .Mer.senne sur le poids spécifique
de l’air.
■Vvec une bonne partie de l’École péripatéticienne, .lean Rey
croit à la possibilité de convertir les éléments les uns dans les
autres. Pour lui, l’eau qui se vaporise se transforme en air.
Comment « sçauoir à quel volume d’air se réduit certaine quan-
tité d’eau »? « le ne veux priuer le lecteur curieux d’vn moyen
que i’ay e.xcogité pour faire cette espreuue... laquelle })ourra
seruir et estre rapportée proportionablement aux autres ele-
mens. Soit fait un canal de leton, de grandeur conuenable,
bien poli au-dedans, tout ouuert par l’vn des bouts, et fermé par
l’autre, fors d’vn bien petit trou au milieu ; soit mis dedans vn
quarreau ou bouschon, tel que celuy d’vue syringue, qui puisse
couler partout auec aysance, et de telle iustesse qu’il n’escbappe
point l’air. Iceluy estant coulé à fonds, soit mis au petit trou et
(t) Essais, pp. 3i-33.
(:2) Essais, p. 48.
2i0
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
seréement joinct vn tuyau sortant d’vn Æolopyle, ou soufflet
philosopliic. Cettuy, rempli d’eau, soit mis sur le t'eu. Adonc
l’eau, se raretiant et transmuant en air, sortira par le petit trou,
et, entrant dans le canal, poussera peu-.à-peu le houschon, cher-
chant sa liberté, iuscpies à tant que loute l’eau soit conuertie en
air. L’espace du canal et de l’.Eolopyle (pii en sera rempli
monstrera l’estenduë que cetlc matière aura acquise (1). »
Mersenne aussi a cru que l’eau en se vaporisant se change en
air; l’expérience l’a détrompé : l’eau échauffée se transforme en
vapeur d’eau ([ue le froid ramène h son étal primitif. L’expérience
de Jean Hey retiendra cependant son attention, et nous verrons
tant(jt comment il l’a heureusement transformée.
11 y aurait bien d’autres passages intéressants à extraire des
Essays ; bornons-nous à ceux-ci. Jean Hey disserte très bien sur
la dilatation des liyxides, et il applicpie ce phénomène à la
construction d’un (( thermoscope ou thermomètre » à liquide :
(( (pii n’est rien plus ([ii’viie petite phiole ronde ayant le col fort
long- et deslié. Hoiir m’en seriiir ie la mets au soleil, et par fois à
la main d’vn fébricitant, l’ayant tout remplie d’eau fors le col,
chaleur dilatant l’eau fait ipi’elle monte ; le plus et le moins
m’indiquent la chaleiir grande ou petite (^) n. Ainsi faisait Galilée
de son thermoscope à air.
Il s’intéresse aux applications de l’air comprimé. « Getti;
compression d’air est vn champ [ilanteiireiix, dit-il, dans lequel
les bons esprits vont recueillans de rares artitices. C’est de hiy
que le Sieur Marin, bourgeois de Lisieux, a tiré son arquebuse :
de la([iielle i’aiiois riuuention il y a plusieurs années et deiiant
que le Sieur Flurance l’eust descripte (H), mais qui excelle par-
dessus celle de Marin (ie le dis sans vanité) iiar y rapporter
beaucoup plus de force (4) ».
Il insiste sur cette idée : « Or est-il que nul agent agit dans
son semblable, toute action presiqiposant quehpie contrariété.
Le chaud n’agira iamais dans un esgallement chaud; ains ces
deux chauds s’embrasseront, et joindront leurs actions, et par
celte jonction feront qu’ils ne seront plus deux agens, mais vn
tant seidement. One si vn bien chaud agit dans celuy qui l’est
(\) Essais, pp. 2G-:27.
(:2) Essais, pp. 32, ‘J5.
(3) f.’ouvrage aiupiel il est fait ici allusion a ])our titre : Éléiiieids d’inu’
nouvelle artillerie à air, j>ar le sieur Flurance. In-H" de (St) pages. l‘aris,
lüvault. KiOS.
( i) Essais, p. 33.
VARIÉTÉS
2Ü
moins, c’est qu’il se rencontre ici de la dissemblance, et en
quelque façon de la contrariété, le moins chaud s’emparant du
tillre de froid, quand il est rapporté à vu plus chaud (t) ».
Si la physique de « l’Aristote » lui inspire peu de sympathie, il
professe en revanche grande estime pour Archimède qui
« n’estoit ni sot ni fat », et il en a manifestement fait son maître
de choix.
Ingénieux et habile i)hysicien, .lean Rey est aussi très fin cri-
tiipie. Il honore les « Philo.sophes » comme ce Grands voyers de la
nature.»; mais il « adnouë franchement n’avoir iuré aux paroles
d’aucun d’eux. Si la vérité est chez eux, dit-it, ie l’y reçois... sinon
ie la cherche ailleurs. » .\ussi y a-t-il plaisir à le voir cc rembarrer »
ses adversaires quand il passe h la « relation et réfutation suc-
cincte des opinions que d’autres ont suiui, ou pourroient-suiure».
C’est la plume de Montaigne et celle de Molière qu’il brandit.
(c On dit (l’Hercule, cpi’il n’auoit pas plustost couppé une des
testes de cette Hydre, qui rauageoit le Ralu Lernean, ([u’il en
renaissoit deux. Ma condition est iiareille. L’erreur que ie
combats foisonne en opinions, (pii sont autant de testes : si i’eii
retranche vue, on en voit naistre deux... Pour luy donner la
mort il fout que ie recueille mes forces, et roidisse mon bras, afin
que, d’vn seul coup, ie les abatte toutes. Oui voudra, prenne
garde : car voyci ie luy porte ce funeste coup »...
(c O que la ressemblance des choses déçoit souvent les beaux
esprits. »
Voici Libauius. 11 ce a enueloppé son aduis dans vn si grand tas
de paroles qu’il n’est pas aysé de l’en tirer ». Mais voyons, qn’y
a-t-il an fond? ce Ponr([noi, la transmutation du plomb en chaux
varie-t-elle le poids? parce, dit Libauius, que la transmutation
varie le poids »...
11 n’épargne pas ses amis, mais il met à réfuter leurs opinions
une délicatesse charmante, ce 11 m’a esté rapporté (ie ne sçay si
tidelement), qu’vu de mes amis intimes, homme d’vn profond
sçauoir, et d’vn ingement poli et solide au possible, tà qui le
sieur Brun auoit fait la mesme réquisition qu’à moy, s’est laissé
aller à cette croyance, que l’augmentation en poids dont il s’agit,
procédé des vapeurs du charbon, qui, pas.sans h travers 1(> vase,
se vont meslans emmi la chaux. Ce ([ue ie maintiens impossible...
0 vérité, que tu m’és chere, de me faire estriuer contre vu si
cher amy! »
(t) Essais, p. “i9.
ttP SÉlttE. T. Xlt.
113
2\2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Enlln, la bataille est gagnée ! Il va, non sans fierté, rédiger son
bnlletin de virtoire. Yoylà maintenant cette vérité dont l’esclat
trappe vos yeux, (pie ie viens de tirer des pins prolbnds cachots
de l’obscurité. C'est celle-là de (pii l’abord a esté jusqu’à présent
inaccessible. C’est elle qui a fait suer d’aban tout autant de
doctes hommes qui, la voulans accointer, se sont elforcez de
franchir les ditlicultez qui la tenoient enceinte. Cardan, Scaliger,
Facbsius, Caesalpin, Libauius l’ont curiéusement recherchi’e :
non iamais apperceué. [Vautres en peuuent estre en queste, mais
en vain, s’ils ne siiiuent le chemin que ie leur ay tout-premier
desfriché et rendu royal : tous les autres n’estans ([ue sentiers
espineus, et destours inextricables (pii ne mènent iamais à bout.
Le trauail a esté mien, le prolit en soit au l(*cl(Mir, (>t à l>ieu seul
la gloire. »
III
Tout est intéres.sant dans la correspondance de Mersenne et de
Jean lley; ce (pie nous pourrons en dire ne sera ([u’une invitation
à la lire. Mersenne a vraiment ft eppeliicbé » les Essai/s. Sa
critique descend aux détails, recourt au contrôle et s’arme d’éru-
dition; mais elle ne se pare point des charmes du style : en cela
Uey est son maître.
A la proposition « qu’il n’y a rien de leger dans la nature, et
que la terre va par sa pesanteur s’emparer du centre du monde »,
.Mersenne oppose l’autorité de Copernic et « de la plupart des
meilleurs astronomes «. Nous ne le suivrons pas dans cette dis-
cussion. — « Ouant à ce que vous adioustés, poursuit-il, (pie l’air
ne descend point dans vn imis ou dans les cauernes que par sa
pesanteur, ce n’est pas la vraie cause : car il entre et remplit
tout de mesme les trous que l’on faict en haut : par exemple (pi’il
dans les poutres et cbeurons des planchers, et l’on vous dira
fait cela par sa legereté, puisqu’il monte en haut (I). » Et il .saisit
cette occasion d’exposer une théorie du mouvement cyclique
qui est celle que Descartes développait, à la même époque, en son
Monde. (( l’estime, conclut-il, que la cause de ce remplissement
d’air tant en haut qu’en bas vient de l’equilibre que la nature
reprend : car la terre tirée des cauernes se faisant vue place
dans l’air, elle le chasse et le contraint de descendre au lieu
d’où elle a esté tirée. »
(t) Essais, p. 79.
VARIÉTÉS
243
Mersenne triomphe sur C( le mouvement accéléré des choses
graves ». L’expérience lui « a l'ait voir » qn’im « honlet de canon
descend aussi visle vers les vingt-cinq premiers pieds de roy que
les vingt-cinq derniers. A qnoy i’adionste ce dont vous serés
peut-estre bien aise d’estre asseuré, car cela va contre roi)inion
commune, tà sçauoir qu’vn corps ne va pas plus viste en has,
quoique plus p(*sant : cai' vn honlet de fer, et vue houle de hois
(lescendent de cinquante pieds aussi viste à terre l’vn que l’autre,
quoique le boulet peze huict fois dauantage, la boule estant (piasi
de mesme volume (1). »
(tuant aux expériences de l’Eolipile... ie les ay faites; mais
c’est vne fausse imagination de croiie que l’eau qui en sort se
tourne en air : elle demeure tousiours eau, qui renient après en
sa nature. » D’ailleurs, le jetsècherait le papier qu’on lui présente,
au lieu de le mouiller, si c’était de l’air — il cela Rey répondra : « il
esteindroit le feu au lieu de l’allumer, si c’estoit eau ,à la sortie »! —
Bien plus, au moyen de ce « soutllet philosophique » on peut
aisément prouver que l’air chaud est moins dense que l’air
froid. L’Æolipile, en elfet, estant eschautïé, et tout rouge dans
le feu... l’experiepce convainc (jne l’air y est fort rare, puisqu’il
tire vne grande quantité d’eau, dont il se remplit, iusqu’à ce
que le peu d’air qui y estoit, revienne tà sa densité ordinaire {'i). »
Nous verrons Mersenne transformer plus tard cette expérience
en un procédé pour déterminer le poids spécifique de l’air.
Jean Rey mit quatre mois à répondre à son impitoyable
critique. « Dés l’entrée, dit-il, ie vous aduise que ie fais deux
l'emarques en vostie lettre : la première (pie vous taschés d’im-
pugner mes opinions par authorités, ce que vous ne pouuiés
faire, veu la nature de mon escrit, (pii s’oppose en plusieurs lieux
<à la creance de la pluspart des hommes : ce qui m’a fait
protester... de n’auoir iuré aux paroles d’aucun, faisant là
voir que ie tleschis volontiers soubs le' poids de la raison, sans
laquelle les authorités ne m’esmeuuent point.
» La seconde remarque est (pie vous me faites deux sorti's
d’ohiections, dont les vues combattent les opinions à moi parti-
culières, les autres celles que i’ai communes auec plusieurs.
Pour celles-ci ie n’en entreprends pas la delfense... Pour les
autres ie suis tenu, ou de m’en départir, ou bien de les delfen-
dre (3). »...
(t) Essais, pp. 79-80.
(ït) Essais, pp. 81-8:2.
Essais, pp. 83-84.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
2U
« Maintenant venés-vons aux prinses auee moi, quand von^
dites qn’on me dira que l’air qui remplit les trous laits en haut
dans les poutres d’vn plancher, doibt estre dit leg-er puisqu’il
monte. Mais ie leur dirai (fu’il faut par la mesme raison qu’ils
(lient l’eau estre legere, qui monte dans vn batteau par les trous
qui se font dans ses planches : ou (pour mieux faire quadrer la
comparaison) qui monte dans les trous qu’on peut conceuoir
estre faits dans les voûtes des canernes qui sont soubs les eaux.
Ils ne m’accorderont pas ceci : ni moi à eux le reste. Certes l’vn
et l’autre remplissaçie se fait par la pesanteur des parties plus
hautes, tant de l’air que de l’eau, qui s'affaissant sur les plus
Imsses, les contraignent de pousser celles qui sonl près des trous
à les re)uplir. Ce ([ue vou.s-mesme contirmés, sans y penser,
quand vous dittes que cela vient de l’equilibre que la nature
reprend ; ce qui est tre.'^-veritable, et ie suis auecques vous
iusques-hà.
cc Mais il faut pas.ser oidre, et demander d’où vient cet équi-
libré, à quoi ie responds (pie c’est de la pesanteur, car tout
équilibré la suppose : et qui dit équilibré ne dit autre chose
qu’vne esgalité de poids...
» (ju’on suspende vn ais dessus l’eau, touchant iustemeni sa
surface, qu’on le troiu* tant qu’on voudra, on ne verra iamais
que l’eau y monte. Il arriueroit de mesme de l’air, cet ais estant
suspendu en sa supresme surface, et ce d’autant que la pesanteur
de l’vn et de l’autre y résisté, et qu’il n’y a point de corps plus
pesans au-dessus, qui, s’atfaissans, les y contraignent. Il n’est
pas ainsi de leurs descentes qui n’a pour borne que le plus bas
de la terre (1). »
La lettre, où se lisent ces pensées, développement tnVs juste de
celles (jue nous avons rem'ontrées déjà dans les Essags, est dat(hî
du « premier de l’an 168:2 ». Six ans plus lard, Galilée, ipii sait
cependant que l’air est jiesant et a cherché à en déterminer le
poids spécifique, invoquera l’horreur du vide pour expliquer
l’ascension de l’eau dans les pompes et proposera le moyen d’en
mesurer la puissance qu’il croit Unie : la quantità délia forza
del l'actw. Mais quand, en 1644, Torricelli réalisera sa célèbre
expérience du baromètre et en demandera l’explication à la
pression exercée par l’air pesant, Mersenne et, sans doute aussi,
« les fort bons esprits » auxquels il a communiqué les Essags, ne
trouveront-ils pas dans le souvenir des vues si nettes de .lean
(t) Essais, pp. 88-sn.
VARIÉTÉS
245
Rey sur le rôle de la pression engendrée par une atmosphère
pesante, un surcroît de lumière pour en comprendre cette
nouvelle manifestation?
X’exagérons rien cependant. On aurait tort de croire
— M. Duhem en fait justement la remarque — que le médecin
du Bug'ue ait été seul ou le premier à soupçonner jusque-là cette
vérité. Dès 16:29, Isaak Beeckman, collaborateur de Descartes,
avait exprimé, à deux reprises, dans des entretiens avec Gassendi,
des pensées voisines (1). Descartes lui-même rendait compte, le
2 juin 1631, de la cause et des effets de la pression atmosphérique
dans une lettre adressée à un correspondant inconnu que l’on
croit être Benieri(2). Enfin Torricelli expliquera son expérience
comme Baliano expliquait l’ascension de l’eau dans une pompe
aspirante, dans la lettre qu’il adressait à Galilée, le26 octobre 1630
et où se lisent des vues toutes semblables à celles de Jean Bey (3).
La conclusion s’impose :
« Au voisinage de l’an 1630, les mêmes pensées au sujet de la
pesanteur de l’air et de la pression atmosphérique sont donc
agitées, dans les pays les plus divers, par des physiciens qui n’ont
point de communication entre eux. Ce qu’écrivent Beeckman à
Dordrecht, Baliano à Gênes, Descartes à Amsterdam, Jean Rey le
conçoit en une minime cité du Périgord. Quiconque a médité
l’histoire des sciences connaît cette sorte d’attente qui oriente
vers une même vérité les esprits les plus éloignés les uns des
autres, cette tension générale qui annonce et prépare une grande
découverte ; il semble qu’avant de prendre sa, forme définitive,
aux contours nets et arrêtés, en la raison de celui qu’on saluera
du titre d’inventeur, l’idée soit partout diffusée, vague encore et
indécise, attendant l’heure de son avènement (4). »
Revenons à la lettre de Jean Bey.
11 se refuse à croire « qu’vn boulet de fer et vne baie de bois de
mesme volume vont si viste en bas l’vn que l’autre quoique le
fer peze huit fois plus;... bref qu’vn corps ne va plus viste en bas,
quoique plus pesant : ie desirerois que fussiés à le dire, car, sans
(U Is. Beeckman, ilathematico-physicannn meditationum, qiiæstionum,
solutioniun ceiituria, ir)64;n“ 35, p. 13; n“ 77, p. 45 (cité par P. Duhem,
Li’P. Marin Mersenne et la pesanteur de l’air, p. 17).
C^) Œuvres complètes de Descartes, publiées par (jh. Adam et P. Tanuery,
t. l, Correspondance, n" XXXIV, p. 205 (cité par P. Duhem, ibid., p. 17).
(3) Le Opéré di Galileo Galilei. Prima edizione compléta. T. IX, p. 210.
Firenze, 1852 (cité par P. Duhem, ibid., p. 20).
( i) P. Duhem, Le P. Mann Mersenne et la pesanteur de l’air, pp. 21-22.
2\6
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(loiihte, CCS exp(^ricnces ont esté par vous mal expcrinieiilécs, cl
vous coiiiurc de les refaire : mais exactement et d’vn lieu haut,
vous engag’cant mon honneur, si par apres vous ne changés de
langage. l*our la descente du houlet à canon, il est dillicile de
iuger à l’adl s’il va plus viste les vingt-ciii(| [)ieds derniers (pie
les vingt-cin(| premiers. Mais on s’en peut résoudre, le laissant
cheoir vne fois de vingt-ciii(| pieds de haut sur (piehiue terre
tendre, laipielle il enfoncera ipiehpie peu ; mais non pas tant (pie
lors(pi’il tomh(Ta de cimpiante. Or, cette plus grande enfonceure
viimt, on de la plus grande pesanteur, ou de la |)lus grande
viste.sse : non de cellolà, puis(jue c’est le mesme houlet, doncapies
de cell(;-cy (pioi(pi’on en puisse dire.
» le crains aussi (pie vous ayés failli aux expériences de l’.Eo-
lopile : car, pouiapioy ne se tournera l’eau ipii en sort en air,
s’il est bien et suhtilement percé; puis(pi’elle s’y tourne visihlo
ment en sortant mesme d’vne chaudiei’C posée sur le feu? Outre
(pi’il esteindroit le feu au lieu de l’allumer, si c’estoil eau à la
sortie (1 ). »
.lean Hey avait joint à sa lettre un e.xemplaire de s(vs Esmi/s.
-Mersenne le remercie le « premier Jour d’avril Kirfâ ». Le Minime
n’est pas riche, et s’il n’y veille, sa volumineuse correspondance
grèvera lourdement le hiidgel de son couvent, .\ussi se plainl-il
de la maladresse de l’intermédiaire chargé de l’expédition :
« il a si hien addressé ci; liure, dit-il, (pi’il a coiisté vingt sols de
port ». Il se gardera hien d’occasionner à son correspondant
semhlahle mésaventure. Si j’ai tardé à vous répondre, dit-il, c’est
(pie « i’ay eu de la peine a troiiiier d(is voyes (pii fussent propres
pour vous escrire : ce (pie ie fais maintenant par M. de Thon, afin
(pie le port ne vous coiiste rien ». .h’an Hey se le lint sans doute
pour dit et chercha des « voyes cpii fussent pro[)res pour ('crire »,
ce (pii donna au sieur Brun l’occasion de joindre à la lettre de
Hey datée du :2J mars JtHd, un post-scriptum iVrit le 7 juillet.
Le détail de imniage n'glé, Mersenne reprend la {iliirne d’.Vris-
lanpie.
« le remaripie donc particulièrement (pie vous tenés pour
certain (pie les pierres (hvscendent [lar leur iie.'^anteur, conse-
(piemment tous les antres corps; mais si vous considérés (pi’il
s’ensuiiiroit dolà (pie plus ils seroient pesants en mesme volume,
et plus viste ils descendroient ... ce (pii n’arriue pas pourtant.
(t ) Elisais, pp. .
VARIÉTÉS
247
peut-être que vous chang'erés d’aduis. Véritablement iem’estoniie
de ce que vous vous défiés de mon expérience de l’esgalle vistesse
d’vn boulet de 1er et d’vn boulet de buis ; car s’il ne tient qu’cà
vous faire signer solemnellement plusieurs personnes de qualité
qui ont veu et lait l’experience auec moi, ils vous le tesmoi-
gneront authentiquement (1). »
Cette vérité que Mersenne affirme si fort en 163'2, qu’il <x scait
de science asseurée » et d’après ses propres expériences, peut-il
l’avoir oubliée en J 636? Et cependant il la méconnait manifeste-
ment quand, dans son Harmonie universelle, au début des
Nouvelles observations physiques et mathématiques, il admet
comme base essentielle de ses raisonnements, cette proposition
de la physique péripatéticienne : la résistance qu’oppose le
milieu au corps qui le traverse est proportionnelle à la densité du
milieu. Cette règle est fausse si des corps de poids spécifiques
très différents (c vn boulet de fer et vn boulet de buis,... du plomb
et du charbon » vont « aussi viste à terre l’un que l’autre ».
C’est Ità une de ces distractions étranges et de ces contradictions
logiques qui se heurtent fréquemment en l’esprit de Mersenne.
« Des propositions fausses, empruntées à l’antique .Mécanique
de l’École, s’y affirmaient cà côté de vérités fournies par la science
naissante; le manque de sens critique dont était accompagnée
l’exubérante imagination du laborieux Minime lui permettait de
s’accommoder de ces disparates, sans les trop remarquer, et
d’user tour à tour d’hypothèses inconciliables.
» N’allons pas, d’ailleurs, nous scandaliser outre mesure de
cet état d’esprit; il eût été malaisé, à ce moment, qu’un logicien
exigeant parfiàt de mécanique. Le système cohérent créé par
-\ristote et par ses commentateurs, ... s’en allait délabré; du
système qui devait un jour le remplacer, h peine (pielques
ébauches apparaissaient çà et là, douteuses encore et hésitantes,
mal affermies contre les objections, sans liens les unes avec les
autres (2). » ,
Il n’apparait pas, dans la lettre de .Mersenne que nous analy-
sons, que Jean Rey ait réussi à lui faire admettre, comme il la
concevait, l’existence de la pression atmosphérifpie, mais il l’a
convaincu du moins que l’air est pesant ; aussi le laborieux
religieux n’aura-t-il de cesse qu’il n’ait déterminé son poids
spécifique.
(t) Essais, pp. 97-98.
(2) 1*. Diiheni, Le P. Marin Mersenne ..., p. ol.
218
REVUE DES QUESTR)NS SCIENTIFIQUES
Kiilre tant de moyens, parfois impraticables et souvent firos-
siers, que lui sniigérera son esprit inventif et prompt à rexécn-
tion, il en est nn dont il semble, dès maintenant, en possession.
« le pense, dit-il dans cette lettre dn l''"' avril lli.1:2, anoir tronné
le moyen de peser l’air, et de sçanoir combien est pins lei,mr (pie
l’ariient et les antres corps tant solides ipie liipiides : mais ie n’ay
pas encore la commodité de pezer, à raison des instruments
(pi’il faut anoir (I). » — Quel est ce procédé? Xons ne connais-
sons pas la lettre on, pins tard, Mersenne l’exposait à .lean Rey;
Tricbet n’en a i>as joint la copie à son exemplaire des Easai/s.
.Mais la réponse de Jean Reyen reproduit mie description très
nette.
Relie dernière letire dn médecin dn Rngne est datée dn
mars ItiiR. a Si i’ay laissé passer des années entières sans
vous anoir visité par mes lettres, il en faut accuser mes atfaires
domestiques, ipii ont tellement trauersé mon esprit qu’elles l’ont
rendu presipie incapable de tontes belles conce{)tions, et m’ont
empescbé de vous escrire sonnent, comme i’eusse bien désiré;
ce neantmoins vostre derniere m’oblige de faire ce petit etfort,
[loiir vous déclarer mon ingement sur le moyen ipie vous dites
anoir de peser l’air, puisiine vous le demandés auec assenrance,
(pie, si ie l’apprenne, vous n’aurés pas peur (pie l’on y Irenne à
redire (;2) »... « Vous pesez vue pbiole de verre estant froide, vous
la cbantfez par après sur nn recband, et, la pesant, treiinés ipi’elle
pese moins, parce (pi’il en est sorti de l’air; et, atin de Irenuer
ipielle (piantitè, vous meltés son tuyau (estant toute chaude)
dans l’eaii (pi’elle siicce, ins([n’à ce ipi’il en soit autant rentré
comme il en estoit sorti d’air, ce (pii vous a monstré (pie l’eau
est pins jiesante ;255 fois (pie l’air (S). »
Il eut snlli de sceller la pointe de la liole, tandis ipi’elle était
cbaiide, de la peser refroidie, et de briser la [lointe sons l’ean
pour faire de ce procédé une méthode exjiérimentale [irécise
raiipelant celle ipie J. -R. Ruinas imaginera pour déterminer les
densités des vapeurs. Sons la forme ([iie Mersenne lui donne,
elle ne {lent conduire (pi’à des mécomptes.
Jean lley l’a bien compris ; le [irocédé, dit-il, ne donnera pas de
résultats constants. « le suis asseiiré (pie tonies les fois que vous
ferés cette esprenne, vous y Irenuerés de la diiiersité, et, parlant,
(I) Essais, p. 103.
02) Essais, p. lit.
(3) Essais, p. 112.
249
VARIÉTÉS
(lemeiirerés tousiours dans le doute. Car tantost vous ohautïerés
plus vostre phiole, tantost moins, tantost vous mettrés prompte-
ment son tuyau dans l’eau, et tantost vous y apporterés plus de
longueur. Ce plus ou moins de chauffage, et ce plus ou moins de
promptitude vous produiront sans doute de la diuersité (1). »
L’expérience ne manqua pas de vérifier ces prévisions. On lit
dans les Cogitata pligsico-matheinatica, Prop. XXXI, p. 147, que
de nouvelles épreuves répétées en présence de géomètres et avec
leur aide, ont donné, au lieu de :2'25, le nombre de 1356 pour rap-
port entre la densité de l’eau et celle de l’air. Ce résultat plait
d’ailleurs à Mersenne, car il se rapproche de celui (pi’il avait
obtenu, en ['Hannonie universelle, par la comparaison de la
vitesse du son à la vitesse (h; propagation des ondes liquides (:2).
Prompt à l’expérience, .Mersenne se heurte souvent à des
dilficultés d’exécution qu’il eût pu prévoir, .lean Key, lui aussi,
se laisse prendre parfois au piège de la distraction. « Ces diffi-
cultés, poursuit-il, et autres qu’on pourroit excogiter, ayant
plus de loisir, me font dire franchement que par ce procédé
vous n’obtiendrés iamais vue iuste epreuue, quoique vostre
pensée hà-dessus soit belle et fondée auec raison. Mais craignant
ipie cette mienne franchise à dire mes sentiments, ne vous
donne quelque sorte d’affliction, et vous porte dans le desespoir
de treuuer iamais le moyen de peser l’air : Voici ie vous préparé
la consolation, et vous donne vn moyen, tà mon aduis asseuré et
facile : pour ce faire, prenés de la cire molle et aisée à receuoir
toutes les formes,... faileî^-en deux pièces, de six poulces en
([narré chacune, e.sgales en poids comme elles seront semblables
en figure. Xe touchés rien à l’vne d’icelles : partagés l’autre par
moitié, et en faites deux formes, à guise de coffrets, de six
poulc-es pareillement en ([narré, ayant dedans leur vuide. Contre-
pesés ces deux pièces creuses, mises sur vn bassin de la balance,
à la première solide. Elles ne pèseront pas tant, quoique vous
n’en ayés rien diminué; et pèseront toutes deux ensemble moins
([ue la solide, de ce que [lese l’air esgal en volume à l’vne desdites
pièces ; ainsi vous saunez combien pese six poulces d’air en
quarré, puis([ue vous auez des balances si iustes que me mandés,
et ([ue la trente-deuxiesme partie d’vn grain tait tresbucher (3). »
Jean îley confond ici une boite vide avec une boite pleine d’air
à la pression extérieure. Combien il eût été mieux inspiré en con-
seillant à .Mersenne de .sceller la pointe de sa fiole! 11 y a toutefois
( I ) Essais, p. 1 1:2.
(2) 1’. Duheni, Le P. Marin Mersenne, p. 48.
(3) Essais., p. tl3.
25U
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
un détail intéressant à relever : les balances de Mersenne étaient
sensibles h « la trente-denxiesme partie d’vn grain », ce (jui vaut
l,t) milligranime. Les mit-il à l’épreuve pour essayer du procédé
de son correspondant? Il n’y parait pas. Mais les lignes suivantes,
où Jean Key se ressaisit, ont pu retenir utilement son attention.
« Ceci se manifeste plus clairement en pesant deux pièces de
plomb ayant cbacune vn pied de quarré, car leur poids estant
e.sgal dans l’air, si on les balance vue piece estant dans l’air et
l’autre dans l’eau, celle-ci monstrera peser moins de ce que
pese l’eau esgalle d’vn volume h cette piece. Lt de-là s’ensuit
(pie, pour sauoir le poids de certain volume d’eau, de vin, d’buile
ou telle autre licpieur, ([u’il n’est pas necessaire de peser ces
choses, ains seulement de voir le decbet ipi’il y aura à la piece
de plomb (pii sera balancée dans l’c*au, l’autre esgalle estant
suspendue dans l’air, l’aiiois ietté dans mes Essnys des semences
qui, bien cultivées, eussent produit les fruits de cette doctrine,
mesmement en mon XV® Essay où se lisent ces mots : « deux
» lingots, l’vn d’or, et l’autre de fer, ipie la balance vous
» monstre esgaiix, ne le sont pas pourtant, car le fer pese plus de
» ce (pie pese, selon la raison, l’air ([ui seroit contenu en la place
» (fiie le 1er occupe [iliis ipie l’or. Mats à bon entendeur, peu de
» paroles ( J ). »
Voilà la « semence » du procédé de la balance bydrostatiipie
pour la détermination des densités des solides et des liipiides;
elle a été bien « cultivée », et son fruit porte parfois le nom de
Méthode de Mersentie.
Cette lettre est la dernière (pie le .Minime ait re(,‘ue du médecin
du Bugue. Il allait bientôt n’cevoir de Ricci la cofiie des
lettres où Torricelli décrivait Vexpérience du vide et l’expli(piait
par la pesanteur de l’air, et entreprendre le voyage en Italie,
au retour duquel il divulgua en France « non sans l’admi-
ration de tous les savants et curieux », au témoignage de l’ascal,
cette célèbre découverte.
Elle occupera désormais son esprit; ce sera aux discussions
qu’elle soulève et à l’étude des consé(piences aux(pielles peut con-
(luire la relation entre la bauteur de la colonne barométri(pie,
celle de l’atmosphère et le [loids spéciliipie de l’air, (pi’il consa-
crera les derniers etïorts de son activité scientili(pie, et une
bonne partie de son dernier ouvrage dont l’impression fut ache-
vée le E'' octobre J b 17 (“i)?
(1) Essais. ])[). IKI-ll i.
U2) 1'. Pulieiii, Le P. Marin Mersenne, pp. 65 et suiv.
VARIÉTÉS
251
[.e premier, il y décrit une expérience qne Périer réalisera, à
la demande de Pascal, le 11) septembre 1648, à la base et an som-
met dn Puy-de-Dôme. « Si le cylindre 'd’air, écrit Mersenne, est
la cause du vide contenu dans le tube, ou de la suspension du
vit-argenl auquel il tait équilibre, il paraît que le cylindre de
vil'-argent sera de moindre hauteur, lorsqu’on observera au
sommet d’une tour ou d’une montagne... Si l’on expérimentait...
an sommet d’une montagne haute d’une lieue, le cylindre de
mercure ne devrait plus mesurer qu’un pied et un demi-pouce.
S’il n’en était pas ainsi, il laudrait en conclure que le cylindre
d’air n’est pas l’explication de ce vide; à moins, cependant,
que l’on ne prétende que la surface supérieure de Pair n’est
point sphérique, mais ([u’elle s’élève plus ou moins suivant la
variété du relief du sol (1). ))
Mersenne reproduit-il ici — sans en rien dire — la pensée
d’autrui, ou a-t-il conçu spontanément l’idée de cette expérience?
•M. Duhem pense qu’elle est bien de lui. Qu’il ait été capable du
raisonnement très simple que nous venons de reproduire, nul
n’en doutera d’entre ceux qui l’ont assez étudié pour le con-
naître; md non plus ne niera qu’il ait pu y être naturellement
amené. Dès lors, la probité scientifique dont il ne s’est jamais
départi, en un temps où elle était trop souvent méconnue, le
soin qu’il met à citer ceux dont il s’inspire et le plaisir qu’il
prend à les louer, nous autorisent à le croire sur parole quand
il ne fait à personne l’honneur de cette idée et la tient pour
sienne {'i). Nous enregistrons cette opinion du savant professeur
de Bordeaux, .sans rappeler ici les difficultés qu’on lui oppose.
Mais Pascal et Descartes s’attribuent cette invention. Faut-il
donc croire qu’ils ont subi l’intluence de Mersenne? — Nulle-
menl, répond M. Duhem. « L’idée de cette expérience de con-
Irôle est si simple qu’elle a pu s’offrir à l’esprit de nombreux
physiciens, enire antres de Pascal et de Descartes (3). »
.Mais il y a plus : Descartes soutient que c’est lui qui a suggéré
cette idée à Pascal, « sans quoi il n’eùt eu garde d’y songer, h
cause qu’il étoit d’opinion contraire d; tandis qne Pascal laisse
croire et, après la mort de Descartes, déclare formellement qu’il
n’en est rien : (( il est véritable, écrit-il, et je le dis hardiment,
(l) Voir ces citations — ([ue nous abrégeons beaucoup — dans les articles
ou la l)rochure de M. Duhem, loco citato. I.e D. .Mersenne est mort le 1®’’ sep-
tembre 1648, quelques jours avant l’expérience du Puy-de-Dôme.
C2) P. Duhem, ibid.
(d) P. Duhem, Ibid., p. 7!).
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
•^^52
que cette exp('rience (du l'uy-de-Dôme) est de mon invention ».
Me ces assertions contraires, ne laul-il pas conclure que Des-
cartes ou Pascal ont sciemment altéré la vérité?
Les débats qu’a soulevés ce procès en fourberie viennent de se
rouvrir avec fracas. En attendant que le moment soit venu d’en
tirer les conclusions, jetons un rapide coup d’œil sur les anté-
cédents et la marche de cette nouvelle « atfaire ».
A la tin du .WIP siècle, Baillet, dans sa Vie de Descartes,
écrivait : « L’expérience du Puy-de-Dôme fut faite sur les avis de
.M. D(‘scartes, quoiipie M. Pascal l’ait dissimulé »; et personne,
semble-t-il, ne protesta.
.Montucla, dans son Histoire des Mathématiques (Paris 1758),
reprend la question et la tranche en faveur de Descartes (1 ). Son
avis fit autorité et fut souvent reproduit.
Toutefois, le discrédit du cartésianisme lit tort à la réputation
de son auteur; en même temps l’admirable clarté et l’extrême
précision des traités posthumes de Pascal le faisaient regarder
comme l’initiateur, en France, de la physi(pie expérimentale.
Dès lors, des admirateurs enthousiastes de « cet elfrayant génie
(pii se nommait Biaise Pascal » veulent ignorer une revendica-
tion qui amoindrit leur héros. Toute critique est injuste qui
trouble l’apothéose. Pascal, seul capable d’avoir imaginé l’expi!'-
dition du Puy-de-Dôme, est victime du dé[)itet de l’envie quand
on la lui conteste.
Aujourd’hui, Pascal conserve de doctes partisans {H), mais
Descartes a rallié de savants défenseurs (B). L’histoire, qui parle
dans le livre de .1. Bertrand, Biaise Pascal (i), avec une impar-
tialité courtoise et une criticpie respectueuse, nous présente, du
ditlicile problème, une solution moyenne dont on voudrait pou-
voir se contenter(5). Le savant secrétaire perpétuel de l’Académie
des Sciences s’incline comme il convient, sans superstition,
devant ce « grand dignitaire dans le monde des esprits »; mais
(1) Secomte partie, t. Il, p. 205 de rtidit. de l’an VU.
(”2) Qi. Thurot, .louRXAi, tiE Physique, 1. 1, pp. 171 et 207 ; ttavel, Dcscartes
et Pascal, Revue colitique et littéiu, août 1885; etc.
(3) Millet, Descartes depuis 1637, Paris, 1870;Nourrisson,Pa.sc«/ Plu/sicien
et Philosophe. Paris, 1885; etc.
(4) I*aris, Calmaii-I.évy, 1891.
(5) Ravaisson {La Philosophie de Pascal, Revue des Deux Mondes,
15 mars 1887, p. 420) et .Ulam (Pascal et Descartes. Les e.rpériences du vide.
Revue phiuosophique, décendire 1887 et janvier 1888) ont exprimé une
opinion analogue ; l.’idée de l’expérience de contrôle vint à Descartes sans
VARIÉTÉS
253
le Pascal ([u’il nous montre n’est plus celui de la préface que
Gilberte Pascal a éci ite pour les traités posthumes de son frère
et dont s’est inspiré l’auteur du Génie du Christianisme. S’il
reste grand, il cesse d’être prodigieux; si sa probité scientilique
demeure intacte, elle ne brille pas au point de rendre supertlue
la peine de la démontrer, et inutile l’appel aux circonstances
atténuantes. « .le sais et ne dois pas taire, écrit .1. Bertrand en
parlant de l’expérience qui nous occupe, que l’on rencontre dans
les œuvres de Descartes des passages favorables à ses préten-
tions; ils prouvent sa bonne foi; ceux que j’ai réunis permettent
de croire à celle de Pascal (1) >). — ba bonne foi de Descartes est
«. pr'ouvée »; mais il serait arrivé au créateur des tourbillons de
divaguer en parlant du plein et du vide : c’est ce qui « permet
de croire » .à celle de Pa.scal. On le voit, le charme est rompu.
Pour peu qu’on veuille lire entre les lignes, on conclura que c’est
à Descartes, comme on l’a cru dès le XYIP siècle, que l’on
doit l’idée de l’expérience du Puy-de-Dôme.
Dans sa belle étude sur le P. Marin Mersenne, que nous avons
citée plusieurs fois, M. Dubem développe une opinion voisine
dont riionneur de Pascal s’accommoderait mieux : « Nul homme
vraiment intelligent, dit-il, n’a pu méditer avec quebpie atten-
tion la théorie de Torricelli sans découvrir ce moyen de la
contrôler. Il est bien certain que Descartes dut songer k cette
épreuve aussitôt (jne Mersenne eut refait sous ses yeux Ve.rpé-
rience d’Italie. D n’est pas douteux non plus que Pascal, que
celte expérience préoccupait depuis longtemps, n’efit déjà formé
le projet de l’expérience du Puy-de-Dôme; pour concevoir ce
projet, il n’avait pas eu besoin, assurément, de bander tous les
ressorts de son prodigieux génie. f> Et M. Dubem ajoute cette
rétlexion : «. Comme Descartes avait conçu sans le secours
d’autrui l’idée de cette même expérience, il en conclut que nul
n’avait pu l’imaginer sans son secours ; son orgueil démesuré
avait de ces façons de raisonner (:2). »
Ce serait au contraire la rouerie de f’ascal qui aurait tous les
toi ts, si on en croit l’impitoyable censeur qui rouvre aujourd’hui
qu’elle lui eût été suggérée par personne, et il la proposa à Pascal sans qu’il se
doutât que celui-ci pouvait l’avoir eue tle son côté. P. Tannery (Descartes
Physicien, Hkvce de Mét.xphysique et de Morale, 1896, p.486) est beaucoup
moins assuré de l’indépendance de l’invention de Pascal : « Entre la véracité
de l’auteur des Provinciales, et celle de Pescartes, dit-il, j’ai certainement
beaucoup plus de conliance dans la seconde. »
( I) Biaise Pascal, p. 313.
C2) P. Dubem, Le P. .Marin .Me)’senne, pp. 76-77.
25i
REVISE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
le (lél)al. Dans une série d’aiiicles (J) qui sont moins une reven-
dication des droits de Descartes qu’une en([uète sur les agisse-
ments de son compétiteur, M. F. Mathieu prétend établir que
Pascal, dans la plus retentissante de ses tentatives scientiliques,
a manqué totalement (riionnèteté si, vraiment, il a voulu, non
jouer pour lui seul une comédie ridicule, mais l’ortVir au public
comme un drame bistoricpie. Qu’on en juge par la conclusion <le
ces articles : «. La lettre que Pascal dit avoir écrite, le 15 no-
vembre l()47, à son beau-frère Périer, pour le prier de monter
sur le Puy-de-Dome, est un faux, et ce faux est le couronnement
de tout un système d’artitices par lequel Pascal a tenté de s’ap-
proprier l’bypothèse de la pression atmosiibérique, que nous
devons à Képler, Isaac Beeckman, Baliano et Torricelli, et a
l'éussi à s’approprier les inventions qui apportèrent la vérilica-
tion expérimentale de cette byjjotbèse : l’expérience du vide dans
le vide, qui appartient à Auzout, et l’idée de l’expérience du Puy-
de-Dôme, (pii appartient à Descartes. »
Ft ce Pascal, accusé de faux artilicieusement macbinés, est
l’austère redresseur de torts (piiaécrit : «.le iniis dire devant Dieu
qu’il n’y a rien que je déteste davantage ipie de blesser tant soit
jHMi la vérité; et j’ai toujours pris un soin très particulier non
seulement de ne pas falsitier, ce cpii serait horrible, mais de
ne pas altérer ou détourner le moins du monde le sens d’un
passage. De sorte cpie si j’osais me servir en cette rencontre
des paroles du même saint Hilaire, je pourrais bien vous dire
avec lui : « Si nous disons des choses fausses, ([ue nos dis-
» cours soient tenus pour infâmes (:2))). Mais ce même F^ascal est
aussi l’auteur de V Histoire de lu Uoiileite, le lutteur viobmt et
peu probe — il faut bien en convenir — dont les lettres privées
démentaient les publications (S). Si celte nhadation lit jadis
moins de bruit (pie l’accusation formulée aujourd’hui pai' M. .Ma-
thieu, c’est, peul-èti'e, parce que l’auteur des Provinciales se
jouait l.à d’un jésuite. La vérité va-t-elle cette fois crever les yeux
et faudra-t-il renvoyer à Pascal jibysicien, les épitbèli^s malson-
nantes que lui-même prodigua, sans justice, à Torricelli et à
Lalouère? .
( I) Pascal et Verpcricnce du Piuj-dc-Dâvic ; t’iRVCE deI'.^iîis, l“'el l.') avril
Pt mai t'Jüti.
(!2) Onzième Provinriale.
(3) Voir la Revue des Questioxs scientifiques, Midanqcs. Fragments
inédits de Pascat. séi'ie, I. \ , ni. ti()3-(i98.
VARIÉTÉS
255
L’étude de M. Mathieu est incontestablement d’un érudit qui
a fouillé tous les recoins de son sujet et donne l’impression de
l’avoir épuisé. On y a vu du parti-pris : il ne nous paraît pas
évident; de la passion : il y en a dans le ton, mais nous n’oserions
dire qu’elle a égaré les recherches et faussé les interprétations.
Si l’on hésite .à se déclarer convaincu, c’est moins par crainte de
partialité ou pour l’insutlisance des preuves que devant la gravité
des conclusions. Sans doute, à des arguments qui paraissent
probants, à d’ingénieuses présomptions qui .semblent presque
des pi'euves, se mêlent des appréciations douteuses et quelques
inexactitudes; mais celles que découvre une première lecture
n’entament pas, semble-t-il, le fond du débat. Y en a-t-il d’autres,
et, s’il y en a, ont-elles pu troubler la clairvoyance, grossir les
incidents, trahir la signification des faits en amenant à les
grouper artificiellement? C’est possible et c’est pourquoi, avant
de se rendre, on souhaite pouvoir débarrasser les textes de leurs
commentaires et les relire à leur place pour en subir l’inlluence
immédiate ; au moins on attend la contradiction. Elle n’a pas
tardé à se produire (1).
Dans son étude sur le 1*. Mersenne, M. Dubem rencontre les
articles de M. Mathieu. Il y relève, pour la contredire, l’interpré-
tation d’une des expériences de Pascal, la sixième des Expériences
nouvelles de ltU7; et il s’attache surtout à montrer combien
l’opinion que l’auteur s’est faite du P. Mer.senne — esprit médiocre
et inconsistant, capable tout au plus de faire écho tour à tour
aux idées de Roberval et de Descartes — est éloignée de la
vérité. Ici la cause est en partie gagnée : M. Mathieu a reconnu
de très bonne griice son « injustice », mais il maintient que le
savant Minime n’a pas présenté comme sienne l’idée de « l’expé-
rience de contrôle ». Quant h Pascal, M. Dubem n’entreprend
pas directement sa défense, étrangère à son sujet que clôt le
décès de Mersenne.
M. L. Brunschvicg l’a prise à cœur dans un article intitulé
/I propos (le Piucul et de l’expérience du Puy-de-Dfnne ('2). C’est
la réponse la plus sérieuse qui ait été faite jusqu’ici à l’étude
de M. Mathieu; nous voudrions pouvoir ajouter qu’elle est
péremptoire.
Signalons aussi les articles de M. Abel Lefranc : Défense de
(1 ) Parmi les articles qu’il nous a été ilonné de lire jusqu’ici, nous signalerons
seulement les plus importants; il en est d’autres, simples comptes rendus
pour la plupart, qui n’ajoutent rien à ceux-ci.
(2) CoRRESPOXD.XNCE. UxiON l'OCR E.\ VÉRITÉ. Première année, 1906, n":2.
256
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Pascal. Pascal est-il nn faussaire? (1) : ils sonnent orenx et
s’attachent à des détails de moindre importance; moins d’éclats
de voix et de gestes exubérants siérait davantage ; il faut toutefois
tes lire si l’on veut suivre le développement de ces polémiques.
Entin on trouve un bon exposé du débat, par M. A. Hey, dans
la Revue de Synthèse historique, 1900, n“ 88.
.M. F. Mathieu a commencé de répondre à ses contradic-
teurs pl). Sans attendre qu’il eût fini, .M. F. Hrunscbvicg est
revenu à la charge dans le Journal des Débats, du J'”' mai. 6et
article intitulé Pascal a-t-il volé Auzout? porte l’attaipie au
cœur même de la contioverse : y a-t-il une expérience du vide
dans le vide, ou y en a-t-il deux, l’une de Pascal, en Jt)i7, l’autre
d’Auzout, en K)i8? C’est bien la question capitale, dont la solu-
tion tranchera le débat.
On en est là (8). Le moment n’est pas venu d’entrer au détail;
d’ailleurs, avant de songer à dégager des conclusions, il faut lais-
ser le temps de se dissiper aux nuages de poiu^ssière qu’ont sou-
levés un peu de chicane et quelques potins. En attendant, réser-
vons notre jugement et souhaitons (pie l’honneur de Pa.scal sorte
indemne de la mêlée. C’est trop déjà qu’on ait pu l’attaquer et
qu’il semble malaisé de le défendre.
En terminant, revenons à Jean Rey, pour demander que .‘(on
nom soit joint désormais à ceux d’Isaac Beekman, de Raliano, de
Cialilée, de Torricelli, de Mersenne, de Descartes et de Pascal,
dans l’histoire des elforts qui nous ont valu la connaissance de la
pesanteur de l’air et de la pression atmosphérique.
J. Thirion, s. J.
(1) Hevue politique et littéraire (Revue Rteue), tt, 18, 25 août et
8 septembre 190(i. f.es articles ont été inijirimés à part, sons le même titre :
éditions de la Revue politique et littéraire (Revue Rteue) et de la Revue
Scientifique, ilLis^ j-ne de Chàteaudun, Paris. Une lirocliure de 74 paires.
(2) Revue de Paris, !'='■ et 15 mars, l'’"' avril liXt"; au moment où nous
écrivons ces lignes, cette nouvelle série d’articles n’est pas terminée.
(3) .Nous corrigions les épreuves de cette notice (piand la Revue Scienti-
fique du 22 juin 1(M)7 a pulilié un article de M. Milliaut, que les arguments de
M. Mattiieu n’ont pas convaincu : Pascal et les e.rpériences dans le ride. .Nous
présenterons aux lecteurs de la Revue une étude sur l’ensemt)le de ces travaux
dans la livraison d’octobre.
BIBLIOGRAPHIE
I
Les Equations aux ukrivées partielles a caractéristiques
RÉELLES, par IL d’Adiiémar. En vol. in-8" de (Slî pages (Eollection
ScioUia, série plnsico-malhématicpie, — Paris, Gantliier-
Villars.
Le problème do trouver rintégrale générale d’une équation
aux dérivées partielles du second ordre étant pres([ue toujours
impraticable, on lui en a depuis longtemps substitué un autre
plus restreint, celui de déterminer l’intégrale par des conditions
aux limites données. On s’est aperçu tout de suite qu’on pouvait
traiter la question à deux points de vue radicalement dill’érents :
le point de vue réel et le point de vue analytique. Au point de vue
analytique, une intégrale est déterminée, comme l’a montré
Caucby, si l’on donne une courbe sur l’intégrale et le plan tan-
gent le long de la courbe. La recbercbe de cette intégrale parti-
culière constitue le prohUnne de Canclu/. Au point de vue des
variables réelles, une intégrale peut être déterminée par ses
valeurs sur un contour fermé. C’est le point de vue ordinaire de
la physique mathématique; l’intégration de l’équation de Laplace
en est l’exemple le plus important et elle est devenue célèbre
sous le nom de proldème de Dirichlet.
Ces deux pi'oblèmes, le problème réel et le problème analytique,
se posent encore aujourd’hui avec des caractères bien tranchés.
Mais, depuis une vingtaine d’années, grâce aux travaux de
MM. Darboux, Picard, Coursât, Hilbert et de bien d’autres, les
deux problèmes se sont singulièrement élargis et, dans le
domaine réel en particulier, une série d’équations spéciales ont
été intégrées sous la forme la plus élégante.
lit® SÉRIE. T. XII.
17
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIEIQT'ES
•>5S
Le moment seml)le doue venu de réimir ces dillereiUs résidlals
dans nn lahlean qui montre le chemin parconni. Personne
n'était pins indicpié (pie M. H. d’Adhémar pour enlieprendre
cette tâche. (Inidé par les maîtres mêmes auxquels la théorie
doit scs jihis grands progrès, il lui a encore apporté par hii-
méme des compléments essentiels. Son livre clair, comas et sng-
gestil'sera hi avec autant d’intérêt que de l'riiit, par ceux qui
désirent s’initier aux derniers progrès de cette théorie. Ils verront
le vaste ( hamp cpii s’onvre aux chendienrs et qui parait tenii’
encore en réserve une ample moisson de divonvertes.
L’ouvrage est divisé en trois parties dont voici un court
résumé, laissant hien des (piestions de côté :
Le premiei' cliaiiitre consacri'aux é(piations du premier ordre
est une sorte d’introduction. L’auteur s’attache particulièrement
aux notions qui seront généralisées : le Ihéorhne d’exisletico de
Laucdiv et camctèrisUcpies qui sont des multiplicités d’excep-
tion pour ce théorème.
liés le second chapitre, l’auteur ahorde les é(iualions (h( second
ordre à deii.r varialdes et pénètre au cœur de son sujet. La notion
lôiidamentale est celle des caractéristiqiies dont la théorie a été
fondée par M. (iouiTat. M. d’Adhémar l’expose en quelqmis
pages avec une iiarlaite clarh', démontrant d’ahord le théorème
d’existence de Camdiy, puis le théorème de M.tloursal.Ce dernier
théorème met en [ileine lumière le caractère d’exce[)tion des
cai'act(M'isti(pies par rapport au théorème de (’iauchy : J*ar une
curactèristique d'ordre 2, il /xisse une infinilé d’inléf/ndes tn/uni
entre elles tout le long de lu courbe un contucl d'ordre aussi élevé
qu’ou veut.
Vient ensuite le théorème de M. Uicpiier jiour les équations à
caractéristiques ivelles, c’est un théorème d’existence dans le
domaine analytique comme celui de Lamdiy, mais (jui montre
bien le chemin parcouru depuis les ti'avaux du grand géomètre :
Pour les équations à caractéristiques réelles (au besoin avec une
vonditio)! de plus), 0)1 peut déterini))er une solation passant par
deu.r coio'bes qui se ampe))t.
.Ius([u’à présent l’auteur est resté dans le domaine analytique.
.Vu chapitre III nous entrons dans le domaine n'el. Le mode de
re{)résentation doit devenir jilus général : ce sera l’inti'grale de
contour dans la méthode de lÜemann, la série de fonctions dans
les aiiproximations successives de M. Picard. Les deux méthodes
sont d’ailleurs néces.>^aii'es et se complètent admirahlemeni dans
rintégration de l’fhpiation
lUr.LIOGRAPIIIE
259
dxdij
+
+
b
CZ = 0.
L’auteur fait parfaitement ressortir l’éléganre de la solution et
il y a d’ailleurs contribué par l’introduction de la dérivée conor-
male qui précise d’une manière singulièrement intuitive les for-
mules utilisées.
5’ous arrivons maintenant h la seconde partie de l’ouvrage,
divisée en deux chapitres. Le premier contient l’esquisse d’une
théorie générale des caractéristiques pour l’équation à ;? variables
d’après les travaux de MM. lladamard et Beudon. Le second est
cou.^acré à une é([uation particulière à trois variables indépen-
dantes (pie M. d’.Vdliémar appelle Véiinalion des ondes généra-
lisées, à savoir
, d'it
d.r ?//-
f(r, y, :).
M. d’Adhémar a apporté une importante contribution à la
théorie de cette équation. La méthode d’intégration, aussi ingé-
nieuse qu’intéressante dans sa forme et dans ses résultats, est
due tà M. Volteri'a. L’auteur l’expose en lui aiiportant tout
d’abord une simplification formelle importante par l’intro-
duction de la dérivée conormale. La mé'tbode de Yolterra four-
nit la .solution supposée existante sous forme de dérivée d’inté-
grales multiples. Mais il restait h faire de cette méthode une
tténnmstration d'existence. L’honneur en revient à M. d’Adhémar
et, si la découverte de la solution comporte peut-être un plus
grand mérite d’invention, Vasyntiièse faite par M. d’Adhémar est
assurément un problème plus délicat, dont la ditliculté avait
déjcà été signalée plusieurs fois par M. lladamard. L’auteur
arrive au but en considérant ces parties finies d’intégrales infinies
auxquelles M. lladamard a été également conduit.
La troisième et dernière partie est un résumé des derniers
travaux de MM. Leroux, Belassiis, Bianchi, Aicoletti, Tedoiie,
Coiilon, lladamard et l’on y trouvera, en plus, une foule de
remar{(iies instructives et de rapprochements intéressants.
Cii.-.L DE LA Vallée Poussim.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
•i()ü
11
Théorie des Integraelogarithmes und verwandter Transzen-
DENTEN, par le I)'’ Xiels Nielsen. Un vol. in-S" de pages.
— Leipzig, Teubner,
Dans son Hnndbnch (1er Théorie der (htmon^funklion, ranleui’
a éliulié la lomiion
considérée comme fonction de v, x étant regardé comme para-
mètre. Il a exclu systématiquement la considération de (J (,r, v)
comme fonction de x. Il entreprend cette étude dans la présente
monographie en la limitant aux cas particidiers remarquables,
V = O et V = J ([ni fournissent le logarithme intégral li (e^'^)
et la transcendante L (x) de Kramp. L’analogie de // (e~^) avec
e^^ pour de grandes valeurs de x, l’amène à délinir les fonctions
ci (x) et si (x), cosinns et sinus intégral, par la relation
La même analogie fait dériver de I. (x) les fonctions G (x) et
S (x) ( Fresnel).
Les six transcendaides font l’objet de la présente étude.
La méthode et l’esprit des ouvrages similaires dn même
anteiir sont assez connus pour que noos n’ayons pas à y revenir.
Hornons-nons à donner nn ai*erçn des matières tiaitées.
Cliapitre 1 : Pétinitions et propriétés iinalyticiues (tes six transrendantes; leur
(litl'érentiatioii et leur intégration ; relations aver la série logarithmique. —
tdiapitre 11 : lîeprésentations d'intégrales au moyen des transcendantes. —
t'.hapitre lit : Séries asymptoti(jues et fractions continues. — f.hapitre IV ;
Intégrales définies. .Analogues des intégrales d’Euler et de I.aidace-Aliel. Inté-
grales de fonctions cylindricjues. — (’.liapitre \ : l>évelo])pements en série. —
Cliapitre \1 : Calcul numériipie des six transcendantes; formules d'addition ;
taldes; relations avec la tliéorie des nomtires. — lüliliograpliie. — Index
alplialiétique.
.T
±
ei (x) it i si (x) = li [e
F. W.
BIBLIOGRAPHIE
261
III
Lks Gariiks Magiques, par F. Uiollot, Ingénieur civil des
mines. Un vol. in-8' de iv-ll!) pages avec 311 tignres. — Paris,
(îanthier-Villars, 11)07.
Parmi ce qu’on est convenu d’appeler les Récréations arith-
méti(pies, la question des carrés magiques jouit d’une laveur
tonte spéciale auprès des amis des nombres; elle a eu le privi-
lège de séduire des mathématiciens de grand renom, comme
Euler, comme Fermât, qui ne connaissait « rien de plus beau en
rAritbméti(pie^). De nos jours, elle a provoipié, en grand nombre,
de curieuses recherches parmi lesquelles celles d’Édouard Lucas,
cet étonnant vir anthrneticus, méritent une mention spéciale.
La littérature qu’elle a fait naître est déjià fort copieuse. .\ son
tour, M. Riollot a entrepris d’en donner un exposé d’en.semble
qu’il a réussi à faire remarquablement clair, méthodique et
complet non moins d’ailleurs ([ue concis; ce sont toutes les (pia-
lités qu’on peut réclamer d’un ouvrage de cette sorte.
M. 0.
lY
Edward V. Humlagto.n. — La Ko.nti.nuo. — Elementa teorio
stagirita sur la ideo de ordo kun aldono pri transfinitaj nombroj.
Tradukita de la angla lingvo kun la permeso de la autoro de
Raoul Rricard. Un vol. in-8’ de H5 pages. — Paris, Gauthier-
Vil la rs, 1!)()7.
Vous tenons à signaler ce petit volume, excellent résumé de la
théorie du continu, telle qu’elle est sortie principalement des
travaux de Redekind et de Cantor, moins encore pour son
contenu même que parce (pi’il constitue un exemple <à encou-
rager d’une intére,ssante [)uhlication scientilique en espéranto.
Gomme il ne s’agit d’ailleurs pas d’une œuvre originale, mais
d’un travail de vulgarisation, nous nous bornerons à reproduire
les titres des chapitres : Sur les classes en général. — Sur les
classes simplement ordonnées ou séries. — Séries discrètes :
spécialement le type des entiers naturels. — Séries denses : spé-
cialement le tyi)e des nombres rationnels. — Séries continues :
spécialement le type des nombres réels. — Séries continues à
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
2()2
[)liisieiirs dimensions, avec nne note sur les classes mulliplement
ordonnées. — Appendice sur les séries normales (ou classes bien
ordonnées) et les nombres transtinis de (amtor.
Ajoutons (pie la rédaction primitive a paru dans la revue amé-
ricaine .V.N'.NALs OK .Mathe.m.vtics (juillet et octobre 1U05).
G. Lechalas.
Y
Leço.ns de Mécamque céleste, par 11. I'ouncaiié, .Membre de
rinstilut, l’rolesseur à la Faculté des Sciences de Paris.
Tome II, l™ Partie: Développemenl de la l’onction perturbatrice.
Fn vol. in-8" de 1()5 pai>es. — Paris, (iaulhier-Yillars, 1!)07.
I>e plan i^énéral de l’ouvraife a été iiidicpié à l’occasion du
Tome I ( 1 ); il nous sullira de dire ici en (luebpies mots le contenu
de ce nouveau fascicule, tout entier consacré au développemenl
de la fonction perturbatrice, [/auteur ayant précédemment
montré, lorscpTon a l'ail choix d’un certain système de variables
képlériennes, sous (pielle forme se {H'ésente le dévelo{)pemenl
de la fonction perturbatrice, aborde maintenant le calcul elfi'clif
de ce développement. Le problème olfre d’ailleurs des asfiects
variés, ipi’il a soin, tout d’abord, de mettre en évidence, suivant
(pie l’on adopte comme variables kéiih'riennes soit le système
des éléments ellipticpies (le plus commuuémeiit em[)loyé par les
astronomes), soit l’un des systèmes d’éléments canoiiicpies envi-
sagés au Tome I.
I.a première chose à faire consiste à exprimer les coordonnées
rectangulaires, ou [lolaires, des planètes en foiiclioii de l’un (piel-
compie de ces systèmes d’idéments oscillateurs; cela exige l’intro-
diiclion des fonctions de Hessel dont M. Poincaré établit les
propriétés fondamenlales avec l’éb'gance dont il a le secret.
L’auteur développe ensuite (piebpies considérations générales
au sujet du développemenl de la fonction pi'rliirbalrice, en com-
mençant par .sa partie iirincipale (pii fait naître le problème le
plus dillicile. D’ailleurs, bien (pi’il puisse se déduire de celui de
la partie principale, le calcul de la partie complémentaire est ici
abordé dinadement ; il en résulte une plus grande facilité.
L’exiréme didiculté du problème a conduit à en sérier la solu-
tion selon diverses bypolbèses sim[)lificalives. La première
( I) l.ivniison iroctolire ]!Kl5, ]i. filli.
BIBLIOGRAPHIE
263
consisle à supposer milles à la lois les deux excentricités et l’incli-
naison mutuelle des orbites; c’est dans l’analyse correspondante
que s’introduisent les coellicients de Laplace. Lorsque, les excen-
tricités étant toujours milles, l’inclinaison devient quelconque, la
solution repose sur la considération des polynômes de Tisserand
qui apparaissent comme cas particulier de la série hypergéomé-
trique à deux variables de M. Appell. Enlin, pour le cas où, les
excentricités n’étant pas nulles, on se propose de développer la
partie principale de la Ibnction perturbatrice suivant les puis-
sances de ces excentricités, M. Poincaré développe la solution de
Newcomb l'ondée sur l’emploi de certains opérateurs symbo-
liques.
La question capitale, celle de la convergence des séries obte-
nues, est approfondie suivant la méthode de Caucby, avec cette
maîtrise ([u’on ne se lasse pas d’admirer chez M. Poincaré. Et
cette brillante analyse est développée dans un ouvrage qui, aux
yeux de son auteur, ne dépasserait pas le cadre d’un simple
exposé didactique! Mais elle porte la griffe du maître.
L’auteur aborde ensuite l’étude analytique des coeüicients des
développements de la fonction perturbatrice, soit suivant les ano-
malies excentriques, soit suivant les anomalies moyennes, lorsque
l’on considère ces coellicients comme fonctions des éléments
(grands axes, excentricités, inclinaisons); il forme les équations
différentielles ainsi que les relations de récurrence auxquelles ils
satisfont, et dont il estime que l’on pourra tirer un beureux
parti pour le cas où les excentricités sont nulles. Pour le cas
général, il serait utile de cbercher à abaisser l’ordre de ces équa-
tions, ce que l’on peut espérer voir résulter d’une étude plus
approfondie des périodes de l’intégrale double.
Quant au calcul numérique des coellicients, effectué indépen-
damment de leur développement analytique (qui exige un trop
grand nombre de termes), il se ramène à celui d’intégrales
doubles pouvant ,se résoudre par quadratures mécaniques. Un
pertbctionnement très appréciable consiste à ne faire porter ces
quadratures mécaniques que sur des intégrales simples. Tel est
1e but des méthodes de Hansen, de Cauchy et de .lacobi, dont
l’auteur fait admirablement saisir l’essence. 11 donne, en outre,
de très intéressantes indications sur une méthode de calcul
fondée sur les propriétés des fonctions elliptiques.
On peut enfin être amené à rechercher directement une valeur
approchée du coellicient d’un terme élevé, soit pour apprécier la
rapidité de la convergence des séries, soit pour étudier certaines
20i
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
perfurbalions. l’oiir un tel calcul, M. Poincaré emploie la méthode
donnée par M. Darboux pour le calcul des tbnctions de très grands
nombres, et résume les résultats obtenus par MM. Flamme,
Féraud, llamy et Fondesco.
L’attrait des beaux problèmes traités dans cet ouvrage s’accroît
de celui qui s’attache aux solutions, d’une prolbndeur en même
temps que d’une élégancT impossibles à surpasser, qu’eu donne
l’illustre professeur de la Sorbonne; et ce premier fascicule du
Tome II n’est pas fait {)Our amoindrir l’impression causée par la
lecture du Tome I et (pie nous avions essayé de rendre précé-
demment.
PiK Kkc.ei.scii.mtte des riiîi;(;oiuus a St. Vi.nce.ntio en veiu'.lei-
ciiE.NDER pEAiiiîEiTLNG voii Kahi. Boit (1). Fil vol. in-8" (le
11111 pages. — Leipzig, Teubner, P.I07.
Le volume que nous présentons au lecteur est le travail le plus
important publié sur l’histoire des matliémati(pies en Belgi(pie,
depuis l’édition de la Correspondance de SIuse par .M. Le Paige.
.M. Bopp nous apprend, dans .son introduction, ([ue son attention
a été appelée, par M. .Maurice Cantor lui-méme, sur l’utilité
d’une étude aitprofondie de Crégoire de Saint-Vincent (;2). C’est
([lie le géomètre brugeois n’a jamais été bi'aucoup lu. Ht cepen-
dant Leibniz ne craint pas, on le sait, d’écrire à deux rcfirises
dillérentes ([ue Crégoire est l’égal de Fermât et de Bescartes (B),
.lugement étrange, aux yeux de plusieurs historiens! exagéra-
tion jHire, disent même d’autres! Tel .Maximilien .Marie, par
exemple, se nuapiant de Quetelet « qui fait presque un grand
homme de Crégoire de Saint-Vincent », et traitant cette appré-
ciation de l’écrivain belge d’illusion due « au patriotisme
local » (4).
(t) Et‘, votdme forme le deuxième fascicide (pp. 87-314) du tome \X des
AhUAMiLCNC.EX ZUR (iESCIlICHTE IlER MATIIE.M.XTISC.IIEN WlSSENSC.il AKTE.N MIT
Einsc.hluss iiiREii .Vnweniiuxgen liegrrindet von .Moritz Eiinlor.
(i) l.a Société scientiliiiue de liruxelles vient, dans la session de IVnines 1D07,
de metlre le sujet an cnneonrs.
(3) ('.allier de juin IH84 des Acta Eniditniinii. pp. :2!)7 et ;2i)8; et documents
(mltliés par Eerhardt dans son article Li’ilniiz in London, Sitzcngshericiite
niai KoNic.i.Kai rrecssisoie Akademie mai Wissensi.iiaften zr Itiaii.iN.
Iterlin, I8!)l, ji. 171 .
(4) Histoire des sciences inathnnotiqnes et plii/siques en Italie. 1.3. Paris,
1883, p. i!)3.
BIBLIOGRAPHIE
265
Cliasles, d’une tout autre autorité ([ue Marie, tient, au
coiilraire, dans son Aperçu historique, un langage très dilïérent.
Il admire \e Probloua austriacum et engage les jeunes mathéma-
ticiens à le lire, « car plusieurs des belles découvertes de
Grégoire, dit-il, leur paraîtront encore nouvelles (1).
Pourquoi cet avis a-t-il été si peu écouté jusqu’ici? Pourquoi
Ghasles lui-méme, si érudit eu tout ce qui touche l’histoire des
coniques, semhle-t-il s’étre contenté de stimuler les autres, sans
suivre bien sérieusement son propre conseil? En un mot,
pourquoi la lecture du Problettia Austriaciüti a-t-elle, de tout
temps, rebuté tout le monde?
« La forme absolument incommode donnée par Grégoire à son
volume, répond M. Bopp, peut seule expliquer le peu d’iutluence
exercée sur le développement de la science par un ouvrage aussi
original et aussi remarquable. f>
Le savant privat-docent d’Heidelberg a raison.
Pour ma part, je ne connais guère de volume plus désagréable
à manier que l’énorme et pesant in-folio de pages publié
par Grégoire.
■Mais ce format malheureux n’est pas la cause adéquate du dis-
crédit dont le Problema austriaann ne s’est jamais totalement
affranchi. Yiète, par exemple, est-il d’une lecture moins insup-
portable ([ue Grégoire de Saint-Vincent? Mais rien n’a évidem-
ment compromis davantage le succès de l’ouvrage de Grégoire,
que le titre ronflant dont il eut la maladresse de l’affubler ; Pro-
bleitnt Austriacum, plus ultra, qiKulratura circuli (:2t.
En fait, le Problema austriacum , divisé en dix livres, traite
des sujets les plus divers. La quadrature du cercle est l’objet
propre du livre X, mais il en est as.sez peu question dans le reste
(I) P. !)l, en note.
C2) Voici ce titre an comjilet. Tilre de départ : P. Gregorii a S'" Vinci'utio
()l)vs geouietrici'in qradralvrae circvli cl sectionum coni dccem libris com-
prchcnsiaii.
Titre gravé : iO oè/c(«« Arslriaccm Plvs Vitra IJcadruicra Circvli Arc-
lore P. Grcgorio a S'” Viticcnlio Soc. lesu. Anlverpiae, .Vpud loannem et
laco!)vni .Mevrsios, Anno .M.PG.XIATI. t'.um privilégie C.aesareo et lïegis
llispaniarum.
Il faut dire à la décharge île Saint-Vincent que ce titre est probablement
beaucoup moins son fait que celui de l’admiration, compromeitante pour lui, de
.ses élèves. .J'ai insisté ailleurs sur la collaboration de ceux-ci <à l’édition du
Problema Auslriacum (Docnmenls inédits ,‘>ur Grégoire de Saint-Vincent.
Annai.es tiE EA Société sf.iEXTiiTQCE, t. WVII, p. “il), .le saisis celte occa-
sion pour remercier vivement M. liopp de la manière dont il parle de mes deux
mémoires sur Grégoire de Saint-Vincent.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
2()()
(le l’otivrage. Or ce livre X, cela va de soi, est rat(). D’autre part,
à une épo([ue où la <piadrature du cercle passionnait encore tous
les inatlniMnaticiens, c’est sur le livre X (pi’ils se jetaient tout
d’abord. Dé(;us dans leur curiosit(i, (juoi de plus naturel pour
eux (jue de leriner le volume sans se mettre en peine de le lire
en entier?
Dans son travail, M. Bopp s’en lient exclusivement à la tln^orie
des conicpies, ([ui Ibrme l’objet des livres IV, V et VI du Pro-
hlenta austriarum, et nous en donne uik! analyse pres(]ue propo-
sition par proposition. On p(Mit dire ([ue tbXsormais les conicpies
de (’iiTi>oire sont connues. Désormais on s’explicjne aussi
l’admiration de Leibniz pour le géomètre brugeois, car l’ouvrage
de .M. Dopp est une vraie révélation.
Les conicpies lurent j)eu étudiées antérieurement à Kepler et
on ne soupçonnait pas l’imian'lance deces courbes en astronomie.
Saint-Vincent s’en occu[)a l’un des premiers; il ne tant pas le
p('rdi'e de vue si on veut apprécier son mérite. Au moment où il
écrivait, la théorie des conicpies se réduisait aux cjuatre
premiers livres d’Apollouius, dont la meilleure édition, celle de
Lommandin, était tort détéctueuse.
XonseidemenI Saint-Vincent retrouve par des méthodes per-
sonnelles les principaux théorèmes, encore inconnus à .son
épocpie, énoïK'és par .Apollonius dans les derniers livras de ses
Coni(it(es (1), mais il découvre en outre d’inuombrables pro-
priétés de ces courbes ignoré(^s par le géomètre grec.
Les bornes impo.sées h ce compte rendu me défendent de m’y
arrêter; mais pour donner cependant (piekpie idée de leur origi-
nalité et de leur imprévu, voici un aperçu, en langage moderne,
de la méthode ([ue .M. Ho[»j) [>ropose de nommer, avec Lrégoire
de Saint-Vincent, « translbrmatio per subtensas », transformation
par les cordes.
« On donne une conicpie et un de ses axes de symétrie, l'ar un
point mobile pris sur la conicpie, on porte en ordonnée perpendi-
culaire à partir de l’axe, la distance de ce point mobile à un point
lixe pris sur l’axe. On demande le lien décrit par l’extrémité de
celte ordonnée. »
Le lieu, dit (IrV'goire, est en général une nouvelle conique. Kt
en elfet, soient x, y, les coordonnées d’un |»oint du lieu, t, V,
(I) I.o livre iS (‘Si penlii. Qiianl aux livres .VT, ils furent |iut)liâs pour la
))re.mièr(‘. fois, (mi llilll, .à Florence, par liorelli, dans son ApolUmii Peryuci
(Joiiiconuit lih. V, VI, VII et Archiiuedis asseiiiitloi viu liber.
BIBLIOGRAI^HIE
267
celles du point mobile de même abscisse pris sur la conicpie,
</, 0, celles dn point lixe de Taxe. On a, par hypothèse,
y^=(x-d)^+V.
D’antre part, l’équation d’une conique rapportée à un de ses
axes et tà la tangente au sommet est de la forme
= ax’- + bx.
Éliminant entre ces deux équations, il vient
= (x — d) ^ ax^ -f bx
ce ([ui démontre le tbéoréme.
Orégofre de Saint-Vincent discute ce résultat très en détail,
dans le style du temps. .Mais ce itui est absolument nouveau au
moment où il écrit, c’est qu’il déduit systématiquement la nature
de la conique obtenue, de la forme de l’équation de cette
conique.
A ce point de vue, dit M. Ropp, à l’égal de ses illustres contem-
porains Descartes et Fermât, Grégoire de Saint-Vincent doit être
regardé comme run des créateurs de la géométrie analytique.
Je l’ai rappelé ci-dessus, c’était précisément l’avis de Leibniz.
.\u cours de cette discussion, Saint-Vincent fait une découverte
des plus remarquables. 11 observe que les foyers de l’ellipse et de
l’byperbole jouissent de propriétés toutes spéciales. En effet,
quand le point {d, 0) est un foyer, l’expression
{x — d^ -j- cix' -j- bx
est un carré parfait, et le lieu obtenu se réduit à deux droites.
Mais puisque ax^ -|- bx = V', reconnaître que
{x — df -)- ax^ -f bx
est un carré parlait, n’est-ce pas être bien prés d’exprimer
que la distance d’un point d’une conique au foyer est une fonc-
tion rationnelle, entière et du premier degré des coordonnées de
ce point? Sous cette forme tout à fait explicite, le théorème est,
il est vrai, d’Euler, qui l’a donné un siècle plus tard, en 1748,
dans son Intwdudio in analysim infhiitorum . Loin de moi de
vouloir lui en contester la paternité. Saint-Vincent écrivant au
milieu du .VVID siècle ne pouvait avoir l’idée d’une formule
de ce genre. Il trouve un théorème équivalent et l’exprime
268
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIP’IQUES
dans le langage de son époque. Même réduit à ces proportions,
le t'ait mérite notre admiration.
Il y a i)lus. Apollonius, dans ses Coniques, ne parle pas dn
l'oyer de la parabole. Non seulement Grégoire de Saint-Vincent
découvre l’existence de ce point, mais par sa tmnsformalio per
snhtensas, il lui reconnaît d’emblée des propriétés analytiques
analogues à celles des foyers de rellii)se et de l’hyperbole.
Un VOMI, enlin, pour clore ce compte rendu.
•M. Hopf) a écrit un ouvrage trop important et trop bien fait
pour s’en contenter et s’arrêter en si beau chemin. Il nous doit
une analyse complète de tout le Prohlema auslriacum. Souhai-
tons ([u'nne suite à son excellent et beau travail ne se fasse pas
désirer trop longtemi)s.
11. bos.M.v.NS,* S. J.
VII
Pr:ii i.v Kdizio.xe .xazi(».xale uelle Opeue di Galileo Gaeilei
sotto gli anspicii di S. .M. il Ue d’Italia. Trent’aimi di studi
Galileiani per Aato.mo Favaro. Un vol. in-i’ de GO pages. —
Firenze, Barbera, J007.
\jE(Ulion nationale des Œuvres de Gu/î/ccest, on le sait, bien
près d’étre achevée. L’éloge de cette magnilicpie publication
n’est plus à faire. Ge lut un concert unanime d’approbation et
d’encouragement chez les savants de rFuroi)e entière (piand
.M. A. Favaro osa mettre la main à cette colossale entreprise, et
c’est avec la même unanimité (pi’ils félicitent aujourd’hui
l’illustre éditeur d’avoir réussi <à la mener à bon terme.
Conçue d’a[)rès un plan très bien compris et rigoureusement
suivi du commencement jus(pi’à la tin, la nouvelle édition des
(Envres de (lalilée exclut systémati([uement de ses volumes les
digressions et les commentaires. Cela s’imposait. .Vussi les innom-
biables notes et mémoires consacrés par .M. Favaro cà Galilée —
je n’en connais pas moins de itiO! — se trouvent-ils disséminés
dans les recueils périodi([ues les plus divers, parfois même dans
de simples journaux politi(pies. Ces notes et mémoires sont
cependant un complément indispensable de VEdilion nationale.
Fl en etfet, si dans les multiples controverses soulevées autour de
la personne de Galilée, les écrits et la correspondance de l’im-
mortel l’isan nous apprennent beaucoup, ils ne nous disent pas
tout, [.es éclaircissements <pie .M. Favaro y ajoute sont si impor-
niBLlOGRAPHl E
*^G9
tants, si érudits, si consciencieux, qu’il est nécessaire d’en tenir
compte en tonte occasion.
Voilà pourquoi le .savant professeur de l’Université de Padoue
a bien fait de ne pas écouter une fausse modestie et de nous don-
ner lui-mème, dans le volume que nous présentons au lecteur, la
li.ste complète de ses études sur tlalilée. Vous disposons ainsi
d’un instrument de travail précieux, propre à faciliter bien des
recherches, car les indications y sont des plus précises. L’impor-
tance de plusieurs de ces études saute aux yeux à la lecture du
titre, mais d’autres résolvent des ditiicultés de pur détail. A tous
ceux qui se propo-seraient d’écrire sur Galilée, je signalerai
notamment, parmi ces dernières, les cent dix-sept petites disser-
tations intitulées ScarnpoU (jalileiani, « bribes galiléennes »,
toutes plus intéressantes les unes que les autres. Elles parurent
en dix-sept séries dans les Atti e Mejiorie dei.la R. Acc.xdemia
DI sciENZE, LETTERE ED ARTi lA pADQVA. Que de questioDs ciuieuses
s’y trouvent iiosées, discutées et l’ésolues!
H. Bos.maas, s. .1.
VIII
Traité des .\ssuraat.es sur la vie, par U. Rroggi. Traduit de
l’italien par S. Lattès, avec une préface de M. Achard. Un vol.
in-S" de xi-oOO pages. — Paris, Hermann, 1007.
Ce traité se distingue par la concision et la netteté de l’exposé.
Disons tout de suite que cette netteté même fait ressortir davan-
tage le peu de précision de certaines notions employées dans la
théorie des erreurs. Que l’on compare, par exemple (p. 33), la
notion de « probabilité d’un ensemble d’erreurs, » avec tout
l’exposé fait au § (i (p. 08). On se convaincra que la théorie des
erreurs pourrait faire son profit des distinctfons prudentes que
comporte l’établissement d’une loi continue de survie (I). Cette
légère critiipie n’empécbe pas le premier chapitre de l’ouvrage,
éléments du calcul des probabilités, d’être suggestif et plein de
choses.
Le second chapitre, théorie statistique de la mortalité, expose
(t) Voir aussi la note île la page SI, où railleur à la suite de tîortkieviicti
attire l’attention sur le fait (|ue n’est pas une probabilité, cpie c’est seule-
ment p.6- d.r qui est une jirobabilité. X'e fallait-il pas faire la même remarque
l)our la fonction qp (e) de la page ‘àt'!
210
REVUE DES QT’ESTIOXS SCIEXTIFIQUES
avec beaucoup de rigueur et de soin les méthodes de constitu-
tion des tables et des lois statistiiiues. Ouelques réllexions au
sujet de rajustement des tables de survie ont une portée plus
générale et s’appli((uent à toiite ([uestion où l’on se {)ro{)ose de
traduire en loi malbématicpie un ensemble de données expé-
lâmentales.
La seconde )iartie de l’ouvrage donne la théorie mathéma-
ti([ue des diverses opérations d’assurances.
l.,a troisième partie, techni([ue des assurances sur la vie, et la
(piatriéme partie, théorie du riscpte, traitent de l’économie géné-
l'ale des sociétés d’assurances : primes, réserves, prolits et
pertes, stabilité, etc.
Cette heureuse synthèse de la science actuarienne moderne
avec ses perfectionnements récents, sera bien reçue du mathé-
maticien désireux d’une initiation rapide et complète dans ce
domaine intéressant. Klle ne sera pas moins utile aux actuaires
de profession (pu ont souci de savoir ce qu’ils font quand ils
manient leurs formulaires et leurs tal)les. Ils y trouveront, en
même tem|)s (pi’une solide doctrine, une sérieuse documenta-
tion en faits et en bibliographie.
F. W.
IX
Traité de l'iivsiquE, par O. 1*. Ciiwolson. Ouvrage traduit sur
les éditions russe et allemande, par E. Davaux, avec des Notes
sur 1(1 l^lnjsiqne théorique, par E. et F. Cosserat, t. I, troisième
fascicule ; L’Etat liquide et l’Etat solide des corps. Un volume
grand in-8" de vii-5t)l-87:2 pages, avec J 81) ligunîs dans le texte.
— Paris, .\. Hermann, J1I07.
La publication de cet excellent Traité de Physique ’sc [Knivi^mi
rapidmnent, avec l’ampleur de doctrine, l’abondance des rensei-
gnements bibliographiques et toutes les qualit(*s d’exposition
([lie nous nous sommes plu à louer dans l(3s fascicules précé-
dents (1).
Celui-ci comprend deux parties. La première, consacn^e à
Vétat liquide des corps, contient J88 pages; la seconde, où l’on
aborde l’étude de l'élat solide, en compte J 80.
(I) Voir liEVCE DES (jcEST. SCIENT., troisiiMiio série, t. IX, pp. ^295-302 et
t. XI, pp. 29-1-297.
RIÜLIOORAPHIE
271
FAnt liquide des corps. — l’n premier rliapitre, intilulé Pro-
■ priélés fondu iiieutales et constitution des liquides, sei't d’iiilro-
(luclion. Signalons dans la bibliographie qni le termine, la liste
des travaux relatifs anx cristaux liquides. On sait qne Leh-
mann ( ISS!)) a montré que des gouttelettes de certains liquides
manii'estent, dans des conditions spéciales, des propriétés
opti(pies absolument semblables à celles des cristaux solides et
qu’il se produit, h une températui'e déterminée, une transforma-
tion de ces cristaux analogue, sous beaucoup de rapports, à la
fusion des corps solitles. L’auteui' signale les faits et réserve leur
étude au tome 111 de son Traité.
Le chapitre 11 expose les dilférentes méthodes en usage pour
la détermination de la densité des liquides : Méthode rapide et
a])proximative de Wilson et de Warrington (tlotteurs de volume
constant); méthodes des vases CQmmunicants, du tlacon, de la
balance hydrostatique ordinaire et de la balance à ressort de
.lolly; les aéromètres de Xicholson, de Lohnstein, de Courtomie,
de (îuglielmo, de Yandevyver... et les aéromètres spéciaux de
Haumé, (lay-Lussac, Kichter, etc. Les diver.s liquides possèdent
des densités très dilférentes, depuis celle de l’hydrogène liquide,
0,07 (Dewai') qui est la plus faible, jusqu’à celles du mercure et
des métaux fondus qui sont les plus grandes.
La compressibilité des liquides fait l’objet du chapitre 111.
L’auteur définit le coellicient de compressibilité; il dépend de la
nature du liquide et est fonction de la température et de la pres-
sion initiale. « Les liquides peuvent non seulement être com-
pi'imés, mais on peut aussi, dans certains cas, les soumettre à
une extension », dans toutes les directions. M. Chvvolson rap-
pidle, à ce sujet, l’expérience de Wortbington ; on devrait y
joindre celles de Van der Mensbrugghe.
Les recherches relatives à la compressibilité des liquides sont
très nombreuses. L’auteur sépare celles qui ont précédé les tra-
vaux d’tErsted — Bacon, les académiciens de Florence, .lobn Lan-
ton et John Perkins— de celles d’tFrsted, l'inventeur du premier
piézomètre permettant des mesures quantitatives assez exactes,
et de ses successeurs Sturm et (’iOlladon, Régnault, (Ira.^si,
Richards et Stull... Il signale aussi les travaux plus spéciaux,
relatifs à certains licpiides et aux dissolutions, ou etfectués dans
des conditions particulières; citons, entre autres, ceux de Gaille-
tet, opérant à ti’ès hautes pressions, et ceux d’Amagat se rappor-
tant à la variation de la compressibilité avec la température.
La tension superlicielle des liquides est étudiée au chapitre IV.
212
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Avec Liqtlace, l’aiitenr admet ({ue les forces de cohésion, qni
agissent sur les molécnles de la couche superficielle, se com-
posent en une pression normale à la surface libre et dont l’inten-
sité dépend de la forme de cette surface. 11 rappelle la formule
stantes ipii dépendent de la nature du liipiide et de son étal
physiipie; Ui et U2 les rayons de courbure des deux sections
normales principales de la surface du liquide au point considéré.
Dans le cas d’une surface plane, on a P = K. La ])ression K
ne peut être déduite d’expériences directes; des raisonnements
indirects, sur lesquels nous reviendrons, montrent que Iv est
très grand... et s’exprime par des milliers d’atmosphères (1). 11
peut dès lors paraîti'e inexplicable (pie, malgré cette pression,
un liipiide n’oppose (pi’une faible résistance à un changement
de forme, et se laisse facilement diviser, etc. Sans entrer ici dans
les détails, rappelons seulement ipie les liquides ne perdent pas
l’extrême mobilité de leurs parties sous une pression extérieure
très grande, comme on peut s’en rendre compte, par exemple,
en observant que des poissons et d’autres animaux se meuvent
dans la mer à des iirofondeurs énormes. »
.Après ce raiûde exposé des idées de Laplace, vient celui de la
formule de (lauss et de la notion do tension snperticielle. Le
premier (pii compara la couche siqierficielle d’un liquide à une
membrane élastiipie est Segner (175;2); mais c’est Young (1805)
qui fut le véritable fondateur de la théorie de la tension super-
ficielle des liipiides. Ln 1ri;s grand nombre de phénomènes
s’expli(pient très simplement (piand on admet l’existence d’une
tension superficielle, la(iuellc, comme nous le montrerons jilus
lard, est élioitement liée à la grandeur de la pression superfi-
cielle;... il ne faut pas oublier (pie cette tension, si elle e.risie,
n’est qu’une cons('(pience de la cause fondamentale de tous les
phénomènes considérés, à savoir de la cohésion des molécules
( 1 ) L’nutoiir rappolle plus loin les tentatives faites pour la (lélermination de
K par Van der yVaalset Stefan. Sans discuter ici les principes sur lestpiels elles
reposent, nous en signalerons les résultats :
Liquides Pression normale K pour une surface plane
.Veille carlionique. ;2tSU atmosphères I,. Van der Waals.
Éther ... de I3U0 <à I-13U » »
(le Laplace P =
où K et 11 sont deux con-
.Vlcool .
Eau
1-28.1
de 2100 à 2iUU
»
))
Stefan.
Van der Waals.
U) 7(K»
)>
))
BIBLIOGRAPHIE
273
du liquide et de la pression superficielle qui en résulte,... ainsi
que de la tendance de tout liquide à prendre la surface la [)lus
petite possible... La question de savoir si l’on doit regarder la
grandeur a de la formule de Laplace » — le coetlicient II —
« comme une tension, et si la couche superficielle possède une
plus grande densité, si elle résiste h une déchirure, tà une exten-
sion, etc., reste encore problématique.
» Il n’exisle pas encore de bonne explication de l’existence
d’une couche superficielle plus dense dans les liquides... V>\m plus,
certains raisonnements conduisent à un résultat contraire, à
savoir que la densité de la couche superficielle serait moindre
que celle du reste de la masse du liquide, du moins dans la direc-
tion normale cà la surface... Nous ne savons rien des campes qui
produisent les forces de cohésion, ni des lois suivant lesquelles
elles agissent...
» La notion de tension superficielle des liquides repose donc
entièrement sur l’analogie qui existe entre les propriétés de la
couche superficielle de ces liquides et celles d’une membrane
élastique tendue, et elle manque d’une base scientifique solide.
Celte notion est cependant très utile, car elle permet de ramener
tout un groupe de phénomènes de caractères dilïérents à un
même principe; elle aide h comi)rendre et à décrire de nombreux
phénomènes. On doit laisser pendante la question de la réalité
de la tension siqierticielle. »
L’auteur signale tout spécialement, parmi les recherches théo-
riques relatives là la tension superficielle, celles de Van der Mens-
brugghe. Van der Waals, Ilulshof, Donijan et Bakker.
11 décrit ensuite les expériences tendant à démontrer l’existence
d’une tension superficielle des liquides et établit la relation cla.^-
sique entre la pression normale et la tension superficielle ; « On
peut expliquer parfaitement l’existence d’une ditïérence entre la
pression normale pour une surface plane, et la pression normale
pour une surface courbe, par l’etïet d’une tension superficielle. »
Les paragraphes suivants résument les belles Recherches de
Plateau sur les liquides soumis aux seules forces moléculaires et
notamment sur les systèmes laminaires. M. Chwolson signale en
passant cette expérience de Dixon : on obtient de très belles bulles
de mercur-e en versant sur du mercure bien propre une couche
d’eau de 1,7 centimètre d’épaisseur et en insulllant de l’air, dans
le mercure, à l’aide d’un tube etlilé. Les bulles s’élèvent à la sur-
face de l’eau et s’y maintiennent longtemps.
tll« SÉr.lE. T. Xll.
18
274
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
I.e chapitre s’achève par l’étude de la tension snperfirielle au
contact (te plusieurs milieux.
Les phénomènes d’aithésiim et de capillarité : angle de raccor-
dement, mouvement des gouttes dans les tubes, ascension et
dépression dans les tubes et eidre des lames planes, attraction et
répulsion appar ente des corps llottants, absorption des licpiides
l>ar les corps poreux et les corps pulvérulents, exposé des
méthodes pour la détermination de la tension superficielle et de
la constante capillaire, inlluence de la température, etc., sont
exposés dans le cbapitr'e suivant.
Vient errsuite une premièr’e étude sommair-e de la dissolution
des corps solides et des licpddes ; on y r’éserve celle des propriétés
optirpies, thermiques et électriqires des sohdiorrs et l’exposé des
idées théoriqrres sur leitr conslitutioir, qui tr'oitverorrl place au
tome 111.
La diffusion et Vosniose sont ahorxlées au cbapitr’e Vil, le frotte-
ment à l’intérieur des liquides et la viscosité au cbapitr’e VIII :
l’auteur s’attache à présenter’, dairs leur ordre historique, les
r’echer’ches expérimentales et à gr’ouper leur’s r’ésullats.
Le cbapitr’e IX, Mouvenient des liquides, a r'eçu du tr’aducteur
des développements mathématiques d’ordr’e plus élevé, ot'i sorrt
condensées les rrotiorrs tbndamerrtales de riiydi’odynamlque et
leur application aux problèmes qui intér-essent phts spécialement
la physirpie : r’ésistance au mouvement d’un solide immergé;
sphèr’es pulsarrtes de Bjerkrres; écoulemerrt par irn orifice en
par’oi mince; débit, coelficient de contr’action et strircture des
veines liqitides; écoulemerrt par un tuyau; otrdes; théorie des
tourbillorrs ; résistance des car-ètres; tigur’es d’équilibr’e relali!
d’mte rnas.se Iluide homogène en r’otation uniforme.
Le chapitre X, intitulé VÉtat colloïdal, est nouveau; c’est un
r’ésurné tr'ès net et tr'ès intér’essant de iros connaissances actuelles
relatives aux colloïdes, r’édigé (rar MM. V. Ileru’y et A. Mayer.
État solide des corps. — La seconde par’tie du fascicule s’ouvr’e,
comme la pr’écédente, par rtn cbapitr’e d’intr’odirction sitr les
propriétés fondamentales et la structure des solides : état cris-
tallin et état amorphe; systèmes cristallins; macles; str’uctirr’e
des cristaux; polyrnor’phisrne; isornorirhisme et morphotroirie;
allotr’opie.
Le chapitre 11 décrit les méthodes de détermination de la
densité des solides.
Le chapitre 111, d’utr car’actèr’e heaucotq) plus r’clevé, est un
BIBLIOGRAPHIE
275
résumé très dense des faits et des vues théoriques relatifs à
Vélasticité : traction, compression, torsion, tlexion; ductilité,
malléabilité, plasticité et ditfusion des solides; élasticité des
cristaux, etc. 11 comprend près d’une centaine de pages on les
développements mathématiques occupent une large place.
Kntin, le dernier chapitre traite du frottement et du choc des
corps’ 6-o/n/cA' .• frottement intérieur; frottement de glissement;
frein de Prony; frottement de ronlement ; choc, des corps mous
et des corps élastiques, cas les plus simples; durée du choc.
Rappelons (pie chaque chapitre est suivi d’une abondante
bibliographie qui permet au lecteur de retourner aux sources,
de compléter et d’étendre les développements du texte.
.1. T.
x'
Traité élémentaire de Physique expérimentale, par L. -N. Van-
DEVVVER, professeur à riTiiversité de (land. Troisième édition.
Un vol. in-8" de 407 pages avec 400 ligures dans le texte et une
planche hors texte. — Roulers et Bruxelles, Jules De Mee.s-
ter, 1000.
Les traités élémentaires de physique sont nombreux, mais de
valeur iiuîgale. Le choix judicieux des matières; leur mise en
œuvre méthodique, concrète, s’appuyant constamment sur
l’observation et l’expérience; la clarté de l’exposition, jointe à
une sage rigueur qui témoigne d’une connais.smce approfondie
du sujet, telles sont, semble-t-il, les qualités maîtresses d’un bon
manuel. Elles font de celui de M. Yandevyver l’un des plus
recommandables.
L’est un livre d’initiation qui s’adresse aux élèves des Collèges
et des Ecoles professionnelles. Sans laisser de côté aucune ques-
tion importante qui soit à leur portée, en y comprenant même
les découvertes les plus récentes et bien des phénomènes très
délicats, il reste élémentaire, en évitant les descriptions prolixes
et les développements surabondants, pour s’attacher aux points
essentiels et aux conclusions fondamentales, en écartant les con-
sidérations abstraites pour s’en tenir aux laits. Car c’est bien de
physique expérimentale qu’il y est uniquement question :
['observation, avec un appel incessant aux phénomènes les plus
familiers, ['expérimentation largement développée, de façon
intéressante, souvent neuve et personnelle; les mesures et la
27()
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
synthèse des résultats qu’elles Iburnisseiit dans l’énonré des lois
expérimentales, tel est te cadre de ces leçons de choses, où maint
détail témoigne d’une longue pratique de l’enseignement et du
laboratoire.
L’appareil mathématique y est réduit au strict nécessaire
réclamé par l’expression générale des lois principales et leurs
applications les plus simples, et les considérations théoriques
n’interviennent guère que pour fixer le sens des termes et des
symboles que le langage du physicien leur emprunte.
Ajoutons que l’exécution typographique est excellente, et que
les ligures, très nombreuses, presque toutes schématiques et,
cette lois, en traits noirs sur tond blanc, sont très nettes et très
parlantes; c’est un surcroît ipii n’est pas à dédaigner. Les pro-
l'esseurs de l’enseignement moyen, qui ont t'ait aux deux pre-
mières éditions le meilleur accueil, sauront gré à l’auteur du
soin qu’il a mis <à revoir, à compléter et à embellir son traité.
.1. T.
XI
Exercices et projets d’Electroteciimque, publiés sous la
direction d’Éiuc Gér.\rd, directeur de l’Institut électrotech-
nique Montetiore, et (I’Omer De Hast, sous-directeur de cet Insti-
tut. Tome I : .Vpplication de la Théorie de l’Electricité et du
.Magnétisme. Un vol. in-8' de i40 pages. — Paris, tîauthier-
Villars, 11)07.
Il est certes très idile (comme, avec juste raison, on le lait
aujourd’hui couramment dans l’enseignement de l’éleclrotech-
nique) de rompre, dès l’école, le futur ingénieur à toutes les exi-
gences, voire même manuelles, de la pratique; mais il ne faut
pas que ce soit au détriment de sa culture mathématique. L’en-
seignement de l’analyse en vue de .ses applications te< hniques,
donné parfois par des maîtres peu familiarisés avec celles-ci,
enclins .à se confiner dans les abstractions, a pu donner prise à
diverses critiques; mais celle.s-ci, souvent empreintes d’exagéra-
tion, n’ont pas été, <à leur tour, .sans provoquer quelques consé-
quences funestes en portant certains esprits à méconnaître le rôle
non pas seulement utile, mais indispensable, que les mathéma-
tiques bien comprises ont à jouer dans le progrès de nos connais-
sances techniques. La démonsirafion de rimportance de ce rôle
BIBLIOGRAPHIE
ressort avec évidence de l’excellent ouvrage que nous donnent
aujourd’hui MM. Éric Gérard et Orner de Bast. On ne sau-
rait évidemment accuser les éminents directeurs de l’Institut
électrotechnique de Liège de perdre de vue l’objet strictement
utilitaire de l’enseignement qui se donne dans leur établissement
et de mettre, par simple dilettantisme, entre les mains de leurs
élèves des armes dont ils n’auront que faire plus tard dans la
lutte livrée, sur le terrain industriel, aux forces de la nature.
•Mais, pour que l’enseignement mathématique soit vraiment
profitable à de futurs techniciens, il faut que, dés l’école, il s’ap-
plique à des problèmes puisés dans la réalité et dont la solution
soit poussée jusqu’au bout, y compris la mise en nombres, sur
des exemples plus concrets. De tels exercices sont à l’enseigne-
ment des mathématiques ce que les manipulations sont à celui de
la physique; leur choix exige à la fois une science très sûre et une
expérience pratique consommée. Ces qualités, les deux ingé
nieurs que nous venons de nommer les possèdent au plus haut
degré dans le domaine de l’électrotechnique ; c’est dire d’un mot
toute la valeur de l’ouvrage qu’ils livrent aujourd’hui au public,
et dont la matière a déjà servi, sous forme d’exercices ou de pro-
jets, à la formation des élèves de l’Institut Montefiore.
Ce premier volume comprend des applications directes des
théories générales de l’électricité et du magnétisme à des ques-
tions nées de la pratique industrielle. Elles se répartissent entre
les divisions suivantes : Magnétisme; Électrostaticpie; Lois du
courant électrique; Electromagnétisme; Induction électroma-
gnétique; courants alternatifs.
On peut noter la part faite par les auteurs au calcul des gran-
deurs alternatives par la méthode graphique et la méthode sym-
bolique, ainsi que les nombreux exemples de transformation
d’unités.
Le livre sera précieux pour les étudiants électriciens; mais, vu
son caractère éminemment pratique, il ne rendra pas moins de
services aux ingénieurs mis par les exigences de leur profession
en face de problèmes électrotechniques dont la solution exige le
concours de l’instrument analytique.
M. 0.
278
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
XII
nECIIERCIIKS SUR L’ÉuURATIO.N RIOLORIQUE ET CHIMIQUE DES K\UX
n’ÉGouT, par le lE Calmette. Deux vol. iii-H’, J005 el D)()7,
v-llH pages, iv-31i pages, 70 planches et ligures. — Paris,
Masson.
Toute agglomération humaine se trouve en face d’un pro-
t)lème, ilonl l’importance grandit de jour en Jour : celui de faire
disparaître ses déchets, résidus, immondices de toutes sortes.
La création des égouts a été la premièi’e tentative de solution.
Ln règle générale, ces égouts se déversaient dans la mer, les
neuves, les rivières. Cela parut satisfaisant durant quehpie temps,
mais avec l’accroissement continuel des populations urhaines,
les déchets devinrent si considérahles (pi’ils tinirent par polluer
neuves et mers, tuant le poisson, infectant les haidieues, les villes
meme, constituant par la putréfaction des matières déversées,
un milieu de culture propice aux microbes même pathogènes.
D’où résultèrent des épidémies parfois très meurtrières. Rendre
l’égout iuotfensif doit donc devenir une pi’éoccupation des
municipalités.
L’ouvrage du savant directeur de l’Institut Pasteur de Lille
apporte au problème une solution scientitiipie et très praliijue.
Biologistes, industriels, administrateurs, architectes trouveront
dans ces deux volumes toutes les données désirables. Ouehpies
chapitres présentent une claire synthèse des méthodes, d’autres
discutent les résultats, partout on admirera le souci du tini dans
les moindres ilétails de l’exposition.
I. — L’épuration des eaux d’égout ii’est pas leur simtile clari-
tication. Celle-ci consiste à précipiter mécanicpiement ou chimi-
quement les matières eu suspension. .Vprès décantation, l’eau
peut être très claire el cependant contenir des )uatières (lissantes
dont la fermentation toujours possible constitue un danger pour
les êtres vivants ([ui prendront contact avec elles. Kan limpide et
eau inotfensive ne sont pas synonymes.
L’épuration véritable consistera à débarrasser l’eau de toute
matière albuminoïde pour n’y laisser, à la tin des opéi’ations, cpie
des corps minéraux, nitrates et nitr ites, et des gaz dissous.
Elle peut être obtenue par des procédés c/r/nrô/rrcs (la descrip-
tion du procédé n’occupe que pages du tome I).
.M. le [irofesseur Buisine, directeur de l’Institut de Chimie à
BIBLIOGRAPHIE
279
Lille, a expérimenté ce système dans cette station de la Made-
leine dont nous parlerons plus loin. Le traitement n’a porté que
sur 10 mètres cubes d’eau d’égout. Le sulfate ferrique, le cldo-
rure ferrique, les sels ferriques combinés avec le chlorure de
chaux ont été successivement employés et étudiés. Tous ces pro-
cédés ont des aboutissants sensiblement comparables. En voici
les résnltats généraux : l’épuration chimique n’offre en elle-
même aucun avantage sur l’épuration biologique, si ce n’est
([uand on a affaire cà des eaux contenant soit des matières tincto-
riales ou graisses, en forte proportion, soit des résidus
industriels, ou alcalins, capables d’entraver les actions micro-
biennes d’oxydation. Si les résidus boueux pouvaient rendre
service à l’agriculture, ce serait une supériorité pour ce mode
d’épuration; mais la comparaison est insoutenable entre eux et
les engrais chimiques ordinaires, qui donnent un rendement de
sept à dix fois plus élevé; si bien que les frais de leur enlèvement
et de leur transport ne sont pas compensés par l’économie de leur
emploi. Ils restent donc au compte de la ville ou de l’industrie
comme une très lourde charge. Dans ces conditions, l’épuration
chimique des eaux d’égout revient par an à '2 fr. '25 par habitant.
11. — Epuration microbienne par épandage. — La première
idée a été de faire travailler les microbes nitrilîcateurs du sol
chez eux pour ainsi dire. On leur a donc amené les eaux d’égout.
C’est l’épandage, employé par la ville de F’aris dans les champs
d’.\snières et par la ville de Berlin. Nous résumons en quelques
mots les principales exigences de cette méthode. 11 lui faut des
terrains poreux, profonds et bien drainés, que l’on ne trouve
pas toujours à une distance convenable du centre producteur.
L’irrigation n’est possible que par intermittences, pour laisser
arriver à ces microbes aérobies la quantité d’oxygène qui leur
est nécessaire. Si l’épandage se fait sur des terrains cultivés, il
faut en outre tenir compte des besoins de la culture. Que des
pluies abondantes viennent augmenter le volume ordinaire des
eaux d’égout et le cultivateur devra jeter au tleuve le surplus
des eaux qu’il ne peut utiliser. .\vec certaines eaux très char-
gées, les terrains se colmatent facilement et, la porosité dispa-
raissant, l’épuration devient insullisante. Les meilleurs terrains
d’ailleurs ne peuvent épurer que 10 à 11 litres d’eau d’égout
par mètre carré et par jour. Une ville de 20 000 habitants, à
raison de 100 litres d’eau d’égout par habitant et par jour (les
eaux de t)lnie non comprises), exigera donc 00 hectares pour
une épnralion sullisante. L’épandage fait sur terrains sableux
280
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
non cultivés, demandera nn peu moins d’espace; mais les villes
n’en trouveront pas toujours à leur {)orte. Au reste, ces terrains
exigent une main-d’(Puvre plus considérable, de telle sorte que
le prix de revient pour l’épuration par épandage est toujours
d’environ H francs par habitant et par an, y compris l’amortisse-
ment des frais.
III. — Épuration hiolonique arliftcieUe. — Elle fait l’objet
principal de l’ouvrage que nous analysons. Le lE Galmette a
établi au bord de la Deule, rivière traversant la ville de bille et
universellement connue dans le A’ord par son elfroyable pollu-
tion, nne station expérimentale type, dite station de la Made-
leine. Le terrain, de 1500 mètres (le snperticie, est surélevé de
1"’,00 environ au-dessus du niveau de la rivière. L’égout collec-
teur a été détourné de façon à déboucber à l’angle le plus élevé
du terrain. t)n y {(rend 500 mètres cubes d’eau [)ar jour. Le
choix de ces eaux est {particulièrement heureux pour une station
(rex{)érience, {Parce qu’elles contiennent des résidus industriels
de toute sorte en assez grande quantité.
L’épuration biologique artificielle se produit en ({uatre {Phases
distinctes. La {Première coni{Prend la séparation des résidus
solides iin/iutrescihles. Les eaux y sont débarrassées des matières
insolubilisables. L’égout s’élargit h son arrivée sur le terrain. Le
courant amorti {passe dans une chambre à doubles grilles et
{Peignes, ({ui arrêtent les corps tlottants les plus volumineux.
Au delà, l’eau traverse une chambre à sable, dont le fond est
incliné en sens contraire du courant; des chicanes y sont amé-
nagées. Les scories, débris métalliques, sable, etc., s’accumulent
ainsi à l’entrée, où on jpent les enlever facilement.
Vient ensuite la solubilisation des )natières onjanirpies. —
(aptle dissolution s’elbpctne dans « les fosses se{Pti({ues ». Elle
est l’ouvrage des ferments anaérobies. La station ex{périmenlale
comprend deux fosses se{Ptiques de ;250'’'^,d00 chacune qui reçoi-
vent les 500 mètres cubes de l’égout, fdles mesurent 83 mètres de
longueur et ;2"’,Ip1 de profondeur. Toutes deux sont {pourvues de
chicanes, dont les unes s’enfoncent à 00 centimètres sous la sur-
face et les autres émergent du fond de 00 centimètres. Pour
faire la com{paraison, l’une des deux fosses s’ouvre à l’air libre,
l’autre {porte un revêtement en ciment armé et au-dessus une
couche de terre végétale, é{Paisse de 00 centimètres, semée de
gazon et plantée d’arbustes. Dans l’une et l’autre {plongent des
thermomètres enregistreurs allant jusppi’à 'i mètres de la sur-
face. Les 500 mètres cubes de l’égout s’écoulent {par moitié en
BIBLIOGRAPHIE
281
meme temps dans les deux fosses septiques. Disons tout de suite
qu’on n’a constaté aucune dilïérence importante dans le fonc-
tionnement des deux fosses. I^a fosse ouverte à l’air libre, p^ràce
à la fermentation, a g'anlé une température à peu prés constante,
(pie les plus grands froids de l’iiiver 1004-1905 (—5” et — 7“)
n’ont pu faire descendre qu’à + 12’, 4.
La mise en train pour une solubilisation régulière et égale à
l’apport, met environ un mois à s’établir. Après ce laps de temps,
la hauteur de la boue qui tombe au fond reste constante dans
certaines conditions. De juillet 1004 à juillet 1005, on n’a pas dù
procéder au curage des fosse^s de la station de la Madeleine. La
puissance solubilisatrice, en cours régulier, était telle que les
cadavres d’animaux, les papiers, les bouchons même disparais-
saient en quelques jours.
I.,a troisième phase comprend la fixation des matières dis-
soutes, dans la phase précédente, sur des substances où elles
puissent entrer en contact avec les microbes nitriticateurs. C’est
la question pratique de l’organisation des lits bactériens;
.M. Galmette y a apporté des soins particuliers et il semble diili-
cile de làire mieux. Aous avons vu que l’épandage réclamait un
sol [)oreux, profond et bien drainé. Les expérimentateurs ont
toute liberté, dans l’épuration artificielle, pour la réaliser en
perfection. Le coke pur serait l’idéal, mais son prix élevé lui fait
préférer le mâchefer ou, à son défaut, le coke mêlé de briques
concassées, les pierres poreuses, etc. On ne doit employer que
des matériaux jioreux et débarrassés des poussières par un
lavage préalable. Le fond du bassin sera bétonné pour éviter
toute inliltration. Le drainage sera fait par des tuyaux de poterie
ou mieux des tuiles laitières renversées; les lits auront la pente
convenable pour assurer l’écoulement, etc., etc. Aucun détail
n’est oubliéclans cette description, fruit d’une savante expérience.
Reste à amener au contact des bactéries, que nous supposons
habiter les scories, les matières dissoutes dans les fosses sep-
tiques et à assurer ainsi la quatrième phase ou la transformation
des matières azotées en nitrites et nitrates, et des matières ter-
naires en produits gazeux et en eau.
Ici nous nous trouvons en face de deux systèmes : les lits
bactériens de contact et les lits bactériens par percolation. 11
s’agit, dans les deux méthodes, de mettre les matières albumi-
noïdes en face des microbes qui doivent les minéraliser. Dans les
deux cas, {)our être actif et régniier, le travail doit se faire par
intermittences, afin (pie l’oxygène puisse arriver aux bactéries.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
282
dans les lits bactériens de contact, les intermittences sont
ainsi réglées : on remplit les bassins, ce qui dure une heure, et
on maintient le contact pendant deux heures. Il faut une heure
pour la vidange et on laisse l’aération se prolonger durant quatre
heures. rdia([ue lit bactérien peut donc fonctionner trois fois par
vingt-quatre heures. On ne voit pas (pie les températures basses
inlluent d’une façon sérieuse sur le rendement en nitrites et
nitrates. L’étude du travail des lits bactériens et de la nitrilica-
lion a été faite par le 0'' Calmette ave<' le plus grand soin, au
tome I, pages W à 133. Contentons-nous de faire reman[uer
(pie la capacité d’épuration de ces lits est limitée <à 500 litres
d’eau d’fçgout par mètre cube et par jour, ce (pii constitue une
infériorité manifeste par rapport au système percolateur. Trop
de liquide reste dans les di’ains ou dans les dilïérents espaces
vides pour que l’épuration puisse être complète. En outre, la
multiplication de c(3s ferments aérobies est gênée d’une façon
notable par l’immersion des deux heures de contact. Ouoiqiie
l’ouverture et la fermeture des vannes [uiissent être automa-
tiques, la main-d’œuvre re.ste encore plus considérable que dans
le système suivant.
Dans les lits bactériens à [lercolation, rintermitlence est due
à l’i'goutlage en [iluie soit continuel, soit à des intervalles régu-
liers. Nous nous bornerons cà énumérer les divers systèmes
employés; on en trouvera la description complète au tome 1, pages
I3i et suivantes. Ils peuvent être divi.‘^és en ciii([ groupes :
pulvérisateurs à [)ression ; lourni(piets bydraidiques; nocbères
h renversement; égouttage direct; sii»hons à décharge inter-
mittente. M. Calmette réserve toutes ses faveurs à ce dernier
système. Simples et robustes, ces siphons d(5diargenl toutes les
dix minutes J mètre ctdie d’eau qui .œ divise immédiatement
à travers toutes les anfractuosités des scories entassées sous une
épaisseur miniina de J"', 75. L'expérience a montré (pie ces dix
minutes sullisaient pour renouveler l’oxygène jusqu’au fond des
lits. La capacité d’épuration de ces lits est de 'ù, mètres cubes
par mètre carré de surface, soit ([uatre fois plus grande (pie
celle des lits de contact. La maçonnerie n’a pas besoin d’être
aussi soignée dans le système à percolation (pie dans le système
par contact, d’oi’i diminution sérieuse des frais d’installation.
L’épuration biologi(pie ne laisse, à la lin du travail, (pie b
à 10 p. c. de matières albuminoïdes non transformées en nitrites
et nitrates. Le danger de pollution par fermentation de ces
matières est donc écarté. Si cette eau n’est pas potable, elle
BIBLIOGRAPHIE
283
n’est certainement pas dangereuse, et elle peut servir tà l’irriga-
tion agricole. Tout en maintenant l’épandage, Paris, par
exemple, pourrait installer peu à peu l’épuration biologique
artificielle. L’épandage serait fait à la tin de la transformation
avec de l’eau déjà épurée, ce dont ne se plaindraient ni les
maraîchers, ni les Parisiens.
L’énorme supériorité de l’épuration microbienne provient du
prix de revient. Les autres systèmes, nous l’avons vu, demandent
H francs, H fr. 25 par an et par habitant. L’épuration biolo-
gique n’exige que 40 centimes par an et par habitant, tous frais
compris, en prenant comme base d’évaluation les dépenses accu-
sées par les installations étrangères les plus parfaites.
Lu mot sur la microbiologie de l’épuration. Les ferments
nitrilicateurs Sont de belles bactéries ovales, ciliées, se présen-
tant le plus souvent à l’état de zooglées. La nitrification est le
résultat d’une symbiose. C’est la fermentation nitreuse qui
s’établit la première, la fermentation nitrique n’apparaît qu’à la
fin de la fermentation nitreuse.
La bactériologie des fosses septiques vient d’étre récemment
étudiée dans la thèse d’un des élèves de M. Calmette, Paul Bar-
don, Étude biochimique de quelques bactériacées thermophiles
et de leur rôle dans la désintégralion des matières organiques
des eaux d’égout. Ravel, éditeur, Lille. M. Hardon a extrait des
fosses septiques de la Madeleine quatre ferments anaérobies
constants qu’il appelle a, p, y, b. Nous croyons qu’une étude
ultérieure est réservée à une analyse plus approfondie du travail
de solubilisation. Cette thèse est surtout descriptive.
Signalons en finis.sant le chapitre V du tome 11, dont la man-
chette porte : « L’épuration biologique des eaux d’égout dans
les petites agglomérations rurales, les maisons particulières,
hôpitaux et établissements collectifs. Fosse Mouras ». Ces
(|uel((ues pages sont un modèle de clarté pratique. L’architecte,
le propriétaire soucieux d’une hygiène impeccable dans sa
construction trouveront là ries principes, des applications, des
dessins ou planches dont ils ne pourront qu’ètr'e satisfaits.
Le !)'■ Calmette passe en revue les difierents pays où on emploie
l’épuration biologi([ue. Les descriptions des diverses installa-
tions remplissent la plus grande partie du second volume. Les
figures, de.'^sins et planches sont d’une clarté remarquable. Ce
magnifique ouvrage est édité avec le soin dont est coutumier
l’éditeur Masson. Xous ne pouvons que recommander chaude-
meid cette ceuvi’e de science et de conscience.
D" Joseph Loiselet.
28i
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
XIII
I/Aiît et l’Hypnose, interphétation plastique d’œuvres lit-
téraires ET musicales, par Émile Magnin, proi'esseiir h l’École de
■Maf^nétisme de Paris, avec une pnM’ace de Tii. Flournoy, profes-
seur à l’Université de (lenève, et des illustrations de Friæ. Bois-
soNNAS. Un vol. grand in-8’ de xv-468 pages. — Genève, édition
« Atar », Paris, Félix Alcan, éditeur.
Il convient de noter d’abord que, par le terme « hypnose »,
.M. .Magnin n’entend pas désigner le résultat des méthodes hyp-
notiques, ou du moins il lui donne une signification plus éten-
due, et l’hypnose ([u’il provoque et étudie résulte de pa.sses
magnétiques. Il attache une grande importance à cette distinc-
tion, à laquelle il consacre un long chapitre.
Uuoi ([u’il en .soit, il s’agit d’expériences laites au moyen d’un
sujet qui parait supérieur à la célèbre Lina du Colonel de
Hochas.
■Vvec beaucoup de raison, M. .Magnin s’applique à faire con-
naitre les origines et les antécédents de son sujet, .M"'° .Magde-
leine G.
.\ée au Caucase d’un père genevois et d’une mère caucasienne,
française de père, elle vint à six ans à Genève avec ses parents.
Son père appartient à une famille de professionnels de la danse,
et l’un de ses oncles est le professeur préféré des l'amilles gene-
voises; quant à sa mère, elle excellait dans les danses nationales
russes, sans s’étre jamais produite hors de sa famille. .Magdeleine
suivit un cours de danse chez son oncle, mais n’apprit (pie les
danses de salon. Entrée au Conservatoire, dans les classes de
piano, elle n’y réussit guère, mais montra ensuite plus de dispo-
sitions pour le chant. Son tempérament dramatique se déve-
loppa et elle aurait désiré faire du théâtre, ce à quoi s’opposa sa
famille du côté paternel. File obtint finalement un premier prix
de chant, .\joutons qu’elle brillait plus par les qualités d’intui-
tion que parce qui s’acquiert par le travail.
Venue à Paris h l’àge de vingt ans avec sa mère, elle se maria à
vingt-cinq ans et eut successivement deux enfants. Continuant h
chanter, elle aurait désiré se vouer au théâtre, mais une timidité
invincible l’en a éloignée.
.\u sujet de son instruction au {loint de vue de la danse, il
importe de noter l’appréciation de .M"'® Mariquita, maîtresse de
BIBLIOGRAPHIE
285
ballet de rOpéra-Comique, qui, après lui avoir vu interpréter le
ballet à’Orphée, déclara qu’elle n’avait jamais reçu d’enseigne-
ment de la danse, les pas qu’elle taisait n’étant dans aucun traité.
11 résulte de tout cela que Magdeleine a des aptitudes innées et
acquises pour la musique et que, en ce qui concerne la danse, à
détîuit d’une culture proprement dite, elle pouvait tenir de ses
ascendants des dispositions particulières. D’autre part, le déve-
loppement extérieur de ses facultés artistiques se trouvait
entravé par une grande timidité, qui communique, h l’état nor-
mal, quelque chose d’un peu gauche et embarrassé à ses gestes
et attitudes.
On conçoit que l’état d’hypnose venant à l’isoler et à le laisser
sous la seule inlluence des suggestions, un tel sujet doit pouvoir
produire des manifestations artistiques très intéressantes, et
c’est précisément ce qui s’est réalisé. Soit sous l’intluence de la
musique, soit à l’audition de poésies, Magdeleine s’est révélée
« mime » extrêmement remarquable.
L’ouvrage de M. Magnin contient, comme justification, un très
grand nombre de photographies faites par M. Boissonnas,
notamment trois séries correspondant à la chanson : Fais dodo,
mon petit gas, de Botrel; à la fable : Les Femmes et le Secret, de
La Fontaine, et à la Marche funèbre, de Chopin. Sous chaque
photographie de ces séries sont inscrites les paroles ou les notes
correspondantes. L’ensemble est vraiment remarquable, surtout
si l’on tient compte du fait que des vues instantanées de physio-
nomies et de membres en mouvement courent grand risque
de mal l'endre l’etTet synthétique produit sur le spectateur, tel
que l’a exprimé, par exemple, M. de Keyserling dans le journal
Der ï.\g, de Berlin, en décrivant l’intei’prétation de la Marche
ftinèbre (1).
Parmi les nombreuses appréciations de journalistes et d’ar-
tistes reproduites à la tin du volume, il en est une qui
nous a particulièrement intéressé, cette du peintre Hugo d’Alési,
parce qu’il eut, comme il le dit, le privilège d’assister h la pre-
mière séance de M”'' Magdeleine devant quelques amis, c’est-
à-dire quinze jours après que M. Magnin eut constaté les aptitudes
de son sujet, qu’it avait d’abord endormi dans un but purement
thérapeutique. « Je crois important de dire, dit M. d’Alési, qne,
(l) liulépemlamment des vues photographiques de M. lioissonnas, fouvrage
contient des reproductions de dessins de deux artistes allemands, von Kaul-
hach et von Ketler, le premier préférant les expressions calmes et le second
les expressions de sentiments très violents.
2m
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(lès cette première séance, M‘“ Magdeleine m’a saisi, non seule-
ment par la variété et la richesse de ses expressions et attitudes,
mais par la spontanéité avec lacptelle elle donnait cours à cette
merveilleuse manifestation. »
La grosse objection contre les séances de ce genre l'ésidte en
elïet de la (piestion dn « dressage ». .\ propos de Lina, nous
notions, dans nos Études esthétiques, que les représentations
données dans la salle de la Bodinière ne paraissaient pas avoir
présenté d’intérêt sérieux, parce qu’il était impossible, d(î savoir
dans quelle mesure on n’était pas simplement en jirésence d’un
sujet bien dressé. Nous avons été heureux de voir combien
■M. Magnin s’est bien rendu compte des dangers du dressage,
dangers qui du reste menacent la valeui’ artistique des manifes-
tations, en même temps cpie leur intérêt scientifique. « l’our
obtenir un très bon l'ésultat, dit-il, il importe que la suggestion
soit neuve; en la répétant, même à de grands intervalles, elle
perd en exactitude et en intensité. La première im’arnation de
l'idée ou du sentiment suggéré est toujours de beaucoup la meil-
leure. Dans les séances photographiques, nous avons [m consta-
ter qu’en répi'tant deux ou trois fois de suite la même sug-
gestion, nous obtenions le même ge.ste, la même attitude, mais
sans énergie; quant à l’expression, à la deuxième jiose, elle était
déjà pour ainsi dire figée, sans vie, en comparaison de la pre-
mière. » Aussi les programmes reproduits à la fin de l’ouvrage
sont-ils très variés, bien (pie, sur (piatorze programmes, huit
comprennent la Marctie funèbre de Choiiin.
Le dressage, du reste, exerce son intluence néfaste même sur
les suggestions nouvelles, et M. Magnin ne craint pas de s’exi>ri-
merdans les termes suivants : « .le dois bien répéter ([u’aujour-
d’hui Magdeleine n’a plus aucune valeur, au jioint de vue expé-
rimental; elle est un sujet éduqué et, par conséquent, sujet à
caution. Aujourd’hui, Magdeleine, par habitude, par éducation
hypnotique, par dressage, si je imis m’exprimer ainsi, tombe
très généralement dans l’état adéquat à ses interprétations musi-
cales. On ne saurait assez répéter, avec les ir Binet et Kéré,
([u’il n’y a que les premières expériences qui soient probantes,
car ce sont les seules (pii soient prati(piées sur un sujet vierge,
à l’abri de la suggestion incon.sciente (1) ».
11 nous reste à nous demander dans quelle mesure les expi'-
riences laites sur Magdeleine indiquent ou non um* origine phy-
siologique pour les émotions musicales.
(\) Le Muynétisme animal, p. 14:2.
BIBLIOGRAPHIE
287
M. Ma gnin commence par incliner fortement vers le caractère
physiologique des émotions de Magdeleine. 11 ne lui semble pas
douteux que les vibrations sonores agissent sur le nerf pneumo-
gastrique et le grand sympathique; il rappelle que le premier
actionne le cœur, les poumons et l’estomac, tandis que le second
règle la circulation des petits vaisseaux, et il croit bien trouver
des indices en faveur de la thèse que les phénomènes neuro-
musculaires sont primaires et que l’émotion n’est que consécu-
tive (1). Toutefois il ajoute que, si chez Lina la prééminence de
l’élément physiologique parait réelle, car elle réagit à chaque
vibration musicale comme un automate, il n’en saurait être de
même chez Magdeleine qui, autant qu’on peut en juger, saisit
dans sa suhconscience tout ce qui est emmagasiné en elle pour
parfaire l’idée qui lui est suggérée par les sons musicaux.
Bien que n’étant nullement hostile tà la théorie physiologique
des émotions et que nous en ayons développé l’application à l’ac-
tion de la musique avant la publication des théories de Lange et de
.lames (;:^), nous ne croyons pas que, même dans le cas de Lina,
on puisse trouver une contirmation bien nette de cette théorie,
car, modèle de son métier, elle est habituée à prendre des atti-
tudes expressives qui peuvent fort bien être expression et non
cause de ses émotions, et du reste, sous Tintluence de sugges-
tions purement verbales, elle a souvent réalisé de façon très
heureuse l’expression voulue, tout en paraissant réellement infé-
rieure à Magdeleine.
Celle-ci présente du reste un phénomène bien curieux, attesté
par de nombreux observateurs ; elle devance souvent par sa tra-
duction plastique la suggestion musicale. Certains ont naturelle-
ment pensé découvrir en cela une preuve de son dressage, et de
fait il est fort possible que celui-ci intervienne souvent dans ce
phénomène; mais, comme il a été observé par des improvisa-
teurs, force est de lui chercher une autre interprétation.
M. Magnin croit la trouver dans une transmission télépathique
de la pensée de l’exécutant; sans rien nier, bien entendu, nous
nous permettrons de penser que, dans un mouvement matériel
(1) I.e facteur émotion serait révélé par l’élévation de température liu sujet,
vu que, d’après Mosso, « le travail cérébral, malgré l’aftluence plus grande du
sang, ne s’accompagne pas d’élévation de température ». Cette altirmation
nous paraît surprenante en soi et bien contraire à notre expérience quoti-
dienne.
(“2) Bevce philosophique de mars 18S4. Voir aussi notre discussion posté-
rieure dans nos Études esthétiques, pp. KiU à Itil.
288
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
OU psychique, les états antérieurs déterminent suffisammenl
celui qui va suivre pour qu’une personnalité en parfaite harmo-
nie avec une autre puisse, grâce d’ailleurs à un grain de spon-
tanéité, précéder un peu le mouvement de celle-ci; mais, bien
entendu, le mouvement du sujet en hypnose a constamment
besoin d’étre soutenu et, s’il est capable de précéder d’une frac-
tion de seconde le mouvement de l’autre, il serait parfaitement
incapable de poursuivre sous rinlluence d’une suggestion qui
deviendrait purement mentale. Tel nous paraît du moins le cas
de -Magdeleine ; sans rien nier, nous nous attachons à ne suppo-
ser aucun principe extraordinaire que ne postulent pas les faits
constatés.
Ce n’est là, du reste, qu’une discussion de détail. L’ouvrage très
sérieux de .M. Magnin soulève d’ailleurs bien des questions fort
intéressantes que nous n’avons même pu indiiiuer dans ce simple
compte rendu.
G. Leciial.xs.
XIV
Ess.\i SUR L.\ G.x.MME, par M.aurice G.vndillot. Un vol. in-K"
colombier (GI X :2:2) de xvi-575 pages avec iôG ligures. — Paris,
Gautbier-Villars, l 'JOli.
Ce n’est pas sans (pielque crainte que nous entreprenons de
rendre compte de cet ouvrage, car, pour le faire dignement,
pour pouvoir dire avec autorité tout son mérite et pour le discu-
ter au besoin, il faudrait posséder une compétence bien supé-
rieure à la nôtre. Puissions-nous du moins faire entrevoir à quel
point il est intéres.sant et combien il mérite de tixer l’attention
de tous ceux qui s’intéressent à la théorie musicale!
On peut dire que tout l’ouvrage repose sur cette proposition
première ou postulat que « nos jouissances musicales consistent
à associer et à comparer entre eux des sons correspondant à des
rapi)orts de nombres ou à des fractions simples ».
Ce postulat repose, bien entendu, sur des faits d’observation
connus de tous ; mais il les dépasse évidemment, en même tenq)s
qu’il écarte par exemple la théorie de la gamme fondée sur la
considération des harmoniques. Xous accepterons sans di.scus-
sion ce postulat et examinerons les conséquences que l’auteur
saura en déduire, sans nous laisser aller à discuter avec lui si la
gamme composée des harmoniques de la tonique, ramenés au
niveau de la première octave, a une valeur musicale ou ne con-
stitue qu’une réalité mécanique sans rôle en harmonie.
BIBLIOGRAPHIE
289
(ienèse (les échelles et des gammes. — Partant de ce fait que
/()\ .
la plus petite rousouauce répond au l'apport (tierce mineure),
M. (iaudillol conclut qu’on ne peut, dans une octave, grouper
plus de trois sons distincts consonants, la note à l’octave n’étant
pas comptée comme distincte : si en effet il y en avait quatre,
l’octave serait divisée en quatre intervalles égaux ou supérieurs
à (t); or on a : @ ' > 2.
L’octave ne peut donc être partagée ainsi qu’en trois inter-
valles, dont l’un devra être égal à la tierce mineure Si en
effet cet intervalle n’y figurait pas, aucun ne serait inférieur à j;
1-25 , -r- -O
= 2 X T^, valeur intérieure a 2; mais, si nous rem-
or
128'
plaçons l’un des facteurs par la plus petite valeur supérieure ,
le produit dépasserait 2. On doit donc admettre dans le grou-
pement une tierce mineure, et l’ensemble des deux autres inter-
valles formera l’intervalle ^5, remersement de l*.
O a
Ceci acquis, comment se décomposera cet intervalle Ce
doit être en deux consonances inférieures à cette fraction, et
, 11- » f t) 5 4 8 8
nous n avons le choix qu entre : g,
Maison doit écarter ^ et car le troisième intervalle ne
O 2 O
serait pas consonant. 11 ne reste que et g, dont le produit est
précisément égal à g et qui nous donnent les deux intervalles
cherchés. Nous obtenons ainsi une tierce mineure, une tierce
majeure et une ([uarte, qui peuvent d’ailleurs se succéder dans
deux ordres dilférents :
... gTlr/Ttr/Tt ...
... glTglTrjlT ...
A ces deux séries fondamentales, on donnera le nom
d’échelles, la première étant dite majeure et la .seconde mineure.
Uuand on se limite à une octave, la succession : deux tierces
suivies d’une quarte, donne la forme aulheuticjue; une quarte
HR SÉRIE. T. .\11. 19
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
suivie (le deux lierces enj>'endr(‘ la forme plagieune, et une (piai-le
entre (leux lierces la Ibrun; (ti)lipl(ujientte. La qnalilication d’an-
[henli([ue lienl à ce que, comme nous le verrons, la noie ser-
vant de base à cette forme d’f'clielle est celle à laquelle l’en-
semble des notes en piTsence ruHache le plus nalui'ellemenl.
Une (îcbelle, telle que :
(io mi sol (la.
constitue pour ainsi dire la plus-simple des gammes, ne permet-
lanl (pie des ellets bien |)anvres. On l’enricbira en y adjoignant
mie seconde ('cbelle, dans le rapiiorl le plus simple avec elle, le
rapport
et cela donne la gamme binaire ;
lia ré ni i sol si do.
Un ajontanl encore ri'cbelle de raïqioi’t
ternaire :
4
8’
on obtient la gamme
(/() ré mi fa sol la si do.
L’est notre gamme majeure usuelle, fornnîe au moyen des
trois écbelles on accords de la loniipieT, de la dominanle U (à la
(piiiite snp('rienre) et de la dominée la (piinte inlerienre).
On obtiendrait exactement de nnune une gamme mineure
en partant d’une (îcbelle mineure.
On obtiendra d’ailleurs de nouvelles gammes en contremodant
telle ou telle des (‘chelles de façon là avoir tons les arrangenumts
possibles de trois écbelles indiiféremment majeures ou minenrcîs;
on voit sans peine (pi’il y en a bnit, savoir, en prenant toujours
do pour tonique :
Gamme de do majeur normal = do av :
do ré mi fa sol la si.
Gamme de do majeur orné = do ao :
do ré mi fa sol la bémol si.
Gamme de do majeur alternanl = do aa :
do ré mi fa sol la bémol si IkuiioI.
Gamme de do majeur pseudiipte = do mg :
do ré mi fa sol la si bémol.
Gamme de do mineur normal = do iv :
do ré mi b('inol fa sol la bémol si bémol.
HIBLIOGRAPHIE
2<Ji
Gamme de do mineur orné = do io :
do ré nii bémol fa sol lu bémol si bécarre.
Gamme de do mineur ulternant = do io. :
do ré mi l)émol fa sol la bécai're si bécarre.
Gamme de do mineur pseudique = do i\^ :
do ré mi bémol fa sol la bécarre si bémol.
Il e.^t ai.sé de voir que les gammes dites ornées ont l’échelle
dominée mineure et l’échelle dominante majeure; c’est l’inverse
dans les gammes pseudiqiies, et enlin, dans les alternantes, les
échelles dominée et dominante sont de mode opposé à celui de
l’échelle tonique.
Le qualiticatif « orné » se justifie par le fait que, dans le mode
mineur, ce genre rend plus doux le ra])i)ort de la septième à la
tonicpie. GGanl au geni'e pseudique », il doit cette appellalion
à ce qu’il donne des gammes de degrés presque exactement sem-
blables à ceux de gammes normales ayant d’autres tonicpies : on
voit, en ellet, (pie les notes de do majeur pseudique ont mêmes
noms que celles de fa majeur et ré mineur normal et que celles
de do mineur pseudique ont mêmes noms que celles de si bémol
majeur ou de sol m ineur nomnal.
En mineur, les formes ornée et alternante sont usitées; la
forme pseudique l’est moins. Toutefois M. Gandillot donne un
exemple emprunté an Faust de Gounod, où les mêmes mots :
« Oui, c’est toi, je t’aime » sont cliantâs deux fois : la pre-
mière, dans le ton principal {fa majeur normal) et la seconde, en
sol mineur pseudique, équiarmé du précédent, et il reiiroduit
aussi un passage de l’ouverture de la (iwendoline de Ghabrier,
où le mineur pseudique est employé pour lui-même.
En majeur, le genre orné s’introduit par l’accord de sixième
diminuée : notre auteur en commente ti'ès heureusement un
exemple emprunté au Siqurd de Keyer. Peu usité, le majeur
alternant se rencontre dans le chant de la forge du Siegfried de
Wagner. Gnanl au majeur pseudique, très usité dans le [daiii-
cbanl, il n’est plus guère employé poui’ lui-même, en raison de la
complexité du rapport de son septième degré avec la tonique;
mais on l’emploie encore dans b^s oscillations entre équi-
armés (exemple tiré du Crépuscule de Gounod).
Cliacnne des huit gammes authentiques dont nous venons de
parler peut naturellement se transformer en plagienne ou anti-
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
2^.)2
plagiemie, ce qui engendre linalenient vingl-qnalre gammes ter-
naires. Nous verrons pins loin (pi’on peut ntili.'^er liien d’antres
gammes.
Contrepoint. — Dans les premiers essais d’harmonie, on se
bornait à taire marcher avec une première partie une deuxième
partie s’accordant avec elle : à chaque note (le la première partie
en correspondait une de la deuxième, et le travail de l’harmo-
niste se réduisait <à écrire contre chaque note (on point) du chant
donné la note (ou point) de la deuxième partie; d’où le nom de
contrepoint donné à la forme sous laquelle on pratiquait autre-
fois l’harmonie.
Les combinaisons qui se présentent le plus naturellemenl .sont
celles (pii cori-esiiondent aux trois échelles constilnlives de la
gamme; mais, [loiir varier l’harmonie, le musicien emploie aussi
instinctivement les acvords [losés sur les degrés VI et III
(c’est-à-dire, les échelles connexes à l’échelle tonique). Lue
sixième iVhelle vient ensuite s’ajouter, celle de réqniai mé, ipii
n’est ni voisin (I ), ni connexe du ton. Kntin, on adjoint U\ /'tinsse
éc/ielle, formée de deux tierces mineures {si ré /'ti).
L’harmonie ainsi fondée est très consonante, mais n’en est pas
moins très modulante et présentant déjà des ressources cousidé»-
rahles.
Transformer un air, c’est le reproduire en conservant la durée
des notes et des silences, mais en modiliant les hantenrs des
notes .suivant une règle délinie, arbitraire d’aillenrs. Les [irinci-
jiales transformations sont la transposition, l’inversion, le
contremode et le l•etournement.
Dans la ti'ansposition, on change proportionnellement la fré-
quence des notes. Dans l’inversion, au lieu de multiplier un
nombre tixe par la fréipience des diverses notes données, on le
divise par celte Influence. Il en résulte (pie l’intervalle entre
deux notes du thème donné se retrouve, mais en sens inver.se,
entre les notes correspondantes du thème inver.sé. On se rend
compte facilement que la forme aniiplagienne reste anlipla-
gieiine, mais que la forme aiithentiipie devient plagienne et réci-
proquement. Ouant an mode, il est changé, tandis que le genre
est conservé.
On notera que, si la musique à transformer comprend une
partie chantante, on peut inverser séparément le chant et l’iiar-
( I ) Une ('H-liplle est voisine (t'une aiilre (luaml elle a poiirltase le soniniel de
celle-ci, ou récipcociuenieiit.
BIBLIOGRAPHIE
293
moiiie, (le l'açon que le chant reste confié à la même partie que
dans l’air donné.
Contremoder un air consiste à changer de mode les trois
échelles constitutives du ton dans lequel est écrit l’air donné. On
peut d’ailleurs conserver la toniiiue en changeant l’armure ou
conserver l’armure en changeant la toni({ue. La forme reste sans
changement dans le contremode, et les genres normaux et alter-
nants restent tels; mais les genres ornés et pseudiques per-
mutent entre eux. Il est supertlu de noter que les modes
s’échangent. .M. Gandillot cite un très heureux emploi du contre-
mode fait par Gounod dans le chœur des soldats de Faust.
Enlin, le retournement résulte d’une inversion et d’un contre-
modage successifs. L’ordre des deux opérations est d’ailleurs
indifférent. Dans le retournement, le mode ne change pas; les
genres normaux et alternants restent tels ; les genres ornés et
pseudiques permutent entre eux. L’échelle tonique conserve son
échelle, taudis que les autres échelles permutent deux à deux.
On doit remarquer que tous les retournements d’un air sont
des transpositions les uns des autres, ainsi qu’il en est .séparé-
ment des résultats d’une inversion et d’un contremodage. Etant
d’ailleurs donnés un air, son inversion, son contremode et son
retournement, on peut prendre l’un quelconque d’entre eux
pour air donné et en déduire les trois autres par les memes
transformations.
Dissonance. — .M. Gandillot fait ressortir toutes les ditïicult(is
que soulèvent les diverses théories de la dissonance, puis
conclut : « Toutes ces contradictions et difficultés disparaissent
si l’on remarque que, pour consonner dans un certain ton, les
notes d’un accord doivent appartenir à une même échelle; dès
lors, si l’on appelle dissonant ce qui n’est pas consonant, on est
amené à proposer la définition suivante :
« Fil accord dissonant est celui qui réunit des notes provenant
d’échelles différentes. »
.Notre auteur montre ensuite (pie cette conception de la disso-
nance dissipe les difficidtés auxquelles on se heurtait.
.\près(pioi, il s’attaque au prétendu principe que tout accord
doit pouvoir être ramené à une série de notes s’échelonnant par
tierces; puis il aborde l’étude des accords dissonants naturels.
Nous ne le suivrons pas dans le détail de tous les accords que l’on
obtient par la combinaison d’une des échelles A, T, I) du ton, soit
avec une autre de ces échelhîs, soit avec l’échelle T de l’un des
trois tons éc[uiarmés; mais nous essaierons de montrer, avec lui.
29i
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
combien la genèse de ces accords par réunion (réchelles tait
mieux pénétrer dans leur constilulion intime (pie leur genèse
par superposition de tierces.
(’n même accord, si ré fa la, par exemple, peut avoir des
origines bien dilférentes et jouer par suite des rôles distincts.
•Même en nous bornant aux cas où il appartient à des tons dn
champ néant, il peut avoir de nombreuses origines. Kn eiïel, il
peut provenir de la l'nsion des échelles ré et sol, ré étant le
mineur psendi([ne é([niarmé de do et sol étant la dominante de
do, on le majeur pseiuliipie éciniarmé, ou le ton voisin, etc., on
bien ré peut être la dominée de la, on son écpiiarmé on son
voisin, sol étant le majeur psendiipie éipiiarmé de la, etc.
Dans ces divers cas, l’écliatandage harmoniipie complet est sol
si ré fa la; mais l’accord si ré fa la peut aussi être une abré-
viation de l’accord saisi ré fn la do, formé par les échelles «i/ et
fa et où sol et fa peuvent jouer des rôles bien divers. I>e même
accord si ré fa la peut aussi être une abréviation de mi sol si ré
fa la, fusion des échelles tai et ré, où encore )ni et ré peuvent
jouer bien des rôles.
On voit de suite combien la genèse [lar fusion d’échelles ouvre
des horizons étrangers à la supiu’position de tierces.
Ou’il nous sullise d’ajoulei'à ces indications la distinction des
accords bissonants et trissonants suivant ipi’ils proviennent de
la su[)erposition de deux ou trois échelles, plus ou moins
complètes d’ailleurs.
propos des accords dissonants altérés, .M. Oandillol fait bien
ressortir les didicultés résultant des définitions ipie l’on en donne
couramment, dillicultés paraissant iirovenir de ce ipi’on ne fait
pas état des ipiatre variantes sous lesipiellcs [leut se présenter la
gamme de chacun des deux modes, l’our lui, un accord altéré
est celui (]ui réunit des notes issues de gammes dilférentes;
toutefois on doit remanpier (pie, dans les accords dissonants
naturels, il admet, outre la tonalité régnante, les tonalités envi-
ronnantes entre lesipielles on oscille. .Notons d’ailleurs (pie
certains accords peuvent être tenus pour naturels ou altérés
selon la façon dont on les envisage. Ici comme précédemment,
la théorie de .M. (landillot parait approfondir beaucoup plus la
constitution musicale intime (pie ne le font les théories courantes
(pii, bien souvent, semblent s’attacher exclusivement à des carac-
tères superficiels.
La préparation d’une dissonance est, en ipiebpie sorte, son
ex|)lication [iréalable, destinée à permettre à l’auditeur d’aiipré-
BIBLIOGRAPHIE
295
cier des intervalles trop complexes pour lui être présentés
d’emblée. Elle se réalise naturellement en taisant entendre
d’abord isolément une des deux échelles combinées.
Si un accord dissonant altéré résulte de la combinaison de
deux échelles n’appartenant pas à la même gamme, il est indis-
pensable que la dissonance se résolve par l’aflirmation d’une
gamme déterminée. D’après les règles de l’École, la résolution
devait se produire par une marche descendante d’un degré de la
note dissonante, ou note à marche contrainte, comme on disait.
.Mais cette prétendue règle souffrait mainte exception. En réalité,
la résolution consiste uniquement dans le retour à un accord
consonant, ce qui peut se taire par échelons : d’un accord tris-
sonant, par exemple, on passera à un accord bissonant, puis de
celui-ci à un accord dissonant naturel, et enfin à une échelle
unique.
L’erreur commise par l’École parait tenir à ce qu’elle a envi-
sagé les accords dissonants à l’état statiipie, pour ainsi dire, et
non dans le mouvement musical de la composition; or, dans cet
état statique, on a affaire non à une résolution proprement dite,
mais à un rattachement pour lequel existe bien, nous le verrons,
la pseudo-loi formulée pour les résolutions. Nous ne pouvons
d’ailleurs que signaler l’étude détaillée faite par M. Gandillot de
la résolution de l’accord de septième de dominante.
Rattachements. — « Supposons qu’un musicien entende
isolément un groupe de sons tels que do mi ou sol si ré fa ; par
hypothèse, l’accord entendu, consonant ou dissonant, n’est pré-
cédé ni suivi d’aucun autre son pouvant contribuer à établir
une tonalité; néanmoins le musicien rattachera inconsciemment
l’accord entendu à une certaine tonalité. »
Au lieu des accords précédents où tout conduit à rattacher k
la tonalité de do naturel majeur, prenons le groupe la do. Reber,
dans son Traité d’harmonie, dit que, si on le rattache plutôt cà fa
majeur qu’à la mineur, cela tient à ce que le mode mineur est
conventionnel et imparfait. On a dit aussi que la concomitance
des sons la do engendre fa comme son de différence. La première
raisob est faible, car, si l’écbelle mineure est moins simple que
la majeure, elle est aussi naturelle; quant à la seconde, elle
n’explique pas le même rattacbement (piand les deux notes sont
entendues successivement. L’explication de M. Gandillot, reposant
sur le principe au([uel est du le son de différence, a l’avantage
de ne pas exiger l’audition de ce son et d’ctre par suite compa-
tible avec la non-simultanéité des sons.
290
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Lih et ihh correspoiitlenl aux nombres de vibrations :
435 = 87 X 5 et = 87 x b.
l-ors donc (lue nous percevons la tierce f/oj, nous percevons
trois pbénomènes périodi(iues : les deux notes, qui l'ont respec-
tivement ciii(| et six périodes en de seconde, et le t'ait même
de concomitance de ces deux mouvements vibratoires qui
engendre un phénomène avant = de seconde pour période et
O/
l'aisanl entendre, disons-le, le son de dillerence, s’il est pen;u
comme son. .Mais ce dernier l'ait n’est pas nécessaire, non plus
(pie la concomitance même des sous donnés, pour ([u’il y ait
évocation de la note ayant la dite fréquence, c’esl-à-dire /i?i. On
appelle cette nobi nénileur de l’accord donné, et l’on voit que
c’est la note qui a pour l'réipience le plus grand commun diviseur
des l'ré(piences des notes proposées, ou la plus haute note
adnndtant ces mêmes notes parmi ses barmoni([ues. Comme
d’ailleurs ces barmoni([ues {lossèdenl d(vs rangs rapprochés,
leurs périodes se comparent l'acilemeni à celle de fai ou bien, en
raison du privilège des octaves, à /’cq, f<h, etc. La détiuitiou du
géniteur s’étend au cas d’un plus grand nombre de notes
données.
Ouand les deux notes ont des l'ré([uences .\et Vproporlionnelles
à deux carrés, ces fré(piences et celle du géniteur .sont li('es par
des relations de la forme :
X =
Y = (7//
Il (îxiste alors une note dont la fré([uence est moyenne géo-
métrique entre X et V :
.M = ( \x]i ;
c’est le mcdiaire, (pii c^st un des barmoniipies du géniteur et qui
|)artage par moitii’î l’intervalle des notes .X et V. Il est susceptible
d’exercer une grande iniluence dans les rattachements.
Ltudious ceux de groupi's de deux notes :
La quinte (/iq sol-^ a pour géniteur doç, et rattache au ton de sa
base. La (piarte sof do^ a poui' géniteur (/(>„ et rattache au ton de
son sommet. I>e même on voit ([ue la tierce majeure rattache au
ton de sa base. Ouant à la tierce mineure, son géniteur la ferait
rattacher à une tierce majeure jiliis bas ipie sa base; mais l’usage
BIBIJOGRAPHIE
297
habituel de réchelle mineure permet de rattacher aussi au tou
mineur de la hase. Les sixtes mineure et majeure, reuversemeiits
des tierces majeure et mineure, ont mêmes rattachements (pie
celles-ci.
Ces considérations sur le rattachement font bien comprendre
pourquoi deux intervalles égaux, tels (pie deux quartes, peuvent
avoir des consonances très inégales quand ils surviennent
alors qu’une tonalité est établie : si cette tonalité est do, la
quarte sol do consonnera évidemment beaucoup mieux que la
quarte do fa.
M. Gamlillot étudie aussi les rattachements des intervalles dis-
sonants, puis il passe aux groupes de trois sons. Ici l’étude se
complique et devient en même temps tort intéressante.
Les seules combinaisons consonantes de trois notes sont les
deux accords [larfaits. En ce qui concerne le majeur, il comprend
trois intervalles (fui,tous trois, nous l’avons vu, rattachent au ton
de la base de l’accord ; ce rattachement s’imposera donc, et cela
d’autant plus (pie le géniteur commun de l’accord conduit au
même résultat. Au contraire, les trois intervalles rattachent cha-
cun à une note dillerente, et les notes ainsi évoquées appar-
tiennent cà l’échelle corrélative: mi sol si évoque donc do mi sol;
de plus, le géniteur commun est la tonique de cette échelle
évo([iiée.
Ces laits ont été pour nous une révélation, car nous n’avions
jamais trouvé dans la dilTérence de simplicité des rapports une
explication sullisante des ditïerences d’etlets des modes majeur
et mineur : nous voyons maintenant combien le premier doit
s’allirmer plus puissamment que le second.
Sans entrer dans l’étude des rattachements des accords disso-
nants, nous ferons remar([uer que, pour eux, les résultats dif-
férent notablement selon que l’on opère sur une gamme juste ou
sur une gamme tempérée.
Sautons tout ce (jui concerne les rattacbements de quatre, cinq
ou six notes et passons de suite au résultat de l’étuile du ratta-
chement d’une gamme entière. Si les se[)t degrés d’une gamme
sont détinis par leurs nombres de vibrations, le rattachement
sera toujours fait à la tonique; mais si l’on entend la gamme sans
aucun indice étranger, sans entendre la note de départ ni celle
d’arrivée, on peut en principe rattacher à l’un quelconque des
tons éipiiarmés. Toute'bis, il n’y a pas complète indétermina-
tion : il y a même détermination absolue si la gamme est ornée,
car, alors, elle n’a jias d’éqtiiarmée; si elle est alternante, des
298
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(leux tons possibles, distants d’nne (jninte, run majeur et l’autre
mineur, c’est ce dernier ([ui sera choisi, car il ne contient pas le
<)
degré complexe ^ (pii se trouve dans l’autre; enlin, dans le
cas d’une gamme de genre ancien, normale ou pseudique, s’il y
a quatre é(pnarm(';es, l’inie, la gamme majeure normale, est d’un
typ(> beaucoiq) plus simple, et l’esprit s’y arrêtera de préférence.
La théorie des rattachements permet d’expliquer certaines
(ittractious généralement observées, en même temps (pi’elle
montre pourquoi ces attractions, telles qu’on a coutume de les
formuler, n’existent pas à l’état de lois générales, mais sont seu-
lement conformes aux conséquences les plus ordinaires des rat-
tachements : aussi y a-t-il de nombreux exemples de dérogation
à ces [iseudo-lois, par exemple à celle d’après laipielle les notes
dissonantes auraient propension à résoudre en descendant, excep-
tion faite toutefois pour la sensible qui éprouverait une tendance
spcViale à résoudre, par une marche ascendante, sur la tonique.
Il faut bien noter d’ailleurs la distinction entre les rattache-
ments et les résolutions. Les premiers siq)[>osent un ensemble de
sons entendus ex abrupto : il y a alors une tendance instinctive
déterminée par ce seul ensemble, et il est possible de formuler
de véritables lois. .\u contraire, lorsqu’un accord dissonant se
rencontre au cours d’une composition musicale, sa résolution
dépendra, non seulement de cet accord considéré en lui-même,
mais aussi de la tonalité établie et de l’inspiration ou des senti-
ments du compositeur. Ce dernier élément justilie le deuxième
terme de la comparaison suivante, formubie par M. (landillot :
(Juand un objet inanimé se trouve suspendu en l’air par une
corde, il est facile de prévoir où il tomberait si la corde venait à
se rompre; mais il serait hasardeux de chercher h deviner le
point où va être dans un instant le poulain que l’on voit bondir
et s’ébattre an milieu de la prairie. Ainsi en est-il du rattache-
ment et de la résolution.
Knlumiwnie. — En traitant de l’enharmonie, on confond
généralement trois choses bien distinctes, l’amidiitonie, la géto-
phonie et l’hétérograpbie.
I.’amphitonie est la propriété (jue possèdent certains accords
d’appartenir à deux ou plusieurs tons. Ainsi, l’accord sot si ré
appartient à do majeur et h do mineur.
Dans d’autres cas, il n’y a pas identité entre deux accords de
tons dilférents, mais des ditïérences très faibles. Soit, par
BIBLIOGRAPHIE
299
exemple, l’accord vé fa la do pris dans les tons de do et de fa
majeurs. Il n’est pas identique dans les deux cas, car la tierce
ré fa vaut ^ dans la tonalité do et ^ dans la tonalité fa : elle est
il/ y '
donc un peu moindre dans la première, l’ratiquement, les deux
accords peuvent être assimilés : s’ils ne sont pas homophones, ils
sont gétophones. On reman|uera, du reste, qu’avec la gamme
tempérée les accords théoriquement gétophones deviennent
identiques.
Enfin Vhéterographie consiste à représenter un même son par
des écritures dilTérentes, ce qui n’est possible, croyons-nous,
qu’avec la gamme tempérée, dans laquelle, par exemple, le ton
de sol bémol majeur ne difiëre que par l’écriture du ton de fa dièse
majeur. Cela n’a aucune importance et ne peut que permettre de
simplifier des écritures.
fi
On a la lâcheuse habitude de confondre sous le nom d’enhar-
monie les trois choses distinctes dont nous venons de parler et
qui servent cà préparer une modulation, du moins les deux
premières puisque la dernière ne fait que changer les noms. On
voit facilement comment l’amphitonie permet de passer d’un ton
dans un autre par l’intermédiaire d’un accord appartenant aux
deux tons ; quant h la gétophonie, elle joue le même rôle par à
peu près.
Nous ne saurions suivre M. Gandillot dans l’étude détaillée des
modulations, mais nous tenons tà signaler une de ses remarques.
Considérons les trois modulations suivantes :
PRE.MIÉnE MODULATION
.\i= accord de do majeur
lîx = la do nu sol
(accord sur le \ I® degré
de do)
tq — la do nii sol
(accord sur le lit® degré
de fa)
t»! = accord de fa majeur D,
DEUXIÈME MODUL.ATION
.\o = accord de do majeur
t'2 = ré fa la do
(accord sur le II® degré
lie do)
02 = ré fa la do
(accord sur le VI® degré
de fa)
= accord de fa majeur
TROISIÈME MODUL.ATION
As= accord de do majeur
Ü3 = si ré fa la bémol
(accord sur le VII® degré
de do)
C3 = si ré fa sol dièse
(accord sur le II® degré
de la)
II3 = accord de la majeur
Bien souvent on considère la troisième modulation comme très
différente des deux autres parce qu’elle se fait au moyen de la
substitution d’un 50/ dièse à un /u bémol, dilférence matérielle qui
frappe les yeux et n’existe pas dans les deux premières modulations.
Mais, en réalité, il y a plutôt dilférence entre la première et
les deux suivantes. Si en elïet il n’y a que gétophonie dans la
300
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
dernière modulation, il en est de même dans la deuxième,
malgré l’identit»' des écritures, tandis qu’il y a amphitonie dans
la première modulation.
Intervalles. — Dans la gamme tempérée, l’octave est partagée
en douze grades ou (létés égaux (1). On a transporté cette mesure
dans la gamme exacte, mais alors le grade ou demi-ton a une
valeur essentiellement variable et ne constitue qu’une unité de
mesure très imparfaite. Ainsi la (piarte augmentée et son renver-
sement, la (piinte diminuée, correspondent tous deux à six grades;
or ces intervalles ont pour valeurs respectives ^ et en sorte
1 0 IL-)
I , 3() 30 J (S • liv . '
que leur dilierence est = x ce qui ditiere très peu
r'
du dièse ^ ou demi-ton chromatique. Fait encore pins Irappant:
. . “27 . .
ce demi-ton et le demi-ton diatoniipie ipii existe dans les
gammes pseiidiipies, sont à peu près dans le rapport de un à
deux, ce qui ne les empêche pas d’avoir un grade pour valeur
commune.
Kn général, l’écart est bien moindre, et on désigne sous le
nom de conunas ces petits intervalles. Les trois plus fréquents
sont :
<S() ^ “2L5’ ~ 2'®’ 125 5'^ ■
On peut d’ailleurs presque toujours ex|)rimer de façon simple
un comma en fonction de x' et x".
Les mêmes notes dans deux tonalités dilférentes n’ont pas
!)
exactement la même valeur ; ainsi le rè (pu vaut n en do majeur
O
ne vaut cpie en la mineur, avec une dilférence égale au
comma x.
Tous les intervalles fournis par la gamme ont pour formules
des expressions monômes en fonction des facteurs 2, 3 et 5;
mais ces formules sont très complexes pour les intervalles di.^-
sonants. On en obtient de beaucoiqi plus simples en fonction
des trois fractions :
D) ^
' ~ ïo’ “ “E’ ~
(I) Gété, nlirévialion de grade tempéré.
I5IP.LI0GRAPIIIE
301
On se sert donc, suivant les cas, de Fniie on de l’antre des tbr-
nudes :
i\ = 3" 5"
"S == u" x^.
En parlicnlier, les intervalles de la gamme sont les suivants :
do ré mi fa sol la si do
2-13^ 2.3-15 2F3-'.5-' 2-13- 2.3-15 2-=*.3^ 2'.3-‘.5-‘
zn.r zu Z zux zu zux z
Nous nous limiterons à ces quelques indications sur un mo<le
de calcul des intervalles dont M. Gandillot lait ressortir les avan-
tages.
Nous arrivons maintenant h la question des deux gammes de
Ptolémée et de Pythagore. Celle de Ptolémée nous est fournie
pai' trois échelles conjointes; celle de Pythagore est formée par
la succession de sept quintes, les notes ainsi obtenues étant
ramenées dans l’étendue d’une octave (1).
3
On voit d’ahord que, la quinte étant donnée par le rapport-,,
toutes les notes s’expriment au moyen des .seuls facteurs 2 et 3,
et l’on remplacera les unités a, x par les deux unités c' et
délinies par les relations :
On sait qu’on soutient souvent que la gamme de Pythagore
est celle de la mélodie, tandis que celle de Ptolémée serait celle
de riiarmonie : c’est ce qu’ont notamment appuyé d’expériences
intéressantes MM. Cornu et Mercadier. M. Candillot discute de
façon foi t curieuse la portée réelle des faits.
3
En do majeur, la quinte ré la vaut ^ en gamme pythagori-
■40
cienne et ^ en gamme ptoléméenne : si un violoniste la fait
. 3 "
égale <à devrons-nous en conclure qu’il joue dans la première
gamme?
(I) ilo ré mi fa sol la si
1 9 ^1 i ‘à iâ m
f 8 (U :J 2 16 128
302
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
D’abord, si le violoniste exécute les notes ré et la par les à vide
(le la (lenxiènie et de la troisième corde, un phonantoscope enre-
3
gistrera l'oiTémenl la valeur pniscpie, avaid de jouer,
3
l’artiste a accordé son instrument par quintes ^ .
Il en sera de même si l’artiste a exécnté des octaves des sons
])récédents on s’il a exécuté C(US mêmes sons sur d’antres cordes;
non seulement les à vide vibreront encore par l'ésonance, mais
le ré prodint sur la corde sol et le la [H'oduit sur la corde ré
l'ormeront eux-mêmes une quinte car, par la pratique,
l’artiste a du repérer le placement de sa main par rapport an
manche du violon et le placement de ses doigts par ra[)port à sa
main, en sorte qu’il posera les doigts aux distances qui corres-
pondeid aux intervalles habituels.
Uenonçons donc à expérimenter avec un violoniste et consi-
dérons la voix humaine.
Si, dans l’air (dianté, les notes ré et la se lu'ésentenl au cours
d’une oscillation dans l’im des trois tons éqinarmés de do, pai'
exemple en ré pseudiqne on en sol p.seiidi(pie, comme la quinte
3
ré la y est une (punie d’échelle, elle aura lorcement la valeur
et comme on omet très souvent de noter ces oscillations dans les
éqinarmés, on se ligure que l’artiste suit la gamme de Dytha-
ft'ore.
Il est donc nécessaire de choisir un air dans lequel on se soit
assuré (jue le ré est bien .sommet de l’échelle dominante et le la
médiante de l’échelle domim'e. Kt encore nous ne serons pas
sfirs que l’artiste ploléméen donnera à la (piinte ré la sa valeur
'iD
^ : si ces notes se présentent séparément, dans leurs échelles,
ce rapport sera bien réalisé; mais, si elles se présentent consécu-
tivement, sans (pie l’intonation du la soit lacilitée iiar la proxi-
mité de r('chelle dominée, le chanteur ne verra que la quinte,
intervalle facile à donner avec sa valeur d’échelle, et il est fort
probable qu’il l’émettra ainsi.
Ajoutons (fue l’habilnde de chanter avec des instruments à
.sons tixes peut amener un chanteur à ado[)ter la gamme de
l’ythagore ; dans l’impossibilité où il est de retenir la gamme
tempérée, il s’en rapprochera autant que possible par l’adoption
d’une gamme dont les (h'grés conjoints sont bien plus unilbi’nnxs
que dans celle de l'tolémée.
niRLIOGRAPIIIE
m
Nous avons vu toul à l’heure à quelles erreurs on esl exposé
si l’on veut se rendre compte de la gamme dans laquelle on
chante; il est cependant aisé de la reconnaître. Considérons en
ellet la ligure suivante, formée de trois reprises de deux
mesures chacune, écrites respectivement dans les champs quatre
dièses, néant et quatre hémols, tout à lait semhlahles entre elles.
Dans chaque reprise on module d’un ton mineur à son corréla-
tif, qui est le ton majeur situé à une tierce majeure plus has;
puis on luinorise ce ton en passant à la reprise suivante. Les
toniques successives s’échelonnent donc par tierces majeures
descendantes (^/o dièse, la, fa et rchémol), la dernière d’enti'e elles
n’étant autre chose que l’enharmonique de la première. Ce der-
nier fait permettrait même de reprendre da mpo et d'accumuler
ainsi autant de modtdations par tierces majeures qu’on le dési-
rerait. Mais nous allons voir qu’il sutlit au hut cherché de chan-
ter une seule fois ces trois groupes de deux mesures.
— 1 *• h ^ b
ST- M 1
^ N 0 t|
^ JC
a. Il Z
1 J I ^ ■■ r* 1 ^ ii
^ ^ ^ J. •
"> fr — i Tl — ° ® ®
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L _ _
1 • ^ 38 ^ 1 — T' 3 3^ Il
i ? ]•] • * r • Il
1 7^ ^ 2S m w J 1 - H
Si en effet au départ on s’est donné le do dièse avec un piano,
on arrivera à la lin un ré hémol qui, au lieu d’être identiipie au
do dièse comme sur le piano, sera ou bien au-dessus de lui de ^c",
si l’on a chanté dans la gamme ptoléméenne, ou bien au-dessous
de lui de x \ si l’on a chanté dans la gamme pythagoricienne.
Or x’ et x” sont bien assez considéral)les pour qu’on reconnaisse
le sens de l’écart : a;' est en elfet approximativement égal tà
J kJ
3
de gété ou grade tempéré et x" à du même intervalle.
fin reprenant plusieurs fois da capo, on pourrait mesurer
expérimentalement x' et x" en comptant le nombre de reprises
nécessaire pour descendre ou monter d’un gété. On remarquera
que l’aphorisme : la voix monte toajonrs semble indiquer qu’on
chante généralement dans la gamme ptoléméenne.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
SUi
Gauwtes diverses. — Si la gamme est simplement une oollec-
lion (le notes soumises à la (condition d’ètre en rapports simples
avec rnne d’enti'e elles, le nombre des gammes imaginables est
extiTmement considérable : nous nous bornerons à {)en près à
donner une idée générale du principe de l’étude de toutes ces
gammes.
Leur classement fondamental repose sur le nombre des fac-
teurs premiers cpii composent les nombres exprimant les rap-
ports des divers degiTS à la tonique : c’est ainsi que nous avons
vu que la gamme de l'ytbagore ne recourt qu’à deux facteurs
premiers et est par suite digène, tandis que la gamme de I*to-
lémée em[)loie trois facteurs et est tri gène.
Nous sommes amené ici à détinir la gamme eliro)nalique cor-
respondant à un système donné de facteurs premiers : elle est
formée de l’ensemble des sons pratiqnement distincts engendrés
à l’aide de ces facteurs.
Si l’on compare le douzain cbromali(pie tempéré obtenu arti-
liciellement en divisant l’octave en douze intervalles ('gaux, au
douzain cbromalique de l’ytbagore ou gamme cbromatique
3
digène formée par quintes on reconnaît facilement que l’écart
est de un comma x' pour sept octaves. Les deux toniques
coïncidentes étant au milieu, l’écart maximum entre une note
OC '
digène et .‘;a correspondante tempérée est au plus de ^ ou de
(l,rw. Ouant à la gamme trigène 2, 3, 5, elle atteint un écart
0,7æ', ce (pii n’est guère plus; mais la gamme trigène présente
avec les deux autres une dissemblance très sensible, consistant
on ce que ses notes, contraii’ernent à ce qui a lieu dans b's
gammes cbromatiques digène et tempérée, ne sont pas équidis-
tantes.
Le plain-cbant repose sur un jirincipe intéressant de variation
de tonalité sans cbangement de la tonique ni des sept notes de
la gamme. (Juand on fait usage d’une gamme déterminée, on
lient considérer les degiTS dans leurs rapports avec une note
autre (pie la tonique qui sera la note finale, mais qui ne prédo-
minera pas. Si la note prédominante est la quinte, on aura le
mode (( quinté»; si la quarte, le mode « quarté »; si la tierce ou la
sixte, le mode « tiercé » ou « sixté ». Tel est le principe du
plain-cbant.
Toute cette étude des gammes diverses est fort intéressante,
mais nous entraînerait beaucoup trop loin, .\ussi nous en tien-
HIBLIOfJRAPlHl-:
305
(Irons-nous aux (inehines indic’alions (jui prér(’'clenl el ne dirons-
nons nnnne rien dn rliapitre consaciA' aux inanimés l(3trag('nies.
Applications ninsicales. — M. (iandillol appelle oscillalion
l’emploi épisodique d’un ton antre que le ton étal)li; il y i\c/i<(n-
jjeinent (le Ion, lorscpi’on reste un teni[)s notable dans le noinaxui
ton; le cliangement de ton prend d’ailleurs le nom de niodnla-
iion, (piand le nouveau ton proia'nle du premier par une lilialion
snllisammeid iidelligihle. Notre auteur, dn reste, donne de la
modidation une théorie beancoiq) [(lus pénétrante que celle de
Ueber, par exemide, (pii, dans son Traité d’hannonie, enseigne
que tonte modulation est provoquée ou déterminée par un ou
plusieurs (nrô/cn/i- (pie ne comporte [tas le ton que l’on ([iiitte.
A[très avoir montré à la lois l’insnliisance el l’inexactitude de
celte théorie, ainsi que de celle de Fétis, qui voit dans la disso-
nance l’origine essentielle de la modulation, M. Gandillot dis-
tingue les modulations [tai' [tarenté et les modulations par
am[)hitonie.
I.orsqne les deux tons ont des éléments communs dans leurs
(Vhelles toni(|ues, rien n’est [tins l'acile ([ne de passer sans aucune
|tré[taralion d’un ton dans l’an Ire. L’air de la Chevauchée des
Walkiii'cs donne un exem[tle caraclt'ristiqne dn [tassage d’un ton
à son connexe, qui a une tieice en c(tmnnm; la modulation laite
(hnix Ibis de suite est suivie du passage d’un ton an ton de même
tonique mais de mode dilVércnt.
Ce n’est là qu’un exemple des nombreuses parentés étudiées
avec détail par M. Candillot. Il montre d’ailleurs comment on
[tout pré[tarer une modulation [tar parenté sans recoui’ir à une
dissonance, an moyen d’un ton possédant une parenté plus
étroite avec chacun des deux tons considérés.
On a déjà vu que, dans les modulations [tar amphitonie, on
tiB SÉr.tE. T. Xlt. “2U
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
3üG
l’ait enlendre mi accord ou un dessin mélodi(|ue pouvant appar-
tenir au ton étal)li ou au ton vers lequel on veut modider. l.à
encore la modidation peut se l'éaliser sans passer par une disso-
nance. iNotons les caractères opposés qne possèdent, au point di;
vue des modulations, les accords de septième ilimiieiiée cl de
septième de doniimuite. Le premier csl relié aux douze toniques
de la musique tempérée par des voies pi’escpie toutes faciles, en
sorte ([u’il se prèle à toutes les modulations (I). Le second, an
contraire, n’est en communi('ation facile ([u’avec la lonicpte
située à une (piarte au-dessus de sa base, en sorte qu’il possède
une grande force modnlaloire vers cette tonicpie.
Nous ne saurions suivre M. tiandillot dans les analyses qu’il
donne d’un certain nombre de fi'agmenls musicaux; mais nous
signalerons celle du choral de Luiber, tel (pie l’a harmonisé
Meyerbeer dans \cs niigi(e)iots. (’iràce aux accords ajoutés par lui,
le ton se déplace sans ces.se, à tel point (pie l’on comiite n'gnlii’'-
rement deux tons [lar mesure, et tout cela sans qu’il y ail i»lus de
deux accidents en dix mesures.
Abordant ensuite la critique dixs traités d’iiarmonie, M. tian-
dillot entre dans des détails où nous ne saurions le suivre, mais
nous montrerons de ipiidle fa(;on lumineuse il traite la (puîsiion
des succe.ssions de (piinles, (pi’on a coulume de déclarer (( for-
mellemenl interditixs », tout en iTcoimaissant (pie les .daîliTs
dérogent à la ri'gle. Il est bien clair d’abord (pie toute répi'lilion
d’un même intervalle exjiose <à la monotonie et que le danger est
plus grand s’il s’agit d’un intervalle facilement reconnais.sable
entre tons. .Mais il n’y a évidemment |ias là un motif d’interdic-
lion. Lu réalité, il y a de bien plus grands dangers à employer
aveuglément des successions de (piinles. Soit, [lar exemple, le
cliani ; « J’ai du bon tabac dans ma... » :
^
—
i n C- ^
^ O '
— ^ — é '
et voyons ce qui se [irodiiira si l’on accompagne chaque note
à la ([iiinte.
Do, tonique, est accompagiK' par.w/, sommet de l’iNdielle : rien
de clKupiant. La deuxième note est rigsommet de l’éclielle domi-
(I) Notons (jiK’ cel acconl est nVsl ni niajenr ni niinonr, car, s’il
apparlient à nn (on, il ajiparlicnl aussi an nicme ton de mode contraire.
RIBLIOGRAPIIIE
307
nanle; si on l’accompagne de sa rjuinte la, on évoque l’échelle
é(piipsendique rc fa la el non l’échelle sol si ré, déloiirnant ainsi
ré de sa signification la pins naturelle : la chose n’a d’ailleurs
rien d’ahsolument condamnahle. Mais voici le aii, note de
l’échelle tonique et chantée sur temps fort, qui s’accompagne du
si, évocpiant ainsi l’échelle rni contre toute raison, et cela ne
serait pas moins choquant si la quinte ré la n’avait pas précédé.
Ainsi, là employer sans attention des successions de quintes, on
s’expose <à de véritables non-sens, et cela explique l’interdiction
de ces successions par des théoriciens ([ni n’aiiprotbndissent pas
leur sujet. Prouvons d’ailleurs qu’ils ont tort de formuler cette
interdiction en montrant que des suites de quintes peuvent
ne rien produire de tel.
Soit une harmonie à quatre parties s’échelonnant d’une basse à
un ténor, que nous supposerons chargé du chant princi[)al. Sup-
[)Osons, du reste, que la basse chante constamment la base de
l’échelle à laquelle appartient la note du ténor. Dans cette hypo-
thèse, on pourra toujours faire chanter par l’une des parties
intermédiaires la quinte de la note de la basse, quinte qui ne
constituera jamais un contre-sens, [uiisqu’elle appai'tiendra tou-
jours à l’échelle du moment; au contraire, la ([uinte de la note
du ténor détonnerait chaque fois que celle-ci serait sommet ou
médiante d’échelle.
On connail le curieux Conservatoire de l’avenir de M. Josset( I ).
Or, il y énonce, à litre empiri([iie, les quatre règles suivantes qui,
dit-il, sont vériliées quatre fois sur cinq :
J" S’il y a un intervalle de quarte dans nn accord ou dans une
mélodie, la note supérieure de cette quarte indique l’accord ;
S’il y a nn intervalle de quinte dans un accord ou dans une
mélodie, la note inférieure de la quinte indique l’accord;
o" S’il y a un accident ou une altération quelcompie dans un
accord on dans une mélodie, la tierce au-dessous de cet accident
indique l’accord ;
4" S’il y a nn intervalle de seconde dans un accord ou dans une
mélodie, la note supérieure indi(|ue l’accord.
Pu etfet, remarque M. Gandillot, si les deux notes de la quarte
(I) M. Jossel, (lirecteur-foiiilateur des cours île musique de l’Institutiou de
Siuut-.tean de Pieu à Paris, a imaginé la tijpophonie qui est Part de corres-
pondre avec des sous, au moyen de la représeiilalion des lettres de l’alpliahet
vulgaire par des notes ou coniljinaisons de notes, ün trouve dans l'ouvrage
cité des extraits Rédemption de Fmist et d’\mSon<ie de la Vierge où les
paroles sont ainsi traduites par le chant.
REVIT, IT8 QUESTIONS SCIENTIFIQUES
:^Ü8
apparlieniient à une même échelle, la hase de celle-ci esl le som-
met (le la quarte, et pareillement si les deux notes distantes de
quinte appartiennent <à une meme (Vlielle, celle-ci [)ouvant servir
d’accompagnemenl à la mélodie et ayant i)onr hase la note iidé-
rieure de la (piinle, on peid dire (jne cette dernière note indicpie
l’accord.
En troisième lieu, si l’on analyse les divers cas d’oscilla-
tions où apparaît un accident, on constate (pie prescpie loujours
les notes recevant l’accident sont médianti's dans leur échelle, ce
(|ui justitie la nVle de M. .losset.
Enfin, deux notes Ibrmant seconde appartiennent à une har-
monie dissonante : la {ilus employi'e étant l’accord de septième,
il y a i^rande chance ])our ipie la note sniii'i ieiu'e de la seconde
indicpie l’accoi'd. Mais on voit en même temps ([ue dans tout cela
il n’y a nnlle nécessité et (pie, comme rindi(pie .M. .losset, il ne
s’agit (pie de prohahilités.
L’étude des styles musicaux nous ohligerait à entix'r dans trop
de détails, et, d’antre [lart, la discussion sur les traiti's d’harmo-
nie (xst trop lechni(pte [lonr (pie nous l’ahordions. ,\ussi
passerons-nous de suite <à l’étude du tempérami'iit dont nous
avons (h'jà parlé plus d’une Ibis.
Tetnpémtuent. — Nous avons (hqà vu comhien la gamme de
r*toléni('e s’écarte de la gamme tempiu'ée, ohlenue en divisant
l’intervalle d’octave en 1:2 [larties ('gales, (Vart se produisant tant
dans la valeur ahsohie de certaines notes ipie dans celle des
intervalles. .Mais il y a plus : les sons iK'cessaires pour pouvoir
moduler se multiplient indéliniment, attendu (pie leurs inter-
valles n’ont pas de commune mesure i : iioiir ipi’ils en eussent
une, il l'aiidrait, en ellet, que les sons musicaux l'ii.ssent eux-
mêmes de la forme .V*', k étant un entier. Or, on sait (pi’il n’im
esl rien, pnisipi’ils sont de la forme .ot. Il ('tait donc de
toute nécessité, pour se servir d’instruments à sons lixes, de
s’iVarter de la gamme jiisle, ce ipi’on a fait, nous venons de le
répéter, en adoiitant la gamme tempi'rée :
0 12, Ü ■
^ . . . . ^2^- ^2 .
La division jieiit se faire avec un nomhre autre (pie 12. L’in-
tervalle moyen, grade tempéré on (jété, correspondant au
11/
nomhre 12 remplace i intervalles justes et très
BIBLIOGRAPHIE
309
dilïérents les uns des autres, mais édielonnés à peu près égale-
ment d’un eomma tempéré ou cété, et l’octave comprend
53 cétés. En remplaçant H par 53, on obtiendrait une gamme
tempérée d’une grande précision.
5'e pouvant songer à multiplier le nombre des touches d’un
clavier, ne l'ùt-ce que pour réaliser le tempérament .M. Gan-
dillot a imaginé un ajusteur qui l'ait correspondre à volonté les
1:2 touches à 1:2 des n sons que comporte le portant à chaque
octave. Il siitlit, quand une modulation se produit, de faire
fonctionner rajusteur pour jouer avec des sons très voisins de
ceux de la nouvelle gamme juste. Lorsque n = 53, on obtient le
célépiano, capable de donner des sons espacés seidement d’un
cété. On trouvera, dans l’ouvrage de M. Gandillot, des détails
techniques sur la construction de cet instrument.
Le choix du cété comme unité de mesure des intervalles per-
met une simplitication intéressante des calculs musicaux. On sait
que ces intervalles s’expriment couramment au moyen des loga-
rithmes à ba.se 10 des rapports auxquels ils correspondent, et
ces logarithmes sont des nombres incommensurables dont il faut
prendre un nombre notable de cbilïres pour avoir une approxi-
mation sullisante. Or, si on les multiplie par le rapport
0 3(M0 300 ’ *^*°*^'^ dénominateur est le logarithme de :2, il
se trouve (pie le nombre répondant à chaque intervalle diffère
très peu d’un entier, en sorte (pie ces logarit/imes luusicaux sont
susceptibles de recevoir une forme approchée très simple.
bien long a été notre résumé de l’ouvrage de .M. Gandillot, et
cependant nous n’avons évidemment pas su éviter le défaut
d’aridité. l'uission.s-nous avoir montré combien sa théorie de la
gamme permet d’expliquer simplement une foule de ri'gles
empiriques subordonnées à de nombreuses exceptions dont elle
jusiitie l’existence, et combien elle explique aisément certains
faits <à apparence paradoxale. A de plus compétents nous laisse-
rons le soin de discuter cette théorie; mais elle nous a paru bien
digne d’attirer l’attention, et nous n’avons prétendu (pie la résu-
mer en ouvrant quehiues échappées sur l’horizon qu’elle
découvre.
G. Leciial.vs.
REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
;^io
XV
(îlirNDZi'ir.E EINEIl VEHGEEICMENDE.N (îliAMMAÏlK DEII BaNTU-
spiiAEiiEN, voii CvitE Meimiof. Lji voI. iii-8’ (le xiii-KiO pai,>'es. —
Berlin, Dielridi Beimer, IBOB.
l.a linguistique alVicaine a lait des progrès eonsidèral)les en
ces dernières années. Dans sa magistrale grammaire comparée
des langues hanlones, le B. B. Torrend a tracé dans leurs
grandes lignes les éléments communs entre les differents
dialectes baillons et es(|iiissé une classitication de ces lan-
gues (I). Kn laisanl connaitre au public savant les travaux du
B. I*. Torrend, le B. B. Van den (Ibeyn {H) iironosliipia ipie ces
travaux donneraient une imimision nouvelle aux éludes de pbilo-
logie africaine, (iette [irévision s’est réalisée. Deux voies s’indi-
(piaient aux successeurs du B. B. Torrend ; la première condui-
sait à la découverte et à l’étude de dialectes nouveaux qui
viendraient étendre le domaine des connaissances; la deuxième
se tournait vers des recliercbes iilnsaiiprolbndies de iilionétiipie:
elle augmenterait la valeur docnmentaire des grammaires parli-
culiéies et contribuerait à asseoir la grammaire comparée sur
des bases [ilns solides.
I.es Itantouistes se sont engagés bardiment dans l’nne et
l’autre de ces voies. Kn BSlIt), .\i. .Meinbof lit paraiire ses fonde-
ments d’ime [ihonétique bantoiie, ipii reçurent le meilleur
accueil dans le monde des linguistes (o). .\ une époque [ilus rap-
proidiée de nous, en le B. B. Satdeux écrivit un essai de
l)bonéti(|ue bantone (i). Malhenreusement nous n’avons pas iin
prendre connaissance de cette dernière élude et nous ne pour-
rions pas dire jusipi’à ipiel point les idées du B. B. Sacleux
s’écartent ou se rapproi lient de celles de M. Meinbof.
La phonéti(|ue de ce dernier a iiroduit en.Mlemagne des friuts
abondants et [irécieiix. Conlenton.s-nous de citer les éludes sur le
Konde par Scliumann, la grammaire du Kinga par Wollf, les
(I) Torreiiil. .4 Comparative Grammar of llie Soulli-Africaii Bantu-lau-
flitanes. I.omloii, Trüliner et E", 1X91.
(5) Van (ien (Iheyn. La Laaoiie coof/nlaise et les idiomes hantons, dans
l’iiixis tliSToitiuuES, 3'' série, 1 ( IX9ït), pp. et 97-1 10.
to) .Meinhof. Grundriss einer Lautlehre der Jiantnsprachen. Leipzig-,
1X99.
(4) Sacleux. Essai de jihoivdiiiae avec son application à l’étude des idiomes
africains. Paris, Welter, 190.').
BIBLIOGRAPHIE
311
recherches sur le Pangwa par Klamroth, les études sur la lang-ue
Kisiha par Fokken, le manuel du Kamha par llrufzer, les verbes
du Tsivenda par Schwellnus, la grammaire du Duala par Schuler,
les recherches sur le Kinyamwezi par Dabi, les études sur le
Shamhala par Roehl, etc.
La grammaire comparée que nous présentons aujourd’hui au
lecteur est le complément naturel de la phonétique de 1899.
L’éminent professeur au Séminaire des langues orientales de
Berlin y utilise les documents qui ont été recueillis d’après sa
méthode. Il n’exclut pas cependant les travaux linguistiques qui
se sont inspirés des idées du K. P. Torrend. A cette dernière
école se rattachent, entre autres, les études du R. P. Yan der
Burcht, dont la grammaire Kirundi constitue en meme temps
une riche mine pour l’ethnographie de l’iu’undi (1 ).
Les Gi'undzüge de la grammaire comparée des langues
hantoues se divisent en six ( hapitres. Le premier traite des
noms; le deuxième, du pronom; le troisième, des noms de
nombre; le ([uatrième, du verbe; le ciu([uième, des particules;
le sixième, de la syntaxe. Des études sur les racines pronomi-
nales, sur l’origine des pronoms personnels et possessifs sont
données en appendices. Le livre se termine par un index très
détaillé, qui ne comporte pas moins de ([uarante-six pages.
Nous ne pouvons pas donner ici une analyse, même succincte,
de ces chapitres où les faits abondent. Bornons-nous plutôt
à quelques considérations gmiiérales.
Une des principales caractéristiques des langues hantoues se
trouve dans le système des préfixes formatifs de substantifs. Ces
préfixes ont fourni aux grammairiens la division des noms en un
certain nombre de classes. On comprend aisément (jne l’attention
des linguistes se soit portée surtout sur les préfixes, et il était
permis de croire (pi’.à ce sujet nos renseignements étaient com-
plets. Les études de M. Meinhof ont démontré le contraire. A la
liste déjià longue des substantifs il faudra dorénavant ajouter
deux classes nouvelles. L’étude du Yenda a fait découvrir un
préfixe augmentatif auquel fait pendant un préfixe diminutif.
Existe-t-il encore d’autres préfixes? Ce seront des enquêtes sur
les langues que nous ne connaissions jusqu’ici que de nom qui
devront nous le dire. De plus, M. Meinhof const^ite ([ue les deux
nouveaux préfixes sont en voie de disparition. 11 en déduit, non
(1) Mpinhof. LJeber den geyenicartigen Stand dcr afrikanischen Sprach-
forscltnng, dans Veuh.cndluxgen des deutschen Kolomaleongiiesses,
t905, p. l;2ü.
312
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
sans ([iiolqiie vraiseniblance, qu’à roriiiiiie le nombre des
préfixes devail être pins i>rand encore.
■M. .Meinbof porta donc le nombre des classes de sobstantifs à
vini>l (d nn. (Jne si^nilient ces vinii'l et im i>rélixes? D’où |)ro-
viennenl-ils? (’.e sont des (piestions anxcpielles jnscpi’ici la pliilo-
loi>ie africaine n’a pas trouvé nne réponse satisfaisante.
M. DIanert est d’avis ipie les préfixes n’ont pas de sens bien déter-
miné. .M. .Meinbof, an contraire, leur attribue nne signification
particniière. Voici son inteiqirétation des première et troisième
classes : I.e préfixe innu de la piemière classe désigne l’Iiomme
comme personne agissante; le prétixe mmi de la troisième
classe désigne l’être vivant non personnel. Dans celle classe
rentrent l’homme non considéré comme individu agissant, les
esprits, les maladies, les forces naturelles comme la fumée, le
fen, les llenves, etc., certaines parties dn cor|)s, certaines abstrac-
tions, certains animaux, certaines plantes, etc. A la base de ces
interprétations nous trouvons la comparaison des noms rentrant
dans une même classe. Ce (pi’il convient surtout de se demander
ici, c’est le motif pour leipiel les animaux, les plantes, les
maladies, etc., forment un seul et même groupe, (biel lien l’indi-
gène voit-il entre ces choses? V voit-il des êtres vivants, mais
sans personnalité, et le préfixe hiiih exprime-t-il cette idée?
Donr nn Kuropéen instruit, rien de plus naturel (pie de diviser
tout ce (pii existe en êtres animés et inanimés, et de subdiviser
l(‘s êtres animés en êtres animés personnels et im[)ersonnels.
.Mais tel n’est pas, croyons-nous, le système de classilication
des .Vfricains. Pour retrouver la trace du sens origiind des pn;-
lixes nominaux, il faut commencer par s’initier à la philosophie
nainrclle des indigènes. D(‘s études comme celle de .M. Denindl
sur la mentalité des Davili constituent des contributions impor-
tantes à la linguisti(pie conniarée ( I ).
L’élaboration d’une grammaire comparée de la langue bau-
toue peut paraître prématurée; et .M. .Meinbof lui-même n'con-
nail ([lie ces éludes de synthèse et de coordination ne sont (pie
des essais. Des faits nouveaux surviendront ipii démoliront tel
point, (jiii conlirmeront tel autre. Kaut-il en conclure (pie l’étude
de .M. .^leinbof ne vient pas à son heure? .\on; le développement
de la science exige des travaux semblables à certains moments.
.Vjoutons ({ii’iine grammaire comiian'e de la langue bantoiie n’a
(I) llennell : At the Inick of Ihi’ lilack tiuni's miml. I.oiitlon, .Miicmillan,
•inu(i. Ef. A. \'aii (ieiiiK‘|i : fa si/stèiiu’ >ièf/rc de <:ki>tsi/icu(i(»i, xo piutée
linf/KixtiqKe, dans J..\ lliivcE des Idées, lüüT, i)|). .àlMiS.
RinLIOGRAPIIIE
313
pas fpi’iin iiiIcnM: Ihéoricpio; elle l'aeilil.e singiilièrenienl l’élude
(les langues parlieulières el, de (’elle l'aeoii, on peut dire (pi’elle
rend à la colouisalion un service signalé. Kn .Mleinagne, on a
conscience de celle v('rité. .Vussi renseignement de la grammaire
comparée bantoue n’est-il pas limilé au Séminaire des langues
orientales, il a p(‘uélré dans l’Université même de Berlin.
Kn rédigeanl sa grammaire comparée, .M. .Meinhof s’est idacé
à un point de vue national. Ses vues sur la plionélicpie des
langues banloues ont été partagées par ses compatriotes. C’est
surloid des renseignements recueillis par ceux-ci ([u’il s’est
servi pour constiaure une grammaire comparée, c[ui est destinée
à l'aciliter aux Alhmiands l’élude des langues indigènes de leurs
colonies al'ricaines.
Les dialectes parh's au Congo belge se rattachent, eux aussi, à la
langue bantoue. Il n’en est pres([ue pas tenu compte dans la
grammaire comparée de .M. MeinboL Les langues bantoues (pi’il
a utilisées sont au nombre d’une soixantaine. Dans cette liste les
langues congolaises ne sont re[)résentées (pie par le kikougo, le
kiknsH et le iti/u'Cina, dialectes dont [(aidait (b'j.à le B. I*. Tor-
rend. Est-ce à dire (pie la linguisti(pie congolaise n’ait pas fait de
[irogrès dans les ((uinze dernières années ? Bien loin de là. .Nous
pourrions citer telles langues dont on connaissait à peine le
nom il y a quinze ans et pour les(pielles nous possédons aujour-
d’hui soit une grammaire, soit un vocabulaire, soit même des
li'xles imprimés. Ce sont autant d’instruments de travail nou-
veaux (pie la linguisli([ue aurait tort de dédaigner. Nous admet-
tons (|ue leur exactitude et leur précision sont souvent sujettes à
caution; mais ce (pie nous regrettons surtout, c’est que ces docu-
ments se trouvent éparpillés dans les revues les plus diverses.
L(‘s (diercheurs les plus adroits ne parviennent pas toujours à les
(bicouvrir. Ne prenons qu’un exemiile. Le B. D. .V. De Clerc([,
din'cteur du Séminaire de Scbeut, est l’auteur de travaux linguis-
tiques remarquables sur la région du llaut-Kasaï. .M. Meinborne
cite aucune de ces éludes, et le B. D. W. Schmidten l'ait justement
la remaiapie dans le dernier numéro d’.V.XTiirioros. Encore le
B. ['. De Clcrcif a-t-il [mblié des arli( des dans des revues alle-
mandes. .Mais ([ue de missionnaires, ([ue de l'onclionnaires colo-
luaux (pii n’ont jiublié (fue dans des revues belges! Il est bien
rare (pie leurs travaux attirent ratlenlion des linguistes étran-
gers et jirofitenl à la seience autant (pi’ils pourraient le taire.
La [lublication d’un manuel raisonné des langues congolaises
s’impose. Ce manuel éviterait bien des tâtonnements, liien des
314
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
recherclies souvent stériles aux inissiouuaires et aux l’ouetiou-
uaires coloniaux qui désirent se rendre utiles tà la science; il sti-
nuderait aussi leur zèle en Taisant connaître leurs travaux à
l’étranger.
La grammaire comparée de M. .MeinlioTTait sentir vivement la
nécessité d’une seml)lal)le publication et fournira à celui qui s’en
chargera des indications multiples et précieuses.
Kd. De Jo.ngiie.
XVI
Feudi.xa.M) Hiiu.netièue. I.’llomnu;, le (aiticpie, l’Orateur, le
Oatlioliipie, par l’abhé Tii. Delmo.xt, professeur aux Facultés
catholiipies de Lyon. Lu vol. in-l:2 de :üt):2 pages, avec portrait.
— Paris, I'. Letliielleux.
C’est la vie laborieuse de ce travailleur acharné, que fut
Drunetière; le portrait de l’homme loyal et bon sous des appa-
rences un peu rudes, (pie trace d’abord l’abbé Delmont. Puis il
liarcourt avec indé|)endance et impartialité toute l’œuvre du
critique éminent de la Revue des Deu.x-.Mo.ndes, du professeur
et de l’historien littéraire. L’orateur est glorifié à juste titre
(lei)uis ses conférences à l’Odéon jusipi’à siis Discours de comhal
et à ses conférences fameuses sur l’Kncyclopédie. Le Catholiipie
venu (Je bien loin à la foi, est représenti' au vif dans sa marche
ascendante vers la lumière intégrale dont il disait si liien : « .le
me suis laissé faire par la vérité et par Bossuet ». Fnlin on nous
montre le néopliyte converti (iii a{)ôtre, aussi éloquent qu’intré-
pide.
l'ne table alphabéti(pie, en colonnes, des noms propres,
des titres des ouvrages et des articles cités, termine tn’is utile-
ment cet intéressant volume.
X.
REVUE
DES RECUEILS rÉRIODIQUES
SYLVICULTURE
Depuis le mois de janvier 1005, où a paru notre dernier hnlle-
lin de Sylviculture, il s’est produit, en cette matière, bien des
laits. 5'ons ne saurions les exposer tons. Nous nous bornerons à
relater les plus intéressants.
Les incendies de forêts en 1906. — L’année 1000 a
été, malbenrensement, léconde en incendies, dns pour une
1)011116 part sans doute à l’extrême et longue séclieresse de l’été
de cette année, mais aussi, croyons-nons, à d’autres causes. Ces
incendies ont l'té particulièrement nombreux dans les mois
d’août et de septembre. Dn nord au midi, partout où il y a des
Ibréts, le téii a exercé ses ravages dans une proportion inouïe.
(ï’est surtout, comme il fallait s’y attendre, en Drovence, dans
la région des Maures et de l’Esterel, et plus encore en Cascogne,
dans ces vastes landes qui s’étendent sur les trois départements
de la Cironde, des Landes et de Tarn-et-Garonne, que le tléau
a sévi avec le plus d’intensité (1). Lià, en effet, les arbres résineux
sont les essences dominantes dans les [leuplements forestiers; en
Drovence, les essences de sous-étage, presque entièrement dessé-
chées à l’cqioque des grosses chaleurs, fournissent à l’incendie
un aliment de toute puissance. En Cascogne, les rémanents et
flécbets dn résinage en pins des fenilles mortes de pin et des
broussailles tapissant ou recouvrant le sol, ne lui sont pas un
moins eüicace auxiliaire.
Dans le seul département de la Gironde, le feu n’a pas par-
couru moins de 50 000 hectares.
En évaluant la perte, par hectare, à GOO francs, chilfre maxi-
mum il est vrai, on arrive à nn total de 15 millions de francs.
( 1 ) tlEVUE DES Eaux et Forêts, septembre tttOB, p. (i02.
REVISE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
31()
lleaiiroiii) de pelils [)n)[)riélaires soni, du l'ait, à peu près ruinés.
Iles reidaines d’ouvriers pei'deni leur paid de la résine ipii
restait à réeolter, et Iroiuveront dillieilemeni du travail pendant
les années cpii vont suivre.
Kn outre des causes ordinaires d’incendie, coinine impru-
dence des fumeurs, des chasseurs, des ouvriers allumant du l'eu
(Ml forêts, des liergers incinérant les landes en vue d’obtenir de
l’herbe plus abondante, — il faut, d’après des personnes du pays
bien posées pour savoir ce ([u’il en est, faire une large part à la
malveillance : plusieurs propriétaires ont ro(;u des lettres de
menaces en ce sens.
.Mais, ce (pii est remar([uable, c’est (pie, [>armi les 51)01)1) hec-
tares de bois incendiés, [las une seule forêt domaniale n’a été
atteinte. La surveillance y est beaucoii|) plus suivie, plus sérieuse
et surtout plus ellicace (pie dans les bois [larticuliers, et l’admi-
nislralion peut prendre des mesures de précaution (pie le mor-
cellement des protiriétés privées rend dilliciles sinon impossibles,
(Ml raison de l’entente préalable (pi’il serait néciissaire d’établir
entre les divers proiiriétaires.
(JiK'bpies syndicats de iiossesseurs de [lignadas se sont bien
constitués, mais sans grands résultats : l’inertie, ou le mauvais
vouloir, ou le mainpie de ressources de ciM'Iains propriétaires
rend souvent leur action inutile. On ne peut cuiitraindre chacun
à débroussailler une zone de protection sur la limite de deux
fonds contigus; l’oiiération, se faisant isobunent, sans ensemble,
au gré de cliacim, demeure sans eliicacilé. Lutin la praliipie du
conlrefeii, si nécessaire soit-elle, fait encourir à ipii y recourt les
plus graves responsabilités. Les syndicats sont donc réduits à
l’impuissance.
Il faudrait, dit la Uevue des L.vux et Loiièts plus haut citée,
(pi’il fût pris à r(.'gard des forêts des landes et dunes de Oascogne,
des mesures analogues à celles (pie {irévoit, pour les Maures et
l’Lsterel, la loi du I!) août IS!),'}. Les propositions ont
bien été faites en ce sens, et de[»uis plusieurs années, mais sans
résultat jusipi’ici. Du reste, les départiMiients intéressés ne
paraissaient pas très désireux d’être secourus de celte manière;
on aurait dit (ju’ils [iréféraient être brûlés plutôt (pie protiygiis
par rAdmiiiistralion. Les désastres de D.IOtl, cependant, semblent
avoir moditié leurs dispositions; le Conseil giMiéral delà (iironde,
en sa session d’octobre D.IOti, a émis un vœu par leipiel il
iTclame le concours législatif iioiir parer au danger dont
rincendie menace incessamment ses vastes peuplements de [liii.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
817
Le noyer, arbre forestier (I). — Le noyer commun
{Juglans renia, I.in.) a\ait toujours passé pour un arhre auli-
ibreslier, c’est-à-dire iie supiiortaut pas la croissance eu massif et
ne pouvant prosp(uer qu’à l’état isolé. Telle était notamment
l’opinion professée à l’Ecole de Nancy et exprimée dans toutes
les éditions successives, voire posthumes, de la célèbre Flore
forestière, de A. Mathieu, le [)remier des professeurs de sciences
naturelles dans ladite école.
Il parait cependant qu’il faudrait en rabattre. Un sylviculteur
allemand, le LU' Frankhau.ser, aurait entrepris avec succès la
culture forestière du noyer, c’est-à-dire son élevage en massif à
la façon du chêne ou de n’importe quelle antre essence sylvicole.
Il y a mieux; l’on a pu constater, dans des bois soumis au régime
forestier, au milieu des diverses antres essences, des noyers de
tons âges fournissant des arbre.< de réserve de plusieurs caté-
gories, y fructifiant même assez abondamment. Ainsi dans les
forêts communales de Devecey (Doubs) et de Saint-Laurent-du-
Dont (Isère), cette dernièi’e, peuplée principalement de bétres et
de résineux; ainsi encore dans la forêt domaniale de la Gi'ande-
rdiartreuse, au canton d’Orcière, perchis de hêtres où les tigcîs de
noyer, dit M. Guinier, avaient absolument l’apparence de celles
du hêtre et n’auraient pas été distinguées à i)remière vue.
Il n’en est pas moins vrai que la rencontre du noyer venu
spontanément dans les forêts est, somme toute, chose assez rare,
malgi'é sa rusticité et son peu d’exigence sur la nature et la
qualité du sol. Faut-il en voir la cause, avec le IL Frankbauser,
dans la lourdeur du fruit qui rend ditiicile sa dissémination au
loin? Ce n’est pas là une cause sulllsante, car beaucotq) d’oiseaux,
corbeaux, geais, pies, etc., ne se font pas faute de cueillir des
noix sur l’arbre et de les transporter au loin. Mais, en général, le
jeune plant provenant, en forêt, d’une noix tombée sur le sol,
est promptement étoutfé par les rejets des taillis environnants.
Ge n’est ([ue par une active et réitérée intervention de l’homme
([lie des semis naturels de noyer en forêt [leuvent venir à bien.
M. Fliche, (pii fut le successeur, à l’Fcole de Nancy, de
A. Mathieu, a pu constater le fait.
Si l’on ajoute à cela l’avidité avec laquelle le noyer est partout
recherché pour les éminentes qualités de son bois, on ne s’éton-
nera '[)as que, dès ([u’il en [laraît ([uelqiie plant, il soit vile
reluqué et dérobé [lar les riverains, soit pour le transplanter
(I) Le Noyer, \Y,\v E. (;uini(M-, consprvnleur des fooMs en retniite, d;ms la
Uevl'e des Eaux et Eodèts, l. MdV.
31S
REVUE DES (^T’ESTIONS SCIENTIFIQUES
s'il csl assez jeune encore, soit pour en faire des manches
d’onlils on a\ilres menus objets si le l)ois est parvenu à un
(lévelo|)pemenl snllisanl.
I.a conclusion à lirer de ce (pii ])r(M‘('‘de est cpie les propriiMaires
de IbnHs, Klal, communes, sociéli's ou particuliers, ont le [ilus
grand intiMvt à inlrodiiire, miune an pi'ix de soins longs et spi'-
ciaux, le noyer parmi leurs iieuplements. La valeur du bois de
cel arbre va sans cesse croissant, en raison miMue de sa lente
mais graduelle disparition sur les champs et le bord des chemins.
Les chênes-lièges (J). — Il y a sinon deux esi)èces,du moins
deux vari('t(\s ou plus oxactemenl deux races bien distinctes de
clnùie à ('corce subi'reuse fournissant le lii'ge.
Le cln'‘ne-li(''ge proiirement dit {QnorcKs snber. Lin.), anro,
siourc, sun'er, sur ou suri en Ib’ovence, lu'ite de la Provence, de
r.Algi'rie, du Maioc, de la IV'uinsule ibi'riijue, de l’Italie, de la
Dalmatie et d(' la Tunisie, garde ses feuilles deux et trois aniu'cs
cousécutives (d donne des glands annuellement. (Test un arbre
pouvant atteindre 10 à 1:2 et raremi'iit jiis(pTà 40 nn'dn's de
hauteur et 4 à .j im^tres de cin'onft'rence; trapu, d’une grande
long('vit(\ le clnMie-li(''ge est surtout remaixpiable par son ('corce
('paisse, spongieuse, crevassi'e, dont la couche ext('i'i(*ui’e,
impropre pai’ le fait iu(''me à tout usage industriel, recouvi-e une
couche bomog(’'ne (pii se di'vi'loiipe constamment et fournit le
liiïge apivs enlèvement de la couche exttu’ieure.
L’autre forme du chène-li(’‘ge, le cln^ne occidental {Qitercns
occideiitalis, (iay, ou Snl/ev omdentalis, Coulinho), ajipelé fami-
lièrement carrier ou corsier, dilfère sur iilusieurs points de la
forme pna'édente. Ses feuilles, au lieu de [lersister pendant deux
ou trois ans, tomlient dès (pie le printemps a amené la sortie
des nouvelles feuilles, et sa friictilicalion est biennale. Le chêne
occidental habile seul ou en mélange avec le chèii(vli('*g(' ou le
[lin maritime, dans tout le sud-ouest de la France, en Portugal,
et remonte, le long du littoral océaniiiiie, jiisipi’en Morbihan.
Introduit, avec le Querens suher de Provence, en Hi'lle-lsie en
mer, il y a réussi, tandis (pie l’autre, bien moins riistiipie et plus
sensible au froid, y a promptement péri. On cite, comme forêts
mélangées de chêne corciei’, de (Jnercus snher et de pin mari-
time, celles d’Arcaebon, d’une (Hendiie de 3000 hectares, et de la
Teste, de 3080 hectares.
(I) (losMOS (lii () ofl(il)rt‘ mot).
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
:il9
Il y avait naguère, dans le parc de Trianon, à Versailles, un
Quei'cns occidentnlis en pleine terre (pii mesurait, vers 1850 on
1860, 14"', 5 de hauteur et 1"','45 do circonférence. Mais il n’a pas
résisté à l’iiiver exceplionnellement rigoureux de 1870-1880 (1 ).
Le bois de rune et l’autre variété du cliène-liège est peu propre
aux grandes constructions ; il arrive rarement et par exception
aux belles dimensions (pi’il accpiiert (piekpiefois ; il est extrê-
mement lourd, se gerce largement et profondément anx
moindres alternatives de sécheresse et d’humidité, et parfois
même tombe en pourriture; il se fend ditïicilement et sans régu-
larité. On l’emploie toutefois en menuiserie. Le liber de nos
chênes, qui est épais, est extraordinairement riche en tanin : la
teneur en cette matière des écorces de chêne rouvre ou pédon-
culé étant 1, celle du liber de chêne-liège serait 1,6^. Mais comme
ce liber est en même temps la iiartie de l’écorce qui en engendre
la partie subéreuse, ce qu’on appelle la mère du liège, on a inti-
niment pins d’intérêt à la ménager qu’à l’extraire pour .sa riebesse
en tanin.
Nous n’avons pas à décrire ici l’opération du démasclage ou
enlèvement de la partie extérieure de l’écorce antérieure appelée
liège mâle et de la levée du liège femelle qui, moyennant le re.s-
pect alisolu du liber, reproduira la couebe de liège eidcvée.Mais
une considération se pi'ésente naturellement à l’esprit à l’occa-
sion du Qnercus si(ber occideaùdis qui, plus robuste, moins sen-
sible au froid que son congénère méridional, a pu pi'ospérer
ju.squ’à Versailles. Il est vrai qu’il a succombé aux froids excep-
tionnels de J87!)-1880; mais c’était un exemplaire isolé. Dans un
massif, il arrive souvent que, par des froids extrêmes, (pielques
sujets sont gelés sans que d’autres soient atteints. Il serait inté-
res.^ant de tenter quel([ue essai d’introduction du chêne corcicr
dans les climats qui, .sans être méridionaux, sont cependant
assez tempérés pour que les froids excessifs y soient rares.
Le gemmage des pins en Sologne. — L’industrie de la
résine extraite des conifères, principalement des pins, et des lU'O-
duits qui en dérivent, est spèciale, en France, aux départemenis
du Sud-0ucsl,oii abonde le Pin maritime, le plus riche en résine
de tous nos conifères indigènes, .\ussi, le gemmage ou résinage
de ces arbres occupe-t-il la très majeui'e i)aiiie des poindations
rurales de ces contrées.
(1) r.f. Malliieu, Flore forestière, édilioti Fliche, 1897.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
:tj()
Les Klals-l'iiis d’AiiKM-iquo, ({ui possi’alenl une grand e variété
de pins riches en n'sine, l'ont, aux résiniers de l’Europe occiden-
tale, une concurrence sérieuse. Aussi, lorsque la guerre de
Sécession ai rèta pour un temps toute extraction et tout commerce
de prodiuls résineux, une hausse considérable et en sens inverse
de la production S(; maniresla sur ces produits; on se mit à
gemmer un pou parloid dans les pays à pins. La (iorse, de LSlid
à l(Stu, lira de iÔOIII) pins lai'icios, kilogrammes d(!
résine, l.a Sologne i>id alors en extraire de ses pins mai'ilimes et
même, dit-on, de ses pins sylvestres.
.Mais dès (|ue lut close la guerre améiâcaine. le Vaidvee se remit
à j(‘ter sur le marché ses prodiuls résineux en ahondanci', les
prix haissèi-enl en conséipience; et la surproduction (pu, pen-
dant ciii(| ou six ans, avait l'ail llorès en France, dut se l’es-
Ireindre considérahlemeni ; le Sud-Ou(‘sl setd put soutenir la
concui rence. .Mais, depuis lors, les piâx se sont l'elevés [lar suili;
d(! nouvelles api»licalions indiislriidles de la léi'éhi'nlhine et de ses
déi'ivés ohlenus par distillation, tels (pie les résines, brais, huiles
lourdes; toutes cos suhstanc(3s sont de plus en plus exigées pai’
les induslriiîs nn'canicpies.
En propriétaire de Sologne, le liaron de Lamage, a oxjiosé à la
SociiHé des Agriculteurs de Fraïu'e, section de Sylviculture (I),
comment tend à renailreence pays la pratique du gemmage ou
résinage des pins maritimes et même sylvestres. Le syndical des
alcools industriels du Nord s’est iiri'occupi', dit M. de Lamage,
« d’assurer la carburation de ses alcools et a aussil()l songé à
demamhîr à la Sologne, par son intermédiaire, d’entrer ré.mlu-
menl dans la voie du gemmage ».
On .‘^ail (pi’il y a deux modes de gemmage. Ouand l’oiiéralion
se l'ail sur des ai hres deslini's à disparaîli’e sous peu d’années,
on extrait la n'sine jiar des (jHarres ou entailles praliipiées tout
autour de chaipie arbre; c’est le gemmage à mort. Ouand elle a
lieu sur des arbres destinés à suivre le cours de leur existence
normale, on l(3s gemme à vie, c’est-à-dire (pi’on ne les entaille
(pie d’un seul céité à la t'ois; l’entaille ou ipiarre est agrandie en
hauteur cba(|ue année, et l’on ne commence une nouvelle
entaille à la suite de la première (pie (piand celle-ci s’est étendue
sur toute la longueur du tronc.
Le gemmage à vie, d’aiuvs les autorités compétentes, nommé'-
ment Hrongniart, ralentit, mais sans l’arrêter, la végétation du
(1) Eommissioü iicrmaiK'iilc ; cf. !(’ bui.i.ETi.x do la Sociétâ, du 15 dû-
femltni 10(15.
REVUE DES recueils PERIODIQUES
3:^1
pin. Condnil avec modération, il n’allère même pas sensiblement
sa longévité, et s’il a [)Our elïet de diminuer son développement
en diamèti'e, d’autre part le bois gemmé acquiert des qualités
de résistance, de dureté, de conservation, de poids, de dévelopt)e-
ment de chaleur bien supérieures à celles du pin non gemmé.
D’où l’on voit que l’introduction de résinages dans les pineraies
solonaises doit pouvoir en doubler le revenu. Reste tà savoir —
ce que iera connaître l’expérience des années subséquentes — si
les résines, térébenthines, goudron, brais, etc., obtenus par les
pins sylvestres et maritimes de cette région, seront de qualité
sutlisante pour soutenir la concurrence avec les autres pays pro-
diK’teurs.
D’ores et déjà, M. le baron do Lamage et ses voisins de cam-
pagne trouvent un assez grand avantage au gemmage pour s’étre
résolus à en étendre la lualique 'chaque année. A la séance sui-
vante de la Commission pei’manente, M novembre J905 (I),
iM. le marquis de Tristan ajoute que le gemmage des pins solo-
nais est en plein travail d’organisation dans sa contrée, et qu’il
est t)r<'t à suivre l’exemple de M. de Lamage. Dlusieurs usines
sont projetées dans la région, avec une usine centrale à La Molte-
Reudron i)our le rallinage. Une Gom[)agnie s’est loi mée qui loue
les arbres à gemmer en se chargeant de Iburnir les gemmiers ou
résiniers.
Il sera intére.ssant de savoir quels auront été, dans quelques
années, les résultats de ces heureuses initiatives.
Conservation de l’aubier des bois de service et
d’industrie. — il résulte des recliei'ches d’un agronome
Ibrestier de haute valeur, M. Emile Mer, que l’attaque des bois
par les insectes, principalement de l’aubier des arl)res abattus,
est motivée par la présence de l’amidon daii.s les tissus ligneux,
car c’est de l’amidon, M. Mer Ta constaté, que se noundssent
exclusivement les insectes lignicoles. Supprimer l’amidon de
l’aubier des arbres en exploitation, ce serait rendre cette partie
d’une pièce de bois d’aussi bonne conservation cpie le cœur lui-
mème, d’où disparaîtrait la nécessité onéreuse de la sacrifier.
M. Mer avait eu occasion de remarquer que' des arbres qui
avaient été écorcés sur pied trois ou quatre mois avant l’aba-
tage, se trouvaient complètement dépourvus de toute trace
d’amidon, au moins sur toute la partie décortiquée. l'oursuivant
(I) r,I. le üuLLETix (lu !«■ jnnvier lUtHi.
ItD SÉtUE. T. .\ll.
“2t
REVrP] DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
rexpérienco, il s’étnil l'endii compte (jii’eii écorçant seulement,
en liant et tout autour du tronc, un anneau de ipielipies centi-
mètres de largeur, et prenant soin de ne laisser aucun rejet se
dévelop[)er au-dessous de la partie annelée, cela sullit pour que
l'amidon se résorbe peu à jieu dans toute la région située au-
dessous de ranneau ; et l’aubier ainsi débarrassé est désormais
indemne de toute piip'ire de larve, cbenille ou autre insecte.
.M. Mer expliipie ainsi la cbose. (bi sait que ramidon dans les
arbres à aubier est élaboré par li's t'euilles sous rinlluence de la
lumière, et se rend pai' le liber des rameaux aux branches, .à la
tige et aux racines. L’annélation jiratiquée au haut de celle-ci,
sous la cime, arrête la mai’cbe de l’amidon, ipii ainsi ne peut
plus desciMidre au-d(‘ssoiis de l’anneau décortiipié. Il s’accumule
alors dans la cime et ses branches, tandis (jne le tronc éi)uise
peu à peu la provision amylacée cpii ne peut jdiis se nmouvider.
Suivant l’essence, les dimensions, la saison, cette résoi-ption
s’opère iilus ou moins vite, en tout cas beaucoup plus raiiide-
ment en été (pi’('ii hiver.
Ce serait le cas, [lense .M. Mer, d’adopter une mesiiie consis-
tant, plusieurs mois avant l’abatage dt‘s arbres destiiu's à l’exploi-
tation, à les écorcer sui' pied ou seubmienl à pratiipier uiii'anué-
lation au somimd du tronc, à la base de la cime; toutefois, dans
ce dernier cas, il serait nécessaire de veiller à arrêter toute pro-
duction de rejets, pousses ou branches gourmandes sur la tige
ainsi traitée (.Iouiînai. n’AGiucuLïuni:).
Alternance ou mélange des essences? — V a-t-il ou
n’y a-t-il [>as alternance entre les végétaux arborescents comme
entre les [)lantes herbacées, notamment les céréales? Cette
(piestion a été bien souvent discut('e et a même donné lieu à des
|)olémi(pies assez vives.
l'eut-ètre se fùt-on mis d’accord sans trop de dilliculté si l’on
eût précisé davantage les termes de la (piestion.
Il faut d’abord distinguer enti’e les arbres croissant isolément
comme des li'uitiers dans un vei’ger, des noyers ou des châtai-
gniers ('pars à travers chamjis, et les arbres croi.ssant en massif
comme dans les forêts. Parmi ces dernièius, il y aurait aussi une
distinction à établir entre les pi'iiplements spontanés ou naturels,
c’est-à-dire tels (pie les constitue la nature, et les peuplements
amenés à l’état pur, c’est-à-dire composés d’une seule essence jiar
les soins industrieux de l’homme.
S’il s’agit d’arbres isoli's, un bon jardinier ne s’avisi'ra jamais
REVUE DES RECUEILS PERIODRjUES
:^23
de remplacer tm [)ommier ou un poirier, abattu pour cause de
vétusté, par uii autre pommier ou poirier, ou par un cognassier,
ni un pécher ou un abricotier par un prunier ou un amandier.
.Mais là où a vécu un arbre portant des l'ruits à pépins(l'omacées),
il plantera un arbre à Iruits i)Ourvus d’un noyau (Amygdalées).
La raison en est làcile à saisir ; la làmille des .Vmygdalées et
celle des Pomacées ne s’alimentent pas des mêmes principes
nutritil's; quand un arbre de l’une des deux espèces a longtemps
occupé isolément telle place, il y a épuisé les principes nécessaii'es
à son groupe et laissé intacts ceux (pie réclament les arbres du
groupe voisin ; d’où la pratique du remplacement par espérés
de famille dilférente.
Dans un massif forestier naturel, c’est-à-dire mélangé de
diverses essences, il n’en est plus de même. Uapprocbés les
uns des autres, les arbres et les cépées entrecroisent leurs racines,
celle.'i-ci puisent cbacune dans le sol ce (]ui convient au sujet
dont elles dépendent. D’autre part, les feuilles et autres débris
végétaux qui, à chaque automne, tombent sur le sol et lui font
peu à ]ieu une couverture plus ou moins épaisse, se transfor-
ment, graduellement aussi, en un riche humus ([ui rend au sol
ce {[ue la .sève lui avait pris. .Vvautage considérable dont ne
jouissent pas les arbres isolés. Dans ces conditions, un peuple-
ment forestier peut se maintenir indéliniment ; l’alternance
— si alternance il y a — y est, peut-on dire, simidtamie.
Un forestier de la Savoie, .M. Scbaelfer, a fait sur ce sujet de
très curieuses observations en parcourant les Ali)es savoisiennes
depuis les bords du lac de Genève jusciu’aux limites de la végé-
tation foi'estière (1). Il y a observé notamment de très
nombreuses sid>stitutions d’essences : ici des aulnaies bordant
des cours d’eau, des taillis de chêne, voire des châtaigneraies
envahies par l’épicéa; ailleurs, au contraire, le chêne et autres
feuillus font invasion dans une pessih-e (forêt d’épicéa)
de plaine ou de plateau. Ou bien ce sont les résineux (pii
s’implantent dans des perebis de hêtres, ou encore le sapin
{Abies pedinatu D. G.) qui s'installe dans la pessière ou parmi
les mélèzes.
On pourrait multiplier des exemples de ce genre.
Est-ce là de véritable alternance, au moins dans le sens qu’en
agriculture on donne à ce terme ? Tel n’est pas l’avis de
•M. Scbaelfer ([ui voit l’explication du phénomène dans « la ten-
(t) /)(’ l'Alti’mance des moiccs. ilans tlEVUE des Eacx et I'orèts (te
novenil(re ttKMi, t. XI. 1\'.
REVISE DES QT'ESTIOXS SCIEXTIFIDIÎES
3-2 i
(lance de la nainre à reconsliliier sm'cl)a([ue point la ror(M s|)on-
taïu'e proitre à la station y>. Il invoque à ce proi)os la considi'ca-
tion présent('e ci-(lessns conceiaiant le nitidange des esseinaîs, un
peuplement naturel ii’étanl jamais composé d’nne essence
mii(pie, car tonie futaie inire n’est parvenue à cel étal (jue par
rinlervenlion de l’homme, et c’est cette intervention constante
(pii seule la maintient en cet état.
Chaijue .s7e//on, sorte de subdivision de climat, correspondrait,
suivant les observations de M. Klabaull, l’éminent botaniste de
Montpellier, à une association végétale pai'ticuliére, compre-
nant des iilantes herbacées associées en général à deux ou trois
essences forestières, représentant les éléments de la forêt natu-
relle. (’i’est ainsi ipie, suivant les stations, l’épin'a s’associe non
seulement an hêtre et an saiiin, mais aussi au chêne, au boideau
en terrain siliceux, sur les versanis s(3cs au inn sylvestre, enlin,
aux hautes altiindes, au pin de montagne, au méh'zi' et au
cembro. Des massifs, pleins de ces ([uatre (‘ssences (Mi mélange
ont été observés pai' .M. Scbaetfer, au-dessus d(' mètres.
Le même obsei'vatem de cette région savoisi(‘nne (pu s’étend
de la zone tempérée à celle des neig(‘s peiqx'luellc's, arrêtait ses
« yeux émerveillés w sur iiik' magnili([ue l'idaie mélangée de
mél(‘Z(is et de li’ombles d’origine, allirme-t-il, absolument spon-
tanée.
Il conclut (pie la foiét naluiadle doit comimmdre pour le moins
deux essences et que l’alternance ne serait autre (pie la loi du
mélange, autrement dit ce (pie nous appelions, en commen-
çant, rallernance simultanée.
Conservation des futaies d’épicéa. — L’éiiicibi, /bVw
e.rcelsa, bink, présenhq pour son traitement en massif pur, plus
de dilliculli' (pie toute autre essence en raison de son (‘iiracine-
menl puremeni horizontal (pie ne contienl aucun jiivol ou racine
profondément enfoncée en terre. L’arbn^ n’oifre par suit(‘ (pi’iine
faible résistance à l’action des vents. Sans doute r('lal d(> massif,
tant (pi’il subsiste, lui est favorable, les sujets dont il se compose
se prêtant un appui mulind. .Mais vienne le moment (h's coupes
principahxs ; votre piwmiiére coiqie de régénération aura beau
être sombre, c’est-à-dire ne poiMer que sur un petit nombr(*
d’ai'bres, l’ensemble, (hqà éclairci par h\s deinièia's coupes
d’amélioration, ne pr('sentera plus, aux rafales du vent, une
résistance sullisantiv bl siqiposé (pi’il n’en ail pas trop .^oudert,
(piand aura ('b' prali(pié(‘ la coupe claire, il est à craindre (pie le
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
325
vent ne se charge à lui seul d’opérer la cou|)e délinilive et sans
attendre les délais prévus par le cahier d’aménagement : il l'era
coupe bhuiche, c’esKà-dire (pi’il renversera tout sans même
al tendre peut-être la traite des bois abattus par la coupe claire.
Le (ait a été plus d’une Ibis observé en montagne.
[^e Blllktln de la Société centrale forestière de Bel-
gique (1) propose, pour la conservation des pessières de la haute
Ardenne, d’y introduire, par voie de plantation en bompiets, le
sajiin et le hêtre. C’est là une salutaire application du principe
du mélange des essences, à laquelle on ne saurait trop
applaudir.
.Mais en attendant que les plants, sapin et hêtre, de trois ou
quatre ans, (pie l’on aura disposés en bouquets dans les trouées
du massif, soient devenus des arbres, et des arbres assez forts
pour servir de soutien aux vieux épicéas, bien des années se pas-
seront, durant lesquelles le vent aura eu le temps de faire des
siennes.
Sans repousser le mélange, tout en le préconisant au contraire,
ne serait-ce pas le cas, ici, de recourir, en attendant, à la vieille
méthode à\\o jardimüoire : chercher le nombre de mètres cubes
répondant à la possibilité adoptée à travers toute l’étendue d’un
massif donné, en choisissant les arbres les pins avancés, les plus
proches de leur période de dépérissement ou seulement station-
naire? Disséminées sur une grande étendue, les trouées laissées
par les arbres abattus seront peu sensibles. L’année suivante on
opérerait de même sur le massif voisin, et ainsi de suite, pour ne
revenir au premier massif qu’au bout de plusieurs années,
quand les trouées d’abatage auront été comblées en tout ou en
partie par l’accroissement des branches des arbres environ-
nants. ou, mieux encore, par le développement des hêtres et
sapins introduits en mélange.
Sans doute il résultera, à la longue, de ce mode de jardinage,
un peuplement irrégulier où tous les âges se trouveront repré-
sentés à la fois sur tous les points : mais c’est là précisément que
sera, pour nos épicéas, la garantie contre la violence des vents,
chaque vétéran se trouvant protégé, soutenu par les générations
plus jeunes dont il sera entouré.
Ce que peut rapporter une pessière. — Le Bulletin de
LA Société CENTRALE forestière de Belgique (2) cite une plan-
tation d’épicéa faite il y a une soixantaine d’années sur une
(I) lléceml)re lUüG, Chroni(iuc.
(“2) Février ii)UG.
REVUE DES QUESTIONS SCI ENTI PIQUES
parcelle de deux hectares, hupielle est située dans la partie orien-
tale du Lu\eml)ourg' heliie, [)rès de la ville de Bastoj>iie; elle a
rapport(’ à sou propriétaire, dans le cours et au bout de ce laps
de l(Mups, la somme roiidelette de :27 (NK) tiaiics.
(letle p(‘ssiére avait été plaiit('e par un af>ronome d’Isle-le-l'ré,
non loin de Hastoi>iie, M. Diu'ieux, et avait passé, après sa mort,
à ses héritiers naturels hahitaut Valeucieimes.
Vers rài>-e de ciiupiante ans, ce massif' d’épicéa avait été l’ob-
jet d’une forte éclaircie (pu avait produit la somme nette de
r»(K)() francs; et derniéi'imieid la famille l)elg'rani;e, héritière de
.M. Durieiix, a vendu la totalité au [uix de ;2:2()Ol) fi'ancs. On ne
dit pas si c’est en su[)erticie seidement ou bien en sol et super-
licie; mais ce détail est de i)eu d’importance au [toint de vue
(pu nous occupe, la valeur du sol nu étant ici relativement insi-
i>niliante.
ha s[)('culation à loiii>' terme (pi’a été la cn'ation de ce l)ou(piet
d’(''|)ic(his n’en fait pas moins ressortir le n'sullat à un produit de
-::îr) francs par hectare et [)ar an. hile a donc constitné un excel-
lent placement de père (h; famille (h mérite d’élre particidière-
ment siiinabie aux personnes momies, (|ui ne meurent [)oint,
telles (pie communes, hials, associations provinciales et autres,
voire aux jeunes jiroiiriétaires (pii peuvent conpiter sur un loiii^
avenir.
Forêts et Landes en Loire et Haute-Loire. -- Les
départements de la Loire et de la llaiiti'-Loire forment, autour
de la ri'ii’ion orograiihiipie appelée par hlie de Beaumont « IMa-
teaii central o, une zone montairiieuse en partie boisée et ipii,
sans [)i'(\seidei' un état de ruine aussi accentué, aussi désolant
(|iie certaines [larties des .\l[)cs provem-ales et daiiphinoisi's, n’en
appelle [las moins une im[)ortanle restauration, soit par la
r('glementation et l’amélioration jles pâturages, soit surtout et
priuci[»alement par le reboisement.
I.a Société des .Vgriculteiirs de France avait mis au concours,
au point de vue de l’état forestier tel ipi’il est et tel ipi’il serait
désirable (ju’il fût, l’i'lude de ces deux dé[»arlements, en insistaid
sur la [iropriété forestière [irivée sous ses ditïérents aspects, et
sur l’intluence de la couverture forestière sur le n'gime des
eaux.
Le mémoire, coiironué [lar la Société, a été fourni par M. Yes-
siot, ius[)ccteur des Faux et Forêts à Sainl-Ftienne. .Notre inten-
tion n’est pas d’analyser ici ce mémoin; (pii remplit plus de
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
327
vingt pages du texte tin et serré du 15ulletl\ in-octavo de la
Société (1). Aons voudrions seulement attirer l’attention sur
([uekiues points (pu nous ont paru plus particulièrement intéres-
sants.
Formée de chaînes de montagnes entre lesquelles s’ouvrent
les vallées de la Loire et de ses allluenls et une faible étendue de
celle du Rhône, la région comprise dans ces deux départements
est constituée géologiquement par des granits, des porphyres,
des schistes cristallins, le tout recouvert en montagne d’une
couche de terre végétale assez friable, les alluvions quaternaires
remplissant principalement les vallées. Dès que la végétation
disparaît sur les versants, la terre se désagrège peu à peu et la
roche ne tarde pas à apparaître. Peu de sources, dans ces mon-
tagnes, par suite de l’imperméabilité du sous-sol; aussi les eaux
des fortes pluies s’écoulent-elles rapidement, [u'ovoquant des
débordements et des inondations dans la plaine.
L’auteur du mémoire fait judicieusement remarquer que,
dans le massif des Vosges, d’une constitution géologique en
partie semblable, le régime des eaux de la Moselle et de la
.Meurthe est calme et régulier, sans grandes crues et sans inon-
dations, tandis (pi’il en va fort ditféremment du Rhône, de la
I,oire et de ses allluents : c’est (|ue les montagnes vosgiennes
sont boisées partout où la culture est inapi)licable, tandis que,
dans la Loire et la Haute-Loire, le taux de boisement, de L4 p. c.
dans le premier de ces deux départements (1)6 060 hectares
boisés sur 479 900 de superticie totale), et de 18 p. c. dans le
second (90 000 hectares boisés sur ÔOO 000) est notoirement
insutlisant dans une région où domine de beaucoup la mon-
tagne. Surtout si l’on tient compte du délaissement de la {)lu-
part des forets privées, où les abus de la jouis.sance et la pra-
ti([ue du pâturage intensif amènent fréquemment un état de
ruine équivalent à un défrichement.
Il y aurait deux remèdes à cet état de choses. Le premier
consisterait dans l’amélioration du régime des forêts existantes
et tout d’abord dans l’obstacle à apporter à leur graduelle dis-
parition. Il faudrait, pour cela, supprimer radicalement le pâtu-
rage en forêt, organiser une surveillance etfica)'e et d’ensemble,
ouvrir des chemins facilitant l’exploitation des bois sur les poiids
d’un abord ti'op escarpé ou difiicile, propager les saines notions
sylvicoles parmi les populations rurales...
(I ) Numéros des L''' et 13 octobre, 1“' et 15 novembre 1!)05.
REVUE DES Ql'ESTIOXS SCIENTIFIQUES
:^28
Il y a, dans la Loire, il 000 heelares de laïules; il y en a
75 0 '0 dans la llaide-Loire. Dans nn antre département monta-
ijnenx on riminstrie pastorale est des pins prospères, le dépar-
tement dn Donbs, l’étendne des landes ne dépasse pas p. e. de
la sn|)ertioie totale ( I ).
Il l'andrait, sur ces 110 000 hectares de landes, améliorer et
mettre à l’état de pré tons ceux (pii en sont susceptibles, comme
on l’a l'ait avec sncc(''s et [irolit dans le Yelay et sur cpieUpies
points dn Forez, et boiser le reste.
l’onr combattre l’érosion des i^oriïes démiidées par la vio-
lence des [ibiies, il peut snilire de [ilanter en bois les berges
déirradées et les bassins de réceiition des eanx (ilnviales. Mais
|)onr arriver à régulariser le régime des grands cours d’ean par
la diminution des crues et la snppriNssion d(îs apports de maté-
riaux, il est nécessaire de reboiser les versants montagneux sur
de vastes étendues.
L’objection dn besoin (pie les populations peuvent avoir, pour
ralimentation de leur bétail, des snrl'aces à reboiser, tombe
devant le l'ait dn résultat oblenn en Yelay oii l’hectare de lande
(pn rapportait annnellement 5 l'r. 50, rap[)orte après sa con-
version en pré 58 l'r. 50; les Irais de cette conversion par dél'on-
cemenl dn sol, extraction des genêts, ajoncs, bruyères et épan-
dage d’engrais cbimi(pies ap[iropriés, s’étaient élevés en ionl à
150 l'rancs par hectare. L’accroissement dn revenu s’élevant à
55 l'rancs, rop(’'ration a donc constitué nn placement à 25 p. c.
Il y aurait nn grand nombi'e de considérations fort intéres-
santes à relever dans le mémoire aiupiel a été décerné le jirix
agronomi(pie de la Société des .Vgricnitenrs de France. 5'ons
avons vonin seulement montrer que [lar la combinaison, dans
les pays de montagne, de l’amélioration des pâturages avec les
reboisements, il n’est [las impossible d’arriver à concilier des
intérêts en apparence opjiosés.
Résultat d'un déboisement. — Un des l'nnestes elTets
des déboi.'^ements inconsidérés sur les versants ra[iides s’i'st
cruellement fait sentir rantomne dernier, par une catastrophe
([ui a détruit, en .sa majeure [lartie, le [littoresque village
d’Ouzous, dans les llautes-l’yrénées.
Situé sur un dépôt glaciaire de la vallée de Lucet, an nord-
ouest d’.Vrgelès-en-lbgorre et au sud-ouest de Lourdes, Onzoïis
(Il Celte situation est générale ou analogue dans toute la chaine du Jura.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
329
est — ou plutôt était — dominé par la montagne de Ségns antre-
lois rouverte par une Ibrèt, la([uelle tigiire encore sur les cartes
du département. Malhenreusement, comme tant d’autres, cette
Ibrèt avait disparu, remplacée par de maigres pâtis qu’altbuil-
lail incessamment le museau Ibuisseur d’innombrables moutons.
(In violent orage, nne trombe, est survenu. Les terres du ver-
sant qui domine ()uzous n’étant plus maintenues par l’enracine-
ment puissant de la tbrêt d’antan, sont d('tacbées du sous-sol,
emportées avec des quartiers de rochers sous la poussée irré-
sistible de la trombe, et précipitées sur le village et celui-ci est
promptement enseveli sous une masse de matériaux qu’on a
évaluée à 1-00 000 mètres cubes. Neuf des habitants du village,
surpris par l’avalanche, ont péri, ensevelis vivants sous les
décombres.
Le Fig.vro, qui a relaté ce désastre, se livre à de salutaires
réllexions sur la nécessité de reboiser les montagnes, privées de
leur abri forestier par l’avidité des populations pastorales. 11
déplore les traditions antiforestières ([ue ces populations se
transmettent, dit-il, « depuis des millions d’années d (sic)! En
remplaçant les millions par des milliers et même par des cen-
taines, l’écrivain du Fig.vro eût été beaucoup plus rapproché de
la vérité. 11 n’y a pas :2000 ans que les Gaules avaieid plus de
la moitié de leur territoire couverte par les arbres, et l’on sait ([ue,
avant les invasions des Sarrasins, aux VUE et IX” siècles, tout
le massif des Alpes et probablement aussi la chaîne des Pyré-
nées, ('laient couverts d’épaisses forêts. Chassées vers ces
sommets boisés par la race envahissante, les populations méri-
dionales, (|ui s’étaient réfugiées sous leurs ombrages, en com-
mencèrent la dévastation. C’est donc bien depuis des centaines
d'années seulement (pie les populations pastorales sont devenues
ennemies de l’arbre et de la forêt; et ce n’est que ti'op suliisant
pour expli([uer la dangereuse dénudation dont soutirent nos
montagnes (1).
Action des forêts sur les eaux souterraines sta-
gnantes — En janvier LSîJO, nous avons indiqué, ici même,
des obsei'vations fort curieuses desquelles il résulterait ([ue, dans
les pays de plaine, la nappe des eaux phréatiques ou souterraines
(I) Cl', le ÜUI.LETIX DE L.\ SOCIÉTÉ CENTRALE EORESTIÈRE DE liELGIQUE de
juin ier l'JüT, lequel reproduit l’article du Figaro, sous ce titre seiisationiiel :
L’Acalanchc.
REVl’E DES QrESTlONS SCIENTIFIQUES
slagiiaiit('s,sorail à un niveau sensil)leinenl plus bas sous les sols
boisés (pie sous les sols découverts, soit prés, cliamps, jar-
dins, etc.
C’est dans les plaines de Russie ([ue cet elfet très peu prévu
a d’abord été constaté par M. Olotzky, conservateur du .Musée
minéraloi>i(pie de Saint-Pétersbourg'. .M. Henry, professeur à
l’Kcole forestière de Xancy, avait exposé ces résultats très inat-
tendus dans la Rkvl’e des Kaux et Fouets de seiiteinbre ISiKS; et
dans le numéro d’octobre suivant, l’iMuinent forestier (pi’est
.M. le conservateur en retraite Rroilliard, avait combattu une
telle conclusion par des considérations fort [irobantes, parmi les-
(pielles c(dl(!-ci : (pie c’est depuis les grands (b'boisements ojiérés
dans les ste[)pes de la Russie (jiie les grands tleuviîs de cette vaste
contrée ont vu leurs eaux diminuer dans une [)ro[K)rlion assez
forte pour cesser d’étre navigables en dehors de la .saison des
l)luies(l). R’ailleiirs, ce pliénomène n’est [las observable seule-
ment en Itussie; en France et dans un grand nombre d’Flats
du nord de l’.Vmériipie, la perturbation du ri'gime des cours
d’eau consécutive aux grands déboisements de leurs bassins est
un fait dûment établi.
Il n’en demeure pas moins ipieM. Olotzky a poursuivi ses obsi'r-
vations et S(3S expériences et maintient ses conclusions dans un
ouvrage publii' à Saint-Pi'tersliourg en IROr) {'ï). Il ne s’est [las
borné à étudier prati(]uement la ipiestion en Russie; il a elfecltié
des sondages dans les landes de (lascogne en octoliri', par un
temps très pluvieux, dans un pi'rimèire déterminé s’étendant sur
le territoire de ([iiatre communes. Comme il l’avait fait en Rus-
sie, il lit creuser une suitii de [iiiits ri'unis par un polygone de
nividlement ([iii s’étendait des parties boisées aux terrains décou-
verts : partout, sous les ti'rrains boisés (jiiii maritime), le niveau
de la nappe d’eau souti'rraine s’est trouvé sensiblement plus bas
([lie sous les sols (bicouverts. Sur trois lignes ou cbainesde son-
dage, où la dé[)ression a éli' res[)ecli vemnit de 0'",70,
(“t I mètre, le niveau pliri'aliipie a constamment oscillé autour
de O"’,')!) sous la surface du sol cultivé, et de l'",.')!) sous celle du
sol boisé.
( t ) Voir à (■(“ sujcl Elisôe Itcctiis, VEnro/u' scaiidimiVi’ cl russe.
(^) Les Eciu.r souterruines, leur l'cfihiic cl leur disl rilmlioiu t.n socoiote
piirlio. (t(i col niivnig'o, ta(]uotto ;i Irail jitiis parliciili(jmiiont au sujol <pii nous
occupe, est iiililutée : Ic’s Eaux soulerraiucs cl les Eurcls, priiici/ialciucul
daus les plaines el les laliludes inaijennes. — (T. 1(; Iîuu.ktin ue la Société
CENTUALE EOHESTIEKE UE ÜELC.IUUE, avcit tDOli.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
331
Des recherehes de même naliire ont été laites par M. Henry,
en Lorraine, près de Lunéville, dans la Ibrôl de Mondon et la
plaine avoisinante, et ont donné des résultats semblables.
Ces deux contrées. Lorraine et Gascogne, jointes aux deux
[)oints de la Russie (environs de Saint-Détersbonrg et gonverne-
meids de Kberson et de Voronèje dans le snd), on les sondages
ont été faits en [)remier lien, portent à cpiatre les régions de
plaine on la nappe phréatique s’abaisse très sensiblement sons le
sol forestier.
Comme le remarque M. le professeur Henry, les faits observés
sont trop peu nombreux encore pour permet tr'e d’en conclure tà
une loi et surtout à nne loi générale. Mais il y aurait un très
sérieux intérêt .à poursuivre ces expériences sur nn grand nombre
do points et dans plusieurs Etats ditférents.
Si, ce qni est possible et point invraisemblable, les résidtats
obtenns se conlirmaient partout, qn’en fandrait-il conclure?
Nous serions en présence de deux ordres de faits absolument
indiscutables et en apparence contradictoires : d’nne part l’abais-
sement, dans les terrains plats, des nappes pbréaticpies sons les
penplements forestiers; d’antre part, le débit des tleuves et
rivières sensiblement diminné et rendn pins irrégnlier à la suite
des grands déboisements dans les régions (pi’ils traversent.
Remarquons d’abord que cet abaissement, sons la forêt, des
nappes souterraines, ne concerne qne les eaux absolument
stagnantes et immobiles; or, ce ne sont pas ces eanx-là qni ali-
mentent les cours d’ean. Les eaux souterraines, (pii s’écoulent à
travers le sol vers les rivières, ne sont pas ici en question, l'ar
conséquent, là on des déboisements importants, même en plaine,
ont amené l’alTaiblissement des tleuves des bassins desipiels
dépendaient les forêts défrichées, c’est ([ne les nappes d’ean qni
pouvaient exister dans le sons-sol avaient leur écoulement vers
ces tlenves on leurs alllnents et ne rentraient pas dans la catégo-
rie des eaux stagnantes auxquelles seules serait applicable la loi
piésnmée.
Une seconde considération, pins importante encore, et (pii
s’impose, c’est qne si cette loi iirésnmée se vérifiait partout d’nne
manière concordante, il en résulterait nne éclatante contirmation
de l’action assainissante des penplements forestiers et particuliè-
rement des bois résineux, sur les terrains marécageux on trop
biimides et par snite malsains. La [inissance d’évaporation d’nne
forêt est énorme, surtout ipiand elle a, sons le pied même de ses
cépées et de ses arbres, une réserve aquifère oii elle lient puiser
en qnebpie sorte indéliniment.
REVT’E DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
:«2
fiette puissimce d’évaporation, comme nous avons eu déjà l’oc-
casion de le sii>iialer ( I ), est conslalée matériellement par les
aéronanles ; clnupie lois (jne l’aérostat passe an-dessns d’une
é'tendne boisée importante, il se produit un abaissement de tem-
pi'rabire très sensible et (pii se traduit par une descente maripu’.e
du ballon, la([iielle ne peut être combattue ipie par la proji'clion
au debors d’une certaine (piantité de lest, (i’est l’etTetde la plus
Jurande humidité de l’air provenant de l’eau évaporée par la cime
des arbres ipii produit l’abaissement de la température.
Régime forestier et forêts privées — l'n fait très
remaiapié en France — et probablement dans beaucoup d’autres
pays où les Ibréts de l’Ftat, des communes et autres corps consti-
tiK's, sont g'érées par l’administration publique — c’est (pie les
bois de particuliers sis loin des l'oréts relevant de cette adminis-
tration, sont i^énéralement mal tenus, exiiloités à intervalles
beaucoup trop courts, souvent ravai^és par l’introduction intem-
[lestive (lu bétail, rendant par suite un revenu très intérieur à ce
(pi’il devrait être.
.\u contraire, les bois [irivés (pii sont riverains ou voisins de
ceux (pie régit soit un service public, soit une administration
privée, mais biérarcbisiie pour la gestion de l'oréts d’étendue
considérable, sont d’ordinain' assez soignés, aménagés n'gu-
liérement, et d’un rendement à peu [irés normal, grâce à
l’exemple (jne leurs propriétaires ont sous les yeux.
.Mais les iiroiiriétés particulières d’une étendue assez consiibî-
rable pour motiver le concours de toute une biérarcbie d’admi-
nistrateurs, comme par exem|)le la forêt de (loin lies, en .\or-
niandie ( Fure), (pii comprend sept à liuit mille hectares d’un
seul tenant, ces Ibréts-là, au moins en France, sont rares. La
très majeure [lartie de ceux des sept millions d’hectares
boisés appartenant à des particuliers (pii sont éloignés des
grandes agglomérations forestières, otfrent trop souvent le spec-
tacle d’une végétation languissante, laissant voir peu de grands
et gros arbres, mais de maigres pendiis si ce sont des résineux,
de confuses broussailles si ce sont des taillis, le tout entremêlé
de clairières et de vides improductifs.
Fliisieurs se sont préocciqiés ou se [iréocciqient de ce fâcheux
(Mat de choses. D’aucuns auraient voulu ([ii’on organi.sU un vaste
syndicat de propriétaires forestiers avec une administration (pii
(I) t«EV. ItESlJUEST. SCIENT, (te juillet HHr), 1). ()5.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
333
S'ôrerail les alfaires du syndical d’une manière analogue à la
gestion des bois de l’Ièlal et des communes,ou plulùl de celles-ci.
line telle conception est plus théoricpio (pie |)rati(pie. Autres
sont les conditions et les besoins des IbnMs du nord ou du centre,
autres de l’ouest ou du midi; autres celles de la plaine, auti’cs
celles de la montagne; et parmi ces dernières, autres celles des
Alpes et des l'yrénées, autres celles du Jura, des Vosges ou des
Ardennes. Une administration [mbli([ue (pii dispose de toutes les
ressources et de l’autorité de l'Etat, peut taire face à un ensemble
de conditions aussi variées. Mais comment pouri’aient s’entendre,
dans le syndicat proposé, les propriétaires Ibresliers de Bretagne
et de A'ormandie avec ceux de Vaucluse et de la Provence, ceux
de la Picardie et de l’Ai tois avec ceux du Plateau central ou des
Landes de (îascogne? Comment .organiser un syndical avec des
re[)résentants des intérêts correspondant à des procédés si dilïé-
rents?
En socialiste proposerait .sans doute la « nationalisation »,
c’est-à-dire la conti.scalion par l’Etat, de toutes les Ibrèts exis-
tantes. .Mais (piicompie a le res[)(?cl du bien d’auliiii et reste
lidèle à la maxime juridique ; honcftte vivere, sitnni cniipætri-
hiiere, allenuii non laeilere, n’aui'a pas un seul instant l’idée de
recourir à ce mode de brigandage.
En moyen bc'aucoup plus simple et qui ne lèse aucun droit,
restant d’ailleurs l'acultatif, est proposé par deux forestiers
distingués, MM. Desjobert (1) et Broilliard (:2), conservateurs
des Eorèts en retraite.
l’ourquoi la bigislation forestière ne contiendrait-elle pas une
(lis|)osition d’a[)rès laquelle tout particulier possesseur de liois et
forêts pouri'ail obtenir, moyennant une r(’'lribution à déterminer,
([ue la gestion de cette nature de biens lui appartenant fût
conliée aux agents forestiers de l’Etat ? Ceux-ci, naturellement,
se coidbrmeraient, pour les grandes lignes de cette gestion, aux
intentions do cba([ue propriétaire, comme ils le font ibijà i>our
les bois et forêts des communes et des bos[)ices, se bornant à
des conseils pour les mesui’es qui leur paraîtraient désirables.
Même, avec cette restriction nécessaire, une amélioration consi-
dérable, un bien énorme, résulterait d’une telle mesure : les
forêts particulières mieux administi'ées, gérées par des bommes
(1) Et. Aille à kl (jeftlioii des bois des jun liculieis, dans ttn.LETix de l.x
Société roiiESTiÉitE de Fraxciie-I'.omté et Iîei.koi!T, mars
(2) Soiniiission rolontiiire ini Héiihiie forestier, même recueil, décemlire
t'IÜIi.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
3:ri
techniques, honnêtes et expérimentés, prendraient an honl de
peu tl’années un tout autre aspect ([iie celui décrit plus haut.
liien comprise, une telle mesure ne l'ei'ail rien perdreaux pro-
pi’iétaii es de leur liberté d’action, les agents tbrestiei's se char-
geant bien des opéi’alions (balivages, récolements, arpentages,
ventes, répression des délits, etc.), mais n’usant d’ailleurs vis-
<à-vis d’eux que du droit de conseil. Au surplus, ces soumissions ne
devraient éti'o consenties que poui' un temps limité, dix ans par
exemple, au bout destpiels, saut' recondindion tacite, le proprié-
taire [)ourrait, à son gré, reprendre l’administration directe de
sa propriété.
(le mode de gestion serait particulièrement précieux pour les
l'oréts grevées de droits d’usage ou d’usut'ruil, causes incessantes
de dillicultés, de contestations, voire de [)rocès.
Il tant bien, du reste, que ce besoin d’une meilleure gestion de
la propriété Ibrcstiére privée soit, comme on dit, dans l’air, tiai'
l'écemment une l'euille très |)opulaire et Irés répandue en France,
le Petit .Iouh.xal, se faisait l’écho des doléances de rojiinion à
ce sujet, iiréconisant, comme remède à l’état de choses actuel,
l’organisation d’un syndicat général. Nous avons indiqué jiliis
haut les objections (pi’une telle organisation soulève. Il n’en est
pas moins vrai (pie le fait (]u’une telle proposition soit piè.'^entée
et appuyée par un organe comme le Petit .Ioltexae, est signili-
calif: il prouve (pie l’opinion publiipie commence <à se rendre
compte de la haute importance des forêts par leur rôle pbysiipie
et économique dans le monde (1 ).
Utilisation des menus bois de valeur faible ou
nulle. — S’il est établi — et la chose ne [leut guère être contes-
tée — que la consommation en bois d’oMivre de toute nature est,
dans le monde entier, supérieure à sa production, il n’en est pas
moins vrai que, généralement parlant, les bois de feu sont de
|)bis en i)lus délaissés au prolit des combustibles minéraux
solides, liipudes ou gazeux... et de l'électricité. Les bois de
cbautfage de fortes dimensions, c’est-.à-dire produisant de grosses
et belles bûches, se vendent encore. Mais la charbonnette et les
fagots ou boumms, seul fruit des taillis sinifiles exjiloités de
quinze à dix-huit ans, ne donnant guère, comme production
moyenne dans les bois bienvenants, qu’une centaine de stères et
(I) 1,’arlicte ilu Petit Jocrxae est analysé dans le IIclletix de i.a Société
CEXTKALE FOIlESTIÉlîE DE ItELClOCE, mars J!KI7.
REVUE DES RECT'EILS l’ÉRIODRjUES
335
trois mille fagots à l’hectare, sont (l’im mince profit : les fagots
on bourrées ne valant que le prix de façon, représentant plutôt
une perte qu’un pi’olit, l’exploitant ayant dû payer ses ouvriers à
un prix dont il ne sera remboursé que plus tard; quant au bois
à charbon, il ne peut pas être évalué, façonné, à [tins de J fr. iO
le stère, soit lit) francs à l’bectai'e, ce qui ne reiirésente qu’un
revenu de moins de JO francs par an, dont il faut encore déduire
l’impôt et les frais de garde.
(i’est un produit dérisoire.
11 est facile de dire aux [)ropriétaires de forêts dont les cotq)es
sont l'églées de quinze à dix-huit ans : allongez vos révolutions;
conduisez vos taillis à être exploités à vingt-cinq, trente ou
trente-ciiKi ans, de manière à donner du bois d’industrie. Mais
un tel conseil n’est pas toujours prochainement exécmtable,
surtout si la forêt considérée représente la majeure part de
l’avoir de son possesseur. D’ailleurs, exploité même à trente ou
quaiante ans, un taillis donne toujours (et une futaie pareille-
ment) par les branches, par l’extrémité des cimes, des menus
l)ois dont la défaite sera toujours difbcile sinon onéreuse.
M. Caquet a exposé à la Section de Sylviculture de la Société
des .Vgriculfeurs de France (1), les moyens qui commencent
aujoui'd’bui à être employés i)Our arriver à une meilleure utilisa-
tion de ces [)roduits inférieuis.
On en vient à supprimer, pour la tabricafion du charbon, la
mise en meule sur place des brins de cbarbonnette, et à la l em-
placer par la carbonisation de ces mêmes l)rins en vase clos, soit
à l’aide d’appareils portatifs démontables, du poids de 4500 kilos,
imaginés par .M. Dromard, soit dans des usines fixes. 11 existe
de ces usines à Ivry, près de Paris, dans les .Vrdennes à Ilaybes,
et en Nivernais, à Prémery; la Delgique et rAllemagne en pos-
sèdent également. ICusine de Pi'émery attire à elle les l)ois à
cbarbon dans un rayon de cimpiante h soixante kilomètres.
D’autres usines ou appareils sont affectés à la distillation
de toutes sortes de bois tant résineux que feuillus.
Mais il y a aussi les fagots et les bourrées en majeure partie
composés de brins d’un diamètre inférieur à 10 millimètres
et qui ne sauraient être alTectés à la carbonisation, l’our ces
brindilles, des essais ont été faits, non sans succès, en vue de les
l)royer et de les réduire en une sorte de paille comestible pour les
bestiaux. Puis, un progrès en amenant un autre, on est arrivé à
( 1 ) Sénnce (tu Kininrs 1901). Cf. tes C.omi'TES rendi s de r.Vsseml)lée générale,
3'' fascicule, pp. Bût) et suiv.
REVUE DES QT’ESTIOXS SCIENTIFIQUES
:-53()
roiislniire des appareils dils de flifiesterie, an moyen desquels
C(!lle nouvelle matière lonrragère est débarrassée de toute aci
dilé comme de tous éléments taimicpies et parraitement adaptée
à ralimentation du bétail. Grâce à ce [H’océdé, le prix de vente
des l'ag'Ols i)eut atteindre 7 à 8 francs le cent, soit :21() à
'ii\ francs pour les trois mille fagots de l’hectare de rendement
moyen.
.^i. Ga(piet ne nous dit pas si, et à quel faux, la carl)onisation
en vase clos a fait monter le [irix du stère de cbarlmmiette,
comme il indicpie la forte plus-value des fagots soumis à la
double opération du broyage et de la digeslerie. Il efd été inté-
re.ssant a\issi de faire connaître riniluence de la distillerie sur le
prix des menus bois de toutes essences.
Ouoi qu’il en soit, l’bonorable membre d(î la Section de Sylvi-
cultui'ea demaïub' (pi’il fût proposé, au Gonseil d’admiuislration
de la Sociét(', de nommer une commission chargée d’aller étudier
sur place ces divers systèmes, par voie mécanicpie et cliimicpie,
d’ulilisation des plus minimes débris de l’exploilalion des bois.
Il y a lieu d’ajouter ([u’à la séance de la tlommission perma-
nent(î du janviei' 1007, plusieurs membres ont fait observer
que leurs essais d’alimeidation de leurs bestiaux avec les biin-
dilles de taillis préalablement broyées, n’ont pas donné juscpi’ici
des résultats bien concluants. Néanmoins, vu la grande impor-
tance de la (pieslion, il faut [)oursuivre les essais et s’informer
de ce qui a été fait ailleurs à ce sujet, notamment en .Vngleterre.
L'Exposition des bois aux États-Unis. — G’est un
fait bien reconnu aujourd’hui, et nous le raj)pelions tout à
l’heure, (pie, pi'ise dans son ensemble, la [iroduction commerciale
ou utilisable des forêts du monde entier est sensiblement
siqiéiieui-e à leur l'cndement. .Vuirement dit, il est exploité et
livré à la consommation, cluupie année, une (pianlité de bois
plus considérable que celle’ qui est produite i>ar la feuille
annuelle.
Sous ce raiiport, les Etats-Fnis d’Amérique ont, sans doute,
la palme, le record, comme on dit aujourd’hui. Le journal
Le Bois a publié, d’après les stalislicpies commei'ciales de ce
vaste i>ays, la iiroduction, exiirimée en dollars, de leurs exiiorta-
tions forestières, de dix ans en dix ans jusqu’en ItlOO, et ensuite
durant les aimées l'.)0:2 et l!tt).'>. Voici cette statistiipie, elle ne
laisse pas d’étre (MÜliante :
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
837
Année 18“20 .
» 1880
« 1840 .
» 1 850 .
» 1800 .
» 1870 .
» 1880 .
» I8IH ) .
» 1000 .
» 1002 .
» 1003 .
3 822 785 .lottars.
2(!()t 3.55
»
3 8()5 (Î94
»)
4 5tHJ 747
»
tO 299 959
»
t i 897 993
»
t732t 298
»
29 473 084
»
52 2t8 tt2
))
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»
57 835 899
»
Ainsi, en moins d’nn siècle, le montant des exportations de
produits forestiers non manniactnrés s’est élevé de ^2 on o mil-
lions à près de 58 millions de dollars. Sauf deux baisses relatives
(très relatives) en 1830 et li)0'2, raccroissemenl a été constant et
considérable, avec, parfois, des saides importantes comme celles
(le près de 5 millions de 18()0 à 1870, de 18 millions de 1880 à
1800, de 2S millions entre 1800 et 1000. Il n’y a pas de raison
pour tpie cette progression s’arrête avant longtemps.
Cubage des bois. Rapport du volume aux planches.
— La ((iiestion avait él(' posée à la Société des Agriculteurs
de France, section de Sylviculture, de savoir ([uel est le rende-
ment, en sciages marcbands, d’un mètre cube de bois.
Il a été répondu, en ce qui concerne le cliène et le sapin, par
un éminent forestier, .M. Bouquet de la Grye, dont tous les amis
des arbres et des forêts ont eu, depuis, à déplorer la perte. En
ce qui concerne le chêne, les moyennes de rendements s’établi-
raient ainsi ; en prenant pour type la planche dite d'eiitrevous
qui mesure 1 pouce d’épaisseur (()'", 0:37) et 0 pouces (0'“,3-43) de
largeur, il faut, pour donner 300 mètres d’entrevous, 1"‘^800 à
J'"'^,500 de bois cid)é au cinquième déduit. Il faudrait 3"'^000 à
8 mètres cubes si le calcul était fait sur du bois en grume,
puisque le volume grume est double du volume calculé au cin-
quième. La planche d’entrevous se vend au mètre courant, la
longueur de la planche ne pouvant être inférieure à 3 mètres.
Ouant <à la planche de sapin — ce qui, en langue commerciale,
comprend (également l’épicéa, les pins sylvestres, laricio et
autres, en général tous les bois résineux exploitables — la
planche type ou ordinaire, elle mesure également 1 pouce
d’épaisseur, 9 pouces de largeur, et 13 pieds (8"“,90) de lon-
gueur. Vingt-six à vingt-sept de ces [dancbes correspondent à
1 mètre cube en grume-
tlF SÉtîtE. T. Xtt. 22
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
::J38
Ges chiffres sont des moyennes prises sur des sciages effectués
sur le parterre même des coupes. Ils seraient plus élevés i)Our
des bois débités dans les scieries où le perteclionnement de l’ou-
tillage diminue la (piantité du déchet.
Trufficulture. — It’après un rapport de M. le comte de
Salvandy (1), la i)roduction, en France, des truffes dites de
Périgord — mais qui sont Iburnies également par les départe-
ments limitrophes de la Dordogne, comme aussi par la Drôme, le
Vaucluse et les Basses-Alpes, — ne .serait pas inh'rieure, annuel-
lement, à 1 J million de kilogrammes, dont ÔODOOÜ seulement
proviendraient du Péiâgord proprement dit. L’exportation
s’élèverait, sous l'orme de conserves, à :2()D 00(1 kilogrammes.
■\joutons que les départements méridionaux ne sont pas les seuls
producteurs du précieux tubercule, qui se ivnconire aussi plus
au nord, notamment en Berry, sur certains points de la Bour-
gogne, et jusqu’en Alsace.
Le rai)port, ipn a pour litre : Le chêne truffier, semble
admettre cpie le chêne est la seule essence au li avers des racines
de laquelle la truffe prend naissance. On la trouve cependant au
pied de diverses autres arbres ou arlirisseaux amentacés, tels,
par exemple, ([ue le châtaignier, le coudrier, et même, au moins
VEhanophi/ces sous les pins et l’épicéa. D’autre part,
il n’y a pas, à proprement parler, de chêne Irutlier. Gueillii' des
glands sur les chênes au pied descpiels se rencontre la truffe et
les semer ensuite, ne sera pas, à soi seul, un moyen de faire
naitre la truffe (piand ces glands auront produit de jeunes gaulis
de chêne (ti). Mais, avec des glands ra)nassésà terre ‘au pied des
chênes trulliers, on aura beaucoiq) i)lus de chance d’en obtenir
des truffes par la suite, parce (pte, du contact de ces glands avec
le sol, sera résultée (piehpie adhérenceàde quasi-mici'oscopi(pies
mycéliums du champignon souterrain. Introduits en terre avec
les glands, ces mycéliums pourront produire des truffes lorscpie
les jeunes chênes issus des glands auront déveloi)pé des radi-
celles en nombre suffisant, soit vers l’.àge de B à JO ans, au
minimum.
.Mais il est de toute probabilité que dans un bois mélangé de
chêne, de châtaignier et de coudrier où l’on trouverait la truffe,
des noisettes et des châtaignes ramassées tà teri-e au pied des
(1) Iia])port présenti'^ nu C-onseil d’administration (le la Soci(H(( des Agrirul-
teiirs de France, en s(‘anre (tu (i mars üMKi.
(”I) Sauf le cas où les arluaîs à trulles auraient (‘t(^ traitf's en vue de la U-con-
dation artilicielle de la trufle par rinlerimùliaire des feuilles avant leur chute.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
331)
cépées, et semées ensuite, produiraient, dans le délai votdu, des
truffes au pied des jeunes coudriers et châtaigniers provenant
de ce semis.
L’auteur du rapport que nous apprécions estime que l’étahlis-
.sement de trnilières fournirait un moyen précieux de rendre de
la valeur, et une valeur considérable, à des terrains soit ruinés
par la crise viticole, soit impropres à toute culture proprement
dite, on garnis d’une maladive végétation de chênes rabougris et
malvenants. Et de fait, on a de nombreux exemples de cet heu-
reux résultat. Les tlancs du mont Yentoux, en Yaucbise, couverts
de maigres taillis dont il n’était tiré presque nul profit, sont
affermés, pour la culture et la production de la truffe, à raison de
80 000 francs par an. La commune de Bédoin, dans les mêmes
parages, retirait de ses bois, poqr la même cause, en 188:2, un
revenu de 23 000 francs, et, en 1892, de 55 000 francs ( 1 ) au lieu
de celui de 500 francs qu’elle en obtenait avant l’introduction du
champignon si prisé des gourmets. Dans des proportions beau-
coup plus modestes, il est vrai, de petits bois communaux, en
-Vlsace, qui remlaient, en 1800, 30 on iO francs par an, donnent,
depuis qu’on y récolte des trtiifes, 300 et 400 francs par an.
Pour être modestes, ces derniers cbitfres n’en représentent pas
moins une valeur décuplée.
Le point important, mais aussi le point délicat, c’est le moyen,
la recette poui' établir une trulîièi'e, soit en la créant de toutes
pièces, soit en l’introduisant dans des bois existants (2).
Le mode de génération de la trulfe est un secret que les bio-
logistes n’ont pas encore entièrement pénétré. Cependant on a
pu constater que les radicelles de certains arbres sont associées à
des filaments ténus et délicats provenant du mycélium de cer-
tains champignons et plus particulièrement de la trulfe. Or cette
association est si parfaite et si intime que la radicelle de l’arbre
forestier semble former avec le filament mycélien un tout mor-
phologique nettement défini. Cet ensemble, qui n’est ni exclusi-
vement une racine ni exclusivement un organe mycétologique,
est ce que le naturaliste allemand Frank a appelé inycorhke.
(1) Cf. La Forêt gauloise, franque et française, dans la Hevue des
Questions scientifiques d’octobre RI0().
C2) Voir le Bulletin de Sgiriculture de la livraison de janvier 1899, pp. 31:2
et suiv., où il est rendu comple d'un procédé de fécondation artiliciellê
proposé par .M. le duc de tiramiuont à la Commission permanente de la Sec-
tion de Sylviculture (Société des .\griculteurs de France ; IIulletin du
1'='' juillet 1898).
:I10
REVUE DES QUESTIONS SCIEXTIEIQUES
Lo liil)ennile (iiarnii de la Inilïe est entoui’é d’iiii revêtement
l'entré g'i'is (lui n’est autre chose (in’nn réseau de ramifications
mycéliennes venant de ditïérentes directions cl qui, suivies
jusqu’tà leur extrémité, se montrent unies en symbiose avec des
radicelles d’arbres amentacés, tels que charme, châtaignier,
coudrier, hêtre et chêne, et s’il s’agit des Elap/umn/ces { U'uiïcs^
de cerf), des arbres résineux, pins et épicéa (J ).
Ce sont les jeunes peuplements de ces diverses essences,
quoique principalement du chêne, dont l’enracinement est mul-
tiple et très divisé, qu’allectionnent les précieux tubercules de
[)référence aux vieux arbres émettant au loin de grosses racines
peu chevelues. Ils se plaisent dans ies sols argilo-calcaires, mais
aussi dans les sols sablonneux et divisés comprenant au moins
une teneur de ^ i>. c. en calcaire.
D’après M. de Salvandy, un champ d’expérience en vue de la
culture de la trulfe aurait été créé, depuis quelques années,
dans la commune d’Vssandon prés Drives (Corrèze), sous la
surveillance d'un professeur d’agriculture, et aurait i)rodint,
l’année précédeide, des tubercules sauvages {Tnher (Irtpiplii-
liinii) avant-coureurs d’une année ou deux, d’après les gens du
pays, de la trulfe comestible.
Le procédé de sectionnement ou d’avortement du pivot des
jeunes plants de chêne, recommandé par M. de Salvandy, p(‘ut
avoii' son utilité en favorisant le (léveloi)pement et l’extension
du chevelu, c’est-ià-dii'e des radicelles. Il est du reste facile à
réaliser en pépinière au moyen d’une bêche bien allilée, enfoncée
ohliquemeid le long des l'augées alignées des jeunes plants. Ou
bien encore on garnit d’une épaisseur de terreau stdlisante un
terrain pavé ou dallé et l’on y sème les glands. Les pivots ai'rêtés
parle pavé ou la dalle s’atrophient et toute la sève desccndaide
s’utilise en ladicelles. (ies deux proc('dés .semblent i)bis pra-
tiques et moins chanceux que celui qui consisterait, d’après
l’auteur du rapport, à provo(pier ralro[)bie du pivot au sein du
gland lui-même.
Kidin l’on peut dire que la ])résence des micorbyzes, (pielle
([ue soit l’espèce de champignon, trulfe ou tonte autre, qui les
produise, est éminemment favorable à la végétation des arbres
en les mettant à même de participer en quehiue mesure tà la vie
saprophyte. L’a.ssociation des cbami)ignons aux racines des
végétaux ligneux active, dans une forte proportion, le travail
(1) Eüs.mosiIu lu noveniltre Ittüli. A. Arloque, Les Micovhijzes.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
3il
(les baclérios sur les déchefs nourriciers (l'euilles mortes, menues
ramilles et autres débris végétaux) pour les trauslbrmer eu
substances assimilables et favorise ainsi le développement et la
bonne venue des arbres forestiers.
Le Lophyre du pin {Lophijrus pini, Lin.) est un bymé-
noptére qui, à l’état de larve, est une fausse chenille, munie de
onze paii'es de pattes et qui vit à nu sur la cime des pins dont
elle dévore les aiguilles jusqu’à la base et les jeunes pousses
elles-mêmes. Cet insecte exerce particulièrement ses ravages
dans les vastes plaines sablonneuses et maigres du nord de
la Belgique, d’ime étendue de 5000 kilomètres carrés et appe-
lées Campine, où ont été introduits avec succès les pins syl-
vestre et maritime. Tantôt dans le nord-est du Brabant, tan-
tôt dans la province d’Anvers, plus récemment dans nombre
d’autres localités couvertes de pineraies, s’éteiulent les ravages
de cet insecte. Les massifs résineux visités par le lopliyre pré-
sentent en peu de temps un aspect lamentable, un peu comme si
le feu y avait passé.
Mais, chose curieuse, il parait ([ue la redoutable fausse-che-
nillen’en veut qu’au pin sylvestre. M. le JU Verstappen, de Diest,
a constaté, dans ses propriétés peiq)lées en pin, que le maritime
reste indemne à côté des sylvestres ravagés. Et un forestier
belge, M. l’inspecteur Hoffmann, a pu s’as-^urer de la même
immunité en faveur du pin laricio restarit inattaqué au milieu
des pins sylvestres dévorés par les lopbyres.
Le Bullî;tlx de la Société cemrale forestière de relgiole,
où nous avons puisé en grande partie les détails (pu pré-
cèdent (I), regrette (pie le pin laricio soit trop peu représenté
en Campine dont il parait très bien supporter le climat, où il
pousse rapidement passé les cinq ou six premières années,
fournit un fût élancé et droit et s’associe très heureusement,
dans les sables maigres, avec le pin maritime.
L’Écimeuse, Bupreste du chêne (f). — Les Buprestes
sont des insectes coléo[)tères, voisins des Hannetons. L’un d’eux,
Conrbus trifadalus (Oliv.) ou Bupreste de l’yeuse, longtemps
cantonné dans la méridionale région où se plait le chêne vert, a
( t ) Novemlire et (lécenilire I9U5, avril I90G.
ri) Le Covo’bm, par E. Pesjol)erl, Conservateur des eaux et forêts en
retraite, dans le Hcli.eux ue' la Société ii’AnmcuLTcnE ue l’Indre,
août 19UG.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
lait, depuis (piehptes années, son apparition dans le centre de la
France on il s’attaque à tontes les variétés de chêne, [)rincipale-
ment dans les bons peuplements de taillis composé, aux
branches et à la pousse terminale des brins de deux âges. De là,
les Derrichons ont donné à cette bi'stiole le nom (VEciiiieuxe.
Arrivé à l’état parlait, à l’état d’insecte proprement dit, le
l!n[U'este dn cbéne ressemble à un petit hanneton (pn n’attein-
drait pas centimètres de longnenr avec nue laigenr de 5 mil-
limètres et dont les élytres seraient de conlenr biam-verdàtre.
(’-e n’est pas cet insecte ([ni pent eanser des ravages a[)préciables,
car line seule journée Ini snllit, généralement an indien on vers
la lin de jnin, [lonr sortir de sa chrysalide, [irendre ses ébats,
s’accoupler, pondre ses unds et... mourir.
.Mais avant de [lasser de vie à Inqias, la temelle, vers la tin de
jnin, a introduit ses œni's à l’aisselle des lénilles d(3s rameaux
des jeunes cbénes. Bientôt éclos sons nn rayon de soleil, chaipie
(cnf produit nn im{)erce[»lible petit ver ([ni va s’insinuer dans
l’inlérienr de la branche on de la cime terminale on il a vn le
jour, pour vivre et se dévelo[)[)er aux diqiens des tissus ligneux
pendaid jirès d’nn an, c’est-à-dire jnsipi’an milieu de mai on an
commencement de jnin de l’année suivante. Il Ibrine alors sa
chrysalide (pii dure une quinzaine de jours. Après quoi, le cycle
recommence.
ty(3St donc à l’état larvaire que l’Ecimense exerce ses ravages.
Aussitôt éclos, le petit ver descend à l’iidérienr de la branche on
dn rameau, s’introduit d’abord dans la moelle, [ilns tendre ([ne
le bois, pois, devenu [ilns tort, gagne le liber, entre bois et
(k’Oi'ce on il trouve une nonrriinre [)his snccniente et pins
substantielle. Il [irend alors nn dévelo[)|)ement relativement
considérable, [)nis([ne, [)res([iie littéralement microsco|)iqne à
sa sortie de rœnf, il [larvient à une longneni’ de i à 5 centi-
mètres avec nn diamètre de ([iiatre millimètres.
nnand, en mai, la larve écimense a[i[)rocbe de sa tin, elle se
met à cheminer en spirale entre le bois et l’écorce, dévorant, de
ses mandibules sans doute renibrcées [lar cet exercice, tout ce
([d’elle rencontre sur son passage, arrêtant ainsi le mouvement
de la sève. Finalement elle traverse, suivant son diamètre, la
brandie on le rameau on elle est née et s’est développée, [lonr
s’arrêter à la dernière membrane de l’ccorce; là elle creuse nn
espace nn [len [ilns grand on elle o[)ère ensuite sa cbrysalida-
tion; et nne lois parvenu à l’état paiiàil, l’insecte n’anra, [lonr
prendre son vol, ([ii’à [lercer la mince [laroi d’écorce qin le
séparait de l’air libre.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
343
Dans les peuplemenls vigoureux et bienvenants, les ravages
(le VÉciuieuse sont peu importants. Des cluùies de deux Ages
surmontant le taillis voient ([uelques-unes de leurs branrhes
latérales, parfois la pousse terminale se dessétdier, les feuilles
de ces rameaux jaunir, noircir et tomber. .Mais l’ensemble de
leur végétation vigoureuse ne tarde pas à réparer ces pertes
modiques.
11 n’en va pas de même dans les trop nombreux taillis exploités
h courte révolution, en sol maigre et aride, où les baliveaux sont
rares et les modernes encore plus. VEcinieuse, en pareil cas,
faute d’arbres de deux Ages et nu'me d’un seul, se jette sur les
jeunes brins de cépées, et souvent les dévore de la souche au
bourgeon terminal.
.V ce mal, il y a peu, ou plutôt il n’y a pas, pratiquement, de
remède. Heureusement la nature — ou, plus exactement, le
Créateur — a elle-même limité les ravages de notre larve par
l’intermédiaire d’un membre de l’innombrable tribu parasite des
Ichneumonides (pii, à l’état de larves, ne peuvent vivre que de
la substance même des autres insectes. L’iclmeumon du
bupreste appartenant au genre Lissonota, pond ses œufs dans
la larve même de VÉcimeuse; ceux-ci y éclosent, y vivent et s’y
développent aux dépens de l’hôte qui les héberge involontaire-
ment.
Quand le Cora’bus se multiplie en trop forte [iroportion,
richneumon pullule en proportion plus forte encore.
Diriger les taillis de chêne selon les bonnes méthodes est,
somme toute, le vrai moyen d’empêcher les ravages de VÉci-
meuse du chêne.
G. DE Kmw.xx.
.Mars t907.
SCI EXCES ÉCOXOMIQL'ES
Angleterre La Conférence coloniale. — Le 15 avril
dernier, la Conférence coloniale s’est réunie à Londres — ses
précédentes assises avaient eu lieu en 100:2. Les réunions
de la Conférence, aux([uelles les colonies autonomes délèguent
leurs propres ministres, tendent cà devenir périodiques; le gou-
vernement britannique estime ([u’elles constituent un excellent
moyen de resserrer les liens (pii unissent les dilférentes parties
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
3M
(le l’empire et ipii doiveni leur l'orce ;i la Cümmimaut(3 d’ori-
gine, aux Iradilious et à l’intéiTl polilitpie.
Le premier objet important, dont se soit occupt'e la r.onlë-
reuee a ('b' la en'atiou, à Londres, d’un hun'au intercolonial.
Le gouvernement, (pti entend conserver la haute main dans les
ra[)[)orts des coloni(îs av(!c la nn'dropole, n’a pas voulu d’uii
organisme imb'pendant et n’a consenti (ju’à la tdrmation d’un
Lomilé sp('cial ratlaclu' au minist(‘re des (’iolonies.
Deux grosses cpiestions (Haieut à discuter par la Loidërence ;
la politicpie douanif're et la d('‘lënse de l’empire. De la premi(^re
j(i crois inl(‘ressant de dire (piebpies mots, car elle se rattache
directement aux ('tudes {(uhliées par cette Uevue sur le néo-
protectionnisme hritannicpie. (’iertes, le syst(’‘me protecteur de
■M. (’-hamherlaiu a été solennellement condamné en Angleterre,
mais, nonobstant la volonté ex[)resse marcpiée i)ar le corps
i'l(3cloral du Hoyaume-l'ui eu laveur du lihre-('change, il
semble à certains (pi’il reste place à des concessions réci[)ro(pies,
d(î la part des colonies et de la mère-patrie, les plus grandes
(‘tant conseidies par celle-ci. .M. Deakin, r(;pr('seidanl la Féd()-
ralion australienne, s’est l'ait le dérenseiir de celte thèse au
sein de la Loidérence et a présenté les résolutions suivantes (pii
reproduisent en partie celles adopbies en l!)0:i.
« La (’-ontérence est d’avis (pie l’adoiiliou du princiiie des
tarifs dilfèreidiels réciprmpies par la (îraiide-Hretagiuî et par
ses [lossessioiis d’ouire-mer stimulerait et facililiMait leurs rela-
tions commerciales et renforcerait l’empire en [irovoipiant le
dév(do[)pem(‘nt des ressources et des industries de toutes ses
parties.
» Klle r(3connail (pie, dans les circonstances actuelles, il n’est
pas possible d’adopter un système général comportant le libre-
('cbange entre la inère-palrie et ses colonies.
» (Cependant, en vue d’aider au développement du commerce
à l’intérieur de l’enpiire, il est désirable (pie les colonies accor-
dent, si elles ne l’ont d(ÿjà fait, autant ipie l(3S circonstances le
permettent, un traitement de faveur aux produits du Uoyaume-
Uni.
« Il est désirable ipie le traitenumt de faveur accordé par les
coloni(3s aux produits du Hoyaiime-Uiii soit, étendu à ceux des
autres colonies autonomes.
« Il est aussi désirable (pie la (Irande-ltretague accorde un
traitement de faveur aux produits de ses c(doni(3s. »
De sou côl(', le gouvernement de la A'oiivelle-Zélande a pro-
posé ce (pii suit :
REVUE DES RECUEILS UERRJDIQUES
345
f II esl essentiel au bien-être tant dn lioyanme-Uni (|ue de ses
possessions, que des tarifs de l'aveni soient aeeordcs dans les
colonies aux produits hritanni([ues trans{)orlés sur des navires
britanni(pies, et cpie dans le Koyaume-Llni les i)roduiLs colo-
niaux actuellement imi)osés jouissent d’un droit d’entrée pri-
vilégié. '0
Enlin, le gouvernement dn Cap a présenté, à son tour, les
résolutions suivantes :
ft La Conférence se rallie à la résolution adoptée nnanimement
par la Conférence coloniale tenue à Londres en 1!K):2 et constate
avec une vive satisfaction les progrès faits i)ar les idées de réci-
procité dans les diverses colonies.
-t) La Conférence, en adlu'rant au i)iincip(i de droits de faveur
à accorder aux produits du Royaume-Cni, invite instammeid, le
gouvernement britannic[ue à considérer (pie le maintien de ce
privih'ge dépend largement de 1,’octroi d’avantages semblables
aux colonies britanniques. »
En somme, tous les représentants coloniaux se sont ralliés au
principe de tarils dilférentiels récipro([ues à établir par le
Royaume-Eni et les colonies, sauf le représentant de l’Inde et le
général Rotha, représentant des possessions transvaaliennes,
lei[uel a fait une déclaration é(piivalant <à une abstention. I^c
représentant de l’Inde a déclaré qu’aucun avantage intercolonial
ne saurait compenser pour l’Inde le iiréjudice (pii pourrait lui
être causé par les représailles des pays étrangers (pie des tarifs
de faveur accordés aux colonies anglaises léseraient gravement
dans leurs exportations. L’empire britanni([iie, en effet, vend à
l’Inde pour 50 millions de livres sterling et ne lui achète que
pour39 l/:2 millions de livres, alors que les importations des
pays étrangers dans l’Inde sont intérieures de 4(S millions de
livres aux exportations de l’Inde vers les pays étrangers. L’Inde
est lin pays essentiellement exportateur: elle exporte pour
R)5 ]/:2 millions de livres et n’im[)orte ipie [lour tW millions.
M. .Vs((uitb, chancelier de l’Échiquier, en y mettant tontes les
formes reipiises pour maintenir la cordialité jiarmi les membres
delaCiOnférence,s’est nettement prononcé contre les propositions
de la ([uasi-inianimité des représentants coloniaux. Il a allirmé la
liberté de chacun qui doit être considérée comme étant un des
traits essentiels du pacte impérial. L’indépendance fiscale doit
être considérée comme absolue, les colonies ont le droit d’en-
tourer leurs [iropres industries d’un régime protecteur et
d’élever des barrières douanières même contre la mère-patrie.
34(5
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Ouant ait Hoyaiime-Uiii, son intérêt est de rester iidèle an libre-
érhaiii^e, car on ne pourrait accorder de préférence aux colonies
(pi'en taxant les vivres. Le libre-échans>e est une nécessité
nationale. La Grande-I)retai>ne comprend 41 millions d’habitants
(pli dépendent pour ralimentation et les matières premières de
sources extib’ieures d’approvisionnement. Cette population sup-
porte une lourde dette contractée en grande partie pour édilier
l’empire et assume les frais de la diplomatie et de la défense
impériales. 11 importe (pie la Grande-Bretagne demeure le plus
grand marché commercial du monde et continue à tirer le
meilleur bénétice de sa marine marchande.
y\. -Vsquitb a d(.'claré cependant que le gouvernement était
disposé à rechercher, en dehors de tarifs dilTérentiels rtk'i-
proques, les moyens de développer 1(3S relations commerciales
entre les ditférentes parties de l’empire. 11 a [tarlé de l’améliora-
tion des moyens de communication, spécialement du service
de steamers, de l’augmentation du nombre des agents commer-
ciaux dans les colonies, de la réduction des droits de passage
dans le canal de Sut^z, de l’établissement d’un service de
transports pour voyageurs entre la Grande-Bretagne et l’-Vuslralie
I>ar lu Canada.
Finalement, la Conférence a voté la résolution suivante :
« Sans préjudice aux résolutions di'jà adoptées ni aux réserves
formulées par le gouvernement de Sa Majesté, la Conférence,
reconnaissant combien il importe de favoriser la liberté et le
développement des relations commerciales à l’intérieur de l’em-
pire, estime (pie la façon la plus sûre d’atteindre ce but est de
laisser à chaque partie de l’empire toute liberté pour choisir, en
ce qui la concerne, les moyens (pii lui conviennent le mieux eu
('gard à ses conditions et à ses besoins spéciaux. Elle émet aussi
le vœu que tous les elforts soient faits en vue d’obtenir la coopé-
ration de tous à la réalisation d’un état de choses présentant un
intérêt mutuel. »
La thèse du gouvernement impérial l’emporte donc. C’est le
ÿtatn (jKO, permettant à chacun de poursuivre, par des moyens
apjiropriés à sa propre situation, l’amélioration de son com-
merce, pour autant ([ue l’emploi de ces moyens ne soit pas [tar
le fait même obligatoire pour autrui.
Je ne quitterai pas l’.Vngleterre sans signaler l’état prospère de
ses linances. Les revenus de l’exercice écoulé ont dépa.^sé les
dépenses de 5 B!)9 000 livres sterling; pour l’exercice en cours,
on prévoit un excédent de 4 0.'33 000 livres. Lue conséquence
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
347
prochaine de celte heureuse gestion tinancière est rallègemeut
deVfnconie tax i\u héiiéfice (le !H)0 1)1)11 coutril)uahles sur I 101)1)00
qui la supportent. Une distinction serait laite entre les revenus
provenant du travail et ceux provenant d’autres sources; les
premiers seuls seraient exonérés à concurrence de 8 pence par
shilling Irappanl actuellement chaque livre de revenu. Cet avan-
tage ne serait accordé qu’aux contrihuables dont les revenus
totaux ne dépasseraient pas :2000 livres. La réforme conterait
annuellement au trésor '2 000 000 de livres.
Allemagne. Les Syndicats. — Le Syndicat des aciers
allemands a été renouvelé le 80 avril dernier, à ininnit, pour
cinq ans. Cet événement — car événement il y a, vu l’inlhience
considérahle du syndicat sur le marché industriel et les
appréhensions (pi’avait provoquées l’éventualité de son non-
renouvellement — a immédiatenifint provoqué un réveil marqué
des atfaires de la sidérurgie. De gros achats ont été opérés, les
carnets de commandes se sont remplis; entre le producteur et le
consommateur la confiance un instant ébranlée s’est ratfermie.
Le renouvellement du Syndicat des aciers allemands a entraîné
celui du Cartel international des rails et du Syndicat belge des
aciers et des négociations ont été immédiatement entamées en
vue de la prorogation, en Allemagne, du Syndicat des lils
laminés, de celui des aciers de construction et de celui des tubes
pour condiutes de gaz et pour chaudières.
I.es syndicats sont des régulateurs de production et de prix,
ce sont aussi de véritables soutiens pour certaines entreprises
qui livrées à elles-mêmes péricliteraient. Ce (pii rend dilliciles la
constitution et le fonctionnement d’un syndicat, c’est l’inégalité
existant eqtre ses membres; tous ne se trouvent pas dans les
mêmes conditions et leurs intérêts ne peuvent être .satisfaits (pie
par des moyens différents. Le syndicat allemand — le Cartell —
est né directement du souci de supprimer les crises écono-
miques, sa coïK’eiition théorique a pnicédé sa réalisation pra-
tique. C’(ist peut-être là un exemple unique. La théorie, en tout
cas, travail pas [trévu les complications diverses qui ont menacé
et menacent encore l’existence des grands syndicats allemands.
Un peu d’histoire documentaire éclairera cette importante
question.
Le Syndicat des aciers, dont je viens de parler, s’occupe de la
vente des produits demi-ouvrés. Ses membres sont ses fournis-
seurs et, éventuellement, ses clients, mais ils sont en même
348
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
temps les tburiiisseiirs d’antres (pie lui, de sorte (pie le syndical,
lorsque les commandes sont fortes, ne reçoit pas snllisamment
d’acier. Lorsque les commandes sont faibles, au contraire, on lui
en olfre plus que le nécessaire. On aurait pu cependant trouver
une solution facile si des membres du syndicat n’avaient cherché
à se rendre indépendants en construisant de nouvelles aciéries,
en achetant des usines produisant pins d’acier que pour les
besoins de leur consommation. Ces membres ne se trouvent plus
forcés d’acheter au syndicat et, d’autre part, ils passent des con-
trats avec des maisons de commerce et s’assurent ainsi le
débouché de leurs jiroduits. Le syndicat est formé d’éléments
dissemblables et, dans ces conditions, il est extrêmement dilli-
cile de déterminer la quote-part de production de chacun. Cette
dilliculté devient encore plus grande lorsqu’il s’agit de pro-
noncer l’admission d’un concurrent important qui réclame pour
lui une quote-iiart jugée e.xcessive. Tel est le cas, au regard du
Syndicat des aciers, des Westfalischen Stablwerke.
Il existe en .Mlemagne un syndical de la jiolasse qui a été
secoué par une crise violente due au dévelo[)pement exagéré de
l’industrie. Le syndicat compte actuellement oG membres, mais
des demandes d’admission de pins en plus nombreuses ont été
introduites. Lire véritable tièvr'e de potasse a sévi ; 81 sociétés
nouvelles achèvent actnellernent la construclion de leurs puits
d’extr’action, :20 ont commencé celte construction, plus de
1011 sociétés de sondage se sont constituées, (i’est un véritable
gas[)illage des richesses rniniér'es qui doit avoir pour- consé-
ipience, [lar la surpr’oduction, de diminuer les bénéfices de l’in-
dustrie. l'ne loi, la Lex Gaiiip, entrée en vigueur il y a deux ans,
a bien aboli la liberté des mines pour la potasse et pour la
houille, mais pour la potasse elle est venue trop tarai et,
d'ailleur's, la jir-ovince de Hanovre (X'bappeàson application. La
lacti(pre dn syndicat est de se défendr'e contr’e rintroduction de
nouveaux rnernbr-es, tout en évitant de se créer des concirr-renls
r'edoutables.
Pour la houille, autre point de vue. Le lise prussien, (pii
[lossède de nombreuses mines mais n’extrait pas beancoup,
aurait voulu enir'er avec voix prépondérante dans le Syndicat
rbénari-wesipbalien de la bouille. Le syndical et le lise ont joué
au plus lin, le fisc ne l’a pas emporté. Mais la crise dn syndicat
de la bouille, sans parler des pr’emier’s avatars, pr'ovient d’antres
causes. .Vcluellernenl, le syndicat comprend des Keinen-Zcxben,
houillères et four’s à coke, et des Iluetten-Zecben, houillères
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
349
avec industries annexées, hauts Iburneaux, aciéries, laminoirs.
Les |[netten-Zeclien sont îles industries intégrées ayant une
tendance à se rendre de [)lns en plus indépendantes. Le
syndicat voulut empêcher la formation de nouvelles llnetten-
Zechen; les lluetten-Zechen existantes achetèrent alors des
Reinen-Zechen, formèrent avec elles des blocs indivisibles
cpiant à la ipiote-part à fournir au syndicat et augmentèrent
de cette façon leur indépendance vis-à-vis de lui. La crise
continuera vraisemblablement jirsqu’à absoi'plion com[)lète des
Reinen-Zechen produisant du coke et du charbon gras.
R.
La Société Scientifu[ue de Ihoixelles oftVe ses res]»ec-
tueiix hommages à S. (Ii-. Mgr Mercier, archevêque
de Malines, créé cardinal le 15 avril 1907, et ses
cordiales félicitations à M. A. de La[)parent, memlire
de l’Institut, nommé secrétaire })eiq)étuel de l’Académie
des Sciences, en remplacement de M. Berthelot, à
M. A. M4tz, professeur aux Facultés catholiques de
Lille, nommé membre correspondant de l’Académie
des Sciences et à M. A. de Ileihptinne, professeur à
rUnivf'rsité de Louvain, nommé memlire correspon-
dant de l’Académie des Sciimces de Bidgique, memlu'es
de la Société Scientilhpie, et collaborateurs di' ses
Ann.vles et de sa Revue.
REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
BULLETIN BIBLIOGRAPIIIOUE
Annuairf. pour l’an 1!)()7, publié par le Bureau des lougiludes.
Un vol. iu-l(i de (kSïî pages, A. 8, B. “20, G. J iO, I). 45. — F*aris,
Gauthier-Yillars.
Le présent Annuaire rontienl des tableaux détaillés relatifs à
la Métrologie, aux Monnaies, à la Géograpbie, à la Statistique et
à la Météorologie. Il se termine par trois notices scientifiques :
Diamètre de Vénus, par .V. Bouquet de la Gi’ve; Note sur la
A'U*^' Conférence de l’Association (féodésique internationale, par
X. Bompiet di; la Grye; Histoire des idées et des recherches sur te
Soleil. Itérélalions récentes de ratmosphère entière de l’astre, par
11. Deslaiulres.
Annuaire astronomique pour 1007, publié par l’Observatoire
royal de Belgiipie. Un vol. iii-lti de 550 pages. — Bruxelles,
Il ayez.
Ge volume contient les notices scienliliques suivantes : Le
cercle méridien de Uepsold,\)wv li. V\\\\\[)\)o[ ; Lislallation des
pendules à t’Ohservatoire roijat de Belgique, par E. Delporte;
Description de la lunette méridienne de Camhen, par .1. Delvosal;
Sur les appareils sismiipies et les tremblements de Terre d’origine
lointaine, par 0. Somville.
Annuaire pour l’an 1007, publié par la Société belge d’.Vstro-
nomie. Un vol. in-8" de 102 pages. — Bruxelles, Larcier.
Une notice de .M. Yan Biesbroeck sur VObservalion des Etoiles
variables et une de M. A. Bracke sur VOtiservation des orages
sont jointes au présent .\nnuaire.
.Mémoires DE l’Orservatoire de l’Erre. N° 1. (u'and in-8’ de
50 pages avec cartes et planches hors texte. — Barcelone,
G. Gili, 1000.
Ge premiei’ fascicule des Mémoires de l’Observatoire récem-
ment fondé par la Compagnie de .lésus, à Boipielas (Torto.sa,
Espagne), contient une Notice sur l’Observatoire et sur quelques
observations de l’Eclipse du ,W août 1905 par le B. B. Gii'era, S. .1 .
Edition française, traduction par le P. E. Merveille, S. .1.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
351
G- Petit Bois — Tafela uabestimmter Lmegrale. Un vol.
in- 4" de xii-J5J pages. — Leipzig, Teubner, JlKHi.
Lecneil d’environ :2300 intégrales indéfinies ramenées à
110 types distincts. Le but essentiellement pratique de l’ouvrage
a déterminé l’auteur à grouper les intégrales d’aiirès la forme
qu’elles présentent, non d’après la similitude des méthodes
d’intégration. Ces méthodes d’ailleurs ne sont pas même indi-
(piées. La clarté de l’impression, riieureux choix de quelques
notations font de ce recueil un instrument de travail facile et
agréable <à manier. F. \V.
F. Durio. — Die Elemexte rer a.xalytischex (Ieometrie
DES Uaumes. Troisième édition. Un vol. in-8'’ de x-18l) pages.
— Leipzig, Teuhnei'.
Traité élémentaire très soigné, écrit en vue de l’étude privée
aussi bien que de l’enseignement 'scolaire. Près de cinq cents
exercices très faciles sont insérés dans le corps même de la
théorie. Un bon index termine l’ouvrage. Signalons — c’est un
mérite encore assez rare — le soin apporté <à élucider les ambi-
guïtés qu’on pourrait appeler classiques : angle de deux droites,
angles directeurs d’une droite, sens de la normale à un plan.
Ouestions de signes, sans doute. Mais l’étudiant ([ui croit pouvoir
les dédaigner, éprouve un sentiment d’incertitude, de malaise,
dé.sagréable et fatigant, qui le poursuit dans tout le cours
d’une application, et qui altère l’impression de séciuité sereine
propre à l’étude de la vérité mathématique. F. W.
Maurice Lévy. — La Statigraitiiql'e et ses applicatio.xs
AUX coxsTRUCTio.xs. Troisième édition. Première partie. Prin-
cipes et applications de Statigrapbique pure. — Paris, (lautbier-
Villars, J!)07.
Réédition mise en concordance avec les nouvelles circulaires
ministérielles françaises pour les calculs relatifs aux ponts
(•20 août aux balles h voyageurs et à marchandises
(17 févi'ier 1!)03) et au béton armé (20 octobre lOüb).
R. P. L. Sodiro, S. J. — Coxtriruciox al coxoclmiento
DE LA FLORA ECU.VTORiAXA. Munografia III. Tacsonias ecuato-
rianas. (juito, lOOb.
Relie monographie faisant stdte aux ouvrages lloristiques du
R. P. Sodiro. L’auteur énumère et décrit toute les formes de
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
3:)2
Tacsonia — genre de la l'amille des Passilloracées — eonnues
de la Uépul)li([ue de rKquateiir. Nous y trouvons cinq espèces
nouvelles el trois variétés. Les descriptions sont détaillées, en
latin et en espagnol. Onatre belles planches montrent les princi-
paux caractèi'es de quelques espèces. L. N.
Em. De Wildeman. — Ann.vles du Musée du Congo.
K t iules lie si/stéiiiatùjue el île géogmij/iie holaniqites sue la /love
lin lias et du Moneii-Coiigo. Vol. 1. Fasc. 1. Pages J-84, plan-
ches 1-\X.\V. — Bruxelles, lévrier J!)()7.
(iràce à l’activité de notre collègue M. Km. De Wildeman,
l’étude de la Dore du Congo avance rajiidement. Dans ce iasci-
cule, continuation des magnilicpies publications de l’Ktat Indé-
pendant, on trouve bon nombre do i)lantes de plusieurs lamilles
tant Cryptogames (pie Plianéiogames, énumérées on décrib's. Les
d(3.scriptions, jileines et sobres h la fois, sont en français. Les
i bamprgnons ou .Mycètes sont seulement énuméi’és; leur étude
est due à la collaboration du savant mycologue italien M. Sac-
('ardo. L('s planches sont, les unes des photogravures, d’antres
des héliogravures, d’antres, enlin, dessinées d’après nature;
tontes sont excellentes. .V remanpier, parmi les [ibotogravnres,
le Criiium Laurenti De Wild et Tb. Dur. L. N.
Jean Paraf. — Commutathices et transformateurs éleu-
TRKjUES TOURNANTS. Petit iii-cS" de D15 pages avec 5(S (igures
( lùiegclopédie scie)ili/i(]ne des A ide-Méiiioire). — Paris, Cantbiei'-
Villars et Masson.
.Monographie assez détaillée de la commntatrice, fonmissant
aux constrnetenrs et aux exiiloilants l’ensembh' des notions
tbéoricpies et praticpies relatives à cette intéres.sante et impor-
tante machine transformatrice ; conditions et jiarticnlariti's de
Ibnctionnement des commntatrices; montage, mise en marche l't
association; étude expérimentale, calcul et construction; utilisa-
tions diverses auxquelles se prêtent ces convertisseurs. Le
dernier chapitre est consacré aux translbrmateurs tournants
autres que les commutatrices, et décrit, en examinant leurs
avantages et leurs défauts comparés, lesgroiq)es moteur-généra-
teur, les pei'inutatrices, les redresseurs, etc.
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
Pour expurger la terre des souillures de la mort et
faire rentrer dans les trésors de la vie la matière ani-
male défunte, il 3^ a des légions d’entrepreneurs char-
cutiers, parmi lesquels sont, dans nos régions, la Mouche
bleue de la viande {CaUipJiom voruitoriahm.), ei\di
Mouche grise {Sarcophaga çarnaria Lin.)* Chacun
connaît la première. C’est la grosse mouche d’un bleu
sombre qui, son coiq) fait dans le garde-manger mal
surveillé, stationne sur nos vitres et gravement 3’ bour-
donne, désireuse de s’en aller au soleil mûrir une autre
émission de germes. Comment dispose-t-elle ses œufs,
origine de l’asticot odieux exploiteur de nos vivres,
venus de la chasse ou de la boucherie? Quelles sont ses
ruses et comment pouvons-nous 3’ parer ? C’est ce que
je me proj)ose d’examiner.
La Mouche bleue fréquente nos demeures l’automne
et une partie de l'hiver jusqu’à ce que les froids devien-
nent rigoureux; mais son apparition dans les champs
remonte bien plus haut. Dès les premières belles jour-
nées de février, on la voit se réchauffer, toute frileuse,
contre les murs ensoleillés. En avril, je l’observe, assez
nombreuse, sur les Heurs du laurier-tin. Apparem-
ment c’est là que se fait la pariade, tout en sirotant les
exsudations sucrées des jietites Heurs blanches. Toute la
belle saison se passe au dehors, en courtes volées d’une
buvette à l’autre. Quand viennent l’automne et son
gibier, elle pénètre chez nous et ne nous quitte qu’aux
fortes gelées.
1II« SÉRIE. T. XII.
“23
354
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Voilà liien ce qu’il faut à mes habitudes casanières,
et surtout à mes Jambes tléchissant sous le poids des
années. Je n’ai pas à courir après mes sujets d’étude;
ils viennent me trouver. J’ai d’ailleurs des aides vigi-
lants. La maisonnée est avertie de mes jirojets. Chacun
m’apporte, dans un petit cornet de pa})ier, la turbulente
visiteuse, capturée à l’instant contre les vitres.
Ainsi se peuple ma volière, consistant en une grande
cloche en toile métallique, qui repose dans une terrine
jileine de sable. Un godet contenant du miel est le réfec-
toire de l’établissement. Là viennent se sustenter les
captives aux heures de loisir. Pour occujier leurs soins
maternels, je fais emploi d’oisillons. Pinsons, Linottes,
Moineaux que me vaut, dans l’enclos, le fusil de mon
bis.
Je viens de servir une Linotte tuée l’avant-veille.
Alors est introduite sous la cloche une Mouche lileue,
une seule, pour éviter la confusion. ISon ventre replet
annonce une prochaine ponte. Ln ebèt, une heure
après, les émotions de rinternement apaisées, la captive
est en travail de gésine. D’un }>as âpre et saccadé, elle
explore le petit gibier, va de la tète à la queue, revient
de la queue à la tète, plusieurs fois recommence, enbn
se bxe au voisinage d’un (uil, tout fané, retiré dans son
orbite.
L’oviducte se coude à angle droit et plonge dans la
commissure du bec, tout à la hase. Alors, jirès d’une
demi-heure, c’est rémission des (Uiifs. Immobile, impas-
sible, tant elle est absorbée dans ses graves aftàires, la
pondeuse se laisse observer au foyer de ma loupe. Un
mouvement de ma }>art rebàroucberait, ma tranquille
présence ne lui donne inquiétude. Je ne suis rien jiour
elle.
L’émission n’est jias continue jusqu’à éjuiisement des
ovaires ; elle est intermittente et se fait par pa([uets. A
diverses rejirises, la Mouche quitte 'le bec de l’oiseau et
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
355
vient se reposer sur le treillis, en se brossant l’iine
contre l’autre les pattes postérieures. Avant de s’en
servir de nouveau, elle nettoie surtout, elle lisse et
polit son outil, la sonde conductrice des germes. Puis,
se sentant les flancs encore riches, elle revient au
même point de la commissure du bec. La ponte reprend,
pour cesser tout à l’heure et de nouveau recommencer.
Une paire d’heures se passent en ces alternances de
station au voisinage de l’œil et de repos sur le treillis.
Enfln c’est flni. La Mouche ne revient plus sur
l’oiseau, preuve de l’épuisement des ovaires. Le lende-
main elle est morte. Les œufs sont plaqués en couche
continue, à l’entrée du gosier, à la hase de la langue,
sur le voile du jialais. Leur nomlire paraît considérable;
toute la partie gutturale en est blanchie. J’engage un
})etit pilier de bois entre les deux mandibules pour les
maintenir ouvertes et me permettre de voir ce qui se
passera.
J’apprends ainsi que l’éclosion se fait en une paire de
jours. Aussitrj née, la Jeune vermine, amas grouillant,
abandonne les lieux et disparaît dans la profondeur du
gosier. S’informer davantage du travail est ])our le
moment inutile. Nous l’apprendrons ])lus tard en des
conditions d’examen plus aisé.
Le bec de l’oiseau envahi était clos au début, autant
que le comporte le rapprochement non forcé des mandi-
bules. A la base restait une étroite rainure, suffisante
au })lus au passage d’un crin. C’est par là que s’est efléc-
tuée la ponte. Etirant son oviducte en tube de lorgnette,
la pondeuse a insinué dans le déti’oit la pointe de son
outil, pointe légèrement durcie d’une armure de corne.
La finesse de la pointe est en rapport avec la finesse
de l’entrée. Mais si le bec était rigoureusement clos,
en quel point se ferait le dépôt des œufs?
Avec un fil noué, je maintiens les deux mandibules
strictement rapprochées, et je mets une seconde
356
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Mouche bleue en présence de la Linotte déjà peuplée
par la voie du bec. Cette fois la ponte se fait sur un œil,
entre la paupière et le globe oculaire. A l’éclosion,
encore une paire de jours après, les vermisseaux
pénètrent dans les profondeurs charnues de l’orbite.
Les jeux et le bec, voilà donc les deux jtrincipales voies
d’accès dans le gibier à plumes.
11 y en a d’autres. Ce sont les blessures. Je coiffé une
Linotte d’un capuchon de papier qui empêchera l’inva-
sion par le bec et les yeux. Je la sers, sous la cloche, à
une troisième j)ondeuse. Un plomb a atteint l’oiseau à
la poitrine, mais la plaie n’est pas saignante, aucune
souillure n’indique au dehors le point meurtri. J’ai du
reste soin de remettre en ordre le })luniage, de le lisser
avec un pinceau, de sorte que la pièce, très correcte
d’aspect, a toutes les a])parences de se trouver intacte.
La Mouche est bientôt là. Elle inspecte attentivement
l’oiseau d’un bout à l’autre ; de ses tarses antérieurs
elle tapote la poitrine et le ventre. C’est une sorte
d’auscultation par le toucher. A la manière dont réagit
le plumage, l’insecte reconnaît ce qu’il y a dessous. Si
l’odorat vient en aide, ce ne peut être que dans une
faible mesure, car le gibier n’a pas encoi*e l’odeur du
faisandé. Rajâdement la blessure est trouvée. Aucune
goutte de sang ne l’accompagne, fermée qu’elle est par
un taiii])on de duvet que le plomb a refoulé. Sans la
mettre à découvert en écartant le plumage, la Mouche
s’y installe. Là, immoliile et le ventre disparu sous les
plumes, d’une paire d’heures elle ne bouge. Mes assi-
duités de curieux ne la détournent en rien de ses
affaires.
Quand elle a fini, je la remplace. Rien, ni sur l’épi-
derme, ni dans rembouchure de la ]>laie. Je dois retirer
le tamjton de duvet et fouiller à quelque profondeur ])Our
mettre à nu la ponte. Allongeant son tube extensible,
l’oviducte a donc }>énétré avant, au delà du bouchon de
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
357
plumes refoulé par le projectile. Les œufs sont en un
seul paquet; leur nombre est de trois cents environ.
Si le bec et les jeux sont rendus inaccessibles, si de
plus la pièce est sans blessures, la ponte se fait aussi,
mais cette fois hésitante et parcimonieuse. Je plume
complètement l’oiseau pour mieux me rendre compte
des faits; en outre, je le coiffe d’un capuchon de papier
qui défendra les habituels accès. Longtemps, à pas
saccadés, la pondeuse en tout sens explore le morceau ;
de préféiœnce elle stationne sur la tête qu’elle ausculte
en la tapotant des tarses antérieurs. Elle sait qu’il j a
là les pertuis nécessaires à ses desseins ; elle sait non
moins bien la débilité de ses vermisseaux, incapables
de trouer et de franchir l’étrange obstacle qui l’arrête
elle-même et empêche le jeu de l’oviducte. La cagoule
de papier lui inspire profonde méfiance. Malgré l’appât
tentateur de la tête voilée, aucun œuf n’est déposé sur
l’enveloppe, si mince soit-elle.
Lasse de vaines tentatives pour contourner cet
obstacle, la Mouche se décide enfin pour d’autres
points, mais non sur la poitrine, le ventre, le dos, où
l’épiderme est trop coriace, paraît-il, et la lumière trop
importune. Il lui faut des cachettes ténébreuses, des
recoins où la peau soit de grande finesse. Les endroits
adoptés sont le creux de l’aisselle et la ])ase de la cuisse
en contact avec le ventre. De part et d’autre, des œufs
sont déposés, mais peu nombreux et démontrant que
l’aine et l’aisselle ne sont adoptées qu’avec répugnance
et faute d’un meilleur emplacement.
Avec un oiseau non plumé et toujours encapuchonné,
la même expérience ne m’a pas réussi; le plumage
empêche la Mouche de se glisser en ces lieux profonds.
Disons enfin que sur un oiseau écorché, ou tout sim-
plement sur un morceau de viande de boucherie, la
ponte se fait en un point quelconque, pourvu qu’il soit
ohscur. Les plus ténébreux sont les préférés.
358
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
De ces divers faits, il résulte que, pour le dépôt de
ses œufs, la Mouche bleue recherche tantôt les plaies
où les chairs sont à nu, tantôt les muqueuses buccales
ou oculaires, non protégées par un épiderme de
quelque résistance. Il lui faut aussi l’obscurité. Nous
verrons plus loin des motifs de ces prédilections.
La parfaite efficacité du capuchon de papier, empê-
chant l’invasion des vers par les voies des orbites et
du bec, m’em>’ao'e à tenter semblable méthode sur
l’oiseau en son entier. Il s’agit d’envelopper -la pièce
d’une sorte d’épiilerme artificiel qui dissuade la pon-
deuse de son entreprise comme le fait l’épiderme natu-
rel. Des Linottes, les unes atteintes de blessures pro-
fondes, les autres presque intactes, sont introduites
isolément dans des sachets de papier pareils à ceux
que le jardinier-fleuriste, en vue de conserver ses
graines, obtient sans encollage au moyen de quelques
plis. Le papier est très ordinaire et de médiocre con-
sistance. Des fragments d’un vulgaire Journal suffisent.
(Lj's fourreaux à cadavres sont abandonnés à l’air
libre sur la table de mon cabinet, où les visitent, sui-
vant l’heure du jour, l’ombre opaque et le vif soleil.
Attirées par les émanations de mes charcuteries, les
Mouches bleues fi’équentent mon lalioratoire, dont les
fenêtres restent toujours ouvertes. Journellement J’en
vois qui se posent sur les sachets et très affairées les
explorent, renseignées par l’odeur de faisandé. A leurs
incessantes allées et venues, se reconnaît ardente con-
voitise, et cependant nulle d’elles ne se décide à
pondre. Elles n’essaient pas même d'insinuer l’ovi-
diicte dans les rainures des jilis. La saison favorable
se passe et rien n’est dé|)osé sur les sachets tenta-
teurs. Toutes les mères s’alistiennent, jugeant infi*an-
chissablc })Our la vermine le mince obstacle du pajiier.
Cette circonsp('ction du dijdère n’a lâen qui me
suiqirenne : la maternité a partout des éclaircies de
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
359
grande lucidité. Ce qui m’étonne, c’est le résultat que
voici. Les sachets à Linottes passent l’année entière à
découvert sur la table; ils passent une seconde année,
une troisième. De temps à autre j’en visite le contenu.
Les oisillons sont intacts, très corrects de plumage,
inodores, arides et légers ainsi que des momies. Ils ne
se sont pas décomposés, ils se sont momifiés.
Je m’attendais à les voir tomber en pourriture et
diffluer en sanie comme nous le montrent les cadavres
laissés à l’air libre. Au contraire, sans autre altération,
les pièces se sont desséchées et durcies. Que leur a-t-il
manqué pour se résoudre en putrilage? Tout simple-
ment l’intervention du diptère. L’asticot est donc la
cause primordiale de la dissolution cadavérique; il est,
par excellence, le chimiste ])utréfacteur.
Une conséquence d’intérêt non négligeable est à
tirer de mes bourriches en papier. Dans nos marchés,
ceux du Midi surtout, le gibier est appendn sans pro-
tection aux crocs de l’étalage. Alouettes assemblées
par douzaines avec un fil passé dans les narines. Grives
et Tourdes, Pluviers et AAnneaux, Sarcelles, Per-
dreaux et Bécasses, enfin toutes ces gloires de la
broche que nous amène la migration d’automne,
restent des jours et des semaines exposées aux injures
du diptère. L’acheteur se laisse tenter par d’irrépro-
chables apparences ; il fait emplette, et de retour chez
lui, au moment des apprêts culinaires, il s’aperçoit que
l’asticot travaille la pièce dont il se promettait délicieux
rôti. Horreur! il faut jeter l’odieux foyer de vermine.
La Mouche bleue est ici la coupable; chacun le sait
et personne ne songe à sérieusement s’en affranchir,
ni le marchand en détail, ni l’expéditeur en gros, ni
le chasseur. Que faudrait-il pour empêcher l’invasion
des vers ? Presque rien : glisser chaque pièce dans un
fourreau de papier. Si cette précaution est prise au
début, avant l’arrivée du diptère, tout gibier est inat-
360
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
taqiialile et peut indéfiniment attendre le degré de
maturité exigé des gourmets.
Bourrés d’olives et de baies de myrte, les Merles de
la (lorse sont un manger exquis. Il nous en arrive
jiarfois à Orange, stratifiés dans des corbeilles où l’air
aisément circule et contenus chacun dans nn sachet de
])apier. Ils sont dans un état de parfaite conservation,
conforme aux scrupuleuses exigences de la cuisine,
de félicite l’expéditeur anonynu' à qui l’idée lumineuse
est venue d’habiller de jiapier ses Merles. Son exemple
aura-t-il des imitateurs? J’en doute.
Un grave reproche peut s’adressera ce moyen de
jirései'vation. Dans son suaire de papier, l’objet est
invisilile, il ne fait pas montre alléchante; il n’avertit
pas le passant de sa nature et de ses qualités. Une res-
source reste, qui laisserait la pièce à découvert, c’est
de coittér tout simplement l’oiseau d’un bonnet de
papier. La tète étant la partie la plus menacée à
cause des muqueuses de la gorge et des yeux, il siifii-
rait en général d<' la jirotéger pour arrêter le dijdère
et couper court à ses entrejtrises.
Uontinuons d’interroger la Mouche bleue en variant
les movens d’information. Une boîte en fer-l)lanc, d’un
décimètre de hauteur environ, contient un morceau de
viande de boucherie. Le couvercle oldiquement dis-
posé laisse, en un point de son pourtour, une étroite
fissure où pourrait au plus s’engager une fine aiguille.
Lorsque l’a]»})àt commence à répandre nn fumet de
faisandé, les pondeuses arrivent, isolées ou plusieurs
à la fois. Llles sont attirées par l’odeur (jui, projiagée
à travers une subtile fente, affecte à peine mon odorat.
(Quelque tennis elles explorent le récijiient métallique,
cherclumt une voie d’entrée. Ne trouvant rien qui leur
permette d’atteindre le morceau convoité, elles se
décident à jiondre sur le fer-blanc, tout ù côté de la
fissure. Parfois, lorsque l’étroitesse du ])assage le per-
LA MüUCIIE lîLELE DE LA VIANDE
361
met, elles insinuent roviducte dans la lioîte et pondent
à l’intérieur, sur les lèvres mêmes de la fente. An
dedans aussi bien qu’au dehors, les neufs sont plaqués
en couche assez régulière d’arrangement et très nette
de blancheur. C’est là que Je jiuise comme à la pelle,
c’est-à-dire avec une petite sjiatule de papier. Sans
trace aucune des souillures inévitables si la récolte se
faisait sur des viandes gâtées, j’obtiens ainsi, pour mes
recherches, des germes en tel nombre que je veux.
Nous venons de voir la Mouche bleue refuser de
pondre sur le sachet de papier malgré les effluves
cadavériques de la Linotte incluse; maintenant, sans
hésitation, elle dépose ses œufs sur une lame métal-
lique. La nature du support serait-elle pour quelque
chose en l’affaire? Je remplace le couvercle en fer-
blanc de la boîte }>ar un rideau de jiapier tendu et
collé sur l’orifîce. De la pointe dn canif, j’ouvre à
travers ce nouvel opercule une étroite fissure linéaire.
Cela suffit : la pondeuse accepte le papier.
Ce qui la décide ce n’est donc pas simplement l’odeur,
bien ajipréciable même à travers le papier non fendu,
c’est, avant tout, la fissure qui rendra jiossible l’entrée
de la vermine, éclose an dehors, à proximité de l’étroit
passage. La mère des asticots a sa logique, ses judi-
cieuses prévisions. Elle sait d’avance la débilité de ses
vermisseaux, incapaldes de s’ouvrir une voie à travers
un obstacle de quelque résistance; aussi, malgré la
tentation de l’odeur, se garde-t-elle de pondre tant
qu’elle n’a pas reconnu une entrée où puissent d’eux-
niêmes s’insinuer les nouveau-nés.
Je tenais à savoir si la coloration, l’éclat, le degré
de dureté et autres qualités de l’obstacle auraient une
influence sur les décisions de la mère obligée de pondre
dans des conditions exceptionnelles. Dans ce luit, j’ai
fait enqdoi de petits liocanx, amorcés chacun d’un
morceau de viande de lioucherie.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
3rD-2
L’opercule consistait soit en pa})ier de coloration
diverse, soit en toile cirée, soit en ces feuilles d’étain
qui, parées des rutilances de l’or et du cuivre, servent
au li([iioriste pour coiffer les bouteilles.
Sur aucun de ces couvercles, les pondeuses n’ont sta-
tionné, désireuses d’y plaquer leurs œufs; mais du
moment que le canif les avait éventrés d’une légère
fente, tous, qui plus tôt, qui plus tard, sont visités et
reçoivent le blanc semis au voisinage de l’ouverture.
L’aspect de l’obstacle n’est donc ici pour rien; l’obscur
et le brillant, le mat et le coloré, sont détails d’impor-
tance nulle; l’essentiel est un passage qui permette aux
veinnisseaux d’entrer.
Eclos au dehors, à distance de la pièce convoitée, les
nouveau-nés savent très bien trouver leur réfectoire.
A mesure ({u’ils se libèrent de l’oeuf, sans hésitation
aucune, tant leur tlair est précis, ils se glissent sous le
rebord du couvercle incomplètmiient Joint, ou bien dans
le défilé ([ue le canif a ménagé. Les voici rentrés dans
leur tei're jiromise, leur infect paradis.
Inqiatients d’arriver, se laissent-ils tomber du haut
de la muraille? Nullement. I)’une douce re])tation, ils
s’acheminent sur la jiaroi du bocal; ils font béquille
et grapin de leur avant pointu, toujours en quête d’in-
formation. Ils atteignent le morceau, aussitôt s’y
installent.
Continuons notre enquête en changeant les dispositifs.
Cne large éprouvette, mesurant au delà d’un empan de
hauteur, est amorcée, tout au fond, d’un morceau de
viande de boucherie. Elle est fermée d’une toile métal-
lique dont les mailles, de deux millimètres environ de
côté, ne peuvent donner jiassage au dijdère. La Mouche
bleue vient à mon appareil. L’odorat est son guide,
bien mieux que la vue. Elle accourt à l’éprouvette voi-
lée d’un étui ojiaque avec la même ferveur qu’à l’éprou-
vette laissée nue. L’invisible l’attire autant ([ue le
visible.
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
363
Elle stationne sur le treillis de reinbouchnre, attenti-
vement l’inspecte; mais soit que les circonstances ne
m’aient pas bien servi, soit que le réseau des fils métal-
liques lui inspire méfiance, je ne l’ai jamais vue y pla-
quer ses œufs d’une façon bien évidente. Son témoi-
gnage me restant douteux, j’ai recours à la Mouche
(Sarcopkar/a carnaria).
Celle-ci, peu méticuleuse en ses préparatifs, confiante
d’ailleurs dans la robustesse de ses vers, qui naissent
tout formés et déjà vigoureux, me montre aisément ce
que je désire voir. Elle explore les treillis, choisit une
maille où elle introduit le bout du ventre, et coup sur
COU}), non troublée par ma présence, elle émet un certain
nombre de vermisseaux, une dizaine plus ou moins. Il
est vrai que ses visites se multi})lieront, augmentant la
famille dans une pro})ortion qui m’est inconnue.
lœs nouveau-nés adhèrent un moment à la toile
métallique par suite d’une légère viscosité; ils grouil-
lent, se démènent, se dégagent et se précipitent dans le
gouffre. La chute est d’un empan et davantage. Gela
fait, la mère décam})e, certaine que ses fils se tireront
d’affaire tout seuls. S’ils tombent sur la viande, c’est
parfait; s’ils tomlient ailleurs, ils sauront, en rampant,
atteindre le morceau.
(üette confiance dans l’inconnu du })récipice, avec le
seul renseignement de l’odeur, mérite plus ample exa-
men. De quelle hauteur la Mouche grise osera-t-elle
laisser choir ses fils? Je surmonte ré})rouvettc d’un
tube du calibre d’un col de bouteille. L’embouchure est
fermée soit avec une toile métallique, soit avec un oper-
cule de papier i[ue le canif a fendu d’une étroite fissure.
En totalité, ra}q)areil mesure 65 centimètres d’éléva-
tion. N’importe : la chute est sans gravité pour la souple
échine des jeunes vers, et l’éprouvette se })eu})le en
quelques jours de larves où il est facile de reconnaître
la famille de la Mouche grise d’après le diadème frangé
REVUE DES QÜESTR)NS SCIENTIFIQUES
36i
qui, à l’arrière de l’asticot, s’ouvre et se referme ainsi
([ue les pétales d’une lienrette. Je n’ai pas vu la mère
opérant, je n’étais jias là au moment requis; mais
aucun doute n’est possible sur sa venue et sur le grand
jilongeon de la famille; le contenu de l’éprouvette m’en
fournit rauthenti([ue certificat.
J’admire la culbute et pour en obtenir do mieux pro-
bantes, je remplace le tube par un second, de façon que
l’appareil a maintenant i‘2 décimètres d’élévation. La
colonne est dressée en un })oint fréquenté du diptère,
dans un éclairage discret; son embouchure garnie d’une
toile métallique arrive au niveau de divers autres appa-
reils, éprouvettes et bocaux, déjà })euplés ou attendant
leur population de vermine, [mrsque l’emplacement est
bien connu des mouches, je laisse la colonne seule,
crainte de détourner les visiteuses jiar des exploitations
plus faciles.
De teni})s à autre la Bleue et la Grise se ])osent sur le
treillis, s’informent un moment, puis décampent. Toute
la bonne saison, trois mois durant, l’apjiareil reste en
place sans résultat aucun; de vers, il n’y en a jamais.
Pour ([uel motif f L’infection de la viande ne se })ro]ia-
gerait-elle pas, venue de cette profondeur? Mais si, elle
se propage; mon odorat émoussé le constate, celui de
mes enfants appelés en témoignage, le constate encore
mieux.
Alors pourquoi la Mouche grise, qui tantôt laissait
choir ses vers d’une belle hauteur, se refuse-t-elle à les
j)récipiter du haut d’une colonne d’élévation double?
Craindrait-elle j)Our ses vers les meurtrissures d’une
chute exagérée ? Rien ne dénote chez elle des inquié-
tudes éveillées par la longueur du canal. Je ne la vois
jamais exj)lorer le tube, en arpenter la dimension. Elle
stationne sur l’orifice treillissé et tout se liorne là.
Serait-elle avertie de la profondeur du gouflre }>ar
l’atîàiblissenKmt des })uanteurs (pii en remontent?
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
365
L’odorat mesurerait-il la distance, acceptable ou non?
Peut-être bien.
Toujours est-il que malgré l’appât de l’odeur, la
Mouche grise n’expose pas ses vers à des plongeons exa-
gérés. Saurait-elle d’avance que, lors de la rupture des
pupes, sa famille ailée, heurtant d’un essor brusque les
parois d’une longue cheminée, ne parviendrait pas à
sortir ? Pareille prévision est conforme aux règles qui
disposent les instincts maternels d’après les exigences
de l’avenir.
Mais si la chute n’excède pas certaine mesure, les
vers naissants de la Mouche grise sont bel et bien pré-
cipités; ainsi l’affirment toutes mes expériences. Cette
donnée nous conduit à une application de quelque valeur
en économie domestique. Il est bon que les merveilles
de l’entomologie nous amènent parfois aux trivialités de
l’utile.
L’haliituel garde-manger est une sorte de grande cage '
dont les quatre faces latérales sont en toile métallique
et les deux autres en menuiserie. Des crocs fixés à la
paroi d’en haut servent à suspendre les pièces qu’il faut
garantir des mouches. Pour occuper du mieux l’espace
disponible, souvent ces pièces sont simplement disposées
sur le plancher de la cage. Avec ces dis})ositifs est-on
bien assuré d’éviter le diptère et sa vermine ? Nulle-
ment.
On se garantira peut-être de la Mouche bleue, médio-
crement disposée à pondre sur un treillis à distance des
viandes, mais il restera la Mouche grise qui, plus entre-
prenante et plus ])rompte en affaires, introduira ses vers
par le pertuis d’une maille et les laissera choir à l’inté-
rieur du garde-manger. Agiles et bien doués en moj-ens
de reptation, les précipités gagneront aisément ce qui
repose sur le plancher ; seules seront hors de leurs
atteintes les pièces suspendues. 11 n’entre pas dans les
mœurs des vers de la viande d’explorer les hauteurs,
surtout par la voie d’un cordon.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
On fait usage aussi de cloches en toile métallique.
Encore moins bien que le garde-manger, le dôme en
ti*eillis ])rotège ce qu’il recouvre. La Mouche grise n’en
tient conqde. A travers les mailles, elle peut laisser
tomber ses vers sur le morceau convoité.
Que faire alors ? Rien de jdus simjile. Il suffit d’en-
clore, une par une, dans des enveloppes de papier, les
pièces à préserver. Grives, Tourdes, Perdrix, Bécasses
et autres. Mêmes soins à l’égard des viandes de liouche-
rie. Avec cette seule armure défensive, ([ui laisse à l’air
circulation suffisante, toute invasion des vers est impos-
sible, même sans cloche et sans garde-manger, non que
le paj)ier ait des vertus préservatrices spéciales, mais
uniquement parce qu’il forme barrière inqiénétrable.
La Mouche bleue se garde bien d’j^ pondre et la Mouche
grise d’j enfanter, sachant l’une et l’autre leurs
vermisseaux naissants incapables de traverser cet
olistacle.
Même succès du })apier dans la lutte contre les
Teignes, tléau des lainages et des pelleteries. Pour éloi-
gner ces tondeuses de drajis, ces tqtileuses de fourrures,
on fait généralement usage de camphre, de naphtaline,
de taliac, de bouquets de lavande et autres aromates
d’odeur forte. Sans vouloir médire de ces préservatifs,
il faut reconnaître que le moyen employé est de très
médiocre efficacité. Les émanations odorantes n’ar-
rêtent guère les ravages des Teignes.
Je conseillerai donc aux ménagères de remjüacer
toute cette droguerie par des jouimaux de format conve-
nable. La })ièce à })rotéger, fourrure, danelle, vête-
ment de dra}), etc., est soigneusement pliée dans un
journal dont on assemble les bords par un })li doulde,
bien éjiinglé. Si Lassemltlage est rigoureux, jamais les
Teignes ne pénétreront sous l’envelo})pe. Depuis que,
sur mes conseils, il est fait emploi de cette méthode dans
mon ménage, les dégâts d’autrefois ne se renouvellent
plus.
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
3G7
Revenons an diptère. Au fond d’un bocal, un morceau
de viande est dissimulé sous une couche de sable lin et
sec d’un travers de doigt d’é[)aisseur. L’appareil, libt*e-
ment ouvert, est à large goulot. Attiré pai- l’odeur,
viendra qui voudra sans entrave.
Les Mouches lileues ne tardent pas à visiter ma pré-
paration; elles pénètrent dans le bocal, sortent et
rentrent, s’informent de la chose invisible décelée par
son fumet. Une surveillance assidue me les montre
affairées, explorant la nappe sablonneuse, la piétinant
à petits coups de tarses, l’interrogeant de la tronqæ.
Deux à trois semaines, je laisse faire les visiteuses.
Aucune ne dépose des œufs.
C’est la répétition do ce que m’a montré le sachet de
papier contenant un oiseau mort. Les mouches se
refusent à pondre sur le sable, apparemment })Our les
mêmes motifs. Le papier était jugé obstacle que ne pour-
rait francliir la débile vermine. Avec le sable c’est pire.
Ses rudesses blesseraient les tendres nouveau-nés, son
aridité tarirait la moiteur indispensalile à leurs mouve-
ments. Plus tard, au moment des })réparatifs de la
métamorphose, les forces étant venues, les vers pio-
cheront très f)ien la terre et sauront y descendre ; mais
au déliut, ce serait pour eux grave péril. Au courant
de ces difhcultés, les mères, si tentées qu’elles soient
par l’odeur, s’alistiennent de produire. Et en etièt,
après une longue attente, crainte que des paquets d’œufs
n’aient échappé à mon attention, je visite de fond en
coinlde le contenu du bocal. Chaude et sable ne contien-
nent ni larves, ni pupes , tout est absolument désert.
La couche de sable étant d’un travers de doigt
d’é})aisseur, cette expérience demande certaines précau-
tions. 11 })cut se faire que, se gonflant un peu, la viande
gâtée émerge en quelques })oints. Si petits que soient
les îlots charnus visibles, les mouches y viennent et
peu})lent. Parfois encore les exsudations du morceau
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
:3G8
corrompu im])i]jent une petite étendue de la nappe
sablonneuse. Gela suffit au premier établissement des
vers. Ces causes d’insuccès s’évitent avec une couche
de saille d’environ un pouce d’épaisseur. Alors Mouche
bleue, Mouche grise et autres dijttères exjdoiteurs des
cadavres sont très bien tenus à l’écart.
Eu vue de nous édifier sur notre néant, les orateurs
de la chaire ont ])arfois abusé du ver de la tombe.
N’accordons créance à leur lugulire rhétorique. La
chimie de la dissolution finale }>arle assez éloquemment
de nos misères sans qu’il soit nécessaire d’y adjoindi’e
d’imaginaires horreurs. Le ver du séjmlcre est inven-
tion d’esprits moroses, inca})ables de voir les choses
telles qu’elles sont. Sous quelques })ouces de terre seule-
ment, les tré])assés peuvent dormir leur tranquille
sommeil; jamais le diptère n’y viendra les exploiter.
A la surface du sol, en plein air, oui, l’afiiTuse inva-
sion est j)Ossible; elle est même la règle alisolue. Dans
la remise en fusion de la matière pour d’autres
ouvrages, cadavre pour cadavre, riiomme ne vaut jias
mieux que la dernière des brutes. Alors le dijfière use
de ses droits; il nous traite comme il le fait à l’égard
d’une vulgaire loque animale. Dans ses ateliers de réno-
vation, la Nature est pour nous d’une snpei'be indifie-
rence; au fond de ses creusets, bêtes et gens, gueux et
monarques sont absolument même chose, ^"oilà vrai-
ment l’égalité, la seule de ce monde, l’égalité devant
l’asticot.
Ecloses dans l’intervalle de deux jours en saison
chaude, soit à l’intérieur de mes a}q>a refis et directe-
ment sur le morceau de viande, soit à l’extérieur an
])ord d’une fissure qui permet l’entrée, les larves de la
Mouche bleue se mettent aussitôt à l’ouvrage. Elles ne
mangent }>as au sens rigoureux du mot, c’est-à-dire
qu’elles ne divisent leur nourriture, ne la triturent ])as
an moyen d’outils masticatoires. Leurs pièces buccales
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
ne se prêtent jias à ce genre de travail. Ce sont deux
])àtonnets cornés, glissant run contre l’antre et non
apposal)les par leur extrémité crocliiie, disposition qui
exclut tout office apte à saisir et à lirojer.
Les deux gra})ins gutturaux servent à la marche l)ien
mieux qu’à la nutrition. Le ver les ini])lante tour à tour
sur la voie parcourue, et d'une contraction de croupe
})i“ogresse d’autant. Il a dans son gosier tubulaire l’équi-
valent de nos bâtons ferrés qui fournissent l’appui et
])er mettent l’élan.
A la faveur de cette mécanique buccale, l’asticot non
seulement chemine à la surface, mais encore })énètre
aisément dans la viande; je l’y vois disparaître comme
s’il plongeait dans du Iieurre. Il y fait sa trouée, mais
sans })rélever sur son passage autre chose que des
gorgées tluides. La moindre ])arcelle solide n’est déta-
chée et déglutie. Ce n’est })as là son régime. Il lui faut
un hrouet, un consommé, une sorte d’extrait Liebig
coulant qu’il })ré|)are lui-même. Puisque digérer n’est
en somme que liquéfier, on ])eut dire, sans paradoxe,
que le ver de la Mouche bleue digère sa nourriture
avant de l’avaler.
En vue de soulager nos défaillances estomacales, les
pré}>arateurs de produits })harmaceutiques raclent
l’estomac du porc et celui du mouton; ils obtiennent
ainsi la pepsine, agent digestif qui a la propriété de
liquéfier les matières albuminoïdes, la chair musculaire
en particulier. Que ne peuvent-ils gratter l’estomac de
l’asticot! Ils obtiendraient un produit de qualité supé-
rieure, car le ver carnivore possède lui aussi sa
pepsine, de singulière activité. Les expériences sui-
vantes l’établissent.
Du l)lanc d’œuf cuit à l’eau bouillante est divisé en
culies menus, que j’introduis dans une petite éprouvette.
A la surface du contenu, je sème les œufs de la Mouche
bleue, œufs sans la moindre souillure, tels que me les
IIU SÉRIE. T. XII. “2.i
370
REVUE DES QUESTR)\S SCIENTIFIQUES
Iburnissent les pontes faites à rextérieur des lioîtes en
fer blanc, amorcées de viande et non parfaitmnent
closes. I ne é])roiivette })areille reçoit le blanc d'œiif cnit
mais non })eu})lé de germes. Fermées d’im tam})on de
coton, les deux préj)arations sont aliandonnées côte à
côte dans un recoin obscur.
En ([uel([ues jours, le tube où grouille la vermine,
nouvellement née, contient un liquide tluide et trans-
jiaixmt comme de beau. Il n’y resterait rien si je le
renversais. Tout le blanc (r(euf a disparu, liquéfié.
(^)uant aux vers, déjù grandelets, ils pai-aissent fort mal
ù leur aise. Sans ajqmi pour atteindre l’air resj)irable,
la })lu})art plongent dans le liouillon, leur ouvrage; ils y
ju'rissmit noyés. D’autres, })lus vigoureux, rampent sur
le veri'e jus(pi’au taiiq)on d’ouate qu’ils pai*vi('iment à
traverseï*. Leur avant pointu, aiané de gi-apins, est le
clou qui s’enfonce dans la masse filandreuse.
Dans la seconde éprouvette qui, disj)osée à côté de
l’autre, a subi les mêmes influences atmosphériques,
rien de saillant n’est survenu. Le blanc d’ieuf cuit y
conserve sa blancheur- mate et sa fermeté. Tel j‘e
l’avais mis, tel je le retrouve. Tout au jdus s’y
constatent des traces (h- moisissure. La conséquence de
cet essai ])rimoi'dial est de pleine évidence : l’interven-
tion du ver de la Mouche bleue convertit en licpiide
l’allnnnine cuite.
On titre la valeur de la pepsine jtharmaceutique
d’après la quantité de blanc d’œuf cuit qu’un gramme
de cet agent ]ieut liquéfier. Le mélange doit être ex})osé
dans une étuve à la temjiératui-e de fiU degrés, et en
outi-e fréquemment agité. Ma })réq)aration où éclosent
les <eufs de la Mouche Irleue n’est ni secouée ni soumise
à la chaleui- d’une étuve; tout s’3- passe en repos et dans
les conditions thermométriques de l’air ambiant; néan-
moins, en ])eu de joui-s, l’albumine cuite, travaillée ])ar
la vermine, devient coulante comme de beau.
LA MOUCHE BLEUE UE LA VIANDE
371
Le réactif, cause de cette liquéfaction, échappe à mon
examen. Les vers doivent le dégorger pai- doses infini-
tésimales tandis que leurs bâtonnets gutturaux, en
mouvement continuel, émergent un ])en de la bouche,
rentrent, rejtaraissent. Ces cou})S de })iston, ces sortes
de liaiser s'accoiii})agnent de l’émission du dissolvant;
du moins je me le figure ainsi. L’asticot crache sur sa
nourriture, il y dé|)Ose de quoi la convertir en bouillon.
Evaluer en quantité cette expectoration n’est pas dans
mes moyens; je constate le résultat, je n’aperçois jtas
l’agent provocateur.
( )r, ce résultat est en Amrité stupéliant si l’on consi-
dère l’exiguïté des mo_yens. Nulle i)e})sine, venue du
poi'C et du mouton, ne peut rivaliser avec celle du ver.
de possède un tiacon de })epsine venu de l’Ecole de
Pharmacie de Montpellier. Avec la savante drogue, je
poudre co})ieiisement des morceaux de blanc d’œuf cuit,
comme je le fais avec la jtonte de la Mouche bleue.
Nulle intervention de l’étuve, nulle addition d'eau dis-
tillée ni d’acide chloidiydrique, adjuvants recommandés.
L’expérience est conduite exactement de la même façon
que celle des tubes à vermine.
Le résultat n’est jms du tout ce que j’attendais. Le
Idanc d’œuf ne se liquéfie }>as. Il s’humecte simplement
à la surface, et encore cette humidité peut-elle })rove-
nir de la pepsine, qui est très hygrométrique. Oui,
j’avais raison de le dire ; si la chose était jtraticable,
il serait avantageux pour la })harmaceutique de cueillir
sa droüiie dieestive dans l’estomac de l’asticot. Le ver
l’emporte ici sur le porc et le mouton.
En ce qui me reste à dire, la même méthode est
suivie. Sur le morceau exjiérimenté, je mets éclore
la ])onte de la Mouche bleue, et je laisse les vers tra-
vailler à leur guise. La chair musculaire, venue du
mouton, du bœuf, du })orc indifféremment, ne se con-
veidit }tas en liquide; elle devient une purée coulante
d’un lirun vineux. Le foie, le })Oumon, la rate sont
372
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
mieux attaqués sans toutefois déliasser l’état de mar-
melade demi-tluide, qui se délaie ti'és bien dans l’eau
et paraît môme s’y dissoudre. La matière cérélirale
ne se li(|uétie pas non plus, elle se résout sim])lement
en line purée.
l)’autre }iart, les matières grasses, suif de bœuf, lard
frais, beurre, n’éprouvent pas d’altération apjiréciable.
l)e plus, les vers rajiidement dépérissent, incapaliles
de grossir un jieu. De jiareils aliments ne leur con-
viennent pas. Pour quels motifs? Ajiparemment parce
qu’ils ne sont pas liquéfiables au moyen du réactif
dégorgé par les vers. De môme la pepsine ordinaire
n’atta([ue pas les matières grasses; il faut la pancréa-
tine pour les émulsionner. Ce curieux rapprochement
de projudétés, })Ositivcs avec les matières albuminoïdes,
négatives avec les matières grasses, altirnic l’analogie
et peut-être l'identité du dissolvant expectoré par les
vers et de la jiejisine des animaux supérieurs.
Une autre preuve est celle-ci. La pepsine classique
ne dissout pas l’épiderme, matière de nature cornée.
Celle des vers du dijitère ne la dissout pas non plus.
. 11 m’est aisé d’élever des larves de la Mouche lileue
avec des grillons morts dont j’ai ouvert le ventre. Je
n’y parviens pas si la pièce est intacte; les asticots ne
savent jtas lui trouer la succulente jianse, ils sont
arrêtés par l’épiderme contre lequel leur réactif est
sans action. Ou bien encore je sers des cuissots de
grenouille dépouillés de la }>eau. La chair du batracien
devient bouillon et disparaît jusqu’à l’os. Si je ne les
dénude pas, ils restent intacts au milieu de la vermine.
Leur fine peau suttit à les protéger.
Cette inaction sur l’é])iderme nous explique pour-
(pioi la Mouche Ideue se refuse à pondre sur un point
quelconque de la bête exjdoitée. Il lui faut les délicates
muqueuses des narines, des yeux, du gosier, ou bien
des jilaies où la chair est à nii. Nul autre emplacement
ne lui convient, fùt-il excellent sous le rapj)ort du
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
373
fumet et de Toinbre. Tout au plus, ne trouvant pas
mieux lorsque mes artifices s’en mêlent, se décide-t-elle
à plaquer quelques, œufs sous l’aisselle d’un oisillon
plumé ou bien à l’aine, points où l’épidermo est de
finesse exceptionnelle.
En sa prescience maternelle, la Mouche bleue con-
naît à merveille les surfaces d’élection, les seules aptes
à se ramollir, à difiluer par l’attaque du réactif que
baveront les nouveau-nés. La chimie de l’avenir lui
est familière quoique sans usage pour sa propre réfec-
tion; la maternité, haute inspiratrice des instincts, lui
en donne leçon.
Si scrupuleuse qu’elle soit dans le choix des points
où doivent se déposer les œufs, la Mouche bleue ne se
préoccupe pas de la qualité des vivres destinés à sa
famille. Tout cadavre lui est bon.
Redi, le savant italien qui, le premier, ruina l’an-
tique et sotte idée des vers fils de la pourriture, ali-
mentait la vermine de ses appareils avec de la chair
d’origine très Avariée. Afin de rendre ses preuves plus
concluantes, il exagérait les épreuves du réfectoire.
Chair de tigre et de lion, d’ours et de léopard, de
renard et de loup, de mouton et de bœuf, de cheval et
d’âne et liien d’autres fournies par la riche ménagerie
de Florence, Avariaient le régime imposé. Cette prodi-
galité n’était pas nécessaire ; loup et mouton sont, au
fond, même chose pour un estomac sans préjugés.
Lointain disciple de l’historien des asticots, je reprends
le problème sous un aspect non soupçonné de Redi.
Toute chair provenant d’un animal d’ordre supérieur
convient à la famille du diptère ; en sera-t-il de même
si la pièce est d’organisation moins élevée ou consiste
en charcuterie de poisson, par exeiii])le, de batracien,
de mollusque, d’insecte, de inyriapode? Les vers accep-
teront-ils ces victuailles, et surtout parviendront-ils à
les liquéfier, condition primordiale?
Je sers un morceau de Merlan cru. La chair est
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
:37i
])lanclie, fine, à demi translucide, de diiiestion aisée
j)Our notre estomac et non moins liien })Our le dissol-
vant du ver. Elle se résout en un Huidc ojialin, cou-
lant comme de l’eau. A peu près ainsi se liquéfie le
l)lanc d’oeuf cuit. En pareil milieu conservant encore
des îlots solides, les vers grossissent d'abord; puis,
manquant d’a})puis et menacés de noyade dans un
boinllon trop tluide, ils rampent sur la paroi du verre,
inquiets et désireux de s’en aller. Ils montent Jusqu’au
tanumn d’ouate fermant l’éprouvette et s’efforcent de
déguerpir à travers le coton. l)oués d’une tenace per-
sévérance, presque tous décanqient malgré l’olistacle.
L’éprouvette à lilanc d’(euf m’avait montré pareil
exode. Mien (pie les mets leur conviennent, comme en
témoigne leur croissance, les vers cessent de s’alimen-
ter et s’échappent lorsque la noyade est imminente.
Avec d’aufres jioissons. Raie et Sardine, avec les
muscles de la Reinette et de la (Trenouille, les chairs
se résolvent sinqdement en purée. Des hachis de
Limace, de Scolopendre, de Mante religieuse, four-
nissent les mômes l’ésultats. Dans toutes ces prépara-
tions, l’action dissolvante des vers s’affirme non moins
l)ien ([lie lorsqu’il est fait usage de viande de bouche-
rie. De [iliis, les vers semblent satisfaits de l’étrange
régime que ma curiosité leur inqiose; ils [U'osjièrent
au sein des victuailles; ils s’y transforment en pnpes.
La conclusion est donc lieaucoiq) [dus générale que
ne se figurait Redi. Toute chair, d’ordre siqiérieur ou
d’ordre inférieur n’inqiorte, convient à la Mouche
lileue pour l’établissement de sa famille. Les cadavres
de la liète cà [loils et de la liède à [dûmes sont les vivres
[iréférés, jiroliablement à cause de leur richesse per-
mettant (le C()[deuses [imites; mais à l’occasion les
autres sont acce[ités aussi, sans inconvénient. Toute
lo([ue ayant vécu de la vie animale rentre dans le
domaine de ces défrichenrs d(' la mort.
(biol est leur nomlire pour une seule mèi*ef J’ai déjà
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
375
]iarl6 (rime })onte de trois cents, relevée œuf })ar oeuf.
Une circoustauce Lieu fortuite me permet d’aller plus
loin. Dans la première semaine de janvier 1905, il
était survenu, bruscpie et de peu de durée, un froid
bien exceptionnel pour ma région. Le thermomètre
descendait à — 12°. Au plus fort de la sauvage bise
qui déjà mettait du roux sur le feuillage des oliviers,
me fut apportée une Effraie ou Chouette des clochers,
trouvée morte, gisant à terre, en plein air, non loin
de ma demeure. Mon renom d’amateur de bêtes me
vmlait ce présent qu’on croyait m’être agréable.
11 le fut, en effet, mais pour des motifs auxquels
n’avait certes jias songé l’inventeur de la pièce. L’oi-
seau était intact, Inen correct de plumage, sans la
moindre lilcssure apparente. Peut-être était-il mort de
froid. Ce qui me le ht accepter avec reconnaissance
l’aurait fait précisément refuser de tout autre. Ses
grands jœux, fanés par la mort, disparaissaient sous
un épais amas d’neufs, où je reconnus la ponte de la
Mouche bleue. D’autres amas pareils occu})aient le
voisinage des narines. Si je veux un semis d’asticots, en
voilà certes un comme je n’en ai pas vu d’aussi riche.
Je dépose le cadavre sur le sable d’une terrine, je
le couvre d’une cl(3che en toile métallique et je laisse
les événements suivre leur cours. Le laboratoire où
j’installe ma bête n’est autre que mon cabinet de tra-
vail. Il y fait, de peu s’en faut, aussi froid qu’au dehors,
à tel point que l’eau de l’aquarium où j’élevais autre-
fois des larves de Phrygane s’est })rise toute en un
bloc de glace. En semblable condition de température,
les yeux de la Chouette gardent, invariablement,
leur blanc voile de germes. Rien ne bouge, rien ne
grouille. Lassé d’atteinlrc, je n’accorde plus attention
au cadavre; je laisse à l’avenir de décider si le froid
n’a }tas exterminé la famille du diptère.
Dans le courant de mars, les pa(piets d’neufs ont
disparu, j’ignore depuis combien de temps. L’oiseau
376
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(railleurs semble intact. A la face ventrale, tournée
en l’air, le plumai>'e garde le correct arrangement et
le frais coloris. Je soulève la })iécc. C’est léger, très
aride, sonnant le racorni ainsi qu’une vieille savate
tannée aux champs par le soleil d’été. D’odeur, point,
r/aridité a maîtrisé l’infection qui, du i*este, n’a jamais
été importune en cette glaciale périod(C Le dos, on
contact avec le sable, est au contraire une odieuse
ruine, en jiartie dé])lumée. Les pennes de la queue
ont les canons à nu; ({uelques os se montrent, dénu-
dés de muscles et lilanchis. La peau est devenue un
cuir noirâtre, jiercé de trous ronds pareils à ceux de
la membrane d’un crible. C’est affreux de hideur, mais
très instiaictif.
Le misérable Hibou, si délabré de l’échine, nous
apprend d’abord qu’une tenqiérature de l'2" au-dessous
de zéro ne conqu’omet pas les geianes de la Mouche
bh'ue. Les vers s(3iit nés sans encombi'e, malgré la rude
bourrasque; ils ont co])ieusement festoyé d’extrait de
viande; })uis, devenus gros et gras, ils sont descendus
en terre en jiei'cant de trous ronds la pixau de l’oiseau.
Leurs jaipes doivent maintenant se trouver dans le sable
do la terrine.
Elles y sont effectivement, et si nombreuses (pie, jiour
les recueillir, je suis obligé de recourir au tamis.
Jamais, me servant de pinces, je ne viendrais à bout de
t(dle multitude ]iar un simple triage. Le sable jiasse à
travei's les mailles du crible, les ])uj)('s reshmt en des-
sus. Les conqiter une à une excéderait ma patience. Je
les mesure au lioisseau, c’est-à-dire avec un dé à C(judre
dont je connais la contenance, évaluée en pupes. Le
résultat de ma siqiputation n’est jias loin de neuf cents.
C('tte famille provient-elle d’une seule mère ? ^'olon-
tiers je l’admettrais, tant il ('•st }h'u probable ({ue la
Mouche bleue, fort rare dans nos haliitations ])endant
les rudesses de l’hiver, soit assc'z fréquente au (hdiors
pour se grouper et va(juer en commun à ses affaires,
LA .MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
377
tandis ({iic sévit une glaciale bouiTasque. Une attardée,
jouet de la bise, une seule, doit avoir dé})osé sur les
jeux de la Chouette le faix pressant de ses ovaires.
Cette ponte de neuf centaines, ])onte incomplète peut-
être, témoigne du haut rôle du dijdére liquidateur de
cadavres.
Avant de rejeter l’Effraie ex|)loitée par les vers, sur-
montons notre ré])ugnance et donnons un coup-d’œil à
rintérieur do l’oiseau. C’est une cavité anfractueuse,
palissadée de ruines n’ajant plus de nom. Muscles et
viscères ont dis|)aru, convertis en purée et consommés
à mesure par la population. De partout, à l’humide a
succédé le sec, au boueux le solide.
En vain mes ]»inces fouillent coins et recoins, elles
n’y rencontrent pas une seule pupe. Tous les vers ont
émigré, alisolument tous. Du premier au dernier, ils
ont aliandonné la calûne cadavéri(pie, douce à leur déli-
cat épiderme; ils ont ([iiitté le velours pour les rudesses
du sol. IjO sec leur serait-il maintenant nécessaire ? Ils
l’avaient au sein de la carcasse, aride, tarie à fond. Se
précautionneraient-ils contre le froid et la pluie? Nul
abri ])ourrait inieu.x leur convenir que l’épais édre-
don du plumage, conservé sans dommage aucun sur le
ventre, la poitrine et tous les })oints non en contact
avec la terre. Ils ont fui, seml)le-t-il, le bien-être })our
un séjour moins clément. L’heure de la transformation
venue, tous ont quitté le Hibou, gite excellent, tous ont
})longé dans le sable.
La sortie du taliernacle mortuaire s’est faite par les
trous ronds dont la ])eau est jiercée. Ces trous sont l’ou-
vrage des vers, là-dessus aucun doute; cependant nous
venons de voir les })ondeuses refuser pour support de
leurs (eufs tout point où les chairs sont défendues par un
épiderme de quelque résistance. Le motif en est le
défaut d’action de la })epsine sui* les matières é})ider-
miques. Eaute de liipiéfaction en des points pareils, le
brouet alimentaire y serait impossilde.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
l)’auti*e les veriiiisseaiix ne peuvent }tas, on
tout au moins n<' savent pas, à l’aide de leur double
harpon guttural, piocher l’envelojtpe, la déchirer et
jtarvenir à la franchir. A ces nouveau-m's, la force
inampie, et surtout l’intention. Mais aux a})proclies de
la descente en terre, vigoureux et Inaisquement ver-
sés dans l’art requis, les vers savent très bien corroder
jtatieininent et s’ouvrir un passage. Des crocs de leurs
lifitonnets ambulatoires, ils ])iochent, ils grattent, ils
dilacèrent. Les instincts ont des inspirations soudaines,
(le qu’elle ne savait pas faire au début, la hôte le sait
sans apprentissage, lorsque l’heure est venue de prati-
tpier telle et telle autre industrie. L’asticot mûr pour
l’inhumation jierfore un obstacle membraneux que le
ver, occupé de son liouillon, n’aurait })as môme essaya'
d’attaquer ni.de sa pepsine, ni de ses grapins.
Pour ([uel motif le ver abandonne-t-il la carcasse,
excellent abid ? Pourquoi va-t-il se domicilier dans le
sol ? Premier assainisseiir des choses mortes, il ti'availle
au plus pressé, le tarissement d(', l’infection; mais il
laisse copieux résidu, inattaquable ])ar les réactifs de sa
chimie dissolvante. Ces restes, à leur tour, doivent dis-
paraitre. Après le diptère accourent des anatomistes
([ui rejtrennent l’aride relique, grignotent })eau, ten-
tions, ligaments et ratissent l’os jusqu’au blanc.
Le mieux expert en ce travail est le Dermesh', ]»as-
sionné rongeur des reliques animales; un peu jdus tôt,
un peu plus tard, il arrivera sur la jiièce déjà exploitée
par le dijitère. Or qu’arriverait-il si les piipes se trou-
vaient là? C’est visilile. Amah'ur d’aliments coriaces, le
Dermeste porterait la dent sui- h's barillets de corne et
les mettrait à mal d’une simjtle morsure. S’il ne tou-
chait pas au contenu, chose vivante (]ui jtrobablement
le ré}mgne, il dégusterait tout au moins le contenant,
matière inerte. I>a future mouche siu'ait ])('rdue }»arce
(pie son étui serait troué. De même, dans les magasins
des tilatures, un Dermeste {De/‘iuesfes ctiljti/ius Va]).)
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
379
jierce les cocons pour attaquer la chrysalide à tégu-
iiieuts de corue.
L’asticot prévoit le danger et dégueiqût avant que
l’autre arrive. Eu quelle mémoire loge-t-il tant de
sapience, lui l’indigent, dépourvu de tête, car il faut
une certaine extension de langage pour appeler de ce
nom de tête l’avant pointu de l’animal ? Gomment a-t-il
appris ([lie pour sauvegarder la pupe, il convient de
déserter le cadavre, et que pour sauvegarder la
mouche, il convient de ne pas s’enterrer trop [irofon-
dément ?
Pour émerger de dessous terre après l’éclosion de
l’insecte parfait, la méthode de la Mouche bleue consiste
à se disloquer la tête en deux moitiés mobiles qui, liour-
soutlées de leur «’ros œil roime, tour à tour s’éloignent
et se rapprochent. Pans l’intervalle surgit et dis[)a-
raît, dis[)arait et surgit, une volumineuse hernie hya-
line. Lorsque les deux moitiés s’écartent, un œil refoulé
vers la droite et l’autre vers la gauche, on dirait que
l’insecte se fend la lioîte crânienne et en exjinlse le
contenu. Alors la hernie surgit, obtuse au bout et ren-
flée en grosse tête de clou. Puis le front se referme, la
hernie rentre ne laissant de visilile qu’une sorte de
vague innfle.
En somme, une poche frontale, à palpitations [)ro-
fondes d’instant en instant renouvelées, est l’outil de
délivrance, le [tilon à l’aide duquel le di])tére nouvelle-
ment éclos choque le salile et le fait crouler. A mesure
les pattes refoulent en arriére les éboulis et l’insecte
progresse d’autant vers la surface.
Rude besogne que cette exhumation à coiqis de tête
fendue et [)alpitante. En outre, l’exténuant eflbrt s’im-
[lose au moment de’ la plus grande faiblesse, lorsque
l’insecte sort de sa pupe, coflret [trotecteur. Il en sort
[)àle, sans consistance, disgracieux, à peine vêtu des
ailes qui, [dissées en long et raccourcies [>ar une échan-
crure sinueuse, couvrent pauvrement le haut de
380
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
l’échine. Hirsute de cils farouches et coloré de cendré,
il a piteux as})ect. La grande voilure, a})te à l’essor,
s’étalera plus tard. Pour le moment elle serait un
embarras au milieu des obstacles à traverser. ^Oendra
plus tard aussi le costume correct où la sévérité du noir
fait ressortir le bleu chatoyant de l’indigo.
r.a hernie frontale cpii fait crouler le sable sous le
choc de ses pulsations, est apte à fonctionner quelque
temps a})rès la sortie de terre. Saisissons avec des
pinces l’ime des pattes d’arrière de la mouche récem-
ment libérée. Aussitôt l’outil céphalique travaille, se
gonflant, se dégonflant non moins bien que tantôt,
quand il fallait pratiquer une trouée dans le sable.
Entravé dans ses mouvements comme il l’était sous
terre, l’insecte lutte de son mieux contre le seul
obstacle à lui connu. De sa gibbe pulsatoire, il cogne
l’air de même ([u’auparavant il cognait la barrière
terreuse. En toute circonstance fâcheuse, son unique
ressource est de se fendre la tète et d’exhilier son her-
nie crânienne, qui sort et rentre, rentre et sort. Près
de deux heures, entrecoupées d’arrêts dus à la fatigue,
la machinette ])alpitante fonctionne au bout de mes
pinces.
Cependant la désespérée se durcit l’épiderme; elle
étale sa voilure et revêt son costume de grand deuil;
mélange de noir et de lileu sombre. Alors les yeux, laté-
ralement déjetés, se rapprochent, prennent la position
normale. La fente du front se referme; la poche libéra-
trice rentre pour ne se montrer jamais i)lus. Mais avant
une précaution est à jirendre. Avec les tarses anté-
rieurs, la giljbe qui va disparaiti’e est soigneusement
brossée, crainte de se loger du gravier dans le crâne
lorsque les deux moitiés de la tête se rejoindront pour
toujours.
L’asticot est au courant des misères ([ui l’attendent
lorsque, devenu mouche, il devra remonter de dessous
terre; il sait par avance combien, avec le faillie instru-
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE
3S1
ment dont il dispose, l’ascension sera pénible, au point
de devenir mortelle })our peu que le trajet s’allonge. Il
pressent les dangers futurs et les conjure autant que le
permet sa prudence. Doué de deux liâtons ferrés dans
le gosier, il peut aisément descendre à telle profondeur
qu’il voudra. La tranquillité plus grande et la tempéra-
ture moins âpre exigeraient gîte j)rofond autant que
possible; le plus bas sera le meilleur pour le bien-être
du ver et de la })upe, à la condition que la descente soit
praticable.
Elle l’est à merveille, et voici que libre d’obéir à son
inspiration, le ver s’abstient. Je l’élève dans une terrine
profonde, pleine de sable tin et sec, milieu de fouille
aisée. L’ensevelissement est, toujours médiocre. Un tra-
vers de main environ, c’est tout ce que se permet le
plongeon le plus avancé. La plupart des ensevelis
restent même plus près de la surface. Là, sous une
mince couche de sable, la peau du ver durcit et devient
un cercueil, un cotïret où se dort le sommeil de la trans-
formation. Quelques semaines après, rinhumée se
réveille, transtigurée mais débile, n’avant pour se
déterrer que la sacoche pulsatoire de son front ouvert.
Ce que l’asticot s’est défendu de faire, il m’est loisible
de le réaliser si je tiens à savoir de quelle profondeur
peut remonter le diptère. Au fond de larges tubes, fer-
més d’un bout, je dépose quinze pupes de la Mouche
bleue obtenues en hiver. Au-dessus de ces pupes s’élève
une colonne verticale de sable tin et sec, dont je fais
varier la hauteur d’un appareil à l’autre. Avril venu,
les éclosions commencent.
Le tube avec 6 centimètres de sable, la moindre des
colonnes essajAes, fournit le meilleur résultat. Des
quinze sujets ensevelis à l’état de pupes, quatorze,
devenus mouches, parviennent aisément à la surface.
Un seul périt, sans même avoir tenté l’ascension. Avec
12 centimètres de sable, quatre sorties. Avec 20 centi-
mètres, deux sorties, pas davantage. En chemin, qui
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
plus haut qui })lus lias, les autres mouches sont mortes,
harassées de latinue.
Mnün, avec un dernier tulie où la colonne de sable
mesurait ()0 centimètres, je n’ai obtenu qu’une
mouche libérée. Pour monter de telle jtrofondeur, la
vaillante a dù rudement s’escidmer cai' les quatorze
restantes m' sont }>as même j)arvenues à faire sauter le
couvercle (h* leur collret. Je pi'ésume ([iu‘ la mobilité du
sable et la })ression en tout sens qui en résnlte, analoi>u('
àcelle desli({uides,ne sont ])as étrangères aux dillicultés
<le l’exhumation.
Aussi deux autres tubes sont préjtarés, mais cette fois
garnis de terreau frais (jui, légèrement tassé, n'a plus
la mobilité du saille et les inconvénients de la pression.
<) centimètres de terreau me donnent huit sortii's poui“
quinze pu})es ensevelies; '20 centimètres ne m’en
donnent qu’une.
Le succès est moindre qu’avec la colonne salilon-
neuse. Mon artifice a diminué la })ression, mais il a du
même coiqi augmenté l’inerte l'ésistance. Le sable
croule tout seul sous les chocs du refouloir frontal; le
tei'i‘eau, non mobile, exige l’ouverture d’une galerie.
Sur le trajet suivi, je constate, en efiét, une cheminée
d’ascension qui j)ersiste indéfiniment telle quelle. La
mouche l’a forcée avec la sacoche temporaire qui lui
pal})ite entre les yeux.
Dans tout milieu, sable, humus, combinaison ter-
reuse ([indconque, la misère est donc grande quand il
faut s’exhumer à l’état de mouche. Aussi l’asticot
s’al)stient-il des })rofondeurs qu’nn surcroît de sécurité
semblerait devoir lui conseiller. Le ver a sa jtrudence :
en })i‘évision des difficultés de l’avenir, il évite les grands
plongeons favoi'aldes au Inen-ètre du présent. Le ‘futur
fait négliger l'actuel.
J. -IL Fabre.
PASCAL
L’Iiorreiip (lu vide et la pression almosphéri(|ue
Des polémiques du plus haut intérêt pour l’histoire
des sciences, et plus importantes encoi'e jiour l’ajipré-
ciatiou de la moralité de Pascal, se sont ])roduites
récemment dans j)lusieui-s revues auxquelles des jour--
uaux ont fait écho. M. F. Mathieu, qui les a ouvertes,
J mène la campagne contre l’auteur du Traité de
l’équilihre des liqueurs. M. l)uhem, qui rencontre ces
attaques dans une étude sur Le P. Marin Mersenne et
la pesanteur de l’air., leur op|)Ose certaines critiques et
des vues toutes ditlérentes. M. xVbel Lefranc plaide
pour Pascal et tient pour fausses les conclusions de
M. Mathieu. M. Milhaut les juge insuffisamment
démontrées. M. L. Brunschvicg est du même avis,
mais il s’en prend surtout à la méthode qui}' a conduit.
M. Ahel Rev donne, de l’ensemble du déliât, une syn-
thèse très nette d’où il ressort que les répliques laisse-
raient debout les })rincipaux arguments de M. Mathieu.
Nous avons suivi cette joute savante, dont l’enjeu est
l’honneur d’un grand homme, avec le souci d’apprécier
les charges qui pèsent sur l’accusé. C’est de cet effort
qu’est fait cet article. Il n’a pas la prétention d’apporter
à l’attaque ou à la défense un secours dont elles n’ont
que faire. Son Init est de raconter les faits, d’analyser
les pièces du procès et d’aider le lecteur à se former
lui-même une o]»inion, en lui éjiargnant le travail de
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
:3Si
classement et de contrôle que nous nous sommes imj)Osé
pour asseoir la nôtre.
^'oici le })lan que nous avons suivi.
Nous avons })ris })Our liase de notre étude toute la
])artie documentaire des articles dont nous venons de
citer les auteurs, de ceux de M. Mathieu surtout : ceci
s'ini])osait. M. Mathieu a épuisé la matière, ou })eu s’en
faut. « Il a une érudition immense », écrit M. L.
Hrunschvicg dont il est su])erllu de rapjieler l’an-
torité en un sujet que remplissent l’œnvre et la vie de
Pascal; « il manie des documents qid ont été négligés
on ignorés ]>ar ses devanciers... Je m’excuse, à
l’avance, si la forme que vont })rendre mes observa-
tiens ré})ond très mal et à l’impri'ssion d'admiration
que j'ai éprouvée en prenant connaissance » de ses
articles, « et à la reconnaissance que je leur dois per-
sonnellement ])our tout le jirotit que J’en tire à chaque
instant au cours de mes recherches. »
Tous ces documents, nous les avons relus à leur
})lace chaque fois que les sources nous étaient acces-
sibles, non pas dans l'intention d’en vérifier l’exacti-
tude matérielle, dont nous n’avions aucune raison de
douter, mais pour les isoler de tout commentaire, les
conqiléter au besoin, les éclairer jtar leur contexte et
en suliir ainsi l’imjjression directe.
Afin d’éviter tout groupement artificiel, auquel eCd,
nécessairement présidé une opinion déjà formée, nous
avons rangé ces documents dans l’ordre chronologique.
L’intérêt y ])erdra })eut-être, mais la vérité ne pourra
qu’j gagner. Quand il a fallu les commenter, en fixer
le sens, en signaler l’accord ou les contradictions,
réelles ou apparentes, nous avons adojdé, parmi les
interj)rétations des auteurs qui nous servaient de
guides, celles qui nous j)araissaient les mieux fondées,
ou nous en avons jirojiosé d’antres, en donnant les rai-
sons de notre choix.
PASCAL
385
Ce n’est qu’après cet exj)Osé critique des faits et des
textes, que nous énoncerons les conclusions qu’on en
tire, en signalant les dilHcultés qu’on leur oppose et les
solutions qu’on en donne, quand ces difficultés et ces
solutions n’auront pas été rencontrées déjà dans le
corps de l’article.
Pour ne point surcharger ces pages de l’éférences de
détail, nous avons dressé et mis en a])pendice la liste des
articles et des ouvrages originaux qui ont fourni les
documents mis en œuvre, en indiquant ceux que nous
n’avons pu consulter et que nous citons de seconde
main.
Enfin, pour permettre au lecteur des rap})roclie-
ments souvent nécessaires, tout en évitant de fré([uentes
ré})étitions, des chifiVes romains, intercalés dans le
texte, renvoient aux jtaragraplies de cette étude.
I. — Acant TorriceUi, 1G43 : Isaak Beechmau,
Baliauî, Jean Bey, Galilée, Descartes
Dans la première moitié dn X^'IP siècle, on ensei-
gnait dans les écoles que l’aii* est pesant relativement
au feu, léger relativement à l’eau. On ne s’accordait
pas sur le point de savoir si un élément })èse ou non
lorsqu’il se trouve en son lieu naturel : si l’air, }>ar
exemple, pèse dans l’air, et l’eau dans l’eau. Aristote
disait oui, Simplicius disait non. A rap})ui de son opi-
nion, le maître citait une observation étrange, sans
dire, d’ailleurs, qu’elle fût de lui : une outre pèse
davantage lorsqu’elle est gonfiée d’air que lorsqu'elle
est vide. Son commentateur avait, disait-il, refait l’ex-
péidence et trouvé le même poitls à l’outre gonfiée
et à l’outre dégonflée. Les meilleurs esprits donnaient
raison à Simplicius contre Aristote.
Tous s’accordaient à déclarer le vide impossible. On
IIP SÉHIE. T. Xll. “23
38G
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
ajoutait que, pour l’empêcher, la nature, qui en a hor-
reur parce qu’il tend à sa destruction, recourt à tous
les moyens propres à le prévenir : tantôt c’est une
force motrice intime, dont elle a doué tous les corps,
qui les porte, au besoin, dans le lieu où le vide tend à
se produire; tantôt c’est la condensation, la raréfaction
ou une résistance invincible qui entrent en jeu. C’est
contre celle-ci qu’on s’épuise quand on veut écarter les
feuillets d’un southet dont l’ouverture est bouchée.
Des pbj'siciens cependant se rencontraient, persuadés
que l’air est absolument pesant, et disposés à ])rendre
sa pesanteur pour cause des effets que les philosophes
})éripatéticiens attribuaient à l’horreur du vide.
En des entretiens tenus en i(3'29 avec Gassendi,
Isaak Beeckman, collaborateur de Descartes, en Hol-
lande, s’en ex])rimait très nettement :
« ....l’ai montré, dit-il, que l’air est grave, qu’il nous presse de
tous côtés d’une manière uniforme, de soi'te que nous ne souf-
frons pas de cette pression, et que cette gravité est la cause de ce
(pi’on nomme la fuite du vide... L’air repose sur les choses <à la
manière de l’eau, et il les comprime selon la hauteur du tluide
([u’elles supportent... Les choses se précipitent avec une grande
puissance en un lieu vide, k cause de la grande hauteur de l’air
qui les surmonte et du poids qui en résulte. »
Le 20 octolire 1030, Baliani adiussait à Galilée une
lettre où se lisent des pensées semblables :
« ....le ne suis plus de l’opinion vulgaire selon laquelle il n’y a
pas de vide... et, poiu' tout dire, j’ai commencé de croire que le
vide était naturellement possible dans le temps même que j’ai
reconnu à l’air un poids sensible... 11 n’est pas vrai que le vide
répugne à la nature; il est seulement vrai qu’il ne se peut pro-
duire sans une grande violence, et l’on peut déterminer quelle
est cette violence recpiise pour obtenir le vide. D’ailleurs, si l’air
est pesant, il n’y a entre l’eau et l’air qu’une différence de plus
ou de moins... .l’estime que plus l’air se trouve élevé au-dessu.s
du sol, plus il est léger; toutefois, je crois son immensité si
PASCAL
387
grande qu’en dépil de la faiblesse de son poids spéoifnpie, si l’on
sentait la ehargc de tout l’air qu’on porte au-dessus de soi, on
éi)rouverait un très grand poids; il ne serait eei)endant pas inlini;
il aurait une valeur déterminée, en sorte qu’au moyen d’une
Ibree proportionnée à ce poids, on pourrait le surmonter et
produire le vide... Je juge (pie cette valeur est telle que l’on
pourrait iiroduire le vide avec une violence égale à celle (pie
peut produire l’eau dans un canal dont la longueur ne dépasse
pas 80 pieds. »
Nous avons analysé ici inêine les Essays de Jean
Rejy puliliés en 1G3U, et sa correspondance avec le
P. Mersenne (1). Si le lecteur veut I)ien se reporter à
cet article, il verra que le médecin du Bugue professait
une doctrine analogue.
Plus clairement encore peut-être, Descartes rendait
compte des etiéts de la jiression atmosjihérique dans
une lettre qu’il adressait, le 2 juin 1031, à un corres-
pondant inconnu, que l’on croit être Reneri. Il entre-
prend de lui expliquer poui‘([uoi un tube rempli de mer-
cure peut retenir le liquide qu’il contient, alors que son
bout ouvert est tourné vers le lias : c’est que, dit-il,
])Our descendre, le vif-argent devrait pousser une
partie de l’air, qui en pousserait une autre au-dessus
d’elle; en sorte qu’il lui faudrait « autant de force qu’il
en est besoin }iour enlever tout l’air qui est de) mis là
jusqu’au-dessus des nuées ». Ce passage est à retenir :
Descartes se souviendra de l’avoir écrit et rapprochera,
])Our s’en faire un mérite, rex])lication qu’il y donne,
en 1031, de celle que Tondcelli donnera, en 1641, de
la suspension du mercure dans le baromètre.
Pins tard — il faut en faire la remarque — Des-
cartes, moins jiréoccnpé, semlde-t-il, de })énétrer les
secrets de la nature que de mettre les phénomènes
d’accord avec ses conce})tions d’ensemlde, ne voudra
voir, dans les faits analogues, que des conséquences
(I) Les Essays de Jean Reij et la Pesantetir de raif,\\E\i’E des (Juest.
sciE.XT., livraison du ;20 juillet 1907, pp. ;2oU-;256.
38S
REVUE DES QUES'nüNS SCIENTIFIQUES
d'une théorie sur le })lein et la forme cyclique de tous
les mouvements qui se jtroduisent dans le monde; par
là il soudera si intimement la cause (ju’il leur assigne
à riiypothêsc dont il la fait dépendre que, quand il
])arlera en savant, c’est le métaphysicien que l’on ci‘oii*a
entendre.
Dans scs Discours et dètnonstrations mathèuia-
tiques au sujet de deux sciences nouvelles, publiés en
i()38, (ialilée aborde, en la })remière journée, la
question du vide et celle de la gravité de l’air. Il croit
à l’horreur du vide, mais il ne lui accorde qu’une puis-
sance finie et déterminée ; il jiropose même des moyens
de la mesui'er, mais il ne va pas jusqu’à considérer la
pression de l’air jiesant comme l’explication de cette
résistance au vide, 11 admet cependant que l’air est
pesant; bien mieux, il a tenté d’en déterminer le jioids
spé(*ili([ne. Sans entrer an détail de ses exjtériences, il en
fait connaiti’c le résultat : l’eau serait quatre cents fois
})lus grave ipie l’air; mais cette donnée, très inexacte
d’ailleurs, reste inutilisée, (l’est ]iar l’hoi*reur limitée
du vide, et non }iar la jtesantenr de l’air, qu’il ex])li(pie
l’ascension de l’can dans les jiompes et l’inq^ossibilité de
l’élever à une hauteur verticale siqiérieui’e à 18 brasses
dans nn tuyau plus long.
Descartes, ([ui a lu les Jtiscours et (tèiuoustratious,
en pai'le à Mersenne dans une lettre du 8 octobre 1()38;
il lui donne son avis sur cette observation, ra]q)ortée
par (lalilée, que les })ompes ne tirent point l’ean au
delà de 18 brasses.
« Ce fait, (lit-il, ne doit |)oiiil se rapporterai! vide, mais on à
la matii'i'e des jionijies, on à celle de l’ean nnàm*, (pii s’i’conle
entre la poinjie (d le Inyan pliip')! (pie de s’i'li'vm' pins hani,
ou meme à ht jiesauteiir de l'etnt qui roiilrehahtuce celle de
ruir{\). »
(1) L’explication par la pesanlenr de l’air — la reniaiaiiie est de P. Tannery
— ne se trouve pas dans l’original, comme elle se trouve dans le texte de
LIerselier.
PASCAL
389
Pour (xalilée, répétons-le, la pesanteur de l’eau con-
trebalance, non celle de l’air, mais la puissance finie et
déterminée de l’horreur du vide. On pourrait contre-
])alancer celle-ci, dans des conditions analogues, par la
pesanteur d’autres liquides, qui s’élèveraient à des hau-
teurs verticales plus ou moins grandes que 18 brasses,
en proportion inverse de leurs poids spécifiques com-
parés à c(dui de l’eau. Leur pesanteur donnerait, dans
tous les cas, la mesure, toujours et partout la même, de
l’horreur du vide à laquelle elle fait équilibre.
11. — Ton’icelli, sa lettre à Ricci,
1643-11 juin 1644
(Test en réfléchissant, sans doute, sur ce ]iassage de
(.tablée, ([u’un lecteur ingénieux trouva le moyen de
produire le vide et une colonne liquide soulevée, bien
plus commodément qu’avec l’eau dans une pompe, en
])renant du vif-argent dans un tu])e de verre. L’ex]>é-
rience est classique, il est inutile de la décrire.
(du en attri])ue l’invention àTorricelli(l); il fit mieux,
en tout cas, que de la réaliser dans des conditions
variées : il en donna une explication où l’horreur limi-
tée du vide est remplacée par la pesanteur de la
colonne d’air qui surmonte le mercure de la cuvette.
(I) Mersenne a écrit dans le tome troisième des Novarum observatiomim
l)li!lsico-maihemulicarum, p. 216 ; « Cerlum est primo, vacuum ope tubi vitrei
prius in Italia, quam in Uallia ol)servatum ; idque puto, a!) illustri Evangelista
Tüi-ricelli. » — C. Uob. Dali, Li’ttera a Filuleti di Timiiuro Antiate Delta
veru storiu délia Cicloide, et delta Faniosissima Esperienza dell’ Arçjento
vivo. Firenze, 1663, p. 19, est plus explicite :« Sappiate adunque, o Filaleti,che
il Torricelli sino dell’ an. 164S mentre dimorava in Firenze... fii il vero, ed
unico invenlore di questa esperienza, e dette raqione dependente délia pres-
sione dell' aria, che che pretendano, dicano, o scrivano altri. » — On pour-
rait multiplier ces témoignages.
390
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIPNQUES
Le ii juin iOil, Torricclli écrit à son ancien disciple
Michel-An»’e Ricci :
CT*
« .l’ai (léjtà annoncé >à votre Seigneurie cjn’il se taisait une
expérience de physicpie sur le vide, non pas pour faire simple-
ment le vide, mais pour avoir un instrument qin pût indiquer les
changements de l’air, tantôt plus lourd et plus épais, tantôt plus
léger et plus subtil.
D beaucoup de gens ont dit qu’il ne peut pas ,se produire de
vide, d’autres qu’il peut se produire, mais non sans résistance de
la nature, ni sans fatigue, .le ne sache pas que personne ait dit
qu’il peut se produire du vide sans fatigue et sans résistance
aucune de la nature, .l’ai raisonné ainsi : Si je trouvais une
cause manifeste d’où dérive la résistance que l’on sent quand on
veut faire le vide, il serait inutile, ce me semble, de chercher <à
attribuer au vide un etfet qui dérive manifestement il’une autre
cause. Et môme en faisant certains calculs très faciles, je trouve
que la cause dont je [)arle, à savoir le poids de l’air, devrait à
elle seule faire plus d’elfet qu’elle ne fait quand on essaye de faire
le vide. »
^'oilà l’oltjection principale — il faudra s’en souvenir
— contre laquelle va se heurter cette théorie : elle sem-
blera condamnée aux yeux de savants éminents, de
Roherval entre autres, par le calcul du ])oids de la
« colonne d’air » dont on croyait connaître la hauteur
et la densité,
« Nous vivons submergés au fond d’un océan d’air, poursuit
Torricelli, et nous savons par des expériences indubitables que
l’air est pesant et même que cet air épais qui est près de la sur-
face de la terre pèse environ le quatre centième du poids de
l’eau ». C’est le nombre donné par Galilée; nous savons aujour-
d’ind ([ue la densité de l’eau est égale, non à (jiiatre cents Ibis,
mais <à sept cent soixante-treize fois celle de l’air. «. D’autre part,
les auteurs qui ont parlé du crépuscule ont observé que l’air
visible et chargé de vapeurs s’élève au-dessus de nous à près de
cinquante ou cimiuante-quatre milles : ce que je crois exagéré,
parce que je pourrais montrer que le vide devrait faire beaucoup
plus de résistance qu’il ne fait; mais ils ont une échappatoire, ils
[)euvent dire (jiie le poids dont [)arle Galilée doit s’eidendre de
la région la plus basse de l’air où vivent les hommes et les ani-
PASCAL
391
maux, mais que sur la cime des hautes montagues, l’air com-
meuce là être très pur et pèse beaucoup moins que le quatre cen-
tième du poids de l’eau.
» Nous avons t'ait beaucoup de tubes de verre, comme ceux
qui sont désignés ici (tig. J), d Torricelli décrit la manière de
réaliser l’expérience, et il continue ;
Fig. 1
« Pour montrer que le tube était partaitement vide, on
remplissait d’eau jusqu’en D le bassin, et en élevant peu à
peu le tube, quand l’extrémité inférieure arrivait à l’eau,
on voyait le vif-argent descendre, et l’eau le remplir avec
impétuosité jusqu’en E. Quand la partie AE du tube était
vide et que le vif-argent se soutenait, bien que fort lourd,
en AD, voici comment on raisonnait : .lusqu’ici on a cru que la
force qui empêche le vif-argent de retomber est intérieure à AE
et provient du vide ou de quelque matière subtile, extrêmement
raréfiée; mais je prétends que la matière est extérieure et que la
force vient du dehors. Sur la surface du liquide qui est dans le
bassin, pèse une quantité d’air qui a cinquante milles de haut.
Est-il étonnant que le vif-argent, qui n’a ni inclination, ni répu-
gnance pour le tube A, y entre et s’y élève jusqu’à ce qu’il fasse
équilibre au poids de l’air extérieur qui le pousse? L’eau dans un
REVUE DES- QUESTIONS SCIENTIFIQUES
:^92
liihe seml)lahle, mais l)eaiu‘Oup plus long, s’élèvera jiisipi’à près
(le (lix-lniit brasses, c’est-à-dire d’anlaiit plus liant (pie le vit-
argenl est jilns lourd que l’eau, pour faire è(fuilihre à la même
cause (pii agit sur l’iui et sur l’autre. Ce raisoummient a ètè
coiilirmè par l’expèrieuce faite eu même temps au moyeu du tube
A et du tube H, où le vif-argeiit s’arrêtait toujours à la même
ligue borizoutale AH, signe presque certain (pie la force u’est pas
intérieure; car il y aurait eu une force d’attraction plus grande
dans le tube A, où il y avait plus de matière rarèliée et attirante,
b(‘aucou[) [lins èiiergiipie, à cause de sou degré de raréfaction,
(pie celle qui était renfermée dans le très petit espace H ...
-i) .le u’ai pu réussir dans ce qui était mou but principal (la mia
iiileu/.ioue principale), à savoir, de coimaitre [lar le moyeu de
riiistrumeul EC (piaiid l’air est plus épais et plus lourd ([liù
grossa, e grave) et quand il est plus subtil et plus léger, parce
(pie le niveau .\H cbange pour une autre cause à bupielle je ne
me serais pas attendu (che io non credeva mai), par le cliaud et
le froid et très sensiblement, tout comme si la cliambre AE était
renqilie d’air. »
Ricci admire, et c’est justice, la sagacité de son
ancien maître; mais, contre sa théorie, des dilticiiltés
lui viennent dont il lui demande la solution. A’oici les
princijiales :
Si l’on ]ilace un couvercle sur la cuvette, le
mercure reste, dans le tuhe qui y plonge, à la m{''ine
hauteur; l’air cependant jièse maintenant sur le cou-
vercle et non ]ilus sur le mercure. - Si, tenant le trou
d’une seringue bouché, on essa}'e de tirer le piston, on
éprouve autant de difficulté à le tirer en /tant, quand
l’air }iêse sur la surface du piston, qu’eà le tirer en bns,
({uand il ne la charge jiliis.
I)ans sa réjxmse du 2S Juin lO i i, Torricelli s’attache
surtout à résoudre la })remière objection :
« Si Votiv Seigneurie, dit-il, place le couvercle sur le bas.'^in,
de manière (jn’il touche la surface du vif-argeut, le vif-argeiil du
tube restera suspendu comme auparavant, iioii pas à cause du
poids de l’almosplière, mais parce (pie le vif-argeut du bassin est
retenu. Si elle [ilace le couvercle de manière à enfermer dans le
PASCAL
393
bassin line certaine qnanliti' d’air, je demande si Votre Seigneu-
rie admet que l’air entériné soit au même degré de condensa-
tion que l’air extérieur; alors le vil-argenl se soutiendra à la
même hauteur ([u’auparavant... Mais si l’air enfermé est plus
raréfié (pie l’air exlérieur, le vif-argent descendra d’une certaine
(juantilé; s’il était infiniment raréfié, s’il g avait le vide, alors le
vif-argent descendrait tout entier pour peu que le bassin pût le
contenir. »
C’est nous qui soulignons les dernières lignes : il y a
là l’expression très nette de ce que montrerait, dans
rinqiotlièse de Torricelli, l’expérience ordinaire du vide
s’il était possible de la réaliser dans le vide — la hau-
teur de la colonne de mercure y serait nulle — ou dans
un vide relatif — cette hauteur diminuerait en propor-
tion de la raréfaction (1). Ce, sera la vérification expé-
rimentale de cette conséquence de la théorie du savant
Florentin qui consacrera — nous le verrons — son
triomphe définitif.
111. — Mersenne, ses prêt nie es essais,
son voijaç/e en Italie, 1614-ocfobre 164G
En ce temps-là, Mersenne, par sa corresjiondance,
siqqiléait à la « jiresse scientifique » qui n’existait pas
encore. 11 venait d’achever ses Coç/itata pJu/sico-
niatlieinatica, jmldiés en 1(3 il, et commençait ses i?c-
flexiones, qu’il terminera le i'’*’ octobre 1(347, ({uand il
reçut de Ricci des extraits des lettres de Torricelli sur la
nouvelle expérience du vide et l’explication qu’en don-
nait l’inventeur. Cette lettre de Ricci à Mersenne
existe encore, nous dit M. Mathieu, .et le nom de
Torricelli s’y trouve. 11 est faux que le Minime en ait
( I ) Il serait intéressant de savoir si les copies de la correspondance de
Tori'icclli et de Ricci rapportées d'Italie par Mersenne, contiennent cette
descri|)tion des phénomènes que manifesterait l’expérience du vide dans
le vide.
394
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
fait mystère : on le lit en maint endroit de ses livres et
de sa correspondance.
Torricelli n’était pas un inconnu pour Mersenne. Ils
étaient en correspondance depuis 1613, et ils échan-
gèrent de nombreuses lettres au cours de cette année
1641 et des années suivantes. Il y est question de géo-
métrie, d’acoustique, du désir de Mersenne de recevoir
de bons objectifs de lunette et des efforts de son corres-
pondant })Our le satisfaire. Mais on n’y trouve pas la
moindre allusion aux expériences du vide (1).
La lettre de Ricci intéressa Mersenne : curieux de
toute expérience nouvelle, il tenta, mais en vain, de
reproduire celle-ci.
Personne n’y avait réussi, en France, quand « après
la fête de saint Simon (28 octobre), nous dit Baillet dans
Ln Vie de Monsieur Descartes, ..AèYwYè de l’impression
du gros recueil de pièces physiques et mathématiques
([u’il intitula Coffitata physico-inathematica, et n’a}’ant
plus rien, au départ de M. Descartes, qui pût le retenir
à la ville, il jtartit pour un vojmge de huit ou neuf mois
([u’il avait à faire en Italie ».
A Rome, il vit Lucas llalstenius, bibliothécaire du
^'atican, qui lui jiarla d’un capucin milanais, ^Mleriano
Magni, de passage en cette ville, comme d’un philo-
sophe savant et original. Nous retrouverons plus tard
ce fougueux adversaire d’Aristote. Mersenne alla le
voir : « C’est nn vaste et vaillant esprit », écrit-il à
llévélius.
Le 24 décembre, le Minime ])rend congé de llalste-
nius et, quelques jours plus tard, il est à Florence où
Torricelli lui montre ses tubes, refait devant lui ses
expériences et lui expose sa théorie.
>lersenne rentre à Paris au commencement de juil-
([) L’‘ttere di Ecanf/elista Torricelli al P. Marino Mersenne. Dilletixo
DI lilBLIOGIlAFIA E DI StORIA DELLE SCIENZE MATEM. E FISICHE (lî. lîonconi-
pagni), t. VIII, 38:2.
PASCAL
395
let i()i5. Il rapporte des copies plus complètes des
lettres de Torricelli à Ricci et des renseignements
détaillés sur l’expérience du vide, recueillis de la
houche même de l’inventeur. Il reprend ses essais,
mais toujours sans succès.
Roberval, de qui nous tenons ces détails, attribue
ces échecs à la dithculté de se procurer, à Paris, des
tubes convenables. Mersenne d’ailleurs interrompit peu
a]irès ces expériences pour entreprendre un nouveau
voyage : il alla passer l’hiver de 1645-164(3 dans le
Midi « d’où il ne revint, nous dit Baillet, qu’au com-
mencement de septembre 1646 ». A peine rentré, il se
remet à l’œuvre, cette fois avec Chanut, aml)assadeur
en Suède, de passage à Paris; il échoue de nouveau.
Décidément Roberval a raison : on ne trouvera pas, à
Paris, le matériel convenable ; il faut le demander à
Rouen : « ibi eniin, écrit Roberval, celeberrima habe-
tur vitri et crj^stalli officina ».
C’est à l’ingénieur Pierre Petit que semble s’être
adressé Mersenne pour solliciter ce service ; en même
teni])s, il lui donnait sur l’expérience dont il poursuivait
en vain la réalisation, des renseignements détaillés.
« Cette expérience ayant été mandée de Rome au
R. P. Mersenne, écrira plus tard Pascal,... Je l’appris
de M. Petit, intendant des fortifications, et très versé
en toutes les belles-lettres, qui l’avait apprise du
R. P. Mersenne même. »
\y. — Les expériences de Rouen,
octohre 1646-mai 1647
Instruit du détail de l’expérience d’Italie, Petit fut le
])remier à la réaliser en France, en présence d’Etienne
et de Biaise Pascal, ]dus de deux ans après la lettre de
Ricci à Mersenne. La date de cet événement nous est
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
donnée par Jae([iies Pieriiis, doetenr en inédecâne et en
tliéoloiiie, ])rotéssenr de philosojjhie an (Collège ([ne
rarclievêqne de Rouen venait de fonder en cette ville :
« Annns ninnerabatnr Id iG, écrit-il, inensis vero octo-
ber, cuin haec philoso[)harer a[)iid Rliotoinagenses...
Dominns IMit, ([ui eodem tuense banc experientiain
eadein in iirbe tenta verat. »
Qiiebpies jours [dus tard, le 10 novembre 16 iG, Petit
écrit à Chaiiut, ([ni était de retour à Stockholm, pour
lui annoncer le succès de Texpérience ([ue Mersenne
n’avait [)as réussi à lui montrer, et lui raconter com-
ment les choses s’étaient passées. Dans l’autographe de
cette lettre, qui existe encore, comme dans le texte
imprimé en un opuscule dont nous parlerons [dus loin,
on peut lire : « C/est de X expérience de Torricelli tou-
chant le vide, dont je veux vous entretenir. » Le nom
du savant Florentin, inventeur de rex[)érience du vide,
était donc connu à Rouen, en IGiG, de l’initiateui' de
Pascal au maniement du tube barométri([ue : il est
invraisemldable que Pascal l’ait ignoré; si, [)ar impos-
silde, on ne l’a [»as [irononcé devant lui, il l’a lu dans la
lettre de Petit à Piianut dont nous le verrons fournir
une copie pour l’inqu’ession.
Petit et Etienne Pascal, en face du tube de Torricelli,
avaient reconnu, non sans émotion, qu’ils voyaient le
vide. Rien [dns, ce vide devenait [dus grand ou [dus
[tetit, à volonté, suivant que l’on haussait ou liaissait le
tuvau sans retirer toutefois de la cuvette le l)out ([ui j
trem[)ait. Plaise avait objecté ([u'un [leu d’air [)oiivait
être demeuré au fond du tuyau, ou entré avec le vif-
argent lorsqu’on le vei-sait, ou ap[)orté avec le doigt
([uand on mettait celui-ci sur l’extrémité ouverte. Mais
il s’était ravisé, avait fait de nouvelles expériimces et
s’était prononcé [)our le vide.
L’affaire fit grand bruit et, volontiers, Pascal [>ro-
duisit ses déimmstrations devant les curieux de la ville.
PASCAL
m
Elles Giiiurent ceux qui avaient tenu jusque-là pour
indubitahle riiorreur du vide : renseignement ti'adition-
nel allait-il être convaincu d’erreur? Jac([ues Pierius
se charge de les rassurer. Dans une disseidation écrite
à la hâte, il entreprend de démontrer que la thèse péri-
}»atéticienne reste intacte : la partie siq)érieure du tul)e
n’est vide qu’en apparence; des esprits subtils ({ui
s'échap})cnt du vif-argent la remjdissent.
Pascal, dont toute l’activité était alors tournée vers les
sciences et la gloire des succès mondains, vonlut avoir
le dernier mot. 11 invita ses contradicteurs à une confé-
rence solennelle : « Constituta die, ac loco am})lissinio.
nous dit Roberval, in area officinae A’itriariorum, invi-
tavit oiimes ut adessent mira cans])ecturi. » C’est en
cette circonstance que Pascal ht rexpérience de Torri-
celli avec un grand tube rempli, non })lus de mercure,
mais de vin. à oici comment lui-même la décrit dans
son Abrégé (\ III) :
« Un tuyau de verre de qiiaraute-six pieds, dont uu boni est
ouvert, et l’autre scellé hei'uiétiquemeut, étant l'enipli d’eau, ou
plutôt de vin l)ieu rouge, pour être plus visible, puis l)ouché, et
élevé eu cet état, et porté perpendiculairement <à l’hoi-izou,
l’ouverture bouchée eu bas, dans uu vaisseau plein d’eau, et
enfoncé dedans environ d’un pied ; si l’on débouche l’ouverture,
le vin du tuyau descend jusqu’tà une certaine hauteur, qui est
environ trente-deux pieds depuis la surface de l’eau du vaisseau,
et se vide, et se mêle parmi l’eau du vaisseau qu’il teint insensi-
blement, et se désunissant d’avec le haut du verre laisse un
espace d’environ ti'eize pieds vide en apparence, où de même il
ne paraît qu’aucun corps ait pu succéder : si on incline le tuyau,
comme alors la hauteur du vin dn tuyau devient moindre par
cette inclinaison, le vin remonte jusqu’à ce qu’il vienne à la hau-
teur de trente-deux pieds : et entin si on l’incline jusqu’à la hau-
teur de trente-deux pieds, il se remi)lit entièrement, en ressuçant
ainsi autant d’eau qu’il avait rejeté île vin. »
Parmi les spectateurs, il faut signaler Périer, beau-
frère (le Pascal, le médecin (tuihàrt, jtlusieurs Jésuites,
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
398
Jacques Pierius et Auzoïit. (Jassendi reçut une relation
(le cette conférence dans une lettre d’Auzout; il en })rit
occasion pour écrire une dissertation De mipero expé-
rimenta circa vneuum, où il interprète les observations
nouvelles (ui faveur de sa jdiilosopliie (1).
llolierval nous donne sur ces expériences les détails
de la mise en scène et un conqdément d’informations.
Rien n’em}»èche, en effet, d'accejtter sa relation où l’on
nous montre, non ]dus un seul tuvau, mais deux. Pascal
a })U ce jour-là varier ses démonstrations (2).
On le voit, rex})ériencc de Torricelli ne parut tout
d’abord à 1 ’ascal, à ses amis et à ses contradicteurs, qu’un
démenti intligé à l’enseignement traditionnel. C’est le
haut du tube qui absorbe leur attention. Mersenne tra-
duit cet état des esprits quand il écrit, au ])remier cha-
pitre de ses Uejlexiones, qu’aux sept constatations du
(I) On la reli’ouve enrichie de ilélails intéressants relatifs à des expériences
postérieures : l’ascension du Puy-de-Dôme, les expériences de la vessie de
carpe et du vide tlans le vide, dans tiassendi, OfERA, l.ug'duni, U'mH, t. 1,
SuDlafjiita Plnloüoplnciun, sect. I, lih. 11, c. v : De mipero (jraniliusculi
coacerviitive imiiiix, ope Hj/drarfuiri experiinento.
C2) Voici la relation de Uoherval, empruntée à sa lettre à Desnoyers (V) :
« Inierat autem j)rivatim solertissimus Du de Paschal calculnm de aciua et
vino cum hydrargyro comparatis secundum gravitatem, ut inde dehitam uni-
cuique allitudinem eliceret, ad hoc ut in iis altitudinihus ae(iuii)onderarent...
Itaque antequam cpiidquam soi propositi aperiret, interrogavit egregios illos
sapientes, nec dilliculter ah iis elicuit majorem in vino, (piam in acina, spiri-
tiiiim copiai!! reperiri; ideoque fore ut, si experinientum tieri jiosset in iis
liiiuorihus (tieri autem posse, satis aperte negahant) vinum plus spath, (luam
aquam relicturum esset in apice tuhi, positis tnhis ejusdem altitudinis. Hoc
concesso, ostensus est eis malus jacens cum tuhis alligatis. Quihus,altero aqua,
altero vino, repletis, et orihus occlusis, erectus est malus; et situlae orihus
ipsis tuhornm admotae, quarum altéra vino, altéra a([ua plena erat, in quas
immersa erant tuhorum ora, tuhis semper plenis manentihus, douer ora
eorum recluderentur. Quihus apertis, statim amho illi liciuores in tuhis
contenti sic depressi sunt, ut postquam quiescerent, staret altitude acpiae in
suo tuho, supra superliciem alterius aquae in situla suhjecta contentae,
pedihus 31 et una noua circiter; vinum autem paulo altius, putapedihus 31 et
duohus tertiis proxirne; remanentihus tuhorum reliquis partihus superiorihus
veluti vacuis omnino, sicut in hydrargyro deprehensum erat.
» Dursus autem mutati sunt licpiores in tuhis, ut (pii prius aqua, is postea
vino repleretur et vicissim : nec ideo quidipiam in experiiuento mutatum est
circa utranuiue altitudinem. »
PASCAL
vide signalées }>ar Héron, il faut en ajouter une
huitième, celle qu’on vient d'oldenir à Florence au
moyen d’un tube de verre et de mercure.
Cet espace n’est pas vide, disent les péripatéticiens :
le vide est imjiossible, la nature se détruirait elle-même
en le tolérant; nos yeux nous trompent quand nous
croyons le voir. — La raison aristotélicienne ne peut tran-
cher la question, répondent Mersenne et Roberval, il
faut multiplier et varier les expériences, rechercher si
le son se [)ropage dans le haut du tube, si la vie _y est
possil)le, etc. — Aucune substance connue n’a pu péné-
trer dans l’espace abandonné par le mei^ure, soutient
Pascal, il est donc vide de toute matière sensil)le.
Et que pensait-on de la théorie de Torricelli où la
pesanteur de la « colonne d’air » contrebalance celle
de la colonne du liquide soulevé?
Roberval répugnait à l’accepter. La hauteur de
l’atmosphère, que l’on croyait connaître, le poids de
l’air qu’on s’imaginait avoir mesuré (1), exigeaient,
pour l’équilibre, une colonne de mercure bien plus
haute. Torricelli, nous l’avons vu (11), avait rencontré
cette oljjection; il l’écartait en supposant ratmosjihère
moins étendue et, plus léger, l’air des régions supé-
rieures. Mais était-il admissible que, pour sauver une
hypothèse, on rejetât une doctrine qui semldait solide-
ment fondée? Les observations sur la durée du cré})us-
cule et sur la réfraction paraissaient à Roberval trop
})robantes pour qu’il consentit, sans y être forcé par
l’évidence de faits nouveaux, à abaisser au-dessous de
cinquante milles la hauteur de ratmosjdière. A ce taux,
il eût fallu admettre, dans les régions supérieures, une
dilatation de l’air bien ])lus grande que celle que lui
permettaient d’accepter ses expériences de 1()43.
Encore pensait-il que cette dilatation ne pouvait se pro-
duire que sous l’action de la chaleur ou d’une force
extérieure. Où trouver cette force et où pi*endre cette
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
'm
chaleur dans les régions supérieures? Ne savait-on pas
que le froid les envahit d’autant })his qu’elles s’éloignent
davantage du sol? Enfin, iinhu des idées cosinogoni([ues
qu'il avait dévelo])pées dans son A>‘ist(a‘c/nfs Samiv.s
De MwkU s(/stem(ife, publié en 1043 et que Mersenne
réiinpriinera en 1(347, au tome 111 de ses Nocarum
ohserüatiomnu, Roherval pensait que l’air n’agit pas
seulement par son jtoids, mais surtout comme véhicule
d’une attraction mystérieuse qui unitet retient enscmhle
toutes les ])arties de chaque système jdanétaire. Adngt-
sept ]K)uces de mercure ])Ouvaient-ils faire contrepoids
à cette puissance Ibrmidahle? Au lieu de la jtression de
l’air, ne serait-ce }>as ])lutôt cette attraction qui se
manifesterait ici?
Ces vues de Roherval eui-ent-elles une intluence sur
ro})inion de Pascal? Rien ne le ])rouve : jusqu’ici, c’est
aux idées de (lalilée sur l’horreur limitée du vide qu’il
seinhle s’attacher. Rien n’autorise non plus à le ranger
})arnii les partisans de la j)esanteur de l'air et de la }ires-
sion atmosphérique; rien n’indique même qu’il ait envi-
sagé de ce luais l’expérience d’Italie : nous en aurons la
])reuve dans ses Expth-icnces nouvelles. C’est le l)out
supérieur du tulie (jui l'occupe uni(piement : il tient
qu’il est vide; son opinion se heurte à la contradiction,
et c’est à en triomjdier qu'il s’a})])liquc.
— GnifJ'art. Valeriano Matini et les expériences
(Je Varsovie, rnai-septeinhre 1047
Pascal, dont la santé est ébranlée, quitte Rouen à la
tin de mai 1017, et s’installe à Paris avec sa sœur
Jacqueline.
Il travaillait à la rédaction de ses expériences lorsque
parut un Discours du vide sur les Expériences de
J/. Püsclud ci de M. Dierius.... Rouen, 19 août i()47.
PASCAL
40i
L’auteur, le médecin Pierre Guifïart, avait assisté aux
conférences de Rouen; elles l’avaient convaincu que la
chambre barométrique est bien vide et il ])rétendait
expliquer, à la lumière de cette vérité nouvelle, une
foule de choses : les raisons du mouvement des eaux,
de la génération du feu et des tonnerres, de la violence
et des effets de la poudre à canon, etc.
Les idées qu’il exprime — quand elles sont raison-
nables — ^sont voisines de celles que nous retrouverons
sous la plume de Pascal, mais en un autre style. Il veut
que l’on ménage les anciens : « leurs autorités doivent
être des oracles qui terminent nos doutes, et des arrêts
souverains qui décident nos difficultés », mais seule-
ment « lorsque le fil de notre raison se trouve trop court
pour nous conduire dans le laliypinthe des difficultés ».
Il demande « qu’on examine cuideusement les choses,
avec un esprit désintéressé;... après quoi, ni le respect
de l’antiquité, ni l’aversion de la nouveauté ne doivent
aucunement empêcher de prononcer ». Rappelant les
expériences de Pascal, « ceux qui sont philosophes,
dit-il, ne les peuvent voir sans admiration, et ceux
qui ne le sont pas le deviennent en les considérant ».
C’est ce qui lui advint, sans doute, et l’autorise à mal-
mener Pierius et ses confrères en Aristote, qui nient la
possibilité du vide, que l’on voit ici de ses yeux, et...
supposent la pesanteur de l’air, que rien ne manifeste.
Treize pièces de vers font escorte au livre de Guifïart
et chantent sa gloire : le premier il a expliqué par le
raisonnement ce que Pascal n’avait montré que par des
expériences !
En dehors de l’horreur du vide, il n’y a rien à tirer
de cet opuscule sur la cause de la suspension du mer-
cure. Si Pascal, dans ses expériences de Rouen, l’a
cherchée dans la pesanteur de l’air, Guifïart n’en a rien
retenu. Son Discours^ comme la thèse de Pierius et la
Dissertation de Gassendi, ne prouvent qu’une chose :
IlL SÉRIE. T. XII. 26
i()2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
le succès des expériences de Rouen, qui tendent à
prouver la possiliilité du vide.
C’est à ce moment que Roberval aj)])rend à Caris,
par une lettre de Desnoj-ers, secrétaire de la reine de
Pologne (i), qu’un cajmcin italien, le P. A^aleriano
Magni, supérieur des missions apostoliques du Nord,
celui-là même que Mersenne avait rencontré à Rome,
en 1044 (III), avait lait à 4'arsovie, dans les premiers
Jours de juillet 1047, une conférence d’ajiparat où il
avait montré un espace absolument vide au moyen d’un
tube et de vif-argent.
La dissertation où Magni ex})osait son ex})érience
suivit de })rès cette lettre de Desnoyers; Mersenne en
reçut un exemplaire. Son titre est une déclaration de
guerre aux péripatéticiens : Bemonstratio ocularis
Loci sine locato : Corporis successive moti in vacuo :
Luniinis nulli corpori inhaerentis. L’apj)robation est
datée du 10 juillet 1047, et l’auteur note qu’il a achevé
sa rédaction dès le 12 juillet (2).
Cette expérience de à'arsovie est bien celle d’Italie;
elle est postérieure aux conférences de Rouen, mais elle
précède de trois mois la })ul)lication des Expériences
nouvelles de Pascal (à III).
Torricelli a})j)réciait son expérience moins pour le
vide qui s’y produit que pour la pesanteur de l’air
qu’elle manifeste (II). Pour Magni, comme pour Pascal,
ce qui en fait l’intérêt, c’est le vide qu’elle montre aux
yeux, le vide où le mouvement se produit, que la
lumière traverse, le vide qui convainc d’erreur Aristote
et ses disciples ; et voici qu’il brandit son tuyau comme
(1) Pierre Desnoyers est le même personnage que Petnis Nucerius auquel
est dédié l’opuscule : J. Ilevelii Epistola de utriusque luminaris defectu, 1654.
(2) Sur cet opuscule, ses éditions successives, les controverses qu’il a sou-
levées, voir K. .Jacoli, Evangelista Torricelli, Rulletino iu Hibliog. e di
Stokia dèlle SC. MATE.M. E kisicue(R. Roucompagiii), t. VHI,pp. 2S8 etsuiv.
PASCAL
403
une arme de «uer're : « Minax Aristoteli, diumim admi-
ratione; quod nimirimi a saeculo non sit, non ausini
dicere cogitatum, sed publiée exhibitum ». Il manque
un mot, « in Polonia », remarque le P. D. Bartoli (1).
Roberval rcqtond à Desnoyers, le :30 septembre 1(547.
Il insinue que .Magni a manqué de délicatesse, non à
l’égard de Pascal, mais vis-à-vis de Torricelli (3). Ni
dans l’original ni dans le texte inq)rimé de cette lettre,
il n’est fait allusion aux Expériences nouoelles. Si
Pascal n’avait soutenu plus tard le contraire, la remarque
serait supertlue juiisque cet opuscule ne fut publié que
trois semaines au moins après la lettre à Desnoyers.
Roberval a entre les mains, dit-il, la lettre de Torri-
celli que Ricci a communiquée à Mersenne; il en
signale le contenu, rappellè les essais infructueux du
Minime pour réaliser rexpérience du vide, et son voyage
en Italie; il insiste sur le succès des expériences de
Rouen, mais il se garde d’insinuer que Magni en ait eu
connaissance.
Entin, il expose ses propres expériences, comment il
introduit des ludles d’air ou des gouttes d’eau dans la
chamljre barométrique : il a pu ainsi remplacer, peu à
peu, tout le mercure contenu dans le tube par une
liqueur plus légère. Il est porté à croire que la partie
supérieure du tuyau est vide, mais il n’ose encore
(1) La Tensione e la Pressione disputanli. Venise, 1678.
(2) « Ignoscat mihi K. P. Cap. Valerianus Mag-nus, si dixero eum parum
candide egisse in eo Libello, queni de hac re in lucem nuperrime emisit
Meuse Julio luijus anni 1647, dum celeberrimi bujus experimenti ille primus
auctor haberi voluit, quod certo constat, jam ab anno 1643, in Italia vul-
gatum fuisse, ac ibidem, praecipue vero Roniae atque Florentiae, celeber-
rimas inter eruditos de ea re viguisse controversias quas non potuit ignorare
Valerianus, qui circaeadem tempora illis in Regionibus degebat etcum doctis
conversabatur. Habeo ego Epistolam, quam clariss. Vir Evangelista Torricel-
lius... misit Romani ad amicuni doctiss. virum Angelurn Ricci sub finem anni
1643, italice scriptam » — la lettre de Torricelli à Ricci est datée du 11 juin
1644 — « quae nihil aliud continet, quam controversiam inter duos illos viros
egregios, qui, quod et fere omnibus accidit, de tali experimento diversa
sentiebant. Ea autem epistola, cum quibusdam aliis, ab ipso Ricci missa est
Parisiis ad R. P. Mersennum, etc. »
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
iOi
ralfinner; il attend des tuhes de forme spéciale où cet
espace sera assez grand pour recevoir certains ani-
maux, ce qui permettra de constater si la vie y est pos-
sible. Quant à la suspension de la colonne de mercure,
elle est due sans doute à une attraction dont le méca-
nisme reste caché, et on n’imagine pas de quel jdiéno-
mène connu on pourrait le rajiprocher : « Girca bas
quaestiones eruditi diversissime sentiunt. »
I)isons de suite que Magni répondit à la lettre de
Roberval par une lirochure datée de A'arsovie, le
5 novembre 1()17. Elle a })Our titre : De hwentione
artis exhihemU vacuum Narratio Apolügetiga Yale-
riani Maffui... ad nohilcm et Clarissi)mim Virum
yE. P. de Roberval. Nulle part, dit-il, ni à Rome ni à
Florence, personne ne lui a }tarlé de l’expérience du
vide; ni ses lectures ni sa correspondance ne lui en ont
rien appris : il ignorait jusqu’aux noms de Torricelli et
de Ricci, « non quia Abris illis desit claritas nominis,
sed quod ego sim obscurus illis ». 11 reconnaît avoir
reçu, à Rome, la visite de Mersenne, mais Mersenne
ne lui a fait aucune confidence à ce sujet. C’est par ses
propres réflexions qu’il est arrivé au but (1).
Enfin, il cite les témoignages de ceux qui ont lu sa
dissertation, l’en ont loué et ne font aucune allusion à
l’expérience d’Italie; et il conclut : « Sum fortassis pri-
mus qui eam tupo publicam feci, distractis exemplari-
bus })cr majorem melioremque Europae partem. »
Torricelli n’avait rien })ublié touchant l’expérience
du vide ; Alagni était donc le premier à la présenter au
puldic dans un livre imprimé. Ce n’était point fait pour
lui concilier les bonnes grâces de Pascal qui se trouvait
prévenu et siq)portait mal la concurrence. Aussi le
P. Capucin sera-t-il bientôt très malmené.
(1) « Consilium ergo de superanda impossibilitate vacui, incidit mihi apud
lialilaeiim, quod aqua nequeat per attractioneni ascendere iii listula ultra cubi-
lum deciuuun octavuin, et ab usu lil)rae Archimedis,quaiu Cracoviae aiiiio 1()44,
douo accepi a Tito Livio lUiratiiio, viro erudito in Matheniaficis. »
PASCAL
405
Roberval ne fut })as seul à recevoir la Narratio apo-
lofjetica\ Magni en adressa un exemplaire à Mersenne
qui revint, pour en corriger l’âpreté, sur le jugement
qu’il avait porté d’abord sur « le voleur de Pologne »,
comme l’appelle Auzout. On ne peut douter que Pascal
ait connu X Apologie ; il est même très vraisemblable
que Magni, désireux de se justifier, n’aura pas manqué
de l’adresser directement à l’auteur des expériences de
Rouen dont Roberval avait, dans sa lettre, décrit le
succès. Plus tard, Magni rappellera ces expériences,
antérieures aux siennes, mais auxquelles il n’a rien
emprunté, et il témoignera l’estime qu’il en fait en
traduisant en latin les Expériences nouvelles.
^ 1. — Visite de Descartes à Pascal,
23 et 24 septembre 1647
Descartes était arrivé à Paris au commencement de
septembre 1647, avec l’abbé Picot, de retour d’un
voyage en Bretagne, en Poitou et en Touraine. Il vit
Mersenne qui refit devant lui l’expérience du vide, et
lui parla de celles de Rouen. Descartes désira voir
Pascal. Le 22 septembre, il lui fit annoncer sa visite
pour le lendemain.
Une lettre de Jacqueline écrite le 25 septembre à sa
sœur (TÜ])erte, M'"® Périer, qui se trouvait alors à
Rouen chez son père, JLtienne Pascal, donne, sur cette
entrevue, des renseignements incomplets, mais 'très
importants.
Descartes arriva chez Pascal le lundi 23 septembre,
à 10 heures du matin. 11 était accompagné de cinq ou
six personnes, M. Habert, M. de Montignj^ et son fils
et quelques jeunes gens que Jacqueline ne connaissait
])as. Roberval, que l’on avait prévenu, se trouva au
rendez-vous.
406
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
('In parla d’abord de la machine arithmétique que
Roberval fît jouer; puis la conversation tomba sur
l’expérience nouvelle. A Descartes qui tenait pour le
plein, Pascal, qui tenait pour le vide, demanda « ce
qu’il croj’ait qui fut entré dans la seringue ». Descartes
soutint « que c’était de la matière subtile », sur quoi,
ajoute Jacqueline, « mon frère ré])ondit ce qu’il put ».
Il fut aussi question de la cause de la suspension du
mercure dans le tujmu. Quelques jours auparavant
Auzout avait écrit de Rouen pour demander quelles rai-
sons Descartes donnait contre la colonne cVair. Sur des
renseignements fournis par Mersenne, Jacqueline
charge sa sœurGillierte de répondre à xVuzout que c’était
Roberval qui combattait cette hypothèse, et que Des-
cartes, au contraire, en était très partisan, « mais,
ajoute-t-elle, pour des raisons que mon frère n’ap-
prouve pas ».
Ces raisons. Descartes les tirait sans doute de sa
théorie du }>lein et des mouvements cycliques ; pour ne
point les approuver, Pascal ne devait pas nécessaire-
ment condamner l’hypothèse elle-même. L’admettait-il,
avec Auzout, ou la rejetait-il, avec Roberval? 'Jacque-
line ne nous en dit rien; elle affirme seulement que
Descartes en est, lui, grand partisan. Il l’aura donc
défendue, et il est possible dès lors qu’il ait été amené,
par l’opposition qu’elle rencontrait, à proposer, pour en
contrôler la vérité, de faire l’expérience du vide à des
altitudes différentes; mais rien jusqu’ici ne nous permet
de l’affirmer. Il faut attendre (jue de nouveaux docu-
ments ajoutent aux renseignements contenus dans la
lettre de Jacqueline un complément d’informations.
Est-ce sur le plein et le vide, sur la colonne d’air,
l’horreur du vide ou l’attraction, sur la portée ou l’inuti-
lité de l’ex})érience de contrôle que Roberval parla avec
un peu de chaleur et que Descartes répondit avec un
peu d’aigreur? Il serait oiseux de chercher à le deviner.
PASCAL
407
Le fait est qu’ils s’en allèrent à midi, dans le même
carrosse, « et là, dit Jacqueline, ils se chantèrent
goguettes un peu plus fort que jeu, à ce que nous dit
M. Roberval qui revint ici l’après-dînée, où il trouva
M. Dalibrav ^>.
Une note non datée, trouvée dans les papiers de
Roherval et que l’histoire de ses idées, écrit M. Ma-
thieu, permet de placer ici, nous donne peut-être l’opi-
nion qu’il a défendue en cette rencontre. Dans un
paragraphe intitulé Contre la colonne d’air, on lit ceci :
« La raison qui fait l’adhérence dans le tuyau est la même que
celle qui la fait au dehors et qui cause les gouttes d’eau, sinon
que cette raison est plus forte dans le tuyau, cà cause que l’eau
touche plus de superficie. »
Roherval aurait donc cru trouver dans les phéno-
mènes capillaires, qu’il avait étudiés, l’analogie qu’il
cherchait pour expliquer, par une attraction, la suspen-
sion du mercure. Est-ce là-dessus qu’il s’est échauffé ?
L’entretien du 23 septembre avait duré deux heures,
et Descartes revint le lendemain. Sur cette seconde
visite, à laquelle Jacqueline n’assistait pas, nous avons
très peu de détails.
« J’avais oublié de te dire, écrit-elle, que M. Descartes, fâché
d’avoir été si peu céans, promit cà mon frère de le venir revoir le
lendemain à 8 heures. M. Dalibray, à qui on l’avait dit le soir,
s’y voulut trouver et fit ce qu’il put pour y mener M. Le Pailleur,
que mon frère avait prié d’avertir de sa part, mais il fut trop
paresseux pour y venir... M. Descartes venait ici en partie pour
consulter le mal de mon frère, sur quoi il ne lui dit pas grand
chose; seulement, il lui conseilla de se tenir tous les jours au lit
jusques h ce qu’il fût las d’y être et de prendre force bouillons.
Ils parlèrent de bien d’autres choses, car il y fut jusques à onze
heures; mais je ne saurais qu’en dire, car pour hier c2-4 sep-
tembre), je n’y étais pas, et je ne pus le savoir, car nous fûmes
embarrassés toute la journée à lui faire prendre son premier
bain. »
408
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Ajoutons une remarque qui nous sera utile. Dans
cette lettre, Jacqueline ne parle jias de Périer. S’il eût
été en ce moment à Paris, le soin qu’elle prend de nom-
mer ceux qui ont assisté à la visite du philosophe —
sans oublier le poète Dalihraj et Le Pailleur, qui y fut
invité et n’y vint pas — lui eût fait dire, semhle-t-il, ou
([ue Périer en était, ou qu’il fut empêché de s’y trouver.
4’oici, d’ailleurs, d’autres documents qui appuient cette
conjecture.
Le 13 septembre 1(347, Le Tenneur, qui est en
Auvergne, avait écrit au P. Mersenne, ([ui est à Paris :
« M. Périer n’est ])as encore arrivé, mais je sais qu’on
l’attend imj)atiemment à Gergovie, où je me rendrai
bientôt pour conférer avec lui. » S’exprimerait-il ainsi
si Périer était à Paris? Ne s’informerait-il ])as plutôt
de la date de son retour?
Le 21 octobre 1647, Mersenne reçoit une nouvelle
lettre de Le Tenneur :
« .Nous avons maintenant M. Périer à Clermont, et il y a
aiijourd’hiii huit jours qu’il nous lit voir chez lui l’expérieiK'e du
vide en présence de plusieurs curieux de la ville. Parmi ceux
(pu s’y trouvaient, trois ou quatre personnes seulement demeu-
ivrent d’accord que c’était un vrai vide, entre lesquels je vous
avoue (jiie je suis un, ne me pouvant contenter de ce qui fut dit
au contraire par quelques opinitàtres péripatéticiens. »
De tout cela nous retiendrons que Périer était à Cler-
mont le 13 octobre 16 47, et qu’il n’était vraisemblable-
ment })as à Paris le 23, le 24 et le 25 sejitembre.
ML — Première pnhlicatioti relatice à l' expèrienee
(lu vide à des altitudes différentes, 8 septenihre-
P'' octobre 1647
Mersenne, dont les forces baissent depuis la lin
d’août, mais dont l'ardeur au travail n’(Nst ])oint éteinte,
achève d’écrire ses Peflexiones.
I*ASCAL
m
L’iiypothèse de Torricelli, nous l’avons vu, s’était
heurtée, dès le délnit, à cette objection })rincipale : l’aii*
est troj) lourd et l’atinosphére trop élevée pour que
vingt-six pouces de vif-argent puissent en contre-
balancer la pesanteur.
Or, Mersenne a repris l’étude du poids spécifique de
l’air, et il croit avoir établi qu’il est, non ])as quatre
cents fois plus faible que celui de l’eau, coniine le vou-
lait Galilée, mais mille fois au moins. De cette donnée
nouvelle, il tire des conséquences intéressantes. L’eau
est quatorze fois environ plus légère que le vif-argent;
l’air est donc quatorze mille fois plus léger que celui-ci.
Dès lors, la colonne d’air, dont la pesanteur ferait équi-
lil)re au vif-argent soulevé dans le tuIie de Torricelli,
doit être quatorze mille fois plus élevée que cette
colonne de mercure, qui a vingt-six pouces : ce
cylindre d’air aurait donc deux lieues environ; en
d’autres termes, l'air cesserait d’être pesant à deux
lieues de la surface du sol.
L’attention de Mersenne s’absorbe, en ces calculs,
dans la i-elation qui relierait la hauteur de l’atmosphère
à celle de la cob)nne barométrique, et il s’arrête au résul-
tat : l’air cessei’ait d’être pesant à deux lieues du sol.
Mais si le })oids de l’air est la cause de la sus])ension
du mercure dans le tube de Toiudcelli, et si la hauteur
de l’atmosphère pesante ne dépasse pas deux lieues, il
sutlirait de s’élever de quelques centaines de toises })Our
voir baisser notablement la colonne barométrique. La
conclusion est des jdiis siinjdes, mais Mersenne achève
d’écrire son livre, le 8 septembre 1647, sans nous dire
s’il y a songé.
C’est alors que Descartes arrive à Paris, et discute
du vide avec Mersenne, qui refait })our lui les exjté-
riences.
Or, enti-e le 8 se])tembre 1647 et le 1" octolire, date
à laquelle l’impression des Uefiexiones est terminée,
4iü
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
« poracta est liaec iinpressio die' 1 octobris 1647 »,
Mersenne écrit la première des deux ])réfaces qu’il y a
jointes. C’est dans cette préface que l’on trouve, pour la
])reinière fois, l’ex})Osé iinpriiné de l’expérience du vide
à réaliser à des altitudes différentes.
« Si le ryliiidre d’air, écrit Mersemie, est, la cause du vide con-
tenu dans le tube, ou de la suspension du vii-argent, auquel il
l'ait équilibre, il parait que ce cylindre d’air sera plus court, et,
parlant, que le cylindre de vil'-argent sera de nioindi'e hauteur,
lors(pi’on observera au sommet d’une tour ou d’une montagne...
Si l’on expérimentait au sommet d’une montagne haute d’une
lieue, le cylindre de mercure ne devrait plus mesurer (ju’un pied
et un demi-pouce. S’il n’en était pas ainsi, il faudrait en coindure
(pie le cylindre d’air n’est pas rex[)lication de ce vide; à moins
cepnidant que l’on ne prétende (pie la surface supérieure de l’air
ii’esl point sphérique, mais (pi’elle s’élève plus ou moins selon
la variété du sol.
» D’ailleurs, si l’atmosphère est terminée par une sphère
ayant même centre (pie la Terre, le cylindre de vif-argent doit
ètri' pins ('de é à Houen qu’à Paris, et plus élevé à Dards (pi’à
Dijon ou à l.angres. Uoiien, en effet, l'st plus bas (pie Paris, de
touh* la déidivité de la Seine; cette ditférence de niveau é(piivaiit
Iieul-éfre à la hauteur des tours de Xoire-Dame de l’aris, ou de
(■(‘Ile pyramide (pie l’on admire à Houen; en outre, la déclivité
de la Seine est encore plus grande, en amont de Paris, jusipi’à
sa source; on eu [leiit dire autant des autres lleiives.
» Due les Nantais mesurent donc la hauteur du cylindre de
vif-argent en leur ville, et qu’ils comparent leurs observations à
celles des habitants de Nevers ou de bangres. Ici même, nous
avons trouvé qu’il n’y avait [las toujours la même hauteur;
naguères, bien (pie le tube plongeât seulement dans le mercure,
nous avons vu en présence d’illusires [lersonnages, le vif-
argent monter jusqu’à 2 pieds, 3 pouces et %'~â. Je puis citer
comme témoins de cette observation un très noble jeune homme,
doué d’une intelligence très élevée. César d’Estrées; le très
illustre abbé de Longpont ; et ces hommes célèbres ([iii se
nomment Launnoy, docteur de la Faculté de Théologie, Descaries
et Uoberval. Une autre oliservation a donné un cylindre dont la
hauteur était voisine de 2 pieds 1/3, soit iî pieds et 4 pouces;
elle avait [lour témoin le H. P. Vatier, jésuite, les deux
-Messieurs Pascal, géomètres et philosophes éminents, et un grand
nombre d’autres personnes.
PASCAL
4il
» Cette circonstance méritait assurément d’ètre notée ; on
devra désormais en tenir compte lorsqu’on expérimentera soit au
niveau de la mer, soit en des lieux très élevés, et que l’on mesu-
rera avec exactitude la hauteur des cylindres de mercure...
» D’ailleurs, j’incline h penser que l’on trouvera partout
même haute\ir à ces cylindres de mercure. Cela pourra provenir
de ce que les changements d’altitude ne produisent aucun effet
perceptible parce que la hauteur de l’air est trop grande ; c’est
ce qui aurait lieu, par exemple, si les limites de l’atmosphère se
trouvaient au delà de la Lune. Cela pouria provenir également
d’autres causes inconnues de nous, ou bien encore de ce que la
colonne d’air n’est pas la cause du phénomène. Alors e.t de nou-
veau nous resterions en présence d’une énigme. »
Voilà bien le plan très nettement tracé de l’expé-
rience de contrôle dont le succès assurerait le triomphe
de la théorie de Torricelli. Mersenne en a-t-il conçu
l’idée, ou l’a-t-il reçue d’autrui?
(( Nulle part, écrit M. Duhem, le génie propre de Mersenne ne
se marque mieux cpi’en ce passage. De l’hypothèse de Torricelli,
son imagination lui suggère une épreuve caractéristique; mais,
tout aussitôt, son sens d’expérimentateur lui fait découvrir les
causes qui peuvent rendre malaisé l’emploi de cette épreuve; il
use volontiers de subtilité pour prévoir les objections auxquelles
une théorie prête le liane ; cette subtilité lui fait deviner l’échap-
patoire qui sauverait l’hypothèse de Torricelli si l’expérience
proposée ne donnait pas lesrésvdtats qu’annonce cette hypothèse;
il se trouve ainsi que le Minime, après avoir clairement désigné
la voie qui mènerait à la certitude, demeure dans le doute. »
Que Mersenne fût capable d’imaginer cette exjté-
rience, personne ne le contestera; personne non plus
ne mettra en doute sa parfaite probité.
cc Or, poursuit M. Duhem, lorsqu’il propose d’éprouver la
théorie de Torricelli en observant le baromètre à diverses alti-
tudes, il ne fait à personne l’honneur de cette idée; il en parle en
homme qui la tient pour sienne. A défaut d’autres raisons,
celle-là ne nous autoriserait-elle pas à croire que cette pensée
a germé spontanément dans l’esprit du Minime? »
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
412
M. F. Mathieu interprète d’autre façon ce passage
de Mersenne. Il nous apporterait l’écho des discussions
que la présence de Descartes à Paris a provoquées sur
l’expérience de Torricelli. Or, de ceux qui y ont pris
part, de Mersenne, Pascal, Roberval et Descartes,
celui-ci est le seul dont nous sachions positivement qu’il
est grand partisan de la « colonne d’air » ; n’était-il pas
dès lors naturellement disposé à proposer le moyen de
contrôler la vérité de cette hypothèse? Ce serait donc
l’idée de Descartes que Mersenne traduirait, en la déve-
loppant, dans la page que nous avons citée.
Entre ces deux opinions, il convient, avant de faire
un choix, d’attendre, de documents nouveaux, de plus
amples renseignements. S’ils confirment l’interprétation
de M. F. Mathieu, nous pourrons en accepter le témoi-
gnage sans porter atteinte à la loyauté de Mersenne,
car si le Minime n’attribue à personne l’idée de cette
expérience, il n’affirme ]>as non plus qu’elle soit de lui;
c’est de façon impersonnelle qu’il la '[irésente et, à la
fin, quand il nous donne son avis sur le résultat qu’il
en attend, c’est pour nous dire qu’il n’a, en son succès,
qu’une médiocre confiance.
Dans les derniei*s jours de septembi'e, Mersenne
ajout(3 à ses Beflexiones une seconde préface. Son
indécision reste entière : c’est moins à la colonne d’air
dont Descartes est partisan, qu’à l’attraction, que pré-
conise Roherval, que vont cette fois ses })références. A
tort ou à raison, il semble ranger Pascal parmi les
défenseurs de l’attraction, et il ex})rime l’es[)oir que
Pascal l’établira solidement dans le Traité auquel il
travaille.
Sur tout cela, Mersenne promet une troisième }>ré-
face dont sa mauvaise santé retarda la conq)Osition;
elle deviendra, huit ou neuf mois jdus tard, le Liber
noüffs praelusorius, inséré dans ses Hartnonicoruin
lih. XII, editio aucta, 1648.
PASCAL
413
4^111. — Les Expériences nouvelles de Pascal,
8 octobre 1647
Pendant que Mersenne achevait ses Beflexiones,
Pascal préparait son premier livre consacré aux
expériences du vide. Le permis d’imprimer est du
8 octobre 1647, et il est intitulé : Expériences
nouvelles touchant le vide, faites avec des tuyaux,
seringues, soutilets et siphons de plusieurs longueurs
et figures, avec diverses liqueurs, comme vif-argent,
eau, vin, huile, air, etc.; avec un discours sur le môme
sujet, où est montré qu’un vaisseau, si grand qu’on
pourra le faire, peut être rendu vide de toutes les
matières connues en la nature, et qui tombent sous nos
sens; et quelle force est nécessaire pour faire admettre
ce vide : dédié à M. Pascal, conseiller du roi en ses
conseils d’Etat et privé, par le sieur B, Pascal, son
fils ; le tout réduit en abrégé et donné par avance d’un
plus grand traité sur le même sujet. Paris, Margot,
1647.
(( Que l’on relise, écrit M. Duhem, ces Nouvelles Expériences.
Il ne faut pas être grand clerc pour pressentir que l’auteur a des
idées de derrière la tète et que ces idées sont précisément
celles que Torricelli mandait à Mersenne... Assurément celui qui
conçoit et réalise de telles expériences possède la clé qui en ouvre
l’interprétation; il sait qu’en la théorie de Torricelli se trouve
l’explication véritable des faits qu’il constate; s’il n’était Pascal,
il donnerait tout aussitôt ces faits pour preuves très certaines de
cette théorie.
» Mais le sens critique de Pascal le met en garde contre cette
hâtive conclusion ; les Nouvelles Expériences touchant le vide
tendent toutes cà favoriser la doctrine de Torricelli ; mais il n’en
est aucune qui condamne sans conteste la doctrine de Galilée,
aucune qu’un disciple du Pisan ne pui.sse, avec quelque effort,
revendiquer pour son parti. L’auteur va donc lai.sser en suspens
ce que la logique n’a point tranché; il exposera ses expériences
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
4il
sans en tirer, sur la nature de la force qui suspend le vif-argent
dans le tube barométrique, des conclusions qu’elles ne sutlisent
pas à justifier. »
Nous avons relu cet opuscule, que Pascal appelle
son Ahrègè; l’impression que nous en avons reçue
n’est })oint celle que décrit M. Duliein. Ce sera, pour le
lecteur, une raison de s’attacher aux citations qui vont
suivre jilutôt qu’au coniinentaire qui traduit notre
impression.
Le titre est très net : ce sont des expériences
« touchant le vide » ({ue l’on va décrire; c’est la
jiossihilité « du vide » que l’on va démontrer ; c’est
de « la force nécessaire ])oui‘ faire admettre ce vide »
que l’on va discourir. Or nulle part, nous a-t-il semblé,
le contenu ne dément, ni ne dépasse le titre. Une seule
idée nous est annoncée, et elle seule remplit tout l’ou-
vrage : le haut du tube de Torricelli est vide, de ce
vide que l’Ecole déclare impossible, que la nature
abhorre, mais dont la jmissance limitée et déter-
minée })eut être vaincue. Aucune conclusion, aucune
« maxime » ne trahit la préoccupation de la pesanteur
de l’air ou de la pression atmosphérique et encore moins
l’intention d’j recourir pour exjiliquer les ])hénoniènes.
L’ouvrage s’ouvre par un avis « au lecteur ».
« Quelques considérations m’empêchent de donner à présent
un Traité entier, où fai rapporté quantité d’expériences nou-
velles que j’ai faites toucbant le vide, et les conséquences que
j’en ai tirées; 'jA voulu faire un récit des principales dans cet
abrégé, où vous verrez par avance le dessein de tout l’ouvrage. »
Pascal parle de ce Traité, dont il nous donne ici
V Abrégé, comme d’une œuvre achevée :
« J’ai divisé le traité entier, dit-il, en deux parties, dont la
première comprend le récit au long de toutes mes expériences
avec les figures, et une récapitulation de ce qui s’y voit, divisée
en plusieurs maximes; et la seconde, les comséquences que/ea
PAï^CAL
415
ai tirées, divisées en plusieurs i)ropositious, où fni >nniitré que
l’espace vide eu apparence, (jiii a paru dans les expériences, esl
vide eu effet de toutes les matières qui loiubeut sous les sens, et
(|ui sont connues dans la ualui'c. Dans la conclusion, je doime
mou sentiment siu’ le sujet du vide, e\ je réponds aux olqectious
qu’on peut y faire. Ainsi, Je me contente de montrer nn grand
espace ride, et je laisse à des personnes savantes et cui'ieuses à
éprouver ce ([ui se fait dans un tel espace : comme si les animaux
y vivent, si le verre en diminue sa rétraction; et tout ce qu’on
peut y faire : n’en faisant nulle mention dans ce traité. »
Si Pascal juge à propos de nous donner cet Abrégé,
par avance, c’est pour prendre date :
« Ayant fait ces expériences avec beaucoup de frais, de peine
et de temj)S, j’ai craint qu’un antre qui n’y aurait employé le
temps, l’argent, ni la peine, me prévenant, ne donnât au public
des choses qu’il n’aurait pas vues, et lesquelles par conséquent
il ne pourrait pas rapporter avec l’exactitude et l’ordre néces-
saire pour les déduire comme il faut : n’y ayant personne qui
ait eu des tuyaux et des siphons de la longueur des miens et peu
qui voulussent se donner la peine nécessaire pour en avoir. »
L’occasion de ces recherches fut « l’expérience d’Ita-
lie »; Pascal ne nomme pas Torricelli. Il décrit cette
expérience, rappelle qu’elle fut « mandée de Rome au
R. P. Mersenne », qui la divulgua en France, et que lui,
Pascal, l’apprit de AL Petit avec lequel il la refit à
Rouen. File le confirma « dans la pensée où il avait
toujours été que le vide n' était pas une chose aussi
impossible dans la nature, et quelle ne le fuyait pas
avec tant d’horreur que plusieurs se V imaginent ».
La possibilité de réaliser le vide, voilà donc ce que
Pascal a considéré surtout, dans l’expérience de Tor-
ricelli.
Sans doute, avant cette expérience, on ne manquait
pas d’arguments contre les thèses classiques, mais tout
le monde ne les acceptait pas, et « je crus, dit-il, que
cette expérience d’Italie était capable de convaincre
ceux-là même qui sont les plus préoccupés de l’impossi-
41(3
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
bilité du vide ». Il n’en fut rien: on souleva contre elle
maintes objections « qui lui ôtèrent la croyance qu’elle
méritait ».
« .le me résolus donc de faire des expériences si convain-
cantes, qu’elles fussent à l’épreuve de toutes les objections qu’on
pourrait y faire... Elles ont été si exactes et si heureuses, que
j’ai montré par leur moyen, qu'un vaisseau si grand qu’on
pourra le faire, peut être rendu vide de toutes les matières qui
tombent sous les sens, et qui sont connues dans la nature, et
quelle force est nécessaire pour faire admettre ce vide. C’est aussi
par Icà que j’ai éprouvé la hauteur nécessaire à un siphon, pour
faire l’effet qu’on en attend, après la(}uelle hauteur limitée, il
n’agit plus;... comme aussi le peu de force néce.ssaire pour attirer
le piston d’une seringue, sans qu’il y succède aucune matière,
et beaucoup d’autres choses que vous verrez dans l’ouvrage
entier, dans lequel j’ai dessein de montrer quelle force » — au
point de vue de l’intensité — « la nature emploie pour éviter le
vide, et qu’elle l’admet et le soulfre effectivement... »
Toutes ces expériences sont « de son invention »; il
en l’éclame la propriété, mais il se défend « de ceux qui
lui attribueraient celle d’Italie » qui n’est ])as de lui.
Dans la première partie, Pascal décrit huit expé-
riences faites avec seringues, soulbets, tu_yaux et
siphons de toutes longueurs, grosseurs et figures,
chargés de difierentes liqueurs ; toutes tendent au même
but : prouver la possibilité du vide.
La troisième est celle qu’il fit à Rouen, dans la cour
de la verrerie, avec un tuyau de quarante-six pieds
rempli de xdn (14 ). Si on l’incline sur l’horizon, jusqu’à
la hauteur de trente-deux pieds, « il se remplit entiè-
rement ».
Rien n’indique que cette expérience du f'id>e incliné
(fig. 2) ait été déduite des lois de l’hydrostatique. Elle
n’embarrassait pas les discijdes de Galilée j)uisque, pour
eux comme pour leur maître, la hauteur de la colonne
liquide dont la pesanteur contrebalance la puissance
PASCAL
417
Kk;. '‘I. — Empruiilée à In Tccinuca Curiosa de C. SclioKz.
IIP SERIE. T. XII
il
418
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
limitée de rhorreur du vide, devait être mesurée ver-
ticalement. Tout le monde la répétait. Roberval lui-
même décrit cette expérience dans une lettre à Des-
cartes où il combat rii^-pothése de la colonne d’air. Les
ligures des ouvrages de cette é})oque, celles des Reflex-
ioiies de Mersenne, entre autres, montrent constam-
ment un tube incliné cà côté d’un tube vertical : il sert
à montrer quil n’est qjas resté d’air dans le tuyau,,
])uis(pie, quand on incline celui-ci, le mercure vient
frajqiei' le sommet du tube avec un bruit sec.
Encore sommes-nous certains que Pascal n’ait ]»as
songé, dès le début, à ra})procber cette expérience de
la pression atmosjdiéri([ue l
Dans ses conlerences publiques de Rouen, il l’avait
montrée, et un des s})ectateurs, nous raconte Guitfart,
lui avait posé cette question : « Si le tube avait 10 800
lieues de longueur, et si on l’inclinait j‘us({u’à ce qu’il
devînt tangent ii la terre, le vide (qui s’y trouvait
(quand il était vertical, aurait-il la force d’y faire
entrer les 21 600 000 livres de mercure (qui seraient
nécessaires qxncr le remqüh2 » — Guitfart ne nous dit
pas ce que répondit Pascal, mais la question semble
bien indiquer que c’est à la « force du vide » que le
conférencier en a})])elait pour expliquer l’ascension du
vif-argent jusqu’au sommet du tube incliné.
La sixième expérience surtout doit retenir notre
attention.
« Une seringue avec un piston parfaitement juste, étant mise
dans le vif-argent, en sorte que son ouverture y soit enfoncée
pour le moins d’un pouce, et que le reste de la seringue soit
élevé perpendiculairement au dehors : si l’on relire le piston, la
seringue demeurant en cet état, le vif-argent entrant par l’ou-
verture de la seringue, monte et demeure uni au piston jusqu’à
ce qu’il soit élevé dans la seringue deux pieds trois pouces ;
mais après cette hauteur, si l’on retire davantage le piston, il
n’attire pas le vit-argent plus haut, qui, demeurant toujours à
PASCAL
419
cette hauteur de deux pieds trois pouces, quitte le piston : de
sorte qu’il se fait un espace vide en apparence, qui devient d’au-
tant plus grand, que l’on tire le piston davantage. »
C’est ce qui arrive dans les poni})es. Mais dans ce
pliénoinène Pascal va chercher un nouvel argument
en faveur de la seule chose qu’il ait en vue d’étaljlir :
le haut du tube est vide de toute matière sensible.
11 pèse « la seringue en cet état sans la retirer du vif-argent,
ni la bouger en aucune façon », et il trouve « qu’elle pèse tou-
jours autant ([ue le corps de la seringue avec le vif-argent qu’elle
contient de la hauteur » invariable de « deux pieds trois pouces »,
soit qu’il y ait un espace vide en apparence, grand ou petit, au-
dessus du mercure, soit qu’il n’y en ait aucun, « c’est-<à-dire,
lorsque le piston n’a pas encore quitté le vif-argent de la seringue,
mais qu’il est prêt de s’en désunir, si on le tire tant soit peu. De
sorte que l’espace vide en apparence, quoique tous les corps qui
renvironnent tendent à le remplir, n’apporte aucun changement
à son poids, et que, quelque dilférence de grandeur qu’il y ait
entre ces espaces, il n’y en a aucune entre les poids. »
Le raisonnement de Pascal revient à ceci : Si dans la
chambre du haromètre se glissait, pour la remplir, une
matière quelconque, il en entrerait d’autant plus que cette
chambre serait plus grande. Mais, cette matière étant
pesante, sa })esanteur s’ajouterait à celle de l’appareil
dans lequel elle pénètre. Le poids total de celui-ci devrait
donc varier avec les dimensions de la chambre baromé-
trique. Or, l’expérience montre qu’il n’en est pas ainsi.
Donc rien n’est entré dans le vide ap}>arent du tube.
Cette expérience, dit M. Mathieu, est « absurde. Ou
bien Pascal ne l’a pas faite, ou bien il l'a mal faite et
mal interprétée... 11 aurait toujours trouvé le même
poids. Pascal ne croyait donc pas encore à la pesanteur
de l’air. »
Seul, en eliet, un disciple de Oalilée, uniquement
préocciq)ô de l’horreur du vide et ne possédant pas la
notion de la pression engendrée par une atmosphère
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
i-^0
pesante, pouvait imaginer cette expérience, lui donner
un sens et en accepter le résultat. Pascal, dans ses
r/ences Nouvelles en est donc là. Plus tard, dans ses
Traités posthumes il reconnaîtra qu’il a fait fausse
route; il passera de l’Ecole de Galilée à celle de Torri-
celli. En possession alors des })rincipes qui lui manquent
maintenant, il comprendra que la variation du volume
vide entraîne celle de la poussée de l’air sur la seringue
suspendue au lléau de la balance, et, par suite, ([u’elle
retentit sur les pesées; il se convaincra sans peine qu’il
n’a }ui trouver jadis les mêmes poids dans toutes ses
pesées — si, de fait, il les a exécutées — qu’en y em-
ployant une balance de sensibilité inféideure à ce qu’elle
efit dû être ])Our obéir à la variation de la ])oussée. Il
verra, ce qu’il ne voit }>as ici, que son expérience est
« absui’de » et il la sujiprimera de ses Traités posthumes.
A'oilâ, nous semble-t-il, très nettement manifesté,
l’état d’es])rit de Pascal à l’éjioque de la com})osition de
son Ahrègè. C’est de Galilée qu’il s’ins])ire et non de
Torricelli. La pesanteur de Tair et la jiression atmo-
sphérique sont étrangères à ses préoccupations; il s’en
tient à l’horreur du vide. ISi cet ojtuscule est lhen,
comme il l’affirme, le résumé fidèle d’un grand Traité
déjà prêt, ce Traité prolonge les Discouvs et Démon-
strations de l’illustre Pisan. N’est-ce pas, en effet, à « la
repugnanza al vacuo », à « la quantità délia forza del
vacuo », à « l’altezza limitatissima » que Pascal songe
uniquement quand il énonce ses conclusions sous forme
de « Maximes » ?
« I. Que tous les corps ont de la répugnance à se séparer l’un
de l’autre, et à admettre du vide dans leur intervalle, c’est-à-dire
que la nature abhorre le vide.
» 11. Que celle horreur ou répugnance (pi ont tous les corps
n’esl pas pins grande pour admettre un grand vide (ju’un petit...
» 111. Que la force de cette horrenr est limitée, et pareille à
celle avec laiptelle l’eau d’une certaine hauteur, (pii est à peu près
de trente et un pieds, tend à couler en bas.
PASCAL
121
» IV. Que les corps qui bornent ce vide ont inclination à le
remplir.
)) V. Que cette inclination n’est pas plus forte pour remplir un
grand vide qu’un petit.
» VI. Que la force de cette inclination est limitée et toujours
égale à celle avec laquelle l’eau d’une certaine hauteur, qui est
environ de trente et un pieds, tend à couler en bas. »
Pascal dit « toujours égale » ; serait-ce trahir sa
pensée que de comprendre « partout égale », ce qui
exclurait l'idée même de poursuivre les recherches en
expérimentant à des altitudes différentes? — Nous ne
le pensons pas. Sous la plume de Galilée « toujours » et
« partout » seraient ici certainement synonymes. Or,
Pascal suit son maître pas à pas; lui-même d’ailleurs
traduit autre part « toujours égale » par « partout
égale » .
Dans sa lettre à Périer, que nous rencontrerons bien-
tôt, il affirme que pour les partisans de l’horreur du vide
— et il est du nombre pour le moment — la colonne
barométrique doit avoir la même hauteur au pied et au
sommet d’une montagne, puisque la nature a, au bas et
au haut, cette même horreur du vide dont « la force est
limitée et toujours égale », partout et dans les mêmes
circonstances, « à celle avec laquelle l’eau d’une cer-
taine hauteur, qui est environ de trente et un pieds,
tend à couler en bas ». Il l’affirme encore dans un pas-
sage des « conclusions » de ses Traités posthumes que
nous citons en note. M. Mathieu, qui l’a signalé, le
résume ainsi : « Après mes expériences de Rouen, je ne
pensais pas à la pesanteur de l’air; le coupalde c’est
Galilée qui n’a pas dit que la hauteur du mercure », ou
de l’eau dans les pompes, « varie avec les alti-
tudes » (1).
(l) « Galilée déclare, dans ses Dialogues, qu’il a appris des fontainiers d’Ila-
lie, que les pompes n’élèvent l’eau ijue jusqu’à une certaine hauteur : ensuite
de quoi il l’éprouva lui-même; et d’autres ensuite en firent l’épreuve en Italie,
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Et ce n’est }>as seulement en 1646, après ses expé-
riences fie Rouen, c’est encore en 1617, à l’é])oque où
il rédige son Alrrèf/è que Pascal, (liscijde de Galilée,
partisan, comme lui, de l’horreur du vide, doit, pour
rester fidèle à ses principes, tenir ])our vain le projet
d’expéidmenter à des altitudes ditférentes. Dès lors, si
un document digne de foi venait affirmer ({u’au cours
de la visite de Descartes, antérieure à la publication
de VAhrêf/é, Pascal s’est montré défavorable à ce
jirojet, rien, dans ses idées, ne nous empêcherait d’en
acce})ter le témoigmage.
et depuis en France avec du vif-argent, avec plus de commodité, mais ([ui ne
montrait que la même chose en plusieurs manières différentes.
«Avant qu’on en fut instruit, il n’y avait pas lieu de démontrer ([ue la pesan-
teur de l’air fût ce qui élevait l’eau dans les pompes; puisque cette pesanteur
étant linutée, elle ne pouvait pas produire un efl'et infini.
» Mais toutes ces expériences ne suflirent pas pour montrer que l’air pro-
duit ces effets; parce qu’encore elles nous eussent tiré d’une erreur, elles
nous laissaient dans une autre : car on apprit bien par toutes les expériences,
(pie l’eau ne s’élève que jusqu’à une certaine hauteur, mais on n’apprit pas
qu’elle s’élevât pim luiut tlanx les lieux profonds : on pensait, au contraire,
qn elle s’élevait toujours à la même hauteur, qu'elle était invariable en tous
les lieux du inonde; el comme on ne pensait point à la pesanteur de l’air,
ON s’imagina (pie la nature de la pompe est telle (jiFelle élève l’eau à une
certaine hautiHir limitée, et puis tdus. .Aussi Galilée la considéra comme la
hauteur naturelle de la pompe, il l’appelle la altezza limitalissima.
» Aussi commenl sefât-os imaginé que celte hauteur eût été variable sui-
vant la variété des lieux ? Certainement cela n’était pas vraisemblable ; el
cependant cette dernière erreur mettait encore hors d’état de prouver que la
pesanteur de l’air est la cause de ces effets ; car comme elle est plus grande sur
le pied des montagnes que sur le sommet, il est manifeste que les effets y
seront plus grands à proportion.
» C’est pourquoi je conclus qu’on ne pouvait arriver à cette preuve qu’en
faisant l’expérience en deux lieux élevés, l’un au-dessus de l’autre, de quatre
cents ou cim[ cents toises; et je choisis pour cela la montagne du Puy-de-
Dôme en Auvergne, par la raison (pie,/’o/ déclarée dans un petit écrit que.f(?
Ils imprimer dès l’année 1648, aussitôt qu’elle eut réussi. »
C’est en ces termes emhrouillés que Pascal expli(pie l’évolution de ses idées,
à laquelle nous assisterons. Pour le moment, nous ne voulons voir dans ce
passage que la confirmation de ce que nous disions plus haut ; l’expression
« toujours égale » signifie, dans V Abrégé « partout égale » et exclut l’idée de
l’expérience du vide à des altitudes différentes. Le lecteur jugera si, dans ce
passage; comme M. Mathieu en fait la remarque, le « on «janséniste, inventé
par Pascal, est mis pour « je «. 11 faudrait en conclure (|ue Pascal admettait,
à la règle, des exceptions : « on » serait employé aussi longtemps qu’il s’agit de
confesser une erreur passagère; le «-je » réapparaîtrait dès qu’il s’agit de
déclarer qu’on a dissipé l’erreur universelle.
PASCAL
423
Achevons de transcrire les « Maximes » :
« VII. Ou’ime force plus grande, de si i)eu (pie l’on voudra,
que celle avec laquelle l’eau de la hauteur de Irente et un pieds
tend <à couler bas, sufïit pour faire admetire du vide, et même
si grand que l’on voudra; c’est-à-dire, pour faire désunir les
corps d’un si grand intervalle que l’on xondva, pourvu qu’il u\j
ait point d’autre obstacle à leur séparation, ni à leur éloignement,
que l’horreur que la nature a pour le vide. »
(i’est encore la pensée de Galilée que Pascal repro-
duit ici. Dans la deuxième ])artie de YAhrcf/é, Pascal
rap|)orte « les conséquences de ces expériences, touchant
la matière qui peut remjilir l’espace vide en appa-
rence ».
Il n’est pas rempli « de l’air exlérieur... entré par les pores du
verre ni de l’air « que cpielques philosophes disent être enfer-
mé dans les pores de tous les corps » et par suite « de la
li([ueur qui remplit le tuyau »; ni « d’un grain d’air impercep-
tible » entré accidentellement; ni des vapeurs du vif-argent ou
de l’eau; ni « des esprits » de ces liqueurs; ni ce d’un air plus
siditil » ; bref, ce vide apparent (( n’est rempli d’aucune des
matières qui tombent sous aucun sens ».
« Mon sentiment sera donc, jusqu’à ce qu’on m’ait démontré
l’existence de ([uelque matière ([ui le remplisse, qu’il est vérita-
blement vide, et destitué de toute matière.
» (’i’est ])our([uoije dirai du vide véritable ce que j’ai montré
du vide apparent, et je tiendrai pour vraies les maximes posées
ci-dessus, et énoncées du vide absolu comme elles l’ont été de
l’apparent. »
Dans le Traité dont il nous donne YAhrér/é, Pascal
répond, dit-il, à certaines « objections » qu’il énonce ici.
Elles ont trait an xdde, et il n’en est })lus question dans
les Traités ijosthunies, écrits sons une tout autre ins})i-
ration.
Enfin Pascal nous apprend qu’il adressa « des exem-
plaires de ce petit livre » non seulement à ses amis de
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
42\
Paris, mais « en toutes les villes de France » où il avait
riionneur de connaître des personnes curieuses de ces
matières; on en reçut « quinze ou trente en la seule
ville de Clermont », et le P. Mersenne, « ne se conten-
tant pas d’en voir j)ar toute la France », en adressa
« en Suède, en Hollande, en Pologne, en Allemagne, en
Italie et de tous les cotés ». Si Mersenne songea à en
envoyer un exemplaire à Torricelli, il dut arriver trop
lard : l’illustre savant était mort le 25 octobre 1647.
Les « révérends Pères Jésuites », que Pascal range
parmi ses amis de Paris, ne furent pas oubliés ;
« quelques-uns même d’entre-eux prirent sujet d’en
écrire ». Le P. Noël, recteur du Collège de Clermont,
à Paris, fut du nombre.
IX. — Co/')'espon(lance du P. Noël et de Paseal,
8-2d octobre 1647
Professeur de Hescartes à la Flèche, le P. Noël s’in-
téressait aux travaux de son ancien élève, et cherchait
à accorder, dans son enseignement, les j)rinci})es
d’Aristote avec ceux du novateur (i). Les « maximes »
de VAt>réf/è l’effarouchèrent; il crut devoir ra])[)eler à
l’auteur, dans une lettre courtoise, les raisons de
l’ancienne et de la nouvelle école contre le vide :
Les expérienees de Pascal sont « fort belles et ingénieuses »,
mais Noël n’entend pas « ce vide ai)parent cpii parait dans le
tube ». Ce prétendu vide est à ses yeux « un corps, puistpi’il a les
actions d’un corps, qu’il transmet la lumière avec réfraction et
réllexion »; à son avis, il faut admettre (pie le vif-argent, en
descendant dans le tuyau, « tire après soi un autre corps »; cet
autre corps « est un air épuré (pii entre par les jietits pores du
(1 ) Descartes écrivait au mois de noveml)re lt)4(», à projios tl un ouvrage du
P. Noël, rju'ii élait « heureux de reconiiaîlre ([ue les Pères de la Compagnie
de .Jésus ne s’attachaient pas tant aux anciennes opinions (ju’ils n’en osaient
proposer aussi de nouvelles ».
PASCAL
42b
verre », en sorte qu’il y a « continuité » des éléments entre l’air
du dehors, « tiré et attaché au verre », le sommet du tube, l’air
subtil qui remplit le vide apparent et le mercure. Mais l’air
subtil tend h reprendre « son mélange » avec l’air du dehors, et
c’est cette tendance qui contrebalance le poids de la colonne
liquide soulevée. Ceci « doit s’entendre de toutes les autres
violences qui se rencontrent dans toutes les autres expériences ».
Pascal répond au P. Noël le 29 octobre 1647. Cette
lettre, cpi’il rendra publique, est moins un plaidoj^er
pour le vide, qu’un réquisitoire, au ton tranchant,
contre la matière snlttile.
« On ne doit jamais porter un jugement décisit de la négative
ou de l’allirmative d’une proposition... que l’esprit n’ait aucun
moyen de douter de sa certitude, et c’est ce que nous appelons
principe ou axiome »;... ou qu’elle se déduise « par des consé-
quences infaillibles ou nécessaires de principes ou d’axiomes...
Tout ce qui a une de ces deux conditions, est certain et véritable,
et tout ce qui n’en a aucune passe pour douteux et incertain » et
ne peut être appelé que « vision, caprice, fantaisie, idée, et tout
au plus belle pensée ». Le vide apparent est un corps, dites-vous,
« puis(pi’il a les actions d’un corps »; avant d’en raisonner ainsi
il faudrait « être demeuré d’accord de la définition de l’espace
vide, de la lumière et du mouvement ». Mais « la nature de la
lumière est inconnue, et à vous et à moi », nous ne connaissons
pas mieux « celle du mouvement »...
La matière subtile! mais ses partisans inventent à la fois, et
son existence et ses qualités. Montrez-la, leur dit-on, faites-la
entendre... Elle n’est pas visible, répondent-ils, elle ne peut être
ouïe,... et « ils pensent avoir beaucoup fait ([uand ils ont mis les
autres dans l’impossibilité de montrer qu’elle n’est pas en s’ôtant
à eux-mêmes tout pouvoir de montrer ([u’elle est...
» Considérez, je vous prie, que tous les hommes ensemble
ne sauraient démontrer qu’aucun corps succède à celui qui
quitte l’espace vide en apparence, et qu’il n’est pas possible
encore à tous les hommes de montrer que quand l’eau y remonte,
quelque corps en soit sorti. Cela ne suflit-il pas, suivant vos
maximes, pour assurer que cet espace est vide? Cependant je dis
simplement que mon sentiment est qu’il est vide. Jugez si ceux
([ui parlent avec tant de retenue d’une chose où ils ont droit de
426
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
parler avec tant d’assiirance, pourront faire un jugemeiR décisif
de l’existence de celte matière ignée si douteuse et si peu
établie. »
Pascal critique ra}q)licatioii qui en est faite à ses
ex])éi‘iences, et il en ])reii(l occasion pour ra})})eler à son
corres})ondant les rêiiles de rh_v[)othèse.
« Encore (|ue de votre hypothèse s’ensuivissent tous les phé-
nomènes de mes expiu’iences », elle demeurerait toujours « dans
les termes de la vraisemblance »; poui’ (pi’elle arrivât « à ceux
de la démonstration », il faudrait prouver ([ii’aucune autre hypo-
thèse ne peut rendre compte de ces expériences. « Mais j’espère
vous faire un jour voir plus an long, ([ue de son aflirmation
d’existence de la matière subtile) s’ensuivent absolument des
(dioses contraires aux exp(U’iences (1). Kt i)our vous en toucher
ici une en j)eu d(! mots, s’il est vrai, comme vous le supposez,
(pie cet espace soit plein de cet air plus subtil, igné, et qu’il ait
rinclinalion ipie vous lui donnc'z, de rentrer dans l’air d’où il est
sorti, et (pie cet air extérieur ait la force de le retirer cohnne une
é})i)H!ie pressée, et (pie ce soit de cette attraction mutuelle (pie le
vif-argent se tienne suspendu, et ipi’elle ie fait remonter même
(piand on incline le tuyau : il s’ensuit nécessairement (pie ipiand
l’espace vide en apiiarence sera plus l’rand, une plus grande
haiilenr de vif-argent doit être suspendue (contre ce (pii (larait
dans les expériences). »
Pascal ne s’exjdiijiie pas sur la cause de la suspension
(In mercure. Pans cette Icdtre, comme dans son Ahrcf/è,
c’est ])Our le vide, contre la matière sulitile, qu’il
bataille.
Le P. Moèl se hâta de lui réjiondre.
C’est «avec admiration » cpi’il a lu celte lettre « vraiment
docte, (daire et courtoise »; il en remercie Pascal « très humble-
ment et (le tout cG^iir ». «.l’aime la vérité, dit-il, et la recherche
i^ans jiréocciipalion, dans vos sentiments», à la façon de ceux
« (pii veulent voir et non [las croire ce ipii lient se savoir ».
(1) hescartes (]ui tira celte lettre s’informera jilus tard si Pascal a publié la
critique qu’il annonce ici.
PASCAL
427
^^ais rimpossibilité du vide lui tient au cœur, non
moins que la matière sutdile, et il en reprend la défense,
en invoquant la distinction de la démonstration mathé-
matique et de la démonstration physique. D’ailleurs, il
abandonne volontiers l’explication qu’il a donnée de la
suspension du mercure dans le tul)e, et il en propose
une autre.
« Comparons le vit-argent qui est dans le tube avec celui qui
est dans la cuvette, comme le poids qui est dans un bassin de la
balance, avec le poids qui est dans l’autre ; si celui qui est dans
la cuvette pèse plus que celui qui est dans le tube, il descendra
et fera monter celui qui est dans le tube,... au contraire, si celui
qui est dans le tube est plus pesant que celid de la cuvette, il
descendra, et fei'a monter celui de la cuvette jusqu’à l’égalité de
la pesanteur. »...Or, ici c’est le mercure de la cuvette qui a l’avan-
tage par dessus l’autre, et cet avantage « se prend de l’air qui
pèse sur celui de la cuvette, et ne pèse pas sur celui du tid)e ».
» Cela veut dire (pie l’air commun que nous respirons soit
pesant, on n’en doute pas, après avoir pesé une canne à vent
devant et après l’avoir chargée. L’air (pii couvre la surface du
vif-argent dans le tube ne descend pas, soit pour être retenu par
le veire (pii demeure, soit pour avoir ([uitté son plus grossier
qui le rendait pesant : d’oii s’ensuit qu’il ne pèse, ni ne charge
point le vif-argent; petit ou grand, il n’importe, ne pesant non
plus grand que petit, puisqu’il ne pèse point; mais celui qui est
sur la surface de la cuvette pèse et la charge... Cette réponse est
commune à l’eau d’environ trente-trois pieds ».
Ainsi, dans la pensée de Noël, la théorie de Torri-
celli se concilie avec la croyance au plein de Descartes.
Quelle inlluence cette explication a-t-elle pu exercer
sur les idées de Pascal? Aucune peut-être. Quoi qu’il en
soit, il laissa passer l’occasion qui lui était offerte de
s’expliquer sur la pression atmosphérique : il ne répon-
dit pas à la lettre du P. Noël.
i28
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
X. — Publication de la lettre de Petit à Chamit.
Expérience de la « vessie de Carpe », novend)re 1647
l)ans le courant du mois de novembre 1(317, jiarut à
Paris une brochure intitulée : Observation touchant le
vuide faite pour la première fois en Franee : contenue
en une lettre écrite à M. Cbanut, Résident pour sa
Majesté en Suède, par M. Petit, intendant des fortifica-
tions, le 10 novemlire i(3i(3. Avec le discours qui a été
inqtrimé en Pologne, sur le môme sujet, en juillet i(347.
Paris, 1(347. Le privilège est daté du 12 novemlire 1Ü17
La lettre de Petit à Cbanut est celle que nous avons
déjà analj'sée (I\). Le discours imprimé en Pologne,
qui raccompagne ici, n’est autre chose que la Demon-
stratio oeularis du P. Magni
Dans la dédicace à Séguier, l’éditeur de la brochure,
qui signe Dominicy, se dit indigné qu’on ait publié ail-
leurs les oliser valions de Petit « sans lui en rendre la
gloire ». Dans la préface, il accuse Magni de s’être
vanté d’avoir été le [)remier à taire l’ex])érience du
vide, alors qu’il n’avait réalisé que ce qui avait été
« écrit » — ceci est inexact — « et fait en France neuf
mois auparavant, ])endant lesquels on en jtourrait por-
ter la nouvelle en Chine », et sur les indications d’un
gentilhomme français cpii était ])arti })Our la Pologne,
a])rès avoir assisté aux expériences de Rouen. D’ail-
leurs, Pascal avait bien enchéri sur ces jiremières
observations.
Dominicy conteste formellement à Torricelli — qui
vient de mourir — « la gloire de l’invention » pour la
donner à (Galilée qui, dans ses Discours et démonstra-
tions mathématiques, a enseigné qu’on peut faire le
vide avec une seringue et qu’on ne ])eut faire monter
l’eau })lus haut que trente-deux ])ieds. Pour un ])artisan
convaincu de l’horreur limitée du vide, Câblée est, de
PASCAL
429
fait, l’inventeur et le maître ; Pascal est son continua-
teur immédiat et son très digne disciple. Quant à Torri-
celli, il s’est tout l)onuement fourvoyé, en substituant à
l’horreur du vide la })esanteur de l’air : il n'y a ]»as lieu
d’en tenir coinjde.
Quel est donc ce Pominic}'? — Son nom ne se
retrouve nulle part ailleurs. Lui-même reconnait qu’il
n'agit pas à l’instigation de Petit que le hasard a mêlé
un instant à ses recherches et qui s’est toujours ojtposé ‘
à la publication de sa lettre; si Dominicy la donne
quand même au public, c’est « ])arce qu’elle fait partie
de l’histoire de cette nouveauté, et que l’auteur est
comme le premier mobile qui a donné le branle à tout ce
qui s’est fait et dit depuis sur cette matière ». C’est
d’après une co'pie que Pascal. avait conservée de cette
lettre et avec son assentiment qu’il la })ul)lie. Dominicy
est donc un ami et, ])eut-être, dit M. Mathieu, un
pseudonyme de Pascal. Il ne donne ni le nom du « gen-
tilhomme français », parti de Rouen })Our la Isologue et
qui aurait instruit Magni, ni la })reuve que Magni l’ait
rencontré.
En écartant Torricelli, qui s’est trompé, et Magni,
un intrus, pour ne conserver que Galilée, l'inventeur de
l’horreur limitée du vide. Petit, « qui a donné le
branle » aux recherches nouvelles, mais qui s’efface de
bonne grâce, et « Pascal le jeune, digne fils d'un illustre
père », qui « a l)eaucoup enchéri par-dessus ces obser-
vations » et qui traitera « tout cela dignement, à plein
fonds », Dominic}' a vraisemblablement pour Imt d’éta-
blir que l’auteur de V Abrégé procède immédiatement
de Galilée, et qu’il est après lui l’artisan par excellence
de cette théorie de l’horreur limitée du vide dont il assu-
rera bientôt le triomphe définitif. Si cette interprétation
est exacte, et parce que Dominic}' est un ami de Pascal
ou peut-être Pascal lui-même, ne peut-on voir, dans la
publication de cette brochure, la confirmation de l’idée
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIEIQUES
430
que nous suggérait la lecture de VAhrêf/é : Pour le
iiioiiieiit, raiiibition de Pascal est de ])rolonger (talilée ?
C’est à cela qu’il s’applique.
A cette époque, Roberval aussi multipliait les expé-
riences. Un jour, il Jette au fond de son tube une
« vessie de carpe » après l’avoir coinpriinée, coni-
plèteinent vidée — croit-il — séchée et soigneusement
' fermée. Aussitôt le tulie renversé et le mercure
descendu, il la voit se gonller. D’où vient ce prodige?
N’a-t-il pas vidé la vessie ? Mais alors son gontlement
ne peut être attribué qu’à l’intervention d’une matière
subtile, venue du dehors et ([ui s’y est insinuée! L)es-
cartes a })eut-ètre raison et, avec lui, les jiéripatéti-
ciens : la chanilire f)aroniétri({ue n’est pas vide. — C’est
à cette idée (pie Roberval s’arrête d’aliord, à la grande
joie de Pierius qui enregistre cette conversion de l’il-
lustre mathématicien à la théorie du plein (i). Un
instant, les conclusions de X Ahrèfjè de Pascal parais-
sent ébranlées, ^lais on huit })ar s’a}(ercevoir que l’in-
tervention de la matière sulitile n’expliquerait rien :
« Elle passe partout, écrira Mersenne à llujgens, aussi
facilement (]ue l’eau ]>ar un hlet de pêcheur, et, })artant,
elle })asserait à travers la vessie sans l’entier ». Plus
tard, dans son Liber nomis praelusorius, entre plu-
sieurs hypothèses imaginées pour expliquer ce fait nou-
veau, le Alinime donnera la véritable inteiq)rétation :
c’est à l’expansion de l’air resté dans la vessie, et que
ne contrarie plus la pression de l’air extérieur, qu’est
dû son gontlenient. Dès lors, l’ex})érience de Roberval
servira à confirmer la théorie de la pression atmos})hé-
(1) Il écrit, dans sa Hesponsio ex periputeUcae Philoxopliiae priucipiis
(lesumpia,ii propos de celte expérience : « His tliel)us, Doniinus de Hoherval,
niatheiiiaticarum disciplinarmn professor rneritissiimis liane experienliam
piildice videndain exhilniit... Aperte fatetur partein illain tnlii superiorein
vacuam non rernanere, cpiod magni est monienti in inathematico qui contra-
riani sententiam hue usque mordicus docuerat. »
PASCAL
431
rirpie. Quand Pascal, en 1049, fera l’ascension dn Puv-
de-l)ôine emportant avec lui nn l)allon « tlasqne et
mol » déprimé et bouché, qui se gonflera pendant la
montée: quand Bovle introduira ce ballon sous le réci-
pient de la machine pneumatique, comme on le fait
aujourd’hui dans les cours de jthvsiqiie, ils ré})éteront
l’expérience que le hasard apprit à Ro])erval, au pi'ofit
de riijpotlièse de Torricelli.
XL — Lettre de [disent à Pèrier^ 15 nocemhre 1647
Cette lettre est un des documents les jilus ini])ortants
que nous ayons cà analyser; on nous permettra de nous
y arrêter longtemps.
L’autographe n’en a jamais été signalé ]>ar personne;
on ne la connaît que par le texte que Pascal fit impri-
mer, en novemI)re ou décembre KILS, et que ses
héritiers, qui le trouvèrent dans ses papiers après sa
mort, publièrent en 19(33. Elle est adressée à Périer,
mais elle donne l'impression d'un morceau littéraire
destiné au grand public. Elle est datée du 15 novem-
bre 1(347, mais cette date jui-e avec son contenu.
Enfin, ses affirmations les plus catégoriques s’accordent
mal avec d’autres documents qui devraient les ap])uyer;
quelques-unes semblent môme formellement contruu-
vées.
A cette date du 15 noveml.)re 1(3 17 et dans cette lettre,
Pascal entretient son beau-frère de « méditations phy-
siques ». Cet entretien, écrit-il, « ne sera qu’une conti-
nuation de ceux que nous avons eus enseml)le touchant
le vide » ; or il lui parle comme il le ferait à un corres-
pondant étranger au sujet, à ses travaux et à ses idées.
11 rappelle d’abonl le senlimeiit des philosophes : « tous ont
tenu pour maxime que la nature abhorre le vide, et presque
tous... qu’elle ne peut l’admettre.
432
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
» J’ai travaillé dans mon Abrégé du Traité du vide, à détruire
celte dernière opinion... Je travaille maintenant à examiner la
vérité de ta première; savoir, que la nature ahnorie le vide, et
à chercher des expériences qui tassent voir si les effets que Ton
attribue à l’horreur du vide, doivent être véritablement attribués
à cette horreur du vide, ou s’ils doivent l’èlre à la pesanteui’ et
pression de l’air; cai', pour vous ouvrir franchement ma pensée,
j'ai peine à croire <pie la nature, (]ui n’est point animée, ni sen-
sible, soit su.sce[)tihle d’horreur... et j’incline bien plus à impu-
ter tous ces effets à la pesanteur et pression de l’air, parce que
je ne les considère que conune des cas particnliers d’nne proposi-
tion universelle de ('équilibre des liqueurs, qui doit faire (a plus
grande partie du Traité que j’ai promis. Ce n’est pas que je
u’eusse ces mêmes pensées lors de la production de mon Abrégé ;
et toutefois, faute d’expériences convaincantes, je n’osai pas alors
(et je n’ose pas encore) me départir de la maxime de l'horreur
du vide, et je l’ai même employée pour maxime dans mon
Abrégé : n’ayant alors d’autre dessein que de combattre l’opinion
de ceux qui soutiennent (pie le vide est absolument impossible. »
Ainsi VAb)'éf/é.i juiiilié il y a un mois, m' serait fias,
comme rinsimie Tavis au lecteur, le résumé d'un traité
achevé, dont « quelques considérations » retardent la
fmlilication, et où l^ascal a mis toute sa fiensée. 11 y
enifiloie « la maxime de l'horreur du vide », mais sans
3' croire, fiar scrufuile de méthode. Ce qui est plus
étrange, il j donne place à cette sixième exjiérience que
nous avons analysée (A'III), qui n’a de sens que fiour
un fiartisan de l’horreur du vide auquel manque la
notion de la ftression engendrée par une atmosfihère
pesante, et il croyait, quand il l’a imaginée et réalisée,
à la pesanteur de l’air. Bien plus, il était en jiossession
« d’une proposition universelle de l’équilibre des
liqueurs », dont tous ces effets de la pesanteur et de la
firession de l’air ne sont (jiie des cas fiarticuliers.
Mais cette firofiosition universelle, que nous ajqielons
aujourd’hui \e Principe de Pascal et qu’il apu emprunter
aux Coçiifata physico-mat Jœmatica de Mersenne, n’est-
ce pas précisément la notion qui devait lui ))ian(p{er\)0\\v
PASCAL
m
pouvoir imaginer la sixième expérience, lui trouver
un sens et en acce])ter le résultat, et qu’il devra pos-
séder pour écrire ses Traités posthumes, d’où il fera
disparaître cette sixième expérience qui lui est incon-
ciliable? S’il n’a pas vu cette contradiction en rédigeant
son Ahréfjê, n’est-ce pas que l’horreur du vide absor-
bait alors toute sa pensée, ou au moins que ses prin-
cipes sur la pesanteur de l’air et la pression atmo-
sphérique étaient vagues, et sans emploi? S’il a vu
la contradiction et a passé outre, que deviennent ces
scrupules de méthode et cette rigueur impitoyable qui
lui défendent de rien avancer qui ne soit très exacte-
ment démontré? — (fardons-nous cependant de donner
à cette contradiction une portée qu’elle n’a peut-être
pas. Si l’on accorde au bon Homère de sommeiller
parfois, pourquoi refuserait-on à Pascal l’excuse d’en
faire autant? La sixième expérience pourrait être le
résultat d’une distraction; ce n’est pas l’interprétation
la plus vraisemblable, mais c’est la plus favorable qu’on
puisse en donner.
« Je ne saurais mieux vous témoigner la circonspection que
j’apporte avant que de m’éloigner des anciennes maximes, pour-
suit Pascal, que de vous remettre dans la mémoire Vexpérience
que je fis ces jours passés en votre présence avec deux tuyaux, l’im
dans l’autre, qui montrent apparemment le vide dans le vide. »
Pascal n’a pas quitté Paris à cette époque; il faut
donc que Périer y soit venu « ces jours passés ». Nous
savons, par la lettre du 2i octobre 1647 de Le Tenneur
à Mersenne, qu’à cette date Périer est à Clermont et
qu’il y a fait voir, aux curieux de la ville, l’expérience
du vide huit jours auparavant, soit le 14 octobre.
D’autre part, la lettre du 25 septembre 1647 de Jacque-
line à (filberte nous autorise à admettre que Périer
n’est plus ou n’est pas encore à Paris lors de la visite
de Descartes à Pascal, les 23 et 24 septembre 1647 (\T).
IIP SÉRIE. T. Xll. “2S
m
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Si la présence de Périer à Paris est antérieure au
2'S septembre, l’expression « ces jours passés », toute
vague qu’elle est, s’applique mal, surtout sous la plume
si précise de Pascal, à des entretiens vieux de plus de
deux mois. D’autre part, si le séjour de Périer à Paris
est postérieur à la lettre de Jacqueline, deux hypo-
thèses se présentent : c’est entre le 25 se])tembre et le
14 octobre, date à laquelle Périer donne des confé-
rences à Clermont, ou entre le 15 novembre et le
21 octobre, date à laquelle Le Tenneur nous apprend
qu’il est rentré en Auvergne, qu’il faut placer son
voyage. La première hypothèse donnerait à l’expres-
sion « ces jours passés » ce sens moins inacceptable :
« il y a six semaines » ; mais en supposant môme que
Périer soit arrivé à Paris le 26 septembre, le lendemain
du jour où Jacqueline écrivait à Rouen, et qu’il se
soit mis à donner des conférences à Clermont le
14 octobre, le lendemain de son arrivée en cette ville,
il n’y a pas place, entre ces deux dates, pour un séjour à
Paris et le voyage de retour en Auvergne. 11 n’y en a
j)as non plus, dans la seconde hypothèse, en supposant
même que Périer ait quitté Clermont pour Paris le
21 octobre, et que Pascal lui ait écrit, le 15 novembre,
le lendemain de son départ de Paris.
« Ce n’était pas une petite affaire, écrit M. F. Mathieu, que
d’aller de Clermont à Paris. Même en 1780, le carrosse ne partait
qu’une fois par semaine et était huit jours en route. Mais en 1647,
il n’y avait pas encore de voiture publique ; les routes étaient
mauvaises et peu sûres; un modeste fonctionnaire, comme
Périer, qui ne pouvait armer une escorte, était obligé d’attendre
que d’autres personnes fussent disposées à faire le voyage pour
se joindre à leur caravane. »
Ajoutons que l’on ne trouve nulle part la moindre
trace de ce séjour de Périer à Paris.
Toutefois, l’expression « ces jours passés » est trop
imprécise pour que la difficulté d’amener Périer à Paris
PASCAL
435
au voisinage rlu 15 novembre 1647, puisse seule servir
de base à une conclusion importante; elle })ourrait toute-
fois fournir un argument de seconde ligne })Our con-
firmer ce que d’autres données plus nettes nous
auraient appris.
Mais quelle est cette expérience « avec deux tuyaux
l’un dans l’autre, qui montre apparemment le vide dans
le vide », que Pascal fit devant Périer « ces jours
passés » et dont il prend la peine de lui décrire les
différentes phases? — 11 n’en est pas question dans
V Abrégé^ et il n’y est fait aucune allusion dans la lettre
au P. Noël. Pascal en parle ici pour la première fois,
et la seule fois. 11 ne dit pas qu’il l’ait inventée, il
affirme seulement qu’il l’a réalisée en présence de son
beau-frère. Voici ce qu’elle lui a montré :
<r Vous vîtes que le vif-argent du tmjau intérieur demeura
suspendu à la hauteur où il se tient par l’expérience ordi-
naire, quand il était contrebalancé et pressé par la pesan-
teur de la niasse entière de l’air ; et qu’au contraire, il tomba
entièrement, sans qu’il lui restât aucune hauteur ni suspension,
lorsque, par le moyen du vide dont il fut environné, il ne fut plus
du tout pressé ni contrebalancé d'aucun air, en ayant été destitué
de tous côtés. Vous vîtes ensuite que cette hauteur ou suspen-
sion du vil-ai'gent » — dans le tuyau intérieur — « augmentait ou
diminuait à mesure que la pression de l’air augmentait ou
diminuait, » — dans le tuyau extérieur — « et qu’enfm toutes ces
diverses hauteurs ou suspensions du vif-argent se trouvaient
toujours proportionnées à la pression de l’air. »
On trouve dans les cabinets de physique un appareil
qui permet de réaliser cette expérience telle que Pascal
la décrit; mais il exige l’emploi de la machine pneu-
matique dont il ne disposait pas en 1647. On s’est
ingénié à imaginer, avec les seules ressources dont
disposait Pascal, un procédé expérimental convenable
et, en même temps, diffèrent de celui que nous trouve-
rons plus tard décrit par Pecquet(XX), attribué par lui à
i36
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
AmzqwU et inventé dans les premiet^s jours de juin 1648
(Xn^). Aucun, à ma connaissance, ne se prête à montrer
éCahoi^d le vif-argent supendu dans le tube intérieur
« à la hauteur où il se tient jiar l’expérience ordinaire »;
ensuite à le faire tomber sans qu’il lui l'este « aucune
hauteur ni suspension » ; enfin à faire voir que la hau-
teur de la colonne de mercure est fonction de la valeur
de la ])ression ambiante, qu’en faisant varier celle-ci
on fait varier proportionnellement celle-là.
Encore ne faut-il pas prendre la description de Pascal
au pied de la lettre, si l’on veut que cette expérience
reste possible. Avant l’invention de la machine pneu-
matique, en elîet, on pouvait faire le vide complet., par
l’expérience de Torricelli, puis laisser rentrer l’air au
sommet du tube petit à petit., ce qui aurjmentait peu à
peu la pression; mais on ne pouvait pas faire le vide
progressivement; on pouvait donc supprimer., mais
non diminuer peu à pmi la pression, comme Pascal eût
dû le faire pour montrer que « la hauteur ou suspen-
sion du vif-argent augmentait ou diminuait à mesure
que la pression de l’air augmentait ou diminuait ».
Ce n’est pas cependant de la manière dont il conçoit
l’étude des effets de la variation de la j>ression atmo-
sphérique qu’il nous })arle ici; ce n’est pas une vue de
l’esprit qu’il expose, identique à celle dont nous avons lu
l’expression dans la réponse de Torricelli aux objec-
tions de Ricci (II). C’est d’une expérience qui réalise
cette conception et que Périer a vue avant le
15 novembre 1647 , qu’il s’agit.
Certes, même réduite aux proportions qui la rendent
possible, cette expérience est plus intéressante que
toutes celles de X Abrégé, plus importante surtout; et
cependant Pascal, qui n’en a rien dit jusqu’ici, n’en
parlera plus. Nulle part il ne dira ni comment était
fait son appareil ni comment il réalisait son expérience.
Sans doute, nous trouverons, dans ses Traités post-
PASCAL
437
humes, une expérience du vide dans le vide, mais elle
n’est pas de lui : c’est celle que Pecquet attribue à
Auzout et qui fut réalisée, pour la première fois, nous
le verrons (XI4"), au commencement de juin 1648;
l’appareil que Pascal décrit, dans ses Traités posthumes,
n’est pas le sien : c’est celui que Pecquet attribue à
Auzout, simplifié par Rohaut. L’éditeur des Traités
])Osthumes, qui n’est autre que Périer, j joint cette
remarque :
Pour connaître « la vérité ou la fausseté » de l’hypothèse de
Torricelli, Pascal « fit plusieurs expériences : l’une des plus con-
sidérables fut celle du vide dans le vide, qu’il fit avec deux
tuyaux l’un dans l’autre, vers la fin de l’année 1647... Il n’en
est pas néanmoins parlé dans les deux traités que l’on publie
maintenant parce que l’émet en est tout pareil à celui de l’expé-
rience qui est rapportée dans le Traité de la Pesanteur de Vair,...
qui ne diffère de l’autre qu’en ce que l’une se fait avec un simple
tuyau, et l’autre avec detix tuyaux l’un dans l’autre. »
Ainsi, si l’on en croit Périer, l’expérience que lui
montra Pascal ne diffère pas essentiellement de celle
que décrivent les Traités posthumes, c’est-à-dire de
celle à l’invention de laquelle nous assisterons en juin
1648. Il est vrai que Périer parle de souvenir; son
témoignage seul ne permet pas d’affirmer l’identité des
deux expériences, mais il la confirmera si leur rappro-
chement et leur analyse aboutissent à la même con-
clusion.
En attendant, admettons que Pascal ait montré à
Périer, avant le 15 novembre 1647, la suspension du
mercure à la pression ordinaire, sa chute complète
dans le vide, et ses « diverses hauteurs... toujours pro-
portionnées à la pression de l’air ».
Mais s’il en est ainsi, le contrôle de l’hypothèse de
Torricelli est achevé; que Pascal publie son expé-
rience, et le triomphe de la « colonne d’air » est certain,
438
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Texpérience du vide à des altitudes différentes n’y
ajoutera rien : ce n’est plus qu’une manière moins
complète, moins simple, de montrer la même chose.
Pascal cependant en juge "autrement :
« Certainement, dit-il, après cette expérience, il y avait lieu de
se persuader que ce n’est pas l’horreur du vide, comme nous
estimons, qui cause la suspension du vif-argent dans l’expé-
rience ordinaire, mais bien la pesanteur et pression de l’air,
qui contrebalance la pesanteur du vif-argent. Mais parce que
tous les effets de cette dernière expérience des deux tuyaux, qui
s’expliquent si naturellement par la seule pression et pesanteur
de l’air, peuvent encore être expliqués assez probablement par
l’horreur du vide, je me tiens dans cette ancienne maxime : résolu
néanmoins de chercher l’éclaircissement entier de cette ditïiculté
par une expérience décisive. »
Cette expérience décisive, c’est celle que Mersenne a
décrite, il y a deux mois, dans la première préface de
ses Refleæiones. Pascal n’en dit rien et s’attribue
l’honneur de l’avoir inventée.
« J’en ai imaginé tme, dit-il, qui pourra seule suffire pour
nous donner la lumière que nous cherchons, si elle peut être
exécutée avec justesse. C’est de faire l’expérience ordinaire du
vide plusieurs fois en même jour, dans un même tuyau, avec
le même vif-argent, tantôt en bas, et tantôt au sommet d’une
montagne, élevée pour le moins de cinq ou six cents toises, pour
éprouver si la hauteur du vif-argent suspendu dans le tuyau se
trouvera pareille ou ditïérente dans ces deux situations. »
Est-ce avant ou après le départ de Périer que Pas-
cal a imaginé cette expérience décisive? Si c’est avant
son départ, il a dû en être question dans leurs entre-
tiens de « ces jours passés » touchant le vide. Pourquoi
Pascal n’a-t-il pas demandé de vive voix à son beau-
frère de faire l’ascension du Puy-de-Dôme? Et s’il le
lui a demandé, pourquoi revient-il à la charge immédia-
tement et en termes tels qu’il semble ne lui en avoir
rien dit? — Si c’est après le départ de Périer que cette
PASCAL
439
idée s'est présentée à son esprit, nous voilà forcés d’ad-
mettre que Pascal, en possession « d’une proposition
universelle de l’équilibre des liqueurs » comprenant
tous les effets de la pression et pesanteur de l’air, et en
face de l’expérience du vide dans le vide réalisée dans
les conditions excellentes qu’il décrit, n’a pas vu ce qui
crève les yeux, et n’a tiré que plus tard cette consé-
quence immédiate, si simple, des faits qu’il montrait à
Périer. C’est inadmissible, car il faudrait alors douter
de son génie.
c( Vous voyez déjà, sans doute, poursuit-il, que cette expé-
rience est décisive de la question, et que, s’il arrive que la hau-
teur du vif-argent soit moindre au haut qu’au has de la montagne
(comme j’ai heaucoup de raisons pour le croire, quoique tous
ceux qui ont médité sur cette matière soient contraires à ce senti-
ment), il s’ensuivra nécessairement que la pesanteur et pression
de l’air est la seule cause de cette suspension du vif-argent, et non
pas l’horreur du vide, puisqu’il est bien certain qu’il y a beau-
coup plus d’air qui pèse sur le pied de la montagne, que non pas
sur son sommet; au lieu qu’on ne saurait dire que la nature
abhorre le vide au pied de la montagne plus que sur son
sommet. »
Pascal, pour son propre compte, est convaincu; mais
il désespère, avec l’expérience qu’il a montrée à Périer,
de convaincre les partisans de l’horreur du vide. — Mais
si l’expérience du vide dans le vide, telle qu’il prétend
l’avoir réalisée, peut s’expliquer « assez probablement
par l’horreur du vide », comment l’expérience à des
altitudes différentes, qui ne montrera pas la chute com-
plète de la colonne de mercure, mais seulement la
variation de sa hauteur avec la pression, ne s’explique-
t-elle pas de la même façon? Gomment cette expérience
tronquée pourra-t-elle « seule suffire » et être « déci-
sive de la question » si la première ne la tranche pas?
— C’est que, répond M. L. Brunschvicg, « les mêmes
variations concomitantes qui, dans l’hj'pothèse de la
440
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
pression atmosphérique, s’expliquent « si naturellement»
par l’action de la pesanteur de l’air, s’expliquent encore
« assez probablement » dans l’hypothèse de l’horreur
limitée du vide, ]iar l’action de présence de l’air ».
Qu’est-ce à dire? — Les disciples de Galilée, en face de
l’expérience montrée à Périer, auraient « assez pro-
bablement » raisonné comme ceci : c’est l’horreur limi-
tée du vide de la chambre haromètrique qui soutient,
dans les conditions ordinaires, la colonne de mercure
suspendue dans le tube intérieur ; mais lorsque le
milieu qui entoure ce tube contient de moins en moins
d’air, ce vide relatif contrarie l’horreur du vide de la
chambre barométrique, et c’est pour cela que baisse la
colonne de mercure dans la mesure où ce milieu est
appauvri. — Mais pourquoi ne pourraient-ils jdus en dire
autant de l’expérience réalisée à des altitudes diffé-
rentes? C’est l’horreur du vide de la, chambre haro-
mètriciue qui soutient, dans les conditions ordinaires, au
pied de la montagne, la colonne de mercure suspendue
dans le tuyau; mais, en portant rinstrument à des alti-
tudes plus élevées, le milieu qui l’entoure contient de
moins en moins d’air, ce vide relatif contrarie V horreur
du vide de la chambre haromètrique, et c’est pour cela
que baisse la colonne de mercure, à mesure que l’on
s’élève.
En quoi ceci est-il moins naturel que cela ?
Pascal signale Clermont et le Puy-de-Dôme comme
se prêtant très bien à l’expérience ; il compte que Périer
s’en chargera.
« Sur cette assurance, dit-il, je l'ai fait espérer à toiis nos-
curieux de Paris, et entre autres au R. P. Mersenne qui s'est déjà
engagé, par des lettres qu’il a écrites en Italie, eu Pologne, en
Suède, en Hollande, etc., d’en faire part aux amis qu'il s g est
acquis par son mérite. »
PASCAL
441
Tantôt Pascal affirmait, en parlant de cette expé-
rience, ([ii’il croyait à son succès « quoique tous ceux
qui ont médité sur cette matière soient contraires à ce
sentiment ». Il avait donc communiqué son })rqjet à
ceux (pie la question du vide intéressait; on en avait
discuté l’issue proliahle. A’^oici qu’il l’affirme plus nette-
ment encore : « tous les curieux de Paris » en sont
informés etMersenne en a déjà transmis partout la nou-
velle. Le projet de l’ascension du Puy-de-Dôme aurait
donc été, (lès le 15 novemlire 1047, du domaine public.
Il est vraisemldable que Pascal aura fait connaître en
même temps l’expérience cajiitale du vide dans le vide,
qui lui en a donné l’idée. Nous devons donc nous
attendre à retrouver les traces de ces communications
dans les documents conteniporains, dans la corres})on-
dance de Mersenne surtout, au témoignage duquel
Pascal lui-même en appelle. Si nous y trouvions, au
contraire, la preuve que l’expérience du vide dans le
vide est restée absolument ignorée de tous, que Mer-
senne lui-même ne l’a pas connue avant le mois de
juin 1048 et que personne n’a rien su du jirojet dont
Pascal avait confié la réalisation à son beau-frère,
cette lettre, du 15 novembre 1047, deviendrait singuliè-
rement suspecte.
Pascal achève de l’écrire en priant instamment
Périer de presser l’expédition au Puy-de-Dôme.
« Que ce soit le plus tôt qu’il vous sera possible. » Il est impa-
tient d’en apprendre le succès « sans lequel, dit-il, je ne puis
mettre la dernière main au Traité que j’ai promis au public, ni
satisfaire au désir de tant de personnes qui l’attendent et qui
vous en seront infiniment obligées. »
Pour mettre le comble aux singularités de cette
lettre, Périer ne montera sur le Puy-de-Dôme que dix
mois plus tard^ le lU septembre 1048.
4i2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
XIII. — Lettres de Bcdiani, Descartes, Mersenne,
Ilwffjens, Le Tenneur, Jean Pecq^iet. L^e Plein du
VIDE du P. Noël, 25 nocemhre 1647 -juin 1648
L(' 25 novembre 1647, Baliani (I), auquel Mersenne
avait fait connaître l’expérience de Torricelli — le
physicien genevois l’ignorait encore — lui répond en
se prononçant très nettement et sans réserve pour l’hy-
pothèse de la « colonne d’air ». On trouve, dans les
j)a})iers de Mei'senne, deux exemplaires de cette lettre :
à rautogra])he est jointe une copie imprimée. Elle fut
adressée vraisemblaldement à ceux que la question du
vide intéressait; Pascal, sans doute, ne fut }ias oublié.
(bu'lques jours })lus tard, le 13 décembre 1647,
llescartes, qui avait reçu, j)ai‘ l’intermédiaire d’Huy-
g'ens, l’exemplaire des Expériences nouvelles que
l’ascal lui avait destiné, écrit à Mersenne. Il a lu dans
cet opuscule que l’expérience d’Italie était connue à
IMris depuis 1644; il regrette que le Minime ne lui en
ait })arlé ([u’en septembre 1647, d’autant plus qu’il s’en
était « aAÛsé avant Torricelli ». Descartes fait allusion
très probablement à l’expérience dont il avait donné
l’interprétation dans sa lettre du 2 juin 1631, que nous
avons citée (I).
En même temps, il demandait à Mersenne si Pascal
avait fait l’autre exjiériencc ([u’il lui avait conseillée,
})Our voir « si le vif-argent montait aussi haut lorsqu’on
est au-dessus d’une montagne que loi’squ’on est au
bas ». Descartes ignore donc, le 13 décemlire 1647,
l’expédition projetée au Puy-de-Dùnie, mais il n’y a
rien là qui doive nous étonner. Mersenne est malade :
on ne jiossède aucune lettre de lui datée des deux der-
niers mois de 1647. Il est permis de penser qu’il n’a
pas encore communi([ué le projet de Pascal.
PASCAL
443
Mais cette lettre de Descartes nous intéresse à un
autre point de vue. Elle affirme qu’il a été question de
l’expérience de contrôle au cours de la visite de Des-
cartes à Pascal, au mois de septembre dernier et
que c’est Descartes qui en a émis l’idée. De plus, c’est à
Mersenne que le philosophe le rappelle. Or, Mersenne
n’y contredit nulle part. Ce serait donc la pensée de
Descartes qu’il aurait développée dans la seconde pré-
face de ses Eeflexiones (411).
Au début de l’année 1648, Mersenne reprend sa cor-
respondance. 11 va, sans doute, s’empresser d’annoncer
partout, comme il l’a promis à Pascal, le projet de
l’expérience à des altitudes différentes? — Nullement.
Il semble n’avoir aucun souvenir de ce que Pascal
a pu lui en dire.
Trois fois, dans le cours de cette années 1648, Des-
cartes renouvelle la question qu’il lui adressait le
13 décembre 1647 : « Pascal a-t-il fait l’expérience que
je lui ai conseillée? » — Mersenne n’j^ répond pas. Du
Pyjanvier au 27 juillet 1648, le Minime écrit « cinq fois
à Hévélius, trois fois à Haak, quatre fois à Baliani ; très
souvent, il parle de Pascal, de son traité du vide, de
ses merveilleux travaux en mathématiques; jamais
il ne fait allusion à son nouveau projet (F. Mathieu) ».
Il s’en souvient si peu que dans une lettre à Huj-
gens, du 4 janvier 1648, il lui demande quelle est, à
son avis, la plus haute montagne. Ce doit être la plus
éloignée de la mer « comme Langres est le plus haut
lieu de la France, à cause que les rivières en descendent
jusqu’à l’océan ». Il souhaiterait qu’on mesurât le Pic
Ténériffe. « Si on avait ici une telle montagne, dit-il,
j’y monterais avec des tuj^aux et du vif-argent pour voir
si le vide s’y ferait plus grand ou plus petit qu’ici. Ce
qui nous ferait décider nécessairement pour savoir la
raison de ce vide. » Pas le moindre mot, dans cette
lettre, ni de l’expérience du vide dans le vide, ni du
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
4 y
projet (le Pascal. Si Huygens les connaît, il va sans
doute les rappeler à son correspondant qui les oublie :
on ne trouve pas trace d’un semblable ra])pel.
1 )eux mois plus tard , Mersenne croit encore que Pascal
en est toujours aux idées de son Ahréf/é, auxquelles les
récentes expériences de Roberval semblent donner
tort : « Pour son livre du vide, écrit-il le 17 mars 1648,
on commence à croire ici ({ue ce n’est pas vide, à
cause qu’une vessie aplatie et toute vide d’air, étant
mise dans ce vide, s’y enfle incontinent » (X).
Le 8 janvier 1618, il avait écrit à Le Tenneur, qu’il
croyait à Clermont, pour le prier de faire Y ascension
(lu Ptn/-(le-l)ôme, avec un tujxau et du vif-argent. Il ne
sait donc plus, s’il l’a jamais su, que c’est en cette ville
et sur cette montagne quePérier doit expérimenter, à la
demande de Pascal. Le Tenneur, qui est en ce moment
à Tours, avertit Mersenne de ne pas compter sur lui. 11
ne comprend rien, dit-il, à cette colonne d’air, et « je
vous dii’ai que je pense avec Roberval que ce serait
])arfaitement inutile, et que la même chose se trouverait
en haut ({u’en bas ». Le Tenneur, ami de Pascal et de
Périer, ignorait donc aussi l’expédition projetée, autre-
ment il eût ré])ondu à coup sûr : M. Périer s’est chargé
de faire cette expérience.
Huygens, qui a lu les Expériences nouvelles^ a vu,
dans l’avis au lecteur, qu’elles ne sont que XAhrècjè
d’un Traité entier que « quelques considérations » ont
em])êché de publier en octobre 1647. Le 6 avril 1648,
il écrit à Mersenne :
« Ne laissez pas de [)ousser le jeune Pascal à nous donner le
corps dont il nous a fait voir le squelette. 11 faut tenir la main à
pénétrer le mystère de l’argent-vif descendant au tube. Mais
croyez-moi qu’à la lin il n’y aura que les phénomènes de
.M. Jtescartes qui en viendront nettement à bout. »
Pas la moindre allusion à l’expérience du vide dans
le vide, ni à l’expérience de contrôle qui doit se faire
PASCAL
445
en Auvergne. Ilujgens les ignore, comme tout le
monde.
Au printemps de 1648, Roberval trouve un nouvel
argument contre la pression atmosphérique. Deux
tul)es de Torricelli plongent dans la même cuvette;
dans Fun on fait pénétrer neuf pouces d’air, et dans
l’autre neuf pouces d’eau : l’air fait baisser le mercure
de dix pouces, l’eau d’un pouce seulement. Concevant
la pression de cet air et de cette eau comme propor-
tionnelle à leur poids spécifique, Rolierval en conclut
que la cause du phénomène doit être tout autre chose
qu’une pression. Comment Pascal, qui depuis six mois,
si l’on en croit la lettre à Périer, est en possession du
principe fondamental de l’hydrostatique eta réalisé l’ex-
périence du vide dans le vide, peut-il laisser Roberval,
avec lequel il discute vraisemblablement ces expé-
riences, s’épuiser en de vaines recherches et s’égarer
à ce point dans leur interprétation? Gomment Mer-
senne, qu’il prétend avoir instruit, peut-il écrire à
Hévélius, au sujet de ces mêmes ex])ériences : « Quel
est ce prodige? L’air qui est si léger produit une pres-
sion dix fois plus forte que l’eau ! » Sa foi en la
« colonne d’air » que l’expérience du vide dans le vide,
s’il l’eut connue, eCit rendue triomphante, est plus que
jamais ébranlée. Il écrit à Huygens, le 2 mai 1648 :
« 4Mus voyez donc l’afïaire insoluble, si la clarté de
votre esprit n’y remédie. »
Le même jour, 2 mai 1648, Mersenne reçoit une
nouvelle lettre d’FIuygens :
« Voyons cependant ce que le jeune Pascal a produit, si
puhlici juris est. Gela serait trop long pour être remis à notre
venue en France qui n’est pas des plus certaines encore. »
M. Abel Lefranc voit là une preuve — à défaut
d’autres — qu’Huygens au moins connaît le projet
de l’expédition du Puy-de-Dôme. Le sens de sa
146
REVUE DES . QUESTIONS SCIENTIFIQUES
dema-nde serait celui-ci : « Voyons X expérience du
jeune Pascal, si elle est du domaine public ».
M. Mathieu — àbon droit — y voit rex})ression renou-
velée du désir exprimé par lluygens, dans sa lettre du
6 avril. C’est le grand Traité, annoncé par Pascal,
qu’il réclame à nouveau. Si les « considérations » qui
ont empêché de le publier n’existent })lus, si ce livre est
enfin du domaine public, « si publici juris est »,
envoyez-le moi.
« Dés 1848, écrit M. Mathieu, Jean Pecquet est, à
Paris, le chef de la science expérimentale; les méde-
cins et les philosophes assistent en foule à ses dissec-
tions ; dans le monde des savants,' personne n’est plus
répandu ni mieux informé que lui. 11 mérite une con-
hance absolue; ses contemporains ont loué sa modestie,
son exactitude, sa probité d’homme et de savant, et la
lecture de ses écrits montre combien ces éloges furent
mérités... 11 n’a d’ailleurs aucune malveillance pour
Pascal. » Or le 5 mai 1648, Pecquet écrit à un ami pour
lui faire connaître où en est le problème du vide qui
passionne tous les esprits curieux. Les expériences de
Roberval, celle de la vessie de carpe, sont pour lui les
dernières nouveautés. 11 ne dit pas un mot ni de l’expé-
rience du vide dans le vide ni de l’exj)érience de con-
trôle que doit faire Périer : comme tout le monde, à
Paris et ailleurs, il les ignore.
Le 15 mai 1648, Mersenne écrit à Christian Huy-
gens :
« Si ma mauvaise lettre vous empêche » — le Minime avait
une détestable écriture — « M. votre père, lequel je salue mille
fois, vous y aidera, et j’essaierai aussi, selon votre désir, à lui
envoyer la lettre du jeune Pascal qui est un autre Archimède. »
De quelle lettre s’agit-il? De la lettre à Périer, du
15 novembre 1647 ? — Mais si Mersenne la connaît, s’il
en circule des copies, comment expliquer que toutes les
PASCAL
447
lettres qu’il écrit et toutes celles qu’il reçoit, depuis
six mois, témoignent du contraire? La lettre dont il
promet ici l’envoi n’est pas la lettre à Périer, mais la
lettre du 20 octobre 1647 au P. Noël (IX). Celle-là,
Pascal l’a rendue publique ; elle contient le dernier état
de sa pensée connu de Mersenne; si le Minime ne l’a
pas envoyée plus tôt à Huygens, c’est qu’il était malade
quand elle a paru. 11 va réparer cet oubli. Nous ne
voyons rien qui contredise ou qui puisse remplacer cette
conjecture de M. Mathieu.
Une troisième fois depuis le P'' mai, Mersenne écrit
à Huj’gens. Il lui parle de nouveau de la question du
vide, mais toujours en homme qui ignore l’expérience
capitale que Pascal aurait montrée, il y a plus de six
mois, à Périer, et l’expédition dont celui-ci s’est
chargé.
Cette lettre du 22 mai est la dernière que Mersenne
écrivit à Huygens : il attendait d’un jour à l’autre,
l’arrivée du savant hollandais à Paris; quand il fut
informé, àda fin de juillet, que ce voyage était ajourné
pour longtemps, la maladie ne lui permit plus de lui
écrire.
Le laborieux vieillard, qui depuis trois ans travaille
à résoudre le problème posé par l’expérience de Torri-
celli, qui encourage les recherches et enregistre toutes les
expériences, désespère maintenant d’en voir la solution :
elle est réservée au siècle suivant, écrit-il à Hévélius, le
31 mai. Et Pascal qui est à Paris, qui le voit, qui
discute avec lui de ces recherches, aurait sous la main
depuis six mois tous les éléments de la solution, dans
son expérience « des deux tuyaux l’un dans l’autre
montrant le vide dans le \nde », et il ne la lui aurait pas
montrée? Car enfin, Mersenne ignore cette expérience.
Nous n’en avons, il est vrai, qu’une preuve indirecte,
dans sa correspondance du mois de janvier à la fin de
mai 1648, qui n’en parle pas; mais ses lettres et les
REVUE DES questions SCIENTIFIQUES
4 18
événements du mois de Juin achèveront la démon-
stration.
D’ailleurs, personne n’est mieux instruit que lui,
nous l’avons vu, ni à Paris ni à l’étranoer. Ce n’est
pas sur le manque de documents — comme on l’a
objecté à M. Mathieu — ({ue repose cette affirmation :
en réalité, ils abondent. C’est sur le silence obstiné
qu’ils gardent et sur l’expérience du vide dans le vide
et sur l’expérience de contrôle confiée cà Périer, et
cela en déj)it de l’affirmation de Pascal que lui-même
et Mersenne en ont fait part aux curieux de Paris et
aux savants étrangers. Tous ceux dont M. Mathieu a
})U recueillir le témoignage, les ignorent. Si leur silence
ne suffit }>as à le démontrer, les événements de Juin,
pour eux comme pour Mersenne, nous en apporteront
la })reuve })éremptoire.
Avant de les raconter, nous devons dire un mot
d’un livre qui parut à Paris, à l’époque où nous
sommes arrivés. 11 a pour auteur le P. Noël qui n’a pas
abandonné l’idée de faire trionqiher la cause du })lein,
et il répond à la fois aw'S. Expérie)ices nouvelles de
Pascal et à la Deinonstratio ocularh de Magni. 11 a
}tour titre : Le Plein du vide, ou le coiq)s dont le vide
aj)])arent des Expériences nouvelles est l'cmpli, trouvé
]>ar d’autres expériences, confirmé par les mêmes et
démontré par raisons physiques, Paris, 1048.
Dans la dédicace au prince de Conti, le P. Noël se
complaît à développer une métaphore (Fun goût douteux
qu’il ne soutient Jusqu’au bout qu’en oubliant l’exquise
courtoisie de ses lettres à Pascal.
« La nature est aujourd’hui accusée de vide, et j’eutrepreuds
de l’en justifier... Elle eu avait bien été auparavant soupçonnée;
mais personne n’avait encore eu la hardiesse de mettre des soup-
çons en fait, et de lui confronter les sens et l’e.\périence. Je fais
voir ici son intégrité, et montre la fausseté des faits dont elle est
PASCAL
449
chargée, et les impostures des témoins qu’on lui oppose »... On
lui tait « un procès sur de fausses dépositions et sur des expé-
riences mal reconnues et encore plus mal avérées. Elle espère,
.Monseig'iieui', que vous lui ferez justice de toutes ces calomnies.
Et si, poui' une i)lus entière justilication, il est nécessaire qu’elle
paye d’expérience, et qu’elle rende témoin poui' témoin, allé-
guant l’esprit de Votre Altesse, qui remplit toutes ses parties, et
qui pénétre les choses du monde les plus obscures et les plus
cachées, il ne se trouvera personne, .Monseigneur, qui ose
assurer qu’au moins, à l’égard de Votre .Vitesse, il y ait du vide
dans la nature. »
Manifestement, le bon P. Noël s’égare; sa rhétorique
l’éblouit; c’est niais, mais est-ce bien méchant? Pascal
doit-il s’en offenser on en rire?
Dans le corps de l’ouvrage, on ne rencontre aucune
allusion ni à l’expérience du vide dans le vide, ni au
projet du Puj-de-Dôme. Là-dessus, Noël n’en sait pas
plus long que les autres. C’est aux expériences de
VAhrêf/é et à celles de Magni qu’il s’en prend. Est-ce
à celles-ci que s’applique le réquisitoire de la dédicace?
Le Jésuite qui apporta à Pascal l’exemplaire que l’auteur
lui destinait, lui affirma, de la part du P. Noël, que
« les paroles qui paraissaient aigres » n’étaient pas pour
lui, mais pour le Père Capucin. Si Pascal accepta l’ex-
cuse, son excessive suscejjtibilité, ou autre chose, la
lui fit oublier : le P. Noël sera tantôt fustigé d’impor-
tance pour sa mauvaise rhétorique.
Les idées développées dans Le Plein du vide sont
celles que nous avons lues dans les deux lettres du
jésuite à Pascal (IX). Toutefois, en parlant de la cause
qui soutient le mercure dans le tube de Torricelli, à
l’explication qu’il avait demandée, dans sa seconde
lettre, à la pesanteur de l’air, le P. Noël en substitue
une autre où la tendance des corps légers à monter,
« la légèreté mouvante » des péripatéticiens, et le prin-
cipe cartésien de la nature cyclique de tous les mouve-
ments font les frais en commun. A-t-il donc complète-
III^ SÉRIE. T. XII. 29
450
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
ment changé d’avis? — Nullement. Dans un supplément
im})rimé que Pascal reçut peu de temps après, le P. Noël
nous apprend que la maladie l’a empêché de suivre
l’impression de son livre, et qu’il faut y ajouter, à
l’endroit où il parle de la « légèreté mouvante », un
long passage dont il donne le texte : c’est l’explication
de la suspension du mercure par la pesanteur de l’air,
tirée de sa seconde lettre à Pascal. « Tout ceci, dit-il,
que j’avais mis dans ma seconde lettre à M. Pascal le
hls,... manque à l’endroit que j’ai marqué. »
Ainsi, le supplément imprimé joint par le P. Noël à
son livre Tæ Plein du vide, contient l’exjilication, par
la colonne d’air, de l’expérience de Torricelli, et l’affir-
mation que l’auteur la reprend d’une lettre écrite par
lui à Pascal. A cette lettre, Pascal n’a ])as répondu ; au
livre du P. Noël qui en publie ces extraits, il opposera
des pages avant-courrières des Provinciales, dont
l’âpreté, la violence, l’ironie, l’acharnement passionné,
trahiront son dépit (1).
(A suivre.) J. Thirion, S. J.
(1) Cet article était imprimé rpiand M. Louis llavet a commencé la piihlica-
tioii, dans la Ukvue politique et LiTTPiRAiRE, d’une étude sur La Lettre de
Biaise Pascal à Florin Périer. 11 en sera tenu compte dans notre prochain
article.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES
AU BAS-CONGO
INTRODUCTION
Les cérémonies qui consacrent, au Bas-Congo,
l’époque de la puberté sont intéressantes à plus d’un
titre, mais surtout parce qu’elles nous mettent directe-
ment en face de la tradition religieuse au pays noir.
Nous y voyons des jeunes gens, appartenant souvent
à des villages différents, se réunir, se retirer dans les
l)ois, y vivre pendant un certain temps en communauté
sous l’autorité souveraine d’un vieillard ou d’un féti-
cheur qui leur transmet le trésor des traditions reli-
gieuses et les prépare en quelque sorte à la vie
publique.
Quelles sont ces traditions et comment s’enseignent-
elles? — La réponse à ces questions jetterait certes
quelque lumière sur le problème si difficile de la nais-
sance, du développement, de l’altération, de la dispari-
tion de certaines croyances et de certaines pratiques. Il
convient en tous cas, avant de vouloir tracer les lois de
cette évolution, de se demander comment, dans une
société déterminée, les phénomènes religieux changent
en passant d’une génération à l’autre.
Ce n’est pas qu’il faille chercher dans l’étude des rites
de la puberté au Bas-Congo la solution du problème des
origines. A aucun moment, en nous livrant à ces
recherches de détail, nous n’avons eu l’impression de
452
REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
nous trouver en présence de quelque chose de primitif.
Ces rites sont, au contraire, d’une extrême complexité
et supposent une longue évolution sur la([uellc, malheu-
reusement, nous ne possédons aucun renseignement. Un
travail de reconstruction logique pourrait, dans une
certaine mesure, suppléer à rinsullisance des docu-
ments, si au moins nous savions de façon précise ce qui
s’enseigne aux jeunes gens dans ces réunions que l’on
a appelées « les écoles de féticheurs ».
Mais les difficultés se dressent nomlireuses et
presque insurmontables devant celui qui chei'che à se
documenter sur ces points. Que d’années ne faut-il pas
avoir vécu de la vie des indigènes, que d’etforts ne faut-
il pas avoir dépensés à apprendre leur langue et à
gagner leur confiance, pour obtenir quelque renseigne-
ment véridique sur leur vie religieuse ! Les enquêtes
sur les rites de la puberté sont bien plus difficiles
encore. On se heurte ici au silence olistiné sur tout ce
qui touche à l’éducation religieuse des jeunes généra-
tions, et cette éducation elle-même s’entoure générale-
ment d’une mise en scène qui déroute les recherches et
donne l’impression d’une initiation dans une société
secrète.
Mais, s’il existe un certain rapport entre les rites de
la jiuberté d’une part, l’éducation religieuse et les
sociétés secrètes d’autre pai*t, au lias-Congo le lien
entre ces trois institutions dçvient tellement étroit que
nous aurions pu indifléremment intituler cette étude
Les rites de la puberté ou L’Ecole des Féticheurs.
Si nous avons donné la préférence au titre Les Sociétés
secrètes, ce n’est point que nous voulions préjuger la
nature des jihénomènes qui font l’objet de nos
recherches. Deux auteurs allemands, qui ont traité cette
question d’un point de vue général, ont étudié les rites
de la puberté dans leurs ra}>ports avec les sociétés
secrètes. Ce sont Frobenius dans ses Masken und
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
453
Geheimbïmde Afrihas (1), et Schurtz clans ses Alters-
klassen und Mdnnerhünde (2). Nous n’avons pas cru
devoir nous séparer d’eux par le titre de notre travail.
L’aire d’extension de ces cérémonies embrasse, avec
des variantes, toute l’Africpie occidentale. Frobenius
leur a trouvé des parentes clans l’Océanie. Dans le bas-
sin du Gong'o elles ne sont ])as confinées dans la région
du bas; le Rev. ^^erner les a observées notamment
dans le Kwango oriental et dans le Kasaï (3). Plus à
l’est, chez les Baluba, les missionnaires de Scheut et
les Pères Blancs parlent de sociétés secrètes Inen orga-
nisées avec des rites d’initiation très compliqués (4). Il
en est de même sur les rives du lac Tanganika, en par-
ticulier au Marungu et chez les ^Vahorohoro (5), etc.
Nous avons limité notre étude à la région du Bas-
Congo, c’est-à-dire aux rives du fiein^e depuis la côte
jusqu’au Stanlej-Pool. Les populations qui occupent
cette contrée présentent une certaine unité au point de
vue linguistique. On leur donne parfois, mais inqiroiire-
nient, le nom de Bafiote. Ce sont d’abord les- Muso-
rongo, établis à rembouchure du fleuve, sur les deux
rives; en partant de la cote et en remontant vers le
Stanley-Pool, on rencontre successivement sur la rive
nord les Bavili, les Kakongo et au nord de ceux-ci les
Majombe, les Basuncli et les Balmeiide; sur la rive
gauche, vivent surtout des Bakongo et des Mushikongo.
La rivière Kwilu, d’après le Rev. Bentley, forme la
frontière entre ces deux peiqdades.
Nos renseignements sur toute cette région sont rela-
(1) Berlin, G. Reimer, 1902.
(2) Dans la collection des Abhandlungen der K. L.-C. Üeutschen Aka-
DE.MiE DER Aaturforscher zu Halle, LXXIV, n" 1, 1898.
(B) S. P. Verner, Pioneering in central Africa, Richmond, 1903, 151.
(4) R. P. Colle, .Missions des Pères Blancs, 1905, 102-106.
(5) Mgr Van Ronslé, Mouvement GÉOGRAPiiiauE, XXI (1904), 509, et Bel-
gique COLONIALE, X (1904), 546. — Cf. L‘ Delhèze, Belgique coloniale,
XI (1905), 234.
454
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
tivement abondants ; mais il serait à souhaiter qu’ils le
fussent davantage. Si ce travail n’avait d’autre résultat
que de montrer les lacunes de nos documents ethnogra-
phiques et de provoquer la communication de rensei-
gnements com})lémentaires,nous estimerions nos efforts
amplement récompensés.
L’étude détaillée et critique d’une institution ou d’une
coutume, dans une région déterminée, répond à un
besoin de la science ethnographique actuelle. Des sys-
tèmes nombreux ont été échafaudés, renversés et
presque aussitôt remplacés par d’autres. Chacun de ces
systèmes prétend naturellement avoir saisi le sens véri-
table, avoir donné l’explication adéquate des faits. En
réalité, ce sont plutôt des généralisations trop hâtives
et des classifications trop artificielles pour qu’on y
puisse voir de véritables lois au sens où l’on entend
généralement ce mot. Du travail d’abstraction qu’ils
subissent pour être incorporés dans le cadré du sys-
tème, les faits sortent très souvent dénaturés et se pré-
sententsous un jour faux.
Sans doute, les sj'stèmes, même avec ce qu’ils ont
de plus hypothétique, contribuent au progrès de la
science, soit qu’ils donnent aux recherches des orien-
tations variées, soit que leur rôle se borne à provoquer
la critique et à attirer l’attention sur des faits qui, sans
cela, risqueraient de passer inaperçus. Mais encore
faut-il qu’une surproduction d’hypothèses ne fasse pas
perdre le souci du détail et de la réalité.
Nous disions plus haut que deux ethnologues alle-
mands ont, d’un point de vue général, étudié les rites
de la puberté. Avant d’aborder directement notre
sujet, il convient de rappeler leurs opinions. Quoique
l’ouvrage de Schurtz soit de quatre ans postérieur- à
celui de Frobenius, c’est par lui que nous croyons
devoir commencer, non seulement à cause de son carac-
tère plus général que celui de Frobenius, mais parce
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU BAS-CONGO 455
qu’il n’a pas utilisé, pour ce qui regarde le Bas-Congo,
d’autres renseignements que ceux rassemblés par Fro-
benius (1).
Les idées de Schurtz. — Scburtz, comme l’indique
le sous-titre de son livre, a voulu esquisser une théorie
nouvelle de l’origine des sociétés. A la base de toute évo-
lution des formes sociales, il place une opposition radi-
cale entre les instincts de l’homme et ceux de la femme.
La femme aurait comme mobile principal de son acti-
vité l’amour; elle est le centre et le soutien de la
famille. L’homme se laisserait au contraire mouvoir par
ce que Schurtz appelle Geselligkeitstriel), sorte de
penchant à la vie extra-familiale ; il est le créateur de
la vie sociale proprement dite. Le développement des
formes sociales correspondrait au développement de ces
penchants, de ces instincts opposés de l’homme et de la
femme.
Que sont au juste ces penchants? Le Geselligheits-
trieh nous paraît un mot bien vague pour servir de
pierre angulaire à un système d’évolution sociale. Puis
est-il exact que les instincts extra-familiaux de l’homme
s’opposent de façon si radicale à l’instinct d’amour
familial de la femme? Nous ne croyons pas qu’il faille
considérer cette opposition d’instincts comme un fait
acquis à la science psychologique.
C’est pourtant de là que Schurtz part pour reconsti-
tuer l’évolution des formes sociales. Le groupement le
plus primitif serait l’association des hommes qui obéis-
sent simplement au Geselligheitstrieb . A ces associa-
tions primitives se rattache la division en classes d’âge,
que quelques-uns ont considérée comme la forme la
plus ancienne de classification sociale, et elle s’y rat-
(1) Schurtz, 0. c., 410. Une exception doit être faite pour l’article de Ward,
dans le Journal of the Anthropological Institute, XXIV (1895). Schurtz
le cite à la page 437.
456
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
tache au même titre que les rites de la puberté, les
groupements à caractère de clubs et les sociétés
secrétes.
( )n pourrait déduire de là que Schurtz place les rites
de la pulierté et les sociétés secrétes sur la même ligne.
Il n’en est pas tout à fait ainsi. Si nous saisissons bien
la pensée de l’ethnologue allemand, les rites de la pu-
berté seraient une des formes les plus simples dérivées
du Gesellifiheitstrieh, ei les sociétés secrètes en seraient
le développement ultérieur (1). Au sujet des coutumes
que nous étudierons plus s])écialement ici, Schurtz n’a
pas d’idées ])récises et arrêtées. Il y voit des sociétés
secrétes tantôt en voie de formation (2), tantôt en déca-
dence (3). Remarquons d’ailleurs que, dans la bouche
de Schurtz, le mot évolution a un sens un peu s])écial.
Quand il trace des lois d’évolution, il n’entend ]ias dire
que les choses se soient réellement passées de cette
façon ; il se livre simplement à un travail de construc-
tion logique qui lui permettra de grouper les faits. Des
phrases comme celle-ci ne s’ex]diquent }>as autrement :
« Au Bas-Congo, nous trouvons une décadence des
sociétés secrètes en ce sens qu’une de leurs caractéris-
tiques, la danse masquée des esprits de la forêt, a
disparu et que, seules, les cérémonies d’initiation se sont
bien conservées. Dans la partie méridionale du bassin
du Congo, il n’en est pas ainsi : les rites d’initiation
disparaissent tandis, que les danses masquées subsistent
comme une récréation populaire naïve (4). »
(1) 0. c., 354. A la page 102, nous lisons aussi : « La plupart des sociétés
secrètes africaines se rattachent aux rites de la puberté dont elles constituent
un développement ultérieur ».
(2) O. c., 102 : « Aux environs de Borna, les circoncis emploient entre
eux une langue secrète, ce qui montre déjà une tendance vers la société
secrète ».
(3) 0. c., 436 : « Dans le nkimba et dans le ndembo nous avons un phéno-
mène de régression. La société secrète com]»lèternent développée, avec son
esprit de la forêt et ses masques, s’est de nouveau transformée en une associa-
tion d’hommes beaucoup plus simple et qui n’a conservé que des rites d’initia-
tion très compliqués et mystérieux. »
(4) O. c., 437.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
457
^^ojons maintenant quel sens Schurtz attribue aux
différents rites de la puberté, comment il les interprète.
A la base de ces cérémonies, il met encore un fait
d’ordre psychologique : un liesoin naturel de fêter les
événements importants de la vie et de transformer en
une fête de plusieurs jours la Joie d’un moment. L’âge
de la puberté est une époque importante dans la vie
Inimaine. Rien d’étonnant donc qu’elle donne lieu à des
fêtes et que ]iar toutes sortes de mojmns on cherche à
faire comprendre aux jeunes gens qu’ils auront doré-
navant à faire œuvre d’homme, qu’ils seront soustraits
à l’influence de leur mère, qu’ils participeront à la vie
publique, etc.
La circoncision qui se pratique parfois à l’époque de
la puberté est en rapport avec la reproduction : dans
l’esprit du noir elle doit la faciliter en même temps
qu’elle constitue une mesure d’hygiène. Il arrive aussi
que le jeune homme reçoive les marques de sa tribu,
subisse des déformations artificielles, passe par une
série d’épreuves : c’est pour lui faire comprendre que
désormais il fera partie de la classe des guerriers.
Devenu homme, devenu guerrier, il échappe à la tutelle
de sa mère. C’est poui*cela que, dans certaines régions,
l’enfant se présente aux cérémonies de la puberté,
revêtu d’un costume de femme qu’il changera à la sortie
contre un costume d’homme. Ce symbolisme paraît
assez naturel; mais Schurtz va trop loin, à notre avis,
lorsqu’il explique de la même façon le fait que les
femmes sont tenues à l’écart de l’enclos où les jeunes
gens vivent en retraite. Cette vie, sous bois, à l’abri de
tout regard indiscret, semble à Schurtz un commence-
ment de société secrète.
Les rites de la puberté s’accompagnent parfois de
mort apparente et de résurrection ; c’est le cas notam-
ment au Bas-Congo et nous aurons l’occasion d’y reve-
nir. C’est encore pour Schurtz un acheminement vers
458
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
les sociétés secrètes. I/enfant doit acquérir un esprit
nouveau, entrer en coniinunication avec les esprits des
ancêtres. En même temps, il s’initie aux traditions de
la tribu, et reçoit toute la culture intellectuelle, morale
et })hjsique qu’il lui faut pour exercer dignement les
droits d’un bon citoyen et en accomplir les devoirs.
Schiirtz reconnaît donc dans les rites de la puberté une
garantie de l’unité ethnique, une force de cohésion
sociale de premier ordre.
Chez la femme, les rites de la puberté ne sont ni
aussi compliqués, ni aussi importants que chez l’homme.
Le temps de l’instimction est plus court, les épreuves
sont moins rudes, quand elles existent : elles ne sont
qu’une })àle imitation de celles que subissent les jeunes
hommes. Pour Schurtz l’explication est toute trouvée.
Les rites de la })uberté symliolisent moins le fait de la
puberté ([ue son importance sociale. Or, le nerf de tout
développement social véritable est le Geselligkeitstrieh
qui est le privilège exclusif de l’homme. Dans le
domaine social, la femme est déq)Ourvue de toute initia-
tive; elle ne saurait rien créer; elle imite, elle s’adapte.
êvous ne ferons pas ici la critique de ces interpréta-
tions. Rappelons seulement qu’?> la liase de toutes ces
hypothèses il y a un principe pour le moins fort discu-
table. De plus, nous estimons ({u’une lionne définition de
la société secrète aurait été à sa place dans le livre de
Schurtz. Ya-t-il déjà société secrète lorsque des hommes
se réunissent dans un endroit écarté, parlent un lan-
gage secret, se taisent sur tout ce qui s’y passe; ou bien
faut-il en outre que le public ignore le nom des
membres, l’endroit, la date et le but des réunions?
Les idées de Frohenius. — Pour les sociétés secrètes
africaines, Schurtz s’est contenté de résumer les ren-
seignements contenus dans le livre de Frohenius, Die
Masken und Geheimbunde Afrikas, L’objet propre de
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU BAS-CONGO
459
ce livre est Tétiide des masques, de leurs formes et de
leur signiflcation. Les rites de la puberté y sont étudiés
accessoirement.
Frobenius distingue trois éléments dans la civilisation
africaine : au fond, le manisme, c’est-à-dire le culte des
morts, qui revêt suivant les localités la forme d’un culte
de l’eau, des arbres, des pierres, des crânes, etc. ; puis
des survivances d’un passé lointain que sont le toté-
misme, les mjdhes et les fables d’animaux; enfin, des
])roduits d’une époque plus récente et qui se résument
dans la mythologie solaire et cosmogonique. Sur la pré-
sence de ces éléments dans les crojmnces, les mœurs
et les institutions des diverses peuplades, Frobenius a
des idées personnelles, parfois ingénieuses qu’il a expo-
sées dans d’autres ouvrages (1).
Il attache une grande importance au phénomène de
la Vergeistigung ou transformation en esprit. Ceux qui
se masquent sont possédés par les esprits. Pour Fro-
benius, c’est du manisme. La preuve s’en trouverait
dans ce fait que les masques paraissent aux fêtes des
morts.
Ne dispose de la puissance des esprits que celui qui a
été vergeistigt^ transformé en esprit. Cette transfor-
mation s’opérerait par des prescriptions, des tabous.
Pour entrer en communication avec les esprits, dit-il (2),
le novice doit s’abstenir d’aliments et de femmes, parce
que les esprits ne se livrent pas aux satisfactions gros-
sières de la nutrition, des rapports sexuels, etc... Ce
passage a de quoi nous surprendre. Le nègre, qu’on
nous représente trop souvent comme une brute,
serait-il arrivé à cette conception élevée d’esprits imma-
tériels qui serviraient de modèles aux hommes? 11 n’en
est pas ainsi. Il est établi, au contraire, que les Ban-
tous se font une idée toute matérielle de l’esprit des
(1) O. c., 163.
(2) 0. c.,215.
4(30
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
morts. Le mort, dans l’autre monde, éprouve les mêmes
besoins, cherche les mêmes satisfactions que dans
celui-ci. Les offrandes de vivres, déposés sur les tom-
beaux, les sacrifices d’esclaves et de femmes, qui se
font de plus en jilus rares, sur la tomlie des chefs, n’ont
pas d’autre signification.
Pourquoi l’initiation se fait-elle dans des huttes au
fond des bois? Frobenius répond que c’est parce que les
ancêtres sont (uisevelis dans les bois, que les esprits
habitent la forêt et la hantent. Le culte des arbres est
une forme du manisme.
A’oici d’autres [)reuves de cette proposition de Fro-
benius : Le nkimlia, offensé, prend la fuite vers la forêt
et grimpe au sommet d’un arbre. C’est une façon de se
jeter dans les bras de l’esprit })rotecteur. Le konoen-
fjele, l’instrument principal de sorcellerie du nkimba,
est un I)âton ; il a la projiriété de chasser celui qui s’in-
troduirait la nuit dans la hutte pour voler. C’est une
simple figure de rhétorique : la partie pour le tout.
Culte des arbres, donc manisme.
Pounpioi les novices se mettent-ils une peinture
Idanche sur le corps? Ici, Frobenius ne recourt plus aTi
manisme; il s’adresse au culte solaire. Tous les héros
solaires sont blancs. Les esprits sont comme eux et ceux
qui veulent acquérir une ]missance sur les esprits
devront se peindre en blanc!
Semlilables associations d’idées peuvent naître tout
naturellement dans le cerveau d’un Européen instruit;
mais nous jtensons qu’on a tort d’y recourir ])our expli-
quer les mœurs et les coutumes des peuplades incultes
de l’Afrique.
Les sociétés secrètes, d’après Frobenius, se trouvent
en germe dans la séparation des sexes qui a lieu à
l’époque de la puberté. Des groupements déterminés
sont soumis à des tabous déterminés. Devant ces tabous
tous les menilires d’une société secrète sont égaux ;
c’est le lien qui les réunit.
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU BAS-CONGO
-16i
Le serment des sociétés secrètes s’accompagnerait
généralement de sacrifices humains ou, du moins, il en
aurait été ainsi primitivement. A l’heure actuelle, ces
sacrifices humains seraient remplacés par des offrandes
de tortues, d’oiseaux, etc. Ce qui autorise Frohenius à
avancer cette hypothèse, c’est un passage du livre de
Johnston dont il sera question plus loin. Entre Man-
janga et Isangila, ce voyageur anglais découvrit une
société d’eunuques. Il crut voir un vague rapport entre
ceux-ci et les nkimlia; le trait commun serait un culte
phallique non déterminé avec lequel va de pair une
adoration de la lune. A la nouvelle lune, les eunuques
exécutent des danses et offrent à l’astre de la nuit un
oiseau blanc, généralement un coq. L’oiseau est jeté
en l’air et mis en morceaux dès qu’il touche le sol. On
dit qu’à une époque antérieure un homme était sacrifié
en semblables circonstances : l’offrande du coq blanc
aurait remplacé le sacrifice humain (1). En faut-il
davantage pour affirmer le rapport étroit qui existerait
entre les sociétés secrètes et le sacrifice humain, et
poser en règle générale que toute offrande accompa-
gnant le serment des sociétés secrètes doit être inter-
prétée comme un adoucissement de mœurs primitives
plus sauvages? Cette hypothèse, dans le livre de Fro-
benius, a surtout pour but de mieux expliquer l’exis-
tence de certains masques à forme de crâne (2).
Il est superflu d’insister sur les faiblesses de ce
système d’interprétation. Gela ne doit pas nous
empêcher de reconnaître l’importance documentaire du
livre de Frobenius. Les Masken imd Geheimhunde
Afrikas sont la première et jusqu’ici l’unique tentative
(1) Ces renseignements se trouvent dans Johnston : The river Congo, 409.
Il ne semble pas toutefois que ces eunuques forment une société. Ils s’assem-
blent uniquement pour exécuter des danses. M. Mondière en rendant compte
de l’étude de Jobnston rapporte ces pratiques aux Basundi et aux Babuende,
établis sur les rives du Ileuve. Cf. Revue d’Anthropouogie, 1885, 541.
(2) O. c., 178-179.
462
REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
de coordination des renseignements qui existent sur les
sociétés secrètes d’Afrique. C’est une mine riche de
documents puisés généralement aux meilleures sources.
Ajoutons que Frobenius possède des connaissances éten-
dues d’ethnographie muséale, et les quatorze planches
qui contiennent environ cent et trente reproductions
de masques africains, ajoutent encore à la valeur de
son ouvrage.
Frolienius a coordonné les renseignements concer-
nant les sociétés secrètes au Bas-Congo (i). Ses sources
ne sont malheureusement pas conq)lètes. Nous y trou-
vons des lacunes importantes. 11 s’en rapporte à Bau-
mann, ^^bard, Meinhof, Bentley, Büttner, Da})per,
Bastian, Lenz, Co([uilhat. 11 cite aussi les volumes I et
III- du Congo illustré, ainsi ipie les AlUjenieine Histo-
rien (1er Reisen (\y 43). iNIais il passe sous silence
et semble avoir ignoré les livres de Chavanne, Bupont,
Clave, ainsi que les articles de Dannfelt, Bemeuse,
Gilmont, Fuchs, Van de 4"elde, Merlon, etc.
Nous terminerons cet exjiosé par une observation qui
n’est j)as sans importance. Une œuvre de coordination
comme celle de Frobenius ne se conçoit pas sans un
long travail de critique préalable. C’est pour s’être
liv ré à ce travail que Frobenius a découvert une
parenté entre Coquilhat et Bentley : pour ses rensei-
gnements sur le ndembo des Bateke, Coquilhat s’est
fortement insjiiré de Bentley. Nous regrettons que
l’ethnologue allemand n’ait pas jioussé plus loin ses
études de critique. 11 eût trouvé que M. A. J. AVauters,
dont il cite l’article du Congo illustré (I, 1892, 3) (2),
n’a pas étudié les nkimba sur place, pas plus que
(1) O. c., 43-54.
(2) Les articles cités du Congo illustré, III (VIII est évidemment une faute
d’impression) 59-60 et 62-63 appartiennent respectivement à MM. Lejeune et
Slosse.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
463
M. Cari Meinhof (i ); de plus, il se serait aperçu que la
plupart des renseigiieiiients attribués à M. A. J. Wau-
ters remontent à M. Fuclis, après avoir passé peut-être
par M. F. Demeuse.
Synthèse et Coordination
La plupart de ceux qui se sont occupés des rites
d’initiation au Bas-Gongo ont écrit sans esprit de
système et sans prétention scientifique. Leurs témoi-
gnages n’en sont que plus intéressants, à condition qu’ils
soient sagement critiqués. C’est à ce travail que nous
voulons nous livrer : Nous interrogerons les différents
auteurs, nous rapprocherons leurs réponses qui se com-
plètent souvent l’ime ]>ar l’autre, aün d’aboutir à un
tableau d’ensemlile des rites d’initiation au Bas-Gongo.
Les rites de la puberté, comme d’ailleurs les phéno-
mènes religieux en général, sont extrêmement coin-
plexes. C’est à condition de se tenir à une grande
distance d’eux, qu’on peut y découvrir un seul fait, fruit
d’une mentalité simple ; pour peu qu’on s’en rapproche,
on reconnaît qu’on a devant soi une foule de faits reliés
entre eux et sollicitant tous l’attention. Impossible de
les envelopper d'un regard. On est forcé de les exa-
miner successivement et dans un ordre déterminé.
Voici celui auquel nous nous sommes arrêté : 1° Aire
d’extension et nom ; 2° âge des adeptes ; 3“ choix des
adeptes ; 4° durée des épreuves ; 5° lieu des épreuves :
6° cérémonies d’entrée; 7° déformations artificielles;
8° costume; 9" éducation, instruction; 10” prescriptions
et défenses; 11° cérémonies de sortie; 12° après l’ini-
tiation.
(1) Globus, LXVI (1894), pp. 118-119. Frobenius a oublié d’ajouter le
volume. Comme le Globus forme deux volumes par an, cette indication n’est
cependant pas superflue.
461
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Mais il n’existe pas qu’une société secrète au Bas-
Cong'o; il y a deux institutions difterentes : l’une s’ap-
pelle ; l’autre, ndeniho. Quel est leur caractère
propre? La réponse à cette question est d’autant plus
düticile que les auteurs les ont le plus souvent confon-
dues : ils attriluient })arfois à rime ce qui revient à
l’autre, ou négligent de spécifier de laquelle ils
Le besoin d’un critère objectif nous a fait adopter
provisoirement le suivant : du nkimba les femmes sont
sévèrement exclues; au ndeinbo, au contraire, elles
sont admises. Nous ex})oserons d’abord les rites d’ini-
tiation pour hommes seuls; ensuite, ceux pour hommes
et femmes iiKlistinctenient. De cette façon, nous nous
efibrcerons de déterminer la nature du nkimba et du
ndeinbo, les ressemblances et les ditiérences des deux
institutions.
Les feinnies sont exclues du nkimba, qui se présente
comme la fête de la puberté. L’é])oqiie de la jiuberté
constitue cependant un événement plus important dans
la vie de la femme que dans celle de riionmie. N’y a-t-il
donc pas pour la femme aussi des cérémonies de la
puberté? Oui; mais, d’après Sclnirtz, ces cérémonies
seraient une pâle copie des rites de la puberté chez
l’hoinme. Sur ce jioint, nos renseignements sont fort
défectueux. C’est le motif pour lequel nous plaçons à
cet endroit tout ce que nous savons des rites de la
puberté chez la femme au Bas-Congo.
M. Baerts nous apprend que, chez les Mushikongo, il
existe une case servant à la retraite des jeunes filles
avant leur mariage. Elle s’apjielle le niuzuahi kumhi.
Le féticheur y invoque le fétiche de la fécondité.
Ce renseignement est confirmé par le 1)‘' Chavanne :
les huttes sont situées en dehors du village; les murs
en sont jieints de tahida; aux jeunes filles qui y entrent
on coupe les cheveux; leur corps est enduit d’huile de
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-COXÜO
465
palme et de takiila. Après la nouvelle lune suivante, la
jeune fille devient nkiunhi. Elle est enveloppée de draps
précieux, conduite triomphalement au village pour y
être achetée (1).
Cela rappelle par plus d’un détail les cérémonies des
fiançailles au Majombe (2).
l/après ces indications, les rites d’initiation des
jeunes filles se feraient à une époque assez régulière.
Bastian dit que ces rites se font pour guérir de cer-
taines maladies ou pour les prévenir. Peut-on en
conclure que les cérémonies n’ont lieu que quand une
maladie s'est manifestée? Nous n’avons aucun rensei-
gnement à cet égard.
A propos des cérémonies d’initiation des femmes, rap-
pelons la consécration des sorcières décrite par le
R. P. IMerlon : retraite de deux mois dans une hutte où
le nganga seul peut voir la future sorcière; con\mcation
des villages voisins; entrée en scène du sorcier et du
grand fétiche; danses, procession au village, offrandes.
Nous ne savons pas si ces renseignements ont été
recueillis au Congo belge. Nous sommes plutôt porté à
croire qu’ils se rapportent au Congo français. Le
R. P. Merlon n’a rien fait pour dissiper ce doute.
I. — Awe tV extension et nom
Le nom des cérémonies de la puberté change d’un
endroit à l’autre. Il arrive que les rites aussi se modi-
fient, que leur ordre soit interverti. La connaissance de
ces diftérences locales offre le plus grand intérêt, et l’on
peut regretter que certains auteurs se soient crus dis-
(1) O. c., 400.
(■2) Les mêmes cérémonies de fiançailles furent observées par M. Lemaître
dans le Bas-Shiloango. La case, où la jeune fille est enfermée, est appelée mai-
son du Tacoul; la jeune fille qui en franchit le seuil devient tchicombi. O. c.,
pp. 120-121.
IIP SÉRIE. T. XII.
30
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
iG()
pensés (riiidiquer l’endroit exact sur lequel portent leurs
observations.
Le Rev. Bentley a observé l’existence des rites de la
puberté, qu’il appelle nhimha, sur divers points du
Bas-( ’ongo, en particulier à San Salvador et à Wathen.
( ^’est à une date assez récente que ces cérémonies y
seraient arrivées de la côte; elles auraient pénétré jus-
(|u’â deux cents inilles environ en amont et à cinquante
milles à l’intérieur des terres.
A l’embouchure du tleuve, nous rencontrons d’abord
chez les Musorono-o le R. P. Gallewaert. Dans les îles
et sur les rives, les rites de la puberté seraient en
décadence, mais ils lleurissent à l’intérieur du pays. Les
observations du D" Chavanne portent sur la même
région.
C’est dans la région des Cataractes, sur la rive
sud, que travaillait le regretté P. Veys. Il résida au
j)ostc de Tumba. Le nom qu’il donne aux cérémonies
d’initiation n’est pas nkitnha, mais kimpasi. Ce terme
signihe résurrection. F^ua kimpasi, veut dire passer
[)ar la cérémonie de la résurrection. M. \\"ard a appelé
les cérémonies de cette même région nkimha ou fua
komjo. Les renseignements de ces deux auteurs nous
font songer jilutôt au ndembo (ju’au nkimba. Cepen-
dant, du kimpasi du R. P. ’^^eys les femmes sont soi-
gneusement exclues. Faut-il en conclure (jue, dans la
région des Cataractes, les cérémonies du ndembo ont eu
une certaine inlluence sur celles du nkimba, ou bien
({lie nos auteurs ont été induits en erreur et mêlent,
sans le savoir, des cérémonies ditférentes? Attendons
des informations plus précises avant de répondre à cette
question.
En poursuivant notre- route à l’est, nous rencontrons
la rivière Inkisi. Kisantu est un poste important des
Pères Jésuites. Les RR. PP. Butaye et Struyf parlent
d’une institution qu’ils appellent kimpasi. Ici, il s’agit
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
A(u
bien de cérémonies qui doivent être assimilées au
ndembo. Le R. P. Butaye parcourut dans tous les sens
la région comprise entre l’Inkisi et la Nsele. Dans une
conversation particulière, il nous signala l’existence,
dans ces parages, d’une cérémonie qui répond au
nkimba; c’est le mo o lonr/o, littéralement, la maison
du mariage. Lomjo^ au pluriel tongo, veut dire
mariage.
Un ternie analogue est employé par le missionnaire
baptiste anglais Lewis pour désigner le nkimba; il l’ap-
pelle nlongo. La ressemblance entre les deux mots n’est
cependant qu’apparente. Nlongo fait au jduriel mi-
longo et signifie médecin, prohibition. Les observations
du Rev. Lewis portent sur la région de Zombo, - au
sud-ouest de Ntumlia Mani, à environ huit heures de
marche dans le Congo portugais.
Revenons au fleuve. A Borna nous trouvons les
nXûnihOi {inqiiùnha, quimba) de Bastian; à Banza Man-
tcka, ceux de Baumann; à Kionzo, ceux de M. Van de
^'elde et du R. P. Goedleven. Les observations de ce
dernier portent en outre sur Borna, Palaballa et le
Majombe. Il appelle nkimba, le dieu ou fétiche en l’hon-
neur duquel se font les cérémonies ; les adeptes eux-
mêmes sont appelés zinkirnba.
Avec MM. Johnston et Dupont nous nous transpor-
tons entre Manjanga et Isangila. D’après M. Dupont,
les cérémonies s’appellent ndimba à Mvi, et kiclimba à
Manjanga. M. Johnston emploie le terme de nkimba,
inkimba et affirme que ces cérémonies ne se rencon-
trent pas en amont d’ Isangila : elles se seraient répan-
dues Jusque deux cents milles de l’océan et se retrou-
veraient à la côte chez les Kabinda et les Loango au
nord, dans l’xUngola au sud. M. Glave aussi assure que
les nkimba ne se rencontrent pas au delà de Manjanga
et de Lukunga.
Les inkimba de M. Fuchs sont au nord de Borna,
468
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
vers le Majonibe. Dans la collection de photograjihies
de M. Deineuse figure un nkimba de Nekuku, village
situé à une heure de Boina (1).
Les observations du lieutenant Gilmont se rapportent
au Majombe. Le nom qu’il donne aux adeptes est tantôt
ukissiha, tantôt nkimha. Nkissiba est, sans doute, une
faute d’impression. C’est le nom de nkimba que leur
donne le R. P. De Cleene auquel nous devons des ren-
seignements très précieux sur la même région. Il put
étudier de très près les hahiniha du village Nkele.
Comme on le voit, le nom généralement employé
pour désigner les cérémonies de la puberté est nkimba.
Chez M. Slosse, il signifie le prêtre lui-même; chez le
R. P. Goedleven, le dieu. Au pluriel, ce mot fait han-
himha chez le R. P. De Cleene, et zinhimha chez le
R. P. Goedleven. On rencontre aussi au singulier la
forme inkimha (2). M. Morgan emploie le terme inkimpi,
et Coquilhat celui de nkissi qui est le nom ordinaire
pour désigner le fétiche.
Disons un mot maintenant du nom et de l’aire d’ex-
tension du ndembo. D’après le Rev. Bentley, il se
distingue du nkimba en ce qu’il est répandu très loin
à l’intérieur des terres. L’opération s’appelle f^da : res-
susciter; encore : fwa e ndembo, fica e nkita, mourir
ndembo, mourir nkita.
Les observations du Rev. Coinber se rapportent au
district de Wathen. Le nom qu’il emploie est nkita.
C’est le nom d’un grand esprit que le R. P. Butaye
entendit invoquer à cinq ou six lieues au nord de
Kisantu. Ne serait-ce pas le puissant A «Va dont parle
M. Dannfelt (3)? Il est représenté comme un dieu de
(1) Congo illustré, III (1894), (II.
(2) D’après le dictionnaire de Bentley, nkimba appartient à la deuxième
classe. Le pluriel serait donc nkimba, anciennement zinkimba. Le R. P. Aug.
De Clercq, recteur du séminaire de Scheut, que je consultai à ce sujet, dit que
le pluriel est zinkimba ou bakimba.
(3) Dans le Mouvement géographique, VII (1890), 19a.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
469
couleur noire qui vit retiré dans la forêt et fait entendre
sa voix, la nuit. M. Dannfelt ajoute que l’ordre des
nkimba est consacré à son culte.
Ce que M. Ward appelle nkimba ou fua kongo
rentre dans notre catégorie ndeinbo. Il en est vraisem-
blablement de même du kimpasi^w R. P. Vejs, comme
nous l’avons indiqué plus haut.
Sur l’Inkisi, le kimpasi des RR. PP. Butaje et
Struyf rappelle le ndeinbo, comme le nzo o longo rap-
pelle le nkimba du Bas-Congo. D’après le témoignage
du R. P. Struyf, le kimpasi n’existe plus à Kisantu,
mais bien dans la région du Mbata qui commence à la
rivière Fidi, à une dizaine d’heures au nord de Xtumba
Mani et va jusqu’à Ntumba Mani et au delà, sur les
deux rives de l’Inkisi.
Pour ndeinbo, M. De Bas emploie le terme de
ngemba. Est-ce une variante locale ou le résultat d’une
erreur? Nous penchons plutôt pour la dernière alter-
native.
II. — Age des adeptes
D’une façon générale, on peut affirmer que l’âge
auquel on se soumet aux cérémonies du nkimlia cor-
respond à celui de la puberté. Parmi nos auteurs, les
uns indiquent l’âge de dix à onze ans, comme M. Le-
jeune; les autres, comme M. Slosse, donnent celui de
onze à douze ans, ou de douze à quatorze ans, comme
M. Glave, ou de sept à quinze ans, comme M. Baumann,
ou de quinze à dix-huit ans, comme Goquilhat, ou de
huit à vingt ans, comme Bastian.
Le R. P. Butaj^e fixe l’âge des nkimba entre dix et
quinze ans ; il se souvient en avoir vus qui pouvaient
avoir vingt ans. D’après M. Dupont, c’est vers l’âge de
dix ou onze ans qu’on se fait nkimba; mais il ajoute
qu’il n’y a pas d’âge fixe.
470
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Les témoignages de M. Johnston ont quelque peu
varié sur ce point. Il indique tantôt l’âge de douze à
quinze ans (1), tantôt celui de onze à quarante ans (2),
ou encore celui de quatorze à quarante ans (3). Ce
qu’il y a d’étrange dans ces renseignements de
AI. Johnston, c’est que des hommes de quarante ans
vivraient au nkimha avec de tout jeunes gens. Au
ndembo c’est chose toute naturelle : des hommes et des
femmes de tout âge s’y coudoient. Mais, s’il faut en
croire la pluj)art de nos auteurs, il n’en serait pas
de même au nkimba. Nous trouverions-nous ici en
présence d’une fusion du nkimba et du ndembo? Cela
n’est pas impossible. Alais, étant données les variations
de l’auteur, nous préférons croire à une confusion de
sa part.
L’âge d’admission au hinipasi, selon le R. P. Veys,
est de douze à treize ans. M. AVard fixe à douze ans
l’âge d’admission au nkimlia (4). Toutefois, dans son
article du Journal of the anthropolügigal Insti-
TUTE (5), il s’est écarté de sa version première : la
cérémonie du nkimha ou fua hon/fo serait accessible
aux garçons et aux filles, aux hommes et aux femmes
quel que soit leur âge. C’est cette dernière version qui
nous a permis, avec la réserve voulue, de rapporter au
ndembo ces informations de M. AVard.
L’admission au ndembo n’est pas soumise aux mêmes
conditions d’âge et de sexe que le nkimba : hommes et
femmes, nous l’avons déjà dit, y vivent côte à côte avec
garçons et filles. Nous sommes tenté de voir dans ce
fait une distinction essentielle entre les deux institu-
tions. Le nkimba est la fête de la puberté; le ndembo,
(1) The River Congo, 406.
(2) The River Congo, 69; et Proceedings of the R. Geogr. Society, V
(1883), 572.
(3) The Journal of the Anthropological Instituts, .XIII (1884), 472.
(4) Five years ..., 54.
(5) XXIV (1895), 288.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
•i7i
au contraire, accessible à tous les âges, constitue
plutôt une initiation dans une secte, dans une sorte
de société secrète. Le tiendrait des deux.
III. — Choix des adeptes
C’est le fiancia ou prêtre qui se charge généralement
de désigner ceux qui doivent devenir nkimlia. Il déclare
avoir vu dans ses nhissi que tel jeune homme aura à
subir les cérémonies. Ces renseignements de M. Le-
jeune sont confirmés par le lieutenant Gilmont. Le
ntenda^ dont parle le R. P. De Gleene, est en même
temps chef de village et directeur des nkimha; il fixe le
jour de la convocation des néophytes et il est probable
que c’est lui aussi qui les désigne. Le R. P. Goedleven
laisse supposer que c’est le chef de la contrée qui se
charge du choix des adeptes.
Deux témoignages s’écartent quelque peu des précé-
dents. C’est d’abord celui de Goquilhat qui attribue à
une palabre le soin de désigner les nkiinba. D’après
M. Slosse, les enfants, arrivés à l’âge de onze ou douze
ans, se rendent spontanément chez le prêtre, appelé
nkimha ; celui-ci décide après un certain temps si l’en-
fant rentrera dans ses fo^mrs ou suivra la carrière de
féticheur.
L’admission des adeptes se fait à des intervalles assez
réguliers. L’époque que lui assignent le lieutenant Van
de AVlde et, après lui, le R. P. Merlon, est le mois de
juin, à la lune qui suit la dernière pluie, le premier
mois de la cacimha ou saison sèche. Tous les auteurs ne
sont pas aussi explicites. Pour le R. P. Goedleven,
c’est tous les ans ou tous les deux ans, au gré des
chefs; au Majombe aussi, nous l’avons dit déjà, c’est le
ntenda qui choisit l’époque.
A ces témoignages qui constatent une certaine régu-
472
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
larité dans la convocation, s’opposent ceux de Bastian
et de Dannfelt qui disent que les nkiinba ne sont con-
voqués qu’à la suite d’un événement extraordinaire.
Chaque fois, dit M. Dannfelt, que le dieu Fankita
manifeste sa colère en détruisant les moissons, ou en
entravant la réussite de la pêche, quantité de jeunes
gens entrent dans l’ordre. Pour Bastian, la société
ouvre son sein à de nouveaux membres chaque fois qu’il
naît un paralytique ou un être difforme.
Dans l’un et dans l’autre cas, il peut se passer des
années sans que des initiations de nkimba aient lieu. Il
s’ensuit naturellement que l’âge des adeptes variera.
Tel jeune homme qui serait en âge de devenir nkimba
est refusé pour l’un ou l’autre motif; admis, à la pro-
chaine initiation, c’est-à-dire dans deux ou trois ans peut-
être, il dépassera d’autant l’âge normal. Il y aura donc
des adeptes n’ayant pas encore atteint, ayant atteint et
ayant dépassé l’âge de la puberté. C’est un point qui
peut avoir son influence sur la transformation des céré-
monies elles-mêmes.
Nous ne savons pas si le nombre des nkimba est
limité. D’après MM. M’auters et Lejeune, le nombre
normal serait de dix, quinze ou vingt. Le R. P. Goed-
leven fait varier leur nombre suivant l’importance des
localités : tantôt ils seront cinquante, tantôt cent.
Il se pose ici une question plus importante au point de
vue de l’organisation politique. Les nkimba sont-ils
choisis parmi les enfants d’un seul village ou parmi
ceux de villages différents ? Anciennement, de l’avis du
R. P. Butaye, chaque village avait son nkimba.
M. Glave prétend qu’il en est encore ainsi. Ce n’est pas
l’avis du plus grand nombre de nos auteurs. D’après
ceux-ci, plusieurs villages seraient groupés autour d’un
village chef-lieu, d’un hanza.hk, réside le grand prêtre
qui préside l’école des féticheurs. C’est notamment ce
que nous apprend M. Dupont. Cela ne l’empêche pas de
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
473
mentionner quelques lignes })lus loin, parmi les condi-
tions d’admissibilité, que l’enfant doit être né dans le
village même.
Le R. P. Goedleven aussi est d’avis que plusieurs
villages se groupent })our former un nkimba : les chefs
décident de l’opportunité de convoquer les jeunes gens;
chaque village est représenté par une demi-douzaine de
néophytes. Si nous prenons en moyenne soixante-dix
néophytes, nous nous trouvons en présence d’un grou-
pement d’une douzaine de villages, où les croyances et
les coutumes seront uniformes du fait de l’éducation
commune des enfants. C’est un fait très intéressant, et
qui est indiqué aussi, d’une façon tro}> catégorique
peut-être, par M. Lemaitre : deux écoles, dit-il, dans
le Bas-Congo, forment des féticheurs ; la première est
établie à Nekuku; la seconde, dans le Sundi.
11 reste à examiner les conditions d’admissiliilité.
D’abord le nkimba doit être en mesure de payer les
honoraires àn rjanga. C’est l’avis de Bastian, Bentley,
Dupont, etc. Ecoutons à ce sujet M. Lejeune : « Pour
être instruit dans les mystères de la secte, on offre habi-
tuellement au ganga vingt pièces de mouchoirs et deux
chèvres lorsque le féticheur doit se rendre assez loin
pour accomplir les rites. Dans le cas contraire, c’est
dix pièces et une chèvre » .
De plus, MM. 4^an de 4"elde, Coquilhat, Dupont,
exigent qu’on soit fils d’homme libre. Coquilhat n’admet
même que les plus intelligents parmi les fils d’hommes
libres. M. Dupont fait une exception à la règle
générale en faveur des fils d’un esclave influent par
son intelligence et sa fortune.
Pour le R. P. Goedleven, il ne semble pas qu’il y ait
des conditions spéciales pour l’admission au nombre des
nkimba : tous les enfants mâles doivent subir ces
épreuves; ne pas les subir serait une grande honte.
474
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Le D'' Chavanne occupe ici une place à part :
ce ne serait ni la naissance, ni la fortune, ni Tintelli-
g’ence qui décideraient de radinissihilité : entrent dans
l’ordre ceux qui présentent un défaut corporel ou ceux
qui, à la suite d’une décision de leur famille, doivent
expier une faute des leurs. Toutefois, M. Chavanne
n’assume pas la responsabilité de cette affirmation, il
l’endosse à un converti, ancien nkimba.
L’admission au ndembo n’est pas soumise à tant de
conditions. Le fianfia se contente de recommander à
([uelques individus de simuler la mort. On se livre à des
danses, on fait de la musique. La suggestion aidant,
quelques-uns des spectateurs tombent à leur tour : ils
sont morts ndembo. De cette façon, l’opérateur arrive à
vingt, trente, jiarfois cinquante sujets qu’il s’efforcera
de ressusciter.
Ici, on le devine, jias d’époque fixe pour l’admission.
Une exception doit être faite ])our le kimpasi du
R. P. 4 eys qui se rapproche par ce détail du nkimba :
il se tient de tem])s en temps, au gré des chefs; autrefois
il avait lieu chaque année.
Ce sont des circonstances accidentelles qui provoquent
un recrutement nouveau de ndemho : soit des cas
d’avortement, d’a])rès le Rev. Bentlej; soit un accrois-
sement de la moi’talité, d’après le Rev. Comber; soit
encore, d’après M. A4kard, une diminution dans le
nombre des naissances. Cette irrégularité dans le recru-
tement ne manque pas d’être suggestive. îllle donne à
cette institution une allure bien marquée de magie. On
chercbe avant tout à apaiser les esprits, à se les rendre
favorables, à ac({uérir du pouvoir sur eux. Ce n’est pas
un culte à côté du culte réguliei*; mais, quand on le
compare aux pratiques plus régulières des nkimba, il
est permis d’j voir un culte anormal.
Les témoignages de Bastian et de Dannfelt, à suppo-
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU BAS-CONGO
475
ser qu’ils soient exempts d’erreurs (i), montreraient une
tendance des nkimlia à devenir magiques à leur tour.
Il faut en dire autant du passage du D*" Chavanne, dont
nous venons de parler.
Quant au nombre des ndembo, il est aussi variable,
plus varialile même, que celui des nkimba. Le
Rev. Bentley, nous l’avons déjà dit, le porte à vingt,
trente ou cinquante; il a entendu parler de réunions
comprenant jusque deux cents membres. Le Rev. Gom-
ber parle de réunions de trois cents ndembo : ils sont
logés à raison de quarante à cinquante par butte.
nk — Durée des épreuves
11 règne une divergence d’idées très grande sur la
durée des épreuves. Outre les diflerences locales, sur
lesquelles nous croyons avoir suffisamment insisté, nous
en signalerons ici deux causes principales. D’aliord,
certains auteurs oublient de dire de quelle année ils
parlent. Il y a, en effet, l’année européenne et l’année
indigène qui ne compte que six mois, la durée d’une
saison. Ensuite, il convient de distinguer une durée
minima et une durée maxima. Il n’est pas impossible à
priori que l’initiation comprenne plusieurs étapes que
tous ne doRent pas parcourir. I)e fait, la durée des
épreuves est-elle la même pour tous les adeptes ? C’est
une question que beaucoup d’auteurs ne se sont pas
posée.
MM. Johnston et Slosse affirment d’une façon vague
qu’il existe différents stades d’initiation pour les
nkimba; M. MMuters ajoute que c’est au bout d’un an
(1) Pour Dannfelt, il y a un motif de croire que ce qu’il attribue au nkimba
pourrait bien appartenir au ndembo : la société a pour but de se rendre favo-
rable l’esprit Fankita, qui n’est peut-être pas distinct du nkita, comme nous
l’insinuions plus haut.
i76
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
que se fait le triage : une élite reste, les autres retour-
nent dans leurs foyers. C’est le renseignement le plus
précis que nous ayons })u trouver sur cette question.
Nous ignorons à quelle source et dans quelle localité il
a été recueilli.
\’oici, d’après différents auteurs, la durée des
épreuves : M. Lejeune l’évalue à deux mois; MM. John-
ston (1), Dannfelt, Slosse et le R. P. De Gleene, à six
mois; MM. Morgan et Coquilhat, à une année; le R. P.
(foedleven, à une année et demie, à une année et moins
encore di'puis que l’Ltat réclame les bras des travail-
leurs indigènes; le Rev. Bentley et M. Ward, de six
mois à deux ans; M. Dupont, à un, deux, trois et
même six ans; M. Chavanne et le Rev. Richards, de
deux à trois ans; M. Clave, à deux ans, et plus;
M. Bastian, à(piatre ans pour leMajomhe ; M. Lemaître,
de cinq à six ans, etc.
Comme durée moyenne du kà/tpasi, nous trouvons
un à deux mois, chez le R. P. ^'e3’s. Les cérémonies
({lie M. W'ard appelle himha ou fua kongo (2) dure-
raient de cinq à six ans.
Quant au véritable ndemlio, sa durée serait de trois
mois à trois ans, d’après le Rev. Bentley, tandis que le
Rev. Comber lui donne seulement une durée de quel-
ques mois.
Nos renseignements sur la durée des épreuves, on le
voit, sont loin de s’accorder. La plupart manquent de
j)récision et ce n’est qu’avec de grandes précautions
qu’on peut les utiliser.
(1) Sic : I’hoc. U. G. Soc. London, V U8H3), 57:2. Toutefois, dans son livre
The River Conr/o, 40(1, il donne la durée de deux années indigènes, c’est-
à-dire douze mois. Quelques lignes plus loin, il écrit : « pendant leurs six
mois d’épreuves ».
t”2) Sic ; .louiîN. .\NTHh. In.st., XXIV (1895), "288. La durée de six mois à
deux ans est donnée dans son livre : Five iji'avs..., 54.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU P,AS-C( )N(i( )
177
— Lieu des épreuves
Si les témoignages sont discordants an sujet de la
durée des épreuves, leur accord est complet concernant
le lieu où elles se déi-oulent. C’est en dehors des agglo-
mérations, dans le hois, que se passent les rites des
nkimba. Leur résidence est masquée par des arlires
toutiùs ou d’épais fourrés. Tous les adeptes sont réunis
dans un même local, parfois dans deux ou trois locaux,
suivant leur nombre. Au Majomlie, leur résidence se
compose généralement de deux ou trois cases délalirées
qu’ils transportent du village à l’endroit des épreuves.
Le R. P. De Cleene, de qui proviennent ces renseigne-
ments, l’appelle kozo.
Le R. P. Goedleven nous donne une description
détaillée du théâtre de l’initiation. « L’école du nkimba
se trouve toujours à })roximité de quelque village et de
quelque forêt, de telle façon que les chemins qui y con-
duisent forment une grande croix; le haut de la ci*oix
est occupé par l’école qui s’appelle le uwala. Au bras
gauche, il y a le village. Au bras droit, la forêt réservée
aux élèves qu’on appelle zinhitnha. Et au bas de la
croix, c’est le lieu où se fait la première initiation. »
Quant au uwala lui-même, c’est un grand cliimlieck en
paille où trône, contre une des parois, dans un panier,
le fétiche nkimba,
M. Slosse parle des haliitations semblables à celles
du village, que les nkimba se construisent dans les
forêts. Rappelons queM. Slosse donne le nom de nkimba
diWxganf/a, sorciers qui, à certaines époques, se retirent
ensemble dans les forêts. Ces sorciers seraient-ils d’an-
ciens néophytes qui continueraient à se réunir de temps
en temps dans les bois ?
La forêt qui est la scène du nkimba est aussi celle du
et du ndembo. La résidence des ndembo s’appelle
478
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
vêla. Le R. P. Struyf rapporte que le kimjxisi pra-
tique dans un enclos en dehors du village. A l’entrée,
on voit huit à dix idoles. La hutte du sorcier se dresse
au milieu.
Les nkiinha et les ndeniho cachent leurs mystères au
fond des bois ; la brousse les attire. Sur ce thème l’iiiia-
gination féconde de Frohenius a brodé tout un système
de psychologie africaine. Avant tout et à la hase de
tout, il place le culte des morts, le manisme, dont les
rites de la puberté dérivent naturellement. Le séjour
prolongé au bois des nkimba et des ndembo est pour lui
en rapport évident avec un culte des arbres. Le culte
des arbres ne serait qu’une forme évoluée du culte des
morts. Je sais bien que ce n’est pas sous cette forme que
Frohenius présente son interprétation du fait que l’ini-
tiation se pratique dans les bois; mais c’est bien là le
squelette de sa dissertation sur le sens du culte des
arbres (1).
Nous ne croyons pas qu'il faille voir dans la retraite
au bois rindication d’un culte des arbres; ce sont là
des hypothèses trop subtiles. 11 suffit d’invoquer le
besoin de mystère (pii est naturel à rhomme. Pour
satisfaire ce besoin, le Bakongo utilise les forêts, les
hautes herbes qui avoisinent son village. 11 en tire tout
l’effet qu’il peut pour s’autosuggestionner, jiour en
imposer aux non-initiés, aux femmes et aux enfants. Ce
qu’il cherche avant tout, semble-t-il, c’est le secret. Je
n’en veux d'autre preuve que la remarque suivante (|ue
je tiens du R. P. Butaye.Bans le voisinage des blancs,
là où autrefois l’initiation se pratiquait à quelques pas
de la route, sur la lisière du bois, on peut voir les
initiés s’enfoncer plus profondément dans la forêt. Ils
cherchent à se soustraire à tout regard indiscret; ils
craignent beaucoup la risée des blancs.
(1) O. c., 163.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-COXGO
479
\l. — Cérémonies d'entrée
L’entrée au nkiiiiba comporte un cérémonial assez
compliqué : administration d’un narcotique, festin,
liagellation ou autres épreuves semblables, change-
ment de costume, imposition d’un nouveau nom,
instructions préliminaires, serment du secret; tels sont,
d’une façon générale, les éléments de .ce cérémonial.
Nous n\ ajoutons pas la circoncision dont nous parle-
rons au chapitre suivant.
Tous nos auteurs ne signalent pas tous ces rites, mais
cela ne doit pas nous sur])rendre. Ici tel rite pourra
faire défaut, là les cérémonies se succéderont dans un
ordre différent. Les divergences locales peuvent être
très importantes. Mais comment nous assurer que
nous nous trouvons en présence d’une différence locale?
Pour que cela fût possible il faudrait que les observa-
tions eussent été faites d’une façon méthodique et qu’on
pût tirer argument du silence d’un auteur.
En réalité, les enquêtes ont été faites au hasard des
circonstances et les observations sont incomplètes; de
ce fait, planent des doutes sur l’ordre de succession des
rites. Un exemple le fera mieux saisir. M. F. Fuchs
s’exprime de la façon suivante : L’initiation d’un
inhimha est entourée de mystère; elle a lieu la nuit, en
grand cérémonial avec accompagnement de chants et
de danses. L’initié prête le serment solennel de ne rien
dévoiler de ce qu’il A-erra ou entendra; on lui déclare
que sa mort et celle des siens seraient le châtiment de
sa trahison. Puis, après lui aAmir administré le narco-
tique, on lui rase la tête et on l’enduit de pâte blanche.
S’il n’est pas encore circoncis, la cérémonie d’initiation
s’achève par cette opération. » M. Demeiise a repro-
duit littéralement, et sans citer sa source, le passage de
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
i80
M. Fiichs. Dans l’article deM.AVaiiters (1) nous retrou-
vons le inèiiie texte avec quelques variantes. Ici l’ordre
de succession est clairement indiqué; tout au plus,
j)eut-on faire observer que d’autres auteurs placent
l’absorption du narcotique en tète. Mais toutes ces céré-
monies se pratiquent-elles à l’entrée ou à la sortie?
Nous ]ienchons pour la première hypothèse. MM. Fuchs
et Demeuse ne sont j)as explicites à cet égard. A
notre avis, ces cérémonies d’initiation clôturées par la
circoncision, se placeront dilbcilement à la sortie du
nkiinba. Il faut au moins laisser au circoncis le temps
matériellement nécessaire à la cicatrisation de sa plaie.
Cependant, si nous comprenons bien M. Wanters,
ces cérémonies se placeraient à la sortie du nkiinba.
L’entrée ne se signalerait que par le changement de
nom; et les cérémonies d’initiation, entourées de mj’s-
tère, empruntées à M. Fuchs ou à M. Demeuse, s’ac-
compliraient après les deux années de noviciat. Malgré
cette atlirmation de M. Wauters, nous croyons pouvoir
continuer à considérer la description de M. Fuchs
comme celle du cérémonial d’entrée. L’étude détaillée
des RR. PP. De Gleene et Goedleven nous y autorise.
Qu’il nous soit permis de reproduire ici textuellement
le cérémonial d’entrée, tel que l’exposent ces deux mis-
sionnaires. Commençons par le R. P. De Cleene :
« Au jour choisi par lui, le ntenda de la région fait
savoir que bon nombre de jeunes gens du pays n’ayant
pas encore jiassé par les cérémonies du zntuia, il déter-
mine tel jour pour leur admission, puis jiour leur entrée
à l’école.
» Ce joui* étant arrivé, et les jeunes gens en question
étant réunis en un endroit assez distant du hozo^ le
ntenda leur fait un long discours sur les devoirs des*
hankiniha et le droit qu’ils ont au respect de tous. Le
(I) Congo ill., 1(1892), 3.
LES SUCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-GOXGO
48i
discours a pour accompagnement des danses, des con-
torsions, des simagrées.
» Gela fait, on prend un à un les futurs hankimba
pour les porter en triomphe au kozo. Sur le parcours
on leur promet qu’au soir, en un grand repas, ils man-
geront le nffulu-tongo. Puis on les flagelle au moyen
d’un petit balai, le tusese, fait de fines lattes de bam-
bou. De temps en temps on s’arrête pour demander
au patient si le ngulu-tongo lui plaît, s’il en a bien
mangé, etc. Le malheureux répond qu’il n’en a pas
encore goûté. Nouvelle flagellation, suivie de la même
interrogation. Gela dure jusqu’à ce que le pauvre
nkimba (singulier de hankimba) comprenne enfin que
le ngulu-tongo c’est le balai. Dès lors, tout en comptant
les larmes aux j^eux les plaies qui sillonnent ses
membres, il avoue qu’il a copieusement soupé, qu’il a
le ventre très satisfait.
» Gette cérémonie barbare et dérisoire se répète pour
chaque sujet. Gela fait, on boit du vin de palme. Après
quoi, le ntenda défend à ses élèves de révéler quoi que
ce soit de ce qu’ils viennent d’endurer ou qu’ils devront
subir encore. Le violateur du secret serait puni par les
fétiches qui le tueraient en lui faisant gonfler le ventre.
» Les principaux de ces fétiches s’appellent Makuala
et Matundu (fig. i). Dans toutes les circonstances
ofiîcielles, le ntenda les porte avec lui, leur donnant
mission de surveiller les élèves, de présider aux danses
où ces minuscules magots sont portés en triomphe,
ainsi qu’au changement de nom qui se fait pour les
bankimba au jour où s’ouvre l’école. Ghacun des jeunes
gens prend l’un des noms approuvés par la loi des
ntendas. Ils s’appelleront désormais comme les fétiches,
Makuala, Matundu, Sakala, Lutete, Mavinga, etc.
» Gette cérémonie se trouvant terminée, chacun entre
dans le kozo, après s’être dépouillé de tout vêtement,
car, durant les six mois que durera leur séjour à
111^ SÉRIE. T. XII. 31
Fig. 1. — Les fétiches Makual.\ et Matundu, vus de profil et de face.
(Piiot. dos P("^ros de Sclieut).
LES SOCIÉTÉS SECRETES AÜ BAS-CONGO
483
l’école, tous les élèves doivent aller complètement nus.
Au second jour de l’initiation cependant on leur remet
une ceinture en feuilles de jialmier dont ils feront usage
quand ils iront en quelque village ou qu’ils craindront
la rencontre de quelque profane. Depuis le séjour des
blancs dans le pays, la nudité n’est plus si rigoureuse
d’ailleurs; ceux que je surpris dans leur asile portaient
tous une petite loque rouge, en guise de pagne.
» Mais continuons et supposons que nos hankitnha
ont bien passé leur première nuit, fatigués qu’ils étaient
par les cérémonies et par les coups de ngulu-tongo .
Dès lors on se demande pourquoi nos intéressants sujets
ont encore à passer six mois au kozo, puisque le chan-
gement de nom, but réel et unique, paraît-il, est
accompli (i). C’est sans doute pour faire croire aux
profanes qu’il s’agit en l’occurrence d’une affaire assez
importante pour nécessiter toute une saison. Peut-être
encore a-t-on conservé, faute d’autre chose, la mesure
du temps que durait l’école réelle chez les ancêtres.
» Quoi qu’il en soit, à leur premier réveil au hozo,
soit au chant du coq, nos hanhiniha ont à comparaître
devant le ntenda, armé, comme de raison, de ses deux
fétiches, Makuala et Matundic, tout enduits de craie.
A l’exemple de ces deux patrons, nos gosses doivent se
])làtrer, et renouveler l’opération assez souvent pour
être blancs comme neige pendant six mois. Le front seul
est entouré pour un temps d’un bandeau sous lequel la
peau garde sa teinte. Mais dés qu’on a enlevé cet
obstacle, la craie vient prendre sa place. Ces nègres
peints en blanc font effet de fantômes, surtout lorsqu’ils
se livrent à la danse. En ce cas d’ailleurs, ils portent
leur ceinture de feuilles de palmier, de gros bracelets
en bois, un collier de même matière simulant grossiére-
(1) Nous ne croyons pas que le changement de nom soit lebutréel et unique
de cette institution. C’est simplement une des cérémonies les plus caractéris-
tiques du nkimba.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
iSi
ment des perles, le tout blanchi par l’indispensable
craie. C’est le ntenda qui conduit ces danses, comme il
en donne le signal. »
^’oici la description du cérémonial tel qu’il se pratique
à Kionzo, d’après le R. P. Goedleven : « ^’oyez-les
sous la conduite d’un kapita, quitter leur village dès le
premier chant du coq. Ils s’en vont vers le lieu de l’ini-
tiation, où ils doivent être arrivés avant le lever du
soleil. Là arrive bientôt le ncfcinf/a ou féticheur du
nkimba. 11 commence par dépouiller le postulant de
tous ses vêtements; jmis, il l’étend par terre, et, comme
un boulanger qui travaille sa pâte, il le frappe trois fois
du poing en le roulant trois fois par terre. Enfin, se pen-
chant au-dessus du postulant, il prononce dans la langue
du nkimlia et en appuyant terriblement sur chaque
syllabe son nouveau nom. Ainsi pour dire le nom de
Kinhela, il dira : Or-hi-nhe-ve-zo ! Gela fait, le
postulant se lève et s’assied. Et le sorcier, secouant la
face vers la place d’où le postulant s’est levé, s’écrie
d’une voix plus vilirante encore que tantôt : Auakwe-
zié! Aussitôt on se met à enduire et à frotter le corps
du postulant avec de la terre blanche (terre de pipe)...,
et ce corps noir est bientôt devenu blanc, aussi blanc
qu'un mur badigeonné ! Après ceci, le farouche sorcier
donne à l’initié les premières leçons de chant de son
nouveau nom... Cela se fait avec force arguments frap-
pants et, même parfois, en serrant la corde au cou...
C/est que ces féticheurs savent bien que la crainte est
le commencement de la sagesse, pour le pauvre nègre
surtout.
» Toute cette cérémonie d’initiation au bas de la
croix (i) s’appelle Bjibangudüu.
y> Tous les novices étant badigeonnés, on entoure
leurs reins de feuilles de palmier; le féticheur leur
(1) Il s’agit de la croix formée par les chemins qui conduisent à l’école du
nkimba.
■ LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
485
indique brièvement le règlement qu’ils auront à suivre
au wcala ; puis, prenant le premier par une feuille de
son habit de verdure, il les conduit au village voisin,
où tous doivent le suivre les yeux baissés ! Pendant le
trajet, pour lequel on a attendu les premières clartés du
soleil levant, les nouveaux initiés, aidés de leurs aînés,
chantent un hjunme à l’esprit :
Nseke eseke zingangu zaviiila varia ntima.
Amingwala kebelanda zo \va ko.
Ana befwa e nkimba, bezai zingangu za nkimba.
» L’idée de ce chant est celle-ci :
» Les petits oiseaux de Eseke ont de l’esprit plein le
cœur. Les minf/walay c’est-à-dire, ceux qui n’ont pas
passé par l’école du nkimba, ne peuvent comprendre
cet esprit. Mais les zinkimha reçoivent l’esprit du
nkimba.
» Arrivés au village où toutes les femmes sont
accourues, le sorcier leur dit solennellement ces mots :
Bau fwidi; hafukidi diaka; wan talahena kiciza :
«Voyez, ils étaient morts, et ils sont ressuscités; les
voilà qui arrivent! ».
» Alors le nganc/a serre son petit doigt successive-
ment autour du petit doigt de chaque novice, et,
élevant ainsi leur bras, ils prononcent leur nom nou-
veau. Il prend ensuite du sel mêlé avec du pilipili et,
avec le pouce, il met de ce sel sur la langue des novices.
Alors seulement, c’est-à-dire, vers il heures, les
novices peuvent prendre de la nourriture, car jusque-là
ils étaient à jeun. Ne croyez pas cependant que ces
jeunes gens couverts seulement de quelques feuilles, et
cachés derrière un masque de badigeon, aient un air
dissolu; le premier qui aurait le malheur de lever les
yeux sur une femme, serait immédiatement tué.
» Du village, ils se rendent au uioala, l’école du
nkimba. C’est un grand chimbeck en paille, où trône
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
\S6
contre une des parois et dans un panier le fétiche
nkiinba. Y étant arrivés, les novices jettent leur habit
de verdure, car le fétiche nkiinba ne permet pas que
l’on se présente dans son temple à moins d’ètre tout nu.
Là le nfiüiiga leur apprend tout le règlement qu’ils
auront à suivre... »
Ces descriptions se passent de commentaires; nous j
ajouterons un détail que nous tenons du R. P. Butaje.
Pour la cénunonie d’entrée au nzo o lonfiOj on prépare
autant de hâtons qu’il y a de novices. Ces bâtons
mesurent environ 2 mètres et se terminent en forme
de boule. Après avoir servi aux rites initiaux, ils sont
soigneusement mis de côté et gardés pour la cérémonie
de sortie.
C’est à la cérémonie d’entrée que la })lu])art des
auteurs placent le changement de nom. Le lieutenant
\’an de ^'elde le place à la sortie, par erreur sans doute,
^’oici une liste des noms qui sont donnés généralement
au choix du chef ou du nganfja :
NOMS DONNÉS AUX NK I MBA
IiASTiAN Morgan Glave Lejecne Gilmont Butaye Goedleven UeCleene
I.usala.
Sakala.
Kinkila.
Sakala.
Sakala.
.Madiango.
I.usala.
Sakala.
i.utete.
Ghinkele.
Luvungu.
I.utete.
.Nehama.
I.utete.
Tjiama.
I.utete.
Nsuki.
Makeniro.
Kabuiko.
l’ululu.
Nzeza.
.Makitu.
Makabi.
Kinkela.
i.utete.
.Makuala.
Matundu.
.Mavinga.
Au ndembo aussi, les initiés prennent un nouveau
nom différent de celui des nkiinba. A’oici quelqiK^s noms
de ndemlio : d’ajtrès le R. P. Butaye, Nanzamhi,
Xalumhu, etc.; d’après le Rev. Bentley, Mairikala,
Xkau, Lema, Ekuln, Mata, Tjulendo, Xhauf/a,
Masamha, MaleJw, etc. (1).
(1) Une liste plus complète de noms de ndembo se trouve dans l’appendice
du dictionnaire de Bentley, 881.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
487
L’entrée d’un nouveau membre au ndembo s’accom-
pagne toujours d’un simulacre de mort que les Rev.
Bentley et Gomber décrivent de la façon suivante : le
futur membre est informé d’avance du rôle qu’il a à
jouer; le sorcier du village secoue sa crécelle; les
adeptes tombent aussitôt sur le sol; on les enveloppe
d’une toile et on les transporte au bois; la jeunesse des
deux sexes suit le cortège; quelques-uns ressentent des
attaques d’hystérie, d’autres les feignent : ils sont morts
ndembo et l’art du sorcier s’appliquera à les rappeler à
la vie.
Le nkiinba ressemble au ndembo, dit Schurtz (1), en
ce que les cérémonies de l’initiation sont accompagnées
d’une mort simulée. Nous ne partageons pas cet avis.
Quelques auteurs, il est vrai, parlent d’un simulacre de
mort à propos des nkiinba; mais les descriptions
détaillées des cérémonies initiales ne donnent pas du
tout la même impression. Il est permis de croire de la
part de ces auteurs à une confusion. C’est le cas pour
^^^ard : les nkiinba doivent prendre un breuvage
qui leur enlève le sentiment; ils sont dits morts et
transportés dans la forêt. Chaque fois qu’un nouveau
membre est enrôlé, l’arc-en-ciel paraît : les nkiinba le
considèrent comme leur père. C’est là un renseigne-
ment que nous ne trouvons nulle part ailleurs. Rappe-
lons que les nkiinba dont Ward parle ici sont plutôt des
ndembo.
Au kimpasi nous trouvons cette représentation
théâtrale de la mort comme au ndembo. Ecoutons
le R. P. 4"eys : « Au jour convenu, tous ces jeunes
gens se réunissent dans le village le plus rapproché où
les attend le nganfja ou le féticheur du kimpasi^ Là,
arrivés devant les fétiches protecteurs du kimpasi :
nkandi za kimpasi, tous se couchent par terre et le
)if/anr/a, aidé de quelques anciens ressuscités, les
(1) Bull. Soc. Et. Colon., X (1903), 250.
488
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
couvre de nattes. Le féticheur alors les asperge de
lemha-lemba. Avant qu’ils puissent se lever, le nganga
doit leur avoir donné trois coups de baguette sur la
cuisse. Aussitôt après commencent les danses en l’hon-
neur de fétiches protecteurs du himpasi. »
Quand on rapproche de cette dramatisation de la
mort, le fait que le ndemho recrute des adeptes surtout
à la suite d’accidents, d’épidémies, de diminution du
nombre de naissances, etc., il ne paraît pas téméraire
de voir dans la mort apparente des adeptes un rite
magique : l’initié cherche à se mettre en communica-
tion avec les esprits pour se les rendre favorables. Ici
encore nous constatons que le ndembo, par un caractère
magique assez prononcé, se distingue du nkimba.
VIII. — Déformations artifcielles
Parmi les déformations artificielles qui se pratiquent
à l’occasion des cérémonies de la })uberté, la circonci-
sion surtout doit nous occuper. Elle semlile être tout à
fait étrangère aux rites du ndembo. Aucun auteur ne la
signale comme étant en rapport avec cette institution.
En est-il de même du nkimba? Les auteurs ne sont pas
d’accord. Les uns — et c’est le grand nombre —
signalent la circoncision comme un des rites initiaux.
Ce sont, entre autres, Ward (1), Johnston, Slosse,
Morgan, Fuchs, Demeuse, AVauters, 4An de Velde,
Merlon. Bastian dit que la circoncision est })ratiquée
dans les bois; les cérémonies qui la suivent ont lieu
dans la maison inhhnha, hors du village.
D’autres ne considèrent pas la circoncision comme
faisant partie intégrante des rites du nkimba. Parmi
ceux-ci, signalons d’abord le R. P. Veys, d’après
lequel la circoncision se pratique au gré des parents.
(1) Five years 5i.
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU BAS-CONGO
489
tantôt vers l’âge de trois ou quatre mois, tantôt vers
l’àge adulte. Le R. P. Gallewaert place l’opération soit
à l’époque où l’enfant commence à marcher, soit vers
l’âge de 12 ans. Pour M. Dannfelt, elle a lieu exclusive-
ment entre l’âge de un à cinq mois. Quant aux RR. PP.
Goedleven et De Gleene, qui décrivent en détails les rites
de la puberté, ils ne mentionnent pas la circoncision.
Un seul auteur, et ce n’est pas le moins important,
le Rev. Bentley, affirme d’une façon explicite que la
circoncision se pratique couramment au Bas-Gongo
mais qu’elle n’a rien à voir ni avec le nkimba ni avec le
ndembo.
Qui faut-il croire? Parmi ceux qui établissent une
connexion entre la circoncision et le nkimba, il en est
qui manquent parfois de précision et d’exactitude.
M. Johnston, par exemple, croit que les nkimba sont
de jeunes gens qui subissent la circoncision; quelques
lignes plus loin il affirme qu’ils ont, les uns quatorze, les
autres quarante ans. On admettra difficilement que les
Bakongo se fassent circoncire à l’âge de quarante ans.
D’autre part, le témoignage du Rev. Bentley nous
paraît un peu trop catégorique. Si la circoncision était,
dans toutes les parties du Bas-Gongo, étrangère aux rites
du nkimba, comment expliquer que tant d’auteurs s’y
sont trompés? De plus, n’y a-t-il pas une certaine vrai-
semblance à voir les rites de la puberté s’accompagner
de la circoncision? Le pagne en fibres de palmier, obli-
gatoire pour les nkimba, aurait, paraît-il, dans l’esprit
des nègres, la vertu de hâter la guérison du circoncis.
On pourrait invoquer aussi contre le témoignage du
Rev. Bentley la comparaison des cérémonies qui accom-
pagnent la circoncision dans d’autres parties du Gongo,
par exemple au Tanganika.
Des témoignages mentionnés, nous croyons pouvoir
retenir ceci : la circoncision ne se pratique pas partout
et toujours au même âge ; tantôt elle a lieu dès la plus
490
REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
tendre enfance, tantôt elle est remise à l’époque de la
})nberté. Mais tous ceux qui ont ])assé j)ar les céré-
monies du nkiniba sont, par le fait même, circoncis;
s’ils ne l’étaient pas au moment de leur admission, on
commence par leur faire subir cette opération.
Il est donc vrai de dire que la circoncision ne fait pas
partie intégrante du nkimba, mais qu’elle ne lui est
cependant jias tout à fait étrangère. Il n’est pas impos-
silile qu’anciennement elle ait constitué la cérémonie
principale de la puberté et ait été pratiquée exclusive-
ment à cette é})oque. Plus tard seulement, quand l’ex-
périence aura appris que l’opération pratiquée sur le
petit enfant est moins pénible et moins dangereuse, on
aura commencé à circoncire les enfants très Jeunes.
Cette hypothèse permettrait d’expliquer certaines dis-
cordances. Pour l’étayei*, il conviendrait de faire
porter les recherches sur des territoires plus étendus.
Qui pratiîjiie la circoncision ' M. Van de Velde dit
que c’est quelque vieillard; le R. P. ^"eys, au con-
traire, en fait la fonction du af/anr/a nvipw^ita dont les
honoraires seraient de 25 mitakos, soit 25 centimes de
notre monnaie.
Quand on demande aux indigènes pourquoi ils se
font circoncire, ils répondent en général qu’ils ne le
savent ])as. Leurs jières ont toujours fait ainsi, et ils se
contentent de les imiter. Quehjues-uns cependant
répondront que c’est ])Our* éviter des maladies; d’autres,
que sans cela ils ne pourraient pas se marier. On le
voit, nous nous trouvons en présence d’une pratique ({ui
a ses racines dans le passé lointain et dont le sens
véritable s’est ])erdu.
Pour expliquer l’origine de la circoncision on a
avancé le s hypothèses les })lus variées. Faut-il l’attri-
Imer à des intluences arabes? Nous ne le pensons pas.
Nous ne croyons pas non plus que la circoncision soit,
comme le voudrait M. Johnston, une survivance d’un
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
491
culte phallique, dont il aurait trouvé de nombreuses
traces au Bas-Congo, entre autres dans les eunuques
dont il a été déjà question. Nous pensons qu’on a sou-
vent abusé de ce vocable. Quand on trouve une amu-
lette sous forme de phallus, une idole aux organes géni-
taux anormalement développés, aussitôt on parle de
manifestation ou de survivance d’un culte phallique.
N’est-ce pas détourner le mot culte de son sens véri-
talile? On s’expose ainsi à considérer comme primitif
ce qui parfois n’est qu’une création de l’imagination
mise au service de l’instinct sexuel.
Schurtz pense que la circoncision aurait été, à l’ori-
gine, un moyen naïf de faciliter la génération. Ce serait
le produit d’un concept magico-médical. Gela ne nous
parait pas impossilde. Mais ici, comme pour toutes les
questions d’origine, une sage 'réserve s’impose.
En dehors de la circoncision, il existe d’autres défor-
mations qui devraient, d’après Schurtz, faire partie
des rites de la jiuherté. Ce sont les tatouages, le limage
des dents, etc., qui constituent quelquefois des marques
triliales. Nous ne les trouvons signalés nulle part
comme se rattachant au nkimha. Le R. P. Veys
donne la description de l’opération du tatouage (i).
Chose curieuse, à l’occasion de cette opération qui
s’appelle nsamha, le prêtre défend aux noirs de man-
ger de telle on telle viande, de tel ou tel poisson. Nous
y reviendrons à propos des prescriptions.
MIL — Costume
Les nkimha se reconnaissent facilement à leur accou-
trement. Il est à ce point bizarre que certains voya-
geurs ont comparé les initiés à des clowns. C’est bien
des clowns en etîet que rappellent ces êtres barbouillés
(1) Mouv. ANTIESCLAV. XV (1903), 36-37 et Le Congo, 1. 11(1905), 111 et 125.
492
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
de la tête aux pieds d’argile blanche, et portant autour
des reins une espèce de crinoline faite d’un cerceau en
osier d’où pendent en larges franges des nervures et des
feuilles de palmier.
Ici les renseignements sont assez bien d’accord.
Bastian, les RR. PP. De Gleene et Goedleven dis-
tinguent la tenue d’école et la tenue de sortie. Le port
du pagne en feuilles de palmier n’est obligatoire qu’aux
sorties; dans leur retraite, les nkimlia se })assent de
tout vêtement. D’après M. AVauters, le torse et la
ligure seuls seraient enduits d’argile; la tète serait
rasée, les sourcils peints en rouge. Au lieu d’une pein-
ture blanclie, AI. Dannfelt ra])porte qu'ils s’enduisent
le corps d’huile. Gomme ornements ils portent sur la
tète, dit AI. Lejeune, une coiffure ornée de plumes de
poule. Le R. P. De Gleene nous les montre, au début
des épreuves, le front orné d’un bandeau ; aux danses,
ils porteraient des ornements spéciaux que nous avons
décrits au paragraphe A4.
S’il faut en croire AL Johnston, il y aurait trois
stades d’initiation à chacun desquels répondrait un
costume spécial. D’autres auteurs insinuent aussi qu’il
y aurait différents degrés d’initiation. Nous en avons dit
un mot à propos de la durée des éjtreuves, mais nous
n’avons aucun renseignement précis sur le raj)port du
costume avec les stades d’initiation.
Il n’est pas imj)ossible que le pagne en fibres doive,
dans l’idée des indigènes, favoriser la guérison des
plaies produites par la circoncision. D’autre part, le
fait que les prêtres portent toujours des tissus en fibres
indigènes semble indiquer qu’on attache une certaine
vertu magique à ce costume. Quant à la peinture
blanche dont se barbouillent les nkimlia, Frobenius y
voit l’indication d’un culte solaire. Nous avons dit plus
haut combien cette interpi-étation nous paraît fantai-
siste.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
493
Les peintures corporelles des ndembo diffèrent de
celles des nkiinba; elles sont rouges. Ici encore Fro-
benius a vu des éléments solaires : le blanc lui rappelle
le soleil en j)lein midi ; le rouge, le soleil à son lever et
à son coucher (1).
Les ndemlio vont nus pendant toute la durée des
épreuves. C’est, qu’étant morts, ils ne doivent pas sor-
tir de leur retraite et se montrer aux hommes. Leur
costume d’intérieur est le même que celui des nkiinba;
le costume de sortie n’existe pas pour eux.
IX. — Education, instruction
Ce qui, dans les rites de la puberté, est surtout fait
pour exciter notre curiosité, c’est l’instruction qui s’j
donne. Souvent le nkiinba a été appelé une école de
féticheurs. Et de fait, c’est bien une sorte d’école, où les
jeunes générations reçoivent une formation religieuse
et civique, où ils apprennent ce qu’ils doivent savoir
pour participer activement à la vie du village et de la
tribu.
Celui qui est chargé de l’instruction des adeptes est
généralement le nganga, le prêtre féticheur, qui peut
être en même temps chef de village, comme c’est le cas
pour le ntenda du R. P. De Gleene. M. 4"an de Velde
dit que c’est un ancien du village. Rien ne permet de
supposer que le directeur des nkiinba dépende, dans son
enseignement, de qui que ce soit. Il enseigne tout ce qui
lui plaît et son rôle est d’autant plus important que les
élèves doivent garder le secret le plus strict sur tout ce
qu’ils apprennent. Les conséquences de cette autorité
absolue de l’instructeur des nkiinba sont considérables
au point de vue de l’évolution des croyances et des pra-
(1) o.c.,m.
m
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
tiques religieuses; et il est permis de se demander si
beaucou]) de moditications locales ne trouvent jias, dans
ce lait, leur exjdication. D’ajtrès Bastian. le n/jamja du
nkimba s’ap|ielle matando ; le ])rofesseur de la langue
secrète, mvtende ankùnha, l’assistant de celui-ci hakn;
le professeur de danse, sanfjila. Cette spécialisation
semble être une exception; en général, l’instruction et
la direction des nkimba sont confiées au féticheur.
La lami'ue véhiculaire de renseignement est secrète;
son existence est attestée ])ar tous ceux qui se sont
occupés des rites de la pulierté. M. Dannfelt, qui séjourna
douze ans au Congo, en aurait connu la clef, au dire
du lieutenant CTilniont; mais lui-même se contente de
dire que la langue des nkimlia difière du hihongo (la
langue du Bakongo). Elle se caractériserait, d’après
M. V an de ^'elde, jiar un roulement de l’r qui, dans le
langage ordinaire, est remplacé soit par l soit par d\
d’a})i‘ès M. Dupont, elle se caractériserait plutôt par des
sons gutturaux.
Le Rev. Bentley est jdus exjilicite ; la langue des
nkimba s’a])pelle ; elle se caractérise ])ar
ce qu’il ajqielle alliteml concord ; son vocabulaire est
peu étendu. Quelques mots ressemblent à du kikongo
modifié, d’autres en dittèrent complètement. Le Rev.
Bimtley assure ([u’il a pu recueillir un vocabulaire de
cette langue comprenant au delà de deux cents mots et
quelques ])hrases. Ce vocabulaire, à notre connaissance,
n’a jias été publié. \'oici quelques mots de cette langue
d’après le Rev. Bentley ;
Kikongo Français
Lusala Plume
Vana Donner
Kwemia Aller
Masa Maïs
Kimicamivu
Lusamwa
Jana
Diomva
A'zimvu, etc.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-COXGO
495
En voici d’autres d’après le R. P. Goedleven :
Kikongo Français Kimwamicu
Mono
Je
Ngono
Ngye
Toi
Ngeko
Yaiuli
II
Bwamvi
Veto
5’ous
Hwevo
Veno
Vous
Bweno
Han
Eux
Bwau
Di a
Manger
Matafa
Lela
Dormir
Fabula
5’zo
Maison
Nziarambwamva
Kisi
Fétiche
Bafa
M bele
Couteau
Kafadu
Loto
Cuiller
Kindiafi
N lia
Feu
N'giovi
Nous ne savons rien de plus précis sur la nature et
sur l’origine de cette langue qui se transmet par l’ensei-
gnement oral. Serait-ce une forme archaïque du bantu,
conservée pour les besoins de la religion? Gela n’est
pas impossible, mais M. Johnston, qui émet cette
hypothèse, n’a pas essayé de la rendre vraisemblable.
M. Meinhof s’est occupé de cette langue dans l’article
du Globus que nous citons dans la bibliographie.
Outre la langue secrète, dont ils se servent entre eux,
les adeptes du nkimba s’initient aux arts et aux métiers.
Ils apprennent à construire des cases, à tresser des
paniers (4'an de 4'elde), à faire du vin de palme, à
pêcher (Bastian). Mais c’est surtout aux chants et aux
danses qu’ils s’exercent (1). Nous donnons ici, d’après
le R. P. Goedleven, quelques chants enseignés au
Uwala :
(1) M. Van de Velde assista avec le 1)‘‘ Allard à un de ces ballets organisés
par le roi de Kionzo. Ne pouvant transcrire ce détail trop précis, le R. P. Mer-
Ion l’a remplacé par une phrase peu compromettante : « On leur enseigne
également des danses de caractère ».
496
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Chant matinal
xNkai muna (inda kadelele,
Mbambiankila ke aleganga ko.
L’antilope dans la forêt dort, mais sa queue ne dort jamais.
C’est-à-dire, soyez toujours vigilant.
Chant du soir
Kala U tomi situmuka wakakwendela mu lusungi lua ugonde.
Etre adepte du nkimba, c’est avoir de l’esprit, lequel (sans
cela) s’en va comme la demi-lune en décroissance.
Chant du nom Kinkela
Malavu maluaza padi jo nkanka maluaza Kinkela, ke malem-
bana ko — Nkanka ankele kia lungundumwa sambu kia-
tumwa kumbi jaluila.
Le padi et le nkanba, espèce d’écureuils, font ou prononcent
le nom Kinkela, pendant que sur l’arbre ils prennent le nialafu
(le jus du palmier). Le nkanba, bien que parlant beaucoup et
savamment, n’a pas la langue chargée, fatiguée. De même, le tra-
vail est toujours ordonné.
Chant du nom Lusala
Mu ndimba volokele mbele za lusala. Tomba wamona yo. 1
lusala luà muni avunga — avunga — zavungamena kwandi
ku nkozo !
Les couteaux (les plumes) de Lusala sont perdus dans la
vallée : chercbez à les revoir ! Voyez les lusala, c’est-à-dire les
plumes de l’oiseau avungu, vous les retrouvez au Uwala.
En dehors des arts et métiers, les nkimba sont
instruits des croyances religieuses et des règles morales.
Ils apprennent riiistoire des nkissi, la vertu médicinale
des plantes, et surtout le code des coutumes régionales
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AÜ BAS-COXGO
497
que M. Van de Velde appelle hiziles. Les kiziles sont
des lois; par corruption, le mot peut signifier aussi
défense. En voici quelques-unes, d’après M. A'an de
4"elde : « Il est hizile de venir en armes au marché;
même les couteaux et les bâtons sont défendus ; mesure
très sage, car il se boit à ces réunions de grandes quan-
tités de vin de palme fermenté. Celui qui se sert d’une
arme au martdié est enterré vif ou tué, et son cadavre
est brûlé en présence de tous les assistants... Celui qui
est surpris à voler est tué et le cadavre est attaché à
une potence sur le sentier des caravanes pour y servir
d’exemple. La femme adultère est mise à mort; son
cadavre est traîné dans la brousse pour y servir de
pâture aux animaux sauvages. Le complice devient
l’esclave du mari outragé. Quand un homme s’est enivré
au point de causer du scandale, le liquide dont il a
bu lui est déclaré hizile et s’il est surpris à en boire
malgré la défense, il paiera une forte amende. Il est
hizile de faire la guerre depuis le coucher du soleil
jusqu’à son lever. »
Ce n’est là évidemment qu’une minime partie du
cours de droit indigène que les nkimba doivent s’assimi-
ler. Nous sommes plus mal renseignés encore pour ce
qui regarde l’enseignement religieux. Au sujet de toutes
ces questions, les indigènes se montrent extrêmement
réservés.
Connaissons-nous au moins les méthodes d’éduca-
tion qui président au nkimba? M. Glave nous apprend
que le moyen d’éducation le plus usité est le bâton. Un
nkimba éproiive-t-il quekjue difficulté à admettre ce que
le maître enseigne, il est battu jusqu’à ce que sa soumis-
sion soit acquise.
C’est à peu près tout ce que nous savons sur l’instruc-
tion que reçoivent les nkimba. Au sujet des ndembo nos
renseignements sont beaucoup moins explicites encore ;
si le Rev. Comber ne disait pas qu’on leur apprend
IIE SÉRIE. T. XII. 32
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
498
leurs devoirs, on pourrait douter qu’il s’j donne quelque
enseignement.
Chose curieuse, les ndenibo ont une langue secrète,
parfaitement distincte de celle des nkimba. Elle
s’appelle Kizenyi. D’après le Rev. Bentley, son voca-
bulaire est moins étendu. On y donne à certaines
choses un nom emphatique : c’est ainsi que l’œil
s’a})pellera le })Ossesseur de la vue; l’oreille, le seigneur
de l’ouïe, etc. Pour désigner une chose ([ui n’a })as de
terme propre dans la langue secrète, on donne au mot
kikongo le préfixe ne:, parfois on ajoute Iwa, La })hrase
kikongo : Ke diambu ko mhazi tukicenda deviendra
dans la langue des ndenibo : Ke ne diambulica ne ko
ne kiajikia nengundu jelala tukicenda ne ngjalala (1).
En comparant le ndenibo au nkimba, nous arrivons
ici encore à la conclusion que c’est la dernière qui est la
véritable cérémonie de la puberté. Les Jeunes gens _y
reçoivent une préparation générale, uniforme, à la vie
publique. Le besoin auquel répond le ndenibo semble
être moins régulier et d’une portée moins générale : ce
serait, comme nous l’avons déjà indiqué, un culte, en
quelque sorte anormal, à caractère magique.
X. — Prescriptions et défenses
Les nkimba, on le suppose bien, ne vivent pas sous
le régime du droit commun. Ils jouissent de certains
])rivilèges; ils sont soumis aussi à certaines défenses.
Au Majombe, le R. P. De, Cleene rapporte qu’ils
sont placés sous la surveillance des deux fétiches
Makuala et Matundu dont le missionnaire parvint à
négocier l’achat. Ils sont actuellement au musée con-
golais du séminaire de Scheut et, grâce à l’oliligeance
(1) Bentley. Dictionary and Grammar, appendix, 850.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU RAS-GONGO
499
du R. P. Aug. I)e Glercq, nous avons pu en l'opi’oduire
une photographie (hg. i).
Les nkiinba vivent aux frais du village. Voici coin-
nient ils sont ravitaillés : d’après M. Dupont, la inèro
ou la sœur d’un adepte va déposer chaque jour la nour-
riture de celui-ci dans le voisinage de l’enclos. Pendant
ce travail, elles doivent chanter ou avoir des cloche-
tons; car le nkiinba qui les verrait devrait les saisir,
appeler ses coinpagnons et les iinmoler séance tenante.
M.üllf va Jusqu’à prétendre qu’ils mangent les victimes.
Le même sort serait réservé à tout non-initié. Aussi le
soin du ravitaillement des nkimha incomhe, d’après le
R. P. Goedleven, à des ex-nkimha, qui revêtent pour
la circonstance un pagne de verdure.
Quand ils sortent, les nkimha doivent pousser conti-
nuellement des cris pour avertir les passants de leur
présence. Tout le monde doit s’écarter de leur chemin
sous peine d’être molesté. Quand il s’agit d’une femme,
le cas est plus grave. Autrefois, aux dires de AL Fuchs,
une femme rencontrée par un nkimha devait être
égorgée. Il est curieux de voir comme les mœurs chan-
gent. Aujourd’hui, dit le R. P. De Cleene, les nkiinba
s’emhusquentpour jouer des tours lucratifs auxfemmes.
Application d’un principe nouveau : une femme rencon-
trant un nkimha non revêtu de sa ceinture doit payer
une amende, à moins de prouver qu’elle chantait à ce
moment. En aucune façon, une femme ne doit regarder
un nkimha en face (i).
Ceci ne se rattache-t-il pas plus ou moins directement
à l’obligation qui est faite aux nkimha de s’abstenir de
tous rapports sexuels? Cette défense est très sévère,
paraît-il. Le nkimha a même l’interdiction de manger
des mets préparés par des femmes ; c’est du moins ce
que dit M. Lejeune.
(Ij M. Armani considère que le but de l’institution est d’éloigner des
femmes les jeunes gens qui ne sont pas encore mûrs pour le mariage.
500
REVUE UES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
11 est défendu au nkimba de mettre des pagnes en
étoffe, et de se laver (Bastian, Johnston, Goquilhat) : il
en serait pour son plâtrage à la craie, qu’il doit, d’après
M. Gilmont, entretenir et réparer éventuellement.
L’entretien de la couleur donnerait lieu à une céré-
monie spéciale (Johnston).
Le nkimha doit roni})re toute communication avec sa
famille, son village, sa trilm O'^ofLklliat, Chavanne).
M. Lejeune nous apprend que le jeune homme ne peut
pas quitter la hutte que lui a construite le nganga et,
^L Gilmont, qu’il ne peut parler qu’au nf/ancja nkissi.
La réclusion ne semble pas être également sévère
dans toutes les régions. Chez les Alushikongo, par
exemple, M. Chavanne signale que le nkimba, en der-
nière année, a le droit de communiquer avec ses
proches et de travailler au village.
D’après Bastian, leur principale occupation consiste-
rait à boire et à manger : ils sortiraient de retraite gros
et gras.
Pendant le jour, ils se promènent au bois (Bentley);
en dehors des heures consacrées à l’instruction, le
R. P. Goedleven nous les dépeint s’occupant des travaux
indigènes, faisant des nattes, des pans pour chimbecks,
des vases en terre, des pipes, etc. Tous ces objets sont
vendus. « Le prix, dont la grosse part s’en va au
sorcier, sert à acheter des étoffes et tout ce qu’il faudra
pour célébrer dignement la fête de clôture. »
Le soir, dit le R. P. De Cleene, ils ont leurs réunions
générales. La nuit, le Rev. Bentley nous les montre
rôdant dans les villages et chassant les mauvais esprits.
11 est probable que ceci ne se passe que de temps en
temps, comme les danses, sorte de fêtes rituelles, pour
lesquelles ils se réunissent dans les endroits les moins
accessibles. M. Chavanne place ces danses aux époques
de pleine lune.
Au kimpasi, le temps se passerait en conversations
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU BAS-CONGO
501
déshonnêtes et en danses lascives. C’est d’un enfant de
la mission que le R. P. A^ejs tint ce renseignement; il
est possible qu’il soit quelque peu exagéré. Voyons
maintenant quelles sont les obligations des nkimba.
Leur nourriture forme l’objet d’une réglementation
spéciale. D’après M. Lejeune, ils ne pourraient manger
que deux jours sur quatre : nzua (nsona?) et konzo ;
d’après M. Gilmont, ils doivent jeter leurs aliments à
terre avant de les porter à la bouche; d’après Bastian,
ils ne peuvent pas se servir d’assiettes, mais doivent
manger par terre. Certains aliments leur sont absolu-
ment interdits : ce seraient, d’après M. Chavanne,
l’huile de palme, les terre-noix, toute substance grasse,
le vin de palme, l’alcool; d’après le R. P. De Cleene, la
viande et les œufs. Selon M. Fuchs, ils doivent suivre
un régime végétarien, et ne peuvent boire que de l’eau.
Bastian dit que beaucoup de viandes et de poissons leur
sont défendus.
Certaines interdictions se rapportent même à leur
sommeil. M. Fuchs et, à sa suite, MM. Demeuse et
AVauters, disent qu’ils ne peuvent dormir dans une case,
et M. Gilmont qu’ils doivent dormir sur la terre nue.
Résumons ces interdictions en donnant, d’après le
R. P. Goedleven, le règlement des nkimba de Kionzo :
« [° Pendant tout le temps de leur séjour au u'wala, ils
ne pourront manger, ni viande, ni poisson, ni chik-
wangue, sous peine d’être tués ; 2° iis ne pourront user
d’eau que pour se rincer la bouche. Ils peuvent prendre
du malafu; 3° tous les jours, avant de pouvoir rien
manger, ils doivent enduire leur corps de terre blanche;
4“ ils ne pourront parler à aucune femme, ni la
regarder, fût-ce leur mère, sous peine d’être tués; 5° ils
ne pourront même pas parler entre eux de femmes ou
de choses indécentes sous peine de mort; 6° en passant
dans le village ou devant des personnes étrangères,
ils doivent parler la langue du nkimba ; sans cela la
mort! »
502
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Il serait intéressant de pouvoir comparer point par
point le règlement des ndemho à celui des nkirnba.
Nous ne pouvons le faire, faute de renseignements suf-
fisants. Tout ce que nous savons des ndembo, c’est qu’ils
sont eux aussi sévèrement isolés du reste du monde :
personne ne peut les voir. Quand ils vont au bain ou
chercher du bois, on bat le tambour pour avertir les
profanes; ceux-ci, surpris à l’intérieur du bois sacré,
seraient condamnés à mort. D’après le Rev. Gomber,
quand le ndembo est vu par quelque non-initié, il doit
tout de suite faire le mort.
L’interdiction des rapports sexuels semble ne pas
exister au ndembo où hommes et femmes, d’après le
Rev. Bentley, vivent en promiscuité. Ceci distingue
le ndembo du kùnpasi à\\ R. P. ^ eys : les adeptes du
kitnpasi ont défense de voir des femmes ou des filles;
défense est faite à celles-ci, sous peine de mort, d’entrer
dans le bois. Ils ne peuvent manger que du chikwangue
assaisonné de sel. Parmi les fonctions du nfianpa^ direc-
teur du himpasi^ signalons qu’il doit mâcher la pre-
mière bouchée et la leur porter à la bouche; de plus,
matin et soir, il doit les frapper cà la cuisse au moyen
d’une baguette.
XI. — Cérémonies de sortie
D’a])rès Bastian, les festivités de la clôture coïncide-
raient avec la fin d’une saison; nous n’avons pas
d’autres renseignements sur l’époque de la clôture.
Pour la description de ces cérémonies, nous donnons
la parole au R. P. (foedleven, « Dès le grand matin de
ce jour on met le feu à l’école du nkirnba, c’est-à-dire au
uicala et à d’immenses bûchers d’herbes sèches y jux-
taposées. C’est le signal de la fête. Aussitôt les zin-
himha courent à l’eau, se lavent soigneusement jusqu’à
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU BAS-CONGO
503
ce que leur peau reprenne sa couleur noire-bronze
habituelle. Ils mettent des anneaux brillants aux jambes
et aux bras; ils s’entourent les reins d’un beau nouveau
pagne... Puis les fils de chef, on les hisse dans des
hamacs; les autres sur le dos des anciens nkimba; et
les voilà conduits en triomphe et avec grand vacarme
vers le village.
» Au village, c’est une expectative fébrile. Toute la
contrée est là; tous en habits de fête. — Les femmes,
assises par terre, se cachent la face dans leur pagne, ou
derrière une feuille, car elles ont encore peur de ren-
contrer la vue d’un habitant du uwala. Les néo-
zinMmba font semblant de revenir d’un autre monde,
et en sont pour ainsi dire persuadés. Ils ne veulent
d’abord reconnaître que les anciens zinkimba. Ils
semblent ignorer leur propre mère. Ils font semblant de
ne pouvoir marcher, de ne pas connaître les manières
de cette vie. Ils mangent par terre, font des grimaces,
mordent, etc. Et tous d’en avoir pitié, de les excuser,
puisqu’ils viennent d’un autre monde. Enfin, on se
reconnaît : on présente le fils à sa mère, le frère à sa
sœur, le fiancé à sa fiancée. La joie devient frénétique,
et la fête continue de plus belle. Le vin de palme est
servi en abondance. Partout des feux de joie, et autour
des feux des groupes heureux. Ce ne sont plus
qu’agapes, où l’on sert des poules, des chèvres, des
moutons, des porcs! Et puis ce sont les danses, les
chants et les tam-tam ! Et tout cela dure au moins deux
jours, parfois plus longtemps encore.
» Après quoi, chacun regagne son village, empor-
tant qui son fils, qui son frère, devenus nkimba ! Ceux-
ci se font toujours porter et restent ainsi comme para-
lysés pendant plusieurs mois encore réparant les forces
perdues au uwala. »
L’incendie des huttes et le bain dans la rivière
sont signalés aussi par le R. P. De Gleene. Mais l’arri-
504
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
vée au village est décrite autrement : le premier acte
du nkimba serait de gober un œuf; le second, de tou-
cher la main d’une jeune fille, afin de signifier qu’ils
sont désormais aptes à fonder un ménage. Il n’est pas
question de scènes de reconnaissance.
M. Lejeune signale ces scènes et relate un trait assez
curieux : s’il arrive que quelqu’un appelle le nkimba
par son ancien nom, il doit lui payer aussitôt dix pièces
de mouchoirs. S’il refuse de s’exécuter, l’adepte doit se
sauver dans la brousse et grimper au sommet d’un pal-
mier en attendant que l’amende soit payée (1).
La comédie du nkimba qui refuse de reconnaître les
siens cadre mieux, semble-t-il, avec les cérémonies du
ndembo qu’avec celles de nkimba. On peut y voir une
conséquence du changement de nom; mais on songe
malgré soi au simulacre de la mort qui se trouve à l’en-
trée du ndembo. « Il était mort et il renaît à la vie » :
tel semble être le thème sur lequel sont brodées toutes
ces mimiques, toutes ces comédies, y compris la défense
d’appeler le nkimba par son ancien nom.
Le kimpasi dont parle le R. P. Veys est la représen-
tation d’une mort et d’une résurrection. Cdiose remar-
quable ! Les cérémonies de clôture sont les mêmes que
celles du nkimba décrites par le R. P. Goedleven. Dans
l’un comme dans l’autre, nous trouvons l’incendie des
chimbecks, le bain suivi d’une friction à l’huile mêlée
de kula, l’entrée triomphale au village, avec des super-
cheries et des simulacres, les chants, les danses, les fes-
tins qui mettent fin aux scènes de la reconnaissance.
C’est du ndembo qu’on peut étudier le mieux la dra-
matisation de la résurrection. L’adepte est mort depuis
quelque temps; le médecin prépare sa résurrection. A
cet effet, les parents et amis doivent lui payer une cer-
taine somme et envoyer de beaux costumes au ndembo.
(1) Ce fait est interprété par Frobenius comme une manifestation du culte
des arbres.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
505
Le bruit se répand fjii’un jour de marché prochain il y
aura résurrection. Les ndeinbo sont conduits procession-
nelleinent au marché, font deux ou trois fois le tour de
rassemblée. Tous portent au bras un ornement en
fibres de palmier. Ils prétendent ne reconnaître per-
sonne; mettent la main sur tout ce qui peut les tenter;
ne savent pas comment ils doivent manger ; leurs amis
doivent mâcher leurs aliments pour eux. L’intelligence
leur revient insensiblement, au jour le jour. Quand
quelqu’un leur pose une question indiscrète au sujet de
leur séjour dans le bois, ils se mettent de l’herbe der-
rière l’oreille et simulent l’inconscience.
Le Rev. Goniber vit les nhita faire trois fois le tour
du marché, sous la conduite des féticheurs, lentement
pour montrer qu’ils avaient été bien morts. Après cette
cérémonie ils rentrèrent au bois et ce n’est que trois
jours plus tard qu’ils firent leur apparition au village.
XII. — Après les èptreiwes
A la personne de celui qui a subi les épreuves du
nkimba s’attache un caractère sacré et mj^stérieux. Il
peut se présenter partout. On respecte en lui la qualité
de nkimha, de mhuamvu anjata, ou de tungica. A
ces termes, qui servent d’après Bentley à désigner les
initiés, s’opposent ceux de niungwata ou de mung-
walla.
On peut reconnaître un initié d’un non-initié à son
nom, à la langue secréte qu’il parle en diverses circon-
stances. De plus, dit le Rev. Bentley, dans le com-
merce, dans les voyages, dans toutes les difficultés de
la vie, ils se conduisent en confrères et s’entr’aident.
Il ne semble pas qu’ils tiennent des réunions, à moins
qu’on ne veuille considérer comme telles les retraites
des nkimba-féticheurs dont parle M. Slosse.
50(3
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Les anciens nkiinl)a jonissent-ils de certains privi-
lèges dans la vie politique ? Rien ne nous autorise à le
penser. Toutefois, au sortir du nkiinba, ils sont aptes à
se mêler à la vie publique. M. ’Skan de Velde dit qu’on
se sert de la langue des nkiinba ])our traiter les affaires
de l’Etat; ce qui permettrait de déduire qu’il faut être
nkiinba pour pouvoir prendre part aux discussions.
Au point de vue social, celui qui a traversé les
épreuves est a})te à constituer un nouveau foyer; il
peut prendre femme. D’après M. Lejeune, ce serait le
nçianfia qui se charge de lui trouver une femme.
Au point de vue religieux, l’importance des épreuves
du nkiinba est jilus grande. Ce serait, d’après
MM. Fuchs, Demeuse et Gilmont une école de féti-
cheurs, et tons ceux qui en sortent seraient par le fait
même féticheurs. C’est aller peut-être un peu loin. Car,
au témoignage de Coqiiilhat, heaucoup de nf/anf;a ont
passé })ar le nkiinba; d’oû Ton peut déduire que tous
n’ont pas nécessairement subi ces épreuves (1).
Ensuite, il semble bien que tous ceux qui entrent au
nkimlia n’en sortent pas en même temps ni initiés au
même degré. Il se fait un triage et ce ne sont que les
])lus intelligents qui peuvent continuer leurs études. Le
nkiinba ne serait donc pas la véritable école de féti-
cheurs; ce ne serait qu’une école jiréparatoire on mieux
encore, si l’on veut, un noviciat.
Ceux des nkiinba qui n’ont j»as été admis à entrer
dans la carrière sacei-dotale, forment-ils entre eux une
sorte de secte? Il semble bien que oui. Tous jiossèdent,
en tous cas, un fétiche qu’ils portent sur eux lorsqu’ils
se rendent dans une tribu voisine où ils s’attendent à
(1) Voici, (rai)rès M. Dupont, les fonctions reilontables des nf/atu/a qui ont
passé par le nkiniha : ils (liront si une expédition doit réussir ou non, si une
plantation doit rapporter ou non; ils jetteront des sorts, feront boire la
seront choisis comme arbitres, dirigeront les funérailles des chefs, etc.
Si telles sont les fonctions des nuaiiga ex-nkimba ne pourrait-on pas en déduire
que tous les nganga n’ont pas subi ces épreuves?
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
507
rencontrer des confrères. C’est donc une sorte de signe
de ralliement ou de reconnaissance. Ce fétiche craint le
feu et dans les cas où il viendrait à être atteint par les
flammes, son possesseur serait certain de mourir sur-
le-champ. Aussi en a-t-on le plus grand soin. Témoin
ce passage de M. Lejeune :
« J’ai ici comme cuisinier, Tjama-Majau, un natif de
Mvi, qui est affilié à la secte des nkimba. Je demandai
à mon boj si cet homme avait son fétiche sur lui à la
station. — Non, me répondit-il, il l’a laissé à ^hvi, chez
sa femme ; il l’a attaché dans sa hutte à la traverse
supérieure du toit.
» — Mais, lui dis-je, supposons que dans un mois quand
nous rentrerons à Ahvi, Tjama-Majau découvre que sa
femme n’a pas fait bonne garde et que le fétiche est
brûlé. Que ferait ton ami? Tuerait-il sa femme?
» — Mais non, cela lui serait impossible. 11 serait mort
avant cela, ici à Isangila, aussitôt que son fétiche aurait
été brûlé là- bas...
» Le fétiche des nkimba s’appelle masarnputila ; il
est formé de quelques longues feuilles de palmier réu-
nies en faisceau. A l’intérieur, le nrjanr/a dispose les
ingrédients qui constituent la vertu du fétiche : jiemha
ou argile blanche, petites graines, cailloux, etc. Les
feuilles sont réunies de façon à offrir à l’une des extré-
mités une sorte de Imlai et à se terminer d’autre part
par deux tiges seulement, lesquelles forment collier et
s’enroulent autour du cou. Ainsi disposé, ce fétiche a la
propriété magique d’éloigner les léopards, les chacals,
les hyènes, etc., ou plutôt de mettre celui qui les porte
en garde contre tous les obstacles qui pourraient s’op-
poser à sa marche.
» Exemple : j’ordonne à un nkimba de notre station
de se rendre à ’^lvi. Avant de partir il ira se poster
devant la route et là, tenant son rnasamputila des deux
mains, il le secouera devant lui. Si, après un certain
508
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
temps, les lionts de feuilles formant balai se sont repliés
du coté d’isangila, notre homme retournera au plus
vite à l’endroit d’où il vient et se gardera bien d’aller
})lus loin, car il a la conviction qu’un léopard rôde dans
les environs et s’apj)rête à le dévorer. Si, au contraire,
les pointes des feuilles ont conservé leur position nor-
male, il peut sans crainte boucler ses malles et prendre
son long bâton de marche : il ne rencontrera aucun
ol)stacle sur sa route.
» Les nkinilia possèdent encore un autre fétiche, le
heiweuf/ele. C’est un morceau de liois de la grosseur
du })oignet, et long de vingt centimètres. Le sorcier en
a creusé l’un des bouts et y a disposé des plumes, de la
poudre, des peaux de serpents, etc., qui constituent le
ou vertu magique de l’objet. La pro})riété de ce
talisman? Elle est curieuse et mérite d’être contée : Sup-
posons que le nkiinba soit endormi la nuit, dans sa case,
et qu’un méchant, un esprit malin, un ndoki vienne
})our le tuer ou le voler. Immédiatement le fétiche se
dirige vers l’intrus, le met dans l’impossibilité d’avan-
cer et paralyse tous ses mouvements. Le lendemain
notre nkimba trouve, à son réveil, le ndohi sur le sol,
incapable de bouger et gardé à vue par l’instrument
merveilleux. »
Nous avons vu que les épreuves du nkimba ne sont
}tas sans importance aux points de vue j)olitique, social
et religieux. 11 ne semble ]>as qu’il en soit de même du
ndembo. Ni les Rev. Bentley et Gomber, ni le R. P.
\’eys ne signalent des avantages obtenus par l’initia-
tion au ndembo.
Ceux qui ont passé par les é])reuves s’appellent
nf/anr/a; ceux qui n’y ont pas été initiés, vanga. Les
/?//a^?//(^yjurent par les fétiches du ndembo.
\'oici une série de ces serments que le Rev. Bentley
énumère : Jmdanla : Que nkita me damne! Enkita :
Par nkita ! E inhumha jintumbula : Que mbumba me
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU HAS-CONOO
m
punisse! O luhuka : Par lubuka ! O mhandu aka : Par
inbandu! 0 mhandu unkomona : Que inbandu me
fasse périr ! E mvernha je nlaza : Par mvemlia et
nlaza ! E vêla kma : Par l’enclos du ndeinbo ! E vêla
kimhandula : Que le vêla me détruise! Endundu je
mhaka : Par les albinos et les nains ! Mhanduka ; Que
je sois défi pu ré !
CONrd.USlON
Nous avons groupé sous quelques ruliriques les ren-
seignements que nous possédons sur les rites de la
puberté au Bas-Congo. Nous voudrions maintenant
dégager de cet exposé quelques idées générales qui
seraient comme la synthèse des phénomènes étudiés.
Qu’est-ce que le nkimba? — Est-ce, comme le vou-
drait M. Glave, un reste de l’enseignement des mission-
naires portugais qui suivirent la découverte de Diégo
Carnet s’établirent à San Salvador, ou, comme le prétend
le D“' Chavanne, une survivance d’une ancienne société
secrète des courtisans du roi de Sonho? Cette école
historique, comme nous l’appellerons, à laquelle on
pourrait peut-être rattacher leR. P. Coedleven, cherche
dans tous les détails des ressemblances avec le culte
catholique. La peinture blanche rappellerait les habits
sacerdotaux; la langue secrète, le latin d’église; le
changement de nom, le baptême ou encore l’entrée
dans un ordre monastique, etc. Nous estimons qu’elle
fait fausse route.
A cette école s’opposent des théories qui cherchent à
comprendre et à expliquer le sens des cérémonies telles
qu’elles sont, alistraction faite de leur genèse.
Les uns font de l’instruction et de l’éducation le but
suprême des cérémonies du nkimba qui serait une école
de féticheurs : on y va pour s’instruire. Les représentants
5i0
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
principaux de cette idée sont : Goquiihat, Fuchs, Van
den Fias, Deineuse, Dupont, Gilinont, Slosse, Lemaître
et, dans une certaine mesure, le Père De Cleene. On
remarcpiera que tous ceux qui se sont occupés du
Majombe j figurent. N’est-il pas permis d’en conclure
qu’au Majombe le nkimba se présente sous les appa-
rences d’un organisme d’instruction ?
Les autres considèrent le nkimlia comme la prépa-
ration au mariage. C’est l’opinion de Biittner, Johnston,
\'an de A'elde. Les jeunes gens deviennent nkimba pour
être circoncis. Si l’on veut une circoncision efficace,
elle doit se faire d’après un rituel déterminé par le féti-
cheur. Celui qui n’a pas été circoncis conformément à
ce cérémonial, trouverait difficilement une femme à
marier. 11 serait nécessaire de connaître la situation
faite aux enfants qui seraient nés du mariage d’un non-
circoncis, })our a}q)i'écier rinqiortance de la circonci-
sion au jioint de vue du mariage. 11 n’est pas impos-
sible que le tabou sexuel et la séparation des sexes
soient, au même titre que la circoncision, un but de la
retraite des nkimba. M. Armani l’atteste pour la région
du Kwango. Cette séparation des sexes serait le fruit
d’une longue expérience. Quelque sauvages qu’on les
dise, nous pensons que les nègres ont pu s’apercevoir
que pour conserver la race vigoureuse, il importe de
préserver les jeunes gens pubères contre l’abus des
rapports sexuels.
La théorie qui fait de la circoncision le but principal
du nkimba a rencontré dans le Rev. Bentley un
adversaire redoutable. Celui-ci voit dans le nkimba
plutôt une société secrète créée par amour du
mjstèi*e et par un besoin de solidarité plus grande.
Ces idées sont partagées par M. Mffird et, en
bonne partie, par M. Lejeune. Plus tard, dans son
livre : Pioneerim/ on the Congo, Bentley en arriva à
considérer les nkimba comme une sorte de police,
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU BAS-CONGO
511
chargée d’écarter les mauvais esprits. Cette interpré-
tation avait déjà été esquissée par Nipperdej. Les
nkimba seraient des jeunes gens engagés pour faire du
tapage nocturne et écarter les mauvais esjirits qui rôdent
autour des villages.
Telles sont les principales hypothèses qui ont été
émises sur la nature du nkimha. Notre but en abor-
dant cette étude était de trouver une définition de cette
institution dans son état actuel sans négliger sa genèse
et, par conséquent, la place qu’elle occupe dans l’en-
semble des phénomènes sociaux. Cet idéal, nous ne
pouvons pas l’atteindre aujourd’hui; les documents dont
nous disposons sont insuffisants. 11 est temps encore de
combler les lacunes que nous avons signalées, et nous
espérons que nous pourrons bientôt reprendre cette
question avec plus de succès.
Provisoirement, nous nous en tenons à un sage éclec-
tisme. Tel qu’il nous apparaît, le nkimba est à la fois
un organisme d’instruction religieuse et de formation
civique. Les jeunes gens y reçoivent une préparation à
la vie réelle, au sens le plus large du mot, c’est-à-dire
à la vie familiale, à la vie religieuse, à la vie poli-
tique, etc. Il y a là un ensemble de cérémonies insti-
tuées, semble-t-il, d’une façon normale et régulière, à
l’intention des jeunes gens pubères.
C’est la distinction essentielle que nous avons trouvée
entre le nkimba et le ndembo. Pour étudier d’une
manière plus approfondie cette distinction, il faudrait
des renseignements complémentaires sur le ndembo. En
particulier, il importerait de savoir si les deux institu-
tions coexistent dans le même village, et si le féticheur,
directeur des nkimba, peut être aussi le directeur des
ndembo. Telles que nous les connaissons, les cérémonies
du ndembo paraissent plutôt anormales, irrégulières.
Elles répondent, dans une plus forte mesure que celles
du nkimba, au concept que nous nous faisons de la
magie.
512
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
bibliographe:
Nous donnons ici la liste des différents ouvrages et articles
de revues ([ui sont cités au cours de ce travail. Ces publications
peuvent se répartir en quatre catégories.
La première comprend celles des missionnaires. Comme témoi-
gnages de missionnaires, Frobenius ne connaissait que le
Bev. Bentley, de la Société Baptiste de Londres. A l’heure
actuelle, le nombre des missionnaires qui ont porté leur attention
sur les rites de la puberté est assez élevé. Nous attachons une
grande importance aux renseignements qu’ils nous ont tournis.
Passant une bonne partie de leur vie au milieu des indigènes,
ils parlent généralement leur langue et jouissent de leur
confiance.
La deuxième catégorie comprend les travaux des fonction-
naires coloniaux. Ceux-ci aussi séjournent généralement un
certain nombre d’années au même poste et sont en état de
parler en connaissance de cause des mœurs indigènes (J).
Quant aux explorateurs et aux voyageurs, ils ne font généra-
lement que parcourir rapidement le pays. Leurs observations
sont souvent faites dans des conditions peu favorables. Pour
l’observation des manifestations les plus apparentes de la civili-
sation, comme les tatouages, rbabillement, les buttes, etc.,
l’ignorance de la langue du pays ne constitue pas un grand
inconvénient. .Mais il n’en est pas de même quand il s’agit des
phénomènes juridiques et religieux. Les voyageurs en sont
réduits souvent à recueillir des bruits et, quand ils interrogent
eux-mêmes les indigènes, ils ont besoin d’interprètes, ce qui
augmente beaucoup les chances d’erreur.
Enfin, dans une quatrième catégorie nous rangeons les auteurs
de seconde main. Pour les apprécier, il faut connaître leurs
sources.
(1) On peut regretter que ceux qui vont aux colonies ne reçoivent pas une
préparation suiTisante pour faire clans de bonnes conditions des observations
ethnographiques. Souhaitons qu’il soit bientôt porté remède à cette situation.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AF BAS-CüXGO
513
1. MISSIONNAIRES
Bentley (W. H.). üidionary and griwimar of the Congo
language as spoken at San Salvador. London, Trobner, 1887,
pp. 506 et 507 (J). — Appendix, Ibid., 1895, p. 881.
— Life on the Congo, â' éd., London, The religions Tract
Society, 1893, pp. 65-69, 74.
— Pioneering on the Congo. London, The religions Tract
Society, 1900, vol. 11, pp. 'i&I-'iÜl.
— Missionary Her-Ald, London, 1896, pp. 11-17, 59-66 : Lettre
datée de Wathen Station, p. 17.
Butaye (R.). Missions Belges de la Comp.agnie de Jésus, Il
(1900), pp. :26T-:267 : Les mœurs indigènes, p. :265 (:2).
— Dictionnaire français-kikongo et kikongo- français. Gand,
Lithographie W. De Wit, 1901, p. 83 (an mot kimpasi).
Galle waert (E.). Bulletin de la Société Boyale Belge de
Géographie, XXIX (1905), pp. 18:2-^08 : Les Mousseronghos,
pp. 197, ^201, ^06 (3).
(1) C’est un vétéran ilu Congo. Son premier départ eut lieu en 1879. Il lit des
séjours prolongés à différents endroits du Bas-Congo et du Congo portugais
septentrional. 11 connaissait admirablement ces régions et nous lui devons des
renseignements de première valeur.
i'i) .Missionnaire Jésuite. Il passa douze années (1895-1907) dans la région
située entre l’iiddsi et la Nsele, région qu’il parcourut dans tous les sens. 11 est
l’auteur de livres en langue indigène et de nombreux articles qui témoignent
de sa connaissance approfondie des mœurs congolaises. Nous avons eu le
plaisir de causer avec le R. I*. Butaye et de recueillir de sa bouche des rensei-
gnements très importants. Qu’il nous soit permis de lui en exprimer ici
notre reconnaissance.
(3) Missionnaire de la Congrégation du Saint-Esprit. Son étude sur les Mu-
sorongo a été faite en Europe, d’après des notes et des souvenirs. Cela explique
que, sur certains points, les indications sont assez vagues. C’est le cas notam-
ment pour les cérémonies de la puberté. A l’occasion du passage de l’enfance
à l’adolescence, il ne connaît aucune cérémonie. D’autre part, les cérémonies
du nkiinba existeraient à l’intérieur du pays; près du fleuve, elles sont tombées
en désuétude. Puis, au sujet des candidats-sorciers, il est dit qu’ils doivent
subir des initiations en partie secrètes, en partie publiques. Le P. Calle-
waert n’y attache d’ailleurs pas grande importance : elles n’ont d’autre but
que de jeter de la poudre aux yeux du public. Rappelons ici ce que dit de ces
recherches le P. G. Schmidt, directeur de A.nthropos : « De là, il suivrait que
les missionnaires ne doivent pas procéder contre ces institutions sur-le-champ
avec rigueur; qu’ils attendent d'abord un certain temps et qu’ils tâchent de
I1I« SÉRIE. T. XII. 33
514
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Campana. Missions catholiques, XXVI I (1895), pp. 29 et 30,
40-42, etc. : La Mission calholique de Landana, p. 100 (1).
Cleene (De). .Missions en Chine et au Congo, XVI (1904),
pp. 209-214 ; L'École secrète des Bakimbas ; reproduit
dans : Belgique Coloniale, X (1904), pi>. 58J«-5826, et Le
Congo, 1 (1904), lU 49, p. 0; n" 51, pp. 5 et 0 (2).
Comber. Missionahy Hehalu, London, 1891, pp. 472-470 :
Ilineratinij ivork in Wathen district, p. 473 (3).
Goedleven (J.). Mouvement .Vntiesclayagiste, XV (1903) ; Le
noviciat des féticheurs, pp. 5-11 (4).
Lewis (Th.). Missionahy Herald, London, 1903: The «-nlongoD
custoni, Kokolo zoinbo Country, p. 310 (5).
Merlon (A.). Revue du Monde catholique, 5'^ série. Il (1892),
pp. 290-310; 404-482; 111 (1892), pp. 95-108; 330-349,
48(i-504; IV (1892), pp. 139-157, 273-290 : Les Noirs, mœurs.
gagner la pleine confiance des indigènes pour obtenir la connaissance de ces
importants secrets. Car, autrement, ils eh seraient exclus à jamais, les indi-
gènes ne les leur livreraient à aucun prix, ce tpii formerait assurément un
grand dommage pour la religion et pour la science. Pour la religion : car le
missionnaire ne parviendrait pas ainsi à obtenir une connaissance de l’état
religieux originaire des indigènes (pii devrait pourtant former la base et le
point de départ de tout son travail ultérieur. Pour la science : car de vrais
trésors spirituels gardés par une tradition lidèle, peut-être depuis des centaines
et des milliers d'années, lui échapperaient ainsi au dernier moment et cela
irrévocablement. » .Anthropos, 1 (1906), p. 937 note.
(1) Missionnaire de la Congrégation du Saint-Esprit, Préfet apostolicpie du
Bas-Congo. La page citée n’intéresse qu’indirectement l’objet de nos études;
elle décrit les signes distinctifs des prétres-féticheurs.
(2) Missionnaire de Scheut, résidant depuis 1899 au Majombe qu’il connaît
admirablement. Un jour, il apprit l’éxistence d’une école de bakimba au
village de N'kele. 11 s’y fit conduire, s’introduisit dans l’enclos qu’il visita avec
le directeur qui était en même temps le chef du village. Cet exploit est raconté
en détail dans l’article cité.
(3) Missionnaire baptiste anglais, fit d’importantes observations sur le
ndemba aux environs de AVathen.
(41 Missionnaire Bédemptoriste. Les Rédemptoristes ne sont au Congo que
depuis 1899. Le P. Goedleven fut des premiers. 11 écrivit des pages intéres-
santes sur les mœurs et en particulier sur la religion des Bakongo. Sa descrip-
tion des rites du nkimba est, avec celle du P. De Cleene, la plus détaillée que
nous possédions jusqu’<à ce jour.
(5) .Missionnaire baptiste anglais. 11 ne parle des cérémonies d’initiation qui
accompagnent la circoncision et qu’il appelle nlonqo, que pour augmenter
l’intérêt d’une photographie qu’il envoie en Europe.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU RAS-C()X(JO
51.“)
législation^ croyances superslilieuses des peuplades du Haut-
Congo, II, pp. 314 et 315 (1).
Struyf. Missions Belges de la Compagnie de Jésus, YIII (IBOB),
pp. 29.5-301 : Langues et coutiunes congolaises ; littérature
religieuse congolaise, p. 299 (2).
Veys. Mouvement Antiescl.avagiste, XV (1903), pp. 33-39,
91-97, 181-18() : Mœurs et coutumes congolaises, pp. 92-94 (.3);
reproduit dans ; Mouvement Géographique, XX (190.3),
pp. 110-112 et dans Le Congo, 11 (1905), p{). 110 et 111,
125 et 126, 135 et 136.
II. FONCTIONN.AIRES COLONIAUX
Baerts. Bulletin de la Société Boyale Belge de Géographie,
X1Y(1890), pp. 137-154 : Organisation politique, civile et
pénale de la tribu des Moussoronghos, p. 144 (4).
(t) Père blanc. Il fut un des premiers missionnaires catholiques au Congo.
Son séjour dans le pays ne fut pas de longue durée. Dans ce qu’il écrit il est
très difficile de faire la part de ce qu’il a vu et de ce qu’il a ouï dire. Il est
l’auteur d’un livre curieux ; Le Congo producteur. Dans l’esprit de sou auteur,
ce livre ne formait qu’un volume d’un ouvrage plus étendu qui aurait eu
comme titre : La Belgique africaine. 1‘ourquoi cet ouvrage n’a-t-il pas paru?
Nous ne le savons pas. Il n’est pas impossible que l’article que nous citons ici
contienne à l’état informe les matériaux des deux volumes annoncés. Cela
expliquerait certaines négligences. Les renseignements concernant les
sociétés secrètes reproduisent littéralement ceux du lieutenant Van de Yelde
dont nous parlerons plus bas. Van de Velde a publié en 1886 et le P. Merton
en 189:2. Le P. Merlon confirme les renseignements du lieutenant Van de Velde
puisqu’il les fait siens, mais il ale tort de ne pas citer sa source.
(2) Missionnaire Jésuite, arrivé au Congo vers la lin de l’année 1903. 11 résida
à Kisantu.
(3) Missionnaire Rédemptoriste. Voici comment il apprécie lui-même les
renseignements qu’il donne : « Ce petit travail pourrait peut-être paraître
assez téméraire pour quelqu’un qui n’a que trois ans de Congo. Mais veuillez
bien considérer que ce ne sont que des notes rapides, prises, il est vrai, à des
sources authentiques, mais au milieu des travaux incessants du saint minis-
tère. C’est un essai qui se complétera avec le temps et par un travail et une
expérience plus compétente que la mienne. Au reste, rien d’étonnant si l’on
n’est pas toujours d’accord en tous points, puisque les divergences viennent
ou de l’indifférence des peuplades ou de la crainte que. le noir a, comme natu-
rellement, de donner au blanc certains détails particuliers sur sa vie de
famille (pp. 33-34). » Parti au mois de décembre 1899, le R. P. Veys mourut le
3U octobre 19U3.
(4) Il ne parle que des rites d’initiation des je, unes fdles pubères, et ne le fait
qu’accidentellement en énumérant les différentes fonctions des ministres du
culte.
516
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Bas (De). Tijdsciirift van iiet Nkrerlandsch Aardrukskundig
(jEnoütschap, IV (1887), pp. 16^-175 : Een Nederlaudscfi
lieiziger aan den Congo, p. 174 (J).
Goquilhat. Sur le Haut-Congo. Paris, Lebègue, 1888, p. 501 (i).
Gostermans. Bulletin de la Société d’Études coloniales.
Il (1895), pp. ‘25-70 ; Le District du Stanleg-Pool, p. 09 (8).
Dannfelt. Mouvement Géographique, VII (1890), p. 19h-c : Les
indigènes du Bas-Congo. Mœurs et coutumes (4).
Fuchs (F.). Société nouvelle, Il (1889), pp. 847-854 : Mœurs
congolaises. Épreuves de ta casque. Adultère. Vols, pp. 850
et 851 (5).
Gilmont (L‘). Congo Belge, II (1897), pp. 187 et 188, 149-151,
101-108, 180 et 187, 197-199 : Le Mayombe, p. 108a (0).
Glave. Six gears of adventure in Congoland. London, Sampson
Low, 1898, pp. 80-88 (7).
Plas (Van den). Bulletin de la Société de Géographie
d’Anvers, XXI 11 ^1899), pp. 89-70 : Le Mayombe, p. 09 (8),
(!) Nous citons cet auteur parmi les fonctionnaires coloniaux, parce ([u’il écrit
d’après les notes de M. GresholT qui fut employé dans une compagnie hollan-
daise du Bas-Congo. Les renseignements sur le ndemho semblent inspirés par
les écrits de Bentley.
(2) Nous n’avons pas à nous occuper ici des renseignements que donne
Goquilhat au sujet de la pratique du ndemho chez les Bateke. Ces renseigne-
ments, comme l’a déjà fait remarquer Frobenius {op. cii., 54), sont traduits de
Bentley. Ajoutons que les connaissances de Goquilhat sur le Bas-Congo sont
moins sûres et moins complètes que celles qu’il possédait sur la région des
Bangala.
(3) .Avec Gostermans nous atteignons la limite orientale du Bas-Congo. Ses
renseignements sur les rites de la puberté sont peu nondjreux. Il se borne à
dire qu’à l’âge de la puberté les hommes changent souvent de nom.
(4) Le commandant Dannfelt, quia séjourné douze ans au Bas-Congo, aurait
connu la clef de la langue secrète des bakimba. C’est du moins ce qu’écrivit
en 1897 le lieutenant Gilmont (Congo Belge, 11 (1897), p. lt)3«).
(5) Ses observations se rapportent aux environs de Borna; peut-être aussi
au .Alajombe.
(fi) Nous devons au lieutenant Gilmont des renseignements très importants
sur l’ethnographie du Majombe, où il résida.
(7) M. Glave lit deux séjours au Congo : le premier de 1883 à 1886, comme
commandant du poste de Lukolela; le second de 1886 à 1889, comme explora-
teur. Il connaît surtout les environs de Lukolela et de Bolobo.
(8) .M. Van den Plas étudia assez en détail la région du Majombe. Ses rensei-
gnements sur l’éducation des élèves féticheurs sont peu complets.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
517
et Mouvement Antiesclavagiste, XIY (1902), pp. 247-258,
284-290, 317-323, 353-359.
Velde (Van de). Bulletin de la Société Royale Belge de
Géographie, X (1886). pp. 347-412 ; La région du Bas-Congo
et du Kivilou-Niadi, pp. 398-399(1).
Ward. Five gears ivith the Congo cannibals. London, Chatlo
and Windus, 1891, p. 54(2).
— Journal of tue Anthropological Institute, XXIV (1895),
pp. 285-299 : Ethnographical notes relating to the Congo
tribes, p. 288.
III. voyageurs
Armani (L.). Diciotto mesi al Congo. Milano, Fratelli Treves,
1907, p. 167(3).
Bastian (A.). Ein Besuch in San Salvador, der Hauptstadt
des Kônigreichs Congo. Bremen, Strack, 1859 (4).
— Die Deutsche Expédition an der Loangoknste, 2 vol. 1875.
Baumann (O.). Mitteilungen der .\ntiiropologischen Gesell-
SCHAFT, WiEN, XVll (1887), pp. 160-180 : Beitrâge zur
Ethnographie des Kongo, pp. 164/>-165a (5).
Btittner (D"). Mitteilungen der Afrikanischen Gesellschaft
IN Deutschland, V, fasc. 3 (1889), pp. 168-271 : Einige
(1) Le lieutenant Liévin Van de Velde a rendu de grands services à la cause
coloniale et à la science en même temps. C’est surtout au cours de l’expédition
chargée d’explorer le bassin du Kwilu-Niadi et commandée par Grant Elliott
(1883) qu’il recueillit les matériaux pour l’article que nous citons ici.
(2) 11 exisle des différences assez grandes entre les nkimba dont il parle
dans son livre et ceux dont il parle dans son article. Schurtz a utilisé les ren-
seignements contenus dans cet article.
(3) Chargé d’une mission au Congo, il fit un voyage de quinze mois dans ces
régions. 11 parle des rites de la puberté au Ivwango. 11 donne très peu de
détails. Pour lui le but de ces pratiques est de séparer les jeunes gens des
jeunes filles, jusqu’à ce qu’ils soient mûrs pour le mariage.
(4) Visita San Salvador en 1857 et fit partie en 1873-1875 de l’expédition alle-
mande qui explora la côte de Loango sous les ordres de Güssfeldt.
(5) Fit partie, avec O. Lenz, de l’expédition autrichienne de 1885 au Bas-
Congo. Nous n’insistons pas sur ces explorateurs qui furent déjà utilisés par
Frobenius. Dans les correspondances de Lenz (Peterm. Mitt., XXXIl (18861;
.AIitt. Geogr. Ges. Wien, XXIX (1886); G.vzette géogr. et Explor.ytion, II
(1886), nous n’avons rien trouvé qui intéresse spécialement les sociétés secrètes.
518
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Ergebnisse meiner Reise in West-Afrika in den Jahren
i884-i886, imhesondere des Landmnrsches von San Salva-
dor iïber den Quangonachdem Stanley-Pool, pp. 188-190 (1).
Chavanne (D"^). Reisen und Forschungen ini allen und neuen
Kongostaate. lena, H. Gostenoble, 1887, pp. 302, 400,
412 (2).
Cocheteux. Bulletin de l.\ Société d’Anthropologie de
Bruxelles, VIII (1889) : Contribution à l’étude de l’anthro-
pologie du Congo, p. 92(3).
Demeuse (F.). Catalogue de U Exposition de photographies
représentant des vues et types du Congo, ouverte au Cercle
artistique et littéraire. Bruxelles, Bourlard. 1890, et Bulle-
tin DE L.\ Société d’Antiiropologie de Bruxelles, IX (1890),
pp. 62-77 : Projections de vues photographicpies du Congo,
p. 66 (4).
Dupont (Ed.). Lettres sur le Congo. Récit d’un voyage scienti-
ficpie entre l' embouchure du fleuve et le confluent du Kassai.
Paris, Bheinwald, 1889, pp. 96-98(5).
Johnston (H. H.). The river Congo from ils mouth to Rolobo.
London, Sampson Low, 1884, pp. 69, 406-408.
— Proceedings of THE R. Geogr.\piiic.\l Society, London, V
(1) Considère l’institution du nkiinba comme intimement liée à la circonci-
sion. Ce serait pour ce motif que tous les jeunes gens doivent en faire partie
pendant un certain temps.
(2) Au cours d’un voyage de deux ans dans le Ras-Congo, il rassembla une
foule de renseignements qui sont consignés dans son livre (Cf. Mitt. Anthr.
Ges. WiEN, XVII (1887), pp. 121 et 122, un compte rendu de ce livre par O. Bau-
mann).On l’a accusé de plagiat. Le l)'" Zimmermann publia dans les I’reüssische
.Jaurbücher une longue liste de passages empruntés par Chavanne à Pecbuël-
Loesche, sans citation de source. Cf. Petermanns Mitteilungen, XXXIV
(1888), Litt. ber. n"ll.
(3) 11 ne parle pas des rites de la puberté proprement dits, mais il signale
que la puissance des féticheurs s’apprend et se transmet d’habitude de père
en fds. Nous y voyons une vague allusion à l’institution du nkimba.
(4) M. Demeuse a fait trois voyages au Congo. Signalons particulièrement
l’exploration qu’il fit en 1888 sur le steamer le Roi des Belges, et dont il remporta
une belle collection de photographies. Pour les commenter, il ne s’en tient
pas toujours à ses observations personnelles. C’est ainsi que tout ce qu’il
écrit au sujet des nkimba est tiré presque littéralement de Fuchs. L’inconvé-
nient ne serait pas sérieux, si le voyageur avait soin de citer sa source.
(5) En 1887, il remonta le Congo jusqu’à l’embouchure du Kassai. 11 dut un
grand nombre de renseignements àiM. Ulff, qu’il cite (p. 98).
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
510
(1883), pp. 569-581 : A visü to M’ Stanley s Station on the
river Congo, p. 572.
— JnURMAI. OF THE ANTIIROPOLnGIC.AL InSTITUTE, XllI (1881),
pp. 4-61-479 ; On the races of the Congo and the Portuguese
colonies in Western Africa, pp. 472 et 473(1).
Kingsley (M.). West African Studies. 2'^® éd. London, Mac-
millan, 1901, pp. 412, 448 et 449(2).
Lejeune (Ch.). Congo Illustré, III (1894), pp. 59-61 : Les
Inkimhas (3).
Lemaitre (H.). Bulletin de l.\ Société de Géogr.apiiie de
Rochefort, XVI (1894), pp. 89-123 : Dam le Bas-Congo,
pp. 115, 120 et 121 (4).
Morgan (E. Delmar). Proceedings of the R. Geogr.\piiical
Society, London, VI (1884), pp. 183-196 : Notes on the hiver
Congo, front its mouth to Stanleg-Pool, p. 193(5).
Nipperdey (H.). Ausl.and, LIX (1886), pp. 712-714 : Fetische
und Fetischglaube ini Westeii Afrika’s, p. 713 (6).
Pechuël-Loesche. Volksknnde von Loango. Stuttgart, Strec-
ker et Schrôder. 1907, pp. 95-97 (7).
(1) Il partit de Loanda en octobre 1882 et remonta le Congo jusqu’à Bolobo.
Il ne mit pas tout le soin voulu à observer les mœurs et les coutumes des
indigènes. Nous avons signalé quelques-unes de ses négligences.
(2) Nous ne citons ce livre qu’à cause du succès qu’il a recueilli. Les rensei-
gnements sur les sociétés secrètes sont trop généraux et se rapportent plutôt
au Congo français. Ils ne figurent pas dans la première édition.
(3) Les renseignements qu’il donne sur les nkimba ont été obtenus à
grand’peine de son boy « Mpanzu ». Son cuisinier Tjama-Majau, natif de Vivi,
était aflilié à la société.
(4) Il fit un voyage de plus de deux ans (1890-1892) au Bas-Congo pour la
maison Daumas et C‘® et visita successivement tous les comptoirs que possé-
dait cette maison.
(5) Il accompagna le général sir Fr. Goldsmith envoyé en mission au Congo
par l’Association internationale africaine, et débarqua à Banana, en sep-
tembre 1883.
(6) Au cours de son voyage, il vit un nkimba entre Isangila et Manjanga.
(7) Notre étude était à l’impression lorsque nous avons pris connaissance
de ce livre. A notre très vif regret, nous n’avons donc pas pu en tenir compte
au cours du travail. La Volkskunde von Loango forme le second volume de la
3'' série des publications de l’expédition allemande du Loango (1873-1876). Le
premier volume Landeskunde avait paru en 1882. Nous n’avons rien perdu à
attendre. Le savant professeur s’est occupé à contrôler, à vérifier et à compléter
ses renseignements par un second voyage et par des notes de M.M. Niemann,
520
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Slosse (E.). Congo Illustré, 111 (1894), pp. 26 et 27, 35-87,
■42 et 43, 54-56, 6Ü-63, 71 et 72, 76-78 : Le chemin de fer du
Congo. En avant avec la brigade d’études, p. 62 (1).
Vereycken. Congo Illustré, IV (1895), pp. 130 et 131, 137-139,
145-14-8 : La Région des cataractes, p. 147 (2).
IV. .\UTEURS DE SECONDE M.4IN
Ankermann (D'' B.). Anthropos, I (1906), pp. 914-949 :
UEthnogrctphie actuelle de l’ A fin que méridionale, 2“''' partie,
p. 936, trad. de Archiv für Anthropologie, Neue Folge,
IV (1906), p. 241 (3).
Chapaux (A.). Le Congo historique, diplomatique, physique,
politique, économique, humanitaire et colonial. Bruxelles,
Rozez, 1894, p. 581 (4).
Frobenius (L.). Adhandlungen der K. L. C. Akademie der
l’iiillips et l’oiistijn. Pour M. Perhuël-Loesdie le nkimha serait une gilde de
porteurs ou de commerçants dont l’origine remonterait à la grande époque
des Pombeiros. 11 aurait atteint son plein développement au Sud du Congo vers
le premier tiers ilu siècle précédent. Insensiblement il aurait gagné des adeptes
jusque vers la côte de Loango et aurait perdu sa signification première pour
servira des buts divers. Le principal signe de ralliement des alfiliés serait une
langue secrète d’un caractère tout artificiel. Nous avons pu constater qu’à
l’beure actuelle le caractère commercial du nkimba est effacé. Nous n’en
pouvons pas conclure à la fausseté de la thèse avancée par le professeur
Pechuël-Loesche; mais nous attendrons les arguments historiques sur lesquels
doit se baser cette thèse, avant de pouvoir nous y rallier.
(1) Il explique lui-même de quelle façon il a obtenu ses renseignements sur
les sociétés secrètes : « Je citerais bien des cas de cette religieuse discrétion
des initiés, mais je crois plus utile de raconter quelques généralités que je
suis parvenu à me faire expliquer par des gens du pays qui étaient à mon
service et qui se confiaient à moi pour me signaler des faits, tenus dans un
profond secret par leurs coreligionnaires ».
(:2) M. Vereycken ne parle pas des rites de la puberté. Nous le citons ici
parce qu’il nous apprend que les sorciers ont un costume spécial : ils ne
portent jamais que des tissus indigènes en fibres de palmier.
(3) Ankermann s’inspire surtout de Frobenius qu’il cite avec Karutz. Nous
attirons aussi l’attention sur la note du P. Schmidt dont nous avons cité un
passage à propos de l’étude du P. Callewaert.
(4) tin fait d’ouvrages généraux sur le Congo, nous nous contentons de
celui-ci. Les renseignements de Chapaux sont tirés en grande partie du lieute-
nant Van de Velde.
LES SOCIÉTÉS SECRÉTES AU BAS-CONGO
5*21
Naturforscher zu Halle, LXXIV (1808), n” 1 : Die Masken
nnd Gehcimbünde Afrikas, pp.
Grünewald. Jaiiresberichte des Vereins für Erdkunde zu
Metz, XII (1889-90), pp. 53-58 : Ueber die Rechtssilten,
p. 55(1).
Haulleville (de) et Coart. Annales du Musée du Congo.
Ethn. et Anthr., S*" série, I, fasc. 2 (1902-1900), pp. 199-206 :
Les sociétés secrètes reproduit dans Le Congo, IV (1907)
pp. 162-108 (2).
Karutz. Mitteilungen der Geographischen Gesellschaft zu
Lübeck, 2'“ série (1901), fasc. 15 : Die Afrikanischen Hôr-
ner masken (3).
Meinhof (G.). Globus, LXVI (1894), pp. 117-119 : Die Geheim-
sprachen Afrikas (A).
Mondière (A. T.). Revue d’Anthropologie, 3'^ série, VIII
(1885), pp. 539-541. Compte rendu de l’article de IL H.
Johnston : On the races of the Congo and the Portugnese
colonies in Western Africa, p. 541 (5).
Reclus (ÉL). Nouvelle Géographie xuiiverselle. Paris, Hachette.
Vol. XHI (1888), p. 350 \0).
Schurtz (H.). AltersklassennndMünnerbnnde. Berlin, Reimer,
1902 (7).
Wauters (A. J.). Congo Illustré, I (1892), p. 3 : Les Inkirn-
bas (élèves féticheurs) (8).
(1) Johnston et Lenz figurent parmi ses principales sources.
(2) Description assez détaillée des rites du nkiniba et du ndemho. Les
renseignements sont empruntés surtout au H. P. Goedleven, au Uev. Bentley
et à Coipiilhat. En parcourant cette belle collection aux illustrations nombreuses
et bien réussies, on regrette vivement de ne jamais rencontrer une référence
bîbliographiiiue. Voir les groupes A'inkmba du Majomhe et de la région des
cataractes (Le Congo, IV, 1907), pp. 163, 165, 166, 167.
(3) Il ne m’a pas été possible de consulter cette publication.
(4) Meinhof, pour la partie de son article qui nous intéresse ici, s’est inspiré
du Dictionary and Grammar de Bentley.
(5) C’est une simple analyse des idées de Johnston.
(6) Parmi les ouvrages d’un intérêt géographique ou ethnographique géné-
ral, c’est le seul que nous citions ici. Beclus s’est inspiré de Bastian.
(7) Comme nous l’avons indiqué plus haut, Schurtz s’en remet pour la docu-
mentation de l’Afrique occidentale à Frohenius. Voir la traduction dans le
Bulletin de la Société d’études coloniales, t. X (1963), pp. 249 et 250.
(8) Cet article n’est pas signé. C’est à la suite de Frohenius que nous l’attri-
buons au distingué directeur du Congo illustré. La plupart des renseigne-
ments remontent à F. Fuchs, peut-être par l’intermédiaire de F. Uemeuse.
Certains renseignements semblent puisés à des sources inédites.
522
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Zaborowsky. L’Anthropologie, VII (1896), pp. 653-675 :
La Circoncision, ses origines et sa répartition en Afrique
et à Madagascar, p. 66'â (1).
Historical Sériés. Missions in Africa (The Congo). Boston
(Mass.) American Baptisl Missionarv Union, 1905, pp. 14 et
15 (2).
(1) Les détails qu’il donne sur la circoncision chez les populations du Bas-
Congo proviennent de Waitz et du 1)'' Pechuël-Loesche.
('2) Renseignements empruntés à Mrs .Mary H.Kingsley et au Rev. H. Richards.
LE PRINCIPE D’LNERTIE
I. — Le Mouvement
1. — Uopinion de M. Poincaré sur la rotation
de la Terre
« Cette affirmation : la Terre tourne n’a pas de
sens (i). » En énonçant cette proposition M. Poincaré a
scandalisé de nombreux esprits, et il a dû se défendre
de reprendre pour son compte la théorie des adversaires
de Galilée.
Il admet que la Terre tourne ; et cette vérité, nous dit-
il, il la met sur le même pied que celle du postulat d’Eu-
clide, ou de l’existence des objets extérieurs. Il est vrai,
le sens qu’il donne à ces deux affirmations n’est peut-
être pas celui de tout le monde. Elles expliquent, nous
dit-il, un nombre de faits incomparablement plus grand
que les affirmations contraires. Il est donc plus com-
mode d’admettre celles-là que celles-ci. L’hypothèse de
la rotation de la Terre, elle aussi, explique de nom-
breux phénomènes physiques qui restent sans lien dans
l’hypothèse contraire. La première est donc pjhysique-
ment^Xw^ vraie que la seconde (2).
D’autre part, dit toujours l’éminent mathématicien,
« il n’y a pas d’espace absolu; ces deux propositions
(1) La Science et l’Hypothèse, chap. VII.
(2) La Valeur de la Science, chap. XI, p. 272.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
contradictoires : la Terre tourne et la Terre ne tourne
pas ne sont donc pas ciné mat iquement plus vraies l’une
([ue l’antre. Affirmer l’une en niant l’antre au sens
cinématique, ce serait admettre l’existence de l’espace
absolu. »
Nous avons essaj^é d’exposer aussi fidèlement que
])ossible la pensée de l’auteur, et nous pouvons la résu-
mer dans cette proposition : Cette affirmation : la Terre
tourne et sa contradictoire sont érjalemeut vraies ciné-
mat iquement ; physiquement, la première est plus
vraie que la seconde.
M. Poincaré explique pourquoi il distingue entre la
solution cinématique et la solution physique du pro-
blème. 11 ne croit pas à l’existence d’un espace absolu
et, ])ar une conséquence rigoureuse, il nie celle d’un
mouvement absolu. Il n’y a donc que des mouvements
relatifs. Je considérerai donc arliitrairement le ciel se
déplaçant par rapport à la Terre, ou la Terre se dépla-
çant }iar ra[)port au ciel, sans que l’un des deux points
de vue soit })lus vrai que l’autre, et selon que j’aurai
choisi l’im ou l’autre, je dirai : le ciel tourne ou la Terre
tourne. Telle est la solution cinématique à laquelle
conduit le raisonnement à priori.
D’autre part, l’observation intervient et montre une
séide de phénomènes, l’aplatissement de la Terre par
exemple, que le mouvement relatif ne saurait expliquer.
L’hyjiothèse de la rotation de la Terre étaWit un lien
naturel entre ces phénomènes. L’auteur en conclut
qu’il est [dus vrai, lisons : [dus commode, de dire : la
Terre tourne que de dire : le ciel tourne. Mais alors on
[larle au sens physique.
Cette solution ne semble pas avoir pleinement satis-
fait son auteur. Il a[)[)elle cette ([uestion « une question
fort iiii[)ortante et môme quelque j)eu troublante » (1).
(1) La Science et rHiipothèse, chnp. Vll, p. 139.
LE PRINCIPE d’inertie
525
Nous allons l’étudier, moins pour l’intérêt qu’elle
présente par elle-même que pour les conséquences (pi’on
en peut déduire par rapport au principe d’inertie.
2. — L’Espace absolu
Y a-t-il un espace absolu ? Telle est la question fon-
damentale à résoudre, et nous n’hésitons pas à répondre
par la négative.
C’est l’avis de nombreux savants parmi lesquels se
place résolument M. Poincaré : « Je ne puis en aucune
façon adopter cette manière de voir » (1), dit-il, en
parlant de l’opinion de Newton.
C’est aussi l’opinion de Leibniz. Il admet l’idéalisme
de l’espace et du temps contre Newton qui en faisait des
réalités et des attributs de Dieu. Leibniz soutient que
l’espace et le temps ne sont que des ensembles de rela-
tions. Si deux objets sont toujours différents, ce n’est
pas parce qu’ils occupent des lieux différents (dans un
espace alisolu et vide), mais parce qu’?7s soutiennent
des relations différentes avec le reste du monde (2).
11 existe un espace absolu. Ou cette proposition n’a
aucun sens, ou elle signifie que Lespace absolu est un
riuelque chose distinct du })ur néant qui a sa réalité
propre indépendante de toute autre, et que Ton peut
concevoir subsistant par lui-même, alors qu’aucun
corps n’existerait. Dès lors, nous le demandons, que
manque-t-il à cette réalité, douée d’ailleurs de la pro-
priété de la divisibilité, pour constituer ce que nous
appelons un corps? Car enfin, du moment qu’elle existe,
elle a sa nature propre, elle est ceci et pas cela. Elle a
ses propriétés naturelles que je pourrai étudier. Je
(1) La Science et l' Hypothèse, chap. V, p. 99.
(2) L. Couturat, Le Système de Leibniz d’après M. Cassirer. Revue de
Métaphysique et de Morale, 1903, p. 87.
526
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
pourrai, par exemple, me poser cette question : Quand
un corps traverse l’espace absolu, y a-t-il au sein de
celui-ci séparation de parties, pour faire place au
mobile? Si l’on affirme qu’il en est ainsi, on devra attri-
buer à cet espace les ])ropriétés de l’élasticité ou de la
fluidité. Si on le nie, au contraire, il faudra lui attribuer
la propriété de la compénétration, et on aura à étudier
la nature de celle-ci. Bref, quelque nom que l’on donne
à cet espace, en réalité ce sera le milieu corporel, ana-
logue à l’éther de la science moderne, au sein duquel
sont plongés tous les autres corps. On clierchei-ait
vainement un caractère nettement défini qui permît de
distinguer la nature de corps et celle d’espace absolu.
Tout s’ex])lique, au contraire, lorsqu’avec Leibniz on
considère l’espace comme un ensemble de relations
soutenues par les corps. Dans la pensée de ce philo-
sophe, on ne doit pas dire : le corps est dans l’espace^
mais bien : V espace est dans le corps. Il est dans le corps
comme le mode est dans la réalité subsistante, le relatif
dans l’absolu.
Certains philosophes espèrent sauver la notion d’un
espace absolu, en invoquant celle d’un esj)ace imagi-
naire, ou encore celle d’un espace possible. Que
veulent-ils dire? Entendent-ils j>ar espace imaginaire, un
espace qui n’aurait de réalité que dans l’esprit de celui
qui le conçoit? Mais alors, quelle influence peut avoir
sur la forme d’un corps ou sur sa déformation une réa-
lité qui est en dehors de ce corps? Gela pourrait se
concevoir peut-être dans certains systèmes philoso-
phiques qui nient l’objectivité des corps; mais dans ce
cas il faudrait du moins reconnaître que la théorie de
l’espace absolu est essentiellement liée à ces systèmes.
Un espace possible ne se conçoit pas davantage,
car un contenu réel ne saurait être enfermé dans un
contenant possilile.
LE PRINCIPE d’inertie
527
3. — Conséquence de l’impossibilité
d’un espace absolu
Avec M. Poincaré, nous rejetons donc l’idée d’un
espace absolu et, toujours avec lui, nous en déduisons
cette première conséquence qu’on ne peut concevoir un
mouvement absolu. Un pareil mouvement exigerait en
effet des points de repère, ayant une position absolue,
ce qui supposerait l’espace absolu. Il n’y a donc que
des mouvements relatifs.
Mais il faut encore admettre bien d’autres consé-
quences, en particulier celle-ci : des corps isolés ne
sauraient occuper de positions déterminées, les uns
par rapport aux autres.
La raison en est évidente. En l’absence d’un espace
absolu, deux points ne pourraient avoir deux positions
absolues déterminées. Ils ne sauraient donc avoir de
distance déterminée. Celle-ci, en effet, s’obtient par la
mesure prise entre deux points de positions déterminées.
Deux corps isolés n’auraient donc entre eux aucune
distance de mesure déterminée. D’où viendrait en effet
cette détermination? De la nature intrinsèque des corps?
Non évidemment. De leur position absolue? Iis n’en
ont pas. Ainsi donc trois corps isolés, par exemple, ne
formeront pas un triangle possédant des côtés et des
angles de valeurs déterminées.
Est-ce à dire qu’on ne puisse concevoir la coexistence
de plusieurs corps absolument isolés les uns des autres ?
On le peut, mais alors il faut les imaginer sans rela-
tions spatiales, les uns par rapport aux autres. Ils
n’auraient entre eux ni relations de distance, ni rela-
tions d’orientation. Nulle énergie n’aurait prise pour les
rapprocher et les mettre en contact. Chacun d’eux
serait comme inexistant pour les autres. En l’absence
de relations spatiales, nulles relations mécaniques ou
528
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
physiques ne seraient possibles entre ces corps, et par
suite l'action à distance apparaît connue un non-sens.
Une nouvelle conséquence découle de celle que nous
venons de déveloj)per. La niasse, au sein de laquelle
s’etfectuent nos ol)servations, forine nécessairement un
continu. Ce continu pourra exclure toute cavité ou bien
atlécter la forme réticulaire. La présence de cavités
n’est pas sans soulever quehpies diliicultés et il serait
j)lus commode de les exclure. Mais ni le raisonnement
à priori ni les données de l’expérience ne semblent
nous en donner le droit. Tout ce que nous pouvons
faire, c’est d’exposer nos hyj)otlièses, en siq)posant un
continu sans cavités. 11 sera ensuite facile de les étendre
au cas d’un continu à forme réticulaire.
Ainsi donc, pour nous, la masse de l’Univers forme
un continu dont aucune portion n’est totalement isolée
de l’ensemble.
Ici une question se }>ose. Le continu, du moins le con-
tinu réticulaire, peut-il se concilier avec l’iijqiotlièse
d’atomes insécables et de forme invariable? Par lui-
même il n’y répugne pas. Mais, si l’on remarque que la
masse dont nous parlons est composée d’éléments se
dé|)laçant les uns par raj)port aux autres, et que d’ail-
leurs ces déplacements devraient se pi'oduire sans qu’il
y eut jamais complète cessation do contact, il parait bien
difficile d’admettre des atomes rigides et insécables.
Pour nous, nous regardons comme riiypothèse la plus
vraisemblable, celle d’après laquelle la masse de l’Uni-
vers forme un continu au sens strict du mot, c’est-
à-dire un continu excluant les atomes rigides et insé-
cables. Il jouirait de la double pro}uiété de la fluidité et
de l’élasticité. Une particule de matière pourrait donc
se séparer d’une autre particule quelcoii([ue, et de môme,
adhérer à une autre particule quelconque. Ainsi encore
cette particule quelconque pourrait se condenser en
elle-même, ou se dilater, sans qu’on imagine, dans son
LE PRINCIPE d’inertie
529
sein, des éléments qui se rapprochent ou s’éloignent à
travers le vide. Au sens strict du mot, une particule
de matière cliangerait de forme et de volume.
Cette conception de la comjtosition de la matière est,
nous le savons, contraire à celle de Descartes et elle n’a
peut-être pas encore aujourd’hui un très grand nomlDre
de partisans. Elle en a pourtant. Du reste, remar-
quons-le bien, les savants qui la repoussent reconnais-
sent en général que l’expérience ne donne sur ce point
aucune indication absolument concluante. Qu’on sub-
stitue à l’hypothèse d’atomes indivisibles, se déplaçant
dans le vide, l’hypothèse de centres de condensation
maximum évoluant au sein d’un milieu continu suffi-
samment raréfié, et rien ne sera sensiblement changé
aux résultats de l’observation. On n’aurait aucune
objection à nous opposer au nom de celle-ci.
Le chef de l’école atomique en France, M. Wurtz,
reconnaît lui-même que l’hjqjothèse des atomes discon-
tinus n’est pas indispensable et ne constitue pas une
théorie parfaite.
D’après M. Schützenberger (1), « la notion des atomes
et de la matière discontinue est une hypothèse et rien de
plus... L’atome chimique ne constitue pas nécessaire-
ment une petite masse non divisible, invariable en poids,
en forme et en volume » . 11 dit plus loin : « A l’idée de
petites masses isolées dans l’espace, on a opposé une
hypothèse plus large et plus en harmonie avec les ten-
dances philosophiques actuelles. Une matière continue,
homogène et jparfaitement élastique remplirait
runivers... L’élasticité parfaite de ce qui forme l’Uni-
vers est une conséquence directe du principe de la
conservation de la force vive » .
Ecoutons M. Bergsen (2) : « ... La science revient en
(1) Traité de Chimie générale, f. I, Introduction.
(:2) Perception et matière. — Revue de Métaphysique et de Modale,
1896.
IID SÉRIE. T. XII. 3.i
530
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
dépit des apparences... k l’idée de la continuité univer-
selle. Science et conscience sont, au fond, d’accord... On
n’expliquera donc j'ainais pai' des particules, quelles
qu’elles soient, les propriétés simples de la matière...
La Cdiimie étudie moins la matière que le corps; on
conçoit donc qu’elle s’arrête à un atome doué encore
des propriétés générales de la matière. Mais la
matérialité de l’atome se dissout de plus en plus
sous le regard du physicien ». Et plus loin : « toute
pliiloso])hie de la nature finit par ti'ouver la disconti-
nuité incompatible avec les propriétés générales de la
matière ».
D’après Faraday, chaque atome (point do croisement
des lignes de force) occupe l’es^iace tout entier, et tous
les atomes se pénètrent les uns les autres. Si nous
remarquons qu’un ensemble d’atomes occupant chacun
tout l’espace forme un continu que ne suj)porte aucune
autre réalité, et représente par conséquent une
réalité indépendante, douée d’ailleurs de la pro}>riété
de l’étendue ; nous devons reconnaître que cet ensemble
d’atomes constitue un milieu matériel réalisant les
propriétés de celui que nous avons décrit. La théorie
de Faraday est donc, au fond, la nôtre.
Citons encore M. Hannequint (1) : « L’atome phy-
sique n’est point imposé à la science par la réalité mais
])ar notre méthode et par la nature même de notre
connaissance... L’atome... n’est rien de réel. »
M. Duhem, lui aussi, croit à la continuité de la
matière.
M. de Lapparent (2), il est vrai, estime que, plus la
science marche et })lus elle semble s’orienter définitive-
ment vers le discontinu. Les électrons, les ions, les
(1) Essai critique sur l'Hypothèse des atomes dans la science contempo-
raine, par M. Hannequint. Le Couturat, HkvL'E de iMétaphysioi'E et de
Morale, 1896.
(2) Science et Apologétique.
LE PRINCIPE D INERTIE
53i
corpuscules radiants plaident tous, à son avis, pour
cette conception. Au premier abord, en elfet, il pourrait
sembler que ces nouvelles théories fournissent une
présomption en faveur du discontinu. Mais, en y regar-
dant de plus près, on s’assure qu’elles sont plutôt favo-
bles à la thèse de la continuité. Que penser d’un atome
réputé jusqu’ici rigide et insécable, qui se résout en
électrons, eux-mêmes composés de charges électriques
élémentaires constituant un champ de forces variable?
Que penser de cette conception de deux atomes de
nature distincte, l’atome matériel, et l’atome élec-
trique (1), susceptibles de se transformer l’un dans
l’autre, ayant chacun leur masse caractéristique rela-
tive à des énergies distinctes? Que penser enfin de
cette notion d’une masse variant avec la vitesse (2)?
Ces notions nouvelles ne nous paraissent guère favo-
riser la théorie de l’atomisme.
4. — Rotation de la Terre
Revenons à la question qui a été notre point de
départ, et demandons-nous, s’il faut considérer le mou-
vement de la Terre comme un mouvement absolu ou
relatif. D’une part, la négation d’un espace absolu nous
conduit à conclure que ce mouvement est relatif. Et
pourtant, regardons-y de plus prés. Pour plus de sim-
plicité, nous imaginerons le système de la Terre et du
ciel réduit à celui de deux aiguilles A, B tournant l’une
par rapport à l’autre autour d’un axe imaginaire pas-
sant par leurs milieux et perpendiculaire à leur plan.
Nous allons essayer de discerner dans ce sj^stème en
mouvement, ce qu’il y a d’objectif et par conséquent
(1) Voir M. T. Cvém\mrLe prohl'eme de la gravitation universelle. Revue
GÉNÉRALE DES SCIENCES PURES ET APPLIQUÉES, 15 janvier 1907.
(2) MM. E(i. et François Cosserat. Comptes rendus de l’Académie des
Sciences, CXL, p. 3 avril 1905.
532
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
d’indépendant de notre esprit, et ce qui, au contraire,
dépend du point de vue arbitraire où il peut nous plaire
d’envisager le phénomène.
Par le fait que les aiguilles ont un mouvement rela-
tif l’iine par rapport à l’autre, il y a objectivement
déformation au moins géométrique du système : un
angle a changé de valeur. J’ajoute qu’il y a objective-
ment déformation 'physique. La première déformation
entraîne en effet la seconde; et, si de la matière dont
était fait un cube je façonne une sphère, le cube et la
sphère représenteront deux corps différents, non seule-
ment géométriquement, mais encore physiquement.
Des cohésions et des pressions, ])ar exein])le, })ropriétés
essentiellement physiques, auront lieu entre des élé-
ments différents, selon que l’on considère le cube ou la
sphère, l^our en revenir à nos deux aiguilles, par le
fait qu’elles forment un système, elles ont une position
déterminée l’une par rapport à l’autre. D’après ce que
nous avons dit, elles forment donc un continu; et, alors
même que la rotation ne déterminerait ni dilatation ni
contraction, elle produirait au moins des changements
de contact. Or, nul changement ne peut se produire
dans un système, sans qu’un changement se produise
au moins dans un de ses éléments. Donc, un change-
ment s’étant produit ici dans le système des aiguilles A
et B, A ou B, sinon A et B ont dû subir une modifica-
tion. Sans doute, il est indifterent que ce soit A ou B,
et dans les deux hypothèses l’explication sera la même,
mais dans la réalité, ce sera A ou ce sera B, sans que
le choix dépende de la détermination de mon esprit. Je
peux bien, en effet, concevoir un cheval abstrait qui
n’ait aucune couleur déterminée, et lui attribuer celle
qu’il me plaira de lui donner, mais dès qu’il s’agit d’un
cheval concret réellement existant, il sera blanc ou de
toute autre couleur, mais il aura une couleur déterminée
à l’exclusion de toutes les autres, et cela jtar le seul fait
LE PRINCIPE d’inertie
533
de son existence. De même le système concret AB
placé sous mes yeux, ayant subi une déformation
objective, A ou B ou toutes les deux auront subi des
modifications objectives, et, si c’est grâce à une modi-
fication de A que s’est produite la déformation du
système, je ne pourrai l’attribuer à une modification de
B sans concevoir une fausseté, alors même que celle-ci
expliquerait aussi bien la déformation des systèmes.
Ces considérations â priori peuvent être confirmées
par l’observation. Si nous imaginons le système AB en
mouvement, les lois de la mécanique exigent le déve-
loppement d’une force centrifuge, au sein de la masse
de A, de celle de B, ou de toutes les deux. L’existence
de cette force sera un fait de constatation sur lequel le
point de vue arbitraire de notre esprit n’aura aucune
prise. Nous constaterons, par exemple, que A développe
une force centrifuge, tandis que B n’en développe pas.
Mais, alors, s’il n’y avait qu’un phénomène relatif,
mon esprit aurait le droit de considérer le mouvement
du système AB comme provenant tout aussi bien d’une
modification de B, A n’en subissant aucune. Quelle
qu’en soit la nature, comment une force centrifuge
naîtrait-elle du corps A supposé inerte et immobile?
Evidemment, il y a un lien entre l’apparition de cette
force et la modification que subit le corps au sein duquel
elle se développe ; et puisque cette force a une valeur
objective, cette modification ne saurait avoir un carac-
tère purement relatif.
Nous venons d’analyser la difficulté que M. Poincaré
estime quelque peu troublante. En l’absence d’un espace
absolu, on ne voit aucune particularité du système
AB qui autorise à considérer comme plus vraies l’une
que l’autre, ces deux propositions : A tourne par rap-
port à B, ou B tourne par rapport à A. Et pourtant, à
priori, cette particularité doit exister, car rien d’indé-
terminé ne peut se rencontrer dans le domaine du
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
53 i
concret. Quiconque dit : pair ou impair à qui lui pré-
sente une main remplie de billes, dit : ou vrai ou faux.
11 n’y a pas de milieu.
M. Poincaré nous dit bien qu’il est physiquement
plus vrai de dire : la Terre tourne. Mais l’explication
qu’il donne du mot physiquement ne nous satisfait pas
complètement. C’est plus vrai, nous dit-il, parce que
c’est plus commode. Que penser de celui qui, ne redou-
tant pas le compliqué, opterait pour le moins commode
et dirait : la Terre est immobile^ Nous le demandons,
supprimerait-il à l’instant la force centrifuge de la Terre,
et par un simple mouvement de sa pensée ébranlerait-il
le ciel en y transportant cette même force ? Ce nou-
veau Jupiter tient vraiment sur l’ancien le record de la
puissance.
Qu’il nous soit permis de proposer une autre
explication et de la formuler dans cette proposition :
Il n’existe pas de mouvement exclusivement local;
tout déplacement de matière est essentiellement lié à
une modification ph ysique de celle-ci.
Ce principe admis, la contradiction précédemment
signalée disparaît. Considérés dans leur nature abs-
traite, les dé})lacements de la Terre et du ciel pris en
tant que déjdacements sont purement relatifs, et par
suite, toujours dans l’ordre abstrait, c’est-à-dire au
point de vue purement cinématique. Je })uis dire indifié-
remment l’im ou l’autre, et cela, précisément parce
que je fais abstraction de ce par quoi, au concret, c’est
l’im plutôt que l’autre des deux éléments, ciel et Terre,
qui se trouve en mouvement. Mais dans l’ordre con-
cret, ces déplacements sont accompagnés, disons-nous,
de modifications phjï^iques, com})ressions, dilatations
ou autres, et alors, il sutfira d’examiner lequel des
deux corps affecte ces modifications, ou ])lutôt dans
quelle mesure chacun d’eux en est afiécté, pour pou-
voir décider la part de mouvement qui revient à chacun.
LE PRINCIPE d’inertie
535
5. — On ne saurait concevoir de mouvement
exclusivement local
Nous allons démontrer la proposition que nous
venons d’énoncer.
Remarquons d’abord que, de fait, on ne constate
aucun mouvement qui ne soit accompagné de quelque
altération dans les propriétés physiques des coiqis en
mouvement. Mais il s’agit d’examiner si ces altérations
sont essentielles, ou si toutes ne tiennent pas à de pures
circonstances accidentelles, qu’on pourrait écarter, au
moins par la pensée. Nous prétendons que la modifica-
tion physique fait partie essentielle de la nature même
du mouvement concret.
Nous venons d’opposer ces deux concepts : déplace-
ment géométrique et modification physique. On nous
demandera peut-être ce que nous entendons au juste
par cette dernière expression. Elle n’a pas de sens,
nous l’avouons, pour ceux qui expliquent, par des
déplacements plus ou moins rapides, tous les phéno-
mènes physiques et chimiques. Mais que penser de cette
théorie? Ceux qui admettent les conclusions précé-
dentes auront bien de la peine à la défendre. Leurs
atomes, privés de la faculté de franchir à travers le
vide une distance que d’autres supposent séparer deux
portions de matière, seront donc astreints à longer,
sans jamais s’en écarter, les rivages auxquels ils sont
attachés; et cette laborieuse navigation de cahotage
ne sera guère favorable aux évolutions que semble
exiger la variété infinie des phénomènes physiques et
chimiques.
Mais ce n’est pas tout. Le continu suppose la cohé-
sion. S’il y a donc déformation au sein d’un continu,
alors même qu’il i\’y aurait ni contraction ni dilatation
proprement dite, il y aurait du moins production et des-
536
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
truction de cohésion sur certains points du continu.
Nous aurions donc bien de vraies modifications phy-
siques qui ne sauraient se réduire à de purs déplace-
ments géométriques. Le seul refuge qui semblerait
rester aux partisans de la théorie atomique, serait
d’imaginer que la déformation est produite par le glis-
sement les uns contre les autres d’atomes contifius sans
être continus. Mais alors, du mouvement de ces atomes
en contact naîtraient des pressions, des résistances au
mouvement, phénomènes distincts de j)urs déplace-
ments géométriques et que nous pouvons considérer par
conséquent comme des phénomènes physiques.
On le voit donc, de quelque manière qu’on explique
les phénomènes auxquels le mouvement donne lieu, il y
en aura toujours qui ne sauraient se réduire à de purs
déplacements géométriques. C’est de ces })hénomènes
que nous voulons parler, quand nous disons <[ue tout
déplacement local est accompagné de quelque modifi-
cation physique.
La démonstration de cette affirmation découle de la
nécessité de résoudre la difficulté soulevée précédem-
ment. Si le système AB est en mouvement, avons-nous
dit, A ou B subit individuellement une modification.
D’ailleurs, ce ne peut être un déplacement absolu
puisque nous avons exclu ce genre de déplacement. Il
ne peut être davantage question du mouvement relatif
du système, puisque ce mouvement n’a rien d’indivi-
duel et ne jteut être attribué d’une façon déterminée et
s’im])Osant à l’esj)rit, à A plutôt qu’à B ou inverse-
ment. La modification que subit A, ])ar exemple, et que
mon esprit n’a pas le droit de transporter à B est une
modification physique.
Nous avons dit encore qu’on ne peut concevoir un
ensemifie de corps ayant entre eux des relations spa-
tiales, c’est-à-dire des positions déterminées les unes
par rapport aux autres, qu’à la condition de les conce-
LE PRINCIPE d’inertie
537
voir coinine formant un continu plein ou réticulaire.
Or, clans un tel milieu, il est malaisé de concevoir des
mouvements cjui se réduiraient à de purs déplacements
géométricpies. La déformation de volume qui se pro-
duira nécessairement entraînera des modifications
physiques au sein de sa masse. C’est ce que nous avons
d’ailleurs déjà remarc[ué plus haut.
Faisons encore cette observation. Toute modification
de volume implique au minimum un changement dans
les associations de particules matérielles en contact. Des
contacts disparaissent, d'autres s’établissent. Si ces
contacts ont lieu entre particules continues, il y aura
destruction et production de cohésion entre ces parti-
cules. S’il y a seulement contiguïté, il y aura disparition
et apparition de pressions. Dans les deux cas, il y aura
modification physique au sens où nous l’avons définie.
Mais la principale raison que nous avons d’affirmer
l’existence de cette modification phj^sique est tirée de la
conception que nous nous faisons de l’espace.
L’espace, avons-nous dit, ne possède pas de réalité
indépendante des corps. Il constitue, comme dit Leib-
niz, un ensemble de relations entre les éléments des
corps, et c’est seulement par la puissance d’abstraction
de notre esprit, que nous le séparons du corps qu’il
affecte. Or, le déplacement n’est qu’une modification de
cet ensemble de relations. Si donc, à un ensemble
déterminé de ces relations correspond un corps de
nature physique déterminée, la modification des rela-
tions entrainera nécessairement une modification de la
nature phj^sique elle-même du corps qu’elles affectent.
En d’autres termes, si l’espace affecte une nature
physique donnée, la modification de cet espace affectera
une modification de cette nature physique. Ges deux
modifications constituent les deux éléments essentiels
du mouvement. Au concret, l’un ne peut être produit
sans l’autre. L’abstraction seule peut les séparer et
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Ô38
dégager du mouvement concret l’objet formel de la
cinématique qui n’y considère que le premier élément.
La conception d’une modification physique, insépa-
rable de tout déplacement local, peut être considérée
comme gagnant tout le terrain que perd la théorie
mécanique de l’univers. Or, ces pertes s’accroissent
chaque jour, ^mici, par exemple, ce que dit M. Poin-
caré : « La composition mécaniste de l’univers, qu’on
admette l’hypothèse des atomes allant en ligne droite,
et ne déviant que par le choc, ou l’attraction à distance
offre en dehors de certaines difficultés méta])hysiques
des difficultés tirées de l’exjiérience. Dans l’hypothèse du
mécanisme, tous les phénomènes doivent être réver-
sibles... L’expérience met au contraire, en évidence, une
foule de phénomènes irréversibles. Un corps chaud mis
en présence d’un corps froid lui communique de sa
chaleur. Le ])hénoinène inverse ne se ])roduit pas (i). »
Le même auteur constate un peu ])lus loin qu’on a eu
recours, pour concilier le mécanisme et l’expérience, à
l’intervention de moucements cachés. Lhie concejdion
aussi gratuite rend quelque })eu suspecte la théorie
qu’elle vient apjtuyer.
M. Bergen semble être avec nous lorsque, dans
l’article déjà cité, il met en relief, d’une })art la difficulté
d’admettre un mouvement pu renient relatif, de l’autre la
difficulté d’admettre un esjiace absolu que paraît exiger
la notion d’un mouvement absolu. Il reconnaît, qu’au
point de vue géométrique, on peut soutenir que le mou-
vement est relatif. INlais, ajoute-t-il, « qu’il y ait un
mouvement réel, personne ne peut le contester sérieu-
sement, sinon rien ne changerait dans l’univers, et sur-
tout on ne voit pas ce que signifierait la conscience que
nous avons de nos propres mouvements... Mais s’il y a
un mouvement absolu, peut-on persister à ne voir
(1) Revue de Métaphysique et de Morale. Le Mécanisme et l’Expé-
rience.
LE PRINCIPE d’inertie
539
dwis le mouzetaent qu’un changement de lieu ^ 11 fau-
drait alors ériger la diversité de lieu en différence abso-
lue et distinguer des positions absolues dans un espace
absolu. Newton est allé jusque-là {Principia, Ed. Thom-
son, 1871, pp. 6 et suiv.), suivi d’ailleurs par Euler
[Theoria motus corporum solidorurn^ 1765, pp. 30-33)
et par d’autres. Mais cela peut-il s’imaginer ou même se
concevoir? >
Ainsi donc, pas plus que nous, M. Bergen ne peut se
résigner à voir dans le mouvement un simple change-
ment de lieu. Nous n’osons affirmer qu’il admette toutes
nos conclusions. 11 n’en est pas moins vrai qu’elles
paraissent découler des prémisses de l’auteur.
En terminant, nous pouvons citer à l’appui de notre
thèse, M. Languevin, professeur suppléant au Collège
de France. Dans un très remarquable Mémoire sur la
physique des électrons (1) il a montré, entre autres
résultats, que toute vitesse, même constante^ et par
conséquent tout dé])lacement d’un mobile électrisé sup-
posait une dépense d’énergie se produisant tout le
temps où le corps se déplace. D’après l’auteur, il
aurait production d’un champ magnétique au moment
de la mise en mouvement du mobile, qui impliquerait
une dépense d’énergie proportionnelle, en première
approximation, pour les vitesses faibles par rapport à
celles de la lumière, au carré de la vitesse, c’est-à-dire,
de même forme que l’énergie cinématique ordinaire.
Donc, conclut-il, une pat'tie au moins de l’ inertie d’un
corps électrisé est une conséquence de sa charge élec-
tricque.
Tout déplacement étant accompagné d’une quantité
d’inertie, si celle-ci implique une dépense d’énergie, tout
déplacement est bien lié à une modification physique.
(1) Rapport présenté au Congrès international des Sciences et des Arts à
Saint-Louis, le 22 septembre 19üi. Revue générale des Sciences pures et
APPLIQUÉES, 1905, p. 257.
540
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
II. — Critique du Principe d’inertie
1. — La Causalité et le Principe cV inertie
Avant d’exposer notre avis, transcrivons celui qu’ex-
prime M. Poincaré dans son ouvrage, La Science et
r Hypothèse (1) : « Un corps qui n’est soumis à aucune
force ne peut avoir qu’un mouvement rectiligne et uni-
forme. Est-ce là une vérité qui s’impose à priori k l’es-
prit? S’il en était ainsi, comment les Grecs l’auraient-
ils méconnue?... Si l’on dit que la vitesse d’un corps ne
peut changer, s’il n’y a yias de raison pour qu’elle
change, ne pourrait-on pas soutenir tout aussi bien que
la yiosition de ce coiq)s ne y)eut changer, ou que la cour-,
hure de sa trajectoire ne peut changer si une cause
extérieure ne vient la modifier? Le princiyie d’inertie
qui n’est pas une vérité à priori est-il donc un fait
expérimental? Mais a-t-on Jamais expérimenté sur des
corps soustraits à l’action de toute force, et si on l’a fait,
comment a-t-on su que ces corps n’étaient soumis à
aucune force? »
Nous ne voyons pas ce qu’on peut opposer à ce rai-
sonnement de l’éminent auteur. Un effet sans cause,
voilà en résumé ce que M. Poincaré reproche de suppo-
ser à la loi de l’inertie.
Tout mouvement, avons-nous dit, implique une
modification physique, qui se poursuit tout le temps
qu’il a lieu. En l’absence d’esy)ace absolu, on ne })eut
concevoir de mouvement d’ensemble d’un volume. Le
mouvement implique essentiellement une déformation
de volume, et ce volume se déforme tout le temj)s que
dure le déplacement des y)arties qui s’efîéctue dans sa
masse. Or, la loi d’inertie assigne bien une cause au
(1) Chap. VI, p. 11:2.
LE PRINCIPE d’inertie
541
déplacement initial, mais elle en refuse à ceux qui
suivent, du moins quand ceux-ci sont semblables au
premier. Voilà ce qui, à bon droit, offusque M. Poin-
caré. Vous prétendez, dit-il, que l’intervention d’un
agent physique est nécessaire là seulement où il y a un
changement à produire. Nous sommes d’accord. Vous
ajoutez ; la vitesse étant supposée constante, il n’y a
pas de changement de vitesse, le corps est donc en état
de mouvement invariable. Gela est vrai encore. Mais
parmi les éléments du mouvement d’un mobile la
vitesse n’est pas le seul qui soit susceptible de change-
ment. Dans un mouvement il y a à considérer la posi-
tion, la vitesse, l’accélération, etc. Or, tous ces élé-
ments peuvent subir des changements dont il faut
déterminer la cause. C’est gratuitement que vous exi-
gez un agent pour produire le second, sans vous préoc-
cuper du premier. J’aurais aussi bien le droit de com-
mencer au troisième et de dire : un mobile en état
d’accélération constante n’a besoin de l’intervention
d’aucun agent pour persévérer dans cet état. C’est donc
au premier changement, celui de la position, qu’il faut
tout d’abord assigner une cause. La cause qui expli-
quera cette variation expliquera par le fait toutes les
autres. Quand vous aurez assigné la nature de la fonc-
tion primitive, vous aurez assigné celle de toutes ses
dérivées.
2. — Impossibilité du mouvement dans le vide
Dans le vide, affirment les partisans du principe
d’inertie, un mobile abandonné à lui-même irait indéfi-
niment en ligne droite. Qu’est-ce que ce vide sinon cet
espace absolu dont nous avons nié l’existence? Un
molûle ne saurait donc se déplacer, même un instant,
dans un milieu que l’esprit lui-même ne peut concevoir.
D4!d
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
S’il ne s’agissait que d’une difficulté accidentelle ou du
moins extrinsèque à la nature du mouvement, on })Our-
rait dire : de fait, un mobile ne se déplace Jamais dans
le vide, mais nous concevons que s’il s’y déplaçait, tout
se passerait selon l’énoncé du principe d’inertie. 11
s’agit ici d’une difficulté intrinsèque qui empêche non
seulement d’exécuter mais même de concevoir le mou-
vement. L’esprit en effet ne peut pas se former un concept
dont l’iin des éléments implique une répugnance intrin
sèque, à plus forte raison ne peut-il en déduire une loi.
Si l’on veut formuler la loi définissant le mouvement
d’un corps abandonné à un instant donné par la force
qui le sollicitait, il faut absolument envisager le corps
comme se déplaçant au sein d’un milieu corjiorel, puis-
qu’un autre milieu ne peut se concevoir. Nous cherche-
rons plus loin à résoudre ce problème.
Nous ne pouvons pas concevoir un mobile se dépla-
çant dans le vide. Encore moins pouvons-nous le con-
cevoir se mouvant en ligne droite, })uisque, dans ce
vide, il n’existe aucun point de position déterminée per-
mettant de définir une ligne de nature donnée.
3. — La force d’inertie
Quand un mobile se meut en vitesse constante, la
direction et l’intensité de cette vitesse sont nécessaire-
ment conditionnées par l’ensemble des circonstances qui
caractérisaient l’état du mobile à l’instant précédent.
Or, la force ayant cessé d’agir, pour un mobile donné,
les seules circonstances caractéristiques de l’état du
mobile à un instant donné sont l’intensité et la direction
de sa vitesse. C’est par l’intermédiaire de ces seuls
éléments que la force disparue peut exercer une
infiuence sur le mouvement ultérieur du mobile. C’est
donc à ces éléments, ou, ce qui revient au même, à une
LE PRINCIPE d’inertie
543
fonction de ces éléments qu’il faut demander la raison
du mouvement et par conséquent aussi de la modification
physique qui l’acconmagne. Ainsi donc un mobile a telle
vitesse au temps présent, parce qu’il avait cette même
vitesse à l’instant précédent. En d’autres termes, si l’on
demande : pourquoi ce mobile suit telle direction avec
une vitesse donnée, et subit telle altération pli3'sique,
élément essentiel du mouvement, on doit répondre :
parce qu’il était animé de ce même mouvement à
l’instant précédent. Le mobile en mouvement repré-
sente une véritable énergie au sens intuitif du mot.
En résumé, la même qualité d’un corps en mouve-
ment nous apparaît sous deux aspects différents. Nous
y reconnaissons une qualité passive, en vertu de
laquelle il se déplace, et qu’en nous mettant à ce point
de vue, nous appelons vitesse. D’autre part, cette
même qualité, considérée à l’instant précédent, nous
apparaît comme une qualité active, une énergie qui
explique le déjdacement ultérieur.
Les ])artisans du principe d’inertie se sont parfaite-
ment rendu compte du rôle actif que semble jouer la
vitesse à un instant donné, ou, ce qui revient au même,
la fonction de cette vitesse appelée force vive. Ils ont
considéré comme équivalent, d’affirmer que le mobile
abandonné de la force qui le sollicite se déplace par lui-
même, ou qu’il se déplace en vertu de sa force d’inertie.
Ils considèrent donc cette inertie comme une véritable
énergie. Nous ne saurions les en blâmer. Nous leur
reprochons seulement de ne pas accepter toutes les
conséquences qu’entraîne cette manière de voir.
Une force intérieure à un corps et sans point d’appui
au dehors, ne saurait mouvoir ce corps. Or, il en serait
ainsi si l’on voulait attribuer le mouvement à la force
d’inertie du mobile sans lui assigner un point d’appui
au dehors. Nous aurons à revenir sur cette question du
point d’appui.
544
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Une force est encore susceptilile de produire un
travail, une altération physique. Nous ne voj’ons pas
quel genre de travail accomplirait cette force d’inertie
déplaçant le mobile au travers d’un vide absolu, où
elle ne rencontre aucune résistance.
4. — Travail de la force vive
Quelle que soit la nature de la modification physique
inhérente au mouvement, cette modification rejirésen-
tera nécessairement un travail accompli par la force
cause du déplacement. Si donc on suppose une force
susce])tible de produire un déplacement qui tende par
sa nature à se prolonger indéfiniment, on imagine par
le fait une énergie capable de produire un travail
infini. 4’oilà encore un point de vue qui rend inadmis-
sible la concejdion classique du principe d’inertie. Tout
s’explique au contraire si on conçoit une force agissant
durant un temps donné comme ayant pour objet
d’emmagasiner dans le mobile une énergie qu’on appel-
lera, si l’on veut, force vive, énergie limitée et mesu-
rable qui effectuera un travail susceptible de cesser à la
longue, en même temps qu’elle s’é])uise. Il suffirait de
supposer la persistance de cette énergie analogue à
celle de la chaleur interne du radium, pour expliquer
comment jusqu’ici on n’a pu encore observer de diminu-
tion. L’hypothèse de cette déperdition non encore
constatée et ]>ourtant inévitable écarterait ainsi la con-
ception d’un travail de sa nature indéfini.
Il resterait à assigner au dehors le point d’appui de
cette énergie intérieure au mobile. C’est ce que nous
tenterons bientôt.
Nous voulons mentionner, ne serait-ce que pour
mémoire, une des objections que soulevaient les philo-
sophes du moyen âge contre la conception d’un mouve-
LE PRINCIPE d’inertie
545
ment indéfini. Tout mouvement, disaient-ils, est une
tendance du mobile vers un terme. Or, un mobile, qui
par la nature même de son mouvement, tend à se mou-
voir indéfiniment en ligne droite ne tend vers aucun
terme. Cet argument tiré de la nécessité d’une cause
finale ne serait guère goûté aujourd’hui. Et pourtant,
n’existe-t-il pas toute une école de naturalistes qui for-
mule ce principe : la fonction crée l’organe, principe
qui a bien quelque analogie avec cet autre des philo-
sophes anciens : il n’y a pas de mouvement sans objet?
5. — L’opinion des savants d’aujourd’hui
Nous avons dit comment M. Poincaré se refusait à
admettre l’existence d’un mouvement qui se poursuit
après que la force a cessé d’agir.
Cette manière de voir tend à s’accréditer, à mesure
que l’observation donne de nouveaux démentis à la
théorie mécanique de Képler et de Newton.
M. Picard déclare à son tour : « Tous ceux qui ont eu
à enseigner les débuts de la mécanique... ont senti
combien les expositions plus ou moins traditionnelles
des principes sont incohérentes (1). » Il reproche à
cette mécanique le dualisme qu’elle crée entre la force
et la matière.
« La force y apparaît, dit M.de Lapparent (2), comme
un agent particulier qui est la cause de tout mouve-
ment. D’un côté, une matière absolument incapable
d’agir; de l’autre, une force qui n’est ni spirituelle ni
matérielle, mais sans laquelle la matière n’est capable
d’aucun mouvement, voilà le résumé de la mécanique
usuelle » ; et plus loin : « Il est permis d’accuser la loi
(1) Quelques réflexions sur la Mécanique (190:2).
(2) Science et Apologétique.
IID SÉRIE. T. XII. 35
546 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
^inertie de faire intervenir au moins dans les termes
une conception sujette à des malentendus ».
M. de Freycinet (1) observe que « l’ expression n'est
pas heureusement choisie^ car elle éveille l’idée d’une
impuissance complète d’action. Or, dit-il, un corps est
au contraire le théâtre de phénomènes nombreux ; il
possède la cohésion, l’affinité chimique, il ne mérite pas
la qualification d’inertie ».
Citons encore M. de Lapparent (2) : «... On peut
dire que la mécanique moléculaire est encore à faire.
Gela tient à ce que plus nous nous rapprochons des
derniers éléments des corps, moins l’affirmation de
l’inertie devient légitime. Il n’est pas une particule de
matière que nous puissions considérer comme dépour-
vue d’énergie... Que cette énergie soit inhérente à la
matière et doive servir seule à la définir, comme le
pensait Boscowich, ou qu’elle ait besoin de s’appuyer
sur quelque substratum, peu importe : aucune parti-
cule matérielle ne saurait répondre à cette conception
d’un point simplement doué d’une masse résistante.^
et incapable de se mettre en mouvement sans l’inter-
médiaire d’une puissance extérieure... Une doctrine a
surgi en opposition avec celle de l’inertie, X Energé-
tique qui n’établit pas de dualisme entre la matière et
la force. »
M. Grémieu (3) affirme que le principe de causalité de
la mécanique rationnelle appliquée à la physique théo-
rique n’est pas le principe d’inertie qui définit la force,
mais bien le principe de l’attraction à distance. On peut
chercher dans toutes les théories physiques, on trou-
vera toujours à la base une force due à une attraction
(ou à une répulsion) entre masses petites ou grandes.
Il observe encore que l’expérience a conduit à envi-
( 1 ) Ln Principes de la Mécanique rationnelle, p. 87.
(:2) Science et Apologétique, p. 87.
(3) Article déjà cité.
LE PRINCIPE d’inertie
547
sager dans les corps deux espèces d’inertie très diffé-
rentes : l’inertie ordinaire à la masse des corps en
mouvement, et l’inertie électromagnétique, mais elle
n’obéirait pas à la gravitation, elle serait de plus fonc-
tion de la vitesse. M. Kaufmann a cru constater que la
masse des particules en mouvement qui constituent les
rayons P du radium est purement électromagnétique.
On aurait donc isolé ces deux choses jusqu’ici insépa-
rables : la charge électrique et son siqiport pondérable;
par suite, on pourrait concevoir l’énergie cinétique,
abstraction faite de l’invariante masse.
Les particules à inertie purement électrique émane-
raient de corps pesants. Certains croient que l’émana-
tion de ces corps se transforme en corps pesants eux-
mêmes. Il y aurait donc une période où la gravitation
disparaîtrait pour réapjiaraitre ensuite.
Nous avons tenu à exposer ainsi avec quelques
développements les idées que M. Crémieu exprime dans
son remarquable travail, afin de montrer comment la
science actuelle tend de plus en plus à considérer
comme insuffisante la notion d’une masse inerte et
invariable.
Dans son rapport au Congrès de Saint-Louis (1),
M. Languevin soutient des idées analogues. Les cor-
puscules cathodiques, nous dit-il, par cela même qu’ils
sont chargés, possèdent la propriété fondamentale de
la matière, Yinertie et subissent des accélérations dans
le champ électromagnétique.
11 nous dit qu’on conçoit Yinertie et la niasse non plus
comme une notion fondamentale, mais comme une
conséquence des lois de l’électromagnétisme. Une
sphère électrisée en mouvement est accompagnée d’un
champ électromagnétique. On vérifie que le chaiii])
électromagnétique produit par le mouvement de la
(l) La Physique des électrons. Revue générale des Sciences pures et
APPLIQUÉES, 19()5, p. 257.
548
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Sphère est en chaque point proportionnel à la vitesse de
celui-ci, du moins tant que cette vitesse ne s’approche
pas trop de celle de la lumière. Cette production d’un
champ magnétique au moment de la mise en mouve-
ment du mobile inqdique une dépense d’énergie pro-
portionnelle, en première approximation et pour les
vitesses faibles par rapport à celles de la lumière, au
carré de la vitesse, c’est-à-dire de même forme que
l’énergie cinématique ordinaire. Donc une partie au
moins de l’inertie d’un corps électrisé est une con-
séquence de sa charge électrique.
On voit donc que dans cette théorie, l’inertie suppose
la présence d’une énergie qui l’entretienne et par con-
séquent la transforme en une véritable force.
6. — Explication d’une erreur
On pourrait s’étonner que, durant quatre siècles, le
monde savant ait persévéré dans cette erreur d’un
mouvement se jioursuivant dans le vide sans l’interven-
tion d’aucune force. Pour la seconde fois, les hommes
s’étaient laissé prendre aux apparences. Ils se félici-
taient de s’être affranchis de cette illusion des sens, qui
si longtemps leur avait fait croire à un ciel tournant
autour d’une terre immobile, et voici que la trompeuse
apparence de corps gravitant dans un milieu vide de
toute substance corporelle les amenait à formuler les
lois d’une mécanique basée sur le principe d’inertie. La
métaphysique protestait sans doute, mais en ces temps
on commençait à ne plus croire beaucoup à la méta-
physique. Ce n’est que de nos jours, où des observa-
tions plus précises ont permis de contrôler les lois de
cette mécanique, qu’on a commencé à s’apercevoir de
ce qu’elles avaient de peu conforme à ces observations.
Pour nous, ap})uyés à la fois sur les déductions du
LE PRINCIPE d’inertie
549
raisonnement et sur les faits récemment observés,
nous ne craignons pas d’opposeP à la loi d’inertie, le
principe suivant : Tout corps qui se déplace, le fait en
vertu d’une énergie cqui l’accompagne tout le temps
du mouvement.
III. — Nouvelle hypothèse
Du moment que nous n’admettons pas le principe
d’inertie, nous sommes obligés d’indiquer une nouvelle
hypothèse capable d’expliquer les faits tels que les
fournit l’expérience. Nous disons une hypothèse et
non une théorie, au sens rigoureux du mot, car nous
ne prétendons pas donner une explication certaine
des phénomènes mécaniques, mais exposer un système
offrant un degré plus ou moins grand de vraisem-
blance.
1. — Impuissance d’un mobile
à se mouvoir lui-même
Au premier abord, il pourrait sembler que tout
revient à une question de mots. Que reprochons-nous, en
effet, au principe de l’inertie, tel qu’il est formulé? De
supposer un mobile qu’aucune énergie n’accompagne
dans un déplacement. Or, n’avons-nous pas la force vive,
déterminée par la force, et qui, elle, accompagne le
mobile? Prenons dans son sens littéral, ce terme de
force qui entre dans son expression, et nous aurons une
véritable énergie à laquelle nous pourrons attribuer le
mouvement. A qui proposerait cette solution, nous
pourrions objecter la difficulté de concevoir une force
agissant pendant un temps fini et produisant une
quantité d’énergie susceptible de donner un travail
indéfini. On répondrait peut-être que rien ne nous
550
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
interdit de modifier l’énoncé du principe d’inertie et de
supposer la force d’inertie s’épuisant à la longue, et le
mouvement se ralentissant avec elle.
Mais une difficulté plus grave et que nous avons déjà
signalée naît d’un autre ordre d’idées. La mécanique
classique admet que nul mobile ne saurait se mouvoir
lui-même. Nous pourrions sans doute en contester
l’exactitude, comme nous contestons celle du principe
d’inertie, mais nous n’avons aucun motif de le faire.
Au contraire, à notre avis, si ce principe n’existait
pas, il faudrait l’inventer, (dar il découle, comme une
conséquence nécessaire, de l’impossibilité d’un mouve-
ment absolu.
En effet, le mouvement absolu étant rejeté, le système
moteur ne pourra imprimer au système mobile qu’un
mouvement relatif. Remarquons d’abord que, d’après
l’hypothèse, nulle influence mécanique ne se produit du
moteur au milieu ni du milieu au moliile; sans cela ce
milieu ferait partie, ou du système moteur, ou du
système mobile, selon qu’il exercerait une influence sur
le système mobile, ou en subirait une du système
moteur. 11 suit de là que le milieu et le système moteur
forment un ensemble que ne sollicite aucune force et
que, par conséquent, on ne saurait concevoir comme
animé d’un mouvement relatif, l’un jiar rapport à
l’autre. Tout revient donc à étudier le mouvement
relatif du mobile par rapport au moteur. Or, il est évi-
dent que si ces systèmes se confondent comme il arrive
nécessairement quand la force est intérieure au mobile,
il n’y aura aucun mouvement.
Ainsi donc, on ne saurait concevoir une force inté-
rieure à un mobile et le déplaçant d’un mouvement
d’ensemble. On ne saurait davantage imaginer une
force émanant d’un système immobile et déplaçant une
masse située en dehors. 11 serait troj) long d’en donner
les raisons. L’expérience est d’accord avec la théorie
LE PRINCIPE d’inertie
55i
pour affirmer que l’existence d’un système mécanique
où le moteur et le mobile sont absolument distincts, ne
peut se réaliser. Tout système mécanique se ramène
au type d’une masse déformable, animée dans toutes
ses parties d’une énergie qui a pour effet de produire
une déformation dans la masse.
La force d’attraction qui s’exerce entre deux points
matériels A, B est également présente dans A, dans B
et dans le milieu. Elle ne porte pas plus A vers B, que
B vers A. Elle tend à rapprocher A et B l’un de
l’autre.
De tout ce que nous venons de dire, il suit que nous
ne pouvons borner notre hypothèse à concevoir la force
vive comme une énergie du mobile le transportant dans
l’espace. Il y aurait là, sans doute, une part de vérité,
mais pour l’obtenir tout entière nous devons chercher
l’existence d’une énergie résidant à la fois dans le
mobile et dans la masse au sein de laquelle il se déplace.
2. — ü Attraction
Imaginons une masse continue élastique et fluide et,
par conséquent, ne possédant pas d’atomes isolés et
indivisibles. Nous emploierons parfois le mot atome
pour la facilité du langage, mais alors nous entendrons
par ce terme une particule de matière très petite. Le
mot matière lui-même est pris dans un sens absolu-
ment général, et nous ne la distinguerons pas de
l’éther.
Nous prenons pour point de départ de notre hypo-
thèse ce premier principe :
Deux atomes quelconques s’attirent.
C’est la loi de Newton amputée du carré de la distance.
Au point où nous en sommes, nous n’avons de données
suffisantes ni pour affirmer ni pour nier cette loi du
552
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
carré; nous devons donc nous abstenir jusqu’à nouvel
ordre de préciser davantage.
Le principe que nous venons d’énoncer demande
quelques explications. Du moment qu’il n’j a pas d’es-
pace absolu, l’attraction des atomes A et B ne saurait
porter A mobile vers B immobile. On ne peut même
pas concevoir A et B, comme formant les extrémités
d’une ligne droite qui diminuerait de longueur, en
dehors de tout milieu continu. Il faudrait, en effet, sup-
poser une longueur absolue susceptible en elle-même
d’augmentation ou de diminution. Ce serait revenir à
l’espace absolu. Mais alors, quel peut être l’effet d’une
attraction entre deux atomes? Supposons ces atomes
A, B plongés au sein d’une masse continue. Nous pou-
vons imaginer cette masse décomposée en portions très
petites, que nous appellerons toujours atomes, et dont
A et B feront partie. Il pourra arriver, par exemple,
que A soit sollicité dans une direction donnée par une
énergie supérieure à celles qui sollicitent les atomes
voisins vers la même direction. Cette inégalité de forces
pourra changer l’ordre de position des atomes les uns
par rapport aux autres. A, qui était placé entre M et N,
pourra passer au delà de N. C’est ce changement dans
la disposition des atomes qui constituera le mouvement
relatif. L’attraction ne déplace pas les corps qu’elle sol-
licite, elle les déforme.
Jusqu’ici, nous n’avons considéré que l’attraction
exercée entre deux atomes, et, par suite, nous trouvant
en face d’un svstème absolument réci}>roque, nous
n’avions nul motif de distinguer entre atome attirant et
atome attiré.
Considérons maintenant l’attraction que subit un
atome donné A de la part de l’ensemble des atomes de
la masse. Il est naturel d’admettre que de toutes ces
composantes partielles se formera une attraction résul-
tante que l’on obtiendra en appliquant la règle pour la
LE PRINCIPE D INERTIE
553
composition des vecteurs concourants. Nous sommes
ainsi amené à formuler ce second principe :
Tout atome A est sollicité par une attraction résul-
tante, qu’on détermine en appliquant la règle de com-
position des vecteurs concourants, aux attractions sur
A de tous les atomes de la masse.
3. — Réalité de V Attraction
Quand nous parlons de l’attraction des corps, c’est au
sens strict que nous entendons cette expression. Les
mots ne nous effrayent pas, et, si quelqu’un nous accu-
sait d’admettre des entités mystérieuses, nous répon-
drions que l’entité d’un corps n’est guère moins mysté-
rieuse que son activité. Il est pourtant des hommes qui
croient encore à l’exist,ence des corps, et ceux qui s’y
refusent n’évitent un mystère que pour en accepter
beaucoup d’autres. Il suffit de poser une gaine protec-
trice sur un mécanisme pour en faire un être mysté-
rieux. Cela ne l’empêche pas d’exister.
On nous dira que nous posons un principe éi priori.
Des considérations métaphysiques nous ont guidé sans
doute, et, néanmoins, nous nions formellement que le
principe de la réalité de l’attraction soit un principe ci
priori. Bien plus, nous ne craignons pas de formuler
cette affirmation : La négation de la réalité de l’attrac-
tion est un principe « ci priori ». Et nous le prouvons.
Que disent les faits? D’après Newton, ils disent : tout se
passe comme si les corps s’attiraient. Conclusion : au
témoignage des faits, les corps s’attirent. Mais voici,
toujours d’après Newdon : si les corps s’attiraient, il fau-
drait admettre l’action à distance. Or, déclare l’éminent
savant : « Que la gravité soit innée, inhérente et
essentielle à la matière, de sorte qu’un corps puisse
agir sur un autre corps à distance, à travers le vide et
554
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
sans aucun internièdiaire qui transmette cette action^
c’est pour moi une absurdité si grande qu’il me semble
impossible qu’un homme capable de traiter de matière
de philosophie y puisse tomber. » L’impossibilité de
l’action à distance, voilà donc le principe à 'priori au
nom duquel on a repoussé une proposition appuyée par
les faits.
Pour nous, nous croyons avec Newton à l’impossibi-
lité de l’action à distance. Mais tout le monde sait
aujourd’hui que, grâce à la ju'ésence de l’éther, une
attraction effective entre les corps n’implique nullement
cette action à distance, et tout porte à croire que New-
ton serait le premier aujourd’hui à admettre la loi dont
il est l’inventeur.
Dans cette affirmation : tout se passe comme si les
corps s’attiraient, l’auteur de la loi de la gravitation
nous paraît trop réservé ou trop affirmatif : trop
réservé, s’il admet l’existence de causes physiques qui
révèlent les phénomènes observés. Si ces causes
existent, nous ne pouvons les connaître que par leurs
effets et dès lors, dire que tous les effets que devraient
produire ces causes sont produits effectivement, c’est
dire que l’existence de ces causes est démontrée,
autant qu’elle peut l’être... Newton est trop affirmatif,
au contraire, s’il nie la possibilité de remonter de l’effet
à la cause. Au lieu de dire : tout se passe comme
si les corps s’attiraient, il aurait dû se borner à dire :
tout se passe comme s’il y avait des corps, et comme si
ces corps s’attiraient. Et encore aurait-il été trop affir-
matif. Car s’il était radicalement ini])ossible de remon-
ter des effets aux causes, nous n’aurions pas même les
concepts d’effet et de cause, et encore moins aurions-
nous l’idée de la connexion qui pourrait relier un effet
donné à une cause déterminée. Nous ignorerions par
conséquent si un effet mécanique ou })liysique déterminé
appartient à la catégorie de ceux que pourrait produire
l’attraction.
LE PRINCIPE d’inertie
555
Du reste, reinarquons-le, Newton n’a pas nié formel-
lement la réalité de l’attraction. 11 a seulement exigé
qu’on lui indiquât un intermédiaire entre les corps en
présence. Son exigence est aujourd’hui satisfaite.
Les partisans de l’attraction deviennent chaque jour
plus nombreux.
M. Hirn (1) nous dit : « L’attraction universelle n’est
pas une hypothèse mais un fait constaté. L’hypothèse
eût commencé si Newton avait voulu expliquer la
nature de la pesanteur. Il ne l’a pas fait. Il s’est borné
à admettre qu’entre deux corps qui tendent l’im vers
l’autre, il fallait bien qu’il se trouvât (quelque chose. Il
pensait, en effet, que nulle action ne peut se transmettre
dans le vide. « Newton a dit très prudemment, affirme
M. Hirn, que les choses se passent comme si les corps
s’attiraient. Depuis l’expérience de Cavendish, une
pareille pnmdence serait un contre-sens, et V attraction
est rentrée dans le domaine des faits acquis purs et
simples. Je ne pense pas qu’aujourd’hui il se trouve un
seul astronome qui attache au mot attraction un sens
explicatif, et qui par suite en vienne à confondre un
fait avec une hypothèse. » Et plus loin : « Nous avons
droit de chercher la nature de ce qui fait tendre A vers
B. Si , nous appelons matière ce qui constitue la masse
de A et de B, nous pouvons de plein droit appeler force
ce qui met ces masses dans un certain rapport spécial,
et affirmer que la force a une existence' distincte et
réelle, en dehors de la matière. »
Cette force tombe sous l’empire de l’expérience. Si la
gravitation est une force, il en est de même de l’électri-
cité et de la chaleur.
Nous citons un passage de l’article de M. Crémieu sur
le problème de la gravitation universelle «... à l’heure
actuelle la notion d’attraction à distance est devenue
(1) L’Avenir du Dynamisme dans la Science physique. Paris, Gauthier-
Vülars, 1896.
556
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
primordiale et domine toute préoccupation de chercher
comment une attraction peut se faire sentir à distance.
Les expériences de Gavendish, qui tirent en 1798 tou-
cher du doigt l’existence de la force attractive, contri-
buèrent puissamment à créer un esprit nouveau, l’idée
d’attraction à distance s’est imposée peu à peu. On peut
même dire que le principe de causalité de la mécanique
rationnelle appliquée à la physique théorique n’est
pas le principe d’inertie qui définit la force, mais
bien le principe de l’attraction à distance. Qu’on
cherche en effet dans toutes les théories physiques, on
trouvera toujours à la base une force due à une attrac-
tion (ou à une ré})ulsion) entre masses petites ou
grandes. > Gomme nous l’avons dit, nous ne partageons
pas l’ojfinion qui semlile être celle de M. Grémieu, de la
réalité d’une action à distance. Il nous suffit de consta-
ter que le savant auteur a été conduit par l’observa-
tion des faits à considérer l’attraction des corps comme
une réalité.
On peut encore lire le Mémoire de M. Languevin sur
la physique de l’électron, et l’on constatera que tout
ce travail semble supposer, lui aussi, la réalité de
l’attraction.
4. — Le rôle de la force dans le mouvement
Disons-le, une fois pour toutes, nous entendrons par
force tout ce que les physiciens et les chimistes dési-
gnent de ce nom, percussions, chaleur, etc., en faisant
abstraction de la définition qu’ils en donnent et (pii est
précisément ici en discussion.
L’attraction que nous avons définie tout à l’heure
expliquerait sans doute la jiossiliilité d’un mouvement,
au sein d’une masse continue quelconque, mais conçue
indépendamment de la notion de force, elle n’exjdique
pas par elle-même le rôle de son intervention dans la
LE PRINCIPE d’inertie
557
mise en mouvement d’un mobile à un instant donné.
C’est ce rôle qu’il nous faut expliquer.
La théorie de la gravitation siqqiose invariable l’inten-
sité de l’attraction de l’unité de masse sur l’unité de
masse à l’unité de distance. Cette hypothèse est gratuite
et de plus en plus contestée aujourd’hui. Pourquoi,
comme les autres propriétés de la matière, cette éner-
gie d’attraction entre deux atomes ne suliirait-elle pas
l’induence d’agents susceptibles de la modifier? Sous
des influences données, l’énergie magnéticjue d’un corps,
sa charge électrique augmentent ou diminuent. Ima-
ginons que l’effet propre de ce que nous appelons une
force soit précisément de modifie)' l’intensité de l’attrac-
tion de deux atomes, et voyons quelles seront les
conséquences d’une pareille hypothèse.
Soient donc deux atomes, A, B s’attirant avec une
intensité 1 et supposons une force F sollicitant l’atome A
dans une direction faisant un angle 0 avec la direction
de la droite qui relie les deux atomes. Nous pouvons
décomposer cette force F en deux autres forces, l’une
située dans la direction des deux atomes, l’autre per-
pendiculaire à cette direction. Quelle que soit la nature
de l’influence supposée d’une force sur l’intensité
d’attraction de deux atomes, quand la direction est
perpendiculaire à celle des atomes, il n’}' a pas de raison
de supposer qu’elle tend à la modifier, dans un sens
plutôt que dans le sens contraire. Il est donc logique
d’admettre qu’ici son influence est nulle. Nous admet-
trons donc qu’une force n’influe que par sa composante
selon la direction des deux atomes, et nous posons ce
principe :
Toute fo)'ce qui sollicite un atome A pi'oduit un
acc)'oisseme)it d’att)'action de cet atome A pour un
atome quelconque B, proportion)iel à la projection de
la force sur la direction des deux atonies.
Dans le cas d’une projection négative, nous admettons
que l’accroissement sera négatif. Pratiquement nous
558
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
aurons une diminution d’attraction. Dans les deux cas,
nous nous servirons du terme surattraction pour
désigner cette variation d’attraction.
Des surattractions élémentaires de l’atome A rela-
tives aux divers atomes de la niasse, on formera une
surattraction résultante, qui, composée elle-même avec
l’attraction résultante, donnera l’énergie résultante
totale qui sollicitera l’atome.
Pour être rigoureux, il aurait fallu commencer par
définir la surattraction moyenne relative à une force
agissant durant un temps donné; ])uis en déduire la
surattraction à un instant donné. Le lecteur suppléera
à la brièveté de nos développements. Il est donc bien
entendu que, dans ce qui précède, nous supposons la
force agissant à un instant donné. A chaque instant suc-
cessif, elle produira une nouvelle surattraction infinité-
simale. Tout se passera comme pour les accélérations
successives, remplacées ici par des surattractions.
Toutes choses égales d’ailleurs, la surattraction rela-
tive à un atome A dépendra de sa })osition au sein de
la masse, en sorte que la force aura pour effet de créer
un véritable champ de surattraction analogue à un
champ magnétique ou à un champ électrique.
Nous pouvons citer de nombreuses autorités à l’appui
de cette conception d’une attraction susceptilile de varier
sous l’influence de causes données. Nous nous bor-
nons à renvoyer aux Mémoires déj<à cités de MM. Gré-
mieu et Languevin. Toutes les théories développées
dans ces Mémoires sup])Osent })lus ou moins cette varia-
bilité d’attraction. M. Crémieu nous dit, par exemple,
que le principe de l’attraction, tel que l’a formulé
Newton, n’est vraisemlilablement qu’une première
approximation.
Les savants (1) admettent aujourd’hui, sur la foi de
(1) Voir, par exemple, les Comptes rendus de l’Académie des Sciences :
MM. Ed. et François Cosserat, t. CXL, p. 932, avril 1905
LE PRINCIPE I) INERTIE
559
l’observation, que la masse d’un corps n’est pas un inva-
rimit, mais qu’elle est fonction de la vitesse. Etant
donnée la conception qu’on se fait de la masse, n’est-ce
pas admettre équivalemment que la force d’attraction
est une force variable?
5. — Mouveme^it déterminé ‘par V Attraction
Supposons d’abord la masse formant une sphère
homogène, ou du moins composée de couches sphé-
riques homogènes. A raison de la symétrie du volume,
il est évident que les seuls mouvements possibles
seraient ceux qui résulteraient de la condensation ou
de la dilatation de couches sphériques. Nous laissons de
côté cette hypothèse.
Concevons maintenant une masse quelconque. l)u
moment que nous ne faisons aucune siqqtosition sur la
distribution de la densité, nous devons admettre au sein
de cette masse un certain nombre de points de densité
maximum. Soit M un de ces points. 11 aura, comme
nous l’avons expliqué, une résultante d’attraction qui
le sollicitera vers la région centrale de la masse. Un
atome A très voisin de M sera entraîné avec lui vers
la même région. Mais, en même temps, il tendra à se
rapprocher de M, qui à raison de son excédent de den-
sité, sur la densité moyenne, et de sa jiroximité de A,
exercera sur lui une action prépondérante. Car, bien
que nous n’ayons pas précisé la loi de la variation de
l’intensité de l’attraction avec la distance, nous suppo-
sons que celle-là croît quand celle-ci décroît. 11 suit de
là, que les divers centres de densité maximum conden-
seront autour d’eux la matière de la région voisine, et
nous aurons ainsi des corps de matière très condensée,
plongés au sein d’une matière plus ou moins raréfiée.
Grâce à ce résultat, le milieu offrira au déplacement
560
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
des corps condensés une résistance qu’on pourra sup-
poser aussi faible que le demandera l’observation, et
notre masse offrira un aspect analogue à celui de l’uni-
vers que nous avons sous les yeux. Sous l’influence de
l’attraction, ces corps se déplaceront au sein de la
masse, d’après des lois plus ou moins compliquées.
Il est facile de ramener le cas de la masse hétérogène
que nous venons de considérer au cas d’une masse
homogène. Nous pouvons, en effet, substituer à la pre-
mière une masse homogène aj^ant en tous ses points la
densité minimum de la masse hétérogène, et calculer
d’après cette hypothèse la résultante d’attraction d’un
atome A. De la sorte nous négligerions les compo-
santes de cette résultante fournies par les excédents de
densité des corps condensés, par rapport à cette
densité minimum. L’influence qu’exercent ces corps
sur l’atome par leur excédent de densité serait alors
considérée, non comme une attraction au sens défini
tout à l’heure, mais plutôt comme une force ayant pour
rôle de déterminer des surattractions dans l’atome A.
Ainsi, dans l’univers réel, l’éther, qui aurait précisé-
ment cette densité minimum, déterminerait la résultante
d’attraction de l’atome, et chaque astre, au même titre
qu’une force quelconque de la nature, effort musculaire,
puissance magnétique, etc., déterminerait les surattrac-
tions résultantes auxquelles, effectivement, seraient dûs
les mouvements observés.
6. — Mouvements déterminés par la Surattraction
La remarque que nous venons de faire en dernier
lieu nous permet, sans restreindre le problème à
résoudre, de concevoir la force donnée F comme solli-
citant l’atome A au sein d’une masse homogène et de
densité assez faible, pour permettre le mouvement sans
LE PRINCIPE d’inertie
561
opposer de résistance sensible. C’est dans cette hypo-
thèse que nous allons nous placer désormais.
Notre préoccupation de ne pas multiplier les supposi-
tions gratuites devrait nous engager à ne donner aucune
forme particulière à la masse homogène que nous consi-
dérons. Néanmoins, les explications devant y gagner en
clarté et simplicité, nous supposerons cette masse sphé-
rique. Il serait facile de démontrer que le cas d’une
masse quelconque se ramènerait à celui d’une masse
sphérique au point de vue de l’hypothèse que nous cher-
chons à établir.
Soient O le centre de la sphère, A le point qu’oc-
cupe la particule matérielle sollicitée par la force,
F l’intensité de cette force, e l’angle que fait sa direction
avec OA, ou son prolongement. Le diamètre de la
sphère passant par A, et la .direction de la force déter-
minent un grand cercle de la sphère dont le plan est un
plan de symétrie par rapport aux atomes convenable-
ment associés deux à deux. On en déduit immédiate-
ment que la résultante d’attraction, et celle de sur-
attraction déterminée par la force seront toutes deux
situées dans ce })lan. La première sera dirigée suivant
le diamètre passant par A, et c’est en composant ces
deux résultantes qu’on aura la résultante d’énergie
totale qui déterminera le mouvement de A au sein de la
masse.
Pour pouvoir calculer etfecti veinent la trajectoire
d’un atome sollicité par une force donnée, il faudrait
préciser notre hypothèse. Nous devrions définir la loi
d’attraction de deux atomes, le coefficient de sur attrac-
tion, la manière de mesurer l’intensité d’une force.
Tout cela est inutile étant donné le but que nous nous
proposons, et nous jetterait d’ailleurs dans le domaine
de la pure rêverie. Nous nous bornerons donc à l’objet
de nos recherches. Or, cet objet exige seulement que
nous établissions notice hypothèse sur de telles hases,
IIR SÉRIE. T. XII. 36
562
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
quen substituant la notion de surattraction dévelop-
pée par une force, à celle de vitesse produite par cette
même force, les effets mécaniques soient sensiblement
les mêmes, dans les limites de Vunivers observable.
7 . — Le mouvement dans l’Univers observable
Expliqué d’après notre hypothèse, le mouvement
d’un point matériel serait en général fort différent de
celui que déffnit la mécanique de (talilée et de Newton.
Mais nous pouvons le considérer dans des conditions
limitées de temj)s et d’espace, où aucune différence sen-
sible ne permettra de distinguer les deux mouve-
ments l’un de l’autre. Ce sont ces conditions que nous
allons définir.
Concevons donc une région de la masse sphérique,
telle que sa plus grande dimension soit de longueur
négligeable par rajiport à la distance d’un quelcompie
de ses points au centre de la sphère. Supposons cette
même distance, à son tour, de grandeur négligeable par
rapport au rajmn de la sphère, et concevons enfin la
durée des oliservations trop restreinte, pour qu’aucun
des oliservateurs qui ont contribué ou contribuent
encore à édifier le monument de la science se soit
jamais trouvé en dehors des deux conditions que nous
venons de }>oser. C’est à cette portion d’univers, ainsi
limitée dans le temps et dans l’espace, que nous donne-
rons le nom êéunivers observable. Nous allons chercher
les conditions du mouvement dans une pareille région.
Etablissons d’abord cette proposition : Dans la région
de l’univers observable la résultante d’ attraction est
d’ordre négligeable, et le mouvement peut être consi-
déré comme l’effet de la seule résultante de surattrac-
tion.
Soit toujours A l’atome en mouvement, F la force qui
leIpringipe d’inertie
563
le sollicite. Considérons deux atomes B, G symétriques
par rapjîort au point A. Leurs attractions sur A seront
égales et de sens contraires et par conséquent se neutra-
liseront. La résultante d’attraction de l’atome A n’aura
donc d’autres composantes que celles fournies par les
atomes de la sphère, qui n’ont pas, à l’intérieur de cette
même sphère, d’atomes s^nnétriques par rapport au
point A. Or, nous l’avons dit, la distance du point A au
centre de la sphère est de grandeur négligeable par rap-
port à son rayon. On en déduirait sans peine que la por-
tion de la sphère qui exerce une attraction effective sur
l'atome A est de grandeur négligeable par rapport au
volume total de la sphère.
Considérons maintenant les composantes de sur-
attraction que fournissent les atomes symétriques B, G
par rapport à A sous l’influence de la force F. Ces com-
posantes étant toutes deux la projection d’un même
segment sur une droite donnée, la droite qui passe par
les points O et B, seront géométriquement identiques.
Si celle de ces composantes qui est relative à l’atome B
a la direction OB, celle qui est relative à l’atome C
symétrique de B par rapport à O sera de direction
contraire à OC. Ainsi donc, tandis que la première com-
posante de surattraction s’ajoute à l’attraction de B sur
A, la seconde composante diminue d’autant l’attraction
de C sur A. Mais ces attractions, nous l’avons vu, sont
de sens contraires. Par conséquent les deux surattrac-
tions s’ajoutent. Toutes les sur attractions émanant des
divers atomes de la sphère sont donc de même signe et
par suite la totalité de la sphère concourra à produire,
sous l’influence de la force F, la surattraction résultante
de l’atome A.
D’après ce que nous venons de dire, tous les points
matériels du volume de la sphère concourent à accroître
l’intensité de la surattraction, et au contraire une par-
tie du volume de cette sphère, négligeable par rapport
504
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
à la totalité de ce volume, concourt seule à déterminer
la résultante d’attraction. Nous jiouvons donc admettre
avec vraisemblance que la valeur de celle-ci est négli-
geable par rapport à la valeur de celle-là. Il est donc
bien exact d’affirmer que tout se passe comme si le
mouvement était l’efiet de la seule surattraction.
Remarquons d'ailleurs, que les résultantes d’attrac-
tion des divers atomes de l’univers observable, à rai-
son des hypothèses faites, sont sensiblement égales et
parallèles. Elles ne détermineraient donc qu’un mouve-
ment d’ensemble en ligne droite dont nous n’aurions
pas conscience. Donc, à ce titre encore, il serait négli-
geable.
CT
Démontrons encore cette ])roposition : A un angle
près de râleur négligeable, la direction de la sur-
attraction résultante est celle de la force F.
Su})posons pour un instant, que le point matériel A
sollicité par la force F occupe le centre de la sphère. A
raison de la position symétrique de F, les composantes
de surattraction sont elles-mêmes symétriques deux à
deux par rapport à cette force, et par suite elle aura
évidemment la direction indiquée. Si l’on écarte donc
légèrement A du centre de la sphère, la direction de la
résultante de surattraction relative à A s’écartera de la
direction de F d’un angle de valeur négligeable.
Nous pouvons enfin remarqiter (pie l’intensité de la
surattraction a une valeur indépendante de l’orienta-
tion de F.
Il n’en serait pas ainsi, si A occupait une position
quelconque dans l’intérieur de la s})hère. La composante
de surattraction relative à un atome B est en effet fonc-
tion de l’angle que forme la direction do la force avec le
segment qui relie les deux atomes. Un changement
d’orientation de la force change donc la valeur des
composantes et par suite, dans le cas général, la valeur
de la résultante.
LE PRINCIPE D INERTIE
565
Or ici, il n’en va pas de la sorte, et pour le montrer,
nous n’avons qu’à répéter le raisonnement de tout à
l’heure. Si le point A était au centre de la sphère,
l’orientation de la force serait sans influence sur l’inten-
sité de la surattraction résultante. Or, s’il s’en écarte
d’une quantité négligeahle, l’intensité de la surattrac-
tion résultante ne saurait varier que d’une quantité
négligeable. Notre affirmation est donc bien démon-
trée.
Il paraît inutile de chercher à prouver que l’influence
de la force sera la même, quel que soit le point de l’uni-
vers .observable où elle s’exercera. Gela tient à ce que
les dimensions de cette région ont été supposées négli-
geables par rapport à celles de la sphère. Dès lors, les
éléments qui sont fonction, toutes choses égales d’ail-
leurs, de la position du point sollicité au sein de la
région, devront être considérés comme ayant même
valeur quelle que soit cette position dans l’univers
observable.
8. — Parallélisme entre les deux Hypothèses
Dans l’hypothèse de la loi d’inertie, une force solli-
citant durant un temps infinitésimal un atome A, déter-
mine un accroissement infinitésimal de vitesse réalisant
les conditions suivantes :
i° L’accroissement de vitesse est confondu en direc-
tion avec la force.
2° L’intensité de cet accroissement est indépendante
de l’orientation de la force et de la position de l’atome.
3“ Elle est proportionnelle à l’intensité de la force.
Passons maintenant à notre hypothèse. Nous consta-
tons immédiatement que les deux premières lois
s’appliquent à la surattraction, quand on reste dans les
limites de l’univers observable. La troisième loi sera
également satisfaite, pourvu que l’on conserve les con-
566
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
ventions ordinaires relativement à la mesure des
forces.
Enonçons maintenant une dernière loi, celle qui fait
en quelque sorte le fond de l’hypothèse puisqu’elle a
pour but d’écarter la notion d’une vitesse acquise, et
formuions-la comme il suit : Tout mobile sollicité par
une surattraction de valeur et de direction constante^
tend à se déplacer dans cette direction avec une vitesse
proportionnelle à cette intensité.
En vertu de cette loi et de celles qui précèdent, les
accélérations produites par les surattractions seront
celles-là même que produirait directement la force
d’après la mécanique ordinaire. On voit donc, sans qu’il
soit nécessaire d’insister davantage, que, dans les
limites de l’univers ohservalde, notre hypothèse
explique tous les faits, comme les exjdique la méca-
nique de Newton.
A une vitesse acquise, tendant à se conserver indéfi-
niment, le parallélisme des hypotlièses demanderait que
nous opposions une surattraction se conservant indéfi-
niment. Au point de vue des faits à eNqdiquor, il nous
suffit de concevoir qu’elle s’épuise avec une extrême
lenteur.
Du reste, les atomes se déplaçant au sein d’un milieu
continu auront à vaincre une résistance. Cette résistance
représentera une véritalile force qui développera une
surattraction tendant à neutraliser celles qui pro-
viennent des autres forces.
9. — Le Théorème de Coriolis
Quand on considère le mouvement relatif d’un sys-
tème mobile par rap})ort à un système invariable, lui-
même en mouvement, la vitesse relative d’un point du
premier système ne dépend que de la différence géomé-
LE PRINCIPE d’inertie
567
trique de sa vitesse absolue et de sa vitesse d’entraîne-
ment. La même loi s’étend aux accélérations quand le
mouvement d’entraînement se réduit à un mouvement
de translation rectiligne et uniforme. Mais, dès que le
mouvement d’entraînement est d’une autre nature cette
loi ne s’applique plus. L’accélération absolue est alors la
somme géométrique de l’accélération d’entraînement, de
l’accélération relative et d’une troisième accélération
que l’on considère comme l’eflét d’une force appelée
force centrifuge composée. Tel est l’objet du théorème
de Goriolis.
M. Poincaré voit là une anomalie. D’après lui, la loi
du mouvement relatif s’impose à l’esprit indépendam-
ment de toute expérience, et il avoue ne guère com-
prendre la restriction qu’exige l’observation dans la
théorie de la mécanique classique.
Or, cette anomalie que l’esprit soupçonne d’intuition,
nous pouvons l’analyser comme il suit. La mécanique
classique n’assigne aucune influence à la masse à
laquelle est lié le système fixe, sur le mouvement relatif
d’un système donné par rapport au système entraîné.
Il semble donc que lorsqu’on aura complètement défini
l’un par rapport à l’autre les deux systèmes mobiles, le
mouvement relatif du second sera entièrement condi-
tionné. On aura, comme s’expriment certains auteurs,
dans la théorie de la conservation de l’énergie un sj^s-
tème isolé. Dès lors, les équations intrinsèques de la
trajectoire relative devront être indépendantes de tous
les paramètres qui caractérisent le mouvement d’en-
traînement. Or, comme chacun le sait, c’est ce qui n’a
pas lieu. L’intervention de la force de Goriolis modifie
les équations de la trajectoire relative.
Notre hypothèse explique cette anomalie. Dans la
mécanique ordinaire, nous l’avons dit, la masse par
rapport à laquelle sont pris les axes fixes ne joue aucun
rôle dans le mouvement relatif d’un système |)ar rap-
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
56(S
port à un système entraîné. Il n’en va pas ainsi dans
notre hypothèse. La force, en effet, qui sollicite un
corps vers un autre n’agit pas directement entre ces
deux corps. Elle agit par l’intermédiaire de la sur-
attraction qu’elle détermine. Or, cette surattraction est
liée à la masse qui a concouru avec la force, à la pro-
duire. On voit donc que les résultantes de surattraction,
en vertu desquelles s’effectue le mouveimmt du système
variable par rapport au système entraîné, dépendent
d’un élément extérieur à l’ensemble de ces deux sys-
tèmes. Dès lors, le mouvement relatif n’est plus condi-
tionné par les seuls éléments de forme, de position et de
vitesse des deux systèmes l’iin par rapport à l’autre. Il
y a donc bien place pour l’intervention d’un élément
étranger, et cet élément est précisément l’accélération
de Goriolis.
10, — La Surattraction et la Physi(p(e actuelle
Comme on s’en sera rendu compte, l’idée fondamen-
tale de notre hypothèse repose sur cette conce})tion
(Vune ènerfjie déterminant , non pas V accélération de la
vitesse^ mais la vitesse elle-même ; en sorte (piéi chaque
instant du }nouvement la vitesse est proportionnelle éi
l’intensité de rénercfie.
Il y a lieu de se demander jusqu’à quel ])oint l’opi-
nion des savants autorise une pareille conce])tion.
L’opinion de M. Poincaré nous est favorable, puisque
dans sa critique du principe d’inertie, il se demande
pourquoi on n’assigne pas comme olijet de l’énergie
déterminant le mouvement, le déplacement lui-même
})lutôt que la modification de la vitesse. Mais l’opinion
du savant paraît fondée sur des considérations de
l’ordre métaphysique plutôt que sur l’observation.
Aussi en appellerons-nous à l’autorité d’un autre homme
LE PRINCIPE D INERTIE
569
de science, M. Languevin, qui, dans un travail plu-
sieurs fois cité sur la physique des électrons, })résente
des conclusions tirées de l’expérience où il se montre
des plus favorables à notre thèse. Nous allons résumer
brièvement ses résultats et montrer ce qu’ils ont de
conforme aux nôtres.
M. Languevin établit l’analogie frappante que
révèlent les récentes découvertes entre la nature de la
matière et celle de l’électricité. Celle-ci, aux yeux du
physicien moderne, ne serait plus constituée par des
ondulations se propageant au sein de l’éther, mais,
comme le montrent les rayons cathodiques, elle repré-
senterait un élément à forme granulaire, possédant la
plupart des propriétés de la matière.
La charge électrique, l’électron, tout comme la par-
ticule de matière, représenterait une quantité inva-
riable, du moins tant qu’elle ne serait pas en contact
avec celle-ci. Tandis que la particule de matière se
décompose en atomes matériels, l’électron se décompo-
serait en atomes électriques. Ces deux sortes d’atomes
se déplaceraient à travers l’éther, et posséderaient cha-
cune leur inertie propre. A la particule de matière, son
énergie gravifique; à l’électron, son énergie électro-
magnétique. A ces deux sortes d’inertie correspondent
deux masses, la masse gravifique et la masse électro-
magnétique. L’auteur fait remarquer que la masse
électromagnétique invariable en valeur absolue est
pourtant susceptible de changer de signe.
L’éther est considéré comme un champ électroma-
gnétique de divergence nulle en toute région vide de
matière. C’est en présence de celle-ci que se forment
des variations de ce champ.
Notons tout de suite une anomalie dont notre hypo-
thèse donnerait peut-être la clef. Que peut bien signifier
cette masse négative dont , parle M. Languevin? Nul
objet ne se manifeste à nos sens que par son action
570
REVUE DES questions SCIENTIFIQUES
extérieure. Quelle que soit notre o})inion sur la nature
(les masses gravifiques, électromagnétiques ou autres,
nous ne les apprécions que par les énergies qui en
(^lérivent et c’est dans la nature de ces énergies qu’il
faut chercher pourquoi les masses gravifiques seraient
toujours de même signe tandis qu’il en irait différem-
ment des masses électromagnétiques. Imaginons que la
masse gravifique d’un corps soit mesurée par cette
énergie que nous avons ajipelée attraction. Celle-ci étant
évaluée à partir de (J sera positive. Supposons mainte-
nant que la charge électrique d’un corps soit cette
surattraction déterminée par l’influence d’une force.
Selon que cette force agira sur la particule matérielle
dans un sens ou dans le sens contraire, elle augmen-
tera ou diminuera l’attraction d’une valeur donnée. La
surattraction et, par conséquent, la masse électroma-
gnétique qu’elle mesure sera positive ou négative. Du
reste, nous nous gardons liien d’affirmer l’identité de la
charge électrique et de la surattraction, telle que nous
l’avons définie. Nous nous liornons cà remarquer entre
ces deux éléments une analogie ([ui pennet de conce-
voir la notion d’une masse négative.
Ap rès avoir considéré l’électron dans sa constitution,
l’auteur l’étudie au point de vue dynamique. Nous avons
déjà exposé en partie ceth^ théorie à la fin du premier
chapitre. Nous ne craignons jtas d’y revenir. A l’instant
où l’électron se met en mouvement, il se produit un
champ magnétique qui suppose une véritable dépense
d’énergie; et ce champ mafinèti([ue constitue autour
(le V électron en mouvement un sillaffe ([ui l’accom-
pnfjne à travers Vèther^ sans modification aucune
tant que la vitesse reste constante. Il est d’ailleurs
nécessaire qu’une action extérieure intervienne })Our
modifier l’énergie du sillage et, par conséquent, ])our
augmenter ou diminuer la vitesse. Ceci im})lique, dit
M. Languevin,en l’absence même de toute autre inertie
LE PRINCIPE D INERTIE
571
que celle d’origine électromagnétique due à la produc-
tion du sillage, la loi fondamentale de Galilée, sur la
conservation de la vitesse acquise en l’absence de toute
action, de tout champ de force extérieur. C’est ici
l’éther immobile, le milieu électromagnétique qui sert
de sup])ort fixe aux axes par rapport auxquels le prin-
cipe de l’inertie est applicable et dont la mécanique
ordinaire se borne à affirmer l’existence en disant : il
existe un système d’axes déterminés, à une translation
uniforme prés, par rapport auquel le système de Galilée
se vérifie exactement... Sans aucune autre hypothèse
que celle de sa charge électrique, l’électron se trouve
posséder l’inertie définie comme capacité d’énergie ciné-
matique, avec une loi particulière de variété de celle-ci
en fonction de la vitesse.
Il est facile maintenant de faire le parallélisme de la
mécanique de l’électron exposée par M. Languevin et
de la mécanique de la particule matérielle telle que
nous la concevons.
Dans la théorie de M. Languevin, une quantité déter-
minée d’énergie sollicite l’électron durant un temps
donné. Sous cette intluence, un champ magnétique se
forme dont on peut apprécier la valeur par un sillage
que l’on constate autour de l’électron. Ce sillage gardera
sa valeur jusqu’à ce qu’une nouvelle quantité d’énergie
vienne la modifier. D’ailleurs, à un sillage de valeur
donnée correspond une vitesse constante de l’électron.
Dans notre hypothèse, une force agissant durant un
temps donné détermine, elle aussi, un champ. Nous
dirions un champ de force, si, à raison du rôle nouveau
que nous lui avons assigné, ce mot ne prêtait pas à
l’équivoque. Car, nous l’avons dit, la particule de
matière sera sollicitée, par une résultante de surattrac-
tion déterminée par cette énergie, et cette résultante
étant fonction de la position de la particule, celle-ci se
déplacera bien dans un véritable champ. Ce champ
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
572
dépendant de la valeur de la siirattraction restera le
même tant qu’aucune autre force n’interviendra, et
tant qu’il ne variera pas, la vitesse de la particule
restera constante. Les composantes de la résultante de
surattraction qui exercent une influence prépondérante
sur la valeur de celle-ci et, par conséquent, caracté-
risent le champ, étant celles qui proviennent des atomes
avoisinant la particule, on pourra, ici aussi, concevoir
un sillage qui mesurera l’intensité du champ. Enfin,
une nouvelle dépense d’énergie venant à se produire,
la résultante de surattraction sera modifiée, avec elle
le champ, et avec le champ, la vitesse.
La théorie de Képler, celle de M. Languevin et la
nôtre ont cela de commun, que sous l’infiuence d’une
force cessant d’agir à un moment donné, s’est dévelop-
pée une qualité, la force vive, qui conserve une valeur
constante. Dans la première théorie, c’est à cette quan-
tité, seul effet persistant de la force, qu’il faut nécessai-
rement attribuer le mouvement. 11 faudrait alors,
comme nous l’avons dit, attribuer le déplacement d’un
mobile à une énergie interne n’ajant aucun jioint d’ap-
plication en dehors de ce mobile. Notons une autre dif-
ficulté. Nous nous sommes fait une habitude de conce-
voir la vitesse ou encore une i[uantité fonction de la
vitesse, comme une qualité du mobile l’affectant à un
instant donné. Mais c’est là une pure fiction. Par sa
nature la vitesse inqilique une succession, et considérer
un mobile de vitesse donnée, c’est considérer j>ar la
pensée une série indéfinie de j)ositi(uis successives du
même mobile. Dans chacune de ces })ositions il ne pos-
sède aucune qualité qu’on puisse considérer comme
fonction de la vitesse. Il ne possède donc rien en lui, à
un instant donné, qui conditionne le mouvement à l’in-
stant suivant, et qu’on puisse considérer comme une
énergie expliquant ce mouvement.
LE PRINCIPE d’inertie
573
Dans les deux autres hypothèses, la force d’inertie
n’est qu’une conséquence du déplacement du mobile, et
n’explique pas le mouvement. 11 est expliqué par la pré-
sence dans le mobile, dans le milieu qu’il parcourt et
dans toute la masse de la sphère d’une énergie subsis-
tant après la disparition de celle qui l’a déterminée.
Cette énergie est une modification, nous pourrions dire
une nouvelle manière d’être du milieu. En dernière
analyse, c’est une rupture d’équilibre qui, en tendant à
se rétablir, détermine le mouvement. Mais nous ne
pouvons ici développer ce dernier point de vue.
On pourrait objecter que nous invoquons à tort l’opi-
nion de M. Languevin, puisque ce savant étudie le mou-
vement de l’électron, tandis que nous étudions le mou-
vement de la particule de matière. Nous répondrons en
citant des paroles de l’auteur lui-même. Enclin à penser
que sa théorie s’étend à la particule de matière, il s’ex-
prime ainsi : « Il est bien séduisant d’admettre le même
résultat pour la matière tout entière...; il répugne, en
effet, de faire intervenir pour deux phénomènes aussi
identiques que l’inertie de la matière et celle des cor-
puscules cathodiques deux explications complètement
distinctes, dont l’une, l’explication électromagnétique,
est précise et confirmée par l’expérience, tandis que
l’autre resterait inconnue. »
Du reste, rappelons que nous prenons le mot matière
dans son acception la plus large. Pour nous, une parti-
cule de matière ne veut dire autrç chose qu’une parti-
cule douée de la propriété de l’étendue.
11. — La Gravitation universelle
Revenons à la masse sensiblement sphérique que
nous avons considérée au début. Nous avons vu com-
ment, sous l’infiiience des points de densité maximum.
574
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
des masses se condensent autour de ces points au sein
d'un milieu de très faible densité. Imaginons deux de
ces niasses relativement voisines. Examinons quelle
sera l’action de A, par exemple, sur B. A sollicite B de
deux manières : directement d’abord par l’attraction
mutuelle des deux masses l’une sur l’autre. Mais en
outre, comme nous l’avons dit, cette attraction de A sur
B peut être considérée comme une force prise au sens
usuel de l’expression. Dès lors, dans notre hypothèse,
elle déterminera une surattraction résultante qui solli-
citera B. (.)r, l’intervention de l’attraction qu’exerce A
sur B peut être considérée comme négligeable par rap-
port à l’intensité de la résultante de surattraction qu’elle
exerce sur cette même masse. En elfet, l’intensité de
l’attraction est indépendante des dimensions de la masse
de la sphère. La résultante de surattraction, au
contraire, étant formée de composantes émanant de
tous les atomes de la masse sphérique, a une intensité
qui dé])end de la totalité du volume de la sphère. La
masse A, d’où émane l’attraction ayant avec la masse
de la sphère un rapport qu’on peut imaginer aussi petit
qu’on voudra, on peut admetti’e vraisemblablement que
l’intensité de l’attraction est négligeable par rapport à
celle de la surattraction. C’est donc elle seule que nous
considérons, et quand nous voudrons calculer le mou-
vement d’un astre, sous l’influence d’un autre astre
suffisarmnent voisin, nous considérerons exclusive-
ment la résultante de surattraction déterminée dans le
second astre, par la force que reqrrésente l’attraction
du premier sur le second.
Il nous resterait à faire une hypothèse sur la valeur
de cette attraction. Nous n’avons aucun motif de modi-
fier la loi de Newton, et nous supposerons que les deux
astres s’attirent en raison inverse du carré de la
distance. Dans notre pensée, toutefois, cette loi ne
représente qu’une première approximation.
LE PRINCIPE d’inertie
DJD
Nous avons ainsi défini le problème de la g'ravitation.
Il nous resterait à le résoudre, ce que nous nous garde-
rons d’entreprendre.
Plaçons d’abord les deux astres dans la région que
nous avons définie plus haut, et demandons-nous quel y
sera leur mouvement. Nous avons vu que dans cette
région une force donnée, qu’on la conçoive comme agis-
sant directement selon la théorie de la mécanique
de Newton, ou agissant par l’intermédiaire de la sur-
attraction résultante selon notre hypothèse, produira
sensiblement les mêmes mouvements. Donc, dans cette
région, les lois de Képler et tous les phénomènes astro-
nomiques seront sensiblement les mêmes dans les deux
théories.
Supposons maintenant les deux astres situés dans une
région, qui par ses dimensions dépasse les limites que
nous avons assignées à la précédente : alors, pour une
même force la direction et rintensité de la résultante
de surattraction varieront avec la question du mobile
et une trajectoire qui aurait été une ellipse, dans une
région où la surattraction n’aurait pas varié, devien-
dra une spirale à raison de cette variation. D’une façon
générale un astre gravitant autour d'un centre
d’ attraction décrira une spirale.
Tous ces résultats paraissent conformes aux idées des
savants modernes. Nous l’avons vu, ils répugnent de
plus en plus à croire aux mouvements réversibles.
Toutes les forces qu’ils étudient, en dehors de l’attraction
newtonienne, leur apparaissent comme irréversibles.
Ils ont été amenés par là à soupçonner que la gravita-
tion était de même nature, et que le mouvement pro-
duit par cette force, tel qu’il résulte de la loi de Newdon,
n’était que la première approximation d’une loi plus
générale définissant un mouvement irréversible. C’est
en particulier l’opinion de M. Grémieu, et notre hypo-
thèse confirme pleinement cette manière de voir.
570
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Dès longtemps. Lord Rosse avait signalé l’existence
de nébuleuses en spirale. Mais aujourd’hui ce ne sont
plus seulement quelques nébuleuses qui se révèlent sous
cet aspect; on considère la forme en spirale comme
celle de presque toutes les nébuleuses. S’ensuit-il néces-
sairement que les astres qui pourraient en sortir par
voie de condensation décriraient des spirales? Nous
n’oserions l’affirmer. Il y a pourtant bien des probabi-
lités pour qu’il en soit ainsi.
Quoi qu’il en soit, les astronomes admettent aujour-
d’hui que les trajectoires des astres gravitant autour
d’un centre d’attraction sont bien des spirales et ne nous
apparaissent sous forme d’ellipse, ([u’à raison des
dimensions relativement faibles de leurs orbites.
Sur ce point encore notre hypothèse est d’accord
avec la science moderne.
l'J. — L’Opinion des philosoplæfi anciens
La })hysique et la métaphysique semblent donc
d’accord pour affirmer qu’il ne peut y avoir de mouve-
ment sans la présence d’une énergie qui accompagne le
mobile durant tout le cours de son déplacement. Nous
avons appuyé cette affirmation de l’autorité de nom-
breux savants modernes.
Il y aurait intérêt à rapprocher des vues de ces
hommes au courant des nouvelles découvertes, l’opinion
des philosophes parlant à une époque où ils ne pou-
vaient se guider par les données de l’expérience.
Cette ignorance des faits les a jetés sans doute dans
de très nombreuses erreurs. Il est pourtant curieux
d’examiner leur opinion sur la question du principe
d’inertie.
Ce phénomène d’un coiq)S sollicité par une force et
continuant à se déplacer quand la force a cessé d’agir.
LE PRINCIPE U INERTIE
577
ils l’ont discuté longtemps sous le titre de mouvement
des projectiles. Ils ont parfaitement compris tout ce que
ce phénomène avait d’intéressant et d’éjtineux. Or, ce
qu’il y a de curieux, c’est que les représentants les plus
autorisés de ces philosophes, Aristote et saint Thomas
d’Aquin ont formulé au sujet de ce problème les deux
principales critiques que formule M. Poincaré. Selon
lui deux principes dominent la théorie du mouvement :
il n’y a pas d’espace absolu; l’objet formel de la force
est la variation de position et non la variation de vitesse
du mobile. Ce sont précisément ces deux affirmations
que font intervenir Aristote et son disciple dans l’étude
des projectiles. Ce dernier, en particulier, soutient
cette affirmation : mundus non est in loco. Chaque
corps en particulier a un lieu assigné dans l’univers,
mais l’univers a été créé avec l’espace qu’occupent ses
parties. Au delà de lui on ne saurait concevoir aucun
espace.
Enfin le même auteur affirme en maints endroits,
que tout mobile exige un moteur distinct de lui-même,
et en contact permanent avec lui, soit immédiatement,
soit par intermédiaire. Gela ne revient-il pas à dire que
la force motrice accompagne le mobile, et a pour effet
spécifique la variation de position?
Il est donc bien vrai de dire que nous avons pour
nous l’autorité de philosophes anciens et celle de
savants modernes, les uns et les autres également
éminents. *
M. DE Montcheuil.
Noie de la Rédaction. — ■ A propos de cet article Le Principe d'inertie,
nous signalons, cà nos lecteurs, les discussions sur les principes de la Mécani-
que publiées dans les tonies XVI à XXV ( 189“2-I90“2) des Axnales de la Société
Scientifique de Bruxelles; et nous rappelons que la Uédaction laisse aux
auteurs, en pareille matière, la responsabilité de leurs opinions scientifiques,
métaphysiques et historiques.
IIR SÉRIE. T. XII.
37
L’ÉLIMINATION DARWINIENNE
On connaît rincident qui tout récemment vient de
rouvrir, d’une manière assez inattendue, la passion-
nante question de la peine de mort : la Cdiambre des
députés de France a, par voie de suppression budgé-
taire, virtuellement aboli les exécutions capitales. Le
crédit a été, il est vrai, rétabli provisoirement peu de
temps après, mais cette mesure, toute transitoire,
n’en laisse pas moins la question entière. Partisans et
al)olitionnistes ont, à cette occasion, entrechoqué à nou-
veau leurs arguments dans les assemblées et revues
compétentes et, comme on devait s’j attendre, les
théories de l’école d’anthropologie criminelle ont été
remises à l’ordre du jour et invoquées par certains
adversaires de l’abolition.
Partisan convaincu nous-même du maintien de la
peine capitale, nous nous sommes proposé d’examiner
le bien-fondé de la thèse contenue dans cette partie spé-
ciale des doctrines nouvelles qui a trait à la répression
de la haute criminalité, et dans ce but nous essaierons
de faire, dans la présente étude, l’exposé critique des
théories de l’école italienne en niatière de peine de
mort, ou, poui’ dire plus exactement, d’ « élimination
absolue ».
En etlèt, nous élargissons ainsi un peu le point de vue
sans sortir de l’actualité, car tout ce que nous dirons
l’élimination darwinienne
579
d’une manière générale sur l’élimination, s’applique
a fortiori à la peine de mort qui en est la forme la
plus parfaite. En traitant la question sous cet angle
plus large nous avons en vue de ne pas nous borner
à la critique de certains adeptes de l’Ecole, mais de
les englober tous dans le même exposé. Et en effet, pour
ne parler que des trois grands chefs qui l’ont illustrée,
Lombroso, Ferri et Garofalo, ils ont chacun des ten-
dances différentes en ce qui concerne l’application de
la peine de mort, mais ils s’entendent tous sur les pré-
misses et sur la conclusion primordiale à laquelle ils
aboutissent et qui est l’élimination absolue des criminels;
seulement, pour les uns celle-ci s’obtiendra par la mort
uniquement, pour d’autres le but sera atteint aussi
bien par la déportation avec abandon, pour d’autres
enfin l’emprisonnement à perpétuité, sans aucune espèce
de libération possible, sera' suffisant pour arriver au
même résultat. (3n le voit, la théorie est identique et ses
partisans diffèrent seulement entre eux par une ques-
tion d’application pratique.
C’est pourquoi, afin de donner à notre étude plus
d’unité et moins de développement, nous nous bornerons
à suivre le même auteur : il nous suffira d’avoir étudié
celui-ci pour pouvoir appliquer nos conclusions, sur ce
point spécial, à l’ensemlde de l’Ecole. Nous avons choisi
de préférence Garofalo, jiarce que c’est lui qui s’est
placé dans ses ouvrages à un point de vue plus spéciale-
ment juridique, tandis que Ferri et Lombroso ont envi-
sagé surtout le côté respectivement sociologique et
anthropologique. Nous ajoutons que Garofalo étant un
partisan décidé de la peine de mort, sa manière de voir
est de nature à éclairer d’un jour plus caractéristique
l’ensemble de la présente étude.
580
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
I
Exposé du système de Garofalo
En tête du Chapitre que Garofalo consacre dans sa
Criminoloffie (1) à l’iin des chajiitres sur la Répression,
il inscrit comme éiiigraplie ces jiaroles de Darwin :
« J’ai donné le nom de sélection naturelle ou de
persistance du plus aj)te à la conservation des ditfé-
rences et des variations individuelles favorables et h
l’élimination des variations nuisibles. » [Origine des
Espèces y cb. H .)
L’auteur ne pouvait en vérité choisir ineilleur entête,
car sa théorie, comme celle de toute l’Ecole italienne,
qui consiste à « ap})liquer à la criminalité les lois
naturelles de l’adaptation et de la sélection », est tout
entière imprégnée de ces idées.
Avant toutefois de passer à l’examen de la répression
— qui concerne tout spécialement cette étude — nous
jugeons indispensable d’exposer d’abord brièvement les
idées générales de notre auteur sur le (Adme et sur le
Criminel. Ce n’est qu’après avoir donné une notion
exacte de ces deux éléments, qui sont la cause et le
sujet même de la répression, que nous pourrons faire
comprendre aisément la raison d’être et la nature de
celle-ci.
I. Le Crime. — Si l’Ecole anthropologique, nous
apprend Garofalo, n’a jusqu’ici guère eu de succès
quant aux applications pratiques dans la législation,
c’est parce que les études des anthropologues se sont
concentrées exclusivement sur le criminel, en laissant
(1) Baron B. (îarofalo, Criminologie, 5*' édit., entièrement refondue et
augmentée. Paris, Alcan, 1905.
l’ ÉLI.MIX ATION D AR WI N I E N X E
581
aux juristes le soin de donner la notion dn crime.
Seulement ces derniersjui ont donné un caractère juri-
dique, c’est-à-dire un caractère tout à fait artificiel,
puisqu’il dépend du bon plaisir d’un législateur. (3r le
crime est un phénomène naturel, dont la notion doit
pouvoir être saisie par tous les membres de la Société,
qu’ils connaissent ou non la loi.
Dès lors, la notion du crime doit être sociologiqite.
Cela étant, voici comment on peut définir celui-ci en
rapprochant divers passages de l’auteur : Le Grime ou
« Délit naturel », est Y offense faite au sens moral
moyen de l’humanité cieilisée (pp. 10, 36 et 218 gbx) (1).
Le mot naturel signifie ici : « ce qui n’est pas con-
ventionnel, c’est-à-dire ce qui existe dans une société
humaine indépendamment des circonstances et des
exigences d’une époque donnée ou des idées particu-
lières d’un législateur » (p. 3). Le sens moral veut
dire « les sentiments moraux qu’on peut dire définiti-
vement acquis à la partie civilisée » du genre humain
(p. 9) ; or « les seuls qui de nos jours ont de l’impor-
tance pour la moralité sociale sont les sentiments
altruistes » (p. 20) : ceux-ci en comptent deux fonda-
mentaux : la pitié et la probité.
Le sens moral qn’il faut seulement considérer est le
sens moral moyen, parce qu’il j a toujours des individus
moralement inférieurs ou supérieurs au milieu social.
Il faut ajouter : dans l’humanité civilisée, parce que
l’altruisme « n’est universel que dans les races supé-
rieures de l’humanité » (p. 26) ; il faut donc « laisser
de côté l’homme préhistorique dont on ne peut rien
savoir... et les tribus sauvages dégénérées, parce qu’on
peut les considérer comme des anomalies de l’espèce
humaine » (p. 9).
(1) Sauf indication contraire, tous les numéros des pages mis entre paren-
thèses renvoient à la Criminologie (édit, citée).
582
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
On doit en conclure que « l’élément d’immoralité
nécessaire pour qu’un acte nuisible soit considéré
comme criminel par l’opinion publique, c’est la lésion
de la pitié (...ou de la probité) » dans une proportion
dépassant la mesui'e « indispensable pour l’adaptation de
l’individu à la Société » (p. 36). « Bref, ce qui n’est que
la violation d’un droit... ne saurait plus être considéré
comme un crime » (p. 40).
Dans le courant de notre étude, nous aurons l’occa-
sion de revenir sur ces notions et de les détailler davan-
tage, car nous ne voulons faire ici qu’un rapide exposé.
II. Le Criminel. — L’auteur parle en de nom-
breux endroits de son livre, et en sens parfois très
divers, du Criminel et de son anomalie. 4"oici, exposées
de la manière la plus nette possible, les conclusions
auxquelles nous avons abouti en nous fondant sur les
textes mêmes de l’ouvrage.
Les hommes se divisent en deux classes : les nor-
maux et lès anormaux (pp. 103 et 67 cbn). Tous les
criminels sont anormaux ; on ne trouve pas de nor-
maux parmi eux et ils ne peuvent le devenir : « on ne
peut les classer cpie d’ajtrès le degré plus ou moins
grand de leur anomalie » (p. 103).
Réciproquement, parmi les hommes normaux on ne
peut trouver de criminels, et ils ne peuvent pas le
devenir : « le délinquant fortuit n’existe pas, si par ce
mot l’on veut dire qu’un homme moralement bien
organisé peut commettre un crime... » (j). 162) (1).
(1) L’auteur ajoute à cette phrase : « ... par la seule force des circonstances
extérieures ». Nous avons supprimé ces derniers mots, parce qu’ils nous
paraissetit un tion-setis sous sa plume : en effet, s’il arrive à commettre un
crime par d’autres forces, c’est-à-dire par les forces intérieures (développe-
ment de ses penchants criminels innés, comme nous le verrons plus loin), ce
crime prouvera (luoi? son anomalie psychique, sa monstruosité morale, son
« absence de sens moral ». Mais dès lors il n’est et n’a jamais pu être un
homme « moralement bien orjjanisé » et nous somtnes en droit de conclure
l’élimination darwinienne
583
Mais si tous les criminels sont anormaux, tous les
anormaux ne deviennent pas nécessairement criminels :
ils peuvent, en effet, rester toujours des « criminels
latents », ce qui arrivera si un ensemble de circon-
stances favorables l’emporte sur le nombre de circon-
stances défavorables : « la manifestation du penchant
criminel peut être réprimée par l’heureux concours
d’innombrables circonstances extérieures » (p. 103),
par exemple par la « frayeur de la guillotine, la
crainte de perdre des avantages plus grands que ceux
qu’on gagnerait par le crime, le fait que le moment
ne s’est pas présenté pour que le crime fût utile », etc.
Le contraire se produira si ce sont les circonstances
défavorables qui l’emportent : « préjugés, exemples,
climat, lioissons excitantes, milieu surtout qui dans
les classes misérables forme le bouillon où le microbe
(de la criminalité) peut se développer » et se développe
certainement le plus à l’aise.
Gela étant, il fout admettre que l’homme est « entraîné
au mal par la spécialité de l’organisation individuelle »,
c’est-à-dire par « la fatalité d'une volonté esclave des
penchants ou des instincts » (p. 103), et réciproque-
ment « l’homme est bon non pas par réflexion, mais
par instinct » (p. 291).
Mais d’où proviennent ces instincts anormaux,
quelle est exactement leur origine?
Quoiqu’étant très catégorique dans ses affirmations à
ce sujet, l’auteur en parle d’une façon si différente en
divers passages de son ouvrage, que nous sommes bien
obligés de faire à cette question plusieurs ré})onses.
Les instincts criminels existent tout d’abord en vertu
à ce que l’auteur a certainement voulu dire : C’est qu’un homme normal
ne pouvait commettre de crime. — Nous en avons d’ailleurs la confirmation
dans ces paroles formelles de Garofalo : « Non seulement un homme mora-
lement normal ne peut devenir meurtrier, mais il ne peut pas devenir non plus
incendiaire, faussaire, escroc ou voleur. » (Garofalo, Réponse à M. Dnif/u, à
propos de son ouvrage « L'infraction phénomène social ») (p. 52).
584
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(le la loi (le riiérédité : « la nature... héréditaire des
penchants criminels étant établie... » (p. lOi), et plus
loin (p. 102) : « il existe toujours dans les instincts du
vrai criminel, un élément particulier... héréditaire...
devenu inséparable de son organisme psychique ». Et,
après nous avoir fait jtasser sous les yeux quelques
exemples généalogiques de familles criminelles, Garo-
falo conclut que « la nature héréditaire » de ces pen-
chants est incontestable et (jue « tout nous dit que l’hé-
rédité psychologi([ue n’est qu’un cas de l’hérédité
physiologique » (]u 275). ( )r, si cela est vrai en général,
c’est « encore plus évident ])our les criminels : l’héré-
dité psychologique et l’hérédité physiologique sont
démontrées d’une manière irrécusable » (p. 276).
Toutefois, nous désirons mettre en regard de cette
déclaration, la reconnaissance du principe suivant que
nous avons trouvé dans un autre chapitre : « La
science moderne... nous ajqu’end qu’un caractère moral
très marqué, dans le bien comme dans le mal, ne per-
siste pas dans une famille au delà de la 5® génération,
et c’est même ce qui ]»eut exjdiquer en partie la
déchéance de toutes les aristocraties » (p. 101), prin-
cipe formulé par Ribot (1). Ce qui nous force donc à
conclure que cette loi de l’hérédité est limitée.
Elle est même extrêmement relative.
En effet, nous trouvons la phrase suivante : « l’élé-
ment particulier » (dans les instincts criminels) est
« congénital ou héréditaire ou ac([uis dès l’enfance »
(}). 102) — ce qui est une nuance des }dus importantes,
car si tout ce qui est héréditaire est congénital, tout ce
qui est congénital n’est ]tas nécessairement héréditaire,
et l’auteur le reconnaît d’ailleurs explicitement quand
il écrit : « 11 y a pourtant des monstruosités qu’on ne
saurait attribuer à des ])arents ou à des ancêtres. Où
la nature peut-elle bien les emprunter? » (p. 119).
(1) Ribot, L'Hérédité psychologique. Paris, 188:2.
l’élimination darwinienne
585
Il y a plus; il ajoute même : « ou acquis dés l’en-
fance », ce qui implique que, dans certains cas, le crime
n’est même pas congénital! Entin, nous trouvons une
conclusion de nature vraiment déconcertante : en tête
du chapitre traitant de la question qui nous occupe,
Garofalo écrit : « L’anomalie du criminel ainsi établie,
de quelle manière peut-on expliquer ce phénomène? On
ne peut pas l’attrilnier toujours à l’hérédité directe;
faut-il donc y voir un cas d’atavisme ou un cas de
dégénération? » et, après avoir réfuté successivement
ces deux hypothèses, il termine par ces mots : « Il vaut
mieux avouer humblement que le mystère entoure ce
phénomène, ainsi que bien d’autres » — et il « renonce
à en donner l’explication » (p. 120) !
Ce n’est pas le moment de le critiquer ici; nous
poursuivons donc l’exposé de son système.
III. La Répression. — 1° Aperçu théorique. —
Nous l’avons vu, l’auteur veut voir appliquer à la
réjU’ession la loi naturelle de l’adaptation et de la sélec-
tion. Aussi il commence par prendre comme point de
déjiart le principe suivant : « Un organisme quelconque
réagit contre toute violation des lois qui en régissent le
fonctionnement naturel » (j). 238). Et cet axiome,
d’ordre ])urement physiologique, il l’applique immédia-
tement à toutes les associations, afin de lui permettre,
dit-il, par cette analogie de « déterminer la manière
dont l’Etat, représentant de la Société, devrait réagir
contre le crime d’a])rès les lois naturelles » iibid.).
Rappelons-nous que le crime est une offense faite aux
sentiments de pitié des hommes comjiosant l’humanité
civilisée. Mais en dehors de ces sentiments, Garofalo en
reconnaît un grand nombre appartenant en propre à
une certaine agrégation d’individus seulement et
« répondant aux règles d’une morale éleA^ée, plus rela-
tive, ou simplement à celles du cérémonial ou de la
586
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
bonne éducation ». Dès lors, si un hoinine, })ar la
violation des règles de conduite qui sont considérées
coinnie essentielles dans un certain agrégat, encourt la
réprobation de la classe, ordre ou association formant
cet agrégat, la réaction se manifestera par l’expulsion
de cet individu hors du dit agrégat : la famille, le club,
l’administration rejettera de son sein l’hète, le membre
ou le fonctionnaire « qui a offensé la morale relative de
l’agrégation, c’est-à-dire le sentiment qui, chez les asso-
ciés, est ou doit être su])posé commun » (}). 239), et cela
parce que son « adaptation aux conditions du milieu
s’est manifestée incomplète ou impossilile ».
Or, pour que cette manifestation d’inadajdation soit
complète « un fait unique suffit souvent ». En effet, «les
circonstances particulières où l’individu s’est trouvé
sont la pierre de touche pour juger de son caractère ».
Sans doute, il })Ourrait se faire une deuxième fois dans
un cas semblable, ([ue le môme individu se soumît à
la règle, mais « à quoi lui servira cette })ossibilité s’il a
perdu la confiance qu’on avait en lui par la ])résoni])tion
d’une bonne éducation qui racconq)agnait quand on
n’avait aucun motif d’en douter? » (p. 210).
Revenant alors à la Société et poursuivant le raison-
nement ]>ar analogie qu’il avait annoncé, Garofalo con-
clut : « Si à la })lace d’une offense faite aux sentiments
d’un petit nomlire, nous mettons une de ces offenses qui
cho([uent le sens moral moyen de la Société tout entière,
la yéaction ne peut logiqueimmt avoir lieu que d’une
manière analogue, c’est-à-dire }>ar rexclusion du cercle
social. » En effet, le crime viole une des conditions
essentielles de l’existence de la Société et, dès lors,
réagissant comme tout organisme, « la Société entière
rejettera loin d’elle le délinquant ({ui, par une seule
action, a montré son défaut d’ada]»tation » (p. 210).
« Par ce moyen, le pouvoir social produira artificielle-
ment une sélection analogue à celle qui se ])roduit dans
l’élimIiNatioiN darwinienne
587
l’ordre biologique par la mort des indhddiis non asshni-
lables aux conditions ])articulières du milieu. » L’Etat
n’a donc qu’à « imiter la Nature » {ihid.) et la réaction
sociale se fera par élimination.
Toutefois cette élimination absolue ne s’applique }>as
à tous les délinquants, car il faut distinguer des
« classes de criminels d’après leur caractère psycholo-
gique, afin de déterminer les cas dans lesquels l’adapta-
tion est possible et ceux dans lesquels il faut renoncer à
tout espoir d’adaptation et où la Société n’a qu’à se
défaire des éléments nuisibles » (p. 250).
Par conséquent, ce moyen extrême ne s’applique qu’à
un petit nombre de criminels : « ceux qui sont tout à
fait dénués de ce sentiment de pitié organique et congé-
nitale chez l’homme normal des races supérieures de
l’humanité » (p. 243).
Quant aux criminels des deux autres classes, ceux
qui sont caractérisés j)ar une mesure insuffisante du
sentiment de pitié et ceux qui sont seulement dénués de
probité, ils ne portent qu’en partie atteinte au sens
moral. Aussi, appliquée à ces catégories-ci, la peine de
mort ferait plus de mal que de bien, car l’histoire a
démontré depuis Dracon que les lois trop sévères
« blessaient la conscience publique encore plus que les
méfaits ». On ne peut donc employer, pour les deux
classes inférieures de criminels, que des moyens d’éli-
mination relative.
Cette dernière, comme l’expression même l’indique,
ne pouvant jamais aller Jusqu’à la privation de la vie,
ni Jusqu’à la prison à perpétuité, n’aboutissant en un
mot à aucune peine irrévocable, n’est pas en réalité une
élimination : c’est afin de conserver une apparence
d’unité dans son système que l’auteur se sert de cette
étiquette pour désigner des peines temporaires, mais
une èliiniaation relative nous parait un paradoxe dont
il chercherait d’ailleurs en vain un exemple dans la
588
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Nature dont il s’inspire. Aussi nous tenons à dire en
passant que nous ne nous occuperons que de l’élimina-
tion proprement dite, c’est-à-dire absolue.
Ce moyen radical d’amputation sociale se justifie par
le caractère nécessaire de la Société : « l’homme est par
sa nature un être sociable, il fait partie de la Société
sans avoir contracté avec elle aucun engagement, il se
trouve au milieu d’elle parce qu’il ne peut se trouver
ailleurs, et, quoi qu’il fasse, il _y a nécessité qu’il y
reste. Dès lors, l’absence des qualités essentielles pour
l’existence de l’agrégation change la nécessité de vie
sociale en nécessité opposée, celle de la rupture de tout
lien avec l’individu inassimilable. L’individu n’étant
qu’une cellule du corps social, lorsqu’il est nuisible à ce
corps il ne peut pas prétendre continuer à en faire par-
tie » (p. 244). Mais la nécessité de l’en exclure n’existe
— nous l’avons vu plus haut en d’autres termes — que
lorsque le délinquant a fait preuve d’une « anomalie
psychique permanente qui le rend pour toujours insus-
ceptible de la vie sociale » (p. 245).
L’auteur s’efforce ensuite de démontrer que ses idées
sur la réaction sociale contre le crime « se trouvent au
fond dans la conscience de chaque peuple civilisé »
(p. 252.)
Apparemment, il est vrai, dit-il, le but est la vengeance
sociale, c’est-à-dire le désir de faire soutfrir au criminel
un mal égal à celui dont il est l’auteur, mais on s’aper-
çoit facilement que ce que la Société désire réellement
c’est exclure de son sein le criminel et non le châtier.
Car à l’origine, la ])eine n’était qu'une vengeance
individuelle : la loi du talion le prouve. Or, de nos jours,
en appliquant la théorie de V Expiation on adoucit la
peine en apparence, mais au fond c’est toujours cette
même vengeance qui en est le vrai fondement. En effet,
on a cru que le mal pouvait être réparé dans le cœur
même du délinquant par le remords, douleur qu’on fait
l’élimixatiox darwinienne
589
éclore }>ar le châtiment; seulement, cette théorie est
fausse parce que, pratiquement, affirme-t-il, « le repentir
est nul chez le criminel » et on ne peut le faire naître
par une douleur physique. C’est perdre de vue que le
délit ne peut être commis que par un homme anormal,
chez qui le devoir n’a ])u être assez fort pour empêcher
la passion; de plus, jamais une douleur produite à
autrui ne pourrait être neutralisée par une autre dou-
leur, surtout si le délinquant s’y soumet de lui-même.
Au contraire, avec le système de l’élimination, plus de
supplices inutiles, si bien que si on trouve autre chose
que la peine de mort (pour l’élimination absolue), « il
faut s’empresser de suivre ce moyen » (p. 256), car
« le sens moral violé ne peut supporter que cet homme
continue à jouir des avantages de la vie sociale », mais
nul ne désire lui voir inthger un mal, un châtiment, une
peine proprement dite. Maintenant il se fait que l’on
n’arrive à l’élimination que j)ar un mal, mais cette dou-
leur est tout à fait contingente; la preuve, c’est que la
loi ne change rien à la peine lorsque le désir même de
cette peine a été le mobile du crime : or, bien que ce
châtiment, en réalité, n’en soit pas un pour le coupable,
on le lui infligera tout de même et la Société sera satis-
faite.
La souffrance n’est donc pas le liut exigé par le sen-
timent populaire, mais uniquement l’élimination.
Il suit de là que la jieine n’est pas la « mesure d’une
quantité de mal qu’il faut infliger au criminel », mais la
« détermination d’un genre de frein adapté à la spécia-
lité de sa nature » (p. 328).
Pourtant « il importe de remarquer que (tout ceci)
n’est pas directement le produit d’un raisonnement
concluant à l’utilité sociale de l’élimination en tant que
celle-ci préserve d’un délit futur » : « cette idée de pré-
vention et d’intimidation renforce seulement le senti-
ment précédent » (ayant pour but l’élimination) ; car la
590
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
conscience publique exige la réaction contre le crime
alors même qu’elle n’est pas préoccupée de l’avenir,
voulant que l’on punisse non seulement ne peccetur^
mais aussi quia peccatum.
En effet, avec des hommes ayant fait preuve de fai-
blesse de sens moral, il y a toujours « possibilité de
nouveaux crimes » (p. 262). Or, cette « capacité du
crime » brise le lien entre l’individu et la Société,
])uisque le seul lien commun entre tous ses membres,
c’est la présomption que tous possèdent la mesure
minima de certains sentiments dans la violation des-
quels réside le fait délictueux.
Cependant, comme les moyens d’élimination causent
nécessairement une souffrance, il se fait que, sans la
rechercher, ils produisent un premier effet très utile :
X intiuiidation, qui, quoi qu’on en ait dit, est la suite
naturelle et certaine de l’élimination. La crainte du
châtiment est parfaitement exercée dans la théorie
de l’auteur, « car les grands criminels, dénués de
tout sens moral et capables indifféremment d’assassinat
ou de vol, ne sauraient faire grand cas de la menace
d’un emprisonnement long ou ])erpétuel ; ils sont trop
abrutis pour pouvoir apprécier la honte de la prison ou
la souffrance morale plutôt que physique de la liberté
])erdue », mais « ils tiennent pourtant à la vie : aussi
la peine de mort a-t-elle seule le pouvoir de les effrayer »
(p. 213)(1).
Mais si l’intimidation produit d’heureux résultats, on
ne peut pourtant pas la rechercher, car on en arrive
ainsi très vite à une rare cruauté. Exemple : c’est en la
(1 ) A la suite de ce que nous avons dit en commençant cette étude, strictement
nous n’aurions pas dû citer ces paroles — au moins à cet endroit-ci — car elles
semblent uniquement démontrer la supériorité de la peine capitale sur l’em-
prisonnement. Seulement, nous avons cru devoir en parler ici parce que
l’auteur justifie par là l’existence de la prévention, qui n’existerait donc, d’après
lui, qu’avec la peine de mort.
l’élimination darwinienne
591
prenant pour but qu’Henri VIII a fait pendre 72 000
oisifs, tandis qu’en employant l’élimination relative,
tous les vagabonds ont été envoyés peupler l’Amérique
au XVIIP siècle et l’Australie au XIX®. Voilà la diffé-
rence entre la théorie classique — qui recherche l’inti-
midation — et celle de Garofalo : l’une détruit, l’autre
crée.
Enfin, la théorie de l’élimination a un deuxième effet
qui lui est tout à fait propre : la sélection.
Se basant sur l’aperçu qu’il a donné de l’hérédité psy-
chologique, et dans lequel il a montré que « le crime ne
saurait se soustraire à ses lois inflexibles » (p. 275),
Garofalo ajoute: « Il s’ensuit que la suppression des élé-
ments les moins aptes à la vie sociale doit produire
une amélioration de la race, parce qu’il naîtra un
nombre toujours moins grand d’individus ayant des
penchants criminels » (p. 275). En effet, « si le fils
n’est pas précisément l’héritier des vices ou des vertus
de ses parents, il l’est assurément de ses instincts ver-
tueux ou pervertis », car, ainsi que nous l’avons vu,
l’hérédité est aussi psychologique que physiologique.
Ceci est même surtout vrai chez les criminels, car
« fréquemment [ayons soin de faire remarquer que
l’auteur n’ose plus dire « toujours » comme aupara-
vant], les instincts criminels sont associés à une confor-
mation anthropologique particulière qui fait des grands
malfaiteurs des monstruosités at^qfiques et souvent
régressives » (p. 275).
Il faudrait donc empêcher la procréation d’individus
qui, selon toutes probabilités, seront des êtres méchants
et abrutis.
Notre race vaut mieux qu’autrefois et les anthropo-
logues les plus distingués n’hésitent pas à attrilmer cette
amélioration en grande ])artie à la peine de mort.
La relégation y est cependant aussi pour quel([ue
chose, mais cela ne fait que mieux démontrer les bien-
faits réalisés par toutes les mesures d’élimination.
592
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Cependant, puisijue ce j)rogrès est attribuable en
grande partie à la sélection, pourquoi cette œuvre sécu-
laire d’épuration ne se poursuivrait-elle pas? Si nous
nous arrêtons dans cette voie, les n’énérations futures
reprocheront à la nôtre d’avoir laissé germer des
< semences infectes qui auront produit de nouvelles et
nombreuses légions de délinquants >.
Or, cette sélection ne se produira pas naturellement
sans que le pouvoir social s’en mêle, car au point de
vue de la vie animale ce sont les plus dégénérés qui ont
souvent le plus d’aptitude : en etlét, ils sont générale-
ment })lus sains que les normaux, car « le développe-
ment moral a soinamt lieu aux dépens du dévelo])pe-
ment physique » (p. 277). Les criminels se reproduisent
mieux que les liraves gens et « ne craignent même pour
la prolification aucune rivalité ».
La Société favorise donc, en l’accélérant, l’œuvre
de la Nature.
En vertu de ces principes, l’auteur se déclare adver-
saire déclaré du droit de grâce, dont l’exercice aboutit
en fait quelquefois — comme en Belgique — à l’aboli-
tion même de la peine de mort étaldie par la loi.
2“ Application praticp/.e. — Dans un chapitre spé-
cial, consacré à la mise en pratique de ses théories, l’au-
teur nous apprend que la nature du crime suffit pour
indiquer la monstruosité du délinquant. La prémédita-
tion n’est pas une circonstance aggravante, car « le
caractère de l’assassin ne dépend pas de la réflexion
plus ou moins prolongée » (p. 406). Dés lors la cruauté
avec laquelle le meurtre a été exécuté et l’absence d’une
injure grave de la part de la victime sont les deux cri-
tériums qui doivent remplacer celui de la prémédita-
tion, pour faire distinguer des autres meurtriers les
« assassins, c’est-à-dire les grands criminels typiques
dégénérés à l’extrême et perpétuellement insociables »
(p. 408).
l’élimination darwinienne
593
Toutefois, s’ils sont aliénés, il faudra non Tes exé-
cuter, niais les envoyer dans un asile ad hoc; en effet,
la folie est une maladie, la criminalité n’en est pas une :
c'est seulement une anomalie. Cette différence a une
prande importance, car elle justifie la peine de mort
pour les criminels.
Enfin, l’auteur en vient à examiner la question de
savoir si la réclusion peiq)étuelle peut remplacer la
peine de mort. 11 est d’avis que non, parce que avec
l’emprisonnement l’élimination ne peut jamais être
absolue, et il essaie de le prouver par de nombreux
arguments.
Nous n’examinerons pas ici ces derniers en détail,
pour les motifs que nous avons exposés dans notre
introduction ; ce serait rétrécir le point de vue auquel
nous nous sommes placé.
L’auteur termine enfin son ouvrage par un ensemble
de maximes pouvant servir à la formation d’un Gode
pénal international et dont voici les deux articles qui,
seuls, nous intéressent et qui sont comme la cristallisa-
tion de son système :
Art. XXlll. — « La peine doit produire... l’élimina-
tion du criminel inadaptable à la coexistence sociale. »
Art. XXIV. — « L’élimination des assassins devra
être absolue. 11 n’y a que la peine de mort qui la
réalise. >
{A suivre.) A. v. d. Mensbrugghe.
Auditeur Militaire suppléant.
IID SERIE. T. XII.
38
VARIETES
I
A PROPOS
d’une
HISTOIRE DES MATHÉMATIQUES (1)
L’Histoire des Mathématiques constitue à elle seule une science
complète, possédant ses manuels, ses traités, ses revues, ses
chaires universitaires, ses congrès. C’est une science relative-
ment jeune : elle a été fondée il y a un siècle et demi par Montu-
cla. Si l’antiquité nous a laissé, transmis par Proclus, les titres
des écrits historiques de Théophraste, d’Eudème et de Géminus
et si les XViP et X\M1P siècles nous offrent les travaux analogues
de Vossius, de Wallis, de Weidler, de Heilbronner, ces essais ne
sont que les précurseurs de la grande Histoire des Mathéma-
tiques donnée par J. -F. Montucla en 1758. Cette œuvre, surtout
en sa seconde édition publiée en quatre in-quarto de 1799 à 1802,
reste quoique vieillie le modèle du genre. Après plus d’un siècle,
des maîtres comme Cantor et P. Tannery aiment à y louer non
seulement le style de l’écrivain, mais la richesse de la documen-
tation et la sûreté habituelle des jugements.
En France, cette Histoire générale des Mathématiques de
.Montucla n’est encore complètement remplacée par aucune
autre. L’Histoire de FA50’o/m/H?e(1817-1827)deDelambre, dépas-
sant son propre titre, est aussi une histoire de la science mathé-
matique, mais à un point de vue spécial et incomplet; l’illustre
Chasles a écrit un vaste Aperçu historique (1837), mais consacré
surtout à la Géométrie ; les volumes du trop célèbre Libri ne
sont qu’une collection de notes et de documents. Hoefer, Maxi-
(1) Histoire des Mathématiques, par Rouse Bail, Fellow and Tutor
of Trinity College (Cambridge). Édition française, revue et augmentée sur la
troisième édition anglaise, par L. Freund, lieutenant de vaisseau. — Tome I,
in-8® de vii422 pages. Paris, A. Hermann, 1906.
VARIÉTÉS
595
milieu Marie et Boyer ont tenté chacun une Histoire des Mathé-
matiques, mais le petit manuel (1874) de Hoefer est l’œuvre
d’un excellent polygraphe et non d’un mathématicien compétent,
les douze tomes (1888-1888) de Marie sont l’amas des matériaux
réunis en (quarante ans de labeur et non l’édilice proportionné
et achevé qu’il rêvait, l’intéressant livre de Boyei' (lüUO) s’éloigne
plus encore du modèle. Un instant on espéra que Paul Tannery,
le plus grand peut-être, avec Gantor, des historiens des Mathé-
matiques, donnerait cette histoire générale des sciences qu’il
projetait : déposée au seuil du XX® siècle, elle eût lait le pendant
des Vorlesungeii de Gantor, mais cette plume si érudite, si judi-
cieuse, si brillante vient d’être biisée par la moi t.
Ainsi à l’heure présente les compatriotes de Montucla, de
Ghasles, de P. Tannery sont, en matière d’histoire des Mathéma-
tiques, tributaires de l’Allemagne, de l’Angleterre, du Dane-
mark. L’excellente et trop courte Histoire des Mathématiques du
danois Zeuthen a été récemment traduite en français et rend
d’inappréciables services pour l’étude de la Géométrie grecque;
puisse le volume spécial consacré par le même savant aux
Mathématiques des XVP et XVlP'siècles être traduit à son tour,
(juant aux Vorlesuiigeii nber Geschichte der Mathematik de
Morilz Gantor, on souhaiterait vivement qu’une main patiente et
habile et l’entente coi'diale habituelle Entre les maisons Teubner
et Gauthier-Villars dotassent la bibliothèque française d’une tra-
duction de cette œuvre magistrale, dont le vénérable et illustre
auteur vient d’entreprendre en cette année même une troisième
et définitive édition.
En attendant, nous félicitons le lieutenant de vaisseau français
L. Freund de l’excellente idée qu’il a eue de traduire de l’anglais
VHistoire des Mathématiques de \V.-\V. Bouse Bail. Le docte
fellow du Gollège de la Trinité à Gambridge n’est pas un inconnu
pour les lecteurs de la Revue. On leur a présenté ici-même (1898)
ses Récréations mathématiques, traduites par Fitz-l’atrick. Les
qualités de clarté, d’intérêt, d’érudition, de science véritable de
ces Récréations retrouvent dans l’œuvre nouvelle. L’étendue
et le plan général de cet ouvrage s’adaptent parfaitement au but
visé par l’auteur. M. R. Bail s’est proposé, nous dit-il lui-même,
de donner un aperçu à la portée de tous des principaux faits de
l’histoire des Mathématiques, d’esquisser la vie et les décou-
vertes des savants qui, davantage, les ont fait progresser et de
jalonner le récit par quelques remarques sur la filiation des
idées et des méthodes, sans entrer dans le détail des contro-
verses.
59G
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
I
L’ouvrage anglais constitue un volume unique et compact. Le
traducteur en a fait deux tomes. Le tome second tardant à
paraître, nous ne voulons pas être plus tardif que nous le
sommes déjià k présenter ici le [)remier. Ce premier volume con-
tient la période ancienne (pp. 1-139) ou période géométrique;
puis la période du moyen âge (pp. LiO-:2U.j) et celle de la renai.s-
sance (pp. :20()-:208), caractérisées par la création et le dévelop-
pement de l’Arithmétique moderne, de l’Algèbre et de la Trigo-
nométrie; enlin la période moderne (pp. i()9-3:2t)), s’ouvrant
avec rinvention de la Géométrie analytique et du Calcul infinité-
simal : Descartes, Cavalier!, Pascal, Wallis, f’ermat, Huygens
occupent cette partie. Le second tome s’ouvrira par le nom de
A’ewton.
Le traducteur a placé en appendice dans ce premier volume
des extraits d’anciens, mais précieux articles de Chasles, de Biot,
de .1. Bertrand sur Yiète, sur A'éper, sur Képler, et deux études
très sobres et très vivantes, remarquables au point de vue de la
philosophie naturelle et de la psychologie, mais étrangères aux
Mathématiques pures. Dues à deux savants physiciens iiarfois
opposés Tun à l’autre dans leurs conceptions, ces études sont,
l’une, l’exposition faite par Mach, de Vienne, et peu connue en
France, de l’œuvre de Galilée et de Huygens en Dynamique,
l’autre, la préface placée par .M. P. Duhem en tète de son his-
toire de la Statique et dont les lecteurs de la Bevue apprécient
à l’avance toute la haute valeur.
L’auteur a réalisé son plan d’une manière non point parfaite,
mais satisfaisante. Lui-mème ne s’arroge une infaillible exacti-
tude ni dans l’érudition, ni dans les jugements. L’histoire des
.Mathématiques est une science assez vaste et que ses récents et
rapides progrès rendent assez changeante pour que notre réserve
dans Téloge étonne peu. De plus, l’auteur se reconnait lui-même
moins au courant des littératures allemande et française qu’il eût
fallu. De nombreux errata et desiderata eussent été prévenus par
une étude plus soigneuse de l’œuvre de Cantor et des publica-
tions de Braunmiîhl (celui-ci, l’auteur semble à peine le connaître
de nom), par une lecture plus consciencieuse des contributions
de P. Tannery, notamment dans le Bulletin des Sciences m.vthé-
M.XTiQUEs de G. Darhoux et J. Tannery, par un dépouillement
plus attentif de la' Bibliothec.x .m.\the.m.\tic.x d’Enestrôm, du
Journal de Grelle et des Nouvelles .\nn.ales de M.xtiié.m.atiques.
Cela s’imposait d’autant plus que chez nos voisins d’Outre-
Manche l’histoire des Mathématiques est une science d’importa-
VARIÉTÉS
597
lion plus récente. Avant VHistory of Greek Mathematics (1884)
de James Gow, qui d’ailleurs n’est pas à suivre sans contrôle, on
ne peut citer que le médiocre traité de Dean Peacok, quelques
hrillants articles de De Morgan dans le Dictionnaire biogra-
phique de Smith et, depuis 1878, les études de G. -J. Allmann
dans I’IIermathena de Dublin.
Les coquilles typographiques abondent : hypothénuse pour
hypoténuse. Médita pour Inedita, phœnomena pour phænomena,
Grichen pour Griechen, studien pour les Studien; les Kearôi
(les Varia, ou Broderies, de Julius l’Africain, le polygraphe du
IIP siècle) deviennent le Xeoioi ; Itéoç devient éTeuuç ; |u°
1
devient {x—x^-y est mis pour (x—oéy et pi pour , etc.
Les noms propres sont défigurés fréquemment : Apollonius,
Ptolemæus, Strohæus, Aristée, Ménechme, Héron, Antiphon
deviennent Appolonius, Plolemœus, Strobacus, Aristé, Me-
nœchme, Hero, Antipho; Boèce devient souvent Bœce, son
de Consolatione devient les Consolatio ; on lit sacro Bosco pour
Sacro Bosco ou Sacro Busto; Nicolas von Cusa pour Nicolas de
Cusa ; Schœten et Huyghens ' parfois pour van Schooten et
Huygens; Gôthals pour Goethals; le beau Crichton (on ne sait
ce que cet Adonis vient faire en cette Histoire) devient Chrichton ;
on lit Grow, Breitswert et plusieurs fois S. P. Tannery au lieu
de Gow, de Breitschwert, de P. Tannery, etc. Quelques noms de
villes sont traités comme des noms patronymiques et comme tels
imprimés en petites capitales : de Karlsruhe, Swickau, de
Kempten (1), etc. Les dates et autres chiffres sont insuffisam-
ment contrôlés : l’édition princeps du Quadrivium de Psellus
n’est pas de 1556 : Venise en donne une édition en 1536, qui
n’est pas la première ; les œuvres de Cassiodore n’ont pas attendu
17:29 : l’édition complète de Paris est déjà de 1598; l’édition
française des Récréations, de M. Bouse Bail, par M. Fitz-Patrick
(1) Qui devinerait sous rindication V. M. de Kempten (p. 132) notre trop peu
connu Valentin Mennher. ce Bavarois qui au milieu du XVP siècle vint s’établir
à .Anvers et y publia d’excellentes arithmétiques commerciales, notamment dès
looU (et non 1556) sa Practique brifue pour cijfrer et tenir Lmres de Cornpte
touchant le Principal train de Marchandise P. M. Valentin Mennher, de
Kempten. Le Hollandais Nicolas Pétri, de Deventer, — Pétri fut assez long-
temps l’auteur classique dans nos provinces — le cite en sa préface et lui fait
de fréciuents et précieux emprunts. Exhumé de l’oubli par MM. Van der
Haeghe, de Gand, et Kbeil, de Prague, Valentin Mennher sera un jour,
j’espère, présenté aux lecteurs de la Uevue par la plume autorisée du
P. Bosmans.
598
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(et non Ritz Patrick), est citée diverses fois et avec divers millé-
simes : notre exemplaire est de 1898; etc. Bon nombre de ces
lapsus et bien d’autres encore ont déjà été sii^nalés par d’autres
que nous. Il est utile de les indiquer en un si important ouvrage
et d’engager l’auteur et le traducteur à une plus sévère surveil-
lance de l’édition prochaine.
Il nous reste à soumettre à l’auteur, au courant de la plume,
quelques-uns des desiderata et des considérations que nous a
suggérés la lecture de son intéressant ouvrage.
Trop succinctes et trop sècbes sont les pages accordées aux
Mathématiques égyptiennes et orientales.
Le Rhind mathematical pripurns, ce joyau du trésor égyptien
au Rritisb Muséum, n’est pas un papyrus sacerdotal, mais un
recueil de Mathématiques commerciales et, probablement, un
codex d’écolier. 11 est rédigé [>ar le scribe Abmès, et non par le
prêtre Abmès. A l’exemple de L. Rodet (.1ourn.\l .\si.\tique,
1881, 1882), M. R. Rail eut dvi illustrer son texte du lac-simile
de quelques fragments de ce papyrus, le plus anticpie de tous les
manuels de Mathématiques, après certains documents cunéi-
formes assyriens, que l’auteur notis fait aussi trop peu connaître.
11 pouvait s’aider de la somptueuse édition otlicielle ])botolitho-
graphique de 1898. Quoi d’intéressant, comme ces équations
algébriques tracées en écriture hiératique par le calame d’un
contemporain des enfants de Joseph, fils de Jacob, où Vx
inconnue est figurée tantôt par l’ibis fouillant, tantôt par le
monceau {hau = monceau de grains = quantité) ; où nos signes
et — ont pour ancêtres deux jambes accompagnant chaque
terme et dirigées vers la gauche (+) ou vers la droite (— ), et où
notre signe = est remplacé par le scarabée sacré, symbole du
devenir? Pourquoi ne pas traduire littéralement certains pro-
blèmes de fioles et de pommes, qui éclaircissent même un texte
de Platon (Low, Vil, 819) sur la pédagogie égyptienne, et cer-
taine quadrature du cercle déjà très approchée où le cercle est
dit équivalent à peu près au carré ayant pour côté les 8/9 du
diamètre du cercle? F^ourquoi ne pas exposer plus complètement
certains calculs trigonométriques relatifs à la hauteur d’une
pyramide dont l’on fournit l’inclinaison et l’arète (nommée
pur-e-nuis, mot égyptien passé chez les Grecs pour désigner
l’édifice même et devenu la croix des étymologistes)?
Pour la Chaldée, la Babylonie et l’Assyrie, le Journ.vl .\si.\-
TiQUE de Paris a été trop peu consulté directement par l’auteur.
La collection de Leipzig der Alt Orient (1898 et suiv.) mérite
VARIÉTÉS
599
d’être signalée pour l’intelligente mise en œuvre des documents
exhumés depuis trois quarts de siècle. Les fouilles exécutées
depuis 1843 sur les emplacements des anciennes capitales des
pays arrosés par le Tigre et l’Euphrate, y ont fait découvrir les
premiers loyers de civilisation, dont l’inlluence se fit sentir de
bonne heure en Égypte, aux Indes et en Grèce. Les Chaldéens
possédaient, plusieurs milliers d’années avant notre système du
gramme, de la seconde et du franc, un système de poids et
mesures et de monnaie d’une précision très scientifique. De
vastes bibliothèques, telles que celle du roi Sargon d’Agadé,
composées de nombreux milliers de briques d’argile cuite que
recouvre une fine écriture cunéiforme, ressuscitent après qua-
rante ou cinquante siècles d’ensevelissement, et intéressent
autant les mathématiciens que les historiens et les littérateurs.
L’exposé de ces faits eût dû trouver place dans le livre de
M. R. Bail.
Sur la Mathématique des Chinois, sur sa préhistoire, sur les
influences successives grecque et romaine, hindoue et arabe, sur
le rôle scientifique des premiers missionnaires jésuites à partir
de 1583, l’auteur pouvait faire au mémoire de Biernatzki (1),
qu’il ne connaît que de titre, des emprunts instructifs et intéres-
sants. Quoique l’éducation bouddhique ait souvent étouffé ce
qu’il y a de vivant et de spontané chez l’Oriental, cependant l’im-
mobilité intellectuelle du Chinois est un préjugé très erroné. Du
reste, plus d’un problème de l’histoire des sciences se rattache à
ces questions des Mathématiques célestiales. Indiquons, de plus,
notamment pour le règne de l’empereur mathématicien Kang-Hi,
le Louis XIV du Céleste Empire, les Lettres édifiantes et curieuses
{Missions de la Chine).
La Mathématique grecque préeuclidienne, mal connue de
Montucla, est assez bien traitée par i\l. R. Bail. 11 s’est éclairé des
judicieux travaux de Bretschneider et de leurs compléments par
Allmann ; mais il n’a pas utilisé les publications de P. Tannery
sur la science hellène.
Au sujet de Thalès, Pythagore, Platon, Euclide, etc., il eût pu
élaguer de ses biographies les légendes dues à la fertile imagi-
nation des Grecs de tous les temps, ou du moins ne les donner
qu’en s’en déchargeant sur la crédulité de Plutarque, sur le
(1) JouRN.\L DE Crelle, 1856. Ce mémoire est une reproduction d’une
étude d’Afexandre Wylie, Jottings of the science of the Chinese (dans le North
China Herald, 1852), étude qui compfète les recherches du jésuite Matthieu
Ricci, le fondateur (1583) de la mission de la Chine.
600
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
p|-énie inventif de Lucien, sur la fécondité des écrivains du Bas
Empire. L’inscription de l’Académie de Platon ; — Que nul
n’entre ici, s’il n’est géomètre, — n’a de garant que Psellus,
le byzantin du XP siècle (1). L’incendie de la flotte romaine
provoqué par les miroirs ardents d’Archimède appartient au
roman plus qu’à l’histoire.
Aristote, dans ses Questions de Physique (2), désigne bien la
force, la masse, le temps, l’espace par les lettres a, p, f, b et se
sert de cette notation dans le discours. Mais il ne fait aucun calcul
sur ces lettres. Loin de là, s’il doit raisonner sur une force et
une masse sous-doubles des premières, il n’écrit point 2a, ni
5 P, ce qui serait faire de l’Algèbre littérale excellente, mais il
les dénomme par d’autres lettres.
M. R. Bail attribue à Ménecbme la découverte des sections
coniques : l’antiquité salua du nom de triade de Ménechme
l’ellipse, la parabole et l’hyperbole. L’attribution de cette décou-
verte au célèbre précepteur d’Alexandre le Grand ne repose que
sur l’insuffisant témoignage d’un vers d’Eiatosthène de Cyrène
(-250). Or, avant Ménecbme, Eudoxe de Guide et ;?on maître
Arcbytas, l’ami de Platon, avaient étudié les intersections de
surfaces, et la découverte des propriétés de sections telles que
la section oblique du cylindre ne pouvait, observe P. Tannery,
leur offrir de ditliculté sérieuse.
A propos d’Euclide, dont les Eléments constituent la Géométrie
de la règle et du compas, l’auteur cite en note la Géométrie du
compas (PA\ie, 1797, et non 1795) de Mascheroni, qui est, dit-il,
un tour de force assez curieux pour mériter une mention. Ce
singulier et maigre éloge donne aux étudiants une idée incom-
plète et fausse de la question. La Géométrie du compas seul et
la Géométrie de la règle seule constituent deux problèmes d’une
portée théorique assez haute pour avoir sollicité les efforts de
(1) Le prétendu séjour de Platon à Cyrène, où il se serait initié aux Mathé-
matiques à l’école de Théodore, est contredit par le propre témoijfnaj^e de
Platon, qui dans son Tliéétète nous montre Théodore de Cyrène professant
au temps de Socrate à Athènes même.
(2) Natur. auscult.. Vit, 5; voy. aussi passhn dans ses œuvres. On sait que
les plus anciens traités qui nous soient parvenus sur la Mécanique rationnelle
sont ceux d’Aristote. « Ils ont été loués sans mesure par ses commentateurs, et
depuis, négligés sans examen; mais à travers mille obscurités et une foule
d’idées singulières, on trouve chez lui les principes les plus importants de la
Mécanique. » (Fourier, Mém. sur la Statique, j). 20, dans le .Iournal de
l’École Polytechnique, 5® Cahier). .M. Duhem vient de conlirmer excellem-
ment, à cent ans de distance, le jugement de Fourier.
VARIÉTÉS
601
plus d’un géomètre de renom, depuis Ferrari, Tartaglia et van
Schooten jus(pi’à i’oncelet et Steiner, sans parler de nos contem-
porains Laguerre, G. de Longchamps, (G Cesàro.
Le profond Traité des Coniques d’Apollonius a été analysé
par Ilousel (Journal de Liouville, J858), et par Max. Marie
(II. des M.,t. 1, 188:3) : ces deux analyses méritent d’être indiquées
aux lecteurs français comme une double introduction à l’étude
de l’œuvre du Géomètre par excellence.
Apollonius, d’après .M. H, Bail, ignorait que la parabole eût un
foyer et n’avait nulle idée de la directrice. Rappelons cependant
qu’avant le Géomètre de Berge il existait sur les coniques deux
ouvrages considérables, l’im analytique, l’autre synthétique ; les
Lieux solides d’Aristée l’Ancien et les Coniques d’Euclide. Le
premier, resté classique pendant toute l’antiquité, exposait sans
nul doute et par la méthode analytieiue des propriétés qu’Euclide
et Apollonius jugèrent inutile de reprendre. Telle était la pro-
priété du foyer de la parabole, car le problème du lieu des points
équidistants d’une droite et d’un point fixes s’imposait à Arislée
avant bien d’autres problèmes q,u’Euclide a repris.
Héron d’Alexandrie, l’un des fondateurs de l’art de l’ingé-
nieur, auteur des Métriques, des Mécaniques et des Pneuma-
tiques, précurseur de Bapin dans l’invention de la machine à
vapeur, a vécu avant Bappus qui le cite et après Yitruve et Bline
qui ne le connaissent point : vraisemblablement il appartient au
siècle des .Antonins. M. R. Rail le place trois siècles plus tôt, le
croit disciple de Ctésibius et incline vers une opinion qui fait de
l’ingénieur alexandrin un Egyptien d’origine, « exemple curieux
de la permanence des caractères et des traditions d’une race ».
Blus loin, l’auteur se refuse avec Gow à voir un Grec de race
dans un autre Alexandrin, Diophante, et prétend que le Bère de
l’Algèbre trahit, lui aussi, son origine exotique par certaines
notations dans son écriture et par son esprit plus arithmétique
que géométrique. Ces conjectures sont les corollaires d’une thèse
de Ilankel : le génie grec, ami de l’ordre et des proportions et
merveilleusement doué pour la belle Géométrie pure, manquait
d’aptitude pour l’Arithmétique et l’Algèbre et pour la Géométrie
technique. Si des mathématiciens grecs ont fait progresser l’art
du calcul et les procédés de la Géométrie et de la Mécanique
usuelles, ils pouvaient avoir reçu la culture hellénique, mais
étaient sans doute de race sémitique. Bytbagore même n’a pu
rapporter que des rives du Nil sa passion pour le Nombre et,
d’ailleurs, était Bhénicien. Cette thèse de Ilankel peu ancienne
est peut-être déjà vieillie, malgré les efforts de Zeuthen.
602
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Du reste, le problème héronien, posé depuis un siècle par
l’Académie des Inscriptions (IHlb), est des plus complexes. Ce
Héron, qui a vécu on ne sait ni quand ni où, .à quelles sources
a-t-il puisé sa science? Quelle intluence a-t-il exercée sur la science
des âges ultérieurs? Ces questions, M. R. Rail y répond en unis-
sant dans un complaisant éclectisme les opinions successivement
classiques de Th. 11. Martin (1854') et de M. Cantor (1875). Avec
Th. 11. Martin, il admet l’existence au siècle d’un second
Héron, qui serait l’auteur de deux petits traités grecs. De
Machinis bellicis et Geodæsia. Ce Héron le Jeune doit être biffé
de l’histoire : la célébrité de l’ancien Héron a fait qu’on a mis
sous Tég'ide de son nom plusieurs écrits techniques de ce genre,
et ces écrits étant manifestement un produit du génie byzantin
du X" siècle, on a créé un Héron de Ryzance.
La célèbre formule générale, dite formule de Héron, qui
donne Taire du triangle en fonction de ses côtés et qu’il
démontre en ses Métriques, n’est pas de lui : elle est postérieure
à Luclide et antérieure h Héron. IMusieurs inventions qu’il
expose en ses Pneumatiques et en ses Mécaniques ne lui appar-
tiennent pas davantage, par exemple la fameuse fontaine qui
porte son nom. — Ce puissant géomètre à la fois théoricien et
technicien était par lui-même un [)enseur d’un génie très person-
nel ; il a fait autre chose que colliger les traditions scientifiques
égyptiennes et codifier les règles des harpédonaptes des rives du
Ail. Il est bien au-dessus des agrimenseurs romains de l’Empire,
et ceux-ci n’ont été que les simples co[)istes du polygraphe Var-
ron, le vulgarisateur par excellence des antiques disciplines
étrusques et des traditions greccpies et alexandrines. M. R. Bail
eut adopté sans doute ces appréciations, s’il avait tenu compte
de la phase nouvelle du problème due à la publication récente
de l’œuvre véritable de Héron. Diels en 1893 a donné les
Pneumatiques. Carra de Vaux en 1894 a reproduit en fian-
çais les Mécaniques d’après une version arabe du IX® siècle.
Enfin en 1993 Hermann Schône a publié le vrai texte grec des
Métriques, retrouvé dans la Ribliothèque du Vieux Sérail de
Constantinople : ce fut une révélation ffune face inconnue de la
Géométrie ancienne; les travaux byzantins, d’ailleurs remar-
quables, qui passaient pour constituer la Géométrie de Héron,
ne pouvaient donner aucune idée de l’œuvre vraie du grand
homme. Ces Métriques ont été, de l’avis de R. Tannery, la publi-
cation documentaire la plus importante faite depuis deux siècles
pour l’histoire de la .Mathématique grecque, — sauf peut-être la
VARIÉTÉS
603
très récente publication (1907) de VEphodikon d’Archimède,
cette œuvre géométrique dont le titre assez vague nous était
seul connu, cité à plusieurs reprises en ces mêmes Métriques (1),
et dont le texte grec vient d’être retrouvé, tà Constantinople
encore, et d’être publié dans I’Hermès par Heiberg.
Au sujet de Diophante (:2), la question du symbolisme algébrique
employé par le Père de l’Algèbre est obscure. On tait malaisé-
ment le partage, dans l’invention des notations, de ce qui est dû
au génie de l’auteur et de ce qui est le fait de l’esprit abréviateur
des copistes successil's, d’autant plus que le manuscrit le plus
ancien des Arithmétiques, celui de Madrid, ne date que du
XIII® siècle. Le manuscrit du Vatican ne remonte pas au delà
du XV®. — Le symbole de soustraction êi est l’initiale déformée
du mot XiTTovieç (diminués de...). — 11 n’est pas improbable, au
jugement même de P. Tannery, l’éditeur critique de l’œuvre
diopbantine, que le Pionysios à qui Diophante dédie ses Arith-
métiques soit un certain évêque Denys, ami des sciences, comme
l’étaient plusieurs évêques de ce IV® siècle.
Hypatia d’Alexandrie commenta les six premiers livres de Dio-
phante. Elle appartient à l’âge des commentateurs et des compi-
lateurs, ère de décadence de la science mathématique et de la
pensée philosophique. M. R. Bail nous rappelle que la belle
païenne « fut assassinée à l’instigation des chrétiens en 415 », et
ouvre à son propos une de ses fréquentes et désagréables digres-
sions sur l’hostilité entre l’Église et la science. Nous pensions qu’à
l’appui du fait l’auteur citerait comme références soit VHistoire
de Socrate et le Lexique de Suidas, soit même, malgré sa nulle
valeur scientitique, le pamphlet écrit il y a trente ans par
Draper, Les Conflits de la Science et de la Religion, qui semble, à
en juger par certaines thèses de M. R. Bail, être son livre de che-
vet ; il se contente de renvoyer au roman Hypatie de Kingsley.
Autant vaut renvoyer à l’opéra de Scribe le lecteur qui s’informe
de l’exacte vérité sur l’histoii'e des Huguenots. L’épisode regret-
table d’Hypatia, périssant dans un mouvement de la populace
contre le gouverneur Oreste, appartient à ce dangereux tournant
(1) Le titre complet de l’ouvrag-e retrouvé est ; ’Apxinnbouç irepi tüùv
prixaviKoiv 0eaipr|,udTii)v Trpôç ’EpaTooOevriv éqpoboç. Heiberg et Zeutheii
viennent d’en publier une traduction allemande commentée, dans Hibliotheca
-M.\thematic.\. d’Enestrom.
(2) Les Éléments d’Euclide, les Coniques d’.-Vpollonius et les Arithmétiques
de Diophante constituant trois ouvrages capitaux dans l’histoire de la pensée
et de la méthode mathématiques, il convient de signaler aux lecteurs français
les analyses très méditées de ces trois œuvres dans ['Histoire des Mathéma-
tiques (Paris, 1902, traduction de Jean Mascart) de Zeuthen.
604
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
de l’histoire où se livrèrent des luttes parfois sanglantes entre
riicllénisme orgueilleux et furieux et le césarisme ombrageux et
violent, où 1e paganisme éperdu luttait pour la vie contre le
christianisme devenu d’opprimé triomphant, et où les évêques
eurent, au risque de leur vie, à accomplir une œuvre de salut
social contre des rites [)aïens absurdes et souvent abominables.
Au sujet de cette période agitée, renvoyons le lecteur non à des
romanciers, mèmi' sérieux comme Kingsley, mais à des histo-
riens : à L. Ducbesne, dont VlJistoire ancienne de l’Église
(t. II, l!)l)7) raconte ce début tourmenté du V' siècle; à P. Allard,
auteur du beau livre Le Christianis)ne et l’Empire romain;
entin, quant à l’épisode spécial d’Hypatia, au F. Cb. De Smedt,
(pii, en 1871), a enrichi la présente Revue, alors naissante, d’une
très autorisée et inoubliée étude sur L’Eglise et la Science. Que
la tière llypatia ail péri dans une de ces rixes sanglantes que sou-
levaient de temps en temps [larmi le bas peuple les passions reli-
gieuses, le docte hollandisle ne le conteste point. Ce ([u’il alfirme
hautement, c’est qu’on n’est point fondé à mettre le meurtre
de la femme philosophe et mathématicienne sur le compte de la
haine de l’Eglise pour la science. Et cette accusation est d’autant
moins fondée, ajouterons-nous, ipi’à celte même époque toute
■Mexandrie s’émei veillait tour cà tour de l’érudition de l’évêque
Théophile, de la science éloquente de son successeur l’évêque
Cyrille, du savoir encyclopédique de Didyme l’Aveugle, du génie
poétique et des doctrines platoniciennes de Synésius, Tadmi-
rateur de cette même llypatia et le futur évê(pie de Ptolémaïs.
A cette im'une époque encore, tout l’Orient entendait les saints
évêques Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze se joindre à
saint Cyrille d’Alexandrie pour recommander aux chrétiens
l’étude des (jeuvres littéraires, scientiliques et philoso[)hiques
des païens.
.M. U. Rail admet volontiers aussi la destruction par les chré-
tiens, vers 891 sans doute, de la Bibliothèque universitaire
d’.Vlexandrie. Ce fameux incendie de la Bibliothèque du Sérapéion
est une de ces erreurs historiques qu’il devient fastidieux de
réfuter. Le P. De Smedt, dans l’étude citée tantcït (Rev. des
Quest. Scient., 1871), 1, pp. 109-1 Ri), a excellemment résumé pour
nos lecteurs la savante et complète l'étïitation donnée il y a un
demi-siècle par l’ahbé Gorini (1). Ajoutons, quoique l’honneur du
(1) (ioriiii, Défense de rÉf/lise, t. I, pp. (ü-t07 (t'''^ édit.). La simple destruc-
tion par ordre irnpériat du sanctuaire de Séra])is dans rimmense et splendide
Sérapéion fjui dominait la ville, s’accomplit sans nul siège et nul assaut du
VARIÉTÉS
()05
Croissant musulman nous touclm peu, que l’immense autodafé
similaire attribué aux Arabes lors du sac. d’Alexandrie en 641 est
plus douteux que M. R. Bail ne le pense : il n’est garanti que par
le tardif témoignage de deux ou trois historiens du XllR siècle.
Quant au mot historique placé, en cette occasion et en quelque
autre encore, sur les lèvres du calife Omar, il appartient à la riche
collection des mots purement légendaires.
M. R. Rail est, ailleurs, plus juste pour l’Église. Par exemple,
il salue volontiers Boèce, Cassiodore et les moines d’Occidenl.
Peut-être y met-il trop de réserve : Boèce et Cassiodore méritent
plus ample hommage, l’im le dernier des philosophes anciens
et le premier des philosophes scolastiques ou du moins l’un de
leurs principaux éducateurs, l’autre iixant dans son üe Artibus
ac Disciplinis liberalium littemrum l’enseignement qui sera
suivi durant le moyen âge, tous deux consacrant à l’Arithmétique
et h la Géométrie des pages très médiocres et très courtes sans
doute, mais les seules qui traverseront les longs siècles troublés.
R se désole de la fermeture par le décret de Justinien, en 5'20,
de l’École d’Athènes, dernier refuge de la pensée et de la science
hellènes; mais il devrait reconnaître la stérilité de cet hellé-
nisme, qui venait d’agoniser durant deux siècles et demi dans
le néo-platonisme et le néo-pythagorisme. Du reste, nous lui
signalerons une intéressante coïncidence de date : en cette même
année 5:29, où, en Orient, un décret impérial fermait l’Univer-
sité d’Athènes (1), un moine d’Occident fermait le dernier temple
païen ouvert en Italie, le temple d’Apollon, sur le Mont-Cassin,
et y fondait un Oi'dre qui devait sauver dans les temps de trou-
bles les débris des sciences et des lettres païennes et fournir de
nombreux et illustres champions à la science chrétienne.
Au sujet des Mathématiques aux Indes, M. R. Rail passe sous
silence l’intéressante période primitive de la Géométrie hindoue.
Cependant cette période commence à n’être plus de la préhistoire,
temple, et ii’eiitraiiia la ruine ni du reste du temple et de ses dépendances ni
de la Bibliothèque. Le seul texte invoqué sont quelques mots mal compris du
voyageur espagnol Orose, qui, écrivant en 410, rappelle la destruction de la
Bibliothèque du Brucbium, arrivée 48 ans avant .Jésus-Christ : le Bruchium fut
malheureusement atteint par l’incendie de la flotte égyptienne allumé sur
l’ordre de Jules César par les soldats romains.
(1) Tout en observant cette même coïncidence de date, Krund)acher dans
l’ouvrage capital Gescliichte (1er Dijzantinischen Litteratur, Munich, 2® édi-
tion, 1897, pp. 5 et 428, ci oit que la fermeture de l’École d’.\thènes a fait peu
de tort aux intérêts île la pensée philosophique déjà mourante et rappelle
l’obscurité qui continue à envelopper l’histoire de ce décret impérial.
GUG
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
grâce aux recherches de G. Thibaut (1875) et plus récemment de
von Schroeder, de ilürk et de H. Vogt. Les Sulimutras ou Pré-
ceptes du cordeau, qui codilieiit les règles à suivre par les
brahmanes pour la construction et rorientation des autels,
montrent chez les auteurs de cette Géométrie rituelle, Baud-
hayana, Apastamba et Katyana, des connaissances que Pytha-
gore eût enviées. Ils connaissaient, comme lui et peut-être long-
temps avant lui, la propriété du carré de l’hypoténuse : ils
résolvaient les triangles rectangles en nombres entiers : 3, i, 5;
5, 1:2, 13; 8, 15, 17; etc. Ils trouvaient poiu' rirratiomielle
cette valeur approchée : V'2 = l Apastamba disait
que le cercle vaut à peu près un carré ayant pour côté les 13/15
du diamètre. Cette science des Hindous paraît autochtone : les
Grecs n’avaient pu, semhle-t-il, être leurs initiateurs à cette
époque.
Pour les périodes ultérieures de la Mathématique hindoue,
résumées dans les trois noms célèbres d’Aryabhàta (VP s.), de
Brabma Gupta (YIP s.) et de Bhaskara Acharya(XlP s.), et que
•M. U. Bail expose sullisamment, il eiit été bon de constater ce
que llankel ignorait en 187-4, tà savoir que toute la science
des Hindous représentée par ces savants classiques. Astronomie,
Géométrie et même Algèbre, a son point de départ dans la science
grecque (1).
(A suivre.) B. L.
(1) Si .Vryabhiita (470-550) donne pour tt la valeur ^iQjjQQ > ou 3,1410,
sans avoir connu les écrits ilArchirnède (car il attribue à la sphère le volume
r = \ it ’ H^), il doit cette connaissance de tt à une source grecque, peut-être
à -Vpollonius; car il l’obtient, comme .\pollonius, en appliquant la méthode
arcbimédienne des polygones réguliers poussée jusqu’au polygone de 384 côtés.
VARIÉTÉS
(3U7
11
LES TExMPÈTES
DANS LA
PROVINCE MARITIME DU FOU-KIEN (Chine)
Plusieurs savants ont exprimé le désir de voir recueillir des
séries d’observations, s’étendant au plus grand nombre d’années
possible. Le même vœu a été émis au congrès d’inspruck en sep-
tembre 1905.
Nous avons pensé qu’il y aurait intérêt à chercher, dans les
annales de la Chine, célèbres par leur antiquité, les vestiges des
tempêtes qui ont visité l’une des provinces maritimes les plus
exposées aux ravages des typhons. Le R. P. Pierre Hoang,
prêtre du clergé de Nankin, travailleur intatigable, a hien
voulu compulser les annales otiicielles de la province du Fou-
kien, dont la préfecture est Eou-tcheou, et nous publions le résul-
tat de ses recherches. Nous nous sommes contentés de traduire
en français son texte latin, et de déterminer, d’après la descrip-
tion des annales, le genre de chaque tempête (coup de vent, tor-
nade, typhon, etc.).
11 est clair que la liste, qui embrasse une période de huit cent
trente-quatre années (de l’an 978 à l’an 1811 de l’ère moderne),
ne saurait être donnée comme complète. Rien des cas, sans doute
fort intéressants au point de vue météorologique, ont été néces-
sairement laissés dans l’ombre, le but de l’annaliste n’étant que de
rapporter les désastres dignes d’être signalés cà la postérité. Tout
au plus peut-on croire que nous avons là une énumération assez
exacte des grands typhons, surtout à partir de l’an IVtlJ, où les
cas commencent à se faire plus nombreux.
11 semble impossible de déduire quelque loi météorologique
d’un pareil document. Nous nous contenterons de réunir, mois
par mois, les typhons proprement dits, pour en déduire une
courbe de la variation annuelle. Voici le résultat.
Mois. Janv. Févr. Mars. Avr. Mai. Juin. Juill. Août. Sept. Oct. Nov. Déc.
Typhons. 0 0 0 0 2 0 U “23 “23 7 3 0
REVUE DES QUESTR)NS SCIENTIFIQUES
(iü8
Les cliiiïres de ce talileau ont servi à construire la courbe ci-
jointe (fig. 1). La comparaison de ce diagramme avec les conclu-
sions d’nne étude sur les tempêtes modernes, ne manquera pas
d’intéresser le lecteur. La courbe tracée en pointillé représente les
sommes mensuelles de tvpbons, relevées en Extrême-Orient par
le R. W .1 osé Algné, directeur de l’Observatoire de Manille, pour
la période 1880-11)0:2. Malgré des dillérences de détail, il y a un
parallélisme manifeste (‘litre les résultats des vieilles annales de
(’iliine, et ceux des observations modernes, dont les moyens per-
léctionnés ne laissent guère écbapper de typbon inaperçu, le long
Fig. I.
des côtes de l’Extrême-Asie. Il y a lieu de remaripier que la dif-
férence est surtout notable durant les mois d’biver ; la liste de
Manille note des typhons pour tous les mois de l’année, tandis
que les annales du Eou-kien n’en signalent aucun de la fin de
novembre au commencement de mai. Toutefois la différence est
plus apparente que réelle, car le R. P. Algué note tous les
typhons, tandis que l’annaliste chinois ne s’occupe que de ceux
du Fou-kien. Or, les typhons des mois froids se tiennent généra-
lement au sud du canal de Eormose ou à l’est des Ryû-kyù;
même à l’époque actuelle on n’en voit pas, durant la saison d’hi-
VARIÉTÉS
609
ver, entre Swatow et Wen-tcheou, de sorte que si l’on prenait la
peine de choisir, parmi les typhons cites par le R. P. Algue,
ceux-là seuls qui viennent aborder au Fou-kien, il est fort pro-
bable que les deux courbes se ressembleraient encore plus.
Une dernière remarque sur le nombre des typhons. La diffé-
rence entre les documents anciens et les modernes ne vient pas
d’une variation des lois de la nature, mais de la marche croissante
de nos informations. A mesure que de nouvelles stations se
créent, le champ de nos études s’élargit, la navigation multiplie
ses voyages, et les commandants, observateurs volontaires,
IIR SÉRIE. T. XII. 39
610 , REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
deviennent chaque jour plus nombreux. De là vient que, tandis
que de J 880 à 190'â on trouve une moyenne annuelle de 21,3
typhons, la période 1890-1901, plus récente, en donne 24,6 :
jadis plusieurs cas, égarés au large, sur le Pacifique, passaient
inaperçus, aujourd’hui ils ne peuvent se produire sans être
signalés. 11 est probable cependant que nous approchons de la
limite, et que la fondation des stations météorologiques des Caro-
lines, des Marianes et des Bonin, nous mènera à un total annuel
de trente cyclones environ, en nous bornant au bassin compris
entre ces îles et le continent asiatique, et en ne comptant que les
typhons proprement dits.
N“
ANNÉE
MOIS
DATE
LOCALITÉ
ESPÈCE
INTENSITÉ
1
978
?
?
Hing-hoa
typhon
arbres et maisons renversés.
2
983
10, IX-8, X
?
Hing-hoa
typhon
arbres et maisons renversés.
3
983
10, lX-8, X
?
T’suen-tcheou
fort vent
4
1005
7, IX-5, X
?
Fou-tcheou
typhon
habitations du littoral détruites.
5
1025
mars
3
T’chong-ngan
orage
vent, tonnerre et pluie.
6
1069
28, Vlll-17, IX
?
T’suen-tcheou
fort vent
raz de marée dévastateur.
7
1090
?
9
Hing-hoa
typhon
désastreux : plus de 10000 morts.
8
1093
?
?
Fou-tcheou
fort vent
raz de marée dévastateur.
9
1132
mars
17
Kien-ning
orage
vent, grêle, maisons abattues, morts.
10
1132
mars
20
Kien-ning
fort vent
maisons et moissons détruites.
11
1177
juin
28
Fou-t’sing
Hing-hoa
fort vent
tempête de nuit. 1
12
1178
juillet
29
Hing-hoa
fort vent
grande pluie, maisons renversées.
13
1183
septembre
21
Tchang-tcheou fort vent
grande pluie, maisons renversées.
14
1191
26, 11-26, III
9
Kien-ning
orage
vent, pluie, grêle, maisons détruites. '
15
1191
avril
20
Kien-ning
Kou-t’ien
orage
1
pluie, grêle, maisons etmoissonsdétr.
16
1202
1
juillet
25
'Kien-ning
' Kien-ngan
■typhon
vent, pluie, maisons et moissons ruin.
17
1380
juillet
26
Min-hien
fort vent
grande pluie, maisons détruites.
18
f
1461
juin
26
1 Tchang-tcheou
Tchang-pou
|fort vent
pluie, arbres déracinés.
19
1463
15, VIII-12, IX
?
?
typhon
vent violent, pluie.
20
1469
août
20
Fou-ngan
typhon
vent violent, grande pluie.
21
1483
juillet
23
Fou-tcheou
typhon
vent violent, maisons renversées. '
22
1487
août
9
T’ing-tcheou
orage
grand vent, tonnerre. 1
23
1493
?
9
Hing-hoa
typhon
naviresjetés sur le rivage.
24
1493
août
14
T’suen-tcheou
typhon
maisons renversées, navires englout.
25
1497
août
9
Hing-hoa
typhon
tonnerre, pluie, mais, et arbres renv.
26
1501
août
17
Fou-tcheou
orage
vent, tonnerre, mais, et arbres renv.
27
1506
20,VII-18,VIII
9
Ou-p’ing
fort vent
pluie, maisons renversées. [tuiles.
28
1514
mars
19
T’chang-lou
orage
tonnerre, grêle, vent emportant les
29
1516
mars
28
Sien-yeou
orage
la grêle tue quantité d’animaux.
30
1518
8, VI-7, VH
9
Fou-tcheou
fort vent
grande pluie.
VARIÉTÉS 611
N“
ANNÉE
MOIS
DATE
LOCALITÉ
ESPÈCE
INTENSITÉ
31
1528
août
23
T’ong-ngan
typhon
arbres déracinés par le vent.
3“2
1539
18, V-15, VI
?
Fou-tcheou
typhon
maisons renversées.
33
1512
mai
27
T’ong-ngan
fort vent
maisons et arbres renversés.
34
1549
mai
31
Tchang-tcheou typhons
navires engloutis.
35
1560
25, V-23, VI
?
Hing-hoa
orage
grêle, arbres et maisons renversés.
3()
1563
9
?
Hing-hoa
typhon
grande pluie, raz de marée.
37
1565
avril
17
T’ong-ngan
orage
vent violent, pluie, tonnerre.
38
1566
19, \T-16,\T
?
Fou-tcheou
fort vent
forte pluie.
39
1567
5, VllI-2, IX
?
Ning-té
typhon
maisons et arbres renversés.
4U
1568
25, Vl-23, VII
?
T’chong-ngan
typhon
maisons détruites danslarégion E.àS.
41
1570
été
?
P’ou-t’ien
orage
vent, pluie, tonnerre, grêle.
42
1570
juillet
8
(note)
typhon
dégâts énormes (note).
43
1590
juillet
22
?
typhon
maisons et arbres renversés.
44
1596
24, VIlI-21, IX
?
Hoei-ngan
typhon
45
1600
août
26
P’ou-t’ien
typhon
extraordinaire (note). [moissons.
46
1603
septembre
9
T’ong-ngan
typhon
raz de marée détruisant maisons et
47
1606
septembre
10 •
iFou-t’cheou
iT’suen-tcheou
1 typhon
beaucoup de naufrages.
48
1607
octobre
18
T’ing-tcheou
typhon
maisons renversées.
49
1608
12, \TI-9, VIII
?
P’ou-tcheng
orage
vent violent, maisons foudroyées.
50
1609
septembre
5
Cheou-ning
typhon
tonnerre, pluie, vent.
51
1609
septembre
9
Fou-tcheou
typhon
raz de marée détruisant maisons et
52
1610
automne
?
Pou-t’cheng
orage
(note) [moissons.
53
1611
10, VlI-7, VUI
?
Kien-ning
typhon
grand vent, maisons renversées.
54
1612
mars
3
Fou-tcheou
fort vent
navires submergés.
55
1612
mai
12
Pou-t’ien
orage
grêle, vent, arbres brisés.
56
1614
septembre
8
Tchang-tcheou typhon
arbres déracinés, tuiles emportées.
57
1619
9
9
Ngan-k’i
fort vent
grande pluie.
58
1621
février
24
?
coup de vent
grêle : chevaux et bœufs tués.
59
1626
?
?
Tchang-tcheou coup de vent
arbres arrachés, tourbillons de sable.
60
1637
mars
19
T’suen-tcheou
fort vent
averses.
61
1641
août
7
Fou-tcheou
typhon
maisons renversées, arbres déracin.
62
1643
novembre
11
Hing-hoa
typhon (sic)
raz de marée ravageant les moissons.
63
1644
7, IV-5, V
9
Chao-ou
coup de vent
maisons renversées, [poussière noire.
64
1649
février
19
9
orage
grands coups de foudre, pluie de
65
1654
17, lV-15, V
?
Kien-ning
orage
la nuit, vent violent, grêle.
66
1659
septembre
16
Fou-tcheou
typhon
maisons renversées.
67
1659
novembre
14
Hing-hoa
typhon (sic)
raz de marée dévastant les moissons.
68
1663
8, IV-6,V
?
Kien-ning
coup de vent
maisons renversées.
69
1664
juillet
19
?
typhon
maisons renversées.
70
1667
21 , VI-20, VII
?
Lien-kiang
trombe
(note)
71
1670
octobre
14
Tsuen-tcheou
orage
vent, pluie, coup de foudre.
72
1673
12, Vm-10, IX
‘1
Chang-hang
typhon
maisons renversées.
73
1675
octobre
4
Tchao-ngan
typhon
maisons détruites, arbres déracinés.
74
1678
juillet
20
Hing-hao
typhon
maisons et arbres renversés.
75
1680
24, Vm-22, IX
9
T’suen-tcheou
typhon
arbres déracinés.
76
1682
août
19
Keang-tché
orage
vent soulevant sable, pluie, tonnerre.
612
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
ANNÉE
MOIS DATE
LOCALITÉ
ESI'ÈCE
INTENSITÉ
77
78
1687
1691
10, VI-8, VU
9
9
T’suen-tcheou
1 T'suen-tcheou
1 Hoei-ngan
typhon
1 typhon
une tour renversée. ,
[noyés.
raz de marée, beaucoup d’habitants
79
1691
août
8
Hing-hoa
typhon
vent violent. [champs submergés.
80
1691
août
21
Hing-hoa
typhon
mer démontée, navires engloutis.
81
1691
22, IX-20, X
9
Formose
typhon
maisons renversées, navires englout.
8'2
1701
?
9
P’ing-hou
trombe
(note)
83
1709
?
9
Tcbang-tcheou fort vent
maisons renversées. [engloutis.
84
17H)
août
29
Tchang-p’ou
typhon
mer démontée : plus de 2000 habitants
85
1715
7
9
Formose
orage ?
grand tremblement de terre.
86
1718
automne
9
Tchao-ngan
typhon
grandes pluies.
87
1721
octobre
8
Formose
typhon
maisons renversées.
88
1722
13,V11-I1,\TI1
9
T’suen-tcheou
typhon
moissons dévastées.
89
1724
juin
30
T’chang-t’ai
typhon
moissons dévastées.
90
1728
juin
8
Pou t’ien
typhon
(note)
91*
1731
septembre
4
Long-k’i
tornade?
arbres déracinés, maisons renversées.
92
1733
10, Vm-7, IX
9 I
l l’ou-ngan
f Ning-té
1 typhon
maisons et arbres renversés.
93
1737
9
9
Koei-hoa
orage
grêle.
94
1737
septembre
9
( F’ou-tcheou
f Ning-té
1 typhon
vent violent, la nuit.
95
1740
juillet
15
Formose
typhon
vent violent, grande pluie.
96
1743
26, 1-23, II
9
Hing-hoa
fort vent
maisons renversées.
97
1745
27, VIII- 25,IX
9
Ile P’ong-hüu
(Pescailores)
typhon
vent violent:
98
1748
9
9
Hoei-ngan
fort vent
99
1748
mai
10
P’ou-t’ien
coup de vent
grande pluie.
100
1748
mai
29
T’chang-t’ai
orage
tonnerre, maisons et arbres renvers.
101
1749
mars
10
Hing-hoa
coup de vent
102
1750
4,\Ti-i, vm
9
Kien-ning
typhon?
103
1750
2,VHI-31,MII
9
Ning-té
typhon?
vent violent.
104
1750
septembre
9
l Formose
(T’chang-hoa
1 typhon
maisons renversées.
105
1750
30, IX-29, X
?
Kien-ning
fort vent
106
1751
septembre
1
Fou-ngan
typhon
maisons submergées.
107
1752
9
?
T’ong-ngan
fort vent
108
1752
9, vm- 7,IX
?
Formose
typhon
vent de feu, brûlant arbres et herbes.
109
1752
septembre
10
P’ou-t’ien
typhon ?
110
1753
28,Vm-26,IX
9
Formose
typhon
111
1754
juin
8
Tchang-tcheou typhon
grande pluie (note).
112
1754
juillet
12
P’ou-t’ien
typhon
tempête de 7 jours ; arbres déracinés.
113
1754
septembre
28
P’ou-t’ien
typhon
mer démontée (raz de marée?).
114
1754
16, X-13, XI
?
Formose
typhon?
vent violent.
115
1758
1,XI-31,XI
9
Formose
typhon?
tempête, pluie, pendant 3 jours.
116
1760
juillet
12
Nan-p’ing
typhon
arbres déracinés.
117
1772
30, vn-27, vm
9
Formose
tornade?
(note)
118
1790
12, \Ti-9, vm
9
Fou-tcheou
tornade?
vent violent, pluie.
119
1811
août
6
Fong-chan
tornade?
(note)
VARIÉTÉS
613
JSotes sur les Tempêtes dans le Fou-Kien
N® d’ordre
6 Cette tempête (probablement un typhon) amena une marée
qui renversa les maisons et dévasta les moissons.
12 11 y eut un grand nombre de personnes noyées.
2b Le même orage (probablement typhon) avec grand vent et
pluie, dura trois jours à T’chang-t’ai et à Nan-t’sing.
87 Cet orage fut accompagné de ténèbres aussi profondes que
celles de la nuit, qui survinrent subitement à 2 heures
de l’après-midi.
■42 Le typhon se fit sentir dans les cinq sous-préfectures
de Long-k’i, Tchang-pou, T’chang-t’ai, Nan-t’sing et
P’ing-ho : le vent fut violent, la pluie diluvienne, de
nombreuses maisons furent submergées et dévastées.
■48 Le fort de la tempête sévit de 6 heures à 8 heures du matin.
45 Ce typhon dura sans trêve pendant cinq jours et cinq
nuits : vent extraordinaire, pluie énorme détruisant les
maisons et renversant les ponts. Le 24 et le 25 août, à
Lien-kiang, le typhon déracina les arbres et renversa
les habitations; le 26 et les trois jours et trois nuits qui
suivirent, un raz de marée envahit les maisons; le même
jour, à Fou-ngan, typhon et pluie diluvienne.
50 La tempête dura quatre jours et quatre nuits.
52 « Vers midi, un vent violent se leva soudain, près de l’em-
placement des exercices militaires; l’eau d’un étang (?)
soulevée en l’air à la hauteur de 50 pieds, vint en tour-
noyant couvrir une surface de plusieurs arpents ; cette
pluie, d’abord de couleur blanche, tourna au vert, puis
au rouge, enfin elle parut de feu pendant un assez long
espace de temps. »
55 Les grêlons attinrent la grosseur du poing; vent violent,
pluie, les arbres furent brisés, et les tuiles des maisons
emportées.
60 Le vent sévit avec violence de 8 heures du matin à 4 heures
du soir; il y eut de grandes pluies durant trois jours.
70 Sur l’étang Kin-tsong surgit un grand vent, soulevant de
fortes vagues; un dragon s’éleva, allant de l’occident
vers le nord.
74 Le soir, à 8 heures, le vent se leva, venant du nord-ouest,
et la terre fut éclairée d’une lumière de feu.
75 Très grandes pluies. On vit dans l’air une lumière de feu,
semblable à la foudre.
82 De l’étang Koan-K’i s’envola un dragon, à la suite de
614
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
noires nuées : l’étang et (toutes les pièces d’eau) du voi-
sinage, à 10 ly à la ronde, furent mis à sec. Les animaux
et les hommes forent entraînés dans les airs, et retom-
bèrent à quelque distance de là.
87 Le ciel fut vu complètement rouge.
90 Pendant six jours, du rivage de la mer le sable fut emporté
par le vent, et vint ensevelir les champs et combler les puits.
91 Apparition d’un dragon.
100 La force du vent fait voler des pierres.
111 Les ravages furent encore plus grands à Nan-t’sing et
P’ing-hou : les maisons furent submergées.
117 A Formose, par un ciel serein. Soudain on vit surgir des nuées
noires des quatre vents du ciel; des dragons, grands et
petits, apparurent en grand nombre, puis subitement se
leva un vent violent, avec pluie, qui dura toute la nuit.
118 Apparition d’un dragon.
119 Sur la mer Orientale, tout à coup, se lèvent quelques étin-
celles (?), surnageant et s’élevant en l’air; elles devinrent
alors innombrables et produisirent un grand vent : cha-
leur excessive, récoltes brûlées.
REMARQUES
[A] . La plupart du temps l’espèce des tempêtes a été déter-
minée par le sens du mot chinois employé par l’annaliste. En un
certain nombre de cas cependant, les détails mis en note ont fait
juger qu’il s’agissait d’un typhon bien caractérisé. Les simples
orages concernent en général des villes de l’intérieur.
[B] . Certaines tempêtes ne se rapportent pas à une date pré-
cise : c’est que l’annaliste a simplement cité la lune chinoise.
Dans ce cas nous donnons les dates européennes coïncidant avec
le début et la lin de cette lunaison. Faisons remarquer que pour
cette question de la détermination des dates, le R. R. P. lloang
est une autorité très sûre.
[G]. Le nom de Formose inséré dans les listes, rappelle
l’époque où cette île faisait administrativement partie de la
province de Fou-kien.
[D]. Le lecteur interprétera lui-même certains termes des
notes qui précèdent : ainsi il est clair que les dragons devaient
être des nuées se tordant dans la forme bien connue des
trombes, etc. L. F., S. J.
BIBLIOGRAPHIE
I
Robertü Bonola. La geometria non-euclidea. Esposizione
storico-critica del suo sviluppo con 69 figure. Bologna, Ditta
Nicola Zanichelli, 1006. In-S”, de viii-216 pages. Prix ; 5 lire.
M. B. Bonola, bien connu de tous ceux qui s’occupent de géo-
métrie non euclidienne comme auteur de notes savantes sur la
matière et surtout de travaux consciencieux et complets sur la
bibliographie y relative, fait, dans le volume dont nous venons
de transcrire le titre, un exposé à la fois historique et critique du
développement de cette partie de la science. Nous allons en ana-
lyser les divers chapitres en signalant ce qui nous y frappe sur-
tout et en indiquant aussi les endroits où nous ne sommes pas
d’accord avec l’auteur.
I. Les essais de démonstration du cmquième postulat d’Euclide
(pp. 1-19). 1 . Comme on le sait, Euclide (300 ans avant J.-C.) base
la théorie des parallèles (définies comme droites d’un plan qui
ne se rencontrent pas), sur le postulat des trois droites : Deux
droites d’un plan coupées par une troisième avec laquelle elles
font, d’un côté, des angles intérieurs dont la somme est moindre
que deux droits se rencontrent de ce côté.
Posidonius (I" siècle avant J. -G.), pour éviter le postulatum
d’Euclide, propose d’appeler parallèles deux droites d’un plan
qui sont équidistantes; cette définition implique ce nouveau
postulat que l’équidistante d’une droite est une droite. Geminus
(I" siècle avant J. -G.) remarque d’ailleurs qu’il existe des
courbes, telles que l’hyperbole et la conchoïde, qui, prolongées
indéfiniment, ne rencontrent pas une droite, savoir leur asymp-
tote : L’asymptote et l’hyperbole sont parallèles dans le sens
d’Euclide, elles ne le sont pas dans le sens de Posidonius. L’équi-
distance et le parallélisme ou la non-rencontre de lignes prolon-
gées indéfiniment ne sont donc pas des propriétés équivalentes.
616
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Geminus trouve d’ailleurs que l’existence des asymptotes est le
fait le plus paradoxal de toute la géométrie (J).
Ptolémée (IP siècle ap. .l.-C.) établit la théorie des parallèles
en partant du postidat suivant : Si deux droites qui ne se
rencontrent pas faisaient, d’un côté, avec une transversale des
angles dont la somme est supérieure à deux droits, il en serait de
même de l’autre côté. IVoclus (410-485) (à qui sont dus les ren-
seignements précédents sur Posidonius, Geminus, Ptolémée),
admet que la distance de deux parallèles est toujours finie et en
déduit le postulatum.
Malgré cela, Proclus suppose en deux endroits différents de son
commentaire du premier livre d’Euclide, qu’il n’est pas impos-
sible qu’il y ait des droites asymptotes l’une de l’autre : deux
droites coupées par une transversale avec laquelle elles forment
des angles internes dont la somme est inférieure à deux droits
pourraient ne pas se rencontrer, bien que, 1e segment de la trans-
versale restant le même, les droites se rencontrassent, si la somme
des angles internes diminuait.
Ce passage de Proclus est extrêmement remarquable parce
qu’il montre que, contrairement à la légende, les anciens n’ont
pas admis la vérité absolue du postulat Y d’Euclide.
D’après un commentaire arabe d’Al-Nirizi (IX® siècle) sur
Euclide, Aganis, un ami de Simplicius (VP siècle), le célèbre
commentateur d’Aristote, a établi la théorie des parallèles en
supposant comme Posidonius qu’il y a des droites équidi.stantes.
2. Chez les Arabes, on ne trouve rien d’original sur la question
des parallèles, sauf chez Nassireddin (1201-1274) qui admet
comme postulat l’existence du rectangle, c’est-.à-dire du quadri-
latère ayant les quatre angles droits et les côtés opposés égaux.
11 en déduit aisément le postulatum d’Euclide.
3. A la Renaissance et au XYIP siècle, Commandin (1509-
1575), Clavius (1537-1612), Cataldi (‘M548-1026), Borelli (1608-
1679), Giordano Vitale (1633-1711), admettent tous au fond le
postulat de Posidonius; mais le dernier le restreint, car il par-
vient à le prouver si trois points seulement d’une droite sont à la
même distance d’une troisième. — Wallis (1616-1713) démontra
le postulatum d’Euclide en en admettant un plus compliqué et
contenant des conditions supertlues : il existe des triangles sem-
(1) Aujourd’hui encore, l’asymptotisme paraît très singulier aux commen-
çants et bien des géomètres de profession, débutant en géométrie non eucli-
dienne, trouvent aussi très paradoxal le théorème de Saccheri : Deux droites
peuvent être asymptotes l’une de l’autre.
BIBLIOGRAPHIE
617
hlables. Parmi les auteurs de cette période, les uns laissèrent le
postulat des trois droites parmi les postulats, les autres le trans-
portèrent parmi les axiomes comme aussi la première édition
imprimée du texte grec des Éléments d’Euclide (1533).
11. Les précnrseurs de la géométrie non euclidienne (pp. 19-57).
1 . G. Saccheri (1007-1733) est, par excellence, le précurseur de la
géométrie non euclidienne, dans son Euclides nb omne naevo
vindicatus, « non seulement parce qu’il a démontré l igoureuse-
nient les premiers principes de la géométrie lobatchelskiemie,
mais sui'tout parce qu’il est le créateur de la critique des
postulats. Pour voir si le postulat V d’Euclide est indépendant
des vérités géométriques admises, Sacclieri crée un système
de géométrie indépendant de ce postulat ». Nous avons
publié une analyse critique de ses recberches dans les Annales
DELA Société scientifique de Bruxelles (189U, t. XIY, par-
tie, pp. 40-59) et dans Mnthesis (1891). 11 nous sufïira ici de
résumer sur deux points essentiels l’exposé de M. Bonola.
Saccheri étudie un quadrilatère birectangle isoscèle A BOL) :
les angles B, G sont droits, les côtés AB, CD sont égaux. On peut
faire trois hypothèses sur les angles A et D, qui sont égaux, selon
qu’ils sont droits, obtus, ou aigus. Ces trois hypothèses dites de
l’angle droit, de l’angle obtus ou de l’angle aigu correspondent à
la géométrie euclidienne, à la riemannienne, et à la lohatchef-
skienne. Saccheri essaie de prouver que si, dans un seul cas,
l’une ou l’autre de ces hypothèses est vraie, il en est toujours
de même. La démonstration est insuffisante parce qu’elle
s’appuie sur Euclide 1, 17 et il en est de même, croyons-nous, de
la démonstration de M. Bonola. De Tilly a établi ce théorème
dans Mathesis, d’une manière simple, mais en recourant au prin-
cipe de continuité.
Saccheri prouve que l’hypothèse de l’angle obtus est incompa-
tible avec les proportions admises dans les éléments avant la
théorie des parallèles. En essayant, en vain, de faire la même
démonstration pour l’hypothèse de l’angle aigu, il établit rigou-
reusement ce théorème fondamental de géométrie lobatchef-
skienne : Deux droites se rencontrent, ou sont asymptotes, ou ont
une perpendiculaire commune.
2. Lambert L’ouvrage de Saccheri, signalé dans
les histoires des mathématiques de Heilbronner (1742) et de Mon-
tucla (1758), analysé avec, soin dans une dissertation de Klügel
patronnée par Kaestner (1763), a probablement été la source
directe ou indirecte de toutes les recherches ultérieures.
618
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Lambert, dont le travail (1766) bit publié après sa mort, en 1786,
étudie les trois hypothèses de Saccheri sur un quadrilatère tri-
rectangle, moitié de celui de Saccheri et trouve ce théorème
important (en germe d’ailleurs dans une remarque de Saccheri):
Dans l’hypothèse de l'angle aigu, l’aire d’un triangle est propor-
tionnelle à la différence entre deux droits et la somme de ses
angles, comme s’il était tracé sur une sphère imaginaire; mais
cela entraînerait l’existence d’une unité absolue de mesure, ce
qui est absurde, selon lui.
3. Divers géomètres. D’Alembert (1717-1783) admet comme
évident que tous les points d’une droite sont équidistants d’une
autre s’il en est ainsi de deux d’entre eux. Lagrange (1736-1813)
a observé que la trigonométrie sphérique est indépendante du
postulatum d’Euclide, ce qui est vrai. Carnot (1753-18:^3) et
(1749-18:27) regardent le postulat de Wallis comme la
hase naturelle de la Ihéorie des parallèles. D’après Fourier {llioSi-
1830), on devrait définir le plan et la droite comme les lieux des
points équidistants de deux ou de trois points. Legendre (1752-
1833) prouve avec rigueur que la somme des trois angles d’un
triangle est égale ou inférieure à deux droits si la droite est infi-
nie; que cette somme est égale à deux droits si elle l’est dans un
seul triangle; qu’il en est vraiment ainsi s’il n’y a pas dans les
équations qui lient les angles et les côtés d’un triangle, un para-
métre analogue au rayon des triangles sphéricpies, une unité
absolue de mesure. Wolfgang Bol gai (1775-1856) prend comme
postulat la proposition : l^ar trois points, on peut toujours faire
passer un cercle] Wachter (1792-1817) la suivante : Par quatre
points, on peut faire passer une sphère De plus, Wachter fait cette
remar([ue juste : Dans un système de géométrie où le postulat
d’Euclide ne serait pas vrai pour un i)lan, il serait vrai sur une
sphère de rayon infini.
111. Les fo)idateurs de la géométrie non euclidienne (pp. 58-74).
1. Gauss (1777-1855). Nous avons donné un a[)en;u des travaux
de Gauss dans les Ann.vli;s de Société scientifique de
Bruxelles (1901, t. XXV, l"' partie, pi>. 104-107). On peut résu-
mer notre analyse et celle de M. Bonola de la manière suivante :
De 1794 jusque vers I8D), Gauss s’assimile ou retrouve de lui-
même et complète, sous la forme la plus nette, les résultats obte-
nus jusqu’alors sur les principes de la géométrie; cà partir de
1816, au moins, il voit que la géométrie non euclidienne dépen-
dant d’un paramètre est aussi légitime que la géométrie eucli-
BIBLIOGRAPHIE
619
dienne correspondant à une valeur infinie de ce paramétre; il
trouve la métrique non euclidienne; enfin, il fait observer que
l’existence dé deux géométries également rigoureuses, également
possibles renverse les vues subjectivistes de Kant sur l’espace.
2. Scliweikart (1780-1859), dans une note (1818) destinée à
Gauss, énonce quelques tbéorèmes de géométrie non eucli-
dienne que l’on trouve dans Saccheri et Lambert, mais où il
atlirme de plus que ceux-ci que la géométrie astrale, comme il
appelle celle qui porte maintenant le nom de géométrie lobat-
chefskienne, est la vraie géométrie générale et est peut-être
réalisée dans la nature.
3. Taurinns (ï79&iS7i), neveu du précédent, publie, en 1826,
ses Geometriae prima Elementa qui contiennent la métrique
dite plus tard lobatchefskienne ; il l’obtient en supposant pure-
ment imaginaires les côtés d’un triangle sphérique. Cette mé-
trique correspond à l’hypothèse de l’angle aigu de Saccheri et
de Lambert. Taurinus croit d’ailleurs que cette métiique ne
peut s’appliquer dans le plan, mais il conjecture qu’elle est peut-
être réalisée sur quelque autre surface, ce qui est vrai (Beltrami).
IV. Les fondateurs de la géométrie non euclidienne. Suite
(pp. 75-119). 1. Lobatchefsky (1793-1856). Lobatchefsky est le
principal créateur de la géométrie non euclidienne, parce qu’il
en a exposé le premier les principes (1829), qu’il l’a fait sous
deux formes difïérentes, l’une directe, l’autre inverse, qui, au
point de vue philosophique, se complètent, et avec d’impor-
tantes applications au calcul intégral, à la mesure des longueurs,
des aires et des volumes ; enfin parce qu’il a publié en français
et en allemand des écrits de vulgarisation qui, après sa mort,
attirèrent enfin l’attention des géomètres sur cette partie de la
science. M. Bonola fait connaître la méthode de Lobatchefsky
sous la forme que le géomètre russe lui a donnée, dans ses
Recherches géométriques. 11 aurait fallu signaler en outre au
moins, selon nous, les recherches de Lobatchefsky sur les
notions fondamentales de la géométrie (sphère, plan, droite), et
sa méthode inverse, parce que c’est celle-ci surtout qui donne à
Lobatchefsky et aux géomètres la certitude de l’indémontra-
bilité du postulatum d’Euclide.
2. Jean Bol gai (1802-1860). M. Bonola analyse avec soin
VAppendix à l’ouvrage de \V. Bolyai, où Jean Bolyai a exposé
en 1832, trois ans après Lobatchefsky, sous une forme extrême-
ment condensée, la géométrie lobatchefskienne; puis divers
620
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
écrits publiés récemment qui prouvent que le géomètre hongrois
voyait beaucoup moins que Lobatcbefsky la portée philosophique
(le sa découverte et qu’il en doutait même parfois.
3. Tngononiétne absolue. M. Bonola introduit la fonction Ea;
de I»e Tilly (rapport d’un segment d’équidistante de hauteur a: à
sa hase) et Ox de Bolyai (circonlérence de rayon x) pour écrire
comme il suit, (m trigonométrie plane, sphérique ou lohatchefs-
kiemie, les formules fondamentales relatives à un triangle ABC,
rectangle en G :
0(? = OcsiuA, cos A = En sin B; Ec = EaE/a;
o6 = ocsinB, cosB = E^sinA;
d’où l’on déduit la jolie formule de M. Bonola :
O^a (En + EÙEc) + o'^b ( Eù + EcEn) = 0‘c(Ec + EnEù).
4. Hypothèses équivalentes au postulai des trois droites.
M. Bonola donne ici une idée de la géométrie semi-euclidienne
de Max Delin, où l’on n’admet pas le postulat d’Eudoxe (dit
d’Archimède) : la somme des angles d’un triangle y est égale à
deux droits, mais par un point on peut mener plus d’une non-
sécante à une droite.
5. La dilfusionde la géométrie non euclidienne. Baltzer (1818-
1887), llouel ( 18:23-1881)), G. Battaglini (18:26-1894), Beltrami
(1835-1990), par leurs écrits originaux ou leurs traductions des
écrits des inventeurs nous semblent devoir surtout être signalés
comme propagateurs de l’idée non euclidienne; puis aussi De
Tilly (1838-1906), dont, selon nous, M. Bonola ne parle pas assez,
pas plus que de Veronese, Bieri et Barharin; sans doute, l’ex-
posé de leurs travaux ne rentrait pas dans son plan.
V. Développe>nents successifs de la géométrie non euclidienne
(pp. 120-172). A. Direction métrique différentielle (pp. 121-144).
1 . Géométrie sur une surface. 2. Fondements d’une géométrie
plane selon les idées de Riemann. 3. Fondements d’une géo-
métrie de l’espace suivant Riemann. 4. L’œuvre de Helmholtz et
les recherches de Lie. Ces ditférents paragraphes renferment
beaucoup de renseignements sur les travaux de Riemann, de
Beltrami, de Klein, de Hilbert, de Liehmann, de Max Dehn, etc.,
sur la géométrie des géodési(pies des surfaces à courbure con-'
stante, négative ou positive; puis aussi sur la géométrie de
BIBLIOGRAPHIE
C>21
faisceaux de droites, ou de demi-droites, correspondant à la
géométrie doul)lement ou simplement elliptique, et sur la
géométrie non legendrienne de Max Dehn (indépendante du
postulat d’Eudoxe, avec droite non fermée, somme des trois
angles d’un triangle supérieure à deux droits). Mais il y manque
l’analyse de la vraie géométrie riemanienne de l’espace déve-
loppée en J 878 par De Tilly, et de plusieurs de ses travaux
ultérieurs et antérieurs. Les écrits de Uiemann, de Helinholtz et
de Lie, dont il est question dans les §§ 3 et 4, sont, selon nous, de
l’analyse pure : les coordonnées dont il y est question n’ont pas
de définition géométrique.
B. Direction projective (pp. 173-19:2). 1. Subordination de la
géométrie métrique à la géométrie projective. 2. Représenta-
tion de la géométrie lobatchefskienne dans le plan euclidien.
3. Représentation de la géométrie elliptique de Riemann dans
l’espace euclidien. 4. f'ondation de la géométrie en partant de
concepts graphiques. 5. Indémontrabilité des postulats. — Dans
ces divers paragraphes, l’auteur donne des indications rapides
sur les travaux de Laguerre, de Cayley, de Klein au moyen des-
quels on obtient une représentation presque parfaite des géo-
métries non euclidiennes, dans l’espace euclidien, en y supposant
invariante une conique ou une quadrique fondamentale, quand
on elfectue des transformations projectives. — A propos du § 1,
nous ne croyons pas que l’on ait jamais établi l’indépendance de
la géométrie projective de la géométrie métrique. L’indémon-
trabilité des postulats et leur compatibilité avec les définitions
de la géométrie, ne dépendent nullement, selon nous, de la repré-
sentation des géométries non euclidiennes dans l’espace eucli-
dien, mais de l’analyse que Lobatchefsky a faite de ces notions
premières dans sa méthode inverse et des travaux de De Tilly
sur la géométrie comme physique mathématique des distances.
Note I. Les principes fondamentaux de la statique et le postu-
laturn d’Euclide (pp. 173-192). Analyse d’un excellent Mémoire
de Genocchi (1877) sur un travail de Daviet de Foncenex
(1760-1761) dont l’idée fondamentale est probablement due à
Lagrange.
Note IL Les parallèles et la surface de Clifford (pp. 193-208).
Etude élémentaire d’un couple de droites riemanniennes équi-
distantes, non situées dans un même plan, et de la surface
(équidistante ou hypersphére) engendrée par Tune en tournant
autour de l’autre. M. Barbarin dans son ouvrage sur les qua-
driques non euclidiennes a aussi étudié ce couple et cette surface.
622
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Index des noms 211-'213). Et'rata{p.
Le livre de M. Bonola, malgré les petites lacunes que nous
avons dû y signaler, est très propre tà initier ceux qui voudront
le lire attentivement à l’ensemble de recherches très diverses
que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de géométrie non
euclidienne.
Pour les philosophes, en particulier pour les admirateurs de
Kant, il les guérira, espérons-le, de cette conception historicjue
fausse que la géométrie a toujours été regardée comme apodic-
tiquement démontrée à l’égal de la théorie des nombres. Au
contraire, depuis Euclide jusqu’à Lobatchelsky, les géomètres
n’ont jamais été tranquilles sur le célèbre postulat des trois
droites : ils ont toujours essayé de le démontrer jusqu’au jour
où ils ont vu qu’il était indémontrable, qu’il n’était pas une
suite des notions premières, bases de la géométrie.
P. M.
R.\tiün.\l Geümetry, a Text-Book for the Science of Space based
on Hilhert’s P'oundations hy G. B. H.vlsted, A. M. Princeton,
Ph. D. Johns Hopkins. First Edition. — A'ew-York, John Wiley
and Sons. London, Chapman and Hall. 190i. In-J2 cartonné à
l’anglaise de vni-:285 pages. Prix : J, 75 dollar (1).
M. Hilbert a publié en 1899, puis en 1903 avec des remanie-
ments profonds, ses Grundlagen der Geometrie où il s’est efforcé
de mettre en évidence, en les classant soigneusement, les postu-
lats implicitement employés dans les traités de géométrie.
M. Halsted, le savant et zélé protagoniste de la géométrie non
euclidienne aux Etats-Unis, à qui l’on doit la traduction anglaise
des ouvrages de Saccheri, de Bolyai et de Lobatchefsky, outre des
livres originaux et de nombreux articles sur les progrès de la
géométrie générale, a publié sa Rational Geometry pour faire
entrer dans le domaine de l’enseignement, au moins pour les
(1) Une seconde édition revue, de viii-273 pages (prix : t,r>0 dollar), a paru
en 1907. .M. Halsted signale dans une note ce qui la distingue de la première :
« 11 y a, dit-il, dans la nouvelle édition, des simplifications inattendues : l’auteur
a trouvé qu’il n’est pas nécessaire d’employer le cercle comme auxiliaire, soit
dans les démonstrations, soit dans les constructions, et il a pu ainsi abréger et
dégager la géométrie d’une manière étonnante. »
BIBLIOGRAPHIE
maîtres, les vues de M. Hilbert sur les principes de la science de
l’espace;
11 faudrait lire la Rational Geometry à la loupe, si j’ose ainsi
dire, et refaire, pour son propre compte, le même travail de dis-
section, d’analyse minutieuse des bases de la géométrie et de
reconstruction de l’édibce des Éléments que M. Halsted, pour
pouvoir critiquer utilement et minutieusement son livre. Il fau-
drait en même temps l’expérimenter dans une classe, pour pou-
voir dire jusqu’à quel point il convient de remplacer, dans l’en-
seignement, par le raisonnement explicite, les intuitions ou les
raisonnements implicites auxquels on recourt maintenant. Très
probablement, les deux modes d’exposition, le rationnel et l’in-
tuitif, différent moins au fond qu’il ne semble au premier abord.
Comme Gauss Ta remarqué, il y a toujours un résidu intuitif
dans toute géométrie, sans quoi elle ne serait plus de la géo-
métrie, mais de l’analyse. D’autre part, tel croit faire appel à l’in-
tuition, qui, sans le savoir, s’adresse à l’esprit, parce que la raison,
dit Aristote, voit les concepts dans les images. La bonne méthode
est sans doute celle qui réussît à donner l’esprit géométrique
aux élèves moyennement doués au point de vue de l’intelligence
et de la volonté, sans les troubler par des discussions trop minu-
tieuses sur les premiers principes, mais aussi sans affaiblir l’aspi-
ration naturelle des jeunes esprits pour les démontrations rigou-
reuses, en faisant trop souvent appel à l’évidence sensible. Aux
bons maîtres de se tenir dans ce juste milieu, entre l’enseignement
d’une géométrie rationnelle trop abstraite et celui d’une géo-
métrie purement empirique. Mais pour cela, ils doivent connaître,
sinon les Grundlagen de M. Hilbert ou ceux de Yeronese et de
Pieri, au moins la géométrie élémentaire du second ou la Ratio-
nal Geometry de Halsted.
Donnons une indication sommaire des matières exposées dans
ce dernier ouvrage.
1. Premier groupe de postulats : postulats d’association entre
les notions de point, droite, plan. 2. Postulats de l’ordre relatif.
Sont rejetées dans le premier appendice les démonstrations de
ces théorèmes se rattachant à ce chapitre ; si B est entre A et C,
et G entre A et D, C est entre B et D et réciproquement. 3. Postu-
lats sur l’égalité en vue d’éviter l’idée de mouvement et le trans-
port idéal des figures qu’il est difficile de décrire sans com-
mettre un cercle vicieux. 4. Postulat de la parallèle unique.
5. Cercle. A la fin de ce chapitre ’se trouve le postulat d’Eudoxe
ou définition des grandeurs de même espèce (un multiple suffi-
024
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
saniment grand d’une grandeur surpasse toute grandeur de
même espèce) que M. Hilbert, on ne sait pourquoi, a appelé pos-
tulat d’Archimède. Dans la suite, chaque fois qu’il le peut, l’au-
teur évite de se servir de ce postulat. M. Zeutlien a remarqué
qu’Euclide s’en passe aussi dans une grande partie des Éléments,
h. Problèmes de construction, en n’utilisant le compas que
comme transporteur de segments. 7. Égalités et inégalités entre
côtés, angles et arcs. 8. Calcul des segments. 9. Proportions et
similitude. Les segments o, b, c, d, Ibrment une proportion si
l’on a ad = bc dans 1e sens géométrique indiqué dans le cha-
pitre précédent; les triangles sont semblables s’ils sont équian-
gles. 10. Equivalence, aire en définissant, comme M. Gérard (voir
M.4THESIS, 1897, pp. ;205-ib()), l’aire du triangle comme la moitié
du produit de la base par la hauteur. 11. Géométrie des plans
dans l’espace; c’est l’équivalent de la première moitié du
livre XI des Éléments d’Euclide ou du livre V de ceux de
Legendre. H. Polyèdres et volumes. Le volume du tétraèdre
est, par définition, comme chez M. Gérard, le tiers du produit
de la base par la hauteur. Notons en passant (iP 399, p. 180)
la jolie formule 4V = 11 (B -j- 3S) pour le volume d’un pris-
matoïde de base B, de bauleur 11, de section S aux trois quarts
de la hauteur, un prismatoïde étant un agrégat de tétraèdres
compris enti-e deux polygones parallèles où se trouvent leurs
sommets, leurs bases, ou leurs arêtes opposées. Nous regret-
tons de ne pas renconti'er dans ce chapitre le beau théorème de
Darboux : Tout tétraèdre est la somme de six hexaèdres autosymé-
triques, d’où résultent l’équivalence des figures symétriques et la
solution d’un paradoxe de Kant et des philosophes qui ignorent
les premiers éléments de la géométrie. 13. Figures sur la sphère.
Aire et volume de la sphère. La vieille solution du problème :
trouver le rayon d’une sphère dont on connaît une partie {n°
p. 20:2) devrait être remplacée par celle de De Tilly, dont le prin-
cipe est dans Dappus et qui est applicable à beaucoup d’autres
questions analogues : on cherche et on trouve aisément sur la
sphère trois points équidistants de deux points pris sur cette
sphère et, par suite, appartenant à un grand cercle. 14. Cône et
cylindre. 15. Sphérique pure ou géométrie à deux dimensions
sur la sphère, traitée en employant le minimum des postulats des
premiers chapitres. 16. Angles trièdres et polyèdres.
Appendices. 1. Théorèmes d’ordre relatif. 2. Les postulats du
compas. 3. Méthodes de résolution des problèmes. — Index. —
Sept cents exercices choisis sont distribués entre les divers cha-
pitres du livre.
BIBLIOGRAPHIE
G25
La Rational Geometry de M. llalsted est écrite avec une conci-
sion extrême et contient beaucoup de matière sous un petit
volume, à cause des notations abrégées dont se sert l’auteur.
Ap rès les Élétnents d’Euclide, et avec les manuels de Faitbfer et
de Veronese, nous n’en connaissons pas de plus suggestif pour
les professeurs trop habitués tà l’ordre des matières et aux
démonstrations des Eléments de Legendre et de ses succédanés;
il les fera rélléchir non seulement sur les princi[)es fondamen-
taux de la géométrie, mais aussi sur la manière la plus simple ou
la plus naturelle d’en exposer telle ou telle théorie.
F. M.
III
Encyclopadie der elementaren Geo.metrie bearbeitet von
IIeinrich Weber, Joseph Wellstein und Walter Jacobsthal.
.Mit :^8U Textliguren. — Leipzig, Druck und Verlag von B. G.
Teubner, 1905. (ln-8" cartonné de xii-OOipp.) Prix ; l^marcs(I).
\j Encyclopédie de la Géométrie élémentaire ne répond guère
à son titre, semhb^t-il ; on n’y trouve pas, en elfet, comme dans
le Traité de RoucWr un exposé relativement complet des plus
belles recherches anciennes et modernes des géomètres propre-
ment dits dans le domaine élémentaire de leur science. L’ouvrage
contient une étude très personnelle sur les principes de la géo-
métrie par M. Wellstein (premier livre), un abrégé de trigono-
métrie, de géométrie analytique et de stéréométrie dû à M. H.
Weber (première section du. second livre, et troisième livre),
entîn un exposé un peu long de la sphérique et de la trigo-
nométrie sphérique, par M. W. Jacobsthal (seconde section du
second livre).
Sommaire. Premier livre : les principes de la géométrie, par
J. Wellstein (pp. 1-3ÜI). Introduction (pp. 3-4) : l’auteur déclare
ne pas vouloir faire un exposé systématique de la géométrie,
mais discuter surtout la portée de chacune des hypothèses fon-
damentales qui sont la base de cette science.
( 1 ) Second volume de VEncyclopadie der Elementar-Mathematik. Ein Hand-
buch fur Lehrer und Studierende von H. Weber und J. Wellstein, Professoren
in Strassburg. I.eipzig, Teubner. Le tome 1, contenant l’Algèbre élémentaire
et l’Analyse par H. Weber, a paru en 19U3, le tome III, contenant les applica-
tions, entre autres la mécanique et la géométrie descriptive, en 1907.
IIP SÉRIE. T. XII.
40
(326
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
I. Critique des concepts fondcnnentaux (pp. 5-'27). \. Histo-
rique (exact, avec çà et là de petites inexactitudes; même
remarque pour les autres indications historiques contenues dans
l’ouvrage) : métagéométrie (cette désignation est de Leibniz).
2-4. Critique des concepts : point, ligne, siuface; droite, plan,
parallèle; mouvement et égalité. Au premier abord, l’auteur
semble empiriste, mais, au tond, il emploie comme tout le
monde tous les concepts qu’il déclare incomplètement détinis.
5. Constructions de Steiner au moyen de la règle et d’une seule
circonlérence donnée avec son centre. (3. La géométrie natu-
relle. L’auteur aitpelle ainsi la géométrie d’apparence réaliste
exposée dans les Vorlesungen über neuere Geometrie de Pascb,
où de tait, comme dans tous les autres traités, on raisonne sur
de purs conce{>ts.
H. La géométrie naturelle comme l’une des formes en nombre
indéfini d’une géométrie de purs concepts ou métagéométrie
(pp. 28-147). 7. Ciéométrie naturelle, géométrie approxima-
tive, analgsis situs (il aurait t'allu citer ici Uiemann, Jordan,
l’oincaré), métagéométrie. 8-11. Traduction de la géométrie
euclidienne et des géométries non euclidiennes de Lobatchetsky
et de Riemann, en une géométrie de cercles (ou de sphères)
passant par un point tixe, que Ton exclut, par la pensée, de
l’espace étudié. L’auteur montre que les axiomes de Hilbert
s’appliquent aux ligures qu’il a imaginées. 12. Traduction de
la géométrie euclidienne en pure analyse. 18. Essence des
concepts fondamentaux : la géométrie euclidienne ne renferme
aucune contradiction, ni, par suite, les géométries non eucli-
diennes. 14. Intuition. Ces deux derniers paragraphes con-
tiennent maintes considérations transcendantes (entre autres
sur ou contre Kant, [). 141), où nous ne taisons qu’entrevoir des
lueurs, faute de patience et d’application, .‘^ans doute. Dans une
note à la fin de l’ouvrage, M. H. Weber (pp. 58U-5R8) dit, à ce
propos, qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec M. Wellstein,
sinon pour le fond, au moins pour la forme. Per.^onnellement,
sur les questions principales abordées dans cette section, nous
trouvons qu’il est plus simple d’étudier dans Euclide, Lobat-
cbefsky. De Tilly (ce dernier spécialement pour la géométrie
riemannienne (pie Ton ne peut guère trouver ailleurs), Gérard
(géométrie analytique non euclidienne), les trois branches natu-
relles de la métagéométrie que dans les ensembles com[)liqués
de cercles et de s[)bères de .M. Wellstein, ou dans la traduction
BIBLIOGRAPHIE
027
antérieure de Cayley, en géométrie projective. Au point de vue
philosophique, Gauss (contre Kant), Lobatchet'sky, De Tilly (sur
la compatibilité logique de cbacune des branches de la métagéo-
métrie), sans comi)ter les géométres-philosophes italiens plus
récents, ont dit, depuis longtemps, tout l’essentiel.
III. La géométrie projective (pp. 1A8-:2J9). 15. Les axiomes
ou postulats d’association et d’ordre relatif, en admettant que,
réellement ou fictivement, deux droites d’un plan se rencontrent
toujours, comme en géométrie riemannienne. 16. L’axiome de
Dedekind et le théorème fondamental de la géométrie projec-
tive, démontré en utilisant au minimum la notion de continuité,
d’après les idées de M. Hilbert. 17. Les propriétés projectives
essentielles des coniques. 18. Métrique projective. 19. Biblio-
graphie (avec des additions, pp. 601-60:2).
IV. Planimétrie (pp. 220-801). 20. Propositions fondamen-
tales (d’après les vues de M. Hilbert). 21. Similitude comme
cas particulier de la collinéarjté. 22. Les aires (d’après MM. Hil-
bert et Gérard) ; le théorème de Pythagore (démonstration de
Saint-Venant). 28. Polygones réguliers et cercle. 24. Théorèmes
et problèmes sur le cercle, entre autres le pi'oblème du cei’cle
tangent à trois auti'es. 25. Théor ie élémentair'e des coniques ;
pour la suite, l’auteur r'envoie air petit manuel de Zeuthen.
Livre deuxième. Trigonométrie (pp. 808-438). V. Trigonomé-
trie plane et polggonométrie, par M. H. Weber (805-389),
§§ 26-35. L’auteur expose clair’ement et brièvement toutes les
questions essentielles en dix par-agraphes : les fonctions trigo-
nométriques d’angles inférieurs à un dr’oit, ou quelconques,
auquel cas la tangente, la cotangente, la sécante et la cosécante
sont définies par les r-elations tang x = sin x : cos x, etc. (comme
M. Mandart l’a proposé); les for’mules fondamentales; la multi-
plication et la division des angles; le calcul des triangles, des
quadrilatér'es; les points de Br'ocard; les polygones; le périmètre
et l’aire des polygones r’éguliers. Le théor’ème de Simson dit de
Stewart est donné sous la forme or’dinair'e et non sous la forme
si utile X {x'Yf -)- p (a;2)^-|- v {x‘ÿf — J, liant les distances d’un
point quelconque x à trois points 1, 2, 3 d’une dr'oite, X, p, v,
étarit indépendants de x.
VL Sphérique et trigonométrie sphéricpie, p?iv Vi .
(pp. 340-438). §§ 36-5(5. Ort trouve dans cette section non seu-
lement les questions Imitées habituellement dans les manuels.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
()2S
mais tontes les complications qui s’y introduisent, quand on
considère des triangles dits de Mobius où les côtés peuvent varier
de 0 à :2tt et les angles être plus grands que deux droits mais
intérieurs à quatre, mais aussi des triangles de Study où les côtés
et les angles sont absolument quelconques. Nous n’avons pas
rencontré la formule analogue au théorème de Simson-Stewart,
X cos (rl) -(- M cos (a:2) + v cos (a;3) = Ü, si importante en méta-
géométrie. Le § 83 (pp. 517-5!24), dans le livre suivant, est
au-ssi dù à M. Jacobsthal; il traite de sphéricjue analytique et
peut se rattacher à la présente section.
Livre troisi'mne. Géométrie analytique et stéréométrie, par
H. Weber (pp. 459-588). Yll. Géo)iiétrie analytique du plan
(pp. 441-516). §§ 57-61. Coordonnées; la droite, théorèmes de
Ceva et de Menelaus. §§ 63-65. Le cercle, les arcs radicaux.
§.§ 66-69. Équations réduites des coniques. §§ 70-83. Proprié-
tés générales des courbes du second degré, tangentes, asymp-
totes, axes, diamètres conjugués, centre, cercle de courbure,
normales menées d’un point quelconque.
VI 11. Points, plans et droites dans l’espace (pp. 535-538, §§ 84-
87). L\. Volumes et aires (des polyèdres et des corps ronds)
(pp. 539-557, §§ 88-93). X. Groupes de rotation et polyèdres régu-
liersipp. 558-57 1 , §§ 94-97). Expo.sé rapide, cà la fois, clair et savant,
des principales propositions de la géométrie solide. Au § 93,
à propos de la surface du cylindre, l’auteur signale la célèbre
remarque de M. Schwarz sur la non-existence d’une limite pour
l’aire des polyèdres quelconques inscrits dans une surface, quand
les facettes décroissent indétiniment. Le § 95, sur les groupes dé-
finis de rotation, ouvre une perspective sur des questions d’ordre
supérieur. 11 en est de même en plusieurs autres endroits.
.M. Weber le fait de manière à éclairer — et non à obscurcir,
sous prétexte de les approfondir — les questions élémentaires
auxquelles il rattache ses observations.
XL Géométrie analytique de l’espace (pp. 573-588, §§98-103).
Aperçu vraiment trop sommaire : coordonnées, directions dans
l’espace, équation du plan, volume du tétraèdre, quadriques,
aire de l’ellipse, volume de l’ellipsoïde. Ici, comme dans la sec-
tion IX, M. Weber obtient le volume par le principe dit de Gava-
lieri, (pie l’on vient de retrouver chez Archimède : deiix corps
ont des volumes égaux quand leurs sections par des plans parai-
BIBLIOGRAPHIE
629
lèles ont des aires égales, admis comme postulat. Soit dit en
passant, Cavalieri (1591 ou 1598-1647) n’était pas jésuite; il
appartenait à l’ordre ûes, jésuAtes, qui n’existe plus.
Index (pp. 594-600).
Comme on le voit par l’analyse qui précède, l’Encyclopédie de
la géométrie élémentaire de MM. Wellstein, Jacobsthal et Weber
manque d’unité; les matières nous en paraissent distribuées
dans un ordre singulier, parce que nous sommes convaincus
qu’il est impossible d’établir une géométrie projective (nous ne
disons pas une énumération qualitative de lettres appelées
points) avant une géométrie métrique. Par suite, nous pensons
que les étudiants proprement dits, les aspirants au doctorat en
sciences mathématiques, ne pourraient pas retirer grand profit de
la partie du livre qui est l’œuvre de M. Wellstein, parce que les
vues trop particulières que l’auteur y expose ne sont guère acces-
sibles que si l’on connaît au moins les ouvrages de M. Pasch et
de M. Hilbert sur les bases de la géométrie. La trigonométrie
sphérique de M. Jacobsthal est aussi trop encombrée de formules
rarement utiles pour que l’On puisse en conseiller la lecture à
ceux qui n’ont pas absolument besoin de ces formules. .\u
contraire, les professeurs déjà au courant des travaux récents sur
la géométrie, s’ils ont la patience d’étudier à fond la partie de
l’Encyclopédie due à MM. Wellstein et Jacobsthal, y rencon-
treront des vues nouvelles, parfois paradoxales sur les prin-
cipes de la science de l’espace, voire sur la trigonométrie sphé-
rique, qui leur suggéreront peut-être de nouvelles recherches.
Quant aux sections de l’Encyclopédie, qui sont l’œuvre de
M. Weber, on peut évidemment les recommander, à des titres
divers, aux maîtres et aux étudiants, comme tout ce qui sort de
la plume de l’éminent géomètre de Strasbourg.
P. Maasion.
()30
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
IV
De uitvinding der Verrekijkers. Eene bijdrage toi de bescha-
vingsgeschiedenis door C. de Waard.Ir. Uitgegeven met steun
van bel Zeenwsch Genootscbap der wetenscbappen. — La Haye,
H. L. Smits, 1006. Un vol. in-H” de viii-340 pages (1).
Les premières lunettes astronomiques n’étaient, on le sait, que
de simples longues-vues de grandes dimensions, construites à
oculaire concave et objectif convexe, suivant la combinaison de
lentilles encore adoptée aujourd’hui pour les jumelles de théâtre.
Oui en fut le premier inventeur?
Question obscure et épineuse s’il en fut, débattue en tous sens,
sans avoir jamais été résolue d’une manière définitive! Roger
Bacon, Léonard Diggs, Frascaloro, .Iean-Ba[)tiste Porta, Galilée,
Jacob Metius, Lipperhey, Zacharie Janssen, — voilà autant de
noms qui trouvèrent des avocats pour plaider leurs droits de
priorité. Et quels ardents avocats! S’ils défetidaient toujours
leurs clients avec une sincérité et une conviction dignes d’éloges,
ils y mirent cependant bien des fois toute l’acrimonie d’une
passion aveuglée par l’amour-propre national.
Qui fut donc le premier inventeur de la lunette?
.Mais tout d’abord, en formulant le problème en ces termes,
est-il bien posé?
11 semble que non.
La lunette n’est pas un instrument fabriqué un beau jour de
toutes pièces dans le secret du laboratoire. L’observation des
déviations des rayons lumineux <lans un milieu diaphane est le
fait du premier venu. Elle est probablement aussi ancienne que
le monde et conduit vite à imaginer des jeux de lentilles capables
de corriger les faiblesses de la vue.
Sans examiner l’antiquité et le moyen âge, (pii ne se raiipelle.
(Il l.e mémoire de .M. de M'aard est écrit en hollandais, mais l’auteur en a
donné lui-même un très court résumé, en français, dans Ciel et Terre (t. 28,
liruxelles, 19U7), sous le titre de L’Invcniion du Télescope. En outre, le
mémoire a donné lieu à un compte rendu fort étendu de .M. A. Favaro, disons
nneux, à une véritable, étude ayant rimportancc d’un travail original publiée
dans les .\tti del reale Istituto Vexeto ni scienze, lettere eu arti
(t. LVl, 2® part., Venise, lOOtb, sous le titre de La invenzione del telescopio
seconda gli ultimi studi.
BIBLIOGRAPHIE
(i:^i
par exemple, ce passage célèbre de la Magia naturalis de Porta
écrit dès 1569? (1)
« Une lentille concave diminue les objets éloignés, mais les
éclaircit. Une lentille convexe grossit les objets rapprochés, mais
les rend tronbles. En combinant convenablement ces denx len-
tilles, on peut agrandir et voir distinctement aussi bien les
objets rapprochés que les objets éloignés. J’ai rendu par là de
grands services à des amis dont la vue était mauvaise et je les
ai mis en état de voir très nettement. »
Est-ce à tort qu’on a cru lire dans cette phrase une description
de la lunette astronomique? Non, et cependant sous cette forme
toute fruste et rudimentaire qui pourrait, de bonne foi, recon-
naître déjà l’appareil de précision qui permit à Galilée d’obser-
ver les phases de Vénus et les satellites de Jupiter?
La grossière combinaison de lentilles de Porta, loin de former
un instrument étudié et soigné, peut fort bien avoir été trouvée
par l’elfet d’un pur hasard. Et en effet, c’est au hasard, c’est à
des observations étonnées et naïves de jeunes enfants de verrier
jouant ensemble dans l’atelier paternel, que l’histoire ou la
légende a maintes fois attribué la découverte delà lunette.
Encore une fois, cela n’a rien d’invraisemblable en soi.
Peu importe au surplus cette manière de voir, car je veux
simplement retenir ici une chose incontestable en toute hypo-
thèse, savoir la grande notoriété bientôt acquise à l’expérience de
Porta par l’universelle dilfusion de la Magia naturalis (^). Cette
expérience devait donc inévitablement donner lieu à des tenta-
tives de contrôle et à des e.ssais d’amélioration.
C’est bien ce qui arriva et le vrai problème est par conséquent
celui-ci :
Quel savant, partant de l’idée de Porta, parvint le premier à
réaliser une lunette usuelle et pratique? Quel est surtout celui
qui la perfectionna assez pour en faire un appareil de précision
capable de servir aux recherches scientifiques?
C’est Hans Lipperhey de Wesel, citoyen de Middelbourg,
(1) L’édition de 1569 est devenue fort rare, .le cite le passage d’après
Jo. Bapt. Portae Neapolitani Mcuiiae Naturalis Libri XY. Ab ipso auihore
expurgati, et superaucti, in quibus scientiarum naturalium diuitiae et
delitiae demonstrantur Neapoli. Apud lloratiimi Saluianum. 1). (sic)
I). LXXXVIII. Lib. 17, ch. 10, p. 269.
(2) Sur les nombreuses éditions et traductions de la Magia Naturalis, voir
Houzeau et Lancaster, Bibliographie générale de l’Astronomie, Bruxelles,
1887, t. 1. H® part., p. 587.
632
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
répondent, avec leur compatriote van Swinden (i), les historiens
hollandais.
Leurs arguments ont fini par conquérir insensiblement l’adhé-
sion à peu près générale :
« Dès l’apparition de la lunette, dit Poggendorf dans son
Histoire de la Physique (2), rinvention en fut attribuée aux
Hollandais, sinon avec une certitude entière, du moins avec une
très grande probabilité... 11 ne s’agit plus maintenant que de
savoir qui, dans ce pays, doit être considéré comme l’inventeur,
parmi les trois personnes qui sont désignées comme telles. »
Passant alors en revue Jacob Metius, Zacharie Janssen et
Lipperhey, Poggendorf discute leurs titres respectifs; puis, se
ralliant «à l’avis de van Swinden, il se prononce pour Lipperhey.
C’est ce jugement, universellement accepté depuis van Swin-
den et Poggendorf, qui est aujourd’hui fi’appé d’appel par
M. de ^Yaard. Le mémoire solidement documenté qu’il nous
donne dans ce but, prouve que le procès est à reprendre en
entier.
M. de Waard était bien placé pour se charger de cette révision.
Comme Zacharie Janssen et Lipperhey, le jeune savant hollan-
dais est Middelbourgeois. Un accès large et facile aux archives
de sa ville natale lui a fait découvrir des pièces importantes et
nombreuses relatives à ses deux célèbres compatriotes. Ce sont
notamment les minutes originales des pièces, hase principale de
la discussion, publiées dans l’ouvrage fameux de Pierre Borel,
De vero telescopii inventore (3). Mais il y a mieux, aux pièces
connues depuis longtemps en étaient jointes d’autres fort
intéressantes qui les commentent et les expliquent.
On se rappelle les péripéties assez étranges de la composition
de l’ouvrage de Borel.
Pierre Borel, né à Castres, en JG28, et par conséquent de
(1) Geschiedkundig onderzoek naar de eerste Uitvinders der Verrekijkers,
uit de aanteekeningen van wyle de hoogleeraar van Swinden, zaniengesteld
door G. Moll. Nieuwe Verhandelingen der Eerste Klasse van het Konink-
LIJKE Nederlandsche Instituut van wetenschappen, letterkunde en
SCHOONE kunste TE AMSTERDAM. 3 deel. Amsterdam, 1831.
(2) Histoire de la Physique, cours fait à l’IIniversité de Berlin par
J.-C. Poggendorf. Traduction de MM. E. Ribart et G. de la Quesnerie, profes-
seurs agrégés de l’Université. Paris, Dunod, 1883, p. 108.
(3) De vero Telescopii inventore, cum brevi omnium conspiciliorum histo-
ria. Ubi de eorum confectione, ac usu seu effeclibus agitur, novaque quae-
dam circa ea proponuntur. Accessit etiam centuria observalionum micro-
scopicarum. Authore Petro Borello, Régis Christianissimi Consiliario et Medico
Ordinario. Hagae-Comitum, Ex Typographia Adriani Vlacq. M. DG. LV.
BIBLIOGRAPHIE
033
nationalité française, était médecin du roi Louis XIV. 11 conçut,
vers 1655, le projet d’écrire l’iiistoire de la découverte du
télescope. Ses premières recherches lui indiquèrent comme
inventeur probable de l’instrument, un Hollandais, Mans
Lipperhey de Wesel, citoyen de Middelbourg (1). Or un bomo-
nyme de Pierre Borel, Guillaume Boreel, citoyen de Middelbourg
comme Lipperhey, était alors, à Paris, envoyé des Provinces-
Unies près le roi de France. Leurs charges à la cour du roi
avaient mis Pierre et Guillaume en relations. Ce fut pour Pierre
une chance heureuse. 11 résolut d’en profiter et de se servir de la
haute considération dont Guillaume jouissait à .Aliddelbourg. Il
le pria donc de l’aider à tirer au clair les origines du téle-
scope (2).
Guillaume accepta et écrivit avec empressement aux Magistrats
de Middelbourg pour leur demander copie des pièces, dépositions
de témoins ou autres, établissant les droits de Lipperhey. Les
Magistrats se mirent incontinent à l’œuvre, mais leur réponse,
trahissant un certain embarras, n’était pas précisément celle
qu’attendait Guillaume. Sans doute Lipperhey avait découvert
la lunette. Aucun maître ne lui avait en.seigné le mécanisme de
l’instrument et il l’avait trouvé tout seul. A Middelbourg on en
convenait. Mais un autre bourgeois de la cité, Zacharie Janssen,
avait de son côté imaginé le même instrument et l’avait construit
le premier.
Lipperhey ou Janssen, peu importait à Guillaume Boreel! Ce
qu’il lui fallait, c’était Middelbourg ! Nanti des documents qu’il
a reçus, il parvient à convaincre Pierre Borel. Janssen devient
ainsi le premier inventeur du télescope, et Lipperhey, passant
au second rang, n’en est plus qu’un deuxième inventeur.
« Zacharias Janssen sive Johannides primus conspiciliorum
inventer. ~ Hans Lipperhey secundus conspiciliorum inventer.»
Ce sont les propres termes des inscriptions écrites sous les deux
beaux portraits placés en tète de l’ouvrage de Borel.
Le récit de Pierre Borel garde la trace de ces variations. Aussi,
(1) Voir Borelli, De vero Telescopii inventore, lib. I, c. XI, pp. 23 et 24;
De uitvinding der Verrekijkers, lettre de Guillaume Boreel aux Magistrats de
Middelbourg, pp. 10 et 11.
(2) En s’en tenant à la rigueur des termes de la dédicace de Pierre Borel, on
pourrait croire que Guillaume a été le premier inspirateur de l’ouvrage. Mais
nous ne voyons là qu’une simple politesse de l’auteur envers son illustre
homonyme. La brusque volte-face de Guillaume s’explique, nous semble-t-il,
beaucoup mieux si les démarcbes- chez les Magistrats de Middelbourg ont été
faites à la demande de Pierre Borel.
cm
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
quoique très intéressant, est-il un peu entortillé et pas toujours
Tort clair. En y regardant de près, on y remarque même des
impossibilités et de vraies contradictions avec certains laits bien
établis. Elles paraissaient jusqu’ici insolubles, et van Swinden
en profita autrefois pour se prononcer de nouveau en faveur de
Lipperhey contre Janssen. On possède aujourd’hui la clef de ces
difficultés, grâce aux documents publiés par M. de Waard.
La cause première de tout l’embrouillement est la manière
dont Guillaume Boreel s’adresse aux Magistrats de Middelbourg.
11 ne leur propose pas une enquête intégrale, mais, partapt de
l’idée fausse et préconçue que Lipperhey a pour lui tous les
droits, il se contente de leur demander des preuves à l’appui de
son client. 11 y va de la gloire de Middelbourg!
La gloire de Middelbourg! Les Magistrats la désiraient comme
Guillaume Boreel! Quant à l’inventeur du télescope, ils ne s’en
étaient probablement jamais souciés! Aussi est-ce avec une
surprise désagréable qu’ils entendent les premiers témoignages
en faveur de Zachaiie Janssen. Ils les actent en rechignant.
L’intervention de ce personnage fâcheux ne va-t-elle pas tout
gâter? Trop intègres pour supprimer tout bonnement les dépo-
sitions gênantes, ils cherchent néanmoins à en atténuer la portée
et apostillent la plus concluante d’entre elles par ces mots r « Le
témoin doit se tromper et a vraisemblablement des défauts de
mémoire (1). »
Sans avoir aucun des effets fâcheux redoutés par les Magis-
trats de Middelbourg, ces dépositions eurent des conséquences
considérables. A peine furent-elles connues par Guillaume Boreel
qu’elles éveillèrent chez lui de lointains et très réels souvenirs.
Zacharie Janssen, c’était un compagnon de jeux, un ancien ami
d’enfance! Et lui, Boreel, il patronnait Lipperhey! Un supplément
d’information lui montre clairement la priorité de son vieux
camarade. Il se ravise brusquement, mais en parfaite connais-
sance de cause. C’est à bon escient qu’il reconnaît son erreur et
prend en mains la défense des droits deJanssen contre Lipperhey.
Voilcà ce que les nouveaux documents publiés par M. de Waard
mettent en pleine lumière.
Tous ces résultats, aussi curieux qu’imprévus, ne sont que
la partie la moins importante du mémoire du jeune savant
hollandais.
(1) « Dunkt ons dat hy sich abuseert en qiialijck moet tiel)l)en onthouden. »
De uitvinding (1er Verrekijkers, p. f(5.
BIBLIOGRAPHIE
G35
M. de Waard vient récemment d’avoir en la main assez heu-
reuse pour la mettre sur le Journal inédit d’isaac Beeckman. Il
se devait de compulser, au point de vue spécial de l’histoire
des lunettes, ce manuscrit fameux dans l’histoire du cartésia-
nisme. Beeckman avait été en relation avec Jean Sachariassen,
fils de Zacharie Janssen, héritier de la boutique et du métier
paternels. L’ami de Descartes, on le savait, s’était exercé au polis-
sage des lentilles dans l’atelier du verrier de Middelbourg.
D’histoire des lunettes au moment où Beeckman était l’apprenti
de Sachariassen, il n’était pas encore question. Mais dans leurs
longues conversations devant l’établi, maître et disciple ne
s’étaient-ils jamais rien raconté qui pût éclaircir cette histoire?
Or, voici le propos perdu dont, à la date du 1" au ^ juin 1(334,
Beeckman croit devoir tenir note dans son journal :
« Jean Sachariassen dit que son père fabriqua dans ce pays-ci
la première lunette, en 1604. 11 la lit d’après un modèle,
construit par un Italien, sur lequel on lisait l’inscription :
Anno i590. » (1)
Cette phrase projette un rayon lumineux sur toute cette
période de l’histoire de la lunette.
Ecartons d’abord une objection. Cette affirmation de Sacha-
riassen, dit-on, contredit les dépositions qu’il a faites plus tard
sur le même sujet.
D’accord. Mais, quand ce personnage âpre au gain, d’instruction
médiocre, de moralité douteuse, quand Sachariassen dit-il la
vérité ?
Quand il n’a pas d’intérêt à la trahir. C’est évident.
Or, en 1634, il n’en a encore aucun. Plus tard le problème de
l’invention de la lunette est posé et il cherchera à en tirer profit.
Il tâchera de faire croire qu’il a collaboré à la découverte pater-
nelle, mais son jeune âge s’y oppose. Il se vieillira donc sans
scrupules de plusieurs années, arrangera les événements, inter-
vertira les dates, se donnera de l’importance, pour tâcher de
ramener en partie cà lui la gloire de la fabrication de la lunette.
Aussi, dans son premier récit tout s’enchaîne et s’explique ; dans
le second, les contradictions abondent tellement que van Swin-
den, nous l’avons dit, crut devoir en revenir à Lipperhey.
Le propos de 1634, voihà donc ce qu’il nous faut retenir chez
Sachariassen. Le premier télescope hollandais fut construit, en
1604, par Zacharie Janssen, son père, et il le fut sur le modèle
d’un télescope italien.
{l) üe uitvinding der Yerrekijkers,g. 125.
G36
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Faut-il ajouter que re dernier trait a pour lui tous les carac-
tères de la vraisemblance?
En 160i, les Italiens jouaient depuis plusieurs années un rôle
important dans toutes nos provinces. Un Génois illustre, le mar-
(piis Ambroise de Spinola, commandait les armées des
archiducs devant üstende, et ses compatriotes étaient accou-
l'us en Ibule <à sa suite dans les deux camps ennemis, chercher
tbrtime au Pay.s-Bas. A la même date, les verreiies de Middel-
bourg faisaient une rude concurrence à celles de Venise et les
maiti'es verriers hollandais ne reculaient devant aucun sacrifice
d’ai'gent pour embaucher des ouvriers italiens. Rencontrer, dans
un simple atelier de Middelboutg, un chef-d’œuvre de l’art
des lunettiers de la péninsule, voilà ce qui n’avait alors rien de
bien étonnant.
Gela étant, que d’babiles artisans comme .lanssen et Lipperhey
réussissent, j)iesque simultanément et sans s’étre concertés, à
imiter un appareil compliqué dont ils ont vu le modèle, c’est ce
(pii arrive encore tous les jours; simple question d’adresse
manuelle et de technique de métier. Mais qu’ils inventent, dans
les nuùnes circonstances, un instrument basé sur une théorie
absti'aite et dillicile, ceci devient invraisemblable ; disons plus,
c’est impossible.
Et dans quel but travaillent-ils? Pour l’avancement de la
science ?
Non, mais pour taire de l’argent; tous les documents exhumés
pai' M. de Waard le démontrent. On rencontre Janssen, mar-
chand ambulant, ofiVant des lunettes parmi d’autres articles de
quincaillerie, à une foire d’automne de Francfort. On voit Lip-
perhey présentant à plusieurs reprises des longues-vues aux
h^tats de Hollande, et tâchant d’en obtenir en échange de bons
écus sonnants. Janssen, Lipperhey, tous deux sont des commer-
çants remuants et peinants pour assurer des débouchés à leur
marchandise. Mais voilà ce qui explique suffisamment l’univer-
selle et d’ailleurs très légitime réputation de la lunette hollan-
daise. Quant à l’invention scientifique de cette lunette, il faut
savoir le reconnaître, elle est due aux Italiens.
C’est la conclusion de M. de Waard. Le savant hollandais
mérite tous les éloges pour avoir su la tirer des prémisses sans
réticences, mettant ainsi résolument la vérité au-dessus de
l’amour-propre national (1 ).
(I) Je signalerai une erreur de détail dans le mémoire deM.de \Vaard. .\la
page 271, il parle d’une lettre adressée de Rome, le 23 juillet 1611, par Gré-
goire de Saint-Vincent au P. Jacob van der Maeten, à Bruges. Le nom du desti-
BIBLIOGRAPHIE
Pour terminer, il nous faut enlin résoudre un dernier pro-
blème.
Quel était le degré de perfection et surtout quelle était la puis-
sance delà lunette hollandaise comparée aux lunettes construites,
à la même date, par Galilée?
Cette question a été ti'aitée moins à fond, par M. de Waard,
que les précédentes, mais elle vient en revanche de tenter l’éru-
dition de M. A. Favaro. Dans l’important et très intéressant
compte rendu qu’il a donné du mémoire de M. de Waard,
l’éminent éditeur de Galilée a réuni plusieurs témoignages très
probants tendant >à établir la supériorité de la lunette de Galilée
sur la lunette hollandaise.
Cette conclusion sera-t-elle définitive?
Nous l’ignorons, car, le patriotisme aidant, Janssen et Lip-
perhey trouveront probablement encore des défenseurs. Avant
de nous prononcer en dernier ressort, nous voudrions entendre
la réplique de leurs avocats.
N’importe, la victoire finale de Galilée nous paraît cependant,
dès à présent, à peu près certaine. Entre un homme de génie
poursuivant avec opiniâtreté un but scientifique et de simples
artisans guidés par l’amour du lucre, la partie est inégale et
l’avantage semble, a priori, devoir rester au sa\ant. Ce sera là,
croyons-nous, le jugement de l’histoire.
11. Bosmans, s. J.
nataire est inexact, l.a leltre originale de Saint-Vincent fut retrouvée jadis,
par le P. Waldack, S. J., aux Arctiives de l’Etat à Gand. Versée, en 1S76, au
dépôt de l’Etat à Bruges, avec les autres pièces concernant l’ancien Collège de
la Compagnie de Jésus dans cette ville, elle s’y trouve actuellement, l^’adresse
de cette lettre porte ; « Reverendo in Chro Patri Jacobo Stratio Rectori
Collegii Brugensis, Brugas in Flandria. « Stratius doit se traduire van der
Straeten. J’ai publié la lettre de Saint-Vincent, en entier, dans mes Documents
inédits sur Grégoire de Saint-Vincent, Ann. de la Soc. Scientifique.
Bruxelles, 1903, t. X.WII, 2® partie, pp. 23-25.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
V
Économie forestière, par G. Huffel, inspecteur des Eaux et
Forêts, professeur à l’Ecole nationale des Eaux et F’orèts.
Tome 1" ; Utilité. Propriété et législation. Politique forestière.
La France forestière. Statistiques. Un vol. gr. in-8" de ix-
pages, J 904.
Tome 11 : Dendrométrie. Formation du produit forestier. Esti-
mations et expertises. Un vol. gr. in-S" de xiii-484 pages, 1905.
Tome 111 : Notions préliminaires à l'aménagement. Méthodes
forestières d’autrefois. Méthodes actuelles d’aménagement. Un
vol. gr. in-8'’ de viii-510 pages, 1907. Paris, Lucien Laveur.
I. — Du contenu du premier de ces trois volumes, nous nous
sommes grandement inspiré dans la rédaction de deux articles
publiés ici-même, le premier, en juillet 1905, sous ce titre :
Utilité économique des forêts; le second, en juillet et octobre 1900,
avec cet intitulé : La Forêt gauloise, franque et française. Il suf-
fira donc ici, d’en retracer le plan et de mentionner quelques
détails qui avaient été négligés dans les articles susdits.
1. 11 comprend trois Études, la première ayant pour objet
spécial, l’Utilité des forêts à tous les points de vue : économique,
bydrologique, climatérique, physiologique, etc.
2. La seconde traite d’abord de la constitution de la propriété
forestière avec tout ce qui s’y rattache; en second lieu, de la
législation qui lui a été affectée aux différentes époques, depuis
les temps gallo-romains et mérovingiens jusqu’cà nos jours. Elle
s’occupe aussi des législations toutes récentes concernant l’Algé-
rie, l’Indo-Chine et Madagascar.
3. La troisième Étude se présente avec le titre un peu inat-
tendu de « Politique » forestière et comprend trois subdivi-
sions, l’une sur la « Politique » douanière, une autre sur les
forêts relativement à l’intérêt général, et la troisième sur l’orga-
nisation du service forestier.
La a Politique douanière » expose les effets favorables ou défa-
vorables, suivant les cas, des droits grevant, à l’entrée, les bois
étrangers importés en France. 11 faut que ces droits ne soient, en
ce qui concerne les bois ronds ou bruts, ni trop élevés ni trop
faibles ; trop faibles, ils amèneraient une dépréciation de la mar-
chandise qui serait la ruine des propriétaires de bois; trop élevés,
ils produiraient une majoration des prix qui inciterait le.sdits
BIBLIOGRAPHIE
039
propriétaires à jeter sur le marché, au grand préjudice de l’ave-
nir de la propriété elle-même, tous leurs bois exploitables.
Il n’en va plus de même pour les bois importés qui nous
arrivent ouvrés, façonnés à l’étranger. Ici la matière n’est plus
première, elle est majorée de toute la main-d’œuvre qui lui a été
appliquée. Ne pas grever ces bois à leur entrée, ou les grever de
droits insuffisants, ce serait accorder, au préjudice du travail
national, une prime au travail étranger.
4. Rien à dire de la quatrième Etude. Il y est question des
forêts au point de vue général, de l’organisation administrative
et de la condition des forêts en France autrefois et aujourd’hui,
toutes questions dont nous avons entretenu nos lecteurs dans les
articles précités. Mentionnons seulement la Statistique forestière
par laquelle se clôt le tome 1", et qui s’étend non seulement tà la
France européenne, mais aussi à nos colonies, et même, bien que
d’une manière plus restreinte, aux pays étrangers.
11. — Le tome second (ï Économie forestière comprend les cin-
quième, sixième et septième Études.
5. De ces trois études la première a pour sujet la Dendro-
métrie, titre qui implique des connaissances beaucoup plus éten-
dues qu’un simple traité de cubage. Après un avant-propos
où l’auteur trace un historique des dillerents procédés employés,
antérieurement au XIX® siècle, pour mesurer et estimer les bois
abattus, il entre dans le vif de son sujet qui n’occupe pas moins
de 160 pages. D’abord le cubage des bois abattus : arbres en
grume, bois empilés, écorces. Sur les premiers, une évaluation
théorique et rigoureuse amène à considérer les arbres comme
des paraboloïdes ou troncs de paraboloïdes de révolution, ou
bien comme des troncs de cônes, et à leur appliquer les savantes
formules de Newton ou de Neil. Cette partie de la dendro-
métrie, traitée avec une science consommée, est suivie des
« cubages réduits du commerce », lesquels appuyés, au moyen
d’approximations sutlisantes dans la pratique, sur les données
de la géométrie élémentaire, sont à la portée d’un beaucoup
plus grand nombre de lecteurs.
Le cubage des arbres sur pied suit celui des arbres abattus.
Celui-ci est surtout l’alfaire de l’acheteur, du marchand de bois;
celui-là incombe plus encore au vendeur, qu’il soit le proprié-
taire ou son agent. 11 est aussi plus délicat. L’évaluation du dia-
mètre des arbres se fait à l’aide du compas forestier; celle des
hauteurs à l’aide du dendromètre, petit instrument dont la forme
varie à l’intini : toutefois, après un certain temps d’exercice, le
640
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
praticien arrive assez [)roinpteiiieiit tà évaluer la hauteur des
arbres, soit totale, soit propre au service, à simple vue. Muni*
des hauteurs et des diamètres à hauteur d’homme, et ayant
évalué la loi de décroissance pour en déduire le diamètre
moyen, le forestier possède les données nécessaires pour calculer
les volumes. Ce sont hà les g-énéralités. Suivant les essences, le
mode de croissance ou le système d’aménagement adopté, il y a
des ditférences de détail dans la manière de procéder.
Ce qui précède concerne le cubage des arbres considérés indi-
viduellement el mesurés pied <à pied.
Uuand il s’agit de cuber des peuplements entiers, comme, par
exemple, dans le cas de coupes principales dans une forêt traitée
en futaie pleine, on procède assurément des mêmes principes
que pour les arbres considérés isolément, mais on les applique
suivant des méthodes dilférentes. L’établissement de tarifs pour
chaque nuance tranchée de peuplement, lesquels s’obtiennent
par la mensuration très exacte d’un nombre sullisant d’arbres
abattus dans clnupie catégorie, est la base de ces sortes d’opéra-
tions très minutieuses et tiès complexes.
6. Toute production, qu’elle ait {)our base la nature elle-même
comme toutes celles qui proviennent de la terre, ou le travail de
l’homme, comme celles qui résultent de l’industrie proprement
dite, met en œuvre le concours de trois facteurs qui sont : ce
même travail de l’homme, les forces de la nature et ce troisième
agent si décrié pai’ une certaine école : le capital. Comme tous
les autres, le produit forestier résulte de ces trois facteurs.
D’une manière générale, en économie forestière, la part de
l’homme dans la formation du produit forestier est la moindre.
La proportion en varie toutefois suivant le mode d’exploitation
el la nature des produits à obtenir. Minime dans le cas d’une
vieille sapinière jardinée on d’un taillis simple, par exemple, elle
sera beaucoup plus considérable dans une pineraie soumise au
résinage, dans une forêt de chênes-lièges, ou dans un aménage-
ment impliquant la régénération artilicielle.
Bien plus considérable, en tout cas, est la part de la nature; et
l’élude des lois suivant lesquelles elle fonctionne est d’une grande
importance, soit qu’il s’agisse du mode d’accroissement des
arbres en hauteur et en diamètre, crûs isolément ou en massif,
ou de leur développement en volume et du taux de cet accroisse-
ment suivant l’càge des arbres, ou enlin des opérations culturales
dont, considérés en massifs ou peuplements, ils auront été l’objet.
Le capital forestier implique divers éléments. 11 comprend
d’abord, comme dans toute industrie proprement dite ou agricole,
RIBLKXJRAPIIIE
(341
ce qui est aiïecté au paiement de la main-d’œuvi’e, le roulement;
puis le capital proprement dit qui se compose du fonds, c’est-à-dire
du sol supposé dépouillé de son peuplement et contenant les
souches pro luctives de rejets, les graines tombées des ai'bres et
en voie de germination, riiumus résultant des feuilles mortes et
autres débris végétaux en décomposition, etc. ; enfin de la super-
ficie, c.’est-à-dii’e de tout le matériel sur pied, arbres et cépées
constituant le peuplement de la foret.
Cette dernière partie du capital forestier est, de beaucoup, la
plus importante. Elle est elle-même fort complexe en même temps
que vraimeid épineuse, vu la ditliculté d’établir une distinction
nette et tranchée entre ce qui, dans le peuplement, constitue le
capital, c’est-à-dire le matériel permanent, et ce qui constitue le
revenu, c’est-à-dire la production annuelle de la végétation.
D’autre part, le point de vue et le mode d’opérer changent sui-
vant qu’on exploite des arbres isolément comme dans une futaie
jardinée ou une futaie sur taillis, ou qu’on exploite par peuple-
ments comme dans des éclaircies de futaies pleines et dans les
taillis, ou encore que l’on use simultanément de ces deux
modes. De là trois formes d’exploitation, la troisième étant com-
posée des deux autres, ou mixte.
Le capital étant pleinement défini et reconnu dans chaque
forme d’exploitation, il s’agit d’en déduire le revenu, autrement
dit, d’établir la relation de l’un à l’autre. Cette relation varie sui-
vant les modes d’exploitation et d’aménagement. Sans entrer
dans le détail à ce sujet, signalons ce point important, à savoir
que le taux de l’intérêt est d’autant plus faible (en même temt)s
d’ailleurs que le revenu d’autant plus fort généralement) que les
âges d’exploitation sont plus élevés.
7. L’estimation en fonds et superficie d’une forêt, soit en vue
d’achat ou en vue de vente, est une opération laborieuse autant
que délicate. 11 faut tenir compte des modalités de la valeur et,
dans sa détermination, du taux de capitalisation et de sa variabi-
lité, apprécier le revenu antérieur et le revenu futur; procéder
successivement à l’évaluation du fonds, puis à celle de la super-
ficie; dans celle-ci considérer ensemble la valeur dite de consom-
mation, c’est-à-dire la valeur présentement exploitable et la
valeur d’avenir, c’est-à-dire relative au taux d’accroissement
pour le cas où le bois devrait être laissé sur pied durant un
nombre d’années déterminé. Tout cela demande des recherches
et des calculs approfondis.
Non moins ardues sont, en matière forestière, les expertises.
IIP SÉRIE. T. XI. 41
(342
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Ici les considérations de droit s’ajoutent aux considciations
d’ordre technique. Une expertise peut être provoquée pour
atteinte ou dommage causé à la propiiété ou bien en vue de
régler un différend entre propriétaire et usagers ou entre
nu-propriétaire et usufruitiers. Dans le premier cas il peut s’agir
de dommages intéressant le domaine entier, fonds et superficie,
ou n’afïectant que celle-ci.
En matière de droits d’usage ou d’usufruit, le point litigieux
est, pour les premiers, dans la limitation de ces droits suivant
la teneur juridique de leur titre et la possibilité de la forêt ; pour
l’usufruit, dans la détermination de la limite séparant le revenu,
qui appartient à l’iisufruitier, du ('apital, auquel il n’a pas droit
de toucher.
Ce sont hà toutes opérations assez scabreuses pour lesquelles
on trouvera un guide sûr et lumineux dans la septième Etude,
au tome II de V Économie forestière.
111. — La question, si importante en sylviculture, de l’aménage-
menl fait l’objet des trois Etudes VIII, IX et X, composant le
tome 111 et dernier de V Economie forestière.
Les définitions et données générales sur les éléments q\ii
doivent entrer dans l’établissement de tout aménagement ; les
méthodes forestières d’autrefois; et enfin l’aménagement des
forêts comme il se comprend et s’applique aujourd’hui: tels sont
les sujets de ces trois dernières Etudes. Entrons dans quelque
détail sur chacune d’elles.
8. -\ppliqué aux forêts, le mot aménagement a toujours dési-
gné les opérations destinées <à en améliorer la production et <à y
mettre de l’ordre. Mais ces opérations n’ont pas toujours été
comprises de la même manière. En notre temps, l’aménagement
d’une forêt consiste dans l’ensemble des opérations tendant à
régler son exploitation, à établir un règlement pour cette exploi-
tation.
L’utilité de ces règlements se manifeste surtout par l’établisse-
ment de ce qu’on ai)pelle le rapport soutenn, et qui doit en être
la conséquence. On entend par « rapport soutenu », l’égalité ou au
moins l’é(piivalence des revenus annuels soit en matériel, soit en
argent. Cette égalité est un idéal auquel l’aménagiste doit tendre,
vu son utilité à tous les points de vue, économique, commercial,
cultural même; et l’auteur d’Économie forestière a raison
d’insister en ce sens. Cependant il ne faudrait pas, à notre avis,
être esclave de ce résultat. Je veux dire (pie, vu l’impossibilité
mBLIOCJRAPHIE
()13
d’arriver là une rigueur d'égalité que la nature des choses ne
comporte pas, il suffit d’approcher du rapport soutenu suivant
une approximation raisonnahle, sans lui suhordonner d’une
manièi'e absolue d’autres considérations de non moindre impor-
tance, dùt-on quelquefois le sacrifier en partie.
Dans un autre ordre d’idées, l’aménagiste doit observer, pour
l’assiette des coupes, certaines règles, notamment, malgré les
inconvénients qu’elle peut avoir, l’assiette de proche en proche,
chaque coupe devant être, autant que possible, adjacente ci celle
de l’année précédente, comme à celle de l’année suivante. 11 doit,
autant que faire se peut, orienter la direction de ses coupes de
manière à les soustraire à l’action des vents dominants, ou au
moins h en atténuer tes effets sur les arbres, afin de limiter
le plus possible le nombre des chablis (i). Néanmoins l’éven-
tualité des chablis probables doit toujours être prise en considé-
ration dans un projet d’aménagement.
Un élément fondamental encore est la détermination de la
possibilité, autrement dit, de la quantité de marchandise que la
forêt peut produire annuellement sans diminuer le total de son
matériel sur pied. Elle représente la cjiiotité du revenu et peut se
mesurer par diverses unités : surface, nombre d’ai'bres, volume
<à exploiter. De là trois modes principaux de possibilité : par con-
tenance, pieds d’arbres, par volmne.
La possibilité par aire ou contenance est de beaucoup la plus
ancienne. Pendant de longs siècles nos ancêtres n’en connurent
pas d’autre; ils l’appliquaient même aux forêts traitées en futaie
pleine, cela s’appelait alors « exploiter à lire et aire » (:2). Ce
mode de possibilité n’est considéré comme admissible que pour
(t) Chablis = arbres renversés ou brisés par les vents, et, par extension,
tous arbres déracinés ou brisés par causes naturelles : vent, foudre, neige,
verglas, etc. L’étymologie de ce mot viendrait de capiilare ou capellare, dont
la signification en bas latin serait : casser, briser.
(:2) La VHP Etude de M. HulTel nous met à même d’expliquer le sens de
cette expression tire et aire d’une manière différente de celle que nous
avions cru devoir adopter (Cf. Hev. des Quest. scient., octobre 1906, p. 435,
et .\nn.xles, t. XXXIIl, partie, 1899). t.e mot tire ne nous représentant pas
d’autre sens que celui de la troisième personne du présent de l’indicatif du
verbe tirer, il nous semblait que lire et aire devait être une corruption de
tire à aire ou de tirer aire. .Mais il parait que, dans l'ancien langage, tire était
une manière de substantif qui, ajouté aux mots exploiter ou faire la coupe, de
cette manière : exploiter, faire la coupe à tire, — signifiait exploiter de proche
en proche. Moyennant cette version, le terme tire et aire a une explication
toute naturelle, qui est celle-ci : de proche en proche et par contenance. Il a
fallu les recherches approfondies de M. Huffel dans les antiques archives de
la vieille France pour nous fournir une étymologie plausible de tire et aire.
044
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
l’exploitation des taillis. Ouand, sons le régime de l’ordonnance
de 1()09, on ex])loitait les futaies pai’ surfaces en bandes étroites
que devaient réensemencer les graines tombées des arbres voi-
sins, ce mode a pourtant réussi dans le centre, l’ouest et le sud-
ouest, pour les essences dites de lumière, telles que le cbéne et
les pins sylvestre et maritime. Fit de fait, les plus belles futaies de
cbéne que le XIX® siècle a trouvé à exploiter, nous sont venues de
là. Mais ce mode de procéder, qui était alors un progrès consi-
dérable sur l’état antérieur, a été très avantageusement l’emplacé
par la méthode dite naturelle dont nous parlons plus loin. Quoi
qu’il en soit, la possibililé par contenance convient essentielle-
ment aux taillis et ne convient guère qu’à eux. On avait déjà
compris, jadis, que (‘e mode de ti'ailement était imi)raticable
dans les forêts d’arbres résineux, et notamment en montagne, et
.M. lluirel cite un règlement du ^7 juin 1()18 interdisant, dans
ces forets, d’autre mode d’exploitation que celui des coupes
jardinatoires.
Or, à ce dernier correspond la possibilité par pieds d’arbres ;
non pas nécessairement, mais en raison de son extrême simpli-
cité dans l’application. Toutefois ce genre de possibilité, d’après
notre auteur, ne serait pas à l ecommander parce que le calcul
en est des plus aléatoires, d’une part, et d’autre part en raison de
la grande irrégularité des peuplements, par suite de quoi le
rendement peut varier considérablement d’une année à l’antre,
surtout en montagne.
Iteste la possibilité par volume également applicable aux
exploitations d’arbres (forets jardinées) et aux peuplements de
futaies, qu’il s’agisse de la méthode du réensemencement natu-
rel ou par coupes à blanc étoc et repeuplement artificiel.
Ce n’est qu’au commencement du XVlll® siècle (17^1) qu’on
entendit parler pour la première fois de possibilité par volume,
par l’organe du naturaliste Iléaumur. L’Allemague lui fit accueil
quelques années après, et ce ne fut qu’au XIX® siècle qu’elle
p('iiétra en France. L’auteur signale deux systèmes pour calculer
la possibilité par volume, suivant qu’on s’appuie sur la notion
d’accroissement combinée avec la durée de la l■évolution, ou sur
cette même notion combinée avec celle du matériel normal.
Bien su[)érieure, généralement parlant, à la possibilité par-
pieds d’ai'bres, la possibilité par volume est essentiellement celle
qui est préféi'ée pour les futaies. Ce n’est pas qu’elle n’ait aussi
ses inconvénients (quand ce ne servait que celui d’obliger le
plus soirveirt à en renouveler' les calcttls tons les dix ans) et
BIBLIOGRAPHIE
(3 35
M. HuHel ne les dissimule pas. Nous les avons signalés naguère
à la Société Scientilique de Bruxelles, dans sa session de 1899
(Aawales, t. XXIII, '2'’ partie); nous n’y reviendrons pas.
{{appelons seulement qu’il est possible de combiner, en une
certaine mesure, le rapport soutenu, dans une forêt traitée en
futaie régulière, avec la possibilité par contenance, ainsi que
cela a été proposé par M. le conservateur des forêts Broilliard,
en 1894(1), et exposé par nous-même à la Société Scientifique
comme il vient d’être dit.
Pour ne pas allonger démesurément cette analyse, nous ne
nous étendrons pas sur les fonds de réserve objet du dernier
chapitre de la VHP Etude. Ce fonds se prélève sur la possibilité;
il est ordinairement du quart de celle-ci. 11 peut être cà assiette
fixe ou mobile, convenant, dans le premier cas, aux forêts
soumises à la possibilité par contenance; dans le second cas, à
la possibilité par volume.
Là se terminent les Notions préliminaires à l’nménapenient.
Disons quelques mots des Méthodes forestières d'autrefois, objet
de la IX” Étude.
9. L’auteur répartit ses méthodes en trois groupes : première-
ment des Origines aux règlements forestiers datant du milieu du
XYP siècle, ensuite de cette époque jusqu’à la réformation pro-
posée par Colbert en 1661, et de là à la suppression des maîtrises
à la suite de la période révolutionnaire.
On ne sait rien des méthodes forestières des anciens Gaulois,
si tant est qu’ils en eussent en dehors des cérémonies druidiques
et de l’exercice du pâturage. Les Bomains connais.saient les bois
taillis, sijlvœ cæduæ, silvœ minutœ. Aux temps gallo-romains et
dans le haut moyen âge, la plupart des forêts dépendaient des
domaines seigneuriaux des anciens équités et des chefs francs,
qui se réservaient les chênes, les hêtres et les arbres fruitiers,
laissant aux populations la faculté de couper, parmi les autres
essences, le bois dont elles avaient besoin. Le mot taillis s’appli-
quait alors à toute espèce de jeune peuplement, qu’il eût crû sur
souches ou de semis. Ce n’est qu’au XIX” siècle que ce mot a
été détourné de son sens primitif pour s’appliquer exclusivement
aux bois provenant de rejets de souches. Dralet, un auteur fores-
tier de la première moitié du siècle dernier, employait encore
(1) Le Traitement des bois en France, 4® partie, chap. II. Paris et Nancy,
Berger-I.evraiilt, édit. — Mon regretté collègue Charles Prouvé, inclinait
vers cette méthode en préconisant la régénération des futaies par repeuplement
artiliciel.
04(3
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
l’expression taillis de sapin à propos de jeunes massifs de
cette essence (1).
A part les capitulaires des premiers carolingiens dont nous
avons parlé précédemment et qui ne dépassent pas le IX" siècle,
on ne connaît, durant toute la durée du reste du moyen âge, que
(piekpies édits, ordonnances ou actes royaux relatifs à la jouis-
sance des forêts; nous les avons mentionnés dans notre étude pré-
citée. On est mieux renseigné en ce qui concerne l’impor-
tant massif forestier de la région vosgienne partagé entre
les ducs de Lorraine et diverses abbayes qui en exploitaient
une partie au moyen de nombreuses scieries. Nous n’avons
que peu de données, antérieurement au XYIII" siècle, sur les
sapinières jurassiennes et autres forêts de cette région. On sait
seulement que, dans celles (jui dépendaient de la ricbe abbaye
de Saint-Claude, les vassaux prenaient à leur gré tous les bois
(pii leur convenaient, beaucoup plus sagement étaient adminis-
trés ou « aménagés », durant le moyen âge, les salins alpestres;
nous en avons donné un aperçu d’après Gb. de Ribbes, en
octobre J90ü.
Ce n’est que vers le milieu du XVI" siècle que parurent les pre-
miers règlements d’exploitation conformes au sens que nous don-
nons aujourd’hui au mot aménagement en matière de forêts.
.Vntérieurement <à cette époque, les édits et ordonnances de nos
rois auxquels nous venons de faire allusion avaient bi'aucoup
plus pour but de remédier à des abus innombrables, que d’établir
de véritables n'^glements d’exploitation.
Nous ne saurions entrer dans le détail de toutes \es.réfonnatio)is,
règlennmts et aménagements, tant des taillis (pie des réserves
sur taillis et des futaies, objet de ces règlements di ers, témoi-
gnant de l’intérêt que les pouvoirs publics d’alors attachaient à la
conservation et à la bonne gestion de la propriété forestière.
.Malheureusement le relâchement des moMirs administratives,
commencé sous la néfaste lègence de (adberine de Médicis, à
hupielle, occiqiés à d’autres soins, ne remédièrent ni Kicbelieii,
ni Mazarin, lit perdre <à ce genre de propriété tout le fruit
des réforinations antérieures. Le tro[) court tègne de Henri IV ne
lui avait pas permis de réaliser les réformes qu’il avait résolues
dans ce sens.
(t) (Test naurlnllart, dans son Dictionnaire f/énéral des Eaux et Forêts,
tome It, t82.5, qui (le premier, parait-il) déliiiit le taillis comme le produit du
rejet des sourlies des arlu’es feuillus; jus(iue-là, tout jeune peuplement, sur
semis comme sur souches, était réputé taillis.
I5IIÎLI0GRAPH1E
047
11 était réservé à Colbert, ce grand ministre d’ini grand roi, de
reprendre l’œnvre abandonnée de François F". Nous nous
sommes suffisamment étendu naguère sur l’œuvre de Colbert
condensée dans la célèbre ordonnance de 1()6!), pour n’avoir pas
tà y revenir ici. Ce fut une œuvre de restauration et de progrès
qui, interrompue et remplacée par les plus grands désordres
pendant la période révolutionnaire, n’en prépara pas moins l’ad-
mission ultérieure des sages et rationnelles méthodes qui ont
prévalu depuis.
Ne quittons pas cette IX® Étude sans signaler la reproduction
sous la rubrique : Pièces justificatives, de vingt-sept règle-
ments, arrêts, aménagements et procès-verbaux, concernant
diverses masses forestières allant de 1548 à 1789. C’est là un
recueil précieux à consulter pour quiconque s’intéresse à ce
qu’on peut appeler : l’histoire forestière de la France.
10. Nous arrivons à la dixième et dernière Étude du monu-
ment que M. Hulfel a élevé à l’économie forestière. Elle traite,
comme la huitième, de l’Aménagement, mais dans le sens du
mode actuel d’application, les définitions et données générales
étant connues.
11 y a ici deux points de vue également importants à considé-
rer : 1“ les travaux préparatoires à l’aménagement destinés à
l’étude du milieu physique où croît la forêt et des conditions
économiques de son exploitation; 2” l’aménagement proprement
dit, c’est-à-dire les travaux d’où doit résulter le règlement d’ex-
ploitation.
La première opération, à laquelle il est indispensable de pro-
céder après avoir établi la situation géographique et administra-
tive de la forêt, est son lever topographique indiquant non seu-
lement le périmètre extérieur, mais aiussi les courbes de niveau,
les routes et les cours d’eau la traversant et, autant que possible,
les périmètres des divisions naturelles à l’intérieur. Au moyen
d’une reconnaissance générale de la foret, à laquelle aidera
considérablement le lever topographique préalable, on en éta-
blira la double statistique physique et économique.
On aura ensuite à s’occuper du but à assigner à l’exploitation,
lequel variera suivant la nature des produits à retirer soit
d’après les essences appropriées au sol et au climat, soit confor-
* mément aux conditions économiques du lieu. Sur ces bases s’éta-
blira le mode d’exploitabilité à adopter. Assurément ce mode
différera suivant qu’il s’agira de forêts de l’État, dont le proprié-
taire doit avoir souci des besoins de la collectivité générale qu’il
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(iiS
représente, de forets communales affectées à une collectivité res-
treinte, ou de forêts privées correspondant à rinfmie variété des
besoins de leurs possesseurs.
(Juant à la forme d’exploitation cà choisir, nous savons que
.M. llulïel la considère sous trois aspects qu’il appelle : « exploi-
tation de peuplements^ exploitation d’nr/jm’, exploitation mixte »,
rangeant dans la première forme les massifs de futaie comme
les taillis simples, dans la seconde les futaies claires, les futaies
jardinées et le furetage, dans la troisième les taillis composés.
Pour peu qu’il s’agisse d’une forêt de quelqu’étendue, surtout
en montagne, il i)eut arriver qu’il faille lui appliquer, suivant
les ditférentes conditions de sol, de climat, d’exposition, plus
d’une de ces formes, peut-être même toutes les trois. On divise
alors la forêt en sections destinées à recevoir la forme d’exploita-
tion qui lui est propre. .Mais s’il s’agit d’opérer non plus sur quel-
ques centaines, mais sur des milliers d’hectares, que ce soit en
montagne ou en plaine, on est amené à partager la forêt en un
certain nombre de séries d’exploitation constituant comme
autant de forêts ou, si l’on veut, d’unités d’exploitation dis-
tinctes.
Si à la division en sections et séries on ajoute celle qu’implique
le parcellaire, sorte de morcellement partageant la forêt en une
multitude de parcelles déterminées par les accidents et le relief
du sol, comme aussi en tenant compte des nuances du peuple-
ment, 011 voit ipie le travail topographique joue un grand rôle
dans les travaux préparatoires à raménagenient. L’auteur donne
plusieurs spécimens de ces plans parcellaires avec indication des
séries de groupements des parcelles en affeclations (\), soit en
[ilaine, soit en sol plus ou moins accentué, qui ajoutent beau-
coup de clarté aux exposés du texte.
Ces travaux préliminaires accomplis — et l’on voit qu’ils ne
(1) On appelle affectation, dans une forêt ou série traitée en futaie pleine,
l’étendue de terrain que doivent i)arrourir les coupes d’amélioration durant
une période déterminée, dix, ving:t ou trente ans, par exemple C’est l’étendue
de terrain affectée à cette période.
Supposons qu’il s’agisse, par exemple, d’une sapinière dont on aurait fixé la
révolution à cent vingt ans. On partagerait cet'e durée en six périodes de
vingt ans chacune, et l’on reporterait cette division sur le terrain en six affec-
tations représentant chacune sensiblement le sixième moyen de l’étendue de
la sapinière.
Telle est du moins l’alfectation traditionnelle, dans la méthode des affecta-
tions permanentes. Notre auteur envisage deux autres modes d’affectation :
l’atïectation révocable et l’affectation unique. Voir Économie forestière,
t. III, pp. 350, 378, 380.
RIBLIÜÜRAPIIIE
(349
sont pas de mince importance — il s’agit de procéder à l’aména-
gement Ini-mème.
Les développements, tant historiques que techniques et ci'i-
ticpies, dans lesquels l’auteur entre sur ce sujet, comprennent le
tiers du volume. Nous ne l’y suivrons point, pour ne pas allonger
cette analyse outre mesure; mais nous en indiquerons sommaire-
ment la marche.
Le règlement d’exploitation pour un taillis plein (ancienne et
heureuse dénomination des taillis simples) ne comporte pas de
longues explications. F'orté à un âge suffisant (trente à quarante
ans, par exemple) pour produire des hois d’industrie, il peut être,
en certains cas, avantageux dans les forêts feuillues.
La question est naturellement heaucoup plus compliquée pour
les peuplements de futaie pleine. L’auteur la traite d’abord au
point de vue des forêts peuplées d’essences feuillues, ensuite à
celui des forêts résineuses, suivant qu’il s’agit de pineraies, de
pignadas ou pignndars (forêts de pin maritime), de sapinières,
ou enfm de pessières (peuplements d’épicéa), et encore suivant
qu’il s’agit de forêts à haute ou à basse altitude.
Pour les exploitations d’arbres, après un petit nombre de
pages accordées à la méthode de plus en plus délaissée des taillis
furetés, l’auteur s’étend, avec tous les développements qu’ils
comportent, sur les aménagements en jardinage, lesquels ne
s’appliquent guère qu’aux résineux et principalement au sapin.
Les différentes manières de procéder soit par pieds d’arbres, soit
par volume, sont exposées et appréciées suivant les règles d’une
saine critique.
Accordons une mention spéciale à la futaie claire, autre que
la futaie jardinée, et qui est un système proposé par l’initiative
de M. Hulfel. Supposons une futaie de chêne en sol frais et fer-
tile, exploitable à Jî20 ans et partagée en quinze parcelles ou par-
quets s’exploitant successivement par rotations de quinze ans.
Dans le parquet le plus âgé, on a des arbres de 15, 30, 45, ... 105
et 1:20 ans; dans le suivant, des arbres de 14, :29, 44, ... 104
et 119 ans, et ainsi de suite jusqu’au plus jeune, peuplé de sujets
de 1, 10, 31, ... 91 et 100 ans. On comprend, sans plus d’explica-
tion, que <à chaque tour de rotation on trouve sur chaque par-
quet des arbres exploitables; l’habileté du forestier s’exercera à
les maintenir toujours en nombre suffisant.
Il resterait à parler de ce que l’auteur appelle « exploitations
mixtes », autrement dit, des taillis composés ou sous futaie, et
des aménagements dits de conversion, quand il s’agit de passer
650
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
d’un mode d’exploitation à un autre, par exemple du taillis plein
à la futaie pleine, du taillis sous futaie à la futaie claire, etc., ou
inversement. Toutefois, M. Hutfel n’envisage la conversion que
sous ces deux derniers aspects.
Ayant eu souvent l’occasion de parler ici-mème des taillis sim-
ples et composés (1), bien qu’avec moins de compétence que
l’éminent professeur de Nancy, nous n’y reviendrons pas.
Les aménagements de conversion sont, plus encore que les
aménagements directs, des opérations à long ferme et d’une
extrême délicatesse. Une période d’attente ou de transition doit
d’abord être établie, préparatoire à l’aménagement définitif,
période déterminée tant par les exigences culturales que par les
nécessités économiques. On trouvera tous les éléments de cette
sorte d’opération dans le dernier cbapitre de la dixième Etude,
par laquelle se clôt l’important travail consacré par l’auteur à la
science forestière.
Observons que, parmi les vingt et une figures qui accom-
pagnent le texte du 3” volume, se rencontrent les portraits de
quelques naturalistes et forestiers célèbres comme Varenne de
Fercille, Duhamel du Monceau (XVllU siècle), B. Lorentz et
Parade, les premiers directeurs de l’Elcole forestière de Nancy.
G. DE Kihwan.
(1) Notainmenl IlEV. des Quest. scient, d’oclülire IHS7 et de juillet 1888,
De l’exploitabilité et de la possibilité.
REVUE
DES RECUEILS PÉRIODIQUES
SCIENCES MILITAIRES
Les mitrailleuses. — Les mitrailleuses sont des armes à
t'eu intermédiaires entre le fusil et le canon de petit calibre, à tir
rapide. Les perfectionnements industriels ne tarderont pas à
rendre ces engins parfaitement maniables. Nous nous proposons
d’exposer brièvement les idées qui ont cours actuellement au
sujet de ces armes, et les espérances qu’on nourrit à leur égard.
Nos sources seront une étude publiée par le Bulletin de la
PRESSE ET DE LA BIBLIOGRAPHIE MILITAIRES (1), ailisi que leS pluS
récentes leçons du capitaine-commandant d’artillerie Orth, pro-
fesseur cà notre Ecole de guerre.
1. — Les mitrailleuses ont pour propriété essentielle de lancer,
en un temps très court, un très graiid nombre de projectiles. Elles
utilisent la cartouche du fusil d’infanterie. Les balles peuvent
être projetées soit par salves, soit coup sur coup, à des inter-
valles de temps très réduits. La forme la plus ancienne de ces
appareils de guerre se rencontre déjà au XIV® siècle. Ils se com-
posèrent, longtemps, d’un nombre de canons très variable (!2),
accolés sur un même affût. Le tir s’exécutait alors par salves et
permettait de lancer, dans certains cas, un total de 1000 projec-
tiles par minute (3). Pour éviter que l’ensemble des balles d’une
salve ne décrivît des trajectoires à peu près parallèles et ne four-
nît une gerbe trop concentrée, un dispositif particulier donnait
une dispersion convenable des points de chute. La mise en action
se faisait à la main.
(1) Numéros du 15 octobre 1903 et suivants. Cette revue militaire, étant
rédigée par les soins du département de la Guerre, fournit à ses lecteurs des
renseignements d’une valeur toute particulière.
(!2) Le ribaudequin, arme très ancienne, comprenait 4 ou 6 canons; la
mitrailleuse belge Montigny était caractérisée par un faisceau de 31 canons.
(3) Mitrailleuse Gatling, 6, 8 ou 10 canons.
652
REVUE ÜES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Ces inili'ailleuses, dans l’état où nous les trouvons après la
(■anipai>ne de 1870, étaient l’objet de nombreuses critiques. On
leur reprochait d’être dangereuses pour les servants lors d’un
long l'eu, c’est-à-dire quand il se produisait un retard dans le
départ de l’un des coups de la salve. Dans la précipitation du tir,
on extrayait alors une cartouche en même temps que les douilles
vides; si le coup raté partait à ce moment, les pressions de la
poudre dans la douille étaient supérieures à la résistance du
métal et il y avait explosion.
Un ensemble de ;25 à 30 canons formait un tout pesant et peu
maniable. 11 était nécessaire d’avoir une base stable afin d’assurer
la constance du pointage, car cette condition est essentielle pour
l’eiricacité d’un tir rapide; de sorte que l’alfùt du système était
particulièrement lourd. Signalons, pour terminer la nomencla-
ture des inconvénients de la mitrailleuse à canons multiples, les
dillicultés de l’alimentation du tir.
Mais toutes ces imperfections n’auraient pas abouti à la décon-
sidération de l’arme, si on n’eùt commis la faute de vouloir
l’utiliser suivant les mêmes principes que ceux qui régissent
l’emploi des canons de campagne. On faisait làusse route; d’une
part, en elfet, l’observation des points de chute des balles n’a
jamais été réalisée pour la mitrailleuse dans des conditions de
combat; d’autre part, la distance du tir ellicace de cette pièce ne
dépasse pas 150() mètres, tandis que le feu du canon à tir rapide
est meurtrier juscpi’à ^500 mètres; la mitrailleuse, enfin, reste
impuissante devant les obstacles dont la destruction n’est qu’un
jeu pour le canon. Pour cette même raison, faut-il le dire? l’infé-
riorité de l’une par rapport à l’autre s’est encore accentuée de
nos jours, depuis l’adoption du bouclier par l’artillerie de cam-
pagne.
La tactique suit une évolution lente dont les progrès sont une
fonction des améliorations industrielles de l’armement. Depuis
qu’on est parvenu à créer des mitrailleuses à un seul canon, on a
renoncé à les opposer aux batteries de campagne et on en a fait
des fusils perfectionnés. C’est en 188;2 que l’on voit apparaitre
les premières tentatives destinées à siq)i)rimer les inconvénients
matériels que nous avons signalés plus haut. On se demande s’il
n’y aurait pas moyen de rendre le tir automatique, en utilisant,
par exemple, une partie des gaz de la poudre pour faire effectuer
les divers mouvements de la charge et du tir du fusil ordinaire :
extraction puis éjection de la douille vid(! provenant du coup
précédent, chargement d’une nouvelle cartouche, fermeture de
la culasse et départ du coup.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
653
Nous ne donnerons la description d’aucune arme réalisant ces
avantages ; mais nous serions incomplet si nous omettions
d’énumérer les ditïérentes laçons par lesquelles le principe de
l’automatisme peut être obtenu. Supposons d’abord (lig. 1) que
le canon A soit fixe sur son affût 11. La culasse G est appliquée
contre le canon par l’action du ressort récupérateur D, relié à
l’alfiit par son point E. Au moment du départ du coup, les gaz
de la poudre agissent sur la tranche antérieure t de la culasse;
celle-ci est chassée violemment vers l’arrière et entraîne avec elle
la douille vide. L’éjection se produit. Le récupérateur, bandé
par le mouvement de la culasse, ramène celle-ci en avant dès que
la force vive du recul a été absorbée. Ce mouvement de va et
vient est suüisanl pour permettre l’introduction d’une nouvelle
cartouche dans l’àme du canon et pour armer le dispositif de
Fig. 1.
mise de feu. Aussi longtemps que nous appuyerons le doigt sur
la détente, les opérations que nous avons énumérées se répéteront
d’une manière continue. 11 n’est pas dillicile de se rendre compte
de l’inconvénient du système : si les ditférentes pièces ne sont
pas ajustées avec la plus minutieuse précision, le temps pendant
lequel la balle parcourt le canon et maintient les grandes pres-
sions intérieures a beau se mesurer par une fraction de seconde,
il y aura toujours un instant pendant lequel une partie de la
douille sera extraite de son logement, par le recul de la culasse,
avant que les pressions intérieures soient redevenues normales.
Le schéma de la ligure 2 nous montre comment on peut réduire
cet inconvénient en n’empruntant l’action des gaz qu’au moment
où la balle est arrivée au debà de l’ouverture a du canon. Le
piston P est repoussé vers l’arriére, entraîne la culasse G et bande
le ressort récupérateur D.
654
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
11 est possible de supprimer totalement le même inconvénient
en rendant le canon A (flg. J) mobile sur son affût. Le système
canon-culasse recule tant que la balle n’est pas sortie de l’àme.
A un moment donné, le canon s’immobilise; la culasse poursuit
son mouvement et tend le récupérateur. Les opérations suivantes
ne présentent rien de particulier (1).
Une dernière catégorie d’armes automatiques est à culasse
fixe; elle utilise le frottement des balles dans les rayures pour
entraîner le canon vers l’avant.
La mitrailleuse, réduite à sa plus simple expression, devient
très légère, très maniable et se dissimule facilement aux vues de
l’adversaire. Elle peut réapparaître .‘^ur le champ de bataille, se
poster cà portée ellicace de tir en utilisant les couverts naturels et
A
C
r
rr
H
B
Fig. ±
ouvrir le feu sans avoir beaucoup plus <à craindre les atteintes de
l’artillerie ennemie qu’un groupe de soldats dispersés en tirail-
leurs. La fixité de son affût augmente considérablement la
justesse de l’arme qui équivaut, en tir lent, à un fusil sur cheva-
let ; il est possible de construire la pièce de telle sorte que le tir
ne s’allonge pas, comme celui du fantassin, dans les moments
d’énervement du combat, sous l’inlluence de causes morales. Une
organisation des services, appuyée sur un cadre nombreux, ren-
dra l’utilisation de cet engin des moins aléatoires. Si celui-ci
comprend un bouclier, le tir pourra rester ellicace jusqu’à la
dernière minute. Là oû un détachement d’infanterie aurait déjà
cédé sous la menace d’un assaut imminent, la mitrailleuse atten-
dra vaillamment l’ennemi et fauchera imperturbablement ses
rangs, pendant la course de 100 à 150 mètres qui le transporte,
(1) Ces divers principes sont utilisés, entre autres, dans le pistolet auto-
maticjue lîrowning, dans la mitrailleuse llotchkiss et la mitrailleuse Maxim.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
655
au moment de l’abordage, de sa dernière position de tii' cà la
ligne du défenseur.
Grâce à sa grande rapidité, le tir sera destructeur aux endroits
memes où le terrain ne se prête pas au déploiment de troupes
nombreuses ; il sera foudroyant en un temps très court.
11 va sans dire que l’emploi d’une arme à un seul canon
entraîne de sérieux inconvénients. Le plus important d’entre eux
est réchauffement produit dans la pièce. La température, d’après
Hebler, s’y élèverait de •4“ à 5" environ par coup. L’échaulïement
dilate le canon, à tel point que, après trois minutes d’un tir
ininterrompu, les balles peuvent devenir indépendantes des
rayures, et la justesse se réduire progressivement à zéro, malgré
l’emploi de réfrigérants destinés à créer une déperdition de cha-
leur. On utilise, on le sait, dans ce but, soit de l’eau, comme dans
la mitrailleuse Maxim, soit des radiateurs, comme dans la
mitrailleuse Hotchkiss, soit enfin un jet d’air froid lancé dans
l’àme après chaque coup, comme dans la mitrailleuse Colt. L’em-
ploi de ces palliatifs n’empêche pas la température de la mitrail-
leuse Hotchkiss, par exemple, de s’élever encore rapidement
jusqu’cà iCO" pour devenir ensuite à peu près constante.
11 semble donc qu’on se soit fait illusion en admettant pour
vitesse de tir le chilïre exagéré de 600 coups par minute. Les
constructeurs sont peut-être parvenus, en se plaçant dans de très
bonnes conditions, à obtenir, pendant de courts instants, un ren-
dement aussi fantastique; mais il faudra certainement en
rabattre, et de beaucoup, avant d’arriver à la vitesse du tir de
combat. Le Bulletin de l.\ Presse admet, avec grande raison,
pensons-nous, que la vitesse de 6 coups à la seconde doit être
considérée comme une moyenne (1).
Une vitesse supérieure ne serait aucunement recommandable,
parce qu’on obtiendrait, au point de chute, un effet surabon-
dant. Une balle doit sufiire pour tuer un homme. Supposons,
par exemple, qu’une compagnie d’infanterie s’élance cà l’assaut
de la position à partir de 100 mètres. Elle est déployée sur un
front de dimension égale; chaque homme occupe, en largeur, un
espace de 60 centimètres environ. Quelles que soient ses disposi-
tions d’attaque, l’adversaire sera, en théorie, certainement
détruit après le 170® coup, si, grâce à un dispositif de dispersion
(I) Ce chiffre fournit une vitesse de 300 coups environ par minute, quand ou
tient compte des opérations de chargement qui nécessitent de courtes suspen-
sions de tir. Les cartouches sont, en effet, disposées sur des handes métal-
liques ou flexibles qui doivent être adaptées sur la mitrailleuse.
G56
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
horizontale convenable, les trajectoires successives sont distantes,
au but, (ie0™,t)0. Avec la vitesse moyenne que nous avons admise,
ce résultat est acquis en *^8 secondes. Aucune troupe européenne
ne serait capable de surmonter l’efTet moral d’une perte aussi
forte, subie en un temps si court. L’assaut échouerait certaine-
ment.
On se gardera bien d’inférer, des chiffres que nous venons de
présenter, qu’une mitrailleuse équivaut <à !2()() ou 250 fusils. L’ef-
fet utile d’un tir peut se mesurer par le produit du nombre d’at-
teintes pour cent par la rapidité du tir. Si nous représentons le
temps par T, le nombre moyen d’atteintes d’un tireur par n, le
nombre de tireurs par A, et le nombre de balles tirées par N,
l’effet utile pour un groupe de soldats aura comme expression :
1-, A.‘)i N i /’kn Ay? ...
E^= JOO X = 100 Y’ (1)
Dans le cas d’une mitrailleuse, l’effet utile vaudra :
E„, = 100|t X ^ = 100^,. (2)
Pour trouver l’équivalence d’une mitrailleuse en soldats, il
faut chercher à comparer E^à E,„. Dans ce but posons :
N = i\' et T = T'. (3)
Cette hypothèse détermine A qui est égal au rapport des
vitesses de tir de la mitrailleuse et du fusil. Acceptons le chiffre
30 comme valeur de A, de façon à fixer les idées. Cela revient à
dire que dans un tir ajusté les tireurs lancent en moyenne
10 balles par minute. Les égalités (1) et (2) deviennent
E,= 100y E,„ = 100!^' (4)
Il est possible de les comparer. A cet effet, divisons-les membre
<à membre :
E. _ _ 1 N
E;- An A ^
N
d’où AK = — .
IL
N
(5)
9
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
()57
E
Puisque la traction -f=^ représente le rapport qui existe entre
une mitrailleuse et A tireurs, le produit A x K représente le
nombre de fusils équivalent cà une mitrailleuse. Le coellicient K
dépend de l’adresse des tireurs et de la justesse du tir de la
mitrailleuse Ce dernier terme, nous l’avons déjà vu, dimi-
nue considérablement à partir de la troisième minute, pour tom-
ber bientôt à zéro. La mitrailleuse ne pourra donc pas rendre des
services continus. Nous étonnerons peut-être le lecteur en affîr-
5
Fig. 3.
mant que la justesse de tir même de cet engin pendant les pre-
mières minutes lui donnera, dans certaines circonstances, une
infériorité marquée sur un groupe de mauvais tireurs. Nous
l’allons montrer tout de suite.
Nous savons que des causes multiples iniluent sur les trajec-
toires décrites dans des conditions qui sont apparemment les
mêmes. La dispersion des points de chute en est la conséquence.
Dans les tirs collectifs, aux causes ordinaires de cette dispersion
s’ajoutent les différences entre les fusils et entre les tireurs. Dans
chaque cas, on peut construire, avec le général Rôhne, pour une
hausse donnée, une courbe dite des probabilités (bg. 3) dont un
IIP SÉRIE. T. XII. 4“2
658
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
point X a pour abscisse la différence Oj:; entre la portée réelle et
la portée moyenne désirable des balles, pour ordonnée x\ le rap-
port du nombre de balles tombées à chaque distance au
nombre total des projectiles lancés. Quand N aug-mente indéfini-
ment, la courbe est continue. La dimension UT décroît quand
l’adresse du tireur augmente. Si le but se trouve h la distance
correspondant à la hausse, c’est-à-dire en O, le nombre n des
atteintes que mesure OS sera le plus grand possible. Mais s’il
s’écarte du point O, par suite d’erreurs commises dans l’appré-
ciation des distances, le rapport ^ décroit avec l’ordonnée de la
courbe des probabilités.
Ces considérations, toutes générales, vont nous permettre de
démontrer l’infériorité de la mitrailleuse sur le mauvais tireur,
aux distances inconnues. Dans la figure 4, UST est la courbe des
probabilités d’une mitrailleuse, ns7 est la courbe des probabi-
S
lités d’un groupe de A tireurs. Dans les deux cas, N balles
ont été lancées. Supposons queje but soit représenté par D.
Si ce point se déplace de O vers t, l’expression (5) devient :
F _ 1
A BC DC (())
A
Il en résulte que, de O à /, l’effet utile de la mitrailleuse est
supérieur à celui de A tireurs. En /, il y a égalité; de l à t il y a
avantage pour les tii’eurs. Cet avantage s’étendra sur une lon-
gueur d’autant pins giande que les hommes seront moins bien
exercés. C’est ce que nous voulions démontrer.
REVUE DES RECTTEILS PltRR)l)IQUES
Nous avons prouvé en même temps combien est variable
l’équivalence de la mitrailleuse en fusils (1) et nous comprenons
comment les auteurs ont pu différer du simple au décuple dans
leurs estimations (îl).
11 serait peut-être intéressant de mettre mieux ces résultats
en évidence par des chiffres. Supposons donc la hausse de
700 mètres; les armes sont dans le plan horizontal du pied du
but; dans ce cas, les tables de tir nous donnent :
Si on admet que le télémètre fournisse l’approximation de
3 p. c. de la distance, que l’emploi des hausses arrondies porte
cette approximation à 0 p. c., on voit que le but B peut se trou-
ver, à notre insu, éloigné de iiL mètres du point central 0. Dans
ces conditions, il y aurait moins de 0 p. c. de chances d’at-
teindre, avec la mitrailleuse, une cible verticale continue de
2‘",-40 de hauteur, ce qui correspond <à un rang de cavaliers. Il
yen aurait 12,75 p. c. avec un groupe de tireurs. I*ar contre, si
la distance était exactement 'connue, les chances d’atteinte
deviendraient, avec la même cible :
50 p. c. pour la mitrailleuse; 18,04 p. c. pour A tireurs.
50
L’équivalence se mesurerait donc pai' A fusils, soit,
quand A vaut 30, par 04 fusils. Pour être absolument précis, il
resterait à déduire de ce chiffre le nombre de servants et de
gradés affectés au service de la pièce, puisque ces hommes
pourraient renforcer les rangs des fantassins.
(1) Notre raisonnement a supposé intentionnellement que le liut à atteindre
n’a ni hauteur ni profondeur. Sinon, nous eussions dû faire intervenir le rap-
-Olî + A. 01!
simplicité et pour aboutir à la même conclusion. Notre exemple numérique
tiendra compte de la réalité.
C2) Voici quelques chiffres relatifs à cette équivalence :
Lieutenant-colonel Uouquerol ; quelques dizaines de fusils.
OT = 72 mèti'es
Of = 474 mètres
au lieu de dans nos considérations, au détriment de la
Von Immanüel :
Commandant Bourdon :
Règlement suisse :
Règlement allemand :
200 hommes au minimum.
1/4 de compagnie.
50 tireurs exercés.
100 tireurs moyens.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
()G0
II. — 11 est possible d’aborder dès maintenant, dans cette seconde
partie, le point de vue tactique de notre étude. Connaissant
l’arme h feu et le rendement dont elle est capable, nous pouvons
examiner l’organisation qui facilitera le mieux son emploi, les
méthodes de tir qui donneront le meilleur effet utile dans les
différentes péripéties du combat moderne, et les circonstances
qui seront favorables à sa coopération sur le cbamp de bataille.
Xous envisagerons successivement la guerre de campagne et
la guerre de siège; nous terminerons par un mot sur l’usage des
mitrailleuses dans les colonies.
En principe il est indispensable de jumeler les mitrailleuses,
leur accouplement devant se faire comme s’il n’y avait qu’une
seule pièce. La règle est absolue; elle découle du fait de la rapi-
dité avec laquelle cette arme est mise hors d’usage lorsqu’on
exige d’elle un tir continu. X la guerre chacun se croit toujours
le plus menacé. Supposez une mitrailleuse isolée. Le chef de
pièce, quel que soit son sang-froid, n’échappera pas h cette
impression générale. Il prendra facilement pour une situation
critique une phase ordinaire du combat. 11 ordonnera un feu
continu. Les émotions ne bu permettront pas de chronométrer
sous une pluie de balles la durée de son tir : trois minutes .«e
seront rapidement écoulées à son insu et la mitrailleuse tirera
bientôt sans précision. Lour peu que la j)ression de l’ennemi se
prolonge, elle deviendra bientôt complètement inutilisable, au
moment où elle serait peut-être apj)elée à rendre les plus grands
services. Si même le chef a le coup d’œil juste, s’il intervient à
point voulu, il mettra encore, en peu d’instants, sa pièce hors
d’usage, alors qu’ultérieurement peut-être une situation nouvelle
en rendrait l’action désirable.
En jumelant deux mitrailleuses on peut leur faire tirer alter-
nativement ÜD, 50, lot) ou même 150 cartouches, selon les cas.
Les intervalles entre les tirs d’une même pièce sont favorables
au refroidissement du canon. Ils permettent en outre de vérifier
l’état du mécanisme, de le graisser, de le réparer et d’apporter
éventuellement les corrections néces.'^aires .à la hausse.
(iràce à ce procédé, une mitrailleuse pourra lancer ;^0 à
d5 000 balles, voire même davantage (1), alors que, par un tir
à outrance, elle serait dégradée et hors de service après
0500 coups environ.
1 1 ) I.es Anglais atlril)uent jusqu’à 13 000 rartouches à une seule inilrailleuse.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
0()i
Voici, à titre d’exemple, quelle est l’org-anisation allemande
d’un groupe de mitrailleuses sur pied de guerre :
1 capitaine, 3 lieutenants chefs de section, 12 sous-officiers,
1 trompette, 63 hommes, 18 chevaux de selle, 6 pièces attelées
à 4 chevaux et transportant chacune 10 000 cartouches, 3 cais-
sons attelés cà -i chevaux et transportant chacun 15 000 car-
touches, des voitures accessoires, chevaux de réserve, etc.
Chaque groupe se subdivisera en 3 sections de 2 pièces.
Pour la lutte en rase campagne, les mitrailleuses peuvent être
adjointes cà l’inhinterie et à la cavalerie.
Elles sont, d’avis unanime, servies par des fantassins ou par
des cavaliers suivant le cas. « En tant que fusil perfectionné,
elles ne représentent qu’un mode d’action particulier de l’infan-
terie dans des circonstances spéciales, dit le lieutenant-colonel
Rouquerol ; leur emploi, pour être judicieux, pour être en con-
cordance intime et constante, avec les efforts de l’infanterie,
doit être confié à l’infanterie elle-même. » Lorsqu’elles sont
appelées à agir en liaison avec les troupes montées, elles doivent,
en principe, suppléer au manque d’infanterie; elles relèvent,
par conséquent, du commandant de cavalerie, et partant sont
maniées par cette arme.
Leur intervention ne se fera que dans des circonstances parti-
culières; elle dépendra soit du terrain, soit du développement
des phases de la lutte; il sera donc peu rationnel d’attacher les
mitrailleuses en permanence à certaines unités de ligne telles
que le bataillon ou le régiment. Elles recevront avec avantage
les ordres d’un commandement supérieur, celui de la division,
par exemple, car, plus une impulsion vient de haut, plus elle est
judicieuse parce qu’elle est appuyée sur une meilleure conception
de l’ensemble.
Le lieutenant-colonel Rouquerol dit, à propos de l’artillerie à
tir rapide : les méthodes de tir doivent s’adapter à l’organisation
de la batterie, mais celle-ci ne doit pas se plier à celles-là. Le
principe est également vrai pour les mitrailleuses. Leur organi-
sation par couple est une conséquence logique de l’imperfection
du matériel. C’est donc en admettant un état de choses inévi-
table pour le moment que les méthodes de tir doivent être ima-
ginées.
Le tir coup par coup sur un but fixe ou peu mobile donnera des
résultats notablement supérieurs à ceux du fantassin, parce que la
mitrailleuse agit alors, nous l’avons déjà dit, avec la précision
d’un fusil sur chevalet. Ce tir serait avantageux si un groupe
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(i()2
d’olliciers d’État-major, par exemple, se livrait aux vues, en un
point bien repéré. Sa valeur serait déjà moindre si le but se
déplaçait, car il faudrait alors le suivre par la ligne de visée.
Dans ce cas, à distance connue, une rafale aurait, semble-t-il,
bien plus de chances de réussite; mais elle dévoilerait, pour la
suite, la présence de la miti'ailleuse qu’on a toujours intérêt à
faire agir pai- surprise. En tous cas, ce procédé de tir sera excep-
tionnel.
Le feu intermittent comprendra le tir par séries de quelques
dizaines de cartouches. 11 conviendra pour les objectifs à front
étroit, alin d’éviter qu’il y ait surabondance d’eiïet. Il permettra
peut-être un réglage indirect du tir ; on observera le trouble et
le llottement produits dans les rangs ennemis par la série des
balles lancées avec la hausse convenable.
Le feu rapide sera obtenu par le tir alternatif des deux pièces
de chaque section; les séries comprendront une soixantaine de
coups. On réalisera ainsi un bon rendement continu, sans exiger
des pièces un etfort supérieur à leur capacité.
S’il est avantageux de forcer la note pendant quelques
instants, soit pour faire face à un danger imprévu, soit pour
jeter le désarroi dans un objectif compact, soit enfin pour sur-
prendre un but fugitif, à distance bien connue et assez faible, le
feu par pièce lancera des séries de 100 à 150 balles, avec courtes
interi'uptions pour graisser le mécanisme et le visiter rapide-
ment.
Ces diverses méthodes, prévues par le règlement suisse sur la
mitrailleuse de cavalerie, se combinent avec le tir fauchant qui
permet de battre les diverses formations des troupes ennemies,
tant en largeur qu’en profondeur. Dès que la distance est con-
nue, il y a grande analogie entre les méthodes de tir du canon à
tir rapide et celles de la mitrailleuse. Nous retrouvons pour celle-
ci des cas d’application du tir par rafales, du tir progressif, du
tir sur points repérés, etc.
Telle que nous la connaissons, la mitrailleuse a, en fait, peu de
partisans quand il s’agit de l’adapter à la guerre de campagne.
Les auteurs lui refusent en général toute valeur dans l’otfensive.
Ils reprochent à cette arme de tirer sans contrôle, de pécher par
excès de précision. Nous avons examiné, avec chitfres à l’appui,
la valeur de cet argument. L’action efficace de la mitrailleuse
n’est possible, avons-nous vu, qu’aux distances parfaitement
connues. Or, ce fait est très rare sur le chanq) de bataille. Il se
présente pour celle des deux armées qui garde la défensive.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES ()()3
Encore taul-il (jne cette défensive soit préméditée, qu’elle ne soit
pas le fait d’nne attaque malheureuse. Si l’un des adversaires
croit avantageux de s’accrocher au terrain et d’y attendre l'en-
nemi, il a le loisir et le devoir de mesurer exactement les dis-
tances de certains points de repère de la campagne, par lesquels
l’assaillant doit nécessairement passer. En l’absence de repères
naturels, il en crée d’artificiels. Dans ces conditions, le feu des
mitrailleuses peut être terrible, même pour des buts éloignés.
Mais la défensive est considérée par tous les écrivains comme un
pis-aller, car même victorieuse elle n’est jamais décisive. Les
principes de la guerre rellètent la préoccupation d’imprégner les
esprits militaires de la volonté opiniâtre de marcher toujours à
l’ennemi. Aussi le peu d’enthousiasme qui accueille l’introduc-
tion des mitrailleuses parmi les troupes de campagne n’est-il pas
fait pour nous étonner beaucoup. L’Allgemeine Militar Zeitung
de 1900 (1) ne va-t-il pas jusqu’à dire, à propos des mitrailleuses
attachées à quelques-uns des bataillons de chasseurs en Alle-
magne, « qu’on devrait éviter d’entraver les mouvements d’une
bonne troupe de campagne, comme sont les chasseurs, en l’obli-
geant à traîner de pareils boulets »?
11 est certain que, outre la difficulté d’obtenir un tir réglé dans
l’offensive, il y a encore celle de pousser les mitrailleuses en
avant. 11 ne s’agit pas de leur faire suivre, de proche en proche,
les progrès de l’infanterie, mais il faut cependant prévoir des
changements de position. Ces changements présenteront des dif-
ficultés plus grandes que celles que l’artillerie rencontre dans des
circonstances analogues, car ils se feront, parfois avec che-
vaux et voitures, à des distances de tir très efficace de l’infanterie
même. Qui peut affirmer qu’il y aura toujours un couvert, un
chemin creux, un pli de terrain quelconque, à l’abri desquels les
pièces s’avanceront d’une position à la suivante ?
Cependant, il faut se garder d’être trop absolu. Devant un
adversaire résolu, l’assaillant devra conquérir le terrain pas à
pas; souvent même les rôles seront intervertis pendant quelque
temps; les positions occupées devront être défendues contre les
tentatives de reprise de l’ennemi. Or, grâce aux trajectoires ten-
dues des armes à feu les plus modernes, une balle tirée avec la
hausse de 600 mètres, par exemple, ne s’élèvera pas au-dessus du
sol à une hauteur plus grande que celle d’un homme de taille
moyenne. Dans ces conditions, tout le terrain, depuis le tireur
jusqu’au point de chute constituera une zone dangereuse; l’éva-
(1) Cité par le Bulletin de la Presse.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
()()4
luation de la distance exacte deviendra secondaire, et la mitrail-
leuse nous fournira un rendement parfait.
Nous pouvons donc conclure cà l’utilité des mitrailleuses pour
les armées de campagne, à condition de ne les engagerni trop
tôt, ni d’une manière continue, et d’en faire un appoint dont le
chef seul appréciera l’<à-propos.
La cavalerie, dans sa marche à la découverte, rencontrera sou-
vent des obstacles qui l’obligeront à faire usage du feu. Cette
arme éprouve, à l’égard de ce genre de combat, une répulsion
instinctive. Cela tient sans doute tà ce que, créée pour le mouve-
ment, elle craint de sacrifier ses qualités manœuvrières à des
procédés qui attachent l’homme au terrain pour le faire pro-
gresser lentement. Cependant, l’occupation des deux rives d’un
pont que l’ennemi aurait intérêt <à détruire, la protection,
jusqu’à l’arrivée de l’avant-garde, du débouché d’un défilé que
doit franchir le gros des troupes, seront des objectifs fréquents
de la cavalerie en campagne. Comment la renforcer pour lui
permettre de remplir de telles missions? Ces dernières années
ont vu éclore plusieurs solutions du problème: citons-en seule-
ment deux ; les détachements cyclistes et les mitrailleuses. Peut-
être celles-ci seront-elles adjointes à ceux-là. Les expériences
des manœuvres, à défaut de guerre, pourront seules fixer
les idées. Mais, quoi ([u’il en soit, on accorde généralement que
si la mitrailleuse remplace l’infanterie aux endroits où celle-ci
coopérerait avantageusement à l’action de l’arme montée, elle
ne détrône pas l’artillerie à cheval dans les combats de cavalerie
contre cavalerie.
Le Bulletin de la Presse n’examine pas, dans l’article que
nous avons signalé, l’application des mitrailleuses à la guerre
de siège (1). La connaissance technique que nous avons de ces
pièces et les principes de la guerre de forteresse nous permet-
tront cependant de dire quehpies mots de cette question (^).
Rappelons d’abord au lecteur qu’une place forte appuie sa
défense principale sur une série de forts détachés à 7 ou 8 kilo-
mètres de la ville et distants entre eux de ''2 kilomètres au
(1) Le Bulletin avait imprimé, dans son numéro du 3i janvier t9ü3, une
élude sur V utilimtion des mitrailleuses dans la défense d’un ouvra(/e de forti-
fication permanente, par le lieutenant Dothey, de l’artillerie de forteresse de
la position fortifiée de Namur.
("t) Nous tiendrons compte de l’élude du lieutenant Dothey, mais nous ne
suivrons pas cet officier dans toutes ses conclusions ipie nous ne pouvons
partager.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
G05
niiiiimuni. Les intervalles entre les ouvrages permanents sont
ofcupés par des troupes d’artillerie et d’infanterie.
Nous aurons caractérisé la valeur des mitrailleuses dans la
lutte des intervalles quand nous aurons dit que le terrain est
étudié dès le temps de paix, en prévision d’un combat défensif à
outrance. Rien n’empècliera de défendre la position en attaquant
l’ennemi. Mais, dans le cas actuel, l’offensive même se fera sur
une zone repérée; les distances seront connues : le tir des
mitrailleuses sera donc parfaitement réglé.
Aussitôt la place investie, le gouverneur militaire doit géné-
ralement renoncer cà recevoir des secours du dehors. 11 peut, dès
le début des opérations, être fixé sur les ressources dont il dispo-
sera. Celles-ci sont réduites au minimum pour que les armées
de campagne soient aussi fortes que possible. C’est avec, ce mini-
mum que le chef de la défense doit prolonger la lutte jusqu’à la
dernière cartouche ou la dernière ration et retenir autour de la
forteresse, des corps ennemis dont la présence serait peut-être
indispensable sur le champ de bataille principal. Grâce à l’adop-
tion des mitrailleuses, le nombre des défenseurs pourra être
diminué sans que la capacité combative de la garnison soit
amoindrie par cette réduction.'
Personne ne contestera les grands services que la mitrailleuse,
placée derrière les remparts d’un point d’appui, rendra aux
défenseurs de l’ouvrage, fille mettra le fort à l’abri de l’attaque
de vive force (i), qui se repousse principalement par le feu. Si
l’ennemi est attendu, si les intervalles sont organisés, les effectifs
d’infanterie atfectés normalement aux ouvrages de fortification
permanente pourront donc, au début, renforcer les troupes
mobiles chargées de la défense active de la forteresse. Quand
l’assaillant aura conquis de haute lutte ses positions d’artillerie,
quand il aura entrepris l’attaque pied à pied, ces etfectifs, tout
en restant attachés au fort, pourront encore loger en partie à
l’extérieur. Les soldats éviteront ainsi l’abattement moral qui
s’empare des troupes enfermées longtemps dans des locaux
éclairés par des moyens artificiels et souvent mal aérés. Si
l’armée ennemie survient à l’improviste (ce pourrait être le cas
pour nos forts de la Meuse), les cinquante artilleurs de la garni-
son du temps de paix lui opposeront, grâce à l’appoint des
mitrailleuses, une résistance très suffisante, eu égard aux moyejis
d’attaque qu’elle utilisera pour l’exécution de son coup de main.
(1) Cette attaque, rappelons-le, se fait d’emblée, après une courte prépa-
ration par l’artillerie de campagne et l’artillerie lourde d’armée.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
()()()
Nous ne partageons pas l’avis du lieutenant Dothey lorsqu’il
dit : « La défense d’un fort est passive et repose uniquement sur
le feu. En ne demandant à l’infanterie qui coopère à cette
défense, qu’un tir nourri et ajusté, on ne profite donc, en aucune
façon, de ses précieuses qualités de mobilité, d’à-propos, et de sa
puissance offensive. Or il semble que l’on pourrait faire un
emploi plus judicieux de cette arme en la remplaçant sur le terre-
plein de combat par des mitrailleuses et en la disposant à l’exté-
rieur du fort pour exécuter la contre-attaque au moment où le
feu des mitrailleuses aurait provoqué l’hésitation et l’arrêt dans
la marche en avant de l’adversaire » (1). S’il s’agit en effet d’une
place dont les ouvrages, comme ceux de la Meuse, constituent
avant tout des forts d’arrêt, on sacrifierait volontairement
^00 hommes en les lançant, au moment de l’assaut, contre des
effectifs vingt fois plus nombreux : le fort d’ailleurs serait
entouré par l’envahisseur; une riposte dans son liane ne serait
pas possible. En fait, on aboutirait uniquement à réduire l’action
des feux partant de l’ouvrage, par la crainte de tirer, en même
temps, sur amis et ennemis. S’agit-il, au contraire, d’une place
forte comprenant une garnison nombreuse, l’attaque se fait
pied cà pied par la sape et la mine. La lutte sur le glacis de la
fortification et la traversée du fossé durent plusieurs semaines;
si les mitrailleuses empêchent l’ennemi de se montrer, elles ne
retardent pas sa marche sous terre. Qui donc, si ce n’est l’infan-
terie, lancera des grenades à main perfectionnées, quand assail-
lants et défenseurs se trouveront, comme à Port-Arthur, face à
face, à 20 mètres l’un de l’autre, derrièi'e leurs retranchements?
Où se placera cette infanterie dont la mission consiste à
prononcer une contre-attaque au moment où l’ennemi, quittant
ses parallèles, s’élancera à l’assaut, sur un trajet de quelques
mètres?
Ne nous exagérons pas la valeur des mitrailleuses; continuons
à repousser l’idée de séparer un ouvrage de son infanterie. C’est,
encore aujourd’hui, malgré l’introduction très avantageuse des
nouveaux engins, «un divorce qui révolte la morale tactique »(2).
Dans les colonies, les mitrailleuses sont des auxiliaires pré-
cieux. L’ennemi se compose de hordes barbares ou fanatiques
méprisant la vie et n’ayant aucune notion de nos procédés de
combat. Le soldat blanc est imbu de sa supériorité sur l’indigène.
{[) Loc. cit.,p.
(“2) Ibid.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
(jG7
Il puise, dans cette espèce d’autosuggestion, une énergie et un
calme considérables. Dans cet ensemble de conditions favorables,
il résulte que le tir des mitrailleuses est, dans les guerres colo-
niales, des plus précis et des plus meurtriers.
En résumé, nous avons vu que, dans la plupart des circon-
stances, il sera possible de tirer profit des détachements de
mitrailleuses, là condition de les connaître parfaitement, et de
savoir exiger d’eux, avec cà-propos, des efforts proportionnés à
leurs capacités.
.1. H.
NEUROLOGIE
Hystérie et Religion
1. — Qu’est-ce que l’hystérie?
Le XVIP Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de
France et des pays de langue .française s’est ouvert à Genève le
mois dernier, jeudi l" août, et a duré jusqu’au 6.
Le sujet du rapport de la section de neurologie était le sui-
vant : « Définition et nature de l’hystérie ». On a entendu
d’abord les deux rapporteurs, .M.M. L. Schnyder et Henri Claude,
puis .M.M. Raymond, P. Bernheim, Pailhas, Terrien, P. Solfier,
Claparède, Mendicini Bono, J. Babinski.
M. Terrien a été dur : « .le ne veux pas, a-t-il dit, apprécier,
di.scuter les définitions données par les deux rapporteurs,
.M.M. Claude et Schnyder, parce que, je le déclare bien sincère-
ment, je n’ai pu, malgré tous mes efforts, parvenir à les com-
prendre. Elles sont peu claires, ces définitions, elles ne font
qu’embrouiller une question fort embrouillée d’avance », — ce
qui d’ailleurs n’a pas empêché .M. Terrien de donner son avis,
lequel n’a rien débrouillé.
Les congressistes se sont séparés remportant chacun sa défini-
tion. 11 est fort probable que longtemps encore on di.^cutera sans
arriver à se mettre d’accord.
Où se trouve donc la solution ?
Ce n’est pas cà l’étymologie qu’il faut la demander. Le terme
« hystérie » a été créé à une époque où on regardait F « utérus »
comme le siège du mal. 11 ne peut donc qu’induire en erreur;
aussi .M. Bernheim a-t-il proposé, tout simplement, de le
sacrifier.
()()S
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIP’IQUES
Sera-ce à la nature du mal qu’on s’adressera ? Mais cela aussi
est en discussion. L’hystérie est classée parmi les névroses et les
névroses sont des maladies caractérisées par des troubles du sys-
tème nerveux. Cela est bien vague. On s’entend à peu près, il est
vrai, pour admettre que ces troubles ne sont pas accompagnés
de lésions organiques, du moins apparentes. On arrive ainsi à
dilïérencier les névroses des nombreuses maladies du système
nerveux qui relèvent d’une lésion anatomique de ce système :
sections, compressions, dégénérescence, etc... .Mais la difficulté,
pour être diminuée, n’en reste pas moins tort grande.
Du système nerveux dépendent toutes les manifestations
vitales de notre organisme. .Nous en avons besoin, directement
ou indirectement, pour comprendre, pour raisonner, pour vou-
loir, pour sentir; il préside à toutes les contractions, .à toutes les
dilatations, à tous les mouvements conscients ou inconscients,
mouvements des membres et de toute la surface libre du corps,
ou mouvements de la profondeur des organes, (pu n'gularisent
les fonctions de relation, les fonctions de nutrition, les fonctions
de reproduction. On conçoit par là combien variées seront les
manifestations des troubles nerveux fonctionnels. On aura, ou on
pourra avoir, de la neurasthénie, de l’épilepsie, de la tétanie, de
la chorée, des vertiges, des migraines, des crampes, des manies,
des spasmes fonctionnels, de la paralysie agitante, de l’hystérie,
la « grande névrose », de la psychonévrose, de la psychose, etc.
.Nous laissons de côté les subdivisions pour ne pas fatiguer le lec-
teur, et nous énumérons sans ordre parce que nous n’en connais-
sons pas de satisfaisant.
Comment constituer le syndrome de chacune de ces affections
de façon à les délimiter nettement? Comment, en particulier,
isoler l’hystérie?
ün point de départ sérieux pour une délimitation et une classi-
lication précises serait la connaissance de la nature et du siège du
trouble névrosicpie, de ce que nous appellerions la lésion névro-
gène spécifique, à supposer qu’il y ait une lésion anatomique à la
base du trouble fonctionnel. On a cet avantage dans le cas des
affections organiques du système nerveux. La grosse autopsie ou,
si cela ne suffit pas, l’observation microscopique renseignent sur
les caractères et sur l’emplacement de la lésion. Tel genre de
lésion affectant telle partie du névraxe ou du système périphé-
rique, déterminera toujours la même symptomati(pie. Prenons,
par exemple, le cas d’une lésion d’un nerf périphérique. On sait
qu’un nerf périphérique (.sauf exceptions d’ailleurs [)arfaitement
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
()69
connues) renferme des fibres motrices, des fibres sensitives, des
fibres sympathiques. 11 est clair que tout changement patho-
logique survenant dans ce rameau nerveux déterminera des
troubles fonctionnels en rapport avec les fonctions motrices, sen-
sitives, vaso-motrices (les fibres du sympathique innervant les
viscères ne sont pas périphériques), troubles qui pourront intéres-
ser soit l’une seulement de ces fonctions, soit deux d’entre elles,
soit les trois à la fois. La lésion des fibres motrices déterminera
des troubles dans l’innervation volontaire et rétlexe, dans le
tonus et le trophisme musculaire, — et on aura, selon les cas,
paralysie brusque, paralysie tlasque, parésie, atrophie des
muscles. La lésion des libres sensitives donnera de l’anesthésie
ou de la paresthésie intéressant soit la surface cutanée : tact,
douleur, température, sens stéréognosique, soit la profondeur :
sens musculaire. La modification pathologique des libres sympa-
thiques aura son contre-coup sur les parois des vaisseaux san-
guins, et les troubles vasculaires qui en résulteront amèneront
des variations dans la température et la coloration de la peau.
11 en sera de meme pour le système nerveux central.
Le neuropathologiste se trouvera donc ici en face d’affections
ayant chacune sa cause, dans la plupart des cas parlaitement
connue, précise et bien délimitée, sinon toujours quant à son ori-
gine, du moins quant à sa nature et à son siège.
11 en va tout autrement pour l’hystérie, dans l’état actuel de nos
connaissances, et malgré les efforts de ceux, de plus en plus
rares, qui voudraient en faire une entité morbide. « 11 faut
constater, dit M. Schnyder, que de plus en plus se manifeste la
tendance à en faire une modalité des altérations psychiques com-
prises sous le nom de psychonévroses. » Mais quel est le fonde-
ment de cette modalité qui fait que l’hystérie se distingue, par
exemple, de la psychasténie ou de la phrénolepsie, qui sont
aussi des psychonévroses? Et si ce fondement est inconnu, quels
sont du moins les symptômes qui font de l’hystérie une affection
psychonévrosique à part? Que penser de ceux qui veulent mettre
au compte de l’hystérie des altérations organiques qui, à pre-
mière vue, semblent n’avoir rien de commun avec les altérations
psychiques de la psychonévrose?... Depuis quelques années déjà
M. Raymond et M. Babinski sont en polémique sur ce point.
M. Raymond, au Congrès, a rappelé le cas d’une jeune fille
atteinte de douleurs d’origine incontestablement psychique au
membre supérieur droit. Sur ce membre, et sur celui-là seule-
ment, apparaissent spontanément, après une légère fatigue de la
670
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
main droite, des éruptions bulleuses pemphigoïdes. L’absence
d’afïection organique sous-jacente ne permet pas de douter de
l’oi'igine psychique de ces bulles de pemphigus. Il en est de
même d’autres cas de dermatose observés par M. Raymond
soit dans son service particulier, soit dans diverses cliniques de
Paris. 11 a spécialement attiré l’attention sur un cas de produc-
tion psychique d’œdème bleu. 11 s’agit d’une femme. Pendant le
sommeil hystérique, un simple attouchement de sa main gauche
par un étranger fait apparaître sur cette main un œdème qui se
développe en quelques minutes sous les yeux des spectateurs.
M. Raymond cite encore le cas des fakirs indiens examinés autre-
fois à Berlin par Virchow et qui pouvaient, cà volonté, détermi-
ner dans n’importe lequel de leurs membres des troubles vaso-
moteurs de la peau accompagnés d’anesthésie; il fait remarquer,
enfin, que Kraft Ebing a réussi à produire par suggestion, chez
une hystérique, par apposition de cachets de cire sur la peau, des
hémorragies cutanées. M. Terrien soutient les mêmes idées qu’il
appuie sur des faits d’observation personnelle; il cite un cas de
lièvre hystérique et allirme avoir provoqué par suggestion chez
un jeune homme la «, main de cadavre », et chez une femme, des
phlyctènes atteignant le volume d’un œuf de poule.
Des faits on passe aux théories. Les troubles qui se produisent
dans le domaine organique pur, dans le domaine de la vie végé-
tative, tels que bulles de pemphigus, hémorragies, phlyctènes,
plaies, etc... sont sans doute sous la dépendance d’un mécanisme
dilTérent de celui qui produit les paralysies, les contractures, les
anesthésies, les attaques hystériques ; mais il se pourrait fort
bien que les deux mécanismes fussent dépendants l’un et l’autre
d’un mécanisme plus général, mécanisme hystérique consistant
dans une façon anormale de sentir et de réagir du système
nerveux. Cette explication nous paraît très vraisemblable.
M. Raymond dit qu’il ne voit guère la possibilité d’interpréter
autrement les faits. Quant cà M. Babinski, il ne comprend pas
qu’on puisse les inter[)réter ainsi. La raison qu’il en donne, c’est
que bien souvent il a observé ces accidents organiques : troubles
vaso-moteurs, troubles trophiques, etc. chez des personnes ne
présentant aucun des symptômes que tout le monde regarde
comme de nature hystérique et que, d’autre part, il arrive sou-
vent que des malades incontestablement hystéri([ues ne sont
atteints ni de troubles trophiques, ni de troubles vaso-moteurs.
Cette raison ne convaincra pas M. Raymond qui continuera
sans doute à regarder comme arbitraiie la sélection sympto-
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
07 1
malologique de M. Babinski, lequel n’admet comme phéno-
mènes hystériques que ceux qui présentent les deux caractères
suivants :
1” Celui de pouvoir être reproduits par suggestion chez certains
sujets avec une exactitude rigoui'euse.
2" Celui d’être susceptibles dé disparaître sous l’intluence
exclusive de la persuasion.
11 y a, en effet, des manifestations morbides qui présentent ces
caractères. Elles constituent un groupe nettement délimité, au
dire de Babinski. C’est à elles qu’il faut réserver le nom de mani-
festations hystériques, si on tient au terme, ou celui de manifes-
tations pithiatiques (guérissables par pei‘suasion), si on n’y tient
pas. 11 importe d’ailleurs de se faire une idée exacte de ce qu’il
faut entendre par suggestion, par persuasion. « 11 ne subit pas
qu’un trouble se développe sous une intluence psychique telle
qu’une émotion, une tension d’esprit, pour qu’on soit en droit
de l’attribuer h la suggestion. 11 faut pour cela que la volonté
soit réellement maîtresse du phénomène en question, c’esKi-dire
qu’elle soit capable d’en déterminer et d’en faire varier à sa guise
le siège, la forme, l’intensité et la durée. C’est ce qui a lieu, par
exemple, pour les paralysies, les contractures, les anesthésies,
les attaques dites hystériques. 11 ne subit pas non plus qu’un
trouble disparaisse à la suite d’une intervention psychothérapique
pour qu’on soit en droit de soutenir que c’est la persuasion qui
l’a fait disparaître. 11 faut qu’aucun autre agent n’ait été
employé, que la guérison soit immédiate, afin qu’il soit permis
d’écarter l’inbuence du temps et du repos, dont le rôle peut être
important; il faut enfin se défier de la possibilité de coïncidences;
pour ces motifs, je n’admets dans ce groupe que les phénomènes
pareils à ceux que j’ai énumérés, qu’on est en mesure de faire
apparaître et disparaître à volonté. » Et de quel droit?... Pour-
quoi les phénomènes qui sont sous l’inbuence de la persuasion,
de la suggestion, seront-ils l'egardés comme hystériques, et
pourquoi ceux qui sont provoqués par l’émotion ne le seront-ils
pas?... Et si l’émotion peut engendrer des phlyctènes, des ecchy-
moses, des œdèmes, de la fièvre, des hémorragies, de l’albumi-
nurie, etc..., pourquoi leur refuser le caractère hystérique qu’on
accorde aux attaques, aux conti'actures, aux paralysies, aux
anesthésies, qui sont à la merci de la suggestion? Certains
croient d’ailleurs avoir démontré que quelques-uns de ces
troubles qu’on ne veut pas admettre comme troubles pithiatiques,
obéissent eux aussi à la suggestion, ün leur répond que leur
()72
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
bonne toi a été surprise, que les hystériques sont des mytho-
manes, que la surveillance des malades se relâchant un peu,
ceux-ci en ont prolité pour provoquer, pai- exemple par l’emploi
de caustiques, des troubles qu’on croit faussement dus à la
persuasion. 11 nous paraît que cette réponse, dans certains cas
cités par MM. Raymond et Terrien, n’est pas admissible : les
expériences ont été réalisées dans des conditions telles que toute
simulation, toute supercherie était impossible.
Les choses en sont là, à moins qu’on ne veuille se rallier à la
façon de voir de M. Bernheim qui réduit l’hystérie à une crise
de nerfs intense ; convulsions, dyspnée, contractures, pseudo-
sommeil, agitation désordonnée et cris. L’hystérie, selon lui,
n’est qu’une réaction émotive exagérée. Elle est passagère, mais
si elle se répète, elle peut finir par créer une disposition, une apti-
tude, un tempérament, une diathèse hystérique. Elle ne sera en
tous cas qu’un « épiphénomène » gretfé soit sur des émotions
d’origine extérieure comme une frayeur, une contrariété, soit sur
des maladies à caractères très variables, organiques ou psy-
chiques.
Quels qu’aient été les résultats pratiques de ces échanges
de vues sur l’extension à donner au concept d’hystérie —
nous les croyons nuis — il y a certains phénomènes qui,
de l’aveu de tous les neurologistes, doivent être regardés
comme d’origine hystérique. On peut donc se demander quel est
le principe hystérogène de ces phénomènes.
D’une façon générale on admet que les troubles hystériques
sont dus à un déséquilibre psychique qui met l’individu sous la
dépendance presque absolue du milieu. C’est ici qu’intervient
l’intluence des idées religieuses sur le nervosisme organique.
IL — Pour ne pas nous exposer à porter sur cette inlluence un
jugement a priori, il importe de nous faire d’abord une idée
aussi exacte que possible des conditions neuropathologiques des
sujets sur lesquels elle s’exerce.
Le nervosisme, d’après M. IL Claude, consiste dans un défaut
de régulation des processus réflexes, soit de ceux qui inter-
viennent dans les fonctions organiques, soit de ceux qui inter-
viennent dans les fonctions psychiques, soit de ceux qui mettent
en rapport ces deux ordres de fonctions. Tous ces processus
rétlexes sont conditionnés par un substratum anatomique, et il
serait naturel, lorsqu’ils sont troublés dans leur régime normal,
de chercher l’explication de leur déséquilibre dans un accident
survenu au système anatomique récepteur et transmetteur; mais
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
()73
nous avons déjà dit que la nature de cet accident anatomo-
pathologique, de même ({ue son siège, échappent à l’observa-
tion; 011 ne peut en constater que le résultat. Le résultat, c’est
le défaut de régularisation. Ce défaut de régularisation,
M. Pailhas essaye de le préciser, autant que faire se peut, en en
rejetant l’origine jusqu’au début de l’évolution anatomique des
centres psychiques, et en supposant qu’au cours de cette évolu-
tion il se produit, au point de vue physiologique, fonctionnel, un
développement anormal des centres inférieurs, qui président à
la vie automatique, inconsciente, rétlexe. Les troubles hysté-
riques auraient donc pour origine un défaut de pondération —
dont la cause dernière est inconnue — entre les centres supé-
rieurs et les centres inférieurs, entre la vie consciente, la vie
intellectuelle, la vie volontaire, et la vie purement réllexe; défaut
de pondération qui tient non à un déficit, mais à un excès. Cet
excès atteint la vie inférieure seule; la vie supérieure demeure
normale, si bien, comme le fait remarquer M. Pailhas, que l’ano-
malie hystérique n’exclut aucun degré de l’activité psychique,
fut-il génial.
Ce déséquilibre entre les deux ordres de facultés existe nor-
malement chez l’enfant, avant' que ne se soit développée chez lui
la vie supérieure ; le psychisme automatique est prépondérant,
à cet âge; l’intelligence, la volonté, n’étant pas encore en pleine
possession de toutes leurs énergies ne peuvent intervenir pour
atténuer, pour régulariser l’éhraidement produit par les impres-
sions trop intenses du dehors. De là la disproportion apparente
entre les réactions de l’organisme et leurs causes immédiates.
Tout le monde sait qu’il sutlit parfois de la plus petite contra-
riété pour déterminer chez l’enfant de véritables crises ner-
veuses, des « rages ». On a donc pu dire que nous passions tous,
au début de la vie, par une phase hystérique. Quant au vieillard
qui, selon l’expression reçue, « tombe en enfance », son état
n’est point, à proprement parler, un état hystérique; il se pro-
duit chez lui un affaiblissement neurologique qui aboutit à la
neurasthénie. Entre ces deux extrêmes, le commencement et la
fin de la vie, bien des états morbides peuvent trouver place.
Notons seulement que si les facultés conscientes ne se déve-
loppent pas, les facultés inférieures continuant leur évolution,
il se produit une disproportion qui est caractéristique de l’idio-
tie. Si les facultés conscientes se développent normalement,
les facultés inférieures évoluant de leur côté jusqu’à arriver à
un excès notable d’énergie fonctionnelle, il se produit la dispro-
IID SÉIUE. T. XII. 43
674
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
portion qui est caractéristique de l’état hystérique, que nous
délinirons, en empruntant les termes mêmes de M. Paillias,
« une simple inaptitude fonctionnelle des centres du psychisme
supérieur et du psychisme inférieur à se coordonner mutuelle-
ment et dans la mesure d’une subordination régulière et sulïi-
sante pour constituer ce qu’il est convenu de considérer comme
équilibre mental ».
Les inlluences du milieu tombant sur un système ainsi désé-
quilibré, donneront lieu à des manifestations hystériques plus
ou moins accentuées.
M. Schnyder vient d’attirer l’attention sur l’intluence des idées
religieuses à ce point de vue.
L’hystérie « apparaît dans l’histoire chaque fois que les aspi-
rations de l’esprit humain sont contenues et réprimées par les
lois d’airain de l’ordre établi, dans les périodes qui précèdent
les grandes révolutions morales, sociales et politiques. Le
meilleur exemple nous en est fourni par le moyen âge, qui a
été l’époque classique de l’hystérie des masses, période d’enfan-
tement de l’individualisme, suivant l’expression d’ilellpach, où
toutes les puissances conservatrices, l’Eglise en tète, s’unissaient
pour arrêter l’essor de l’humanité vers le progrès ».
Ceci est de la déclamation. Les vues générales s’y prêtent;
elles ont en outre l’avantage d’être peu compromettantes, parce
qu’elles n’otfrent h la critique lien de précis. Nous ferons sim-
plement remarquer h M. Schnyder que tout le monde n’est pas
de son avis, et nous nous permettions de lui dire que quel-
qu’un, vraisemblablement aussi bien informé que lui-même et
d’ilellpach, et dont l’essor vers le progrès, pas plus que le sien,
ne fût arrêté par le despotisme de l’Eglise, Aug. Comte, a porté
sur le moyen âge un tout autre jugement, quand il a dit que
l’organisation sociale du système catholique à cette époque était
jusqu’ici, dans son ensemble, le plus grand chef-d’œuvre de la
sagesse humaine. Nous pouvons bien rappeler aussi que celui
qui fut, après Aug. Comte, le chef de l’école positiviste,
P. Ladite, ne craignait pas d’écrii’e en 1893 : « Le moyen <àge
prend, des mains de l’antiquité, la masse humaine esclave, et
la transmet libre aux temps modernes. Ce grand résultat incon-
testable sullirait seul pour mettre à néant les théories révolu-
tionnaires sur le caractère rétrograde du moyen âge ». Ce sont
là paroles de savants aussi indépendants que M. Schnyder dans
leui’ façon de juger. Ces aveux, que seule une conviction basée
siu- les faits a pu leur ai'racher, nous en rappellent un autre.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
675
Lorsque, en mars 190:2, on discuta au Parlement fraiifais une
question relative aux remparts d’Avignon, ce ne lut pas chose
banale d’entendre M. Pourquery de Boisserin, que personne ne
pouvait soupçonner de trop de tendresse pour l’Église, dire du
haut de la tribune : « Nos libertés communales étaient plus
grandes sous les papes que sous la loi de 1884 ». Serions-nous
donc sérieusement en recul au point de vue de l’émancipation
politique, et en France, nos aspirations, contenues et réprimées
par les lois d’airain de l’ordre établi, menaceraient-elles de faire
renaître l’hystérie des masses?...
M. Schnyder, il est vrai, a confiance dans l’avenir. A mesure
que disparait le mysticisme religieux, la croyance aux esprits,
aux démons, les troubles hystériques tendent, paraît-il, à deve-
nir plus rares, ou du moins à se transformer : « On pourrait
dire que le nervosisme s’est laïcisé en même temps que la men-
talité ». La femme, jusqu’ici trop intluencée par les idées con-
servatrices, va vers l’indépendance; le mouvement féministe
aura pour conséquence heureuse de remplacer chez elle l’hys-
térie par la neurasthénie.
Pourtant, il y a des ombres au tableau. D’abord, l’émigration
dans les villes des tilles de la campagne fournit un contingent
hystérique considérable inconnu jadis. Fnsuite, « si la liberté
de penser rencontre moins d’obstacles (lu’autrefois, en revanche
la lutte pour le bonheur a pris un caractère plus âpre; les
revendications sociales, les luttes économiques constituent pour
l’homme moderne une cause toujours renouvelée d’ébranlement
moral » : contingent socialiste. 11 faut avouer enfin que les
classes élevées de la société fournissent, elles aussi, leur part.
On observe chez elles une hystérie spéciale, régressive, que
d’aucuns appellent démence pseudo-hystérique et dont certaines
causes, que M. Schnyder connaît an,«isi bien que nous, n’ont rien
à voir avec le mysticisme religieux : sorte de vésanie bourgeoise
et laïque.
Cela n’est pas très gai, mais cela s’améliorera, sans doute,
avec le temps. Le grand mal, c’est que l’homme, malgré les
progrès incontestables de la civilisation, n’a pas encore secoué
complètement le joug des superstitions religieuses, c’est que
« son éducation morale repose encore pour une trop grande part
sur le principe d’autorité transmis par l’Elglise. » M. Schnyder
désire peut-être hâter le moment où apparaîtra une nouvelle
espèce de psychonévrose : l’hystérie anarchiste?...
Mais laissons les neurologistes philosophes rêver aux
676
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
agréables surprises que nous ménagent les régimes sans auto-
rité et rendons-nous au sage conseil de M. P. Sollier : « Ce qui
cause la contusion actuelle sur la question de l’hystérie, c’est
l’introduction dans son étude des conceptions philosophiques,
morales et même métaphysiques. Il nous faut l ester sur le ter-
rain anatomique et physiologique ». M. Schnyder nous en avait
un instant éloignés. Hevenons-y en terminant.
11 y a, au fond des troubles hystériques, un développement
fonctionnel anormal des centres de la vierétlexe. Cette anomalie
constitutive est persistante : elle constitue un état du système
nerveux. Cet état est considéré comme ordinairement hérédi-
taire. Il peut cependant être acquis, et il relève alors soit d’une
intoxication (en particulier l’intoxication alcoolique), soit d’une
lésion organique (syphilitique ou autre), soit d’un traumatisme,
soit d’une tumeur, etc... L’élément religieux n’intervient pas
dans l’origine de l’état névrosique.
Cet état étant constitué, nombreuses seront les causes qui,
agissant sur le système nerveux en déséquilibre, provoqueront
les phénomènes hystériques, f’our M. Rahinski, elles se réduisent
toutes à la suggestion ou à la simulation subconsciente. D’autres
parleront d’imitation, d’émotions vives causées par la douleur,
la contrariété, la crainte, la frayeur, la sympathie, les illusions
oniriques, etc... 11 faut admettre aussi que l’exaltation du senti-
ment religieux peut intervenir comme déterminant dans les
crises hystériques; mais il en est de même, par exemple, de
l’amour maternel, et de beaucoup d’autres sentiments dont
aucun neuropathologiste ne s’avisera jamais de'réclamer l’extir-
pation du cœur humain. Tuer, ou mutiler, ou pervertir la vie
morale est chose grave, et nous souhaitons qu’elle n’entre
jamais dans la théiapeutique hystérique, pour le bien des hys-
tériques eux-mêmes.
L. Boule, S. J.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
677
SCIENCES ÉCONOMIQUES (1).
Le Compte rendu des opérations et de la situation de la Caisse
générale d’Epargne et de Retraite sous la garantie de l’État vient
de paraître. 11 ne peut s’agir de faire ici l’analyse complète de
cet intéressant document. ,Ie me borne à quelques extraits.
Le tableau ci-après groupe au 31 décembre des années 1896,
1901 et 1906, les principaux éléments de la situation des trois
institutions qui forment la Caisse générale (Caisse d’Épargne,
Caisse de Retraite et Caisse d’.\ssurance.s).
A
. CAISSE ll’ÉPARCNE
B. CAISSE
DE RETRAITE
C. CAISSE
d’assur.vn'^^® !
1
Nombre <lc
livrets existants
Montant des
dépôts sur livrets
(eu millions).
Montant total I
des
sommes déposées
(en-millions).
Montant nominal
des
dépôts sur carnets
de rentes belges
(en millions)
Aviincesaux ^
sociétés d'iiabita-
tions ouvrières et de
crédit agricole |
(en millions). |
O (3 vi
U g .(U
Fonds des rentes
(en millions^.
1
Nombre d’assurés. '
Fonds d'assurances
(en millions). |
31 décembre 1896
1 “238 601
481
495
1“28
15
39 OCM)
17,0
5 028
1,50
31 décembre 1901
1 862 829
735
753
“201
45
430 000
39,0
16 180
8,00
31 décembre 1906
2iI9 710
812
835
392
67
858 000
100,0
29 269
12,11
Ce tableau permet de se rendre compte des progrès accomplis
pendant la dernière période décennale ; il montre que le nombre
des livrets de la Caisse d’Épargne a doublé en dix ans et que le
nombre des atïiliés aux Caisses de Retraite et d’Assurances a
presque doublé en cinq ans.
11 permet aussi de constater que les capitaux d’épargne confiés
h l’Institution s’élèvent à la somme de 1W4 millions de francs,
dont 812 millions inscrits sur les livrets d’épargne et 392 mil-
lions sur les carnets de rentes belges.
(1) Compte rendu des opér.vtions et de l.x situ.uion de l.\ C.\isse géné-
R.VLE D’ÉP.\RGNE et DE RETRAITE SOUS LA GAR.ANTIE DE L’ÉtAT. — .\nnée 1906.
— Bruxelles, 1907. 1 vol. in-4“, 148 pages.
678
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Il y avait au 31 décembre lOOü, pour un nomlire total de
2 4W 000 livrets environ ;
'2 lloO(X) livrets environ de 1000 fr. et moins, pour un total de dépôts de
272 millions environ.
^87 000 livrets environ de 1000 à 2000 fr. pour un total de dépôts de
441,3 millions environ.
18 000 livrets environ de plus de 2000 fr. pour un total de dépôts de
76,8 millions environ.
Le tableau suivant montre par province et pour le royaume la
progression du nombre de livrets d’épargne rapporté au chilîre
de la population.
NO.MimE DE UVIIETS DE D.VUTICUUEIIS PAR 100 000 HARITANTS
AU 31 DÉCEMBRE
mo
1901
1902
1903
190i
1903
1906
■\nvers
22143
23037
25037
25778
26027
2691 1
27582
Rrahant
30820
32851
36()47
38381
38751
40073
40671
Flandre occidentale .
20497
21730
23987
24891
25422
26609
27818
Flandre orientale . .
19461
20456
22180
2291 1
23680
24906
26008
Ilainaut
31349
32378
33489
34169
34825
35458
36936
I.iég-e
25959
27585
30722
31777
32040
3357 1
34964
làmhourg' ....
16502
17175
18678
19277
19()38
20478
21832
l,uxeml)ourg' . . .
24214
25682
27939
30186
32331
34456
36243
Namur
31845
32959
36690
38765
39874
41573
43054
I.e Royaume . . .
25577
26880
29275
30363
30945
32114
33229
L’îuigmentation des dépôts d’épargne a entraîné une exten-
sion considérable des placements de la Caisse d’épargne. La
slatistitiue ci-après établie pour la dernière période décennale
le montre bien.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
f)79
On comprend la dilliculté d’obtenir pour ces placements
avec tontes les g'aranties désirables un taux d’intérêt sufîisam-
ment rémunérateur. Voici, cà cet égard, un tableau instructif
donnant pour les trois dernières années le produit des place-
menls et le taux moyen de l’intérêt net de ceux-ci. Pour
GSO
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(léterininer ce taux, on a considéré comme placement moyen,
dans chaque catégorie, la moyenne des soldes mensuels des capi-
taux placés. Cette moyenne ligure en tète du tableau.
1904
1905
1906
.Moyenne des
soldes à la (in
de chaque
mois
Fonds de roulement à la Banque
Nationale
Placements détinitifs
Effets sur la Belgiciue ....
' » sur l’étranger
Prêts sur nantissement ....
6 07 -i 170 »
55 i 060 154,ti0
73 301 805,10
134 610 705,31
'2i 355 470,83
4 440 01 1 »
570 834 205,60
80 546 622. 12
137 762 235,57
26 261 105,83
8 180 468 »
585 438 016,30
82 777 827,55
131 064 090,76
36 241 000 »
Produit 1
des
placements j
Placements déHnitifs
1 Escompte d’effets sur la Belgicjue.
» » sur l’étranger .
1 Prêts sur nantissement ....
Locations
17 601 101,65
“2 418 818,13
3 “23“2 56“2,“28
048 740,10
4 366 »
18 080 717,06
2 634 261,78
2 050 068,03
030 073,17
3 5i8,75
18 338 117,27
3 026 803,41
3 965 326,71
1 360 729,76
9 055 »
Totaux. . .
24 205 678,25
24 616 630,69
26 700 m,i5
Taux moyen |
de
l’intérêt net
des placements définitifs . . .
de l’escompte d’effets s'' la Belgique
1 » » sur l’étranger,
des prêts sur nantissement. . .
3,172
3,300
2,401
3,805
3,167
3,270
“^948
3,576 ■
3,134
3,657
3,025
3,755
Taux moyen général. . .
3,074
3,018
3,m
D’ailleurs, la Caisse générale n’a pas seulement à placer les
fonds provenant des dépôts d’épargne, soit 859 8:23 642 Ir. 83,
il faut y ajouter les placements de la Caisse de Retraite,
95 581 691 fr. JOetceuxde la Cais.se d’Assurances, 355 012 fr. 45.
Si on tient compte enlin des dépôts sur carnets de rentes belges
on arrive à un total de 1360 millions environ.
Les dépôts etfectués à la Caisse d 'Épargne par les sociétés
coopératives de crédit agricole afliliées à une caisse centrale
jouissent d’un Iraitement de faveur; l’intérêt de ces dépôts avait
été tixé uniformément à 3 p. c., mais un arrêté pris en 1903 avait
imposé aux sociétés la condition de ne pas accepter de dépôts
individuels dé{)assant 2000 francs.
Cet arrêté visait les <‘aisses rurales qui, méconnaissant leur
vt'i’itable destination, fonctionnent plutôt comme sociétés
d’épargne que comme sociétés de crédit; l’objet principal de
l’arrêté était d’empêcber les déposants individuels des caisses
rurales d’éluder l’application à des dépôts dépassant 2000 francs,
du taux réduit d’intérêt de 2 j). c.
t'iependant, il a semblé qu’un régime particulier serait justitié
pour les sociétés dont les prêts dépassent les dépôts d’épargne :
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
681
un arreté pris le '21 juin 1906 stipule que ces dernières sociétés
sont admises cà constituer un dépôt spécial, tà concurrence d’une
somme de 20 000 francs, bénéficiant d’un taux d’intérêt uniforme
de 3 p. c., quelle que soit la façon dont il est composé.
L’intervention de la Caisse d’Épargne en matière d’habitations
ouvrières n’a cessé de grandir.
Depuis la mise en vigueur de la loi du 9 août 1889, la Caisse
d’Épargne a avancé successivement, pour la construction ou
l’acquisition d’habitations ouvrières, des capitaux dont le mon-
tant atteignait, au 31 décembre 1906, 72 525 374 francs et qui
ont permis de mettre tà la disposition des classes laborieuses
environ 36 300 maisons.
Les sommes restant dues, à la fin de l’année 1906, sur les
avances de la Caisse d’Épargne, s’élevaient à 66 415 756 fr. 83.
Ces avances consistent principalement en prêts faits aux sociétés
d’habitations ouvrières. Elles comprennent, en outre, des
avances faites h des communes, quelques prêts effectués sous la
caution d’intermédiaires personnels, et des prêts hypothécaires.
Le tableau suivant indique, au 31 décembre de chacune des
années 1905 et 1906, le montant de ces avances et prêts :
1905
1906
Avances à :2 l/!2 p. c. aux sociétés . . .
“27 790 128,13
27 700 748,13
ht. à 3 p. c. id. . . .
3“2 751 603,43
35 931 837,89
lil. à3 1/-ip. c. id. . . .
Prêts à 3 ]). c. sous la caution d’internié-
1 676 476,17
2 130 326,77
diaires personnels
-\vances à i communes
32 332,13
16 258,86
453 110,10
548 283,63
Prêts hypothécaires
91 418,07
88 301,55
Total. . .
62 975 068,03
66 Ho 736,83
Le tableau ci-après donne des indications générales au sujet du
mouvement des opérations de la Caisse de Retraite depuis 1900.
ANNÉES
NOMBRE
de comptes
nouveaux
NOMBRE
de
versements
MONTANT
des
versements
NOMBRE
approximatif
d'alllliés
au 31 décembre
MONT.XNT
du fonds des
rentes
(en millions)
1900
136 384
856 116
5 121 056,02
300 000
31,0
1901
133 606
1 368 406
8 853 414.08
430 000
39,4
1902
t»0 597
1 810 402
9 900 404,21
517 000
49,0
1903
1 14 978
1 903 640
10 476 321,15
627 000
59,6
1904
78 861
1 991 116
11 823 401,44
700 000
71,8
1905
85 138
2 122 080
12 685 100,71
780 000
85,2
1906
86 loi
9 99.f 797
13 706 894 A7
808 000
100,0
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
()82
A la tin de l’aimée 190(1 des arrêtés royaux ont apporté des
niodilications importantes au régime administratil' de la Caisse
de Retraite.
Des conditions plus rigoureuses ont été imposées à l’octroi de
l’indemnité de funérailles des rentiers indigents. De nouveaux
tarifs conçus dans un esprit de simplitication et plus en rapport
avec les frais d’administration ont été adoptés.
Les anciens tarifs exigeaient que l’àge au moment du verse-
ment fût évalué exactement en années et en mois.
Dans les nouveaux tarifs, l’.àge de l’allilié calculé, à un tri-
mestre près, à la tin de l’année du versement, est déterminé
par deux éléments : la dilîerence entre le millésime de l’année
de versement et celui de l’année de naissance, le trimestre de la
naissance. Ce mode de détermination, conséquence directe de la
variation annuelle des rentes, réduira donc l’évaluation de l’àge
au moment du versement à une simple différence de millésime.
Quant au fait même de l’invariabilité du taux de la rente au
cours d’une même année, il conduira à ne plus elTectuer qu’un
seul versement par an, en décembre.
Les nouveaux tarifs des rentes dilTérées ne donnent que les
rentes relatives à l’àge d’entrée en jouissance extrême, c’est-
cà-dire ()5 ans. Ils sont complétés par un tableau des coetlicients
exprimant le rapport constant qui existe entre ces rentes et celles
prenant cours aux autres âges tixés par la loi. Les rentes affé-
rentes ci ces âges s’obtiendront donc en multipliant les chiffres
du tarif par les coetficients correspondants.
Le classement des comptes de retraite a été complètement
moditié.
.lusqu’cà présent ces comptes étaient classés par bureau de
recettes; les écritures et le contrôle des opérations étaient donc
établis de la même façon. Ce système de comptabilité s’adaptait
malaisément aux méthodes techniques qui doivent présider à
l’organisation administrative d’une caisse de retraite. L’établis-
sement du bilan technique de l’Institution exigeait un ti’avail
considérable. De plus, la mobilité de la [lopulation de la Caisse
de Retraite entraînait de nombreux transferts de comptes
(:2:2 068 en 1906), qui embarrassaient le travail administratif.
Le classement des comptes par bureau de recettes avait d’abord
été commandé par des nécessités de contrôle, les versements
étant constatés aux livrets individuels par les agents receveurs.
La situation est autre en ce moment. Les sociétés mutualistes,
qui englobent la grande majorité desatïiliés, ont presque toutes
REVUE UES RECUEILS PERIODIQUES
(J<S3
adhéré au système de versement inauguré en 1901, et dont la
caractéristique réside dans la constatation du total des verse-
ments par une inscription unique portée sur un livret spécial,
le livret global, ouvert au nom de l’organisme intermédiaire.
Le classement par bureau de recettes n’étant plus imposé par
les circonstances, il a été décidé de grouper les aliiliés suivant
un ordre technique correspondant exactement aux procédés mis
en œuvre pour le calcul des rentes et l’évaluation mathématique
des charges de l’Institution. Dorénavant, les comptes du Grand-
Livre de la Caisse de Retraite seront classés d’après la date de
naissance des titulaires.
Grâce au classement des comptes par date de naissance, le
calcul des rentes et la comptabilité s’établiront d’une façon
rationnelle, par catégories techniques. Le calcul des rentes se
réduira à l’application d’un taux uniforme et sera soumis par
cela même à un contrôle efficace. L’évaluation des charges de
l’Institution se dégagera directement des données de la compta-
bilité, après application d’un coefficient approprié à chacune des
catégories d’àge.
Au 31 décembre 1900, la Caisse d’Assurances comptait :
"li 636 contrats en cours conclus dans le but de garantir, en cas de
décès, le remboursement de prêts consentis pour l’achat
ou la construction d’habitations ouvrières, et compor-
tant fr. 55 134 671,89 de cap. ass.
et 6701 contrats en cours conclus par
application de la loi du 21 juin
1894, comportant ’ ' ‘ fr. 8 413 464,11 »
Ensemble 3i 337 contrats. . . comportant fr. 63 648 136,00 de cap. ass.
Un chapitre du Compte rendu de la Caisse générale est con-
sacré aux œuvres de prévoyance créées en faveur de son per-
sonnel. Il est intéres-sant de citer la création d’un système complet
de pensions pour les agents de l’administration, leurs femmes et
leurs orphelins. Les mesures en vigueur jusqu’à présent avaient
pour but de procurer aux membres du personnel une rente
maximum de 1 200 francs et un patrimoine qui leur était remis
lors de leur retraite. Dans la plupart des cas la rente était
insuffisante, le patrimoine pouvait être mal utilisé et le sort de
la veuve et des enfants n’était pas assuré d’une façon satisfai-
sante.
Je donne ci-dessous l’exposé du nouveau système.
La Caisse de Prévoyance qui vient d’être instituée a pour objet
(384
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
d’assurer aux membres du personnel des rentes différées h l’tàge
de 65 ans, et à leurs veuves et orphelins, des rentes de survie.
L’affiliation à cette Caisse est obligatoire.
La Caisse de Prévoyance est subdivisée en quatre caisses,
savoir :
I. Caisse de rentes différées;
II. Caisse de rentes de survie au profit des femmes;
III. Caisse de rentes de survie au profit des orphelins de père
et de mère ;
IV. Caisse d’épargne pour célibataires.
Ces différentes caisses sont alimentées comme il suit :
A. La Caisse de rentes différées (Caisse I), par une subvention
accordée par l’Administration. Cette subvention est de 8 p. c.
des traitements pour les employés et fonctionnaires à partir du
grade de commis de 3' classe, et de 6 p. c. des traitements ou
salaires, pour les employés subalternes (huissiers, cla.sseurs,
hommes de peine, etc.);
B. La Caisse de rentes de survie au profit des femmes
(Caisse II), par une retenue sur les traitements ou salaires des
fonctionnaires et employés mariés. Cette retenue est de 6 p. c.
pour les fonctionnaires et employés, depuis le grade de commis
de 3' classe, et de -4 p. c. pour les employés subalternes. Ces
derniers reçoivent en outre une subvention de l’Administration,
égale à i p. c. des traitements ou salaires, et qui est versée à la
Caisse IL
D’autre part, cette Caisse reçoit le solde du compte d’épargne
à la Caisse des célibataires, en cas de mariage d’un affilié à cette
dernière;
C. La Caisse de rentes de survie au profit des orphelins de
père et de mère (Caisse III)), par un prélèvement effectué sur les
sommes destinées tà la Caisse II, l’année de la naissance de
chaque enfant, et suffi.sant pour l’acquisition d’une rente de sur-
vie de 300 francs temporaire jusqu’à l’àge de 18 ans et prenant
cours à partir du décès du dernier survivant des père et mère;
D. La Caisse d’épargne pour célibataires (Caisse IV), par une
retenue de 6 p. c. sur les traitements des fonctionnaires ou
employés célibataires ou veufs, à partir du grade de commis de
3' classe, par une retenue de 4 p. c. sur les traitements ou
salaires des employés subalternes, célibataires ou veufs, et par
une subvention de ^ p. c. accordée à ces derniers par l’Adminis-
tration.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES 085
Les rentes à charge de la Caisse III sont temporaires jusque
18 ans.
Le transfert à la Caisse II du solde du compte d’épargne indi-
viduel à la Caisse IV d’un membre qui se marie est obligatoire
en principe.
En cas de célibat à l’càge de la retraite (65 ans), le solde du
compte de l’alïilié .à la Caisse IV est, soit remis au titulaire, soit
transformé en une rente immédiate acquise au profit de ce der-
nier à la Caisse 1.
Des mesures d’ordre financier ont été prises pour éviter que
les écarts de mortalité ne puissent nuire à la stabilité du nouvel
organisme. B.
GfiOGRAPIllE
Le problème de l’eau à Goolgardie (A ustralie occiden-
tale) (1). — Depuis la découverte de remarquables filons aurifères
h Coolgardie (18'J^) et h Kalgoorlie (189V), situé VU kilomètres
plus à l’est, les mines d’or constituent la principale richesse de
V Australie occidentale^ la plus jeune des sept colonies austra-
liennes. Grâce aux exploitations, qui n’ont cessé de.se multiplier
et ont produit, en 1908, 18:2 millions de francs d’or, alors que
VAiistralie entière n’en a fourni que V4V millions, l’intérieur du
pays commence à se peupler; Coolgardie a déjà 4213 habitants,
Kalgoorlie, 6583 habitants, et l’ensemble du district où gît le pré-
cieux métal (Coolgardie goldftelds), 41 500 âmes environ. Or,
l’énorme surface de la colonie (2 527 633 kilomètres carrés, cinq
fois la France) n’est occupée que par 182 553 individus.
L’intérieur de Y Australie occidentale (West Australia) est. un
véritable désert, argileux ou sablonneux, partagé entre la
brousse à plantes épineuses (scrub à spinifex) et la foret extrê-
mement clairsemée d’eucalyptus. A Perth, la capitale, non loin
de la côte, les précipitations atteignent 849 millimètres, à Cool-
gardie 177 millimètres à peine. Le régime des pluies vient
aggraver cette disette d’eau ; il tombe en automne et en hiver
quelques violentes averses, mais le printemps et l’été sont
(1) Par Paul Privat-Deschanel, La Géographie, Bull, de la Soc. de Géogr.
de Paris, t. XIV (1900), pp. 13-18.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
68(3
presque absolument secs. La question de l’eau, élément capital
pour le traitement des minerais notamment, est donc le problème
essentiel à résoudre en ce pays, où il n’y a ni rivières, ni lacs per-
manents.
Les mares naturelles, assez abondantes dans les nombreuses
déclivités des protubérances granitiques de l’Ouest australien, ne
fournissaient pas assez de liquide; on chercha à s’en procurer en
creusant des puits dans des mares temporaires; on trouva, là une
faible profondeur, une nappe d’eau salée. « Tout le pays est un
ancien fond de mer, dont le sol est imprégné de sels ; les pluies
n’ont pu les entraîner; la salinité est quelquefois quadruple de
celle de l’Océan ». Malheureusement ces eaux, qu’on peut
employer pour le traitement des minerais, coûtent très cher : on
les paye "2 francs l’hectolitre. Pour les utiliser dans les chau-
dières, il faut les transformer en eaux douces, par la distillation
dans des condensateurs ; mais, dès lors, elles reviennent à (3 pence
le gallon (4 litres 5i), ou 15 centimes le litre. D’où exploitation
trop coûteuse des bons tilons et impossibilité d’exploiter avanta-
geusement les mines à faible rendement. Beaucoup de mines, en
etfet, ne donnent que 10 dwt (1) à la tonne, et il en aurait coûté 11
pour les extraire.
Pour sauver l’industrie et assurer le bien-être aux habitants,
des hommes d’initiative con(;urent le projet grandiose (dont coût
(38 1:25 000 francs) d’amener <à CooUjardie de l’eau depuis la côte.
La côte méridionale relativement proche, étant plate et sèche, on
prit pour point de départ la côte occidentale, où les précipita-
tions atteignent de 5:20 à 54'2 millimètres.
L’ensemble de l’ouvrage comprend un vaste réservoir d’ali-
mentation à proximité de la côte, nn aqueduc formé de conduites
métalliques, un réservoir d’emmagasinement et de distribution à
Coolgardie.
Le réservoir d’alimentation, dit réservoir de Greenmount,
s’étend, (piand il est plein, sur 1 1 kilomètres de longueur et a une
capacité de :20 884 ()00 mètres cubes. Situé .à 53 kilomètres de
Perlli, à 5(3 kilomètres de Fremantle, <à 5'23 kilomètres de Cool-
gardie, dans les Greenmount Ranges, partie de la chaîne des
(1) I.es métaux précieux se mesurent, (tans les pays anglais, au moyen d’une
unité appelée livre trou 'P'' 'aut 373 gr. '2,. La livre troij se divise en \2 onces
(oz) valant 31 gr. 1. L’once est elle-même partagée en 2U pennyiveifits (du't)
valant 1 gr. 555. I.a tonne dont il est ici question est la tonne anglaise de
1015 kgr. 7050; cette tonne représente :224U livres anglaises, dites livres-avoir-
(hi-poids, valant 453 gr. 44.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
()S7
Darling Bauges, qui longe la côte occidentale de V Australie, il
est établi sur la rivière Ileleua, alllnent de la Swau River, à
103 mètres d’altitude.
Pour transporter l’eau, recueillie à 103 mètres d’altitude, jus-
qu’à 503 mètres, et cela sur un parcours de 5'23 kilomètres, il a
fallu employer des conduites d’acier d’un type spécial et recourir
à l’emploi de puissantes pompes refoulantes.
L’aqueduc, construit en partie dans des tranchées ouvertes, en
partie entièrement à l’air libre, en partie sous le sol, constitue
l’œuvre originale et vraiment grandiose de l’entreprise : il est
fait de 65 800 tuyaux mesurant 8'", 512 de longueur et 0“,75 de
diamètre intérieur; l’épaisseur des parois métalliques est de
0"',125. L’aqueduc est divisé en huit sections, d’une longueur
moyenne de 70 milles anglais, soit 67 kilomètres. En raison de
l’altitude du point d’arrivée, ces stations sont munies de pompes
de refoulement. Le pompage coûte malheureusement cher. Les
réparations étant fort dilficiles dans ces contrées, on emploie des
machines, à rouages très simples, mais consommant beaucoup
de charbon. Or, il se paye 70 francs le long de la voie ferrée qui
relie Coolgardie et Kalgoorlie d’une part à Perth, d’autre part à
Fremantle, port d’escale des paquebots européens. Le réservoir
d’arrivée est disposé un peu au-dessus de Coolgardie, à l’altitude
de 1653 pieds anglais, soit 507- mètres; il peut fournir journelle-
ment cinq millions de gallons (22 700 000 litres); pour éviter des
interruptions, sa capacité est {)ortée à 20 millions de gallons
(90 800 000 litres). L’administration livre l’eau à 3 shillings
6 pence les mille gallons (7 fr. 35 les 7570 litres), soit le vingtième
du prix payé avant les travaux d’adduction.
Le Coolgardie ivaler scheme est, dans la pensée de ses promo-
teurs, un type appelé à se généraliser dans tout le continent
austral. « Partout en Australie, le problème de l’eau est le plus
essentiel à résoudre, le plus vital pour la colonisation et la mise
en valeur du pays. l’est, dans le bassin du Murrag-Darliug,
centre de l’élevage du mouton à laine, il est possible d’utiliser et
on a utilisé en fait une abondante nappe artésienne ; mais encore
aujourd’hui la plus grande partie de l’eau tombée dans la chaîne
côtière, le Dividiug Bauge, reste inemployée. On peut, pour
l’Ouest australien, prévoir des résultats plus importants. Ici, pas
de nappe souterraine, à l’exception du minuscule bassin de
Perth; pas de rivières non plus dans l’intérieur; il faut de toute
nécessité faire venir l’eau des montagnes côtières. Déjà des pro-
jets pi'écis sont à l’étude. D’ici peu, l’aqueduc de Coolgardie sera
()88
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
prolongé jiisipie dans le riche district minier de Kalgoorlie, le
pins riche de tonte VAtistralie, on l’ean permettra le développe-
ment de nombreuses mines, aclnellemenl délaissées. Plus tard,
on conduira l’eau nécessaire sur les différents champs aurifères
el dans les pi'incipaux centres de colonisation agricole et pasto-
rales de la colonie. Il est vraisemblable qu’au bout de peu d’an-
nées la Westralîe intérieui'e, si déshéritée jus(pi’ici, tirera de
cette multiplication de l’eau les éléments d’un développement
économique (pie rien ne pouvait jusqu’à ces derniers temps faire
prévoir. V Australie dans son ensemble et le monde civilisé tout
entier en protiteront. »
La banquise et la côte nord-est du Grônland au
nord du 77“ de Lat. N., en 1905 (1). — Une énorme
banquise, aux proportions variables d’après les années et les
saisons, et la plus redoutable de l’iiémisphère nord, se rencontre
entre le Grïmland et le Spitsberg septentrional. Au nord-est de
ce dernier archipel, elle laisse, le long de la côte, un chenal navi-
gable qui s’étend jusqu’au méridien du détroit de Hinlopen, et
parfois dès le début de l’été arctique, jusqu’aux Sept-Iles\ plus à
l’ouest elle se maintient entre 80" et 81° lat. A'., puis elle décrit
un arc de cercle pour suivre vers le sud le méridien de Gr.,
autour duquel sa limite orientale oscille, par 78° lat. A’., entre 5°
long. E. Gr. et 5° long. àV. Gr. Du 78" lat. A. Viskant^ la
lisière de la banquise, s’intléchit au sud-sud-ouest, vers Jan
Magen, où elle forme, entre 7^2° et 74° lat. A., un grand golfe, qui
permet l’accès de la côte du Grbnland. Au sud de Jan Magen la
banquise se rétrécit jusqu’à ne plus mesurer, sous le parallèle de
Vlslande, qu’une largeur de lOÜ à 150 milles dans le détroit de
Danemark.
Toute cette formidable masse de glace est animée, le long de
la côte orientale du Grônland, d’une dérive relativement rapide,
sous l’impulsion du courant polaire. Mais exception faite de ce
courant, on ne savait rien, on presque rien de la circulation
océani([ue, et de l’allure des profondeurs marines dans la partie
de ['océan Arctique, comprise entre le Spitsberg et le Grônland;
lacune d’autant plus regrettable que la mer grônlandaise est
l’exutoire du bassin polaire.
Grâce à l’exploration océanographique, nous insistons sur ce
(I) Par A. de (lerlache, l-A Géographie, t. XIV (1906), pp. l!25-14:2 et ;2 pl.
tiers texte.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
(389
mot, du duc d'Orléans, qui acheta la Delgica, et en confia le
commandement au sympathique et vaillant de Gerlache, les
mystères qui couvraient ces régions sont en grande partie levés.
Le 3 juillet 1905, la Belgica appareillait de Tromsd; on visita
les côtes ouest et nord du Spitsberg, puis on attaqua le 9 juillet
la banquise polaire du Grônland, par 80“ :20' lat. N. et 5" 40' long.
E. Gr. Afin de porter ses investigations dans un secteur inexploré
de Vocéan Arctique, le prince s’efforça de le traverser et
d’atteindre la côte à une latitude plus élevée que ses devanciers.
Sans doute l’expérience acquise dés le XYlff siècle par les
baleiniers, et que les explorations modernes vinrent confirmer,
enseignait que la banquise est particulièrement navigable entre
7:2“ et 74° lat. A.; mais en matière de navigation polaire, note
de Gerlache, il n’y a pas de loi absolue; d’ailleurs la Belgica
venait du Spitsberg, donc du nord. Les faits vinrent confirmer
ces prévisions ; le 21 juillet, on trouva une brèche par
76° 12' lat. N., 5" 40' long. W. Gr.; le 24, on aperçut dans l’ouest
des terres élevées : les îles Koldewey et la Terre du roi
Guillaume, découverte en 1870, par l’expédition de la Germania;
enfin le 26 juillet, on parvint à une petite distance du cap
Bismarck, terme du raid entrepris par Koldewey et Frayer,
en 1870, et le 27 à Vilot Maroussia, un peu au sud de ce cap, et
où l’on releva une faune assez riche et une tlore d’une étonnante
vitalité; on était par 76° 37' lat. X. et 18° 33' long. \Y. Gr. Le
prince atteriissait ainsi deux degrés plus au nord qu’aucune
autre expédition. Cet atterrissage présente un intérêt scientifique
d’autant plus remarquable que l’itinéraire qui le précéda fut
marqué par de minutieuses « stations » océanographiques, au
cours desquelles on détermina une section bathymétrique h
travers une zone de la mer grônlandaise réputée inaccessible.
Dès le 28 juillet on remonta vers le nord et l’on découvrit une
« terre nouvelle », Vile de France', c’est une ancienne moraine
s’élevant en pente douce jusqu’à une altitude de 160 mètres;
bien qu’il n’y ait sur cet amas de pierres que fort peu de terre
végétale, la llore est- plus abondante et plus variée que dans Vile
Maroussia ; l’herbier de l’expédition s’enrichit de dix-neuf
phanérogames, de sept variétés de mousses, de quatre champi-
gnons, de six lichens ; au sud-est, le promontoire oriental ou
cap Philippe se trouve par 77° 38' lat. N., 17° 36' long. W. Gr.,
au sud-ouest le cap Saint-Jacques par 77° 36' lat. A’., 18° 10' long.
\Y. Gr.
Le 30 juillet, à minuit, la Belgica se trouvait par 78" 16' lat. N.,
IID SÉRIE. T. XII. 44
G90
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
1(3“ 48' long. W. Gr., donc à 167 milles au nord du point extrême
atteint sur un navire par une expédition scientilique {Germania,
75" lat. N., 'il juillet 1869); il fut impossible de pousser plus
avant en raison de l’état des glaces (drift ice); mais on tenta
une pointe vers l’est pour pratiquer quelques sondages suivant
le même parallèle à peu près que ceux des 15 et 16 juillet. A ces
dernières dates, on. releva, par une latitude moyenne de 78" 18'
et 5“ long. W. Gr., des profondeurs de ^27(.)0, de ^100, et, à
19 milles plus à l’ouest de ces stations, de 14'25 mètres. Le
81 juillet, la sonde accusa 470 mètres de fond, et successivement,
sur une distance de 80 milles, '2;20 mètres, 100 mètres, et
58 mètres seulement; la sonde à chambre ayant rapporté
quelques cailloux, les explorateurs conclurent à la découverte
d’un banc moi'ainique, qu’ils appelèrent banc de la Belgica] ils
se sont même demandé s’ils n’étaient pas à pi'oximité d’une ile,
car ils virent deux corbeaux et un morse; or, ces animaux ne
s’éloignent guère de terre.
La Belgica se trouvant, les l"'' et 2 août, par 78" 15' lat. N. et
16" 80" long. \V. Gr., les parties basses des terres apparurent par
suite de la dispersion de la brume, et la côte gronlandaise s’étala
en un immense panorama de 80 à 90 milles de développement,
qu’on s’elforça de relever, mais le croquis, qui porte sur
2 degrés de latitude (77" à 79" lat. N.), ne peut répondre de tous
points tà la réalité ; les exploi ateurs se sont en etfet trouvés, sur
une partie de leur parcours, à 20 milles de distance au moins
des accidents de terrain; mais ils osent conjecturer, tant par ce
qu’ils ont vu que par analogie avec ce qui existe au sud du 77"
lat. A., qu’entre celui-ci et le 79" lat. N., la côte gronlandaise
est découpée par des tjords profonds, dont plusieurs commu-
niquent probablement entre eux loin à l’intérieur des terres.
Le 18 août, la Belgica sortait de la banquise, où elle était
engagée depuis quarante jours, et le 28 août elle abordait à
Beykjavik.
Exposé des travaux scientifiques* de l’expédition
antarctique française 1903-1905 (1). — Frappé de
deux faits : de la richesse des mers antarctiques en balœnop-
téres et en mégaptères, et des difficultés de la navigation en ces
parages, dillicultés qui ont coûté la vie à tant de baleiniers;
(t) Par Jean Charcot, I.A Géoguafoiie, t. XtV (ttlüO), pp. 245-2(10, 1 pl. hors
texte et 8 lig. dans te texte.
REVUE DES RECIIEILS PERIUDR^UES
09 i
désireux, d’autre part, d’aider au progrès général des sciences
géographiques, le D‘' Charcot organisa une expédition, qui est
venue combler d’importantes lacunes existant dans les cartes de
la côte occidentale de la Terre de Grnham.
Au nord, entre 6'i" et 05“ lat. S. l’expédition de la Belgicn
avait découvert et levé un lai-ge passage {détroit de Gerlache)
entre cette terre et les grandes îles de V archipel Palmer ; mais
les contours extérieurs de ces dernières restaient inconnus et les
débouchés mêmes du détroit au nord comme au sud manquaient
de précision. Au nord, par exemple, où de Gerlache ne s’était
pas occupé de ranger les îles Hoseason et Inter currence, les
cartes anglaises identifiaient cà tort l’ile Hoseason, jadis relevée
par Bransfield et Foster, avec l’île Liège des cartes belges, et
au sud, la large ouverture du détroit de Gerlache, sur Vocéan
Pacifique, n’avait été vue que de loin, .sans aucune indication
des chapelets d’îlots et de récifs qui s’y égrènent.
En ce dernier point, au surplus, se présentait un important
problème géograpbi(}ue. Le baleinier allemand Dallmann
('1873-1874) avait placé ici le débouché d’un long détroit, dont
il n’avait pas pu voir le fond,, et qui établissait sans doute une
communication entre le Pacifique et V Atlantique, coupant la
pointe septentrionale de la Terre de Graham. L’expédition de la
Belgica constata qu’à la latitude donnée par Dallmann, il
n’existait qu’une profonde baie, la baie des Flandres, et on
reporta vers le sud l’indication du baleinier allemand, pour la
faire coïncider avec le large golfe situé au sud du cap Tuxen,
dont la brume sans doute leur avait masqué le fond.
« Enfin, plus au nord, les cartes ne donnaient que la direction
générale (nord-est-sud-ouest) de la terre, avec l’indication vague
d’îles aperçues par Biscoe et deux seuls points un peu mieux
précisés : les îles P itt et Adélaïde.
y> Au delà c’était l’inconnu encore plus complet, jusqu’à la
Terre Alexandre P^', vue une première fois par Bellingshansen
(1819-1821), une seconde fois par le baleinier norvégien Even-
sen, à bord de VHertha (1893), enfin par l’expédition de la Bel-
gica, mais d’une distance trop grande pour qu’on en puisse
distinguer les caractères. »
Pendant l’hivernage qu’il fit dans V Antarcticpie, Charcot
détermina plusieurs importants sommets, parmi lesquels il faut
distinguer le Français {île d’Anvers, 2869 mètres d’altitude);
il fixa un certain nombre des îles Biscoe, et la position de la côte
sud de Vile d’Anvers; il traça tous les contours extérieurs de
692
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUF,S
V archipel de Palmer, notamment de la grande baie de Dallmann,
débouchant au sud sur le détroit de la Belgica, par le chenal de
Schollaert, qui sépare les iles Brabant et Anvers; enfin on
releva avec soin diverses sections de côtes de la Terre de Gra-
ham : rivage compris entre t)7"5' lat. S. et 66'’40' lat. S. environ,
et qu’on appela Terre de Loubet; ligne de côtes faisant face aux
îles Biscoe, et rayonnant autour du cap Waldeck-Bousseau
(t)t)“3' lat. S.; t)8"30' long. W. Gr. environ); enfin partie de côte
comprise entre le cap P. Willems (en face de Vile Wiencke) et
les îles du Chaylard et Vieugué. Ce dernier relevé donna la
certitude qu’il n’existe pas, dans toute cette étendue, un pas-
sage vers V Atlantique. « L’identification des détails de la carte
de Dallmann se fait, d’ailleurs, d’une façon très satisfaisante
plus au nord et permet d’atlirmer que le détroit de Bismarck
n’est autre que l’entrée sud du détroit de Gerlache. Le profond
renfoncement de la baie des Flandres a été cause de l’erreur du
navigateur allemand faisant ouvrir ce détroit vers l’est dans
V Atlantique, alors qu’il longe simplement la côte ouest de la
Terre de Graham, venant aboutir au nord-est dans l’ancienne baie
de Hugues. »
La campagne hydrographique du Charcot se complète par-
la découverte de deux ports, où l’on peut séjourner en toute
sécurité et que l’on peut atteindre, car la mer libre les baigne
pendant près de six mois de l’année; ce sont : Port Charcot (île
Wandel) et Port-Lockrog (île Wiencke)', et par le levé de
l’entr'ée nor-d du détroit de Gerlache, où l’on replaça, notam-
ment, les ries Hoseason et Inter currence, dont l’existence avait
été mise en doute.
Vers le Pôle magnétique boréal par le passage du
Nord-Ouest (J ). — Boald Amundsen s’était pr-oposé de pour-
suivre l’exploration des ter-r-es voisines du pôle magnétique
boréal et d’elfectuer pendant deux ans des obser-vations mimt-
tieuses afin de déterminer de noitveau la position de ce point
déjà observée par James G. Boss en 1831; il espérait airssi, si
l’état des glaces le permettait du côté de l’ouest, d’effectuer en
bateau le passage du nord-ouest, problème ([uatre fois séculaire,
dont la solution était toujorrrs attendire, malgr'é les efforts gigan-
tesques de bon rtombre d’explorateurs.
Poirr parvenir à ses fins, Amundse^i employa les moyens les
( 1 ) Par lioald Aniundseii, La GÉOGRAi’urr;, t. ( 1907), pp. 233-252.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
(39;;!
plus simples : \in modeste équipage de six hommes, et un navire
de très faible tonnage, la Gjôa, sloop de 47 tonnes, mû par un
moteur k pétrole. On appareilla le 16 juin 1!)03 de Christiania,
et le % juillet on jeta l’ancre devant Godhavn, la capitale du
Grônland septentrional, où l’on séjourna jusqu’au 31 de ce mois.
Le 8 août on était à Vile Holni, à l’entrée de la baie de Melville, le
15 août au rocher de Dalrymple ; on traversa le 17 août la baie
de Baffîn, en face des lies Carrey, et on pénétra le 20 dans le
détroit de Lancaster dont la rive, fort désolée, ne porte aucune
trace de végétation ; il n’y a partout que hautes montagnes aux
sommets plats.
La Gjôa arrivait le 22 août à Vile Beechey, oû so trouve,
comme l’on sait, l’épitaphe dédiée à son mari par Lady John
Franklin. Les observations ayant prouvé à B. Arnundsen que le
pôle magnétique se trouvait plus au sud, il continua, dès le
24 août, sa navigation vers le détroit de Peel. Malbeureusement
la boussole, qui s’était toujours montrée assez sûre, cessa net
d’obéir, près de Vile de Prescot; cet accident n’empêcha pas
l’expédition de remporter une première victoire dès le 28 août;
ce jour-là, en effet, elle dépassa aisément le point oû sir Allen
Youny avait été arrêté sur la Pandora par des glaces infran-
chissables, et un peu plus tard elle franchit la partie occidentale
du détroit de Bellot, que l’amiral ûr Léopold Mac Klintock avait
essayé en vain de passer. Alors commença la navigation le
long de la côte ouest de Boothia Félix, oû l’on jeta l’ancre le
31 août devant le cap Christian Frédéric. Le 9 septembre, après
dix jours de lutte contre les éléments déchaînés, on entrait dans
la baie de Petersen, sur la Terre du roi Guillaume, oû l’on
hiverna, pendant deux ans, dans un excellent mouillage, le Gjôa
havn. Non seulement « des collines couvertes de mousses montent
en pente douce jusqu’à 50 mètres d’altitude et forment pour
ainsi dire un nid de verdure de toute sécurité »; mais, chance
étonnante, le havre, oû l’on avait résolu de s’installer, convenait
particulièrement, d’après le plan de l’expédition, pour une sta-
tion magnétique, à 100 milles environ du pôle magnétique.
Dès le 2 novembre, le travail de la station fixe commença :
«Jour et nuit, sans interruption pendant dix-neuf mois, les obser-
vations magnétiques furent exécutées et les observations météo-
rologiques enregistrées » ; ce travail fut complété par des excur-
sions aux abords du pôle magnétique; c’est au cours d’un de ces
déplacements, à Boothia Félix, (.\\V Aniundsen constata, en mesu-
rant la déclinaison, que le pôle même n’est pas un point immo-
bile, mais au contraire un point en mouvement continu. Le port
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
(j9 i
de (rjôn fut aussi le centre de rayonnement de plusieurs voyages
de découverte, au cours desquels on subit des températures
extrêmes de — 53'’ et — 0:2'’ G. (mars 1904), avec une moyenne de
— 43’C. en février 1904, et qui permirent notamment (avril 1905)
le levé de la côte est de la Terre Ffc^orm, jusqu’à 7:2'’ lat. N., et
des centaines de petites îles basses, aperçues par le docteur Rae
au sud du détroit de Victoria. C’est aussi au cours de ce séjour et
de ces déplacements qu’on prit contact avec les Esquimaux de la
côte nord de V Amérique et (pi’on put étudier leurs mœurs : les
Ogllouli, qui chassent entre le (Jeure Black et la presqu’ile Adé-
laïde; les Netc/ijilli, d’une probité à toute épreuve; leur pays
comprend les bords du grand lac de Willersted, dans Vistlime de
Boothia, et la partie de la rivière qui met ce lac en communica-
tion avec la mer; les Itchjouacktorvik, établis à la côte est de
Boothia Félix, et dont Amuudsen n’eut pas à se louer; la tribu
Kinepatou, qui habile à l’embouchure du Chesterfîeld inlét, près
de la baie d’Hudsou; la tribu des Kiilnermioun, absolument
inconnue, qui vil des produits de la chasse, près de la rivière
Coppermiue et plus loin dans l’est.
Le 13 août 1905, la Gjôa leva l’ancre pour poursuivre sa route
vers l’ouest, elle franchit le détroit de Simpson; elle traversa,
pour éviter le pack du sud, les chenaux peu profonds sépai’ant les
nombreux îles et îlots dont est [)arsemé le bras de mer entre la
Terre du roi Guillaume et la Terre de Victoria; tinalement elle
s’engagea dans le détroit, qui existe entre la Terre de Victoria et
le continent, d’où elle arriva, le ï21 août, après avoir passé une
région de hauts fonds, au détroit de Dolphin et de l’Union. Là les
explorateurs [)urent respirer; le 20 août, ils parvinrent dans la
région des baleiniers, à l’im desquels ils tirent visite, puis ils
doublèi’ent les caps Bathurst el Sabine, passèrent devant le delta
du Mackenzie et furent contraints, dès le 3 septembre, par suite
de l’état des glaces, à un troisième hivernage près deKinij’s point
(09'’ 10' lat. N., 173'’ 45' long. W. Gr.). Le 11 juillet 1900, on put
lever l’ancre; on suivit le 30 août le détroit de Bering e\ l’on
arriva le lendemain à Nome, célèbre par ses gisements aurifères.
La Gjba avait réalisé l’exploit de la Véga et de Nordenskiôld au
nord de VEurope et de l’AA'œ.
Nouvelle campagne polaire du commandant Peary
1905-1906. — Comme pour ses précédentes tentatives,
Dearg a emprunté la voie du Smith Sound. 11 alla établir ses
quartiers d’hiver sur la côte septentrionale de la Terre de Grant.
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
695
En février 1906, il s’embarqua en traîneaux pour le Nord, en pas-
sant par les caps Hecla et Colombia. Après des difficultés sans
nom (tempête, nappe d’eaux libres entre 84" et 85" lat. N., dérive
caractéristique vers l’est, etc.), il atteignit 87" 6' lat. X. 11 battit
alors en retraite vers la côte nord du Grônland, où il arriva, à
bout de forces et privé de ressources ; les explorateurs avaient dû
manger huit de leurs cbiens. A peine avait-il rejoint son havre
d’hivernage, que Peary se dirigea en traîneaux vers l’ouest, pour
compléter le levé de la Terre de Grant; il eut la bonne fortune de
découvrir une autre terre par 100" long. W. Gr. environ. 11
semble que ce soit une île distincte de la Tem'e Ringnes et de la
Terre Axel Heiberg, rencontrées Sverdrup .
Grtàce à cette nouvelle exploration, Peary bat tous les records
polaires, car il n’est resté qu’à r3i!4 kilomètres du pôle. En 1896,
Nansen parvint au 86" 12' 3, et, en 1900, le commandant Cagni,
de l’expédition du duc des Abruzzes, à 86" 33'49". La dérive vers
l’est, qui a particulièrement frappé Peary, montre que les glaces
amoncelées dans Vocéan Arctique sont entraînées surtout vers
V Atlantique, où elles trouvent notamment un exutoire grandiose
entre le Grônland et le Spitsberg.
Le Port de Bayonne (1). — Ce port est formé par le cours
inférieur de VAdour, entre l’embouchure de ce lleuve et le
conlluent de la Nive. La section du port accessible aux navires a
une longueur de 6000 mètres environ; la largeur, qui atteint
400 mètres au centre, n’est nulle part inférieure à 150 mètres;
les profondeurs, dans le milieu du chenal, varient entre 3“,80 et
12 mètres au-dessous du zéro des échelles du port. La marée
accroît, en moyenne, cette profondeur de 2”, 11 en morte eau, de
3"’, 62 en vive eau d’équinoxe.
Dans le cours des treize dernières années, on s’est efforcé de
faire de VAdour maritime un port véritablement moderne. Les
travaux ont ou ont eu un triple objet ; 1" l’amélioration des
passes de la barre; 2" l’aménagement du lit de l’Adour; 3" la
construction et l’outillage des quais.
1" Grâce aux dragages intensifs, on a abaissé considérablement
le seuil qui constitue la barre de VAdour. Aujourd’hui le port
reçoit facilement et par toutes marées, des navires de 80 mètres
de longueur ayant un tirant d’eau de 6“,50 et jaugeant
3500 tonnes. « Les calaisons généralement admises à l’entrée en
(t) Par H. Cavaillès. Ann. de Géogr., 1907, pp. 15-22.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
0‘)6
J9(H ont varié de 5“,:25 dans les mortes eaux jusqu’à 7“, 75 dans
les vives eaux. Ces conditions d’accès font désormais de Bayonne
un bon port en eau profonde. » Mais, il y a des mais. L’accrois-
sement des profondeurs réalisé à l’embouchure a facilité l’entrée
du tleuve aux lames du large dans la partie inférieure du port. La
houle s’y fait .sentir plus fortement, notamment devant les quais
du Boucau, où le chargement et le déchargement des navires ont
dn être interrompus. On cherche à obvier à cet inconvénient.
D’autre part, par gros temps, l’accès de VAdonr est presque
impossible. L^emhouchure du fleuve n’est pas seulement trop
étroite, mais elle pâtit de la disposition rectiligne de la côte, que
nul accident naturel, île ou cap, ne défend contre les lames du
large. Dès que des tempêtes du nord-ouest ou du sud-ouest
sévissent, les navires, sous peine d’être jetés à la côte, doivent
regagner la haute mer. Ils ne restent cependant pas sans abri : à
une vingtaine de kilomètres au sud de VAdoiir, ils trouvent un
excellent poi t de refuge dans la rade de Saint-Jean-de-Luz, acces-
sible par tous les temps, et qu’on a d’ailleurs aménagée;
Du jour où l’entrée de VAdonr^ été assurée par l’améliora-
tion détinitive de la barre, on s’est préoccupé d’aménager le lit du
tleuve qui constitue le port. Le chenal est interrompu dans .'^a lon-
gueur par des hauts fonds qui déterminent trois passes difficiles
et étroites; elles vont être rectifiées et approfondies;
3" Quant à l’accostage des navires et à la manutention des mar-
chandises, le port de Bayonne se divise naturellement en deux
parties : le Boucau et Bayonne.
Au Boucau, VAdour n’est bordé de quais (15U0 mètres de lon-
gueur) (pie sur la rive droite. Ils sont munis de voies ferrées et
reliés au réseau de la Compagnie des Chemins de fer du Midi.
A Bayonne, les deux rives ont des (juais mètres de déve-
loppement); la rive gauche est celle où la disposition des lieux
est le plus làvoiahle à l’établissement d’un port bien aménagé.
Les travaux faits jusqu’à ce jour ont rapporté des fruits.
Depuis un demi-siècle le mouvement commercial du port de
Bayonne va se développant. Le tonnage des marchandises repré-
sentait en 1875, 185 500 tonnes ; en 1000, il a atteint 793 800 ton-
nes. Ce remarquable accroissement de trafic, dont le Boucau a
jtarticulièreinent profité ( i87 fiOO tonnes en lOOi, 203 500 tonnes
seulement la même année pour Bayonne), s’explique, abstraction
faite des meilleures conditions d’accès du tleuve, par deux causes
essentielles : 1“ le développement pris par le commerce des
poteaux de mines et des autres produits forestiers que les expor-
RKVUE DES RECUEILS PERIODIQUES
()97
tateurs dirigent vers VAdonr maritime; 2° la création d’impor-
tantes industries sur la rive droite du fleuve : F'orges de VAdonr,
manufacture des produits chimiques de Saint-Gobain, fabriques
de ciment, scieries, etc.
La position très heureuse de Bayonne au voisinage de la route •
maritime qui mène des charbonnages anglais aux mines de fer
de la Biscaye, lui permet d’acquérir les produits des uns et des
autres avec le minimum de frais de transport. C’est donc la
facilité et le bon prix des transports, ainsi que les besoins de
l’agriculture régionale, et l’attraction exercée par les ports mari-
times, qui expliquent la naissance d’un mouvement industriel
accentué sur ce point du littoral français.
Ainsi Bayonne, port d’entrepôt et de transit pour VEspagne,
il y a quelques années, tend à devenir un centre industriel et le
débouché de la région landaise ; la nature des importations et
des exportations fait toucher du doigt cette double tendance.
Aux importations (492 90(J tonnes) on note des minerais
(73 000 tonnes) qui vont alimenter les industries naissantes ; de
la houille (312 000 tonnes) destinée aux usines et aux villes de
l’intérieur, des phosphates (46 500 tonnes), des céréales
(24 500 tonnes), des vins (10 000 tonnes); aux exportations
(257 400 tonnes) figurent des minerais (9500 tonnes), des fers et
des rails (16 000 tonnes), des poteaux de mines (154 500 tonnes),
des traverses (13 500 tonnes), des planches (19 000 tonnes), des
résineux (18 000 tonnes), etc., tous produits qui accèdent par
voies ferrées, ou par voies d’eau. La prospérité du port, dont des
travaux importants ont assuré l’avenir, est ainsi liée, comme
partout ailleurs, au bon aménagement du réseau fluvial dont il
est la tète, ou mieux le point de convergence, comme aussi, au
développemment économique de la région. 11 n’y a pas lieu au
surplus, de s’inquiéter de ce que le chiffre des importations
l’emporte sur celui des exportations. Le fret de retour est en rap-
port direct avec l’activité industrielle et agricole de la région
dont Bayonne est le débouché, et il n’est pas douteux qu’il
augmentera beaucoup, le jour, que d’aucuns voient proche, où
les Pyrénées fourniront leur élément de trafic.
Le Haut Plateau de Bolivie (1). — La Bolivie, dont la
superficie est de 1 225 000 kilomètres carrés environ, est formée
de deux régions très différentes : les hautes terres andines et les
(t) Par Dereims, Ann, de Géogr., 1907, pp. 350-359, 3 pt. hors texte
et “2 tig.
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
()98
plaines qui font partie de la grande dépression intérieure de
l’Amérique méridionale.
Les hautes terres comprennent : 1” le haut plateau propre-
ment dit, V Altiplanicie,à\\\\Ci altitude moyenne de 3750 mètres,
très nettement encadré entre les deux Cordillères ; 2° un autre
plateau, accolé au sud-est au premier, et qui se poursuit vers le
sud en territoire argentin. Ce second plateau, très élevé encore
au contact de la Cordillère, plus élevé même que la haute plaine,
s’abaisse assez régulièrement vers l’est : Cochabamba n’est plus
qu’à 2800 mètres d’altitude. Sucre à 2700 mètres. C’est vers l’est
que s’écoulent, suivant la pente, toutes ses eaux tributaires de
V Amazone et du Rio de la Plata. 11 se termine brusquement au
nord par un escarpement faisant un angle obtus très ouvert avec
la Cordillère orientale. Découpée par de nombreuses vallées, la
surface de cette région montagneuse où les ditïérences de niveau
ne dépassent pas un millier de mètres, est plus irrégulière que
celle de V Altiplanicie. Les chaînes font place à un relief de vieux
plateau travaillé par l’érosion, tandis que son climat, et sa végé-
tation surtout, la dilférencient très nettement des hauts plateaux.
Par là se fait la transition avec les terres basses.
V Altiplanicie se prolonge vers le nord, en territoire péruvien,
au delà du lac Titicaca, et vers le midi en territoire chilien, par
le plateau ou la Pana d’Atacama. La pente est vers le sud; le
Titicaca se trouve à 3812 mètres d’altitude, le lac Poopo, son
déversoir, à 3694 mètres ; la grande Pampa de Sal, à l’ouest
iVUyuni, est un peu plus ba.sse encore. Mais au delà le sol
semble se relever très légèrement dans la direction de la frontière
chilienne.
De puissantes chaînes dominent V Altiplanicie ; à l’est, la
Cordillera real avec des cimes {Vlllimani et Vlllampu ou
Sorata) dépassant (5400 mètres ; entre ces deux sommets, la pente
de la Cordillère vers l’est est un véritable abrupt. En moins de
100 kilomètres, on passe des terres froides du plateau à la zone
des forêts tropicales.
La chaîne occidentale est moins élevée, quoique l’altitude de
certains sommets (le Sajama) soit inférieure à 6500 mètres. La
pente est encore très forte vers l’ouest, sans ressaut, sans abrupt.
Vers l’intérieur, les deux Cordillères ont des veusants plus
adoucis; de petites chaînes secondaires s’y alignent, parallèles
aux deux masses latérales, et dépassant rarement de plus d’un
millier de mètres la surface du plateau. La Cliilla, au sud du
Titicaca, a 4823 mètres; le Miriquiri, au nord de Corocoro,
4781 mètres.
REVUE DES RECUEILS PERIüDR^JUES
GÜÜ
« Tous les terrains qui allleurenl dans la Cordillère de l’est,
sur V Altiplanicie et dans la partie bolivienne de la Cordillère
de l’ouest, appartiennent aux formations primaires. 11 semble
bien que, depuis le début des temps secondaires, toute cette
région n’ait plus été recouverte par les eaux marines. Les
couches les plus anciennes sont à l’est : la Cordillern real est en
grande partie silurienne; viennent ensuite, en stratification le
plus souvent concordante, des couches dévoniennes, carbonifé-
riennes, puis des grés et des marnes gypsifères qu’on peut rap-
porter au permien. L’ensemble forme une série de grands plis,
compliqués, dans V Altiplanicie, de plissements moins impor-
tants... »
On rencontre dans V AlUplanicie quelques nappes d’eau per-
manentes ou temporaires; au nord, le grand lac Titicaca
(381;2 mètres d’altitude), quinze fois grand comme le lac de
Genère et profond de '272 mètres. 11 a pour déversoir, le Desa-
guadero; celui-ci décharge ses eaux imprégnées du sel enlevé
aux couches permiennes salifères qu’il traverse, dans le lac
Poopo. A la saison pluvieuse, on barre les petits aifluents qui
descendent au cours d’eau principal, on les laisse s’assécher, et
l’on y fait une abondante provision de sel, qu’on découpe en
briquettes pour la facilité du transport.
A l’ouest et au nord du lac Poopo s’étendent d’autres grandes
lagunes, véritables cliotts qui ne se remplissent qu’après la sai-
son des pluies, se dessèchent ensuite rapidement et se couvrent
d’une croûte satine également exploitée.
Tous ces lacs sont les témoins d’une nappe d’eau plus étendue
qui a probablement recouvert, à une épocpie antérieure, la plus
grande partie de V Altiplanicie : on ignore comment ce lac pri-
mitif s’est vidé; en tous cas ce n’est pas par la gorge du rio de
La Paz, car le cas de ce rio est absolument indépendant du pro-
cessus de dessèchement du lac; ce dessèchement était un fait
accom[)li, lorsque, par érosion régressive, ce rio a percé la cein-
ture de V Altiplanicie.
La haute plaine de la Bolivie est d’une extrême sécheresse. De
mars à octobre il ne tombe pas de pluie; pendant les quatre
autres mois de l’année, qui correspondent h l’été de l’hémisphère
austral, des orages déterminent des précipitations abondantes.
C’est un régime de pluies tropicales. Aussi la Bolivie, située tout
entière au nord du tropique, ne doit-elle son climat tempéré
qu’à sa très grande altitude. La quantité de pluie diminue à
mesure qu’on descend vers le sud; des nappes d’èau perma-
700
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
nentes y sont impossibles; la Puna d’ A tarama, au Chili, est un
véritable désert. Région désertique aussi le nord de V Altipla-
nicie. Une sécheresse prolongée est presque mortelle à toute
végétation; il va cependant quelques maigres cultures d’orge et
de pommes de terre, abandonnées aux Indiens, qui travaillent
par troupes.
Gomment la naissance de villes est-elle possible dans un pareil
milieu? Elle s’explique uniquement par la présence de mines;
Corocoro doit .son existence aux mines de cuivre; Oruro aux
mines d’étain et d’argent; Huanchaca aux exploitations argenti-
fères.
La Paz est dans des conditions tout autres. Son altitude est
bien inférieure à celle de VAltiplanicie, sa température est plus
douce. La vallée de Sapahaqui , qui communique avec celle de
La Paz, est une véritable oasis, où l’on cultive l’asperge, l’arti-
cbaut, l’oranger, le citronnier, la vigne, etc. Les Yuugas, région
où s’épanouit toute la végétation tropicale, caféier, cacaoyer,
canne à sucre, oranger, etc., se trouve à 90 kilomètres environ
de La Paz, distance, il est vrai, qu’on ne peut parcourir qu’en
dix-sept heures en raison de la nature montagneuse de la con-
trée. Mais ce beau pays, à population peu dense, n’intéresse
qu’indirectement la haute plaine. Celle-ci a ses richesses propres,
les mines. Mais il lui manque des bras et des voies de commu-
nication commodes.
La population bolivienne est restée en majeure partie indi-
gène. Sur un total de J 700 000 habitants, on compte 20 p. c. de
blancs, pre.sque tous Espagnols et 80 p. c. (Vludiens et de métis.
Les métis, ou Cliolos, ont pris généralement aux deux races dont
ils sont issus plus de défauts que de qualités. Ils sont surveillants
ou contremaitres dans les villages, ouvriers d’art dans les villes.
VAltiplanicie ou les hautes terres boliviennes ne sont pas
aujourd’hui d’accès fort facile, et cela n’est pas de nature à
favoriser l’immigration des hommes et des capitaux. On n’y
arrive que par des voies détournées. Une ligne ferrée péruvienne
part de Mollendo et monte jusqu’au lac Titicaca, (lu’on traverse
en vapeur pour aller prendre un train qui mène à La Paz. Une
seconde ligne chilienne part d’Antofagasta et monte à Uguni,
et de là à Oruro, qui va être prochainement relié à La Paz.
F. V.\N Ortroy.
TABLES DES MATIÈRES
DU
DOUZIÈME VOLUME (troisième série)
Tome LXIl de la Collection
Livraison de Juillet 1907
Stéphane Leduc a-t-il créé des êtres vivants? par M. le
Maurice D’halluin 5
L’Action électrique du Soleil (fin), par M. A. Nodon. 57
LES PORTS ET LEUR FONCTION ÉCONOMIQUE (suite) :
Le Port de Délos, par M. Alphonse Roersch. . 8ü
Le Port de Rotterdam, par le R. P. Charles, S. J. 114
Le PortdeGênesau Moyen Age, par M. J. Hanquet. 146
Le Port de Marseille, par M. G. Blondel . . . 162
Le Grisou (fin), par M. A. Renier 188
Variétés. — Les « Essays » de Jean Rey et la pesanteur
de l’air, par le R. P. Thirion, S. J 280
Ribliographie. — I. Les équations aux dérivées partielles
cà caractéristiques réelles, par R. d’Adhémar, Ch. -J.
de la Vallée Poussin 257
II. Théorie des Integrallogarithmiis und verwandter
Transzendenten, par le D’’Niels Nielsen, F. W. 260
III. Les Carrés Magiques, par F. Riollot, M. O . . 261
IV. Edward Y. Huntington. La Kontinuo, G. Le-
chalas 261
V. Leçons de Mécanique céleste, par IL Poincarré.
T. Il, L*’ partie, M. 0 262
VL Die Kegelschnitte des Gregorius a S‘ Vincentio
in vergleichender Bearbeitung von Karl Bopp,
H. Bosmans, S. J 264
702
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
VU. Per la P2dizione nazionale delle Opéré di Galileo
Galilei, par Antonio Favaro, H. Bosmans, S. J. 208
VIII. Traité des Assurances snr la vie, par U. Broggi,
F. W . 201)
IX. Traité dé Physique, par 0. D. Cdiwolson, T. I,
3^ fasc., J. t 270
X. Traité élémentaire de Physique expérimentale,
par L.-V. Van de Vyver, S"" édition, J. T. . . 275
XI. Exercices et projets d’F]lectrotechniqne, par
Eric Gérard et Orner De Bast, T. I, M. O. . . 270
XII. Recherches snr TÉpnration biologique et chi-
mique des Eaux d’égont, par le D" Galmette,
Joseph Loiselet 278
XIII. L’Art et l’Hypnose par Magnin, G. Lechalas. 284
XIV. Essai snr la gamme, par Gandillol, G. Lechalas. 288
XV. Grimdziige einer vergleichenden Grammatik der
Bantnsprachen, von Cari Meinhoff, Ed. De
Jonghe 310
XVI. Ferdinand Brimetière, par l’ahhé Th. Delmont, X. 314
Revue des Recueils péiuodiques.
Sylviculture, par M. G. de Kirwan 315
Sciences économiques, par B 343
Bulletin rirliogr.\piiique 358
r
TABLE DES MATIERES 703
Livraison d’Octobre 1907
La Mouche bleue de la Viande, par M. J. H. Fabre . 353
FLascal. L’Horreur du vide et la pression atmosphérique,
par le R. P. Thirion, S. J. 384
Les Sociétés secrètes au Bas-Congo, par M. De Jonghe. 451
Le r*RiNCiPE d’Inertie, par M. M. de Montcheuil . . 523
L’Élimination Darwinienne dans la répressiOxN, par
M. A. V. d. Mensbrugghe 578
Variétés. — \. A propos d'une Histoire des Mathémalicptes,
par B. L 5!)4
IL Les Tempêtes dans la Province maritime du Fou-
Kien (Chine) par L. F., S. J (i07
Bibliographie. — L Boberto Bonola. I.a Ceometria non-
enclidea, P. M 615
IL Bational Geometry, par G. B. llalsted, P. M. . 622
III. Encyolopadie der elemeiitaren Geonietrie, par
lleinricli Weber, Joseph Wellstein et Walter
Jacobstbal, P. Mansion 625
IV. De uitviiiding der Verrekijkers, par C. de Waard
Jr., H. Bosmans, S. J 630
V. Economie forestière, par G. Huflel, C. de Kir-
wan 637
Bevue des Becueils périodiques.
Sciences militaires^ par J. H 651
Neurologie, par L. Boule, S. J 667
Sciences économiques, par B 677
Géographie, par F. Van Ortroy 685
lmp. Joseph Polleunls, r. San;*-Soucl, 45, Ixelles, Tél. 8050
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