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BIBLIOTEGA DEL SEMINARIO METROPOLITANO
di Toi'ino
Sala
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Dono del
Teologo Coll. Canon ico
GIOCONDO FINO
REVUE DES RELIGIONS
REVUE
DES
RELIGIONS
REVUE SEMI-MENSUELLE
ON S'ABONNNE:
PARIS. — Bureau de la Revue des Religions, 37, rue du Bac.
BELGIQUE. — Bruxelles. — M. Oscar Schepens, directeur de la
société belge de librairie, 8, rue Treurenberg.
SUISSE. — Genève. — M. H. Trembley, rue de la Corraterie, 4.
ALLEMaGiNE. —Leipzig. — M. Welter, Krenigstrasse, 2.
ESPAGNE. —Madrid. —M. Albert Gayan, 4, Puertal del sol.
AMERIQUE. — New-York. — The Catholic Publications Society,
9 Barclay Street.
CANADA. — Montréal. — MM. Gadieux et Derome, rue Notre-
Dame, 1603.
1892
W-. c_ r.
LE BRAHMANISME
Deuxième article
Si en ce qui concerne le dogme, le brahmanisme n'a rien de
fixe et manque d'unité, il en est de même pour son organi-
sation. Les brahmes constituent la caste sacerdotale et do-
minante. A eux est dévolu le soin d'étudier et d'enseigner les
Védas. Ceux qui sont spécialement chargés des pratiques
religieuses, attachés à des pagodes, portent le nom de
poiirohitas. Mais ce serait une grande erreur que de penser
qu'ils constituent un corps spécial, un clergé. Les pouro-
hitas exercent plutôt un métier qu'un sacerdoce. Ils ne
sont qu'une très faible partie de leur caste, etse transmettent,
de génération en génération, la connaissance de leurs rites
et les formules de prières et de magie, se gardant
bien de les communiquer aux autres brahmes dont la
concurrence diminuerait leurs bénéfices. Aussi, \espouro-
hitas ou brahmes officiants sont loin de briller par leur
instruction, et il arrive parfois que dans leur caste, ils ne
jouissent que d'une estime asssez modérée. Ajoutons que
chez les pourohitas^ il n'existe à vrai dire aucune hiérar-
chie, et qu'ils sont indépendants les uns des autres.
Néanmoins, il existe dans Tlnde brahmanique un clergé,
si l'on donne à cette expression un sens beaucoup plus
large qu'on ne lui donne habituellement. Cette sorte de
clergé est formée par les Gourous dont le nom veut dire
guide ou précepteur. L'institution des po^/ro^^s, à l'origine,
6 LE BRAHMANISME
était étrangère au brahmanisme, elle a été propagée par
le bouddlîisme, et depuis longtemps, elle occupe mie
place très importante dans la société hindoue. Au lieu de
la combattre, les brahmes Pont acceptée et ont cherché,
sinon à l'absorber, du moins à la dominer. Il, en résulte
qu'aujourd'hui les gourous sont, à vrai dire, la seule auto-
rité religieuse de l'Inde brahmanique. Les gourous ne
sont pas obligatoirement de la caste des brahmes ; il y en
a qui appartiennent à deux autres castes, à celles des kcha-
triyas et des vaïcyas, et même à celle des coudras. Dans
la secte de Vichnou, la plupart des gourous, et tous ceux
qui ont un certain rang dans la hiérarchie, sont brahmes.
Ils possèdent une certaine organisation, et ont tous pour
primat commun le grand gourou de Tiroupaly. Dans la
secte de Giva, la plupart des gourous appartiennent à la
' caste des coudras, et l'on ne trouve jamais un brahme,
parmi eux. Quoique les gourous soient en quelque sorte
un clergé, il y a néanmoins des rites dont l'accomplisse-
ment ne peut être fait que par le pourohita, le brahme
officiant. Cette anomalie pourrait faire supposer qu'il existe
une rivalité entre les gourous et les pourohitas. Il n'en
est rien cependant; bien au contraire. Les pourohitas
aident souvent les gourous dans l'exercice de leurs
fonctions, et consentent même à être leurs agents subal-
ternes.
Bien que leur pouvoir ne soit plus ce qu'il a été jadis,
les gourous jouissent encore d'une grande influence, et ils
occupent le premier rang. On les respecte à l'égal des
dieux, et quelquefois on les craint davantage; leur bénédic-
tion, et même leur seule vue suffit pour remettre les
péchés ; mi don de leur main a un prix inestimable. Le
plus souvent ils distribuent de la fiente de vache, des
fruits déjà offerts aux idoles, les restes de leur table,
l'eau qui leur a servi pour leurs soins de propreté, et qui
I,E nRAHM.\NISMR /
est conservée ou bue par ceux qui en sont gratifiés. Leur
malédiction passe pour avoir des effets funestes. Les
fonctions qu'ils exercent, tant au spirituel qu'au temporel,
leur donnent une grande importance,etleur autorité s'étend
surtoutela caste ousurla corporation dontilsontla direction
morale. Ils en font la police, y maintiennent l'observance
des usages et des coutumes. Les gourous perçoivent cer-
taines taxes, pour les cérémonies qu'ils célèbrent lors des
naissances, initiations et des décès, et en piême temps
ils font fréquemment appel à la charité. Ils reçoivent la
visite de nombreux dévots, qui viennentleur dénoncer les
infractions aux rites et aux coutumes. La plupart d'entre
eux sont célibataires, et d'habitude, ils vivent dans des
ermitages, des couvents, ou près des pagodes. Leur prin-
cipale ccupation est ou passe pour être l'étude desVédas.
D'habitude, ils se livrent à l'astronomie, à la médecine,
recherchent les simples, composent des chansons populai-
res ou même parfois des poésies.
Cette sorte de clergé possède une véritable organisation.
Chaque secte et chaque caste et même chaque corpora-
tion a ses gourous particuliers, avec leurs pontifes
ou grands gourous^ qui les instituent, les régissent et les
destituent. Les grands gourous ont des résidences fixes,
sortes de sièges épiscopaux. Ceux qui sont mariés trans-
mettent leur dignité à lem's fils. Mais, comme la plupart
sont célibataires, ils se désignent des coadjuteurs qui leur
succèdent. Chaque grand gourou exerce une véritable
juridiction sur un territoire plus ou moins étendu, et le
visite tous les cinq ou six ans. Ce sont de véritables tour-
nées pastorales qu'il accomplit, et partout pour le rece-
voir, l'on déploie la plus grande pompe. Lorsqu'un grand
gourou entre dans une ville, il est monté sur un éléphant
richement caparaçonné, et revêtu d'un riche costume.
Le plus habituellement, marche devant lui un autre élé-
8 LE BRAHMANISME
phant, portant les objets qui font la matière ordinaire des
sacrifices. Le cortège se compose de gardes à cheval avec
des lances et des banderolles, de porteurs de torches
enflammées, des dévots qui chantent des hymnes en
rhonneur des dieux, de nombreux musiciens, de bayadères
magnifiquement parées et dansant devant la foule, de chars
plus ou moins richement ornés. Le long de la route, les
maisons sont tapissées de feuillages et de draperies, les
rues jonchées de fleurs et de branches d'arbre, et couver-
tes de toiles, pourgarantir de la chaleur. Sur le passage du
cortège, s'élèvent des arcs de triomphe, décorés avec des
fleurs et des guirlandes. L'entrée d'un grdind gourou, dans
une ville, donne toujours lieu à un cérémonial, bien fait
pour produire une vive impression sur l'imagination des
Hindous. Les gourous de la secte de Vichnou reconnais-
sent tous pour chef un pontife qui réside à Tiroupaty,
petite ville de 12 à 15.000 hab., située dans le Carnatic.
Suivant les livres religieux, le vrai gourou doit se dis-
tinguer par la pratique de toutes les vertus. Il doit possé-
der la sagesse, mépriser les richesses, extirper les raci-
nes du péché ^ se livrer aux dévotions particulières de sa
secte et aux pratiques de pénitence recommandées, et faire
des pèlerinages dans tous les lieux saints. Malheureuse-
ment, la plupart du temps, ces qualités lui font défaut, et
à part de rares exceptions il brille par son ignorance. La
rapacité des gourous parfois est incroyable. Dans ses
tournées un grand gourou ne paraît pas avoir d'autre but
que d'amasser de l'argent. Ses principaux revenus consis-
tent dans le produit des amendes, pour contraventions aux
règlements de la caste, et le tribut appelé r offrande aux
pieds^ et qui naguère encore était excessif. Depuis un cer-
tain nombre d'années, grâce au progrès des idées euro-
péennes, qui commencent à se faire jour dans l'Inde, les
Hindous n'ont plus envers les gourous la même soumis-
LE BRAHMANISME 9
sion d'autrefois, et pour satisfaire à leurs exigences pécu-
niaires, le temps, où l'on voyait de pieux dévots vendre
leurs femmes et leurs filles, est passé. L'influence des gou-
rous diminue. C'est un fait qn'on ne peut nier, et nous
y voyons les indices d'une révolution religieuse qui se
produira tôt ou tard dans cette partie de l'Extrême-Orient.
Les monuments religieux sont extrêmement nombreux
dans l'Inde. Chaque village a son petit temple, avec un
étang sacré. Tous les centres de population de quelque im-
portance ont des pagodes remarquables, pour la plupart,
par leur dimensions et leur architecture. L'on trouve
encore une foule de temples, grands et petits, dans des
endroits isolés, sur les grandes routes, dans les îles, sur
le bord de la mer et des grands étangs, dans les bois, et
surtout à la cime et au pied des rochers escarpés, des coU
lines, des montagnes.
Nous retrouvons le culte des hauts lieux chez les Hin-
dous ainsi que chez les Hébreux. En outre, l'on rencontre
fréquemment des statues de terre cuite et de pierre, sur-
tout de granit, représentant des chevaux, des éléphants
sacrés, des dieux bornes ; quelques-unes de ces idoles sont
dans des niches ; beaucoup sont à découvert, générale-
ment à l'ombre de bouquets d'arbres répandus dans les
campagnes. L'Inde est peut-être le pays où la religion do-
minante s'affirme le plus par des signes matériels, et au
premier abord, il semble que le brahmanisme soit aussi
florissant que par le passé.
Les temples diffèrent entre eux comme grandeur et par
la richesse de leurs décors. Mais cependant ils présentent
certains caractères communs; tous sont orientés vers l'O-
rient. Un temple est un édifice rectangulaire, qui sert pour les
cérémonies ordinaires du culte. La plupart du temps, il est
compris entre quatre mars ; quelquefois, il est ouvert
par devant et sur les deux côtés, et fermé seulement dans
10 LE BRAHMANISME
la partie, où se trouve Tidole. La couverture est formée,
la plupart du temps, de dalles énormes en granit, sou-
tenues par des colonnes également en granit. Les murs,
les colonnes sont ornés de sculptures en bas-relief, repré-
sentant des dieux, des animaux, des fleurs, des fruits.
Dans le Sud, les peintures sont assez rares, tandis qu'elles
sont nombreuses dans le Nord. Elles représentent des sujets
mythologiques ; mais il est à remarquer que la perspective et
la lumière leur font presque toujours défaut. Un tem-
ple se divise en trois parties : la nef, précédée quelquefois
d'une avant-nef, qui en est séparée par quelques gradins ;
le sanctuaire est au fond dans Paxe où se trouve la sta-
tue de la divinité. Le sanctuaire est obscur, et dans les
temples de quelque étendue, entouré de plusieurs rangs de
colonnes. Les brahmes seuls ont le droit d'y pénétrer, et
les autres Hindous, qui n'appartiennent "pas la à caste pri-
vilégiée, doivent se tenir dans la nef.
Les statues, qui représentent la divinité, sont bien faites
pour attirer l'attention. Elles doivent être de granit, de
cuivre et d'or, jamais d'argent, ni d'autres métaux, ni de
bois. Celles en pierres sont enduites d'une couleur noire;
quelques-unes ont des yeux, une bouche et des oreilles
d'or. Parfois, elles atteignent des dimensions colossales.
Leur aspect est généralement fort laid, ou tout au moins
bizarre. La statue, qui représente la divinité que l'on adore
spécialement dans le temple, est toujours dans une niche,
et on la pare magnifiquement dans les grandes fêtes. La
consécration d'une idole, ainsi que celle d'un temple donne
toujours lieu à une cérémonie religieuse où d'habitude se
presse une nombreuse population Quand une idole a été
profanée ou dégradée pour une cause quelconque, elle est
rejetée ; il en est de même d'un temple où s'est accom-
plie une profanation ; il est souillé et ne peut servir an
culte.
LE BRAHMANISME H
En Europe, on confond généralement les temples et les
pagodes, et cependant il faut les distinguer. Un temple est
rédifice qui sert au culte, tandis que la pagode, qui com-
prend une ou plusieurs enceintes, renferme non seulement
un ou plusieurs temples, mais encore des étangs, des
cours, des galeries, les habitations des brahmes, des mu-
siciens, des bayadères, et parfois des bâtiments où sont
entretenus des animaux sacrés, bœufs, vaches, singes,
aigles, perroquets, daims, etc. L'on y trouve aussi des
chambres destinées à loger les voyageurs. .C'est une ville,
dont la population plus ou moins nombreuse, atteint sou-
vent plusieurs milliers d'àmes. Tout naturellement il existe
une grande différence entre le temple diin village et celui
d'une pagode. Le temple d'une pagode est toujours pré-
cédé de plusieurs cours où se trouvent généralement des
colonnes de granit monoliihe de dix à quinze mètres de
haut, octogones ou carrées, décorées de sculptures et de
bas-rehefs, représentant des sujets de la mythologie hin-
doue. Ces colonnes vont en se rétrécissant jusqu'à leur som-
met, qui est couvert d'un chapiteau ou d'une corniche carrée.
Aux quatre angles de ce chapiteau, Ton suspend des clo-
chettes, et l'on met au-dessus un réchaud où l'on brûle
continuellement de l'encens. La porte d'entrée, qui donne
accès à chacune des cours, traverse la base d'une pyramide
quadrangulaire, tronquée à son sommet, et couverte sur
ses faces défigures rangées par séries horizontales et pla-
cées les unes au dessus des autres, comme des cariatides.
Ces figures représentent des sujets de la mythologie hin-
doue. Dans la cour, qui précède immédiatement la porte
du temple^ il y a généralement un grand piédestal, quel-
quefois en plein air, assez souvent recouvert d'un toit en
dalles de granit, supporté par quatre colonnes. Sur ce
piédestal se trouve un bœuf, si le temple est consacré à
Çiva, le singe Hanouma ou un serpent, s'il est dédié à
12 LE BRAHMANISME
Vichnou. Toat à côté, est l'étang sacré, bordé de gradins
de granit où les Hindous viennent faire leurs ablutions et
leurs purifications. Quant à la décoration intérieure du
temple, il est facile de comprendre qu'elle est infiniment
plus riche que celle d'un temple de village. Il y a entre
elles la même différence que celle qui existe entre une de
nos basiliques et une modeste église de campagne. No-
tons cette particularité, que l'on ne rencontre au Bengale
que de petites pagodes, et que l'influence de l'islamisme
s'est fait sentir dans l'architecture religieuse. La plupart
des temples ont la forme d'une coupole musulmane,
renflée vers son milieu, se terminant en dôme écrasé et
souvent recouvert d'ornements en or.
Nous ne pouvons pas parler des monuments religieux
du brahmanisme, sans dire quelques mots des fameux
temples souterrains, dont l'origine est encore mystérieuse.
L'on est émerveillé de l'immensité de ces travaux, et Pé-
tonnement qu'on éprouve est à peine diminué par la ré-
flexion que ces temples ont été faits, pendant une durée de
plusieurs siècles ; l'existence de cavités naturelles n'enlève
rien à la difficulté et au mérite de l'exécution. Les tem-
ples souterrains les plus célèbres sont ceux d'Eléphanta
et d'Ellora. Eléphanta est un îlot, près de Bombay, qui a
la forme d'une montagne. Aux deux tiers de la hauteur,
l'on trouve, précédé d'une magnifique esplanade, un tem-
ple de cent quarante mètres de long, sur quarante et un
mètres de large, creusé dans le roc calcaire, en forme de
croix, avec des chapelles latérales, ornées d'images colos-
sales. 11 contient vingt-six piliers et seize pilastres, tous
différents les uns des autres, et quoique massifs, d'une
apparence très élégante. Une statue gigantesque de Çivaest
placée en face de l'entrée principale. Le temple d'Ellora
est situé près du Godavery. Sur un immence hémicycle
formé naturellement par des montagnes, s'ouvrent des sou-
LE BRAHMANISME 13
terrains, des cours, des colonnades et des vestibules im-
menses. Un souterrain conduit à une place longue de
quatre-vingts mètres et large de cinquante, creusée à ciel
ouvert. Sur cette place, l'on a laissé un bloc isolé de trente-
trois mètres de hauteur, et de cent soixante-dix mètres
de tour. Dans ce bloc, l'on a taillé un temple consacré
à Giva. Les soubassements sont formés par un beau cor-
don d'éléphants, serrés les uns contre les autres, et placés
de face à la manière des cariatides. Un magnifique péris-
tyle le précède, et aux deux côtés sont deux éléphants gi-
gantesques et deux pyramides hautes de treize mètres. Le
temple se compose d'une salle principale, entourée de plu-
sieurs autres plus petites. Les murailles sont ornées de
bas-reliefs formés de groupes nombreux, représentant les
combats chantés par le Ramayana et le Mahabharata. Cer-
tains temples souterrains offrent une grande ressem-
blance avec nos églises : tel est celui de Visouah Karma.
Il en est de même des temples de l'île de Salcette, tout
près d'Eléphanta.L'un d'eux, qui était dédié à Bouddha, a
servi d'éghse aux moines portugais, aux XVP et XVIP
siècles, et aujourd'hui encore l'usage lui a conservé le nom
d'égUse.
Si le brahmanisme possède de nombreuses divinités
et de nombreux temples, les pratiques qu'il prescrit sont
également nombreuses. Les pratiques les plus élémentai-
res sont les mantrans ou prières. Les mantrans sont des
prières et formules consacrées, auquelles l'on attribue
une vertu extraordinaire, même celle d'enchaîner le pou-
voir des dieux. Leur principal effet est d'effacer les péchés.
Mais, ils en ont encore d'autres, bons et mauvais. Ils pro-
duisent l'amour et la haine, la maladie, la guérison ou la
mort, la possession ou la dépossession du démon, la vic-
toire ou la défaite des armées. L'etfet d'un mantran peut
être détruit par celui d'un mantran opposé. Quelques-uns
i4 LE BRAHMANISME
sont de simples formules criiivocation, d'évocation et de
conjuration. L'usage des mantrans est fort répandu. (1)
On le considère comme indispensable aux médecins. Les
magiciens, les sorciers et les devins en ont tout un arse-
nal. Il y a des manirans\)<d\\x découvrir les choses volées
et les voleurs. Les agents de police indigènes ne manquent
jamais d'y recourir pour leurs perquisitions. Les brahmes
sont censés posséder les principaux mantrans. Il existe
une prière, ou plutôt une méditation qui est en quelque
sorte réservée aux brahmes, et leur sert d'introduction à
toutes les cérémonies qu ils accomplissent. C'est le San
Calpa. Pour remplir cette obligation religieuse, lebrahme
doit penser à Bralima, à Vichnou et à ses incarnations,
prononcer trois fois leurs noms, les adorer, et méditer sur
les hommes et le Djambou Douipa^ continent disparu
dont l'Inde avait fait partie.
Après les prières, viennent dans l'ordre des pratiques
religieuses, les poudjas ou sacrifices privés. Il y a trois
sortes de poudjas., le petit, le moyen et le grand. Le petit
poudja consiste à offrir à la divinité du santal en poudre,
des fleurs, deTencens, une lampe allumée, et le neiiceddia,
offrande composée de bétel, de beurre liquéfié, de riz
bouilli, de fruits, de sucre et autres comestibles. Dans le
poudja moyen, l'on offre en plus à la divinité, un breu-
vage de lait, de sucre et de miel, dans un vase de métal,
un bain de lait et des joyaux ou autres ornements. Le
grand poudja est plus compliqué. Il faut d'abord évo-
quer la divinité, lui offrir un siège pour s'asseoir, et lui
demander des nouvelles de sa santé. Ou lui offre ensuite
de l'eau pure pour lui laver les pieds, et de l'eau mêlée de
(1) Le plus célèbre et le plus puissant des mantrans est le
gaiatni dont voici la signification : « Adorons la lumière sublime
du dieu de toutes choses, de ce soleil placé dans les cieux comme
un œil pour diriger votre esprit. »
LE BRAHMANISME 15
fleurs, de poudre de santal et de safrau, pour se laver le
corps; après quoi, on lui présente les otïrandes usitées, en
ayant soin d'asperger, du bout des doigts, chaque objet
avec un peu d'eau, et l'on se prosterne ensuite. Il existe un
sacrifice très usité par les femmes, pour détruire l'efiet du
mauvais regard, c'est Varatty. La femme, qui veut ac-
complir cette cérémonie, verse, dans un plat de métal, de
l'eau rougie avec du vermillon, du safran. Elle élève ensuite,
avec les deux mains, le plat à la hauteur de celui qui est
l'objet du sacrifice, et décrit alors un certain nombre de
cercles. Quelquefois, l'eau rougie est remplacée par une
lampe que Ton allume, après l'avoir remplie d'huile ou de
beurre liquéfié. L'aratty s'accomplit non seulement sur
les êtres humains, mais encore sur les idoles, les élé-
phants et les chevaux. La crainte des géants et des
esprits malins préoccupe vivement les Hindous. Aussi,
pour se protéger de leurs attaques, beaucoup d'entre eux
portent le pavitram, espèce d'anneau fait avec trois, cinq
ou sept tiges de l'herbe darba^ tressées ensemble, et que
l'on trempe dans l'eau lustrale.
L'eau lustrale se retrouve dans le brahmanisme, comme
dans la plupart des religions de l'antiquité. Les Hindous y
attachent une grande importance. Dans un endroit de la
maison, qui au préalable a été purifiée, l'on place sur un
tas de riz, un vase de cuivre, rempli d'eau, blanchi exté-
rieurement de chaux, et couvert à son orifice de feuilles
de manguier. Ce vase est appelé chimhou. L'on place près
du chbnbou^ un petit tas de safran, qui représente Ga-
nesha, le fils de Çiva, le dieu lare par excellence, le Pou-
léar, comme on l'appelle. L'on récite des mcntrans^ et l'on
offre le poudja. Le chimbou devient alors une sorte de
divinité. L'on jette, dedans, de la poudre de santal. A par-
tir de ce moment, l'eau qu'il contient devient sacrée,
comme l'eau du Gange et sert d'eau lustrale, qu'on em-
16 LE BRAHMANISME
ploie pour se purifier, se protéger contre les esprits mau-
vais, et se rendre les dieux favorables.
Les purifications constituent pour les Hindous des pra-
tiques minutieuses. Toutes leurs maisons, sont et doivent
être purifiées. C'est surtout l'ouvrage des femmes, qui le
font principalement avec de la fiente de vache et l'herbe
darba. Elles mettent sur le plancher une couche de fiente
de vache délayée avec l'eau, en dessinant, avec cette subs-
tance, différentes figures, auxquelles est attaché un sens
mystérieux. Elles tracent ensuite par dessus de larges
raies blanches et rouges, et répandent, après, de l'herbe
darba. Tous les gens, qui se piquent d'être fidèles obser-
vateurs des usages et des coutumes ou occupent une posi-
tion sociale, font, de la purification, un acte journafier, et
frottent, tous les jours et dans toutes les occasions tant soit
peu importantes, leurs maisons avec de la fiente de vache.
Chaque matin, l'on voit des femmes tracer machinalement,
sans en comprendre la signification, des figures plus ou
moins grossières, sur les façades de leurs demeures, ou
les portiques qui les précèdent. Cet emploi fréquent de la
fiente de vache, s'il a l'inconvénient de blesser l'odorat
européen, a l'avantage de détruire nombre d'insectes, et
de combattre le mauvais effet produit par les émanations.
Aussi, il est à remarquer que dans les villages où la puri-
fication des maisons avec de la fiente de vache a lieu ré-
gulièrement, les maladies contagieuses s'y développent
moins qu'ailleurs, et que cette coutume, qui nous semble
bizarre, contribue beaucoup à la salubrité. Il ne faut donc
pas s'étonner, si les Hindous y attachent tant d'importance
et la considèrent comme un devoir des plus sacrés.
Un sacrifice fort curieux est le Homan. Il se fait en al-
lumant un brasier que l'on divinise par des mantrans. L'on
y jette de petits morceaux de bois, provenant de l'un des
sept arbres sacrés : on y répand du riz bouilli, du beurre
LE BRAHMANISME 17
liquéfié; l'on récite les mdiitrans voulus, et Ton offre
ensuite le /»oz<û(;Vi ordinaire. Le homan n'est pas autre
chose que le culte du feu, et il est une des preuves de la
venue des Aryas de Plran.L'on peut considérer le homan,
comme un reste de l'ancien culte du feu, qui fut la reli-
gion primitive des Aryas, avant leur émigration sur les
rives de l'Indus.
Le sacrifice domestique le plus important est rEkiam. Il
ne peut être accompli que par un brahme. Aussi passe-t-il
pour être très efficace et vufavorablementpar les dieux. Lors-
qu'un brahme doit accomplir un ekiam^ il fait annoncer
le jour où aura heu la cérémonie, et en même temps, il
invite les brahmes des environs à y assister. Les coudras
ne peuvent y prendre part. L'on choisit un béUer de trois
ans, blanc, gras et sans défauts, et on l'amène paré de
guirlandes et de fleurs, au lieu où doit s'accomplir le sa-
crifice. Une fosse est creusée, et l'on y allume un grand
feu avec des morceaux de bois sacré et de l'herbe darba ;
on l'arrose avec du beurre liquéfié. Le bélier est la vic-
time ; mais, comme les brahmes ne peuvent verser le
sang, on Tétouffe par la strangulation, et on lui ouvre
ensuite le ventre. Le brahme place alors sur le feu, la
poitrine de l'animal, dont la graisse, en coulant, sert de li-
bation. Le bélier est découpé en petits morceaux que l'on
fait rôtir ; les brahmes se les partagent, et il paraît qu'ils
se montrent très friands de ce manger. Les assistants re-
çoivent en présent quelquefois de petites pièces de mon-
naie, et la plupart du temps, des toiles auxquelles ils atta-
chent un grand prix. Jadis, Vekiam était beaucoup plus
fréquent que de nos jours. Ce sacrifice avait la réputation
d'assurer de la victoire ; le bélier n'était pas alors la seule
victime. L'on pouvait immoler une vache, un cheval, un
éléphant, et même un homme. Il est souvent question
de Vekiam dans les livres sacrés. L'on a remarqué que,
18 LE BRAHMANISME
depuis un certain nombre d'années, Vekiam était moins
usité. Peut-être, pourrait-on en déduire qu'il commence
à perdre tant soit peu de son crédit.
Il existe naturellement un culte public. A cliaque temple
sont attachés des brahmes, en qualité d'officiants, de
pourohitas. Le brahme faisant fonction de prêtre, offre le
sacrifice régulièrement, matin et soir, et chaque jour, l'on
va chercher, à la rivière, l'eau destinée ^ laver la statue de
la divinité. Souvent les vases qui la contiennent, sont por-
tés par un éléphant, qui marche précédé des bayadères de
la pagode. Le brahme officiant habille l'idole et lui offre
le poudja^ en faisant de temps en temps sonner une clo-
chette. 11 paraît ensuite dans la nef, et distribue aux as-
sistants les offrandes, qui composaient le sacrifice. Les
bayadères dansent devant l'idole, lui font Varatty^ et chan-
tent des poésies, en l'honneur de la divinité qu'elle repré-
sente. Des musiciens font grand bruit avec des espèces
de clarinettes et de hautbois, des cymbales et des tambou-
rins. Si les chants religieux des Hindous sont monotones,
empreints souvent de tristesse, leur musique instrumen-
tale est toujours désagréable, et le vacarme qu'elle produit
ne tarde pas à être insupportable pour une oreille euro-
péenne. Les sacrilices sanglants sont toujours accomplis
par un prêtre, appartenant à une caste autre que celle des
brahmes. L'assistance, qui se presse journellement aux cé-
rémonies religieuses, ne laisse pas d'être nombreuse. Les
Hindous sont passionnés pour l'éclat et le bruit des spec-
tacles et des fêtes. Aussi leur religion leur en sert-elle à
souhait. Ils s'y rendent en foule, parés de leurs plus beaux
ornements. Les offrandes ne chôment jamais. Les plus com-
munes sont des lampes ahmentées avec du beurre liquéfié.
Aussi, en voit-on brûler journellement des milliers dans
les pagodes.
Les bayadères jouent un grand rôle dans les cérémo-
LE BRAHMANISME 19
nies religieuses aussi bien que dans la vie publique et pri-
vée des Hindous. Aussi, devons-nous à leur sujet entrer
dans quelques détails. A chaque pagode de quelque im-
portance est attachée une troupe de bayadères, dont le
nombre n'est jamais- au-dessous de huit, et auxquelles sont
toujours adjoints des musiciens. Leurs fonctions consis-
tent à danser et à chanter dans les pagodes et dans les
cérémonies publiques. Elles ont, pour habitude et même
pour obligation, de rendre visite aux personnages haut
placés, et pour elles, c'est l'occasion de montrer leurs
talents chorégraphiques, et de recevoir des gratifications.
Il n'y a pas de fête de famille, de mariage, de réjouis-
sances intimes, où on ne les invite à danser. La plus
grande partie des dons qu'elles reçoivent leur est prise
par les brahmes et les musiciens qui les accompagnent.
Le plus net de leurs profits leur est fourni par leurs
amants. Les bayadères sont dans l'Inde ce que les cour-
tisanes étaient dans la Grèce. Ce sont des femmes élé-
gantes, agréables, et à elles seules, il est permis de danser
et d'être aimables pour les hommes. Entretenir une baya-
dère n'est pas seulement chez les Hindous un luxe de bon
ton ; c'est encore une œuvre méritoire. Les brahmes ensei-
gnent que le commerce avec une bayadère est une vertiL
qui efface les péchés. Les bayadères se recrutent dans
toutes les classes, mais principalement dans celle des tis-
serands. Quand une fille a été agréée pour cet emploi,
aussi honoré que lucratif, ses parents la présentent avant
qu'elle soit nubile, au gourou^ qui l'initie, par une céré-
monie particulière, et la remet ensuite entre les mains du
maitre de danse de la pagode. Le costume des bayadères
est gracieux. Elles ont une ceinture d'or, des bijoux en or
au sommet de la tête, aux oreilles, aux bras et aux pieds ;
ceux qui sont attachés aux chevilles, résonnent d'un bruit
qui accompagne leur danse. Elles sont toujours jolies et
20 LE BRAHMANISME
gracieuses. Leur danse est une pantomime qu'elles exécu-
tent, en étant accompagnées par des musiciens. Leurs
chants consistent surtoutenrhytmes. En dehors des temples,
leurs danses et leurs pantomimes représentent des scènes
amoureuses, et leurs chansons sont loin de conserver le
caractère religieux. Elles choqueraient des oreilles tant
soit peu pudibondes, et pour les traduire, il faudrait
avoir recours au latin qui dans ses mots peut braver
Thonnéteté.
Toute pagode de quelque importance a une fête princi-
pale, qui revient chaque année, et c'est l'occasion d'un cé-
rémonial dont le luxe ne laisse rien à désirer. Il y a une
procession où la statue de la divinité du temple est prome-
née sur un grand char massif, posé sur d'énormes roues.
Le char est recouvert d'étoffes précieuses, de feuillages,
de fleurs, orné sur les côtés de chevaux et d'éléphants en
bois, peints de couleurs éclatantes. Au sommet du char,
est placée l'idole, et autour d'elle sont étages les brahmes,
qui président la cérémonie, et les bayadères, qui agitent
en l'honneur du dieu, des éventails de plumes de paon.
Le char est traîné par des hommes ; aussi, n'avance-t-il
que fort lentement, et sur son passage, la foule pousse
des cris enthousiastes. Un cortège, toujours nombreux,
accompagne l'idole, dans sa promenade. Il se compose de
guerriers simulant des combats, de groupes exécutant des
danses, de musiciens dont le vacarme est pénible pour
des Européens. Autrefois, l'on y voyait des obscénités.
Mais la domination anglaise a fait disparaître ce qu'il y
avait de plus choquant pour les mœurs. Néanmoins, la
réforme est loin d'être complète. C'est ainsi, que les
brahmes de certaines pagodes demandent, après la
procession, à leurs parents, au nom de la divinité,
pour leur servir d'épouses, les plus jolies fennnes qu'ils
ont remarquées dans la foule. Ils en obtiennent ainsi
LE BRAHMANISME 21
un certain nombre qu'ils gardent aussi longtemps
qu'elles leur plaisent, et les renvoient ensuite. Avant de
leur donner congé, ils leurs impriment avec un fer rouge,
sur la poitrine ou sur la cuisse, un signe symbolique, qui
leur assure à perpétuité le titre d'épouses de Vichnou ou
de Çiva. Griice k ceUe difjr?îitc ^ elles reçoivent, partout où
elles se présentent, un accueil favorable, et souvent même
des présents. N'oublions pas que ces processions donnent
généralement lieu à des collectes et à des quêtes, dont le
produit constitue un revenu assez important pour les
brahmes.
Outre les fêtes particulières à chaque pagode, il y a des
fêtes générales qui se célèbrent partout à des époques
fixes. Les principales sont le premier jour de Van qui
tombe au mois de mars ; en février la fête des serpents^
la nuit de Çiva (Civaratty) ; en juin, la fête du feu ; en
septembre, VAyouda Poudja ou fête des armes^ en
l'honneur des déesses Sévarasti, Latchoumy et Parraty,
épouses de Brahma, de Vichnou et de Çiva ; en octobre, la
fête des ancêtres ou des morts ; la fête des guerriers et
des écoliers^ le Ram-Lila^ anniversaire de la prise de
Lila par Rama ; en novembre, la fête de Kartekeya^\e> dieu
de la guerre ; la fête des lampes \ en décembre, au solstice
d'hiver, le Pongol^ ou fête de l'agriculture.
La plus obligatoire de toutes les fêtes est celle des an-
cêtres ou des morts ; elle dure neuf jours. Chaque famille
fait à ses ancêtres les sacrifices ordinaires et des cadeaux
de toile neuve, pour qu'ils puissent se vêtir. Le Ram-Lila
dure trois jours, et des spectacles représentent en public
les combats légendaires des singes contre les géants, la
construction du pont de Geylan, et la prise de Lanka. La
fête des lampes donne lieu à de nombreux sacrifices de
béliers et de boucs,pour remercier les dieux d'avoir donné
la maturité aux fruits de la terre. A la fête des serpents^
22 LE BRAHMANISME
l'on offre à ces reptiles, du lait et des bananes. A la fHe
des guerriers et des écoliers^ des troupes nombreuses
parcourent les villes avec des palanquins et des chars ri-
chenients décorés, et l'on assiste à des combats d'hommes
et d'animaux à la façon antique. A h fête de Kartekeya,
le dieu de la guerre, il y a profusion de feux d'artifices.
Au Po7igol, les femmes font cuire en plein air du riz dans
du lait. On arrose les vaches avec de l'eau mêlée de grai-
nes et de végétaux consacrés. On leur peint les cornes en
rouge ; on leur présente des lanternes allumées, et on les
fait courir dans les rues. Toutes ces fêtes donnent heu à
des réjouissances et à des réunions toujours fort nom-
breuses. Des processions, où se presse une foule enthou-
siaste, parcourent les villes et les villages, et la plupart
se font la nuit, à la lueur des lampes et des torches. La
population manifeste bruyamment sa joie, et à ces mo-
ments-là, elle sort de son apathie, et montre une activité
fiévreuse, qui contraste avec son calme habituel.
Les pèlerinages existent dans le brahmanisme comme dans
toute autre religion. Ils ont pour but et pour effet d'absou-
dre les péchés, et de gagner la faveur d'une divinité, qui
peut donner à ses dévotS;, le séjour dans le paradis, le
ciel d 'Indra, la ville aérienne d'Amaravati, ou exempter
de nouvelles naissances. Ils ont souvent pour objet l'ac-
complissement de quelque vœu. Pour beaucoup d'Hindous,
c'est une occasion, sinon un but de voyage et de plaisir.
Le jour du départ et de l'arrivée, le pèlerin se rase la tête,
jeune et fait un sacrifice aux mânes. Il voyage à pied, ne
mange qu'une fois par jour, et seulement des végétaux.
Les fatigues qu'ils supportent sont excessives, et il y en
a, qui font plusieurs centaines de lieues, sans ressources,
n'ayant pour tout bagage qu'un vase de cuivre, qui leur
sert à puiser de l'eau. Nombre d'entre eux meurent en
route, sur les chemins qui mènent aux grands pèlerinages.
LE BRAHMANISME 23
L'on trouve des squelettes, des ossements, et à l'époque
des grandes fêtes religieuses, l'air est tellement empesté
par les exhalaisons des cadavres eu décomposition, qu'il
en résulte un danger pour la salubrité publique. Le pèle-
rin doit rester au moins sept jours dans le lieu du pèle-
rinage. Il donne aux brahmes du sanctuaire, le plus
d'argent qu'il peut et reçoit, en échange, des feuil-
les d'arbres sacrées, des cendres de fiente de vache, etc.,
des objets qui ont seni à la toilette de la divinité. L'on
se rend en pèlerinage, à tous les lieux remarquables, aux
sources, aux tleuves sacrés, aux montagnes. Dans chacun
de ces lieux, il y a un sanctuaire. Les Hindous pensent
que s'ils rendent l'âme, les yeux fixés sur un fleuve sacré
ou sur une pagode en renom, ils vont droit au paradis.
Les lieux de pèlerinages les plus fréquentés sont Gangotri,
Tiroupaty, Séringham, Condjavéram, et surtout Hardwar,
endroit où le Gange sort des montagnes pour entrer dans la
plaine, Bénarès, la ville sainte de l'Inde par excellence,
la pagode de Djaghernault, et le lac sacré de Poshkur.
Les rives des fleuves sacrés, principalement celles du
Gange, où certains jours désignés, des foules de pèlerins
viennent se baigner, sont également des lieux de pèlerinages.
Gangotri est situé dans une région qui confine au Thi-
bet, connue sous le nom de Garhval, à plus de trois mille
mètres d'altitude. Un torrent, qui a déjà parcouru vingt
kilomètres, sort impétueusement d'une gorge au pied du
village. C'est là que les Hindous placent la source de leur
fleuve sacré, et aussi chaque année, de nombreux pèlerins
viennent y chercher l'eau, qui sert dans l'Inde entière,
aux rites brahmaniques. Séringham possède l'un des tem-
ples les plus vastes de l'Inde ; il. est entouré de sept en-
ceintes. La légende raconte que Brahma y est venu prier.
Condjavéram, à soixante-sept kilomètres de Madras, se
fait remarquer par deux temples, dont l'un situé sur le
24 LE BRAHMANISME
bord d'un étang, est une gigantesque pyramide, amas
prodigieux de sculptures. Tiroupaty n'est guère fréquenté
que par les sectateurs de Vichnou, qui viennent y visiter
le chef supérieur de leurs gourous. Hardwar est placé
près de l'entrée méridionale du Sivalik, petite chaîne de
l'Himalaya, par où le Gange sort définitivement de son
berceau montagneux, et débouche dans la plaine. Aussi,
cette ville est-elle appelée la porte du Gange, et chaque
année alors que les eaux du fleuve sont basses, de mars
à avril, des milliers de pèlerins viennent se plonger dans
Ponde sacrée. Ce pèlerinage est moins fréquenté qu'autre-
fois. Jadis des rixes sanglantes avaient lieu entre les
vichnouistes et les çivaïstes. C'est à HardAvar, que com-
mença en 1847, la célèbre et terrible épidémie de choléra
qui d'Asie se propagea en Europe.
Djaghernaut est le temple le plus célèbre de toute
l'Inde. Il est consacré à Vichnou qui, dit-on, a lui-même,
pour façonner son idole, pris l'apparence d'un charpentier.
La pagode passe pour avoir été élevée au XII^ siècle de
notre ère. Elle est entourée d'autres édifices, sanctuaires,
portiques, étangs sacrés. Toute la cité sacrée, connue
sous le nom de Pouri, couvre une superficie de huit
cents hectares, et sa population peut s'élever à vingt-cinq
mille habitants, dont six mille prêtres divisés en plusieurs
ordres, reconnaissant tous un chef, le Radjah de Khonda
dont les fonctions sont héréditaires. La cité sainte est en-
tourée d'un mur crénelé ; l'Européen n'y est pas admis et
ne peut voir que de loin le Baro-Dewal, grande tour res-
semblant à une borne colossale, où sont logées les statues
du dieu Vichnou, de son frère Balarama et de sa sœur
Soubrada ou Kali. La ville de Pouri vit du pèlerin. Autre-
trefois, la ferveur des fidèles était plus grande que mainte-
nant, et l'on évaluait, à un milUon ou un million deux
cent mille, le nombre de fidèles, qui visitaient chaque
LE BRAHMANISME 25
année la pagode de Djaghernault. Aujourd'hui, l'on n'en
compte plus que cent cinquante mille à deux cent mille-
L'on célèbre chaque année douze fêtes k Pouri. La plus
célèbre est celle de Rath-Jattra, qui tombe dans le mois
bengalais d'Asar, c'est-à-dire à l'époque où la chaleur est
la plus grande, et à l'entrée de la saison des pluies. C'est
alors qu'apparaissent les trois fameux chars, qui ont écra-
sé tant de victimes volontaires, précipitées sous les roues.
Ces chars transportent les trois divinités qu'on y a placées
avec toutes sortes de cérémonies, jusqu'au petit temple et
à l'étang sacré de Gondcha, situé à environ une lieue de
distance, et où le dieu va chaque année se livrer au plai-
sir du bain. Le plus grand char où Yichnou est placé,
porté sur seize roues de sept pieds de diamètre, mesure
environ huit mètres de haut sur autant de large. Sur
cette vaste plate-forme, garnie d'une galerie, on dépose le
dieu, qui est entouré par la foule des prêtres. L'idole est
abritée sous un dôme couvert d'étoffes éclatantes. Par-
tout la boiserie est travaillée et sculptée ; mais, vues de
près, ces sculptures sont bizarres et repoussantes. A l'a-
vant du char, l'on voit une statue conduisant quatre che-
vaux ailés et dorés. Les autres chars ne diffèrent du pre-
mier que par leurs dimensions, un peu mois grandes. Six
forts cables sont attachés à chacun des chars que traî-
nent des miniers d'hommes. Une joie frénétique éclate
dans la multitude, dès qu'elle peut voir et saluer ses dieux.
. Les prêtres provoquent ces transports par leurs gestes et
leurs harangues. Arrivées à leur maison de campagne,
les divinités y restent exposées, plusieurs jours. Pendant
ce temps, le peuple des dévots est en délire. Ce ne sont
que cris, vociférations et danses furibondes. La nuit en-
tière l'on tire des feux d'artifice. La fête se termine
par la réintégration des idoles dans leur domicile ordi-
naire.
26 LE BRAHMANISME
Un pèlerinage peu connu en Europe , est celui
du lac de Poshkur, le lac le plus sacré de Flnde.
Ce lac est placé au centre d'une étroite vallée et entouré
d'immenses vagues de sable mouvant, de plusieurs mètres
de hauteur. Sur ses bords, s'élèvent quelques pins isolés,
d'un très grand effet; sa forme est presque parfaitement
elliptique, et il se déverse, au sud, par un étroit canal,
dans un vaste marais. L'origine de ce lac est attribué à
Brahma. La légende raconte, que le dieu ayant voulu ac-
complir quelques rites, s'arrêta au milieu de la vallée, après
avoir placé des génies, à l'entrée des défilés, pour éloigner
les mauvais, esprits. Au moment de faire le sacrifice, il
s'aperçut que son épouse Saravasti ne l'avait pas accom-
pagné, et comme la présence d'une femme était nécessaire,
il employa l'une des Apsaras qui l'accompagnaient. Sara-
vasti fut tellement affligée de cotte infidélité, quelle se retira
dans la montagne pour pleurer. Ses larmes donnèrent
naissance à une fontaine, qui devint bientôt un bassin, et
en s'élargissant, un lac, celui de Poshkur. Des guérisons
miraculeuses ne tardèrent pas à s'accomplir, et ce lac fut
bientôt un but de pèlerinage. Durant tout le Moyen-Age,
toutes les familles princières rivahsèrent entre elles, pour
couvrir ses bords, de temples et de cénotaphes. Il s'y
forma une véritable ville, composée d'édifices religieux et
peuplée de brahmes. Les pèlerins, affluant de toutes les
parties de l'Inde, y apportèrent de nombreuses richesses,
et les princes firent tout pour enrichir les habitants de la
viUe sacrée. Les monuments qu'on y a élevés pendant des
siècles, sont arrivés à former sur les bords du lac, une
triple rangée d'édifices, dans lesquels on peut retrouver
tous les styles de l'Inde. Ce pittoresque assemblage de
portiques, de dômes arrondis, de flèches de pagodes, se
groupant d'une façon fort compacte, est unique dans
son genre ; l'on s'est disputé avec tant d'acharnement le
LE BRAHMANISME 27
terrain sacré, que pour construire, l'on a profité de quel-
que époque de sécheresse, pour s'avancer jusque dans le
lit du lac lui-même. Des crues successives, qui ont regagné
et même franchi les rives primitives, ont recouvert un
nombre considérable d'édifices, dont on n'aperçoit au-
jourd'liui que les dômes et les pignons dorés. Notons cette
particularité, que Poshkur possède le seul temple, qui
soit consacré à Brahma dans toute l'Inde. Il est situé au
sommet d'un monticule qui domine le lac.
Bénarès est la capitale de l'Inde, le principal centre du
brahmanisme. Mille ans avant l'ère chrétienne, c'était
déjà le grand centre des études philosophiques et théolo-
giques. Deux écoles rivales, les brahmanistes spiritualistes
et les souastikas matérialistes, remplissaient la ville de
leurs couvents et de leurs collèges. L'apparition du
bouddhisme en fit en quelque sorte un champ de bataille,
et pendant plusieurs siècles, l'on pouvait croire que le
brahmanisme allait perdre sa ville sainte. Il n'en fut rien.
Le bouddhisme a fini par être vaincu, et Bénarès redevintla
cité du brahmanisme. La fréquence des guerres de reli-
gion n'a pas laissé debout de monuments antiques. Le
Madhoray-Ghar, escalier d'une centaine de marches, dont
les brahmes, autrefois, ne montaient les degrés qu'à ge-
noux, conduit à la mosquée d'Aureng-Zeyb, qui occupe
aujourd'hui l'emplacement du temple de Vichnou. La po-
pulation de Bénarès approche actuellement de deux cents
mille âmes. Cette ville n'est plus ce qu'elle était jadis. Les
temples y sont toujours nombreux; l'on en compte près
de mille, où se presse la foule des pèlerins, qui viennent
se plonger au lever du soleil, dans l'eau sacrée du Gange,
accomplir les rites devant le lingam de Çiva, boire l'eau
fétide du puits de Gayan, ou source delà sagesse, et assis-
ter aux fêtes dont la plus brillante est celle de Ganésa, le
lils de Çiva, le dieu de la prudence, qui préside au com-
28 LE BRAHMANISME
merce,et qui ne possède pas moins, à Bénarès,de deux cents
sanctuaires. Cette fête se célèbre par des processions,
qui se forment devant chacun des sanctuaires, précédées
de musiciens et de bayadères, et viennent déboucher sur
les quais. Les vastes gradins, qui bordent le fleuve, dispa-
raissent sous le flot d'une nombreuse population. Le Gange
se couvre de milliers de barques pavoisées, et la proces-
sion se continue jusqu'au coucher du soleil. Dès que l'as-
tre a disparu, les bateaux s'arrêtent, et les idoles sont jetées
solennellement dans l'eau. Alors, les quais se couvrent de
lumières, et les feux d'artifice éclatent de tous côtés.
Chez les Hindous, les cérémonies de la vie privée pré-
sentent toutes, autant que le culte public, un vif intérêt.
Comme les Hindous n'ont dans leurs maisons que de très
petites pièces, toutes les cérémonies qui réunissent un cer-
tain nombre d'invités, se font dans la cour ou devant la
porte d'enh'ée de la maison, sous des pavillons de verdure
appelés pandals qu'on élève sur des piliers, au nombre de
onze ou douze, généralement peints de bandes, alternati-
vement rouges et blanches, et couverts ainsi que tout le
pourtour du paviUon, de guirlandes de fleurs, de feuillages,
et de diverses autres décorations. Le plafond est formé
avec de riches étoffes, et des toiles peintes, dans le goût
et avec les objets qui conviennent à la circonstance. C'est
ainsi que pour un mariage figurent des paons, des tigres
amoureux. Les Européens, invités à ces fêtes intimes, sont
frappés de l'élégance et parfois de la richesse des pandals.
Les cérémonies qui suivent la naissance sont au nombre
de quatre, le djatta carma, le nahma carma, Vanna-
prassana et le tchakouda. Elles servent en quelque sorte
d'introduction dans la vie. Le djàttâ carma se fait le on-
zième jour après l'accouchement. L'on purifie la maison
qui est restée souillée jusqu'à ce jour. Le brahme officiant,
le pourohita off"re un poudja aux dieux domestiques,
LE BRAHMANISME 29
protecteurs de la maison; il'consacre ensuite l'eau lus-
trale, et en fait boire quelques gouttes au père et à la mère
de l'enfant, et termine la cérémonie en aspergeant toute
la maison et ceux qui l'habitent. Le lendemain, on donne
un no m à l'enfant, c'est le nahma carma: tous les parents
et amis sont invités à cette cérémonie qui se termine par
un festin. Le pourohita commence par accomplir le ho-
man ou sacrifice au bien, en l'honneur des sept planètes.
Le père s'assied sur un escabeau, en tenant son enfant
dans ses bras, et près de lui se trouve un plat de cuivre,
plein de riz. Après avoir fait le sân câlpâ^ il écrit sur ce
riz avec l'index de la main droite, dans laquelle il tient un
anneau d'or, le jour du mois, son nom, celui de la constel-
lation sous laquelle l'enfant est né, et enfin le nom qu'il
veut lui donner, et appelle ensuite trois fois l'enfant par
ce nom, et le nahma carma est accompli. L anna-pra-
sana se fait au moment où l'on sèvre l'enfant, générale-
ment six mois après sa naissance. Les parents et les amis
se réunissent sous un pandàl orné de feuilles de manguier.
A.U milieu de l'assistance, sont assis le père et la mère, et
cette dernière tient l'enfant dans ses bras. Le bralnne ofli-
ciant accomplit le homan^ et accomplit ensuite un sacri-
fice avec du beurre liquéfié et du bétel. Les femmes ma-
riées font Varatty à l'enfant, entonnent des cantiques et
adressent des prières aux dieux. Après quoi, elles appor-
tent dans un vase de cuivre, une bouillie de riz sucré, et
en versent tous tant soit peu dans la bouche de l'enfant.
C'est le moment solennel. Les bravos redoublent et la mu-
sique se fait entendre. L'on offre ensuite le bétel, et la cé-
rémonie se termine par un festin. Le tchahouda ou la
première tonsure se fait trois ans après la naissance de
l'enfant. Cette cérémonie ressemble beaucoup à la pre-
mière. La seule différence, c'est qu'au Ueu de faire goû-
ter de la bouillie de riz à l'enfant, le barbier le tond, en ne
30 LE BRAHMAMISME
lui laissant au sommet de la tête, qu'une petite mèche de
cheveux que les Hindous ne se font jamais couper.
L'investiture, Vappanaija a une grande importance. A
l'heure actuelle, elle n'est plus guère pratiquée que pai'
les brahmes, qui la considèrent comme un moyen de se
séparer du reste delà population; aussi s'en montrent-ils
stricts observateurs. L'enfant, appartenant à la caste des
brahmes, reçoit l'investiture entre cinq et neuf ans. On
dresse un pandal, et tous les brahmes des environs sont
convoqués. Le premier jour, l'on offre un poudja aux
dieux domestiques. Les femmes mariéesfont une riche toi-
lette au néophyte, et lorsqu'il paraît dans l'assistance, il
est invité h monter sur une estrade de terre. Un repas
servi sur des feuilles de bananier termine la journée. Le
lendemain s'accomplissent les cérémonies essentielles; on
ceint les reins du récipiendaire d'une toile neuve; un bra-
sier allumé est divinisé au moyen de man^ram^ et neuf
brahmes offrent le homan. Les femmes mariées appellent
solennellement un grand vase de cuivre rempli d'eau auquel
elles accrochent des bijoux et des colliers. Elles évoquent
au moyen de mmitrans les dieux protecteurs delà famille;
après quoi, elles offrent le poudja, et font ensuite une
procession autour du village. La mère du néophyte ligure
sous une espèce de dais, et devant elle, l'on porte le vase
de cuivre qui est devenu sacré. Le brahme offlciant purifie
au moyen de mantrans le petit brahme de tous les péchés
d'ignorance qu'il a pu commettre, lui fait une ceinture
avec trois tours d'une tresse d'herbe dârbd ; il lui passe
ensuite le triple cordon autour du cou, eu récitant le man-
tran d'usage. A ce moment, les chants, la musique, les
clochettes et les coups, frappés sur des plaques de bronze
par les assistants, font un vacarme assourdissant. Après
l'investiture, le jeune brahme s'assied parmi les autres
brahmes, près de son père, le visage tourné vers l'Orient
LE BRAHMANISME 31
L'on tire sur eux un rideau qui les cache à tous les regards .
Les chants et la musique recommencent, et le père dit
tout bas à son 111s les secrets et les mantrans qu'il doit lui
apprendre. On prétend qu'il lui fait cette recommandation:
« Souviens-toi qu'il n"y a qu'un seul Dieu, principe et
« souverain de toutes choses. Tout brahme doit l'adorer
« en secret; mais, ce mystère ne doit être connu que des
a brahmes, et si tu le violais, il t'arriverait malheur».
Le soir, un grand repas est servi aux invités. Le nouveau
brahme offre, pour la première fois, le homan^ et après
Taccomplissement de diverses cérémonies, une promenade
solennelle a Ueu dans les rues ta la lueur des flambeaux.
Le nouvel initié est porté sur un palanquin. Pour les au-
tres castes, la cérémonie de l'investiture consistait dans
un homan^ et la plupart du temps, la remise du cordon
n'avait lieu qu'au moyen du mariage. Elle est aujourd'hui
à peu près tombée en désuétude, et l'investiture n'est plus
guère pratiquée que par les brahmes.
Les cérémonies du mariage sont à peu près les mêmes
dans les trois castes : mais par suite de la diversité des
populations, elles varient eu quelque sorte de province à
province. Néanmoins, elles présentent dans leur ensemble
une certaine unité. Les brahmes choisissent de préférence
pour leurs épousailles, l'équinoxe du printemps, alors
que Vénus et Mars sont en conjonction parmi les astres.
Pendant les trois jours qui précèdent la célébration du ma-
riage, ont lieu différentes cérémonies préparatoires. Si l'on
habite près du Gange ou d'un fleuve sacré quelconque, on
conduit sur sa rive les futurs époux, et on leur fait subir
une série d'ablutions. La célébration du mariage dure
cinq jours. Le premier jour est consacré au Mouhourta, la
cérémonie essentielle. L'on commence par invoquer les
dieux et les ancêtres et l'on offre un sacrifice au Pouléar.
Après quoi, les fennnes mariées parent les deux tiancés.
32 LE BRAHMANISME
L'époux sort comme s'il allait faire un pèlerinage à Rénarès.
Son beau-père se trouve sur son passage, elle ramène en
lui disant qu'il va lui donner une vierge. Les deux époux
se placent sur une estrade ou une peau d'antilope, la face
tournée vers l'Orient, sous une sorte de dais, décoré avec
profusion de guirlandes, de fleurs et de banderolles.
Les assistants frottent les mariés avec du safran; on leur
lave les pieds avec du miel ; on leur lie et on leur délie
des nœuds autour des poignets ; on les oint d'huile et de
parfums, et on leur passe des pierres magiques sur les
membres, en suppliant les dieux d'éclairer l'esprit et le
cœur des jeunes époux.
Le second jour, les deux pères, ou ceux qui en tiennent
lieu, unissent les mains de leurs enfants, puis leur versent
sur le corps, sept mesures d'eau, sept mesures de blé, sept
mesures de lait, pendant que le brahme officiant, fait les
mantrans d'usage. Arrive le moment solennel. Douze
brahmes déroulent devant les époux une pièce de soie, et
la soutiennent de manière à les cacher à l'assistance. L'on
apporte le tahly, grand anneau, emblème du mariage, sur
un coco, peint en jaune, qui repose sur deux poignées de
riz placés dans un vase de métal. On lui offre un sacrifice
de parfums, et on le fait toucher à tous les assistants. L'on
place sur un piédestal quatre grandes lampes à quatre mè-
ches, et d'autres lampes plus petites, et on les allume. Le
brahme officiant récite des mantrans et passe au cou de la
jeune femme un cordon auquel est suspendu le tahly : c'est
la preuve qu'elle est en puissance du mari. Pendant tout
le cérémonial, les musiciens font le plus de bruit possible,
et les femmes, en chantant des hymnes, les accompagnent.
Le troisième jour, les rites consistent à faire sept fois le
tour d'un feu consacré : à chaque fois, le mari prend de
sa main droite le pied de sa femme et lui fait toucher la
pierre de santal qu'il touche lui-même, en prenant le feu à
LE BRAHMANISME 33
témoin. Ensuite les deux époux se présentent le bétel et
touchent, ensemble, le beurre liquéfié, le riz, le sel, ali-
ments journaliers. Le quatrième jour, les époux prennent
ensemble un repas sur la même feuille de bananier. C'est
le signe de leur union. Un festin est donné aux invités. Le
cinquième jourcommence par une offrande deriz, brûlé en
l'honneur des dieux et des ancêtres. Le cérémonial se pro-
longe par des ablutions nouvelles et des changements bi-
zarres de costumes, de la part des mariés. Puis, il se ter-
mine par une procession, qui parcourt les rues à la lueur
des torches ; l'heureux couple est porté dans un palan-
quin. Parfois, les mariés sont assis, face à face, sur un élé-
phant. Il y a toujours, dans ces fêtes de famille, un étalage
extraordinaire de bijoux et de parures. L'on distribue aux
pauvres et aux religieux d'abondantes aumônes. Les dé-
penses quel'usage rend obligatoires pour le mariage sont
souvent une cause de ruine. La seule différence marquée
entre les différentes castes consiste dans le luxe et dans
les richesses. Notons néanmoins que dans les classes in-
férieures, sitôt qu'une jeune fille atteint sa puberté, ses
parents donnent des festins ; c'est une sorte d'appel aux
épouseurs. Souvent il arrive qu'une mariée n'est pas nu-
bile; dans ce cas, quelle que soit la caste à laquelle elle ap-
partient, elle reste dans sa famille, jusquà ce qu'elle le
soit, et lorsque ce moment arrive, ont heu de nouvelles
fêtes, semblables à celles du mariage.
Les funérailles sont des plus curieuses, comme rites.
Contrairement à l'opinion généralement répandue, qui veut
que tout soit immobile, en Orient, il est à remarquer,
que les brahmes seuls ont conservé les anciennes cérémo-
nies des morts. Les autres castes les pratiquent plus ou
moins ; mais, Ton remarque qu'il y a chez elles une cer-
taine tendance à les laisser tomber en désuétude et tout
au moins à en négliger certaines. Aussi, si l'on veut connaî-
3
34 LE BRAHMANISME
tre l'ancien cérémonial des funérailles, il faut voir ce qui
se passe chez les brahmes. Là, on retrouve les vieilles tra-
ditions, aussi sérieusement gardées qu'aux temps anti-
ques.
On dépose le mourant sur une toile neuve; on lui ceint
les reins d'une autre toile, et on lui fait la cérémonie de
l'expiation totale. Le pourokita et le chef des funérailles
qui, d'ordinaire, est son plus proche parent, lui font réci-
ter plusieurs mantrans dont la vertu est d'effacer tous les
péchés. On fait approcher une vache toute parée ; le rhala-
de en tient la queue, pendant que le pourohita récite un
mantran^ afin qu'elle le conduise dans Vautre monde
par un bon chemin. Le mourant donne cette vache à un
brahme. S'il ne se conformait pas à cet usage, il ne pour-
rait passer sur une vache le fleuve de feu, qui est à l'en-
trée du séjour de Yama.
Sitôt que le malade a rendu le dernier soupir, tous les
assistants doivent pleurer à l'unisson. Le chef des funérail-
leur offre un homan, à l'intention du défunt. Puis, le corps
est lavé, rasé ; on le pare de tous ses bijoux et de ses plus
beaux vêtements, et on le place sur un lit de parade, où il
reste exposé, le font saupoudré de santal, la bouche rem-
plie de bétel, et le cou entouré de guirlandes de fleurs.
Les préparatifs terminés, on pose le mort sur un brancard,
en l'enveloppant d'une grande toile neuve. S'il est marié,
on lui laissé le visage découvert. Le chef des funérailles
donne le signe du départ, et prend la tête du convoi, por-
tant du feu dans un vase de terre. Ses parents et ses amis
suivent la tête découverte, et le brancard s'avance cou-
vert de fleurs, de guirlandes et de riches étoffes. Les fem-
mes restent à la maison, oîi elles poussent des cris affreux.
Arrivé au heu oîi l'on brûle les morts, on creuse une fosse,
et l'on y élève une pile de bois sur lequel l'on place le
corps. Le chef des funérailles accompht le homàn et ap-
LE BRAHMANISME 35
proche une motte embrasée de fiente de vache. Il met
dans la bouche du mort une petite pièce d'or, et chaque as-
sistant, à son tour, y dépose quelques grains do riz cru
humecté. Le cadavre est dépouillé de ses vêtements ; on le
couvredemenubois, et l'on apporte une torche entlammée.
Le chef des fnnérailles se roule par terre pendant que les
assistants font des démonstrations de douleurs analogues.
Il prend ensuite la torche et met le feu aux quatre coins
du bûcher. Tout le monde se retire et il ne reste plus que
les brahmes qui ont porté le corps. Ils doivent attendre
sur les lieux, qu'il soit consommé; après quoi, ils vont
prendre un bain pour se purifier. Lorsque le corps est
brûlé, le chef des funérailles jette des boules de riz et des
pois aux corneihes, très nombreuses, dans l'Inde, et qui
figurent les génies malfaisants. L'on espère, par cette of-
frande, les empêcher de venir au défunt.
Souvent le cortège funèbre est accompagné de musiciens.
Parfois, le mort est placé dans une niche ornée de fleurs,
ou exposé sur un palanquin ouvert. Dans certaines parties
de l'Inde, on ne brûle pas les morts ; on les enterre, et cet
usage est suivi par tous les çivaistes. Dans certaines ré-
gions,les Hindous apportent leurs parents agonisants sur les
bords de la rivière voisine, qu'ils supposent être le Gange.
Celui qui meurt dans le Gange est sûr d'obtenir la béatitude
céleste, et parfois des fanatiques s'y sont noyés dans ce
but. Il est arrivé que des moribonds exposés sur les bords
du Gange, pour être entraînés à la marée montante, étaient
revenus à la vie, et qu'ils avaient été obligés d'aller finir
leurs jours dans un autre pays, leurs parents n'ayant pas
voulu les reconnaître vivants. Du reste l'usage de jeter les
morts dans le Gange a à peu près disparu. Il en résultait
à l'embouchure du fleuve, une infection qui souvent don-
nait lieu à des épidémies. Si bien que les Anglais ont dû
interdire cette coutume. Il en est de même de celle qui
36 LE BRAHMANISME
voulait que les veuves ne pussent survivre à leurs maris,
et les condamnait à être brîilées sur le même bûcher. Au
XYII® siècle, le voyageur Dernier fut témoin de cet horri-
ble spectacle et nous en fait un récit émouvant. Aujour-
d'hui, ces atrocités ont disparu ; le gouvernement britan-
nique est parvenu, mais non sans peine, à les suppri-
mer.
Le culte des ancêtres existe aussi bien dans Tlnde
chez les brahmanistes que chez les bouddhistes ; néan-
moins, il est moins développé. Le deuil dure générale-
ment un an ; pendant ce temps, Ton accomplit diverses
cérémonies. Le lendemain des funérailles, tous ceux qui
y ont assisté se rendent au heu où l'on brûle les morts,
et recommencent toutes les cérémonies du premier jour.
Des pratiques semblables ont lieu les jours suivants,
jusqu'au dixième jour. Ce jour là, le chef des funérail-
les se rend de nouveau au champ funéraire ; la veuve
et les femmes l'y accompagnent, et toutes poussent des
sanglots, en se frappant la poitrine. Le chef des funérail-
les, suivi de son cortège, se rend ensuite sur les bords de
l'étang sacré. Il y entre, et lorsqu'il a de l'eau jusqu'au
cou, il fait une invocation, afin que le défunt jouisse de la
félicité, aus'si longtemps que le Gange coulera. La veuve
quitte ses joyaux et ses parures, détache de son cou le
tahly et le place près d'une motte de terre qui figure son
mari. Elle indique ainsi qu'elle y renonce et prouve de la
sorte son amour à son mari. Le onzième jour des funé-
railles a lieu la délivrance du taureau. On amène un
taureau de trois ans, blanc, rouge ou noir, mais d'une
seule couleur. On le baigne, on le pare, après quoi, on le
laisse paître en liberté, et on en fait don à un brahme,
après en avoir fait hommage à Giva. Le douzième jour, on
fait une cérémonie pour le défunt et ses ancêtres, et le trei-
zième, Phéritier accomplit le homan.^ en l'honneur des sept
LE BRAHMANISME 37
planètes. Durant toute sa vie, un fils doit célébrer l'anniver-
saire de la mort de son père et de sa mère, et au commen-
cement de chaque nouvelle lune, il offre à ses ancêtres une
libation d'huile et d'eau. Le culte des ancêtres, qui est
l'une des principales prescriptions du brahmanisme, est
aussi pratiqué dans l'Inde que par le passé.
H. Gastonnet des Fosses.
{A suivre.
LE BOUDDHISME
(Deuxième article)
V. Le Fugitif
25. Comment Siddharta prit-il congé de son père
adoptifet de ses femmes ?
C'en est fait ; sa résolution est irrévocable, Siddharta
dira aux joies de ce monde un adieu éternel. « Cepen-
dant, ceci vint à la pensée de Bôdhisattva : cela ne se-
rait pas convenable, et, ce serait de ma part de l'ingra-
titude, si je m'en allais sans avoir prévenu le grand roi
Souddhôdana, et sans être autorisé par lui mon père (1). »
En conséquence,
Sur le coup de minuit, il se rend chez le roi. Il parle,
il pleure, il supplie. Peine perdue. Souddhôdana reste
inflexible, et les Sakyas mis en éveil font bonne garde
aux portes de la ville.
De retour dans son palais, le jeune prince traverse
une dernière fois son harem. Rien ne lui plaît, et son
àme ne ressent pour tout ce qui flatte les sens, pour tout
ce qui tient au corps, qu'un insurmontable dégoût. « Tou-
jours tourmenté, s'écrie-t-il, par la faim et la soif ; enfer
des créatures, ayant plusieurs ouvertures, donnant asile
i\) p. 175.
LE BOUDDHISME 39
à ]a vieillesse et à la mort : quel est le sage qui, après
l'avoir vu, ne regarderait pas son propre corps comme
un ennemi ? (2) »
« Tch'andaka, il ne faut pas tarder, donne moi Kan-
thaka le roi des chevaux, paré de ses ornements. » Il
veut partir à l'instant. Le fidèle écuyer que ce départ
précipité inquiète et désole, met tout en œuvre pour
faire revenir son maître sur sa résolution et engage avec
ce dernier une discussion pathétique dont on va lire les
plus beaux passages et la conclusion.
26. Quelle réponse fit-il aux objections soulevées à
V occasion de ce départ précipité pay^ son fidèle écuyer
Tch'andaka ?
Tch'andaka dit : Seigneur, ce en vue de quoi quelques
uns ici- bas entreprennent des pénitences et des austé-
rités diverses, en portant des vêtements d'écorce et de
peaux de gazelle, portant longs leurs ongles, leurs che-
veux et leur barbe, soumettant leur corps à des austé-
rités, à des austérités excessives de plusieurs espèces et
se livrant à une pénitence terrible de leur choix.
Pourquoi de cette manière chercherions-nous à obte-
nir la félicité des hommes et des dieux, quand cette féli-
cité est acquise, Seigneur. Ce royaume est étendu, flo-
rissant, prospère, abondant en tout, réjouissant, et rem-
pli d'une foule d'hommes et d'êtres animés. Et ces parcs,
les plus beaux d'entre les plus beaux ! ornés de toute
sorte de fleurs et de fruits, où résonne le chant des trou-
pes d'oiseaux ; et ces étangs embellis par des lotus
bleus, jaunes, rouges et blancs, animés par le chant des
flamants, des paons, des kôkilas, des tchakravàhas,
des cigognes et des geais, dont les bords sont entourés
(2) p. 184 Gathas : 29-30.
40 LE BOUDDHISME
de sahakàras, d'açokas, de tchampakas, de kourava-
kas, de tilakas, de kêçaras et autres arbres en
fleurs, bien ornés de jardins aux arbres de corail ; où
sont placés des échiquiers entourés de tables précieuses,
abrités par des treillages précieux ; dont on jouit sui-
vant le temps de la saison, au printemps, en été, en au-
tomne ou en hiver ; et ces grands palais pareils au mont
Kàilàça, semblables au Vàidjayanta, protégés par la
loi, la bonne loi, d'où sont bannis les soucis et le reste.
(Ces palais) ornés de terrasses, de portiques, darcades,
d'œils-de-bœuf, de pavillons à étages, où résonne le
bruit des treillages ornés de clochettes ; et cet apparte-
ment des femmes, Seigneur, où Ton sait si bien danser
en unissant les accords des voix et des instruments, (tels
que) les tambours, les tambourins, les luths, les fliiteset
les cymbales ; où l'on passe doucement le temps à rire,
à danser, à jouer, à se réjouir ; et vous. Seigneur, vous
êtes jeune, élancé, dans la fleur de la jeunesse, votre
corps est gracieux et charmant, votre chevelure noire,
et vous n'avez pas joué avec les désirs. Livrez-vous donc
quelque temps au plaisir, comme Indra, le maître des
dieux, et ensuite devenus vieux, nous irons errer en re-
ligieux.
Le Bôdhisattva dit :
C'est assez, Tch'andaka. Ces objets désirés, en vérité,
ne durent pas ; ils sont passagers, inconstants et de na-
ture changeante ; comme la goutte de rosée, ils ne
durent pas longtemps ; ils sont sans essence comme le
poing vide qui trompe un enfant ; comme la tige de la
plante kodàU, il sont sans essence.; comme les vases
d'argile, leur nature, est fragile, comme les nuages d'au-
tomne ils paraissent un instant et ne sont plus ; ils ne
durent pas longtemps, comme les éclairs dans le ciel ;
comme un vase où il,y^a_diLPoison, ils produisent les
LE BOUDDHISME 41
misères des changements d'existence ; ils apportent le
malaise, comme la liane Màlouta. Les objets désirés par
ceux qui ont Tintelligence faible, sont pareils à la bulle
d'eau d'une nature qui change vite ; pareils à l'illusion
et au mirage produits dune erreur de la pensée ; pareils
à l'illusion, causés par l'erreur de l'esprit ; pareils à des
songes ; ils sont par l'union du charme et de l'erreur de
la vue, incapables de satisfaire ; comme l'Océan, ils sont
difficiles à remplir; comme l'eau salée, ils produisent la
soif ; dangereux à toucher comme la iêie d'un serpent ;
comme un précipice, ils sont évités par les sages. Après
avoir reconnu qu'ils sont accompagnés de dangers, ac-
compagnés de querelles, accompagnés de fautes, accom-
pagnés de vices, ils sont complètement évités par les
sages, blâmés par les savants, repoussés par les gens
respectables, abandonnés par les gens sensés, accueillis
par les insensés, entretenus par les ignorants (1). »
27. En quels termes Siddartha, amionça-t-il à son
serviteur, son inébranlable résolution d'être moine ?
Le Bôdhisattva dit :
(c Au milieu d'une pluie de pierres, de flèches, de ha-
ches, de foudres et de tonnerre, un bloc de fer brûlant,
brillant de l'éclat de l'éclair et les sommets embrasés des
montagnes pourraient tomber sur ma tête, que je ne con-
cevrais pas de nouveau le désir d' (avoir) une maison !
En ce moment les dieux qui se tenaient dans les airs
firent entendre de grands cris de joie (jetèrent) une
pluie de fleurs (en disant) : Victoire, victoire à toi qui
possèdes la plus haute intelligence, qui donnes la sécu-
rité au monde, ô guide ! -^
L'esprit du meilleur des hommes n'est pas plus agité
(1) Lalila, 1. c. p. 186, 199,
42 LE BOUDDHISME
que le ciel ne l'est par l'obscurité , la poussière et les
météores, il n'est pas pris par les objets des sens, lui
qui est sans tache, comme le lotus nouveau dans Teau
qui n'adhère pas à lui. (1) »
28. Comment s' êchappa-t-il du palais et où se diri-
gea-t-il tout d'^abord?
Cela dit, les dieux plongent dans un profond sommeil
la ville entière. Siddartha, une fois encore demande
« le roi des chevaux. » 11 est minuit. Suivi de son fidèle
écuyer, le prince passe inaperçu à travers les rangs des
gardes endormis. Toute la nuit il va de toute la vitesse
de l'incomparable Kanthaka. Il était déjà bien loin,
quand, le jour venu, mettant pied à terre, « il congédia
la grande foule des dieux, des Nàgàs, des Ghandarbas,
des Asouras, de« Garoudas, des Kinnaras et des Mahô-
ragas. » — Un instant après, « il lui vint à la pensée :
je vais congédier Tch'andaka en lui remettant entre les
mains ces ornements et Kanthaka. « Ainsi fut fait. — •
L 'écuyer parti, « il vint encore à la pensée du Bodhi-
sattva : comment donc conserver une touffe de cheveux,
après être devenu religieux errant ? Et, coupant, avec
son épée, sa touffe de cheveux, il la jeta au vent. » —
Et aussitôt après « il vint encore à la pensée de Bôdhi-
sattva : comment donc, après être devenu religieux er-
rant conserver des vêtements de Kaçi (Bénarès)? Si je
pouvais avoir des vêtements rougeàtres convenables
pour demeurer dans la forêt, ce serait bien! » Et voilà
que le fils d'un dieu, sous la forme d'un chasseur, donne
au Bôdhisattva ses vêtements rougeàtres et prend ceux
de Kaçi. » Immédiatement le ciel et la terre retentissent
(1) Lalila, p. 191.
LE BOUDDHISME 43
des cris d'enthousiasme et des chants d'allégresse des
dieux.
Pendant ce temps, le palais et la ville résonnent
lugubrement des clameurs des guerriers et des sanglots
des femmes.
Et le prince, au comble de ses vœux disparaît dans
la forêt, au moment même où son fidèle écuyer, entrait
dans la ville. (1)
VI. L'ASCETE
29. Pourquoi Sakya-Mouni^ traversa-t-il sans s'y
arrêter les écoles des Brahmmies les plus célèbres ?
Sakya-Mouni, sous ses «vêtements rougeàtres» de re-
ligieux, visita en passant plusieurs moines célèbres,
cherchant sur la terre, un idéal qui toujours fuyait de-
vant lui. Un instant il crut l'avoir trouvé à l'école d'A-
râta-Kàlàma célèbre brahmane de Vaisali. L'illusion
dura peu. S'apercevant bientôt qu'il n'avait rien à ap-
prendre de ce maître, il s'en alla dans la capitale du
pays de Maghada. « Alors, un matin, à l'aurore, m'é-
tant habillé et ayant pris le manteau et le vase aux
aumônes j'entrai dans la grande ville de Radjagriha,
par la porte des eaux chaudes, pour demander l'au-
mône. Avec une belle démarche en avançant ou en recu-
lant, en regardant* à droite et à gauche, en me ramas-
sant sur moi-même, et en m'étendant avec une belle dé-
marche, en portant le manteau piéger, le manteau
(1) Tous les détails de celte mémorable légende, se gravèrent si
profondément dans l'imagination des sectateurs de Bouddha, qu'au
X" et au XII" siècle de l'ère bouddhique, les voyageurs chinois,
visitaient encore pieusement et dans l'ordre indiqué par la légende,
les lieux témoins de si édifiantes merveilles.
44 LE BOUDDHISME
vêtement de religieux et le vase aux aumônes ; avec des
sens non agités, un esprit qui ne va pas au dehors,
comme il convient à un homme transformé, comme celui
qui porte un vase d'huile, et ne regardant pas au delà de
la longueur d'un joug. (1) »
Son entrée dans la ville fit sensation. Le roi en per-
sonne vint lui rendre visite, et charmé de son entretien
lui offrit sur le champ la moitié de son royaume. Pareil-
les offres loin de le tenter, l'engagèrent à aller s'établir
ailleurs.
Un ascète fort en renom, Boudraka, dirigeait alors,
sur les bords de la rivière Nairanjanà, « une grande
réunion de disciples au nombre de sept cents. » Le Bô-
dhisattva lui offrit son concours « en qualité d'institu-
teur. » Peu après il partait pour le mont Gaya, suivi de
cinq des meilleurs disciples de Boudraka.
30. Par quelle suite de privations effrayantes arri-
va-t-il à se convaincre que V épuisement n'est pas le
chemin de la délivrance ?
C'est alors qu'il se résolut de savoir par expérience si
ce que disent certains Sramanas et certains Brahmanes
est vrai, c'est à savoir : « que ne pas prendre de la nour-
riture c'est la pureté. » Et aussitôt, il s'adonna à la pra-
tique de l'abstinence la plus rigoureuse. D'abord il se
condamna à ne manger par jour qu'un grain de Kola
t et pas un second », puis il en vint à ne prendre par
jour « qu'un grain de riz et pas un second », puis il « re-
connut qu'il ne faut prendre par jour qu'un grain de
sésame et pas un second » et finalement il se dit, qu'en
tout et partout celui qui aspire à la perfection « doit s'ap-
pliquer à ne pas prendre de nourriture. »
(1) Lalita, c. XVI p. 206, 7.
LE BOUDDHISME 45
Ces exercices durèrent six ans.
« Et alors, de moi qui ne prenais pas de nourriture, le
corps devint excessivement sec, maigre et sans force.
Ainsi par exemple, mes membres et leurs parties devin-
rent deux fois ou trois fois, quatre fois, cinq fois, dix
fois plus maigres que le nœud de la plante Asîtakî ou les
nœuds de la plante Kàlika. Les côtes devinrent comme
celles du crabe, comme les solives du toit de l'écurie des
bêtes de somme ; mon épine dorsale devint comme le
tissu d une tresse ; le crâne de ma tête comme une
gourde, les prunelles de mes yeux comme des étoiles
réfléchies au fond d'un puits. Et, Religieux, quand je me
disais : il est bon que je me lève et que je secoue mes
membres, courbé, je tombe renversé. Puis, relevé avec
peine, de moi qui me frottais les membres, les poils dont
la racine était corrompue se détachèrent. Et la couleur
belle, délicate et brillante qui était la mienne, elle aussi
disparut, et cela par l'effet du rude abandon de moi-mê-
me qui me dominait. Et les gens qui demeuraient dans
le village voisin du lieu où j'étais pensaient : Ah ! vrai-
ment, il est noir, le Sramana Gautama ! Ah ! vraiment,
il est bleuâtre le Sramana Gautama ! Ah! vraiment, il
a la couleur du poisson Madgoura, le Sramana Gauta-
ma (1). »
Et il supporta ces épreuves avec une constance que
rien ne put ébranler.
I Et le roi Souddhôdana envoyait chaque jour un
messager auprès du Bodhisattva. » Il tint ferme. Les
dieux alarmés prévinrent sa mère, qui accourut, mais
le Bodhisattva était si faible, qu'il la reconnût à peine.
Il la consola et la renvoya.
« Sans avoir l'esprit abattu, le Bodhisattva, pendant
(1) c. XVII, p. 221.
46 LE BOUDDHISME
six ans, resta les jambes croisées, de la même manière,
et ne s'écarta pas de la voie honorable. D'un lieu brûlé
par le soleil, il n'alla pas à l'ombre, et de l'ombre n'alla
pas au soleil. Il ne se fit pas d'abri contre le vent, le so-
leil ni la pluie. Il ne chassa ni les taons, ni les mousti-
ques, ni les serpents. Il ne rendit ni excréments, ni urine,'
ni crachats, ni morve ; ne se ramassa, ni ne s'allongea ;
ne se tint pas couché sur le côté, ni étendu sur le ven-
tre ou sur le dos. Les grands nuages, les grandes ondées,
la pluie, la grêle, en automne, au printemps, en hiver,
tombaient sur le corps de Bodhisattva qui. à la fin, ne
s'abritait pas même avec la main. Il ne combattait pas
les sens ; il n'accueillait pas les objets des sens. Et ceux
qui venaient là, jeunes gens du village ou jeunes ailles
du village, ou pasteurs de vaches, ou pasteurs de bes-
tiaux, ou ramasseurs d'herbes, ou ramasseurs de bois,
ou ramasseurs de fiente de vache, pensaient : C'est un
Pisatcha de la poussière (esprit des cimetières) ; et ils se
raillaient de lui et Je couvraient de poussière. (1) »
31. Quelles résolutions pratiques lui dicta cette
conviction ?
L'épreuve était complète, l'expérience définitive ; ja-
mais brahmane ne poussa si loin, la pratique du renon-
cement ; jamais Sramana ne supporta plus longtemps
mortifications plus terribles. Et cependant, l'illumina-
tion tant désirée ne s'est pas produite ; et la vie conti-
nue son oeuvre à travers la naissance, la vieillesse, la
maladie, la mort ; preuve manifeste que l'ascétisme
« n'est pas la route de l'intelligence » et que la déli-
vrance complète « ne peut-être obtenue par l'épuise-
(1) G. XVII. p. 822.
LE BOUDDHISME 47
ment. (1) » — Encore une illusion perdue ! Non, l'ascète
ne sauve rien, ni personne. Il se fait souffrir, et la souf-
france qui pèse sur lui <( aigiie, brûlante, intolérable,
extrême », épuise son corps et dessèche son âme. Fût-il
d'ailleurs revêtu, ce qui n'est pas, « de l'intelligence par-
faite », quel avantage en résulterait-il pour les créatu-
res qui soupirent après leur délivrance ? Aurait-il seule-
ment le cœur et la force de s'occuper d'elles? — Cette
dernière considération, pour Sakya-Mouni était décisive.
a Avec un corps affaibli, ma dernière existence ne serait
pas vouée à la compassio?i, et ce n'est vraiment pas là
la voie de Fintelligence. (2) »
La conséquence à tirer de ces belles considérations,
saute aux yeux. Le Lalita la formule ainsi : « Ainsi, Re-
ligieux, après avoir traversé six années vouées aux aus-
térités, le Bôdhisattva s'étant levé de cet endroit, pro-
nonça ces paroles : Je prendrai une nourriture abon-
dante, telle que de la soupe aux pois avec la mélasse et
de la bouillie de riz. (3) »
Ici se place un incident très caractéristique. « Alors,
Religieux, c'est Bouddha lui-même qui parle, les fils des
dieux ayant de la sympathie pour un être épuisé, ayant,
avec leur pensée, bien compris ma pensée et ma délibé-
ration, vinrent à l'endroit où j'étais et me dirent : cette
nourriture abondante à laquelle tu penses, ne la prends
pas. Nous t'introduirons de la vigueur par les pores. »
« Religieux, il me vint alors à la pensée : je pourrai
assurer que je ne mange pas, et les gens qui habitent
dans le voisinage du lieu où se passe ma vie, reconnai-
traient que le Sramana Gautama ne mange pas, tandis
(DP. 227.
(2) Ibid.
(3) Ibid. 222, 8.
48 LE BOUDDHISME
que les fils des dieux, avant de la sympathie pour un
être épuisé, m'introduiraient de la vigueur par les pores :
ce serait de ma part le plus grand des mensonges. Alors
Bôdhisattva, afln d'éviter le mensonge, ayant refusé les
fils des dieux, revint à l'idée de prendre une nourriture
abondante. (1) »
Au même instant se présentèrent pour le servir les
dix jeunes filles du chef de village. « Et ces jeunes filles
ayant préparé pour le Bôdhisattva plusieurs espèces de
mets, les lui offrirent tous. Le Bôdhisattva les mangea. •
Ce que voyant les cinq « personnages de bonne caste n
qui pendant six ans l'avaient « entouré de soins, et lui
avaient donné le grain de Kola, le grain de riz, ou le
grain de sésame » se dirent : « c'est un ignorant, et un
insensé. Et à cette pensée, s'éloignant de la présence
du Bôdhisattva et s'étant rendus à Bénarès, ils demeu-
rèrent à Richipadana dans le bois de Mrigadàna. »
Resté seul, Sakya-Mouni, après s'être fait un vête-
ment avec une vieille toile ramassée dans un cimetière,
reprit la vie errante du moine mendiant. Il prit un bain
dans les eaux de la rivière Nairanjana. « Et, Religieux,
pendant que le Bôdhisattva se baignait, plusieurs cen-
taines de mille de fils des dieux remplissaient la rivière
d'onguents et de poudres de sandal etd'aloès, et jetaient
dans l'eau des fleurs divines de différentes couleurs, en
vue de rendre hommage au Bôdhisattva. — Et, en ce
moment, la rivière Nairanjana était toute remphe de
fleurs et de parfums divins. Et des milliers de Niyou-
tas de Kôtis de dieux ayant recueilU de l'eau avec
laquelle le Bôdhisattva s'était lavé, l'emportèrent, cha-
cun dans sa demeure, pour lui bâtir un Tchâitya et pour
lui rendre hommage. — Quant aux cheveux et aux
(1} P. 227.
LE BOUDDHISME 49
moustaches du Bôdhisattva, pensant qu'ils étaient tous
des objets de bénédiction, Soudjata, la fille du chef, les
emporta pour leur bâtir un Tchaitya et pour leur rendre
hommage. (1) »
Soudjana avait quelques droits à un souvenir si pré-
cieux. Elle avait en e&et, le matin même, sous les yeux
de son père, servi à Sakya un potage exquis. « Elle prit,
dit le texte sacré, le lait de mille vaches, en retira sept
fois la crème la plus pure, puis, versant cette crème et
le riz le plus frais et le plus nouveau dans un pot de terre
neuf, et l'ayant mis sur un foyer neuf, elle prépara ce
mets. (2) »
Sakya se trouva bien de ce nouveau régime. « Il re-
prit ses couleurs et sa force ; et, depuis, le Bôdhisattva
fut appelé le beau Sramana, le grand Sramana. (3) »
Un professeur de grand séminaire.
[A suivre).
(1) P. 232.
(2) P. 230.
(3) P. 228.
UNE EPOPEE BABYLONIENNE
IS-TU-BAR - GILGAMÈS
Quatrième article.
INTRODUCTION (Suite).
LE déluge; apothéose de SAMAS-NAPISTIM; GUÉRISON
DE GILGAMÈS ; l'aRBRE DE VIE j LE PARADIS
PERDU ; LE RETOUR.
C'est pour obtenir sa guérison et échapper à cette
dure fatalité de la mort, que Gilgamès avait entrepris
un aussi long voyage. Il était venu vers Samas-napis-
tim dans l'espoir de surprendre le secret de vie , car, il le
possédait sans doute, lui qui jouissait du privilège
d'immortalité... Mais comment arracher au vieillard
son secret ?
Une première fois, déjà, comme Gilgamès l'interro-
geait, Samas-napistim s'était dérobé à la question par
une réponse évasive. Le héros, cependant, sans se
déconcerter, revint à la charge. Seulement, cette fois,
il usa d'un détour et ménagea avec art sa requête. Il
savait la coquetterie que mettent les vieillards à pa-
raître jeunes, et le secret plaisir qu'ils éprouvent à
s'entendre dire qu'il ont gardé, malgré les ans, leur
IS-TU-BAR — GILGAMÈS • 51
verdeur d'autrefois. Gilgamès fît donc compliment à
Samas-napistim de sa bonne mine, et s'extasia sur ce
qu'il paraissait tout rajeuni, insinuant parla, qu'il vou-
drait bien connaître, lui aussi, cette eau de Jouvence,
où se ravivait sa vigueur. C'était, en même temps
qu'un moyen de s'attirer les bonnes grâces du vieil-
lard, une manière adroite de revenir sur sa demande :
« A te regarder de près, Samas-napistim, je ne te
trouve point vieilli, tu parais aussi jeune que moi.
Non, en vérité tu n'es point vieilli, tu es aussi jeune
que moi. Resplendissant de santé comme tu es, tu
pourrais encore, ma foi, affronter la bataille... Mais
dis-moi, comment as-tu mérité de siéger dans l'assem-
blée des dieux, de prendre place parmi les immortels?
Voyons, confie-moi ce secret... (1) »
Gilgamès avait trouvé le côté faible de Samas-napis-
tim. L'aïeul, doucement flatté parles paroles câlines de
son petit-fils, ne sutplus résister: « Oui, Gilgamès, dit-il,
je vais te découvrir le mystère et te révéler le décretdes
dieux ('2). » Alors, avec cette humeur conteuse des
vieillards, il prit les choses par le commencement et
exposa tout au long son histoire, une terrible aven-
ture, dont il avait été le héros, d'oii il n'était revenu
sauf que par miracle, et qui lui avait valu l'immor-
talité.
« Ceci se passait à Surippak, tu sais, cette ville
assise, là-bas, au bord de l'Euphrate. Oh ! elle était
déjà bien ancienne cette ville, lorsque les dieux qui
l'habitaient, les grands dieux, conçurent le dessein de
faire le déluge. Or donc, ils se réunirent et tinrent
conseil. L'aspect était vraiment imposant de cette
(l)Tab. XI, 1.1-7.
(2) Tab. XI, 1. 8-10.
52 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
assemblée de dieux, que présidait Anu, leur père
commun, où siégeaient le guerrier Bel, leur conseiller
ordinaire, Ninib et Nergal, fidèles exécuteurs de leurs
volontés. Parmi eux se trouvait aussi Ea, le dieu de la
sagesse. Ce fut lui qui, en cette circonstance, se fit le
héraut des dieux et publia leur décision : « Argile,
argile, s'écria-t-il, amas de poussière, amas de pous-
sière ! Argile, écoute ; amas de poussière, entends !
Homme de Surippak, fils de Ubara-Marduk, construis
en hâte un vaisseau, quitte là tes biens, écarte tout ce
qui t'est étranger, pour ne t'occuper que de toi-même
et sauver ta vie. Aie soin, cependant, d'embarquer
avec toi les différentes espèces d'êtres animés. Quant
au vaisseau, construis-le suivant des proportions ré-
glées, de telle sorte que la longueur en soit égale à la
largeur. Dès qu'il sera achevé, tu le mettras à flot. (1) »
(( J'avais tout compris d'un mot. A travers ces
paroles, je devinai qu'il se tramait, là-haut, parmi
les dieux, quelque complot contre les hommes. Je dis
lors à Ea, mon seigneur : « Mon dieu et maître,
en toi, tu le sais, j'ai mis ma confiance, je ferai ainsi
que tu l'ordonnes. Mais ces préparatifs attireront, sans
doute, l'attention des habitants de Surippak. Me voyant
occupé à une telle besogne, tous, le peuple et les
anciens, viendront, en curieux, me demander à quelle
fin je destine ce bâtiment. Que dois-je leur répon-
dre? (2) »
(( Le dieu Ea dit à son serviteur : « Tu leur répon-
dras ceci : Le dieu Bel ne m'est point propice, il me
traite en ennemi. C'est pourquoi, je ne veux point
séjourner plus longtemps dans votre ville, ni poser ma
(l)Tab. XI, 1. 11-31.
^2) Tab, XI, 1. 32-35.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 53
tête sur une terre vouée au dieu Bel. Je vais plutôt
descendre vers la ,mer, établir ma demeure auprès
d'Ea, mon seigneur. Donne-leur cependant de tels
avertissements : Voici qu'il se prépare contre vous un
déluge, qui détruira tout sur la face de la terre, impi-
toyablement,leshommes, les oiseaux, les bêtes jusques
aux poissons. Vous reconnaîtrez que le déluge est
proche à ce signe, fixé par Samas lui-même : Dans la
nuit qui précédera un tel désastre, Celui qui assemble
les nuages fera tomber sur vous une pluie d'orage.
Donc, veillez, prenez bien vos précautions, tandis qu'il
est encore temps... (1) »
« Le lendemain, dès que le jour parut, je m'empres-
sai d'accomplir les ordres d'Ea, mon seigneur. Tout
d'abord, je prévins de ce qui allait arriver, les habitants
de Surippak. Mais jls m'écoutèrent d'une oreille dis-
traite, et ne tinrent aucun compte de mes salutaires
avertissements. (2) Puis, je me mis à l'œuvre. Ayant
réuni sous ma main tous les matériaux nécessaires, je
travaillai sans relâche, si bien, qu'en moins de cinq
jours, je vis se dresser la charpente de mon navire. La
hauteur des parois de la coque était de dix gar^ les
dimensions du toit mesuraient pareillement dix gar.
Je prenais garde, en effet, de ne point m'écarter du plan
tracé par le dieu Ea, et je me souvenais de sa parole :
« Construis le vaisseau suivant des proportions réglées,
de telle sorte que la longueur soit égale à la largeur, «
« Une fois que j'eus ainsi disposé la charpente, j'en
reliai les parties entre elles. Dans le vaisseau, je
ménageai six étages, qui comprenaient chacun sept
(1) Tab. XI, 1. 36-47.
(2) Ceci, quoique ne se trouvant pas sur le texte, mutilé à cet
endroit, se laisse facilement suppléer et est exigé pour la suite natu-
relle du récit.
54 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
chambres séparées. Au milieu, je disposai un lit de
roseaux épineux, que je fis fouler avec soin. Je passai
en revue les avirons et les mis en état. Enfin, j'endui-
sis les parois, en répandant, à l'extérieur, six sares de
bitume et trois sares de naphte, à l'intérieur (1).
« Le vaisseau une fois équipé, pour couronner
l'œuvre, j'organisai une fête. Rien n'y manquait. Les
hommes-canéphores me livrèrent, pour la circons-
tance, jusqu'à trois sares d'huile. Or, là-dessus, j'en
prélevai un seulement pour servir au sacrifice, et je
mis les deux autres à la disposition du pilote. Tous
les jours, on égorgeait des bœufs et des moutons.
Grande était la joie parmi mes hommes. Ils faisaient
couler à longs flots le moût, l'huile et le vin. Ils en
usaient comme de l'eau du fleuve. Une vraie fête de
nouvel an... Pour moi, ayant achevé mon œuvre et
mené à bonne fin une aussi difficile entreprise, je
trempai mes mains, en guise de purification, dans
l'huile sainte (2).
« La fête terminée, je fis mes derniers préparatifs.
Après avoir, pour plus de précaution, garni de fas-
cines, le haut et le bas du vaisseau, je procédai au
chargement. Je le remplis de tout ce que je possédais,
j'y entassai tout ce que j'avais en fait d'argent et d'or;
j'eus soin aussi, pour me conformer aux ordres d'Ea,
mon seigneur, d'embarquer avec moi les différentes
espèces d'êtres animés. Je fis monter en outre dans le
vaisseau toute ma maisonnée, ma famille et mes gens ;
bêtes et hommes je fis tout monter. (3)
« Puis, je me tins prêt à partir, n'attendant plus que
(1) Tab. XI, 1. 55-67.
(2) Tab. XI, 1. 68-78.
(3) Tab. XI, 1.79-86
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 55
le signal fixé par Samas lui-même. Elles retentis-
saient encore à mes oreilles, les paroles d'Ea, mon
seigneur : « Dans la nuit qui précédera le déluge,
Celui qui assemble les nuages, fera tomber une
pluie d'orage. Alors, entre dans le vaisseau et fermes-
en la porte derrière-toi. (1) »
« Le signal annoncé ne tarda pas à paraître. Dans la
nuit, en effet, Celui qui assemble les nuages fit tomber
une pluie d'orage, d'où je compris que le déluge était
proche. C'est pourquoi, dès la pointe du jour, saisi de
frayeur, vite, j'entrai dans le vaisseau et en fermai la
porte derrière moi. La porte une fois bien verrouillée,
je commis aux soins du pilote, Puzur-Bel, le navire
avec tout ce qu'il renfermait. (2)
« Or, voici qu'aux premières lueurs de l'aube, je vis
de gros nuages noirs émerger peu à peu au-dessus de
l'horizon, et s'avancer vers le haut du ciel, majestueu-
sement. On eût dit d'une procession triomphale se
déroulant dans les airs... Du sein de la nue, Ramman
brandissait le tonnerre. Nabu et Marduk ouvraient la
marche. A leur suite, allaientles dieux justiciers cou-
rant par monts et par vaux, à grandes enjambées, à la
façon des géants : Nergal arrachant, brisant tout ce
qui lui faisait obstacle, Ninib soulevant et faisant voler
en tourbillon tout ce qui se rencontrait sur son passage.
Bientôt les émissaires de Ramman, étant montés au
ciel, chassèrent la lumière et répandirent les ténèbres
sur la face de la terre. (3)
« Dès le premier jour, l'ouragan sévit avec une
extrême violence. Ce fut comme une terrible mêlée.
(1) Tab. XI, 1. 87-89.
(2) Tab. XI, 1. 90-96.
(3) Tab. XI, 1. 97-108.
56 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
aussitôt suivie d'une débandade effroyable. On eût dit
d'une gigantesque bataille, où Parmée des vents enne-
mis se ruait, d'une ardeur. insensée, sur l'humanité en
déroute. Dans cette course folle, le frère ne reconnais-
sait plus son frère. Tous les hommes étaient emportés
pêle-mêle par le noir tourbillon. Bientôt, du ciel on ne
distingua plus la terre. Alors, les dieux eux-mêmes
prirent peur... Craignant d'être atteints par les vagues
montantes jusque dans leurs retraites inaccessibles, ils
se réfugièrent dans les hauteurs du ciel, demeure
d'Anu. Ils se tinrent là tremblants, accroupis, comme
des chiens à l'attache dans un chenil. (1)
« A la vue du déluge immense, Istar se mit à geindre
comme une femme en couche. Elle s'écria dans sa
douleur, la reine des dieux, la bonne déesse : « Voici que
l'humanité est retournée en poussière, par ma faute,
car c'est moi qui ai médit de mon peuple dans l'as-
semblée des dieux; oui, par ma faute, car c'est moi
encore qui ai déclaré cette guerre de destruction.
Hélas! hélas! où sont-ils ceux que j'ai enfantés?
Comme du menu fretin, il remplissentla vaste mer (2). »
« Les dieux, voire même les Anunnaki, se lamentè-
rent avec elle sur le sort de la pauvre humanité.
Maintenant, ils se repentaient d'avoir fait le déluge.
Ils étaient tous là immobiles, versant des larmes et se
couvrant les lèvres en signe de deuil. (3)
« Durant six jours et six nuits, le vent ne cessa de
souffler, la tempête redoubla de violence... Cependant
aux approches du septième jour, le vent se ralentit,
latempête parut s'apaiser. Il touchait à sa fin, ce combat
(1) Tab. XI, 1. 109-116.
(2)Tab. XI,1. 117-124.
(3) Tab. XI, 1, 125-127.
IS-TU-BAR — QILGAMÈS 57
fatal, qu'avait livré aux hommes l'ouragan en furie.
Peu à peu la mer se calma. Maintenant, le vent était
tombé, le déluge avait cessé. (1)
Alors, je pus contempler la mer. A sa vue, un cri
s'échappa de ma poitrine oppressée... Voici que l'hu-
manité était retournée en poussière, et que, devant
moi, s'étendait la plaine liquide semblable à un pla-
teau désert!... Maintenant, j'avais ouvert la lucarne
du navire et le jour venait frapper en plein mon visage.
Atterré, d'abord, par un aussi affligeant spectacle, je
m'affaissai sur un siège et me pris à pleurer. Puis,
étant un peu remis de ma première émotion, je par-
courus l'horizon du regard... De toutes parts, la mer
était ouverte ; seulement, dans le lointain, une terre,
formant une sorte d'îlot isolé, émergeait de douze
coudées au-dessus des flots. (2)
« C'est là que vint échouer le vaisseau, au pays de
Nizir. Comme il s'était engagé dans la montagne, il
s'y enlisa. Six jours se passèrent ainsi... Aux approches
du septième jour, je lâchai d'abord une colombe : la co-
lombe s'envola puis revint, car elle n'avait pas trouvé de
place où se poser. Ensuite, je lâchai une hirondelle :
l'hirondelle aussi s'envola puis revint, car elle nonplus
n'avait pas trouvé de place où se poser. Enfin, je
lâchai un corbeau : le corbeau s'envola et, ayant trouvé
des eaux stagnantes, il s'en approcha, pataugea dans
la boue et ne revint pas. (3)
« Alors, je procédai au débarquement. Je dispersai
aux quatre vents du ciel, toutes les espèces d'êtres
animés renfermées dans l'arche. Puis, reconnaissant
(l)Tab. XI, 1. 128-132.
(2) Tab. XI, 1. 133-140.
(3) Tab. XI, I. 141-105.
58 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
envers les dieux qui m'avaient sauvé la vie, j'offris un
sacrifice sur le sommet même de la montagne. J'avais
disposé avec ordre et en nombre des vases propitia-
toires, au-dessous desquels, je versai en abondance des
grains de cannelle, de résine et des siliques. La fumée
de mon holocauste monta droit jusqu'au ciel, Ce sacri-
fice fut pour les dieux un sacrifice d'agréable odeur. Je
les vis, en effet, se ramasser en grappe, comme un
essaim de mouches, au-dessus de l'autel et les nari-
nes dilatées, aspirer délicieusement ce parfum suave...
Au moment où s'avança la grande déesse, revêtue de
magnifiques ornements, chef-d'œuvre d'Anu , reflet
de sa splendeur, — Oh ! non, ces dieux, pas plus que
mon collier, je ne saurais les oublier ! Non, ce jour où
je fus initié à la sagesse ne sortira jamais de ma mé-
moire ! — je dis à voix haute : « Oui, que les dieux
accourent en foule à mon sacrifice, qu'ils y viennent
tous, à l'exception de Bel, celui qui fit inconsidéré-
ment le déluge etvoua mon peuple à la perdition (1). »
« Tous les dieux répondirent à mon appel. Parmi
eux se trouvait aussi Bel, le guerrier... Dès qu'il
aperçut le vaisseau, il entra dans une grande colère,
digne des Igigi eux-mêmes : « Quel est celui d'entre
les dieux, s'écria-t-il, qui a osé enfreindre mes ordres?
Qui donc s'est mêlé de conserver la vie sur la terre?
Qu'aucun homme ne survive à ce désastre ! (2) »
« Ninib, le premier, prit la parole et dit à Bel, le
guerrier : « Qui donc a pu faire la chose, si ce n'est
Ea ! Ea ne connaît-il pas tous les artifices ? (3) »
« Ea, se trouvant mis en cause, prit la parole à son
tour. Tout d'abord, il adressa de vives objurgations au
(1) Tab. XI, 1. 156-170.
(2) Tah. X], 1. 171-175.
(3) Tab. XI, 1. 176-179.
IS -TU-BAR — GIL^AMÈS 59
dieu Bel, sur ce qu'il avait fait le déluge, sans y avoir
mûrement réfléchi, puis il nia la vérité du fait allégué
par Ninib contre lui : « Toi, s'écria-t-il, le chef des
dieux, le puissant guerrier, pourquoi fis-tu le déluge
inconsidérément ? Pourquoi envelopper ainsi dans
une même ruine les bons et les méchants? Est-il juste
d'imputer la faute à qui ne l'a pas commise ? Que le
pécheur expie lui-même son péché ! Que le coupable
subisse tout seul le châtiment qu'il mérite ! Même
envers le pécheur et le coupable, use d'indulgence et
de longanimité; ne le fais point périr! Surtout ne
fais pas de nouveau déluge ! Plutôt que de faire un
nouveau déluge, que les lions et les léopards fassent
irruption et diminuent la race nombreuse des hommes,
que la famine et Nergal lui-même surviennent et rava-
gent la contrée!. . Quant au décret des grands dieux,
ce n'est pas moi qui l'ai révélé. J'envoyai seulement à
Atrahasis un songe, par où il devina, de lui-même, ce
qui se tramait parmi les dieux contre les hommes (1). »
« Ea avait parlé avec adresse. Le dieu Bel, frappé
par la vérité de ce raisonnement, rentra en lui-
même. Un instant, il parut réfléchir, puis, prenant
une résolution subite, il me saisit par la main et me
fit monter avec ma femme sur le vaisseau. Alors, ayant
ordonné à celle-ci de se tenir inclinée à côté de moi,
il nous toucha tous deux au front, et, s'étant placé
entre nous, il nous bénit, disant : « Auparavant,
Samas-napistim était un homme, désormais, Samas-
napistim et sa femme seront des dieux comme nous.
Et ils demeureront au loin, à la bouche des fleuves, »
Sur ce, Bel, le guerrier, nous emmena et lui-même
nous établit au loin, à la bouche des fleuves. (2) »
(1) Tab. XI, 1. 180-196.
(2) Tab. XI, 1. 197-205.
60 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
Gilgamès avait écouté avidement, sans mot dire,
cette merveilleuse histoire... Le récit du déluge une
fois terminé, Samas-napistim continua : a Et mainte-
nant, lequel d'entre les dieux te rendra toi aussi,
Gilgamès, resplendissant de santé. Si tu veux obtenir,
avec ta guérison, le don d'immortalité, ne t'embarque
pas aussitôt, attends seulement... (1) »
« Alors Gilgamès, comme un voyageur harassé de
fatigue après une longue course, succomba à un pro-
fond sommeil, qui le coucha à terre, à la façon d'un
vent violent, durant six jours et sept nuits (2).
« Or, tandis qu'il dormait, Samas-napistim dit à sa
femme : >< Ce héros, vois-tu, est parti en quête du
secret de la vie, et voilà que, au terme de son voyage,
le sommeill'a dompté et couché à terre, à la façon d'un
vent violent. » Et sa femme de lui répondre : « Tou-
che-le et fais-lui goûter l'aliment mystérieux, après
quoi, il reprendra le chemin par où il est venu^ et,
dépassant la grande porte, s'en retournera dans son
pays. » — « Tu souffres, je le vois bien, reprit Samas-
napistim, de la souffrance de l'humanité. Or donc,
apprête toi-même l'aliment mystérieux et pose-le sur
sa tête pour qu'il l'emporte et s'en rassasie (3). »
« zVujour où Gilgamès monta sur le vaisseau, elle
apprêta, en effet, le mystérieux aliment et le posa sur
sa tête. Elle avait apporté à sa préparation un soin
extrême... Après l'avoir successivement mélangé,
travaillé, détrempé, elle le servit à point sur un vase,
au préalable nettoyé, et tout reluisant. Alors, Samas-
napistim, d'un geste brusque, toucha le héros et
(1) Tab. XI, 1. 206-208.
(2) Tab. XI, 1. 208-210.
(3) Tab. XI, 2il-220.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 61
celui-ci goûta de ce mets... Cet aliment mystérieux
préparé par la femme de Samas-napistim à l'usage
deGilgamès, fait rêver involontairement de je ne sais
quelles opérations magiques accompagnées d'étranges
formules d'incantation. On croirait assister aux apprêts
d'un repas, par une sorcière, sur une terre fantastique,
vaguement éclairée d'un jour lunaire, où viendraient
se mêler, parmi les bruits de vaisselle remuée, les
signes cabalistiques et les paroles sacramentelles...
Au cours du repas-, Gilgamès devisait avec Samas-
napistim, l'Eloigné. Comme il se réveillait à peine, il
croyait continuer un rêve. Il essayait de renouer le fil
de ses souvenirs : « Voyons, à mon arrivée, le som-
meil m'a surpris... Puis, tu m'as touché, tu m'as
frappé. » Sur quoi, Samas-napistim, tout en l'exhor-
tant à prendre encore de la nourriture, lui raconta
point par point la préparation du mystérieux aliment
et le mit au courant de tout ce qui s'était passé (1).
« Gilgamès, cependant, se préoccupait de son re-
tour. Comment ferait-il pour s'en aller? Il ne fallait
pas encore songer à partir, car son mal, loin de
guérir, ne faisait qu'empirer. Pour combien de temps
était-il retenu sur ces rivages ? Lui serait-il donné
seulement de les quitter un jour? « Comment sortirai-
je d'ici, Samas-napistim? La maladie s'est emparée
de tous mes membres, et la mort, l'horrible mort est
là debout devant mon lit à me guetter. Oh ! ce lieu que
j'habite est un lieu mortel ! (2) »
« Samas-napistim prit le héros en pitié, et, s'adres-
sant au pilote : « Amel-Ea, dit-il, la traversée a été
funeste à Gilgamès. Voici qu'il se traîne languissam-
(l)Tab. XI, 1.221-242.
(2) Tab. XI, 1. 243-247,
62 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
meut celui que tu as conduit, le corps couvert de
pustules, les chairs rongées par la lèpre. Prends-le,
Amel-Ea, mène -le au bain. Tout d'abord, qu'il lave
lui-même sa plaie, jusqu'à la rendre brillante comme
du métal, qu'il se défasse de sa lèpre et livre aux flots
cette dépouille. Puis, qu'il ait soin d'entourer sa tête
d'un bandeau neuf. Quant au voile qui recouvre sa
nudité, qu'il ne le renouvelle point avant d'arriver à
Uruk. Là seulement, il lui sera loisible de mettre un
voile tout neuf. » Ce dont Amel-Ea s'acquitta avec
un soin scrupuleux. Gilgamès d'ailleurs s'y prêta sans
se faire prier et accomplit point par point les indica-
tions de Samas-napistim (1).
La purification une fois terminée, Gilgamès monta
sur le vaisseau à côté d'Amel-Ea, et tous deux, de
concert, mirent le bac à flot. Ils étaient prêts à partir,
lorsque sa femme dit à Samas-napistim, l'Eloigné :
« Voici que Gilgamès, à la suite d'un long voyage,
durant sa halte, a été grièvement malade. Voyons, le
laisseras-tu s'en retourner ainsi dans son pays sans
lui avoir rien donné ? « Gilgamès, entendant cela, vite
avait saisi l'aviron et poussé son bac vers la rive...
Samas-napistim prit la parole à son tour et dit au
héros : « Gilgamès, à la suite d'un long voyage, durant
ta halte, tu as été grièvement malade. Allons, avant
que tu retournes dans ton pays, quête faut-il donner?
Tiens, Gilgamès, je vais te découvrir le mystère et te
révéler le décret des dieux. Cette plante, vois-tu, qui
ressemble à l'épine et dont la baie a une forme pa-
reille à la tête de la vipère, elle procure la vie à qui
la possède (2). »
(1) Tab. XI, 1. 248-271.
(2) Tab, XI, I. 272-286. — Les 1. 287-293 sont incomplètes sur
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 63
Gilgamès, ne se contenant pas de joie, fit part aussi-
tôt de son secret à son compagnon de voyage : c Cette
plante, vois-tu, Amel-Ea, est la plante fameuse qui
entretient la vie. Je vais l'emporter soigneusement à
Urulv et y faire participer les miens. Elle a nom : Le
rajeunissement du vieillard. J'en mangerai moi aussi,
afin de revenir aux jours de majeunesse. (1)
Là-dessus, Amel-Ea et Gilgamès partirent. Après
une première étape de quarante heures, ils firent halte
un moment, puis, s'étant remis en route, après une
nouvelle étape de vingt heures, ils répandirent une
libation. C'était aux abords du puits aux eaux jaillis-
santes... Gilgamès était dans le puits occupé à verser
de l'eau, lorsque tout à coup, surgit un serpent, qui,
d'un élan rapide, se jeta sur la plante de vie et l'em-
porta précipitamment, non sans proférer, en s'enfuyant,
une malédiction. Accablé par ce coup imprévu, Gilga-
mès s'affaissa sur lui-même, versant d'abondantes lar-
mes et laissant échapper de telles plaintes : « Amel-Ea.
les mains me tombent de fatigue, le sang a reflué de
mon cœur. Hélas! que ne me suis-je assuré ce grand
bienfait de la vie, au lieu de me laisser supplanter par
le serpent ! Voici que, après une étape de quarante
heures, au moment où j'ouvrais le vase pour en verser
le contenu, il m'a ravi mon bien àl'improviste, et s'est
approprié, à mon détriment, cette plante salutaire! Que
du moins la mer ne déchaîne point ses flots irrités
contre moi, que je puisse m'en retourner sain et
sauf! (2) »
Tandis qu'il se lamentait ainsi, le bateau avait tou-
l'original. Ces lacunes empêchent de savoir exactement le rapport
de leur contenu avec ce qui précède et ce qui suit.
(1) Tab XI, 1. 294-299.
(2)Tab. XI, 1. 300-316.
64 IS-TU-BAR. — GILGAMÈS.
elle au rivage. Gilgamès et Amel-Ea ayant débarqué
repartirent aussitôt Après une première étape de qua-
rante heures, ils firent halte un moment, puis, s'étant
remis en route, après une nouvelle étape de vingt
heures, ils répandirent encore une libation. Mainte-
nant ils étaient arrivés à Uruk. (1)
A peine rentré dans sa demeure, Gilgamès ordonna
à Amel-Ea, le pilote, de monter sur le rempart d'Uruk
et d'examiner à loisir le cylindre de fondation, sans
doute, afin de le réviser, peut-être aussi, afin d'en
ajouter un nouveau , relatant leur lointaine expédition
aux terres inconnues. (2)
Voici maintenant notre traduction littérale.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS
LE DÉLUGE (3) ; APOTHEOSE DE SamAS-NAPISTIM.
GuÉRisoN DE Gilgamès ; l'arbre de vie ;
LE PARADIS PERDU ; LE RETOUR.
Gilgamès, s'adressant à Samas-napistim, l'Eloigné,
lui dit :
« A te regarder de près, Samas-napistim,
ton aspect n'est point changé, tu es pareil à moi ;
non, tu n'es point changé, tu es en tout pareil à
moi.
(l)Tab.XI, 1. 317-320.
(2) Tab. XI, 1. 321-323. — Les 1. 324-328 qui terminent la on-
zième tablelte sont très obscures .
(3) La première partie de la onzième tablette,contenant le récit du
déluge, l. 8-205 (édit. Haupt) a été l'objet de nombreux travaux, en
France, en Angleterre et en Allemagne. Après les premiers essais
IS-TU-BAR — {^LGAMÈS 65
5 Tu aurais encore assez de vigueur d'âme pour af-
fronter la bataille,
à en juger par ta mine resplendissante.
comment sièges-tu dans l'assem-
blée des dieux, et as-tu obtenu l'immortalité? »
Samas-napistim, s'adressant à Lnlgamès, lui dit :
« Je vais, Gilgamès,te découvrir le mystère,
10 et te révéler le décret des dieux.
La ville de Surippak, tu sais, cette ville
assise sur le bord de l'Euphrate,
était déjà ancienne, lorsque les dieux qui l'habi-
taient,
les grands dieux, conçurent le dessein de faire le
déluge.
15 Là se trouvaient assemblés, leur père, Anu,
leur conseiller, le guerrier Bel,
leur ministre, Ninib,
leur exécuteur, Nergal (1).
le dieu de la sagesse (2), Ea, délibérait aussi avec
eux ;
de déchifFreraent, dus à la sagacité de G. Smith [Chaldean Account
of the déluge, 1872; Tramactiotisoftlie Society of Biblical Archxo-
logy, 1874 ; Assyrian discoveries ; Chaldean Account of Genesis,
1876. Cf. édit. Delitzsch, 1876 et Sayce, 1880), parurent successive-
ment les traductions de J. Oppert (Fra(/me?(<s de cosmogonie ckal-
déenne, dans Ledrain : Histoire d'IsraiH, t. I, 1879j, de Fr. Lenor-
mant [Origines de Vhistoire, 1. 1, 188U), de P. Haupt {Derkeilins chrifl-
liche Sintflutkbericht, dans Schrader : Die Keilinschriften und das
Alte Testament. 2 Aufl. 1883). Dans ces derniers temps, ce texte a
été étudié à nouveau par Jensen [Kosmologie, 1890), Alf. Jeremias
{Izdubar-Nimrod, 1891), J. Halévy {Recherches bibliques, VS" fasc.
1892), A. Loisy {Les ^nythes. chaldéens de la création et du déluge,
1892).
(1) An-en-7iu-gi « le seigneur du pays (où l'on s'engage) sans re-
tour, le dieu des enfers. »
(■:?) An-nin-igi-uzag « le seigneur des sources pures, le dieu de
l'Océan et de la sagesse. »
66 is-tu-b;vr — gilgamès
20 ce fut lui qui annonça leur résolution à i'argile :
« Argile, argile ; amas de poussière, amas de pous-
sière !
Argile, écoute; amas de poussière, entends!
Homme de Surippak, fils de Ubara-Marduk,
fais un bâtiment, construis un vaisseau.
25 Quitte là tes biens, conserve l'existence ;
écarte ce qui t'est étranger, sauve la vie.-
Fais monter, dans l'intérieur du vaisseau, toutes
les" espèces d'êtres animés (3).
Le vaisseau que tu dois construire
aura une surface de dimensions déterminées :
30 sa largeur sera égale à sa longueur.
(Le vaisseau une fois achevé), mets-le à flot. »
Moi, j'avais compris; je dis lors à Ea, mon sei-
gneur :
« . . . . seigneur, comme tu l'ordon-
nes,
me confiant en toi, je ferai.
35 Mais que répondrai-je aux gens de la ville, au peu-
ple et aux anciens ? »
Ea, ayant ouvert la bouche, parla
et me dit à moi, son serviteur :
« Voici ce que tu leur répondras :
Le dieu Bel m'a repoussé, il m'a rejeté ;
40 aussi, je ne veux point séjourner dans votre ville,
je ne veux point poser ma tête sur la terre de Bel.
Je vais descendre vers la mer, et demeurer auprès
d'Ea, mon seigneur.
(Le dieu Bel) versera sur vous une pluie abon-
dante,
{3j Mot à mol : « la semence de foules les vies. »
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 67
il détruira les oiseaux, les botes, jus-
qu'aux poissons,
45 . . . la moisson.
Samas a fixé ce signe : Celui qui assemble les
nuages,
durant la nuit, fera tomber sur vous une pluie
d'orage. »
Aux premières lueurs de l'aube,
. . . et
50
(Il manque ici quelques lignes).
55 l'éclat la citadelle,
puissant, dans j'apportai ce qui était
nécessaire.
Le cinquième jour, je posai la charpente :
les parois de la coque (?) avaient une hauteur de
dix gar^
les dimensions du toit étaient pareillement de dix
gar.
60 Ayant disposé, d'après ce plan, la charpente, j'en
reliai (les parties).
J'élevai six étages,
je divisai en six sections,
je distribuai l'intérieur en sept compartiments.
i\u milieu du vaisseau, je fis un lit pressé de ro-
seaux épineux (?)
65 Ayant inspecté les avirons (?), j'ajoutai ce qui y
manquait.
Je versai six sares de bitume à l'extérieur,
et trois sares de naphte à Tintérieur.
68 IS-TU-BAR — GILGAMES
Les hommes-canéphores, ayant livré trois sares
d'huile,
j'en réservai un pour le sacrifice,
70 et je fis don des deux autres au pilote.
j'égorgeai des bœufs,
j'immolai des chaque jour.
Les vases de liqueur, d'huile et de vin,
les ouvriers (les épanchèrent) comme (ils auraient
fait) de l'eau du fleuve.
75 (Je célébrai) une fête, comme au jour de VAkitÇi).
Samas .... je plongeai ma main
dans les vases d'onction (?).
le vaisseau était achevé,
difficile.
Dans le corps de vaisseau, en haut et en bas, on
plaça des fascines (?).
80 aux deux tiers.
Je le remplis de tout ce que je possédais,
j'amassai tout ce que j'avais d'argent,
je recueillis tout ce que j'avais d'or,
je réunis toutes les espèces d'êtres vivants.
85 Je fis monter dans le vaisseau, toute ma famille
et mes serviteurs ;
bêtes des champs, animaux des champs, ouvriers,
je fis tout monter.
Samas avait fixé ce signe :
Celui qui assemble les nuages, durant la nuit,
fera tomber une pluie d'orage.
Alors, entre dans le vaisseau et ferme ta po^te, »
90 Le signe fixé se manifesta :
Celui qui assemble les nuages, durant la nuit, fit
tomber une pluie d'orage.
(l) On appeluil ainsi, à Baiiylone, la lête du nouvel un.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 6-J
Dès que le jour commença à poindre,
sa seule vue m'inspira la frayeur,
vite, j'entrai clans le vaisseau et fermai ma porte.
95 La porte une fois bien verrouillée, aux soins de
Puzur-Bel, le pilote,
je commis le bâtiment, avec ce qu'il contenait
Aux premières lueurs de l'aube,
du fond du ciel, s'éleva un noir nuage,
au sein duquel tonnait Ptamman.
100 Nabu et Marduk ouvraient la marche.
Les dieux justiciers allaient par monts et par
vaux :
Nergal (1) arracliant | . . ],
Ninib chassant tout devant lui.
Les Anunnaki, portant des flambeaux,
105 éclairaient le paj^s de leurs feux.
Les émissaires (?) de Ramman montèrent aux
cieux.
ils changèrent la lumière en ténèbres,
la contrée comme ... ils
couvrirent.
Dès le premier jour, l'ouragan. ....
110 souffla violemment sur (?). .la montagne.
comme une armée rangée en bataille, fondit sur
les hommes
Le frère ne vit plus son frère,
du ciel, on ne distingua plus les hommes.
Les dieux, eux-mêmes, pris de peur à la vue du
déluge,
115 s'enfuirent et gagnèrent les hauteurs du ciel, de-
meure d'Anu.
Les dieux, comme des chiens à l'attache, étaient
accroupis dans leur chenil.
(1) Uru-ra-rjnl a ht grainl minisiro. »
70 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
Istar se mita geindre, comme une femme en cou-
ches,
elle dit tout haut, la reine des dieux, la bonne
déesse, de telles paroles :
a L'humanité est retournée en poussière,
120 parce que j'ai médit d'elle dans l'assemblée des
des dieux,
parce que, ayant ainsi médit d'elle dans l'as-
semblée des dieux,
i'ai ordonné ensuite le combat, pour faire périr
mon peuple.
Ceux que j'ai enfantés, hélas ! où sont-ils?
Comme du fretin j'en ai rempli la mer. »
425 Les dieux, voire même les Annurinaki, pleurèrent
avec elle.
Les dieux restèrent en place, versant des larmes,
et couvrant leurs lèvres, . . . l'avenir.
Durant six jours et six nuits,
le vent souffla, le déluge et l'ouragan firent rage.
130 Mais, aux approches du septième jour, l'ouragan
et le déluge cessèrent le combat,
qu'ils avaient combattu, pareils à une armée.
La mer se calma, le vent s'apaisa, le déluge
s'arrêta.
Ayant contemplé la mer, je ne pus retenir un cri,
car voici que toute l'humanité était retournée en
poussière,
135 et que (devant moi s'étendait) la plaine liquide,
semblable à un plateau désert !
J'ouvris alors la lucarne et le jour vint frapper
mon visage. (1)
(1) Mot à mot : « le mur de ma face. » De même un peu plus bas
1. 138.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 71
Je m'affaissai et m'assis en pleurant,
les larmes coulèrent sur mes joues.
Je parcourus du regard l'horizon: la mer était
ouverte,
140 une terre seulement émergeait de douze (coudées).
Le vaisseau échoua enfin au pays de Nizir.
La montagne du pays de Nizir arrêta le navire et
l'empêcha de se remettre à Ilot.
Le premier, le second jour, la montagne de Ni-
zir, etc. ;
le troisième, le quatrième jour, la montagne de
Nizir, etc.
145 le cinquième, le sixième jour, la montagne de
Nizir, etc.
Aux approches du septième jour,
d'abord, je fis sortir une colombe, je la lâchai :
la colombe alla puis revint ;
n'ayant pas trouvé de place où se poser, elle s'en
était retournée.
150 Ensuite, je fis sortir une hirondelle, je la lâchai :
l'hirondelle alla puis revint ;
n'ayant pas trouvé de place où se poser, elle s'en
était retournée.
Enfin, je fis sortir un corbeau, je le lâchai :
le corbeau alla et ayant vu les eaux stagnantes,
155 il s'approcha, pataugea et partit pour ne plus
revenir.
Ayant fait sortir aussi (tout le reste), aux quatre
vents (du ciel), j'offris un sacrifice,
je fis une libation, sur le' sommet delà montagne,
je rangeai sept et sept vases adaguru^
au-dessous desquels, je versai (des grains) de can
nelle, de résine et des siliques.
160 Les dieux respirèrent cette odeur,
72 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
les dieux respirèrent cette odeur suave,
les dieux, comme des mouches, s'amassèrent au-
dessus du sacrificateur.
Lorsque s'avança la grande déesse,
portant les grandes elute^ chef-d'œuvre d'Anu',
resplendissantes comme lui,
165 — Ces dieux, pas plus que l'ornement de mon
cou, je ne les oublierai !
Ce jour-là où je fus initié à la sagesse, je ne l'ou-
blierai jamais ! — (je dis) :
« Que les dieux accourent à mon sacrifice,
mais que Bel ne vienne pas à mon sacrifice,
car, inconsidérément, il a fait le déluge
170 et voué mon peuple à la destruction. »
Mais lorsque Bel arriva
et qu'il aperçut le vaisseau, il fut irrité Bel
et plein d'un courroux, digne des Igigi eux-mêmes:
« Qui donc, (dit-il), a conservé la vie ?
175 Qu'aucun homme ne survive à ce désastre ! »
Ninib, ayant ouvert la bouche, parla
et dit au guerrier Bel :
« Qui donc, si ce n'est Ea, a pu faire la chose,
Ea, en effet, connaît tous les artifices. »
180 Ea, ayant ouvert la bouche, parla
et dit au guerrier Bel :
« Toi, ô chef des dieux, guerrier,
pourquoi, inconsidérément, as-tu fait le déluge?
A l'auteur du péché, impute son péché ;
185 à l'auteur de la faute, impute sa faute.
t
Sois indulgent; qu'il ne périsse pas ! Sois patient;
qu'il ne périsse pas !
Au lieu de faire le déluge,
que les lions fassent irruption et diminuent la
race des hommes ;
IS-TU-BAR — GILGÂMÈS 73
au lieu de faire le déluge,
190 que les léopards fassent irruption et diminuent la
race des hommes;
au lieu de faire le déluge,
que la famine survienne et ravage la contrée ;
au lieu de faire le déluge,
que Nergal s'avance et ravage la contrée.
195 Moi,je n'ai point révélé le décret des grands dieux,
j'ai envoyé seulement à Atrahasis, un songe, d'où
il a deviné lui-même le décret des dieux. »
Alors, se prenant à réfléchir,
le dieu Bel monta dans le vaisseau ;
il me saisit par la main et me fit monter à mon
tour ;
200 il fit monter aussi et s'incliner ma femme à mon
côté.
Il nous toucha au front, et, se plaçant entre nous,
il nous bénit (disant) :
« Auparavant, Samas-napistim était un homme,
désormais, Samas-napistim et sa femme seront
des dieux comme nous.
Samas-napistim demeurera au loin à la bouche
des fleuves. »
205 Alors, il nous emmena et nous établit au loin, à
la bouche des fleuves.
Et maintenant, lequel d'entre les dieux te rendra,
toi asssi, resplendissant (de santé)!
Veux-tu obtenir la vie que tu recherches?
A cette fin, ne monte pas encore (sur le vais-
seau). » Durant six jours et sept nuits,
comme sur quelqu'un qui fait halte au milieu de
sa course,
210 sur lui fondit le sommeil (?), à la façon d'un vent
violent.
74 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
Samas-napistim, s'adressant à sa femme, lui dit :
« Regarde le héros qui recherche la vie :
sur lui a fondu le sommeil ("?), à la façon d'un vent
violent. »
Sa femme s'adressant à Samas-napistim, l'Eloi-
gné, lui dit :
215 « Touche-le et donne à manger à' ce héros du
td (1),
puis, qu'il s'en revienne guéri par le chemin qu'il
a déjà parcouru,
qu'il passe par la grande porte et retourne dans
son pays. »
Samas-napistim, s'adressant à sa femme, lui dit:
« Tu souffres de la souffrance de l'humanité.
220 Or donc, ayant apprêté la nourriture qui lui est
destinée, pose-la sur sa tête. »
Et au jour où il monta sur le vaisseau,
ayant apprêté la nourriture qui lui était destinée,
elle la posa sur sa tête.
Et au jour où il monta sur le vaisseau, ce jour-là
même,
premièrement, son aliment fut mélangé (?),
225 deuxièmement, il fut travaillé (?), troisièmement,
il fut détrempé,
quatrièmement, son vase (?) fut nettoyé (?),
cinquièmement, le vieux résidu (') en fut rejeté,
sixièmement, l'aliment fut à point (?),
septièmement, (Samas-napistim) toucha inopiné-
ment le héros, et celui-ci mangea du ta.
230 Gilgamès, s'adressant à Samas-napistim, l'E-
loigné, lui dit :
« Etant allé, sur moi a fondu le sommeil (?),
(1) Une sorte d'aliment magique.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 75
alors, inopinément, toi, tu m'as touché, tu m'as
frappé. »
Samas-napistim, s'adressant à GJlgamès, lui dit :
î< Gilg'amès, prends ta part de nourriture,
'235 certes, je t'ai frappé, toi
premièrement, ton aliment a été mélangé (?),
deuxièmement, il a été travaillé (?), troisième-
ment, il a été détrempé,
quatrièmement, ton vase (?) a été nettoyé (?),
cinquièmement, le vieux résidu (?) en a été rejeté,
240 sixièmement, l'aliment a été à point (?),
septièmement, moi, je t'ai touché inopinément,
et toi, tu as mangé du ta. »
Gilgamès, s'adressant à Samas-napistim, l'E-
loigné, lui dit :
« . . ferai-je, Samas-napistim, comment
m'en irai-je?
245 L'ikkim (1) s'est emparé de mes ... ;
dans ma chambre à coucher est assise la mort,
et le lieu . tu as fixé est un lieu mortel. »
Samas-napistim, s'adressant à Amel-Ea, le pilote,
lui dit :
« Amel-Ea, .... la traversée t'a été
funeste (?),
250 car, à son côté sa force (?)
est privée.
Le héros que tu as conduit.
aie corps couvert de pustules ('?),
la lèpre (?) a attaqué sa chair vive.
Prends-le, Amel-Ea, amène-le au bain.
255 Là, qu'il lave sa plaie (?) dans l'eau, jusqu'à \n
rendre brillante comme du métal ;
(I) Une sorte de démon.
76 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
qu'il jette, en outre, sa lèpre (?), pour que la mer
remporte ;
que son corps, enfin, resplendisse de santé.
Puis, qu'il entoure sa tête d'un bandeau (?) neuf.
Quant au voile (?) , qui sert de vêtement à sa nudité,
260 jusqu'à ce qu'il soit arrivé dans sa ville (natale),
et qu'il ait été remis en son chemin,
qu'il ne dépouille pas le vieux voile (?) ; là,
seulement, il remettra un voile neuf. »
Amel-Ea prit donc (le héros) et l'amena au bain.
Là, il lava sa plaie (?) dansl'eau, jusqu'à la rendre
brillante comme du métal ;
265 il jeta, en outre, sa lèpre (?), que la mer emporta;
son corps, enfin, resplendit de santé.
Puis, il entoura sa tête d'un bandeau (?) neuf,
Quant au voile (?), qui servait de vêtement à sa
nudité,
jusqu'à ce qu'il fût arrivé dans sa ville (natale),
270 et qu'il eût été remis en son chemin,
il ne dépouilla pas le vieux voile (?) ; là, seule-
ment, il remit un voile neuf.
Gilgamès et Amel-Ea montèrent sur le vaisseau,
ils mirent le bateau à flot, et eux montèrent.
Sa femme, s'adressant à Samas-napistim, l'E-
loigné, lui dit :
275 « Gilgamès est venu, il s'est reposé, il a été frappé.
Que lui donneras-tu, avant qu'il ne retourne dans
son pays? »
Cependant, lui, Gilgamès prit l'aviron (?),
et poussa le bac vers le rivage.
Samas-napistim, s'adressant à Gilgamès, lui dit :
280 « Gilgamès, tu es venu, tu t'es reposé, tu as été
frappé.
IS-TU-BAR GILGAMÈS 77
Que te donnerai-je, avant que tu ne retournes
dans ton pays ?
Je vais, Gilgamès, te découvrir le mystère,
et te révéler le décret des dieux.
Cette plante est comme l'épine avec
285 sa baie estpareilleàla (tête) de la vipère, et .
Si ta main s'empare de cette plante "
Gilgamès, ayant entendu cela,
ouvrit le vase,
il lia ensemble de grosses pierres, ....
290 il le traîna vers l'abîme,
lui, prit un animal, il saisit
il brisa de grosses pierres,
troisièmement, il le saisit à bras le corps (?),
Gilgamès, s'adressantà Amel-Ea, le pilote, lui dit •
295 « Amel-Ea, cette plante est la plante renommée,
au cœur de laquelle l'homme trouve la vie.
Je veux l'emporter au milieu d'Uruk-supuri,
je veux en faire manger . . . qu'il coupe la plante.
Elle a nom : Le vieillard est rajeuni.
Moi, j'en mangerai à mon tour, ainsi reviendrai-
je aux jours de ma jeunesse. »
300 Ils fournirent d'abord une étape de quarante heu-
res,
puis, au bout de soixante heures de marche, ils fi-
rent une libation.
Gilgamès vit le puits aux eaux bouillonnantes (?).
Etant descendu au sein du puits, il répandait de
l'eau,
lorsque un serpent sortit et lui ravit la plante ;
305 . , . . il s'élança et emporta la plante.
Tandis qu'il s'enfuyait, il jeta une malédiction.
Ce jour-là, Gilgamès s'assit et pleura ;
les larmes coulèrent sur ses joues.
78 IS-TU-BAR — GILGAMES
d'Amel-Ea, le pilote :
310 « Pourquoi, Amel-Ea, les mains me tombent-
elles de fatigue ?
Pourquoi le sang fuit-il de mon cœur?
Je ne me suis point fait de bien à moi-même ;
le serpent de la terre s'est fait du bien à lui-même!
Voici que, après une étape de quarante heures,
pour lui tout seul il a emporté la plante,
315 tandis que j'ouvrais le vase et que j'en versais le
contenu.
Que du moins la mer ne s'élève pas contre
moi
que je puisse m'en
retourner! »
Or, il laissa le bateau sur le rivage.
Ils fournirent d'abord une étape de quarante
heures,
puis, au bout de soixante heures de marche, ils
firent une libation.
320 Ils étaient enfin arrivés au milieu d'Uruk supuri.
Gilgamès, s'adressant à Amel-Ea, le pilote, lui dit:
« Monte, Amel-Ea, sur le mur d'Uruk, allons ! va.
Examine le cylindre de fondation et prends la
brique. La brique n'est pas moulée (?),
et ses fondements ne connaissent pas tes sept
noms.
325 Un sare, ta cité, un sare, les jardins, un sare,
le bois, étendue (?) du temple d'Istar.
Trois sares aussi l'étendue d'Uruk ....
Au jour où bûhku dans le temple le namyar je
laissai,
Au jour où bùkku dans le temple le namyar je
laissai,
IS-TU-BAR — GILGAMÊS 79
330 Onzième tablette : celui qui a vu l'abime. His-
toire (?) de Gilgamès.
Copie certifiée conforme au texte ancien.
Propriété d'Assurbanipal, roi des légions, roi du
pays d'Assur.
certes
comme la voûte (?) .
je réglerai en haut et en bas
. ferme
au signe que je t'enverrai,
entre et tourne la porte du vaisseau,
au milieu, tes provisions, tes biens, ta fortune,
ta . , ta famille, tes serviteurs et les ou-
vriers,
10 les bêtes des champs, les animaux des champs,
tous je les ferai venir,
je les enverrai et ils garderont ta porte. »
Atrahasis, ayant ouvert la bouche, parla
et dit à Ea, son seigneur :
« . certes, je n'ai pas construit de vaisseau,
sur le sol, trace
que je voie le vaisseau
sur le sol je ferai . . . .
ainsi que tu m'ordonneras
(!)• >'
J. Sauveplane,
Ancien élève de l'Ecole des Hautes-Etudes.
(1) Ce morceau, relatif à la construction de l'arche, faisait partie
d'une recension du déluge différente de celle que nous avons tra-
duite, et. selon toute apparence, plus développée.
CHRONIQUE
I. La science des Religions. — Dans un article publié
par h Scie7ice catholique {sQ^lQmhve 1892), sur la nécessité
d'étudier les langues des peuples ancieHs, Mgr de Harlez fait res-
sortir en ces termes, l'importance de la science des religions.
« J'ose le dire sans hésitation, aujourd'hui les problèmes les
plus graves en ce qui concerne les croyances religieuses
sont résolus, tant dans le monde savant que parmi les profanes,
en grande partie, au moyen de ce qu'on appelle la Science des
religions. C'est à cette science que les vulgaires démolisseurs du
christianisme demandent leurs armes de choix.... Ellen'est pour
eux qu'un produit naturel, spontané qui exclut toute action, toute
intervention d'une cause supérieure. D'après ce système la reli-
gion s'est développée dans rhomme,en vertu du principe naturel
de l'évolution qui l'a fait naître, en premier lieu, dans les rudiments
plus grossiers de l'adoration de la matière brute, pour l'élever suc-
cessivement et fatalement aux divers degrés de l'animisme, du
polythéisme, de l'hénothéisme et finalement du monothéisme. Dans
cette évolution, le christianisme a sa place, comme toute autre
doctrine, et cette place n'est pas des meilleures.
Ensuite, et ceci est le but final, on veut démontrer que le
christianisme, le cathoUcisme surtout, n'est qu'un système éclec-
tique emprunté aux religions païennes de l'Orient, réunissant en
lui tout ce qu'il y a de plus absurde dans ces dernières et leur de-
vant même, sans conteste, le peu de choses raisonnables qu'il
professe. Le judaïsme et le catholicisme sont nés comme tous les
autres cultes et ont pris rang parmi les plus bizarres et les moins
élevés, On n'hésite nullement à proclamer bien haut que l'on
CHRONIQUE 81
regrette le paganisme, à donner la préférence au bouddhisme, au
maliométisme nii^me sur les mythes et le polythéisme catho-
lique...
L'assyriologie et l'égyptologie dont la relation avec les
sciences bibliques est des plus étroites sont exploitées contre nous.
il s'agit de savoir si les données fournies par les textes cunéi-
formes de Babylone et d'Assyrie n'ont point donné le coup de
mort à l'autorité des livres historiques de la Bible, à cause des
contradictions que l'on parvient à établir entre les assertions des
monarques babyloniens ou assyriens et celle des historiographes
bibliques; si, en outre, les croyances ressuscitées de ces peuples
antiques ne démontrent pas que les enseignements de la Genèse
étaient tout simplement les échos des fables inventées sur les
bords de l'Euphrate ou du Tigre.
Les récits de la création divisée en époques déterminées, de la
chute du premier couple humain, du déluge et de ses diverses
péripéties par exemple, ont trouvé leurs pendants parmi les mo-
numents religieux de la Ghaldée. On en conclut que les premiers
étaient purement mythiques aussi bien que les seconds et que
les uns et les autres ne méritent aucune croyance.
L'égyptologie ne joue pas un rôle moins important dans le
jugement à porter sur la véracité des livres bibliques. L'histoire
de Joseph et de la famille de Jacob, celle du peuple d'Israël, de
Moïse et de l'Exode, pour nous borner à ees traits spéciaux,
reçoivent des vieux textes hiéroglyphiques un démenti solennel
ou une confirmation indéniable.
Si l'on consulte les éranistesacatholiques, beaucoup diront que
la plupart des croyances du peuple de Dieu ont été empruntées à
Zoroastre et à l'Avesta. Si les juifs sont monothéistes, ils le doi-
vent à la connaissance d'Ahura-Mazda qu'ils ont faite pendant
la captivité de Babylone. S'ils croient à la spiritualité de l'âme,
à son immortalité, à une rétribution future, spécialement au châ-
timent des fautes commises en cette vie, c'est à Zoroastre qu'ils le
doivent. S'ils ont espéré en un Messie rédempteur et médiateur
c'est qu'ils avaient appris à connaître, et Sôshyant le restaurateur
du règne de la justice, après la fin du monde actuel, et Mithra le
2
82 CHRONIQUE
médiateur entre les bons et les mauvais esprits qui se disputent
l'âme de l'homme au sortir de cette vie.
L'Iode n'a pas moins d'importance en ces trois grandes
phases : védique, brahmanique et bouddhique. Aux Yédas on
prend des argumèots contre ou pour les évolutions religieuses,
et ses dieux, on les compare avec le vrai Dieu, avec les person-
nages célestes vénérés des chrétiens; on assimile les cérémonies,
on donne une physionomie païenne au culte catholique. Du
brahmanisme on vante la civilisahon supérieure à celle que le
christianisme a produite.
C'est dans l'Inde que l'on trouvera également et Krishna et
Bouddha dont les légendes ont enfanté celles du Christ, avec tous
leurs détails, dont les doctrines ont inspiré les fondateurs du
christianisme, dont le culte a engendré leur culte, et dans leurs
leçons, on nous montrera et les croyances et la morale chré-
tienne, mais sous une forme bien plus pure et bien plus ration-
nelle. Car la main contaminée du polythéisme chrétien a dégradé
tout ce qu'elle a touché. On ira même, comme j'ai eu l'honneur
de le dire, jusqu'à présenter le bouddhisme comme l'idéal reU-
gieux.
Un professeur de la nouvelle Sorbonne se vante, dans sa chaire,
d'avoir de beaucoup surpassé le Christ. Jésus n'avait su gagner à
lui que des pécheurs et des gens du peuple. Lui, il a pu d'em-
blée gagner à la foi de Gàkiamùni les inteUigences les plus
élevées.
Les annales de la Chine ne sont pas moins exploitées dans un
sens comme dans l'autre. On s'est etïurcé de représenter la reli-
gion chinoit.e à son aurore comme purement animiste ou repro-
duisant même les charlataneries grossières du shamanisme; on se
débarrassait ainsi, en un tour demain, d'un fait dont l'existence
seule est la négation du système du développement, du progrès
nécessaire et conlinu. Cela fait que la religion chinoise primi-
tive est tout ce que l'on veut : monothéisme pur, animisme, po-
lythéisme grossier, sorcellerie, selon l'auteur qui s'en est occupé
et quia cherché, dans cette étude, plut<jt la confirmation de ses
idées que la réalité pure.
Gomme la religion chinoise a été exploitée pour avihr le christia-
CHRONIQUE 83
nisme,rauteur le montre ensuile, par quelques extraits d'un livre
qui a eu un grand retentissement, qui a été publié en hollandais
d'abord, puis en une traduction française dans les Annales du
musée Guimet, d'un livre qui fait autorité et qui le mérite au
point de vue linguistique. Je veux parler des fêtes annuelles
célébrées à Emoui, décrites par M. de Grool, consul de Hollande,
dans l'empire du Milieu. »
Concluons avec Mgr de Harlez, que devant une pareille cons-
piration, il ne suffit pas que nous soyons ce qu'on appelle « au
courant de la science «. Appuyé sur cette autorité du savant
professeur de Louvain, nous renouvellerons ici le vœu que nous
avons déjà émis ailleurs, à savoir que la science des religions
prenne dans nos grands séminaires la place qui lui convient.
C'est de là que doit sortir celte jeune génération de savants
dont parle Mgr de Harlez, Il nous faut être des « maîtres de la
science. »
11. SCeligion chrétienne. — L'œuvre de St-Jérome, que
dirige M. le comte de Charençey,a pour but de venir en aide à la
grande œuvre de la propagation de la Foi, en se chargeant de pu-
blier d'abord les notes grammaticales et les vocabulaires que les
missionnaires veulent bien lui adresser, puis les livres de
prières, et les autres ouvrages nécessaires aux écoles.
Déjà nous devons au généreux concours des deux premiers
fondateurs la publication de deux vocabulaires de l'Océanie:
celui de Futima, par leR. P. Grézel, et celui de Saînoa, parle
R. P. Violette. L'Institut et le "Ministère de l'instruction publique
ont jugé ces travaux dignes de leurs encouragements.
L'œuvre de St-Jérôme a publié encore: Les 7ioirs peints par
eux-mêmes, de l'abbé Bouche. — ^Essai de grammaire de
la langue de Viti, d'après les manuscrits des missionnaires ma-
risles.— Un dictioîinaire tog a- Français q\. français-toga-an-
glais. — Un dictionnaire latiji-uvéa et un Katékismu
l'Ede Yoruba, traduction du catéchisme de Cambrai, par le
P. Baudin.
— M. l'abbé Richard, curé de Bourbon-l'Archambauli donne,
dans un ouvrage récent, le fruit de ses recherches sur « l'histoire
84 CHRONIQUE
de l'insigne relique de la vraie croix » qui existe en cette ville.
Après quelques renseignements généraux sur Thistorique du
signe de notre salut, l'Invention par sainte Hélène, la perie elle
recouvrement (Exaltation) par l'empereur Héraclius, le transport
à Gonstantinople et la division en dix-neuf parties, il aborde l'é-
tude spécialede la relique. En 1241 l'empereur Baudoin en donne
trois gros fragments à Saint-Louis,et c'est son fils Robert,comtede
Clermont, qui en otïi e une partie à Bourbon.
— A r Académie des Inscriptions el, Belles-Lettres^ séance
du 1" avril 1892, M.Louis Havet lit un travail sur les origines
métriques du cuî^sks. Le cursus est un agencement euphonique
des mots de la prose latine, usité au moyen âge dans les
bulles des papes. 11 est rithmique c'est-à-dire fondé sur la
considération de l'accent. Les règles de l'accent du cursus papal
dérivent de règles plus anciennes qui étaient métriques, c'esl-à-
dire fondées sur la considération de la prosodie, et qu'on trouve
observées à la fin du quatrième siècle dans la prose du païen
Symoiaque. M. Havet démontre qu'au milieu du cinquième siè-
cle le pape Léon-le-Grand s'y est conformé dans ses bulles.
— On trouvera d'intéressants détails sur les divers problèmes
que soulève l'histoire de St-Ghristophe, dans la vie de ce saint,
que vient d'écrire M. Mainguet.
La vie de Saint-Christophe est surtout connue par la scène du
passage du fleuve. Voici ce qu'en pense l'auteur : « Nous n'é-
prouverions aucune répugnance à l'admettre ; la seule raison
pour laquelle on hésite n'est pas la présence du merveilleux,
mais le manque d'une autorité considérable. Or, Ribadeneira,
assez indulgent en ces sortes de choses, déclare qu'il n'en trouve
aucune; au contraire, P. de NalaUbus, fCatalogus sanctornm,
"Venetia, 1493) admet tout sans conteste. Le savant jésuite Sera-
rius, que Baronius appelle lumière de l'Église d'Allemagne^
regarde le fait comme absolument admissible, [Litaneutici, seu
de Litaniis libelli dno, Cologne, 1607).
Le culte de saint Christophe fut en vogue durant tout le
moyen âge. Jacques de Voraglne a écrit sa vie dans sa Légende
dorée; elle a été chantée par les trouvères el eut même les hon-
neurs de la scène : le « Mystère de saint Christophe » joué pour
CHRONIQUE 85
la première fois le 9 juin 1327, eut dans la suite un grand succès.
Les images du saint étaient fort multipliées; on était, en effet,
convaincu d'être à l'abri de tout danger dans la journée, quand le
matin on avait jeté un regard sur une de ses images.
— Une des cérémomonies les plus intéressantes de la liturgie
russe est la bénédiction des eaux. Elle a lieu le jour de l'Epi-
phanie. Voici la description qu'en donne un correspondant du
Soleil.
A Pétersbourg, elle ne manque jamais d'attirer une foule con-
sidérable et d'exciter l'enthousiasme du peuple. Ce jour-là, tout le
monde officiel est sur pied. Le tzar y apparaît en grand uniforme
militaire : il est salué par les hourras prolongés des soldats et du
peuple.
L'empereur se rend à la cathédrale dii palais, où il est reçu
par l'archevêque métropolitain de Novgorod et de Pétersbourg,
portant la croix et l'eau bénite. Une cérémonie religieuse est cé-
lébrée, pendant laquelle les troupes s'alignent sur le quai de la
Neva. L'artillerie de la garde prend place au Yassili-Ostroff.
Sur les remparts de la forteresse, toute la garnison est rangée en
bataille; les canonnierssont à leurs pièces. A midi sonnant, l'em-
pereur, suivi de son cortège «Je généraux et de ministres, des-
cend le grand escalier du palais. Tout le corps diplomatique l'ac-
compagne, et dans la foule, on se montre du doigt les uniformes
éclatantsdes attachés militaires étrangers. Déjà le clergé russe
orthodoxe a pris place le long du quai. Les drapeaux et les
étendards de la garde flottent auvent et déploient leurs couleurs.
A deux pas du palais, juste en face de la forteresse, sur les eaux
glacées de la Neva s'élève un élégant pavillon en style byzantin,
élevé à la hâte en vue de la cérémonie. Au milieu du pavillon,
un large trou béant a été creusé dans la glace, épaisse de plu-
sieurs centimètres. Le tzar descend au bord du fleuve et pénétre
sous le pavillon richement décoré. Alors le métropolitain de Nov-
gorod,au nom du clergé orthodoxe, bénit solennellement les eaux
du fleuve, et, prenant un gobelet en argent, le remplit de cette
eau glacée: ill'olTre à l'empereur qui vide d'un trait la coupe
et la remplit d'une poignée d'or qui sera distribué aux
indigents par les soins du clei'gé. A ce moment une violente
86 CHRONIQUE
salve d'artillerie éclate aux oreilles des assistants. C'est la for-
teresse de Pétropavlovsk qui fait feu de toutes ses grosses pièces.
L'artillerie de la garde rangée devant la Bourse et le long des
quais VassiliOstrofï répond à ce tonnerre parune salve identique.
Le grondement des pièces d'artillerie annonce à la ville entière
que la bénédiction des eaux est terminée. Alors l'enthousiasme
populaire ne connaît plus de boraes. Des cris, des houn-ahs s'élè-
vent; les musiques militaires se font entendre. Quelques fanati-
ques, rompant le cordon des sentinelles, se précipitent au pavillon
impérial, se pressent, se culbutent autour du trou béant creusé
dans la glace du fleuve, avides de boire à longs traits l'eau sa-
crée.
— M, le professeur Kihn, de Vurtzbourg a fait part au dernier
congrès des savants catholiques de ses nouvelles publications pa-
trologiques. Il y a fort peu d'éditions des Pères appropriées aux
besoins des étudiants. Le Corpus de Vienne contient un grand
apparatiis criticus, mais c'est tout. Les volumes d'Hurter sont
imprimés dans un format peu commode, les notes y sont rares,
et le texte grec n'est jamais donné, comme cela devrait être, dans
l'original. L'abbé Migne contient trop de choses, et ses volumes
lourds, mal imprimés, sont encombrés d'une érudition vieillie. Le
D' Kihn, avec l'aide du D' Ehrhard, professeur au grand sémi-
naire de Strasbourg, se proposent de publier en latin, des éditions
tenant le milieu entre Hurter et Migne, plus faciles à manier et
plus conformes aux besoins des théologiens. On commence par
un choix de traités historiques et dogmatiques : Les Pères
apostoliqueSfles, Apologies de Justin, le Martyre de Poly
carpe, VApologeticum de Tertullien, etc.
— M. l'abbé Bigou nous annonce la prochaine conversion du
monde entier par une apparition foudroyante de Jésus-Christ à
tout le genre humain. L'ouvrage est publié chez Vie à Paris.
On sait en effet que ce fut une opinion très répandue parmi les
chrétiens des premiers siècles que le Christ, revenant sur la terre,
y établirait un règne glorieux de mille ans, dans lequel les justes
ressuscites auraient une grande part de puissance et d'honneur.
M. l'abbé Bigou s'efforce de ne pas toinber dans les exagérations
du millénarisme ou chilicisme. Il admet toutefois un règne
CHRONIQUE 87
surnalurel deJésiis-Christ dont l'avènement serait assez prochain.
La prédication de l'Evangile au monde entier, l'apostasie géné-
rale de beaucoup de nations chrétiennes, le rapatriement immi-
minent des Juifs lui en semblent les pronostics certains.
— i^ons ceiUre: Essai sur l'actiojî dans le passé et dans le
présent des missionnaires franciscains eji Terre Sainte,
le R. P. Marcelin de Civezza, auteur de nombreux ouvrages,
retrace une des plus belles pages de l'histoire de son ordre.
A la date du 20 février 1891, SonEminence le Cardinal Siméoni,
préfet de la Sacrée Gongrégration de la Propagande, écrivait
d'office, à tous les évêques du monde catholique, une lettre qui
rend hommage au fécond ministère de ces religieux : « C'est
a depuis des siècles, dit le Cardinal, qu'est confiée à VOrdre bien
a méritant des Frères Mineurs la gestion des aumônes re-
« cueillies pour les Saints-Lieux, et ils les administrent avec une
« fidélité et un zèle au-dessus de tout éloge, en même temps
« que, supportant les rudes labeurs et versant leur sang, ils
a ont, comme leur illustre fondateur, répandu la foi chré-
« tien7ie dans toute la Palestine^ la Syrie et r Egypte. »
C'est qu'en effet, la Sacrée Congrégation sait ce qu'en 1274, à
l'époque du Cv^ncile de f^yon, ont dépensé d'efforts les Francis-
cains pour le retour des Grecs à l'unité catholique ; elle sait qu'elle
fut leur attitude au moment du concile de Florence et combien
laborieux fut leur rôle dans l'union des Grecs, des Arméniens,
des Coptes, etc. Elle sait encore leurs travaux à une époque pos-
térieure pour la conversion des Chaldéens et des Syriens-unis ;
elle connaît en un mot, ce qui est communément ignoré, la
grande part qui leur revient dans la formation et le déve-
loppement des Églises-unies du Levajit. C'est ce que l'on
retrouvera dans le livre du R. P. Civezza.
Nous devons encore au même auteur Vltenarium brève ter-
rse-sanctœ. Tel est le titre du manuscrit du XVI^ siècle absolu-
ment inédit que viennent de publier les TT. RR. PP. Marcehnde
Civezza et Théophile Dominichelli. Authenticité des Lieux-Saints ;
garde des Saint-Lieux par les Franciscains ; nombre des couvents,
hospices el chapelles de la Custodie de Terre-Sainte et privilèges
accordés par les Souverains Pontifes ; concessions d'Alexandre VII
88 CHRONIOUB
au Gardien de Jérusalem ; Mont Sion et mystères qui s'y sont
opérés ; Saint-Sépulcre et mystères du Calvaire ; détails sur l'ins-
titution des Franciscains comme gardiens officiels des Lieux-Saints;
décrets de la Sacrée-Congrégation de la Propagande relatifs aux
missionnaires de Terre-Sainte ; processions quotidiennes dans les
sanctuaires ; Saint-Jean in Montana ; calendrier des saints dont
on fait l'office à Saint-Sauveur, au Saint-Sépulcre et à Bethléem,
et abrégé de leur vie ; résumé historique de l'empire turc ; des-
cription historique de la Ïerre-Sainte, depuis l'arrivée des Frères
Mineurs; extrait relatif à la Terre-Sainte tiré de l'ouvrage du R"""
P. François Gonzague sur l'origine et les progrès de l'ordre de
Saint-François ; privilèges dont jouit le gardien du Mont-Sion,
tels sont les sujets successivement traités en quinze chapitres et
qui fournissent sur la Palestine à celte époque de très intéres-
santes données. Cinq planches intercalées dans le texte présentent
l'ensemble des sanctuaires enfermés dans la ville sainte ainsi que
la vue du Saint-Sépulcre et du Calvaire en particulier.
— La Vénérable Jeanne de Lestonac occupe une place distinguée
parmi ces femmes d'élite que l'on vit, au XVl^ siècle, surgir dans
tous les rangs de la société française, surtout dans les plus élevés.
Le 19 mars dernier, Léon XIII a solennellement proclamé Vhé-
roicité des vertus de l'illustre servante de Dieu ; c'est à cette
occasion qu'a été entreprise l'histoire de sa vie et de sa béatifica-
tion parle R. P. Mercier. Grâce aux documents découverts la vie
de la vénérable Jeanne de Lestonac a pu être racontée, dans la
première partie du présent ouvrage, d'une manière plus exacte
et plus complète qu'elle ne l'avait été par les précédents biogra-
phes. Quant à la seconde partie, qui comprend l'histoire de la
béatification, elle est entièrement neuve.
— Avec le cardinal Manning, disparait une grande figui'e
qui incarnait, eu Angleterre, la résurrection presque le triomphe
du catholicisme, revivant et s'imposant comme un fait puis-
sant, dans un pays où il semblait frappé de mort il y a
cinquante ans. On sait comment il s'achemina vers le catho-
licisme par la voie de la doctrine puséïste. Archidiacre de Chi-
chester, il subit, comme beaucoup des ecclésiastiques protes-
tants connus au milieu de notre siècle, une frayeur religieuse en
CHRONIQUE 89
présence des progrès du rationalisme. Il vit que le libre examen
conduisait fatalement à l'incroyance les esprits livrés à eux-mêmes,
il se rattacha aux pratiques et aux enseignements du docteur
Pusey, qui tentait à celte époque une réforme à la fois lliéologique
et liturgique au sein du culte anglican. Une pieuse et savante
école se formait autour du rénovateur protestant, qui chercliait à
renouer les traditions interrompues, à reprendre les cérémonies
oubliées, à formuler la foi avec précision et dans des limites défi-
nies. Manning se rangea parmi les disciples les plus ardents de
Pusey, avec Wiseman, Newman et les plus illustres élèves d'Ox-
ford. Puis les disciples de Pusey dépassèrent le maître. Entraînés
par l'implacable logique des choses, ils franchirent la barrière
fragile qui séparait encore leur maître de l'Église romaine. Ils
enseignaientcommeelle,ilsoffîciaientcommeelle: pourquoi dès lors
ne pas la saluer comme leur mère et s'unir à elle? Ce pas fui fran-
chi. En I80I, Manning renonçait au revenu de son bénéfice et
venait demander la consécration du sacerdoce catholique à son
ami 'Wiseman, converti avant lui et déjà évêque catholique.
Mgr Manning laisse un grand nombre d'ouvrages, qui ont été tra-
duits en français. Ceux qui sont les plus connus sont relatifs au
Concile et aux questions qui furent agitées dans cette assemblée.
La même logique si droite qui avait entraîné Manning dans sa jeu-
nesse, faisant du fervent puseïste un fervent catholique, fît plus
tard du catholique, au milieu de divisions célèbres, un ardent
promoteur de l'omnipotence doctrinale attribuée au Saint-Siège.
— La papauté, le socialisme et la c^emocra/jc, par Anatole
Leroy-Beaulieu, est comme tous les ouvrages du même auteur,
un livre de premier ordre.
Après une introduction historique, où il établit comment le XIX"
siècle avait prétendu exclure l'Église des affaires de ce monde,
M. Leroy-Beaulieu rappelle la tradition et la doctrine de l'Église.
l'Évangile signifie charité et justice sociale. En se retournant vers
le peuple, l'Église revient à son principe. Avant d'examiner l'En-
cyclique, l'auteur distingue entre la partie morale et la partie
économique des enseignements pontificaux et il indique comment
les catholiques entendent en pareille matière l'autorité et l'infail-
libilité pontificales. Il pénètre ensuite dans le vif de la question.
90 CHRONIQUE
Il démontre que, en réprouvant le socialisme, la papauté reste
dans les traditions de l'Église, que les riches et les hautes
classes n'entendent guère mieux la vertu sociale du christianisme
que les classes ouvrières.
Les chapitres sur la législation sociale et sur la législation inter-
nationale, sur le rôle des corporations contiennent une foule
d'aperçus neufs, dignes du savant, du penseur et du chrétien
qu'est M. Leroy-Beaulieu. Les pages consacrées à ces thèses : que
la papauté peut être un arbitre entre les classes en luttes, non
l'alliée d'une classe contre les autres ; que l'Église représente su-
périeurement l'Internationale de la paix, et qu'avec la foi comme
mobile et comme moyen, elle a ce qu'il faut aux « barbares de la
civilisation » sont d'une remarquable élévation de pensée.
— M. le docteur Dauchez livre au public le résultat de ses études
et de ses recherches sur le culte de saint Luc. On sait que saint
Paul appelle par deux fois Luc « médecin », '.aTpo,-. Or au
moyen -âge les facultés de médecine se réclamèrent de ce puis-
sant patron et plusieurs lui vouèrent un culte qui a laissé des
traces dans l'histoire. Jusqu'à la Révolution l'Université de Paris
célébra la fête de saint Luc.
— L'Académie des inscriptions et belles lettres mit au con-
cours, en 1885, pour le prix Bordin de 189i, V Histoire poli-
tique, religieuse et littéraire d'Edesse jusqu'à la pre-
mière croisade. Un seul mémoire fut déposé : il était de
M. Rubens Duval. L'Académie le jugea digne d'être couronné.
L'histoire d'Edesse depuis les origines de la ville jusqu'aux
croisades peut se diviser en trois parties : La première va de la
reconstruction de la ville par Séleucus Nicanor, en 304 avant
Jésus-Christ, jusqu'à la réduction de l'Osrhoène en province ro-
maine, en 216 avant Jésus-Christ. La religion officielle, sauf pen-
dant les dernières années, est le paganisme sous la forme d'ado-
ration des astres. La littérature est presque entièrement inconnue
ou perdue. La seconde période comprend l'histoire d'Edesse sous
la domination romaine ou byzantine. La ville devenue chrétienne
s'affirme d'abord comme orthodoxe, penche un moment vers le
nestorianisme, et enfin verse dans le monophysisme. C'est l'âge
d'or de la littérature syriaque. Enfin, durant la troisième période
CHRONIQUE 91
(638-1097), Edesse vit sous la dominalion arabe : on y esl miisiil-
man oumonophysite; la littérature est en pleine décadence. Tel
est le cadre du travail de M. Rubens Duval.
— M.Gardaira eu l'honneur d'introduire à la Sorbonne l'ensei-
gnement de la philosophie scolastique. Fidèle à la mission qu'il s'est
proposée, il a traité devant un auditoire nombreux, d'après les
principes de la pliilosophie d'Aristote et de saint Thomas, les puis-
sances de l'âme, la pensée et ses conditions d'exercice chez
l'homme, l'origine et la nature de la connaissance en général et
enfin le libre arbitre. Il publie aujourd hui le résumé de ses le-
çons, sous ce titre : Co7'ps et âme.
—Le livre de M. Zimmer : Denkschriftdes Koniglich Preiis-
zischen cvangelisch-tlieologischeji Seminai's zn Herborn
fur das Jahr, 1890-1891, est un commentaire court et succinct
sur les deux Épîtres de saint Paul aux Thessaloniciens Selon
l'auteur, saint Paul aurait enseigna dans ces deux Épîtres que
la fin du monde et la venue de l'Antéchrist se réaliseraient durant
la vie même de l'apôtre. Ce sentiment, qui ne saurait se concilier
avec la doctrine de l'Église catholique sur l'inspiration de l'Écri-
ture sainte, est rejetée par les meilleurs interprètes.
— Dans son ouvrage : Eine vorkanonische Uberliejcî'iing
des Lit/cas in Evnnglium mid Apo&ielgeschichte, , M. Feine re-
cherche, en se plaçantau point de vue protestant, à quelles sources
ont été puisées les narrations qui forment l'évangile de saint Luc
et les Actes des Apôtres. Il pense que saint Luc a puisé pour son
Évangile dans saint Marc et dans un écrit beaucoup plus étendu qui
sert de fondement aux trois synoptiques. C'est une pure conjec-
ture, car aucun témoignage de l'antiquité chrétiehnene mentionne
un tel écrit et le Prologue du 3" Évangile ne semble pas l'appuyer.
Quant aux Actes des Apôtres, la source des douze premiei's cha-
pitres serait juive, celle du reste du livre viendrait de saint Paul.
Il semble en effet que saint Luc a eu sous la main non seulement
les renseignements fournis par saint Paul, mais encore les récits
des autres Apôtres ou de l'Église de Jérusalem. L'auteur discute
ces points scientifiquement.
— Mgr Ricard, connu par plusieurs monographies dhommes
célèbres, nos contemporains, La Mennais, Lacordaire. Gerbet,de
92 CHRONIQUE
Salinis, nous adonné, moins de trois mois après le décès de l'évèque
d'Angers, une vie de cet homme distingué.
— Une réforme, assez sérieuse, vient d'être proposée par
le clergé orthodoxe russe. Il s'agit de l'augmentation du nombre
des diocèses et, par conséquent, des sièges épiscopaux. Si le
prêtre orthodoxe exerce une si grande puissance sur la société
russe, ce n'est pas qu'il soit fréquemment en communication avec
elle. Il y a en Russie, toute proportion gardée, trois fois moins
d'évêques que n'en ont les pays catholiques, bien que la popula-
tion soit beaucoup plus dispersée et le territoire beaucoup plus
vaste que celui des peuples latins. L'empire russe, dans son en-
semble, ne comprend que soixante- trois diocèses orthodoxes, de
sorte que chacun des évêques compte en moyenne, sous sa direc-
tion spirituelle, 1,200,000 orthodoxes. Dans six diocèses la po-
* pulation orthodoxe dépasse même deux millions d âmes, et celte
population s'accroît formidablement chaque année. L'Église
orthodoxe a toujours été fidèle à l'empire. Elle est profondément
nationale et très gouvernementale. Tout fait donc supposer que la
nouvelle répartition des diocèses, proposée par le Saint-Synode,
s'accomplira à la satisfaction de tous.
— SignâlonsdenxYoiiimes : Les Bécùs bibliques et leit?'S beau-
tés littéraires et Les récits évangéliques et leurs beautés
littéraires, de M. l'abbé Verniolles.
Donner quelques notions exactes sur nos saints Livres et la
manière dont il faut les étudier ; puis en extraire les récits prin-
cipaux, par une traduction fidèle du texte lui-même; en montrer
l'élévation des pensées, les beautés littéraires; enfin édifier le
lecteur en l'instruisant ; tel est le but que s'est proposé et qu'a
atteint l'auteur.
— Sous ce titre : Xenia Bernardina sancti Bernardi primi abba-
tis Glaravallensis oclavos natales sseculares pia mente célébrantes
ediderunt anlistiteselconventusCisterciensesprovinciÊeAustriaco-
Hungaricae, vient de paraître une intéressante édition, sous la
surveillance do deux religieux, le P. Benoît Gsell, profès du cou-
vent d'Heiligen-Kreuz (Sanclse Grucis ), et le P. Léopold Janaus-
check, profès de celui de Zwettl (Glarse Vallis Austriœ).
— Une association s'est fondée, il y a quelques années, sous le
CHRONIQUE 93
nom de Cultores mariyrurrit pour honorer les marlyrs dont les
tombeaux se trouvent dans les catacombes. Le jour de la fête de
saint Janvier, celte a5f,ociation a fait célébrer une messe solen-
nelle en musique dans le cimetière de Saint Prétextai, dans la
crypte de Saint-Janvier, brillamment ornée de fleurs et de lu-
mières. Après l'évangile, on a donné lecture d'un rescrit spécial
du Saint-Père, qui accorde au collège des CuUores martijrum
de pouvoir faire dire la messe propre du saint dont on célèbre la
fête dans les diverses catacombes, quel que soit le jour où tombe
cette fête. Après la messe, M. le commandeur J.-B. de Rossi a
fait une conférence sur les catacombes de Prétextai.
— On connaît Bernardin de Picquigny et sa triple exposition
des Épitres de S. Paul, publiée au siècle dernier et plusieurs fois
réimprimée depuis lors. Ce travail fait le fond de celui que nous
annonçons. Le P. Michel Hetzenauer n'a épargné aucune peine
pour l'agrandir et le perfectionner de manière à le mettre à la
hauteur des exigences de la critique biblique actuelle.
— La seconde partie de V Introduction aux sai?ites Ecri-
tures de V Ancien et du Nouveau Testament par le docteur
Fr. Kaulen a paru : c'est la troisième édition. L'auteur l'a amé-
liorée et rais au courant des récentes études critiques. Gel ouvrage
n'est lui-même que la quintessence de nombreux travaux; il
suffira de dire qu'on y trouve discutées sommairement toutes les
questions qui peuvent être soulevées à propos de l'Ancien Testa-
ment.
— D'après le conseil de Mgr Isoard, évèque d'Annecy, et par
les soins des religieuses de la Visitation du premier monastère
d'Annecy, va être publiée une édition complète des OEuvres de
saint François de Sales. Les textes originaux sont reproduits
en toute leur intégrité d'après les autographes et les premières
éditions; on y joindra d'importantes pièces inédiles, ainsi que
Y Histoire de saint François de Sales, d'après de nouveaux
documents. Le premier volume contiendra les Controverses,
prises intégralement sur le manuscrit autographe conservé à Rome
dans la bibliothèque du prince Ghigi, et complétées par des parties
inédites très importantes. La défense de VEstendard de la
Sainte Croix formera le deuxième volume. Reproduisant l'édi-
94 CHRO^^IQUE
tion princeps (Lyon, 1600), celte nouvelle édition sera augmentée
des variantes d un Ms. autographe.
— Voici la thèse que soutient M. Villecrose dans son livre : Le
Christ et sa réforme sociale : « Me plaçant au point de vue
purement historique, c'est-à-dire excluant systématiquement
les phénomènes surnaturels dont l'Evangile est rempli, je pré-
tends que le Christ reste, malgré tout, un personnage d'une
stature surhumaine... Quel que soit le point de vue auquel on se
place, par quelque côté qu'on regarde cette physionomie, on abou-
tit à la conclusion orthodoxe, qu'il y a dans le Christ quelque
chose de surnaturel. » C'est à démontrer cette conclusion que
notre auteur s'attache dans les 16 chapitres que renferme son
travail.
— L'apologétique chrétienne prouve d'ordinaire par la raison
l'existence de Dieu, créateur, infini, parfait et souverainement
véridique, puis elle montre que c'est ce Dieu qui nous parle par
les prophètes, par l'Évangile, par la voix de l'Église. C'est là
Tordre logique. Mais on peut suivre un autre ordre qui pourrait
être nommé historique ou traditionnel, et rechercher comment
l'idée de Dieu et de ses attributs est née dans l'esprit humain, et
s'y est développée. C'est ce qu'a fait M. de Broglie dans sept con-
férences prèchées à l'église des Carmes en 1890, et dont voici les
titres : Démonstration rationnelle et preuves traditionnelles de
l'existence du vrai Dieu. — L'idée de Dieu dans la Genèse. — Les
révélations faites aux patriarches — à Moïse- — L'alliance de
Dieu avec le peuple d'Israël. — Les lois cérémonielles de Moïse.
— Les lois sociales et civiles de Moïse. La croyance au Dieu
infini, personnel et vivant qui est la loi suprême de la pensée
chez les juifs, les chrétiens et les mahométans a pour origine les
révélations divines authentiques, faites aux patriarches et à Moïse;
elle s'est précisée par les faits et par les enseignements des Pro-
phètes et de Jésus Christ. Donc elle est légitime, puisqu'elle a
pour base des faits et des monuments écrits, dont un peuple ga-
rantit l'authenticité et la véracité.
BIBLIOGRAPHIE
Le Rig-Veda. — Paul Reçpiaud. Aîinales du Musée
Guimet.
Le Musée Guimet publie une bibliothèque d'études, dont le
tome premier vient de paraître. C'est une étude de M. Paul Re-
gnaud sur le Rig-Veda. Le savant professeur de sanscrit propose
aux indianistes un système d'interprétation du livre sacré tout
dififérent de ceux qui ont eu cours jusqu'ici. C'est ainsi que
d'après M. P. Regnaud, il ne faut pas considérer le soma comme
le suc clarifié d'une certaine plante formant le breuvage des dieux
et des sacrificateurs, mais une huile ou une liqueur spiritueuse
dont l'usage consistait à alimenter des flammes d'Agni ou le feu
du sacrifice. C'est sur une nouvelle interprétation des textes qu'il
appuie son opinion. < Au point de vue de l'interprétation géné-
rale des hymnes, écrit l'auteur, on m'accordera sans peine, je
l'espère, qu'il n'y a rien d'essentiellement extraordinaire ou illo-
gique dans la position que j'ai prise entre MM. Max Millier,
Kuhn, Roth et Bergaigne, d'une part, et MM. Oldenberg, Pischel-
Geldner et Bloomfield, de l'autre. Alors que les premiers expli-
quent le Véda par une hypothèse mythologique qui lui est anté-
rieure et extérieure, et que les seconds font appel dans le même
but à des documents moins anciens que ceux dont il s'agit de
trouver le mot, je considère les textes des hymnes comme origi-
naux dans toute la force du terme, et j'y puise directement les
aliments d'interprétation que ceux-là demandent à leur imagina-
lion et ceux-ci à des documents équivoques, les uns et les autres
à des données étrangères au domaine réel et propre des idées
védiques. »
96 BIBLIOGRAPHIE
Les Prophètes d'Israël. — James Darmesteter.
La librairie Galman-Lévy a publié les prophètes d'Israël
de M. James Darmesteter. C'est la réunion de différentes études
parues depuis onze ans. Elles sont précédées d'une préface où
l'auteur exprime sa manière de résoudre la crise religieuse que
nous traversons.
M. Darmesteter combat la thèse de M. Havet qui ramenait les
écrits des prophètes à l'époque où l'influence grecque a réagi
sur le génie juif. Le prophétisme ne saurait s'expliquer par les
qualités de la race sémitique, c'est au contraire la Bible qui a fait
Israël. Malgré l'indépendance philosophique de son esprit, il y a
chez M. Darmesteter une foi ardente et une admiration sans limi-
tes pour les principes religieux : « Malheur au savant, s'écriet-il,
qui aborde les choses de Dieu sans avoir au fond de sa con-
science, dans l'arrière- couche indestructible de son être, là où dort
Tàme des ancêtres, un sanctuaire inconnu, d'où s'élance par ins-
tants un parfum d'encens, une ligne de psaume, un cri doulou-
reux ou triomphal qu'enfant il a jeté vers le ciel, à la suite de
ses pères, et qui le remet en communion soudaine avec les pro-
Dliètes d'autrefois. » (p. 9).
Le Gérant: 7.. PEISSON.
Amiens. - Imprimerie ROUSSEAU-LEROY. 18, rue St-Fuscien.
DES NOMBRES SYMBOLIQUES
CHEZ LES TOLTÈQUES OCCIDENTAUX.
Nous rencontrons à peu près partout au sein des socié-
tés humaines, quelque séparées qu'elles soient les unes
des autres par le temps et par l'espace, l'emploi de cor-
tains nombres auxquels est attribuée une signification
plus ou moins religieuse. Les races de l'Amérique ne l'ont
pas, sur ce point, exception à la règle commune.
Toutefois, leurs nombres symboliques différent sou-
vent totalement de ceux que vénèrent les populations
de l'Ancien Monde. L. Angrand avait déjà constaté les
dissemblances qui, à cet égard, doivent être signalées en-
tre chacun des deux courants civilisateurs, Occidental et
Oriental (1). Les peuples appartenant au premier d'en-
tre eux semblent avoir manifesté pour les groupements de
chiffres et calculs cabalistiques, un goût aussi prononcé
que les populations sémitiques.
Les nombres impairs et parmi ceux-ci le 3 et le o, re-
viennent sans cesse dans leur symbolique. Ils leur ac-
cordent une importance capitale au triple point de vue
religieux, politique et social. On rencontre surtout chez
eux une combinaison fort originale de deux nombres
3 et 4 spécialement affectée à l'organisation nationale
(1) L. Âiigraud, Notes manusrrites.
98 DES NOMBRES SYMBOLIQUES
et politique, sur laquelle nous aurons à revenir tout-à-
riieure
Faisons observer, tout d'abord, l'existence d'une sorte
de triade à la tête de l'Olympe des Mexicains, peuple
incontestablement de souche Toltèque occidentale ou à
tête droite. Elle se composaitde Tezcatlipoca, Ilaitzilo-
pochtliet Camaxtli. Ajoutons, qu'au moins dans les der-
niers temps, Tezcatlipoca et Camaxtli, finirent par être
considérés comme frères et flls de Huitzilopochtli (1). Ce
dernier était vénéré d'une façon toute spéciale à Mexico,
de môme que Camaxtli à Tlaxcalla et le premier des
personnages sus mentionnés à Tezcuco. Ajoutons qu'à
l'origine il n'en avait pas du être ainsi. L'antique supré-
matie de Tezcatlipoca nous paraît ressortir du rôle mê-
me que la mythologie des peuples de la Nouvelle Espa-
gne continua à lui faire jouer.
Le nom de cette déité qualifiée par un écrivain indi-
gène, « de dieu Occidental », par opposition à Quetzat-
cohuatl qui était le « dieu Oriental (2) », c'est-à-dire des
émigrants venus de l'Est, signifie litt. « Albâtre enfu-
mée ». Nous n'avons pas à rechei'cher ici l'origine de
cette bizarre appellation. La guerre constante que, d'a-
près les récits de la mythologie mexicaine, se fout ces
deux habitants de l'Olympe, n'est sans doute que l'em-
blème des luttes qu'eurent à soutenir les unes contre les
autres les tribus du courant Oriental et les tribus du
courant Occidental.
D'après Sahagun, on vénérait Tezcatlipoca comme
une divinité invisible, pénétrant en tous Ueux, au ciel,
(1) Roman, Hepublicas del inimdo ; (Republicas de las Indias
occidenlalcs, lib. 1°, cap. 2"=; folio 128).
(2) Dominf^'o Nunez Gainargo; Histoire de la République de Taxt-
callan, trad. de Ternaux-Gompans, pp. 146 et suiv. du tome 98 des
Nouvelles Annales des Voyages; (Paris, 1843).
CHEZ LES TOLTÈQUES OCCIDENTAUX 99
sur la terre et dans les enfers, comme le créateur de tou-
tes choses. Il n'était qu'air et obscurité. Si parfois il se
manifestait aux mortels, c'était comme une ombre. On le
trouve parfois qualifié de « Tout-Puissant ». Il donnait
la richesse à qui il voulait, mais ne manquait pas non
plus de châtier rigoureusement quiconque avait encouru
sa disgrâce. Une des fautes qu'il punissait de la façon la
plus sévère, c'était Toubli des vœux et promesses par les-
quels on s'était engagé vis-à-vis des dieux. Son passe-
temps favori, lorsqu'il descendait sur terre, consistait à
susciter des guerres et des troubles parmi les nations.
De là, son surnom de Nêcoc-Yaotl ou « ennemi des
deux parts, semeur de discorde de côté et d'autre (1).
ilapparait, d'ailleurs, fréquemment invoqué sous le nom
de Titlacahuariy litt. « Nous sommes vos serviteurs (2)».
Tezcatlipoca constituait donc, on le constate, une déité
d'un ordre élevé. Plusieurs de ses caractères convien-
draient au Jéhovali de la Bible, et l'écrivain Veytia n'hé-
site pas à voir en lui un symbole de la divine provi-
dence (3). A d'autres égards, il rappellerait plutôt l'Odin
Scandinave, à la fois personnification de l'intelligence
suprême et dieu de la guerre, toujours prêt, en cette
qualité, à fomenter les querelles et les rixes parmi les
mortels (4).
On ne saurait donc guère douter qu'à une époque plus
ancienne, Tezcatlipoca n'ait été considéré comme chef
de la hiérarchie divine, une sorte de Zeus Américain.
(1) Sahagun, Histoire générale des choses de la Nouvejle Espagne;
Iraducl. de M. le docteur Jourdannel, livre l"""; chapitre IH p. 14
et livre III ; chapitre II ; pp. 206 et 207.
(21 Abbé Brasseur, ilec/te?*c/t(?i' sur les ruines du Palenqué; chapi-
tre VIII ; p. 69 (en note).
(3j Veytia, Uistoriu antigua de Mejico ; tome 1", cap. V , p. 43.
(4jM. R. G. Anderson, Mijtlwloijie Scandinave, 2"^ partie; p. 59 cl
suivantes (Paris 1886). — M. E. Beauvois; Histoire légendaire des
Francs et des Biirgondes; l'« partie, chap. VII, p. 99, (Paris 1867).
100 DES NOMBRES SYMBOLIQUES
Plus tard, Huitzilopochtli l'aura supplanté à Ténoch-
titlan, en sa qualité de dieu de la guerre et de protecteur
spécial de la tribu des Mexicains. Un motif analogue
fit sans doute attribuer la primauté à Camaxtli chez les
gens de Tlaxcallan. Quoi qu'il en soit, l'existence même
de la triade en question remonte sans conteste aux origi-
nes de la civilisation chez les Toltèques Occidentaux.
Nous la retrouvons d'ailleurs, chez les Quiches du Guate-
mala, peuple incontestablement de culture Toltêque-Na-
huatle. Toutefois elle y apparaît sous des traits plus
naturalistes, avec une physionomie plus archaïque.
Le livre sacré nous la fait connaître sous le double nom
de « cœur du ciel » et de « Hurakans » . Voici en quels
termes il s'exprime :
« L'éclair est le premier Hurakan; le second, c'est le
« sillonnement de l'éclair, le troisième est la foudre, et
« ces trois sentie cœur du ciel (1) ».
Ceci tendrait à prouver qu'originairement Tezcatlipoca
et ses deux compagnons furent adorés sous un nom ou
un autre, comme dieux de la foudre et de l'orage, comme
autant de personnifications des phénomènes météorolo -
giques. Que, maintenant, le rùle de Créateur, ou tout
au moins d'organisateur de l'Univers, de Démiurge ait
fini par être attribué à l'un d'entre eux, spécialement à
celui qui symbolisait le tonnerre, cela s'explique sans
peine. N'est-ce pas l'orage qui nettoie l'atmosphère, fait
tomber sur la terre les eaux fécondantes, et présageant
le retour du beau temps et du soleil, met un peu d'ordre
dans la nature? Le Phtah Egyptien fut certainement à
l'origine, un dieu de la foudre, puisqu'il a pour souffle
l'éclair au moyen duquel il féconde une Génisse vierge
(1) Abbé Budsseur de Bourbourg ; Popol-iuh, le livre sacré, l^^
partie, chapitre l'^', p. 9.
CHEZ I,ES TOLTÈQUES OCCIDENTAUX 101
et la rend mère du taureau Apis (1). Or, dès une époque
assez reculée, nous voyons Phtah honoré en qualité de
« Père du commencement, créateur de l'oeuf du soleil
et de la lune (2) », en un mot comme l'organisateur de
l'Univers. Une observation analogue doit être faite à
propos du Jupiter de la mythologie Italo-Hellénique, de
rindra Védique. C'est parce qu'ils avaient débuté en
qualité de personnages lançant la foudre, qu'on en fît
plus tard, les chefs delà hiérarchie céleste (3).
Nous nous efforcerons dans un prochain travail do
faire ressortir le contraste qui existe au point de vue de
la conception religieuse entre Tezcatlipoca et Quetzal-
coatl. Ce dernier dont le nom signifie « serpent Quetzal,
serpent aux plumes vertes » est donné comme dieu du
vent qui chasse devant lui les nuages chargés de pluie,
comme inventeur de l'agriculture. L. Angrand nous
paraît avoir défini d'une façon très exacte, le rôle attri-
bué à ce personnage en disant qu'il représente « l'apti-
tude à la fécondation (4).
En tout cas, Tezcatlipoca et Quetzalcoatl senties divi-
nités principales de deux races distinctes ayant apparu
au Mexique, à dos époques différentes. Quoiqu'on ait pu
dire à ce sujet, Tezcatlipoca, dieu de la nuit et de l'obs-
curité ne constitue pas plus, suivant nous, l'antithèse de
Quetzaicohuatl regardé comme un génie lumineux (5)
(1) Herodoti Historiar. lib. III, cap. XXVIII — Pline, Histoire na-
turelle, lib. VII, cap. LXXI — Mariette, Mémoire sur le bœuf Apis,
Paris 1856 • — Les traditions relatives aux fih de ta Vierge, p. 941
du tome IV, (X'onvellc série) des Annales de Vhilosoiihie chrétienne,
(Paris 1871).
(2) M. Paul Pierrel, Le Panthéon Egyptien; chap. l<"', p.4 otsuiv.
(Paris 1881).
(3) M. Dréal, Hercule et Cacus, § (II, p. 66; § V, p. 87 et suiv.
§ VI,p. 119 (Paris 1863).
(A) L. Angrand, 'Sûtes manmcrites.
(5) M. D. G. Brinton, American llero myths; chap. III, § 3, p. 88
et suiv.
102 DES NOMBRES SYMBOLIQUES
que le Jupiter des Grecs ne constitue la contre partie de
Yama, le Pluton Indou.
Au reste, l'on sait que dans les civilisations primi-
tives et rudimentaires, les mondes céleste et terrestre
sont volontiers censés participer à la même organi-
sation. La triade de l'olympe mexicain devait donc
avoir son calque dans la coîistitution même de l'état.
De là, sans doute, dès l'époque Toltôque, l'établissement
d'une triarchie comprenant les trois états ou cités de
Tulan, CuUiuacan et Otompan (3). Et nous observons,
par parenthèse, que la première de ces villes est, sans
conteste, identique au TuÂan en Xocotitlan de Sahagun,
à quatorze lieues N. 0. environ de Mexico, sur le Coaté-
peCylïtt. « A la montagne des serpents » (4). Quant à
Culhuacan que nous devons soigneusement distinguer
du Eueycolhuacan de la légende primitive, il a conservé,
paraît-il, jusqu'à ce jour, son nom antique et se trouve
situé au nord du lac de Xochimilco, à environ trois lieues
sud de Mexico. Reste enfin Otompan, litt. « Etendard,
métropole des Othomies » ou « du dieu Oton ». Nous le
retrouvons dans la cité actuelle d'Otompan. Elle fait
aujourd'hui partie de l'état de Puebla et du 'district de
Tépéaca. Plus lard, après la chute de l'empire plus ou
moins mythique des Toltèques,une nouvelle triarchie
s'élève sur les ruines de la précédente. C'était celle de
Mexico ou Ténochtitlan, métropole de la tribu des Cul-
huas-Mexicas ; Tezcuco, capitale de l'état Chichimèque
et, enfin, Tlacopan, aujourd'hui Tacuba (3), à une lieue
(1) Abbé Brasseur de Bourbourg, Hist. des Nations civilisées du
Mexique, etc., t. 1" ; chap. 4% .^§ '<i48 et 250 — De quehiues idées
symboliques se raUachanl aux noms des doux-e fih de Jacob, p. 210
du 3' vol. des Actes de la Société philologique (Paris, 1873-74).
(2) Sahagun. His/. gén. des choses de la Nouvelle Espagne\Jv?iû.ÙQ
M. le D'' Jourdannet) ; Prologue du 1" livre, §§ 6 et 7.
(3) Abbé Brasseur de Bourbourg ; ffwL des Nat. civil, t. 3, livre
12, chap. IV, p. 57(5.
CHEZ LES TOLTÈQUES OCCIDENTAUX 103
et demie ou deux lieues environ à l'est de Mexico. Cette
ligue existait encore au moment do la conquête espa-
gnole. Ce qui démontre bien le caractère hiératique
attribué à ce nombre cabalistique de 3, c'est que Tlaco-
pan n'avait été admise dans la confédération que pour le
parfaire. En effet, ce dernier état, très inférieur en force
et en population aux deux précédents, ne pouvait leur
rendre de bien grands services. Aussi se trouvait-il, à
certains égards, maintenu sur un pied incontestable
d'infériorité. Lorsque, par ex. les trois états alliés qui
devaient rester unis dans la paix comme dans la guerre,
avaient fait une campagne heureuse, Tezcuco et Tenoch-
titlan se partageaient seuls les territoires conquis. Tla-
copan n'était admis à réclamer, pour sa part, qu'un tiers
du butin.
Toutefois, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que le
grand conseil des trois étals se composait en réalité de
quatre membres, et constituait une espèce de tétrarchie.
On donnait aux chefs des cités confédérées, un collègue
réputé peut-être supérieur aux précédents, sous le rap-
port religieux et mystique, bien qu'il leur fut certaine-
ment inférieur au point de vue politique. Eclaircissons
tout ceci au moyen d'un exemple. Les chefs militaires
de Ténochtitlan, Tezcuco et Tlacopan admettaient à
leurs délibérations le lieutenant- général des armées
mexicaines, qui était en même temps grand prêtre de
Huitzilopochcli (1). On ne nous dit pas, d'ailleurs, s'il
avait voix délibérative ou consultative. Ses fonctions
sacerdotales le revêtaient visiblement d'un caractère
plus sacré que les chefs militaires des trois états con-
fédérés.
(l)Abbé Brasseur de Hourbourg, Popoî vuh; Introduction, § VIT,
p. CXVII (on note).
iOi DES NOMBRES SYMBOLIQUES
Peut-être, mais nous n'émettons cette opinion que
sous toutes réserves, conviendrait-il de voir une preuve
des tendances gynécocratiques de la religion mexicaine
et du rôle cabalistique attribué à la fois aux nombres 3
et 4 dans une mappe vraisemblablement antérieure à la
conquête et conservée au musée de Mexico. Elle repré-
sente, dit-on, les tribus émigrantes à leur sortie de Col-
huacan ou Huey-Colhuacan. Ce qui est certain, c'est
qu'elles sont figurées par trois hommes que guide une
femme portant un enfant sur son dos (1).
Passons maintenent aux Quiches du Guatemala. Outre
la triade des Hurakans dont nous avons parlé plus
haut, ils en connaissaient une autre composée des dieux
Tohil, Avilix et Hagavitz, laquelle se trouve plus
d'une fois citée dans le livre sacré (2). Toutefois, on
doit l'avouer, le langage de l'écrivain indigène ne semble
pas, sur ce point, d'une précision parfaite. En effet, il
débute pal:* donner comme compagnons aux déités ci-
dessus mentionnées, .Vic^a/i -i^a^ra/i, protecteur spécial du
chef Iqi'bala?n, litt. « Tigre de la lune » (3). Il est
vrai qu'après l'avoir nommé une seule fois, il n'en fait
plus mention par la suite. Doit-il être considéré comme
supérieur, ou comme inférieur à ses trois compagnons?
C'est ce que le silence du narrateur ne nous permet pas
môme de conjecturer. Ne retrouverions-nous pas toutefois
ici, ce même mélange de triarchie et de tétrarchie déjà
signalé chez les Mexicains du plateau d'Anahuac ? Le
système triarchique reparaît également chez les Mams,
(1) Â.Garciay Cubas, Atlas geroglifico, extadistico, etc., de la rejm-
hlica mexicana/2'^ Cuadro histortco-geroglifico de la peregrinacion de
los Ax-tecas, etc. 1'''' registre, n° 1, a, h, c et d.
(2) Abbé Brasseur de Bourbourg ; Pnpol vuh, 3" partie, chap. k",
p. 217 — chap. 5% p. 223 —chap. 8, p. 239 — chap. 9, p. 243.
(3) Ibid. ibid. ; chap. 4°, p. 215.
CHEZ LKS TOLTÈQUES OCCIDENTAUX 105
autre peuple de civilisation Occidentale, lesquels, au dire
de l'abbé Brasseur de Bourbourg, dominaient au Gua-
temala vers le XIII° siècle de notre ère. Toutefois, on
ne saurait déterminer d'une façon certaine, les noms
des chefs ou des tribus qui en faisaient partie. Au pre-
mier rang d'entre eux, nous devons incontestablement
placer le prince de la tribu de Tamub, dont la capitale
Amag-dan ou mieux Amac-tan^ litt. « Peuplade de
Tan » était située, d'après toutes les apparences, entre
les monts Tohil et Mamah, à trois lieues à peine au
nord d'Utatlan ou Gumarcaah^ l'antique métropole de
l'état Quiche. Cette dernière se trouve elle-même tout
prés du Pueblo actuel de Santa Cruz del Quiche, au
delà de Solola, à vingt-cinq lieues environ au X. 0. de
Guatemala. Ensuite venait Ilocab à l'ouest et au sud du
précédent, avec sa capitale Uquincat^ htt. « Avec le fi-
let à mettre le maïs ». Cette cité avait été construite sur
un plateau au N. 0. d'Utatlan, dont elle n'était séparée
que par des ravins. Les ruines d'Uquincat qui subsistent
encore aujourd'hui sont désignées par les gens du pays,
sous le nom de P'ilocab ; litt. « en Ilocab ».
La plus grande obscurité régne sur le point de savoir
quel était le troisième membre de la ligue Marne. L'abbé
Brasseur hésite entre le chef de la tribu d'Akau-Quichê,
litt. « Prince Quiche » qui aurait peut-être donné son
nom à la nation Quichée et celui de la puissante nation
des Agaab. Cette dernière était fixée sur la ri\'e gauche
du Ghixoy ou Lacandon (Rio grande de Sacapulas). Peut-
être enfin, ce troisième prince n'aurait-il été autre que
lechofdos Qanils (Serpents)de Sacapulas, dont l'an t'quité
ajoute notre docte compatriote, remontait aux temps
les plus reculés de l'histoire guatémalienne (1)-
(1) Ibid. Inirod.% XXV, pages 262 et 263.
106 DES NOMBRES SYMBOLIQUES
Nous croyons, enfin, retrouver une trace du mélange
des symboliques tertiaire et quaternaire dans divers
passages du livre sacré relatifs aux chefs mythiques de
la nation guatémalienne. On en cite quatre, à savoir :
Balam-Quitzè dont l'abbé Brasseur traduit le nom par
« Tigre au doux sourire » — Balam-Agab, litt. « Tigre
de la nuit » — Mahucutah ou « nom signalé, illustre »
et, enfin Iqi-Balam litt. « Tigre de la lune » (1). La si-
tuation de ce dernier ne se trouve pas avoir été la même
que celle de ses trois autres compagnons. Ainsi, le
dieu Nictahtagah, son protecteur, n'est, comme nous
l'avons déjà dit plus haut, cité qu'une seule fois. Au
contraire les noms de Tohil, Avilixet Hagavitz, patrons
des autres chefs de tribus, le sont à plusieurs reprises.
Or, les tendances hiératiques du livre sacré sont assez
prononcées pour qu'une pareille omission mérite de
passer pour significative. De plus, lorsque les chefs
Quiches rendent leurs hommages au soleil levant, il se
trouve queles trois premiers seuls ont apporté de l'encens
ou du copal. Iqi Balam manque de cette précieuse subs-
tance et ne peut, par suite, faire son offrande au Dieu (2).
Plus loin, on nous parle des états ou familles princières
fondés par les personnages en question. Les Gentes des
Cavek tirent leur origine de Balam-Quitzé ; celles de Ni-
haïb reconnaissent pour leur auteur Balam-Agab. Enfin,
Mahucutah serait le premier père des quatre grandes
maisons d'Ahan-Quiché (3). Quant à Iqi-Balam, on ne
nous dit point qu'il ait rien fondé du tout, et le silence
de l'auteur indigène à cet égard, n'est certainement pas
fortuit. De tout ceci, il me semble résulter que la triar-
chie guatémalienne était exactement fondée sur les
(i) Ibid. III« partie, chap. 2°, p. 199 (en note).
(2) Ibid. IIP partie, chap. 9, p. 24.
(3) Ibid. III partie, chap. 3, p. 207.
CHEZ LES T0LTEQUE5 OCCIDENTAUX 107
mêmes principes que celles des Culhuasde Mexico, c'est-
à-dire qu'Iqi-Balam et le lieutenant général des armées
de Ténochtitlan remplissaient un rôle identique au sein
du conseil fédéral de leur nation. D'ailleurs, le nom
même d'Iqi-Balam semble justifier cette conjecture.
C'est évidemment plutôt un titre de fonction que tout
autre chose. Il signifie, nous l'avons vu, « Tigre de la
lune 1. Or, précisément, l'Ocelot ou tigre américain,
tout aussi bien que l'astre des nuits, comme l'a établi
L. Ang-rand, étaient chez les Toltèques occidentaux, les
emblèmes du principe féminin, réputé plus sacré, plus
divin que le principe mâle (1). Ceci n'a pas trop lieu de
nous surprendre. Combien de peuples, en effet, à com-
mencer par les Germains, ont vu spécialement dans le
beau sexe, l'intermédiaire entre la divinité et les
simples mortels (2) sans toutefois lui accorder une si-
tuation privilégiée sous le rapport des droits civils. Iqi-
Balam, représentant du principe femelle, pouvait donc
remplir, mais au point de vue religieux seulement, des
fonctions supérieiu*es à celles de ses collègues, et cela,
sans être lui-même chef de tribu. Quoiqu'il en soit, au
moment de la conquête espagnole, nous trouvons la con-
trée Quichée divisée en trois peuples ou gentes, unis
entre eux par une sorte de lien fédératif ; à savoir celui
de Cavek dont Cotuha se considérait comme le fondateur,
celui de Nihaïb ou Ximhaïb dont le chef résidait dans
la cité de Momostenango et enfin, la peuplade d'Ahau-
Quiché avec sa métropole de même nom à cinq ou six
lieues à peine d'Izmachi et, par suite, tout près du vil-
lage actuel de Rabinal (3).
(1) L. Angrand, Lellre sur les antiquités de Tiaguanaco. Extrait
du 24° vol. de la Bévue de l'Architecture, p. 28 et 35.
(2) Tacite, de Moribus Germnnorum, § VIII.
(3) Abbé Brasseur de Bourbourg, Popol vuh,Introd. | XIV, p. 273.
108 DES NOMBRES SYMBOLIQUES
Si nous tournons maintenant nos regards du côté de
l'Amérique du sud, des traces d'influence Occidentale se
manifestent chez les Zènus des bords du Rio Magdalena,
au sud de l'isthme de Panama. Une de leurs villes, située
dans les anciennes province et département de Cartha-
gène, lesquelles dépendent aujourd'hui de l'état de la
Nouvelle- Grenade, portait le nom de Tolu. Cette déno-
mination nous rappelle singulièrement les Tula, Tulan
et Toltèques de la Nouvelle Espagne. Ajoutons, par pa-
renthèse, que cette ville d'origine indienne et antérieure
à la conquête, fut quelquefois qualifiée de Yieja pour la
distinguer de St-Jago de Tolu, sise, elle aussi, dans les
même province et département. Cette dernière" fut bâtie
en 1534 par Pedro de Heredia, sur les bords de la mer
des Antilles. Il est vraisemblable qu'elle prit son nom de
Tolu de la ville indiquée plus haut. Ajoutons que les
Indiens habitant à l'ouest de Zénus, vers le Pacifique,
s'appelaient eux-mêmes Tules.
Enfin, une ville du nom de Tola apparaît dans la carte
publiée par l'abbé Brasseur, sur les rives du Rio Mag-
dalena, au nord du pays des Chibchas ou Muyscas de la
Cundinamarca. Une autre Tola d'ailleurs est encore men-
tionnée par Alcedo comme faisant partie du gouverne-
ment et de la province de Esmeraldas, au royaume de
Quito (1). Toute cette région, on le voit, apparaît pleine
du souvenir des Toltèques Occidentaux, qui, du reste,
ont dû, nous le verrons tout-à-rheure, pousser leur mi-
gration bien plus loin encore vers le sud.
Or, précisément, chez les Zénus, nous retrouvons un
système fédératif calqué sur le modèle de ceux du Pla-
teau d'Anahuac et du Guatemala. Ils avaient à leur tête
un conseil composé des chefs des trois états ou royaumes
(I) Alcedo, Diccionario Historico geografico; art. Tola, Tolu-Popol
Vw//, introd. § XU, p. CGII et p. GGXLIX. (Madrid 1788).
CHEZ LES TOLTBQUES OCCIDENTAUX 109
du. Zénu, Panzènu et Tmzènu, mais auquel s'adjoignait
une femme chef. Cette nation, d'ailleurs, attribuait son
origine à trois dieux, lesquels auraient apparu à une épo -
que fort ancienne (1).
C'est également le système politique Toltéque occiden-
tal que l'on rencontrait en vigueur clioz les Chibchas ou et
Muyscas du Cundinamarca. Ce peuple, on le sait, habi-
tait les environs de la cité de Santa Fé de Bogota. Le
conseil suprême delà confédération était, ici encore, com-
posé des chefs de trois états différents, à savoir le So-
gomoso^ héritier du prophète de ce nom, lequel passait
pour le fondateur de l'état Chibcha; ensuite le Zipu, ré-
sident à Muquèta, aujourd'hui Funza ou Funzha, sur
les bords delà grande rivière du même nom; enfin le Zag2<e
de Ramiriqui^ lequel transféra plus tard, le siège de
sa domination à Hunza (2). On ne nous dit pas d'ail-
leurs qu'une femme chef ou qu'un Pontife quelconque ait
pris part aux délibérations du conseil.
Nous n'oserions pas toutefois soutenir avec l'abbé
Brasseur qu'un souvenir de la trinité ou mieux de la tria-
de Nahuatle se retrouve dans la statue à trois têtes du
temple de Boyama, près de Tunja ou Tunga, dans l'an-
cienne province et arrondissement de Pasto (Royaume de
Quito), au nord-ouesl de Bogota, non plus que dans la
semaine de trois jours en vigueur chez les Muyscas (3).
Enfin, comme le fait observer le docte ecclésiastique,
le suprême triarchique d'origine Nahuatle, se maintient
chez les GhanchasdQ la côte Péruvienne, jusqu'au XIIP
(Ij P(?po/-Vu/t, introdu€lioii§ VII, p. GXIX et § XIII, p. CCXLIX.
(2) Popol-Vuh, introd, S XIII, p. GCXLVII.
(3) Pop-vuh, Inlrod. § XIII, p. GGXLVIII. — Alcedo, Die. Hist.,
geogr. art, Tunja. Ajoutons à titre de simple bizarrerie, et sans
prétendre tirer de ce fait, la moindre conclusion, l'existence au
moins probable d'une période de trois jours chez les anciens Cas-
ques. Voir Bulletin des actes delà société philologique, t. l'-'', p. 91.
HO DBS NOMBRES SYMBOLIQUES
siècle de notre ère, époque à laquelle ils furent assujettis
parlesincas. A leur tête se trouvait un Sénat composé
de trois chefs, à savoir Hiiaiica-Huallu, Tu?nai Huara-
ca et Aztu-Hua^raca, Le premier de ces personnages
aima mieux, dit-on, s'exiler que de se soumettre à la do-
mination Quichua (1).
Le docteM. Jimenes de la Espada signaleavec beaucoup
raison, l'affinité que présentent entre elles, les popula-
tions cotières du Pérou, et certaines populations Asiati-
ques au point de vue de la croyance à une vierge-mère
et à une sorte de triade ou même de Trinité. Nous ne
voulons pas aborder ici la question des rapports ayant pu
exister entre les deux continents à des époques plus ou
moins reculés: l'examen d'une pareille question nous en-
traînerait trop loin et nous nous réservons delà traiter plus
en détail par la suite. Bornons-nous à le faire observer,
les deux particularités mentionnées par le savant Améri-
cain, s'expliquent de la façon la plus satisfaisante par cette
considération que des peuplades de civilisation mexi-
caine proprement dite, avaient sans doute visité ces ré-
gions. On sait que leur influence se fait sentir jusque
dans le système architectural du fameux temple de Tia-
guanaco, en Bolivie. Au contraire, l'influence floridienne
ou Tollèque Orientale semble avoir dominée seule chez
les Quichuas, originaires de Cusco et des rives du lac de
Titicaca (2). En un mot, chez la plupart des tribus d'ori-
gine Nahuatle, nous trouvons en vigueur le système de
fédération triarchique. Ce n'est guère que dans certains
rameaux du groupe Toltéque Oriental, par exemple
chez les Natchez de la Louisiane et les Péruviens propre-
ment dits que règne l'absolutisme théocratique des en-
Ci) Popol-vuh, iulrod. §X11I, p. GGXXX et GCXXXI.
(2) Angraiid, Lettres sur les antiquités de Tiaguanaco. p. 44 et 43*
CHEZ LES TOLTÈQUES OCCIDENTAUX 111
fants du soleil. Les habitants des rivages du grand Océan,
compris entre Huira, au nord de Lima et ïruxillo, dans
l'ancien royaume de Chimu ou Yuncas, expliquaient ainsi
l'origine de leur nation. Vichama OMHuichama, fils du
Soleil et de l'Eve des Yuncas, ayant changé en pierres
toutes les créatures formées par son frère Pachacamac,
pria son père de fabriquer de nouveaux hommes, afin de
repeupler le monde. Celui-ci aurait envoyé trois œufs,
l'un d or, l'autre d'argent, et enfin le troisième de cuivre.
Du premier, sortirent les chefs, les Caracas, les nota-
bles. Les épouses de ces personnages sortiront de l'œuf
d'argent. Enfin, l'œuf de cuivre donna le jour à la classe
des MitayosoM Plébéiens (1).
Le peu que nous savons des anciennes croyances des
Manacicas du Paraguay offre également une physiono-
mie nahuatle assez prononcée. Sans doute, cette nation
composée d'une vingtaine de tribus indépendantes les
unes des autres, ne formait point une confédération de
trois principautés comme les Chancas ou les Zénus, mais
le système triarchique s'y retrouvait en vigueur au sein
de chaque peuplade en particulier. La première place
dans le conseil appartenait au Cacique ou chef militaire,
la seconde au Mapono ou prêtre des idoles. Le sorcier
ou médecin ne venait qu'ensuite. Enfin, les chefs infé-
rieurs figuraient seulement au quatrième rang. Du res-
te, cette constitution politique semblait comme chez les
Mexicains et Quiches du Guatemala avoir, été inspirée
par les données même de la religion. Les Manacicas, en
effet admettaient trois dieux supérieurs à tous les autres,
le premier s'appelait O^nécaturiqui ou JJy^agosoriso et
avait pour épouse, la déesse Quipoci, laquelle, sans ces-
(1) M. Jimenes de la Espatla, MUos de las Yuncas, p. 132 du t.
II du Cofigreso internalional de kmericanistan, Madrid 1883,
112 DES NOMBRliS SYMBOLIQUES
ser d"être vierge, donna naissance à la seconde personne
de leur trinité, le dieu Ursana. Quant au dernier mem-
bre de la triarchie divine, on l'appelait Urapo. Quipoci
se montrait quelquefois aux hommes, toute resplendis-
sante de lumière. Uragosoriso ou le dieu père avait pour
attribut par excellence la justice. Aussi faisait-il sa prin-
cipale occupation du soin de châtier les méchants. Mais
son fils, son épouse, ainsi qu.' Urapo intercédaient sans
cesse auprès de lui pour qu'il consentit à pardonner. On
•âfO.rmejiu' Uragosoriso parlait d'une voix haute et claire,
tandis que son fils parlait du nez et qu' Urapo se faisait
entendre avec un bruit comparable à celui du tonnerre.
Ne conviendrait-il pas de voir dans ces particularités une
preuve que ces trois déités, comme les trois Hurakans des
Quiches du Guatemala, constituaient autant de personni-
fications des phénomènes météorologiques? Uragosoriso
aurait figuré le grondementdu tonnerre; la voix nasillarde
d'Ursana pouvait fort bien représenter les crépitements
qui accompagnent l'éclair ; enfin nous verrions volontiers
dans le bruit haut et clair que faisait entendre Urapo, un
symbole de la foudre qui éclate. Ajoutons que ces trois
divinités des Manacicas portaient collectivement le nom
de Téniamicas {i), de même, nous l'avons vu plus haut
qu'au Guatemala, les dieux de l'orage recevaient, eux
aussi, l'appellation collective de « Cœur du ciel ».
Si l'on ajoute à ce qui précède, ce fait que les Mana-
cicas admettaient tout comme les Pimas, Mexicains,
Quiches et Yuncas, l'existence d'un héros bienfaiteur,
ou Ubérateur né d'une vierge, (2) on ne pourra s'empê-
cher de trouver que les croyances de ce peuple offraient
(1) Alcedo, die. geoyr. hist, t. III. kdiciones y correccioncs, arl.
Manacicas, p. 438 et suiv.
(2) Les Naissances (tiiraculeuses tVaprès les traditions Américaines,
voy. Picvue des Tàeligions, a" de juillet-aoùl 1892,
CHEZ LES TOLTÈQUiiS OCCIDENTAUX 113
une singulière saveur de christianisme. C'est à se de-
mander si les Pères Jésuites qui l'évangilisèrent n'ont
pas, à leur propre insu, quelque peu exagéré les ressem-
blances existant entre la religion des Manacicas et les
dogmes évangéliques. Pour notre part, nous ne le pensons
guère. C'est surtout en matière de croyance et de tradi-
tion que les similitudes peuvent être nombreuses sans
que l'on soit toujours en droit de conclure à un emprunt
direct. D'ailleurs, les affinités entre les données reli-
gieuses des Toltèques occidentaux et celles du chris-
tianisme semblent se manifester surtout dans ce que
nous pourrions appeler les parties matérielle et exté-
rieure du dogme. L'esprit en reste tout différent. Quel
rapport réel peut-il s'établir entre la triade guatéma-
lienne, personnification de l'orage et de la foudre et la
Trinité, telle que nous l'entendons?
En tout cas, nous pouvons, ce semble, d'après ce qui
vient d'être exposé, nous faire une idée de la genèse des
principes sur lesquels reposait la théologie des peuples
de civilisation nahuatle, aussi bien que leur organisa-
tion sociale et politique. A la triade symbolisant les phé-
nomènes météorologiques, l'on attribuait sinon la créa-
tion de l'univers, chose dont les indiens d'Amérique (1)
ne semblent pas avoir plus eu l'idée que les philosophes
de la Grèce antique, au moins, le débrouillement du
chaos, la formation de l'espèce humaine et peut-être
même l'institution de la vie policée. Au-dessus de la dite
triade, néanmoins, se trouvait placée la puissance su-
prême, l'auteur mystérieux de la vie universelle repré-
senté par le principe femelle et sans doute assimilé au
soleil sous les noms du Tloque Nahuaque,liit. «créateur
(1) N. PeiTol, Mémoires sur les nvnirs, coutumes et religion des
sauvages deV Amérique septentrionale (publiés par leR. P. Tailhan),
chap. I, p. 5, (Paris et Leipzig, 1864.)
114 DES NOMBRES SYMBOLIQUES
de toutes choses « Ipalnénwhuani, litt. « Celui par qui
nous vivons et subsistons. (1) »
L'esprit hiératique de ces populations se plaisait à
appliquer autant que possible, sur terre, les concepts de la
théologie ; les trois chefs unis par un lien fédéral étaient,
pour ainsi dire, les représentants des membres de la
triarcliie divine. Quant au quatrième collègue qui leur
était adjoiat, l'on doit, croyons-nous, voir en lui Tem-
blême, à la fois, de la puissance suprême et du principe
femelle. Parfois, en effet, ce rôle était dévolu à une
femme, mais plus souvent, il est vrai, à un personnage
du sexe mascuUn. Ceci n'offre, du reste, rien qui nous
doive surprendre. Est-ce la première fois qu'au sein des
religions polythéistes, l'on rencontre une divinité mâle
chargée de représenter ce même principe femelle. Inutile
de rappeler ici sous quelle forme, les adorateurs du
Lingam vénèrent Wischnou. (2)
Diverses légendes relatives à ce dieu nous le repré-
sentent, d'ailleurs, toujours disposé à se métamorphoser
en femme. C'est sous ce déguisement notamment qu'il
trompe les géants lorsque ceux-ci veulent ravir l'am-
broisie aux dieux, qu'il séduit les pénitents dont Chiwa
convoitait les épouses. (3).
Peut-être enfin, mais nous n'oserions rien affirmer à
cet égard, est-ce la vénération de ce nombre 3, considéré
comme le nombre pohtique par excellence, qui aura
décidé les Mexicains à prendre pour hiéroglyphes des
quatre années du lustre, les signes du troisième jour de
(1) Veytia, Historia antigua de Mejico, t. I., cap. I.,p. 7.
(2) Sonnerai, Voyage aux Indes Orientales et à la Chine, t. I, liv. 2,
art. III, p. 319 (Paris, 1782.)
(3) Picart, Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peu-
ples, t. VI, chap. IV, p. 71 (Paris 1808). — Sonnerai, Voyage aux
Indes Orientâtes, etc. l. I, liv. 2, arl. II, p. 278 el art. III, p. 314.
CHEZ LES TOLTÈQUES OCCIDENTAUX 115
chacun des quints entre lesquels se répartissaient les
vingt jours du mois Toltêque. On pourra juger de ceci
par le tableau ci-joint :
I" quint, lo Cipactii. —2'^ Ehécatl. — S^'TOCHTLI.
— 4^ Cuetzpalin. — o° Coati.
IP quint. l^MiquizUi. —2^ Mazail. — 'i" kCk'Vh. —
4^ AU. — 5° Itzcuintli.
IIV quint. P Ozomatli. — '2° Malinalli. — TEC-
PATL. — 4° Xolotl. — 5° Quauhtli.
IVe quint. 1° Cozquavhtli. —2° Ollin. — 3' CALLI.
— 4" Quiahvitl. — 5" Xochitl.
Que la valeur cabalistique attribuée à certains nombres
ait été jugée assez importante pour servir de base à
toute une organisation sociale et politique, voilà ce qui
peut, à bon droit, nous sembler étrange. Ne Toublions
pas cependant, les membres des sociétés primitives ont
une bien autre autre façon déjuger des choses que nous.
Leurs tendances demeurent toutes empreintes de hiéra-
tisme. Les spéculations de l'ordre abstrait ne jouaient
pas chez eux un rôle moins considérable peut-être que
chez nos contemporains. Seulement, ils entendaient
l'abstraction d'une façon bien différente. Tout ce qui
touche au symbolisme revêt à leurs yeux une impor-
tance capitale et dont on ne saurait guère aujourd'hui
se faire une idée. L'esprit hiératique, chez eux, fait sen-
tir son influence, non seulement dans les détails du
culte et le cérémonial religieux, mais encore dans les
manifestations de la vie publique et la constitution de la
cité. Cette tendance, on peut le dire, a été universelle à un
moment donné de la civilisation. Ainsi, nous voyons les
Ioniens de TAcha'ie fonder une dodécarchie sur les côtes
de r Asie-mineure, en souvenir de celle qu'ils avaient
fondée dans le Péloponèse, avant d'être expulsés par les
Achéens. Tel était pour eux, le caractère sacré attribué
ll(j DES NOMBRES SYMBOLIQUES
à ce nombre douze, qu'ils ne consentirent jamais, en
dépit de l'accroissement de la population, à augmenter
le nombre des villes faisant partie de la ligue Ionienne ( 1 ).
Nous n'avons pas d'ailleurs à examiner la question
desavoir si ce n'était pas la dodécarchie asiatique qui au -
rait servi de prototype à celle de la Grèce européenne. La
seule chose qui nous importe ici, c'est la valeur cabalis-
tique attribuée au nombre en question. Citons encore
comme modèle d'application des mêmes données sym-
boliques, l'Amphictyonie des Thermopyles composée, au
dire de l'orateur Eschine, de douze cités ou peuplades
du voisinage (2). Enfin, les confédérations formées par
les Etrusques, l'une en Toscane, l'autre dans la vallée
du Pô, comprenaient chacune également douze villes
principales ou chefs-lieux (3). L'on croit d'ailleurs qu'il
en avait été exactement de même pour la troisième ligue
étrusque, celle de la Campanie, laquelle ne tarda pas
à succomber sous les coups des Samnites. L'on tenait
tellement à conserver ce nombre fatidique de douze, que
lorsqu'une de ces métropoles venait à être conquise oa à
perdre de son importance, une autre était immédiate-
ment choisie pour la remplacer (4).
Suivant toutes les apparences, cette symbolique du
nombredouzeseraitd'origine sémitique. On constate assez
les traces profondes d'influence orientale qui se mani-
(1) Herodoli histor. I, 43-46. — M. H. FrancoLte, Les populations
primitives de la Grèce, p. 42 de la section du compte-rendu du
Congrès scientifique international des catholiques, (Po^ns, 1871).
(2) Clavier, Histoire des premiers temps de la Grèce, t. Il, p. 35,
(Paris, 1809.)
(3) Tile-Live, Hist. lib. V, cap. XXXHl. — M. V. Duruy, Histoire
des romains et des peuples soumis à leur ^domination, t. I, chap. 11,
§ V, p. 37 et 38 (Paris, 1843.)
(4)Voy. art. Etrusques par M. Gobley, p. 208 et suiv du t. X,de
^Encyclopédie des gens du monde (Paris, 1838).
CHEZ LES TOLTÈQUES OCCIDENTAUX 117
festent dans la civilisation de l'antique Toscane. Rappe-
lons-nous, d'ailleurs, les douze tribus d'Israël. La
meilleure preuve que ce nombre n'avait pas été choisi
au hasard, c'est que pour l'obtenir, il avait fallu attri-
buer une double part à la postérité de Joseph et
reconnaître, comme phyllarques, ses deux fils Ephraïm
et Manassé. Au contraire, les enfants des autres patriar-
ches(Lévi excepté), n'avaient chacun qu'une seule portion
du territoire conquis et ne comptaient que pour une seule
tribu (1). Sans doute, les nombres cabalistiques diffèrent
le plus souvent dans les deux continents, mais ne déri-
vent-ilspasdescomputsdu calendrier, lesquels n'étaient
point les mêmes dans chacun des hémisphères oriental
et occidental, aussi bien que de l'adoration des phéno-
mènes célestes ? Sémites, Hellènes, Etrusques avaient
consacré le nombre douze, vraisemblablement comme
étant celui des mois de l'année. Ne se trouvait-il pas
d'ailleurs formé du sept, symbole du monde céleste et
planétaire et de cinq, emblème des points de l'espace, (2)
y compris, bien entendu, le point central ? Au contraire,
le culte des phénomènes météorologiques aura conduit
lesToltèques occidentaux à préférer le nombre trois. De
part et d'autre, on n'est guère tombé d'accord que sur
un point, mais celui-là d'importance capitale, à savoir,
la valeur politique et sociale à attribuer aux nombres
consacrés par la religion.
C'est surtout chez les Toltéques occidentaux que le
nombre cinq parait avoir revêtu un caractère sacré. A
H) De quelques idées symboiques se rattachant au nom des douze
fils de Jacob, p. 191 et suiv. du 4= vol. des Actes de la société phi-
lologique, !■■» série (Paris, 1873-74.)
(2) Essai sur la sijmboUqne planétaire ches les Sémites, p. 381 et
suiv. du t. XI de la Hevue de linguistique et de philologie comparée
(Paris, 1878.)
118 DES NOMBRES SYMBOLIQUES
Mexico, le Tianquizon marché se tenait de cinq en cinq
jours et cette période a parfois même été considérée
comme une sorte de semaine, quelque peu analogue à
notre semaine de sept jours (1;. Ajoutons qu'à Meztitlan,
chaque habitant était tenu à fournir, tous les cinq jours,
quatre bûchettes ou morceaux de bois destinées à l'en-
tretien d'un feu perpétuel dans le principal temple de la
ville (2),
Enfin les peuples de civilisation occidentale admet-
taient cinq âges ou périodes cosmiques, tandis que les
Toltèques orientaux n'en reconnaissaient que quatre.
L. Angrand qui, le premier, a constaté ce fait, le regarde
comme l'un des plus caractéristiques au point de vue des
dogmes propres à chacun des deux grands courants ci-
vihsateurs de l'Amérique (3), et aussi, comme l'un de
ceux sur lesquels reposait le grand schisme dont le my-
thique Qiietzalcoatl aurait été le promoteur originel.
Nous avons étudié assez longuement cette question
dans un travail précédent pour n'avoir pas à y re-
venir ici (4) .
On remarquera seulement que les habitants de Tlaxcal-
lan, bien qu'apparentés de très près aux Mexicains par
la langue, la religion et sans doute en partie du moins,
par le sang, paraissent néanmoins n'avoir admis que
quatre âges cosmiques, au lieu de cinq ; mais ceci ne
doit pas nous étonner puisque leur pays avait été long-
temps occupé par les Ulmêques, peuple incontestable-
(1) Abbé Brasseur de Bourbourg, His. des nat. civil., etc., t. 3.
liv. 12«, chap. lo% p. 464.
(2) Lettres diverses p. 305 du 2° livre des Pièces sur le Mexique, de
la collect. Ternaux-Gompars.
(3) L. Angrand, Lettres mr lés antiquités de liaguanaco, pages
35 et 36.
(4) Bes âges ou soleils, chap. 13 et suiv.du tome \\ du Congreso in-
ternacional de Amer icanistas (Madrid 1881),
CHEZ LES TOLTÈQUBS OCCIDENTAUX 119
ment de civilisalion orientale et qui a bien pu trans-
mettre à ses vainqueurs, quelques éléments du symbo-
lisme religieux (1).
Il convient d'ajouter qu'une certaine corrélation fût
établie entre le nombre des âges cosmiques et celui des
points de l'espace ; leur nombre était le même chez les
peuples appartenant à chacun des deux courants en
question, à savoir de quatre chez les Orientaux, de cinq
chez les Occidentaux. Nous laissons de côté, bien en-
tendu, les Zunis du Nouveau Mexique dont la symbo-
lique beaucoup plus compliquée faisait figarer au nombre
des points cardinaux, le Nadir et le Zénith (2). Il s'agit,
sans aucun doute, ici, d'une addition d'époque relative-
ment récente. Du reste, les peuples du Mexique et du
Centre -Amérique et d'autres encore s'étaient plu à attri-
buer à chacun de ces points, une couleur particulière et
le génie qui y présidait avait également sous sa protec-
tion , une des années du cycle de quatre ans (3) .
Une légende rapportée par Mendieta expose d'une fa-
çon fort pittoresque, les idées des Aztèques à cet égard.
Le soleil n'existant pas encore, les dieux se placèrent
aux quatre côtés d'un grand bûcher. L'homme ou la di-
vinité qui aurait le courage de s'y précipiter serait,
à la vérité ..dévoré par les flammes, mais ensuite, jouirait
de l'honneur d'être transformé en l'astre du jour (4). Le
calendrier mexicain avec ses quatre signes dès points
de l'espace et des années du lustre à chacun de ses cô-
{i)Ibii.%. II, 11° 1, p. 88.
(2) M. Franck Hamiltoii Gushing, Ziuii fétiches, pages 25 et suiv.
du 2"= Aunual report of the bureau of ELhnoloçjy to tlie secretary of
Smithsonian imtitulion, 1880-81 (Wa>liinglon, 1883)
(3) Des couleurs considérées comme symboles des points de V horizon
chez les peuples du Nouveau-Monde, p. 151 ot suiv. du f. VIII des
Actes de la Société philologique (Alcnçon 1879).
(4) Mendiela, Uistoria ecclesiastica indiana, liv. 2", cap. H, p. 79.
J20 DES NOMBRES SYMBOLIQUES
tés, et ayant au centre l'image du soleil, a, sans doute
donné naissance à ce bizarre récit.
Vraisemblablement, nous retrouvons une trace de
cette symbolique, jusque dans l'Amérique du Sud.
D'après la tradition des habitants de Huaranchi et ré-
gions avoisinantes, sur la côte Péruvienne, recueillie par
Avila, cinq œufs merveilleux auraient apparu sur la
colline de Condorcato, à une époque fort ancienne (1).
En ce qui concerne la symbolique des nombres sept et
treize, chez les Toltèques occidentaux nous ne pouvons
guère que renvoyer le lecteur à nos mémoires publiés
antérieurement (2). Mais un mot nous reste à dire, au
sujet du caractère sacré que revêtait le nombre quatre ;
c'est celui des points de l'espace ; aussi, presque partout
a-t-il été un objet de vénération. On le respectait chez
les Toltèques occidentaux aussi bien que chez les Toltè-
ques orientaux. Ainsi, dans le récit mythique de la
fondation de Mexico, nous voyons le dieu prescrire à
son peuple de se partager en quatre groupes qui de-
vaient chacun avoir leurs idoles spéciales et habiter
un quartier séparé (3). De même, au Mexique encore,
les républiques aristocratiques de Tlaxcallan, de Tépé-
yacac et de Huexotzinco, apparaissent gouvernées par
un conseil de quatre chefs dont chacun avait la direction
(1) M. J. de la Espada, Mitos de los luncas (Ubi suprâ), p. 132 —
Pop. vuh, Introd. § XIII, p. 241.
(2) De quelques idées symboliques se rattachant aux noms des
douze fils de Jacob, p. 210 et suiv. du t. IV des Actes de la société
philologique — Les cités Votanidas, p. 373 et suiv. du t. IV du
Muséon, Louvain, 1834.
(3) Herrera, Histoire générale des voyages et conquêtes des Castillans,
etc., etc. Trad. de l'Espagnol par M. de la Coste, p. 156 (Paris
1871) apud M. G. N. Slarcke, La famille primitive, chap. II, p. 74
(Paris) 1891, t. LXXI de la Bibliothèque scientifique internationale,
publiée par M. Eûglave.
CHEZ LES TOLTÈQUES OCCIDENTAUX 421
spéciale de l'un des quartiers de la ville (1), mais il se-
rait possible qu'ici une certaine influence des idées
orientales se soit fait sentir.
Les peuples du rameau floridien ou toltèque oriental ne
semblent point avoir eu pour la symbolique et les calculs
cabalistiques un goût aussi vif que les Occidentaux. Ce
qui est certain, c'est que chez eux, le nombre quatre a
rempli parfois un rôle analogue à celui que jouait le trois
parmi les nations Nahoas proprement dites.
Ainsi, au Yucatan, les signes du quatrième jour de
chacun des Quints entre lesquels se répartissait le mois
de vingt jours, servaient d"'hiéroglyphes aux années du
lustre. C'est ce que démontre clairement le tableau sui-
vant.
V quint.— l'' I)7îOx. — 2° Ik — . 3° Akbal—. 4° KAN.
— 3° Qhicchmi. f
IP quint. — 1° Cimi. — 2" Manik. — 3" Lanial. —
4° MULUC. — 3° Oc.
IIP quint. — 1° Chuen. — 2" Eb. —3° Been. — 4"
IX. — 3° Men.
IV^ quint. — i° Cib. — V Caban. — 3° Ezanab. —
4*^ CAUAC. — 3° Ahau,
On se rappelle d'ailleurs la division quadripartite de
l'empire des Quichuas, œuvre, dit-on, attribuée à Sin-
chi-Rocha, le deuxième inca. Elle mérite sans doute
d'être déclarée plus ancienne que le monarque. L'empire
se trouvait réparti en quatre grandes provinces ou ré-
gions répondant chacune à l'un des points de l'horizon.
C'étaient; à l'Est, VAnti-Suyu ou « pays des Antis »,
peuple sauvage habitant la Cordillère des Andes ; au
Nord, le Chincha-Puyu ; à l'Ouest, le Cunti-Suyu ; au
Midi, enfin, le Colla Siiyu. Toutes ces contrées réunies
(1) Abbé Brasseur de Bourbourg, Hist. des nat. civil., etc., t. III,
iiv. 12, chap. i% p. 575 (en note).
122 DES NOMBRES SYMBOLIQUES
formaient le Tahuantin-Suyu, litt. « les quatre ré-
gions » (1), c'est-à-dire non seulement les terres de l'em-
pire Incacique, mais encore toutes celles qui restaient à
conquérir ; en un mot, l'univers entier. Ajoutons, en
terminant, que le même nombre dut être en honneur au
sein des populations Votanides, qui, sans aucun doute,
appartenaient au courant Toltèque oriental. Votan avait,
d'après les anciennes traditions, établi une tétrarchie
formée de quatre royaumes secondaires, àsavoir, ceuxde
Yucathan, Guatemala, Tulhà et Na-Chan (2). Sans doute,
cette légende nous semble bien fabuleuse ; jamais la
monarchie fondée par le prince de la lignée des Chans
ou serpents n'a dû englober un territoire aussi étendu,
mais enfin elle nous renseigne tout au moins sur les
principes de symbolisme en vigueur chez ceux qui l'ont
inventée. Disons enfin, en terminant, que l'on attribuait
au même personnage, quatre voyages (aller et retour)
de Valum-Votan^ litt. « la Terre de Yotan », le pays
Tzendale dans la province de Chiapas » à Valmn-Chi-
vim, c'est-à-dire Xibalba (3). Cette ville célèbre était
probablement identique à la cité actuelle de Xicalanco,
au nord-ouest du Yucatan. Elle paraît avoir constitué le
premier des établissements fondés en ces régions par
les colons du rameau oriental (4j.
COMTB DE ChARENCEY.
(l)E. Desjardins, Le Pérou avant la conquête espagnole, III, p. 49
et IV, p. 117 (Paris 1858) — M. D. J. Brinton, American hero-
77iijths, chap. Y, p. 179 et 180 (Pliiladelphia, 1882).
(2) Le Mythe de Votan, p. 10 (2"= vol. des Actes de la société phi-
lologique), Alençon J871. — De quelques idées symboliques se ratta-
chant au nom des douze ^Is de Jacob, p. 210 du t. III des Actes de
la Soc. phil.
*(3) Le Mtjthe de Votan, p. 13 — G-ibrcra, Description of the Ruins
of an ancienlcitij discovored near Pa'enque, p. 33 et suiv.
(4) Les cités Votanides, l'd, p. 644 et suiv. du t. lY du Muséon.
UNE EPOPEE BABYLONIENNE
IS-TU-BxVR - GILGAMÈS
Cinquième article.
INTRODUCTION (Suite).
Complainte funèbre sur Eabani ; son évocation ;
les enfers.
Rentré dans Uruk, après une aussi cruelle décep-
tion, Gilgamès ne paraît pas avoir repris goût à la
vie. Dans son isolement, plus vive lui revint la douleur
qu'il avait ressentie de la perte de son ami, plus grande
aussi sa frayeur devant cette perspective d'une mort
désormais inévitable. Dans son esprit inquiet, intermi-
nablement, il roulait les mêmes pensées sombres,
pleurant tour à tour sur Eabani et sur lui-même, car,
la pitié n'allait point en lui sans égoïsme, et le souvenir
de son ami lui remettait sans cesse sous les yeux Timage
de la mort. Plus de doute, il aurait lui aussi, Gilgamès,
le même sort déplorable qu'Eabani. Mais quel était
donc ce sort qui l'attendait? quelle était au juste la
condition des morts dans l'autre vie ? S'il pouvait sa-
voir seulement... ! Ainsi, en cette âme primitive, aux
sentiments mêlés de pitié et d'égoïsme , venait se joindre
d24 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
encore cet instinct de curiosité, qui poussa l'homme,
dès les premiers jours, à s'enquérir anxieusement des
choses de l'autre monde.
Nous le voyons d'abord, absorbé tout entier dans sa
douleur, entonner un chant de deuil en l'honneur
de son ami, — une triste mélopée, modulée sur un
rythme grave, où sans cesse revient, parmi les souve-
nirs glorieux et familiers, avec la monotonie d'un
refrain, le thème éternel de la mort : « Hélas ! Eabani,
nous ne te verrons plus te diriger vers le temple, re-
vêtu de blancs vêtements, ni t'oindre de la graisse du
taureau dont l'odeur exquise faisait courir après toi !
Nous ne te verrons plus tendre l'arc meurtrier contre
tes ennemis, ni t'avancer majestueusement, le sceptre
en. main, car voici que t'enveloppent de toutes parts
ceux que tu as frappés, et que les mânes te poursui-
vent de leurs malédictions ! Tu ne lieras plus à tes
pieds des sandales, et tu n'adresseras plus de fière pro-
vocation à la terre ! Désormais, il ne te sera point
donné d'embrasser la femme que tu aimes, ni de battre
la femme que tu détestes! Non, il ne te sera point
donné d'embrasser le fils que tu aimes, ni de battre le
fils que tu détestes ! Hélas, hélas ! la terre en rugissant
s"est refermée sur toi! Tu es devenu la proie de la
sombre, de la noire mère, la déesse Nm-a-zu^ la té-
nébreuse, d'aspect mystérieux et redoutable, avec son
visage voilé et sa poitrine de taureau ! (1) »
Gilgamès, dans son affliction, cria sa plainte à tous
les échos. Il courut de sanctuaire en s.anctuaire s'adres-
ser à tous ses dieux, espérant trouver auprès d'eux
consolation et secours...
Prosterné aux pieds du dieu Nin-gul, il lui confia sa
(1) Tab. XII. Col. 1,1. 11-31.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 125
peine : « Autrefois, hélas! il était loisible à Eabani
d'embrasserla femme qu'il aimait, et de battre la femme
qu'il détestait! Oui, il lui était loisible d'embrasser le
fils qu'il aimait, et de battre le fils qu'il détestait! Hélas,
hélas ! la terre en rugissant s'est refermée sur lui ! Il est
devenu la proie de la sombre, delà noire mère, la déesse
Nm-a-zu, la ténébreuse, d'aspect redoutable, avec son
visage voilé et sa poitrine de taureau ! Voici que main-
tenant Eabani est descendu de la terre aux enfers...
Il est mort d'une mortlamentable ! Ce n'est point le dieu
Namtar qui l'a enlevé, ni un démon qui l'a emporté,
la terre l'a pris ! Ce n'est point le ministre de Nergal
impitoyable qui l'a ravi, la terre l'a pris ! Si, du moins,
il avait été frappé avec les braves sur le champ de
bataille, non, la terre l'a pris ! » Si émouvante était la
prière de Gilgamès que le dieu Nin-gicl en fut touché,
et versa des larmes sur Eabani, son serviteur (1).
Sans doute, le dieu iVi;z-^w^ était impuissant à donner
remède à sa peine, car, aussitôt après, nous voyons
Gilgamès se diriger tout seul vers le temple de Bel, et
recommencer sa supplication : « Mon père, ô dieu
Bel, me voici à tes pieds, brisé, anéanti par la douleur !
Eabani est descendu de la terre aux enfers... Il est
mort d'une mort lamentable ! Ce n'est point le dieu
Namtar qui l'a enlevé, ni un démon qui l'a emporté,
la terre l'a pris 1 Ce n'est point le ministre de Nergal
impitoyable qui l'a ravi, la terre l'a pris ! Si, du moins,
il avait été frappé avec les braves sur le champ de ba-
taille, non, la terre l'a pris ! » Sa supplication, hélas !
demeura encore une fois sans réponse. (2)
Alors, affolé, Gilgamès courut vers le dieu Sin,vers
(1) Tab.XlI. Col. II, 1. lo-27.
(2) Tab. XII. Col. II, 1. 28-30 et Col III, I. 1-5.
126 IS-TU-BÂR — GILOAMÈS
le dieu Ea. Ainsi que Bel, Sin et Ea se montrèrent
insensibles à ses larmes (1).
Enfin, dans son désespoir, il s'adressa au dieu des
enfers lui-même, au guerrier, au héros Nergal : a 0
toi, Nergal, s'écria-t-il, guerrier, héros, relâche le
cercle qui maintient l'univers, de grâce, entr'ouvre la
terre, afin que l'ombre d'Eabani, s'élance, comme un
souffle, hors du tombeau ! » Sa prière, cette fois, ne fut
point vaine. En effet, le guerrier, le héros Nergal,
ayant relâché le cercle qui maintient l'univers, la terre
s'entr'ouvrit, et aussitôt, l'ombre d'Eabani s'élança,
comme un souffle, hors du tombeau. ..(2)
Ainsi, ils se retrouvaient en présence l'un de l'autre
Gilgamès et Eabani, ou plutôt, la pâle image, l'ombre
de ce qui fut Eabani. Tout entier à ses préoccupations,
le héros ne prit pas seulement le temps de manifester
la joie qu'il éprouvait de revoir son ami, après une
aussi longue séparation, et, allant droit au fait, sans
autre préambule, il le supplia de lui révéler les mys-
tères d'outre-tombe : « Dis-moi, mon ami, oh ! oui,
mon ami, dis-le moi ; de grâce, entr'ouvre la terre
sous mes yeux et raconte moi ce que tu as vu là-bas
aux enfers ! » Eabani opposa d'abord quelque résis-
tance : « Je ne te le dirai point, mon ami, non, je ne
te le dirai point, car si j'entr'ouvrais la terre sous tes
yeux et si je te racontais ce que j'ai vu là-bas aux
enfers, que de pleurs, hélas ! tu verserais! » Gilgamès
insista: « Eh bien I je pleurerai, qu'importe?» Alors
Eabani, sans se faire prier plus longtemps, se rendit
à ses désirs... (3)
(1) ïab XII. Col III, 1. 6-20.
(2) Tab. XII. Col. III, 1. 21-28. Les 1. 29-30 qui terminent
cette colonne sont très oliscures.
(3) Tab. XII. Col IV, 1. 1-6. Les 1. 7-13 sont fragmentaires et
partant très obscures.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 127
Mais, avant d'en venir au récit détaillé de ce qu'il
avait vu aux enfers, il s'emporta, dans une violente
imprécation, contre Zaïdu, le chasseur perfide, et
contre Samliatu, la fallacieuse courtisane, qui avait
causé son malheur : « Toi, Zaïdu, puissé-je te voir
abattu et sans force ! Et toi aussi Samhatu, puissé-je
te voir emmurée dans la vaste prison des enfers, tra-
quée de toutes parts, dépouillée de tes charmes, pri-
vée d'abri, gisant énervée et sans vie ! (1) »
Après avoir ainsi déversé le trop plein de son cœur,
Eabani entama la description des enfers — un morceau
d'une haute portée religieuse, sur lequel vécurent sans
doute de longues générations d'hommes, où se trouvent
exprimées les croyances du vieux monde sémitique sur
la vie future, ses craintes et ses espérances ; un vaste
tableau sans perspective, partagé, à la façon d'un bas-
relief antique, en deux registres, où s'étage au-dessus
de la foule des morts misérables, le petit nombre des
bienheureux : « Mon ami, le lieu où je suis descendu
est un lieu de ténèbres, la demeure d'Irkalla. C'est la
maison où l'on entre pour ne plus en sortir, le chemin
où Ton s'engage sans retour. Malheureux sont ceux qui
l'habitent ! Privés de lumière, ils sont réduits à se
nourrir de poussière et de boue. Ils sont vêtus d'ailes,
à la façon des oiseaux... Jamais ils ne voient le jour,
toujours ils sont plongés dans la nuit. Je suis entré,
mon ami, dans cette maison et j'y ai rencontré des rois,
les anciens maîtres de la contrée, ceux à qui Anu et
Bel ont assuré le renom et une gloire durable sur
la terre, non loin de l'abime d'où jaillissent les eaux
vives. Dans cette même maison, j'ai vu s'agiter pêle-
mêle le seigneur et le noble, le pontife et l'homme
(l) Tab. XII. Col. (?) a, 1. 1-L>3.
128 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
puissant, le gardien de l'abîme des grands dieux, et
Etana, etNer, et Allât, la souveraine des enfers... (1) »
Peu à peu le récit s'anime... Maintenant Eabani
déroule le merveilleux spectacle de ses souvenirs, nets
et précis comme des visions, que Gilgamès, l'attention
surexcitée, suit, pour ainsi dire, avec de grands yeux
tout ébahis: «Vois-tu, Gilgamès? — Oui, je vois! — Eten-
du sur un lit de repos, il boit l'eau pure, celui qui a été
tué dans la bataille. Vois-tu, Gilgamès ? — Oui, je vois!
— Son père et sa mère soutiennent sa tête et sa femme
se penche sur lui avec amour... Celui au contraire dont
le cadavre gît sans sépulture dans la plaine, vois-tu,
Gilgamès? — Oui, je vois ! — celui dont l'ombre ne
repose point dans la terre, et est laissée à l'aban-
don, vois-tu Gilgamès? — oui, je vois ! — eh bien !
celui-là est réduit à manger les débris des plats, les
reliefs de la table, tout ce qui est jeté à la voi-
rie 1 (2) » Ainsi, devant Gilgamès, une voie de salut
restait ouverte : chercher une mort glorieuse dans de
nouveaux combats, tout en ayant soin de se ménager
des amis, dont le cœur lui restât fidèle jusque dans la
mort (3).
Telle est la conclusion de ce poème, bien faite pour
inspirer l'amour des vertus guerrières et le respect des
morts, ces deux sentiments sur lesquels reposait toute
la vie antique, digne couronnement d'une œuvre desti-
née à glorifier la race et la religion chaldéennes.
(l)Tah. XII. Col. (?) b, 1. 29 47. Les 1. 48-50 qui terminent
cette colonne sont très obscures à cause de leur état fragmentaire.
(2) Tab. XII, Col. VI, 1 4 iO. Les 1-3 sont très obscures à cause de
leur état fragmentaire.
(3) Ce morceau, à cause de sa forme lyrique même, pourrait
être regardé comme une vision prophétique des félicités réservées à
Gilgamès dans l'autre vie. Ainsi l'épopée se terminerait sur une
sorte d'apothéose idéale du héros.
IS-TU-BAR — GILGAMES
■129
IS-TU-BAR
GLLGAMÈS
COMPLAINTE FUNÈBRE SUR EaBANI ; SON ÉVOCATION ;
LES ENB^ERS. (i)
XII
1. 1.
10
Gllgamès
si, à .
au temple
un blanc vêtement
15 comme un ami .
Tu ne te frotteras plus de la graisse onctueuse du
taureau,
(1) La douzième tablette, à cause de son importance même, a été
l'objet de plusieurs travaux en France, en Angleterre et en Allema-
gne. En dehors des essais de G. Smith {Assyrian discoveries ; Chal-
dean account of Genesis, 1876. Cf. édit. Delitzsch, 1876 et Sayce,
1880), Chad Boscawen en a donné une étude complète {Notes on the
Religion and Mytkologij of the Assyrians dans les Transactions of
the Society of Biblical Archaeoiogy , {SIH. Cf. Records of the Past. ix).
Depuis, ce texte a été repris, en partie ou en totalité, par J. Halévy
(La croyance à V immortalité de Vâme chcx- les peuples sémitiques
dans les Mélanges de critique et d'histoire, 1883), Alf. Jercmias
(Die babylonisch-assurischen Vorstellungen vom Leben nach dem
Tode, 1887),Cyrus Adler (On thcviews ofthe Babylonians concerning
Life after Death dans les Procecdings of the American Oriental
Society, 1887), P. Haupt (Die zwôtffe Tafel des hahylonischcn ISimrod-
Ëpos dana Beit rage zur Assyriologie, 1889, vol. 1) enlin par AU'. Jere-
mias [Izdubar-Nimrod, 1891).
9
130 JS-'1U-I5\R — OlLGAMkiS
dont l'odeur suave rassemblait (les hommes) au-
tour de toi !
Tu ne dirigeras plus l'arc contre la terre,
car, voici que (de toutes parts) t'enveloppent ceux
que l'arc a frappés !
20 Tu ne, porteras plus le sceptre en main,
l'ekim (1) te poursuit de sa malédiction !
Tu ne lieras plus à tes pieds des sandales,
tu n'adresseras plus de provocation à la terre !
Tu n'embrasseras plus la femme que tu aimes,
25 la femme que tu détestes, tu ne la battras plus !
Tu n'embrasseras plus le fils que tu aimes,
le fils que tu détestes, tu ne le battras plus!
La terre rugissante s'est emparée de toi,
la sombre, la noire mère, la déesse Nin-a-zu, la
ténébreuse,
30 dont le front n'est point revêtu d'un voile brillant,
dont la poitrine ne crie point (?), comme celle du
taureau, (sous la piqûre) du taon (?).
Tab. Xll.
Col. II.
10
(1
les(?)
son .
son r
ils sont revenus
son .
Uekim chez les Babyloniens correspond à Vimage (elocoXo-.
des Grecs, à Vombre (umbra) des Latins.
IS-TU-BAR — GILGA^JÈS 131
15 lia embrassé la femme qu'il aime,
la femme qu'il déteste, il Fa battue !
Il a embrassé le fils qu'il aime,
le fils qu'il déteste, il l'a battu !
La terre rugissante s'est emparée do lui,
20 la sombre, la noire mère, la déesse Niii-a-zu, la
ténébreuse,
dont le front n'est point revêtu d'un voile brillant,
dont la poitrine ne crie point (?), comme celle du
taureau, (sous la piqûre) du taon (?).
Voici que Eabani (est descendu) de la terre vers
les ténèbres !
Le dieu Namtar (2) ne l'a pas enlevé, Vasak ne
l'a pas emporté, c'est la terre qui l'a pris !
25 Le y^ahis (3) de Nergal (4) impitoyable ne l'a pas
ravi, c'est la terre qui l'a pris!
Il n'a point été frappé avec les braves sur le champ
de bataille, c'est la terre qui l'a pris !
le dieu Nin-gul (5) pleura sur le sort
d'Eabani, son serviteur.
Vers . le temple de Bel, il se rendit tout
seul :
« Mon père, ô dieu Bel, le tambûkku m'a jeté à
terre !
30 Le mtkkè (6) m'a jeté à terre !
(1) An-nin-a-xu « la maîtresse de l'eau profonde (?) »
(:2) An-nam-lar « le dieu qui décide du sort. »
(3) Une espèce de démon au service de Nergal.
(4) An-ugur « seigneur du creux infernal (?) »
(o) ii n-»im-giui « seigneur de destruction (?) »
(t3) Les mots tambiikku et mikkc paraissent être des personnifica-
tions de maladies particulières, dont Gilgamès se sert ici, pour expri-
mer la dissolution et ranéanlissement de tout son être dans la
douleur. Comp. héb. pp2 et '^'^'2-
132 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
Tab. XII. Eabani, celui qui (est descendu) vers les ombres,
° • • le dieu Namlar ne l'a pas enlevé, Vasak (?) ne l'a
pas emporté, c'est la terre qui l'a pris !
Le rdbis de Nergal impitoyable ne l'a pas ravi,
c'est la terre qui l'a pris 1
Il n'a point été frappé avec les braves sur le champ
de bataille, c'est la terre qui l'a pris ! »
5 Le père Bel ne répondit pas
« Mon père, ô dieu Sin, le tamhûkku m'a jeté à
terre !
Le mikkê m'a jeté à terre !
Eabani, celui qui (est descendu) vers les ombres,
le dieu Narntar ne l'a pas enlevé, Vasak (?) ne l'a
pas emporté, c'est la terre qui l'a pris !
10 Le rabis de Xergal impitoyable ne l'a pas ravi,
c'est la terre qui l'a pris !
Il n'a point été frappé avec les braves sur le
champ de bataille, c'est la terre qui l'a pris ! »
Le dieu Narntar ne l'a pas enlevé, Vasak (?) ne
l'a pas emporté, c'est la terre qui l'a pris !
Le y^abis de Nergal impitoyable ne l'a pas ravi,
c'est la terre qui l'a pris !
Il n'a point été frappé avec les braves sur le
champ de bataille, c'est la terre qui l'a pris ! »
^0 Le père Ea
Vers le guerrier, le héros, Nergal, ...
(( Guerrier, héros, ô dieu Nergal, ...
détends (?) le cercle (du monde) (?), et entr'ouvre
la terre, que l'ombre d'Eabani, comme un
souffle (?), sorte de terre !
25 A côté (?) "
Le guerrier, le héros, Nergal,
détendit (?) le cercle (du monde) (?), et entr'ouvrit
IS-TU BAÇ, — GILGAMÈS 133
la terre; l'ombre d'Eabani, comme un souffle (f),
sortit de terre !
Ils rugirent et ...
30 ils résolurent, il s'opposa.
l'ab XII, — «Dis-moi, mon ami, oh ! oui, mon ami, dis-le
ol IV.
moi;
ouvre la terre (devant moi), raconte-moi ce que tu
as vu ! »
— « Je ne te le dirai pas, mon ami, non je ne te le
dirai pas;
si j'ouvrais la terre (devant toi), si je te racontais
ce que j'ai vu,
5 assieds-toi, pleure ! »
— <.. . . que je m'asseoie, que je pleure !
Son . tu as touché et son cœur a été en joie,
vieux le ver est entré,
tu as touché et ton cœur a été en joie,
10 rempli de poussière,
[ ■■ • J
: • • ]
. je vois,
:ab. XII. Pareil à un beau siiy^innu
lo\. V.
'ab. XII.
loi. VI.
— « Celui qui avec un
l'as-tu vu? — Je le vois!
— J'affaiblis (?) pour (?)
qui
bariolé.
13i IS-TU-BAR — GILGAMÈS
t
l'as-tu vu? — Je le vois !
— Etendu sur un lit, il boit Teau pure,
5 celui qui a été tué dans la mêlée,
l'as-tu vu ? — Je le vois !
— Son père et sa mère soutiennent sa tête,
et sa femme (penchée) au-dessus ....
Celui dont le cadavre gît dans la plaine,
l'as-tu vu ? — Je le vois !
— dont Vekîmne repose pas dans la terre,
celui dont r^A'i'm n'a point de protecteur,
l'as-tu vu ? — Je le vois !
JO — (celui-là mange) les débris des plats, les reliefs
de la table, il mange ce qui est jeté à la voirie 1 »
Douzième tablette. Histoire (?) de Gilgamès.
Copie certifiée conforme au texte ancien.
15 Palais
Tab. XII. « . affaiblis-le, anéantis sa force [ . . ]
^''^^(■'''^' ..... son . . on ta présence,
qu'il sorte devant (?) ! »
Zaïdu . le trop plein de son cœur.
5 . Samhatu . qui apporta la malédiction :
« . . Samhatu . . qu'elle te place,
ils n'ont pas frappé contre ....
qu'elle t'enferme dans la vaste prison,
comme le glaive, que dans sa force elle te
serre de près,
10 . . . bêtes, la demeure de ton choix,
de ton approche,
des servantes,
qu'elle dépouille,
15
20
25
I,^-TU-BAU — OILOAMÈS
135
qu'elle mêle,
euxderensemble,
elle,
placé (?) dans la maison,
le chemin, que ce soit ta demeure,
que ce soit ta résidence,
tes pieds,
ta puissance,
qu'elle dise,
ils ont donné,
Tah. XII.
Col. (?) [>.
il m'a ramené,
comme un oiseau à mon côté,
il m'a fait descendre dans un lieu de té-
nèbres, la demeure d'Irkalla,
30 dans la maison où l'on entre pour ne plus en
sortir,
dans le chemin où l'on s'engage sans retour.
Les habitants de ce lieu sont privés de lumière,
ils vivent de poussière et se nourrissent de boue,
ils sont vêtus d'ailes, à la façon des oiseaux,
35 ils ne voient pas le jour, ils sont assis dans la
nuit.
où je suis entré,
(ceux qui) ont ceint (?) la couronne,
les porteurs de couronnes qui,
aux jours antiques, gouvernèrent la contrée,
(à qui) Anu et P)el assurèrent
136 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
le renom et une gloire durable,
40 là (aussi) se trouvent les eaux bouillonnantes, s'é-
pandent les eaux jaillissantes.
Dans la maison, mon ami, où je suis entré,
demeurent le seigneur et le noble,
le pontife et l'homme puissant,
le gardien de l'abîme des grands dieux
■\b et Etana et le dieu Ner.
la souveraine des enfers Allât (1),
la souveraine des enfers, prosternée
devant elle.
et elle parla en sa présence,
sa tête, elle me vit,
50 l'homme prit cela. »
APPENDICE
FRAGMENTS NON CLASSES
Tah. (?)
r.ûl. (?) a.
il mit en abondance de l'encens,
Eabani, l'essence aromatique
Eabani,le puissant, ne .
35 maintenant,
avec le don du dieu (?)
toutes les déesses puissantes
il lança un trait (?) contre
tous les dieux il prit
pas
(1) kn-nin-ki-gal « la maîtresse de la grande terre. »
IS-TU-BAR — GILGAMÈS
40 et la fille des dieux .
« Moi, Eabani, ....
il prit pour
Eabani vers
137
Gilgamès
45
jusque (?)
certes, .
50 certes, le pays (?)
vers le bois
ab. (?)
ol.TIIb.
. il abandonna son troupeau,
ses . et il descendit au fleuve,
. il mit à flot son bateau,
5 et étant il pleura amèrement,
la villo de Ganganna qu'il avait détruite.
Les ânesses leurs petits.
Les vaches délaissaient leurs veaux.
Les hommes étaient mornes comme des bêtes,
10 les femmes gémissaient comme des colombes.
Les dieux d'Uruk supuri
se changèrent en mouches, et essaimèrent dans les
rues.
Les génies d'Uruk supuri
se changèrent en taons (?), et se répandirent parmi
les plantations.
15 Durant trois ans, l'ennemi assiégea la ville
d'T^ruk.
Les portes étaient fermées, les verrous (?) étaient
posés.
Istar ne put tenir tête à son ennemi.
138
IS-TU-BAR — GILGAMES
20
25
Bel, ayant ouvert la bouche, parla
et manifesta sa volonté à la reine Istar :
mon
mon
au milieu de Nippur, mes mains,
. Rabylone, demeure de joie,
. j'ai mis les mains,
se voit le sanctuaire
la mer(?),
les grands dieux,
Sin .
Tab. (?)
Col. (?) c./^5
50
Tab. (?).
Col. (?) d.
et le dieu (?)
45 vers
les forêts
les bêtes de la plaine
il espéra
50 dansf?) ...
. deux fois,
le bélier,
en ta présence. »
de Gilgamès son fds,
elle entendit.
Tab. (?).
Col. (?) e.
.... qui(?) . .
l'hyène
et les pasteurs .
Eabani, le pasteur, aux poils hérissés (?)
5 .
IS-TU-BAR — GILGAMES
dans la maison tu demeures
Uruk supuri sur
139
I (?) f.
10 . . . en présence ....
(le démon) de la maladie a maudit
la jeunesse (?) et la vieillesse (?
son . je te comblerai de maux dans la demeure
15 . . certes, que le cœur confiant, dans la de-
meure de l'homme
je conduirai les bêtes, la semence
les murs pleins de .
le champ rempli de fleurs
comme l'insecte ri ribit. produit du nord
le fils du palais
20 . . il a crié et le cheval (?) comme le feu .
et tu iras vers le scorpion à la queue
malfaisante
mauvais, il a détruit
le possesseur a placé la brique
ab. (?)
qui
ton dieu qui . . . .
et la grande (?) chevelure (?)
certes, comme
le songe
140
20
IS-TU-BAR — GILGAMES
il a laissé .
la plainte
qu'il glorifie les dieux
ton dieu
le père des dieux
ta face (?) .
Tab. i?).
Col. (? h.
son
tu les as frappés
fit descendre, sa semence
10 . . . . il se réjouit (à la vue) du sang
au milieu d'eux, douze guerriers se séparèrent
de moi
à leur suite, la valetaille courut avec
empressement
je pris ces guerriers
je fis revenir ces guerriers
15 je parlai ainsi au milieu.
Tab. (?).
Col. (?) i.
15
20
et le chemin
vers son pays
trente jours (?), Gilgamès
et
il l'ouvrit ....
Gilgamès, roi puissant,
deux tiers, large (mesure) (?)
Gilgamès, roi puissant,
IS-TU BAR — GILGAMÈS 141
ses (?) . trente jours (?)
dans la ville
cinq sixièmes, large (mesure) {f,
ab,
)1.
(■?)•
le dieu (?) .
le fauve
5 qui sert de nourriture (?) au fauve
Quant à moi ,
et moi, brillant
Samas .....
depuis ce jour-là, ...
10 Pourquoi, Eabani, ....
ce qu'il t'a donné à manger
il t'a donné à boire de l'hydromel
il t'a recouvert d'un vêtement,
et propice, le dieu ....
15
Tab. (?).
:oi.(?) k.
Recto.
Gilgamès, l'œuvre
scribe de Borsippa, habitant au sein de la
ville, habitant la ville d'Arbèles.
d'Ekur, des temples de 'Nergal,
les tablettes lie par le milieu,
les . il plaça dans un étang (?) (au milieu)
des roseaux, les tablettes lie par le milieu.
à moi la couronne de ta tête,
son grand duchef du pays d'Assur,
la souveraine des cieux parla, la pure (déesse)
142
10 .
les
Verso.
40
45
IS-TU-BAR — GILGAMES
Gilgamès à
au chef
tablette
dans
le roi
qui . .
Phomme do Ninive (1)
Tab. (?).
Col. (?) 1.
10
j'ai éloigné ....
ce que tu as ordonné (?) .
Babylone
grand ton côté (?)...
pourquoi ....
j'ai pleuré et j'ai porté vers
la montagne de l'univers et
son . Cutha ...
Nippur (2) .
(1) Ce fragment ne fait point partie du poème de Gilgamès,
ainsi que le reconnaît Haupt, Das babylonische ISimrodepos, p. 59.
Nous le donnons ici parce qu'il y est question de ce héros
(2) Rien ne prouve non plus que ce fragment appartienne à l'é-
popée de Gilgamès. Cf. Haupt.'O/). cit. p. 150.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 1 43
HYMNE A GILGAMES
Recto
— « LTilgamès, roi puissant, juge des Anunnaki,
le grand justicier, le maître des hommes,
toi qui veilles sur les régions de l'univers et admi-
nistres la terre, seigneur d'ici-bas,
tu exerces la justice, tu es aussi clairvoyant qu'un
dieu ;
5 tu as établi ton siège sur la terre, tu rends là tes
jugements ;
ta sentence est irrévocable, et ta décision ne saurait
être annulée ;
tu interroges, tu examines, tu juges, tu sondes et
tu fais régner l'équité.
Samas a remis dans tes mains le pouvoir et le
droit.
Les rois, les princes et les grands s'inclinent devant
toi,
10 tu révises leurs arrêts, tu inspires leurs décisions.
Moi, un tel, fils d'un tel, dont le dieu (est) un tel
. et la déesse une telle (1) ;
que la maladie a frappé, pour me soumettre à un
jugement,
et obtenir un arrêt, je me présente devant toi.
Prononce la sentence,
15 extirpe la maladie
triomphe de toute espèce de mal, ....
(1) Cette formule indique que nous nous trouvons ici en présence
d'une prière rituélique.
144 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
tout le mal qui est dans mon corps.
— « Dès ce jour
il fera briller
20 un gâteau pur
Il t'offrira un sacritice ....
il t'apportera un vêtement bariolé (?)
la barque d'Ea (?), de bois de cèdre.
d'or de toute espèce ....
25
Verso.
En présence des Anunnaki
Incantation : « Vous autres Anunnaki .>
Copie certifiée conforme au texte ancien.
Suit la suscription : Palais d'Assurbanipal, etc.,
en 11 lignes.
TITRE DU POÈME
{mscrit au catalogue de la bibliothèque d' Assurbanipal)
Histoire (?) de Gilgamès : de la bouche de Sin-
liqiunninni « ô Sin , reçois ma prière, »
homme
J. Saliveplane,
Ancien élève de l'École des Haules-Éludes.
FIN
LE BOUDDHISME
D'APRÈS LES BOUDDHISTES
Puisque le bouddhisme est plus en honneur auGollège de
France et au musée Guimet qu'à Lhassa, messieurs les
Bouddhaphlles devront me savoir gré de leur fournir quel •
qaes documents bouddhistes pur sang et inédits, mettant en
plein jour l'idée que les sectateurs de Bouddha se forment
de leur grand docteur, de ses principaux acolytes et de son
œuvre. Les croire sur parole est bien aussi raisonnable,
je pense, que de croire sur parole des savants européens
qui habillent le vrai Bouddha à la française, à l'anglaise, à
l'allemande, et lui prêtent leurs idées préconçues, puisées
aux sources du puits de Grenelle bien plus qu'aux sources
de l'Inde Gangétique, des himalayas ou du Pic d'Adam.
Pour moi je ne puiserai qu'aux sources Himalayenues re-
nommées pour leur limpidité et leur fraîcheur. Il est vrai
que, primitivement, l'eau de ces sources était l'eau sacrée
et déjà plus ou moins bourbeuse du Gange transportée par
les docteurs iiidous sur les hauts plateaux du Thibet,
mais en changeant de pays et de couleur elle n'a changé
ni de nature ni de saveur. Jugez- en par ces deux titres :
La clef d'or expliquant en abrégé (le livre) qui donne
le sens propre des noms. La guirlande de NénupJiar
blanc enseignant (le livre) qui donne le sens propre
des noms. Voilà bien du style sanscrit. Pour le rendre
10
146 LE BOUDDHISME
conforme à leur génie les Thibetains disent tout simple-
ment : autres noms par lesquels on peut exprimer ieWe
ou telle chose. Nous Français, nous dirions : dictionnaire
des synonimes, ou bien en nous rappelant les années de
notre enfance au collège : Gracias ad Parnassuni. Un
Gracias ctd Parnassum, quMl soit grec, latin, sanscrit ou
thibetain, n'est pas, je l'avoue, un traité de théologie, pas
plus que ne le sont les livres d'histoire et surtout de lé-
gendes, mais dans les questions religieuses, le Gradus
devient de la théologie ornée, embellie des fleurs de la
poésie. Ce n'est pas en ajoutant de nouvelles fleurs exoti-
ques aux guirlandes, et de fausses pierres précieuses
européennes à la clef d'or ([iie l'on parviendra à une no-
tion, je ne dirai pas précise mais approximative du boud-
dhisme ; c'est au contraire en élaguant, en retranchant ces
ornements poétiques que la vérité pourra se dégager plus
facilement. Je ne retrancherai rien cependant, je veux être
généreux envers Bouddha et son Panthéon, les montrant
dans leurs plus beaux atours. En grattant la dorure ou la
peinture, les esprits de bonne foi trouveront facilement
que les types bouddhiques ressemblentbeaucoup aux idoles
qui les représentent. Bien peu, et les plus petites, sont
faites de métal précieux compact.
1° Bouddha en général.
En vingt ans de séjour continuel au milieu des Thibe-
tains, je n'ai entendu prononcer le nom sanscrit de Boud-
dha qu'une seule fois, et encore, mon interlocuteur lama
le prononçait avec tant d'hésitation que je le soupçonnai
de ne pas trop savoir ce qu'il disait. En effet, en ce mo-
ment, il voulait seulement parler du Datai lama de Lhas-
sa. Les géographes, se copiant tous nuituellement, disent
que le nom de Thibet (qu'ils écrivent Bhod-youl) signifie :
LE BOUDDHISME 147
le pays de Bouddha. S'il en était ainsi, c'est Bhou-yiil qu'il
fallait écrire ce nom géographique pour être d'accord avec
le dictionnaire olliciel de l'Académie Ihibétaine, et non Péu-
yiil connue tout le monde écrit et prononce. En réalité,
cette explication est fausse et n'empêche pas le nom sans-
crit de Bouddha d'être inconnu au Thibet.
Mais la traduction Ihibétaine de ce nom est au contraire
très populaire. Tout le monde connaît Sang-guié. Sang est
le passé des verbes Tsàng et Sang qui l'un et l'autre signi-
fient : émonder, purifier. Le mot Gûié pris adjectivement
signifie : abondant, nombreux, grand, et pris adverbiale-
lement signifie : très, beaucoup. Réunis, ces deux mots
signifient donc : celui qui est grandement, abondam-
ment, très purifié, expression qui diffère essentiellement
de celle-ci : le très pur ; la deuxième indiquant un état de
pureté, de perfection native ; la première indiquant un
état de pureté acquise et supposant un état antérieur de
non pureté ou plutôt d'imperfection. Csoma a eu tort de
traduire Sang-guié au présent par : parfait, saint. Il aurait
dû traduire l'homme devenu parfait, saint. Burnouf lui,
a eu raison de le traduire au passé : l'homme qui
étant entièrement affranchi de l'Erreur est parvenu à la
connaissance de la Vérité absolue. Mais il a eu le grand
tort d'ajouter de lui-même ces mots : de l'erreur, et, à
la connaissance de la vérité absolue^ car si la purifica-
tion d'un Bouddha consiste principalement dans l'affran-
chissement de l'erreur et dans l'acquisition de la connais^
sance de la vérité absolue, elle consiste également dans la
purilication des imperfections morales, comme nous le
verrons bientôt. Etymologiquement parlant, un Bouddha
quelconque n'est donc pas parfait par nature, mais il le
devient. Dès lors il n'est plus comparable qu'aux saints
du christianisme, mais il ne peut nullement être comparé à
Dieu, pas même aux anges.
148 LE BOUDDHISME
Celle élymologie est parfailement justifiée par les épithè-
tes ou syuonimes attribués aux Bouddhas en général. Trois
épilhètes seulement se rapportent à la durée de leur exis-
tence : Ceux qui ont vécu pendant dix terres ou mon-
des ; ceux qui ont possédé le gouvernement de dix
mondes; ceux qui ont eu les dix entrées de l'existence
d'au-delà, c'est-à-dire ceux qui ont été dix fois incarnés
et délivrés. Si longue que soit l'existence de dix mondes,
cette expression ne renferme pas l'idée d'éternité. Il y a
donc eu un commencement, et avant ce commencement il
ne pouvait y avoir que le néant, mê-pa, dont nous au-
rons à parler dans la suite. Comment alors expliquer l'ori-
gine des êtres spirituels et corporels '? Les bouddhistes ne
savent donc pas qu'en bonne philosophie il n'y a pas d'ef-"
fet sans cause "? Mais leurs livres ne parlant pas de cette
cause première, l'idée ne leur vient même pas de se
demander si elle existe ou non. Ils acceptent le fait accom-
pli de l'existence des Bouddhas dont l'origine humaine est
clairement indiquée par les synonimes suivants : Lepjlus
noble de la race des hommes ; le lion des hommes ou
l'homme-lion, l'homme supérieur ou le lama < docteur j
des hommes ; le chef des bipèdes (des hommes; ;
l'hommç de règle ; les trois nobles corps (la doctrine,
les biens ecclésiastiques, les bouddhas vivants) ; celui qui
est l'enveloppe des choses incorpjorelles. — Par quel
moyen deviennent-ils Bouddhas? par la purihcation : Celui
qui fut vainqueur; qui a vaincu les démons, le monde;
le vainqueur ; celui qui est sans désirs, safis concupis-
cence ; le grand ermite suivant la voie droite. Entre
parenthèse, me serait-il permis de demandée aux apôtres
du bouddhisme européen s'ils prêchent le même moyen de
sanctification à leurs adeptes '? Il me semble que, sous ce
point de vue, "Bouddha est plus près de la chaire de Noire-
Dame que des chaires du Collège de France ! — Pourquoi
LE BOUDDHISME HO
Bouddha doit-il se purifier lai-mèine ? D'abord pour gou-
verner le monde et conduire les hommes à la délivrance
fmale par sa doctrine et son exemple. En marchant
comme ses prédécesseurs il devient le conducteur, le
protecteur du monde ; il a une grcmde domination ;
il est puissant, très puissant, il est doué de dix forces;
Il attire, conduit puissamment ; Il parle sans ambi-
guïté ; Il est changé en conducteur des Jiommes ; c'est
lui cpd aide les hommes en les instruisant ; // sauve
les existences, les royaumes; Il devient le docteur des
génies et des hommes. En un mot, Bouddha montre aux
faibles mortels la voie qu'ils doivent suivre, mais nulle
part on ne voit qu'il leur communique un secours efficace,
une grâce qui, élevant la nature au-dessus de ses faiblesses,
donne la force de les vaincre. En cela Bouddha ressemble
assez à nos philosophes desXYIIIe et XIX^ siècles et à tous
les sages de Tantiquité païenne. — En se purifiant pour le
bonheur du genre humain, Bouddha ne s'oubhe pas lui-
même. Quel est, pour lui, felfet nécessaire de cette puri-
fication totale à laquelle il s'est soumis pendant sa vie ou
ses vies consécutives ? // marche majestueusement à la
paix, à la félicité ; il a trouvé le bonheur ; Il possède
les six sciences ; Il contemple la sagesse absolue ; Il
est omniscient ; sans ténèbres ; entièrement bon ; la
purification parfaite ; l'origine, la source de toute
vertu ; un océan de bonnes qualités. Plusieurs de ces
épithètes semblent ne convenir qu'au Dieu infiniment par-
fait, mais les poètes bouddhistes auront beau faire, on
ne devient pas Dieu, l'Infini ne se forme pas. Dieu est^
l'Infini est éternellement et immuablement. Il faut donc
voir dans ces expressions ou de ces exagérations permises
aux poètes à condition qu'on n'essaye pas de les presser
dans le moule d'un syllogisme, ou un manque de logique
et très probablement l'un et l'autre.
150 LE BOUDDHISME
Il existe une catégorie dilTérente de Bouddhas désignés
par le nom de Rang-sang-guié, les parfaitement purifiés
par eux-mêmes. Ce titre, remarquons-le en passant, pour-
rait convenir à tous les Bouddhas puisque tous ne parvien-
nent à cet état de perfection qne par lenr propre énergie
et constance à marcher dans la voie de la purification. Ce
n'est pas un secours surhumain qui les y pousse et les
fait triompher; ils ne comptent que sur eux-mêmes; c'est
la présomption de leur excellence intrinsèque qui est leur
seul mobile. Mais enfin, puisque les auteurs bouddhistes
en ont fait une classe à part, quels caractères spécifiques
leur donnent-ils ? S(^. puvi fiant soi-même ; se vainquant
soi-même; cherchant la tranquil/ité ou la mansuétude;
méditant sur la connexion des causes et des effets ;
administrant sa-propre félicité ; ne pensant qu'à un
seul (h leur propre; avantage ; homme de rang moyen;
Bouddha solaire (de la dynastie solaire ou dont la vie
est comme celle du soleil). De ces huit synonimes, les
trois premiers sont vagues et conviennent à tous les Boud-
dhas ; le quatrième indique le moyen de purification qu'ils
emploient : la méditation sur la connexion des causes et
des eftets, c'est bien . abstrait pour être efficace. Le cin-
quième et le sixième nous montrent des êtres qui se puri-
fient pour leur seul avantage sans se soucier du genre hu-
main ; aussi, pour les punir sans doute de leur égoïsme,
sont-ils par le septième synonime, rangés dans un état de
perfection moyenne^ et cependant, par le huitième, leur
vie étant une vie solaire, semblerait devoir êlre une vie
bien supérieure à la vie terrestre des autres Bouddhas,
fut-elle de dix terres ou mondes (1).
(l) Lesmêmes synonimes étant attribués aux Rang-chiang-kioup,
nous pouvons en conclure qu'ils ne difîèrent pas des Rang-sang-
guié, et que Chiang-kioup kliiou est tout simplement un autre
nom pour Sang-guié ou Bouddha, d'autant plus que le sens éty-
mologique est le même.
LE BOUnDHlSMR 151
Bien heureux ceux auxquels est donnée l'intelligence de
CCS mystères, et croient pouvoir expliquer ces contradic-
tions ! Ces privilégiés ne se rencontrent pas au ïhibet
mais en Europe. Au Thibet on se contente de lire sans ré-
fléchir et souvent même sans comprendre. C'est là surtout
que le vieil adage est vrai : le maître l'a dit, donc c'est
vrai. Une autre remarque que j'ai pu faire à loisir, c'est
que la perspective de pouvoir devenir Bouddha, et par
conséquent de parvenir au Nirvana, n'a absolument au-
cune influence pratiijue sur la conduite morale des boud-
dhistes Ihibetains. En songeant (ceux qui y songent) que
pour arriver à ce sublime et heureux état de Bouddha, il
faut vivre dix vies de mondes, et dans chaque vie de monde
subir des milliers et peut-être des millions de transmi-
grations, toutes regardées comme un malheur en elles-
mêmes et plus souvent malheureuses qu'heureuses, tous
sans exception, même les Bouddhas vivants se disent : l'un
qui dit : « tiens,^) vaut, dit-on, mieux que deux : «tu l'au-
ras,» et contrairement au principe de la purification conti-
nue et totale, c'est à qui jouira le mieux du présent sans se
préoccuper de l'avenir. Sous ce rapport, nos épicuriens et
nos libres penseurs modernes sont presque descendus au
niveau des pieux l)0uddhisles thibetains. Je ne leur en
ferai pas mon compliment.
2° Des Bouddhas prédécesseurs.
Il est probal)le, pour ne pas dire certain, que dans le
principe il n'y avait qu'un seul Bouddha, Sha-kia-mou-ni,
ou Sha-kia-Thoup-pa connue le nomment les Thibetains.
Mais, pour lui faire honneur, l'imagination de ses secta-
teurs ne tarda pas à lui supposer sept prédécesseurs ayant
vécu dans sept mondes précédents. C'est sans doute pour
cela 'que Bouddha est souvent appelé ; Celui qui marche
152 LE BOUDDHISME
comme ses prédécesseurs^ c'est-à-dire sur leurs traces.
Ces sept Bouddhas antérieurs sont désig;nés par certains
auteurs sous le nom générique de Sang-guié-rob-dun, les
sept générations de Bouddhas. Le révérend H. A. Jaschke
en cite six dont voici les noms : Nam-par-zig (qui voit par-
faitement), Tsou-tor-kien (qui a les cheveux noués sur la
tête), Tiiam-kié-shiop (qui aide, protège tout), Eu-song
(gardien de la lumière), Ser-thoup (puissant en or, ou par
Por), Khor-oua-Guyik (qui détruit la transmigration).
D'autres auteurs, en y comprenant Slia-kia, les nomment:
Gnié-sen-guié, les huit auditeurs rapprochés, c'est-à-dire
ceux qui ont le mieux entendu et compris la Sagesse ab-
solue. Voici leurs noms : Té-chia-pa, Nam-par-zig, Tchrou-
top-shiop, Lo-pa, Té-ser, Ser-thoup, Eu-song, Sha-kia-
Thou-pa. Sur les six cités dans la première liste il y en a
trois dont les noms ne ressemblent pas à ceux de la se-
conde, preuve qu'ils ne sont pas très authentiques même
pour les docteurs bouddhistes. Le dictionnaire des syno-
nimes était sans doute déjà composé quand ces sept Boud-
dhas prédécesseurs furent inventés car il ne fait à aucun
d'eux l'honneur d'une seule épithète. Si c'est un oubli, il
faut avouer qu'il est bien irrévérencieux!
Nous devons en dire autant de Thou-mé-Sang-guié, en
sanscrit Adi-Boudha, expression qui peut signifier : Bou-
dhapiimordial ou Bouddali supérieur (aux autres). Malgré
sa supériorité en temps ou en dignité, le dictionnaire de
l'académie bouddhique est complètement muet sur sou
compte et il est à peu près inconnu du vulgaire et même
des savants.
Comme les sept prédécesseurs de Bouddha et Sha-Kia-
mouni lui-même, sont aussi représentés comme formant
la première série des êtres surnaturels après la trinité
bouddhique, il est nécessaire de dire ici quelques mots de
cette trinité. Son nom thibetain est : Kun-Khiou-som* les
LE BOUDDHISME 153
trois nobles raretés ou excellences. D'abord Kun-Khiou,
noble excellence, n'est qu'un adjectif, un attribut donné
principalement auxèti'es surnaturels mais aussi aux grands
et puissants de ce monde. Nulle part on ne trouve dans les
auteurs que ce soit un être personnel, distinct, supérieur
<à tous les autres par sa nature ou ses qualités. Aussi, à
mon humble avis, les ministres protestants ont-ils eu grand
tort de se servir de ce nom pour exprimer Dieu. Quelles
sont les trois excellences d'après les auteurs bouddhiques ?
Il y a deux explications. La première qui est de beaucoup
la plus commune est ainsi formulée. Les Sang-gnié (Boud-
dhas) P' excellence ; la doctrine et les livres qui la contien-
nent, 2'"'' excellence ; les sectateurs de Bouddha (religieux
et laïcs) 3""° excellence. Dans la seconde explication la tri-
nité est appelée : Rigs-som-gum-po, les trois sortes de
protecteurs qui sont : Ghin-ré-zig,incarnédans le Dalailama
de Lhas-sa ; Guiam-pé (ou pel) -yong, incarné dans l'em-
pereur de Chine ; Ghia-na-do-guié, incarné dans le grand
lama de Tra-chi-thun-po. D'après ces deux explications,
qui ne se ressemblent guère, il faudrait conclure que le
grand Bouddha Sha-Kia-mouni, le fondateur du Boud-
dhisme, est en même temps et son propre supérieur et
son propre inférieur. Son supérieur, comme membre de
la trinité puisqu'il est Sang-guié, et son inférieur, puisqu'il
n'est aussi qu'un des membres de la V" série d'êtres sur-
naturels après la trinité. Bien plus, comme membre de
cette série, il serait inférieur;) la religion qu'il a établie et
aux livres qui la contiennent, même à ses sectateurs qui
font partie intégrante de la trinité. D'après la deuxième ex-
plication, il ne ferait pas même partie de la trinité et serait
par conséquent inférieur au Dalailama, à l'empereur de
Chine et au grand lama de Tra-chi-lhum-po qui sont la tri-
nité. Le voilà relégué au quatrième rang dans la hiérarchie
bouddhique et même au cinquième pour ceux qui admet-
15i LE BOUDDHISME
tent l'existence de Thoug-mé-sang-guié, le Bouddha pri-
mordial ou supérieur à tous les autres.
Peut-être la clef d'or nous ouvrira-t-elle la porte qui
ferme l'issue de ce labyrintlie et la guirlande de nénu-
phars blancs nous fournira-t-elle quelques fleurs de véri-
tés qui éclaireront ces ténèbres? Je chercbe Kun-Khiou;
pas un mot. Je cherche Kun-Khiou-Som; encore rien.
Heureusement voici un petit article expliquant clairement
le sens propre de Kun-Khiou-Kyi-nê, la demeure de la
trinité. En sanscrit cette demeure se nomme Kon-dha-la,
pagode, dont les qnalités distinctives sont d'être : le pa-
lais des pjarfums; le réceptacle des parfums ; la de-
meure de ceux qui son t par faite ment purifiés (Boudd bas) ,
la maison des Lhas (génies ou idoles) ; l'école ; la bi-
bliothèque ; le lieu de réunion^ et voilà tout. Evidemment
l'auteur avait en vue la première explication de la trinité,
les Bouddhas dans les pagodes parfumées, la doctrine à
l'école et à la bibliothèque, la société des religieux et fi-
dèles réunis dans les pagodes ; mais il ne fait qu'exprimer
en termes poétiques ce que la théologie nous avait déjà
enseigné dans son style technique ; il n'explique rien. Bon
gré malgré il nous faut donc continuer de marcher dans le
labyrinthe au milieu des ténèbres. Remarquons seulement
que l'auteur semble mettre sur le même pied les Chiang-
Kioup (Bouddhas) et les Lhas (génies ou idoles) puisqu'il
les loge dans la même demeure. Nous parlerons plus loin
de ces derniers qui diffèrent substantiellement des Boud-
dhas. Mais puisqu'ils se trouvent bien ensemble ici, soyons
accommodants.
5" Bouddha Sha-Kia-mouni .
Théoriquement parlant, Sha-Kia-mouni, est sans con-
tredit le premier, le plus grand et très probablement le seul
LE BOUDDHI-SME 155
vrai Bouddha. C'est lui qui a fondé la religion bouddhique
et qui a servi de type à tous les autres Uouddhas inventés
depuis par les sectateurs et corrupteurs de sa religion. Il
semble donc naturel que la lyre des poètes bouddhiques
prodigue ses flots d'harmonie et ses i)lus beaux chants
pour exalter un si saint, si éminent, si vénérable person-
nage. Écoutez d'abord ce qu'elle dit de son origine terres-
tre. Cesi G ootaina (nom sanscrit). C'est le lion, leprince^
le roi, la sommité, le plus noble de la famille Sha-Kia ;
c'est le fils de Sè-tson(j (la nourriture -pure), le fils de
Sé-tsonrj (qui était de la hmW^) poii-ram-cliing (canne à
sucre). — Voici maintenant ses titres marquant la transi-
tion de l'état purement humain à la dignité de Bouddha.
C'estz^/? fils transfornié, le religieux de la famille Sha-
Kia, le grand moine. Voici son éloge comme Bouddha.
// est né de la race du soleil, descendant du soleil,
parent du soleil, le génie des génies, le plus ancien ou
éminent des génies, il possède le trône de diamant.
J'ai cité tout ce qui caractérise la nature humaine et purifiée
de Sha-I\i;i-thoup-pa. Mais ses Œuvres racontées dans les
108 volumes du Ka-gieur, et sa doctrine expliquée dans
les 2^23 volumes du Tan-guieur et autres ouvrages seront
sans doute portées aux nues et au-delà? Oui, par un seul
mot : // a accompli toutes œuvres. Vraiment, Sha-Kia le
puissant, Sha-Kia le fondateur de la religion bouddhique
doit être bien jaloux de Brahma, Wishnu, Siwa, Indra,
Kuvera, etc., etc., divinités l)rahmaniques s'il en fut ja-
mais, auxquelles, dans le même volume, les poètes boud-
dhiques ont consacré des pages entières d'épithètes et de
synonimes les plus élogieux !
Bemarquons en passant que les trois synonimes qui font
descendre Sha-Kia-Mouni du soleil, le réduisent à la con-
dition de Bang-sang-guié (Bouddha par soi-même) dont
nous avons parlé plus haut, lesquels formentune catégorie
156 LE BOUDDHISME
(le Bouddhas de perfection moyenne seulement, parce
qu'ils ne songent qu'à leur propre avantage, ce qui est
encore contraire à la notion qu'on nous a faite de la mis-
sion toute de charité de Sha-Kia-Mouni. Comment alors
peut-on lui donner en même temps les titres de : Génie
des Génies, le plus ancien ou éminent des génies ? En
Asie, les peuples qui ont adopté le bouddhisme sans rien
retrancher de leurs superstitions primitives (ce qui forme
autant de bouddhismes différents qu'il y a de pays boud-
dhiques), ne se sont pas même aperçu de ces montagnes
de contradictions. En Europe, chaque auteur patient et
opiniâtre (car il faut être Pun et Pautre) fait dans les gran-
des compilations bouddhiques (et surtout dans les traduc-
tions partielles qui en ont été déjà faites) un choix de mor-
ceaux se rapportant le mieux à ses idées préconçues, lais-
sant soigneusement les idées contraires dans Pombre du
texte, puis avec ces passages de choix composant un tout
historique ou doctrinal, il s'écrie triompiialemenl : Eurêka,
j'ai trouvé le vrai Bouddha et sa doctrine ! D'autres, non
moins patients, non moins opiniâtres, puisant aux mêmes
sources, font aussi leur choix dans un esprit dilFérent, et
s'écrient pareillement : Eurêka, j'ai trouvé le vrai Bouddha
et sa doctrine ! Aux yeux du vulgaire tous paraissent aussi
savants^ puisque tous sont censés avoir puisé aux sour-
ces et qu'ils citent quantité de textes. Ils se contredisent
cependant. Qu'importe ! Bref, Bouddha fut, est, restera un
des grands inconnus de la science en Europe, comme il est
un grand inconnu pour ses sectateurs en Asie, au moins
auThibet. Cette dernière assertion pourra paraître d'une
exagération presque monstrueuse à ceux qui se figurent
que Bouddha, et par conséquent Sha-Kia-Mouni est le tout
des pensées, des affections et des aspirations de la religion
bouddhique. Eh bien, je ne crains pas de l'affirmer sans
crainte d'un démenti, sur 1,000 personnes qui connaissent
LE BOUDDHISME 157
et honorent Chiii-rè-zï il n'y en a peut-être pas une ou deux
qui connaissent Sha-Kia, et beaucoup de Lamas en lisant
sa légende sur les livres sacrés se figurent lire celle de
Ghin-rè-zi, légende qui, je le crois du moins, n'a pas été
écrite. C'est ainsi que chaque secte, chaque peuple appli-
que la légende typique de Sha-Kia-mouni au Bouddha paK-
ticulier qu'ils vénèrent plus spécialement.
Voyons donc n^intenant, ce qu'est Ghin-rè-zi, le grand
Bouddha des Thibetains.
r Chin-rè-zi.
Chin-rè zi (celui qui regarde avec des yeux brillants) est
le nom thibetain du Bodhisattwa, qui choisit pour sa iO"
incarnation Penfant qui devait devenir le 5'2* roi du Thibet
sous le nom de Son-tsan-gara-bo, 027 à 707 de l'ère chré-
tienne. Depuis cette époque, il n'a plus quitté le séjour des
neiges perpétuelles, et depuis l'an 1542 il s'est toujours
incarné dans la personne du Guiel-oua-rine-po-Khié ou
grand lama de Lhassa. C'est le même dont nous avons déjà
dit deux mots en parlant de la trinité bouddhique.
Ces renseignements sont tirés d'une liste chronologique
des incarnations de Ghin-rè-zi dressée par Djrom-tun qui
au commencement duXP siècle était la i5° incarnation de
Ghin-rè-zi depuis le commencement, et la S*" depuis que le
Thibet était devenu sa demeure fixe. Dans cette liste, il n'est
pas fait la moindre allusion au nom de famille Sha-Kia, ni
au nom de Gootama. Serait-ce parce que l'auteur regardait
Ghin-rè-zi comme différent de Sha-Kia-mouni? Il n'est rien
dit non plus de l'époque à laquelle il faudrait faire remon-
ter la première incarnation dans l'Inde. Mais en accordant
à chacune de ces 40 incarnations de Ghin-rè-zi une durée
moyenne d'environ 50 ans, ce (jui n'a rien d'extraordinaire,
on arriverait presque à l'année 625 avant Jésus-Christ, an-
158 LE BOUDDHISME
née qui, selon l'opinion la plus commune parmi les savants,
serait celle de la naissance de Sha-Kia-mouni. Est-ce que
Djrom-tun aurait pris tout simplement la généalogie de
Sha-Kia pour l'appliquer à Chin-rè-zi, ou les a-t-il confon-
dus Tun avec l'autre ? Malheureusement il y a une difficulté
insurmontable ; c'est que la 58^ incarnation aurait eu lieu
'250 ans avant Jésus-Christ, la ÔO", '250 ans après Jésus-
Ciu'ist, et la iO°, (327 ans après Jésus-Christ. Comment
combler ces vides de 300 d^abord et 575 ans ensuite?
C'est aussi impossible que de faire concorder les divers
auteurs bouddhiques sur Pépoque de la mort de Sha-Kia-
mouni, leurs divergences s'étendaut sur une période de
1500 ans (voyez la grammaire de Csoma). Peut-être
Djrom-tun se trouvant fort embarrassé de ces anachronis-
mes, aura fail vivre l'un de ses héros et prédécesseurs
pendant iOO ans, Pautre pendant 575 ans au moment où
Chin-rè-zi cessait de s^incarner dans l'Inde pour s'établir
au Thibet. Dans un voyage si difficile il est bien permis de
s'égarer un peu. Le tour fut bien joué, car personne au
Thibet ne se doute de cette mésaventure !
Que conclure de ces documents? (les plus authentiques! ! !
cependant que possède la science bouddhique). Sha-Kia-
mouni et Chin-rè-zi sont-ils une identité? sont-ils une dua-
lité ? Pour moi je n'ose me prononcer. Si je consulte le
dictionnaire des synonimes j'inclinerais pour la dualité car
les épithètes qui caractérisent les deux personnages ne se
ressemblent guère. Qu'on veuille bien les comparer. Le
prince Chin-rè-ù ; le prince ou rjouoernear du monde ;
le protecteur du monde ; la grande miséricorde ; le
bienveillant ; celui qui regarde ce qui est sans douleur,
ce qui est heureux ; qui jouit de la paix, de la félicité;
qui est couronné d'une immense lumière ; qui a le né-
nuphar blanc pour symbole; qui le porte dans la
main (exprimé de trois manières) ; qui domine sur la
LE BOUDDHISME 159
montagne du port (Polata à Lhassa) ; qui aime le port (Po-
lata) ; le soleil de diamant, — Chez Sha-Kia-mouni, ce
sont surtout sa descendance du soleil, puis sa force, sa
puissance comme fils de la famille Sha-Kia ; sa vie monas-
tique, sa glorification comme Bouddha qui sont célébrées ;
chez Ghin-rè-zi, c'est sa miséricorde sur le monde entier
symbolisée par le nénuphar blanc, c'est sa prédilection
pour le Potala, d'où sans doute il rayonna sur le monde ;
il n'est pas seulement le descendant du soleil mais le soleil
lui-même et le soleil de diamant, c'est-à-dire le plus pré-
cieux et le plus riche des soleils ou Bouddhas solaires. Si
Sha-Kia-Mouni et Chin-rè-zi sont deux personnages diffé-
rents, nous voilà en présence de deux bouddhismes aussi
différents dans leur principe que sont le christianisme et le
mahométisme ; s'il y a identité de personnage il est consi-
déré sous des points de vue si différents que nous aurons
encore en pratique deux bouddhismes plus différents que
sont le catholicisme et le protestantisme ou toute autre
secte hérétique ou schismatique, car dans les divers boud-
dhismes qui dominent en Asie il y a hérésie et schismes,
et surtout des schismes puisque tous sont indépendants
et n'ont point d'autorité centrale qui les réunisse en un
corps de religion.
A. Desgodins.
"I
Provicaire du Thibct,
[A suivre).
CHRONIQUE
I. Religion chrétienne. — La Géographie publie
dans son numéro du 10 novembre dernier un intéressant travail
sur la qiiestioîi des Saints Lieux par M. Castonnet des
Fosses :
«Il y a quelques semaines, écrit l'auteur, le bruit s'est répandu
que les Anglais songeaient à se rendre acquéreurs du Saint-Sé-
pulcre, et qu'ils étaient en pourparlers à ce sujet, avec la Porte Otto-
mane. Déjà même, l'on indiquait le prix qui était offert, 30 à 40,000
livres slerlings. Celte nouvelle doit nous donner à réflécbir. L'on
sait que l'Angleterre cberche à consolidei* sa puissance en Orient.
La prise de possession de l'Ile de Cbypre, l'occupation de
l'Egypte, indiquent que nos voisins d'Outre-Manche veulent à
tout prix établir leur prépondérance dans le bassin de la Médi-
terranée. Jérusalem est un centre de la plus grande importance.
En 1841, un évêcbé anglican y a été créé, et depuis, les sociétés
bibliques se sont mises à l'œuvre. Si l'Angleterre devenait pro-
priétaire du Saint Sépulcre, elle s'assurerait, une influence consi-
dérable chez toutes les populations chrétiennes de l'Orient. Sa
prépondérance à Jérusalem serait établie, et pour elle Jérusalem
compléterait Chypre et TÉgypte. La question des Saints-Lieux
serait résolue à son profit. La France ne peut rester impassible à
ce nouvel empiétement. Pour nous. Français, la question des
Saints-Lieux est une question nationale, et il est de notre devoir
de la défendre. La France est depuis des siècles la protectrice des
Saints-Lieux, eti'enoncer à ce protectorat, l'abandonner, ce serait
souscrire à une dépossession. Aussi, pour bien comprendre cette
question, juger de son importance, il faut connaître les Saints-
Lieux, le rôle que nous y jouons, et en même temps se tenir au
CHRONIQUE 161
courant du mouvement qui se produit en Syrie. Qu'on le sache
bien, Jérusalem a pris une partie de son ancienne importance, et
dans cette ville, la France, la Russie, l'Angleterre, l'Allemagne
s'y rencontrent. La question des Saints-Lieux a été le prétexte de
la guerre de Griuiée. Qui sait si elle ne sera pas encore la cause
d'un conflit entre puissances européennes.
La question des Saints-Lieux n'est pas toute la question d'O-
rient, mais elle en est une partie considérable et tout à fait capi-
tale. Elle se mêle à ses plus^ntimes profondeurs. Elle touche la
France, et mérite constamment sa sollicitude et sa sympathie,
non-seulement par son côté religieux, mais encore parce que sa
politique et le rang qu'elle occupe dans ce monde lui en font une
loi. La Palestine est une terre où se heurtent les intérêts les plus
divers, et aussi, chaque nation, chaque communion chrétienne
cherche-t-elle à agrandir son domaine religieux. Aussi, y a-t-il
toujours des conflits, plus ou moins apparents, et qui parfois de-
viennent des causes de guerre.
Les Lieux-Saints de la Palestine sont placés sous la protection
de toutes les puissances chrétiennes. Ils sont au nombre de qua-
torze. Trois sont communs à toutes les communions chrétiennes :
1° à Jérusalem, l'église du Saint-Sépulcre ; 2° à Bethk'em, l'église
de la Nativité ; 3° à Gelhsémani, l'église où est le tombeau de
la Vierge. Cinq appartiennent aux catholiques : 1° à Nazareth,
l'égUse de l'Assomption ; 2" à Tibériade, l'église où saint Pierre
reçut ses pouvoirs de Jésus-Christ ; 3 ' à Jérusalem, l'église de
la Flagellation ; 4° à Gethsémani, la grotte de l'Agonie ; o° l'é-
glise de Saint-Jean-Baplisle. Deux appartiennent aux Grecs : à
Sichem, l'église de la Samaritaine, sur le puits de Jacob ; à Cana,
l'église où Jésus changea leau en vin. Quatre des Saints-Lieux
sont aux Musulmans : à Jérusalem, l'église de la Présentation ;
Fég!ise des Apôtres, sur le mont Sion ; l'église de l'Ascension,
sur le mont des Oliviers, et à Sébaste, l'égUse de la Décollation.
Au premier abord, il semblerait que la suprématie appartient
aux Catholiques, et, cependant, l'on se ferait d'étranges illusions,
si on le croyait. Plus que jamais les intérêts catholiques sont me-
nacés, et par la même, les intérêts de la France. Nous ne sau-
rions trop le répéter, la question des Saints-Lieux n'est pas seu-
il
J62 CHRONIQUE
leraent une question religieuse, c'est une question nationale. Ne
pas s'en préoccuper, la regarder comme chose négligeable, c'est
souscrire d'avance à l'abandon de notre influence en Orient. A
celte épojue, où la politique coloniale s'impose, où nous nous
établissons au Tonkin, en Tunisie, à Madagascar, au Dahomey,
devons-nous abandonner une terre à moitié française, la Syrie.
Telle est la question.
C'est Gharleraagne qui, en recevant du Khalife Haroun-al-Has-
chid, les clefs du Saint-Sépulcre,Jnaugura, il y a onze cents
ans, le protectorat des Saints-Lieux. Après l'existence éphémère
du royaume latin de Jérusalem, les seuls Français, qui restèrent
dans la ville sainte, furent des Franciscains qui, moyennant une
rançon payée par Robert d'Anjou, roi de Sicile, eurent le droit de
s'établir sur le mont Sion ; une bulle pontificale de 1342 leur
donna la garde des Saints Lieux. L'église des a poires où s'accom-
plit le Cénacle, sur le mont Sion, leur appartenait au xvi= siècle.
Contrairement aux capitulations accordées par le sultan Soliman
à François 1% les Turcs leur enlevèrent ce sanctuaire, et le con-
vertirent en mosquée. L'on était à l'époque des guerres de reli-
gion, et la France accordait peu d'attention à ce qui se passait en
Orient. Au xvii'^siècle.notrepaysintervintde nouveau, et LouisXl"V
conclut avec la porte ottomane un traité dont l'article 33 ga-
rantissait aux Franciscains la possession de leurs sanctuaires, au-
dedans, et au-dehors de la ville de Jérusalem. L'église des Apô-
tres devait en conséquence leur être restituée. Il n'en fut rien.
Sous Louis XV, un traité était signé dans le même sens que le
précédent. Si les Franciscains furent moins sujets aux vexations
des pachas, le mont Sion ne leur fut pas rendu. Au xix^ siècle, a
lieu la guerre de Crimée. La France victorieuse pouvait parler
haut. Elle n'en fit rien. Si, elle obtint la cession de l'église Sainte-
Anne, elle ne fit rien pour obtenir la restitution de l'église des
Apôtres aux Franciscains, et pourtant nous n'avions qu'à parler.
L'on eut dit que nous n'osions pas nous servir du prestige que
nous donnait le succès de nos armes. En 1878, le traité de Ber-
lin a reconnu le protectorat de la France sur les Lieux Saints.
Malheureusement, ce protectorat est devenu plus nominal et ho-
norifique que réel. Notre situation à Jérusalem est restée la
CHRONIQUE . 163
même, et autour de nous a grandi l'action de la Russie, de l'An-
. gleterre etde l'Allemagne. Voilà ce qu'on ignore, et nous croyons
qu'il est utile et nécessaire de faire connaître le mouvement
qui s'accomplit à Jérusalem, et !a transformation que subit la ville
sainte.
Depuis une vingtaine d'années, Jérusalem a considérablement
gagné comme importance. Sa population qui, il y a un siècle
pouvait s'évaluer h 12 à lo 000 habitants, dépasse actuellement
75.000 dont environ o à 6.000 Musulmans, près de 60.000
Juifs, et plus de 10.000 Chrétiens qui se répartissent de la façon
suivante : 3.000 Catholiques, 6.000 Grecs orthodoxes, 500 Armé-
niens, 450 Protestants, loO Syriens, 100 Coptes et 50 Abyssins.
Les Musulmans, à part les fonctionnaires qui sont Turcs, appar-
tiennent à la race Arabe. Les Juifs ne cessent de s'accroître. A
l'heure actuelle, une émigration Israélite, venant de la Russie,
se porte en Palestine; l'on compte près de 100. OOO Juifs dans l'an-
cien royaume d'Israël,' et tous les ans, des achats de terrain sont
faits par ces nouveaux venus. A Jérusalem, les Juifs se divisent
en trois groupes : 1° Les As/iénaz/m, Juifs allemands, polonais
et russes; 2° les Séfardim, venus d'Espagne et des différentes
parties de l'Empire ottoman, et dont le Grand Rabbin est muni
de l'autorité civile ; 3° les Karaites, qui repoussent l'autorité du
Talmud. Les Catholiques se composent de desrendants des La-
tins, restés après les Croisades, et de religieux, venus depuis
peu. Les Grecs orthodoxes appartiennent à la race Syrienne pour
la plupart, et reconnaissent pour chef spitituel, le patriarche
œcuménique de Conslantinople. Les Arméniens viennent généra-
lement du Caucase. Quant aux Protestants, ce sont des convertis,
anciens orthodoxes, anciens Juifs, et dont pour la plupart, la sin-
cérité laisse à désirer. Telle est la population de Jérusalem.
Cette statistique suffit pour indiquer les Intles, qui peuvent se
produire et se produisent journellement. Les Catholiques ont un
patriarche. Malheureusement, il est à regretter que son titulaire
ne soit pas Français et soit Italien. Les Franciscains sont Fran-
çais, et leur patriotisme est ardent. Aussi, avec eux, nous pou-
vons être certains que nos intérêts seront défendus. Au premier
abord, il semblerait que nous n'avons rien à craindre des Grecs
164 CHRONIQUE
orthodoxes, d'autant plus qu'ils sont divisés. Les uns sont pour
l'emploi du grec, comme langue liturgique, et les autres, pour
celle de l'Arabe. Malheureusement, derrière les Grecs se trouve
la Russie. Chaque année des pèlerins russes viennent, depuis
longtemps, visiter les Lieux Saints, et leur nombre ne cesse de
s'accroître. De plus le gouvernement de Pétersbourg protège
énergiquement les oxlhodoxes, et les soutient, dans leurs luttes
contre les Latins. En outre, voulant alfimer sa puissance, sa su-
prématie à .lérusalem, il a fait bâtir en dehors et à l'ouest de la
ville, sur la route de Jafïa, un immense caravansérail, qui ren-
ferme tout à la fois le consulat, le palais de l'archimandrile, une
superbe cathédrale, trois hospices, un liôpital et une pharmacie.
Ces vastes constructions, que dominent les cinq dômes dores
de la cathédrale s'imposent à l'étranger, dès son arrivée, et sont
la preuve de la grandeur moscovite. Il y a quarante ans, il n'était
pas question du Protestantisme à Jérusalem. En 1841, un évêché
prolestant, dont le titulaire était nommé alternativement par l'An-
gleterre et la Prusse, a été créé. Depuis peu, chacune de ces deux
puissances a voulu avoir un évOque. La propagande anglaise est
fort active : l'évêché anglican occupe l'emplacement du palais
d'Hérode, une école anglicane a été organisée, et là on y enseigne
la haine delà France. De son côté, l'Allemagne porte ses regards
vers Jérusalem plus que jamais (1). Une petite colonie allemande
s'est établie à Caïfa, et par ses empiétements, elle envahit peu à
peu le mont Carmel. Telle est la situation, et elle n'a rien de ras-
surant pour notre influence.
N'oublions pas que Jérusaleai a cessé d'être une ville isolée, où
l'on ne pouvait se rendre que par caravanes. Depuis le mois d'août
dernier, un chemin qui relie la ville sainte à Jaffa a élé inauguré ;
c'est une véritable révolution, et si nous n'y prenons garde, les
conséquences des cet événement, au lieu de nous servir, tourne-
ront contre nous.
Il importe que la France conserve son influence d'autrefois, et il
faut que nous sachions suivre une politique énergique.
Le traité de Berlin a reconnu notre protectorat sur les Saints-
(I) La Prusse donne une subvention de 15.000 francs à l'évôché
évangélique.
CHRONIQUE 165
lieux. Usons de nos droits que personne ne nous conteste. Oppo-
sons-nous aux empiétements des orthodoxes, encourageons
les écoles des établissements catholiques où l'on enseigne le fran-
çais, et obligeons la Porte Ottomane à exécuter les clauses d'un
traité qu'elle n'a jamais tenu, à restituer l'église des Apôtres sur
le mont SioU; aux Franciscains. Les Anglais veulent se rendre
acquéreurs du Saint Sépulcre ; que notre diplomatie s'y oppose
énergiquement, et au besoin, ouvrons une souscription, et que la
France fasse ce que veut faire l'Angleterre. Cette souscription sera
nationale; il s'agit de combattre notre ennemi héréditaire.
Que l'on sache bien que Jérusalem va grandir, et de cette ville
notre influence peut et doit rayonner dans la plus grande partie
de la Syrie, où nons avons une clientèle politique formée par les
Maronites et les Melchites. Sur deux millions d'habitants que peut
compter la Syrie, il y a environ 800.000 Chrétiens, dont 250.000
Maronites, 150.000 Melchites, 50.000 Syriens- Unis et 30.000 Ar-
méniens Unis. Les Maronites sont de véritables Français. Quant
aux Me'chites, ce sont des Grecs unis avec Rome et dont toutes
les aspirations sont françaises. Leur patriarche qui réside à Damas
fait une propagande des plus actives en faveur de notre langue.
Que l'on soutienne ce mouvement, et la plus grande partie des
orthodoxes de la Syrie, qui sont 200.000, se détacheront du pa-
triarcat de Constantinople, et se réuniront aux Melchites. Le gou-
vernement français a compnsV importance des Melchites. Depuis
peu, la vieille église de St-Julien le Pauvre à Paris, leur a été con-
cédée pour y accomplir leurs rites ; une école y a été annexée, et
chaque année quelques jeunes gens retournent en Syrie, après
avoir passé leur jeunesse dans la capitale, et être devenus de
vrais français. L'on peut dkeqneV œuvre des Melchites est une
œuvre française. Le ministère des affaires étrangères lui accorde
une subvention annuelle de 4.000 f..
— Sous l'inspiration de M. l'abbé Duchesne, un comité vient
de se constituer en vue de la publication d'un Annuaire de
l'histoire ecclésiastique. Le but est de présenter tous les ans,
en un volume, l'analyse des articles de revues et des publications
d'Académies cuncernant l'histoire de l'Église, des origines à l'avè-
nement de Pie IX. Les directeurs de l'entreprise se sont imposé
166 CHRONIQUE
la règle de n'admettre aucune appréciation des travaux analysés.
Le comité est composé de MM. Alfred Baudrillart, Glolet, Digard,
Georges Goyau, Hemmer, Lejay, Léon Mirot. Des collaborateurs
ont promis leur concours en France et à l'étranger. Le succès de
l'œuvre ne saurait être douteux.
— Nous avons à signaler un important ouvrage de M. l'abbé de
Broglie : Le présent et l'avenir du catholicisme en France.
De vives controverses ont eu lieu depuis quelque temps sur l'ave-
nir religieux et spécialement sur l'avenir catholique de notre pays.
Les uns affirment la vitalité persistante de l'antique loi de nos
pères; les autres prédisent la déchéance progressive. M. l'abbé de
Broglie, vient de se prononcer dans le débat par un ouvrage
d'une science remarquable. Ses conclusions, basées sur des sta-
tistiques, des observations certaines, des documents empruntés à
ses adversaires mêmes, sont pleines d'espérances et démontrent
la force inébranlable du chrislianisme en dépit des épreuves qu'il
traverse. La majeure partie du volume est consacrée à M. Taine
qui, dans une étude célèbre, constatait un actif imposant, mais
prétendait avoir découvert un passif supérieur, et concluait, sinon
à une faillite, du moins à une grande diminution d'importance et
d'influence. M. l'abbé de Broglie suit son adversaire à travers les
quatre parties dont se compose son étude, et passe les faits et les
conclusions au crible d'une logique précise et savante. On lira cet
ouvrage avec autant d'utilité que de plaisir.
— Les Mystères du moyen-àge, mystères liturgiques, for-
ment un intéressant opuscule. M. le baron d'Avril a entrepris de
faire revivre les œuvres charmantes du moyen-âge. Cette fois, il
s'agit des mystères religieux que l'on représentait jadis, tantôt dans
les églises, tantôt sur les places publiques. L'auteur ne s'est pas
contenté de traduire du latin et du vieux français les textes primi-
tifs ; parfois il s'est donné la peine de les adapter aux exigences
scéniques pour quon puisse les jouer dans les patronnages de
jeunes gens, ce qui est notamment le cas de la pièce intitulée :
V Adoration des Mages. M. d'Avril applaudit au retour qui se
manifeste aujourd'hui vers la littéralure liturgique, et il explique
comment le théâtre contemporain pourrait y puiser des œuvres
saines et émouvantes.
CHRONIQUE 167
— Sous ce titre : Conférences de Notre-Dame ; Retraite
de la Semaine Sainte : Les fondements de la moralité, iMgr
(l'Hulst publie son carême de 1891. Déjà dans ses conférences à
Notre-Dame, l'auteur avait abordé les grands problèmes de l'u-
nité de la morale, du libre arbitre, du devoir, delà sanction. Dans
sa publication écrite, Mgr d llulsl complète l'examen de diverses
objections qu'il n'avait fait qu'effleurer en chaiie. Les soixante-
quinze pages de noies substantielles, parfois hardies, ajoutées à
ses conférences, les complètent très heureusement.
— Les Mélanges philosophiques du même auteur consti-
tuent un recueil d'essais consacrés à la défense du spiritualisme
par le retour à la tradition des écoles catlioliques. Tel est en effet
le but que poursuit Mgr d'Hidst : « Défendre contre les aberra-
rations pernicieuses de la pensée contemporaine les principes du
spiriluahsme » ; et il a toujours employé et propose pour l'at-
teindre le même moyen : « revenir à la tradition sans exclure le
progrès; redemander à Arislole et à saint Thomas la clef perdue
de la vraie métaphysique et ouvrir avec celte clef les trésors de la
science moderne. » Trois conférences sur la philosophie en géné-
ral; quatre sur la valeur scientilique de la philosophie scolasli-
que ; cinq sur Tâme humaine et trois sur le vrai Dieu ; enfin
quelques morceaux détachés, études critiques de la philosophie
de Yacherot, de Renan, etc., tel est le vé^ximé à.%?, Mélanges
philosophiques.
L'éloge des œuvres du savant recteur de l'Institut catholique
de Paris n'est plus à faire.
— Mme de Flavigny publie la Vie de sainte Brigitte de
Suède. Celte vie est neuve et enrichie de documents nouveaux
que l'auteur est allé chercher elle-même dans le pays de la sainte.
Elle a eu la communication de précieux manuscrit? du xv« siècle,
et de la première biographie de la Vénérable Veuve que les Pères
Jésuites hollandais cherchèrent en vain et que l'historien danois
a négligée ; l'auteur s'est aidée aussi d'études récentes sur le
moyen-âge suédois où nul biographe de sainte Brigitte n'avait
encore puisé.
— Le nom deM. Ulysse Chevalier est bien connu dans le monde
savant. Il suffira de rappeler son Répertoire des sources histo-
168 CHRONIQUE
riques du moyen-âge et son Bepertoriitm hynmologicum
qui paraît régulièrement dans les Anahcta des bollandisles.
Mais nous devons une raenlion spéciale à la brochure, le Bré-
viaire romain. On sait que la Congrégation des Rites a fait
publier chez Pustet à Ratisbonne des éditions typiques du bré-
viaire, du missel, du cérémonial et du pontifical. M. le chanoine
Chevalier vient de faire dans celle courte notice une critique de ce
travail à la suite du R. P. Schober, rédemptorisle. Celui ci a donné
en 1891 une Explanato critica editioiiis breviarii romani,
une sorte d'exposé des motifs où il veut justifier les leçons adop-
tées dans plus d'un passage discuté et discutable. Il faut bien le
reconnaître, notre bréviaire actuel doit encore subir bien des cor-
rections par suite des progrès de la critique historique et philo-
logique. On en doutera encore moins après avoir lu le travail de
M. U. Chevalier.
— Nous empruntons, à la revue des Pères franciscains, les
intéressants détails qui suivent sur la cérémonie intitulée : Les
Funérailles du Christ.
Le Vendredi-Saint a lieu la cérémonie des « funérailles du
Christ, » Ginâhzat-el-Messih. A la tombée de la nuit les por-
tes du Temple Saint s'ouvrent un moment pour livrer pa.ssageaux
fidèles, puis se referment aussitôt, et l'on peut suivre en toute
liberté la cérémonie qui commence sur-le-champ.
Il est vrai de dire que l'affluence considérable des pèlerins
auxquels sont venus s'adjoindre les chrétiens de la ville, occa-
sionne bien en cette occasion quelque agitation qui ne laisse
pas à l'âme tout le calme qu'elle souhaiterait pour méditer à son
aise le grand mystère de la croix.
Mais les Franciscains, de temps immémorial, profitent de cette
circonstance exceptionnelle pour prêcher en diverses langues aux
peuples accourus là des quatres points du monde, afin de vénérer
les souvenirs de la Passion, aux lieux mêmes qui en furent les
témoins.
Un premier discours en langue italienne ouvre la cérémonie
dans la chapelle de l'Apparition, labuelle sert ici d'Église aux
catholiques de Jérusalem. Puis la procession s'organise, et les
assistants, tenant chacun à la main un cierge allumé, se dirigent
CHRONIQUE 169
surdeuxrangs vers le lieu de l'Invention de la Croix. Là se fait en
langue turque un second sermon, que paraissent suivrealtenlivement
les soldats convoqués pour maintenir le bon ordre. —Un troisième,
en langue allemande, est prononcé sur le lieu du crucifiement,
au sommet du Calvaire. Les catholiques allemands deviennent
de jour en jour plus nombreux à Jérusalem. Après le quatrième
en langue franc lise, à l'endroit même où fut planté la croix, vient
une cérémonie touchante, bien qu'elle puisse au premier abord
semblerassez bizarre. Des religieux munis de tenailles, arrachentun
à un les clous qui retiennent fixée à une croix de buis l'image du
Sauveur,enlèvent la couronne d'épines qui entoure son chef sacré,
et, repliant contre le corps les bras qui sont mobiles, ils le transpor-
tent dans un linceul blanc sur la pierre de l'onction La, le Rme
Custode, assisté de ses Frères, procède à l'embaumement, sicut
mos est Jiidœis sepelire. Après quoi on prononce un discours
en langue arabe qui est celle des Jérosolymitains. Enfin la pro-
cession se dirige vers le saint tombeau, où l'on dépose le corps
du Sauveur. Là un des religieux présents termine par une allo-
cution en langue espagnole. La cérémonie a bien duré quatre
heures.
Une autre cérémonie non moins intéressante est celle du Feu
SACRÉ DES Grecs.
Celle cérémonie sacrilège se fait, chaque année, le Samedi -
Saint. On évalue de cinq à six mille le nombre des personnes qui
viennent chaque année poui- assister à celte solennité.
Toute celte foule se rue, agitée et bruyante, à l'intérieur et à
l'extérieur de la vaste Basilique du Très Saint-Sépulcre. La
rotonde est comble : une masse serrée, compacte, l'occupe
tout entière. Les galeries hautes appartenant aux Grecs et aux
Arméniens, sont remplies de femmes et d'enfants, installés là
depuis plusieurs jours, avec leurs matelas et batteries de cui-
sine. Chaque assistant est muni d'un cierge ou d'un paquet de
petites bougies :tous se pressent en dehors et sur la place exté-
rieure. Un cordon de soldats turcs lâche de maintenir l'ordre ; à
l'extérieur une compagnie stationne sur le parvis,rarme au pied,
prèle à tout événement. De temps en temps pour se désennuyer
la foulepoussedelongscris, ou chanteun refrain pleind'injures pour
170 CHRONIQUE
les juifs. Bientôt le clergé sort du chœur réservé, avec les banniè-
res: ses clianls sont couverts par le mugissement de la multitude.
L'évéque grec de Pélra, dit Evêque du Peu, et l'évèque Ar-
ménien, entrent tous deux, à la suite du Patriarche, dans le
Saint-Sépulcre : on ferme les portes derrière eux, puis on attend
le Pacha de .Jérusalem, qui chaque année vient assister à la céré-
monie, du haut des Galeries Latines. Il arrive vers une heure
avec sa suite : il est reçu par le Procureur laïque du couvent
de Ïerre-Sainle, avec le cérémonial accoutumé, et conduit à la
tribune garnie de tapis, puis on lui apporte lessence de rose pour
se parfumer la barbe, le sorbet, le café, selon l'étiquette orientale.
Il n'attend pas longtemps : déjà la foule assiège les deux ouver-
tures pratiquées dans les parois latérales de la « Chambre de
l'Ange, » ou vestibule du Saint-Sépulcre. D'un côté sont les
Arméniens, de l'autre les Grecs; les premiers arrivés défendent
leurs places avec acharnement, places privilégiées s'il en fut; car
d'après la superstition généralement admi.se par toute cette foule:
celui qui parvient le premier à allumer son cierge à la
flamme miraculeuse est assuré, quelle que soit sa vie,
d^ aller eu Paradis.
« A la lucarne du Nord, celle des Grecs, aboutit un petit
passage libre, menant au-dehors : là se tient un diacre, prêt à
recevoir le feu sacré pour le porter à un homme à cheval qui
stationne à l'extérieur de l'église et doit l'emporter à bride abat-
tue jusqu'au couvent grec de Bethléem. Tout à coup une lueur
brille à l'entrée de cette lucarne: le diacre se précipite, reçoit des
mains de l'évèque une lanterne allumée et sort à toute jambe avec
son précieux dépôt. Un long fréiiiissement parcourt l'assemblée:
lemiracle est consommé. L'évèque du feu passe pour la deuxième
fois sa main par la lucarne, en tenant une torche allumée. L'évè-
que Arménien en fait autant de son côté: la foule se rue sur
cette flamme. Les premiers allument les cierges qu'ils por-
tent à la main et communiquent l'étincelle à leurs voisins
de main en main, de cierge en cierge, elle parcourt toute
l'assistance ; et, en un clin d'œil toute la basilique jusqu'au
faîte, présente l'aspect d'une mer de feu. Alors commence une
scène impossible à décrire. Pour se pénétrer des vertus surnatu-
CHRONIQUE 171
relies de celle flamme miraculeuse. les uns l'étreignent dans leurs
mains, se couvrant d'éiincelles el de cire fondue} d'autres croyant
sepuritierde leurs fautes, se brûlent impitoyablement, en la
promenant sur leurs corps, avec des cris, des chants, des gestes
lrénéli([ues. Peu à peu, toute cette masse s'enivre de bruit, de
Jumée ; c'est une confusion dont rien ne peut donner lidée. Elle
danse, trépigne, rie, pleure, hurle, vocifère; les hommes s'élagenl
en pyramides vivantes et fendent la foule en secouant leurs tor-
ches embrasées. Le délire esta son comble: une ronde immense,
infernale s'organise dans cette rotonde consacréeaux processions
pieuses, emportant toute la multitude dans un tourbillonnement
frénétique...Oiicroirait voir confondus dans un même sabbat, des
Ménades en furie, des Truands de la cour des Miracles, des Dervi-
ches Hurleurs et Tourneurs, des Peaux-Rouges dansant la danse
du Scalp autour du Poteau de la Mort.
— L'éminenl auteur de \ Histoire du peuple allemand^ Mgr
Janssen est décédé le 23 décembre 1891, à Francfort-sur-le-Mein.
L ÉgUse pleure en lui un de ses défenseurs les plus illustres,
après Doellinger le plus brillant apologiste du christianisme en
Allemagne. La science historique perd en Mgr Janssen un cher-
clieur impartial et infatigable qui, par la clarté de son style, l'a-
mour du document, la pénétration de son esprit, occupera par-
mi les historiens de l'école moderne une place de premier ordre.
— Onliraavec fruit et intérêt, /ô Mission duSu-tchuen au
XV Ut sir de ; Vie et apostolat de Mgr Pottier, son fondateur,
par Léonide Guiot. La Chine attire de plusen plus notre attention.
Dans cet immense empire, une province, le Sutchuen, a éveillé
l'attention de M. Guiot et dans l'histoire du christianisme en celte
province, une époque: cellede sa fondation qui va de 1756 à 1792,
pendant l'épiscospat d'un homme à peu près inconnu en France,
mais très célèbre dans l'empire du Milieu, et dont le nom mérite
d'ôti'e placé à côté des grands évèques fondateurs des premières
églises chrétiennes : François Pottier, un Français, qui simple
missionnaire, est demeuré pendant dix ans, seul Européen, aidé
de quelques prêtres indigènes, au fond de la Chine, dans le Su-
Tchuen, où l'on pénétrait après un voyage d'une année et où les
bateaux à vapeurs anglais et américains remonteront bientôt. De-
172 CHRONIQUE
venu évoque en 1767 il eut pour collaborateur des prêtres de
haute valeur intellectuelle, d'initiative ardente, qu'il dirigea avec
un tact parfait. Pour analyser leur vie Tauteur a puisé aux meil-
leures sources. Lorsqu'on voudra connaître à fond le christianis-
me en Extrême-Orient, il faudra nécessairement consulter cette
monographie d une mission particulière.
— Lalibrairie Gattier à Tours publie V Invasion musulmane
en Afrique, suivie du Réveil delà foi chrétienne dans ces con-
trées et delà croisade des noirs entreprise par S.E. le cardinal
Lavigerie, par J. Bournichon.
L'idée qui inspire ce livre est très ingénieuse: l'auteur rapproche
deux dates: 046 et 1889, l'invasion mulsulmane en Afrique et la
croisade anti-esclavagiste du cardinal Lavigerie. H en résulte une
division naturelle en deux parties : dans la première, l'au-
teur raconte, sous une forme dramatique et romanesque, la chute
de la domination grecque à Carthage sous les coups des sectateurs
de l'Islam, dans la seconde, il expose la régénération de l'Afrique
par lecatholicisme et analyse les principaux discours du nouveau
Pierre l'Ermite prêchant la croisade contre les musulmans esclava-
gistes.C'est la revanche de la croix sur le croissant. Les deux par-
ties sont reliées enire elles par un court historique de la pé-
riode intermédiaire.
— M. le D"" Monchamp, professeur de philosophie au séminaire
Saint-Trond expose dans son livre : Galilée et la Belgique, Vac-
cueil fait en Belgique aux Ihéoiies de Copernic et de Galilée.
En élucidant ces diverses questions, l'auteur s'est attachéd'une
manièrespéciale au mouvement des idéesàl'UniversitédeLouvain.
Une grande partiedeson ouvrage est même consacréeà l'exposé
d'un double procèsqui s'éleva, à propos de l'enseignement des doc-
trines coperniciennes, entre un professeui- de V Aima Mater,
Van Veldeu, et les autorités académiques. M. Monchamp a réuni
sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, une foule de détails
intéi'essants et peu connus.
— L'ouvrage de M. Padovani,//i S.Pauli Episto/as com-
mentarius est un commentairecomplet et résumé desépitresde
saint Paul. Ce premier volume contient les Épitres aux Ephésians,
aux Phihppienset aux Golossiens. Chacune de ces Épitres est
CHRONIQUE 173
précédée d'une inlroduclion dans laquelle sont résumées d'une
façon succincte toutes les questions qui concernent l'aulhenlicité,
l'origine, le but, le caractère, la division du livre saint. Puis,
abordant le texte lui-même, il en fait un exposé simple mais com-
plet.
— Dans la revue anglaise d'Écriture sainte The Exposilor
M. Sanday a essayé de fixer les résultats, qu'il croit désormais
acquis ou probables, sur les rapports des Évangiles synoptiques
eiiire eux et de discuter les hypothèses qui ont été émises récem-
ment. Il regarde comme prouvés ou probables les points suivants
sur lesquels saccordent des savants d'opinion diverse, travaillant
indépendamment les uns des autres. A la base des synoptiques
se trouvent deux documents qui leur ont fourni leur matière
commune. Le premier serait cet écrit dans lequel, au dire de Papias,
Marc a consigné la prédication de Pierre ; l'Évangile actuel selon
saint Marc en serait le type le plus fidèle. Ce dernier point, dit M.
Sanday, n'est pas définitivement fixé. Le second document con-
tenait les discours du Seigneur que nous lisons dans le premier
et dans le troisième évangile; ces Loggia étaient reliés par de
courts récits. Mais est-ce saint Mathieu ou saint Luc qui les repro-
duit le plus exactement? Chez le premier ce sont des discours
suivis, où les idées semblables sont rapprochées, où les ensei-
gnements de même nature sont réunis; il semble bien que le
plan est artificiel. Chez le second, au contraire, les sentences sont
mélangées à la trame du récit, introduites pour ainsi dire par les
faits eux-mêmes, tel que cela devait se passer dans la réalité. El
pourtantM. Sanday n'ose se prononcer, cardans saint Luc, il
découvre aussi des traces d'arrangement. En définitive, tout ceci
s'expliquerait facilement, si l'on acceptait l'hypothèse d'une tra-
dition orale, sourcesdes Évangilesécrits. (1)
— Le Pouvoir Temporel de M. P. Guérin est une étude sur la
chute et sur le rétablissement de la souveraineté territoriale du
Pape. La première partie de l'ouvrageest consacrée à Texamen des
causes de la chute du pouvoir temporel. La seconde partie, la
plus considérable et la plus importante traite du rétablissement
(1) ReMue Bibliqne.
174 CHRONIQUE
du pouvoir temporel du Pape. M. Guérin rappelle à grands traits
les bienfaits de la Papauté, mère de la civilisation chrétienne.
Elle a détruit le paganisme, aboli l'esclavage, sauvé la chré-
tienté des invasions barbares et des conquêtes des musulmans.
Touslespeuplescivilisés ont gagné dans le passé; tous les peuples
sans exception ont à gagner dans l'avenir à l'exercice libre dumi-
nistère de la Papauté.
— M. François Bournand a entrepris une histoire de l'art chré-
tien des origines à nos jours. C'est une synthèse qu'a es-
sayé l'auteur. L'architecture, la sculpture, la peinture y tiennent
la première place ; on y trouvera aussi des enseignements sur la
musique, l'iconographie, l'orfèvrerie, les vitraux, la tapisserie et
les différents arts décoratifs. Le premier volume ira jusqu'à la
Renaissance (1).
— Même après les travaux du comte Roselly de Lorgues, sur
Christophe Colomb, M. Josépha a su nous émouvoir au récit de
cette vie admirable. Plus simplement, plus rapidement racontée,
elle ne perd rien de son charme ni de sa grandeur.
— Le titre de l'ouvrage de M. Martinez : Hll a?iticnsto y il fin
delmundo segmi las revelaciones divinas, dit assez son but,
mais les preuves fournies par l'auteur, relativement à la venue
prochaine de l'aiitechrist, sont loin d'être probantes.
•— On prépare une nouvelle édition illustrée des ouvrages de
M. Henri Lasserre : Notre-Dame de Lourdes, -^ les épisodes
miraculeux de Lourdes, — Bernardette.
— Les Études d'histoire ecclésiastique du P. Largent, ne
sont que la reproduction de divers articles écrits par l'auteur,
prêtre de l'Oratoire, dans la Revue des questio7is historiques
et dans les Awiales de philosophie chrétiome. Voici les titres
de ces éludes : Saint Cyrille d'Alexandrie et le Concile d'Ephèse ;
saint Jean-Chrysostôme et la critique contemporaine ; le brigan-
dage d'Ephèse et le Concile de Chalcédoine; programme d'un cours
de patrologie ; une histoire du siècle apostolique. L'auteur se
montre constamment historien érudit et narrateur attrayant.
— Par ordre du Saint-Père, le jour de l'Annonciation de la
(I) Paris, Blond et Barrai.
CHRONIOUK 175
Vierge, a eu lieu au Valican, la lecture solennelle des Décrets, par
lesquels on approuve les miracles opérés par les vénérables An-
toine Baldimucci, jésuite romain, François-Xavier Bianclii, bar-
nabilenapolitain, Gérard Maiella,rédemploriste du diocèse de Mure
Lucano (Italie méridionale). La cérémonie aura lieu en la présence
du Pape, dans la salle du Trône. Outre le cardinal Aliosi Masella,
préfet de la sacrée Congrégation et les officiers de la même con-
grégation, y assistaient les représentants des ordres religieux
auxquels les trois Vénérables appartenaient. On sait que la lecture
des Décrets approuvant les miracles est le dernier acte, après le-
quel, quelques formalités accomplies, on procède à la Béatifica-
tion.
— Mgr Lamy est un des savants (jui ont donné, dans notre siècle,
une vive impulsion aux études syriaques. Il est l'auteur de
['Histoire ecclésiastique de Bar Hebrœus, faite avec la
collaboration de Mgr Abbeloos, recteur magnifique de l'Univer-
sité de Louvain, et des Œuvres inédites de St-Ephrem. Mgr
Lamy croit, d'après le l'apport de l'èvèque d'Edesse, Mgr Rahmani,
qu'il y a au monastère de Had Haltaï, prés de Mossoul, un tas de
manuscrits dans une grotte ou cave, et qu'il y a là probablement des
écrits de la bibliothèque du célèbre grec Bar-Hebraeus. Les familles
jacobites de Tour-Abdin doivent posséder aussi d'autres manus-
crits. La société scientifique de Bruxelles a envoyé deux jeunes
professeurs de Lonvain à la recherche de ces manuscrits.
— Voici en quels termes [d^Reviie Frmiciscaine annoncée ses
lecteurs la publication des œuvres de Scot dans son numéro de
septembre 1891 : « Lesœuvresdu plus célèbre des docteurs fran-
ciscains le V. Jean Duns Scot, étaient devenues presque introu-
vables, et encore ne pouvait-on les acquérir qu'au prix de plus
de trois mille francs tant elles étaient recherchées par les Uni-
versités, les séminaires, les couvents et les membres les plus
studieux du clergé catholique, c'est donc pour répondre à une
véritable nécessité dans ce moment où l'on sent un véritable re-
nouveau des études scolastiques, que M. Louis Vives a voulu
joindre à ses splendides éditions de St-Thomas, de St-Bonaventure,
d'Albert-le-Grand, etc., celle de notre maîtr.e révéré, le docteur
subtil. Le V. Jean Duns Scot a occupé dans la science théologique,
176 CHRONIQUE
sinon le premier rang comme je le pense avec ses disciples, du
moins un des premiers rangs. Il a clos la brillante série des doc-
teurs scolastiques commencé par Alexandre de Aies, franciscain
comme lui, et dont il suit habituellement les doctrines, comme
l'avaientdéjàfait nosdocteurs Jean de la Rochelle, St-Bonavenlure,
Richard de Middletown.
« Après la mort de Scot (1308), l'histoire delà scolastique
ne nous offre plus de ces hommes de génie qui ont fait école,
mais au XW" et au XY" siècle, les théologiens se rangent presque
tous sous deux bannières différentes : Celle de Scot et celle de St-
Thomas. L'ordre des Observants et celui des Conventuels est resté
jusqu'en ces derniers temps fidèle à la doctrine scotistequi triom-
pha si merveilleusement, le 8 décembre 1854, par la définition du
dogme de l'Immaculée Conception, et qui est appelée à avoir
de nouveaux et brillants succès. De tous côtés on se retourne vers
les sources théologiques. On ne se contente plus de manuels : on
veut étudier les maîtres. Aussi cette édition nouvelle de Jean-Duns
Scot vient à son heure, et nous félicitons sincèrement M. Vives de
l'avoir entreprise. Il reproduit, légèrement améliorée, celle qu'en
1629 publia à Lyon notre illustre Wadding, avec tous les com-
mentaires qui y sont insérés et qui sont l'œuvre de théologiens de
premier ordre, tels que les Cavellus, les Lychetus, etc. »
— Le 23 octobre 188o, M. Léopold Delisles communiquait à
l'Académie des inscriptions et belles-leltes une note d'un manus-
crit latin du Vatican, rédigée en 1429, par un clerc français, rési-
dant à Rome, et relative à Jeanne d'Arc. Le 28 janvier 1891,
M. Geffroy, directeur de l'école de Rome, écrivait de cette ville à
la même académie que MM. Novati et Lalaye avaient trouvé, sur
une anthologie italienne du XV^ siècle, l indication d'une « Epis-
lola Cosmae Raymundi Cremonensis super allatis in Itaham rumo-
ribus de Jeanna puella paslorali. » Cette lettre faisait partie d'un
manuscrit perdu, qu'il serait intéressant de rechercher. Celte indi-
cation paraîtra insuffisante à beaucoup ; néanmoins, elle a son
intérêt ; car elle démontre que le bruit des exploits merveilleux de
la Pucelle d'Orléans avait franchi les monts.
— - M. Renanapubhé sous ce titre : Feicilles détachées, faisant
suite aux Souvenirs d'enfance et de jeunesse, un nouveau
CHRONIQUE 177
volume dont aucune page n'est inédite. C'est un recueil de mor-
ceaux divers : discours, lettres, Emma Kosilis, une nouvelle
bretonne, une lettre sur la catastrophe de Pompéï, des sou-
venirs sur le Journal des Débats, une dissertation sur les
portraits de S. Paul, des speech prononcés à des banquets
intimes, quelques articles de philosophie amusante, elc, M. Le-
drain a vivement reproché à M. Renan, à propos de cette publica-
tion, de n'avoir aucunement le respect de la philosophie et de
lopinion publique, de se passer des familiarités outrageantes en-
vers les grands problèmes qui sollicitent les vrais penseurs. Pour
résumer le dédain que M. Renan inspire quand il se permet de
trancher du philosophe et de l'historien, M. Ledrain lui dit : Vous
n'êtes qu'un romancier 1
— Een u'oord van Protestansch verweer, c'est le titre d'un
volume publié par le D' J.-H. Gunning à la suite de deux articles
du journal « de Zuid-hollander ». L'auteur a reproduit les accu-
sations portées d'ordinaire contre l'Église catholique. C'est pour y
répondre que le D"" Schaepman a mis dans son vrai jour la vérité
que son adversaire avait notablement dénaturée. Ignorance des
faits, manque de critique, opinions préconçues, voilà les défauts que
M. Gunning croit découvrir en particulier chez Janssen, l'auteur
de l'ouvrage : Geschichte des Deutschen V jlkes. Dans une
réplique solide, le D' Schaepman a montré comment ces attaques
ne nuisent qu'à celui qui les a produites. En effet, ce sont ces
mêmes défauts qui font commettre au D' Gunning des erreurs
manifestes à l'endroit où il parle de la conduite scandaleuse de
certains Papes, de l'altitude de quelques Pontifes Romains à l'égard
des Juifs, de leur manque de soin pour les monuments de l'anti-
quité. Deux points surtout font l'objet d'un examen sérieux pour
M. Schaepman : Luther auteur du Protestantisme et la
vénération des reliques.
— La petite brochure de M. Uly.sse Robert sur le Pontificat
d'E^jenneX.avait déjà paru dans la Revue des questions histo-
riques en 1876.L'auleuraretouchécelterédaction datant de quinze
années et y a joint un codex diplomatique des bulles émanées de la
chancellerie apostolique durant un court pontificat, de quelques
iâ
178 CHRONIQUE
mois à peine. Celte brochure est une utile contribution à l'histoire
si troublée de l'Eglise au Xi" siècle.
11. Religion d'Israël. — M. Ebérhard Schrader avait
entrepris de commenter les livres historiques et propliéliques de
l'Ancien Testament à l'aide des inscriptions cunéiformes. Deux
ans plus tard en 188.3, il eut à refondre son travail à la suite de
découvertes nouvelles. Un nouveau travail de refonte s est fait
sentir de nos jours : il a été entrepris par M. Pinches dans The
Expository Times ; mais l'auteurn'a encore entrepris que la
comparaison des dix-huit premiers versets Ce qui dislingue sur-
tout des deux traditions chaldéennes et bibliques, comme l'a si
bien fait ressortir M. Loisy, c'est le caractère monothéiste de la
première et le caractère polythéiste de la seconde.
— M. Meignan publie une nouvelle histoire des prophètes d'Is-
raël.On a fait deces grandshorames, des tribuns audacieux, des en-
nemis de laroyauté. Il fallait donc remettre les chosesà leur place.
Monseigneur Meignan, ancien professeur d'écriture sainte à la
Sorbonne, connu dans le monde savant par ses travaux marqués
au coin d'une solide érudition, était indiqué pour montrer le vide
de l'exégèse des Kuenen, des Beuss et des Wellhausen.
l.es prophètes d'Israël sont des hommes extraordinaires, des
thaumaturges suscités de Dieu pour conserver intacte dans la des-
cendance de Jacob l'idée de monothéisme et la promesse du Mes-
sie. S'il est vrai que diverses causes mirent obstacle à la propaga-
tion des cultes égyptiens ou assyriens parmi les Hébreux, il n'en
fui pas de même de l'idolâtrie syrienne surtout et phénicienne,
Baal, Astarlé, Moloch étaient les divinités qui eurent des temples
durant plusieurs siècles, Les prophètes furent les véritables ad-
versaires de ces cultes étrangers
— Le D'' Théodore Zahn avait publié en 1889 un premier vo-
lume où l'histoire du canon du Nouveau Testament était conduite
jusqu'à Origène. Dans le deuxième volume, il discute quelques
questions annexes, mais très importantes pour cette histoire :
l. Recueils les plus importants des écrits du Nouveau Testament ;
vingt-trois sont cités et étudiés depuis le canon deMuratori jusqu'à
la Synopse dite d'Alhanase; II, Nombre des Uvres bibliques ;
CHRONIQUE 179
IlI.Ordre des livres du Nouveau Testamenl: IV.Sliclioinétrie bibli-
que; y. le Nouveau Teslainenl de Marcioii; YI, leDialessaroii de
Tatien ; Yll. sur le texte des épitres de saint Paul dans Aphraat en
comparaison avec la Peschittha; VlII. Epiire de saint Paul apocry-
phe jlX.Evangilesapocryphes.Lecanon deMuratoriest étudié très
minutieusement au point de vue du manuscrit qui nous l'a trans-
mis, de la langue du document original grec ou latin, prose ou
vers, des résultats qu'il fournit et des problèmes qu'il soulève.
Pour le Nouveau Testament de -Marcion, M. Zalm critique les
sources et essaye une reconstitution du texte.
— La question des Races de l À?icie/t Testament, vient
d'être étudiée avec compétence par M. A. H. Sayce, professeur à
Oxford, dans un volume de la collection anglaise By-Paths of
Bible Knowledge. (1) C'est lelhnologie biblique que veut fonder
M. Sayce. On s'était déjà, en ces dernières années, occupé à dé-
terminer quelques-unes des races de l'Ancien Testament.
— M. Magnier, ancien professeur d'écriture sainte, a traité
aussi de la canonicité des saintes Ecritures. Sou livre est une
thèse en trois parties : 1" L'inspiration, fondement de la cano-
nicité des Livres saints ; 2^ Démonstration de la canonicité des
livres de l'Ancien Testament dans l'Église ancienne ou syna-
gogue juive; 3^ Démonstration historique de la canonicité des
Livres de l'Ancien Testament dans l'Église chrétienne depuis
les Apôtres jusqu'au concile de Trente.
— Nous avons déjà parlé de l'édition de la Bible hébraïque que
publiaient S. Baer et Frantz Delilzsch. Le premier était l'éditeur
principal, Delitzsch révisait le travail. M. Baer reste seul et les
livresde Josué et des Juges qui viennent de paraître ne portent
que son nom. Le même soin a été donné à ce fascicule qu'aux pré-
cédents; il fait honneur à la science de M. Baer.
— M. Lévy vient de publier un Essai sur la morale du
Tabnud. Outre la Thora ou Loi écrite, les Juifs possèdent une
Tradition, consignée dans le Tabnud (12 volumes in folio),
auxquels ont travaillé successivement, les docteurs les plus ac-
(1) The races of the oH Testament bu A. H. Sayce, iu-12 de
180 p.
180 CHRONIQUE
crédités en Israël. L'auteur se plaint de ce que la prédication des
Rabbins manque de nos jours, « de caractère is?'aélite.->^ 11 vou-
drait venir en aide à ses confrères en exposant la morale telle
qu'elle est enseignée et commandée dans le Talmud. M. Lévy
affirme « l'identité entre la morale juive et ce que nous appelons
les vertus chréiiennes. Je demande à combattre, dit-il, à cOté
de vous et avec vous l'ennemi commun : le scepticisme matéria-
liste «; d'après lui, « La loi nouvelle ne se distinguerait pas de
la loi ancienne ^ les miracles postérieurs à la promulgation si-
naïque sont inutiles.
— VJ?itroductio)i an livide des Psaumes de M. Elie Philippe,
est un livre d'enseignement ; lauteur expose en termes précis,
les diverses opinions qui ont été émises sur chaque question, puis
il établit sa thèse par les preuves les mieux appropriées. M. Phi-
lippe a voulu résumer ce que l'on savait de certain ou du moins
de très probable sur les psaumes, leurs noms, leur nombre, Tordre
danslequel ils ont été rangés,surrinspiration,lesditïérentes classes,
les auteurs des psaumes, sur la doctrine qui y est enseignée, sur
les titres, leur valeur et leur signification, sur le texte, les versions
et l'usage des psaumes chez les Juifs et dans i l'Église chrétienne.
Il ne recherche pas les opinions singulières, mais s'en tient le plus
souvent aux données traditionnelles, éclairées par les travaux exé-
gétiques et critiques les plus récents.
—A signaler l'examen historico-critiquede lacrilique duPenta-
teuque du professeur Kuenen, par Jos. Schels, professeur au grand
séminaire de Hoeven. — Cet ouvrage est le résumé d'une série
d'articles pubhés par l'auteur dans le journal hollandais : « De
Katholick ». Le système de Kuenen est bien connu. Reuss, profes-
seur à Strasbourg, s'en est fait l'ardent apôtre parmi nous : le
Pentateuque n'a point Moïse pour auteur. Il est le produit des
siècles, et ne reçut sa forme délinitive qu'après la captivité de Ra-
bylone. Principalement ce qui concerne la législation est de cette
dernière période. Le tout, enfin, fut constitué par un certain nombre
de mémoires d'origines diverses, réunis en un seul tout d'une façon
plus ou moins heureuse. Le D'' Schels a donc enti-epris de réfuter
ces erreurs, et il l'a fait non sans succès.
— Le travail de M.Manfrin: GHEbei sotto la domina.zione
CHRONIQUE 181
/•om(2;m a pour but de démontrer l'intluencejuivesur les Romains ;
influence qu'il regarde comme néfaste. L'auteur attribue aux Hé-
breux le plus grossier polythéisme, avec une tendance au mono-
notliéisme; mais, la remarque vaut la peine d'être faite, ce
monothéisme a pour tendance le culte de la femme divinisée. La
Bible n'est pas antérieure au siècle qui précède J. -G. ; elle est une
allégorie, sans valeur historique. Le premier volume surtout se
fait remarquer par un manque absolu de critique.
— Moïse ou Dar/('inUe\e?,[ letitredulivredeM. Dodel Arnold.
L'auteur est vice président de la société des libres-penseurs alle-
mands. Son ouvrage a été traduit en français par M. Fulpius,
président de la société des libres-penseurs de Genève. M. Dodel
tient Darwin pour docteur infaillible, et déclare sa théorie au-dessus
de toute controverse,
— M. Merminod , dans son Essai 5wr l'idée de Dieu dans
r ancien Testament, publié à Genève, prétend démontrer que les
Hébreux ont commencé par le polythéisme, puis sont arrivés au
monothéisme, en passant par l'hénothéisme. L'idolâtrie n'aurait
disparu qu'après la captivité de Babylone. C'est la thèse rationa-
liste.
— Le compte-rendu du congrès international des catholiques de
1891 contient un intéressant travail de M. l'abbé Busson sur
\'0)v'gi7ie égyptienne de la Kabbale. « Suivant les Kabbalistes,
dit l'auteur, tout émane d'une source cachée, dont l'écoulement
forme le fleuve de l'Eden, qui nourrit tout. Ce fleuve c'est le
monde qui vient, car il vient sans cesse et ne s'arrête ni ne tarit
jamais Principe, idée, modèle et âme de notre monde inférieur,
le monde qui vient part de l'indéfini confondu avec l'infini sous le
nom à'0E7i 50/ (sans limite) ou de Ain (néant). Sa formation
comporte dix degrés, tous compris dans le premier, quiestencore
le Sans limite, le Néant primitif, considéré comme source de tous
les êtres. Les deux degrés suivants constituent le père mâle et
femelle, les sept autres appartiennent au fils, également mâle et
femelle. « M. l'abbé Busson étudie ensuite OEn sof %{ sa forma-
malion à dix degrés, puis l'idée du contenu et du contenant, avec
les idées connexes de mâle et de femelle, de bon et de mal. L'au-
teur met en même temps en regard des parties correspondantes de
182 CHRONIQUE
la mythologie égyptienne qui lui semble rorigine de la Kabbale.
— Le docteurFrantsBuhl, professeur à Leipzig, publie un nou-
neau travail sur le canon et le texte de l'Ancien Testament. Pri-
mitivement écrit en danois, il a été revu et amélioré par l'auteur,
qui l'a lui-même traduit en allemand.
—Le compte-rendu du dernier congrès des savants calboliques
résume un travail iie M. l'abbé de Moor sur Quelques données
chronologiques ?'elatwes au second livre des Rois. L'auteur
s'est proposé de défendre la chronologie des chap. XIV-XX du
livre IVdesRois, contre les critiques qui l'aliaquenl en partant des
documents cunéiformes et particulièrement contre M. Stade. 11
essaie de justifier quelques-unes des dates de la Bible et d'en rec-
tifier quelques autres qu"il considère comme altérées par les co-
pistes.
— Le D' Dalman a donné en appendice au livre de von H.
Laible : Jésus Chrishis in Thalmiid, le texte hébreu de ce livre :
Die thalmudischen texte. On y trouvera toutes les abomina-
tions que les juifs ont écrites sur Jésus-Christ et sa mère. Les
éditions postérieures à 1654 ont été expurgées, mais il n'en est
pas de même des manuscrits anciens : c'est ce que montre von H.
Laible (1).
— Jérusalem, its history and hope, tel est l'ouvrage que
publie M'-' Oliphant, à Londres, chez Macmillan. Ce n'est pas une
description topographique de Jérasalera, ou une histoire com-
plèteet détaillée de cette ville. Jérusalem est envisagée au point de
vuedesesdestinéesmessianiques, et l'auteur fait passer sousnos yeux
tous les personnages qui ont joué un rôle aciifdans cette histoire :
David, Salomon et ses successeurs, puis les prophètes Isaïe,
Jéréinie, Ezéchiel, les hommes de la restauration, Zorobabel,
Esdras, Néhémie, les héros de l'indépendance, les Maccabées,
enfin, Jésus-Christ, le Messie, fils de David. Le récit se termine
au Calvaire. C'est une histoiie du Messianisme, figuré par des
événements dont Jérusalem a été le théâtre principal.
— Le 17° volume du Cursus scripturœ sacrœ contient le
commentaire sur la seconde épître aux Corinthiens et sur l'épître
(l) Reulher, Berlin.
CHRONIQUE 183
aux Galates. Le R. P. Cornely nous y fait apprécier, une fois de
plus, la profondeur de sa critique. La seronde épîlre aux Corin-
tliieiis peut êlre appelée à bon droit l'apologie de saint Paul.
L'épîlreaux Galates est aussi un écrit apologétique; mais celle-ci
présente la défense du ministère extérieur de l'apôtre, celle-là
justifie plutôt l'esprit intérieur qui anime son apostolat.
Léfiitre aux Galates est, d'un bout à l'autre, une œuvre de
polémique conire les prétentions des judaïsants. Saint Paul en-
seigne formellement que la loi de Moïse a fait son temps, qu'elle a
été remplacée par l'Évangile, que, parlant, les observances
légales n'ont plus aucune valeur. On se rend coupable en s'y
attachant comme à des moyens nécessaires de salut.
Le R. P. Cornely a publié encore un résumé de ses quatre vo-
lumes d'introduction à l'Écriture sainte, sous le titre : Historicge
et criticx introducdonis in utriusque Testamenii libros sacros.
A la seconde édition, l'auteur a ajouté un court traité sur l'ins-
piration. Ce Compendium est un excellent manuel pour l'ensei-
gnement de 1 Ecriture sainte.
— Le livre de M. Tomkins : The Ufe and limes of Joseph in
the llght of Egyplian lore est un résumé de ce que l'archéologie
biblique nous apprend sur les derniers chapitres de la Genèse. A
en croire l'auteur, Jacob et .loseph étaient adorés déjà comme
des dieux, un siècle avant l'Exode.
— M. Van Hoonacker, l'auteur de Zorabahel et le second
temple qui s'est rapidement fait un nom dans le monde de la
critique biblique, notamment par sa remarquable étude sur
Né/iémie et Bsdras, examine dans un nouveau travail les impor-
tants problèmes soulevés au sujet de l'origine littéraire des six
premiers chapitres du livre d'Esdras et de la chronologie des
événements que ces chapitres nous relatent.
Il établit que les fondements du second temple juif ont liien
été posés à l'époque de Cyrus, ainsi que le rapporte le ch. III
d'Esdras, et à cette occasion il démontre victorieusement l'auto-
rité historique de ce chapitre, que bien des auteurs invoquaient
commeuu échantillon du procédé fantaisiste et tenlenciel du rédac-
teur et comme un argument décisif conire la valeur historique des
relations attribuées au « Ghroniste ». Le savant professeur me
184 CHRONIQUE
vivement en lumière la parfaite concordance du récit de ce cli. III
avec celui du cil. Y, ainsi qu'avec les témoignages des prophètes
Zacharie et Aggée. On lira avec un intérêt particulier le commen-
taire lumineux qu'il fait à ce sujet des ch. VU et VIII de Zacharie
et du chapitre II d' Aggée, car ces passages de la bible ont toujours
fait le tourment des interprètes. Commencé sous Cyrus, quand
le second temple a-t-il été achevé? D'après M. Van Hoonacker,
c'est en ol6 : le Darius des ch. V et VI d'Esdras est bien Darius I
et non Darius H. Cette llièseest aussi triomphalement démontrée.
Pour finir, l'auteur étudie la question de lorigine et de la compo-
sition littéraires des ch. I-VI d'Esdras. Sa conclusion, c'est que
la partie hébraïque de ces ch. a la même origine que la partie
écrite en araméen, car ce n'est qu'une traduction de l'araméen en
hébreu ; c'est encore que les six premiers cirapitres d'Esdras nous
offrent une relation contemporaine des événements mêmes. Voilà
les principaux résultats, si importants pour l'autorité de la Bible
et la faveur des sources relatives à une époque capitale de l'his-
toire de l'Orient, auxquels aboutit la critique pénétrante de l'au-
teur dans l'examen même des textes. Nous ne doutons pas que le
monde savant ne fasse à cette étude un accueil aussi flatteur qu'à
ses devancières. Même les profanes qui s'intéressent de loin aux
controverses bibliques de notre temps la liront avec beaucoup de
fruit et de plaisir (1)
— Dans son hvre inUtulé : Canon de VAyicien Testament,
M. Ed. Ryle, Hulsean professer of Divinity, à Cambridge,
accepte comme démontrées toutes les théories de l'école critique
moderne des Reuss, Kuenen, Wellhausen. C'est là une tendance
qui s'accentue chez les théologiens anglais, et on peut prévoir le
temps où la critique et l'exégèse traditionnelles ne compteront
plus que de rares représentants en Angleteire.
— En 1888, le D"" Edwia Hatch avait annoncé qu'il préparait
une concordance des Septante, ainsi qu'une des autres versions
grecques de l'Ancien Testament, et il en avait exposé le plan. La
mort l'a arrêté. Un de ses collaborateurs, M. Henry Redpath, a
pris la suite de son entreprise et aujourd'hui il nous donne le
premier fascicule de cette œuvre importante.
{\)B.ecue bibliographique belge.
CHRONIQUE 185
Le but est d'établir une concordance complète de la version
alexandrine de l'Ancien Teslamenl, tant des livres proto-canoni-
ques que des deuléro-canoniques, et des autres versions grecques
qui entrèrent dans les Hexaples d'Origène. Cette Concordance
est basée, pour la version des Seplante sur les manuscrits Alexan-
drmus, Valicanus, Sinaitkus et sur l'édition Sixtine de 1587,
telle qu'elle a été réimprimée en 1875 par la Clarendon Press.
— Sous ce titre : Dei^ MasoraJi fext'des Koheleth, Kristisch
untersucht, M. Euringer fait une excellenle application de critique
texiuelle «observatrice au livre de l'Ecclésiaste. L'auteur oppose
à rhypotbèse de Bickell, un examen raisonné du texte massoré-
Ihique d'après les citations rabbiniques, les Targums et les ver-
sions. Il ne propose que trente changements, plus deux douteux,
au texte de Baer considéré comme la meilleure recension du texte
des Massorètes. Dans l'ensemble, celle petite enquête est très fa-
vorable au texte hébreu.
— M. de Lantsheere, dans son travail De la race et de la
langue des Bitiites, mémoire présenté au second Congrès scien-
tifique international des catholiques tenu à Paris au mois d'avril
1891, a voulu, « examiner à fond toutes les questions qui se rat-
tachent à la race et à la langue des Hiltites », Ce but a été com-
plètement atteint; l'auteur a analysé et discuté toutes les informa-
tions que fournissent sur les Hittites la Bible, les documents
égyptiens et assyriens, les inscriptions vanniquesetles monuments
hittites eux mêmes. L'auteur avait un second but, celui de « mettre
de la méthode dans les faits que nous connaissons, d'écarter les
hypothèses aventureuses et d'indiquer ainsi, par voie d'élimina-
tion, la direclion dans laquelle des chercheurs plus heureux pour-
ront trouver la solution du problème. » M. de Lantsheere aura,
pour une large part, contribué à ce succès définitif.
— Un nouveau travail sur le canon de l'Ancien Testament a été
pubUé par Mgr Tobias Mullen, évêque d'Erié : 7he canon of the
old Testament.
— M. Schicka déjà retracé en divers, plans la transformation
du temple de Jérusalem. Son dernier ouvrage : Beiielmagdas^
oder del alte Tempeplatz zu Jérusalem, retrace avec une exac-
titude parfaite le temple dans son état actuel.
186 CHRONIQUE
— Nous trouvons dans VEiiseignement biblique, les rensei-
gnemenls suivants, sur les travaux d'un savant anglais. « M. K.
Gheyne a publié récemment un travail important sur l'origine et
le contenu religieux des psaumes. [The origin and religions con ■
tenls of ihe P s aller in the light of Old Testament criticism,
and the history of religions. Londres 1891: in-8, XXXVIII-SI?
pages: cet ouvrage sert de complément au commentaire publié
par le même auteur, en" 1888, The book of Psalme. A new
translation wilh commenlary). D'après M. Cheyne, tous les
psaumes, à l'exception peut-être du ps. XVIII (Vulg. XVll), sont
postérieurs à la captivité: il n'y a pas de psaumes antérieurs à la
deslruclion du royaume de Juda et il n'y en a pas non non plus
qui aient été composés durant l'exil. La conclusion est radicale.
On la fonde sur les raisons suivantes: l'élévation et la pureté de
la doctrine contenue dans les psaumes ne permettent pas de leur
attribuer une date plus ancienne ; les psaumes ne sont pas des
prières qui expriment les sentiments d'un individu, mais ils ont
un caractère universel, ecclésiastique, et l'Église d'Israël n'a réel-
lement existé qu'après la captivité ; enfin beaucoup de psaumes
imitent des écrits bibliques dont la rédaction appartient aux
derniers temps de la captivité, ou même à une époque plus
récente.
M Cheyne croit à une influence possible de la religion de Zo-
roastre sur la religion d'Israël en ce qui regarde la doctrine de la
résurrection et de l'immortalité: les idées de Zoroastre étaient
dans l'air et circulaient à travers l'empire persan. L'iniluence des
idées qui sont dans l'air est quelque chosede réel sans doute, mais
qu'il est difficile d'analyser. On ne doit paa songer, nous dit-on,
à un emprunt direct, mais à un développement de germes doctri-
naux antérieurement contenus dans le judaïsme et qui auraient
grandi sous l'action insensible du milieu et des circonstances.
Ainsi présentée, la thèse de M. Gheyne est tout aussi difficile à
réfuter qu'à démontrer. En explii|uant certains passages des psau-
mes « à la lumière des idées de Zoroaslre », le savant auteur y
trouve une doctrine très développée sur l'immortalité de l'âme.
Malheureusement, ce n'est point par Zoroastre qu'on doit expli-
quer les Écritures hébraïques : les critiques prudents s'en tien-
CHRONIQUE 187
dront longtemps encore au sens que fournissent les textes bibli-
ques inlei-prétés par la Bible même ».
— M. De Reiss a publié un Atlas liiatorlque et géographique
de la Bible, à Fribourg en Brisgau, chez Herder. — Cet ouvrage
sera bien utile à ceux qui veulent étudier sérieusement l'Écriture
Sainte. Il suffit de citer le litre de quelques unes de ces cartes
pour en indiquer l'importance: L'Egypte au temps de Moïse et
des patriarches. La péninsule sinaïtique et le pays de Chanaan, à
l'époque de la sortie d'Egypte, avec supplément pour les environs
du Serbal et du Sinaï, et le profil des montagnes depuis le Sinaï
jusqu'à Jérusalem. La Palestine à l'époque des Juges et des Rois.
La terre de Chanaan, la Syrie, et les terres de lEuphrale et du
Tigre d'après les documents assyriens. L'Assyrie et la Babylonie
avec supplément pour les champs de ruines de Babylone et de
Ninive. La Palestine à l'époque de Jésus-Christ. Carte pour l'his-
toire des apôtres et les prédications de saint Paul. Sept plans de
Jérusalem (sixième siècle avant Jésus-Christ au huitième siècle
de l'ère chrétienne). Enfin la Palestine moderne. Cet ouvrage a
reçu le plus favorable accueil parmi les savants allemands.
— Le correspondant viennois du >- Times » apprend qu'un cu-
rieux document a été présenté au Congrès des Orientalistes, qui
s'est réuni à Londres. C'est un manuscrit sur papyrus, décou-
vert, il y a quelque mois en Egypte, et que des autorités compé-
tentes supposent être la plus ancienne copie existante de parties
de l'Ancien Testament, livres de Zaeharie et de Malachie. Ces
pages de papyrus, lorsqu'elles étaient intactes, avaient 10 pouces
dehauisur 7 de large, chacune contenant 28 lignes d'écriture au
recto et au verso. La ligne pleine renferme de 14 à 17 lettres. Les
feuilles sont réunies en volume avec soiu et à l'aide d'un procédé
primitif, au moyen de ficelles et de bandes de vieux parchemins.
Le grec de ce document est écrit sans intervalles entre les mots,
selon la coutume en usage pour les vieux manuscrits grecs et
hébreux. Le papyrus est dans un bon état de conservation: on
croit qu'il remonte au IIL ou au IV'-' siècle. 11 est donc contempo-
rain des plus vieux manuscrits de la version des Septante du
vieux Testament qui se trouvent à Londres, à Rome et à Saint-
188 CHRONIQUE
Pétersbourg. Plusieurs professeurs de l'Universilé de Vienne à
qui il a été montré, le trouvent authentique.
— M. Euting a publié les Sinaitsche Inschrîften, à Berlin,
chez Reiaer. M. Clermont-Ganneau apprécie cet ouvrage en ces
termes : « M. Euting, ancien compagnon de voyage du pauvre
Huber, a exploré, au point de vue épigraphique, une partie du
Sinaï. Avec une diligence que nous ne pouvons qu'admirer, il
nous a donné le fruit de ses recherches, sous la forme d'un beau
volume illustré de 40 planches autographiées. Son exploration a
été courte. Entreprise pendant le printemps de 1889, elle n'a pas
duré plus d'une quinzaine de jours, et n'a porté que sur quelques-
uns seulement des gisements épigraphiques du Sinaï. Le nombre
des inscriptions recueillies sélève à 677 ».
— Sous le titre à'Hktoii^e sainte, M. Maurice Vernes publie
un petit volume, qui n'est que le résumé du Précis d'histoire
Juive que nous avons analysé, et qu'il destine surtout aux élèves
de renseignement primaire et secondaire. On y retrouve les mêmes
erreurs que nous avons signalées dans le premier ouvrage,
— M. A. Westphal a publié la seconde partie de son étude sur
les Sources du Pentateuque (Paris, Fischbacher, 1892). Il
avait examiné dans une première partie le problème de la plura-
lité des sources, ce qu'il appelle le problème littéraire, il discute
dans un second volume le problème historique, c'est-à-dire la
question de date, le rapport des documents au points de vue chro-
nologique, et les différentes phases du travail de compilation qui
aboutit à la formation du Pentateuque. 11 nous donne une analyse
très remarquable des écrits qui sont entrés, selon lui, dans la com-
position du livre de la Loi. Trois résultats, nous dit-il, sont défi-
nitivement acquis à la science: « 1° l'existence désormais établie
de quatre sources dans le Pentateuque: le premier Élohiste ou
Code sacerdotal, le second Élohiste, le Jéhoviste et le Deuléro-
nome; 2° l'admission du fait que chacune de ces sources, avant
d'entrer dans la composition de nos livres bibliques, a existé à
l'état d'écrit indépendant; 3^ l'unanimité des savants touchant la
manière dont il faut reconstruire, au moins dans leurs grandes li-
gnes, les quatre sources que nous avons indiquées ».
— M. l'abbé Michel Bechis a composé une Concordance basée
CHROiNIQUE 189
sur l'ordre alphabétique d'abord, puis, et c'est ce qui en constitue
l'originalité, sur l'ordre grammatical. Pour chaque nom l'auteur
cite les textes où il est employé, d'abord au nominatif, puis au gé-
nitif, au datif, à l'accusatif, tant singuliers que pluriels. Pour les
verbes il cite séparément, et dans leur ordre, le mol à ses temps
divers, à ses modes et chacun à toutes les personnes du singulier
et du pluriel. Par ce système les recherches sont considérable-
ment abrégées. Quand même le terme a été très souvent employé
dans la Bible, il ne se trouve jamais un grand nombre de fois au
même temps et à la même personne. On a pour ainsi dire pour
chaque mol une double concordance.
m. Religion de Mahomet. — Les souveiiii'S du
inonde musulman de Gh. Mismer, sont surtout une apologie du
monde mahométan. M. Mismer admire beaucoup les Turcs, il en
trace le portrait le plus flatteur, et nous les propose même com-
me modèles surplus d'un point. Son éloge de l'islamisme est
vraiment exagéré.
— Ibn-lshak attaque dans la grande revue américaine Arena
(septembre) la religion chrétienne d'une façon assez violente. Il
lui reproche de n'avoir pu faire des renégats parmi les musulmans I
Par contre l'islamisme fait des conquêtes partout et surtout par-
mi les bouddhistes et parmi les Anglais. Notre religion, s'écrie
Ibn-ishak, compte à présent 220 millions de fidèles et il faudra y
ajouter bientôt les peuplades de l'Afrique centrale, qui commen-
cent à reconnaître Mahomet comme leur unique prophète. L'au-
teur s'efïorce de prouver que le reproche adressé à llslam, d'a-
voir pris de l'extension grâce à la force armée, est mal fondé, et
il cite à l'appui le cahfe Omar, qui a épargné la vie des chrétiens,
lors de sa conquête de Jérusalem. Ibn-Isliak finit par nous dire
que l'islamisme triomphera, et tout en supprimant les autres re-
Hgions, réaUsera sur la terre la fraternité universelle.
— Lechérif deOuazzan, Si-El-Hadj-Abd-es-Selam-el-Ouazzani,
grand chef religieux, est mort à Tanger. Ab-es-Selam était le
maitre de la puissante confrérie religieuse des Taïbya ou Ouaz-
zani, dont la zaouïa principale, la maison-mère, si l'on veut, est
située au Maroc, à une centaine de kilomètres au sud de Tanger.
190 CHRONIQUE
Les Taïbya sont très nombreux au Maroc, au Touat et en Algé-
rie. On compte dans le département d'Oran plus de dix mille
adeptes. Le prestige du chérif est énorme sur tous ses fidè-
les. Quad Abd-es Selara venait en Algérie faire ses quêtes
religieuses, les ziara, la foule se précipitait vers lui, se bouscu-
lait pour baiser un pan de son burnous. Quand le chérif,
assis dans une chambre d'auberge ou sous la tente d'un indigène,
recevait les hommages des fidèles, il n'était pas rare de voir un
misérable mendiant, couvert de vêlements en lambeaux, tirer de
sa poche une pièce de cinq ou de deux francs, soigneusement en-
veloppée dans un morceau d'étoffe, fruit de longues et pénibles
privations, et la jeter sur le tapis étendu devant le saint mara-
bout. A l'obole du pauvre se joignaient les pièces d'or et les bil-
lets de banque des riches musulmans, et Abd-es-Selam récollait
souvent des dizaines de mille francs dans une seule journée. La
charge de chef de la confrérie des Taïbya passe à son fils aîné
Mouley el-Arbi.
— M. Gbauvin, professeur à l'Université de Liège, publie la
Bibliographie des Ouvrages arabes ou relatifs aux arabes
publiés dans l'Europe chrétienne de 1810 à 1885. Les arabisants
accueilleront avec reconnaissance ce travail. Schnurrer, de 1799
à 1806, publia successivement la bibliographie des historiens et
des géographes arabes, des poètes, des grammairiens, des lexi-
cographes et des auteurs chrétiens qui ont écrit sur la Bible et
le Coran. Une seconde édition beaucoup plus complète parut en
1811, mais il y manquait une table des malières. M. Chauvin
comble cette lacune dans l'ouvrage que nous annonçons.
BIBLIOGRAPHIE
La perte d'une colonie, la révolution a St.-Domingue,
par M. Caslonnet des Fosses, chez Faivre (Librairie airicaine
el coloniale), 27-31, rue Bonaparte, un vol. in-d2, 3 fr. 50.
M. Gastonnet des Fosses, bien connu dans le monde historique
et géographique, par ses publications et ses conférences, vient
de faire paraître : La perte d'une Colonie, la Révolution de St-Do-
mingue. Sonlivre comble une lacune. St Domingue est resté lé-
gendaire en France.
Comment avons-nous perdu celte riche colonie ? M. Caslonnet
des Fosses nous le dit. Après avoir fait un tableau aussi pitto-
resque qu'intéressant de la colonie de St-Domingue à la veille de
la convocation des Etats-Généraux, il signale l'affaiblissement
complet du sentiment chrétien dans la population blanche, et la
pratique du culte de Voudoux universellement répandu chez les
nègres, surtout depuis la suppression des Jésuites qui avaient
commencé à moraliser les esclaves.
L'auteur nous fait connaître tous les événements qui s'y ac-
complissent, la lutte des blancs contre la métropole, leur ten-
dance .séparatiste, le rôle que jouent les mulâtres, l'insurreclion
des nègres, leur affranchissement, l'occupation anglaise et espa-
gnole, l'avènement de Toussaint-Louverture, son gouvernement,
ses projets, l'expédition de Leclercq, ses désastres. M. Caslonnet
des Fosses consacre son dernier chapitre à l'histoire de notre
ancienne colonie depuis son indépendance, et nous indique sa
situation actuelle, lant au point de vue politique, social, que reli-
gieux ; en même temps, il nous dit quel est le sort qui attend la
République d'Haïti, si elle ne cherche pas le moyen de se sauver.
Ce moyen, il le lui montre.
192 ■ BIBLIOGRAPHIE
On y trouvera d'intéressants détails sur le fétichisme des
nègres et le culte de Vaudoux. « Les sectateurs de Vaudoux, dit
l'auteur, possédaient une véritable organisation : ils tenaient la
nuit des réunions mystérieuses, au milieu des bois. Dans chaque
assemblée il y avait un roi et une reine que l'on reconnaissait à cer-
tains signes. La cérémonie commençait par des danses; après quoi,
tous les invités renouvelaient leur serment d'obéissance et s'age-
nouillaient devant une couleuvre qui personnifiait Vaudoux. »
Cette association qui aurait fini par enrôler tous les esclaves joue
un rôle important dans la révolution qui s'accomplit On enjugera
parle trait suivant. L'un des chefs de celte association était Bouk-
man, un nègre originaire des Antilles anglaises. Sa qualiié de
prêtre de Vaudoux, son courage, ses relations avec plusieurs mu-
lâtres libres lui donnaient un grand crédit. Boukinan voulut
frapper leur imagination. 11 conduisit par une nuit d'orage, dans
une épaisse forêt, les noirs de sa plantation et de plusieurs plan-
tations voisines. Après diverses cérémonies rappelant les rites de
la côte d'Afrique, il se présenta comme inspiré par Vaudoux et
ayant reçu Tordre d'égorger les blancs. Une négresse, faisant
fonction de prêtresse, plongea son couteau dans les entrailles d'un
cochon noir. La victime bondit, le sang ruissela et les conjurés
en burent avec avidité à genoux. Boukman prêta le serment de
diriger l'entreprise et tous les assistants jurèrent de lui obéir.
Ce livre est écrit avec élégance et d'une lecture facile, M. Gas-
lonneldes Fosses fait revivre les événements qui se sont accom-
plis à Sl-Domingue, il y a cent ans et on semble en être le té-
moin. L'auteur semonlre toujours impartial, qualité rare chez un
historien. Aussi nous ne saurions trop engager le public à lire
ce volume à qui les événements contemporains donnent une véri-
table actualité. La Révolution de Saùit-Domingue attirera
certainement l'attention : c'est un livre àlaportée de tous et nous
ne douions pas de son succès.
Le G^ra/^r- Z. PEISSON.
Amiens. - Imprimerie ROUSSEAU-LEROY. 18, rue St-Fuscieii.
LE BOUDDHISME
D'APRÈS LES BOUDDHISTES
(Deuxième ariiclej
.5° Chia-ua-do-fjuic ou C/iia-dcur.
D'après Kopper, Schlaginthweil elle R. Jaschke qui les
cite, Cliia-deur (celui qui porte le sceptre en maiu) ne
serait qae le dieu Indra des brahmanistes. Adopté par la
religion bouddhiste il serait devenu le Dhiani Bodhisatwa
du Dhiani Boudha Aksobhya (qui potest capere capial !).
Vulgairement il est considéré comme un génie bienfaisant
combattant contre les mauvais qui cherchent à nuire aux
hommes. C'est pour cela qu'il est toujours armé de pied
en cap, avec un air et une posture terribles, peint en noir,
pour épouvanter les ennemis des hommes, les mauvais
génies. Voici le fait le plus remarquable que la légende
écrite lui attribue. Dans sa grande bonté il avait cherché
et trouvé une eau merveilleuse qui, répandue sur le monde
devait procurer aux hommes une vie perpétuellement
heureuse et sainte. Il la recueillit précieusement dans une
jarre. Avant qu'il put la distribuer, pendant qu'il dormait
ou vaquait à quelque bonne œuvre, Rahu vint en cachette,
but l'eau, la remplaça par sa propre urine et s'enfuit au
plus vite. Ghia-deur ayant ensuite ouvert la jarre fut
194 LE BOUDDHIS^ÎE
suffoqué par l'odeur horrible du contenu. Mais que faire ?
S'il jette la jarre, le poison se répandra sur le monde qu'il
voulait sanctifier et sauver, et le corrompra d'une manière
irrémédiable. Il prend la jarre et d'un bond s'élance vers
le soleil et lui demande s'il a vu Rahu? Le soleil ne
voulant pas se compromettre répondit d'une manière éva-
sive qu'il avait bien aperçu un esprit qui avait l'air fort
troublé et se dirigeait vers la lune. D'un autre bond,
Chia-deur arrive à la lune et lui demande : où est Rahu ?
Dans sa simplicité, celle-ci répond qu'il est caché dans tel
endroit. Chia-deur s'y précipite, saisit Rahu, lui administre
une terrible correction et le force à boire le contenu de la
jarre, puis après s'être bien vengé retourne à sa demeure.
C'est pour se venger lui-même de cette dure punition que,
de temps en temps, Rahu dévore le soleil et la lune, mais
la lune phis souvent, parce qu'elle avait eu la sottise de
dire toute la vérité à Chia-deur. Aussi, actuellement encore,
quand une éclipse est annoncée et commence à paraître
au ciel, toute la population est-elle en mouvement pour
eflrayer Rahu par ses cris, ses roulements de tambour, de
gongs, de coups de fusil, et prier Chia-deur de sauver la
vie au soled et à la lune. C'est là son principal rôle.
Un autre rôle plus pratique ou plus politique qui lui fut
longtemps attribué, c'est d'être le Bouddha qui s'incarnait
continuellement dans le grand lama de Tra-chi-Lhum-bo,
et en faisait la troisième personne de la Trinité bouddhique,
comme nous l'avons dit plus haut. Mais à une certaine
époque assez moderne, une rivalité scandaleuse était sur
le point d'éclater entre la première personne Chiu-ré-zi,
qui venait de s'incarner pour Lhassa, et la troisième Chia-
deur, qui venait de s'incarner pour Tra-chi Lhum-bo,
l'une et l'autre prétendant au premier rang. Mais la deuxième
personne, Guiam-pel, incarnée dans l'empereur de Chine,
trancha de haute autorité ce nœud gordien en décnHant
LE BOUDDHISME 195
que c'était l'esprit seul de Chin-rè-zi qui .s'était incarné
pour Lhassa, tandis que son cœur seul (et non Ghia-deur)
s'était incarné pour Trachi-Lhum-Jjo. Par cet arrangement,
les deux rivaux devinrent une portion du même Bouddha
Chin-rè-zi. Avant d'être reconnus comme tels, ils doivent
l'un et l'autre obtenir leur diplôme de divinité de la main
du fils du Ciel de Pékin. Ce diplôme octroyé, le fds du
Ciel s'empresse de leur envoyer ses présents res[)ectueux,
et son premier ambassadeur à Lhassa va leur présenter
les adorations de son auguste maître, le grand empereur
de Chine. Bien entendu que cette dernière explication ne se
trouve pas dans les livres sacrés, mais dans les archives
politiques. En fait, actuellement, Chia-deur esta peu près
tombé en oubli comme personnage officiel et ne compte
plus que comme génie bienfaisant et protecteur du soleil
et de la lune en temps d'éclipsé. Aussi le dictionnaire des
synonimes est-il fort réservé sur son compte; voici tout
ce qu'il en dit : qui saisit, qui porte le sceptre, le prince
du. sceptre; le maître puissant ; celui cpd saisit,
dompte, rjouvérne les choses secrètes ; le roi du Neu-
jine (esprits malfaisants, démons) (li.
6'" Guiam-pé-yong, la douce harmonie, ou Guiam-pel,
la noble douceur.
J'avoue bien simplement que je ne connais pas beau-
coup de détails sur ce grand Bouddha. Ce qui me console
(1) .lo crois qu'il y a eu ici une erreur de typographie qui
n'existe pas dans quelques éditions. Au lieu de Geiel-po, roi, il y
avait seulement dans l'original Guiel, celui qui est vainqueur, et
.la vraie tradition est : le vainqueur des Neu-jine ou démons, ce qui
concorde parfaitement avec le caractère général que la légende
donne à Chia-deur. Cette erreur l'a fait confondre par quelques
savants européens avec Nani-sé, le Kuvera ou dieu des richesses
du sanscrit qui en effet est qualifié de roi du Neu-jin.
196 LE BOUDDHISME
c'est que très probablement bien d'autres aussi ignorent
ses faits et gestes. C'est lui, dit-on, qui se serait d'abord
incarné au Thibet en la personne de Thou-mé-sambohdja
le ministre du roi Songtseiig-gambo qui introduisit récri-
ture au Thibet pendant le Vil'' siècle. Puis il se serait
incarné en 750 (après J.-C.) en la personne de Tchré-song-
déou-tsenh, successeur de Song-tsen-gambo, et comme
tel il est la quaranle-et-unième incarnation de Cbin-rè-zi,
de sorte que, si les légendes étaient vraies, ce trente-troi-
sième roi du Thibet aurait été en même temps l'incarnation
de deux Bouddhas^, Chin-rè-zi et Guiam-pel. Enfin, comme
je l'ai déjà noté, dans ces derniers siècles, Guiam-pel
se serait incarné en la personne de Tempereur de Chine,
la deuxième personne de la Trinité selon une opinion. Si
Ton en croit le dictionnaire des synonimes, Guiam-pel
serait encore, sous le nom de Guiam-pel-jun-nou-guieur-
oua (Guiam-pel devenu jeune homme) le même que Man-
jusri du sanscrit ; sous le nom de Guiam-gum (le doux
protecteur) le même que Manju-Natha ; sous le nom de
Gun-Kyi-Guiel-oua (le vainqueur ancien), le même que
Djina ; et sous le nom de Tang-peu-sang-guié (Bouddha
primitif) le même que Adhi-Bouddha. Kopper(Il. '2'2)prétend
même, je ne sais sur queUe autorité, que Guiampel n'est
que la moitié de Chin-rè-zi, et vice-versà (ne serait-ce
pas une variante de la décision de Tempereur de Chine
mettant d'accord l'esprit et le cœur de Chin-rè zi à Pex-
clusion de Chia-deur, (vid. sup.) Je laisse à de plus experts
le soin de débrouiller toutes ces assertions contradictoires.
Pour moi, je conclue que si Guiam-pel est tout cela, il ne
fut jamais un être réel, qu'il n'est qu'un type purement
imaginaire composé de plusieurs autres types moins ima-
ginaires, et ne reflétant que des formes humaines de la
pensée bouddhique mais non la religion bouddhique en elle-
même, àpeu près commeie bouddhisme européen ne repré-
I
LE BOUDDHISME 197
sente que les idées philosophieo religieuses de tel ou tel
professeur que je ne pourrais nommer.
A ce titre, Guiam-pel ne mériterait pas de nous attarder
plus longtemps. Cependant, comme curiosité énumérons
les titres donnés à ce type merveilleux. C'est le miroir, le
comble, le répertoire Je la scu/esse ; le noble trésor de
l'intelligence ; le corps même de l'intelligence de tous
les vainqueurs {Bomldhsis) ; le roi, la plus noble créa-
ture, le génie, le président du discours ; le prince de
l'éloquence ; le sceptre doux ou de la douceur; le
sceptre aiguisé ; qui a la main comme un lotus bleu ;
la roue ferme ; qui Jiabite dans la terre de la jeunesse ;
cpn chevauche sur un lion. Des auteurs européens ont
comparé Guiam-pel à Apollon. Très bien, mais il n'était
pas nécessaire d'aller à Rome pour lui trouver son sem-
blable. Sans sortir du bouddhisme, Peurbou, Jupiter,
Pa-sang, Vénus, Yong-Kien ou Yong-Lha-mo, la déesse
de l'harmonie, la Swali du sanscrit, ont aussi le privilège
d'être des trésors de sagesse, des princes de la parole,
etc., etc.
7° Remarques sur ce qui précède.
Dans les pages précédentes, nous avons étudié Bouddha
ou les Bouddhas en général, les Bouddhas prédécesseurs
et la Trinité, puis en particulier les quatre principaux
Bouddhas Sha Kia-mouni, Chin-rè-zi, Chia-deur et Guiam-
pel. Le même travail pourrait se continuer presque indéfi-
niment si l'on voulait étudier les Bouddhas plus spéciale-
ment honorés dans chaque secte, et surtout les Tchreul-ko
ou personnes transformées qui le mériteraient au même
titre et qui sous le nom de Bouddhas vivants pullulent au
Thibet ; on en trouve, et souvent plusieurs, dans presque
tous les monastères. Mais il me faudrait écrire un gros
volume de mythologie bouddhiipie et tel n'est pas mon but.
198 LE BOUDDHISME
D'ailleurs, souvent, et surtout pour les Tchreul-ko les
matériaux authentiques feraient absolument défaut. Il fau-
drait s'en rapporter à la tradition orale qui pesée dans la
balance de la Justice et delà Vérité, se résumerait en ces
quelques mots : C'est une bonne fortune matérielle
pour un monastère de posséder un Bouddha vivant.
Si dans l'étude des grands Bouddhas nous avons rencontré
de si profondes ténèbres et tant de contradictions inso-
lubles, quel chaos ne trouverions-nous pas dans Pétude
des Bouddhas inférieurs? A6 uno disce onines ! Franche-
ment, je n'ai pas le courage ni assez de temps à perdre
pour aborder un sujet si ingrat et si inutile.
Qu'on veuille bien aussi me dispenser de citer les dieux
du Panthéon brahmanique qui ont été peu à peu, mais
très anciennement, introduits dans le bouddhisme et ont
changé en vrai polythéisme la philosophie morale de Sha-
kia-mouni. Ce serait sortir de son sujet. Je ferai seule-
ment une remarque ; c'est que le dictionnaire des syno-
nimes qui est en général si parcimonieux d'épithètes en-
vers les héros bouddhiques devient d'une prolixité et d'une
verve intarissable quand il décrit les divinités brahmani-
ques, on dirait vraiment que c'est un brahme et non un
docteur bouddhique qui a composé cet ouvrage. Ce fait
prouve du moins combien la fusion entre les deux religions
fut complète et combien il serait difflcile, pour ne pas dire
impossible, de séparer maintenant des éléments si hétéro-
gènes. Les bouddhistes Ihibétains n'ont pas essayé de
faire ce triage, mais ne voulant pas non plus se donner la
peine d'étudier en détail cette mythologie bralmianique si
compliquée, ils l'ont en pratique condensée sous le nom
générique de Lha par lequel ils traduisent le mot sanscrit
Deva. Comme le culte d(^s Lha est au moins aussi général
et aussi en honneur que celui des Sang-guié (Bouddhas),
nous devons en parler maiutenanl.
LE BOUDDHISME 100
8°. Des IJm.
En 1800, dans la Revue des l'elirjions^ j'ai déjà cité
les deux légendes écrites se rapportant aux Lha, en
voici le résumé en peu de mots. L'une et l'autre commen-
cent ainsi : Dans le principe il n'y avait que des Lha et de
l'Eau, ou 'une matière très subtile et succulente. Ensuite,
Tune expliquant l'organisation du monde terrestre dit : que
Tuu des principaux Lha prit cinq pierres (où les prit-il,
puisqu'il n'y avait que de l'eau ?), les disposa sur l'eau et
par la puissance de ses enchantements et bénédictions, les
développa en cinq continents. L'autre légende dit pour ex-
pliquer la formation de l'homme, que les Lha ayant mangé
avec gloutonaeine de la matière subtile et succulente, per-
dirent de leur spiritualité et la matière commença à s'épais-
sir. Ce péché de gourmandise et ce phénomène de l'épais-
sissement de la matière s'étanl reproduit bien des fois, la
terre devint solide tel que nous la voyons, et les Lha de-
vinrent les hommes. Suivent un grand nombre de péripé-
ties sur la séparation des sexes et ses conséquences, sur
la formation des familles. La plus méchante et la plus puis-
sante, celle qui parvint à dominer toutes les autres et à
former un royaume est la famille des Sha-kia de laquelle
est issu le grand Sha-kia-mouni.
Dans ces deux légendes il n'est pas dit un seul mot de
l'origine de la matière première ni des Lha. Sont-ils éter-
nels ^Sont-ils le produit d'une génération spontanée ? Ont-
ils été créés et par qni ? Autant de questions oiseuses (1)
auxquelles ni les livres ni les docteurs vivants ne donnent
aucune réponse , c'est un point de départ accepté comme
un fait accompli. Sous ce rapport les bouddhistes sont
l)ien moins logiques que les brahmanistes qui, reconnais-
200 LE BOUDDHISME
sant la nécessité d'une cause première, la trouvent dans
Brahma.
D'après la deuxième légende, il est évident que les Lha,
au moins les Lha primitifs, sont antérieurs à tous les Boud-
dhas, puisque les Lha ont été métamorphosés en hommes
(Évolution certainement pins honorable pour notre race
que l'évolution simienne et bestiale inventée par nos phi-
losophes modernes), tandis que les Bouddhas ne sont que
des hommes se purifiant, remontant ainsi vers la perfec-
tion et parvenant enfin à l'absorption complète dans Tin-
telligence absolue ou le néant. Tous les Lha primitifs ont-
ils commis le péché originel de gourmandise et ont-ils été
métamorphosés en hommes ? La légende écrite ne semble
pas faire d'exception. Mais s'il en était ainsi il n'y aurait
plus de Lha, car les hommes purifiés ne deviennent Lha
que transitoirement pour devenir Bouddha, et par leur
absorption dans rintelhgence absolue, finissent par perdre
toute personnalité. Pour prêter un peu de notre logique
au bouddhisme, nous devons donc supposer qu'une partie
seulement des Lha se rendit coupable et fut punie comme
nous avons vu. Punie par qui ? il n'en est pas question,
c'est sans doute encore une punition spontanée ! Puis
comment expliquer l'existence simultanée des Lha bons et
des Lha-djré, démons ou esprits mauvais par nature ?
C'est encore un mystère sur lequel le bouddhisme ne prend
pas la peine de nous instruire. N'y aurait-il pas là une
forte dose de manichéisme oriental *? c'est très probable.
Ces Lha primitifs, esprits ou génies, bons et mauvais,
apparaissent fréquemment dans la légende de Sha-kia-
mouni, soit pour lui rendre leurs hommages, soit pour
l'aider à remplir sa mission, soit an contraire pour le ten-
ter et la lui faire abandonner. Sha-kia-mouni avait sans
doute reçu dans son éducation brahmanique cette croyance
aux Lha qui semble elle-même un reste de la tradition pri-
LE BOUDDHISME 201
mitive relative aux bons et mauvais anges, et il la conserva
dans sa religion avec cette différence que les bons génies
qui passaient dans l'antique religion pour des êtres suQ^r-
naturels devinrent ses très humbles serviteurs.
Dans la suite, quand les dieux du brahmanisme furent
adoptés par le bouddhisme," ils y prirent rang sous le nom
générique de Lha, chaque divinité ayant aussi son épithète
particuhère pour la distinguer. Par exemple, Brahma, est
le grand génie ; Wishnu, le premier, le plus ancien des
génies ; Siwa, le génie de l'Occident ; Gupidon, le génie
des désirs ; Indra, le chef des génies ; Kuvera, le génie
des richesses, etc., etc. Pourquoi ces dieux brahmaniques
furent-ils introduits dans le bouddhisme *? Est-ce parce
que l'ancienne religion redevenant prépondérante, la nou-
velle voulut faire sa paix avec elle ? Est-ce pour retenir
ses propres adeptes fatigués d'une religion sans culte ex-
térieur, ne proposant que la contemplation de vérités abs-
traites, peu faite pour satisfaire les besoins elles aspira-
tions de la nature humaine ? Les documents historiques
font défaut et les savants ne peuvent appuyer leur sentiment
que sur des suppositions. Peut-être les deux opinions sont-
elles vraies car le bouddhisme ne s'est jamais montré in-
tolérant sur les principes mais seulement envers les per-
sonnes. Toujours est-il que ces dieux brahmaniques furent
relégués au deuxième rang par les docteurs, et dans les
pagodes ils n'occupent jamais la place d'honneur réservée
à Bouddha. Pour le vulgaire ces Lha brahmaniques pris
en particulier, sont très peu connus, mais les Lhas en gé-
néral sont autant, et peut-être plus honorés que Bouddha.
C'est qu'en se répandant en Asie le bouddhisme s'est
aussi incorporé les génies, les dieux tutélaires, les héros
ou saints qui dans chaque pays avaient mérité les honneurs
de l'apothéose, les fétiches honorés dans les pays qu'il
conquérait, les génies représentant les forces de la nature.
202 LE BOUDDHISME
Ainsi les Sa-da ou Jé-da (dieux tutélaires), presque tous
les fondateurs de sectes, les génies des quatre éléments,
le feu, l'eau, la terre et le vent ; les arbres fourchus, cer-
tains serpents et autres animaux, une petite roche super-
posée à une grosse, etc., etc., sont des Lha aux yeux des
lettrés comme du vulgaire. Enfin les idoles elles-mêmes
sont des Lha aussi bien que les prototypes qu'elles repré-
sentent.
On le voit quand il s'agit de la rehgion des Lha boud-
dhiques il y a bien des distinctions à faire, ce peut être ou
le culte des génies, ou celui des forces de la nature person-
nifiées, ou le polythéisme brahmanique, ou l'honneur
rendu aux saints et héros divinisés, ouïe fétichisme gros-
sier, ou l'idolâtrie pure. L'amalgame de tous les systèmes
en un seul vient heurter violemment notre esprit métho-
dique et logique européen, le déconcerte, le jette dans
une sorte de stupéfaction et il se surprend à douter du
bon sens d'une grande partie du g-enre humain. Pour
l'Asiatique, cette confusion semble une variété aussi [)leine
de charme que ces morceaux de musique appelés je crois
pots pourris. Il yen a pour tous les goùls.
Qu'on veuille bien me permettre d'ajouter encore une
petite strophe à ce pot pourri. Dans la hiérarchie des six
voies de la transmigration, écrite dans tous les livres et
connue de tout le monde, les Lha occupent le rang le plus
heureux, le plus élevé, le plus rapproché de la dignité de
Bouddha. Encore une seule transmigration et les Lha seront
arrivés au terme, à l'union avec l'intelligence absolue, au
Nirvana. D'après ce système, il est évident que les Lha de
cette catégorie, les Lha modernes du bouddhisme, sont
complètement différents des Lha primitifs et des Lha
brahmaniques. Ce ne sont que des hommes purifiés, des
Bouddhas en formation, presque entièrement formés. Ils
diffèrent cependant des Boddhisatwas en ce que ceux-ci
LE BOUDDHISME 203
sont réellement Bouddhas, et s'ils s'incarnent encoie c'est
de leur propre vojonté pour le bonheur des hommes,
tandis que les Lha après un séjour plus ou moins long au
ciel (supposé qu'ils ne viennent pas à démériter, car même
au ciel bouddhique on peut pécher), ne peuvent transmigrer
qu'en Bouddha et arriver ainsi au terme du Nirvana.
Dans tout ce chapitre, je n"ai fait qu'analyser le moins
obscurément possible, ce que les livres sacrés disent
passiin des Lha. Malgré toute la bonne volonté, malgré
toutes les distinctions que j'ai faites pour tâcher d'être
clair, il reste toujours une foule de contradictions inexpli-
quables et de ténèbres amoncelées sur cette question cepen-
dant très pratique. Voyons maintenant si la clef d'or nous
ouvrira la porte de ce labyrinthe, et si la rjmrlandc de
ju'/u/pJiars fera jaillir la lumière en expliquant clairement
le sens propre des noms.
Voici comme les Lha en général sont caractérisés :
1" Quant à leur origine, ce sont les fils d'Adhi ; ils sont
nés de la lettre Rciin ; ils sont néa du nectar, nés des
Holocaustes. De ces quatre synonymes, le l" seul a un
sens précis. Nés deAdhi Budha ou Thoug-mé-sang-guié,
le plus grand ou le plus ancien Bouddha qui est cependant
d'introduction récente dans le bouddhisme, et est resté
presque inconnu. Les fds ont détrôné leur père. Le '2'
synonime ne signihe rien, ou la lettre Ram a un sens à
moi inconnu. Le 3' est-il une allusion au péché de gour-
mandise originel dont j'ai parlé ? le 4° ne peut signifier que
ceci : En offrant des holocaustes les hommes s'imaginèrent
qu'il y avait des Lha. Dès lors ils ne sont plus qu'une in-
vention de la pensée humaine. — 2" Quant à leurs qualités
naturelles, ils onila nielonfiue, vivent pendant les trois
tenipjs (passé, présent, futur), ne vieillissent pas, sont
immortels, sont une essence subtile, esprit ou intellect
bons, n'ont absolument aucun rêve, leurs yeux ne se
204 LE BOUDDHISME
ferment point, ont de bonnes articulations (sont forts),
ont la face de feu, sont bien dessinés ou peints. —
T)" Quant à leurs occupations, ils se nourrissent de nec-
tar, mangent les holocaustes, les offrcLndes, font un
bon commerce, ont la parole comme des flèches, leurs
armes sont la parole, ils s'amusent trois fois (extrême-
ment), sont les ennemis des esprits qui ne sont encore que
Jine (offrande), Jine-chié (nés des offrandes) et Lha-miné,
ceux qui ne sont pas encore Lha mais les plus rapprochés
de ce degré. — i" Enfin, quant à leur demeure : Ils vont
au ciel, demeurent au ciel, jouissent du ciel .
Quel est donc ce Ciel ou demeurent les Lha ? Voici
comme il est caractérisé. Des lieux très élevés, la bonne
habitation (palais), elle dure pendant les trois temps,
ait dessus de la terre, monde supérieur (à la terre), de-
meure de la musique ou des Jeux et de la paix ou
félicité, réceptacle des Jeux, demeure sans défaut,
sans péché, cm l'on va à la paix, à la félicité, réjouie
par les génies, la ville des génies, le monde de l'amour
et des désirs, le lieu de la plus grande Joie, demeure
parfcdte ou de perfection, demeure de la Joie pjar faite
et de l'immortalité, palais vraiment royal divisé en
trente-trois parties, bonne religion ou chose, lieu de
réunion de tous les génies, bosquet mélangé (de toutes
sortes d'arbres) ; (voyez encore ci-dessus la demeure de la
Trinité bouddhique).
Où est située la demeure des génies ? Sur la montagne
parfaite et noble, qui est brillante, une masse bien
ordonnée, une montagne masse d'or, construite de
pierres pulvérisées, le roi, le prince des montagnes,
qui est le gond, le sommet des qualité continents,
montagne des génies, demeure des génies, montagne
immortelle ou de Vimmortcdité.
Ce ciel, cette montagne paifaite est omliragée par le
LE BOUDDHISME 205
bosquet des (jcidcs nommé en sanscrit : Dcoa-dha-rou
Mcudara et Koui/bidara, où l'arbre Pasain réjouit
l'esprit, c'est le lieu né de l'océan, où tous se réunissent,
où le bois de sandal rafraicJdt.
Ce ciel, cette montagne, celte forêt sont arrosés par
le fleuve du génie (\mQ,i{ le Gange céleste, le fleuve des
lieux supérieurs, dont le cours aqueux est très long,
c'est le long réservoir d'eau des génies, il coule lente-
ment.
Ce qui caractérise surtout ce ciel bouddhique, la de-
meure des Llia, ce sont les richesses matérielles, la
splendeur physique, les plaisirs sensuels. Pas une seule
expression qui indique un état surnaturel, une gloire et un
bonheur surnaturels, de sorte que ces habitants du ciel
qui sont censés s'être puriliés pendant toute leur vie et
avoir renoncé aux biens du corps et de ce monde, semblent
ne s'être livrés à tant de mortihcations que pour jouir au
centuple dans le ciel de ces mêmes biens matériels auxquels
ils avaient fait profession de renoncer pendant leur vie.
Qu'on en juge.
La nourriture et la boisson des Lha est le Nectar ou
Ambroisie, qui est le breuvage, l'essence de l'immorta-
lité, qui excite à boire, qui rassasie, qui a cent goâts
différents, qui dissipe les chagrins, la tristesse.
Le ciel bouddhique est la demeure de la musique, le
chef de cette musique céleste est Tchré-sa qui est l'antique
serpent à tête d'homme, le serpent à tête d'homme
rejeté, répudié, dont les paroles sont mauvaises, qui
parle mal, le chanteur, l'harmonieux, le doux chant,
la douce harmonie ; qui a le gosier agréable, qui re-
jette les sotis durs, mauvais, qui juge de l'harmonie,
le véhicule de tout, l'océan, la ricjiesse universelle, la
nature des sages, l'Etre béni par les hommes.
Le ciel bouddhique est le lieu de la plus grande joie (Sy-
206 LE BOUDDHISME
iioiiiine souvent répété pour exprimer le Coitus carnalis).
Aussi les Llia ont-ils des prostituées à leur service (1).
Voici leur caractéristique, elles sont : le nénuphar
bleuir, l'huile de sésame noble, elles oui la mainbonne,
le véhicule féminin de l'amour, elles sont." l'Eclair de
la foudre, l'arbre ciui croit dans l'eau (nénuphar ou
lierre), elles sont6?6vz ornées, prostituées, ayant les che-
veux superpjosés comme une construction, noble race,
rpiere lieuses, aux cheveux épars, très infatuées, folles,
enrafjées, ayant une r/rande puissance.
De leurs relations avec les Lha, ces prostituées ont des
fils et des filles, les synoninies pour les filles sont : Sperme
noble, ayafit des ailes de foudre, bon véhicide, vivant
dans le lieu où se trouvent les perles c Pocéan), belle
race, ornées de lierre ou nénuphar, ayant les reins,
la taille belle, et plusieurs autres épithètes communes
avec les prostituées humaines, ce qui n'est pas étonnant,
telle mère, telle fille ('2).
Quoique délivrés de toutes les misères de cette vie, et
habitant le séjour de la félicité et de l'Immortalité, puisque
les génies y mènent une vie si sensuelle et si dévergondée,
il n'est pas étonnant qu'ils aient besoin d'un médecin qui
est : le jeune homme sachant tout faire, Celui qui sait
parfaitement diviser, analyser, disséquer, le médecin
(1) Le motlhibetain mè-tsoug-ma par lequel est rendu le Mè-na-
ka et Mou-dza-sa du sanscrit veut dire : qui vend la partie infé-
rieure (de son corps) et ne peut s'appliquer qu'aux prostituées de
plus bas étage, et non aux épouses Kiong-ma ; pas même aux
concubines (Kieun-ma).
(2) La peinture est parfaitement d'accord avec la poésie pour
représenter le ciel bouddhique, cette peinture on la rencontre é!a-
lée aux yeux du public dans toutes les pagodes et toujours la
même, c'est-à-dire Genii sunt in actu coUioms carnalis cum merelri-
cibus. C'est la pornographie la plus éhontée sans le moindre
voile.
LE BOUDDHISME 207
dea lieu.r supérieurs, (jui est né d'une Jument ; né de
V étoile Tha,qui a produit h Gingembre ou le Safran.
Conduirions.
Les deux grandes catégories de divinités, les Bouddha
et les Liia ont été passées en revue- Cette revue, ce n'est
pas moi qui l'ai faite, ce sont les auteurs sacrés et ofli-
ciels du bouddhisme. Que mes lecteurs jugent maintenant
et tirent les conclusions que leur bon sens leur suggérera.
Qu'on veuille bien me permettre trois remarques seulement.
1" D'après les autorités que j'ai citées, les Bouddhas
semblent avoir un caractère encore assez honnête. Mais
n'oublions pas qu'ayant été soumis aux lois de la purifica-
tion et de la transmigration ils ont dû nécessairement pas-
ser par rétat de Lha avant de devenir Bouddha. Or les
Lha's étant, de l'aveu des auteurs bouddhistes, la person-
nification du sensualisme et de l'immoralité, ne mérite-
raient-ils pas d'être expulsés du ciel pour renaître dans la
classe des animaux plutôt que d'être élevés à la dignité de
Bouddha ?
'2*^ Certains auteurs européens ont prétendu qu'il faut
prendre dans un sens allégorique les expressions, les théo-
ries, les faits, le culte des idoles qui sont trop choquants
à notre raison et sans morale ; ils prétendent même que
les esprits d'élite du bouddhisme l'interprètent ainsi. On
vient de voir dans les pages précédentes si les auteurs et
esprits d'élite du bouddhisme songeaient au sens allégori-
que. On pourrait soutenir cette théorie s'il ne s'agissait
que de rares expressions dont le vrai sens est exphqué
ailleurs, elles ne manquent pas même dans certaines lita-
nies catholiques. Mais quand du commencement à la fin,
dans les théories générales aussi bien que dans les détails
et les faits, tout est illogique, incohérent ou futile, sensuel
208 LE BOUDDHISME
OU immoral, il n'est plus possible d'admettre le sens allé-
gorique, le vice est dans la nature même des choses.
D'ailleurs cette théorie du sens allégorique ne fut adoptée
que par un très petit nombre d'esprits choisis qui, dans
ces derniers temps, ont été formés au contact des idées
et de la civilisation européennes imprégnées de christia-
nisme.
5° Pour pouvoir faire l'éloge du bouddhisme, les auteurs
européens se sont surtout appliqués à faire ressortir, en
les exagérant, les beautés de sa morale, son esprit de cha-
rité universelle, etc. Sous ce point de vue ils ont en par-
tie raison. Moi-même, dans cette revue, j'ai reconnu que
la morale de Bouddha est la moins incomplète et la plus
pure des morales formulées par les hommes fondateurs
de religion parce qu'elle se rapproche le plus de la morale
complète du christianisme formulée par Dieu même ;
qu'elle lui est inflniment inférieure parce qu'elle ne ren-
ferme que des préceptes négatifs et aucun précepte posi-
tif sur les devoirs envers Dieu et ses représentants sur la
terre, les parents et les dépositaires de l'autorité. Pour le
moment je ne ferai qu'une seule réflexion. Toute morale
n'est que le dogme mis en pratique. Si le dogme est vrai,
saint, divin, la morale qui en découle est bonne, sanctifiante,
surnaturehe. Si le dogme est mauvais, incohérent, con-
traire à la saine raison et au sens moral, la morale n6 sera
plus qu'une agglomération de préceptes sans consistance,
sans autorité, recommandant peut-être le bien, laissant
toute liberté au mal. Tel arbre tel fruit. Un mauvais sau-
vageon ne peut produire de bon fruit que s'il a été greffé.
.Donc si la morale bouddhique présente à la vue quelques
bons fruits c'est qu'elle a reçu la greffe du décalogue juif
et chrétien, thèse dont j'ai montré la très grande probabi-
lité dans les pages de cette revue en 1890. Inutile de re-
commencer la démonstration. Il suffit de répéter bien haut
LE BOUDDHISME ^209
que le bouddhisme n'ayant pas de vertu intrinsèque pour
rendre ces beaux préceptes praticables, ni de sanction pour
les rendre obligatoires, ils sont demeurés lettre morte
dans les livres et n'ont eu aucune influence sur la morali-
sation et civilisation des peuples qui ont embrassé le boud-
dhisme.
A. Desgodins.
Provicaire apostolique du Thibet.
LE BRAHMANISME
'■i'' ailicle).
Lorsqu'il est question du brahmanisme, l'on songe
immédiatement au régime des castes, devenu en quelque
sorte légendaire. C'est une croyance à peu prés univer-
sellement répandue, que, malgré les changements que le
temps a forcément introduits, la population est toujours
divisée en quatre classes, décrites par le code de Manou :
les Brahmes, les Kchatryas, les Vaïcyas et les Cou-
dras, et qu'en dehors de ces quatre castes, il en existe
une, formée par une population nombreuse, celle des
Parias, que Ton considère comme impure, abjecte, et qui
à vrai dire, ne compte pas, dans la société brahmanique.
Avoir cette opinion sur llnde, telle qu'elle est aujour-
d'hui, c'est s'abuser étrangement. L'on ne saurait trop
s'élever contre cette erreur, tellement répandue, qu'il
semble impossible de la déraciner. Cela tient à ce que
les Européens ont toujours cru que tout était invariable
dans l'Inde et que ce pays était en quelque sorte con-
damné à l'immobilité la plus absolue. Cette opinion a
été du reste encouragée par les brahmes, qui aiment à
accréditer que l'organisation de la société hindoue est
éternelle, et par conséquent d'origine divine. Mais disons-
le bien haut, afflrmons-le, l'organisation, donnée parle
code de Manou au monde brahmanique, n'existe plus,
LE BRAHMANISME 211
OU pour mieux dire, ce qu'il en existe aujourd'hui se
réduit à fort peu de chose.
A l'heure actuelle, les brahmes seuls ont conservé
leur situation exceptionelle ; quand aux autres castes,
telles qu'elles sont décrites par Manou, elles ont dis-
paru. Les castes ne sont plus maintenant que le résultat
des professions héréditaires, ou souvent elles indiquent
une origine commune de race ou de tribu. L'Inde est ainsi
divisée en un grand nombre de groupes sociaux, orga-
nisés, indépendants, et séparés les uns des autres, grou-
pes commerciaux, industriels et agricoles. Dans l'usage,
l'on emploie ordinairement le mot caste, pour désigner
un ensemble de pratiques suivies par chacun de ces
groupes. Chaque groupe, en règle générale, chaque
genre de commerce, chaque profession, chaque associa-
tion, chaque tribu, chaque classe, constitue une caste.
L'Inde se subdivise ainsi en sociétés, plus ou moins
importantes, qui vivent juxtaposées à côté les unes des
autres, en menant chacune une existence particulière et
indépendante. Ces castes sont nombreuses. Un in-
dianiste, M. Kitts, a publié un livre fort curieux, The
compendimn ob the castes and tribus of India ; il a
emprunté la plupart de ses documents au recensement
de la population de l'Inde britannique, qui a eu lieu en
1881. M. Kitts énumére t. 929 castes difiérentes. Qua-
rante-sept de ces castes comptent plus d'un million de
membres chacune, vingt et une, plus de deux millions,
et trois, plus de dix millions. La caste la plus impor-
tante, comme nombre, est celle des Brahmes qui compte
plus de quinze millions d'individus. Viennent ensuite les
Kumljis ou agriculteurs avec onze millions, les Tchou-
mars ou ouvriers en cuirs, qui dépassent dix millions,
les Radjépoutes huit à neuf millions, les Kourmis ou
petits cultivateurs, qui sont plus de quatre millions,
212 LE BRAHMANISME
les Ahir qui élèvent du bétail et sont quatre millions
et demi ; les Banians (marchands de grains, négo-
ciants, banquiers), avec trois millions et demi ; les
Téis (presseurs d'huile, vendeurs d'huile), avec trois
millions ; les Naïrs ou barbiers avec deux millions
trois cents mille ; les Koumhars ou potiers avec deux
millions, etc.
Chacun de ces groupes, chacune de ces sociétés a son
administration, ses lois et ses coutumes ; aucun de ses
membres ne peut se marier dans une caste étrangère, ni
même manger en compagnie des personnes appartenant
à«une société d'un rang inférieur. Les moindres actes
de la vie sont entourés de cérémonies et de prescrip-
tions, tendant toujours à resserrer les liens de cet escla-
vage social. L'homme né dans une corporation de métier
ne peut choisir une autre carrière, sans que la loi reli-
gieuse le frappe dans ce qu'il a de plus cher. Sa femme
peut l'abandonner ; ses enfants ne le reconnaissent plus
pour père, et ses biens reviennent à la caste. Repentant,
veut-il rejoindre les frères qu'il a quittés, il est reçu avec
dureté, doit subir toutes les humiliations, et il ne reprend
sa place qu'après avoir apaisé l'indignation des chefs et
des prêtres, par de fortes amendes. D'autre part, celui
qui reste ûdèle aux lois de la caste, est protégé, soutenu ;
partout où il va, à quelque distance du foyer qu'il soit,
il trouve un toit et un foyer chez un de ses confrères.
Absent pendant plusieurs années, il retrouvera le champ
de ses pères intact, et sa maison telle qu'il l'avait lais-
sée. Cette organisation sociale, quelque inique qu'elle
nous paraisse, ne manque pas de certains avantages.
C'est elle, qui a rendu possible lavie calme et tranquille
que mènent les hommes de caste moyenne, et à laquelle
ils sont sincèrement attachés ; mais aussi elle a fait
disparaître du cœur de ces hommes tout sentiment
LE BRAHMANISME 213
d'indépendance et de liberté. Aussi, il est résulté que
dans l'Inde, la plus grande partie du peuple, pourvu
qu'on lui laisse sa caste et ses privilèges, est restée im-
passible à ce qui se passait autour de lui, et a vu avec
indifférence les différents envahisseurs se succéder les
uns aux autres, et se disputer la prépondérance. Peu
lui importe que le conquérant soit Musulman, Portugais,
Hollandais, Français, Anglais ou Russe. L'idée de pa-
trie, l'indépendance nationale est inconnue dans l'Inde,
et il faut principalement en attribuer la cause au régime
des castes.
Les brahmes ayant seuls conservé leur situation, en
étant restés la caste telle que le code de Manou l'a définie,
l'on peut dire qu'ils réprésentent encore la vieille Inde
Brahmanique ; ils ont scrupuleusement conservé la prati-
que des anciens rites, trouvant ainsi le moyen de se séparer
du reste de la population. Le prestige dont ils jouissent
est à peu près resté le même qu'autrefois. Tout brahme
est entouré d'une vénération que, ni la pauvreté la
plus abjecte, ni l'infamie de lexistence privée ne peu-
vent diminuer, et qui dépasse tout ce qu'on peut ima-
giner. Quand on leur parle, on emploie les termes les
plus serviles, les mots réservés à la divinité ; l'on
s'honore de leur prodiguer les dons ou les aumônes,
et l'on implore leur bénédiction, comme une grâce ou
une faveur ; tous ceux qui appartiennent à cette
caste privilégiée, quelque soit leur âge, fussent-ils
des enfants, sont regardés comme des êtres sacrés.
Aussi les brahmes se considèrent-ils comme infiniment
au-dessus du reste de la population, et dans leurs rap-
ports avec elle, ils usent d'une licence qui venant de tout
autre, serait une injure mortelle. Le brahme se distingue
facilement des autres Hindous ; il est blanc, ou tout au
moins basané, a le front haut, développé, la face ovale
2\\ LE BRAHMANISME
les yeux horizontaux, le nez saillant, busqué; son profil,
la couleur de son teint indiquent la pure descendance
des anciens Aryas. Dans son costume, il montre sa supé-
riorité, par certains signes extérieurs. C'est ainsi qu'il se
rase complètement la face de la tête, à l'exception
d'une étroite mèche de cheveux qu'il noue avec le plus
grand soin.
Les divisions que nous avons signalées chez les autres
castes, se retrouvent également chez les brahmes.
Si nous nous en rapportons à M. Sherring, qui a publié
The Hindou tribus and castes, il y a quelques années,
l'on compterait plus de 1800 subdivisions brahmaniques.
Mais néanmoins, ils constituent une véritable unité ;
tous jouissent de la quahté commune d'être vénérés par
les autres castes. C'est bien à tort, que souvent en Eu-
rope, l'on considère les brahmes, comme formant une
classe sacerdotale. Rien n'est plus inexact à l'heure
actuelle ; les bi'ahmes nous offrent le singulier spectacle
d'un peuple de plus de quinze millions d'hommes, vivant
à part au milieu de populations qui leur sont de beau-
coup supérieures par leur nombre, et dont le gouverne-
ment leur a échappé, il y a plus de dix siècles. Les brah-
mes se sont de tout temps attribué le monopole des
fcmctions sacerdotales. Mais, ils sont si nombreux,
qu'une faible partie d'entre eux peut seulement y être
employée. La charité dont on use largement à leur
égard ne peut suffire à leur entretien. Aussi, ils s'adon-
nent à toute sorte de métiers. Ils sont cultivateurs, mar-
chands, domestiques ou soldats.
En 1885, dans l'armée indigène du Bengale, qui comp-
tait .j9, 000 hommes, il y avait 3,000 brahmes. Dans les
régiments, les hommes de chaque caste et de chaque
race, sont réunis ensemble par compagnie. C'est ainsi
qu'un même régiment peut avoir deux compagnies de
LK r.RAHMANISMR 215
braJimes, deux compagaies de musulmans, doux coui-
pagie de sikhs, etc. Depuis quelques années, les brahmes
sont surtout employés dans les services publics ; à
l'heure actuelle, ils représentent prés de 40 pour 100 du
personnel administratif de l'Inde britannique. Le fonc-
tionarisme envahit la vieille caste des brahmes, et le
gouvernement anglais, jusqu'à présent, n'a eu qu'à se
louerdes fonctionnaires qu'il y recru te. L'on serait tenté
de croire que les bralîmes regrettent la souveraineté
politique qu'ils ont autrefois exercée, et qu'ils aspirent
à la reconquérir, et (ju'ils pourraient à un moment donné
causer des difficultés aux maîtres de l'Inde. Il n'en est
rien ;ils ont depuis longtemps renoncé à jouer un rôle
polilique, et le prestige dont ils jouissent près des popu-
lations, ainsi que par le passé, suffit à leur ambition.
La veille caste des kchatryas, qui jadis disputa le
pouvoir aux brahmes, a depuis longtemps disparu. Il
existe bien encore une caste de guerriers, celle des radj-
époutes, quel'on trouve principalement établie dans l'Inde
occidentale, et qui compte plusieurs millions d'hommes.
Mais ce serait s'abuser étrangement, si l'on voulait voir
en ses représentants les descendants des kchatryas; il n'y
a rien de commun entre eux. Les radjépoutes sont des
Djats, et d'origine touranienne, ainsi que leur type le
démontre. Ils ont les yeux petits, les pommettes un peu
saillantes, et les cheveux noirs et lisses. Le mouvement
aryen les trouva à l'ouest de ilndus ; ils vivaient à cette
époque, divisés en tribus indépendantes les unes des
autres. Lors de l'invasion musulmane, les Djats résistè-
rent vaillamment. Néanmoins, une partie d'entre eux
finit par embrasser l'islamisme. Les groupes du IJad-
jépoutanah restèrent fidèles au brahmanisme (d'où leur
vient le nom, sous lequel on les désigne actuellement, les
radjépoutes). Les habitudes guerrières qu'ils avaient
216 LR BRAHMANISME
coutractéesdans leurs luttes contre les disciples du Koran,
les amenèrent à jouer un rô[e assez actif. Plusieurs de
leurs chefs, qui prétendaient remonter aux anciennes
dynasties de l'Iade, fondèrent plusieurs royaumes ; au-
jourd'hui les radjépoutes ont perdu leur ancienne puis-
sance.
Les états auxquels ils ont donné naissance, et que
les Mahrattes étaient, au siècle dernier, sur le point de
détruire, n'ont sauvé leur indépendance que grâce à
l'Angleterre, et ne peuvent plus vivre sans son protec-
torat. Sir Alfred Lyall a donné dans son livre la no-
menclature des états du Radjépoutanah : on en compte
une vingtaine avec près de douze millionsd'habitants. Les
Anglais ont su tirer parti des qualités belUqueuses des
radjépoutes, et à l'heure actuelle, près de 10,000 d'entre
eux servent dans les troupes indigènes, et jusqu'à pré-
sent, leur fidélité ne laisse rien à désirer.
Il serait intéressant de faire la monographie des prin-
cipales castes, telles qu'elles existent dans l'Inde. Mais
cette étude nous entraînerait beaucoup trop loin. Nous
nous bornerons à parler des banians, qui comprennent
trois millions et demi d'individus. Les banians, ou pour
mieux dire les baniahs appartiennent à une tribu du
Goudjérat (région occidentale de l'Indej ; ils parlent une
langue nommée le Foudjérat, et par leur type, indiquent
qu'ils descendent de la race tourannienne, mélangée avec
des peuplades indigènes. Ils sont pour la plupart vi-
chnouistes. Les banians se trouvent principalement, dans
la Présidence de Bombay ; néanmoins, on en trouve un
certain nombre dans le pays de Madras. Ils s'adonnent
au commerce et y montrent des qualités réellement su-
périeures, si bien que suivant une opinion répandue dans
l'Extrême-Orient, le banian peut soutenir la concurrence
du Chinois, et est assez habile pour tromper le Juif. Les
Î.E BRAHMANISME 217
banians forment en quelque sorte une bourgeoisie mar-
chande, et partout où ils s'établissent, ils s'emparent du
négoce et Faccaparentà leur profit. Ce fut avec eux que
les Européens entrèrent d'abord en rapport, lors de leur
arrivée dans l'Inde. Ils servirent d'intermédiaires avec la
population, aux Portugais, aux Hollandais, aux Anglais
et aux Français. Tout naturellement le mot banian fut
synonime de celui de marchand, et aujourd'hui c'est une
opinion encore assez accréditée. Ainsi, partout ou l'émi-
gration indienne s'est portée, en Afrique comme en
Amérique, un Hindou qui s'adonne au négoce, qui tient
, une boutique, est nécessairement un banian, et désigné
ainsi, quoique la plupart du temps, il n'ait rien de com-
mun avec cette caste.
Une erreur contre laquelle nous ne saurions trop nous
élever est celle des Parias. Il existe, à ce sujet, en
Europe une véritable légende, qui s'est tellement accré-
ditée, qu'elle a force de loi. Il n'existe pas de caste de
parias. Cette expression est un nom général sous lequel
les Européens englobent à tort les classes hors caste de
l'Inde, et qui a passé dans la langue pour désigner les
opprimés. Ce nom, ignoré à vrai dire des Hindous, est
la contraction du mot pahariah, qui veut dire monta-
gnards. Les aborigènes, rebelles au brahmanisme, ayant
été refoulés dans les montagnes, les Aryas, conquérants
du pays, les assimilèrent aux vaincus, placés en dehors de
la hiérarchie sociale. Ces Outlaws, c'est le nom qui con-
viendrait de leur donner, plutôt que celui de parias, sont
divisées en plusieurs classes ou en plusieurs peuplades,
indépendantes les unes des autres, et diffèrent souvent
entre elles par leurs origines. Les plus importantes
sont les Nischadas, qui appartiennent à la race kous-
chite ; les Ambaschthas , les Tchantas, les Ougras
dans le Peccan, les Djhallas, les MoUas, les Nitchivis,
218 LR BRAIIMANISMi:
les Natas, les Kanaras, les Khaças dans la région que
traverse le Gange inférieur. Toutes ces peuplades appar-
tiennent aux anciennes races ou jaunes ou noires, mais
sont tant soit peu mélangées de sang aryen. Dans l'Inde
centrale, il existe une tribu assez nombreuse, celle des
Kalas, qui est d'origine mélanésienne, ainsi que l'indique
son type assez accentué. Les hommes de cette caste vien-
nent louer leurs services dans les villes, et leur nom est
devenu sous la forme coolies, la commune appelation des
gens de peine, des travailleurs, et même des émigrants,
de même que chez nous les noms de savoyards el d'au-
vergnats, et en Espage celui de galllego, sont presque
devenus synonymes de ramoneur, de porteur d'eau, d.e
commissionnaire. Aujourd'hui le nom de coolie désigne
forcément un émigrant de l'Inde, se rendant dans une
colonie européenne, en s'engageant à y travailler plu-
sieurs années, moyennant certaines conditions réglées
par un contrat.
Parmi les castes impures, il en est une, celle des
Zing-ari, dont nous croyons devoir dire quelques mots.
Les Zingari descendent des Tchandalas et des Çapa-
kas dont le code de Manou parle, en leur jetant, en
quelque sorte, l'anathème. « Leurs demeures » dit-il,
« doivent être hors du village ; ils ne doivent posséder
pour tout bien que des chiens et des ânes ; qu'ils aient
pour vêtements les hahits des morts ; pour plats des pots
brisés; pour parure, du fer; qu'ils aillent sans cesse d'une
place aune autre. » Les Zingaris habitent aujourd'hui
principalement dans le voisinage des Mahrattes ; mais
on en trouve dans toute Tlnde. Leur nombre peut s'es-
timer à douze à quinze cents mille, sans compter les
nombreux essaims qu'ils ont envoyés dans le centre de
l'Asie, en Europe, en Afrique et même dans les îles de
de la Sonde. L'émigration des Zingaris, hors leur pays
].T. BRAHMANISME 210
remonte à une époque assez reculée. Hérodote, au V
siècle avant J.-C. connaissait, au nord de la Thrace, des
représentants de cette race étrange, qui vivaient de ra-
pines et à l'état nomade. Mais, c'est beaucoup plus tard
que les Zingari se répandirent dans l'Europe occi-
dentale. Les premiers parurent au XI 11° siècle. Ce
n'est qu'à la suite de la conquête de l'Inde par le ter-
rible Tamerlan, qu'ils se montrèrent en grand nombre.
Ce fut un véritable exode ; après avoir sillonné de leurs
colonies errantes, la péninsule des Balkans, la Hongrie
et la Pologne, les Zingari arrivèrent en Suisse en 1418,
en Italie, en 1422, en France en 1450, en Espagne en
' 147. Aujourd'hui, ils forment en Europe une population
valuée à près d'un million d'individus, et portant diffé-
rents noms, Bohémiens en France, Egyptiens en An-
gleterre, Caïrds en Ecosse, Gitanes en Espagne, Heï-
denen en Hollande, Fautes en Norwége, Gyptoi en
Grèce, Pharaohnepek en Hongrie, Tziganes en Tran-
sylvanie et en Roumanie. L'on en compte 60,000 en
Hongrie, 100,000 en Transylvanie, 200,000 en Rouma-
nie, 50,000 en Espagne. On les retrouve en Perse sous
lo nom do Luri, en Arabie sous celui d'Arami, au Maroc
sous celui de Djerkanes. Partout où ils se trouvent les
Zingari ont conservé leurs habitudes nomades. Le vol
est en quelque sorte leur industrie. Leurs notions reli-
gieuses sont à près nulles. Malgré leur existence vaga-
bonde à travers l'Europe, depuis plusieurs siècles, ils ont
gardé leur langage, leur type asiatique. C'est en vain
que l'empereur Joseph II et les sociétés bibliques de
l'Angleterre ont voulu les assimiler. Les Zingari sont
restés ennemis des institutions et des mœurs de l'Eu-
rope moderne.
L'on ne sait à quelle époque, la distinction des quatre
'■astes telles que les spécifie le livre de Manou a disparu
220 LR BRAHMAiNlSME
pour faire place à l'organisation sociale actuelle ; tout
fait supposer que cette transformation remonte à une
haute antiquité. A en croire les brahmes, les kchatryas au-
raient cessé d'exister comme caste privilégiée, il y plus de
vingt siècles. Le géographe Strabon, qui nous parle de
l'Inde, d'après le récit de Mégasthènes (1), nous dit que
la population était divisée en sept classes, les philoso-
phes, les cultivateurs, les pâtres, les artisans, les guer-
riers, leséphores et les fonctionnaires. La division étabhe
par Manou n'existe déjà plus. En outre, les guerriers
dont Strabon fait mention, ne sont plus, à en juger d'a-
près leurs mœurs, les anciens kchatryas, mais des
troupes mercenaires, des soldats, ayant quelque ana-
logie avec les radjépoutes. Ainsi, l'on peut dire qu'au IIP
siècle avant l'ère chrétienne, le vieil édifice social, créé
par Manou, avait cessé d'exister. Tout nous fait supposer
que cette quasi-révolution a du s'accomplir, lentement,
successivement, et que la cause en est due principale-
ment à la lutte du brahmanisme et du boudhisme. Nous
ne connaissons que vaguement cette lutte. Néanmoins,
nous savons qu'elle a duré plusieurs siècles, qu'elle a
ensanglanté la péninsule et qu'elle a donné lieu à une
véritable crise sociale. Aussi il ne faut s'étonner si
l'édifice social, élevé parle brahmanisme, s'est ressenti
de ces secousses, et s'est tant soit peu modifié dans sa
constitution.
Si, en tant qu'institution sociale, le brahmanisme s'est
modifié, tant soit peu modifié, transformé dans une cer-
taine mesure, il n'est pas resté immuable, dans le do-
maine religieux. Ce serait le méconnaître, que de lui
donner l'immutabilité comme caractère principal. Sans
parler de la fusion qui s'est faite entre le culte de Brahma,
(1) Mégasthènes visita l'Inde au IH<^ siècle av. J.-G.
LE BRAmiANISME 221
le vichnouisme etleçivaïsme, dès la plus haute antiquité,
différentes écoles se sont fondées, et sont entrées en lutte
les unes contre les autres. Les commencements delà
spéculation philosophique remontent chez les Aryas de
l'Inde, aune époque fort éloignée. Plusieurs des hymnes
du Rigvêda révèlent déjà une méditation d'une grande
puissance. La doctrine fondamentete du brahmanisme
était une doctrine abstraite, une philosophie. Mais cette
philosophie était fort incomplète ; ses lacunes, l'obscu-
rité de ses doctrines, enveloppées dans les voiles du
mythe, et souvent susceptibles de plusieurs interpréta-
tions fort différentes, laissaient un champ assez vaste à
la liberté de la spéculation métaphysique. Du reste, le
brahmanisme a toujours accordé la plus parfaite tolé-
rance aux théories philosophiques les plus hardies, tant
qu'elles restèrent dans le domaine purement religieux,
et qu'elles ne touchèrent pas à l'édifice de société qu'il
était parvenu à construire. Grâce aux travaux dePorien-
taUste Colebrooke, l'on connaît les écoles philosophiques
de rinde antique. On en distingue six principales, ap-
pelées par les Hindous Darsanani ou théories. Ce sont
d'après la classification de Colebrooke : 1° La première
école Mlmânsâ, dont le fondateur serait Djaïmini : 2" La
seconde école Mîmànsà, ou Vèdanta, dont la fondation
est attribuée à Veda-Vyàsa ; 3" L'école Nyàya ou logi-
que, de Gotama : 4° L'école Vaiçeschika, ou atomisti-
que, deKanada ; o" L'école Sànkhya athéiste de Ka-
pila; 6° L'école Sànkuya déiste, ou yoga, de Palandjali.
Toutes ces écoles, quelque soit leur esprit, ont les deux
mêmes objets : P résoudre la question d'origine du
monde, le problème de l'existence de l'être et de la vie ;
2" trouver les moyens d'arriver à la certitude finale,
c'est-à-dire d'obtenir l'exemption de toute nouvelle
transmigation et la délivrance de toutes les douleurs,
522 LE BRAHMANISME
qui résultent pour l'homme de l'existence corporelle. La
forme, sous laquelle ces écoles ont produit leurs doc-
trines, est toujours la même. Ce sont des aphorismes
{soutras) très concis, qui ne sont intelligibles que pour
ceux qui en ont la clef, et demandent des commentaires.
Après les commentaires sont venus les Karikas^ ou vers
commératifs, qui en soixante ou quatre-vingt distiques,
renferment tout un système. Telle est la forme où la
philosophie indienne s'est développée, et elle a toujours
gardé ce mode d'exposition, comme étant le seul par
lequel elle pouvait se faire comprendre.
Les deux premières écoles, connues sous le nom de
Mîmànsà, sont profondément soumises à l'orthodoxie
brahmanique, aux Vèdas, à la révélation. Le mot Mi-
mànsâ signifie étude, spéculation. La première école à
laquelle on reserve plus spécialement l'application de
Mîmànsà a eu pour fondateur Djaïmini, personnage assez
mystérieux. Sa doctrine est contenue dans des aphoris-
mes, au nombre de 2652, où sont traités un millier de
cas de conscience. Le devoir est étudié sous toutes ses
faces, tels que les livres saints llmposent. Cette école
se propose avant tout d'interpréter les Vèdas, de les
éclaircir, de les prendre comme règle unique. C'est en
quelque sorte un code de morale religieuse, une casuis-
tique ; aussi son étude est infiniment curieuse sous les
rapports des mœurs du peuple hindou. L'autre école
orthodoxe, que Ton appelle aussi Mîmànsà, mais plus
spécialement Vêdànta, prétend donner la véritable théo-
dicée des Védas. Son dogme principal est que Brahma
est la cause toute puissante de l'existence, de la conti-
nuité et de la dissolution de l'univers. Les âmes indivi-
duelles sont des fractions de sa substance ; elles s'en
échappent, comme les étincelles de la fl^amme, en retour-
nant à lui. L'âme est enfermée dans une prison ; après
LE BRAHMAMISMB 2'1)
une succession de plusieurs captivités, c'est-à-dire de
diverses transmigTatious, elle reçoit la délivrance finale,
qui consiste à être absorbée dans Brahma. L'école Vé-
danta étend ses recherches aux questions de la liberté,
de la gloire divine et de l'efficacité des œuvres. Elle
se divise sur la question de savoir comment l'univers a
été créé. Suivant les uns, tout ce qui existe vient de
Brahma. Suivant les autres, rien n'existe que Brahma,
et par conséquent, le monde créé se confond avec la
divinité. Cette dernière opinion trouve actuellement
chez les brahmes un assez grand nombre de partisans.
Nous nous bornerons à dire quelques mots des quatre
autres écoles. L'école Nyaya se concentre dans le livre,
ainsi nommé, que l'on attribue à Gotama et qui signifie
« logique, raisonnement». Le Xyaya fournit un ensemble
de régies, destinées à conduire ou à simplifier la discus-
sion. Suivant Barthélémy Saint-Hilaire, il a eu dans le
monde indien, la même fortune que V or g anum d'Aris-
tote s'est faite dans le monde occidental. Comme lui, le
Nyaya a donné naissance à de nombreux commentaires ;
il a dominé et servi toutes les croyances et toutes les
sectes, sans porter ombrage à aucune d'elle. L'école
Vaiçeschika, tout en voulant se fonder sur un passage
des Védas, se sépare de l'orthodoxie brahmanique sur
des points d'une extrême gravité. Elle réduit Tensemble
des choses à six grandes catégories ou classes, à l'aide
desquelles, elle veut expliquer le monde. Pour cette
école, le monde est passager, composé d'agrégations
d'atomes éternels. Mais, elle ne s'occupe pas de savoir
si les agrégations temporaires dépendent des affinités
naturelles aux atomes, ou de la puissance créatrice d'un
Etre divin, distinct de la nature. Les deux écoles
Sànkhya, quoique différentes entre elles, ont un
point commun. Elles partent toutes les deux d'un système
224 LE BRAHMANISME
•
de philosophie, qui prétend mener l'homme à la béatitude
éternelle, avec la certitude d'un calcul mathématique,
et l'y mener exclusivement par la science. Il y a trois
sources de connaissance, la perception, Tinduction et le
témoignage. La nature est au-dessous de tout ; c'est la
matière éternelle, productrice et non produite. L'àme
n'est en quelque sorte qu'une superfluité. Ce système
était l'indépendance la plus absolue. L'école de Kapila,
le poussant jusqu'à ses dernières limites, arriva à l'athéis-
me. L'école Yoga, dont les doctrines sont résumées dans
un livre appelé PatondjaU, admet la divinité, mais, comme
elle enseigne à ses disciples que la méditation doit être le
but principal de la vie, elle est arrivée au mysticisme
le plus complet, qui trop souvent se traduit, par des actes,
dont le fanatisme dépasse tout ce qu'on peut imaginer.
Lorsqu'on étudie les différentes écoles qui ont brillé
dans l'Inde, il est impossible de ne pas remarquer le
rapport qui existe entre leurs philosophes et les premiers
philosophes de l'ancienne Grèce. La ressemblance des
doctrines professées dans des pays si différents et si
éloignés, ne laisse pas d'étonner et de surprendre. La
cause première, la relation de l'esprit à. la matière, la
destinée future, l'existence individuelle de l'Etre su-
prême ou son existence collective avec la nature, l'ori-
gine des âmes, les atomes, les révolutions périodiques
des mondes ont donné lieu à des discussions, dans le bassin
du Gange, tout aussi bien que sur les rivages de l'Attique
et sous le beau ciel de l'Ionie. Mais n'oublions pas que la
cité sainte du brahmanismo retentisssait de controverses
animées, qui donnaient lieu à de véritables luttes, alors
que la Grèce naissait à peine à la vie, et que les premiers
éléments de civilisation y étaient encore inconnus.
Telle était sous l'influence toute puissante du brahma-
nisme, l'état religieux de l'Inde. Les brahmes n'avaient
I.K HKAHMANISMK 225
pas tort de dire que le inonde était un abîme de maux
et de souffrances. Pour comble, l'on ne voyait pas
comment Ton pourrait s'affranchir de tous ces maux,
même par la mort^ puisque Phomme se croyait condamné
à renaître sans cesse d'une vie nouvelle, c'est à-dire àdes
souffrances, à des tortures nouvelles. La perspectivede cet
avenir désespérant, pesait durement sur un peuple acca-
blé déjà par l'oppression du système des Castes et par un
doubledespotismepolitiqueetreligieux.Tandisquetousles
autres peuples redoutent la mort commele plus grand de
tous les maux, souhaitent de vivre longtemps, s'ingé-
nient à se démontrer l'existence d'une autre vie, Tim-
mortalité de Pâme, les indous avaient depuis longtemps
renoncé au désir, si vivement exprimé dans les hymmes
du Rig-Véda, « de vivre encore cent longs hivers » ; ils
ne croyaient plus au ciel lumineux d'Yama; ils étaient
au contraire tourmentés par la crainte de ne pouvoir ja-
mais mourir, d'être condamnés à vivre éternellement.
L'existence d'une vie nouvelle, après la mort, de re-
naissances à l'infini, les remplissait de terreur. Dans
leur désespoir, ils n'avaient plus qu'une seule aspiration,
se réfugier dans le sein du néant, afin d'échapper à la
chaîne fatale des existences successives. Une telle situa-
tion ne pouvait se prolonger, une réaction devait néces-
sairement se produire contre le brahmanisme, d'autant
plus que son système commençait à se décomposer par
une action intérieure. Les discussions des différentes
écoles avaient trouvé de l'écho. L'école Sankhya de Ka-
pila, qui prêchait l'athéisme, comptait de nombreux
partisans. L'orthodoxie était menacée, l'édifice social et
politique attaqué. Les temps étaient mûrs pour une
révolution religieuse.
H. Castonnet des Fosses,
(A suivre) Vicc-Presidenl de la Snciélé de géographie commerciale de Paris.
UNE EPOPEE BABYLONIENNE
IS-TU-BAR — GILGAMÈS
Sixième arliclo,
ETUDE SUR LE CARACTERE ET L'ACE DU POEME
CARACTÈRE8 GÉNÉRAUX
Une telle œuvre nous frappe, au premier aspect, par
son air d'étrangeté. Tout, en effet, dans ce poème est
particulier : l'action, la scène et les personnages. L'ac-
tion se déroule en un large tableau disposé sur deux
plans. Au premier plan, une latte de héros contre des
monstres et des animaux fabuleux ; au second plan, un
voyage à travers l'inconnu, à la poursuite de l'immor-
talité — une merveilleuse Odyssée faisant suite à une
Iliade gigantesque. La scène est proportionnée à l'ac-
tion. D'abord assez restreinte, tout d'un coup elle s'a-
grandit, au point de devenir aussi vaste que l'univers.
Elle se passe, on partie à Uruk et dans la basse Chal-
dëe, autour d'une source, sur la montagne de cèdres,
le long de l'Euphrate ; en partie au juilieu de contrées
mystérieuses, dans la région de la nuit, aux por-
tes du soleil, parmi des jardins enchantés, au bord de
l'Océan et des eaux de la mort, à la bouche des fleuves,
au sein des enfers. Dans ce cadre s'agitent des person-
ÎS-TU-BAR — GILGAMÈS 227
nages surhumains : Gilgamès, le héros puissant, le
monstre Eabani, le géant redoutable Humbaba, le tau-
reau divin, les hommes-scorpions, la déesse Sabit, reine
de la mer, le pilote Amel-Ea, Samas-napistim et sa
femme, un couple immortel, et, derrière ces personnages,
les faisant mouvoir par des ressorts cachés, la légion
des dieux propices ou hostiles, Anu, Samas. Bel, Ea,
Nergal, Istar... On se sent vraiment tout dépaysé, au
cours d'incidents aussi extraordinaires, devant ce défilé
de figures bizarres ou de surnaturelles apparitions, pro-
jetées sur un mobile décor, aux perspectives infinies. On
a même quelque peine à s'y reconnaître d'abord ; l'œil,
offusqué par la nouveauté des objets, dérouté par de
perpétuels changements à vue, ne s'y fait qu'à la longue
et par l'eiiet d'une lente accommodation. A l'issue du spec-
tacle, rimpression très nette est que l'on vient de tra-
verser un monde de féerie.
Ainsi se trouve résolu du premier coup, en ce qui con-
cerne notre poème, le problème critique, parfois si em-
barrassant, qui s'impose au début de toute étude sur les
épopées primitives, touchant la réalité des événements
qui en forment la trame. Fiction ou histoire ? Une telle
question ici paraîtrait naïve. Au sortir d'une féerie, il
n'y a que des enfants pour demander si cela est arrivé.
Nul doute que nous ne soyons ici en plein dans le
domaine du merveilleux. L'épopée de Gilgamès est une
épopée essentiellement mythique.
Mais l'esprit, en ses créations les plus libres, em-
prunte ses éléments à la réalité, à ses sensations, à ses
souvenirs. Une analyse minutieuse et subtile parvien-
drait, sans doute, à dégager les éléments réels dont se
compose cette fantaisie, à démêler les images vécues
dont est fait ce rêve.
Tout d'abord, nous rencontrons ici et là, engagés dans
2;^8 is-Tu-B.\R — r.n.GAMÈs
les diverses parties du poème, des éléments d'un sys-
tème cosmique dès longtemps disparu. En essayant de
le reconstituer d ensemble, à l'aide de tels fragments, on
reconnaît sans peine que l'univers, d'après la vieille
conception chaldéenne, comprenait, de haut en bas,
quatre parties : le ciel, la terre, les enfers et l'abîme.
Le ciel (1) était conçu comme une voûte solide, dont le
sommet c le ciel d'Anu » se trouve jeté à une grande
hauteur dans l'espace et dont la base confine aux extré-
mités de la terre. Le long de cette voûte circulent, sui-
vant des routes tracées, les étoiles et le soleil. On le
divisait idéalement en quatre régions, dont la direction
est marquée par les vents cardinaux. Des deux côtés
opposés de l'horizon, à l'Orient et à l'Occident, formant
le trait-d'union entre le monde supérieur et le monde infé-
rieur, se dressent les monts Masu, percés d'une grande
porte, par où se lève et se couche le soleil — une sorte
d'Atlas dédoublé, reposant sur les fondements de la terre
et supportant la coupole du ciel.
La terre (2), continent et mers, de forme circulaire, était
représentée comme une immense montagne entourée
(1) Le ciel: II, II, 19; II, III, 3, 30; II, V, 27; III, Ilf, 15 ; III,
IV, 28 ; IV, (?), 15; VI, 81 (Cf. ibid. 82-83) ; IX, I, 8; IX, II, 1-2,
.{, 4-5, 6, 9 ; IX, III, 9, 12-14 ; IX, IV, 40, 41, 43, 4G ; IX, V, 38,
45 ; X, VI, 31 ; XI, 98, 106, 113, 115, 156 ; (?), (?) f, 19.
(2) La terre : IV, (?) c, 15 ; IX, I, 8 ; IX, II, 1-2, 3, 4-5. 6, 9, 19,
21 ; IX, III, 9, 10, 11, 12-14, 20 ; IX, IV, 40, 41, 43, 46. 47-50 ; IX,
V, 23-40, 44, 45, 46-51 ; IX, VI, 24-29, 32, 36 ; X, I, 1-2, 9, 15-16,
21-22 ; X, II, 16-17, 18-19, 21-24, 25-27, 31,34, 42, i5, 47; X, III,
5. 33-34, 35, 41, 45, 49, 50 ; X, IV, 3; X, V, 25, 26, 27, 34 ; XI, 41,
42, 101, 105, 108, 110, 124, 132, 133, 135, 139, 192, 194, 204-205,
216-217, 245-247 (Cf. ibid. 248-253), 256, 260-2()l, 265, 269-270,
278, 300-303, 314, tMO, 317, 318-320 ; Xll, I, 18, 23 ; XII, II, 23 ;
XII, m, 23, 27; XII, IV, 2, 4; (?), (?) b, 24 ; (?), (?) f, 19 ; (?), (?) 1,
11. — Un fragment géographique, publié par F. E. Peiser [Zeits. /.
Assijr. 1889, p. 361-370), nous a conservé une construction gra-
jibiquc de la terre, lelle que l'avaient imaginée les Chaldéens, une
sorle (le mappemonde, di'essée par un scribe babylonien d'après un
JS-TU-llAR — (iir.riAMKS 220
par rOcéau. De même que le ciel, ou la divisait en quatre
régions, suivant la direction même des points cardinaux.
A son extrême limite, à l'Orient et à l'Occident, s'élè-
vent les monts Masu, qui, par leur grande porte, livrent
passage au soleil, ces monts fameux, dont la cime atteint
le ciel et dont le pied touche aux enfers. Au-delà des
monts Masu, s'étend la région des ténèbres, si vaste
qu il ne faut pas moins de vingt-quatre heures pour la
parcourir dans le sens de sa longueur. La région des
ténèbres aboutit eHe-même aux~jardins enchantés, où,
après une longue éclipse, réapparaît le soleil, et à la
mer, le grand fleuve. Ces terres mystérieuses étaient
comme Valtima Thule des anciens Chaldéens. Du ri-
vage, en suivant le chemin du soleil, c'est-à-dire en
s'engageant dans la mer souterraine (1), on parvient
à l'île de Samas-napistim, située au loin, à la bouche
des fleuves, après une navigation de trente-cinq jours,
— (jilgamès accompagné du pilote Amel-Ea l'accomplit
en trois jours, — à travers l'Océan et les eaux de la
mort. De cette île au puits des eaux jaillissantes, la dis-
tance est d'environ soixante heures, la même à peu près
que celle qui sépare Uruk de la mer.
A l'intérieur de la terre, se place la région des enfers(2).
original ancien et accompagnée d'une légende explicative. On la
dirait faite exprès pour servir d'illustration au poème de Gilgamès.
Le tracé, dans ses lignes principales, correspond assez bien à notre
descriplion. Au cours de la légende, d'ailleurs, se trouvent mention-
nés la tei-re avec ses quatre régions {kibrdli irbltii), l'endroit où le
soleil devient invisible {a<av an-pav nu idi-lal) et le fleuve Océan
{a-glir rnarralu).
(1) Ceci résulte, du seul rapprochement des textes relatifs à l'iti-
néraire de Gilgamès, ainsi que de la comparaison de ces textes avec
les autres documents babyloniens. Cf. en particulier Vllijmne au
Soleil, publié et tr.iduit par R. E. Priinnow dans Zeiis. /'. Asaijr.
1889, p. 1 et suiv. Nous com[ttons revenir ailleurs sur ce sujet et en
fournir une [)reuvc complète.
(•>) Les enfers: IX, II, 4-o; X, 11. I',-. X, III. M ; X, V, 2?; XII, I.
l'8-31-, XU, II, 19-22, 23, 'A, 2.j, 20; Xli, 111, 1, 2, 3, 'i, 8, U, iU,
230 IS-TU-BAR — PrlLGAMÈS
C'est là proprement l'Aral, auquel on donnait encore
divers autres noms. Tantôt, en effet, il était pris pour la
terre elle-même, tantôt, il était désigné comme le pays
des ténèbres, le séjour des ombres [sulu). le sheol des
Hébreux. On se le figurait bâti à la façon d'une forte
citadelle ou d'une vaste prison, fermée de toutes parts à
la lumière, éternellement plongée dans la nuit. Situé
dans le voisinage des eaux de la mort, l'Aral semble bien
avoir communiqué, par quelque endroit, avec l'abîme et
le puits aux eaux jaillissantes.
Au-dessous de l'Aral, avec lequel il est relié par des
couloirs secrets, s'étend l'abîme (1) , qui ne paraît pas dis-
tinct et du puits aux eaux jaillissantes et de la bouche
des fleuves.
Tel nous apparaît, d'après la vieille conception chal-
déenne, l'univers pris dans son ensemble : une immense
montagne creuse, reposant sur l'abîme, surmontée d'un
pavillon étoile, où, de l'Orient à l'Occident, chemine le
soleil. Qu'on imagine un vaste édifice comprenant, au
rez-de-chaussée, une salle spacieuse unique bien percée,
au sous-sol. une cave obscure, assis sur des fondements,
qui plongeraient jusque dans les eaux inférieures et ter-
miné par un dôme, qui irait se perdre dans les nues.
C'est, démesurément agrandie, une reproduction exacte
de l'habitation des riverains de l'Euphrate et du Tigre
ou de la tente des nomades, telles qu'elles sont repré-
sentées dans les antiques bas-reliefs. Conception primi-
11, 17, 18, 19, 23, 27; Xn,lV,2, 4; XII, VI, S; XII, (?) a, 8; XII, (?)
Il, 29, ;{2, 3o. 40, 44, 4;), 4G, 47.
(1) L'abîme : II, I, i, 7; VI, 214; IX, VI, 38; X. VI, 42; XI. 204-
20o, 290, 300-308, 314, 330; XII, I, 28-31; XII, II, 19-22; XII. (?)
b, 40, 44, 43. — Sui' la communication des enfers avec l'abîme :
X, II, 25-27. 42; X, III, oO; X, IV, 3; XI, 204-203, 245-247 (Cf.
ibid. 248-253), 290. .300-303 : XII, I. 28-31 ; XII, II, 19-22; XII, (?)
h, 'lO. 44, 45.
1> TU-BAR — GILCtAMÈS 231
tive, toute fondée sur ce système d'apparence, où les
choses sont ce qu'on les aperçoit ; conception enfantine,
qui rapetisse les choses à notre courte vue, échafaude
l'infini entre quatre piliers et construit l'univers à l'image
de nos taupinières.
Parmi ces éléments cosmographiques, on a cru démê-
ler des fragments, faisant partie d'un ancien système
astronomique. Dés l'abord, en effet, la relation a paru
frappante, entre le cycle des aventures de Gilgamès et
les vicissitudes du soleil dans sa révolution annuelle.
Ainsi, n'a-t-onpas hésité à affirmer, que le héros de cette
épopée était une personnification solaire et que les douze
tablettes, dont se compose sa légende, correspondaient
anx douze mois de Tannée et aux douze signes du zo-
diaque (i).
H. C. RawHnson a le premier émis une telle opi-
nion (2). D'après ce savant, la victoire sur le taureau
ailé doit se rapporter, à la fois, à la deuxième tablette et
nu signe zodiacal du Taureau. De même, la sixième ta-
blette, où il est question d'Istar, représente le mois
plat-é sous le signe de la Merge et spécialement con-
sacré à Vénus. Sur l'identilication de la dixième tablette
avec le dixième mois, il subsiste encore des doutes, à
cause de Tobscurité même du nom attribué à ce mois par
les Babyloniens. Mais, comme les divinités Pap-Suked
et Mamit, auxquelles il était consacré, sont regardées
comme les arbitres de la vie et de la mort, qui forment
(1) II. c. Rawlinson : ïhe Athcnœum, 7 décembre 1872.
(2) Dans l'oxposé des opinions des divers savants à ce sujet, nous
nous sommes attachés à reproduire exactement leur pensée. Même,
nous avons poussé le scrupule, jusqu'à respecter la prononciation
etl'orlhographe attribuées aux noms [iropres par ces auteurs: Ainsi,
qu'on ne s'étonne point de trouver ici des lectures aujourd'hui dé-
modées, comme Pap suked, Our-lianschil, ou des transcriptions dif-
férentes du même mot. comme Izlahar, hdhubar, Gilgamùs.
2'Sd^ IS-TU-JiAI', — OIUÎAMKS
l'objet principal de la dixième tablette, il est à présumer
que, dans la pensée des Babyloniens, l'idée de mort avait
été aanocÀéd avec le solstice d'hiver et le signe du Capri-
c^jrne. Quant â la dernière tablette, qui, probablement, se
t/irminait par la mort d'Izdubar et préludait à sa renais-
sance pour l'année qui allait s'ouvrir, elle était dans une
œnnexion étroite avec le dernier mois, dont le nom
babylonien rappelle Pépoque de la moisson ou de la fin
de UmUi végétation.
Ces vues ont été repri8<'îs et largement développées
par A. H, Sayœ et Fr. Lenormant (Ij. Voici, dans leur
expression définitive, les c^>ncl usions de c/t dernier sa-
vant, qui résument et empiètent les résultats de tous les
travaux antérieurs.
La première tablette.' manque. Dans la deuxième ta-
blette.', Is^Jhubar envoie quérir Ka-bani, moitié homme et
moitié taureau, c'est à savoir, dans « la mois du taureau
propice, » présidé pai- ÏVà., le créateur d'un tel rijoustre.
La troisième tablette, où nous voyons i-^a-bani, séduit par
Scham'hat et 'Harirnat, se rendre à Uruk et lier amitié
aver; Is^lhubar, demeure sans explication, l);ins la qua-
trième tablette, Isdhubar entrant en campagne contre
'Houmbaba, se révèle comme un véritable Hercule, pré-
cisément dans le mois consacré à Adar, l'Hercule cbal-
riéo- assyrien. Dans la cinquième tablette, Isdhubar, qui
n'est autre chose qu'une forme du dieu Feu, triomphe de
'Houmbîiha, c'est à savoir, au mois du l'eu, sous le si-
gne du lion terrassant le taureau, expression symbolique
de la victoirr; de la lumière sur les ténèbres. La sixièm(!
tahk-K/', dans laquelle Jschtfir se propose elle même en
(1; A, H, Say«j«' : liahijl/mian U te i alun'., p. 27 «-i huiv.; Vv. Iamioi-
inaul ; Len-prerniereg ciiUimtionH, l. Il, )». <}7-Sl ; heu Oriyinex de
Vhhtinre, t. I, )>. :2?H ^'i\ ; lliHloire aw if'nne den peu//leH de l'Uriml,
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 233
mariage à Isdhubar, et, se voyant refusée, de dépit, exige
d'Anou, son père, la création du taureau di/in, lequel
finit par être terrassé, correspond exactement au « mois
du message d'Ischtar » et marque, par le triomphe du
héros sur le monstre, le moment de plénitude de sa
force. Dans la septième tablette, Isdhubar tombe ma-
lade et est privé de son ami, juste dans le mois qui suit
l'équinoxe d^automne, où le soleil se trouve déjà sur son
déclin. Dans la huitième tablette, Isdhubar parti à la
recherche de 'Hasisatra, pour obtenir sa guérison et le
secret de la vie, rencontre les deux hommes-scorpions
sous le signe même du Scorpion. La neuvième tablette,
oi^i se trouve racontée la navigation d'Isdhubar, dans la
barque d'Our-'hanschâ, à travers l'Océan et les eaux de
la mort, est en rapport avec le solstice d'hiver et la fin
du mois placé sous la garde de Nergal, le dieu de la mort.
C'est dans la dixième tablette et au mois « de la ca-
verne, » qu'Isdhubar parvient à l'embouchure des fleu-
ves, dans l'endroit secret qu'habite 'Hasisatra. Les récits
du déluge et de la guérison d'Isdhubar prennent place
dans la onzième tablette, parce que le onzième mois est
celui du signe du verseau, et, qu'à partir de ce moment,
le soleil reprend sa marche ascendante. Enfin, dans la
douzième tablette, Pombre d'Éa-bani arrachée aux en-
fers, est transportée parmi les dieux, c'est à savoir, dans
le mois delà constellation des deux poissons d'Èa, qui
symbolisent la résurrection.
Nous reconnaîtrions sans peine, avec Fr. Lenormant,
que « toutes ces coïncidences, qui s'enchaînent si régu-
lièrement, ne sauraient être fortuites, » si, on réaUté,
elles étaient toutes également fondées. Mais, tant à
cause de l'imperfection du texte, que de l'incertitude
même des traductions, il s'est glissé, ici et là, des er-
reurs regrettables. Dans 1(^ court exposé que ce savant
234 IS-TU-BAR — aiLGAMES
nous a donné du contenu de l'épopée, l'ordre des tablet-
tes a été plusieurs fois interverti, la septième tablette
ayant pris la place de la huitième, et la huitième celle
de la neuvième. Ainsi se trouve rompue cette chaîne si
régulière et brisée l'harmonie d'une telle concordance.
Il n'échappe d'ailleurs à personne que certains de ces
rapprochements sont forcés, et qu'il s'y mêle trop de
conjecture.
Grâce au texte critique publié par P. Haupt et aussi
à une connaissance plus approfondie du poème, Alf . Je-
remias a pu fixer avec une assez grande précision le
sens astronomique des diverses tablettes (1).
D'après lui, la carrière héroïque d'Izdubar, qui, « tel
qu'un buffle, «domine sur les hommes, s'ouvre dès le
début de la première tablette et sous le signe du Bélier,
qui, chez les Assyriens, est le symbole même de la
royauté {lHlimu=zsarru). Le deuxième signe, celui du
Taureau, paraît être en rapport avec la deuxième ta-
blette , où le rôle principal est dévolu à Eabani,
représenté comme l'homme-taureau, et le deuxième
mois, dont le nom, écrit en signes idéographiques, signi-
fie c( le taureau qui se tient debout ». Le troisième si-
gne, celui des Gémeaux, correspond à la troisième ta-
blette, dans laquelle Eabani et Izdubar, après avoir
lutté ensemble, se lient d'une étroite amitié. La sixième
tablette, où se trouve racontée l'aventure amoureuse de
la déesse Istar, est dans une relation évidente avec le
signe de la Vierge, et le sixième mois, qui a nom « l'en-
voi de la déesse Istar ». Si le signe du Sagittaire est
conçu sous la forme de l'homme-scorpion. ainsi que
certaines représentations figurées semblent l'indiquer, un
tel signe se trouverait dans une connexion étroite avec
(1) Alf. .Jei'cmias : Izdubar-Simrod. p. fifi-GS.
IS-TU-DAR — GILGAMÈS 285
la neuvième tablette, dont l'événement capital est la ren-
contre d'Izdubar avec les hommes-scorpions. Enfin, si le
signe du Verseau peut être considéré comme le symbole
de la saison pluvieuse, ici encore, l'accord serait frappant
d'un tel signe avec le récit du déluge, qui forme l'objet
principal de la onzième tablette, et le onzième mois,
désigné comme le mois « de la malédiction de la pluie. »
Au système ainsi présenté, à celui deH.C. RaAvlinson.
A. H. Sayce et Fr Lenormant comme à celui d'Alf. Je-
remias, on a fait une objection : De ce que, a-t-on dit,
le poème se trouve inscrit sur douze tablettes, on con-
clurait à tort qu'il ait été divisé en. douze chants. Dans
ce cas, en effet, chaque tablette devrait accuser, au
début et à la fin, une division nette dans le récit, qui
ne se trahit nulle part.
Ens'appuyantsurde telles considérations, A. Loisy (1)
prétend que Gilgamôs doit être regardé comme une per-
sonnification solaire, non parce qu'il a accompli douze
travaux en rapport avec les douze signes du zodiaque et
les douze mois de l'année, mais bien parce que la carrière
qu'il :i foui'nie est parallèle, sinon identique, à la révo-
lution annuelle du soleil. En effet, à ses débuts, Gilga-
mès, le héros solaire, cherche à nouer des relations
avecEabani, l'homme-taureau, symbole du Taureau zo-
diacal et conclut avec lui une alliance figurée par le
signe des Gémeaux. A partir de ce moment, les deux
amis courent d'exploits en exploits, jusqu'au jour où sur-
vient la mort d'Eabani, de même que le soleil croit en
force et en vigueur, depuis le commencement du prin-
temps jusqu'à la fin de l'été. La rencontre de Gilgamès
avec les hommes scorpions, qui ne sont pas autre chose,
sans doute, que le signe du Scorpion et du Sagittaire
(1) A. Loisv : Lrs nu/lhes chaldéena de la création et du déluge,
I'. ()fi-71.
236 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
réunis, ces terribles gardiens placés à l'entrée de la ré-
gion de la nuit, où tous les jours s'engage le soleil, paraît
signifier l'entrée de la saison hivernale. Après le Scor-
pion-Sagittaire, Gilgamôs rencontre Sabit, la déesse de
la mer, dont le nom rappelle celui de la gazelle, de la
chèvre-poisson qui est le signe du Capricorne et parvient
enfin auprès de son aïeul, Samas-napistim, qui repré-
sente le signe du Verseau. Là, il reprend des forces, de
même que le soleil après le solstice d'hiver, puis, la sai-
son hivernale n'étant pas encore complètement terminée,
il reprend sa course sur mer et traverse le signe des Pois-
sons. Arrivé chez lui bien portant, il lui est donné de
revoir Eabani, à la fin même de l'hiver, marquant le re-
tour de l'année nouvelle. Ainsi, « le séjour d'Eabani aux
enfers correspond aux six mois de l'automne et de l'hi-
ver, tandis que la durée de sa carrière terrestre corres-
pond aux six mois du printemps et de l'été. » "
Les observations ajoutées par Alf. Jeremias et A . Loisy
aux résultats déjà acquis par H.C. Rawlinson,A.H. Sayce
et Fr. Lenormant, pour être ingénieuses, n'en paraissent
pas moins solides. Tout au plus, pourrait-on opposer
quelques réserves. Nous nous contenterons de faire re-
marquer que, jusqu'ici, l'on s'est préoccupé trop exclusi-
vement de la révolution annuelle du soleil dans ses rap-
ports avec le cycle de Gilgamès, alors que, au cours de no •
treépopée,lesévênements se trouvent entremêlés, de façon
à symboliser, par un jeu de combinaison savante, les vi-
cissitudes du soleil, non seulement dans sa course an-
nuelle, mais encore dans sa course diurne. On ne sau-
rait trop insister sur ce dernier point.
Gilgamès passe par la grande porte qui livre passage
au soleil (1), et, s'engageant sur son chemin, à travers
(1) Aucun texte, dans le poème, ne nous permet de déterminer avec
piécision, s'il s'agit ici de la porte de I Oi'ient ou de la poite de l'Uc-
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 237
la région de la nuit, parvient aux jardins enchantés et à
la mer. Des bords de la mer, monté sur la barque de Sa-
mas-napistim, il se rend auprès de son aïeul, et aborde,
vers le milieu de sa course, à l'île où il demeure. Du ri-
vage de cette île, il s'en revient comme il était venu, en
passant de nouveau par la grande porte du soleil. Ainsi,
Gilgamès, moitié par voie de terre, moitié par voie de
mer, fournit, du matin au soir, la même carrière que le
soleil. Le voyage de Gilgamès est un symbole transpa-
rent de la révolution diurne du soleil (1).
Il y a plus encore : il est dit expressément dans notre
poème que nul, en dehors de Samas^ ne saurait franchir
la mer (2). Or, à cet endroit même, nous voyons que
Samas-napistim a à sa disposition une barque , conduite
par le pilote Amel-Ea, sur laquelle il passe à son gré le
grand fleuve de l'Océan (3;. Puisqu'il en est ainsi, faut-
il voir en Samas-napistim autre chose qu'une doublure
deSamas? Son nom même, « soleil de vie, » semble
indiquer qu'il personnifie le soleil, se reposant, la nuit,
des fatigues du jour, réparant ses forces et puisant une
nouvelle vigueur dans le sommeil. Samas-napistim
ne représenterait-il pas le soleil sous sa face noc-
turne, tandis que Samas serait le soleil vu sous sa face
diurne ? Cet ancêtre immortel de Gilgamès. aussi vert
malgré les ans, que son petit-flls, grâce à l'arbre de vie,
paraît bien être le soleil éternellement rajeuni dans
lidenl. La chosi- d'ailleurs a peu d'imporUmce, puisque, en réalité,
ic'lte terra incognita, aux côtés opposés, se trouve divisée avec symé-
trie et que les mêmes régions s'y succèdent dans le même ordre.
(1) Itinéraire de Samas et de Gilgamès : IX, I, 6-8 ; IX, II, 1-12 ;
IX. 111, 8-li, -20 ; IX. IV, 39-43, 44-50 ; IX, V, 23-ol ; IX, VI, 24-36;
X, I. 1-21; X, II, lo-3i; X, III. 32-3o, 47-30; X, IV, 1-20; X, V,
2;i-27 ; Xi, 204-203, 216 217, 243-247, 248-23», 236, 260-261, 263,
-'69-270, 272-273 ; 276-278, 281, 290, 300-302, 31 4, 316-317, 318-320.
(2) X, 11.20-24.
(3) X, 11,28-31.
238 IS-TU-BAR — GILGAMES
l'Océan, à la source même de la vie. 8i l'on considère,
en outre, que Gilgamès est uni à Samas-napistim par les
liens d'une parenté rapprochée (1 ), et à Samas lui-même
par des relations étroites de dépendance (2), ne résulte-
rait-il pas de là que Gilgamès, peut être regardé comme
le substitut de l'un et de l'autre ? En tout cas, de telles
connexions sont trop frappantes pour être dues au hasard.
A des observations astronomiques et cosmiques à la
fois semble se rattacher le déluge, dont le récit consti-
tue un épisode important de notre poème.
Si, en effet, la relation est réelle, que l'on a prétendu
découvrir entre la onzième tablette de l'épopée et le mois
« de la malédiction de la pluie » ou la constellation zodia-
cale du Verseau, il faudrait voirdans la version chaldéenne
du déluge, la notation d'un phénomène astronomique se
reproduisant à intervalles fixes, un signe marquant le
retour périodique de la saison pluvieuse.
Mais ce phénomène astronomique n'allait point, assu-
rément, sansperturbations terrestres. Le passage du soleil
dans la constellation zodiacale du Verseau coïncidait avec
des orages violents et des inondations redoutables. Parmi
ces déluges, soit que l'un d'entre eux ait frappé vive-
ment les esprits à l'exclusion des autres, soit que tous
ensemble se soient fondus à la longue en une impres-
sion résultante unique, toujours est -il que le souvenir
d'un tel événement resta profondément gravé dans la
mémoire des antiques générations. Souvenir net et précis,
qui ne saurait être expliqué à l'aide de simples combinai-
sons astronomiques, mais seulement d'après des données
réelles. Le déluge chaldéen, malgré la foi me mythique
qu'il a revêtue, a sou origine dans un fait historique.
(1) IX, m, 3.
(2) II, V, 21 ; IV, IJ, 10-18. Cf. Hymne à Gilgamès [Voir ÏAppeu-
dice).
IS-TU-BAR — OILGAMÈS 239
c^uaut à l'universalité du déluge, laquelle se trouve
affirmée expressément dans notre récit, elle doit s'enten-
dre évidemment, tout en faisant sa part à l'emphase
orientale, du monde connu des Chaldéens. Mais bien
restreinte fut la terra cognita pour ces anciens hommes.
Elle ne s'étendait guère, en effet, au delà de leur vallée
et de rhorizon de montagnes qui la terminaient. A l'Orient
et à l'Occident se dressaient, ainsi que nous l'avons vu,
les montagnes du soleil, ouvrant sur la région de la
nuit, aboutissant aux jardins enchantés et à la mer. Or,
cette mer, c'est à savoir l'Océan qui entoure la terre et
forme, par conséquent, les dernières limites du monde, se
trouvait à peine à soixante heures de marche d'Uruk.
Dans la direction du nord- est, le point extrême paraît
avoir été le mont Nizir (1). Il résulte de ces considérations
que cequiparut, autrefois, undéluge universel, n'est pour
nous, aujourd'hui, qu'un déluge local. Le déluge, tel qu'il
nous a été décrit par le poète chaldéen, resta circonscrit
dans la vallée du Tigre et de l'Euphrate.
L'épopée de Gilgamès n'est point un traité de cosmo-
graphie et d'astronomie, aussi, avons-nous eu quelque
peine à reconstituer d'ensemble les idées des Chaldéens
à ce sujet, d'après des vestiges recueillis çà et là, tout le
long du poème. Il n'en est point de même pour les faits
historiques et les données mythologiques, dont les traces
subsistent encore visiblement à toutes les pages. L'épopée
de Gilgamès, en effet, est avant tout un poème national
et rehgieux.
La basse Chaldée (2) nous apparaît, à travers le
(1) Ll' £nuiUi\izir fait partie de la chaîne du Zagros, la plus rap-
prochée de la Babylonie.
(2) La basse Chaldée : 1" Aspect général : H, 11, 38, 40, 43;
11. III, 0, 7, 12, 21, 32, 34, 39, 42, 47-48, 50, 51; II, IV, 2, 4,7;
11, V, 3, 23; 111, VI, 9; IV, IV, 7; IV, (?) b, 36; IV, (?) c, 21; VI, 15,
240 IS-TU-BAR — GILGÂMRS
poème, comme une vaste plaine, entrecoupée de collines,
bornée au nord-est par le mont Nizir et au sud-est, du
coté d'Elam, par la montagne de cèdres. Ses limites
semblent s'être confondues avec les limites mêmes de la
terre, tout entière comprise, ainsi que nous l'avons déjà
dit, de rOrient à l'Occident, entre les monts Masu, où se
lève et se couche le soleil. Cette plaine était arrosée par
de larges fleuves, tels que l'Euphrate, et d'autres cours
d'eau moins importants. Elle possédait une faune et une
flore variées.
Cette région se trouvait divisée, à cette époque, en
trois pays distincts : le pays de Nizir, au nord-est, le
pays d'Uruk, au sud, et le pays d'Elam, au sud-est; ces
deux derniers, constitués déjà à l'état de royaumes
indépendants et même, comme on l'a prétendu, rivaux.
De ce que, en effet, l'adversaire principal de Gilgamès,
17, i94;IX, 1, 8; IX, II, 1-9, 19-21; IX, IIÎ, 9 ; IX, IV, 40,41; X, V,
6, 7, 8, 17, 18; X, VI b, 25; XI, 12, 101, 105, 108, 110, 140-143,
157, 192, 194, 217, 276, 281 ; XII, I, 18, 23 ; XII, f?) b, 38; (?), (?) a,
50;(?), III b, 3 ;(?),(?) i,16.
2° La flore et la faune : II, II, 39, 40, 41, 46 ; II. III, 6, 11, 21,
24, 33, 38, 42, 45, 51 ; II. IV, 1, 3, 4, 5, 14, 23, 24, 25, 27, 35, 39,
46; II, V, 1,9; III, 111,4, 5, 19; IV, I, 14, 16; IV, II, 16; IV, V, 1,
4, 5; IV, (?) c, 5; IV, VI. 41, 43; V, I, 1-3, 6-10; V, II, 44; V, VI,
42; VI, 12, 18, 19, 43, 48-aO, ol, 52, 61, 63. 64 ; VIII, I, 16, 17,
22, 23, 27, 29, 30, 42, 43-46; IX. I, 9; IX, V, 47-51 ; IX, VI, 24, 27,
28; X, II, 3. 29;X,III, 41,45; X, V, 3,6,7,10, 11, 31; X, Vb, 11,
14, 20, 21 ; X, V c, 46; X, VI, 30; X. VI b, 11, 15, 19, 22, 24 ; XI,
44, 45, 71, 86, 147-148, 150-151, 153-154, 159, 188, 190, 284, 285,
286,291, 295,297-299,304-303,313, 314; XI, b, 10; XII, 1, 16,31 ;
XII, II, 22 ; XII, (?) a, 10 ; XII, (?) b, 34 ; (?), (?) a, 48; (?), III b, 2, 7, 8,
9, 10, 12, 14; (?i, (?) c, 47; (?), (?) d, 46, 47; (?), (?) e, 2 ; (?), (?) f,
16, 18, 19, 20, 21 ; (?). (?)j, 4,3.
3° Divisions géographiques : a) le pays d'Uruk : II, Y, 31 ; IV, II,
38,39, 49, 50.— 6) le pays d'Elam : IV, I. 14; IV, II, 11-12, 14-16 ;
IV, V, 1, 4, 5; IV, (?) b, 33, 40, 44-46; IV, VI, 45 ; V, I, 1-10; V, II,
44 ; X, V, 10; X, Vb, 14; X, V , 46; X, VI b, 15. — c) le pays de
ïNizir : XI, 141, 142, 143-143.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 241
Humbaba, est d'origine Élamitique (1), on a cru recon-
naître, dans la lutte des deux héros, une personnification
de la vieille rivalité qui exista entre Uruk et Elam.
Quoi qu'il en soit, la basse Ciialdée (2) paraît avoir
été, dès ce moment, assez florissante. Au milieu de la
plaine, s'élevait Uruk supuri, « Uruk la bien gardée » , une
grande ville, fière de ses remparts, d'aspect pittc»resque,
d'ailleurs, avec ses maisons basses, aux rares ouvertures,
bâties tout le long de rues bien tracées, avec ses palais
et ses temples, se dressant au milieu de jardins et de
bosquets. On y rencontrait, en outre, d'autres villes assez
importantes : Nippur, l'antique Surippak, Ganganna,
Babel et Cutha.
Dans ces divers centres, la famille et la cité elle-même
revêtaient déjà des formes bien définies. La famille (3) y"
constituait un groupe, dont le père, son chef naturel,
était regardé comme le maître absolu. Nous le voyons,
en effet, entouré de ses femmes, de ses enfants, de tout
un peuple de serviteurs et de servantes, distribuer à
chacun, selon son bon plaisir, des caresses ou des coups.
(1) Hiunba esl le nom d'un dieu élamile, qui osl cnlré dans la
composition de divers mots, seuvant k désigner des personnes ou
des lieux : Huinbanigai^, Tilhumbi, etc. Quant à la signification de
l'élément syilabique ba, elle reste inconnue.
(2) Les villes de la basse Chaldée : 1" Uruk supuri : 11, 1, 9, 10 ;
II, II, 19, 24, 32; II, IFI, 14, 27; II, IV, 36-39, 44-46; II, V, 1, 6, 24,
III, III, 9; III, IV, 39; III, V, 6; IV, 1, 22-23, 27-28; IV, II, 7, 35,
46. 48, 49; IV, IV, 3; VI, 13-14, 34-35, 174, 196, 197, 207; X, VI b,
17, 29; XI, 260, 269, 320, 322, 323-324, 325-326, .327, 328; Xll, I,
13; XII, II, 28; (?), lll b, 11-12, 13-14, 15-16; {?), (?) c, 6; (?), (?) i, 24.
2» Nippur: Vlll, l, 46; (•?),Illb, 20; (?), (?) 1, 13. 3° Surippak: XI,
11-13. 23, 35, 40. 4» Ganganna : (?), III b, 6. 5» Babel : (?), III b,
21 ;(?),(?) 1,7. 6° Cutha :(?),(?) 1,12.
(3) La famille : II, II, 16, 17, 20,23, 27, 28; II, III, 25; III, VI, 3;
IV, II, 46, 48; IV, (?) a, 4; YI, 6-9, 42, 46-79, 173; IX, lil, 3; X,
V b, 19; X, VI b, 21; XI, 85, 112; XI b, 9; XII, I, 24-27; XII, II,
15-18; XII, VI, 6-7 ; Xll, ('?) a, li>.
242 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
C'est là le régime patriarcal saisi dans sa pleine rigueur.
Quant à la cité (i), elle était soumise, elle aussi, à une
organisation régulière. A sa tête était un roi-pasteur,
ayant pour attributs la couronne et le sceptre, une sorte
de tyran, qui ne reconnaissait d'autres lois que son
caprice. Immédiatement au dessous de lui^ se plaçait une
aristocratie puissante, comprenant plusieurs castes : celle
des prêtres, des guerriers et des nobles. Il semble
que ces divers corps, réunis en assemblée générale dans
certaines circonstances extraordinaires, aient eu voix con-
sultative. Enfin, tout au bas de l'échelle sociale, venait
la foule obscure des artisans, des marchands et des
laboureurs. C'est là, on le voit, une monarchie absolue
déjà tempérée par un mélange d'oligarchie. Une telle
constitution remontait sans doute à une époque fort
reculée. Dans notre poème, en effet, il est question « des
porteurs de couronnes, qui, jadis, gouvernèrent la
contrée » et aussi, de la distinction établie, de temps im-
mémorial, à Surippak, entre « le peuple et les anciens. »
Une telle société était déjà parvenue à un certain
degré de civilisation (2). Les Chaldéens, en effet, sem-
blent avoir possédé l'écriture de toute antiquité. Ils s'en
(1) La cité: II, II. 17.22, 24,25, 28; M. III. 20; II, IV, 47: II, V
7, 12, 29; 111, 111, 2; 111, IV, 38; 111, V, .i; IV, II, 40-i3; IV, IV, 2:
V, 1, 13; VI, 15-16, 3j), 58, 62, 64, 128, 130, 141, 16S, 187, 197,
198-203; X, V b, 32, 33 ; XI, 3o, 68, 86, 162; XI b, 9; XM, i, 20 :
XII, (?) b, 37-39, 42-43 ; ç!), (?) e, 3, 4 ; (?), (?) h, 11-14
(2) La civilisation : I" Ecriliiro ; II, I, 8; XI, 323-32'i, (?), (?^
f. 23.
2' LclUe.^ : M,~323-32i.
3' Sciencca : a) Sysièiiic des noiiibrob cl uiosure.^ ; IJ, ii, 44 ;
II, III, 48, 50; I V, (?) b, 44-45; V, I, 11, 12; V, II, 23, 24; V, VI,
44; VI, 52, 55, 104, 111,130, 140, 141,143, 187-188,189-191; VIII,
I, 41, 44-45; VIII, VI, 21, 23-24, 26; IX, 111, 10; IX, IV„47, 50;
IX, V, 23, 26, 29, 32, 35, 38, 44; X, I, 3: X, III, 23, 41, 43, 49; X,
IV, 4-7, 8; i:i, 16: Xi, 28-30,57, 58, 5'.», (iO, 01, 02, iVS. CO, r.7, 68-7(i-
IS-TU-DAR — GILGAMES 243
servaient, dès cette époque, pour graver, sur des tablet-
tes d'argile, de courtes inscriptions commémoratives ou
même de longs poèmes, où se révélaient leurs aptitudes
littéraires. Ils ne restaient pas non plus étrangers à la
science. Ils étaient les inventeurs d'un système de
nombres et de mesures, ingénieux et commode à la fois,
à l'aide duquel ils appréciaient les grandeurs, suppu-
taient le temps, mesuraient les distances, déterminaient
la superficie, le poids et la capacité. Ils n'ignoraient
pas absolument la physique et s'adonnaient avec passion
à la cosmographie et à l'astronomie, mais, dans l'é-
tude des phénomènes célestes et terrestres, ils se bor-
naient à noter les apparences et à les expliquer par l'ac-
tion des dieux. Plus encore que les lettres et les sciences,
l'art et l'industrie avaient pris parmi eux un dévelop-
pement considérable. Ils connaissaient les principes et
la technique de l'architecture et de la plastique. Us
construisaient en brique ou en pierre de solides rem-
parts, des habitations commodes, des palais et des tem-
pies magnifiques qu'ils décuraient de statues. Ils sa-
vaient également tisser de belles étofiès, travailler le
80, 128, 130, 140, 143-146, 156, 158, 208, 224-229, 236-241, 300-301,
314, 318-319, 325-326 ; (?) III, 15 ; (?), (?) c, 46; (?j, (?) i, 17.
h) Physique : IV, (?) c, 15-20; XI, 97-108.
c) Pourlacosmo^'rapliieell'aslronomie, voir plushaiilp 228-231.
i" Art et industrie : II, I, 9, iO. U; II, II, 2, 3'»; II, III, 22, 43;
II, IV, 10, 12, 17, 18; II, V, 14; 111,111, 6. 9; III, IV, 30, 31, 32, 35,
36, 37; m, V, 3, 4, 9; IV, I, 22, 27; IV, II, 3-5, 7, 44, 46, 48; IV,
IV, 3; IV, (?) a, 6; V, II, 36, 39, 40-41; VI, 1-5, 10-14, 20-21, 2o,
27, 28, 31, 34, 3;j,, 36, 39, 5'i, (iO, 77, 174, 17o, 192, 207, 208; VJIl,
I, 19, 32, 38, 39, 47; VIFI, VJ, 22, 27; IX, V, 48, oO; IX, VI, 25, 26,
29, 36; X, I, 1; X, II, 29; X, III. 38, 39: X, V, 30; X, V c, 46, 47,
48; X, VI, 26; XI, 68, 73, 76, 81-83, 158, 165, 226, 238, 255, 238,
259, 262, 264, 267, 268, 271, 288, 315, 322, 325, 327, 328; XII, I,
13, 14. 20, 22, 30; XII, II, 21, 28; XII, VI, 4; 10; XII, (?) b, 37.
38 ; (?), III b, 16, 23; (?), (?) e, 5; (?), (?) f, 14, 15, 17, 19; (?), (?)
j, 13.
244 IS-TU-BAK — GILGAMÈS
bois, le métal, lor, l'argent et les pierres précieuses,
dont ils fabriquaient toute sorte d'objets d'utilité ou de
luxe.
Mais ce peuple, rude encore malgré son goût de civi-
lisation, se plaisait surtout à la chasse et à la guerre (1).,
Contre les fauves il luttait de ruse ou de force, tendant
des filets, creusant des fossés ou attaquant de face. Avec
les hommes, déjà, la tactique était plus savante. L'ar-
mée paraît avoir été, dès cette époque, assez fortement
constituée. Composée de troupes indigènes et auxi-
liaires, commandée par un seul chef, elle faisait des
sièges en règle et essu^^ait de vraies batailles rangées.
Comme armes défensives les guerriers portaient le cas-
que et la cuirasse ; ils avaient pour armes offensives,
l'arc, le glaive et la hache. Ils se montraient très ar-
dents au combat et ne rédoutaient point la mort, car,
ils savaient le sort bienheureux qui attend dans l'Aral,
les braves tombés sur le champ de bataille. Aussi ces
anciennes guerres, sauvages et meurtrières, ne se ter-
minaient guère que par l'extermination de l'ennemi.
Non moins que la passion de la chasse et de la guerre,
les Chaldéens eurent le goût des aventures lointaines,
l'établis le long des rives du Tigre et de l'Euphrate, dans
le voisinage même de la mer, ils furent marins autant
par nécessité que par vocation. Ils excellèrent, de bonne
heure, dans l'art de la navigation (2). De quels procédés
(1) La chasse el la guerre: 11,1,9: 11, III, 9-10, 36-37; JI, VJ, 22:
111, IV, 39; 111, V, 6; IV, I, 15; IV, 11, lb\ 37-43; IV, VI, .33, 39;
V, ], 13; V, 11, 21. 'i2: V, VI, 41, 45, 46; VI, 1-i), 120-124, 128-147,
167-170, 174; Vlll, VI, 31, 32, IX, 1, 15, 16, 17; IX, V, 43; X, 11,
4, 5; X, 111,40, 44; XI, 5, 55, 122, 130-131,322; XII, I, 18-19; XII,
II, 26; XII, m, 4, H, 19; XII, VI, 4-7; XII, (?) a, 9; (?), (?) a, 38;
(?), (?) h, 10-14.
(2) La navigation ; X, 11, 28, 41, iO, 48; X, 111, 32, 41, 42, 45,
iO, 47-41»; X, IV, 4-7, 8-9, il, 15-16; XI, 24, 27, 28-31,50-67, 70,
IS-TU-BAR — (HLftAMES' '^ i.)
ils usaient pour construire et équiper un vaisseau, nous
rapprenons, au cours de notre poème, par la description
même de l'arche. Pour cela, ils dressaient d'abord la char-
pente d'après un plan, puis en adaptaient les diverses
parties entre elles de façon à constituer un vaste cotïre
percé de portes et de lucarnes, protégé .en haut et en
bas par un lit de roseaux et muni davirons. Ils divi-
saient ensuite l'intérieur en plusieurs étages, et chaque
étage en compartiments. Enfin, ils l'enduisaient dp
bitume et de naphte tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. De
tels vaisseaux pouvaient supporter de lourdes cargai-
sons, et sous la conduite d'un pilote expérimenté, résis-
ter aux gros temps, puisque nous voyons Tarche de Sa-
mas-napistim surnager au-dessus des eaux du déluge.
Nul peuple ne fut plus profondément religieux que ce
peuple de guerriers et de navigateurs. Les Chaldéens, en
effet, avaient peuplé l'univers d'une infinité d'êtres sur-
naturels, dieux ou démons.
Leurs dieux ( 1 ) ne furent point d'abord distincts des forces
de la nature. Ce caract<'Te physique, qui est resté em-
preint dans la plupart des noms qui servaient à les dé-
77,79, 85,89,94-9ri, 136, 141-14.5, 172, 198-200, 208,221, 223, 248-
249, 272-273. 277-278, 294, 3o9, 317, 32!; XI h, 7, 11, 14-18: (?),
III b, 4.
(l)Sur iês dieux en général : II. II, 19; II, IV. 3\ ; 111, 111, V);
IV, 11,45; IV, III, 44,45; IV,(?) c, 5; V,I, 6; IX, I. 11; IX, II, 14,
16, 18 ; IX, V, 47 ; IX, 6, 35; X, I, 7; X, V, 38; XI. 10, 114, U6,
118, 12.5-126, 160-i62, 165, 167, 203, 206, 283 ; (?), (?)à, 36, 37, 39,
40; ?i, III 1). 11 : (■?), (?) .1, 44; (?),(?) g, 12. IS. 19, 50; (?), (?)], 3,
14.
Leur nature : II, IV, 34; IV, II, 18 , 21, 22 ; VI. 21-79, 80-114,
174-177; IX, II, l't : X, I, 7, X, II, b. 23; XI. 97-108. 114-1 l.i,
116, 117-127,160-162, 167-170, 171-175; 186-194; (?), (?) a. 37-'in ;
(?),III b, 11-12.
Leur conslitulion familiale el hiérarchique : 111,111, 10; IV, 111,
49 ; VI, 82-83, 212; IX, 111,3 5; X, VI, 36-39; XI, 7, 13-14, 15,120-
246 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
signer, se manifeste clairement, par des actions déter-
minées, en plusieurs endroits de notre poème.. Mais,
presque partout, ce mode primitif de représentation y
l'ait place aux conceptions zoomorphiques et anthropo-
morphiques. Les dieux que nous rencontrons là. sont
des dieux de chair, à peine dégagés des formes animales,
déjà revêtus des belles proportions humaines. Ils parti-
cipent, d'ailleurs, à toutes nos passions terrestres. Ils
sont, comme nous, mobiles, tour à tour sages et incon-
sidérés, capricieux, irascibles, pitoyables, bons ou
mauvais, suivant les circonstances, mais, en toute occa-
sion, redoutables vengeurs de l'iniquité.
("es dieux, raàles et femelles, forment entre eux des
groupes, calqués sur le modèle de nos associations. Ils
sont répartis par familles, distribués, suivant une hié-
rarchie savante, en dieux supérieurs et inférieurs. Parfois
même, ils se constituent en assemblée, sous la haute
présidence d'Anu.
Chacun d'eux a ses attributions particulières et une
juridiction déterminée ; entre tous, ils se partagent le
gouvernement de l'univers. Souverains maîtres des hom-
mes et des choses, dispensateurs de la vie et de la mort,
ils agissent en diverses manières : tantôt intervenant
directement, par leurs actions et leurs discours, tantôt
indirectement, par la voie mystérieuse des songes.
i2l, 105-10(V. XII. r?j h. 44; (? , (?) a, 40 : (?), Ill b, 25; (?), (?) g,
20.
Leur action par inteivenlion directe : 11,11, 18, 29-35 ; 111, IV,
28-43 ; IV, II, 10-18, 20 : IV, V, 1-6 : IV, (?) c, 12; VI, 21-79; IX,
II, 18; XI, 21-31, 36-47, 87-88, 90-91 : XI b, 1-H, 12-18; (?),
lllb, 17.
Leur action indirecte par les songes: 11, V, 21-31; II, VI, 19, 20-29,
41; m, III, 12-23; IV, (?) b, 32-36, 37-42, 49, (Cf. IV, (?) c, 1); IV,
(?) c, 13-21, 22; VI, 209-212; VIII, VI, 19, 20; IX, I, 13; IX, II. 16 ;
X, Vb, 16 ; XI, 19.5-196; (?), (?) g, 15.
I s -TT'- p. \ R — ("; I L ("; A M I'. •î; 2 i /
Au-dessous des dieux, viennent les démons, (1) dont
quelques-uns paraissent avoir été de vraies divinités,
sortes de génies malfaisants, personnifications des mala-
dies qui se logent en notre corps et jusque dans les
arbres.
Entre les dieux et les démons, se place l'homme (2),
créature de basse extraction et de tristes destinées. Il a été
façonné par l'artiste suprême avec de l'argile, de même
que la statuette, fabriquée par l'ouvrier avec le limon
du fleuve. Il est poussière et doit retourner en poussière.
Après une courte vie, il descend de la terreaux enfers,
la vaste prison, la forte citadelle, où voltigent les om-
bres, pareilles à des chauves-souris, dans les ténèbres
éternelles . Il va se perdre parmi les têtes banales des morts,
qui vivent de boue, à moins qu'un sort illustre et la piété
filiale ne lui aient valu une place de choix, où il boit
l'eau pure en compagnie des siens. On se souvenait
encore, il est vrai, d'un certam Samas-napistim, lequel
avait été, par un privilège spécial, enlevé au ciel parmi
les dieux. Mais le temps était passé dételles apothéoses.
(1) Siu- les démons : II, V, 9: VF, OS; VllI, I, 22 ; X, V, 3, 40, 42-
X, V 1., 24: XI, 24n; XII, I, 19, 21; XII, II, 24, 25, 29, 30; XII, III,
2,3. 6,7,9,10, 17, 18 ; XII, VI, 8, 9; (?}, III b, 13-14 ; (?), (?) f, 11.
(2) Sur l'homme, son origine : II, 11,30-35; XI, 20-22.
Sa destinée: X, Il b, 11, 12-14; X. III 29, 30-31; X, V, 20, 21-
22;X1, 20-22, 119,134,197-205, 284-286,29.1-299. 303-306, 310-31-5;
XII, I, 28-31 ; XII, II, 19-22. 23; XII, III, 1, 8, 23. 27; XII, IV, 1-
13; XII, VI, 1-10, XII, (?) a. 8 ; XII, (?) b, 27-50.
Sa situation vis ix vis des démons : U, 1, 12; VIII, VI, 21-27; IX,
II, 16 ; X, I, 6-8 ; X, VI, 3.") ; XI, 206-271.
Son atlitude vis à vis des dieux : II, II, 10-18, 20-29 ; IV, I, 13;
19 ; IV, II, iO-22 ; VI. 22-79, 178 183 ; IX, I, 10-14 ; XI. 8-20o;
XII, Il 15-27, 28-111. 5; XII, III, 6-11. 17-20, 2I-2V. >). -'. c.
46-48.
Sa position en lace des f;éauis, des monsircs et de^ lauvis : U,
V, 1 : II, V. 9 IV- V: VI, 120-193 ; IX, I, 8-27 ; IX. U, 1-24 ; X3
V.F;
248 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
Gilgamès, le petit-fils de Samas-napistim, avait essayé
d'atteindre rimmortalité à la suite de son aïeul. Un ins-
tant, il avait tenu entre ses mains l'arbre de vie, mais,
hélas ! un serpent de malheur le lui avait ravi. . . L'homme
était condamné désormais à une destinée inéluctable.
De sa naissance à sa mort, il est en butte à la pour-
suite des démons, qui l'assaillent de toutes parts et le
frappent de maladies étranges, auquelles il succombe,
comme Eabani, ou dont il ne se relève qu'avec peine,
comme Gilgamès, à l'aide d'aliments magiques et de
purifications.
Se sentant faible et coupable il vit dans la crainte
perpétuelle des dieux. Qu'ilsoit, en effet, l'objet de leurs
faveurs, le jouet de leurs caprices, ou la victime de leur
haine, toujours il nous apparaît vis à vis d'eux dans une
posture humiliée, et si, parfois, il se redresse de sa fierté
d'homme contre les dieux ennemis et le prend de haut
avec eux, il paye cher de telles licences, ayant à subir
leur colère.
Bien précaire et bien misérable est l'existence de
l'homme ainsi placé entre l<^s dieux et les démons, con-
tinuellement exposé d'ailleurs à de sauvages agressions,
au sein d'une nature âpre peuplée de géants, de mons-
tres et de fauves.
Contre de tels maux, il ne reste à l'homme qu'un seul
recours, c'est à savoir de se rendre les dieux propices.
Or, pour se concilier leurs faveurs, il n'est que de leur
rendre le culte qui leur est dû.
Aussi, voyons-nous l'homme élever à ses dieux des
temples, grands et beaux commes des palais, où se dres-
sent leurs statues, revêtues d'ornements magnifiques, où
se déployent à certains jours d'imposantes cérémonies,
richement dotés d'ailleurs et servis par tout un peuple de
fonctionnaires. En dehors de ces temples, certaines
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 249
montagnes, certaines villes paraissent leur avoir été spé-
cialement consacrées.
L'homme honore encore la divinité par des offrandes
et des sacrifices. Ces dieux antiques, ne sont point encore
faits dune matière si subtile qu'ils ne se plaisent à man-
ger, à boire et à dormir, comme de simples mortels, à
respirer l'odeur de l'encens et autres parfums exquis,
voire même à recevoir de petits cadeaux (1 ).
Il lui rend aussi des hommages et lui adresse des
prières. Il se tient devant sa divinité, la droite levée, ou
se prosterne devant elle et lui baise les pieds. 11
l'invoque en toute circonstance, pour être délivré d'un
tyran, du fléau de la guerre, du danger ou de la mala-
die, pour obtenir de revoir l'ombre d'un ami. Il use dans
ses prières de termes parfois très toucliants, s'adressant
à la divinité comme à un père ou à une mère (2).
Hommages et prières, offrandes et sacrifices sont des
actes de religion essentiellement intéressés. Toute la
théorie en est incluse dans cette formule : « Nous t'avons
rendu des hommages, o roi ! En l'etour, tu nous accor-
deras ta protection, o roi ! » C'est là, entre les dieux et
les hommes, un échange de bons procédés, une ma-
nière de contrat, un véritable prêté-rendu (3).
Mais l'épopée de Gilgamès n'est pas simplement un
reflet des idées nationales et religieuses de la racechal-
(1) Sur le ciiUe puromcnt exléricui- : II, I, 10; II, 11, 22; II, TV,
30-37, 44; JII, III, 9; III, IV, 30; IV, 1, 22-2:^ 27-28; IV, II, 3-5, 7;
V, I, 6; VI, 10-14, 27, 46-47, 175. 184-185, 192-193; XI, 75, 76.
164,325,327, 328; XII, I, 13; Ml, II, 28; (?), III b, 23.
(2) Sur les offrandes et sacrifices : IV, 11,8 9, 44; IV, (?) b, 44-
46 ; VI, 13, 17-19, 59-60, 61-66, 192-I9.3; XI, 69, 71-72, 76. 156-
159 (Of. 167, 168), 3M, 319 ; (?), (?) a. 32. 33.
(:^) Sur les hommages et prières : II, H, 16-17, 20-28; l\', I, 13-
16; IV, II, 10-22; VI. 15-16, 72; IX, I, lO-l/i; X, VI, 36 ; XII, II, 15-
27. 28-III, 5: XII, III, 6-11, 17-20, 21-25; (?),(?)c. 46-48; (?), (?)
g, 18.
250 IS-TT'-BaR — OILOAMKS
déeane, a une époque déterminée de son histoire. Il
arrive aussi, au cours du poème, que les sentiments
particularistes font place à des vérités plus largement
humaines. Un accent plus profond coupe heureusement,
en maints endroits, le thème banal inspiré par la cir-
constance.
Ainsi, sur la femme, le poète chaldéen nous a-t-il fait
part de Texpérience des antiques générations, qui fut
aussi celle de tous les temps. Nul assurément, mieux
que ce mage, ne nous a révélé cet être double et con-
tradictoire, à la fois charmant et redoutable, nul ne nous
a dévoilé d'une main plus sûre les mystères de ce cœur,
où s'allient, en des proportions étranges, la douceur et
la cruauté. Harimtu et Samhatu, si délicieusement per-
verses qu'elles arrachent à ses bêtes le monstre Eabani
et l'attirent à elles, Istar, la Vénus inassouvie, abê-
tissant, paralysant ou tuant ceux qu'elle a séduits,
dans sa furie d'amour, sont vraiment des créations
éternelles.
De même, où trouver ailleurs une peinture plus vraie
de l'amitié. L'amitié de Gilgamès et d^Eabani est au
nœud même de l'action. Au début, Gilgamès envoie
quérir Eabani, puis, une fois qu'il se l'est attaché, nous
voyons les deux amis, toujours inséparables, courir les
mêmes aventures, jusqu'au jour où la mort impitoyable
vient les désunir ; alors, Gilgamès, inconsolable, part à
la recherche d'Eabani, qu'il lui est donné enfin de revoir
dans une suprême évocation. L'épopée de Gilgamès, on
le voit, est à la lettre le poème de lamitié. Qu'on relise
en particulier, pour mieux s'en convaincre, cette scène
familière, où les deux héros, après avoir terrassé le
taureau divin, suscité contre eux par la colère d'Istar
et lavé leurs mains dans l'Euphrate, s'asseoient à côté
Vwn de l'autre comme des frères, ou encore, cette laoïen-
I3-TU-BAR — OILGAMÈS 2'>\
tatioQ souvent répétée de Gilgamès sur Eabani, où re-
vient le doux nom d'ami, avec une insistance si tou-
chante.
Dans ces âmes antiques, partag-ées outre l'amour et
l'amitié, déjà se lait jour aussi la pitié, sentiment mys-
iHi'ieux, né, s'il faut en croire ce sage do. Chaldée, au
cœur d'une femme, mais épelé d'une façon intelligible
par une voix d'homme. A sa femme, visiblement émue
de la souffrance de Gilgamès, Samas-napistim adresse
cette parole, sublime dans sa simplicité : « Tu souffres,
je le vois bien, de la souffrance de l'humanité ! »
Mais l'intérêt général du pO('me n'est point tout entier
dans de tels sentiments. L'homme, en effet, ne s'y dé-
couvre pas à nous seulement par ce côté extérieur, mais
encore dans ce qu'il a de plus intime, dans son fonds
de Veligiosité native.
Aux temps anciens, l'homme sans cesse aux prises
avec une nature rebelle, peuplée de monstres et de bêtes
féroces, toujours en guerre avec ses semblables, ses
pires ennemis, eut beaucoup à peiner et à souffrir. Ainsi
voyons- nous Gilgamès et Eabani lutter sans paix ni trêve
contre Humbaba. le taureau divin, les lions... Dès cette
époque d'ailleurs, Ihomme était divisé avec lui-même.
Toujours désireux du bien, souvent il faisait le mal, oîi
l'entraînait sa nature violente. Aussi vécut-il longtemps
sous le coup d'une menace perpétuelle, car, il se recon-
naissait coupable et n'ignorait point que les pécheurs
encourent de terribles châtiments de la part des dieux.
On racontait, en effet, qu'autrefois, à cause de la cor-
ruption de la ville de Surippak, la terre entière avait été
noyée, de par le dieu Bel, dans un déluge, auquel
Samas-napistim n'avait échappé, que grâce au dieu Ea, à
cause qu'il était jut=te.. Que faire, en cette extrémité,
sinon se tournei- vers les dieux er, tenter de les apitoyer
252 IS-TU-BAR — ftlLGAMÈS
par des supplications et des offrandes ? Ainsi, voyons-
nous encore Gilgamès et Eabani, adresser des prières à
Samas, à Sin, suspendre un ex-voto dans le temple du
dieu de Marad, et Samas-napistim, sauvé du déluge,
offrir un sacrifice d'action de grâces... Or, de telles
prières et de tels sacrifices, malgré les formes caduques
qu'ils ont revêtues, ne sont-ils pas, à leur manière, une
preuve vivante de cet instinct d'adoration, qui, de tout
temps, a fait brûler de l'encens et pousser des cris vers
le ciel ? N'est-ce pas là ce même besoin d'infini qui nous
tourmente, alors que nous sortons de la lutte humaine, le
corps et rame endoloris ?
Mais il y a plus encore : ces mêmes hommes, harcelés
sans cesse par le démon de la maladie, parfois avertis
par ces coups subits qui les frappaient dans ce qu'ils
avaient de plus cher, connurent cette étrange tortUre
du condamné, calculant les heures qui le séparent de
sa fin. Gilgamès, privé tout d'un coup d'Eabani, déjà
atteint lui-même d'un mal secret, goûta par avance,
avac les tristesses de la séparation J'amertume de la mort.
Oh ! ce cri arraché tout ensemble à Tamitié et à la peur :
« Mon ami, celui que j'aimais tant, est retourné en
poussière ; moi, je ne veux point mourir comme lui... »
quelle àme a jamais rendu un son plus humain ! N'é-
tait-il donc pas possible de se soustraire à cette dure
fatalité? La science n'avait-elle pas de remède à opposer
à ce mal de la mort ? Gilgamès accompht un long voyage
en quête de l'arbre de vie qui devait le rendre immortel.
Il avait enfi.n découvert la plante salutaire, et s'en reve-
nait joyeux, lorsque, tout d'un coup, par une amère iro-
nie, un serpent sortit la terre et la lui ravit. Hélas I il
s'était fatigué en pure perte, la science n'avait point
tenu ses promesses! Que faire, en de telles conjonctures,
sinon se tourner encore une fois vers les dieux et de-
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 253
mander à la religion ce que la science ne donne pas, la
certitude d'une vie meilleure ? Gilgamès, en effet, frustré
dans ses recherches, vint se jeter éperdu dans les bras
de ses dieux, qui. pris de pitié, lui dévoilèrent, dans une
évocation, un coin du royaume mystérieux de la mort et
lui mirent au cœur l'espérance.
Ainsi, d'un côté, joies et déceptions de l'amour, dou-
ceur de l'amitié, goût de la pitié, de l'autre, besoin
d'adoration né de la souffrance, peur du néant, désir
inquiet d'immortalité, qu'une science décevante exas-
père et qui ne s'apaise que dans la croyance, n'est-ce pas
là l'expression même de la vie sociale universelle et de
la vérité religieuse éternelle ?
{A suivre).
J. Sauveplane,
Ancien élève de l'École des Hautes Éludes.
CHROÎ^IQUE
I. — La Science des Keligioiis. — La Hevue des
FacuUés catholiques d'Angers, publie dans un de ses derniers
numéros, un article sur la science des religions, par Mgr Jude
de Kernaeret, professeur à la faculté de théologie.
« La science de la religion, écrit l'auteur, la théologie, est au-
jourd'hui combattue par toutes les forces liguées de la libre-
pensée et de l'hérésie.
Pourtant, par le fait même de cette persécution, il s'est pro-
duit, de l'aveu de tous, dans l'enseignement supérieur surtout,
une fâcheuse lacune. On a beau être libre-penseur, si l'on n'a
pas perdu tout bon sens et toute bonne foi, on est bien forcé de
convenir que les « phénomènes religieux » ont joué et jouent
encore un certain njle dans l'histoire du genre humain. On ne
pouvait pas supprimer entièrement tout cet ordre de « phénomè-
nes >». On les a classés sous une dénomination particulière et on a
ainsi obtenu, sinon une science nouvelle, du moins un mot nou-
veau. Ces faits sont l'objet de la science, aujourd'hui fort à la
mode, dite « Ihiérologie. » Nous l'appellerons plus simplement :
la science des reUgions.
Cette science, avons-nous dit, se propose de remplacer dans
les programmes la vieille théologie. De fait, en Hollande, par
exemple, la patrie de M, Tiele, une des lumières <• hiérologiques » ,
la substitution a eu lieu sans peine dans les Universités. En An-
gleterre, les Hibbert's lectures, conférences faites en vertu de
la fondation Hibbert, afïectent la forme de cours de facultés. En
France, la nouvelle science est cultivée non seulement à l'École
des Hautes Éludes et au Collège de France, mais aussi à la faculté
de théologie protest.mteetàla Sorbonne. De.s manuels .sont publiés.
CHRONIQUE 255
des articles de revues paraissent, une revue même a vu le
jour, la Revue de l'histoire des religions. A celte revue,
écrite dans un esprit rationaliste, un prêtre distingué du clergé
de Paris, M. l'abbé Peisson, a eu l'heureuse idée d'opposer la
Revue des religions.
Il y a encore le musée Guimet. Qui na entendu parler du mu-
sée Guimet? On y voit quelques beaux dieux classiques de la
Grèce et de Rome, quelques /ifa, quelques A m on, quelques Neith
de l'Egypte, mais surtout des Vie/mou et des Siva, des déesses
Kalielôes, Bouddha à foison. Car Bouddha, le Sakia-Moum,
le solitaire des Sakias, Gautama, pour l'appeler de son nom le
plus vraisemblable, Bouddha est devenu l'idole de l'Occident
comme de l'Orient : on compte à Paris seulement une vingtaine
de sectes plus ou moins bouddhistes ; et M. de Rosny, un homme
de science — et dimaginalion, — s'est fait son apôtre.
A propos de M. de Ro.sny, parlerons-nous des belles dames
cosmopolites qui occupent leurs loisirs à acclimater parmi nous
le « pessimime >■ et le Nirvana ? Non. Disons .seulement, en
deux mots, que 1" initiative de ce mouvement est due au colonel
Olcott, un Américain, — et passons.
Le musée Guimet n'est pas seulement un musée, c'est encore
un centre littéraire. 11 y a là une bibliothèque, et l'on y publie
des Annales fort érudites, commme aussi des livres de vulga-
risation, dus à la plume du directeur, fort complaisant du reste,
du fameux musée. D'ailleurs lout se fait de ce côté avec une
impartialité parfaite. M. Guimet, un riche négociant de Lyon,
n'a, paraît-il, jamais eu l'intention de se joindre aux ennemis du
christianisme. Le Conseil municipal de Paris a même craint un
instant que la vue des />02/ssrt/^s ne donnât aux Parisiens quelque
idée religieuse, et il y a eu à ce sujet, au sein de celte célèbre
assemblée, une curieuse discussion. La majorité a pensé que, à
tout prendre, les susdits powssaAi- pourraient devenir des auxi-
liaires de la libre-pensée ; grâce à cet avis judicieux, l'hospitalité
de la ville-lumière leur a été gracieusement accordée. Des bonzes
ont même donné une représentation, — pardon, ils ont célébré
un office, — auquel ont assisté les plus émments personnages de
la République 1
256 r.HRONIQUE
Tout cela attire de plus eu plus l'attentiou sur les diverses
manifestations de la pensée religieuse et nous décide à donner ici
à grands traits le plan de l'enseignement nouveau, à indiquer les
idées principales qui s'y font jour et les faits considérables qu'il
constate. Cet enseignement, d'ailleurs, s'imposera bientôt à toutes
les grandes écoles catholiques. Déjà, à l'Institut catholique de
Paris, un maître éminent, M. l'abbé de Broglie, a été chargé de
débrouiller ce chaos. Il s'en est tiré avec grand honneur, et
nous ne connaissons rien de plus clair et de plus substantiel que
son opuscule : Problèmes et conclusions de l'histoire des
religions.
Nous n'avons pas la prétention de rivaliser avec notre savant
ami, et nous nous nous plaisons à avouer que ses enseignements
nous ont servi de guide dans nos recherches personnelles, comme
en définitive ses conclusions sont les nôtres.
Examinons successivement les divers systèmes généraux, qui
prétendent expliquer « l'évolution religieuse « de l'humanité.
Nous verrons ensuite ce que l'on peut avancer de certain ou de
probable sur les diverses formes que la religion a revêtues chez
les différents peuples
Voici maintenant les conclusions de l'auteur :
« D'abord, rien, dans les données historiques que nous avons
rappelées, rien n'exclut le monothéisme primitif ; tout, au con-
traire, rend son existence probable, tandis que l'hypothèse oppo-
sée reste une pure création de parti pris.
De plus, nous devons conclure, après l'examen de toutes les
croyances religieuses de l'humanité, à leur infériorité à l'égard du
christianisme. Tout ce qu'elles contiennent de bon, le christia-
nisme le possède. Toutes leurs lacunes, le christianisme les
comble. Monothéisme précis, espérances positives, morale com-
plète, il a tout ce qui manque aux plus grandes religions.
Rien donc de plus inoffensif, rien même de plus utile que la
nouvelle science, fort vieille d'ailleurs, dont on mène si grand
bruit. Elle ne peut servir aux dessins de la libre-pensée qu'à la
condition d'être traitée avec un esprit préconçu, avec un esprit
anti- scientifique. H y a donc là un champ à cultiver pour les
honnnes d'étude qui joignent le bonheur de croire à l'avantage de
CHRONIQUE 257
savoir. Leurs travaux contribueront à faire la lumière au milieu
de ces ténèbres palpables que les ennemis de la vérité entretien-
nent soignauseraent et défendent de toutes leurs forces contre les
rayons du soleil. »
— La Revue des Revues mentionne à son tour les travaux ré-
cents sur la science des religions et fait ressortir son importance.
« Nos lecteurs, lisons-nous dans un de ses derniers numéros,
ont eu l'occasion de constater, a plusieurs reprises, le grand mou-
vement qui se manifeste dans le domaine religieux. Il a été
donné à notre fin de siècle, si incrédule et si railleuse, de dé-
velopper d'une façon prodigieuse cet invincible besoin du mysté-
rieux, qui réside au fond de nos âmes. Dans les articles consa-
crés à X Avenir de la religion et à \ Evolution religieuse^
nous avons fait ressortir ce fait surprenant, que cette activité
fiévreuse, non seulement règne dans le domaine purement reli-
gieux, mais s'efforce également d'envahir le domaine des sciences.
Ce mouvement prend de telles proportions que la Bévue des
Revues ne saurait s'en désintéres.-er. Fidèles à notre principe
d'impartialité et de tolérance absolues, nous relevons au
même litre les articles des croyants et ceux des non croyants.
C'est en vertu de ces principes, que nous olïrons à nos lecteurs
le résumé d'un article remarquable que M. J. Fontaine vient de
consacrer dans les Etudes rédigées parles Jésuites, ^\di science
des religions {hier o graphie). Rappelons à ce propos que le
même périodique a déjà publié un travail du même auteur (jan-
vier 1892), sur l'état actuel de \ hier o graphie. M. Fontaine
reconnaît avant tout l'utilité de celle science et admet que son
enseignement ne disparaîtra plus du programme des hautes
études, car elle se rattache par trop de liens au progrès qui s'est
opéré dans toutes les branches des sciences historiques. Cet aveu
est du meilleur augure pour celte nouvelle science, qui gagne
de sérieux alliés dans les personnes des successeurs des pères
Ricci, Gaubil et lant d'autres, qui ont contribué d'une façon si
puissante au progrès de la philologie comparée, cette base solide
de la science des religions. » L'auteur analyse ensuite l'article
puhliéé par les études religieuses au mois d'octobre dernier.
Il y a un siècle, nous dit le grand périodique dirigé par les
258 CHRONIQUE
Pères de la compagnie de Jésus, on ne connaissait guère de lan-
tiquité que les civilisations brillantes qui s'étaient épanouies sur
les rivages delà Méditerranée. Les littératures grecque et latine
nous faisaient cependant entrevoir les civilisations beaucoup plus
anciennes de l'Egypte et du bassin del'Euphrate et du Tigre. Mais
les documents quelles nous fournissaient étaient des plus in-
complets. L'origine et les progrés de l'égyptologie, les décou-
vertes merveilleuses faites dans le bassin de l'Euphraie, les
innombrables et précieux manuscrits que des cherclieurs pa-
tients et sagaces ont rencontrés dans les bibliotbéques euro-
péennes et les monuments de rarchilecture ancienne, mis au jour
tout récemment, ont révolutionné les éludes du passé.
Le palais de Rliorsaba, bàli par Sargon, père de Sennachérib,
résidence d'été des rois assyriens, ofîre à l'admiration des archéo-
logues des peintures et des sculptures couvrant à peu près 6,000
mètres carrés de superficie. Les murailles sont ornées de bas- reliefs
et d'inscriptions innombrables... Les Anglais firent une trouvaille
qui devait avoir des résultats plus considérables encore. Ils
mirent au jour la bibliothèque d'Assurbanipal, composée, pré-
tend-on, de 20,000 volumes... Cette bibliothèque a été trans-
portée en grande partie au British Muséum. On travaille encore
à sa reconstitution et à sondéchilTrement... Selon M. Lenormant,
les matériaux qu'on y retrouve, relatifs au passé religieux de
l'Assyrie et de la Babylonie, sont inappréciables... D'autre part,
la philologie nous a révélé cet extrême Client, dont les hiéro-
graphes étudient les religions avec tant d'ardeur. . . La philologie
comparée, dont Leibnilz eut le premier l'idée, et qui doit tant au
père Cœurdoux, le célèbre missionnaire jésuite, les études des
langues orientales, l'apparition de la Grammaire comparée de
13opp, voilà les éléments de la science de religions.
A mesure que les deux Schlegel, Wilkins, Eugène Burnouf,
Bopp et bien d'autres décomposaient, en quelque sorte, le méca-
nisme grammatical et logique des langues indo-européennes, on
tâchait peu à peu d'arriver à une complète résurrection du passé,
dans lequel les religions ont joué un rôle si prépondérant. Les
érudits ont été amenés, de cette sorte, ù déchitîrer les livres
sacrés de l'Inde : les Yédas, les luis de Manou, les manuscrits
CHRONIQUE 259
bouddhiques, etc.. La richesse des manuscrits découverts dans
les différentes régions exotiques, est tout à fait incalculable...
Ainsi, Hodgson a reçu, d'un bonze de Palan les livres canoniques
de la doctrine de Cal^:ia-Mouni, et il est arrivé à pouvoir offrira la
société asiatique du Bengale 60 volumes bouddhiques en sans-
crit, et 250 en thibétain... G. Turnour obtint en même temps des
prêtres singhalais une collection en langue /j'Hi des livres boud-
dhiques; un Hongrois, G. de Koros, a découvert de son côté une
véritable encyclopédie iiouddhique .. Ajoutons-y les travaux chi-
nois laissés par le missionnaire Ricci et ses élèves, les pères
Prémare et Gaubil (XYll-^ et XYlll'' siècles) qui ont découvert le
monde chinoise la stupéfaction des savants européens...
Yoilà une série de causes qui devaient nécessairement contri-
buer à l'éclosion et au développement de la science des reli-
gions.
Sagement comprise et étudiée en dehois de tout esprit .sec-
taire, elle éclairerait d'une lumière spéciale l'état passé et pré-
sent des peuples païens De larges horizons s'ouvrent, à cet elïet
devant les hiérographes. Inutile d'insister sur l'mfluence que les
religions exercent, non seulement sur l'esprit et le cœur des in-
dividus, mais encore sur les mœurs, les coutumes et les institu-
tions politiques et sociales. On pourrait ainsi reprendre et faire,
à regard des ditïérents peuples orientaux, ce que Fustel de Gou-
langes a si bien fait pour les Grecs et les Romains, et établir
comment et de quelle façon la famille et la société se sont cons-
tituées sous l'influence des idées religieuses. L'œuvre serait sans
doute plus compliquée et plus difficile que celle faite par l'auteur
de la Cité aiitigue. Quelle part attribuer à chacune de ces reli-
gions si disparates, qui ont dominé en même temps les vastes
empires de lOrient ? Gomment dégager les mille liens qui unis-
sent les croyances avec les mœurs et les institutions du pays?
La science des religions est devenue également nécessaire
pour les missionnaires. « Jamais on ne combattra efficacement le
confucianisme auprès des lettrés chinois, le bouddhisme auprès
des bonzes, le l)rahmanisme auprès de la caste orgueilleuse qui
opprime Tlnde, si on n'a étudié les Kiogs, les lois de Manou et
la Tripitaka. »
260 CHRONIQUE
En Unissant Fauteur relève celte remarque judicieuse du P.
Fonlai.ie, que les catholiques feraient bien, au lieu d'élever contre
cette science des récriminations inutiles, de s'en emparer, et de
lui donner à leur tour une place convenable, dans leurs plans
d'études et dans l'enseignement de leurs universités.
— Voici les principaux cours faite celte année à l 'école des Hautes-
Kludes. M. Marinier y a traité du tabou océanien et des diverses
théories relatives au totémisme. M. Léon de Rosny s'est occupé
des religions de rExtrêmeOrient et de ["Amérique indienne ; il a
étudié le mythe de Sosa Noo, les origines du taoïsme, les reli-
gions du Pérou, les textes bouddhiques, chinois, siamois et japo-
nais, le qquipou, et le Tonalcualt américain. M. Sylvain Lévi
a traité du bouddhisme septentrional et expUqué lAbhidharma-
Koça. M. Amélineau a donné une explicaiion des textes copies
et du livre des funérailles des anciens Égyptiens. M. Maurice
Vernes a fait Ihistoire d'Israël depuis les origines jusqu'à David
et expliqué la première parti du lieu d'isaïe. M. Hartvig Deren-
bourg a continué l'explication du Coran et donné une classifi-
cation des divinités de TArabie méridionale, d'après les inscrip-
tions sabéennes et himyariles. M. André Berlhelot a traité de la
religion à l'époque homérique et hésiodique. M. Sabalier a retracé
l'histoire des conflits de l'apôlre Saint Paul avec les chrétiens
judaïsants. M. Albert Réville a continué l'histoire des dogmes
chrétiens. M. Picavet a étudié la scolastique au temps de St-
Thomas.
A la faculté des lettres, M. Croisel a étudié l'histoire des idées
morales dans la littéralure antique; M. Bouché-Leclercq, la reli-
gion grecque dans ses rapporis avec les institutions politiques ;
M Henry, divers textes védiques ; M. Brochard a fait 1 histoire
des théories morales dans la philosophie grecque.
A l'école des Hautes-Etudes, M. l'abbé Duchesne a étudié les
sources du droit canonique en France avant les fausses décrélales ;
M. James Darmesteler a expliqué des textes zends ; M. Carrière a
fait une élude critique du livre de la Genèse.
M. Albert Réville, a fait au Collège de France un cours sur la
Vie de Jésus; M. Foucart y a étudié, les Mystères d'Eleusis;
M. Glermont Ganneau, les inscriptions hébraïques de Jérusalem;
cimoiNiQUE 201
M Maspéro les textes des pyramides relatifs à l'ancienne religion
de l'Égyple ; M; James Darmesteler des fragments inédits du
Zend-Avesia ; M. Foucaiix. des extraits du Mahâbhàrata et le
Lalila-Vistara.
— L'exposition de Chicago verra en 181)3 au Parlement des
religions, comme disent les américains, c'est-à-dire un congrès
ou seront représentées les dilïérenles religions de l'Univers. Un
comité organisateur a été fondé dans ce but sous la présidence
du Révérend John Henry Barrows.
— L'Université de Pennsylvanie a organisé Tannée dernière
une exposition des dilïérenls objets propres aux cultes orientaux,
avec un catalogue contenant un exposé succint des ditïérentes
religions.
— M. ïoy, professeur de l'Université d'Harvard, a publié à
Boston un œuvre de vulgarisation intitulée : JudaUm and Chrh-
iianHi/. L'auteur étudie d'abord la religion en général, puis il
décrit l'évolution qui va des origines religieuses dlsraëlàl'Evan-
gileetau christianisme. M. Toy est tout-;i fait en contradiction
avec I école traditionnelle.
— M. Otto Pfleiderer a fait ceile année à Edimbourg les cours
delà fondation Gifford.
— La science des religions fait cette année son entrée ofllcielle
à l'Université de Copenhague. M. le Dr. Oscar Hansen y fera un
cours sur la Méthode de la science générale des religions
— A la fin de l'année dernière, la section des sciences reli-
gieuses de f Ecole des Hantes-Etudes a publié un résumé
de ses travaux pendant les trois dernières années. Désormais
chaque section aura son rapport particulier.
— Le docteur Breyer, dUlrecht, publie une série d'études d'his-
toire religieuse sous le litre de : \ieuwe bijdragen op het ge-
hied can godgeleerdheit en i''jsbegeerte. Le manuel d'his-
toire des religions de M. Lauiers, dont nous avons déjà parlé, fait
partie de cette collection.
— M. TabbéDelfour, professeur à l'École St-Nicolas de Nîmes, a
fait ressortir dans sa remarquable thèse, la Bible dans Racine,
l'importance (Jes étudesi religieuses. Il se plaint avec raison que
202 GHRONTQUR
notre critique littéraire ne tient pas assez compte de l'Orient et de
ses antiques religions.
— Lachroniquede la Revue deV Histoire desreligiom apprécie
en ces termes la part qu'à prise M. Ernest Renan au mouvement
actuel de la science qui nous occupe ici : « Dans le deuil national
provoqué par la mort de l'illustre écrivain, il y a une part plus
spéciale et plus intime pour ceux qui se consacrent aux études
d'histoire et de critique religieuses, dont il a été le restaurateur
en France et dans laquelle il a si puissamment marqué l'em-
preinte de son esprit pour le monde scienlifique tout entiei-. I.a
cause à laquelle la rédaction de la Rpime de l Histoire des reli-
gions travaille sans relâche depuis treize ans, élait une de celles
qui lui tenaient le plus à cœur. Par le prestige de son talent litté-
raire, il avait forcé le public à comprendre l'importance et l'inté-
rêt de ces études, sur un domaine que, en dehors des pays pro-
testants, on considérait comme soustrait à l'enquête scientifique
et propre seulement à provoquer des apologies ou des attaques
dédaigneuses et violentes. Ernest Renan a été le principal arti-
san de la nouvelle disposition de l'esprit public qui a rendu pos-
sible la création des chaires consacrées à l'enseignement de
l'histoire des religions, celle des institutions destinées à faire
connaître les mouvements religieux de tous les temps et de tous
les peuples, celle de notre Revue elle-même. En adressant à sa
mémoire l'hommage de notre admiration et de notre reconais-
sance, nous accomplissons le plus élémentaire de nos de-
voirs, n
— Les travaux de la Mission archéologique fra7içaisp du
Caire se succèdent avec rapidité. Le 4'' volume, comme nous
l'avons annoncé est l'œuvre de M. Amélineau, et a pour objet
les monuments pour servir à Vhisioirfi de VEgypte chré-
tienne au TV el V siècles. M. Maspero et ses collaborateurs,
MM. Virey, Bénédicte, Bouriant, Boussac et Chassinat nous ont
donné dans le suivant la description des tombeaux Ihébains. Le
sixième volume contient \q^ fragments de In version thébaine
de fancien Testament publiées par M. Maspero. Le septième
est dû à M. Bourgoin, et contient un précis de l'art arabe. Le
suivant contient des fragments d'un texte que M. Bouriant faitre-
r;TTT10>ÎTOTTE ?'^'-'^
monter an VII* siècle et relatif au concile d"Éphèse. On annonce
pour paraître encore la description du temple d'Edfoii par
M. de Rochemonleix, que la mort vient de ravir, mais dont
M. Maspero continue l'œuvre.
— Sir Alfred RiisselWallace est unpartisandécidé du spiritisme.
On s'en convaincra en lisant son livre sur Jes miracles elle
moderne spiritisme, que publie la librairie des sciences psy-
cliologi(iues. D'après lui on ne saurait révoquer en doute les phé-
nomènes qui se produisent dans les sciences spirites, comme
apparitions, déplacement d'objets, etc. Le nombre et la valeur des
témoignages en font un fait d'une vérité indiscutable.
— M. Fr. Paulhan a publié dans la Revue dea Deux Mondes,
du l^"" novembre dernier, une étude sur les Ballucinalions véri-
diques et In suggestioii meniale. Il y résume les princi-
paux travaux publiés sur cette matière, aussi importante que
difficile, et il conclut qu'il n'est pas possible de nier certaines ma-
nifestations de la vie psychique, quelques contraires qu'elles
soient aux données de la science.
— Les conclusions de l'école d'anthropologie criminelle fondée
par Lambroso ont trouvé une réfutation complète dans l'excellent
livre de M. le D'' Francotte, et qui a pour titre : UAntropolo-
gie criminelle. Il a été publié à Liège chez Nierstras. Ecrit
avec impartialité, ce livre sera un guide excellent pour tous
ceux qui désirent aborder l'examen du problème de la ciiminalité.
Ils y trouveront dans une première partie la description du pré-
tendu « type criminel » dont l'existence n'est aucunement démon-
trée. Les affirmations de l'école anthropologique en ce qui concerne
les criminels Incorrigibles ne sont pas mieux fondées. Dans la
troi-sième partie du livre, l'auteur indique les principales applica-
cations que les partisans de l'école entendent faire de leurs doc-
trines en matière de législation pénale. Un appendice renferme
l'exposé de la méthode des signalements anthropométriques de
Berlillon. Les résultats en sont merveilleux : surplus de 31,000
individus examinés en 1889 à Paris, la statistique ne signale que
4 échecs.
— Le même sujet a été abordé par M. Laurent dans .son livre :
r Anthropologie criminelle rf les îio7/vpllrs tlt^orifn du
264 CHRONIQUE
crime. L'auteur s'est proposé de vulgariser les recherches de
l'école positiviste en ce qui concerne l'anthropologie criminelle.
Dans ce but, il a résumé en un volume les diverses théories émises
au sujet du problème de la criininalilé. La lecture de ce volume
n'est pas faite pour gagner aux idées positivistes le lecteur im-
partial.
— Les musées du Vatican viennent de s'enrichir d'une nou-
velle salle : la salle assyrienne qi]i sera adjointe au musée égyp-
tien. On y placera des inscriptions et des débris de monuments
provenant des fouilles de Ninive.
— 11 s'est formé au Pérou une société dont le but est d'orga-
niser des fouilles importantes sur l'emplacement du fameux.
temple du Soled, dont la réputation élait si grande chez les
Incas.
— M. Goodyear a publié chez Sampson à Londres, une histoire
du lotus : The Grammar of the Lotus. Ses appréciations sur
les significations mystiques de la plante sacrée ne reposent pas
toujours .sur des preuves suffisantes. Jl nie (ju'il y eut en Kgypie
deux plantes sacrées, le lotus et le papyrus. Le papyrus est rare-
ment représenté sur des monuments ; il y aurait en outre deux
formes adoptées pour le lotus, Tune dans l'ÉgypIe du Nord,
Fautre dans l'Egypte du Sud.
—M. Picard a publié sur l'antisémitisme un recueil deconféren-
ces. L'auteur a traité aussi dans des revues diverses questions
qu'il rattache à l'Antisémitisme : la Bible et le Coran, les Hym-
nes védiques, l'Art arabe, les Juifs au Maroc de Mellali de Méqui-
nez, le Mellah de Fez).
Les thèses de M. Picard sont audacieusement novatrices en
ethnographie et en religion et ont déjà rencontré des contradic-
teurs.
— La libi'airie Maissonneuve à Paris publie sous un nom
d'emprunt, (Viçwa M lira ) une étude sur Les Chamites -. Indes
pré-aryennes (berceau). Origines des Égyptiens, Libyens, Sabé-
ens, Chananéens et Phéniciens, des Polynésiens, de la civilisa-
tion chaldéo-babylonienne, de celle de l'Amérique centrale, du
calendrier, des mégalithes, des noms dénombre, de la métallur-
gie, etc., etc. Site du Paradis lerreslre, I/auleur de ce remar-
CHRONIQUE 265
quable liavail, le K. P. Etienne Brosse de l'Ordre de Saint- Domi-
nique, s'est consacré depuis de longues années aux missions
des Antilles dans le diocèse de Port d'Espagne, et il s'occupe
spécialement de l'évangélisalion des lépreux réunis en grand
nombre dans rii<»pital de Gocorile.
— M. Jean Spiro a lait à l'Université de Lausanne une série de
cours sur les langues et les littératures orientales.
— Ainsi que nous lavons annoncé, le conseil municipal de
Saint-Denis confère le boplèine civil. A la place du Credo on
cliante la Marseillaise, puis le président prononce une courte al-
locution et donné lecture de l'acte de Baptême ainsi conçu :
« Le ..., an 101, de la République française, en la maison com-
mune, par devant moiX... président de la société des baptêmes
civils à St-Denis, ont comparu les citoyens L..., père et mère de
l'enfant ; lesquels nous ont représenté le bulletin de naissance de
l'enfant L... né à Saint-Denis. D'une jiart le citoyen E... et la
citoyenne M... d'autre part... voulant pour le présent et pour l'ave-
nir atTrancbir leur enfant delà tutelle de l'Église et désirant lui
assurer ime seconde famille au cas où ils viendraient à décéder
avant que cet enfant ne soit en état de suffire à ses propres be-
soins, ilsle recommandent aux bons soins îles citoyens L... et M...
Au nom de l'iiumanilé, les citoyens désignés ci-dessus pren-
nent l'engagement de suljvenir, dans la mesure de leurs moyens,
aux besoins de cet enfant, dans le cas où ses parents viendraient
à lui faire défaut, et promettent de l'élever dans l'amour du tra-
vail et delalibeité ; ds s'engagent, en outre, à lui inculquer des
sentiments de fraternité propres à en faire un bon citoyen et un
bon républicain. » Que l'on vienne nous dire après cela que l'on
trouve des sauvages sans religion.
II. Religion elirctienne. —M Ptleiderera publié l'année
dernière une histoire de la théologie allemande. L'auteur y a
ajouté en appendice une esquisse de l'histoire de la théologie
anglaise depuis 182o. Louvrage-comprend trois livres. Le pre-
mier a pour objet la philosophie idéaliste de KanI, Fichle, Her-
der, etc. L'auteur y trouve l'origine de la théologie moderne. Le
second livre expose le développement de la théologie philoso-
200 r.TTRONTOTTR
phique. Dans le troisième on trouve résumée les travaux relatifs
à la critique biblique et â Tliistoire de l'Église. Nous avons déjà
signalé les tendances de M. Pfleiderer : nous les retrouvons dans
cet ouvrage.
— Encore un peu de temps et il ne manquera plus à l'Église
anglicane qu'a changer son nom en celui de catholique.
Depuis le fameux jugement en faveur de l'évèque anglican de
Lincoln, les rétables et statues des saints ont fait leur rentrée dans
ses églises ; la messe y est chantée avec diacre et sous-diacre et
la notation catholique (la préface est cependant encore chantée
en a«;7/«?.s), les cierges, l'encens et l'ensemble des cérémonies
romaines y est introduit. Les ornemeuls sacrés, les vê-
tements des ministres, jusqu'à ceux qu'ils portent en public,
sont les mêmes. Au dernier carême, à Saint-Alban, les protes-
tants ont fait le chemin de la Croix tous les vendredis, avec le
chant du Stahat. Le Vendredi Saint, les trois heures d'agonie
ont été préchées dans beaucoup de leurs églises.
— M. Farrer appartient à l'école de E. Havet qui attribuait
à la civilisation greco-romaine tout ce qu'il y avait de supérieur
dans le christianisme. On pourra s'en convaincre en lisant .son
livre : Paganism and Chrhtianity, publié à Londres chez
Black.
— La librairie Mohr de Fribourg-en-Brisgau, publie en quatre
volumes un commentaire du Nouveau Testament : Handcom-
mentar zum Neuen Testament. Cet ouvrage a pour but de
résumer les résultats scientifiquement acquis dans l'interpré-
tation du Nouveau Testament. Deux volumes sont l'œnvre de
M. Holtzmann, professeur à l'Université de Strasbourg.
— Les 5" et 6^ fascicules des Jesiiiten-Fabeln par le P. Be-
rnhard Duhr, traitent des questions suivantes :
Empoisonneurs jésuites. — Les Jésuites falsificateurs de docu-
ments. — Les confesseurs de la cour de l'ordre des Jésuites. — "
Le renoncement à leur patrie par les Jésuites. — Les crimes des
•Tésuites enSaxe. — Un meurtre des Jésuites â Dresde. — Le
massacre de Thorn. — L'infâme morale des Jésuites. — Bû-
chers flambloyants. — Ce seul exposé dispense de tout commen-
taire.
r.HRONîQUR 207
— M. Chevalier a publié une élude sur la poésie liturgique
au moyen-âge. La poésie liturgique au moyen âge élait tenue en
médiocre estime sous le règne des Médicis et longtemps encore
plus tard. Gest sous l'empire de ces idées erronées que le Pape
Urbain VIII, poète latin à ses heures, cbargea les Jésuites Slrada,
Petrucci et Galuzzi de corriger les hymnes du bréviaire romain.
Cette réforme est sévèrement jugée aujourd'hui comme le l'ait
bien ressortir l'auteur.
— Il était bien permis de s'étonner quHermas ayant écrit son
livre probablement vers 140-1."^)0, n'ait pas reproduit un seul pas-
sage des Kvangiles, et l'on pouvait se demander s'il les avait
connus. Il ne cite pas davantage l'Ancien Testament. En fait, il
n'existe dans le Pasteur, qu'une citaiion directe, et elle est em-
pruntée à un apocryphe inconnu, Eldad et Modat (Vis. II, m.
M. Taylor croit cependant qu'on y peut trouver une foule d'al-
lusions aux Évangiles et à d'autres écrits encore. Hermas con-
naissait la littérature chrétienne de son temps, s'en sert fré-
quemment, il s'était assimilé lÉpîire de saint Jacques pour en
reproduire presque fidèlement plusieurs passages dans son Pas-
teur. Le symbolisme de ses visions est clairement emprunté
â l'Apocalypse, M. Taylor étudie donc minutieusement le J*as-
^e?^;- d'Herraas, il en fait l'analyse, la synthèse, et par des procé-
dés assez compliqués il y retrouve des allusions aux quatre Évan-
giles, aux événements principaux de la vie de Notre Seigneur
Jésus-Christ et il montre qu'à chaque page de son livre Hermas
s'est souvenu de l'Evangile selon saint Jean. (1)
— Sous ce titre : Auh>'ac, son ancien hôpital, ses mon-
tagnes, etc.^ M. le curé de celte paroisse, l'abbé Deltour, publie
un intéressant travail d'histoire lorale et ecclésiastique.
Dans une courte introduction, il nous transporte sur le sommet
de la plus haute montagne, 1.43o mètres. De là, il nous montre
l'incomparable panorama qui se déroule à nos regards. Puis il
arrête votre vue sur le tout. petit village d'Aubrac et nous raconte
l'origine et l'histoire de ce célèbre hôpital, le plus célèbre de la
(I) The \Vihh>!<<i f>f Ilrrmu'i In tin' pvtr Co^pri-i l.v C. T.wr.on
Londres, Clav and Sons.
208 CHRONIQUE
France entière. Rien de plus dramalique que l'histoire des ori
gines de ce monastère-hôpital fondé par un seigneur flamand.
Puis vous voyez comme il grandit et prospère. Vous assistez
avec intérêt aux luttes qu'il soutient et contre divers ordres puis-
sants qui attentent à son indépendance et contre les Anglais, les
malandrins et les protestants, qui s'elïorcent de le détruire, et
contre maints nobles seigneui's (jui lui disputent le terrain, et
contre la décadence qui menace plusieurs fois de le dissoudre.
Il devient si florissant, si célèbre, qu'il mérite de recevoir la
visite de François 1'^'. L'histoire de Ihôpilal d'Aubrac nous
montre ce que c'est que la vraie charité et ce que c'est que le
pauvre. Le pauvre, c'était le maître de rhôpital-monastère,
c'était le roi, c'était Jésus Christ. Le monastère portait glorieuse-
ment le nom de Notre Dame des pauvres d'Aubrac. Outre les
soins donnés aux pauvres de rh('ipital, on distribuait, à la porte
du monastère, un pain à tous les passants : cétait la célèbre au-
mône de la Miche. Or le nombre s'en élevait jusqu'à cùiq mille
tous les jours.
— Le Seameii's Belhel est un navire consacré au culte évan-
lique. Il appartient à un riche Anglais, qui le livre à différentes
compagnies ou sociétés religieuses, dans le but de catéchiser les
populations maritimes; à cet efl'et, le Seame}i's- Belhel parcourt
les côtes, s'arrètant dans chaque ville pendant deux ou trois jours,
y distribuait des livres et y cé'ébrant des oflices qui sont publics.
Comme il ne sert absolument qu'à cet usage, il est monté seule-
ment par quelques liomraes d'équipage et habité par trois pas-
teurs. La cale est installée en chapelle et tous les soirs on y
chante des cantiques.
— LeiFasti Mariani, sive Calendarium festorum sanctse
Mariœ V'wginis Deiparee^ memoriis historicis illu&tralum,
sont l'œuvre d'un prêtre américain du diocèse de Saint-Louis,
AL Hohveck Ce catalogue parut d'abord dans une revue d'Amé-
rique, le Pastoralblatt (1S88).
M. Hohveck nous déclare que son Culendarhim vise à être
universel, comprenant toutes les fêtes de toute église, catholique
ou non, celles du moins qui sont mentionnées, comme sétant
célébrées ou se célébraal encore, dans les livres oftîciels d'xma.
CHRONIQUE 269
ordwrs, mrnrcs, nuirfi/rologns, jnénologes. elc. Le commenlaire
qui accompagne chaque fêle est sirictement historique. Son but
est d'ékicider par des note? succinles l'objet, les cérémonies et
l'hisloiredes fêles ; il n'emprunte à l'histoire de la sainte Vierge
ou de son culte que ce qui est nécessaire à l'inlelligence dechaque
hle en particulier. L'ouvrage ainsi délimité se dislingue des ou-
vrages similaires, notamment de ceux de Colvener et d Escola,
par le caractère purement objectif, qui en fait l'exposé du culle
officiel de la sain!e Vierge dans toutes les Églises de l'univers
chrétien. L'idée de signaler les fêtes consacrées à Marie dans les
Églises dissidentes est une idée heureuse ; la persistance de ce
culle chez les hétérodoxes fait ressorlir la place qu'occupe la
Mère de Dieu dans le cœur chrétien, et, conséquemment, l'isole-
ment complet du proteslantisme.
— Sous ce titre: LeDogme de lavie future et la libre-pen-
sée contemporaine. leR. P. Lescœar,de l'Oratoire, publie un très
remarquable ouvraged'apologétique religieuse, quiest tout à la fois
et une lumineuse réfutation du malériaiisme contemporain el une
démonstration sans réphque possible du dogme de la vie future.
— [)ie '/'hrrnpeiden : Qu'élail-ce que les Thérapeutes ? C'est à
celte queslion que M Nirschl a consacré son opuscule. Après
avoir examiné le 'A' I '/a rconii'mpleni'ica de Philon et conclu
à son authenticité avec M. Massebiau, l'auteur passe en revue les
diverses opinions qui ont été émises au sujet des Thérapeutes.
Etaient-ils une branche des Esséniens, ou des philosophes de
l'école de Pliilon, des néopyliiagoriciens, des philosophes et des
ascètes juifs, des ascètes chrétiens? Il croit que ce sont des ascètes
chrétiens. Pour expliquer leurs praliijues singulières, il suppose
que les Thérapeutes étaient d'anciens prêtres juifs que les
Apôtres avaient convertis à Jérusalem. Tout en étant chrétiens,
ils avaient conservé et pratiquaient leurs usages juifs.
•— M. La Mantia a publié les formules relatives aux jugements
par l'eau froide, l'eau bouillante, le fer chaud, le pain et le fro-
mage, formules retrouvées à la cathédrale de Païenne sur un
missel du \\V siècle.
— Après l'édition de la Cati'dihcàQ saint Théodore Sludile, don-
née par le P. Cozza-Luzi, M. l'abbé Auvray en publie une nouvelle
270 CHRONIQUE
qui paraît supérieure à la première; elle a paru à la librairie Lecoffre,
sous le litre latin : Sancli palris nostri et confessons Theodori
Sludith praepoiii'i Parva Calechesis. Grsecum texlume codici-
bus mullis nunc primum crilice descriptum. uti et lalinam P. J.
Harduini S. J. inlerprelationem nonduai vulgalam edidit Emma-
nuel Auvray et annolacione hislorica instruxit A Tougard, in
lilteris doclor grand in-8, CXII-67o pag.). M. Tougard et
M. Auvray se sont donc partagés le travail. Voici le détail de ce
que ce volume contient. Les Prolegomnies comprennent : 1° une
notice historique, pars hisiorica, de saint Théodore, en latin;
t" \m% Introduction en français; 3° un tableau synoptique des
manuscrits, présentant des catéchèses dans l'ordre alphabétique ;
4" une revue des manuscrits, o" le texte grec des catéchèses,
suivi de la traduction latine inédite du P. Hardoin (pp. 1-471) ;
6° les variantes, Variantes lectiones et notiv; 7" une annotation
historique, .Xotie historien', S° enfin des Indices, I. Rerum séries ;
H. Ordo Gatechesium ; 111. Loca scripturae sacr»; IV. Index nomi-
num et rerum. Trois gravures de saint Théodore, deux lac-
similes de manuscrits, Colbert, n" 1018 (X* siècle), et Coislin
n° ^71 (XI« siècle), ornent ce volume. M. Auvray a établi son
édition sur treize manuscrits qu'il a divisés en deux groupes ;
le plus ancien de ces inanuscrils est le Colbert,, n" 1018
(X« siècle). Les copies ne méritent pas toutes une égale
confiance. Il discute leur valeur respective et en retient les
variantes, quand elles en valent la peine. Les manuscrits qu'il a
suivis de préférence, tant à cause de leur àge_que de leur état,
sont le Colbert, n" 1018 et le Coislin, n° 271.
— Le Nestorianisme, cette hérésie qui remonte à Tan 428, et
qui, après avoir été si florissante en Orient, existe encore en Tur-
quie et surtout en Perse, est sur le point de disparaître. Le
patriarche nestorien. Mar Chisnoun, vient de se convertir au
catholicisme. Ce qui rendait cette conversion plus difficile, c'est
que le patriarcat se perpétuait dans sa famille depuis des siècles.
C'est Mgr Thomas Audou, archevêque d'Ourmsah, du rite chal-
déen, qui a reçu l'adjuration du patriarche hérétique Cet événe-
ment a porté un coup fatal au nestorianisme, et on annonce la
conversion de plusieurs évèques nestoriens.
CHRONIQUE 271
— Le Socialisme chrétien, par Henri Joly, est un ouvrage
plus que hardi. Par le temps qui court, où presque toutes les
confessions se réclament du socialisme, Tauleur conteste ce droit
à la religion chrétienne et à la religion juive. Selon M Joly, ni la
Bible, ni les Pères de l'Eglise ne leur donnent le droit de s'ériger
en précurseurs du socialisme. L'auteur combat par conséquent,
et le socialisme de M. de Mun, et celui des prolestants français.
Ces conclusions sont contredites dans VEvr.ngelhche Freiheii^
du D' 1. Gmelin de Tûbingen. Lauteur qui occupe les fonctions
de pasteur évangélique, s'efforce d'annexer le mouvement social
au profit du protestantisme. Si l'église en général, nous dit
M. Gmelin, peut et doit s'emparer de la question sociale, l'église
protestante, grâce à l'essence de ses croyances, "peut facilement
arriver à dislancer les autres religions et donner au mouvement
la direction voulue.
— Un journal protestant du Canada a résumé d'après le der-
nier recensement, les chiffres des diverses Communions reli-
gieuses. Yoici le total donné pour chacmie d'elles :
Baplistes 303.749
Anglicans 64i,106
Presbytériens 7oo,199
Méthodistes 847,469
Catholiques 1,990,465
On voit que les catholiques sont deux fois plus nombreux, que
n'importe quelle communion protestante.
— Sous ce litre : Jcsus van Nazareth naar Père Didon^s,
M. Kaag ne s'est pas proposé de faire une traduction, mais
un abrégé en langue néerlandaise de la grande œuvre du P.
Didon. Le bel ouvrage du dominicain français contient des
pages que l'on peut retrancher de son œuvre tout en lui laissant
ses grandes et fortes proportions. C'est ce que l'éditeur a essayé
de faire.
— L Histoire de l'iù/lise chrétienne par M. Naef, ancien
pasteur de l'Eglise de (ienève, n'est qu'un résumé rapide de
l'histoire de TÉglise jusqu'à nos jours. Le séjour de Pierre à-
272 CHRONIQUE
Rome, contrairement à l'opinion des écrivains de son école, ne
lui semble pas devoir être rejeté.
— M. A. Rébelliau a mérité le titre de docteur és-lettres en
Sorbonne par une élude considérable, publiée cliez Haclielte, sur
BossiietJiistoirien du Protestantisme. Sonbutetde démontrer
que VHistoire des variations des Églises protestardes est
un ouvrage vraiment scientifique, un exposé exact et sincère de
de la c(»ntroYerse entre catboliques et protestants au XVI^ siè-
cle. « Bossuet, écrit l'auteur, a fait un récit d'une exactitude
presque irréprochable, d'une clairvoyance toujours judicieuse,
parfois d'une originalité encore aujourd'hui méritoire. L'Histoire
des variations est pour la connaissance de la réforme alle-
mande, française et anglaise, un de ces ouvrages de seconde
main qui, même dépassés par une science plus ample, conservent
une utilité durable, parce quils ont été à leur heure l'expression
loyale et précise, sur des événements malaisés à éclaircir et faits
pour être longtemps discutôs, d'un jugement perspicace et soli'le-
ment instruits. » L'ouvrage comprend trois parties : les origines,
la composition et les résultais. L'auteur expose d'abord l'histoire
de la controverse entre catiioliqueset protestants. Dans la seconde
partie il démontre que Bossuet a bien choisi ses informations et
ne s'appuie que sur des documents sûrs. Enfin il prouve l'im-
portance de l'ouvrage par la multitude de réponses qu'il pro-
voque.
— L'imprimerie Paul Hoffmann, de Montliéliard,fait paraître la
seconde partie du Répertoire des sources historiques du
Moi/en-Age, de M. U. Chevalier. Le nouveau volume contiendra
200 feuilles in-4- à deux colonnes.
— M l'abbé Chabot nous a donné comme thèse de doctorat une
étude intitulée : De S. Issaaci Ninivilœ vita, scriptis et doc-
trina, publiée chez Leroux à Paris. Elle nous initie ;i l'iiisloire
de la vie monastique chez les Syriens. Issac de Ninive vivait
dans la seconde moitié du V ■ siècle.
— M. Haureau a étudié les moeurs et croyances du Moyen-
Age dans les souvenirs du temps. Ses Notices et extraits de
quelques manuscrits latins de la Bibliothèqiienationale ren-
ferment la description de 52 volumes de l'abbaye de Saint-Victor.
CHRONIQUE 273
— M. Fabre, ancien élève de l'École française de Home,
publie le Liber Censuum ou grand livre des redevances dues
au Saint-Siège.
III. Keligions de la Chine. — Mgr de Hariez a publié
dans le Mmeon une série d'études sur les ReWjions en Chine.
Le savant sinologue expose d'abord les dilTicullés des questions
qu'il étudie.
« Ketracer les fastes religieux, de la Chine, dil-il, semble, au
premier aspect, une tâche bien facile à remplir. Les monuments
abondent, en elVet; les Chinois nous ont transmis des récils his-
toriques qui remontent à l'aurore de leur nation ; leur littérature
est l'une des plus riches du monde ; il semble qu'il n'y ait d'autre
peine à prendre que d'y puiser.
Mais si l'on consulte les auteurs qui ont traité cet important su-
jet, on reste stupéfait en voyant qu'il règne parmi eux le désac-
cord le plus complet, le plus absolu, non seulement iiuant aux
détails, mais sur les points essentiels -de la question. On dirait
qu'il s'agit d'un peuple placé en dehors des investigations sûres
de la science par son éloignement et l'accès difficile du pays (pi "il
habile , d'un peuple dont on ne connaît rien pour ainsi dire au
commencement de l'époque historique, qui na presque point
laissé de souvenirs de ses antiquités et dont on ne peut que devi-
ner les fastes par des conjectures plus ou moins habiles.
Qui le croirait ? En ce peuple chinois qui s'est dévoilé tout en-
tier dans ses monuments littéraires, les uns ont vu « des mono-
théistes qui n'auraient rien eu à apprendre d'une révélation sem-
blable à celle qui éclaira )e peuple d'Israël » ; les autres ont re-
connu des matérialistes consommés, ne voyant partout que ciel,
terre et êtres matériels, adorant ceux-ci mêmes et leur attribuant
l'origine de toutes choses, la toute puissance; ou bien des féti-
chistes dégradés, des animistes de l'espèce la plus grossière pour
qui la pierre, la terre et le bois animé étaient le terme final de
tout culte. »
Mgr de Hariez ne croit pas cependant la question insoluble, et
il se refuse à voir dans les monuments antiques de cette nation,
« une sorte d'hiéroglyphe ou d'énigmes dont l'explication pou-
18
274 CHRONIQUE
vait donner lieu à ces vues conlradictoires. Un connaît les théories
de l'auleur sur le monothéisme des anciens chinois ; nous en
avons parlé ailleurs.
Mais jusqu'où s'étendaient ces connaissances religieuses et
d'oii venaient-elles ? « Les Missionnaires qui se sont distingués
par leurs travaux sinologiques, les PP. Amiot, Prémare et autres,
ont cru trouver dans les livres sacrés de la Chine les preuves
d'une connaissance explicite, quoique imparfaite de deux dogmes
fondamentaux de la religion chrétienne : la trinilé et le messie
rédempteur. Et ce ne sont pas seulement les missionnaires qui
ont enseigné cela, l'illustre sinologue français, Abel Rémusat,
entre autres, consacre de l'autorité de son nom la première de
ces thèses. A ses yeux comme à ceux du P. Amiot, la Trinité di-
vine était clairement indiquée dans un passage du livre fameux
du philosophe Lao-ts% le Tao té-king ou livre canonique du Tao
et de la vertu. Lao-tsé voulant expliquer le mode de production
des êtres dit : « un a produit deux, deux a produit trois,
trois a produit tous les êtres ». C'est la Trinité en Dieu (cap.
4^). Puis, énonçant les qualités du premier principe, le même phi-
losophe les exprimait par ces trois mots I. Hi-Oui, que l'on prit
sérieusement pour une déformation du nomdeJéhova, et cela
parce que, d'une part, on voyait une ressemblance de sens entre
ces termes et, de l'autre, on ne savait attribuer aucun son aux
trois termes chinois, employés par le vieux philosophe. Ce de-
vaient donc être des mots exotiques et rien, en ce cas, ne les
expliquait mieux qu'un emprunt fait à la Bible.
Mgr de Harlez repousse cette interprétation donnée par les an-
ciens missionnaires de la Chine et par A. Rémusat ; c'est le senti-
ment le plus généralement admis aujourd'hui. Les derniers immé-
T0<, des Nouvelles Annales de Philosophie catholique ont
cependant repris et soutenu la thèse contraire. A l'objection que
les Juifs, à ce compte, auraient été moins favorisés que les Chinois,
les Nouvelles Annales répondent :
« Pourquoi, dans l'Ancien Testament, les vestiges des deux
dogmes fondamentaux du christianisme ne s'y trouvent-ils pas
clairement exprimés, nous voulons parler de la Trinité divine et
de l'immortalité de l'âme? Ce dernier dogme principalement est
CHRONIQUE 275
l'un des pi vols de la religion. Nous pensons, avec la plupart des
exèg^les, que la connaissance de ces deux dogmes était si ex-
plicitement connue et répandue que Moïse ne jugeait pas à propos
d'en faire mention. Ce qui prouve qu"il a été possible de retrou-
ver dans les traditions écrites et orales de la Chine les vestiges
des dogmes de la Trinité et du messie futur, c'est qu'on trouve,
ainsi que le sait fort bien Mgr de Hariez, les vestiges de ces mê-
mes cro}ances, mais plus défigurées, chez presque tous les an-
ciens peuples. Qu'y aurait-il donc d étonnant à ce que l'on trou-
vât ces vestiges de la rrvélalioii primitive mieux conservés
chez les Chinois ? »
On a voulu trouver aussi dans les ouvrages de Confucius
la notion du Rédempteur. Voici comment s'en explique Mgr de
Hariez :
« Quant à la notion d'un messie rédempteur et de la promesse
divine faite à l'homme au l^'' jour de sa chute fatale, on préten-
dait la trouver dans une phrase mise dans la bouche de Confu-
cius par un auteur dont on n'avait, du reste, qu'une connaissan-
ce obscure et incertaine, mais auquel on ajoutait foi parce qu'on
trouvait dans son assertion une confirmation éclatante d'un dog-
me calhoHque. Confucius, disait-on. avait un jour, dans une cir-
constance solennelle prononcé ces paroles bien significatives « Il
« viendra de rUccidenl un saint (ou plutôt le saint) qui sera le
« modèle du monde, et l'attendre 30 âges ce ne serait pas de
« trop ». — Point de doute, ce saint, c'est le messie venant à
l'occident par rapport à la Chine et les 50 âges forment oOO ans,
l'espace de temps compris entre l'époque où vécut le grand phi-
losophe et la naissance de Jésus-Chris. Confucius avait été le
prophète du Très Haut.
Malheureusement les missionnaires, auteurs de celte décou-
verte, avaient commis une erreur bien pardonnable à cette
époque, il est vrai, mais non moins incontestable. Les paroles
que 1 on attribuait à Confucius ne se trouvent quen un seul en-
droit, dans un livre qui ne vientpoint de ses disciples, livre des-
tiné à exalter la doctrine du premier maître et élever Lao-tsé
bien au dessus de son rival. Or au chapitre III de ce livre l'au-
teur met en scène Confucius et le gouverneur de Chang. Celui*
276 CHRONIQUE
ci deranncla au grand réformateur s'il existe quelque part un
saint digne de ce nom, s'il y en a jamais eu en ce monde. Il pose
celte question relativement aux anciens souverains delà Chine
qui ont conservé une réputation de sagesse surhumaine et à
chaque demande, Gonfucius répond invariablement : Ils étaient
bons, justes, etc. Etaient-ils des Saints ? Gonfucius ne le sait nul-
lement.
Alors le gouverneur deChang surpris et interdit s'écrie : Mais
qui donc est iui/it ?
Coufucius, ajoute notre auteur, se tut un instant ; puis, dun
air troublé, reprit : Les hommes de l'Ouest ont un saint. Là il
n'y a ni gouvernement ni désordre, on n'y parle pas et Tony
croit spontanément. Sans que rien intlue, tout y va de soi-même.
Il est incommensurable, incompréhensible ; le peuple ne sait lui
donner aucun nom. Gonfucius présume qu il est saint, mais il ne
U sait pas avec certitude
On voit par cette citation coiuplètemeot littérale : l"" qu'il nest
nullement question d'âge, d'attente, d'une période de oOO ans ou
autres. 2° Qu'il s'agit d'un saint existant alors et non d'un person-
nage futur. 3" Que la description du lieu où vit ce saint person-
nage est empruntée au Livre de Lao tsé; en conséquence, qu'il
s'agit de Lao-tsé lui-même qui vivait dans un état de lOuesl
et nullement du rédempteur futur de l'humanité.
— Nous publierons dans notie prochain numéro un travail de
Mgr de Harlez.
■V. Mylhologieconiparéeet I^'olklorc— M. Cosqum
a publié sous ce titre '• VOrigi?ie des cojiles européens et les
théories de M. L^/iy, une réponse aux théories de ce dernier:
« Mon honorable contradicteur, dit il, se place en réalité, sur un
terrain tout différent du mien. Il étudie les contes principalement au
point de vue anthropologique, ou si l'on préfère un terme plus
précis que cette expression à la mode, au point de vue de la
pi>ychologie ; il aime à rechercher ce qui a pu donner naissanc^
aux idées plus ou moins bizarres qui constituent les éléments des
contes dans les divers pays ; c'est à vrai dire, de ces idées qu'il
s'occupe plutôt que des récits où elles sont mises en œuvre. Mon
CHRONIQUE 277
point de vue, au contraire, esttoiW historique. J'examine unique-
ment s'il y a moyen de découvrir où ont été composés, où ont pris
'eiir forme actuelle, tous ces contes dont les différentes na-
tions européennes, pour ne parler que de celles-là, possèdent
des exemplaires identiques au fond. Je Inisse de côté lorigine
des matériaux, des éléments divers qui sont entrés dans la
fabrication de chaque type de conte ; je prends le produit fabri-
qué lui-même, et le retrouvant partout avec ses combinaisons
caractéristiques, je me demande s'il n'y aurait pas eu quelque
part un grand centre de production, une grande manufacture, qui,
grâce à des circonslances favorables, aurait fait adopter, aurait
naturalisé, presque dans le monde entier, ses types spéciaux, ses
créations où la marque de fabrique est reconnaissable pour un
œil un peu attentif. Ce centre c'est l Inde.
— M. Joly, dans son livre sur V Homme avant les métaux^
donne une intéressante légende australienne relative à l'origine
du feu. La voici :
« Un petit handicot (animal assez semblable au cochon d'Inde),
v< était d'abord seul possesseur du feu, et il refusait obstinément
t de le partager avec les autres animaux. Ceux-ci lui envoyèrent
« le pigeon et le faucon, pour obtenir, par leurs prières, l'effet
« de leur convoitise. Voyant ses supplications inutiles, le pigeon
« recourut à la force ouverte. Le handicot en se défendant,
« laissa tomber le feu, qui allait s'éteindre pour toujours dans la
« rivière, quand le faucon, d'un coup d'aile le lança sur les
« herbes sèches de la rive opposée. Les flammes jaillirent, et
« Ihomme put entrer en possession du feu. •
Les Tasmanienselles Australiens ne connaissaient donc pas la
manière de seprocurer du feu ; leurs femmes avaient pourmission
spéciale déporter des torches jour et nuit allumées, et destinées
à guider la marche de la tribu dans la foret. Presque toujours,
chaque famille australienne emporte avec elle un cône de bunksia
dont la combustion lente pei-met de conserver le feu. Quand il
vient à s'éteindre, on entreprend des voyages assez longs pour
aller le rallumer dans une autre tribu.
— M.\L Aug. Giltéeel Jules Lemoine ont publié dernièrement
nm sém ùe Contes populaires du paj/s ivallon. — Les cou-
278 CHRONIQUE
tes sont reproduits, nous dit-on, presque sous la dictée des con-
teurs. Il y a dans ce volume une saveur agreste bien ravissante.
— Le volume que publie M. Victor Devogel [Légendes bruxel-
loises) appartient, au folk-lore et à la littérature. L'auteur s'est
proposé de faire revivre les anciennes traditions bruxelloises,
aujourd'liui presque oubliées : le Manneken-Pis, la légende
de Sainte-Gudule, les Hosties sangla?ites. Pour terminer le
volume, il a fait appel aux vieux souvenirs bistoriques,aux récils
des fêtes d'autrefois.
— MM. Nudèle et Zirbt font paraître à Prague une nouvelle
revue d'antropologie et de folk-lore. la Cesky-Lid.
— Terminons par une vieille légende bretonne. Lorsque les
Mages arrivèrent i\ l'étable de Betliléem, ils y trouvèrent les ber-
gers qui n'ayant rien d'aulreà offrir au divin enfant, enguirlan-
daient, avec des (leurs des cbamps, la crèche où il était couché;
les Mages étalèrent leurs riches présents, ce que voyant les ber-
gers se disaient entr'eux : « Nous voilà bien ! à côté de ces belles
choses d'or et d'argeni, que vont devenir nos pauvres fleurs?
L'Enfant ne les regardera seulement pas ! » Mais voilà que l'En-
fant Jésus, repoussant doucement du pied les trésors entassées
devant lui, étendit sa petite main vers les fleurs, cueillit une
marguei'ite des champs et la portant à .ses lèvres, y posa un
baiser. C'est depuis ce temps que les marguerites, qui, jusqu'alors
étaient toutes blanches, ont au bout des feuilles une belle couleur
ro.sée qui semble un reflet de l'aurore, et au cœur ce rayon d'or
tombé des lèvres divines.
BIBLIOGRAPHIE
Le Culte de la Raison et de l'Être suprême.— /l. Aulard.
Alcan, Paris.
Le culte de la Raison et celui de l'Être suprême forment dans
l'histoire de la Révolution deux épisodes distincts et des plus
curieux. M. Aulard nous retrace l'historique très circonstancié de
ce double mouvement. C'est le 17 brumaire an 11 que le départe-
ment et la commune de Paris, décrétèrent de célébrer une fête
de la Liberté et de la Raison, à Notre-Dame, devant la statue de
la Liberté « élevée au lieu et place de la ci-devant Ste-Yierge ».
La cathédrale de Paris fut appelée le temple de la Raison. M. Au-
lard suit ce mouvement dans les différentes parties de la France:
il peint le nouveau culte avec ses fêtes civiques, ses temples, ses
autels, ses cérémonies, ses sacrements, ses mystères el ses saints.
La religion nouvelle s'appuyait sur les matérialistes de la philoso-
phie encyclopédiste et sur les déistes qui procédaient de Rous-
seau et de Voltaire. Robespierre voulut éliminer l'élément maté-
rialiste en remplaçant le culte abstrait de la Raison par celui de
l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme. L'auteur suit pas à
pas à Paris et en province le développement du nouveau culte ;
d'après lui cette campagne de Rosbespierre sauva le catholicisme
en France. Quoiqu'il en soit, la nouvelle religion ne dnra pas
longtemps : elle disparut avec son fondateur.
La Religion — A. Lefebvre — Paris — Reinwald.
Yoici la table des matières : 1° Zoolàtrie. 2» Phytolàtrie. 3"^ Li-
tholâtrie 4"' Hydrolàtrie. 5» Pyrolâtrie. 6° Le culte de la géné-
ration. 1" L'animisme. 8" Les dieux de l'atmosphère. 9° Astrolà-
280 BIBLIOGRAPHIE
trie. 10" Les dieux et les mythes cosmiques. M" Les concepts
divinisés. 12° La liturgie. C'est donc un manuel de mythologie
comparée que nous donne M. Lefèvre. Son but est de jeter le dis-
crédit sur toutes les croyances religieuses, en montrant l'identité
de toutes, sous les divers costumes quelles ont revêtu ; il veut gué-
rir les âmes de la superstition et de l'erreur, et les conquérir à la
religion nouvelle, la seule digne de ce nom, la science. On est peu
apte à écrire sur un tel sujet quand on est ammé de sentiments
pareils Nous sommes non moins surpris qu'un ami si décidé de
la science, comme l'est M. Lefèvre, ait manqué aux règles les
plus élémentaires de la mélhode scientifique qui demande que
l'on indique ses références, ce que l'auteur ne fait presque jamais:
voudrait-il nous obliger à faire des actes de foi?
L'Inde avant le Buddha. — La vie dk Buddha suivie du
Bouddhisme dans l'Indo-Ghine. —L'Inde APRf:s le Buddha. —
E. Lamairesse. — Paris, George Carré, 1892.
L'auteur après avoir exposé la géographie et l'ethnographie de
l'Inde, retrace l'histoire des Aryens. Il signale les changements
apportés dans leurs mœurs et leur religion pendant la longue
période de l'invasion. 11 arrive ensuite à l'âge héroïque qui com-
prend trois grands faits: 1" la lutte acharnée des deux castes sa-
cerdotale et guerrière. — 2" la guerre étrangère dont le liéros fut
Rama, et 3«les guerres civiles entre les doux races royales. Le
Mahâbbârata est le recueil de toutes les traditions brahmaniques.
L'auteur croit y trouver des (races de la lutte entre le bouddhis-
me et le brahmanisme. Il étudie ensuite les six systèmes dont se
compose la philosophie brahmanique. Pour lui la théologie
des brabmesse réduit au panthéisme. Ils auraient aussi emprunté
au Zoroastrisme, affirmation qui parait plus difficile à justifier.
Le chapitre consacré aux pénitences, ablutions et purifications est
un long exposé des lois de Manou. L'auteur termine par un
tableau del'hinJouisme tel qu'il est aujourd'hui.
M. Feera rendu compte de ce livre dans la Revue de l'his-
toire des religions. Il félicite l'auteur de n'avoir donné dans
aucune des erreurs de Tésotérisme moderne : il est convaincu
néanmoins que M. Lamairesse fait encore du bouddhisme un trop
BIBLIOGRAPHIE 28 1
grand éloge. Il ne croit pas que le Bouddha se soit allribué, au
moins d'une manière bien consciente, le rôle de réformateur. Il a
raison de vouloir donner à tous la s-rience religieuse, mais il a
éteint les énergies et détruit la famille, en préchant la mendicité
et la fainéantise obligatoires. M. I^'eer ne pense pas non plus que le
"Bouddha ait été persécuté pendant sa vie; il n'est môme pas sûr
que le bouddhisme ait été persécuté par le brahmanisme. D'après
le Journal of Ihe Mahabodhi Society^ il disparut sous les
coups des musulmans. — Le livre de M. Lamairesse n'en est pas
moins intéressant. L'auteur nous a donné d'ailleurs des preuves
de sa valeur scientifique dans une série d'études sur la littérature
tamoule.
L'Évolution religirusf. dans lks diverses races humaines.
— Ch. Letourneau. — Paris, 1892 (Reinwald .
Nous n'étonnerons pas nos lecteurs en disant que le livre que
nous annonçons n'est qu'une diatribe contre toutes les croyances
humaines. Le sentiment religieux qui différencie essentiellement
l'homme de la bête, manque à M. Lelourneau. Les ditïérents
tableaux qu'il nous retrace des différentes religions, se terminent par
la conclusion fatale, que ces diverses religions ont été la cause de
tons les maux dont ont soulïert les peuples qui les ont pratiquées.
Le judaïsme etlechrisiianisme sniloni ont le privilège d'attirer la
haine de M. Letournean : ils ont nui toutes les deux au progrès
intellectuel comme au progrès moral et .se .sont toujours montrées
" aussi inintelligents que féroces ». L'auteur confond le monothé-
isme qu'il rejette ave > la monolâtrie et ne semble même pas com-
prendre le panthéisme qu'il préfère La Revup de l'histoire des
Heliçiions a elle-même jugé sévèrement cet ouvrage." Que penser,
dit-elle dans son numéro de novembre-décembre dernier, d'un
auteur qui. dans cet ouvrage bourré de références, a consacré près
de cent pages à résumer les religions de l'Inde et (pii ne cite ni
Max Millier, ni même pai-mi .ses compatriotes, Bergai^ne, Bartli.
Sénart? En revanche il invoque l'or/fj/ine des eultes de Dupuis
et la science des religions d'Eugène Bnrnouf. De même il cite
fréquemment l'exellent Manuel de M. Tièle, mais il ne parait
pas connaître l'ouvrage du même auteur, traduit en français par
2R2 T^IBTJOaRAPTTlR
M. CollinSjSur l'histoire comparée des religions sémitiques. Chara-
pollion et M. Maspero sont seuls invoqués en ce qui concerne la
religion de l'Egypte ; d'autre part, M. Darmesteler n'est même
pas cité à propos de la religion iranienne. Faut-il s'étonner dans
ces conditions de l'entendre présenter, ccmme des faits acquis, que
le catholicisme a copié le lamaïsme (p. 264) : que les Jaïnas de
l'Inde représentent les houddhistes primitifs ou du moins intran-
sigeants (p. 463); que le panthéisme gréco-romain venait sans
doute de l'Inde p. 495). Il nous semble que nous avons déjà lu
tout cela dans l'ouvrage de JacoUiot. »
L'InÉE DE Dieu d'apriïs l'Anthropologie et l'Histoire. —
Goblet d'Alviella. — Paris, Alcan.
M. Goblet d'Alviella a essayé dans ce travail de nous retracer
un tableau de l'évolution religieuse dans l'humanité. Nous con-
naissons les principes de l'auteur. Pour lui les formes religieuses
les plus élevées se rattachent aux manifestations les plus infimes
de la culture religieuse. « L'histoire, l'archéologie préhistorique,
le folklore, l'ethnographie comparée, écrit l'auteur, se joignent
à la linguistique et à la psychologie pour nous dire que si nous
voulons reconstituer les premières formes et les premiers déve-
loppements de la religion, force est de nous adresser aux peuples
non civilisés, en rapprochant leurs croyances des éléments simi-
laires qui se constatent dans les cultes historiques et dans les
survivances populaires. Là oti ces trois espèces de sources nous
fournissent des renseignements identiques, et surtout s'ils pro-
viennent des régions et des races les plus diverses, nous pouvons
présumer avoir devant nous, non des faits accidentels, passagers,
particuliers à tel ou tel climat, mais des faits généraux, humains,
propres à foutes les populations placées dans les mêmes condi-
tions de développement social, et, par suite, communs aussi à
nos ancêtres dans une certaine période de leur évolution. » L'au-
teur expose ensuite les méthodes qui permettent de juger le
développement préhistorique des religions dont il admet la conti-
nuité. Le naturisme et l'animisme produisent le polydémonisme.
Celui-ci produit à son tour le polythéisme. Enfin le monothéisme
soit du polythéisme produit tantôt par la monolâlrie, tantôt par
r.IRLIOGRAPniE 2fi3
lahiérarchisaliondes dieux, tantôt par une conception plus élevée
du principe de causalité et de l'idée de substance. Dans un der-
nier chapitre, M Goblet d'Alviella retrace les modifications qu'a
subies le culte à mesure que se sdiit modifiées les idées de la
divinité. Lauteur est de ceux qui reconnaissent liiiiporlance du
sentiment religieux dans le passé comme dans l'avenir, i Les
dieux meurent, écrit-il, mais ce qui ne peut périr, c'est la con-
ception enfermée dans ce vocable d'un pouvoir surhumain, qui,
se réalisant suivant des lois, se révèle à l'homme dans la voix
de la conscience et le spectacle de l'univers. »> L'erreur de M. Go-
blet d'Alviella est. comme nous l'avons si souvent signalé, de
croire à une évolution régulière et mathématique du sentiment
religieux, évolution qui est condamnée par l'expérience et par les
faits. C'est encore une erreur d'enseigner, comme l'a fait 1 auteur,
que la morale n'a rien à voir dans la conception de Dieu, que
l'éthique et la religion sont absolument indépendantes l'une de
l'autre. M Jean Réville condamne lui-même cette thèse dans la
Bévue de l'Histoire des Religions in" juillet-août 92) : « Tonte
religion, dit-il, si grossière soit-elle, implique le sentiment d'une
dépendance et d'une relation à l'égard d'une volonté supérieure,
ou d'un pouvoir surhumain, et comporte par conséquent des
obligations à l'égard des protégés de la divinité qui sont comme
son bien ou sa propriété. Or, n'est-ce pas là l'essence même de
la morale ? » Tout en admetlant le principe de l'évolution en
religion, M. Jean Réville reprocliç encore à l'auteur de nous pré-
senter cette évolut'on comme s'accomplissant d'une manière
uniforme et mécanique, alors qu'elle a dû subir les épreuves des
temps et des lieux où elle s'est accomplie.
La Rkvom'tion dans i.a Sociétiî r.nnKTiRNNE, par Charles *'*.
— Paris. Victor Relaux et Fils, 82, rue Bonaparte. la-18jésus,
445 pages. Prix : .S Ir. oO.
L'auteur indique la pensée de son livre dans un court avant-
propos dont nous extrayons les lignes suivantes :
" On se trompe généralement sur ce qui coiistitue IV^-ipnœ de
la liéoolutioyi ainsi que sur sa date.
284 BIBLIOGRAPHIE
« De là l'impossibilité de porter un jugement vrai sur notre
siècle et sur la situation présente.
« Ni la Déclaration des droits de Vliomme, ni les événe-
ments dont le point de départ fut la prise de la Bastille et le
dénouement, l'échafaudde Louis XYI, ne furent la Révolution :
elle a une origine plus haute ei plus ancienne, 1789 et 1793
avec toutes leurs erreurs et toutes leurs horreurs nen furent que
la conséquence et le châtiment ; — conséquence fatale, que nulle
force humaine n'était capable d'empêcher ; châtiment terrible et
miséricordieux à la fois, qui arracha la France à une ruine cer-
taine et commença la régénération de notre pays ..
La Révolution est la négation de l'ordre chrétien. En quoi
consiste l'ordre chrétien, c'est ce que je me propose d'établir
tout d'abord ; j'en marquerai ensuite la décadence et la fin ; puis,
j'essaierai de montrer par quels moyens il me semble que Dieu ne
cesse, depuis un siècle, de travailler à son rétablissement. »
L'Église et L'État, ou les deux puissances auxvui* siècle,
par P. de CrousazCréiet. — Paris, Victor Relaux et Fils,
82, rue Bonaparte. 1 vol. in 18 jésus, Prix : 3 fr. oO.
Indépendance des deux puissances, ont dit nos pères avant
1789 ; l'Église libre dans l'État libre, séparation de l'Église et de
l'État, a-t-on dit plus tard. Le problème est toujours là, ardu,
inquiétant, irritant, réclamant une solution. 11 date de loin, mais
au xviii'^ siècle il .se formule plus nettement. Le conflit s'aggrave.
Qu'en sortira-t-il? Servitude ou liberté? M. de Grousaz Crétet
nous fait assister à toutes les péripéties de la lutte ; il nous montre
l'Église persécutée par ses ennemis, abandonnée par ses amis, se
retournant vers le Souverain Pontife, le gouvernement lui-même
.sollicitant le concours d'un aussi puissant allié, l'ait historique
con.sidérable, trop négligé jusqu'à ce jour, et qui marque le point
de départ d'une politique nouvelle dans les rapports de l'Église et
de l'État. L'auteur a banni toute préoccupation des événements
contemporains, mais les rapprochements s'imposent à l'esprit du
lecteur et donnent à l'ouvrage un vivant intérêt.
BIBLIOGRAPHIE 285
Le surnaturel dans les contes populaires — €h. IHoix.
— Leroux, Paris.
D'après M Ploix tous les coules ne sonl que les variantes d'un
récil primitif et le même mode d'interprétation peut s'appliquer
à tous. L'auteur commence par appliquer son syslème aux my-
thes grecs et aux coules des frères Gi'im. No'uS avons plusieurs
fois déjà fait mention de cette méthode d exphcation qui ne tient
pas debout devaut la critique et mène à toutes les absurdités.
C'est ainsi que pour M. Ploix, le fond de tout conte étant la lutte
de 1j lumière contre les ténèbres, tout héros qui porte des orne-
ments dor est un héros lumineux ; la forêt représente la nuit,
parce qu'elle est sombre; leau de même parce qu'elle est ren-
fermée dans le nuage, etc. etc.
La morale égyptienne quinze siècles avant notre ERE.
— E- Amélineaii. — Leroux. Paris.
Ce livre contient le texte du papyrus de Boulaq, n" k, avec
traduction et commentaire et une étude générale sur la morale
égyptienne. Les préceptes que le scribe rappelle à son fils ont
pour objet, les devoirs domestiques, la religion, l'étude des
livres sacrés, l'activité, l'ivresse, la luxure, la modestie, le
courage, les relations sociales, etc., etc. M. Amélineau est moins
enthousiasmé que M. Réviilout de la sagesse des Égyptiens et il
lait ressortir ce qu'il y avait chez eux d'égoïsme et de supers-
tition. Elle a manqué surtout de principes généraux et de ce
souille élevé qui distingue la morale des grandes religions.
MeLEKDIENST en VEREERING van HËMELL1GCHA31EN IN IsRAEL's
AssvRiscHE PERIODE. — B. Eerdûiûîis. — Leyde.
D'après M. Eerdmans la religion d Israël dont les légendes ont
la même origine que celle des Chaldéens, contient encore des
praUques empruntées à la religion de Babylone. C'est à l'influence
de cetle dernière que le culte de Moloch et celui des astres prit
une si grande extension eu Judée au VU et Vlll-^ siècles. Pour lui
le culte de Jahvé a la même origine que celui des Moloch ; aussi
le progrès de ce dernier culte en Judée ne fut que le réveil de
286 . BIBLIOGRAPHIE
l'orthodoxie jahvisle contre le jahvéisme des prophètes. S'il
fallait encore en croire M. Eerdmans, le sacrifice des enfants était
très fréquent dans le culte primitif de Jahvé, et le culte des astres
serait d'origine assyrienne.
The Melanesians ; studies on theiu antiiropology and
FOLK-LORE. — H. CodringtoH. — Oxford.
Voici les principaux chapitres de ce livre : Coutumes relatives
au mariage et à la parenté ; les' sociétés secrètes et les mystères ;
les esprits; les sacrifices: les prières; les lieux, les objets sa-
crés ; la magie; rapports des hommes et des esprits; coutumes
relatives à la naissance et aux premières années de l'enfant ; les
cérémonies funéraires; la desiinée des âmes après la mort C'est
un résumé des coutumes et des croyances delà Mélanésie. L'auteur
a déjà publié en 1881 une étude sur les religions mélanésiennes.
Lk folklore wallon. — E. Monseur, professeur à l'Uni-
versité de Bruxelles, président de la société du Folklore Wallon.
Biuxelles, G. liozes, 1892.
Nous empruntons à la Tradition les renseignements suivants
sur cet ouvrage : En 1889, la Société du Folklon; Wallon,
dont le .siège est à Liège, publia, pour faciliter les enquêtes de ses
membres sur les coutumes et les traditions populaires, un qties-
tionnnire de Folklore, dont les divisions par chapitres et les
subdivisions par numéros, lournissaient un cadre commode et
complet pour les recherches. M. Monseur eut la direction de cette
publication dont la rédaction est son œuvre ; et, au lieu de pré-
senter une série aride d interrogations, il joignit à chacune un
exemple pris, bien entendu, dans le Folklore Wallon. Ce sont
ces exemples qu'il publie aujourd'hui en un volume séparé, for-
juanl à lui seul une excellente contribution, non pas seulement
au folklore de la Belgique, mais aux recherches sur le folklore
en généi-al. Je citerai par exemple le conte de Marie- Madeleine
(Vil, § 843), la randonnée de Potais et Frasais (Vil, § 846) dont
plusieurs termes se renconlient dans la Chanson de Bn'cou ;
la Belle et la Laide (Vil, § 848) variante du conte des Fées ;
BIBLIOGRAPHIE 287
Misère et Pauvreté {\\l, § 850); le Renard et l'Écureuil (VU,
§ 851) i|ui jouenl le même rôle que le Renard et le Coq dans le
Roman de lienart, et la Grenouille et la Couleuvre dans un
conte malgache ; le Diable et le Paysan (Yll, § 31), dont j'ai
étudié les variantes dans une note de mes contes populaires
berbères [i'" série, note 10, p. 137-139). Après la préface, la
première partie est consacrée à donner une délinition du mol
folklore et à exposer les procédés et l'importance de celte science
plus ancienne qu'on ne croit sous un nouveau nom ; la seconde
partie comprend les chapitres suivants: I. Etres merveilleux —
II. Animaux — III. Agriculture (ce chapitre aurait pu être fondu
avec le sixième) — IV. Plantes — V. Médecine populaire — YI.
Mœurs et coutumes — VII. Contes et fables — YIII. Astronomie
et météorologie — IX. Chansons populaires i un des plus impor-
tants du livre ; pi'esque toutes les chansons citées sont accom-
pagnées de la musique) — X. Sorcellerie, magie et divination —
XI. Enfantines et jeux — XII. Blason populaire - XllI. Cou-
tumes diverses ice chapitre pouvait sans inconvénient être réuni
au sixième) — XIV. Le calendrier (sa place était tout indiquée
dans le chapitre XIII) On remarquera l'absence de traditions sur
les mines : le pays Wallon devait, ce semble, fournir une abon-
dante récolle méritant de former un chapitre spécial. Un mdex
complet .termine ce petit livre qui, par son exactitude et sa mé-
thode mérite d'être cité pour modèle aux monographies du même
genre qu'on voudrait voir publier sur chacun des pays, et non
pas seulement des provinces de l'ancienne France. »
TaULEAU HISTOKIUUIC DU AIONACIIISMK OCCIDE.NTAL. par DoM
Th. Berengier^ O. S. R., deuxième édition. — Solesmes.
La savante Kevue que viennent de fonderies Pères de Ligugé,
apprécie en ces termes ce travail : « Il n'existe pas d histoire
proprement dite de lOrdre bénédictin. L'heure d'écrire un pareil
ouvrage n'est pas encore venue. 11 faut au préalable étudier par le
détail tout le passé monastique et mettre en pleine lumière une
multitude de points encore obscurs. Des travailleurs courageux,
patients, préparent les éléments nécessaires pour écrire cette his-
288 BIBLIOGRAPHIE
loire. Huelques années encore, et le Monasticon benedictiniim
Galllcaniim sera, non plus un projet, mais un fait accompli.
Faudra-t-il attendre jusque-là pour écrire sur l'ordre monastique?
Non, certes. Depuis Mabillon, la science possède de véritables
trésors. Un grand nombre de monographies lui ont apporté, de-
puis quarante ans, de précieux matériaux. C'est un résumé suc-
cinct, méthodique et clair de tous ces faits que dom Bérengier'
présente à ses lecteurs. En même temps qu'il esquisse l'histoire
de la postérité spirituelle de saint Benoit, il résume une des par-
lies les plus importantes de l'histoire ecclésiastique pendant qua-
torze siècles. Il ne se borne pas à une énumération sèche de
noms, de faits et de dates; dans la mesure où son cadre restreint
le lui permet, il fait constater l'activité féconde et l'étonnante in-
fluence des enfants du cloître.
Dom Bérengier nous permettra d'émettre un regret : pourquoi
n'a t-il pas complété son tableau historique du monachisme occi-
dental par un autre tableau non moins intéressant et important?
Nous voulons parler d'une statistique de l'Ordre bénédictin. Il
nexisle rien de semblable. Certainement les moines, ses frères
et leurs nombreux amis, lui sauraient gré de leur donner dans
une troisième édition, avec le nombre des religieux groupés par
congrégation et pays, la liste de tous les monastères d hommes
et de femmes qui militent sous la règle de saint Benoit. »
Saint Paul. — M. l'abbé Vouard, — Paris, Lecotîre.
M. l'abbé Fouard continue son histoire des origines du chris-
tianisme. Le volume qu'il publie sous le litre : Soinl Paul., ses
ntissio?is, prend saint Paul à sa première mission en Gypre, et
le conduit jusqu'à sa captivité à Home. C'est à proprement parler
le récit de ses missions. M. Fouard s'est proposé avant tout de
mettre sous les yeux du lecteur l'œuvre de lévangélisalion des
gentils dans l'Asie Mineure, en Grèce, dans l'Asie proconsulaire.
Pour mieux atteindre ce but il a laissé de côté la partie doctrinale
des Epltres et a fait une large place à la description des villes,
topographie, mœurs, religion, où saint Paul porta son ministère.
Peut-èlie M Fouard est-il même tombé dans quelque exagération.
L'auteur est au courant des derniers travaux ; quatre caries d'une
excellente gravure qui accompagnent le récit permettent de le sui-
vre sans peine. Si ce volume ne se distingue pas par une critique
profonde, il n'en est pas moins l'œuvre d'un écrivain distingué.
Le Gérant : Z. Peisson.
Amiens. — Irap. Rousseau-Leroy, rue Sainl-Fuscien, 18.
MISCELLANÉES CHINOIS
/. — Le Rêve dans les croyances chinoises.
Les rêves oui toujours été considérés en Chine comme
l'œuvre d'une puissance surhumaine et Ton y a toujours
vu, en ces apparitions, en ces vues nocturnes, un pro-
nostic d'événements d'une certaine importance. Cela ne
doit point nous étonner ; cette conclusion, toute fausse
qu'elle est, fut le résultat d'un raisonnement qui ne man-
quait de logique que dans sa majeure. Les anciens ne pou-
vaient soupçonner les opérations du cerveau, ni croire à
la production spontanée d'images dans le système cérébro-
psychique de l'homme. D'autre part ils voyaient que
pendant le sommeil, toutes les portes des sens étaient
fermées aux objets du dehors, il ne leur restait donc,
pour expliquer les rêves, que de supposer l'action d'une
puissance extérieure à l'homme, des esprits et du Créa-
teur même. Certaines relations qu'ils avaient pu remar-
quer entre les songes et des faits dûment constatés avaient
rendu probablement cette conviction invincible.
Mais une fois que les rêves provenaient des Esprits
supérieurs il ne pouvait plus être question de les traiter
comme des œuvres du caprice ou de la fortuite. On ne
pouvait plus les considérer que comme des avertissements
d'êtres surhumains parfaitement intelligents et bienveillants
pour Thomme.
290 MISGELLANÉES CHINOIS
Ils devaieiil doue tous avoir une signification ; cette
signification devait être ciierchée si Ton voulait profiter
des avertissements célestes. Mais comme ils étaient géné-
ralement pleins de mystère, leur explication n'était pas le
fait du premier venu ; il devait donc se former une
classe d'hommes qui s'appliquaient à l'étudier et à cons-
tituer des principes d'interprétation qui permissent de
résoudre la plupart des cas. Ainsi s'éleva la caste des
devins, interprètes des songes, que nous voyons forte-
ment constituée dans le Tclieou-li. Cette organisation ne fut
cependant qu'assez tardive, nous ne la trouvons pas encore
aux deux grands Kings, bien que la signification des
rêves y ait déjà certaines règles reconnues des classes
lettrées.
A cette époque lointaine, on ne se préoccupait point
encore de la nature intrinsèque du rêve, on le prenait
comme un fait dont on cherchait à reconnaître la
valeur en tant que présage ; c'était tout. Plus tard,
lorsque le vieux maître de Tchou ent doté la Chine
de principes philosophiques et de recherches métaphy-
siques ; lorsque surtout, on eut pris, comme base de
l'ontologie, la notion des deux principes, du Yin et du
Yang qui donnent à tous les êtres leur matière et leur
forme, on commença à se demander ce que pouvait être
ce phénomène étrange, quelle en était la cause produc-
tive. Ce furent surtout les Tao-she qui visèrent à résoudre
le problème et commencèrent vers le V" ou IV siècle
avant notre ère.
Nous ne trouvons d'abord chez eux que des phrases
incidentes ; telle que celle-ci de Tchuang-Tze : Le rêve est
le produit de l'action réflexe (1) du principe animal Yun.
L'éveil est l'acte du corps s'ouvrant aux influences exté-
rieures.
(1) G'esL-à-dire opérant sur soi-même.
MlSCELLANÉES CHINOIS 291
Toutefois la croyance au côté suruaturel du rêve resta
prévalente et de même que Wen-Wang pensait avoir reçu
de Dieu les neufs lings (1) (Voir le Li ki, vi, 1 3), ainsi
l'empereur Wei, seize siècles après, croyait que son rêve
était dû à une action interne des esprits qui avaient pro-
voqué en lui ces représentations comme celles du chien de
paille, du grand feu et autres qui avaient troublé l'esprit
de Siuen des Tcheou (Voir le Wei-tchi). Cela ne doit pas
nous étonner. Les spéculations métaphysiques n'ont guère
exercé d'influence sur la conduite des Chinois en général.
Ceux-ci, gens pratiques avant tout, ne se préoccupaient que
des maximes morales, laissant les philosophes disserter
et disputer à leur aise, mais veillant à ce que leurs élucu-
brations n'aient point d'influence notable sur la vie' de la
nation. Aussi allons-nous voir les chercheurs continuer
les investigations scientifiques à leur manière, tandis que
le grand pubUc persévérait dans ses appels à la science
divinatoire. Nous ne reproduirons ici, du reste, que quel-
ques faits, les plus significatifs.
D'après Lie-tze la nature des rêves dépend de la pré-
pondérance chez l'homme, du principe actif, spontané, ou
du principe passif, réactif, du Yang ou du Yin. La pléni-
tude ouïe vide du corps, dit-il, son développement ou sa
diminution, son extinction, ont pour cause unique la
manière dont le ciel et la terre agissent sur les êtres et
répondent à leurs besoins. Quand le principe du Yin pré-
domine alors dans les rêves on traverse de grandes eaux
et l'on est saisi de crainte. Si c'est le principe du Yang, au
contraire, on rêve que l'on traverse un grand feu et l'on
est brûlé. Quand les deux principes ont une force égale,
on rêve de vie ou de mort.
Est-on rassasié on rêve de dons généreux ; a-t-on faim,
on prend dans le vide et le flottant. Si l'on est malade
(1) Mot de sens incertain. Peut-être: dixainc d'années.
292 MISGELLANÉES CHINOIS
légèrement, on se voit flottant Ji la surface. Si la maladie
est grave, on s'enfonce dans les flots. Si l'on se couche
sur sa ceinture, on voit des serpents, des oiseaux volants.
Si l'on a eu une plume en bouche, ou rêve que l'on vole
Quand on se dispose à se retirer dans la condition
privée, on rêve de feu. Si l'on est menacé d'une maladie,
on rêve de manger. Les gens qui boivent de la liqueur
aiment à chanter, dans leurs songes ils se lamentent.
Si l'on a médité le matin, la nuit on rencontre des
formes d'esprit. D'après TOiuang-lze, l'homme sage, s'il ne
dort pas, ne rêve pas et son réveil est sans aucun souci.
Le rêve est l'œuvre de la snbstance du Yang. En tout ce
que le cœur aime ou craint l'essence active le suit.
Le rêve est comme un oiseau volant dans le ciel, dit
Hoei-nân-tze ou comme un oiseau qui se plonge dans
l'abîme des eaux.
Pendant le rêve on ne sait point qu'on rêve, on ne le
connaît qu'éveillé.
Le rêve est une image, c'est la substance atomique et
pure qui s'agite ; c'est que le Huan et le Pe (1) quittent
le corps et que l'âme va et vient. Le Yin et le Yang mis en
mouvement fout constater le bonheur et le malheur, le
bien et le mal.
Les songes font connaître, à l'avance, les événements,
le sage en comprend les leçons et en profite pour sa con-
duite qu'il change ainsi à propos.
Le rêve fait connaître ce qu'il annonce ; il montre des
formes sans que l'œil voie, que l'oreille entende, que le
nez sente, ou que la bouche profère une parole.
Lehuoii sort et se promène, le corps reste seul, le cœur
en ses pensées Toublie complètement. L'àme instruite par
le ciel avertit l'homme des volontés divines. L'homme
(1) L'âme et l'espril vital.
MISCELLANÉES CHINOIS 293
reçoit ses avertissements et n'oublie pas les leçons de
l'esprit.
Jadis il y avait des magistrats interprètes des songes ;
les générations successives se sont transmis leurs ensei-
gnements.
Ainsi parle le Mong-shu, ou « Livre des Songes ».
Tu-mu dans ses Rêves d'automne (Tsiu-mong) attribue
également les songes au huan^ ou esprit animal détaché
du corps pendant le sommeil. Je rêvai, dit-il, et mon
esprit animal se détacha : Meng huan t'ïui^ et de la
même manière Hiang-mu disait : Hier soir, mon huan a
rêvé des immortels. (V. le Meng-sheii-shi).
Tu-Tchen des Tangs donna à notre phénomène une
explication un peu différente. Dans une ode relative à ce
sujet, nous trouvons la phrase suivante : « L'épouse est
la substance la plus pure du ciel et de la terre, le rêve
est la complétion, la perfection de l'essence intelligente. »
Voilà les quatre genres d'explications que les Chinois
ont risquées du phénomène nocturne : action directe des
esprits, influence du Yang et du Yin, opération du huan,
illumination de la substance intellectuelle. Mais même dans
ces trois dernières, l'intervention des esprits n'est pas
mise à l'écart, ce sont eux qui mettent en mouvement ces
divers principes et leur font produire leur effet. Il en est
ainsi du moins dans les rêves significatifs, mais plus on
approche des temps modernes, plus les rêves perdent de
leur caractère surnaturel dans l'esprit des Chinois.
Nous disions en commençant que le caractère surna-
turel attribué aux rêves se constate déjà dans les plus
anciens livres de la Chine antique. Nous le trouvons, en
effet, bien défini dans le Sbu et le Shi-King.
Dans le Livre des Annales nous voyons le roi Shang,
Wu-ting(l324-156o), au milieu de ses conseillers et gar-
dant le silence jusqu'à ce qu'un rêve envoyé par Shang-ti
294 MISGETJANÉeS CHINOIS
lui montre l'image du ministre destiné par le ciel à sou-
tenir son trône. Ce ministre il le cherche partout et le
reconnaît comme l'objet de son rêve dans la personne de
Yue. (vi-8, p. 1-4.) Puis c'est Wu-Wang qui annonce à
ses généraux que ses rêves coïncident avec les horos-
copes, qu'il triomphera de Sheou. (V. 4, p. 2-5.)
Au Livre des vers il est surtout question des présages à
tirer des songes; au L. ]i-4, ode 5, § 6-5, il est dit que
l'apparition d'ours dans un rêve annonce la naissance d'un
fils, que celle des serpents indique la naissance d'une fille.
L'ode 0, § 4 du même livre nous apprend que la vue d'une
multitude de gens se transformant en poissons est un
signe d'années d'abondance et que celle de bannières à
faucons succédant à des tortues promet l'augmentation de
la population du pays. Par contre l'ode VIII nous apprend
que la science des devins a des bornes et ne peut péné-
trer les mystères de la nature.
Les quatre livres confucéens ne mentionnent qu'un seul
cas de rêve, c'est au Lun-Yu VII, § o, où Kong-tze se
lamente de l'insuccès que lui annonce ce fait que depuis
quelque temps il n'a plus rêvé Tcheou-Kong..Ges paroles
semblent indiquer ([ue le Sage lui-même croyait à l'origine
céleste des songes.
Si de là nous passons au rituel qui porte le nom de la
dynastie tcheou, au Tcheou-li, nous allons nous trouver
dans un nouvel ordre d'idées que Ton ne rencontre nulle
part ailleurs. Nous y verrons, en eflet, tout un corps de
devins et un système pour Pexplication des visions noc-
turnes.
Ce corps était composé d'un Kou-mong ou devin des
songes, de deux assistants Tchong-shi , ou lettrés de
grade moyen, de deux secrétaires annalistes rédigeant
les procès-verbaux des consultations et de quatre tous ou
servants. (Voir Tcheou-li, xvii, § 48.)
MISCELLANÉES CHINOIS 295
La fonction du Kou-mong et de ses assistants était
double. Ils avaient à étudier les principes de l'interpré-
tation des songes et à rendre réponse aux consultants.
A ce dernier point de vue ils avaient une mission privée
ordinaire et une autre publique en vertu de laquelle ils
devaient à la fin de l'hiver se rendre auprès de Tempereur
pour s'informer des songes quB Sa Magesté aurait pu
avoir pendant l'année. Puis les ayant étudiés ils reve-
naient expliquer au Souverain le présage heureux. L'em-
pereur devait les recevoir en s'inclinant profondément,
témoignant ainsi de son respect pour les bienveillants
avertissements du ciel.
Les principes de la distinction des songes nous sont
donnés parle Tcheou-li. C'étaient le temps de l'année, la
position de la terre par rapport au soleil, à la lune et aux
autres astres, les relations des principes du Yin et du
Yang, qui se fortifient ou s'affaiblissent selon que l'on
approche de l'été ou de l'hiver. La position et la marche
des astres déterminent le présage heureux ou malheu-
reux. D'après ces mêmes principes, le Tcheou-U distingue
six espèces de songes qui tous, selon les circonstances,
peuvent faire présager le bonheur ou le malheur. Ce sont :
i" les rêves réguliers, c'est-à-dire tranquilles, sans agita-
tion aucune ; 2" les rêves effrayants ; 5° les rêves de sou-
venir quand on y voit ce à quoi on a pensé en état de
veille ; i° les rêves de veille où Ton pense à ce que l'on a
fait éveillé ; 5° les rêves joyeux et 0° les rêvôs d'appré-
hension produits par les craintes qu'on a éprouvées pen-
dant le jour (1).
Quant à la mission du Kou-mong au palais le texte dit
plutôt qu'il va annoncer à l'emperenr les rêves heureux
(1) Ce ue sont point les rêves eiïrayinls d(''j • nienlionnés sous
le n" 2, ni les rêves des personnes craintives qui peuvent en avoir
aussi do joyeux.
296 MISCELLANÉES CHINOIS
qu'ont eus les magistrats. Il porte en effet: « Il va à Tau-
dience royale, il présente les songes heureux. »
Mais le Kou-mong et son collègue n^étaient pas seuls à
se préoccuper des songes, le Ta-pou, ou grand augure,
d'après les écailles de tortue, avait aussi droit à leur inter-
prétation. Il avait, pour cela, trois règles principales, selon
que les songes avaient leur source dans les pensées du
sujet, ou dans des événements extérieurs merveilleux ou
dans les faits de la vie ordinaire.
Tels sont les principes énoncés dans leTcheou-li, mais
il ne semble pas qu'ils aient été jamais appliqués et que
toutes ces distinctions et fonctions aient existé réellement.
Du moins l'histoire n'en porte guère de traces. Les com-
mentateurs renvoient même, en cet endroit, à un trait du
Tso-tchuen qui nous montre un système de divination tout
différent de celui que nous venons devoir, dans leTcheou-li.
C'était en l'an 510, la oI« du prince Tchao de Lou. Le
Souverain avait rêvé, la veille d'une éclipse de soleil, d'un
jeune homme qui se présentait à lui sans vêtements et
chantant mélodieusement.
Pour en comprendre le sens Tchao s'adresse non à un
Kou-mong mais au grand historiographe astrologue et
celui-ci lui explique le présage sans se soucier le moins
du monde des règles tracées par le Rituel des Tcheous.
Il lui déclare que, dans six ans, à pareil mois, le prince de
Wu l'attaquera sans réussir. Wu entrera à Ying, dit-il, le
jour keng-shin. Mais le jour de l'éclipsé est Kang Wu
qui représente le feu. ^Yu appartient au métal ; le feu
l'emportera sur celui-ci.
Dans tous les autres faits que nous rapportent les his-
toriens chinois, règne la même liberté d'allure chez les
interprètes et la même ignorance ou le même dédain des
principes du rituel prétendu authentique, mais auquel,
je l'avoue, je ne pourrais attribuer ce caractère.
MISCELLANÉES CHINOIS 297
Mais ceci est en dehors de notre sujet.
Les livres des moralistes et des annalistes chinois sont
pleins de récits donnés comme authentiques, où les rêves
jouent un rôle important. Les plus graves historiens ne
dédaignent pas de les relater comme annonce dV'véne-
ments prochains, ou révélations de faits inconnus. Nous
n'allons point sans doute feuilleter tous les manuscrits
de la littérature sérieuse des Chinois pour y recueillir
tous les traits appartenant au sujet qui nous occupe.
Nous nous bornerons aux principaux que nous avons
recueillis spécialement dans le Yuen-Kien-lei-han et d'au-
tres ouvrages. Les voici sans ordre ni haison. Ils com-
mencent naturellement par Hoang-ti, le père, lepromotenr
obligé de toute conception chinoise.
Hoang-ti était occupé à méditer avec douleur sur l'absence
d'ordre qui régnait dans le gouvernement du monde. Il
en était tout affligé et ses entrailles en étaient émues. Il se
retira dans un appartement isolé de son jardin et pendant
trois mois il réprima son cœur, se purifiant intérieure-
ment, mortifiant son corps et ne s'occupant plus des
affaires du gouvernement.
Un beau matin, épuisé de fatigue, il s'endormit et eut
un songe. Il se promenait au royaume de Hua-su. Il
s'éveilla tout réjoui et reprenant possession de lui-même,
il dit : maintenant le Tao ne peut s'atteindre par les
efforts de sa propre substance. Ayant ainsi compris les
choses il tint le monde en ordre parfait pendant vingt-neuf
ans en suivant le modèle de ce qu'il avait vu dans son
rêve. Après quoi le sage empereur s'éleva dans les régions
lointaines (Y. Lie-tze).
Un autre jour, dit le Shi-ki, le même souverain rêva
qu'un grand vent soulevait la poussière et en débarrassait
la terre complètement. Puis il vit un homme armé d'une
298 MISGELLANEES CHINOIS
arbalète d'un poids des plus lourds et conduisant d'innom-
brables troupeaux de moutons.
Réveillé, le docte empereur se mit à soupirer et à réflé-
chir sur la signification de ce songe. Argumentant des
mots fong, vent et heou poussière, il se dit que cette
vision lui indiquait un personnage qui pourrait lui servir de
ministre. La poussière balayée, la force et le poids de l'arc,
annonçaient à ses yeux l'habileté gouvernementale de cet
individu ; la conduite des troupeaux si nombreux renforçait
cette idée. Mais ceci indiquait en outre les mots li (force)
comme nom de famille et mu pasteur, comme prénom.
Il lui restait à découvrir les hommes de mérite qui por-
taient ces deux noms. Hoang-ti consulta un devin et le sort
lui désigna les endroits où ces personnages se trou-
vaient. Ainsi guidé il découvrit Fong heou en un habitant
des îles. Aussi fit-il de celui-ci son ministre assistant. Il
trouva également un Li-mu près des grands lacs et en fit
son général.
Tai-sze l'épouse vertueuse du grand Wen-Wang vit un
jour en songe un datier poussant dans la cour du palais
des Shangs. Le prince héritier survint alors, prit des
euphorbia du jardin des Tcheous et les planta dans le
parvis du palais. Ces arbres se transformèrent aussitôt et
devinrent des sapins, des cèdres, des épines. Bientôt après
elle se réveilla. Aussitôt elle alla en avertir Wen-Wang.
Ce prince appela son fils et quand il fut venu il fit con-
sulter le sort dans le Ming-tang. Il en apprit que ce songe
était heureux, qu'il recevrait le mandat céleste que Sliang-ti
du ciel brillant avait transféré des Shangs sur sa tête. Le
roi et son fils se prosternèrent pour vénérer le décret du
ciel (Voir le Tcheou-Shu).
Un jour Confucius se trouvait entre les pays du Tchen
et de Tsai dépourvu de toutes provisions de bouche. Pen-
dant sept jours il ne goûta pas même un légume. Un
MISCELLANÉES CHINOIS 299
matin à son réveil Hoei, son disciple chéri, s'étant procuré du
riz et l'ayant fait cuire, vint pour le lui présenter. Kong-tze
voyant Hoei en prendre dans la marmite pour le goûter se
leva et lui dit : J'ai rêvé aujourd'hui que je voyais nos
anciens princes manger du riz pur ; je voudrais en avoir.
Son disciple lui répondit que ce n'était plus que de la pous-
sière et de la cendre dont on ne pouvait manger ; que ce qui
tombait des plats était un manger de mauvais augure.
Alors Kong-tze se résigna et prit de ce que lui offrait Hoei.
Yi-zho étudiait la conduite des chars depuis trois ans et
n'avait point encore réussi à l'apprendre. Une nuit il rêva
qu'il avait reçu les règles de cet art. H courut, dès le
matin, pour saluer son maître. Celui-ci lui dit qu'il n'avait
pas encore atteint son but, mais qu'aujourd'hui il voulait
lui enseigner les principes de cette science. Yi-zho s'appro-
chant du maître et se tournant vers le Nord, s'inclina pro-
fondément devant lui et dit : Aujourd'hui votre ancien ser-
viteur a rêvé qu'elles lui étaient révélées et qu'il voulait vous
prévenir en vous indiquant ce qu'il avait rêvé. C'était bien,
en effet, les règles de la conduite des chars.
Ces deux traits sont empruntés au Tchun-tsiou de
Liu-Shi.
Suivant le Sze-ki, Wen-kong de Tsi vit en songe un ser-
pent jaune qui descendait du ciel sur la terre et qui tenait
sa gueule dans le courant du Fu. Il demandait au grand
historiographe ce que cela signifiait. C'est un messager de
Shang-ti, répondit celui-ci, attestant que le prince doit
l'honorer.
- Tcheng-Yuen, dit le Han-Shu, rêva que Kong-tze s'ap-
prochait de lui et lui disait : « Lève-toi, lève-toi, l'année
présente est en Tchea L'an prochain sera en Sze. » Tcheng
réveillé combina ces paroles prophétiques et comprit que
sa destinée y était indiquée. En eff'et il tomba malade, se
mit au lit et mourut peu après.
300 MISCELLANÉES CHINOIS
Huan-ti aimait beaucoup le livre de Lao-tze. Une nuit il
le vit en songe. Aussi dès son réveil il appela un de ses
ministres et lui ordonna d'élever un temple au Sage.
Les exemples d'ordres semblables, donnés pendant des
rêves sont très nombreux; on en trouvera un grand nombre
dans notre Mythologie chinoise.
Les naissances des personnages extraordinaires sont
fréquemment annoncées de la même façon. Ainsi la mère
du célèbre poète Li-tài-pé avait vu l'étoile de Vénus ( Tai-pe)
projeter des rayons sur elle et pour ce motif avait donné
le nom de cet astre au fils conçu sous son influence.
On connaît l'histoire analogue de Lao-tze, de Tchang-
tao-linget de beaucoup d'autres. La mère de Tchang-tao-
ling,dit le Shen-sièn-tong-Kien (1 ) vit en rêve un esprit qui
descendait de la grande ourse vêtu d'une longue robe
brodée et portant à la main, une fleur parfumée. Ce parfum
se répandit sur elle et quand elle se réveilla elle se sentit
enceinte.
V Immortel honoré sous le nom de Wen-Yuen-Shuai
« Le général Wen » fut obtenu par sa mère Tchang-Shi
d'une façon analogue. Celte dame priait instamment Hou-
tou^ l'esprit de la terre pour obtenir un fils. Un jour elle
vit en songe un esprit couvert d'une cuirasse d'or et armé
d'une grande hache. Il tenait de la main droite une perle
magnifique et dit à la dame endormie : Je suis l'esprit
Lu-Kia l'envoyé du Maître suprême. Je désire que vous
soyez mère, y consentez-vous ? Tchang-shi répondit qu'elle
était soumise aux ordres du ciel. Là-dessus l'esprit déposa
la perle dans son sein et douze mois après ('2), notre héros
voyait le jour (5).
(i) Voir ma Mythologie chinoise, p. 295.
(2) Voir notre Mythologie, p. 367.
(3) Les Mylliologues chinois aiment à prolonger le tomps de
gestation de leurs grands hommes.
MISGELLANÉES CHINOIS 301
Des traits de ce genre abondent dans les livres chinois ;
mais ces exemples suffiront à notre tâche.
C'est à la suite d'un songe pendant lequel il avait vu le
soleil, que l'empereur Kao-sin (t>5' siècle, A. C.) eut huit
fils, tous parfaitement sages, à ce point que le peuple les
appela les huit Yueu ou les huit principes, ou Yuen-
Wang-tze^ les huit fils de roi principiels, à la tète des
êtres.
L'empereur Ti-Kou (24° siècle av. J.-G.) vit également
en rêve, l'astre du jour et Tavala, ce qui lui procura la
conception et la naissance d'un fils (Voir Silei-fou, iv,
1 20, 1).
D'après le Sze-Ki, King-ti des Hans rêva d'un esprit
femelle qui lui remit en mains le soleil lui-même pour le
donner à son épouse impériale. Celle-ci l'avala sans aucune
façon et devint mère d'un prince, après quatorze mois de
gestation. Cet enfant merveilleux fat Wu-ii. (Voir le Han-
Wu-ti-tchuen.)
D'après lePe-sze Wei-Kao-heou-tchouen, l'impératrice
épouse Hiao-Wen rêva qu'elle se trouvait debout au milieu
du Tang et que le soleil vint projeter ses rayons sur elle
par la fenêtre, et la brûler. En vain cherchait-elle à s'y
soustraire, allant à droite et à gauche.
Le lendemain, elle interrogea Song-nien sur la signifi-
cation de ce rêve et celui-ci lui dit que c'était un présage
merveilleux. Aussi peu après la princesse conçut en son
sein l'enfant qui fut Siuèn-Wu-ti et elle vit en rêve le soleil
se transformant en un dragon qui enveloppait l'impératrice.
Celle-ci conséquemment enfanta le prince héritier du trône.
Le soleil joue le même rôle dans la naissance de Huang-
King des Tao. Sa mère vit un jour l'essence du grand
luminaire céleste qui s'arrêtait en son sein, puis deux
hommes célestes (Tien-jin) qui descendirent vers elle tenant
en main, une cassolette d'or à encens. Aussitôt elle sentit
302 MISGELLANÉES CHINOIS
en elle une douce commotion dont rien- n'expliquait la
cause et conçut Huang-King.
La lune intervient parfois aussi dans ces conceptions
miraculeuses. C'est elle, par exemple, que l'épouse de
Wu-ti des Liangs vit descendre dans son sein et le féconder.
Ce ne sont point seulement les grands personnages,
ceux qui ont joué dans lliistoire de leur patrie un rùle
important, qui ont été les objets de semblables faveurs.
Ainsi un certain Tchong-touk, personnage peu connu,
reçut son nom d'honneur à la suite du fait suivant. Dans
sa jeunesse, il rêva un jour qu'un grand oiseau de couleur
rouge à lignes de cinq couleurs, tracées régulièrement,
descendait dans la cour de la maison de ses parents. Son
grand père auquel il raconta la chose lui dit : Ces cinq
couleurs sont celles du phénix bigarré ; ces lignes rouges
appartiennent au tsu. Ce jeune homme sera l'assistant des
phénix. Il se distinguera eu littérature et pour ce motif
paraîtra à la Cour. Puis en raison de ce fait il lui donna le
nom d'honneur de Sheng-Wen^ d'art parfait.
• Un homme de Liu-tchuen nommé Kien-Shi, habitant au
bord du torrent de Ki, y vit deux pierres blanches qui se
pressaient l'une contre l'autre; U les prit, les porta chez lui,
elles mit dans un coffre. La nuit suivante il vit en rêve
deux belles jeunes filles vêtues de blanc qui se traitaient de
sœurs et qui vinrent se placer à ses deux côtés. Quand il
fut éveillé, il comprit que c'était une manifestation mer-
veilleuse des deux pierres. Il prit celles-ci et se les inséra
dans sa ceinture. Gela lui porta tellement bonheur que son
étoffe se développa au point de lui donner trente mille
morceaux de toile pour des vêtements de ses amis.
Cette histoire tirée du Tsu-huien-ki-shen-luk, nous trans-
porte sur un autre terrain, celui des rêves servant à récom-
penser des actions vertueuses. Celte catégorie est tout
MISCELLANÉES CHINOIS 303
aussi nombreuse que les autres, mais il suffit d'eu avoir
donné un exemple. Ajoutons un dernier trait.
Tchao, roi de Yen, vit un jour eu songe un homme ailé
qui volait parmi les nuages puis descendit, s'approcha de
lui et lui fit do la main un signe sur le cœur qui s'entrou-
vrit. Effrayé, le roi s'éveilla et se trouva le cœur malade.
Quelque temps après, le même personnage lui apparut de
nouveau et pressa la poitrine du roi. Celui-ci insista pour
savoir d où venait cette apparition. Mais le mystérieux
personnage se transforma en un oiseau bleu et disparut.
Nous ne multiplierons pas ces traits davantage, il nous
suffit d"en avoir donné une idée exacte. Il est un point
cependant qui mérite une attention spéciale. C'est que les
rêves des souverains ont créé bon nombre de personnages
célestes et multiplié les habitants supposés de l'olympe
chinois en y introduisant des êtres souvent imaginaires.
En voici deux exemples :
Les Chinois honorent un personnage du nom de Tchong-
Kuei, considéré, ainsi que son nom l'indique, comme le
protecteur des hommes contre les démons. Or, l'existence
de cet Immortel ne repose que sur un rêve de l'empereur
Huen-tsong des Tang qui régna de 715-756. Ce prince
pris un jour d'un accès de fièvre, vit en songe un petit
démon portant un pantalon rouge, un pied chaussé l'autre
tout nu, uu éventail d'une main, une flûte de l'autre et se
jouant dans sa chambre comme un esprit follet. Saisi de
crainte l'empereur appelait sa garde à son secours lors-
qu'un autre esprit terrestre d'une taiUe gigantesque entra
dans l'appartement impérial, saisit le petit démon et le
chassa après lui avoir arraché un œil.
Réveillé, Huen-tsong se sentit plein de reconnaissance
pour son libérateur. Le matin arrivé il fit venir un peintre
pour tracer le portrait exact du grand démon et depuis
lors celui-ci reçut les honneurs du culte sous le titre de
304 MISCELLANÉES CHINOIS
Tchong-Kuei ou l'expulseur des mauvais esprits. (Voir ma
Mythologie^ p. 505).
Tchang-sien ou Tchang l'immortel, le patron des
gens sans enfants est aussi le produit d'un rêve impérial.
Il apparut à Jin-Tsong de la dynastie Song (1025 à lOGi
ap. J.-C.) sous la forme d'un beau jeune homme tenant
une arbalète sous le bras et lui révéla qu'il était l'adver-
saire victorieux d'un démon qui dévore les petits enfants.
(S o\v Mythologie, p. 527).
Deux autres personnages insignifiants ont été élevés à
la dignité de Shang-ti ou « souverain empereur » par un
impérial rêveur auquel leur apparence avait plu. Mais en
voilà plus qu'il n'en faut.
Les poètes cliinois emploient fréquemment le rêve
comme artifice de style, image ou tableau. Parfois un
songe forme toute la matière d'an morceau lyrique comme
dans l'ode célèbre où le poète Thou-fou feint de voir en
rêve son ami Li-tai-pe exilé et prisonnier sur les rives du
Kiang. Inquiet, anxieux, il se demande quels dangers le
menacent; il voudrait courir auprès de lui, le serrer
contre sa poitrine, le protéger de son corps. Il le voit les
fers aux mains, gémissant, mais plutôt sur les malheurs de
sa patrie que sur sa disgrâce personnelle. Son regard
calme, imperturbable se rit des efforts de ses ennemis...
Mais la plupart du temps les rêves ne sont que des
incidents dans les pièces poétiques.
Au même genre appartiennent par exemple l'ode de
Liaug-tchin-go ayant pour titre Mong-Kien-rnei-jin-shi .
« Ode du songe faisant voir un personnage d'une grande
beauté » et celle de Tang-Wang-pho intitulée Mong-yu-
shen-shi « Ode du rêve de l'Immortel circulant à l'aise ».
Dans la première le poète nous dit qu'il entendit d'abord
un profond et fort soupir, qu'il connut par là les anxiétés
de son prince. Puis tout-à-coup le ciel s'ouvrit, il aper-
MISCELLANÉES CHINOIS 305
çulflovaut lui im personnage aux brillantes couleurs ijui
lui présenta un bois du mont Wu et le regardait lixement.
S'éveillant subitement, il ne vit plus rien de cette appari-
tion ; il comprit que c'était un esprit méchant, hostile à
son prince. Aussi les larmes coulèrent de ses yeux et
mouillèrent sa poitrine.
Dans la seconde nous voyous un esprit se placer devant
le chantre inspiré, s'élever dans Télhcr, marcher sur les
nuages, puis se faisant traîner par des dragons, chevau-
chant sur la lune, portant un manteau d'or et des orne-
ments d'étoiles. Le poète s'étonne de la présence d'un si
brillant esprit dans une si sombre localité, etc., etc.
Des pièces de ce genre ne sont pas rares (1), mais dans
la plupart, les rêves ne constituent que des incidents plus
ou moins importants dans l'ensemble du sujet et pour le
but de l'auteur.
Citons seulement celui de Wang-Yin des Hanspostérieurs
qui s'étant endormi paisiblement vit lout-à-coup en songe
les transformations merveilleuses des esprits terrestres et
des êtres vivants ; puis aperçut une tête de serpent, un
front de- poisson à quatre cornes, un oiseau à trois
pieds et six yeux, un corps de dragon et beaucoup d'au-
tres merveilles.
Nous nous en tiendrons là ; nos lecteurs ne nous en
demanderons pas davantage, certainement.
L'importance que les Chinois attachaient à l'interpré-
tation des songes n'a l'ait que grandir avec les siècles.
Aujourd'hui surtout ils y font la plus grande attention
et s'elîorcent d'en trouver la vraie signification, l'intention
des esprits qui les envoient.
(1) Citons encore pour mémoire, de Li-lai-pe, le Ycou-tien-lno-
'lin-lao-pic-shl « Le chant de la vieille qui se promène dans le
ici en clianlant )', deThou-fouleivi<6'i-mo»{ii-s/ji. Le Rêve du retour,
«.le, etc., on ea IrouvoiM nno quinzaine dans le yuen-Kitn.
306 MISGELLANÉES CHINOIS
Voici deux faits relatés par un journal de Sang-hai. On
y verra ce que les Chinois attendent de leurs songes.
C'est d'abord un riche bourgeois de Shang-haiqui se vit
en rêve derrière un temple de la cité et aperçut dans le sol
entr'ouvert un trésor caché depuis des siècles. A son
réveil il courut en toute hâte au lieu de sa vision et y
trouva, à deux pieds sous terre, une caisse pleine dejingols
d'or.
Le second fait est plus remarquable encore. Un jour
l'équipage d'un vaisseau forma un complot pour assassiner
le capitaine et s'emparer de ses écus. Les conjurés réussi-
rent complètement dans leur sinistre projet. Mais la nuit
qui suivit le crime, un commerçant de Macao vit en songe
le capitaine qui lui révéla les circonstances de sa mort.
Le commerçant dénonça les coupables aux autorités portu-
gaises qui firent poursuivre et arrêter les coupables; ceux-
ci, jugés et convaincus de leur forfait, subirent le dernier
supplice.
Mais les Chinois ne se contentent pas de recevoir des
songes des esprits et d'en interpréter le sens. Ils en
demandent aussi aux êtres célestes pour connaître leurs
volontés ou le sort qui les attend eux-mêmes.
Lorsqu'un chinois ne sait quel parti prendre dans une
circonstance assez importante, il se rend dans un temple
voisin, y brûle de l'encens et des chandelles et prie le
génie invoqué dans ce sanctuaire de lui envoyer un songe
qui lui indique ce qu'il doit faire en l'occurence ; puis
souvent il se met à dormir devant l'image et attend le
songe désiré. Lorsque son vœu est exaucé il consulte le
sort pour savoir si le songe survenu est dû au hasard ou
bien au génie dont il a sollicité l'intervention. Si le sort
lui dit de l'attribuer aux êtres célestes il consulte l'inter-
prète attitré des visions nocturnes et reçoit de sa bouche la
solution de la question. Les plus hardis la résolvent d'eux-
MISGELLA.NÉES CHINOIS 307
inèiiies [Cil. DeniLijs^ Folklore of Ihe Gliiiiesc ; Doolittle^
Social lil'e of Chinese).
II. Le Huaii et le Pe^ les deiio: esprits de l'homme.
Dans notre ex[)licatioii du rêve chez les Gliiiiois, il a été
plusieurs fois mention de ces deux esprits qui animent le
corps humain. Nous n'en avons alors donné qu'une explica-
tion brève et sommaire, nous réservant d'y revenir dans une
courte monographie spéciale ; c'est ce que nous allons
faire ici en réunissant les traits principaux que nous avons
pu recueillir dans les auteurs chinois.
Nous n'avons point trouvé de traité ex-professo du
sujet, chez les philosophes de l'Empire des Fleurs ; ce
n"est guère que dans les Encyclopédies que Ton peut
s'instruire suffisamment de ce qui concerne ces concep-
tions. Il ne semble guère que les philosophes aient songé
à les distinguer ou à les définir.
Les caractères qui représentent ces deux puissances de
l'être humain, datent d'une haute antiquité, car on les
trouve déjà dans le système Ku-Wen qui fut aboli au
IX° siècle avant notre ère. Alors comme maintenant le
signe représentatif de Huan figurait un Kouei, un esprit
humain avec celui des ondes éthérées qui représentent la
parole. Le second était déjà composé du même Kuei
avec rhiéroglyphe de blanc. Parfois aussi du complexe
« main, bouche et blanc ».
Le premier semblait donc désigner le principe humain
de la parole, l'autre celui des manifestations sensibles, du
corps, l'un et l'autre et le dernier même supérieurs à la
matière, l'informant.
Le mot Huan ne se trouve pas aux vieux kings ni dans
les livres confucéens. Pe se recontre au Shu-Ktng^ mais
dans le sens de « lune décroissante. » C'est au Li-Ki et au
Tso-Tchueti que l'on trouve pour la première fois la men-
308 miscella:nées chinois
tiuii (le ces deux agents de rètre humain. Il serait assez
difiicile de dire lequel de ces deux textes c>{ le plus
ancien (1). LeEi-ki porte : que « le prince et son épouse
offrent la liqueur au mort pour réjouir le Huan et le Pe.
Cela s'appelle concilier, apaiser. «
Le Rituel ne nous explique pas la signification de ces
termes. Mais en revanche le Tso-tchuen la donne de la
manière la plus explicite. C'est au livre X, règne du prince
Tchao, an Yll, i^ mois. Pi-Yeu, prince de TcheîTg avait
révolté ses sujets par sa vie désordonnée, il se livrait à la
boisson tout le long du jour. Des grands conjurés contre
hii l'attaquèrent en sa ville même et Pi-Yeu fut tué sur le
marché. Mais après sa. mort, des farceurs s'amusaient à
effrayer le peuple en racontant des apparitions du prince
assassiné. Tze-tchan le grand astrologue étant allé à Tsin,
Tchao-King-tze lui demanda si Pi-Yeu pouvait réellement
revenir, s'il pouvait être unKouei, un esprit. Certainement
répondit Tze-tchan. Quand un homme naît, ses premières
modifications, ses premiers mouvements sont (formés par)
ce qu'on appelle le Pe.
Après que le Pe s'est produit ce qui est (en lui) d'éthé-
réal actif est le Huan. Par l'usage des choses sa suIjs-
tance se multiplie, le Huan et le Pe se fortifient. Ainsi
s'assimilant la substance éthéréale et lumineusi' il arrive à
être un esprit intelligent.
Quand un homme ou une femme meurt en pleine
vigueur, leurs //«a/i et Pc peuvent s'attacher aux vivants,
les hanter et être pour eux des apparitions funestes.
Tel est l'enseignement du voyant de Tsin. Il a bien
tous les caractères des explications chinoises. Il veut
expliquer les choses à fond mais vous abandonne à mi-
chemin^ vous laissant dans le vague et l'incertain. Si l'on
(1) Ils ne dépassent pas le iV«^ siècle avant notre ère. L'un est
le RiUiel chinuit, rautie une série tl'Aunaies.
MISCELLANÉES CHINOIS 309
prend le texte à la lettre, on devra voir dans le Pe, le Huan
et le M?/25'-s/ze/z (l'Intelligence achevée) trois états succes-
sifs du principe actif de Thomnie, l'un disparaissant quand
l'autre se forme ou ciiacun d'eux se perdant dans celui qui
le suit. Il n'en est rien cependant, car nous Voyons par la
snite que le Pe et le Huan subsistent tous deux après la
mort et séparément du Ming-slien.
En outre Tze-tchan ne nous a[)pren.l nullement de quelle
nature sont ces trois principes et comment s'opèrent ces
formations successives. Précédemment il avait dit que
quand un Kuei a un lieu où il peut se rendre et habiter
agréablement, un home^ alors il m' vient pas inquiéter les
habitants de la terre.
Ce Kouei est l'âme humaine séparée du corps par la
mort. L'astrologue ne distingue plus en elle le Huan^ du
Pe ou du Ming-shen. Mais le Li-ki au L. II, '2, § 1 8, nous
apprend qu'après la mort le cadavre reste en terre, tamlis
que Huan s'élève dans l'air et va partout oîi il veut, —
Le Huan-Khi, dit le livre, c'est-à-dire la substance pure,
active, élhérée). Ce qui ne nous dit rien par rapport au Pe ;
mais au L. VII, 1-7, nous lisons que le corps et le Pe
descendent en terre tandis que le principe de connaissance
s'élève dans les régions supérieures. [Tchl-Khi). Et au
Kiao il est dit que la substance du Huan retourne au ciel.
Nous avons vu qu'ailleurs, le Li-ki parle du Pe et du
Huan. Commi^ ce rituel est Tœuvre de différentes mains
et de différentes époques, nous devons y rencontrer des
systèmes différents. Il ne faut point chercher cà identifier
toutes ces conceptions. Nous pouvons et devons admettre
que les uns reconnaissent trois principes et les autres deux
seulement. Le même fait s'est produit, d'ailleurs, parmi
les philosophes modernes, et l'on peut, ce me semble,'
distinguer en Chine comme en Europe soit un principe de
vie matérielle (pe), un esprit animal {huan) et une intelii-
310 MISCELLANÉES CHINOIS
gence, une âme iming-shen, ou tchi-khi)\ ou bien un
principe de yie corporelle et un principe de connaissance,
spirituel. (Peet tchi-khi) (1).
Ce n'est pas la seule divergence que nous avons à
signaler. Le grand traité philosophique adjoint à l'I-king
sous le nom do Ili-sze porte ces paroles : « La substance
élémentaire et active produit les êtres vivants ; les mou-
vements du Huan opèrent leurs changements (2). » Con-
naissant cela on connaît Timmatériel (l'esprit) et la forme
corporelle des Kuei et des Esprits. Ici encore nous n'avons
que la matière et l'esprit (Huani. Les derniers mots prou-
vent que pour l'auteur du Hi-sze le Huan était la partie
spirituelle de l'homme et la substance intellectuelle, les
esprits.
Tout ce que nous venons de voir est postérieur ta Pépo-
que de Kong-tze. Le Li-ki, le Hi-sze, lui-même, dont on
s'efforce de reculer la date le plus possible est composé
en grande partie, de paroles attribuées au philosophe, ce
qui nous reporte à une époqne même beaucoup plus
récente que l'âge de Kong-tze ; car on n'a pu lui attribuer
de semblables discours que longtemps après lui.
Depuis lors, bon nombre de philosophes et lexico-
graphes ont voulu donner leur définition du Pe et du
Huan mais d'une manière qui ne jette pas une très grande
lumière sur cette double question. Donnons-en, toutefois,
ies principales afin de faire mieax connaître comment les
Chinois traitent ce genre de sujet.
Le Yo-tchuen nous apprend que lePe et le Huan sont
le principe éthérc et la puissance d'action du cœur.
Hoei-nan-tze, penseur (!) du HP siècle A. C, enseigne
(1) Au L. Tchi-i du Li-ki il est dit que le Pc est la perfection du
Kuei, mais ici nous nous trouvons devant des idées particulières
que les plus savants commentateurs chinois eux-mêmes ne peu-
vent expliquer.
{2)Hi-lze, P. I., § 21.
MISCELLANEES CHINOIS 311
que le Pe est du Khi, de la substance de la terre et le
Huan de la substance du ciel ; ce qui revient à dire des
substances matérielles et spirituelles, car le ciel n'est
point ici la voûte matérielle qui nous recouvre, mais le
monde des esprits.
Ce Pe-hu-tong de Pan-Ku (+ 95 P. G.) contient en
forme de définition, les explications suivantes. Le Huan
est comme une onde mobile, il va toujours sans s'arrêter.
Il agit à l'extérieur et domine les sentiments intimes, les
mouvements des passions. Le Pe est inférieur, de qua-
lité commune, c'est ce qui rend Tliomme visible ; il domime
la nature en ses qualités. Ce qui revient à dire que le Pe
constitue le corps et leHiian^ l'esprit, l'àme. Aussi c'est
ce que dit expressément le commentaire Sou du Tsotchuen,
en ces termes : le Pe est le principe immatériel attaché
au corps, le Huan est le principe spirituel (Shen) base
des sentiments (ling) des tendances de la volonté.
Par contre, l'auteur du Shuo-Wen contemporain de
Pan-kou nous dit gravement que le Pe est la substance
du Yin et le Huan celle du Yang. Ce que cela signifie le
docte écrivain n'en a cure. Au fond il est d'accord avec le
précédent qui, seul, s'exprime d^une manière raisonnable
et satisfait complètement si l'on rapproche de son langage,
celui d'un autre livre chinois bien connu. Car celui-ci
nous explique que le Pe est ce par quoi l'œil voit, l'oreille
entend, la bouche goûte, etc. Ce qui revient à dire que le
Pe est l'àme sensitive et le Huan^ l'àme spirituelle, l'es-
prit pensant et voulant.
Naturellement les définitions de nos deux principes se
multiplièrent avec les siècles ; ce qui multiplie également
leurs variétés. Nous ne pouvons les citer toutes ; ce serait
d'ailleurs prétendre à l'impossible que de vouloir connaître
tout ce qu'en a été dit. En voici seulement quelques-unes
des principales.
312 MISGELLANÉES CHINOIS
TIuan.i]|'-shnn est celui qui s'exprime avec le plus de
(lélails. L'iioinnii' ii;iiss;int, dil-il, n'a (Valionl que son
essence élliérée, se joignant à la substance humaine (Khi);
celle-ci produit le corps et toutes ses parties, chair, os,
cheveux, sang, etc. Quand Tétre humain commence à
parler ce qui l'anime est le Khi. L'esprit de la substance
humaine est le Pe ; celui du Khi est le Huan. LePe elle
Huan sont réunis par Fesprit du Yin ctduYang, alors la
nature rationnelle, le U^ la vérité règne en Thommc. La
réunion, Paccord du Pe et du Huan c'est la vie, leur
désunion c'est la mort. Aussi les rites des sacrifices funè-
bres ont pour but et pour effet de les réunir de nouveau.
C'est pourquoi le Li-ki dit que celte réunion est Pacle
suprême de la piété filiale.
Cela est très beau sans doute ; mais, comprenne qui
pourra. L"s philosophes de l'Empire du Milieu se contentent
d'accoupler des mots ssns se préoccuper du sens précis
que leur ensemble peut présenter. Plus rationnelles sont les
paroles du Po-pu-tze et du Yue-tsiue-shu. « Tout le
monde, dit le premier, instruit ou grossier, sait que son
corps est doué d'un Huan et d'un Pe. Quand ces deux
principes s'en séparent partiellement l'homme devient
malade; s'ils le quittent tout à fait, l'homme meurt. C'est
pourquoi quand cet abandon partiel a lieu, les magiciens
ont leurs formules pour les arrêter ; quand leur départ est
achevé le Li-ki prescrit l'usage de rappeler le Huan.
L'histoire de Vue, raconte que le prince de cet état fit
un jour cette question à Fan-tze : quand l'iiomme possède
le Pe et le Huan il vit ; s'il les perd, il meurt. Ainsi tous
les êtres vivants les possèdent comme Phomme?
Fan-tze répondit: oui ils en sont tous possesseurs, les
les animaux comme les hommes. Entre le ciel et la terre,
l'homme est l'être supérieur. Pour la vie des animaux le
MISCELLANÉES CriINOlS 313
khi élémentaire est la chose essenlille. Pour la vie de
rhoinme le Pc et le Huaii jouent le même rôle.
Pour des européens méticuleux, cet exposé paraîtra
quelque peu incohérent. Les Chinois moins soucieux de la
logique acceptent cela comme de l'or en barre. Plusieurs
même prennent au sérieux une ode de Song-Yû dans
laquelle le poète raconte comment il fut rappelé à la vie
par une magicienne qui fit rentrer en son corps le huan
fugitif et réanimer la substance élémentaire de sou être
[tsing).
La poésie s'est aussi emparée de ces conceptions pour
en tirer des images et des tableaux, des sujets de morceaux
lyriques même. Mais comme ils ne nous en apprennent
rien, nous les laissons entièrement de côté, à part le seul
exemple que voici :
Liang-tchin-kiong a pris le rappel du Iluan ou de l'âme
après la mort pour sujet d'une longue pièce intitulée
Kuei-huan- fu « Chant du rappel de Tàme ». Mais il
n'ajoute rien aux notions que nous possédons déjà. Il n'y
a guère de mention du Huan que dans un passage où il dit
que pendant un rêve, son Huan était occupé à méditer, à
penser à son endroit, et un autre oii il rappelle qu'à la mort
la substance se détruit, le Pe se dissout et le Huan -^qw.
va mais peut revenir.
Tout ce que nous avons vu jusqu'ici appartient aux doc-
trines des lettrés et du public instruit. Les Tao-she
modernes ont imaginé de nouvelles notions et reconnais-
sent trois principes à l'homme, à savoir : le Linghœun
principe de vie végétative commun même aux piaules,
le Hio-hwiui ou principe de perception, âme sensitive
appartenant à tous les animaux et le Ling-hwun ou prin-
cipe intellectuel sachant discerner le vrai et le faux par-
tage de l'homme seul, r<àme, seul immortel
•^'^ MISCELLANÉES CHINOIS
Quelques-uns les figurent comme les principes de la
respiration, des sentiments et des facultés intellectuelles
Certains Tao-she distinguent trois Huan et sept Pe
différents. Mais cela est entièrement en dehors de notre
sujet, que nous avons développé surabondamment.
G. DE Harlez.
Amiens. - Imp. Kousseau-Leroy, rue Sainl-Fuscien, 18.
UNE EPOPEE BABYLONIENNE
IS-TU-BAR — GILGAMÈS
Septième article.
CARACTERES PARTICULIERS
T. LES DIEUX.
Bien que les dieux multiples, dont l'ensemble constitue
le panthéon babylonien, soient organisés en une société
savante de dieux supérieurs et inférieurs, il n'est pas
toujours facile d'assigner à chacun son rang dans la
hiérarchie. Aussi avons-nous préféré, pour plus de clarté,
les classer, suivant le domaine même où s'exerce leur
action, en divinités célestes, divinités terrestres ou ma-
rines, divinités atmosphériques et divinités infernales,
réservant seulement pour la fin, certaines divinités se-
condaires, dont la place dans telle ou telle catégorie ne
se laisse pas aisément deviner. Pour établir une telle
classification, nous n'avons tenu compte que des traits,
qui servent à représenter les dieux dans Tépopée de
Gilgamès, et nullement des caractères, qu'ils peuvent
avoir revêtu dans une théologie postérieure. Ceci est
une simple monographie sur les dieux, tels qu'ils nous
apparaissent d'après un antique document.
316 IS-TU-BAR — -GILGAMÈS
Parmi les divinités célestes, Anii et Antu (l) occupent le
premier rang. De leur union, est issue la déesse Istar.
Le couple divin habite le sommet du ciel. A nu est re-
gardé comme le père des dieux. Il est l'auteur de la
vie et de l'intelligence. Il ordonne, en effet, à la déesse
Aruru de créer Eabani, son serviteur (2), et, lui-même,
crée de ses propres mains le taureau divin; il inspire, en
outre, à Gilgamès, l'esprit de sagesse. D'humeur débon-
naire, puisque, sur la prière des gens d'Uruk, il procure
à Gilgamès un compagnon, il est faible, seulement, et ne
sait pas résister aux caprices de sa fille, Istar. Anu était
à Uruk l'objet d'un culte particulier. Dans cette ville, son
séjour favori, son sanctuaire préféré, il possédait un
verger, auquel un maître jardinier était spécialement
préposé. Quant à la déesse Antu, on ne la séparait pas,
sans doute, de son mari, dans les honneurs qui lui étaient
rendus. Mais elle paraît, en outre, avoir été honorée
dans l'antique Surippak.
Istar (3), désignée aussi sous le nom de Nana, la fille
d'Anu et d'Antu, est la déesse de la guerre. Mais elle
apparaît, avant tout, comme la Vénus babylonienne :
une déesse fantasque, unissant en elle tous les con-
trastes, à la fois tendre et cruelle, accessible à la co-
lère comme à la pitié. Ainsi, voyons-nous cette déesse,
(1) Anu et Antu : II, II, 16-;}2, 33 ; II, III, 4, 31 ; II, lY, 3G-37,
44; II, V, 22, 27-28; VI, 64, 82-86, 87-91, 92-100; 101-106, 107-
114; XI, lo, Mo, 163-164 ; (?), (?) g, 20.
(2) Eahani est qualifié ù la fois de hhir an-ninih II, II, 3o, et de
kis i kl an-anlm II, III, 4, 31. Il semble, d'après cela, que l'on pour-
rait établir une équation entre Anu et Xinib. Cf. Alf. Jeremias :
Izduba7-Nimrod, p. 46.
(3) Istar : II, IV, 36-37, 44; VI, 6-21, 22-79, 80-81, 82-86,
87-91. 92-100, 101-106,107-114, 174-177, 178-183, 184-186; XI,
117-124, 32o, 327, 328; (?), III b, 17, 18-26. Cf. Alf. Jeremias :
Izduhar-Nimrod, p. 57-66.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 317
qui, déjà, s'était éprise tour à tour de Tammuz, le bel
adolescent, d'un oiseau aux vives couleurs, d'un lion
superbe, d'un cheval fringant, d'un maître berger et du
jardinier de son père, concevoir tout d'un coup une
folle passion pour Gilgamôs, vainqueur de Humbaba. Or,
celui-ci l'ayant refusée, non sans lui reprocher haute-
ment les raffinements et les cruautés, dont avait usé sa
volupté savante envers ses nombreux amants, de- co-
lère, elle suscita contre Gilgamès, et Eabani'le taureau
divin, et, après la victoire des deux héros sur le monstre,
éclata contre eux en violentes imprécations, qui lui atti-
rèrent, delapartd'Eabani, une vive riposte. Cette même
déesse, qui causa en partie le déluge, pour avoir médit
des hommes dans l'assemblée des dieux, par un retour
subit, se prend à pleurer sur la pauvre humanité détruite,
et, toute repentante, prononce son mcd-culpd, d'une voix
si plaintive, que les dieux et les Anunnaki eux-mêmes
en sont attendris.
Istar était déjà honorée, sans doute, dans l'antique
Surippak, mais, le centre principal de son culte, paraît
avoir étéUruk. Cette cité était la demeure de sou choix,
son sanctuaire de prédilection, où, à certains jours de
fête, elle faisait son entrée solennelle, assise sur un char
de triomphe, tout étincelant d'or, de pierreries et de
diamants, attelé de grands mulets blancs. Elle possé-
dait là un temple magnifique, entouré de jardins et de
bosquets, servi par un collège de prêtresses, les Harimtu
et les Samhatu. Elle y avait aussi de nombreux dévots,
qui lui apportaient, avec leurs hommages, le tribut de
leurs offrandes, de l'encens, des fruits exquis et de
grasses victimes.
Mais, malgré tous les égards dont elle était l'objet, la
bonne déesse avait à souffrir certaines irrévérences, de la
part do sesadoiateurs. De bonne heure, elle était tombée
318 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
au rang' des divinités familières. On sent, à travers notre
poème, que la malice populaire commençait à s'égayer
à ses dépens. Déjà, sa légende touchait de près à la
parodie.
Au-dessous de cette triade suprême, se place Samas (1 ).
Ce dieu, par un singulier mélange, revêt à la fois une
nature physique et un caractère moral. Dieu-Soleil, qui,
tous les jours, franchit l'Océan, et fixe le signe avant-
coureur du déluge, il est en même temps le dieu vengeur
de l'iniquité. Il nous apparaît comme l'inspirateur et le
protecteur naturel de Gilgamès. C'est lui, qui achève de
concilier à (Hlgamès l'amitié d'Eabani, c'est lui encore,
qui souffle au héros sa haine contre Humbaba, En retour
les deux amis l'honorent de leurs libations et de leurs
sacriflces.
Comme Samas, Sin (2), le dieu-lune paraît avoir été
propice à Gilgamès. C'est à lui, en effet, que le héros
s'adresse, alors que, de nuit, inopinément, il se trouve
face à face avec des lions, aux abords de la monta-
gne, et encore, lorsqu'il souhaite de voir Eabani revenir
un instant à la lumière.
Bel (3), la grande divinité de la terre fait pendant à
Ea (4), la grande divinité de la mer. Le rôle attribué à
ces dieux, dans notre poème, est similaire, quoique en
partie opposé. L'un et l'autre se montrent d'abord favo-
rables à Gilgamès et lui soufflent l'esprit de divination.
(i) Samas : II, V, ii ; III, IV, âl) 43 ; IV, II, 7-2ri ; iV, (?) h, 44-
46 -, VI, 171-172 ; X, II b, 23 ; XI, 46-47, 76, 87-89 ; (?), (?) j, 8.
(2) Sin : IX, I, 10 ; XII, III, 6-11 ; (?), 111 b, 26.
(3j Bel : II, V, 22 ; IV, V, 1-6 ; V, II, 16 ; XI, U), 39-41, 43-43,
167-170, 171-170, 176-179, 180-196, 197-203 ; Xll, II, 28 III, o ; (?),
III b, 18-26.
(4) Ea : II, V, ±2 ; XI, 19-20, 21-31, 32-35,36-47, 178-179, 180-196;
XI b, 1-11, 12-18 ; XII, 111, 17-20.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 319
Seulement, au jour où Gilgamès, poussé par Samas,
entre en expédition contre Humbaba, celui que Bel a
préposé à la garde de la forêt de cèdres, ce dieu se re-
tourne contre le héros. Aussi, plus tard, lorsque Gilgamès,
de retour de son long voyage, supplie tour à tour Bel et
Ea, de ramener des enfers sur la terre Eabani, le dieu
Bel, qui lui avait gardé rancune, ne daigne pas seule-
ment répondre, tandis que Ea, qui n'avait pas les
mêmes raisons de lui en vouloir, sans toutefois lui ac-
corder sa demande, l'écoute sans doute avec bienveil-
lance. Mais, c'est surtout dans le récit du déluge, que
s'accusent la similitude et l'opposition de leurs rôles res-
pectifs. Bel, le conseiller des dieux, le guerrier, est l'en-
nemi déclaré de l'humanité, qu'il veut exterminer toute
entière. Ea, au contraire, le dieu de la sagesse, le héraut,
en est le défenseur attitré, en la personne de Samas -
napistim, qu'il sauve du déluge, sur un vaisseau, dont
il a tracé lui-même le plan. Aussi, Samas-napistim,
dans le sacrifice d'action de grâces qu'il offre sur
la montagne, après le déluge, convoque-t-il tous les
dieux, à l'exception de Bel. De même, voyons-nous Bel,
irrité tout d'abord, à la vue du vaisseau échappé au dé-
luge, ensuite calmé, par les discours artificieux d'Ea, bénir
Samas-napistim et l'élever au rang des dieux. D'un
bout à l'autre du récit. Bel est aux prises avec Ea, la
force brutale avec la sagesse rusée, qui finit par triom-
pher.
Le dieu Ea paraît avoir eu son complément dans la
déesse Siduri Sabitum (1), la reine de la mer. Préposée à
la porte de l'Océan, elle la ferme d'abord, à la vue
de Gilgamès qui approche, puis, finit par l'ouvrir sur ses
instances.
(1) Siduri Sabitum : IX, VI, 30 ; X, I, i-i, 9-lG, 19-2:2 ; X, U h,
io-19, 20-31 ; X, V, 30.
320 IS-TU BAR — GILGAMÈS
Entre ciel et terre, sont suspendues les divinités atmos-
phéri;][ues, que l'on voit s'avancer, toutes à lafois, dans les
airs, auxjours d'orage : Nabu (1 ) et Marduk (2), ouvrant la
marche, Ramman {^) brandissant le tonnerre au sein
d'un nuage et dépêchant au ciel ses émissaires, introduc-
teurs de ténèbres, Ninib (4) et Nergal, ministres et exé-
cuteurs des grands dieux, allant à travers la plaine,
balayant tout devant eux.
Avec Nergal (5), nous sommes transportés parmiles di-
vinités infernales. Nergal, en effet, désigné aussi à un en-
droit sous le nom d'Irkalla, est non-seulement le dieu
de l'orage, mais encore le souverain des enfers, dont il se
partage la domination avec la déesse Allât (6), laquelle se
confondait, sans doute, avec la sombre, la noire mère, la
déesse Nin-a zu (7), la ténébreuse, au visage voilé et à
la poitrine de taureau. Seul, parmi les dieux, Nergal
peut entr'ouvrir la terre et exaucer la prière de Gilgamès,
qui désire revoir l'ombre d'Eabani. Il est aussi le dieu
delà mort, qui s'avance, impito^'able, à travers la con-
trée, escorté d'auxiliaires redoutables. Dans les enfers,
à côté de Nergal et d'AUat, se trouvaient encore d'autres
dieux, Etana (8), Ner (9), qui nous est donné ailleurs
comme une divinité champêtre, et aussi, sans doute,
Tammuz (10), le premier amant et la première victime
(1) Nabu : XI, 100.
(2) Marduk : XI, 100.
(3) Ramman : XI, 00 ; lOG-lOH.
(4) Xinib : II, II, do (Voir plus haut, p. 3l'0, not. 2) ; XI,' 17, 101,
103, 176-179.
(o) Nergal ou Irkalla: XI, 18, 101-102, lOi; XII, II, 2o; XII, 111,3,
10, 18, 21-2o, 26-28 ; XII, (?) h. 20.
(6) Allai: XII, ^?)b, 46,47.
(7) Nin-a zu : XII, I, 28-31 ; Xlî, II, 10-22.
(8) Elana: XII, (?) b, 45.
(9) Ner : II, II, 38 ; XI F, (?) b, 4o.
^10) Taniniuz : VI, 46-47.
IS-TU-BAR — GILGAMES 321
d'Istar, en l'honneur duquel se célébrait régulièrement
un funèbre anniversaire.
Parmi cette multitude de dieux, nous voyons figurer
encore, dans notre épopée, d'autres divinités secondaires,
mâles et femelles : Nirba (i), à la chevelure ondoyante,
le dieu du Zénith (2), Irnini(3), l'habitant do la forêt de
cèdres, le dieu de Marad (4), le patron de Gilgamès, le
pitoyable Nin-gul(5), la grande déesse Aruru (6) créa-
trice d'Eabani, sans doute aussi mère de Gilgamès, sage
conseillère, qui paraît avoir eu un temple supgrbe
comme un palais, orné d'une statue magnifique, la puis-
sante Malkat (7), Ishara (8), Silih (9), la mère du cheval
que rendit fourbu, dans son intempérance de passion, la
reine Istar. A côté de ces divinités, caractérisées d'un
seul trait, nous en voyons encore apparaître d'autres,
représentées par un nom ou môme par un chifi're (10).
Au dessous de ces divinités supérieures et secondaires
prennent place les génies : les Igigi (1 1), génies du ciel, à
l'humeur colère, les Anunnaki (12), génies de la terre,
lançant des éclairs dans l'orage, décidant de la vie et
(1) Nirba : 11,11, 37.
(2) ^H-«san: IV, 11,22.
(3) Ii-nini : V, I, 6.
(4) Le dieu de Marad : VI, 192.
(o) An-nin gui : XII, II, 15-26, 27.
(G) Arum : II, II, 30-35 ; II, V, 25, 26; II, VI, 20, 26, 28, 29-36,
37 ; IV, I, 22-23, 24, 27-28; IV, II, 3-5; IV, III, 47; X, V, 39 ; (?),
(?) c, 46-50.
(7) An-a-a : IV, II, 20.
(8) Ishara : IV, II, 44.
(9) Silili : VI, 57.
(10) Ainsi, le dieu bélier : IH, III (?), 46; An-da : X, V, 44 ; la
mère 7 : III, III, 10 ; les dieux sanab et parap : i?j, (?) i, 21 et 25.
(U) Igigi: XI, 173.
(12) Anunnaki : IV, III, 4; X, V c, 42; X, VI, 36-39; XI, 101-105,
125.
21
322 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
de la mort avec les grands dieux, et Mammit (1), la
maîtresse du destin, à la fois durs et pitoyables, les
grands génies de la nuit ('2) et les génies de la cité (3).
II. LES HÉROS
Gilgamés (i),dont le nom est transcrit en signes idéo-
graphiques Is-tii-bar, apparaît d'abord, dans le poème,
comme le personnage principal, qui est présent à tous
les événements, auquel est suspendue toute l'action.
C'est aussi le seul caractère qui offre un certain déve-
loppement régulier. Ce n'est pas à dire qu'il faille
s'attendre à rencontrer ici l'analyse savante d'une âme,
où se découvrent une idée et une volonté toujours les
mêmes à travers les diverses situations, où la foule
(1) Mammit : X, VI, 37-;iy.
(2) En-nun-mes èa mi : IV, JI, 21.
(3) mu : (?), III b, 13-14.
(4) Gilgamés : 1° Ses origines : II, II, :I0-;I2 ; II, V, 2.>26 ; II, V[,
20, 2(j, 28, 29-36, 37 ; IV, I, 22-24, 27-28 ; IV, II, 3 o ; IV, III, 47 ;
VI, 192; IX, m, 3; X, V, 39 ; (?), (?) c, 49-oU.
2» Sa physionomie : II, II, 22, 26 ; II, IV, 39-49, 4o-46 ; II, V,
14-15 ; IV, li, 4.5 ; IV, (?) a, 6 ; IV, (?) c, 6, 10-12 ; V, VI, 46 ; VI,
1-6; VIII, VI, 18; IX, 1,15-17 ; IX, II, 10-H, 13-15; X, I, 18; X,
II, 4-5 ; X, II b, 30, 34 ; X, III, 2, 40, 44 ; X, IV, 17 ; X, V, 29 ;
XI, 1-6, 206-280; XII, II, 29-30; XII, III, 6-7; (?),(?) i, 20, 22.
3'^ Ses exploits : II, II-III; VI ; IV-V; VI ; X, V, 1-13, X, V b, 13-
14. — Leur caractère physique et moral : II, V, 21 ; III, IV, 28-
44; IV, II, 7-18. Voir, en outre, V Hymne à Gilgamés. Quant au nom
an-is-tubar, on peut le décomposer ainsi : an = « dieu », is (gii)
=^ « homme » tu-bar ^^ saplu kiplitum II R 62, 69 ab « juge infé-
rieur ». Il semble, d'après cela, qu'il faille le traduire : <( demi-
dieu juge d'ici-bas. » Cf. Jeremias : Izdubar-yimrod, p. 5.
4" Ses voyages: IX-XI. — Leur caractère physique et moral:
II, I, 1-7; IX, I, 3-5; IX, VI, 38; X, II b, 11-14, 23; X, III, 4, H, 29-
31 ; X, V, 20-22 ; X, VI, 42 ; XI, 206-316, 330. Cf. VHymne à
Gilgamés.
IS-TU-BAPx — GILGAMÈ3 323
tumultueuse des sentiments est commandée par une
passion maîtresse. Tout au plus pouvons-nous prétendre
à y trouver la simple histoire d'un cœur, où se mani-
festent des idées et des volontés successives, qui se
révèle par à- coup, au fur et à mesure des circonstan-
ces. La règle classique,
ServoUir ad inium
Qualis ab inceplo processeril et sibi consfet,
resta toujours inconnue au génie oriental. Ils ne surent
point ces vieux mages, comme les poètes grecs, créer
des caractères, grouper des éléments multiples en une
harmonieuse unité, mais seulement les juxtaposer et les
répartir, pour ainsi dire, par tranches. Aussi, pour saisir
dans son relief le caractère de Gilgamès, n'avons-nous
qu'à étudier une à une ses manifestations, au cours des
diverses péripéties de Faction.
Gilgamès paraît être originaire de Marad, ville de la
basse Chaldée. Il appartient à la race des demi-dieux.
Dieu humanisé ou bien héros divinisé? Nous ne saurions
le déterminer avec certitude. Toutefois, nous inchnons
à croire que Gilgamès est un dieu tombé au rang des
héros. Si l'on considère, en effet, que Gilgamès, en même
temps qu'il représente l'action solaire, est un personnage
historique et un type idéal, on se trouve amené à penser
qu'un tel caractère a été créé, suivant cette tendance na-
turelle de l'esprit, qui porta les primitifs à personnifier
les forces de la nature, à transformer des faits physiques
en des êtres réels et moraux. Ainsi s'expliquerait la pré-
sence, dans une création unique, d'éléments aussi dispa-
rates. Quoiqu'il en soit, la filiation divine de Gilgamès est
bien authentique. Il était issu d'un père demeuré inconnu
etd'une déesse, « sage et connaissant toutes choses, » sans
324 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
doute Aruru, la même qui créa de ses propres maius
Eabani. Par ses ancêtres, il se rattachait à Samas-
napistim, le héros sauvé du déluge, élevé par un privi-
lège spécial au rang des dieux.
Son extérieur était bien d'ailleurs celui d'un demi-
dieu. Incessu patuit... D'une part, on le figure beau
et fort comme un dieu. Il était en effet superbe à voir,
ce dominateur d'hommes, fort comme un bufïle, dans
son équipement de guerrier, ceint de la hache et du
glaive, portant en main la zukat, qui lui sert d'attribut,
ou dans son costume de parade, avec ses armes et sa cui-
rasse étincelantes, sa blanche tunique serrée au corps
et sa tiare ornée de brides riches. D'autre part, on le
représente faible comme un homme. Son visage, ainsi que
toute son attitude, trahissaient les moindres émotions
de son âme, ses joies et ses souffrances. Sujet à mala-
die, d'ailleurs, comme le dernier des mortels, ou le vit,
tout couvert de lèpre, traîner un corps délabré vers les
îles lointaines, en quête du remède souverain.
Un tel héros se présente à nous, dès l'abord, comme
une sorte de tyran, voluptueux et capricieux à la fois,
tournant sa puissance au profit de ses passions. Il pro-
mène sa fantaisie, d'une allure souveraine, à travers la
ville d'Uruk, sur tous sessujets, hommes et femmes indis-
tinctement, se faisant redouter également des pères, des
mères et des maris. Mais ce goût effréné du plaisir n'était
point, chez lui, signe de mollesse, mais plutôt d'un
excès de force. Aussitôt, en effet, que les dieux, à la
prière des habitants d'Uruk, lui ont donné un compa-
gnon d'armes, il se révèle comme un redoutable guer-
royeur. Personne ne saurait lui résister: tour à tour, il
fait la conquête d'Eabani, l'homme-taureau et triomphe
de Humbaba, l'Elamite, du taureau divin, des lions.
L'homme voluptueux a disparu, le héros seul reste. La
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 325
déesse Istar, ayant conçu une folle passion pour Gilga-
mcs, après la victoire du héros sur Humbaba, celui-ci
repousse dédaigneusement ses propositions, et, dans un
suprême effort, triomphe même de l'amour.
Ces exploits ne sont point, comme on pourrait le
croire, un simple déploiement de force physique, mais
déjà une vraie manifestation de valeur morale. Ce vain-
queur de géants, ce dompteur de monstres, ce tueur de
lions est mû par des motifs élevés. 11 apparaît comme un
instrument, dont les dieux se servent pour civiliser l'hu-
manité barbare, pour purger la terre et extirper le mal.
Gilgamès ne nous est-il pas donné, en effet, dans la
conquête qu'il fait d'Eabani. l'homme-taureau, comme le
favori de Samas, et, dans la victoire qu'il remporte sur
Humbaba, comme son représentant chargé de venger en
son nom l'iniquité ? Ainsi tient-il, par une sorte de cumu-
lation, le double rôle de bienfaiteur et de justicier. Ces
traits, déjà fortement marqués dans notre épopée, se sont
accusés encore dans certaines oeuvres d'un caractère
plus particulièrement religieux, comme YHymne à
Gilgamès, où le héros est invoqué, comme un dieu gué-
risseur, contre toute espèce de maladie , et même, sem-
blent s'être imprimés profondément, jusque dans le nom
hiératique Isfu-bar, qui servait à le désigner. C'est là
le côté attachant d'un tel personnage, ce qui donne à
ce type son véritable sens.
Mais, en outre, ce guerrier invincible est doublé d'un
voyageur intrépide. Gilgamès joint, au courage d'A-
chille, les ressources d'Ulysse. Frappé au cœur parla perte
d'un ami, qu'il a vu succomber sous ses yeux, se sen-
tant d'ailleurs atteint lui-même d'un mal étrange, il
entreprend un lointain voyage. Ayant franchi d'abord
les portes du soleil, gardées par les hommes-scorpions, et
traversé l'immense région de la nuit, il se trouve tout
326 IS-TU-BA.R ~ GILGAMÈS
d'un coup parmi des jardins enchantés, au bord de la
mer, le vaste domaine de la déesse Sabit. Ensuite,
s'étant embarqué, il vogue, en compagnie du pilote
Amel-Ea, à travers l'Océan et les eaux de la mort. Il
parvient enfin à l'île mystérieuse de Samas-napistim,
où croît l'arbre de vie. Mais une cruelle déception lui
était réservée à son retour. Il se vit ravir, hélas ! par un
serpent, cette plante de vie, qu'un instant il avait tenue
dans ses mains. Ainsi ses efforts étaient vains et inutiles
ses recherches...
Ici encore/.Gilgamès n'agit point par simple goût d'a-
venture, mais il poursuit des fins supérieures. Sans doute,
en entreprenant un aussi lointain voyage, il désire, avant
tout, obtenir sa guérison, mais, de plus, il veut surprendre
le secret d'immortalité, cueillir le fruit de l'arbre de vie.
Arriver au bonheur par la science, tel est le but de ses
rêves. Gilgamès est un dieu souffrant, entêté de chimères
infinies.
Après Gilgamès, le personnage le plus important est
Eabani (1). Comme lui, il est de la race des demi-dieux.
Aruru, la grande déesse, le façonna de ses mains, à la
requête des gens d'Uruk, avec de l'argile. On le quali-
fie, au cours du poème, de rejeton illustre, serviteur d'Anu,
suivant de Ninib, même, on le compare quelque part à une
étoile tombée du ciel.
(1) Eabani : 1» Ses origines : II, II, 'M)-Xi ; II, III, 14, âlWI ;
II, V, 27-28.
2» Sa physionomie : II, H, 3(5-41 ; II, III, 4-7, ;U-;{4, ;il ; II, IV,
1-7, 2G-30,'34 ; IV, IV, 6-7, M ; IV, (?) a, (i ; XII, I, i:!-27 ; XII, II,
15-18; (?j, (?) a, 34 ; (?), (?) c, 4 ; (?), (?) j. 10-13.
3" Ses exploils : II, IIl-llI, YI ; ÏV-V; VI ; X, V, 1-13; X, V b,
13-14.
4» Sa mort : VllI, VI, 20-29 ; IX, I, l-:i ; X, II b, M-14 ; X, III,
29-31 ; X, V, 14, 20-22; Xll, I, 10-31 ; XII, II, lo-27 ; XII, III, 1-4;
8-11, 17 19.
IS-TU-BAR — QILGAMÈS 327
La déesse Aruru l'avait pétri d'étrange sorte. Eabani,
on effet, est un être singulier, fait de tous les contrastes,
une sorte de monstre. Sa physionomie tient à la fois de
colle de l'animal, de 1 nomme et du dieu. Toute sa per-
sonne offre un mélange bizarre de beauté et de laideur,
de force et de faiblesse. D'aspect inculte, il vivait à la
façon d'un sauvage. On le dépeint, en effet, sous les traits
d'un mâle vigoureux, au corps velu, à la chevelure flot-
tante, à la mise rustique, qui prenait un plaisir extrême
à courir par monts et par vaux et à vivre parmi les bêtes.
Un véritable enfant de la montagne, nature forte et
faible à la fois, capable d'ardeurs et de défaillances.
La vie d' Eabani va comme de pair avec celle de Gil-
gamès. Elle est remplie par les mêmes exploits, dirigée
toute entière vers le même but idéal. Nous voyons, en
effet, Eabani, une fois subjugué par Gilgamès, accompa-
gner le héros dans ses diverses expéditions, se mêler
activement à ses luttes contre Humbaba, Istar et le tau-
reau divin, jusqu'au jour où il succomba à une mort pré-
maturée.
Nous n'aurions qu'une idée incomplète des caractères
de Gilgamès et d' Eabani, si nous ne rappelions ici l'é-
troite amitié (1) qui unit les deux héros. Un sentiment,
aussi fort que l'était Tamitié en ces âmes antiques,
pouvait seul leur donner la force d'accomplir de tels tra-
vaux. 11 ne faut donc point s'étonner, si ce sentiment ab-
sorbe à lui seul toute l'action, s'il en régit la marche et
en commande les diverses parties. Notre poème se trouve
divisé, suivant les vicissitudes mêmes que subit l'amitié
de ces héros, en deux parties, dont l'une, est remplie
par la présence de l'ami, l'autre, toute imprégnée encore
(IjSiu" l'amitié de Gilg'amès et d'Ealiani, voir passtin, d'un bout
à Taulre du poème.
328 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
de son souvenir. Joies et regrets de l'amitié, c'est là
tout le poème.
Autour de Gilgamès et d'Eabani, viennent se grouper
des personnages secondaires: Zaïdu, Harimtuet Samhatu,
Humbaba, Amel-Ea, Samas-napistim et sa femme.
Zaïdu (1) est un type de chasseur. Sa réputation sur
ce point était si bien établie, qu'on l'avait surnommé « le
destructeur ». Seigneur incontesté delà montagne et de
la plaine, dès longtemps, déjà, il tendait ses filets et creu-
sait des fossés tout à loisir, lorsqu'un jour, s'étant trouvé
tout d'un coup face à face avec le monstre Eabani, il dut
rentrer vitement en son gîte. Apeuré à la suite d'une
telle rencontre, jaloux, d'ailleurs, de voir un intrus chasser
sur ses terres, il s'en vint se plaindre et demander con-
seil auprès de son père et de Gilgamès, qui, d'un com-
mun accord, lui conseillèrent de chercher à capter Ea-
bani, en s'aidant de Harimtu et de Samhatu (2). Ce
qui fut fait : les deux courtisanes, d'après les indica-
tions de Zaïdu, ayant abordé le monstre, s'acquittèrent
si bien de leur rôle, celle-ci provocante, celle-là insi-
nuante, elles firent à Eabani si douce violence, qu'il se
laissa enjôler, et, quittant là ses bêtes, se rendit avec
elles à Uruk, auprès de Gilgamès.
Une fois qu'ils eurent été ainsi rapprochés par les ar-
tifices de deux femmes, Gilgamès et Eabani rencontrè-
rent un adversaire redoutable en Humbaba (3). Ce chef
élamite, retranché dans la forêt de cèdres, était d'un
abord difficile. D'aspect farouche, d'ailleurs, son rugisse-
ment, disait-on, était pareil à celui de la tempête et son
haleine empestée soufflait la mort. Représentant du dieu
(1) Zaïdu : II, II, 42-o0; II, III ; II, IV, 8-lo ; XII, (?) a, 1-4.
(2) Harimtu et Samhatu : II, III, 19-24, 40-50 ; II, IV, 6-22, 30-47;
II, VI, 27. 32 ; III, IV, 29; VI, 184-186 ; XII, (?) a, 3-23.
3) Humbaba : IV-V ; X, V, 10 ; X, V b, 14.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 329
Bel, il semble avoir été regardé, en outre, comme une
personnification du mal, A la suite d'une expédition
périlleuse, Gilgamôs et Eabani, étant parvenus à se
rendre maîtres de Humbaba, lui tranchèrent la tête.
Après la mort d'Eabani, Gilgamés, au cours de son
voyage, rencontre Amel-Ea (l). Ce personnage n'appa-
raît pas, dans notre poème, sous des traits bien dis-
tincts. Il est pour nous simplement le pilote de Samas-
napistim. Matelot expérimenté, d'ailleurs, puisqu'il fait
en trois jours le chemin de trente-cinq jours, connais-
sant à fond ces parages mystérieux de l'Océan et des
eaux de la mort, à l'occasion, capable d'un sage conseil
et prêt à tous les bons offices.
Quant à Samas-napistim et à sa femme (2) , leur physio-
nomie reste pour nous aussi indécise que celle d' Amel-Ea.
Nous savons seulement qu'ils gardaient une apparence
d'éternelle jeunesse. Nous sommes mieux renseignés sur
leur histoire. Samas-napistim, désigné aussi sous le
nom d'Atrahasis était originaire de Surippak et fils de
Ubara-Marduk. A la suite du déluge, auquel il n'avait
échappé avec sa femme que par miracle, grâce à l'inter-
vention du dieu Ea, ils furent élevés tous deux au rang
des dieux et transportés au loin, à la bouche des fleuves,
dans l'île mystérieuse où croît Tarbre de vie. C'est là que
vint les trouver Gilgamès, leur petit-fils, sous la conduite
d'Amel-Ea. De nature pitoyable, Samas-napistim et sa
femme, après l'avoir guéri, lui firent part de cet arbre
de vie, qui l'aurait rendu lui aussi immortel, si, chemin
faisant, un serpent ne le lui avait dérobé.
(1) Amel-Ea: X, II b, 28-31,48; X, III, 1-6, 32-50 ; X, IV, 1-7;
XI, 248-273, 294-301, 309-328.
(2) Samas-napislim et sa femme: IX, 6-7; X, II b, lo-28; X, III,
32-33 ; X, IV, 12-20 ; X, V, 23-43 ; X, VI, 23-40 ; XI, 1-7, 8-203, 206-
299; XI b, M8.
330 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
A côté de ces divers personnages, principaux ou se-
condaires, il faut au moins mentionner ici les monstres,
tels que le taureau divin (1) et les hommes-scorpions (2),
êtres vivants et agissants, constituant, dans notre
poème, de vraies personnalités.
III. — LA COMPOSITION ET LE STYLE.
Si 1 on compare l'épopée de Gilgamès aux œuvres
poétiques analogues que nous a léguées l'antiquité, elle
nous frappe d'abord par sa brièveté relative. Elle est in-
comparablement moins prolixe que les vastes épopées
de rinde, plus courte même que Tlliade et l'Odyssée (3).
Elle comprend en tout douze tablettes, dont chacune,
divisée en six colonnes, contient de deux cents à trois
cents vers (4). Cette brièveté ne provient pas, comme
on pourrait le croire, de la pauvreté d'invention ou de la
sécheresse des développements, elle dénote déjà, au
contraire, dans le poète qui composa une telle œuvre,
comme dans le public auquel, elle était destinée, un cer-
tain sens de la mesure.
Ce goût de la proportion se manifeste également dans
les divisions générales de l'épopée et jusque dans les
divers épisodes. Notre poème, en effet, se trouve partagé
en deux parties à peu près égales par la mort d'Eabani,
(1) Le taureau divin : VI, 94, 120-123, 128-158, 167-193 ; X, V, 9,
X, V h, 13.
(2) Les hommes-scorpions : IX, II ; IX, IH, 6-20 ; IX, IV, 37-W ;
(?), (?) f, 21.
{'i) Le Ramai/. ma compte environ quarante mille vers; le Mahab-
harata n'en compte pas moins de deux cent mille ; VIliade en a
moins de seize mille etVOdyssée un peu plus de douze mille.
(4) La sixième et la onzième tablettes, qui seules ont pu être
reconstituées d'ensemble, comprennent, l'une deux cent vingt vers,
et l'autre, trois cent trente-cinq.
IS TU-BAR — GILGAMÈS 331
qui, placée au centre même de l'action, clôt le cycle des
exploits et ouvre la série des voyages. Ainsi, d'un côté,
des chants héroïques constituant une sorte diliado, de
l'autre, un roman d'aventures formant une manière
d'Odyssée. On dirait d'un immense bas-relief distribué
en deux larges panneaux, où seraient dépeintes des
scènes de combat vis -à-vis de paysages variés. Chaque
morceau, d'ailleurs, bien délimité et en harmonie avec
Pensemble.
- L'épopée de Gilgamès, on le voit, n'est pas, pour
employer le langage d'Aristote, îjî-jvo-tov. Elle ne se
laisse pas, en effet, aisément embrasser d'un seul coup
d'œil. On ne peut la saisir dans son ensemble que d'une
vue successive, en promenant, pour ainsi dire, alterna-
tivement ses regards sur deux plans. lien résulte qu'elle
n'offre pas la belle unité des œuvres classiques. L'es-
prit oriental usa, dès ses débuts, de cette libre manière
des conteurs dont il ne se départit jamais. Il ne sut, en
aucun temps, s'astreindre à cette rigueur logique, qui
fait les œuvres savamment ordonnées. Le simpleoo
damtaxat et unum est la découverte propre du génie
grec. Ce n'est pas à dire cependantque, dans notre poè-
me, l'unité fasse absolument défaut. L'amitié de Gilga-
mès et d'Eabani établit une liaison et sert comme de
point d'attache entre les deux parties. Elle est l'àme
même de l'action. Tout s'explique, en effet, par la pré-
sence ou l'absence de l'ami. Gilgamès n'accomplit
d'abord d'aussi grands exploits, que parce qu'Eabani est
à ses cotés, il n'entreprend ensuite un aussi long voyage,
que parce qu'il est séparé de lui. Cette amitié nouée
entre les deux héros est le fil ténu, qui relie les uns
aux autres les divers épisodes dont se compose le poè-
me, depuis l'entrée en scène d'Eabani, jusqu'au moment
suprême de son évocation.
332 IS-TU-BAR— GILGAMÈS
Entre ces deux points extrêmes, se déroulent des ta-
bleaux variés. Au premier plan, des scènes mouvemen-
tées et pleines dévie, empreintes à la fois de grandeur
et de familiarité : l'amitié de Gilgamès et d'Eabani, l'ex-
pédition contre Humbaba, l'amour et la vengeance
d'Istar, la lutte contre le taureau divin et contre les
lions. Au second plan, un défilé de paysages, aux con-
tours indécis, sur le fond desquels se détachent en re-
lief des personnages fabuleux : les portes du soleil et
les hommes-scorpions, la région de la nuit et les jar-
dins enchantés, l'Océan, la déesse Sabit et le pilote
Amel-Ea, les eaux de la mort, l'île lointaine habitée
par Samas napistim, enfin une échappée sur les en-
fers.
Mais une telle variété n'est-elle pas plus extérieure
que profonde ? Ne résulte -t-elle pas de la diversité des
événements plutôt que de l'originalité de l'invention ? On
serait tout d'abord tenté de le croire, mais, à y regarder
de plus près, on s'aperçoit bien vite qu'elle tient au fond
même du récit.
Dans cette épopée, en effet, le récit offre un ensemble
de qualités, qui, par leur mélange, forment une contex-
ture riche et variée.
Une qualité qui frappe d'abord, est la clarté du récit.
L'auteur de ce poème posséda, à un haut degré , le don
de vision. Placé en regard des choses extérieures, il les
réfléchit en images lumineuses. Toutefois, il ne repro-
duit point les objets, d'une manière absolument passive,
à la façon d'un miroir. Il semble bien qu'il ait eu la cons-
cience nette que l'art est un choix. Aussi s'attachet-il à
rendre les choses, non point dans leur masse confuse et in-
distincte, mais plutôt dans leurs traits essentiels, avec
leurs contours définis. Il use dans le choix des détails
d'une discrétion, qui est déjà, chez lui, la marque d'un
IS-TU-BAR — GILGAMES 333
véritable goût. C'est un poète objectif, mais nullement
réaliste.
Une qualité non moins frappante que la clarté, est la
grandeur merveilleuse du récit. L'auteur de ce poème
eut, avec le don de vision, une rare puissance d'imagi-
nation. Dans le lointain du temps et de l'espace, où se
déroulent les événements qu'il raconte, il entrevoit les
hommes et les choses, comme à travers un miroir
grossissant. Toutefois, les objets, dans cet éloigne-
ment, lui apparaissent agrandis, mais non déformés.
vSon imagination, en effet, est toute pénétrée de raison
et garde, jusque dans ses plus libres fantaisies, le
sens de la mesure. Certaines de ses créations, il est
vrai, nous semblent aujourd'hui étranges et dispro-
portionnées. Mais il ne faut pas perdre de vue que ces
images ont été, un moment, l'expression de la réalité.
C'est ainsi que la représentation d'un monde fantastique,
tel qu'il nous apparaît dans ce poème, a été pour ces
anciens hommes le système scientifique de l'univers, et
que des monstres, tels que le taureau divin et les hom-
mes-scorpions, n'ont été sans doute pour eux que la
personnification d'une conception astronomique. Cette
grandeur est, d'ailleurs, tempérée par un vif sentiment
de la faiblesse humaine. Dans ce poème, les héros sen-
tent et souffrent comme nous. Ne voyons -nous pas Gil-
gamès pleurer comme un enfant, sur le sort malheureux
d'Eabani et trembler à la seule pensée de la mort ?
Si, de cette vue d'ensemble, nous passions à l'examen
des détails, nous retrouverions dans les différentes par-
ties du récit, descriptions, comparaisons, discours, les
mômes qualités de clarté et de grandeur réunies.
Parmi les descriptions, en effet, les unes sont calmes
et unies, les autres, vives et colorées. lien est de même
pour les comparaisons. Parfois nobles et un peu vagues,
334 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
le plus souvent elles sont familières et expressives.
Enfin les discours placés, dans la bouche des divers
personnages, sont tour à tour d'une grande simplicité
ou d une haute élévation.
Ces qualités de clarté et de grandeur se trouvent iné-
galement réparties dans le poème. C'est, tantôt l'un,
tantôt l'autre de ces éléments qui domine, suivant les
circonstances.
De là, entre les divers chants, ces différences de ton^
qui nous font passer successivement par toutes les gra-
dations du style poétique, du mode le plus humble au
mode le plus élevé. Qu'on relise, pour s'en rendre compte,
la description de l'orage, tel que le décrit Gilgamès à
Eabani {W chant) :
Mon ami, j'ai eu un troisième songe.
Oi", le songe que j'ai eu est tout à lait olTroyable.
(J'ai entendu) le ciel gronder et la terre gémir,
puis, le jour s'étant retiré, (j'ai vu) s'avancer les ténèbres,
alors, l'éclair a brillé, la foudre a éclaté,
, , a paru, une pluie meurtrière est tombée à verse,
, , . . l'éclat, le feu a détruit,
. . . sont tombés, s'est tourné en fumée,
.... né dans la plaine, ton seigneur est étendu, »
Qu'on place, maintenant, à côté de ce morceau, la
peinture de Torage qui amena le déluge (XI^ chant):
Aux premières lueurs de l'aube,
du fond du ciel, s'éleva un noir nuage,
au sein duquel tonnait Ramman.
JS'abu elMarduk ouvraient la marche.
Les dieux justiciers allaient par monts et par vaux :
Nergal arrachant [ . . ] ,
Ninib chassant tout devant lui.
Les Anunnaki, portant des flambeaux,
éclairaient le pays de leurs feux.
Les émissaires(?) de Ramman montèrent aux cieux,
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 335
ils cbangèrenl la lumière en ténèhrr-^,
. . . la coalrée comme .... ils couvrirent.
Dès le premier jour, l'ouragan
souffla violemment sur (?) ... la montagne
commeune arm»V^ rangée en liataillo, fondi! sur les
lionimes
Le frère ne vil plus son frère,
du ciel, on ne distingua plus les hommes.
Les dieux, eux-mêmes, pris de peur à la vue du déluge,
s'enfuii'ent et gagnèrent les hauteurs du ciel, dempure d'Anu.
Les dieux, comme des chiens à l'attache, étaient accroupis dans
leur chenil, etc.
Quoiqu'il en soit de ces inégalités de ton, c'est, préci-
sément, du mélange de ce double élément de clarté et
de grandeur, que résulte l'intérêt littéraire du poème.
L'auteur de ce poème a bien vu la réalité, mais il la
transforme en l'idéalisant. Ainsi a-t-il fait une œuvre
vivante et humaine, résumant à la fois ce que nous som •
mes et ce que nous tendons à être, faite de nos expé-
riences et de nos aspirations. Il faut avouer, toutefois,
pour faire aux défauts leur part, que s'il a représenté la
vie dans sa vérité, il ne l'a pas saisie pourtant dans son
libre mouvement, mais plutôt dans des poses un peu
raides. L'imperfection de l'analyse et un certain man-
que de souplesse, l'ont empêché de la rendre 4ans sa
fuyante complexité Cette œuvre est une copie d'après
nature, mais traitée avec une certaine gaucherie. Ce
n'est point ici une statue grecque, de l'époque de Péri-
clès, aux membres déliés, transparaissant sous la tu-
nique flottante, mais une statue chaldéenne, du temps
de Gudea, à la forte musculature, effacée et comme
écrasée sous la lourdeur des draperies.
[A auivre).
J. Sauveplane,
Ancien élève de l'École des Hautes Éludes.
LE BOUDDHISME
Troisième article.
VII. L'Eclairé.
32). En quel appareil le Bôdhisattva soxhembia-l'-
il vers « V arbre de la connaissance », Bodhimanda?
« Ainsi donc, Religieux, le Bôdhisattva s'étant baigné
dans la rivière Nâiranjana, ayant mangé et ayant fait
renaître la force et la vigueur de son corps, il se dirigea
vers le pied du grand arbre de l'intelligence, à l'endroit
de la terre qui a seize formes, afin de triompher complè-
tement du démon. »
La marche vers Bodhimanda, l'arbre Bodhi, l'arbre
de rintelligence, remplit tout le chapitre XIX du Lalita.
Les fite des dieux aplanissent et embelUssent la route
sous les pas de Sakya-Mouni. Chemin faisant le hé-
ros laisse échapper de son corps une lumière qui apaise
toutes les souffrances du monde. « Tous les êtres, fu-
rent, en ce moment, remphs de sentiments de bienveil-
lance, de sentiment secourables les uns pour les autres,
comme ceux d'un père et d'une mère, (1). » — Sur le
point d'arriver « cela vint à la pensée du Bôdhisattva :
sur quoi étant assis, les Tathàgatas antérieurs se sont-
ils revêtus de l'intelligence parfaite et accomplie? Il
(1) P. 240.
LE BOUDDHISME 337
pensa alors : c'est en étant assis sur un tapis de ga-
zon. (1) » Et alors, continue le texte sacré, «le Bôdhi-
sattva aperçut sur le côté droit de la route Svastika
l'herbager qui coupait des gazons verts, tendres, tout
nouveaux, agréables, réunis en tresses, tournés à droite,
pareils au cou des paons, doux au toucher comme l'é-
tofife de Kàtchilindi, à l'odeur douce, colorés et réjouis-
sants à l'esprit. » Sakya lui en demande une poignée, et
« comme un être possédant son achèvement, ayant
pris la posture des jambes croisées, il s'assit sur ce tapis
d'herbe, le visage vers l'orient;, en tenant son corps
droit ; et, après avoir bien tenu présente sa mémoire, il
fit cette déclaration d'une voix ferme : — « Ici, sur ce
siège, que mon corps se dessèche, que ma peau, mes
os, ma chair se dissolvent ! Mais, sans avoir obtenu
l'Intelligence difficile à obtenirdans l'espace de plusieurs
Kalpas, mon corps ne bougera pas de ce siège
même (2) ».
33). Pourquoi vint-il à la pensée du Bôdhisattva,
après avoir reçu les hommages des dieux, de faire
une provocation à Mara Pâpiijân?
A peine assis sous l'arbre Bôdhi, Sakya devint res-
plendissant comme le soleil, si bien que par un seul de
ses rayons, « de toutes parts, aux dix points de l'espace,
furent éclairés tous les champs de Bouddha inconmmen-
surables, innombrables, qui ont pour limite les éléments
de l'atmosphère et sont formés des meilleurs éléments
des substances. »
Et voici qu'excités par cette lumière, des millions et
des millions de Bôdhisattvas, venus de tous les points
(1) P. 244.
{éjLalila, c. XIX, p. 248.
9.)
338 LE BOUDDHISME
de l'espace, accourus de toutes les profondeurs obscures
des champs de Bouddha, se pressent en foules profon-
des, infinies, autour de l'arbre Bôdhi, et font apparaître
les choses les plus précieuses, qu'à tour de rôle, avec
des protestations de respect et d'amour, ils viennent
offrir au Tathàgata Sakya-Mouni. Les dieux se joignent
à eux, et font tomber du ciel une pluie phénoménale,
« une grande pluie de fleurs qui produisait la joie, chez
tous les êtres, et no blessait pas un être. (1) »
Et alors, il vint à la pensée de Bôdhisattva ce qui
suit : « Ici, certainement, dans la région du désir, lo
démon Màra est le seigneur et maître qui exerce l'empire,
il ne serait pas convenable que, sans être aperçu par lui,
je me revêtisse de la qualité parfaite et accomplie de
l'intelligence. Je dois donc faire une provocation à
Màrà Pàpiyàn. (2j »
Et, ayant ainsi réfléchi, « il lança du milieu de ses
sourcils, de la touffe Ournà, un rayon... (par lequel)
dans la réunion tout entière des trois mille grands mil-
lions de mondes, toutes les demeures de Màra furent
obscurcies et fortement ébranlées (3) ». En même temps,
une voix retentit dans l'espace immense, qui, distincte,
effrayante, publie le triomphe de Bouddha, et prédit la
ruine de Màra Pàpiyàn.
(( Il rendra vides, sans restes, les trois voies mauvai-
ses, il rendra pleine la ville des dieux et des hommes.
«... Entré dans le Nirvana, il fera entrer les autres
dans le Nirvana... Il rendra vide la ville allié de celui
qui est noir. Rendu sans forces, privé de ton armée, par-
tisan sans partisans, tu ne sauras, o Màra, où aller, ni
(1) Ibid. c. XX, p. 254, lire p. 253-4.
{2)LaUta, c. XKI, p. 257.
(3) Ibid.
LE BOUDDHISME 339
quoi faire, quand il versera la pluie de la loi, l'être exis-
tant par lui-même. (1) »
34) A quel parti s'arrêta le conseil des démons
réuni par Mdra ?
Mcàra Pàpiyàn dormait. Sous l'influence de ce rayon
et sur l'excitation de cette voix terrible, il fait « un rêve
à trente-deux aspects » tous plus effrayants les uns que
les autres, à la suite duquel il se réveille tout tremblant.
Jamais il ne s'est senti si près de la ruine. Vite il assem-
ble son conseil , vite il appelle aux armes le ban et l'ar-
riére ban de ses troupes. Ce ne sera pas trop de toutes
les lumières pour combiner l'attaque, contre un pareil
ennemi ; ce ne sera pas trop de toutes les forces pour
lui livrer l'assaut et le vaincre. Le conseil est agité.
Deux parties s'y dessinent. L'un pousse à la guerre ;
l'autre veut la paix. Pàpiyàn veut et prédit la ruine de
Bouddha. Sàrthavàha annonce que Pàpiyàn va entraî-
ner les démons à une défaite certaine.
« Alors, Religieux, un fils du démon, nommé Sàrtha-
vàha, adressa cette Gàthà au démon Pàpiyàn :
Pourquoi, frère, as- tu le visage triste et coloré ? Pour-
quoi ton cœur palpite-t-il ? Pourquoi chacun de tes mem-
bres tremble t-il ? Qu'as-tu entendu ? Qu'as-tu vu ? parle
vite. Après avoir réfléchi, nous saurons ce qu'il convient
de faire.
« Le démon, ayant mis de côté l'orgueil dit : écoute
moi, cher fils. J'ai vu en songe des choses terribles,
effrayantes à l'excès. Si je vous disais tout ici sans rien
omettre, vous tomberiez à la renverse à terre.
Sàrthavàha dit :
« Si le temps du combat est arrivé, il n'y a pas de mal
(1) Ibid. 258.
340 LE BOUDDHISME
à vaincre, mais c'est d'y être vaincu qui est le mal. Si
tu as vu de pareils signes en rôve, mieux vaut la pa-
tience pour ne pas être méprisé dans la bataille.
Màra dit :
« Pour l'homme qui aune pensée énergique, le succès
viendra dans le combat. En s'appuyant sur le courage
si nous faisons de belles actions, la victoire sera à nous.
Quelle est donc la force de celui-ci, qui, m'ayant vu avec
mon armée^ ne s'est pas levé pour saluer mes pieds avec
sa tête ?
Sàrthavàha dit :
« Qu'une armée soit grande, mais pas forte, si elle
rencontre un seul héros puissant, il sera vainqueur dans
le combat. Quand même les trois milles mondes seraient
remplis de vers luisants, le soleil seul les éclipserait et
les plongerait dans le néant. (1) »
En majorité cependant, le conseil se prononce pour
la guerre. Pàpiyàn a deux corps d'armées, celui de ses
compagnons, et celui de ses filles. Il les fera donner
l'un après l'autre contre Bouddha.
35. Comment, après avoir fait les rodomonts, les
compagnons de Mâra prirent honteusement la fuites
L'armée des démons, « la grande armée de quatre corps
de troupes, » accourt à la voix de son chef redouté,
« très forte et vaillante dans le combat, formidable,
faisant dresser les cheveux, comme les dieux et les
hommes n'en avaient pas vu auparavant ni entendu
parler ; douée de la faculté de changer diversement de
visage, et de se transformer de cent millions de ma-
nières ; ayant les mains, le corps et les pieds enveloppés
dans les replis de cent mille serpents ; tenant des épées,
(i) C. XXI, p. 260.
LE BOUDDHISME 341
des arcs, des flèches, des piques, des masses, des haches,
des fusées, des pilons, des bâtons, des chaînes, des mas-
sues, des disques, des foudres ; ayant le corps protégé
par d'excellentes cuirasses ; ayant des têtes, des pieds,
des mains contournés ; des têtes, des yeux et des visages
flamboyants ; des ventres, des pieds et des mains difl'or-
mes ; des visages étincelants d'une splendeur terrible ;
des dents canines énormes et efi'royables ; des langues
épaisses et pendantes, des langues rugueuses comme des
nattes ; des yeux rouges et étincelants, comme ceux du
serpent noir, rempli de venin (1) ».
Cette effroyable armée s'avance désordonnée, hur-
lante, féroce, vers l'arbre Bodhi. Ses hideux escadrons
emplissent le ciel. « De côté et en l'air tout était com-
plètement rempli par les armées des démons Pàpiyàns
qui occupaient en entier les trois mille mondes, par cen-
taines déminions (2). »
L'épouvante est partout ; « de vieilles femmes éplorées
s'étant approchées du Bodhisattva lui parlaient ainsi :
« Ah ! mon fils, ah ! mon fils, lève-toi ! vite sauve-toi »,
Lui cependant, impassible, et souriant dans sa force,
attendait.
Avant de fondre sur lui, l'ennemi s'arrête. L'armée
des démons se dédouble : à droite se groupent en tumulte
les partisans de Màra, à gauche se pressent ceux de
Sàrthavâha, et à l'instant, les délibérations recommen-
cent. Conseil effrayant ! dialogue terrible !
A gauche :
« A ma vue, les cœurs se fendent dans les mondes,
même ceux des arbres qui ont une grande sève ; quelle
est donc la force de celui-ci frappé par ma vue comme
s'il l'était par la mort, pour vivre dans le monde. »
(1) Pag. 261,
(2) Pag. 263.
342 LE BOUDDHISME
A droite :
« Tu dis : la sève qui est ici-bas dans les arbres, en
la regardant, je la divise ; quelle est en pareil cas la
condition des hommes? Quant même tu briserais le
mont Mérou, rien qu'en le regardant, tes yeux ne s'ou-
vriraient même pas en présence de celui-ci. »
A gauche :
« Entré en lui, je brûlerai son beau corps après y
avoir pénétré, comme le feu de la forêt brûle un arbre
desséché avec le tronc et les parties les plus menues. »
A droite :
« Quand même tu pourrais brûler le Mérou et la terre
en y pénétrant, celui-ci ne pourrait être brûlé, lui, à
l'intelligence de diamant, par tes pareils, égaux en nom-
bre aux sables de la Gangâ. Toutes les montagnes
s'écrouleraient, le grand océan serait anéanti, le soleil
et la lune tomberaient sur la terre, et la terre arriverait
à la dissolution, que celui qui s'est mis à l'œuvre à cause
du monde et s'est engagé par une promesse, ne se lève-
rait pas d'auprès du grand arbre, sans avoir obtenu
l'Intelligence suprême ! »
•••• •»•».
A gauche :
« Le feu de la forêt ne se détourne pas de l'herbe qui
brûle ; la flèche lancée par un habile archer ne se retourne
pas ; la foudre tombée du ciel, ne se détourne pas ; il n'y
a pas de repos pour moi tant que je n'aurai pas vaincu
le fils des Sakyas. »
A droite :
« En rencontrant de l'herbe humide le feu recule ;
après avoir frappé le sommet d'une montagne la flèche
recule ; en rencontrant la terre la foudre s'enfonce en
bas ; avant d'avoir obtenu l'Amrita paisible, il ne reçu-
LE BOUDDHISME 343
lera pas. Pour quelle raison? C'est que, ô mon père,
on pourrait tracer des figures dans l'air, faire que tous
les êtres quels qu'ils soient s'unissent dans une seule
pensée ; on pourrait attacher avec un lien la lune, le
soleil et le vent, qu'on ne pourrait éloigner le Bôdhi-
sattva de Bôdhimanda (1). »
Les légions infernales continuent longtemps encore ce
dialogue solennel, et, à mesure qu'ils avancent, l'inquié-
tude grandit au cœur des compagnons de Màra. Si bien
que le chef même de l'armée de Pàpiyân, qui, le dernier,
prend la parole, termine par ces mots, le discours dans
lequel il tire la conclusion de ces longs débats :
« Comme un éléphant brise un pot de terre, un lion
un chacal, le soleil un ver luisant, Sougata mettra de
même cette armée en pièces (2). »
Les troupes de Mâra sont démoralisées, puisqu'elles
commencent la lutte avec la certitude d'être vaincues.
D'un signe Sakya les arrête ; d'un mouvement de tête, il
les met en fuite. Les projectiles qu'ils lancent contre lui
se convertissent en fleurs, et, celles-ci, fraîches et par-
fumées, jonchent le sol ou restent suspendues en guir-
landes aux branches de l'arbre sacré. L'armée infernale
s'enfuit en désordre, et Pâpiyàn, dévoré de colère et
d'envie, dit au Bodhisattva : Lève-toi, lève-toi, u fils de
roi, jouis de la royauté, puisque ton mérite est tel que,
par lui, tu as obtenu la délivrance (3). »
30. Comment fut repoussêe /'attaque des filles du
démon ?
Il ne lui reste plus que la ressource de faire donner ses
filles. Sur son ordre, elles accourent, et, plus confiantes
(1) Pag. 267.
(2) Pag. -270.
(3) C. XXT, p. 271.
344 LE BOUDDHISME
que les démons, elles attaquent hardiment le Bouddha,
lui faisant voir toute « la magie des femmes qui est de
trente-deux espèces (1) ».
Peines perdues. Elles ont beau se montrer à lui sous
le jour le plus favorable, lui détailler complaisamment
leur beauté, lui vanter leurs vertus, lui promettre un
dévouement à toute épreuve ; il ne daigne même pas les
regarder, et, fatigué de les entendre : «• Votre corps, dit-
il, est égal et pareil à l'écume, à la bulle d'eau..., vos
beaux yeux sont comme une pendule ronde, gonflés de
sang condensé... Et un peu plus loin : « Je vois le corps
malpropre et impur, rempli d'une famille de vers, com-
bustible qui se consume, fragile et enveloppé de douleur ;
j'obtiendrai la dignité impérissable et révérée par les
gens sages, qui produit le bonheur suprême du monde
mobile et immobile (2). »
Tout est bien fini. Le triomphe de Sakya est complet :
Il a vaincu la peur, il a vaincu l'amour. Màra est
anéanti. Ses deux armées sont en déroute.
Et tandis que les huit divinités de l'arbre d'Intelli-
gence, entonnent, d'une voix mélodieuse, un hymne en
l'honneur de Sakya, les fils des dieux célèbrent d'un ton
moqueur l'abaissement de Màra.
GLOIRE A SAKYA !
« Tu brilles, être pur, comme la lune dans la quinzaine
claire; tu resplendis, être àrintelligencepure, comme le
soleil qui se lève.
« Tu resplendis, être pur, comme le lotus au milieu des
eaux ; tu fais entendre ta voix, être pur. comme le lion
qui se promène en roi dans la forêt.
(1) Pag. 225,
(2) Pag. 278.
LE BOUDDHISME 345
« Tu brilles, premier des êtres, comme le roi des mon-
tagnes au milieu de l'Océan ; tu t'élèves, être pur, comme
le mont Tchakravâda.
« Tu es difficile à sonder, être pur, comme la merrem-
plie de choses précieuses. Ton intelligence est étendue,
guide du monde, comme le ciel sans limite.
« Tu asuue intelligence ferme, être pur, comme le sol
de la terre qui fait vivre tous les êtres ; tu es doaé d'une
intelligence sans trouble, premier des êtres, comme le
lac Anavatapta qui est toujours calme.
« Tuasunepenséesansdemeure fixe, premier des êtres,
comme le vent, qui, dans le monde entier, n'est jamais
fixé. Tu es difficile à approcher, premier des êtres,
comme le roi de la splendeur, ayant abandonné toute
pensée d'orgueil.
« Tu es fort, premier des êtres, comme Nâràyana qui
est difficile à vaincre. Tu es ferme dans l'observance des
pratiques, guide du monde, qui ne te lèves pas de Bôdhi-
manda.
HOISTE A M ARA.
« Vaincu par le BÔdhisattva, Pâpiyàn, tu es rêveur
comme un vieux héron. Tu es sans force, Pàpiyân,
comme un vieil éléphant enfoncé dans un marais.
« Tu es seul, Pàpiyân, comme après être vaincu, celui
qui se vantait d'être un héros. Tu es sans second,
Pàpiyân, comme le malade abandonné dans la forêt.
« Tu es sans force, Pàpiyân, comme un jeune taureau
accablé par un fardeau. Tu es renversé, Pàpiyân, comme
un arbre secoué par le vent.
« Tu es dans la mauvaise route, Pàpiyân, comme un
voyageur égaré ; tu es le misérable des misérables,
Pàpiyân, comme un homme pauvre et envieux.
346 LE BOUDDPIISME
c( Tu es parleur, Pâpiyân, comme une corneille inso-
lente ; tu es vaincu par l'orgueil, Pàpiyân, comme un
ingrat indiscipliné.
« Tu seras mis en fuite aujourd'hui, Pâpiyân, comme
un chacal par la voix du lion. Tu seras secoué, Pâpiyân,
comme un oiseau ballotté par le vent.
« Tu ne connais pas le temps convenable, Pâpiyân,
comme le religieux mendiant dont les mérites sont épui-
sés. Tu seras abandonné aujourd'hui, Pâpiyân, comme
un pot brisé tout plein de poussière !
«Tuserassaisiaujourd'hui, Pâpiyân, parleBôdhisattva,
comme un serpent à l'aide d'un charme ; ta es privé de
toutes tes forces, Pâpiyân, comme un homme qui a les
mains et les pieds coupés.
JJji 2:)rofesseur de grand séminaire.
(A suivre).
CHRONIQUE
I. — La Science des Religions. — /,« Revue de l'his-
toire des religions, dans sonnumérode juillet-aoùtl892, étudie
le mouvement imprimé à la science des religions.
« Depuis quelques années, dit-elle, il semble que la situation se
modifie. Le premier branle a été donné par les hommes les plus
éclairés du monde scientifique et par les hommes politiques
capables d'envisager les choses à un point de vue philosophique.
Des institutions ont été créées pour introduire l'étude des religions
dans le haut enseignement. Des périodiques ont été fondés pour
propager des connaissances scientifiques sur les religions et pour
attirer l'attention du public instruit sur Timporlance et l'étendue
des recherches qui, dans le monde entier, ont les religions pour
objet. De divers côtés, parmi les adversaires de la religion,
comme parmi les partisans les plus absolus de l'Église romaine,
à l'École d'anthropologie comme à l'Institut catholique, des
travaux importants ont été consacrés à l'élude scientifique des
phénomènes religieux. Le nombre des thèses de doctorat qui, à
la Sorbonne, portent sur l'histoire religieuse de notre pays ou
du monde antique a considérablement augmenté. Dans le monde
scientifique et dans la jeune Université, de grands progrès se
sont accomplis. On a compris que la condition préalable pour
traiter les graves questions du jour d'une manière sérieuse et
digne de leur importance, c'était de commencer par soumetire
les religions et la religion elle même à une élude vraiment scien-
tifique. Sans doute, il reste encore beaucoup à faire sur ce point ;
mais les débuts sont encourageants. Ces questions, parfois déli-
cates, épineuses, sont traitées aujourd'hui avec une liberté
d esprit, avec une abondance de recherches et avec une méthode
348 CHRONIQUE
surtout qui répondent' vraiment aux exigences de la science
moderne. C'est là un grand progrès »... « Les éludes d'iiisloire
religieuse ne devraient pas seulement être plus connues du
public qui traite les questions religieuses et politico-ecclésias-
tiques du jour; elles devraient être aussi plus répandues parmi
les hommes d'église. Et ici nous n'entendons pas tant les
études d'histoire ecclésiastique, car celles-ci tiennent le haut bout
dans le monde théologique actuel ; nous entendons les études
d'histoire générale des religions. L'essor de plus en plus vaste
de l'histoire des religions doit nécessairement provoquer une
modification de la culture théologique et une évolution de la
philosophie religieuse. Bien souvent déjà nous avons signalé ce
phénomène. L'un de nos collaborateurs, M. G. Piepenbring, de
Strasbourg, dans un remarquable article sur « l'autorité dog-
matique », publié dans une revue protestante « La vie chré-
tienne » vient de développer cette même idée en des termes qui
méritent d'être cités textuellement : « De nos jours, le monde
chrétien a été mis en possession de la riche litlérature des peu-
ples de l'Orient. Nous avons ainsi appris à connaître l'ancienne
religion des Égyptiens, des Assyriens, des Perses, des Hindous et
des Chinois. Ces découvertes produiront une révolution inévi-
table dans la science religieuse, en brisant les étroitesses de la
théologie traditionnelle, en corrigeant les principaux défauts et
du catholicisme et du protestantisme. Elles confirment d'une
manière éclatante, ce que nous avons déjà dit, savoir que la vie
religieuse et morale s'est développée et a produit d'excellents
fruits ailleurs que chez les juifs et les chrétiens, tout en restant
loin derrière le christianisme évangélique, et que d'un autre
côté, elle est soumise à des lois et constitue un ensemble de faits
historiques qui peuvent et doivent être pris en sérieuse considé-
ration par ceux qui veulent se rendre compte de la vérité reli-
gieuse. » {La vie chrétieiine, ix, 1, p. 28-89).
Voici la conclusion de la Revue de Vhisloire des ReUgio)is :
« Il est certain qne l'universalisme religieux fait aujourd'hui
des progrès énormes dans tout le monde cultivé ; que, en dehors
des cercles proprement ecclésiastiques, la religion est de plus en
plus envisagée comme un fait humain, sans aucune restriction
CHRONIQUE 340
de racé, de temps ou de confession ; que l'histoire des religions
ou la science des phénomènes religieux est de plus en plus pour
tout homme instruit le fondement nécessaire de toute spéculation
religieuse et de toule conception scientifique sur la religion. Et
il faudra bien que les théologiens finissent par' s'en rendre
compte, s'ils ne veulent pas rester en arrière dans l'évolution
générale des esprits cultivés du monde moderne. »
— Dans un récent travail sur le progrès de la civilisation et des
arts que publie la Revue scientifique du mois d'octobre dernier,
M. Gustave Le Bon, s'etTorce de résoudre le problème de la théo-
rie du progrès religieux. Pour lui l'évolution religieuse, politique
et sociale n'est que l'efïet des siècles, d'une transformation, qui
n'est ordinairement que le résultat d'une très lente évolution.
Toutes les grandes religions, le brahmanisme, le bouddhisme,
le christianisme, l'islamisme, ont provoqué des conversions en
masse chez des races entières... Mais, en réalité, ce que les
peuples ont changé partout, c'est le nom de leur religion, et non
la religion elle-même... Le boudhisme; transporté en Chine, y
est devenu à ce point méconnaissable que les savjnts l'ont pris
d'abord pour une religion indépendante ... L'islamisme lui-
même, malgré la simplicité do son monothéisme, n'a pas échappé à
cette loi: il y a loin del'islamisme delà Perse à celui de l'Arabie et à
celuide l'Inde. . . Pour les 50 millions de musulmans hindous, Malio-
met et les saints de l'islam ne sont que des dieux nouveaux,
flyoz<^^5 à des milliers d'autres... L'Islamisme môme des Arabes est
ditïérent de celui des Berbères (Algérie). La polygamie du Coran
est devenue monogamie chez les Berbères . . Ce qui est vrai
pour les croyances l'est également pour les autres iiistittitions.
L'histoire de la civiHsation se compose ainsi de lentes adapta-
tions. Si elles nous paraissent soudaines et considérables, c'est
parce que, comme en géologie, nous supprimons les phases
intermédiaires pour n'envisager que des phases extrêmes... »
— La science des religions a fait une nouvelle apparition dans
la chaire chrétienne par l'organe du P. Etourneau, dominicain,
qui a prêché à Saint-llonorô d'Eylau, à Paris, pendant le
carême de 1893, une série de conférences pour les hommes, sur
ce sujet. L'éloquent orateur a pris à témoin du sentiment reli-
350 CHRONIQUE
gieiix universel, des coutumes rituelles universelles, de la
croyance au surnaturel dans toutes les civilisations, dans l'ànie
de tous les peuples, ce musée Guimet, ce musée des reli-
gions, tout voisin précisément de Saint-Honoré d'Eylau. Cette
collection considérée à tort avec défaveur par certains catholi-
ques, est précieuse cependant comme arsenal des livres et des
objets qui démontrent invinciblement l'universalité d'un culte, le
concert unanime des peuples dans une pensée religieuse : livres
et objets qui, chose plus frappante encore, accusent une simili-
tude indiscutable entre les anciennes théogonies, parfois convain-
cues, par leur commune estampille, de remonter à une origine
unique. Nous sommes convaincus que l'exemple du P. Etourneau
aura de nombreux imitateurs. Les orateurs chrétiens ont là un
large et intéressant sujet à exploiter.
— M. Ravaisson vient de publier aussi une étude sur l'his-
toire des religions, étude qui recherche dans les religions, en
apparence le^ plus opposées, les points de contact et les ressem-
blances : a c'est que c'est une chose universelle et éternelle, dit
l'auteur, que le système d'idées et de pratiques qui fil dans le
paganisme, dans le judaïsme, puis dans le christianisme, et
enfin partout ailleurs, le fond et des dogmes et du culte, ces
idées et ces pratiques répondant point pour point aux phases
successives qui vont du début de la vie au comble de sa perfec-
tion. Les différences qui s'y sont rencontrées se réduisent en
définitive à des degrés différenîs de pureté et de clarté, le paga-
nisme et le judaïsme offrant, poiir ainsi dire, des ébauches dont
le christianisme annonce, dans le règne à venir de l'Esprit pur,
le suprême achèvement. »
— M. Paul Regnaud, 'professeur de sanscrit à la Faculté de
Lyon, a donné une série de huit conférences sur VOrigine et le
développement de la religion et de la mythologie chez les
Indo-Européens, et pî^incipalement dans Vlnde et la
Grèce. Ces conférences ont eu Ueu au musée Guimet, salle de
la Bibliothèque.
— Depuis quelques mois sont ouvertes au public, au musée
Guimet, les nouvelles et fort belles collections rapportées d'Asie
parles voyageurs français. Nous citerons, au rez-de-chaussée,
CHRONIOUE 351
les objels cambodgiens, siamois et laotiens dus à MM. Aymonier,
Delaporte et Fournereau. Au premier étage, ce sont les envois
de M\I. de Groot, de Morgan, le prince Henri d'Orléans, Bcnva-
lot, Gapus, Harmand, Pépin, Rabot, Dumoulier, Laffille, Pavie,
Ulfavi de Mezo-Kovesd, Ernesl Chantre, le comte dé Landsiterg,
Martin, Lemaire, Neis Gouin, Hubert, Morel, Uey, de Bouteillier,
Brau de Saint-Pol-Lias et James Darmesîeter, ayant trait à la
Sibérie, la Perse, l'Arménie russe, l'Asie russe, l'Indo-Chine, la
Chine, Ceylan, la Birmanie, etc. Enfin, au second étage, l'Expo-
sition coréenne, unique au monde, de M. Varal, celle de M. Co-
jin de Plancy, dans la même région, et enfin les raretés rappor-
tées du Japon par M. Frandon.
— Ceux qui aiment les sciences historiques étudiées au flam-
beau de la véritable critique et de l'érudition la plus conscien-
cieuse apprendront avec joie la fondation, à Paris, d'une Celle,
ou maison d'étude par les Pères bénédictins de l'abbaye de
Ligugé. Celte œuvre a été encouragée par un bref très flatteur
de Sa Sainteté Léon XIII qui, on s'en souvient, a recommandé
de sa souveraine autorité et par des actes solennels, les éludes
historiques. Son Eminence le Cardinal Richard, archevêque de
Paris, a favorisé celte grande oeuvre de toute son auloiilé.
Mgr d'Hulst et toutes les sommités du monde savant chrétien
ont honoré celte fondation de leur sympathie et de leur bienveil-
lance. Elle est établie rue Garanciére, n° 4, à Paris. C'est dans
celle maison de la science que les religieux de l'abbaye de
Ligugé iront successivement travailler. Le R. P. Dom de la
Tremblaye est à la tète de celte colonie d'érudils. C'est dans les
riches bibliothèques de la capitale et dans les dépôts d'archives
qui contiennent d'incomparables trésors qu'iront puiser les reli-
gieux bénédictins pour élever à la science historique un magni-
fique monument. Car ils ont pour but principal de continuer ou
plutôt de reprendre le Monasticum benediclinum gallica-
?uim, que Dom Germain avait commencé au dernier siècle et
qu'on n'avait pu poursuivre depuis. C'est une grande entreprise
•qui intéresse la France chrétienne qui trouvera tout bénéfice
dans cet ouvrage dont l'exécution prouvera que les fils de saint
Benoit se sont maintenus au niveau de leurs saints el glorieux
352 CHRONIQUE
ancôlres. Les BénéJiclins de Paris, viennent de fonder un lîuI-
letin catholique des livres et des Revues paraissant tous les
mois, en livraison in-S" de 48 pages, au prix de 5 Iv. par an,
chez M. Oudin, éditeur à Poitiers, ou à Paris, rue de Méziè-
resll.
— Le R. P. Gruber, savant autrichien, de la Compagnie de Jésus
vient de publier un ouvraye sur Auguste Comte, fondateur
du Positivism". M. Ollé-Lapruney a ajouté une préface, et
l'abbé Mazoyer nous en a donné une traduction. On lira avec
fruit et intprôt ce volume, môme après les Iraveaux de Stuart
Mill et de M. Kavaisson. L'auteur commence par nous faire
connaître la vie d'Auguste Comte. Quoiqu'il n'y ait pas un
rapport nécessaire entre les doctrines d'un écrivain et sa vie
privée, l'un jette souvent sur l'autre un jour précieux ; il y avait
d'ailleurs des détails très intéressants à faire connaître sur son
caractère, son incroyable orgueil, son fanatisme et même sa
folie. Le P. Gruber na oublié aucun de ses détails. Il nous en
donne une exposition aussi complète que celle du Positivisme,
car son livre se distingue par le travail minutieux des choses. Mais
passons au seul côté qui nous intéresse ici, le côté religieux.
La religion d'Auguste Comte essaie d'allier le mysticisme à la
science; à la place d'une divinité que nous pouvons seulement
honorer, mais non atteindre efficacement par nos actes, elle
place l'humanité avec tout le cortège des êtres inférieurs qui lui
.appartiennent : l'Éire suprême est ainsi rappelé par le Grand Etre,
A ce grand Être il faut joindre le grand Milieu et l'espace, et le
Grand Fétiche, c'est-à-dire la terre. Telle est la Trinité positi-
viste. Cette Trinité a un pendant dans lequel s'incarnent en
quelque soite les grands attributs de Dieu, sa puissance, son in-
telligence, sa bonté ; ce sont la femme, les prêtres et les ban-
quiers. La prière occupe une gi-ande place dans la religion posi-
tiviste Elle doit durer au moins deux heures par jour : il est
bon surtout de s'endormir en priant, A la place du Pater on
récitera la prière suivante : L'amour pour principe, l'ordre pour
base, le progrès pour but. On peut faire en même temps un signe de
croix en touchant successivement les organes où résident ces trois
facultés. On ne s'étonnera pas après cela si les admirateurs eux-
CHRONIQUE 353
mômes du (ondaleurdu positivisme se sont demandés si la raison
d'Auguste Comte n'avait pas fini par sombrer.
Auguste Comte se proclame le grand pontife de l'Iiumanilé. Le
monde entier devait se convertir en 33 ans; il comptait sept ans
pour la conversion des monothéistes, treize pour celle des poly-
théistes et tout autant pour celle des fétichistes. — Admirateur
des Jésuites et de leur discipline, il envoya un de ses disciples
au général de l'Ordre pour lui proposer une alliance. Malgré ces
extravagances, Auguste Comte réussit à fonder à Paris une pe-
tite église. Il y a encore, paraît-il, des lîdèles qui ont conservé le
culte du maître. Des fôles po.sitivistes se célèbrent tous les ans à
Paris, à Londres, à New-York, etc. Le Brésil est en train de lui
élever un temple.
— Nous trouvons dans un des périodiques russes du mois d'oc-
tolire dernier, la Niedelina^wa. article curieux, qu'analyse la
Reçue des Revues, sur les origines d'une nouvelle secte reli-
gieuse, qui fondée en Piussie depuis plusieurs années, semble
prendre chaque jour une plus grande extension. On sait, du
reste, que l'orthodoxie, si rigide et si sévère dans le pays du
Tzar, n'a jamais pu empêcher l'éclosion de différents schismes et
sous-chismes. La Russie est peut-être, en dehors de l'Angle-
terre, le seul pays ou chaque année voit éclore plusieurs sectes
et plusieurs ■ religions. Mais, tandis que l'Angleterre nous
offre le spectacle des yerZ/es importées du dehors, nous trouvons
en Russie des principes originaux, fruits directs de la culture et
des mœurs locales.
Un paysan russe du village de Skibina, dans le gouvernement
de Kiev, nommé Douzenkowskij, a posé un jour le problème sui-
vant à ses voisins : ^ S'il est vrai que Jésus-Christ soit venu
pour amener le royaume du ciel sur la terre, comment se fait-il
que nous voyions autour de nous les mensonges et les péchés
prendre le dessus et que les misères et la mort déciment le peu-
ple. »? Et comme personne ne pouvait résoudre cette doulou-
reuse charade, le paysan philosophe est arrivé à la conclusion
que visiblement le Sauveur du monde n'est pas encore venu, et
que par conséquent la chrétienté est basée sur une fiction. On a
condamné le prophète Douzenkowshij à la déportation en Sibérie,
354 GHRONIQUB
et les paysans, voyant le triste sort de leur chef, se sont efforcés
de renfermer leurs doules dans le fond de leurs âmes. La mi-
sère, la maladie et les mensonges persistant, les habitants, tout
en s'en cachant, attendaient impatiemment l'arrivée du Sau-
veur.
La joie fut grande dans l'arrondissement de Taraslschansk,
lorsqu'on 1889 le bruit se répandit que le Sauveur si impatiem-
ment attendu venait de faireson apparition dans la ville de Tarasts-
clia et cela en la personne même de Kondrate Malewannyj, un
pauvre charron. Malewannyj était comme il fallait s'y attendre,
un illettré, victime de l'alcoolisme et à quelques pas de la
mort. 11 parlait tout bas et par phrases allégoriques, complè-
tement dénuées de sens, mais qui, par cela même, avaient
un cachet de mystère et attiraient les foules. Les paysans
affluaient de toutes parts , et le pauvre ivrogne fut pro-
clamé Sauveur. Ses discours, le tremblement de ses membres,
son visage empouipré, l'attendrissement perpétuel que trahis-
sait la voix de Malewannyj , produisaient un etïet surprenant sur
les paysans. Le prétendu Sauveur fonda une sorte de commu •
naulé qui habitait une seule et même maison, et dont les membres
s'occupaient exclusivement à boire du thé en attendant la fin
du monde. Les nombreux adeptes de la nouvelle religion ne
ménageaient point les cadeaux à celui qui devait racheter leurs
péchés, et Malewannyj put continuer tranquillement sa vie de
prophète. La police intervint. On intente un procès au prophète
et les juges devant qui il est amené le déclarent malade et irres-
ponsable. Toutefois, la police le surveille attentivement et lui
défend de quitter la ville. Mais le nombre des adeptes de la nou-
velle religion augmente chaque jour et, vers la fin de 1891, la
contagion gagne plusieurs autres arrondissements. Le gouver-
neur général du pays envoie son délégué, avec l'ordre d'étudier
l'état des esprits du peuple. Le rapport officiel constate que la
conversion au néo-schtonndisme devient de plus en plus mena-
çante et que la nouvelle secte est sur le point de s'emparer de
toute la population du rayon. Le rapporteur ajoute que, tandis
que les uns se laissent influencer par les adeptes atteints d'un
mysticisme maladif, par les visions désordonnées, les autres
CHRONIQUE 355
arriveiil aux. mêmes résultats en raisonnant à la Douzen-
kowskij. Yoici quelques données officielles des plus typiques :
Dans le village de Kozaiika, une femme nommé Mélanie se
trouvait à la tète des sectaires. Les croyants mangeaient et bu-
vaient dans la maison, tout en se livrant à des pra'.i;;{ues inavoua-
bles. Mélanie et son sous-chef Zacharij, un jeune et vigoureux
gaillard, ont fini par devenir fous. Les hommes s'habillaient en
femmes, celles-ci revêtaient les costumes des hommes, et tous,
criant, pleurant et sanglottant, évanouis et en proie à des visions
horribles, attendaient la fin du monde. Vers le mois de mars,
Mélanie ordonna que tout le monde allât laver ses péchés dans le
fleuve. Environ quarante personnes se dirigèrent vers l'endroit
désigné par la prophétesse. Il faisait un froid intense, le fleuve
était encore gelé, mais les croyants ne s'en jetèrent pas moins
dans l'eau, suivis de leurs enfants. Les pauvres petits en mouru-
rent. Mélanie, sujette à des hallucinations, voulant chasser les
mauvais esprits, finit par tuer sa fille, âgée de six ans... Les
maladies psychiques se répandaient de plus en plus et il y avait
des villages où presque tous les habitants en étaient atteints.
Quelques mois après, un paysan de Jachna, nommé Moisiej
s'en va à Saint-Pétersbourg afin de convertir le gouvernement et
de « délivrer le peuple de son esclavage égyptien ». Mal lui en
prit, car, arrêté aux abords du palais du tzar, il fut mis au cachot.
Le nombre des prophètes augmente continuellement. Ainsi un
paysan a été couronné de l'auréole de la sainteté pour un exploit
digne de Succi. Il s'est abstenu de manger pendant oO jours. Du
reste, les sectaires évitent jusqu'à présent de se nourrir de
viande et mangent en général aussi peu que possible. Il arrive
très souvent que les néo-schtoimdistes jeûnent pendant plu-
sieurs jours dans la semaine et le végétérianisme semble être
chez eux une règle obligatoire. Chose étonnante, les enfants eux-
mêmes suivent l'exemple de leurs parents. Ils mangent très peu
et il n'est pas rare de les voir jeûner pendant des jours eniiers.
Le service religieux est, chez les sectaires, des plus simples! Ils
n'admettent même pas la Bible, en disant que ce n'est qu'une
mer où se noient la raison et le bon sens des croyants ! S'ils men-
tionnent de temps en temps les saintes Écritures, ce n'est que
356 CHRONIQUE
pour prouver avec leur aide la véracité de leurs croyances. A la
place delà Bible, ils ont recours à des évangiles de Malewannij
et à de prétendues révélatio?u des prophètes et des prophètes-
ses, qui ont suivi la voie désignée par le saint ivrogne Tarast-
cliansk.
— Le problème de la vie, par le marquis de Nadaillac, corres-
pondantde 1 institut, est un livre in-18 de 295 pages. Quelle est
la valeur des systèmes émis en ces dernières années sur l'origine
delà vie de l'homme et des différents animaux ? Pour répondre
à celte question, M. de Nadaillac ne se contente pas d'hypothèses,
il interroge les faits. Il étudie d'abord la formation du globe ter-
restre, recherche à quel moment la vie a fait son apparition, puis
il suit celle ci dans son développement, depuis les animaux les
plus rudimentaires jusqu'à 1 homme, à travers les terrains des
époques primaire, secondaire, tertiaire et quarternaire. Il recher-
che enfin à quelle dale remonte l'homme, quelle antiquité il faut
lui assigner, et si, tant au point de vue physique qu'intellectuel,
l'homme a été identique à travers les siècles. C'est à l'épreuve
de ces faits que M. de Nadailhc soumet les hypothèses delà gé-
nération spontanée, du transformisme, de l'évolution, de la des-
cendance animale de Tliomme, et les faits répondent que ce sont
de pures hypothèses, et qu'à chaque mstant les phénomènes de la
nature les contredisent formellement.
— D'après les dernières statistiques la population du Nouveau-
Monde, est au point de vue de la religion, classée comn'ie suit :
Amérique du Nord, Etats-Unis : Catholiques, 13,000.000; non-
Catholiques, oO. 000. 000. Possessions britanniques : Catholiques,
2.000,000 ; non-Catholiques, 3.000.000; Mexique, Catholiques,
12.000 000 ;AmériqueCentraleet Antilles, Catholiques, 5.000.000
Amérique du Sud, Catholiques, 24.000 000. Total général :
Catholiques, 56 000 000 ; non-Catholiques, 53.000.000.
Quant à Ceylan en 1871, il y avait dans cette Ile 55 000 à
56,000 Protestants de toute nuance. Le recensement en 1891 a
donné à peu près les mêmes chitïres. D'autre part, le nombre des
Catholiques, dans cette période de vingt ans, s'est accru de
61.000. Us étaient 184.000; ils sont maintenant 216,000.
Tandis que la population croissait à raison de 25 p. 100, le
CHRONIQUE 357
nombre des catholiques s'augmentait de 33 p. OiO. De sorte qu'il
y avait maintenant, dans la population entière, un catholique
par 12 personnes et un protestant par o3.
— M.Nizet publia sur VUypyiotisme une élude critique qui ne
manque pas dintérét. Dès le premier chapitre, l'auieur définit
l'hypnotisme et fait connaître le différend qui sépare l'école de la
Salpétrière et l'icole de Nancy. Il aborde ensuite un terrain des
plus délicats : celui du surnaturel, du spiritisme, et se permet
d'assimiler les miracles racontés par les Evangiles avec des faits
d'hypnotisme M. Nizet est trop complaisant aussi pour les auteurs
qui racontent les faits de télépathie et de spiritisme. Le dernier
chapitre est consacré à exposer l'avenir de l'hypnotisme. L'au-
teur s'y laisse aller aux rêveries et aux illusions les plus fan-
tastiques.
— Les spirites reconnaissaient en France pour chef principal
M. P. -G. Leymarie, directeur de la Revue spirite et successeur
d'AUen-Kardec. Dernièrement, afin de contrebalancer l'autorité
de leur grand-prêtre, qui commençait à leur déplaire, les spirites
avaient décidé de se grouper en une sorte de fédération. M. Lau-
rent de Faget en est provisoirement le président. D'où colère du
pontife, qui a prononcé des mots olïensants pour M. de Faget,
lesquels mots ont amené une intervention du juge de paix. A la
suite de ces faits, les spirites, réunis en assemblée extraordinaire,
ont déclaré continuer leur confiance à M de Faget et blâmer la
conduite de M. Leymarie. Ce dernier leur a immédiatement en-
voyé sa démission qui a été acceptée.
II. — Ueligion chrétienne. — La Société des missions
étrangères compte 31 évêques, 881 prêtres et 472 prêtres indi-
gènes affiliés, 2 218 catéchistes, pour desservir 3.1o5 églises.
En outre, elle compte 1 690 séminaristes répartis en 33 séminai-
res et 6i.8'i4 élèves répartis en 2.242 écoles ou orphelinats. Les
catholiques des ditTérentes missions confiées à la société sont
4.009.26O, et il y reste à convertir 22o millions d'infidèles et
5o.290 héréiiques. En 1891, on a baptisé 38.101 païens
adultes et 182 376 enfants païens in articulo morlii. On
a converti 462 hérétiques. La raiision qui compte le plus de ca-
358 CHRONIQUE
llioliques est celle du Tonkin : Tonkin occidental 220 000 et Ton-
kin méridional 84.000. Puis vient celle de Pondichéry avec
218.362 catholiques et les Indes anglaises 60.000. Noire Cochin-
chine et le Cambodge, 133 000 calholiques. En tout, la Société
des Missions étrangères a compté en 1891, 1. 009.265 chrétiens.
C'est la première fois qu'elle dépasse le million.
Nous lisons dans le dernier rapport des travaux de ces mis-
sionnaires :
a Les travaux de celte Société, fécondés par la bénédiction di-
vine, ont donné, pendant le dernier exercice, des résultats un
tant soit peu inférieurs, il est vrai, à ceux de 1891, mais néan-
moins très consolants. En voici les chiffres : 37.495 baplêmes
d'adultes ; 464 conversions d'hérétiques ; 181.757 baplêmes d'en-
fants de païens. L'année 1892 a donc été bonne, très bonne même :
il suffit de jeter un coup d'œil sur le tableau général des résultats
obtenus et d'en comparer les chiffres avec ceux du tableau de
1891 pour constater que la plupart de nos Missions sont en pro-
grès. Ne l'oublions pas, ces résultats, que nous sommes si heu-
reux d'enregistrer, nous les devons en grande partie à la Propa-
gation de la Foi ; et c'est chose merveilleuse que le développe-
ment pris par nos missions, depuis l'origine de celte OEuvre vrai-
ment providentielle, c'est-i~dire depuis 1822. A ce propos, lais-
sez-nous mettre sous vos yeux, le tableau que, pour la satisfaction
des directeurs de l'OEuvre, comme pour la nôtre, nous avons
adressé dernièrement, avec notre rapport annuel, aux Conseils
centraux de Lyon et de Paris.
Tableau compa7'atif du personnel et des travaux de la
Société des Missions étrangères de 1822 à 1862 et de
1862 à 1892.
Nombre des Missions.
Population païenne .
Populalion clirétienne
Evèques
Missionnaires
Prèlres indigènes. . . .
Aspirants au séminaire
des Mis étrangères. 7 60 260
1822
1862
1892
0
22
27
ton 000.000
200.000.000
236.224 700
300.000
S68.920
1.030.701
5
10
28
2i
287
899
120
250
487
CHRONIQUE 350
1822 1862 1892
S.-minairesdans les M. 5 32 35
Elèves dans ces Sémin. 250 1.000 1.760
Eooles et collèges 50 3o0 2.320
Elèves dans ces écoles. 1.000 10.000 07.716
Imprimeries 2 7 15
Eglises et chapelles. . . 10 450 3.575
Baptêmes d'adultes.. 300 8.300 37,495
Conversions d'héréti-
ques....^ 3 19 464
Baptêmes d'enfants de
paiens 45.008 181.757
« En présence de pareils chiffres, vous éprouverez, nous n'en
doutons pas, le double sentiment que nous avons éprouvé nous-
mêmes : sentiment de profonde gratiludo envers Dieu et les asso-
ciés de la Propagation de la Foi. »
— L'année 1897 ramènera le treizième centenaire du jour où
l'Angleterre se convertit auchristianisme sous le roiEthelbert. Mgr
l'Evèque de Nortiiamplon, dans le diocèse duquel se trouve un
sanctuaire dédié au saint roi Ethelbert, se propose de célébrer ce
glorieux centenaire par l'érection d'un temple magnifique au pre-
mier roi catholique de l'Angleterre. Le Saint-Père a adressé, à
celte occasion, à Mgr l'évêque de Northampton, une lettre où se
trouve exprimée l'espérance de voir « lïle des saints » revenir à
la foi catholique.
— Le troisième volume des : Acta martyrum et sanctorum
de M. Bedjan a paru.
Ce volume contient un assez grand nombre de courtes mono-
graphies ; les principales sont les biographies de saint Thomas,
apôtre ; des saints Cyprien et Justine, de saint Miaha, de saint
Placide, de saint Gyr ; — les actes du martyre de Saint Ignace,
l'histoire de saint Eugène, la vie de saint Daniel, Thistoire des
quarante martyrs de Sébaste, l'histoire de saint Ephrem, le récit
du martyre d'Eléazar et des sept frères Macchabées. Sur ce nom-
bre, trois seulement avaient été déjà éditées, à savoir: les vies
de saint Thomas, de saint Ephrem et des frères Macchabées.
Ces biographies méritent, sans contredit, toute l'attention des
savants.
36<) CHRONIQUE
— M. l'abbé Cliapot, publie à Paris, chez Poussielgue, Y histoire
de la Vénérable Mère Marie de Vlneaimation, première su-
périeure du Monastère des Ursulines de Québec. La vénérable
Marie de 1 Incarnation a été Tundesapôtresde la Nouvelle-France
avecrévèqueMonlmorenc y-Laval et ieR.P. Soguel et autres jésui-
tes, morts martyrs ceux là. On trouvera dans ce livre des passa-
ges pleins d'intérêt relatifs aux luttes entre les tribus des Hurons
et des cruels Iro {uois. On verra comment l'éducation des Ursuli-
nes réussit auprès des Baronnes, en fit d'excellentes chrétiennes
et même des apôtres.
— kl Académie des inscriptions eî belles lettres, séance du
7 avril 1893, après que M. de Lasteyrie a donné une seconde lec-
ture de son mémoire sur l'origine des basiliques chrétiennes, à
la suite de laquelle MM. Derenbourg, Boissier, Ravaisson et
Miintz présentent quelques observalions, M. l'abbé Duchesne lit
une élude sur la Vie de saitite Geneviève de Paris, qui a tou-
jours été considérée comme rédigée au sixième siècle, peu de
temps après la mort de cetlesainte. M. Bruno Krusch, archiviste
à Hanovre, vient de soutenir que cette biographie est l'œuvre
d'un faussaire, de la fm du huitième siècle. M. l'abbé Duchesne
critique cette opinion. 11 démontre qu'il n'y a pas lieu de renon-
cer à la date précédemment acceptée et de contester laulhenti-
cité du manuscrit en discussion.
— De toutesles vies de saint Ignace celle du P. Daniel Bartoli,
est, sans contredit, la plus complète. L'auteur a raconté, en un
style classique, la vie de son héros, et il a su mettre en un sai-
sissant relief sa vraie physionomie. Son œuvre parut en IGoO, à
Rome : elle fat successivement traduite en allemand, en anglais
et en espagnol. La traduction française fat publiée à Paris, en
1844, et plusieurs fois rééditée ensuite en France et en Belgique ;
depuis plusieurs années, elle était épuisée.
La Société Saint-Augustin a voula donner une nouvelle édi-
tion de cette vie. Le R. P. Michel, a revu ou plutôt refondu et
complété la traduction. Au texte il a ajouté de nombreuses noies
sur la vie de Saint Ignace, des notices sur les Pères contempo-
rains du saint Fondateur t|ui jetèrent un éclat particulier sur le
CHRONIQUE 361
berceau de la Compagnie. Enfin, des documents inédits du plus
hautinlérêt donnent à celle édition un nouveau prix.
— Au moi de mai dernier, a élé célébré à Rome, le quatrième
anniversaire de la venue à Rome de la Lance de la Passion.
Le sultan Bajazet II, fils et successeur de Mahomet, après
s'être trouvé en guerre avec son émule Zizyme, conclut la pai.x
sous les auspices d'Innocent Ylll, en assurant le libre séjour à
Zizyme à Rome, avec riche dotation, et en offrant au Pape, entre
autres dons précieux, l'insigne relique de la Lance de Notre-Sei-
gneur qui, à deux reprisas, avait été transportée de Jérusalem à
Constantinople.
Rien n'est plus touchant que le récit des solennités qui eurent
lieu à Rome lorsque la Lance du Sauveur y arriva le 31 mai
1492, apportée en grande pompe par l'amljassadeur de Bajazet,
et reçue avec la plus grande vénération, sur la voie Flaminienne,
par Innocent Ylll qui, delà, escorté par tous les dignitaires ecclé-
siastiques, la porta en procession jusqu'à la basilique de Saint-
Pierre.
Le souvenir de cet événement est indiqué par l'inscription qui,
dans cette même basilique, orne le tombeau d'Innccent Ylll, pres-
que en face la chapelle du Saint-Sacrement. Elle rappelle aussi
trois autres événements survenus sous le règne de ce grand Pon-
tife, à savoir: la découverte du Nouveau-Monde, la fin de la domi-
nation des Maures en Espagne, dont les souverains prirent le
litre de catholiques, eiVinve?itio, ou découverte du litre aulhen-
tiijue de la vraie Croix dans la basilique Sessorienne où il avait
élé déposé depuis l'époque de sainte Hélène.
— S. IsaacleXinivite, vivait dans la seconde moitié du Y" siècle,
d'abord moine au couvent de Mar Matlhaï, il fut ensuite promu
au siège épiscopal de Ninive, qu'il abandonna bientôt pour le
désert de Nitrie, où il mourut (1).
S. Isaac a laissé un grand nombre d'écrits ascétiques si estimés
en Orient qu'on les traduisit du syriaque, en copte, en éthiopien,
en arabe, en arménien, en grec et même en latin. M. l'abbé
Chabot a voulu, par la dissertation qu'il vient d'écrire pour le
(1) De S. Isaaci. Ninivitae Vita, Scriptis et Doctrina.
362 CHRONIQUE
doctorat en théologie, tirer cet écrivain de l'oubli ; il a, le pre--
mier, publié dans le texte original syriaque trois discours choisis
de S. Isaac avec une traduction latine et des notes très érudites.
Le texte est tiré de la précieuse collection des manuscrits syria-
ques du Musée britannique et imprimé d'après une copie des
éciils de S. Isaac destinée à la Patrologle syriaque qu'a entre-
prise M. l'abbé Graffm.
— Christus bei Josephus Flavius, de M. MuUer, n'est qu'une
brochure de 53 pages.
Les historiens ont beaucoup discuté le fameux texte des Anti-
quités judaïques (XVIII, m) où Josèphe parle de Jésus. Il y
déclare netlementque Jésus était le Christ : « 'o Xp:nzo; ou-co; v^ ».
Doit-on même l'appeler un homme? « t'''(t hop-x aÙTÔv )iY£iv ypri. »
Quoique l'on dût s'attendre à ce que Josèphe parlât de Jésus, ce
ne sont pas des affirmations aussi chrétiennes, que l'on pouvait
espérer. D'un autre côté ce texte est reproduit par tous les ma-
nuscrits. La conclusion qui s'impose, d'après M. Muller, est que
Josèphe a parlé de Jésus, mais que son texte a été remanié par
une main chrétienne. Il étudie donc ce passage dans toutes ses
parties, il le compare avec les différentes recensions que nous
en avons, et le rétablit de la manière suivante : « En ce temps là
il y avait (un certain) Jésus, faisant des œuvres merveilleuses,
qui avait attiré à lui beaucoup de Juifs et d'Hellénistes ; celui-ci
était celui qui a été appelé le Christ. Sur la dénonciation des
principaux hommes d'entre nous, il fut condamné à la croix par
Pilate, mais ceux qui l'avaient aimé dès le commencement ne
l'oublièrent pas, et la tribu des chrétiens, ainsi appelée d'après
son nom, n'a pas encore jusqu'à présent cessé d'exister. »
— On lira avec le plus grand intérêt le travail de M. Vabhc
Baitifol, sur VHislo're du Bréviaire romain. On ne saurait
assez louer la réforme de bréviaire romain de S. Pie Yen JS68.
M. Baitifol déplore avec tous les critiques les changements
malheureux introduits dans l'hymnaire par Urbain VIII. La ten-»
talive de Benoît XIV pour la refonte du bréviaire n'aboutit point.
Les procès-verbaux de la commission de 1741 et années subsé-
quentes, ont été retrouvés et assez récemment, dans la biblio-
thèque Gorsini. Le livre de M. Battifol est un ouvrage de science
CHRONIQUE 363
liturgique et d'histoire littéraire. Il est écrit en dehors des pré-
occupations polémiques. 11 constate la nécessité de mettre cer-
taines légendes de saints au point de la saine critique.
— Quelques écrivains, entre autres l'hérésiarque Calvin, ont
prétendu que le nombre des parcelles distribuées dans le monde
entier est notablement supérieur au volume qu'avait la croix.
M. Rohault de Fleury a fait des calculs très précis, desquels il
résulte que le volume de la croix devait être de 178 millions de
millimètres cubes, que d'un côté, le volume des fragments aujour-
d hui conservés, est de cinq millions de millimètres cubes, et
qu'en triplant ce dernier chifîre, pour y comprendre les parcelles
restées inconnues ou détruites, on arrivera à un total de lo mil-
lions de millimètres, ce qui ne forme pas le dixième du volume
total delà Croix.
— Le livre de M. Baumer, Johannes Mabillon nous fait con-
naître la célèbre congrégation de S, Maur si intéressante à plus
d'un point de vue dans l'intéressante monographie de Mabillon, le
plus illustre représentant de la congrégation. Il fait précéder son
travail d'une Literatur très détaillée; il le fait suivre d'une
nomenclature complète des productions littéraires du savant béné-
dictin; en même temps, il nous montre l'esprit qui l'animait,
— La librairie Retaux, à Paris, publie les études de M. Freppel,
évèque d'Angers, sur Commodien, Arnobe, Lactance et autres
fragments inédits. Appelé à Rome en 1869, il avait déjà rédigé
ses leçons sur Commodien, Arnobe et Lactance ; il n'eut pas
le temps de les publier. Elles sont en tête de ce volume et for-
ment le couronnement de l'œuvre scientifique de l'évèque d'An-
gers Avant d'être professeur à la Sorbonne Mgr Freppel avait
enseigné la philosophie à l'École des Carmes. Ses leçons n'avaient
jamais été publiées non plus. Elles ne sont, ni complètes ni par-
faites. Treize leçons ont pour objet la philosophie de l'Ecole
d'Alexandrie et exposent les idées philosophiques de Potamon,
d'Ammonius Saccas, de Platon, d'Aristote, de Plotin, de Philon,
de la Cabale, des Ecoles gnostiques de Syrie, d'Egypte et d'Asie
Mineure et des écoles chrétiennes du premier siècle sur lesquelles
nous avons peu de données. Tout en faisant l'histoire de ces
écoles, il combat le panthéisme des Allemands et l'éclectisme de
364 CHRONIQUE
M. Cousin. Les sept leçons suivantes traitent de la raison, de ses
forces, de ses limites, de ses droits et de ses devoirs.
~ A l'Académie des inscriplion et belles-lettres, à la séance
publique annuelle du ^4 octobre dernier, M. l'abbé Duchesne,
délégué de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, a lu une
monographie sur /(?on d'Asie, historien ecclésiastique. Il retrace
la vie mouvementée de l'évêque hisloiien de la secte monophy-
site; il le montre persécuté, traqué, écrivant et prenant des notes
un peu partout, en voyage, en prison, dans les cachettes où il
devait se blottir pour échapper à ses persécuteurs : « Ses écrits
sont régulièrement attachants, dit M. l'abbé Duchesne, en termi-
nant : ils ressemblent à la vie de leur auteur, toujours inquiMe,
toujours militante. La critique a le devoir de faire ses réserves
sur ces récits d'un Oriental, et d'un Oriental surchauffé par
l'ascétisme, la controverse et la persécution. Mais nul n'entrera
en rapport avec cet historien d'accès difficile sans être ému et de
ce qu'il dit et de la façon simple, sincère, touchante, dont il le
dit. L'histoire ecclésiastique a été traitée quelque part de genre
béat. Je n'oserai contester qu'il y ait des livres où elle donne en
elïet cette impression ; assurément ce ne sont pas ceux de Jean
d'Asie. »
— M. Tijck, vicaire de Saint-Quentin, à Louvain, publie ses
Notices hisioi'igues sur les Congrégations et communautés
religieuses elles instituts de missionnaires du XIX* siècle.
C'est le bilan des œuvres nouvelles que la foi catholique a
produites à notre époque. Au sortir de la Révolution du siècle
passé, nombre d'anciennes institutions disparurent sans retour ;
d'autres durent subir des adaptations qui les rendissent propres à
satisfaire des aspirations nouvelles d'une société transformée.
Mais la floraison n'a pas été moins belle que par le passé.
— La Science catholique, dans un de ses derniers nu-
méros, résume en ces termes l'œuvre de M. de Rossi : « Quand,
il y a trente ans, M. de Rossi publia le premier volume de
ses Inscriptiones christianx, le célèbre hiitorien Mommsen
prononça cette parole : « Aujourdhui se termine la période
du dilettantisme dans l'archéologie chrétienne, et commence
la vraie science. » Tous ceux qui, depuis le XYIh siècle,
CHRONIQUE 365
avaient étudié les monuments chrétiens de Rome, soit sur terre,
soit sous terre, l'avaient fait d'une manière empirique, rassem-
Llanl des faits, combinant des tiypothèses, inventant des expli-
cations, se montrant soit des apologistes systématiques de la
religion, soit des curieux et des littérateurs, mais ii'ayant pas la
pensée que, par une élude préliminaire des sources, par un
classement rigoureux des faits, on pourrait déterminer des prin-
cipes et constituer une science. Seul, Bosio avait compris ce qu'il
fallait faire, et montré la voie ; mais, après lui, ses successeurs
s'étaient dispersés dans mille chemins de traverse, où ils avaient
erré à l'aventure. Deux siècles après Bosio, M. de Rossi reprit,
avec des ressources immensément accrues, le plan de celui-ci,
traça toutes les grandes lignes, ouvrit toutes les routes, et fit de
l'archéologie chrétienne, pays naguère obscur et couvert de brous-
sailles, une contrée claire que lui-même ne parviendra pas à
décrire toute entière, mais où tous les horizons sont dégagés,
toutes les perspectives visibles, et dans laquelle les explorateurs
qui lui succéderont ne courront plus, grâce à lui, aucun risque de
s'égarer.
Comme toutes les œuvres de génie, celle de M. de Rossi, quand
on essaie de la résumer, parait simple : quelques principes con-
ducteurs, qu'un seul avant lui avait entrevus plutôt qu'étabhs,
suffirent à dissiper les ténèbres de Rome souterraine et à en
démêler les labyrinthes. Détermination topographique des cime-
tières, d'après les documents écrits ; dans chaque cimetière,
détermination des centJ'es historiques, uns ou multiples, autour
desquels il s'est développé ; établissement, par une observation
patiente et un rapprochement attentif de tous les faits, de critères
chronologiques assez certains pour pouvoir dater non seulement
les peintures ou les inscriptions, mais même les formes architec-
turales et les matériaux de construction: telle fut, en quelque
sorte, la base critique sur laquelle s'éleva l'édifice scientifique
créé par M. de Rossi ; telle fut la méthode par laquelle il fut
construit. L'événement n'a pas lardé à montrer la solidité de
cette base. »
— Les Cullores martyrum, association dont le but est V étude
des catacombes romaines, ont célébré la fêle de saint Daniase
366 CHRONIQUE
dans la calacombe de Domitille. La granJ'messe a élé chantée
dans la Chambre célèbre du fossoyeur Diogène. Après la messe,
l'illuslre archéologue, M. le commandeur de Rossi, complètement
remis d'une chute qui avait alarmé ses amis, a fait, devant un
nombreux auditoire, réuni dans la basilique des saints Nérée et
Achillée une conférence sur saint Damase et la part qu'il a prise
à la conservation des catacombes. Le soir, une procession aux
flambeaux s'est déroulée dans les corridors souter? ains, au chant
des litanies des Saints. Tous ceux qui ont eu le bonheur d'assister
à celte pieuse cérémonie, où les Français étaient en grande majo-
rité, ont élé vivement émus.
— L'année dernière, M. Bouriant publia dans les Mémoires
de la Société française d'Archéologie du Caire, trois frag-
ments grecs, qui avaient été trouvés, en 1880, dans un tombeau
à Akhmîm, dans la Haute-Egypte. C'étaient des fragments du
Livre d'EnocJi, de V Evangile de Pierre et de VApocabjpse de
Pierre. L'attention des savants s'est portée immédiatement sur
cette heureuse trouvaille, et déjà, en Angleterre et en Allemagne,
on a étudié surtout l Evangile de Pierre dans les Revues spéciales
et même des ouvrages lui ont été consacrés.
— Nous signalerons l'ouvrage suivant: Die Bâcher des Neuen
Testaments erkUert von D' AloysSchiefer. 1. Band : Die Briefe
Pauli an die Tliessalonicher un and die Galatcr. — II. Band :
Der Bricf Pauli an die Rœmer, publié chez Aschendorlï. Le
docteur Aloys Schœfer est professeur à l'Académie impériale de
Munster. Le plan de son œuvre est de présenter une vue d'en-
semble des livres du Nouveau Testament, et pour cela de les
replacer dans leur cadre historique ; c'est donc une exposition
tout à fait historique, critique, exégélique et dogmatique.
C'est par saint Paul qu'il commence; il raconte la vie du
grand Apôtre, et à mesure que, dans son récit, il rencontre une
des épîtres de saint Paul, il l'explique en détail. Avant chaque
épître, il discute tout ce qui regarde l'authenticité, et l'historique
de celle-ci, il en donne le plan et le contenu, enfin il cile les tra-
vaux les plus importants qui ont été faits sur celte lettre. Après
les explications des épîtres de saint Paul, il Iraile les trois synop-
CHRONIQUE 367
tiques, Mallhieu, Marc et Luc, de l'Évangile de saint Jean, des
Actes des Apôtres, des Épitres catholiques.
— On n'a pas oublié le don de oOO acres que les Sulpiciens de
Montréal firent aux trappistes pour établir un monastère : c'est
cet établissement que le CosmopoUtan nous dépeint sous ce litre:
les Moines silencieux d'Oka. Le monastère d'Oka, avec ses
soixante-trois trappistes, est de beaucoup le plus lipportant des
quatre du même ordre en Amérique.
— Les Analeclajuris pontificii avaient cessé de paraître en
avril 1891 ; les voici qui renaissent sous un titre un peu modifié :
Analecta ecclesiastica, Revue romaine, théorique et pratique de
théologie, droit canonique, jurisprudence, administration, litur-
gie, histoire, etc.
— Le Pape a décidé d'établir à Home un grand séminaire indien
pour la formation du clergé des diocèses des Indes et de Geylan.
Le nouvel établissement aura une dotation de 500.000 francs et
contient cent élèves de théologie et de philosophie. Le Saint-
Père prend à sa charge les dépenses des bâtisses et les frais de
voyage des t lèves.
— La vie de la bienheureuse Mère de Chantai^ parla R. M.
Françoise-Madeleine de Chaugy, est une biographie remplie de
renseignements précieux, fournis par la famille de la sainte, par
ses écrits et la correspondance. C'est une parente, une amie, une
religieuse, qui nous parle jle la bienheureuse Mère de Chantai,
de sa vie laborieuse et active et des fondations des premières com-
munautés de la Visitation. Le style un peu vieilh a cependant son
charme.
— Le R P. dom Cabrol, prieur de l'abbaye de Solesmes, a inau-
guré à l'Université catholique d'Angers son cours d'histoire ecclé-
siastisque et de patrislique. La présence du savant bénédictin au
milieu du corps professoral, en resserrant les liens qui unissent
déjà Solesmes à Angers, attestera une fois de plus l'intérêt que
porte aux travaux et au succès des facultés catholiques l'illustre
famille de saint Benoit, et elle jettera un nouvel éclat sur la grande
œuvre d'enseignement supérieur chrétien fondée, il y a dix-sept
ans, par Mgr Freppel.
— Nous recommandons le livre que vient de publier Mgr Meu-
308 CHRONIQUE
fin. Le litre du livre, hFrcinc-Mar.o?-tnerc'e, synagogue deSatan,
en indique en deux mois la portée. C'est la déraonstralion rigou-
reuse, fondée sur la double science que l'auteur possède à un
degré rare, des religions et des langues anciennes, des rapports
étroits de la Kabbale Juive avec la tradition anti-divine ou lucifé-
rlennequi, partie du ncn serv>am, se perpétue denos jours dans
les sociétés occultes organisées contre l'église. D. jà des travaux
remarquables avaient fait ressortir le caractère satanique de la
Franc-lVIaçonnerie. Mais jamais la synthèse de l'anti-théisme
n'avait été établie d'une manière aussi absolue.
La Revue Bibliographique belge apprécie ce livre en ces ter-
mes : <( La découverte du secret le plus intime de la Fjanc-Maçon-
nerie, la preuve de l'exislence de ce secret dans les 33 degrés de
la société maçonnique, sa connexion évidente avec les religions
antiques, avec les initiations ésolériqucs, les hérésies principales
des premiers siècles du christianisme et surtout avec la Kabbale
juive, donnent à cet ouvrage une portée exceptionnelle. Il n'est
pas seulement descriptif, anecdotique ou historique, mais rigou-
reusement scientifique ; toutes ses parties s'enchaînent et se dé-
duisent les unes des autres, avec une surprenante logique.
L'auteur a été mis sur la trace du g?-and mystère maçonnique
par le nombre kabbalislique 33 ou 3 fois 11. Il est extrêmement
curieux de voir ce nombre jouer un si grand rôle dans les my tho-
logies des anciens Indiens, Perses, Babyloniens, Assyriens, Égyp-
tiens, et dans le mythe de l'Hermès trismégiste, chez les Gnosli-
ques, lès Ophites, les Manichéens et les Francs-Maçons.
Pendant la captivité de Babylone, les Juifs, ayant connu les
doctrines des anciens Perses, les judaïsèrent et les adaptèrent à
leurs espérances poliliques. Dans VJfomme-archéiype, ou le
Jiaf idéal ûeh Kabbale, Mgr Meurin a trouvé la clef de la Franc-
Maçonnerie. Les il nombres ou attributs de cet Adam Kadmon
constitue linitiation maçonnique et lui donnent son carac-
tère. »
— Dix années en Mélanésie, étude historique et rel'gicuse,
est l'œuvre du R. P. Monfat de la Société de Marie.
On peut dire que leR. P. Monfat est l'historiographe des mis-
sions de Marie. Nous avions de lui deux ouvrages : Les Samoa et
CHRONIQUE 369
MgrElloy. Sou livre sur la Mélanésie nest pas moins édifiant que
les précédenls. Oa y suit les p-^nibles épreuves par lesquelles oui
passé les hommes intrépides appelés à évangéliser les archipels
d'anthropophages qui s elcndenl à l'est delà Nouvelle-Guinée.
— On lira avec plaisir l'intéressant écrit de Mgr Perraud, de
l'Académie française : A propos de la Mort et des funérailles de
M. Erntst Renan, publié à Paris, chez ChapelHez.
En quelques pages le savant prélat, membre de 1 Académie
française, met le lecteur à même de juger la valeur scientifique
du professeur du Collège de France. Un seul exemple suffit.
« C'est, dit Renan^ seulement dans l'Évangile de S. Jean que
Jésus se sert de l'expression de « Fils de Dieu » ou de Fils en
parlant de lui-même. » Or, la vérité est que celle expression se
trouvedilede lui-même par le Sauveur quatre fois dans S. Mat-
thieu, une fois dans S. Marc et une fois dans S. Luc.
Et comme l'observe Mgr Perraud, aucun historien n'admettra
la méthode historique de Renan : « H ne s'agit pas, en de pa-
reilles histoires, dit- il, de savoir comment les choses se sont
passées ; il s'agit de se figurer les diverses manières dont elles
ont pu se passer. En pareil cas, toute phrase doit être accompa-
gnée d'un peut-être. Je crois faire un usage suffisant de cette par-
ticule. Si on n'en trouve pas assez, que l'on en suppose les mar-
ges couvertes à profusion ; on aura alors la mesure exacte de ma
pensée. [Hist. d'Israël préf.). » Avec une telle méthode, il n'y
a p us d'histoire.
— Ld^Revue des Deux-Mondes du 1*=' octobre dernier a publié
une étude sur le nihiliste allemand du D'" Friedrich îSietzche.
Personne ne veut plus de mal à la société moderne que le
docteur Friedrich Nielzche... Il professe un égal mépris pour les
réactionnaires et pour les socialistes .. Le christianisme n'est
à ses yeux qu'un platonisme accommodé à l'usage de la populace,
et il l'accuse d'avoir abêti l'Europe. Il considère les prêtres, à
quelque confession qu'ils appartiennent, comme des gens qui
\ivent de la maladie de leurs clients et qui n'auraient plus rien à
faire, si le genre humain venait à bien se porter... Si k> croix
est, selon son expression, le plus vénéneux de tous les arbres qui
aient pris racine ici-bas, les arbres de liberté, qu'on s'efforce de
370 CHRONIQUE
planter à sa place, ne répandent pas autour d'eu\ une ombre
moins funeste... Ce qu'il voudrait supprimer avant tout, c'est la
morale," et il se plaint qu'aucun siècle n'ait été aussi moralisant
que le nôtre. Selon Nietzche, il laul obéir à nos insiincfs et toute
morale qui les contredit n'est qu'un mensonge. Les prétendus
saints, nous dit Nietzche, ne sont que des casuisles. Si nos mœurs
se sont adoucies, il n'y a pas là de quoi nous vanter; c'est le
triste symptôme dun amoindrissement des caractères ; notre
douceur n'est qu'une faiblesse mal déguisée ; notre progrès n'est
qu'une lionteuse décadence, etc.
— i\J. Pératé publie une étude û'Arch'-ologle chrétienne, à
Paris, chez Quant in. L'auteur s'y occupe beaucoup de l'his-
toire de l'art décoratif ; il nous décrit avec une compétence
parfaite les compositions tant antérieures que postérieures à la
Paix de 1 Eglise. Outre la description des piincipales mosaï-
ques, il nous parle du symbolisme et surtout des cycles liisto-
risques dont ces œuvres magistrales étaient le développement.
La sculpture chrétienne resta longtemps inférieure à la pein-
ture à cause du danger de l'idolcàtrie qui était grand au premier
âge du christianisme. Mais dès le Vl^ siècle, Uome était un vrai
musée, et la primitive Église, plus tolérante qu'on ne le croit,
laissait exposer ces dieux que l'on n'adorait plus.
— M. Vabbé Casabianca publie la glorification religieuse de
Christophe Colomb. Il croit la biîatirication possible et il tra-
vaille dans la mesure de ses forces à la réalisation de cette idée.
Le caractère surnaturel de la mission de Colomb est attesté par
sa lettre au Pape Alexandre Yl. On y a cru généralement. Dans
la deuxième partie de son travail, l'auteur examine à quel degré
Colomb a pratiqué les vertus théologales et cardinales : il nous
entretient des miracles qu'on attribue à son intercession et nous
trace le tableau de sa grande charité envers sa famille et envers
es pauvres.
— Le Danemarck possède, depuis quelque mois, un évèijue
catholique, le premier depuis la Réforme. Le nouveau prélat est
allemand de naissance; sa résidence est fixée à Copenhague, et
sa juridiction s'étend sur les trois pays Scandinaves. Algi- Johaimes
CHRONIQUE 371
Von Euch habile le Danemarch depuis Irenle-deux ans, et a été
sacré évoque à Osnabriik, le 8 septembre dernier.
— Les Grands Fvèques de l'tJglise de France au A/A'e
siècle, par iMgr Ricard, renferme sept notices biographiques. Ce
sonl celles de NN. SS. Mathieu, de Bonnechose, de Mazenod,
Berlhaud, Dapanloup, Besson et Parisis. On y trouve rassemblés
des renseignements sur la naissance et la jeunesse de ces prélats,
sur leurs éludes, leurs vocations et leurs travaux apostoliques.
1/ouvrage de Mgr Ricard est, en quelque sorte, l'histoire de
l'Église de France de 1830 à 1870.
IBI. — Ilcligion d'SsFat^l. Les Juifs dans le monde en-
tier. — Suivant VA nnuaire Israélite, \& nombre des Juifs répandus
sur le globe serait plus de six millions et demi ; et voici la répar-
tition; Allemagne 562,000, dont 39,000 en Alsace-Lorraine. —
Autriche Hongiie 1,644,000 dont 688,000, en Galicie. — Angle-
terre 70,000. — France 130,000. — Italie 40,000. — Hollande
82,000. — Roumanie 2Go,000. — Russie 2.552,000, dont
768,000 en Pologne. —Turquie d'Europe 104,000. — Belgique
3,000. — Suisse 7,000. — Bulgarie 10,000. — Danemarck
4,000. — Espagne 1,900. — Portugal 1,000. — Gibraltar 1,500.
— Grèce 3,000. — Serbie 3,o00. — Suède 3,000. — Egypte
8,000. — Tunisie 60,000. — Algérie 40,000. — Maroc 200,000.
— Tripohtaine 6,000. — Abyssinie 200,000. — Etats-Unis
300,000. — Reste de l'Amérique 50,000. — Turquie d'Asie
200,000. — Russie d'Asie 47,000. — Perse 18,000. — Asie
centrale 14,000. - Inie 19,000. - Chine 4,000. - Océanie
12,000.
Les villes où l'on compte le plus de Juifs sont : New-York,
plus de 100,000; Berlin 80,000; Salonique 75,000; Jérusalem
60,000, etc. C'est dans la grande cité américaine, à New- York
que les enfants d'israiH sont le plus nombreux.
— M. James Roberlson nous donne une nouvelle histoire de la
religion d'Israr-l : The early religion of Israël as set fnrih hif
bddical icriters and 0;/ modem crilical hisloriaiis. Pour l'au-
leur le problème historique que soulève l'étude des livres d'Israël
ne dépend pas absolument du problème littéraire. Quoique la
372 CHRONIQUE
dale de ces écrits soil incertaine, ils n'en sont pas moins l'éclio
de tradilions plus anciennes; ils permettent donc de remonter
avec sûreté assez loin dans les commencements des siècles passés.
— Le troisième fascicule du premier volume des Texis and
Siudlcs, publiés par M. Armilage Robinson à Cambridge, con-
tient une étude de M. Chase sur YOraiaon donwricale : The
Lord's praycr in Vue earhj Church. D'après l'auteur nous ne
tenons pas assez compte de la litui'gie de la synagogue juive dans
nos études de critique biblique. C'est sur l'examen de ces litur-
gies et sur celles des premières communautés chrétiennes, qu'il
s'appuie principalement pour reconstituer le texte primilif de
l'Oraison dominicale.
— M. F. Schwally publie une histoire des croyances Israélites :
Das Leben nach deni Todc, nach dcn Vorslellungen des alten
Israël und des Judeniums. Ce travail comprend trois parties :
1" les croyances des anciens Israélites ; 2" la destruction de ces
croyances par le Jahvisme ; 3° les croyances des Juifs à l'époque
des Macchabées et au temps de Jésus Christ. Il nous sultira dédire
que l'auteur a secoué complètement le joug des idées tradition-
nelles.
— La Itevne de Pliisloire des religions a publié dans son
numéro de mars avril 1892, une élude de M. Horst sur la moder-
nité des prophètes. Nous connaissons déjà la thèse de l'auteur,
a Joël, dit-il, est descendu du IX" siècle à l'époque perse et
Zacharie {IX XIV) même plus bas. Abdias, que M. Renan consi-
dère encore comme très ancien, est allé rejoindre Joël La
critique a cru constater dans Isaïe, Jérémie, Osée, Amos, Michée,
Ilabacuc, Zophonie toute une série d'interpolations de très basse
époque, dont quelques unes équivalent à un véritable remanie-
ment du texte primilif. » Bien plus radicales encore sont les hypo-
thèses de M. Havet et de M. Maurice Vernes. Nos lecteurs les
connaissent. On trouvera dans les Etudes religieuses (n° mai
1892), une réfutation de ces théories par le P. Brucker.
— La Revue biblique, dans son numéro de juillet, donne une
étude fort intéressante du R. P. Savi, barnabile, sur un fragment
évangélique trouvé récemment au Fayoum, en Egypte. Il contient
la prédiction du Sauveur par rapport à la dispersion des apôtres
CHRONIQUE 373
el au reniement de saint Pierre, On est assez d'accord à reslituer
ainsi le texte fragmentaire.
rj 0 aÀî/.xp'jiov ot; ■/.oy.^x.uTîi 7r|;j.ipov tj -p'.^ \xt aj-7.pv[r,7r,].
« Tous ceux qui ont parlé de ce fragment l'assignent d'un
commun accord au 111° siècle, et celle date, depuis la noie publiée
par M. Wessely (qui découvrit le manuscrit), est devenue à peu
prés certaine. » La découverte fit sensation. L'école en parllcu-
lier, l'accueillit avec une satisfaction marquée. D'après M. Reinacli
« le papyrus de Vienne (notre texte) est la première preuve
manuscrite que nos évangiles de Mathieu et de Marc ne sont pas
des œuvres originales. » Le docteur Hilgenfeld, au contraire,
di^clare nettement que le texte fragmentaire n'est qu'une citation
libre de nos évangiles synoptiques. Gl'Uo hypothèse a été favo-
rablement accueillie en Angleterre et en Amérique, généralement
rejelée ailleurs. On a proposé aussi l'Iiypothèss d'un essai d'har-
monie évangélique.
— Dernièrement, le docteur Adler, grand rabbin d'Angle-
terre, a ouvert u:ie synagogue nouvelle dans le riche faubourg
de South Hampstead. Les Juifs sont très nombreux dans ce quar-
tier. La communauté Israélite de Londres se divise en deux par-
ties : le parti orthodoxe et le parti réformiste. Ce dernier se
rapproche beaucoup du rationalisme. On voulait faire de la nou-
velle synagogue une sorte de compromis entre les deux factions ;
mais le grand rabbin, qui tient pour l'orthodoxie, s'y est opposé,
et les réformistes ont été repoussés sur toute la ligne.
— L'authenticité des quatres grandes épitres de St. Paul était
généralement acceptée par lecole critique malgré les attaques de
Bruno Bauer en 18o~2. Mais, depuis plusieurs années, une réaction
s'est produite : deux au moins des quatres grandes épitres, celles
aux Galates et aux Romains, sont vivement battues en bivciie. U;i
critique hollandais, le D"" Loman, a ouvert le feu, d'autres écri-
vains, MM. Yœllei-, Sleck, van Manen, pour ne citer que les plus
connus, ont imité son exemple. Les répliques n'ont pas manqué.
Deux ouvrages récents méritent surtout d'être signalés, celui du
374 CHRONIQUE
D' Gloel, professeur à Eilangen, où se trouvent discutées et réfu-
tées magistralement les théories de Sleck, et celui du D'" Victor
Schmidt, qui répond à Loman. et par occasion à Sleck. M.l'abbâ
Jacquier nous révèle dans l Université catholique le secret de
cette lutte :
« Il en est, écrit-il, qui s'étonneront de racharnemenl avec
lequel on poursuit les épîtres pauliniennes, des efforts que l'on
fait pour en ébranler l'authenticité. Qaelques critiques sont cer-
tainement désintéressés dans leurs recherches, mais il en est plus
d'un qui sont amenés à ces attaques par leurs hypothèses, sur les
origines du chrislianisme. Pour eux, Jésus-Christ, tel que se le
réprésente la tradition chréti^nne^ est une figure symbolique.
C'est un personnage réel, mais sa physionomie définitive a été
formée par la conscience chrétienne qui, par couches successi-
ves, lui a attribué tous les caractères du Messie, et a formulé ces
croyances en récits, recueillis dans les Evangiles vers la fin du
!'='• siècleou au commencement du second. Mais dans leurs hypo-
thèses ces historiens audacieux rencontrent les épîtres paulinien-
nes, très exactement datées, toutes écrites de vingt à trente ans
après la mort de Jésus-Christ, sinon par un témoin oculaire, du
moins par un homue qui a vu et entendu des témoins oculaires.
Toute la vie de cet homme est un témoignage de la personnalité
historique de Jésus-Christ. H ne faut plus parler de croyances
sorties du cœur des fidèles et réalisées dans les récits évangéli-
ques. Non, saint Paul nous parle de Jésus-Christ, comme, dans
l'ensemble, en parlent les synoptiques. Comme eux, il sait que
Jésus-Christ était fils de David, qu'il était né d'une femme et né
sous la Loi, que son ministère se borna aux Juifs, qu'il vécut
dans la pauvreté, qu'il était doux et bon, qu'il fut trahi par un
de ses disciples, abreuvé d'outrages par ses ennemis, qu'il fut
mis à mort au temps de Pà jues, qu'il est ressuscité et qu'il a ap-
paru à plusieurs de ses apôtres et de ses disciples. Il rappelle en
détail l'institution de l'Eucharistie, il cite des paroles du Sei-
gneur, il en appelle à l'autorité de Jésus-Christ pour appuyer ses
ordres. Ce témoignage de l'Apôtre est écrasant, car il établit
aussi nettement que possible la réahté historique de Jésus-Christ
telle que nous la représentent les Evangiles. Il faut donc à tout
CHRONIQUE 375
prix rejeter les lettres paulinienues, ainsi que celles de Clément
R)main et de saint Ignace, vers le milieu du ir siècle, au mo-
ment où la tradition chrétienne aurait achevé son œuvre cons-
tfuctive. Et alors ces critiques s'épuisent en efforts toujours
vains, quelquefois ridicules, pour disséquer les épîtres de saint
Paul, pour y chercher des doctrines contradictoires, y signaler
des emprunts à des écrits de date récente, afin d'arriver à en
nier raulhentictté. Et l'on en vient à nier presque l'évidence ; ce
n'est plus de la critique sérieuse, c'est l'arbitraire érigé en prin-
cipe. »
— M. Yan Zeebroek,prôlre du diocèse de Malines, publie Les
Sciences modernes en regard de la Genèse de Moise. L'au-
teur est un hébraïsant qui a étudié les onze premiers chapitres
de la Genèse sur les textes originaux. Il a ensuite comparé les
résultais de l'exégèse avec les investigations de la science. L'au-
teur n'a négligé aucun renseignement.
L'lntrodîiciio7i contient un résumé de géologie très précis,
très clair, puisé dans le beau Traité de Géologie de M. Lappa-
rent, professeur à 1 Université catholique de Paris et l'une des
autorités incontestées de la science comtemporaine. Dans le cours
de l'ouvrage, M. Yan Zeebroek suit une marche à peu près uni-
forme pour chacun des onze chapitres qu'il étudie. D'abord le
commentaire littéral du texte sacré. Puis vient l'étude exégélique
du texte, d'après les Pères ; enfin l'explication scientifique du
texte, d'après les théories et les découvertes modernes.
— M- Cheyne a publiéuntravailsur, ladestruclionde Sodomeet
de Gomorrhe : The origine and meaning of Ihe storg of
Sodom. L'auteur énumére un grand nombre de récits analogues.
Des éruptions qui ont dû élre nombreuses aux environs de la
Mer morte ont produit la destruction de ces villes. La tradition a
ensuite transformé le fait en apologue moral.
— M. Innés Frip a publié chez Nutt le texte de la Genèse, en co-
lonnes parallèles et avec des caractères distinls, disséqué et classé
selon ses éléments constitutifs : The composition of ihe Book of
Genesis. M. Lenormant avait eu le premier l'idée de ce travail.
— En 1892, M. Claude G. iMontefiore a traité aux ////viî'er/ Lec-
tures delà religion des anciens Hébreux.
376 CHRONIQUE
— M Van Hoonacker, publie sous ce titre Le Vœu de Jephté,
une élude sur le chapitre XI du livre des Juges. On a prétendu
que/e sacrifice huniahi, aurait été eu honneur dans le culte anti-
que de Jéliova. Rien n'est plus faux, comme le démontre l'au-
teur. M. Yan Hoonacker, a rendu un véritable service à la cause
de la science et à celle de la religion par l'étude qu'il vient d3
publier sur cet intéressant sujet et que nous sommes heureux:
d'annoncer au public. Il y propose pour l'histoire du vœu de
Jephté une explication qui, pour élro nouvelle, n'en semble pas
moins solide; en inême temps, il examine et discute à fond la
question des sacrifices humains sous l'Ancien Testament. Un pas-
sage obscur du prophète Ézéchiel, auquel certains auteurs en
appellent avec trop de confiance en cette matière, fait l'objet
d'une élude distincte. L'auteur expose et détruit l'une après l'au-
tre les nombreuses interprétations erronées ou peu probables que
les exégètes de toutes les écoles en ont tenté au cours des der-
nières années, et nous donne pour finir un commentaire lumi-
neux de ce texte difficile.
— Dans son travail : de Biblioimm sacrorum Ulgalx
editionis Grœcitate, le D' Saalteld se propose de donner une
sniie h son Ten s aiirus italogrœcus. En réalité, son livre est
un vocabulaire des mots de la Bible, noms propres ou noms com-
muns, empruntés intégralement au grec, ou dérivés du grec, ou
bien encore qui n'ont pris au grec que le suffixe.
— M MercatipuhlieàFribourg, chezHerder, un travail intitulé:
Léld di Simmaco V interprète e S. Epifanio, ossia se Sim-
maco traditsse in greco la Biblia solfo M. Aiirelio il filo-
sofo. C'est une opinion aujourd'hui communément admise que
Symmaque est postérieur en date à Théodotien. Cette opinion
d'après G. Mercati, n'a pu se maintenir que grâce à l'horrible
état dans lequel nous est conservé le texte de S. Epiphane [de
ponderibus et mensiiris, ch. xvi). Après avoir exposé la va-
leur intrinsèque de ce témoignage et montré comment les écri-
vains postérieurs ne peuvent pas lui être opposés ou préférés,
il fait ressortir avec beaucoup de précision que l'empereur Sé-
vère dont parle S. Epiphane n'est pas, comme on l'a toujours
.cru, Septime Sévère, mais Marc Aurèle le Philosophe. Il arrive
CHRONIQUE 377
ainsi à cette conclusion : D'après S. Epiphane, dont nous ne
pouvons pas jusqu'ici contester les données, Symraaque a tra-
duit la Bible sous Marc Aurèle surnommé Sévère, après Théo-
dotien donc,, qui fit sa traduction sous l'empire de Commode.
IV— Religion Assyrienne.— La librairie Weller a pu-
blié Les Inscriptions de Salmanasar II, roi d'Assyrie
(800 824), transcrites, coordonnées, traduites et commentées par
A. Amiaud, directeur adjoint de l'Ecole pratique des hautes
études, et leR. P. Scheil, lecteur en théologie. Ce travail a pour
but de compléter les essais antérieurs sur l'une ou l'aulre de ces
inscriptions, qui laissaient à désirer au point de vue philolo-
gique.
— On a donné dans Oxford Mansions une exposition des objets
trouvés par M. Flinders Pétrie à Tel-el-Amarna, en Egypte, l'an-
cienne Klumaten. Cette ville fut fondée l'an 1400 avant J.-C, par
le roi dont elle porte le nom. Ce prince, entre autres réformes,
modifia profondément le système religieux des Égyptiens, en in-
troduisant parmi eux le culte du Soleil. L'exposition en question
a olïert des preuves nombreuses de cette révolution religieuse.
— M. Arthur Strong a publié dans XAcademy du 11 juin der-
nier une édude sur la déesse Eriskigal des tablettes de Tel-el-
Amarna. Celte déesse n'est pour lui que Ninkigal.
V. — Religions de l'inae, — M CharlesBysenousa retracé
l'histoire de Babou Keshoul Ghauder Sen, le représentant du
théisme hindou. L'enthousiasme de l'auteur pour son héros louche
parfois à l'exagération. Les lignes suivantes nous feront appré-
cier l'esprit qui anime le livre tout enlier: «Depuis un certein
nombre d'années, écrit M Byse, nous avons noué des relations,
aux extrémités de l'Orient, avec des pays jusqu'alors fermés ; et
cette connaissance féconde à plus d'un titre, nous suggère de
profitables mais humiliantes réflexions. Nous commençons, à
conire-cœur, ù nous avouer que cette civilisation occidentale et
soi-disant chrétienne, dont nous étions si fiers, n'a pas sur toute
la ligue une supériorité bien évidente; que les Indiens, les Japo-
nais, les Chinois même, ces peuples sur ksquels nous laissons
378 cimoHiQUE
tomber des regards de dédain, ont cerlaines leçons à nous don-
ner. Leurs inslitulions domesliques et civiles, leurs procédés
scieatifiiiLieî, leur lilléralure et leur philosophie, leur culle et
leurs croyances, toute leur façon d'envisager le monde nous a
surpris d'abord comme quelque ciiose d'inférieur, d'arriéré où
l'absurde se môle à l'enfanlin. Quand pourtant nous prenons la
peine de creuser au-dessous des apparences qui nous choquent,
pour nous rendre sérieusement compte du point de vue de ces
frères étrangers etlonglemps inconnus, nous arrivons bientôt à
comprendrequ'ilaeu sa raisond'ètre, sa vérité relative, ses avan-
tages ; qu'il correspond à un certain côté des choses ordinairement
ignoré chez nous, ou laissé à l'arrière plan. » L'auteur termine
en invitant les brahmoïstesà fonder une chrétienté nouvelle.
— Voici une desciiplion de l'enfer bouddhique telle que la
publie M. Feer dans le journal asiatique de septembre octobre
dernier.
1° Tous les bouddhistes sont d'accord pour reconnaître l'exis-
tence de huit enfers brûlants.
2° Ces huit enfers, dont quelques-uns se dédoublent ou se
sectionnent, correspondent à une gradation ascendante dans l'in-
tensité de la peine, la durée du supplice et la criminalité des cou-
pables ; mais, sur aucun point, cette gradation n'est présentée
d'une manière uniforme, clairement et d'une façon saisissable.
3" Les huit enfers sont entourés d'enfers secondaires, dont le
nombre incertain ne doit être ni infériourà quatre, ni supérieur
à seize, et dont on ne peut dire avec certitude s'ils sont destinés
à une aggravation ou à une diminution de peine, où s'ils sup-
pléent à rinsufhsance des grands enfers.
4° Outre les huit enfers brûlants, on en compte huit glacés,
mais seulement au nord. Les noms de ces huit enfers glacés ne
sorit considérés au sud que comme exprimant les ditïérentes du-
rées de séjour infligées aux coupables dans le huitième enfer,
l'Avici. Ces ditïérentes durées de séjour sont même portées à dix
au lieu de huit, et il est permis d inférer qu'elles peuvent l'être
jusqu'à treize.
5'' Le nombre des enfers paraît être de trente-deux au plus et
de douze au moins; le premier compte s'appliquant à huit enfers
CHRONIQUE 379
cliauds, aalant d'enfers froids el seize petits enfers. Les supputa-
tions qui portent à plus de cent lenombredes enfers semblent être
le résultat d'une erreui; celles qui les corapt nt par milliers et
millions sont des extravagances auquelles il n'y a pas lieu de s'ar-
rêter...
« G' La gradation dans la durée des séjours n'est pas mieux éta-
blie que celle de l'intensité des peines el de la criminalité des
coupables. Il y a des systèmes différents qu'il est impossible de
faire concorder. »
— A V Académie des sciences morales et politUjues, séance
du 2o février 1893, M Barlhélemy-Saint-Hilaire a lu un travail
suv \e néoljouddhisme. Cette étude est une protestation contre
l'engouement que quelques esprits, parmi nous, ont conçu pour
le bouddhisme indien. M. Barthélemy-Saint-Hilaire établit, d'après
les préceptes de Bouddha, que sous une surface séduisante, sa
doctrine cache un système déplorable, aboutissant à l'anéantisse-
ment du corps et de lame, qu'il ne dislingae pas l'un de l'autre.
Pour les bouddhistes, tout phénomène recouvre le vide et aboutit
au néant. Ils constatent seulement que la vie est un cours de
douleur et que cette douleur provient de nos passions et de nos
désirs. C'est pour cela qu'ils s'imposent une vie d'austérités. Cet
ascétisme n'a d'autre but que d'améliorer le produit. L'avenir
est inconnu. Le bouddhisme ne le nie pas, il n'en a pas cons-
cience. C'est, sous une forme spéciale, l'absence de toute idée de
Dieu. M. Barthélemy-Saint Hilaire fait ressortir tout ce qu'il y a
de paradoxal dans celte privation de tout bien-être, en vue
d'échapper aux peines morales qui peuvent en être la consé-
quence. 11 ne regarde donc pas comme une tentative séi ieuse la
réhabilitation du bouddhisme. C'est tout au plus une fantaisie
littéraire, qui seia certainement passagère. Il y a lieu de s'en
louer, car le pessimisme n'est pas une saine doctrine sociale.
Que le bouddhisme entre dans l'histoire, à la place qui lui est
due, mais qu'il se garde bien d'entrer dans nos moeurs.
— M. Sylvain Lévia publié dans un des derniers rapports de
la section des sciences religieuses à l'École des Hautes-Études un
travail sur la Science des religions et les religieux de llnde.
L'auteur, à rencontre de ses prédécesseurs, attache plus d'impor-
380- CHRONIQUE
tanceaubouddhismeindien qu'au bouddhisme pâli. « Sorti du brah-
manisme védisant, écrit-il, en rapport d'origine avec le jaïnisme,
retombé dans l'hindouisme après quinze siècles d'activité, le
bouddliisme ofïre aux recherches religieuses un terrain solide,
un espace limité, et leur ménage des issues pour passer de plain-
pied sur les autres domaines de la vie religieuse. »
— M. Hillebrand se propose d'embrasser dans une série de
volumes qu'il publie tous les problèmes que soulève la religion
védique. Pour l'auteur Soma représente la lune ; Yarana-Mitra
représente un dieu solaire et un dieu lunaire (1).
— Les travaux de MM. Penka, Schrader et autres ont depuis
longtemps infirmé la thèse de Pictet sur l'origine des Aryens.
Leur origine asiatique est même contestée. M. S. Reinach a fait,
d'une manière très intéressante, Vhistoirc de cette controverse.
C'est un résumé de ses leçons données à l'École du Louvre que
vient de publier la librairie E. Leroux, de Paris.
— M. Budolf Hoernha publié l'année dernière dans Vlndîan
antiquary une étude sur des grands pontifes jaïns. La société
jaine demeure unie jusqu'au milieu des premiers siècles de notre
ère ; elle se divise ensuite en Digamboras et Svetambaras, sectes
qui se sont subdivisées à leur tour.
— Une Revue mensuelle, consacrée ù la littérature jaïne, doit
paraître à Bangalore, sous la direction du Padmoraja Pandit.
VI. —Religion de la Perse. — On sait que M. James
Darmesteter avait déjà publié en 1880 et 1883 une traduction
anglaise du Vendidad, des Sîrùzas et des Yarhts dans la
grande collection des « Sacred Books of the East » (t. IV
et XXI!1). Mais il se désista en faveur d'un autre lorsqu'il
fallut traduire le Yasna et le Yispéred, parce qu'il lui paraissait
indispensable pour une juste interprétation de ces textes liturgi-
ques, de connaître le cérémonial des sacrifices auxquels ils se rap-
portent. Or la liturgie et l'organisation du culte correspondantes
étaient alors à peu près inconnues en Europe. Le seul endroit où
il y eût chance de trouver des renseignements à cet égard était
(l) Vedische Mytholojietl : Soma iind verwondte Gœtlcr, Alfred
Hillebrand, Breslau. Kochn'r.
CHRONIQUE 381
Bombay. M Damiesleter fit le voyage de l'Inde, convaincu que
soit pour la connaissance de l'ancien culte zend, soit pour l'intel-
ligence et la restitution de l'Avesta, c'était chez les Parsis et dans
la littérature pehlvie qu'il fallait étudier ce qu'ils ont conservé du
passé. Même pour les Gâthas, ces poèmes archaïques où l'on
trouve, semble t-il, l'essence du Zoroaslrisme, les doclrines par-
sies sous leur forme moderne, sont à ses yeux un meilleur com-
mentaire que les explications fondées sur la philologie comparée.
Après toutes ces éludes préliminaires, après ces voyages d'initia-
tion, après avoir profité des ressources toutes récentes et encore
en partie inédites de la littérature pehlvie, M. Darmesleter s'est
enfin senti suffisamment armé pour entreprendre la traduction
des textes qu'il avait laissés de côté et présenter maintenant
à l'étudiant français une traduction complète et raisonnée de
l'Avesta dans son ensemble. Le premier volume, déjà paru,
renferme les textes liturgiques proprement dits : Yasna et Vispé-
red. Il est précédé d'une longue introduction, pleinede renseigne-
ments précieux, indispensables pour l'intelligence de l'œuvre.
L'auteur y trace d'abord l'histoire des éludes zoroastriennes, ex-
pose ce qu'il faut entendre par l'Avesta et quelles sont les res-
sources dont on dispose pour l'interprétation. Ensuite il décrit le
culte, le sacerdoce, les temples du feu, les offrandes, les opéra-
lions préparatoires des sacrifices ou la « paragra », la préparation
et l'offrande du Haoma qui constitue à proprement parler le
Yasna. Les deux rituels, archaïque irani et moderne indien, sont
analysés ; les deux sectes parsies, les Rasmis etlesQudemis, sont
étudiés ; un paragraphe spécial est consacré aux Gàthas et l'in-
troduction se termine par une étude des matériaux du Yasna et
du A'ispéred. Le second volume contient les textes déjà traduits
une première fois en anglais par M Darmesleter. La nouvelle tra-
duction dilfère peu de l'ancienne, nous dit-il, c'est le commentaire
qui a changé en devenant plus technique. Mais l'auteur y ajoute
de nombreux fragments de textes zends inédits qui ont été retrou-
vés dans l'ancienne littérature pehlvie. En oulre, ce second vo-
lume nous donne l'histoire de la littérature avestéenne et de la
doctrine qu'elle exprime. Il ne le cède donc pas en intérêt au
premier, alors même que la traduction proprement dile n a pas
£82 CHRONIQUE
l'originalilé (le celle du Yasna. Nous laissons à d'autres le soin de
juger celte Iraduclion au point de vue philologique; pour les étu-
diants de l'histoire générale des religions nous apprécions vive-
ment l'avantage de posséder un texte français de l'Avesta qui soit
clair et qui soit mis en rapport avec les cérémonies du culte au-
quel il se rapporte. M. Darmesteier a mené ainsi à bon tenue une
œuvi'e colossale et il peut se dire, que lui aussi, il a élevé son
monument scientilique.
VU. — 5%cligions grecque et roriiaîne. — A signaler
un savant travail de M. Wallzing, professeur à 1 Université
de Liège, à propos d'u»e Inscùpi'wn latine inédite, découverte
à Foy, en mai 1892.
Cette inscription latine inédite du ^^ siècle de notre ère, datant
probablement du règne des Flaviens, contient si\ lignes tracées
en beaux caractères de la meilleure époque. Dans un excellent
commentaire de vingt-huit pages, M. Waitzing constate les résul-
tats suivants : 11 y avait dès le l'-''" siècle une station militaire à
Foy, près Bastogne. Un dieu local Enlarabus ou Intarabus avait
là un sanctuaire. Cette dédicace à un dieu local confirme, par un
nouvel exemple, l'opinion des savants admettant dans les armées
romaines un double culte : celui du dieu militaire ofticiel, puis
celui d'un dieu particulier auquel le dévot faisait son olïrande.
— M. J. Wissowa a publié une savante dissertation sur la my-
thologie romaine : De dis romanorum indigetibus et novem-
sidibus disputaiio. L'auteur y établit d'abord qu'il n'y a aucun
rapport entre les indigiiamenta et les di indigetes. Les di
indigestes sont des dieux nationaux de la Rome primitive. Les
di novensides sont les dieux nouvellement admis dans le pan-
théon. Le moyen de les distinguer est facile d'après M. Wissowa.
Les di indigetes dont la liste a été close avant le règne de Ser-
vius Tullius ont seuls des fêtes spéciales et des prêtres spéciaux;
les di novensides n'ont reçu de culte que plus tard après l'orga-
nisation du sacerdoce.
BIBLIOGRAPHIE
GeSCHICHTE DEsUmERGANGS des GRIKCHISCH RdEMlECHE.X HeI-
DEiMUMs. — Victor Schultze. — léna, Gostenoble, 1892.
Dans les deux volumes qui composent cet ouvrage, M. Schultze
étudie de préférence le conilit entre le christianisme et le paga-
nisme aux IY% Y*" et YI*= siècles, après la victoire officielle du
premier. Quoique trailant le même sujet, ce volume se distinguo
de celui de M. G.iston Boissier, La fin du paganisme. M.
Schultze ne s'occupe pas seulement de l'Occident, mais de l'em-
pire tout entier ; il ne s'intéresse pas seulement aux hautes clas-
ses, mais aux peuples ; il préfère le témoignage des inscriptions
et des monuments contemporains à celui des philosophes et des
théologiens du temps. L'auteur a recueilli tout ce qu'il a pu des
traditions locales sur la disposition des temples, des autels, des
rites païens et la su'oslitution du culte chrétien. C'est Ihistoiro
de la fin du paganisme non pas d'après des généralités, mais pro-
vince par pro ince, ville par ville. Il est dès lors facile de voir
combien cette lutte entre les deux religions a été variée, selon les
temps et les lieux, et la diversité des moyens par lesquels s'est
faite cette transformation religieuse. Il s'en faut que l'impiété soit
complète, mais la voix est ouverte et elle peut se compléter tous
les jours. M. Schultze croit pouvoir tirer les conclusions suivan-
tes : 1" La législation dirigée par l'empire chrétien contre le pa-
ganisme fut sévère en théorie, mais tempérée dans l'application.
S"* La lutte entre le christianisme et le paganisme après Cons-
tantin ne présenta guère de violences que dans les petites villes
et les campagnes, 3" Les formes indigène.s dri paganisme olTrirent
plus de résistance que les cultes proprement grecs et romains.
Les religions sémitiques furent de toutes les religions antérieures
les plus réfractaires. L'auteur entreprend ensuite de montrer que
384 BIBLIOGRAPHIE
les élémenls païens se Iransformèrent de façon à faire partie in-
tégrante du chrislianisme. 11 y aurait sur ce point de nombreuses
réserves à faire.
Les Yézidiz. — J. Menant, —Annales du musée Guimet. —
Bibliothèque de vulgarisation. — E. Leroux, Paiis.
Les Yézidiz ou adorateurs du diable sont répandus dans le
Kurdilsan, le Diarbekr et la province russe d'Erivan. Leur origine
est aussi obscure que celle de leur religion. Celle-ci semble un
mélange de traditions mazdéennes et zoroaslriennes : ils vénèrent
le feu, et évitent de le souiller et ils croient à la métempsycose. Ils
confondent dans une même vénération le Koran, l'Ancien et le
Nouveau Testament. On s'accorde à croire qu'ils vénèrent un être
souverainement bon nommé Ayed, mais ils ne le prient pas et ne
le nomment pas ; ils vénèrent aussi un être mauvais, Satan, dont
ils évitent aussi de parler. Leur cosmogonie est puérile. Dieu,
d'après eux, se tint pendant des siècles sous la forme d'un oiseau,
sous un arbre au milieu de l'Océan, et y créa le monde dans un
accès de colère. Ils ne possèdent pas de livres religieux, mais un
simple fragment d'hymnes religieux d'où l'on ne saurait extraire
le moindre système philosophique ou religieux. Leur Mélek-
taous n'est point une idole, comme on l'a prétendu^ mais un
simple étendard.
Les Yézidis ont une double hiérarchie, temporelle et spirituelle.
Le sacerdoce comprend trois degrés : less/ieikhs, les pirs et les
fakirs. Le sanctuaire de la tribu est à Sheikh-Adi, près de Tab-
ban-Hormuzd. Il y a là des fêtes célèbres. Sir Henry Layardnous
en a retracé un intéressant tableau. Il n'y arien vu de contraire à
la morale, quoique leur fêle de nuit, avec les chants et les hurle-
ments qu'elle comporte, ait pu donner lieuaux plus gravesaccusa-
tions sur la moralilédes Yézidiz. Elles ne semblent cependant avoir
d'autre fondement que la haine de leurs ennemis traditionnels, les
Musulmans. On lira avec le plus vif intérêt ce travail de M. Menant.
Le Gérant : Z. Peisson.
Amiens. — Imprimerie Rousseau-Leroy, 18, rue Sdint-Fuscien.
LE BRAHMANISME
Fin.
Le brahmanisme avait encore d'autres causes de fai-
blesse. En se fusionnant avec le vichnouisnie et le
çivaisme, il avait perdu son unité. La plupart des brah-
mes regardaient les sectateurs de Çiva, comme pratiquant
une religion fausse, tout au plus tolérée, et des luttes
avaient lieu à chaque instant. Ce ne fut que beaucoup plus
tard, qu'un compromis devait avoir lieu entre la doctrine
deBrahma et les adorateurs dalingam. De plus, pour les
castes inférieures, la domination des brahmes allait
perdre son caractère d'éternité que les diverses écoles
affectaient de lui donner. Au IX" siècle avant Jésus-Christ,
les Assyriens avaient paru et conquis plusieurs provinces.
En 756, le roi d'Assyrie, Téglathphalasar II, faisait une
expédition et pénétrait dans la région arrosée par la
Koublia, et l'asservissait. Au siècle suivant, la puissannce
de Ninive était abattue, et ses possessions sur les rives de
rindus, tombaient en partage aux Mèdes. La présence
d'étrangers sur le sol indien était de nature à affaiblir,
dans l'esprit des masses, le prestige dont les brahmes
avaient joui jusqu'alors. Du reste, les différents souverains
et leurs ministres, qui se partagaient l'autorité suprême
dans la péninsule, ne faisaient rien pour s'attacher les
populations. Ils les traitaient avec une dureté extrême,
25
386 LE BRAHMANISME
les pressuraient sans pitié, les écrasaient d'impôts, et
disaient hautement que le peuple était comme le
grain de sésame, qui ne rend son huile, qu'à la con-
dition d'être pressé, écrasé. Les abus pullulaient, les
exactions se multipliaient, et la misère était extrême. Par-
tout les haines s'accumulaient. L'Inde brahmanique sem-
blait marcher à une décomposition complète. C'est alors
que parut le Bouddha, qui devait s'élever contre lesystème
du brahmanisme et le régime des castes, et fonder, dans
l'Inde, une religion nouvelle, qui s'est répandue dans tout
l'Extrême-Orient, et étend aujourd'hui son empire sur
autant de millions d'âmes que le christianisme.
Le Bouddha naquit en &22 avant Jésus-Christ, dans la
ville de Kapilavastou, capitale d'un petit royaume de
même nom, entre le pays de Koeala et les montagnes du
Népaul. Son père Çouddhadama était roi de la contrée, et
vassal du puissant monarque de Magadha. Le jeune prince
reçut, en venant au monde, le nom de Siddhartlia (celui
qui réussit). Il montra de bonne heure une intelligence
tout à tait extraordinaire; sa con luite n'était pas celle des
enfants de son âge. Elle révélait un singulier penchant à
la méditation et à la solitude, une noble préoccupation de
la reclierche du bien moral, une ardente compassion
pour toutes les souffrances. A Tàge de seize ans, son père
le maria et lui donna pour femme la belle Gopa. Mais,
absorbé par la pensée des misères humaines, dont la
cause, pour lui, se trouvait dans la doctrine brahmanique
de la transmigration des âmes, Siddharlha résolut de rom-
pre avec les splendeurs de la vie royale, qui l'entouraient.
A vingt-huit ans, il quittait furtivement sa femme et ses
enfants, et sortait, pendant la nuit, de la ville, qui l'avait
vu naître. Le jeune prince se coupa les cheveux, se revê-
tit d'une robe de religieux mendiant, et se dirigea, en
vivant d'aumônes, vers la ville de Vaîccali. Dans cette cité
LE BRAHMANISME 387
enseignait le brahnie Arata Kalania, l'im des maîtres les
plus célèbres. Siddharla se mit à son école; mais il le
quitta bientôt, et se fit le disciple dW autre brahme,
nommé Roudraka, qui habitait Radjagriha, la capitale du
Magadha, et qui passait pour être plus savant qu'Arata.
Il l'abandonna, et se retira avec cinq disciples dans la
forêt de Radjagriha, près de Palna, et ensuite aux environs
de Gaya, où s'élève encore un temple consacré à son nom.
Il vécut là plusieurs années dans la retraite la plus com-
plète, se livrant à de nombreuses austérités. Il mérita ainsi
le nom de Bouddha, l'éclairé, Vintelligence suprême.
Quand il eut formulé sa doctrine, il résolut de la prêcher,
et entreprit celte œuvre grandiose avec ses disciples au
uombre de soixante. Il avait alors trente-six ans, et les
paroles qu'il prononça en quittant sa solitude pour com-
mencer son apostolat : « Je mettrai fm à la douleur de ce
monde ; la terre qui est impartiale, témoignera que je
ne mens pas, » montrent combien il avait foi dans sa
mission.
La nouvelle religion, le bouddhisme, se propagea rapide-
meut, et le secret de son succès consistait en ce qu'elle
annonçait le salut au peuple, sans distinction de castes,
ni de races. En outre, elle disait que ce salut pouvait être
atteint rien que par la conduite de Thomme, sans l'inter-
vention de dieux quelconques. Elle niait ainsi et l'influence
des dieux, et l'existence d'une caste intermédiaire entre
ces derniers et ces hommes. D'après le bouddhisme, tous
les péchés, les malheurs et le salut étaient les conséquences
des actes passés, présents et avenir de l'homme lui-même.
L'existence était considérée comme une épreuve. Tous les
hommes, égaux en principe, étaient appelés, selon leur
mérite moral, à atteindre le même salut, et à s'élever par
les mêmes voies jusqu'à la délivrance, qui les arracherait
à la douleur, et les ferait sortir d'une manière déUuitive du
388 LE BRAHMANISME
cercle latal et incessant des transmigrations. De là, ponr
eux, le devoir de se traiter en frères, avec une mutuelle
bienveillance, de ne commettre aucune action réprélien-
sible, de pratiquer la vertu, de maîtriser entièrement leurs
penchants, d'employer, en un mot, tous leurs efforts
pour arriver à la perfection morale et intellectuelle que
résume le terme de bodhl (intelligence suprême). Ceux
qui menaient une vie conforme à cette doctrine, aux
préceptes delà loi éternelle, devenaient Bouddha, et par-
venaient, à leur mort, à plonger leur âme dans Fàme uni-
verselle, dans le Nirvana^ Init final de toutes les vertus,
suivant la théorie bouddhiste.
Le Bouddha assembla bientôt autour de lui un grand
nombre de disciples. On écoutait avidement sa parole, bien
faite pour consoler les malheureux et les déshérités de la
société brahmanique. Entendre dire que tous les hommes
étaient égaux, qu'ils pouvaient, sans distinction de castes,
jouir des mêmes avantages moraux, que le salut de chacun
dépendait de sa vertu et de ses mérites personnels, étaient
des nouveautés, qui devaient exciter une profonde colère
dans la caste des privilégiés, mais répandre, en même
temps, l'enthousiasme parmi ceux qui n'en étaient pas.
Ce qui n'était pas moins nouveau, c'était la forme sous
laquelle le Bouddha présentait son enseignement. Il prê-
chait sa doctrine à la foule, et la prédication était chose
inconnue dans le brahmanisme. Les brahmes ne donnaient
leur enseignement qu'à un petit nombre de disciples, choisis
dans la caste sacrée. Déplus, cet enseignement portait sur
des matières que l'exposition concise et presque algébrique
des aphorismes auxquels ils réduisaient leurs doctrines,
ne rendaient abordables qu'à un petit nombre d'esprits.
Elles restaient lettre close pour les intelligences ordinaires.
Le Bouddha, au contraire, parlait au grand jour, et d'abon-
dance et de cceur. Tandis que les brahmes n'employaient
LE BRAHMANISME 389
pour leur enseignement que le sanscrit, la langue des purs
Aryas, des classes dominantes, qui ne fut jamais, quoiqu'on
ait dit, parlée universellement dans Tlude, le Bouddha se
servait des idiomes vulgaires, du 'pàli, du prakrit. Au
lieu d'aborder les problèmes de la philosophie spéculative,
il exposait un sujet de religion ou de morale, à la portée de
tout le monde, et il le développait jusqu'à ce que les esprits
les plus lents l'eussent saisi, et que les cœurs les plus
rebelles s'en fussent pénétrés. Ainsi, tous ceux, qui venaient
pour l'entendre, hommes ou femmes, s'en retournaient gran-
dement éditiés et consolés ; et on l'avait surnommé soii-
gata, c'est-à-dire le bienveim. ^
Comme la plupart de ceux qui formaient le cortège au
Bouddha étaient pauvres, les brahmes affectaient de les ap-
peler bhikchous, ou 7nendiants . Le Bouddha releva ce nom
pour en faire le litre de ceux qui, sous ses auspices, em-
brassaient la vie religieuse. Le Bouddha faisait affluer
autour de lui les aumônes et trouvait ainsi le moyen de
nourrir tous les bhikchous, attachés à ses pas. Ce fut
avec eux qu'il fonda les communautés ou monastères, qui
ont joué un si grand rôle dans l'histoire du bouddhisme,
et tant contribué à son développement. C'était pendant la
saison pluvieuse que le Bouddha procédait à l'organisa-
tion de ces communautés, alors que l'état de l'atmosphère
le forçait d interrompre ses prédications ambulantes. Réu-
nissant, dans quelque ?;27iam ou monastère, les plus zélés
des bhikchous, il leur enseignait les méditations extatiques
où l'àme s'affranchit de la matière, ou bien élucidant un
point quelconque de sa doctrine, il se répandait avec eux
en dialogues, qui les façonnaient à l'apostolat, et les ren-
daient aptes à prêcher, comme le maitre, la bienveillance,
l'aumùne, la patience, l'énergie, la morale et la science.
Puis, quand revenait la saison sèche, il recommençait ses
pérégrinations. C'est ainsi qu'il parcourut tous les pays
390 LE BRAHMANISME
de l'Inde centrale et occidentale, proportionnant son lan-
gage au sujet et à l'intelligence de ses auditeurs, et parlant
au peuple, en paraboles, parce que, disait-il : « c'est au
moyen de la parabole que les hommes comprennent le
sens de ce qu'on leur enseigne. » Aussi, faisait-il partout
des merveilles de conversion ; telle était la sympathie que
l'aspect de sa personne et la chaleur entraînante de sa
parole inspiraient à la foule, que Ton disait, en parlant de
lui : « les dieux descendent du ciel pour le voir et
Ventendre. »
C'est en vain que les brahmes essayaient de porter
entraves aux prédications du Bouddha, et de prendre des
mesures violentes contre lui et ses auditeurs. Les rois,
issus, pour la plupart, de la caste des Kchatriyas, fatigués
de la domination orgueilleuse des brahmes, étaient heu-
reux de voir battre en brèche leurs privilèges et leur auto-
rité, et quand ils n'embrassaient pas ouvertement la nou-
velle doctrine, ils la favorisaient et protégeaient ceux qui
la propageaient, parleurs prédications. Le peuple se pro-
nonçait en majorité pour le bouddhisme. Les brahmes
étaient impuissants, et la rage dans le cœur, ils devaient
se résigner à laisser passer le torrent, et à assister à la
chute de Pédifice religieux, social et politique, qui jus-
qu'alors leur avait donné la suprématie.
La mort du Bouddha, qui mourut en 543, à l'âge de 80
ans, n'arrêta pas le succès de la religion qu'il prêchait. Sa
propagande continua d'être aussi rapide, elles conversions
devenaient de plus en plus nombreuses. Dans l'Inde, le
bouddhisme avait deux centres principaux, Kachemire et
Patna. De la première de ces villes, il se propagea sur-
tout dans l'Asie centrale et en Chine, où il entra dès le
YP siècle avant J.-C ; mais ce n'est guère qu'à partir
du commencement de l'ère chrétienne, qu'il y fut établi
définitivement. Il gagna ensuite l'Afghanistan, leTurkestan,
LE BRAHMANISME 391
le Thibet, la Corée et le Japon. De Patna, il se répandit
dans rinde méridionale, à Geylan, dans la Birmanie, le
Siam et à Java. Ses doctrines pénétrèrent même en Egypte,
à Fécole d'Alexandrie, en Afrique, et eurent probablement
des représentants, en Occident, en Italie ; elles gagnèrent
même quelques polémistes chrétiens. Origène, par ses
théories sur la délivrance finale de tous les êtres, montre
qu'il a subi peut-être leur influence. Au IIP siècle
avant J.-C, le bouddhisme avait définitivement triomphé
dans l'Inde, et l'un de ceux qui assurèrent sa victoire, fut
le roi de Magadha ou Béhar, Açoka. Ce fut le grand pro-
tecteur des bouddhistes ; il fit de la nouvelle religion, la
religion d'État, et en l'an ^ii, avant J.-C, il convoqua un
concile, qui fut le troisième, pour régler les différends,
qui s'étaient élevés entre les interprètes elles missionnaires
de la doctrine. Deux siècles auparavant s'était tenu le
second concile, dont les délibérations avaient duré huit
mois, et qui comptait plus de sept cents religieux de rang
supérieur. L'Inde semblait devoir être appelée et devenir
un pays entièrement bouddhique.
Malgré sou grand développement, le bouddhisme n'avait
pas étouffé ou remplacé le brahmanisme. Cependant l'on
peut dire que durant l'époque où il fut le plus florissant
dans l'Inde, c'est-à-dire depuis le troisième concile jus-
qu'eiu VHP siècle de l'ère chrétienne, il avait la majorité
dans la plupart des provinces. Le voyageur chinois Hiouen-
Thsang, qui visita l'Inde, au VIP siècle après J.-C. et y
résida plusieurs années, nous donne do curieux rensei-
gnements sur la situation religieuse du pays. Bénarès était
toujours la cité sainte du brahmanisme, et dans ses murs,
les bouddhistes étaient peu nombreux. Presque partout, les
brahmanistes étaient en minorité ; mais, néanmoins, ils
constituaient une masse imposante. Hiouen-Thsang nous
parle assez longuement dul)Ouddliisme. Cette religion, à
392 LE BRAHMANISME
laquelle il appartenait, comptait dans Tlnde de nombreuK
monastères, dont quelques-uns formaient de véritables
villes, et étaient peuplés de sept à huit mille religieux.
Le sanctuaire le plus vénéré du bouddhisme hindou était
Gaya où le Bouddha avait vécu dans la retraite, durant
plusieurs années, avant de commencer son apostolat. Les
pèlerins s'y pressaient en grand nombre. L'on y voyait
un temple en forme de pyramide, ayant vingt étages, et à
chaque étage, des niches, qui contenaient, chacune, des
statues d'argent du Bouddha. Hiouen-Tshang nous donne
une description complète de cette Jérw5a?e??i bouddhique,
qui, aujourd'hui, n'est plus qu'un amas de ruines, et où
depuis plusieurs années, le gouvernement anglais fait
exécuter des fouilles dont le résultat a été couronné de
succès.
Au début, la lutte entre les deux religions avait été vi-
ve et ardente. Les brahmes avaient voulu faire dire aux
bouddhistes, ne fut-ce qu'implicitement, que la doctrine
de leur maître était la négation religieuse, que bouddhis-
me^ était synonyme d'athéisme^ et si de cette déclaration,
il ne résultait pour le moment aucun succès réel pour eux,
ils pouvaient du moins battre en brèche par de bons argu-
ments les doctrines nouvelles, et se donner la satisfaction
de flétrir leurs adversaires, ijon seulement de la qualifica-
tion d'héréti(iues, qui abolissaient les sacrifices, mais encore
de celle plus grave d'athées, {Nastikas). Pour répondre
à ces attaques, le bouddhisme s'était créé une mythologie
bien élrangère à l'esprit de ses premiers enseignements.
De plus il avait une morale infiniment supérieure à celle du
brahmanisme, et par sa tolérance, il s'était efforcé de faire
bon ménage avec les dieux populaires. Â.u plus fonde son
triomphe, le peuple avait gardé ses pagodes brahmaniques
sans que les religieux bouddhistes y fissent aucune objec-
tion. Les deux religions avaient fini par vivre en bonne
LE BRAHMANISME 303
harmonie, prospérant cote à côte, et souvent les souve-
rains bouddhistes protégeaient également les brahmanis-
tes. Il arrivait fréquemment qu'ils convoquaienl des con-
ciles où les représentants des deux religions tenaient de
longues discussions sur les dogmes, et se livraient à des
controverses des plus animées. Le voyageur chinois Hiou-
en-Thsang nous dit avoir assisté et pris part à ces
tournois théologiques. Lorsqu'on sait qu'à cette époque,
l'Europe était bouleversée par les invasions, et semblait
retourner à la barbarie, l'on est plus qu'étonné de ce qui
se passait dans l'Inde, et obligé d'avouer que la civilisa-
tion dont elle jouissait était de beaucoup supérieure à
celle qu'elle possède aujourd'hui.
Le VHP siècle marque le déclin du bouddhisme dans
rinde. Cette religion avait dû son succès à la libéralité de
ses principes et à rhumilité de ses fondateurs. Sa puis-
sance la perdit ; le clergé, devenu outre-puissant, dévora
le sol et fit trembler les rois ; Pcgalité proclamée par le
Bouddha était devenue un mot. Les vichnouistes et les
çivaistes commencèrent la lutte, et les brahmes, qui n'a-
vaient jamais perdu l'espoir de reconquérir la suprématie,
se joignirent à eux. Le vichnouisme eut soin d'adopter
tous les traits populaires du bouddhisme, l'amour univer-
sel, la bienveillance, la libéralité ; le çivaïsme, affectait
de représenter son dieu suprême Çiva, sous les traits du
Bouddha, et en même temps, il encourageait la méditation
abstraite que Ton croyait être le monopole des monastè-
res bouddhiques. De leur côté, les brahmes se livraient à
l'étude, avec plus d'ardeur que jamais; ils popularisèrent
les grandes épopées du brahmanisme, et renouvelèrent
leurs hymnes, poèmes épiques, codes de lois, etc. Ils
accordaient aux peuples toutes les concessions : absorp-
tion des fétiches primitifs, exaltation des passions les plus
viles, s'alliaient avec les Djaïnas, dont ils méprisaient la
394 LE BRAHMANISME
religion, ils savaient exploiter leurs haines contre les boud-
dhistes, appelaient à eux les races guerrières du désert,
et leur offraient la place, occupée jadis par les Kchalryas.
C'était une coalition redoutable, qui s'organisait, et deve-
nait de plus en plus redoutable, Le bouddhisme, qui
n'avait plus son ancienne vigueur, et dont les religieux
avaient perdu l'esprit de prosélytisme, qui autrefois les
caractérisait h un haut degré, était incapable de résister à
ses nombreux ennemis. Peu à peu, les brahmes regagnè-
rent le terrain perdu, dans la faveur des princes et des
peuples. Quand ils furent les plus forts, ils commencèrent
la guerre, et alors fut inaugurée une ère de persécutions.
Les bouddhistes étaient chassés de leurs temples, de leurs
couvents, de leurs terres, dans une grande partie de Tln-
de. Beaucoup d'entre eux émigraient au Thihet, en Afgha-
nistan, en Chine. Le fanatisme fit de nombreuses victimes
et aujounrhui encore, l'on peut voir sur les murs de quel-
ques pagodes, des bas-reliefs représentant les supplices que
les brahmanisles firent subir aux religieux bouddhistes ;
les uns sont pendus, les autres taillés en pièce ; d'autres
broyés entre des tables de pierres ou dans des moulins à
huile. Partout les brahmanistes s'appliquaient à détruire
tous les restes du bouddhisme, monuments, écrits, et à
en effacer jusqu'au souvenir. Les bouddhistes ne formè-
rent bientôt plus que des minorités, diminuant partout,
comme nombre et comme puissance. L'arrivée des mu-
sulmans acheva leur ruine. Les disciples du Koran leur
firent une guerre acharnée et les poursuivirent pendant
plusieurs siècles, sans trêve et sans merci. Ils furent
beaucoup plus sanguinaires et dévastateurs que les bra-
hmes. Le bouddhisme devait nécessairement disparaître,
sous leurs coups. Aujourd'hui, il n'est plus représenté
dans l'Inde que par des ruines, et à peine y compte-t-il
quelques rares adhérents, le plus ordinairement d'origine
LE BRAHMANISME 305
étrangère (1). L'île de Geylan, la dernière terre indienne
conquise par le bouddhisme, est restée en dehors de cette
révolution religieuse. Actuellement, la majorité de ses ha-
bitants professe le culte bouddhique, et ses viharas sont
aussi nombreux et autant peuplés de moines, que par le
passé. Sans que l'on puisse en- découvrir la cause, Geylan
a échappé au brahmanisme (1).
Le bouddhisme avait été vaincu, et chassé de l'Inde.
Mais dans la longue lutte qu'il avait soutenue, le brahma-
nisme s'était transformé, ou plutôt corrompu. Au point de
vue religieux, c'était un mélange de l'ancien culte de
Brahma avec le vichounisme, le rivaisme, avec les croy-
ances de peuples Pré-Aryas, avec le liouddhisme. Entre
toutes, rintluence du bouddhisme est la moins contestable.
L'on peut citer plusieurs faits à l'appui de cette asssertion:
les règlements de la vie dans les couvents hindous sont
calqués sur celui des monastères bouddiques ; le dogme
de la triade, le respect pour la vie de tout être vivant,
homme ou animal, est emprunté au bouddhisme; le rite
même présente beaucoup de ressemblance avec le rite
bouddhiste; les ornements des temples, leur architecture,
les pèlerinages, les reliques, tout cela rappelle la religion
du Bouddha. Le culte du serpent, l'adoration des arbres,
comme siège des esprits, la croyance aux dieux domesti-
ques, qui sont les restes de l'ancien fétichisme, pratiqué
par les populations aborigènes, prirent, à partir de celte
époque, un grand développement. Le véritable brahma-
nisme s'était profondément altéré, ou plutôt il était deve-
nu une nouvelle religion, que les Orientalistes appellent,
(1) Le dernier recensement de la population de l'Inde Anglaise
donne 9.000.000 de bouddhistes, qui en grande majorité, se trou-
vent dans l'Assam et la Birmanie.
(1) Les deux tiers des habitanls de Geylan sont bouddhistes et
un cinquième chrétien.
396 LE BRAHMANISME
non sans raison, V hindouisme, et qui n'est pas autre chose
qu'an mélange de trois religions principales. Au point de
vue politique, la vieille organisation des castes, qui, depuis
l'origine, s'était profondément modifiée, fut maintenue telle
qu'elle existait. Dès lelV siècle av. J. G., le sanscrit était
devenue une langue morte, ou seulement employée par les
brahmes. La langue, la plus usitée par les populations
aryennes était alors le prâkrit. Avec les bouddhistes, le
pràkrit était tombé en désuétude, et devenu une langue
morte, hepàli, qui en dérivait, prit sa place, et devint l'i-
diômeleplus usité, d'autant plus que d'habitude, les boud-
dhistes s'en étaient servi pour leurs prédications. L'on peut
dire que le bouddhisme avait bouleversé l'Inde, et quand il
s'écroula ce ne fut pas le brahmanisme, qui prit sa place ; (il
avait subi une transformation complète,) ce fut l'hin-
douisme. C'était la période de décadence, qui commen-
çait. Du reste Phindouisme, qui n'acheva de se consolider
qu'à la fin du XIP siècle, n'eut pas le temps de se déve-
loppei'. Il fut, en quelque sorte, étouffé dès son essort,
par la conquête musulmane.
Au VII' siècle, dôi les premiers temps de l'Islam, sous
le Ivlialifat d'Omar, les sectateurs du prophète envahis-
saient la vallée de l'Indus. L'Oman vit de bonne heure
s'équiper des flottes, chargées d'aventuriers qui, sous cou-
leur de religion, couraient au pillage de contrées opulentes.
Au début, les Khalifes, redoutant de trop éparpiller les
forces peu compactes qu'ils avaient si rapidement acqui-
ses, refusaient leur approbation à ces projets d'expéditions
lointaines. Mais l'ardeur des chefs de bande, surexcitée
par l'enthousiasme de succès constants, empêchait d'obéir
aux conseils d'une prudence timide. Toutefois, ces incur-
sions multipliées oîi les missionnaires de l'Islam présen-
taient le Koran entre l'épée qui égorge et la torche qui
incendie, ces expéditions sans cesse renouvelées, mais
LE BRAHMANISME 397
d'abord iiTégiilières comme des razzias dans le désert, ne
devaient pas de longtemps entamer les vastes profondeurs
de la péninsule. Cependant dès le VHP siècle, il y avait
des musulmans, et en assez grand nombre, dans l'île des
rubis, c'est-à-dire à Ceylan. Au X' siècle, le géographe
arabe, Ibnhaucal visitait la vallée du Sind et les côtes
occidentales, et disait en énumérantun certain nombre de
villes : « Voilà des villes que je connais. L'Inde en ren-
« ferme beaucoup d'autres, dans l'inténeur des terres. Mais,
« elles sont entourées de déserts. Les marchands indigènes
« peuvent seuls y pénétrer, tant ces régions sont isolées
« de toute communication avec les contrées voisines, tant
« elles offrent de dangers à quiconque voudrait s'y frayer
« une route. » Ce ne fut qu'au siècle suivant, à partir de
l'an 1001, que commença la conquête.
A celte époque, l'Inde du nord-ouest était partagée en
plusieurs royaumes radjépoutes, reconnaissant plus ou
moins la suprématie du radjah de Delhy, de même que
le souverain de Kanoudj, considéré comme le successeur
de Rama, dominait les principautés de TAoude et de la
vallée du. Gange. Le Béhar et le Bengale obéissaient à la
dynastie des Pal, d'origine bouddhiste, et plus au sud, le
Malva était gouverné par les successeurs de Vikramaditya.
Quand au sud de l'Inde, il se partageait entre les trois
dynasties des Tchéras, des Tcholas et des Pandias. Les
royaumes du nord, les premiers attaqués, opposèrent une
résistance opiniâtre aux envahisseurs. Ils furent néanmoins
vaincus, et le chef des nmsulmans, qui était originaire du
pays de Kandahar, Mahmoud de Ghazni, poussait ses in-
cursions jusque dans le Goudjerat. Il fondait une dynastie
celle des Ghaznévides dont l'empire dura jusqu'à la fm du
XIP siècle. A cette époque, elle fut remplacée par la fa-
mille des Gourides, originaire du Khoraçan, et avec ces
nouveaux conquérants, l'islamisme s'élabhssait d'une ma-
308 LE BRAHMANISME
nière définitive dans Plnde, et y recrutait de nombreux
adliérents.
Les Gourides s'établirent dans le Pendjab, envahirent
le Bengale et entrèrent dans le Deccan ; leur capitale
était Delhy. Leur domination devait être éphémère; elle
ne dura que jusqu'au XIII^ siècle. L'Inde devint alors un
champ de bataille. Elle fut envahie par des tribus tartarcs
du Kharism, les Afghans, les Gengisicanides, les Mongols
qui y fondèrent diverses principautés, et s'y firent une
guerre acharnée. En 1398, le terrible Tamerlan s'empa-
rait de Delhy, et dominait la plus grande partie de la pé-
ninsule qu'il couvrait de ruines. A sa mort, arrivée en
1405, le vaste empire qu'il avait fondé, disparaissait, et
l'Inde se fractionnait en plusieurs états, sans cesse en lutte
les uns contre les autres. C'était l'anarchie la plus com-
plète. Telle était la situation, lorsque le 20 mai 1498, Vasco
de Gama jetait l'ancre au rivage de Calicut, et mettait la
vieille terre brahmanique en communication directe avec
l'Europe. Une ère nouvelle allait s'ouvrir pour Plnde ; on
peut l'appeler la période européenne.
Malgré les bouleversements dont l'Inde était le théâtre,
le brahmanisme, tout altéré et corrompu qu'il était, devenu
Yhindouismejii tout d'abord preuve d'une certaine vita-
lité. L'on eut dit que la race hindoue allait se réveiller au
milieu du VIII« siècle. Alors que la lutte contre le boud-
dhisme commençait à peine, un brahme de Bérar, Kouma-
rita s'était mis à prêcher une nouvelle doctrine : l'idée d'un
dieu personnel, basée sur la vieille conception brahmani-
que, et Tégalité spirituelle des hommes. Il obtint un im-
mense succès, et la tradition raconte qu'il fut l'auteur de
nombreux miracles. Au siècle suivant, un autre apôtre,
Sankara Atcharya, enseignait qu'il n'y avait qu'un seul
Dieu (Brahma Para Brahma) et admettait la croyance en
plusieurs incarnations de ce dieu. L'on devait honorer ce
LE BRAHMANISME 309
dieu, lion par des sacrifices, mais par la méditation et la
contemplation. Le vulgaire pouvait adorer tel dieu gu'il lui
plaisait, mais surtout Çiva. L'an des mérites de Sankara
Atcharya, c'est d'avoir donné au védantisnie sa forme dé-
finitive, de l'avoir popularisé. Au XP siècle, Bassava, qui
se donnait comme le continuateur de Sankara, accentua
sa doctrine, en rejetant la suprématie des brahmes et le
vichnouisme, en abolissant les castes, les pèlerinages, les
pénitences publiques, et en faisant de nombreux emprunts
à la morale du Bouddha. Cette secte que fou peut consi-
dérer comme une secte du bouddhisme, compte aujour-
d'hui des partisans assez nombreux, principalement dans
le Garnatic et le Mysore. Ils sont connus sous le nom de
Dandys. La plupart sont des solitaires : quelques-uns
vivent en communauté, dans des monastères ; tous se
consacrent, soit à la méditation, soit à l'étude des Védas.
Une secte que nous pensons ne pas devoir passer sous
silence est celle qui fut fondée au XIP siècle par Senathi
Radja. Elle compte surtout des adeptes dans l'Inde méri-
dionale, chez les peuples d'origine dravidienne. Cette école
prétend être revenue au çivaisme primitif, et enseigne
qu'il n'y a qu'un seul Dieu, Çiva, que l'âme est immortelle,
en union intime avec la divinité, et que la matière est éter-
nelle, et que Çiva, en étant son époux, lui donne la fé-
condité. L'on retrouve là la vieille théorie brahmanique.
Le culte de Çiva avait aussi donné naissance à diverses
sectes dont les rites exigeaient des sacrifices humains, et
qu'on pratiquait encore, jusqu'en 1800, aux environs de
Calcutta.
A la suite de la révolution produite par le bouddhisme,
le vichnouisme vit se former, parmi ses adeptes, diverses
écoles, qui toutes ont pour lien commun, que Vichnou est
le dieu supréme,etrepoussent, pour la plupart, la doctrine
de l'identité de l'àme suprême et de l'àme humaine. L'une des
400 LE BRAHMANISME
plus importantes ^st celle que Ramanujas fondait auXIP
siècle. Il reconnaissait trois principes, ayant une existence
distincte l'nn de Tantre : lêtre suprême qui est Vichnou,
l'àme humaine et l'univers. Les disciples de Ramanujas
sont assez nombreux actuellement, et au sujet de la grâce,
ils se divisent en deux sectes rivales. Ils possèdent plu-
sieurs monastères. Peu après Ramanujas, le brahme Ma-
hadava, qui avait subi l'influence persane, prêchait le dua-
lisme, et sa doctrine se recrutait principalement parmi les
ascètes. Au XV'= siècle, Vallabha-Souami régularisait le
culte de Krichna, incarnation de Vichnou, qui jusqu'a-
lors n'avait existé qne sous forme de légende, parmi les
tribus djates ou touraniennes. C'était en quelque sorte un
néovichnonisrae. Ses sectateurs se rencontrent surtout
dans la présidence de Bombay. Ils se font remarquer par
un sensualisme grossier, et affectent de porter de longs
cheveux et des habits de femmes. Au XVP siècle, Tchai-
tanya fondait une secte oîi dominait le mysticisme, et se
faisait remarquer par la place relativement élevée qu^il as-
signait à la femme ; il avait créé un ordre religieux de fem-
mes, qui gardaient le célibat, vivaient en communauté, et
devaient visiter les pauvres. Celte secte prit un assez grand
développement, et de nos jours, ses adeptes divisés en
deux écoles, celle des Baïnabs et celle des Satanif^, habi-
tent le plus souvent le Bengale et la présidence de Madras.
L'islamisme devait nécessairement exercer une certaine
influence. Au XV^ siècle avait paru un prophète, Kabir,
qui avait essayé de rallier à sa religion, appelée d'après
lui le Kabirisme, non seulement toutes les castes, mais
encore les musulmans. Il prétendait qne Rama et Ali
étaient au même titre les sources de la vie, qu'au-dessus
d'eux, il y avait un dieu suprême. Il condamnait les pèle-
rinages de Bénarès et de la Mecque. Il recommandait la fra-
ternité et enseignait que le vrai moyen d'assurer le salut
LE BRAHMANISME 401
de l'âme était la foi. Cette nouvelle religion ne pouvait
réussir dans l'Inde ; il n'y avait pas place pour elle, alors
que le brahmanisme et l'islamisme étaient en présence l'un
de Tautre. Le Kabirisme ne put jamais réunir qu'un nom-
bre insignifiant de fidèles, et actuellement leur nombre ne
dépasse guère iOO.OOO.
Il n'en est pas de même de l'islamisme, et l'on est sur-
pris de la rapidité avec laquelle il se propagea. Le dernier
recensement de l'Inde, qui a eu lieu, en 1801, nous dit
que sur 200 millions d'habitants que compte celte vaste
région, '203 millions appartiennent au brahmanisme et
aux sectes qui s'y rattachent, et que 58 millions sont mu-
sulmans. 11 est impossible de dire combien d'entre eux
représentent, à l'heure actuelle, les anciens envahisseurs,
les dominateurs d'autrefois. Sir Georges Campbell, qui
jouit en ces questions d'une autorité incontestable, dit que
les descendants des conquérants ne doivent guère dépas-
ser six millions, et sont pour les deux tiers d'origine af-
ghane. Quoique en minorité, parmi leurs coreligionnaires,
ces disciples du Koran sont les seuls, qui jouissent d'une
influence politique sérieuse. La plupart d'entre eux habi-
tent la ville. Quant à la masse des musulmans, ils méritent
cà peine cette désignation. Leur religion et leurs coutumes
diffèrent peu de celles de leurs voisins hiuilous, et ils pra-
tiquent les mêmes distinctions de castes. Leurs restrictions
sociales sont aussi étroites. Les règles de mariage et d'hé-
ritage sont restées les mêmes. Presque toutes les différen-
ces qui distinguent le musulman, consistent en son habi-
tude de se raser la tête, en laissant sur le sommet, une mè-
che de cheveux, de se raser le bord de la moustache, à aller
à la mosquée répéter les prières musulmanes, et à ajouter
aux cérémonies nuptiales celles des musulmans. Les saints
locaux, les divinités particulières conservent leurs autels,
même dans les villages entièrement musulmans, et conti-
402 LE BRAHMANISME
nuent à recevoir régulièrement l'adoration de la majorité
des habitants, quoique cependant cette pratique diminue
peu à peu. Les femmes surtout persistent dans ces cou-
tumes, et une mère musulmane qui aurait négligé de sa-
crifier à la déesse de la petite vérole, croirait avoir com-
promis la vie de son enfant. Les musulmans continuent,
comme autrefois, à consulter les brahmes, à les nourrir, et
à chaque occasion, et très souvent, à leur demander d'offi-
cier dans leurs cérémonies matrimoniales, sur le même
pied que les imans et les mollahs. Quant aux superstitions,
qu'il nefautpas confondre avec le culte proprement dit, elles
sont toutes communes aux musulmans et aux brahmanis-
tes. En somme, la grande masse musulmane, surtout dans
les campagnes, est nominalement convertie à l'Islam, et est
dépourvue de tout fanatisme religieux. Les dix cà douze
mille pèlerins, qui se rendent chaque année à la Mecque,
se recrutent principalement dans la population des villes,
et leur action se réduit à peu de choses, depuis plusieurs
années. N'oublions pas que depuis la fameuse insurrec-
tion de 1857, il s'est passé plus d'un tiers de siècle.
L'islamisme a paru dans l'Inde, au XI° sièclC;, et deux
cents ans plus tard, il s'y était définitivement établi. Mais
-il ne devient dominant qu'à partir duXIV siècle, lorsqu'un
petit-fils de Tamerlan, Babour, se fut emparé de Delhy et
eût fondé le célèbre empire du Grand Mogol, dont le nom
est resté légendaire. Ses successeurs marchèrent sur ses
traces et asservirent la plus grande partie de l'Inde. Avec
Aureng-Zeyb, qui régna de 1659 k 1707, cet empire était
à son apogée. A l'intérieur, l'agriculture et le commerce
étaient protégés. La puissance et les richesses du Grand
Mogol étaient proverbiales dans tout l'Orient. Il comman-
dait à quarante royaumes, et Ton estimait ses revenus à
près d'un milliard. Dans toute l'Asie on parlait de son tré-
sor, de ses pierres précieuses, de son palais qui avait
I
LE lîRAHMANISME 403
qualrc lieues de leur, de sou trùue resplendissant d'or et
d'arirenl, de ses écuries où étaient entretenus de nombreux,
chevaux, qui étaient nourris avec des galettes faites de
beurre et de froment. Au siècle suivant, commença la déca-
dence, et l'empire du Grand Mogol finit par devenir une pos-
session anglaise. Mais, pendant tout le temps qu'il brilla, et
qui forme ce qu'on pourrait appeler la belle période mu-
sulmane de l'Inde, l'islamisme gagna beaucoup de terrain.
Quoique les souverains de Delhy eussent coutume, le plus
ordinairement, de traiter leurs sujets, en matière reli-
gieuse, avec une grande tolérance, on les vit à plusieurs
reprises, exercer une pression plus ou moins forte sur les
Hindous, pour les forcer à embrasser la foi professée par
les chefs du gouvernement. C'est surtout dans la région
du Gange, que les missionnaires du Koran firent une pro-
pagande active, et aujourd'hui, près de la moitié de la po-
pulation du Bengale est musulmane. La domination mon-
gole a laissé de nombreuses traces de son passage ; ce fut
elle qui enleva aux. brahmes les derniers restes de leur
inlluence politique, et enfin son action se fit sentir dans
Tordre religieux. Les musulmans de Tlude brillèrent dans
l'architecture ; les sectateurs du brahmanisme les imitè-
rent, et aujourd'hui Ton constate que la plupart des pago-
des, qui ne datent pas de plusieurs siècles, rappellent les
mosquées, par leurs constructions. C'est ainsi que beau-
coup d'entre elles ont la forme de la coupole musulmane,
renflée vers son miheu, se terminant en dôme écrasé, et
souvent recouverte d'ornements en or. Cette innovation
est d'importation musulmane.
Pendant que se fondait Tempire du Grand Mogol, pres-
que au moment où le protestantisme enlevait la moitié de
l'Europe à l'église catholique, une tentative de réforme
religieuse se produisait dans l'Inde. Indépendante à la fois
du brahmanisme et de l'islamisme, leur faisant de nom-
404 L& BRAHMANISME
breux emprunts, la nouvelle religion n'a pu arriver, malgré
les efforts de ses adeptes, qu'à donner naissance à une
nation militaire, qui ne dépasse guère deux millions d'hom-
mes, celle des Sikhs. L'origine de ce peuple ou plutôt de
cette secte, son rôle dans les événements contemporains,
constituent l'une des pages les plus curieuses de Thistoire
de rinde. Aussi, croyons-nous devoir en dire quelques
mots.
Naneck, le fondateur de cette nouvelle religion naquit
en 1 iG9, près de Lahore, dans la 'caste commerçante des
Khatris. Une partie de son existence fut errante, et dans
le cours de ses voyages, il entra en rapports avec des
Kabiristes, et c'est alors qu'il eut l'idée d'une rérorme
religieuse. La doctrine qu'il prêchait était fondée sur le
monothéisme et la pureté snorale. Ce Dieu unique était
Vichnou ou lîari, comme Naneck l'appelait, et il en
donnait une déllnition brahmanique. Selon le nouveau
prophète, la connaissance et la répétition du nom de
Ilari étaient plus efficaces pour le salut final que les
œuvres de charité et de dévotion. La croyance à la trans-
migration était m.ainteuue, et il y avait <S,iOO,000 for-
mes d'existence à travers lesquelles l'âme, qui est une
flamme, issue de la source ignée de la vie, pouvait être
condanmée à passer^ avant d'y retourner. Naneck rejetait
les Vedàs, les Puranas, tout aussi bien que le Koran, mais
il retenait la plupart des cérémonies privées du brahma-
nisme et eut bientôt réuni un certain nombre de disciples
auxquels il donna le nom de sikhs ^ disciples. Comme il ré-
unissait à la fois les pouvoirs spirituel et politique, le titre
qu'on lui donnait le plus habilueUement était celui de
Grand Gourou, Pontife suprême. Il mourut eu 1559.
Son fils et successeur, Angad composa le granth^ le livre
sacré des Sikhs, qui respire un panthéisme mystique. Le
quatrième Grand Gourou, Ram Das lit creuser ou plutôt
LE BRAHMANISME 405
agrandir dans la ville de Tchcka un magnifique bassin, qui
fat nommé Ainriiasara, le lac de l'mmortalité, d'où la
cité prit son nom actuel, d'Amritsar. Il construisit sur un
îlot, au centre de ce lac, un temple, le sanctuaire de la
scGte, qui est un monument remarquai)!e do marbre et
d'or. Le cinquième Grand Gourou, Arjun, écrivit l'adi-
grantli, qui complétait le premier livre sacré. C'est un
recueil de poésies religieuses, laissées parles Gourous,
ses prédécesseurs, auxquelles, il ajouta ses propres compo-
sitions, ainsi qu'un grand nombre de sentences et de
pièces de Ramavauda, de Kabir, du poète marhatte Nam-
der, et d'autres saints personnages. Le dixième Grand
Gourou, Govind qui régna de 1G75 à 1708, fut le législa-
teur des Sikhs dont il fit un peuple, dans la véritable accep-
tion du mot, et auxquels il donna des habitudes militaires.
11 composa un deuxième G/y. /z^/i. Ces divers livres sa-
crés sont rédiîïés en une forme vieillie de l'ancienne langue
dn Pendjab; avec des biographies des Gourous, des saints
et un certain nombre d'instructions rituelles et disciplinai-
res, lis forment la littérature sacrée de la secte. Ce fut Go-
vind qui supprima les castes ; mais néanmoins la secte n'a
jamais cessé de témoigner beaucoup de respect aux brah-
mes, qu'elle considère comme des êtres de race supérieure.
A la mort de Govind, la dignité de Grand Gourou, qui de-
puis quelque temps, était devenue héréditaire, fut abolie.
Tout d'abord, elle s'était transmise par voie de consécration
du titulaire mourant au plus digne de ses disciples. C'est ain-
si que Nancck avait désigné l'un de ses fils xVngad pour lui
succéder. Cette suppression modifiait la doctrine primitive.
Le Grand Gourou était infaillible, et ses disciples lui de-
vaient une obéissance absolue. Sa mission était toute divi-
ne ; c'était suivant la formule consacrée, le médiateur, le
sauveur, ce qui revient à dire qu'on le considérait comme
une incarnation de Hari, de Vichnou.
406 LE BRAHMANISME
Pendant près d'un siècle, les Sikhs restèrent une com-
munauté purement religieuse de puritains, se composant
principalement de commerçants, de laboureurs et de mar-
chands. Avec le grand Gourou Govind, la secte changea
de caractère. Aussitôt initié, le Sikh devenait soldat, et
la guerre sainte était désormais son occupation perma-
nente. Il lui était ordonné d'être toujours en armes, ou tout
au moins de porter sur lui de l'acier, comme signe de sa
vocation. Il adressait ses prières à son sabre, comme
représentant la divinité; aucun rapport ne pouvait être
toléré avec l'infidèle. Il était défendu de rendre le salut cà
un br'ahmaniste et au musulman. En le tuant, l'on accom-
plissait un acte méritoire. La direction de la secle, à la
suite de la suppression de la dignité de Grand Gourou,
était passée à une milice, celle des a/.Y^/r's, les fidèles de
l'Éternel^ dont le fanatisme ne laissait rien à désirer. Pen-
dant la plus grande partie du XYIII^ siècle, les Sikhs
furent constamment en guerre avec les Afghans, l'empire
du grand Mogol et les états musulmans, leurs voisins.
Pendant la première partie du XIX" siècle, ils résistèrent
vaillamment aux Anglais, et furent néanmoins obligés de
reconnaître leur suprématie. Les nouveaux maîtres do
rinde ont su s'attacher celte nation guerrière, et y recru-
tent pour leurs troupes indigènes, des soldats dont la
fidélité ne s'est jamais démentie. Aujourd'hui les Sikhs
ne sont plus ce qu'ils étaient autrefois. Agglomérés, pour
la plupart, dans le Pendjab oîi ils forment cinq ou six
petites principautés, on les trouve aussi répandus par petits
groupes, dans toute l'Inde, principalement dans le Deccan.
Beaucoup d'entre eux s'adonnent à la culture et possèdent
des troupeaux. Ils ont même quelques industries^ et se
distinguent dans la iabrication des draps. Le fanatisme
d'autrefois avait fait place à une grande tolérance, sous
laquelle se cache beauconp de tiédeur ; si bien qne le doc-
LK BRAHMANISME 407
teurTrumpp, quiavécu parmi eux, a pu dire que leSikhisme
était une religion qui s'en allait. Diverses communautés
religieuses se sont formées dans sou sein. Les Akalis
subsistent toujours, mais leur action se réduit à peu de
cliose. Les Ninnalè sadhus « les saints purs» mènent
une existence cénobitique. Le culte est simple ; à l'excep-
tion d'Amritsar, qui est le centre religieux de la nation et
de quelques sanctuaires, aux endroits consacrés par la vie
ou par la mort des gourous et des martyrs, les Sikhs n'ont
pas de lieux saints. Leurs temples sont des maisons de
prières. L'on y récite des morceaux de poésie, l'on y chante
des hymmes, et l'assemblée se sépare, après que chaque
fidèle a reçu une portion du Karah prasad de « l'obla-
tion efficace » une sorte de pâtisserie consacrée au nom
d'un grand Gourou, le plus habituellement Naneck. Le
livre sacré, le Granth^ que l'on considère comme le repré-
sentant de la divinité, le prophète, est l'objet d'hom-
mages personnels. Tous les matins, il est revêtu d'un riche
habillement de brocard, et on le place sur un trône, sur-
monté d'un riche dais. Durant tout le jour, on l'éventé, et
le soir, il est transféré, en grande pompe, dans un autre
appartement, et déposé sur un lit d'or, pour y passer la
nuit. Ce culte rappelle les honneurs que les Juifs rendaient
à leur arche d'alliance. Le respect témoigné aux vaches,
et qui est aussi grand que par le passé, est le principal
rite brahmanique qui se soit maintenu. Un détail assez
curieux, c'est que les Sikhs croient encore que leur dieu
Hari descend fréquemment sur la terre, et de temps à autre,
l'on annonce qu'une nouvelle incarnation de la divinité a
eu lieu ; de nouvelles sectes se forment quelquefois. Ces
manifestations montrent que ce peuple sent le besoin d'une
révélation plus qu'aucune autre race asiatique. Si les Sikhs
ne sont plus les guerriers d'autrefois, ils ont conservé leurs
mo'urs et leurs usages. Le costume qui avait été régie-
408 LE BRAHMANISME
mente par le Grand Gourou Govind, et qui consiste à se
laisser pousser la barbe et les cheveux^ à porter un pan-
talon et un manteau de couleur, et un turban orné de
chaînettes d'or est resté le même. Notons que les femmes
ne sont pas enfermées, qu'elles sont beaucoup plus libres
que les musulmanes ; leur condition sociale rappelle
beaucoup plus FEurope que l'Asie. En somme, la réforme
de Naneck, qui a donné lieu au Sikhisme a constitué un
véritable progrès, et ses adeptes, dans rinde,se montrent
bien supérieurs aux brabmanistes et même aux musul-
mans.
La présence dans l'Inde des Européens, qui y vinrent
d'abord comme marchands, sans autre but que défaire du
commerce, et finirent par subjuguer les populations, de-
vait nécessairement produire un mouvement dans les idées.
Celte influence se fît sentir dès le commencement du XIX<3
siècle. Un brahme vichnouiste, Sahajananda, qui apparte-
nait à une famille considérable, et se distinguait par son
savoir, résolut de combattre la secte fondée par Vallabha-
Souami, dont le sensualisme avait tant d'attraits pour les
masses. Sahajanauda ne se proposait pas de fonder une
nouvelle religion : il voulait simplement réformer le brah-
manisme, et le ramener à sa pureté primitive. Il n'a rien
innové en matière de dogme. Pour lui Brahma est le dieu
suprême ; Viclinouet Çiva n'en sont que des parties. L'in-
carnation de Vichnou dans Krichna mérite une dévotion
toute particulière, et dans les explications que donne Sa-
hajananda, l'on dirait qu'il a eu connaissance des mystères
du christianisme. Mais ce qui distingue sa doctrine, c'est
sa morale. L'amour du prochain est recommandé, et visi-
ter les pauvres, les assister est une œuvre méritoire. Les
sacrifices humains sont interdits ainsi que le suicide et
Tadullère. Le vol est défendu. Cet enseignement recruta
un certain nombre de disciples, connus sous le nom de
LE BRAHMANISME 400
Soami Narayanas^ et l'on estime qu'ils doivent être près
de 500.000. Ils sont divisés en deux classes, les Sadhus
et les Grahastas. Les premiers, afm' d'observer plus lidèle-
ment la doctrine du mailre, observent le célii:)at, et sont des
espèces de religieux, tandis que les Grahastas sont ce
que nous appellerions en Europe des laïques. Sahajananda
est mort en odeur de sainteté. Sa statue se trouve dans
quelques temples, et les fervents de sa secte le regardent
comme une incarnation de Viclmou.
L'influence des idées chrétiennes n'allait pas se borner
à exercer son action sur la secte de Sahajananda. Un mou-
vement religieux allait bientôt se produire, et l'on demande
s'il n'est pas le commencement d'une révolution, dont le
résultat serait de transformer la vieille Inde brahmanique.
Nous voulons parler du Drahma SamaJ. Son fondateur,
Ram Moliun Roy, naquit en 1775 à Rahnagar, d'une fa-
mille de brahmes. Sa doctrine dérive du Védanta, et après
en avoir condamné le grossier polythéisme, il fait consister
l'essence de sa religion dans la reconnaissance de l'unité
divine, panthéisme ou monothéisme, peu lui importe. Ram
Mahun Roy n'admet pas ainsi un Dieu personnel. Il con-
naissait le fiiristianisme, l'avait même étudié, ainsi que le
prouve un livre qu'il publia sous ce titre : « Les précep-
tes de Jésus^^guides de la paix et du bonheur », où il ren-
dait hommage à la valeur morale de la religion chrétienne,
tout en contestant la divinité du Christ. Quand il mourut
en 1835, il avait créé une secte qu'il avait désignée sous
le nom de Bi^ahma Samaj ^ socïété de Dieu. En 1850, il
avait édifié une sorte de temple pour y rassembler ses dis-
ciples, afin d'y réciter des prières et d'y entendre des pré-
dications, des conférences sur l'amour du prochain, la
vertu et les moyens de rapprocher les uns des autres les
hommes de toutes croyances.
Le successeur de RamMohun Roy, Mohun Roy, s'écarta
410 LE BRAHMANISME
de la doctrine primitive, ettendit au dogme d'un dieu per-
sonnel. Pour répondre à l'opposition que rencontrait son
enseignement, il remonta jusqu'aux Yédas et s'efforça d'y
trouver le Dieu personnel. Puis, s'affirmant de plus en
plus, la nouvelle secte rompit avec la tradition du brahma-
nisme, repoussa toute révélation, et publia sa profession
de foi, qui peut se résumer ainsi : V unité et laperson-
iialité de Dieu ; l'immortalité de Vâme ; l'efficacité
morale de la prière ; la nécessité du repentir pour le
radiât de la faute. C'était le pur déisme. La nouvelle re-
ligion dont les adeptes se distinguaient par leur esprit de
prosélytisme, se lança bientôt dans des tentatives de ré-
formes radicales. Elle demandait que les bralimes renon-
çassent à porter le cordon, emblème de leur suprématie,
que les cérémonies funèbres fussent réformées ainsi que
celles du mariage, la suppression de la polygamie, celle
de l'interdiction aux personnes de différentes castes de se
marier entre elles, etc. L'on parlait aussi de la nécessité
de s'occuper de l'éducation de la femme. C'était le pro-
gramme d'une véritable révolution sociale, et il s'en suivit
une certaine agitntion, si bien qu'en 1872, le gouverne-
ment anglais rendit plusieurs lois, qui donnaient, en partie,
satisfaction aux demandes formulées par le Brahma Sa-
maj.
Une scission avait eu lieu dans le Brahma Samaj\ en
1805. Parmi les partisans de la nouvelle doctrine, le fds
d'un brabme viclmouiste, Keshak Chandra Sen, se distin-
guait tout particulièrement par son ardeur et la hardiesse
de ses idées. Selon lui, la réforme que l'on tentait devait
être à la fois religieuse et sociale, et en même temps, il
trouvait que le pur déisme tel qne l'avait enseigné Mohnn
Roy avait des formes trop sévères pour l'imagination des
Hindous, et que l'absence de culte était un obstacle h la
propagande. Le Bra/ima SamaJ se divisa alors. Un ccr-
LE BRAHMANISME 411
tain nombre de ses adeptes ne voulut en rien modifier
l'enseignement primitil', et resta ce qu'il avait été une secte
purement déiste. Mais la majorité se prononça en faveur
de Keshak Gliandar Sen, et bientôt la nouvelle société fit
paraître sa profession de foi que nous croyons devoir re-
produire.
« Dieu est la cause première de l'univers qu'il a créé
« de rien, et qu'il soutient ; il est pur esprit, parfait,
« infini, tout puissant, tout miséricordieux, notre père,
« notre maître, notre sauveur ; il ne s'est jamais incarné.
« La divinité réside dans chaque homme, et rayonne plus
« particulièrement dans quelques-uns, tels que Moïse,
« .Tésus-Christ, Mahomet, Naneck, Tchaïtanya, etc. Ce
« sont de grands bienfaiteurs de l'humanité. L'àme est
« immortelle. Il n'y a pas de nouvelle naissance après la
« mort. La vie future est la continuation et le développe-
« ment de la vie présents. Tout pécheur supportera les
« conséquences de ses péchés, lot ou tard, dans ce monde
« ou dans l'autre. L'homme doit travailler à sa sanctifi-
« cation par les hommages rendus à Dieu, par la répres-
« sion de ses passions, par le repentir, par l'étude de la
« nature. C'est ainsi qu'il obtiendra le salut à Paide de la
« grâce divine. Le salut pour fàme est la délivrance de
« la corruption, et alors elle deviendra sainte et heureuse
« dans le paradis. Les écritures sacrées sont de deux
« sortes, le livre de la nature et les idées innées sur la
« vie future et la morale. La religion de Brahma est l'es-
« sence de toute religion, quoiqu'elle en soit distincte.
I Elle n'est hostile à aucune autre croyance. Elle accepte
« ce qui est vrai dans les autres. Elle est basée sur la
« constitution humaine, éternelle, universelle. Tout le
« genre humain est une famille; il ne doit y avoir aucune
« distinction de castes. Il y a quatre sortes de devoirs :
« les devoirs envers Dieu, envers soi-même, envers le
412 LE BRAHMANISME
<( prochain, envers les animaux. » La nouvelle doctrine
n'était pas seulement une réforme; c'était une religion,
qui se fondait et qui rompait complètement avec les tra-
ditions de la vieille Inde. On reconnaissait rinfluence des
idées chrétiennes, mais aussi, celles de la Franc-Maçon-
nerie, qui depuis quelques années avait recruté un certain
nombre d'adhérents parmi les populations de rExtrème-
Orient.
Keshak Chandar Sen ne négligea rien pour assurer le
succès de sa doctrine, et montra un zèle d'apôtre. Il
parcourut l'Inde, à diverses reprises, portant partout sa
prédication, et en 1870, il se rendait en Angleterre, dans
Fespoir qu'il serait secondé dans son œuvre par les so-
ciétés bibliques. A son retour, il acheva d'organiser son
cuUo, et à l'heure actuelle, le Brahnia samaj est consti-
tué à l'état de religion. Chaque semaine, un jour est con-
sacré à Dieu, et à différentes époques, reviennent des
fêles périodiques. L'office se fait remarquer par sa simpli-
cité, et rappelle le protestantisme. Il consiste h chanter
deshymmes, à réciter des textes sanscrits, empruntés aux
livres sacrés de l'Inde, et à écouter un sermon ou une
conférence du brahme, qui remplit les fonctions de minis-
tre officia'nt. Auu moment donné, le silence le plus com-
plet se fait, et pendant quelques minutes toute l'assemblée
se recueille ; c'est ce qu'on appelle la communion spiri-
tuelle. Pour entrer dans le BrahmaSamaj\ il faut subir
l'initiation^ et alors a lieu une cérémoie, qui n'a rien de
particulier. L'aspirant subit un interrogatoire, et au moment
de sa réception, les chants se font entendre, et des prières
particulières sont ensuite récitées à son intention. Le
Bra/ima Samaj\ tel que Keshak Chandar Sen l'a organisé,
semble être appelé à un certain avenir. Son principal
centre est Madras, et il y possède un certain nombre de
journaux, qui font une propagande assez active. Ses adhé-
LE BRAHMANISME 413
rents se montrent plein d'ardeur, et à l'heure actuelle l'on
estime qu'ils sont plus de cent mille dans toute l'Inde.
Ils sont divisés en petites sociétés, qui commencent à se
répandre un peu partout, et Tappui qu'elles trouvent dans
l'autorité anglaise, la bienveillance que leur témoignent
beaucoup de brahmes, favorisent leur développement.
Quand au Brahnia sainaj primitifs qui en est resté au
pur déisme, c'est une secte sans importance, incapable
d'action, et dont le rôle sera toujours fort effacé.
Le Brahma samaj est la preuve qu'une révolution
morale et peut-être politique commence à se faire dans
l'Inde ; mais elle ne s'accomplira que fort lentement et il
faudra des siècles pour que les croyances de la vieille terre
bramanique puissent disparaître. Cependant un progrès
réel commence à s'accomplir. Il existe des Universités à
Calcutta, à Bombay, à Madras, Allahabad. fréquentés par les
indigènes. Des collèges secondaires; des écoles primaires
où se donne l'instruction, et à divers degrés, existent, et
en grand nombre. Le pays a été couvert d'hôpitaux et de
dispensaires, et par suite de leur contact avec les Euro-
péens, il s'est produit parmi les classes élevées de la popu-
lation, un courant, si non vers le christianisme, du moins
vers les idées chrétiennes. Les musulmans seuls restent
étrangers à ce mouvement. Ce qui ne s'était jamais vu, des
notables indigènes et des Européens se sont associés,
dans plusieurs villes, pour fonder des comités, dans le bat
de soutenir des écoles primaires. De tout temps, les
femmes dans l'Inde, ont pris aux travaux de l'existence
une part beaucoup plus grande et plus active qu'on ne
l'imagine généralement. Souvent, elles administrent des
propriétés, s'occupent d'affaires commerciales importantes,
et piesque toujours elles font [ireuve de beauconp d'in-
telligence. L'on a songé à améliorer leur situation so-
ciale, en élevant leur niveau intellectuel, et des résultats
414 LE BRAHMANISME
encourageants ont été obtenus. En 1870, 10.000 filles
fréquentaient les écoles dans la province de Madras ; en
1889 il y en avait 70.000. Dans la présidence de Bombay,
leur nombre a augmenté de 9.000 à 50.000. Dans le Ben-
gale, il y avait en 1871, (i.OOO filles allant aux écoles, et
90.000 en 1889. C'est dans cette partie de l'Inde que les
idées européennes semblent se faire le plus jour jusqu'à
présent. Des loges maçonniques y ont été créées; et les
indigènes, qui s'y font initier, deviennent de plus en pins
nombreux, et de la fnsion de leurs rites avec les vieilles
coutumes brahmaniques, nous verrons d'ici peu surgir de
nouvelles sectes religieuses. Depuis quelques années, une
agitation politique a lien au Bengale. Les indigènes ont
une presse périodique, et tiennent des réunions, des
assemblées, des congrès. L'on est stupéfait de leurs ré-
clamations et de leur demandes, et l'on voit combien leurs
idées se sont modifiées depuis cent ans. Un esprit public
commence à se créer. L'on ne peut le nier, un travail
commence à s'accomplir dans l'Inde, et le brahmanisme
aura tût où tard à soutenir un assaut autrement redou-
table que celui que lui ont livré le bouddhisme et l'is-
lamisme (i).
U. Gastonnet des Fosses,
Vice-Président de la Société de Géographie
commerciale de Paris.
(1) Il serait fort inlérossanl d'éUidier l'action que le catholi-
cisme et le protestantisme exercent dans l'Inde. La fameuse
armée du salut y a fait son apparition et ses process'ons se sont
montrées à Bombay, à Madras, à Ceylan.
LE BOUDDHISME
Quatrième article.
3*. Cotnment le vainqueur du dêmo7i reçut enfm,
sous Varbre Bôdhi, V illumination suprême, et fut
introduit dans la « cite de V omniscience »
Libre enfin de toute entrave, le sage, plus que jamais
impatient de résoudre le grand problème de la vie, de la
douleur et de la mort, s'enferme, s'absorbe et se perd
dans la contemplation du monde et de son âme. Tout
s'agite, tout change, tout passe. Rien ne naît que
pour mourir, et la vie n'est que le voile transparent de
la mort à laquelle tout aboutit, x Misérable certainement
est ce monde qui est produit, qui nait, qui vieillit, meurt,
disparaît et est reproduit. Mais on ne sait pas le moyen
de sortir de ce monde qui n'est qu'un grand amas de
douleurs: Vieillesse, maladie, mort et le reste, hélas !
ce qui peut mettre fin à ce monde qui n'est qu'un grand
amas de douleurs, on ne le sait pas ! » (1)
Tout à coup le souvenir vivant et clair de ses innom-
brables vies antérieures se présente à son esprit. La vue
de cette suite interminable d'existences agitées, toutes
chargées de continuelles douleurs, toutes terminées par
une mort qui ne finit rien, cette vue le plonge dans une
tristesse accablante, désespérée ; la perspective de recom-
(1) Lalita, c. XXII p> ^89.
416 LE BOUDDHISME
mencer encore, et de continuer sans repos ni trêve
à travers des siècles sans nombre la série de ces migra-
tions forcées, de ces transformations laborieuses, le fait
frissonner de crainte et dUiorreur. Plutôt l'arrêt dans
l'anéantissement que cette perpétuelle et douloureuse
agitation dans le vide. Le malheur suprême est de vivre
et de sentir que l'on vit. Le seul bien est Pinconscience,
la seule vérité subsistante est la mort. Le vrai sage sait
que tout n'est rien, que les dieux et les hommes, le ciel
et la terre ne^ sont qu'une apparence, une illusion, un
peu d'écume, sur les vagues de l'océan des douleurs, et
son rêve est d'arriver un jour à perdre conscience même
de ce néant pour s'abîmer dans l'anéantissement ab-
solu.
L'heure à laquelle se formula nettement dans l'esprit
de Sakya cette désolante doctrine, marque pour le
bouddhisme une date sacrée. L'illumination définitive,
le revêtement de l'intelligence, l'initiation complète à la
bonne Loi, eurent lieu, « à la dernière veille de la nuit,
à l'aurore, au moment où Ton bat le tambour, à l'heure
de la nuit où l'on est très-endormi (1). »
Désormais le fils de Maya, entré pour n'en plus sortir
dans la « cité de l'Omniscience » (2) et, mêlé à tous les
Bouddhas, dontil a reçu l'intelligence parfaite, illumine-
raparsaprédication, le vide immense et total dans lequel
roule toute l'existence, mais dont l'homme doit avoir
conscience pour échapper aux troubles de ce mirage qui
s'appelle la vie du monde. «La réunion des trois mondes
est brûlée par les douleurs de la vieillesse et de la
maladie. Le monde sans protection est consumé par le
feu de la mort. La créature ne court pas à sa délivrance;
(1) C. XXII p. 293.
(2) p. 294.
LE BOUDDHISME 417
toujours affolée, clic s'agite, comme une abeille dans un
vase. »
C'est cette sombre vision des choses qui le fit apùtre.
VIII. LE PRÉDICATEUR
38, Le Bouddha écouta-t-il les 'paroles de Mara lui
conseillant d'entrer immédiatement dans la paix
éternelle ?
Le voilà donc en possession du grand secret, le soli-
taire do Bôdhimanda; le voilà parvenu à la science des
sciences ; elle est trouvée enfin, la voie parfaite qui
mène au Nirvana.
Que fera maintenant le Tathàgata ? gardera-t-il
son secret pour lui seul ? — eraprisonnera-t-il, en son
cœur, la lumière ? — oublieux de ses frères, entrera-t-il,
empressé et solitaire, dans les joies suprêmes du complet
anéantissement ?
L'égoïsme et le démon voudraient qu'il en fût ainsi.
Mais le Tathàgata repousse avec mépris les suggestions
de l'égoïsme et se souvient a propos qu'il a vaincu le
démon. « Cependant le démon Pàpiyàn, s'étant approché
de l'endroit où était le Tathàgata, adresse ce discours
au Tathàgata: Que Bhagavat entre dans le Parinirvâna!
Que Sougata entre dans le Parinirvâna ! C'est le temps
maintenant pour Bhagavat d'aller au Parinirvâna ! —
Cela dit, religieux, Tathàgata répondit ceci au démon
Pàpiyân:... Non, Pàpiyàn, je n'entrerai pas dans le
Parinirvâna tant que la renommée du Bouddha, de la
Loi et de l'Assemblée des fidèles ne sera pas solidement
établie dans le monde...
Ayant entendu ce discours, Pàpiyàn se retira d'un
27
418 LE) BOUDDHISME
côté et resta immobile. Triste, abattu, la tète basse,
traçant avec UQ bâton des figures sur la terre, il dit: «II
a surpassé mon empire (1). »
39. Comment la pitié fit d'X Bouddha, malgré les
répugnances de la nature^ le prédicateur de la déli-
vrance !
Ira-t-il donc, lui, l'initié par excellence, initier à son
tour les créatures au secret sauveur ? Se fera-t-il, lui, le
savant, l'illuminé, le sage accompli, le maître et Tillu-
minateur des pauvres humains ? Consentira-t-il à deve-
nir, lui, qui sait le chemin de la félicité, le guide de ses
frères, égarés, aveugles et malheureux. *?
Mais à quoi bon se donner tant de peine? Le secret
qu'il possède est si mystérieux, la science qu'il a acquise
si profonde, la voie qu'il suit si ardue. Les hommes
l'écouteront-ils seulement ? et s'ils l'écoutent, le com-
prendront-ils ? et s'ils le comprennent le suivront ils?
Dans cette incertitude n'est il pas meilleur de se taire
et plus sage de se reposer !
Encore, si pour stimuler son zèle, et enflammer son
dévouement, le Tathàgata voyait s'ouvrir devant lui la
perspective merveilleuse d'un ciel lumineux et chaud à
ouvrir aux déshérités de ce monde, s'il entrevoyait, au
terme de l'évolution humaine, l'entrée dans la joie de la
vision et de l'amour de Dieu ! mais non, pour lui l'ave-
nir est dans le vide glacé du néant, dans les ténèbres
désespérantes de rinconscience et de la mort. — Est-ce
bien la peine vraiment;, de donner sa vie à une œuvre
si désespérante, et le repos du néant vaut-il le travail
qu'on doit s'iqaposer pour l'obtenir ?
Ces considérations, la première sartout, firent sur
(I) G. XXIV, p. 374.
1
LK BOUDDHISME 419
Sakya, imo impression profonde. « Si j'enseignais cette
loi aux autres, dit-il, et s'ils no la reconnaissaient pas,
ce serait pour moi de la fatigue et un inutile effort; je
resterai donc silencieux, dans mon peu d'empresse-
ment (1). »
Une seule chose le touche, le remue, et finalement
l'entraîne dans la carrière de l'apostolat, c'est le sou-
venir ou plutôt le spectacle des maux qui accablent les
créatures. Ces maux, les dieux eux-mêmes et, à leur tête,
Bràhma, les lui rappellent en termes émus, et il ne peut
pas no pas les voir, lui, qui a la science parfaite, et l'ex-
périence de tant de vies dont il se souvient. « Hélas! ce
monde est perdu. Bhagavat! hélas! ce monde est
complètement perdu, ô Bhagavat, puisque le Tathcàgata,
qui a revêtu la qualité d'un Bouddha parfait et accompli,
a l'esprit porté à ne pas enseigner la loi (2). » Ainsi
parle le roi des dieux, et il ajoute pour triompher des
dernières tentations du futur apôtre: « Que Bhagavat ait
la bonté d'enseigner la loi! Que Sougata enseigne li
loi ! Ils sont bien disposés les êtres, faciles à instruire,
sincères, forts et capables de comprendre le sens do
l'enseignement de Bhagavat (3). »
Bhagavat, lui, ne voit qu'une chose: les créatures sont
malheureuses, et le seul moyen de finir leurs souffrances
est de les introduire dans l'anéantissement. Lui seul
connaît le chemin du Nirvana.
Il n'est au pouvoir de personne de donner le bonheur
à la créature, mais il dépend de lui de faire cesser sa
souffrance. Le mobile de son apostolat ce n'est pas
l'amour qui incline le cœur charitable vers le malheureux
(1) G. XXIV. 3- 0-3-27.
(2) C. XXV. p. 329.
(3) Ibid.
420 LE BOUDDHISME
pour le consoler, le relever, l'annoblir, c'est bien plutôt
la pilié qui porte le médec'n à anesthésier un malade
pour adoucir ses souffrances, c'est la compassion qui
fait souhaiter aux âmes sensibles, la mort de la créa-
ture dont elles n'espèrent plus voir finir les maux.
« Alors le Tathâgata, en voyant les êtres qui faisaient
partie de Pagglomération des êtres sans fixité commença
à concevoir une grande pitié pour eux (1). »
Et, comme entraîné irrésistiblement par le besoin de
soulager tant de misère, «je vais maintenant, s'écria-t-
il, tourner la roue de la loi, je vais à Bénarès pour
donner la lumière à ceux qui sont dans l'obscurité (2). »
Que son unique désir soit d'entraîner à sa suite les
créatures dans l'anéaulisïement, que son seul mobile
soit la pitié, c'est ce que reconnaissent et proclament à
l'envie, les dieux de la terre et les dieux de l'atmos-
phère, se renvoyant mutuellement avec des chants de
joie la grande nouvelle: « Aujourd'hui, amis, par le
Tathâgata a été faite la promesse de tourner la roue de
la loi. Ce sera pour venir au secours des nombreuses
créatures, pour leur bonheur, par pitié pour le monde,
au profit de la grande foule des créatures, pour le salut
et le bonheur des dieux et des hommes. Elles diminue-
ront assurément, amis, les classes des Asouras ; les
classes des dieux arriveront à la perfection, et, en grand
nombre, dans le monde, les êtres euh^cront dans le
Nh^uâna complet (3). »
40. A qui s' adressa-t-il tout d^ abord?
« En faveur de qui tout d'abord, pourrais-je ensei-
(1) C. XXV p. 333.
(2) Rhys Davids, Buddliisme, p. 37 sqq.
(3) LalUa, c. XXV, p. 333.
LE BOUDDHISME 421
gner la loi ?(1) » Et, en effet, le premier devoir d'un pré-
dicateur est de chercher un auditoire. La pensée de faire
ses débats au milieu de ses anciens compagnons de vie
ascétiquese présente naturellement à Tespirit de Bouddha .
Boudraka et Arâta Kàlama sont morts. Quel dommage !
quel malheur ! Ils auraient si bien profité de la doctrine
du nouveau maître. Mais les cinq disciples « de bonne
caste » qui l'ont abandonné peu de temps avant son
illumination, vivent encore. « Le Tathàgata examinant
le monde tout entier avec l'œil de Bouddha les aperçut
et vit qu'ils demeuraient dans la ville de Vàrànam (Bé-
narès), dans le bois des gazelles, à Richipatana (2) ». Il
part aussitôt pour aller les rejoindre. Le Gange traverse
son chemin. On exige un droit de péage. Il passe à l'au-
tre rive à travers les airs.
Arrivé à Bénarcs, il court au bois des gazelles. Ses
anciens disciples qui l'aperçoivent do loin, complotent de
recevoir avec froideur, celui qu'ils appellent avec
mépris « ce relâché, ce gourmand (3) ». Mais à mesure
que Bouddha s'approche, une force irrésistible les oblige
à se lever et à lui faire amende honorable en se jetant
à ses pieds pour l'adorei* et le servir. « A mesure que le
Tathàgata s'avançait vers l'endroit où étaient les cinq
de bonne caste, ceux-ci étaient de plus en plus mal à
l'aise sur leur siège, et voulaient se lever. C'est ainsi,
par exemple, qu'un oiseau, ayant ses ailes, qui serait
entré dans une cage, et qui serait brûlé par un fej placé
sous cette cage aurait envie de s'envoler vite, à cause
du feu qui le tourmenterait Aussi, à mesure que le
Tathàgata s'approchait des cinq hommes de bonne caste,
(1) I.cVitn, c. XXVI, 3.0.
(2) Pa^' 337.
(:^) Pag. 339.
422 LE BOUDDHISME
CGUx-ci, do plus on plus incapables do supporter la
splendeur et la majesté du Talhàgala, agités sur leurs
sièges, tous, rompant la convention, chacun d'eux va au
devant de lui. L'un s'avançant, a pris sa sébile et son
manteau; l'autre lui [résente un siège; celui-ci a un
appui pour ses pieds ; celui-là apporle do l'eau pour
laver ses pieds. « Vous êtes le bienvenu Ayouchmat
Gâutama ! Vous êtes le bienvenu! Asseyez-vous Ayou-
chmat Gàutama, sur C3 siège préparé pour vous 1 (1) »
40. Quel est le sujet ordinaire de ses prédications'^
A peine installé sur le siège d'honneur que lui ont pré-
paré ses anciens disciples, « Tathàgata laisse sortir do
son corps une lumière telle, que, par cotte lumière,
cette région dos trois mille grands milliers do monde
fut enveloppée d'une grande splendeur (2) ». Etaussilot
d'accourir « des régions do l'orient, du midi, du cou-
chant, du nord, du zénith, du nadir, do toutes parts, des
dix points do l'espace, plusieurs dizaines de millions do
Bôdhisattvas, en possession de l'insigne prière, » qui, le
saluant avec la tête et tombant à ses pieds, le conjurent,
« pour venir en aide à la grande multitude des créa-
tures... pour le bonheur des dieux et des hommes, de
tourner la roue de la loi, de faire pleuvoir la grande
pluie de la loi, de déployer le grand étendard de la loi,
de faire résonner la grande conque de la loi, do battre le
grand tambour de la loi (3). »
Bouddha parut d'abord ne pas entendre. « Le Tathd-
gala passa la première veille de la nuit en no disant
rien, » puis il se mit à parler avec animation. « A la
(l) Lalita, c. XXVr, p. ?40.
(2)I.alila, c. XXVI, p. 341.
(3) P.ig. .344.
LE BOUDDHISME 423
veille du milieu do la nuit, il prononça un discours propre
à enflammer. » Enfin il exposa les points essentiels de
.la nouvelle doctrine. « A la dernière veille de la nuit,
après avoir appelé les cinq de bonne caste il dit ceci :...
Voici, Religieux, les quatre vénérables vérités. Les-
quelles, au nombre do quatre? 1" la douleur ; 2" l'ori-
gine de la douleur ; 3° l'empêchement de la douleur ;
4° la voie qui conduit à l'empêchement de la douleur (1). »
42. Quelle en est la forme '^.
Le Bouddha parlait souvent en paraboles (2). « La foi,
disait-il un jour, est la semence que je sème ; les bonnes
actions sont la pluie qui la fertilise. La sagesse et la mo-
destie sont les étais de la charrue que guide mon esprit
avec la poignée de la loi. La diligence est un bœuf de
labour. Ma charrue détruit Fillusion et ma moisson est
l'embroisie. Mon labeur met fin à toute peine .(3). » La
plus belle de ces paraboles est celle de la perle précieuse.
En voici le résumé : « Nous portons caché en nous-
mêmes le joyau de la vérité. Nous l'oublions comme
l'homme qui porterait une bague cachée dans un nœud
• attaché à l'extrémité de son vêtement supérieur. Il n'y
pense plus et il s'est fait mendiant. Il se contente d'un
morceau de pain jusqu'au jour où un ami lui rappelle
qu'il possède une pierre précieuse. C'est ainsi que nous
ne connaissons pas le bien suprême que nous apportons
des existences antérieures (4) . »
Il savait envelopper sa désolante doctrine de formes
poétiques. L'enchantement produit par sa parole est
(1) Pag. .340.
(2) Biirnouf. Le Lotus de la bonne loi, c. Ill-V.
(3) Rhys Davids, p. 60.
{\) De Pressensé. L'Ancien monde cl le Chri^liinisine, 345.
42i LE BOUDDHISME
bien rendu par le passage qu'on va lire et qui est em-
prunté à un des Soutras de l'âge suivant : « Le soir était
comme une vierge au charme souverain, les étoiles sem-
blaient les perles couvrant son cou, sa noire chevelure
flottait dans les nuages sombres, et, en voyant Tespaco
immense, on eut dit sa barque flottante. Le ciel était sa
couronne ; les trois mondes formaient son corps, ses
yeux ressemblaient à la fleur du lotus qui s'ouvre au
lever de la lune et sa voix était comme le bourdonne-
ment de l'abeille. » Cette vierge idéale personnification
des beaux soirs de l'Inde, flt silence pour honorer et
entendre la première prédication de Bouddha (1). »
43. — A gui s'adressait la prédication de Bouddha ?
A tous les hommes, sans distinction, à toutes les créa-
turcs sans exception. Plus de castes dans son église.
« Le don de la loi, surpasse tous les dons, sa douceur
surpasse toute douceur, ses délices toutes délices. L'ex-
tinction de toute soif, de tout désir chasse la peine. Ce
n'est pas par la naissance qu'on appartient à la basse
classe ; ce n'est pas elle qui fait le brahmane. C'est par
des actes qu'on appartient à la basse classe ; c'est par
des actes aussi qu'on devient brahmane. » Sa commisé-
ration s'étend sur tous les misérables, il prend en pitié
tous les malheureux : dieux du ciel, dieux de la terre,
hommes de toute race, animaux de toute espèce, êtres
d3 toute nature, tout l'intéresse, tout Témeut, tout
l'attire. A tout et à tous il annonce la délivrance. Il
croit à la transmigration des êtres ; il sait que seule
l'entrée dans le Nirvana peut arrêter ce douloureux et
continuel devenir des créatures ; il est persuadé qu'il
possède seul la science qui mène à l'immortalité finale.
(1) Rhys David?, p. 46.
LE BOUDDHISME 425
Dès lors pourquoi ne s'adrosserait-il pas à la créatioa
tout entière : les dieux, hier, étaient des hommes, les
hommes seront peut-être des dieux demain ; hommes et
dieux peuvent devenir, ou redevenir botes ; toujours le
mouvement, toujours la souffrance, toujours le besoin
inassouvi de repos, source intarissable do tous les maux,
cause unique de cet « amas de douleurs » qu'on appelle
le monde. Bouddha les appelle tous à profiter de ses
leçons. La légende nous le montre, entouré de millions
de dieux, suivi par des multitudes infinies d'hommes de
toute condition, écouté des animaux, servi par toutes les
créatures animées et inanimées.
« Et pendant qu'il parlait, disent les légendes du Sud,
bien qu'il n'usât en réalité que de la langue de Magadha,
chacun des auditeurs croyait l'entendre parler en sa
propre langue, et les animaux eux-mêmes, les plus petits
aussi bien que les plus grands, accourus de toutes parts
et fort attentifs à son discours, le comprenaient sans
effort (1). »
44). Qui convertiss aient' elles'^.
. Le récit des conversions innombrables et miraculeu-
ses obtenues par la parole du maître remplit les livres
sacrés du bouddhisme. Princes, mendiants, brahmanes,
parias, fils des dieux, et fils des hommes, toutes les
créatures subissent le charme de sa voix, et s'enga-
gent à sa suite sur le chemin de la délivrance. Il n'est
pas jusqu'aux personnes les plus prévenues contre son
entreprise qui ne finissent par se proclamer ses dis-
ciples.
(1) Hardy Manwdof Bwldhim (I8'J3), p. 187.
Avec le discours de Rénarèslinil le récit du Lalila. Plus de l)io-
praplr.e ancienne, pour nous l'aire connaître la vie et les œuvres
du Bouddha jusqu'à sa mort, mais les détails épars, presque
inlinis, dans tous les livres du Nord et du Sud.
420 LE BOUDDHISMS
Son péro lui-mêmo embrasse le bouddhisme. L'entre-
vue du fils et du père, à Kapilavastou, forme l'épisode le
plus touchant du ministère public deSakya-Mouni.
Souddhodana a fait prier son fils de visiter sa ville na-
tale, et de no pas négliger sa blanche vieillesse. Gâuta-
ma se rend à sa demande, mais il s'arrête d'abord
dans une caverne près de la ville et n'en sort que pour
mendier de porte en porte. A cette nouvelle, son père in-
digné se précipite vers lui et lui demande pourquoi il lui
fait cette honte : « C'est la coutume de notre race répond
(iàutama. — Mais ne sommes-nous pas d'une race illus-
tre, reprend le père, d'une racequ"'on n'a jamais vu men-
dier ? — Vous et votre famille, dit Bouddha, vous pou-
vez descendre des rois ; pour moi, je descends des an-
ciens prophètes qui ont toujours mendié leur nourriture.
Quand un homme a trouvé un trésor secret, c'est son de-
voir do donner à son père son joyau le plus précieux. »
Ce joyau c'était sa doctrine. Il a la joie de le convertir
ainsi que Yarodhara, l'épouse de sa jeunesse qui n'a ja-
mais cessé de Taimer et de le pleurer Ci). »
4-5. Bouddha était il seul à prêcher la délivrance'^
Non. Il s'attacha comme collaborateurs ses premiers
disciples, et de bonne heure les envoya annoncer en tous
lieux « la doctrine libératrice. »
« Vous êtes libres, disait -il à ses premiers envoyés,
libres de tous lieuo humains ou divins. Partez donc,
frères, allez et prêchez partout la doctrine pour la déli-
vrance de tous les êtres vivants; par pitié pour le monde,
pour la joie, la bénédiction et le salut des hommes et
des dieux. Beaucoup ont le cœur pur et sont de bonne
volonté, qui se perdront cependant, s'ils n'entendent
•(l)Rhyr, David, p. 64 G.
LE BOUDDHISME 427
pas la docirino libératricQ. Ils deviendront vos adhé-
rents, et les confesseurs de la vérité (1). »
IX. LE MORIBOND.
|G. Quelles furent les devnicres paroles du Boud-
dha f
Longtemps encore, après la conversion de son péro,
le Bouddha poursuivit sa mission de prédicateur. 11 con-
sacrait, dit la ti'adition, le mois des fleurs à la médila-
tion, et le reste du temps à l'enseignement.
Quand il sentit approcher l'heure do sa fin dans le vil-
lage de Wesali, il réunit autour de lui ses disciples, et
tint aux mendiants le discours qui institue définitivement
leur ordre. Ce discours se termine ainsi: « 0 mendiants,
apprenez complètement, pratiquez sans réserve, appli-
quez et répandez cette loi sainte révélée par moi, afin
que cette religion de pureté se maintienne et se per-
pétue pour le bien et le bonheur des grandes multitudes
dont il faut avoir pitié, pour l'avantage et la prospérité
des dieux et des hommes (2). »
Il se rendit ensuite à Kiisi-Nagara, à 120 milles do
Bénarès et passa la nuit dans une grotte sur les bords
du Gange. Ananda, son disciple bien-aimé recueillit ses
suprêmes paroles. ^ Je suis loin de la perfection, s'é-
criait-il, et mon maître va me quitter, lui, si plein de
bonté. » Gàutama ranime son courage par l'espérance
du Nirvana : « 0 Ananda, lui dit-il, ne te laisse pas
troubler, ne pleure pas. Ne t'ai-je pas dit que tu dois te
détacher de tout ce qui t'est cher et précieux ? Nul être
(1) Calécliisnie Bouddhique, p. 32.
il) Rliys David, p. n0-17l.
428 LE BOUDDHISME
qui est né ne peut éviter la dissolution qui lui est inhé-
rente. Pour un longtemps, ô Ananda, tu as été très près
de moi par ta bonté en actes, en paroles et on pensées ;
tu as toujours bien agi. Persévère et tu seras bientôt
libre de cette soif de la vie, qui est la chaîne de l'igno-
rance ( l ) . »
Authentiques ou non, les paroles suivantes données
par la tradition comme les nooissima verba de SaUya-
Mouni, résument admirablement la pensée inspiratrice
de l'œuvre du Bouddha. « Souvenez -vous que la des-
truction est la condition de toutes choses composées.
Travaillez à votre salut avec diligence. Efforcez-vous
sans relâche d'arriver à la délivrance. »
« Ce furent les dernières paroles du Bouddha. Son es-
prit s'enfonça dans les profondeurs de l'absorption mys-
tique, et, lorsqu'il eut atteint ce degré, où toute pensée,
toute notion s'éteint et où la conscience de l'individualité
cosse, il entra dans le suprême Nirvana.
« Devant la-porte de Kusi-Xagara, qui s'ouvro vers
l'Orient, les nobles des Mallas brûlèrent le corps du
Bouddha avec des honneurs royaux (2). »
4G. De quelle maladie mourut-il'}
Toutes les biographies du Bouddha, s'accordent à
dire qu'il mourut dune maladie d'estomac à la suite
d'un repas où il avait mangé un plat tout entier de
porc et do riz offert par un de ses plus dévots secta-
teurs. « Les brahmanes, dit M. de Broglie, se sont mo-
qués de cette fin, et ont accusé leur adversaire d'avoir
commis un acte de gourmandise. Les bouddhistes justi-
fient leur patriarche, le déclarant incapable d'une telle
(l)i(l p. 81.
(2) Catech. bouddhique, 50 5L
LE BOUDDHISME 429
faiblesse, et disent que c'était un plat magique, qu'au-
cun homme ni dieu n'aurait pu digérer mieux que lui ;
qu'il a mangé cette nourriture parce que son heure était
venue, et qu'il voulait donner l'exemple de la patience
à supporter une maladie de ce genre (1). »
Le catéchisme bouddhique donne de cette fin pro-
saïque de notre héros Texplication suivante : « Tchoun-
dea, le forgeron, servit au Bouddha et à ses disciples
ce qu'il avait de meilleur, du riz, du gâteau et du san-
glier cuit au four. Lorsque le Bouddha s'en aperçut, il
dit à Tchounda : « Tu ne donneras qu'à moi du sanglier,
que tu as préparé, Tchounda. Les frères auront le riz
et les gâteaux. » Le forgeron fit suivant la volonté du
maître. Lorsque celui-ci eut mangé, il se tourna de
nouveau vers Tchounda et lui dit : « Enterre dans une
fosse ce qui reste de la viande, car, à part le Bouddha,
il n'y a sur terre ni dans les mondes célestes, ni paripi
les Sramanas, ni parmi les Brahmanes, les dieux ou
les hommes, un seul être qui puisse prendre cette nour-
riture sans se nuire. »
-• Le Bouddha voulait ainsi montrer clairement aux
adhérents laïques que la chair des animaux n était pas
une nourriture pour les hommes ou les êtres d'une
nature supérieure ; mais que celui qui mange de la
viande nuit à son corps et à son esprit. C'est pour cela
qu'il défendit au forgeron d'en donner aux disciples. »
S'il en mangea lui-même, c'est uniquement parce qu'il
ne voulait pas violer « un précepte qu'il avait donné, en
recommandant aux Frères de ne jamais repousser ce
qui leur serait offert de bon cœur (2). »
(1) De Proglic, Problèmes et conclusions, p. 167-8.
(2) P. 45-46.
430 LE BOUDDHISME
LE BOUDDHA DE L HISTOIRE
47. Le Bouddha Saki/a-Mouni est-il un personnage
n^el!
Jamais assurément, esprit réfléchi n'aura la pensé 3
de prendre au sérieux le long récit qu'on vient de lire.
C'est de l'imagination, du rêve, de la fantasmagorie, de
l'absurde, tout ce qu'on voudra, sauf du réel, da vrai, de
l'histoire. Le caractère mythique de la vie du Bouddha
ne se prouve pas. On ne prouve pas Tévidence même :
d'un bout à l'autre, la légende règne sans rivale, le
mythe s'étale et resplendit. Les seules questions que
soulève la lecture de ce fatras mythique sont les sui-
vantes : la légende du Bouddha a-t-elle une significa-
tion philosophique quelconque et peut-on en déterminer
avec quelque précision le sens et la portée? Le héros
de si extraordinaires aventures est- il un personnage
fictif, un être idéal, un type, ou bien un personnage
réel, un hindou célèbre dont l'histoire a été envahie et
dramatisée par la légende et pour le besoin d'une
cause religieuse ou philosophique ? Et, si cette seconde
hypothèse est la vraie, est-il possible de reconstituer
avec leurs traits essentiels, malgré les surcharges lé-
gendaires qui les défigurent, la vie et la physionomie
du Bouddha?
La réponse à ces trois questions, en l'état actuel des
études bouddhiques, n'est ni aisée ni péremptoire. En-
registrons simplement les vues des maîtres les plus au-
torisés.
1. Et d'abord M. Senart, dans son remarquable
Essai sur la légende de Bouddha, affirme et s'eflforce
LE BOUDDIIIS^rE 431
de prouver que Thistoire de Sakya-Mouni n'est qu'une
légende. Après l'avoir lu, on ne peut pas ne pas re-
trouver dans la biographie légendaire de Bouddha tout
un cycle de mythes solaires, qui reparaissent sous une
autre forme dans l'histoire purement mythologique de
Krishna, et qui ont des analogies avec les récits des
poètes grecs sur Hercule.
Dans son Histoire du Bouddhisme indien, M. Kern
développe, de son coté, avec beaucoup de scicucj et
d'esprit une thèse à peu près identique. D'après lui,
l'histoire entière du Bouddha se résout en un récit my-
thique de la course accompUe par le soleil dans une ré-
volution annuelle. « Bien que j'admette, dit M. Tiole,
en général sa proposition, l'explication qu'il donne des
détails me paraît à maintes reprises plus ingénieuse que
vraisemblable (1). »
2. M-WilsonrévoqueendouteTexistencedu Bouddha.
M. Senart plus réservé et plus sage se contente de dire
que le héros de la légende bouddhique, eût-il existé,
nous seriijns hors d'état de reconstituer, môme à grands
traits, sa physionomie historique, tant est profonde et
définitive, dans le Lalita et partout, la fusion de Ihis-
toire avec la légende, de la réalité avec la fiction.
M. Tiele trouve qu'il convient d'examiner si la conclu-
sion de M. Senart n'est pas « trop négative », et, après
examen, il croit pouvoir sans témérité tenter de décrire
à grands traits la vie et le caractère de celui qu'il ap-
pelle le • Bouddha de Ihistoire ». L'abbé de Broglie
arrive aux mêmes conclusions que le célèbre profes-
seurs de l'Université de Leyde. Il admet : 1° Que le
Bouddha a réellement existé ; 2" que les grandes lignes
de sa biographie sont encore visibles, sous les sur-
(1) Manuel de l'hisloiie des Religions, p. 18t).
432 LE BOUDDHISME
charges de la légende; 3" que la légende elle-même
donne du jour et du relief au caractère de Sakya-
Mouni (1).
48. Que fat exactement le a Bouddha de f histoire))]
Nous sommes convaincus que pas un des faits si
nombreux, dont le récit forme la légende bouddhique,
n'est vrai dans tous ses détails, que pas une des paroles
que la légende prête au Bouddha n'a une authenticité
incontestable. Il faut donc renoncer à rien serrer de
trop près et se contenter d'indications générales, de
grandes lignes, d'à-peu-près. M. Tiele nous fait re-
marquer tout d'abord, que les récits concernant la nais-
sance et l'enfance sont douteux au plus haut point.
« Maya est une entité mythique, Kapilavastou une ville
entièrement inconnue, dont le nom fait penser à Kapila,
l'illustre fondateur de la philosophie Sankhya, qui offre
quelques points de ressemblance avec la doctrine boud-
dique de date récente (2). »
Il se pourrait cependant que la tradition qui fait du
fondateur du bouddhisme un fils de roi, eut quelque
fondement dans l'histoire; mais ce qu'on peut tenir pour
avéré, c'est qu'il ne faisait pas partie de la caste des
brahmanes. — De bonne heure, en pleine jeunesse, à
la suite d'une crise morale, il quitta tout : fortune,
famille, espérances, pour embrasser l'état d'ascète
ou de sannyasin. — Il chercha la paix d'abord auprès
des brahmanes, puis dans une pénitence solitaire ; il ne
la trouva que dans la contemplation absorbante qui est
devenue la marque caractéristique de ses disciples. —
« Ses périgrinations dans le costume du mendiant, sa
prédication, consistant à annoncer à tous ceux qui le
(1) Problcmes et Conclusions, p. 166-190,
(2) L. c, p. 189.
LE BOUDDHISME 433
suivaient ainsi la délivrance do la maladie, de la souf-
france, de la vieillesse et de la mort, et à recommander
à tous comme le but suprême la poursuite du Nirvana,
l'impression profonde que fit cette doctrine, non pas en-
core dans rinde entière, mais, comme l'assure la tra-
dition la plus ancienne, dans quelques districts, sur des
hommes de toute classe; la résistance quelle rencontre
chez beaucoup d'autres ; le fidèle dévouement de son dis-
ciple Ananda... tous ces éléments ne peuvent pas ap-
partenir au royaume de la poésie (1) » — Rien de moins
poétique on l'a vu plus haut que plusieurs des particula-
rités qui nous ont été rapportées sur sa mort. Il est donc
fort probable que Bouddha mourut d'une indigestion. —
II confia à l'ordre des religieux mendiants, dont il fut le
législateur et le père, la mission de conserver et de pro-
pager sa doctrine. La règle qu'il leur donna prescrit le
célibat et la pauvreté absolue : les disciples de Sakya-
Mouni devaient recevoir exclusivement de l'aumône la
nourriture et le vêtement. Défense formelle leur était
faite, non-seulement de posséder de l'argent, mais même
de toucher matériellement les espèces monnayées,
49. A quelle époque vivait le fondateur du houd-
dhisme ?
« La date de la mort de Sakya-Mouni qui est rap-
portée différemment par les diverses traditions boud-
dhiques et par toutes d'une manière inexacte, n'a été
déterminée avec une exactitude à peu prés complète
que dans ces derniers temps, grâce à trois nouvelles ins-
criptions de l'empereur Açoka. Il résulte de ces textes,
que dans la 37' année du règne de ce prince, on comp-
tait 256 ans depuis le départ du Maître, et cela dans le
(1) Tiele, /. c. p. 100,
28
434 LE BOUDDHISME
Magadha mênie, le pays d'origine du bouddhisme. Rap-
portée à notre chronologie, cette donnée fournit pour
le Nirvana une des années qui tombent entre 482 et
472 avant Jésus-Christ. C'est la première date que nous
rencontrons dans l'histoire de l'Inde et, si on excepte
celles qui en dépendent, les dix siècles qui vont suivre
n'en fournissent pas, pris ensemble, une demi-douzaine
de nouvelles (1). »
Le Bouddha quitta sa famille à l'âge de 29 ans, fut
illuminé à 36 et mourut octogénaire.
50. Quel fut le principal théâtre de cette prédi-
cation?
Sakya-Mouni prêcha sa doctrine sur les deux rives
du Gange, dans la province de Benarès et dans le
Bihar, pendant quarante-quatre années. Il partagea,
semble-t-il, son temps entre Sra vaste, dans le Kosaba, et
Rajagriha dans le Bihar méridional. Les rois de ces deux
villes Frasenajit et Bimbisara, furent ses partisans et
ses protecteurs avoués. Rajagriha, lors de la visite des
pèlerins chinois, possédait encore d'innombrables monu-
ments destinés à rappeler les moindres détails de sa
vie ; et les Soutras comme les Avadanas. font presque
toujours de cette ville et de ses environs le théâtre des
discours et des exploits légendaires de leur héros. —
C'est à Sravaste qu'était le fameux jardin Jetevana,
offert à Bouddha par un riche marchand, son disciple,
Analha Pindada, où fut lu, pour la première fois, le
LaHta-Vistara. Hiauen-Thsang vit encore dans les
environs de cette ville, deux monuments célèbres dans
les annales bouddhistes : le tombeau de Maha-Prajapati,
la tante maternelle qui servit de mère à Siddartha, et la
(1) Barlh.,Le5 Religions de Vlnde, p. Go 6.
LE BOUDDHISME 435
tour destinée à perpétuer le souvenir de la rencontre du
Bouddha avec son père, après la conversion de ce der-
nier.
La légende nous montre Bouddha en route pour
le Deckan, pour l'Indus, pour Ceylan. La Péninsule
entière aurait ainsi entendu de sa bouche la bonne nou-
velle. Toutes les traditions le font mourir à Kusina-
gara(l), au pied d'un arbre, sur un grand chemin.
ol. Peut-on encore apercevoir, sous les surcharges
de la légende, les traits essentiels du caractère de
Sakya-Mouni'i
Chose étonnante à première vue, et pourtant au fond
très naturelle, la légende qui a presque effacé l'his-
toire du Bouddha, a donné à son caractère un relief
saisissant. Elle n'a pour ainsi dire altéré ses actions que
pour idéaliser ses vertus et obscurci sa vie que pour
éclairer son âme. Le Bouddha dogmatique et légen-
daire c'est le Bouddha réel, poussé au mieux. L'étude
de la légende bouddhique a donc le double avantage
de nous livrer, avec le moyen le plus sûr de savoir ce
que fut Sakya-Mouni, la facilité de connaître les ten-
dances idéales de ses fidèles disciples.
Le Bouddha de la légende, le Bouddha idéal, est
en perfection, un pessimiste miséricordieux. Ces deux
mots sont clairs et disent tout pour ceux qui ont eu la
patience de nous lire; nous n'insisterons pas. Il a connu
tous les enivrements de la fortune, du pouvoir, du plai-
sir. Il a expérimenté dans la solitude, les voluptés dou-
loureuses du dépouillement absolu. Il a savouré les
{\) Le général Cunningham identifie Kusinagara avec les rui-
nes de Kasia, à 35 mille à l'est de Gorakhpour. dont un des rem-
parts porte encore le nom de « Fort de la mort du Prince », Ane.
Gcog, of India, I, p. 431.
436 LE BOUDDHISME
émotions troublantes de la contemplation intense et
muette de l'univers. La conclusion est toujours la même.
Tout est illusion : tout est souffrance, tout est vanité.
Seul, Fanéantissement peut arrêter nos désirs insatia-
bles. Notre seul et dernier asile est le Nirvana. Un pes-
simiste à rame froide, se serait contenté de formuler du
haut de sa tête cette désespérante doctrine, et aurait
attendu impassible la fin de ses rêves. Un pessimiste
aigri et savant aurait proposé des moyens violents de
hâter la solution nécessaire. Mais l'hindou n'est ni
froid, ni aigri, ni savant. Il a de l'imagination, du cœur,
de la compassion. Bouddha s'inclinera vers ceux qui
souffrent, et doucement, affectueusement, les enga-
gera à le suivre sur le chemin qui mène au néant. Je
le répète, Bouddha est un pessimiste miséricordieux.
Là est le secret de l'empire irrésistible qu'il a exercé
sur l'àme Imaginative et tendre des peuples enfants qu'il
a entraînés à sa suite.
« Gautama, dit M. S. Pressensé fut jusqu'à son der-
nier jour un homme de paix, on peut ajouter un homme
tendre à la misère et à la souffrance. » Sa main ne fut
levée contre personne, et cependant il fit toutes choses
nouvelles sous ce souffle étrange et puissant qui éma-
nait de lui. On eut dit ces vents du sud pleins de par-
fums et de langueur qui viennent du désert. « Aux deux
points de l'espace, lisons-nous^ dans le Lalita Vistara,
vibre dans l'air l'accent du Bouddha, son mélodieux
et doux qui va au cœur (1). » Pden ne rend mieux le
charme pénétrant et morbide de son enseignement qui
ne pense qu'au néant, mais en s'enveloppant de bonté
et de charité. La roue qu'il tourne est la roue de la va-
cuité, « la roue sans signes, sans désirs, la roue de
(1) Lalila \istara, p. 332,
LE BOUDDHISME 437
l'idée non formée (1) ». Celui qui a ceint le diadème de
la délivrance complète qui est aussi celui de la grande
science sans passion, a beau jeter sur tous les êtres un
coup dœil bienveillant comme un père et une mère sur
leur fils unique, l'apaisement qu'il promet ne se réalise
que dans l'anéantissement (2). C'est à cette fin dernière
qu'aboutissent toute cette élévation morale, toute cette
charité. Là est l'invincible contradiction du bouddhisme.
Le chemin où il conduit ses sectateurs vaut mieux que
le but. Aussi comprend-on que des milliers d'hommes
s'y soient attardés en oubliant le terme fatal où tout
devait se perdre avec eux-mêmes (3). m
Quant au Bouddha réel ou historique, personne, à
notre avis, n'en a mieux rendu le caractère que l'abbé
de Broglie, dans le passage suivant de son beau livre
déjà cité : « En premier lieu, le Bouddha a mené une
vie austère, il a été un religieux exemplaire, sans cela
il n'aurait pas conservé son autorité ni son prestige. En
second lieu, il avait une profonde conviction de sa pro-
pre sagesse et de la vérité de la doctrine qu'il ensei-
gnait. Il croyait, comme tout Hindou de son temps, à
la métempsycose, au besoin de la délivrance do l'àme ;
il croyait avoir trouvé les moyens sûrs d'obtenir cette
délivrance. En troisième lieu, il était animé d'un vif
sentiment de compassion pour les misères de l'huma-
nité et d'un grand désir de faire participer les hommes
aux bienfaits de sa doctrine. Il avait, sous ce rapport,
des sentiments d'apôtre. Le désir de sauver tous les
hommes est un des traits propres du bouddhisme. Il
serait incroyable qu'il n'ait pas existé chez le fondateur
(1) Id., p. 351.
(2) Id., p. 361.
(3j L'ancien inonde et le Christianisme, p. 349.
438 LE BOUDDHISME
et que ce ne soit pas lui qui Tait transmis à ses disci-
ples Dans ce même étrange récit de la mort du Boud-
dha, nous voyons que la dernière nuit, il ramène un
hérétique à la vraie doctrine. Ces traits de caractère
sont beaux, mais ils ne suffisent pas pour constituer un
saint, ni un héros tout à fait exceptionnel. Ils se sont
rencontrés dans loien des chrétiens. Saint Vincent de
Paul a toutes les vertus du Bouddha, et en possède
d'autres que nous ne v03'ons pas chez notre héros (1). »
Un profci^seur de grand séminaire.
{A suivre).
(1) l. c, p. 1G8-9.
UNE EPOPEE BABYLONIENNE
IS-TU-BAR — GILGAMÈS
Hulième article-
IV. — l'Écriture, la langue et la versification.
L'écriture, employée dans la transcriptioQ de l'épopée
de Gilgamès, est l'écriture cursive ordinaire babylonien-
ne et assyrienne. Assurbanipal, en effet, avait pris soin
d'en faire rédiger plusieurs exemplaires, les uns, en
caractères babyloniens, les autres, en caractères assy-
riens, sans doute pour les diverses catégories de lecteurs.
Le poème tout entier est conçu dans le dialecte baby-
lonien, lequel diffère du dialecte ninivite, parla prédo-
minance des consonnes douces [b, d, s', ^), sur les con-
sonnes fortes [p, t^ s, k).
Quant à la versification, on chercherait vainement
ici quelque chose, qui ressemblât de près ou de loin à la
mesure et au rhythme. Le poème se compose de versets
coupés en général suivant le sens, dont l'ensemble
constitue une sorte do récitatif. L'allure poétique est
marquée par les répétitions, qui, tantôt, forment une
simple reprise, tantôt, tombent en cadence, à la manière
d'un refrain. On y trouve, en outre, des traces nombreu-
ses de parallélisme, non de ce parallélisme savant, tel
440 IS-TU-BAR — ,[gILGAMÈS
qu'on le rencontre chez les poètes hébreux, fondé sur la
gradation et ralternance habilement ménagées des idées
et des mots, mais d'un parallélisme encore rudimentaire,
consistant à peu près uniquement dans la répétition de
la même pensée sous une forme différente. Voici, d'ail-
leurs, quelques exemples empruntés à la onzième
tablette :
Je vais, Gilgamès te découvrii- le mystère,
et te révéler le décret des dieux. XI, 9-10.
Argile, argile; amas de poussière, amas de poussière !
Argile, écoute ; amas de poussière, entends !
Le Dieu Bel m'a repoussé, il m'a rejeté -,
aussi, je ne veux point séjourner dans votre ville,
je ne veux point poser ma tête sur la terre de Bel
Je vais descendre vers la mer, et demeurer auprès d'Ea, mon
seigneur. XI, 39-42.
Je m'affaissai et m'assis en pleurant,
les larmes coulèrent sur mes joues.
XI, 137-138.
III.
ÉTUDE SUR L'AGE DU POÈME
Les tablettes, sur lesquelles se trouve inscrite l'épopée
de Gilgamès, faisaient partie delà bibliothèque d'Assur-
banipal. Notre poème pourrait donc, à la rigueur, ne
pas remonter au-delà de 650 av. J. C. Mais un tel docu-
ment n'est, nous le savons de source certaine, que la
reproduction d'un document plus ancien. Assurbanipal,
en effet, avait fait copier, par ses soins, l'épopée de Gil-
gamès, en même temps que les principales œuvres litté-
raires, qui constituaient la richesse des villes sacerdota-
IS- TU-BAR — GILGAMÈS 441
les de laBasse-Chaldée, pour en doter sa bibliothèque.
Afin que personne n'en ignorât", et que la gloire lui en
revînt dans lu postérité la plus reculée, il avait fait gra-
ver au bas de chaque tablette la suscription suivante :
« Copie certifiée conforme au texte ancien. Fro'priètè
d'Assurbanipal, roi des légions., roidupays d'Assur.»
C'était là une manière de garantir l'authenticité de l'œu-
vre et de s'en assurer la propriété. Or, malgré l'état
fragmentaire dans lequel nous sont parvenues les ta-
blettes, nous retrouvons à plusieurs endroits, conservée
en tout ou en partie, une telle suscription. (1)
Ainsi, l'épopée de Gilgamès dut être rédigée à une épo-
que fort reculée, puisque déjà, au temps d'Assurbanipal,
on attribuait à l'original une antiquité vénérable. Mais
quelle est au juste la date de la composition d'un tel
poème ? C'est là un problème de critique complexe et
difficile à résoudre.
Il ne peut pas être question ici, évidemment, de four-
nir une date précise, mais seulement vague et oscillant
entre plusieurs siècles. ÎMême, en se mouvant dans d'aussi
larges limites, la tâche n'en reste pas moins ardue. Tou-
tefois, elle ne défie point,' sans doute, les ressources
d'une critique sagace et minutieuse. A supposer, en effet,
que nous ne possédions pas, sur le moment probable,
où furent composés les poèmes homériques, le témoi-
gnage d'Hérodote, nous n'hésiterions pas, cependant, à y
voir des œuvres de l'âge héroïque. 11 en va de même,
en ce qui concerne notre épopée. Si nous n'avions pas
sur la haute antiquité du poème chaldéen le témoignage
d'Assurbanipal, toutefois, nous y reconnaîtrions sans
peine une œuvre des temps primitifs. Il ne peut venir à
(1) II, VI, 46-50 ; Y, Yl, 47-, VI, -HG-2l'0; IX, VI, 38-W; IX, VI
b, 40-54 ; X, YI, 42-45; X, YI b, 'iG-4S; XI, :] ÎO ;!34; XII, Yl, 12-15.
442 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
l'esprit de personne de placer l'épopée de Gilgamés
dans la période pleinement historique, pas plus qu'on
ne saurait songer à faire descendre l'Iliade et l'O-
dyssée jusqu'à l'époque classique. L'examen du texte
lui-même est ici la meilleure preuve et tout à fait con-
vaincante.
A ne considérer d'abord que le système scientifique
de l'univers, tel qu'il se trouve impliqué dans notre épo-
pée, on se sent reporté tout d'un coup à une grande dis-
tance en arrière. La description de ce monde, confiné
dans la vallée du Tig-re et de l'Euphrate, limité à l'ho-
rizon par les montagnes du Soleil, entouré de toutes
parts par le fleuve Océan, paraît bien avoir été calquée
sur quelque mappemonde rudimentaire, œuvre des géo-
graphes primitifs. En tout cas, des conceptions si enfan-
tines sont assurément fort anciennes.
Si, de cette vue d'ensemble sur l'univers, nous passons
à l'examen du système astronomique en particulier,
nous arrivons au même résultat. Ici, certains sa-
vants (1) ont essayé d introduire un élément de pré-
cision dans le débat. Prenant comme point de départ
la concordance, qui paraît exister entre le cycle des
exploits de Gilgamés et la révolution annuelle du soleil,
s'appuyant en particulier sur les coïncidences remar-
quables, que l'on a cru saisir , dans notre poème,
entre certains signes du zodiaque, tels que le Taureau,
le Scorpion, le Verseau et l'équinoxe du printemps, l'é-
quinoxe d'automne, le solstice d'hiver, ils ont cherché à
établir une relation entre l'époque où eurent lieu ces
phénomènes et la date de la composition de l'épopée. Or,
(1) Jensen : Kosmologie, p. 318-321); Alf. Jeremias : Izdiihar-NhnroJ,
p. 66-()7 ; A. Loisv : Les mijtlieschaldéens de la création et du déluge,
p. 71.
IS-TU-BAR — GILGAMÈS 443
on a pu vérifier, d'après des calculs astronomiques, que
le passage du soleil dans la constellation zodiacale du
Taureau a coïncidé avec l'équinoxe du printemps, plus
dedeux mille ans avant notre ère, commelimiteinférieure.
On a conclu de là que l'épopée de Gilg-amès, où se trouve
noté un tel phénomène, doit remonter à peu prés à la
même époque.
Mais de telles preuves restent toujours un peu con-
jecturales. Une étude détaillée des éléments histori-
ques et religieux, qui constituent le fonds du poème,
semble devoir nous fournir des arguments moins con-
testables.
Dans la lutte de Gilgamès contre Humbaba, on a cru
reconnaître, ainsi que nous l'avons fait observer ailleurs,
un souvenir de l'antique rivalité qui divisa laChaldée et
Elam. Or, cette vieille hostihté entre deux peuples voi-
sins a laissé des traces dans les documents historiques
qui nous ont été conservés. Ainsi voyons-nous, dans la
liste des rois cités par Bérose (1), à la suite d'une dynas-
tie mède ou élamite, qui se maintint durant plus de deux
cents ans, à peine séparée d'elle par une série de onze
rois de race inconnue, qui auraient régné près de cin-
quante ans, une dynastie chaldéenne, qui resta domi-
nante pendant une période de quatre cent cinquante ans.
De même, Assurbanipal, dans le récit qu'il nous a laissé
de ses diverses expéditions (2), raconte qu'il ramena de
Suze et réintégra solennellement dans le temple d'Anu,
à Uruk, la statue do la déesse Nanâ, qui en avait été ar-
rachée, 1G35 ans auparavant, par Kudurnahunti, l'Ela-
mite. Or, en combinant ce double témoignage, on a cal-
(1) Dans C. Millier, Fragm. hisloric. grsec, t. II, p. 509 (éd. Didot).
(:2)IIIR. i:\, y i:{ a; VR.r), 107-I-2'ib. Cf. Schiader: Sammlwig von
a^syrischen und bahylonischen Texteu. JI, p. 208,
444 IS -TU-BAR — GILGAMÈS
Cillé que la chute de la puissance d'Uruk, causée par
les Elamites, et en particulier par Kudurnahunti et sa
restauration, accomplie par Gilgamès, auraient eu lieu
dans l'intervalle compris entre 2450 et 2250 avant J. -G.
L'épopée de Gilgamès, oi^i se retrouve encore vivant le
souvenir de tels événements, remonterait à peu près à
la même époque (1). Mais le plus sûr témoignage est
sans doute ici celui du poème lui-même. A un endroit (2),
se trouve mentionnée la ville de Surippak, comme la
cité antique par excellence. Il est question, à un autre
endroit (3), « des porteurs de couronnes qui, jadis, gou-
vernèrent la contrée. » En outre, la situation politique
et sociale de la basse Chaldée, telle qu'elle est décrite
dans notre poème, nous reporte par delà l'époque histo-
rique.
Quant au système rehgieux, on a fait remarquer (4),
avec raison, qu'il était constitué, dès cette époque recu-
lée, comme au temps de Nabonide, que déjà, dans l'é-
popée de Gilgamès, se retrouve toute entière la double
triade des dieux cosmiques et sidéraux : Anu, Bel et Ea,
Samas, Sin et Istar. On no saurait donc tirer de là un
nouvel argument, en faveur de l'antiquité de notre
poème. Tout au plus pourrait-on faire valoir, dans les
divers caractères que l'on prête aux dieux, caractères
tantôt physiques, tantôt zoomorphiques et an thropomor-
phiques, une certaine indécision, qui paraît appartenir à
l'époque de transition, sans doute fort ancienne, où
s'opérèrent de telles transformations.
(1) G. Smith: Chaldean Account ofGûiicsis, p. 181-191 (Cf. p. 25)
et p. 292!--^94 ; Alf. Jeremias : Izdubar-Niinrod, p. 9 : A. Loisy : Les
mythes chaldéens de la création et du déluge, p. 72-73.
(2) XI, 11-13.
(3) XII (?) b, 38.
[ï) Alf. Jeremias : Izduba>--yimrod, p. 9-10.
IS-TU-B.\R — GILGAMÈS 445
Plus encore que le fonds d'idées mythologiques,
l'écriture, la langue et la versification sont impuissantes
à nous fournir un moyen de vérifier la date, même pro-
bable, de l'épopée. La copie que nous en possédons, a été
transcrite, suivant le type ordinaire des caractèi'es baby-
loniens et assyriens, par un scribe du temps d'Assurba-
nipal. On sait, en outre, que la langue assyro -babylo-
nienne a persisté pendant quarante siècles presque sans
subir de variations, de telle sorte que, dans Tétat ac-
tuel de nos connaissances, la langue de Sargon
d'Agadéet de Naram-Sin (vers 3.800 av. J.-C.) ne nous
paraît pas différente de celle de Nabonide (538 av. J.-C.)
C'est dire que, pour nous, la langue de l'épopée de Gil-
gamès ressemble à toutes les deux à la fois, et pourrait,
par suite, si l'on se fondait sur ce seul critérium, être
regardée indifféremment comme une œuvre très an-
cienne ou relativement récente. Enfin, les règles de la
versification, si tant est qu'il y en eût, sont trop incon-
nues pour que l'on essaye de fonder là-dessus un rai-
sonnement solide.
De telles considérations et d'autres encore que l'on
pourrait ajouter (1), assurent à l'épopée de Gilgamès
une antiquité vénérable. Tout, en effet, dans ce poème,
nous transporte par-delà l'époque historique, telle qu'elle
nous est connue par les annales des rois de Babel et
d'Assur. La date de la composition d'une telle œuvre ne
saurait être placée au-dessous de l'an 2.000 av. J.-C. et
il est possible qu'elle doive être reportée encore plus
(1) Ainsi, les observations tirées d'un examen minutieux des ca-
chets-cylindres, où se trouvent reproduites les principales scènes de
noire poème. Nous ne les apportons point ici, les réservant pour
une étude spéciale.
446 IS-TU-BAR — GILGAMÈS
haut. L'épopée de Gilgamès est antérieure à l'époque de
Moïse et sans doute aussi à celle d'Abraham (1).
J. Sauveplane,
Ancien élève de l'École des Haules Études.
(1) Nous arrêtons ici cette introduction, déjà trop longue. Ce
n'est pas cependant que la matière soit épuisée. 11 nous resterait
encore à illustrer les divers épisodes de l'épopée, à l'aide des repré-
sentations figurées, qui se rencontrent si fréquemment sur les ca-
chets-cylindres, à accompagner le commentaire littéraire d'tm com-
mentaire archéologique. Ceci sera l'objet d'un travail spécial, qui
paraîtra prochainement. Enfin, pour être complet, il nous faudrait
rendre compte du succès littéraire de notre poème, en suivre pas à
pas les traces à travers la Judée, la Phénicie, l'Asie Mineure et la
Grèce. Un tel sujet mérite, par son importance même, une élude sé-
parée, qui sera publiée un peu plus tard sous ce titre : Essai sur les
origines du mytlie d^ Hercule.
CHRONIQUE
1. — Li'enseignemcat et la science (les Religions.
Nous avons déjà annoncé que le parlement des Religions doit se
réunir à Chicago, pendant l'exposition universelle. En voici le
programme :
Première JouaxÉE. —Lundi 11 septembre 189i. Réception
officielle des membres par les aalorités.
Deuxième journée. — Dieu. Origine et extension de l'idée de
Dieu. La croyance à la paternité divine. Tendances du théisme
moderne.
Troisième journée. — Lhomme. Sa nature, sa place dans
l'univers, ses rapports avec la divinité. Diver.ses conceptions de
la vie fu'ure. La fraternité humaine d'après les différentes reli-
gions.
Quatrième journée.— La relie/ ion, caractère essentiel de
rhumanilé. — Bat et fonction de la religion Conceptions diffé-
rentes du culte. Ce qui distingue la religion de la morale. Les
vérités acquises en religion.
Cinquième journée. — Systèmes de religion. Importance
et conditions d'une élude sérieuse de tous les systèmes religieux.
Des services rendus par chaque religion historique. Principales
lacunes de chaque religion au point de vue praUque.
Sixième journée. — Livres sacrés de tous les peuples. Leur
étude par les procédés littéraires. De la religion interprétée par
la poésie. Ce qu'ils ont apporté à rhumanit-^. Influence de leurs
dénonciations du péché.
Septième journée. (Dimanche). — La religion et la famille.
Le mariage. ~ L'éducation domestique. — L'atmosphère reli-
448 CHRONIQUE
gieuse du foyer. — Nécessité d'un jour de repos consacré par la
religion.
Huitième journék — Réformateurs religieux. L'idée d'in-
carnation dans les différents cultes. — La sympathie entre les
religions.
Neuvième JOURNÉE.— ^â'/)/)or/5 6/e lartVqionavec ksscien-
ces, ks arts et les lettres. — La connaissance de la religion
peut elle être scientifique ? — Assistance fournie parla philoso-
phie et les sciences naturelles à la science des religions : assis -
lance fournie par cette dernière aux autres sciences. La religion
et la musique.
DiKiÈyiE }0VRSÉE.— Rapports de la religion avec lamorale.
— Uni lé essentielle des idées morales. — Notions non religieuses
de la conscience, du devoir et du droit. — Rôle de la reli-
gion dans le perfectionnement de la nature humaine. — Diffé-
rents plans pour le relèvement des coupables.
ONZIÈME JOURNÉE — Rapports de la religion avec les pro-
blèmes sociaux. — La religion en présence du Travail, de la
Richesse, delà Pauvreté et de la Tempérance. La religion et les
classes criminelles. — Services rendus par la religion à la fem-
me.
Douzième JOURNÉE.— Rapports de lareligion avec la société
civile. — La religion et le patriotisme. — La reli.ion et l'obser-
vation des lois. — La religion est-elle actuellement à même de
satisfaire les exigences de la vie moderne ?
Treizième journée. — Lareligion et T amour de V humanité.
— La fraternité des peuples. — La justice internationale. —
Substitution de l'arbitrage à la guerre. — La mission religieuse
des peuples anglo-saxons.
Quatorzième journée. (Dimanche) — Condition actuelle de
la chrétienté. Ce que la religion a fait pour l'Amérique.
Quinzième journée.— Z)e Vwiion religieuse de la chrétien-
té. Est-elle désirable, sur quels principes, et quels y sont les obs-
tacles ?
Seizième journée.— /)e /'?/;î/o?i religieuse de toute la fa-
mille humaine. Ce que le mondedoitaux mouvements religieux
de l'Asie, de l'Europe, et de l'Amérique. — Quels sont, entre
CHRONIQUE 449
les di(T4rentes religions, les points de contact et les points de di-
vergence qui ressorlent des exposés précédents ?
Dix-septième journée. (27 septembre). — De la perfection
religieuse suivant les différentes religions. — Quel sera le
centre de la future unité religieuse de riiumanilé ?
La circulaire d envoi ajoute qu'à ce parlement seront représen •
lés, outre toutes les grandes confessions historiques du chris-
tianisme, le bouddhisme du Nord et du Sud, -le confucianisme, le
shinto, les différentes formes de l'hindouisme, les Parsis, les
Maliométans et les Juifs. Il est difficile de dire ce qui sortira de
ce contact.
—La librairie Leroux a publié les Actes du congrès interna-
tional des Américanistes, (8'= session). Mgr de Harlez en a pu-
blié un résumé dans la Science Catholique. La science améri-
caniste, ditle savant professeur, n'excitait, naguère, encore, que les
dédains et les défiances des savants européens ; elle leur semblait
être sans b.ase, sans principe fixe, une oeuvre de dilletlante qui
ne méritait que peu ou point d'attention. Mais la jeune science,
un peu indécise ou téméraire, à son début, il est vrai, a fait de-
puis des progrès si considérables (jue l'on peut répéter, sans hé-
sitation, après le savant ethnologue et linguiste américain Daniel
Brinton, que « le Congrès des Américanistes est devenu une
puissante société internationale, que la poursuite, organisée par
lui, des conquêtes scientifiques et l'investigation delà vérité par-
viendront à grouper dans un avenir prochain les savants de tous
les pays ». Dans ce congrès on a réuni dans une même pensée,
avec une même ardeur scientifique, les hommes qui portent les
noms les plus distingués dans le monde de la science. Qu'il nous
suffise de citer les noms de MM. de Quatrefages, de Nadaillac,
Gharnay, Hamy, Beauvois, Brinton, H. r.ordier, Galïarel, Adam,
deCharencey, de la Grasserie, Prince Bonaparte, etc., gages cer-
tains de la valeur des travaux présentés. — Et à ce propos, Mgr
Harlez fait justement remarquer que le peu d'intérêt que l'on
témoigne dans l'Europe centrale pour les choses des pays éloignés
et situés en dehors du champ des études vulgaires est un fait vé-
ritablement regrettable. Rome et la Grèce absorbent toute l'at-
tention et tout ce qui les concerne semble être hautement inté-
29
450 CHRONIQUE
ressant, depuis les boutons du couvre jambe du soldat romain
jusqu'au moindre mot d'un auteur classique. Surde semblables
sujets on peut discuter avec chaleur et sans fin. Pour tout le reste
un regard furlifetà moitié distrait suffit amplement II semble-
rait que l'humanité est entièremenl concentrée dans le monde
hellénique et romain.
Les travaux présentés au congrès ont été nombreux. Nous ne
pouvons les citer tous.
Les études anthropologiques ont été en particulier des plus
intéressantes.
La première, due aux recherches de M. Ten Kate, traite
de cet important sujet de l'unité et des conditions anthropologi-
ques des races américaines. Le savant antliropologue y constate
différents faits d'une grande conséquence. C'est d'abord l'impos-
sibilité de déterminer un type universel et commun à tous les in-
digènes américains, t Au lieu d'un type général, l'on en trouve
un certain nombre entre lesquels il y a autant de différences
qu'entre les autres races jaunes. »
M Charnay a passé en revue les analogies constatées entre des
traits de mœurs, des usages, des croyances asiatiques et amé-
ricaines.
Ce sont : 1" la forme et le rôle attribué au premier souverain
civilisateur des chinois, Fou-hi, représenté comme un serpent à
tête humaine apprenant aux hommes à pêcher et à cuire la viande,
tout comme le Quetzalcoalt mexicain.
2° C'est un chant du Slir King implorant la faveur du ciel pour
faire cesser une sécheresse qui produisait la famine et dont on
retrouve à peu près les termes dans une prière du rituel mexi-
cain adressée au dieu Tlaloc, à la même occasion.
3« Les conseils d'une mère cambdogienne à sa fille qui rappel-
lent ceux d'une mère toltèque dans les même circonstances et que
nous lisons au 1. 2, ch. 18 de J. de Sahagun.
4^' Les cérémonies du jour de l'an et celles qui les préparent, en
Chine et au Mexiijue ancien.
5° L'emploi du papier de couleurs découpé en diverses formes
pour chasser les mauvais esprits, celui des noms de fleurs comme
appellatifs des femmes et des jeunes filles, la ressemblance de
CHRONIQUliî 451
cerlaiiis génies chinois et des dieux mexicains des manuscrits
aztecs.
6° La ressemblance des textes bouddliiques japonais avec celui
du soleil à Palanqué , la bénédiclion donnée par les prêtres au
moyen d'ime palme usitée des àewi côtés de l'Océan.
7" Le paloi. vêtement national du Cambodge identique au raaxlh
des régions tolièques, le vêtement des femmes identiques dans
les deux pays.
8'^ Les armes, les insignes guerriers du casque, les jeux de
paume et les cariatides du palais tout semblables dans l'une comme
dans l'autre contrée.
M. Charnay trouve des rapprochements de plus en plus nom-
breux et frappants. Le savant anthropologue les expose en dé-
tail ; nous ne pouvons que les indiquer sommairement. Citons
le dieu poisson à la tête humaine, la position élevée des palais
sans raison d'être au Mexique, l'astrologie judiciaire praliquée
d'une manière analogue, le globe ailé symbole de la toute-puis-
sance, les habits royaux, les constructions à briques crues faites
exactement de la même manière et avec les mêmes instruments,
malgré l'abondance des pierres au Mexique, la foi'me de parallé-
lipipède rectangle donnée aux palais, celle des étages, les prin-
cipes d'arcbitecture qui s'appliquent également dans ces régions
si éloignées l'une de l'autre, lé culte du soleil pratiqué d'une ma-
nière analogue, le mode de construction des colonnes, celui de
l'ensevelissement dans les classes élevées au moyen de jarres en
terres cuite, les pyramides à degrés qui couvraient le sol de la
Mésopotamie comme on en voyait dans la plaine du Mexique et
qui sei'vaient de lieu de refuge comme celles de l'Egypte ou
de l'Ethiopie, au rapport d'Hérodote, elc , etc.
Le Congrès américaniste de Paris n'a pas élé au-dessous de
la plupart des autres Congrès savants. Nous souhaitons qu ils
servent à développer le goût de ces études dont l'utilité n'est plus
contestable et dont les résultats s'apprécient chaque année de
plus en plus. Ce n'est point connaître l'homme, ses attributs, son
langage, ses œuvres, que de ne les connaître qu'en partie, et une
science pleine de lacunes est propre à engendrer les plus funestes
erreurs.
452 CHRONIQUE
— Voici d'après la Revue de VBistoire des Religions quel
est en Amérique l'étal actuel de TEnseignement de l'histoire des
religions. « M. Moriss Faslrow, professeur à l'Université de Pen-
sylvanie, a fait paraître une courte revue des progrès accomplis
ces dernières années dans l'hisloire religieuse générale aux Etats-
Unis : Récent movemeiUs in the hhtorical study of reli-
gions in America. Ce tableau est des plus réjouissants. Voici
d'abord TUniversité de Harvard, la première qui ait officiellement
institué un cours d'histoire des religions, professé depuis quatre
ans par M. Charles Everett. Cette année il ne s'y fait pas moins
de six cours dhistoire religieuse : M. Toy, traite de la religion
hébraïque comparée aux autres religions sémitiques, et fait des
conférences sur l'Islam et le Coran; M Lanman initie ses audi-
teurs aux livres sacrés du bouddhisme; le professeur Allen s'oc-
cupe du culte et de la religion chez les grecs; le professeur Kit-
Iredge étudie les Sagas d'Islande, lEdda et la mythologie germa-
nique. Ajoutons le cours de M. Eraerton sur l'histoire chrétienne
des huit premiers siècles, où les rapports du christianisme et du
paganisme sont étudiés et le cours du professeur Lyon, qui fait
une large part aux religions assyro-babyloniennes. A l'Université
dePensylvanie, Ihistoiredes religions, sous rao4ive impulsion de
M. laslrow, a été tout d'abord introduite dans des conférences
parla « Universily Lecture association », dont nous avons parlé
dans de précédentes chroniques. Cette année, pour la première
fois, elle figure sur les programmes officiels de la section de
Philosophie, Psychologie et Morale : M Hilprecht enseigne la
religion de l'Assyrie et de la Babylonie ; M. lastrow, la religion
d'Israël et l'Islamisme; M. Easton, les religions de l'Inde et de la
Perse ; et M. Brinton, les éléments et l'évolution des religions
primitives.
A CorneH's Universily, la création de la Susan Linn Sage
School of philosophy, que nous avons signalée jadis, a assuré
depuis quatre ans renseignement de l'histoire des religions sous
la direction du Rev. Cbarles Melen Tyler.
M lastrow nous apprend que les cours organisés en été par
la School of applied ethics dans la station balnéaire de Ply-
mouth, ont été couronnés d'un plein succès. 11 nous rappelle la
CHRONIQUE 453
réunion de collections destinées à devenir des musées de religions
au National Muséum et à l'Université de Pensylvanie, la fonda-
tion d'un History of religions club, à Cambridge, dont les
membres se réunissent une fois par mois pour entendre des tra-
vaux sur l'histoire des religions; l'organisation de V American
Cominittee for lectures in tfie history and the comparative
study of religions, sous la présidence du professeur Toy, le
pendant du comité des Hibberl /^ectures en Angleterre. Nous féli-
citons vivement nos amis d'Amérique du brillant succès de leurs
efforts. L'histoire des religions espère beaucoup de leur intelli-
gente initiative. »
— L'enseignement des religions a été aussi organisée à l'U-
niversité de Boston : nous en rendrons compte dans notre pro-
chain numéro.
— Nous avions mentionné à^ikV Évolution religieuse dans
les diverses races humaines, par Gh. Letourneau, secré-
taire général de la Société d'anthropologie. Rien n'empêche d'y
revenir. L'auteur représente une école aussi nombreuse que peu
forte en hiérologie.
M. Letourneau nous dit, dans sa préface, que ce volume fait
partie d'une série à laquelle on pourrait donner le litre de « l'Évo-
lution des sociétés «. Si les autres ouvrages ont la même valeur
que celui-ci, nous pouvons dire sans hésiter que la série complète
n'ajoutera rien à la science réelle de l'humanité, comme le font
remarquer les Éludes que nous citons.
La méthode comparative adoptée par l'auteur peut être bonne,
mais elle demande à être employée sans esprit préconçu. En
effet, c'est en parcourant les idées, les mœurs des divers peu-
ples, que nous pouvons constater l'universalité des sentiments
religieux.
Pour M. Letourneau, la religion des Juifs n'offre qu'un intérêt
secondaire : il est mal à l'aise dans ses grossières interprétations
de la Bible. Le chrislianime n'est pas une religion raouothéisle,
mais plutôt polythéiste, parce que les catholiques admettent l'in-
tervention des anges et des saints ; il le range côte à cùte avec le
mazdéisme, dans la catégorie des religions dualistes.
11 prend soin d'ailleurs de nous avertir, dès les premières lignes
454 CHRONIQUE
de sa préface, qu'il s'agit pour lui d'étudier sous le nom de reli-
gion « la somme des illusions dont le genre Immain s'est leurré
et se leurre encore à propos du surnaturel », de réagir contre
l'erreur instinctive où nos générations, séduites par les arguties
des théologiens, domptées par le bras séculier ou circonvenues
par une éducation pieuse jusqu'à l'excès, sont invinciblement
tombées. Pour elles, le mol relir/ion représente tout un idéal à la
fois mystérieux et vénérable qui plane au-dessus de l'examen,
quelque chose comme un sanctuaire fermé et inviolable. Il faut
détruire ces antiques préjugés si funestes à la liberté de penser,
et la méthode comparative, dextrement employée par M Letour-
neau, doit nous mettre à l'iibii de ces erieurs de jugement.
« Guidés par elle, nous voyons à n'en pouvoir douter que les
grandes religions sont simplement l'épanouissement des petites,
de ces grossiers féticbisraes dont nos doctes exégèles ne daignent
pas même s'occuper »
Les contradictions ne manquent pas dans ce livre. C'est ainsi
que M. Letourneau constate à chaque page, et chez tous les peu-
ples dont il nous parle, la croyance à la vie future, à la survie
du double,, pour employer son expression. Vous penseriez qu'il
va de là conclure à la vérité objective de cette croyance : erreur;
qu'il va au moins la discuter, en analyser les éléments : point du
tout. On se contente de nous déclarer que c'est là une preuve de
Vanhnisme toujours vivant chez tous les peuples, animisme
que du reste on vous définit en disant que c'est « cette illusion
primaire qui porte l'homme peu développé à prêter à tels objets
ou êtres du monde ambiant sa volonté, ses senlimenls, ses idées ».
(Préface.) C'est une illusion , comme l'illustion du rêve.
Entre la croyance ferme et absolue par laquelle vous, catho-
lique, vous affirmez la vie future, et le procédé littéraire par
lequel les poètes animent les êtres qui nous entourent et leur
prêtent leurs sentiments, l'auteur ne voit aucune ditïérence :
animisme et pur animisme, illusion toujours dans les deux cas.
Si cette réponse ne vous satisfait pas, si vous désirez de plus
amples explications, vous pouvez fermer le livre : M. Letourneau
ne vous en donnera point.
Ennemi déclaré de toute religion, l'auteur consacre plusieurs
Clin UNIQUE 455
pages à démolir la définiiion d'ailleurs incompléle que M. de
Qualrefarges avait donné du règne iiumain, en disant qu'il était
caractérisé par la religiosité ; il paraît que, pour certains profes-
seurs d'anthropologie, c'est là une erreur capitale : le chien ado-
rerait son maître avec beaucoup plus de ferveur que les plus
pieux d'entre les hommes n'adorent Dieu : « Le chien, comme
on la dit plus d'une fois, a sûrement la religion de l'homme :
c'est un animal anthropolâlre. Comme il admire et redoute son
maître I Comme il le regarde avec amour et vénération ! Comme
il le flatte et le caresse ! Comme il l'implore ! Comme il s'hu-
milie, s'avilit, se prosterne devant lui ! » Peut-éti'e pour M. Le-
lourneau l'inslinct religieux est-il ce qui nous rapproche le plus
de l'animal. »
— « Décidément, des tendances abstraites, indéfinies, flottent
dans l'air, dit dans un de ses derniers articles la Revue des Revues,
Voici après Huxley, Ernest Haeckel le grand matérialiste alle-
mand, qui juge à propos de discuter publiquement sa religion, sa
profession de foi. On aurait le droit de se montrer surpris, en pré-
sence de l'importance que semble attacher le plus ardent et le
plus connu parmi les élèves de Darwin à ses croyances reli-
gieuses Et cependant la chose est, au fond, des plus naturelles.
Une sorte de mouvement mystique parcourtencemomentl'Europe
entière. L'humanité désillusionnée tend à réformer les bases de
son existence morale. Les uns créent de nouveaux dieux ; les
autres retournent aux aniiennes croyances ; les troisièmes s'ef-
forcent de mettre d'accord la religion dupasse avec celle du pré-
sent, pour en former une sorte de religion de l'avenir. Le mou-
vement est si fort qu'il a englobé, non seulement les esprits
moyens, mais aussi les esprits supérieurs qui semblaient s'en dé-
sintéresser.
Rien d'étonnant à cela, quand on songe que, pendant le récent
congrès des naturalistes allemands qui a eu lieu à Allenbourg
(octobre 189^2), les nombreux assistants n'avaient rien de mieux
à faire que de discuter les dogmes religieux de la science îia-
turalisie. Un discours prononcé dans ce sens par le professeur
Ichlesinger, a été développé dans la même direction par les sa-
vants allemands y compris Haeckel lui-même.
456 CHRONIQUE
Pour lui la matière est tout ! C'est elle qui forme la base et le
sommet du développement matériel et moral de l'homme (voir
son Anlhr()pogé?iie, La création naturelle, etc ). La religion
de Haeckel s'en est ressentie forcément et nous aurons par consé-
quent sous les yeux les dogmes de la religion matérialiste.
Nous aurojis une idée de ce qu'est cette nouvelle religion maté-
rialiste dans le résumé suivant d'un article publié par Haeckel
dans la Freie Buhne, n° novembre dernier.
« Le besoin, dit-il, de créer une nouvelle synthèse, une nou-
velle théorie cosmogénique, se fait vivement sentir. Il est hors
de doute que cette synthèse ne peut pas èlre créée sur la base
des révélations sur?iatw'elles, car il faut, avant tout, qu'elle
soit d'accord avec les conquêtes de la science moderne.
Plusieurs grands esprits se sont etTorcés de nous donner cette
•qérité dans les derniers dix ans... Inutile d'insister sur tous les
dangers dont ces tentatives sont menacées de la part des religions
orthodoxes et des gouvernements myopes et bornés. Du reste,
les naturalistes eux-mêmes mettent des entraves dans les roues,
en déclarant vouloir garder leurs vérités sous le boisseau. Selon
eux, la science n'a à s'occuper que des données concrètes, posi-
tives, et elle doit laisser la synthèse, la création de nos croyances
scientifiques, aux spéculations des philosophes.
Et cependant rien de plus faux que ces opinions étroites... La
philosophie et la science naturelle ne peuvent pas plus èlre sé-
parées que l'observation et la réflexion. Chaque homme intelli-
gent s'efforce de mettre en concordance sa science, ses notions
concrètes de la vie et de ses phénomènes, avec les conceptions
des sphères abstraites et les plus élevées, que nous désignons
par le mot de Religion...
Quant à moi, je me déclare partisan résolu de la philosophie
de Vitnité de la nature. Il n'y a qu'une âme dajis toutes les
cnoscs.
On essaie de combattre notre système en nous disant que nous
ne sommes que des matérialistes. Mais ces mots ne prouvent
rien, On pourrait également nous appeler spiritistes. Qu'im-
porte I Notre croyance est partagée, à l'heure qu'il est, par les
neuf dixièmes des naturalistes du monde entier... J'irai
CHRONIQUE 457
même plus loin ; je crois que c'est là la religion unique de tous
les naturalistes qui : 1° sont au courant du mouvement scienti-
fique moderne; 2° possèdent assez d'esprit critique pour pouvoir
déduire la conclusion logique des données empiriques fournies
par la science ; 3' ont assez de courage pour défendre les convie-
lions ainsi acquises contre les attaques des adversaires ; 4° qui
possèdent enfin assez de puissance de caractère pour se délivrer
de tous les dogmes qu'on nous a imposés pendant notre jeu-
nesse. Envisagées au point de vue de la science, toutes les reli-
gions perdent du terrain. Les révélations et les dogmes s'éva-
nouissent et cessent d'inspirer la confiance .. De toutes les reli-
gions que nous a léguées le passé, le christianisme et le boud-
dhisme semblent être les plus fortes. L'éthique chrétienne nous
apparaît à présent au-dessus de toutes les autres. iMais nous de-
vons reconnaître que les psrles les plus précieuses : l'amour de
son prochain, lobéissance aux lois, l'idée du devoir, se trouvent
bien au delà des origines du christianisme. Comme Darwin l'a
démontré, tous ces principes se retrouvent dans Vinslinct so-
cial desanimaux... 11 est incontestable que l'humanité doit beau-
coup à la religion chrétienne, quoiqu'il soit regrettable que les
révélations aient diminué l'importance de ces services... La mo-
rale de la science moderne (voir les travaux de Spencer, Garneri,
etc ), ne présentera point ces défauts... Grâce à linfiuence de la
science, l'idée anthropomorphiste dun Dieu personnel s'en ira
bientôt et le destin de notre siècle en sera la disparition, comme
le siècle précédent a vu disparaître le Diable personaeL., Nous
arriverons tous forcément à l'idée de 1 unité de Dieu et de l'Uni-
vers, à l'idée de l'unité de l'âme et de la matière, »
— Le spiritisme est à l'ordre du jour. Le nouvel ouvrage de M.
Jeanniarddu Dot(l) l'a mise à la portée de tous les esprits. Le bon
sens parle dans cet écrit. La première partie intitulée : Notions
fondamentales, expose avec une lucidité parfaite ce qu'est le spi-
ritisme. L'auteur divise ensuite les faits spiiites en trois catégo-
ries, qu'il substitue aux treize classes confuses du docteur Groo-
(t) Le spiritisme dévoilé on les faits spiriles conslal(-''s et commen-
tés. Paris, blond et Banal.
458 CHRONIQUE
kes. La seconde partie reproduit et commente les récils recueillis
par le docteur Gibier sur le spiritisme en Europe, en Hindous-
laii et en Amérique : tables philosophes, devineresses ou farceuses,
sorciers et médiums conscients et inconscients, etc. La troisième
partie passe en revue les expériences des savants reproduisant le
même genre de faits, mais les passant au crible de l'observation
la plus minutieuse. Clricun des faits amène la théorie spéciale
qui l'explique dans une certaine mesure, sans que l'auteur s'é-
carte jamais de la doctrine de .saint Thomas relative aux esprits :
miracles et prestiges, extase vraie ou fausse, lévitation, envoûte-
ment, sabbat, etc.
— M. le D' Netter défend les doctrines spiritualistes dans sa
brochure intitulée: La parole intérieure et lame (1). Il con-
clut par des considérations tirées de ce langage intérieur qui est
en nous, que ce ne sont pas nos cellules cérébrales qui, en nous,
pensent, réfléciiissenl, raisonnent, mais qu'il faut en revenir à la
tradition d'après laquelle chacun de nous a son moi, son moi
métaphysique, pensant, réfléchissant, raisonnant avec le con-
cours du cerveau, tout comme nous exprimons nos pensées au
dehors avec le larynx et la langue, organes inconscients de la
parole articulée.
— Le Rêoe en tant que révélation tel est le titre d'un article
pubUé parla Fortnirjhtly Revievv, n° mars dernier. « 11 y a, dit
l'auteur, M. James Sully, l'éminenl psychologue anglais, deux
manières distinctes de considérer les rêves. Selon l'une d'elles, le
rêve est le résultat d'un degré d'inleUigence et d'une perspica-
cité de beaucoup supérieures à ceux dont nous disposons à l'état
de veille. Celte façon d'envisager le rêve a été plus répandue
qu'elle ne l'est actuellement, et c'est à elle que nous devons
nombre de mythes, voire même de religions, ou du moins de
croyances religieuses, et d'actes prétendus inspirés. La genèse
en est simple : un homme, ou une femme, parfois un enfant,
rêve et croit entendre des voix qui lui ordonnent de faire telle ou
chose, ou bien il aperçoit un monde tout différent de celui oîi il
se meut quotidiennement, un monde extraordinaire, et il conserve
(1) Alcan, Pari?.
CHRONIQUE 450
du tout un souvenir aussi net. aussi vivace que s'il eût réelle-
ment, à l état de veille, entendu des voies humaines, ou vu des
choses réelles La facilité avec laquelle il coiivaincra ses semhla-
hles de la réalité de son rêve dépendra du prestige qu'il peut
avoii', de sa chaleur de persuasion, du degré de crédulité des au-
diteurs aussi bien que de l'intensité de conviction du narrateur.
Les auditeurs sont déjà préparés, surtout si ce sont des àraes
simples. Eux aussi, ils ont rêvé ; ils'ont vu des cho.ses qui leur
paraissent extraordinaires ; ils croyent volontiers à un autre
monde, y étant allés en rêve, s'élant en quelque sorte dédou-
blés, et comme ils y ont partois vu s'agiter les morts de leur
connaissance, ils sont disposés à admettre un séjour des morts.
Comme h tève leur fournit un grand nombre de spectacles rela-
tivement extraordinaires, ils sont persuadés avoir pénétré dans
un monde surnaturel, et de Là à expliquer les voix et spectacles
par un agent surnaturel, il n'y a qu'un pas Voilà, conclut Tau-
leur, de quelle façon le rêve peut être regardé comme une révé-
lation.
— M Georges Perrot a publié un travail sur les découverte.s
de Schlieman. Les fouilles de 1876 à Mycènes nous montrèrent
tout d'un coup une Grèce qui confirmait tous les détails de l'é-
popée homérique. Schliemann mit au jour les trésors vantés par
Homère, et révéla au monde une Grèce en relations aveci'Egypte-
L'emplacement de Troie fut fixé et on reirouva à Mycènes les
tombes des héros d'Homère
M. Perrot se trompe en donnant une antiijuité prodigieuse à
l'espèce humaine qu il croit pouvoir tirer des découvertes moder-
nes en histoire et en géologie; d'autre part il conclut avec raison
avec la Bil)le que les foyers primitifs de la civilisation ont été
allumés en Egypte et en Ghaldée. C'est ce qui a été confirmé par
les Champollion et les Mariette, les Hougé et les Maspero, pour
rÉgypte, les Botta elles Layard, les Rawlinson, les Oppert et les
Sarzec, pour laChaldéeet lAssyrie.
— Ladécouverted'une sépulture dolméniqueà Mareuil lès Meaux
dans le courant de Tannée dernière, a été l'occasion de l'étude
que nous présente M Tabbé Pelilot. L'auteur attribue cette sépul-
ture à l'ère néolithique ou ère de la pierre polie. Mais il a poussé
460 CHRONIQUE
plus loin ses investigations. Il a voulu connaître le peuple auquel
appartinrent cet outillage, ces ossements et ce tombeau. Par l'exa-
men des outils, il a constaté que cette sépulture est antérieure à
l'époque gallo romaine, à l'invasion cimbrique, et même à l'in-
fluence ceUique(l). D'autreparl, l'examen des ossements lui a révélé
en ceux-ci les caractères anthropométriques qui conviennent à la
famille ibéro ligure, mélangée à la famille allante-berbère.
— Le principe de la morale, par M. Ch. Secrétan est à sa se-
conde édition. L'auteur s'est efforcé de dégager un principe de
morale, qui fut universel et invariable, en conciliant suivant
les indications du sens commun les prétentions rivales de l'em-
pirisme et du rationalisme à tracer une règle de vie. Il constate
d'une part que nous sommes libres et d'autre part que nous
sommes solidaires les uns des autres. La contradiction entre la
liberté et la solidarité de l'individu n'est qu'apparente, puisqu'en
cherchant la réalisation de son propre bien, chacun cherche en
même temps celle du bonheur du tout dont il faitparlie. Dans ces
conditions, toutes les morales se confondent, la hberté et la soli-
darité des individus convergent spontanément vers un idéal
commun.
— La polémique entre M. Huxley et M. Harlington continue à
passionner l'opinion en Angleterre. Nos lecteurs se rappellent
que M. Hartington, le chef des néo-positivisles, a attaqué les
croyances de M. Huxley. 11 s'agissait de Y agnosticisme de l'il-
lustre savant, dont la théorie religieuse, réduite à son dernier
mot consiste en ceci : «Je ne sais rien, je ne vois et ne veux voir
rien au delà Je me contente du présent, je crois au paradis et à
l'enfer intérieurs qui nous suivent et nous accompagnent partout ;
je préfère en somme 24 heures de la vie réelle aux 24 siècles de
souvenirs ow. d'immortaUté. »M. Huxley aatlaqué avec vivacité
les rêveries des néo-posilivistes en général et celles de M. Har-
linglon en particulier. Dans le premier numéro de la Fortnig-
hihj, ce dernier répond avec une violence égale aux assertions
fantaisistes de M. Huxley. Les deux savanls ne se ménagent
point les compliments les plus amers. M. Hartington s'etïorce de
(1) La Sêpid litre dolménique de Mareidl lés-Meaux, Paris, 1892.
CHRONIQUE 461
prouver qu'il n'a point trahi Auguste Comte, le grand prophète
de la chapelle, et que Huxley a dénaturé les citations prises dans
les ouvrages nco-posilivistes de M. Hartinglou. On trouvera, un
résumé détaillé de celte partie de l'élude de M. Hartington, où le
philosophe anglais essaye de démontrer la véracité de son cuUe
néo -positiviste, avec tout ce qu'il y a eu en lui de noble et gé-
néreux, dans la Forlnighthj Revieic du mois de décembre
dernier.
— Nous avons eu l'occasion de mentionner le nom de M. Adlei
qui déjà, vers l'année 1876, a fondé à New- York la Société potir
le développement 7noraL William-M. Salter, Stanton Goit, et
tant d'autres se sont efforcés, après lui, de transplanter le mou-
vement théorique dans le domaine de la vie réelle. Ils ne se sont
pas contentés, du reste, de prêter seulement le concours de leurs
ouvrages, ils ont fait plus, car ils se sont rendus en personne à
Berlin et dans les autres villes pour y prêcher la nouvelle pa-
role, qui devait rajeunir Ihumanité. Tandis que M. Gizycki ré-
pandait par voie de traduction les ouvrages de Stanton Goit sur
Le mouvement inoral dans le domaine religieux, et de
Saller sur La religion de la morale, M Adler est arrivé ex-
pressément de New York pour fonder, à Berlin, une société al-
lemande pour le développement moral. Les conférences de M.
Félix Adler ont été très suivies: Autour de lui et de son adhérent
principal et le plus actif, M. Gizycki, se sont bientôt groupés de
nombreux disciples.
L'ouvrage de M. Egidy, Les penséei sérieuses publié en
1890, a contribué aussi pour beaucoup au triomphe des nou-
velles idées. Un article publié, dans la revue Nord iind Sud,
par L Krelschmar, pourra initier nos lecteurs à la propagande
et au rôle joué, sous ce rapport, par M. Gizycki qui, à l'heure
qu'il est, semble incarner, dans son œuvre et dans sa personne,
les principaux côtés de ce mouvement.
D'après le Nord und Sild, le professeur Adler a manifesté
daus ses conférences, à plusieurs reprises, le désir de voir fonder
une socié'ié éthique en Allemagne. Selon lui, l'état actuel de ce
pays, les incidents douloureux de la lutte sociale et religieuse,
rendaient nécessaires le groupement moral, le développement de
462 CHRONIQUE
l'idée du devoir et la créalion de liens fraternels entre ses enfants
désunis. La culture morale n'a en vue que d'obtenir que les
hommes s'aiment mutuellement ; au lieu de diviser, elle s'elforce
d'unir les hommes et l'humanité. Voilà la synthèse du mouve-
ment qui a provoqué la fondation de la Sociclé pour le déve-
loppement moral en Allemagne. Une assemblée générale a été
convoquée pour le 18 octobre 4892, mais ses séances se sont
prolongées pendant quatre jours au milieu d'une grande anima-
tion de tous les assistants. Le di.scours prononcé à cette occasion
par le professeur D"" Forsler, élu président par acclamation, est
des plus significatifs. Après avoir parlé de la misère morale
dans laquelle se trouve l'humanilé de notre temps, l'orateur a
constaté que, nonobstant l'influence de la religion chrétienne et
delà philosophie, nous restons toujours et quand même de vrais
sauvages. La raison en est bien simple : les nobles données de la
religion chrétienne se .sont transformées en dogmes morts que
nous enseignent les églises, et quant aux sciences, malgré leur
développement brillant, elles ne pouvaient rien pour notre pro-
grès moral, car Céiliique s'est enfermée dans les livres et n'e.xerce
aucune influence sur notre vie, etc.
On ne prétend pas d'ailleurs attaquer la religion. Aussi, lors-
que Ernest Haeckel se mit à attaquer les religions au nom de
l'éthique, le président Forster lui répondit que la Société se pro-
pose, non point de détruire les églises, mais de les moraliser :
« Nous ne voulons point attaquer les religions qui restent en de-
hors de notre action, car nous nous bornons à nous occuper ex-
clusivement de l'éthique. »
La Société a décidé de publier un organe périodique pour dé-
fendre ses idées et mettre en contact les hommes partageant les
mêmes opinions. Le colonel Gizycki a été chai'gé de rédiger une
sorte de revue hebdomadaire, qui paraît à Berlin depuis plusieurs
mois sous le titre : La culture éthique.
Il paraît que le succès de la Société a dépassé toutes les prévi-
sions. A l'heure qu'il est, elle a ses ramifications et succursales à
Kiel, Magdebourg, Strasbourg, Francfort et Mulhouse. Le siège
social se trouve à Berlin et y est représenté par quatre groupes
différents : groupes de l'éducation éthique et de l'instruction
CilRONlQUE 463
éthique, groupe social et groupe liuéraire. En ce qui concerne
1 éducation élhique, le D"" M. Iveibel vient de fonder une école
spéciale de morale, où la morale sera enseignée conformément à
la méthode inaugurée par M Adler à New-York. Le groupe de
l'instruction éthique organise des conférences, etc. Le groupe lit-
téraire agit parla presse, par voie de livres et de brochures.
— Nous trouvons dans la Revue des So'nmaires, les consi-
dérations suivantes sur l'école théosophique à propos du livre :
Le secret de l'Absolu, par E.-J. Coulomb.
a L'auteur de cet ouvrage est certainement un philosophe très
fort ; mais je déplore sincèrement qu'il se soit laissé entraîner
dans le préjugé orientaliste. Ils sont comme cela à Paris quelques
douzaines de braves gens, à l'esprit échauffé, composant la loge
Amanla de la Société Théosophique, groupés autour du véné-
rable M. Arthur Arnould, et affdiés aux branches indienne, an-
glaise, américaine, allemande, etc., de la même Société, qui veu-
lent absolument nous convertir au bouddhisme, au brahmanisme,
au taoïsme, au shintoïsme, religions extrêmement orientales.
« Jamais, dit M. Coulomb, dans un passage de son livre, la phi-
losophie occidentale n'a atteint ces hauteurs. » Et à propos de quoi
celte exclamation enthousiaste? Le voici: « Thaï-ki. » (C'est de
la philosophie chinoise, quelque chose tout à fait à part et en dehors
de tout}. Il est le Yin et le Yang ; il est dans le Yin et dans le
Yang ; il est les cinq éléments, il est les myriades des choses. 11
n'y a qu'un Thaï-ki, mais chacune des myriades d'êtres a en lui
un Thaï-ki entier et complet ; de même qu'il n'y a qu'une lune
au ciel, mais on la voit dans chaque rivière et chaque canal. La
génération des grandes choses comme le ciel et la terre, et celle
des petites comme les fourmis, est la même. Pour comprendre
la racine de Yin et de Yang, nous ne devons pas montrer les
choses existantes et les appeler lumière et obscurité, nous ne
devons pas non plus chercher celles-ci quelque part en dehors
des choses visibles. Chaque personne et chaque chose a son Thaï-
ki... Cela se trouve dans le Thai là tchou ckouo. » L'auteur de
ce compte- rendu est encore bien indulgent de ne pas trouver
cela absolument incompréhensible.
— La revue que nous venoas de citer se distingue souvent par
464 CHRONIQUE
des appréciations peu ojdinaires. On en jugera par le comple-
rendu qu'elle donne du livre du colonel Frey : L'Annamite,
mire des langues.
a Vous verrez, y lisons-nous, que les idées des auteurs qui ont
pi'étendu que la civilisation était d'origine occidentale et non
orientale, européenne et non asiatique, finiront par remporter.
M. le colonel Frey y aura pour sa part contribué par la démons-
tration qu'il vient de faire, que toutes les langues parlées sur la
surface du globe, sont parentes et parentes très rapprochées,
même celles usitées dans l'Afrique sauvage et celles parlées dans
TExlrême Orient. Du même coup, il détruit la fameuse thèse des
souches, aryenne, sémitique, touranienne, mongolique, etc. H
prouve que ce ne sont là que des groupes d'une série unique. La
principale démonstration de notre auteur porte sur la parenté des
idiomes des Mandés, Peuhls, Dahoméens, et autres peuples de la
cote occidentale d'Afrique, avec l'Annamite, et sa démonstration
esl, je le répète, péremptoire, 11 montre ensuite une parenté non
moins certaine, quoique plus éloignée, du même annamite avec
le français, le breton, l'anglais, le latin, le grec, Thébreu, le bas-
que et les idiomes américains. Mais ù quoi M. Frey attribue t-il
cette parenté linguistique ? A une parenté ethnique. Il voit dans
les Peuhls et les Mandés africains, qui sont de teint rougeâtre,
des descendants d'un peuple venu d'Extrême-Orient. Ici, je me
sépare de lui. A quoi, alors, attribuer la parenté incontestable des
langues? Tout simplement à la cause indiquée par M. Cailleux
pour la parenté des religions ; à l'action d'une race, la race blan-
che, la nôtre, partie des pays que nous habitons nous-mêmes, har-
die, pourvue de l'esprit d'initiative, créatrice et transformatrice
de la civilisation, qui aux époques «les plus reculées comme au-
jourd'hui, avec des moyens plus imparfaits sans doute, mais avec
plus de courage, s'est répandue sur le globe pour y commercer,
créer des colonies, répandre sa religion ; s'épandant soit par
terre, de l'Occident à l'Orient, à travers l'Europe et l'Asie, soit
par mer, le long des côtes océaniques et même traversant les
océans.
Tels nos ancêtres les laissèrent, tels nous les avons retrouvés.
Ils nous montrent notre ancienne langue, notre ancienne religion,
CHRONIQUE 465
notre ancienne civilisation — mais dégénérées. A ce dernier point
de vue, le livre du colonel Frey contient de bien curieux rensei-
gnements sur les orgies, le culte du lingam et du yoni, tant dans
rinde qu'au Dahomey, — pays colonisé par les juifs anlé-raosaï-
ques ou esdrasiens, — et il rappelle que ce culte exista en Phé-
nicie, en Grèce, à Rome, en Gaule...
Ce qui est particulièrement bizarre, c'est la force du préjugé,
— ce mot étant pris dans son bon sens 11 est adniisque les peu-
ples, les langues, les religions sont d'origine orientale ; rien ne
le prouve, la vraisemblance est au contraire inverse, quand on
veut faire un moment abstraction de toute opinion préconçue et
cependant, on n'en veut pas démordre. La simple hypothèse con-
traire provoque des haussements d'épaules; on entasse le Pélion
du merveilleux sur l'Ossa de linvraisemblance, on fait des hy-
pothèses bien autrement inadmissibles que celle de l'origine occi-
dentale de la civilisation, afm de ne pas examiner celle-ci. Mais
l'évidence finira par s'imposer. H faut démolir l'erreur avant de
faire admettre la vérité. Le livre de M le colonel Frey est un
rude coup de pioche. »
11. — Religion chrétienne. — Nous avons mentionné
le bruit fait autour de l'ouvrage du P. Vanutelli qui croit à la
possibilité de la conversion de la Russie orthodoxe à la religion
catholique. Lady Herbert, rendant compte du volume du P. Va-
nutelli dans la Dublin Revieir, a cru possible, de son côté, de
pre:idre les allégations du Père pour des faits accomplis, tout en
prêtant à M. Pobedonoslzetï, le président du Saint Synode russe,
les propos les plus favorables à ce sujet. La Revieiv of Reviews,
ayant reproduit le passage de l'article de Lady Herbert dans son
numéro de février, a reçu une lettre de M. PobedonostzelT, for-
melle, qui contient une dénégation.
« Tout au contraire, écrit-il, j'ai dit au P. Vanutelli que \^ peu-
ple russe ne consentira jamais à se mettre sous le joug de l'auto-
rité papale ; que la liberté de notre église nous est précieuse par
dessus tout, que noire foi ne comporte pas la croyance au pou-
voir discrétionnaii'e du vicaire de Jésus-Christ. .j, et que celle-ci
met et mettra toujours un obstacle insurmonlahle à la réunion
466 CHRONIQUE
dans laquelle nous devrions renier noire liberté spirituelle. Yoilù
ce que j'ai dit à M, Vanulelli. »
Mme Olga Novikoff, la femme de lettres russe, vient d'interve-
nir dans le débat. On .sait que Mme Novikotï s'est imposée le rôle
de défendre le gouvernement de son pays contre toutes les atta-
ques dirigées contre lui dans la presse européenne en général et
dans celle de l'Angleterre en particulier. Ses relations avec le
parti slavopliile, l'appui que lui prête à chaque occasion la Ga-
zette de Moscou, donnent un certain caractère de gravité à son
étude, publiée par la New Recieir (avril). Or, Mme Novikoff ne
se borne point à réfuter les allégations du P. Yanulelli ; elle va
beaucoup plus loin : elle nous dévoile une alliance de l'église
russe avec les vieux catholiques.
Selon Mme Novikoff, le schisme ne se trouve point en Russie,
car le schisme se trouve à Rome, et là-dessus elle nous offre une
série de considérations tliéologiques que nous nous permettrons
de passer sous silence. Notre auteur combat d'une façon fort éner-
gique cette allégation du P. Yanutelli : que l'union avec l'église
romaine s'opérerait très facilement en Russie, si tel était le dasir
du gouvernement russe. Mme Novikolï traite celte allégation de
grotesque et d'inouïe I
Le dévouement à la religion orthodoxe l'emporte en Russie sur
tous les autres calculs de ce bas monde. Nous sommes avant
tout orthodoxes, s'écrie-l-elle, et seulement après Slaves et Rus-
ses La Russie est plutôt une Eglise qu'un Etat: elle incarne plu-
tôt une Religion qu'une nationalité. Notre nationalité, ce n'est que
notre religion. Nous sommes, non pas seulement très religieux,
mais nous sommes aussi foncièrement conservateurs en tout ce
qui a rapport à l'église orthodoxe grecque. Notre ténacité à ce
sujet est proverbiale, et il y a chez nous des millions d'hommes
qui préféreraient plutôt mourir que d'abandonner l'ortho-
doxie. »)
a ... La conférence de Lucerne a dévoilé le fait qu'il y a d'au-
tres catholiques en Europe que ceux qui appartiennent à l'ultra -
montanisme romain et qu'une entente et une sympathie profonde
pourraient bien* s'établir entre eux et l'orthodoxie russe. Il y a
déjà vingt ans que le mouvement vieux catholique nous a autori-
CHRONIQUE 467
ses à croire ;i la possibilité d'un reloiir des catholiques raisonna-
bles de l'Occident à la clirélienté primilive... Nos préoccupations
vers l'Orient ont détourné notre atîeniion de ce mouvement... Le
dernier grand congrès international des vieux catholiques, qui
comptait tant d'illustres représentants de cette croyance, vient de
raviver les espoirs... A C(3té des vieux catholiques, on y voyait
les cinq millions de Grecs représentés par le pieux et le savant
archevêque Nikiphoros, de Patras... Les cinq millions d'Armé-
niens ont olîert leur sympathie dans la personne du savant pro •
fesseurlsaak de Jérusalem, qui a été envoyé par son métropo-
lite... La grande église russe y a envoyé le préire YanisheIT, ci-
devanl Président de l'Académie ecclésiastique de St-Pétersbourg,
et le général Kireef .. Ainsi les vieux catholiques se trouvent en
contact sympathique avec nous autres de l'église orthodoxe... Il
n'y a que quatre barrières qui séparent l'église de l'Occident de
celle de l'Orient .. Or, presque toutes sont déjà franchies par les
vieux catholiques, et de cette façon, nous voilà presque tout à fait
d'accord. In comité des plus iu/Iuenis vient d'être constitué en
Russie, sous le patronage du Saint Synode, pour étudier les liens
communs qui nous unissent avec les vieux catholiques... Nous
ferons tout ce'qne nous pourrons pour les aider. »
Rappelons à ce sujet que le professeur Friedrich, l'ami et col-
laborateur du D' Dollinger, a exprimé lors du dernier congrès de
Lucerne. le désir des vieux catholiques d eUrer en communica-
tion officielle avec l'église orthodoxe.
L'avenir se chargera de démontrer tout ce qu'il y a de peu
fondé dans ces espérances.
—A Dklionary of In/ninolorjy tel est le titre d'un savant
travail édité par M. Julian, à Londres chez John Murray.
Leplan du livre comprend deux parties. La première donne
l'histoire de l'hymnographie chrétienne depuis son origine, de
ses transformations successives et de ses perfectionnements à
travers les âges dans les dilTérenles nations. La seconde spécifie
davantage, et s'attache de préférence à la critique des hymnes
de langue anglaise. Le nombre de toutes les hymnes composées
dans les diverses langues du globe ne s'élève guère à moins de
quatre cent mille : il était impossible de les citer toutes. Les au-
468 CHRONIQUE
lenrs apparlenanl 5 la religion anglicane onl Irailé p'us parlicu-
lièrement ce qui concernait l'hymnologie proteslanle, cependant
lagrecque et la latine n'en ont pas moins une large part, surtout
cette dernière. La majeure partie des hymnes du Bréviaire ro-
main, principalement celles qui furent composées par les saint
Ambroise, les saint Grégoire, les Prudence, etc , y sont étudiées
avec soin.
— Christophe Colomb, a trouvé un nouvel historien dans Mgr
Ricard, prélat de la Maison de Sa Sa'nteté.
Pour ce bel ouvrige, publié chez Marne à Tours, Mgr Ricard
a emprunté les documents réunis par M. le comte Roselly de Lor-
gnes et il les a mis en œuvre avec le talent d'écrivain qui lui est
propre. C'est donc une apologie absolue du grand navigateur et
un plaidoyer en faveur de sa béatification. Le volume commence
par unereproduction complète de l'encyclique de sa Sainteté Léon
XlII à propos du quatrième centenaire de la découverte du nou-
veau monde et se termine par le texte du témoignage rendu au
zèle évangélique de Christophe Colomb par le pape Pie IX.
— Signalons aussi uneconférence faite sur le même sujet parM.
G:)stonnet des Fosses et publié à Lille, chez Danel.
—LibeY coiniii's, ou simplement cornes, est un recueil dans le-
quel se trouvaient autrefois signalés et reproduits intégralement
l'ordre etle texte des lecturesde FancienetduNouveau Testament
qui davaient accompagner la célébration du saint sacrifice pen-
dant tout le cours de l'année ecclésiastique. On la attribué à
saint Jérôme pendant tout le moyen âge, bien que ce ne soit pas
certain, C'est un exemplaire d'un document de ce genre, que
D. Germain Morin a eu la bonne fortune de retrouver, et dont
il gratifie aujourd'hui le public savant Ce qui donne une vérita-
ble importance à la publication de Dom Morin, c'est que son Li-
ber Comids est le plus ancien pour l'étendue qui ait été donné
jusqu'ici au public. 11 embrasse, en effet, toutes les lectures de la
messe sans exception.
— Léon XllI répète, avec une insistance qui commande l'atten-
tion que nous devons revenir à S. Thomas, que ses principes peu-
vent seuls préserver la science humaine de la ruine et lui assu-
rer le vrai progrès ; que sa doctrine seule renferme le secret de
CHRO.NIQUE 469
réconcilier la Raison et la Foi et de résoudre les difficultés les
plus graves de l'heure présente, soit dans l'ordre théorique, soit
dans l'ordre pratique.
Ce sont ces réflexions qui ont déterminé la fondation de La
Revue IhomistCy qui a paru cette année, en lui marquant du
même coup le hut à atteindre et les moyens à prendre pour y
parvenir. Le hut à atteindre est celui-ci : aider la science à de-
meurer ou à redevenir chrétienne, aider les savants à rester ou
devenir croyants ; co^ntrihuer pour une part, si modeste qu'elle
soit, à procurer aux esprits cultivés de notre temps la possession
plus certaine et plus large du hien précieux entre tous : la Vé-
rité, la Vérité sur les réalités les plus hautes, la Vérité telle que
la donnent la Science et la Foi réunies.
— Le livre d'Hénoch est une Apocalypse, et comme la plupart
des ouvrages de ce genre il a dû être écrit dans un moment de
grande lermentalion religieuse ou de grandes souffrances (1).
Il est probable que l'auteur de ce livre vivait sous les Macha-
bées, et il aura voulu probablement relever le courage de ses
compatriotes par le spectacle de la justice divine poursuivant les
coupables durant l'éternité et donnant aux justes une félicité qui
ne doit pas finir. Pour cela, il a insisté sur le dogme de la vie
future. L'homme, après sa mort, n'est plus seulement, comme
dans les traditions rabbiniqifes, une ombre qui s'en va dans le
Scheol, c'est un esprit qui, sorti du corps, conserve toute la vie
individuelle. Voici l'historique de celte découverte.
Durant l'hiver de 1886-87, M. Grébaut, directeur des musées
d'Egypte, en faisant creuser dans l'antique cimetière chrétien
d'Akhmin, trouva dans le tombeau d'un moine deux manuscrits
grecs. (1) Un livre de calcul, des fragments de l'Évangile et de
l'Apocalypse apocryplie de l'apùlrô saint Pierre, et une portion
{i)Lelic)-e (r//é/ioc//, fragments grecs découverts à Âlclimin (llaulc
Egypte), publiés avec les variantes du texte élhiopicn, traduits et
annotés par Adolphe Lods. 1 vol. in-8'\ Lxvi-193 pages, Paris,
E. Leroux, 1892.
L Evangelium sccivuhim Pclruin, ad iidein codicis in .Egiplo nuper
invcnli, cdd. cum lalina vcrsione et dissert, critica. A. Lods. —
1 vol. in-8û, 59 pages, Paris, E. Leroux, 1892.
47<) CHRONIQUE
considérable du livre d'Hénoch. Une partie de ce dernier ouvrage
était déj^ connue par le texte étliiopien ; mais le grec qui, selon
toute conjecture, semblait être l'original, était perdu : quant aux
deux autres opuscules, on n'en possédait que de rares et courtes
citations éparses dans les Pères des premiers siècles,
Ce fut M. Bourianl qui le premier publia le texte du manuscrit
d'Aklimin. Les travaux sur ce sujet se multiplièrent aussitôt.
Cependant c'est à M. Lods que nous devons la meilleure édition
critique du livre d'Hénocli et des apocryphes de Pierre, qui ait
encore paru.
L'Évangile de Pierre tel qu'il nous est parvenu, contient envi-
ron 60 versets. Le fragment commence au milieu de la Passion
du Sauveur et se termine après la Résurrection. A part certains
faits croyables, il nous donne peu de renseignements nouveaux
sur les événements qu'il raconte. Tout ce qui parait vraisembla-
ble, comme il arrive pour les autres apocryphes, a été évidem-
ment puisé dans les Évangiles canoniques; le reste n'est qu'un
mélange de fictions pins ou moins bien combinées, mais en tout
cas écrites par un auteur étranger aux événements qu'il raconte,
et peu au courant des mœurs juives,'
L'Apocalypse contenue dans le manuscrit d'Akhminest un nou-
veau fragment apocryphe de saint Pierre.
Celte Apocalypse semble avoir joui dans les premiers siècles
d'une assez grande autori:é. Plusieurs Églises la regardaient
comme authentique. Le canon de Muratori qui date de la seconde
moitié du II' siècle mentionne l'Apocalypse de Pierre avec celle
de Jean, avec cette réserve toutefois pour la première que a plu-
sieurs n'admettaient pas qu'on la lise dans l'Eglise. »
Elle était composée d'à peu près deux cents versets et se divi-
sait en deux parties. Dans la première le Christ parlait à ses
Apôtres de la fin des temps. Nous n'en possédons plus que les
derniers mots. La seconde partie dépeignait le lieu de félicité des
justes et l'enfer où sont tourmentés les pécheurs. On y trouve
des peintures qu'il serait intéressant de comparer avec celles du
livre d'Hénoch dont elles paraissent eu plus d'un endroit ins-
pirées. Toutefois il faut reconnaître que ces descriptions parfois
très réalisles semblent plutôt tirer leur origine des fables grec-
CHRONIQUE 471
ques 011 égyptiennes, que des traditions juives et chrétiennes.
Voici un passage sur les élus :
« Les corps des justes étaient plus blancs que toute neige et
plus roses que toute rose, et le rose en était mélangé avec le
blanc; bref, je ne puis décrire leur beauté... Le Seigneur me
montra un lieu très étendu situé en dehors de ce monde, tout res-
plendissant de lumière et dont l'air était illaminé parles rayons
du soleil, tandis que le sol était couvert de fleurs qui ne se flétris-
sent jamais, et rempli de parfums et d'arbres aux fleurs toujours
fraîches, au\ fruits bénis. Le parfum des fleurs était tel quil ve-
nait jusqu'à moi. »
— L'Apologie du christianisme au point de vue des mœurs
et de la civilisation [Apologie des Christenthums vom Stanci-
punkte der Silte und Cultur), parle P. Weiss, est une œuvre
de longue haleine et nouvelle à certain points de vue.
L'ouvrage n'embrasse pas moins de cinq volumes, dont cha-
cun compte, en moyenne, un milHer de pages. Le savant domi-
nicain y expose, depuis les préceptes élémentaires de la morale
naturelle, jusqu'aux règles du plus haut ascétisme ; toutes les
questions sont traitées avec ampleur ; il les appuie de toutes les
confirmations que sa vas.le érudition lui fournit.
Les Apologies du christianisme ne manquent pas. Mais peu,
dans le nombre, se sont proposé spécialement de faire ressortir
la puissance moralisatrice et civilisatrice de la religion du Christ.
Pour donner à scn sujet tous les développements qu'il comporte,
il ne suffisait pas à l'auteur de considérer le calholiscisme en
lui-même : il fallait pa)lout le mettre en regard des autres sys-
tèmes j'eligieux qui ont des prétentions à favoriser le progrès
moral. C'est ce que l'auleur a fait avec succès.
— Les Conférences ihéologiqiie^, par le P. OHvier,S. J. for-
ment deux beaux volumes et contiennent cent quatre conféren-
ces ^trochées, dii^nh 1876 jusqu'à 18SG dans l'église du collège
Saint-G?rvais, à Liège.
L'ouvrage est partagé en dix séries. Rapports de la Raison et
de la foi et preuves de l'exisience de Dieu ; — nécessité de la
'religion pour l'individu et pour la société, nature du culte religieux;
devoirs de l'Étal envers la religion; « libertés modernes » envi-
472 CHRONIQUE
sagées au point de vue de la Ihèse eL de riiypolhèse ; — possibi-
lité el nécessité dune révélation surnaturelle, ses critériums, au-
llienticité et véracité des livres de l'Ancien et du Nouveau Tes-
tament, qui contiennent son histoire et ses preuves ; — mission
divine de Jésus-Christ prouvée par ses prophéties, ses miracles,
ses doctrines, sa vie, le témoignage des martyrs ; — l'Eglise ca-
tholique, hors de laquelle il n'y a point de salut, certainement
reconnaissable à ses marques négatives et positives ; — préroga-
tives de celte Eglise, notamment, son infaillibilité et son pouvoir
législatif indépendant de la puissance tempoi-elle ; — primauté du
Pontife romain, emportant la plénitude de la puissance pour le
gouvernement et riiifaillibilité dans l'enseignement ; — régie de
foi, soitéloignée, soit prochaine: voilà, par ordre, les principaux
objets traités dans les huit premières séries. Les deux dernières
présentent un cachet spécial d'actuaUté ; elles sont intitulées res-
pectivement : Le catholicisme et la science, — Le calhoticisme
et le progn's. ce que l'auteur appelle justement une « dé-
monstration indirecte du catholicisme ».
Dans la neuvième, lesavant conférencier a réfuté les objections
qu'on a récemment soulevées contre nos croyances au nom des
diverses sciences. Cosmogonie et géogonie mosaïques, nature et
durée des jours génésiaques. pluralité des mondes habités, géné-
ration spontanée, transformisme, unité et origine de l'espèce hu-
maine, son antiquité, rapports entre l'ùme et le cerveau, univer-
salité du déluge ; toutes ces questions et plusieurs autres sont
ici exposées et discutées de manière à justifier pleinement celte
thèse générale •• « La foi aux données bibliques non seu!ement
peut accueillir sans peine toutes les données certaines de la scien-
ce, mais encore lais.^e aux savants toute hberté dans leurs re-
cherches. »
— M. le D'' Sepp vient de publier une nouvelle édiiion delà VU a
SS. Marini et Anniani authentica e.r pervetusia quadam chor-
ta quam Priamiis preshi/fer, circa a. 750, jussu Tolusii epis-
copi concepit. stilo harbaro transcripta. Le prêtre Priam y ra-
conte que, du temps de l'empereur Léonce, les Vandales enva-
hirent la haute Bavière, brûlèrent vivant un ermite nommé Ma-
rin, dont le compagnon Anienne put partager le martyre ; plus
CHRONIQUE 473
lard les corps des deux saints fai-ent tiansporlés à Irschenberg
ou Ursiaperg. — L'auteur y a ajouté la Legenda SS. Marini et
Anniani circa a. J 100 in rcrs'rulos redacia. Le texte, établi
surtout à l'aide d'un manuscrit du XII* siècle, n'est que l'ampli-
licalion de la vita précédente avec quelques erreurs et auachro-
nismes provenant des additions. En 1723, on découvrit dans l'é-
glise paroissiale d Irschenberg les corps des deux martyrs on re-
connut sur les ossements la trace du feu dont l'un avait soulïert
le supplice.
— En 1882, M. Mayer découvrit, à Grtetz. en Styrie. dans un
manuscrit du X' siècle, uneviede saint Hrodbert, communément
appelé Rupert ou Robert, évêque de ^Vorms (69(5 , de Salzbourg
(697-718), et apôtre de la Bavière. 11 crut se trouver en présence
de la vie primitive et authentique du saint, écrite du temps de
Virgile, évoque de Salzbourg (765-84). M. Friedrich, de Munich,
attaqua celte thèse et soutint que ce texte é'.ait moins pur et plus
récent que celui déjà publié par Wattenbach {Monum. G'^nn.
Script. XI. 4.) Le docteur Sepp, à son tour, étudie longuement
la question, et se range à l'avis de M. Mayer. « Entre
deux textes, dit-il, dont l'un est plus court et de style moins élé-
gant que l'autre, il n'y a pas à hésiler ; c'est presque toujours le
plus ancien. » Il démontre en outre que partout l'auteur du re-
maniement édité par Wattenbach a cherché à allonger le texte et
aie corriger, qu'il est tombé dans des erreurs liisîoriques et
géographiques.
— Sous ce titre : Der heiligeCyrillus, BiscJtofcon Jérusalem,
M. Mader a publié un travail intéressant sur ce grand évéque de
Jérusalem. Une théorie récente de M. Sanday, attribue une gran-
de part à l'Église de Jérusalem dans la formation du Canon du
Nouveau Testament. M. Mader sans aborder la iiuestion fait sen-
tir qu'il la résoudrait par la négative puisqu'il refuse à saint Cyril-
le la rédaction du symbole de Gonstantinople. M. Sanday conclut
en effet de rinCiuence de l'Église de Jérusalem sur les confessions
de foi, à son autorité dan.s les questions de canon du Nouveau
Testament. M. Mader explique l'opinion de saint Cyrille sur les
livres deulérocaniquesqu'il considère comme douteux parles ori-
gines juives de l'Église de Jérusalem.
474 CHRONIQUE
— Le D' Hahn, professeur de théologie à l'Université de Breslau,
a entrepris un nouveau travail sur lÉvangile de saint Luc, mê-
me après ceux des savants allemands, catholiques, protestants,
rationalistes qui l'ont précédé. D'après lui les critiques ont jus-
qu'à présent méconnu le vrai caractère du troisiè.rie Evangile,
et on a mal interprêté les passages les plus importants; après
avoir lu les opinions de M. Hahn sur l'auteur, les sources, les
caraclérisliques, la date du troisième Évangile, on reconnaît vo-
lontiers que sur toutes ces questions il a des vues nouvelles et
souvent originales. Avec la très grande majorité des critiques il
croit que l'auteur du troisième Evangile et celui des Actes des
Apôtres sont un seul et même personnage.
— Nous avons déjà parlé de l'édition de la Yuigale (Nouveau
Testament) qu'a commencé à publier l'évêque de SaIisbury,Words-
worth, avec l'aide de M. H. J. White. L'auteur se propose de
donner le texte de saint Jérôme, tel qu'il est sorii de ses mains,
autant du moins qu'il est possible de le reconstituer. Le troisième
fascicule, qui contient l'Évangile dp saint Luc^ vient de paraître.
Comme pour les deux précédents, le texte est établi sur vingt -
neuf manuscrits ; en outre, sont citées en notes des variantes,
extraites d'autres manuscrits et d'éditions anciennes. Le codex
Brixanius, se rapprochant le plus, croit-on, de la version an-
cienne qu'a connue saint Jérôme, est cité en entier. On ne saurait
trop admirer le soin qui est donné à ce travail, tant au point de
vue de l'établissement du texte, de la collation des variantes que
de la netteté et de la beauté de l'impression.
— Le CathoUc Mirorr de Baltimore publiait dernièrement une
statistique sur les progrès du catholicisme aux États-Unis, dans
les quarante dernières années. Elle montre, pour les vingt-sept
anciens diocèses, le nombre des fidèles parfois double en 1891
de ce(iu"il était en 1850, le plus souvent triple, quadruple, et
plus encore : ainsi pour New-York, 800.000 au lieu de 200.000;
pour Chicago, 400.000 aulieu deo3,0Q0. Quant aux nombreux
diocèses formés depuis lors, Us en renferment 3.400 000. En tout
(\)Das Evangelium des Lucas, crklœrt von D' G.-L, Hahn. Ersler
Baiul. BresKiu, .Morgonslern. 1692.
CHRONIQUE 475
nous voyons (en nombres ronds) 9.000000 de catholiques au lieu
de 1 200 000 ; 8.300 prêtres au lieu de 1.100 ; 7,o00 églises au
lieu de J.OOO et quelques. Sans doute on peut se demander
pour quelle part entrent dans ce progrès si frappant, soit le dé-
veloppement naturel de la population catholique, soit le mouve-
ment de conversion, soit l'apport incessant del immigration, sur-
tout il landaise et allemande.
On pourrait calculer aussi si ces trois causes réunies, principa-
lement la dernière, n'aurait pas dû amener des résultats encore
plus beaux, et si, par suite, il n'y a pas lieu de déplorer beau-
coup d'apostasies parmi ces nouveaux citoyens venus de l'Europe.
Quoi qu'il en soit, il n'en est pas moins vrai que dans tous ces
vastes et florissants Etats, l'Eglise catholique a grandi et pros-
péré avec tout le reste et plus que tout le reste.
— La Synopse (1) que vient de publie]' M. C. James a toutes les
qualités du genre. L'auteur, au Heu de ranger ses récits parallèles
en colonne, les place les uns sous les autres dans une même page
ou double page, ce qui permet de lire plus facilement le texte,
le récit le plus long, qui est placé le premier; de celte disposi-
tion, il ressort assez nettement que l'Evangile de saint Marc n'a
pas été un abrégé de celui de saint Matthieu. Le texte adopté
est celui de la version anglaise revisée.
— L'ouvrage annoncé sous^ce litre : A Concordance io Ihe
Septuagint and ihe olher Greck versions of ihe OUI Testa-
ment, aura six parties. C'est encore une tentative de famila-
riser le public avec la connaissance des manuscrits onciaux
et cette fois sous la forme d'une concordance. De plus, on
mentionne les restes des autres versions d'après l'édition de
Field. Par l'emploi des sigles A V S R on sait quelle est la
leçon du manuscrit Alexandrin, de celui du Vatican, du Sinaï-
.tique et de l'édition Romaine de Sixte-Quint. Ce travail considé-
rable entrepris par M. Halch et interrompu par sa mort, sera
continué par M. Redpath.
(/) A Uarmomj of the Gospels, in llio words ot' Itic rcviscd Ver-
sion, \v\[\\ copious roieronces, tajjlcs, etc., arranged by C. G.
Jamics. — London, Glay and Sons, Cambridge Univcrsily Press.
1892.
476 CHRONIQUE
— La Revue biblique TQzommàw^Q encore et analyse l'ouvrage
suivant : r/je o/(/ Testament in Greeck, Accordinr/ to the Sept-
uagint, éd. by H. Barclay Swele, vol. II. Ce qu'est la version syri-
aque pour la critique textuelle du Nouveau Testament, lisons-nous
dans un de ses derniers numéros, les Septante le sont, et beaucoup
plus encore, pour la plus grande partie de l'Ancien, puisque celle
traduction, et peut être ses manuscrits, sont antérieurs à la Mas-
sorequi a immobilisé le texte hébreu. L'école anglaise a toujours
attaché une grande importance à leur témoignage, mèmeà l'époque
où les protestants conservateurs allemands adhéraient avec une
fidélité superstitieuse au texte massorétique. Le volume qui vient
deparaîtreest le deuxième de Tédilion critique manuelle publiée
pari Université de Cambridge. Comme la Rtvue biblique n'a pas
enoccasiondeparlerdu^"" volume paru en 1887, il ne lui paraît
pas inutile dédire unmot delà manière dont l'œuvre est conçue (1.
« Les syndics de l'Université se proposent de donner le même
lexleendeux éditions qui ne différeront par conséquent que par
Vapparatus criticus. On imprime le texte dumanu.scrit du Vati-
can; à son défaut, le manuscrit alexandrin; à défaut de tous
deux, le manuscrit oncial le plus important. Grâce à un système
très simple et très ingénieux d'indications typographiques, on sait
toujours quel est le manuscrit dont on a le texte sous les yeux.
Des notes placées au bas des pages indiquent les variantes des
manuscrits dont on ne suit pas le texte. On essaye même de pré-
ciser les corrections de première, seconde, troisième, et quatrième
main. Une double numérotation des versets se réfère à lusage
grec et à l'usage hébreu. Dans le 2« volume on a imprimé le texte
complet du manuscrit sinaïtique du livre de Tobie au dessous du
texte du manuscrit du Vatican. Édition vraiment remarquable,
qui remplacera Tischendorf si les espérances des savants anglais
ne sont pas exagérées Sans doute on ne doit pas perdre de vue-
une édition critique des Septante, dans laquelle il faudra choisir
entre les meilleures leçons, mais les temps ne sont pas venus, et
ce qu'on peut faire de plus utile aux travailleurs, c'est de mettre
à la portée de tous l'étude des grands manuscrits dont le.s éditions
pholotypiques sont inabordables à la plupart des bourses.
(I) Revue biblique.
CHRONIQUE 477
— Le R. P. Scheil nous donne les délails suivants sur l'ou-
vrage de M. Schrader : KeHiuscfiriffliche Bihllothek hcrans ge-
gebcn, publié chez Reulherà Berlin. Ce nouveau fascicule con-
tient les textes histori(jues serappoiiant à l'ancien Empire baby-
lonien. La part principale est due à M. Jenseo qui a abordé, le
premier après Armand, l'ensemble des textes de Gudea, dont il
faut cependant excepter les deux grands Cylindres du Louvre.
Sa préface exprime une opinion nouvelle et sans doute juste sur
le caractère du suraérien employé par Gudéa. Sa traduction des
textes est inédite en maints endroits, et souvent heureuse. Des
notes concises et très nombreuses enrichissent particulièrement
ce travail. La suite de l'ouvrage est due partie au même, partie
aux autres collaborateurs de M. Schrader, et n'est pas de moin-
dre mérite. Il restera néanmoins beaucoup à dire de la critique
spécifiquement assyriologique. Par exemple, Nin-gul, nom de
déesse, est une fausse lecture pour Nin-Sun, qui est prouvée
par cyl. B, 23 20 ou la désinence na impose i\in-Suu (»«). On
ne peut admettre que le pays de LuUubi se trouvât à l'ouest ;
c'était une nation chaldaïsante, si l'on peut s'exprimer ainsi,
comme il appert par l'inscription du roi de Lullubi, Anuhanini.
Une montagne de Hânu pouvait se trouver dans un pays autre
que le pays de Hâna. M. Jensen n'a pas connaissance de l'article
de M. Heuzey [Revue archéohgiqney 1891), où est bien précisée
la nature de l'objet allégué dans la statue B de Gudea VI, 31, 30,
et qui est une sorte de masse, ou cassc-tèie. M. Peiser(p 175)
ignorel'existenced'unetraductiondeNabùabiliddin que j'ai publiée
dans la Zeitschrift fur Assyriologie en 1889 ou 1890, etc , etc. »
BIBLIOGRAPHIE
Les évèques et les archevêques diTFrance depuis 1682
jusqu'à 1801, pa?' le P. Armand Jean^ de la Compagnie de
Jésus. Paris, Picard.
Les séries d'évèques que contient le Gctllia christiana s'ar-
rêtent vers 1730, et souvent même plus tôt. Les listes appar-
tenant aux provinces de Tours, de Besançon et de Vienne, seules
publiées de nos jours, par M. Hauréau (1 Soft- 1805), vont jusqu'à
1790. Le R. P. Armand Jean nous offre aujourd'hui une suite du
Gallia christiana pour la période de 1682 à 1801. Il remonte
à mars 1G82, date de la fameuse assemblée du clergé qui pro-
clama les quatre articles, et il pousse jusqu'à l'année 1801, où
Pie Vil fit une répartition toute nouvelle des diocèses de France.
Le P. Jean procède par provinces ecclésia'itiques, en suivanll'or-
dre alphabétique des noms de sièges archiépiscopaux.
D'abord le nom complet de chaque évêque ; les dates de sa
naissance, de sa nomination et de son sacre, ses antécédents,
finalement, la date de sa mort. Il porte ensuite un jugement court
équitable et caractéristique sur chaque prélat.
Dans le portrait sommaire qu'il joint à chaque nom, le P. Jean
s'attache surtout à caractériser la position prise par le personnage
dans les grandes affaires ecclésiastiques du temps : la déclaration
de 1682, l'acceptation de la constitution Vnigenitus, les luttes
contre les parlements usurpateurs des droits de l'Église, contre la
philosophie incrédule et enfin contre la Révolution.
Cet ouvrage n'est donc pas une pure énumération de noms et
de dates. On y trouvera les éléments d un tableau exact de l'action
épiscopale, dm'ant la dernière période de l'ancienne Église de
France.
BIBLIOGRAPHIE 479
— Discussions on tue ApocALYrsii:, lij William Milligon.
Londres, Macmiilan, 1893.
Ces dissertations, au nombre de six, éUidienl les questions im-
portantes de l'Apocalypse Dans la première, M. Milligan examine
les rapports entre l'Apocalypse de Jean et les autres apocalypses
du temps ; il signale les ressemblances et les différences et mon-
tre par diverses considérations que l'Apocalypse de Jean diffère
aussi profondément des autres que les Evangiles canoniques de
leurs similaires apocryplies. La seconde dissertaliou traite de
l'unité de l'Apocalypse Weizsaecker, Wœlter et Yischer avaient
cru retrouver des traces d'interpolation dans ce livre, mais leurs
explications ne s'accordaient pas. M. Milligan les discute en pas-
sant, car ces hypothèses sont actuellement presque abandonnées.
L'Apocalypse a des caractères évidents d'unité dans le plan, dans
le langage, dans le ton et dans la doctrine.
Quel est l'auteur de l'Apocalypse ? Tel est le sujet de la qua-
trième dissertation ; dans la cinquième, l'auteur discute les rela-
tions entre l'Apocalypse et le quatrième Evangile. On a prétendu
que l'Apocalypse et le qualrièrae Évangile ne pouvaient être du
même auteur, parce que le style, la langue et la théologie en
sont profondément différents. Les uns attribuent donc l'Apocalypse
à saint Jean, mais l'Apocalypse seul. D'autres l'attribuent au fa-
meux Jean le presbytre, ce disciple du Seigneur, dont il est im-
possible de préciser la personnalité. M. iMilligan prouve que
l'apùtre Jean a réellement habité Éphèse. 11 compare ensuite tj-ès
en détail le style, la langue et les doctrines de l'Apocalypse et du
quatrième Évangile. Il prouve que s il y a des différences entre
les deux écrits, elles s'expliquent par la diversité des sujets trai-
tés.
— EiNE VOUli.A.NONlSCHEUEBERLIEFEnUNG DES LtIKAS h\ EvAN-
GELiUM UND AposTELGEscHicHTE. Eine U7ilersuchu7ig VOJl
D' PaulFeine. Gotha, Fr. Perthes, 1801.
On a remarqué que le troisième Évangile possède, outre la ma-
tière qui lui est commune avec les autres Évangiles, des parties
qui lui sont spéciales, et de plus dans les parties communes, des
expressions, des développements particuliers. M. Feine l'explique
480 Bibliographie
en disant que saint Luc travaillait d'après une tradition spéciale,
qu'il connaissait par un document écrit. C'est ce document qu'il
cliei'che à retrouver dans le troisième Évangile et dans, les douze
premiers chapitres des Actes des Apôlres.
— Dn<:KATHOL'scmLN Brikfe, texlkrUische Unfcrsuchimgvn
und Textherstellunrj von C Bcrnhard Weiss. Leipzig, llin-
richs, 1892.
M Bernliard Weiss veut établir par une méthode critique qui
lui est particulière., le texte des Épîtres callioliques. Dans les sept
manuscrils qu'il a examinés, il a relevé 1,1 Tri variantes. Pour
juger quelle est la leçon qu'il doit adopter, il scrute chacun des
manuscrits, afin de savoir quelles fautes ou erreurs y sont le
plus fréquentes ; il obtient ainsi pour chacun d'eux une caracté-
ristique générale, d'après laquelle il se guide. Il laisse de côté les
minuscules, les versions ou les citations des Pères de l'Église,
qui pour lui n'ont pas une valeur décisive. Il divise ses manus-
crits en deux catégories : les plus récents, au nombre de trois, et
quatre anciens. Chacune des catégories est étudiée ensemble,
mais le Vaticanus, à cause de son importance, est examiné à part.
La conclusion est que l'on ne peut se rapporter exclusivement à
un manuscrit, quelle que soit son ancienneté ou l'autorité qu'on
lui attribue ordinairement; ils ont chacun leur proportion de
fautes, tantôt dune nature, tantôt d'une autre. Il faut donc étu-
dier chacune des variantes en particulier, et juger d'après les
caractéristiques générales. Ce travail long et minutieux mené à
bien, M. "Weiss nous donne un texte grec, auquel il a joint des
notes courtes, où il fait surtout ressortir le sens précis des mots
et l'enchaînement des idées. Nous ne saurions trop admirer ce
travail d'une science profonde et patiente, et nous souhaitons que
M. Weiss nous donne aussi pour les autres.
Le Gérant : Z. PEISSON.
Amiens. — Imprimerie Rousseau-Leroy, 18, rue Saint-Fuscicn.
LES LIVRES SACRÉS DE LA CHU
(1)
Il peut arriver un moment où les monuments qui cons-
tituent l'histoire et la religion d'un peuple, ne sont plus
en harmonie avec les évolutions qu'a subies ce peuple ; ses
annales mutilées ou altérées ne peuvent satisfaire
les exigences nouvelles. Alors se fait sentir le besoin de
correction et d'épuration. Confucius vint à une de ces
époques. Il voulut réunir, condenser et ordonner en
même temps ce qui existait des anciennes traditions et
des anciens écrits. Il ne paraît pas qu'il ait mis dans
cette œuvre quelque chose de personnel : elle a été sur-
tout un triage et une compilation. Son œuvre forme cinq
volumes appelés Kings ou li vres canoniques. Ils ontété ré-
duits à quatre : le Yo-King, qui était un recueil de prières
et de cantiques des anciens Chinois, ayant été perdu.
Dans le Tso-Chouen, commentaire sur le Tchun-
Tsieou, dont la composition ne peut être rapportée plus
près que le IV siècle avant Jésus-Christ, et qu'on attri-
bue communément à Tso-Kieouming, disciple et con-
temporain de Confucius, on lit sous l'année 12 de
Tcheou-Kong, prince de Lou, que « l'historien du
royaume de Tchou connaissait d'anciens livres en carac-
tères que les savants ne pouvaient déchiffrer, mais que
l'historien de Tchou entendait. Ces livres s'appelaient :
San-Feu (trois sommets ou divisions), Ou-Tien (cinq
livres), Pa-So (huit pierres précieuses), Kieou-Kieou
(neuf descriptions).
(1) Voir Revue dc'.s >-eliyions, année 1880, p. 314 et année 1890,
]). i'ii.
482 LES LIVRES SACHES DE LA CHINE
Les monuments primitifs n'existant plus, il est diffi-
cile de dire si Confucius les a reproduits exactement et
s'il n'a pas altéré les textes. Ce que nous savons seule-
ment, c'est qu'il leur fit subir des réductions considé-
rables. Le Chou-King ou livre des annales fut réduit de
cent à cinquante chapitres ; le Chi-King ou livre de vers
de trois mille odes à trois cent onze.
Ces quatres livres, le Y-King ou livre des transfor-
mations, le Chou-King ou livre des annales, le Chi-
King ou livre des vers, et le Li-Ki ou livre des rites for-
ment les livres canoniques de la Chine, ils sont
invariables et sacrés. Leur témoignage fait foi et leur
autorité n'est pas contestée (1).
A ces quatres livres canoniques, il faut joindre les
quatre livres classiques qui jouissent aussi de la plus
grande autorité ; ce sont : le Ta-Hio ou Grande Etude,
le Tchoung-Young ou LInvariabiUlé dans le Milieu, le
Lun-Yu ou Entretiens philosophiques et le livre de
Meng-Tseu ou Mencius.
Le Y-King renferme 24,107 caractères, le Chou-
King 2o,700, le Chi-King 39,234, le Li-Ki 99,010.
« Les livres sacrés de la Chine, dit la Grammaire
de la langue chi?ioise, malgré le mélange inévitable
d'erreurs doctrinales qu'on y rencontre, ne renferment
presque aucune pensée fausse. Ils peuvent être lus par
toute espèce de lecteurs sans aucun inconvénient moral...
Ils ne sont pas non plus des livres fermés au vulgaire
comme ceux de presque tous les peuples. Combien de
(1) Les King sont improprement appelés sacrés. Les Ciiinois eux-
mêmes ne leur attribuent rien de surnaturel; ce qui les leur rend
surtout recommandables, c'est leur antiquité. Leur contenu est en
grande partie étranger à la religion Les noms des auteurs sont
inconnus : il y a eu parmi eux des poètes, des philosophes, des his-
toriens.
LES LIVRES «AGUÉS DE LA CIIIME 483
chrétiens ont lu la Bible en entier? Combien de savants
en Europe ont lu en entier Socrate, Platon, Aristote et
les autres ouvrages de Rome et d'Aihénes ?.0n pourrait
les compter. En Chine, trois cent millions d'hommes au
moins n'ont pas seulement lu, mais peuvent réciter de
mémoire les livres sacrés. Il n'est aucun pays où l'en-
seignement soit si populaire. Il n'est aucune école où
l'on n'enseigne ces hvres antiques, bien que la liberté
d'enseignement existe à tous les degrés. Les King
chinois semblent former un plan général. Le Y-
King est un livre en quelque sorte doctrinal : la na-
ture, la création, les harmonies de la création, l'état
primitif de Thomme, sa décadence malheureuse, un
saint par excellence travaillant à relever l'homme. Le
Chou-King et le Tchoun-Tsieou donnent des leçons aux
princes et au peuple, par l'histoire des Père-Mère du
peuple et des maximes pures. Le nom d'Être suprême
revient à chaque page. Le Chi-King est une morale en
action. On y trouve des odes qui semblent écrites par un
des prophètes de la Bible. Le. Li-Ki trace les devoirs
extérieurs dans toutes les positions sociales.
Rien n'égale la simplicité majestueuse de ces écrits.
Les traductions ne peuvent nous donner qu'une idée
bien imparfaite des beautés de cette langue antique :
nos langues modernes sont pour cela trop pâles, trop
Vagues et trop pauvres d'images. »
Nous parlerons dans deux paragraphes des King ou
livres canoniques et de Ssé-Chou, ou hvres clas-
siques.
§ I. — Des Rings.
I. — Le Y-King est le plus ancien livre que l'anti-
quité nous ait transmis. Il a pour premier auteur Fo-hi,
484 LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE
l'inventeur de l'écriture (3369 av. J.-C). Celle-ci con-
sista d'abord dans la combinaison de six lignes horizon-
tales ou brisées avec lesquelles on essaya de fixer la
pensée.
Plus tard, on ajouta à ces six trigrammes de Fo-hi,
huit autres qui, par diverses combinaisons, forment
soixante-quatorze héxagrammes. D'autres, dont le nom
ne nous est pas conservé, ajoutèrent de nouveaux signes.
Douze siècles avant notre ère, Wen-Wang les perfec-
tionna et en augmenta le nombre. Il s'efforça de rendre
plus inteUigible un livre qui ressemblait plutôt à un
énigme. Avec lui, Tcheou-Kong apporta des améliora-
tions nouvelles. Dans la suite, le nombre des caractères
s'est tellement multiplié, que les lettrés de nos jours les
plus versés eu la matière ne les connaissent pas
tous (1).
Les Chinois attribuent au Y-King et à l'écriture une
origine merveilleuse. Fo-hi aperçut un dragon qui sor-
tait du fleuve Hoang-ho. Ce dragon portait sur son dos
des dessins formant différentes figures. Ce sont ces
figures que l'empereur copia ; il en forma la première
écriture et en écrivit le premier les livres du Y-King.
Confucius rapporte et accepte cette tradition. C'est lui
qui a donné à ce livre sa dernière forme ; ses commen-
taires nous ont même fait comprendre l'oeuvre de Wen-
wang et de Fo-hi. Quoiqu'il s'y applique à donner surtout
(1) D'après le P. de Mailla, le nombre des caractères chinois ne
va pas au delà de 9^53 ou tout au plus à 10.516, ce qui s'éloigne
du sentiment commun qui le fait monter à cinquante, soixante et
même quatre-vingt mille Ces caractères ont d'ailleurs eu aussi leurs
variations. Les soixante-douze inscriptions retrouvées sur le mont
Taï-chou, gravées par les soixante-douze princes qui se partageaient
la Chine, sont formées de caractères qui diffèrent entre eux et de
ceux qu'on employa plus tard.
LES LIVRES SACRES DE LA CHINE 485
les pensées des anciens auteurs, il nous laisse entrevoir
la sienne.
Quant au Y-King, il ne s'est pas contenté d'en révi-
ser le texte, il l'a accompagné d'explications sur les
notes de Wen-vang et de Tchéou-Kong ; il y a même
ajouté un court commentaire appelé Hi-Tseu (explica-
tions appendices sur le Y-King). Il ne faut pas le con-
fondre avec le Hi-tsen-chouan plus moderne, dans
lequel est exposé la théorie du Taï-ki ou grand faite,
qui n'est pas l'œuvre de Confucius comme on le croit
communément, mais, d'après plusieurs critiques chi-
nois, de AVang-sou qui vivait au IV siècle après
Jésus-Christ. Ce hvre ne parut que plus tard. Il fut dé-
couvert par une jeune fille dans une ancienne demeure
de Lao-tseu, sur les bords du Ho^g-ho (37 av. J.-C).
Quelqu'en soit l'auteur, il renferme l'exposition des
anciennes doctrines ontologiques des Chinois. Il a beau-
coup de rapport avec le Tao-te-king, et exprime sou-
vent les mêmes idées avec des mots différents. Tout fait
supposer qu'il est l'œuvre d'un auteur postérieur à
Lao-tseu et au courant de ses doctrines.
Un autre commentaire du livre des transformations ou
Y-King, connu sous le nom de Wen-Yan ou Paroles
sur le texte, n'est pas non plus l'œuvre de Confucius,
mais celle de ses disciples. Les explications de Confucius
forment seulement dix chapitres qu'on appelle les dix
ailes sur lesquels les King devaient passer à la postérité.
Ce livre est celui auquel les Chinois attachent le plus
d'importance. Ils ont plus tard attribué aux signes qui
le composent un sens cabalistique : ils s'en servent enco-
re dans la pratique de la magie. L'usurpateur Wen-
Wang prétendait trouver dans ces signes la légiti-
mité de son usurpation. Confucius essaya aussi d'y trou-
ver la confirmation de sa politique.
486 LES LITRES SACRES bE LA CHINE
■K Je serais surpris, dit M. A. Réville, que des recher-
ches nouvelles ne donnassent pas un corps à une suppo-
sition que m'a inspirée la lecture suivie de ce recueil,
savoir que sa composition sous sa forme canonique a
été déterminée par un calcul politique dans un moment
où un parti, luttant pour la prépondérance, avait besoiR
de répandre l'idée que sa victoire était conforme à la
volonté du ciel, que les présages se prononçaient en sa
faveur et que la prudence conseillait de se ranger sous
sa bannière. La tradition qui rattache la rédaction du
Y-King au mouvement insurrectionnel des princes de
Tcheou contre les Chang: dégénérés est. parelle-mômol
très favorable à cette hypothèse (1). »
« Le Y-King, dit Tchin-Tseu, est non seulement la
source des cinq King, mais encore le sanctuaire, l'arca-
ne du ciel, de la terre, des génies et des esprits. » Tchou-
hi rappelle « le père ou Tancêtre des caractères de 1 écri-
ture chinoise ainsi que de la véritable doctrine de la rai-
son et de la justice. » Confucius en particulier professa pour
lui un vrai culte. Ilaurait désiré que sa vie fut prolongée
uniquement pour mieux approfondir ce hvre. Il le médi-
ta si longtemps qu'il usa trois fois les cordons qui te-
naient les tablettes sur lesquelles il était écrit. Depuis
Confucius, dit le P. Régis, dans la traduction de ce livre,
il est demeuré pour les Chinois le fondement de toute
sagesse et la base de toute science :
« Ab eotempore ad hune usque diem Summse Sinis
reverentiae fuit, et quaecumque nova apud eos orta est
schola, novae libri Y-King interprétation i doctrinam
suam sustinere studuit. "
M. A. Réville va trop loin en appelant le Y-King le
plus creux des livres : « Ce serait une tache aussi vaine
(1) La religion en Chine, p. 76.
LES LIVRES SAORÉS DE LA CIIINE 487
qu'ingrate, dit-il, que de chercher sous ce verbiage mo-
notone les profondeurs do rnétaphysique et de morale
qu'on a voulu quelquefois y croire cachées. Nos horos
copes vulgaires, ros oracles fabriqués à l'intention des
diseurs de bonne aventure, où l'on décrit le caractère, la
destinée, les chances de bonheur ou de nalheur, les en-
nemis sournois dont il faut se défier et les amis sûrs à
qui l'on peut se fier, etc., sont de la môme famille, abs-
traits, vagues, pleins de réserve calculée et finissant
par ne s'appliquer à rien, à force de s'appliquer à tout On
a prétendu que dans l'interminable auteur du Y-King il
y avait toute une mythologie enfouie et même que l'acca-
dien nous en fournissait la clef. M. Legge repousse avec
raison ces hypothèses gratuites. Le Y-King rentre avec
le Feng-Chui dans cette divination chinoise qui a poussé
à son plus haut point l'art de construire sur le vide et
de donner une apparence de rigueur scientifique àdes élu-
cubrations qui n'offrent à la pensée absolument rien de
substantiel (1). »
« Peu do livres, dit Mgr de Harlez, ont, autant que
le Y-King, mis à l'épreuve la sagacité et la patience des
interprètes. Parmi les Chinois, on compte par centaines
les lettrés qui se sont voués à l'élucidation des mystères,
des énigmes'accumulés comme à plaisir dans ce monu-
ment que l'on veut faire passer pour le plus ancien du
monde
Tous ces efforts ont abouti à une variété, qu'on me
permette ce mot, à un salmigondis d'explications dont
on ne saurait trouver un exemple aillcui's. En un seul
point seulement les interprêtes sont unanimes c'est que
le Y-King est à la fois un livre de divination et un trésor
de richesses scientifiques. C'est un abîme dont on ne peut,
(1) La religion en Chine, p. 75.
488 LES LIVRES SACRÉS DE LA. CHINE
sonder la profondeur et dont la hauteur défie toute attein-
te. Tous les principes de toutes les sciences, naturelles,
ontologiques, psychologiques, sociales, etc., y sont ren-
fermés, condensés ; il ne s'agit que de savoir les y trou-
ver. Malheureusement, ces trésors sont recouverts de
voiles si épais que l'on peut bien en soulever un coin,
mais non les écarter et les percer entièrement. »
Le Y-Kings'appellele livre des transformations, et il a
pour but en effet d'apprendre comment les choses se
transforment par la naissance et la mort. La nature est
le grand agent de cette transmutation des êtres. Elle
agit au moyen de deux causes ou principes, la composi-
tion et la décomposition. Le premier est rendu par un
signe qui exprime le passage du non être à l'être, le se-
cond par un signe qui exprime le passage de l'être au
non-être. Le monde entier est régi par ces deux lois.
Tous les êtres naissent par la composition et meurent
par la décomposition.
« Le Y-King, d'après la Grammaire de la langue chi-
noise, est un tableau de la nature. Il fait allusion aux chan-
gements et aux mutations survenus dans Tordre moral. Il
y avait un ciel antérieur, c'est-à dire un état primitif de
la nature. L'auteur donne en traits vifs mais substan-
tiels, la situation de l'homme et de l'univers en ce premier
état. Survint un grand changement, une révolution de
l'univers. Delà, le ciel postérieur ou deuxième état de la
nature, où la situation est dépeinte avec plus de détails
et plus d'énergie encore que dans le premier. Enfin, il
• est question d'une révolution ou mutation dans la nature.
Le caractère chinois du titre du livre indique à lui seul
ces trois révolutions morales et se prononce en consé-
quence sur trois tons différents, tout en gardant son
unique forme héraldique. »
(1) Journal asiatique, toiii. IX-1887.
LKS LIVRKS SACRÉS DE LA CHINE 489
Ce livre est regardé par les lettrés comme un traité
de la plus haute métaphysique.' Un homme, disent-ils,
n'a pu l'inventer, il vient évidemment du ciel (1).
Le Y-King forme pour les chinois une véritable en-
cyclopédie : il résume la science de l'époque. Il ne fait
cependant qu'effleurer les questions de principe et de
fin, soit qu'elles ne fussent qu'accessoirement traitées,
soit qu'elles aient été éliminées par Confucius. Les ques-
tions physiques n'y occupent qu'une place secondaire.
La plus grande part est faite à la morale. Il n'y a d'ail-
leurs dans cette exposition ni ordre, ni méthode.
Le Y-King est aussi, comme nous l'avons dit, le livre
des sorts. Confucius et les philosophes venus après lui
lui ont reconnu cette vertu magique. Ils se sont appli-
(1) EnEuropc, dit Mgr de Harlez, quatre savants se sont attachés
à pénétrer les mystères de ce livre prodigieux ou plulôl à nous
communiquer dans des traductions ce que les Chinois en pensent
et en disent. Ce sont : le P. Régis, le Rév. Mac Clatchie, le profes-
seur d Oxford, Dr James Legge, et dernièrement un français,
M. Philaslre.
Leurs inlerprélalions, toutefois, ne sont pas identiques et cela
se comprend aisément; toute phrase chinoise peut, en général, à
cause de l'indélermination du sens des mots, être comprise de
difï'érentcs manières. Et cette indétermination est plus grande en-
core dans le Y-K ng qu'en aucun autre ouvrage. En outre, les mots
chinois sont généralement susceptibles de plusieurs sens et tous
les interprètes ne choisissent pas toujours le même.
Nul ne contestera, certainement, la science de nos sinologues
européens qui se sont exercés au défrichemeut de ce terrain in-
grat. Le Dr Legge, spécialement, a donné de ses vastes connais-
sances en fait de langue chinoise, les preuves les plus nombreuses
et les plus éclatantes. Ici encore il a traduit le texte tel que les
chinois le conçoivent, avec une grande érudition et une intelligence
remarquable. M. Philaslre mérite certainement un éloge analogue.
Cependant le s-^ns qu'il donne au V-King est si bizarre qu'on a
bien de la peine à y voir celui qu'ont voulu ses premiers auteurs.
.... Nos plus savants sinologues européens ont transporté en latin,
en anglais ou en français les explications des lettrés de l'empire
490 LES ÎJVRES SACRÉS DE LA CHINE
qués à trouver dans ses signes qiii le conipQsent la pro-
phétie des événements qui se sont succédé. C'est à cette
qualité divinatoire que cet ouvrage dût d'échapper à
l'incendie des livres.
Il y a dans ce livre comme dans le chapitre hong-fou
du Chou-King une tendance accentuée a établir une cor^
relation nécessaire entre des événements physiques et
moraux. Une harmonie profonde existe entre l'homme
et le monde ; celui qui connaîtrait suffisamment les phé-
nomènes du monde naturel pourrait déterminer ceux
du monde moral : c'est dans cette harmonie universelle
que consiste le bonheur et la vertu : « Le ciel symbo-
lique de Fou-hi, est-il dit dans les Paroles, œuvre des
disciples de Confucius, est l'origine de tout ce qui existe,
le commencement de toutes choses. Ce qui constitue le
principe sentant et pensant sont ses dons et ses bien-
dès P'ieurs. Leur bizarrerie, sans aucun doute, n'a pas dû leur
échapper; mais ils se sont dit: c'est du chinois et l'on ne doit
point juger cela comme les produits des terres occidentales.
Il en est un, cependant, qui ne s'est pas contenté de ces traduc-
tions des Fils de Han, mais qui s'est demandé s'il n'y avait pas
moyen de trouver dans ces textes mystérieux quelque chose de
plus raisonnable. C'est le savant professeur de l'Université de Lon-
dres, Dr A. de Lacoupcrie, dont les travaux paléontologiques ont
ouvert une ère nouvelle à l'interprétation des vieux textes chinois.
Sous les apparences que lui ont donné les commentateurs et
les (discencestea) chinois, il a su découvrir au Y-King, un texte
primitif très différend de ce que l'on a cru et imaginé jusqu'ici.
Pour lui ce texte originaire est un composé de morceaux détachés,
apportés par les tribus chinoises du centre de l'Asie, dans leur mi-
gration sur les bords du Iloang Ho, et formé tant de fragments
d'un vocabulaire, que de ballades et autres compositions de genres
divers; le tout à l'imitation des vocabulaires et livres accadiens.
H a donné de ces explications des exemples qui sont des plus
frappants, surtout en ce qui concerne la partie lexicologique. Par
là, tombent toutes les bizarreries et les assemblages drolatiques.
Là, où l'on cherchait des phrases, il n'y avait que des sens divers
juxtaposés. » (Journal asiatique, t. IX).
LES LIVRES $AC,I^és DE LA CHINE 491
faits.,.. L'homme supérieur met enharmonie ses vertus
avec celles du Ciel et de }a terre ; il met sa lumière en
harmonie avec celle du soleil et de la lune ; il met la
disposition do son temps en harmonie avec les quatre
saisons ; il met ses félicités et ses infortunes en harmo-
nie avec les esprits et les génies. » L'ordre provient de
ce que le Ciel et la terre se meuvent d'après des lois
fixes. Le ciel et la terre, mâle et femelle, sont en oppo-
sition, mais c'est cette opposition qui produit l'équilibre.
De là une loi pour l'homme, la nécessité du mariage :
« S'unir en mariage est le grand but du ciel et de |a
terre; s'ils ne s'unissaient pas, tous les êtres ne naîtraient
pas à la vie. LMnion en mariage est le commencement
et la fin de l'homme (1). »
On a voulu retrouver dans le Y-King les rudiments
d'une antique philosophie : Elle s'appelle l'étude de ce qui
a précédé le ciel et essaie de résoudre le problème de l'ori-
gine des choses. Sa méthode est ontologique : il part de
la notion de l'être en général pour arriver à la connais-
sance des. phénomènes. Au reste les données cosmogo-
niques, physiques et psychologiques s'y mêlent aux
idées philosophiques. On con^prend qu'il ï\e peut s'agir
ici que de rudiments Quand on n'avait pour exprimer
toute sa pensée que les combinaisons d'une ligue droite
et d'une ligne brisée, la tâche n'était pas facile. Ces
Koua primitifs nous ont conservé cependant les restes
4'uuG antique civilisation ; et de paême que ces orga-
nisiïies que la science découvre tous les jours dans les
dififérentes couches terrestres, lui permettent de recons-
tituer des faunes etdesflores depuis longtemps anéanties;
de même ces linéaments de l'écriture primitive, quelques
grossiers qu'ils soient, peuvent nous aider à reconstituer
une société et une religion disparues.
(l) Paroles.
492 LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE
Le Y-King au lieu de s'élever à la notiou de l'unité
primordiale, semble s'arrêter au dualisme. Il y a deux
principes des choses : le ciel et la terre. Le premier est
représenté par une ligne droite, le second par une ligne
brisée. Il n'y a pas cependant égalité entre ces principes :
le ciel est supérieur. Les deux symboles qui les repré-
sentent, indiquent aussi la hiérarchie des êtres dans les
signes où ils sont employés. La ligne droite désigne les
êtres supérieurs : le mâle, le temps, le soleil, etc. La
ligne brisée désigne des êtres inférieurs: la femelle, la
lune, etc.
Il y aurait aussi dans le Y-King une philosophie des
nombres qui se rapporte à ce système binaire. ,Les
nombres ont pour base l'unité, représentée par la ligne
simple, horizontale ; mais ils se divisent en pairs et
impairs. Les nombres pairs sont désignés par la ligne
droite qui représente aussi le Ciel, la source primitive
des êtres et ces nombres ayant pour base l'unité sont
parfaits. Les nombres impairs au contraire ont pour
base la dualité et sont imparfaits. La formation des
êtres est liée à cette loi des nombres : les événements
qui s'accomplissent dépendent de leurs différentes com-
binaisons (1).
Au reste l'origine de ces nombres est aussi merveil-
leuse que celle de l'écriture. C'est Chang-ti qui les révéla
à Yu, le fondateur de la dynastie Hia, par l'intermé-
diaire d'une tortue. Cette tortue sortit un jour du fleuve
Lo-choui, portant sur son dos les dix premiers nombres
et leurs combinaisons. L'empereur les copia et en forma
le grand prototype.
Le Y-King reconnaît le Ciel comme le premier prin-
(1) Confucius a développé au long les propriétés du nombre 81
qui est le carré du 3 mystique.
LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE 493
cipe des choses: « C'est le ciel primordial, dit-il, qui a
donné Torigine à Funiversalité des ctres^ lesquels s'ap -
puient sur lui et ont en lui leur racine. »
« II y eut le ciel et la terre, dit le Hit-seu, et ensuite
les dix milles êtres (tous les êtres) naquirent. >
Le ciel, la source de tous les êtres nous y est repré-
senté aussi comme intelligent et providentiel. Les Égyp-
tiens le représentaient à peu près par le même signe
que les chinois, par trois hgnes convexes.
La doctrine du Y-King est parfois si obscure qu'il est
bien difficile de la formuler d'une manière complète.
Nous y trouvons cependant le dogme de la rémunéra-
lion. Les hommes se distinguent en bons et mauvais;
les premiers sont récompensés et les autres punis. Quelque
rôle prépondérant qu'il donne au ciel, on ne saurait
affirmer qu'il le distingue toujours suffisamment de
l'Univers. On a essayé d'en déduire le dualisme et le
panthéisme, mais on ne saurait y trouver la moindre
trace didolàtrie. Le rôle suprême et providentiel du
ciel y est affirmé, quoique moins nettement que dans le
Chou-King. Il y avait certainement exagération dans
les affirmations des missionnaires jésuites, lorsqu'ils pré-
tendaient trouver dans ce livre une doctrine à peu près
complète sur Dieu, l'àme et la vie future. L'erreur est
venue quelquefois de ce qu'on n'a pas suffisamment dis-
tingué les textes. Ces doctrines sont contenues en effet
dans le commentaire de Confucius ; elles sont moins
précises, soit dans l'ancien texte de Fou-hi, soit dans
le nouveau texte que l'on croit composé au douzième
siècle avant Jésus-Christ. Elles y sont cependant en
germe, et le but de Confucius a été de les mettre plus
en relief.
Nous avons mentionné déjà la nouvelle explication
qu'à donnée Mgr de Harlez de ce livre extraordinaire.
494 LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINÉ
La voici, telle qu'il l'a exposée lui même daiis le Jour-
nal asiatique (tome IX, 1887) :
« Rappelons d'abord ce dont est composé le Y-King.
Nous laissons de côté les commentaires récents, dont
M. Philastre doniie la traduction, dans son bel ouvrage,
parcequlls n'ont rapport qu'au livre métamorphosé :
iious nous en tiendrons au texte proprement dit. Celui
(Jui constitue le fond du Y-King classique est lui-même
formé de trois parties distinctes :
1" Les célèbres Kouâs ou assemblage de six lignes
superposées....
2" Une double explication dont la première partie
tfaite de la figure dans son ensemble, tandis que la se-
conde s'occupe de chacune de ses lignes, à ce que l'oja
petlse, ou, pour parler plus sûrement, est divisée en six
J)arties. C'est là le texte fondamental.
3° Différents appendices ou commentaires irelatifs à
fcette explication.
De ces derniers, nous n'avons pas à nous occuper; ils
Ont été composés à une époque où le Y-Kiny avait déjà
pris la physionomie actuelle et se présentait aux yeux
deâ chinois comme le livre de divination dont ils ont
cherché à pénétrer le mystère.
Du texte fondamental, la seconde partie est postérieure
a la première et dépend d'elle. 11 faut donc av^ant tout
se rendre un compte exact de ce que celle-ci peut
signifiei* ; une fois bien appréciée, elle pourra fournir la
clef du reste. »
Mgr de Harlez tire de cette étude les conclusions
suivantes :
1" L'inventeur des Kouas our-figureshexahnéaires, en
choisissant un genre de signes qui ne pourrait lui fournir
qu'un genre de variété des plus restreints a prouvé
suffisamment, par cela seul, qu'il ne pensait aucune-
Les livres sacrés dk la chine 495
meilt à ci^éer un système gtaphique complet, autrement
il eut également employé des lignes d'une forme diffé-
rente, brisées, verticales, longues et courtes, comme Jes
faisaient le créateur des cunéiformes. Il n'a donc pas
pris modèle sur ceux-ci. Il est même peu probable que
ces derniers aussi réguliers aient été la première inven-
tion de celui qui cherchait à exprimer les idées par des
signes extérieurs.
2" Si Maintenant nous groupons en un tableau, tous
les mots que l'auteur des Kouas avait notés dans son
livre-mémoire et les considérons dans leur ensemble dans
leurs diverses catégories et leurs rapports mutuels, nous
afriverohs à cette conclusion que le père du Y-King
était déjà préoccuppé de toutes les idées qui régnent en
Chine depuis Kong-fou-tze, et qui ont présidé aux des-
tinées de l'empire du Milieu.
« JPourrait-on ne pas y voir quelque chose comme
des mots écrits sur le carnet d'un homme politique chi-
nois, une sot-te de matière de méditation, de mémento
quotidien ? La réponse ne paraît pas douteuse. Posses-
seur de ces notes, un autre politicien plus moderne,
adonné à l'art divinatoire, en a fait au manuel de pra-
tiques superstitieuses, en changeant la forme, en mul-
tipliant les interpolations, etc, et a entraîné ainsi tous ses
successeurs dans cette voie. Il y a de plus, par inintelli-
gence ou volontairement, introduit le plus complet désor-
dre, comme le prouve la séparation des sections 9 et 26, 2 8
et 02 qui traitent de sujets analogues, etc. Devenu ainsi
obscur et mystique, le livre n'en attire que davantage
l'attention ; de là tous les commentaires qui, prenant
pour point de départ l'œuvre ainsi altérée, nous ont
donné ce formidable amas de matériaux où l'on cher-
cherait en vain le sens du texte primitif. N'ayant que
cela à leur disposition, des sinologues européens en ont
496 LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE
fait ce qu'ils ont pu et ce que nous avons vu. Telle est
ce me semble, en résumé l'histoire du Y-King. »
II. — Le Chou-King a été rédigé 484 ans avant J. C.
Confucius le tira des récits des anciens historiens de la
Chine. Le caractère C/iom désigne un pinceau parlant,
c'est-à-dire un livre. Ce livre est regardé comme la base
de la philosophie chinoise. Il se fait remarquer par
la concision de la forme et la profondeur des ques-
tions qu'il traite. Abel Rémusatet le P. Régis le croient
antérieur au livre de Moïse, dans plusieurs de ses par-
ties, et le font remonter à 23 siècles avant J. C. Ses
premiers chapitres sont regardés comme les documents
les plus anciens du monde. Il y a dans le style lui mô-
me, disent les sinologues, une démonstration de leur
antiquité. Les Chinois professent pour ce livre la plus
grande vénération et le regardent comme inimitable.
11 contient les actions et les paroles des anciens patriar-
ches depuis Yao: tout accuse à cette époque reculée
une haute culture morale.
Cependant cet ouvrage ne nous est pas parvenu tel
que le composa Confucius. Il fut expressément compris
dans l'incendie des livres, ordonné par l'empereur Chi-
Hoang-ti. Lorsque Ven-ti, (176 avant J. C.) voulut les
reconstituer, il s'adressa à un vieillard âgé de plus de
90 ans, nommé Fou-Cheng ou Fou-Seng, qui savait par
cœur beaucoup de passages de ces livres. Comme sa
prononciation différait de celle du pays où était la cour,
l'empereur nomma une commission chargée de recueil-
lir et d'interpréter ses paroles. Le livre qui résulta de
ce travail s'appela le Chou-King de Fou-Cheng ou du
nouveau texte, parcequ'il fut écrit avec les signes alors
en usage.
Quelque temps après, sous l'empereur Vou-ti, (140 av.
LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE 497
J. C.) on trouva dans les décombres de l'ancienne mai-
son qu'habitait la famille de Confucius, des livres écrits
avec des caractères anciens et parmi eux était le Chou-
King. Une commission de lettrés fut aussitôt nommée
pour lire et copier ce texte : parmi ces lettrés était Kong-
gan-Koue, un des descendants de Confucius. L'édition
de Fou-Cheng aida à déchiffrer le nouveau texte, écrit
sur des tablettes de bambou, dégradées en plus d'un
endroit. On parvint à mettre au net 58 chapitres. Kong-
gan Koue en fit un commentaire et y ajouta une pré-
face. Il nous y apprend que le Chou-King de Confucius
contenait encore 42 chapitres. Cette édition s'appela le
Chou-King du vieux texte. C'est ce texte qui est adopté
et expliqué dans les collèges. Il est à remarquer que les
livres classiques écrits par Confucius et ses contempo-
rains ne citent aucun passage des chapitres perdus. La
perte est donc complète sous ce rapport.
Le Chou-King se divise en quatre parties : le Yu-Chou
ou histoire de Yao et de Chun ; 2° le Hia-Chou, ou his-
toire de la dynastie des Hia ; 3° le Chang-Chou, ou his-
toire des Chang ; et enfin le Tcheou-Chou ou histoire
des Tcheou.
Le premier chapitre appelé Yao-tien, c'est-à-dire livre
qui parle de Yao, a été écrit à l'époque où vivait cet em-
pereur ou à peu près.
Le chapitre intitulé Hong-Fan semble après le Y-King
l'écrit le plus ancien. Il contient la sublime doctrine que
le ministre philosophe Ki-Tseu dit avoir été reçu du ciel
par le grand Yu (2,200 avant J. C.) et qu'il expose à
l'empereur Wou- Wang (1120 avant J. C).
Le. P. Gaubil, savant missionnaire qui passa 36 ans
à Pé-King, nous a donné une traduction du Chou King
ou livre par excellence. Cette traduction fut publiée en
1770 par de Guignes père, qui prétendait l'avoir amélioré*
498 LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE
Son travail se borne cependant à quelques légères mo-
difications, et il est permis de trouver extraordinaire
avec Abel Rémusat qu'on ait cherché à diminuer l'hon-
neur du missionnaire chinois. Le P. Amiot, le premier
avait été injuste envers le P. Gaubil, lorsqu'il appelait
son Chou-King, un squelette. Il faut bien d'ailleurs
reconnaître qu'une traduction parfaite est impossible à
cause du génie et des difflcultés de la langue. Plus tard
G. Pauthier a fait subir à la traduction du P. Gaubil
une révision plus sérieuse. (1)
Le Chou-King n'est pas surtout un livre d'histoire,
comme on le croit assez souvent, mais un livre de mo-
rale basée sur des faits. Son récit commence à Yao et
finit à Tan 624 avant J. G. (2).
Confucius nous a conservé dans le Chou-King un cu-
rieux monument do philosophie ancienne. On l'appelle
la grande doctrine. C'est un traité de physique, d'astro-
logie, de divination, de morale, de religion, de politique,
(1) Les Livres sacrés de VOrienl.
(2) Il ne faut pas oublier que les livres Leis qu'ils furent rédigés
par Confucius, sauf le Y-King, furent compris dans l'incendie des
livres, ordonné par Hoang-ti, et que l'édit de ce dernier nefutrévo-
qué qu'en 191 avant J. C. Il fallut donc le reconstituer de mémoire
ou avec ce qui en restait ; l'œuvre était difficile et ne pouvait être
complète. « On tacha, ditM. Réville de le reconstituer de mémoire.
Il y avait de vieux lettrés qui se disaient capables de ce tour de
force, etpeut-êlre n'exagéraient-ils pas. Cependant on remarquait de
graves difTérenccs dans les textes ainsi rétablis, quand on apprit
qu'un lettré du nom de Fou avait^au temps de laproscription, caché
son exemplaire du Chou King dans l'épaisseur d'un mur. Il est vrai
que, sur les 46 documents dont ce livre se compose, cet exemplaire
n'en contenait que 29. Houen (179-155 avant J. C.) le fil
copier. Sous l'empereur Hou (140-8o) une découverLe du même
genre, dans le mur d'une maison appartenant à la descendance de
Confucius, ramena au jour, non seulement le Chou-King mais aussi
le Printemps et l'Automne, le Livre de la piélé filiale et le Lun-Yu.
Ce livre de la poésie se prêtait mieux que les autres à la reconstitu-
LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE 499
en un mot une encyclopédie des connaissances humaines
à cette époque reculée. Le ministre philosophe Kit-se
l'exposa au roi Wou-wang. Ces enseignements avaient
été refusés par le Ciel à l'empereur Kouen à cause de sa
désobéissance ; il les donna à son flls Yu pour le récom-
penser de ses vertus. C'est le plus ancien ouvrage de ce
genre qui nous soit connu : il remonte à plus de onze
cents ans avant notre ère ; il est aussi l'un des plus ex-
traordinaires. L'interprétation en est d'ailleurs parfois
difficile. Le voici dans ses parties principales :
« 1 . A la troisième année le roi interrogea A'it-se.
- 2. Le roi lui dit : Oh ! Kit-se, le Ciel a des voies se-
crètes par lesquelles il rend le peuple tranquille et fixe.
Il s'unit à lui pour l'aider à garder son repos et son état
fixe. Je ne connais pas cette règle ; quelle est-elle ?
tion mnémonique. LeLi Ki ne reçut sa forme actuelle que sous le Han,
et quant au Y-King, nous savons qu'il avait été préservé par l'ordre
même de Chi-Hoang-ti. D'autres trouvailles aidèrent encore à la
restauration souhaitée. Cependant il faut observer que des variantes
assez notables distinguaient les éditions retrouvées, ce qui autorise
à supposer qu'avant l'époque des Han, ces livres présentaient une
grande variété, quant à l'étendue des textes et au nombre des
documents réunis.
11 faut ajouter aussi qu'en 279 de notre ère, on trouva dans le
tombeau d'un prince de Houei, mort en 293 avant J. G. des tablet-
tes de bambou qui contenaient entre autres vieux ouvrages, un livre
d'annales, commençant à Hoang-ti et descendant le cours des ûges
jusqu'en 299 avant J. G., époque du dernier Tchéou. G'esl le livre
qu'on a désigné sous le nom de Livre écrit sur bambou et dont M.
E. Biot a donné une traduction en J8il. Il ne contredit par le Ghou-
King d'une manière absolue, mais il en diffère d'abord au point de
vue chi'onologique, puisqu'il compte 211 ans de moins que le Chou-
King pour la période qu'il embrasse ; puis, au point de vue histori-
que proprement dit, en ce sens qu'il nous présente les premiers âges
sous des couleurs moins épiques, avec des proportions plus mo-
destes et par conséquent plus vraisemblabes. » (1)
(1) La religion en Chine. » Réville, p, 9i-95.
500 LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE
3. Kit-se répondit : J'ai entendu dire qu'autrefois
Kouen ayant empêché l'écoulement des eaux de la
grande inondation, les cinq éléments furent entièrement
dérangés ; que le Seigneur (Ti), qui en fut courroucé, ne
lui donna pas les neuf règles fondamentales et catégori-
ques de la sublime doctrine; que ce Kouen, abandonnant
la doctrine fondamentale, fut mis en prison et mourut
misérablement ; mais que Yu qui lui succéda reçut du
Ciel ces neuf règles delà sublime doctrine et qu'alors les
lois universelles et invariables qui constituent les rap-
ports des êtres furent mises en vigueur.
4. La première règle fondamentale et catégorique ré-
side dans les cinq éléments primitifs agissants. La se-
conde est l'attention aux choses morales. La troisième,
l'application aux hauts principes ou règles de gouverne-
ment. La quatrième est l'accord des cinq choses pério-
diques. La cinquième est l'application du pivot fixe du
souverain. La sixième est la pratique des trois vertus.
La septième est l'intelligence dans Texamen de ce qui
est douteux. La huitième est l'attention à toutes les ap-
parences qui indiquent quelque chose. La neuvième est la
recherche des cinq facultés et la crainte des six malheurs.
5. La catégorie des cinq éléments agissants est ainsi
composée : l'eau, le feu, le bois, les métaux, la terre.
6. La catégorie des cinq choses morales est composée
ainsi qu'il suit : La forme ou figure extérieure du corps,
la parole, la vue, l'ouïe, la pensée. L'extérieur doit être
grave et respectueux. La parole doit être honnête et fi-
dèle. La vue doit être claire et distincte ; l'ouïe, fin ; la
pensée, pénétrante. L'extérieur du corps, grave et res-
pectueux, se fait respecter. La parole honnête et fidèle se
fait estimer. Avec l'ouïe fin, on est en état de concevoir
et d'exécuter de grands projets. Avec la pensée pénétrante
on est un saint et un homme parfait.
LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE 501
7. La catégorie des huit principes du commandement
comprend : les vivres, les biens, les sacrifices et les cé-
rémonies, le ministère des travaux publics, le ministère
de l'instruction publique, le ministère de la justice, la
manière de traiter les étrangers, les armées.
8. La catégorie des cinq choses périodiques comprend :
l'année, la lune ou le mois, le soleil ou le jour, les étoiles,
les planètes et les signes et enfin les nombres astrono-
miques.
9. La règle catégorique, le pivot fixe du souverain ou
le milieu du souverain est observé quand le souverain a
dans ses actions un centre ou pivot fixe qui lui sert de
règle de conduite. Alors il se procure les cinq félicités
et il en fait jouir ensuite les peuples...
17. La catégorie des trois vertus comprend : la droi-
ture, l'exactitude et la sévérité dans le gouvernement,
l'indulgence et la douceur. Quand tout est en paix la
seule droiture suffit. S'il y a des méchants qui abusent
de leur puissance, il faut employer la sévérité. Si les
peuples sont dociles, soyez doux et indulgent, mais il faut
de la sévérité à l'égard de ceux qui sont dissimulés et
peu éclairés, et de la douceur a l'égard de ceux qui ont
lame grande et l'esprit élevé.
20. Dans la catégorie des cas douteux, on choisit un
homme pour interroger les sorts (Pou et chi) ; on Tinves-
'tit de ses fonctions ; il examine ce Pou et ce Chi.
21. Cet examen comprend : la vapeur qui se forme en
rosée ; celle qui se dissipe ; le teint obscur ou terne (de
l'écaillé de la tortue brûlée) ; les fissures ciselées ; celles
qui se croisent ou se tiennent.
22. Les deux pronostics sont : le tching ou l'immuta-
bilité, le hoei ou la mutabilité.
26. La catégorie des apparences ou phénomènes com-
prend : la pluie, le temps serein, le chaud, le froid, le
502 LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE
vent, les saisons. Si les cinq premiers arrivent exacte-
ment selon la règle, les herbes et les plantes croissent
en abondance.
33. La catégorie des cinq bonheurs comprend : une
longue vie, des richesses , la tranquillité, l'amour de la
vertu, une mort heureuse après avoir accompli sa des-
tinée.
34. Les six malheurs sont : une vie courte et vicieuse,
les maladies, l'affliction, la pauvreté, la cruauté, la fai-
blesse, l'oppression (1). »
Elle est donc bien ancienne la théorie qui nous montre
l'homme ici-bas dans un état de souffrance et d'épreuve.
Déjà en ces temps où fut formulée la sublime doctrine,
on ne comptait que cinq félicités contre six mal-
heurs !
IIÏ. — Le Li-ki traite des cérémonies qui occupent
une si grande place dans la vie des Chinois. Tcheou-
Kong, l'auteur du Tchéou-li ou Rites des Tchéou est
aussi considéré comme un des auteurs principaux de ce
livre. On ne peut cependant le considérer comme Fœuvre
d'un individu ni même d'une dynastie. C'est une compi-
lation à laquelle plusieurs ont travaillé ; Confucius la
remania à son tour, mais elle a dû être encore modifiée
dans la suite. Le Li-ki, tel qu'il est parvenu jusqu'à
nous, doit remonter à la fin du P' siècle avant notre
(1) D'autres divisent les livres sacrés de la Chine en grands et
petits King. Les grands King sont au nombre de cinq. Il faut
ajouter aux quatre que nous avons nommés, le Ichun-tsieou ou
annales de la principauté de Lou (722 avant J.-C. jusqu'à 4''0
avant J.-C). Les petits King comprennent outre les Ssé-Chou :
1° Les deux rituels Y-li et Tcheou-li ; 2» le Hiao-King ou livre de
la pitié filiale ; 3° les trois anciens commentateurs des Annales du
royaume de Lou; 4° le dictionnaire Eul-ya, qui n'est plutôt qu'un
indiculusunivcrsalis, dont l'auteur est inconnu ou très incertain.
LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE 503
ère (1). C'est depuis cette époque qu'il a été mis au rang
des King, c'est-à-dire regardé non pas comme sacré,
les Chinois ne donnent ce caractère à aucun de leurs
livres, pleins, d'ordinaire, de choses plutôt profanes que
religieuses, mais comme canoniques et invariables. Son
style est d'une grande concision, il porte tous les carac-
tères qui distinguent l'ancienne langue ; son interpréta-
tion est souvent difficile, soit à cause des caractères à
idées complexes qu'on y rencontre, soit parce que les
caractères philosophiques, comme l'enseignent les Chi-
nois, ne doivent pas être pris dans un sens absolu, mais
qu'il faut leur laisser la plus grande latitude (2).
Ce livre a été l'objet de nombreux commentaires,
œuvre dans laquelle excellent les Chinois. On a compté
plus d'un millier de commentateurs dans ses vingt
siècles d'existence. Le temps a fait justice d'un grand
nombre.
On ne s'étonne pas de l'importance ajoutée à cette
œuvre, quand on connaît le caractère chinois. « Le céré-
monial résume l'esprit chinois tout entier, dit Callery,
et à nos yeux, le Mémorial des rites ou des cérémonies
est la monographie la plus exacte et la plus complète
que cette nation à part, ait pu donner d'elle-même au
reste du genre humain. Ses devoirs, elle les remplit au
moyen du cérémonial ; la vertu et le vice, elle les recon-
naît au cérémonial ; les rapports naturels des êtres de
(1) Le Liki contient des traditions et des coutumes très an-
ciennes, des cérémonies de la religion primitive. H fut compris
dans les proscriptions de Glii-Hoangti. Il reparut sons les Han, au
moins des fragments. Taï-lèch, les révisa et les commenta au der-
siècle avant notre ère, d'où le rituel de Taï aîné ou taï-ta-li; son
neveu Taï-Cliing le retoucha encore; d'où le rituel de Taï cadet
chao-tai-li. De ses ouvrages est né la compilation dite Li-ki.
(2) Quelques auteurs ont voulu voir dans ce livre deux traités :
le Mémorial dos rites et celui de la musique.
1504 LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE
la création, elle les rattache essentiellement au cérémo-
nial. En un mot, pour elle, le cérémonial c'est Thomme,
l'homme moral, l'homme politique, l'homme religieux
dans ses multiples rapports avec la famille, la société,
l'état, la morale et la religion ( 1 ) . »
Ce culte de l'étiquette, cette observance scrupuleuse
du rite qui est dans le génie du peuple chinois, était
aussi un des caractères de l'esprit de Confacius. Un
seigneur de la cour de Lou lui ayant demandé un jour
pourquoi le sage devait avoir un si grand respect pour
les rites, il lui répondit : « Parmi les choses qui pro-
curent au peuple la tranquillité de la vie, ce sont les
rites qui ont le plus d'importance. En effet, sans les
rites, on ne peut pas régler le culte des esprits, le culte
du ciel et celui de la terre. Sans les rites on ne peut pas
déterminer la position respective du souverain et des
sujets, des supérieurs et des inférieurs, des plus âgés et
des moins âgés. Sans les rites on ne peut pas distinguer
les relations de famille entre le mari et la femme, le
père et le fils, les frères aînés et les cadets, ni les rap-
ports sociaux entre époux et entre amis (2). »
« Il n'y a rien de sincère ni de grave, dit le Li-ki,
dans les prières, dans les actions de grâces, les sacri-
fices et les bénédictions en usage dans le culte des
esprits ou des dieux, si on n'y observe les rites (3). »
« Les règles cérémoniales, dit encore le Li-ki, ont leur
origine dans le ciel, et leur mise en mouvement fait
qu'elles s'étendent sur la terre. » Elles sont comme
l'union de l'épiderme et de la peau, comme la jonction
des muscles et des os dans le corps bien portant. Elles
constituent les grandes méthodes par lesquelles nous
(1) Traduction du Li-ki.
(2) Li-ki, ch. XXTL
(3) Id., ch. L
LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE 505
nourrissons les vivants, ensevelissons les morts et servons
les esprits des défunts. Elles fournissent les canaux par
lesquels nous pouvons saisir les voies du ciel et agir
comme le requièrent les sentiments de l'homme. C'est
pour cette raison que les sages savaient qu'on ne pou-
vait se dispenser des règles cérémoniales, tandis que la
ruine des Etats, la destruction des familles et l'anéan-
tissement des individus sont toujours précédés par
l'abandon des règles de convenance (1).
On ne s'étonnera pas après cela que Confucius se soit
fait remarquer par la scrupuleuse observance des céré-
monies. La correction, en toute chose, fut en effet la
vertu qu'il rechercha le plus. Le plus grand éloge que
ses disciples peuvent faire de lui consiste à dire qu'il
était le fidèle observateur des rites et qu'il n'y eut
jamais un laisser aller, ni incorrection dans sa vie. Le
Lun-Yu en particulier nous donne à ce sujet de singu-
liers détails (2).
« S'il venait à saluer les personnes qui se trouvaient
auprès de lui, soit à droite, soit à gauche, sa robe,
devant et derrière, tombait toujours droite et bien dis-
posée.
En passant devant le trône, sa contenance changeait
tout à coup ; sa démarche était grave et mesurée,
comme s'il avait eu des entraves. Ses paroles sem-
blaient aussi embarrassées que ses pieds.
Prenant sa robe avec les deux mains, il montait
ainsi dans la salle du palais, le corps incliné, et retenait
son haleine comme s'il n'eût osé respirer.
Dans les jours d'abstinence, il se couvrait constam-
ment d'une robe de lin.
(1) Le Li-ki, liv. vu, sect. iv, v, vi, trad. Legge,
(2) Lun-yu, ch. X.
503 LES LIVRES SAGRis DE L\ CHINE
Dans ces mêmes jours d'abstinence, il se faisait tou-
jours un devoir de changer sa manière de vivre ; il se
faisait aussi un devoir de changer le lieu où il avait
Thabitude de reposer.
La viande qui n'était pas coupée en ligne droite, il ne
la mangeait pas.
Si la natte sur laquelle il devait s'asseoir n'était pas
étendue régulièrement, il ne s'asseyait pas dessus.
Quand les habitants de son village faisaient la céré-
monie appelée Nô, pour chasser les esprits malins, il se
revêtait de sa robe de cour et allait s'asseoir parmi les
assistants du côté oriental de la salle.
Quand même il n''eût pris que très peu d'aliments et
des plus communs, soit des végétaux ou du bouillon,
il en offrait toujours une petite quantité comme oblation
ou libation ; et il faisait la cérémonie avec le respect et
la gravité convenables.
S"il était malade et que le prince allât le voir, il se
faisait mettre la tête à l'Orient, se revêtait de ses habits
de cour et se ceignait de sa plus belle ceinture.
Quand il rencontrait une personne portant des vête-
ments de deuil, il la saluait en descendant de son atte-
lage ; il agissait de même lorsqu'il rencontrait les per-
sonnes qui portaient les tablettes sur lesquelles étaient
inscrits les noms des citoyens.
Quand le tonnerre se faisait entendre tout à coup ou
que se levaient des vents violents, il ne manquait jamais
de changer de contenance (de prendre un air de crainte
respectueuse envers le ciel) (1).
Lorsqu'il entrait dans le grand temple des ministres,
il s'informait minutieusement de chaque chose.
S'il rencontrait quelqu'un en bonnet de cérémonie, ou
(!) Commentaire chinois.
LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE 507
qu'il fût aveugle, quoique lui même ne portât que ses
vêtements ordinaires, il ne manquait jamais de lui
témoigner de la déférence et du respect. »
Tel fut Confucius. Ce caractère de correction et de
minutie, il l'imprima à son œuvre. Singulière religion,
en effet, que celle qui semble consister exclusivement
dans l'observation de 300 rites de premier ordre et
de 3,000 de second ordre (1) !
IV. — Le quatrième des livres canoniques est le Chi-
King, Il contient 305 chants populaires recueillis par les
empereurs dans leurs voyages. Les auteurs en sont donc
divers, le plus souvent inconnus. C'est aussi à des
époques très différentes que ces hymnes ont été compo-
sés. Sous les Tchéou, on en fit un premier choix ; c'est
cette compilation que revit Confucius. Son but était
d'en faire une morale en action. « Le livre des vers,
disait-il, est destiné à purifier le cœur, et à le diriger au
bien. Ce livre nous montre nos devoirs, nous fait con-
naître le droit chemin de la vertu, de la lumière natu-
relle, et nous indique le but auquel nous devons
tendre. » ^
(l) Lorsqu'on porte un objet appartenant au Fils du ciel, il faut
le tenir plus haut que le cœur ; si l'objet appartient au gouverne-
ment d'un État, on doit le tenir à la hauteur du cœur; s'il appartient
à un grand officier, plus bas-, s'il appartient à un simple officier,
plus bas encore. De plus, quand on porte un objet appartenant à
son supérieur, quelque léger que soit cet objet, on doit faire
semblant de le porter avec beaucoup d'efforts. Il est inconvenant
de répondre à une question de son supérieur sans regarder autour
de soi pour voir si quelque autre n'est pas prêt à répondre à votre
place. D'après le même Li-Ki, quand le gouverneur donne un
fruit pour qu'il soit mangé en sa présence, si ce fruit contient un
noyau, celui qui l'a reçu doit mettre le noyau dans son vêtement,
parce qu'il serait inconvenant de jeter quoique ce soit do ce qui a
élé donné par un tel personnage. » Le Li-Ki, trad. Legge.
508 LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE
Ces chants font souvent allusion aux circonstances
qui les inspirèrent. Ils nous révèlent entre autres le
triste état où se trouvait la Chine quand parut Confu -
cius. L'empire était partagé en un grand nombre de
principautés féodales qui se déchiraient mutuellement.
Le poète gémit sur les malheurs de son temps : « Il était
un mûrier tendre et flexible, s'écrie-t-il, dont les feuilles
et les rameaux ombrageaient au loin la terre. Déjà
tombent ses feuilles jaunes et séchées. Le peuple qui
vit sous ce mûrier est accablé de fatigue ; il souflfre tant
qu'il ne trouve pas de repos. Des chagrins amers le
rongent et sa douleur est à son comble. Grande est ta
puissance, ô ciel auguste ! n'auras tu pas pitié de nous?
D'où viennent donc les maux de notre temps ? L'incen-
die s'étend de plus en plus, et il est impossible de
l'éteindre. Malheureusement, Pao-ssé, tu as allumé le
feu qui nous dévore (1). »
Le Chi-King n'exprime pas seulement les malheurs
publics, il est l'expression des divers sentiments que
1 homme peut éprouver dans les différentes circonstances
de la vie. Il y a des élégies et des chants de guerre, des
chants de joie et des accents de tristesse ; c'est une nou-
velle mariée qui quitte en pleurant la maison paternelle ;
ce senties sentiments que fait naître le spectacle de la
nature, en un un mot tout ce qui peut être l'objet de la
poésie. D'après Confucius, les rois eux-mêmes compo-
sèrent de ces hymnes destinées a être chantées pendant
le sacrifice ou des chansons pour le peuple.
Voici, d'après un commentateur, comment se forma le
Chi-King : « L'homme, en naissant, reçut du ciel le
calme du cœur, ses affections excitées par les objets se
(l) Pao-ssée, fille de Ven-vang, fui cause de grands désordres
dont la nature n'est pas clairement expliquée dans les livres
sacrés.
LES LIVRES SACRÉS DE LA CHINE 500
changent en désirs ; le désir enfante la pensée ; la penséo
la parole ; la parole, trop insuffisante, éclate en ardents
soupirs, en réclamations plaintives qui, naturellement
et sans le vouloir, forment des sons cadencés, chants
pleins d'harmonie, et c'est ainsi que se trouva composé
leChi-King. »
On a prétendu que Confucius avait altéré les anciens
monuments de la Chine, qu'il avait surtout élagué ce
qui lui paraissait avoir un caractère trop dogmatique
ou métaphysique. « Confucius, dit Davis, dans son appen-
dice à la traduction française de la Chine , est accusé
d'avoir apposé sur les King et les livres de l'antiquité
chinoise un travail analogue à celui de Platon, analogue
à celui d'Aristote sur les dogmes religieux des grandes
sociétés auxquelles la Grèce était redevable de sa civi-
lisation, c'est-à-dire que ce philosophe élagua de ses
livres toute la partie religieuse qu'il ne comprenait pas
très bien, tout ce qui se rapportait à Texplication et au
développement des dogmes traditionnels, en un mot à
tout ce qui devait lui paraître dépourvu d'intérêt »
« Il est malheureusement vrai, dit Ott, dans son Ma-
nuel d'histoire ancienne, qu'un esprit de scepticisme
et do critique étroite présida à son travail sur la théo-
logie, et que c'est à lui et à ses disciples que l'on doit
reprocher la perte de tant de monuments antiques dont la
Chine était encore riche de son temps. »
Davis a renouvelé la même accusation dans le Jour-
nal des Savants (novembre 1839). '( Confucius, y a-t-il
dit, élagua des King toute la partie religieuse qui se
rapportait soit à l'explication soit au développement des
dogmes traditionnels. Il ne voulut rien admettre de ce
qui était en dehors du cercle de la raison. Je ne sais pas
si la philosophie chinoise a gagné quelque chose à cette
510 LES LIVRES SACRES DE LA CHINE
révision des grands livres de l'antiquité, mais assuré-
ment l'his Loire y a fait une perte irréparable. »
La nature même du travail de Confucius, la tendance
de son esprit, le nombre relativement restreint de tra-
ditions primitives retrouvées dans des livres si consi-
dérables et si anciens, nous permettent de ne pas
regarder commetrophasardée une conclusion affirmative.
« 11 s'agit de savoir, dit un auteur qui ne paraît pas ici
suspect, si Confucius a eu de l'antipathie pour les tra-
ditions religieuses ; ce qu'on sait de ses opinions person-
nelles est de nature à rendre l'affirmative très-plausible.
Il a voulu substituer le culte de l'humanité matérielle à
l'humanité morale et intellectuelle. Sa religion civile, le
culte des morts, les cérémonies et usages établis par lui
pour célébrer toutes les circonstances importantes de la
vie le prouvent de suite ainsi que son mépris constant
des choses spéculatives. » Et ailleurs nous trouvons cette
conclusion : « tout porte à croire qu'avant Confucius, la
Chine avait possédé une religion dont sa doctrine a
arrêté les développements et détruit les monuments (1).»
« Confucius, dit un écrivain protestant, parait avoir
émoussé, rabaissé l'enseignement rehgieux traditionnel,
avoir dépouillé la théodicée du caractère élevé, spiritua-
liste, qu'elle avait dans ces temps anciens. Ce trait de
sa dogmatique est rendu particulièrement sensible par
l'abandon qu'il avait fait du terme Chang-ti, (suprême
Seigneur), bien plus propre que le mot Thien (Ciel) à
exprimer l'idée d'un Dieu personnel^, indépendant de la
matière. Thien est un mot équivoque et favorable à des
interprétations matérialistes. Or l'expression Chang-ti
revient souvent dans le Chou-King, compilation de Con-
fucius, il est vrai, mais formée d'éléments anciens.
(i). Pierre Larousse.— ^Grand dictionnaire.
LES LIVRES SACRÉS DE LA. BIBLE 5U
Dans des écrits de Confucius lui-même ou plutôt de
ses disciples, cette expression est à peu près absente ; on
semble ne connaître que le Ciel. (Thien).(l)»
« Nous savons, dit à son tour M. A. Réville, que ces
livres ne nous sont parvenus qu'après avoir passé parle
crible du sage chinois ou de ses disciples. Il y a eu de
leur part, choix, sélection, mise à l'écart de documents
qu'ils jugeaient inutiles, peut-être dangereux. Qui nous
répond que leur genre d'esprit, froidement utilitaire,
honnête mais médiocre, très peu pratique, très anti-
mythologique, n'a pas condamné à Toubli des documents
qui jetteraient sur la haute antiquité chinoise un jour
très différent de celui qui résulte des morceaux qu'ils ont
jugé bon de préférer.^ qui nous garantit que Confucius et
ses collaborateurs n'ont pas modifié dans le sens de leurs
idées favorites les textes qu'ils ont recensés ? Dans le
Chi-King (Livre de poésie) Confucius reproduit environ
300 odes sur des milliers qui étaient à sa disposition.
Il est clair qu'il a été guidé dans ce choix par ses vues et
ses préférences personnelles.
Dans le Chou-King (Livre de l'histoire), qui serait
pour nous le plus précieux, il y a d'immenses lacunes,
et n'est-il pas surprenant que les documents dont il se
compose, ont l'air d'avoir été, seize ou même dix-sept
siècles auparavant, rédigés de manière à confirmer les
théories politiques du penseur du VP siècle avant notre
ère ? Quand nous étudierons la vie de Confucius et que
nous le verrons courir pendant tant d'années après une
haute position oflficielle qui se dérobe toujours, pourrons-
nous ne pas penser aux nombreux chapitres des King
où il est traité si prolixement de la nécessité pour des
princes de faire choix de sages ministres et d'écouter
(1) Encyclopédie des sciences religieuses, t. X. p. 49.
512 LES LIVRES SACRÉS DE LA BIBLE
les remontrances respectueuses des hommes vertueux ?
Il est certain que l'école confucéenne a vécu des docu-
ments qu'elle est sensée avoir arraché à T oubli et que,
par une coïncidence au moins extraordinaire, les ensei-
gnements qu'on peut en tirer, ont une conformité étroite
avec ceux que cette école préconisait comme le dernier
mot de la sagesse...
On a certainement le droit de soupçonner les King et
les Chou d'une connivence calculée avec des tendances
et des enseignements de l'école qui a le plus contribué à
fonder leur autorité. Nous les considérerons beaucoup plu-
tôt comme la tradition de cette école que comme la tra-
dition de la vieille Chine prise dans sa totalité. Il est
vrai que cette école est devenue prépondérante au point
de s'identifier avec la Chine officielle que nous connais-
sons (1) •
§ il. — Les Ssé-Chou.
Nous avons dit qu'outre les quatre livres sacrés dont
nous venons de parler, le canon des écritures chinoises
comprenait quatre livres classiques. Ces quatre livres
portent le nom commun de Ssé-Chou (2). Ils se compo-
(1) La religion chinoise, pages 86-88 et 96.
(2) Les Ssé-Chou ont été souvent traduits. En 1662, le P. Igna-
ce de Costa, traduisit leTa-Hio qu'avait déjà publié le P. Inlorcet-
ta. Les missionnaires tirent encore paraître en chinois le Lun-Yu.
Ces diverses versions formaient le Confucius Smarum pJdlosophus
qui parut à Paris, l'œuvre de plusieurs jésuites et signé par qua-
tre d'entre eux, les PP. Intorcetta, Herdlrich, Rougemont et Cou-
plet. En 17J 1. le P. Noël donna une nouvelle traduction des quatre
livres classiques auxquels il joignit le Hiao-King (de l'obéissance
filiale) et le Siao-Hio (Petile étude), sous le titre de Sinensis impe-
rii libri classici sex. C'est sur cette traduction que fut faite celle de
l'abbé Pluquet, 1788, sous le titre de Livrea classiques de Vempire
de Chine. Stanislas Julien a traduit le livre de Meng-Tseu ouMen-
LES LIVRES SACRÉS DE LA BIBLE 513
sent des maximes de Confacius, non pas écrites par lui-
même, mais recueillies par ses disciples. C'est donc dans
ces livres surtout qu'il faut aller chercher la doctrine du
Maître. Depuis plus de deux mille ans, ils sont le code
moral, politique et religieux des Chinois. Les écoles les
plus célèbres de la Grèce non seulement sont plus récen-
tes, mais n'ont exercé leur influence que sur un rayon
bien restreint, si on les compare à celle dont Confucius
fut le fondateur.
I. — Le premier de ces livres est le Ta-Hio ou Gran-
de étude, il est aussi le plus important. Le premier de-
voir de l'homme est de connaître sa fin. On lit dans le
livre des Vers, disait Confucius : « L'oiseau jaune au chant
plaintif (mien-man) fixe sa demeure dans le creux toufifu
de la montagne ; en fixant le lieu de sa demeure, il prou-
ve qu'il connaît le lieu de sa destination. L'homme, la
plus intelligente descréatures, nepourrait-ilpas ensavoir
autant que l'oiseau? » Or, cette fin, l'homme ne peut la
connaître que par l'étude. Voilà pourquoi l'étude a
toujours été si en lionneurchez les Chinois. Dès l'âge de
huit ans, les enfants de toute condition doivent entrer
à la petite école (Siao-Hio). On leur apprend les cérémo-
nies et les choses pratiques : à recevoir, à répondre, à
entrer, à sortir, à compter, à écrire ; on leur enseigne
aussi la musique, l'art de conduire un char ou de lancer
des flèches.
A quinze ans, l'enfant entre à la grande école (Ta-Hio).
On lui apprend à approfondir les principes des choses. La
morale y occupe la première et la plus grande place. Les
CUIS. Les IracUiclionsdespères jésuilc-s, si précieuses qu'elles soient,
avaient cependant le tort de n'être souvent que des par-iphrases:
le caractère du texte y est parfois dénaturé. G. Paulhier nous a
donné, il y a quelques années, une traduction plus littéralo et
plus exacte dans son ouvrage ; Les Livre:< sacrés de l'Orient.
514 LES LIVRES SACRÉS DE LA BIBLE
chinois ont su comprendre que le premier but de l'école
devait être de faire des hommes moraux, et que
l'instruction ne devait occuper qu'un rang secondaire.
Le jeune chinois, arrivé à la grande école, y apprend à
se corriger de ses défauts, à se perfectionner dans le bien
et l'art si difficile de gouverner les hommes. Les livres
canoniques et sacrés sont le fond de l'enseignement qui
y est donné. Cette instruction et cette éducation sont
d'ailleurs à peu près gratuites.
Les sages ont toujours eu soin de remarquer que, lors-
que cette institution de l'école a été en honneur, l'empire
a été prospère. C'est pour cela que l'antiquité fut si belle,
qu'elle produisit des hommes si remarquables par la pu-
reté des lumières et l'austérité des mœurs.
Cependant, sur le déclin de la dynastie des Tcheou,
on négligea de faire observer les règlements de la grande
et de la petite école. Il en résulta un abaissement du
niveau intellectuel et de la morale publique ; les mœurs
devinrent dépravées, les saines doctrines se perdirent. Ce
fut à cette époque que parut Confucius. Il chercha un
remède au mal, il s'appliqua dans la solitude à retrou-
ver les lois et les institutions anciennes et voulut les re-
mettre en vigueur. Parmi ses trois mille disciplesil con-
fia à Tcheng-Tseu le soin de recueillir et de coordonner
ses maximes. Ce sont ces maximes qui composent le Ta-
Hio. Confucius les fit précéder d'une préface qui est son
œuvre propre , un vrai chef-d'œuvre de philosophie morale.
Ce passage, qui constitue à proprement parler le Ta-Hio,
ne cojnprend que quinze cent quarante -six caractères et
ne forme qu'un chapitre. Tcheng-Tseu l'a commenté dans
dix sections ou chapitres.
Ce livre eut, dans la suite, à subir quelques altérations.
La lutte fut vive entre l'école Jou-Kia ou de Confucius
et celle de Tao-Kia ou de Lao-Tseu à laquelle s'était
LES LIVRES SACRÉS DE LA BIBLE 515
jointe celle de Fô ou de Bouddha. Les textes furent parfois
altérés par les défenseurs de l'extinction finale comme
par ceux du vide et de la Non-Entité. Enfin parurent les
Soung et Tchou-hi. On entreprit l'œuvre d'épuration et
de reconstitution. Les écrits de Meng-Tseu furent réunis
en un seul ouvrage. On remit en lumière le Ta-Hio, en
l'accompagnant des explications des disciples de Confu-
cius. Tchou-hi tenta même de corriger et de complé-
ter ce livre, non en ajoutant au texte, mais en transpo-
sant parfois les chapitres pour leur donner un ordre plus
logique, ou en comblant les lacunes par des notes. (1191
ap. J -C.)
De toute l'ancienne littérature chinoise, le Ta hio est
peut-être le livre le plus remarquable sous le rapport de
la logique. Il nous prouve que le sorite dont Aristote
devait donner les règles était connu deux siècles au-
paravant. L'auteur ne se contente plus do simples
aphorismes. S'il ne connaît pas d'une manière com-
plète les méthodes sillogistiques, il emploie du moins
des procédés logiques : son livre est un premier essai
de philosophie scientifique.
Les Chinois professent pour le Ta-hio la plus grande
vénération :
a La doctrine de cet ouvrage, dit un écrivain, est infi-
nie et inépuisable. Les personnes les plus saintes et les
plus divines des temps anciens et modernes seraient
incapables d'ajouter la valeur d'un cheveu à sa perfec-
tion. »
Grâce à cette vénération pour la science et à cette
estime pour l'étude, l'instruction est très répandue en
Chine. On y compte au plus cinq ou six illettrés sur
cent : nous sommes loin en Europe de cette proportion.
L'instituteur jouit dans ce pays de la vénération la plus
profonde. 11 ne perd jamais sur ses élèves l'autorité que
516 LES LIVRES SACRÉS DE LA BIBLE
lui ont donné ses fonctions. Le disciple, quel qu'il soit,
serait-il arrivé aux plus hautes dignités de l'empire,
professera toujours sa dépendance vis à vis de son pro-
fesseur. Il ne s'assiéra jamais devant lui sans y avoir
été préalablement invité. Jouirait-il de l'autorité la
plus despotique, il recevra avec déférence les observa-
tions que son ancien instituteur voudra lui faire.
L'écriture est aussi, de la part des Chinois, l'objet
d'un grand respect. Elle est le signe et l'expression de
la pensée ; ce serait par conséquent la profaner que de
l'employer à des usages vulgaires. Dans certaines
villes, des confréries de bonzes s'imposent pour mission
de recueillir les papiers écrits et imprimés que l'on a
pu laisser tomber dans les rues ; ils les brûlent ensuite
pour les arracher à la profanation.
II. — Le second des Ssé-chou est le Tchouny-young
ou V Invariabilité dans le milieu.
Les philosophes chinois n'expliquent pas de la même
manière le sens de ce titre. Pour les uns, il signifie la
persévérance dans une ligne droite également éloignée
des deux extrêmes, c'est-à-dire la doctrine du juste
milieu. Pour d'autres il signifie s'harmoniser avec son
milieu en se conformant au temps et aux circonstances.
(( Ce qui ne dévie d'aucun côté, dit Tcheng-tseu, est ap-
pelé milieu ; ce qui ne change pas est appelé invariable.
Le milieu est la droite voie ou la droite règle du monde.
L'invariable en est la raison fixe. »
On peut trouver dans ce livre de nombreux rap-
ports avec la métaphysique d'Aristote et avec la morale
des Stoïciens. Il a pour auteur Tseu-se, petit-fils et dis-
ciple de Confucius. Il nous y a conservé les renseigne-
ments de son maître sur le monde et sur l'homme. C'est
à ce point de vue surtout qu'il est intéressant. Les en-
seignements moraux de Confucius sont nombreux ; ses
LES LIVRES SACRÉS DE LA BIBLE 517
enseignements métaphysiques sont plus rares. Outre la
doctrine du maître, ce livre contient aussi celle de ses
disciples. « La saveur de ce livre, dit un écrivain chi-
nois, est inépuisable. Celui qui sait parfaitement le
lire, s'il le médite avec une attention soutenue et qu'il
en saisisse le sens profond, quant même il mettrait toute
sa vie ses maximes en pratique, il no parviendrait pas à
les épuiser. » •
Nous trouvons parfois en effet dans ce livre des
maximes qui rappellent celles de l'Évangile. Le précepte
de la charité envers le prochain y est formellement
exprimé : « Celui dont le cœur est droit et qui porte aux
autres les mêmes sentiments qu'il a pour lui-même, ne
s'écarte pas de la loi morale du devoir prescrite aux
hommes par la nature rationnelle. Il ne fait pas aux
autres ce qu'il désire qui ne lui soit pas fait à lui-
même (1). »
Le chapitre XII nous donne une idée bien grandiose
de cette voie droite dans laquelle 1 homme doit marcher
pour arriver à la perfection. Le ciel et la terre sont
grands, y est-il dit, mais l'homme y trouve encore des
imperfections. La raison humaine ne saurait donner une
idée plus éclairée de la perfection. Elle place l'homme
au-dessus des voies et des mesures ordinaires. Voilà
pourquoi, pour le sage chinois, comme pour le sage
hindou, celui qui y atteint commande à la nature et peut
interrompre le cours de ses lois.
Ce livre est le seul de ce genre dans lequel nous trou-
vons une idée principale qui domine et se déroule avec
tous ses développements.
111. — Le Liin-yu ou Entretiens 'philosophiques est
le livre où se montre avec le plus d'éclat la sagesse du
réformateur chinois.
(1) Gh. XIIL
518 LES LIVRES SACRÉS DE LA BIBLE
Confucius, disent ses disciples, était sans égoïsme,
sans obstination, sans amour-propre comme sans pré-
jugés ; on ne remarqua jamais en lui un sentiment de
vanité, d'orgueil, de faiblesse ou de crainte. L'étude
était son grand moyen de perfectionnement. « J'ai
passé les journées entières sans nourriture, disait-il, les
nuits sans sommeil, pour me livrer à la méditation et
cela sans utilité réelle ; l'étude est bien préférable. »
Dans ce livre, son âme se peint toute entière avec tout
son calme et toute sa majesté. Il n'a d'autre goût que
celui de la vertu ; l'amour des hommes est le seul senti-
ment qui le conduise. Il est difficile de faire un résumé
de cet ouvrage : il n'est pas en effet un traité systéma-
tique d'un ou plusieurs sujets ; il se compose au con-
traire de considérations sans ordre. Le Lun-yu a de
l'analogie avec les dialogues de Platon. La lecture peut
en être fatiguante pour un lecteur français; elle n'en'
laisse pas moins une impression saisissante. Il s'en dé-
gage un parfum socratique qui réconforte l'âme. Il
étonne par sa sagesse calme et profonde. On ne saurait
le lire sans aimer davantage le bien.
Le Lun-yu se divise en deux livres qui comprennent
vingt chapitres. On en fit trois copies manuscrites. La
première fut conservée par les hommes lettrés de Tsi ;
la seconde par ceux de Lou ; la troisième fut cachée
dans un mur et découverte plus tard après l'incendie
des livres. Cette dernière reçut le nom de Kou lun,
c'est-à-dire ancien Lun. La première copie comprend
vingt-deux chapitres ; la seconde qui est maintenant
suivie, n'en compte que vingt; le Kou-lun en compte
vingt et un. Les deux chapitres en plus de la copie de
Tsi sont perdus. Le vingt et unième chapitre de
l'ancien Lun provient d'une division différente de la
matière.
LES LIVRES SACRES DE LA BIBLE 519
IV. — Meng-teu, dont le nom a été latinisé en celui
de Mencius vécut un siècle après Confucius et ne put
pas par conséquent le connaître. lia été cependant jugé
digne d'être placé après le maître et déclaré saint de
second ordre. Son livre doit être appris par ceux qui
"^ aspirent aux emplois. Il a souvent développé ce qui
n'était qu'en germe dans la doctrine de Confucius,
Comme ce dernier, il n'a d'autre but que le bien de ses
compatriotes et celui do l'humanité toute entière. Sa
politique est peut-être plus accentuée. Il enseigne le
droit divin des rois et en même temps l'obligation pour
les rois de défendre les peuples. « Celui qui fait un vol
à riiumanité, dit-il, est appelé voleur; celui qui fait un
vol à la justice est appelé t3^ran. Or, un tyran est un
homme réprouvé, digne de mort. » Il reconnaît le libre
arbitre de l'homme, mais il ignore l'origine du mal ;
pour lui aussi, Phomme est naturellement bon; le mal
n'est que l'effet d'une passion trop violente. Il n'a pas
moins d'éloges que Confucius pour la vertu, et il aime à
la peindre sous les plus belles couleurs. Celui-là sert
bien le ciel, qui suit la droite raison. Voilà le résumé de
sa doctrine. Cette droiture de l'homme juste se peint
dans son œil qui est l'image de l'âme. « De tous les organes
des sens, dit-il, qui sont à la disposition de l'homme, il
n'en est pas de plus admirable que la pupille de l'œil.
La pupille de l'œil ne peut cacher ou déguiser les vices
que l'on a. Si l'intérieur do l'œil est droit, alors la pu-
pille de l'œil brille d'un pur éclat; si l'intérieur de l'âme
n'est pas droit, alors la pupille de l'œil est terne et
obscure. » Il combattit toute sa vie les deux sectes
rivales de Yang et de Mé, sorties de l'école de Lao-tseu :
la première enseignait que l'égo'isme devait être le
principe de toute nos actions, tandis que la seconde fai-
sait profession d'une philanthropie universelle.
520 LES LIVRES SACRÉS DE LA BIBLE
Le style de Mencius est élevé, moins concis que celui
de Confucius, mais aussi noble, plus fleuri et plus élé-
gant. Il a mis sa doctrine sous forme de dialogue,
tandis que Confucius se contenta d'apothegmes. A
l'exemple de Socrate, il ne dédaigne pas l'arme du ridi-
dule : il aime à confondre son adversaire, en déduisant
de ses principes les conséquences les plus absurdes.
Rien de bas d'ailleurs, rien de servile dans son
caractère- Il ne ménagea la vérité ni au peuple ni aux
rois.
« Confucius, dit Abel Rémusat (Mélanges) n'est pas
seulement regardé à la Chine comme un grand philo-
sophe et un excellent écrivain, on lui donne encore des
épithètes qui expriment le plus haut degré de perfection
morale, et qu'on ne peut guère rendre convenablement
que par les mots de saint et de divin.
Dans ce pays, où la philosophie et la politique sont
inséparables, et où les honneurs de l'apothéose se ré-
duisent à des formalités purement civiles, le patriarche
de la littérature a été élevé à la dignité impériale, et le
culte qu'on lui rend n'est autre chose, en réalité, que la
continuation des cérémonies par lesquelles se manifeste
habituellement le respect profond que les Chinois de
toutes les conditions, doivent à celui qui occupe le rang
suprême.
Sous ces différents rapports, Mencius est mis, par les
savants de la Chine, à la place qui suit immédiatement
celle qu'ils ont assignée à Confucius et il a reçu le
nom de Ya-ching, qu'on peut traduire par saint de se-
cond ordre.
.... Enfin, on a voulu rendre hommage au sage, et tout
à la fois au pays qui l'avait vu naître, en décernant à
Mencius le titre de saint prince de Thsou ; et l'espèce de
culte qu'il reçoit en cette qualité, ne le cède qu'à celui
LES LIVRES SACRÉS DE LA BIBLE 521
qui est dû, parmi les rois, aux ancêtres de la dynastie
régnante, et parmi les philosophes, au seul Con-
fucius. »
Tels sont les livres sacrés de la Chine.' C'est d'après
eux surtout que nous aurons à déterminer quelle fut la
religion des Chinois et dans les temps primitifs dont ces
livres nous ont conservé le souvenir, et à l'époque do
celui qui les a rédigés.
(A suivre.)
Z. Pefsson
M. PIEPENBRING
ET LA REL!fi!0^ PRIMITIVE DES HÉBREUX
I.
Exposé de la théorie de M. Piepenhring.
Dans deux articles publiés dans la Revue de ïhis-
toîre des t^eligions {[), M. Piepenbring s'est imposé la
lâche ardue de prouver que les anciens Hébreux ont
été, tout comme les autres nations sémitiques, poly-
théistes, jusqu'à l'époque deTéclosion du prophétismo.
Alors seulement le monothéisme proprement dit ou le
Jahvisme « éthique » aurait, après des luttes séculai-
res contre le culte naturaliste primitif d'Israël, fini
par en triompher.
Avant cette époque les Hébreux auraient été, selon
M. Piepenhring-, adonnés d'abord au fétichisme, « vé-
nérant des sources, des pierres et des arbres sa-
crés » (2). Le serpent d'airain, érigé par Moïse, les
emblèmes du taureau exposés à Bélhel et à Dan par
Jéroboam 1^^, les Théraphim et l'éphod ou l'image
taillée de l'éphraïmiste Mica, ainsi que l'Arche sainte,
auraient été également autant d'objets du culte des
Hébreux (3).
A ce fétichisme grossier se serait trouvé adjoint, en
Israël, une espèce d'animisme fétichiste astral, dans
(1) Voir lome XIX, n°2, pp. 171-202, et n» 2, pp. 212-232 (18S9).
(2) Page 172.
(3) PP. 182-186.
FT lA RELIGION PRIMITIVE DES HÉBREUX 523
lequel « les dieux et les astres furent identifiés. » Et
puis, du moment que cette identification fut réellement
faite, pourquoi, demande M. Piepenbring-, celle des
dieux et des autres objets sacrés empruntés à la terre
n'aurait-elle pas été faite également? « Nous avons, dit-
il (I), rencontré une série de textes de l'Ancien Testa-
ment où les images sacrées, en particulier, sont for-
mellement appelées des dieux. »
Le culte rendu par les Israélites à Baal et à Astartc,
le dieu Soleil et la déesse Lune des Chananéens, est
aussi aux yeux de notre critique, une preuve de l'exis-
tence du culte astral chez les Hébreux dès les temps
anciens ("2).
Outre cette première forme d'animisme fétichiste,
M. Piepenbring prétend encore trouver chez les Hé-
breux « la seconde forme de l'animisme. » iVinsi,
d'après lui, les esprits des trépassés auraient été à
leurs yeux des « dieux » et ils auraient remplacé lo
culte idolâtrique des Mânes (3).
Enfin à cette seconde forme de l'animisme se ratta-
cherait en dernier lieu le culte des Sêirîm, d'Azazel
et des Shedîm, car on leur offrait à tous des sacri-
fices (4).
Dans son second article, intitulé « Moïse et le
Jahvisme », M. Piepenbring essaie de montrer
quand et comment les Hébreux se sont élevés du po-
lythéisme naturaliste jusqu'au vrai monothéisme ou
au culte d'un « Jahvé éthique », c'est-à-dire d'un Dieu
unique et universel parfaitement juste et saint.
Ce monothéisme est présenté parlui comme un fruit
(1) P. 187.
(2) P. 192.
(3) PP. 187-188.
(4) P. 192.
524 M. PIEPENBRING
arrivé à maturité sur l'arbre du prophéiismo grâce à
une constante évolution du sens religieux en Israël.
M. Piepenbring fait remonter cette évolution d'abord
jusqu'au temps du roi Josias, puis jusqu'au temps du
roi Josapbat, et ensuite d*un bond, qui est chez lui un
véritable saut dans les ténèbres, jusqu'à i\Ioïse lui-
môme, pour lequel il revendique le caractère d'un
personnage historique.
Telle est la théorie de M. Piepenbring, qu'il oppose
à celle de M. Renan, lequel fait des Hébreux des mo-
nothéistes dès l'origine,
II.
Examen de la théorie de M. Piepenbring.
On s'aperçoit au premier coup d'œil que la théorie
que nous venons d'exposer n'est qu'une application de
la théorie de l'évolution appliquée à la religion d'Israël.
Plonges originairement, selon M. Piepenbring, dans un
fétichisme grossier, les Hébreux ne s'élevèrent que
graduellement dans le cours des siècles, d'abord jus-
qu'à l'hénotéisme, c'est-à-dire qu'ils reconnurent dans
Jahvé, leur dieu national, un dieu plus grand, plus
puissant que les dieux des autres nations, mais
sans être parvenus à voir en lui le Dieu unique et uni-
versel, le Dieu souverainement juste, en dehors duquel
il n'y a pas d'autre dieu.
Les Hébreux sont censés n'être arrivés à cette saine
notion monothéiste qu'après l'exil. Le Jahvé « éthique »
d'Israël fut la création du prophétisme. Ce n'est donc
guère là un fruit de l'arbre de la divine révélation,
mais le fruit de la réflexion philosophique d'Israël.
Le christianisme, qui succéda à ce judaïsme jah-
viste, savoure encore et toujours ce fruit naturel, éclos
ET LA RELIGION PRIMITIVE DES HEBREUX 525
dans la cervelle de l'élite du peuple hébreu post-exi-
lien et qu'il reçut de lui en liéritagc. Ce \rai mono-
théisme, placé à la base du christianisme, en est, selon
M. Piepenbring-, la plus belle gloire. Pas n'est besoin,
je pense, de remarquer que la religion chrétienne se
trouve ainsi ravalée au niveau des fausses religions.
Quant à son origine, qui serait, tout comme celle des
autres religions, purement naturelle, il est un produit
spontané de l'esprit humain.
Examinons maintenant sur quelles preuves repose
la théorie que nous venons d'exposer.
Il importe avant tout de bien comprendre quelle est
la preuve que doit faire M. Piepenbring pour établir
sa thèse. Or, il résulte de l'exposé même de sa théorie,
qu'il lui faut prouver qu'à l'origine de leur race, les
Hébreux ne possédaient pas la notion d'un Jahvé
« éthique », c'est-à-dire d'un Dieu unique et universel,
souverainement juste et saint et que dès lors ils n'ont
pas honoré par leur culte ce vrai Dieu : que, par con-
séquent, ils n'ont pas été de vrais monothéistes jus-
qu'à l'époque de l'éclosion du prophétisme, avec le-
quel et du sein duquel sont censés nés en Israël et
la notion du vrai Dieu et le vrai monothéisme.
M. Piepenbring'doit prouver ultérieurement par des
faits patents et décisifs que, pendant tout le cours du
long intervalle qui sépare l'époque de leur origine de
celle de l'apparition du prophétisme, les Hébreux
ont été polythéistes, rendant un culte divin à de pures
créatures, en possession d'un culte représentant leur^j
idées religieuses nationales; ou tout au moins que,
quand, par le fait de son évolution religieuse, Israël
arriva à la notion du Jahvismc, il ne vo\ait dans Jahvé
que son propre dieu national, sou dieu particulier,
existant à côté des dieux des autres peuples, alors
526 M. PIEPENBRING
même qu'il considérait Jahvé comme supérieur à ces
autres dieux.
Voyons donc si, pour établir sa thèse, qui est le
contrepied de la thèse traditionnelle de la Synagogue
et de l'Eglise catholique, M. Piepenbring apporte les
preuves, dont elle doit être étayée.
Pour que le débat puisse procéder avec clarté, nous
posons comme point de départ une donnée, qui se
dégage très nettement de la première étude de notre
critique. Cette donnée est celle-ci : a savoir qu'une par-
tie des Hébreux a fréquemment, à diverses époques
de leur histoire, trempé dans l'idolâtrie des peuples
polythéistes, avec lesquels ils se sont trouvés en contact.
Or, que peut-on conclure légitimement de cette don-
née ? Ceci, et rien de plus : a savoir, qu'il y a eu en Is-
raël de fréquentes aberrations religieuses pendant le
cours de son histoire. Mais, de grâce, par qui ce fait
a-t-il jamais été contesté? N'est-ce pas dès lors se
donner une peine fort inutile que de venir à grand
renfort de citations bibliques enfoncer une porte large-
ment ouverte?
Par contre, M. Piepenbring eût pu mentionner
utilement les incessantes protestations, qui, au témoi-
gnage delà Bible, se sont élevées pendanttoutle cours
de Phistoire d'Israël, contrôles susdites aberrations.
En effet, n'entendons-nous pas sans cesse llétrir, dans
les écrits bibliques, du nom d' « adultère » ou de «forni-
cation» spirituelle, l'idolâtrie d'Israël, sans que les pré-
varicateurs songent à protester contre la légitimité de
ces infamantes flétrissures? Or, ces infamantes qualifi-
cations ne revèlent-elles pas que la soi-disant « vierge-
Israël », appelée aussi « l'épouse de Jahvé, » se prosti-
tuait en abandonnant Jahvé pour suivre d'autres
dieux ?
ET LA RELIGION PUIMITIVE DES HEBREUX 527
Nous entendons déjà ces protestations s'élever dans
le Pentateuquc et continuer à retentir dans les divers
livres historiques subséquents, accompagnées soit des
plus terribles comminations contre les prévaricateurs,
soit de la mention des châtiments attirés sur le peuple
parle fait de ses infidélités. Comme personne n'ignore
ces protestations, nous jugeons qu'il est inutile de les
faire défiler sous les yeux du lecteur.
Or, ne résulte-t-il pas manifestement, du fait même de
l'intlictionde ces flétrissures, subies sans protestation
par les coupables, que Jahvé était reconnu pour le seul
Dieu légitime en Israël ?
Notre critique ne pouvait évidemment souffler mot
ni de cette constante opposition de l'élite de la nation
contre les aberrations idolàtriques, ni de la conclusion
qui s'en dégage sous peine de signaler ainsi l'exis-
tence du culte de Jahvé en Israël à partir de l'origine
de ce peuple et de démolir par le fait même sa thèse
de ses propres mains.
Et en effet, le fait de l'existence du Jahvisme en
Israël, dès l'aurore de son histoire, ainsi quesaperma-
nence dans la suite des temps une fois constaté, les
divers cas d'idolâtrie relevés par M. Piepcnbring de-
viennent complètement improbantspoursa thèse. Pour
rendre la chose palpable, il suffira de la considération
suivante. Parce que, à partir de l'époque du règne de
l'Arianisme, des milliers de Français ont, dans le cours
des temps, renié la foi de leurs pères, osera-t-on pré-
tendre que la religion catholique n'a pas été toujours
et n'est pas encore le culte national de la France de nos
jours, que celle-ci n'est pas toujours la fille ainée de
l'Eglise catholique ?
On comprend dès lors le silence de M. Piepenbring.
Peut-être notre critique ii'avisera-t-il de nous objecter
528 M. PIEPENBRING
que le Jahvé, le dieu d'Israël des temps antiques, n'est
pas le « Jahvé éthique, » le vrai Dieu, dont le cuUc
peut seul constituer le vrai monothéisme et non pas
un simple hénothéisme.
Si M. Piepenbring- s'avisait de recourir à ce vain
échappatoire, nous lui barrerions le passage en vertu
de ses propres aveux. Voici, en effet, ce qu'il re-
connaît lui-même , contraint et forcé par l'évi-
dence (1) : « D]aprcs cette source (savoir la source
Jahviste du Pentatcuque, rédigée d'après lui avant
les plus anciens livres prophétiques), les patriarches
honcrent Dieu par lapraiique de la veriu^ tout autant
ou même plus que par Voffrande de sacrifices. Abra-
ham et Joseph en particulier, tels qu'ils apparaissent
dans cette source, sont des modèles de vertus relative-
ment purs. Et comme ces figures sont plutôt des pro-
duits de Timagination que des personnages histori-
ques (!), elles nous présentent bien Vidèal ??2orcï^ des
anciens Israélites. »
Comment M. Piepenbring ne s'est-il pas aperçu
que cet aveu ruine complètement sa thèse. Et de fait,
si dans la vie vertueuse d'un Abraham ou d'un Joseph,
par laquelle ceux-ci croyaient honorer Dieu » plus que
par l'offrande de sacrifices, » nous avons « l'idéal mo-
ral des anciens Israélites » et en même temps, ajoute-
rons-nous, leur idéal religieux, il est manifeste que
les patriarches et les anciens Hébreux avec eux ont
considéré leur Dieu comme parfaitement saint, et par
conséquent, aussi, comme parfaitement juste. Leur
Dieu était donc le Jahvé éthique du vrai monothéisme.
Qu'ils aient jamais reconnu quelque autre dieu simi-
laire à côté de leur Dieu à eux ou qu'ils n'aient pas
(1) Page :j27.
ET LA RELIGION PRLMITIVE DES HEBREUX 529
tenu celui-ci pour le Dieu unique et universel, c'est là
un point pour lequel manque toute preuve.
Mais, s'il en est ainsi, nous voilà donc en présence du
Jahvisme « éthique » et du vrai monothéisme, dès
l'aurore de l'histoire d'Isracl, alors que, selon^M. Pie-
penbring', ce Jahvisme ne serait éclos qu'à l'époque du
prophétisme, et ne serait devenu définitivement la re-
ligion d'Israël que dans les tems postexiliens. Des lors
la théorie de l'évolutionnisme relig-ieux chez les Hé-
breux, défendue par notre critique avec un si grand
zèle contre les compromissions de M. Renan, et avec
elle, sa thèse tout entière, sont démontrées fausses par
des faits constatés par lui-même.
Et en effet, en présence de cette donnée acquise. tous
les faits, réunis par M. Piepenbringpour établir que les
Hébreux furent proly théistes, ne sauraient désor-
mais prouver rien de plus, sinon qu'une partie d'en-
tre eux a maintes fois abandonné, dans le cours des
siècles, le culte de ses pères. Cependant, ceci ne s'est
point fait sans que ces écarts apparaissent, comme
nous l'avons déjà observé plus haut, honnis et con-
damnés par la partie la plus saine de la nation. Ce
dernier fait prouve que le vrai monothéisme primitif
d'Israël se maintint toujours vivace parmi l'élite de ce
peuple.
En présence des résultats acquis, grâce aux propres
aveux deM.Piepenbring,le lecteur comprendra diffici-
lement, qu'il ait été pour notre critique» relativement
facile de suivre l'évolution religieuse qui fit parvenir
les Hébreux du polythéisme au monothéisme.(l) «Usera,
au contraire, très porté à l'en croire, quand il l'en-
tend déclarer que pour lui :< bien plus difficile et
obscure est la question de savoir quand et comment
(1) Page 11 i.
3i
530 M. PIEPENBRING
le Somitismo naturaliste a fait place, au sein de la na-
tion israclitc, au Jahvismc éthique (1). »
Mais le lecteur pourra répondre à M. Piepoubring-
que, pour sortir des difficultés qui l'embarrassent, il
n'a qu'à cesser de les créer et de se mettre en contra-
diction avec lui-même. Or, c'est ce qu'il fait en suppo-
sant que le polythéisme a été la religion primitive
d'Israël à l'encontre de son propre aveu que nous avons
relevé et d'où il résulte clairement, que le monothéis-
me ou le Jahvisme éthique a été la religion primitive
d'Israël. Dès lors, on ne parvient pas à s'expliquer do
quelle évolution il a été besoin pour mettre les Hé-
breux en possession de ce qu'ils possédaient des l'ori-
gine. Qu'une partie d'entre les Israélites ne soit pas restée
toujours fidèle à la religion de ses pères et ait pratiqué
le polythéisme, puisque, après l'exil, le monothéisme
ait été plus fidèlement observé par la nation toute en-
tière, c'est ce que l'exégèse traditionnelle a reconnu
de tout temps.
On comprend facilement que M. Piepenbring se dé-
bat en vain au milieu des difficultés et des contradic-
tions que lui crée la fausse position de sa thèse, et que,
pour en sortir, il doit recourir à des procédés à répudier
par toute saine critique. Ces procédés qui lui sont
communs avec les autres adeptes du criticisme rationa-
liste sont les suivants, savoir : passer sous silence,
comme non probants, les arguments irréfutables de ses
adversaires et proclamer résultats acquis ce dont on
a maintes fois démontré l'inanité et la fausseté ; puis
asseoir sur les prétendus ré.sultats acquis d'autres as-
sertions non moins aventurées, enfin nier l'authenticité
et l'historicité des monuments bibliques pour empêcher
(1) Ibidem.
ET LA RELIGION PRIMITIVE DES HEBREUX 531
l'adversaire d'y aller puiser les arguments qui font
crouler les vaincs théories en l'air de l'école.
Ainsi M. Picpenbring passe sous silence les preuves
récemment produites par M. Baethgen (1) en faveur de
l'existence du monothéisme dès l'époque patriarcale. Go
n'est pas cependant qu'il les ignore, car il mentionne
l'ouvrage de ce savant. {'2) Il prétend même avoir refuté
dans sa première étude l'opinion de M. Baethgen (3).
Mais on a beau chercher dans cette étude, on n'y
voit pas les arguments du savant allemand passés au
crible de la criti([ue, probablement parce que, aux
yeux de M. Picpenbring, son contradicteur est » évi-
demment dominé à cet égard parla théologie tradition-
nelle. Il n'est vraiment guère difficile de triompher de
ses adversaires quand on a recours à de pareils procé-
dés.
Pour nous il nous semble que M. Piepenbring a
jugé prudent de passer silencieusement au-dessus des
arguments de M. Baethgen pour s'épargner la difficile
tache de les réfuter.
m
Les antilogies de la théorie de M. Piepenbring.
Passons maintenant à la constatation des antilogies
ou des contradictions que révèle la théorie de notre
critique. Commençons par lui accorder la parole et
laissons-le nous expliquer lui-même la genèse du
Jahvisme éthique en Israël.
(l)Voir Baethgen, dcr Gott Israels iind di-j Gottcr der Hciden, pag»
131-252
Wpag. 311
(3) pag. 312.
o32 M. PlliPENBRING
« Nous croyons, dit-il (1), que le polythéisme sémi-
tique était la religion primitive des Hébreux, tandis
que le jalivisme monothéiste est le pt^odicit du pro-
2'>hétisme Israélite et n'a fait que se greffer sur l'ancien
sémitismo. Tout prouve que le prophéli.sme n'a pris
un véritable essor et n'a exercé une influence sérieuse en
Israël qu'à partir du X'' ou du IX^ siècle avant notre
ère. Nous savons qu'il eut à lutter fort longtemps pour
avoir le dessus. 11 dut même consentir à bien des
compromis (!) et s^issimiler toutes sortes d'éléments
du sémitisme traditionnel .(!), comme nous en avons
rencontré une série de preuves (?). Il ne porta un
coup décisif à celui-ci que sous Josias, par la promul-
gation de la loi deutéronomique, franchement hostile
aux éléments cananéens dans la religion Israélite,
L'exil fut même nécessaire pour vaincre à jamais la
religion primitive des Hébreux et faire triompher dé-
finitivement le monothéisme.
« L'évolution de la religion d'Israël ainsi comprise
estd'ailleurs simplement naturelle (!). Les Beni-Israël,
des sémites de race et de langue et influencés de mille
manières par les Cananéens et leurs voisins, ont dû
partager, en somme, conformément au cours naturel
des choses, la religion de ces peuples parents. Il au-
rait fallu un véritable miracle pour qu'il en fût autre-
ment. Et c'est bien comme l'effet d'une révélation
surnaturelle que la théologie traditionnelle s'est ex-
pliqué le monothéisme des anciens Hébreux. »
Rapprochons maintenant de ces déclarations ce que
M. Piepenbring nous dit ailleurs au sujet du Jalivisme
en Israël. \oiq,\ ses propres paroles (2) : « Nous trou-
vons dans les plus anciennes lois dlsraël et dans la
(1) PP. 198-199.
[t] PP. :j29-3ju.
ET LA RELIGION PRIMITIVE DES HEBREUX 533
plus ancienne prédication authentique de ses pro •
phètes, la preuve que le jalivisme exigea de très
bonne heure de ses adorateurs, comme le premier des
devoirs, la pratique de la justice et de la bienveil-
lance envers le prochain. On sait en outre que Moïso
est considéré, déjà dans les plus vieux récits du Pen-
tateuque, comme ayant servi d'intermédiaire entre
Jahvé et Israël pour communiquer à celui-ci les lois
de Dieu. Il nous est également présenté comme le
premier et le plus grand prophète de son peuple. Ne
sommes-nous donc pas en droit d'admcUre qu'il a
réellement joué un rôle important en qualité do légis-
lateur et de prophète, qu'il a posé comme principe
fondamental de la religion Israélite r adoration exclu-
sive de Jahvé et qiCil a fait consister le service de ce
Dieu avant tout dans V observation des règles de con-
dicite que nous trouvons à la base des plus anciens
codes et des plus anciens livres prophétiques d'Israël?
Nous le pensons.... L'esprit du mosaïsme, sa ten-
dance éthique, paraît se refléter dans l'ancienne lé-
gislation relevée tout à l'heure et qui aboutit à l'en-
seignement prophétique. »
Il nous semble impossible de concilier les données
contenues dans ce dernier passage avec ce que
M. Piepcnbring nous dit ailleurs au sujet de Moïse
et de SOS contemporains. Voici comment il s'ex-
prime (1) : « Nous ne pensons pas qu'aucun Israélite
du temps do Moïse, ni probablement Moïse lui-mômc,
aient songé à nier l'existence des différentes divinités
adorées par d'autres peuples. Le dogme du mono-
théisme absolu leur était certainement tout à fait in-
connu. Ils ne professaient que la monolàtrie ou l'hé-
(l) PP. a-Ji 32o.
53't M. PIEPENBRING
nothéismc, Tobligation pour tout Israélite de n'adorer
que Jahvé, mais nonrcxistcnce exclusive de celui-ci.
Ce principe, toutefois, était d'une portée incommen-
surable. Il imposait à Israël la nécessité de rompre
avec les pratiques issues du polythéisme sémitique ;
il impliquait un grand changement dans les concep-
tions religieuses reçues et il préparait le terrain pour
le prophétisme. »
L'antilogio, que nous croyons découvrir entre les
deux passages cités, consiste en ceci, que M. Pie-
penbring considère comme un simple hénothéisme
le principe fondainental de V adoration exclusive dé
Jahvé, alors qu'un tel principe n'est compréhensible
que pour autant qu'il implique la fausseté et l'inanité
de tous les dieux adorés par d'autres nations, et, par
conséquent, la conviction que le Dieu d'Israël est le
seul vrai Dieu, le Dieu universel parfaitement saint et
juste. C'est que, en effet, le Dieu du Mosaïsme, tel
que le décrit M. Piepenbring lui-même, est bien ma-
nifestement déjà le Jahvé éthique, de la création du-
quel il voudrait faire honneur au prophétisme. Mais,
s'il en est ainsi, la théorie de notre critique croule
faute de base.
C'est ce qu'il sent, et c'est pourquoi il s'évertue à
transformer le monothéisme éthique du mosaïsme en
un simple hénothéisme, contrairement à la caractéris-
tique qu'il en donne lui-même. Entre temps il ne
pouvait pas se passer de la monolâtrie mosaïque.
Impossible sans elle de nous faire assister à la pré-
tendue marche évolutionniste de la religion d'Israël
aboutissant, d'après sa théorie, au Jahvisme éthique
du prophétisme. D'ailleurs, pour nier le monothéisme
mosaïque, il eût fallu passer sur le corps de trop de
données bibliques. Dès lors, il ne restait plus à M. Pie-
ET LA BELlftlON PRIMITIVE DES HÉBREUX 535
penbring* pour sauver sa théorie cvolutionniste qu'une
seule ressource, celle de fausser le caractère reconnu
par lui-mcnie au mosanme.
Quanta nous, nous ne sommes guère tenus craccepter
ce monothéisme mosaïque travesti. Nous avons le
droit de présenter à M. Piepenbring le mosaïsme sous
sa véritable physionomie telle qu'elle ressort des don-
nées bibliques admises par lui et de la caractéristique,
sainement entendue, que lui-même en donne. Nous
avons également le droit de le lui présenter comme se
trouvant, sous cet aspect, en flagrante contradiction
avec sa théorie évolutionnislc.
D'ailleurs, ce n'estpas seulement jusqu'à l'époque de
Moïse que nous pouvons, en vertu des propres décla-
rations de M. Piepenbring, faire remonter l'existence du
monothéisme éthique en Israël, ce fruit à l'en croire
mûri tardivement sur l'arbre du prophétisme, mais
môme jusqu'à l'époque de Jacob et d'Abraham, soit
donc jusqu'à l'aurore même de l'histoire des Hé-
breux.
C'est ce que nous avons montré plus haut(l).
Il nous plaît de relever encore un autre aveu de M.
Piepenbring, qui va également à rencontre de sa thèse
évolutionniste, tout on confirmant la nôtre, que l'ido-
lâtrie chez les Hébreux constituait une déviation du
monothéisme éthique strictement dit, qui était et res-
tait le culte national.
Parlant du Sabéismc pratiqué en IsraïU, M. Piepen-
bring nous dit (2) que « le Dcutcronomc (IV, 19; III,
2 suiv.) s'élève énergiquement contre ce culte», au-
quel se trouvait alliée la prostitution religieuse.
Mais, s'il en est ainsi, n'cst-il pas de nouveau mani«
(1) Voir pag. 8-10.
(1>) pag-. lt)().
536 M. PIEPENBRING
feste, de l'aveu de M. Piepenbring lui-même, que
le monothéisme exclusif de l'époque mosaïque était
bel et bien un monothéisme éthique qu'on n'a pas le
droit de travestir gratuitement en un simple hénolhé-
isme afin de le différencier, dans l'intérêt d'une théorie
apriorisfique, d'avec le Jahvisme éthique? Mais peut-
être notre critique prétcndra-t-il nous arrêter en nous
opposant que le Deutéronome n'est pas contemporain
de Moïse. Nous lui répondons qu'aussi longtemps que
son écolo n'aura pas réfuté l'étude de M. le D'" Van
Hoonacker sur les quatre premiers chapitres du Deu-
téronome et notre propre étude sur la date du Deutéro-
nome. dans laquelle nous croyons avoir établi contre
M. llorst, que le Deutéronome, sinon tout le Penta-
teuque, est l'œuvre de Moïse, nous pourron i continuer
à affirmer, que le susdit aveu de M. Piepenbring- ruine
sa thèse évolutionniste.
C'est que, en effet, la protestation en question con-
signée dans une œuvre, acceptée par tout le peuple
d'Israël, comme la propre œuvre de son premier légis-
lateur, nous révèle l'exclusivisme du Mosaïsme vis-à-
vis des cultes exotiques, dont les pratiquants étaient
tenus parla partie saine de la nation pour des préva-
ricateurs et des transfuges du culte national.
IV.
Le polythéisme en Israël.
Après ce que nous venons d'établir contrairement à
la théorie évolutionniste de M. Piepenbring, il peut
paraître oiseux de s'occuper encore de la première
partie de sa thèse, dans laquelle il essaye de prouver
que le polythéisme était la religion primitive d'Israël.
ET LA. RELIGION PRIMITIVE DES HEBREUX 537
C'est que, en effet, cette première partie tombe d'elle-
même, du moment qu'on a démontré l'inexistence de
l'évolution religieuse en Israè'l telle que la défend
M. Piepenbring-.
Aussi nous abstiendrons-nous de faire longuement
la critique de ses prétendus arg-umcnts. Ce n'est pas
toutefois que la chose offre de bien grosses difficultés.
Nous n'aurions en effet qu'à mettre en ligne les mul-
tiples et les écrasantes preuves produites par M. Baetb-
gen (I) contre le prétendu polythéisme primitif et na-
tional des Hébreux, preuves prudemment passées
sous silence par son contradicteur. De même, en ce
qui concerne la pratique des sacrifices humains et do
la prostitution sacrée en Israël, nous n'aurions qu'à
nous prévaloir, contre la signification que leur attribue
M. Piepenbring et la conclusion qu'il prétend en dé-
duire, des arguments décisifs fournis par M. l'abbé
Yigouroux dans son bel ouvrage la Bih'c et les décou-
vertes modernes ("2).
Nous attendrons que notre critique ait répondu aux
arguments de MM. Baethgcn et Yigouroux et puis
nous lui répondrons à notre tour.
Entre temps nous nous contentons de relevers
comme un échantillon do la caducité de sa thèse, une
donnée fournie par notre critique lui-même (3). Il
s'agit du fait do Jacob (Gen. XXXV, 2-1). Ce pas-
sage nous apprend que ce patriarche, à son arrivée à Si-
chem, assembla sa famille sortie avec lui de la
(1) Ohv cité. La démonstration du monolhéisme primitif des
Ilébreu.v par M IJaetli gen. Dans la partie négative il réfute la thèse
du prétendu polythéisme primitif et national d'Israël, donc la thèse
de M. Piepenbring-, pp. l-'M 178. Dans la 2<" partie pp. im-i-ii, il
donne les preuves positives du monolhéisme primitif des Hébreux.
(2) Voir Tome III, chap. VI-VIl et Baethgen, pp. 2^0-1^22.
(:{) Page 178.
538 M. PIEPENBRTNG
Mésopotamie polythéiste, qu'il en somma les mem-
bres de répudier les dieux étrangers, qu'il se fit
remettre les idoles et les amulettes qu'ils avaient em-
portées de là avec eux, qu'il enfouit le tout sous le
térébintlie de Sichem, et qu'il érigea, là même, un
autel à son Dieu.
Voilà certes une preuve évidente du monothéisme
de Jacob. Ce monothéisme était manifestement sa re-
ligion traditionnelle, et par conséquent, la religion
d'Isaac et la religion d'Abraham, ce qui nous montre
l'existence du monothéisme chez les Hébreux dès
l'origine de leur race. Il n'existe, en effet, nulle trace
dans la Bible, que ces patriarches et leur famille aient
jamais pratiqué une autre religion que le monothé-
isme.
Les Hébreux ont donc été monothéistes des le prin-
cipe. Ils se diiïérencient par ce caractère d'avec les
autres Sémites chez lesquels le monothéisme semble
avoir fait place au polythéisme dès les temps les plus
reculés. Toutefois le monothéisme n'était pas, chez
les Hébreux, un instinct de race , ni un effet du
climat comme le polythéisme des autres Sémites
et des peuples de leur entourage (les fréquentes
aberrations d'une partie des Hébreux eux-mêmes,
le culte de leurs ancêtres en sont la preuve) mais
bien le résultat d'une révélation divine, fidèlement
conservée par leurs ancêtres et transmise par ceux-
ci à leurs descendants. Ce divin dépôt du mono-
théisme,Israël a su le conserver à travers les siècles
jusqu'à nos jours, en dépit des séductions du poly-
théisme environnant et en dépit aussi des fréquentes
défections d'une partie do la nation. On levoit, pas plus
que M. Piepenbring lui-même, nous ne nions la fré-
quente infiltration du polythéisme chez une partie du
ET LA RELIGION PRIMITIVE DES HEBREUX o39
peuple hébreu clans le cours dos siècles. Mais ces
faits, contre lesquels s'est toujours élevée la partie la
plus saine de la nation, ne prouvent riencontrelo
monothéisme primitif et national d'Israël, ainsi que
nous l'avons fait voir dans le cours de celte étude.
L'abbé Fl. dk Moor
CHRONIQUE
I.— La seîcnce d as religions — M. l'abbé Gondal,
professeur au séminaire do St-Sulpice, à Paris, a formé le projet
de donner au public une nouvelle démonslration de la loi caliioli-
que. L'œuvre qu'il prépnrecomprend trois sériesd éludes apologé-
tiques déjà groupées, dans sa pensée, sous les titres suivants :
1'^ Du scepticisme au spiritualisme ;
2' Du spiritualisme au christianisme \
3° En plehi christianisme ou le christia?iisme intégral.
L'auteur a cru devoir suivre un plan uniforme : ebaque étudû
contient 1° un certain nombre de dissertations tiréologiques,
qui ont pour but d'exposer la doctrine aussi claii'cmentet aussi plei-
nement que possible ; 2° de nombreuses ciatiojis Û3in?, le texte,
on note ou en appendice, destinées à récréer le lecteur, en faisant
passer sous ses yeux, les plus belles pages de la Hliéralure reli-
gieuse.
Les disseï lations tracent la route, les cilalions l'embellissent.
La première série « Du scepticisme an spiritualism", » con-
tient trois études : la Vérité, — Dieu, — r Ame ;la seconde, du
spiritualisme au christianisme en renferme cinq : la Religion,
— le Surnaturel^ — les Prophéties, — tEvangile, — le
Chr:stia)iis)72e.
On trouvera dansce travail, dont la Science catholique a publié
une partie dans son n" de juillet 1893, d'utiles détails sur la reli-
gion en général et ses diverses formes. Citons le passage sui-
vant :
« Nous retrouvons cbez tous les peuples, écrit M Gondal, un
enseignement religieux ou des dogmes, une morale religieuse
ou des préceptes, des pratiques [religieuses ou un culte, et un
CHRONIQUE 5il
minhtère religieux ou des prèlres. Les éléments essentiels Je la
religion « objective » sont donc bien réellement au nombre de
quatre: le dogme, la morale, le culte ei le sacerdoce.
Le nombre des religions lossi'Aes est illimité: qui pourrait,
en eiïet, se llalter de connaître toutes les formes que peuvent i-e-
vêtir et toutes les combinaisons dont sont susceptibles, le dogme,
la morale, le culte et le sacerdoce ? Le nombre des l'eligions
réelles ou historiques est mal connu. A la vérité, une science
nouvelle, la science des reliijions, a entrepris de nos jours l'étude
de toutes les manifestations des besoins religieux de l'àme hu-
maine ; une immense enquête est ouverte, par ses soins, à l'effet
de savoir quelles ont été, dans tous les temps et sous tous les
cieux, les croyances, les institutions et les pratiques religieuses
de 1 humanité. Mais celte science, née d'iiier, a fait jusqu'à ce jour
plus de bruit ique de besogne. Le champ qu'elle doit explorer est
illimité : tous les pays et tous les siècles I L'objet propre de ses
éludes est d une complexité elïrayante: la religion s'étend à tout,
embrasse tout, domine tout, l'âme, la famille, la société ! Dans l'é-
tal actuel de nos connaissances, il n'est même pas possible de
donner une simple énumération de toutes les religions qui se
partagent l'empire des âmes, dans le présent seulement. C'est à
peine si les plus répandues et les plus célèbres, telles que le
biahmanisme, le bouddhisme et l'islamisme sont connues dans
leurs grandes lignes. Les classifications générales proposées jus-
qu'à ce jour sont incertaines, incomplètes et provisoires.
Deux choses seulement ressorlent, claires jusqu'à l'évidence,
des éludes hâtives dont les institutions religieuses de Ihuraanité
loule entière ont été l'ol jet : c'est, d'une part, la prodigieuse
fccondilé du sentiment religieux, qui a donné naissance à une si
étonnante diversité de croyances, à une si effrayante variété de
cultes ; c'est, d'autre part, léclatante mpériorité du christianis-
me, qui seul a su nettement définir le rapport réel de l'homme
avec Dieu, et qui, seul encore, a su établir chez ses partisans ce
juste tempérament de science, de sentimenl et de pratique, qui
fait le parfait re'igieux. A ne consulter même que la raison, son
dogme est merveilleux, sa morale divine, son culte incomparable
et son sacerdoce unique. »
542 CHRONIQUE
— La Science catholique, dans son n^de septembre dernier,
publie un arlicle de M. l'abbé Roussel, de 1 oratoire de Rennes,
sur la morale religieuse de l'Inde, et analyse à ce sujet deux cha-
pitres du iMababliarala.
Ce sujet à l'auteur inspire les sages considérations qui suivent:
« Aujourd'hui que l'élude des religions est à la mode, même
chez les esprits les plus étrangers à toute croyance religieuse, cl
que les ennemis du christianisme se font arme de tout ce qu'ils
rencontrent, pour le condjattre, mais surtout des traditions pui-
sées chez les idolâtres, un catholique ne saurait se désintéresser
de la connaissance de ces dernières. Cependant, il doit les étudier
loyalement, sans parti pris, décidé à y voir, nonce qu'il voudrait
y rencontrer, mais ce qui s'y rencontre réellement. Surtout, qu'il
ne craigne pas d y louer ce qui lui parait louable, ailn de se mé-
nager le droit de blâmer ce qu'il y trouve de répréhensible. D'ail-
leurs, si la raison humaine était frappéa de cette impuissance
radicale, rêvée naguère par des apologistes plus zélés que sages ;
si, en dehors de la révélation, il n'y avait que ténèbres épaisses,
absolument impénétrables à toute lumière naturelle; comme, au
demeurant, nous avons besoin de cette raison pour nous élever à
la connaissance de la révélation et que celte lumière nous est in-
dispensable pour discerner la route qui nous y doit conduire, nous
serions condamnés à vivre perpétuellement en dehors de la véri-
té. Le soleil luirait en vain, si ses rayons ne frappaient que des
yeux: sans regard, que des aveugles. Non, la raison, toute chéti-
ve qu'elle soit, n'est point cette infirme ; l'esprit de l'homme n'est
pas cet impotent. Son pouvoiresl très limité ; mais il existe. »
— La Rivista internazlonale fait ressortir dans son Yl' fasci-
cule l'importance de la statistique religieuse, trop souvent mise
au second rang. Elle classe comme il suit les diverses religions :
Cristianesimo 477,080,000
Cullo degli anlenali econfucianismo . . 25(3,000.000
Hindouismo 190.000,000
Maometlanismo 177.000,000
Buddismo 148,000,000
Puliteismo . 118,000,000
Tauismo 43,000,000
Sinloismo 14,000,000
IlGiudaismo 7,05(1000
CHRONIQUE 543
~ Nous avons parlé île lenseignemeal de Thisloire des reli-
gions à l'Université de Boston. On nous envoie à ce sujet la noie
suivante que nous reproduisons bien volontiers :
« Président Wairen's chair in the School of Thaology is tliat of
'' Comparative Theology and the History and Pliilosophyof Re-
ligion- " So far as known, tliis is the oldest permanent chair of
this name ia America. He fully en'.ered upon ils duties in the year
1874. At tliat lime there Nvere in Europe one or Iwo chairs of the
History of Religions, ad sorne few professors et philosophy ^vho
from time totime deall with the Pliilosophyof Religion, but the-
re was no university Avhich made il a part of ils work to teach
llie religions phenomena of the world in their unily, and todo
this afler a hist,ric, a .<;yslemalic, and a philosophie melhod. In-
deed, it is not koown that such a European university can be
found at the présent time în view of this uniqueness of Président
Warren's course, it will doublieis inlerest the reader lo learn
more of ils scope and logical construction. The printed outlines
placed in the hands of the sludent enable m to furnisch the de-
sired information II should be premiscd that the printed outlines
are bound up in note-books, otherwisc blanck, in which the stu-
dent enters the results of his prescribsd original research and his
notes of the current lectures. The litle is ; '' Tlie Religions of the
World and the World-religion. "
First comes a General Introduction. It includes eigh chaplers
^vith the following superscrip.lions : Subject matter of the Study ;
The Admissibility ôf the Scientific Melhod in Treating of Religions
Phenomena ; Three Procédures and liie Resu'ting Groupsof Scien-
ces; Sources, Proxiraate and Romole ; Personal Equipinent ; Au-
xiliary Sciences ; Attracliveness, Ulility and Periis of the Study.
The foUowmg is a bird's eye view of the body of the work : —
BooK First.
llie Religions Phenomena of ihe Wurld Ilistoricalli/Consid^
ered.
Introduction.
Division I. History of Parlicular Religions and of llieir Subordi-
uate Forms.
544 CHRONIQUE
Division II. Hislory of Religions Manifestations common lo se-
verol Religions; cuhninallng in Comparalive Historiés of Rela-
letl Religions.
Division ill Hislory of Religions Manifeslalions common lo ail
Religions; culminaling in auniversal Hislory of Ihe World reli-
gion.
BooK Second.
The Religions PJunomcnaof'ihe îl orldSijslemallcalhj Cun-
s dered.
Inlroduclion.
Division I. Syslemalic Exposition of Particular Religions and
of Iheir Subordinale Forms.
Division il Syslemalic Exposition of Religions Manifeslalions
common lo several Religions; culminaling in Comparalive Théo-
logies of Relaled Religions.
Division 111. Syslemalic Exposilion of Religions Manifeslalions
common lo ail Religions ; culminaling in a universal Science of
Ihe World-religion.
BooR Trjrd.
Tiic IteUgio'i.s, Plienomcna :>/' ihe W'vrld Ph'dosophicalbj
Considered.
Inlroduclion.
Division I Philosophy of Ihe data implyingand variously illus •
Iraling Ihe Irue Ohjecl of Religion, and His personal Bcarin gover
againsl Ihe Subjecl in ihe unilyof Ihe World-religion
Division II. Philosophy of Ihe data implying and variou&lyil-
luslraling Ihe Irue Subjecl of Religion and Ilis personal Bearing
overagainst Ihe Object in ihe unily of ihe World-religion.
Division III Philosophy of Ihe dala implying and variously 11-
luslralinglhe past, présent, and future Inler-relalions of Object
and Subjecl as gradually delermincd and redelerrained in iheone
vilal historié movemcnl or process of the World religion.
Eachof Iheabove " Divisions " is subdivided inlo " Parts, "
and each of ihe Paris inlo Clïpplers For example, in Book First,
Division I is diA^ided inlo Ihree Paris, the first relaling to the Reli-
gions knownlo the Ancient World ; the second to ihose knoNNn
CHRONIQUE 545
to Ihe MedicC al World ; Ihe lliird to Itiose wliicli llie progrès of
discovery and exploration duringand since Ihe circumnavigalion
of Ihe globe has broughl to lighl Th's gives an inkihig of ihe im-
raensity of ihe material wilh which ihe course lias lo deal.
The valueaf sucli a hiie of uislriiclton is mauifesl. The public
leacher of religion cannol be loo familiar wilh Ihe history and
slale of religion the whole world over. Missionariea on furlough
allending Ihe course hâve repeatedlyexpressed Iheir high appré-
ciation of ils value 11 has helped to make some of ihe best mis-
sionaries now in the service of Ihe church. Il has rooted and
grounded Ihe failli of niany a wavering mind. It prevents ihe
young minisler from being imposed upon by unschoarly dab-
blers who write in Ihe magazines or lecture ia the lyceuras on
ethnie religions. It has given the initial impulse lo one ^vllo is
now recognized as one of the mosl intelligent and judicious of
American wrilers on Egyptology. Il has been ihe inspiration of
another who is now in Germany devoting himself exclusively lo
sludies and researches in ihis lleld. Il furnishes the only broad
and scienlific basis for ihc defenseof Ihe Christian faith. Only ihe
historic, syslemalic and piiilosophic students of Ihe religions of
the world can see how^ fully and liow^ absolulely Ghristianity is
Ihe world-religion. »
— A l'Académie des inscriplions ei belles-lettres, séance
du 12 juillet 1893, M. Ilalévy a lu un mémoire ayant pour li-
tre: Le rapt de Persephoné ou Proserpine par Platon, chez les
Babyloniens. M. Halevy fait remarquer que ce myliie, que l'on
croyait une pure conception hellénique, ou tout au moins une
transformation du mythe égyptien d Isiseld'Osiris, est représenté
dans un tableau cunéiforme du quatorzième siècle avant Jésus -
Christ, c'està direoOO ans avant les écrits homériques el hésio-
diques. Ce tableau a été découvert à El-Amarna, capitale du roi
égyptien Aménophis IV.
Il provenait probablement de Syrie. Le texte qui accompagne
ce tableau mentionne l'entente survenue entre Persephoné et son
ravisseur. « Tu seras, dit elle, le seigneur, et je serai la dame. »
M. Halévy voit dans ces paroles une preuve de l'égalité de l'hom*
me el de la femme dans les conceptions sémitiques primitives.
546 CHRONIQUE
— L'Universily Hall, dit la Revue de rhistoire des religions
(n° janvier-février 1893), se rattache au même courant d'idée,
qui a donné naissance en Angleterre à l'University extension
movement. Il s'agit de répandre parmi ceux qui n'ont ni les
ressources ni les loisirs de puiser directement aux sources de la
haute culture intellectuelle et morale, des connaissances et des
goiîts au-dessus de la médiocrité et de la grossièreté de l'existence
dénuée d'alimentation spirituelle. 11 s'agit tout particulièrement
de fournir à ceux que les formes ecclésiastiques de la religion
ne satisfait pas, une instruction scientifique et sociale qui leur
permette de se faire eux-mêmes une religion toute morale qui
soit un principe de progrès dans leur vie individuelle et de soli-
darité bienfaisante dans la vie sociale. Il y a là une tentative très
originale inspirée par des vues très élevées et qui mérite d'autant
plus d'attirer rattenlion que ses promoteurs comptent particu-
lièrement sur l'enseignement de l'histoire religieuse, indépen-
dante de toute confession ecclésiastique et consistant dans la
vulgarisation des travaux scientifiques sur l'histoire desrehgions,
pour développer parmi leurs auditeurs celte religicm que l'on
pourrait appeler universaliste ou humaine, parcequ'elle est en
quelque sorte la subsistance de toutes les religions particuhères.
L'œuvre de l'Universily Hall .se soutient uniquement par des
souscriptions privées. »
— Voici des sujets ti ailés par M. f aul Regnaud dans ses confé-
rences au Musée Guimet : La race Indo-européenna. — Les pre-
mières formes de sa religion. — Le sacrifice. — les Védas. —
Les premiers textes religieux de la Grèce, —Origine et évolution
de l'idée de Dieu. — Dyaus, Zeus, Jupiter. — Les dieux aèdes et
citharédes. — La science el la prescience divines. — Les oracles.
— Les enfers et les divinités infernales, les démons — Le
culte des morts. — La métempsychose. — La délivrance. —
Cosmogonie, — Origines de l'Univers, des mondes et de l'homme.
— Développement de la liturgie dans l'Inde et la Grèce, —
Brahmanisme et Bouddhisme.
— Les Annales du Musée G^^^mef ont donné la seconde partie
de la traduction du Yi-Klng par M. Philastre. Elle ne nous paraît
pas intelligible aux Européens et je soupçonne que les Chinois
CHRONIQUE 547
n'y comprendront pss grand chose non plus. L'explicalion
qu'en a donné Mgr de Harlez est bien plus plausible,
— Le Bulletin de la Société Neuchàteloise de géographie
nous fournit les détails suivants sur l'ouvrage que nous avons
déjà signalé : An BnigiU, de Charles Byse : « C'est une
étude sérieuse et intéressante, concernant un réformateur hindou,
Reshoub Chauder Sen, qui bouleversa l'Inde jusqu'en 4883, par
des tentatives de renouvellement religieux et social. Cet homme,
vraiment extraordinaire comme personnalité, exerça un empire
incontestable sur les adhérents de sa doctrine et sur tous ceux qui
le connurent. INéen 1838 d'une famille riche et distinguée, il reçut
une éducation excellente. Il eut de bonne heure, même dans son
enfance, la notion très claire de sa supériorité, et cela lui donna
une teinie d'autoritarisme qui ne fut pas sans gêner quel(jue peu
sa carrière future. Il avait un tempérament d'ascète 11 étudia les
diverses religions, visita l'Angleterre et la France, s'y fit expliquer
les dogmes prolestants et catholi ]ues, et n'y trouvant pas ce qu'il
cherchait, il se rattacha au brahmanisme, auquel il imprima une
direction nouve'le, tout en respectant les ri es fondamentaux. Sa
tendance à l'austérité lui fit pratiquer de bonne heure l'abstinence
du vin et de la viande ; à chaque nouvelle phase de sa vie, il
imagina de nouvelles formes de renoncement et de mortification,
croyant par lu réussir à trouver la paix et la vérité. » Ses principes
sont renfermés dans sa Nouvelle loi de Vie. licite souvent Jésus-
Christ avec respect. 11 pensait que tout ce qu'il voulait et com-
mandait à ses partisans, venait du-eclement d'En-Uaut. Cet auto-
ritarisme excessif nuisit à son parti qui se scinda, ce qui donne
a l'auteur l'occasion de faire des comparaisons très sages et très
justes avec le morcellement des Eglises protestantes.
— On annonce la prochaine arrivées Paris de .M. Fihamapala,
secrétaire général de la Société récemnient fondée dans l'Inde
pour le rachat desheux saints du bouddhisme, et celle de M. Si-
madzi Mokouraï, supéi-ieur du couvent bouddisle de Tokouzi,
chai'gé, il y a quelques années, d'une mission en France pour
discuter avec Litlré et avec M. Léon de Rosny d'une réforme
religieuse au Japon.
— On annonce le 1'='^ volume d'une série qui comprendra plu-
548 CHRONIQUE
sieurs ouvrages destinés à faire connaître aux Anglais de l'Inde
l'histoire, la géographie, la littérature, la religion de cette co-
lonie (l).
L'initiative en est due â M. Archibald Constable. Les voyages
du médecin et philosophe français François Dernier, font l'objet
de cet ouvrage. En 1054 Dernier partit pour l'Orient, visita la
Syrie, l'Egypte, l'Inde et séjourna 12 ans dans les Etats du Grand
Mogol Aurang-Zeb, dont il devint le médecin. Il profita de ce
long séjour (lOoO-lGGS) pour écrire le récit de ses voyages qui
parut pour la première fois en 1670etqu'ildédiaauroiLouisXlV,
Nous avons signalé déjà le travail de M. Gaslonnet des Fosses
sur le môme sujet. Ses écrits furent plusieurs fois réédités et
traduits, mais il n'exislait f-ucune édition anglaise complète de
ses a Voyages dans l'Empire du Grand Mogol ». Cette lacune est
aujourd'hui comblée. Le volume que vient de publier M. Archibald
Constable contient une chronique oîi sont relatés les principaux
faits de la vie de Dernier, une bibliographie des œuvres de ce
savant, ainsi que la lisle des ouvrages qui ont trait à sa vie et à
ses aventures. — Quoique plus de deux siècles se soient écoulés
depuis l'époque où Dernier visitait l'empire du Grand Mogol, on
lit avec intérêt ses descriptions fidèles, ses observations prises sur
le vif, écrites avec entrain, et dont plusieurs ont conservé toute
leur valeur. La tentative de M. Archibald Constable mérite d'être
encouragée et sa série de publications orientales sera certai-
nement accueillie avec faveur.
— La théologie est-elle en décadence ou, pour parler plus in-
telligiblement, y a-t-il décroissement dans le sentiment religieux
des peuples au point de vue des confessions, des rites, des pra-
tiques qui leurs sont habituels ? En un mot, l'homme de nos jours
est-il, comme celui du moyen âge par exemple, prêt à tout subor-
dorner dans sa vie et au moment de sa mort, aux préceptes de la
religion dans laquelle il est né ? Telle est la question qu'envi-
sage M. John Durroughs, qui conclut à la négative, dans un des
des derniers numéros de la Nord American Rcview.
(1) Constahlé''s Oriental Uiscellany of original and selecled publi-
cations. Voll. Bernier's Travels in the Mogol Empire 1656-1668.
"Westminster, 1891.
CHRONIQUE 549
11 est hors de doute, dit M. John Burroughs, que, des deux
conceptions rivales et contradictoires de l'univers, la conception
scienlifique et la conception théologique, la dernière va s'affai-
blissant sans cesse, tandis que la première se fait plus forte de
jour en jour. Aux Wl et XYl^ siècles, la conception théolo-
gique régnait souverainement sur l'esprit humain. A peine ren-
conlrait-on çà et là un hardi penseur comme Bruno ou Roger
Bacon pour se révolter contre elle. Mais, de nos jours, elle a élé
si bien modifiée par la science qu'elle est devenue méconnais-
sable... Jadis, chaque événement, chaque fait historique, chaque
phénomène naturel n'apparaissait qu'à travers cette conception
théologique ; c'est en elle qu'a pris naissance la croyance à la
magie, à l'aîchiraie, à l'astrologie, à la sorcellerie, à la possession
démoniaque, aux apparitions, aux miracle.s, aux charmes, aux
exorcismes. Toutes ces notions s'accordaient parfaitement avec
la conception théologique, la conception d'un univers construit
et gouverné par un être anlhropomorphique. La croyance au
diable ou à un esprit du mal, qu'on chargerait de tous les
malheurs, de tous les ll-^aux, de tous les désastres, devint une
nécessité.
« Copernic Newton et Darwin ont tué la théologie ! La voilà
confinée dans -le domaine de Vlnv cri fiable. Et maintenant
qu'elle hurle ses analhèmes à la science, qu'elle consigne les
^philosophes païens au purgatoire, qu'elle damne les enfants,
qu'elle absolve les meurtriers, qu'elle s'appelle calvinisme, mé-
thodisme, catholicisme, raillénisme, qu'elle conserve encore son
influence spirituelle sur les masses, son temps est fini et son
pouvoir s'évanouit.
La science a dû emporter de force chaque pouce de terrain
conquis. La théologie n'a pas rendu une province qu'elle n'en
eût été chassée. Mais la voici contrainte à la retraite : sa i ivale
triomphante occupe maintenant les quatre cinquièmes de son
ancien territoire. La magie et la sorcellerie sont mortes, la
croyance aux miracles s'en va tous les jours. Déjà, chez les pro-
testants, cette croyance se limite a une infime période de l'his-
toire; à quelques mii'acles du Nouveau Testament, qu'on abandon-
nera probablement demain. » C'est ainsi que M. John Burroughs
550 CHRONIQUE
conslale avec quelle rapidité l'almosphère de noire temps
s'éclaircit des fumées et des gaz délétères, qui lavaient envahie
au beau temps de la théologie. Renan, avec sa gaieté divine et sa
sereine raison, a été l'une des forces qui ont accompli ce prodige.
Enfin, M John Burroughs conclut que la conception religieuse
ira s'élargissant sans cesse, jusqu'à ce que ce mot de religion ait
perdu son sens spécial et restreint.
Nous conseillerons à M. John Burroughs et aux rédacteurs de
la Revue américaine qui penseraient comme lui, de lire le tra-
vail sur ce sujet, mis au concours et couronné par lliislilut
catholique de Paris. Ils y verront que leurs objections sont loin
d'être sans réponse, et que, malgré eux, la théologie aura encore
de beaux jours.
— La maison Hirt, de Breslau, publie un nouveau volume de
de l'ouvrage contenant l'histoire de la civilisation à travers les
âges (1). Le Bulletin de la Socu'iô de Géographie de Neuf-
chatel en fait le résumé suivant :
Le volume se compose de deux parties : la première comprend
î'étudedel'antiquité jusqu'à la chute du paganisme, et la seconde
part de cette époque pour arriver au commencement du
XLV siècle C'est un cours d'histoire de la civilisation à toutes
les époques, dont tous les dessins originaux ont été reproduits
d'après les documents du temps ; rien, en un mol, qui repose
sur des bases imaginaires ou contestables, comme c'est trop
souvent le cas dans des ouvrages similaires destinés à la jeunesse.
L'intérêt du livre réside aussi dans le texte explicatif traité avec
une science admirable. C'est dans ces pages qu'il faut chercher
les renseignements relatifs à la signification, par exemple, des
symboles que porte tel dieu, ainsi que la description complète du
costume de guerre de tel ou tel peuple.
Quelques articles consacrés à dilïérents points de civilisation
antique montrent une érudition vaste et solide et seront d'un
grand secours pour l'étude de certaines parties historiques peu
connues.
(1) Fcrdinant llirV/f, hlslonsche Hildcrtafcln, Ferdinand Hiht,
Breslau.
CHRONIQUE 551
La vie sociale des peuples anciens fournit une riche série de
documents de toute espèce : chariots de guerre, groupes de com-
battants, forteresses, scènes de labourage dans la plaine du Nil,
statuaires, travaux divers d'ouvriers , etc.
L'histoire se poursuit ainsi à travers tous les peuples. Nom-
breuses et savantes sont les planches consacrées à la civilisation
des Grecs, à leur religion, à leurs temples, â leurs théâtres, à
leurs jeux, à leurs cérémonies, à leurs combats. Aux scènes de^
riiistoire grecque succèdent celles qui se rapportent aux Romains.
Ici, ce sont les documents de la vie militaire qui prédominent
chez ce peuple essentiellement guerrier. Ces feuilles représentent
les combats des gladiateurs, les ttiéàtres, les naumachies, etc.
Aucune description, toute fidèle qu'elle soit, ne pourra donner,
sous des formes aussi frappantes et vives, l'intuition de ces
grandes scènes et de ces grands spectacles,
La vie publique est caractérisée par les difTérents costumes
romains, par une esquisse représentant l'animation d'une rue de
la ville du Tibre, avec ses marchands ambulants, sa cuisine en
plein vent, ses bou iques, etc ; par un plan du forum avec ses
temples admirables, ses superbes statues, ses colonnes splen-
dides. Le monde romain se termine par une planche relative aux
premiers établissements du christianisme.
Les feuilles suivantes, principalement réservées à l'histoire de
l'Allemagne, nous décrivent la vie du temps des populations des
cavernes, des lacs, par une nombreuse série d'objets, d'outils,
d'armes employés pendant celte période lointaine. Les pages
suivantes passent en revue la civilisation du Moyen Age, celle
des temps modernes jusqu'à nos jours,
— Nous retrouvons dans /es Langues et les raoes, déjà citées, de
M André Lefèvre, professeur à l'École d'Anthropologie de Paris,
les principes de l'auteur que nous avons eu si souvent à signaler.
M. A. Lefèvre devrai! d'abord approfondir davantage les études
linguistiques et prendre une connaissance plus complète des
ouvrages récents qui leur ont été consacrés.
On devine ses opinions sur l'origine du langage. L'auteur, -
posant en principe que nous descendons d'un anthropoïde,
rejette la création d'un homme doué de la faculté du langage dès
552 CHRONIQUE
son apparition sur celle terre. D'autre part^ il pose le principe
que le langage articulé est, avec l'usage du feu, lattribut carac-
téristique de Thomnie. L'anliiropoïde qu'il se donne pour
ancêtre, n'avait donc pas le langage, et il la acquis peu à peu, 6
mesure que lui môme se transfo mait en homme.
A propos de l'unité primitive du langage, Tauleur affirme que
les langues sémitiques ne peuvent pas avoir la même origine
.que les langues aryennes, « leur supposât-on une période com-
mune, soit monosyllabique, soit agglutinante », à cause de leurs
procédés flexionnels. Mais toutes ces thèses sont loin d'être
démontrées.
Pour montrer jusqu'à quel point l'esprit de parti et la haine
des idées religieuses le trouble, nous citerons seulement ces
deux assertions de l'auteur. « Les Péruviens, nous dit-il, comme
les Mexicains, ont, en grande partie, survécu à la terrible inva-
sion catholique, et quoique longtemps accablés du coup qui les
avait frappés, longtemps abrutis par des superstitions de beau-
coup inférieures à leurs anciennes croyances religieuses, ils
relèvent la lète et réclament leur place parmi les peuples libres »
(p. 141). Et ailleurs : « Le christianisme, gardant par devers
lui quelques bribes du latin, la science du temps, prêchait aux
populations nouvelles la résignation, la pauvreté d'esprit,
l'obéissance et l'ignorance (p. IGl). » Après cela, on peut tirer
léchelle.
— Ein Streifzurj durch Indien, von Emil Selenka, est un
simple récit de voyage dans les Lides. On lira surtout avec
intérêt les détails donnés par laulDur sur Benarès, la ville sainte
par exceilerxe, la Jérusalem des Indous. L'auleur n'a garde d'ou-
blier d'assister plusieurs fuis aux ablutions des fidèles dans les
eaux sacrées du Gange. Il nous dépeint le spectacle singulier de
tous ces pèlerins des deux sexes s'aspergeant d'eau ou se avant
, tout en récitant des prières. A celte occasion il nous donne des
aperçus de la religion, des mœurs des indigènes ; l'auteur s'apitoie
sur la condition misérable des femmes et surtout des veuves dont
la vie n"est qu'un long martyre ; quelques unes de ces dernières
peuvent entrer dans celte triste condition dès l'âge de sept ans.
Après la desciiplion de Benarès, vient celle de la ville d'Agra,
CHRONIQUE 553
Tancieniie cilé royale, riche de magnifiques temples dont l'un, le
Tadsch Maiiall, l'emporle sur tous par sa majesté et sa splendeur,
de telle sorte qu'on dirait u qu'il a été construit par des géants et
embelli par des joailliers » et qui renferme le tombeau de Arja-
mend, femme de lempereur «leSciiali Jean ». Suivant la légende,
le monument, qui coûta 80 millions, aurait été élevé en 22 ans
par 22000 hommes.
— A signaler encore dans le même ordre d'idées, l'ouvrage
suivant :
Charakterisirung der Epik der Malaicn, von Prof. D' Ren-
ward Brandstetter, Luzern, Biichdruckerei von (rebriider Raber.
Ce travail de M. le professeur Brandstetter s'occupe des popu-
lations malaies, au point de vue de h poésie épique de ces peu-
plades. Les savants hollandais ont, depuis quelque dix ans,
étudié à fond toutes les branches scientifiques se rapportant à
leurs colonies malaies : les résultats de leurs recherches eihno-
graphiques et géographiques sont connus du public savant; par
contre,les travaux philologiques sont peu répandus en dehors des
académies des Pays-Bas. C'est pour mettre ses lecteurs allemands
au courant de ce mouvement linguistique que M. Brandstetter
publie ce volume sur la poésie épiijue des peuples malais. La
littérature populaire de ces tribus est assez étendue, mais la
principale branche en est l'épopée qui compte un grand nombi-e
de poèmes dont quelques-uns sont encore inédits. L'auteur a ei-
trepris de nous faire connaître trois de ces chants épiques : le
Bidasari, le Ken Tambuhan et le Jatim Nustapa. Les textes réunis
comprennent 24000 vers. »
— On lira avec fruit le beau livre de M. Charaux, l'Histoire
et la r*?»s('e. L'auteur pari avec raison de ce principe que la vérité
philosophique touche de trop prés à la religion et aux sentiments
les plus intimes pour n'être que le fruit du raisonnement, on ne
la découvre bien qu'en la recherchant aussi avec son cœur :
le vrai philosophe est surtout un sage comme le proclamait le
P. Gratry.
L'auteur se propose une explication supérieure des événements
humains par l'analyse de la pensée individuelle- La psychologie
explique Thistoire, et celle-ci, à son tour, explitiue la psychologie.
554 CHRONIQUE
L'histoire des races, des peuples, à travers les âges et sous tous
les climats, n"est que le développement tragique de celte nature
humaine que chacun porte toute entière en lui-même
— La nomination de M. Pierre Laffitte à une chaire d'Ois-
ioire générale des sciences 3i donné une sorte de consécration
officielle à ,1a doctrine d'Auguste Comte. Examiner la portée
du positivisme chez son fondateur devient donc une actualité.
C'est ce que vient de faire le P. Roure dans un article des Eludes
du mois de janvier.
Il montre par les textes mêmes d'A. Comte que le positivisme
n'est qu'une méthode, une méihode a priori, incomplète, menant
fatalement au matérialiste. Or, une méthode, et surtout une telle
méthode, ne sera jamais une doctrine, encore moins une religion,
pas plus qu'un échafaudage ne deviendra un bâtiment ou un
temple.
II. Religion clirétienne. — La librairie Marne pu-
blie L'Art ancien, par A Pellissier. Après une introduction
générale sur le beau dans la nature et dans les arts, sorte
d"abrégé esthétique, l'auteur passe en revue l'architectui-e,
la peinture et la musique en Egypte, chez les Assyriens, les
Phéniciens et les peuples de l'Asie Mineure. Il décrit ensuite
les principaux monuments qu'a laissés derrière lui le génie de
la Grèce, en citant les aristes célèbres qui ont illustré le siècle
de Périclès. Le liv;-e se termine par un chapitre consacré à l'art
romain, à l'architecture du siècle d'Auguste et aux monuments de
Rome. Cet ouvrage instructif, est enrichi de nombreuses gravu-
res.
— On lira avec intérêt les Essais lUiirgiques sur la dispo-
siUo7i intérieure et l'ornementation des ég'ises, publiés à
Vannes, chez Lafolye, parle P. Rio, de la Compagnie de Marie.
Après quelques délails sur la situation de l'autel et du chœur,
l'auteur traite du baldaquin ou ciboriura et montre la beauté vraie
de cet ornement et le symbolisme qui s'en dégage. Les parements
d'autels, négligés en France, ont cependant Taulorité d'usages très
anciens dans 1 Égli.se, « et qui ont eux-mêmes des affinités sin-
gulières avec certains rites du cérémonial judaïque ». D'après le
CHRONIQUE 555
P. Rio, la croix ou crucifix rappelant la Passion serait d'origine
apostulique: cependant le plus ancien crucifix vérilable qu'on
connaisse ne date que du v*" siècle ; il se trouve à la calacombe
de Sainl-Valentin.
— L'ouvrage de M. L. W. Schreiber ; Manuel de l'amateur
de la gravure sur bois et sur mélalau xv= siècle publiée à Ber-
lin, cbezCobn, nous présente un cataloguo exact et raisonné des
gravures du xv^ siècle. Il était difficile de tracer une limite exacte
entre les œuvres du xv^ et celles du xvi"^ siècle. L'auteur a trouvé
une classification simple et complète. Ne pouvant procéder à un
classement par date, il a adopté celui par sujet représenté. C'est
ainsi que, dans le premier volume, des chapitres sont consacrés
aux gravures des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament,
de l'histoire apocryphe et légendaire, aux estampes représentant
Dieu, la Sainte Trinité, Jésus- Christ et la Sainte Vierge : chacun
de ces titres se subdivise en de nombreux paragraphes.
— Les travaux sur l'Apocalypse ne manquent pas. Nous avons
à signaler celui du P. Tiefenthal : Die Apocalypse des hl.
lohannes erklartfiir Theologiesludierende und Tlieologen.
C'est un gros volume qui témoigne d'une érudition solide. Son
but n'est pas de réfuter les erreurs historiques et critiques des
rationalistes. Il ne donne pasù l'étude des rapports du quatrième
Évangile avec lApocalypse tout le développem ni que l'on au-
rait le droit d'y trouver. 11 ne devrait pasn-i'gligernon plus le pro-
blème de la conformité que présente l'Apocalypse canonique avec
les autres écrits apocryphes et judaïques de cette époque.
Le R. P. Tiefenthal n'étudie pas cette question. Aussi traite-t-
ilau long, dans son Introduciion, de la tradition exégélique et
historique au sujet de l'Apocalypse. Ce qu'il dit des témoignages
des premiers siècles sur l'aulhenlicité et la canonicité du livre est
complet. Elabir l'époque de la composition de l'Apocalypse est
une des plus importantes questions que l'on puisse traiter. L'é-
cole rationaliste a, sur ce point, une opinino bien définie. Le P.
Tiefenthal s'étabit en défenseur de l'opinion traditionnelle qui
place la composition de l'Apocalypse sous Domitien
— Voici qu'elle était la situation de l'Kcole Biblique de Jéru-
salem au commencement de l'année 1893.
556 CHRONIQUE
Trois jeunes prêlres sont venus s'installer au couvent deSaint-
Eiienne dans le but de compléter leurs éludes d'Écriture Sainte.
Les cours d'exégèse, qui servent de cours d hébreu, seconde an-
née, ont eu vingt-trois auditeurs : trois ecclésiastiques, neuf re-
ligieux Augusiinsde l'Assomption et onze Dominicains. Le cours
d'hébreu, première année, a été suivi par un des ecclésiastiques
déjà mentionnés, deux dominicains Espagnols, et onze religieux
Assomptionnistes nouveaux. Les cours d'arabe se partagent les
étudiants des deux années dans la même proportion. Les cours
d'archéologie et de géographie réunissent tout le monde, de 32 à
3i personnes. Le cours d'assyriologie a été commencé avec qua-
tre auditeurs. La gamme des nalionahtés est des plus variées :
l'Espagne, l'Allemagne, l'Ilalio, r.\ulriche, la Pologne, la Belgi-
que sont représentées, mais l'immense majorité est française.
— Ceux qui ont suivi la polémique dirigée par le regretté abbé
Martin contre les manuscrits grecs onciaux ne seront pas fâchés
d'apprendre que ses idées n'ont pas été complètement abandonnées.
Il s'appuyait surtout sur l'autorité de la version syriaque Pes-
cliilo, et il démontrait qu'on avait eu tort de lui préférer comme
plus ancien le texte publié par le Rév. Cureton. M. G. H. Gwil-
liam a repris la question. Dans un premier article publié dans
les Studia hiblica (188o), A Syriac Diblical Manuscripi of
the fifth centurij, il avait abouti aux conclusions suivantes :
1" Nous avons dans le texte reçu de la Peschito la même version,
avec toutes ses particularités importantes qu'on lisait dans l'Église
d'Édesse au milieu du cinquième siècle. 2" Nous arrivons ainsi à
une époque au moins contemporaine des plus anciens manus-
crits grecs, ces fameux onciaux. La Peschito leur est con-
traire, favorisant ordinairement le texttis receptus. Si on pré-
fère les onciaux à la Peschito, il faut résolument admettre que
1 Eglise syrienne a fait sa version sur u:ie Yulgate fort corrom-
pue.
— Les historiens de sainte Philomène ont obéi à deux tendances
exiessives et opposées. François de Luciaen Italie, le P. Barelle,
S. J., en France, les deux principaux historiens de cette martyre,
ont basé leur récit sur les ré délations de sœur Marie Louise de
Jésus (de Naples), révélations qui n'ont subi 'ni 1 examen ni le
CHRONIQUE 557
jugemenl d'aucune aulorilé compétente, et qui conliennenl des
erreurs et invraisemblances historiques.
M. Petit a écrit une autre vie de la sainle ; il s'est sagement
écarté de ces extrémités. Il reconnaît que les ciitonslances de sa
vie et de sa mort sont ignorées, et que les seuls documents sont
l'inscription, son texte, les symboles, la fiole de sang et le lieu
du tombeau. Le sépulcre de sainle Philomène, trouvé en 1802, à
la calacombe de Priscille était formé par trois tuiles portant,
peintes au minium, 1 inscriplion
FAX TEGYM FILYMENA
D'autre part, M. de Rossi a prouvé que les inscriptions peintes
de la sorte remontent à une époque qui commence à Tàge apos-
tolique et finit au milieu du second siècle. L'exiguité du lôculus
et l'examen ostéologique des précieux ossements de la martyre
démontrent qu'elle dut mourir à la fleur de l'âge.
— Gomme les années précédentes, les Conférences d'-. No-
tre-Dame, par Mgr d'HuIst, ont été publiées.
La première station des conférences sur la morale a été consa-
crée à étudier les fondements de la moralité. Le conférencier,
dans la seconde station, a abordé l'exposition des devoirs de
l'homme envers Dieu, envers ses semblables et envers lui-
même. Il emprunte à la Morale naturelle, h la Révélation, à
l'Hislo-re, à la Sociologie, le commcniaire du Décalogue. Les
conférences de 1892 se rapportent au premier commandement.
Pour épuiser le premier commandement, il reste ù traiter de la
vertu de Religion. C'est par là qu'ont commencé les conférences
en 1893. Elles se continueront par le deuxième et le troisième
commandement. Voici les sujets de ces conférences : 1'"'= : L'ado-
ration. 2" La prière. S^ Le sacrifice. 4' Le respect du nom divin.
5*^ Le Dimanche de Dieu. 6' Le Dimanche de l'homme.
— Signalons une Histoire méditée de Sainte Foy, par l'abbé
JeanCayla.
L'auteur croit à l'apostolicitô de 1 Église d'Agen, fondée par
saint Martial, évêque de Limoges, dans un de ses voyages d'é-
vangélisation. On ne lui connaît pas d'évêque avant saint Gaprais,
558 CHRONIQUE
vers 282. C'est à celte époque qu'apparaît sainte Foy. L'édit de
persécution vient d'être lancé par Dioclétien. Dacien, le procon-
sul, accourt d'Espagne en Gaule pour en assurer l'exécution. A
son approche, les chrétiens d'Aginnum et le pasteur lui-même
cherchent un refuge dans les forêts voisines. Foy, qui n"a pas
pris la fuite, est dénoncée par son propre père ; étendue sur un
gril ardent, elle convertit sa sœur Alberto. Cependant l'évèque
Caprais, rougissant de son premier mouvement, revient en hâte
et est immolé ainsi que les frères Nit'obriges, Prime et Félicien,
et environ oOO chrétiens. Leurs reliques reposèrent à Agen jus-
qu'au IX" siècle. Adon rapporte le volet la translation des reliques
de sainte Foy à Conques, au diocèse de Rodez ; c'est là qu'ense-
velies dans l'oubli, elles ont été naguère retrouvées, le 26 avril
1875 .Celles de sainte Alberle furent transportées à Périgueux,
et de là à Venerques, au diocèse de Toulouse.
— Les progrès du catholicisme en Angleterre sont incontesta-
bles ; mais peut-être exagérons-nous parfois les résultais. A en
juger par l'augmentation du nombre des prêtres et des Églises,
nous paraissons avoir avancé rapidement En 18ol, la population
de l'Angleterre et du pays de Galles élait de 17,927,009 ; en 1890,
elle était de 29,001,018, ce qui constitue, en chiffres ronds, une
augmentation de 60 CjO. Les Églises catholiques en 1851 étaient
au nombre de 586, et en 1890, il y en avait 1.135. Pendant la
même période le nombre des prêtres s'est élevé de 826 à 2,478 ;
ainsi l'augmentation a été au taux de 300 0/0 pour les prêtres et
de 132 0[0 pour les Églises. En concédant qu'une grande immi-
gration de catholiques irlandais a eu lieu, 11 semblerait que l'aug-
mentation de la communauté catholique a fait plus que de mar-
cher de pair avec celle de la population générale.
Il ne faut pas cependant se dissimuler qu'il y a eu, qu'il y a
encore de grandes pertes et que nous avons si peu entamé les
classes moyennes, qu'il n'y a que les catholiques optimistes qui
puissent entretenir l'espoir de la conversion du pays dans un
temps rapproché.
Au cours d'un article sur le Pèlerinage de l\onie, l'éditeur du
Times a déclaré que, " en dépit du Ritualisme et du haut An-
glicanisme, jamais l'Angleterre n'avait été, moins que mainte-
CHRONIQUE 559
nant, disposée à retournera l'Église romaine. " Sans être pessi-
miste, nous sommes disposé à reconnaître qu'il y a du vrai dans
cette manière de voir.
— M""^ la duchesse d'Albe a publié un recueil, sous le litre : Do-
cumentos escogidos del archivo de la casa de Alha. On sait que
Diego, fils du grand navigateur, avait épousé la fille duducd'Albe.
Christophe Colomb a beaucoup écrit : ses papiers, longtemps
conservés avec soin, furent dispersés, jugés inutiles; c'est une
portion de ce trésor qu'a exhumé la duchesse d Albe. On y trouve
desdocuments relatifs aupartagedes découvertes faites, par laBuUe
d'Alexandre VI, aux droits du grand navigateur, aux sommes
qu'il rapporta de ses voyages, et le fac-similé d'une pièce très cu-
rieuse sur le privilège accordé par les rois catholiques. D'autres
pièces se rapportent à lui, à sa troisième expédition, à une en-
quête ouverte à Hispaniola et même un acte notarié regarde
sa pemière expédition. Ces documents apportent une utile con-
tibution à l'histoire de Christophe Colomb.
— Nous empruntons au Moniteur de Rome les renseignements
suivants sur les dernières excavations pratiquées dans les cala-
combes sous la direction de la Commission d'archéologie
sacrée :
« Au cimetière de Priscilla on a trouvé d3 nombreuses inscrip-
tions, soit gravées sur le marbre soit peintes en rouges sur la
brique. Elles portent des symboles fort anciens, comme l'ancre,
le poisson, le navire, l'image du Bon Pasteur, et même la croix
que l'on appelle monogrammatique, qui est très rare dans les
monuments antérieurs à la paix de Constantin.
« Les textes gravés sur le marbre offrent les noms des Clandii,
des Caipurnii, des Domiiti, des Aniistii,, etc., qui ne sont pas
sans importance, ils fournissent aussi des acclamations, parmi
lesquelles nous signalerons la suivante : artesiidora semper
VIVES IN DEO,
« Il y a une inscription surtout qui se distingue des autres par
une formule remarquable, prouvant la confiance des anciens
chrétiens dans l'intercession des défunts en faveur des survivants.
Nous la reproduisons avec ces locutions fautives :
560 CHROiNIQUE
MARINE IM
MENTEM
NOS
HABETO
D V 0 B \' S
« Oh ! Mariniis, souviens-toi de ?ious deux. » Celle prière,
adresssée évidemment par les parents à leur enfant Mariuus,
est accompagnée de l'ancre, l'un des plus anciens symboles de la
croix, exprimant encore l'espoir dans la rédemption, et par con-
séquent remonte à une époque reculée, peut-être antérieure au
troisième siècle. » Les fouilles du cimetière de Priscille ont
prouvé de plus en plus la grande importance de cette nécro-
pole et sa haute antiquité.
A la calacombe de Saint-Mermés, on a retrouvé la fameuse
crypte hisloiique, déterrée jadis parle P. Marciii, mais qui avait
disparu depuis sous les éboulements. C'est la chambre sépulcrale
des deux frères Prote et Hyacinthe^ martyrisés sous la persécu-
tion de Valérien. Elle sera déblayée et restituée à la piété des
fidèles et aux recherches des archéologues.
— Fra Ricoldo de Manie Crdce fut un pèlerin de Terre-
Sainte, au Xli'= siècle, dont Vllinemrium vient d'ôlre retrouvé.
liO R P. Mandonnet consacre une notice à ce célèbre voyageur,
llicoldo Pennini prit l'habit de S. Dominique, et son nom de
Monte Croce, du mont du Calvaire. 11 avait étudié aux grandes
écoles du temps, et professé à Piseet ailleurs, Le désir de l'apos-
tolat le conduisit bientôt en Orient,
Fra Ricoldo y étudia 1 islamisme, voulut pénétrer sa vie sociale,
étudier sa langue, ses moeurs et sa religion, et faire profiter son
apostolat de ses études. C'est à Bagdad même, au cœur de l'isla-
misme, qu'il avait pénétré. Son Itinéraire à travers la Palestine,
aux Saints Lieux est riche en citations de lieux, en détails inté-
ressants.
— Dans une leçon d'histoire donnée à la Faculté d'Angers,
Dom Cabrol, prieur de Solesmes, ramène l'attention sur Méta-
phraste, à qui nous devons la conservation de nombreux trésors
hagiographiques. Il a, il est vrai, sacrifié au goût de son époque
CHRONIQUE 561
en relouchant des légendes dont le style lui paraissait barbare;
mais il ne l'a pas fait pour toutes, el nous pouvons en juger par
plusieurs dont les originaux nous restent.
La légende d'Abercius suffirait pour nous prouver qu'il faut y
regarder à deux fois aux choses qu'on lui a le plus. reprochées.
Les criliques trouvaient étranges les détails contenus dans l'ins-
cription (jue, selon Mélaphraste, Abercius avait préparée pour sa
tombe. Il s'y trouve un symbolisme qui déroulait les graves cri-
tiques du XYIl' siècle : le pasteur qui fait paître ses brebis sur les
montagnes et dans les vallées, et dont le regard atteint partout ;
la princesse aux vèleaienls et aux chaussures dorés, qui com-
mande à un peuple au sceau brillant, qu'Abercius est allé voir à
Rome ; le poisson do source très grand et très pur, qu'une chaste
vierge donne à manger à ses amis. Or tout ce symbolisme se re-
trouve dans les catacombes : le pasteur et le poisson, figures de
Notre Seigneur ; la princesse n'est autre que l'Eglise romaine, et
le sceau brillant, la pureté de la foi de celle Eglise.
On reprochait aussi à l'inscription les peines dont menaçait
Abercius ceux qui mettraient un tombeau sur le sien. Mais on a
retrouvé d'autres exemples de cette précaution.
Ce qui esl mieux que toutes ces raisons, c'est qu'on a retrouvé
la pierre où était gravée l'inscription, déjà reconstituée par le
cardinal Pitra. C'est en 1882 qu'un archéologue anglais,
M. William Ramsay, a fait celte découverte dans la vallée de
Sanduckly.
Ajoutons qu'à l'occasion du jubilé ponliûcal de Léon XllI, le
Sullan vient de faire don au pape de celte précieuse inscription(l) .
— Les Analçcta IJoKundiana v'ienneni de publier les actes de
sainte Anthuse el de ses compagnons, par M. Hermann Usener^
professeur à l'université de Bonn, d après un texte plus ancien
et plus complet que celui qui fut publié dans les BoUandistes.
Ce texte repose sur trois manuscrits, -l'un de Vienne, l'autre
de Paris, el le dernier du Vatican. Le martyrologe romain y
trouve une confirmation précieuse de sa véracité. Il donne en
elîet Tarse comme lieu du martyre, tandis que les Grecs, dans le
(i) lUvue des Livres, 1893.
562 CHRONIQUE
méiiologede Basile el les Menées, lui donnaient Séleucie.La nou-
velle publication rétablit Tarse de Cilicie.
Le savant éditeur signale les nombreux rapprochements qu'on
remarque entre la vie de sainte Pélagie, de Tarse, et celle de
sainte Anthuse, mais aussi des différences profondes, une légende
moins romanesque pour les actes de sainte Anthuse.
— La librairie Relaux vient de publier un travail inédit de Ygr
Freppel sur Bossuct et Vcloquence sacrée au A VII'' siècle.
De 1855 à 18o7, Mgr Freppel, professeur de Sorbonne, con-
sacra quelques leçons à nous retracer les fastes de l'éloquence
sacrée avant 'a deuxième moitié du XVIF siècle. Les leçons i2l à
35 sont consacrées aux oraisons funèbres. M. Freppel étudie
1q3 origines de ce genre d'éloquence où Bossuet est un maître
qui n'a pas été dépassé. Il passe en revue les discours des
Pères, S. Grégoire de Nazianze et S. Grégoire de Nysse, au|uel
il faut joindre S. Bazile. Chez les latins il ne cite que S. Ani-
broise. 11 croit que le moyen âge a négligé ce genre d'éloquence.
M. Lecoy de la Marche parle d'oraisons funèbres au XIIF siècle
dont nous possédons les fragments. Pour Mgr Freppel, il faut
noter comme premier témoignage ijien certain dune oraison
funèbre le discours prononcé à Saint-Denis lors des funérailles de
Du Guesclln.
— Le compte rendu de la réunion de la société orientale, paru
à Pékin le (i mars, parle entre autres choses des juifs de Kaifong-
Fou dont on vient de constater l'existence, et de la fameuse ta-
blette nestorienne de Si-ngan-fou. Celle-ci existe encore, mais le
toit qui la recouvrait a été renversé par le vent, l'an dernier. Plu-
sieurs ministres protestants influents ont été visiter en ces der-
niers temps les juifs de Kaifongdont on vient de constater Texis-
tence, et, à la suite de ces visites, plusieurs familles sont allées
à Pékin se faire instuire de la rehgion chrétienne ; elles onl donné
ou vendu leurs livres du Penlateuque en parchemin, et sont re-
tournées au Honan. Ces parchemins hébreux ont été envoyés à
plusieurs libraires d'Europe et d'Amérique par les docteurs
Martinet AVilliams.
Ces Juifs nont plus le type de leur pays ; ils sont en tout
400 familles environ, et la plupart se sont faits mahométans.
CHRONIQUE • 563
Leur synagogue tombait en ruines, et dans un des derniers sièges
qu'eut à subir Kaifong, ces pauvres gens dans leur misère vendi-
rent le bois de leur édifice sacré, appelé Li-pai-ze. Us s'appellent
entre eux, et ce nom est connu à Kaifong du nom de Liao-tchin-
Kiano ou secte du tendon arraché, allusion évidente au tendon
rompu du patriarche Jacob. Le D' Martin, ministre protestant
américain, depuis longtemps à la tête da collège impérial à
Pékin, Tong-wen-Kwan, prétend que les Juifs sont venus en
Chine par les Indes quelques siècles avant l'ère chrétienne. Les
Nestoriens, d'aprèsla même autorité, sei-aient venus par le Turkes-
tan et entrés en Chine par la passe Kin-yu-Konan, à l'extrême
partie occidentale de la grande muraille, du temps de Marco
Polo. Ils comptaient plusieurs églises, et les mahomélans leur ont
toujours fait de l'opposition.
— M: Gaston Cougny nous présente deux volumes intitulés :
« Choixde lectures sur l'histoire de l'art, l'esthétique et Tarchéo-
logie. » Le premier s'occupe de rÉgypte, la Chaldée, l'Assyrie,
la Perse, l'Asie mineure, la Phénicie ; le second de la Grèce et de
Rome. Lo travail de M. Cougny sera complété très prochainement
par un troisième volume, qui traitera de lart au moyen tige (les
origines de l'art chrétien, l'art byzantin, l'art roman, l'art ogival).
Après quelques notions générales sur l'histoire de l'art, l'auteur
traite de TÉgypteancienne etla science moderne; ilréunit les meil-
leures api)récialions de M.\I. Mariette et Perrot, sur l'architecture
funéraire et religieuse, sur la sculpture, sur les procédés et carac-
tères de l'art égyptien ; il s'occupe ensuite de l'art chaldéo-assy-
rien, de l'art perse, héthéen, phénicien et judaïque. Le second
volume contient des considérations générales. Les caractères de
l'art romain, les monuments de l'architecture, sa sculpture et
sa peinture sont nettement définis dans la seconde partie de ce
volume.
— Signalons l'apparition du S'^ fascicule de la 2"^ série du
recueil des Bulles du pape Nicolas IV pjr M. Ernest Langlois.
Grâce aux travaux consciencieux des membres de l'école fran-
çaise à Rome, le Bullaire des papes s'enrichit chaque jour.
111. Rcligioa d'israol. — La Revue Biblique donne dans
564 CHRONIQUE
son numéro de juillet 1893, un inléressant rapport du P. Semeria,
Laruabile, sur le progrès des éludes bibliques en Italie.
« Le 14 décembre 1892, lisons nous dans la chroni lue, dans
une des salles du palais de la Proparjande^ en présence de S.
Em. le card. vicaire, Mgr Garini inaugurait, par un splendidô
discours sur le mouvement des éludes bibliques dans ce siècle,
la quatrième année de la « Società romana per gli studi biblici »
à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir. Le même jour, le Rev. M.
Faberi, secrétaire, lisait le compte-rendu des travaux de la soc" été
durant sa troisième année d'existence. Je regrette de n'en pouvoir
donner ici qu'un court résumé. Les moyens auxquels eut recours
la société pour répandre, selon son but, le goul des études bibli-
ques et en vulgariser les résultats, furent surtout des réunions
privées et des conférences publiques. Djns les réunions, on eut
soin de se tenir, autant que possible, au courant des travaux, soit
livres, soit articles de revueS; parus sur la Bible, principalement
à l'étranger. La France a été largement représentée : le Diction-
naire de la Bible de M. l'abbé Yigouroux, V Œuvre des
apôtres de M. le Camus, les ouvrages du regretté abbé M. Mar-
tin sur la Yulgate au neuvième et au treizième siècle, l'étude
remarquable de M. de Rougé snr la géograpliie de la Basse-
Égj'ple, XHisloire du Canon du N. T. de l'abbé Loisy, son
Enseig?îemeut BibUque, la présente Revue, etc., ont été
annoncés, exposés, discutés ; parfois on en a pris occas'on pour
examiner à fond quelque question spéciale. Plusieurs découvertes
ont fourni matière à d'intéressantes communications. «
— Nous lisons dans le numéro de juillet dernier de la Revue
Biblique :
« Au cours d'une mission égyplologique, le R. P. Scheil a
trouvé un papyrus contenant deux traités de Pliilon : qui est hé-
ritier des choses divines? et de la genèse d'Abel. Ce texte dont
l'antiquité élait irréfragable otïrait avec les textes imprimés de
Phllon des variantes si importantes qu'il méritait de figurer dans
^'importante collection des Mémoires (1),
('/) Mémoires publiés par les membres de la mission archéologique
française au Caire, Tome IX, deuxième fascicule, Deux traités de
CHRONIQUE î)65
Le P. Scheil explique dans une préface les particularités de son
papyrus. Nous avons là une excellente occasion de nous rendre
compte du texte scripturaire que suivait Philon Onsaitquelintérét
offre la comparaison des citations anciennes pour déterminer les
leçons du texte des Septante et par suite les recensions aux-
quelles appartiennent les manuscrits. Le grand obstacle à une
véi'ificalion certaine, c'est — outre que l'auteur a souvent cité de
mémoire — ce fait que les éditeurs ont souvent ramené les pas-
sages cités à une édition de leur goût. Or il se trouve précisément
que les endroiis allégués par Philon diffèrent sensiblement dans
le papyrus ut dans le texte imprimé. Comme rien n'indique que
le papyrus oiïre un texte remanié par un chrétien, il présente
selon toute apparence,ce fameux texte primitif des Septante, anté-
rieur à toute revision d'Origène ou d'Hésychius, tel qu'il se lisait
en Egypte au premier siècle.
Le problème qui se pose au sujet des recensions, est présent à
l'esprit des lecteurs, car il a été traité récemment parle R. P. xMé-
chineau et par M. l'abbé Loisy. On est d'accord pour con-
sidérer le Ms. A. comme représentant l édition hexaplaire ; Paul
de Lagardea édité une partie de la révision de Lucien. Quant au
Ms. Vatican, le fameux B, le R. P. Méchineau le considère comme
représentant le texte des Septante antérieur à toute révision M.
Loisy inclinerait à y reconnaître la main d'Hésychius. »
— On sait que M J. Halévy, a fondé chez Leroux, une Bévue
sémitique d'épigraphie et d'histoire ancienne, (prix 20 fr.)
— L'enseignement de la Bihle, dons sonn° deseptembre 1893,
analyse le manuel publié par M. Smend, professeur à l'Uni-
\ersi\é(}eG(Xi[\ing\ie{Lehr6uchderolltesfamefitl'chenIieligions'
gesrhichte. Freiburg i B J. G B Mohr, 1892. In-8. XlX-ooO p.)
« C'est, écrit M l'abbé Loisy, une histoire complète de la religion
israélile depuis les origines ju.^qu'à l'époque des Michabées.
L'auteur y dislingue trois périodes, sous les titres suivants : la
religion d'Israël, la religion des prophètes, la religion de l'ancien
judaïsme ; bonne division, quoique le premier litre et le troisième
Fliilon, riédiléi cVapvcs un papyrus du sLxicme f^iècle cnvhvn, par
V. SciiEii. 0. P. la 4" avec 4 planclies. 16 l"r. Ernest Leroux, éd.
Paris 1893.
566 CHRONIQUE
soient peut-être insuffisamment précis. La première période com-
prend les temps primitifs, depuis Moïse jusqu'à l'apparition d É-
lie ; la seconde va d'Élie à Jérémie ; la troisième commence avec
la réforme de Josias et s'arrête à la persécution d'Anliochus Épi-
phane. Les trois parties sont traitées avec beaucoup de soin et
une grande abondance de détails. Le développement de la religion
Israélite au point de vue des croyances, de la vie morale et du
culte est analysé fort exactement. On souhaiterait que M. Smend
eût, de loin en loin, résumé ses conclusions, placé quelques
aperçus généraux, et, après avoir tout exposé par le menu, se
fût permis de jeter un coup d œil sur l'ensemble. La lecture de
l'ouvrage n'en serait que plus utile et plus agréable. »
— M. David Nutt, éditeur à Londres, commence la publication
d'un travail dont limportance est capitale en matière de théologie.
11 s'agit d'une édition critique (texte hébreu)de l'Ancien Testament.
Celte publication est faite sous la direction de M. Paul Haupt, de
la « Johns Hopkins University » de Baltimore, et avec la collabo-
ration de nombreux savants d'Angleterre, d'Amérique et d'Alle-
magne. Le livre de Job, formant la 17" partie de l'ouvrage, est
seul publié jusqu'à présent. Le texte et les annotations sont dus
à M. le Professeur Siegfried de léna.
— Nos lecteurs ne connaissent certainement pas la loi de Brûck.
La voici : Briick a été amené à sa loi historique par des considé-
rations historiques sur le magnétisme terrestre. Son idée fonda-
mentale est qu'il existe dans le globe une circulation d'un fluide
matériel (un éther subtil qu'il identifie à tort avec l'électricité,
mais peu importe ici), provoquée par une action du soleil en
fonction directe des mouvements astronomiques de la terre. »
Par suite, vous avez séparé l'un de l'autre, par mille ans de dis-
lance, Alexandre-le-Grand, Gharlemagne, Napoléon. Par suite
également, il y a « trois phases évidentes de l'histoire de l'Église:
l'^ L'histoire de Juda-Israel de Moïse au Christ; S"» l'asservisse-
ment de l'Église chrétienne à la puissance temporelle du catholi-
cisme romain ; 3° la libération de l'Église chrétienne par la Ré-
forme et la difïusion de l'Église dans le monde. C'est là dessus
que M. Lagrange ,{diS[vonome à l'Observatoire d'Uccle (Bruxelles,)
a publié un travail sur la Concordance qui existe entre la loi
r.HRONIQUE 567
historique de Ih'iïch, la Chronologie de la Bible cl celle de la
Grande Pi/ramide de Chcops, avec une iiilerprétalion nouvelle
dn plan prophétique de la Kévélalion.
Voici une des perles de ce livre : Laodicée, était une ville située
en Asie-Mineure; nous le croyons ainsi, la science philologique
moderne a décidé au contraire, conformément à la racine grecque
du mot, que Laodicée est « la démonstration de la science de la
vérité par des preuves extei-nes. Dans quelle étoile M. Lagrange
a-t il donc vu toutes ces belles choses.
— Adam et Eve étaient-ils nègres? Telle est la question que
se pose le public américain, ému par une récente déclaration de
l'Évèque Turner, présidentde la Société africaine des Méthodistes
épiscopaux. L'évêque, qui jouit d'une grande autorité, affirme
qu'Adam et Eve devaient être de race nègre, et il cite à l'appui
de cette opinion de nombreux faits empruntés à la géologie et à
l'anthropologie.
— Le titre de livres historiques n'est pas précisément celui qui
conviendrait à Esther et à Susanne, d'après le D"" A. Scholz, pro-
fesseur à l'Université de Wurzbourg. Esther, Tobie, .ludith, Da-
niel ne seraient pas des livres historiques Et si Daniel n'est pas
un livre historique, à plus forte raison les fragments deutéroca-
noniques. Que sont ces livres P Que sont en particulier le livre
d'Esther, et le récit concernant Susanne ? Des allégories. Le com-
mentaire sur Esther, où il y a beaucoup d'érudition, est d'une
lecture tellement diftlcile que nous avons craint de nous y enga-
ger. L'histoire de Susanne est beaucoup plus courte... D'ailleurs,
c'est tout un. Susanne représente la môme idée qu'Esther ; Da-
niel, la même idée que Mardochée ; les anciens, la même idée
qu'Aman. Susanne est l'Église, ou le royaume du Messie, parce
que son nom signifie « lis », que le lis est le symbole de l'Eglise
et qu'il est mis comme tel en rapport avec l'épouse du Cantique.
Elle est (ille de Helcias (étymologiiiuement : lahvé est ma part),
parce que le Seigneur est la part d'Israël ; et elle est épouse de
Joachim (nom qui signifie : lahvé élève), pour la même raison ;
elle était belle, parce que l'Église est sainte ; etc.. .
Telle est la thèsequ'exposeet Yél\x\%y Enseignement biblique.
568 CHRONIQUE
Tout en reconnaissant rérudition dont fa't preuve son auteur, M.
Loisy démontre sans peine la gratuité de ses assertions.
■V. Religion de iflaliomet — Nous empruntons à la
Revue des fi évites du mois de septembre dernier, les renseigne-
ments qui suivent sur Le Nouvel Islam. « Un mouvement, y
lisons-nous, en faveur des réformes religieuses s'accentue de plus
en plus dans le monde mahomélan. On y attaque le Coran, on
conteste ses préceptes,on abolit ses dogmes. Ces tendances visibles
partout où règne l'unique prophète de Dieu, se font surtout sentir
dans le monde musulman des Indes. Là, la révolution bat son
plein! Les savants les plus distingués, les croyants les plus en
vue, s'efïorcent de briser les dogmes reconnus, et d'introduire
dans le Coran un souffle nouveau. Il s'agit, en un mot, de mettre
d'accord la pensée moderne avec les idées émises par Maliomel au
vil' siècle. La chose est des plus difficiles, mais le courage des
nobles réformateurs ne recule devant rien. Pour comprendre bien
ce mouvement, il faut se rapporter aux origines du mahomé-
tisme, et de la première secte des révoltés, les Moutazales. La
chose se passait vers la seconde moitié du second siècle de l'hé-
gire. Quelques j.3unes gens, baptisés par les musulmans du nom
A' athées, ont protesté contre la révélation quasi divine dont le
Coran était l'expression. Us professaient l'opinion que le Coran n'a
point été dictée par Dieu à Mahomet, que, par conséquent, les
préceptes qu'il a proclamés, sont sujets à discussion. Ils procla-
maient également, à rencontre de la doctrine mahométane, que
nos actions sont libres et qu'il n'y a point de fatalité qui pèse sur
les mortels.
Les gouvernements musulmans ont combattu vaillamment ces
ennemis du prophète et les novateurs ont fini par disparaître.
Leurs livres et les idées préconisées par eux n'ont pas cessé
d'influencer les esprits à travers les siècles, et les réformateurs
mahométmls de cette fin de siècle ne font que réchauffer les thè-
ses mises en vogue au ii'= siècle de l'hérige. Seulement, ils le font
d'une façon plus large, sous la protection des lois anglaises, en
se laissant guider en même temps par les idées puisées dans le
domaine de la civilisation moderne. »
CHRONIQUE 569
Suit une étude sur ce iVo?<y^^ Islam, d'après la Contempo-
rartj Revif.w du mois d'août, par M. E. Sell.
« Notons avant tout que le nombre de ceux qui mènent ouver-
tement dans les Indes la campagne contre le Coi-an n'est pas très
considérable. Mais insignifiants comme nombre, ils forment une
puissance extrêmement dangereuse, grâce à leurs qualités intel-
lectuelles. A la tète d^ ce groupe marchent Moulvie Gheragh Ali
Sahib et Syeg Amir Ali Sahib. Le premier occupe une haute fonc-
tion militaire, le second est juge de la Haute-Cour de Bengale ;
tous deux sont cotés parmi les plus fins lettrés. Derrière eux, se
groupent une quantité de jeunes gens convaincus de la nécessité
des réformes. Yoici un passage d'un ouvrage d'Ali Sahib qui,
nous initie aux tendances des réformateurs :
« Le progrès du monde mahométan s'est arrêté complètement
grâce à la condamnation du libre jugement. Un musulman, pour
être d'accord avec nos vieux légistes, devrait se laisser guider
par les opinions de gens qui vivaient au ix'^ siècle, et n'ayant par
conséquent la moindre idée de ce qu'il nous faut au xixe siècle...
On n'a point en vue que le changement dans les conditions de la
vie exige de nouvelles applications de principes...
La servile application de la lettre et la négligence de re.>prit
du Coran, voilà les traits caractéristiques de nos savants, dit Che-
ragli Ali .. H y a certaines parties de la loi commune musulmane,
qui se trouvent en désaccord complet avec les besoins des croyants,
fussent-ils habitants des Indes ou de la Turquie. Les réformes
s'imposent! Les anciens commentateurs de notre loi commune
ont adopté comme base invariable de nos croyances ce qui ne
devait être qu'une explication passagère... Les préceptes civils
excellents pour des babilants du désert arabe, ont été imposés
comme obligatoires pour les siècles qui nous séparent, et pour
les pays qui se trouvent dans d'autres conditions : un système
social, bon pour l'état barbare, ne l'est point pour nous, qui avons
goûté aux fruits de la civilisation moderne. »
En somme les deux réformateui's admettent et la possibilité
et la nécessité des réformes. La loi musulmane cesse d'être
chose sacrée, on peut et on doit la mettre d'accord avec nos
besoins modernes. En partant de ce point de vue, il fallait néces-
570 CHRONIQUE
sairement s'attaquer à Tinspiration divine, dont le Coran ne serait
que Texpression. Les Ihéologiens musulmans considèrent que
l'inspiration divine est de deux sortes : Wahit, c'est à dire les
paroles telles qu'elles étaient dictées par Dieu lui-même, et
J/ham, c'est-à-dire écriture d'un saint, ou d'un propiièle qui ex-
prime par ses propres paroles l'inspiration qui lui vient du ciel.
Inutile d'ajouter que le Coran a été toujours considéré comme
l'expression de Wahii et par cela môme comme un livre qui a
été fait sous la dictée de Dieu lui-même. Son contenu a été consi-
déré par conséquent, de tout temps, comme sacré et invariable. Or
les novateurs ne lui attribuent que l'inspiration du second genre,
c'est-à-dire llham et, par conséquent, ils trouvent qu'on a le droit
de le manier, de l'arranger à la sauce moderne.
Il est vrai, nous dit Cheragli Ali, que le prophète a écrit sous
l'inlluence divine. Mais tout en admettant l'existence delà source,
il ne faut pas oublier qu'elle nous parvient à travers l'individualité
du récipient, à travers ses qualités morales physiques et reli-
gieuses.
Dans ces circonstances il faut, en appliquant le Coran, avoir en
vue les conditions dans lesquelles le prophète l'a donné. Ainsi la
polygamie qui a été bonne dans son temps ne l'est point actuelle-
ment, et les novateurs trouvent quele prophète qui avait plusieurs
femmes, n'a cédé qu'à des circonstances exceptionnelles, ayant une
valeur passagère, il a contracté des mariages soit pour couvrir de
sa protection certaines femmes, soit pour réconcilier des tribus
ennemies. A l'heure qu'il est, la polygamie est non seulement
contraire aux exigences de la civilisation moderne, mais aussi à
celles du Coran lui-même. Ali Sahib prétend que cette opinion
est partagée par un grand nombre de croyants.
Les réformateurs s'élèvent encore avec plus d'indignation contre
les principes de l'esclavage et trouvent que les musulmans doivent
le plus tôt possible rejeter les chapitres qui les concernent, dans
le Coran. Il faut, nous disent-ils, sauver l'honneur du prophète
en proclamant que, selon ses termes, l'esclavage a été toujours
repoussé ! Il est à remarquer que les novateurs, tout en combat-
tant pour la nécessité des réformes, s'extasient devant les vertus
du Coran. Ils vont jusqu'à prétendre que le fondateur de l'Islam a
CHRONIQUE 571
couronné l'œuvre romraencée par le Christ en poussant en avant
le perfeclionnement de Tliomme, préconisé par sa religion. Ils
admellent que Mahomet est ariivé à ressusciter les morts et à
élever l'humanité dans des régions divines et qu'en somme, c'était
lai qui avait créé la science, la morale et doté l'humanité d'une
religion idéale. Feinte ou réelle, celle admiration pour le prophète
et ses enseignements jure singulièrement avec l'assaut livré à
l'œuvre de Mahomet. Eu tout cas les sentiments de piété exprimés
à l'égard du Coran ne peuvent que miliger la haine que les réfor-
mateurs provoquent chez les vieux, croyants, ^uel sera le sort
réservé à tous ces réformateurs? Sauront-ils galvaniser le vieux,
organisme mahomélan, ou succomberont-ils sous le coup de leurs
adversaires,voilàunequestion qu'il serait bien difficile de résoudre.
Il paraît cependant que le mouvement n'atteint que les classes les
plus civilisées et la jeunesse qui a reçu l'instruction dans les écoles
anglaises. La masse populaire semble rester' intacte et accable les
novateurs de sa haine ou de son inditîérence. »
V. Religion Égyptienne. — La Bibliothèque égyp-
tologique a pour but de réunir en quelques volumes les travaux
publiés depuis le commencement de ce siècle parleségyptologues
français. La librairie Leroux est chargée de cette publication. M.
Maspéro l'a inaugurée par un volume qui comprend un recueil de
ses principaux mémoires. Nous y relevons la déclaration suivante:
« Je suivis au début la route tracée par les grands égyptologues
qui s'étaient occupés de ces sujets : par Lepsius, par Cliabas,
par Deveria, surtout par E de Rougé, qu'on est toujours sûr de
rencontrer partout au premier rang. Je croyais vraiment à l'unité
du dieu égyptien, à son immatérialit'^, à la sublimité de l'ensei-
gnement que donnaient les prêtres ; tout était soleil pour moi
comme pour mes maîtres et l'axiome Nomina numina me
paraissait être la règle de toute recherche sérieuse. Le contact
direct des monuments ébranla d'abord, puis détruisit ma foi
égyptienne ; je dus reconnaître que les Égyptiens eux-mêmes ne
semblaient jamais avoir professé ni même soupçonné, la plupart
des belles doctrines qu'on leur prêtait si généieusement. En ana-
lysant les stèles funéraires du Louvre, j'en étais arrivé ù dt finir la
S72 CHRONIQUE
nature et le rôle de ce mot Ka si étrangement transformé en une
sorte de thème pronominal. La doctrine du c?oz<^/e demeura trois
ans pleins à l'épreuve et je ne me décidai à la divulguer qu'en
1878... On s'est étonné d'abord, et peut être scandalisé, de voir
ce que devenait entre mes mains la vieille sagesse égyptienne, puis
on s'est habitué à l'envisager de plus près et l'on a trouvé que
somme toute, le vrai l'emportait dans le jugement que je pronon-
çais »
— Le Splinx de Gixeh et les travaux de M. Grébaut, est une
simple brochure in-S» de 30 pages de M. le baron Hippolyte de
Royer de Dour. Cette statue colossale, que M. Lenormant n'hésite
pas à appeler le plus ancien monument du monde, représente
un lion couché à tête humaine ; elle a été taillée dans la partie de
la chaîne libyque qui s'avance à l'est vers la vallée du Nil. Les
mesures exactes sont les suivantes :
Hauteur ù la tète . \ 9m77
« au dos. 12ml 0
Largeur. 14m20
VI . Religion de Zoroastre. — Le 24' volume des Anna-
les du Musée Guiïïiet, est le troisième que publie M. James Dar-
mesteter sur le Zend-Avesta. Il a pour titre : Origines de la
littérature et de la religion zoroastrientie. « Le lecteur, dit
M.Darmesteter, dans sa Préface, ayant à présent en main l'ensem-
ble des textes connus de l'Avesta, j'ai cru qu'il me serait permis
d'exposer les conclusions historiques auxquelles m'a conduit
l'analyse de ces textes considérés dans la forme et dans le fond,
c'est-à-dire d'esquisser dans ses grandes lignes telle que je la
conçois, 1 histoire de la littérature zoroastrienne et de la doctrine
dont elle est l'expression. Je n'ai point la prétention d'avoir résolu
ni même d'avoir reconnu toutes les questions que cette analyse
soulève : sur plus d'un point très important j'ai dû me contenter
de simples hypothèses ; j'ai essayé du moins de distinguer aussi
nettement que possible nos certitudes, nos doutes et nos igno-
rances » Comme nous l'avons déjà dit, les précédents volu-
mes des Annales du Musée Guimet, sont consacrées à la
traduction du Zend-Avesta et sont l'œuvre du même auteur.
CHRONIQUE 573
Ils comprennent le Yas)2a et le Vispéred c'est-à-dire la Liturgie,
le Vendidad^ les Yashls et le recueil des pières ordinaires dit
Khorda-Avesta. La plupart de ces documents avaient déjà été
traduits en anglais par l'auteur et font partie des Sacred-Boo/cs
of ihe East ; M. Darmesteter y a ajouté de nouveaux éclaircis-
sements et de nouveaux commentaires. Inutile de faire ressortir
l'importance de ces documents pour la connaissance de la religion
zoroastrienne.
— Le D"^ Mills a commencé la publication de son travail sur
les Gàtlias de Zoroastre. L'auteur y donne le texte zend et les
traductions pehlvie, sanscrite et persanne.
— M. Franz Gumont a publié chez Leroux un Catalogue som-
maire des monuments figurés, relatifs au culte de Milhra.
Il ne renferme pas moins de 271 numéros dont l'attribution
milhriatiue est certaine; c'est un grand service rendu à ceux qui
s'occupent du milhriacisme dont les documents sont relativement
rares et dispersés.
TABLE DES MATIÈRES
A7i7iée 1893.
JANVIER-FEVRIER.
Le Brahmanisme, par M. Caslonnet dos Fosses, vice-prési-
dent de la société de géographie commerciale de Paris.
(2<= article) 5
Le Bouddhisme, par un professeur de grand séminaire,
(2« article) 38
Une Épopée balylonienno, par M. l'abbé Sauveplane, an-
cien élève de l'École des Hautes-Études, (i<^ article). . . 50
MARS-AVRIL.
Des nombres symboliques chez les Toltèques occidentaux,
par M. le comte de Charenrey 98
Une Épopée babylonienne, par M. l'abbé Sauveplane, (5" ar-
ticle) ..... 123
Le Bouddhisme d'après les bouddhistes, par M. l'abbé Des-
godins, provicaire du Tliibet, 1" article) 145
MAI-JUIN.
Le Bouddhisme d'après les bouddhistes, par M. l'abbé Des-
godins, provicaire du Thibet, ("^"^ article) 193
Le Brahmanisme, par M. Castonnet des Fosses, (3* ar-
ticle) 210
Une Épopée balylonienne, par M. l'abbé Sauveplane, (6* ar-
ticle) . . . .^ 226
JUILLET-AOUT.
Miscellanées-chinois, par Mgr de Harlez S89
Une Épopée balylonienne, par M. l'abbé Sauveplane, (7'' ar-
ticle) 315
Le Bouddhisme, par un professeur de grand séminaire,
(3-= article) 330
TABLE DÉS MATIERES 575
SEPTEMBRE-OCTOBRE.
Le Bralimanisrae, par M. Castonnct des Fosses, (4"; article) 385
Le Bouddhisme, par un professeur de grand sômimire,
(4° arlicle) 4 In
Une Epopée balylonienne, par M. l'abbé Sauveplane, (S'' ar-
ticle) 439
NOVEMBRE-DECEMBRE.
Les livres sacrés de la Chine, par M. l'abbé Z. Poisson. . 481
La religion primitive d'Israël, par M. l'abbé de Moor , , . 522
CHRONIQUES
1. L'Enseignement et la Science des Religions, pagr-s : 80, 25i,
347,447,540.-2. Religion chrétienne: 83, 160, 263, 357, i6o, 554.—
3. Religion d'Israël: 178, 371', 563. — 4. Religion de Mahonicl;
189, 568. — a. Religion de la Perse: 380, 572. — G. Religion as-
syrienne: 377. — 7. Religions de l'Inde : 377. — 8. Religions de
la Chine : 273. — 9. Religion égyptienne : 571. — 10. Religions
grecque et romaine : 382.
Articles bibliographiques
La science des relirjions. — La perte d'une colonie, la Révolu-
lion à Saiffl-Domingue, par M. Caslonnel des- Fosses, p. 191. —
Le culte de la raison et de l'Être suprême, par M. Aulard, p. 279. —
La Religion, par M. Lefebvre, p. 179. — L'Evolution religieuse
das les divers races humaine?, par M. Lelourneau, p. 287, —
L'idée de Dieu d'après l'anthropologie et l'histoire, par M. Goblet
d'Alviclla, p. 282. — Les Yézidiz, par M. Menant ; annales du
Musée Guimet, p. 334.
Religion cVlsraèl. — Les prophètes d'Israël, par M. James Dar-
mestcter, p. 96. — Melekdienst en vereering van Hemelligchamen
in Israels'Assyrisehe période, par Eerdmans, p. 285.
Religion Chrétienne. — La révolution dans la société chré-
tienne, par Charles X., p. 283. — L'Église et l'État ou les deux
puissances au XVIII" siècle, par M. P. de CrouzasCrétet, p. 285.
— Tableau historiiiue du monachisme occidental, par dom Be-
rengier, p. 287. — Saint Paul, par M. l'abbé Fouard, p. 288. —
Geschichle des .Untcrgangs des Griechisch Roemiechen Heiden-
lums, par M. Victor Schultze, p. 383. — Les Evéques et les Ar-
chevêques de France, depuis 1682, jusqu'à 1801 j par le P. Armand
Jean, S. J., p. 478. — Eine Vorkanonischo Ueberlicferung des
576 TABLE DES MATIÈRES
Lucas ia Evangeliuni und Apostelgeschichte, D'' Paul Feine,
p. 479. — Die Kalholischen Briefe, Texkritische Untersuchungeu
uDd Texlherstellutig, von D"^ Bernhard Weiss, p. 480.
Religions de VInde. — Le Rig-Véda, par M. Paul Regnaud, An-
nales du Musée Guimet, p. 95. — L'Inde avant le Bouddlia ; La
vie de Bouddha suivie du Bouddhisme dans l'Indo-Ghine ; L'Inde
après le Bouddha, par M. Lamairesse, p. 280.
Religion Égyptienne. — La morale égyptienne quinze siècles
avant noire ère, Amélineau, p. 285.
Mythologie comparée et folklore. — The Mclanesians ; sludies
on thcir Anlhropology and folk-lore, par H. God"inglon, p. 286.
— Le folk-lore vallon, par M. E. Monscur, p. 286.
Le Gérant : Z. PEISSON.
Amiens, Inip. Rousseau-Leroy, rue Saiut-Fuscieû, 18
REVUE des Religions.
1893.
V.5
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