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Full text of "Revue philosophique de la France et de l'étranger"

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REVUE 

PHILOSOPHIQUE 

DE  LA  FRANCE  ET  DE  L'ÉTRANGER 


COULOMMIERS.    —  TYPOGRAPHIE  PAUL  BRODARD. 


REVUE 


PHILOSOPHIQUE 


DE  LA  FRANCE  ET  DE  L'ÉTRANGER 


PARAISSANT    TOUS    LES    MOIS 


DIRIGEE   PAR 


TH.    RIBOT 


CINQUIÈME    ANNEE 


x 


(JUILLET  A  DÉCEMBRE  1880) 


PARIS 


LIBRAIRIE  GERMER  BAILLIÈRE  ET  Gic 

108,     BOULEVARD     SAINT  -  GERMAIN  ,     108 

Au  coiu  de  la  rue  Ilautefeuille 
1880 


2. 


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INTRODUCTION  A  L'ÉTUDE 

DU  DROIT   NATUREL 


L'hypothèse  d'un  état  de  nature  antérieur  à  l'état  social  a  long- 
temps servi  de  point  de  départ  à  la  science  du  droit  naturel.  Cette 
hypothèse  est  justement  décriée  aujourd'hui.  Non  seulement  elle  ne 
repose  sur  aucun  fondement  historique  ou  philosophique,  mais  elle 
est  entièrement  vide.  Elle  ne  présente  à  l'esprit  que  l'idée  toute  né- 
gative d'un  état  d'anarchie,  sans  lois,  sans  chefs,  sans  une  organisa- 
tion quelconque.  Les  philosophes  ont  pu  y  mettre  les  idées  les  plus 
opposées  :  les  uns  la  guerre  de  tous  contre  tous,  les  autres  la  paix 
et  la  félicité  de  l'âge  d'or.  Ils  ont  fabriqué  de  toutes  pièces  cet  état 
chimérique,  au  gré  des  conséquences  qu'ils  voulaient  en  tirer,  et,  si 
leurs  théories  valent  quelque  chose,  c'est  par  elles-mêmes,  non  par 
leur  principe. 

Tout  cependant  n'est  pas  chimère,  ou  même  pure  hypothèse  dans 
la  conception  de  l'état  de  nature.  Un  tel  état,  entendu  dans  son  vrai 
sens,  a  sa  place  réelle  et  manifeste,  dans  le  présent  comme  dans  le 
passé,  chez  toutes  les  races  humaines,  à  tous  les  degrés  de  la  civili- 
sation. On  ne  s'est  trompé  qu'en  le  séparant  de  l'état  social.  Il  n'y  a 
pas  entre  ces  deux  états  succession  historique  :  partout  ils  apparais- 
sent comme  coexistant  et  se  pénétrant  mutuellement,  alors  même 
qu'ils  sont  opposés  et  en  lutte.  «  Les  sociétés  humaines,  a  dit  élo- 
quemment  R.oyer-Collard,  naissent,  vivent  et  meurent  sur  la  terre. 
Là  s'accomplissent  leurs  destinées,  là  se  termine  leur  justice  impar- 
faite et  fautive,  qui  n'est  fondée  que  sur  le  besoin  et  le  droit  qu'elles 
ont  de  se  conserver.  Mais  elles  ne  contiennent  pas  l'homme  tout  en- 
tier. Après  qu'il  s'est  engagé  à  la  société,  il  lui  reste  la  plus  noble 
partie  de  lui-même,  ces  hautes  facultés  par  lesquelles  il  s'élève  à 
tome  x.  —  Juillet  1880.  1 


2  KEVUE  PHILOSOPHIQUE 

Pieu,  à  une  vie  future,  à  des  biens  inconnus  dans  un  monde  invi- 
sible. »  Il  serait  plus  vrai  de  dire  que  les  sociétés  humaines  ne  con- 
tiennent entièrement  aucune  des  facultés   de  l'homme.  Les   plus 
humbles,  comme  les  plus  hautes,  ont  leur  sphère  d'action  légitime 
et  indépendante  et  créent,  entre  les  hommes,  des  rapports  de 
toutes  sortes,  qui  ne  sont  régis  par  aucune  loi  positive.  Elles  se 
meuvent,  en  dehors  de  toute  société  particulière,  dans  cette  société 
naturelle    et    universelle   du   genre    humain    que    les  philosophes 
anciens  et  modernes  ont  si  souvent  et  si  magnifiquement  célébrée. 
Or  c'est  une  société  essentiellement  anarchique,  dont  la  condition 
répond  exactement  à  la  conception  d'un  état  de  nature.  On  peut 
sans  doute  y  reconnaître,  avec  Leibniz  ' ,  le  gouvernement  de  Dieu 
même  ;  mais  ce  gouvernement  est  tout  moral  ;  il  ne  se  manifeste 
qu'à  la  conscience  individuelle,  éclairée  par  un  enseignement  théo- 
logique ou  métaphysique;  il  ne  détruit  pas,  dans  les  rapports  réels 
et  sensibles  des  hommes  entre  eux,  l'état  d'anarchie.  Que  si  le  gou- 
vernement de  Dieu  prend  la  forme  d'une  révélation  positive,  confiée 
à  un  corps  de  prêtres,  sous  l'autorité  d'un  chef  suprême,  il  ne  change 
pas  pour  cela  de  nature.  Ou  bien  l'Eglise  ne  commande  qu'aux  con- 
sciences, et  son  action  ne  devient  efficace  que  par  leur  libre  adhésion  ; 
ou  bien  elle  s'arroge  le  droit  de  contraindre,  et  elle  se  confond  ainsi 
avec  le  pouvoir  civil.  Dans  le  premier  cas,  l'anarchie  subsiste;  dans 
le  second,  il  ne  s'agit  plus  du  gouvernement  universel  de  Dieu,  mais 
d'une  société  particulière,  sous  des  institutions  théocratiques. 

Les  sociétés  particulières  se  considèrent  elles-mêmes  comme  les 
premiers  membres  de  la  société  universelle,  au  sein  de  laquelle 
elles  représentent  les  individus  dont  elles  se  composent.  En  vain 
quelques-unes  ont-elles  prétendu  se  fermer  à  tout  commerce,  à  toute 
ition  suivie  avec  les  sociétés  étrangères;  nulle  ne  s'est  jamais  as- 
suré un  isolement  absolu.  Or,  dans  les  rapports  volontaires  ou  forcés, 
réguliers  ou  exceptionnels  entre  les  diverses  sociétés,  aucun  chef 
commun  n'est  reconnu,  aucun  principe  commun  n'a  partout  et  abso- 
lument force  de  loi.  Chacune,  suivant  la  conscience,  les  lumières  ou 
le  bon  vouloir  de  ceux  qui  la  dirigent,  se  fait  juge  dans  sa  propre 
cause  et  ne  se  soumet  qu'à  de  libres  conventions  ou  à  la  loi  du  plus 
fort.  Dans  la  paix  comme  dans  la  guerre,  la  société  qu'elles  ont  entre 
elles  est  une  société  anarchique  :  elle  appartient  à  l'état  de  nature. 
Lee  individus  n'agissent  en  général,  dans  leurs  rapports  interna- 
tional  .  que  comme   membres  d'une  société  particulière,  comme 
citoyens  tfun  État,  dont  ils  invoquent  au  besoin  la  protection.  Il  est 

1.  In  generali  socielate  sub  reclure  l)eo  (Leibnitii  Monda  quœdam  ad  Pûfen- 
■  im/it  principia). 


E.  BEAUSSIRE.  —  DU  DROIT  NATUREL  S 

des  cas  toutefois  où  ils  ne  comptent  que  sur  eux-mêmes  vis-à-vis 
d'une  société  étrangère.  Les  voyageurs  qui  pénètrent  chez  des  peu- 
ples inconnus  se  considèrent  comme  seuls  juges  de  leur  conduite  à 
l'égard  de  ces  peuples.  Ils  pourront  se  prêter,  par  nécessité  ou  de 
plein  gré,  à  leurs  usages  et  à  leurs  lois  ;  ils  pourront  aussi,  s'ils  sont 
en  nombre  et  suffisamment  armés,  traiter  d'égal  à  égal  avec  leurs 
chefs;  ils  ne  se  feront,  dans  tous  les  cas,  aucun  scrupule  de  prendre 
toutes  les  précautions  utiles  pour  pouvoir  au  besoin  se  protéger 
eux-mêmes,  non  seulement  contre  toute  attaque,  mais  contre  toute 
exigence  excessive.  Entre  eux  et  ceux  dont  ils  se  sont  faits  ou  sont 
devenus  les  hôtes,  ils  ne  reconnaissent  aucun  lien  légal,  mais  un 
état  de  paix  ou  de  guerre,  en  un  mot  l'état  de  nature. 

Ce  sont  des  situations  exceptionnelles  ;  mais  l'état  de  nature  trouve 
encore  sa  place  dans  les  relations  ordinaires  entre  des  hommes  de 
même  civilisation,  soit  qu'ils  appartiennent  à  un  même  pays  ou  à 
des  pays  différents.  Tout,  dans  ces  relations,  n'est  pas  réglé  par  les 
lois  ou  par  les  traités;  tout  n'appelle  pas  la  protection  des  pouvoirs 
établis.  Souvent  on  ne  peut  invoquer  que  la  conscience,  l'honneur, 
les  sentiments  de  sociabilité  et  d'humanité,  en  un  mot  les  forces 
toutes  sociales  qui  régissent  la  société  universelle  sans  la  soustraire 
à  l'état  d'anarchie. 

Dans  les  matières  mêmes  qui  reçoivent  une  consécration  légale, 
l'état  de  nature  n'abdique  pas  tous  ses  droits.  Nul  n'accepte  l'omni- 
potence absolue  de  la  société  dont  il  fait  partie.  Contre  cette  omni- 
potence, on  a  souvent,  dans  tous  les  pays  et  dans  tous  les  temps,  fait 
appel  à  certains  intérêts,  à  certains  principes  supérieurs,  dont  bien 
peu  sans  doute  ont  une  conscience  claire  et  distincte,  mais  dont  nul  ne 
se  résigne  à  faire  entièrement  le  sacrifice.  Tantôt  ces  intérêts  et  ces 
principes  ne  sont  sentis  que  comme  de  purs  besoins,  de  l'ordre  ma- 
tériel ou  de  l'ordre  moral  ;  tantôt,  à  un  degré  plus  élevé  de  civilisa- 
tion ou  de  culture,  ils  sont  conçus  plus  ou  moins  nettement  comme 
des  droits  naturels  ou  acquis  :  c'est  la  liberté  sous  toutes  ses  formes, 
c'est  la  propriété,  c'est  1  honneur,  ce  sont  les  droits  de  la  famille  ou 
ceux  des  sociétés  religieuses.  Souvent  la  protestation,  au  nom  de 
ces  besoins  ou  de  ces  droits,  se  bornera  à  de  sourds  murmures  ; 
souvent  aussi,  elle  ira  jusqu'à  la  résistance  effective,  jusqu'à  la  ré- 
volte, jusqu'à  la  guerre  civile.  Or,  quand  on  prétend  borner,  à  tort 
ou  à  raison,  par  la  pensée  ou  par  des  actes,  la  puissance  sociale  à 
laquelle  on  est  soumis,  on  sort  par  là  même  de  sa  dépendance,  on  se 
fait  son  égal  et  plus  que  son  égal  :  on  se  constitue  son  juge.  On  se 
place  ainsi  vis-à-vis  d'elle,  effectivement  ou  moralement,  dans  l'état 
d'anarchie,  dans  l'état  de  nature. 


4  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

i /état  de  nature  ne  se  manifeste  pas  seulement  dans  ces  révoltes 
intérieures  ou  déclarées  contre  certains  actes  des  pouvoirs  sociaux  ; 
il  a  parfois  comme  des  lois  permanentes,  plus  fortes  que  les  lois  po- 
sitives, qu'elles  bravent  ouvertement  et  à  qui  elles  imposent  une 
concurrence  irrésistible  ou  un  concours  humiliant.  Telle  était,  au 
moyen  âge,  la  coutume  des  guerres  privées  et  des  combats  singuliers. 
Tel  est  l'usage  toujours  persistant  du  duel.  Telle  est  encore,  aux 
Etats-Unis,  cette  loi  de  Lynch,  loi  d'anarchie  et  de  révolte,  usur- 
pation la  plus  flagrante  des  droits  de  l'Etat,  et  qui  se  fait  cependant 
accepter  par  des  populations  civilisées  et  chrétiennes  comme  une 
nécessité  sociale. 

Ces  exemples  ne  portent  que  sur  des  pratiques  blâmables;  mais 
nous  ne  jugeons  pas  ici  les  manifestations  de  l'état  de  nature  ;  nous 
ne  faisons  que  les  constater.  Dans  l'état  de  nature,  comme  dans 
l'état  légal,  tous  les  abus  sont  possibles;  mais,  si  l'abus  ne  prouve  pas 
le  droit,  il  prouve  le  fait  et  sa  puissance. 


II 


La  persistance  de  l'état  de  nature  au  sein  de  l'état  social  justifie 
dans  son  principe  la  théorie  du  contrat  social.  On  s'est  trompé  poul- 
ie contrat  social,  comme  pour  l'état  de  nature,  en  le  plaçant  à  l'ori- 
gine des  sociétés.  La  formation  des  sociétés  est  plongée  pour  nous 
dans  une  nuit  impénétrable  ;  nous  ne  connaissons  que  les  Etats 
fondés  dans  les  temps  historiques  et  jamais,  chez  aucun  peuple,  ils 
ne  se  sont  fondés  en  vertu  d'un  contrat  effectif,  unanimement  con- 
senti, tel  que  le  suppose  la  théorie.  Un  tel  contrat  ne  saurait  d'ail- 
leurs  obliger  ceux  qui  n'y  auraient  pas  participé;  il  serait  sans  va- 
leur pour  les  générations  futures.  Il  n'aurait  même  qu'une  valeur 
pi  -'caire  pour  les  générations  présentes  ;  car  les  mêmes  volontés  qui 
onl  le  pouvoir  de  former  un  lien  ont  le  pouvoir  de  le  défaire. 

Il  y  a  cependant  contrat  entre  les  membres  d'une  même  société  ; 
mais  c'est  un  contrat  tacite,  incessamment  renouvelé.  L'homme  le 
plu-  ignorant,  le  moins  capable  de  réflexion,  le  plus  étranger  à  tout 
principe  abstrait,  sait  cependant  se  placer  tour  à  tour  dans  l'état  de 
nature  et  dans  l'état  légal.  Comme  le  pâtre  de  Jouffroy,  qui  s'inter- 
roge  sur  la  destinée  humaine  et  se  pose,  dans  le  premier  éveil  de  sa 
raison,  toutes,  les  questions  sur  lesquelles  ont  pâli  les  philosophes 
.le  tous  le-  temps,  les  plus  bumbles  esprits  soulèvent  à  certains  mo- 


E.   BEAUSSIRE.  -      DU  DROIT   NATUREL  5 

rnents  les  plus  graves  et  les  plus  terribles  problèmes  de  la  philoso- 
phie sociale.  Nous  avons  tous,  à  un  certain  degré,  devant  ces  pou- 
voirs publics  qui  nous  tiennent  enserrés  par  tant  de  liens  depuis 
notre  naissance  jusqu'à  notre  mort,  un  instinct  de  résistance  qui 
provoque  nécessairement  la  réflexion  et  l'examen.  Nous  instituons, 
dans  notre  for  intérieur,  le  procès  de  la  société  ;  nous  discutons, 
avec  plus  ou  moins  de  clarté  et  de  justesse,  l'étendue  et  les  limites 
de  sa  puissance  ;  nous  faisons  le  départ  entre  les  droits  que  nous  lui 
accordons  et  ceux  que  nous  revendiquons  pour  nous-mêmes;  nous 
ne  nous  engageons  à  la  société,  comme  dit  Royer-Gollard,  que  sous 
certaines  réserves.  C'est  ce  qu'entendent  tous  les  théoriciens  du 
contrat  social,  lorsqu'ils  reconnaissent  que  ce  contrat  ne  s'étend 
pas  à  tout  et  qu'il  est  des  choses  dont  on  ne  fait  pas,  dont  on  ne  peut 
pas  faire  l'abandon,  quo  nemo  cedere  potest,  dit  Spinoza  l. 

Une  société  ne  subsiste,  en  fait,  que  par  l'accord  constant  de  tous 
ses  membres.  Chacun  d'eux  peut  toujours,  à  ses  risques  et  périls,  se 
séparer  d'elle.  Chacun  peut  également,  par  un  appel  à  la  révolte,  la 
menacer  dans  son  existence.  Chacun  peut  enfin,  et  c'est  le  cas  le 
plus  ordinaire,  lui  mesurer  son  obéissance  et  son  concours.  Dans 
ces  conflits  entre  une  société  et  ses  membres  régnent  tout  ensemble 
le  droit  de  guerre  et  le  droit  de  justice  :  le  droit  de  guerre,  car  la 
société  ne  peut  que  traiter  comme  des  ennemis  ceux  qui  lui  résis- 
tent et  qui  cherchent  à  la  dissoudre;  le  droit  de  justice,  car  il  lui  ap- 
partient de  juger  et  de  punir  toute  violation  de  ses  lois  qui  se  commet 
sur  son  territoire.  Le  rebelle  reconnaît  lui-même  ce  dernier  droit, 
quand  il  ne  résiste  pas  jusqu'au  bout  à  sa  comparution  devant  un 
tribunal,  quand  il  se  laisse  interroger,  quand  il  consent  à  se  dé- 
fendre. S'il  se  refusait  absolument  à  tout  acte  de  soumission,  il  ne 
serait  à  ses  propres  yeux  qu'un  ennemi  en  face  d'ennemis,  il  se  ren- 
fermerait dans  l'état  de  nature,  il  subirait  la  loi  de  la  guerre. 

Une  conviction  absolue  ou  une  passion  fanatique  poussera  seule 
la  résistance  jusqu'à  de  telles  extrémités  ;  mais  ces  extrémités 
mêmes  sont  contenues  dans  l'idée  que  tous  les  hommes,  avec  plus 
ou  moins  de  netteté,  se  font  du  lien  social.  Cette  idée  implique  tou- 
jours une  réciprocité  d'obligations  entre  la  société  et  ses  membres. 
Les  peuples  mêmes  qui  ont  pour  leurs  chefs  une  vénération  supersti- 
tieuse ne  les  considèrent  pas  comme  dégagés  de  tout  devoir  envers 
eux.  Leur  obéissance  a  ses  instants  de  murmures  et  de  révolte.  Si 
les  rois  sont  pour  eux  des  dieux  ils  les  traitent  parfois  comme  ils  trai- 
tent leurs  dieux  eux-mêmes,  qu'ils  punissent  en  les  frappant  de  ne 

l.  Tractatus  ttieologico-politiciis,  ch.  18. 


,;  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

les  avoir  pas  exaucés.  Or  des  obligations  réciproques  répondent  à 
l'idée  d'un  contrat.  Elles  supposent  des  deux  parts  l'engagement  de 
taire  ou  de  ne  pas  faire  certains  actes  dans  un  intérêt  commun.  Un 
tel  engagement,  quelle  qu'en  soit  la  forme,  est  exposé  d'ailleurs  à 
tous  les  conflits  auxquels  peuvent  donner  lieu  l'interprétation  et  l'exé- 
cution d'un  contrat,  et  comme,  entre  la  société  et  ses  membres,  il 
n'y  a  point  déjuge  suprême  accepté  et  reconnu  des  deux  parts,  ces 
conflits  et  le  contrat  tacite  qui  leur  donne  naissance  appartiennent 
par  la  force  des  choses  à  l'état  de  nature. 


III 


L'état  social  sort  donc  véritablement  de  l'état  de  nature,  non  par 
une  succession  historique,  mais  par  une  succession  morale,  dont 
chaque  conscience,  à  chaque  instant,  peut  être  le  théâtre.  Quand  on 
prétend  remonter  à  l'origine  des  sociétés,  on  ne  sait  où  se  prendre; 
on  s'égare  d'hypothèses  en  hypothèses,  et  la  plus  étrange  de  toutes 
est  assurément  celle  de  ces  hommes  de  la  nature  qui  sortiraient  tout 
d'un  coup  du  dernier  degré  de  la  vie  sauvage  pour  stipuler  ensemble 
les  clauses  d'une  convention  en  forme.  Il  n'est  plus  besoin  de  rien 
supposer,  quand  la  philosophie   sociale  renonce  à  se  représenter 
l'homme  primitif,  dont  on  ne  sait  rien,  dont  on  ne  peut  rien  savoir, 
et  quand  elle  prend  pour  sujet  d'étude,  dans  l'état  de  nature  et  dans 
l'état  social,  les  hommes  de  tous  les  temps,  tels  qu'ils  peuvent  être 
connus  par  l'observation,  par  l'histoire  ou  par  des  inductions  légi- 
times. Etude  immense  et  difficile  sans  doute,  mais  qui  reste  toujours 
sur  un  terrain  solide  et  concret.  Elle  embrasse  tous  les  mobiles, 
individuels  ou  collectifs,  de  la  conduite  humaine,  tout  ce  qui  gou- 
verne les  hommes,  à  côté  et  en  dehors  des  gouvernements  établis. 
!.'  s  idées  vraies  ou  fausses,  les  passions  bonnes  ou  mauvaises  qui 
ngnent  dans  une  âme  ou  dans  une  collection  d'âmes,  constituent,  en 
effet,  un  véritable  gouvernement,  avec  tous  ses  organes,  avec  son 
tnple  pouvoir,  législatif,  exécutif  et  judiciaire,  et  ce  gouvernement 
tout  moral,  qui  ne  sort  pas  des  conditions  de  l'état  dénature,  est 
souvent,  'Lin-   l'état  social,  la  puissance  la  plus  forte  et  la  plus  res- 
pectée.  Quand  il  ne  s'exerce  que  dans  un  individu,  il  peut  pré- 
senter  un  grand  intérêt  psychologique  ou  dramatique;  mais  il  n'est 
qu'un  accident ,  sans  valeur  propre   pour    la  science.  Il   ne  de- 


E.   BEAUSSIRE.    —  DU   DROIT   NATUREL  7 

vient  l'objet  d'une  étude  scientifique  que  lorsqu'il  comprend  toutes 
les  forces  morales  qui  dominent  dans  une  ou  plusieurs  sociétés. 

C'est  l'étude  que  se  proposent  l'histoire  des  mœurs,  l'histoire  des 
civilisations  et,  d'une  manière  plus  générale,  la  science  nouvelle  qui  a 
pris  le  nom  barbare  de  sociologie.  Il  n'est  pas  de  recherches  plus 
fécondes,  soit  pour  la  connaissance  historique  et  philosophique  de 
l'homme,  soit  pour  la  direction  pratique  des  sociétés  humaines.  Uae 
société  ne  subsiste  et  ne  progresse  que  par  l'harmonie  des  forces 
légales  et  des  forces  morales  qui  se  partagent  son  gouvernement. 
L'homme  d'Etat,  le  jurisconsulte,  le  philosophe  politique  doivent 
donc  étudier  les  unes  et  les  autres  dans  le  présent  et  dans  le  passé; 
ils  doivent  se  rendre  compte  de  tous  les  faits  qui  tendent  à  maintenir 
ou  à  troubler  leur  accord;  ils  ne  doivent,  en  un  mot,  jamais  perdre 
de  vue  les  conditions  du  contrat  tacite  qui  se  fait  sans  cesse  dans  les 
consciences  entre  l'état  social  et  l'état  de  nature. 

L'étude  la  plus  complète  des  institutions  et  des  mœurs  n'épuise 
pas  toute  la  scienee  des  sociétés.  Elle  ne  fait  que  constater  l'existence 
et  le  jeu  de  certaines  forces,  qui  peuvent  être  bonnes  ou  mauvaises, 
utiles  ou  nuisibles ,  justes  ou  injustes.  Les  forces  légales  doivent 
s'appuyer  sur  les  forces  morales,  sous  peine  d'être  inefficaces  : 

Quid  leges  sine  moribus 
Vanae  proficiant  ? 

Un  sage  législateur  ménagera  donc  les  sentiments,  les  traditions, 
les  préjugés  mêmes  qui  conservent  quelque  crédit  dans  la  société  à 
laquelle  il  donne  des  lois.  Toutefois,  s'il  ne  doit  pas  heurter  de  front 
ces  influences  dont  il  n'est  pas  le  maître  et  dont  l'hostilité  serait 
funeste  à  son  œuvre,  il  se  fera  souvent  un  devoir  de  ne  pas  leur 
demander  ses  inspirations  et  de  chercher,  au  contraire,  à  réagir 
contre  elles  par  l'action  indirecte  d'une  loi  plus  éclairée  et  plus  pure. 
Les  forces  morales,  de  leur  côté,  ne  peuvent  se  passer  du  concours 
et  de  l'appui  des  forces  légales,  et  elles  doivent  accepter  ce  concours 
et  cet  appui,  alors  même  qu'ils  s'imposent  à  elles  dans  les  condi- 
tions les  plus  imparfaites.  De  mauvaises  lois  valent  mieux  que  l'ab- 
sence des  lois.  Les  citoyens  les  plus  intelligents  et  les  plus  honnêtes 
ne  refuseront  donc  pas  leur  obéissance  à  des  lois  odieuses,  à  des  lois 
qui  blessent  profondément  leurs  sentiments  et  leurs  convictions.  Il 
peut  toutefois  se  présenter  des  cas  où  la  résistance  à  une  loi  oppressive 
leur  apparaîtra  comme  un  devoir  et  où  ils  ne  se  croiront  plus  liés  par 
le  libre  contrat  qu'ils  ont  conclu  au  fond  de  leur  cœur,  dans  la  sincérité 
de  leur  conscience,  entre  les  forces  morales  et  les  forces  légales  aux- 
quelles ils  sont  également  soumis.  Il  ne  suffit  donc  pas  de  bien  con- 


H  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

naître  les  forces  morales  et  les  forces  légales,  dans  toutes  leurs  ma- 
nifestations; il  faut  pouvoir  les  juger;  il  faut  posséder  des  principes 
de  discernement  et  d'action  qui  éclairent  une  conscience  honnête  et 
dirigent  une  volonté  droite  dans  tous  les  conflits  entre  ces  deux 
ordres  de  forces;  il  faut  savoir,  en  un  mot,  quelles  limites  doivent 
réciproquement  s'imposer  l'état  de  nature  et  l'état  social. 

Des  questions  très  diverses  peuvent  être  engagées  dans  ces  nou- 
velles recherches,  non  plus  sur  ce  qui  est  ou  a  été,  mais  sur  ce  qui  doit 
f-îre.  D'abord  des  questions  politiques  :  soit  la  question  générale  de  la 
forme  du  gouvernement,  soit  les  questions  particulières  concernant 
la  conduite  que  doivent  tenir  les  gouvernements  pour  protéger  tous 
les  intérêts,  pour  prévenir  ou  pour  réprimer  tous  les  conflits,  pour 
assurer,  sous  toutes  les  formes,  la  prospérité  et  la  paix  publiques.  — 
Puis  des  questions  économiques  :  quelles  règles  doivent  présider,  soit 
aux  efforts  des  particuliers,  soit  aux  actes  des  pouvoirs  publics,  soit 
aux  relations  des  Etats  entre  eux,  pour  développer,  dans  les  condi- 
tions les  plus  sûres  et  les  plus  fructueuses,  la  richesse  générale? 
—  Puis,  dans  un  autre  ordre  d'idées,  des  questions  morales  :  toutes 
ces  forces  qui  se  manifestent  au  sein  d'une  société  ou  dans  les  rap- 
ports des  sociétés  entre  elles  appellent  sur  elles-mêmes  et  sur  leurs 
effets  le  jugement  de  la  conscience  ;  elles  demandent  à  être  encoura- 
gées, redressées  ou  combattues  pour  favoriser  dans  la  vie  privée  et 
dans  la  vie  publique  le  progrès  de  la  moralité  générale  ou  en  empê- 
cher la  décadence.  —  Enfin,  des  questions  de  droit  naturel  :  quels 
droits  appartiennent  en  propre  soit  aux  individus,  soit  aux  sociétés; 
quels  principes  de  justice  s'imposent  au  respect  des  pouvoirs  sociaux 
dans  les  limites  où  s'étend  leur  action  ;  quelles  règles  de  droit,  en 
dehors  de  ces  limites,  doivent  trouver  place  dans  l'anarchie  même  de 
l'état  de  nature  ? 


IV 


Ces  diverses  questions  doivent-elles  faire  l'objet  de  sciences  dis- 
tinctes ou  ne  sont-elles  que  le  développement  pratique  d'une  seule 
science  :  l'étude  générale  des  faits  sociaux,  la  sociologie?  Les  faits 
sociaux  exactement  observés  ou  rigoureusement  établis  sont  le 
terrain  ferme  et  solide  dont  il  ne  faut  jamais  s'écarter  dans  la  solu- 
tion de  ces  questions.  Il  faut  rester  sur  ce  terrain,  alors  même  qu'on 
fait  intervenir  des  principes  à  priori  ou  des  conceptions  idéales.  Car 


E.   BEAUSSIRE.   —  DU   DROIT   NATUREL  9 

si  ces  principes,  si  ces  conceptions  sont  d'un  autre  ordre  que  les 
faits  eux-mêmes,  ce  n'est  que  dans  les  faits  qu'ils  trouvent  leur  appli- 
cation. Or,  ici,  il  n'y  a  qu'un  seul  genre  de  faits  :  soit  qu'il  s'agisse 
de  politique,  d'économie  politique,  de  morale  ou  de  droit  naturel,  le 
sujet  commun  est  l'homme  en  société,  l'homme  engagé  avant  sa 
naissance  même  dans  certains  liens  avec  ses  semblables,  dont  il  ne 
peut  jamais,  dans  la  conduite  de  sa  vie,  dans  la  direction  de  ses  sen- 
timents et  de  ses  pensées,  dans  ses  actes  les  plus  intimes  et  les  plus 
personnels,  se  dégager  entièrement.  Il  n'est  donc  pas  permis  de 
sortir  des  faits  sociaux,  si  l'on  ne  veut  pas  se  perdre  dans  les  abstrac- 
tions et  dans  les  vaines  hypothèses;  mais  le  même  genre  de  faits 
peut  donner  lieu  à  des  recherches  très  diverses.  Dans  l'étude  de  la 
nature,  tout  se  ramène  aussi  à  un  seul  genre  de  faits  :  toutes  les 
sciences  entre  lesquelles  se  partage  cette  étude  emploient  sur  les 
mêmes  matières  les  mêmes  moyens  d'investigation,  et  leurs  progrès 
les  plus  récents  tendent  à  rapprocher,  sinon  à  identifier  leurs  do- 
maines. Qui  voudrait  cependant  supprimer  la  distinction  de  ces 
sciences  et  les  confondre  dans  l'histoire  naturelle?  La  sociologie  n'est 
pas  autre  chose  que  l'histoire  naturelle  des  sociétés.  Elle  étudie,  dans 
la  complexité  de  leurs  éléments,  dans  tout  ce  qui  constitue  leur  réalité 
concrète,  les  diverses  sociétés  humaines,  comme  l'histoire  naturelle 
étudie  les  différentes  classes  d'êtres,  et,  de  même  que  l'histoire  natu- 
relle, elle  souffre  à  côté  d'elle  des  sciences  plus  abstraites,  qui  se 
distinguent  d'elle-même  et  se  séparent  les  unes  des  autres  par  le 
choix  de  leurs  points  de  vue  au  sein  des  mêmes  réalités.  La  poli- 
tique, l'économie  politique,  la  morale,  le  droit  naturel  usent  en 
effet  à  l'égard  des  faits  sociaux  des  mêmes  procédés  d'abstraction 
que  la  physique,  la  chimie,  la  biologie  à  l'égard  des  phénomènes  de 
la  nature.  Elles  en  brisent  la  complexité,  elles  les  dégagent  de  l'en- 
semble de  leurs  conditions  pour  ne  s'attacher  qu'à  certains  ordres 
de  questions,  qu'elles  s'efforcent  d'amener,  en  les  simplifiant,  au  plus 
haut  degré  d'exactitude  et  de  clarté. 

Sans  doute  l'abstraction  ne  peut  être  poussée  aussi  loin  dans  les 
sciences  sociales  que  dans  les  sciences  de  la  nature.  Les  faits  qu'em- 
brassent ces  dernières  ont  une  fixité  qui  permet  de  les  décomposer 
sans  en  altérer  les  éléments.  Les  mêmes  propriétés,  mathématiques, 
physiques,  chimiques,  biologiques,  sont  partout  les  mêmes  et  suivent 
les  mêmes  lois  dans  tous  les  corps  où  on  peut  les  observer.  La  même 
fixité  est  loin  de  se  rencontrer  dans  les  sociétés  humaines.  Sous 
quelque  aspect  qu'on  les  envisage,  elles  manifestent  une  diversité  et 
une  mobilité  qui  se  prêtent  difficilement  à  des  théories  abstraites  et 
à  des  lois  absolument   générales.  Il  faut  donc,  dans  les  sciences 


10  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

sociales,  se  tenir  toujours  aussi  près  que  possible  des  réalités  con- 
crètes, leur  emprunter  sans  cesse  des  exemples  et  des  moyens  de 
vérification.  Il  faut  aussi,  le  plus  souvent,  savoir  se  renfermer  dans 
des  sociétés  similaires,  sans  viser  à  une  généralité  indéfinie.  La 
éralité,  dans  toutes  les  sciences,  suppose  l'identité  des  conditions. 
I  >r  cette  identité  ne  peut  s'affirmer  absolument  que  dans  l'ordre 
mathématique;  c'est,  par  excellence,  l'ordre  des  sciences  abstraites. 
Dans  les  sciences  physico-chimiques,  les  conditions,  en  devenant 
plus  complexes,  imposent  plus  de  réserve.  Il  a  fallu  souvent  res- 
treindre la  généralité  de  certaines  lois,  lorsqu'on  a  reconnu  des 
conditions  nouvelles  dont  on  n'avait  pas  tenu  compte.  Une  réserve 
plus  grande  encore  est  commandée  dans  les  sciences  biologiques. 
Peu  de  lois  s'appliquent  exactement  à  toutes  les  formes  de  la  vie,  et 
les  plus  générales  ne  peuvent  se  faire  accepter,  même  à  titre  d'hypo- 
thèses, qu'après  une  vérification  rigoureuse  dans  un  grand  nombre 
d'espèces  concrètes.  Dans  les  sciences  sociales,  la  complexité  est  telle 
qu'on  ne  peut  légiférer,  d'une  façon  sûre  et  précise,  que  pour  des 
milieux  déterminés. 

En  vain  parle-t-on  de  vérités  universelles  et  éternelles  ;  toutes  les 
théories,  par  la  force  des  choses,  supposent  un  certain  état  de  civili- 
sation, où  domine  tout  un  ensemble  de  traditions,  de  moeurs,  d'idées 
dont  il  est  impossible  de  ne  pas  subir  l'influence,  alors  même  qu'on 
n'en  voudrait  pas  tenir  compte.  Il  peut  y  avoir,  pour  ces  théories, 
comme  pour  celles  de  toutes  les  autres  sciences,  une  vérité  absolue, 
une  vérité  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux,  mais  toujours  sous 
la  réserve  qu'elle  se  renfermera  exactement  dans  les  conditions  qui 
ont  servi  à  l'établir.  Là  où  l'on  cesse  d'être  sûr  que  les  mêmes  con- 
ditions se  rencontrent,  la  vérité  ne  cesse  pas  d'être  la  vérité,  mais 
elle  ne  peut  plus  s'affirmer  avec  la  même  certitude.  Ainsi  l'esclavage 
est  une  institution  absolument  détestable  à  tous  les  points  de  vue. 
maintien,  dans  notre  civilisation,  est  une  offense  à  la  morale  et 
au  droit  naturel  et  ne  peut  avoir  que  les  plus  funestes  conséquences 
dans  l'ordre  politique  et  dans  l'ordre  économique.  Toutefois  les  États 
chrétiens  où  il  subsiste  encore  peuvent  être  excusables  au  point  de 
vue  moral  d'en  ajourner  l'abolition  complète.  Ils  pourraient  pro- 
voquer, en  le  supprimant  brusquement,  une  crise  économique  ou 
politique  dont  ils  ont  le  droit  et  le  devoir  de  ne  pas  assumer  la  res- 
ponsabilité. Les  mêmes  excuses  s'appliquent  plus  facilement  encore 
aux  peuples  barbares,  chez  lesquels  commence  à  peine  à  pénétrer 
l'idée  toute  philosophique  de  l'injustice  de  fesclavage.  C'est  enfin 
par  les  mêmes  considérations  qu'il  convient  de  juger  l'esclavage 
antique,  alors  qu'il  était  chez  tous  les  peuples  la  base  commune  et 


E.   BEAUSSIRE.   —  DU   DROIT   NATUREL  11 

indiscutée  de  toutes  les  institutions  sociales.  L'esclavage  a  perverti 
et  perdu  toutes  les  civilisations  qui  Font  accepté;  nulle  part  il  ne 
doit  être  justifié  en  lui-même  et  dans  ses  fruits;  mais  il  serait  injuste 
et  déraisonnable  de  le  condamner  partout  uniformément  et  sans  dis- 
tinction au  nom  de  principes  abstraits. 

S'il  ne  s'agissait  que  de  juger  les  faits  sociaux  dans  les  divers  milieux 
où  ils  se  sont  produits,  l'histoire  philosophique  ou  la  sociologie 
générale  suffirait  à  cette  tâche.  Tout  autre  est  celle  de  la  politique, 
de  l'économie  politique,  de  la  morale  et  du  droit  naturel.  Ces  sciences 
ont  pour  objet  le  présent  et  l'avenir  plutôt  que  le  passé.  Ce  sont  des 
sciences  pratiques.  Leur  but  principal  est  de  tracer  des  règles  d'ap- 
préciation et  de  conduite  pour  l'état  actuel  ou  prochain  d'une  société 
déterminée  ou  d'un  ensemble  de  sociétés  reposant  sur  les  mêmes 
principes  ou  participant  à  une  civilisation  commune.  Elles  s'éclairent 
sans  doute  par  la  comparaison  des  sociétés  les  plus  différentes  dans 
le  passé  et  dans  le  présent;  mais  elles  feraient  l'œuvre  la  plus  chi- 
mérique et  la  plus  confuse  si  elles  prétendaient  embrasser,  dans 
leurs  théories  ou  dans  leurs  préceptes,  toutes  les  sociétés  et  toutes 
les  civilisations. 


V 


Parmi  ces  sciences,  nous  ne  voulons  considérer  que  le  droit  naturel. 
Les  questions  de  droit  ont  tenu  de  tout  temps  la  première  place  dans 
le  développement  des  sociétés  humaines.  Ces  questions  se  posent 
d'elles-mêmes  partout  où  s'éveillent  la  réflexion  et  le  doute  sur  les 
devoirs  des  hommes  entre  eux  ou  sur  les  obligations  réciproques 
d'une  société  et  de  ses  membres.  Tout  gouvernement  affirme  des 
droits  et  cherche  à  en  imprimer  la  conviction  dans  l'esprit  des 
peuples.  L'iniquité  la  plus  odieuse  se  donne  elle-même  pour  une 
sorte  de  justice.  Une  société  de  brigands,  dit  Leibniz  l,  en  même 
temps  qu'ils  se  déclarent  les  ennemis  de  tous  les  autres  hommes, 
s'impose  certains  devoirs  et  certaines  formes  de  droit.  Le  plus  petit 
enfant,  comme  l'observe  P^ousseau,  avant  même  de  savoir  parler,  sent 
l'injustice  et  se  révolte  contre  elle  2. 

i.  Monita  quœdam  ad  Pufendorfii  principia. 

2.  Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  un  de  ces  incommodes  pleureurs  frappé 
par  sa  nourrice.  Il  se  tut  sur-le-champ  :je  le  crus  intimidé.  Je  me  disais  :  (Je 
sera  uneàme  servile,dont  on  n'obtiendra  rien  que  par  la  i  igueur.  Je  me  trompais  ; 
le  malheureux  suffoquait  de  colère,  il  avait  perdu  la  respiration  ;  je  le  vis  de- 


42  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Toutefois  le  droit  naturel  ne  s'est  constitué  comme  une  science 
distincte  que  dans  les  temps  modernes.  Il  a  sa  place  dès  l'antiquité, 
dans  les  traités  de  morale,  de  politique  et  de  jurisprudence;  mais, 
avant  le  xvie  siècle,  il  ne  peut  revendiquer  aucun  ouvrage  qui  lui 
appartienne  en  propre.  Les  traités  de  droit  naturel  se  sont  multipliés 
depuis  le  xvi°  siècle,  et  quelques-uns  ont  eu  pour  auteurs  les  plus 
illustres  philosophes;  mais  ils  sont  loin  d'avoir  fondé  une  science 
parfaitement  définie  et  nettement  circonscrite.  Aujourd'hui  encore,  il 
n'est  pas  de  science  plus  contestée,  non  seulement  dans  ses  théories, 
mais  dans  son  ohjet  même. 

Le  droit  naturel  porte  la  peine  du  rôle  prépondérant  qu'il  a  joué 
dans  la  Révolution  française.  «  Les  droits  de  l'homme  et  du  citoyen,  » 
voilà,  depuis  1789.  le  mot  d'ordre  de  toutes  les  revendications  révolu- 
tionnaires en  France  et  dans  le  reste  du  monde;  voilà  aussi  le  per- 
pétuel sujet  d'alarmes  de  tous  ceux  dont  ces  revendications  ont 
troublé  les  intérêts  ou  trompé  les  espérances.  La  cause  du  droit 
naturel  se  confond  ainsi  avec  la  cause  de  la  Révolution,  et  elle  en 
acquiert  une  grandeur  nouvelle;  mais  c'est  une  grandeur  périlleuse, 
qui  compromet  son  caractère  scientifique  et  son  intérêt  universel 
pour  en  faire  un  des  aliments  de  l'esprit  de  parti  et  des  passions 
politiques. 

Le  droit  naturel  est  le  bien  commun  de  tous  les  hommes  sans  dis- 
tinction de  partis,  de  classes,  de  nationalités.  Si  la  Révolution  l'a 
revendiqué  en  1789  contre  les  abus  de  l'ancien  régime,  elle  a  vu  plus 
d'une  fois  ses  adversaires  le  revendiquer  à  leur  tour  contre  ses 
propres  excès.  De  nos  jours  comme  au  temps  de  nos  pères,  il  est 
peu  de  questions,  soit  de  législation  ou  de  jurisprudence,  soit  de  poli- 
tique intérieure  ou  extérieure,  où  n'intervienne,  à  côté  du  droit 
écrit,  du  droit  consacré  par  les  lois  ou  par  les  traités,  quelque  thèse 
bien  ou  mal  fondée  de  droit  naturel. 

Et  il  en  a  toujours  été  ainsi.  L'humanité  n'a  pas  attendu  les  livres 
de  droit  naturel,  la  philosophie  du  xviii0  siècle  et  la  Révolution  fran- 
çaise, pour  se  faire,  sous  des  formes  plus  ou  inoins  pures,  un  idéal  de 
justice  et  pour  comparer  à  cet  idéal  les  institutions  et  les  actes  des 
diverses  sociétés  entre  lesquelles  elle  est  partagée.  Le  trait  original 
de  la  Piévolution  française,  ce  qui  a  fait  à  la  fois  sa  grandeur  et  sa 
faiblesse,  a  été  la  prétention  de  réaliser  d'un  seul  coup,  sur  tous  les 

y*  ""'  violi  i    i  h  moment  après  vinrent  les  cris  aigus-,  tous  les  signes  du  rés- 
ument, de  la  fureur,  du  désespoir  de  cet  âge  étaient  dans  ses  accents.  Je 
craignis  qu'il  n'expirât  dans  cette  agitation.  Quand  j'aurais  douté  que  le  sen- 
timent du  juste  et  de  L'injuste  fût  inné  dans  le  cœur  de  l'homme,  cet  exemple 
eul  m  aurait  convaincu.  [Emile,  livre  I.) 


E.   BEAUSSIRE.   —  DU   DROIT  NATUREL  13 

points,  sans  souci  de  l'ordre  existant  et  des  traditions  du  passé,  tout 
ce  que  peut  embrasser  un  tel  idéal.  On  peut  admirer  cette  prétention, 
on  peut  la  condamner,  on  peut,  ce  qui  vaut  mieux,  reconnaître  les 
causes  qui,  dans  le  décri  de  toutes  les  institutions  de  l'ancien  régime, 
la  rendirent  presque  inévitable  ;  mais  l'explication  la  plus  défavorable 
et  le  jugement  le  plus  sévère  prouveraient  seulement  qu'il  était  in- 
sensé ou  criminel  de  soulever  à  la  fois  toutes  les  questions  et  de  faire 
passer  violemment  des  théories  dans  les  faits  des  solutions  fausses 
ou  hâtives  ;  ils  ne  prouveraient  rien  contre  les  questions  elles-mêmes. 
Ni  la  Révolution  française,  ni  les  autres  révolutions  ne  se  sont 
faites  uniquement  sur  des  questions  de  droit  naturel  ;  tous  les  inté- 
rêts de  l'ordre  social  y  ont  été  en  jeu  et  on  peut  leur  reprocher  tout 
aussi  souvent  d'avoir  suivi  de  fausses  idées  politiques  ou  écono- 
miques que  d'avoir  invoqué  des  principes  mal  entendus  de  droit 
ou  de  morale.  En  dehors  des  révolutions  proprement  dites,  l'histoire 
des  peuples  est,  pour  la  plus  grande  part,  l'histoire  de  leurs  erreurs 
sur  toutes  les  questions  sociales.  Dira-t-on,  en  présence  de  ces 
erreurs,  qu'il  n'y  a  ni  vérité  politique,  ni  vérité  économique,  ni 
vérité  morale  ?  Doit-on  dire  davantage  qu'il  n'y  a  pas.  de  principes 
de  droit  naturel?  Non;  il  ne  sert  de  rien  pour  éviter  l'erreur  de  nier 
des  questions  qui  renaîtront  toujours,  quoi  qu'on  fasse,  dans  l'intelli- 
gence, dans  la  conscience  ou,  si  l'on  veut,  dans  les  passions  des  peu- 
ples. Il  faut,  au  contraire,  les  étudier  sous  toutes  leurs  faces  et 
redoubler  d'efforts  pour  y  faire  pénétrer  partout  la  lumière. 


VI 


Il  faut  avant  tout  les  bien  distinguer.  L'une  des  erreurs  capitales 
de  la  Révolution  française  et  des  théories  qui  l'ont  préparée  a  été  de 
confondre  toutes  les  questions  sociales.  Le  droit  naturel  surtout, 
même  dans  les  traités  spéciaux  qui  lui  étaient  consacrés,  n'avait 
jamais  su  circonscrire  exactement  son  domaine,  et  il  est  loin  encore 
d'avoir  une  place  distincte  et  définie  dans  l'ensemble  des  sciences 
morales.  Ces  sciences,  en  effet,  ne  sauraient  se  séparer  entièrement. 
Leurs  objets  sont  unis  non  seulement  par  les  rapports  les  plus 
étroits,  mais  par  une  dépendance  réciproque.  Il  serait  dangereux  de 
les  isoler,  mais  il  n'est  pas  moins  dangereux  de  les  confondre. 

Le  droit  naturel  n'embrasse  pas  la  politique,  et  il  n'est  pas  embrassé 


\\  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

par  elle.  Le  premier  devoir  de  la  politique  est  de  respecter  le  droit 
naturel,  et  l'un  des  objets  principaux  du  droit  naturel  est  de  juger  la 
politique,  de  l'approuver  ou  de  la  flétrir,  suivant  qu'elle  est  juste  ou 
injuste.  Mais  la  justice  n'est  pas  tout  dans  la  politique  ;  il  y  faut  la 
esse,  la  prudence,  l'habileté,  la  connaissance  et  le  maniement  des 
hommes,  l'exacte  appréciation  de  tout  ce  que  demandent  les  cir- 
constances et  les  divers  intérêts  sociaux.  Le  droit  naturel,  de  son 
côté,  n'a  pas  rempli  toute  sa  tâche  quand  il  a  fait  prévaloir  la  justice 
dans  la  politique  ;  il  étend  son  domaine  au  delà  des  relations  et  des 
actes  que  régissent  les  législations  positives  et  les  gouvernements 
constitués;  il  règne  proprement  dans  cet  état  de  nature  qui  se  main- 
tient partout  à  côté  et  au-dessus  des  Etats  particuliers;  il  est  le 
législateur  de  la  société  universelle  du  genre  humain. 

11  y  a  un  double  danger  à  confondre  la  politique  et  le  droit  naturel; 
on  transforme  toutes  les  questions  de  politique  en  des  questions  de 
droit  ou  toutes  les  questions  de  droit  en  des  questions  de  politique. 
Ce  sont  ces  deux  écueils  que  le  judicieux  historien  de  la  Science  poli- 
tique dans  ses  rapports  avec  la  morale,  M.  Paul  Janet,  désigne  par  les 
noms  de  Platonisme  et  de  Machiavélisme.  Où  l'un  ne  voit  que  des 
droits,  l'autre  n'admet  que  des  intérêts.  Pour  certains  esprits  absolus, 
tout  est  de  droit  divin  :  la  forme  du  gouvernement,  la  législation  civile 
ou  pénale,  l'administration  intérieure,  les  traités  internationaux.  Et, 
comme  il  n'est  pas  de  matières  qui  se  prêtent  moins  à  des  règles 
uniformes,  on  ne  voit  partout,  dans  la  diversité  des  institutions  et 
des  politiques,  que  spoliation,  persécution  ou  tyrannie.  Rien  n'a  plus 
nui  au  droit  naturel  que  ces  appels  hors  de  saison  au  sentiment  de 
la  justice,  qui  sont  devenus  trop  souvent  des  appels  à  la  révolte  et  à 
la  guerre  civile  ;  mais  l'excès  contraire  n'a  pas  moins  déconsidéré 
la  politique.  Beaucoup  ne  voient  dans  la  politique  qvi'un  jeu  sans 
moralité,  où  il  ne  s'agit  que  d'être  le  plus  fort  ou  le  plus  habile  et  où 
toutes  les  injustices  se  font  non  seulement  excuser,  mais  admirer, 
quand  elles  sont  au  service  de  grands  desseins  et  que  le  succès  les  a 
couronnées.  Le  bon  sens  public  d'un  côté,  la  conscience  publique  de 
l'autre  protestent  contre  ces  deux  façons  exclusives  d'entendre  le 
droit  et  la  politique.  Elles  n'appartiennent  d'ailleurs  qu'aux  esprits 
extrêmes,  et  il  est  peu  de  philosophes,  de  publicistes  et  d'hommes 
d'Etat  qui  les  aient  .franchement  avouées.  En  les  plaçant  sous  l'au- 
té  de  l'auteur  de  la  République  et  de  l'auteur  du  Prince,  M.  Janet 
reconnaît  que  ni  Platon  ni  Machiavel  ne  les  ont  professées  sans 
réserve.  Elles  se  retrouvent  cependant  dans  bien  des  théories,  avec 
des  tempéraments  qui  en  dissimulent  plutôt  qu'ils  n'en  corrigent  les 
effets,  et  ces  elîets  se  montrent  à  chaque  page  dans  l'histoire  de 


E.   BEAUSSIRE.   —   DU  DROIT   NATUREL  15 

tous  les  peuples.  Rien  n'est  donc  plus  nécessaire  que  de  leur  opposer 
des  définitions  exactes  et  précises  de  la  politique  et  du  droit. 

La  confusion  est  moins  fréquente  entre  le  droit  naturel  et  l'éco- 
nomie politique.  Ces  deux  sciences  se  sont  constituées  dans  les  temps 
modernes  sur  des  bases  distinctes  avec  des  méthodes  et  des  fins 
différentes.  Elles  ont  su  maintenir  leur  distinction  dans  leurs  prin- 
cipes généraux;  mais  elles  l'ont  plus  d'une  fois  méconnue  dans  des 
questions  particulières  où  leurs  objets  semblaient  se  confondre.  Telle 
est  la  question  du  droit  de  propriété.  Les  deux  sciences  s'y  rencon- 
trent dès  leur  point  de  départ,  et  il  n'est  pas  de  question  plus  grave 
pour  chacune  d'elles.  Rien  n'est  plus  difficile  que  de  la  traiter  au 
point  de  vue  du  droit  pur,  sans  oublier  l'influence  de  certaines  consi- 
dérations économiques,  ou  de  n'en  étudier  que  le  côté  économique, 
en  se  dégageant  de  toute  théorie  préconçue  sur  le  droit  de  propriété. 
Les  sophismes  qui  jusqu'à  nos  jours  ont  cherché  à  justifier  l'escla- 
vage ne  faisaient  qu'introduire  dans  le  droit  naturel  un  intérêt  éco- 
nomique, mal  entendu  en  lui-môme,  mais  tellement  consacré  par 
la  pratique  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  siècles  qu'il  semblait 
impossible  d'y  renoncer  sans  un  bouleversement  social.  Une  fausse 
notion  de  droit  naturel  sur  le  prêt  à  intérêt  a  longtemps  pesé  et 
pèse  encore  sur  des  transactions  de  l'ordre  purement  économique. 
La  célèbre  théorie  de  Ricardo  sur  la  rente  de  la  terre  a  introduit 
dans  l'économie  politique  des  considérations  qui  ne  relèvent  que 
du  droit  naturel.  Les  théories  qui  fondent  sur  le  travail  seul  le  droit 
de  propriété  introduisent,  au  contraire,  dans  le  droit  naturel,  un  ordre 
d'idées  qui  n'appartient  qu'au  point  de  vue  économique.  Il  est  donc 
très  important  de  bien  distinguer  les  deux  points  de  vue.  Ce  n'est  pas 
assez  de  dire  que  l'un  est  celui  du  juste,  l'autre  celui  de  l'utile.  On 
préjuge  ainsi  une  question  philosophique  sur  laquelle  les  plus  grands 
esprits,  dans  tous  les  temps,  n'ont  pas  cessé  d'être  divisés  :  celle  de 
la  morale  utilitaire.  Lors  même  que  le  juste  et  l'utile  ne  seraient 
qu'un  même  principe,  la  distinction  subsisterait  toujours  entre  l'éco- 
nomie politique  et  le  droit  naturel.  La  première  a  en  vue  un  intérêt 
d'un  certain  ordre  :  la  production  et  la  distribution  des  richesses  ;  le 
second  se  propose  un  intérêt  ou,  si  l'on  veut,  une  utilité  d'un  ordre 
différent  :  le  respect  de  la  justice.  Dira-t-on  que  la  justice  est  elle- 
même  une  richesse  et  la  condition  de  toutes  les  autres?  Quand  la 
proposition  serait  vraie  autrement  que  par  métaphore,  la  justice 
n'embrasse  pas,  du  moins,  toutes  les  richesses,  et  elle  n'est  pas  leur 
unique  source.  Elle  peut  être  en  honneur  dans  une  société  qui  ne 
sait  pas  s'enrichir.  Elle  peut  être  méconnue  dans  une  société  riche 
et  prospère.  Enfin  elle  garderait  sa  place  parmi  les  intérêts  vitaux 


16  BEVUE   PHILOSOPHIQUE 

des  sociétés,  alors  même  qu'on  ne  tiendrait  aucun  compte  de  son 
influence  sur  la  fortune  publique  et  sur  les  fortunes  privées.  Elle  a 
donc  sa  valeur  propre,  quel  que  soit  son  fondement  métaphysique, 
et  elle  appelle  une  science  distincte. 


Vil 


La  distinction  du  droit  naturel  et  de  la  morale  est  beaucoup  plus 
difficile  à  établir.  Elle  est  nouvelle  et  même  toute  récente  dans  la 
philosophie  et  dans  la  jurisprudence.  La  philosophie  grecque  ne  l'a 
jamais  soupçonnée.  La  jurisprudence  romaine  prétendait  embrasser 
la  morale  tout  entière  et  même  la  science  universelle  ;  elle  se  définis- 
sait elle-même  la  connaissance  des  choses  divines  et  des  choses 
humaines,  rerum  divinarum  atque  humanarum  notitia.  Pour  la 
scolastique,  le  droit  naturel  n'est  qu'une  partie  de  la  théologie  mo- 
rale. Lorsqu'il  commence  à  se  constituer  comme  science  particu- 
lière au  xvie  et  au  xvne  siècles,  il  tend  à  laisser  en  dehors  de  son 
domaine  les  questions  de  pure  morale  ;  mais  c'est  par  prudence, 
pour  ne  pas  être  accusé  de  soustraire  ces  questions  à  la  théologie. 
Pufendorf  borne  le  droit  naturel  aux  actions  extérieures,  à  tout  ce 
qui  relève,  non  du  tribunal  de  Dieu,  mais  des  tribunaux  humains.  Il 
ne  sait  pas  d'ailleurs  se  maintenir  exactement  dans  ces  limites,  qui 
n'ont  pour  lui  rien  de  philosophique,  rien  qui  résulte  de  la  nature 
des  choses,  et  qui  ne  sont  qu'une  concession  à  l'intolérance  théolo- 
gique. Leibniz,  dans  son  célèbre  Examen,  lui  a  durement  reproché 
cette  concession,  qu'il  considère  comme  une  dégradation  du  droit 
naturel.  Pour  lui,  comme  pour  les  philosophes  et  les  jurisconsultes 
de  l'antiquité,  il  existe  une  jurisprudence  universelle  qui  embrasse  à 
la  fois  la  justice  humaine  et  la  justice  divine  ;  le  droit  naturel  ne  gou- 
verne pas  seulement  cette  vie,  il  trouve  son  couronnement  dans  la 
vie  future,  et  il  se  priverait  «  de  la  plus  belle  de  ses  parties  »,  en  même 
temps  qu'il  renoncerait  à  toute  autorité  effective,  s'il  ne  cherchait  pas 
à  établir  «  par  une  démonstration  parfaite  »  l'immortalité  de  l'âme  1 . 

K'ant  est  le  premier  qui  ait  nettement  séparé  le  droit  naturel  de 
la  morale.  Après  avoir  posé,  dans  la  Critique  de  la  raison  pratique, 
les  fondements  communs  de  ces  deux  sciences,  il  consacre  aux  prin 
cipes  de  chacune  d'elles  deux  ouvrages  distincts  :  les  Éléments  méta- 
/ilnjsiijues  de  la  doctrine  du  droit  et  les  Éléments  métaphysiques  de 

i.  Marti*'  qucedam  ad  Pufendorfii  principia,  passim. 


E.  BEAUSSIRE.  —  DU  DROIT  NATUREL  17 

la  doctrine  de  la  vertu.  Dans  le  premier  de  ces  ouvrages,  il  réduit, 
comme  Pufendorf,  le  droit  naturel  aux  actions  extérieures  ;  mais  ce 
n'est  plus  une  précaution  philosophique  bientôt  mise  en  oubli,  c'est 
le  point  de  départ  d'une  série  de  déductions  ingénieuses  ou  pro- 
fondes, embrassant  toutes  les  parties  du  droit  naturel  et  s'eiïorçant 
de  les  dégager  de  toute  considération  purement  morale. 

La  distinction  du  droit  naturel  et  de  la  morale  a  été  plus  d'une 
fois  méconnue  depuis  Kant.  Souvent  aussi,  elle  a  été  obscurcie  par 
les  efforts  mêmes  que  l'on  a  faits  pour  l'établir  d'une  façon  plus  solide 
ou  plus  profonde.  Aujourd'hui  encore,  elle  appelle  une  démonstra- 
tion rigoureuse  pour  prendre  enfin  dans  la  science  une  place  incon- 
testée. C'est  notre  excuse  si  nous  essayons,  après  tant  de  grands 
esprits,  de  donner  cette  démonstration  nécessaire. 

Lorsque  Kant  renferme  le  droit  dans  la  sphère  des  actions  exté- 
rieures, il  n'entend  pas  exclure  ces  actions  de  la  morale.  Elles  peu- 
vent avoir  une  valeur  morale,  mais  elles  ne  l'ont  pas  par  elles- 
mêmes;  elles  ne  l'ont  que  par  leurs  motifs,  c'est-à-dire  par  leur 
union  à  des  actions  intérieures.  Elles  n'ont  besoin,  au  contraire, 
d'aucun  complément  pour  avoir  une  valeur  juridique.  Ainsi  (c'est 
l'exemple  même  de  Kant),  le  respect  d'un  contrat  est  en  lui-même, 
abstraction  faite  de  tout  mobile,  un  acte  strictement  et  parfaitement 
conforme  au  droit;  mais  ce  n'est  un  acte  vraiment  moral  que  si  le 
contrat  est  respecté  avec  la  conscience  claire  d'un  devoir  et  la  ferme 
volonté  de  le  remplir.  Cette  distinction  est-elle  suffisante  ?  Est-elle 
même  bien  exacte?  La  considération  des  actes  intérieurs  est-elle 
toujours  étrangère  à  l'idée  du  droit?  Il  est  toute  une  partie  du  droit, 
le  droit  pénal,  dont  cette  considération  est  un  élément  évidemment 
nécessaire.  Un  acte  n'est  punissable,  au  point  de  vue  du  droit 
comme  à  celui  de  la  morale,  que  lorsqu'il  a  été  accompli  volontai- 
rement, dans  une  intention  mauvaise.  Le  droit  pénal  ne  descend 
pas  sans  doute  dans  les  choses  de  l'âme  aussi  profondément  que  la 
morale;  il  y  descend  cependant,  au  nom  et  dans  la  limite  des  intérêts 
sociaux  qu'il  représente.  Le  droit  civil  lui-même,  dans  une  moindre 
mesure,  ne  peut  pas  davantage  se  dispenser  d'y  descendre.  Le  res- 
pect tout  extérieur  d'un  contrat  suffit  au  droit;  mais  le  droit  ne 
l'impose  que  si  le  contrat  lui-même  a  été  librement  consenti,  c'est- 
à-dire  s'il  est  l'effet,  la  manifestation  d'un  acte  intérieur.  Même  un 
contrat  librement  consenti  ne  crée  aucun  droit  s'il  est  entaché 
d'immoralité  ;  tant  il  est  vrai  que  l'ordre  juridique  reste  toujours 
non  seulement  uni,  mais  subordonné  à  l'ordre  moral. 

Et,  sans  nous  arrêter  aux  différentes  branches  du  droit,  où  trou- 
vent place,  dans  leur  généralité,  les  relations  de  droit,  si  ce  n'est 

TOME  X.   —  1880  2 


18  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

parmi  des  êtres  moraux,  parmi  des  êtres  qui  ont  conscience  de  ces 
relations,  qui  s'y  sentent  soumis  dans  leur  for  intérieur  et  qui  s'y 
conforment  autrement  que  ne  fait  l'animal  ou  la  plante  aux  lois  de 
la  nature?  Nous  ne  concevons  le  droit  que  dans  le  règne  humain,  et 
par  là  nous  ne  le  concevons  qu'entre  des  âmes.  Non  pas  que  le  droit 
exige  une  profession  de  foi  rigoureusement  spiritualiste.  Le  positi- 
viste, le  matérialiste  lui-même  admettent  des  actes  intérieurs,  des 
actes  intellectuels  et  moraux,  pour  lesquels  ils  emploient  comme 
les  philosophes  spiritualistes  et  comme  le  vulgaire,  le  nom  d\îme, 
en  dépouillant  ce  nom  de  toute  signification  métaphysique.  Ils  recon- 
naissent ainsi,  en  dépit  de  leurs  négations  et  de  leurs  réserves,  une 
sphère  de  l'âme  et  ils  peuvent  l'étudier  avec  toute  l'exactitude  scien- 
tifique. Cette  sphère  de  l'âme,  de  quelque  façon  qu'on  l'entende, 
est  celle  du  droit  ;  il  ne  peut  en  être  arraché . 

Ajoutons  enfin  que  le  droit  suppose  toujours  des  devoirs  corres- 
pondants. Si  ma  propriété,  si  ma  liberté,  si  mon  honneur  sont  pour 
moi  des  droits,  c'est  que  les  autres  hommes  ont  le  devoir  de  res- 
pecter ma  propriété,  ma  liberté  et  mon  honneur.  Si  l'autorité  pater- 
nelle est  un  droit,  c'est,  d'un  côté,  que  les  enfants  ont  le  devoir  de 
se  soumettre  à  cette  autorité  et,  de  l'autre,  que  tous  les  hommes 
ont  également  le  devoir  d'en  respecter  l'exercice.  Si  l'Etat,  par  ses 
lois  pénales  et  par  ses  tribunaux,  a  le  droit  de  réprimer  certains 
actes,  c'est  un  devoir  pour  les  coupables  d'accepter  le  châtiment 
qu'ils  ont  encouru  et  pour  tous  les  citoyens  de  ne  pas  entraver 
l'action  légale  et  au  besoin  de  lui  prêter  main-forte.  Tous  les  devoirs 
qui  correspondent  à  des  droits  forment  la  catégorie  de  ces  devoirs  de 
droit,  que  Kant  distingue  des  devoirs  de  vertu.  Ils  appartiennent  sans 
contredit  à  la  morale,  ils  en  forment  une  des  grandes  divisions  : 
celle  qui  se  résume  dans  le  nom  de  justice.  Par  ces  devoirs,  le  droit 
pénètre  évidemment  dans  la  morale  :  il  reste  à  établir  comment  il 
s'en  distingue. 

Le  juste  appartient  tout  ensemble  à  la  morale  et  au  droit.  Dans  la 
première,  il  concerne  les  personnes  à  qui  il  impose  des  devoirs  ; 
dans  le  second,  les  personnes  envers  qui  existent  ces  devoirs,  ou,  en 
d'autres  termes,  pour  qui  ces  devoirs  sont  des  droits.  De  cette  dis- 
tinction des  personnes  découle  toute  la  différence  des  deux  sciences. 
La  mcrale  embrasse  tous  les  éléments,  toutes  les  conditions, 
toutes  les  circonstances  des  actes  qui  sont  l'objet  de  ses  comman- 
dements ou  de  ses  défenses.  Elle  ne  s'attache  pas  seulement  à  des 
cas  particuliers;  elle  étudie  l'ensemble  de  la  conduite  humaine, 
toutes  les  qualités  naturelles  ou  acquises  de  l'agent  moral,  toutes  les 
inlluences  du  milieu  social  dans  lequel  se  manifeste  et  se  développe 


E.   BEAUSSIRE.   —  DU   DROIT  NATUREL  10 

son  activité.  Tel  acte  est  un  devoir  dans  telle  circonstance  qui  cesse 
de  l'être  dans  une  circonstance  différente,  en  face  d'un  devoir  plus 
impérieux.  Tel  devoir  strictement  accompli  est  pour  tel  individu 
un  effort  d'héroïsme  et  pour  tel  autre  un  acte  à  peine  méritoire. 
Enfin,  la  valeur  morale  de  chaque  acte  ne  peut  s'apprécier  exacte- 
ment que  dans  son  rapport  avec  la  moralité  générale  de  l'agent  et 
la  moralité  moyenne  de  son  temps  et  de  son  pays.  La  morale  fait 
ainsi  entrer  en  ligne  de  compte,  dans  ses  jugements  et  dans  ses 
préceptes,  les  plus  délicates  observations  de  la  psychologie  indivi- 
duelle et  de  la  psychologie  sociale. 

Tout  autre  est  l'étude  du  droit,  considéré  non  plus  dans  l'agent 
moral,  mais  dans  la  personne  qui  est  l'objet  de  l'action  et  qui  peut 
la  réclamer  comme  un  devoir  envers  elle-même.  Les  droits  des 
individus  sont  leurs  titres  généraux  et  permanents  pour  obtenir 
certains  devoirs.  Ces  titres  tiennent  à  des  conditions  morales;  l'âme 
seule  les  possède  et  les  revendique,  alors  même  que  leur  objet  est 
tout  extérieur  et  matériel;  mais  ils- ne  dépendent  pas  de  la  moralité 
des  individus,  et  ils  ne  varient  pas  avec  elle.  La  propriété  du  malhon- 
nête homme  est  aussi  respectable  que  celle  de  l'honnête  homme; 
elle  comprend  le  même  ensemble  de  droits;  elle  réclame  le  même 
ensemble  de  devoirs.  Elle  peut  être  infirmée  dans  sa  jouissance  par 
un  vice  déterminé,  la  prodigalité;  mais  ce  n'est  pas  parce  que  ce 
vice  est  le  plus  grave  au  point  de  vue  moral,  c'est  parce  qu'il  est  le 
plus  dommageable  dans  l'ordre  particulier  d'intérêts  que  la  pro- 
priété représente. 

La  morale  est  éclairée  directement  par  le  droit.  Dès  qu'un  droit 
est  reconnu,  il  devient  pour  la  morale  le  principe  d'un  ordre  de 
devoirs.  Le  droit  peut,  à  son  tour,  être  éclairé  par  la  morale.  Ses 
conditions  d'exercice  sont  d'autant  mieux  connues  qu'on  a  étudié 
plus  profondément  les  devoirs  qui  lui  correspondent  et  toutes  les 
causes  individuelles  ou  sociales  qui  peuvent  influer  sur  l'accomplis- 
sement de  ces  devoirs.  Mais,  quelques  lumières  que  le  droit  puise 
dans  la  morale,  elles  ne  lui  apportent  qu'un  concours  indirect  ;  il  se 
révèle  à  la  conscience  par  des  considérations  qui  lui  sont  propres. 
Tant  que  la  liberté  individuelle  n'a  pas  été  conçue  comme  un  droit 
inhérent  à  la  nature  humaine,  le  progrès  des  idées  morales  n'a  eu 
pour  effet  que  l'adoucissement  des  mœurs  à  l'égard  des  esclaves;  il 
a  fait  entrer  dans  lame  des  maîtres  le  sentiment  de  certains  devoirs 
de  mansuétude  et  d'humanité;  mais  il  ne  les  a  pas  élevés  au  senti- 
ment du  devoir  de  justice  qui  condamne  absolument  l'esclavage.  Il 
a  fallu  également  que  la  liberté  de  conscience  fût  reconnue  comme 
un  droit  naturel  pour  que  le  respect  des  croyances  s'imposât  comme  un 


20  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

devoir;  jusque-là,  les  âmes  les  meilleures, les  âmes  des  sages  comme 
celles  des  saints,  ne  pouvaient  concevoir  que  le  devoir  de  la  tolérance. 
Non  seulement  la  morale  ne  révèle  pas  le  droit,  mais  les  considé- 
rations qui  lui  sont  propres  peuvent  obscurcir  ou  fausser  le  senti- 
ment du  droit.  L'idée  fondamentale  de  la  morale  est  l'idée  du  bien, 
d  Fais  le  bien;  ne  fais  pas  le  mal,  »  voilà  le  résumé  de  tous  ses  pré- 
ceptes. De  là,  lorsqu'on  apporte  dans  l'étude  du  droit  des  préoccu- 
pations toutes  morales,  une  tendance  à  chercher  dans  le  bien  seul 
la  condition  du  droit.  «  Je  n'admets  que  la  liberté  du  bien,  disent 
très  sincèrement  beaucoup  d'honnêtes  gens  ;  je  ne  saurais  admettre 
comme  un  droit  la  liberté  du  mal.  »  La  liberté  absolue  du  mal  serait 
sans  doute  la  négation  du  droit  puisqu'elle  lui  ôterait  son  caractère 
moral;  mais  il  n'est  pas  un  droit,  qui  n'implique  une  certaine  liberté 
du  mal.  Tout  le  monde  le  reconnaît  pour  des  droits  clairement  et 
depuis  longtemps  établis,  comme   la  propriété.  La  définition  des 
jurisconsultes  romains  :  Jus  utendi  et  abutendi  quatenus  juris  ratio 
patitur,  implique  évidemment  dans  la  pleine  et  absolue  disposition 
des  biens,  tout  en  marquant  la  légitimité  juridique  de  la  liberté  du 
mal,  la  limite  au  delà  de  laquelle  une  telle  liberté  serait  contraire 
non  seulement  à  la  morale,  mais  au  droit  lui-même.  Par  une  de 
ces  inconséquences  qui  se  rencontrent   si  fréquemment  dans  les 
questions  sociales,  ceux  qui  protestent  le  plus  facilement  contre  la 
liberté  du  mal  sont  souvent  les  plus  ardents  à  revendiquer  la  liberté 
absolue  de  tester,  c'est-à-dire  le  droit  de  mal  faire  dans  la  trans- 
mission de  la  propriété.  C'est  pour  des  droits  plus  nouveaux,  comme 
la  liberté  de  la  presse,  la  liberté  des  cultes,  la  liberté  de  réunion  et 
d'association,  la  liberté  d'enseignement,  que  bien  des  âmes  honnêtes 
répugnent  à  reconnaître  la  liberté  du  mal.  Elles  répugnent  en  réalité 
à  reconnaître  ces  droits  eux-mêmes;  car  il  est  évident  qu'ils  ne  sont 
rien,  s'ils  n'existent  qu'à  la  condition  qu'on  n'en  fasse  jamais  mau- 
vais usage,  et  si  le  respect  qui  leur  est  dû  doit  toujours  être  subor- 
donné à  l'appréciation  de  tous  les  actes  dans  lesquels  ils  se  mani- 
festent. Le  respect  du  droit  chez  un  adversaire,  pour  des  actes  qui 
blessent  nos  sentiments,  nos  opinions  ou  nos  intérêts,  demande 
souvent  un  effort  de  vertu.  Cet  effort  sera  d'autant  plus  difficile  que 
les  passions  qui  lui  font  obstacle  prendront  le  langage  de  la  vertu 
elle-même  et  plaideront  pour  le  bien  menacé,  pour  la  morale  offensée 
par  l'abus  de  la  liberté.  Il  faut  mettre  le  droit  à  l'abri  des  assauts 
qui  lui  sont  livrés  au  nom  de  la  morale  et  qui  sont  souvent  d'autant 
plus  dangereux  qu'ils  sont  l'effet  des  convictions  les  plus  sincères  et 
des  sentiments  les  plus  respectables..  Il  faut  l'étudier  en  lui-même, 
dans  les  conditions  qui  lui  sont  propres. 


E.   BEAUSSIRE.   —  DU  DROIT  NATUREL  21 


VIII 


L'étude  du  droit,  comme  l'étude  de  la  morale,  est   une  étude 
psychologique.  Chaque  droit  est  un  titre  personnel,  inhérent  à  la 
nature  morale  d'une  personne  déterminée.  La  psychologie  du  droit 
n'exige  pas  les  subtiles  et  délicates  analyses  de  la  psychologie 
morale.  Elle  ne  se  contente  pas  cependaut  de  notions  vagues  et 
générales.  Il  faut  bien  connaître  l'homme  pour  se  faire  une  idée 
exacte  de  ses  droits  :  non  pas  cet  homme  abstrait  que  Pancienne 
psychologie  aimait  à  se  représenter,  mais  l'homme  réel,  le  produit 
d'une  race,  d'une  civilisation,  d'une  société  particulière.  Il  faut  le 
maintenir  dans  le  milieu  où  agissent  ses  facultés,  dans  le  cercle  des 
intérêts  auxquels  se  rapportent  ses  droits,  dans  le  cercle  des  idées 
qui,  pour  lui  et  pour  ses  contemporains,  en  éclairent  et  en  dirigent 
l'exercice.  Les  recherches  historiques  et  surtout  l'étude  approfondie 
des  institutions,  des  lois,  des  traités,  viennent  ici,  plus  que  partout 
ailleurs,  en  aide  à  la  psychologie.  Le  droit  repose  sur  des  fonde- 
ments fixes;  mais  il  n'apparaît  et  ne  se  développe  que  dans  certaines 
conditions  appropriées  à  ses  revendications.  Il  est  bien  évident  que 
la  liberté  des  opinions  a  pris  un  caractère  tout  nouveau  depuis  la 
découverte  de  l'imprimerie.  Il  n'est  pas  moins  certain  que  l'idée  de 
la  liberté  religieuse  n'a  pu  germer  et  mûrir  dans  les  consciences 
qu'après  l'établissement  d'une  grande  religion  dont  les  dogmes,  les 
rites  et  le  gouvernement  ne  sont  pas  une  partie  intégrante  et  néces- 
saire des  institutions  politiques.  Qui  ne  voit  également  que  la  liberté 
politique  ne  saurait  représenter  les  mêmes  idées  pour  les  grands 
Etats  modernes  que  pour  les  petites  républiques  de  l'antiquité?  Il 
faut  tenir  compte  de  toutes  les  conditions  des  faits  sociaux  pour 
apprécier  à  sa  juste  valeur  et  dans  sa  réalité  vivante  cet  ordre  de 
faits  qu'on  appelle  des  droits. 

L'étude  du  droit  ne  saurait  toutefois  se  renfermer  dans  la  réalité 
historique  ou  sociale.  Le  droit  naturel  est  toujours  un  idéal,  auquel 
la  réalité  ne  se  conforme  jamais  entièrement  et  qui,  dans  tous  les 
cas,  se  conçoit  en  dehors  et  au-dessus  de  la  réalité  pour  servir  à  la 
juger.  L'opposition  de  l'idéal  et  du  réel,  dans  l'ordre  juridique,  est 
la  question  fondamentale  du  droit  naturel.  Elle  donne  lieu  aux 
appréciations  les  plus  délicates  pour  le  législateur,  le  jurisconsulte 
ou  le  politique,  aux  conflits  les  plus  douloureux  pour  les  consciences. 
Tantôt  l'idéal  apparaît  comme  une  de  ces  hautes  conceptions  qui 


■2-2  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

sont,  suivant  Guillaume  de  Humboldt,  les  fruits  les  plus  beaux,  les 
plus  mûrs  de  l'esprit,  mais  pour  lesquels,  dans  aucun  temps,  la 
réalité  n'est  assez  mûre  *.  Tantôt  il  appelle  immédiatement  ou  dans 
un  temps  prochain  une  consécration  légale.  Tantôt  enfin,  sans  attendre 
cette  consécration,  il  impose  aux  consciences  le  devoir  de  le  reven- 
diquer el  de  le  défendre  contre  tout  empiétement  et  de  résister  en 
son  nom  à  la  tyrannie  de  la  loi  elle-même. 

L'idéal  ne  s'oppose  à  la  réalité  qu'à  la  lumière  de  la  réalité  elle- 
même.  S'il  la  dépasse,  il  est  toujours  suggéré  par  elle.  Dans  le 
monde  physique,  où  la  fixité  des  espèces  est  sinon  une  loi  absolue, 
du  moins  une  loi  relative  universellement  constatée  dans  les  limites 
de  toutes  les  observations  connues,  le  type  idéal  pour  chaque  classe 
d'êtres,  pour  chaque  ordre  de  faits,  est  conçu  une  fois  pour  toutes. 
Dans  le  monde  moral,  où  l'évolution  et  le  progrès  n'ont  plus  un  ca- 
ractère conjectural,  l'idéal  varie  avec  la  réalité  elle-même.  L'idéal 
d'hier  est  la  réalité  d'aujourd'hui;  l'idéal  d'aujourd'hui  sera  peut-être 
la  réalité  de  demain.  Voilà  ce  qu'il  ne  faut  jamais  oublier  dans  l'étude 
du  droit  naturel.  La  voie  la  plus  sûre,  pour  s'élever,  dans  toutes  les 
questions  juridiques,  à  l'intelligence  du  droit  idéal,  est  de  suivre  le 
droit  réel  dans  toutes  ses  vicissitudes  et  tous  ses  progrès. 

Emile  Beaussire, 

de  l'Institut. 


I. Guillaume  de  Humboldt, Ideen  zueinen  Versuchdie  Grenzen  der  Wirksaihkeit 
des  Staats  iu  bestimmen,  XVI. 


LA  THÉORIE  DE  LA  CONNAISSANCE 

DE    WUNDT 


Théories  dé  la    substance  et  de  la  cause 

D'après  un  ouvrage  récent  :  Logik  :  eine  Untersuchung  der  Princi- 
pien  der  Erkenntniss  und  der  Méthoden  Wisênchaflticher  Fors- 
chung.  —  I.  Erkenntnisslehre.  Stuttgard,  Enke  1880;  et  les  cours  faits 
à  l'Université  de  Leipzig. 


Depuis  Kant,  le  problème  capital,  que  toute  philosophie  doit  cher- 
cher à  résoudre,  consiste  à  déterminer,  dans  la  connaissance  hu- 
maine, la  part  de  la  pensée  et  la  part  de  l'expérience.  On  reconnaît 
aujourd'hui  volontiers  que  le  monde  de  notre  connaissance  est  un 
produit  de  deux  facteurs,  l'un  objectif,  l'autre  subjectif.  Il  s'agit  seu- 
lement de  séparer  avec  précision  ces  deux  facteurs  et  de  déterminer 
avec  plus  de  rigueur  que  Kant  ne  l'a  fait  le  genre  de  modifications 
que  nos  sens  et  notre  pensée  font  subir  aux  éléments  venus  du 
dehors.  Cette  question  donne  lieu  à  deux  études  distinctes,  l'une 
psychologique,  qui  a  pour  objet  les  données  de  nos  sens  et  de  notre 
organisme  représentant,  et  l'autre  logique,  qui  a  pour  but  de  cher- 
cher les  rapports  des  phénomènes  et  des  séries  de  phénomène  avec 
notre  pensée.  M.  Wundt ,  professeur  ordinaire  de  philosophie  à 
Leipzig,  déjà  connu  en  France  par  des  travaux  de  physiologie  et 
récemment  par  sa  Psychologie  physiologique,  s'est  aussi  beaucoup 
occupé  de  cette  dernière  question.  Il  y  a  consacré  plusieurs  cours 
à  l'Université  de  Leipzig,  et,  dans  un  ouvrage  publié  cet  hiver,  il  a 
donné  une  longue  exposition  de  sa  Théorie  de  la  Connaissance.  Nous 
voudrions,  dans  une  courte  étude,  faire  connaître  quelques-unes  des 
idées  principales  de  cette  théorie.  Comme  il  serait  impossible  d'en 


24  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

aborder  toutes  les  parties,  nous  nous  bornerons  à  celles  qui  parais- 
sent le  plus  importantes,  tant  par  l'intérêt  qui  s'attache  aux  ques- 
tions elles-mêmes  que  par  l'originalité  avec  laquelle  l'auteur  les  a 
traitées. 

Depuis  longtemps  en  Allemagne,  les  philosophes  les  plus  pénétrés 
de  l'esprit  de  Kant  sont  venus  à  penser  que  Kant  avait  peut-être 
donné  aux  fonctions  de  la  Pensée  une  complication  un  peu  artifi- 
cielle. Ils  ont  trouvé  quelque  chose  d'arbitraire  dans  le  savant  appa- 
reil des  intuitions  et  des  concepts  à  priori  ;  ils  se  sont  demandé  si  le 
travail  de  la  Pensée  ne  serait  pas  en  réalité  plus  simple,  et  s'il  n'y 
aurait  pas  lieu  par  conséquent  de  réduire  le  domaine  de  Pd  priori. 

Parmi  les  successeurs  immédiats  de  Kant,  Fichte  et  Hegel  ont 
senti  que  les  intuitions  pures  et  les  catégories  jouaient  dans  la  con- 
naissance un  rôle  secondaire  ;  ils  ont  pensé  que  la  philosophie  devait 
partir  de  plus  haut,  c'est-à-dire  des  fonctions  qui  sont  l'essence  même 
de  la  Pensée,  des  fonctions  logiques,  et  ils  ont  essayé  de  ramener  à 
ces  fonctions  toute  la  connaissance.  Fichte  n'a  malheureusement 
pas  poursuivi  son  oeuvre  avec  une  rigueur  scientifique.  Le  jour  où 
il  a  converti  le  principe  d'identité  A  =  A,  dont  il  voulait  avec  raison 
partir,  en  :  «  Moi  =  Moi  »,  ou  bien  :  «  Le  Moi  se  pose  lui-même  ;  » 
et  le  second  principe  logique  A  non  égal  à  non-A,  en  :  «  le  Moi  se 
distingue  du  non-Moi,  pose  le  non  Moi,  »  il  s'est  engagé  dans  une 
philosophie  arbitraire  dont  la  vogue  ne  devait  avoir  qu'un  temps. 

M.  Wundt  loue  aussi  Schopenhauer  d'avoir  pris  pour  point  de 
départ  de  sa  philosophie  le  principe  logique  de  Raison  x  qui  domine 
en  effet  toute  la  connaissance  humaine.  Mais  il  lui  reproche  en  pre- 
mier lieu  de  l'avoir  identifié  sans  motif  avec  la  causalité,  dans  l'expé- 
rience externe,  et  dans  l'expérience  interne,  avec  la  détermination 
volontaire  ,  et  en  second  lieu  d'avoir  fait  de  cette  détermination 
volontaire  une  sorte  d'entité,  qui  doit  être  considérée  comme  l'es- 
sence du  monde,  comme  la  seule  chose  en  soi. 

M.  Wundt  veut,  lui  aussi,  partir  des  principes  logiques,  c'est-à- 
dire  ramener  toute  la  connaissance  à  l'expérience  d'une  part  et  de 
l'autre  aux  fonctions  logiques  de  la  Pensée.  Qu'est-ce  que  la  Pensée 
Logique?  Quelle  est  son  essence?  Comment  se  comporte-t-elle  à 
Pégard  des  résultats  de  l'expérience  sensible,  c'est-à-dire  des  phé- 
nomènes et  des  séries  de  phénomènes,  et  quelles  modifications  leur 
fait-elle  subir  1  La  connaissance  scientifique  est-elle  explicable  par 
cette  seule  réaction  de  la  Pensée  Logique,  et  sans  qu'il  soit  besoin  de 
recourir  à  des  intuitions  et  catégories  à  priori  ?  Tel  est  en  quelques 

1.  Satz  vomi  Grande. 


H.   LACHELIER.    —  THÉORIE   DE   LA   CONNAISSANCE  25 

mots  le  problème  que  M.  Wundt  se  propose  de  résoudre  dans  sa 
Théorie  de  la  Connaissance.  Nous  voulons,  dans  cette  étude,  exami- 
ner seulement  comment  sont  conçues  par  le  philosophe  allemand 
les  catégories  de  Substance  et  de  Cause.  Indiquons  d'abord,  en  quel- 
ques mots,  les  caractères  de  la  Pensée  logique,  ses  lois  principales, 
ses  rapports  généraux  avec  le  contenu  de  l'expérience. 


II 


L'expérience  interne  fournit  à  la  pensée  des  représentations  et  des 
concepts  qui  se  forment  et  s'enchaînent  les  uns  aux  autres,  suivant 
des  lois  régulières.  En  face  de  ces  «  résultats  »  de  l'évolution  psy- 
chique se  trouve  l'élément  à  'priori  de  la  connaissance,  la  Pensée 
Logique L  Il  s'agit  de  savoir  comment  la  Pensée  Logique  pourra  s'ap- 
pliquer à  ces  données.  Pour  comprendre  en  quoi  consiste  le  travail 
de  l'esprit,  il  importe  de  ne  pas  se  représenter  la  Pensée  Logique 
comme  un  ensemble  de  lois  toutes  formulées  (principe  d'identité,  etc.) 
auxquelles  doivent  se  conformer  les  lois  du  monde  extérieur,  ni 
même  comme  un  système  de  formes  auxquelles  toute  expérience 
doit  s'adapter.  Il  faut  la  concevoir  comme  une  activité.  M.  Wundt  la 
définit  souvent  :  «  une  activité  unifiante  2.  »  Ce  que  nous  appelons 
«  les  Lois  de  la  Pensée  »  n'est  autre  chose  que  l'expression  d'un  cer- 
tain nombre  de  fonctions  actives,  qui  ne  donnent  naissance  à  des 
lois  formulées  qu'au  contact  de  l'expérience.  Par  exemple,  étant 
donnée  une  représentation,  un  objet,  la  Pensée  reconnaît  son  exis- 
tence et  le  pose  égal,  identique  à  lui-même.  Le  principe  d'identité, 
A  =  A,  est  formé.  Si  deux  objets  différents  sont  donnés,  la  Pensée 
les  opposera  l'un  à  l'autre,  les  déclarera  distincts  :  A  n'est  pas 
non- A .  C'est  le  principe  de  contradiction 3 .  La  troisième  fonction  de  la 
Pensée  est  celle  de  la  classification  des  concepts.  La  formule  en  est  : 
A  est  ou  bien  B,  ou  bien  non-B,  toute  autre  hypothèse  étant  exclue  4. 
Enfin  la  quatrième  fonction,  la  plus  importante  de  toutes,  celle  qui 
domine  toute  la  science,  est  ce  pouvoir  qu'a  la  Pensée  de  passer 
d'une  égalité  ou  d'une  identité  à  une  autre,  et  d'affirmer  que,  si  l'on 
a  A  =  B  et  B  ■  =  C,  on  a  par  là  même  A  —  C.  Le  principe  auquel 

1.  Das  logiscle  Denken. 

2.  Eine  verknûpfende  Thâtigkeit. 

3.  Satz  des  Widerspruchs. 

4.  Satz  des  ausgeschlossenen  dritten. 


26  BEVUE    PHILOSOPHIQUE 

donne  lieu  cette  fonction  est  le  «  Principe  de  Raison  '  ».  Nous  ver- 
rons plus  tard  que  la  causalité  résulte  d'une  application  de  ce  prin- 
cipe au  contenu  de  l'expérience. 

On  donne  généralement  comme  caractères  dominants  des  prin- 
cipes logiques  l'évidence  et  l'universalité.  La  Pensée  Logique  porte 
en  elle-même  une  nécessité  ,  qui  nous  fait  attribuer  aux  liaisons 
qu'elle  crée  une  certitude  immédiate  et  absolue.  Ses  principes  sont 
évidents,  nécessaires  à  priori,  et  néanmoins  ils  peuvent  s'appliquer  à 
toute  expérience  particulière,  dans  tout  le  champ  de  la  connaissance. 
Ils  ne  sont  pas  abstraits  de  l'expérience  ;  M.  Wundt  reconnaît  avec 
justesse  que  l'expérience  est  impuissante  à  rendre  compte  de  leurs 
propriétés,  et  pourtant  il  est  certain  qu'aucune  expérience  ne  viendra 
jamais  les  contredire. 

Cette  conformité  parfaite  devient  facilement  explicable,  si  l'on  se 
rappelle  que  la  Pensée  n'exerce  que  des  fonctions  logiques,  et  que 
ces  fonctions  ne  donnent  naissance  à  des  principes  qu'au  contact  de 
l'expérience.  11  s'ensuit  que  le  principe  logique  est  une  sorte  d'ex- 
pression de  l'intuition  immédiate  des  objets  ;  l'évidence  qui  le  carac- 
térise a  sa  source  dans  cette  intuition,  et  c'est  de  là  que  vient  le  terme 
même  d'évidence.  Nous  n'arriverions  jamais,  par  exemple,  à  conce- 
voir le  principe  d'identité,  si  l'intuition  immédiate  de  nos  représenta- 
tions ne  nous  offrait  des  objets  constants;  ni  le  principe  de  raison,  si 
nous  ne  trouvions  dans  l'expérience  des  objets  égaux  entre  eux,  ou 
tout  au  moins  sensiblement  égaux.  Cette  condition  empirique  de  la 
formation  des  lois  logiques  n'enlève  rien  à  leur  caractère  d'apriorité. 
Ces  lois  ne  sont  pas  des  lois  de  la  nature,  puisqu'elles  expriment  non 
des  propriétés  des  objets,  mais  des  actes  de  notre  pensée  sur  les  objets. 
Notre  pensée  a  seulement  besoin  de  l'expérience  pour  agir.  Il  faut, 
pour  que  ses  fonctions  entrent  en  jeu,  une  cause  occasionnelle,  et 
cette  cause  occasionnelle  est  un  simple  regard  intérieur  jeté  sur  nos 
représentations  et  nos  concepts,  c'est-à-dire  sur  les  objets  de  l'expé- 
rience interne.  Comment  se  fait-il  maintenant  que  la  Pensée  soit  sûre 
de  pouvoir  appliquer  ses  lois  à  toute  expérience  à  venir?  D'où  vient, 
en  d'autres  termes,  le  caractère  d'universalité  de  ces  lois?  La  réponse 
de  M.  Wundt  est  également  simple.  L'expérience  n'existe  qu'à  la 
condition  d'être  représentable,  c'est-à-dire  de  nous  offrir  des  objets 
pourvus  d'une  certaine  constance,  distincts  les  uns  des  autres,  en 
rapport  les  uns  avec  les  autres.  Ces  conditions  sont  parfaitement 
suffisantes  pour  que  la  Pensée  ait  la  certitude  de  pouvoir  accomplir, 
ur  toute  donnée  de  l'expérience,  le  travail  auquel  elle  s'est  une  pre- 


I.  Sntz  von  (Irundc. 


H.  LACHELIER.    —  THÉORIE   DE  LA  CONNAISSANCE  27 

mière  fois  livrée.  En  effet,  tant  que  le  monde  présentera  à  nos  sens  des 
objets  égaux  entre  eux  ou  à  peu  près  égaux  (la  Pensée  sait  faire  abs- 
traction des  imperfections  de  ces  égalités),  il  est  évident  que,  des 
égalités  A  =  B  et  B  =  G,  il  sera  toujours  possible  de  déduire  l'égalité 
A  =  C.  Une  expérience  qui  ne  pourrait  se  prêter  à  cette  opération 
logique  ne  serait  pas  une  expérience,  car  elle  ne  serait  pas  repré- 
sentable. Il  est  donc  absolument  certain  qu'aucun  fait  à  venir,  aucune 
découverte  future  delà  science  ne  résistera  jamais  aux  lois  logiques. 
Il  existe  donc  entre  les  lois  de  l'expérience  et  les  lois  de  la  Pensée 
une  conformité  parfaite.  Et  cette  conformité  ne  surprendra  pas,  puis- 
que ces  lois  ne  sont  pas  du  même  ordre.  D'un  côté  en  effet,  nous 
avons  de  simples  données  qui,  pour  obéir  aux  nécessités  de  notre  in- 
tuition, doivent  présenter  certaines  propriétés  ;  de  l'autre,  nous  trou- 
vons des  actions  libres  de  la  Pensée,  en  présence  de  ces  propriétés. 
La  Pensée  opère  sur  un  certain  nombre  de  «  résultats  »  nécessaire- 
ment constants  de  l'expérience.  De  là  le  double  caractère  de  ses 
lois,  d'être  nécessaires  d'une  nécessité  logique  qui  est  l'essence  de  la 
pensée  même  et  évidentes  d'une  évidence  d'intuition  qui  est  une 
nécessité  de  notre  connaissance. 

Les  caractères  dominants  de  la  Pensée  Logique,  l'évidence,  la 
nécessité,  l'intelligibilité  parfaite  lui  imposent,  en  face  des  données 
de  l'expérience,  une  double  tâche  : 

1°  Débarrasser  l'expérience  des  contradictions,  toujours  appa- 
rentes, qu'elle  peut  présenter  avec  les  principes  logiques. 

2°  Rendre  l'expérience  parfaitement  intelligible ,  c'est-à-dire  éta- 
blir, entre  tous  les  phénomènes  et  toutes  les  séries  de  phénomènes, 
une  connexion  pensable  ',  conforme  aux  lois  logiques  et  aux  néces- 
sités intuitives  de  la  Pensée.  Telle  doit  être  l'œuvre  de  la  Pensée 
Logique,  et  telle  a  été  en  effet,  de  tout  temps,  la  tendance  de  la 
pensée  humaine.  Les  principes  logiques,  par  leur  évidence  et  leur 
parfaite  intelligibilité,  sont  pour  l'esprit  un  modèle  sur  lequel  il 
s'efforce  de  façonner  le  fait ,  ou  plutôt  un  moyen  puissant  dont  il 
dispose  pour  le  plier  à  ses  exigences.  Il  peut  arriver  que,  par  un 
effet  de  l'imperfection  de  nos  moyens  de  connaissance,  quelqu'une 
des  données  expérimentales  se  trouve  en  contradiction  avec  une 
autre.  La  Pensée  Logique  nous  contraint,  dans  un  cas  pareil,  à  nous 
attacher  de  nouveau  à  l'observation  du  fait,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  été 
mis  dans  une  coordination  logique  avec  les  faits  déjà  constatés,  ou 
bien,  s'il  continue  à  résister  aux  principes  logiques,  elle  le  réservera 

1.  Die  Aufgabe  des  logischen  Denkens  ist  die  Erfahrung  in  einen  durchaus 
begreiflichen  Zusammenhang  zu   bringen. 


28  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

pour  un  jour  où  l'état  plus  avancé  de  la  science  permettra  de  dé- 
couvrir le  rapport  caché  de  ce  phénomène  avec  les  autres.  Mais  la 
Pensée  n'exige  pas  seulement  qu'un  fait  observé  ne  contredise  pas 
un  autre  fait  :  elle  prétend  de  plus  établir  entre  toutes  les  données  de 
l'expérience  une  coordination  continue  \  faute  de  laquelle  elle  ne 
saurait  les  penser.  Un  complexe,  une  série  constante  de  phénomènes 
par  exemple,  est  inintelligible,  tant  que  notre  esprit  ne  s'est  pas 
rendu  compte  du  lien  qui  tient  ces  phénomènes  unis.  Ainsi  la  pré- 
sence de  qualités  différentes ,  comme  la  couleur,  le  poids,  dans  un 
même  corps,  reste  un  mystère,  tant  que  nous  n'avons  pas  réussi  à 
relier  l'un  à  l'autre  ces  caractères  de  nature  différente.  Cette  tendance 
constante  de  la  Pensée  ne  constitue  pas,  suivant  M.  Wundt,  une  pro- 
priété spéciale  et  indépendante  de  l'esprit  humain.'  Elle  trouve  sa 
raison  d'être  dans  les  fonctions  logiques  et  dans  les  axiomes  logiques 
auxquels  ces  fonctions  donnent  naissance,  particulièrement  dans  le 
«  Principe  de  Raison.  »  Le  Principe  de  Raison  est,  en  effet,  le  principe 
de  la  dépendance  des  concepts  les  uns  des  autres,  de  la  liaison  par- 
faitement intelligible  des  idées.  Vis-à-vis  de  l'expérience,  ce  principe 
prend  la  valeur  d'un  postulat,  qui  nous  permet  d'exiger  que  tout 
fait  nouveau  soit  réductible  à  une  connexion  intelligible  et  continue 
des  phénomènes.  Cette  connexion  existe  réellement;  il  s'agit  moins 
de  la  créer  que  de  la  découvrir,  et  le  Principe  de  Raison,  qui  porte 
en  lui-même  une  nécessité  d'intuition,  est  plutôt  un  guide  pour 
trouver  une  réalité  existante  qu'un  modèle  dont  nous  nous  servi- 
rions pour  créer  un  ordre  qui  n'existerait  pas  encore.  Il  y  a  pourtant 
des  cas  où  la  Pensée  doit  créer;  mais,  ce  qu'elle  crée  alors,  cène  sont 
pas  des  connexions  nouvelles  de  phénomènes,  ce  sont  des  moyens  de 
rétablir  les  connexions  réelles,  quand  les  simples  données  de  l'expé- 
rience deviennent  insuffisantes  pour  les  découvrir.  Il  faut,  dans  ces  cas 
nombreux,  que  la  Pensée  supplée  à  l'insuffisance  de  l'expérience;  et 
elle  le  fait  en  créant  des  hypothèses  qui,  d'abord,  ne  prétendent  pas 
correspondre,  au  moins  dans  tous  leurs  éléments,  à  des  réalités,  mais 
qui,  en  attendant  une  connaissance  plus  approfondie  et  plus  exacte 
des  faits,  rendent  l'expérience  intelligible  et  satisfont,  provisoire- 
ment  au  moins,  aux  exigences  de  la  Pensée  Logique.  Ainsi,  par  l'hypo- 
thèse mécanique  de  l'électricité,  la  physique  prétend  non  pas  rendre 
compte  de  l'essence  de  l'électricité,  mais  ramener  à  l'unité  scienti- 
fique et  relier  entre  eux  tous  les  phénomènes  dits  électriques.  Deux 
conditions  sont  nécessaires  pour  la  formation  des  hypothèses;  la 
Pensée  doit  en  premier  lieu  se  servir  des  faits  constatés,  et,  en  second 

l    Einen  lûckenlosen  Zusammenhang. 


H.   LACHELIER.   —  THÉORIE  DE   LA   CONNAISSANCE  29 

lieu,  se  conformer  toujours  aux  principes  logiques  et  aux  formes  de 
l'intuition  (Temps  et  Espace).  L'hypothèse,  dans  sa  forme  la  plus 
imparfaite,  ne  contient  aucun  élément  dont  la  réalité  objective  soit 
démontrée.  Les  hypothèses  sur  la  chaleur  et  l'électricité,  les  hypo- 
thèses sur  la  nature  de  l'action  nerveuse,  et  les  hypothèses  psycho- 
logiques, destinées  à  expliquer  la  succession  des  états  de  conscience, 
appartiennent  à  cette  première  catégorie.  Dans  une  forme  plus 
avancée,  l'existence  réelle  de  quelques-uns  de  ses  éléments  est 
démontrée.  Le  but  vers  lequel  doivent  tendre  toutes  les  hypothèses, 
est  la  réduction  de  l'élément  purement  hypothétique  à  ce  dernier 
substrat  des  phénomènes ,  qui  n'est  pas  susceptible  d'être  jamais 
transformé  en  une  réalité  objective.  Ce  dernier  substrat  est  la  Sub- 
stance Matérielle,  à  laquelle  M.  Wundt  consacre  une  partie  impor- 
tante de  son  ouvrage  et  de  son  cours  de  Logique  et  dont  nous  allons 
maintenant  nous  occuper. 


III 


Est-il  nécessaire,  pour  rendre  compte  de  la  science,  ou,  plus  exac- 
tement, de  la  connaissance  humaine,  d'admettre  un  autre  élément  à 
priori  que  les  fonctions  purement  logiques  de  la  Pensée?  Il  ne  nous 
semble  pas  indispensable  pour  répondre  à  cette  question  de  passer  en 
revue  les  douze  catégories  kantiennes.  Nous  choisirons  seulement  les 
deux  plus  importantes,  celle  de  Cause,  d'abord,  qui  domine  la  science 
tout  entière  et  que  Schopenhauer  déclarait  pouvoir  remplacer  à  elle 
seule  toutes  les  autres,  et  celle  de  Substance,  sans  laquelle  la  cau- 
salité ne  serait  pas  intelligible.  Nous  commencerons  pas  la  Sub- 
stance. 

Le  cadre  de  cette  étude  ne  nous  permet  pas  de  nous  étendre  sur 
les  premiers  concepts  généraux  de  l'expérience,  ceux  d'Objet  ou  de 
Chose  ',  ceux  de  Propriété  2  et  de  Changement  :1,  ni  sur  les  con- 
cepts ou  formes  de  l'intuition  le  Temps  et  l'Espace  *.  On  connaît  déjà 
d'ailleurs,  par  l'ouvrage  de  M.  Ribot  sur  la  psychologie  allemande,  la 
théorie  de  M.  Wundt  sur  le  Temps  et  l'Espace.  On  sait  que  le  Temps 
et  l'Espace  sont,  non  pas  des  intuitions  à  priori,  mais  des  concepts 

1.  Begriff  des  Dinges. 

2.  Begriff  der  Eigenschaft. 

3.  Begriff  der  Veranderung. 

4.  M.  Wundt  les  appelle  Anchaung&begriffe  ou  Anschaungsformen. 


30  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

auxquels  l'ordre  do  nos  représentations  donne  naissance.  Leur  origine 
est  donc  empirique.  Ce  sont  des  faits.  Mais  ce  sont  les  faits  les  plus 
généraux  de  l'expérience,  et  ils  possèdent  par  là  même  une  sorte  de 
nécessité  d'intuition,  en  ce  sens  qu'un  temps  ou  un  espace,  doué 
d'autres  propriétés  que  celles  que  nous  connaissons,  n'est  pas 
représentable  et,  si  Ton  ne  veut  pas  être  dupe  des  mots,  n'est  pas 
n m  me  pensable.  Quant  à  la  «  chose  »,  elle  se  distingue  de  la  Sub- 
stance, en  ce  qu'elle  n'est  pas  un  objet  immuable  à  propriétés  con- 
stantes, mais  un  complexe  de  phénomènes  changeants.  Deux  con- 
ditions seulement  sont  nécessaires  pour  que  le  concept  de  Chose  se 
produise  :  la  première  est  que  les  phénomènes  nous  soient  donnés, 
c'est-à-dire  soient  indépendants  de  notre  pensée;  la  seconde  est 
que  les  phénomènes,  par  la  manière  même  dont  ils  changent,  mon- 
trent une  certaine  connexion.  Un  complexe  de  phénomènes,  pour 
mériter  le  nom  de  chose,  doit,  en  variant,  rester  distinct  des  autres 
complexes  avec  lesquels  il  entre  en  rapport,  et  il  faut,  d'un  autre 
côté,  que  les  changements  qu'il  subit  naissent  les  uns  des  autres. 
M.  Wundt  appelle  ces  conditions  l'indépendance  dans  l'Espace  et  la 
continuité  dans  le  Temps  '.  Le  concept  de  Chose  est  donc  absolument 
indépendant  du  concept  de  Substance.  C'est  un  concept  de  l'expé- 
rience vulgaire,  qui  se  forme  spontanément  chez  tout  être  pensant, 
tandis  que  le  concept  de  Substance  n'a  été  formé  que  très  tard  et 
par  la  Pensée, scientifique. 

Le  concept  de  Chose  ou  d'Objet  suffit  à  la  conscience  simple,  car 
la  conscience  simple  prend  les  phénomènes  pour  des  réalités,  et 
n'éprouve  jamais  le  besoin  de  rien  chercher  derrière  les  complexes 
de  phénomènes  changeants,  que  les  sens  nous  font  percevoir.  Seule 
la  Pensée  scientifique,  c'est-à-dire  la  Pensée  Logique  appliquée  à 
cette  expérience,  dans  son  travail  constant  pour  établir  entre  les 
données  de  l'expérience  une  connexion  parfaitement  intelligible, 
peut  se  demander  si  l'expérience  et  les  concepts  qui  en  sont  direc- 
tement tirés  suffisent  pour  rendre  compte  de  la  liaison  des  phéno- 
mènes. Si  leur  insuffisance  est  démontrée,  la  Pensée  a,  comme  nous 
l'avons  vu,  le  devoir  d'y  suppléer  par  la  création  d'un  concept  nou- 
veau. Ce  concept  sera  celui  de  la  Substance. 

La  science  a  d'abord  emprunté  à  la  philosophie  le  concept  tout 
formé  que  celle-ci  lui  offrait,  mais  son  propre  développement  devait 
la  conduire  tôt  ou  tard  à  former  par  elle-même  ce  concept.  La  seule 
considération  du  passage  des  corps  d'un  état  à  un  autre  la  forçait 
d'admettre  un  substrat  non  phénoménal  qui  permît  de  relier  entre 

1.  JJie  r&umliche  Selbsliindigkeit  und  die  zeitliche  Stetigkeit. 


H.  LACHELIER.   —  THÉORIE  DE  LA   CONNAISSANCE  31 

eux  ces  états  divers.  Mais  une  découverte  déjà  ancienne  a  surtout 
contribué  à  révéler  à  la  science  la  vraie  méthode  à  suivre  pour 
déterminer  ce  substrat.  C'est  la  découverte  à  moitié  scientifique,  à 
moitié  philosophique  du  caractère  médiat  de  la  connaissance  hu- 
maine :  nous  connaissons  par  l'intermédiaire  d'un  organisme  qui 
mêle  ià  la  réalité  des  éléments  subjectifs.  Les  phénomènes  ne  sont 
que  des  signes  du  monde  objectif.  Cette  découverte  impose  à  la 
Pensée  le  devoir  de  rendre  compte  de  la  liaison  réelle,  c'est-à-dire 
objective,  des  phénomènes,  car  l'esprit  prétend  arriver  à  concevoir 
objectivement  la  connexion  des  phénomènes  rendus  subjectifs  par 
nos  sens.  De  là  la  nécessité  de  former  un  concept  qui  contienne  en  lui 
la  raison  logique  de  cette  connexion.  Ce  concept  est  celui  de  la  Sub- 
stance matérielle. 

Dans  la  formation  de  ce  concept,  la  science,  pour  répondre  d'une 
manière  satisfaisante  aux  exigences  de  la  Pensée  Logique,  a  deux 
écueils  à  éviter.  Le  premier  est  la  confusion  du  concept  de  Substance 
avec  celui  que  nous  avons  appelé  «  concept  de  Chose  ou  d'Objet  ». 
Le  second  est  la  réduction  de  la  Substance  à  la  Chose  en  soi. 

Il  est  clair,  tout  d'abord,  que  la  Substance  ne  peut  être  semblable 
aux  simples  choses  accessibles  à  nos  sens.  Autrement  la  substance 
serait  encore  un  phénomène  connu  médiatement  et  pour  lequel  il  fau- 
drait concevoir  un  substrat  objectif.  Quand  la  chimie  eut  découvert 
que  les  éléments  dont  se  composent  les  corps  conservent  un  poids 
invariable  au  milieu  de  toutes  les  compositions  et  décompositions  de 
ces  corps,  et  que  des  mêmes  corps  on  peut  toujours  séparer  les 
mêmes  éléments,  pourvus  des  mêmes  propriétés,  elle  admit,  pour 
expliquer  la  connexion  des  phénomènes,  des  substances  douées  de 
propriétés  constantes  et  qui,  par  leurs  combinaisons  diverses,  peuvent 
produire  tous  les  corps.  Ces  substances  sont  les  corps  simples  de  la 
chimie.  Mais  ces  corps  simples  ne  sont  encore  que  des  objets,  média- 
tement connus,  pourvus  de  qualités  sensibles  et  dont  le  substrat  réel 
reste  inconnu.  La  chimie,  dans  cette  découverte,  n'a  pas  dépassé  le 
concept  de  Chose  de  l'expérience  vulgaire  L  Or  la  Substance  n'est 
pas  une  chose,  elle  ne  peut  pas  être  accessible  à  nos  sens. 

La  Substance,  qui  doit  rendre  compte  de  l'expérience,  n'est  pas 
non  plus  une  chose  en  soi.  Le  premier,  Kant  a  fait  cette  distinction 
importante,  et  c'est  un  des  grands  services  qu'il  a  rendus  à  la  science 
et  à  la  philosophie.  11  a  démontré  que  la  Chose  en  soi,  qui  n'est  sou- 
mise ni  aux  lois  de  l'intuition  ni  aux  lois  logiques  de  la  Pensée,  ne 
pouvait  servir  à  rendre  représentable  la  liaison  objective  des  don- 

l .  Den  Dingbegritl'  der  gemeinen  Erfahruog . 


32  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

nées  de  l'expérience.  Mais  Kant  commit  l'erreur  de  croire  que  le 
concept  de  Substance  faisait  nécessairement  partie  de  tout  concept 
de  Chose.  Il  crut  que  la  Chose  de  l'expérience  vulgaire  n'était  pas 
possible  sans  le  concept  à  priori  d'un  substrat  immuable,  affirma- 
tion arbitraire,  qui  ne  résiste  pas  à  la  critique  pénétrante  de  Hume. 
De  son  côté,  Hume,  avec  ses  complexes  de  phénomènes,  est  revenu 
au  concept  de  Chose  et  n'a  nullement  satisfait  à  la  prétention  légi- 
time qu'a  la  Pensée  logique  de  rendre  la  liaison  des  Choses  tou- 
jours et  partout  intelligible.  La  Substance  n'est  donc  pas  plus  une 
forme  à  priori  de  l'entendement  qu'un  phénomène  ou  une  chose  en 
soi.  Qu'est-ce  donc?  Nous   avons  déjà  fait  prévoir  la  réponse  de 
M.  Wundt.  La  Substance  est  un  concept  hypothétique.  La  science  a 
besoin,  pour  rendre  l'expérience  compréhensible,  de  quelque  chose 
d'inaccessible  aux  sens  et  qui,  pourtant,  soit  conforme  d'un  côté  aux 
principes  logiques,  de  l'autre  aux  concepts  de  l'intuition,  au  Temps 
et  à  l'Espace.  Ce  quelque  chose  ne  peut  être  qu'une  hypothèse;  mais 
c'est  une  hypothèse  d'un  genre  particulier,  une  hypothèse  dont  les 
derniers  éléments  ne  pourront  jamais  être  transformés  en  faits  de 
l'expérience.  11  n'est  pas  absurde  de  penser  que  la  science  un  jour 
puisse  trouver  un  moyen  de  rendre  l'électricité  sensible,  bien  qu'au- 
jourd'hui les  physiciens,  en  parlant  du  fluide  électrique,  ne  préten- 
dent nullement  rendre  compte  de  la  réalité.  Mais  il  est  clair  que  la 
substance  matérielle  ne  pourra  jamais  être  directement  perçue. 
C'est  en  ce  sens  que  M.  Wundt  croit  pouvoir  attribuer  au  concept 
en  question  un  caractère  métaphysique,  en  même  temps  qu'hypo- 
thétique. Le  mot  de  métaphysique  prend  seulement  un  sens  un  peu 
différent  de  son  acception  ordinaire;  il  signifie  chez  M.  Wundt  : 
«  différent  des  objets  qui  sont  immédiatement  donnés  à  nos  sens, 
tout  en  restant  conforme  aux  concepts  de  Temps  et  d'Espace  et  aux 
principes  logiques  de  la  Pensée.  »  La  théorie  physique  de  l'ondula- 
tion lumineuse  peut  servir  à  donner  une  idée  d'une  hypothèse  ayant 
un  caractère  métaphysique.  La  science  en  effet,  dans  son  état  actuel, 
considère  le  substrat  objectif  des  phénomènes  lumineux  comme 
absolument  inaccessible  à  nos  sens  dans  sa  nature  immédiate.  Elle 
le  tient  pourtant  pour  représentable  dans  le  Temps  et  dans  l'Espace. 
La  chimie,  de  son  côté,  a  reconnu,  depuis  longtemps  déjà,  que  ses 
éléments  sont  en  réalité  des  corps  composés,  mais  que  la  science 
humaine  ne  possède  aucun  moyen  d'isoler  des  corps  vraiment  sim- 
ples. Le  substrat  des  phénomènes  chimiques  est  donc  lui  aussi  une 
sorte  de  substance  métaphysique.  Il  est  facile  d'étendre  la  même 
considération  à  toutes  les  sciences  physiques  et  naturelles  ;  et  ces 
sciences,  qui  toutes  avaient  commencé  par  se  contenter  du  concept 


H.  LACHELIER.    —  THÉORIE  DE  LA    CONNAISSANCE  33 

de  la  Chose  douée  de  propriétés  changeantes,  arrivent  à  former  ainsi 
le  concept  d'une  Substance  matérielle,  douée  de  propriétés  con- 
stantes, substance  qui  échappe  à  toute  observation,  mais  qui  pro- 
duit, néanmoins  tous  les  phénomènes  dont  se  compose  l'expérience 
externe  et  interne.  La  seule  différence  qui  distingue  cette  substance 
matérielle  générale  des  substrats  particuliers  admis  par  les  sciences 
pour  relier  certains  groupes  de  phénomènes,  est  que  ceux-ci  pourront 
un  jour  devenir  des  faits  d'expérience,  tandis  que  les  atomes  matériels 
ne  peuvent  perdre  leur  caractère  hypothétique  qu'au  terme  du  pro- 
grès à  l'infini  de  la  science,  c'est-à-dire  jamais.  Le  caractère  à  tout 
jamais  hypothétique  du  concept  de  Substance  est  une  conséquence 
de  son  caractère  essentiellement  métaphysique.  En  effet  la  matière 
ne  pouvant  jamais  devenir  un  objet  de  l'expérience  sensible,  on  peut 
seulement  dire  qu'une  hypothèse  répond  mieux  qu'une  autre  aux 
postulats  de  la  Pensée  Logique  et  aux  nécessités  de  l'intuition.  Mais 
il  n'y  aura  jamais  d'hypothèse  qui  puisse  être  considérée  comme 
définitive.  Et  pourtant  l'hypothèse  de  Substance  est  soumise,  comme 
toutes  les  autres,  à  une  évolution,  et,  par  cette  évolution,  elle  tend  à 
perdre,  elle  aussi,  son  caractère  hypothétique.  Il  ne  peut  plus  être 
question  à  la  vérité  de  transformer  les  éléments  qui  y  sont  réunis  en 
vérités  de  fait.  Nous  avons  vu  les  raisons  qui  rendent  vaine  toute  ten- 
tative de  ce  genre.  Mais,  si  ces  éléments  ne  peuvent  pas  acquérir  une 
certitude  de  fait,  peut-être  peuvent-ils  acquérir  une  certitude  logique 
ayant  sa  source  dans  les  lois  absolues  de  la  pensée  et  de  l'intuition. 
Nous  verrons  plus  tard  que  c'est  en  effet  le  genre  de  certitude  vers 
lequel  ils  tendent.  Mais  nous  pouvons  faire  remarquer  dès  maintenant 
que  quelques-uns  d'entre  eux  ont  déjà  pu  être  déterminés  d'une  façon 
définitive,  c'est-à-dire  être  transformés  en  vérités  nécessaires.  Ce  sont 
ceux  qui  résultent  par  exemple  de  l'application  immédiate  des  carac- 
tères du  Temps  et  de  l'Espace  à  la  Substance,  que  nous  sommes 
obligés  de  nous  représenter  dans  ce  Temps  et  dans  cet  Espace  :  a 
simplicité  des  éléments  matériels,  leur  activité,  leur  constance.  Ces 
caractères  de  la  Substance  sont  évidents,  nécessaires,  pour  ainsi  dire 
à  priori,  bien  qu'aucune  expérience  ne  puisse  jamais  les  démentir. 
Le  but  que  la  science  se  propose  est  de  donner  à  tous  les  éléments 
du  concept  de  Substance  une  même  évidence  et  une  même  nécessité. 
Mais  ce  but  recule  toujours  ;  les  éléments  du  concept  hypothétique 
de  M.  Wundt  sont  pour  le  plus  grand  nombre  provisoires  ;  beaucoup 
restent  à  découvrir  et  seront  déterminés  à  mesure  que  la  science 
progressera.  Mais  cette  évolution  doit  s'étendre  à  l'infini,  comme 
l'évolution  de  la  connaissance  humaine.  Le  terme  du  développement 
du  concept  de  Substance  ne  peut  pas  plus  être  atteint  que  le  terme 
tome  x.  —  1880.  3 


34  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

des  progrès  de  la  science.  Jamais  donc  il  ne  perdra  complètement 
son  caractère  hypothétique.  Nous  pourrons  revenir,  après  avoir  parlé 
de  la  causalité,  sur  ce  perfectionnement  continuel  du  concept  de 
Substance.  Nous  en  comprendrons  mieux  alors  toute  l'importance 
scientifique.  Mais  nous  pouvons  sans  plus  attendre  signaler  comme 
un  défaut  capital  de  la  théorie  kantienne  de  l'avoir  méconnu.  Chez 
Kant,  le  concept  de  Substance  est  figé  pour  ainsi  dire,  et  cela  malgré 
le  témoignage  de  l'histoire  qui  nous  montre  la  science  créant,  après 
de  longs  tâtonnements,  ce  concept  dont  s'était  toujours  passé  l'expé- 
rience vulgaire,  et,  dans  la  suite,  lui  faisant  subir  de  continuelles 
modifications,  le  soumettant  à  un  développement  dont  jamais  elle 
n'atteindra  le  terme. 

Nous  avons  seulement  parlé  de  la  substance  matérielle  qui  forme 
le  substrat  des  phénomènes  de  l'expérience  externe.  Il  est  évident, 
d'après  ce  que  nous  avons  dit,  qu'il  ne  peut  être  question  d'appli- 
quer le  concept  de  Substance  aux  phénomènes  dits  internes,  à  moins 
qu'on  ne  les  envisage  dans  leurs  rapports  avec  l'expérience  externe. 
Les  phénomènes  psychophysiques  supposent  en  effet  une  substance. 
La  reproduction  des  représentations  n'est  intelligible  qu'à  cette  con- 
dition. Mais,  si  l'on  entend  par  phénomènes  internes  les  actes  de 
pensée  et  de  volonté,  il  est  inutile  de  vouloir  les  ramener  à  un 
substrat  (âme).  Ils  ne  nous  sont  pas  en  effet  donnés  médiatement, 
mais  immédiatement,  tels  qu'ils  sont  dans  leur  essence  même.  Il 
n'y  a  donc  rien  à  chercher  derrière  cette  activité  continue  de  la 
pensée  et  de  la  volonté  qui  constitue  notre  être.  Cette  activité  est 
une  réalité  immédiate  dont  notre  esprit  n'est  pas  différent.  C'est 
une  sorte  de  chose  en  soi,  la  seule  qui  nous  soit  connue.  M.  Wundt 
ici  se  rapproche  beaucoup  des  hégéliens,  qui  déclarent  que  la  seule 
chose  en  soi,  c'est  l'activité  de  la  Pensée. 


IV 


Nous  avons  vu  que  l'activité  de  la  Pensée  Logique  consistait  essen- 
tiellement dans  l'application  des  lois  logiques  aux  données  expéri- 
mentales. La  formation  du  concept  hypothétique  de  la  Substance  ne 
résulte  pas  directement  d'une  telle  application  ;  c'est  plutôt  une  opé- 
ration préparatoire  destinée  à  la  rendre  possible.  Ce  n'est  qu'après 
avoir  établi  entre  les  phénomènes  divers  une  coordination  intelligible, 
conforme  aux  principes  logiques,  que  la  Pensée  peut  songer  à  leur 


H.   LACHELIER.   —  THÉORIE  DE   LA  CONNAISSANCE  35 

appliquer  ses  lois  les  plus  importantes,  la  loi  du  troisième  exclu  et 
surtout  le  Principe  de  Raison.- Jusqu'ici,  nous  n'avons  étudié  que  le 
travail  préliminaire  de  l'esprit,  cette  première  élaboration  de  l'expé- 
rience, qui  la  rend  maniable,  pour  ainsi  dire,  à  la  Pensée  Logique. 
Nous  allons  voir  maintenant  la  Pensée  s'appliquer  directement  aux 
données  expérimentales,  les  coordonner  et  les  subordonner  logique- 
ment et  donner  ainsi  naissance  à  la  causalité  nécessaire.  Auparavant, 
nous  examinerons  brièvement  une  question  préliminaire  :  Quelles 
conditions  doivent  présenter  les  phénomènes  pour  permettre  l'ap- 
plication du  concept  de  Causalité?  Nous  chercherons  ensuite  l'ori- 
gine du  caractère  de  nécessité  qui  est  l'essence  même  de  la  causalité. 

Nous  n'avons  jamais  occasion  d'appliquer  le  concept  de  Causalité 
aux  objets  de  l'expérience  externe,  tant  que  ceux-ci  restent  immua- 
bles, soit  dans  l'Espace,  soit  dans  le  Temps.  Nous  n'établissons,  de 
même,  un  rapport  causal  entre  les  états  subjectifs,  qui  nous  sont 
donnés  dans  l'expérience  interne,  qu'à  la  condition  qu'ils  se  succèdent 
dans  le  Temps.  Le  changement  est  donc  la  première  condition  de  la 
causalité.  La  causalité  se  rapporte  non  à  des  choses  immobiles  et 
immuables,  mais  aux  états  variables  de  ces  choses.  Aussi  bien  le  mot 
de  cause  que  celui  d'effet  ne  peuvent  s'appliquer  qu'à  des  «  événe- 
ments l  ». 

Il  est  indispensable  de  bien  s'entendre  sur  le  sens  à  donner  au  mot 
de  cause.  La  langue  courante  lui  attribue  mille  acceptions  diverses, 
et  la  philosophie  ne  doit  accepter  que  la  seule  qui  soit  vraiment 
scientifique;  car  la  plupart  des  difficultés  qu'a  soulevées  le  concept 
de  Causalité  sont  venues  d'une  acception  antiscientifique  du  terme 
de  cause.  La  première  faute  que  la  langue  courante  commet  dans 
l'emploi  de  ce  terme,  et  que  le  langage  scientifique  n'évite  pas  tou- 
jours, consiste  à  transformer  la  cause  en  une  chose.  On  dit,  par 
exemple,  que  la  terre  est  la  cause  de  la  chute  des  corps.  Cette  ma- 
nière de  parler  n'est  pas,  suivant  M.  Wundt,  rigoureusement  exacte. 
La  terre  est  un  objet,  qui  subsiste,  même  quand  aucun  corps  ne 
tombe  à  sa  surface.  On  pourra  donc  dire  que  la  terre  est  une  condi- 
tion permanente  de  la  chute  des  corps,  mais  non  qu'elle  en  est  la 
cause.  La  vraie  cause  de  la  chute  d'un  corps  est  son  élévation  à  une 
certaine  hauteur.  Toutes  les  autres  circonstances,  si  indispensables 
qu'elles  soient  pour  la  production  du  phénomène,  n'en  sont  pas  moins 
de  simples  conditions  qui  peuvent  varier  sans  que  l'effet  varie.  Quant 
à  la  seule  vraie  cause,  c'est  la  condition  qui  rend  pleinement  compte 
et  de  la  nature  et  de  l'intensité  de  l'effet.  Pour  faire  tomber  une 

1.  Ereignisse. 


:'.(>  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

pierre  de  10  mètres,  il  faut  d'abord  la  jeter  à  10  mètres  en  l'air.  C'est 
le  seul  moyen  d'obtenir,  par  exemple,  les  effets  mécaniques  que 
produit  la  chute  d'une  pierre  de  cette  hauteur.  Prendre  pour  cause  la 
somme  des  conditions  d'un  phénomène,  comme  l'ont  voulu  plusieurs 
philosophes,  est,  d'un  autre  côté,  pratiquement  impossible,  car  la 
somme  des  conditions  égale  la  série  infinie  des  phénomènes  qui  ont 
précédé  feffet.  La  cause  à  ce  compte  serait  l'univers  tout  entier. 
Il  paraît  donc  nécessaire,  pour  donner  au  mot  de  cause  une  accep- 
tion scientifique  et  pratique,  de  le  restreindre  à  1'  «  événement  » 
unique  qui  peut  rendre  compte,  à  lui  seul,  de  la  quantité  et  de  la 
qualité  de  l'effet.  C'est  le  seul  moyen  de  bannir  partout  l'arbitraire 
de  la  détermination  de  la  cause. 

La  cause  et  l'effet  sont  donc  non  pas  des  choses,  non  pas  des 
substances,  mais  des  «  événements  »  passagers.  Les  discussions  sco- 
la.stiques  sur  la  simultanéité  ou  la  succession  de  la  cause  et  de  l'effet, 
sur  la  persistance  ou  la  non-persistance  de  l'effet  après  la  cause, 
sont  venues  en  grande  partie  d'une  fausse  application  du  concept  de 
Cause  à  des  objets  ou  à  des  substances  ' .  Tantôt  il  fallait  que  la 
cause,  en  sa  qualité  d'objet  durable,  persistât  à  côté  de  l'effet; 
tantôt  au  contraire,  substance  active,  elle  devait  précéder  cet  effet. 
Mais  si  la  cause  et  l'effet  ne  sont  que  des  «  événements  »  dans  le 
temps,  le  rapport  de  cause  et  d'effet  devra  se  conformer  aux  condi- 
tions qui  régissent  la  connexion  des  phénomènes  dans  le  temps,  et  la 
succession  dans  le  temps  deviendra  la  condition  expresse  de  toute 
liaison  causale. 

M.  Wundt  ne  prétend  pas  qu'en  fait  la  cause  et  l'effet  nous 
soient  toujours  donnés  comme  successifs.  A  ne  consulter  que  nos 
perceptions  immédiates,  beaucoup  de  liaisons  causales  seraient  si- 
multanées. Telles  sont,  par  exemple,  l'attraction  réciproque  de  la 
terre  et  de  la  lune,  ou  l'action  qu'exercent  l'un  sur  l'autre  les  pla- 
teaux d'une  balance  en  équilibre;  la  règle  de  la  succession  n'est  donc 
pas  obtenue  par  généralisation  des  données  expérimentales.  C'est 
plutôt  un  postulat  que  notre  pensée  intuitive  impose  à  l'expérience. 
Si  nous  considérons,  en  effet,  la  cause  et  l'effet  comme  deux  «  évé- 
nements »,  il  nous  est  impossible  de  nous  représenter  une  liaison 
causale  autrement  que  comme  une  succession  dans  le  Temps;  l'intui- 
tion exige  donc  que,  dans  tous  les  cas  où  nos  sens  nous  donneront 
des  liaisons  causales  simultanées,  nous  transformions  en  une  suc- 
cession cette  simultanéité  apparente.  Or  il  suffit,  dans  la  plupart  des 
cas,  de  faire  cesser  toute  confusion  entre  les  causes  et  les  objets 

I.  Falsche  Verdinglichung  des  Causalbegrifle. 


H.   LACHELIER.   —  THÉORIE  DE   LA   CONNAISSANCE  37 

pour  mettre  l'expérience  d'accord  avec  les  exigences  de  la  Pensée. 
Ainsi,  dans  le  cas  de  l'attraction  réciproque  de  la  terre  et  de  la  lune, 
l'action  des  deux  astres  l'un  sur  l'autre,  à  un  moment  donné,  est 
produite  en  réalité  par  les  mouvements  qui  ont  précédé  immédiate- 
ments  et  qui  ont  mis  ces  astres  dans  la  position  où  ils  se  trouvent  à 
ce  moment  précis.  Nous  avons  vu  que  la  force  attractive,  qui  réside 
dans  les  deux  astres,  n'est  qu'une  condition  permanente  de  l'action 
qu'ils  exercent  l'un  sur  l'autre,  mais  ne  peut  en  être  considérée 
comme  la  cause.  Dans  d'autres  cas,  la  simultanéité  de  la  cause  et  de 
l'effet  n'est  qu'apparente  et  due  à  l'imperfection  de  notre  connais- 
sance. Dans  ces  cas,  c'est  une  observation  plus  exacte,  ou  bien  le  rai- 
sonnement fondé  sur  d'autres  observations,  qui  nous  aide  à  résoudre 
cette  simultanéité.  Par  exemple,  malgré  l'apparente  simultanéité, 
dans  certaines  circonstances,  de  l'aperception  et  du  mouvement  vo- 
lontaire, nous  sommes  amenés,  par  la  physiologie,  à  considérer 
l'aperception  comme  ayant  réellement  précédé  l'acte,  puisque  l'exci- 
tation sensible  a  dû  être  d'abord  transmise  au  cerveau  et  de  là  réagir 
par  l'intermédiaire  des  nerfs  moteurs  sur  les  muscles.  Nous  arrivons 
donc  à  cette  conclusion  qu'en  réalité  la  cause  et  l'effet  sont  toujours 
successifs,  et  que  leur  simultanéité  n'est  jamais  qu'une  apparence 
due  soit  à  une  fausse  acception  des  termes  mêmes  de  cause  et  d'effet, 
soit  à  une  observation  imparfaite  de  nos  sens.  La  succession  dans  le 
temps  n'est  donc  pas  seulement  un  postulat  de  notre  pensée  intui- 
tive. C'est  en  même  temps  une  loi  objective  que  toute  expérience 
vient  confirmer. 

L'expérience  nous  offre  donc  des  séries  de  phénomènes  qui  se 
succèdent  dans  le  temps,  et  c'est  à  ces  successions  de  phénomènes 
que  nous  appliquons  le  concept  de  causalité.  Une  double  question 
reste  maintenant  à  examiner  :  A  quelles  conditions  une  succession 
est- elle  réputée  causale?  et  d'où  vient  le  caractère  de  nécessité  que 
nous  attribuons  à  toute  succession  de  ce  genre?  C'est  dans  l'applica- 
tion de  la  Pensée  Logique  aux  séries  régulières  de  phénomènes,  aux 
lois  données  par  l'expérience,  que  M.  Wundt  va  chercher  la  solution 
de  ce  double  problème.  Cette  partie  de  la  théorie  de  la  connaissance 
est  peut-être  la  plus  originale.  M.  Wundt  s'y  sépare  aussi  bien  des 
empiristes  anglais  que  des  aprioristes  Kantiens. 

L'origine  du  caractère  de  nécessité  que  les  deux  grands  systèmes, 
empiriste  et  aprioriste,  reconnaissent  dans  toute  liaison  causale,  a 
surtout  préoccupé  leurs  représentants.  Hume  et  Stuart  Mill  l'expli- 
quent pas  l'association  et  l'habitude,  Kant  par  l'apriorité  du  concept 
de  causalité.  Mais,  une  fois  la  nécessité  expliquée,  d'une  manière 
plus  ou  moins  satisfaisante,  il  reste  une  seconde  question,  dont  l'im- 


38  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

portance  est  bien  autrement  considérable  :  Par  quoi  sommes-nous 
déterminés  à  appliquer  notre  concept  de  causalité  nécessaire  aux 
séries  de  phénomènes?  Pourquoi  l'appliquons-nous  à  telle  série  et 
non  pas  à  telle  autre?  C'est  contre  cet  écueil  que  se  brisent,  suivant 
M.  Wundt,  les  deux  théories  opposées. 

L'association  et  l'habitude  de  Hume  et  de  Mill  sont  des  conditions 
psychologiques  générales  du  concept  de  causalité.  Il  est  évident  que, 
pour  former  des  liaisons  causales,  il  faut  avoir  d'abord  le  pouvoir  de 
lier  ou  d'associer  les  représentations  qui  correspondent  aux  phéno- 
mènes externes.  L'habitude  ou  l'attente  des  phénomènes  à  venir, 
étant  donné  tel  phénomène  présent,  est  un  autre  moyen  psycholo- 
gique de  former  ces  liaisons.  Mais  pourquoi  n'appelons- nous  pas 
causales  et  nécessaires  toutes  les  séries  de  phénomènes  que  nous 
sommes  habitués  à  voir  associées?  La  réponse  est  sans  doute  que 
d'autres  conditions  doivent  s'ajouter  à  l'association  et  à  l'habitude 
pour  déterminer  l'application  du  concept  de  causalité  nécessaire.  C'est 
ce  que  Stuart  Mill  a  fort  bien  senti,  lorsque,  pour  suppléer  à  l'insuf- 
fisance de  l'association,  il  a  eu  recours  à  un  principe  subjectif,  de  na- 
ture purement  logique,  la  «  tendance  à  la  généralisation.  »  Seules  les 
séries  susceptibles  de  généralisation  seraient  causales  et  nécessaires. 
Mais  alors  la  source  de  la  nécessité  causale  n'est  plus  ni  dans  l'habi- 
tude ni  dans  l'association,  puisque  les  séries  de  phénomènes  que 
nous  avons  l'habitude  d'associer  ne  sont  pas  toutes  causales  et 
nécessaires.  S'il  est,  chez  Mill,  un  principe  qui  rende  compte  de  la 
causalité  nécessaire,  ce  n'est  ni  l'association  ni  l'habitude,  c'est  le 
principe  tout  logique  de  la  généralisation,  que  le  philosophe  anglais 
avait  seulement  invoqué  comme  condition  accessoire. 

L'apriorisme,  de  son  côté,  ne  donne  guère  une  solution  plus  satis- 
faisante au  problème  que  nous  examinons.  Kant  se  sert,  pour  expli- 
quer la  nécessité  des  liaisons  causales,  d'un  concept  à  priori  de 
cau-c.  Mais  il  reste  encore  à  déterminer  les  critères  qu'une  série  de 
phénomènes  doit  présenter  pour  permettre  l'application  de  ce  con- 
cept. Car  le  simple  fait  d'une  liaison  dans  le  Temps  et  dans  l'Espace 
ne  suffit  nullement  pour  la  justifier;  la  philosophie  de  l'association, 
-même,  est  obligée  de  le  reconnaître.  Or,  pour  trouver  les  critères 
demandée,  il  faut  nécessairement  s'adresser  à  l'expérience.  Seule 
ience  décidera  donc  si  une  série  de  phénomènes  est  causale 
ou  ne  l'est  pas.  L'hypothèse  d'une  catégorie  à  priori  devient 

dès  lors  assez  inutile.  Elle  ne  serait  justifiée  que  si  elle  permettait  de 
rendre  compte  et  des  circonstances  où  une  série  peut  être  réputée 
»ale,  et  du  caractère  de  nécessité  d'une  telle  série.  Mais  pourquoi 
I  application  d'un  concept  à  priori  aux  séries  de  phénomènes,  sous  cer- 


H.  LACHELIER.  —  THÉORIE  DE  La  CONNAISSANCE  39 

taines  conditions,  déterminées  par  l'expérience,  lierait-elle  ces  séries 
d'une  façon  nécessaire?  C'est  ce  qu'il  est  impossible  d'expliquer.  On 
objecte  que  des  lois  empiriques  ne  peuvent  être  nécessaires,  parce 
que  d'autres  lois  empiriques  peuvent  toujours  les  contredire.  A  cette 
objection,  il  est  facile  de  répondre,  d'abord,  qu'une  loi  empirique 
paraît  nécessaire  aussi  longtemps  qu'elle  n'a  été  contredite  par  au- 
cune autre  loi,  et  qu'une  telle  nécessité  suffit  même  parfaitement  à 
la  pensée.  En  second  lieu,  on  peut  faire  remarquer  que  cette  néces- 
sité absolue,  dont  parlent  les  aprioristes,  n'existe  pas  pour  l'expé- 
rience vulgaire,  et  que  c'est  un  postulat  de  la  science,  dont  l'appari- 
tion est  de  date  relativement  récente.  La  lutte  entre  les  deux  systèmes 
reste  donc  sans  issue,  parce  que  des  deux  côtés  l'on  s'appuie  sur  de 
simples  affirmations.  Entre  les  deux  affirmations  suivantes  :  «  Ce  qui 
est  nécessaire  est  à  priori;  »  et  :  «  Ce  qui  est  nécessaire  n'a  nulle- 
ment besoin  d'être  à  priori,  »  il  est  à  tout  jamais  impossible  de 
décider,  si  l'on  ne  détermine  la  source  de  la  nécessité  causale,  d'une 
manière  qui  permette  de  rendre  toujours  compte  des  cas  où  elle  est 
applicable.  Il  est  nécessaire  pour  atteindre  ce  but  de  recourir  à  la 
pensée  logique,  seule  souce  de  nécessité. 

Le  fait  que  nous  venons  de  signaler,  l'apparition  tardive  du  con- 
cept de  nécessité  absolue,  et  la  restriction  de  ce  concept  au  domaine 
de  la  science,  peut  nous  éclairer  peut-être  sur  la  véritable  source 
de  cette  nécessité.  Nous  n'avons  trouvé  jusqu'ici  de  nécessité  abso- 
lue que  dans  les  principes  logiques  de  la  Pensée,  mais  nous  avons 
constaté  une  tendance  constante  de  la  Pensée  à  élaborer  les  données 
de  l'expérience  au  moyen  de  ces  principes.  Cette  tendance  ne  doit 
pas  être  confondue  avec  une  activité  qui  s'exercerait  spontanément, 
nécessairement,  en  face  de  toute  expérience,  comme  celle  des  caté- 
gories kantiennes.  Etant  donnés,  par  exemple,  deux  objets  sembla- 
bles, tous  les  deux,  à  un  troisième,  il  n'est  pas  nécessaire  que  la 
Pensée  conclue  aussitôt  à  la  similitude  des  deux  premiers  objets. 
L'application  des  principes  logiques  aux  résultats  de  l'expérience  est 
une  action  libre,  au  sens  leibnizien  du  mot,  c'est-à-dire  non  néces- 
saire. Si  la  nécessité  absolue  des  liaisons  causales  n'apparaît  qu'au 
savant,  n'est-ce  donc  pas  que  cette  nécessité  vient  des  principes 
logiques  et  que  le  savant  seul  sait  appliquer  ces  principes  à  l'expé- 
rience? L'expérience  vulgaire  ne  méconnaîtrait-elle  pas  la  nécessité 
absolue  des  liaisons  causales  que  faute  de  faire  un  usage  suffisant  des 
fonctions  logiques  de  la  Pensée  ? 

La  Pensée  logique  possède  un  principe  dont  l'analogie  avec  la 
causalité  a  de  tout  temps  frappé  l'esprit  des  philosophes  et  avec  le- 
quel la  causalité  a  même  longtemps  été  confondue.  C'est  le  Principe 


40  BEVUE   PHILOSOPHIQUE 

de  raison  par  lequel  nous  passons  d'une  identité  à  une  autre  identité. 
Le  Principe  de  raison  unit  des  actes  de  pensée,  comme  la  loi  de 
causalité  unit  des  phénomènes.  Le  principe  logique  permet  de  former 
un  jugement  nouveau  au  moyen  d'autres  jugements  donnés.  La  loi 
empirique  permet,  avec  l'aide  des  phénomènes  présents,  de  passer 
aux  phénomènes  à  venir.  L'analogie  pourrait  être  poussée  plus  loin. 
Mais  M.  Wundt  s'arrête  et  signale  tout  de  suite  le  côté  artificiel  qui  la 
rend  insuffisante  pour  justifier  à  elle  seule  une  subordination  immé- 
diate de  la  loi  causale  au  Principe  de  raison.  Si  nous  parvenons  à  pré- 
voir, d'une  manière  à  peu  près  certaine,  un  phénomène  à  venir  comme 
conséquence  d'un  phénomène  présent,  c'est  que  les  deux  phéno- 
mènes nous  ont  déjà  été  donnés  par  l'expérience  comme  liés  l'un 
à  l'autre.  Entre  ce  cas  d'association  par  habitude  et  l'acte  logique 
par  lequel  la  Pensée  déduit,  spontanément,  immédiatement,  des 
égalités  :  A  =  B,B  =  C,  l'égalité  A  =  G,  il  n'y  a  qu'une  ressem- 
blance fortuite.  Entre  un  rapport  isolé  de  cause  à  effet  et  un  rapport 
de  prémisses  à  conclusion,  l'identification  n'est  donc  jamais  possible; 
il  n'y  a  qu'une  analogie  sans  véritable  intérêt  scientifique. 

Le  Principe  de  raison  n'est  donc  jamais  applicable  à  une  liaison 
causale  isolée.  Si  la  nécessité  n'a  d'autre  source  possible  que  la 
Pensée  logique,  il  faudra  en  conclure  qu'une  série  de  phénomènes, 
isolée  de  toute  autre,  considérée  en  elle-même,  si  régulièrement 
qu'elle  se  reproduise,  n'aura  jamais  le  caractère  de  nécessité  abso- 
lue que  la  science  exige.  M.  Wundt  remarque  avec  raison  qu'il  en 
est  réellement  ainsi.  Par  exemple  entre  les  variations  de  la  longueur 
du  fil  d'un  pendule  et  la  durée  de  l'oscillation,  il  n'est  pas  possible 
de  trouver  une  liaison  absolue,  tant  que  l'on  fait  abstraction  des  au- 
tres lois  physiques  auxquelles  cette  loi  pourrait  être  rattachée.  Les 
deux  phénomènes  s'accompagnent  toujours.  Aux  modifications  du 
premier  correspondent  toujours  des  modifications  du  second;  aucune 
expérience  n'a  jamais  démenti  la  régularité  de  cette  correspondance. 
Nous  avons  donc  une  loi,  nous  avons  même  une  loi  nécessaire,  mais 
nécessaire  au  sens  empirique  du  mot.  Nous  obtenons  une  nécessité 
qui  suffit  parfaitement  à  l'expérience  vulgaire,  qui  peut  même  suffire 
à  la  science  (la  science  est  ordinairement  forcée  de  s'en  contenter). 
Mais  nous  sommes  encore  très  éloignés  de  la  vraie  nécessité  causale, 
de  c»-lle  dont  nous  trouvons  le  type  dans  les  lois  de  la  Pensée  lo- 
gique. 

Tout  autre  sera  le  caractère  de  la  loi  dont  nous  parlons,  si  nous 
réussissons  à  la  rattacher  logiquement  à  d'autres  lois  plus  générales 
et  plus  certaines,  dont  elle  deviendrait  un  cas  particulier.  Or  c'est 
le  travail  que  la  Physique  accomplit,  lorsqu'elle  déduit   les  lois  du 


H.   LACHELIER.   —  THÉORIE  DE  LA   CONNAISSANCE  41 

pendule  dès  lors  de  la  chute  des  corps.  Si  les  lois  de  la  chute  des 
corps  sont  vraies,  il  devient  logiquement  nécessaire,  en  vertu  du 
principe  de  raison,  que  les  phénomènes  du  pendule  se  produisent. 
Les  variations  correspondantes  de  la  longueur  du  fil  et  de  la  durée 
de  l'oscillation  deviennent  une  conclusion,  dont  la  nécessité,  par 
rapport  à  ses  prémisses,  qui  sont  les  lois  de  la  chute  des  corps,  est 
tout  aussi  absolue  que  celle  de  l'égalité  A  =  G,  étant  données  les 
deux  égalités  A  =  B  et  B  =  C.  Bien  plus,  un  rapport  semblable  s'éta- 
blit même  entre  les  termes  de  la  loi,  la  longueur  du  fil  et  la  durée  de 
l'oscillation.  En  effet,  les  lois  de  la  chute  des  corps  une  fois  admises, 
il  suffit  de  suspendre  un  corps  pesant  à  un  fil  de  longueur  donnée, 
pour  déterminer,  avant  toute  expérience,  avec  une  certitude  logique, 
la  durée  de  l'oscillation. 

La  nécessité,  par  ce  système,  se  trouve  pour  ainsi  dire  déplacée  ; 
elle  ne  s'applique  plus  tant  à  la  liaison  des  phénomène  entre  eux  qu'à 
l'enchaînement  des  séries  de  phénomènes  ou  lois  entre  elles.  La  loi 
pour  ainsi  dire,  n'a  pas  sa  nécessité  en  elle-même,  elle  la  trouve 
seulement  dans  un  rapport  logique  avec  les  lois  plus  générales  dont 
elle  peut  être  déduite.  Il  est  vrai  que,  ce  rapport  une  fois  établi,  il 
devient  possible  de  transporter  la  nécessité  jusque  dans  la  loi  elle- 
même,  considérée  indépendamment  de  toute  autre,  et  de  passer 
désormais  de  la  cause  à  l'effet,  non  plus  seulement  en  vertu  des  lois 
physiologiques  de  l'association  et  de  l'habitude,  mais  par  une  opéra- 
tion logique  de  la  pensée.  L'objet  de  la  science  consiste  donc  à  éta- 
blir, entre  toutes  les  lois  que  l'expérience  nous  fait  connaître,  une 
coordination  et  une  subordination  logique.  La  science  a  pour  tâche 
de  former  des  séries  parallèles  de  lois  subordonnées.  La  coordina- 
tion est  soumise  à  la  condition  unique  d'éviter  toute  contradiction 
des  lois  entre  elles.  La  subordination  doit  être  partout  conforme  au 
principe  de  raison.  Aussitôt  qu'une  loi  nouvelle  est  découverte,  la 
science,  après  s'être  assurée  qu'elle  ne  contredit  aucun  fait  déjà 
connu  de  l'expérience,  doit  chercher  les  lois  plus  générales  ou  les 
hypothèses  auxquelles  cette  loi  peut  être  logiquement  reliée  et  dont, 
au  besoin  même,  elle  aurait  pu  être  déduite  avant  toute  expérience. 
Cet  enchaînement  une  fois  effectué,  la  loi  nouvelle  aura  pris  dans  la 
science  un  rang  définitif. 

La  science  est  encore  bien  éloignée  de  cette  connexion  logique  des 
séries  régulières  de  phénomènes  entre  elles,  qui  est  la  vraia  causalité. 
Il  s'écoulera  un  temps  infini  avant  qu'elle  ait  réussi  à  déduire  toutes 
ses  lois  d'un  nombre  limité  de  faits  primitifs  et  axiomatiques  de  l'ex- 
périence. Seules  la  mécanique  proprement  dite  et  la  partie  mécani- 
que de  la  physique  sont  assez  avancées  pour  entreprendre  un  enchaî- 


42  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

nement  logique,  bien  imparfait  encore,  de  leurs  lois.  La  méthode  de 
ces  sciences  consiste  ordinairement  à  déterminer  d'abord  ces  lois 
d'une  manière  purement  expérimentale,  et  à  les  relier  ensuite  à  des 
lois  plus  générales.  Ainsi  la  loi  du  pendule,  découverte  d'abord  par 
l'expérience,  a  été  plus  tard  déduite,  comme  une  conséquence  néces- 
saire, des  lois  de  la  chute  des  corps.  Mais  la  science  possède  un  cer- 
tain nombre  de  lois,  qui  ont  pu  être  d'abord  obtenues  par  une  dé- 
duction logique  et  qui  ont  été  vérifiées,  seulement  plus  tard,  à  l'aide 
de  l'expérience.  Telle  est  par  exemple  la  lof  du  mouvement  parabo- 
lique des  projectiles.  Cette  loi,  en  effet,  a  pu,  avant  toute  expérience, 
être  déduite  à  priori  de  la  loi  d'inertie  et  de  la  loi  de  la  chute  libre 
des  corps;  plus  tard,  elle  a  été  confirmée,  mais  d'une  manière  seule- 
ment approchée,  par  l'expérience.  Ces  exemples  font  connaître  le 
but  que  se  propose  la  physique  moderne;  il  consiste  dans  une  réduc- 
tion de  toutes  les  séries  régulières  de  phénomènes  ou  lois,  à  un 
enchaînement  continu  de  prémisses  et  de  conséquences  K.  11  faut 
seulement  pour  l'atteindre  un  progrès  infini,  qui  n'est  réalisable  que 
dans  un  temps  infini.  Le  but  des  sciences  physiques  est  en  même 
temps  celui  de  toutes  les  sciences,  car  la  science  humaine  est  pro- 
fondément une.  Mais  le  plus  grand  nombre  des  sciences  s'en  trouve 
encore  incomparablement  plus  éloigné  que  la  mécanique  et  la 
physique  mécanique.  Les  plus  imparfaites,  en  ce  sens,  sont  sans  con- 
tredit les  sciences  naturelles,  et  plus  que  toutes  les  autres  les  sciences 
biologiques.  Une  certaine  subordination  logique  des  lois  n'y  est  pas 
absolument  impossible;  mais  jamais  il  n'y  est  possible  de  passer  des 
lois  connues  à  des  lois  nouvelles,  sans  l'aide  de  l'expérience,  parce 
que  des  conditions  inconnues  peuvent  toujours  intervenir,  à  cause 
de  l'infinie  complexité  des  phénomènes,  et  modifier  profondément 
les  résultats  attendus.  Ces  sciences  se  contentent  de  la  nécessité 
empirique,  rendue  seulement  plus  forte  par  l'analogie  avec  les  scien- 
ces plus  avancées  et  par  la  certitude  que  Tordre  logique,  s'il  n'est  pas 
établi  partout,  est  au  moins  partout  possible. 

Il  reste  maintenant  adiré  quelques  mots  du  point  de  départ  de  ces 
enchaînements  logiques  de  lois.  Si  ce  point  de  départ  ne  peut  être 
autre  chose  qu'une  loi  connue  seulement  par  l'observation  et  l'expé- 
rience, et  n'ayant  d'autre  avantage  que  celui  d'une  plus  grande  gé- 
néralité, on  pourra  toujours  se  demander  si  les  lois,  qui  en  sont  dé- 
duites ne  participent  pas,  dans  une  certaine  mesure,  à  son  caractère 
empirique.  Et  alors  que  deviendra  la  nécessité  absolue  exigée  par  la 
science?  M.  Wundt  est  obligé  de  reconnaître  que,  dans  l'état  actuel 

t.  La  causalité  n'est  autre  chose  que  cet  enchaînement. 


H.   LACHELIER.    —  THÉORIE   DE    LA   CONNAISSANCE  43 

de  la  science,  toutes  les  subordinations  logiques  ont  pour  ternie 
premier,  ou  bien  une  loi  empirique,  qui,  comme  la  loi  de  la  chute 
des  corps,  n'a  pu  être  rattachée  jusqu'ici  à  aucun  fait  plus  général 
de  l'expérience,  ou  une  hypothèse,  qui,  bien  que  conforme  aux  prin- 
cipes logiques  et  aux  formes  de  l'intuition,  n'a  pu  être  reliée  à  aucun 
fait  axiomatique,  évident  par  lui-même.  L'enchaînement  logique  n'est 
donc  réalisé,  dans  toutes  les  sciences,  que  par  fragments,  pour  ainsi 
dire;  dans  aucune,  par  conséquent,  la  nécessité  ne  possède  un  carac- 
tère parfaitement  absolu.  Cette  imperfection  des  sciences  les  plus 
avancées  ne  diminue  du  reste  en  aucune  façon  l'avantage  qui  ré- 
sulte pour  les  lois  particulières  de  leur  subordination  logique  et 
nécessaire  à  des  lois  ou  à  des  hypothèses  plus  générales,  celles-ci 
eussent-elles  une  origine  purement  empirique.  Certaines  lois  empiri- 
ques, en  effet,  vérifiées  dans  un  nombre  de  cas  infinis,  sans  qu'aucune 
exception  soit  jamais  venue  en  ébranler  la  certitude,  possèdent  un 
degré  de  nécessité  infiniment  plus  grand  que  des  lois  particulières 
souvent  mal  observées.  On  peut  en  dire  à  peu  près  autant  de  la  plu- 
part des  hypothèses,  surtout  de  celles  qui  s'appuient  sur  le  concept 
de  substance,  comme  celle  du  fluide  électrique.  On  conçoit  facile- 
ment que  lé  caractère  des  lois  particulières  soit  radicalement  modifié 
par  le  seul  fait  de  leur  enchaînement  logique  et  nécessaire  à  ces  lois 
générales  et  à  ces  hypothèses.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai,  croyons- 
nous  pouvoir  dire  sans  nous  écarter  de  la  pensée  de  M.  Wundt,  que, 
s'il  était  impossible  de  dépasser  ce  degré  de  certitude,  le  vrai  but  de 
la  science  serait  manqué. 

Mais  nous  savons  que  l'œuvre  de  la  science  est  encore  fort  impar- 
faite. La  science  subit  une  longue  évolution.  Elle  est  dans  un  progrès 
constant  dont  le  terme  recule  à  mesure  qu'elle  croit  s'en  rappro- 
cher. Or  ce  progrès  consiste  non  seulement  à  réduire  logique- 
ment toutes  les  lois  physiques  à  des  lois  de  plus  en  plus  générales, 
mais  encore  et  surtout  à  remonter  ainsi,  s'il  est  possible,  jusqu'à  des 
faits  axiomatiques  de  l'expérience  *,  possédant  un  caractère  de  né- 
cessité et  d'évidence  semblable  à  celui  qui  appartient  à  la  Pensée  lo- 
gique. Ces  axiomes  de  l'expérience  peuvent  être  de  deux  sortes.  Les 
uns  se  forment  par  l'application  des  principes  logiques  aux  concepts 
du  Temps  et  de  l'Espace.  Ce  sont  les  axiomes  mathématiques,  ari- 
thmétiques et  géométriques,  dont  nous  n'avons  pas  à  parler  ici.  Les 
autres  résultent  de  l'application  des  principes  logiques  et  des  formes 
intuitives  au  concept  de  Substance.  Ce  sont  les  axiomes  de  la  Sub- 


l.  Das  Causalgesetz  fordert  dass  aile  Erscheinungen,  aus  einer  Anzahl  urs- 
piùnglicher  Erfahrungsaxiome  abgeleitet  werden. 


44  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

stance  et  les  axiomes  physiques  qui  en  dérivent,  comme  nous  allons  le 
voir.  C'est  aux  axiomes  physiques  que  la  science  cherche  à  ratta- 
cher les  lois  mécaniques  d'abord,  et  toutes  les  lois  de  la  nature 
ensuite.  Ces  derniers  axiomes  dérivant  des  éléments  non  hypothéti- 
ques du  concept  de  Substance,  c'est  en  développant,  en  enrichissant 
ce  concept  que  la  science  peut  espérer  découvrir  un  jour  les  prémisses 
évidentes  par  elles-mêmes,  auxquelles  toutes  les  lois  de  la  nature  sont 
logiquement  subordonnées.  Or  nous  savons  que  l'hypothèse  de  Sub- 
stance, elle  aussi,  est  soumise  à  une  évolution  continuelle,  à  un  pro- 
grès dont  le  terme  reculera  toujours.  Un  grand  nombre  des  éléments 
qui  y  sont  réunis  sont  imparfaitement  déterminés,  un  grand  nombre 
d'autres  restent  à  découvrir. 

Au  terme  de  son  développement,  l'hypothèse  de  Substance  devra 
contenir  sur  l'essence  de  la  matière  un  ensemble  de  propositions 
ayant  un  caractère  d'évidence  et  de  nécessité,  c'est-à-dire  telles  que 
les  principes  logiques  et  les  nécessités  de  l'intuition  nous  contrai- 
gnent à  les  admettre  et  à  repousser  toute  proposition  différente  comme 
non  pensable  et  non  représentable.  La  méthode  que  suit  la  Pensée, 
dans  la  découverte  et  la  détermination  des  éléments  du  concept  de 
Substance,  est  analogue  à  celle  qu'elle  adopte  à  l'égard  des  lois  de  la 
nature,  c'est-à-dire  que  ces  éléments  sont  d'abord  découverts  et 
déterminés  avec  l'aide  de  l'expérience,  et  n'ont,  en  principe,  que  la 
valeur  empirique  d'hypothèses  que  toutes  les  expériences  et  toutes 
les  observations  confirment.  Mais  si  la  science  parvient  ensuite  à 
démontrer  que  les  axiomes  logiques  et  les  axiomes  de  l'intuition  im- 
posent à  l'esprit  la  nécessité  d'admettre  ces  éléments,  ils  acquièrent 
alurs  le  double  caractère  d'être  vrais  à  'priori  et  de  ne  pouvoir  être 
contredits  par  aucune  expérience  avenir.  Ainsi  le  principe  de  la  sim- 
plicité des  éléments  matériels,  qui  ne  s'est  fait  jour  dans  l'expérience 
que  lentement,  après  une  longue  lutte  contre  les  affirmations  con- 
traires, résulte  pourtant  d'une  application  nécessaire  du  concept  d'Es- 
pace au  concept  de  Substance.  L'élément  le  plus  simple  qui  nous 
soit  donné  dans  l'Espace  est,  en  effet,  le  point,  le  point  géométrique, 
indivisible,  déterminé  par  trois  coordonnées.  Les  éléments  de  la 
Substance,  que  nous  sommes  obligés  de  nous  représenter  étendue 
dans  l'Espace,  seront  donc  nécessairement  des  points  ou  se  compor- 
teront les  uns  à  l'égard  des  autres  comme  des  points.  La  science  est 
ainsi  conduite  à  admettre  des  points  physiques  tout  aussi  indivisibles 
et  immuables  que  les  points  géométriques,  mais  ayant  sur  ceux-ci 
L'avantage  d'être  sinon  sensibles,  au  moins  représentables.  M.  Wundt 
explique  de  même,  par  une  application  des  propriétés  de  l'Espace  aux 
propriétés  de  la  Substance,  les  deux  autres  qualitésévidentes  par  elles- 


H.  LACHELIER.   —  THÉORIE  DE  LA  CONNAISSANCE  45 

mêmes  de  la  Substance  matérielle,  l'activité  et  la  constance  '.  Ces 
«  axiomes  du  concept  de  Substance  2  »  sont  donc  comme  le  premier 
des  postulats  de  l'intuition.  Leur  nécessité  est  une  nécessité  d'in- 
tuition. 

Les  axiomes  physiques  s'obtiennent  par  la  même  méthode  que  les 
axiomes  de  la  substance.  La  science,  après  les  avoir  déterminés 
d'abord  par  généralisation  des  données  de  l'expérience,  démontre 
ensuite  qu'il  est  impossible  à  la  Pensée  de  ne  pas  les  admettre,  sans 
tomber  en  contradiction  avec  les  formes  intuitives  et  avec  ses  propres 
principes  logiques  et  elle  le  fait  en  les  rattachant  aux  axiomes  de  la 
substance.  Ainsi  l'expérience  a  d'abord  conduit  à  la  découverte  de 
l'axiome  de  la  «  Constance  de  la  somme  des  forces  actives  et  des 
forces  potentielles  »,  mais  M.  Wundt  démontre  que  cet  axiome  est 
un  axiome  nécessaire,  dont  la  nécessité  résulte  immédiatement  de 
celle  des  propriétés  fondamentales  non  hypothétiques  de  la  sub- 
stance, si  l'on  y  ajoute  le  concept  de  force,  fourni,  lui-même,  par 
l'application  de  la  Causalité  à  la  Substance  3.  Or  les  propriétés  de  la 
Substance  qui  servent  de  base  aux  axiomes  physiques  (simplicité, 
activité,  constance)  dérivent  elles-mêmes  des  propriétés  fondamen- 
tales de  l'Espace.  De  sorte  qu'en  dernière  analyse,  c'est  la  nécessité 
et  l'évidence  des  formes  de  l'intuition  qui,  grâce  à  la  nécessité  des 
lois  logiques,  se  retrouvent  dans  la  connaissance  humaine  tout  en- 
tière. Les  prémisses  d'où  la  science  doit  déduire  un  jour  toutes  les 
lois  de  la  nature  sont,  en  effet,  des  axiomes  pour  ainsi  dire  intuitifs, 
car  ils  résultent  de  l'application  des  concepts  de  Temps  et  d'Espace 
à  un  certain  nombre  de  concepts  hypothétiques,  conformément  aux 
lois  logiques.  Ils  possèdent  donc  une  évidence  et  une  nécessité  d'in- 
tuition empruntée,  par  l'entremise  du  Principe  de  Raison,-  aux  pro- 
priétés du  Temps  et  de  l'Espace.  Les  propriétés  du  Temps  et  de  l'Es- 
pace sont,  il  est  vrai,  des  faits  d'expérience,  mais  les  plus  généraux 
de  tous,  et  leur  valeur  est  en  réalité  celle  de  conditions  de  toute 
représentation.  La  propriété  de  l'Espace  d'avoir  trois  dimensions, 
par  exemple,  est  un  fait  d'expérience,  qui  n'a  pas  une  nécessité 
logique.  Ce  fait  d'expérience  n'en  a  pas  moins  la  valeur  d'un  pos- 
tulat évident  et  nécessaire  que  nous  croyons  pouvoir  imposer  à  toute 
expérience  et  qui  nous  fait  rejeter,  comme  une  absurdité  indigne 
d'examen,  l'hypothèse  d'une  quatrième  dimension  de  l'Espace.  Ce 

1.  Wirksamheit  und  Beharrlichkeit. 

2.  Axiome  des  Substanz  Begriffs. 

3.  Nous  sommes  obligés  de  passer  très  rapidement  sur  cette  partie  de  la 
théorie  de  M.  Wundt,  dont  l'exposition  détaillée  nous  entraînerait  beaucoup 
trop  loin.  Nous  renvoyons  à  la  Logique,  6e  partie,  ch.  II,  4. 


46  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

que  nous  retrouvons  au  sommet  de  la  science,  c'est  donc,  avec  la  né- 
cessité logique,  l'intuition  immédiate  (nous  avons  vu  que  les  principes 
logiques  eux-mêmes,  s'ils  tirent  leur  nécessité  de  la  Pensée,  tien- 
nent leur  évidence  de  l'intuition).  La  Pensée  Logique  en  parfait  ac- 
cord avec  l'intuition,  tel  est  le  principe  de  la  science.  Les  éléments 
non  hypothétiques  du  concept  de  Substance,  les  axiomes  physiques 
participent  tous  en  effet  à  l'évidence  de  l'intuition,  par  l'intermé- 
diaire de  la  nécessité  logique.  Et  le  but  dernier  de  la  science  est  de 
soumettre  toutes  les  lois  de  la  nature  au  Principe  de  raison,  à  seule 
fin  d'étendre  l'évidence  du  concept  de  substance,  arrivé  au  terme  de 
son  évolution,  et  celle  des  axiomes  physiques,  à  tout  l'ensemble  des 
séries  de  phénomènes.  On  voit  ainsi  la  carrière  qui  reste  à  parcourir 
à  la  science  humaine.  Dans  les  parties  les  plus  avancées  de  son  do- 
maine, elle  n'a  encore  réduit  ses  lois  qu'à  une  subordination  logique 
incomplète,  elle  n'en  a  relié  aucune  à  quelque  axiome  ou  à  quelque 
propriété  évidente  et  nécessaire  de  la  Substance  matérielle.  Elle  n'a 
donc  pas  encore  réalisé  la  véritable  causalité  nécessaire.  Elle  est 
encore  obligée  de  se  contenter  d'une,  nécessité  empirique,  et  c'est 
seulement  la  conviction,  mais  la  conviction  légitime,  que  l'enchaîne- 
ment logique  des  lois  peut  remonter  jusqu'à  des  axiomes,  qui  l'auto- 
rise à  considérer  cette  nécessité  comme  absolue. 


Nous  espérons,  par  cette  analyse  rapide  de  la  théorie  de  M.  Wundt 
sur  la  Substance  et  la  Cause,  avoir  donné  une  idée  générale  de  sa 
Théorie  de  la  connaissance.  Nous  en  avons  signalé  l'idée  dominante, 
qui  est  au  fond  celle  de  presque  toute  la  philosophie  contemporaine 
allemande,  c'est-à-dire  de  cette  philosophie  qui,  tout  en  critiquant, 
dans  le  détail,  le  système  kantien,  prétend  demeurer  néanmoins  sur 
le  terrain  de  Kant  et  reste  profondément  kantienne  d'esprit.  Cette 
idée  que,  depuis  Kant,  les  Allemands  n'ont  jamais  complètement 
abandonnée,  est  celle  de  l'élaboration  des  données  de  l'expérience 
par  la  Pensée.  Il  y  a  dans  la  connaissance  humaine  deux  éléments, 
l'un  actif  et  l'autre  passif,  l'un  à  j)riori,  l'autre  à  posteriori.  Le  pre- 
mier pour  M.  Wundt,  comme  pour  la  majorité  des  philosophes  mo- 
dernes allemands,  c'est  la  Pensée  elle-même  douée  de  certaines  fonc- 
tions; ces  fonctions,  seulement  chez  M.  Wundt,  se  réduisent  aux 
fonctions  logiques  et  à  la  tendance  qui  en  résulte  à  réduire  l'expé- 


H.  LACHELIER,   —  THÉORIE  DE  LA  CONNAISSANCE  47 

rience  à  un  continu  parfaitement  intelligible,  c'est-à-dire  logique. 
L'élément  à  posteriori,  ce  sont  les  séries  de  nos  représentations  et 
des  phénomènes  qui  leur  correspondent.  Il  faut  prendre  l'ordre  des 
phénomènes  comme  une  donnée  dont  nous  n'avons  pas  à  rendre 
compte.  Nous  ne  possédons  aucun  moyen  d'expliquer  pourquoi  l'or- 
dre des  phénomènes  est  tel  et  non  pas  autre.  Toute  tentative  pour 
résoudre  un  pareil  problème  porte  fatalement  avec  elle  un  caractère 
arbitraire  qui  lui  enlève  toute  valeur  scientifique.  L'expérience  sen- 
sible donne  lieu  à  un  double  travail  de  la  Pensée.  Le  premier  con- 
siste à  rendre  compte  de  la  liaison  objective  des  phénomènes.  La 
Pensée  s'en  acquitte  en  créant  le  concept  hypothétique  de  Substance, 
dont  elle  aspire  à  rendre  tous  les  éléments  évidents  et  nécessaires, 
d'une  évidence  et  d'une  nécessité  d'intuition.  Le  second  travail  et  le 
plus  important  de  la  Pensée  est  la  réduction  de  toutes  les  séries  de 
phénomènes  à  une  coordination  et  à  une  subordination  logique.  La 
Pensée  accomplit  ce  travail  en  appliquant  aux  données  expérimen- 
tales les  principes  auxquels  donnent  lieu  ses  fonctions  logiques  et  tout 
particulièrement  celui  que  M.  Wundt  a  appelé  le  Principe  de  Raison, 
Le  but  qu'elle  se  propose  est  de  rattacher  ainsi  toutes  les  lois  de  la 
nature  à  des  axiomes  physiques,  axiomes  résultant  du  concept  même 
de  Substance  dont  tous  les  éléments  seraient  devenus  évidents  et 
nécessaires.  Quant  à  la  source  de  cette  évidence  et  de  cette  néces- 
sité qui,  du  concept  des  Substances  et  des  axiomes  physiques,  doit 
s'étendre  à  tout  le  champ  de  la  connaissance  humaine,  elle  se  trouve 
dans  les  concepts  de  Temps  et  d'Espace.  Nous  avons  vu  que  ces 
concepts  dont  l'origine  est  expérimentale,  possèdent  néanmoins, 
dans  toutes  leurs  propriétés,  une  évidence  et  une  nécessité  intui- 
tives. Ptelié  à  ces  prémisses,  l'ensemble  des  lois  de  la  nature, 
sous  l'empire  du  principe  de  raison,  prend  un  caractère  de  nécessité 
dont  la  nécessité  causale  n'est  pas  différente.  La  causalité  n'est 
autre  chose  en  effet  que  le  Principe  même  de  Raison  en  tant  qu'il 
s'applique  au  contenu  de  l'expérience. 

Telle  est,  dans  les  traits  principaux,  la  Théorie  de  la  Connaissance 
de  M.  Wundt.  Elle  ne  mérité  pas,  comme  on  le  voit,  le  nom  de  sys- 
tème empirique.  Il  n'y  a  guère  en  Allemagne  d'ailleurs  de  vrais 
empiristes  comparables  aux  philosophes  anglais  contemporains. 
Le  pur  empirisme  est  le  produit  naturel  de  l'esprit  anglais,  comme 
le  spiritualisme  de  Maine  de  Biran  le  produit  naturel  de  l'esprit 
français.  L'esprit  allemand  semble  répugner  aussi  bien  à  l'une  qu'à 
l'autre  de  ces  deux  tendances.  L'esprit  allemand  incline  plutôt  vers 
l'idéalisme  et  en  même  temps  vers  le  criticisme.  Kant  en  ce  sens  en 
est  le  plus  fidèle  représentant.  Le  matérialisme  absolu  n'a  eu  en 


48  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Allemagne  qu'une  vogue  de  très  courte  durée,  produite  en  grande 
partie  par  une  sorte  de  réaction  contre  l'idéalisme  outré  des  hégéliens, 
car  l'idéalisme  dépourvu  de  critique  ne  saurait  pas  non  plus  être  la 
vraie  philosophie  allemande. 

Fichte  et  Hegel  sont  aujourd'hui  présentés  aux  étudiants  comme 
des  Génies  d'une  influence  funeste,  qui,  ayant  méconnu  l'esprit  véri- 
table de  Kant,  ont  retardé  de  plus  de  quarante  ans  l'essor  définitif 
de  la  philosophie  allemande.  Aujourd'hui,  Phégélianisme  ne  compte 
plus  que  des  représentants  dispersés,  qui  se  consacrent  presque  tous 
à  Yhistoire  de  la  philosophie.  Herbart,  dont  l'école  a  été  si  floris- 
sante, n'a  plus  guère  de  disciples  que  dans  la  pédagogie.  En  reve- 
nant, avec  Lange,  à  Kant,  en  entreprenant  avec  lui  la  critique  scien- 
tifique de  la  Critique  de  la  raison  pure ,  encore  embarrassée  de 
dogmatisme,  l'Allemagne  semble  avoir  retrouvé  sa  véritable  voie 
philosophique.  A  vrai  dire,  il  n'y  a  plus  guère  aujourd'hui  de  kan- 
tiens proprement  dits,  c'est-à-dire  de  philosophes  qui  défendent  dans 
toutes  ses  théories  particulières  le  système  du  maître.  On  trouve 
plutôt  au  delà  du  Rhin  des  philosophes  et  des  savants,  qui,  tout 
en  restant  animés  du  plus  pur  esprit  kantien,  cherchent  par  la  cri- 
tique de  la  plupart  des  idées  de  Kant  à  déterminer  plus  rigoureuse- 
ment la  vraie  part  de  l'a  priori  dans  la  connaissance  humaine.  La 
théorie  de  la  connaissance  de  M.  Wundt  est  un  nouvel  effort  dans 
ce  sens.  Nous  avons  dû  nous  contenter  d'en  exposer  la  partie  dogma- 
tique et  seulement  dans  quelques-uns  de  ses  traits  principaux.  Mais 
la  partie  critique,  dirigée  en  grande  partie  contre  Kant,  mériterait 
d'être  connue.  Peut-être  fera-t-elle  l'objet  d'une  prochaine  analyse. 

H.  Lachelier. 


LA  PERSONNALITÉ 


La  philosophie  spiritualiste  fait  valoir  en  sa  faveur  deux  argu- 
ments principaux  :  la  personnalité  et  l'obligation  morale.  C'est  du 
premier  problème  qu'il  sera  question  ici.  Pour  nous,  il  se  pose 
sous  cette  forme  :  L'existence  de  la  notion  de  personnalité,  cette 
notion  que  chacun  de  nous  possède,  implique-t-elle  une  entité  dis- 
tincte des  phénomènes,  une  âme,  une  force,  quelque  chose  en  un 
mot  qui  relie  les  phénomènes  les  uns  aux  autres?  ou  bien  la  suc- 
cession des  phénomènes  suffit-elle  à  constituer  une  individualité?  et 
les  lois  connues  de  l'esprit  peuvent- elles  suffire  à  expliquer  l'ori- 
gine et  l'existence  de  ridée  de  personnalité?  S'il  en  est  ainsi,  com- 
ment la  genèse  de  cette  idée  s'est-elle  effectuée? 

Je  n'examinerai  ici  que  le  premier  point  :  l'existence  d'une  âme 
substantielle,  sous  quelque  forme  qu'on  la  conçoive,  est-elle  néces- 
saire à  la  notion  de  personnalité,  trouve-t-on  autre  chose  que  des 
phénomènes  dans  l'esprit,  et  peut-on  s'en  contenter  pour  expliquer 
la  notion  dont  il  s'agit?  C'est  une  analyse,  non  une  synthèse,  que  je 
me  propose  de  faire. 

La  meilleure  manière  de  prouver  que  l'analyse  peut  être  faite, 
dira-ton,  est  de  reconstruire  la  notion  du  moi,  d'effectuer  la  syn- 
thèse. Rien  ne  prouve  la  possibilité  du  mouvement  comme  le  mou- 
vement lui-même.  Je  n'y  contredis  pas.  Mais  la  synthèse  est  plus 
difficile  dans  ce  cas  que  l'analyse.  Pieconstruire  la  notion  du  moi 
d'une  manière  théorique,  cela  peut  se  faire;  montrer  que  cette 
théorie  est  vérifiée  par  l'expérience  est  bien  moins  aisé.  Et  la  théorie 
sera  d'autant  moins  vraisemblable  que  l'on  n'aura  pas  établi  la  va- 
nité, l'inutilité  des  théories  rivales.  Si  l'on  peut  au  contraire  démon- 
trer ou  rendre  problable  que  la  notion  du  moi  n'implique  nulle- 
ment l'existence  d'une  substance,  on  aura  déblayé  le  terrain,  et  une 
théorie  nouvelle  aura  d'autant  plus  de  chances  pour  s'établir  qu'elle 
aura  moins  de  concurrence  à  supporter. 

Il  s'agit  donc  de  montrer  :  1°  que  la  substance  n'est  pas  nécessaire 
tome  x.  —  1880.  4 


LO  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

pour  la  notion  de  personnalité;  2°  que  l'explication  substantialiste 
n'est  pas  réellement  une  explication.  La  substance  n'est  ni  néces- 
saire, ni  suffisante  :  on  peut  se  passer  d'elle,  et  elle  ne  sert  à  rien. 


Ce  ne  sont  pas  seulement  les  spiritualistes  qui  soutiennent  que 
sans  une  substance  on  ne  peut  concevoir  la  personnalité.  Léon 
Dumont  accepte  cette  opinion.  Herbert  Spencer  fait  de  même.  Stuart 
Mill,  de  son  côté,  adjnet  sinon  une  substance,  au  moins  un  lien 
entre  les  phénomènes,  lien  sur  la  nature  duquel  il  ne  s'explique 
guère. 

Comment  la  conscience  peut-elle  être  une  s'il  n'y  a  pas  une  subs- 
tance qui  réunisse  les  phénomènes?  Voilà  une  première  objection  ; 
M.  Janet  l'a  présentée,  M.  Léon  Dumont  également.  L'autre  objec- 
tion est  tirée  de  la  possibilité  de  la  mémoire.  Dans  l'une,  on  consi- 
dère le  moi  à  un  point  de  vue  statique  ;  dans  l'autre,  on  le  consi- 
dère au  point  de  vue  dynamique.  Examinons-les  toutes  deux. 

«  L'unité  du  moi,  dit  M.  Janet,  est  un  fait  indubitable.  Toute  la 
question  est  de  savoir  si  cette  unité  est  une  résultante  ou  un  fait 
indivisible.  Mais  si  l'unité  du  moi  est  une  résultante ,  la  cons- 
cience qui  nous  atteste  cette  unité  est  aussi  une  résultante  ;  et  c'est 
bien  ce  que  l'on  soutient  non  seulement  dans  l'école  matérialiste, 
mais  encore  dans  l'école  panthéiste.  Mais  c'est  ce  que  l'on  n'a  jamais 
prouvé,  ni  même  expliqué.  Car  comment  admettre  et  comprendre 
que  deux  parties  distinctes  puissent  avoir  une  conscience  commune? 
Qu'une  individualité  tout  externe  puisse  résulter  d'une  certaine 
combinaison  de  parties,  comme  dans  un  automate,  je  le  comprends; 
mais  un  tel  objet  ne  sera  jamais  un  individu  pour  lui-même,  il  n'aura 

jamais  conscience  d'être  un  moi L'unité  perçue  par  le  dehors 

peut  être  le  résultat  d'une  composition,  mais  non  pas  quand  elle  se 
i    içoit  elle-même  au  dedans.  » 

Écoutons  maintenant  M.  Léon  Dumont  :  «  Les  positivistes,  en 
gi  néral,  rejettent  toute  notion  de  substance  et  n'admettent  entre  les 
faits  élémentaires  que  des  rapports  de  succession  et  de  coexistence. 
Or,  avec  des  sensations  coexistantes  et  successives,  on  peut  bien 
construire  un  ensemble  ou  un  total  susceptible  d'être  aperçu  objec- 
tivement,  comme  on  aperçoit  un  tas  ou  un  amas  quelconque;  mais 
on  ne  rend  pas  compréhensive  la  conscience  subjective  de  l'indivi- 


F.  PAULHAN.    —   LA   PERSONNALITÉ  51 

dualité  de  cet  ensemble,  on  n'explique  pas  non  plus  le  fonctionne- 
ment d'un  organe  ou  d'une  faculté.  » 

Ainsi  voilà  deux  philosophes  appartenant  à  des  écoles  bien  diffé- 
rentes et  qui  opposent  la  même  objection  à  la  théorie  phénoméniste. 
A  mon  avis,  cette  objection  ne  porte  pas.  L'unité,  objectivement 
connue,  l'unité  extérieure  peut  être  le  résultat  d'une  composition  ; 
l'unité  intérieure,  l'unité  subjectivement  perçue,  ne  le  peut  pas.  Sur 
ce  point,  nous  pouvons  être  d'accord,  car  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait 
jamais  une  unité  perçue  subjectivement,  ou,  si  l'on  préfère,  la  ma- 
nière dont  nous  connaissons  objectivement  l'unité  est  exactement  la 
manière  dont  nous  la  percevons  subjectivement.  Si  lune  de  ces 
unités  peut  être  due  à  une  composition,  il  en  est  de  même  de 
l'autre. 

C'est  une  chose  difficile  que  de  s'entendre  sur  le  sens  des  mots 
objectif  et  subjectif.  Aussi  les  écarterons-nous,  après  nous  être 
expliqué.  Nous  disons  que  nous  connaissons  subjectivement  l'unité 
du  moi,  absolument,  je  pense,  comme  nous  connaissons  subjective- 
ment une  pensée,  une  émotion,  un  plaisir  ou  une  douleur,  une 
image,  et  je  connais  une  image  comme  je  connais  une  sensation.  A 
ce  point  de  vue,  on  peut  dire  que  toutes  nos  connaissances  sont 
subjectives.  A  un  autre  point  de  vue,  on  peut  dire  qu'elles  sont 
toutes  objectives.  En  effet,  je  connais  objectivement  mon  encrier 
qui  est  hors  de  moi,  mon  encrier  est  l'objet  de  ma  sensation.  Mais 
si,  au  lieu  de  regarder  mon  encrier,  je  me  le  représente  mentale- 
ment, pendant  qu'il  n'est  pas  sous  mes  yeux,  l'effet  produit  est  le 
même,  sauf  une  différence  dans  la  force  de  l'apparition.  La  vision 
est  plus  faible,  mais  mon  encrier  à  l'état  d'image  plus  faible  n'en  est 
pas  moins  l'objet  de  ma  connaissance.  Et,  quelle  que  soit  la  chose 
que  je  connaisse,  un  animal,  une  idée,  un  mouvement,  une  émotion, 
je  ne  connaîtrai  jamais  que  l'objet  de  ma  connaissance,  je  connaîtrai 
tout  objectivement.  Ainsi,  quelle  que  soit  la  chose  connue,  on  peut 
dire  indifféremment  qu'elle  est  subjectivement  ou  objectivement 
connue.  Or  je  connais  l'unité  du  moi,  absolument  comme  je  connais 
tuute  autre  chose.  Je  la  connais  subjectivement  en  ce  que  je  la  con- 
nais comme  donnée  de  ma  conscience;  je  la  connais  objectivement 
en  ce  qu'elle  est  l'objet  de  ma  connaissance. 

Que  j'examine  le  moi,  que  j'examine  un  tas  de  cailloux,  je  connais 
toujours  de  la  même  manière,  je  les  connais  parce  que  le  moi  et  le 
tas  de  cailloux  sont  l'objet  de  ma  connaissance.  La  différence  qu'on 
peut  faire,  c'est  que  le  tas  de  cailloux  m'apparaît  comme  fait  exté- 
rieur, tandis  que  le  moi  m'apparaît  comme  fait  interne.  Mais  rem- 
plaçons le  tas  de  cailloux  par  l'image,  par  la  représentation  mentale, 


52  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

et  cette  représentation  mentale  m'apparaitra  comme  interne,  comme 
celle  que  j'attribue  au  moi.  Je  me  représente  l'unité  du  tas  de  cail- 
loux réel,  comme  je  me  représente  l'unité  du  tas  de  cailloux  imagi- 
naire, et  je  me  représente  l'unité  du  tas  de  cailloux  imaginaire, 
comme  je  me  représente  l'unité  du  moi.  Par  conséquent,  l'unité  du 
moi  apparaît  à  ma  conscience,  comme  lui  apparaît  l'unité  d'un  tas 
de  cailloux,  et  nous  rentrons  dans  le  cas  où  l'on  reconnaît  comme 
possible  la  nature  complexe  de  l'unité. 

Mais  nous  ne  sommes  pas  au  bout,  et  il  faut  que  cette  théorie  soit 
appuyée  par  de  nouvelles  considérations.  On  m'objectera  que  ce 
qui  fait  l'unité  du  tas  de  cailloux,  c'est  précisément  d'être  perçu. 
J'accepte  cette  remarque,  et  de  même  je  dis  :  Ce  qui  fait  l'unité  du 
moi,  c'est  d'être  perçu.  Si  le  moi  n'était  pas  perçu,  il  ne  serait 
qu'une  série  de  sensations.  Mais,  le  moi  étant  perçu,  cette  série  de 
sensations,  d'idées,  de  volitions  perçues,  nous  donne  l'idée  de  l'unité 
du  moi,  comme  la  perception  de  certaines  choses  arrangées  de  cer- 
taines manières  nous  donne  l'idée  de  l'unité  de  cette  chose. 

Au  point  de  vue  de  la  psychologie  positive ,  pour  que  les  faits 
puissent  donner  l'idée  d'une  unité,  il  faut  qu'ils  soient  perçus. 
L'ordre  aurait  beau  éclater  de  toutes  parts  dans  la  nature,  il  faut  que 
nous  percevions  les  éléments  ordonnés  pour  que  nous  ayons  l'idée 
d'unité.  Si  une  maison  nous  paraît  une,  cJest  parce  que  nous  perce- 
vons les  rapports  qui  existent  entre  ses  parties,  ce  n'est  pas  qu'il  y 
ait  une  substance  qui  fasse  l'unité  de  la  maison.  L'arrangement  des 
phénomènes  donne  lieu  à  l'idée  d'unité.  Il  en  est  de  même  pour  les 
faits  de  conscience.  Nous  avons  connaissance  par  la  conscience  et 
la  mémoire  des  phénomènes  internes ,  des  idées ,  des  sentiments, 
des  volitions,  des  images,  etc.,  et  la  façon  dont  ces  phénomènes  sont 
disposés  font  naître  en  nous  l'idée  de  l'unité  du  moi.  Par  consé- 
quent, l'idée  que  nous  avons  de  l'unité  du  moi  est  une  résultante 
des  expériences  internes  que  nous  avons  faites,  des  sensations,  des 
sentiments  que  nous  avons  éprouvés,  comme  l'idée  que  nous  avons 
de  l1  unité  d'une  statue,  par  exemple,  est  la  résultante  des  diverses 
sensations  que  nous  éprouvons.  Je  veux  dire  que  ce  phénomène  de 
conscience,  l'idée  d'unité,  suit  forcément  les  faits  de  conscience  de 
l'expérience  interne  (émotions,  idées,  etc.)  ou  de  l'expérience  externe 
(sensations). 

De  même  que  l'idée  d'unité  d'une  maison  est  autre  chose  que  la 
vision  ou  la  représentation  des  matériaux  qui  la  composent,  de 
même  L'idée  de  l'unité  du  moi  est  autre  chose  que  la  chaîne  des 
phénomènes  de  conscience.  Mais,  de  même  que  la  perception  des 
matériaux  de  la  maison  rangés  dans  un  certain  ordre  étant  donnée, 


F.  PAULHAN.  —  LA  PERSONNALITÉ  53 

l'unité  de  la  maison  s'ensuit,  ainsi,  la  série  des  phénomènes  de  con- 
science étant  donnée,  l'idée  de  l'unité  arrive  forcément.  Il  ne  faut 
pas  confondre  l'idée  de  l'unité  de  la  maison  avec  la  vision  des  maté- 
riaux qui  composent  la  maison;  de  même,  il  ne  faut  pas  confondre 
avec  l'idée  de  l'unité  du  moi  la  chaîne  de  faits  de  conscience  qui 
nous  donne  cette  idée.  Le  moi  est  une  chose,  l'idée  du  moi  en  est 
une  autre,  l'unité  telle  que  nous  la  connaissons,  ou  plutôt  telle  qu'on 
se  la  représente  habituellement  n'existe  pas  dans  le  moi  formé  d'une 
collection  de  phénomènes,  mais  n'existe  que  dans  l'idée  que  j'ai  du 
moi,  et  cette  idée  n'est  plus  une  collection  de  phénomènes  :  c'est  un 
phénomène.  Ce  qui  dans  le  moi,  dans  la  chaîne  des  états  de  con- 
science est  un  rapport  de  durée  et  de  simultanéité,  donne  lieu  dans 
la  représentation  du  moi  à  l'idée  d'unité. 

On  me  reprochera  peut-être  de  faire  ici  une  pétition  de  principes 
en  considérant  le  moi  en  lui-même  comme  une  série  de  faits  de  con- 
science, tandis  que  c'est  ce  qu'il  faut  prouver.  Mais  ce  reproche 
serait  mal  fondé,  il  s'agit  simplement  de  savoir  si  l'on  peut  supposer 
sans  contradiction,  sans  choquer  la  logique  et  l'expérience,  que  le 
moi  est  une  collection  de  phénomènes.  Par  conséquent,  rien  ne 
nous  empêche  de  supposer  d'abord  que  le  moi  est  une  collection  de 
phénomènes  ,  pourvu  que  nous  montrions  que  cette  supposition 
s'accorde  avec  les  faits  et  la  logique,  pourvu  que  nous  ne  soyons 
jamais  obligés  de  postuler  la  substance. 

On  me  reprochera  encore  d'avoir  jusqu'ici  postulé  le  moi,  d'avoir 
dit  constamment,  je  suis,  je  perçois,  etc.,  et  par  conséquent  de  pos- 
tuler la  substance  en  la  niant.  Ceci  serait  plus  grave,  mais  je  ne  crois 
pas  ce  reproche  plus  sérieux  que  le  précédent.  C'est,  en  effet,  une 
expression  commode  dont  je  me  suis  servi,  mais  qui  pourrait  être 
remplacée  par  une  autre.  De  même  nous  disons  :  le  soleil  se  lève,  le 
soleil  se  couche,  sans  que  cela  implique  notre  croyance  à  la  rotation 
du  soleil  autour  de  la  terre.  Il  n'y  a  qu'à  remplacer  l'expression  je 
vois,  par  exemple,  par  celle-ci  :  Un  fait  de  conscience  a  lieu  dans 
lequel  est  représenté,  etc.,  etc.  ;  ce  fait  se  rattache  aux  faits  précé- 
dents, etc.  Si  l'on  demande  comment  je  connais  ces  faits  de  con- 
science et  si  cette  conscience  n'implique  pas  l'unité  du  moi ,  la 
réponse  est  qu'un  fait  de  conscience  représente  des  faits  de  con- 
science qui  ont  eu  lieu  avant  lui  et  sont  avec  lui  dans  un  certain  rap- 
port. Ici  se  présente  une  autre  question,  relative  à  la  mémoire  :  nous 
l'examinerons  tout  à  l'heure. 

Si  l'on  me  demande  à  quoi  se  rattachent  ces  faits  de  conscience, 
quel  est  leur  support,  je  dirai  qu'ils  me  paraissent  pouvoir  s'en 
passer,  et  je  citerai  à  ce  sujet  un  passage  de  Stuart  Mill  :  «  Presque 


.-,  ',  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

tous  les  philosophes  qui  ont  examiné  le  sujet  de  près  ont  déclaré 
qu'on  ne  postulait  la  suhstance  qu'à  titre  de  support  des  phéno- 
mènes, de  lien  qui  réunisse  un  groupe  ou  une  série  de  phénomènes 
qui  sans  cela  n'auraient  pas  de  connexion;  faisons  donc  abstraction 
du  support;  supposons  que  les  phénomènes  restent,  et  sont  unis 
ensemble  dans  les  moines  groupes  et  les  mêmes  séries  par  une 
autre  force,  ou  sans  le  secours  d'une  force  quelconque,  mais  par 
l'effet  d'une  loi;  il  n'y  a  plus  de  substance,  et  pourtant  nous  voyons 
se  dérouler  toutes  les  conséquences  au  nom  desquelles  on  avait 
admis  la  substance.  Les  Hindous  croyaient  que  la  terre  avait  besoin 
d'un  éléphant  pour  la  supporter;  mais  la  terre  tournait,  parfaite- 
ment capable  de  se  supporter  elle-même  «  suspendue  en  équilibre  à 
son  centre  ». 

En  résumé,  l'unité  du  moi  est  la  donnée  d'un  phénomène  de  con- 
science ;  ce  phénomène  est  produit  par  les  phénomènes  de  con- 
science qui  précèdent,  c'est-à-dire  qu'il  est  en  relation  de  cause  à 
etî'et  ou  de  succession  invariable  avec  eux.  Eux  étant  donnés,  il  se 
produit,  de  même  que  certaines  sensations  même  successives  étant 
produites,  il  en  résulte  une  conception  de  l'unité  qui  comprend  ces 
sensations,  ce  qui  arrive  par  exemple  quand  nous  faisons  le  tour 
d'une  maison.  Ici,  comme  dans  le  moi,  les  sensations  successives  ser- 
vent à  construire  une  notion  générale  qui  comprend  l'idée  d'unité. 

Mais,  dira-t-on,  le  moi  n'est  pas  seulement  objet  dans  le  fait  de 
conscience,  il  est  aussi  sujet,  et  il  se  connaît  comme  sujet.  Ce  que 
j'ai  dit  plus  haut  suffirait,  je  crois,  pour  réfuter  cette  objection  : 
Qu'est-ce  que  se  connaître  comme  sujet  ?  Il  est  bien  évident  que,  si 
le  moi  est  connu,  il  est  objet  de  connaissance,  puisque  nous  appe- 
lons objet  de  connaissance  ce  qui  est  connu,  —  s'il  était  sujet  seule- 
ment, le  sujet  étant  ce  qui  connaît,  il  ne  serait  pas  connu,  s'il  est 
sujet  et  objet,  —  il  est  connu  comme  objet  de  la  connaissance,  non 
une  sujet.  C'est  donc  une  illusion  de  la  conscience  que  cette 
croyance  au  moi  absolument  sujet;  et  cette  illusion  s'explique.  Elle 
splique  facilement  en  empruntant  des  analogies  au  monde  maté- 
riel.  Nous  appelons  sujet  ce  qui  reçoit  une  action,  nous  disons  que 
tel  corps  est  le  sujet  sur  lequel  on  a  fait  des  expériences.  Le  sujet 
ce  sur  quoi  nous  travaillons,  ce  qui  est  modifié,  arrangé,  etc.  Eh 
bien,  quand  nous  disons  que  le  moi  est  le  sujet  de  la  connaissance, 
cela  s'explique  tout  simplement  ainsi  :  le  moi  est  modifié  par  la  con- 
naissance.  La  connaissance  est  une  modification  du  moi.  Et,  le  moi 
étant  a  noire  point  de  vue  une  série  de  faits  de  conscience  groupés 
M'!'  »is,  la  phrase  revient  à  ceci  :  La  série  de  faits  de  con- 

science est  modifiée  par  l'adjonction  à  cette  série  d'un  nouveau  fait 


F.  PAULHAN.   —  LA  PERSONNALITÉ  55 

de  conscience.  Mieux  encore  :  le  moi  est  le  sujet  de  la  connaissance; 
cela  indique  autre  chose  que  ce  que  nous  venons  de  voir ,  cela 
indique  un  rapport  plus  intime  entre  la  conscience  et  le  moi.  Or  ce 
rapport,  nous  le  trouvons  dans  le  fait  de  conscience  qui  constitue  la 
connaissance;  ce  fait  de  conscience  contient  en  général,  en  effet, 
l'idée  de  l'objet  connu  et  en  même  temps  l'idée  du  moi.  Quand  nous 
disons  :  je  connais  tel  événement,  le  fait  de  conscience  ainsi  désigné 
comprend  diverses  parties  :  l'idée  du  moi,  l'idée  de  l'événement  et 
un  rapport  entre  les  deux. 

Ainsi,  il  est  important  de  distinguer  le  moi  tel  qu'il  est  en  lui- 
même  :  une  série  de  faits  de  conscience  soumis  à  ces  lois,  et  le  moi 
un  qui  apparaît  comme  donnée  d'un  de  ces  faits  de  conscience  et 
qui  n'existe  pas  en  dehors  d'eux. 

Si  l'on  demande  qui  perçoit  la  série  des  faits  de  conscience  et 
leur  rapport,  je  dirai  qu'aucune  substance  ne  la  perçoit;  elle  appa- 
raît comme  donnée  d'un  nouveau  fait  de  conscience.  «  Au  fond  de 
toute  connaissance,  dit  Léon  Dumont,  il  y  a  comparaison,  apercep- 
tion  de  différences,  distinction  en  un  mot.  Or  deux  sensations 
auront  beau  être  juxtaposées;  aucune  des  deux  ne  peut  se  distinguer 
de  l'autre ,  car  pour  cela  il  faudrait  qu'elle  eût  connaissance  de 
l'autre  en  même  temps  que  d'elle-même.  Il  faut  absolument  pour 
qu'il  y  ait  connaissance  qu'elles  soient  deux  phénomènes  contigus 
d'un  même  sujet.  » 

Analysons  l'idée  et  le  fait  exprimés,  nous  verrons  la  difficulté  dis- 
paraître. J'ai  deux  sensations  distinctes,  celle  d'un  livre  vert,  celle 
d'un  livre  brun.  Il  faut,  dit-on,  que  la  comparaison  soit  faite  par  un 
même  sujet,  à  moins  que  l'une  des  sensations  n'ait  conscience  de 
l'autre.  M.  Dumont  n'accepte  pas  cette  hypothèse;  manifestement 
elle  est  incompréhensible.  Qu'est-ce  qu'une  sensation  qui  a  con- 
science ?  Mais  je  constate  que  les  deux  sensations  sont  unies  et  com- 
parées dans  un  ou  plusieurs  faits  de  conscience  successifs.  Je  cons- 
tate cela,  et  pas  autre  chose,  si  ce  n'est  certaines  autres  sensations 
plus  ou  moins  vagues  venant  de  l'intérieur  du  corps  et  de  la  péri- 
phérie, qui  viennent  se  mêler  et  se  confondre  en  un  tout.  Pourquoi 
ces  sensations  sont-elles  reliées  les  unes  aux  autres?  Parce  qu'elles 
arrivent  ensemble.  Pourquoi  des  sensations,  des  impressions  qui  se 
transmettent  ensemble  à  un  centre  nerveux  se  rassemblent-elles  pour 
former  un  état  de  conscience  unique.  Nous  constatons  le  fait,  et  cela 
pourrait  suffire.  Pourquoi  l'hydrogène  et  l'oxygène  se  combinent-ils 
pour  former  de  l'eau1?  Nous  connaissons  quelques-unes  des  condi- 
tions nécessaires  pour  former  le  phénomène  de  conscience  simple  ;  ces 
conditions  données,  le  phénomène  a  lieu;  ces  conditions  absentes,  le 


56  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

phénomène  n'a  pas  lieu.  Y  a-t-il  une  autre  condition,  cette  condition 
est- elle  une  substance?  Nous  n'avons  pas  de  raison  de  l'admettre. 
Cette  substance,  nous  ne  la  constatons  pas,  et,  comme  nous  le  verrons 
tout  à  l'heure,  l'hypothèse  de  la  substance  est  inutile.  Mais  on  me 
dit  :  Qu'est-ce  qui  relie  ces  différentes  sensations?  comment  font- 
elles  partie  d'un  fait  de  conscience?  comment  sont-elles  simultanées 
si  une  substance  ne  les  unit  pas?  Je  réponds  que  la  cause  de  ce  lien 
paraît  être  dans  les  phénomènes  psychologiques  antérieurs  et  dans 
les  phénomènes  psychologiques  et  physiologiques  présents ,  qu'on 
voit  souvent  des  phénomènes  composés,  que  ces  phénomènes  com- 
posés on  ne  les  a  jamais  vus  reliés  par  une  substance  quelconque, 
et  que,  jusqu'à  ce  que  cela  arrive,  on  peut  se  contenter  de  constater 
les  phénomènes,  les  lois  de  leur  complexité,  de  leur  coïncidence,  de 
leur  succession,  sans  s'inquiéter  d'une  substance  imaginaire.  Gom- 
ment peut-on  savoir  que  la  substance  est  nécessaire,  et  qui  me 
prouve  cette  nécessité?  La  conscience  immédiate?  Nous  avons  vu 
déjà  comment  elle  offrait  une  illusion,  comment  cette  illusion  s'expli- 
quait et  comment  ses  données  pouvaient  s'interpréter  autrement 
qu'on  ne  le  fait  en  général.  L'induction?  mais  l'induction  ne  peut 
s'appuyer  que  sur  des  expériences,  et  l'expérience  fait  ici  défaut, 
comme  nous  venons  de  le  voir.  Par  conséquent,  ni  l'expérience  ni 
l'induction  ne  nous  forcent  à  reconnaître  le  moi  en  tant  que  sub- 
stance. 

L'unité  du  moi  et  l'unité  d'un  fait  de  conscience  en  général  n'im- 
pliquent donc  pas  l'existence  d'une  substance.  L'identité  du  moi 
l'implique-t-elle  davantage?  Je  ne  le  crois  pas  ;  mais  ici  le  problème 
est  plus  difficile.  Je  prie  qu'on  veuille  bien  se  souvenir  de  ce 
que  j'ai  dit  à  propos  des  termes  que  j'emploie.  Ce  sont  des  termes 
usités  fréquemment  et  dont  je  suis  forcé  de  me  servir,  sous  peine 
d'avoir  recours  à  des  périphrases  qui  contribueraient  à  obscurcir 
une  discussion  assez  abstraite,  mais  qui  désignent  des  choses  diffé- 
rentes de  celles  qu'on  leur  fait  désigner  généralement.  Il  ne  fau- 
drait donc  pas  arguer  de  ce  que  signifient  ces  termes  en  général 
pour  attaquer  mes  arguments.  Il  suffit  que  je  maintienne  aux  mots 
le  sens  que  je  leur  ai  donné  et  que  la  théorie  phénoméniste  puisse 
se  soutenir  sans  emprunter  rien  de  ce  qui  fait  la  caractéristique  de 
la  théorie  substantialiste.  J'ai  indiqué  plus  haut  comment  il  fallait 
entendre  pour  bien  se  mettre,  ce  qui  est  essentiel,  dans  l'esprit  de 
la  théorie  phénoméniste.  Je  n'y  reviens  pas. 

La  théorie  de  l'identité  se  lie  à  celle  de  la  mémoire .  Cette  théorie 
a  fait  l'achoppement  de  tous  les  systèmes  phénoménistes,  et  je  ne 
connais  guère  que  Hume  et  M.  Taine  qui  aient  adopté  sur  ce  point 


F.  PAULHAN.  —  LA  PERSONNALITÉ  57 

le  phénoménisme  pur.  Ce  dernier  a  admirablement  exposé  dans  son 
livre  sur  l'Intelligence  une  théorie  de  la  mémoire  absolument  phéno- 
rnéniste  et  que  j'adopte  volontiers.  Stuart  Mill  se  croit  obligé  d'ad- 
mettre un  lien  réel  existant  entre  les  sensations,  lien  dont  nous  ne 
pouvons  connaître  la  nature.  «  Le  fait  de  reconnaître  une  sensation, 
de  nous  la  remémorer  et,  comme  nous  disons,  de  nous  rappeler 
que  nous  l'avons  sentie  auparavant,  est  le  fait  de  mémoire  le  plus 
simple  et  le  plus  élémentaire;  et  le  lien  ou  la  loi  inexplicable,  l'union 
organique  (ainsi  l'appelle  le  professeur  Masson) ,  qui  rattache  la 
conscience  présente  à  la  conscience  passée  qu'elle  nous  rappelle, 
c'est  la  plus  grande  approximation  que  nous  puissions  atteindre 
d'ane  conception  positive  de  soi.  Je  crois  d'une  manière  indubitable 
qu'il  y  a  quelque  chose  de  réel  dans  ce  lien,  réel  comme  les  sensa- 
tions elles-mêmes,  et  qui  n'est  pas  un  pur  produit  des  lois  de  la  pen- 
sée sans  aucun  fait  qui  lui  corresponde.  »  Et  plus  loin  :  «  J'affirme 
que,  quelle  que  soit  la  nature  de  l'existence  réelle  que  nous  sommes 
forcés  de  reconnaître  dans  l'esprit,  il  ne  nous  est  connu  que  d'une 
manière  phénoménale,  comme  la  série  de  ses  sentiments  ou  de  ses 
faits  de  conscience.  Nous  sommes  forcés  de  reconnaître  que  chaque 
partie  de  la  série  est  attachée  aux  autres  parties  par  un  lien  qui,  lui, 
est  commun  à  toutes,  qui  n'est  pas  la  chaîne  des  sentiments  eux- 
mêmes  :  et  comme  ce  qui  est  le  même  dans  le  premier  et  dans  le 
troisième,  dans  le  troisième  et  dans  le  quatrième,  et  ainsi  de  suite, 
doit  être  le  même  dans  le  premier  et  dans  le  cinquantième,  cet  élé- 
ment commun  est  un  élément  permanent  '.  » 

«  Si  donc,  dit-il  ailleurs2,  nous  regardons  l'esprit  comme  une  sé- 
rie de  sentiments,  nous  sommes  obligés  de  compléter  la  proposition 
en  l'appelant  une  série  de  sentiments  qui  se  connaît  elle-même 
comme  passée  et  à  venir;  et  nous  sommes  réduits  à  l'alternative  de 
croire  que  l'esprit  ou  moi  est  autre  chose  que  des  séries  de  senti- 
ments, ou  bien  d'admettre  le  paradoxe  que  quelque  chose  qui,  ex 
hyp'othesi,  n'est  qu'une  série  de  sentiments,  peut  se  connaître  soi- 
même  entant  que  série.  » 

Cette  dernière  proposition  ne  me  semble  pas  juste.  Une  série 
qui  se  connaît  en  tant  que  série  est  une  chose  assez  incompréhen- 
sible ;  mais  nous  ne  sommes  pas  obligés  de  la  postuler.  Ce  que  nous 
croyons  être  l'esprit,  ce  n'est  pas  une  série  qui  se  connaît  en  tant 
que  série.  C'est  une  chaîne  de  faits  de  conscience  parmi  lesquels 
quelques-uns  représentent  d'autres  faits  de  la  série,  comme  d'au- 


1.  Philosophie  de  Hamilton,  p.  250-251. 

2.  M.,  p.  234. 


58  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

1res  représentent  des  faits  qui  n'ont  pas  fait  encore  partie  de  la 
série.  L'état  de  conscience  dans  lequel  la  donnée  est  un  paysage 
nouveau,  ne  diffère  de  l'état  'de  conscience  dans  lequel  la  donnée 
est  le  moi  qu'en  ce  que  le  premier  a  pour  contenu  une  impression 
nouvelle,  qu'en  ce  que  le  second  a  pour  contenu  des  événements 
i  s.  Il  n'est  donc  pas  juste  de  dire  que  la  série  se  connaît  en 
tant  que  série,  et  la  véritable  difficulté  ne  se  trouve  pas  là.  Elle  se 
trouve  dans  la  mémoire  :  comment  un  fait  passé  peut-il  apparaître 
comme  passé? 

Jusqu'ici,  nous  avons  postulé  la  mémoire  ;  il  faut  donc  en  donner 
une  explication,  sous  peine  de  voir  crouler  tout  le  reste  de  l'analyse. 

Le  problème  de  la  mémoire  peut  se  poser  de  deux  manières  : 
l'une  positive,  l'autre  métaphysique.  Au  point  de  vue  de  la  psycho- 
logie positive,  je  ne  pense  pas  que  le  problème  soit  insoluble.  En 
effet,  un  phénomène  de  conscience  quelconque  a  une  durée.  Cette 
durée  a  pu  être  mesurée  dans  quelques  cas;  si  petite  soit-elle,  elle 
a  un  commencement,  une  fin,  et  des  moments  intermédiaires. 

On  dira  peut-être  que  le  fait  de  conscience,  occupant  plusieurs  di- 
visions de  temps,  suppose  par  cela  même  la  mémoire  et  l'identité 
substantielle  du  moi  ;  mais,  tout  ce  que  j'y  puis  voir,  c'est  l'identité 
d'un  phénomène.  Je  ressens  par  exemple  un  choc  nerveux.  Tant 
que  ce  choc  nerveux  dure,  il  persiste  comme  fait,  comme  phéno- 
mène; je  regarde  un  objet  quelconque,  j'éprouve  une  sensation. 
Tant  que  je  le  perçois,  la  sensation,  le  phénomène  dure  ;  il  n'y  a  pas 
de  mémoire,  puisque  le  passé  ne  se  réveille  pas,  et  que  c'est  seule- 
ment la  continuation  d'un  phénomène  que  l'excitation  détermine;  le 
phénomène  existe  tel  quel,  et  qu'il  y  ait  une  substance  spirituelle, 
une  substance  matérielle,  qu'il  y  en  ait  deux,  qu'il  n'y  en  ait  point, 
la  question  n'est  pas  changée.  Ceux  qui  prétendent  qu'une  substance 
est  nécessaire  doivent  nous  montrer  comment,  la  substance  étant 
détruite,  les  phénomènes  disparaissent.  Quant  à  nous,  nous  pouvons 
citer  des  faits  qui  montrent  que  des  conditions  physiologiques  sont 
nécessaires  et  suffisantes  pour  faire  disparaître  et  reparaître  l'iden- 
im''  du  moi  et  la  mémoire. 

Une  fois  admis  qu'un  fait  de  conscience  peut  avoir  une  certaine 
durée  sans  que  l'existence  de  la  substance  soit  impliquée  par  là,  le 
problème  se  simplifie.  Supposons  que  dans  un  phénomène  complexe, 
comme  la  vue  d'un  jardin,  quelque  changement  se  produise,  que  le 
vi'iii  agite  les  branches  des  arbres  ou  que  quelqu'un  entre  et  se  pro- 
mène.  Qu'arrivera-t-il?  Le  lait  de  conscience  précédent  s'anéantit 
en  partie.  Cette  partie  est  remplacée  par  une  partie  nouvelle.  Mais 
notre  notion  du  moi  n'est  pas  changée  parla,  car  cette  notion  a  été 


F.   PAULHAN.   —  LA  PERSONNALITÉ  59 

fondée  sur  un  trop  grand  nombre  d'expériences  pour  qu'une  expé- 
rience aussi  insignifiante  le  dérange  ;  il  arrivera  donc  ceci  :  un  nou- 
veau fait  de  conscience  aura  lieu  dans  lequel  se  manifesteront  : 
1°  l'idée  vague  du  moi,  et  la  représentation  du  jardin  à  peu  près  telle 
qu'elle  existait  d'abord  ;  2°  les  nouvelles  perceptions  qui  s'ajoutent 
aux  autres  et  remplacent  une  partie  de  l'ancien  état  de  conscience. 
Mais  nous  ne  connaîtrions  pas  l'identité  du  moi  si  un  troisième  état 
de  conscience  ne  se  produisait,  état  dans  lequel  les  éléments  sem- 
blables des  deux  autres  sont  rapprochés  et  comparés  aux  éléments 
changeants.  Et  nous  voyons  que  ce  qui  se  reproduit  dans  le  plus 
grand  nombre  d'états  de  conscience,  et  qui  ne  change  que  trop  len- 
tement pour  que  nous  puissions  nous  en  apercevoir,  c'est  l'idée  ou 
plus  exactement  la  conscience  vague  du  moi.  Ainsi  la  succession  de 
faits  de  conscience  différents,  ayant  pour  contenu  d'abord  l'idée  du 
moi  plus  une  chose,  puis  l'idée  du  moi  plus  quelque  autre  chose, 
puis  les  deux  choses  et  l'idée  du  moi  et  la  comparaison  entre  eux 
voilà  tout  ce  qui  se  produit  ici.  Nous  aboutissons  donc  à  une  série 
de  faits  de  conscience,  dans  laquelle  quelques-uns  ont  pour  con- 
tenu certaines  choses  qui  ont  déjà  apparu  dans  les  autres  phéno- 
mènes de  conscience,  ou  plutôt  certaines  données  semblables  à  cer- 
taines de  ces  données  antérieures  de  faits  de  conscience  précédents. 
Quant  à  décrire  comment  ces  données  sont  localisées  dans  le  passé, 
M.  Taine  l'a  trop  bien  fait  dans  son  livre  sur  l'Intelligence  pour  que 
j'essaye  de  reprendre  cette  démonstration. 

Ainsi  l'identité,  la  mémoire  ne  supposent  pas  une  substance,  un 
lien  autre  qu'un  lien  de  succession  entre  les  phénomènes  et  ce  fait 
que  le  contenu  ou  une  partie  du  contenu  d'un  état  de  conscience 
passé  peut  reparaître  de  nouveau  ;  or,  ceci  suppose  des  conditions 
physiques  et  psycho-physiologiques  semblables,  voilà  tout.  C'est  ce 
que  l'expérience  nous  montre.  Elle  ne  nous  montre  jamais  que  l'ap- 
parition ou  la  disparition  d'une  substance  fasse  quelque  chose  aux 
phénomènes. 

Peut-être  oublie-ton  trop,  en  s'occupant  du  moi,  les  conditions 
matérielles  de  son  existence.  M:  Janet  a  cependant  discuté  une  hypo- 
thèse fondée  sur  la  physiologie,  admise  par  les  matérialistes,  acceptée 
entre  autres  par  M.  Letourneau. 

«  On  pourrait,  dit  M.  Janet,  se  retourner  vers  l'hypothèse  sui- 
vante :  à  mesure,  dirait-on,  que  les  molécules  entrent  dans  le  corps» 
par  exemple  dans  le  cerveau,  elles  viennent  se  placer  là  où  étaient 
les  molécules  précédentes;  elles  se  trouvent  donc  dans  un  même 
rapport  avec  les  molécules  avoisinantes,  elles  sont  entraînées  dans 
le  même  tourbillon  que  celles  qu'elles  remplacent.  Eh  bien,  si  par 


60  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

hypothèse,  la  pensée  est  une  vibration  des  fibres  cérébrales,  puis- 
qu'on explique  aujourd'hui  tout  par  des  vibrations,  chaque  molécule 
viendra  à  son  tour  vibrer  exactement  comme  la  précédente,  elle 
donnera  la  même  note,  et  vous  croirez  entendre  le  même  son  ;  ce 
sera  donc  la  même  pensée  que  tout  à  l'heure,  quoique  la  molécule 
ait  changé.  Ayant  les  mêmes  pensées,  l'homme  sera  le  même  indi- 
vidu. Une  telle  explication  néanmoins  n'a  encore  rien  qui  puisse  sa- 
tisfaire, car  l'identité  de  la  personne  n'est  pas  attachée  à  l'identité 
des  pensées.  Je  puis  être  ballotté  entre  les  idées  et  les  sentiments  les 
plus  contraires  sans  cesser  d'être  moi-même,  et  au  contraire  deux 
hommes  pensant  la  même  chose  à  la  fois,  la  série  des  nombres,  par 
exemple,  ne  deviendront  pas  pour  cela  un  seul  et  même  homme  ; 
plusieurs  cordes  donnant  la  même  note  ne  sont  pas  une  seule 
corde.  » 

En  remplaçant  l'expression,  la  pensée  est  une  vibration  par  l'ex- 
pression, la  pensée  accompagne  une  vibration;  j'accepte  l'hypothèse 
présentée  par  M.  Janet,  et  je  crois  qu'on  peut  répondre  à  ses  objec- 
tions :  L'identité  de  la  personne,  dit-il,  ne  peut  pas  être  attachée  à 
l'identité  des  pensées.  Je  puis  être  ballotté  entre  les  idées  et  les  sen- 
timents les  plus  contraires  sans  cesser  d'être  moi-même.  Oui,  mais 
à  condition  que  les  sensations  organiques  restent  sensiblement  les 
mêmes,  qu'une  vague  mémoire  du  passé  reste  la  même,  que  les  ten- 
dances obscures  qui  forment  une  sorte  de  réserve  inconsciente  à 
l'esprit  et  lui  donnent  un  ton  général  restent  les  mêmes.  C'est  donc 
en  somme  une  infime  partie  de  la  personne  qui  change.  Si  le  reste 
change  aussi,  nous  verrons  l'idée  de  la  personnalité  s'altérer  et 
disparaître.  On  pourrait  dire  que  l'idée  de  la  personnalité  disparaît, 
mais  que  la  personnalité  subsiste  et  reste  toujours  la  même.  Gela  in- 
dique seulement  que  certains  phénomènes  objectifs  qui  constituent 
l'individu  persistent  encore ,  mais  n'implique  pas  la  persistance 
d'une  entité  quelconque.  En  somme,  beaucoup  de  pensées-,  ou  plu- 
tôt d'états  de  conscience,  possibles  ou  réels,  les  sensations  visuelles, 
tactiles  que  donnent  le  corps  resteraient  encore  les  mêmes.  Si  l'on 
détruit  absolument  toute  ressemblance  entre  les  faits  de  conscience 
passés  et  les  faits  de  conscience  présents,  entre  l'état  subconscient 
passé  et  l'état  subconscient  présent,  certainement  la  personnalité 
psychologique  serait  entièrement  détruite. 

Deux  hommes  pensant  la  même  chose,  dit  encore  M.  Paul  Janet, 
ne  sont  pas  un  même  homme.  C'est  vrai;  mais,  parce  que  ces  deux 
hommes  diffèrent  par  beaucoup  d'autres  points,  leurs  tendances, 
leurs  sentiments,  leurs  rapports  avec  leur  milieu  ne  sont  pas  les 
mêmes.  Sinon,  si  ces  deux  hommes  ne  différaient  absolument  en 


F.  PAULHAN.  —  LA  PERSONNALITÉ  61 

rien  par  les  relations  diverses  qu'ils  peuvent  avoir,  il  n'y  aurait  plus 
deux  hommes,  il  n'y  en  aurait  qu'un  ;  il  en  serait  d'eux  comme  des 
lignes  droites  qu'on  veut  faire  passer  par  les  mêmes  points  :  elles  se 
confondent  et  n'en  forment  qu'une. 

Voyons  maintenant  les  objections  faites  par  M.  Herbert  Spencer. 
Voici  comment  il  les  expose  :  «  Gomment  la  conscience  peut-elle  se 
résoudre  en  impressions  et  en  idées  quand  une  impression  implique 
nécessairement  l'existence  de  quelque  chose  d'impressionné?  Ou 
bien  encore,  comment  le  sceptique  qui  a  décomposé  sa  conscience 
en  impressions  et  en  idées  peut-il  expliquer  qu'il  les  regarde  encore 
comme  ses  impressions  et  ses  idées?  Ou  encore  une  fois,  si,  comme 
il  y  est  forcé,  il  admet  qu'il  a  une  intuition  de  son  existence  person- 
nelle, quelle  raison  peut-il  alléguer  pour  rejeter  cette  intuition 
comme  n'étant  pas  réelle ,  tandis  qu'il  accepte  les  autres  comme 
réelles.  A  moins  de  donner  des  réponses  satisfaisantes  à  ces  ques- 
tions, ce  qu'il  ne  peut  faire,  il  faut  qu'il  abandonne  ses  conclusions 
et  qu'il  admette  la  réalité  de  l'esprit  individuel.  » 

M.  Spencer  reconnaît  ensuite  que  la  croyance  contraire  n'est  pas 
«justifiable  devant  la  raison  »;  «  Lien  plus,  dit- il  :  quand  la  raison 
est  mise  en  demeure  de  rendre  un  jugement  formel,  elle  la  con- 
damne. »  Nous  serions  donc  placés  entre  deux  doctrines  inadmissi- 
bles. Mais  je  ne  pense  pas  que  les  objections  de  M.  Spencer  contre 
la  théorie  phénoméniste  soient  irréfutables,  et  je  vais  essayer  d'y 
répondre  brièvement. 

Une  impression,  dit-il,  exige  nécessairement  l'existence  de  quel- 
que chose  qui  est  impressionné.  J'admets  volontiers  ce  principe, 
mais  je  crois  qu'il  ne  nuit  en  rien  à  la  théorie  phénoméniste.  Qu'est-ce 
en  effet  que  ce  quelque  chose  qui  est  impressionné?  N'est-ce  pas  un 
groupe  de  phénomènes?  Nous  retrouvons  ici  un  principe  du  genre 
de  celui-ci  :  tout  phénomène  suppose  une  subsance.  Ce  principe 
s'interprète  positivement  ainsi  :  tout  phénomène  fait  partie  d'un 
groupe  de  phénomènes  avec  lesquels  il  a  certaines  relations.  De 
même,  quand  nous  disons  qu'une  impression  suppose  quelque  chose 
d'impressionné,  nous  voulons  dire  :  un  certain  phénomène  (impres- 
sion) suppose  un  groupe  de  phénomènes  (quelque  chose)  qui  est 
impressionné,  c'est-à-dire  qui  reçoit  l'impression.  L'impression  est 
donc  un  phénomène  qui  se  met  en  un  certain  rapport  avec  les 
phénomènes  existant  déjà,  et  les  autres  phénomènes  sont  les  autres 
impressions  et  les  autres  idées.  Quand  je  dis,  par  exemple  :  Je  vois 
telle  chose,  un  rapport  s'établit  entre  le  moi,  groupe  de  phénomènes 
symboliquement  représentés  dans  le  fait  de  conscience  actuel,  et  la 
représentation  actuelle. 


62  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

On  peut  demander  comment  il  se  fait  que  ce  rapport  s'établisse; 
-  ii  ne  s'agit  pas  pour  le  moment  de  montrer  comment  s'effec- 
tuent les  opérations  mentales  :  il  s'agit  de  les  analyser  et  de  montrer 
qu'elles  n'impliquent  pas  une  substance;  or  nous  voyons  que  dans 
ce  cas,  si  l'impression  exige  un  objet  impressionné,  cet  objet  impres- 
sionné peut  être  purement  pbénoménal.  Ici  encore  d'ailleurs,  non 
seulement  la  substance  n'est  pas  nécessaire,  mais  encore  elle  n'est 

pas  utile. 

Comment  pouvons-nous  regarder  les  impressions  et  les  idées  qui 
composent  la  conscience  comme  nos  impressions  et  nos  idées?  C'est 
en  entendant  par  là  un  rapport  établi  entre  le  groupe  de  phéno- 
mènes et  le  phénomène  symbolique  qui  constitue  le  moi,  et  une 
représentation  faible  ou  vive  quelconque.  Ce  que  nous  avons  déjà 
dit  peut  servir  à  comprendre  comment  on  peut  interpréter  les  ex- 
pressions usuelles.  Quand  on  dit  :  Je  vois,  on  établit  simplement  le 
rapport  que  j'indique,  et  la  preuve,  c'est  que,  quand  l'impression 
devient  trop  forte  et  absorbe  la  conscience  entière,  nous  ne  la  ro- 
dons plus  comme  nôtre,  l'idée  du  moi  disparaît  à  peu  près  entière- 
ment; l'un  des  deux  termes  s'évanouissant  presque,  le  rapport  s'éva- 
nouit avec  lui.  Ce  n'est  que  lorsque  le  terme,  un  moment  absent, 
revient  à  la  conscience  que  le  rapport  reparaît.  Et  si  après  coup 
nous  regardons  l'impression  comme  nôtre,  c'est  en  établissant  un 
rapport  entre  elles  et  les  autres  impressions  et  idées  qui  constituent 
le  moi. 

Ayant  une  intuition  de  notre  existence  personnelle,  pourquoi  la 
rejetterions-nous?  Mais  l'expérience  nous  apprend  souvent  que  nos 
intuitions  ne  correspondent  pas  à  la  réalité.  L'unité  que  nous  voyons 
dans  une  statue  n'existe  pas  dans  la  statue,  elle  n'existe  que  dans  la 
conscience  ;  c'est  le  rapport  des  parties  entre  elles.  De  même,  on 
peut  le  dire,  puisque,  comme  nous  l'avons  vu,  l'unité  du  moi  n'est 
pas  autrement,  perçue  que  l'unité  d'une  statue,  l'unité  du  moi  n'existe 
pas  dans  le  moi  :  elle  n'existe  que  dans  la  représentation  qui  s'en 
forme  dans  la  conscience,  ce  qui  existe  dans  le  moi,  ce  sont  des  phé- 
nomènes qui  ont  eu  lieu  dans  un  certain  ordre.  Il  faut  bien,  encore 
ici,  distinguer  entre  le  moi  ensemble  de  phénomènes  de  conscience 
et  la  représentation  fragmentaire  et  symbolique  du  moi  dans  un  fait 
de  conscience  *. 

Ainsi  je  crois  que  l'analyse  psychologique  conduit  à  ne  pas  admet- 
tre la  nécessité  de  la  substance.  Mais  ces  données  de  l'analyse  psy- 

I.  Voir  d'autres  analyses  dans  Taine  :  De  l'hilelUijeiice,  volume  I,  livre  IV, 
chap.  111. 


n 


F.   PAULHAN.    —  LA  PERSONNALITÉ  6 

chologique  ne  seraient  que  des  hypothèses  probables  si  l'observation 
ne  les  confirmait  pas  et  se  taisait  à  cet  égard.  L'inutilité  et  l'incom- 
préhensibilité  de  la  théorie  contraire  viennent  d'ailleurs  confirmer 
et  rendre  pour  ainsi  dire  sûrs  les  premiers  résultats. 


II 


J'ai  attribué  l'unité  et  l'identité  du  moi  à  la  façon  dont  sont 
groupés  les  phénomènes  de  conscience  et  à  la  façon  dont  ils  sont 
représentés  dans  d'autres  phénomènes  psychiques.  S'il  en  est  ainsi, 
si  dans  des  conditions  différentes  les  phénomènes  se  groupent,  se 
produisent  d'une  autre  manière,  il  est  possible  que  l'unité  et  que 
l'identité  du  moi  disparaissent.  Et  c'est  en  effet  ce  que  nous  montrent 
de  nombreuses  observations.  Des  conditions  physiologiques  peuvent 
détruire  l'unité  et  la  continuité  du  moi. 

Les  troubles  dans  l'unité  du  moi  se  manifestent  par  une  scission 
dans  l'individu  ;  ou  bien  cette  scission  est  réelle,  et  deux  séries  psy- 
chiques s'établissent  l'une  à  côté  de  l'autre,  ou  bien  elle  est  idéale,  et 
le.  malade  attribue  à  un  autre  des  phénomènes  faisant  partie  de  la 
série  psychique  qui  constitue  son  moi.  Dans  le  premier  cas,  la  des- 
truction de  l'unité  est  évidente.  Dans  le  second  cas,  la  destruction 
de  l'unité  de  la  personnalité  se  montre  en  ceci  que  le  malade 
attribue  à  deux  personnes  ce  qui  en  réalité  n'appartient  qu'à  une. 

On  ne  peut  expliquer  comment  une  substance  simple  qui  se  con- 
naît elle-même  pourrait  attribuer  à  une  autre  ses  propres  actes.  De 
plus,  on  voit  que  l'idée  de  l'unité  disparaît  précisément  quand  le  rap- 
port d'un  phénomène  avec  les  autres  phénomènes  qui  constituent  le 
moi  ne  peut  pas  s'établir  facilement. 

Premier  cas.  —  M.  Taine,  dans  sa  préface  du  livre  De  l'intelli- 
gence, cite  le  fait  suivant.  Il  se  reproduit  assez  fréquemment,  et,  si  je 
n'en  ai  pas  vu  d'exemples,  j'en  ai  entendu  citer  par  des  témoins  ocu- 
laires dignes  de  foi.  «  J'ai  vu  une  personne,  dit  M.  Taine,  qui  en 
causant,  en  chantant,  écrit  sans  regarder  son  papier  des  phrases 
suivies  et  même  des  pages  entières,  sans  avoir  conscience  de  ce 
qu'elle  écrit;  âmes  yeux,  sa  sincérité  est  parfaite;  or  elle  déclare 
qu'au  bout  de  sa  page  elle  n'a  aucune  idée  de  ce  qu'elle  a  tracé  sur 
le  papier;  quand  elle  le  lit,  elle  en  est  étonnée,  parfois  alarmée. 
L'écriture  est  autre  que  son  écriture  ordinaire.  Le  mouvement  des 
doigts  et  du  crayon  est  raide  et  semble  automatique.  L'écrit  finit 


6i  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

toujours  par  une  signature,  celle  d'une  personne  morte,  et  porte  l'em- 
preinte de  pensées  intimes,  d'un  arrière-fonds  mental  que  l'auteur 
ne  voudrait  pas  divulguer.  Certainement  on  constate  ici  un  dédou- 
blement du  moi,  la  présence  simultanée  de  deux  séries  d'idées  pa- 
rallèles et  indépendantes,  de  deux  centres  d'action,  ou,  si  l'on  veut, 
de  deux  personnes  morales  juxtaposées  dans  le  même  cerveau.  » 

Deuxième  cas.  —  Le  deuxième  cas  est  plus  fréquent.  Il  peut  se 
produire  de  deux  manières  :  la  rupture  peut  exister  en  ce  que  cer- 
tains faits  sont  attribués  à  un  autre  moi,  ou  bien  en  ce  que  certains 
faits  appartenant  à  un  autre  moi  sont  attribués  au  moi  du  patient. 
Les  exemples  seraient  nombreux.  Nous  devons  nous  borner  à  en 
indiquer  quelques-uns. 

Le  moi  psychique,  d'après  les  philosophes  spiritualistes,  ne  peut 
varier,  —  d'après  nous,  il  peut  varier  en  un  sens  —  ou  plutôt  le 
moi,  étant  une  chaîne  d'événements  psychiques  liés  à  des  événe- 
ments physiologiques,  ne  peut  évidemment  varier  dans  son  identité, 
mais  alors  il  n'a  d'autre  identité  qu'un  rapport  à  peu  près  constant 
avec  les  conditions  physiologiques.  Mais  la  conscience  du  moi,  la 
îudion  de  personnalité,  la  conscience  de  notre  identité  varie  et  se 
transforme.  On  a  vu  des  écrivains  mis  en  présence  de  leurs  pre- 
mières œuvres  ne  plus  les  reconnaître.  Dans  ce  cas,  on  peut  bien 
dire  que  c'est  le  même  moi  qui  a  fait  l'œuvre  et  qui  ne  la  reconnaît 
plus  ;  mais  alors  qui  ne  voit  combien  cette  identité  du  moi  diffère  de 
celle  qu'on  veut  bien  lui  attribuer?  Cette  identité  consiste  seulement 
en  ce  que  le  dernier  phénomène  est  attaché  au  même  individu 
physiologique  que  le  premier,  à  un  individu  physiologique  déter- 
miné. Quant  à  l'identité  de  la  conscience  du  moi,  cette  conscience 
dont  on  voudrait  faire  quelque  chose  d'uniforme,  on  voit  qu'elle 
n'existe  plus.  Le  moi  dont  l'auteur  a  conscience  n'est  pas  le  moi 
qui  a  fait  l'œuvre.  Le  dernier  moi  a  disparu  peu  à  peu  en  partie  au 
moins.  C'est  une  certaine  personnalité  qui  a  fait  l'œuvre  ;  c'est  une 
autre  personnalité  au  point  de  vue  de  la  conscience,  qui  ne  la  recon- 
naît pas.  Il  en  est  absolument  comme  si  l'œuvre  avait  été  faite  par 
un  moi  attaché  à  un  autre  individu  biologique. 

On  voit  parfois  un  vieux  monument  romain,  qui,  malgré  les  quel- 
ques réparations  par  lesquelles  on  a  essayé  de  le  rajeunir,  tombe  en 
ruines  et  ne  présente  plus  que  quelques-unes  de  ses  parties  d'autrefois. 
Supposons  que  toutes  les  pierres  aient  été  changées  et  que,  malgré 
cela,  le  monument  ait  fini  par  se  dégrader.  Voilà  à  peu  près  l'image 
de  l'évolution  de  notre  conscience  de  la  personnalié.  Elle  change  peu 
;i  peu;  mais  sa  forme  reste  sensiblement  la  même,  et  nous  n'avons  pas 
conscience  d'une  différence  sensible  ;  mais  quand  une  secousse  forte, 


F.   PAULHAN.   —   LA   PERSONNALITÉ  65 

une  maladie  ou  une  lente  et  longue  dégradation,  comme  celle  qui 
accompagne  la  vieillesse,  en  a  dispersé  les  débris,  en  a  altéré  la  forme, 
le  changement  de  la  personnalité  se  laisse  apercevoir  avec  évidence. 
Ce  qui  en  faisait  partie  jadis  s'en  est  séparé,  de  nouvelles  parties  s'y 
sont  adjointes,  la  ruine  est  survenue,  et  le  nouveau  moi  ne  conserve 
plus  que  quelques-uns  de  ses  rapports  avec  les  phénomènes  physi- 
ques, comme  le  monument  conserve  quelques-uns  de  ses  rapports 
avec  le  milieu  ambiant  :  il  est  toujours  à  la  même  place  dans  la 
même  ville,  au  milieu  du  même  pays.  Ce  qui  donne  encore  un  reste 
d'identité  au  moi,  ce  sont  les  rapports  qui  l'unissent  à  un  milieu 
quelconque,  ce  sont  ses  rapports  de  succession  avec  les  phénomènes 
antécédents. 

Rien  n'est  plus  propre  à  montrer  ces  changements  d'identité  du 
moi  que  l'amnésie  périodique,  comme  celle  de  FélidaX...  par  exemple, 
celle  du  sergent  blessé  à  Bazeilles.  Dans  tous  ces  cas,  on  voit  la  per- 
sonnalité changée  en  tant  que  changent  les  rapports  du  moi,  ou 
plutôt  les  rapports  du  phénomène  actuel  avec  les  phénomènes  psy- 
chiques précédents. 

De  même,  quand  il  se  produit  des  phénomènes  psychiques  qui  ne 
s'accordent  pas  avec  des  phénomènes  psychiques  antérieurs,  qiq 
n'ont  pas  assez  de  rapport  avec  eux,  ils  ne  sont  pas  rangés  avec  eux, 
ils  sont  attribués  à  d'autres  personnes;  le  patient  entend  des  voix  qui 
lui  parlent,  il  se  persuade  qu'il  reçoit  des  inspirations  divines  ou  des 
suggestions  du  diable. 

Au  contraire,  quand  un  fait  de  conscience  a  été  souvent  présenté, 
quand  il  s'accorde  avec  nos  idées,  il  finit  par  s'implanter  au  point 
qu'il  contribue  beaucoup  trop  à  former  la  notion  de  personnalité. 
M.  Maury  rapporte  l'histoire  d'un  vieillard  qui  croyait  avoir  fait  plu- 
sieurs voyages  qu'il  avait  seulement  lus.  Plusieurs  individus  se  sont 
pris  pour  des  dieux.  La  personnalité  et  l'identité  ne  consistent  qu'en 
de  certains  rapports;  ces  rapports,  s'implantant  ou  s'effaçant  de  l'es- 
prit, altèrent  la  notion  d'identité  l.  Les  phénomènes  de  la  névropa- 
thie  cérébro-cardiaque,  qui  ont  déjà  été  indiqués  ici,  en  sont  encore 
une  preuve  bien  frappante. 

Si  je  n'insiste  pas  davantage  sur  la  vérification  expérimentale  de 
l'analyse  psychologique,  c'est  que  les  faits  que  je  pourrais  donner  ont 
été  cités  déjà  et  sont  en  grande  partie  familiers  aux  lecteurs  de  la 
Revue  philosophique. 

1.  Voir  Taine,  De  l'Intelligence,  vol.  II,  1.  III.  —  Maury,  Le  sommeil   et  les 
rêves,  —  Esquirol,  Des  maladies  mentales.  —  Luys,  Le  cerveau. 

tome  x.  —  1880.  ;> 


(3(5  REVUE   PHILOSOPHIQUE 


III 


De  nombreuses  analyses  psychologiques  ont  montré  combien  la 
notion  de  substance  est  incompréhensible.  Il  en  résulte  que  l'on  ne 
saurait  l'accepter,  et  il  n'est  pas  difficile  d'en  conclure  qu'elle  ne 
saurait  guère  être  utile.  La  substance  une  et  simple  devant  servir  à 
expliquer  l'unité  et  la  simplicité  apparentes  du  moi,  il  faut  voir  com- 
ment elle  pourrait  l'expliquer.  Il  y  a  deux  sortes  d'explications,  l'une 
métaphysique,  l'autre  positive.  L'explication  métaphysique  consiste 
à  supposer  une  entité  quelconque  ;   c'est   ainsi  que  l'homme  sent 
parce  qu'il   a  la  faculté  de  sentir;  que  l'opium  fait  dormir  parce 
qu'il  a  une  vertu  dormitive.  Cette  explication  est  une  manière  de 
reDroduire  le  fait  en  le  donnant  pour  cause  à  lui-même.  On  ne 
connaît  la  puissance  que  par  l'acte  et  on  explique  l'acte  par  la  puis- 
sance. Ce  genre  d'explication  a  été  si  bien  démontré  faux  et  inutile 
qu'il  n'y  a  plus  à  y  revenir. 

On  explique  encore  un  fait  en  montrant  ses  ressemblances  avec  un 
groupe  de  faits  déjà. connus;  c'est  ainsi  qu'on  explique  la  rotation  de 
la  terre  en  l'assimilant  au  fait  de  la  pierre  qui  tombe,  etc.  Mais  alors, 
à  ce  point  de  vue,  qu'explique  la  substance?  Pour  expliquer  l'unité 
et  l'identité  du  moi,  il  faudrait  faire  voir  comment  ces  faits  ressem- 
blent à  d'autres  faits  déjà  connus,  et  c'est,  je  crois,  ce  qu'on  peut  faire; 
mais  ce  n'est  pas  le  faire  que  de  les  expliquer  par  une  substance. 
Nous  n'assimilons  pas  par  là  \es>  phénomènes  de  l'unité  et  de  l'iden- 
tité du  moi  à  d'autres  faits  ;  nous  ne  les  rattachons  pas  à  une  loi 
connue;  l'explication  de  l'unité  et  de  l'identité  du  moi  par  une  sub- 
stance est  donc  simplement  une  explication  métaphysique,  c'est-à- 
dire  qu'elle  n'explique  rien  et  qu'elle  soulève  des  difficultés  plus 
grandes  que  celles  qu'elle  prétend  éclaircir.  Sans  doute,  au  premier 
abord,  on  est  porté  à  croire  qu'il  n'en  est  pas  ainsi  ;  mais  en  analysant 
l'idée  de  substance,  l'idée  d'unité,  l'idée  de  simplicité,  on  voit  la 
vanité  du  résultat  qu'on  obtient  en  faisant  intervenir  une  substance. 
C'est  une  fausse  analogie,  sans  rigueur  et  sans  valeur,  qui  a  pu  faire 
naître  cette  hypothèse. 

Je  n'insiste  pas  là-dessus,  car  je  n'ai  jamais  vu  qu'on  réfutât  les 
objections,  les  arguments  présentés  contre  la  théorie  de  la  substance. 
Je  crois  donc  qu'on  peut  tenir  comme  démontré  que,  la  formation  de 
l'idée  du  moi  ne  pût-elle  être  expliquée,  il  vaudrait  toujours  mieux 
se  refuser  à  croire  à  une  substance. 


F.   PAULHAN.       -  LA  PERSONNALITÉ  G7 

En  résumé,  voici  les  conclusions  auxquelles  nous  arrivons  : 

1"  Le  moi  tel  qu'il  est  en  lui-même  doit  être  distingue  rigoureuse- 
ment de  la  notion  du  moi  qui  se  présente  à  la  connaissance. 

2°  Le  moi  en  lui-même  est  une  chaîne  plus  ou  moins  continue  de 
phénomènes  de  conscience. 

3°  La  notion  du  moi  est  la  représentation  unifiée  et  modifiée  selon 
les  lois  de  la  représentation  des  phénomènes  qui  constituent  le  moi. 

4°  L'identité  réelle  du  moi  consiste  dans  les  rapports  des  phéno- 
mènes de  conscience  entre  eux  et  avec  d'autres  phénomènes. 

5°  L'identité  apparente,  la  notion  de  l'identité  est  formée  par  la  re- 
présentation de  certains  rapports  réels  ou  imaginaires  entre  quel- 
ques-uns des  phénomènes  du  moi  et  d'autres  phénomènes. 

Fr.  Paulhan. 


NOTES  ET  DISCUSSIONS 


DU  DÉTERMINISME 

HISTORIQUE    ET  GÉOGRAPHIQUE 


Ces  quelques  pages  pourraient  être  intitulées  :  Observations  d'un 
professeur  d  histoire  sur  le  livre  de  M.  Henri  Marion  De  la  solidarité 
morale  l.  Ce  professeur  d'histoire  regrette  que,  dans  un  livre  si  bien 
fait,  il  y  ait  un  défaut  :  l'influence  exercée  sur  l'individu  par  le 
milieu  historique  et  géographique  y  est  fort  atténuée. 

Le  livre  a  deux  parties  :  Solidarité  individuelle,  Solidarité  sociale. 

La  première  est  consacrée  à  l'étude  de  l'individu  depuis  sa  nais- 
sance. Au  chapitre  II,  qui  traite  de  «  la  formation  du  caractère,  du 
milieu  physique  et  des  conditions  économiques ,  et  de  la  première 
éducation  »,  c'est  à  peine  s'il  est  parlé  en  quelques  lignes  de  l'in- 
fluence du  milieu.  Qu'on  ait  «  beaucoup  écrit  sur  les  rapports  de 
la  civilisation  en  général  avec  les  milieux  »,  comme  le  dit  M.  Marion, 
c'est  un  motif  pour  qu'un  écrivain  comme  lui,  qui  n'est  point  banal, 
se  garde  d'insister  sur  des  vérités  acquises;  mais,  alors  même  qu'on 
procède  par  prétérition,  il  faut,  quand  la  matière  vaut  la  peine,  ra- 
masser au  moins  les  traits  les  plus  propres  à  en  marquer  l'impor- 
tance. L'esprit  d'un  lecteur  est  fait  ainsi  qu'il  garde  surtout  l'im- 
pression des  raisons  le  plus  longuement  déduites.  Si  vous  voulez 
être  bref  en  exposant  quelque  raison  grave,  au  lieu  de  dessiner 
d'une  main  légère  cette  partie  de  la  démonstration,  comme  il  est 
loisible  de  le  faire  pour  celles  où  l'on  séjourne,  gravez  vigoureu- 
sement. 

Oui,  l'on  a  beaucoup  écrit  sur  l'influence  des  milieux,  mais  on 
n'écrira  jamais  trop.  Elle  s'exerce  sur  toutes  les  influences  qui  pè- 
sent sur  nous.  Dans  ce  livre  de  la  solidarité,  où  il  y  a  de  si  jolies 

1.  Pour  le  compte-rendu  de  cet  ouvrage,  voir  ci-après  page  80. 


£.   LAVISSE.      -  DÉTERMINISME   HISTORIQUE   ET   GÉOGRAPHIQUE    69 

pages,  j'en  trouve  une  sur  la  nourrice,  «  premier  gouverneur  »  ;  mais, 
tel  milieu,  telle  nourrice.  La  nourrice  flamande  a  l'air  d'élever  un 
bourgmestre  ;  la  nourrice  italienne  manie  le  bambino  comme  un 
jouet,  l'agace  en  lui  retirant  le  sein  pour  le  lui  rendre,  en  le  lui  ren- 
dant pour  le  lui  reprendre  ;  elle  le  chatouille  pour  qu'il  rie,  fait  mine 
de  le  jeter  à  quelqu'un  qui  passe.  Ainsi  a  dû  être  élevé  le  seigneur 
Polichinelle.  Le  milieu  qui  agit  directement  sur  l'individu  agit  donc 
indirectement  sur  lui  par  tous  les  facteurs  de  l'éducation.  Après 
l'éducation,  toute  la  vie  est  commandée  par  cette  influence,  qui 
restreint  notre  liberté.  Nous  ne  la  sentons  pas  trop  dans  un  pays 
comme  le  nôtre,  qui  est  de  nature  tempérée;  ailleurs,  elle  a  le  poids 
de  la  fatalité. 

Il  est  impossible  de  concevoir  un  état  de  civilisation  où  l'homme 
soit  jamais  affranchi  de  cette  tyrannie.  C'est  pour  ne  pas  s'en  être 
convaincu  que  M.  Marion,  à  la  conclusion  de  son  livre,  se  représente 
une  humanité  dont  tous  les  membres  seront  pareillement  respec- 
tueux du  droit. 

Dans  la  seconde  partie  (De  la  solidarité  sociale),  l'individu  entre 
dans  la  société.  A  toutes  les  influences  qu'il  subit,  à  celle  des  qualités 
et  des  défauts  apportés  en  naissant,  acquis  par  l'éducation  et  par 
l'habitude,  s'ajoutent  celles  qui  viennent  des  rapports  sociaux.  Jamais 
plume  de  moraliste  n'a  plus  finement  décrit  que  celle  de  M.  Marion 
les  effets  de  la  sympathie,  dans  ses  formes  vives  et  dans  ses  formes 
diffuses,  ni  ce  qu'il  appelle  les  phénomènes  de  réaction  par  lesquels 
se  manifeste  l'originalité  morale.  Mais  l'historien  réclame  une  plus 
grande  place  pour  les  effets  de  la  coutume,  car  la  coutume,  c'est  le 
milieu  historique. 

Un  plus  long  chapitre  aurait  été  nécessaire  pour  décrire  l'in- 
fluence de  ce  milieu.  Si  diffuse  qu'elle  soit,  elle  est  très  forte.  Cela 
se  verra,  le  jour  où  l'histoire  de  l'intelligence  humaine  sera  faite. 
Qu'on  choisisse  à  des  époques  déterminées  des  écrivains  ayant  mani- 
festé leur  intelligence  par  des  écrits  copieux  ;  qu'on  leur  arrache  par 
une  analyse  profonde  les  mobiles  de  leur  pensée  :  après  avoir  multi- 
plié les  études  de  cette  sorte,  aux  époques  les  plus  diverses,  on  aura 
quelques  éléments  d'une  histoire  de  l'intelligence,  par  conséquent 
de  la  morale  humaine,  et  l'on  verra  la  puissance  du  milieu  his- 
torique apparaître  dans  toute  son  étendue. 

La  maxime  :  Vérité  en  deçà  des  Pyrénées,  mensonge  au  delà,  est 
fausse,  si  on  la  prend  dans  le  sens  absolu  que  lui  a  donné  Pascal. 
Une  montagne  n'est  pas  si  puissante;  mais  le  temps  l'est  assurément  : 
vérité  en  tel  siècle,  mensonge  en  tel  autre. 

Quand  l'empire  romain  s'est  retiré  de  l'Occident,  dont  les  peuples 


70  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

barbares  se  sont  partagé  les  provinces ,  un  Romain  gouverne  le 
royaume  d'Italie  où  règne  ïhéodoric.  C'est  Cassiodore.  Il  a  mis 
toute  son  intelligence  dans  ses  lettres  et  dans  ses  traités  où  il  a 
parlé  de  omni  re  scibili.  Tout  ce  que  l'antiquité  a  su,  il  le  sait, 
et  tout  lui  est  prétexte  pour  le  dire.  Envoie-t-il  l'ordre  de  réparer 
un  monument?  il  fait  une  histoire  de  l'architecture;  de  préparer 
un  instrument  de  musique  ou  bien  une  horloge,  cadeau  destiné  à 
quelque  roi  barbare  ?  il  écrit  un  traité  sur  la  musique  et  l'horlogerie. 
Il  connaît  les  philosophes  et  les  poètes.  11  est  bon  chrétien,  avec 
cette  immense  érudition  païenne.  Il  apporte  dans  le  gouvernement  un 
large  et  libéral  esprit  et  ce  serait  un  grand  ministre,  s'il  était  dans 
une  grande  monarchie.  Or  cet  homme  divisera  un  traité  en  douze 
chapitres,  parce  que  Dieu  a  créé  douze  constellations  -,  tel  autre  en 
trente-trois  chapitres,  parce  que  Jésus-Christ  a  vécu  trente- trois  ans. 
Dans  le  traité  sur  l'orthographe,  il  célébrera  la  profession  divine  du 
copiste,  qui  réprime  la  ruse  du  diable  avec  le  calamus,  c'est-à-dire 
avec  l'instrument  dont  le  diable  s'est  servi  pour  frapper  le  Seigneur 
à  la  passion,  et  qui  écrit  avec  trois  doigts,  ce  qui  est  le  nombre  des 
personnes  dont  se  compose  la  divinité.  D'où  viennent  ces  bizarre- 
ries? qui  donc  saisit  cet  esprit  et  l'emprisonne  dans  des  formes 
vides?  C'est  l'influence  théologique  du  milieu  historique.  Voilà  un 
effet  intellectuel  de  ce  milieu. 

Grégoire  de  Tours  est  un  saint  homme  dans  une  triste  époque.  Il 
est  incapable  de  faire  le  mal,  d'éviter  par  une  mauvaise  action  une 
incommodité,  une  souffrance,  même  la  mort.  Grégoire  de  Tours 
pourtant,  jugé  par  nous,  a  le  sens  moral  le  moins  assuré.  Il  fait  au 
début  de  son  livre  sa  profession  de  foi  catholique.  Être  catholique, 
voilà  pour  lui  la  principale  vertu.  Il  pratique  les  autres,  mais  celle-là 
est  la  première  qu'il  réclame  d' autrui.  Là  où  il  la  trouve,  il  est  comme 
incapable  de  trouver  le  crime.  Clovis  peut  massacrer  les  rois  ses 
parents,  après  les  avoir  dupés  parles  ruses  d'une  hypocrisie  raffinée; 
le  livre  qui  raconte  ces  assassinats  se  termine  par  la  phrase  célèbre  : 
C'est  ainsi  que  tout  lui  réussissait,  parce  qu'il  marchait,  les  mains 
pures,  dans  les  voies  du  Seigneur.  Mais  malheur  au  prince  qui  veut 
réformer  le  dogme  de  la  Trinité,  ou  même  toucher  aux  privilèges 
naissants  de  l'Église  ;  il  a  beau  être  un  des  plus  intelligents  des  Méro- 
vingiens, sans  être  plus  méchant  que  les  autres  :  l'indignation  fait  de 
Grégoire  presque  un  écrivain  et  son  portrait  de  Chilpéric  est  un 
morceau  de  style.  Or  si  le  saint  évêque,  un  des  meilleurs  et  des  plus 
instruits  des  hommes  de  ce  temps,  ne  connaît  plus  la  marque  dis- 
tinctive  du  crime,  comment  ces  princes  et  ces  grands  la  connai- 
traient-ils  ?  Et  pourquoi  Grégoire  ne  voit-il  plus  clairement  le  bien 


E.  LAVISSE.  —  DÉTERMINISME   HISTORIQUE  ET   GÉOGRAPHIQUE    71 

et  le  mal?  C'est  parce  qu'il  obéit  à  l'influence  théologique  du  milieu 
historique  :  voilà  un  effet  moral  de  ce  milieu. 

Passons  quelques  siècles.  Les  fils  de  Philippe  le  Bel  se  succèdent, 
sans  laisser  d'enfants  mâles.  La  question  de  la  capacité  des  femmes 
à  hériter  de  la  couronne  se  pose.  Les  partisans  de  l'exclusion  des 
femmes  cherchent  et  trouvent  des  raisons  de  toutes  sortes.  En  voici 
une  qui  a  beaucoup  de  succès  :  L'Écriture  a  dit  que  les  lis  ne 
filent  pas.  Raisonnement  :  les  lis,  c'est  le  symbole  de  la  royauté 
française;  et  qui  est-ce  qui  file?  Ce  sont  les  femmes.  Conséquence  : 
la  couronne  ne  peut  appartenir  aux  femmes  ;  elle  ne  peut  «  tomber 
en  quenouille  » .  Qui  donc  permet  et  veut  qu'on  pense  ainsi,  qu'on 
torture  un  texte  de  l'Écriture  et  qu'on  en  tire  une  maxime  de  droit 
politique?  C'est  l'esprit  du  temps.  C'est  le  milieu  historique.  Voilà  un 
effet  politique  de  ce  milieu. 

Arrivons  aux  temps  modernes.  Saint-Simon  ne  peut  passer  pour 
un  admirateur  de  Louis  XIV  ni  de  la  monarchie  comme  elle  a  été 
comprise  par  ce  prince,  et  Saint-Simon  déclare,  dans  un  des  frag- 
ments récemment  retrouvés,  que  l'on  est  plus  libre  en  France  qu'on 
ne  Ta  jamais  été  dans  aucune  république,  attendu  qu'il  y  a  en  France 
des  lois  qui  ne  peuvent  être  changées  que  par  le  prince,  dans  l'in- 
térêt de  tous.  Peut-on  imaginer  une  plus  singulière  et  plus  puis- 
sante action  de  ce  redoutable  milieu  historique?  Quoi  de  plus  pro- 
pre à  provoquer  en  nous  un  retour  sur  nous-mêmes  ?  Ne  croyons- 
nous  point,  ne  disons-nous  point  tous  les  jours,  comme  simples  et 
naturelles,  des  choses  qui  seront  trouvées  étranges  au  xxe  siècle,  et 
ce  siècle  ne  fera-t-il  pas  des  mensonges  de  quelques-unes  de  nos  vé- 
rités? Assurément  oui,  à  moins  que  nous  n'ayons  la  sotte  vanité  de 
croire  que  nous  soyons  au  point  d'arrivée  et  non  dans  le  perpé- 
tuel devenir.  Et  même  il  ne  serait  pas  malaisé  à  un  historien  qui 
aurait  l'esprit  philosophique  ou  à  un  philosophe  qui  serait  his- 
torien ,  de  discerner  dans  nos  axiomes  l'erreur  de  demain  et  de 
dresser  une  liste  des  sottises  du  siècle  :  ce  qui  serait,  d'ailleurs,  une 
profession  dangereuse.  Du  moins  un  philosophe,  dans  un  livre  sur 
la  solidarité,  doit  tenir  grand  compte  de  la  solidarité  historique  qui 
pèse  non  seulement  sur  les  groupes  sociaux,  mais  sur  chacun  de 
nous,  d'un  poids  très  lourd.  Sans  doute  cette  solidarité  est  moins 
tyrannique  pour  certains  individus  que  pour  d'autres,  pour  certaines 
époques  que  pour  certaines  autres.  Sans  doute,  elle  n'agit  pas  sur 
toute  notre  intelligence,  sur  toute  notre  conduite.  Mais,  cette  réserve 
faite,  comme  elle  est  puissante  !  Si  nous  avions  vécu  du  temps  de 
Caligula,  dit  le  cardinal  de  Retz,  le  consulat  du  cheval  nous  aurait 
étonnés  moins  que  nous  ne  l'imaginons. 


72  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Je  reproche  à  M .  Marion  de  n'avoir  pas  assez  marqué  cette  puissance 
du  milieu,  surtout  de  ne  l'avoir  pas  démontrée  par  des  exemples 
disposés  chronologiquement.  L'individu,  dont  il  nous  trace  l'histoire, 
vit  dans  un  milieu  géographique  et  historique  indéterminé.  Je  crains 
fort  que  M.  Marion  ne  le  voie  plus  libre  qu'il  n'est  dans  la  réalité. 

M.  Marion  examine  ensuite  l'individu  dans  la  société  organisée; 
à  propos  de  la  solidarité  dans  l'État,  il  marque  l'importance  morale 
de  la  forme  du  gouvernement,  et  il  encadre  dans  des  pages  excel- 
lentes un  passage  remarquable  de  Stuart  Mill.  Ici  encore,  l'historien 
trouve  qu'il  est  trop  procédé  par  abstraction.  Certains  gouverne- 
ments sont  commandés  par  certaines  latitudes  et  tous  dépendent 
du  milieu  historique.  L'historien  conteste  au  philosophe  le  droit  de 
légiférer  sur  le  gouvernement  populaire  et  sur  le  gouvernement 
absolu.   Le  gouvernement   populaire   et    le  gouvernement   absolu 
n'existent  pas  in  abstracto  ;  il  n'y  a  pas  deux  gouvernements,  popu- 
laires ou  absolus,  qui  se  ressemblent.  Tel  gouvernement  populaire 
naîtra  naturellement,  comme  la  conclusion  d'un  long  développement 
historique  antérieur;  il  est  le  point  d'arrivée  d'une  marche  continue 
du  privilège  vers  l'égalité,  du  despotisme  vers  la  liberté.  Tel  autre 
naîtra  parce  que  les  autres  formes  de  gouvernement,  essayées  les 
unes  après  les  autres,  ont  étécondamnéesirrémédiablement.  La  raison 
d'être  du  premier  est  positive,  celle  du  second  négative.  Il  en  est  de 
même  des  gouvernements  absolus.  L'ancienne  monarchie  française 
a  eu  sa  raison  d'être  :  elle  est  née  d'une  nécessité  entrevue  au  pre- 
mier jour  de  la  dynastie  capétienne.  Au  contraire,  la  monarchie  im- 
périale romaine  est  née  après  que  les  autres  formes  de  gouver- 
nement ont  été  successivement  usées  par  le  peuple  romain.  Aussi 
n'a-t-elle  eu  aucun  des  mérites  de  l'ancienne  monarchie  française  ; 
elle  ne  s'est  jamais  senti  une  existence  assurée;  elle  a  gardé  une 
parodie  des  institutions  républicaines  :  César  a  refusé  le  bandeau 
royal  et  ses  successeurs  n'ont  point  osé  faire  la  monarchie  hérédi- 
taire. Ils  ont  mis  en   eux-mêmes  la  république   avec  toutes  ses 
magistratures  :  ils  ne  s'y  sont  point  substitués.  De  là  ces  révolutions 
périodiques  ;  la  monarchie  romaine  n'a  jamais  eu  cette  vertu  qu'on 
estime  être  un  des  attributs  de  la  monarchie,  la  stabilité.  D'autre 
part  jn  peut  imaginer  un  gouvernement  populaire  où  les  traces  de 
la  monarchie  soient  si  profondes  que  la  liberté  y  soit  difficile  à  prati- 
quer. Or  jamais  un  gouvernement  dont  la  raison  d'être  est  négative 
n'aura  sur  les  mœurs  une  action  et  des  effets  de  même  nature  qu'un 
gouvernement  dont  la  raison  d'être  est  positive.  Les  gouvernements 
à  raison  d'être  négatives  sont  ceux  qui  doivent  être  maniés  avec  le 
plus  de  prudence  et  servis  avec  le  plus  de  désintéressement  par  les 


E.   LAVISSE.   —  DÉTERMINISME   HISTORIQUE    ET   GÉOGRAPHIQUE    73 

gens  éclairés,  précisément  parce  qu'ils  sont  bâtis  sur  des  ruines, 
fondement  mal  solide,  et  qu'ils  forment  le  dernier  abri  de  la  vie  d'un 
peuple.  M.  Marion  a  trop  de  perspicacité  pour  n'avoir  pas  vu,  en 
même  temps  que  «  les  droits  de  l'idéal  rationnel  »,  l'effet  des  «  néces- 
sités historiques  »  ;  mais  il  insiste  plus  sur  les  droits  que  sur  les  né- 
cessités. Or  cette  persistance  de  souvenirs  républicains  dans  un  État 
monarchique,  de  souvenirs  monarchiques  dans  un  Etat  républicain, 
ne  sont-ce  pas  des  phénomènes,  qu'il  lui  appartenait  de  mettre  en 
pleine  lumière,  de  solidarité  historique  ? 

La  solidarité  historique  fait  l'objet  d'un  chapitre,  avec  et  après  la 
solidarité  internationale.  Il  aurait  mieux  valu  intervertir  l'ordre  :  la 
solidarité  historique  se  fait  sentir  dans  l'État,  qui  vient  après  la  fa- 
mille; la  solidarité  internationale,  dans  l'humanité,  qui  vient  après 
l'État.  Sur  ce  chapitre,  qui  est  excellent,  je  n'aurais  rien  à  dire,  si 
j'y  avais  trouvé  des  faits  en  plus  grand  nombre.  Dès  les  premières 
lignes,  on  voit  qu'on  a,  pour  ainsi  dire,  affaire  au  moraliste  qui  con- 
seille plutôt  qu'au  philosophe  qui  observe.  «  Tout  ce  qui  se  fait  dans 
le  sens  de  la  pacification  générale  est  semence  de  moralité  en  même 
temps  que  de  bonheur.  »  Le  précepte  moral  devance  ainsi  les  faits, 
qui  sont  cités  rapidement,  par  une  sorte  de  prétention,  pour  arriver 
plus  vite  au  beau  rêve  de  la  future  paix  perpétuelle,  qui  reviendra 
au  dernier  chapitre.  De  même  pour  la  solidarité  historique  ;  le  mora- 
liste parle  d'abord  :  «  La  même  illusion  qui  est  si  funeste  aux  individus 
égare  plus  encore  et  bien  plus  gravement  les  sociétés  ;  c'est  de 
compter  sur  le  temps  pour  effacer  les  fautes.  »  Mais  la  question  est 
bien  discutée,  de  haut  et  avec  précision.  Les  apparentes  contradic- 
tions sont  nettement  résolues. 

Nous  voici  à  la  conclusion.  J'en  tiens  le  commencement  :  «  Résumé 
et  conséquences  pratiques  »  pour  un  chef-d'œuvre  d'exposition.  La 
question  du  progrès  moral  dans  le  passé,  qui  est  étudiée  ensuite, 
l'est  à  merveille.  Peut-être  aurait-il  seulement  fallu  mieux  expliquer 
les  exceptions,  admettre  d'une  part  que  le  progrès  n'est  point  pos- 
sible partout  ni  pour  tous  et  reconnaître  la  fatalité  des  milieux  qui 
explique  l'immobilité  «  des  vieilles  sociétés  de  l'Orient,  vouées  à 
des  institutions  mortelles  pour  la  raison,  comme  pour  la  liberté  ;  » 
marquer  d'autre  part  que,  dans  tout  développement  historique,  il  y 
a  des  morts  et  des  naissances  et  aussi  des  accidents.  Il  y  a  une  mor- 
talité des  sociétés  et  des  gouvernements  comme  des  individus.  Ce 
qui  est  cessera  d'être.  L'accident  est  produit  d'ordinaire  par  des 
individus  nouveaux  :  ainsi  l'invasion  des  barbares  dont  il  faut  étu- 
dier l'histoire  pour  comprendre  qu'il  puisse  y  avoir  interruption  du 
progrès,  sans  contradiction  aux  lois  de  la  solidarité. 


74  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Les  Germains  ont  brusqué  la  décadence  romaine.  Ils  ont  tué,  en 
Occident,  l'empire  qui  agonisait.  Parmi  les  historiens,  les  uns  leur 
attribuent  de   grandes  vertus,  les  autres  considèrent  leur  action 
comme  nuisible  et  suspensive  du  progrès.  Les  premiers  ne  savent 
pas  l'histoire;  les  seconds  sont  égarés  par  la  recherche  des  couses 
finales.  Les  Germains  sont  des  acteurs  nouveaux,  tout  simplement. 
Ceux  qui  les  louent  sur  la  foi  de  Tacite  oublient  que  le  grand  écri- 
vain a  tracé  un  portrait  idéal  de  la  civitas  germanique.  Le  portrait 
fût-il  vrai,  que  prouverait -il?  Que  le  peuple  germanique  est  de- 
meuré où  en  étaient,  des  siècles  auparavant,  les  peuples  helléni- 
ques et  latins  ;  la  civitas  homérique  ressemble  fort  à  la  civitas 
germanique  de  Tacite.  Celle-ci  n'a  pas  vécu,  voilà  tout.  Ces  Ger- 
mains apportent  avec  eux  dans  l'empire  une  solidarité  historique, 
différente  de  celle  qui  pèse  sur  les  populations  de  l'empire.  Il  est 
vrai  que  leur  caractère  germanique  n'est  point  intact  :  ils  ont  trop 
vécu,  depuis  trop  longtemps,  en  contact  avec  l'empire.  Singulière 
confusion  :  ils  essayent  de  comprendre  l'empire,  de  le  continuer  ;  ils 
n'y  réussissent  pas.  Ils  ne  parviennent  pas  à  connaître  les  institu- 
tions qu'ils  appliquent  :  nos  Mérovingiens  ne  se  sont  jamais  bien 
expliqué  l'autorité  monarchique.  Cependant  ils  régnent  :  l'empire 
est  mort  ;  l'esprit  qui  venait  de  Rome  ne  souffle  plus  et,  si  les  Méro- 
vingiens nont  rien  appris,  les  Gallo-Romains  désapprennent.  Une 
grande  obscurité  se  fait.  La  société  gallo-franque  s'y  décompose;  à 
tâtons,  elle  cherche  des  voies  nouvelles  et  trouve  la  féodalité.  Il  y  a 
donc  eu  un  accident  qui  a  interrompu  l'effet  de  la  solidarité  histo- 
rique, cause  effective  du  progrès  moral.  Est-ce  à  dire  qu'elle  ait 
disparu?  Non.  La  solidarité  historique  est  trop  puissante.  N'est-ce 
pas  un  effet  prodigieux  de  cette  solidarité  que  les  peuples  sur  les- 
quels a  pesé  si   longtemps  le  gouvernement  de  Rome  forment  au- 
jourd'hui en  Europe  une  catégorie  à  part,  différant  en  des  points 
essentiels  des  peuples  germaniques  ou  slaves.  Tout  cela  est  pour 
appuyer,  comme  on  le  voit,  la  thèse  de  M.  Marion,  qui  a  si  bien  dit  : 
«  La  solidarité  rend  compte  à  la  fois  des  avancements  et  des  reculs  ; 
elle  explique  et  les  arrêts,  partiels  ou  temporaires,  et  les  grandes 
chutes  de  certains  peuples  et  les  soudains  élans  de  certains  autres.  » 
La  preuve  faite  qu'il  y  a  eu,  malgré  les  interruptions,  un  progrès 
moral  dans  le  passé,  on  peut  conclure  à  la  grande  probabilité  du 
progrès  moral  dans  l'avenir,  en  réservant  toujours  la  possibilité  de 
graves  accidents.  C'est  avec  cette  disposition  d'esprit  que  le  lecteur 
arrive  aux  dernières  pages  du  livre;  mais  voilà  que  tout  d'un  coup  on 
trouve  ce  rêve  d'une  humanité  «  aussi  bonne  que  possible,  bonne 
et  heureuse,  car,  à  la  limite,  c'est  tout  un.  »  Et,  ce  qu'il  faut  entendre 


E.   LAVISSE.    —  DÉTERMINISME   HISTORIQUE   ET   GÉOGRAPHIQUE     75 

par  là,  la  fin  le  dit  :  c'est  la  cessation  de  toute  injustice,  de  toute  vio- 
lence, la  fin  du  crime  dans  les  Etats,  du  crime  entre  les  Etats,  la 
paix  sociale  et  la  paix  internationale. 

Vraiment,  c'est  trop  de  logique.  L'auteur  a  bien  soin  de  marquer 
que  le  terme  de  ce  progrès  est  lointain,  très  lointain,  et  de  faire 
quelques  réserves  de  mots.  «  Le  progrès  ne  serait  achevé  (autant 
que  nous  pouvons  concevoir  comme  réalisé  un  idéal)  que  le  jour  où 
la  terre  entière  serait  peuplée  d'hommes  parvenus  individuellement 
à  toute  la  perfection  que  comporte  la  nature  humaine,  tous  unis, 
tous  habitués  et  disposés  à  se  considérer  mutuellement  comme 
fins.  »  Cette  réserve  était  nécessaire.  S'il  arrivait  qu'une  nation 
«connue  pour  ne  manquer  ni  de  fierté  ni  de  foi  en  elle-même  »,  comme 
dit  M.  Marion,  donnât  dans  notre  Occident  le  salutaire  exemple  de 
«  renoncer  résolument  à  tout  esprit  de  représailles  »,  je  redouterais 
fort  pour  cette  nation  les  entreprises  de  ses  voisines.  Si  notre  Occi- 
dent tout  entier  se  faisait  pacifique,  je  commencerais  à  me  préoc- 
cuper des  prédictions  qui  annoncent  la  conquête  future  de  l'Europe 
par  la  race  jaune.  Les  Chinois  ont  à  la  fois  beaucoup  de  canons  et 
beaucoup  de  chair  à  canon  :  deux  conditions  de  gloire  militaire.  Ne 
sont-ils  pas  déjà  en  coquetterie  avec  l'empire  d'Allemagne?  Les 
journaux  militaires  allemands  n'ont-ils  pas  fait  des  calculs  sur  l'aide 
qu'ils  pourraient  tirer  de  la  Chine,  en  cas  de  guerre  avec  la  Russie? 
N'est-ce  pas  ainsi  qu'on  a  introduit  les  barbares  jadis  dans  les 
affaires  de  l'Europe?  Mais  il  ne  faut  pas  insister  sur  ces  craintes 
d'apparence  paradoxale.  Il  est  entendu  que  nous  ne  désarmerons 
qu'après  que  les  Chinois  seront  parvenus  individuellement  à  la  per- 
fection. Nous  voilà  rejetés  au  terme  lointain.  Est-il  du  moins  pos- 
sible, admettre  ce  terme?  cela  n'est  point  possible. 

Le  progrès  de  la  civilisation,  le  développement  des  relations  inter- 
nationales ne  diminuent  pas  les  causes  de  guerre.  La  même  science 
qui  produit  ou  améliore  les  industries  créatrices  perfectionne  l'in- 
dustrie qui  tue.  On  dit  :  La  perfection  des  moyens  de  destruction 
finira  par  rendre  la  guerre  impossible.  C'est  une  erreur  :  les  ba- 
tailles d'aujourd'hui  sont  moins  meurtrières  que  celles  d'autrefois. 
Les  instruments  plus  perfectionnés  font  que  les  hommes  combattent 
de  plus  loin  et  en  plus  grand  nombre.  Voilà  toute  la  différence.  La 
brièveté  même  des  guerres,  conséquence  de  ce  progrès  d'une  nature 
particulière,  est  un  argument  en  faveur  de  la  guerre.  On  dit  d'une 
guerre,  comme  d'une  opération  chirurgicale,  que  l'on  tient  pour  salu- 
taire :  Ce  sera  si  vite  fait!  Et  l'on  pratique  l'opération.  Quant  au  déve- 
loppement des  relations  internationales,  par  cela  même  qu'il  aide  à 
l'accroissement  des  richesses,  il  est  cause  de  guerre.  Cet  accroisse- 


76  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ment  est  nécessairement  inégal.  Il  provoque  les  jalousies  des  nations 
moins  riches,  qui  sont  en  même  temps  des  nations  plus  fortes.  Réflé- 
chissons bien  sur  le  phénomène  de  l'indemnité  de  guerre  considérée 
comme  châtiment  du  vaincu.  Récemment  apparu,  il  n'est  point  le 
dernier  d'une  série  :  on  le  verra  reparaître. 

Nous  ne  pouvons  prévoir  la  fin  de  l'ère  des  batailles.  En  aucun 
temps ,  il  n'y  a  eu  autant  de  sujets  de  guerre  dans  notre  Europe 
qu'aujourd'hui.  Guerres  pour  venger  les  injures  passées,  guerres 
par  antipathie,  guerres  de  races,  guerres  pour  la  gloire,  guerres 
pour  l'argent,  même  guerres  pour  la  religion  :  rien  n'y  manque. 
Supposons  que  toutes  les  questions  en  litige  soient  terminées. 
Faudra-t-il  fermer  et  clouer  les  portes  du  temple  de  Janus?Non. 
D'autres  questions  naîtront.  Il  est  impossible  de  croire  qu'il  n'y 
ait  pas  jusqu'au  bout  des  disputes  entre  les  hommes. 

Je  veux  bien  que  l'homme  apôtre  de  M.  Marion  fasse  souche,  et  que 
ses  imitateurs  à  leur  tour  gagnent  des  disciples  et  fondent  des  géné- 
rations où  chacun  soit  «  assez  persuadé  des  lois  de  la  solidarité  pour 
s'en  inspirer  à  son  tour  ».  Donnons-leur  le  temps  de  travailler  et  ne 
leur  mesurons  pas  les  siècles.  Sans  doute,  ils  pourront  réagir  contre 
bien  des  fatalités  morales  et  physiques.  Il  est,  par  exemple,  des 
fatalités  physiques  qu'on  supprime.  On  perce  des  montagnes,  on 
coupe  des  isthmes  :  c'est  une  besogne  qui  va  grand  train.  Pourvu 
que  le  sentiment  de  la  solidarité  soit  dans  la  nombreuse  famille  de 
M.  de  Lesseps,  ce  qui  reste  d'isthmes  est  en  péril.  Mais  quel  con- 
cours de  bonnes  volontés  suffira  jamais  pour  supprimer  l'action 
du  milieu  géographique?  Abrégerez-vous  la  nuit  des  pôles?  Atté- 
nuerez-vous  l'ardeur  du  soleil  à  l'équateur?Donnerez-vous  à  toute  la 
terre  la  même  capacité  de  produire?  Ferez-vous  moins  vigoureux  le 
bras  du  Poméranien,  qui  arrache  sa  nourriture  à  la  terre,  moins 
mou  celui  de  l'Indien,  que  la  nature  fait  sobre  et  qu'en  même  temps 
elle  accable  de  ses  dons?  Ferez-vous  que  la  terre  nourricière  ne 
donne  pas  le  plus  à  ceux  qui  ont  besoin  du  moins?  Cette  éternelle 
différence  des  milieux,  l'homme  ne  la  supprimera  jamais.  Or,  tant 
qu'il  y  aura  des  différences,  il  y  aura  des  différ  ends.  Tant  qu'il  y 
aura  des  différends,  il  y  aura  la  guerre. 

D'ailleurs,  cette  universelle  fusion  dans  une  humanité  idéale  est- 
elle  désirable  ?  Il  est  permis  d'en  douter.  Pour  l'affirmer,  il  faudrait 
pouvoir  dresser  le  bilan  des  pertes  et  celui  des  profits  qui  en  résul- 
teraient. Le  développement  de  la  solidarité  internationale  amène 
une  sorte  de  fusion.  Les  avantages  sont  visibles,  mais  aussi  les  incon- 
vénients. Les  importations  intellectuelles  et  morales  sont  souvent 
dangereuses  parce  que  l'objet  importé  se  dénature.  Nous  avons  la 


E.   LAVISSE.   —  DÉTERMINISME   HISTORIQUE   ET   GÉOGRAPHIQUE     77 

singulière  habitude,  quand  nous  empruntons  un  mot  à  la  langue 
allemande,  par  exemple,  de  le  déprécier.  Le  mot  du  genre  noble 
qui  désigne  chez  nos  voisins  le  cheval  est  appliqué  chez  nous  au  mau- 
vais cheval.  De  même,  tel  produit  allemand  se  gâte  dans  nos  mains  ; 
tel  produit  français  dans  les  mains  allemandes.  Quels  tristes  effets 
n'a  pas  produits  l'imitation  de  nos  classiques  en  Allemagne! 

Le  plus  grand  danger  de  l'imitation  internationale  ,  c'est  d'affaiblir 
le  génie  de  l'imitateur.  La  conservation  des  génies  nationaux  est  au 
moins  utile  et  désirable.  Plus  ils  sont  originaux,  plus  ils  sont  forts. 
Plus  ils  sont  forts,  plus  ils  servent.  Ces  individus  de  l'humanité, 
qui  sont  les  nations,  sont  plus  actifs  pour  le  bien  de  l'humanité  que 
ne  le  serait  l'humanité  elle-même,  après  qu'elle  aurait  absorbé  les 
individus.  On  travaille  pour  tous  les  hommes,  alors  qu'on  croit  ne 
travailler  que  pour  son  pays.  Moins  on  est  cosmopolite,  plus  on  aide 
au  progrès  général  du  monde.  C'est  ainsi  que  se  fait,  dans  une  région 
haute,  la  conciliation  du  patriotisme  et  de  l'amour  de  l'humanité  *. 

Tant  que  l'humanité  sera  divisée  en  nations,  résignons-nous  donc 
à  la  guerre,  mais  j'ajouterai  :  consolons-nous,  car  la  guerre  n'est 
pas  un  mal  sans  compensation.  M.  Marion ,  à  qui  aucune  objec- 
tion n'a  échappé  ,  discute  la  question.  Il  sait  bien  que  la  sup- 
pression de  la  guerre  supprimerait  quelques-unes  de  «  ces  hautes 
manifestations  de  notre  énergie  »,  source  de  nos  joies  «  les  plus 
vives  et  les  plus  nobles  ».  Il  propose  de  les  remplacer  par  d'autres  : 
il  parle  des  contrées  lointaines  à  explorer,  des  hôpitaux  à  visiter... 
Est-ce  bien  l'équivalent  de  la  guerre?  Ne  nous  faisons  pas  de  ces  illu- 
sions. Le  danger  du  voyage  et  de  la  visite  à  l'hôpital  est  probléma- 
tique :  celui  du  champ  de  bataille  est  certain.  Rien  de  plus  précis, 
d'un  contour  mieux  déterminé,  que  le  trou  de  la  balle  ou  la  brèche 
du  sabre.  D'ailleurs  tout  le  monde  ne  peut  aller  au  pôle  Nord  ni  visiter 
les  hôpitaux.  Tout  le  monde  aujourd'hui,  en  France  et  en  Allemagne 
du  moins,  fait  la  guerre.  Heureusement,  car  la  guerre  est  devenue 
un  moyen  d'éducation  nationale. 

Il  faut,  dans  les  temps  heureux  où  nous  vivons,  quand  la  richesse 
est  multipliée  et  l'aisance  presque  partout;  quand  le  paysan  arrache 
le  chaume  de  son  toit  pour  y  clouer  l'ardoise,  quand  son  lit  s'amollit, 
quand  sa  remise  abrite  la  voiture  qui  le  conduit  au  marché  où 
allait  son  grand-père,  la  hotte  sur  le  dos  ;  il  faut,  quand  ces  com- 
modités de  toutes  sortes  facilitent  et  affaissent  la  vie,  qu'il  y  ait  dans 

l.M.  Marion  se  défend,  il  est  vrai,  d'être  cosmopolite  (p.  329  en  note).  Il 
rêve  et  souhaite  plus  qu'il  ne  le  prédit  cette  humanité  idéale  ;  mais,  malgré 
lui,  il  laisse  voir  qu'il  la  croit  possible,  si  nous  la  voulons.  Il  parle  souvent 
au  conditionnel,  mais  il  laisse  aussi  échapper  des  futurs.  Voyez  cette  note. 


<7g  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

l'existence  de  chacun  ce  moment  où  il  couche  sur  la  dure  et  rompt 
ses  épaules  au  poids  du  sac  et  du  fusil.  Puis,  le  monde  politique  se 
transforme  ;  la  hiérarchie  de  naissance  et  de  droit  divin  cède  par- 
tout plus  ou  moins  rapidement  la  place  à  la  hiérarchie  du  mérite  : 
l'électeur  est  juge  de  ce  mérite  ;  l'homme  placé  au  bas  de  la  hiérar- 
chie sait  que  cette  hiérarchie  relève  de  lui,  procède  de  sa  volonté  ; 
à  l'antique  respect,  sans  conditions,  dont  le  temps  est  absolument 
passé,  a  succédé  un  respect  conditionnel,  à  échéances  renouve- 
lables; personne  ne  commande  plus  de  haut,  en  vertu  d'un  droit 
inné,  par  conséquent  supérieur  au  consentement;  le  père  de  famille 
lui-même,  moins  armé  par  la  loi  et  désarmé  par  les  mœurs,  adoucit 
la  voix  en  parlant  à  l'enfant  rebelle  :  c'est  pour  cela  qu'il  faut  que 
tout  citoyen  entende  au  moins  pendant  quelques  mois  de  sa  jeunesse 
la  voix  brève  et  dure  d'un  sergent.  Le  progrès  de  la  richesse  et  des 
institutions  démocratiques  rend  donc  nécessaire  le  régime  militaire  qui 
enseigne  à  tous  la  discipline  et  fait  présent  à  tous  les  yeux  un  grand 
devoir  qui  exige  de  grands  sacrifices.  Prendre  le  jeune  homme,  au 
moment  où  il  devient  homme,  l'arracher  à  l'étude  ou  bien  au  tra- 
vail, à  la  vie  heureuse  ou  à  la  vie  pénible  ;  réunir  dans  la  caserne 
toutes  ces  existences  diverses,  et,  quand  il  le  faut,  les  jeter  ensemble 
sur  le  champ  de  bataille,  pour  défendre  l'honneur  et  la  patrie,  n'est- 
ce  pas  le  seul  moyen  qui  nous  reste  de  faire  sentir  à  tous  qu'on  n'est 
pas  seulement  sur  terre  pour  y  vivre  à  sa  guise?  Et,  pour  conclure, 
quelle  leçon  de  solidarité  ! 

C'est  assez  faire  l'éloge  de  la  guerre.  Il  ne  faudrait  pas  répondre 
au  paradoxe  de  la  paix  perpétuelle  par  le  paradoxe  de  la  beauté  de 
la  guerre.  Je  reviens  au  livre  de  la  solidarité  morale.  Je  fais  remar- 
quer en  terminant  que  ce  livre  de  la  solidarité  conclut  parla  sup- 
pression d'une  foule  de  solidarités.  C'est  la  solidarité  que  je  défends 
contre  M.  Henri  Marion. 

Je  suis  de  son  avis  plus  que  lui-même,  et  je  m'étonne  qu'il  soit 
arrivé  à  cette  conclusion  singulière.  Ne  serait-ce  pas  parce  qu'il  a 
pris  pour  objet  de  son  étude  un  individu  privilégié,  placé  dans  un 
des  milieux  où  l'homme  est  le  plus  libre'?  Il  le  conduit  en  passant 
par  une  nation  abstraite  à  une  humanité  idéale.  Naturellement,  il  ne 
trouve  pas  d'obstacles  en  chemin.  Pourtant  les  obstacles  sont  là,  et 
l'historien,  qui  les  voit,  doit  les  montrer  au  philosophe. 

On  comprendra,  j'espère,  cette  intervention  d'un  historien  en  une 
matière  philosophique.  Les  historiens  et  les  philosophes  de  ce  temps- 
ci  sont  faits  pour  s'entendre  et  s'entr' aider.  Les  uns  et  les  autres 
sont  affranchis  du  joug  de  la  théologie,  positive  ou  naturelle,  source 
de  tant  de  théories  qui  ont  si  longtemps  dispensé  historiens  ou  philo- 


E.   LAVISSE.    —   DÉTERMINISME    HISTORIQUE   ET   GÉOGRAPHIQUE    79 

sophes  d'étudier  en  eux-mêmes  les  faits  qui  sont  la  matière  de  l'his- 
toire et  de  la  philosophie.  En  bien  des  points,  l'accord  entre  le  phi- 
losophe et  l'historien  est  tel  que  les  deux  personnes  se  confondent. 
Supposez  un  philosophe  qui  étudie  l'âme  humaine  dans  le  développe- 
ment chronologique  :  il  fait  œuvre  de  psychologue  et  d'historien. 
Pourquoi  de  pareilles  étuies  ne  sont  pas  tentées,  je  ne  saurais  le 
dire  :  quelle  lumière  en  sortirait  ! 

Une  plume  plus  compétente  discutera  la  valeur  philosophique  du 
livre  de  M.  Marion.  Mais  je  donnerais  une  bien  fausse  opinion  de 
mon  jugement,  si  je  m'en  tenais  à  ces  critiques.  Lalecture  de  ce  livre 
m'a  charmé.  Comprendre  tout  un  livre  de  philosophie,  c'est  un 
grand  charme  dont  les  philosophes  semblent  vouloir  déshabituer 
les  profanes.  Pourtant,  lorsque  nous  ne  comprenons  pas  un  philo- 
sophe, nous  ne  nous  résignons  pas  à  croire  que  ce  soit  notre  faute  à 
nous  seuls.  C'est  un  grand  charme  encore  de  profiter,  sans  effort, 
d'une  érudition  vaste,  fruit  d'une  lecture  immense  ;  de  repasser  des 
choses  que  l'on  sait  et  d'y  trouver  du  nouveau,  tant  elles  sont  pré- 
sentées avec  art  ;  de  se  laisser  guider  par  un  esprit  élevé,  sincère  et 
libre;  car  M.  Marion  pense  librement,  dans  l'acception  vraie  du  mot, 
qui  n'est  pas  l'acception  habituelle.  Ce  que  le  vulgaire  entend  par  un 
libre  penseur,  c'est  un  homme  qui  pense,  si  je  puis  dire,  contre  toute 
autorité  qui  lui  déplaît.  Pas  de  pires  esclaves  ni  de  pires  tyrans  que 
ces  libres  penseurs.  Ils  ne  comprennent  rien  aux  forces  historiques  : 
ils  les  nient,  et,  pour  cela,  se  font  souvent  écraser  par  elles.  M.  Ma- 
rion ne  pense  pas  contre  les  gouvernements  ni  cjntre  les  religions:  il 
pense  sur  les  religions  et  les  gouvernements.  Ce  n'est  pas  le  moindre 
des  éloges  qu'on  lui  doit  et  entre  lesquels  on  est  embarrassé  de 
choisir.  Il  me  faut  dire  encore,  bien  qu'on  se  soit  beaucoup  servi  de 
cette  forme  d'éloge,  que  ce  livre  est  bienfaisant.  L'auteur  y  garde, 
jusqu'à  cette  conclusion  fâcheuse,  une  modération  exquise;  il  trouve 
toutes  les  objections  ;  il  se  garde  de  l'absolu,  ce  grand  écueil.  Cette 
façon  de  défendre  la  liberté,  en  en  faisant  voir  toutes  les  limites,  est 
la  vraie.  On  aime  d'autant  plus  ce  qui  nous  reste,  on  le  voit  plus  net- 
tement. On  est  mieux  disposé  à  en  user  pour  le  bien. 

Ernest  La  visse. 


ANALYSES  ET   COMPTES  RENDUS 


H.  Marion.  —  De  la  solidarité  morale.  —  Essai  de  psychologie 
appliquée.  —  Paris,  Germer  Daillière.  1830. 

«  De  quelque  façon  que  l'on  puisse,  en  métaphysique,  se  représenter 
le  libre  arbitre,  les  manifestations  en  sont,  dans  les  actions  humaines, 
déterminées,  comme  tout  autre  phénomène  naturel,  par  les  lois  géné- 
rales de  la  nature.  »  Ces  paroles  de  Kant,  qui  servent  d'épigraphe  au 
livre  dont  nous  rendons  compte,  indiquent,  nous  dit  l'auteur,  mieux 
que  toute  autre,  l'esprit  de  celte  étude. 

C'est  en  effet  l'éternel  problème  du  libre  arbitre  qui  a  attiré  l'atten- 
tion de  M.  Marion.  Seulement,  au  lieu  de  reprendre  les  arguments  dé- 
battus depuis  tant  de  siècles  par  tant  de  métaphysiciens,  au  lieu  de 
s'aventurer  dans  le  labyrinthe  où  tant  d'autres  avant  lui  se  sont  perdus, 
M.  Marion  s'attache  à  un  côté  de  la  question  aue  les  philosophes  ont 
négligé  jusqu'ici,  quoiqu'ils  en  aient  souvent,  compris  et  indiqué  l'im- 
portance. 

Entre  les  déterministes  et  les  partisans  du  libre  arbitre,  adversaires 
d'ailleurs  irréconciliables,  il  y  a  une  proposition  qui  est  mutuellement 
accordée  :  c'est  que  les  actions  humaines  dépendent  en  quelque  me- 
sure ic'est  en  cherchant  à  fixer  cette  mesure  qu'on  se  divise)  de  cer- 
taines influences  ou  lois  générales.  Bien  peu  de  philosophes,  si  même 
il  y  en  a,  parmi  les  spiritualistes  les  plus  décidés,  ont  regardé  l'homme 
comme  maître  absolument  et  sans  réserve  de  ses  actions  et  ont  cru 
que  la  liberté  ne  connaît  pas  d'obstacle.  La  plupart  savent  qu'elle  est 
limitée  et  parfois  même  impuissante.  Mais,  précisément  parce  qu'on 
est  d'accord  sur  ce  point,  personne  n'en  parle.  Les  déterministes  se 
taisent,  parce  que,  comme  il  arrive  toujours  ,  ils  se  soucient  bien 
moins  de  ce  qu'on  leur  accorde  que  de  ce  qu'on  leur  refuse.  Ils  veu- 
lent tout,  ou  rien  :  il  s'agit  bien  moins  pour  eux  de  montrer  les  causes 
qui  limitent  la  liberté  que  d'établir  qu'il  n'y  a  point  de  liberté.  Les 
partisans  du  libre  arbitre  sont  muets,  parce  que, après  tout,  ce  n'est  pas 
leur  affaire  de  développer  les  thèses  de  leurs  adversaires,  et  qu'ils  ont 
une  tâche  plus  urgente.  Quand  on  est  retranché  dans  un  coin  de  terre 
qu'il  faut  défendre  pied  à  pied  contre  les  incursions  d'adversaires  tou- 
jours pressants,  on  n'a  guère  le  loisir  de  se  promener  en  pays  ennemi 
et  de  décrire  ce  qui  s'y  trouve.  Aussi  les  partisans  du  libre  arbitre  se 


ANALYSES.  —  H.  MARION.  De  la  solidarité  monde.  81 

contentent-ils  pour  l'ordinaire  do  dire  en  gros  que  le  tempérament, 
l'éducation,  les  habitudes  ont  une  influence  sur  les  actions  humaines, 
mais  sans  détruire  la  liberté.  Savoir  quelles  sont  ces  influences,  les 
étudier  de  près,  c'est  un  travail  qu'ils  laissent  à  d'autres. 

Sur  ce  territoire  où  personne  ne  va,  peut-être  parce  qu'il  n'y  a  point 
là  de  coups  brillants  à  donner  ou  à  recevoir,  M.  Marion,  qui  est  d'hu- 
meur pacifique,  s'est  tranquillement  avancé.  Il  commence  par  déposer 
la  liberté  en  lieu  sûr  dans  l'introduction  de  son  livre  ;  puis  il  part  en 
reconnaissance  dans  le  pays  ennemi.  Ennemi  est  trop  dire  :  M.  Marion 
n'a  pas  de  haine.  C'est  un  esprit  curieux,  non  point  indifférent,  mais 
avant  tout  sincère  et  avide  de  vérité.  La  conscience  rassurée  par  son 
introduction,  il  est  fort  à  l'aise  pour  énumérer  avec  sang-froid,  analyser 
avec  complaisance  toutes  les  forces  qui  restreignent  la  liberté.  Ce  par- 
tisan du  libre  arbitre  est  le  géographe,  le  statisticien  du  déterminisme. 
Ce  n'est  pas  que  M.  Marion  n'ait  d'abord  embrassé  le  parti  de  la  liberté 
que  pour  avoir  le  droit  dans  la  suite  de  la  traiter  plus  durement  et  de 
lui  retirer  en  détail  ce  qu'il  lui  a  auparavant  accordé.  Il  reste  fidèle  à  ses 
engagements,  et  ne  manque  pas  une  occasion  de  rappeler  ce  qu'il  a  dit 
et  ce  qu'il  croit.  La  liberté  est  à  la  place  d'honneur  dans  l'introduction: 
elle  n'y  est  point  délaissée.  Elle  règne  dans  l'introduction  et  gouverne 
dans  le  livre.  Mais,  d'un  autre  côté,  l'auteur,  et  c'est  là  l'originalité  de 
sa  tâche,  est  amené  à  faire  très  large  la  part  du  déterminisme.  Les 
déterministes  auraient  de  quoi  être  satisfaits,  et  on  pourrait  espérer  de 
la  tentative  de  M.  Marion  une  réconciliation  souhaitable,  si  l'on  ne  con- 
naissait de  reste  leur  humeur  exclusive  et  intransigeante,  ou,  si  l'on 
préfère,  l'âpre  logique  qui  ne  leur  permet  pas  de  s'arrêter  tant  qu'il 
reste  quelque  chose  hors  de  leurs  prises,  et  les  oblige  à  croire  qu'ils 
n'ont  rien,  s'ils  n'ont'tout.  Quant  aux  esprits  modérés  qui  ne  sont  pas 
engagés  à  fond  dans  un  système,  il  s'en  trouvera  peut-être  quelques- 
uns  pour  admettre  que  la  liberté,  qu'il  est,  après  tout,  bien  difficile  de 
nier,  et  dont  le  fantôme,  si  c'en  est  un,  est  bien  gênant,  n'est  plus  un 
si  grand  obstacle  quand  on  l'envisage  de  ce  biais  ;  ils  penseront  que  la 
thèse  de  M.  Marion  a  au  moins  le  mérite  de  ne  laisser  de  côté  aucun 
des  faits  qu'il  s'agit  d'expliquer,  et  qu'elle  a  des  chances  d'être  la  plus 
vraie,  étant  la  plus  compréhensive. 

Il  est  aisé  de  comprendre  à  présent  le  titre,  un  peu  étrange  au  pre- 
mier abord,  que  l'auteur  a  donné  à  son  livre.  La  solidarité,  c'est  le  dé- 
terminisme :  on  peut  dire  des  actions  humaines  qu'elles  sont  soli- 
daires, c'est-à-dire  qu'elles  dépendent  les  unes  des  autres  et  forment 
un  tout  bien  lié,  solidum  quid,  comme  on  dit  que  les  membres  d'une 
société  sont  solidaires  quand  chacun  répond  pour  les  autres  d'une 
dette  commune,  comme  on  dit  que  les  organes  d'un  corps  vivant  sont 
physiologiquement  solidaires,  ou  les  habitants  d'une  ville  économique- 
ment solidaires  les  uns  des  autres.  A  ceux  qui  persisteraient  à  trouver 
le  mot  bizarre  ou  trop  éloigné  du  sens  usuel,  on  pourrait  demander  de 
chercher  et  d'indiquer  un  terme  plus  convenable  qui  dise  aussi  briève- 
tome  x.  —1880.  0 


82  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ment  ce  que  celui-ci  veut  faire  entendre.  A  moins  de  pousser  jusqu'à  la 
puérilité  l'horreur  des  mots  nouveaux,  il  faut  permettre  aux  philoso- 
phes, comme  le  demandait  déjà  Cicéron,  d'employer  des  termes  inusités 
pour  désigner  des  idées  sinon  entièrement  nouvelles,  du  moins  peu 
remarquées  et  peu  étudiées.  D'ailleurs,  il  faut  rendre  à  chacun  ce  qui 
lui  appartient  :  c'est  M.  Renouvier1  qui  a  le  premier  employé  le  mot 
solidarité  en  ce  sens,  et  M.  Marion  saisit  cette  occasion  de  reconnaître 
que  c'est  la  lecture  de  ce  profond  moraliste  qui  a  inspiré  son  travail, 
et  qu'il  lui  doit  beaucoup. 

Le  livre  s'ouvre  par  une  introduction  où  l'auteur  établit  d'abord  que 
la  moralité  ne  réside  pas  seulement,  comme  l'ont  soutenu  des  mora- 
listes trop  exclusifs,  dans  l'intention;  mais  aussi  dans  les  actes.  «  La 
vraie  et  complète  moralité  se  compose  de  bon  vouloir  et  de  bonnes 
actions,  autrement  dit  de  bonnes  actions  conscientes  et  voulues.  » 
Bien  faire  et  faire  du  bien  sont  choses  que  les  philosophes,  à  l'exemple 
du  sens  commun,  ne  doivent  pas  séparer.  Puis  M.  Marion  examine  les 
conditions  de  la  moralité.  Elles  sont  au  nombre  de  deux  :  l'idée  du 
devoir  et  la  liberté.  L'idée  du  devoir  a  été  analysée  par  Kant  d'une 
manière  définitive.  Tous  les  arguments  de  l'école  empirique,  les  exem- 
ples empruntés  aux  enfants,  les  interminables  défilés  de  sauvages  qui 
viennent  déposer  tour  à  tour  à  leur  manière,  si  on  les  examine  de  près 
et  si  on  les  interprète  rigoureusement,  ne  sauraient  ébranler  les  con- 
clusions de  l'école  critique  ;  le  concept  d'obligation  est  irréductible.  Si 
la  matière  du  devoir  a  varié,  la  forme  n'a  pas  changé  :  cela  suffit  à  la 
thèse  kantienne. 

Quant  au  problème  du  libre  arbitre,  M.  Marion  ne  songe  pas  plus  à 
l'éluder  qu'à  l'épuiser.  A  vrai  dire,  il  ne  pense  pas  que  la  liberté  puisse 
être  démontrée  :  même  la  science  semble  exiger  le  déterminisme  uni- 
versel. Mais  d'autre  part,  si  tout  est  réellement  déterminé,  comment 
comprendre  l'apparition  de  l'idée  de  liberté  et  le  sentiment  si  général 
et  si  puissant  que  les  hommes  ont  de  leur  indépendance?  De  plus,  s'il 
est  impossible  de  prouver  la  liberté,  il  n'est  pas  moins  impossible  de 
démontrer  le  fatalisme  :  c'est  un  point  que  M.  Marion  indique  trop 
brièvement  peut-être.  Enfin  il  faut  que  la  liberté  soit  réelle,  parce  que, 
comme  l'a  montré  Kant,  elle  est  impliquée  dans  le  concept  d'obliga- 
tion :  voilà  une  raison  décisive.  Fallût-il  choisir  entre  la  nécessité  et  la 
liberté,  entre  la  morale  et  la  science,  M.  Marion  «  renoncerait  plus  vo- 
lontiers à  la  nécessité  qu'à  la  liberté,  parce  que  la  morale  prime  la 
science.  »  Mais  on  n'est  point  réduit  à  une  extrémité  si  désespérée.  On 
peut  concevoir  comment,  au  milieu  des  lois  immuables  de  la  nature,  il 
y  a  place  pour  le  jeu  de  la  liberté.  Avec  quelques-uns  des  penseurs 
de  ce  temps,  MM.  Renouvier,  E.  Boutroux,  Naville,  l'auteur  est  porté 

1.  Essais  de  critique  ycnérale,\e  Essai,  Introduction  à  la  philosophie  analy- 
tique de  l'histoire. 


ANALYSES.  —  h.  MARION.  De  la  solidarité  morale.  83 

à  croire  «  qu'il  y  a  de  la  contingence  à  tous  les  degrés  de  l'échelle 
des  êtres ,  et  quelque  liberté  au  sein  même  du  mécanisme  de  la 
nature.  »  Il  reste  sans  doute  des  difficultés; mais  quel  système  n'en  a 
point?  En  résumé,  la  dialectique  la  plus  serrée  ne  nous  ôte  pas  le  droit 
de  croire  à  la  liberté  ;  d'autre  part,  la  raison  pratique  nous  en  fait  un 
devoir.  Gela  suffit.  C'est  un  postulat,  et  il  ne  faut  pas  se  leurrer  soi- 
même  en  croyant  l'avoir  démontré  ;  mais,  après  tout,  les  mathémati- 
ques ne  reposent-elles  par  sur  des  postulats? 

Ces  principes  posés,  M.  Marion  consacre  la  première  partie  de  son 
livre  à  l'étude  de  la  solidarité  individuelle  ;  la  seconde,  à  l'étude  de  la 
solidarité  sociale.  Sous  le  nom  de  solidarité  individuelle,  il  désigne  le 
système  fort  complexe,  le  réseau  très  enchevêtré  de  ces  circonstances 
particulières  à  chaque  individu,  qui  le  caractérisent  en  propre,  le  font 
ce  qu'il  est,  et  constituent,  si  l'on  peut  dire,  son  idiosyncrasie  morale  : 
tels  sont  l'hérédité,  le  milieu  physique  et  les  conditions  économiques, 
l'éducation  et  les  habitudes. 

Toutes  ces  influences,  l'auteur  les  passe  successivement  en  revue.  Il 
prend  l'enfant  à  sa  naissance  et  montre  comment,  dès  le  début  de  la 
vie,  il  apporte  en  germe,  outre  les  facultés  essentielles  de  l'âme  hu- 
maine, une  complexion  morale  particulière,  qui  fera  son  individualité. 
L'hérédité  morale,  l'innéité  sont  ainsi  les  premiers  facteurs  du  carac- 
tère. Peut-être  une  science  plus  avancée  que  la  nôtre  parviendra-t-elle 
un  jour  à  déterminer  exactement  le  rôle  de  l'hérédité  ;  dès  à  présent, 
il  semble  incontestable  que  l'imagination,  la  mémoire,  la  puissance  de 
réfléchir,  la  sensibilité  en  subissent  surtout  l'influence,  et  il  est  facile 
de  voir  combien  la  vie  morale  dépend  de  ces  facultés,  surtout  des  deux 
dernières. 

Bientôt  cependant  à  ces  données  tout  internes  s'ajoutent  d'autres 
circonstances  extérieures;  il  faut  considérer  avant  tout  le  milieu 
physique.  Si  la  vertu  est  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  climats,  on 
ne  niera  pas  que  certaines  vertus,  la  tempérance  par  exemple,  soient 
plus  faciles  à  pratiquer  dans  les  pays  chauds  que  dans  ceux  du  Nord. 
Les  conditions  économiques  ont  aussi  leur  importance  :  on  ne  saurait 
exagérer  celle  de  l'éducation  première.  N'est-ce  pas  aller  bien  loin 
pourtant,  et  trop  bin,  que  de  soutenir,  comme  le  fait  un  auteur,  M.  de 
Frarière,  que  ce  n'est  pas  seulement  au  berceau  que  doit  commencer 
l'éducation,  mais  avant  la  naissance,  tout  aussitôt  après  la  conception? 
Il  faut  se  garder  en  un  sujet  si  peu  connu  de  toute  affirmation  préma- 
turée ;  mais  il  n'est  pas  impossible  à  pilori  que  l'enfant,  participant 
si  étroitement  pendant  la  gestation  à  la  vie  de  sa  mère,  reçoive  le 
contre-coup  des  impressions  fortes  qu'elle  éprouve.  Mais  c'est  aux 
physiologistes  de  se  prononcer  sur  ne  point  :  tant  qu'ils  ne  l'auront 
pas  fait,  il  y  aura  quelque  témérité  à  parler  de  l'éducation  intra-utérine. 
Par  prudence  cependant,  M.  Marion  donne  aux  jeunes  mères  le  sage 
conseil  «  de  redoubler  de  vigilance  morale,  comme  si  le  fruit  qu'elles 
portent  devait  bénéficier  des  mérites  qu'elles  se  donnent,  ou  au  con- 


84  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

traire  porter  la  marque  et  subir  la  peine   des  désordres  qu'elles  se 
permettent.  »  * 

En  tout  cas,  et  c'est  un  point  sur  lequel  M.  Marion  prend  parti  avec 
énergie,  l'éducation  doit  commencer  dès  le  berceau.  Quelle  n'est  pas  à 
ses  yeux  l'importance  de  la  nourrice!  On  croirait,  à  l'entendre,  que 
toute  vertu  et  toute  sagesse  doivent  à  la  lettre  être  sucées  avec  le  lait. 
Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  lait  d'une  nourrice  capricieuse  ou  méchante 
façonne  à  cette  déplaisante  image  l'enfant  qui  s'en  nourrit;  il  ne  suffira 
pas  non  plus  de  prendre  du  lait  de  chèvre  pour  être  mobile  et  pétu- 
lant, ou  du  lait  de  vache  pour  acquérir  patience  et  douceur.  Mais  c'est 
la  nourrice  qui  forme  les  premières  associations  d'idées  de  l'enfant  ; 
elle  lui  donne  ou  lui  laisse  prendre  ses  premières  et  plus  profondes 
habitudes  :  «  Voilà  la  principale  raison  pourquoi  c'est  un  devoir  aux 
mères  de  nourrir  elles-mêmes  leurs  enfants.  »  L'éducation  ne  doit  pas 
avoir  uniquement  pour  but,  comme  l'ont  soutenu  plusieurs  théoriciens, 
entre  autres  A.  Bain,  l'instruction  ou  le  développement  de  l'intelligence. 
Les  habitudes  du  cœur,  celles  de  la  conduite,  ont  autant  d'importance 
que  celles  de  l'esprit,  car  l'homme  vaut  par  le  caractère  encore  plus 
que  par  l'esprit;  or  ces  habitudes,  c'est  au  début  de  la  vie  qu'on  les 
contracte,  si  on  a  le  bonheur  d'être  soumis  à  une  surveillance  à  la 
fois  ferme  et  douce.  M.  Marion  se  prononce  énergiquement,  littérale- 
ment pour  l'éducation  dès  la  mamelle  et  par  la  nourrice  :  c'est  une  des 
questions  qui  lui  tiennent  le  plus  au  cœur. 

Une  fois  formé,  c'est  par  l'habitude  que  se  développe  le  caractère  : 
ici  plus  que  partout  ailleurs  éclate  la  dépendance  intime  et  réciproque 
des  parties  d'une  même  vie  :  c'est  l'habitude  qui  serre  peu  à  peu,  mais 
invinciblement,  les  mailles  de  la  solidarité.  Dans  le  monde  de  la  sensi- 
bilité comme  dans  le  monde  physique,  rien  ne  se  perd.  Avoir  agi  est 
une  présomption  pour  agir  encore  :  avoir  voulu  est  une  présomption 
pour  vouloir  encore.  Il  y  a  solidarité  entre  les  actes,  solidarité  entre 
les  intentions,  puis  solidarité  mutuelle  entre  les  actes  et  les  intentions  : 
c'est  une  action  réciproque  à  laquelle  rien  n'échappe,  un  mécanisme 
d'une  fatalité  absolue,  dont  il  dépend  de  nous  de  faire  usage  pour  le 
bien  ou  pour  le  mal,  mais  qui,  une  fois  mis  en  mouvement,  ne  s'arrête 
plus  et  ne  se  modifie  plus  de  lui-même.  La  nature  n'est  pas  nécessaire- 
ment hostile  à  la  volonté;  elle  ne  lui  est  pas  non  plus,  et  de  prime 
abord,  favorable.  Elle  la  laisse  venir  et  l'attend  à  l'œuvre;  elle  sera 
pour  la  volonté  ce  que  la  volonté  voudra  qu'elle  soit,  amie  ou  ennemie, 
à  son  gré,  mais  pour  toujours.  «  De  même  que  le  cavalier  gâte  le 
meilleur  cheval  par  ses  négligences  et  par  ses  fautes,  tandis  qu'il 
assouplit  le  plus  rétif  à  force  de  vigilance  et  de  fermeté,  ainsi  la  volonté, 
grâce  à  la  loi  de  l'habitude,  est  ^ussi  assurée  de  trouver  dans  la  nature 
un  auxiliaire  de  ses  bons  efforts  qu'un  complice  de  ses  défaillances.  » 

Cependant,  si  solide  que  soit  la  chaîne  de  l'habitude,  il  y  a  dans  la 
vie  des  moments  où  elle  se  desserre  ;  époques  capitales,  crises  déci- 
sives, où  l'âme  prend  un  pli  qu'elle  ne  perdra  plus  :  tels  sont  l'époque 


ANALYSES.  —  H.  MARION.  De  la  solidarité  morale.  85 

de  la  puberté,  le  choix  du  métier,  le  mariage.  Il  serait  superflu  d'insister 
ici  sur  l'importance  des  engagements  que  l'homme  contracte  vis-à- 
vis  de  lui-même  et  des  autres.  M.  Marion  l'a  fort  bien  montrée.  On 
regrette  seulement  qu'il  prenne  tant  au  sérieux  les  conclusions  de  la 
statistique  touchant  l'influence  du  mariage  sur  la  criminalité  et  même 
sur  la  mortalité.  A-t-il  oublié  la  pénétrante  critique  à  laquelle  M.  Her- 
bert Spencer,  dans  V Introduction  à  la  science  sociale,  a  soumis  cette 
prétendue  démonstration,  et  le  vice  de  raisonnement  qu'il  y  a  relevé? 

Il  faut  maintenant  replacer  l'individu  dans  l'état  social,  ce  qui  est  sa 
vraie  condition,  et  examiner  les  diverses  influences  dont  il  subit  le 
contre-coup  :  tel  est  l'objet  de  la  seconde  partie. 

Sympathie,  imitation,  contagion  morale,  opinion  et  coutume,  voilà 
les  phénomènes  sociaux  par  excellence;  voilà  aussi  les  liens  secrets 
de  la  solidarité  sociale.  Il  faut  y  ajouter  les  phénomènes  de  réaction 
qui  en  apparence  viennent  rompre  la  solidarité,  mais  au  fond  la 
complètent.  Nous  ne  saurions  suivre  ici  M.  Marion  dans  l'étude  qu'il 
fait  de  ces  diverses  influences  ;  il  convient  du  moins  de  signaler, 
comme  un  des  plus  achevés  du  livre,  le  chapitre  sur  la  sympathie  et 
ses  différentes  formes,  l'amitié,  l'amour,  l'admiration.  On  ne  peut 
guère  analyser,  il  faut  citer  :  «  Une  transfiguration  totale,  bien  souvent 
décrite,  accompagne  l'amour  naissant.  On  se  sent  plus  homme,  et  l'on 
veut  devenir  meilleur;  on  se  respecte;  on  est  généreux,  vaillant,  plein 
d'aspirations  élevées,  capable  d'entreprendre  ce  qu'on  n'eût  point  osé 
auparavant  et  de  faire  l'impossible.  Que  cet  amour  consacré  porte 
ses  fruits  naturels  et  légitimes,  il  peut,  en  se  modifiant,  mais  en  ne 
perdant  de  sa  première  fougue  que  pour  gagner  en  profondeur  et  en 
sérénité,  non  seulement  enchanter  la  vie  entière,  mais  l'ennoblir.  C'est 
là  une  force  morale  inestimable,  qui  rend  faciles  presque  toutes  les 
vertus  et  préserve  de  presque  toutes  les  chutes.  Mais  quel  délabrement 
moral  produit  en  revanche  l'amour  exaspéré,  endolori,  traversé,  fait 
d'espérances  et  de  plaisirs  immodérés,  avec  des  alternatives  de  déso- 
lation et  de  complète  détresse!  Dans  les  phases  heureuses  d'une  telle 
passion,  c'est  l'oubli  de  toute  règle  et  de  tout  devoir,  une  exaltation 
sans  laquelle  on  sera  tour  à  tour,  et  presque  indifféremment,  sublime 

ou  criminel  :  sublime  sans  mérite,  criminel  sans  scrupules »  On 

trouve  souvent  chez  M.  Marion  des  vues  délicates  et  ingénieuses  d'une 
moralité  toujours  élevée,  exprimées  en  un  style  net  et  brillant  :  «  Ceux 
qui  ont  de  nous  une  bonne  opinion,  que  nous  avons  à  cœur  de  ne  pas 
démentir,  exercent  sur  nous  une  sorte  de  tutelle  morale.  Rien  n'étant 
plus  doux  que  d'inspirer  une  estime  chaleureuse,  rien  ne  semble  pis 
que  de  la  perdre.  Elle  nous  garde  donc  des  chutes  en  nous  rendant 
vigilants;  ceux  qui  nous  l'accordent  veillent  sur  nous  sans  y  penser. 
Si  même  ils  nous  jugent  d'abord  trop  bien,  c'est  souvent  le  meilleur 
moyen  de  nous  élever  au  niveau  où  ils  nous  mettent  par  anticipation. 
Un  homme  d'un  naturel  un  peu  généreux,  à  qui  l'on  fait  ainsi  crédit, 
tient  à  être  ce  qu'on  le  croit  :  c'est  comme  un  engagement  pris  auquel 


86  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

il  rougirait  de  manquer.  Voilà  pourquoi  il  faut  le  moins  possible  humi- 
lier les  gens  à  leurs  propres  yeux.  On  leur  fait  plus  de  bien  lorsque, 
sans  trop  paraître  leur  complaisant  ou  leur  dupe,  on  peut  ne  point 
prendre  acte  de  leur  déchéance,  et  surtout  n'en  pas  faire  éclat.  Admettre 
facilement  la  chute  d'autrui,  la  proclamer  étourdiment  est  un  double 
manque  de  charité.  C'est  un  plaisir  misérable,  qu'on  ne  peut  se  donner 
sans  aggraver  le  mal  qu'on  feint  de  déplorer,  car  une  faiblesse  morale 
sur  laquelle  on  jette  un  voile  est  souvent  réparable;  celle  dont  on 
triomphe  bruyamment  ne  l'est  jamais.  » 

Faire  ce  que  nous  voyons  faire,  et  imiter,   sans  le  savoir  ou  en  le 
sachant,  les  actions  qui  s'accomplissent  sous  nos  yeux,  partager  les 
émotions  des  autres,  et  en  subir  la  subtile  et  inévitable  contagion, 
penser  comme  on  pense  autour  de  nous,  suivre  la  coutume,  et  nous 
défier,  d'instinct  ou  par  principe,  de  tout  ce  qui  est  nouveau,  inusité, 
original,  voilà  ce  que  M.  Marion  appelle  les  formes  diffuses  de  la  sym- 
pathie. Et  qui  pourrait  dire,  à  entrer  dans  le  détail,  combien  de  nos 
actions,  parmi  celles  que  nous  regardons  comme  les  plus  spontanées 
et  le  plus  authentiquement  nôtres,  sont  inspirées  ou  provoquées  par 
des  motifs  de  ce  genre!  Les  idées  qne  nous  respirons,  comme  on  dit, 
avec  l'air  qui  nous  entoure,  les  diverses  manières  de  voir  les  choses, 
de  penser,  de  sentir,  de  parler,  que  nous  empruntons  à  ceux  avec  qui 
nous  vivons,  se  confondent  avec  nos  dispositions  personnelles  ;  l'exa- 
men le  plus  consciencieux  ne  nous  permet  plus  de  distinguer  les 
manières  d'être  adventices  de  ce  qui  est  à  nous.  Elles  sont  vraiment 
nous-mêmes,  et  il  y  a  ainsi  une  moitié  de  nous-mêmes  qui  n'est  pas  à 
nous.  Un  homme,  quoi  qu'il  fasse,  est  toujours  de  son  temps  et  de  son 
pays;  il  en  porte  la  marque,  qu'il  ignore,  mais  que  d'autres  peuvent 
reconnaître  ;  ceux   qui  dépassent   le  plus  leurs   contemporains  ,   les 
hommes  de  génie,  leur  ressemblent  toujours,  à  tout  prendre,  plus 
qu'ils  n'en  diffèrent. 

Et  pourtant,  si  puissantes  que  soient  ces  influences,  si  irrésisti- 
blement qu'elles  pénètrent  et  s'infiltrent  dans  les  cœurs,  elles  ne  sont 
pas  seules;  car,  si  elles  l'étaient,  tous  les  hommes  seraient  comme  des 
médailles  frappées  à  la  même  effigie;  l'humanité  serait  immobile,  et 
dans  cet  équilibre  de  toutes  les  pensées  et  de  toutes  les  croyances  il 
ne  saurait  plus  être  question  de  progrès.  A  vrai  dire,  on  a  vu  ce 
triomphe  de  la  solidarité  chez  quelques  peuples,  et  on  sait  quelle  a  été 
en  certains  pays  et  à  certaines  époques  l'influence  de  la  tradition  et  de 
la  routine.  Heureusement,  il  y  a  d'autres  forces  qui  réagissent  contre 
ces  causes  d'immobilité.  L'antipathie,  l'émulation,  la  haine  en  corrigent 
les  excès;  l'esprit  de  contradiction,  le  besoin  de  changement,  le  désir 
du  mieux,  surtout  les  initiatives  et  les  hardiesses  du  génie,  empêchent 
l'équilibre  de  l'établir.  Peut-être  M.  Marion  a-t-il  passé  un  peu  trop 
rapidement  sur  cette  partie  de  son  sujet;  c'est  ici  surtout  qu'on  voit  à 
l'œuvre  la  liberté,  et  il  valait  la  peine  de  le  montrer  autrement  que  par 
une  brève  indication.  Il  y  a  une  originalité  morale,  qui  peut  être  con- 


ANALYSES.  —  h.  marion.  De  la  solidarité  morale.  87 

tenue  ou  comprimée,  mais  toujours  réelle  et  aussi  certaine  que  la 
ressemblance  des  hommes  entre  eux.  Gomment  le  déterminisme  expli- 
que-t-il  l'apparition,  l'explosion,  au  sein  de  toutes  les  influences  si  bien 
décrites  par  M.  Marion,  qui  ne  demandent  qu'à  tout  fixer,  tout  immo- 
biliser, tout  stériliser,  de  cet  élément  irréductible  et  indomptable  qui 
naît  à  point  quelquefois  pour  troubler  leur  œuvre,  qui  déjoue  tous  les 
calculs,  déconcerte  toutes  les  prévisions,  qui  empêche  le  monde  de 
s'endormir  et  s'appelle,  dans  l'homme  la  liberté,  dans  l'humanité  le 
progrès  ? 

On  peut  encore  considérer  la  solidarité  dans  des  groupes  plus  res- 
treints que  la  société  en  général  :  la  famille,  l'Etat,  l'Eglise.  M.  Marion 
cite  à  ce  propos  les  admirables  pages  où  Stuart  Mill,  après  avoir  dis- 
tingué parmi  les  caractères  deux  sortes  de  types,  «  le  type  actif  et  le 
type  passif,  celui  qui  lutte  contre  les  maux  et  celui  qui  les  supporte, 
celui  qui  se  plie  aux  circonstances  et  celui  qui  entreprend  de  les  faire 
plier,  »  établit  d'une  manière  si  éloquente  et  si  nette  la  supériorité  du 
gouvernement  populaire  sur  le  gouvernement  d'un  seul. 

La  solidarité  internationale  et  la  solidarité  historique  sont  les  formes 
les  plus  générales  de  la  grande  loi  que  M.  Marion  a  voulu  étudier.  De 
la  première,  on  ne  peut  malheureusement  pas  encore  dire  grand'chose; 
cependant  les  conventions  destinées  à  atténuer  les  horreurs  de  la 
guerre,  les  traités  d'extradition ,  les  congrès  d'ordre  économique  ou 
scientifique,  les  conventions  de  toute  nature,  nous  donnent  déjà  une 
idée  des  liens  étroits  qui  un  jour  sans  doute  uniront  les  nations 
entre  elles. 

Voici  une  formule  qui  résume  tout  le  travail  que  nous  examinons  : 
«  Si  nous  valons  quelque  chose,  nous  n'en  avons  pas  tout  le  mérite  ; 
si  nous  valons  trop  peu,  la  faute  n'en  est  pas  à  nous  seuls.  s>  M.  Marion 
ne  craint  pas  que  quelques-uns  ne  trouvent  là  une  excuse  du  mal  qu'ils 
font:  ce  sophisme  ne  tromperait  personne,  encore  moins  .celui  qui  le 
ferait.  Il  en  conclut  plutôt  que  nous  devrions  avoir  toujours  cette  loi 
présente  à  l'esprit,  et  songer  que  la  destinée  de  ceux  qui  viendront 
après  nous,  en  une  certaine  mesure,  dépend  de  nous.  «  Ce  serait  faire 
beaucoup  pour  l'amélioration  de  l'espèce  humaine  que  de  travailler  à 
élucider,  puis  à  répandre  cette  vérité  que  nos  fautes  et  nos  vices  com- 
promettent nos  enfants,  et  sont  pour  eux  semences  de  hontes  et  de 
maux,  tandis  qu'ils  profiteront  de  nos  mérites  et  vaudront  mieux  que 
nous  avec  moins  de  peine,  si  nous  prenons  la  peine  de  valoir  un  peu.  » 
Une  autre  conséquence,  non  moins  importante,  est  relative  à  la  loi 
du  progrès.  Le  progrès,  quoi  qu'en  disent  quelques  esprits  naïfs  ou 
superficiels,  ne  se  fait  pas  fatalement  et  sans  nous  :  il  est  réel,  mais 
contingent;  il  est  ce  que  le  fait  la  solidarité.  Il  faut  se  défendre  égale- 
ment d'un  pessimisme  désolant  et  d'un  optimisme  illusoire.  «  Notre 
espèce  n'est  vouée  ni  au  bien  ni  au  mal  nécessairement  :  elle  est  ce 
qu'elle  se  fait;  elle  aura  le  sort  qu'elle  méritera.  » 


88  BEVUE   PHILOSOPHIQUE 

Voilà  comment  M.  Marion  a  rempli  la  tâche  qu'il  s'était  proposée. 
Peut-être  n'a-t-il  pas  tout  dit;  il  serait  téméraire  d'assurer  qu'il  a  passé 
en  revue,  sans  en  omettre  aucune,  toutes  les  causes  qui  lient  les  actions 
humaines.  Mais  sur  aucun  sujet,  et  sur  celui-ci  moins  que  sur  tout 
autre,  on  ne  peut  et  on  ne  doit  tout  dire.  Il  suffit  que  M.  Marion  ait  dit 
les  choses  essentielles  et  les  ait  bien  dites. 

Un  reproche  plus  fondé  qu'on  pourrait  lui  adresser,  c'est  de  ne  pas 
s'être  assez  défendu  d'une  équivoque,  fort  naturelle  il  est  vrai,  qui 
plane  sur  tout  le  livre.  Le  mot  moralité  a  dans  notre  langue  deux  sens  : 
jl  désigne  tantôt  les  mœurs  en  général,  bonnes  ou  mauvaises;  tantôt 
et  plus  souvent  peut-être,  on  l'emploie  pour  marquer  la  conformité  à  la 
loi  morale  ;  nos  oreilles  s'étonneraient  d'entendre  parler  de  mauvaise 
moralité,  quoique  dans  le  premier  sens  du  mot  cette  expression  fût 
parfaitement  correcte.  11  faut  rendre  cette  justice  à  M.  Marion  qu'à  plu- 
sieurs reprises  il  a  soin  d'indiquer  qu'il  prend  le  mot  de  moralité  dans 
le  premier  sens  :  la  solidarité  sert  indifféremment  le  vice  et  la  vertu. 
Mais,  s'il  en  est  ainsi,  à  quoi  bon  la  longue  étude  du  début,  destinée  à 
montrer  que  la  moralité  ne  réside  pas  seulement  dans  l'intention,  mais 
dans  l'union  de  l'intention  et  de  l'acte?  Il  s'agit  bien  évidemment  là, 
et  en  plusieurs  autres  passages  ,  de  la  moralité  entendue  dans  le 
second  sens.  Il  est  vrai  que  M.  Marion  a  montré,  et  c'est  là  une  des 
vues  ingénieuses  et  profondes  de  sa  thèse,  ce  qu'on  pourrait  appeler 
la  réaction  de  l'acte  sur  l'intention.  La  conduite  habituelle,  même 
quand  elle  ne  provient  pas  elle-même  d'intentions  et  de  sentiments 
conscients,  engendre  des  intentions,  des  sentiments,  tout  un  état  moral 
correspondant  aux  actes  accomplis.  On  est  amené  à  vouloir  faire,  à 
justifier,  à  maximer,  suivant  un  mot  de  M.  Renouvier,  ce  qu'on  a  d'abord 
et  souvent  fait  sans  volonté  expresse  et  sans  maxime.  Mais  malgré  tout, 
nous  semble-t-il,  les  deux  points  de  vue,  celui  de  la  moralité  indiffé- 
rente, c'est-à-dire  des  mœurs  bonnes  ou  mauvaises,  et  celui  de  la 
moralité  régulière,  deux  choses  qui  peuvent  avoir  des  rapports,  mais 
sont  en  elles-mêmes  fort  distinctes,  auraient  gagné  à  être  plus  nette- 
ment et  plus  résolument  séparés. 

Faute  d'avoir  observé  cette  distinction,  M.  Marion  s'est  parfois  laissé 
entraîner  hors  de  son  sujet.  Chaque  fois  qu'il  a  montré  que  la  solidarité 
peut  servir  à  perpétuer  le  mal,  toujours  préoccupé  et  comme  obsédé  de 
l'idée  de  la  bonne  moralité,  il  se  hâte  d'ajouter  qu'à  tout  prendre  elle  a 
fait  plus  de  bien  que  de  mal  :  de  là  un  optimisme  un  peu  irritant,  qui 
fait  penser  à  Voltaire  autant  qu'à  Leibnitz.  Nulle  part  ce  défaut  n'est 
plus  sensible  que  dans  le  chapitre  sur  la  solidarité  religieuse.  M.  Ma- 
rion affirme  avec  une  tranquille  confiance  que  toute  religion,  par  cela 
seul  qu'elle  est  une  religion,  a  fait  plus  de  bien  que  de  mal.  On  ne 
voudrait  pas  se  laisser  aller  ici  à  rien  qui  ressemble  à  de  la  décla- 
mation; mais  comment,  en  lisant  cette  théorie,  ne  pas  penser  à  tant 
de  religions  de  fer  et  de  sang,  aux  sacrifiées  humains  qu'elles  récla- 
maient, aux  pratiques  ineptes  de  tant  de  dévots,  à  la  stagnation  mor- 


ANALYSES.  —  H.  marion.  De  la  solidarité  morale.  89 

telle  à  laquelle  tant  de  cultes  ont  condamné  temporairement  ou  pour 
toujours  l'esprit  des  hommes?  La  question  demande  à  être  examinée, 
et. non  tranchée.  Bentham  et  Grote  ont  aussi  parlé  de  cette  solidarité, 
et  tout  autrement.  Au  surplus,  ce  n'est  pas  à  M.  Marion  de  l'examiner  : 
il  sort  de  son  sujet.  On  nous  parle  de  solidarité  ;  nous  voulons  savoir 
en  quoi  elle  consiste  ;  nous  n'avons  que  faire  de  chercher  si  elle  est 
utile  ou  nuisible  ;  c'est  une  autre  question,  qui  viendra  après,  si  l'on 
veut,  mais  qu'il  ne  faut  pas  mêler  à  la  première.  Et  puis  l'auteur 
dit  à  la  fin  qu'il  ne  faut  être  ni  optimiste  ni  pessimiste,  que  le  bien  et 
le  mal  sont  également  possibles.  A  l'en  croire  ici,  la  solidarité,  par  sa 
vertu  intrinsèque,  comme  loi  de  nature,  a  produit  et  a  dû  produire  plus 
de  bien  que  de  mal.  Gomment  concilier  tout  cela?  Pourquoi  l'optimisme 
du  psssé  ne  vaut-il  pas  pour  l'avenir?  Pourquoi,  si  l'avenir  est  contin- 
gent, donner  à  entendre  que  le  passé  ne  Ta  pas  été? 

Mais  nous  touchons  ici  à  ce  qui  est  le  fon  me  me  de  l'ouvrage,  à  ce 
qui  en  est  le  trait  caractéristique.  M.  Marion  est  un  moraliste,  et  son 
livre  est  un  livre  de  morale.  Il  ne  faut  pas  lui  demander  l'intrépidité 
du  savant  ou  du  métaphysicien  qui  va  droit  devant  lui,  qui  ne  voit  les 
choses  qu'avec  ses  yeux  ou  son  esprit,  et  les  dit  telles  qu'il  les  voit. 
M.  Marion  n'a  pas  ce  froid  désintéressement  :  c'est  une  idée,  un  senti- 
ment moral  et  humanitaire  qui  l'inspire;  son  livre  est  l'œuvre  de  son 
cœur  autant  que  de  son  esprit.  Il  s'agit  moins  pour  lui  de  trouver  des 
vérités  nouvelles  que  d'être  utile,  de  travailler  au  bien  de  l'humanité; 
comment  donc  s'étonner  que,  cherchant  le  bien  partout,  il  l'ait  vu  par- 
fois là  où  il  n'est  pas?1  En  réalité  donc,  il  n'est  jamais  mieux  dans  son 
sujet  qu'au  moment  ou  il  a  l'air  d'en  sortir.  Il  faut  prendre  le  livre  tel 
qu'il  est;  il  n'a  point  d'ambition  spéculative,  ni  de  prétentions  méta- 
physiques :  même  il  est  clair,  et,  voulant  être  utile,  il  est  facile  à  lire  ; 
il  s'en  tient  uniquement  à  la  psychologie  et  à  la  psychologie  morale.  Il 
a  laissé  de  côté  les  formules  abstraites  et  peu  intelligibles  où  beaucoup 
de  jeunes  philosophes  contemporains  se  sont,  à  ce  qu'on  dit,  trop 
complus  :  il  fait  descendre  la  philosophie  des  nuages  sur  la  terre;  après 
tant  de  spéculations,  il  est  opportun,  selon  lui,  de  songer  à  la  pratique 
et  à  l'action  : 

Il  y  a  plusieurs  sortes  de  philosophes.  Les  uns  montent  sans  vertige 
aux  sources  les  plus  élevées  de  l'être  et  de  la  pensée.  S'il  leur  arrive 
d'oublier  le  lecteur  haletant  qui  les  suit  et  de  parler  un  langage  peu 
accessible,  c'est  moins  à  eux  qu'il  faut  s'en  prendre  qu'aux  difficultés 
du  sujet.  Au  surplus,  on  les  trouve,  chaque  fois  qu'on  a  le  courage  de 
s'attacher  à  leurs  pas,  si  bons  guides  et  si  sûrs,  qu'on  peut,  pour  le 
reste,  les  croire  sur  parole,  si  l'on  n'est  pas  résolu  aux  mêmes  efforts 
ou  capable  des  mêmes  élans.  D'autres  aiment  les  formules  nettes  et 
tranchantes;  ils  ont  l'allure  fière  et  décidée,  la  noble  confiance  de 
ceux  qui  se  sentent  assez  maîtres  de  leur  pensée  pour  l'imposer  aux 
autres;  ils  frappent  fort,  parce  qu'ils  se  sentent  sûrs  de  frapper  juste, 
leurs   conclusions    sont  des  injonctions,  et  leurs    sentences  ont  des 


90  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

formes  d'oracles.  D'autres  enfin,  et  M.  Marion  est  du  nombre,  se  préoc- 
cupent surtout  d'être  d'accord  avec  ceux  à  qui  ils  s'adressent.  Per- 
suader leur  plaît  mieux  que  convaincre.  Une  psychologie  fine  et  déli- 
cate, profonde  quelquefois,  mais  toujours  intéressante;  des  observations 
et  des  réflexions  justes,  que  chacun  accueille  avec  plaisir  parce  qu'il 
se  croit,  bien  à  tort,  capable  de  les  faire  lui-même  et  qu'il  se  figure  y 
reconnaître  ses  pensées  de  tous  les  jours;  un  naturel  parfait;  dans  le 
style,  le  ton  d'une  conservation  aimable  el  distinguée  :  voilà  les  qualités 
qu'ils  recherchent  et  qu'ils  atteignent.  Tel  était  aussi  le  fondateur  de  la 
psychologie  moderne,  John  Locke,  auquel  M.  Marion  a  consacré,  avant 
le  livre  qui  nous  occupe,  une  curieuse  et  pénétrante  étude. 

Il  faut  ajouter,  nous  l'avons  dit,  en  ce  qui  concerne  M.  Marion,  une 
grande  élévation  de  sentiment,  un  souffle  d'honnêteté  et  de  conviction 
morale,  qui,  se  répandant  discrètement  à  travers  tout  le  livre,  en  anime 
toutes  les  parties  et  lui  donne,  aux  yeux  du  lecteur,  un  prix  tout  par- 
ticulier. 

Victor  Brochard. 


Zaborowski.  —  L'origine  du  langage.  1  vol.  in-18.  Collection 
de  la  Bibliothèque  utile.  Germer  Bailiière.  1879. 

Souhaitons  à  ce  petit  livre  la  bienvenue  auprès  du  public;  il  le  mérite 
vraiment  par  la  netteté  des  idées,  l'érudition  saine  et  la  sûreté  de  cri- 
tique qu'on  y  remarque.  Il  était  difficile  de  résumer  avec  plus  de  con- 
cision et  d'à-propos  les  nombreux  travaux  que  cette  intéressante  ques- 
tion a  fait  éclore  de  nos  jours. 

L'incohérence  des  méthodes  employées  pour  résoudre  ce  problème, 
la  légèreté  des  arguments  à  priori  mis  au  service  de  solutions  aventu- 
reuses, présentées  comme  définitives,  ont  découragé  souvent  beaucoup 
de  bons  esprits  et  éveillé  leur  défiance  en  pareille  matière.  Cette  dé- 
fiance aujourd'hui  serait  imméritée;  elle  doit  être  combattue.  Une  h 
une,  les  hypothèses  vagues,  fausses  ou  incomplètes,  ont  croulé.  D'abord, 
et  avant  toutes  les  autres,  la  théorie  de  l'invention  artificielle  et  méca- 
nique du  langage  (Démocrite)  ;  puis  la  doctrine  de  l'institution  divine 
(deBonald);  puis  l'hypothèse  d'une  formation  nécessaire  et  spontanée, 
en  vertu  d'une  sorte  d'instinct  ou  de  faculté  innée  (thèse  du  Cratyle, 
Jouffroy,  Renan,  Ve  théorie  de  Max  Muller).  L'étude  historique  des  lan- 
gues, de  leurs  développements,  de  leurs  rapports  de  filiation  ou  de  con- 
sanguinité, et  de  leurs  différences  ;  l'observation  comparée  des  races 
et  des  langues  parlées  au  sein  de  chaque  société,  grande  ou  petite; 
les  études  faites  sur  l'acquisition  du  langage  par  les  enfants;  les  maté- 
riaux amassés  par  les  zoologistes  touchant  le  langage  des  animaux,  — 
ces  recherches,  toutes  inspirées  par  l'esprit  scientifique,  ont  fourni  les 


ANALYSES.  —  ZABOROWSKI.  De  l'origine  du  langage.        91 

éléments  essentiels  du  problème.  De  l'aveu  des  linguistes  les  plus  cir- 
conspects, la  solution  est  trouvée  et  démontrée. 

La  clef  de  la  question  est  l'idée  d'une  évolution  lente,  progressive, 
infiniment  variée  et  complexe  du  langage  articulé,  à  partir  des  ori- 
gines les  plus  modestes  et  des  formes  les  plus  voisines  du  langage  des 
animaux  supérieurs.  C'est  ce  que  M.  Zaborowski  appelle  «  l'explication 
naturaliste  j>,  dont  Epicure,  Lucrèce,  Herder,  de  Brosses  ont  été  les 
initiateurs.  Mais  ce  qui  n'était  pour  ces  grands  esprits  qu'une  intuition 
de  génie  est  devenu  de  notre  temps  une  vérité  positive,  grâce  aux  tra- 
vaux de  linguistes  tels  que  Schleicher,  Curtius,  Bréal,  Max  Muller, 
Steinthal,  et  de  zoologistes  ou  d'ethnographes  comme  Darwin,  Jiiger, 
Houzeau,  Tylor,  Lubbock. 

Laissons  de  côté  toute  idée  préconçue.  L'analyse  des  langues  litté- 
raires a  depuis  longtemps  ramené  les  vocables  de  ces  langues  à  des 
éléments  simples,  générateurs  de  l'organisme  phonétique  :  les  racines. 
Il  y  en  a  quatre  ou  cinq  cents  à  la  base  des  vocabulaires  les  plus  riches. 
On  sait  depuis  les  travaux  de  Guillaume  Schlegel  que  ces  éléments  ana- 
tomiques  du  langage  rationnel  sont  tantôt  à  l'état  d'isolement  (langues 
monosyllabiques),  tantôt  à  l'état  d'agglutination  simple  (1.  polysynthé- 
tiques),  tantôt  enfin  à  l'état  d'agglutination  composée  ou  d'amalgama- 
tion (1.  à  flexion).  Comparez  l'intégration  progressive  des  organismes, 
d'abord  réduits  à  une  simple  juxtaposition  de  cellules  ou  même  unicel- 
lulaires.  Il  s'est  fait  dans  les  langues  aujourd'hui  parlées  un  travail 
d'évolution,  d'intégration  et  de  différenciation  semblable  depuis  Fappa- 
rition  primordiale  des  racines. 

Ces  phonèmes  monosyllabiques,  centre  de  formation  de  tous  les 
mots  d'une  langue,  la  linguistique,  il  y  a  vingt  ans  encore,  n'osait  les 
expliquer.  Un  savant  autorisé  les  déclarait  l'œuvre  d'un  instinct  primitif 
de  l'homme,  instinct  depuis  longtemps  atrophié  et  disparu.  C'est  ici  que 
nous  est  venu  en  aide  un  auxiliaire  précieux,  la  méthode  comparative 
appliquée  aux  langues  barbares,  encore  à  l'état  de  nature.  Dès  les  pre- 
miers pas  faits  dans  cette  voie,  on  s'aperçoit  que  s'arrêter  aux  racines, 
c'est  faire  comme  un  zoologiste  qui  s'arrêterait  aux  espèces  actuel- 
lement constituées  et  les  déclarerait  nées  miraculeusement  du  sol.  La 
période  évolutive  parcourue  par  le  langage  depuis  la  fixation  des  ra- 
cines n'est  qu'un  instant  en  comparaison  de  la  période  antécédente  et 
préhistorique,  ou  phase  de  formation  de  ces  mêmes  racines.  Grâce 
aux  belles  recherches  de  M.  Michel  Bréal  i,  on  doit  tenir  aujourd'hui 
pour  certain  que  les  quelques  centaines  de  mots  restitués  de  la  langue 
mère  indo-européenne  ne  sont  point  les  éléments  primitifs  de  cette 
langue  dans  leur  pureté  originelle,  et  qu'ils  sont  loin  d'avoir  donné, 
comme  on  l'a  cru  jusqu'alors,  une  valeur  significative  générale  aux 
mots  où  ils  entrent  comme  racines.  Ces  racines,  issues  d'appellatifs 
concrets,  ont  pris  un  sens  abstrait  en  passant  par  la  forme  du  verbe. 

1.  Voy.  Mélanges  de  mythologie  et  de  linguistique,  Paris,  1878. 


92  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

«  Ainsi  sarp  était  le  nom  du  serpent  avant  de  signifier  ramper,  etc. 
L'ordre  de  dérivation,  suivi  jusque-là,  de  racines  abstraites  de  sens  gé- 
néral à  des  mots  de  sens  particulier  et  concret,  est  donc  précisément 
l'inverse  de  ce  qui  a  dû  avoir  lieu.  »  Suivant  une  heureuse  expression 
du  savant  cité  tout  à  l'heure,  ces  types  phonétiques  de  la  langue 
aryenne  «  sont,  avec  les  mots  grecs,  latins  ou  sanscrits,  à  peu  près  dans 
le  même  rapport  que  les  idées  platoniciennes  avec  les  objets  du  monde 
réel.  ï  En  second  lieu,  cette  langue-mère  elle-même,  retrouvée  par 
voie  d'analyse,  a  subi,  à  des  époques  indéterminées  pour  nous,  des 
modifications  profondes;  elle  a  emprunté  des  vocables  à  ses  devan- 
cières ou  à  ses  voisines.  La  preuve,  c'est  qu'on  y  constate  «  des  dou- 
blets antérieurs  à  la  séparation  des  idiomes,  des  formes  jumelles  qui 
sont  la  trace  de  dialectes  antiques,  germes  de  dialectes  nouveaux. 
Elle-même  est  née  d'un  langage  agglutinant,  et  le  père  de  cet  aïeul,  le 
monosyllabisme  primitif,  pouvait  être  un  frère  du  chinois.  »  Ces  mer- 
veilleux résultats  sont  dus,  M.  Zaborowski  nous  l'apprend,  «  aux  obser- 
vations concordantes  de  tous  les  ethnographes  sur  les  langues  infé- 
rieures ».  Avec  combien  de  raison  n'a-t-on  pas  assimilé  aux  sciences 
naturelles  cette  science  d'un  organisme  intellectuel  à  fonctions  progres- 
sivement intégrées  et  essentiellement  modifiables! 

«  Les  racines,  arrachées  de  leurs  nuages  majestueux,  déchues  des  gran- 
deurs idéales  dont  on  les  entourait,  ne  n£us  laissent-elles  pas  maintenant 
clairement  voir  comment  on  peut  arriver  jusqu'à  elles,  en  ne  partant 
que  des  interjections  et  des  sons  imitatifs,  comme  le  voulait  M.  Max 
Millier,  pour  que  le  problème  fût  résolu?  »  Il  le  sera  en  effet,  si  nous 
pouvons  remonter  du  langage  mimique  ou  émotionnel  de  l'homme  au 
langage  rationnel.  Or  c'est  un  fait  que  les  mouvements  du  corps  et  du 
visage  sont  le  moyen  fondamental  d'expression  commun  à  l'homme  et 
aux  animaux  voisins  :  le  langage  humain,  si  indépendant  qu'il  paraisse, 
est  parti  de  là.  L'emploi  du  geste  chez  les  sociétés  inférieures  ou  sau- 
vages, l'importance  que  prend  chez  elles  le  jeu  de  la  physionomie  le 
prouvent  bien.  Les  tribus  sauvages  du  Brésil,  les  Tasmaniens,  les 
Groonlandais,  plusieurs  tribus  d'Indiens  usent  autant  du  langage  d'ac- 
tion que  du  langage  phonétique  pour  se  faire  comprendre.  «  Les 
Bushmans  augmentent  leur  langage  de  tant  de  signes  qu'ils  ne  sont 
pas  intelligibles-  dans  l'obscurité,  et  quand  ils  désirent  causer  la  nuit 
ils  sont  obligés  de  se  rassembler  autour  de  leurs  feux.  Les  Arapahos 
de  l'Amérique  septentrionale,  selon  Burton,  possèdent  un  vocabulaire 
si  incomplet,  qu'ils  peuvent  à  peine  se  comprendre  dans  l'obscurité.  » 
En  conséquence,  et  après  un  curieux  énoncé  des  preuves,  M.  Zabo- 
rowski considère  le  langage  d'action  non  seulement  comme  la  base  et 
le  fondement  de  tous  les  autres  moyens  d'expression,  mais  comme  leur 
complément  fatal  et  nécessaire.  Le  lien  naturel  de  ce  langage,  directe- 
ment avec  les  sentiments  et  les  pensées  de  l'homme,  secondairement 
avec  sa  parole,  lui  paraît  avec  raison  expliquer  comment  le  langage  se 
cou, mimique,  s'interprète  et  se  reproduit  à  cet  étage  infime  de  son  dé- 


ANALYSES.  —  zaborowski.  De  V origine  dv  langage.        93 

veloppement.  «  L'homme  sent  sa  parole  avant  de  parler  sa  pensée,  » 
faudrait-il  dire,  en  modifiant  un  aphorisme  célèbre.  Et  l'explication  a 
une  singulière  importance  :  du  moment  où  le  mot  n'a  par  origine  aucune 
signification  nécessaire  et  intelligible  pour  tous,  le  langage  verbal  a  dû 
être  précédé  d'un  langage  immédiatement  accessible  et  praticable  à 
l'individu  et  à  la  communauté.  Or  la  facilité  d'entendre  et  d'employer  le 
langage  d'aciion  vient  de  ce  qu'il  ne  suppose  à  ses  débuts  aucun  acte 
d'intelligence  attentive  et  réfléchie  :  il  est  un  fait  de  sensibilité  réflexe 
chez  qui  remploie  d'abord,  et  il  agit  par  voie  de  sympathie  communi- 
cative  sur  quiconque  est  à  portée  de  le  percevoir.  Voyez  l'enfant  pleurer, 
rire,  prendre  un  air  étonné,  attristé  ou  sérieux,  selon  la  mine  ou  les 
gestes  que  vous  lui  faites.  Voilà  l'homme  primitif,  si  voisin  de  l'animal. 
L'usage  réfléchi  ou  délibéré  des  gestes,  des  cris  et  des  sons  articulés 
est  postérieur;  dans  le  principe,  il  est  spontané  et  presque  inconscient. 
«  Un  petit  enfant  fait  comprendre  ses  besoins,  dit  Darwin,  d'abord  par 
des  cris  instinctifs,  puis  par  des  mots  vagues  inventés  par  lui-même, 
puis  par  d'autres  plus  précis  imités  de  ceux  qu'il  entend,  et  ces  der- 
niers il  les  acquiert  avec  une  vitesse  merveilleuse.  » 

Avec  une  profonde  intelligence  du  sujet,  M.  Zaborowski  remarque  que 
4  l'expression  de  la  physionomie  et  l'attitude  du  corps  ne  sont  pas  seu- 
lement des  composantes  indispensables  du  langage  articulé;  elles  en 
sont  aussi  des  déterminatrices...  C'est  pour  ainsi  dire  l'état  muscu- 
laire lui-même,  visible,  tangible  et,  comme  on  dit,  parlant.  La  voix 
n'est  qu'un  produit  et  un  résultat  entièrement  dépendant  de  cet  état,  d 
A  ce  propos,  il  n'est  pas  inutile  d'observer  qu'en  fait  les  sons  articulés 
ne  sont  point  l'apanage  exclusif  de  l'homme.  Les  oiseaux,  les  mam- 
mifères supérieurs,  les  batraciens  ont  leurs  articulations  sonores  à 
Vètat  d'ébauche.  Le  bœuf,  l'âne,  le  chien,  le  coucou,  le  coq,  la  tourte- 
relle, le  canard,  n'ont-ils  pas  leurs  émissions  de  voix  articulées?  On 
connaît  le  chant  des  grenouilles  si  bien  traduit  par  Aristophane  : 
PpaX£/.£  y-°*Z  x0«£-  Les  indigènes  et  les  colons  de  l'Amérique  du  Sud,  qui 
ne  connaissent  point  les  noms  techniques  de  l'ornithologie,  désignent 
les  oiseaux  de  leur  pays  par  leurs  cris  ou  leurs  chants  :  Macaga  (Falco 
cachinnans),  Kouroupi  (Xanthornus  Aurantius),  Caracara  (Polyborus 
Brasiliensis).  Des  observateurs  ingénieux  ont  pareillement  essayé  de 
transcrire  le  chant  du  rossignol,  du  hibou.  L'homme  n'a  en  privilège 
qu'une  gamme  de  sons  plus  étendue,  et  encore  cette  gamme  si  riche  à 
nos  yeux  est-elle  en  plusieurs  cas  singulièrement  réduite.  Témoin  l'al- 
phabet des  Néo-Zélandais,  dépourvu  de  douze  consonnes  usitées  chez 
nous.  De  cet  ensemble  de  faits  patiemment  amassés  de  divers  côtés  et 
dont  nous  ne  donnons  ici  qu'une  idée  très  incomplète,  M.  Zaborowski 
conclut  judicieusement  que  l'homme  a  sur  l'animal  l'avantage  de  pou- 
voir étendre  beaucoup  plus  loin,  par  l'exercice,  l'habitude  et  l'imitation, 
le  fonds  d'ailleurs  très  pauvre  de  ses  articulations  phonétiques;  que 
par  ce  moyen  <t  il  arrive  à  exprimer  ses  sentiments  et  à  les  commu- 
niquer non  seulement  aux  individus  de  même  espèce ,  mais  encore 


94  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

à  des  individus  d'espèces  différentes;  »  qu'enfin,  avant  l'emploi  prédo- 
minant du  langage  verbal,  il  exprime  ainsi  et  saisit  lui-même  des  rudi- 
ments d'idées. 

Dans  un  chapitre  très  instructif  sur  les  c  sons  et  bruits  articulés  de 
l'homme  »,  M.  Zaborowski  explique,  d'après  les  recherches  de  Krat- 
zenstein,  de  Kempelen,  de  Willis  et  de  Ch.  Wheatstone,  le  mécanisme 
de  la  phonation  chez  l'homme.  Cette  étude,  où  l'on  retrouvera  la  classi- 
fication anatomo-physiologique  des  sons  articulés  présentée  par  le 
Dr  Coudereau  à  la  Société  d'anthropologie  de  Paris,  intéressera  au  plus 
haut  degré  le  lecteur.  Il  nous  est  malheureusement  impossible  d'en 
donner  un  abrégé. 

Le  langage  humain  existe  donc,  en  idée  pour  ainsi  dire,  hors  de 
l'homme  dans  la  nature  animée.  L'homme,  œuvre  de  suprême  délica- 
tesse, résume  en  lui  les  efforts  et  les  tendances  de  celle-ci,  mais  avec 
une  indélébile  originalité  qui  le  place  en  dehors  même  de  la  nature 
créée  et  en  fait  le  continuateur  de  la  Physis  créatrice.  Par  sa  pensée 
consciente,  ouvrier  à  son  tour,  il  façonne,  transforme,  embellit  en  artiste 
ces  matériaux  informes  laissés  à  l'état  d'ébauches  par  l'animal  le  plus 
industrieux.  Il  crée  la  parole  au  même  titre  et  pour  les  mêmes  raisons 
que  plus  tard  la  poésie  et  la  métaphysique.  Certes,  en  présence  des 
rapprochements  si  justes,  si  lumineux  que  la  science  zoologique  nous 
découvre  entre  les  dons  de  l'animal  et  les  facultés  de  l'homme  au  point 
de  vue  spécial  du  langage,  on  est  forcé  de  reconnaître  que  du  premier 
au  second  il  n'y  a  qu'une  différence  de  degré;  mais,  à  bien  entendre  les 
manifestations  indissolublement  liées  de  l'esprit,  depuis  le  plus  humble 
échelon  jusqu'à  la  plus  haute  perfection  de  l'art,  si  l'on  remonte  à  la 
source,  cette  différence  de  degré  est  bien  une  différence  de  nature.  Le 
transformisme  pur  et  simple,  tout  mécanique,  n'est  pas  plus  de  mise 
ici  qu'en  zoogenèse  :  ce  qui  se  produit  selon  les  lois  d'une  évolution  en 
apparence  fatale,  nécessaire,  irrésistible,  est  au  fond  le  résultat  d'une 
merveilleuse  sélection,  à  la  fois  naturelle  et  idéale,  dont  l'esprit  est  le 
moteur,  l'agent  invisible. 

Ces  réserves  faites,  il  y  a  un  grand  intérêt  à  suivre,  autant  du  moins 
que  cela  est  possible,  l'élaboration  des  matériaux  primitifs,  interjec- 
tions et  sons  imitatifs,  d'où  sort  la  parole  ailée,  vibrante.  Trois  condi- 
tions concourent  à  cette  création  vraiment  humaine  :  le  milieu  physi- 
que ,  le  milieu  social ,  et  les  réactions  spontanées  de  l'individu. 
Comment  ?  En  élargissant,  en  perfectionnant  le  matériel  phonétique 
primitivement  si  incomplet  :  aux  cris  réflexes  succèdent  les  cris  émo- 
tionnels d'ordre  plus  complexe;  aux  cris  émotionnels  s'ajoutent  les 
modulations  de  la  voix,  de  l'accent,  ce  «  chant  étouffé  »,  selon  le  mot 
de  Cicéron  ;  aux  émissions  de  voix  spontanées  se  joignent  les  imita- 
tions vocales  et  musicales.  A  l'aurore  de  son  existence  historique,  c'est 
par  ce  lambeau  d'imagination  créatrice  que  l'homme  ne  se  confond  pas 
avec  les  anthropoïdes  les  plus  élevés,  originairement  supérieurs  si  l'on 
veut,  inaio  en  apparence  et  pour  un  temps.  De  ce  point  de  vue,  on  com- 


ANALYSES.  —  zaborowski.  De  l'origine  du  langage.        95 

prend  que  l'analyse  scientifique  retrouve  au  fond  des  langues  les  plus 
incultes  toujours  ces  mêmes  éléments,  naturels  et  artificiels  à  la  fois, 
et  Tylor  a  pu  dire  que  «  la  grande  masse  des  mots  de  toute  langue 
serait  le  résultat  des  adaptations  et  des  variations  qu'ont  subies  ces 
sons  primitifs  dans  le  cours  des  âges,  ce  qui  expliquerait  qu'on  ne 
puisse  plus  saisir  de  liaison  entre  l'idée  et  le  son  qui  l'exprime.  » 

La  démonstration  peut  en  être  indiquée  en  quelques  lignes.  Toute 
langue,  la  plus  raffinée  comme  la  plus  grossière,  renferme  une  série  de 
sons  expressifs  d'origine  réflexe,  interjective  ou  imitative,  dont  le  sens 
est  le  même  partout.  Souvent  le  cri  interjectif  ou  imitatif  passe  de  l'ac- 
ception concrète  au  sens  abstrait  et  général,  sans  être  modifié.  «  Dans 
le  jargon  chinouk   du   nord-ouest  de  l'Amérique,  dont  l'étude  est  si 
fructueuse  pour  1  objet  qui  nous  occupe,  nous  trouvons  le  verbe  kish- 
kish,  deux  cris  du  dialecte  indien  employés  dans  le  sens  de  conduire 
du  bétail  et  surtout  des  chevaux.  L'imitation  articulée  du  rire,  heehee, 
y  devient  un  terme  distinct  signifiant  gaieté  ou  amusement,  comme 
dans  inamook  heehee,  s'amuser,  c'est-à-dire  make  heehee,  faire  heehee, 
et  dans   lieehee  house,  une  taverne,  un  lieu  de  plaisir.  »   Comparez 
en   grec  l'interjection  àXaXa  et  le  mot  àÀaÀaÇco,  pousser  des  cris  de 
guerre  :  la  flexion  verbale  seule  fait  la  différence  du  concret  et  de  l'ab- 
strait. «  Le  Zulu  accablé   de  chaleur  s'écrie  :  hi-le-hi-la.li  !  ha!  et  par 
analogie  il  exprime  que  le  temps  est  brûlant  à  l'aide  de  cette  formule  : 
«  Le  temps  dit  ha-ha.  »  Il  résulte  des  observations  de  ce  genre  que, 
chose  curieuse,  l'homme  imite  ses  propres  cris  émotionnels  pour  les 
ajuster  à  sa  pensée.  On  ne  s'étonnera  pas  qu'il  imite  les  bruits  du  de- 
hors. «  La  simple  imitation  du  bruit  de  casser  est  devenue  le  verbe 
anglais  to  crack...  Le  français  craquer,  l'allemand  krachen  ont  d'ailleurs 
la  même  origine.  En  sanscrit,  scie  se  dit  kra-kra  et  kra-kacha  :  qui  crie 
fera.  »  Mais,  selon  les  variétés  de  l'état  sensationnel  concomitant,  il  y 
aura,  on  le  conçoit,  des  différences  entre  ces  mots  imilatifs.  «  Ainsi  le 
bruit  du   canon  que  nous  imitons  par  le  mot  boum,  les  Australiens 
l'imitent  parle  mot  toup...  Le  chant  du  coq  est  imité  en  yorubo  par 
hoklo,  en  ibo  par  okoko,  en  zulu  par  kuku,  en  finnois  par  hukko,  en 
sanscrit  par  huhkuta,  » 

Le  développement  du  langage  étant  parallèle  au  développement  de 
la  pensée,  la  formation  des  racines  verbales  marque  une  phase  capitale 
de  l'association  des  idées  et  des  sensations.  Sur  ce  point,  M.  Zaborowski 
combat  une  assertion  particulière  de  M.  Taine,  émise  dans  le  premier 
numéro  de  cette  Revue.  Si  le  mot  suggéré  à  l'enfant  est  étendu  par 
cette  petite  intelligence  à  des  objets  parfois  tout  autres,  ce  n'est  point 
une  marque  que  l'enfant  se  soit  élevé  à  une  idée  générale,  comme  le 
croit  M.  Taine  :  il  n'y  a  dans  cette  extension  du  mot  qu'un  phénomène 
«  d'application  analogique  j.  «  La  généralisation  n'est  en  aucun  ordre 
un  point  de  départ.  La  placer  à  l'origine  même  du  langage  comme  un 
procédé  de  sa  formation,  quand  elle  n'en  est  qu'un  des  résultats  les 
plus  évidents,  c'est  faire  une  confusion  évidente...  Les  idées  générales 


96  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

présupposent  l'abstraction,  »  et  l'abstraction  suppose  une  raison  pré- 
sente à  elle-même.  L'idée  générale  est  là  sans  doute  à  l'état  virtuel  ; 
mais  l'analyse  qui  en  distingue  les  éléments  et  la  synthèse  finale  qui 
les  résume  n'apparaissent  chez  l'enfant  et  chez  l'homme  primitif 
qu'à  une  époque  très  postérieure.  Les  racines  verbales  ont  été  à  l'ori- 
gine les  appellations  émotionnelles,  interjectives  ou  imitatives  d'images 
vaguement  associées  et  unifiées,  avant  de  correspondre  à  des  classes, 
à  des  groupes  d'objets  distingués  les  uns  des  autres. 

Tel  est,  à  grands  traits,  l'ensemble  de  cette  étude  sur  l'origine  du  lan- 
gage. Ceux  que  cette  question  intéresse  à  juste  titre  feront  bien  de  se 
reporter  à  l'ouvrage  même  de  M.  Zaborowski.  Cet  excellent  manuel  est 
une  mine  de  renseignements  épars  dans  trop  de  livres  volumineux 
pour  qu'il  soit  facile  de  les  réunir  ;  il  est  donc  appelé  à  rendre  de  sé- 
rieux services. 

Debon. 


B.  Erdmann.  Zur  Charaktebistik  der  Philosophie  der  Gegen 
wart  in  Deutschland  {La  Philosophie  du  ■présent  en  Allemagne). 
Deutsche  Rundschau,  nuS  de  juin  et  juillet  1879. 

L'étranger  a  quelque  peine  à  se  reconnaître  au  milieu  de  la  diversité 
des  opinions  philosophiques  qui  se  partagent  l'Allemagne  contempo- 
raine. Il  est  heureux  pour  lui  que,  de  temps  en  temps,  un  représentant 
distingué  de  l'une  de  ces  tendances  multiples  entreprenne  de  mettre 
quelque  ordre  au  sein  de  leur  confusion.  Nous  avons  eu  déjà  cette 
bonne  fortune  avec  M.  Wundt,  dont  les  lecteurs  de  cette  Revue  n'ont 
certainement  pas  oublié  l'intéressante  communication  au  journal  an- 
glais Mind  l. 

Nous  n'avons  pas  un  moindre  profit  à  tirer  aujourd'hui  des  deux 
articles  étendus  que  M.  Benno  Erdmann  a  insérés  sur  le  même  sujet 
dans  la  Deustche  Rundschau  de  juin  et  juillet  derniers. 

Il  serait  curieux  de  rapprocher  ces  deux  études.  Bien  que  leurs  au- 
teurs figurent  l'un  et  l'autre  parmi  les  rédacteurs  les  plus  assidus  de 
la  V ierteljalirschrift ,  organe  récent  de  la  philosophie  qui  s'intitule  elle- 
même  scientifique,  la  nature  différente  de  leurs  travaux  et  de  leurs 
esprits  se  trahit  dans  la  diversité  des  impressions  qu'ils  retirent  d'un 
même  spectacle.  Qu'il  nous  suffise  de  signaler  au  lecteur  qu'il  trouvera 
matière  à  d'instructives  réflexions  dans  le  rapprochement  que  nous 
lui  conseillons;  et  empressons-nous  de  donner  la  parole  à  M.  Benno 
Erdmann. 

Si  l'on  pouvait  juger  de  la  valeur  des  recherches  philosophiques  par 
l'intérêt  qu'elles  inspirent,  on  aurait  le  droit  de  soutenir  que  la  situa- 

1.  Voir  la  Revue  philosophique,  année  18"R,  p.  109. 


ANALYSES.  —  benno  ERDMANN.  Philosophie  in  Deutsehland.     97 

tion  de  la  philosophie  n'a  jamais  été  plus  florissante  que  dans  ces  dix 
dernières  années.  En  Allemagne,  comme  en  Angleterre,  comme  en 
France,  comme  en  Italie,  la  curiosité  publique  s'engage,  avec  une  pas- 
sion croissante,  dans  toutes  les  directions  où  la  sollicite  l'exemple  des 
penseurs,  aussi  bien  étrangers  que  nationaux.  De  l'ombre  des  écoles, 
où  il  s'était  continé  pendant  longtemps;  l'enseignement  philosophique 
se  répand  au  grand  jour  par  les  livres,  par  les  revues,  par  les  journaux. 
La  science  elle-même  parle  moins  à  la  curiosité,  je  ne  dis  pas  de  ses 
adeptes,  mais  des  profanes,  par  ses  propres  découvertes,  que  par  les 
conclusions  philosophiques  qu'elle  prépare. 

Pourtant  aucune  doctrine  n'a  su,  malgré  cette  faveur  de  l'universelle 
complaisance,  ressaisir  le  sceptre  des  esprits,  qui  s'est  échappé  des 
mains  impuissantes  de  l'ancien  dogmatisme.  Nous  ne  disons  pas  assez: 
aucune  n'a  réussi  à  renouer  même  entre  un  petit  nombre  d'intelligences 
ces  liens  d'une  foi  commune,  qui  constituent  à  proprement  parler  une 
école.  Jamais  l'armée  des  philosophes  n'a  compté  plus  de  soldats,  plus 
de  volontaires  :  on  y  chercherait  vainement  un  chef  reconnu.  Les  œu- 
vres distinguées  ne  manquent  pas  cependant  à  la  philosophie  de  notre 
temps  :  et  bien  des  noms  consacrés  par  le  succès  mériteraient 
de  grouper  autour  d'une  même  bannière  les  volontés  individuelles, 
que  leur  isolement  rend  stériles.  «  Fechner  et  Lotze,  Comte  et  Spen- 
cer, Dùhring  encore  et  Hartmann,  »  ne  le  cèdent  ni  en  savoir  ni  en 
originalité  à  bon  nombre  de  leurs  devanciers.  Mais  le  génie  du  temps 
se  montre  rebelle  à  toute  autorité  :  personne  ne  consent  à  s'enrôler 
sous  le  drapeau  d'un  chef.  On  met  tour  à  tour  à  contribution  et  les 
savants  d'aujourd'hui  et  les  penseurs  d'autrefois;  on  emprunte  aux 
écoles  les  plus  diverses  les  matériaux  des  constructions  philosophiques, 
auxquelles  se  complaît  la  fantaisie  individuelle.  On  essaye  même  de 
ranimer  les  pensées  éteintes  des  vieux  maîtres  des  premiers  âges, 
d'un  Heraclite  et  d'un  Empédocle. 

La  diversité  contradictoire  de  ces  tentatives  ne  fait  que  plus  claire- 
ment ressortir  le  besoin  commun  dont  elles  s'inspirent  également, 
celui  d'une  alliance  durable  entre  la  science  et  la  philosophie. 

Il  s'agit  de  rechercher  les  causes  qui  ont  produit  l'état  des  esprits 
que  nous  venons  de  caractériser  brièvement.  Mais  auparavant  essayons 
de  bien  définir  la  science  et  la  philosophie.  L'histoire  de  leurs  démêlés 
passés  et  de  leurs  rapports  actuels  s'en  éclairera  d'une  plus  vive 
lumière. 

Tous  Jes  faits  qui  se  laissent  ramener  aux  lois  du  mécanisme  son» 
des  faits  scientifiques,  à  quelque  degré  de  complication  que  la  matière 
s'y  présente.  La  science  leur  applique  uniformément  à  tous  son  axiome 
incontesté  de  la  constance  de  l'énergie  et  de  la  transformation  des 
forces.  On  ne  discute  entre  savants  que  sur  la  nature  des  forces  élé- 
mentaires et  de  leurs  lois,  sur  la  préférence  à  donner  à  l'hypothèse 
des  atomes  ou  à  celle  de  la  matière  continue.  La  physique  et  la  chimie 
étudient  le  jeu  des  forces  élémentaires;  les  autres  sciences  expliquent. 

TOME  X.  —  1880.  7 


tjg  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

toujours  par  ces  mêmes  forces,  le  développement  des  diverses  espèces 
de  corps.  Nous  appellerons  les  premières  formelles  ou  abstraites-,  les 
secondes,  historiques. 

Sans  espérer  donner  des  sciences  philosophiques  une  définition  aussi 
claire,  aussi  incontestée,  précisons,  du  moins,  ce  que  nous  convenons 
d'entendre  sous  ce  nom,  en  déterminant  l'objet  de  chacune  d'elles.  La 
psychologie  cherche  à  démêler,  comme  la  physique  et  la  chimie  le  font 
pour  les  faits  physiques,  les  éléments  simples,  les  lois  universelles 
des  faits  psychiques.  Mais  les  faits  psychiques  ne  sont  pas  des  phéno- 
mènes comme  les  autres  :  ils  ont  une  valeur  logique,  esthétique,  mo- 
rale; c'est-à-dire  qu'ils  déterminent,  sous  ce  triple  point  de  vue,  le 
rapport  de  l'esprit  aux  objets.  De  là  trois  autres  sciences,  qui  envisa- 
gent les  faits  psychiques  sous  un  nouvel  aspect  et  ont  à  se  prononcer 
sur  la  vérité  des  représentations,  la  beauté  des  sentiments,  la  bonté 
des  déterminations. 

La  logique,  l'esthétique  et  la  morale  ont  toujours  été  réunies  avec  la 
psychologie  sous  le  nom  de  sciences  philosophiques.  Il  reste  encore 
à  nous  entendre  sur  la  métaphysique. 

Les  sciences,  dont  nous  venons  de  nous  occuper,  n'épuisent  pas  le 
besoin  de  connaître  de  l'esprit.  Elles  n'embrassent  pas  toute  la  réalité  ; 
elles  n'en  éclairent  ni  l'origine  ni  la  fin  ;  elles  n'en  pénètrent  pas  le 
fond.  Combler  ces  lacunes  de  la  connaissance,  tel  est  l'objet  de  la  mé- 
taphysique. Par  là, elle  se  rapproche  des  autres  sciences  :  des  sciences 
physiques  et  psychologiques,  dont  elle  rassemble  en  un  tout  harmo- 
nieux les  données  éparses  et  contradictoires;  de  la  logique,  qui  l'aide 
à  démêler  par  la  théorie  de  la  connaissance  le  mensonge  de  la  réalité 
sensible;  de  l'esthétique  et  de  la  morale,  dont  les  principes  du  beau 
et  du  bien  lui  servent  de  mesure  pour  apprécier  la  valeur  de  ses  pro- 
pres hypothèses.  On  s'explique,  par  ces  relations  plus  étroites  de  la 
métaphysique  avec  les  sciences  philosophiques,  qu'on  l'ait  toujours 
comprise  avec  elles  sous  la  même  dénomination. 

Cette  définition  de  la  science  et  de  la  philosophie  répond  bien,  au 
fond,  à  la  pensée  de  Kant,  auquel  il  faut  faire  remonter  comme  à  sa 
source  tout  le  courant  de  la  philosophie  allemande  de  notre  siècle,  si 
l'on  veut  en  comprendre  les  mouvements  successifs  et  la  direction 
finale  que  nous  nous  proposons  plus  particulièrement  d'expliquer. 

L'idée  maîtresse  de  la  philosophie  kantienne,  c'est  de  déterminer  la 
part  de  l'esprit  dans  la  connaissance  et  de  n'accorder  aux  formes  à 
priori  de  la  pensée  aucune  valeur  théorique  en  dehors  de  l'expérience 
sensible.  Elle  rompt  par  là  avec  tout  le  dogmatisme  métaphysique  du 
passé  et  ouvre  à  la  pensée  une  voie  entièrement  nouvelle. 

Mais  Kant  a  compromis  lui-même  le  succès  de  la  révolution  que  la 
doctrine  critique  était  destinée  à  produire  dans  les  habitudes  séculaires 
de  la  spéculation  philosophique,  par  les  obscurités  et  par  les  contra- 
dictions d'idées  et  surtout  de  langage  que  présentent  les  trois  criti- 
ques. Ses  déclarations  incertaines  sur  l'existence  et  la  nature  de  la 


ANALYSES.  —  benno  ERDMANN.  Philosophie  in  Deutschland.     99 

chose  en  soi  peuvent  s'interpréter  dans  le  sens  du  pur  phénoména- 
lisme,  de  l'idéalisme  ou  du  réalisme  absolus.  Ajoutons  que,  s'il  n'a 
voulu  lui-même  que  préparer  la  métaphysique  critique  de  l'avenir,  il 
n'a  pas  toujours  su  se  défendre  d'un  certain  dogmatisme  moral,  qui 
devait  égarer  ses  successeurs.  Et  c'est  ainsi  que,  pendant  près  d'un 
demi-siècle,  nous  assistons  aux  tentatives  les  plus  audacieuses  que  le 
dogmatisme  métaphysique  ait  jamais  osées. 

La  première  voie  qui   devait  tenter  l'intempérance  spéculative  des 
philosophes  était  celle  de  l'idéalisme  absolu. 

N'est-il  pas  le  plus  sûr  moyen  d'en  finir  avec  la  théorie  contradictoire 
de  la  chose  en  soi  ?  Au  lieu  d'admettre  dans  la  conscience  un  élément 
réfractaire  à  la  spontanéité  du  moi  et  dont  on  ne  sait  comment  expli- 
quer la  provenance,  la  sensation  (Empfindung),  il  est  plus  simple  de 
faire  tout  dériver  dans  la  pensée  de  l'activité  infinie  du  moi  :  la  sensa- 
tion, de  son  activité  inconsciente;  les  formes  à  priori,  de  son  activité 
réfléchie.  Le  moi,  en  tant  que  principe  supérieur  et  de  la  nature  et  de 
l'esprit,  devient  alors  le  moi  absolu.  C'est  ainsi  que  le  moi  limité  de 
l'aperception  chez  Kant  donne  naissance  successivement  au  moi  trans- 
cendantal  de  Fichte,  à  l'identité  absolue  de  Schelling,  à  l'esprit  absolu 
de  Hegel.  Le  nouveau  principe  doit  suffire  à  l'explication  de  toutes 
choses,  puisqu'il  porte  en  lui  le  monde  et  la  pensée;  il  n'y  a  qu'à  l'in- 
terroger convenablement,  sans  tenir  aucun  compte  des  témoignages, 
ni  même  des  contradictions  de  l'expérience,  autrement  qu'à  titre  de 
secours  ou  de  stimulant  pour  l'infirmité  de  la  réflexion  humaine.  On  ne 
fait  ainsi  d'ailleurs  que  revenir  à  la  doctrine  de  Platon  et  de  Spinoza 
sur  l'identité  de  Dieu  et  de  l'univers,  sur  la  communauté  d'essence  de 
la  raison  divine  et  de  la  raison  créée.  A  cette  interprétation  du  kan- 
tisme, qui  trouve  sa  plus  haute  expression  dans  le  système  de  Hegel, 
se  rattachent  les  doctrines,  plus  ou  moins  diverses  et  durables,  de 
Baader,  de  Krause  et  de  Schleiermacher. 

Mais  on  peut  essayer  un  autre  commentaire  de  ia  philosophie  cri- 
tique et  maintenir  la  réalité  des  choses  en  soi.  C'est  ce  que  fit  Herbart 
dans  sa  Métaphysique.  Il  consent  bien  à  se  dire  un  kantien,  mais, 
suivant  son  mot,  un  kantien  de  1828,  qui  ne  veut  ni  de  l'idéalisme 
subjectif,  ni  du  panthéisme  des  premiers  disciples  du  maître.  «  Autant 
d'apparences,  autant  de  manifestations  de  l'être  :  Wie  viel  Schein, 
so  viel  Hindeutung  auf  das  Sein.  »  Une  diversité  d'êtres  éternels, 
absolus,  ni  de  purs  atomes,  comme  les  principes  de  Démocrite,  ni  des 
esprits,  comme  les  monades  de  Leibniz,  mais  des  Qualités  simples, 
dont  l'unité  primordiale  essentielle  se  résout  en  une  diversité  infinie 
de  modifications  par  leur  conflit  mutuel,  dont  les  représentations  ne 
sont  qu'autant  d'efforts  pour  défendre  l'intégrité  de  leur  nature  contre 
l'action  du  dehors  (Selbsterhaltungen)  :  telle  est  la  conclusion  à  la- 
quelle Herbart  est  conduit  par  la  mclkode  des  rapports,  la  vraie  mé- 
thode, selon  lui,  de  la  métaphysique;  telle  est  la  seule  doctrine  qui 
permette  d'échapper  aux  contradictions  de  la  pensée  empirique.  Nous 


100  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

n'avons  pas  à  nous  engager  dans  l'examen  de  cette  subtile  doctrine, 
ni  à  nous  demander  si  Kant  n'aurait  pas  eu  aussi  beau  jeu  contre  celle 
de  Fichte  et  de  ses  continuateurs?  Signalons  seulement  qu'en  rappor- 
tant toutes  les  représentations  de  l'individu  à  l'action  extérieure  des 
autres  êtres,  elle  se  montre  mieux  en  état  que  l'idéalisme  absolu  de 
faire  à  l'empirisme  sa  part  dans  la  connaissance,  et  qu'elle  s'interdit  à 
l'avance  les  constructions  à  priori  où  s'égare  la  métaphysique  de 
Schelling  et  de  Hegel. 

Une  troisième  hypothèse  peut  encore  être  tentée  sur  les  rapports  du 
phénomène  et  de  la  chose  en  soi.  Kant  n'a-t-il  pas  présenté  le  moi  pra- 
tique, la  volonté  pure,  la  liberté  enfin,  comme  un  principe  intelligible, 
comme  le  seul  noumène  accessible  à  la  conscience?  Et,  en  même  temps, 
n'en  fait-il  pas  le  dernier  principe  de  la  connaissance  aussi  bien  que 
de  l'action,  le  législateur  de  la  nature  comme  de  l'activité  humaine? 
N'est-ce  pas  achever  sa  pensée  que  d'ériger  la  volonté  en  principe 
absolu,  de  la  considérer  comme  l'être  unique  qui  se  retrouve  identique 
en  toutes  choses  et  que  dérobent  à  nos  sens  les  apparences  trom- 
peuses de  la  diversité  phénoménale?  L'idéalisme  théorique  de  Kant  et 
ses  aspirations  réalistes  se  trouvent  ainsi  conciliés.  Pas  plus  qu'Her- 
bart  d'ailleurs,  Schopenhauer  n'entend  par  sa  métaphysique  faire  échec 
à  la  science  expérimentale.  Il  laisse  cette  dernière  exercer  en  pleine 
liberté  l'empire  du  principe  de  causalité  sur  le  monde  des  phéno- 
mènes, sur  la  réaiité  sensible  tout  entière;  et  la  dépendance  où  il  se 
plaît  à'placer  la  pensée  consciente  des  conditions  de  l'organisme  céré- 
bral montre  assez  que  sa  philosophie  ne  demande  qu'à  vivre  en  bonne 
intelligence  avec  le  mécanisme  scientifique  le  plus  exigeant. 

De  ces  trois  interprétations,  dont  le  dogmatisme  fait  également  vio- 
lence à  la  réserve  critique  de  Kant,  mais  répondait  aux  impatiences 
de  la  pensée  contemporaine,  celle  de  l'idéalisme  hégélien  devait  ob- 
tenir d'abord  la  préférence  des  esprits.  Elle  ne  promettait  rien  moins 
que  de  livrer  à  ses  adeptes  le  dernier  mot  de  l'énigme  universelle  et 
flattait  l'orgueil  de  la  pensée  humaine  en  l'identifiant  à  la  pensée 
divine.  La  science  historique  et  le  génie  métaphysique  de  son  auteur; 
l'ivresse  contagieuse  de  cette  spéculation  sans  frein,  qui,  selon  la  spi- 
rituelle expression  du  Dl  Mises  (Fechner),  voyait,  à  son  comman- 
dement, comme  une  autre  baguette  magique,  «  s'opérer  dans  le  bleu 
l'évolution  spontanée  des  concepts  »  ;  enfin  l'appui  que  l'esprit  conser- 
vateur du  temps  y  croyait  trouver  contre  les  tendances  politiques  et 
religieuses  de  l'esprit  révolutionnaire  :  toutes  ces  causes  conspirèrent 
à  fonder  parmi  les  philosophes  et  à  maintenir  jusqu'à  la  mort  de  Hegel 
l'empire,  à  peu  près  exclusif,  de  l'idéalisme  absolu. 

Mais  le  charme  était  rompu  depuis  longtemps  pour  les  savants.  Ils 
avaient  vu  déjà  plus  d'une  fois,  selon  la  prophétie  de  Hamann,  «  cette 
science  absolue  des  possibles  se  confondre  avec  l'ignorance  absolue  du 
réel.  »  Ils  se  souvenaient  que  Hegel,  vers  la  fin  d'août  1801,  n'avait 
pas  hésité  à  conclure,  de  certaines  hypothèse?  platoniciennes,  qu'entre 


ANALYSES.     -  BENNO  erdmann.  Philosophie  in  Deutschland.  101 

Mars  et  Jupiter  aucun  corps  céleste  ne  doit  se  rencontrer,  alors  que, 
dès  le  mois  de  janvier  de  la  même  année,  Piazzi  avait  signalé  entre  eux 
l'existence  delà  première  des  petites  planètes. 

Les  contradictions  de  ce  genre  n'avaient  pas  tardé  à  se  multiplier 
entre  les  prétendues  révélations  de  la  raison  métaphysique  et  les  dé- 
couvertes incontestées  de  la  méthode  scientifique.  Mais  elles  n'avaient 
pu  secouer  le  sommeil  dogmatique  des  dialecticiens  de  l'absolu  :  la 
spéculation  et  la  science  physique  avaient  fini  par  devenir  absolument 
étrangères  l'une  à  l'autre. 

Les  disciples  de  Hegel  n'étaient  pas  également  demeurés  indiffé- 
rents aux  recherches  de  la  critique  historique,  aux  résultats  de  l'exé- 
gèse religieuse.  L'apologie  du  dogme  chrétien,  qui  semblait  le  couron- 
nement de  la  philosophie  religieuse  de  Hegel,  avait  déjà  provoqué 
d'ailleurs  les  résistances  de  la  libre  réflexion.  En  1831,  Feuerbach,  dans 
son  livre  sur  la  mort  et  l'immortalité  ,  s'était  fait  l'interprète  de 
ces  protestations.  Mais  la  Vie  de  Jésus  de  Strauss  (1835)  vint  porter 
le  coup  décisif  au  rationalisme  mystique  de  Hegel.  La  vérité,  la  né- 
cessité historique  de  la  révélation  et  du  dogme  chrétien,  qui  semblait 
le  dernier  mot  et  la  suprême  confirmation  de  la  dialectique  hégé- 
lienne, succombaient  misérablement  devant  la  sèche  discussion  des 
textes,  devant  les  prosaïques  exigences  de  la  critique  historique. 
L'école  de  Tubingue,  qui  se  forma  bientôt  sous  la  direction  de  Baur, 
poursuivit  intrépidement  l'œuvre  commencée  par  Strauss.  Le  livre  de 
Feuerbach  (1841),  l'Essence  du  christianisme,  acheya  la  défaite  de 
la  théologie  hégélienne  et  commença  la  dispersion  de  l'école,  qui  ne 
se  maintenait  plus  qu'à  grand'peine,  après  s'être  divisée  en  trois  grou- 
pes, la  gauche,  la  droite  et  le  centre. 

Alors  commence  une  période  d'anarchie  métaphysique,  que  remplis- 
sent des  tentatives  diverses,  mais  également  impuissantes,  pour  faire 
cesser  entre  la  science  et  la  spéculation  l'antagonisme  qui  s'est  mani- 
festé d'une  manière  si  inattendue  aux  yeux  des  moins  clairvoyants. 

L'école  des  philosophes  positifs,  dont  le  nom  est  surtout  une  protes- 
tation contre  la  philosophie  de  la  religion  de  Hegel,  entreprend  de 
fonder  un  théisme  indépendant  de  la  théologie  chrétienne  et  en  même 
temps  respectueux  de  la  personnalité  divine,  de  la  liberté  humaine  et 
de  l'immortalité.  Ghr.  H.  Weisse,  et  à  côté  de  lui  Fichte  le  jeune,  Ul- 
rici,  Carrière,  etc.,  sont  les  principaux  représentants  de  cette  ten- 
dance à  mettre  les  dogmes  religieux  du  spiritualisme  à  l'abri  des  at- 
teintes de  l'exégèse  religieuse  et  de  la  critique  scientifique. 

Le  même  besoin  de  faire  cesser  le  désaccord  de  la  vérité  historique 
et  de  la  vérité  philosophique  s'accuse  dans  l'opposition  que  Trendelen- 
burg  et  son  école  dirigent  contre  la  philosophie  de  l'histoire  de  Hegel. 
L'exemple  et  le  succès  de  Trendelenburg  tournent  vers  les  études 
historiques  les  esprits,  qui  voient  plus  clairement  les  vices  de  la  philo- 
sophie présente  que  les  moyens  de  les  corriger. 


102  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

L'étude  impartiale  des  systèmes,  en  éclairant  l'esprit  sur  les  causes- 
multiples  de  leurs  fortunes  diverses,  ne  contribue  pas  médiocrement  à 
le  défendre  contre  les  illusions  du  dogmatisme  métaphysique,  et 
achève  de  le  rendre  incrédule  aux  promesses  trop  faciles  de  l'idéalisme 
hégélien.  Telle  est  l'influence  bienfaisante  qu'exercèrent  l'admirable 
Histoire  de  la  philosophie  grecque  de  Zeller,  les  savantes  recherches  de 
Schwegler,  de  Waitz  et  surtout  de  Bonitz  sur  le  même  sujet,  les  beaux 
travaux  de  Ritter,  de  J.-E.  Erdmann,  de  Prantl,  de  Kuno  Fischer  et  de 
bien  d'autres. 

En  même  temps,  l'école  deHerbart  et. celle  de  Schopenhauer  voyaient 
se  ranger  sous  leur  bannière  les  esprits  que  l'insuccès  de  l'hégélia- 
nisme  n'avait  pu  détacher  de  la  métaphysique,  mais  qui  n'avaient  pas 
pris  leur  parti  du  divorce  de  la  science  et  de  la  spéculation. 

C'est  surtout  par  la  vive  et  originale  impulsion  qu'elle  communique 
aux  recherches  psychologiques,  et  par  les  progrès  que  leur  doit  l'étude, 
alors  si  populaire,  de  la  pédagogie,  qu'Herbart  réussit  à  conquérir  et  à 
garder  longtemps  la  faveur  publique,  et  à  compter  parmi  ses  disciples 
des  hommes  comme  Bonitz,  Waitz  et  Steinthal,  Brobisch,  Hartenstein 
et  Zimmermann  !  Mais  la  métaphysique  proprement  dite  de  Herbart  est 
à  peu  près  complètement  étrangère  à  cette  fortune  de  l'école. 

L'attention  qu'excite  l'apparition  en  1844  de  la  seconde  édition  du 
grand  ouvrage  de  Schopenhauer  Le  monde  comme  volonté  et  repré-' 
sentation,  ne  suffit  pas  à  contrebalancer  l'intérêt  qui  s'attachait  aux 
travaux  des  disciples  de  Herbart.  Malgré  les  satisfactions  qu'elle  donne 
ou  qu'elle  promet  à  l'esprit  scientifique  du  siècle  et  que  Zœllner  paraît 
bien  avoir  quelque  peu  exagérées,  la  philosophie  de  Schopenhauer  est 
moins  faite  encore  que  celle  de  Herbart  pour  amener  la  réconciliation 
de  la  science  et  des  philosophes. 

Il  était  réservé  à  Lotze  et  à  Fechner  de  tenter  le  premier  pas  décisif 
dans  cette  voie. 

Tous  deux  avaient  débuté  par  l'étude  des  sciences  et  s'y  étaient  fait 
un  nom  de  bonne  heure.  Les  travaux  de  physiologie  médicale  de 
Lotze,  les  essais  de  physique  mathématique  de  Fechner  permettent  de 
mesurer  à  quel  point  les  deux  auteurs  avaient  été  touchés  par  le  génie 
scientifique  du  siècle.  Par  ses  savants  articles  du  Dictionnaire  médical 
de  Wagner  et  par  ses  études*  de  pathologie,  Lotze  contribua  plus  que 
tout  autre  à  faire  triompher  dans  l'étude  de  la  vie  la  cause  du  méca- 
nisme, et  porta  le  coup  définitif  au  principe  vital.  En  même  temps,  dans  sa 
Psychologie  médicale,  il  ouvrait  la  voie  aux  théories  empiriques  sur 
l'espace  que  soutenait  la  psychologie  physiologique.  Les  recherches 
de  Fechner  sur  l'électricité,  sur  la  psychophysique,  sur  les  théories 
darwiniennes  n'assurent  pas  à  ce  savant  un  rang  moins  honorable 
parmi  les  promoteurs  ou  les  interprètes  de  la  science  contemporaine. 
Les  deux  auteurs  se  rapprochent  encore  par  leur  éducation  métaphy- 
sique. Fechner,  qui,  dans  les  premières  satires  qu'il  dirigea  contre  la 
médecine  de  son  temps,  se  montre  sévère  jusqu'à  l'excès  contre  la  phi- 


ANALYSES.    —  BENNO  ERDMANN.   Philosophie  in   Deutschlmid.    103 

losophie  de  la  nature  de  Oken,  reconnaît  pourtant  lui-même,  à  l'occa- 
sion, que  sa  doctrine  n'est  qu'un  rameau  détaché  du  tronc  vigoureux 
de  la  philosophie  de  Schelling;  et  que  la  branche  d'où  il  a  su  tirer  les 
meilleurs  fruits  a  été  greffée  par  la  main  même  de  Hegel.  Dans  sa 
polémique  contre  Fichte  le  jeune,  Lotze  déclare  qu'il  est  un  disciple 
de  Weisse  :  il  doit  à  ce  dernier  le  principe  qui  inspirait  déjà  en  1841 
son  premier  traité  de  métaphysique  et  qu'il  n'a  fait  depuis  que  déve- 
lopper fidèlement.  D'un  autre  côté,  la  tentative  que  poursuit  Hegel,  à 
l'exemple  de  Platon,  de  dériver  par  une  dialectique  nécessaire  d'un 
seul  et  suprême  principe  tout  un  ensemble  de  vérités  synthétiques  à 
priori,  demeure  toujours,  aux  yeux  de  Lotze,  le  but  le  plus  élevé  et 
nullement  inaccessible  de  la  pensée  philosophique.  A  côté  de  Weisse 
et  de  Hegel,  il  faut  faire  encore  une  large  part  à  l'influence  qu'a  exercée 
la  doctrine  de  Herbart  sur  les  idées  de  Lotze,  bien  qu'elle  se  traduise 
sans  doute  plus  souvent  par  la  contradiction  qu'elle  provoque  que  par 
l'assentiment  qu'elle  obtient.  Ajoutons  enfin,  pour  achever  ce  paral- 
lèle des  dispositions  générales  qu'apportaient  nos  deux  philosophes  à 
leur  double  tentative  de  rénovation  métaphysique,  qu'ils  sont  dominés 
l'un  et  l'autre,  avec  une  puissance  également  irrésistible,  par  leur  tem- 
pérament poétique,  par  le  besoin  constant  de  peindre  et  d'expliquer 
le  monde  et  la  vie  en  artistes, 

L'Histoire  de  l'esthétique  de  Lotze,  V Introduction  à  l'esthétique  de 
Fechner  montrent  assez  la  place  que  tient  la  beauté  dans  les  préoccu- 
pations et  les  études  de  ces  penseurs,  et  prouvent  que  la  science  et  la 
philosophie  n'épuisent  pas  la  capacité  de  comprendre  et  d'aimer  de  ces 
deux  riches  intelligences. 

Cette  réunion  des  facultés  et  des  connaissances  les  plus  diverses, 
aucun  des  penseurs  de  leur  génération  ne  la  présentait  au  même  degré 
que  Fechner  et  Lotze.  Elle  ne  devait  pas  peu  contribuer  à  l'originalité  de 
leur  œuvre  philosophique.  Nous  ne  pouvons  songer  ici  qu'à  en  faire 
connaître  par  quelques  traits  rapides  le  principe  et  la  méthode, 
comme  nous  avons  essayé  tout  à  l'heure  d'en  indiquer  brièvement  les 
origines. 

La  pensée  qui  domine  le  système  de  Fechner  est  une  pensée  spino- 
siste.  Il  conçoit,  comme  l'auteur  de  Y  Ethique,  le  rapport  de  l'esprit  et 
du  corps.  Au  lieu  d'y  découvrir  deux  réalités  distinctes,  il  n'y  voit  que 
les  deux  aspects  différents  d'une  seule  et  même  substance.  Le  corps 
c'est  l'être  vu  du  dehors,  avec  l'œil  des  sens;  l'esprit,  c'est  le  même 
être  saisi  directement  par  la  conscience.  Il  n'y  a  pas  plus  d'esprit  sans 
corps  que  de  corps  sans  esprit,  et  cela  n'est  pas  moins  vrai  de  Dieu, 
des  anges,  que  des  plantes,  des  corps  inorganiques.  Il  est  de  l'essence 
de  tout  esprit  de  se  manifester  à  d'autres  esprits,  et  cela  ne  se  peut 
sans  l'intermédiaire  du  corps.  Il  est  de  l'essence  de  tout  ce  qui  est  cor- 
porel de  se  connaître  soi-même,  de  se  manifester  à  soi-même  comme 
esprit.  Il  ne  suit  pas  de  là  pourtant  qu'à  tout  changement  du  corps  cor- 
responde une  modification  de  l'esprit.  L'esprit  ou  l'àme  peut  rassem- 


104  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Lier  en  une  seule  sensation,  en  un  seul  et  même  acte  de  la  pensée  une 
diversité  sans  nombre  de  processus  matériels.  Mais  la  différence  de 
l'esprit  et  du  corps  réside  surtout  en  ce  que  le  second  n'est  que  l'enve- 
loppe extérieure  en  quelque  sorte  de  la  réalité,  tandis  que  le  premier 
nous  livre  l'être  comme  à  nu  et  nous  découvre,  dans  son  unité  et 
la  variété  de  ses  modes,  le  secret  définitif  de  la  réalité  universelle.  L'es- 
prit sait  qu'il  est  et  comment  il  est  ;  il  sait  aussi  que  partout,  à  des 
degrés  différents  sans  doute,  la  conscience  et  ses  modes  se  retrouvent 
identiques  au  sein  de  l'être  véritable.  L'unité  du  monde  n'exprime  pour 
notre  pensée  que  l'unité  de  la  conscience  supérieure  qui  anime  toutes 
les  parties  de  l'univers.  A  cette  unité  plus  haute  sont  subordonnées, 
dans  une  [hiérarchie  infinie, ?comme  autant  d'individualités  inégales  en 
dignité,  mais  uniformément  composées  d'un  corps  et  d'une  âme,  les 
astres,  les  hommes,  les  animaux,  les  plantes,  les  végétaux.  C'est 
l'action  de  cette  âme  du  monde  sur  toutes  les  autres  âmes  qui  produit 
et  assure  l'unité  de  leurs  représentations  mutuelles,  et  les  rend  toutes 
participantes  d'une  même  pensée  et  d'un  même  univers.  Dans  cette 
hiérarchie  des  consciences  cosmiques,  l'esprit  divin  est  ainsi  la  plus 
haute  réalité,  le  principe  et  la  fin  de  tout  le  reste.  Les  consciences 
finies  puisent  à  cette  source  unique  et  leur  existence  et  leurs  repré- 
sentations, dans  ce  qu'elles  ont  de  commun  comme  dans  ce  qui  les  dis- 
tingue. Tandis  que  nous  ne  sommes  assurés  que  par  des  raisons  his- 
toriques et  pratiques  de  la  réalité  du  monde  extérieur,  l'existence  de 
Dieu  s'appuie  sur  des  arguments  à  la  fois  pratiques,  historiques  et 
théoriques. 

Fechner  entreprend  par  son  système  de  réconcilier  la  tradition  et  la 
libre  recherche,  la  religion  et  la  science.  11  se  plaît  à  y  signaler  la  con- 
firmation, sous  des  formes  très  inattendues  sans  doute,  des  antiques 
pressentiments  de  la  conscience  religieuse  des  premiers  âges. 

L'essai  moitié  humoristique,  moitié  sérieux  sur  Vanatomie  comparée 
des  anges,  qu'il  fit  paraître  sous  le  pseudonyme  du  D'  Mises,  nous  per- 
met bien  de  mesurer  ce  que  sa  méthode  a  d'original  et  de  chimérique 
tout  à  la  fois.  Les  astres,  animés  selon  la  métaphysique  de  l'auteur,  ne 
sont  pas  autre  chose  que  les  anges;  la  rapidité  de  leurs  mouvements, 
les  influences  qu'ils  exercent  sur  notre  planète,  leur  éclat  brillant  : 
voilà  ce  qui  a  surtout  frappé  l'imagination  des  premiers  humains,  ce 
qu'elle  a  traduit  sous  les  formes  enfantines  des  mythes  religieux  ou 
poétiques.  La  science  d'aujourd'hui,  bien  qu'elle  mesure  avec  plus  de 
rigueur  la  marche  et  les  mouvements  des  astres,  qu'elle  interprète 
plus  sûrement  les  signes  qu'ils  font  briller  au  firmament,  et  sache 
mieux  enfin  décrire  et  expliqner  leur  forme  et  leur  éclat,  ne  fait 
après  tout  qu'éclairer  de  la  lumière  de  l'expérience  et  du  calcul,  mais 
sans  les  dépouiller  de  leur  poésie  et  de  leur  mystère,  ces  célestes 
créatures,  où  notre  âme  reconnaît  des  bienfaitrices  et  des  guides,  des 
créatures  privilégiées  sans  doute,  mais  aussi  des  sœurs.  Fechner,  sur 
cette  voie  de  l'interprétation  des  mythes  où  son  imagination  mystique 


ANALYSES.  —  benno  erdmann.  Philosophie  in  Deutschland.  105 

se  complaît,  ne  voit  plus  dans  le  dogmatisme  chrétien  et  la  hiérarchie 
de  ses  puissances  célestes  que  la  personnification  des  vérités  que  la 
métaphysique  et  la  science  lui  ont  découvertes,  qu'une  confirmation 
anticipée  de  son  système.  Comme  il  le  déclare  lui-même  quelque  part, 
il  est  plus  attaché  à  la  lettre  de  la  Bible  que  le  croyant  le  plus  fidèle, 
plus  pénétré  de  l'esprit  des  Ecritures  que  le  rationaliste  chrétien  le 
plus  attentif.  Il  sait  faire  des  objections  prétendues  de  la  science 
autant  de  raisons  nouvelles  de  croire. 

L'originalité  de  la  méthode  de  Fechner  nous  apparaît  clairement 
dans  cet  exemple.  Il  n'a  recours  ni  à  la  déduction  à  priori,  ni  à  l'in- 
duction expérimentale.  Il  ne  croit  ni  aux  révélations  de  la  dialectique 
hégélienne,  ni  à  l'autorité  exclusive  des  faits.  A  la  méthode  des  méta- 
physiciens et  à  celle  des  savants,  il  préfère  une  méthode  intermédiaire, 
celle  de  l'analogie,  qui  tient  à  la  fois  de  l'une  et  de  l'autre,  et  qui  essaye 
dans  ses  hypothèses  de  faire  également  la  part  à  l'imagination  et  à 
l'expérience.  Dans  la  main  de  Fechner,  cette  méthode  conduit  aux  plus 
surprenants  résultats  :  jamais  plus  de  science  n'a  été  mise  au  service 
de  plus  d'imagination.  On  s'attend  bien  sans  doute  que  ni  les  purs  sa- 
vants ni  les  artistes  proprement  dits  ne  trouvent  toujours  leur  compte 
à  ce  mélange  inattendu  d'éléments  hétérogènes.  Les  esprits  philoso- 
phiques, qui  ont  l'intelligence  et  le  goût  des  nuances,  et  qui  savent  par 
quelles  transitions  insensibles  les  choses  les  plus  distinctes  pour  nos 
sens  et  notre  pensée  se  rejoignent  et  se  confondent  dans  la  réalité,  ceux- 
là  souriront  avec  une  indulgente  incrédulité  aux  fantaisies  de  cette  phi- 
losophie humoristique,  et  sauront  démêler  la  sagesse  cachée  sous 
l'apparente  folie  de  tant  de  pages  ingénieuses  ou  charmantes. 

Toute  autre  est  la  méthode  de  Lotze.  Il  se  garde  bien  de  mêler  indis- 
crètement l'expérience  et  l'hypothèse,  de  donner  des  analogies  pour 
des  démonstrations.  Ses  conclusions  sont  toujours  scrupuleusement 
déduites  des  prémisses  qui  les  ont  préparées  ;  et  il  ne  se  montre  pas 
moins  soucieux  de  l'exactitude  des  expressions  que  de  la  vigueur  du 
raisonnement.  Non  pas  que  sa  riche  et  poétique  imagination  ne  se 
plaise  aux  comparaisons  qui  rendent  l'idée  abstraite  sous  des  formes 
sensibles  ;  mais  il  sait  éviter  que  l'image  n'altère  la  pensée  ou  ne  la 
fasse  oublier.  Elle  ne  sert  qu'à  en  accuser  davantage  le  relief,  qu'à  en 
mieux  dessiner  les  contours,  qu'à  faciliter,  qu'à  retenir  sur  l'objet  le 
regard  distrait  de  l'esprit. 

Lotze  a  exposé,  dans  Y  Introduction  au  microcosme,  son  ouvrage  ca- 
pital, la  tendance  générale  de  sa  doctrine.  Il  veut  une  philosophie  qui 
satisfasse  à  la  fois  l'entendement  et  le  cœur.  La  vérité  vraie,  non  pas 
celle  dont  se  contente  le  savant,  non  plus  que  celle  qui  suffit  aux  aspi- 
rations de  l'artiste, ne  se  laisse  saisir  que  par  l'homme  tout  entier.  Son 
langage,  à  la  fois  sévère  et  doux,  s'adresse  au  sentiment  autant  qu'à  la 
raison  :  ni  la  science  ni  la  poésie  ne  suffisent  isolément  à  l'interpréter. 
Il  faut  pour  en  avoir,  au  moins,  une  traduction  approchée  les  associer 
l'une  et  l'autre  sous  le  contrôle  et  la  direction  suprême  de  la  pensée 


106  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

métaphysique.  La  philosophie  de  Lotze  proclame  et  démontre,  dans 
toute  leur  étendue,  les  droits  du  mécanisme  scientifique.  L'univers 
entier  est  soumis  aux  lois  du  mouvement;  et  le  monde  des  vivants  ne 
saurait  pas  plus  s'en  affranchir  que  celui  de  la  matière  brute.  Mais 
le  mécanisme  n'est  que  l'instrument  de  la  finalité.  Comme  dit  Leibniz, 
le  règne  des  causes  efficientes  prépare  et  sert  docilement  celui  des 
causes  finales.  Ni  l'idéalisme  hégélien,  ni  le  positivisme  matérialiste  ne 
suffisent  à  l'explication  des  choses  :  il  faut  les  compléter  l'un  par  l'au- 
tre. On  peut  accorder  à  la  science  que  le  monde  physique  se  résout  en 
une  multitude  infinie  d'atomes,  d'éléments  simples  et  immuables;  mais 
ces  atomes,  au  regard  du  philosophe,  sont  des  unités  dynamiques,  des 
centres  de  forces,  des  analogues  de  l'âme,  des  monades  on  un  mot. 
Ces  unités  vivantes  produisent  le  monde  de  la  matière  par  le  jeu  in- 
conscient de  leurs  énergies  représentatives;  le  mystère  de  ces  subtiles 
constructions  échappe  à  notre  science,  qui  ne  s'exerce  que  sur  les  re- 
présentations que  la  conscience  éclaire.  L'accord  des  représentations, 
conscientes  ou  inconscientes,  des  monades  ne  s'explique  qu'autant 
qu'elles  sont  toutes  dépendantes,  disons  mieux  dérivées  d'un  seul  et 
même  principe  ;  il  faut  les  regarder  comme  les  modifications  d'une 
monade  infinie.  Ce  qui  n'est  en  regard  de  cette  dernière  qu'un  ordre 
purement  intellectuel  entre  les  représentations  devient  pour  l'œil  gros- 
sier des  créatures  l'ordre  sensible  des  temps  et  des  lieux.  De  même, 
ce  que  la  conscience  de  la  créature  attribue  à  l'individu  est  rapporté 
par  la  raison  à  l'être  universel,  sans  que  la  personnalité  de  l'un  soit 
un  obstacle  à  la  personnalité  de  l'autre.  La  seule  différence  qui  les 
sépare  est  celle  que  met  entre  eux  l'opposition  du  fini  et  de  l'infini  :  la 
monade  absolue  est  affranchie  de  la  matière  et  par  suite  de  l'imperfec- 
tion; la  monade  finie  trouve  dans  la  matière  le  principe  même  de  son 
individualité.  Le  fond  de  toute  réalité,  ce  n'est  ni  la  matière,  comme  le 
prétend  le  matérialisme,  ni  l'idée,  comme  le  soutient  la  dialectique 
hégélienne,  mais  la  personnalité  vivante  de  l'absolu,  et  le  monde  des 
esprits  et  des  personnes  finis,  qui  n'existe  que  dans  et  par  l'esprit 
infini. 

Ce  rapide  exposé  permet  de  comprendre  la  commune  opposition  que 
font  et  Fechneret  Lotze  au  matérialisme  comme  au  spiritualisme,  sous 
leurs  formes  traditionnelles.  Leur  doctrine  pourrait  s'appeler  un  abso- 
lutisme, c'est-à-dire  une  philosophie  del'èlre  absolu,  qui  nous  apprend 
à  ne  voir  dans  le  monde  des  esprits  comme  dans  celui  des  corps  que 
deux  manifestations  corrélatives,  que  deux  aspects  différents  mais  insé- 
parables d'un  seul  et  même  absolu. 

Ces  profonds  enseignements,  où  sont  conciliés,  dans  leurs  proposi- 
tions les  plus  solides  et  les  plus  durables,  l'idéalisme  métaphysique  du 
passé  et  le  mécanisme  scientifique  du  présent,  n'étaient  faits  ni  pour 
plaire  aux  disciples  de  Hegel,  ni  pour  satisfaire  les  savants.  Ils  étaient 
trop  mécanistes  pour  les  premiers,  trop  spéculatifs  pour  les  autres. 

Malgré  l'insuccès  de  la  tentative  de  Fechner  et  de  Lotze,  le  besoin 


ANALYSES.  —  benno  erdmann.  Philosophie  in  Deutschland.  107 

était  devenu  impérieux  d'une  réconciliation  entre  la  science  et  la  phi- 
losophie. Les  savants  ne  pouvaient  se  contenter  indéfiniment  des  re- 
cherches de  détail,  où  le  dégoût  de  la  spéculation  les  avait  d'abord 
confinés. 

Le  Cosmos  de  Humboldt  donna  une  première  satisfaction  au  désir 
général  des  vues  d'ensemble,  que  la  philosophie  de  la  nature  avait 
rendues  suspectes  pendant  si  longtemps.  Les  progrès  de  la  phy- 
siologie cellulaire  et  de  la  biologie,  en  étendant  au  monde  vivant 
comme  au  reste  de  la  nature  l'empire  des  lois  physiques,  vint  faire 
briller  devant  les  esprits  impatients  les  conclusions  du  mécanisme 
comme  les  promesses  de  la  synthèse  définitive  qu'ils  cherchaient. 

La  doctrine  qui  prétend  épuiser,  avec  les  principes  et  les  méthodes 
du  mécanisme,  l'explication  de  la  réalité  tout  entière,  le  matérialisme 
en  un  mot,  devait  suggérer  le  premier  essai  de  généralisation,  inspirer 
la  première  tentative  de  construction  philosophique.  C'est  en  effet  la 
métaphysique  qui  s'écarte  le  moins  des  habitudes  de  la  réflexion  scien- 
tifique comme  de  la  pensée  vulgaire.  Les  'récentes  découvertes  de  la 
biologie  lui  donnaient  une  autorité  qu'il  n'avait  jamais  eue  auparavant. 
Et  c'est  ainsi  que,  un  demi-siècle  après  Kant,  on  vit  renaître  une  doc- 
trine avec  laquelle  l'école  de  Leibniz  et  de  Wolff  semblait  en  avoir  si 
décidément  fini,  que  Kartt  n'avait  même  pas  songé  à  la  discuter.  Les 
manifestes  contraires  dont  le  congrès  scientifique  de  Leipzig  en  1855 
fournit  l'occasion  à  Vogt  et  Wagner,  la  lutte  ardente  qui  enrôla  sous  la 
bannière  du  premier  les  partisans  du  mécanisme  absolu,  et  groupa  les 
adeptes  du  second  autour  du  drapeau  du  spiritualisme  chrétien,  ne  tar- 
dèrent pas  à  passionner  l'opinion  publique.  Moleschott  et  Bûchner  vin- 
rent plaider  devant  elle  et  n'eurent  pas  de  peine  affaire  triompher,  mo- 
mentanément du  moins,  la  cause  du  matérialisme,  qui  paraissait  se 
confondre  avec  celle  même  de  la  science.  Il  suffit  d'insister  sur  la  dé- 
pendance où  la  pensée  se  trouve  de  l'organisme,  pour  qu'il  parût 
démontré  que  l'esprit  n'est  qu'une  fonction  de  la  matière.  Et  Cari  Vogt 
put  écrire,  aux  applaudissements  de  la  grande  majorité  des  lecteurs, 
«  que  la  pensée  est  vis-à-vis  du  cerveau  dans  le  même  rapport  à  peu 
près  que  la  bile  au  foie,  l'urée  aux  reins.  » 

Que  des  esprits  sans  culture  philosophique  aient  été  facilement  sé- 
duits par  une  telle  doctrine,  le  prestige  des  sens,  des  faits  ou  des 
habitudes  scientifiques  suffit  amplement  à  en  rendre  compte.  Mais  on 
s'étonne  que  des  penseurs  de  la  valeur  de  Czolbe  et  d'Ueberweg  aient 
pu  un  instant  s'en  éprendre,  et  surtout  qu'un  Strauss  s'y  soit  livré  sans 
réserve  et  pour  toujours.  Il  faut  évidemment  que  la  pauvreté  de  la 
doctrine  leur  eût  été  dissimulée  par  les  services  qu'elle  seule  parais- 
sait alors  pouvoir  rendre  tant  à  la  cause  de  l'émancipation  religieuse 
et  politique  qu'à  celle  du  progrès  scientifique. 

Mais  la  science  elle-même,  qui  avait  fait  le  succès  de  la  doctrine,  ne 
devait  pas  tarder  à  en  écarter  les  esprits.  La  physiologie  des  sens, 
par  la  doctrine  des  énergies  spécifiques  des  nerfs,  dont  Jean  de  Muller 


108  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

avait  certainement  trouvé  le  germe  dans  la  philosophie  de  la  nature  de 
Schelling,  venait  démontrer  que  cette  réalité  sensible,  dont  le  matéria- 
lisme prétend  faire  Tunique  réalité,  est  autant  le  produit  de  notre  orga- 
nisation que  des  impressions  extérieures.  Elle  apprenait  à  discerner 
dans  la  connaissance  du  monde  physique  la  part  du  sujet  et  celle  de 
l'objet.  Helmholtz,  le  plus  éminent  disciple  de  Jean  Mûller,  dévelop- 
pant les  vues  de  son  maître  dans  ses  admirables  analyses  des  percep- 
tions de  la  vue  et  de  l'ouïe,  démêla  sans  peine  le  rapport  de  la  doctrine 
nouvelle  avec  les  théories  du  subjectivisme  kantien.  Dès  1855,  dans  un 
premier  essai  «  sur  la  vision  chez  l'homme  »,  il  déclare  expressément 
que  la  critique  de  la  connaissance  s'impose  au  savant  aussi  bien  qu'au 
philosophe  ;  que  les  leçons  de  Kant  ne  conviennent  pas  moins  au  pre- 
mier qu'au  second  ;  et  que  la  théorie  physiologique  de  Jean  de  Mûller 
ne  fait  que  confirmer,  sur  un  point  particulier,  la  doctrine  plus  géné- 
rale de  l'idéalisme  critique,  la  théorie  des  formes  à  priori  de  la  repré- 
sentation. 

Mais  ce  langage  était  trop  nouveau  pour  l'oreille  des  savants  :  il  ne 
fut  entendu  qu'après  que  la  publication  de  l'Optique  physiologi- 
que (1867),  en  consacrant  définitivement  le  génie  de  l'expérimentateur, 
eut  ajouté  une  autorité  nouvelle  aux  déclarations  du  philosophe. 

L'explication  empirique  de  nos  perceptions  d'étendue  s'inspirait 
trop  directement,  dans  cet  important  ouvrage,  des  enseignements  de 
l'esthétique  et  de  l'analytique  transcendantales,  pour  que  l'attention  des 
savants  ne  se  tournât  pas  vers  la  philosophie  critique.  Elle  y  était 
d'ailleurs  ramenée,  vers  le  même  temps,  par  l'ingénieuse  et  profonde 
étude  de  Zollner  «  sur  les  comètes  »  (1865).  L'éminent  professeur  de 
Leipzig  y  découvrait  aux  regards  étonnés  des  physiciens  que  la  plu- 
part des  grandes  découvertes  de  notre  siècle  en  astronomie,  en  zoo- 
logie, en  minéralogie  ont  été  pressenties  ou  devancées  par  le  génie  in- 
vestigateur de  Kant.  Et,  comme  Helmholtz,  au  nom  de  la  science 
autant  que  de  la  philosophie,  il  n'hésitait  pas  à  opposer  la  vérité  de 
l'idéalisme  critique  aux  prétentions  du  dogmatisme  matérialiste. 

On  n'eut  pas  de  peine  à  reconnaître  alors  que  la  théorie  de  l'équiva- 
lence mécanique  des  forces  dont  Robert  Mayer  avait  jeté  les  premiers 
fondements  en  1842,  que  les  recherches  de  Riemann  sur  la  métagéo- 
métrie,  que  les  principes  et  les  méthodes  enfin  du  darwinisme  étaient 
également  conformes  non  seulement  à  l'esprit,  mais  encore  aux  dé- 
clarations expresses  de  Kant,  tandis  qu'elles  avaient  échappé  ou  même 
qu'elles  étaient  contraires  aux  enseignements  des  interprètes  les  plus 
autorisés  jusque-là  du  matérialisme.  Helmholtz  s'appliqua  et  réussit  à 
faire  cette  démonstration  dans  les  multiples  discours  qu'il  eut  l'occa- 
sion de  prononcer  devant  les  savants  '. 

L'action  de  Kant  ne  s'exerçait  pas  moins  sur  les  philosophes  que  sur 
les  savants.  Aux  uns  comme  aux  autres,  elle  promettait  un  traité  de 


i 


Voir  la  collection  de  ses  Vortràge  en  3  volumes  (2*  édition.  1876). 


ANALYSES.  —  benno  erdmann.  Philosophie  in  Deutschland.  109 

paix  qui  ne  devait  rien  coûter  à  la  dignité,  à  l'indépendance  des  deux 
parties. 

L'hégélien  Noack,  le  positiviste  Twesten  n'hésitèrent  pas  à  revenir 
à  la  doctrine  du  vieux  maître,  que  ses  successeurs  leur  avaient  trop 
fait  oublier.  L'historien  Zeller  se  rangea  résolument  sous  la  bannière 
de  Kant,  et  publia  son  court,  mais  significatif  opuscule  «  sur  l'impor- 
tance et  Fobjet  de  la  théorie  de  la  connaissance  »  (1862).  Mais  c'est 
Lange  (1866)  qui  eut  surtout,  l'honneur  de  communiquer  l'impulsion 
décisive  aux  intelligences  philosophiques.  Il  flattait  le  goût  du  temps, 
en  présentant  ses  idées  sous  la  forme  de  l'histoire.  Il  ménageait  leurs 
dispositions  sceptiques,  en  écartant  scrupuleusement  l'appareil  du  sys- 
tème, en  se  montrant  plus  soucieux  de  les  faire  penser  par  eux-mêmes, 
que  de  leur  exposer  ses  propres  pensées;  et  surtout,  il  était  profondé- 
ment dominé  par  le  même  besoin  qui  les  tourmentait  eux-mêmes,  celui 
d'une  philosophie  capable  de  faire,  sans  restriction  d'aucun  genre,  leur 
part  légitime  aux  besoins  du  cœur  et  à  ceux  de  l'entendement. 

La  même  année  où  l'Histoire  du  matérialisme  de  Lange  traduisait 
avec  tant  de  pénétration  et  d'éloquence  les  communes  aspirations  des 
intelligences  philosophiques,  la  Morphologie  générale  de  Haeckel  et 
l'Optique  physiologique  de  Helmholtz  les  exprimaient  de  leur  côté 
sous  des  formes  différentes,  mais  avec  une  égale  énergie.  On  peut  dire 
qu'avec  l'année  1866  une  période  nouvelle  commence  pour  l'histoire  de  la 
pensée  philosophique.  La  conscience  du  siècle  sait  ce  qui  lui  manque, 
ce  qu'elle  veut.  Elle  est  édifiée  sur  l'égale  insuffisance  du  dogmatisme 
matérialiste  et  du  dogmatisme  idéaliste  qui  l'a  précédé.  Elle  a  com- 
pris que  l'expérience  n'est  pas  tout.  Mais  elle  sait  aussi  que  rien  de 
solide  ne  s'édifie  sans  elle,  et  surtout  contre  elle.  Elle  condamne  éga- 
lement et  le  mépris  des  faits  et  le  dédain  des  hypothèses,  et  impose 
au  savant  aussi  bien  qu'au  philosophe  l'obligation  rigoureuse  de  tenir 
compte  et  des  uns  et  des  autres.  Aussi  voyons-nous  désormais  les 
savants  se  complaire  aux  théories  que  proscrivait  impitoyablement 
l'empirisme  de  leurs  devanciers.  Les  Annales  de  Poggendorff  qui 
avaient  en  1842  refusé  l'hospitalité  de  leurs  colonnes  au  premier  mé- 
moire, où  Robert  Mayer  ébauchait  sa  grandiose  hypothèse,  accueillent 
avec  faveur  des  essais  comme  celui  de  Pfaundler  <t  sur  la  lutte  pour 
l'existence  entre  les  molécules.  »  Est-il  nécessaire  de  rappeler  le  mo- 
nisme de  Haeckel,  et  le  mélange  contradictoire  qu'il  présente  d'un  mé- 
canisme qui  bannit  toute  finalité  et  d'un  spiritualisme  qui  associe  la 
vie  et  la  pensée  à  toute  matière?  L'exemple  de  Classen  et  celui  de  Zôll- 
ner,  entre  mille  autres,  ne  témoignent  pas  d'une  manière  moins  surpre- 
nante de  l'union,  désormais  indissoluble,  dans  les  intelligences  scienti- 
fiques de  l'Allemagne,  de  la  curiosité  spéculative  et  de  la  rigueur 
scientifique. 

De  leur  côté  les  philosophes  n'y  manifestent  pas  avec  moins  d'énergie 
le  besoin  d'un  rapprochement  avec  la  science  expérimentale.  Nulle 
doctrine  n'a  plus  chance  de  leur  agréer,  qui  ne  commence  par  tenir 


HO  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

compte  de  toutes  les  découvertes  de  la  science  contemporaine.  Et  si  la 
philosophie  de  Hartmann  et  celle  de  Dûhring  réunissent  de  si  nom- 
breux adhérents,  si  la  métaphysique  de  Lotze  et  celle  de  Fechner  ren- 
contrent aujourd'hui  la  faveur  qui  avait  fait  défaut  à  leurs  débuts, 
c'est  qu'elles  satisfont  mieux  que  les  philosophies  précédentes  à  ces 
besoins  nouveaux  des  esprits. 

Mais  tous  ces  essais,  quelque  distingués  qu'ils  soient,  trahissent  plu- 
tôt la  tendance  générale  qu'ils  ne  la  satisfont.  Ainsi  que  nous  le  disions 
en  commençant,  la  conscience  philosophique  du  présent  cherche  encore 
sa  voie.  Aucune  des  doctrines  qui  la  sollicitent  n'a  réussi  à  rallier  la 
majorité  des  intelligences. 

Un  coup  d'oeil  jeté  sur  l'état  actuel  des  études  philosophiques  nous 
aidera,  du  moins,  à  pressentir  dans  quelle  direction  nouvelle  la  pensée 
est  résolue  à  chercher  et  paraît  avoir  le  plus  de  chance  de  rencontrer 
la  vérité  compréhensive  qu'elle  poursuit. 

Les  découvertes  de  la  physiologie  des  sens  et  l'opposition  au  matéria- 
lisme, qui  ont  tant  contribué  au  réveil  philosophique  dont  nous  sommes 
témoins,  sont  particulièrement  favorables  aux  progrès  de  la  psychologie 
et  de  la  théorie  de  la  connaissance.  Les  branches  de  la  psychologie, 
dont  la  culture  comporte  le  plus  aisément  l'intervention  de  la  science , 
sont  aussi  celles  qui  ont  pris  les  plus  rapides  développements;  et  c'est 
aux  recherches  de  la  psychologie  physiologique,  de  la  psychophysique 
de  la  psychopathologie,  comme  aussi  à  celles  de  la  psychologie  com- 
parée, tant  encouragée  par  la  doctrine  de  l'évolution,  que  sont  dus  les 
meilleurs  chapitres  de  la  psychologie  nouvelle.  Dans  un  autre  sens,  les 
travaux  philologiques  et  ethnographiques  de  Steinthal  et  de  son  école 
ont  éclairé  d'une  plus  vive  lumière  les  processus  supérieurs  de  la 
pensée;  et  la  théorie  des  sentiments  a  été  renouvelée  par  les  péné- 
trantes analyses  des  disciples  de  Schopenhauer  et  de  Darwin.  La  pré- 
pondérance accordée  aux  penchants  sexuels  trahit  l'influence  du 
premier,  comme  l'attention  plus  grande  donnée  aux  penchants  so- 
ciaux est  due  à  l'action  du  second.  C'est  à  la  psychologie  de  Herbart 
que  se  rattachent,  le  plus  ordinairement  les  nouveaux  investigateurs  : 
ainsi  Fechner  et  les  disciples  qu'il  compte  parmi  les  physiologistes, 
Lotze  et  les  psychologues  de  son  école.  Mais  on  écarte  d'ordinaire  les 
principes  métaphysiques  et  la  méthode  mathématique  de  Herbart. 
Disons  plus  :  la  métaphysique  d'une  manière  générale  est  sévèrement 
bannie  des  recherches  psychologiques,  malgré  l'exemple  contraire 
de  Lotze  et  de  Fechner.  C'est  à  la  dérobée  et  comme  par  manière 
d'acquit  qu'on  hasarde  dans  un  chapitre  final  quelques  considérations 
métaphysiques. 

Tandis  que  la  psychologie  marche  avec  indépendance  dans  la  voie 
des  découvertes,  la  théorie  de  la  connaissance  se  résigne  d'ordinaire  à 
n'être  qu'un  commentaire  de  la  doctrine  kantienne.  A  la  libre  interpré- 
tation, à  la  respectueuse  critique  dont  la  première  édition  du  livre  de 


ANALYSES.  —  benno  ERDMANN.  Philosophie  in  Deutschland.  111 

Lange  nous  offre  encore  l'exemple,  a  succédé  insensiblement  un  com- 
mentaire littéral  et  servile,  une  sorte  de  religion  de  Kant,  qui,  dans  ces 
dix  dernières  années,  a  paru  menaçante  pour  la  liberté  des  esprits.  Et 
l'on  comprend  qu'une  réaction  n'ait  pas  tardé  à  se  produire,  qui  a  de- 
mandé surtout  ses  armes  à  l'empirisme  anglais  soit  des  précurseurs  de 
Kant,  soit  de  l'époque  contemporaine,  et  qui  a  su  habilement  profiter 
de  l'interprétation  trop  métaphysique  que  certains  commentateurs  ont 
donnée  de  la  pensée  critique. 

Mais  ni  Locke  ni  Hume  ne  contiennent  plus  que  Kant  la  vérité  totale 
et  définitive.  L'avenir  appartient  à  la  théorie  de  la  connaissance,  qui 
saura  utiliser  les  riches  matériaux  préparés  par  la  science  de  notre 
temps,  et  s'appuyer  en  même  temps  sur  le  principe  fondamental  du 
kantisme,  à  savoir  que  les  limites  de  l'expérience  sont  aussi  celles  de 
la  connaissance. 

Nous  donnerons  le  nom  de  criticisme  à  cette  doctrine  nouvelle,  qui 
relève  bien  de  la  critique  de  Kant,  mais  pour  la  continuer  librement  ; 
Zeller,  Helmholtz  et  Lange  en  sont  les  principaux  représentants. 

La  logique  a  été  dans  ces  dernières  années  moins  cultivée  en  Alle- 
magne qu'en  Angleterre;  mais  des  signes  certains  annoncent  qu'elle 
ne  tardera  pas  à  tenir  la  place  que  réclament  pour  elle  les  récentes 
transformations  des  méthodes  scientifiques,  soit  dans  les  sciences 
expérimentales,  soit  en  mathématiques,  soit  en  biologie.  La  logique 
anglaise,  surtout  celle  de  Mill,  s'est  trop  exclusivement  occupée  de 
l'induction  expérimentale.  D'ailleurs  la  logique  de  Jevons,  avec  ses 
formules  algébriques,  entreprend  de  se  substituer  à  la  logique  induc- 
tive  de  Stuart  Mill.  S'il  est  permis  de  prévoir  l'issue  du  débat,  il  semble 
bien  que  l'opposition  de  Mill  à  l'apriorité  du  principe  de  causalité  ne 
permettra  pas  de  conserver  sa  théorie  de  l'induction,  ni,  par  suite,  sa 
doctrine  du  syllogisme.  Il  ne  paraît  pas,  d'un  autre  côté,  que  la  logique 
algébrique  de  Jevons,  qui  supprime  toute  différence  qualitative  entre 
les  concepts,  ait  des  chances  sérieuses  de  se  faire  accepter  par  les 
logiciens  de  l'avenir. 

Les  mêmes  causes  qui  ont  amené  la  transformation  de  la  psycho- 
logie ne  pouvaient  manquer  d'agir  sur  l'esthétique  et  la  morale. 

La  théorie  de  la  section  dorée  de  Zeising,  surtout  les  travaux  d'Helm- 
holtz  et  de  Fechner,  ont  ouvert  à  l'esthétique  des  voies  entièrement 
nouvelles.  L'influence  des  vieilles  écoles  n'en  reste  pas  moins  plus  sen- 
sible ici  qu'en  psychologie.  Hegel,  Herbart  et  Weisse  ont  trouvé  des 
continuateurs  dans  Vischer,  Zimmermann  et  Lotze;  ce  dernier,  parti- 
culièrement, ne  le  cède  en  rien  à  son  maître.  L'esthétique  de  Scho- 
penhauer  trouve  surtout  des  adeptes  parmi  les  musiciens.  En  résumé, 
la  confusion,  la  lutte  des  écoles  et  des  doctrines  est  très  sensible  en 
esthétique  ;  et  l'on  comprend  le  cri  de  désespoir  qu'un  tel  spectacle 
arrache  à  l'historien  Vischer. 

L'éthique  est  dans  une  situation  encore  plus  lamentable.  L'étude  en 
est  presque  partout  abandonnée.  Dans  les  universités  môme,  où  autre- 


412  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

fois  la  philosophie  pratique  avait  une  chaire  spéciale,  l'enseignement 
de  l'éthique  est  parfois  complètement  sacrifié.  Les  auteurs  qui  ne  dé- 
daignent pas  de  revenir  à  la  science  délaissée  s'occupent  plus  d'ana- 
lyser les  causes  de  nos  actions  que  d'en  déterminer  les  règles.  L'éthi- 
que fait  place  à  la  psychologie  et  à  une  psychologie  qui  s'inspire  avant 
tout  du  pessimisme  de  Schopenhauer,  et  se  plaît  à  développer  après  lui 
l'incontestable,  bien  que  douloureuse  vérité,  que  l'humanité,  vue  dans 
l'ensemble,  est  aussi  mauvaise  que  malheureuse.  Ajoutons,  pour  com- 
pléter ce  tableau,  que  l'étude  de  l'éthique  est  devenue  tout  à  fait  étran- 
gère à  celle  du  droit  et  de  l'économie  politique  ;  et  l'on  paraît  avoir 
oublié  que  la  jurisprudence  a  ses  racines  dans  la  morale. 

L'histoire  de  la  philosophie  bénéficie  de  cet  abandon  de  la  philoso- 
phie pratique.  Elle  tient  dans  l'enseignement  des  universités  la  place 
qu'on  refuse  à  cette  dernière,  et  qu'on  marchande  aux  autres  études 
philosophiques.  Le  tiers  des  leçons,  au  moins,  lui  est  consacré  ;  et  il 
est  même  arrivé  plus  d'une  fois  qu'elle  a  occupé  exclusivement  les 
leçons  de  tout  un  semestre. 

L'état  de  la  métaphysique  n'est  pas  beaucoup  plus  satisfaisant  que 
celui  de  l'éthique.  Elle  est  peu  enseignée  dans  les  universités.  Les 
doctrines  du  passé  n'y  ont  pas  encore  été  remplacées  par  des  théories 
vraiment  en  harmonie  avec  les  découvertes  et  les  besoins  du  temps. 
On  y  peut  discerner  pourtant  deux  mouvements  de  recul  et  deux  mou- 
vements en  avant. 

Les  anciennes  doctrines,  avec  un  succès  très  inégal  sans  doute,  con- 
tinuent leur  oeuvre  de  propagande.  Bien  que  ]e  nombre  de  leurs  adhé- 
rents aille  tous  les  jours  diminuant,  elles  étonnent  et  irritent  par  leur 
stérile  persévérance.  La  défaveur  qui  s'attache  à  leurs  doctrines  su- 
rannées rejaillit  sur  la  métaphysique  en  général.  Elles  contribuent 
ainsi  d'une  manière  indirecte  au  succès  du  positivisme.  La  doctrine 
de  Comte,  malgré  les  contradictions  que  l'histoire  et  la  théorie  de 
l'évolution  lui  opposent,  voit  le  nombre  de  ses  partisans  en  Allema- 
gne s'augmenter  tous  les  jours.  Elle  plaide,  avec  l'empirisme  comme 
avec  la  critique  de  Kant,  la  cause  de  l'expérience  ;  comme  eux,  elle 
soutient  que  toute  nôtre  science  est  bornée  aux  phénomènes.  Mais  elle 
ne  voit  pas  que  le  phénoménalisme  ne  peut  se  suffire  à  lui-même  -,  et 
qu'il  a  son  fondement  nécessaire  dans  une  doctrine  métaphysique,  qui, 
sans  doute,  ne  doit  rien  avoir  de  commun  avec  le  dogmatisme  trans- 
cendant d'autrefois.  La  polémique  du  positivisme,  comme  celle  de 
Hume,  ne  vaut  que  contre  les  erreurs  de  l'ancienne  métaphysique  : 
elle  laisse  intacts  les  droits  de  la  métaphysique  future.  Comme  le  ra- 
tionalisme transcendant  des  écoles  auxquelles  il  succède,  le  positivisme 
constitue  donc  un  recul  pour  la  pensée  philosophique. 

A.u  contraire,  les  doctrines  dont  nous  allons  parler  maintenant  la 
sollicite  en  avant,  bien  que  dans  des  directions  différentes.  Le  succès, 
populaire  en  quelque  sorte,  des  deux  philosophes  berlinois  Edouard 
de   Hartmann   et    Duhring,  ne  saurait  faire   oublier   pourtant   que   la 


ANALYSES.  —  pietro  siciliani.  La  scienza  delVeducazione.   113 

critique  de  la  connaissance  aussi  bien  que  la  science  font  entendre 
contre  les  deux  doctrines  des  protestations  énergiques.  On  leur  re- 
proche également  tantôt  d'imiter  le  matérialisme ,  en  voulant  faire 
sortir  la  conscience  de  son  contraire,  soit  de  l'inconscient,  soit  de  la 
matière;  tantôt  de  se  rapprocher  de  l'ancien  dogmatisme  et  de  pro- 
fesser sous  des  formes  diverses  l'identité  de  l'être  et  de  la  pensée  ; 
enfin  de  se  mettre  trop  souvent  en  flagrante  opposition  avec  les  affir- 
mations les  plus  incontestées  de  la  science. 

La  philosophie  de  Fechner  et  celle  de  Lotze  ne  prêtent  pas  à  d'aussi 
graves  objections.  Mais  elles  s'inspirent  trop  volontiers  des  enseigne- 
ments métaphysiques  du  passé,  pour  n'être  pas  suspectes  à  priori  à 
la  majorité  des  esprits.  Elles  n'en  constituent  pas  moins  le  plus  re- 
marquable effort  qui  ait  été  tenté  pour  concilier  la  métaphysique  avec 
les  exigences  de  la  théorie  de  la  connaissance  et  les  récentes  décou- 
vertes de  la  science. 

Cela  est  surtout  vrai  de  la  philosophie  de  Lotze,  qui  grandit  tous  les 
jours  dans  l'estime  des  penseurs  pénétrants  et  instruits,  et  qui  aurait 
certainement  rallié  un  plus  grand  nombre  d'adhérents,  si  elle  avait  su 
se  montrer  aussi  équitable  et  symphatique  à  toutes  les  nouveautés 
de  la  science  contemporaine  qu'elle  avait  su  l'être  autrefois  aux  décou- 
vertes de  la  biologie  mécanique. 

Le  mysticisme  ardent  et  l'imagination  aventureuse  de  Fechner  sont 
encore  moins  faits  pour  lui  concilier  les  sympathies  des  savants,  et 
Riemann,  dont  l'adhésion  n'a,  du  reste,  été  connue  qu'après  sa  mort, 
n'a  pas  trouvé  jusqu'ici  d'imitateurs. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'insuccès  de  ces  tentatives,  tout  présage  que  le 
siècle  n'attendra  pas  longtemps  la  métaphysique  qui  doit  répondre  à 
ses  besoins  divers.  Les  philosophes  et  les  savants  en  rassemblent,  en 
préparent  à  l'envi  les  matériaux.  Jamais  la  science  ne  s'est  portée  avec 
plus  de  passion  et  de  succès  vers  les  explications  synthétiques;  jamais 
la  philosophie  n'a  scruté  avec  plus  de  persévérance  et  de  méthode  les 
principes  et  les  conditions  de  la  certitude.  Des  deux  côtés  s'élaborent, 
avec  autant  de  scrupule  que  de  zèle,  les  matériaux  de  la  métaphy- 
sique, qui  ne  servira  pas  moins  les  intérêts  de  la  vraie  religion  que 
ceux  de  la  science  et  de  la  moralité.  Elle  réalisera  sans  doute  dans  la 
conscience  humaine  une  révolution  aussi  profonde  et  aussi  féconde, 
que  fut  à  son  heure  la  révolution  opérée  par  le  christianisme. 

D.  Nolen. 


Pietro  Siciliani.  —  La.  scienza  dell'educazione  nelle  scuole 

ITALIANE   GOME   ANTITESI    ALLA    PEDAGOG1A   ORTODOSSA.    Bologne,   1879, 

1  vol.  de  214  pages. 

Ce  n'est  pas  seulement  en  France  que  les  questions  d'éducation  et 
de  pédagogie  générale  sont  à  l'ordre  du  jour.  Sans  parler  de  l'Angleterre 
et  de  l'Allemagne,  où  elles  ont  toujours  préoccupé  les  esprits,  voici 
TOME  X.  —  1880.  5 


114  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

l'Italie  qui,  jusqu'ici  un  peu  en  retard,  s'engage  à  son  tour  sur  ce 
terrain.  Tandis  que  M.  L.  Ferri,  en  racontant  les  trois  premières  années 
d'une  enfant,  cherche  dans  l'analyse  des  âmes  enfantines  les  principes 
d'une  éducation  naturelle,  un  professeur  de  l'Université  de  Bologne, 
M.  Siciliani,  essaye  d'organiser  la  science  pédagogique,  d'en  régler  les 
méthodes,  d'en  établir  les  lois  générales. 

Le  livre  de  M.  Siciliani  est  le  résumé  d'un  cours  professé  pendant 
trois  ans,  de  1877  à  1879,  dans  la  chaire  de  philosophie  de  Bologne.  Il  a 
par  suite  les  caractères  plutôt  d'un  programme  un  peu  bref  que  d'un 
traité  complet  et  approfondi  sur  la  matière.  En  le  publiant  quelques 
jours  après  l'apparition  de  l'Encyclique  Mterni  Patris  sur  la  restaura- 
tion de  la  philosophie  chrétienne,  l'auteur  a  voulu  opposer  les  efforts 
d'une  pédagogie  vraiment  scientifique,  toujours  en  mouvement  et  en 
progrès,  aux  prétentions  de  la  pédagogie  orthodoxe,  emprisonnée  et 
immobilisée  dans  ses  formes  vieillies.  Attaqué  vivement  pour  cet  acte 
de  hardiesse  par  la  Civilta  catholica  et  les  autres  journaux  de  l'Italie 
cléricale,  M.  Siciliani  mériterait  déjà,  rien  qu'à  ce   titre,  l'attention 
bienveillante  de  tous  les  esprits  critiques  et  libéraux. 

Il  s'est  rencontré  parfois  des  savants  qui  ne  parlaient  qu'avec 
timidité  et  réserve  de  l'utilité  de  leur  science.  Par  exemple,  on  a  pu 
reprocher  non  sans  raison  à  la  Logique  de  Port-Royal  de  ne  pas  être 
assez  éprise  d'elle-même,  de  ne  pas  croire  suffisamment  à  l'efficacité 
de  ses  préceptes.  Ce  défaut  n'est  pas  celui  de  M.  Siciliani.  Peut-être, 
pour  faire  valoir  l'intérêt  des  études  pédagogiques,  n'était-il  pas  néces- 
saire de  pousser  les  choses  jusqu'à  dire  que  la  pédagogie  est  la 
première  des  sciences,  «  la  science  par  excellence  du  siècle  ».  Il  est 
vrai  que,  quand  il  s'agit  de  fonder  une  science  nouvelle,  l'enthousiasme 
n'est  jamais  de  trop.  Il  n'est  pas  inutile  d'avoir  une  foi  très  vive  dans 
l'avenir  de  la  pédagogie,  et  il  est  excusable  même  de  le  dire  avec 
emphase,  quand  on  a  à  lutter  contre  l'indifférence  ou  les  préjugés. 
En  Italie  comme  en  France,  le  mot  de  pédagogie  est  encore  froidement 
accueilli,  et,  comme  le  dit  M.  Siciliani,  «  il  sonne  comme  le  mot  pédan- 
tisme.  » 

Après  un  préambule  où  il  montre  l'importance  de  l'éducation  et  la 
compare  à  une  sorte  de  sélection  artificielle  exercée  sur  l'homme  par 
l'homme  lui-même,  M.  Siciliani  indique  les  grandes  divisions  de  son 
cours,  divisions  qui  correspondent  précisément  aux  trois  parties  de  la 
science  pédagogique  telle  qu'il  la  conçoit,  la  pédagogie  historique,  la 
pédagogie  théorique,  la  pédagogie  appliquée. 

I.  Pédagogie  historique.  —  C'est  la  partie  la  plus  facile  du  sujet,  mais 
celle  aussi  qui  comporterait  le  plus  de  développement,  vu  le  nombre  et 
la  variété  des  systèmes  d'éducation.  M.  Siciliani  semble  s'être  contenté 
de  suivre  rapidement  à  travers  les  siècles  la  marche  et  les  progrès  de 
l'idée  pédagogique,  en  rattachant  les  diverses  doctrines  aux  grandes 
I  i  iodes  de  la  civilisation.  Après  quelques  mots  sur  l'éducation  orien- 
tale, qui  a  pour  irait  caractéristique  d'être  religieuse  et  théooratique,  et 


ANALYSES.  —  PiETRO  siciliani.  La  scienza  dell'educazione.  115 

qui  ne  songe  à  former  ni  l'homme  ni  le  citoyen;  —  sur  l'éducation 
grecque  et  romaine,  qui  est  surtout  politique  et  nationale  et  qui  a  pour 
idéal  le  citoyen  :  —  M.  Siciliani  arrive  à  la  civilisation  chrétienne  et 
cherche  à  en  donner  la  formule.  Il  lui  fait  honneur  d'une  notion  nou- 
velle, «  radicalement  révolutionnaire  »,  la  notion  de  la  «  sainte  person- 
nalité humaine  ».  Avec  le  christianisme  donc,  l'humanité  aurait  pour  la 
première  fois  conçu  l'idée  d'élever  l'homme,  l'individu,  et  la  tâche  des 
temps  modernes  serait  de  développer  cette  conception. 
,  Dans  son  cours,  M.  Siciliani  a  dû  nécessairement  appuyer  ces  consi- 
dérations générales  sur  un  grand  nombre  de  faits  et  d'observations; 
dans  son  livre,  le  tort  de  ces  grandes  généralisations  est  de  paraître  un 
peu  vagues,  comme  jetées  en  l'air,  sans  fondement  solide. 

Sur  les  doctrines  pédagogiques  des  temps  modernes,  M.  Siciliani  ne 
donne  guère  plus  de  détails.  Ses  jugements  sont  trop  rapides,  trop 
écourtés,  pour  pouvoir  être  discutés  sérieusement.  Il  présente  au  lecteur 
le  sommaire  de  ses  leçons,  mais  il  ne  lui  apprend  pas  assez  ce  qu'il  y 
a  dit.  On  voit  seulement  qu'il  a  étudié  avec  soin,  avec  une  certaine 
érudition,  les  pédagogues  anglais,  allemands,  suisses  et  français,  et 
cette  esquise  incomplète  donne  le  désir  de  connaître  le  tableau  lui- 
même.  Espérons  que  les  encouragements  qu'il  a  déjà  reçus  décideront 
M.  Siciliani  à  publier  intégralement  l'ensemble  de  ses  leçons  sur  l'his- 
toire de  la  pédagogie. 

Quant  aux  conclusions  qu'il  tire  de  ses  études  historiques,  les  plus 
importantes  sont  celles-ci  :  1°  Il  y  a  une  véritable  solidarité  entre  les 
progrès  de  la  pédagogie  et  le  développement  de  la  notion  philoso- 
phique de  la  personnalité  humaine.  2°  La  pédagogie  moderne  tend  à 
se  débarrasser  de  plus  en  plus  du  joug  de  l'autorité  et  à  se  rapprocher 
de  la  science  et  de  la  nature. 

II.  Pédagogie  théorique.  —  Ici,  M.  Siciliani  insiste  d'abord  sur  la 
nécessité  de  considérer  la  pédagogie  comme  une  partie  de  la  sociologie, 
dont  elle  est  un  organe  essentiel  K  L'éducation  est  un  problème  social, 
et  ceux  qui  l'oublient  sont  «  un  anachronisme  vivant  ». 

Ce  qu'il  tient  à  établir  en  second  lieu,  c'est  que  la  pédagogie  est  une 
science,  une  science  dérivée  il  est  vrai,  qui  a  pour  principes  d'une 
part  la  physiologie ,  l'anthropologie ,  la  psychologie  et  la  logique, 
d'autre  part  le  droit  et  la  morale.  Une  série  de  leçons  ont  été  consacrées 
par  le  professeur  à  établir  les  rapports  de  ces  diverses  sciences  avec 
la  théorie  de  l'éducation.  M.  Siciliani,  comme  un  grand  nombre  de  ses 
compatriotes  qui  s  inspirent  avec  une  ferveur  enthousiaste  de  la 
philosophie  anglaise  contemporaine,  ne  veut  entendre  parler  que  de 
psychologie  positive,  de  logique  positive.  «  La  psychologie  positive, 
dit-il,  montre  que  les  fonctions  psychiques   se  forment,  se  spécifient, 

1.  M.  Siciliani  a  déjà  développé  ses  idées  sur  ce  point  dans  un  ouvrapo 
intitulé  Darwinismo,  socialismo  e  soeiologia  moderna,  Uologne,  2«  édition,  1X7'.). 
Voyez  le  chapitre  intitulé  :  La  scienza  delV  educazione  nella  societa  moderna 

di  [roule  alla  queslioue  sociale. 


\{Q  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

s'individualisent,  en  vertu  de  la  grande  loi  de  l'association  et  de  la 
division  du  travail.  Et  Ton  comprend  sans  peine  qu'il  serait  impossible 
de  régler  le  développement  de  l'activité  psychologique  sans  une  con- 
naissance complète  et  exacte  des  lois  qui  président  à  l'évolution  de 
chaque  faculté.  »  Mais  il  y  a  longtemps  que  l'on  sait  que  les  facultés  de 
l'âme  progressent  peu  à  peu,  et  l'on  n'a  pas  attendu  la  psychologie 
positive  pour  le  dire.  Il  arrive  quelquefois  à  M.  Siciliani  de  prendre 
pour  des  nouveautés  originales  de  vieilles  idées  dont  la  forme  seule 

est  changée. 

Reconnaissons  pourtant  que  personne  jusqu'ici  n'avait  fait  un  effort 
aussi  systématique  pour  énumérer  et  classer  les  sources  diverses,  les 
principes  et  les  conditions  de  la  pédagogie. 

Dans  une  autre  série  de  leçons,  M.  Siciliani  s'occupe  de  classer  les 
systèmes  pédagogiques.  Peut-être  eût-il  été  plus  naturel  et  plus  logique 
qu'il  rattachât  à  la  pédagogie  historique  et  non  à  la  pédagogie  théorique 
cette  partie  de  ses  recherches.  Il  est  vrai  que,  négligeant  les  détails, 
l'auteur  a  voulu  seulement  réduire  toutes  les  méthodes  à  un  petit 
nombre  de  types.  Pour  opérer  cette  réduction,  il  se  demande  com- 
ment les  divers  systèmes  répondent  à  ces  trois  questions  : 

1°  Quelle  est  la  nature  de  la  volonté? 

2"  Quels  sont  les  caractères  de  la  plasticité  psychique  ? 

3"  Quel  est  le  but  de  l'éducation  ? 

D'après  ces  principes  de  classification  ,  M.  Siciliani  croit  pouvoir 
compter  trois  doctrines  pédagogiques  essentielles ,  qu'il  appelle  la 
pédagogie  orthodoxe,  celle  des  Jésuites,  la  pédagogie  mécanique,  qui 
implique  la  négation  absolue  de  la  responsabilité  morale,  enfin  la  péda- 
gogie  psychologique,  qui  est  la  bonne.  Avouons  que  cette  classification 
nous  parait  arbitraire  et  superficielle,  qu'elle  ne  va  pas  au  fond  des 
choses,  qu'elle  ne  tient  pas  compte  de  la  diversité  des  systèmes.  Ici 
encore,  on  regrette  l'insuffisance  des  explications  ;  on  regrette  de 
n'avoir  qu'un  résumé  succinct  à  lire  au  lieu  d'un  cours  détaillé  à  entendre. 
Qu'est-ce  par  exemple  que  cette  pédagogie  mécanique  que  l'auteur 
rapporte  à  Rousseau?  Il  explique  ensuite  ce  qu'il  entend  par  pédagogie 
psychologique,  quoique  l'expression  soit  assez  mal  faite  :  il  y  a  tant  de 
tendances  opposées  en  psychologie.  D  après  lui,  elle  part  d'un  fait  de 
concience,  «  la  notion  lumineuse  de  la  personnalité;  j  elle  tend  à  une 
fin,  qui  est  «  la  fin  morale  par  excellence  ».  M.  Siciliani  n'est  pas,  tant 
s'en  faut,  un  fataliste  :  il  admet  un  concept  positif  de  la  liberté.  La 
question  du  libre  arbitre  est  à  ses  yeux  «  la  question  de  vie  ou  de  mort 
de  la  pédagogie  »,  et  il  la  résout  dans  le  sens  de  l'affirmation,  consi- 
dérant la  liberté  morale  comme  le  principe  de  l'école  à  laquelle  il 
appartient,  l'école  de  la  démocratie  individualiste. 

Après  avoir  combattu  en  passant  la  théorie  d'Auguste  Comte  et  de 
M.  Herbert  Spencer,  qui  demandent  que  l'éducation  individuelle  soit 
comme  modelée  et  calquée  sur  l'ordre  de  l'évolution  spécifique  de 
l'humanité,  M.  Siciliani  indique  sans  les  développer  les  sujets  d'études 


ANALYSES.  —  pietro  siciliani.  La  scienza  dell'educazione.   117 

qui  complètent  son  cours  de  pédagogie  théorique  :  1"  la  force  de  l'héré- 
dité ;  i°  le  tempérament  individuel  (au  point  de  vue  physique)  ;  3J  le 
caractère  individuel  (au  point  vue  moral). 

III.  Pédagogie  appliquée.  — Nous  ne  pouvons  suivre  M.  Siciliani  dans 
tous  les  développements  de  cette  troisième  partie,  qui  est  de  beaucoup 
la  plus  intéressante  et  la  plus  riche.  Contentons -nous  de  signaler 
quelques-unes  de  ses  opinions  sur  l'organisation  de  l'instruction  à 
différents  degrés  l. 

L'instruction  primaire,  celle  que  l'on  reçoit  dans  la  famille,  dans  la 
petite  école  (la  scoletta)  et  dans  l'école  primaire,  préoccupe  à  juste 
raison  M.  Siciliani.  Il  en  exclut  le  catéchisme  religieux  ,  mais  il  y 
introduit  le  catéchisme  moral.  «  Si  l'État  a  le  devoir,  dit-il,  d'exclure 
de  l'école  primaire  le  catéchisme  religieux  et  par  suite  la  faculté  de 
supprimer  toute  école  qui  n'est  pas  organisée  laïquement,  il  a  aussi  le 
droit  et  en  même  temps  le  devoir  d'imposer  un  catéchisme  moral.  » 
L'école  sera  donc  laïque,  mais  elle  ne  sera  pas  pour  cela  une  école 
irréligieuse,  comme  on  le  prétend.  «  Fondée  sur  les  principes  de  la 
science,  elle  sera  une  école  naturellement  et  rationnellement  reli- 
gieuse. »  L'école  primaire  sera  obligatoire,  mais  elle  ne  sera  pas  gra- 
tuite :  la  famille  doit  payer  la  rétribution  scolaire.  La  liberté  d'ensei- 
gnement entendue  dans  son  sens  absolu  est  «  une  erreur  très  grave  ». 
M.  Siciliani  est  de  ceux  qui  croient  que  la  liberté  d'enseignement  est 
un  danger  pour  l'État,  un  attentat  à  ses  droits,  et  que  nous  ne  devons 
nullement  la  liberté  à  ceux  qui  ne  s'en  serviraient  que  pour  préparer 
notre  servitude  intellectuelle  et  politique. 

Quant  aux  méthodes  d'enseignement  ,  M.  Siciliani  souhaite  une 
liberté  absolue  pour  l'instruction  supérieure,  une  liberté  très  limitée 
pour  l'instruction  primaire,  et  il  expose  avec  une  grande  force  les  rai- 
sons de  cette  différence. 

Dans  l'enseignement  secondaire,  il  s'efforce  de  tenir  la  balance  égale 
entre  les  réalistes  et  les  iiumanistes,  entre  l'enseignement  technique 
et  l'enseignement  classique. 

Dans  l'enseignement  supérieur,  M.  Siciliani,  entre  autres  innovations, 
réclame  l'institution  dans  toutes  les  universités  d'une  chaire  de  péda- 
gogie. Il  voudrait  que  l'on  fît  ailleurs,  avec  l'autorité  d'un  titre  officiel, 
ce  qu'il  a  tenté  à  Bologne  par  une  initiative  toute  personnelle  et  toute 
spontanée.  Il  est  intéressant  de  remarquer  que  presque  partout  à  cette 
heure,  dans  les  grands  pays  civilisés,  le  même  vœu  se  fait  jour  et  qu'on 
réclame  de  divers  côtés  l'établissement  d'un  haut  enseignement  péda- 
gogique. Cette  année  même,  on  a  organisé  à  l'Université  de  Cambridge 

1.  M.  Siciliani  donne  pour  épigraphe  à  la  3i  partie  de  son  livre  cette  phrase 
de  Leibnitz  :  «  Je  me  chargerais  de  changer  le  monde  si  je  pouvais  changer 
l'éducation  des  générations  naissantes.  >-  Leibnitz  n'a  pas  parlé  aussi  empha- 
tiquement. Voici  le  texte  exact  de  ses  paroles  :  Cogitanti  mihi  de  rationibus 
procurandi  publiai  boni,  succurril  sane  eniendatum  tri  humanum  </enus  educa- 
tione  juventutia  in  melius  informata.  (Leibnitz,  éd.  Dutens,  t.  VI,  p.  (35.) 


118  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

une  série  de  conférences  de  pédagogie,  qui  auront  pour  sanction  en 
juin  prochain  des  examens  appropriés.  Ajoutons  que  le  plan  suivi  à 
Cambridge  est  exactement  celui  de  M.  Siciliani.  M.  Robert  Hébert 
Quick,  connu  pour  un  livre  intéressant,  Essays  on  Educational  refor- 
mas, s'est  chargé,  dans  la  première  partie  du  cours,  de  l'histoire  de 
l'éducation.  M.  James  Ward  expose  la  théorie,  et  M.  J.  G.  Fitch  la  pra- 
tique de  l'éducation .  M.  Siciliani  ne  pouvait  pas  désirer  pour  ses  idées 
une  confirmation  plus  éclatante  :  il  regrettera  seulement  qu'elle  lui 
vienne  de  l'Angleterre  et  non  de  l'Italie. 

Louons  aussi  chez  M.  Siciliani  la  façon  tout  à  fait  pratique  dont  il  a 
organisé  un  enseignement  qui  lui  est  cher.  Il  ne  s'est  pas  contenté  de 
parler  devant  des,  élèves  plus  ou  moins  attentifs  :  il  les  a  excités  à 
travailler  sous  sa  direction,  à  résoudre  dans  des  devoirs  écrits  les  pro- 
blèmes de  la  pédagogie  générale  ou  appliquée.  «  Les  leçons  ex  cathedra, 
dit-il,  sont  comme  des  nuages.  »  Aussi  a-t-il  multiplié  autour  de  lui  les 
conférences,  les  exercices  scolaires,  les  travaux  personnels.  Il  suffit  de 
parcourir  la  liste  qu'il  nous  donne  des  dissertations  de  ses  élèves  pour 
se  convaincre  que,  pendant  ces  trois  dernières  années,  on  a  utilement 
et  sérieusement  travaillé  autour  de  la  chaire  dé  l'Université  de  Bologne, 
à  l'exemple  du  maître.  Voici  quelques-uns  des  sujets  qui  ont  été  traités  : 
La  psychologie  de  l'enfance;  Les  fondements  psychologiques  de  la 
[«■dagogie ;  Le  matérialisme  et  le  spiritualisme  dans  leurs  rapports 
avec  la  science  de  l'éducation  ;  Uéducation  religieuse  dans  les  écoles 
primaires,  etc.,  etc.  Pour  encourager  et  exciter  davantage  encore  l'ému- 
lation qu'il  a  su  faire  naître,  M.  Siciliani  demande  au  gouvernement  de 
son  pays  l'institution  d'un  diplôme  spécial  d'études  pédagogiques. 
Ayant  attiré  et  groupé  autour  de  lui  un  certain  nombre  de  jeunes 
hommes  et  de  jeunes  filles,  il  voudrait  obtenir  pour  eux  un  encourage- 
ment officiel,  une  autre  récompense  que  celle  qu'il  leur  a  octroyée  lui- 
môme  en  publiant  leurs  noms  dans  une  note  de  son  livre. 

Mais  le  professeur  lui  aussi  mérite  les  encouragements  de  tous 
ceux  qui  s'intéressent  à  la  science  et  à  l'art  de  l'éducation,  pour  son 
zèle  communicatij,  pour  l'ardeur  et  la  générosité  de  ses  idées.  Nous 
sommes  d'autant  plus  disposé  à  ne  pas  lui  marchander  l'expression 
de  nos  sympathies  que  lui-même,  très  bien  informé  de  tout  ce  qui  se 
fait  à  l'étranger,  témoigne  en  plus  d'un  endroit  de  ses  propres  sympa- 
thies pour  la  France,  pour  la  philosophie  française.  Sans  doute  nous 
pourrions  nous  permettre  de  reprendre  quelque  chose  dans  son  style, 
un  peu  trop  imagé,  plus  italien  que  philosophique  et  qui  affecte  les 
formes  du  journalisme  plutôt  que  celles  d'une  sévère  composition 
scientifique.  Mais  ces  défauts  sont  bien  rachetés  par  la  sincérité  et 
L'élan  de  la  pensée,  chez  un  écrivain  qui  ne  risque  pas  d'être  jamais 
atteint  de  cette  maladie  dont  Tocquevilla  disait:  «  La  plus  grande 
maladie  de  l'àme,  c'est  le  froid.  •> 

G.  Co.MPAVHi';, 


NOTICES    BIBLIOGRAPHIQUES 


L.  Foucou.  —  Les  préliminaires  de  la  philosophie.  Caractère 
actuel  de  la  philosophie.  Les  quatre  puissances  sociales  :  pratique, 
art,  science,  religion.  Constitution  de  l'esprit  humain.  Constitution 
de  la  science.  Modes  de  connaissances  employés  par  la  science;  les 
sphères  de  la  pensée.  La  méthode.  La  certitude.  Division  et  classifica- 
tion des  sciences.  Marche  générale  de  la  philosophie.  —Paris,  Adolphe 
Reiff.  1879  (in-16,  xiv-235  p.). 

Le  nouvel  opuscule  que  vient  de  publier  l'auteur  de  Y  Aperçu  d'une 
nouvelle  logique*,  est  empreint  d'un  caractère  oratoire  très  accentué. 
Comme  forme,  le  style  se  laisse  aller  à  des  tournures  qui  rappellent 
les  paroles  tombant  de  la  chaire  du  professeur  ou  de  celle  du  prêtre, 
mais  qui  choquent  dans  un  livre.  A  des  négligences  qui  ne  peuvent 
être  permises  qu'à  l'improvisation,  s'ajoutent  des  incorrections  typo- 
graphiques, dont  la  multiplicité  est  assez  grande,  surtout  en  ce  qui  con- 
cerne la  ponctuation,  pour  gêner  la  lecture.  Ces  défauts  accusent  un 
travail  trop  hàtif,  et,  d'autre  part,  M.  Foucou  suit  de  bien  dangereux 
modèles  dans  l'art  d'écrire.  Qu'il  se  garde  surtout  de  Michelet,  de  la 
phrase  hachée  et  des  anacoluthes!  Ce  n'est  qu'à  l'habileté  la  plus  con- 
sommée qu'il  peut  être  donné  de  s'en  servir. 

Comme  fonds,  les  amplifications  banales,  les  lieux  communs  usés, 
masquent  malheureusenemt  ce  que  la  pensée  peut  avoir  d'original.  Par 
là  même,  celle-ci  se  dérobe  à  la  critique;  on  ne  peut  la  saisir  sous  une 
forme  vraiment  précise.  D'ailleurs,  à  chaque  instant,  des  réserves  plus 
ou  moins  justifiées  ou  des  suggestions  incidentes  se  dressent  à  côté  de 
la  thèse  principale  ;  enfin,  chaque  fois  que  se  présente  un  sujet  intéres- 
sant de  discussion,  il  est  écarté,   comme  sortant  du  cadre  de  l'ou- 


vrage. 


Quel  est  ce  cadre?  On  le  voit  assez  par  les  titres  de  chapitres  répétés 
dans  le  titre  du  livre.  Nous  nous  bornerons  à  remarquer  qu'aux  quatre 
puissances  ou  fonctions  sociales  qu'il  envisage,  M.  Foucou  fait  corres- 
pondre quatre  catégories  de  l'intelligence,  le  réel,  le  possible,  le  né- 
cessaire et  le  parfait,  et  qu'il  énumère  de  même  quatre  sphères  de  la 
pensée,  celles  de  l'apparence,  des  phénomènes,  des  idées,  et  enfin  la 
sphère  mystique. 

1.  Voir  le  numéro  de  février  18^0,  p.  î't>. 


|20  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Au  reste,  il  est  juste  de  reconnaître  a  l'auteur  les  plus  louables 
sentiments  et  les  intentions  les  meilleures.  Ce  qu'il  a  écrit  est  en 
somme,  avec  l'indication  de  quelques  points  de  repère,  une  exhortation 
au  travail  scientifique  et  philosophique  et  un  appel  à  l'union  des  ef- 
forts, à  la  conciliation  des  tendances.  Mais  le  malheur  veut  que  de  telles 
exhortations  ou  de  tels  appels  n'éveillent  guère  l'attention  que  lors- 
qu'ils tombent  d'une  plume  très  autorisée;  autrement,  l'humanité  en 
général,  les  penseurs  en  particulier,  ne  s'en  soucient  pas  beaucoup 
plus  que  de  la  mouche  du  coche.  Si  M.  Foucou,  en  bornant  le  champ 
de  ses  études,  en  concentrant  ses  forces  sur  quelques  points  particu- 
liers, arrive  à  des  résultats  valables  et  parvient  à  se  faire  un  nom, 
son  oeuvre  d'hier  pourra  survivre-,  aujourd'hui,  elle  est  menacée  d'un 
prompt  oubli.  T. 


B.  R.  Garofalo.  —  Di  un  critebio  positivo  della  penalita.  Leo- 
nardi  Vallardi.  Napoli.  Brochure  in-8°,  92  pages. 

M.  Garofalo  pense  que  les  principes  qui  doivent  être  à  la  base  du 
droit  pénal  et  servir  à  déterminer  les  peines  ne  sont  pas  reconnus 
encore.  Le  code  est  le  résultat  de  critères  souvent  hétérogènes,  se 
heurtant  l'un  l'autre  et  fondés  non  sur  une  commune  base  expérimen- 
tale, mais  plutôt  sur  les  déductions  des  principes  que  fournissent  des 
théories  abstraites  souvent  contradictoires  et  incertaines.  Le  système 
actuellement  en  vigueur  atteint-il  du  moins  son  but?  Mais  d'abord  quel 
est  le  but  d'une  peine?  Les  législateurs  ne  pourraient  peut-être  pas  le 
dire,  et  leur  œuvre  ne  nous  le  laisserait  pas  deviner  -,  mais  le  bon  sens 
populaire  ne  s'y  trompe  pas,  et,  sans  abstractions  juridiques,  il  affir- 
mera qu'une  peine  est  bonne  quand  elle  peut  en  premier  lieu  empê- 
cher le  coupable  de  commettre  de  nouveau  son  crime,  en  second  lieu 
ôter  aux  hommes  mal  disposés  le  désir  de  l'imiter,  enfin  maintenir 
dans  le  public  une  vive  aversion  pour  le  crime  puni.  Bentham  a  claire- 
ment formulé  ces  trois  fins  de  la  peine  appelées  par  les  Allemands  pré- 
vention spéciale,  prévention  générale  et  prévention  indirecte.  Malgré 
les  efforts  des  idéalistes,  cette  doctrine  prévaut  aujourd'hui. 

Le  système  actuel,  à  ce  point  de  vue,  est  tout  à  fait  insuffisant.  Au 
point  de  vue  de  la  prévention  spéciale,  les  résultats  sont  déplorables. 
Lombroso,  en  tenant  compte  des  décès  très  nombreux  chez  les  crimi- 
nels ei  des  crimes  dont  les  auteurs  ne  peuvent  être  découverts  ou 
punis,  conclut  qu'il  n'y  a  presque  aucun  criminel  mis  en  liberté  qui  ne 
récidive.  S'il  y  a  là  une  exagération,  elle  n'est  pas  très  importante.  On 
ne  s'est  pas  rendu  compte,  en  assignant  des  peines,  de  l'effet  qu'elles 
pouvaient  produire.  Au  lieu  d'établir  une  peine  spéciale  contre  une  espèce 
déterminée  de  délits,  après  avoir  vérifié  par  l'expérience  que  cette 
peine  était  une  sérieuse  menace  pour  le  délinquant,  on  se  sert  tou- 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  121 

jours  de  la  réclusion,  que  l'on  inflige  plus  ou  moins  longue  selon  la 
gravité  attribuée  au  crime.  De  plus,  les  magistrats  montrent  une  indul- 
gence excessive.  Aussi  la  quantité  de  crimes  s'accroît-elle  d'année  en 
année,  dans  toute  l'Europe,  et  cette  progression  est  surtout  remarqua- 
ble en  Italie,  où  il  se  commet  trois  fois  plus  d'homicides  qu'en  Autriche, 
quatre  fois  plus  qu'en  Prusse,  cinq  fois  plus  qu'en  Suède,  dix  fois  plus 
qu'en  Irlande,  quatorze  fois  plus  qu'en  Danemark,  seize  fois  plus  qu'en 
Angleterre.  Il  faut  dire  d'ailleurs  qu'en  Italie  le  système  de  procédure 
offre  trop  de  longueurs  et  donne  à  l'accusé  trop  de  chances  favorables. 
Il  est  donc  utile  de  trouver  un  fondement  pour  la  loi  pénale  ;  le  fon- 
dement ne  saurait  être  la  responsabilité  morale,  car,  même  si   l'on 
n'adopte  pas  le  déterminisme  absolu ,  il  faut  bien  reconnaître  qu'un 
grand  nombre  de  criminels  sont  poussés  au  crime  par  des  causes  orga- 
niques. Or  la  responsabilité  morale  n'existe,  d'après  M.  Garofalo,  que 
pour  un  acte  exécuté  en  dehors  du  déterminisme. 

Avant  d'aborder  l'étude  des  peines,  M.  Garofalo  dit  quelques  mots 
sur  les  remèdes  préventifs  indirects  que  l'Etat  peut  faire  agir  :  l'édu- 
cation, la  vigilance,  la  religion.  On  sait  comment  Herbert  Spencer,  dans 
son  Introduction  à  la  Science  sociale,  examine  et  combat  l'opinion  de 
ceux  qui  voient  dans  l'instruction  un  remède  à  tous  les  maux  de  la  so- 
ciété. M.  Garofalo  n'attribue  pas  non  plus  à  l'instruction  une  importance 
exagérée.  «  Une  plus  grande  instruction,  dit-il,  engendre,  avec  de  nou- 
velles idées,  de  nouveaux  besoins  auxquels  on  ne  peut  pas  toujours 
satisfaire  honnêtement.  »  —  «  Il  ne  faut  pas  donner  au  problème  de  l'ins- 
truction du  peuple,  dit-il  encore,  une  importance  égale  au  problème  de 
son  éducation  morale.  L'instruction  n'est  point  une  panacée  pour  tous  les 
maux;  elle  n'a  aucune  efficacité  pour  la  moralité  du  peuple,  ni  généra- 
lement pour  son  bien-être  économique.  »  L'Etat  peut-il  donner  au 
peuple  une  éducation  morale?  Il  peut  au  moins  atténuer  l'effet  de  cer- 
taines causes  d'immoralité,  telles  que  les  boissons  excitantes,  les  spec- 
tacles de  la  cour  d'assises,  la  vue  des  exécutions  capitales,  certains 
récits  des  journaux.  Pour  ce  qui  concerne  la  vigilance,  l'Etat  pourrait 
améliorer  la  police.  Quant  à  la  religion,  le  gouvernement  pourrait  sans 
doute  exercer  une  grande  influence  pour  la  maintenir  en  honneur  et  la 
faire  respecter.  «  Malheureusement  les  gouvernements  libéraux  croient 
devoir  encourager  l'impiété  pour  s'accorder  avec  une  de  ces  étranges 
formules  qui  ont  eu  une  fortune  imméritée  :  que  l'Etat  doit  être  athée.  » 
D'un  autre  côté,  le  clergé  rural  en  Italie  est  ignorant  et  immoral.  Ainsi 
est  amoindrie  ou  détruite  «  l'immense  force  moralisatrice  »  que  pourrait 
avoir  la  religion.  Il  faut  remarquer  d'ailleurs  que  tous  les  dogmes  chré- 
tiens <  ne  sont  pas  en  contradiction  avec  la  science,  mais  avec  des 
hypothèses  plus  ou  moins  plausibles,  »  et  que  la  morale  séparée  des 
dogmes  n'aurait  plus  d'influence  sur  le  cœur  de  l'homme. 

Tous  ces  moyens  préventifs  sont  d'ailleurs  insuffisants ,  et  il  faut 
nécessairement  appliquer  des  peines. 
Pour  trouver  la  règle  qui  nous  permettra  de  les  appliquer,  il  faut 


-122  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

observer  d'abord  que  les  délits  ont  deux  caractères  communs  :  1°  Il  y 
a  opposition  entre  ces  actes  et  le  sentiment  moral,  et  les  principes  de 
la  société  :  les  délits  portant  atteinte  à  la  sécurité  ou  à  la  liberté.  2"  La 
tolérance  ou  l'impunité  les  multiplient. 

Il  est  important  de  chercher  dans  quelle  mesure  l'un  et  l'autre  élé- 
ment entrent  dans  une  action  coupable.  Si  nous  pouvons  former  ainsi 
des  catégories  de  faits  criminels  et  savoir  l'intensité  du  péril  qui  leur 
correspond,  nous  aurons  le  critérium  positif  de  la  pénalité.  Le  premier 
élément  du  délit  se  mesure  par  le  degré  de  crainte  inspiré  universelle- 
ment par  le  fait  criminel  dans  une  période  historique  donnée.  Sur  le 
second  point,  on  peut  déterminer  le  degré  de  perversité  de  l'accusé,  qui 
permet  de  prévoir  la  probabilité  d'une  récidive.  En  combinant  ces  deux 
modes  de  classer  les  crimes  ou  plutôt  les  malfaiteurs,  on  arrive  à  la 
classification  cherchée,  à  celle  qui  nous  donne  le  degré  de  la  «  temi- 
bilità  >  des  criminels,  qui  nous  indique  jusqu'à  quel  point  on  doit  les 
craindre  et  prendre  des  mesures  contre  eux.  M.  Garofalo  arrive  ainsi 
aux  quatre  catégories  suivantes,  dans  lesquelles  il  faut  ensuite  ranger 
tous  les  actes  criminels  :  \°  crimes  très  graves  qui  suffisent  à  révéler 
les  criminels  les  plus  redoutables  ;  il  faut  ici  à  la  fois  employer  les 
moyens  d'intimidation  les  plus  énergiques  et  rendre  impossible  la  réci- 
dive ;  2°  délits  légers  commis  par  des  criminels  d'habitude,  dont  il  faut 
rendre  peu  probable  la  récidive  (prévention  spéciale);  3*  crimes  graves 
dont  les  auteurs  ne  sont  pas  des  criminels  habituels  :  il  s'agit  surtout 
ici  d'empêcher  l'imitation  (prévention  générale);  4°  délits  légers,  dont 
les  auteurs  ne  sont  pas  des  délinquants  habituels  :  la  peine  devra  être 
un  essai  de  correction  (prévention  spéciale). 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  sur  les  diverses  peines  proposées  dans 
ces  divers  cas  par  M.  Garofalo,  disons  seulement  qu'il  est  dans  une 
certaine  mesure  partisan  de  la  peine  de  mort,  qu'il  considère  comme 
seule  capable  d'intimider  la  plupart  des  criminels,  et  qu'il  s'oppose, 
excepté  pour  la  troisième  catégorie  de  crimes  mentionnée  ci-dessus,  à  la 
détention  pendant  un  temps  considérable  et  déterminé  à  l'avance,  telle 
qu'on  la  comprend  actuellement.  Notohs  aussi  que,  d'après  le  principe 
qu'il  a  posé,  M."  Garofalo  admet  qu'une  tentative  criminelle  doit  être 
punie  aussi  sévèrement  que  le  crime,  quand  il  est  évident  que  sans  une 
circonstance  fortuite  et  imprévue  le  ciime  aurait  été  accompli. 

.M.  Garofalo  me  paraît,  sur  bien  des  points,  être  dans  le  vrai;  toute- 
fois j'aurais  quelques  réserves  à  faire.  Il  a  bien  vu  lui-même  d'ailleurs 
l'objection  qu'on  peut  lui  adresser.  La  justice  est  laissée  entièrement 
en  dehors  de  son  système.  Il  n'y  a  pas,  dit-il,  à  se  préoccuper  de  la 
justice  à  propos  de  la  punition.  Peut-être  en  effet  en  viendra-t-on  là  un 
jour,  je  l'ignore.  M.  Garofalo,  qui  note  précisément  ce  fait  que  le  délit 
répugne  au  sens  moral,  qui  attache  tant  d'importance,  avec  raison 
d'ailleurs,  à  l'éducation  morale  du  peuple,  et  qui  s'occupe  de  l'effet 
moral  produit  par  les  peines,  ne  craint-il  pas  de  détruire  dans  une  cer- 
taine mesure  l'horreur  du  crime,   si  aucune  considération  de  justice, 


NOTICES   BIBLIOGRAPHIQUES  123 

si  aucune  idée  d'expiation  n'entrent  dans  l'application  du  châtiment  ? 
Il  est  vrai  que  la  plupart  des  criminels  sont  déterminés  à  l'être,  de 
l'aveu  de  M.  Garofalo.  Resterait  donc  à  savoir  si  le  sentiment  moral 
ne  peut  pas  s'appliquer  tout  aussi  bien  à  nous  faire  blâmer  ou  louer 
un  acte  déterminé  ».  Je  crois  qu'il  en  est  ainsi,  et  que  par  conséquent 
ni  le  déterminisme,  ni  même  la  théorie  utilitaire,  entendue  au  sens 
large,  ne  doivent  empêcher  d'admettre  dans  la  peine  un  élément  moral. 
Si  d'ailleurs  nous  ne  voulons  que  suivre  le  principe  de  M.  Garofalo,  je 
me  demande  comment  on  pourra  faire  une  distinction  entre  un  cri- 
minel et  un  fou  incurable  et  pourquoi  on  ne  guillotinerait  pas  les  fous 
dangereux  dont  la  maladie  est  incurable.  Ce  serait  là  un  procédé  de 
sélection  fort  efficace  au  point  de  vue  de  la  prévention  spéciale;  mais 
qui  proposerait  de  le  mettre  à  exécution?  On  se  débarrasserait  pourtant 
ainsi  de  bouches  inutiles,  et  on  pourrait  employer  à  des  travaux  utiles 
les  gens  qui  s'occcupent  d'eux.  N'est-ce  pas  seulement  le  sentiment 
moral  ou  altruiste  qui  empêche  d'agir  aussi  radicalement  à  leur  égard, 
ou  encore  une  théorie  utilitaire  qui  sait  tenir  compte  de  la  nature 
morale  actuelle  de  l'homme. 

Fr.  Paulhan. 


Le  prime  quistioni  fisiologiche,  prelezione  del  Dott.  Luigi  Lu- 
ciani,  professore  ordinario  di  Fisiologia  nella  R.  Università  di  Siena. 
—  Enrico  Detken,  Napoli  e  Roma.  1880.  22  p.  in-8°. 

Dans  cette  leçon  d'ouverture,  M.  L.  Luciani  tâche  d'écarter  de  la 
physiologie  toute  métaphysique,  spiritualiste  ou  matérialiste.  Le  maté- 
rialisme et  le  spiritualisme  peuvent  également  se  concilier  avec  les  faits 
qui  se  résument  dans  la  loi  physiologique  de  la  correspondance  par- 
faite et  absolue  de  l'activité  cérébrale  et  de  l'activité  psychique.  Mais 
ces  deux  systèmes  sont  en  dehors  de  la  science,  parce  qu'ils  dépassent 
l'expérience.  Peut-on  au  moins  accepter  l'un  d'eux  comme  une  hypo- 
thèse, et  peut-on  ainsi  lui  faire  rendre  quelque  service  à  la  science  ? 
Non.  Sans  doute  l'hypothèse  est  très  souvent  utile,  même  quand  elle 
est  fausse,  mais  c'est  à  la  condition  que  l'expérience  puisse  intervenir 
pour  en  déterminer  la  valeur.  Ni  le  spiritualisme  ni  le  matérialisme  ne 
sont  vérifiables,  car  les  phénomènes  seuls  nous  sont  accessibles,  l'es- 
sence nous  échappe.  M.  Luciani  parait  bien  admettre  une  réalité  subs- 
tantielle. Ses  idées  d'ailleurs  sont  nettes  et  fort  acceptables  en  général, 
mais  elles  ne  seraient  pas  neuves  pour  les  lecteurs  de  la  Revue  philo- 
sophique; aussi  n'insisterons-nous  pas   davantage. 


1.  On  peut  dire  aussi  que  tout  le  monde  ne  croit  pas  à  la  détermination 
nécessaire  de  la  plupart  des  actes  criminels,  et  que,  au  point  de  vue  de  la 
prévention  générale,  l'effet  tU;  la  punition  ne  serait  guère  diminué. 


124  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

La  condizione  fisica  della  coscienza,  discussione  fra  i  professori 
F.  Tocco  e  A.  Herzen  (Estratto  dai  Rendiconti  della  Societa  Italiana 
di  Antropologia  e  Psicologia),  1879.  —  Firenze,  1880. 

M.  Tocco  attaque  quelques  points  des  théories  de  Herzen  sur  les  con- 
ditions physiques  de  la  conscience  et  sur  la  conscience  de  la  moelle  épi- 
nière.  D'après  M.  Herzen,  comme  on  le  sait,  la  conscience  est  liée  à  la 
désintégration  des  centres  nerveux;  les  deux  choses  n'en  sont  qu'une  -, 
mais  comment  expliquer  ce  lien  entre  deux  phénomènes  dont  l'identité 
n'est  certes  pas  évidentes?  D'un  autre  côté,  Herzen,  prenant  une 
moyenne  entre  les  opinions  extrêmes  de  Maudsley  et  de  Lewes,  admet 
une  certaine  conscience  obscure  dans  la  moelle  épinière  ;  mais,  dit 
Tocco,  ou  bien  les  mouvements  coordonnés  d'une  grenouille  décapitée 
peuvent  s'expliquer  par  un  mécanisme  compliqué  de  mouvements  ré- 
flexes, et  alors  on  n'a  que  faire  de  la  conscience;  ou  bien  l'intervention 
de  la  conscience  est  indispensable  pour  expliquer  de  tels  mouvements, 
et  alors  il  faut  admettre  non  une  conscience  générale  et  confuse,  mais 
une  conscience  bien  plus  déterminée  et  précise. 

M.  Herzen  dit  qu'il  n'y  a  pas  à  se  préoccuper  de  l'explication  de  la 
conscience;  il  n'y  a  qu'à  chercher  les  conditions  de  ses  manifestations. 
Or  l'observation  prouve  que  la  désintégration  nerveuse  centrale  produit 
la  conscience,  en  est  la  condition  physique,  quand  cette  désintégration 
a  une  certaine  intensité  ou  quand  elle  rencontre  une  certaine  résistance. 
Au  sujet  de  la  conscience  de  la  moelle  épinière,  Herzen  maintient  ses 
conclusions.  D'après  lui,  les  réactions  habituelles  de  la  moelle  sont 
dues  à  un  mécanisme  déjà  parfaitement  organisé;  elles  se  font  avec  peu 
de  désintégration  et  beaucoup  de  rapidité,  et  se  produisent  inconsciem- 
ment; les  réactions  non  habituelles  présentent  des  caractères  opposés 
et  doivent  sans  doute  s'accompagner  d'un  sentiment  plus  ou  moins  in- 
tense de  bien-être  ou  de  mal-être.  M.  Tocco  objecte  que,  pour  savoir  si 
la  conscience  existe  dans  la  moelle,  il  faudrait  connaître  les  limites  de 
la  désintégration  des  centres  rachidiens,  et  nous  ne  les  connaissons  pas. 

Les  deux  professeurs  s'occupent  aussi  du  monisme  et  du  dualisme. 
Herzen  se  déclaré  monisle,  mais  il  donne  le  monisme  pour  une  induc- 
tion probable,  non  pour  un  fait  démontré.  Pour  lui,  la  question  se  pose 
ainsi  :  de  même  que  dans  le  monde  inorganique  on  n'admet  plus  deux 
essences  différentes,  la  matière  et  la  force,  dans  le  monde  organique, 
pour  des  raisons  analogues,  on  ne  doit  admettre  aussi  qu'une  seule 
essence.  Tocco,  qui  accepte  la  loi  sur  les  conditions  physiques  de  la 
conscience  comme  une  généralisation  physiologique  probable,  pense 
qu'elles  ne  prouvent  rien  ni  pour  ni  contre  le  monisme  et  qu'elle  peut  être 
acceptée  par  les  dualistes  les  plus  déterminés.  Il  me  parait  avoir  raison 
sur  ce  point.  La  métaphysique  d'Herzen  me  semble  fondée  sur  une 
fausse  analogie,  sur  la  comparaison  qu'il  établit  entre  le  rapport  de  la 
pile  et  de  l'électricité,  ou  de  la  chaleur  et  du  mouvement  moléculaire 
d'un  côté,  et  le  rapport  de  la  conscience  et  de  la  désintégration  ner- 


NOTICES   BIBLIOGRAPHIQUES  125 

veuse  de  l'autre.  La  force  ne  peut  être  opposée  à  la  matière  inorganique 
comme  l'esprit  est  opposé  au  corps,  car  l'esprit  forme  un  groupe  de 
phénomènes  particuliers,  sensations,  images,  etc.  La  force  n'en  pré- 
sente aucun,  à  notre  connaissance  du  moins.  Gela  d'ailleurs  ne  saurait 
rien  enlever  au  mérite  psychologique  de  M.  Herzen,  sur  lequel  je  n'in- 
siste pas,  car  tout  le  monde  le  connaît  et  l'apprécie  *.       Fr.  Paulhan. 


Alphonz  Bilharz  et  Portus  Dannegger.  —  Metaphysische  An- 

FANGSGRUNDE    DER    MATHEMATISCHEN    AVlSSENSCHAFTEN  ,    AUF    GRUND- 

lage  der  HELiocENTRisGHEN  philosophie  (Principes  métaphysiques 
des  sciences  mathématiques,  fondés  sur  la  philosophie  héliocentri- 
que).  Sigmaringen,  G.  Tappen,  1880  (in-16,  vm-97  pages,  une  planche 
lithographiée,  caractères  gothiques). 

M.  Bilharz,  docteur-médecin,  a  publié  en  1879  (Stuttgart,  J.-C.  Cotta) 
Der  heliocentrische  Standpunkt  der  W eltbetrachtung  ;  Grundlegun- 
gen  zu  einer  wirklichen  Naturphilosophie  (Le  point  de  vue  héliocen- 
trique  pour  considérer  le  monde  ;  fondements  d'une  philosophie  réelle 
de  la  nature).  Il  s'adjoint  aujourd'hui  un. ingénieur  pour  appliquer  son 
système  aux  sciences  exactes.  L'opuscule  dû  à  cette  collaboration 
comprend  deux  parties  :  l'une  consacrée  à  la  théorie  de  la  connais- 
sance, l'autre  aux  mathématiques.  Cette  dernière  est  un  pur  exposé 
des  principes  des  calculs  différentiel,  intégral,  voire  même  des  varia- 
tions, avec  des  applications  classiques  à  la  géométrie  et  à  la  méca- 
nique. Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  ce  travail,  où  le  point  de  vue 
héliocentrique  ne  paraît  guère  utilisé,  et  que  son  auteur  (p.  94)  pré- 
sente comme  une  préparation  à  la  lecture  des  œuvres  de  Lagrange. 
Mais  nous  ne  saurions  trop  nous  inscrire  en  faux  contre  l'assertion  de 
la  préface  (p.  vu),  d'après  laquelle,  depuis  la  mort  de  ce  grand  génie, 
la  mathématique  serait  restée  essentiellement  la  même.  Si  grande  que 
doive  toujours  subsister  l'admiration  pour  Lagrange,  les  directions  par- 
ticulières qu'il  a  essayé  de  donner  à  la  science  ont  été  dès  longtemps 
abandonnées,  et,  quant  à  la  valeur  propre  des  travaux  de  notre  siècle 
en  mathématiques,  l'âge  prochain,  qui  seul  pourra  les  juger  sainement, 
les  égalera  probablement  au  moins  à  ceux  du  xvne  siècle. 

Nous  renoncerons  aussi  à  tenter  d'expliquer  clairement  à  nos  lec- 
teurs ce  que  M.  Bilharz  entend  par  points  de  vue  gèocentrique,  péri- 
géique,  héliocentrique  et  cosmocentrique.  Il  nous  faudrait  nous  éten- 
dre au  moins  autant  qu'il  l'a  fait,  et  l'on  n'attacherait  peut-être  pas  un 
très  grand  intérêt  à  des  représentations  figurées,  à  des  allégories  plus 
ou  moins  forcées,  où  se  dépeint,  suivant  l'auteur,  le  processus  de  la 
connaissance,  mais  qui  en  tout  cas  ne  peuvent,  par  elles-mêmes,  rien 

I.  Le  travail  de  M.  Herzen  sur  la  loi  physique  de  la  conscience  a  été  résumé 
par  M.  Herzen  lui-même  dans  la  Revue  philosophique,  avril  1879.  Consulter  aussi 
le  compte  rendu  qui  en  a  été  fait  dans  le  numéro  de  mai  1879,  et  la  lettre 
d'Herzen,  dans  le  numéro  de  juin. 


126  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

établir  ni  rien  démontrer.  Nous  nous  contenterons  d'examiner  quel  pas 
croit  avoir  fait  M.  Bilharz  depuis  Kant  et  Schopenhauer. 

Ce  que  le  premier  a  exclu,  comme  chose  en  soi,  de  toute  connais- 
sance, se  présente,  pour  le  second,  à  la  conscience  comme  volonté.  Il 
donne  ainsi  à  l'expérience  intérieure  un  contenu  réel  compris  sous  un 
concept  unique,  et  établit  par  là  contre  Kant  l'existence  de  fait  d'un 
monde  indubitablement  métaphysique  ip.  5). 

Schopenhauer  est  donc,  à  proprement  parler,  le  premier  métaphysi- 
cien ;  son  erreur  a  été  de  regarder  la  volonté  comme  une  chose  en  soi , 
qui,  comme  telle,  ne  peut  avoir  aucune  relation  avec  un  sujet  connais- 
sant. C'est  par  là  qu'il  arrive  à  son  concept  de  la  volonté  universelle 
intelligible,  lequel  est  une  contradictio  in  adjecto  (p.  7). 

La  volonté  ne  peut  être  l'essence  des  choses  que  parce  qu'elle  est,  au 
contraire,  circonscrite.  C'est  un  effort  vers  l'être  (Drang  zu  Sein),  que 
l'on  peut  se  figurer  comme  lié  à  un  point  déterminé,  et  que  tout  ce  qui 
existe  extérieurement  limite  dans  un  cercle  dont  ce  point  sera  le  cen- 
tre. La  volonté  rencontrée  dans  un  sujet  suppose  donc  une  volonté 
opposée-,  c'est  la  relation  réciproque  du  sujet  et  de  l'objet. 

La  réunion  de  ces  deux  concepts  épuise  le  monde;  chacun  d'eux 
s'applique  à  une  intensité  d'être  déterminée  qui  arrive  àla  conscience  par 
le  chemin  de  l'expérience  intérieure  (sujet)  ou  extérieure  (objet)  (p.  10). 

Les  concepts  de  la  chose  en  soi  et  de  l'infini  ne  doivent  être  consi- 
dérés que  comme  des  moitiés  de  concept;  il  manque  à  chacun  d'eux 
un  élément  essentiel  pour  la  représentation  du  concept. 

L'univers  se  décompose  en  une  pluralité  infinie  d'existences  circons- 
crites et  en  relation  entre  elles  ;  à  chacune,  comme  sujet,  la  totalité  de 
toutes  les  autres  apparaît  comme  l'objet  réciproque.  L'infinité  de  l'être  ' 
se  traduit  ici  dans  le  changement  sans  fin  de  l'espace  et  du  temps, 
formes  sous  lesquelles  apparaît  l'objet  circonscrit  (p.  11). 

Le  cercle  de  la  volonté  doit  être  regardé  comme  divisé  en  deux 
moitiés  correspondant  à  la  réceptivité  et  à  la  spontanéité.  L'effet  de 
l'objet  inconnu  en  lui-même,  a  lieu  sur  la  face  réceptive  (pure  sensa- 
tion) -,  ce  qu'on  sent  est  inverse  de  l'objet  réel  :  c'est  le  trou  que  fait  la 
balle  dans  l'air,  c'est  le  creux  où  s'imprime  le  relief  (p.  13).  Le  renver- 
sement subsiste  jusqu'au  point  milieu  où  il  y  a  concentration  synop- 
tique du  schéma  sensible  (Kant)..  et  inversion  symétrique  du  côté  spon- 
tané, ce  qui  produit  finalement  une  représentation  congruente  à  l'objet 
réel.  Le  processus  physique  de  la  vision  donne  une  fidèle  image  du 
processus  métaphysique  delà  connaissance. 

L'intensité  objective  de  l'être  représenté  dans  la  conscience  (unique 
à  chaque  instant)  est  déterminée,  pour  le  sujet  (point  de  vue  géocen- 
trique),  par  la  vitesse  du  changement  ou  le  rapport  de  l'espace  et  du 
temps,  qui  sont  ainsi  les  deux  coordonnées  de  la  connaissance  (p.  15). 
L'espace  et  le  temps  sont  ici  entendus  au  sens  métaphysique;  leurs 
formes   physiques  n'apparaissent  que   si  le  sujet    se  transporte,   du 

utre  du  cercle  de  la  volonté,  à  la  circonférence,  et  c'est  alors  seu- 


NOTICES   BIBLIOGRAPHIQUES  127 

lement  que  la  variabilité  s'introduit  dans  le  monde  de  la  permanence. 

Volonté,  force  et  vitesse  sont  des  expressions  relatives  à  une  seule 
et  même  chose,  envisagée  soit  du  côté  métaphysique,  soit  du  côté  phy- 
sique. Le  concept  de  force  est  à  la  limite  des  deux  domaines  et 
comme  le  point  central  sur  lequel  roule  toute  la  connaissance  (p.  20). 

Le  principe  de  contradiction,  valable  pour  l'expérience  extérieure,  ne 
Test  nullement  pour  l'intérieure  ;  car  il  suppose  la  simultanéité  de  l'at- 
tribution ;  par  conséquent,  il  est  conditionné  par  le  temps,  qui  n'a  aucun 
rapport  avec  l'être.  Tout  au  contraire,  l'attribution  de  prédicats  contra- 
dictoires est  la  forme  de  pensée  qui  convient  à  l'expérience  intérieure, 
puisque  le  côté  réceptif  de  la  volonté  est  inverse  du  côté  spontané.  Par 
conséquent,  la  volonté  est  libre  et  non  libre,  etc. 

Si  c'est  là  le  point  de  vue  héliocentrique,  nos  lecteurs  trouveront 
sans  doute  que  c'est  celui  où  l'on  confond  la  position  d'un  problème 
avec  sa  solution. 

A  partir  de  là,  nous  tombons  au  reste  dans  la  haute  fantaisie  ;  il  nous 
suffira  donc  de  signaler  le  plus  saillant. 

Le  pur  espace  n'est  rien  qu'une  limite  ;  il  a,  à  volonté,  0,  1,2  dimen- 
sions ;  la  troisième  correspond  au  temps^,  que  supposent  toujours  les 
représentations  de  l'espace  physique. 

La  vérité  a  deux  critériums  :  1°  la  concordance  de  la  connaissance  de 
la  forme  et  celle  du  contenu  [formalen  und  inhaltlichen) ,  qui,  pour  la 
connaissance  dans  l'espace,  doit  consister  dans  la  perpendicularité 
des  déterminations;  2°  la  découverte  de  la  constance  dans  la  variabi- 
lité. Cela  suffit  pour  établir  a  priori  les  axiomes  de  la  géométrie  (y 
compris  le  postulatum  d'Euclide)  et  les  lois  fondamentales  de  la  na- 
ture (y  compris  celles  de  Kepler). 

En  résumé,  ce  qui  paraît  surtout  établi  par  l'opuscule  de  MM.  Bil- 
harz  et  Dannegger,  c'est  que  la  métaphysique  est  encore  vivace  en  Al- 
lemagne. Mais  le  jour  ne  nous  parait  pas  encore  venu  où  elle- pourra 
exercer  une  influence  réelle  sur  les  mathématiques,  auxquelles  elle 
semble  maintenant  s'attaquer  de  préférence.  T. 


LIVRES    DÉPOSÉS  AU  BUREAU  DE  LA  REVUE 

H.  Marion.  La  solidarité  morale  :  essai  de  psychologie  appliquée. 
In-8°.  Paris. 

Dr  P.  Despine.  Étude  scientifique  sur  le  somnambulisme,  etc.  Iq-8°. 
Paris,  Savy. 

Foucou.  Les  préliminaires  de  la  philosophie.  In-12.  Paris,  Reiff. 

Po.MPtYO  Gêner.  La  mort  et  le  diable  :  histoire  et  philosophie  de 
deux  négations  suprêmes.  Paris.  In-8".  Reinwald. 

Ch.  Louandbe.  La  noblesse  /  l'ancienne  monarchie. 

In-12.  Parisj  Charpentier. 


128  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Ollé-Lapblne.  De  la  certitude  morale.  In-8°.  Paris,  Belin. 

Ch.-A.  du  Péan.  Recherches  philosophiques  et  physiologiques  sur 
la  nature  de  l'homme  et  de  Vêtre  vivant.  Paris.  In-8°.  Ghio. 

Herbert  Spencer.  La  morale  évolutionniste.  In-8".  Paris  (Bib. 
scient,  internationale). 

G.  Piola.  Força  e  Materia.  Discorsi  indirizatti  ai  nostri  studenti  di 
fdosùjia.  In-8°,  Hœpli,  Milano. 

G.Jandelli.  Saggio  sul  sentimento  del  Bello.  In-42.  Civelli,  Milano. 

G.  Cimbali.  Nicola  Spedialeri.  Discorso  tenuto  in  Bronte.  Napoli. 

Sergi.  J.°  dottrine  morali  in  relazione  alla  realita  délia  vita  :  con- 
siderazioni  storiche.  Bologna.  In-8°.  Cenerelli. 

Doctor  Nobiling  und  seine  Lehrmeister  :  Satyrspiel  mit  Tri- 
logie, Stuttgart,  In-8",  Millier. 

BosENTHAL(Lud\vig  A).  Die  monistiche  Philosophie:  ihr  Wesen,  ihre 
Vergangenheit  und  Zukunft  fur  Gebildeten  aller  Stande.  In-8°.  Berlin. 
Duncker. 

A.  Bilhibz  und  Portus  Danegger.  Metaphysische  Anfangsgrùnde 
der  mathematischen  W issenschaften  auf  Grundlage  der  heliocentri- 
schen  Philosopliio.  In-8°.  Sigmaringen. 

Benno  Erdmann.  Immanuel  KanVs  Kritik  des  Urtheilskraft.  In-8°. 
Leipzig.  Voss. 

A.  Marty.  Die  Frage  nach  geschichtlichen  Enlwickelung  der  Far- 
bensinnes.  In-8°.  Wien.  Gerold's  sohn. 

Dr  A.-V.  Leclair.  Der  Real ismus  der  modemen  Naturwissenschaft  im 
Lichte  der  von  Berkeley  und  Kant  angebahnten  Erkenntnisskritik  : 
kritische  Streîfzûge.  In-8".  Prague,  Tempsky. 

G.  Friedrich.  Die  Grenzen  der  Religionsfreiheit  und  die  Wissens- 
chaftlehre  der  heutigen  Naturforschung.  In-12.  Leipzig.  Sigismund. 

Harald  Hoffding.  Die  Grundlage  der  humanen  Ethik  (ans  dem 
Danischen).  In-8".  Bonn,  E.  Strauss. 


(Annales  de  la  Faculté  des  lettres  de  Bordeaux.  2e  année,  n°  1,  mars 
1880.)  Liard.  Les  origines  logiques  de  la  physique  cartésienne. 

E.  Egger.  Traduction  française  des  derniers  chapitres  de  VK'cono- 
mique  d'Aristote. 

La  Nuova  antologia  du  1er  mai  1880  a  publié  un  article  intitulé  Se  sia 
vero  che  la  fisica  abbia  ucciso  la  metafisica?  par  M.  P.  Fambri,  ex- 
député. Nous  souhaitons  fort  à  la  métaphysique  de  rencontrer  des 
avocats  plus  adroits. 

M.  Terenzio  Mamiani  vient  de  publier  à  part  sa  Filosofia  délia  rea- 
lith  qui  avait  paru  en  articles  dans  la  Revue  qu'il  dirige  et  que  nous 
avons  analysée. 

Le  Propriétaire-gérant, 
Germer  Baii.mère. 


COLLOMMIERS.   —    TYPOGRAPHIE   PAUL    DRODARD. 


LES  LOCALISATIONS  PSYCHOLOGIQUES 

DU  POINT  DE  VUE  SUBJECTIF  ET  CRITIQUE 


Notre  corps  est,  dans  l'état  normal,  comme  un  instrument  délicat 
dont  le  plus  léger  tressaillement  nous  dénonce  la  partie  excitée,  la 
corde  musicale  pincée  du  dehors.  Chacun  de  nous  possède  ainsi 
une  sorte  de  science  topographique  de  son  organisme  et  des  points 
les  plus  irritables  ou  le  plus  fréquemment  irrités.  D'où  nous  vient 
cette  science?  Est-elle  une  connaissance  innée  d'un  genre  spécial'7 
un  produit  lentement  accumulé  de  l'expérience?  ou  une  interpréta- 
tion fatale,  inconsciente  de  celle-ci,  et  comme  une  projection  forcée 
de  nos  états  affectifs  dans  l'espace?  Ces  différentes  opinions  ont 
rencontré  de  notre  temps  des  partisans  et  des  adversaires,  aussi 
bien  parmi  les  physiologistes  que  dans  le  monde  des  psychologues  ' . 
Aucune  d'elles,  après  mûr  examen,  ne  semble  devoir  emporter  l'as- 
sentiment du  philosophe,  pour  des  raisons  diverses  d'ailleurs.  C'est 
peut-être  qu'aucune  ne  s'est  placée  au  véritable  point  de  vue  d'où  il 
conviendrait  d'envisager  le  problème  et  d'expliquer  les  défauts  des 
thèses  essayées  jusqu'à  ce  jour  :  il  ne  saurait  être  inutile  à  cette 
science  du  moi,  où  les  savants  se  plaisent  à  introduire  leurs  procé- 
dés et  leurs  manières  techniques  de  voir,  de  replacer  la  question 
sur  sa  véritable  base,  l'observation  intérieure,  non  point  étroite  et 
superficielle,  mais  accessible  à  tous  les  conseils,  aux  justes  remar- 
ques des  spécialistes,  sans  cesser  d'être  le  mode  d'explication  si 
heureusement  pratiqué  par  Descartes,  Leibniz  et  Maine  de  Biran. 

L'explication  la  plus  ingénue,  celle  du  sens  commun,  consiste 
à  dire  que  si  une  excitation  périphérique  de  notre  organisme 
est  immédiatement  localisée  à  la  surface  de  telle  partie,  poitrine, 
bras  ou  jambe,  et  dans  tel  endroit  défini,  le  fait  tient  à  une  aptitude 
générale  de  l'âme,  et  l'on  sous-entend  à  une   sorte  d'harmonie 

l.  Voy.  Dr  S.  Stricker,  Studien  ùber  das  Bewusstseîn,  Vienne,  1879;  W.  Brau- 
miïller.  —  Bain.  Les  sens  el  l'intelligence,  chap.  I.  5,  pp.  354-359. 

tome  x.  —  Août  1880.  •  U 


130  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

préétablie  entre  celle-ci  et  le  corps.  Les  travaux  des  physiologistes 
d'un  côté,  de  l'autre  les  analyses  des  psychologues  semblent  forti- 
fier cette  solution  en  apparence  claire.  L'anatomie  du  système  ner- 
veux, les  expériences  faites  sur  les  filets  postérieurs  et  antérieurs  de 
la  moelle  épinière,  la  description  microscopique  des  centres  rachi- 
diens  et  cérébraux  avec  leurs  connexions  ramifiées  et  leur  intégra- 
tion graduelle,  tout  n'éveille-t-il  pas  l'idée  d'un  appareil  à  la  fois 
extrêmement  complexe  et  simple,  où  aucun  ressort  ne  vibre  que 
d'une  façon  originale,  avec  son  timbre  propre,  même  fût-il  mêlé 
aux  harmoniques  de  tout  le  système;  où  aucun  fil  ne  s'embrouille 
en  traversant  cet  écheveau  confus  de  la  masse  cérébro-spinale  :  de 
telle  façon  que,  si  l'un  de  ces  fils  est  tiré  du  dehors,  l'attention  de 
l'esprit  se  porte  de  ce  côté  ;  si  une  note  douloureuse  ou  agréable 
retentit  dans  la  symphonie  vague  de  l'organisme  entier,  le  chef 
d'orchestre  invisible  en  voit  instantanément  le  point  d'origine.  Ecar- 
tons les  images,  traduisons  l'idée  en  termes  abstraits,  dans  le  lan- 
gage de  la  physiologie.  «  Des  membres  entiers,  la  plupart  même 
des  parties  de  notre  corps,  étant  pénétrés  de  nerfs  sensitifs,  il  ré- 
sulte de  là,  dit  J.  Mùller,  que  le  sens  du  toucher  a  la  possibilité  de 
distinguer  l'étendue  de  notre  corps  dans  toutes  les  dimensions,  car 
chaque  point  où  aboutit  une  libre  nerveuse  est  représenté  dans  le 
sensorium  comme  partie  intégrante  de  l'espace.  » 

En  tout  cas  une  vérité  importante  a  été  mise  en  lumière.  Cette 
sorte  de  science  topographique  de  l'organisme  a  ses  conditions  pré- 
déterminées dans  notre  organisation  corporelle  et  spirituelle  :  nous 
en  sommes  redevables  aussi  bien  au  mécanisme  physiologique  de 
notre  appareil  nerveux  et  musculaire  qu'à  la  sensation  inséparable 
de  son  fonctionnement.  Ces  deux  sortes  de  conditions  suffisent  aux 
localisations  spontanées.  Mais,  si  toute  impression  périphérique  est 
de  soi  localisable  en  dehors  d'une  conscience  claire  et  distincte, 
comment  nos  impressions  corporelles  sont-elles  par  nous  localisées 
avec  la  représentation  exacte  des  parties  et  des  points  irrités  de 
l'organisme  1  Le  phénomène  est  en  effet  loin  de  se  ressembler  dans 
tous  les  cas  :  il  est  réilexe  chez  l'animal  décapité  ;  instinctif  et  sans 
doute  conscient  chez  les  vertébrés  supérieurs;  réfléchi  et  représen- 
tatif chez  l'homme,  grâce  à  la  volonté.  Et  encore  faut-il  distinguer  : 
chez  l'homme  même  beaucoup  de  localisations  restent  vagues,  in- 
certaines, instinctives  ou  automatiques  ;  quelques-unes  seules  sont 
nettes  et  distinctes,  mais  suffisent  pour  former  les  linéaments  prin- 
cipaux de  notre  topographie  corporelle  et  grouper  les  autres  autour 
d'elles.  Cette  connaissance  que  nous  avons  de  notre  corps  dans  son 
entier  n'a  donc  rien  d'uniforme  ni  d'in\ariable  :  elle  varie  comme 


A.    DEBON.    —  LOCALISATIONS   PSYCHOLOGIQUES  131 

ses  conditions  physiologiques  et  psychologiques,  l'innervation,  la 
motilité  musculaire,  la  différenciation  des  sensations,  les  mouve- 
ments actifs  et  l'habitude. 


La  psychologie  physiologique,  s 'appuyant  sur  les  résultats  de  la 
recherche  objective  et  expérimentale,  a  cru  tenir  en  main  tous  les 
éléments  du  problème  et,  avec  MM.  Lotze  et  Wundt,  a  proposé  aux 
psychologues  des  vues  ingénieuses ,  très  séduisantes  au  premier 
abord.  L'intérêt  principal  du  débat,  c'est  en  réalité  le  problème  de 
l'intuition  de  l'espace,  toute  localisation  impliquant  la  notion  d'éten- 
due. Si  cette  intuition  d'espace  est  d'abord  et  nécessairement  la  no- 
tion de  notre  étendue  corporelle,  totale  ou  partielle,  quel  rapport  y 
a-t-il  donc  entre  nos  sensations  et  cette  idée  ?  De  l'aveu  de  tous,  elle 
ne  saurait  en  être  un  élément  :  serait-ce  qu'elle  est  une  réaction 
innée  de  l'âme  attachée  aux  sensations  externes,  ou  bien  le  produit 
original  d'une  synthèse  de  sensations  et  comme  la  propriété  psycho- 
logique de  cette  combinaison  mentale?  C'est  le  procès  engagé  entre 
la  théorie  des  signes  locaux  simples  et  celle  des  signes  locaux  com- 
plexes. 

On  se  rappelle  la  théorie  de  M.  Lotze,  exposée  ici  même1.  Les 
sensations  cutanées  ou  visuelles,  étant  de  simples  affections  quali- 
tatives et  intensives  de  l'âme,  par  elles  seules,,  ne  seraient  jamais 
localisées  ;  il  leur  faut  quelque  caractère  accessoire  de  nature  à 
provoquer  leur  projection  dans  l'espace,  selon  des  directions  dis- 
tinctes. Cet  indice  accessoire  ou  «  signe  local  »  n'est  en  soi  qu'une 
simple  affection  psychique;  mais,  au  lieu  de  répondre  comme  la 
sensation  dominante  à  l'excitation  du  seul  point  excité  sur  la  peau 
ou  la  rétine,  le  signe  local  coïncide  avec  les  mouvements  nerveux 
particuliers  liés  à  l'ébranlement  des  éléments  circonvoisins.  Ce  con- 
comitant de  la  sensation  principale  provoque,  d'après  M.  Lotze,  la 
localisation  «  qui  est  un  acte  d'imagination  sans  aucun  rapport  avec 
un  mouvement  quelconque  ».  Selon  l'auteur,  cette  localisation  des 
sensations,  ainsi  comprise,  suppose  du  reste  des  conditions  très  dé- 
finies :  1°  des  sensations  spéciales,  visuelles  ou  tactiles  ;  2°  des  si- 
gnes locaux  capables  de  former  les  termes  d'une  série  à  différences 
appréciables  et  exactement  mesurables;  3°  la  perception  simultanée 

1.  Voy.  Revue  philosophique,  numéro  d'octobre  1877.  —  Cf.  La  psychologie  alle- 
mande de  Th.  Ribot,  eh.  IV. 


132  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

d'une  pluralité  d'impressions.  La  seconde  de  ces  conditions  exclut 
de  la  classe  des  localisations  primitives  les  sensations  de  la  peau  : 
elles  sont  trop  confuses,  comme  les  odeurs,  et  «  ne  forment  pas  un 
système  de  termes  qui,  par  l'identité  de  leur  dénomination  com- 
mune, permettent  une  évaluation  exacte  en  quantités  commensu- 
rables  ».  La  troisième  exclut  les  sensations  de  l'ouïe,  disposées  ce- 
pendant suivant  une  échelle  dont  les  degrés  sont  mesurables  d'une 
façon  exacte.  En  fin  de  compte,  les  sensations  de  la  vue  paraissent 
à  M.  Lotze  réunir  seules  les  trois  conditions  exigées.  «  La  vue,  dit- 
il,  est  le  sens  dans  lequel  la  tendance  localisatrice  se  manifeste  de 
préférence...  En  répétant  les  rotations  du  globe  de  l'œil,  en  les  diri- 
geant de  droite  à  gauche  ou  de  gauche  à  droite,  en  retrouvant  tou- 
jours la  même  liaison  des  impressions,  en  apercevant  la  persistance 
d'un  groupe  central  par  rapport  aux  termes  qui  vont  et  viennent, 
nous  nous  persuadons  que  la  succession  n'est  qu'en  nous-mêmes, 
que  la  coexistence  est  dans  les  choses,  et  que  ce  qui  cause  le  chan- 
gement de  nos  sensations  ne  consiste  que  dans  la  diversité  de  nos 
relations  par  rapport  à  des  objets  permanents  du  monde  extérieur.  » 
Les  autres  localisations,  postérieures  en  date,  demanderaient  le 
concours  de  la  vue,  ou  d'organes  mobiles,  comme  la  main. 

On  peut  s'étonner  que  la  notion  d'étendue  soit  provoquée  par  cet 
ensemble  d'éléments,  avec  lesquels  elle  n'a  ni  ressemblance  ni  ana- 
logie ;  mais  M.  Lotze,  métaphysicien  prudent,  répond  avec  habileté 
que,  dans  sa  thèse  sur  La  formation  de  la  notion  d'espace,  il  s'agit 
simplement  de  montrer  comment  la  tendance  à  percevoir  les  im- 
pressions sous  la  forme  de  l'espace  entre  en  exercice.  «  La  faculté 
de  répondre  à  l'impulsion  des  ondes  lumineuses  par  la  sensation  du 
vert  et  du  rouge  ne  se  comprend  que  comme  une  manière  de  réagir 
propre  et  innée  à  la  nature  de  l'âme,  et  ne  donnant  lieu  à  aucune 
déduction  quelconque;  après  avoir  éprouvé  ces  sensations,  nous  en 
tirons  l'idée  générale  de  couleur  ;  mais  assurément  nous  ne  possé- 
dons pas  d'abord  cette  notion  générale  comme  un  moyen  à  l'aide 
duquel  nous  puissions  concevoir  le  rouge  et  le  vert,  ou  ranger  les 
couleurs  d'après  leur  affinité,  le  rouge  plus  près  de  l'orangé  que  du 
vert.  Il  en  est  de  même  de  l'espace.  »  (Voy.  article  cité,  page  364.) 
—  Ubjecte-t-on  incidemment  que  cette  multitude  d'  «  affections  psy- 
chiques »  ou  de  signes  locaux  qu'il  nous  faut  supposer  pour  com- 
prendre la  localisation  simultanée  d'un  très  grand  nombre  d'impres- 
sions, l'observation  ne  nous  les  découvre  pas4?  C'est  que,  réplique 
l'auteur,  nos  localisations  sont  devenues  par  l'habitude  instinctives 
et  inconscientes;  à  l'origine,  chez  l'entant,  cette  aptitude  à  localiser 
«  ne  s'est  développée  qu'à  l'aide  d'une  série  d'expériences  qui,  si 


A.    DEBON.   —   LOCALISATIONS   PSYCHOLOGIQUES  133 

nous  pouvions  les  reproduire,  nous  feraient  voir,  comme  autant 
d'objets  de  la  conscience  de  l'enfant,  tous  ces  intermédiaires  deve- 
nus imperceptibles  pour  la  conscience  de  l'homme  fait.  » 

La  théorie  n'a  point  plu  à  M.  Wundt1,  qui  a  essayé  de  la  corriger 
en  la  complétant.  Le  mérite  principal  du  savant  physiologiste  a  été 
de  restituer  aux  mouvements  actifs  une  part  essentielle  dans  toute 
localisation  primitive.  M.  Wundt  distingue  avec  raison  les  sionps 
locaux  ou  sensations  manifestées  à  la  suite  des  mouvements  passifs, 
et  ce  qu'il  appelle  les  sensations  d'innervation,  qui  accompagnent 
les  mouvements   actifs.  Ni  les  unes  ni  les  autres  ne  pourraient, 
prises  isolément,  engendrer  la  notion  d'espace  ;  mais  cette  notion, 
dit  M.  Wundt,  loin  d'être  un  acte  idéal  de  l'esprit,  est  le  produit  de 
la  combinaison  des  sensations  de  mouvement  avec  les  signes  locaux 
ou  sensations  périphériques.   «  L'idée  ordinaire  d'une  synthèse,  en 
effet,  implique  un  produit  nouveau  qui  n'existait  pas  encore  dans 
les  éléments  constitutifs.  De  même  que  dans  le  jugement  synthéti- 
que un  nouveau  prédicat  est  attribué  au  sujet,  de  même  que  dans  la 
synthèse  chimique  il  se  produit  une  combinaison  qui  a  des  proprié- 
tés nouvelles,  de  même  la  synthèse  psychique  nous  donne,  comme 
nouveau  produit,  un  ordre  des  sensations  dans  l'espace.  »  (Psychol. 
allem.,  page  248.) 

Les  deux  doctrines  dont  nous  venons  de  parler,  malgré  leur  dis- 
semblance profonde  et  la  diversité  des  explications  de  détail,  sont 
sœurs  l'une  de  l'autre.  Toutes  deux  se  proposent,  l'une  avec  des 
ménagements  infinis,  l'autre  hardiment,  d'expliquer  «  la  formation 
de  la  notion  d'espace  »  en  la  rattachant  à  des  éléments  définis  de 
l'expérience.  Toutes  deux,  quoi  qu'en  puisse  dire  M.  Lotze,  sont  des 
théories  empiriques  de  l'idée  d'espace.  Certes  M.  Lotze  a  soin  de 
nous  avertir  que  cette  notion  ne  saurait  être  tirée  d'aucune  déduc- 
tion logique  ni  d'aucune  donnée  simple  ou  composée  de  l'expé- 
rience. Elle  est  une  «  véritable  reconstruction  »  faite  par  1  ame  à  la 
suite  des  impressions  venues  du  dehors  :  a  à  l'aide  de  ces  impres- 
sions intensives,  l'âme  doit  créer  de  toutes  pièces  non  pas  un  espace 
réel,  mais  cette  intuition  d'une  étendue  dans  laquelle  elle  attribuera 
aux  images  des  différents  objets  les  positions  qui  leur  conviennent.  » 
Si  donc  il  y  a  genèse  de  la  notion  d'espace,  ce  n'est  en  tout  cas 
qu'une  genèse  idéale,  bien  que  rattachée  presque  exclusivement  à 
l'origine  aux  sensations  visuelles.  A  notre  sens,  c'est  déjà  trop  dire 
et  parler,  malgré  toutes  les  réserves  qu'on  voudra,  le  langage  de 

1.  Voyez  l'article  de  M.  Wundt,  Revue  philosophique,  septembre  1878,  et  Psychol 
allemande  contemp.,  ch.  VII,  §  \. 


REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ses  adversaires  ;  car  c'est  subordonner  l'intuition  d'espace  à  un  élé- 
ment empirique  objectif,  la  sensation,  et  par  suite  assimiler,  de  loin 
ou  de  près,  cette  intuition  aux  représentations  propres  à  cbaque 
sens,  au  lieu  d'en  faire,  comme  le  veut  Kant,  la  condition  générale 
de  l'intuition  des  phénomènes  externes.  Un  tel  compromis  entre  les 
éléments  empiriques  et  les  éléments  à  priori  de  la  pensée  est  for- 
mellement repoussé  par  la  Critique,  comme  le  prouve  ce  curieux 
passage  relatif  à  la  notion  d'espace  :  «  Cette  condition  subjective  de 
tous  les  phénomènes  extérieurs  ne  peut  être  comparée  à  aucune 
autre.  Le  goût  agréable  d'un  vin  n'appartient  pas  aux  propriétés 
objectives  de  ce  vin,  c'est-à-dire  aux  propriétés  d'un  objet  considéré 
comme  tel,  même  comme  phénomène,  mais  à  la  nature  particulière 
du  sens  du  sujet  qui  en  jouit.  Les  couleurs  ne  sont  pas  des  qualités 
des  corps  à  l'intuition  desquels  elles  se  rapportent,  mais  seulement 
des  modifications  du  sens  de  la  vue  affecté  par  la  lumière  d'une  cer- 
taine façon.  Au  contraire,  l'espace,  comme  condition  de  phénomènes 
extérieurs,  appartient  nécessairement  au  phénomène  ou  à  l'intuition 
du  phénomène.  La  saveur  et  la  couleur  ne  sont  point  du  tout  des 
conditions  tellement  nécessaires  que  sans  elles  les  choses  ne  pour- 
raient devenir  pour  nous  des  objets  des  sens.  Ce  ne  sont  que  des 
effets  de  l'organisation  particulière  de  nos  sens,  liés  accidentelle- 
ment au  phénomène.  Elles  ne  sont  donc  pas  non  plus  des  représen- 
tations à  priori,  mais  elles  se  fondent  sur  la  sensation,  ou  même, 
comme  une  saveur  agréable,  sur  le  sentiment  du  plaisir  (ou  de  la 
peinei,  c'est-à-dire  sur  un  effet  de  la  sensation.  Aussi  personne  ne 
saurait-il  avoir  à  priori  l'idée  d'une  couleur  ou  celle  d'une  saveur, 
tandis  que,  l'espace  ne  concernant  que  la  forme  pure  de  l'intuition 
et  ne  renfermant  par  conséquent  aucune  sensation  (rien  d'empiri- 
que), tons  ses  modes  et  toutes  ses  propriétés  peuvent  et  doivent  même 
•  ire  représentés  à  priori,  pour  donner  lieu  aux  concepts  des  ligures 
et  de  leurs  rapports.  »   (Esthétique  transcendentale,  avant-dernier 
alinéa  de  la  Ie  édition,  traduction  Barni,  page  84,  en  note.) 

M.  Wûradt  a  sévèrement  condamné  la  doctrine  de  M.  Lotze,  mais 
du  point  de  vue  physiologique,  ce  qui  ne  tranche  point  la  question 
philosophique.  Il  admet,  lui,  que  la  notion  d'espace  est  le  résultat 
'l'une  genèse  effective,  non  plus  idéale  et  imaginaire;  elle  est  bien 
le  produit  d'une  synthèse  psychologique  où  entrent  comme  éléments 
les  sensations  de  mouvement  d'une  part,  les  signes  locaux  de 
l'autre.  Par  là  se  trouve  altéré  le  caractère  d'  «  idéalité  transcen- 
dantale  »  que  Kant  déclarait  être  l'essence  même  de  cette  notion. 
Au  lieu  de  demeurer,  selon  le  langage  de  ce  maître,  la  condition  de 
la  possibilité    de  toute    expérience  extérieure,  elle  devient   avec 


A.   DEBON.   —    LOCALISATIONS   PSYCHOLOGIQUES  135 

M.  Wundt  une  résultante  de  chaque  expérience  prise  en  particulier. 
La  théorie  se  rapproche  ainsi  des  doctrines  empiriques  anglaises, 
jusqu'à  se  confondre  avec  elles;  les  apparences  sont  sauvées,  la 
pensée  est  la  même.  La  critique  a  répondu. 

Si  l'on  voulait  poursuivre  dans  le  détail  cet  examen,  il  serait  facile 
de  signaler  d'autres  défauts  des  théories  précédentes.  L'une  et 
l'autre  en  effet  aboutissent  à  quoi?  A  un  appel  à  l'inconnu.  Toute 
mon  explication,  dit  M.  Lotze,  n'est  qu'une  hypothèse  qu'il  serait 
impossible  de  vérifier  par  l'observation  du  moi  ou  par  la  réflexion  : 
les  localisations  sont  devenues  pour  nous  des  habitudes  acquises, 
c'est-à-dire  des  phénomènes  instinctifs  et  inconscients.  On  trouvera 
singulier  sans  doute  qu'un  esprit  philosophique  aussi  exercé  que 
M.  Lotze  nous  donne  pour  solution  d'un  problème  une  explication  de 
ce  genre  :  «  Les  choses  auraient  pu  se  passer  ainsi,  et  d'ailleurs  tout 
se  dérobe  aujourd'hui  pour  nous  dans  les  ténèbres  de  l'inconscient.  » 
C'est  greffer  une  seconde  hypothèse  sur  la  première.  La  logique 
n'autorise  personne  à  présenter  comme  clef  d'une  difficulté  une 
doctrine  qu'on  n'appuie  d'aucune  observation  psychologique  ni 
d'aucune  induction  analogique. 

La  même  remarque  s'applique  à  la  théorie  de  M.  Wundt.  Cette 
«  synthèse  »  d'où  sortirait  la  notion  d'espace,  a-t-on  logiquement  le 
droit  de  la  supposer,  ou  n'est-ce  pas  une  manière  mal  dissimulée 
d'éluder  une  difficulté  dont  l'empirisme  n'a  pu  venir  jusqu'à  présent 
à  bout?  Assurément  il  y  a  des  synthèses  psychologiques  comme  il  y 
a  des  synthèses  chimiques,  et  dans  les  deux  cas  les  propriétés  de  la 
combinaison  produite  sont  autres  que  celles  des  éléments  combinés. 
Ainsi  les  émotions  complexes  de  l'âme,  la  jalousie,  l'envie,  la  mé- 
lancolie ne  ressemblent  point  aux  sentiments  particuliers  et  simples 
dont  chacune  est  la  résultante  :  l'envie  est  autre  chose  que  la  haine 
d'autrui,  le  désir  d'un  bien  présent,  la  douleur  de  ne  pouvoir  y  at- 
teindre. Dans  le  même  sens,  les  créations  de  l'esprit,  chimères,  hip- 
pogriffes, sont  encore  des  synthèses,  et  aussi  les  conceptions  abs- 
traites et  générales.  Toute  la  question  est  de  savoir  si  l'assimilation 
est  juste,  ou  du  moins  justifiée.  Or  ici  les  analogies  font  défaut,  l'in- 
tuition d'espace  étant  la  condition  générale  de  toute  expérience 
externe  possible,  et  ne  pouvant  dès  lors  être  comparée  à  aucun 
mode  particulier  de  cette  même  expérience  ni  à  aucun  acte  particu- 
lier de  représentation  mentale.  Ajoutez  que,  dans  une  synthèse,  la 
propriété  caractéristique  du  composé  varie  en  fonction  des  élé- 
ments :  ce  qui  ne  serait  point  le  cas  ici,  puisque  la  notion  d'espace 
est  identique,  qu'elle  soit  unie  aux  sensations  de  la  vue  ou  à  celles 
du  toucher. 


136  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Mais  il  est  superflu,  en  vérité,  d'insister  sur  ces  côtés  de  la  dis- 
cussion. Le  tort  capital  des  deux  conceptions  est,  en  la  mêlant,  dans 
une  proportion  quelconque,  à  des  data  objectifs,  à  des  éléments  de 
l'expérience  sensible,  d'adultérer  la  notion  d'espace;  elle  ne  fait  que 
les  effleurer  et  les  toucher  par  un  point  avec  M.  Lotze  ;  elle  les  pé- 
nètre, selon  M.  M'undt,  ou  plutôt  elle  en  est  toute  pénétrée. 


11 


Du  moment  où  les  explications  physiologiques  et  empiriques  sont 
reconnues  insuffisantes,  c'est  une  nécessité  pour  nous  de  recourir  à 
l'observation  subjective  ;  peut-être  la  méthode  de  la  psychologie 
pure,  éclairée  par  tant  d'efforts,  nous  permettra-t-elle  de  résoudre 
le  problème.  Celui-ci  implique,  d'après  ce  qu'on  vient  de  voir,  di- 
verses questions  difficiles  :  Comment  l'intuition  d'espace,  forme  à 
priori  de  toute  connaissance  sensible,  nous  est-elle  donnée  en  ex- 
périence? Quel  est  le  rôle  joué  par  les  signes  locaux,  et  en  quel  sens 
faut-il  parler  de  sensations  périphériques?  Y  a-t-il  des  localisations 
primaires,  d'autres  secondaires,  et  de  quelle  manière  l'esprit  prend- 
il  connaissance  des  principales  parties  de  son  organisme  ? 

11  importe  d'abord  de  maintenir  à  la  notion  d'espace  son  caractère 
d'idéalité  transcendantale,  conformément  aux  résultats  de  la  criti- 
que ;  et,  d'autre  part,  il  nous  faut  trouver  un  mode  de  l'expérience 
interne  constamment  lié  à  l'expérience  objective,  capable  de  provo- 
quer à  l'origine  la  construction  de  cette  idée  à  priori  et  d'en  éveiller 
partout  et  toujours  l'intuition  dans  la  suite  de  nos  expériences  ex- 
ternes. Si  ce  mode  d'expérience  est  tout  passif,  ou  s'il  est  spécial  à 
l'un  de  nos  sens,  comme  l'ont  cru  Lotze  et  Wundt,  il  est  vain  de 
parler  de  l'idéalité  de  l'espace  au  moment  même  où  l'on  en  fait  l'élé- 
ment d'une  espèce  particulière  de  sensations.  Mais,  ainsi  que  l'a 
démontré  un  psychologue  d'une  rare  profondeur,  le  premier  mode 
d'activité  du  moi  est  aussi  le  fait  primitif  de  la  connaissance  qui  se 
retrouve  au  fond  de  toutes  les  expériences,  et  de  la  plus  intime  de 
toutes,  celle  du  «  Je  pense,  je  veux,  j'agis  ou  je  suis  ».  Toute  pas- 
sive, la  sensation  ne  saurait  jamais  s'élever  au  rang  d'une  connais- 
sance ou  d'une  idée  du  moi  :  elle  resterait  une  idée  en  puissance. 
C'est  par  l'effort  spontané,  appliqué  immédiatement  au  corps,  mé- 
diatement  aux  objets,  que  le  moi  se  pose  et  en  s'affirmant  affirme 
ses  propres   impressions  ou  sensations.  Or,   Maine  de  Biran  l'a 


A.   DEBON.   —  LOCALISATIONS   PSYCHOLOGIQUES  137 

prouvé  l,  le  fait  de  l'eftort  volontaire  et  moteur  est  le  fait  primith 
par  excellence  :  «  Nous  ne  pouvons  en  admettre  aucun  autre  avant 
lui  dans  l'ordre  de  la  connaissance,  et  nos  sens  externes  eux-mêmes, 
pour  devenir  les  instruments  de  nos  premières  connaissances,  des 
premières  idées  de  sensation,  doivent  être  mis  en  jeu  par  la  même 
force  individuelle  qui  crée  l'effort.  »  Ce  fait  est  aussi  le  plus  simple 
de  tous  les  rapports,  «  puisque  toutes  nos  perceptions  ou  représenta- 
tions extérieures  s'y  réfèrent  comme  à  leur  condition  primitive  es- 
sentielle, pendant  qu'il  n'en  suppose  aucune  avant  lui  et  qu'il  entre 
dans  toutes  comme  élément  formel  ».  Le  jugement  d'extériorité, 
ajoute  le  philosophe  français,  repose  sur  lui  comme  sur  sa  base 
propre  et  n'en  est  lui-même  qu'une  extension.  La  genèse  de  l'idée 
d'extériorité  et  d'étendue,  on  le  montrera  plus  tard,  commence  avec 
le  premier  acte  d'effort  moteur,  autrement  dit  avec  le  premier  mou- 
vement actif  du  corps  ou  de  ses  organes.  Tant  que  cette  exertion 
initiale  n'a  pas  eu  lieu,  tant  que  l'impression  n'a  étç  suivie  que  de 
mouvements  réflexes  accompagnés  de  sensations  confuses,  indis- 
tinctes, l'organisme  vivant  de  l'enfant  ou  de  l'animal  est  senti,  mais 
n'est  point  perçu  et  connu  à  titre  de  chose  étendue  et  divisée  en 
parties  diversement  mobiles  :  la  conscience  n'est  alors  que  la  sensi- 
bilité animale  la  plus  obscure,  et  le  corps,  malgré  sa  masse,  n'existe 
même  pas  comme  point.  C'est  l'effort  moteur  ou  le  mouvement  vo- 
lontaire qui,  pour  la  conscience,  oppose  à  la  multiplicité  de  l'objet 
l'unité  du  sujet,  et  amène  à  l'existence  les  différents  ordres  d'im- 
pressions externes,  comme  l'impulsion  du  Noïïç  d'Anaxagore,  qui  tirait 
tout  du  chaos  par  un  travail  d'infinie  désagrégation  et  d'infinie  re- 
composition. 

Une  action  discontinue  exercée  du  dehors  sur  un  même  point  du 
corps,  le  sujet  restant  inerte,  ne  produirait  jamais  au  dedans  qu'une 
succession  de  sensations  non  synthétisées  ;  une  action  continue  sur 
un  ou  plusieurs  points  simultanément  déterminerait  une  sensation 
continue  et  toujours  confuse  ;  une  légère  impression  discontinue 
faite  sur  une  même  ligne  continue  de  la  surface  corporelle,  sans 
réaction  motrice  du  moi,  ne  serait  encore  perçue  que  sous  la  forme 
d'une  série  de  sensations,  sans  lien  synthétique.  C'est  seulement 
lorsque  le  moi ,  sortant  de  son  inertie,  meut  un  point  quelconque  du 
corps,  le  doigt,  l'œil  ou  le  bras,  que  l'idée  de  dehors  ou  d'autre, 
non  d'espace,  s'insinue  dans  l'esprit  :  quelques  conditions  de  plus, 
et  cette  notion  d'étendue  apparaîtra.   Répondons  d'avance  à  une 


1.  Voy.  Fondements  de  la  psychologie,  introduction   générale,  p.  ¥i  [(Mm 
inédites  de  M.  de  Biran,  publiées  par  E.  Naville). 


138  BEVUE    PHILOSOPHIQUE 

objection  possible,  que  la  sensation  de  résistance  attachée  à  tout 
mouvement  actif  ne  compromet  point  l'idéalité  de  l'espace.  D'abord 
cette  sensation  de  résistance  ne  joue  aucun  rôle  positif  dans  la  ge- 
se  de  l'idée  d'espace  ;  elle  n'est  qu'un  prête-nom,  et  le  véritable 
acteur  qu'elle  nous  cache,  c'est  l'idée  d'effort,  élément  de  nature 
exclusivement  subjective.  En  conséquence,  comme  on  le  verra  plus 
loin,  la  notion  d'espace,  loin  d'être  occasionnée  par  aucune  sensa- 
tion, n'est  réellement  qu'une  synthèse  supra-empirique  et  à  priori 
d'une  multiplicité  d'éléments  d'effort.  On  sait  en  outre  que  le  fait  de 
l'effort  volontaire  et  moteur  est  la  condition  essentielle  et  générale 
sans  laquelle  aucune  sensation  ne  pourrait  devenir  objet  d'apercep- 
tion  et  partant  être  saisie  sous  la  forme  de  l'étendue  :  d'où  il  suit 
que  le  rapport  de  l'intuition  d'espace  à  l'activité  motrice  volontaire 
est  celui  d'une  forme  à  priori  de  toute  expérience  sensible  à  une 
condition  absolument  générale  et  subjective  de  cette  même  expé- 
rience. • 


III 


Cette  difficulté  écartée,  la  solution  du  problème  reste  encore  loin 
de  nous.  La  genèse  même  de  l'idée  d'espace,  dont  le  premier  effort 
moteur  est  le  point  de  départ,  comment  s'opère-t-elle  ?  L'explica- 
tion ne  peut  être  que  psychologique;  mais  par  quelle  voie  y  arriver? 
Ce  qui  s'est  passé  à  l'aurore  de  notre  vie  mentale  consciente  nous 
fuit  tout  autant  que  l'inconscient.  Toutefois,  dès  l'instant  où  nous 
nous  reconnaissons  forcés  d'éliminer  tout  élément  d'ordre  empiri- 
que objectif,  nous  pouvons  rendre  notre  confiance  à  l'analyse  ré- 
flexive.  La  solution  sera  valable  si  l'explication  proposée  nous 
montre  comment,  aujourd'hui  même,  en  dehors  de  toute  perception 
antécédente,  de  toute  habitude  ou  association  acquise,  nous  pour- 
rions nous  former  une  idée  d'étendue  (sensible),  et  localiser  du 
point  de  vue  purement  intérieur  et  subjectif  nos  sensations  cor- 
porelles. 

Auparavant,  il  est  nécessaire  de  préciser  le  rôle  joué  par  la  sensi- 
bilité dans  ces  faits  de  localisation.  Au  xvme  siècle,  cette  faculté  de 
recevoir  des  impressions  expliquait,  avec  une  complaisance  mer- 
veilleuse, les  problèmes  d'origine  propres  à  la  psychologie  :  idée, 
conscience,  moi,  personnalité.  L'hypothèse  d'une  sensibilité  diffuse, 
inhérente  à  l'organisme  entier  (ce  que  les  modernes  ont  appelé  la 


A.   DEBON.   —  LOCALISATIONS  PSYCHOLOGIQUES  18!) 

sensibilité  périphérique),  était  familière  à  Condillac  et  à  Diderot.  Le 
pied,  la  main,  les  cuisses,  le  ventre,  l'estomac,  la  poitrine,  le  pou- 
mon, le  cœur,  dit  l'auteur  du  Rêve  de  d'Alembert,  ont  leurs  sensa- 
tions particulières  :  «  Si  cette  infinie  diversité  du  toucher  n'existait 
pas,  on  saurait  qu'on  éprouve  du  plaisir  ou  de  la  douleur,  mais  on 
ne  saurait  où  les  rapporter.  Il  faudrait  le  secours  de  la  vue.  Ce  ne 
serait  plus  une  affaire  de  sensation,  ce  serait  une  affaire  d'expé- 
rience et  d'observation.  »  —  «  Quand  je  dirais  que  j'ai  mal  au  doigt, 
interrompt  Mlle  de  Lespinasse,  si  l'on  me  demandait  pourquoi  j'as- 
sure que  c'est  au  doigt  que  j'ai  mal,  il  faudrait  que  je  répondisse 
non  pas  que  je  le  sens,  mais  que  je  sens  du  mal  et  que  je  vois  que 
mon  doigt  est  malade1.  »  Imaginez  une  araignée  au  centre  de  sa 
toile  :  un  fil  est-il  ébranlé?  l'animal  accourt  de  toute  sa  vitesse.  Les 
filets  nerveux  noués  par  la  moelle  au  cerveau  sont  les  fils  de  l'in- 
secte ;  ils  font  partie  sensible  de  son  être  ;  et,  à  la  moindre  oscilla- 
tion, le  moi  est  instruit  de  tout  ce  qui  se  passe  qux  extrémités  de 
son  logis,  comme  l'araignée  au  contact  du  plus  mince  granule  de 
poussière.  S'il  n'en  était  pas  ainsi,  la  «  direction  et  le  lieu  de  la  se- 
cousse »  ne  suffiraient  pas  à  déterminer  le  jugement  si  subit  de 
l'origine  des  faisceaux  nerveux,  du  moi. 

Il  y  a  dans  cette  thèse  de  Diderot,  conforme  à  l'opinion  vulgaire, 
une  part  de  vérité  et  une  part  d'erreur.  Il  est  certain  que  le  carac- 
tère spécifique  des  sensations  selon  leur  point  d'origine  nous  permet 
actuellement,  sans  réflexion,  d'une  façon  immédiate,  de  dire  en  quel 
endroit  de  l'organisme  l'impression  a  eu  lieu;  mais  en  est-il  ainsi 
dès  le  début,  et  toutes  nos  sensations  sont-elles  immédiatement 
localisées?  M.  Stricker,  dans  ses  Sludien  ùber  das  Bewusstsein, 
le  croit.  La  faculté  de  sentir,  nous  dit-il  avec  Diderot,  n'est  point 
exclusivement  renfermée  dans  les  limites  de  l'appareil  cérébral;  elle 
s'étend  du  cerveau  jusqu'aux  extrémités  terminales  des  nerfs.  L'or- 
ganisme est  au  point  de  vue  psychologique  un  véritable  sensorium, 
dont  la  conscience  est  le  centre;  chaque  acte  de  la  conscience 
centrale  est  inséparablement  lié  aux  déterminations  concomitantes 
de  la  sensibilité  périphérique.  Dès  que  celle-ci  est  mise  en  branle, 
la  conscience  de  soi  est  avertie  du  temps  et  du  lieu,  sauf  accident; 
de  sorte  que  les  localisations  ne  seraient  pas  seulement  naturelles 
et  immédiates,  mais  inévitables  à  la  conscience. 

Il  y  a  au  fond  de  cette  doctrine,  malgré  le  talent  que  M.  Stricker 
a  déployé -à  son  service,  une  grande  obscurité  et  beaucoup  de  con- 
fusion. L'existence  d'une  sensibilité  diffuse  et  organique,  à  propre- 

1.  Voy.  Œuvres  complètes  de  Diderot,  édition  Assézat,  vol.  II,  p.  146. 


•14l>  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

ment  parler,  ne  se  comprend  point,  attendu  que  ces  deux  termes, 
étendue  et  pensée,  ne  semblent  point  disposés  à  se  combiner  ou 
plutôt  à  se  superposer  sur  un  même  plan.  Du  point  de  vue  de  la 
physiologie,  M.  Stricker  essaye  pourtant  d'établir  ce  fait.  Son  raison- 
nement est  des  plus  spécieux.  La  plupart  des  physiologistes,  nous 
dit-il,  s'en  tiennent  à  cette  hypothèse  que  la  fonction  psychique  est 
uniquement  remplie  par  les  cellules  ganglionnaires  du  cerveau,  les 
fibres  de  toute  nature,  transversales  ou  cornmissurantes,  n'exerçant 
qu'une  action  physique.  Ce  serait  comme  les  fils  d'un  appareil  télé- 
graphique où  circule,  non  pas  une  dépêche,  mais  un  simple  courant. 
Cette  conception,  M.  Stricker  la  combat  à  l'aide  de  la  comparaison 
suivante.  Représentez-vous  un  sourd-muet  et  un  aveugle-né  à  la 
porte  d'une  maison  :  le  premier  voit  la  sonnette,  le  second  l'entend. 
Mais  il  est  impossible  à  tous  les  deux  ensemble  de  comprendre  cette 
proposition  :  «  La  cloche  sonne,  »  comme  ferait  un  homme  complet. 
La  raison  en  est  qu'entre  eux  deux  il  y  a  bien  un  pont  physique, 
mais  point  de  «  pont  psychique  ».  L'un  pourra  bien  toucher  la  main 
de  l'autre,  et  celui-ci,  à  cette  occasion,  se  représenter  la  cloche  à  sa 
manière;  mais  jamais  la  représentation  de  l'aveugle  ne  pourra  se 
fondre  avec  la  représentation  visuelle  du  sourd.  «  Si  donc  les  cellules 
ganglionnaires  de  l'écorce  cérébrale  formaient  des  centres  psychiques 
isolés,  ne  se  renvoyant  mutuellement  que  des  stimulations  physiques, 
une  fusion  psychique  des  impressions  visuelles  et  des  impressions 
auditives  d'un  même  individu  serait  tout  aussi  impossible.  Et,  si  ces 
cellules  ganglionnaires  étaient  des  centres  psychiques  isolés,  notre 
conscience  se  composerait  d'autant  de  fragments  qu'il  y  aurait  de 
cellules  en  fonction.  La  conscience  d'une  cellule  resterait  tout,  aussi 
close  à  la  conscience  d'un  autre  que  celle  d'une  autre  personne  l'est 
pour  la  mienne.  De  centres  pareillement  isolés  ne  pourrait  jamais 
jaillir  une  connaissance  synthétisée,  jamais  un  moi  unique.  »  (Géné- 
ralisez :  ce  qui  est  démontré  des  fibres  cérébrales  s'étend  par  voie 
de  conséquence  aux  fibres  des  centres  inférieurs.  On  doit  donc  tenir 
pour  extrêmement  vraisemblable  que  le  fonctionnement  des  cellules 
et  des  fibres  nerveuses  de  tout  ordre  est  à  la  fois  physiologique  et 
psychique.  «  La  conscience  s'étend  du  cerveau  jusqu'aux  nerfs,  dit 
l'auteur  ;  ceux-ci  ne  sont  que  les  avant-postes  de  la  conscience.  » 
Il  ne  nous  répugne  point  d'admettre,  à  condition  de  l'expliquer,  la 
liaison  intime  et  directe  de  l'âme  avec  toutes  les  parties  du  corps  : 
a  La  nature  m'enseigne  par  les  sentiments  dé  douleur,  de  faim,  de 
soit,  etc.,  que  je  ne  suis  pas  seulement  logé  dans  mon  corps  ainsi 
qu'un  pilote  en  son  navire,  mais  outre  cela  que  je  lui  suis  conjoint 
très  étroitement,  et  tellement  confondu  et  mêlé  que  je  compose 


A.   DEBON.   —  LOCALISATIONS  PSYCHOLOGIQUES  141 

comme  un  seul  tout  avec  lui.  Car  si  cela  n'était,  lorsque  mon  corps 
est  blessé,  je  ne  sentirais  pas  pour  cela  de  la  douleur,  moi  qui  ne 
suis  qu'une  chose  qui  pense  ;  mais  j'apercevrais  cette  blessure  par  le 
seul  entendement,  comme  un  pilote  aperçoit  par  la  vue  si  quelque 
chose  se  rompt  dans  son  vaisseau.  »  (Descartes,  VIe  méditation.) 
L'erreur  de  toute  physiologie,  et  celle  de  M.  Stricker  en  particulier, 
est  d'imaginer  quand  même  un  centre  organique  de  perception  dont 
on  n'a  découvert  jusqu'ici  aucune  trace,  un  centre  anatomique  de 
l'âme  ou  de  la  conscience  intérieur  au  cerveau,  un  siège  physique 
de  la  pensée,  un  point  d'inhérence  (ou  plusieurs)  par  où  l'esprit 
touche  au  physique  '  ;  en  un  mot,  l'illusion  d'optique  commune  à 
tous  les  physiologistes,  quand  ils  parlent  psychologie,  est  de  pré- 
tendre se  représenter  chaque  fonction,  chaque  acte  ou  opération  de 
l'âme  sous  des  images  sensibles  comme  l'envers  des  fonctions  ner- 
veuses. C'est  là  une  faute  de  langage  et  de  méthode  à  la  fois.  Chercher 
le  centre  des  sensations,  centre  subjectif  et  idéal,  dans  les  lobes 
cérébraux,  dans  la  moelle  allongée   ou  la  couche  optique,  c'est 
chercher  le  sujet  dans  l'objet,  l'esprit  dans  le  corps,  le  moi  dans  le 
non-moi.  Tout  idéale  est  l'unité  psychique  du  moi  :  idéale  aussi  cette 
sensibilité  générale  de  l'organisme  que  l'on  dit  répandue  jusque  dans 
les  moindres  éléments  de  substance  nerveuse.  L'une  et  l'autre,  à 
titre  de  faits  purement  et  exclusivement  subjectifs,  sont  irreprésen- 
tables.  C'est  un  fait  d'expérience  que  tous  les  points  de  notre  orga- 
nisme sont  capables  de  provoquer  et  provoquent  sans  cesse  dans  la 
conscience  des  affections  senties  à  quelque  degré,  souvent  infini- 
tésimales; que  notre  corps  est  le  lieu  géométrique  de  notre  sensi- 
bilité. Mais  que  signifie  cette  expression  abréviative  :  la  sensibilité 
de  l'organisme?  Uniquement  ceci:  tout  point  de  notre  corps  a  la 
propriété  d'exciter  au  sein  delà  conscience  une  sensation  distinguée 
ou  non,  et  projetée  ensuite  dans  une  portion  limitée  de  l'espace, 
appelée  le  corps.  Proposition  que  M.  Stricker  interprète  ainsi  :  Mon 
corps  est  dans  toutes  ses  parties  un  sensorium  psychique,  et  chacun 
de  ses  points  est  à  la  fois  sentant  et  senti.  Le  psychologue,  obligé  à 

1.  Voy.  Dr  Appia,  De  la  corrélation  physiologique  des  sens  (Congrès  et  conférences 

de  l'Exposition  universelle  de  1878,  Imprimerie  nationale,  1879,  n°  29  de  la  série'. 
L'auteur  de  cet  intéressant  mémoire  essaye  de  démontrer  l'existence  d'un 
centre  organique  cérébral  où  convergent  les  différentes  espèces  de  sensations. 
L'hypothèse  ne  nous  semble  ni  valable  au  point  de  vue  psychologique,  ni 
autorisée  par  les  observations  de  la  physiologie  et  de  la  pathologie  cérébrales. 
Ce  centre  cherché,  c'est  la  fonction  mentale  elle-même,  seule  simple  et  syn- 
thétique, qui  n'est  point  matériellement  centralisée,  mais  dont  l'action  est 
centralisatrice.  11  importe  de  ne  point  confondre,  comme  tout  à  l'heure 
M.  Stricker,  deux  choses  très  distinctes  et  nullement  univoques  :  des  centres 
physiques  et  des  centres  psychiques. 


I  ',J  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

plus  de  rigueur,  se  contente  de  dire  :  Mon  corps  est  simplement 
l'organe  ou  l'instrument  de  ma  sensibilité;  mais  ce  n'est  pas  plus  la 
main  qui  sent  que  ce  n'est  l'œil  qui  voit  :  c'est  le  moi.  Objectivement, 
mon  corps  est  un  ensemble  de  points  étendus,  tangibles,  visibles; 
subjectivement,  il  n'est  rien  qu'un  ensemble  de  sensations.  Consé- 
quence :  du  point  de  vue  de  l'observation  intérieure,  il  n'y  a  point  de 
localisations  innées.  Pour  qu'il  y  ait  localisation,  il  faut  qu'une 
association  s'établisse  entre  l'observation  subjective  et  l'expérience 
objective,  qu'une  fusion  s'opère  entre  les  points  visibles  et  tangibles 
d'une  part,  les  sensations  diversement  différenciées  de  l'autre  '  : 
synthèse  qui  suppose  un  moi  déjà  très  exercé  à  s'observer  lui-même. 
Car  tant  que  ces  deux  ordres  d'éléments  n'auront  point  d'abord  été 
dissociés,  puis  recombinés,  chaque  sensation  (visuelle  ou  tactile)  ne 
provoquera  qu'une  sensation  hétérogène  (musculaire)  :  mais  il  n'y 
aura  point  de  représentation,  conséquemment  point  de  localisation. 
C'est  ce  que  n'a  point  considéré  M.  Stricker  en  se  déclarant  pour 
l'innéité  de  toute  espèce  de  localisations.  La  connaissance  du  point 
d'origine  d'une  impression,  selon  le  savant  physiologiste,  si  elle 
n'était  déjà  donnée  dans  la  sensation,  ne  saurait  jamais  être  acquise 
par  aucun  effort  ultérieur.  «  Supposez  une  personne  emprisonnée 
dans  un  coffre  hermétiquement  fermé  et  obscur  :  dont  les  parois 
externes  seraient  garnies  d'innombrables  clochettes.  On  fait  sonner 
celles-ci  en  les  agitant  au  hasard,  indistinctement.  Tout  d'abord,  le 
prisonnier  ignore  de  quel  côté  on  a  remué  les  sonnettes;  il  l'apprend 
par  l'exercice  et  l'habitude.  Ainsi  se  comporterait,  d'après  les  adver- 
saires de  l'innéité,  la  -conscience  de  l'enfant  :  elle  recevrait  les 
nouvelles  du  dehors,  sans  savoir  au  début  de  quel  point  elles  lui 
viendraient.  »  Cette  supposition,  selon  M.  Stricker,  est  inadmissible; 
voici  pourquoi.  «  Quand  j'entends  ou  que  je  lis  les  éléments  d'une 
langue  étrangère,  dit-il,  je  puis  bien  en  apprendre  l'usage  à  force 
d'exercice,  car  je  ne  fais  qu'entendre,  prononcer,  lire  des  choses 
élémentaires  qu'on  m'a  plusieurs  fois  répétées.  Mais,  avant  que  j'eusse 
appris  à  distinguer  ces  éléments,  tout  exercice  m'était  impossible. 

II  en  est  de  même  de  toute  espèce  d'exercices.  Si  le  sensorium  (la 
consciencei  ne  savait  pas  dès  le  commencement  quels  endroits  de  la 
périphérie  du  corps  sont  intéressés  dans  chaque  impression,  tout 
exercice  serait  vain,  il  ne  l'apprendrait  jamais.  » 

Dégageons  de  ces  images  la  théorie  delà  connaissance  qu'elles 
nous  cachent.  Toute  sensation  ou  impression  affective  est,  en  tant 
qu'acte  formel  de  connaissance,  liée  à  une  représentation,  donc 

i.  On  verra  que  ces  localisations  elles-mêmes  ne  sont  point  les  premières. 


A.   DEBON.   —  LOCALISATIONS   PSYCHOLOGIQUES  143 

localisée.  Et  en  effet  la  loi  fondamentale  de  la  connaissance  sensible 
est  une  loi  de  représentation  sous  la  forme  de  l'espace  :  c'est  ce 
qu'en  langage  vulgaire  on  appelle  «  percevoir  ».  Percevoir  une  sen- 
sation, c'est  donc  par  le  fait  même  la  rattacher  à  son  objet.  «  Une 
analyse  approfondie   des  différentes  espèces   de   sensations  nous 
apprend,  dit  M.  de  Biran,  que  si  l'être  sentant  était  réduit  à  des 
impressions  purement  intérieures,  s'il  ne  localisait  pas  les  sensations, 
en  les  rapportant  à  une  cause  ou  objet  tangible  dont  l'existence  fût 
non  seulement  distinguée,  mais  entièrement  séparée  de  la  sienne, 
cet  être  n'aurait  pas  même  la  première  idée  de  sensation.  »  (Œu- 
vres inédites,  vol.  I,  page  41.)  Tout  cela  est  vrai,  incontestable, 
incontesté.  S'ensuit-il  pourtant,  ainsi  que  l'imagine  M.  Stricker,  que 
l'acte  même  de  percevoir  n'ait  point  sa  genèse,  qu'il  ne  soit  réduc- 
tible à  aucune  forme  embryogénique  ?  De  la  sensation  à  peine  sentie 
à  la  perception  sensible,  de  la  sensibilité  indistincte  à  la  conscience 
distincte  du  non-moi,  n'y  a-t-il  aucune  évolution  psychique,  dont  le 
pivot  serait  la  conscience  de  soi  (das  Selbstbewusstsein) ,  laquelle 
demeurerait  l'élément  fondamental  et  générateur  de  toute  connais- 
sance? Plus  simplement,  cette  union  de  la  sensation  et  de  la  repré- 
sentation d'espace  dans  toute  perception  sensible  est  une  synthèse; 
pour  que  cette  synthèse  soit  en  principe  intelligible,  en  fait  connue , 
il  faut  de  toute  nécessité  que  les  éléments  en  aient  été  d'abord  dis- 
tingués par  l'intuition,  puis  réunis  en  leur  tout.  Cette  intuition 
synthétique  n'est  simple  qu'en  apparence;  la  preuve,  c'est  qu'elle 
est,  selon  le  cas,  facile  ou  difficile,  précoce  ou  tardive.  Il  y  a  des 
localisations  familières  aux  malades  que  tel  de  nous  ne  fera  jamais . 
En  réalité,  cette  association  d'un  élément  sensationnel,  tactile  ou 
visuel,  avec  une  représentation  d'étendue  et  de  lieu,  loin  d'être  un 
fait  primitif,  est  au  contraire  un  événement  relativement  avancé  de 
notre  activité  intellectuelle. 

Il  nous  paraît  sage  de  passer  sous  silence  les  raisons  empiriques 
invoquées  par  M.  Stricker  et  empruntées  à  des  observations  faites 
sur  les  malades,  les  amputés.  Ces  faits  n'ont  jamais  convaincu  per- 
sonne, et  pour  cause  :  ce  sont  des  arguments  à  deux  anses.  Pour  en 
finir  avec  ce  point  spécial  de  la  discussion,  M.  Stricker  nous  per- 
mettra de  lui  reprocher  de  s'être  arrêté  à  mi-chemin  dans  les  voies 
de  la  psychologie.  Une  analyse  plus  profonde  lui  eût  montré  que 
cette  sensibilité  périphérique  et  coétendue  à  tous  les  éléments  ner- 
veux, dont  il  parle,  n'est  encore  qu'une  «  idole  »  physiologique. 
Sentir  son  corps,  malgré  l'équivoque  du  mot,  c'est  en  définitive 
connaître  une  modification  affective  et  la  rattacher  à  un  point  phy- 
sique :  or  l'intelligence  ne  reçoit  point  d'idées  toutes  faites,  elle  les 


144  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

façonne  elle-même  en  réunissant  d'abord  ses  impressions  dans  des 
synthèses.  C'est  ce  qu'elle  fait  pour  l'idée  même  du  corps. 


IV 


Essayons  donc  par  l'analyse  subjective  de  découvrir  les  conditions 
primordiales  de  la  localisation. 

Avant  le  premier  acte  délocalisation,  il  n'y  a  pour  le  sujet  sentant 
aucune  représentation  possible,  ni  d'étendue  corporelle,  ni  d'espace 
externe.  Dans  cet  état,  notre  corps  n'est  pour  nous  qu'une  masse 
confuse  de  sensations  multiples,  venues  de  tous  les  points  de  l'or- 
ganisme, et  indistinctes;  si  quelques-unes,  d'une  violence  excep- 
tionnelle, comme  une  douleur  convulsive,  une  nausée,  se  produisent, 
elles  effacent  momentanément  toutes  les  autres  impressions.  Le 
moi  engourdi  ne  se  distingue  néanmoins  pas  encore  de  ses  modifica- 
tions passives  :  la  «  conscience  de  soi  »  est  contemporaine  du 
premier  effort  moteur,  la  psychologie  le  sait  depuis  Maine  de  Biran. 
Alors  aussi  commence  le  processus  des  localisations  primaires, 
parallèle  aux  étapes  de  l'activité  motrice  :  mouvement  d'effort, 
tension  continue  et  prolongée,  mouvement  de  tension  combiné  avec 
mouvement  de  translation. 

Première  phase  :  Le  sujet  sentant  réagit  volontairement  contre  une 
douleur  ressentie,  ou  meut  ses  membres  par  besoin  d'exercice,  mais 
avec  effort.  En  raison  de  ces  mouvements  d'effort  élémentaires,  le 
chaos  primitif  des  sensations  se  débrouille  :  il  se  forme  des  groupes 
de  sensations  qui  se  tiennent  toujours  ensemble  et  constituent  des 
espèces  d'unités,  reparaissant  toujours  à  la  suite  d'un  certain  mou- 
vement actif  pour  disparaître  avec  lui.  Telle  sorte  de  mouvement 
actif  ou  d'effort,  tel  groupe  de  sensations.  Les  impressions  ne  sont 
point  localisées  du  coup,  mais  leur  masse  primitivement  confuse 
s'est  morcelée  en  une  multitude  d'agrégats  de  sensation;  les  sensa- 
tions, sectionnées  en  blocs,  se  trouvent  par  le  fait  distinguées  et 
«  mises  pour  ainsi  dire  les  unes  hors  des  autres  '  ».  Voilà  le  résultat 
d'une  première  action  motrice  volontaire,  répétée  sur  les  divers 
points  de  l'organisme  en  consécution  d'une  excitation  externe  ou 
interne.  Le  sujet  sentant  qui  meut  ainsi  son  bras,  ou  sa  tête,  ou  ses 
doigts,  ne  continue  pas  moins  d'ignorer  ce  que  c'est  que  corps  et 
espace. 

1.  Maine  de  Biran.  Origine  de  la  connaissance  <iw   nom  avons  de  notre  propre 
corps  [Œuvres  inédites,  vol.  I,  p.  237). 


A.   DEBON.   —  LOCALISATIONS   PSYCHOLOGIQUES  145 

Il  l'ignore  encore  durant  la  seconde  phase,  quand  à  l'effort  mo- 
mentané succède  une  nouvelle  expérience,  celle  d'une  tension  con- 
tinue. Conscient  de  sa  puissance  d'agir,  le  sujet  sentant  prolonge  son 
effort  suivant  une  direction  donnée,  que  du  reste  il  ne  se  représente 
en  aucune  façon  ;  il  applique  ferme  sa  main  sur  une  surface  plane, 
une  table  par  exemple,  ou  il  allonge  son  bras  en  avant.  Que  rernar- 
que-t-il  en  lui?  Une  succession  de  sensations  homogènes,  des  im- 
pressions d'effort  musculaire  qui  dans  le  premier  cas  décroissent 
graduellement  jusqu'à  disparaître,  et  dans  le  second  croissent  d'inten- 
sité au  point  de  devenir  intolérables.  Une  nouvelle  marque  des  sen- 
sations est  reconnue,  leur  intensité;  une  nouvelle  distinction  appli- 
quée à  ces  groupes  de  tout  à  l'heure,  l'ordre  de  croissance  ou  de 
décroissance. 

Un  pas  de  plus,  et  nous  toucherons  au  but.  Au  point  où  nous  en 
sommes,  le  sujet  conscient  distingue  ses  propres  sensations  sous  le 
triple  rapport  de  la  qualité,  de  l'intensité,  de  l'ordre  de  gradation  : 
il  saisit  un  rapport  de  dissemblance  entre  une  piqûre  d'épingle  et 
l'attouchement  d'une  surface  polie,  entre  l'action  de  remuer  le  bras 
et  celle  de  remuer  un  doigt,  entre  l'effort  initial  et  la  douleur  ou 
l'absence  de  douleur  finale  ;  enfin  il  peut  constater  l'ordre  de  succes- 
sion de  ces  modifications  internes.  Et  pourtant  aucune  portion  quel- 
conque de  ces  modifications  affectives,  malgré  ces  différenciations 
réunies  et  reconnues,  n'est  capable  de  susciter  une  synthèse  repré- 
sentative d'espace.  C'est  qu'en  effet  la  condition  ultime  de  toute 
représentation  d'espace,  l'idée  de  coexistence,  n'a  pu  encore  être 
éveillée  dans  l'esprit  :  comment  donc  l'est-elle? 

Imaginons  un  mouvement  actif  de  tension  combiné  avec  un  mou- 
vement volontaire  de  déplacement  ou  de  translation.  Le  sujet  con- 
scient fait  effort  pour  allonger  son  bras,  et  en  même  temps  il  le 
remue  de  haut  en  bas,  ou  bien  il  promène  sa  main  de  gauche  à  droite 
sur  une  surface  inégale;  puis,  ce  premier  mouvement  exécuté  en  sens 
direct,  il  le  refait  en  sens  inverse,  de  bas  en  haut,  ou  de  droite  à 
gauche.  Quel  sera  le  résultat  mental?  Une  succession  de  sensations 
homogènes,  c'est-à-dire  de  sensations  d'effort,  différentes  de  qualité, 
continues  entre  elles,  croissantes  ou  décroissantes,  disposées  suivant 
un  ordre  sériaire  invariable  :  ABCD  ;  DCBA.  Impossible  que  l'une 
apparaisse  sans  avoir  été  précédée  de  telle  autre,  que  B  n'ait  pas 
pour  antécédent  A  ou  C,  et  ne  soit  pas  alternativement  déterminé  par 
A  et  par  C  entre  lesquels  il  se  trouve  comme  encastré  et  qu'à  son  tour 
il  détermine.  Impossible  aussi  d'intervertir  l'ordre  de  gradation, 
c'est-à-dire  d'aller  de  A  à  G  sans  passer  par  B  :  la  continuité  de  suc- 
cession correspond  rigoureusement  à  la  continuité  de  l'effort  et  à 

TOME  X.   —   1880.  H» 


146  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

l'ordre  de  croissance  ou  de  décroissance,  des  sensations.  Gela  revient 
à  dire  que  ces  sentiments  d'effort  moteur  se  trouvent  non  plus  con- 
fondus en  bloc,  ni  simplement  distingués  à  titre  de  modifications 
successives  et  variables,  mais  liés  en  système  :  de  telle  sorte  que 
l'une  de  ces  sensations,  prise  au  hasard,  soutient  avec  les  autres  des 
rapports  d'existence  et  de  continuité,  d'ordre,  d'intensité,  de  qualité, 
simultanément  définis  par  toutes  les  autres.  D'où  il  suit  qu'une  quel- 
conque des  sensations  de  la  série  ne  peut  être  ultérieurement  éveillée 
dans  l'esprit  sans  provoquer  à  quelque  degré  l'idée  ou  la  représen- 
tation de  toutes  les  composantes  du  même  système.  Or  l'idée  de 
coexistence,  abstraction  faite  de  toute  image  d'étendue,  ne  signifie 
rien  de  plus  ;  et  c'est  au  moment  où  cette  idée  apparaît  en  nous, 
dans  l'exercice  de  notre  activité  motrice,  qu'éclate  simultanément 
l'intuition  à  -priori  d'espace. 

Peut-être  nous  adressera-t-on  l'objection  suivante  :  Les  sensa- 
tions de  l'ouïe,  elles  aussi,  sont  susceptibles  d'être  disposées  en  sé- 
ries, suivant  un  ordre  de  gradation  défini  ;  pourquoi  donc  l'audition 
d'une  gamme  musicale,  que  l'on  monte  et  que  l'on  descend,  ne  pro- 
voque-t-elle  point  directement  la  représentation  d'un  étendu?  La 
raison  psychologique,  selon  nous,  c'est  qu'il  n'y  a  point  de  continuité 
réelle,  parfaite,  entre  les  impressions  ou  sensations  passives,  quelles 
qu'elles  soient,  même  celles  de  l'ouïe,  ut,  ré,  mi...;  la  continuité  par- 
faite, pour  être  connue  et  connaissable,  doit  n'être  en  dernière  ana- 
lyse que  la  continuité  d'un  effort  ou  d'un  mouvement  actif.  Les 
sons  musicaux  restent  donc  forcément  disjoints,  par  nature. 

Il  est  bon  de  remarquer  que,  dans  toute  cette  analyse,  on  n'a  con- 
sidéré à  dessein  que  les  sentiments  ou  éléments  de  sentiments  déter- 
minés par  l'exercice  de  notre  activité  motrice  volontaire  ou  du 
moins  consciente  d'elle-même.  On  a  éliminé  avec  soin  toutes  les 
autres  indications,  susceptibles  d'être  empruntées  à  la  vision  ou  au 
toucher  externe,  et  l'on  s'est  maintenu  rigoureusement.au  centre  du 
sujet  sentant,  sans  prétendre,  par  aucun  artifice  illusoire ,  rayonner 
de  ce  centre  psychique  à  une  sorte  de  circonférence  ou  de  limite 
physique,  comme  la  périphérie  du  corps.  C'est  du  dedans  avant  tout, 
c'est-à-dire  du  point  de  vue  de  la  conscience,  que  je  connais  mon 
corps.  En  conséquence,  l'explication  proposée  au  nom  de  l'observa- 
tion subjective  est  aussi  générale  que  possible  ;  comme  le  déploie- 
ment de  cette  activité  motrice  est  la  condition  sine  qua  non  de 
l'exercice  perceptif  des  sens,  elle  s'étend  à  toute  notre  activité  intel- 
lectuelle dans  ses  rapports  avec  le  monde  extérieur,  et  d'abord  avec 
l'organisme.  On  voit  de  plus  que  la  première  notion  d'étendue  n'est 
ni  celle  d'étendue  visuelle,  ni  celle  d'étendue  tactile,  mais  unique- 


A.   DEBON.    —  LOCALISATIONS    PSYCHOLOGIQUES  147 

ment  une  notion  d'étendue  toute  faite  d'effort.  C'est  en  ce  sens  qu'il 
convient  d'entendre  la  pensée  de  Maine  de  Biran,  lorsqu'il  parle 
d'une  «  étendue  intérieure  du  corps,  type  simple  et  originel  d'une 
sorte  d'étendue  qui,  pour  ne  pouvoir  se  représenter  sous  aucune 
image,  n'en  a  que  mieux  toute  la  réalité  d'un  fait  primitif.  » 
■  A  l'heure  présente,  la  première  de  toutes  les  localisations  est  chose 
faite  :  la  sensation  G  est  indissolublement  liée  à  toutes  les  compo- 
santes du  même  système  A,  B...,  D,  unies  dans  une  même  représen- 
tation mentale.  Les  localisations  primaires,  toutes  semblables  à  la 
précédente,  ne  sont  que  l'intercalation  d'une  sensation  x  entre  les 
termes  réciproquement  conditionnés  d'une  série  m,  n,  o....  z. 

Nous  ne  commettrons  point  la  faute,  après  les  avoir  rejetées  à  plu- 
sieurs reprises,  d'invoquer  les  observations  empiriques  objectives  à 
l'appui  d'une  thèse  sur  la  formation  de  l'idée  première  d'espace.  Il 
nous  suffit  que  ces  faits,  comme  ceux  d'anesthésie,  d'hémiplégie  ou 
de  paraplégie,  ne  soient  point  en  désaccord  avec  les  conséquences 
de  la  doctrine  exposée  ;  ils  semblent  plutôt  la  confirmer,  en  mon- 
trant que  les  sensations  ne  sauraient,  ni  par  leur  seule  vertu,  ni  par 
leurs  modes  d'association  entre  elles,  se  localiser  en  un  point  donné 
indépendamment  d'une  action  motrice  consciente.  C'est  en  effet  cette 
suspension,  non  de  la  faculté  innée  de  localiser,  mais  de  la  conscience 
motrice,  qui  caractérise  les  troubles  fonctionnels  de  l'anesthésie  : 
«  Les  mains  privées  de  sensibilité  ne  savent  plus  prendre  les  corps, 
surtout  s'ils  sont  petits,  bien  que  le  sentiment  d'activité  musculaire 
soit  intact  ;  sans  la  vue  de  l'objet,  la  main  ne  peut  le  saisir  et  ne  sait 
le  conserver  par  la  pression.  Les  malades  anesthésiques  ont  une 
maladresse  singulière;  s'ils  veulent  marcher,  le  pied  n'a  plus  la  sen- 
sation du  sol,  ou  bien  il  leur  semble  qu'un  tapis  épais,  une  couche 
de  laine  ou  de  plume  les  sépare  du  terrain  solide.  Sans  le  secours 
des  yeux  fixant  les  pieds,  le  malade  a  une  marche  hésitante,  embar- 
rassée ou  impossible,  et  telle  qu'on  pourrait  croire  à  une  paralysie 
musculaire  qui  n'existe  pas  l.  » 

D'après  notre  analyse,  localiser,  c'est  synthétiser  sous  le  con- 
cept d'effort  une  suite  de  sensations  différenciées  par  la  qualité,  le 
degré,  l'ordre  d'apparition,  mais  données  comme  termes  d'une  série 
continue  dont  les  rapports  ne  peuvent  être  intervertis.  Actuellement, 
une  douleur  sentie  en  tel  point,  c'est  une  douleur  rattachée  à  son 
groupe  de  sensations  musculaires  avec  sentiment  d'effort  :  primitive- 
ment un  point  senti,  c'est  un  sentiment  d'effort  uni  à  un  groupe  dé- 


1.  Voyez  Dictionnaire  encyclopédique  des  iciences  médicales,  G.  Masson,  article 
Anesthésie. 


J48  REVUE     PHILOSOPHIQUE 

pendant  de  sensations  également  musculaires  et  de  sensations  orga- 
niques. Autant  il  peut  se  former  de  groupes  de  cette  nature,  ou 
d'associations  entre  ces  groupes,  par  le  seul  effet  de  notre  activité 
motrice,  autant  il  y  a  de  localisations  primaires.  C'est  dire  qu'il  y  en 
a  une  infinité,  et  que  leur  nombre  est  toujours  susceptible  de  s'ac- 
croître :  et  en  effet  plus  ces  localisations  deviennent  spéciales  ou 
délicates,  plus  elles  supposent  une  évolution  avancée  de  l'activité 
motrice  propre  aux  organes.  Tels  de  ceux-ci  dorment  jusqu'à  l'âge 
de  puberté  :  la  faculté  de  localiser  leurs  sensations  spécifiques  ne 
s'exerce  pour  eux  qu'à  cette  époque.  Il  ne  coûte  point  à  notre  théorie 
d'admettre  que  ces  localisations  motrices,  du  moment  où  les  plus 
essentielles  ont  été  faites,  ne  s'étendent  que  lentement,  de  proche 
en  proche,  aux  régions  profondes  ou  périphériques  de  notre  corps. 
Mais  notre  corps  est  autre  chose  qu'une  somme  de  points  d'appli- 
cation de  notre  force  motrice  et  une  étendue  intérieure  de  résistance. 
11  est  essentiellement  pour  le  vulgaire  chose  visible  et  tangible,  et 
l'on  entend  le  plus  souvent  par  localisation  l'attribution  d'une  im- 
pression à  un  point  de  cette  étendue  corporelle,  faite  avec  l'aide  de 
la  vue  et  du  toucher.  Les  localisations  de  ce  genre  sont  en  réalité 
secondaires  :  une  sorte  de  reconnaissance  générale  de  l'organisme, 
faite  du  dedans  par  l'activité  motrice,  les  a  précédées.  Les  localisa- 
tions primaires  sont  à  la  base  de  toutes  les  autres  :  elles  sont  le 
canevas,  celles-ci  la  broderie.  Remarquez  en  effet  que  ces  deux  sens 
si  instructifs,  le  toucher  et  la  vue,  sont  inévitablement  tributaires 
de  notre  activité  motrice  :  impossible  d'avoir  l'idée  d'un  objet  exté- 
rieur tangible  ou  visible  sans  remuer  avec  quelque  effort  conscient 
la  main  ou  l'œil.  Les  éléments  sensationnels  propres  à  ces  deux  sens, 
couleur,  froid  pu  chaud,  etc.,  ne  détermineraient  jamais  une  locali- 
sation à  eux  seuls  ;  sous  ce  rapport,  la  vue  et  le  toucher  sont  aussi 
peu  privilégiés  que  l'odorat,  l'ouïe  et  le  goût. 

Une  fois  que  la  vue  et  le  toucher  se  sont  mis  à  l'œuvre,  notre 
corps  nous  est  connu  comme  une  masse  de  points  colorés  et  résis- 
tants. Et  parce  que  l'expérience  nous  montre  sans  cesse  que  chacun 
de  ces  points  est  capable  de  provoquer  dans  la  conscience  une  sen- 
sation agréable  ou  douloureuse,  que  quelques-uns  ont  la  propriété 
d'être  directement  mus  par  la  volonté,  la  fusion  se  fait  d'elle-même 
entre  les  données  de  l'observation  subjective  et  celles  de  l'observa- 
tion objective  :  chaque  groupe  de  points  colorés  ou  résistants  se  lie 
à  un  groupe  de  sensations  musculaires  ou  de  sensations  organiques  ; 
quelques-uns  de  ces  points,  par  un  rare  privilège,  se  soudent  même 
terme  à  terme  à  des  sensations  musculaires  ou  organiques  spéciales. 
Alors  il  y  a  des  «  signes  locaux  »,  en  ce  sens  que  telle  excitation 


A.    DEBON.  —  LOCALISATIONS  PSYCHOLOGIQUES  149 

périphérique  infailliblement  suscite  la  représentation  du  point  tan- 
gible ou  visible  d'où  l'excitation  est  partie.  Quand  cette  synthèse 
empirique  des  deux  ordres  de  faits,  sensations  et  sentiments,  est 
achevée,  notre  corps  est  plus  que  le  lieu  géométrique  de  notre  sen- 
sibilité :  il  nous  semble  que  cette  chose  colorée,  étendue,  résistante, 
solide ,  soit  dans  tous  ses  points  et  directement  sentie.  Par  une 
étrange  substitution  de  nos  représentations  objectives  aux  sentiments 
subjectifs,  nous  croyons  que  c'est  le  pied,  la  main,  le  cœur  qui 
souffre. 

Pour  le  reste,  le  développement  des  localisations  repose  sur  l'ac- 
tion combinée  de  la  vue  ou  du  toucher.  Notre  corps  est  aussi,  en 
effet,  «  une  chose  exposée  à  tous  nos  sens  et  à  la  portée  de  nos 
mouvements,  comme  une  table,  une  statue,  un  fusil  de  chasse.  » 
(Bain.) 

L'explication  psychologique  proposée  ici  résout,  sans  appel  à  l'in- 
connu ou  à  l'innéité,  la  question  de  la  possibilité  et  de  la  forme  pre- 
mière des  localisations.  Elle  remonte  aux  modes  primitifs  de  nos 
représentations  d'étendue  et  n'emprunte  qu'à  l'ordre  subjectif  les 
éléments  de  nos  localisations  fondamentales  et  de  la  connaissance 
originelle  de  notre  corps.  L'image  de  Diderot  est  trompeuse  et 
fausse  ;  le  moi  n'a  point  besoin,  comme  l'araignée,  de  se  porter  aux 
limites  de  son  logis  pour  le  connaître,  parce  que  l'espace  n'est  point 
en  dehors  de  lui.  Mais  si  le  moi  restait  inerte,  sans  réagir  contre  ses 
propres  modifications,  il  ne  les  objectiverait  jamais  :  c'est  par  une 
série  d'efforts  volontaires,  dans  le  développement  de  son  activité 
motrice,  qu'il  réalise  sous  forme  de  représentations  son  corps,  ho- 
rizon fini  de  toutes  ses  sensations,  et  le  monde  extérieur,  horizon 
infini  de  toutes  nos  impressions  sensibles. 

Albert  Debon. 


LA    CROYANCE   ET   LE    DESIR 

LA  POSSIBILITÉ  DE  LEUR  MESURE 


Il  serait  scientifiquement  désirable  de  dégager  parmi  les  innombra- 
bles grandeurs  continues  que  l'âme  semble  nous  présenter,  —  degrés 
du  froid  ou  du  chaud,  éclat  plus  ou  moins  vif  des  couleurs,  vivacité 
croissante  ou  décroissante  des  peines  ou  des  plaisirs,  etc.,  —  une  ou 
deux  vraies  quantités  qui,  partout  mêlées  aux  éléments  qualitatifs 
des  sensations,  se  prêteraient,  en  droit  ou  en  fait,  à  l'application  du 
nombre.  Ne  seraient-elles  mesurables  qu'en  droit,  en  théorie  pure, 
et  non  en  fait,  la  démonstration  de  leur  mesurabilité  essentielle, 
quoique  cachée,  aurait  encore  son  prix.  Il  serait  naturel,  si  ces 
quantités  se  montraient,  de  conjecturer  qu'elles  forment  la  part 
propre  du  sujet,  et  il  y  aurait  lieu  d'examiner  ensuite  si,  par  d'autres 
caractères,  elles  ne  révèlent  pas  leur  nature  à  part,  fondamentale  et 
irréductible. 

Mais  ces  quantités  psychologiques  existent-elles?  Il  n'est  pas  per- 
mis d'aborder  cette  question  sans  dire  préalablement  un  mot  des 
chercheurs  puissants  et  profonds,  sinon  toujours  heureux,  qui  ont 
fondé  la  psychophysique.  Les  psychophysiciens,  malgré  leur  louable 
intention  de  quantifier  l'âme,  me  paraissent  négliger  justement  les 
deux  seules  grandeurs  internes  dont  les  variations  continues  et  les 
degrés  homogènes  suggèrent  naturellement  l'emploi  du  calcul,  quoi- 
qu'elles échappent  à  l'application  des  instruments  physiques  de 
mesure  :  à  savoir  la  croyance  et  le  désir,  et  leurs  combinaisons 
réciproques,  le  jugement  et  la  volonté. 

Ce  sont  les  degrés  de  la  sensation  que  ces  hardis  savants  préten- 
dent calculer;  on  connaît  la  fameuse  loi  de  Fechner  et  autres  for- 
mules également  ingénieuses  dont  l'inexactitude  presque  complète 
a  été  démontrée,  notamment  par  Hering.  Quand,  par  hasard,  ces 
essais  de  mensuration  subjective  réussissent  jusqu'à  un  certain  point 
et  obtiennent  l'assentiment  général,  on  remarquera  que  c'est  dans 
leur  application  aux  sensations  considérées  soit  comme  agréables  ou 


G.   TARDE.   -  -   LA   CROYANCE   ET   LE   DÉSIR  151 

pénibles,  c'est-à-dire  comme  éveillant  plus  ou  moins  le  désir  et 
l'aversion,  soit  comme  plus  ou  moins  intenses,  c'est-à-dire  comme 
éveillant  plus  ou  moins  l'attention.  Dans  le  premier  cas,  nous  avons  la 
remarque  de  Laplace  sur  les  accroissements  parallèles  et  inégalement 
rapides  de  la  richesse  d'un  homme  et  du  bonheur  qu'elle  lui  pro- 
cure. Dans  le  second  cas,  on  nous  apprend,  par  exemple,  quelle 
différence  de  vibrations  doivent  présenter  deux  notes  pour  que  nous 
remarquions  la  différence  des  deux  sensations  sonores  correspon- 
dantes; ou  bien  qu'une  dépêche  sensitive  est  transmise  par  le  télé- 
graphe de  nos  nerfs  avec  une  vitesse  variable  suivant  que  le  cerveau 
s'attend  ou  ne  s'attend  pas  à  cette  transmission,  ou  que  son  atten- 
tion est  occupée  par  une  sensation  différente.  «  Nous  arrivons,  dit 
M.  Ribot,  résumant  les  travaux  de  nombreux  expérimentateurs,  à  ce 
résultat  général  que  la  reproduction  des  états  de  conscience  dépend, 
tout  comme  leur  perception  immédiate,  de  l'état  d'effort  de  l'atten- 
tion '.  »  Une  cloche  étant  frappée  à  côté  de  nous,  il  s'écoule  un  cer- 
tain temps  avant  que  nous  percevions  le  son;  si,  en  même  temps 
que  la  cloche  est  frappée,  une  étincelle  électrique  est  lancée,  les 
deux  sensations  nous  arrivent  ensemble  avec  un  retard  notable.  Il 
parait  bien  probable  et  presque  certain  que  ce  ralentissement  est 
dû  au  trouble  de  l'attention  qui,  condition  indispensable  de  l'exis- 
tence même  des  sensations,  a  deux  besognes  à  remplir.  D'autres 
expériences  ne  laissent  guère  de  doute  sur  ce  point.  Ainsi,  sans 
attention,  point  de  sensation;  et  tout  ce  qui,  dans  la  sensation,  est 
réellement  susceptible  de  plus  et  de  moins,  sa  durée,  son  intensité, 
et  en  particulier  la  clarté  des  sensations  visuelles,  peut  et  doit  être 
rapporté  à  l'attention,  à  moins  de  l'être  au  désir. 

Or  qu'est-ce  que  l'attention?  On  peut  répondre  que  c'est  un  effort 
en  vue  de  préciser  une  sensation  naissante.  Mais  il  faut  prendre 
garde  que  l'effort,  sous  son  aspect  psychologique  pur  et  abstraction 
faite  de  toute  action  musculaire  concomitante,  est  un  désir,  et  que 
ce  qu'on  appelle  vulgairement  une  sensation  est  toujours,  sinon, 
comme  Wundt  tâche  de  le  démontrer  avec  tant  de  force,  un  simple 
composé  de  jugements  instinctifs,  du  moins  un  mélange  d'un  faible 
élément  sensitif  avec  un  enchevêtrement  de  jugements  et  même  de 
conclusions  extrêmement  rapides.  Ce  cheval  que  nous  disons  voir  au 
loin,  même  sans  le  regarder,  nous  le  jugeons,  nous  le  concluons  en 
réalité,  comme  les  peintres  le  savent  bien.  Sa  vue,  c'est  l'attribution 
instinctivement  faite  à  une  impression  rétinienne  de  la  possibilité,  de 
la  certitude conditionnelleKles  sensations  tactiles,  olfactives,  sonores, 

1.  Voy.  Revue  philosophique  de  mars  1876. 


152  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

que  nous  lui  rattachons;  c  est  un  jugement  de  localisation,  un  juge- 
ment de  coexistence  simultanée  avec  d'autres  impressions,  un  juge- 
ment de  classification  qu'atteste  l'apparition  du  mot  cheval,  un 
jugement  de  causation  enfin  qui  nous  l'ait  prévoir  vaguement  ce  qui 
va  suivre  ou  nous  fait  songer  à  ce  qui  vient  de  précéder  notre  impres- 
sion. A  mesure  que  la  sensation  est  réputée  se  préciser,  ces  juge- 
ments se  multiplient  et  deviennent  l'objet  d'une  foi  plus  vive. 

Si  donc  l'attention  est  le  désir  de  préciser  la  sensation  naissante, 
cela  revient  à  dire  qu'elle  est  le  désir  d'un  accroissement  de  la  croyance 
actuelle.  —  Par  suite,  en  montrant  le  rôle  important  de  l'attention, 
la  psychophysique  a  prouvé  le  haut  intérêt  qui  s'attache  à  l'étude 
des  deux  éléments  distincts  de  cette  quantité  complexe,  et  la  néces- 
sité de  la  décomposer  en  eux.  —  La  même  définition  pourrait  s'ap- 
pliquer, ou  peu  s'en  faut,  à  la  question,  source  de  l'hypothèse.  C'est 
qu'en  effet  l'esprit  attentif  est  essentiellement  «questionneur.  Cette 
étrange  faculté  dédire  si,  qui,  non  moins  que  la  faculté  de  dire  oui 
et  non,  concourt  à  la  formation  de  toutes  nos  idées  (car  toutes  les 
lois  scientifiques  ne  sont  que  des  hypothèses  vérifiées  et  embrassent 
essentiellement  l'immensité  des  faits  jugés  possibles),  s'explique  par 
une  analyse  pareille.  Avant  d'hypothétiser,  l'enfant  questionne.  Avant 
de  songer  à  se  dire  :  «  Si  ce  rocher  tombe,  il  m'écrasera.  »  l'enfant 
commence  par  se  demander  implicitement  :  «  Ce  rocher  tombera-t- 
il?  »  Analysons  donc  la  question.  L'image  d'un  rocher  (ou  la  vue  de 
ce  rocher)  et  l'image  de  son  mouvement  de  chute  se  présentent 
ensemble  à  l'esprit  de  l'enfant;  et  son  esprit,  par  exception  (caria 
thèse  et  l'antithèse  sont  la  règle  ordinaire),  n'établit  entre  ces  deux 
idées  aucun  lien  de  foi  positive  ou  négative.  Cependant  il  désire,  il  a 
besoin  de  croire,  d'affirmer  ou  de  nier.  Ce  désir  qui  a  une  croyance 
future  pour  objet,  c'est  l'interrogation. 

Qu'est-ce  d'ailleurs,  pourra-t-on  me  demander  en  passant,  que  la 
croyance'!'  Qu'est-ce  que  le  désir"?  J'avoue  mon  impossibilité  de  les 
définir.  D'autres  y  ont  échoué.  Après  avoir,  dans  son  Traité  de  la 
nature  humaine,  donné  de  la  croyance  une  définition  qui  ne  peut  se 
soutenir  et  qui  s'appliquerait  tout  aussi  bien  au  désir,  comme  toutes 
celles  qu'on  a  essayées  depuis  (la  croyance  est  une  idée  vive  rap- 
portée à  une  impression  présente  ou  associée  avec  elle),  Hume,  dans 
son  appendice,  reconnaît,  avec  sa  franchise  accoutumée,  qu'il  ne  lui 
est  pas  possible  d'expliquer  parfaitement  la  croyance.  Ce  qui  importe 
plus  qu'une  définition  de  ce  genre,  c'est  de  remarquer  que  la  croyance, 
non  plus  que  le  désir,  n'est  logiquement  «i  psychologiquement  pos- 
térieure aux  sensations;  que,  loin  de  naître  de  l'agrégation  de  celles- 
ci,  elle  ebt  indispensable  à  leur  formation,  ainsi  qu'à  leur  groupement  ; 


G.   TARDE.   —   LA   CROYANCE   ET   LE   DÉSIR  153 

qu'on  ne  sait  ce  qui  reste  des  sensations,  les  jugements  ôtés;  et  que, 
dans  le  son  le  plus  élémentaire,  dans  le  pointcoloréleplusindivisible, 
il  y  a  déjà  une  durée  et  une  succession,  une  multiplicité  de  points 
et  d'instants  contigus  dont  l'intégration  est  une  énigme.  Par  quelle 
vertu  les  instants  sonores  successifs,  dont  l'un  a  cessé  d'être  quand 
l'autre  a  commencé  à  être,  se  combinent-ils  entre  eux?  Qu'est-ce  qui 
rend  possible  cet  accouplement  fécond  du  mort  et  du  vif?  L'image'? 
Mais  l'image,  c'est  le  souvenir;  expliquez  le  souvenir!  Fait  ultime,  dit 
Stuart  Mili  découragé.  De  deux  choses  l'une  :  ou  l'on  explique  la 
croyance  (et  aussi  bien  le  désir)  par  les  sensations  telles  que  tout  le 
monde  les  connaît,  vrais  pelotons  de  propositions  antérieures  ramas- 
sées, et  on  suppose  ce  qu'on  prétend  expliquer;  ou  bien  on  des- 
cend à  des  sensations  conjecturales,  élémentaires,  mathématique- 
ment instantanées,  et  il  se  trouve  que  ces  éléments  sensitifs  sont  des 
zéros  de  sensation  avec  lesquels  il  s'agit  de  faire  un  nombre. 


La  croyance,  le  désir,  la  sensation  :  seuls  éléments  de  l'âme. 


L'importance  psychologique  de  la  propriété  d'attribuer  ou  de 
défaire  des  attributions  déjà  faites,  et  de  la  propriété  de  retenir  ou  de 
repousser,  d'appeler  ou  de  chasser  des  impressions,  s'étend,  à  mon 
avis,  bien  plus  loin  que  les  lignes  précédentes  ne  pourraient  le  faire 
supposer.  Ma  pensée  à  cet  égard  se  résume  dans  le  double  énoncé 
suivant,  qu'il  serait  trop  long  de  développer  :  1°  Au  fond  des  phéno- 
mènes internes,  quels  qu'ils  soient ,  l'analyse  poussée  à  bout  ne  dé- 
couvre jamais  que  trois  termes  irréductibles,  la  croyance,  le  désir, 
et  leur  point  d'application,  le  sentir  pur,  —  extrait,  par  abstraction  et 
hypothèse,  de  l'amas  de  propositions  et  de  volitions  où  il  se  trouve 
engagé.  2°  Les  deux  premiers  termes  sont  les  formes  ou  forces  innées 
et  constitutives  du  sujet,  les  moules  où  il  reçoit  les  matériaux  bruts 
de  la  sensation.  Ce  sont  les  deux  seules  catégories  auxquelles  on 
n'ait  pas  songé,  probablement  parce  qu'elles  sautaient  aux  yeux,  et 
les  deux  seules  qui,  je  crois,  méritent  ce  nom. 

Quant  aux  types  de  jugements  tout  faits  auxquels  on  donne  en 
général  ce  titre,  ils  ne  sont  que  des  emplois  spéciaux  de  la  faculté 
de  juger;  loin  d'être  une  richesse  du  sujet,  l'obligation  où  il  est  de 
n'exercer  sa  virtualité  illimitée  d'attribution  que  suivant  ces  types  et 


REVUE   PHILOSOPHIQUE 

non  d'autres,  de  ne  pouvoir,- par  exemple,  croire  à  un  espace  non- 
euclidien  de  4  ou  5  dimensions,  est  une  limitation,  un  appauvrisse- 
ment de  son  être,  de  même  que  l'impossibilité  où  est  le  daltonien  de 

penser  au  rouge. 

Les  deux  propriétés  dont  je  parle  étant  données  comme  primiti- 
vement inhérentes  à  un  être  spirituel  quelconque,  même  au  dernier 
protiste,  leur  spécification  en  soi-disant  catégories  peut  être  conçue 
comme  résultant  des  caractères  de  l'espèce  animale  dont  cet  être  fait 

partie. 

Par  bonheur,  je  puis  établir  ma  thèse  principale  indépendamment 
des  conjectures  que  j'indique.  Il  me  suffira  de  signaler  en  outre, 
comme  l'ait  d'observation,  la  permanence  du  croire  et  du  désirer,  leur 
identité  constante,  à  travers  tous  les  bouleversements  qu'opèrent  en 
nous  le  rêve  et  la  folie.  Toutes  nos  liaisons  d'idées,  même  les  plus 
enracinées,  peuvent  être  brisées  alors;  mais,  à  l'instant,  elles  sont 
remplacées  par  d'autres,  aussi  fortes  momentanément.  De  là  les  illu- 
sions et  aussi  les  émotions  profondes  propres  à  ces  états.  Très  sou- 
vent, en  rêvant,  je  vois  mon  vieil  ami  Paul  et  je  l'appelle  Jacques, 
pendant  que,  dans  le  même  rêve,  j'appelle  Paul  un  étranger.  Bien 
plus,  on  peut  imaginer,  au  fond  des  eaux,  des  zoophytes  dépourvus 
de  toutes  nos  sensations  et  doués  en  revanche  de  sens  qui  nous 
manquent  (  d'un  sens  de  l'électricité  si  l'on  veut);  mais  on  aura  beau 
faire,  on  ne  parviendra  par  nul  effort  d'esprit  à  concevoir  un  ani- 
mal, un  organisme  monocellulaire,  qui,  étant  sensible,  ne  serait  pas 
doué  de  croyance  et  de  désir,  c'est-à-dire  ne  joindrait  pas  et  ne 
disjoindrait  pas,  ne  retiendrait  pas  ou  ne  repousserait  pas  ses  impres- 
sions, ses  marques  sensationnelles  quelconques,  avec  plus  ou  moins 
d'intensité.  M.  DelbœuL1  dit  très  bien  que  l'intùsoire  même  peut  pro- 
noncer ce  jugement  muet  :  J'ai  chaud. 

Tenons  donc  pour  certaines  la  constance  et  l'universalité  de  ces 
deux  propriétés  élémentaires,  et,  par  suite,  leur  indépendance,  je  ne 
dis  pas  à  l'égard  de  l'état  du  cerveau,  dont  la  tonicité  ou  le  relâche- 
ment influe  si  clairement  sur  notre  dogmatisme  ou  notre  audace, 
c'est-à-dire  sur  Yactuation  plus  ou  moins  entravée  ou  aidée  de  nos 
deux  puissances,  mais  à  l'égard  des  sensations. 

Cela  posé,  avant  de  discuter  le  caractère  quantitatif  de  ces  modes 
de  l'âme,  nous  croyons  utile  de  faire  voir,  pour  ainsi  dire,  à  l'œuvre 
notre  théorie  ci-dessus,  et  de  montrer  la  facilité  avec  laquelle  s'ex- 
plique, suivant  elle,  la  formation  des  combinaisons  mentales  les  plus 
énigmatiques,  les  plus  indécomposables  en  apparence.  La  croyance, 

I.  La  PsychoUn/i(j  connue  science  naturelle,  p.  9. 


G.   TARDE.   —   LA   CROYANCE    ET   LE   DÉSIR  155 

le  désir,  les  sensations  :  avec  ces  termes  précis,  nettement  saisissa- 
bles,  on  peut  tout  faire  psychologiquement,  comme,  extérieurement, 
avec  ces  trois  termes  non  moins  distincts  et  intelligibles,  l'espace,  le 
temps,  les  matières.  Mais,  remarquons-le,  en  utilisant  ces  éléments 
pour  faire  tout  naître  de  leurs  accouplements,  nous  devons  tendre 
à  subordonner  les  plus  obscurs  aux  plus  clairs  et  non  ceux-ci  à 
ceux-là,  et  la  perfection  scientifique  consisterait  même  à  supprimer, 
s'il  se  pouvait,  les  premiers,  ou  à  les  ramener  aux  seconds.  Or 
l'obscur  en  psychologie,  c'est  la  sensation  en  ce  qu'elle  a  de  propre, 
de  sui  generis  ;  daris  les  sciences  extérieures,  c'est  la  matière  en  ce 
qu'elle  a  de  chimique  et  de  qualifié.  Aussi  semble-t-il  aux  savants 
qu'ils  auraient  atteint  l'apogée  du  savoir  humain  le  jour  où  ils  au- 
raient absorbé  l'idée  de  matière  dans  l'idée  de  mouvement,  laquelle 
n'est  presque  qu'une  combinaison  des  deux  idées  d'espace  et  de 
temps.  On  a  justement  défini  la  cinématique  une  géométrie  à  quatre 
dimensions.  De  même,  il  semble  que,  si  l'on  parvenait  à  résoudre  en- 
tièrement les  sensations,  le  rouge,  le  vert,  le  rude,  le  sucré,  etc.,  en 
jugements,  par  exemple,  ou  bien  en  volitions,  états  de  l'âme  choisis 
parmi  les  principales  combinaisons ,  diversement  opérées,  de  la 
croyance  et  du  désir,  la  science  si  opaque  des  psychologues  devien- 
drait transparente  jusqu'au  fond.  Il  ne  resterait  plus  pour  réaliser  le 
rêve  de  l'identité  substantielle,  assez  mal  compris  d'ailleurs  par  ceux 
qui  ne  regardent  pas  l'identité  comme  un  simple  cas  singulier  de  la 
différence  universelle,  qu'à  essayer  de  voir  dans  le  mouvement 
et  le  jugement  (Wundt),  ou  bien  dans  le  mouvement  et  la  volonté 
(Schopenhauer),  et  non,  comme  on  l'a  tenté  en  vain,  dans  le  mouve- 
ment et  la  sensation  proprement  dite,  deux  aspects  divers  d'une 
même  réalité. 

La  croyance  et  le  désir,  dans  leur  forme  soit  positive  soit  négative, 
peuvent  se  combiner,  ensemble  ou  séparément  :  1°  soit  avec  les 
sensations  différentes,  fortes  ou  faibles,  ces  dernières  nommées  ima- 
ges; 2°  soit  l'une  avec  l'autre,  mais  de  plusieurs  manières. 

Unie  principalement  avec  les  sensations  qu'elle  accouple  entre 
elles  ou  sépare,  la  croyance  produit  la  perception  et  le  discernement 
des  sens.  Exercée  directement  sur  les  images  jugées  telles,  c'est-à- 
dire  séparées,  niées  des  sensations  (affirmation  et  négation  implicites 
et  concomitantes),  elle  produit  le  souvenir.  Autrement  dit,  la  mé- 
moire n'est,  en  tant  que  fait  psychologique,  qu'un  jugement,  surtout 
négatif,  d'une  certaine  espèce,  basé  sur  le  fait  biologique  d'une  répé- 
tition d'états  cérébraux.  Je  n'ai  pas  à  m'occuper  ici  du  mécanisme  de 
la  localisation  dans  le  temps.  En  rêve,  nous  nous  souvenons  sans  le 
savoir,  ou  plutôt  sans  le  croire;  cela  suffit  pour  qu'en  réalité  nous 


156  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

n'ayons  pas  de  souvenir  proprement  dit.  Le  désir  s'unit  aussi,  et  très 
intimement ,  avec  les  sensations  et  les  images.  Amalgamé  avec  les 
sensations,  il  ne  s'en  distingue  pas  en  apparence;  il  semble  participer 
à  leur  hétérogénéité  radicale  et  s'appelle  plaisir  ou  douleur  physi- 
ques. Appliqué  aux  images,  il  enfante  le  désir  proprement  dit,  ou 
vulgairement  dit,  et  l'aversion,  l'amour  et  la  haine,  ou,  pour  mieux 
dire,  toutes  les  passions.  Mais  arrêtons-nous  sur  ces  deux  dernières 
dérivations. 

Le  désir  peut,  en  effet,  avoir  pour  but  :  1°  une  image  étant  don- 
née, la  sensation  correspondante  encore  absente;  2°  une  sensation 
d'une  certaine  intensité  (on  sait  ce  que  j'entends  par  là)  étant  don- 
née, un  degré  supérieur  de  la  même  sensation,  ou  sa  continuation 
pure  et  simple;  3°  à  l'inverse,  une  sensation  étant  donnée,  un  degré 
d'intensité  moindre;  4°  une  sensation  étant  donnée,  son  absence, 
c'est-à-dire  d'abord  son  simple  souvenir,  sa  négation  comme  sensa- 
tion. Ces  deux  derniers  cas,  symétriquement  opposés  aux  deux  pre- 
miers, constituent  le  contre-désir,  nommé  aversion  ou  répulsion.  La 
raison  pour  laquelle  l'esprit  se  prête  difficilement  à  voir  dans  le  désir 
ou  la  répulsion  l'essence  même  des  plaisirs  ou  douleurs  physiques, 
c'est  que  lorsqu'on  se  trouve  dans  le  second  ou  le  troisième  cas,  à 
l'apparition  d'une  sensation  dite  agréable  ou  pénible,  on  ne  remar- 
que pas  Téveil  subit,  automatique,  du  désir  positif  ou  négatif;  mais 
il  est  visible  que,  par  des  gradations  insensibles,  on  passe  du  premier 
cas  au  second  et  du  troisième  au  quatrième.  On  ne  remarque  pas 
non  plus,  à  l'apparition  d'une  sensation  quelconque,  l'éveil  subit  de 
croyance  ;  aussi  la  perception  n'a-t-elle   généralement  point  l'air 
d'un  jugement.  Mais  l'illusion  est  la  même  ici  et  là.  Le  préjugé 
par  lequel  n,ous  attribuons  à  certaines  sensations  comme  une  pro- 
priété qui  leur  serait  inhérente  le  caractère  d'être  agréables  ou  pé- 
nibles n'a  ni  plus  ni  moins  de  fondement  que  le  préjugé,  également 
enraciné,  par  lequel  nous  attribuons  aux  objets  extérieurs  nos  sen- 
sations, couleur,  poids,  chaleur,  odeur,  comme  si  elles  n'étaient  pas 
essentiellement  nôtres.  Nous  objectivons  ainsi  hors  de  nous  ce  qui 
est  nôtre;  par  la  notion  ordinaire  du  plaisir  ou  de  la  douleur  et  de 
la  perception,  nous  objectivons  en  nous,  en  l'incorporant  à  ce  qui 
est  simplement  nôtre,  ce  qui  est  nous,  la  faculté  de  croire  et  de  dé- 
sirer. Nous  jugeons  que  le  sang  est  rouge,  parce  qu'il  est  vu  de  cette 
couleur;  nous  ne  songeons  pas  aux  daltoniens.  Nous  jugeons  que  la 
saveur  sucrée  du  raisin  est  agréable,  parce  qu'en  effet  elle  éveille 
immédiatement  chez  presque  tous  les  hommes,  et  toujours  chez  les 
enfants,  le  désir  de  la  prolonger.  Mais  bon  nombre  d'adultes  aiment 
mieux  les  amers.  N'y  a-t-il  pas  cependant  des  sensations  qu'il  nous 


G.  TARDE.   —  LA  CBOYANCE  ET  LE  DÉSIR  157 

est  impossible  de  concevoir  autrement  que  comme  agréables  ou 
pénibles'?  Il  y  a  les  sensations  erotiques;  mais  ce  n'est  point  surpre- 
nant, puisque  nous  ne  pouvons  les  ressentir  qu'à  la  condition  de  les 
désirer.  Dès  que  leur  désir  cesse,  on  sait  combien  leur  image  devient 
répulsive.  Quant  aux  sensations  produites  par  le  déchirement  san- 
glant des  muscles,  la  répulsion  instinctive  qu'elles  font  naître  est 
clairement  liée  au  désir  fondamental  de  continuer  à  vivre. 

Quand,  une  image  étant  donnée  (voir  ci-dessus,  le-  cas),  le  désir 
vise  la  sensation  correspondante,  il  serait  plus  exact  de  dire  que 
c'est  toujours  l'image  elle-même  qui  est  le  contenu  du  désir.  En 
effet,  dans  ce  cas,  l'image  est  donnée  d'abord  comme  jugée  telle, 
comme  niée  être  une  sensation,  et  ce  qu'on  désire  alors,  c'est  cette 
même  image  en  tant  qu'affirmée  être  une  sensation.  C'est  cette 
négation  qui  appelle  le  vœu  de  cette  affirmation.  En  veut-on  une 
preuve? Dans  un  rêve  erotique,  une  image  voluptueuse  étant  offerte, 
on  s'y  attache  comme  à  la  réalité  même,  et  l'on  ne  désire  que  la 
continuation  ou  la  variation  légère  de  cette  image.  C'est  qu'en  rêve 
l'image  ne  se  présente  pas  comme  n'étant  pas  une  sensation. 

Mais,  par  là,  nous  voyons  que  la  passion,  comme  d'ailleurs  les 
autres  états  de  l'âme  déjà  indiqués,  n'est  pas  une  simple  combi- 
naison du  désir  et  de  l'image,  et  que  le  désir  s'y  combine  aussi  avec 
le  jugement,  c'est-à-dire  avec  la  croyance.  Occupons-nous  mainte- 
nant de  ces  dernières  combinaisons,  celles  de  la  croyance  et  du 
désir,  où  intervient  toujours  sans  doute,  mais  secondairement,  l'élé- 
ment sensationnel.  Nous  en  avons  cité  plus  haut  deux  exemples 
notables,  l'attention  et  la  question.  Citons  encore  la  proposition  et 
la  volition.  En  devenant  explicite  et  verbale  par  la  proposition,  qui 
est  toujours,  au  fond,  une  conclusion  plus  ou  moins  déguisée  (chacun 
de  ces  termes,  attribut  ou  sujet,  étant  lui-même  un  jugement  figé 
en  notion),  la  croyance  inhérente  aux  perceptions  immédiates  s'est 
affranchie.  Mais  on  ne  songe  à  utiliser  de  la  sorte  ce  qu'on  sait, 
ce  qu'on  croit  très  fort,  et  à  en  déduire  d'autres  connaissances 
ou  croyances  très  fortes  qui  y  sont  impliquées,  que  si  l'on  désire 
posséder  ces  dernières.  Affirmer  ou  nier,  conclure,  c'est  pousser 
la  croyance  d'un  groupe  d'impressions  ou  de  souvenirs  à  un  autre 
groupe,  qui  est  désiré.  De  même,  la  volonté  est  le  désir  mobilisé 
comme  jugement.  Je  veux  ceci,  parce  que  je  désire  cela  et  que 
je  juge  qu'un  lien  de  causalité  existe  entre  ceci  et  cela.  Comme  la 
différence  des  points  de  l'espace  situés  sur  la  même  ligne  droite, 
tout  importante  et  profonde  qu'elle  est,  est  indifférente  au  regard 
de  la  force  mécanique  qui  les  traverse  sans  s'altérer,  ainsi  la  diffé- 
rence des  actes  successifs  qui  concourent  à  la  même  fin  e<t  comme 


1  ;  H  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

non  existante  pour  le  désir  qu'ils  se  passent  de  l'un  à  l'autre,  et  de 
me  la  différence  des  sensations  ou  images,  ou  des  groupes  de 
sensations  ou  d'images,  si  hétérogènes  qu'elles  soient,  que  nous  rap- 
portons à  un  même  objet,  et  aussi  bien  des  formules  verbales  qui  le 
ut,  est  non  avenue  pour  la  croyance  qui  les  parcourt.  Je 
marche  vers  un  puits,  je  fais  fonctionner  la  pompe ,  j'incline  ie  seau 
plein  et  je  bois;  faire  tout  cela,  c'est  également  désirer  boire.  Je 
vois  quelque  chose  de  jaune  et  de  rond,  je  songe  à  un  contact  froid 
et  velouté,  à  un  goût  acidulé  et  sucré,  au  mot  français  pêclie,  au  mot 
Latin  persica...  sentir  ou  imaginer  tout  cela,  c'est  penser,  dit-on,  au 
même  objet,  c'est,  dirai-je,  promener  sa  croyance  dans  une  même 
direction  '. 

Deux  notions  capitales,  le  vrai  et  le  bien,  méritent  une  place  à 
part,  car  on  y  voit  la  croyance  et  le  désir  non  seulement  se  com- 
biner entre  eux,  mais  se  réfléchir  sur  eux-mêmes.  Le  juste,  le 
bon,  le  désirable,  c'est  tantôt  ce  que  l'on  croit  désiré  par  un  nombre 
indéfini,  pratiquement  infini,  de  personnes,  tantôt  ce  dont  le  désir, 
soit  en  nous,  soit  en  autrui,  n'étant  pas  éprouvé,  est  désiré  par  nous 
en  vertu  d'un  jugement  d'identité,  appelé  ici  jugement  de  finalité. 
Un  musulman  pieux,  mais  sensuel,  à  l'époque  du  Ramadan,  juge 
bonne  et  juste  la  sobriété  qu'il  n'aime  pas,  et  il  la  juge  telle  parce 
qu'il  désirerait  l'aimer,  comme  propre  à  lui  mériter  le  paradis,  qu'il 
souhaite.  Le  vrai,  le  croyable,  c'est  tantôt  ce  que  l'on  croit  cru 
par  limmense  majorité  des  hommes,  tantôt  ce  dont  la  croyance 
immédiate,  la  perception,  soit  en  nous  soit  en  autrui,  est  condition- 
nellement  (c'est-à-dire,  on  le  sait,  optativement,  puisque  toute  hypo- 
thèse implique  le  désir  plus  ou  moins  dissimulé  d'une  thèse)  affir- 
mée par  nous,  en  vertu  d'un  jugement  d'identité  proprement  dit. 
Exemple  :  qu'est-ce  que  j'entends  en  tenant  pour  vraie  la  rotation  de 
la  terre  autour  du  soleil  ?  Ceci  au  fond  :  je  crois  à  la  croyance  im- 
médiate que  j'en  aurais  s'il  m'était  donné  d'avoir  des  yeux  assez 

!.  Quand  un  lien  d'attribut  à  sujet,  perçu  d'abord  entre  deux  sensations,  se 
représente  entre  leurs  images,  qui  sont  cependant  ces  sensations  elles-mêmes 
affaiblies,  la  croyance  avec  laquelle  on  affirme  ce  lien  n'a  nullement  diminué. 
Preuve,  entre  mille,  que  la  croyance  n'est  pas  fonction  de  la  sensation.  Cette 
conservation  de  la  relation-croyance,  malgré  l'affaiblissement  de  ses  termes, 
est  ce  qui  explique  la  vertu  abréviative  de  la  substitution,  si  bien  étudiée 
d'ailleurs  par  M.  Taine  au  début  de  V Intelligence.  Aunomd'un  de  mes  amis, une 
silhouette  rapide  de  son  visage  m'apparaît  parfois,  mais  pas  toujours;  toutefois, 
aussi  bien  dans  ce  second  cas  que  dans  le  premier,  ce  nom  réveille  en  moi  la 
certitude  d'avoir  vu  la  personne  qu'il  désigne.  Cette  certitude  est  même  plutôt 
entravée  qu'aidée  par  l'apparition  de  la  silhouette,  car  à  la  vue.  de  celle-ci  est 
attachée  une  certitude  toute  différente  qui  tend  à  chasser  l'autre  (et  y  par- 
viendrait en  rêve),  à  savoir  la  certitude  de  voir  et  non  d'avoir  vu. 


G.   TARDE.    —  LA   CROYANCE   ET    LE   DÉSIR  159 

gigantesques  et  une  vue  assez  télescopique  pour  voir  le  mouvement 
de  la  terre  comme  je  vois  une  hirondelle  tourner  sur  un  lac.  En 
disant  ce  si,  à  mon  insu,  je  souhaite  ce  que  je  suppose.  Et  je  crois  à 
cette  croyance  immédiate  conformément  à  une  série  de  théorèmes 
géométriques,  tous  fondés  sur  le  principe  d'identité,  qui,  partant  de 
l'observation  oculaire  des  phénomènes  astronomiques,  ont  pas  à  pas 
promené  de  notion  en  notion,  jusqu'à  celle  de  la  rotation  du  globe 
terrestre  autour  du  soleil,  l'acte  de  foi  particulier  inhérent  à  la  vue 
directe  des  astres. 

Les  notions,  en  apparence  impénétrables,  de  la  nécessité  logique 
et  du  devoir,  si  voisines  des  précédentes,  s'expliquent  pareillement 
ou  peu  s'en  faut.  A  ce  propos,  essayons  une  réhabilitation  du  syllo- 
gisme. On  a  cru  démontrer  l'infécondité  de  ce  mode  de  raisonne- 
ment.  Mais  il  est  bon  de  ne  pas  confondre  avec  le  syllogisme  artificiel, 
développé  par  les  scolastiques,  le  syllogisme  naturel,  en  usage  dans 
le  cours  de  la  vie.  Celui-ci  se  forme  par  l'un  de  ces  innombrables 
mariages  de  la  croyance  et  du  désir  dont  je  viens  de  citer  des 
exemples.  Ce  ne  sont  pas  deux  affirmations  ou  deux  négations  que 
le  syllogisme  naturel  rapproche  pour  en  dégager  une  troisième;  c'est 
une  assertion  et  une  volition,  ou  une  perception  immédiate  et  un  juge- 
ment, ou  une  volition  et  une  image,  etc.  La  notion  résultante  est  alors 
d'une  espèce  à  part,  et  vraiment  nouvelle.  On  vient  de  me  dire,  et 
je  crois,  ou  plutôt  i'affirme,  d'après  ce  témoignage,  qu'un  homme, 
à  l'instant,  vient  d'être  tué  non  loin  de  moi  ;  j'y  cours  et  je  vois  un 
homme  taché  de  sang,  un  couteau  sanglant  à  la  main,  à  côté  du 
cadavre;  je  conclus  que  cet  homme  est  nécessairement  le  meur- 
trier. —  Je  suis  ambitieux,  je  désire  des  honneurs  (majeure);  j'ap- 
prends, je  crois  qu'une  bonne  occasion  s'offre  de  devenir  maire  de 
mon  village  (mineure);  la  conclusion  est  que  je  dois  me  saisir  de 
l'écharpe  convoitée.  —  Je  vewœm'enrichir;  y  affirme  que  cette  chute 
d'eau  inutilisée,  située  dans  ma  propriété,  est  une  source  de  for- 
tune; je  me  dis  que  je  dois  l'exploiter.  —  La  vie  est  toute  remplie 
de  ces  syllogismes-là. 

Mais  abrégeons  ces  développements  préliminaires,  et  résumons- 
nous.  Pour  éclaircir  ma  pensée  en  la  résumant,  je  reviendrai  sur 
une  comparaison  qui  n'est  peut-être  pas  un  pur  jeu  d'esprit,  mais 
où  je  ne  veux  voir  pour  le  moment  qu'un  moyen  commode  de  m'ex- 
primer.  Sous  bien  des  rapports,  la  croyance  et  le  désir  sont  aux 
sensations  ce  que  l'étendue  et  la  durée  sont  aux  qualités  chimiques 
de  la  matière.  On  a  dit  que  le  moi  a  fait  l'atome  à  son  image.  Il  est 
plus  exact  de  dire  qu'il  s'est  peint,  comme  croyant  et  désireux,  dans 
l'espace  et  le  temps.  Tout  ce  qu'il  a  de  clair,  c'est  sa  propriété  de 


1G0  RLVUE   PHILOSOPHIQUE 

croire  et  celle  de  désirer,  et  leurs  combinaisons  ou  réflexions  sur 
elles-mêmes.  Tout  ce  que  la  nature  a  de  clair,  c'est  l'étendue  ou  la 
durée  de  ses  êtres,  et  leur  mouvement,  sorte  de  synthèse  originale  de 
la  durée  et  de  l'étendue.  C'est  une  tentative  également  vaine  de  ne 
voir  dans  l'étendue  et  la  durée  que  de  simples  relations  d'atomes, 
et,  dans  la  croyance  et  le  désir,  que  des  rencontres  répétées  de 
sensations  ;  tandis  qu'on  peut ,  avec  une  certaine  vraisemblance, 
espérer  de  résoudre  l'atome,  la  substance  mystérieuse,  en  termes 
d'espace  et  de  temps  (c'est  le  fond  de  l'explication  mécanique  de 
l'Univers),  et  d'expliquer  la  formation  des  sensations  les  plus  élémen- 
taires, ainsi  que  des  instincts  les  plus  simples,  par  des  amas  et  des 
legs  accumulés  de  jugements  ou  d'efforts  primitifs  (dits  de  volitions). 
Impossible  d'ailleurs  de  ramener  à  l'unité  la  dualité  de  l'espace  et 
du  temps,  de  la  croyance  et  du  désir.  Pour  Maine  de  Biran,  l'intel- 
ligence n'est  qu'un  cas  de  la  volonté;  pour  Wundt,  et  aussi  pour 
Descartes,  pour  Spinoza,  qui  traitent  les  appétits  et  les  passions 
comme  autant  d'idées,  la  volonté  n'est  qu'un  cas  de  l'intelligence. 
Egale  erreur;  mais  la  dernière  a  ceci  pour  elle  d'être  l'expression 
fausse  de  cette  vérité,  développée  plus  loin,  que  le  désir  a  essentiel- 
lement la  certitude  pour  objet.  Encore  ici,  notons  une  similitude 
frappante.  Le  temps  a  pu  être  considéré,  en  cinématique,  comme 
une  quatrième  dimension  de  l'espace;  il  ne  viendrait  à  l'idée  de  per- 
sonne de  regarder  l'espace  comme  un  simple  auxiliaire  du  temps.  Il 
y  a  une  science  de  l'étendue  pure,  la  géométrie.  La  chronométrie 
auprès  d'elle  ferait  triste  figure.  De  même,  la  croyance  l'emporte 
grandement  sur  le  désir  en  indépendance  et  richesse  propres.  La 
logique  traite  de  la  croyance  presque  pure;  le  désir  pur  ou  presque 
pur  n'a  ni  peut  avoir  de  science  à  son  service  exclusif.  L'éthique,  qui 
répond  en  «cela  à  la  mécanique,  s'occupe  du  désir  croyant,  delà 
volonté.  C'est  toujours  sous  la  forme  d'une  proposition  (où  l'inter- 
vention cachée  du  désir  est  insignifiante)  que  se  présente  à  nous  le 
rapport  du  moyen  à  la  fin,  de  même  que  nous  nous  représentons 
sous  la  forme,  d'une  ligne,  d'une  certaine  étendue,  le  mouvement 
d'un  corps. 

Il 
Caractère  quantitatif  de  la  croyance  .et  du  désir  seuls. 

Enfin,  —  car  il  est  temps  d'entrer  dans  le  cœur  même  de  notre 
sujet,  -  -  la  croyance  et  le  désir  sont,  à  notre  avis,  de  même  que 
l'espace  et  le  temps,  des  quantités  qui,  servant  de  lien  et  de  support 


G.   TARDE.  —  LA  CROYANCE  ET   LE  DÉSIR  1  «31 

à  des  qualités,  les  font  participer  à  leur  caractère  quantitatif;  ce 
sont,  en  d'autres  termes,  des  identités  constantes  qui,  loin  d'empê- 
cher l'hétérogénéité  des  choses  noyées  dans  leur  sein,  les  mettent  en 
valeur,  les  pénètrent  entièrement  sans  toutefois  les  constituer,  les 
unissent  sans  les  confondre,  et  subsistent  inaltérables  au  milieu 
d'elles  malgré  l'intimité  étroite  de  cette  union.  La  différence  de 
deux  atomes  chimiques  est-elle  en  soi  susceptible  de  plus  et  de 
moins?  Oui,  mais  à  la  condition  de  consister  dons  la  distance  de  ces 
atomes,  dans  leur  figure,  leur  volume  et  leur  vitesse.  De  même,  la 
sensation  du  bleu,  celle  d'une  odeur  de  lilas,  celle  d'un  goût  sucré, 
et  aussi  bien  leurs  diverses  nuances,  qui  sont  autant  de  modalités 
hétérogènes,  peuvent-elles  être  légitimement  réputées  avoir  quelque 
Chose  de  "lus  ou  de  moins  les  unes  que  les  autres?  Oui,  mais  seule- 
ment si  l'affirmation  et  la  volonté  comprennent  ces  phénomènes 
affectifs  dans  des  propositions  ou  des  décisions  qui  seront  avec 
raison  regardées  comme  plus  ou  moins  fortes,  plus  ou  moins  vraies, 
plus  ou  moins  justes. 

Ma  thèse,  on  le  voit,  en  implique  deux  :  d°  la  croyance  et  le  désir 
sont  des  quantités  ;  2°  il  n'y  en  a  pas  d'autres  en  psychologie,  ou  il 
n'y  en  a  que  de  dérivées  de  celles-ci;  ce  qui  revient  à  dire  que 
la  sensation  n'est  }ias  en  elle-même  une  quantité.  —  Je  commen- 
cerai par  le  second  point,  qui  exigerait  un  volume  et  que  j'effleurerai 
seulement.  Puis,  j'aborderai  le  premier  point. 

M.  Delbœuf  (Rev.  philos.,  mars  1  <77)  reconnaît  que  Fechner  «  ne 
procure  pas  à  l'esprit  une  idée  bien  nette  de  ce  que  peut  être  la 
quantité  d'une  sensation,  ni  com  rient  par  conséquent  elle  peut 
être  représentée  en  nombre.  »  C'est  à  tort  qu'en  mesurant  l'étendue 
d'une  couleur,  ou  la  durée  des  sensations  en  général,  on  croirait  les 
soumettre  elles-mêmes  à  la  mesure.  La  durée  d'un  phénomène, 
extérieur  ou  intérieur,  et  aussi  bien  son  étendue,  sont  des  carac- 
tères qui  lui  sont  étrangers,  des  parties  de  l'espace  et  du  temps  et 
non  de  ce  phénomène  en  tant  que  distinct  de  ces  deux  objets  fon- 
damentaux de  la  pensée.  IL  n'en  est  pas  de  même  de  la  vitesse  d'un 
fait,  qui  est  réellement  une  de  ses  propriétés.  Or  les  psychophysiciens 
ont  fort  bien  pu  mesurer  l'intervalle  qui  s'écoule  entre  une  excitation 
et  une  sensation,  entre  une  sensation  et  une  contraction  musculaire; 
mais  il  ne  s'ensuit  pas,  comme  on  le  dit  par  à-peu-près  de  lan- 
gage, qu'ils  aient  mesuré  la  vitesse  d'une  sensation  ou  d'un  acte  de 
la  volonté.  La  vitesse  étant  définie  l'étendue  linéaire  parcourue  pen- 
dant l'unité  de  temps,  les  faits  intimes  où  n'entre  pas  la  considéra- 
tion «.le  l'étendue  (quoiqu'il*  puissent  fort  bien  avoir  lieu  dans  l'es- 
pace) ne  sauraient  être  doués  de  rapidité  ou  de  lenteur,  si  ce  n'est 
TOME  x.    —  1880.  M 


462  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

par  métaphore.  Pour  que  la  métaphore  soit  juste,  il  faut  que  les 
degrés  successifs  des  changements  considérés  soient  séparés  par 
une  différence  qui,  sans  être  une  distance,  soit  mesurable  comme 
une  distance.  Il  en  est  ainsi  quand  il  s'agit  des  variations  d'intensité 
d'une  opinion  faible  qui  devient  par  degrés  une  énergique  convic- 
tion ou  d'une  inclination  légère  qui  se  transforme,  sans  changer  de 
nature,  en  passion  déclarée,  ou,  par  dérivation,  d'un  même  plaisir 
et  d'une  même  douleur  qui  augmentent  ou  diminuent  insensible- 
ment. Par  exemple,  si  une  minute  s'écoule  entre  le  début  d'une 
odontalgie  et  la  crise  aiguë,  je  jugerai  ce  phénomène  deux  fois  plus 
rapide  que  s'il  s'était  accompli  en  deux  minutes.  Mais  si  une  minute 
s'écoule  entre  l'apparition  d'une  idée,  suggérée  à  titre  de  conjecture 
douteuse,  par  une  lecture,  et  la  formation  d'une  foi  profonde  et  iné- 
branlable en  la  vérité  de  cette  idée,  de  quel  droit  dirai-je  que  cette 
évolution  intellectuelle  a  été  égale,  inférieure  ou  supérieure  en  rapi- 
dité à  l'évolution  passionnelle  qui  précède?  La  mesure  commune  fait 

défaut  '. 

Pour  éviter  une  plus  longue  discussion,  j'emploierai  l'argument 
expéditif  suivant.  Toute  réalité  quantitative  à  nous  connue  est  sus- 
ceptible essentiellement  de  valeurs  positives  et  négatives,  d'op- 
positions internes.  Or  la  sensation,  qui  est  une  réalité,  ne  présente 
pas  de  valeurs  négatives.  Donc  elle  n'est  point  une  quantité.  Il 
faut  prouver  la  majeure  et  la  mineure,  la  majeure  d'abord,  qui 
pourra  surprendre.  Elle  s'appuie  sur  d'assez  fortes  considérations. 
D'abord  toutes  les  quantités  qui  se  résolvent  en  mouvements  (lu- 
mière, chaleur,  etc.)  participent  à  la  contrariété  des  deux  directions 
inverses  sur  une  même  ligne  droite.  En  outre,  l'attraction,  force 
rayonnante,  s'exerce  en  une  infinité  de  sens  opposés,  de  rayons  con- 
traires; de  même,  la  chaleur  et  la  lumière  à  partir  du  foyer  lumi- 
neux ou  calorifique,  quoique  parfois  un  écran  arrête  une  partie  des 
rayons.  D'autre  part,  quand  une  force  devient  linéaire  ou  superfi- 
cielle, par  exemple  l'électricité,  il  se  trouve  qu'elle  est  polarisée,  et 
c'est  aussi  le  cas  de  la  lumière  si  elle  est  réduite  à  rayonner  dans  un 


1.  Bien  entendu,  je  ne  m'arrête  pas  à  certaines  qualités  personnelles  qui 
doivent  à  des  quantités  physiologiques  dont  elles  sont  l'expression  de  paraitre 
à  tort  des  quantités  psychologiques:  par  exemple,  la  fidélité  variable  de  la 
iiii'miii  lin-,  le  plus  ou  moins  d'adresse  manuelle,  etc.  L'exactitude  plus  ou  moins 
grande  du  cerveau  à  remplir  son  rôle  de  bibliothécaire  du  moi,  à  lui  présenter 
en  temps  opportun  les  images  de  ses  sensations  passées,  s'expliquerait  peut- 
si  nous  connaissions  à  fond  le  mécanisme  cérébral,  par  des  différences 
dans  la  direction  et  la  quantité  de  mouvements  atomiques.  Une  mémoire  est 
ou  moins  fidèle  par  la  même  raison  qu'une  montre  est  plus  ou  moins 
exact' 


G.   TARDE.   -  -  LA  CROYANCE   ET  LE   DÉSIR  163 

seul  plan.  Dira-t-on  qu'il  n'y  a  pas  de  volume  négatif,  de  vitesse 
négative?  Mais  ce  sont  là  des  abstractions  de  quantités  et  non  des 
quantités  concrètes,  et  il  importe  de  les  rattacher  à  leur  substrat. 
La  vitesse  fait  partie  du  mouvement;  le  volume  n'est  séparé  qu'ab- 
stractivement  de  la  forme;  et  il  n'est  pas  de  forme,  si  compliquée 
qu'elle  soit,  comme  le  montre  bien  la  symétrie  bilatérale  des  ani- 
maux, qui  ne  puisse  s'opposer  à  une  contre- for  me,  ou  qui  n'en  con- 
tienne en  soi,  par  exemple  le  cercle.  Dira-t~on  encore  qu'il  n'y  a  pas 
de  masse,  de  densité  négatives"?  Mais  la  masse  et  la  densité  sont 
fonctions  du  poids,  c'est-à-dire  de  l'attraction  newtonienne  qui, 
avons-nous  dit,  rayonne  en  une  infinité  de  sens  inverses.  Chaque 
masse  contient  en  soi  ses  myriades  d'oppositions  pareilles. 

Arrivons  à  la  mineure  de  notre  argument.  Ici  M.  Delbœuf  vient  à 
mon  aide.  Il  combat  victorieusement  (Revue  philosopha  janvier  1873! 
l'hypothèse  des  sensations  négatives  hasardée  par  Fechner,  qui,  au 
delà  du  point  où  la  sensation  s'annule  et  devient  inconsciente,  ima- 
gine une  série  de  degrés  aboutissant  à  l'inconscience  infinie,  sorte 
d'antipode  de  la  conscience  parfaite  l.  Sans  adopter  cette  conjec- 
ture, on  pourrait  tomber  dans  l'erreur  commune  de  regarder  les 
oppositions  apparentes  de  certaines  sensations  singulières  et  accou- 
plées deux  à  deux,  le  chaud  et  le  froid,  le  blanc  et  le  noir,  le  sucré 
et  l'amer,  le  rude  et  le  poli,  comme  assimilables  à  celle  des  valeurs 
positives  et  négatives  d'une  même  quantité.  Mais  le  blanc  et  le  noir, 
le  chaud  et  le  froid  se  signalent  parmi  les  autres  impressions  de  la 
vue  et  du  toucher,  uniquement  parce  qu'ils  ont  pour  spécialité  de 
marquer  soit  l'augmentation  ou  la  diminution  brusque  de  l'excita- 
tion physique  à  laquelle  la  vue  ou  le  toucher  viennent  de  s'habituer, 
soit  l'extrême  limite,  en  deux  directions  inverses,  du  champ  d'opé- 
rations physiologiques  de  ces  sens  parvenus  au  point  où  leur  non- 
exercice  absolu  les  paralyse  ou  tend  à  les  endormir  et  où  leur  exer- 
cice exagéré  les  décompose.  C'est  en  raison  de  la  connaissance  que 
nous  avons  de  ces  accroissements  ou   décroissements  de  quantités 

1.  Croyance,  désir,  sensation  :  voilà  des  termes  simples  et  précis.  Au  con- 
traire, qu'est-ce  que  la  conscience?  Ce  terme  complexe  et  confus,  dont  les 
psychologues  abusent,  est  aussi  mal  choisi  par  eux  que  pourrait  l'être  par  les 
géomètres  un  vocable  où  l'idée  d'espace  se  présenterait  amalgamée  à  celle  de 
matière.  L'ambiguïté  de  cette  notion  se  montre  quand  on  essaye  de  répondre  à 
cette  question  :  Quel  est  le  maximum  de  conscience  ?  On  voit  sans  peine 
qu'il  n'y  a  pas  un  maximum,  mais  deux  inaxima  ;  dans  certains  états  d'apathie, 
de  somnolence  du  désir,  mais  de  vive  illumination  théorique,  on  se  sent  aussi 
éveillé  que  possible  ;  d'autres  fois,  dans  des  instants  de  trouble  intellectuel, 
mais  de  passion  violente  ou  de  résolution  invincible,  on  échappe  de  même, 
par  une  issue  différente,  au  clair  obscur  de  ce  demi-sommeil  où  se  passe 
la  «  vie  ordinaire  ». 


164  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

extérieures  exprimées  par  le  blanc  et  le  noir,  par  le  chaud  et  le  froid, 
nue  ces  sensations  nous  paraissent  opposées.  Sans  cela,  elles  nous 
paraîtraient  ce  qu'elles  sont,  hétérogènes.  Quant  au  rude  et  au  poli, 
au  doux  et  à  l'amer,  inutile  d'insister.  Pourquoi  n'opposerait-on  pas 
aussi  bien  le  doux  et  l'acide  que  le  doux  et  l'amer?  —  Ces  difficultés 
étant  écartées,  j'ai  quelque  droit  de  tirer  la  conclusion  de  mon  syl- 
logisme. 

Par  là,  nous   sommes   conduits   maintenant   à   prouver,  s'il  se 
peut,  notre  première  et  principale  proposition  :  La  croyance  et  le 
désir  sont  des  quantités.  Notre  raisonnement  sera  précisément  in- 
verse :  Toute  opposition  est  une  lutte,  une  neutralisation  tentée  ou 
accomplie,  qui  suppose  la  similitude  des  termes  belligérants,  leur 
comparabilité  numérique,  la  possibilité  de  les  mettre  en  équation. 
Nulle  opposition  vraie,  par  suite,  ne  peut  se  rencontrer  hors  des 
réalités  quantitatives.  Si  donc  la  croyance  et  le  désir  contiennent  des 
oppositions  incontestables,  il  est  avéré  qu'ils  sont  des  quantités.  Or 
il  est  évident  qu'ils  comportent  l'un  et  l'autre  des  états  positifs  et 
négatifs.  Un  médecin  examine  un   malade;   à  la  vue  des  premiers 
symptômes  qu'il  observe,  il  se  prononce  mentalement,  avec  un  cer- 
tain degré  de  conviction,  pour  l'existence  d'une  fièvre  typhoïde;  puis 
d'autres   caractères  de  la  maladie  suscitent  en  lui  une  tendance, 
d'abord  faible,  puis  vague,  à  nier  justement  ce  qu'il  affirme;  à  un 
certain  moment,  sa  négation  et  son  affirmation  se  balançant  exacte- 
ment, il  est  dans  le  doute  absolu,  état  singulier  qui  serait   inexpli- 
cable dans  toute  autre  hypothèse  que  la  mienne.  Il  ne  dure  guère,  et 
la  négation  ne  tarde  pas  à  l'emporter  définitivement,  ou  l'affirmation 
à  reprendre  le  dessus.  Gomment,  demanderai-je,  interpréter  le  doute 
absolu,  ce  .zéro  d'affirmation   et  d3  négation,  si  ce  n'est  comme  la 
preuve  qu'à  cet  instant  l'affirmation  et  la  négation,  ou  pour  mieux 
dire  le  penchant  à  affirmer  ou  à  nier,  ont  la  même  intensité,  la 
même  force,  le  même  poids  ?  et  n'est-ce  pas  avouer  que  ce  sont  des 
quantités'?  Autre    exemple.   De  la  volonté,   d'abord   naissante  et 
débile,  puis  croissante  jusqu'à  un  certain  point  non  dépassé,  puis 
1  croissante,  de  se  marier  avec  une  personne,  un  jeune  homme 
passe  graduellement  à  {'indifférence  complète  d'abord  à  l'égard  de 
ce  mariage,  enfin  à  la  volonté,  croissante  par  degrés,  de  ne  pas  le 
faire  (volonté  négative  qui  s'exprimerait  en  latin  par  nolie  et  pour 
laquelle  notn;  langue  manque  d'expression).  Encore  une  fois,  com- 
ment cette  indifférence  complète  serait  elle  possible  si  cevelle  et  ce 
nolle  n'étaient  pas   équivalents'?  Les  changements  psychologiques 
dont  je  parle  ne  sont-ils  pas  de  vrais  passages  du  positif  au  négatif, 
mssi  bien  que  la  hausse  et  la  baisse  alternatives  d'un  fleuve  ou  le 


G.    TARDE.    -  -   LA    CROYANCE   ET    LE    DÉSIR  105 

mouvement  tour  à  tour  ralenti  et  accéléré  d'un  mobile  qui  va  de  B 
à  C,  puis  de  C  à  B,  moyennant  repos  au  point  C? 

Ce  qui  m'empêche  d'admettre  le  caractère  quantitatif  des  sensa- 
tions, c'est  que,  visiblement,  elles  se  dénaturent  dans  leurs  augmen- 
tations ou  diminutions  apparentes,  qui  sont  de  véritables  métamor- 
phoses. Pour  prendre  les  plus  favorables  à  la  thèse  contraire,  le 
chaud  par  degrés  devient  le  brûlant  et  n'a  plus  rien  de  semblable  à 
lui-même,  la  sensation  de  poids  léger  (objet  des  mesures  de  M.  Del- 
bœuf)  se  transforme  vite  en  fatigue  et  accablement  mortel,  et  change 
ainsi  du  tout  au  tout,  —  et  même,  dans  la  transition  du  noir  au  blanc  à 
travers  les  nuances  infinies  du  gris,  je  ne  puis  voir  qu'une  succession 
de  qualités  distinctes  et  hétérogènes.  A  fortiori  en  est-il  ainsi  des 
autres  sensations.  Mais  peut-on  dire  que,  dans  le  parcours  de  leurs 
variations  en  plus  et  en  inoins,  la  croyance  et  le  désir  s'altèrent 
jamais  radicalement?  Peut-on  nier  qu'ils  restent  constamment  iden- 
tiques à  eux-mêmes  et  qu'ils  gravissent  ou  descendent  en  nous, 
sans  altération  perceptible,  l'échelle  immense,  incomparablement 
supérieure  à  toute  autre,  qui  sépare  leur  maximum  de  leur  mini- 
mum? Au  moment  où  une  certitude  s'établit  en  nous,  il  semble  peut- 
être  qu'une  distinction  radicale  se  creuse  entre  elle  et  l'opinion 
grandissante  qui  l'a  précédée.  Mais  cette  illusion  se  dissipe  si  l'on 
s'observe  attentivement.  Je  regarde  un  décor  de  théâtre  représen- 
tant un  vase  de  fleurs  ;  je  commence  à  être  simplement  porté  à 
croire  qu'elles  sont  naturelles  et  non  peintes  ;  puis,  subitement,  je  vois, 
je  deviens  visuellement  sûr,  qu'elles  sont  en  effet  naturelles.  Tou- 
tefois cette  instantanéité  du  changement  opéré  n'est  qu'apparente, 
de  même  que  le  passage  de  l'état  liquide  à  l'état  solide  des  corps  est 
en  réalité  continu,  malgré  la  solution  de  continuité  qu'ilsemble 
présenter.  Et,  en  outre,  la  certitude  visuelle  dont  je  parle  est  si  peu 
un  état  inextensible  et  tout  d'une  pièce,  qu'elle  serait  sensiblement 
augmentée  par  le  concours  d'une  certitude  tactile. 

À  cette  question  :  Le  degré  du  doute  (ce  qui  serait  contradictoire, 
le  doute  étant  un  zéro  de  quantités;  mais  on  comprend  que  l'au- 
teur a  voulu  dire  le  degré  de  la  croyance)  est-il  mesurable  en  droit 
et  en  fait?  M.  John  Venn  répond  négativement  (Revue  philosopli., 
août  1878),  en  se  fondant  sur  la  complexité  des  mobiles  et  des  motifs 
qui  nous  déterminent  à  croire.  Autant  vaudrait  dire  que  la  cha- 
leur du  sang  n'est  point  mesurable,  môme  avec  les  meilleurs  ther- 
momètres, parce  qu'elle  résulte  d'un  nombre  prodigieux  d'actions 
Chimiques  et  de  fonctions  vitales  extrêmement  variées. 

La  diùiculté  principale  de  reconnaître  le  caractère  quantitatif  de 
la  croyance  et  du  désir  a  pour  cause  le  caractère  éminemment  qua- 


100  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

litatif  de  la  sensation,  avec  laquelle  ils  se  présentent  toujours  com- 
binés. Si  l'on  me  demande  lequel,  de  deux  plaisirs  hétérogènes,  celui 
du  ihéâtre  et  celui  du  jeu  par  exemple,  est  le  plus  agréable  en  soi, 
je  ne  saurai  que  répondre.  Mais  je  n'hésiterai  pas  à  dire  lequel  des 
deux   est  le  plus  recherché,  soit  par  telle   personne,  soit  par  tel 
groupe  de  personnes.   Je  serais  également  tort  embarrassé  pour 
décider  si  telle  théorie  astronomique,  sur  la  nature  des  comètes  ou 
des  nébuleuses,  contient  plus  ou  moins  de  savoir,  apporte  plus  ou 
moins  de  connaissances,  que  telle  théorie  physiologique,  sur  le  rôle 
des  nerfs  vaso-moteurs  ou  la  formation  du  sucre  dans  le  foie.  /Sa- 
voir, en  effet,  c'est  à  la  fois  sentir  ou  imaginer)  et  croire,  de  même 
que  jouir,  c'est  à  la  fois  sentir  et  désirer.  En  tant  que  composées  de 
sensations  et  d'images,  les  conceptions  sont  dissemblables  comme 
elles;  mais  la  foi  qu'inspirent  à  la  généralité  des  savants  d'une  même 
nation,  dans  un  même  temps,  les  doctrines  fondées  sur  les  faits  les 
plus  hétérogènes,  ne  change  pas  de  nature,  parce  qu'elle  s'applique 
à  l'explication  du  timbre  des  instruments  après  s'être  appliquée  à 
la  régénération  des  os  par  le  périoste.  On  a  la  preuve  de  cette  simi- 
litude quand,  par  hasard,  des  doctrines  d'origine  si  distincte  vien- 
nent à  se  heurter.  Dans  ces  dernières  années,  on  a  vu  la  confiance 
des  physiciens  en  la  théorie  mécanique  de  la  chaleur  devenir  pres- 
que égale  à  celle  des  astronomes  dans  le  principe  newtonien  de  l'at- 
traction. Peut-être  y  a-t-il  quelque  part  un  savant,  à  la  fois  astro- 
nome et  physicien,  qui,  voyant  ou  s'imaginant  voir  une  contradiction 
directe  entre  une  conséquence  de  la  loi  de  l'attraction  et  une  consé- 
quence de  la  loi  de  la  conservation  de  la  force,  éprouve  une  répu- 
gnance précisément  égale  à  sacrifier  l'une  ou  l'autre  et  se  déu.ontre 
ainsi  à  lui-même,  sans  le  savoir,  par  son  doute  absolu,  l'homogénéité 
de  ses  deux  croyances  contraires. 

Toute  quantité  vraie,  toute  chose  susceptible  de  plus  et  de  moins 
sans  altérations,  est  conçue  comme  idéalement  ou  réellement  divi- 
sible en  unités  égales,  c'est-à-dire  comme  mesurable  en  droit  ou  en 
fait.  J-  ùt-il  prouvé  que  la  croyance  et  le  désir  ne  comportent  aucune 
mesure  effective,  il  n'en  résulterait  pas. qu'ils  ne  comportent  aucune 
mesure  imaginable.  Mais  est- il  certain  qu'aucun  moyen  ou  ins- 
trument de  mesure  ne  peut  leur  être  appliqué'?  Voilà  une  seconde 
question  qu'il  s'agit  d'examiner.  Recherchons  donc  s'il  existe  ou 
peut  exister  :  1°  un  mètre  individuel;  2°  un  mètre  collectif  de  la 
croyance  et  du  désir. 

I.  Si  la  valeur  vénale  des  objets  fournit  un  mètre  approximatif, 
comme  nous  le  verrons  bientôt,  des  espérances  et  des  convoitises, 
des  goûts  et  des  opinions  totalisés  du  public,  il  est  impossible,  je  le 


G.   TARDE.  -  -  LA   CROYANCE  ET  LE   DÉSIR  167 

reconnais,  de  mesurer  aussi  commodément  les  degrés  d'élévation 
ou  d'abaissement  de  ces  états  dans  un  individu  déterminé.  Cepen- 
dant la  chose  est  théoriquement  concevable,  par  l'emploi  des  phé- 
nomènes d'équilibre  interne  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  le  doute 
et  l'indécision.  Par  exemple,  je  crois  inégalement  à  la  théorie  A,  aux 
théories  B,  C,  D,  etc.,  toutes  étrangères  les  unes  aux  autres.  Quel 
est  le  rapport  mathématique  de  ma  croyance  à  chacune  d'elles? 
J'observe  que,  si  B  m'apparaît-,  dans  une  de  ses  conséquences,  en 
contradiction  avec  C,  je  tombe  dans  le  doute,  et  aussi  bien  quand  G 
vient  à  contredire  D,  ou  E,  etc.  J'en  conclus  l'égalité  des  croyances 
afférentes  à  B,  C,  D,  E.  Si  maintenant  une  contradiction  se  présente 
entre  A  et  B,  et  que  ma  foi  en  A  subsiste,  quoique  atteinte;  si,  après 
avoir  été  contredite  par  B,  la  théorie  A  l'est  encore  par  C,  puis  par 
D,  et  qu'à  ce  troisième  démenti  seulement  je  me  mette  à  douter 
absolument  de  la  vérité  de  A,  n'ai-je  pas  le  droit  de  penser  que  ma 
croyance  en  A  est  égale  à  3  fois  ma  croyance  en  B  ou  en  G  ou  en  D? 
Un  historien  qui  compulse  des  archives  ou  une  grande  bibliothèque 
voit  souvent  défiler  20,  'à0  témoins,  les  uns  affirmant,  les  autres 
niant  le  même  fait.  Mais  il  ne  compte  pas  les  voix,  il  les  pèse,  car  il 
a  son  opinion  sur  la  valeur  de  chacune  d'elles;  et  il  ne  faut  pas 
moins  de  3,  4,  5  démentis  donnés  au  témoin  le  plus  cher  pour  rendre 
son  esprit  perplexe.  S'il  n'a  de  préférence  pour  aucun  des  premiers, 
on  peut  dire  que  sa  confiance  dans  celui-ci  est  triple,  quadruple  : 
(encore  y  a-t-il,  il  est  vrai,  des  circonstances  où  la  foi  dans  le 
témoin  préféré  devrait  être  regardée  comme  égale  au  jjroduit  et  non 
à  la  somme  des  quantités  de  croyance  attachées  aux  témoignages 
multiples  nécessaires  pour  le  contre-balancer) .  Même  raisonnement 
pour  la  mesure  du  désir  individuel.  Entre  deux  projets  dont  je  dois 
sacrifier  l'un,  je  reste  indécis;  j'y  tiens  donc  également;  si,  ayant  à 
opter  entre  l'un  de  ces  deux  et  un  troisième,  je  choisis  celui-ci, 
mais  que,  ayant  à  opter  entre  les  deux  premiers  à  la  fois  et  celui-ci, 
je  demeure  irrésolu  ou  ne  me  décide  qu'à  contre  «cœur  et  au  hasard, 
certainement  je  tiens  au  dernier  projet  deux  fois  plus  qu'à  chacun 
des  deux  autres. 

Il  est  évident,  je  l'avoue,  que  ce  procédé  n'est  nullement  pratique. 
Aussi  je  m'empresse  d'ajouter  que  les  psychophysiciens,  avec  les- 
quels d'ailleurs  mon  désaccord  n'est  pas  grand,  puisque  je  leur 
accorde  l'existence  de  quantités  dans  l'âme,  point  capital  de  leur 
doctrine,  ont  eu  raison  au  fond  de  ne  pas  s'attacher  aux  deux  quan- 
tités pures  que  je  signale  et  d'étudier  de  préférence  des  quantités 
impures  et  dérivées,  mêlées  d'un  élément  qualitatif  dominant,  mais 
accessibles  par  certains  côtés  à  nos  instruments  physiques  de  me- 


168  REVUE   THILOSOPHIQUE 

sure,  si  maniables  et  si  utiles.  Il  n'en  importe  pas  moins,  au  point 
de  vue  théorique,  d'indiquer  ce  caractère  mixte  qu'ils  n'ont  pas 
voulu  voir,  comme  il  convient  parfois,  en  chimie,  d'affirmer  le  pres- 
sentiment du  corps  simple  alors  même  qu'il  ne  se  laisse  pas  voir  et 
toucher  à  part  de  ses  combinaisons. 

Reprochera-t-on  cependant  au  procédé  idéal  de  mesure  ci-dessus 
indiqué  non  seulement  d'être  impraticable,  mais  d'être  fondé  sur 
l'aperception  immédiate  et  d'échapper  ainsi  à  tout  contrôle  indé- 
niable? Je  ne  puis  accepter  l'objection.  Elle  atteindrait  aussi  bien 
toute  science  en  général  et  la  psychophy.-ique  en  particulier.  N'est-ce 
pas  sur  l'aperception  immédiate  de  la  coïncidence  de  deux  lignes 
superposées  que  toute  mesure  physique  est  fondée'?  Si  cette  assimi- 
lation  parait  forcée,  je   l'écarté-,  mais  je  ferai  remarquer  que  la 
psychophysique  n'est  jamais  parvenue,  en  réalité,  à  mesurer  le  phé- 
nomène interne   par  le    phénomène  extérieur  qui  relève  seul  du 
mètre,  de  la  balance  et  du  thermomètre.  Pour  être  autorisé  à  re- 
garder Ips  accroissements  de  la  sensation  comme  fonction  de  ceux  de 
l'excitation,  on  doit  nécessairement  tenir  pour  certain  que  les  pre- 
miers sont  mesurés  indépendamment  des  seconds.  Cela  est  surtout 
visible  si  l'on  admet  que  la  sensatiou  grandit  plus  vite  (fatigue  mus- 
culaire) ou  moins  vite  (intensité  lumineuse)  que  l'excitation.  Si  la 
sensation  n'était  mesurable  que  par  ses  excitations  externes,  elle 
devrait  toujours  être  jugée  2,  3,  4  fois  plus  grande  quand  celles-ci 
sont  devenues  doubles,  triples,  quadruples.  On  en  juge  autrement; 
donc  on  croit  posséder  un  mètre  de  la  sensation  étudiée  à  part  de 
ses  causes.  Comment  peut-il  être  fourni,  sinon  par  la  sensation  elle- 
même,  ou  mieux  par  l'aperception  immédiate,  dont  il  est  si  facile 
d'abuser,  mais  si  impossible  de  se  passer?  La  première  question  on 
psychophysique  est  donc  celle-ci  :  Y  a-t-il  des  unités  psychologi- 
ques? Y  a-t-il  ou  non  des  phénomènes  intimes  qui  se  présentent 
comme   divisibles  en  parties  homogènes,  quoique  en  fait  insépa- 
rables? Cette  question  tranchée  affirmativement,  il  y  a  lieu  ensuite, 
mais  seulement  ensuite,  de  chercher  le  rapport  mathématique  qui 
peut  lier  ces  quantités  aux  quantités  extérieures.  Au  cours  d'une 
discussion  soulevée  il  y  a  quelques  années,  dans  la  Revue  scienti- 
fique,   par  l'argumentation    stérilement  ironique  d'un   anonyme, 
M.  Wundt  et  M.  Delbœuf  ont  reconnu  ce  point.  Le  premier  {Rev. 
scient., {.  VIII,  p.  1018)  affirme  que  «  nous  avons  dans  notre  a  percep- 
tion   immédiate   une  mesure  pour   l'égalité  des  sensations  ».    Le 
second,  encore  plus  explicite  (p.  1016),  s'exprime  ainsi  :  «  La  sensa- 
tion ne  serait  point  mesurée  par  l'amplitude  d'un  mouvement  phy- 
siologique... la  sensation  ne  peut  être  mesurée  que  par  une  sensa- 


G.   TARDE.  LA   CROYANCE    ET   LE   DÉSIR  16!^ 

tion...  Si  nous  voulons  arrivera  une  loi  et  de  là  remonter  à  la  cause, 
il  nous  faut  mesurer  la  sensation,  c'est-à-dire  la  rapporter  à  une 
unité  de  sensation.  »  M.  Ribot,  il  est  vrai,  conteste  (p.  878)  la  mesu- 
rabilité des  états  internes  à  part  de  leurs  causes  ou  conditions  exté- 
rieures. Mais,  en  fait,  ajoute-t-il,  «  la  dilficulté  a  été  tournée;  on 
mesure  non  la  sensation,  mais  des  différences  de  sensation.  »  Fort 
bien,  mais  ne  s'agit-il  pas  de  différences  senties  et  immédiatement 
jugées  égales?  C'est  donc  toujours  au  postulat  de  la  mesurabilité  par 
soi  de  l'état  intime  qu'il  faut  en  venir  d'une  manière  directe  ou  dé- 
tournée. Or  quel  est  l'état  intime,  je  le  répèle  ,  dont  l'homogé- 
néité, dans  toute  l'étendue  prodigieuse  de  son  domaine,  soit  mieux 
attestée  par  la  conscience  que  celle  de  la  croyance  et  du  désir? 

On  pourra  s'étonner  que,  parmi  les  essais  possibles  de  mensura- 
tion de  la  croyance  individuelle,  nous  n'ayons  pas  fait  figurer  le 
calcul  des  probabilités.  Nous  avions  nos  raisons,  que  le  lecteur  va 
comprendre.  Cependant,  si  cette  branche  de  mathématiques  ne 
donne  point,  à  notre  avis,  la  mesure  de  la  croyance,  elle  nous 
fournit  en  faveur  de  sa  mesurabilité  un  argument  si  puissant  que 
nous  ne  pouvons  l'omettre.  Malgré  les  critiques  dont  elle  a  été 
l'objet  de  la  part  des  philosophes,  malgré  l'absurdité  apparente 
d'admettre  qu'un  événement  qui  nécessairement,  par  hypothèse, 
doit  être  ou  doit  ne  pas  être,  soit  plus  ou  moins  probable,  on  ne 
croira  jamais  qu'une  théorie  élaborée  par  tant  de  génies  éminents 
et  d'esprits  rigoureux  repose  entièrement  sur  le  vide.  Ce  calcul 
célèbre  s'applique  assurément  à  quelque  chose  de  calculable;  il 
mesure  ou  du  moins  a  pour  but  de  mesurer  quelque  chose  qui  est 
mesurable.  Mais  quelle  chose?  Serait-ce,  comme  on  l'a  dit  malicieu- 
sement, «.  le  degré  d'impossibilité  du  certain  et  le  degré  de  possibilité 
de  l'impossible  »  ?  Il  est  clair  que,  pour  un  géomètre  déterministe, 
la  probabilité  n'a  ni  ne  peut  avoir  rien  d'objectif.  Et  si,  aux  yeux  des 
partisans  du  libre  arbitre,  pour  M.  Renouvier  par  exemple  (voy. 
Essais  de  critique  générale,  t.  II,  p.  421  et  s.)  ou  pour  tout  autre 
philosophe  rallié  à  la  doctrine,  très  profonde  par  endroits,  de  la 
réelle  ambiguïté  de  certains  futurs,  la  probabilité  devient  suscep- 
tible d'un  sens  objectif,  dans  des  circonstances  assez  restreintes,  elle 
perd  du  même  coup  la  faculté  d'être  mesurable.  Ne  pouvant  être 
objective,  la  quantité  à  laquelle  le  calcul  des  probabilités  s'applique, 
à  moins  de  n'exister  pas,  doit  être  subjective.  Ce  ne  peut  être  que  la 
croyance.  Bernoulli,  dont  l'opinion  compte  en  pareille  matière,  se 
place  à  ce  point  de  vue.  «  Je  dois  dire  cependant,  reconnaît  M.  Re- 
nouvier, que  Bernoulli  n'entendait  pas  que  le  calcul  des  probabilités 
eût  à  mesurer  autre  chose  que  les  attentes.  Le  fondement  de  ce 


170  BEVUE   PHILOSOPHIQUE 

calcul  est  à  ses  yeux  subjectif  et  non  objectif  »  (voy.  Essais,  p.  454, 
note).  Donc,  si  le  calcul  des  probabilités  a  une  base  réelle,  s'il  n'est 
pas  un  faux  calcul,  il  est  avéré  que  la  croyance  est  une  quantité 
interne;  ou  bien  elle  n'est  point  une  quantité,  et  il  en  résulte  que 
-  inventeurs  de  cet  ordre  de  spéculations  ont  perdu  leur  temps. 
Par  malheur  ,  ce  ne  sont  pas  les  accroissements  et  les  décrois- 
sements  de  la  croyance,  tels  qu'ils  sont,  que  détermine  le  calcul 
dont  il  s'agit,  mais  bien  tels  qu'ils  seraient  s'ils  se  proportionnaient 
exactement  aux  augmentations  ou  aux  diminutions  de  ce  qu  on  pour- 
rait appeler  les  raisons  mathématiques  de  croire.  Il  faudrait  se  garder, 
du  reste,  de  regarder  ces  raisons  de  croire  comme  des  caractères 
intrinsèques  des  choses,  et  de  restituer  ainsi  à  la  probabilité  un  sens 
objectif.  Ce  sont  des  raisons  toutes  subjectives  elles-mêmes,  qui 
consistent  dans  la  connaissance  que  nous  avons ,  non  des  causes 
d'un  événement  attendu  et  ignoré,  mais  des  limites  du  champ  hors 
duquel  nous   sommes  sûrs  qu'elles  ne  s'exerceront  pas,  et  de  la 
division  de  ce   domaine  en  deux  portions  inégales,  l'une  appelée 
chances  favorables,  l'autre  chances  contraires,  dont  l'inégalité  peut 
être  chiffrée.  J'ignore  par  quel  concours  de  causes  physiques,  phy- 
siologiques, psychologiques,  la  main  d'un  enfant  tirera  à  la  loterie 
tel  numéro  et  non  tel  autre;  mais  je  sais  (certitude  négative)  que  le 
numéro  qui  sortira  sera  compris  entre  1  et  100  et  non  au  delà,  puis- 
qu'il n'y  a  que  cent  billets,  et,  en  outre  (certitude  positive),  je  sais 
que  j'ai  10  bdlets  et  que,  par  conséquent,  il  y  en  a  90  que  je  n'ai  pas. 
L'hypothèse  consiste  ici  à  considérer  ces  deux  dernières  certitudes 
comme  l'équivalent  partiel  de  la  connaissance  des  causes,  que  je 
ne  puis  avoir.  Cette  hypothèse  acceptée,  tout  se  suit  aisément,  et  il 
peut  paraître  assez  naturel  de  penser  que  le  degré  de  croyance  d'un 
homme  ignorant  invinciblement  les  vraies  causes  doit  se  propor- 
tionner à  la  valeur  mathématique  des  raisons  de  croire  telles  que 
je  viens  de  les  définir.  A  ce  point  de  vue,  ce  calcul  des  crédibilités, 
c'est-à-dire  des  affirmabilités  et  des  niabilités,  serait  une  sorte  de 
logique  algébrique,  celle-là  même  que  nos  modernes  logiciens  ont 
rêvée,  et  le  pendant  symétrique  de  cette  science  serait  précisément 
la  doctrine  utilitaire  de  Bentham,  cette  morale  par  a  plus  b,  qu'on 
pourrait  appeler  le  calcul  de  désirabilités  positives   et   négatives. 
Mais  la  difficulté  pour  les  mathématiciens  comme  pour  les  utilitaires 
consiste  à  justifier  ce   devoir  qu'Us  m'imposent  de  croire  ou  de 
lésirer  plus  ou  moins  ,  ou  autrement  que  je  ne  crois   et  que  je 
ne  désire.  Car  pourquoi,  en  ce  qui  concerne  les  premiers  dont  je 
m'occupe    maintenant,  accepterais-je    l'hypothèse  contestable  sur 
laquelle    est   fondé  tout  leur   édifice   de  formules?   Or,   en  fait, 


G.    TARDE.    —   LA   CROYANCE   ET   LE   DÉSIR  171 

ces  raisons  mathématiques  de  croire  dont  je  parlais  sont  à  la 
croyance  ce  que,  d'après  les  psychophy=iciens,  le  degré  de  l'exci- 
tation extérieure,  l'intensité  lumineuse  par  exemple,  est  au  degré 
de  l'impression,  à  la  sensation  de  lumière.  Ce  n'est  pas  qu'il  con- 
vînt d'étendre  à  ce  nouveau  cas  le  fameux  logarithme  des  sen- 
sations. Mais,  suivant  que  la  foi  est  influencée  par  le  désir  ou  par 
la  répulsion,  il  est  à  remarquer  que  les  accroissements  vont  d'un 
pas  plus  rapide  ou  plus  lent  que  les  accroissements  parallèles  de  la 
probabilité  mathématique.  Les  habitants  d'une  ville  de  10  000  âmes, 
où  se  produisent  10  cas  de  choléra,  commencent  à  être  effrayés;  si, 
le  lendemain,  il  s'en  produit  20,  leur  alarme  aura  plus  que  doublé, 
tandis  que  si ,  dès  le  début,  le  chiffre  de  ces  maladies  eût  été  20, 
l'alarme  initiale  n'eût  pas  été  sensiblement  différente.  J'ai  40  billets 
de  loterie,  j'en  prends  10  autres,  mon  espérance  de  gain  aura-t-elle 
passé  du  simple  au  double?  Nullement,  quoique  certains  caractères 
prédisposés  aux  chimères  et  plus  accessibles  à  l'espérance  qu'à 
la  crainte  puissent  faire  exception  sur  ce  point.  Puis  notons  que, 
chez  le  même  homme  et  à  propos  du  même  ordre  de  faits,  les 
accroissements  de  la  foi  après  avoir  été  plus  rapides  que  les  accrois- 
sements parallèles  de  la  probabilité,  peuvent  "devenir  plus  lents,  ou 
vice  versa.  En  général,  dans  le  voisinage  de  son  maximum  appelé 
certitude,  la  croyance  en  voie  d'augmentation  se  ralentit  singuliè- 
rement. Dans  les  sciences,  on  peut  remarquer  la  résistance  singulière 
qui  s'oppose  à  l'établissement  définitif  d'une  théorie,  qui  était  déjà 
cependant  reconnue  pour  à  peu  près  démontrée  à  une  époque  où  les 
faits  qu'elle  expliquait  étaient  deux  fois  moins  nombreux.  On 
découvre  chaque  jour  des  faits  nouveaux  favorables  à  l'hypothèse 
transformiste  ou  atomistique,  mais  la  foi  de  leurs  partisans  est  bien 
loin  d'en  être  accrue  autant  qu'elle  l'était  dans  le  principe  par  la 
découverte  de  faits  bien  moins  probants.  Sur  de  simples  indices, 
Newton  admit  presque  sa  conjecture  devenue  loi.  Depuis,  les  obser- 
vations astronomiques  multipliées  ont  centuplé  les  preuves  de  sa 
théorie,  et  la  foi  des  savants  en  elle  n'a  pu  devenir  cent  fois  plus 
forte.  Quoique  la  certitude  ne  diffère  en  rien  d'essentiel  des  autres 
degrés  de  la  croyance  et  soit  simplement  l'une  des  extrémités  de 
leur  série,  le  passage  de  la  croyance  proprement  dite  à  la  certitude 
est,  nous  le  savons,  une  sorte  de  changement  d'état,  comme  la  soli- 
dification d'un  liquide,  et  présente  des  obstacles  propres,  comme 
tout  changement  d'état. 

Si  l'on  tient  compte  de  ces  considérations,  on  verra  que  le  calcul 
des  probabilités,  sans  base  objective,  s'applique  à  une  quantité  subjec- 
tive bien  réelle,  mais  ne  peut  servir  à  la  mesurer.  Son  grand  mérite, 


172  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

à  mes  yeux,  est  de  montrer  clairement,  je  le  répète,  qu'elle  est 
mesurable.  Si  l'on  veut  à  tout,  prix  qu'il  ait  un  fondement  objectif, 
ce  ne  peut  être  qu'une  tendance  plus  ou  moins  grande  des  événe- 
ments futurs  à  se  produire.  Mais  cette  tendance,  comment  la  con- 
cevoir, si  ce  n'est  sur  le  type  du  désir?  Ce  calcul  s'appuie  donc 
ssairement  sur  l'hypothèse  de  la  mesurabilité  du  désir,  sinon 
de  la  croyance. 

En  temps  électoral ,  on  voit  monter  et  descendre  plusieurs  fois 
dans  la  même  journée,  par  suite  des  moindres  renseignements  nou- 
veaux, des  on-dit  les  plus  insignifiants,  les  espérances  et  les  craintes 
des  candidats.  Assurément  le  calcul  des  probabilités  ne  joue  aucun 
rôle  là  dedans.  Mais  ce  qui  est  bien  clair,  c'est  le  caractère  quan- 
titatif très  marqué  de  ces  espérances  et  de  ces  craintes.  Chacun  de 
nous  sent  décroître  en  lui,  à  mesure  que  le  temps  s'écoule,  et  avec 
une  assez  grande  régularité,  sans  que  le  calcul  des  probabilités  y 
soit  pour  rien,  la  confiance  que  lui  inspirent  ses  souvenirs  et  qu'un 
mot  lui  réveille  ou  lui  trouble  tout  entière;  et,  quand  nous  voyons 
de  loin   s'approcher  de   nous  un   de  nos  amis  que  nous  hésitons 
d'abord  à  reconnaître,  nous  sentons  croître  régulièrement  notre  foi 
en  la  réalité  de  sa  présence.  Ici  encore,  aucune  application  du  calcul 
des  probabilités  n'est  possible  ni  imaginable.  Cependant  ce  sont  là, 
je  crois,  des  variations  quantitatives  au  même  titre  que  l'élévation 
ou  l'abaissement  de  la  température.  On  ne  saurait  donc  prétendre 
que  le  caractère  d'être  mesurable  est  une  propriété  empruntée  par 
la  croyance  à  la  langue  des  calculs,  puisqu'il  persiste  encore  après 
le  silence  forcé  de  celle-ci. 

Le  procédé  à  coup  sûr  le  plus  grossier,  quoique  le  plus  rigou- 
reux en  apparence,  pour  mesurer  les  quantités  internes,  consis- 
terait à  les  exprimer  par  la  quantité  d'action  qui  épuise  un  désir  ou 
réalise  une  idée,  toutes  les  fois  que  cette  action  se  composerait  de 
gestes,  de  mouvements,  de  dépenses  de  forces  musculaires,  le  tout 
réductible  à  des  quantités  de  mouvements  moléculaires.  On  dirait 
encore,  par  exemple,  que  la  soif  apaisée  par  un  verre  d'eau  est 
égale  à  deux  fuis  celle  qui  exige  deux  verres  d'eau  pour  être  étan- 
chée,  etc.  N'insistons  pas. 

Quoique  malaisé  à  découvrir,  un  mètre  approximatif  des  croyances 
et  des  désirs  même,  individuels  aurait  bien  fini  par  être  imaginé  si  le 
besoin  s'en  était  fait  sentir  à  la  plupart  des  hommes,  autant  que  le 
besoin  d'un  mètre  de  l'opinion  ou  de  l'inclination  générales.  Mais  le 
malheur  est  que,  dans  la  pratique  de  la  vie,  le  degré  d'une  opinion  ou 
d'une  inclination  individuelle  n'est  pas  ce  qui  importe,  ou  plutôt  ce 
qui  intéresse;  et  partant  on  ne  remarque  pas  qu'elle  a  des  degrés,  par 


G.   TARDE.  —  LA   CROYANCE   ET  LE   DÉSIR  173 

la  même  raison  que,  suivant  la  loi  formulée  par  Helmholtz  dans  son 
Optique,  les  phénomènes  de  la  vision  inutiles  pour  la  connaissance 
pratique  des  objets  (les  mouches  volantes  ,  les  itnages  acciden- 
telles, etc.),  quoique  visibles  comme  les  autres,  ne  sont  point  vus, 
si  ce  n'est  par  les  malades  ou  les  oculistes.  Il  n'y  a  de  même  que  les 
psychologues  qui  daignent  prêter  quelque  attention  à  leurs  idées  ou 
à  leurs  sentiments  en  germe,  aux  ébranlements  légers,  et  à  la  ruine 
lente  de  leur  foi  religieuse  ou  politique,  de  leurs  affections  ou  de 
leurs  amours.  L'homme  pratique  ne  s'aperçoit  de  ces  écroulements 
intimes  que  lorsqu'ils  sont  consommés,  par  sa  liberté  d'agir  qu'ils 
lui  rendent.  Un  désir,  de  même  qu'un  avis,  ne  peut  être  utilisé  pour 
la  gestion  des  affaires  publiques  ou  privées,  par  bulletin  de  vote 
ou  acte  notarié,  qu'à  la  condition  d'être  réputé  absolu  et  non  relatif. 
L'homme  d'action  parait  et  croit  se  donner  tout  entier  à  tout  ce 
qu'il  entreprend.  De  là  bien  des  inconvénients.  On  demande,  pat- 
exemple,  au  médecin  légiste,  non  pas  :  «  Etes-vous  tout  à  fait, 
presque,  aux  trois  quarts,  à  demi  convaincu  qu'il  y  a  eu  empoison- 
nement? Croyez-vous  à  cela  autant  que  vous  croyez  à  l'existence  de 
Thésée  et  de  Romulus,  ou  à  l'existence  de  Tarquin  le  Superbe,  ou  à 
celle  de  Louis  XIV,  ou  à  celle  de  votre  père?  »  mais  bien  :  «  Ya-t-il 
ou  n'y  a-t-il  pas  empoisonnement?  »  Et,  le  plus  souvent,  répondant 
à  cette  question,  le  médecin  légiste  donne  implicitement  pour  cer- 
tain ce  qui  ne  laisse  pas  de  lui  sembler  douteux  à  quelque  degré. 

C'est  une  trop  rare  marque  de  probité  philosophique  de  chercher 
à  rendre  avec  exactitude  non  seulement  la  nuance  précise  de  sa 
pensée,  mais  le  taux  de  sa  confiance  en  elle.  L'exemple  de  Cournot, 
de  Renan,  de  Sainte-Beuve,  sur  ce  point,  n'a  pas  été  contagieux.  On 
peut  s'étonner  que,  même  parmi  les  logiciens,  les  demi-affirmations  ne 
comptent  pas.  Je  ne  sais  pourquoi,  notamment  dans  la  théorie  du 
syllogisme,  on  raisonne  toujours  comme  si  les  prémisses  étaient 
affirmées  ou  niées  précisément  avec  la  même  énergie  et  sans  le 
moindre  doute.  Essayons,  un  instant,  de  prendre  en  considération, 
dans  la  majeure  et  la  mineure,  les  divers  degrés  d'intensité  de 
l'affirmation  et  de  la  négation. 

J'atfirme,  par  hypothèse,  avec  une  intensité  égale  à  5,  que  tout 
corps  pèse,  et,  avec  une  intensité  égale  à  10,  que  l'air  est  un  cor  >s. 
N'est-il  pas  évident  que  la  conclusion  :  L'air  est  pesant,  devra  être 
affirmée  avec  une  intensité  égale  à  5  et  non  à  10?  J'affirme  avec 
force  que  nul  animal  n'est  insensible.  J'ajoute  timidement  :  Je 
suis  porté  à  croire  que  l'éponge  est  insensible.  Conclusion  :  Je 
suis  porté  à  croire  que  l'éponge  n'est  pas  un  animal.  —  On  peut 
expérimenter  sur  des  syllogismes  de  toute  forme  ;  partout  on  trou- 


174  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

vera  que  la  moindre  des  deux  doses  d'affirmation  ou  de  négation 
contenues  dans  les  prémisses  est  la  seule  qui  subsiste  dans  la  pro- 
position résultante. 

Cette  observation  bien  simple  nous  permet  d'expliquer  la  néces- 
sité du  fait  si  souvent  observé,  de  ce  profond  et  incurable  scepti- 
cisme où  l'abus  du  régime  déductif  fait  tomber  les  raisonneurs.  Toute 
la  force  de  croyance  et  de  désir  dont  nous  disposons  et  qui  s'écoule, 
non  sans  déperdition,  dans  notre  conduite  et  nos  pensées,  est  pro- 
duite, en  effet,  ou  plutôt  provoquée  par  les  expériences  continuelles 
de  nos  sens.  11  est  dans  la  nature  de  cette  double  puissance  de  se 
transmettre  pour  se  conserver,  mais  de  ne  se  conserver  qu'en  se 
dispersant.  La  transformation  logique  exige,  nous  venons  de  le  voir, 
une  dépense  de  foi  en  pure  perte,  comme  le  fonctionnement  d'une 
machine  une  dépense  de  force  inutile.  Si  donc,  sans  soumettre  les 
conclusions  ainsi  produites  au  contrôle  des  faits  pour  augmenter  ou 
annuler  la  dose  de  croyance  qui  leur  est  afférente,  on  les  emploie 
teiles  quelles  à  de  nouvelles  déductions,  les  conclusions  nouvelles 
engendrées  par  celles-ci  leur  seront  encore  inférieures  en  vigueur 
affirmative,  et,  d'exténuation  en  exténuation  (les  anciennes  idées, 
comme  il  arrive  d'ordinaire,  s'oubliant  sans  cesse  au  lieu  dé  se 
grossir  simplement  des  nouvelles),  on  aboutira  fatalement  au  zéro 
de  croyance.  Acculé  à  cette  impuissance  de  rien  croire,  le  logicien 
n'a  plus  qu'une  ressource  :  c'est  de  conjecturer  que  rien  n'est 
croyable.  Par  une  raison  analogue,  le  moraliste,  trop  fier  de  ses 
passions  toutes  extirpées,  devient  inerte  et  se  dit  quiétiste. 

L'attention  prêtée,  en  logique,  au  caractère  quantitatif  de  la 
croyance,  y  introduirait  bien  des  renouvellements  que  je  ne  puis 
indiquer  ici.   Je  cite  la  remarque  précédente  à  titre  d'exemple. 

IL  La  mesurabilité  de  la  croyance  et  du  désir  individuels  étant 
démontrée,  il  est  temps  de  nous  demander  si  les  croyances  et 
les  désirs  d'individus  différents  pris  en  masse  peuvent  être  légiti- 
mement totalisés.  Ils  peuvent  l'être,  si  l'on  considère  que  l'acte  de 
désirer  ou  de  repousser,  d'affirmer  ou  de  nier,  abstraction  faite 
des  objets,  c'est-à-dire  des  sensations  ou  des  souvenirs  auxquels  il 
s'applique,  est  le  même,  constamment  le  même,  non  seulement 
d'un  moment  à  l'autre  d'une  vie  individuelle,  mais  d'un  individu  à 
l'autre.  Ce  n'est  pas  l'aperception  immédiate,  comme  plus  haut,  qui 
prouve  cette  identité;  mais  c'est  une  induction  irrésistible  qui 
l'atteste.  Nous  avons  des  raisons  de  penser  que  la  manière  de  sentir 
les  odeurs  ou  les  saveurs,  de  voir  le  bleu,  d'entendre  le  son  du 
violon,  d'éprouver  les  impressions  du  sixième  sens,  diffère  de  Pierre 
à  Paul,  de  Jean  à  Jacques;  le  cas  saillant  des  daltoniens,  des  gens  qui 


G.   TARDE.  —  LA  CROYANCE  ET  LE   DÉSIR  175 

ont  l'oreille  fausse  ou  qui  sont  enrhumés  du  cerveau,  en  est  la 
preuve.  Nous  concevons  qu'une  sensation  manque  à  Pierre  et  que 
Paul  en  ait  d'un  genre  à  part  ;  et,  de  fait,  par  la  pratique  journalière 
et  passionnée  d'un  art,  d'une  doctrine,  par  le  culte  fervent  d'une 
religion  longtemps  régnante  sans  opposition,  nous  voyons  se  former 
çà  et  là,  dans  l'humanité,  sinon  des  sensations,  du  moins  des  demi-sen- 
sations surajoutées  et  en  train  de  devenir  des  sensations  véritables  ; 
il  y  a  eu  un  sens  hégélien  en  Allemagne,  un  sens  chrétien  au  moyen 
âge;  il  y  a  encore  un  sens  poétique,  un  sens  juridique  des  choses. 
Et,  soit  dit  en  passant,  dans  ces  acquisitions  lentes  de  notre  sensibi- 
lité, nous  prenons  sur  le  fait  la  transformation  des  jugements 
réitérés  en  notions ,  des  notions  en  sensations ,  évolution  inverse 
de  celle  qu'on  remarque  seule  d'ordinaire,  et  propre  peut-être  à 
suggérer  quelque  hypothèse  vraisemblable  sur  l'origine  première 
de  nos  sensations  élémentaires  chez  nos  ancêtres  reculés.  Quoi 
qu'il  en  soit,  rien  n'est  inintelligible  en  tout  cela.  Mais  pouvons-nous 
concevoir  quelqu'un  qui  ne  distinguerait  pas  entre  le  oui  et  le  non, 
comme  certains  ne  distinguent  pas  entre  le  vert  et  le  rouge,  ou  qui, 
après  avoir  donné  des  signes  manifestes  de  ce  que  nous  appelons  le 
désir  d'une  chose,  exprimerait  son  contentement  si  cette  chose  lui 
était  refusée  ?  Pouvons-nous  admettre  qu'il  y  ait  deux  manières 
d'écouler,  de  regarder,  comme  il  y  a  deux  manières  d'entendre  et 
d'avoir  la  rétine  affectée?  Les  sensations  différant  d'un  homme  à  un 
autre,  si  le  croire  et  le  désirer  différaient  aussi,  la  tradition  ne  serait 
qu'un  vain  mot;  rien  d'humain  ne  pourrait  être  transmis  inaltéré 
par  une  génération  à  la  suivante.  Une  personne  me  donne  la 
preuve  qu'elle  ne  sent  pas  comme  moi,  elle  me  devient  étrangère  et 
indifférente  ;  mais  elle  me  donne  un  démenti,  aussitôt  je  me  sens 
heurté  par  une  force  contraire  et,  par  conséquent,  semblable  à  la 
mienne.  Si  l'on  essayait  de  m'apaiser  en  me  disant  que  peut-être 
elle  ne  nie  pas  comme  moi,  je  prendrais  cela  pour  une  mauvaise 
plaisanterie.  Par  la  croyance,  par  le  désir  seulement,  nous  colla- 
borons, nous  nous  combattons  ;  par  là  seulement  donc,  nous  nous 
ressemblons.  Il  n'y  a  pas  de  meilleure  raison  à  donner. 

N'est-il  pas  clair  d'ailleurs  que,  au  fond  de  toutes  les  luttes 
humaines,  il  y  a  un  oui  ou  un  non,  un  velle  ou  un  nolle  en  pré- 
sence? Le  plus  souvent,  il  est  vrai,  dans  les  luttes  religieuses,  poli- 
tiques, sociales,  deux  propositions  distinctes  et  non  pas  seulement 
contradictoires,  deux  desseins  hétérogènes  et  non  pas  seulement 
contraires,  soulèvent  la  tempête.  Mais  elle  naît  uniquement  parce 
que  chaque  thèse,  en  même  temps  qu'elle  s'affirme,  nie  l'autre, 
parce  que  chaque  volition  fait  obstacle  à  l'autre.  L'histoire  n'est  que 


I7G  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

le  récit  de  tels  conflits.  Par  nos  manières  de  sentir,  au  contraire, 
naturelles  ou  acquises,  nous  nous  isolons  dans  le  combat.  Subtiles 
ou  fortes,  délicates  ou  grossières,  elles  sont,  pour  chacun  de  nous,  le 
côté  ihoffensif  autant  qu'inviolable,  par  lequel  ce  monde  ambiant  de 
la  discorde  et  de  la  haine,  des  charlatans  et  des  fanatiques,  nous  est 
étranger. 

S'il  en  est  ainsi,  la  totalisation  des  quantités  de  croyance  ou  de 
désir  d'individus  distincts  est  légitime.  En  fait,  elle  a  été  tentée  avec 
un  complet  succès  et  une  approximation  suffisante.  Les  variations 
de  la  valeur  vénale  des  choses,  les  chiffres  de  la  stastistique,  et 
aussi,  comme  nous  le  verrons,  les  triomphes  ou  les  revers  militaires 
des  nations,  sont  des  procédés  diversement  valables  de  mensuration 
de  ce  genre.  Nous  allons  les  parcourir. 

Je    ne    m'étendrai   pas  sur  le   premier.    Les   oscillations   de    la 
Bourse,  on  le  sait,  indiquent  passablement,  sauf  le  cas  où  les  fonds 
publics  sont  l'unique  débouché  ouvert  aux  capitaux  disponibles,  les 
vicissitudes  du  crédit,  de  la  foi  nationale  dans  le  succès  financier  de 
la  chose  publique  ou  de  telle  entreprise  industrielle  cotée.  On  parie 
plus  ou  moins  fort  aux  courses,  suivant  le  degré  de  confiance  qu'on 
a  dans  la  vélocité  d'un  cheval.  L'exaltation  ou  le  déclin  de  la  foi 
religieuse,  de  la  certitude  attachée  aux  menaces  de  l'enfer  ou  aux 
promesses  du  ciel,  se  traduisent  dans  tous  les  temps  et  dans  tous 
les  pays,  en  tenant  compte,  bien  entendu,  de  la  dépréciation  des 
métaux  précieux  et  des  variations  de  la  richesse  nationale,  par  le 
chiffre  comparé  des  sacrifices  pécuniaires  faits  à  l'autel,  des  legs  ou 
donations  en  faveur  du  clergé.  Ce  serait  un  problème  délicat,  mais 
non   insoluble,  de   déterminer   à  l'aide  de  ces  chiffres,  du  chiffre 
comparé  de  la  population    à  deux  époques  successives,  du  chiffre 
total  de  la  fortune  publique  à  ces  mêmes  époques,  et  de  beaucoup 
d'autres  données  numériques,  la  fraction  exacte  qui  exprimerait  le 
rapport  des  deux  quantités  totales  de  foi  religieuse  manifestées  à  ces 
deux  dates  dans  la  même  nation.   Si,  d'une  année   à   l'autre,  les 
dividendes  distribués  aux  actionnaires  d'une  compagnie  n'ayant  pas 
varié,  t  t  les  conditions  générales  du  crédit  étant  restées  les  mêmes, 
les  actions  se  vendent  15U0  francs  après  s'être  vendues  500  francs, 
n'est-on  pas  fondé  à  dire  que  la  foi  du  public  dans  le  maintien 
durable  ou  dans  l'accroissement  prochain,  suivant  les  cas,  des  béné- 
fices, a  passé  du  simple  au  triple  ? 

La  statistique,  convenablement  maniée,  fournit  aussi  de  curieuses 
mesures  du  désir  général.  Par  exemple,  entre  vingt-cinq  et  trente  ans, 
dans  les  Pays-Bas,  d'après  les  calculs  de  M.  Bertillon,  sur  1000  garçons 
112  se  marient  chaque  année,  et  sur  1000  veufs  356  se  remarient. 


G.   TARDE.   —  LA  CROYANCE   ET   LE  DÉsih  177 

Que  conclure  de  là?  C'est  que  le  désir  du  mariage  est  environ  trois 
fois  plus  grand  chez  les  veufs  que  chez  les  garçons  du  même  âge. 
Pour  les  veuves  comparées  aux  filles,  il  est  seulement  deux  fois  plus 
grand  (voy.  Revue  scientif.,  15  février  1879).  Par  les  chiffres  des  nais- 
sances aux  divers  mois  de  l'année,  nous  apprenons  dans  quelle  pro- 
portion numérique  l'amour  physique  est  plus  intense  au  printemps 
qu'en  hiver.  Quand  nous  voyons  (Revue  scientif. ,  mars  1877)  que 
1000  femmes  mariées  de  quinze  à  cinquante  ans  ont,  année  moyenne, 
248  enfants  en  Angleterre,  275  en  Prusse  et  en  France  173,  comme 
nous  savons  d'ailleurs,  par  la  fécondité  remarquable  de  la  race  fran- 
çaise au  Canada,  que  nulle  raison  physiologique  ne  joue  le  rôle 
dominant  dans  ce  résultat,  nous  sommes  autorisés  à  penser  que,  si  le 
désir  d'avoir  des  enfants  est  parmi  nous  égal  à  1,  il  est  en  Prusse 
égal  à  1.59,  et,  en  Angleterre,  à  1,43.  La  statistique  criminelle  et 
civile  peut  servir  à  évaluer  la  croissance  ou  la  décroissance  des 
instincts  processifs  et  des  passions  violentes. 

Mais  la  plus  antique  et  la  plus  originale,  et  peut-être  la  plus  ri- 
goureuse des  balances  de  ce  genre,  c'est  la  guerre.  Quand  sur  un 
point,  insignifiant  parfois,  deux  volontés  nationales  sont  en  conflit, 
l'une  disant  :  oui,  telle  chose  sera;  l'autre  disant  :  non,  telle  chose 
ne  sera  pas;  chacune  d'elles  puise,  dans  la  supériorité  de  force  qu'elle 
s'attribue,  le  droit  qu'elle  s'arroge  d'anéantir  l'autre.  Il  s'agit  de 
soumettre  ces  persuasions  contraires  à  un  contrôle  éclatant.  Des 
deux  côtés  alors,  le  désir  national  s'amasse;  mais  il  ne  se  totalise 
pas  seulement,  il  s'organise,  il  se  ramifie  en  une  multitude  de  ma- 
nœuvres et  d'actions  guerrières  différentes  qui  collaborent  au  même 
but  précisément  parce  qu'elles  sont  hétérogènes  (car  le  seul 
rapport  possible  des  choses  similaires  consiste  à  se  juxtaposer  sté- 
rilement ou  à  s'opposer  destructivement;  ce  ne  sont  pas  les  boulan- 
gers qui  font  concurrence  aux  meuniers,  mais  bien  les  meuniers  qui 
cherchent  à  se  détruire  entre  eux  et  les  boulangers  entre  eux,  et 
toute  production,  à  l'inverse,  suppose  la  dissemblance  des  tra- 
vaux). Une  armée  n'est  donc  pas  un  simple  total,  comme  les  chiffres 
de  la  statistique,  dont  les  unités  sont  homogènes;  elle  est  un  tout 
comme  un  être  vivant.  Elle  est  un  nombre  si  l'on  veut,  mais  un 
nombre  vrai,  objectif,  qui  reste  tel  hors  de  la  pensée  nombrante.  En 
elle  s'incarnent  non  seulement  une  quantité  définie  à  chaque  instant 
d'énergie  mécanique  sous  forme  de  poudre  et  de  boulets,  de  nerfs  et 
de  muscles,  mais  une  somme  déterminée  à  chaque  instant  de  dog- 
matisme ou  d'entêlement  patriotique  qui  passe  identique  à  lui- 
même,  à  travers  les  canons  roulés,  les  marches  forcées,  les  tam- 
bours battants,  les  fanfares.  On  se  bat  enfin.  Pourquoi?  Parce  qu'il 
TOME  X.  —   1880.  12 


178  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

faut  bien  appuyer  sur  une  démonstration  solennelle  et  incontestée 
le  jugement  de  supériorité  que  chaque  belligérant  porte  sur  soi.  Un 
combat,  en  même  temps  qu'il  est  la  solution  d'un  problème  de  mé- 
canique, est  une  opération  «  d'arithmétique  morale  » ,  une  sous- 
traction. 

Si  mécaniquement  deux  armées  sont  d'égale  force,  leur  effectif, 
leurs  engins  militaires,  leur  degré  d'instruction  étant  les  mêmes, 
c'est  la  plus  volontaire  qui  vaincra.  —  Mais  soyons  plus  précis. 

Une  armée  qui  se  bat  est  à  sa  nation  qui  la  regarde  et  où  elle  se 
recrute  ce  qu'un  système  philosophique  en  train  d'attaquer  et  de  se 
défendre  est  à  l'ensemble  de  ses  partisans  passifs,  disséminés  dans 
les  corps  savants  ou  dans  le  monde.  Les  citoyens  restés  dans  leurs 
foyers  font  tous  le  même  vœu  :  la*  victoire;  mais  tous  ces  vœux 
semblables  et  dispersés  ne  forment  un  nombre  que  pour  le  statisti- 
cien; cependant  les  soldats,  les  officiers  n'ont  pas  le  temps  de 
songer  à  se  dire  :  Puissions-nous  vaincre!  Ils  ont  à  chaque  instant, 
en  apparence,  un  but  tout  autre  :  charger  leurs  fusils,  viser  un  fort, 
apprécier  à  vue  d'œil  une  distance,  etc.  Et  c'est  avec  ces  unités 
hétérogènes  que  l'addition  vraie  s'accomplit  sur  le  champ  de  ba- 
taille. De  même  tous  les  adhérents  du  transformisme  sélec- 
tioniste  ont  conscience  d'avoir  foi  en  lui  pendant  que  Darwin 
l'élabore  et  le  fortifie  chaque  jour  étudiant  telle  plante  ou  tel 
insecte,  se  livrant  à  mille  expériences,  à  mille  observations  de 
tout  genre  durant  lesquelles  il  recueille  une  infinité  de  faits,  d'affir- 
mations et  de  négations  qui  toutes  signifient  au  fond  :  «  mon  sys- 
tème est  le  vrai,  »  quoique  jamais  ou  presque  jamais,  je  suppose, 
l'éminent  penseur  n'ait  le  loisir  de  prononcer  ce  dernier  jugement. 
C'est  pourtant  dans  le  faisceau  des  propositions  diverses  successive- 
ment émises  et  coordonnées  par  lui,  et  non  dans  l'ensemble  des 
adhésions  toutes  semblables  de  ses  disciples  épars,  qu'il  faut  cher- 
cher la  vraie  quantité  de  foi  inhérente  à  son  système,  celle  qui  lui 
permet  de  descendre  dans  la  bataille  rangée  des  théories,  où  telle 
constitution  politique  acclamée  par  cinquante  millions  d'hommes,  où 
telle  cosmogonie  religieuse  à  laquelle  cinq  cents  millions  d'hommes 
disent  amen  n'oseraient  affronter  la  lutte. 

Pour  supputer  exactement  la  quantité  de  désir  qui  fait  la  force 
d'une  armée  et  la  quantité  de  foi  qui  fait  la  force  d'un  système, 
il  faut  tenir  compte  non  pas  des  désirs  de  vaincre  éprouvés  par 
les  soldats  ou  par  la  nation,  non  pas  des  actes  de  foi  conscients 
en  la  formule  tinale,  que  le  système  éveille  dans  l'esprit  de  ses  au- 
teurs ou  de  ses  partisans,  mais  bien  des  désirs  de  tous  genres  (de 
pain  chez  les    fournisseurs,  d'avancement  ou  d'honneur  chez  les 


G.  TARDE.  —  LA  CROYANCE   ET   LE  DÉSIR  17'.) 

militaires,  d'instruction,    etc.)   dépensés    à    faire    l'éducation    des 
soldats  et  des  officiers,  à  affermir  la  discipline,  à  perfectionner  la 
tactique,  à  fabriquer  des  engins  de  destruction,  à  exécuter  des  ma- 
nœuvres sur  le  terrain,  —  et  des  actes  de  foi  de  toutes  sortes  dé- 
pensés (en  jugements  visuels,  tactiles,  acoustiques  ou  autres)  à  cons- 
tater chacun   des  faits  innombrales,    fournis   par  l'expérience   ou 
l'observation,  qui  depuis  les  premiers  balbutiements  de  la  science, 
ont  servi  à  suggérer  ou  à  contrôler  chacune  des  lois,  chacune  des 
théories  partielles  dont  le  système  est  le  ciment  et  qu'il  prétend 
identifier  dans  son  idée-mère.  Les  désirs  de  vaincre,  les  actes  de 
foi  en  la  formule  finale  ne  servent  en  rien  au  succès  d'une  bataille 
ou  d'une   discussion;  ayant  la  même  direction,   étant  semblables, 
ils  ne  peuvent  pas  plus  faire   partie  d'un   seul   tout   et  s'agréger 
fructueusement  que   des  parallèles  ne  peuvent   parvenir  à  se  re- 
joindre. Mais  les  désirs  divers  dépensés  autrefois  et  transformés  en 
moyens  d'action,  les  actes  de  foi  dépensés  autrefois  et  transformés 
en  notions  élémentaires,  en  moyens  de  jugement,  peuvent,  justement 
parce  que  leurs  directions  diffèrent,  parce  que  leurs  points  d'ap- 
plication sont  hétérogènes,  se  rencontrer  utilement  en  une  action 
ou  une  proposition  nouvelle  et  plus  complexe.  Les  désirs,  les  actes 
de  foi  similaires  n'ont  qu'une  manière  de  former  un  tout,  leur  numé- 
ration effective;  il  est  vrai  que,  non  comptés,  ils  continuent  à  être 
nombrables.  Mais,  indépendamment  de  cette  possibilité  d'être  nom- 
bres qui  leur  est  commune  avec  les  précédents,  les  désirs  et  les 
actes  de  foi  dissemblables  possèdent  une  virtualité  autre,  celle  de 
pouvoir  coopérer  à  la  production  d'une  œuvre  ou  à  la  démonstration 
d'une  thèse  qui  n'est  l'objet  direct  d'aucun  d'eux.  Cette  virtualité, 
sans  doute,  n'est  réalisable  que  dans  la  mesure  où  le  général  en  chef 
sait  utiliser  ces  désirs  dépensés  et  où  le  défenseur  d'un  système  sait 
faire  valoir  les  faits  à  l'appui.  Mais  la  portion  non  réalisée  de  ces  vir- 
tualités est  quelque  chose,  au  même  titre  que  la  possibilité  de  chute 
d'un  corps  pesant  et  arrêté,  ou  que  la  possibilité  de  combustion 
d'un  charbon   éloigné  du  feu.  En  tenant  compte  de  ces  observa- 
tions, on  verra  que  la  victoire  appartient  toujours,  en  guerre  ou  dans 
une  discussion,  à  la  théorie  du  côté  de  laquelle  se  trouve  la  plus 
grande  quantité  de  désir  ou  de  foi  réellement  mise  en  œuvre  par  le 
général  en  chef  et  le  théoricien. 

On  ne  contestera  pas,  en  effet,  j'espère,  que  toute  notion  ait  com- 
mencé par  être  un  jugement  ou  des  jugements,  que  tout  moyen, 
tout  talent,  toute  habitude  dont  nous  nous  servons,  ait  commencé 
par  être  un  but  poursuivi  pour  lui-même.  Gela  est  certain,  comme 
il  est  certain  que  toute  proposition  est  destinée  à  son  tour  à  s'in- 


180  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

corporer  comme  phrase  incidente  d'abord,  puis  comme  idée  acces- 
soire, dans  une  phrase  plus  compliquée,  et  que  toute  œuvre  volon- 
taire tend  en  se  répétant  à  devenir  l'instrument  d'une  action  plus 
haute.  Parler,  marcher,  simple  moyen  pour  l'adulte;  pour  l'en- 
fant d'un  an,  quelle  suite  d'entreprises  hardies!  Pour  le  soldat 
exercé,  charger,  ajuster,  cela  ne  sert  qu'à  tuer  l'ennemi  ;  pour  le 
conscrit,  autant  de  manœuvres,  autant  de  fins  distinctes,  laborieuse- 
ment poursuivies.  Je  dis  :  «  ce  cheval  galope;  »  quelle  multitude 
d'anciennes  phrases  emmagasinées  dans  cette  phrase!  Il  y  en  a 
deux  d'abord,  clairement  apparentes,  qui  ont  dû  la  précéder  sans 
laisser  de  trace  en  moi  :  «  cet  animal  est  un  cheval;  cette  allure 
est  le  galop;  »  mais,  sous  les  idées  d'animal  et  d'allure,  j'en  découvre 
d'autres,  celles  de  couleur,  de  forme,  de  vitesse,  etc.,  dont  l'acquisi- 
tion lente  et  successive  a  coûté  à  ma  première  enfance  des  milliers 
d'efforts  de  discernement  et  de  jonction  d'images. 

Ce  qu'on  peut  contester  avec  une  apparence  de  raison,  c'est  que 
la  notion  soit  l'équivalent  des  sommes  de  croyance,  et  l'habitude 
l'équivalent  des  sommes  de  désir  dépensées  à  les  produire,  ut  que  sous 
ces  nouvelles  formes  ces  quantités  psychologiques  se  conservent 
sans  perte,  comme  la  force  motrice  des  physiciens.  Pour  donner  ici 
un  sens  à  cette  idée  d'équivalence,  pour  rendre  intelligible  cette 
conservation  des  forces  internes,  il  serait  nécessaire  de  faire  appel  à 
une  certaine  manière,  dont  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper,  d'en- 
tendre l'hypothèse  des  monades.  Mais  on  peut  en  dire  autant,  ou  à 
peu  près,  du  principe  physique  de  la  conservation  de  l'énergie,  qui  — 
à  moins  d'additionner  pêle-mêle  sous  le  couvert  du  même  vocable 
énergie. deux  choses  hétérogènes,  le  mouvement  possible  et  le  mou- 
vement réel,  l'énergie  dite  potentielle  et  l'énergie  dite  actuelle  - 
nous  oblige  à  tenir  pour  vraie  l'hypothèse  des  atomes  entre  les- 
quels se  disséminerait,  en  se  dissimulant  sans  bénéfice  ni  perte,  une 
même  quantité  de  mouvement.  Le  seul  fait  qu'on  ne  puisse  nier  ici 
et  là,  c'est  que  des  quantités  de  mouvement,  de  foi  et  de  désir  ont 
été  consommées.  Quant  à  savoir  si  cette  dépense  a  été  une  trans- 
substantiation ou  un  déguisement,  c'est  une  question  qu'on  peut 
réserver. 

G.  Tarde. 
La  ///-   prochainement.) 


LES   DÉSORDRES    GÉNÉRAUX 

DE   LA   MÉMOIRE 


Les  matériaux  pour  l'étude  des  maladies  de  la  mémoire  sont 
abondants.  Ils  se  trouvent  épars  dans  les  livres  de  médecine,  dans 
les  traités  de  maladies  mentales,  dans  les  écrits  de  divers  psycho- 
logues. On  peut  sans  trop  de  peine  les  rassembler  ;  on  a  ainsi 
sous  la  main  un  recueil  suffisant  d'observations.  Le  difficile  est  de 
les  classer,  de  les  interpréter,  d'en  tirer  quelques  conclusions  sur  le 
mécanisme  de  la  mémoire.  A  cet  égard,  les  faits  recueillis  sont  d'une 
valeur  très  inégale  :  les  plus  extraordinaires  ne  sont  pas  les  plus 
instructifs  •  les  plus  curieux  ne  sont  pas  les  plus  lumineux.  Les  mé- 
decins à  qui  nous  les  devons  pour  la  plupart  ne  les  ont  guère  décrits 
et  étudier  qu'en  vue  de  leur  art.  Un  désordre  de  la  mémoire  n'est 
pour  eux  qu'un  symptôme  ;  ils  le  notent  à  ce  titre  ;  ils  s'en  servent 
pour  établir  un  diagnostic  et  un  pronostic.  De  même  pour  la  clas- 
sification :  ils  se  contentent  de  rattacher  chaque  cas  d'amnésie  à  l'état 
morbide  dont  il  est  l'effet  :  ramollissement,  hémorrhagie,  commotion 
cérébrale,  intoxication,  etc.,  etc. 

Pour  nous,  au  contraire,  les  maladies  de  la  mémoire  doivent  être 
étudiées  en  elles-mêmes,  à  titre  d'états  psychiques  morbides  qui 
peuvent  nous  faire  mieux  comprendre  l'état  sain.  Quant  à  leur  clas- 
sification, nous  en  sommes  réduits  à  la  faire  d'après  les  ressem- 
blances et  les  différences.  Nous  n'en  savons  pas  assez  long  pour 
essayer  une  classification  naturelle,  c'est-à-dire  d'après  les  causes. 
Je  dois  donc  déclarer,  pour  prévenir  toute  objection,  que  la  clas- 
sification qui  va  suivre  n'a  d'autre  but  que  de  mettre  un  peu  d'ordre 
dans  la  masse  confuse  et  hétérogène  des  faits,  et  que  je  ne  me  dis- 
simule pas  qu'à  beaucoup  d'égards  elle  est  arbitraire. 

Les  désordres  de  la  mémoire  peuvent  être  limités  à  un  seule  caté- 
gorie de  souvenirs  et  laisser  le  reste  intact,  en  apparence  au  moins: 
ce  sont  les  désordres  partiels.  D'autres,  au  contraire,  aiîectent  la 
mémoire  tout  entière  sur  toutes  ses  formes,  coupent  en  deux  ou 


182  lil.VUE   PHILOSOPHIQUE 

plusieurs  tronçons  notre  vie  mentale,  y  creusent  des  trous  que  rien 
ne  comble  ou  bien  la  démolissent  en  totalité  par  action  lente  :  ce 
sont  les  désordres  généraux. 

Nous  distinguerons  donc  d'abord  deux  grandes  classes  :  les  mala- 
dies générales  et  les  maladies  partielles  de  la  mémoire.  Les  pre- 
mières seules  feront  l'objet  de  cet  article.  Nous  les  étudierons  sous 
les  titres  suivants  :  1°  amnésies  temporaires  ;  21'  amnésies  périodiques  ; 
3°  amnésies  à  forme  progressive,  les  moins  curieuses  et  les  plus 
instructives;  4"  nous  terminerons  par  quelques  notes  sur  l'amnésie 
congénitale. 


Les  amnésies  temporaires  procèdent  le  plus  souvent  par  invasion 
brusque  et  finissent  de  même  d'une  manière  inopinée.  Elles  embras- 
sent une  période  de  temps  qui  peut  varier  de  quelques  minutes  à  quel- 
ques années.  Les  cas  les  plus  courts,  les  plus  nets,  les  plus  communs 
se  rencontrent  dans  Yépilepsie. 

Les  médecins  ne  sont  d'accord  ni  sur  la  nature,  ni  sur  le  siège,  ni 
sur  les  causes  de  cette  maladie.  Ce  problème  n'est  ni  de  notre  sujet 
ni  de  notre  compétence.  Il  nous  suffit  de  savoir  que  tous  les  auteurs 
sont  unanimes  à  reconnaître  trois  formes  :  le  grand  mal,  le  petit  mal 
et  le  vertige  ;  qu'ils  les  considèrent  moins  comme  des  variétés  dis- 
tinctes que  comme  des  degrés  d'un  même  état  morbide;  qu'enfin  plus 
l'attaque  est  modérée  dans  ses  manifestations  extérieures,  plus  elle 
est  funeste  pour  l'intelligence.  L'accès  épileptique  est  suivi  d'un  dé- 
sordre mental  qui  peut  se  traduire  aussi  bien  par  de  simples  bizar- 
reries et  des  actes  ridicules  que  par  des  crimes.  Tous  ces  actes  ont 
un  caractère  commun  que  Hughiings  Jackson  désigne  sous  Te  nom 
d'automatisme  mental.  Ils  ne  laissent  aucun  souvenir,  sauf  dans 
quelques  cas,  où  il  reste  des  traces  de  mémoire  extrêmement  faibles. 
Un  malade  en  consultation  chez  son  médecin  est  pris  d'un  vertige 
épileptique.  11  se  remet  aussitôt;  mais  il  a  oublié  qu  il  vient  de  payer 
un  moment  avant  l'attaque  ».  —  Un  employé  de  bureau  se  retrouve 
à  son  pupitre,  les  idées  un  peu  confuses,  sans  autre  malaise.  Il  se 
souvient  d'avoir  commandé  son  dîner  au  restaurant  ;  à  partir  de  ce 

1.  Les  faits  cités  sont  empruntés  pour  la  plupart  au  mémoire  de  Hughiings 
Jackson  publié  dans  le  West  Riding  Asyium  Repoi    .  traduit  dans  la  Revut 
tifique  du  19  février  1878,  et  au  travail  de  Falret  sur  l'état  mental  des  épilep- 
tiquee  dans  les    irehive    de  médecine,  décembre  lb(30.  avril  et  octobre  18H. 


Th.   RIBOT.    —  DÉSORDRES    GÉNÉRAUX  DE   LA   MÉMOIRE       183 

moment,  tout  souvenir  lui  fait  défaut.  Il  revient  au  restaurant;  il 
apprend  qu'il  a  mangé,  qu'il  a  payé,  qu'il  n'a  pas  paru  indisposé  et 
qu'il  s'est  remis  en  marche  vers  son  bureau.  Cette  absence  avait 
duré  environ  trois  quarts  d'heure.  —  Un  autre  épileptique,  pris 
d'une  attaque,  tombe  dans  une  boutique,  se  relève  et  s'enfuit  en. 
laissant  son  chapeau  et  son  carnet.  «  On  me  retrouva,  dit-il,  à  un 
demi-kilomètre  de  là  ;  je  demandais  mon  chapeau  dans  toutes  les 
boutiques;  mais  je  n'avais  pas  conscience  de  ce  que  je  faisais,  et  je 
ne  revins  à  moi  qu'au  bout  de  dix  minutes  en  arrivant  au  chemin  de 
fer.  »  —  Trousseau  rapporte  le  cas  d'un  magistrat  qui,  siégeant  à 
l'hôtel  de  ville  de  Paris,  comme  membre  d'une  Société  savante,  sor- 
tait nu-tête,  allait  jusqu'au  quai  et  revenait  à  sa  place  prendre  part 
aux  discussions,  sans  aucun  souvenir  de  ce  qu'il  avait  fait.  —  Sou- 
vent le  malade  continue  pendant  la  période  d'automatisme  les  actes 
auxquels  il  se  livrait  au  moment  de  l'accès,  ou  bien  il  parle  de  ce 
qu'il  vient  de  lire.  Nous  en  avons  donné  des  exemples  dans  un  pré- 
cédent article.  —  Rien  n'est  moins  rare  que  des  tentatives  infruc- 
tueuses de  suicide,  dont  il  ne  reste,  après  le  vertige  épileptique, 
aucunes  traces  dans  la  mémoire.  Et  il  en  est  de  même  pour  les  ten- 
tatives criminelles.  Un  cordonnier  pris  de  manie  épileptique  le  jour 
de  son  mariage  tue  son  beau-père  à  coups  de  tranchet.  Revenu  à 
lui  au  bout  de  quelques  jours,  il  n'avait  pas  la  plus  légère  connais- 
sance de  ce  qu'il  avait  fait  l. 

Voilà  assez  d'exemples  pour  que  le  lecteur  puisse  comprendre  la 
nature  de  l'amnésie  épileptique  mieux  que  par  des  descriptions 
générales.  Une  certaine  période  d'activité  mentale  est  comme  si  elle 
n'avait  pas  été  :  l'épileptique  ne  la  connaît  que  par  le  témoignage 
d'autrui  ou  par  de  vagues  conjectures.  Tel  est  le  fait.  Quant  à  son 
interprétation  psychologique,  il  y  a  deux  hypothèses  possibles. 

On  peut  admettre  :  ou  bien  que  la  période  d'automatisme  mental 
n'a  été  accompagnée  d'aucune  conscience  ;  en  ce  cas,  l'amnésie  n'a 
pas  besoin  d'être  expliquée  ;  rien  n'ayant  été  produit,  rien  ne  peut 
être  conservé  ni  reproduit  ;  —  ou  bien  il  y  a  eu  conscience,  mais  à  un 
degré  si  faible,  que  l'amnésie  s'ensuit.  Je  crois  que  cette  deuxième 
hypothèse  est  la  vraie  dans  un  grand  nombre  de  cas. 

D'abord,  à  s'en  tenir  au  raisonnement  seul,  il  est  difficile  d'ad- 
mettre que  des  actes  fort  compliqués,  adaptés  à  différents  buts, 
s'accomplissent  sans  quelque  conscience  au  moins  intermittente. 
Qu'on  fasse  aussi  large  qu'on  voudra  la  part  de  l'habitude  ;  il  faut 
bien  reconnaître  que ,  si  là  où  il  y  a  uniformité  d'action  la  con- 

1.  Voir  aussi  Morel.  Traité  des  m'aladiei  mentales,  p.  695. 


1^4  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

science  tend  à  disparaître,  là  où  il  y  a  diversité  elle  tend  à  se  pro- 
duite. 

Mais  le  raisonnement  ne  peut  donner  que  des  possibilités  :  l'expé- 
rience seule  décide.  Or  il  y  a  des  faits  qui  prouvent  l'existence  d'une 
certaine  conscience,  même  dans  ces  cas  extrêmement  nombreux,  où 
le  malade  ne  garde  aucun  souvenir  de  son  accès.  «  Quelques  ôpilep- 
tiques  interpellés  pendant  leur  crise  d'une  manière  brusque,  avec 
le  ton  du  commandement,  répondent  aux  questions  d'une  voix  brève 
et  en  criant.  L'accès  fini,  ils  ne  se  souviennent  ni  de  ce  qu'on  leur  a 
dit,  ni  de  ce  qu'ils  ont  répondu.  —  Un  enfant  à  qui  l'on  faisait  res- 
pirer pendant  ses  accès  de  l'éther  ou  de  l'ammoniaque  dont  l'odeur 
lui  était  insupportable,  criait  avec  rage  :  Va-t'en,  va-t'en,  va-t'en  ! 
et  l'accès  terminé  ignorait  qu'il  l'eût  eu.  »  —  «  Quelquefois  les  épi- 
leptiques  parviennent,  avec  beaucoup  d'efforts,  à  retrouver  dans 
leur  mémoire  plusieurs  faits  qui  se  sont  produits  pendant  leur  accès, 

surtout  ceux  qui  ont  eu  lieu  dans  les  derniers  moments Ils  sont 

alors  dans  un  état  comparable  à  celui  où  l'on  sort  d'un  rêve  pénible. 
Les  principales  circonstances  de  l'accès  leur  ont  d'abord  échappé  ; 
ils  commencent  par  nier  les  faits  qu'on  leur  impute;  peu  à  peu,  ils 
se  rappellent  un  certain  nombre  de  détails  qu'ils  semblaient  d'abord 
avoir  oubliés  '.  » 

Si,  dans  ces  cas,  les  circonstances  permettent  d'affirmer  qu'il  y  a 
eu  conscience,  nous  pouvons  croire  sans  témérité  qu'il  en  est  de 
même  dans  beaucoup  d'autres.  Je  ne  veux  d'ailleurs  pas  soutenir 
que  cela  a  lieu  toujours.  Le  magistrat  dont  il  a  été  question  plus 
haut  se  dirigeait  assez  bien  pour  éviter  les  obstacles,  les  voitures  et 
les  passants  :  ce  qui  dénote  une  certaine  conscience;  mais,  dans  un 
cas  analogue  rapporté  par  Hughlings  Jackson,  le  malade  est  renversé 
par  un  omnibus  et  manque  une  autre  fois  de  faire  une  chute  dans  la 
Tamise. 

Comment  donc  expliquer  l'amnésie  dans  les  cas  où  il  y  a  eu  des 
états  de  conscience  ?  —  Par  la  faiblesse  extrême  de  ces  états.  L'état 
de  conscience  ne  se  fixe,  en  définitive,  que  par  deux  moyens  :  l'in- 
tensité, la  répétition  ;  ce  dernier  moyen  se  ramène  à  l'autre,  puisque 
la  répétition  est  une  somme  de  petites  intensités.  Ici,  il  n'y  a  ni 
intensité  ni  répétition.  Le  désordre  mental  qui  suit  l'accès  me  parait 
tri  s  bien  défini  par  Jackson  lorsqu'il  l'appelle  «  un  rêve  épileptique  ». 
Un  de  ses  malades,  âgé  de  dix-neuf  ans  et  peu  suspect  de  dogma- 
tiser sur  la  question,  a  trouvé  spontanément  la  même  expression. 
«  A  la  suite  de  son  accès,  il  se  coucha.  Une  fois  couché,  il  dit  (par- 

1.  Trousseau,  Leçons  cliniques,  t.  11,  p.  114;  Falret,  loc.  cit. 


Th.    RIBOT.    —   DÉSORDRES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MÉMOIRE        185 

lant  à  un  ami  imaginaire)  :  Attends  un  instant,  William,  je  viens.  Il 
descendit,  ouvrit  les  portes,  sortit  en  chemise.  Le  froid  du  pavé  le 
îit  revenir  à  lui  :  alors  son  père  le  toucha.  Il  dit  :  Ah  !  très  bien, 
j'ai  fait  un  rêve,  et  il  se  recoucha.  » 

Rapprochons  du  rêve  l'état  mental  des  épileptiques  pour  aller  du 
connu  à  l'inconnu.  Rien  de  plus  fréquent  que  les  rêves  dont  le  souvenir 
disparaît  immédiatement.  Nous  nous  éveillons  pendant  la  nuit  ;  le  sou- 
venir du  rêve  interrompu  est  très  net  :  le  lendemain,  il  n'en  reste 
plus  aucune  trace.  Cela  est  encore  plus  frappant  au  moment  du  ré- 
veil. Nos  songes  nous  apparaissent  alors  avec  beaucoup  de  viva- 
cité ;  une  heure  après,  ils  sont  effacés  pour  jamais.  A  qui  n'est-il 
pas  arrivé  de  se  perdre  en  vains  efforts  pour  se  rappeler  un  rêve 
de  la  nuit  précédente  dont  on  ne  sait  plus  rien,  sinon  qu'on  l'a  eu. 

L'explication  est  simple.  Les  états  de  conscience  qui  constituent 
le  rêve  sont  extrêmement  faibles.  Ils  paraissent  forts,  non  parce 
qu'ils  le  sont  en  réalité,  mais  parce  qu'aucun  état  fort  n'existe  pour 
les  rejeter  au  second  plan.  Dès  que  l'état  de  veille  recommence,  tout 
se  remet  à  sa  place.  Les  images  s'effacent  devant  les  perceptions, 
les  perceptions  devant  un  état  d'attention  soutenue,  un  état  d'atten- 
tion soutenue  devant  une  idée  fixe.  En  somme,  la  conscience  pen- 
dant la  plupart  des  rêves  a  un  minimum  d'intensité. 

La  difficulté  est  donc  d'expliquer  pourquoi,  pendant  la  période  qui 
suit  l'accès  épileptique,  la  conscience  tombe  à  un  minimum.  Ni  la 
physiologie  ni  la  psychologie  ne  peuvent  le  faire,  puisqu'elles  igno- 
rent les  conditions  de  la  genèse  de  la  conscience.  Le  cas  est  d'autant 
plus  embarrassant  que  famnésie  est  liée  au  délire  épileptique,  à  lui 
seul.  Voici  en  effet  ce  qui  arrive  chez  les  sujets  qui  sont  à  la  fois 
alcooliques  et  épileptiques.  Un  malade  pendant  le  jour  est  pris 
d'une  crise  épileptique  ;  il  brise  tout  ce  qui  est  à  sa  portée,  se  livre 
à  des  actes  de  violence.  Après  une  courte  période  de  rémission,  il 
est  pris  pendant  la  nuit  de  délire  alcoolique  caractérisé,  comme  on 
le  sait,  par  des  visions  terrifiantes.  Le  lendemain,  revenu  à  lui,  il  se 
rappelle  bien  le  délire  de  la  nuit  ;  il  n'a  aucun  souvenir  du  délire  de 
la  journée  '. 

11  y  a  encore  une  autre  difficulté.  Si  l'amnésie  vient  de  la  faiblesse 
des  états  de  conscience  primitifs,  comment  se  fait-il  que  ces  états,  si 
faibles  par  hypothèse,  déterminent  des  actes?  —  Suivant  Hughlings 
Jackson,  «  l'automatisme  mental  provient  d'un  excès  d'action  des 
centres  nerveux  inférieurs  qui  se  substituent  aux  centres  supérieurs 
ou  centres  dirigeants.  »  Nous  n'aurions  ici  qu'un  cas  particulier  d'une 

t.  Magnan,  Clinique  de  Sainte- Anne,  3  mars  L879. 


{gg  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

loi  physiologique  bien  connue.  Le  pouvoir  excito-moteur  des  centres 
réflexes  augmente,  quand  leur  connexion  avec  les  centres  supérieurs 
est  rompue1.—  Restreignons-nous  au  problème  psychologique  :  il  est 
possible  d'y  répondre.  Si  l'on  s'obstine  à  faire  de  la  conscience  une 
«  force  »  existant  et  agissant  par  elle-même,  tout  devient  obscur. 
Mais  si  l'on  admet,  comme  nous  l'avons  dit  dans  le  précédent 
article,  que  la  conscience  est  l'accompagnement  d'un  état  ner- 
veux, lequel  reste  l'élément  fondamental,  tout  devient  clair.  Il  n'y 
a  du  moins  aucune  contradiction  à  admettre  qu'un  état  nerveux 
suffisant  pour  déterminer  certains  actes  soit  insuffisant  pour  éveiller 
la  conscience.  La  production  d'un  mouvement  et  celle  d'un  état  de 
conscience  sont  deux  faits  distincts  et  indépendants  :  les  conditions 
d'existence  de  l'un  ne  sont  pas  nécessairement  celles  de  l'autre. 

Remarquons  pour  terminer  que  la  conséquence  fatale  des  accès 
épileptiques  répétés,  surtout  sous  la  forme  de  vertige,  est  l'affaiblis- 
sement progressif  de  la  mémoire  dans  sa  totalité.  Cette  forme  d'am- 
nésie sera  étudiée  plus  loin. 

Nous  passons  maintenant  à  des  cas  d'amnésie  temporaire  d'un 
caractère  destructeur.  Dans  les  exemples  précipités,  le  capital 
accumulé  jusqu'au  moment  de  la  maladie  n'est  pas  entamé  :  il  arrive 
seulement  que  quelque  chose  qui  a  été  dans  la  conscience  ne  reste 
pas  dans  la  mémoire.  Dans  les  cas  qui  vont  suivre,  une  partie  du 
capital  est  perdu.  Ces  cas  sont  les  plus  frappants  pour  l'imagination. 
11  est  possible  qu'un  jour,  avec  les  progrès  de  la  physiologie  et  de 
la  psychologie,  ils  nous  en  apprennent  beaucoup  sur  la  nature  de 
la  mémoire.  Pour  le  moment,  ils  ne  sont  pas  les  plus  instructifs, 
à  mes  yeux  du  moins  et  sans  vouloir  rien  préjuger  sur  ce  qu'ils 
révéleront  aux  autres. 

Ces  cas  diffèrent  beaucoup  entre  eux.  Tantôt  la  suspension  de  la 
mémoire  part  du  début  de  la  maladie  pour  s'étendre  en  avant, 
tantôt  elle  recule  un  peu  sur  les  derniers  événements  passés  ;  le 
plus  souvent,  elle  s'étend  dans  les  deux  sens,  en  avant  et  en  arrière. 
Quelquefois  la  mémoire  revient  d'elle-même,  brusquement,  quel- 
quefois lentement  et  avec  un  peu  d'aide  ;  quelquefois  la  perte  est 
absolue,  il  faut  procéder  à  une  rééducation  complète.  Nous  allons 
donner  des  exemples  de  tous  ces  cas. 

«  Une  jeune  femme,  mariée  à  un  homme  qu'elle  aimait  passion- 

I.  ■  Un  caractère  très  important  de  la  manie  épileptique,  dit  Falret,  toc.  cit., 
c'est    l.i  ressemblance  absolue  de  tous  les  accès  chez  le  même  malade,  non 

seulement  dans  leur  ensemble,  mais  encore  dans  chacun  de  leurs  détails 

Le  môme  malade  exprime  les  mêmes  idées,  profère  les  mêmes  paroles,  se 
livre  .tux  mêmes  actes.  Il  y  a  une  surprenante  uniformité  dans  tous  les  accè 


Th.    RIBOT.    —  DÉSORDRES    GÉNÉRAUX   DE   LA   MÉMOIRE       187 

nément,  fut  prise  en  couche  d'une  longue  syncope  à  la  suite  de  la- 
quelle elle  avait  perdu  la  mémoire  du  temps  qui  s'était  écoulé  depuis 
son  mariage  inclusivement.  Elle  se  rappelait  très  exactement  tout  le 
reste  de  sa  vie  jusque-là...  Elle  repoussa  avec  effroi  dans  les  pre- 
miers instants  son  mari  et  son  enfant  qu'on  lui  présentait.  Depuis, 
elle  n'a  jamais  pu  recouvrer  la  mémoire  de  cette  période  de  sa  vie 
ni  des  événements  qui  l'ont  accompagnée.  Ses  parents  et  ses  amis 
sont  parvenus,  par  raison  et  par  l'autorité  de  leur  témoignage,  à  lui 
persuader  qu'elle  est  mariée  et  qu'elle  a  un  fils.  Elle  les  croit,  parce 
qu'elle  aime  mieux  penser  qu'elle  a  perdu  le  souvenir  d'une  année 
que  de  les  croire  tous  des  imposteurs.  Mais  sa  conviction,  sa  con- 
science intime  n'y  est  pour  rien.  Elle  voit  là  son  mari  et  son  enfant 
sans  pouvoir  s'imaginer  par  quelle  magie  elle  a  acquis  l'un  et  donné 
le  jour  à  l'autre1.  » 

Nous  avons  là  un  exemple  d'amnésie  irréparable,  s'étendant  en 
arrière  seulement.  Quant  à  sa  raison  psychologique  ,  on  peut  la 
trouver  également  dans  une  destruction  des  résidus  et  dans  une 
impossibilité  de  la  reproduction.  Dans  le  cas  suivant,  rapporté  par 
Laycock,  l'amnésie  ne  s'étend  qu'en  avant  et  ne  peut  être  attribuée 
par  conséquent  qu'à  une  impossibilité  pour  les  états  de  conscience 
d'être  enregistrés  et  conservés.  Le  mécanicien  d'un  navire  à  vapeur 
tombe  sur  le  dos;  le  derrière  de  sa  tête  heurte  contre  un  objet  dur  ; 
il  reste  quelque  temps  inconscient.  Revenu  à  lui,  il  recouvre  assez 
vite  une  parfaite  santé  physique  ;  il  conserve  le  souvenir  de  toutes 
les  années  écoulées  jusqu'à  son  accident  ;  mais  à  partir  de  ce  mo- 
ment, la  mémoire  n'existe  plus,  même  pour  les  faits  strictement 
personnels.  «  En  arrivant  à  l'hôpital,  il  ne  peut  dire  s'il  est  venu  à 
pied,  en  voiture  ou  par  le  chemin  de  fer.  En  sortant  de  déjeuner,  il 
oublie  qu'il  vient  de  le  faire  :  il  n'a  aucune  idée  de  l'heure,  ni  du, 
jour,  ni  de  la  semaine.  Il  essaye  par  la  réflexion  de  répondre  aux 
questions  qui  lui  sont  posées  ;  il  n'y  parvient  pas.  Sa  parole  est 
lente,  mais  précise.  Il  dit  ce  qu'il  veut  dire  et  ht  correctement. 
Cette  infirmité  disparut,  grâce  à  une  médication  appropriée  2. 

En  général,  dans  les  cas  d'amnésie  temporaire  dus  à  une  com- 


1.  Lettre  de  Charles  Villiers  «  G.  Cuvier,  Paris,  Lenormant,  1S02,  citée  dans 
Louyer  Villermay,  Essai  sur  les  maladies  <!<•  la  mémoire,  p.  76-77.  Ce  petit  tra- 
vail de  L.  Villermay,  dont  il  n'y  a  d'ailleurs  pas  beaucoup  à  tirer,  a  paru  dans 
les  Mémoires  de  la.  Société  de  médecine  de  Paris,  HI7,  t.  I. 

2.  Laycock,  On  certains  disorders  and  defects  <>/   memory,  p.   12.  Cette  perte 
de  la  mémoire,  due  à  une  commotion,  n'est  pas  rare.  Un  cas  récent  a  été  com- 
muniqué par  le  Dr  Motet  à  la  Société  de  médecine  de  Paris  et  a  donné  lieu  a 
une  intéressante  discussion  sur  l'amnésie  temporaire.  Voir  l'Union   médical 
du  1U  juin  1879. 


188  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

motion  cérébrale,  il  se  produit  un  effet  rétroactif.  Le  malade,  en 
reprenant  conscience,  n'a  pas  seulement  perdu  le  souvenir  de  l'ac- 
cident et  de  la  période  qui  Ta  suivi  ;  il  a  aussi  perdu  le  souvenir 
d'une  période  plus  ou  moins  longue  antérieure  à  l'accident.  On  en 
pourrait  donner  de  nombreux  exemples;  je  n'en  cite  qu'un,  rapporté 
par  Carpenter  (Mental  physiology,  p.  i50/  :  «  Un  homme  condui- 
sait en  cabriolet  sa  femme  et  son  enfant.  Le  cheval,  pris  de  frayeur, 
s'emporta.  Après  de  vains  efforts  pour  en  devenir  maître,  le  con- 
ducteur fut  jeté  violemment  à  terre  et  reçut  une  forte  secousse  du 
cerveau.  En  revenant  à  lui,  il  avait  oublié  les  antécédents  immédiats 
de  l'accident.  La  dernière  chose  qu'il  se  rappelât,  c'était  la  ren- 
contre d'un  ami  sur  sa  route,  à  environ  deux  milles  de  l'endroit  où 
il  avait  été  renversé.  Mais  il  n'a  recouvré,  jusqu'à  ce  jour,  aucun 
souvenir  de  ses  efforts  pour  maîtriser  le  cheval,  ni  de  la  terreur  de 
sa  femme  et  de  son  enfant  l.  » 

Voici  maintenant  des  cas  d'amnésie  d'un  caractère  beaucoup  plus 
grave,  dont  quelques-uns  ont  nécessité  une  rééducation  complète. 
Je  les  emprunte  à  la  revue  anglaise  Erain. 

La  première  observation,  rapportée  par  le  D'  Mortimer  Granville, 
est  celle  d'une  femme  de  26  ans,  hystérique,  qui,  à  la  suite  d'un  tra- 
vail excessif,  fut  prise  d'une  crise  violente  avec  perte  complète  de 
conscience.  «  Quand  la  conscience  commença  à  revenir,  les  der- 
nières idées  saines  formées  avant  la  maladie  se  mêlaient  d'une  ma- 
nière bizarre  aux  nouvelles  impressions  reçues,  comme  dans  le  cas 
où  l'on  sort  lentement  d'un  rêve.  Assise  sur  son  lit  près  de  la  fe- 
nêtre pour  voir  les  passants,  dans  la  rue,  la  malade  appelait  tous  les 
objets  mouvants  «  des  arbres  en  marche  »,  et,  quand  on  lui  deman- 
dait où  elle  avait  vu  ces  choses,  elle  répondait  invariablement  :  «  Dans 
l'autre  Evangile.  »  En  un  mot,  dans  son  état  mental,  l'idéal  et  le  réel 
ne  se  distinguaient  pas.  Ses  souvenirs  étaient  indistincts,  et,  en  ce  qui 
concerne  un  grand  nombre  de  choses  ordinaires  qui  constituaient 
le  fond  principal  de  ses  pensées  avant  son  attaque,  sa  mémoire  était 
nulle.  Les  idées  immédiatement  antérieures  à  la  maladie  semblaient 
avoir  si  bien  saturé  son  esprit,  que  les  premières  impressions  qu'elle 
reçut  en  étaient  tout  imprégnées,  tandis  que  l'enregistrement  de  Vavant- 
dernier  travail  cérébral  était  pour  ainsi  dire  oblitéré.  Par  exemple, 
quoique  cette  femme  gagnât  sa  vie  en  donnant  des  leçons,  elle 
n'avait  aucun  souvenir  d'une  chose  aussi  simple  que  de  ce  qui  sert  à 
écrire.  Si  on  lui  mettait  une  plume  ou   un  crayon  dans  la  main, 

I.  On  trouvera  d'autres  cas  de  ce  genre  dans  le   Dictionnaire  encyclopédique 
médicales,  art.  Amnésie,  par  J.  Falret,  p.  728. 


Th.   RIBOT.   —  DÉSORDRES   GÉNÉRAUX   DE  LA   .MÉMOIRE       18U 

comme  on  aurait  pu  le  faire  dans  celle  d'un  enfant,  ils  n'étaient  pas 
saisis  même  par  action  réflexe.  Ni  la  vue  ni  le  contact  de  l'instru- 
ment n'éveillaient  d'association  d'idées.  La  plus  parfaite  destruction 
du  tissu  cérébral  n'aurait  pas  effacé  plus  complètement  les  effets 
de  l'éducation  et  de  l'habitude.  —  Cet  état  dura  quelques  semaines.» 
La  mémoire  de  ce  qui  avait  été  oublié  fut  recouvré  lentement,  péni- 
blement, sans  nécessiter  cependant  une  rééducation  aussi  complète 
que  dans  le  cas  qui  va  suivre  l. 

La  deuxième  observation,  due  au  professeur  Sharpey,  est  l'un  des 
exemples  les  plus  curieux  de  rééducation  qui  ait  été  décrite.  Je  n'ex- 
trais de  son  long  article  que  les  détails  psychologiques.  Il  s'agit  encore 
d'une  femme  de  vingt-quatre  ans,  de  complexion  délicate,  qui  pendant 
six  semaines  environ  fut  prise  d'une  tendance  irrésistible  à  la  som- 
nolence. Cet  état  s'aggrava  de  jour  en  jour.  Vers  le  10  juin,  il  devint 
impossible  de  l'éveiller.  Elle  resta  ainsi  pendant  deux  mois.  Pour  la 
nourrir,  on  portait  à  ses  lèvres  une  cuiller,  elle  avalait;  quand  elle 
était  rassasiée,  elle  serrait  les  dents  et  éloignait  la  bouche.  Elle  parais- 
sait distinguer  les  saveurs,  car  elle  refusa  obstinément  certains  mets. 
Elle  eut  quelques  courts  moments  de  réveil  à  de  rares  intervalles. 
Elle  ne  répondait  à  aucune  question,  ne  reconnaissait  personne,  sauf 
une  fois  «  une  ancienne  connaissance  qu'elle  n'avait  pas  vue  depuis 
douze  mois.  Elle  la  considéra  longtemps,  cherchant  probablement 
son  nom.  L'ayant  trouvé,  elle  le  répéta  plusieurs  fois  en  lui  serrant 
la  main;  puis  elle  retomba  dans  son  sommeil.  »  Vers  la  fin  d'août, 
elle  revint  peu  à  peu  à  son  état  normal. 

Ici  commence  le  travail  de  la  rééducation.  «  En  revenant  de  sa  tor- 
peur, elle  paraissait  avoir  oublié  presque  tout  ce  qu'elle  avait  appris. 
Tout  lui  semblait  nouveau;  elle  ne  reconnaissait  pas  une  seule  per- 
sonne, même  ses  plus  proches  parents.  Gaie,  remuante,  inattentive, 
charmée  de  tout  ce  qu'elle  voyait  ou  entendait,  elle  ressemblait  à  un 
enfant.  «  Bientôt,  elle  devint  capable  d'attention.  Sa  mémoire,  entiè- 
rement perdue  en  ce  qui  concerne  ses  connaissances  antérieures, 
était  très  vive  et  très  solide  pour  tout  ce  qu'elle  avait  vu  et  entendu 
depuis  sa  maladie.  Elle  recouvra  une  partie  de  ce  qu'elle  avait  appris 
autrefois,  avec  une  facilité  très  grande  dans  certains  cas,  moindre 
dans  d'autres.  Il  est  remarquable  que,  quoique  le  procédé  suivi  pour 
recouvrer  son  acquis  ait  paru  consister  moins  à  l'étudier  à  nouveau 
qu'à  se  le  rappeler  avec  l'aide  de  ses  proches,  cependant,  même 
maintenant,  elle  ne  parait  pas  avoir  conscience,  même  au  plus  faible 
degré,  de  l'avoir  possédé  autrefois. 

1.  lirai//,  A  journal  of  Neurology,  octobre  1879,  p.  317  et  suivantes. 


l«t(J  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

«  D'abord,  il  était  impossible  d'avoir  avec  elle  une  conversation.  Au 
lieu  de  répondre  à  une  question,  elle  la  répétait  tout  haut  textuel- 
lement,  et,  pendant  longtemps  avant  de  répondre,  elle  répétait 
la  question  tout  entière.  Elle  n'avait  à  L'origine  qu'un  bien  petit 
nombre  de  mots  à  son  service;  elle  en  acquit  rapidement  un  grand 
nombre  ;  mais  elle  commettait  d'étranges  erreurs  en  les  employant. 
Cependant,  en  général,  elle  ne  confondait  ensemble  que  les  mots 
qui  avaient  ensemble  quelques  rapports.  Ainsi,  pour  «  thé  »,  elle 
disait  «  sauce  »  (et  elle  employa  longtemps  ce  mot  pour  les  liquides); 
pour  blanc,  elle  disait  noir;  pour  chaud,  froid;  pour  «  ma  jambe  », 
«  mon  bras  »  ;  pour  «  mon  œil  »,  «  ma  dent  »,  etc.  D'ordinaire,  elle 
use  maintenant  de  mots  avec  propriété,  quoiqu'elle  change   par- 
lois  leurs  terminaisons  ou  qu'elle  en  compose  de  nouveaux. 

«  Elle  n'a  encore  reconnu  personne,  même  parmi  ses  plus  proches 
parents,  c'est-à-dire  qu'elle  n'a  aucun  souvenir  de  les  avoir  vus  avant 
>a.  maladie.  Elle  les  désigne  par  leurs  noms  ou  par  ceux  qu'elle  leur 
a  donnés;  mais  elle  les  considère  comme  de  nouvelles  connaissances 
et  n'a  aucune  idée  de  leur  parenté  avec  elle.  Depuis  sa  maladie,  elle 
n'a  vu  qu'une  douzaine  de  gens,  et  c'est  pour  elle  tout  ce  qu'elle  a 

jamais  connu. 

«  Elle  a  appris  de  nouveau  à  lire;  mais  il  a  été  nécessaire  de  com- 
mencer par  l'alphabet,  car  elle  ne  connaissait  plus  une  seule  lettre. 
Elle  apprit  ensuite  à  former  des  syllabes,  des  mots  et  maintenant, 
elle  lit  passablement.  Ce  qui  l'a  aidée  le  plus  dans  cette  réacquisition, 
c'est  de  chanter  les  paroles  de  certaines  chansons  qui  lui  étaient 
familières  et  qu'on  lui  présentait  imprimées  pendant  qu'elle  jouait 

du  piano. 

>.(  Pour'apprendre  à  écrire,  elle  a  commencé  par  les  étudesdes  plus 
élémentaires,  mais  elle  a  fait  des  progrès  beaucoup  plus  rapides 
qu'une  personne  qui  ne  l'aurait  jamais  su. 

«  Peu  après  être  sortie  de  sa  torpeur,  elle  a  pu  chanter  plusieurs 
de  ses  anciennes  chansons  et  jouer  du  piano  avec  peu  ou  point  d'aide. 
Quand  elle  chante,  elle  a  en  général  besoin  d'être  aidée  pour  les 
deux  ou  trois  premiers  mots  d'une  ligne;  elle  achève  le  reste  de  mé- 
moire, à  ce  qu'il  semble.  Elle  peut  jouer,  d'après  une  partition,  plu- 
sieurs airs  qu'elle  n*avait  jamais  vus  auparavant. 

«  Elle  a  appris  sans  difficulté  plusieurs  jeux  de  cartes;  elle  sait 
tricoter  et  faire  divers  ouvrages  analogues. 

«  Mais,  je  le  répète,  il  est  remarquable  qu'elle  ne  semble  pas  avoir 
le  plus  léger  souvenir  d'avoir  possédé  autrefois  tout  cela,  quoiqu'il 
soit  évident  qu'elle  ait  été  grandement  aidée  dans  son  travail  de  réac- 
quisition par  ces  connaissances  antérieures  dont  elle  n'a  pas  con- 


Th.   RIBOT.   —   DÉSORDRES   GÉNÉRAUX    DE   LA   MÉMOIRE       191 

science.  Quand  on  lui  a  demandé  où  elle  a  appris  à  jouer  un  air  en 
regardant  la  musique  sur  un  livre,  elle  a  répondu  qu'elle  ne  pouvait 
pas  le  dire,  et  elle  s'est  étonnée  que  son  interlocuteur  ne  pût  en  faire 
autant. 

«  A  vrai  dire,  d'après  diverses  remarques  qu'elle  a  faites  d'elle- 
même  par  hasard,  il  semble  qu'elle  possède  plusieurs  idées  générales 
d'une  nature  plus  ou  moins  complexe,  qu'elle  n'a  pas  eu  l'occasion 
d'acquérir  depuis  sa  guérison 4.  » 

Autant  qu'on  en  peut  juger  d'après  le  rapport  de  Sharpey,  cette 
rééducation  ne  dura  pas  plus  de  trois  mois.  Il  ne  faudrait  pas  croire 
d'ailleurs  que  ce  fait  soit  unique.  «  Un  clergyman  à  la  suite  d'une 
commotion  causée  par  une  chute  resta  plusieurs  jours  totalement 
inconscient.  Revenu  à  lui,  il  était  dans  l'état  d'un  enfant  intelligent. 
Quoique  d'un  âge  mûr,  il  recommença  sous  des  maîtres  ses  études 
anglaises  et  classiques.  Au  bout  de  quelques  mois  d'études,  sa  mé- 
moire revint  graduellement,  si  bien  qu'en  quelques  semaines  son  es- 
prit recouvra  sa  vigueur  et  sa  culture  anciennes2  ». 

Un  autre  homme,  âgé  de  trente  ans,  fort  instruit,  à  la  suite  d'une 
grave  maladie,  avait  tout  oublié,  jusqu'au  nom  des  objets  les  plus  com- 
muns. Sa  santé  rétablie,  il  recommença  à  tout  apprendre  comme 
un  enfant  :  d'abord  le  nom  des  choses,  puis  à  lire;  puis  il  commença 
à  apprendre  le  latin.  Ses  progrès  furent  rapides.  Un  jour,  étudiant 
avec  son  frère,  qui  lui  servait  de  maître,  il  s'arrêta  subitement  et 
porta  sa  main  à  sa  tête.  «  J'éprouve,  dit-il,  dans  la  tète  une  sensation 
particulière,  et  il  me  semble  maintenant  que  j'ai  su  tout  cela  autre- 
lois.  A  partir  de  ce  moment,  il  recouvra  rapidement  ses  facultés.  » 

Je  me  contente,  pour  le  moment,  de  mettre  ces  faits  sous  les  yeux 
du  lecteur.  Les  remarques  qu'ils  suggèrent  trouveront  mieux  leur 
place  ailleurs.  Je  terminerai  par  un  cas  peu  connu  qui  forme  la  tran- 
sition naturelle  vers  le  groupe  des  amnésies  intermittentes.  Nous 
allons  voir  en  effet  se  former  peu  à  peu  une  mémoire  provisoire  qui 
disparaîtra  brusquement  devant  la  mémoire  primitive. 

Une  jeune  femme,  robuste,  d'une  bonne  santé,  tomba  par  accident 
dans  une  rivière  et  fut  presque  noyée.  Elle  resta  six  heures  insensi- 
ble, puis  reprit  connaissance.  Dix  jours  plus  tard,  elle  tomba  dans 
une  stupeur  complète, qui  dura  quatre  heures.  Quand  elle  rouvrit  les 
yeux,  elle  ne  reconnaissait  plus  personne  :  elle  était  privée  de  l'ouïe, 
de  la  parole,  du  goût  et  de  l'odorat.  Il  ne  lui  restait  que  la  vue  et  le 
toucher,  qui  étaientd'unesensibilitéextrème.  Ignorante  de  toute  chose, 

!.  lirai  a,  april  1879,  p.  1  el  suiv. 

•2.  Forbes  Winslow.  Diseuses  of  the  Brain,  etc.,  p.  317,  348. 


192  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

incapable  par  elle-même  de  remuer,  elle  ressemblait  à  un  animal 
privée  de  cerveau.  Elle  avait  bon  appétit;  mais  il  fallait  la  nourrir,  et 
elle  mangeait  tout  indifféremment,  avalant  d'une  manière  purement 
automatique.  -  -  L'automatisme  était  si  bien  la  seule  forme  d'activité 
dont  elle  était  capable  que,  pendant  des  jours,  sa  seule  occupation 
fut  d'effiler,  d'éplucher  ou  de  couper  en  morceaux  infiniment  petits 
tout  ce  qui  lui  tombait  sous  la  main  :  des  fleurs,  du  papier,  des  vê- 
tements, un  chapeau  de  paille,  etc.,  puis  de  disposer  toutes  ces  bribes 
en  dessins  grossiers.  —  Plus  tard,  on  lui  donna  tout  ce  qu'il  fallait 
pour  faire  des  raccommodages;  après  quelques  leçons  préparatoires, 
elle  prit  son  aiguille  et  travailla  alors  incessamment  du  matin  au  soir, 
ne  faisant  aucune  distinction  entre  le  dimanche  et  les  autresjours  et 
ne  pouvant  même  en  saisir  la  différence.  Elle  ne  gardait  aucun  sou- 
venir d'un  jour  à  l'autre  et  chaque  matin  recommençait  une  besogne 
nouvelle.  Cependant,  comme  l'enfant,  elle  commençait  à  enregistrer 
quelques  idées  et  à  acquérir  quelque  expérience.  —  On  la  mit  alors 
à  un  travail  d'une  nature  plus  élevée,  à  faire  de  la  tapisserie.  Elle 
paraissait  prendre  un  grand  plaisir  à  regarder  les  patrons  avec  leurs 
fleurs  et  leur  harmonie  de  couleurs;  mais,  chaque  jour,  elle  cornmen- 
çait  un  nouveau  travail,  oubliant  celui  de  la  veille,  à  moins  qu'on  ne 
le  lui  présentât. 

Les  idées,  dérivées  de  son  ancienne  expérience,  qui  paraissent 
s'être  éveillées  les  premières,  étaient  liées  à  deux  sujets  qui  avaient 
fait  sur  elle  une  forte  impression  :  sa  chute  dans  la  rivière  et  une 
affaire  d'amour.  Quand  on  lui  montrait  un  paysage  où  il  y  avait  une 
rivière  ou  la  vue  d'une  mer  agitée,  elle  était  prise  d'une  grande. exci- 
tation, suivi  d'une  attaque  de  rigidité  spasmodique  avec  insensibilité. 
Le  sentiment  de  frayeur  que  lui  causait  l'eau,  surtout  en  mouvement, 
était  si  grand  qu'elle  tremblait  rien  qu'à  en  voir  verser  d'un  vase  dans 
un  autre.  Enfin  on  remarqua  que,  lorsqu'elle  se  lavait  les  mains,  elle 
les  mettait  simplement  dans  l'eau,  sans  les  remuer. 

Dès  la  première  période  de  sa  maladie,  la  visite  d'un  jeune  homme 
auquel  elle  était  attachée  lui  causait  un  plaisir  évident,  alors  même 
qu'elle  était  insensible  à  tout  le  reste.  11  venait  régulièrement  tous  les 
soirs,  et  elle  attendait  régulièrement  son  arrivée.  A  une  époque  où 
elle  ne  se  rappelait  pas  d'une  heure  à  l'autre  ce  qu'elle  avait  fait, 
elle  attendait  anxieusement  que  la  porte  s'ouvrît  à  l'heure  accoutu- 
mée, et,  s'il  ne  venait  pas,  elle  était  de  mauvaise  humeur  toute  la  soi- 
rée. Lorsqu'on  l'emmenait  à  la  campagne,  elle  devenait  triste,  irri- 
table et  était  souvent  prise  d'attaques.  Si,  au  contraire,  le  jeune 
homme  restait  près  d'elle,  l'amélioration  physique,  le  retour  des  fa- 
cultés  intellectuelles  et  de  la  mémoire  étaient  visibles. 


Th.   RIBOT.    —    DÉSORDRES   GÉNÉRAUX    DE   LA.- MÉMOIRE        193 

Ce  retour,  en  eiïet,  se  faisait  peu  à  peu.  Un  jour  que  sa  mère  avait 
un  grand  chagrin,  elle  s'écria  subitement,  après  quelque  hésitation  : 
Qu'y  a-t-il?  A  partir  de  ce  moment,  elle  commença  à  articuler  quel- 
ques paroles,  mais  sans  appeler  jamais  les  personnes  ni  les  choses 
par  leur  vrai  nom.  Le  pronom  «  ceci  »  était  son  terme  favori  :  elle 
l'appliquait  indistinctement  à  tout  objet,  animé  ou  inanimé.  Les  pre- 
miers objets  qu'elle  ait  appelés  par  leur  vrai  nom  sont  des  Heurs 
sauvages  qu'elle  aimait  beaucoup  dans  son  enfance  ;  et  à  ce  moment 
elle  n'avait  pas  encore  le  plus  léger  souvenir  des  endroits  ni  des  per- 
sonnes familières  à  son  enfance. 

«  La  manière  dont  elle  recouvra  sa  mémoire  est  extrêmement  re- 
marquable. La  santé  et  la  force  paraissaient  complètement  revenues, 
son  vocabulaire  s'étendait;  sa  capacité  mentale  augmentait,  lorsqu'elle 
apprit  que  son  amant  courtisait  une  autre  femme.  Cette  idée  excita  sa 
jalousie,  qui, dans  une  certaine  occasion,  fut  si  intense  qu'elle  tomba 
dans  un  état  d'insensibilité  qui,  par  la  durée  et  l'intensité,  ressemblait 
à  sa  première  attaque.  Et  cependant  ce  fut  son  retour  à  la  santé.  Son 
insensibilité  passée,  le  voile  de  l'oubli  se  déchira,  et,  comme  si  elle 
se  réveillait  d'un  long  sommeil  de  douze  mois,  elle  se  retrouva  entou- 
rée de  son  grand-père,  de  sa  grand'mère,  de  leurs  vieux  amis  dans  la 
vieille  maison  de  Soreham.  Elle  s'éveilla  en  possession  de  ses  facul- 
tés naturelles  et  de  ses   connaissances  antérieures,   mais  sans  le 
moindre  souvenir  de  ce  qui  s'était  passé  pendant  l'intervalle  d'une 
année,  depuis  sa  première  attaque  jusqu'à  son  moment  de  retour.  Elle 
parlait,  mais  n'entendait  pas  ;  elle  était  encore  sourde  ;  mais,  pouvant 
lire  et  écrire  comme  autrefois,  elle  n'était  plus  privée  de  communi- 
cation avec  ses  semblables.  A  partir  de   ce  moment,  ses  progrès  fu- 
rent rapides,  quoiqu'elle  soit  restée  sourde  quelque  temps  encore. 
Elle  comprenait  aux  mouvements  des  lèvres  ce  que  disait  sa  mère 
(mais  sa  mère  seulement),  et  elles  conversaient  ensemble  rapidement 
et  facilement.  Elle  n'avait  aucune  idée  du  changement  qui  s'était 
produit  chez  son  amant  pendant  son  état  de  «  seconde  conscience  ». 
Une  explication  pénible  fut  nécessaire.  Elle  la  supporta  bien.  Depuis, 
elle  a  complètement  recouvré  sa  santé  physique  et  intellectuelle  '.  » 
Nous  verrons  plus  tard,  après  avoir  parcouru  tout  l'ensemble  des 
faits,  quelles  conclusions  générales  sur  le  mécanisme  de  la  mémoire 
ressortent  de  sa  pathologie.  Pour  le  moment,  nous  nous  bornerons  à 
quelques  remarques  que  suggèrent  les  cas  précédents. 

Il  faut  d'abord  observer  que,  quoiqu'ils  soient  confondus  par  les 
médecins,  sous  le  titre  commun  d'amnésies  totales,  ils  appartiennent 

1.  Dunn,  in  The  Lancet,  1845,  novemb.  15-29,  in  Carpenter,  p.  460  et  suiv. 
tome  x.  —  1380.  13 


](J4  •  HEVUE   PHILOSOPHIQUE 

en  réalité,  au  point  de  vue  psychologique,  à  deux  types  morbides 

différents. 

Le  premier  type  (représenté  par  les  cas  de  Villiers,  Laycock,  Mor- 
timer  Granville,  Sharpey,  etc.,  etc.)  est  de  beaucoup  le  plus  fréquent. 
Si  nous  n'en  avons  donc  qu'un  petit  nombre  d'exemples,  c'est  pour 
ne  pas  fatiguer  le  lecteur  par  une  répétition  monotone  et  sans  profit. 
Ce  qui  le  caractérise  psychologiquement,  c'est  que  l'amnésie  ne  porte 
que  sur  les  formes  les  moins  automatiques  et  les  moins  organisées  de  la 
mémoire.  Dans  les  cas  qui  appartiennent  à  ce  groupe  morbide,  on  ne 
voit  disparaître  ni  les  habitudes,  ni  l'aptitude  à  un  métier  manuel,  à 
broder,  ni  la  faculté  de  lire,  d'écrire,  de  parler  sa  langue  ou  d'autres 
langues  ;  en  un  mot,  la  mémoire  sous  sa  forme  organisée  ou  semi-or- 
ganisée reste  indemne.  La  destruction  pathologique  est  limitée  aux 
Formes  les  plus  élevées  et  les  plus  instables  de  la  mémoire,  à  celles 
qui  ont  un  caractère  personnel  et  qui,  accompagnées  de  conscience 
et  de  localisation  dans  le  temps,  constituent  ce  que  nous  avons  ap- 
pelé, dans  le  précédent  article,  la  mémoire  psychique  proprement 
dite.  _  De  piUSi  on  doit  remarquer  aussi  que  l'amnésie  porte  sur 
les  faits  les* plus  récents;  que,  partant  du  présent,  elle  s'étend  en 
arrière  sur  une  période  de  durée  variable  ».  Au  premier  abord,  ce 
fait  peut  surprendre,  parce  que  rien  ne  paraît  plus  vif  et  plus  fort  que 
nos  souvenirs  récents.  En  réalité,  ce  résultat  est  logique,  la  stabilité 
d'un  souvenir  étant  en  raison  directe  de  son  degré  d'organisation.  Je 
n'insiste  pas  sur  ce  point,  qui  sera  longuement  examiné  ailleurs. 

La  raison  physiologique  des  amnésies  de  ce  groupe  ne  peut  don- 
ner lieu  qu'à  des  hypothèses,  et  il  est  probable  qu'elle  varie  suivant 
les  cas.  D'abord  (observation  de  Laycock  en   particulier)  la  faculté 
d'enregistrer  les  expériences  nouvelles  est  suspendue  temporaire- 
ment ;  à  mesure  qu'ils  paraissent,  les  états  de  conscience  disparais- 
sent sans  laisser  de  trace.  Mais  les  souvenirs  précédemment  enregis- 
trés pendant  des  semaines,  des  mois,  des  années,  que  deviennent-ils? 
Ils  ont  duré,  ils  ont  été  conservés  et  rappelés;  ils  semblaient  une  ac- 
quisition stable,  et  cependant  à  leur  place  il  ne  reste  qu'un  vide.  Le 
malade  ne  le  comble  que  par  artifice  et  indirectement  à  l'aide  du  té- 
moignage d'autrui  et  de  ses  réflexions  personnelles  qui  rattachent 
tant  bien  que  mal  son  présent  à  ce  qui  lui  reste  de  son  passé.  Les 
observations  ne  disent  pas  qu'il  comble  jamais  ce  vide  par  une  ré- 
miniscence directe.  On  peut  dès  lors  faire  également  deux  supposi- 

1.  Je  dois  cependant  mentionner  un  fait  rapporté  par  Brown-Séquard,  d'après 
lequel  un  malade  à  la  suite  d'une  attaque  d'apoplexie  aurait  perdu  la  mémoire 
de  cinq  années  de  sa  vie.  Ces  cinq  ans,  qui  comprenaient  l'époque  de  son 
mariage,  finissaient  juste  six  mois  avant  la  date  de  son  attaque. 


Th.   RIBOT.   —  DÉSORDRES    GÉNÉRAUX   DE   LA    MÉMOIRE       195 

tions  :  ou  bien  que  l'enregistrement  des  états  antérieurs  est  effacé  ; 
ou  bien  que,  la  conservation  des  états  antérieurs  persistant,  leur  ap- 
titude à  être  ravivée  par  des  associations  avec  le  présent  est  anéantie. 
Nous  sommes  hors  d'état  de  décider  pertinemment  entre  les  deux 
hypothèses. 

Le  deuxième  type  morbide,  peu  fréquent,  est  représenté  par  les 
cas  de  Sharpey  et  de  Winslow  (l'observation  de  Dunn  forme  une 
transition  vers  le  groupe  des  amnésies  intermittentes).  Ici  le  travail 
de  destruction  est  complet,  la  mémoire  sous  toutes  ses  formes  — or- 
ganisée, semi-oraanisée  ,  consciente  —  est  abolie  :  c'est  l'amnésie 
complète.  Nous  avons  vu  que  les  auteurs  qui  l'ont  décrite  comparent 
le  malade  à  un  enfant  et  son  esprit  à  une  table  rase.  Cependant  ces 
expressions  ne  doivent  pas  être  prises  au  sens  rigoureux.  Les  cas 
de  rééducation  que  nous  avons  relatés  montrent  que,  si  toute  l'expé- 
rience antérieure  est  anéantie,  il  reste  cependant  dans  le  cerveau 
quelques  aptitudes  latentes.  L'extrême  rapidité  de  la  nouvelle  édu- 
cation, surtout  dans  les  derniers  temps,  ne  s'expliquerait  pas  sans 
cela.  Les  faits  portent  invinciblement  à  croire  que  ce  retour,  qui 
paraît  l'œuvre  de  l'art,  est  surtout  l'œuvre  de  la  nature.  La  mémoire 
revient ,  parce  qu'aux  éléments  nerveux  atrophiés  succèdent  avec 
le  temps  d'autres  éléments  qui  ont  les  mêmes  propriétés  primitives  et 
acquises  que  ceux  qu'ils  remplacent.  Ceci  démontrerait  encore  la 
relation  qui  existe  entre  la  mémoire  et  la  nutrition. 

Enfin,  —  car  toutes  les  observations  d'amnésie  ne  se  laissent  pas 
réduire  à  une  seule  formule,  —  dans  les  cas  où  la  perte  et  le  retour 
de  la  mémoire  sont  brusques,  il  est  difficile  de  ne  pas  voir  l'ana- 
logue de  ces  phénomènes  d'arrêt  de  fonction  ou  d'  «  inhibition  »  que 
la  physiologie  étudie  actuellement  avec  ardeur  et  dont  on  sait  si  peu 
de  chose. 

Nous  n'indiquons  ces  conclusions  qu'en  passant.  Il  serait  préma- 
turé de  nous  y  arrêter  maintenant.  Continuons  notre  revue  des 
faits,  en  étudiant  les  amnésies  périodiques. 


II 


L'étude  des  amnésies  à  forme  périodique  est  bien  plus  propre  à 
mettre  en  lumière  la  nature  du  moi  et  les  conditions  d'existence  de 
la  personne  consciente  qu'à  nous  montrer  le  mécanisme  de  la  mé- 
moire sous  un  aspect  nouveau.  Elle  constitue  un  chapitre  intéressant 


196  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

d'un  travail  qui  n'a  jamais  été  fait  sous  sa  forme  complète  et  auquel 
on  pourrait  donner  pour  titre  :  «  Des  maladies  et  des  aberrations  de 
la  personnalité.  »  Il  nous  sera  très  difficile  de  ne  pas  glisser  à  chaque 
instant  dans  ce  sujet.  J'essayerai  de  n'en  dire  que  ce  qui  est  indis- 
pensable pour  la  clarté  de  l'exposition. 

Je  serai  sobre  de  faits  :  ils  sont  assez  connus.  L'étude  des  cas 
appelés  «  de  double  conscience  »  est  fort  à  la  mode.  L'observation 
si  détaillée  et  si  instructive  du  D'  Azam,  en  particulier,  a  fait  com- 
prendre au  public  mieux  que  toute  définition  en  quoi  consiste  l'am- 
nésie périodique.  Je  me  bornerai  donc  à  passer  en  revue  les  cas  prin- 
cipaux, en  allant  de  la  forme  la  plus  parfaite  d'amnésie  périodique 
aux  formes  qui  n'en  sont  guère  que  l'ébauche. 

T.  Le  cas  le  plus  net,  le  plus  ferme,  le  plus  complet  d'amnésie 
périodique  est  celui  qui  a  été  rapporté  par  Macnish  dans  sa  Philo  - 
sophij  of  sleep  et  qui  depuis  a  été  souvent  cité.  «  Une  jeune  dame 
américaine,  au  bout  d'un  sommeil  prolongé,  perdit  le  souvenir  de 
tout  ce  qu'elle  avait  appris.  Sa  mémoire  était  devenue  table  rase.  Il 
fallut  tout  lui  rapprendre  ;  elle  fut  obligée  d'acquérir  de  nouveau 
l'habitude  d'épeler,  de  lire,  d'écrire,  de  calculer,  de  connaître  les 
objets  et  les  personnes  qui  l'entouraient.  Quelques  mois  après,  elle 
fut  reprise  d'un  profond  sommeil,  et,  quand  elle  s'éveilla,  elle  se  re- 
trouva telle  qu'elle  avait  été  avant  son  premier  sommeil,  ayant 
toutes  ses  connaissances  et  tous  les  souvenirs  de  sa  jeunesse,  par 
contre  ayant  complètement  oublié  ce  qui  s'était  passé  entre  ses  deux 
accès.  —  Pendant  quatre  années  et  au  delà,  elle  a  passé  périodique- 
ment d'un  état  à  l'autre,  toujours  à  la  suite  d'un  long  et  profond 

sommeil Elle  a  aussi  peu  conscience  de  son  double  personnage 

que  deux  personnes  distinctes  en  ont  de  leurs  natures  respectives. 
Par  exemple,  dans  l'ancien  état,  elle  possède  toutes  ses  connais- 
sances primitives.  Dans  le  nouvel  état,  elle  a  seulement  celle  qu'elle 
a  pu  acquérir  depuis  sa  maladie.  Dans  l'ancien  état,  elle  a  une  belle 
écriture;  dans  le  nouveau,  elle  n'a  qu'une  pauvre  écriture  mala- 
droite, ayant  eu  trop  peu  de  temps  pour  s'exercer.  Si  des  personnes 
lui  sont  présentées  dans  l'un  des  deux  états,  cela  ne  suffit  pas  :  elle 
doit,  pour  les  connaître  d'une  manière  suffisante,  les  voir!  dans  les 
deux  états.  Il  en  est  de  même  des  autres  choses  l.  » 

En  laissant  de  côté,  pour  le  moment,  ce  qui  concerne  l'alternance 
des  deux  personnalités,  il  faut  remarquer  qu'il  s'est  formé  ici  deux 
mémoires  complètes  et  absolument  indépendantes  l'une  de  l'autre. 
Ce  n'est  pas  seulement  la  mémoire  des  faits  personnels,  la  mémoire 

I.  Macnish  dans  Taine,  De  l'intelligence,  t.  I,  p.  130;  et  dans  Combe,  System 
<,/'  Phrenology,  p.  173. 


Th.    RIBOT.       -  DÉSORDRES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MÉMOIRE       197 

pleinement  consciente  qui  est  coupée  en  deux  parties  qui  ne  se  mê- 
lent jamais  et  s'ignorent  réciproquement  :  c'est  même  cette  mé- 
moire semi-organique ,  semi-consciente  qui  permet  de  parler,  de 
lire  et  d'écrire.  L'observation  ne  nous  apprend  pas  si  cette  scission 
de  la  mémoire  s'est  étendue  même  aux  formes  purement  organiques, 
aux  habitudes  ;  si  la  malade  a  été  obligée,  par  exemple,  de  rappren- 
dre à  se  servir  de  ses  mains  pour  les  besognes  les  plus  vulgaires 
(manger,  s'habiller,  etc.).  Même  en  supposant  que  ce  groupe  d'acqui- 
sitions soit  resté  intact,  la  séparation  en  deux  groupes  tranchés  et 
indépendants  est  encore  aussi  complète  qu'un  observateur  difficile 
peut  le  souhaiter. 

Le  D1'  Azam  a  relaté  un  fait  qui  se  rapproche  du  précédent,  quoi- 
que beaucoup  moins  net.  La  mémoire  normale  disparaît  et  reparaît 
périodiquement.  Dans  l'intervalle,  il  ne  se  forme  pas  une  mémoire 
nouvelle  ;  mais  le  malade  conserve  quelques  faibles  débris  de  l'an- 
cienne. C'est  du  moins  ce  que  l'on  peut  inférer  d'une  observation 
dont  les  détails  psychologiques  ne  sont  pas  toujours  précis  1.  Il 
s'agit  d'un  adolescent  qui,  à  la  suite  d'accidents  hystériques  ou  cho- 
réiques,  perd  complètement  la  mémoire  du  passé;  il  a  oublié  tout  ce 
qu'on  lui  a  enseigné,  ne  sait  plus  lire,  ni  écrire,  ni  compter,  et  ne 
reconnaît  plus  les  personnes  qui  l'entourent,  sauf  son  père,  sa 
mère  et  la  religieuse  qui  le  soigne.  On  voit  cependant  que,  tant  que 
dure  cette  amnésie  (et  elle  dure  d'ordinaire  un  mois),  le  jeune  homme 
peut  monter  à  cheval,  conduire  une  voiture,  vivre  de  la  vie  ordinaire 
et  dire  très  régulièrement  ses  prières  au  moment  convenable.  La 
mémoire  revient  en  général  brusquement.  —  Autant  qu'on  en  peut 
juger,  ce  qui  se  produit  ici,  c'est  une  suspension  périodique  de  la 
mémoire  sous  ses  formes  instables  et  demi-stables  ou,  si  l'on  préfère, 
conscientes  et  demi-conscientes  (la  conscience  étant  en  général  en 
raison  inverse  de  la  stabilité).  Mais  tout  ce  qui  est  mémoire  orga- 
nisée, routine ,  n'est  pas  entamé  ;  les  dernières  assises  de  la  mé- 
moire tiennent  bon.  Je  ne  veux  d'ailleurs  pas  insister  sur  une  obser- 
vation qui  est  trop  écourtée  pour  l'interprétation  psychologique. 

II.  Une  deuxième  forme  moins  complète  et  plus  fréquente  de 
l'amnésie  périodique  est  celle  dont  le  D1'  Azam  nous  a  donné  une  des- 
cription si  intéressante  dans  le  cas  de  Félida  X....  et  dont  le  D'  Du- 
fay  a  rencontré  l'analogue  chez  l'une  de  ses  malades.  Ces  cas  sont 
si  connus  et  les  documents  originaux  sont  si  faciles  à  consulter  qu'il 
suffira  de  les  résumer  en  quelques  mots. 

1.  Revue  scientifique,  22  décembre  1877.  Il  y  est  dit  par  exemple  que,  pendant 
un  de  ses  accès,  le  malade  o  peut  causer  avec  intelligence  et  vivacité,  sans 
avoir  cependant  recouvré  la  mémoire  <>  ('/'?). 


198  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Une  femme,  hystérique,  est  atteinte  depuis  1856  d'un  singulier 
mal  qui  la  fait  vivre  d'une  double  vie,  passer  alternativement  par 
deux  états  que  M.  Azam  désigne  sous  les  noms  de  «  condition  pre- 
mière »  et  «  de  condition  seconde  ».  Si  nous  prenons  cette  femme 
dans  son  état  normal  ou  condition  première,  elle  est  sérieuse,  grave, 
réservée,  laborieuse.  Subitement  elle  parait  prise  de  sommeil,  elle 
perd  la  conscience,  et,  quand  elle  revient  à  elle,  nous  la  trouvons  en 
condition  seconde.  Dans  ce  nouvel  état,  son  caractère  a  changé  : 
elle  est  devenue  gaie,  turbulente,  Imaginative,  coquette.  «  Elle  se 
souvient  parfaitement  de  tout  ce  qui  s'est  passé  pendant  les  autres 
états  semblables  qui  ont  précédé  ei  pendant  sa  vie  normale.  »  Puis, 
après  une  période  plus  ou  moins  longue,  elle  est  de  nouveau  prise 
de  torpeur.  Quand  elle  en  sort,  elle  se  retrouve  dans  sa  condition 
première.  Mais,  dans  cet  état,  elle  a  oublié  tout  ce  qui  s'est  passé  dans 
sa  condition  seconde  ;  elle  ne  se  souvient  que  des  périodes  normales 
antérieures.  Ajoutons  que,  à  mesure  que  la  malade  avance  en  âge,  les 
périodes  d'état  normal  (condition  première)  deviennent  de  plus  en 
plus  courtes  et  rares  et  que  la  transition  d'un  état  à  l'autre  qui  du- 
rait autrefois  dix  minutes  se  fait  maintenant  avec  une  rapidité  insai- 
sissable. 

Tels  sont  les  traits  essentiels  de  cette  observation.  En  vue  de  notre 
étude  spéciale,  elle  peut  se  résumer  en  quelques  mots.  La  malade 
passe  alternativement  par  deux  états  :  dans  l'un,  elle  a  toute  sa  mé- 
moire; dans  l'autre,  elle  n'a  qu'une  mémoire  partielle  formée  de 
tous  les  états  de  même  nature  qui  se  soudent  entre  eux. 

Le  cas  de  la  malade  de  Blois  rapporté  par  le  Dr  Dufay  est  analogue  : 
pendant  la  période  qui  correspond  à  la  «  condition  seconde  »  de 
Félida,  la  malade  «  se  rappelle  les  plus  petits  faits,  qu'ils  aient  eu  lieu 
à  l'état  normal  ou  pendant  l'état  de  somnambulisme.  »  Il  y  a  aussi  le 
même  changement  de  caractère,  et,  pendant  sa  période  de  mémoire 
complète,  la  malade  qualifie  son  état  normal  «  d'état  bête  '  ». 

Il  importe  de  remarquer  que,  dans  cette  forme  de  l'amnésie  pério- 
dique, il  y  a  une  partie  de  la  mémoire  qui  n'est  jamais  atteinte,  qui 
subsiste  dans  un  état  comme  dans  l'autre.  «  Dans  ses  deux  états,  dit 
le  Dr  Azam,  la  malade  sait  parfaitement  lire,  écrire,  compter,  tailler, 
coudre.  »  Il  n'y  a  pas  ici,  comme  dans  le  cas  de  Macnish,  une  scission 
complète.  Les  formes  demi-conscientes  de  la  mémoire  coopèrent 
également  aux  deux  formes  de  la  vie  mentale. 
III.  Pour  terminer  notre  exposé  des  divers  modes  d'amnésie  pé- 


1.  l'ourles  détails,  voir  Azam,  Revm  \qu  ,  1876,  20  mai,  10  septembre: 

1*77:  10  novembre:  1879.  8  mars;  et  Dufay,  Ib  i.    15  juillet  1876. 


Th.   RIBOT.       -  DÉSORDRES   GÉNÉRAUX    DE   LA   MÉMOIRE        199 

riodique,  mentionnons  certains  cas  qui  n'en  donnent  que  l'ébauche: 
ils  se  rencontrent  dans  le  somnambulisme  naturel  ou  provoqué. 
Généralement,  les  somnambules,  leur  accès  passé,  n'ont  aucun  sou- 
venir de  ce  qu'ils  ont  dit  ou  fait  ;  mais  chaque  crise  ramène  le  sou- 
venir des  crises  précédentes.  Il  y  a  des  exceptions  à  cette  loi; 
mais  elles  sont  rares.  On  a  souvent  cité ,  d'après  Macario,  l'histoire 
de  cette  fille  qui  fut  violée  pendant  un  accès  et  n'en  avait  aucune 
connaissance  au  réveil,  mais  qui,  dans  l'accès  suivant,  révéla  le  fait 
à  sa  mère.  Le  Dr  Mesnet  a  été  témoin  d'une  tentative  de  suicide 
poursuivie  avec  beaucoup  de  lucidité  par  une  malade  pendant  deux 
accès  consécutifs  *.  Une  jeune  servante,  pendant  trois  mois,  croyait 
tous  les  soirs  être  un  évêque,  parlait  et  agissait  en  conséquence 
(Combe),  et  Hamilton  nous  parle  d'un  pauvre  apprenti  qui,  dès  qu'il 
s'endormait,  se  croyait  père  de  famille,  riche,  sénateur,  reprenait 
chaque  nuit  son  histoire  très  régulièrement,  la  racontait  tout  haut, 
très  distinctement  et  reniait  son  état  d'apprenti ,  quand  on  l'inter- 
pellait à  cet  égard.  Il  est  inutile  de  multiplier  des  exemples  qui  se 
trouvent  partout  et  dont  la  conclusion  évidente  c'est  qu'à  côté  de  la 
mémoire  normale  il  se  forme  pendant  les  accès  une  mémoire  par- 
tielle, temporaire  et  parasite. 

En  résumant  les  caractères  généraux  des  amnésies  périodiques  tels 
que  ces  faits  nous  les  montrent,  nous  trouvons  d'abord  la  constitution 
de  deux  mémoires. 

Dans  les  cas  complets  (Macnish),  les  deux  mémoires  sont  exclu- 
sives l'une  de  l'autre  ;  quand  l'une  paraît,  l'autre  disparaît.  Chacune 
se  suffit  ;  chacune  réclame  pour  ainsi  dire  son  matériel  complet. 
Cette  mémoire  organisée,  qui  permet  de  parler,  de  lire,  d'écrire,  n'est 
pas  un  fond  commun  aux  deux  états.  Il  se  forme  pour  chacun  une 
mémoire  distincte  des  mots,  des  signes  graphiques,  des  mouvements 
pour  les  tracer. 

Dans  les  cas  incomplets  (Azam,  Dufay,  somnambulisme),  avec  la 
mémoire  normale  alterne  une  mémoire  partielle.  La  première  em- 
brasse la  totalité  des  états  de  conscience  ;  la  seconde,  un  groupe  res- 
treint d'états  qui  par  un  triage  naturel  se  séparent  des  autres  et 
forment  dans  la  vie  de  l'individu  une  suite  de  tronçons  qui  se  rejoi- 
gnent. Mais  elles  gardent  un  fonds  commun  constitué  par  les  formes 
les  moins  stables,  les  moins  conscientes  de  la  mémoire,  qui  entrent 
indifféremment  dans  les  deux  groupes. 

Le  résultat  de  cette  scission  de  la  mémoire,  c'est  que  l'individu 


1.  Archives  générale    ■  .  1860,  t.  XV.  p.  147 


200  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

s'apparait  à  lui-même  —  ou  du  moins  aux  autres  —  comme  ayant 
une  double  vie.  Illusion  naturelle,  le  moi  consistant  (ou  paraissant 
'.insister  dons  la  possibilité  d'associer  aux  états  présents  des  états 
qui  sont  reconnus,  c'est-à-dire  localisés  dans  le  passé  suivant  un 
mécanisme  que  nous  avons  esssayé  de  décrire  précédemment. 
Il  y  a  ici  deux  centres  distincts  d'association  et  d'attraction. 
Chacun  attire  un  groupe  d'états  et  reste  sans  influence  sur  les 
autres. 

Il  e=t  évident  que  cette  formation  de  deux  mémoires  dont  chacune 
exclut  l'autre  en  totalité  ou  en  partie  ne  peut  pas  être  un  fait  pri- 
mitif; c'est  le  symptôme  d'un  processus  morbide  ;  c'est  l'expression 
psychologique  d'un  désordre  qui  reste  à  déterminer.  Ceci  nous  con- 
duit, à  notre  grand  regret,  à  traiter  en  passant  une  grosse  question  : 
celle  des  conditions  de  la  personnalité. 

Laissons  d'abord  de  côté  Vidée  d'un  moi  conçu  comme  une  entité 
distincte  des  états  de  conscience.  C'est  une  hypothèse  inutile  et  con- 
tradictoire; c'est  une  explication  digne  d'une  psychologie  à  l'état 
d'enfance,  qui  prend  pour  simple  ce  qui  paraît  simple,  qui  invente 
au  lieu  d'expliquer.  Je  me  rattache  à  l'opinion  des  contemporains 
qui  voient  dans  la  personne  consciente  un  composé,  une  résultante 
d'états  très  complexes. 

Le  moi,  tel  qu'il  s'apparaît  à  lui-même,  consiste  en  une  somme 
d'états  de  conscience.  Il  y  en  a  un  principal,  autour  duquel  se  grou- 
pent des  états  secondaires  qui  tendent  à  le  supplanter  et  qui  sont  eux- 
mêmes  poussés  par  d'autres  états  à  peine  conscients.  L'état  qui  tient 
le  premier  rôle,  après  une  lutte  plus  ou  moins  longue,  fléchit,  est 
remplacé  par  un  autre  autour  duquel  un  groupement  analogue  se 
constitue.  Le  mécanisme  de  la  conscience  est  comparable,  sans  mé- 
taphore, à  celui  de  la  vision.  Dans  celle-ci,  il  y  a  un  point  visuel  qui 
seul  donne  une  perception  nette  et  précise  ;  autour  de  lui,  il  y  a  un 
champ  visuel  qui  décroit  en  netteté  et  en  précision  à  mesure  qu'il 
s'éloigne  du  centre  et  se  rapproche  de  la  circonférence.  Notre  moi 
de  chaque  moment,  ce  présent  perpétuellement  renouvelé,  est  en 
grande  partie  alimenté  par  la  mémoire ,  c'est-à-dire  qu'à  l'état  pré- 
sent s'associent  d'autres  états  qui,  rejetés  et  localisés  dans  le  passé, 
constituent  notre  personne  telle  qu'elle  s'apparait  à  chaque  instant. 
En  un  mot,  le  moi  peut  être  considéré  de  deux  manières  :  ou  bien 
sous  sa  forme  actuelle,  et  alors  il  est  la  somme  des  états  de  con- 
science actuels  ;  ou  bien  dans  sa  continuité  avec  son  passé,  et  alors 
il  est  formé  par  la  mémoire  suivant  un  mécanisme  que  nous  avons 
décrit  précédemment. 

Il  semblerait,  à  ce  compte,  que  l'identité  du  moi  repose  tout  en- 


Th.   RIBOT.   —  DÉSORDRES  GÉNÉRAUX  DE   LA  MÉMOIRE        201 

tière  sur  la  mémoire.  Ce  serait,  par  une  réaction  mal  entendue  contre 
les  entités,  ne  voir  qu'une  partie  de  ce  qui  est.  Sous  ce  composé  ins- 
table, qui  se  fait,  se  défait  et  se  refait  à  chaque  instant,  il  y  a  quel- 
que chose  qui  demeure  :  c'est  cette  conscience  obscure  qui  est  le 
résultat  de  toutes  les  actions  vitales,  qui  constitue  la  perception  de 
notre  propre  corps  et  qu'on  a  désignée  d'un  seul  mot,  la  cénesthésie. 
Le  sentiment  que  nous  en  avons  est  si  vague  qu'il  est  difficile  d'en 
parler  d'une  manière  précise.  C'est  une  manière  d'être  qui,  se  répé- 
tant perpétuellement,  n'est  pas  plus  sentie  qu'une  habitude.  Mais  si 
elle  n'est  sentie  ni  en  elle-même  ni  dans  ces  variations  lentes  qui 
constituent  l'état  normal ,  elle  a  des  variations  brusques  ou  simple- 
ment rapides  qui  changent  la  personnalité.  Tous  les  aliénistes  profes- 
sent que  la  période  d'incubation  des  maladies  mentales  se  traduit 
non  par  des  troubles  intellectuels,  mais  par  des  changements  dans 
le  caractère,  qui  n'est  que  l'aspect  psychologique  de  la  cénesthésie. 
On  voit  de  même  une  lésion  organique  souvent  ignorée  transformer 
la  cénesthésie,  substituer  au  sentiment  ordinaire  de  l'existence  un 
état  de  tristesse,  d'angoisse,  d'anxiété  (sans  cause,  dit  le  malade); 
parfois  en  un  état  de  joie,  de  plénitude,  d'exubérance,  de  parfait 
bonheur  :  expression  trompeuse  d'une  grave  désorganisation  et  dont 
le  plus  frappant  exemple  se  rencontre  dans  ce  qu'on  a  appelé  Yeu- 
phorie  des  mourants.  Tous  ces  changements  ont  une  cause  physio- 
logique ;  ils  en  représentent  le  retentissement  dans  la  conscience,  et 
quant  à  dire  que,  si  ces  variations  sont  senties,  l'état  normal  ne  l'est 
pas,  autant  voudrait  soutenir  que  la  vie  régulière  n'est  pas  une  ma- 
nière de  vivre,  parce  qu'elle  est  monotone.  Ce  sentiment  de  la  vie, 
qui,  parce  qu'il  se  répète  perpétuellement,  reste  au-dessous  de  la 
conscience,  est  la  base  véritable  de  la  personnalité.  Il  l'est,  parce  que, 
toujours  présent,  toujours  agissant,  sans  repos  ni  trêve,  il  ne  connaît 
ni  le  sommeil  ni  la  défaillance,  et  qu'il  dure  autant  que  la  vie,  dont 
il  n'est  qu'une  forme.  C'est  lui  qui  sert  de  support  à  ce  moi  conscient 
que  la  mémoire  constitue  ;  c'est  lui  qui  rend  les  associations  possi- 
bles et  les  maintient. 

L'unité  du  moi  n'est  donc  pas  celle  d'un  point  mathématique,  mais 
celle  d'une  machine  très  compliquée.  C'est  un  consensus  d'ac- 
tions vitales,  coordonnées  d'abord  par  le  système  nerveux,  le  coor- 
dinateur par  excellence;  puis  par -la  conscience,  dont  la  forme 
naturelle  est  l'unité.  Il  est  en  effet  dans  la  nature  des  états  psychi- 
ques de  ne  pouvoir  coexister  qu'en  très  petit  nombre,  groupés 
autour  d'un  principal  qui  seul  représente  la  conscience  dans  sa 
plénitude. 

Supposons  maintenant  qu'on  puisse  d'un  seul  coup  changer  notre 


•20'2  REVUE   PHILOSOPHIQUE  . 

corps  et  en  mettre  un  autre  à  sa  place  :  squelette,  vaisseaux,  vis- 
cères, muscles,  peau,  tout  est  neuf,  sauf  le  système  nerveux,  qui 
reste  le  même  avec  tout  son  passé  enregistré  en  lui.  Il  n'est  pas  dou- 
teux en  ce  cas  que  l'afflux  de  sensations  vitales  insolites  ne  produise 
le  plus  grand  désordre.  Entre  l'ancienne  cénesthésie  gravée  dans  le 
système  nerveux  et  la  nouvelle  agissant  avec  l'intensité  de  tout  ce 
qui  est  actuel  et  nouveau,  il  y  aurait  une  contradiction  inconciliable. 
Cette  hypothèse  se  réalise  en  une  certaine  mesure  dans  des  cas  mor- 
bides. Des  troubles  organiques  obscurs ,  une  anesthésie  totale  modi- 
fient parfois  la  cénesthésie  au  point  que  le  sujet  croit  être  en  pierre, 
en  beurre,  en  cire,  en  bois,  avoir  changé  de  sexe  ou  être  mort. 

En  dehors  des  cas  morbides,  qu'on  remarque  ce  qui  se  produit  à  la 
puberté  :  «  Avec  l'entrée  en  activité  de  certaines  parties  du  corps  qui 
jusque-là  étaient  restées  dans  un  calme  complet,  et  avec  la  révolution 
totale  qui  se  produit  dans  l'organisme  à  cette  époque  de  la  vie,  de 
grandes  masses  de  sensations  nouvelles,  de  penchants  nouveaux, 
d'idées  vagues  ou  distinctes  et  d'impulsions  nouvelles  passent  en  un 
espace  de  temps  relativement  court  à  l'état  de  conscience.  Elles  pé- 
nètrent peu  à  peu  le  cercle  des  idées  anciennes  et  arrivent  à  faire 
partie  intégrante  du  moi.  Celui-ci  devient  par  là  même  tout  autre;  il 
renouvelle,  et  le  sentiment  de  soi-même  subit  une  métamorphose 
radicale.  Jusqu'à  ce  que  l'assimilation  soit  complète,  cette  pénétra- 
tion et  cette  dissociation  du  moi  primitif  ne  peuvent  guère  s'accom- 
plir sans  qu'il  se  passe  de  grands  mouvements  dans  notre  conscience 
et  sans  qu'elle  subisse  un  ébranlement  tumultueux  '.  » 

On  peut  dire  que  toutes  les  fois  que  les  changements  de  la  cénes- 
thésie, au  lieu  d'être  insensibles  ou  temporaires,  sont  rapides  et  per- 
manente, un  désaccord  éclate  entre  les  deux  éléments  qui  constituent 
notre  personnalité  à  l'état  normal  :  le  sentiment  de  notre  corps  et  la 
mémoire  consciente.  Si  le  nouvel  état  tient  bon,  il  devient  le  centre 
auquel  se  rattachent  les  associations  nouvelles  ;  il  se  forme  ainsi  un 
nouveau  complexus,  un  nouveau  moi.  L'antagonisme  entre  ces  deux 
centres  d'attraction  —  l'ancien  qui  est  en  voie  de  dissolution,  le 
nouveau  qui  est  en  voie  de  progression  —  produit  suivant  les  cir- 
constances des  résultats  divers.  Tantôt  l'ancien  moi  disparaît,  après 
avoir  enrichi  le  nouveau  de  ses  dépouilles,  c'est-à-dire  d'une  partie 
des  associations  qui  le  constituaient.  Tantôt  les  deux  moi  alternent 
sans  parvenir  à  se  supplanter.  Tantôt  l'ancien  moi  n'existe  plus  que 


I.  Griesinger,  Traité  des  maladies  mentales,  p.  55  et  suiv.  Tout  le  passage  est 
excellent  comme  analyse. 


Th.    RIBOT.    —   DÉSORDRES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MÉMOIRE       203 

dans  la  mémoire;  mais,  n'étant  rattaché  à  aucune  cénesthésie,  il  ap- 
paraît au  nouveau  moi  comme  un  étranger  K 

La  digression  qui  précède  avait  pour  but  d'appuyer  sur  des  rai- 
sons ce  qui  avait  été  simplement  affirmé  :  l'amnésie  périodique  n'est 
qu'un  phénomène  secondaire  ;  elle  a  sa  cause  dans  un  désordre  vital, 
le  sentiment  de  l'existence  qui  n'est  à  proprement  parler  que  le 
sentiment  de  l'unité  de  notre  corps  passant  par  deux  phases  alter- 
nantes. Tel  est  le  fait  primitif  qui  entraîne  la  formation  de  deux  cen- 
tres d'association  et  par  conséquent  de  deux  mémoires. 

Pour  aller  plus  loin,  d'autres  questions  se  posent  auxquelles  on  ne 
peut  malheureusement  pas  répondre. 

•1°  Quelle  est  la  cause  physiologique  de  ces  variations  rapides  et 
régulières  de  la  cénesthésie?  On  n'a  émis  sur  ce  point  que  des  hy  - 
pothèses  (état  du  système  vasculaire,  action  inhibitrice,  etc.). 

2°  Quelle  est  la  raison  qui  rattache  à  chaque  forme  de  la  cénes- 
thésie certaines  formes  d'association  à  l'exclusion  des  autres  ?  On 
n'en  sait  rien.  On  peut  affirmer  seulement  que,  dans  les  amnésies 
périodiques,  la  conservation  reste  intacte,  c'est-à-dire  que  les  modi- 
fications cellulaires  et  les  associations  dynamiques  subsistent  :  la 
faculté  de  reviviscence  seule  est  atteinte.  Les  associations  ont  deux 
points  de  départ  :  un  état  A  éveille  quelques  groupes,  mais  est  inca- 
pable d'éveiller  les  autres  ;  un  état  B  fait  le  contraire  ;  certains  grou- 
pes entrent  également  dans  les  deux  complexus  (cas  de  scission  in- 
complète). 

En  somme,  deux  états  physiologiques  qui  par  leur  alternance  dé- 
terminent deux  cénesthésies  qui  déterminent  deux  formes  d'associa- 
tion et  par  suite  deux  mémoires. 

Pour  compléter  nos  remarques,  il  est  bon  d'ajouter  quelques 
mots  sur  cette  liaison  naturelle  qui  s'établit,  malgré  des  interrup- 
tions quelquefois  longues,  entre  les  périodes  de  même  nature,  parti- 
culièrement entre  les  divers  accès  du  somnambule.  Ce  fait,  intéres- 
sant à  plusieurs  titres,  ne  doit  être  examiné  ici  qu'au  point  de  vue  du 
retour  périodique  et  régulier  des  mêmes  souvenirs.  Si  bizarre  qu'il 
paraisse  d'abord,  il  est  logique  et  s'accorde  parfaitement  avec  notre 
conception  du  moi.  Car,  si  le  moi  n'est  à  chaque  instant  que  la 
somme  des  états  de  conscience  actuels  et  des  actions  vitales  dans 


1.  C'est  ainsi  que  j!explique  un  cas  de  Leuret,  Fragments  psych.  sur  la  / 
p.  277,  souvent  cité.  Une  aliénée  qui  ne  se  désignait  que  par  «  la  personne  de 
moi-même  »  avait  conservé  la  mémoire  très  exacte  de  sa  vie  jusqu'au  com- 
mencement de  sa  folie  ;  mais  elle  rapportait  cette  période  de  sa  vie  à  une 
autre.  De  l'ancien  moi,  la  mémoire  seule  avait  persisté.  Il  y  aurait  beaucoup 
à  dire  sur  ces  désordres  de  la  personnalité,  mais  cela  sortirait  de  notre  sujet. 


004  BEVUE    PHILOSOPHIQUE 

lesquelles  la  conscience  a  ses  racines,  il  est  clair  que,  toutes  les  fois 
que  ce  complexus  physiologique  et  psychique  se  reconstituera,  le 
moi  se  retrouvera  le  même  et  les  mêmes  associations  seront  éveillées. 
Dans  chaque  accès,  il  se  produit  un  état  physiologique  particulier  ; 
les  sens  sont  en  grande  partie  fermés  aux  excitations  extérieures  ; 
par  suite,  beaucoup  d'associations  ne  peuvent  plus  être  suscitées  :  il 
y  a  simplification  de  la  vie  mentale,  réduction  à  une  condition  pres- 
que mécanique.  Il  est  clair  d'ailleurs  que  ces  états  se  ressemblent 
beaucoup  entre  eux,  en  raison  de  leur  simplicité  même,  et  qu'ils 
diffèrent  totalement  de  l'état  de  veille.  Dès  lors,  il  est  naturel  que  les 
mêmes  conditions  entraînent  les  mêmes  effets  ,  que  les  mêmes  élé- 
ments donnent  lieu  aux  mêmes  combinaisons ,  que  les  mêmes  asso- 
ciations soient  éveillées  à  l'exclusion  des  autres.  Elles  trouvent  dans 
l'état  pathologique  leurs  conditions  d'existence  qui  dans  l'état  nor- 
mal ne  se  rencontrent  pas  ou  sont  en  lutte  avec  beaucoup  d'autres. 

Dans  l'état  de  santé  et  de  veille,  en  effet,  les  phénomènes  de  con- 
science sont  trop  variés,  trop  nombreux  pour  que  la  même  combi- 
naison ait  des  chances  de  se  reproduire  plusieurs  fois.  Gela  arrive 
cependant  dans  certains  cas  bizarres,  par  suite  de  causes  inconnues. 
«  Un  clergyman,  dit  le  Dr  Reynolds,  en  apparence  très  bien  portant, 
célébrait  le  service  un  dimanche;  il  choisit  les  hymnes,  les  leçons, 
prononça  une  prière  extemporanée.  Le  dimanche  suivant,  il  procéda 
exactement  de  la  même  manière,  choisit  les  mêmes  hymnes,  les 
mêmes  leçons,  récita  la  même  prière,  prit  le  même  texte  et  pro- 
nonça le  même  sermon.  En  descendant  de  sa  chaire,  il  n'avait  aucun 
souvenir  d'avoir  fait,  le  dimanche  précédent,  ce  qu'il  venait  de  ré- 
péter entièrement.  Il  en  fut  fort  effrayé  et  redouta  longtemps  une 
maladie' cérébrale  qui  ne  survint  pas  '.  »  On  a  vu  l'ivresse  produire 
le  même  retour  du  souvenir,  comme  dans  le  cas  très  connu  de  ce 
commissionnaire  irlandais  qui,  ayant  perdu  un  paquet  pendant  qu'il 
était  ivre,  s'enivra  de  nouveau  et  se  rappela  où  il  l'avait  laissé. 

Nous  l'avons  dit  en  commençant  :  les  amnésies  périodiques,  si 
curieuses  qu'elles  soient,  en  apprennent  plus  long  sur  -la  nature  du 
moi  que  sur  celle  de  la  mémoire.  Elles  renferment  cependant  une 
part  d'enseignement  :  nous  y  reviendrons  dans  le  paragraphe  qui 
va  suivre. 


'     Koynolds  in  Carpenter,  p.  444. 


Th.   RIBOT.   —  DÉSORDRES   GÉNÉRAUX   DE   LA    MÉMOIRE        205 


III 


Les  amnésies  progressives  sont  celles  qui  par  un  travail  de  disso- 
lution lent  et  continu  conduisent  à  l'abolition  complète  de  la  mémoire . 
Cette  définition  est  applicable  à  la  plupart  des  cas.  C'est  par  excep- 
tion seulement  que  l'évolution  morbide  n'aboutit  pas  à  une  extinction 
totale.  La  marche  de  la  maladie  est  très  simple;  peu  frappante, 
comme  tout  se  qui  se  produit  par  actions  lentes  ;  très  instructive, 
parce  que,  en  nous  montrant  comment  la  mémoire  se  désorganise, 
elle  nous  apprend  comment  elle  est  organisée. 

Nous  n'avons  pas  à  rapporter  ici  des  cas  particuliers,  rares,  excep- 
tionnels. Il  y  a  un  type  morbide  à  peu  près  constant  qu'il  suffit 
de  décrire.  La  première  cause  de  la  maladie  est  une  lésion  du  cer- 
veau à  marche  envahissante  ihémorrhagie  cérébrale,  ramollisse- 
ment, paralysie  générale,  atrophie  du  cerveau,  etc.,  etc.).  Pendant 
la  période  initiale,  il  n'existe  que  des  désordres  partiels.  Le  malade 
est  sujet  à  de  fréquents  oublis  qui  portent  toujours  sur  les  faits 
récents.  S'il  interrompt  une  besogne,  elle  est  oubliée.  Les  événe- 
ments de  la  veille,  de  l'avant-veille,  un  ordre  reçu,  une  résolution 
prise,  tout  cela  est  aussitôt  effacé.  Cette  amnésie  partielle  est  un 
symptôme  banal  de  la  paralysie  générale  à  son  début.  Les  asiles 
d'aliénés  sont  pleins  de  malades  de  cette  catégorie  qui  le  lendemain 
de  leur  entrée  affirment  qu'ils  y  sont  depuis  un  an,  cinq  ans,  dix 
ans;  qui  n'ont  qu'un  souvenir  vague  d'avoir  quitté  leur  maison  et 
leur  famille,  qui  ne  peuvent  désigner  le  jour  de  la  semaine  m  le  nom 
du  mois.  Mais  le  souvenir  de  ce  qui  a  été  fait  et  acquis  avant  la  ma- 
ladie reste  encore  solide  et  tenace.  Tout  le  monde  sait  aussi  que, 
chez  les  vieillards,  l'affaiblissement  bien  marqué  de  la  mémoire  est 
relatif  aux  faits  récents. 

Là  se  bornent,  ou  à  peu  près,  les  données  de  la  psychologie  cou- 
rante. Elle  semble  admettre,  au  moins  implicitement,  que  la  disso- 
lution de  la  mémoire  ne  suit  aucune  loi.  Nous  allons  donner  la 
preuve  du  contraire. 

Pour  découvrir  cette  loi,  il  faut  étudier  psychologiquement  la 
marche  de  la  démence.  Dès  que  la  période  de  prodromes,  dont  on 
vient  de  parler,  est  dépassée,  il  se  produit  un  affaiblissement  général 
et  graduel  de  toutes  les  facultés  qui  finit  par  réduire  l'individu  à  une 
vie  toute  végétative.  Les  médecins  ont  distingué,  suivant  leurs 
causes,  diverses  espèces  de  démence  (sénile,  paralytique,  épilep- 


■200  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

tique,  etc.).  Ces  distinctions  sont  pour  nous  sans  intérêt.  Le  travail 
de  dissolution  mentale  reste  au  fond  le  même,  quelles  qu'en  soient 
les  causes,  et  c'est  la  seule  chose  qui  nous  importe.  Or  la  question 
qui  se  pose  est  celle-ci  :  Dans  cette  dissolution,  la  perte  de  la  mé- 
moire suit-elle  un  ordre? 

Les  nombreux  aliénistes  qui  ont  laissé  des  descriptions  de  la  dé- 
mence ne  se  sont  pas  arrêtés  à  cette  question,  sans  portée  pour  eux. 
Leur  témoignage  n'en  aura  que  plus  de  valeur,  si  nous  pouvons 
découvrir  chez  eux  une  réponse  ;  et  elle  s'y  trouve.  Quand  on 
interroge  les  meilleures  autorités  (Griesinger,  Baillarger,  Falret, 
Foville,  etc.,  etc.),  on  découvre  que  l'amnésie,  après  avoir  été  limitée 
d'abord  aux  faits  récents,  s'étend  aux  idées,  puis  aux  sentiments  et 
aux  affections  et  finalement  aux  actes.  Nous  avons  là  toutes  les 
données  d'une  loi.  Pour  la  dégager,  il  suffit  d'examiner  successive- 
ment ces  divers  groupes. 

1°  Il  est  d'observation  si  vulgaire  que  l'affaiblissement  de  la  mé- 
moire porte  d'abord  sur  les  faits  récents  qu'on  ne  remarque  pas 
combien  cela  est  choquant  pour  le  sens  commun.  Il  serait  naturel 
de  croire  à  priori  que  les  faits  les  plus  récents,  les  plus  voisins  du 
présent  sont  les  plus  stables,  les  plus  nets;  et  c'est  ce  qui  arrive  à 
l'état  normal.  Mais,  au  début  de  la  démence,  il  se  produit  une  lésion 
anatomique  prave  :  un  commencement  de  dégénérescence  des  cel- 
lules nerveuses.  Ces  éléments  en  voie  d'atrophie  ne  peuvent  plus 
conserver  les  impressions  nouvelles.  En  termes  plus  précis,  ni  une 
modification  nouvelle  dans  les  cellules,  ni  la  formation  de  nouvelles 
associations  dynamiques  n'est  possible  ou  au  moins  durable.  Le 
conditions  anatomiques  de  la  stabilité  et  de  la  reviviscence  man- 
quent. Si  le  fait  est  totalement  neuf,  il  ne  s'inscrit  pas  dans  les  cen- 
tres nerveux  ou  est  aussitôt  effacé  l.  S'il  n'est  qu'une  répétition 
d'expériences  antérieures  et  encore  vivaces,  le  malade  rejette  le  fait 
dans  le  passé  ;  les  circonstances  concomitantes  du  fait  actuel  s'effa- 
cent bien  vite  et  ne  permettent  plus  de  le  localiser  à  sa  place.  — 
Mais  les  modifications  fixées  dans  les  éléments  nerveux  depuis  de 
longues  années  et  devenues  organiques ,  les  associations  dynami- 
ques et  les  groupes  d'associations  cent  fois  et  mille  fois  répétées  per- 
sistent encore;  elles  ont  une  plus  grande  force  de  résistance  contre 
la  destruction.  Ainsi  s'explique  ce  paradoxe  de  la  mémoire  :  le  nou- 
veau meurt  avant  l'ancien. 


I.  Dans  un  cas  de  démence  sénile,  un  malade,  pendant  quatorze  mois,  n'a 
lis  reconnu  son  médecin,  qui  venait  le  visiter  tous  les  jours.  (Pelmann, 
irchiv  fur  Psychiatrie,  1864.) 


Th.    RIBOT.  —  DÉSORDRES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MÉMOIRE       207 

k2"  Bientôt  ce  fonds  ancien  sur  lequel  le  malade  peut  encore  vivre 
s'entame  à  son  tour.  Les  acquisitions  intellectuelles  se  perdent  peu 
à  peu  (connaissances  scientifiques,  artistiques,  professionnelles, 
langues  étrangères,  etc.).  Les  souvenirs  personnels  s'effacent  en  des 
'  cendant  vers  le  passé.  Ceux  de  l'enfance  disparaissent  les  derniers. 
Même  à  une  époque  avancée,  des  aventures,  des  chants  du  premier 
âge  reviennent.  Souvent,  les  déments  ont  oublié  une  grande  partie 
de  leur  propre  langue.  Quelques  expressions  reviennent  par  acci- 
dent; mais  d'ordinaire  ils  répètent  d'une  manière  automatique  les 
mots  qui  leur  sont  restés  (Griesinger,  Baillarger).  Cette  dissolution 
intellectuelle  a  pour  cause  anatomique  une  atrophie  qui  envahit  peu 
à  peu  l'écorce  du  cerveau,  puis  la  substance  blanche,  produisant  une 
dégénérescence  graisseuse  des  cellules,  des  tubes  et  des  capillaires 
de  la  substance  nerveuse. 

3°  Les  meilleurs  observateurs  ont  remarqué  «  que  les  facultés 
affectives  s'éteignent  bien  plus  lentement  que  les  facultés  intellec- 
tuelles ».  Il  peut  sembler  surprenant  d'abord  que  des  états  aussi 
vagues  que  les  sentiments  soient  plus  stables  que  les  idées  et  les 
états  intellectuels  en  général.  Mais  la  réflexion  montre  que  les  senti- 
ments sont  ce  qu'il  y  a  en  nous  de  plus  profond,  de  plus  intime,  de 
plus  tenace.  Tandis  que  notre  intelligence  est  acquise  et  comme 
extérieure  à  nous,  nos  sentiments  sont  innés.  Considérés  dans  leur 
source,  indépendamment  des  formes  raffinées  et  complexes  qu'ils 
peuvent  prendre,  ils  sont  l'expression  immédiate  et  permanente  de 
notre  organisation.  Nos  viscères,  nos  muscles,  nos  os,  tout,  jus- 
qu'aux éléments  les  plus  infimes  de  notre  corps,  contribuent  pour 
leur  part  à  les  former.  Nos  sentiments,  c'est  nous-mêmes;  l'amnésie 
de  nos  sentiments,  c'est  l'oubli  de  nous-mêmes.  Il  est  donc-logique 
qu'elle  se  produise  à  une  époque  où  la  désorganisation  est  déjà  si 
grande  que  la  personnalité  commence  à  tomber  par  morceaux. 

4°  Les  acquisitions  qui  résistent  en  dernier  lieu  sont  celles  qui 
sont  presque  entièrement  organiques  :  la  routine  journalière,  les 
habitudes  contractées  de  longue  date.  Beaucoup  peuvent  encore  se 
lever,  s'habiller,  prendre  leur  repas  régulièrement,  se  coucher,  s'oc- 
cuper à  des  travaux  manuels,  jouer  aux  cartes  et  à  d'autres  jeux 
quelquefois  même  avec  une  aptitude  remarquable,  alors  qu'ils  n'ont 
plus  ni  jugement,  ni  volonté,  ni  affections.  Cette  activité  automatique, 
qui  ne  suppose  qu'un  minimum  de  mémoire  consciente,  appartient 
à  cette  forme  inférieure  de  la  mémoire  pour  laquelle  les  ganglions 
cérébraux,  le  bulbe  et  la  moelle  suffisent. 

La  destruction  progressive  de  la  mémoire  suit  donc  une  marche 
logique,  une  loi.  Elle  descend  progressivement  de  V instable  au  stable. 


208  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Elle  commence  par  les  souvenirs  récents,  qui,  mal  fixés  dans  les  élé- 
ments nerveux ,  rarement  répétés  et  par  conséquent  faiblement 
associés  avec  les  autres,  représentent  l'organisation  à  son  degré  le 
plus  faible.  Elle  finit  par  cette  mémoire  sensorielle,  instinctive,  qui, 
fixée  dans  l'organisme,  devenue  une  partie  de  lui-même  ou  plutôt 
lui-même,  représente  l'organisation  à  son  degré  le  plus  fort.  Du 
terme  initial  au  terme  final ,  la  marche  de  l'amnésie  ,  réglée  par 
la  nature  des  choses,  suit  la  ligne  de  la  moindre  résistance,  c'est- 
à-dire  de  la  moindre  organisation.  La  pathologie  confirme  ainsi 
pleinement  ce  que  nous  avons  dit  précédemment  de  la  mémoire  : 
«  C'est  un  processus  d'organisation  à  degrés  variables  compris  entre 
deux  limites  extrêmes,  l'état  nouveau,  l'enregistrement  orga- 
nique. » 

Cet  loi,  que  j'appellerai  loi  de  réversion  ou  de  régression,  me  paraît 
ressortir  des  faits,  s'imposer  comme  une  vérité  objective.  Cependant, 
pour  dissiper  tous  les  doutes  et  prévenir  toutes  les  objections,  j'ai 
pensé  qu'il  serait  bon  de  vérifier  cette  loi  par  une  contre-épreuve.  Si 
la  mémoire,  lorsqu'elle  se  défait,  suit  la  marche  invariable  qui  vient 
d'être  indiquée  ;  elle  doit  suivre  une  marche  inverse  lorsqu'elle  se 
refait  :  les  formes  qui  disparaissent  les  dernières  doivent  reparaître 
les  premières  puisqu'elles  sont  les  plus  stables,  et  la  restauration  doit 
se  faire  en  remontant. 

11  est  bien  difficile  de  trouver  des  cas  probants.  D'abord  il  faut 
que  la  mémoire  revienne  d'elle-même;  les  cas  de  rééducation  prou- 
vent peu.  De  plus,  il  est  rare  que  les  amnésies  progressives  soient 
suivies  de  guérison.  Enfin,  l'attention  n'ayant  jamais  été  portée  sur 
ce  point,  les  documents  font  défaut.  Les  médecins,  préoccupés  d'au- 
tres symptômes,  se  contentent  de  noter  que  la  mémoire  «  revient 
peu  à  pue.  » 

Dans  son  Essai  cité  pus  haut,  Louyer-Villermay  observe  «  que, 
quand  la  mémoire  se  rétablit,  elle  suit,  dans  sa  réhabilitation ,  un 
ordre  inverse  de  celui  qu'on  observe  dans  son  abolition  :  les  faits, 
les  adjectifs,  les  substantifs ,  les  noms  propres.  »  Il  y  a  peu  de 
profit  à  tirer  de  cette  remarque  assez  confuse.  Voici  qui  est  plus 
clair. 

«  Dernièrement,  on  a  vu  en  Russie  un  célèbre  astronome  oublier 
tour  à  tour  les  événements  de  la  veille,  puis  ceux  de  l'année,  puis 
ceux  des  dernières  années,  et  ainsi  de  suite,  la  lacune  gagnant  tou- 
jours, tant  qu'enfin  il  ne  lui  restait  plus  que  le  souvenir  des  événe- 
ments de  son  enfance.  On  le  croyait  perdu.  Mais,  par  un  arrêt  sou- 
dain et  un  retour  imprévu,  la  lacune  se  combla  en  sens  inverse,  les 
événements  de  la  jeunesse  redevenant  visibles,  puis  ceux  de  l'âge 


Th.  RIBOT.    —  DÉSORDRES   GÉNÉRAUX    DE   LA   MÉMOIRE       2()9 

mûr,  puis  les  plus  récents,  puis  ceux  de  la  veille.  La  mémoire  était 
restaurée  tout  entière  quand  il  mourut  *.  » 

L'observation  qui  suit  est  encore  plus  précise.  Elle  a  été  notée 
heure  par  heure.  J'en  transcris  la  plus  grande  partie  2  : 

«  Je  dois  faire  mention  d'abord  de  quelques  détails  bien  insigni- 
fiants en  eux-mêmes,  mais  qu'il  est  nécessaire  de  connaître,  parce 
qu'ils  se  lient  à  un  phénomène  remarquable.  Dans  les  derniers  jours 
de  novembre,  un  officier  de  mon  régiment  fut  blessé  au  pied  gauche 
par  le  frottement  d'une  botte.  Le  30  novembre ,  il  alla  à  Versailles 
pour  y  avoir  un  entretien  avec  son  frère;  il  dîna  dans  cette  ville, 
revint  le  même  soir  à  Paris,  et,  en  rentrant  dans  son  logement,  il 
trouva  une  lettre  de  son  père  sur  la  cheminée. 

«  Maintenant  voici  le  fait  lui-même.  Le  1er  décembre,  cet  officier 
était  au  manège;  son  cheval  s'étant  abattu,  il  tomba  sur  la  partie 
droite  du  corps,  surtout  sur  le  pariétal  droit.  Cette  commotion  fut 
suivie  d'une  légère  syncope.  Revenu  à  lui,  il  remonta  à  cheval  «  pour 
dissiper  un  reste  d'étourdissement  »,  et  il  continua  sa  leçon  d'équita- 
tion  pendant  trois  quarts  d'heure  avec  une  grande  régularité.  Cepen- 
dant, de  temps  en  temps,  il  disait  à  l'écuyer  :  «  Je  sors  d'un  rêve. 
Que  m'est-il  donc  arrivé?»  «  On  le  reconduisit  à  son  domicile.  Habi- 
tant la  même  maison  que  le  malade,  je  fus  mandé  aussitôt.  Il  était 
debout,  me  reconnut,  me  salua  comme  à  l'ordinaire  et  me  dit  :  «  Je 
«  sors  comme  d'un  rêve.  Que  m'est-il  donc  arrivé?  »  —  Parole  libre. 
Réponses  justes  à  toutes  les  questions.  Il  ne  se  plaint  que  de  contu- 
sion dans  la  tête. 

«  Malgré  mes  demandes,  celles  de  son  écuyer  et  de  son  domesti- 
que, il  ne  se  rappelle  ni  sa  blessure  de  l'avant- veille,  ni  son  voyage 
à  Versailles  de  la  veille,  ni  sa  sortie  du  matin,  ni  les  ordres  qu'il  a 
donnés  avant  de  sortir,  ni  sa  chute,  ni  ce  qui  a  suivi.  Il  reconnaît 
parfaitement  tout  le  monde,  appelle  chacun  par  son  nom,  sait  qu'il 
est  officier,  qu'il  est  de  semaine,  etc. 

«  Logé  dans  la  même  maison,  je  n'ai  pas  laissé  passer  une  heure 
sans  l'observer.  Chaque  fois  que  je  revenais  à  lui,  il  croyait  toujours 
me  voir  pour  la  première  fois.  Il  ne  se  rappelle  aucune  des  prescrip- 
tions médicales  qu'il  vient  de  suivre  (bain  de  pieds,  frictions,  etc.). 
En  un  mot,  rien  n'existe  pour  lui  que  L'action  du  moment. 
«  Six  heures  après  l'accident,  le  pouls  commença  à  se  relever  et 


1.  Taine,  De  l'Intelligence,  t.  I,  liv.  II,  eh.  H,  S  4. 

2.  Observation  sur  u»  ras  de  perte  de  mémoire,  par  M.  Kœmpfen,  dans  le 
Mémoire,  de  l'Académie  de  médecine,  18H5,  t.  IV,  p.  480.  —  Je  dois  l'indication  de 
cette  précieuse  observation  à  M.  le  D'  Ritti,  médecin  à  l'asile  de  Charenton. 

tome  x.  —  188U.  Il 


•2J0  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

le  malade  commença  à  retenir  la  réponse  à  lui  faite  tant  de  fois  : 
Vous  êtes  tombé  de  cheval. 

«  Huit  heures  après  l'accident,  le  pouls  gagne  encore;  le  malade 
se  souvient  de  m'avoir  vu  une  fois. 

«  Deux  heures  et  demie  plus  tard,  le  pouls  est  normal.  Le  malade 
n'oublie  plus  rien  de  ce  qu'on  lui  dit.  Il  se  rappelle  parfaitement  sa 
blessure  au  pied.  Il  commence  aussi  à  se  rappeler  qu'il  a  été  la  veille 
à  Versailles,  mais  d'une  manière  si  incertaine  qu'il  avoue  que,  si  on 
lui  affirmait  bien  positivement  le  contraire,  il  serait  disposé  à  le 
croire.  Cependant,  le  retour  de  la  mémoire  s'opérant  toujours  de 
plus  en  plus,  il  acquiert  dans  la  soirée  la  conviction  intime  d'avoir 
été  à  Versailles.  Mais  c'est  là  que  s'arrête  pour  ce  jour  le  progrès 
du  souvenir.  Il  se  couche  sans  pouvoir  se  rappeler  ce  qu'il  a  l'ait  à 
Versailles,  comment  il  est  revenu  à  Paris,  ni  comment  il  a  reçu  la 
lettre  de  son  père. 

«  Le  2  décembre,  après  une  nuit  d'un  sommeil  tranquille,  il  se  rap- 
pelle dès  son  réveil  successivement  ce  qu'il  a  fait  à  Versailles,  com- 
ment il  en  est  revenu  et  qu'il  a  trouvé  la  lettre  de  son  père  sur  la 
cheminée.  Mais  tout  ce  qu'il  a  fait,  vu  ou  entendu  le  1er  décembre, 
avant  sa  chute,  il  l'ignore  encore  aujourd'hui,  c'est-à-dire  qu'il  n'en 
a  pas  la  connaissance  par  lui-même,  mais  seulement  par  des  témoins. 

«  Cette  perte  de  la  mémoire  a  été,  comme  disent  les  mathémati- 
ciens, en  raison  inverse  du  temps  qui  s'est  écoulé  entre  les  actions 
et  la  chute,  et  le  retour  de  la  mémoire  a  été  dans  un  ordre  déterminé 
du  plus  loin  au  plus  proche.  » 

Cette  observation,  faite  sans  esprit  de  système  par  un  homme  qui 
paraît  très  surpris  de  ce  qu'il  constate,  n'est-elle  pas  probante  à 
souhait'.'  A  la  vérité,  il  ne  s'agit  ici  que  d'une  amnésie  temporaire  et 
limitée;  mais  on  voit  que,  même  dans  ces  étroites  limites,  la  loi  se 
vérifie.  Je  regrette,  malgré  un  grand  nombre  de  recherches  et  d'in- 
terrogations, de  ne  pouvoir  mettre  plus  de  faits  de  ce  genre  sous  les 
yeux  du  lecteur.  Si  l'attention  se  porte  de  ce  côté,  j'espère  qu'on  en 
découvrira  d'autres. 

En  définitive,  notre  loi,  tirée  des  faits,  vérifiée  par  la  contre- 
épreuve,  peut  être  tenue  pour  vraie  jusqu'à  preuve  du  contraire.  On 
peut  même  la  corroborer  par  d'autres  considérations.  Cette  loi,  si 
»';rale  qu'elle  soit  par  rapport  à  la  mémoire,  n'est  qu'un  cas  parti- 
culier d'une  loi  encore  plus  générale,  d'une  loi  biologique.  C'est 
un  fait  bien  connu  dans  le  domaine  de  la  vie,  que  les  structures  for- 
mées les  dernières  sont  les  premières  à  dégénérer.  C'est,  dit  un 
physiologiste,  l'analogue  de  ce  qui  se  passe  dans  les  grandes  crises 
commerciales.  Les  vieilles  maisons  résistent  à  l'orage;  les  nouvelles 


Th.   RIBOT.       -  DÉSORDRES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MÉMOIRE       '211 

maisons,  moins  solides,  croulent  de  tout  côté.  Enfin,  dans  l'ordre 
biologique,  la  dissolution  se  fait  dans  l'ordre  inverse  de  l'évolution; 
elle  va  du  complexe  au  simple.  Hughlings  Jackson,  le  premier,  a 
montré  en  détail  que  les  fonctions  supérieures,  complexes,  spéciales, 
volontaires  du  système  nerveux  disparaissent  les  premières;  que  les 
fonctions  inférieures,  simples,  générales,  automatiques  disparaissent 
les  dernières.  Nous  avons  constaté  ces  deux  faits  dans  la  dissolution 
de  la  mémoire  :  le  nouveau  périt  avant  l'ancien,  le  complexe  avant 
le  simple.  La  loi  que  nous  avons  formulée  n'est  donc  autre  chose 
que  l'expression  psychologique  d'une  loi  de  la  vie,  et  la  pathologie 
nous  montre  à  son  tour  dans  la  mémoire  un  fait  biologique. 

L'étude  des  amnésies  périodiques  a  fait  entrer  le  jour  dans  notre 
sujet.  En  nous  montrant  comment  la  mémoire  se  défait  et  se  refait, 
elle  nous  fait  comprendre  ce  qu'elle  est.  Elle  nous  a  révélé  une  loi 
qui  nous  permet  pour  le  présent  de  nous  orienter  au  moment  des 
nombreuses  variétés  morbides  et  qui  nous  permettra  plus  tard  de 
les  embrasser  dans  une  vue  d'ensemble. 

Sans  essayer  un  résumé  prématuré,  rappelons  ce  qui  a  été  vu 
plus  haut  :  d'abord  et  dans  tous  les  cas,  abolition  des  souvenirs 
récents  ;  dans  les  amnésies  périodiques,  suspension  de  toutes  les 
formes  de  la  mémoire,  sauf  celles  qui  sont  semi-organisées  et  orga- 
niques ;  dans  les  amnésies  totales  et  temporaires,  abolition  com- 
plète, sauf  les  formes  organiques;  dans  un  cas  (Macnishj,  abolition 
complète,  y  compris  les  formes  organiques.  Nous  verrons,  dans  le 
prochain  chapitre,  que  les  désordres  partiels  de  la  mémoire  sont 
régis  par  cette  même  loi  de  réversion  et  surtout  le  groupe  le  plus 
important  :  les  amnésies  du  langage. 

La  loi  de  réversion  étant  admise,  il  resterait  à  déterminer  com- 
ment elle  agit.  Je  serai  bref  sur  ce  point,  n'ayant  à  proposer  que  des 
hypothèses. 

Il  serait  puéril  de  supposer  que  les  souvenirs  se  déposent  dans  le 
cerveau,  sous  forme  de  couches,  par  ordre  d'ancienneté,  à  la  manière 
des  stratifications  géologiques,  et  que  la  maladie,  descendant  de  la 
surface  aux  couches  profondes,  agit  comme  un  expérimentateur  qui 
enlève  tranche  par  tranche  le  cerveau  d'un  animal.  Pour  expliquer 
la  marche  du  processus  morbide,  il  nous  faut  recourir  à  l'hypothèse 
qui  a  été  faite  plus  haut  sur  les  bases  physiques  de  la  mémoire.  Je  la 
rappellerai  en  quelques  mots. 

Il  est  extrêmement  vraisemblable  que  les  souvenirs  occupent  le 
même  siège  anatomique  que  les  impressions  primitives  et  qu'ils 
exigent  l'activité  des  mêmes  éléments  nerveux  (cellules  et  libres). 
Ceux-ci  peuvent  occuper  des  positions  très  diverses,  depuis  l'écorce 


212  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

du  cerveau  jusqu'à  la  moelle.  La  conservation  et  la  reproduction 
dépendent  :  1°  d'une  certaine  modification  des  cellules;  2°  de  la  for- 
mation de  groupes  plus  ou  moins  complexes  que  nous  avons  appelés 
des  associations  dynamiques.  Telles  sont  pour  nous  les  bases  phy- 
siques de  la  mémoire. 

Les  acquisitions  primitives,  celles  qui  datent  de  l'enfance,  sont  les 
plus  simples  :  formation  des  mouvements  secondaires  automatiques, 
éducation  de  nos  sens.  Elles  dépendent  principalement  du  bulbe 
et  des  centres  inférieurs  du  cerveau  ;  on  sait  qu'à  cette  époque  de 
la  vie  l'écorce  cérébrale  est  imparfaitement  développée.  Indépen- 
damment de  leur  simplicité,  elles  ont  toutes  les  raisons  possibles 
d'être  les  plus  stables.  D'abord,  les  impressions  sont  reçues  par  des 
éléments  vierges.  La  nutrition  est  très  active;  mais  ce  renouvelle- 
ment moléculaire  incessant  ne  sert  qu'à  fixer  les  impressions  :  les 
molécules  nouvelles  remplaçant  exactement  les  anciennes,  la  dispo- 
sition acquise  des  éléments  nerveux  finit  par  équivaloir  à  une  dispo- 
sition innée.  De  plus,  les  associations  dynamiques,  formées  entre 
ces  éléments,  parviennent  à  l'état  de  fusion  complète,  grâce  à  des 
répétitions  sans  nombre.  Il  est  donc  inévitable  que  ces  premières 
acquisitions  soient  mieux  conservées  et  plus  facilement  reproduites 
qu'aucune  autre,  qu'elles  constituent  la  forme  la  plus  solide  de  la 
mémoire. 

Tant  que  l'individu  adulte  reste  à  l'état  sain,  les  impressions  et  les 
associations  nouvelles,  quoique  d'un  ordre  beaucoup  plus  complexe 
que  celles  de  l'enfance,  ont  encore  de  grandes  chances  de  stabilité. 
Les  causes  qui  viennent  d'être  énumérées  agissent  toujours,  quoique 
avec  moins  de  force. 

Mais  si,  par  l'effet  de  l'âge  ou  de  la  maladie,  les  conditions  chan- 
gent; si  les  actions  vitales,  notamment  la  nutrition,  diminuent;  si 
les  pertes  sont  en  excès;  alors  les  impressions  deviennent  instables 
et  les  associations  fragiles.  Prenons  un  exemple.  Un  homme  en  est 
à  celte  période  d'amnésie  progressive  où  l'oubli  des  faits  récents  est 
très  rapide.  Il  entend  un  récit;  il  voit  un  paysage  ou  un  spectacle. 
L'événement  psychique  se  réduit  en  dernière  analyse  à  une  somme 
d'impressions  auditives  ou  optiques  formant  certains  groupes  très 
complexes.  Dans  ce  nouveau  récit  ou  ce  nouveau  spectacle,  il  n'y  a 
d'ordinaire  qu'une  seule  chose  nouvelle  :  le  groupement,  l'associa- 
tion. Les  sons,  les  formes,  les  couleurs  qui  en  sont  la  matière  ont 
été  déjà  éprouvés  et  remémorés  bien  des  fois  dans  le  cours  de  la 
vie.  Mais,  par  suite  de  l'état  morbide  de  l'encéphale,  ce  complexus 
nouveau  ne  parvient  pas  à  se  fixer.  Les  éléments  qui  le  composent 
font  partie  d'autres  associations  ou  groupes  beaucoup  plus  stables, 


Th.   RIBOT.   -  -  DÉSORDRES    GÉNÉRAUX   DE    LA    MÉMOIRE       213 

formés  pendant  la  période  de  santé,  souvent  répétés.  Entre  le  com- 
plexus  nouveau  qui  tend  faiblement  à  s'établir  et  les  complexus 
anciens  qui  sont  fortement  établis,  la  lutte  est  très  inégale.  Il  y  a 
donc  toutes  les  chances  possibles  pour  que  les  anciennes  combinai- 
sons soient  suscitées  plus  tard,  même  au  lieu  et  place  de  la  nou- 
velle. 

Ces  indications  suffisent.  Remarquons  d'ailleurs  que  cette  hypo- 
thèse sur  la  cause  de  l'amnésie  progressive  est  d'importance  secon- 
daire. Qu'on  l'accepte  ou  non,  cela  ne  change  rien  à  la  valeur  de 
notre  loi. 


IV 


Il  y  a  peu  à  dire  des  amnésies  congénitales.  J'en  parlerai,  pour  ne 
rien  omettre.  Elles  se  rencontrent  chez  les  idiots,  les  imbéciles  et  à 
un  degré  plus  faible  chez  les  crétins.  La  plupart  d'entre  eux  sont 
affligés  d'une  débilité  générale  de  la  mémoire.  Variable  selon  les 
individus,  elle  peut  tomber  si  bas  chez  quelques-uns  qu'elle  rend 
impossibles  l'acquisition  et  la  conservation  de  ces  habitudes  très 
simples  qui  constituent  la  routine  journalière  de  la  vie. 

Mais,  si  l'affaiblissement  général  de  la  mémoire  est  la  règle, 
on  rencontre  dans  la  pratique  de  fréquentes  exceptions.  Parmi  ces 
infirmes,  il  y  en  a  qui,  dans  un  domaine  limité,  ont  une  mémoire 
très  remarquable. 

On  a  observé  que,  chez  beaucoup  d'idiots  et  d'imbéciles,  les  sens 
sont  atteints  inégalement  :  ainsi  l'ouïe  peut  avoir  une  finesse  et  une 
précision  supérieures,  tandis  que  les  autres  sens  sont  obtus.  L'arrêt 
de  développement  n'est  pas  uniforme  sur  tous  les  points.  Il  n'est 
donc  pas  étonnant  que  l'affaiblissement  général  de  la  mémoire 
coïncide  chez  le  même  homme  avec  l'évolution  et  même  l'hypertro- 
phie d'une  mémoire  particulière.  Ainsi  certains  idiots,  réfractaires  à 
toute  autre  impression,  ont  un  goût  très  vif  pour  la  musique  et  peu- 
vent retenir  un  air  qu'ils  n'ont  entendu  qu'une  seule  fois.  D'autres  (le 
cas  est  plus  rare)  ont  la  mémoire  des  formes,  des  couleurs  et  mon- 
trent une  certaine  aptitude  pour  le  dessin.  On  rencontre  plus  fré- 
quemment la  mémoire  des  chiffres,  des  dates,  des  noms  propres, 
des  mots  en  général.  «  Un  imbécile  se  rappelait  le  jour  de  chaque 
enterrement  fait  dans  une  paroisse,  depuis  trente-cinq  ans.  Il  pou- 
vait répéter  avec  une  invariable  exactitude  le  nom  et  l'âge  des  décé- 


214  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

dés.  ainsi  que  des  gens  qui  conduisaient  le  deuil.  En  dehors  de  ce 
registre  mortuaire,  il  n'avait  pas  une  idée,  il  ne  pouvait  répondre  à 
la  moindre  question  et  n'était  pas  même  capable  de  se  nourrir.  »  — 
Certains  idiots  qui  ne  peuvent  faire  les  calculs  les  plus  élémentaires 
répètent  sans  broncher  toute  la  table  de  multiplication.  D'autres 
récitent  par  cœur  des  pages  qu'on  leur  a  apprises  et  ne  réussissent 
pas  à  connaître  les  lettres  de  l'alphabet.  Drobisch  rapporte  le  fait 
suivant,  dont  il  a  été  témoin  :  Un  garçon  de  quatorze  ans  presque 
idiot  avait  eu  beaucoup  de  peine  à  apprendre  à  lire.  Il  avait,  néan- 
moins, une  facilité  merveilleuse  pour  retenir  l'ordre  dans  lequel  les 
mots  et  les  lettres  se  succédaient.  Si  on  lui  donnait  deux  ou  trois 
minutes  pour  parcourir  une  page  imprimée  dans  une  langue  qu'il  ne 
connaissait  pas  ou  traitant  de  questions  qu'il  ignorait,  il  était  en  état 
d'épeler  de  mémoire  les  mots  qui  s'y  trouvaient,  absolument  comme 
si  le  livre  était  resté  ouvert  devant  lui  ' . 

L'existence  de  ces  mémoires  partielles  est  un  fait  si  commun  qu'on 
en  a  tiré  parti  pour  l'éducation  des  idiots  et  des  imbéciles  -. 

Il  faut  noter  encore  que  certains  idiots  atteints  de  manie  ou  de 
quelque  autre  maladie  aiguë  recouvrent  une  mémoire  temporaire. 
Ainsi  «  un  idiot  atteint  de  la  rage  raconta  un  fait  assez  compliqué, 
dont  il  avait  été  témoin  longtemps  auparavant  et  qui  semblait  n'avoir 
fait  aucune  impression  sur  lui ;i.  » 

Dans  les  amnésies  congénitales,  ce  sont  les  exceptions  qui  instrui- 
sent. La  loi  ne  fait  que  confirmer  cette  vérité  banale  :  la  mémoire 
dépend  de  la  constitution  du  cerveau,  qui,  chez  les  idiots  et  les  imbé- 
ciles, est  anormale.  Mais  la  formation  de  ces  mémoires  limitées,  par- 
tielles, aide  à  comprendre  certains  désordres  dont  nous  n'avons  pas 
encore' parlé.  J'incline  à  croire  que  l'investigation  méthodique  de  ce 
qui  se  produit  chez  les  idiots  permettrait  de  déterminer  les  conditions 
anatomiques  et  physiologiques  des  variétés  de  la  mémoire.  Nous 
reviendrons  sur  ce  point  dans  un  prochain  travail,  en  étudiant  les 
désordres  partiels  dont  nous  n'avons  encore  rien  dit. 

Th.  Ribot. 

1.  Drobisch,  Empirische   Psychologie,  p.  95.  —  Wïnslow,  ouvr.  cité,  p.  561.  — 
Falret,  art.  Amnésie,  dans  le  Dictionnaire  encyclopédique  des  sciences  médicales. 

2.  Voir  sur  ce  sujet  l'ouvrage  de  Ireland.  On  Tdiocy  and  rm'becility.  London, 
1877. 

3.  Griesinger,  ouvrage  cité,  p.  431. 


ANALYSES  ET   COMPTES  RENDUS 


G.  Neudecker.  —  Studien  zur  Geschichte  der  deutschen 
jEsthetik  seit  Kant.  —  Etudes  sur  l'histoire  de  l'esthétique  alle- 
mande depuis  Kant.  Stahl,  Wurzburg.  1878. 

L'esthétique  allemande  a  déjà  eu  plusieurs  historiens  qui  ont  entre- 
pris de  faire  connaître  et  d'apprécier  ses  œuvres.  Chacun  d'eux,  à  des 
points  de  vue  différents,  R.  Zimmermann,  Lotie,  Schasler  ',  a  em- 
brassé, dans  leur  ensemble  et  leur  succession,  tous  les  travaux  de  la 
philosophie  allemande  sur  le  beau  et  l'art.  L'ouvrage  dont  nous  venons 
un  peu  tardivement  aujourd'hui  rendre  compte,  quoique  beaucoup 
moins  considérable,  n'est  pourtant  pas  sans  valeur  ni  sans  intérêt. 
Laissant  de  côté  les  penseurs  et  les  écrivains  de  second  ordre,  l'auteur, 
M.  Neudecker,  dans  une  série  d'articles  ou  d'études,  s'est  proposé  de 
retracer  le  mouvement  qu'a  suivi  la  science  esthétique  dans  les  princi- 
pales écoles  depuis  Kant.  Il  soumet  à  un  examen  approfondi  l'œuvre 
des  principaux  représentants  de  ces  écoles,  ne  s'attachant  qu'aux  idées 
fondamentales  qui  sont  la  base  de  leurs  doctrines.  Son  but  a  été  sur- 
tout, en  dévoilant  le  côté  insuffisant  ou  défectueux  de  ces  œuvres,  de 
provoquer  un  mouvement  nouveau  dont  il  indique  les  conditions  et 
dont  le  résultat  doit  être  d'asseoir  la  science  du  beau  sur  -une  base 
scientifique  et  positive. 

La  plus  générale  de  ces  conditions  serait,  selon  lui,  le  rapproche- 
ment des  deux  directions,  l'une  idéaliste,  l'autre  réaliste,  qui,  ici 
comme  ailleurs,  ont  dominé  jusqu'ici  dans  la  philosophie  allemande  et 
qui  toutes  deux  ont  leur  principe  dans  la  philosophie  kantienne.  Il 
insiste  également  sur  la  nécessité,  aujourd'hui  partout  sentie  et  re- 
connue, de  s'appuyer  sur  une  base  expérimentale  qui  doit  être  l'an- 
thropologie.  Nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  signaler  cette  tendance 
de  l'esthétique  allemande  en  rendant  compte  du  livre  si  considérable 
et  si  important  à  tous  égards  de  M.  Schasler  (voy.  juillet  1876).  Nous 
retrouvons  la  même  pensée  dans  les  études  de  M.  Neudecker,  qui  l'ap- 
plique différemment  mais  dont  Eintention  est  la  même.  Lui  aussi  veut 
arriver  à  un  rapprochement  et  à  une  alliance  des  deux  grandes  écoles, 

1.  Voyez  les  N"3  de  la  Revue,  Février  et  Juillet  I87»i. 


016  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

idéaliste  et  réaliste,  sur  le  terrain  commun  de  l'expérience  et  de  l'ob- 
servation complète  de  la  nature  humaine. 

Mais  ce  qui  est  surtout  spécial  à  cette  publication  et  la  caractérise, 
c'est  que  l'auteur  croit  pouvoir  nous  offrir  le  modèle  de  cette  méthode 
et  un  résultat  déjà  très  satisfaisant  de  son  emploi  dans  l'œuvre  d'un 
penseur  à  peu  près  oublié  et  qui  d'ailleurs  a  peu  marqué  soit  comme 
philosophe,  soit  comme  esthéticien,  dans  le  développement  de  la  phi- 
losophie allemande.  Ce  penseur,  qui  ne  méritait  pas  l'oubli  qui  enve- 
loppe aujourd'hui  sa  mémoire,  est  Deutinger.  M.  Neudecker  prétend  le 
réhabiliter,  et  son  livre  se  termine  par  un  exposé  des  principes  phi- 
losophiques de  cet  écrivain,  dont  l'ouvrage  principal  est  intitulé  : 
Esquisse  d'une  pliilosophie  positive  (Grundlinien  einer  positirmi 
Philosophie,  Regensburg,  1845). 

Nous  avouons  franchement  notre  peu  de  goût  pour  ces  réhabilita- 
tions posthumes  ;  nous  ne  croyons  pas  à  la  résurrection  des  systèmes 
oubliés.  Quand  des  esprits  de  second  ordre  n'ont  exercé,  de  leur  vi- 
vant, aucune  influence  notable  sur  la  pensée  de  leurs  contemporains, 
leurs  oeuvres  sont  encore  moins  capables  de  produire  une  action  réelle 
et  féconde  après  eux.  En  tout  cas,  ils  ne  sauraient  nous  servir  de 
guides  aujourd'hui.  Leur  pensée,  fût-elle  vraie,  a  été  dépassée,  d'au- 
tres besoins  se  sont  éveillés  qu'ils  n'ont  pas  ressentis  et  qu'ils  n'ont 
pu  songer  à  satisfaire.  Eux-mêmes  seraient  désorientés  au  milieu  des 
circonstances  nouvelles  qu'ils  n'ont  ni  prévues,  ni  soupçonnées. 

Aussi  ce  n'est  pas  cette  partie  du  livre  de  M.  Neudecker  qui  à  nos 
yeux  a  un  véritable  intérêt,  mais  bien  la  partie  critique.  Celle-ci  nous 
a  paru  tout  à  fait  digne  d'attention  et  mériter  de  ne  pas  passer  inaper- 
çue. Elle  est  d'un  dialecticien  vigoureux,  qui  mène  les  choses  un  peu 
à  outrance,  mais  qui  fait  très  bien  ressortir  les  défauts  et  les  imper- 
fections des  divers  systèmes  d'esthétique  dont  il  soumet  à  un  examen 
sérieux  et  réellement  philosophique  les  bases,  l'esprit  et  les  conclu- 
sions. 

Disons  d'abord  un  mot  du  plan  de  ce  livre,  très  facile  d'ailleurs  à 
saisir  et  à  suivre.  Voulant  montrer  l'insuffisance  de  tous  les  travaux 
de  l'esthétique  allemande  depuis  Kant,  l'auteur  consacre  les  premières 
pages  à  ["esthétique  kantienne.  La  Critique  du  jugement  est  la 
source  commune  d'où  il  voit  sortir  les  deux  courants,  idéaliste  et  réa- 
liste, qui  ont  pris  des  directions  contraires,  se  sont  d'abord  écartés, 
puis  ont  essayé  de  se  réunir  dans  un  éclectisme  impuissant.  Il  signale 
le  courant  plus  récent  qui  semble  devoir  l'emporter,  celui  de  l'empi- 
risme Il  ne  le  croit  pas  plus  capable  de  produire  une  véritable  science 
du  beau  et  une  philosophie  de  l'art  en  particulier.  C'est  alors  qu'il  pro- 
pose l'accord  dont  il  a  été  parlé,  et,  comme  spécimen  d'une  esthétique 
nouvelle,  non  à  fonder  mais  à  continuer  sur  la  base  anthropologique, 
la  théorie  de  l'art  de  Deutinger. 

Nous  ne  pouvons  que  parcourir  très  superficiellement  les  points  sur 
lesquels  porte  la  critique    du   nouvel  historien  de  l'esthétique  aile- 


ANALYSES.  —  g.  neudecker.  Geschichte  der  dïsthetik.  ±11 

mande,  en  faisant  ressortir  ce  qui  principalement  nous  intéresse  et  y 
ajoutant  quelques  remarques. 

I.  L'article  consacré  à  Vesthètique  kantienne  ne  fait  guère  que  re- 
produire les  défauts  déjà  bien  des  fois  signalés;  mais  il  ajoute  encore 
à  la  sévérité  des  critiques  antérieures.  Ces  reproches,  formulés  un  peu 
durement,  mais  fort  bien  motivés,  sont  :  1°  la  prétention  mal  fondée  à 
\% universalité  du  jugement  esthétique;  2°  l'absence  d'un  critérium  du 
beau  ;  3,j  Vidée  même  du  beau  omise  par  liant  ;  4°  des  négations  plu- 
tôt que  des  affirmations  du  vrai  beau  ;  5"  ie  manque  de  règles  pour  dis- 
tinguer le  beau  du  laid  dans  les  œuvres  de  l'art.  Ces  défauts,  selon  nous, 
sont  les  conséquences  rigoureuses  du  subjectivisme  kantien,  et  l'auteur 
les  a  parfaitement  mis  en  lumière.  On  pourrait  trouver  d'autres  côtés  non 
moins  aisément  attaquables.  La  distinction  du  beau  et  de  l'agréable,  si 
souvent  reproduite  d'après  Kant,  elle-même  n'est-elle  pas  contestable? 
N'y  a-t-il  pas  deux  sortes  de  plaisirs,  les  uns  intéressés,  les  autres 
désintéressés?  et  le  beau  est-il  à  lui  seul  l'objet  d'un  plaisir  désinté- 
ressé? Le  beau  est  distinct  du  bien,  selon  Kant;  mais  a-t-il  nette- 
ment marqué  la  différence?  Kant  distingue  aussi  le  beau  du  vrai;  sa 
distinction  esl-elle  mieux  établie?  La  critique  relève  ces  côtés  faibles. 
La  théorie  de  l'art  de  Kant  est  jugée  aujourd'hui  non  seulement  très 
incomplète,  mais  très  superficielle.  Mais  le  défaut  capital  de  cette  es- 
thétique, c'est  l'absence  d'une  définition  réelle  du  beau;  il  y  a  plus  :  la 
négation  de  la  possibilité  d'une  telle  définition,  dit  très  bien  notre  au- 
teur, est  peut-être  le  noyau  de  l'esthétique  kantienne.  Le  scepticisme 
est  au  bout  de  cette  théorie. 

Si  toutes  ces  critiques  sont  justes,  et  il  est  difficile  de  le  méconnaître, 
on  aura  peine  à  trouver  inexact  ou  trop  sévère  le  début  de  l'article  : 
«  La  Critique  du  jugement  est  souvent  désignée  comme  un  caté- 
chisme esthétique;  elle  devrait  dès  lors  contenir  les  vérités  fonda- 
mentales qui  forment  le  contenu  élémentaire  incontestable  de  nos 
convictions  esthétiques.  Un  aperçu  du  contenu  de  cette  critique  fait 
reconnaître  dans  cette  expression  une  flatteuse  hyperbole,  etc.  » 

Cela  n'empêche  pas  l'auteur  de  reconnaître  les  mérites  incontesta- 
bles de  l'œuvre  de  Kant  :  l'impulsion  vigoureuse  qu'il  a  donnée  à  la 
science,  la  supériorité  de  sa  méthode,  les  côtés  les  plus  difficiles  et  les 
plus  importants  du  problème  esthétique  signalés  et  mis  en  lumière, 
soumis  à  la  critique,  etc. 

II.  L'auteur  consacre  ensuite  une  étude  étendue  et  approfondie  à 
Yidéalisme  esthétique,  représenté  par  Th.  Vischer.  On  sait  que  le 
grand  travail  de  cet  esthéticien  a  pour  inspirateur  Hegel,  qui  en  a  fourni 
les  bases  et  la  méthode;  l'œuvre  de  systématisation  et  les  détails 
appartiennent  au  disciple.  M.  Neudecker  prend  à  partie  Vischer  et  lui 
fait  subir  le  même  examen  critique.  Il  montre  d'abord  qu'en  préten- 
dant avoir  abandonné  l'hégélianisme  il  se  trompe  ,  et  qu'en  réalité 
il  n'en  est  pas  sorti.  Ceci  nous  touche  peu,  mais  nous  devons  plus 
d'attention  aux  reproches  qu'il  lui  adresse  comme  hégélien  et  qui  por- 


218  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

tent  sur  l'esthétique  spéculative  en  général.  Ceux-ci  peuvent  se  réduire 
à  trois  griefs  principaux,  qui  sont  fort  longuement  discutés  :  1"  le 
premier  est  ['hypothèse  métaphysique  d'une  logique  empruntée  au 
panlogisme  de  Hegel  ;  2"  le  second,  la  réduction  de  la  beauté  à  la 
vérité  et  au  mode  de  connaissance  qui  s'y  applique;  3»  le  troisième, 
l'abandon,  qui  partout  en  résulte,  de  l'élément  de  la  forme,  et  ce  qui  y 
est  étroitement  lié,  savoir  l'omission  du  côté  subjectif  on  du  sentiment 
et  des  actes  de  l'esprit,  qui  sont  l'objet  principal  de  l'esthétique  kan- 
tienne. 

11  nous  faudrait  plus  d'espace  que  nous  n'en  avons  pour  suivre  l'au- 
teur dans  sa  polémique  et  apprécier  comme  il  conviendrait  ses  rai- 
sons. Sans  vouloir  absoudre  l'esthétique  hégélienne  de  ces  reproches, 
nous  ferons  cependant  quelques  réserves. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  l'on  accuse  Hegel  et  ses  disci- 
ples de  convertir  en  abstractions  logiques  et  en  arides  formules  les 
idées  vivantes  qui  sont  le  fond  des  œuvres  de  l'art.  Et  pourtant  ce 
n'est  qu'à  cette  condition  qu'on  parvient  à  former  une  science;  car  toute 
science  est  abstraite.  On  a  le  droit  seulement  de  blâmer  une  doctrine 
de  trop  s'isoler  des  faits  et  de  ne  pas  assez  tenir  compte  de  la  réalité. 
Est-ce  le  cas  pour  Hegel  et  pour  ses  sectateurs?  Il  y  a  longtemps  que 
l'école  entière,  elle-même,  a  passé  condamnation  sur  ce  point  et  reconnu 
la  nécessité  d'entrer  plus  largement  et  plus  sûrement  dans  la  voie  de 
l'expérience;  mais  ce  qu'il  faudrait  montrer,  c'est  que  Vidée  qui  est  le 
fond  de  la  dialectique  hégélienne  est  une  conception  réellement  fausse 
et  inféconde;  en  outre,  que  l'expérience  seule  suffit  à  fonder  la  science. 
Or  c'est  précisément  l'opinion  que  notre  auteur  rejette  et  combat  plus 
loin  à  propos  de  l'esthétique  empirique.  Le  défaut  qu'il  signale  avec 
raison  n'est  donc  pas  inhérent  au  principe  idéaliste,  ni  particulier  à 
cette  école  et  à  ce  système. 

Le  second  reproche  qu'il  adresse  à  Viseher  et  à  l'esthétique  hégé- 
lienne,'de  ne  pouvoir  distinguer  le  beau  du  vrai,  ne  nous  paraît  pas 
non  plus  suffisamment  justifié.  Il  ne  l'est  pas  du  moins  par  cette  raison 
que  l'idée  dans  le  système  de  Hegel  n'étant  qu'une  notion  abstraite  et 
générale,  est  incapable  de  revêtir  une  forme  qui  lui  soit  adéquate 
et  s'unisse  intimement  avec  elle;  car  précisément  la  définition  hégé- 
lienne du  beau  :  t  La  manifestation  sensible  de  l'idée  »  (sinnliche 
Erscheinung  der  Idée),  donne  cette  forme  comme  la  caractéristique 
même  du  beau.  Que  cette  forme  elle-même  soit  trop  abstraite,  que  le 
lien  qui  l'unit  à  l'idée  ne  soit  pas  un  lien  vivant  mais  artificiel,  que  la 
dialectique  soit  impuissante  à  établir  ou  à  démontrer  la  réalité  et  l'indi- 
vidualité de  cette  forme,  c'est  possible. 

C'est  une  des  imperfections  du  système,  un  des  côtés  faibles  de  la 
philosophie  de  Hegel  et  de  sa  logique  appliquée  au  problème  métaphy- 
sique de  l'art  et  du  beau.  L'esthétique  hégélienne  n'a  pas  moins  le 
mérite  d'avoir  proclamé  cette  nécessité  d'unir  et  de  fondre  ensemble 
par  un  rapport  d'identité,  mieux  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'alors,  les 


ANALYSES.  —  G.  neudecker.   Btesthichte  der  Jïsthetik.  219 

deux  termes  :  Vidée  et  la  forme,  le  général  et  Y 'individuel ,  le  ration- 
nel et  le  sensible.  Il  ne  faut  pas,  abusant  de  la  logique  à  outrance, 
refuser  à  une  doctrine  ce  qu'elle-même  admet  et  réintègre,  ce  que, 
bien  ou  mal.  elle  s'est  efforcée  d'appliquer  à  toutes  les  déterminations 
du  beau,  dans  la  nature  et  dans  l'art,  à  toutes  les  branches  de  l'art, 
ce  qui  est  le  cas  de  l'esthétique  hégélienne.  —  Elle  n'en  avait  pas  le 
droit,  dira-t-on;  la  logique  de  Hegel  ne  le  comporte  pas.  —  Soit,  encore 
l'a-t-elle  fait  et  en  a  montré  la  nécessité.  L'auteur  n'accorde  rien  de  ce 
qui  ne  lui  paraît  pas  rigoureusement  contenu  dans  le  principe  et  la 
méthode  du  système  qu'il  combat.  On  ne  peut  nier  qu'il  ne  remplisse 
sa  tâche  avec  vigueur,  et  cela  donne  à  sa  critique  un  haut  intérêt 
spéculatif.  Reste  à  savoir  si  sa  base  de  discussion  n'est  pas  trop 
étroite,  s'il  comprend  bien  ce  qu'il  attaque  et  s'il  ne  pousse  pas  un  peu 
loin  ses  déductions. 

Le  troisième  grief,  celui  d'avoir,  dans  l'application,  partout  négligé  la 
forme,  pour  s'attacher  à  l'idée,  ne  nous  paraît  pas  moins  exagéré.  Ce 
défaut,  conséquence  du  précédent  et  qui  est  celui  de  tout  idéalisme, 
est,  j'en  conviens,  commun  à  Hegel  et  à  Vischer.  Est-il  aussi  absolu 
qu'on  le  dit  ?  On  ne  peut  nier  que  Hegel  en  particulier  accorde  sou- 
vent une  attention  très  grande  à  la  forme  dans  les  œuvres  d'art.  Si  la 
technique  de  l'art  chez  lui  est  trop  négligée,  il  en  signale  l'importance. 
Qui  ne  sait,  en  outre,  combien  l'élément  historique  occupe  de  place 
dans  sa  philosophie  de  l'art  et  dans  les  écrits  de  ses  disciples?  C'est  au 
point  qu'on  a  désigné  cette  école  sous  le  nom  d'historique  (Zimmer- 
mann).  Quelle  haute  intelligence  des  formes  de  l'art,  dans  les  aperçus 
généraux,    quelquefois  dans  les  détails  comme  dans  la  critique  des 
grandes  oeuvres  de  l'art!  Cette  critique  n'est  pas  seulement  élevée  et 
profonde,  elle  est  précise  et  déterminée.   Si  elle   excelle  à  montrer 
l'esprit  qui  les  pénètre  et  les  a  inspirés,  elle  signale  aussi  avec  grand 
soin  le  rapport  de  convenance  réciproque  qui  unit  le  fond  à  la  forme 
et  celle-ci  à  l'idée,  comme  caractère  même  de  ces  oeuvres. 

Est-il  vrai  également  que  les  effets  du  beau  sur  l'âme  et  sur  la  sensi- 
bilité aient  été  tout  à  fait  négligés  par  les  esthéticiens  de  cette  école, 
par  Th.  Vischer  en  particulier?  Tout  cela  est  injuste,  à  notre  avis,  mais 
rentrait  dans  la  thèse  que  M.  Neudecker  avait  à  soutenir.  Kant,  en 
raison  de  son  subjectivisme,  n'a  pu  traiter  ni  de  l'idée  du  beau  ni  du 
beau  au  point  de  vue  objectif,  mais  seulement  de  ses  effets  et  des  actes 
de  l'esprit.  Hegel  et  ses  disciples  ont  dû  faire  tout  l'opposé  et  négliger 
le  côté  psychologique.  Ainsi  le  veut  la  logique;  ce  qu'ils  ont  pu  faire  en 
ce  genre  est  une  inconséquence  et  un  hors-d'œuvre.  On  ne  doit  pas  en 
tenir  compte. 

Ainsi  le  veut  la  logique;  mais  nul  n'est  tellement  logicien  qu'il  ne 
se  contredise.  Nous  prendrons  l'auteur  lui-même  par  ses  propres  aveux. 
Malgré  sa  critique  si  sévère,  lui-même  est  forcé  de  rendre  justice 
à  cet  idéalisme  esthétique,  comme  il  l'appelle,  et  de  reconnaître  ses 
mérites  supérieurs.  Nous  citons  ses  propres  paroles.  «  On  ne  peut  nier 


220  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

qu'en  comparaison  de  l'esthétique  de  Kant  ne  se  révèle  ici  un  progrès 
essentiel.  En  effet,  si  ses  adversaires  les  plus  opposés  ne  peuvent 
contester  la  richesse  de  ses  matériaux  {Stofffullc).  un  jugement  sans  pré- 
jugé doit  entendre  par  là  non  seulement  la  richesse  d'intuition  pleine  de 
sens  des  oeuvres  de  l'art  [der  sinnigen  Kunstanschauung)  et  de  la 
contemplation  de  la  nature.  Elle  a  su  revêtir  son  squelette  scientifique 
d'une  chair  savoureuse,  et  faire  circuler  partout  un  sang  riche  ei  abon- 
dant; elle  accuse  un  effort  énergique  pour  pénétrer  le  sens  et  le  con- 
tenu réel  (Gehalt),  pour  comprendre  le  beau  dans  son  profond  accord 
avec  l'ensemble  de  la  nature  spirituelle  de  l'homme  et  sa  destination 
positive,  en  un  mot  pour  reconnaître  l'essence  de  la  vie  esthétique  qui 
environne  l'horizon  entier  de  la  vie  humaine.  Malgré  le  vague  et  l'obs- 
curité qui  régnent  encore  sur  la  nature  et  le  caractère  spécifique  du 
beau,  que  toute  cette  métaphysique  n'a  pu  dissiper,  c'est  cependant  un 
grand  service  que  de  l'avoir  cherché  quoique  souvent  à  l'aveugle,  dans 
le  centre  même  ou  le  cœur  de  la  chose,  savoir  la  signification  intérieure 
du  beau,  ce  que  Platon  a  tenté  d'une  façon  mythique,  et  de  l'avoir 
abordé  d'une  façon  scientifique.  » 

Il  n'y  aurait  qu'une  chose  à  ajouter,  selon  nous  :  ce  sont  les  emprunts 
que  lui  ont  faits  ses  adversaires  eux-mêmes,  après  l'avoir  si  souvent 
attaquée  et  critiquée. 

III.  Une  des  plus  importantes  de  ces  études  est  celle  que  l'auteur  a 
consacrée  à  l'esthétique  de  Herbart,  au  formalisme  esthétique,  comme 
il  le  nomme  et  dont  le  représentant  principal  est  Robert  Ziminer- 
mann.  L'esthétique  heibartiste  manifeste  une  tendance  opposée  à  la 
précédente.  La  forme  y  est  opposée  au  fond  {Gehalt)  pu  à  l'idée. 
M.  Neudecker  reconnaît  les  efforts  de  Herbart  pour  sortir  du  subjecti- 
visme  kantien;  il  apprécie  sa  vive  polémique  contre  l'esthétique  idéa- 
liste. Il  reirace  son  programme,  dont  le  point  de  départ  est  l'analyse 
psychologique  des  sentiments  et  des  représentations  (Gefillile,  Vor- 
stellungen),  liés  à  la  perception  du  beau.  Il  suit  R.  Zimmermann  dans 
l'œuvre  qu'il  a  entreprise  de  réaliser  ce  programme  et  de  fonder  une 
science  du  beau  toute  formelle  (Formwissenschaft).  Les  objections 
qu'il  adresse  à  l'esthétique  formaliste  ne  sont  pas  nouvelles;  d'autres 
(Schasler)  les  ont  faites.  L'auteur  les  appuie  de  preuves  qu'il  est  diffi- 
cile à  notre  avis  de  réfuter. 

Ces  défauts,  selon  lui,  sont  :  1°  l' individualité  des  représentations  qui 
ne  peuvent  revêtir  le  caractère  universel  et  obtenir  une  valeur  générale; 
2'  leur  subjectivité  et  leur  passivité.  Le  sujet  reste  passif,  spectateur 
de  ce  qui  se  pusse  en  lui-même.  Tout  se  réduit  pour  lui  à  une  somme 
du  représentations  auxquelles  il  assiste  sans  y  prendre  part.  N'ayant 
aucun  caractère  objectif,  elles  restent  purement  relatives.  3"  Cette  doc- 
trine confond  la  conditionnante  avec  la  causalité.  Les  faits  dont  il 
î'agit,  sensations,  représentations,  sont  en  effet  plutôt  la  condition, 
non  la  cause  des  jugements  que  l'esprit  porte  sur  la  beauté  des  objets. 
•    Ce  jeu  des  représentations,  où  l'absence  de  vie  est  manifeste,  forme 


ANALYSES.  —  G.  neudecker.  Geschichte  der  JEsthetik.  221 

une  espèce  de  statique  ou  de  mécanique  des  représentations  indivi- 
duelles. On  croit  y  reconnaître  un  processus;  en  réalité,  il  n'y  a  qu'une 
succession  de  changements,  des  groupes  correspondant  aux  rapports 
qui  naissent  des  intensités,  qualités,  représentations  partielles;  le  tout 
réglé  par  les  lois  du  mécanisme  psychique.  On  ne  parle  que  de  tension 
et  de  relâchement  dans  les  états  de  l'âme  qui  sont  des  plaisirs  et  des 
peines.  Nulle  activité  vivante;  le  processus  lui-même  est  artificiel.  La 
vie  manque  aux  parties  comme  à  l'ensemble;  toutes  ces  formes  en 
réalité  sont  vides.  La  science  se  réduit  à  observer  le  mécanisme  des 
faits  psychiques.  Quant  aux  questions  générales,  vraiment  esthétiques, 
il  ne  faut  pas  s'attendre  à  les  voir  traitées  ni  abordées  de  front,  encore 
moins  résolues.  Ne  demandez  pas  ce  qu'est  le  beau.  On  vous  dira  que 
le  beau  ce  sont  les  rapports  qui  nous  plaisent  nécessairement  (nothwen- 
dige  gefallende  Verhâltnisse);  mais  qu'est-ce  qui  nous  plaît?  C'est  ce 
qui  est  beau.  Le  beau  est  beau  parce  qu'il  est  beau,  tel  est  le  résultat 
net  de  l'esthétique  herbartiste. 

L'auteur  poursuit  la  réfutation  de  cette  doctrine  qui  place  le  beau 
dans  Vapparence  ou  la  forme,  et  qui  ne  suppose  rien  que  la  belle  appa- 
rence. L'apparence  de  quoi?  car  il  faut  bien  admettre  deux  termes 
dont  l'un  serait  l'expression  de  l'autre.  Si  on  les  place  tous  deux  dans 
le  moi,  il  s'ensuit  que  le  beau  n'est  nullement  quelque  chose  en  soi, 
mais  une  simple  image  (Formbild).  Gomment  arriver  ainsi  à  un  beau 
universel? 

«  Dans  cette  doctrine,  le  beau  est  un  enfant  trouvé  sans  père  ni  mère, 
sans  parents  ni  cousins.  ïl  se  réduit  à  une  multitude  de  formes  repré- 
sentatives, chacune  accompagnée  de  son  coefficient  ou  augmentatif  (zu- 
saltz),  et  qui  au  fond  ne  représentent  rien.  Voilà  le  magnifique  domaine 
du  beau,  d  Pourquoi  ces  formes  nous  plaisent-elles  plutôt  que  d'autres? 
Pourquoi  même  les  formes  belles  nous  plaisent-elles?  Tout  cela  reste 
sans  réponse.  En  résumé,  on  aboutit  à  un  mécanisme  sans  vie.  L'esthé- 
tique n'est  qu'un  abstrait  formalisme,  qui  n'a  pour  objet  que  de  schéma- 
tiser des  formes  plaisantes  ou  des  abstractions, comme  Imperfection,  la 
grandeur,  Yunité,  la  multiplicité,  ldiVêrUé,elc.  Mais  la  réalité  du  beau 
nous  échappe.  C'est  ici  l'opposé  de  l'esthétique  spéculative,  où  l'idée 
qui  est  la  chose  principale  exclut  la  forme  et,  à  force  de  vouloir  la  sou- 
mettre à  l'idée,  l'efface  et  la  détruit. 

On  le  voit,  M.  Neudecker  est  encore  plus  sévère  envers  ce  réalisme 
qu'à  l'égard  de  l'idéalisme  hégélien.  Les  mérites  de  l'esthétique  herbar- 
tiste, selon  lui,  se  réduisent  à  peu  de  chose.  Tout  au  plus  peut-elle  ser- 
vir à  expliquer  la  technique  de  l'art.  Mais  il  ne  peut  admettre  qu'elle 
fournisse  une  nouvelle  base  psychologique  ni  un  principe  supérieur  qui 
explique  la  pure  forme  du  beau  et  qui  donne  la  sqlution  des  problèmes 
scientifiques  de  l'esthétique.  La  déduction  du  mécanisme  des  représen- 
tations; l'exposition  des  formes  qui  plaisent  absolument,  comme  fait 
donné  sans  raison;  la  recherche  du  principe  de  plaisir  qui  explique  les 
jugements  élémentaires  que  nous  portons  sur  la  beauté,  etc.,  tous  ces 


222  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

traits  généraux  dans  leur  large  développement  forment  un  système  qui 
représente  l'extrême  opposé  de  l'esthétique  idéaliste  et  qui  doit  être 
par  une  sage  critique  accusé  d'une  égale  insuffisance. 

De  là  la  nécessité  d'une  conciliation  des  deux  principes  qui  ait  pour 
but  de  luire  avec  impartialité  à  chacun  la  part  à  laquelle  il  a  droit.  Or 
toutes  deux  ces  doctrines  ont  grandi  sur  la  base  de  l'esthétique  kan- 
tienne. Les  tentatives  suivantes  de  conciliation  prendront  leur  base 
essentielle  dans  Kant;  mais  elles  ne  peuvent  réunir  ces  antipodes. 

IV.  Dans  les  études  suivantes,  l'auteur  fait  subir  le  même  examen 
critique  aux  esthéticiens,  qui  comme  Lotze,  Kôstlein,  Siebeck,  ont  essayé 
d'opérer  cette  fusion  ou  conciliation.  Le  premier,  prenant  sa  base  dans 
l'observation  anthropologique,  aboutit  à  une  sorte  d'idéalisme  téléo- 
logique;  en  même  temps,  il  rattache  l'esthétique  à  l'éthique  ou  à  la 
morale,  Le  beau  étant  une  manifestation  formelle  du  bien,  il  devient 
impossible  de  distinguer  le  beau  du  bien;  c'est  naviguer  entre  Charybde 
et  Sylla.  Le  second,  qui  part  d'un  point  de  vue  à  la  fois  réaliste  et  psy- 
chologique, ne  réussit  pas  mieux  avec  sa  conception  formalistique  de  la 
beauté.  Prenant  une  position  éclectique,  il  flotte  dans  un  milieu  vague 
entre  le  subjectivisme  kantien  et  l'idéalisme  hégélien.  L'article  très 
étendu  consacré  à  Siebeck  démontre  encore  plus  longuement  l'insuffi- 
sance de  son  esthétique,  fondée  sur  le  principe  psychologique  de 
Vaperception ,  comme  constituant  un  mode  particulier  de  l'intuition. 
Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  ces  auteurs,  qui  peuvent  avoir  leur  im- 
portance, mais  qui,  à  nos  yeux,  occupent  un  rang  secondaire  dans  l'esthé- 
tique allemande. 

V.  Mais  on  ne  trouvera  pas  mauvais  que  notre  attention  s'arrête  prin- 
cipalement sur  celle  de  ces  études  qui  est  intitulée  L'empirisme  dans 
l'esthétique  et  qui  est  consacrée  spécialement  à  l'esthétique  de 
Fechner. 

Les  objections  que  Neudecker  lui  adresse  sont  trop  graves  et  trop  nom- 
breuses pour  que  nous  ne  les  mettions  pas  sous  les  yeux  du  lecteur, 
qui  en  jugera  la  valeur.  11  est  bon  que  non  seulement  chez  nous  l'on  sache 
qu'en  Allemagne  l'empirisme,  dans  cette  branche  de  la  philosophie, 
a  des  contradicteurs  sérieux,  mais  que  l'on  connaisse  les  reproches 
qu'ils  lui  adressent  et  les  raisons  sur  lesquelles  ceux-ci  leur  paraissent 
fondés.  Il  ne  faut  pas  que  l'empirisme  s'imagine  triompher  aussi  faci- 
1  ement  qu'il  le  dit  et  le  répète  souvent,  en  négligeant  de  répondre  aux 
attaques  de  ses  adversaires  ou  de  les  prendre  au  sérieux.  Ce  sera  notre 
excuse  de  la  longueur  même  de  notre  article. 

L'auteur,  qui  expose  la  doctrine  avant  de  la  juger,  fait  d'abord  remar- 
quer la  position  nouvelle  que  prend  l'esthétique  dans  cette  école.  Jus- 
qu'ici, elle  était  en  partie  réelle  et  distincte  de  la  philosophie  ;  elle  avait 
son  domaine  propre.  Gomme  science  particulière,  elle  est  tout  simple- 
ment annexée  à  la  psychologie  et  forme  un  de  ses  chapitres.  L'empirisme 
ne  peut  pourtant  se  contenter  d'une  simple  analyse  ou  classification 
des  sensations  et  des  formes  plaisantes  {Gefàllujen)  qui  y  correspon- 


ANALYSES.  —  g.  neudecker.  Geschichte  der  /Esthetik.  223 

dent.  Il  y  joint  des  lois  ;  le  domaine  esthétique  est.  renfermé  dans  ces  lois. 
Pour  lui,  les  causes,  ce  sont  ces  lois. 

Jusqu'ici  a  figuré  au  premier  plan  toute  la  série  des  questions  méta- 
physiques agitées  depuis  des  siècles  sur  le  beau,  le  laid,  le  sublime, 
la  grâce,  V harmonie,  le  style,  etc.  Celles-ci  disparaissent  ou  sont  indé- 
finiment ajournées.   On  y  substitue  la  recherche  empirique  des  faits 
ou  des  sensations  qu'éveille  en  nous  la  perception  du  beau.  C'est  ce 
qui   s'appelle  la   méthode  d'en  bas  (von  Unten),  en    opposition   à   la 
méthode  d'en  haut,  qui  débute  par  les  plus  hauts  problèmes  et  qui  cons- 
titue la  méthode  philosophique  habituelle.  Aux  théories  métaphysiques 
de  l'esthétique  d'en  haut  dont  la  prétention  est  de  résoudre  des  ques- 
tions  insolubles    tant   de  fois    controversées,    l'esthétique    empirique 
substitue  l'observation  des  faits,  des  sensations,  des  états  de  l'âme 
et  des  lois  qui  règlent  la  succession  de  ces  états.  La  philosophie,  qui 
veut  expliquer  d'abord  le  beau,  sa  nature,  son  origine,  etc.,  poursuit 
des  chimères.  L'empirisme  se  borne  à  étudier  les  effets,  c'est-à-dire  les 
impressions  immédiates  que  le  beau  produit  sur  nous.  Tel  est  le  point 
de  départ,  la  base  réelle,  le  seul  moyen  de  nous  mettre  scientifiquement 
en  possession  de  ce  domaine.  Là,  rien  n'est  a  priori,  tout  est  positif  et 
incontestable.  A  quoi  dès  lors  se  réduit  le  problème  esthétique?  A  la 
recherche  des  conditions  selon  lesquelles  se  produisent  les  impressions 
agréables  ou  désagréables.  On  étudie  la  naissance,  l'accroissement,  les 
degrés  d'intensité  de  ces  impressions.  De  plus,  on  cherche  à  ramener 
celles-ci  à  des  mouvements  ou  à  des  modes  du  mouvement  qui  s'opè- 
rent dans  les  organes.  —  Tel  est  l'objet  et  le  but  de  cette  science  esthé- 
tique et  sa  méthode  :  toutes  les  questions  importantes  sur  le  beau  et 
l'art  sont  préalablement  mises  de  côté,  écartées  avec  dédain.  La  phi- 
losophie du  beau  est  déclarée  impossible,  ou  elle  doit,  rentrer  dans  ce 
cadre.  Il  ne  faut  pas  croire  toutefois  que  cette  école  en  apparence  si 
modeste  soit  sans  prétentions.  Sa  prétention  à  elle  est  précisément  la 
clarté  et  la  rigueur  scientifique.  «  Plus  en  clarté  qu'en  hauteur  »  (mehr 
ins  Klare  a/s  in  Hôhe),  telle  est  sa  devise  '. 

L'esthétique  de  Fechner  ainsi  caractérisée,  l'auteur  suit  la  marche  de 
son  exposition,  et  on  examine  les  points  les  plus  essentiels.  Quoique 
Fechner  semble  exclure  toute  définition  du  beau,  lui-même  cependant  a 
la  sienne,  qui  est  celle-ci  :  «  Le  beau  est  ce  qui  excite  immédiatement 
le  plaisir.  En  d'autres  ternies,  c'est  ce  en  quoi  se  trouve  la  propriété  de 
plaire  immédiatement  et  non  par  réflexion  ou  par  les  conséquences.  » 

Prenant  à  partie  cette  définition,  M.  Neudecker  adresse  à  son  auteur 
les  objections  suivantes. 

Il  y  a  là,  dit-il,  deux  questions  importantes  :  1"  Pourquoi  une  jchose 
esthétiquement  nous  plaît-elle?  2"  A  quel  titre  a-t-elle  le  droit  de  nous 
plaire? 

A  la  première,  Fechner  répond  avec  toute  son  école  que  nous  ne  con- 

1.  Sur  l'est/u'tique  de  ieckner,  voir  le  numéro  de  juin  1878. 


004  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

naissons  pas  la  cause  dernière  et  essentielle  du  plaisir.  Mais  quand 
même,  dit-il,  nous  ne  la  connaîtrions  pas,  nous  ne  serions  pas  pour  cela 
dispensés  de  rechercher  les  causes  particulières,  soit  intérieures,  soit 
extérieures  du  plaisir,  c'est-à-dire  les  lois  de  sa  naissance,  de  son  ac- 
croissement, etc.,  dans  les  circonstances  particulières  où  il  se  produit. 
Or,  c'est  à  cette  recherche  que  se  borne  l'objet  de  son  livre;  il  n'étudie 
pas  le  principe  du  plaisir,  mais  la  marche  des  sensations,  la  succes- 
sion des  faits  psychiques. 

L'auteur  n'insiste  pas  sur  ce  premier  point,  qu'il  se  borne  à  signaler. 
Les  objections,  en  effet,  sont  les  mêmes  que  celles  qui  s'adressent  au 
positivisme  en  général  et  à  la  manière  dont  il  entend  la  science  hu- 
maine, sa  portée  et  ses  limites  supérieures  nécessaires. 

Sa  critique  porte  plutôt  sur  le  second  point,  la  question  du  vrai 
beau  et  du  bon  goût.  Quelle  est  ici  la  règle?  Quel  est  le  critérium  du 
bon  et  du  mauvais  goût,  du  vrai  beau  et  du  laid?  Où  trouver  la  mesure? 

Ce  problème,  Fechner  le  résout  un  peu  naïvement.  En  effet,  le  beau 
véritable,  pour  lui,  c'est  ce  qui  ne  contredit  pas  les  lois  du  développe- 
ment humain.  Rien  de  ce  qui  est  contraire  à  la  santé  physique  et  spi- 
rituelle, à  la  religiosité,  à  la  moralité,  n'est  beau  et  ne  doit  être  permis 
dans  les  œuvres  de  l'art.  Voilà  le  critérium  clair  de  l'empirisme.  Mais 
d'abord  qui  ne  voit  qu'il  est  tout  négatif?  Ensuite  d'où  vient-il?  Où  est- 
il  pris?  Evidemment  dans  la  morale;  c'est  elle  qui  fournit  la  règle.  Dans 
cette  école,  comme  ailleurs,  on  est  bien  forcé  de  convenir,  en  effet, 
qu'il  y  a  un  bon  et  un  mauvais  goût.  Comment  le  discerner?  O.'i  l'a 
vu.  Le  critérium  esthétique  des  lois  se  confond  avec  la  règle  morale. 
Le  beau  c'est  le  bien  ou  ce  qui  s'accorde  avec  lui.  Le  beau,  c'est  aussi 
le  vrai,  ce  qui  est  conforme  à  la  loi  du  développement  humain.  On  avait 
interdit  ces  problèmes;  ils  reparaissent.  La  méthode,  veut  cependant 
qu'on  se  borne  à  constater  les  faits,  elle  défend  de  les  juger.  De  plus, 
on  emprunte  ailleurs  ce  que  la  science  elle-même  ne  saurait  donner. 

Ceci  est  hautement  significatif  pour  cette  méthode,  dit  notre  auteur. 
Il  est  clair  qu'elle  ne  peut  rester  sur  son  propre  terrain.  Ce  n'est  pas  tout. 
Si  on  lui  demande  comment  la  solution  qu'elle  va  chercher  ailleurs  pour 
répondre  à  un  problème  qu'elle  s'interdit  de  traiter,  s'accorde  avec  le 
caractère  fondamental  du  beau  d'après  sa  définition,  alors  ce  fait  si  clair 
perd  sa  clarté.  Evidemment  le  bon  goût,  qui  plaît,  ne  plaît  plus  immé- 
diatement; il  plaît  ou  plutôt  il  doit  plaire  parce  qu'il  est  conforme  à  une 
idée,  l'idée  du  bon  ou  du  bien  que  recèle  ce  jugement.  Cela  est  vrai- 
ment beau  qui  est  vraiment  bon,  conforme  aux  règles  du  bien  en  soi. 
Le  vrai  plaisir  esthétique  devient  identique  au  plaisir  moral.  L'esthé- 
tique, comme  ou  l'a  dit,  se  confond  avec  la  morale.  Cela  est  évident.  De 
plus,  le  critérium  devient  objectîf,  ou  il  perd  toute  sa  valeur.  Toute 
différence  qualitative  du  bon  et  du  mauvais  dans  le  goût  comme  dans 
la  morale  s'avanouit.  L'esthétique  devait  rester  une  branche  de  la  psy- 
chologie, décrire  et  rechercher  des  faits,  en  constater  les  lois;  elle  sort 
ici  de  son  domaine  et  confesse  son  impuissance. 


ANALYSES.  —  g.  neudecker.  Geschichte  der  /Esthetih.  225 

Bref,  l'esthétique  empirique  n'a  absolument  aucun  moyen  méthodique 
de  franchir  les  limites  étroites  où  elle-même  s'est  enfermée.  Sa  défini- 
tion du  beau  admise,  celle  du  plaisir  immédiat,  elle  ne  peut  du  sub- 
jectif passer  à  l'objectif,  porter  un  jugement  sur  la  valeur  des  faits  ou 
des  plaisirs;  elle  ne  le  peut  sans  entrer  dans  la  sphère  des  principes 
objectifs.  Cela  est  indispensable  pour  distinguer  la  valeur  des  objets, 
apprécier  leurs   mérites  et  leurs  qualités.  Elle  doit  se  borner   à  ana- 
lyser les  effets  qui  eux-mêmes  n'ont  plus  de  sens;  en  tout  cas,  ils  ne 
peuvent  eux-mêmes  être  jugés,  qualifiés  ni  appréciés.  Il  ne  reste  plus 
qu'à  abandonner  le   principe  fondamental,  à  faire  le  salto  mortale,  q\il 
consiste  à  passer  de   l'esthétique  dans  la  morale  ou  à  les  délaisser 
toutes  les  deux.  Alors  on  reste  dans  une  parfaite  indétermination  ou 
obscurité.  Là  se  montre  l'insuffisance  philosophique  de  la  pure  expé- 
rience dès  qu'on  essaye  de  résoudre  ou  qu'on  aborde  malgré  soi  ces 
questions.  Cette  école,  tant  quelle  se  tient  à  la  superficie  des  choses, 
se   réjouit   de  sa  clarté  à  bon    marché.   Dès   qu'elle  vient   à  aborder 
les  problèmes   plus  profonds,  elle  révèle  à  chaque  pas  son   impuis- 
sance et  se  contredit;  cette  esthétique  si  dédaigneuse  pour  les  théories 
antérieures  y  revient  sans  cesse  et  les  répète.  Elle  ne  voit  pas  que  ce 
qu'elle  prétend  enseigner  aux  autres  a  été  enseigné  avant  elle.  Ici,  en 
particulier,  elle  reproduit  d'une  façon  moins  précise  et  plus  vague  le 
résultat  des   recherches  de  Kant  et  de  Schiller  sur  l'effet  moral  des 
œuvres  de  l'art  pour  le  perfectionnement  moral  ou  l'éducation  esthé- 
tique de  l'homme  et  de  l'humanité. 

L'auteur  continue  à  relever  les  contradictions  de  cette  doctrine.  En 
ce  qui  concerne  sa  théorie  de  l'art,  il  est  à  remarquer,  dit-il,  que  si 
l'on  ne  perd  pas  de  vue  le  principe  «  du  plaisir  immédiat  »,  ce  pilier  qui 
doit  soutenir  tout  l'édifice  empirique  chancelle;  le  magnifique  pignon 
s'écroule.  Le  beau  dans  l'art  doit  s'appuyer  sur  un  tout  autre  fonde- 
ment. En  effet,  si  la  mesure  de  la  valeur  d'une  œuvre  d'art  ou  du  vrai 
beau  est  dans  les  suites  ou  les  effets  ou  dans  le  résultat,  comment 
d'avance  l'apprécier?  Revient  d'ailleurs  toujours  la  même  objection.  Le 
plaisir  n'est  p'us  immédiat,  c'est-à-dire  proprement  esthétique.  En  tout 
cas,  ce  n'est  plus  un  fait  simplement  psychique  qui  sert  de  règle  à  une 
pareille  distinction  du  mérite  ou  de  la  valeur  des  œuvres  de  l'art  sous 
toutes  ses  formes  et  dans  toutes  ses  branches.  L'esthétique  empirique 
ne  veut  d'ailleurs  absolument  aucune  règle  dans  le  sens  traditionnel. 
Le  plaisir  ou  le  déplaisir  (l'agrément  ou  le  désagrément)  sont  des  mo- 
ments psychologiques,  et  ainsi  s'ordonnent  naturellement  aussi  les  lois 
esthétiques  qui  s'y  rapportent.  Là  est  la  clarté,  ailleurs  l'obscurité. 
Toutes  les  questions  véritables  sont  ainsi  altérées,  faussées,  méthodi- 
quement nivelées  par  une  doctrine  qui  proclame  ces  faits  l'objet  uni- 
que de  la  science.  L'histoire,  jointe  à  la  critique  de  l'art  et  de  ses 
formes,  perd  tout  véritable  intérêt. 

M.  Neudecker  dresse  ainsi  d'après  cela  le  bilan  de  l'esthétique  d'en 
bas  :  des  faits  et  des  lois,  pas  de  causes  ou  elles-mêmes  sont  des  lois. 

tome  x.  —  1880.  I.; 


•2-2(j  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Pas  de  causes  générales,  des  formules  énonçant  de  simples  conditions. 

Dans  cet  étroit  domaine,  si  la  science  ouvre  un  champ  réel  à  des 
observations  sagaces,  à  des  recherches  de  détail  utiles  et  fécondes,  elle 
ne  peut  aller  loin.  On  doit  néanmoins  être  juste  envers  elle;  elle  excelle 
à  dévoiler  les  rapports  ou  les  conditions  intérieures  ou  extérieures  des 
faits  psychologiques  dont  elle  fait  son  objet  d'étude.  Est-ce  là  tout  le 
problème  esthétique?  On  a  cru  trouver  le  nerf  vivant  de  la  sensation 
esthétique  et  de  sa  production  dans  une  suite  de  lois  et  avoir  fait  com- 
prendre son  essence  intérieure.  Mais,  ici  encore,  la  logique  réclame 
contre  la  confusion  des  questions  et  des  principes.  L'expérience  vivante 
proteste  à  son  tour  contre  une  explication  mécanique  qui  exclut  la 
chose  principale.  Le  principe  explicatif,  le  principe  des  principes,  pre- 
mier ou  initial,  émerge  toujours  avec  une  exigence  croissante.  Des  lois! 
soit,  mais  le  principe  de  ces  lois,  où  est-il?  La  cause  du  plaisir  et  du 
déplaisir,  quelle  est-elle?  Là-dessus,  silence  complet.  Mais  on  a  beau 
écarter  ce  fardeau,  toujours  il  retombe  sur  les  épaules. 

L'auteur  passe  ensuite  à  l'examen  des  lois  esthétiques  de  Fechner  ; 
il  en  montre  l'inconsistance  et  surtout  le  caractère  artificiel.  Ces  lois  ne 
sont  pas  en  réalité  des  lois,  mais  des  conceptions  abstraites  que  lui- 
même  emprunte  à  ses  prédécesseurs.  On  les  trouve  chez  lui  rangées 
en  séries,  hagmentairement  exposées  :  la  loi  ou  le  principe  du  seuil 
esthétique (der  Sehwelle),  celui  des  moyens  esthétique*  (Hulfe),  le  prin- 
cipe de  V accroissement,  de  la  combinaison,  de  ïaccord,  du  simple  et 
du  multiple,  de  la  contradiction,  de  l'accord  ou  de  la  vérité,  de  la 
clarté,  le  principe  d'association,  lu  loi  de  [Opposition  ou  du  contraste 
esthétique,  de  Yemploi  économique  des  moyens. 

Sans  insister  sur  l'absence  d'ordre  systématique  que  présentent  ces 
catégories,  il  est  à  remarquer  que  toutes  sont  uniquement  relatives  à  la 
tonne  ;  elles  ne  s'appliquent  qu'au  côté  extérieur  et  matériel  des  for- 
mes du  beau  et  de  l'art.  L'esthétique  empirique  n'a  rien  sous  ce  rapport 
à  envier  à  l'esthétique  formelle. 

L'auteur  s'attache  surtout  à  démontrer  ce  qu'a  d'insuffisant  le  prin- 
cipe d'association,  qui,  On  le  conçoit,  joue  un  grand  rôle  dans  l'esthé- 
tique de  Fechner.  Ses  objections  n'ont  rien  de  bien  neuf;  on  les  a 
faites  à  l'école  anglaise.  Le  chapitre  sur  le  paysage,  que  .Fechner  se 
plaît  à  offrir  comme  spécimen  de  sa  méthode,  prouve,  selon  M.  ^Teu- 
decker,  qu'il  faut  être  peu  ambitieux  pour  donner  cela  comme  étant  de 
la  véritable  science. 

En  résumé,  prétentions  vaines  à  l'exactitude  et  à  la  rigueur  scientifi- 
que; contradictions,  impuissance  à  résoudre  les  hautes  et  intéressantes 
questions,  vraiment  philosophiques,  de  la  science  du  beau  et  de  la 
philosophie  de  l'art.  Que  reste-t-il  de  cette  école  et  quel  est  son  mé- 
rite ?  On  l'a  dit,  elle  étudie  les  conditions  des  faits  physiologiques  et 
psychologiques  qui  appartiennent  à  cette  science  :  travail  préparatoire 
sans  doute  fort  utile,  mais  borné,  dont  l'insuffisance  est  manifeste.  La 
prétention  de  supprimer  et  de  remplacer  ce  qui  le  dépasse  est  vaine; 


ANALYSES.  —  G.  neudecker.  Geschiehte  der  JEsthetik.   227 

elle  ne  rend  superflue  aucune  des  questions  qu'elle  veut  d'abord  écar- 
ter. Elle  les  rencontre  elle-même  partout  sur  sa  route  ;  elle  essaye  de 
les  tourner,  mais  elles  lui  barrent  le  chemin.  Elle-même  est  forcée  de 
leur  donner  une  réponse  au  moins  provisoire  dans  la  pratique,  réponse 
qu'elle  est  forcée  d'emprunter,  sans  s'en  douter,  aux  théories  qu'elle  a 
condamnées  et  déclarées  chimériques. 

VI.  Pour  qui  serait  conséquent,  il  n'y  aurait  qu'à  se  résigner  au 
scepticisme.  L'abandon  de  la  connaissance  scientifique,  et  le  retour  à 
Kant,  la  négation  en  particulier  de  la  science  esthétique,  c'est  là  ce  qui 
serait  à  conseiller;  mais  il  n'en  est  pas  ainsi.  Le  rêve  métaphysique  est 
revenu  hanter  certains  esprits  au  sein  même  de  cette  école. 

De  ce  nombre  est  un  écrivain  distingué,  l'auteur  de  l'Histoire  du  maté- 
rialisme, Lange.  On  a  ici  à  signaler  une  direction  particulière  des  nou- 
veaux kantiens.  Kant  s'était  contenté  d'expliquer  la  possibilité  des 
jugements  du  goût  comme  problème  scientifique  d'une  esthétique,  non 
sans  rencontrer,  dans  le  cours  de  son  étude,  précisément  ces  profondes 
et  hautes  questions  dans  lesquelles  il  n'entre  pas  et  qu'il  effleure. 

Le  chef  de  ce  nouveau  kantisme  établit  une  distinction  curieuse  entre 
la  science  et  Vart,  et  qui  mérite  d'être  signalée. 

Selon  Lange,  l'art  comme  réalisation  de  l'idée  du  beau  ou  de  l'idéal 
est  profondément  distinct  de  la  science.  Comme  la  métaphysique  et  la 
religion,  il  appartient  au  domaine  de  la  poésie  ou  de  la  fiction  (Dichtung). 
La  science  théorique  n'a  sa  vérité  que  sur  le  terrain  de  l'expérience. 
La  raison  ici  se  borne  strictement  à  la  recherche  des  faits  et  des 
causes.  Mais  le  cœur  aussi  a  ses  droits.  Il  tire  sa  vivante  nourriture 
et  sa  force  inspiratrice  de  l'idée  du  beau  et  du  bien,  dont  aucune  réalité 
scientifique  ne  nous  donne  la  connaissance.  Elles  n'ont  pas  moins  une 
valeur  infinie  et  même  bien  supérieure.  Ces  idées,  ce  n'est  pas  un  jeu 
de  l'esprit  ni  le  caprice  du  talent  qui  les  engendre.  Les  oeuvres  de  l'art 
ne  sont  pas  destinées  à  l'amusement  et  au  caprice,  ni  de  vides  inven- 
tions. C'est  un  produit  nécessaire  de  l'esprit  sortant  des  racines  les 
plus  profondes  de  la  vie  de  l'espèce.  On  doit  y  voir  un  contrepoids  tout- 
puissant  aux  douleurs  de  la  vie,  un  remède  contre  le  pessimisme  qui 
naît  d'un  commerce  exclusif  avec  les  réalités  de  la  condition  présente. 
Leur  mesuré,  c'est  la  mesure  de  la  pureté,  de  la  grandeur  poétiques. 
Elles  doivent  servir  à  entretenir  en  nous  et  à  développer  le  sens  de 
l'idéal. 

M.  Neudecker  relève  avec  raison  la  faiblesse  et  l'incohérence  de  cette 
doctrine.  Laissant  de  côté  ce  qui  a  trait  ici  à  la  science  et  à  une  déter- 
mination précise  de  ses  conditions,  il  se  borne  à  demander  ce  qu'on 
entend  ici  par  le  beau  et  l'idéal.  Dans  cette  école,  le  beau  n'est  pas  une 
chose  en  soi  qui  soit  connaissable.  Qu'est-il  donc?  C'est  quelque  chose 
de  transcendant.  De  plus,  il  a  une  affinité  générique  avec  le  bien,  objet 
de  la  conscience.  Lui  aussi  n'est  pas  connu,  car  lui  aussi  échappe  à  la 
science.  Le  beau  inconnu,  le  bien  inconnu,  ce  sont  deux  x.  Où  sera  dès 
lors  la  mesure  ?  La  mesure  en  est,  selon  Lange,  dans  «  la  pureté,  la 


*-2-2fr  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

grandeur  poétiques.  >  Mais  quel  sens  ont  ces  mots  dans  une  pareille 
doctrine?  Dire  que  c'est  une  nécessité  de  notre  organisation  psychique 
n'avance  à  rien.  C'est  toujours  le  subjectif  opposé  à  l'objectif.  Si  tout 
cela  se  passe  dans  l'âme,  il  y  a  donc  deux  sources  de  certitude  subjec- 
tives, l'une  pour  la  science,  l'autre  pour  le  beau  et  l'art,  toutes  deux 
immédiates.  Mais,  par  là  même,  elles  ne  peuvent  se  comparer  ;  elles 
sont  incommensurables. 

La  conclusion  est  que,  au  lieu  d'améliorer  Kant,  cet  hypercriticisme 
à  moitié  réaliste,  à  moitié  mystique,  dogmatise.  Il  vante  comme  la  plus 
haute  connaissance  scientifique  le  maintien  de  sa  propre  impossibilité. 
Peut-on  d'ailleurs  accorder  une  valeur  réelle  à  une  théorie  obligée  de 
postuler  une  mesure  qu'elle  n'a  pas,  et  qui  la  trouve  dans  la  pureté 
poétique,  en  même  temps  qu'elle  nie  la  possibilité  de  rien  connaître 
en  ce  genre  scientifiquement  ? 

VII.  Quant  à  l'esthétique  de  Deutinger,  que  M.  Neudecker,  son  dis- 
ciple tardif  et  posthume,  vante  beaucoup,  qu'il  propose  comme  modèle 
à  suivre  dansla  nouvelle  direction  caractérisée  par  le  terme  de  réalisme 
idéaliste  (Realidealismus)  adopté  aujourd'hui  en  Allemagne  par  plu- 
sieurs esthéticiens,  nous  n'en  dirons  que  quelques  mots.  D'abord  nous 
doutons,  par  les  motifs  exprimés  plus  haut,  qu'il  réussisse  à  convertir 
à  son  admiration  ses  lecteurs  allemands.  Pour  nous,  nous  confessons 
n'avoir  trouvé  rien  de  bien  original  ni  de  fécond  dans  l'œuvre  de  ce 
penseur  méconnu  et  oublié.  Deutinger  a  voulu,  lui  aussi,  fonder  l'es- 
thétique sur  une  base  réaliste.  Y  a-t-il  réussi  ?  Pour  en  juger,  il  faudrait 
nous  livrer  à  un  examen  qui  dépasserait  les  limites  déjà  trop  étendues 
de  cet  article.  Indiquons  au  moins  le  principe.  Son  réalisme  idéaliste 
roule  sur  deux  activités  que  l'esprit  saisit  en  lui  immédiatement  par 
la  conscience.  C'est  ce  qu'il  appelle  le  Geistigeinmittelbare.  Ces  deux 
activités,  l'une  sensible  ou  extérieure,  l'autre  spirituelle  ou  intérieure, 
bien  qu'opposées  dans  l'homme,  sont  unies  par  un  lien  qui  rétablit  leur 
unité  et  leur  identité.  La  nature  humaine  offre  ce  double  aspect  de  la 
liberté  et  de  la  nécessité,  La  conscience  de  la  liberté,  unie  à  celle  de 
lu  dépendance,  crée  une  autonomie  qui  est  aussi  hétéronomie.De  cette 
double  source  dérivent  tous  les  actes  humains,  leurs  lois,  leurs  rap- 
ports. Il  en  est  de  même  de  la  vie  esthétique  comme  produisant  le 
beau  et  le  sentiment.  L'homme  qui  sent  le  beau  ne  le  perçoit  pas  dans 
son  existence  immédiate,  mais  dans  son  expression.  Le  beau  signifie 
quelque  chose.  De  même,  l'homme  qui  produit  le  beau  lié  à  la  matière 
doit  exercer  sa  puissance  sur  elle;  autrement  il  cesse  de  produire,  etc. 
'  La  vie  esthétique  trouve  ainsi  son  explication  comme  étant  une  des 
activités  émanant  de  ce  principe  à  la  fois  sensible  et  spirituel,  libre  et 
non  libre,  possible  et  nécessaire  dans  une  action  réciproque  et  mu- 
tuelle. )! 

Nous  ne  prétendons  nullement  avoir  ainsi  fait  connaître  cette  doc- 
trine ;  mais  nous  avouons  ne  pas  trop  saisir  ce  qu'elle  a  d'original,  et 
nous  n'entrevoyons  pas  sa  fécondité.  Nous  [croyons  y  reconnaître  le- 


ANALYSES.  —  G.  neudecker.  Geschichte  der  sEsthetik.    229 

deux  activités  signalées  déjà  par  Schiller  dans  ses  Lettre*  sur  l'édu- 
cation esthétique.  M.  Neudecker  accuse  lui-même  cette  affinité.  D  ins 
son  exposé,  du  reste  peu  clair  et  assez  pénible,  il  prétend  montrer  que 
Deutinger  crée  une  vraie  théorie  génétique,  déduction  rigoureuse  de  la 
nature  humaine,  etc.  Nous  laissons  à  ses  compatriotes  le  soin  de  pro- 
noncer sur  cette  théorie,  qui  nous  paraît  n'être  pas  sortie,  malgré  les 
efforts  du  disciple,  des  limbes  où  elle  était  restée  enveloppée  depuis  la 
mort  du  maître. 

Gh.  Bénard. 


W.  James.  The  association  of  ideas,  reprinted  from  The  lJo- 
pular  Science  Monthly,  March  1880. 

M.  W.  James  s'est  donné  pour  tâche,  dans  cette  intéressante  bro- 
chure, de  montrer  comment  toutes  les  lois  de  l'association  des  idées 
peuvent  en  dernière  analyse  se  ramener  à  une  seule,  la  loi  de  l'habi- 
tude ;  en  particulier,  comment  les  associations  par  contiguïté  et  les 
associations  par  similarité  sont  les  formes  extrêmes  d'un  même  mode 
d'activité  cérébrale. 

Ce  n'est  pas  que  M.  James  veuille  expliquer  les  lois  de  l'esprit  par 
celles  de  la  matière,  et  qu'il  se  flatte  de  réduire  la  conscience  au  mou- 
vement.   Il    repousse    expressément    toute    prétention    de    ce    genre 
(I  expressly  repudiate  the  prétention  to  explain  the  form  of  conscious- 
ness  in  itself).  Il  se  déclare  incapable  de  décrire  en  termes  de  physique 
ou  de  mécanique  les  actes  de  la  mémoire,  la  comparaison,  le  choix  de 
la  volonté  entre  plusieurs  possibles  égaux.  Il  paraît  vouloir  se  tenir  à 
égale  distance  des  philosophes  anglais  et  de  l'école  de  Herbart,  qui 
réduisent  toutes  les  opérations  de  l'esprit  à  des  associations  d'idées  et 
prétendent  expliquer  la  pensée  par  ses  seuls  matériaux,  et  des  hégé- 
liens, qui  invoquent  à  tout  propos  la  Raison,  avec  une  lettre  majuscule, 
comme  les  musulmans  invoquent  Allah,  et  croient  rendre  compte  de 
tout  par  son  occulte  et  mystérieux  travail.  Si  c'est  la  Raison  qui  mène 
le  train  de  la  pensée,  d'où  vient  que  nos  idées  sont  tantôt  si  rapides, 
tantôt  si  lentes?  d'où  vient  leur  variété  infinie?  d'où  vient  que  la  solu- 
tion d'un  problème  vainement  poursuivie  pendant  des  années  se  pré- 
sente tout  à  coup,  comme  par  hasard,  au  détour  d'un  chemin?  Gomment, 
dans  cette  théorie ,  expliquer  l'erreur,  les  hypothèses  extravagantes, 
les    croyances    folles,  simplement    les    rapprochements  bizarres    qui 
s'offrent  à  l'esprit  de  chacun  de  nous  au  cours  d'une  journée?  Gomment 
expliquer  la  loi  même  de  l'habitude,   ce  fait  incontestable  que  nous 
nous    souvenons    plus   facilement   d'une   chose   que   nous   avons   vue 
vingt  fois,  et  qu'une  longue  persistance  dans  l'erreur  nous   rend  le 
retour  à  la  pensée  juste  à  peu  près  impossible?  A  tout  le  moins  faut-il 
accorder  que  la  raison  pure  est  soumise  à  des  conditions  extérieures  : 


230  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

elle  emprunte  ses  matériaux  au  dehors.  Chercher  par  quels  chemins 
ces  matériaux  lui  sont  apportés,  voilà  à  quoi  se  borne  modestement 
l'ambition  de  M.  James. 

C'est  pourquoi,  laissant  de  côté  les  opérations  supérieures  de  l'esprit, 
il  examine  les  lois  de  l'association  des  idées  dans  un  être  qu'il  suppose 
privé  de  mémoire  et  de  la  faculté  de  comparer.  Or,  ces  lois  peuvent 
s'exprimer  mécaniquement  :  déjà  Descartes  et  Locke,  d'accord  sur  ce 
point,  expliquaient  les  faits  de  ce  genre  par  des  traces  laissées  dans  le 
cerveau,  des  canaux  creusés  dans  la  matière  cérébrale  par  les  esprits 
animaux  (nous  dirions  aujourd'hui  l'influx  nerveux).  Non  seulement 
les  idées,  comme  on  l'admet  généralement,  correspondent  à  des  mou- 
vements; mais  les  séries  d'idées  qui  s'associent  peuvent  se  représenter 
par  des  séries  de  mouvements  qui  se  communiquent  ;  le  parallélisme 
entre  les  deux  ordres  de  faits  se  vérifie  et  s'étend.  C'est,  présentée 
autrement  et  appuyée  sur  d'autres  arguments,  l'opinion  que  nous  avons 
nous-même  soutenue  dans  la  Bévue  philosophique  ',  au  moment  où 
paraissait  à  Saint-Louis,  dans  la  Popular  science,  l'article  M.  W.  James. 

La  loi  la  plus  générale  de  l'association  des  idées  est  bien  connue  et 
incontestée;  les  états  de  conscience  tendent  à  se  reproduire  dans 
l'ordre  où  ils  se  sont  une  première  fois  succédé.  M.  James,  qui  excelle 
à  trouver  des  exemples  ingénieux  et  curieux,  montre  à  merveille  com- 
ment, lorsque  cette  loi  s'applique,  les  différentes  idées  qui  forment  une 
série  contribuent,  chacune  pour  sa  part,  à  déterminer  un  courant  de 
pensée  auquel  chacune  de  ces  idées,  si  elle  était  séparée  du  tout, 
serait  étrangère  ou  indifférente.  Par  exemple,  les  quatre  premiers 
mots  d'un  vers  que  nous  récitons  de  mémoire  amènent  non  seulement 
le  cinquième,  mais  décident,  comme  en  vertu  de  la  force  acquise,  de  la 
liaison  du  cinquième  avec  le  sixième,  bien  que  le  cinquième  puisse  en 
fait  se  lier  plus  facilement  avec  une  infinité  d'autres.  Il  y  a  entre  les 
différents  termes  une  liaison  sympathique  et  étroite  qu'on  peut  même 
représenter  par  un  diagramme.  Ainsi  encore,  pour  compléter  un  sou- 
venir ou  reconnaître  une  figure,  nous  devons  replacer  l'idée  incomplète 
dans  la  série  d'idées  dont  elle  fait  partie,  afin  que  les  idées  antérieures, 
parle  courant  qu'elles  déterminent,  nous  reportent  d'elles-mêmes  vers 
les  idées  concomitantes,  qui  achèvent  le  souvenir.  C'est  à  peu  près 
ainsi  que,  ayant  oublié  l'orthographe  d'un  mot,  nous  l'écrivons  machina- 
lement. Ainsi,  dans  l'esprit,  la  suite  des  états  de  conscience  passés 
se  déroule  d'elle-même  et  continuerait  indéfiniment  si  elle  n'était 
interrompue,  soit  par  une  sensation  venue  du  dehors,  soit  par  une  des 
idées  faisant  partie  de  la  série,  qui  prend,  à  un  moment  donné,  une 
mportance  et  une  valeur  particulières. 

Pour  désigner  ce  mode  d'association,  Hamilton  s'est  servi  du  mot 

redintègration;  M.  James  préfère  l'appeler  association  complète  par, 

tiguïté.  Il  y  a  un  grand  nombre  d'esprits  qui  ne  dépassent  pas  ce 

i.  X   de  mare  1880. 


ANALYSES.  —  w.  JAMES.   TJib  association  of  ideas.       231 

degré  :  tels  sont  ces  personnages,  souvent  mis  au  théâtre,  comme  la 
nourrice  de  Juliette,  dont  l'intarissable  bavardage  ne  fait  grâce  d'aucun 
détail,  dont  l'esprit,  envahi  par  un  flot  d'images,  n'a  pas  la  force  de 
résister  au  courant. 

Maintenant  il  peut  arriver  que  l'une  des  idées  qui  se  succèdent,  au 
lieu  de  se  laisser  emporter  avec  les  autres,  se  détache  du  tout,  se  fixe 
un  instant  dans  la  conscience.  Dès  lors,  au  lieu  de  n'évoquer  comme 
précédemment   que  les  idées  liées  au  tout  dont  elle  fait  partie,  elle 
agira  en  quelque  sorte  pour  son  propre  compte;  elle  appellera  ses 
propres  associés,  changera  par  conséquent   le   cours  de  la    pensée. 
Ainsi  apparaissent  dans  la  pensée  spontanée  (car  M.   James  réserve 
pour  une  autre  étude  la  pensée  réfléchie)  des  points  de  bifurcation. 
L'esprit. prend  une  route  nouvelle,  et  les  choses  se  passent  encore  de 
la  même  manière,  c'est-à-dire  que  le  courant  tantôt  suit  sans  interrup- 
tion le  nouveau  lit  qu'il  s'est  tracé,  tantôt  se  répand  dans  d'autres 
canaux  ramifiés  à  l'infini.  C'est  ce  que  montre  l'exemple  si  souvent  cité 
de  Hobbes.    Dans  la  conversation  où  il   est  question  de  Charles  Ier, 
l'idée  du  roi  livré  à  ses  ennemis  s'isole  du  groupe  dont  elle  fait  partie 
et  donne  lieu,  dans  l'esprit  de  l'interlocuteur  devenu  étranger  à  la  suite 
de  l'entretien,  à  une  série  d'associations  particulières.   —  Ce  mode 
d'association  peut  être  appelé  association  partielle  ou  mixte. 

D'où  vient  que  certaines  idées  s'isolent  ainsi  et  font  souche  d'asso- 
ciations nouvelles?  De  ce  qu'elles  présentent  plus  ou  moins  d'intérêt- 
Il  y  a  là  une  influence  de  la  sensibilité  sur  l'intelligence,  une  pénétra- 
tion de  ces  deux  fonctions  qui  avait  échappé  aux  premiers  psychologues 
anglais,  et  que  M.  Hodgson,  le  premier,  a  mise  en  lumière.  C'est  à  coup 
sûr  une  des  lois  les  plus  importantes  de  l'association  des  idées. 

Quand  une  idée,  en  raison  de  l'intérêt  qu'elle  présente,  a  conquis  son 
indépendance,  pouvons-nous  indiquer  laquelle  de  ses  associées  elle 
appellera  de  préférence?  M,  Hodgson  estime  que  c'est  celle  .à  laquelle 
elle  a  été  le  plus  habituellement  liée;  et  il  est  bien  vrai  que  l'habitude 
explique  un  grand  nombre  de  cas.  M.  James  croit  cependant  qu'il 
faut  tenir  compte  d'autres  caractères;  le  fait  qu'une  idée  est  plus  ou 
moins  récente,  qu'elle  a  été  plus  ou  moins  vive,  qu'elle  est  plus  ou 
moins  d'accord  avec  notre  humeur  du  moment,  la  rend  plus  ou  moins 
apte  à  être  rappelée.  Un  grand  nombre  d'exemples  curieusement  ana- 
lysés, que  nous  sommes  malheureurement  obligés  de  passer  sous 
silence  dans  ce  compte  rendu,  viennent  à  l'appui  de  ces  assertions. 
Même  en  tenant  compte  de  toutes  ces  influences,  il  faut  reconnaître 
que  dans  un  grand  nombre  de  cas  nous  sommes  incapables  d'expliquer 
la  réapparition  de  certaines  idées.  L'état  du  cerveau,  l'afflux  du  san^ , 
le  degré  de  la  nutrition,  mille  causes  inconnues,  mais  dont  l'existence 
n'est  pas  douteuse,  déterminent  ces  phénomènes  que  nous  devons 
nous  borner  à  constater,  sans  prétendre  les  expliquer. 

Dans  les  associations  partielles,  nous  venons  de  le  voir,  c'est  une  idée 
concrète  qui  se  détache  du  tout  et  devient  le  point  de  départ  d'une 


«23-2  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

association  nouvelle.  Mais  il  peut  se  présenter  un  autre  cas.  Au  lieu 
d'une  idée  concrète,  c'est  parfois  un  caractère  abstrait  d'une  des  idées 
présentes  qui  s'isole  et  qui,    sans  être  par   lui-même  l'objet  d'une 
attention  spéciale,  sans  même  que  la  conscience  y  prenne  garde,  donne 
naissance  à  une  nouvelle  association.  Il  ne  disparait  plus,  comme  dans 
les  cas  précédents,  pour  faire  place  à  l'idée  qu'il  a  amenée;  il  demeure 
et  établit  un  lien  entre  l'idée  antérieure  et  l'idée  nouvelle,  qui  sont, 
grâce  à  lui,  comme  soudées  l'une  à  l'autre.  Ainsi  la   lune  peut  faire 
penser  à  la  lumière  du  gaz  ou  à  un  ballon-,  dans  chacun  de  ces  cas,  il  y 
a  entre  les  idées  rappelées  une  partie  commune,  ici  l'éclat,  là  la  forme. 
Lorsque  deux  idées  sont  ainsi  rapprochées,  on  dit  qu'elles  sont  sem- 
blables.  Les  associations  de  cet   ordre   s'appellent   associations  par 
similarité;  on  voit  aisément  que  la  similarité  est  une  identité  partielle. 
Gomment  se  fait  le  rapprochement?  Sans  doute  encore  il  dépend  de 
causes  physiologiques  qui  nous  sont  inconnues.  Peut-être  aussi,  ces 
causes   sont-elles    insuffisantes    et  faut-il   tenir   compte  d'une   action 
dynamique  de  la  conscience  sur  son  contenu.  Mais  c'est  une  question 
qu'il  est    inutile  de  soulever  ici.   Peut-être,   et  ce  serait  une  grande 
découverte,  la  physiologie  nous  montrera-t-elle  un  jour  à  quelles  diffé- 
rences mécaniques  ou  chimiques  correspond,  du  côté  de  l'esprit,  la 
propriété  d'être  assujetti  à  la   loi  de  contiguïté,   ou  au  contraire  la 
liberté  qui  se  joue  à  l'aise  au  milieu  des  rapports  toujours  variés  de  la 
similarité. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  la  différence  entre  les  associations  par 
contiguïté  et  les  associations  par  similarité  est  ce  qui  distingue  les 
hommes  vulgaires  et  les  esprits  originaux,  ïa  routine  et  le  génie.  La 
pensée  des  uns  suit  toujours  le  grand  et  large  courant  tracé  dans  le 
cerveau  par  l'habitude;  les  idées  des  autres  rayonnent  en  tous  sens, 
se  frayent  des  chemins  nouveaux,  mettent  en  communication  incessante, 
comme  autant  de  foyers,  les  divers  points  où  se  répand  leur  infatigable 
activité. 

Mais,  quelles  que  soient  ces  différences,  la  même  loi  fondamentale 
est  toujours  obéie;  l'activité  du  cerveau  et  de  la  pensée  est  la  même 
dans  tous  les  cas.  Qu'ils  se  réunissent  en  un  même  chemin  ou  qu'ils 
se  propagent  dans  des  sentiers  reliés  les  uns  aux  autres,  les  courants 
nerveux  sont  toujours  les  mêmes,  et  c'est  toujours  aux  mêmes  lois  du 
mouvement  qu'ils  sont  soumis. 

Victor  Brochard. 


REVUE  DES   PÉRIODIQUES  ÉTRANGERS 


MIND. 
April  1880  —  July  1880. 

Leslie  Stephen.  Le  doute  philosophique,  —  Sous  ce  titre,  l'auteur  se 
livre  à  une  étude  critique  du  livre  de  M.  Balfour  dont  nous  avons  déjà 
parlé  brièvement  (Defence  of  philosophie  Doubt),  livre  «  qui  sera  très 
bien  accueilli  par  ses  adversaires.  »  M.  Balfour  professe  que  la  croyance 
scientifique  repose  sur  un  «  sens  droit  »  (healthy  instinct)  plutôt  que 
sur  une  base  strictement  logique,  et  de  ce  point  de  vue  il  examine  la 
théorie  delà  connaissance  des  différentes  écoles  :  empirique,  transcen- 
dantale,  du  sens  commun;  il  s'attache  à  montrer  leurs  contradictions 
intimes.  D'après  lui,  toute  notre  connaissance  peut  être  classée  sous  qua- 
tre titres  :  1°  science  (faits  et  leurs  rapports  entre  eux)  ;  2°  métaphysique 
(connaissance  de  l'absolu  et  des  existences  non  phénoménales,  réelles 
ou  supposées);  3°  morale;  4°  philosophie  (critique  des  fondements  delà 
croyance  dans  tout  ordre  de  connaissance).  —  Tout  cela  a  pour  but 
d'établir  un  parallèle  entre  la  science  et  la  théologie,  que  l'auteur,  comme 
le  dit  M.  Stephen,  assimile  à  un  code  de  croyance,  parfaitement  cohé- 
rent, tandis  qu'eu  fait  il  n'y  a  pas  deux  théologies  qui  s'accordent 
entre  elles  (protestants,  catholiques,  mahométans,  bouddhistes,  etc.).  Le 
critique  montre  que  la  théologie  doit  être  considérée  comme  une 
théorie  scientifique  ou  pseudo-scientifique  et  que,  dans  l'une  et  l'autre 
hypothèse,  elle  est  sujette  aux  objections  dressées  par  M.  Balfour  lui- 
même;  qu'elle  ne  peut  échapper  à  ces  contradictions  qu'en  se  réfugiant 
dans  ce  monde  que  Ltwes,  appelait  *  métempirique  »,  qui  n'a  aucun 
rapport  avec  les  doctrines  scientifiques  proprement  dites.  —  Beaucoup  de 
critiques  ingénieuses,  notamment  sur  la  théorie  de  la  certitude  histo- 
rique de  Balfour. 

Grant  Allen.  La  douleur  et  la  mort.  —  L'auteur  dans  son  Esthétique 
physiologique1,  se  rattachant  aux  théories  de  Spencer  et  de  Bain,  avait 
développé  cette  thèse  que  le  plaisir  est  le  concomitant  subjectif  de 
l'activité  normale  d'un  organe  en  connexion  directe  avec  les  centres 

I.  Voir  le  compte  rendu  de  ce  livre  dans  la  Revue  du  1er  janvier  1878,  p.  79. 


•234  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

cérébraux;  que  la  douleur  est  liée  à  la  destruction  actuelle  des  tissus 
sentants.  Il  se  propose  dans  son  article  de  compléter  cette  vue. 

Supposons  un  animal  absolument  parfait,  si  bien  adapté  à  toutes  les 
variations  possibles  de  son  milieu  que  la  douleur  lui  soit  complètement 
inutile  pour  le  prévenir  des  causes  de  dissolution  imminente.  Cet  ani- 
mal idéal,  par  instinct  ou  automatisme,  serait  préservé  de  toute  espèce 
d'accident  externe  ou  interne  :  n'excédant  jamais  la  mesure  de  ses 
forces  et  étant  par  hypothèse  toujours  adapté  à  tout  ce  qui  arrive,  il 
n'aurait  pas  besoin  de  ce  moniteur  qu'on  appelle  la  douleur.  Chez  cet 
animal,  si  on  le  considère  comme  le  résultat  d'une  longue  évolution, 
comme  dérivé  d'une  longue  suite  d'ancêtres,  le  sentiment  de  la  douleur 
aurait  cessé  d'exister  faute  de  cause  qui  l'excite,  comme  la  vision  a 
cessé  d'exister  chez  certains  poissons  et  reptiles  des  gro  ttes  de  la 
Carinthie,  quoiqu'ils  ne  soient  pas  complètement  aveugles.  Cet  animal 
peut  être  supposé  doué  de  «:  mouvement  perpétuel  »,  auquel  cas  il  ne 
mourrait  jamais;  ou,  ce  qui  est  plus  conforme  aux  thèses  de  Spencer,  il 
peut  être  conçu  comme  aboutissant  à  «  l'équilibre  final  »  de  la  mort. 

Laissons  ce  type  idéal  et  examinons  un  homme  prudent,  moral,  sain 
et  civilisé.  Il  connaît  beaucoup  de  causes  de  destruction,  et  sa  prudence 
consiste  à  les  éviter.  Il  tend  de  plus  par  hérédité  à  transmettre  ces 
qualités  à  ses  descendants,  et  nous  arrivons  ainsi  à  concevoir  des 
êtres  intelligents  chez  qui  la  conservation  de  la  vie  est  devenue  une  fin 
organique,  indépendante  de  tout  sentiment  de  plaisir  et  de  douleur. 
En  une  certaine  mesure,  cela  est  réalisé  dans  notre  espèce,  comme  le 
prouve  la  crainte  instinctive  que  nous  avons  du  danger  et  de  la  mort . 
Ce  dernier  sentiment  ne  peut  naturellement  avoir  pris  naissance 
qu'après  que  l'idée  de  la  mort  a  été  formée  en  nous.  L'animal  ne  l'a  pas  . 
et  l'espèce  humaine  ne  parait  l'avoir  scquis  qu'avec  lenteur.  A  un  cer- 
tain moment,  les  anthropoïdes  ont  dû  se  former  cette  idée  en  voyant 
ce  qui  se  passait  autour  d'eux.  Certains  anthropologistes  affirment  que, 
même  aujourd'hui,  les  sauvages  les  plus  inférieurs  n'ont  pas  de  la  mort 
l'idée  d'une  nécessité  inéluctable. 

Ceci  jette  quelque  jour  sur  la  nature  du  plaisir  et  de  la  douleur.  Si 
tous  les  animaux  avaient  toujours  été  intelligents,  ils  n'auraient  pas  eu 
besoin  de  ce  mécanisme  lié  à  leur  conservation.  Quant  à  l'origine  de 
ces  sentiments,  elle  [ne  peut  pas  être  plus  déterminée  que  celle  de 
tout  élément  de  la  conscience.  L'auteur  pense  cependant  que  le  plaisir 
et  la  douleur  ont  dû  être  les  formes  primordiales  de  la  conscience, 
puisqu'elles  sont^par  excellence  un  principe  de  conservation  dans  l'in- 
dividu. Le  plaisir  étant  l'aspect  subjectif  d'un  bon  état  objectif,  la  dou- 
leur étant  le  contraire,  tout  animal  qui  aurait  trouvé  plaisir  à  des 
actions  destructives  aurait  péri  par  là  même. 

Nous   n'avons  parlé  jusqu'ici    que   des    douleurs  physiques.   Chez 
l'homme  civilisé,  les  peines  morales  jouent  un  très  grand  rôle;  mais 
elles-mêmes  ont  pour  accompagnement  certains  états  physiques.  On  peut 
observer  que,  chez  l'homme  civilisé,  la  douleur  est  à  beaucoup  d'égards 


PÉRIODIQUES.        Mind.  235 

une  survivance  de  ce  que  nous  avons  hérité  de  nos  ancêtres 
(exemple,  douleur  causée  par  une  amputation  qui  n'a  pas  d'utilité),  et 
cet  héritage  est  dans  certaines  circonstances  un  désavantage.  L'auteur 
répond  dans  ce  sens  à  certaines  objections  de  James  Sully,  à  celle-ci 
par  exemple  :  A  quoi  sert  un  mal  de  dent?  —  D'abord  il  a  été  d'une 
grande  importance  pour  nos  ancêtres  anthropoïdes  chez  qui  la  masti- 
cation jouait  un  très  grand  rôle;  mais  même  maintenant,  en  nous  gar- 
dant contre  tout  excès  de  ces  organes,  la  douleur  garantit  la  mastica- 
tion, la  digestion,  la  nutrition  . 

L'auteur  montre  ensuite  comment,  par  suite  de  la  civilisation,  on  en 
arrive  à  considérer  le  plaisir  non  pas  comme  un  moyen  d'avertisse- 
ment, mais  comme  une  fin  qu'on  poursuit,  aux  dépens  de  la  vie  elle- 
même. 

Enfin  on  a  objecté  à  la  théorie  de  l'auteur  que  certaines  maladies 
très  graves  ne  sont  pas  accompagnées  de  douleur.  Il  répond  que,  pour 
tout  organe  dont  les  mouvements  ne  peuvent  être  que  rythmiques,  ce 
sentiment  du  plaisir  et  de  la  douleur  serait  inutile,  le  système  cérébro- 
spinal  ou  volontaire  est  sentant,  le  système  sympathique  ou  automa- 
tique est  insensible.  On  peut  dire,  en  gros,  que  les  nerfs  du  premier 
système  sont  répandus  dans  les  divers  organes  dans  la  mesure  où  le 
plaisir  et  la  douleur  leur  sont  utiles,  par  exemple,  la  langue  et  les 
organes  de  la  génération.  Chez  les  mammifères,  les  testicules,  qui  ne 
sont  que  des  glandes,  sont  cependant  amplement  fournis  de  nerfs  céré- 
bro-spinaux, à  cause  de  leur  importance.  Il  en  est  de  même,  chez  les 
femmes,  des  ovaires  et  des  glandes  mammaires. 

L'auteur  croit  d'ailleurs  que  le  système  nerveux  sympathique  n'est 
pas  sans  rapports  avec  le  plaisir  et  la  douleur,  Il  est  plus  développé 
chez  les  femmes  et  les  enfants  que  chez  les  hommes  et  les  adultes  :  ce 
qui  s'accorde  avec  leur  nature  plus  émotionnelle. 

M.  Grant  Allen  termine  en  s'excusant  sur  le  caractère  un  peu  décousu 
de  son  article  :  il  désire  seulement  que  le  lecteur  y  trouve  quelque 
chose  de  nouveau  et  de  suggestif  sur  la  question. 

H.  Sidgwick.  Le  système  moral  de  Herbert  Spencer.  —  Article 
consacré  au  livre  The  data,  of  Ethics  dont  nous  avons  rendu  longue- 
ment compte  (n°  du  ler  janvier  1880,  tome  IX,  p.  73).  Nous  ne  mention- 
nerons que  les  critiques  de  ME.  Sidgwick.  —  Spencer  se  propose  d'éta- 
blir des  règles  de  conduite  sur  une  base  scientifique.  «  C'est  une 
investigation  qui  relève  de  la  psychologie  et  de  la  sociologie  plus  que 
de  la  morale.  Expliquer  l'origine  des  conceptions  morales  courantes,  ce 
n'est  pas  établir  Vautorité  de  la  morale  ni  expliquer  pourquoi  les 
croyances  morales  ont  été  tenues  pour  vraies.  Spencer  donne  pour 
fin  à  la  vie  la  vie  elle-même,  dont  l'idéal  doit  être  d'augmenter  la 
quantité  de  plaisir  ou  de  bonheur.  Mais  ici  Spencer  trouve  le  pessimisme 
sur  sa  route  et  n'en  parle  pas.  Il  faut  espérer  que,  quand  il  complétera 
sa  morale,  il  donnera  les  preuves  scientifiques  de  son  optimisme.  — 
Le  plaisir  ou  le  bonheur  étant  posé  comme  but  éthique,  on  ne  sait  pas 


•23(J  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

au  juste  s'il  s'agit  de  l'individu  ou  de  la  généralité  de  l'espèce.  Suppo- 
sons que  les  règles  de  conduite  aient  pour  but  de  conduire  au  bonheur 
en  général.  A  l'égard  de  ces  règles,  le  critique  pose  deux  questions  : 
1°  Avons-nous  une  conception  neite  de  cette  société  idéale,  qui  nous 
permette  de  formuler  un  système  de  règles?  1°  En  quelle  mesure  ce 
système  nous  permettrait-il  de  nous  conduire  dans  les  conditions 
actuelles  de  notre  vie  sociale?  M.  Sidgwick  soutient  qu'en  construisant 
sa  société  idéale,  Spencer  n'a  pas  montré  une  imagination  réellement 
scientifique.  Si  l'évolution  doit  ncus  conduire  à  l'état  social  que 
Spencer  nous  prédit,  nous  avons  à  passer  auparavant  par  bien  des 
intermédiaires,  et  on  n'y  arrivera  «  que  par  l'humble  et  imparfaite 
méthode  empirique  que  M.  Spencer  peut  avoir  le  droit  de  mépriser, 
mais  pour  laquelle  il  n'a  pas  encore  trouvé  un  substitut  efficace.  » 

I.e  D'  Wabd  a  publié  sur  le  libre  arbitre  une  série  d'articles  dans 
le  Dublin  Review  depuis  1874  jusqu'en  1880.  Ces  articles,  à  la  fois 
polémiques  et  dogmatiques,  sont  consacrés  à  combattre  le  détermi- 
nisme de  Stuart  Mill  et  de  Bain  et  à  établir  les  propositions  suivantes  : 
Il  y  a  dans  la  doctrine  du  libre  arbitre  deux  doctrines  impliquées  :  1°  la 
doctrine  de  l'indéterminisme;  2°  la  doctrine  de  la  causalité  des  actes 
humains.  La  première  est  une  doctrine  psychologique,  la  seconde  une 
doctrine  métaphysique.  —  M.  Shadworth  Hodgson,  dans  une  longue 
critique,  combat  les  thèses  de  Ward,  qui  font  de  la  liberté  et  de  l'âme 
des  entités.  «  La  bataille  entre  l'indéterminisme  el  la  théorie  rivale 
n'est  qu'un  cas  de  conflit  général  entre  la  philosophie  empirique  et 
la  philosophie  analytique.  » 

Le  même  numéro  contient  sous  le  titre  «  Notes  et  discussions  »  une 
nouvelle  réplique  de  Ward  aux  arguments  de  Bain. 

F.  Galton.  Statistique  sur  la  représentation  mentale  des  images 
risuelles.  —  Le  but  poursuivi  par  l'auteur  est  «  d'établir  les  variétés 
naturelles  de  disposition  mentale  dans  les  deux  sexes  et  les  diverses 
races')'.  L'objet  de  ce  mémoire  particulier  est  la  représentation  visuelle 
mentale  [mental  imaqeru).  Avec  quel  degré  de  vivacité  les  personnes 
peuvent-elles  se  présenter  les  scènes  familières  et  en  général  les 
choses  qu'elles  voient?  Telle  est  la  question  posée.  —  L'auteur,  au 
début  de  ses  recherches,  a  constaté,  à  son  grand  étonnement,  que  la 
plupart  des  savants  lui  ont  affirmé  que  cette  <c  représentation  visuelle  i 
n'avait  aucun  sens  pour  eux,  qu'ils  employaient  ce  mot  comme  une 
simple  métaphore;  en  un  mot,  qu'ils  étaient  privés  d'une  qualité  men- 
tale sans  s'en  douter.  —  Au  contraire,  en  interrogeant  des  gens  du 
monde,  des  femmes  et  des  enfants,  M.  Galton  a  constaté  qu'ils  avaient 
une  vue  intérieure  des  objets,  bien  distincte  et  «  pleine  de  couleurs  ». 

Pour  procéder  avec  méthode,  il  a  dressé  un  questionnaire  et  l'a 
adressé  d'une  part  à  100  hommes  adultes  «  dont  12  sont  des  membres 
éminents  de  la  Société  royale  »,  d'autre  part  à  l'un  des  professeurs  de 
Charterhouse,  qui  a  examiné  d'après  les  indications  de  Galton  ses 
petits  élèves,  au  nombre  de  172.  L'auteur  donne  des  tableaux  et  des 


PÉRIODIQUES.  —  Mind.  037 

détails  statistiques  que  nous  ne  pouvons  reproduire.  Il  a  constaté  que 
l'image  visuelle  est  très  vive  chez  les  enfants,  très  faible  chez  beaucoup 
de  savants;  les  adultes  mâles  tiennent  le  milieu,  —  La  couleur  d'une 
manière  générale  est  plus  facilement  représentée  que  la  forme,  surtout 
chez  les  enfants  et  cette  faculté  disparaît  plutôt  que  celle  de  la 
forme. 

Quelle  est  l'étendue  du  champ  visuel  mental  ?  Pas  de  réponses 
satisfaisantes  à  ce  sujet. 

Distance  des  images.  —  L'auteur  arrive  sur  ce  point  à  un  résultat 
remarquable  :  c'est  que  l'image  qui  par  sa  vivacité  ressemble  le  plus  à 
la  vision  actuelle  est  «  celle  dont  la  distance  paraît  coïncider  avec  la  dis- 
tance de  l'objet  réel  ».  —  Enfin  les  images  représentées  sont  en 
général  plus  petites  que  les  images  réelles. 

E.  Montgomery.  L'unité  de  V individu  organique.  —  La  première 
partie  seule  est  publiée.  Nous  rendrons  compte  de  ce  travail  quand  il 
sera  achevé. 

J.  Venn.  Sur  les  formes  de  la. proposition  logique.  —  Les  logiciens  se 
sont  donné  beaucoup  de  peine  pour  déterminer  le  nombre  et  l'arran°-e- 
ment  des  formes  simples  de  proposition.  L'auteur  distingue  à  ce  sujet 
trois  théories  principales  :  il  accompagne  son  étude  d'un  assez  grand 
nombre  de  tableaux  et  de  figures  que  nous  ne  pouvons  reproduire. 

1"  Première  théorie  ou  de  l'attribution  {prédication).  —  C'est  la  plus 
ancienne  et  celle  qui  possède  les  meilleures  garanties  psycholo- 
giques. Elle  consiste  dans  la  méthode  naturelle  d'affirmer  ou  de  nier 
un  attribut  d'un  sujet.  Par  suite,  elle  est  en  rapport  intime  avec  la 
langue  populaire;  elle  a  été  de  plus,  depuis  des  siècles,  bien  élaborée  et 
dotée  de  termes  techniques. 

2°  Deuxième  théorie  ou  de  l'inclusion  et  de  l'exclusion.  —  Le  sujet  et 
l'attribut  A  et  B  peuvent  être  représentés  par  des  cercles;  nous  avons 
dès  lors  cinq  figures  :  A  et  B  dans  le  même  cercle,  A  enveloppé  par  B. 
B  enveloppé  par  A;  A  et  B  ayant  une  partie  commune,  A  et  B' totale- 
ment distincts.  L'avantage  de  cette  théorie,  c'est  sa  clarté  transpa- 
rente. Elle  permet  de  voir  la  proposition  par  intuition;  mais  c'est  son 
seul  mérite. 

3°  Troisième  théorie  ou  des  compartiments  (occupation  ou  non  occu- 
pation de  certains  compartiments).  —  «  Il  faut  ici  concevoir  et  in- 
venter une  notation  pour  toutes  les  combinaisons  possibles  dans  les- 
quelles peut  entrer  un  nombre  quelconque  de  termes  désignant  une 
classe  et  trouver  une  expression  symbolique  qui  indique  que  les  com- 
partiments sont  vides  et  qu'ils  sont  pleins  dans  une  proposition  don- 
née. »  Cette  troisième  théorie  est  admirable  comme  symétrie,  mais  elle 
est  artificielle  et  très  éloignée  du  langage  commun. 

Th.  Thornely.  La  perfection  comme  /in  morale.  —  L'existence  dans 
la  nature  humaine  d'une  impulsion  morale  ou  du  désir  du  bien  est  le 
fait  ultime  sur  lequel  repose  la  science  de  la  morale.  L'auteur  reconnaît 
à  ce  motif  et  à  lui  seul  une  valeur  absolue.  D'après  lui,  le  grand  défaut 


038  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

des  moralistes  a  été,  tout  en  indiquant  cette  fin,  de  ne  pas  s'inquiéter 
assez  des  moyens  de  l'obtenir.  Le  développement  du  motif  moral  ou  de 
c  l'amour  du  devoir  »  ne  peut  avoir  lieu  qu'aux  dépens  des  sources  in- 
férieures d'action.  Le  devoir  ne  peut  être  affermi  qu'en  subjuguant  et  en 
domptant  à  son  profit  ces  motifs  d'ordre  inférieur  qui  varient  suivant 
les  époques  de  la  vie.  Ainsi,  pendant  la  jeunesse,  ce  sont  surtout  les 
appétits  et  les  passions  que  le  devoir  doit  réprimer.  Plus  tard,  la  lutte 
est  contre  ce  que  Hume  appelle  les  «  passions  calmes  ï,  l'avarice,  l'am- 
bition, l'égoïsme.  Article  un  peu  vague,  comme  il  arrive  trop  souvent  à 
ceux  qui  sont  consacrés  aux  questions  de  cet  ordre. 

W.-R.  Sobley.  La  philosophie  juive  du  moyen  âge  et  Spinoza.— Les 
anciens  Juifs  n'ont  pas  philosophé  d'une  manière  originale;  mais  ils 
ont  montré  un  grand  pouvoir  d'assimilation  à  l'égard  des  idées  de 
l'Egype,  de  la  Babylonie,  de  la  Grèce.  Au  moyen  âge,  trois  influences 
principales  agissent  sur  les  penseurs  juifs  :  l'aristotélisme,  le  néopla- 
tonisme, l'interprétation  traditionnelle  de  l'Ecriture.  Par  exemple,  en  ce 
qui  concerne  la  question  de  la  nature  de  Dieu,  quelques  docteurs  la 
réduisent  à  une  abstraction  indéterminée.  Dans  ses  rapports  avec  le 
monde,  Dieu  est  pour  les  uns  un  Créateur  ex  nihilo,  pour  d'autres  un 
principe  d'émanation.  La  philosophie  juive  a  eu  cependant  cela  de 
commun  avec  la  scolastique  que  son  problème  lui  vient  non  du  dehors, 
mais  du  dedans,  de  la  religion  établie.  —  Spinoza  rejette  les  hypothèses 
des  rabbins,  tout  comme  Descartes  rompt  avec  la  scolastique.  L'auteur, 
après  avoir  rappelé  les  travaux  récents  sur  les  origines  de  la  philo- 
sophie de  Spinoza,  en  particulier  ceux  de  Joël  (de  Breslau)  et  la  décou- 
verte en  1802  du  Tractatus  brevis  de  Deo,  homine  ejusque  felicitate 
qui  jette  un  grand  jour  sur  l'origine  de  sa  philosophie  S  fait  remarquer 

.  t  out  d'abord  que  le  Tractatus  brevis  est  beaucoup  plus  près  de  Des- 
cartes que  ne  l'est  Y  Ethique  :  ce  qui  est  un  premier  argument  contre  la 
thèse  de  Joël  sur  les  influences  juives.  L'article  est  consacré  à  étudier 
en  gran*d  détail  et  à  combattre  la  théorie  soutenue  par  le  docteur  de 
Breslau.  L'auteur  nie  que  Spinoza  doive  beaucoup  à  la  Kabbale  comme 

l'a  prétendu  Wachter.  Il  ne  doit  pas  davantage  à  la  Porta  cœlorum 
d'Abraham  de  Herrera.  Quant  aux  rapports  avec  Maimonide,  Gersonide 
et  Chasdaï  Greskas  leur  critique,  ils  sont  superficiels.  A  la  vérité,  Spi- 
noza a  l'antipathie  de  l'aristotélisme,  comme  Creskas;  mais  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  dire  que  celui-ci  a  poussé  Spinoza  «  à  créer  un  nou- 
veau système  qui  diffère  toto  cœlo  du  cartésianisme  >.  L'auteur 
examine  plusieurs  points;  nous  n'en  citerons  qu'un.  «  Le  but  principal 
de  l'homme,  dit  Greskas,  c'est  l'amour  de  Dieu  sans  préoccupation  de  ce 
qui  est  en  dehors  de  cet  amour.  »  Joël  identifie  cette  doctrine  avec  le 
point  culminant  de  la  philosophie  de  Spinoza,  l'amour  intellectuel  de 
Dieu.  Mais  les  deux  thèses  sont  différentes.  Pour  l'un,  l'amour  est  cons- 

1.  Sur  ce  traité  traduit  en  français  par  M.  Janet,  voir  la  Revue  philosophai >»• 
du  1er  janvier  1879,  p.  67. 


PÉRIODIQUES.  -     The  Jtowmal  oj  spéculai/ ve  philosophy.  239 

titué  par  la  connaissance.  Pour  l'autre,  la  connaissance  n'est  qu'un 
moyen  d'arriver  à  l'amour. 

En  somme,  les  penseurs  juifs  du  moyen  âge  diffèrent  de  Spinoza 
quant  à  la  nature  du  problème  posé  et  des  solutions  offertes.  Ils  avaient 
une  philosophie  de  réconciliation  guidée  par  un  esprit  de  compromis  : 
la  sienne  est  libre  de  toute  entrave.  Spinoza  a  été  beaucoup  plus  en 
opposition  avec  la  synagogue  et  le  péripatétisme  des  rabbins  que  Des- 
cartes  avec  l'Eglise  et  le  christianisme  scholastique. 

Notes  et  discussions  contenues  dans  les  derniers  numéros  :  Hugh- 
lings  Jackson  :  les  affections  morbides  du  langage  (J.  Sully).  Kant  :  réfu- 
tation de  l'idéalisme  (H.  Sidgwich)  avec  réplique  de  Caird.  Ward  :  sur  le 
libre  arbitre  (.Bai?i).  Les  fonctions  du  cerveau  d'après  Goltz  (Robertson). 
Rapports  de  la  punition  à  la  tentation  (Mailand).  Achille  et  la  tortue, 
dialogue  par  Shadworth  Hodgson.  Quatre  nouveaux  termes  philoso- 
phiques (Cyples).  La  méthode  morale  de  l'évolution  (Means).  La  raison 
des  brutes  (Le  Marchant  Dishop).  Le  développement  mental  des  en- 
fants d'après  Preyer,  par  J.  Sully.  Le  nouveau-né  est,  suivant  l'expres- 
sion de  "Vogt,  «  un  être  spinal  ».  Le  premier  sens  qui  paraisse  capable 
défaire  des  distinctions  est  le  goût,  Tous  les  nouveaux-nés  sont  sourds; 
la  vision  est  très  faible,  etc. 

Parmi  les  «  Critical  notices  »,  citons  un  article  très  élogieux  de 
M.  Pollock  sur  la  Morale  anglaise  contemporaine  de  notre  collabo- 
rateur M.  Guyau. 


THE  JOURNAL  OF  SPECULATIVE  PHILOSOPHY. 
April  1880. 

La  plus  grande  partie  de  ce  numéro  est  composée  de  traductions  : 
Schelling,  Sur  les  sciences  naturelles.  Kant,  Antliropologie.  Hermann 
Grimm,   Raphaël  et  Michel-Ange,  Rosenkranz,  La  science  de  l'édu- 
cation. 
.  Il  contient  en  outre  les  articles  suivants  : 

La  psychologie  des  rêves,  par  Julia  Gulliver,  travail  qui  ne  contient 
rien  d'original  ni  aucune  vue  neuve  sur  la  question.  L'auteur  paraît  bien 
au  courant  de  la  plupart  des  publications  qui  ont  eu  lieu  sur  ce  sujet, 
sauf  les  plus  récentes.  On  y  trouve  cités  souvent  Maury,  Maine  de 
Biran,  Lemoine  (avec  sa  malencontreuse  division  du  sujet  en  «  fa- 
culté »),  Macnish,  Hammond,  etc. 

Theron  Gray.  Lois  de  la  création  :  science  dernière.  Article  vague 
et  mystique,  comme  tous  ceux  qui  sont  dus  à  cet  auteur.  Rien  à  en 
tirer. 

W.-T.  Harris.  Psychologie  de  l'éducation  :  esquisse  d'un  système. 
Ce  travail,  n'étant  lui-même  qu'un  résumé  rapide,  ne  peut  être  analysé. 


041)  REVUE   PHILOSOrtlIQL: 

LIVRES    DÉPOSÉS  AU  BUREAU  DE  LA  REVUE 

Ch.  Letourneau.  La  Sociologie  d'après  l'ethnographie.  In-12".  Paris. 
Reinwald.  (Bibliothèque  des  sciences  contemporaines.) 
E.  Le  Marcis.  Essai  de  théorie  plastique.  In-8".  Paris. 

W.  .Iames.  The  Feeling  of  effort.  In-4°.  Boston.  (Society  of  naturle 

History.) 

D1  J.-S.  Bloch.   Quellen  und  Parallelen  zu  Lessing's  «  Nathan  ». 

In-12.  \Yien,  Gottlieb. 

H.  Siebeck.  Geschichte  der  Psychologie.  iev  Theil  :   Ie  Abtheilung. 
Die  Psychologie  vor  Aristoteles.  Gotha,  Perthes.  In-8°. 

T.  Mamiani.  La  Filosofia  délia  réalité.  In-8".  Roma.  lEstratto  dalla 
«  Filosofia  délie  scuole  Italiane  ».i 

D.  Pallaveri.  Prelezione  a  un  Corso  di  storia  délia  Filosofia. 
In-8°.  Treviso,  Zopelli. 

Enrico  Ferri.  Dei  sostitutivi  penali.  Torino.  In-8".  Roux  e  Favale. 

P.  Siciliani.  Dei  massimi  problemi  nella  pedagogia  moderna.  In-8" 
(brochure).  Roma,  Civelli. 

Vahoxa  lEnrique  José).  La  Evolucion  psicologica.  In-8".  1879.  —  La 
nu*  taphisica  en  lu  Universidad  de  la  Habana.  In-8",  188d.  Habana. 
Soler  y  Ca. 

Th.  Braga.  HUtoriado  Romanlismo  cm  Portugal.  2  vol.  in-12.  Lis- 
boa,  Libraria  internacional. 


La  statue  de  Spinoza  doit  être  inaugurée  à  La  Haye  au  mois  de  sep- 
tembre prochain. 


L'Acad,emn  annonce  qu'il  se  forme  à  Londres  une  Société  philoso- 
phique sous  le  titre  de  Société  aristotélicienne.  Elle  se  propose,  après 
une  courte  étude  des  principaux  philosophes  anciens  et  modernes,  de 
s'attacher  surtout  aux  problèmes  et  aux  œuvres  de  la  philosophie  con- 
temporaine. Elle  a  pour  président  M.  Shadworth-Hodgson. 


Sous  ce  titre  :  Die  Schopenhauer  Literalur  :  Yersucli  einer  chro- 
nolog.  Ueberticht  derselben  (Leipzig,  Brockhaus,  123  p.),  M.  Ferdinand 
Laban  vient  de  publier  une  liste  complète  de  tous  les  ouvrages  et  de 
tous  les  articles  relatifs  à  Schopenhauer  et  à  ses  disciples  :  Frauenstadt, 
Hartmann,  Bahnsen,  Volkelt,  etc. 

Le  Propriétaire-gérant, 

Germer  Baii.lière. 


COlï.OMMIERS,    —    TYPOGRAPHIE   PAUL    BRODARI). 


LA  THÉORIE  DU  COMIQUE 

DANS   L'ESTHÉTIQUE   ALLEMANDE 


La  théorie  du  comique,  comme  celle  du  laid  l,  n'est  parvenue  que 
fort  tard  à  trouver  sa  place  dans  la  science  du  beau  et  en  particulier 
dans  l'esthétique  allemande.  On  a  été  longtemps  sans  soupçonner 
même  son  importance.  Mais  ,  une  fois  posé,  le  problème  a  dû  attirer 
l'attention  des  esthéticiens  de  toutes  les  écoles.  Chacun  d'eux  l'a 
étudié  selon  son  esprit  et  l'a  résolu  à  sa  manière.  Peu  à  peu,  à  mesure 
que  la  science  s'est  développée  et  organisée,  il  a  pris  des  propor- 
tions de  plus  en  plus  vastes  ;  ses  rapports  avec  les  autres  problèmes 
se  sont  dévoilés;  ses  différentes  faces  se  sont  distinguées  et  tour  à 
tour  ont  été  mises  en  lumière.  Si  les  solutions  diverses  qui  lui  ont 
été  données  sont  loin  d'être  à  l'abri  des  objections  et  ne  sauraient 
être  considérées  comme  définitives  ,  on  ne  peut  nier  qu'elles  ne 
constituent  un  progrès  véritable.  C'est  pour  rendre  ce  progrès 
visible  que  nous  entreprenons  cette  étude.  Sans  nous  livrer  à  une 
appréciation  critique  que  ne  comporte  pas  cet  article,  nous  vou- 
drions retracer  l'histoire  de  cette  question  dans  ses  phases  principales 
au  sein  des  diverses  écoles  allemandes. 

Notre  but  est  de  prouver,  par  un  exemple,  que  cette  science, 
dont  beaucoup  de  bons  esprits  nient  encore  l'existence  et  contestent 
la  possibilité,  l'esthétique  ou  la  philosophie  de  l'art,  est  plus  avancée 
qu'on  ne  le  croit,  et  qu'elle  a  suivi  la  même  loi  de  développement 
que  les  autres  parties  de  la  philosophie.  Si,  en  effet,  il  était  histori- 
quement démontré  que,  sur  un  problème  aussi  complexe  et  aussi 
délicat,  elle  n'est  pas  restée  stationnaire,  si  ce  n'est  pas  en  vain 
qu'elle  l'a  soulevé  et  agité,  si  elle  est  arrivée  à  des  résultats  d'un 
haut  intérêt,  d'une  certitude  en  plusieurs  points  irrécusable,  plus 
contestables  dans  d'autres,  mais  suffisants  pour  en  faire  espérer  et 

1.  Voy.  l'article  Esthétique  du  Laid,  dans  la  Revue  de  Septembre  1877. 
tome  x.  —  Septembre  1880.  16 


24:2  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

présager  de  meilleurs,  il  faudrait  bien  se  rendre  à  cette  preuve,  la 
meilleure  de  toutes,  en  ce  genre,  celle  de  Diogène,  par  le  mouve- 
ment. 


Pendant  la  première  période  de  T esthétique  allemande  ,  de 
Baamgarten  à  Kant,  il  ne  faut  pas  s'attendre  à  rien  trouver  d'ap- 
profondi et  de  développé  sur  cette  question,  jusque-là  presque  entiè- 
rement abandonnée  aux  littérateurs  ou  aux  historiens  de  la  poésie 
et  sur  laquelle  les  philosophes ,  depuis  Platon  et  Aristote,  avaient 
à  peine  articulé  quelques  mots  dans  leurs  écrits.  Les  auteurs  des 
divers  traités  d'esthétique  eux-mêmes  s'en  occupent  peu;  ils  ne  le 
font  que  parce  qu'ils  s'y  voient  forcés,  pour  remplir  une  lacune, 
mais  sans  en  soupçonner  l'importance,  uniquement  parce  qu'ils  la 
rencontrent  à  chaque  instant,  soit  dans  la  théorie  des  arts,  soit  dans 
l'histoire  littéraire.  Une  petite  part  cependant  lui  est  faite  dans  leurs 
analyses;  des  définitions  sont  émises,  que  suivent  quelques  descrip- 
tions; mais  nulle  part  ne  s'engage  une  discussion  sérieuse  ni  sur  la 
nature  du  ridicule  et  du  comique  ni  sur  le  phénomène  propre  à 
l'homme  qui  en  est  l'effet,  le  rire,  ni  sur  les  formes  si  nombreuses  et 
si  variées  qu'affectent  le  comique  et  le  ridicule  dans  la  vie  réelle  et 
dans  l'art.  Les  solutions,  presque  toutes,  ne  sont  que  des  variantes 
de  la  définition  d'Aristcte  à  laquelle  s'ajoutent  des  accessoires 
vaguement  entrevus;  aucun  lien  avec  l'idée  principale  ne  fait  res- 
sembler cet  ensemble  à  une  vraie  théorie.  Et  cependant  une  science 
nouvelle  est  née  qui  appelle  des  recherches  sérieuses,  approfondies, 
sur  ces  questions  comme  sur  les  autres.  Mais,  à  peine  détachée  des 
autres  sciences,  elle  est  toute  préoccupée  du  soin  de  marquer  ses 
limites,  en  particulier  celles  qui  la  séparent  de  la  morale  et  de  la 
logique,  de  distinguer  le  beau  du  bien  et  du  vrai,  d'analyser  et  de 
caractériser  les  faits  sensibles  et  intellectuels  qui  y  correspondent. 

Baumgarten,  le  fondateur  de  cette  science,  ne  songe  pas  qu'il  y  ait 
à  côté  du  beau  et  du  laid  une  autre  forme  de  la  pensée  et  du  senti- 
ment qu'il  rangerait  aussi  sans  doute  parmi  les  «  sentiments  confus  », 
le  comique,  mais  qui  mériterait  bien  aussi  d'être  étudiée,  discutée  et 
appréciée.  Il  la  passe  sous  silence.  Ses  successeurs  Meier,  Eberhard, 
Mendelsohn,  Sulzer,  il  est  vrai,  ne  commettent  pas  le  même  oubli. 
Eux  ne  croient  pas  pouvoir  se  dispenser  de  donner  à  ce  sujet  une 
certaine  place  dans  leurs  écrits.  Chez  eux,  la  théorie  des  beaux- 


BÉNARD.  —  LA  THÉORIE  DU  COMIQUE  243 

arts  ou  des  belles  sciences  (schônen  Wissenschaften),  comme  ils  les 
appellent,  contient  des  articles  et  des  chapitres  entiers  où  le  ridicule 
et  le  comique,  leurs  différents  genres  ou  espèces  sont  décrits  avec 
soin,  analysés  avec  finesse  et  sagacité.  On  y  trouve  beaucoup  d'obser- 
vations justes,  de  réflexions  sensées.  La  partie  empirique  conserve 
ainsi  son  mérite  indépendamment  de  la  théorie;  mais  celle-ci  est  à 
peu  près  nulle.  Là  où  quelques  vues  neuves  et  originales  apparais- 
sent, elles  restent  stériles,  faute  d'être  approfondies  et  soumises  à 
la  critique.  On  voit  partout  se  reproduire  la  définition  du  contraste, 
adoptée  par  l'école  entière  de  Wolf,  comme  donnant  la  clef  du 
risible  ou  du  comique.  «  Le  risible,  dit  Mendelsohn,  est  un  contraste 
de  perfections  et  d'imperfections.  »  Eberhard  va  plus  loin  :  «  le  risible 
est  ce  en  quoi  nous  apercevons  un  désaccord  (Missgestalt)  surpre- 
nant entre  des  qualités,  d'où  naît  une  imperfection  non  importante.  » 
La  surprise  qui  s'ajoute  au  contraste  marque  ici  un  pas  de  plus  vers 
la  solution  d'une  question  complexe.  L'auteur  s'avance  encore  plus 
quand  il  dit  que  le  risible  est  une  «  absurdité  visible  (Ungereimtheit). 
Le  risible  est  dans  les  actions,  la  forme  visible,  extérieure,  sous 
laquelle  apparaît  l'absurde  lorsqu'elle  n'a  aucune  suite  importante 
ou  douloureuse.  »  (Handbuch  der  JEsthetik,  IV,  228.) 

Tout  cela  sans  doute  ne  manque  pas  de  justesse;  de  nouveaux 
éléments  sont  entrevus  qui  viennent  s'ajouter  à  la  théorie  du 
contraste  et  à  l'ancienne  définition  d'Aristote.  La  science  s'en 
accroît  peu  à  peu  ;  mais  ils  restent  à  l'état  de  pures  assertions 
isolées,  sans  se  grouper  ni  se  combiner;  il  en  sera  ainsi  jusqu'à  ce 
qu'une  vraie  théorie  s'en  empare  et  leur  marque  sa  place  et  sa  fonc- 
tion dans  l'ensemble  organique  qui  doit  les  réunir  en  vertu  du  prin- 
cipe qui  seul  peut  les  expliquer. 

Meiners  ne  se  borne  pas  à  recueillir  ces  résultats;  il  essaye  une 
formule  plus  hardie.  Il  exige  que  l'union  ou  le  rapprochement  que 
produit  le  contraste  «  soit  au  plus  haut  degré  absurde  ou  contradic- 
toire ».  Tout  cela  peut  être  vrai,  mais  reste  à  l'état  d'hypothèse.  Où 
est  la  preuve  tirée  de  l'observation  ou  du  raisonnement  qui  justifie 
ces  assertions  ? 

Un  progrès  plus  notable  se  fait  remarquer  dans  Lessing*  quoiqu'on 
ne  puisse  pas  dire  que  chez  lui  une  théorie  nouvelle  se  produise. 
Fidèle  à  son  culte  pour  Aristote  et  sans  s'écarter  de  ses  devanciers,  il 
reproduit  la  définition  du  contraste,  qui  alors  était  un  lieu  commun. 
Mais  ce  qui  est  chez  lui  original,  ce  qui  constitue  dans  la  science 
une  acquisition  nouvelle  et  un  acheminement  vers  une  théorie  supé- 
rieure, c'est  le  rapprochement  qu'il  établit  entre  le  risible  et  le  laid. 
Lessing,  on  l'a  vu  (Esthétique  du  laid),  admet  la  laideur  dans  l'art, 


244  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

non  comme  but,  il  est  vrai,  mais  comme  ingrédient  nécessaire,  ou 
comme  moyen  propre  à  produire  des  sensations  mixtes,  faute  de 
sensations  agréables.  Ces  sensations  mixtes   sont  le  terrible  et  le 

visible. 

Comment  s'explique  le  risible?  «  Par  le  contraste,  comme  l'a  dit 
Mendelsohn,  entre  des  imperfections  et  des  perfections.  » 

«  Homère  a  fait  Thersite  laid  pour  le  rendre  ridicule  ;  la  laideur 
seule  n'aurait  pas  suffi;  elle  n'est  qu'une  imperfection  et  il  faut,  pour 
produire  le  ridicule,  un  contraste  de  perfections  et  d'imperfections. 
Le  contraste  ne  doit  pas  être  trop  tranchant;  pour  parler  le  langage 
des  peintres,  les  couleurs  doivent  être  opposées,  mais  de  manière  à 
pouvoir  se  fondre  ou  se  mêler.  On  a  beau  prêter  à  Esope  la  lai- 
deur de  Thersite,  Esope  ne  devient  pas  ridicule,  et  cela  parce  qu'il 
conserve  sa  sagesse  et  sa  probité. 

«  Mais,  si  la  laideur  ne  suffit  pas  pour  rendre  Thersite  ridicule,  elle 
est  cependant  une  des  causes  nécessaires  de  cet  effet;  il  faut  pour  le 
produire  et  la  laideur  de  Thersite  et  l'accord  de  la  laideur  avec  son 
caractère,  en  même  temps  le  contraste  de  l'un  et  de  l'autre  avec 
l'opinion  qu'il  a  de  lui-même,  le  résultat  de  ses  discours  perfides, 
qui  n'est  humiliant  que  pour  lui  seul,  sans  avoir  d'ailleurs  aucune 
suite  funeste.  »  (Laocoon,  XXIII.) 

Dans  cette  explication  un  peu  confuse  et  dont  il  est  facile  de  dé- 
montrer l'insuffisance,  on  aperçoit  au  moins  le  besoin  senti  de  l'ana- 
lyse et  l'effort  d'un  esprit  original  qui  entrevoit  les  divers  côtés 
d'un  problème  complexe  où  il  entre  à  la  fois  plusieurs  éléments.  Ce 
qui  est  nouveau  et  clairement  aperçu,  c'est  la  présence  et  la  nécessité 
du  laidnqui  doit  jouer  un  rôle  important  dans  les  théories  subsé- 
quentes, comme  on  le  verra  plus  loin  dans  le  cours  de  cet  exposé 
historique.  Nous  devons  noter  aussi  et  enregistrer  d'autres  éléments, 
en  particulier  Vabsurde,  que  nous  retrouverons  également  dans  la 
seconde  période.  Sulzer,  qui  ne  l'a  pas  trouvé,  a  le  mérite,  selon 
nous,  d'en  avoir  fait  ressortir  l'importance.  On  doit  lui  savoir  gré 
aussi  d'avoir  donné  une  place  plus  grande  au  comique  dans  sa 
théorie  des  beaux  arts,  d'en  avoir  décrit  plusieurs  des  formes  princi- 
pales avec  une  grande  justesse.  Sa  théorie  du  rire  est  déjà  très 
remarquable,  et  nous  en  citerons  quelques  mots. 

«  Les  choses  sur  lesquelles  nous  rions,  dit-il,  ont  toujours  quelque 
chose  d'absurde  ou  d'impossible.  L'état  extraordinaire  de  l'âme 
{seltsame  Gemuth)  que  le  rire  occasionne  naît  de  l'incertitude  de 
notre  jugement  qui  fait  que  deux  choses  contradictoires  (zwei 
widert-prechende  Dinge)  paraissent  également  vraies.  Dans  le  mo- 
ment où  nous  voulons  juger  qu'une  chooe  est  telle,  nous  sentons  le 


BÈNARD.  —  LA  THÉORIE  DU   COMIQUE  245 

contraire;  pendant  que  nous  formons  un  jugement,  celui-ci  se  dé- 
truit. On  rit  d'un  jeu  d'escamoteurs,  parce  qu'on  ne  sait  pas  si  ce 
qu'on  voit  est  réel  ou  imaginaire.  On  rit  quand  un  sot  fait  le  sage, 
un  jeune  le  vieux,  un  lièvre  timide  le  brave,  etc.  »  (Allgem.  Théorie 
der  schônen  Kunste.) 

En  somme,  rien  de  profond  ni  de  bien  original  dans  cette  pre- 
mière période  sur  la  question  qui  nous  occupe.  La  théorie  surtout 
est  très  faible,  si  l'on  peut  appeler  théorie  une  définition  suivie  de 
quelques  analyses  et  d'applications  aux  diverses  branches  de  l'art 
et  de  la  poésie  qu'aucun  lien  manifeste  ne  rattache  à  leur  principe. 
Toutefois,  outre  que  la  science  s'enrichit  de  matériaux  qui  plus  tard 
serviront  à  construire  un  édifice  plus  solide,  un  œil  attentif  et  non, 
prévenu  ne  peut  méconnaître  un  progrès  réel  dans  la  marche  du 
problème.  Ce  progrès  consiste  :  1°  dans  l'attention  de  plus  en  plus 
grande,  donnée  à  un  sujet  si  longtemps  oublié  ou  négligé;  2°  dans 
la  manière  dont  il  est  envisagé  par  les  esthéticiens  ;  3°  dans  les  solu- 
tions successivement  ou  simultanément  essayées.  Celles-ci,  par  les 
ingrédients  qui  s'introduisent  dans  la  définition,  révèlent  un  travail 
d'analyse  et  indiquent  la  voie  vers  des  solutions  meilleures. 


II 


On  sait  quelle  vigoureuse  impulsion  l'auteur  de  la  Critique  du 
jugement  a  imprimée  à  la  science  du  beau,  comme  à  toutes  les 
parties  de  la  philosophie.  Quelle  place  obtient,  dans  l'esthétique  de 
Kant,  le  problème  du  risible  ou  du  comique?  Comment  est-il  ré- 
solu? Quelle  valeur  doit-on  attribuer  à  sa  solution?  En  quoi  a-t-elle 
pu  à  son  tour  féconder  et  enrichir  cette  petite  portion  du  champ  de 
la  pensée  sur  laquelle  nos  regards  sont  fixés  et  qui  se  trouve  en- 
fermée dans  un  plus  vaste  domaine? 

Il  faut  le  dire,  on  est  d'abord  tout  étonné  du  peu  d'importance 
que  Kant  semble  attacher  à  cette  question.  Elle  se  trouve  comme 
perdue  dans  une  Remarque  de  Y  Analytique  du  sublime  et  vient 
à  propos  d'une  comparaison  de  la  valeur  esthétique  des  beaux- 
arts.  Ce  qui  paraît  plus  singulier  encore  et  ce  qui  prouve  encore 
mieux  combien  l'auteur  de  la  Critique  du  jugement  est  loin  de  lui 
accorder  l'importance  qu'elle  a  eue  depuis,  c'est  le  parallèle  qu'il 
établit  entre  la  musique  comme  art  de  pur  agrément  et  la  représen- 


246  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

tation  des  objets  comiques.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  question,  ainsi  acci- 
dentellement soulevée  et  épisodiquement  traitée,  n'en  reçoit  pas 
moins  une  solution  remarquable,  qui,  par  son  originalité  et  sa  nou- 
veauté, contraste  avec  la  banalité  superficielle  des  définitions  et  des 
explications  précédentes. 

On  ne  connaît  guère  de  cette  théorie  que  la  définition  que  Kant 
donne  du  risible  :  «.  l'attente  réduite  à  rien  » .  Pour  comprendre  sa 
pensée  et  l'apprécier  comme  elle  le  mérite,  il  faut  la  rétablir  dans 
son  intégrité  ;  il  faut  surtout  envisager  les  faces  différentes  du  pro- 
blème telles  qu'il  les  a  lui-même  étudiées.  Le  côté  physiologique  et 
le  côté  psychologique  sont  pour  la  première  fois  saisis  dans  leur  rap- 
port et  leur  réciprocité  :  ce  qui  constitue  un  progrès  incontestable 
si  l'on  vient  à  comparer  Kant  à  ses  devanciers. 

Kant,  comme  on  l'a  remarqué  (Schasler,  Gescli.,  556),  semble  ne 
voir  d'abord  qu'une  question  d'hygiène  dans  la  manière  dont  le  co- 
mique, ainsi  que  la  musique,  agit  sur  l'âme  par  l'intermédiaire  des 
organes  du  corps  :  «  Tous  deux  entretiennent,  par  l'excitation  ou 
l'animation  purement  corporelle,  le  sentiment  de  la  santé,  quoique 
cette  excitation  soit  provoquée  par  les  idées  de  l'esprit.  Ce  jeu  de 
l'esprit,  communiqué  au  corps,  constitue  cette  jouissance  réputée 
si  délicate  et  si  spirituelle.  » 

Cette  jouissance  qu'est-eile?Ce  qui  la  produit,  dit  Kant,  ce  n'est 
pas  le  jugement  de  l'harmonie  dans  des  sons,  ou  des  saillies,  juge- 
ment qui,  par  la  beauté  qu'on  y  découvre,  ne  sert  ici  que  comme 
véhicule  nécessaire,  c'est  le  développement  favorable  de  la  vie  du 
corps,  l'affection  qui  remue  les  entrailles  et  le  diaphragme,  d'un 
seul  mot,  le  sentiment  de  la  santé  (qu'on  ne  sent  pas  sans  une  pa- 
reille excitation).  Voilà  ce  qui  constitue  la  jouissance  :  de  sorte 
qu'on  peut  aller  au  corps  par  l'âme  et  faire  de  l'âme  le  médecin  du 
corps.  »  (Ibid.) 

On  a  dit  (Schasler,  ibid.)  que  cette  théorie  était  celle  d'un  hypocon- 
driaque. Si  on  ne  la  voit  que  par  ce  côté,  cela  est  possible  ;  mais 
Kant  ne  s'arrête  pas  là  ;  il  aborde  aussi  le  côté  psychologique,  celui 
des  actes  ou  des  opérations  de  l'esprit  qui  seuls  expliquent  le  phé- 
nomène et  la  jouissance  qui  y  est  attachée.  C'est  là  qu'il  se  montre 
original,  et  nous  devons  le  citer  : 

«  Dans  la  plaisanterie  qui,  comme  la  musique,  mérite  plutôt  d'être 
rangée  parmi  les  arts  agréables  que  parmi  les  beaux-arts,  le  jeu 
débute  par  des  pensées  qui  toutes  occupent  aussi  le  corps,  en  tant 
qu'elles  sont  exprimées  d'une  manière  sensible.  Et  comme  l'enten- 
dement s'arrête  tout  à  coup  dans  cette  exhibition,  où  il  ne  trouve  pas 
ce  qu'il  attendait,  nous  sentons  l'effet  de  cette  interruption  qui  se 


BÉNARD.  —  LA  THÉORIE  DU  COMIQUE  247 

manifeste  par  l'oscillation  des  organes,  en  renouvelle  ainsi  l'équi- 
libre et  a  sur  la  santé  une  influence  favorable. 

C'est  ici  que  s'offre  la  définition  devenue  célèbre  : 

«  Dans  tout  ce  qui  est  capable  d'exciter  de  vifs  éclats  de  rire,  il 
doit  y  avoir  quelque  chose  d'absurde  (en  quoi  l'entendement  lui- 
même  ne  peut  trouver  de  satisfaction).  Le  rire  estime  affection  qu'on 
éprouve  quand  une  grande  attente  se  trouve  tout  à  coup  anéantie. 
Ce  changement,  qui  n'a  certainement  rien  de  réjouissant  pour  l'en- 
tendement, nous  réjouit  cependant  beaucoup  indirectement  pendant 
un  moment.  La  cause  doit  être  dans  l'influence  de  la  représentation 
sur  le  corps  et  dans  la  réaction  du  corps  sur  l'esprit,  non  que  la  re- 
présentation soit  objectivement  un  objet  de  contentement  (car  com- 
ment une  attente  trompée  peut-elle  causer  une  jouissance?)  ;  mais 
c'est  que,  en  tant  que  simple  jeu  des  représentations,  elle  produit 
un  équilibre  des  forces  vitales.  »  ijbid.) 

Mais,  si  l'équilibre  est  dans  le  corps,  c'est  qu'il  est  d'abord  dans 
l'esprit.  Comment  s'opère  le  phénomène  mental?  Kant  ne  l'explique 
pas  ;  il  se  borne  à  des  exemples. 

Une  grande  attente  tout  à  coup  réduite  à  rien,  c'est  une  mé- 
prise, une  illusion.  Comment  cette  illusion  nous  plaît-elle?  D'où 
vient  cette  secousse  agréable  qui  produit  la  gaieté  et  qui  excite  le 
rire?  L'explication  est  insuffisante.  Kant  ajoute  qu'il  faut  que  notre 
propre  méprise  soit  indifférente.  L'observation  est  juste,  mais  ne  ré- 
sout pas  la  difficulté.  C'est,  dit-il,  comme  une  balle  avec  laquelle 
nous  jouons  quelque  temps,  tandis  que  nous  croyons  la  saisir  et  la 
relever. 

La  comparaison  est  juste,  mais  ce  n'est  qu'une  comparaison. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'insuffisance  de  ces  explications,  on  n'en  peut 
contester  la  supériorité  sur  ce  qui  précède.  L'analyse  est  imparfaite; 
mais  c'en  est  une  ;  le  problème  est  scruté  dans  sa  nature  intime  et 
complexe.  Il  y  a  plus  :  la  solution  proposée,  outre  qu'elle  provoque 
l'examen,  est  loin  d'être  fausse  et  contient  une  grande  partie  de 
vérité. 

«  Il  faut  remarquer,  ajoute  Kant,  que,  dans  ces  sortes  de  cas,  la 
plaisanterie  doit  toujours  contenir  quelque  chose  qui  puisse  faire  un 
instant  illusion.  C'est  pourquoi,  quand  l'illusion  est  dissipée,  l'esprit 
revient  en  arrière  pour  l'éprouver  de  nouveau,  et  ainsi,  par  l'effet 
d'une  tension  et  d'un  relâchement  qui  se  succèdent,  il  est  porté  et 
balancé  pour  ainsi  dire  d'un  point  à  un  autre.  Et,  comme  la  cause 
qui  en  quelque  sorte  tendait  la  corde  vient  à  se  retirer  tout  à  coup, 
il  en  résulte  un  mouvement  de  l'esprit  et  un  mouvement  correspon- 
dant du  corps  correspondant  au    premier  qui  se  prolongent  in- 


248  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

volontairement  et  tout  en  nous  fatiguant  nous  égayent.  »   (lbid.) 

11  est  inutile  de  suivre  plus  loin  cette  analyse,  dont  il  est  facile 
de  faire  ressortir  les  défauts  (J.  Paul),  dont  on  a  aussi  peut-être 
exagéré  les  mérites  (Lotze).  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'elle  dé- 
passe de  beaucoup  ce  qu'on  a  pu  trouver  dans  les  théories  antérieu- 
res. Le  problème  au  moins  est  envisagé,  comme  on  l'a  dit,  dans  sa 
nature  complexe.  Le  côté  physiologique  sans  douta  a  trop  absorbé 
l'attention  du  philosophe  ;  la  partie  psychologique  reste  trop  dans 
l'ombre;  mais  les  deux  termes  sont  rattachés  l'un  à  l'autre  et  saisis 
dans  leur  unité.  On  ne  peut  nier  la  sagacité  avec  laquelle  sont  saisis 
et  décrits  tous  ces  faits,  qui  se  succèdent  si  rapidement  :  l'attente  ino- 
pinément excitée  et  tout  à  coup  réduite  à  rien,  la  tension  de  l'esprit, 
cette  secousse  et  ce  relâchement  subit,  ce  jeu  des  facultés  de  l'esprit 
répondant  au  jeu  et  à  l'équilibre  des  organes,  la  gaieté  et  le  plaisir 
qui  en  résultent,  ce  sont  autant  de  faces  de  la  question  qui  sont 
mises  en  saillie  ou  en  relief.  Si  elles  ne  reçoivent  pas  une  pleine 
lumière,  elles  appellent  l'attention  et  doivent  être  le  point  de  départ 
de  nouvelles  recherches.  Un  problème  aussi  compliqué  ne  peut  être 
résolu  en  un  jour.  C'est  déjà  un  grand  pas  de  fait  dans  une  science 
que  de  montrer  les  aspects  divers  jusqu'ici  oubliés  ou  inaperçus.  Tel 
est  le  service  principal  que  Kant,  selon  nous,  a  rendu  à  la  science 
esthétique  en  ce  qui  concerne  le  problème  limité  dont  nous  étu- 
dions le  développement  historique. 

11  y  aurait  à  remarquer  encore  dans  cette  partie  de  la  critique  de 
Kant,  beaucoup  trop  laconique  sans  doute,  quelques  réflexions  d'un 
sens  profond  qui  rappellent  à  côté  du  penseur  le  moraliste.  Nous 
nous  bornons  à  la  suivante  : 

«  Voltaire  disait  que  le  Ciel  nous  avait  donné  deux  choses  en  com- 
pensation de  toutes  les  misères  de  la  vie,  l'espérance  et  le  sommeil; 
il  aurait  pu  ajouter  le  rire,  si  nous  pouvions  disposer  aussi  facilement 
des  moyens  propres  à  l'exciter  chez  les  hommes  sensés  et  si  le  vé- 
ritable talent  comique  n'était  pas  aussi  rare.  » 

Quant  au  comique  proprement  dit,  au  rôle  qu'il  joue  dans  la  théo- 
rie des  arts,  c'est  la  partie  la  plus  faible  chez  Kant.  On  sait  combien, 
malgré  quelques  vues  qui  ne  manquent  ni  de  profondeur  ni  de  jus- 
tesse, toute  cette  partie  de  l'esthétique  kantienne  est  superficielle  et 
laisse  à  désirer. 

Nous  n'avons  rien  à  demander  aux  disciples  de  Kant  et  aux  esthé- 
ticiens de  son  école  sur  le  sujet  qui  nous  occupe;  Schiller  le  grand 
poète  et  aussi  le  véritable  esthéticien,  qui  relève  de  Kant  et  en  même 
temps  le  dépasse,  n'a  envisagé  la  question  (Poésie  naïve  et  senti- 
mentale) que  dans  son  application  aux  formes  de  la  poésie.  Dans  le 


BÉNARD.   —  LA   THÉORIE  DU   COMIQUE  249 

parallèle  qu'il  établit  entre  la  tragédie  et  la  comédie,  il  donne  à 
cette  dernière  la  préférence  au  point  de  vue  de  la  valeur  esthétique 
et  des  difficultés  que  doit  vaincre  le  poète  comique.  Il  ne  songe  pas 
à  traiter  la  question  dans  sa  généralité.  Les  auteurs  de  traités  d'es- 
thétique, comme  Heydenrick,  Bouterweck,  etc.,  n'offrent  rien  qui 
mérite  d'être  signalé  et  puisse  nous  intéresser,  sauf  des  observations 
de  détail  où  l'on  trouve  le  reflet  des  théories  contemporaines. 


III 


La  théorie  du  comique,  qu'on  a  vue  reléguée  jusqu'ici  dans  l'un 
des  compartiments  les  plus  obscurs  et  les  plus  étroits  de  la  science 
du  beau,  cette  théorie  qui  a  si  peu  occupé  l'attention  des  penseurs 
et  des  esthéticiens  philosophes,  va  tout  à  coup  entrer  dans  une  phase 
nouvelle,  prendre  des  proportions  et  une  importance  que  sa  destinée 
antérieure  était  loin  de  faire  prévoir.  Comment  s'est  opérée  cette 
transformation?  Par  quel  coup  de  baguette  magique  a  pu  s'ac- 
complir cette  subite  métamorphose?  Ce  changement  est  dû  à  une 
double  cause  :  1°  à  l'influence  d'un  système  philosophique  qui  semble 
n'avoir  aucun  rapport  direct  avec  elle,  mais  dont  elle  est,  dans  la 
région  de  l'art,  le  corollaire  inévitable;  2°  à  la  révolution  qui  s'est 
opérée  dans  le  monde  artistique  et  littéraire  et  qui  n'est  autre  que 
l'avènement  du  romantisme. 

La  question  que  nous  étudions  se  trouve  en  effet  mêlée  aux  débats 
suscités  par  cette  école  et  par  ce  système.  Nous  en  dirons  quel- 
ques mots  avant  de  poursuivre  notre  marche  et  de  nous  livrer  à  un 
nouvel  examen. 

1°  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  établir  la  filiation  qui  existe 
entre  ce  qui  a  été  appelé  le  système  de  Yironie  dans  l'art  et  la  phi- 
losophie de  Fichte,  dont  le  caractère  est  le  subjectivisme  absolu. 
Hegel  l'a  démontrée  d'une  manière  supérieure  dans  son  Esthétique 
(IntroL).  La  négation  du  monde  réel,  le  triomphe  absolu  du  moi  qui 
se  joue  de  ses  propres  créations,  qui  règne  en  maître  sur  les  ruines 
de  l'univers  physique  et  moral,  amenait  naturellement  dans  l'art 
cette  forme  du  beau  qui  est  Yironie  divine  et  que  nous  allons  voir 
se  définir  sous  le  nom  d'humour  et  de  génie  humoristique.  2°  D'autre 
part,  on  sait  que  le  romantisme  a  non  seulement  réhabilité  le  laid 
sous  toutes  ses  formes,  le  hideux,  l'ignoble,  l'horrible,  etc.,  mais  qu'il 
donne  aussi  une  place  non  moins  grande   au  comique,  depuis  le 


250  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

simple  risible  et  le  ridicule  jusqu'aux  degrés  les  plus  intenses  du 
bizarre,  du  grotesque,  du  fantastique,  de  l'absurde,  etc.  Lui  aussi  pré- 
conise cette  forme  supérieure  de  l'humour  et  Yironie  humoristique. 

Les  représentants  principaux  de  ces  deux  directions  qui  conver- 
gent et  se  réunissent  dans  Y  esthétique  allemande  sont  :  Jean-Paul 
Richter,  les  deux  Schlegel,  Novalis,  L.  Tieck  parmi  les  littérateurs, 
Fr.  Solger  parmi  les  philosophes. 

Avant  d'esquisser  la  théorie  nouvelle  du  comique  qui  est  sortie  de  ce 
double  mouvement,  qu'on  nous  permette  une  réflexion  qui  n'est  pas 
hors  de  propos  dans  les  circonstances  présentes. 

On  a  beaucoup  médit,  dans  ces  derniers  temps  ,  de  la  métaphy- 
sique. On  affecte  surtout  de  parler  avec  dédain  des  systèmes  qui  ont 
suivi  la  réforme  kantienne.  Ces  gigantesques  constructions  à  priori 
où  trouvent  leur  place  tous  les  vastes  problèmes  que  se  pose  la 
raison,  mais  qui  n'ont  su  en  résoudre  aucun  n'ont  eu,  dit-on,  qu'une 
existence  éphémère.  Soit.  Nous  n'avons  pas  à  les  réhabiliter  ;  seu- 
lement nous  faisons  remarquer,  au  sujet  de  la  question  restreinte  qui 
nous  occupe,  qu'elle  leur  est  redevable  non  de  son  existence,  sans 
doute,  puisqu'elle  avait  déjà  été  dès  longtemps  traitée,  mais  de  l'essor 
qu'elle  a  pris  grâce  à  leur  influence,  de  l'importance  qui  désormais 
lui  sera  reconnue,  et  de  la  place  à  la  fois  étendue  et  élevée  qui  lui  sera 
accordée  par  les  esthéticiens  de  toutes  les  écoles. 

C'est,  pour  le  dire  en  passant,  que  la  métaphysique,  fût-elle  une 
science  vaine,  a  cet  avantage,  selon  l'expression  de  Bacon  et  de  Des- 
cartes, de  remuer  le  sol  de  la  science  et  de  le  féconder,  de  creuser  au 
pied  de  l'arbre,  de  lui  faire  pousser  des  branches  nouvelles  et 
porter  des  fruits  que  les  recherches  empiriques  sont  incapables  de 
donner. 

Cela  dit,  reprenons  le  fil  de  notre  exposition. 

Jean-Paul,  l'écrivain  humoriste,  est  aussi  le  vrai  théoricien  de  l'hu- 
mour. Son  Esthétique  (Vorschule  der  JEsthetik)  ne  traite,  à  vrai  dire, 
que  cette  question.  C'est  le  centre  auquel  tout  se  rapporte  ou  se  subor- 
donne. Les  défauts  du  livre,  son  absence  de  méthode,  son  mode  d'expo- 
sition et  son  style  humoristique,  les  saillies  bizarres  dont  il  est  semé, 
ne  doivent  pas  en  faire  méconnaître  le  mérite  sérieux  et  la  haute  va- 
leur esthétique.  Il  fait  date  dans  cette  histoire,  et  il  est  resté  clas- 
sique, du  moins  en  ce  qui  concerne  le  sujet  particulier  dont  il 
s'agit.  Celui-ci  est  traité  avec  une  ampleur  d'analyse  et  une  richesse 
de  détails  que  rien  avant  ni  depuis  n'a  égalées.  Toutes  les  théories 
postérieures  y  ont  puisé  et  en  ont  reproduit  la  pensée  principale.  Il 
est  rempli  de  pensées  profondes,  d'observations  fines  et  judicieuses 
qui,  malgré  beaucoup  d'excentricités,  en  font  un  véritable  trésor. 


BENARD.   —  LA    THEORIE   DU  COMIQUE  251 

Nous  ne  pouvons  nous  dispenser  d'exposer  avec  quelque  étendue 
ce  qui  principalement  nous  intéresse.  La  théorie  qui  en  fait  le  fond 
roule  sur  deux  points  essentiels  :  1°  le  visible  ou  le  comique  ; 
2°  Vhumour  ou  le  genre  humoristique. 

I.  Voyons  d'abord  comment  Jean-Paul  définit  le  visible  ou  le  ridi- 
cule  et  comment  il  explique  le  phénomènes  qu'il  provoque  chez 
l'homme  :  le  rive. 

L'opposé  du  vidicule,  c'est  le  sublime.  Le  sublime,  c'est  l'infiniment 
grand  ;  le  vidicule  est  donc  l'infiniment  petit  ;  mais  en  quoi  consiste 
cette  petitesse  idéale  ?  Selon  Kant,  le  sublime,  c'est  l'infini  qui  dé- 
passe la  portée  des  sens  et  de  l'imagination.  Comment  l'infini  peut-il 
se  manifester  dans  un  objet  sensible  quand  celui-ci  est  trop  petit  pour 
que  les  sens  et  l'imagination  puissent  se  le  figurer  ?  Il  y  a  là  une  objec- 
tion que  l'auteur  vainement  cherche  à  résoudre.  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
principe  est  celui-ci  :  à  l'infiniment  grand  qui  éveille  l'admiration  doit 
s'opposer  l'infiniment  petit  qui  détermine  le  sentiment  contraire. 

Mais  il  faut  distinguer  plusieurs  genres  de  petitesse.  Ainsi,  dans  le 
monde  moral ,  rien  n'est  petit ,  la  moralité  produit  l'estime  et  son 
contraire  le  mépris,  ou  l'amour  et  la  haine.  Or  le  risible  n'est  ni 
assez  bon  ni  assez  mauvais  pour  être  objet  d'amour  ou  de  haine;  il 
ne  lui  reste  donc  de  sphère  d'action  que  celle  de  l'entendement.  Son 
domaine  est  celui  de  la  déraison  ou  de  Y  absurde.  Mais,  de  plus,  si  l'on 
veut  qu'il  excite  un  sentiment,  il  faut  qu'il  devienne  sensible,  qu'il 
soit  contemplé  dans  une  action  ou  une  situation.  Or  cela  n'est  pos- 
sible qu'autant  que  l'action,  comme  moyen  faux,  trahit  une  contra- 
diction, ou  que  la  situation,  comme  miroir,  exprime  et  fait  éclater  le 
mensonge  ou  l'absurdité. 

Ainsi  le  risible,  c'est  V absurde  rendu  sensible  ou,  comr  ->  on  dit,  qui 
saute  aux  yeux,  parce  qu'il  manifeste  une  contradiction. 

Telle  est  la  définition  de  Jean-Paul  ;  mais  ce  n'est  pas  toute  sa 
théorie.  Une  simple  erreur  et  la  déraison  ne  sont  pas  risibles  par 
elles-mêmes.  Une  erreur  en  soi  n'est  pas  plus  ridicule  que  l'igno- 
rance ;  mais  l'erreur  doit  se  manifester  par  une  tendance  ou  par  une 
action.  Un  homme  en  bonne  santé  qui  se  croit  malade  nous  parait 
comique  par  les  précautions  sérieuses  qu'il  prend  contre  sa  maladie 
imaginaire.  Il  faut  que  les  actes  et  la  situation  soient  rendus  sensi- 
bles pour  que  la  contradiction  aille  jusqu'à  l'effet  comique;  mais 
nous  n'avons  toujours  là  qu'une  erreur  finie  exprimée  sensiblement; 
et  cela  n'est  pas  encore  la  déraison  infinie  ou  ïabsuvdité  de  la 
sottise. 

En  outre,  comme  dans  un  cas  donné,  un  homme  ne  peut  agir  que 
selon  sa  manière  de  voir,  son  erreur  n'offre  rien  de  comique  tant 


252  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

qu'elle  n'est  que  la  sienne.  Que  Sancho  reste  toute  une  nuit  sus- 
pendu sur  un  fossé  croyant  être  sur  un  abîme  béant,  son  anxiété, 
dans  cette  supposition,  est  très  raisonnable  ;  il  serait  insensé  s'il 
s'exposait  à  se  rompre  le  cou.  Pourquoi  cependant  rions-nous?  Là 
est  le  nœud  de  la  question,  dit  Jean-Paul  :  c'est  que  notre  pensée  se 
mêle  à  la  sienne.  Nous  prêtons  à  sa  conduite  notre  propre  manière 
de  voir,  et  nous  engendrons  par  cette  contradiction  une  sottise 
infinie.  Notre  imagination,  qui  ici,  comme  dans  le  sublime,  établit  le 
lien  entre  l'idée  et  sa  manifestation  extérieure,  entre  la  réalité  et 
l'apparence  ,  n'est  capable  de  cette  substitution  que  parce  que 
l'erreur  est  rendue  visible  à  nos  yeux.  Le  fait  de  nous  tromper  nous- 
mêmes,  par  lequel  nous  substituons  à  la  conduite  d'autrui  notre 
propre  jugement  opposé  au  sien,  rend  précisément  la  chose  absurde, 
et  c'est  de  cette  absurdité  que  nous  rions  ;  de  sorte  que  le  comique 
comme  le  sublime  ne  réside  qu'en  nous,  et  non  dans  l'objet  lui- 
même. 

Nous  avons  présenté  la  théorie  du  visible  de  Jean-Paul  dégagée 
des  détails  qui  l'offusquent  et  la  rendent  difficile  à  saisir.  Il  suffit  de 
l'avoir  exposée  pour  en  faire  remarquer  l'originalité  et  la  supériorité 
sur  les  précédentes.  Un  autre  progrès  d'ailleurs  à  noter,  c'est  qu'elle 
est  discutée,  entourée  d'une  analyse  sérieuse,  qui  contraste  avec  le 
ton  laconique  et  dogmatique  des  autres  esthéticiens. 

Jean-Paul  essaye  ensuite  d'expliquer  le  plaisir  que  nous  fait 
éprouver  la  vue  du  risible.  Son  explication,  qui  paraîtra  subtile  et 
n'est  pas  à  l'abri  des  objections,  est  au  moins  ingénieuse,  très  supé- 
rieure à  celle  de  Kant,  sur  laquelle  elle  s'appuie.  Elle  est  précédée 
d'une  critique  et  de  réflexions  dont  la  justesse  et  la  sagacité  ne  peu- 
vent échapper  à  personne  et  qui  jettent  une  vive  lumière  sur  le  fait 
intellectuel  d'une  délicatesse  et  d'une  fugitivité  telles  qu'il  semble 
déjouer  tous  les  efforts  de  l'analyse. 

Il  est  un  fait  évident,  dit  Jean-Paul  :  c'est  que  le  rire  détend  les  res- 
sorts de  l'âme  et  aussi  ceux  du  corps.  Ce  singulier  phénomène  s'ac- 
complit dans  l'homme  seul,  à  tel  point  que  quelques  philosophes  ont 
fait  du  rire  le  caractère  distinctif  de  notre  espèce.  Quel  est-il?  D'où 
vient  le  plaisir  qui  l'accompagne? 

Selon  Jean-Paul,  aucune  des  définitions  antérieures  ne  peut  en 
rendre  compte.  Comment  la  sottise  inoffensive  d'Aristote,  la  réduc- 
tion de  l'attente  à  rien  de  Kant,  le  spectacle  de  la  misère  humaine 
peuvent-ils  exciter  notre  hilarité  ?  L'homme  ne  doit-il  pas  plutôt 
s'affliger  des  misères  de  ses  semblables.  Et  cependant  il  éprouve 
une  joie  subite  à  la  vue  du  ridicule.  Il  y  a  plus  :  ce  jeu  de  son  esprit 
suffit  pour  ébranler  toute  la  machine,   au  point  quelquefois  de 


BENARD.   —  LA  THÉORIE  DU  COMIQUE  253 

causer  la  mort,  comme  pour  cet  auteur  (Philémon)  qui,  à  cent  ans, 
mourut  d'un  accès  de  rire  en  voyant  un  âne  manger  un  panier  de 
figues.  Le  comique  de  l'art  peut  produire  une  sorte  de  chatouille- 
ment tel  qu'il  se  convertit  en  douleur  ,  ce  que  Platon  a  déjà 
remarqué  (PJiilèbe).  Notez  que  ce  fait  est  tout  moral,  l'impulsion 
vient  de  l'esprit.  La  partie  extérieure  ou  physique  lui  emprunte  son 
caractère  ;  autrement  le  rire  perd  sa  signification,  et  alors  il  se 
retrouve  aussi  bien  dans  la  souffrance,  dans  la  colère  et  le  déses- 
poir ;  il  naît  même  dans  l'excitation  de  l'esprit  ,  comme  le  rire 
hystérique,  celui  du  chatouillement,  de  même  qu'il  y  a  les  larmes  de 
la  joie.  Ainsi,  expliquer  le  plaisir  que  fait  éprouver  le  comique  par 
quelque  cause  matérielle  est  aussi  absurde  que  d'expliquer  les 
douces  larmes  que  fait  verser  l'élégie  par  le  besoin  d'évacuation  du 
sac  lacrymal.  De  toutes  les  causes  morales  assignées  au  plaisir  du 
comique,  la  plus  déraisonnable  est  celle  de  Hobbes,  qui  le  fait  dériver 
de  l'orgueil.  D'abord  le  sentiment  de  l'orgueil  est  par  lui-même 
sérieux.  Dans  le  rire,  on  se  sent  plutôt  au-dessous  qu'au-dessus  des 
autres.  S'il  en  était  ainsi,  le  rire  naîtrait  toutes  les  fois  que  notre 
amour-propre  est  agréablement  chatouillé  par  cette  comparaison 
avec  les  autres;  il  se  produirait  à  la  vue  de  toute  erreur  dans  autrui, 
comme  nous  faisant  sentir  notre  supériorité.  Plus  cette  supériorité 
serait  grande,  plus  l'erreur  serait  risible.  Or, loin  delà,  nous  souffrons 
souvent  de  l'humiliation  d'autrui  .  D'ailleurs  le  plaisir  du  vrai 
comique, comme  tout  sentiment  vrai  de  joie, doit  naître  plutôt  de  la  vue 
d'un  bien  que  de  celle  du  mal  ou  d'un  défaut  dans  nos  semblables. 

Quelle  est  donc  la  véritable  cause  de  la  jouissance  que  nous 
éprouvons  dans  le  rire  et  qui  explique  le  côté  sensible  de  ce  singu- 
lier phénomène  ? 

Le  plaisir  du  risible,  qui,  on  l'a  vu,  réside  en  nous,  dit  Jean-Paul, 
naît  d'un  jeu  de  notre  esprit  provoqué  par  le  concours  simultané  et 
l'entrecroisement  de  trois  séries  de  pensées  réunies  dans  une  seule 
intuition  :  1°  une  suite  de  pensées  vraies  qui  se  produit  en  nous, 
2°  une  suite  de  pensées  également  vraies  qui  se  produit  dans  autrui, 
3°  une  suite  de  pensées  illusoires  intercalées  par  nous  et  attribuées 
à  autrui.  —  Si  nous  comprenons  bien,  cela  veut  dire  que,  quand 
un  objet  provoque  en  nous  le  rire,  l'objet  risible,  qui  est  toujours  un 
être  intelligent  ou  supposé  tel,  a  une  suite  de  pensées  vraies  ou  con- 
séquentes à  sa  situation,  bien  qu'il  se  trompe,  comme  dans  l'exemple 
de  Sancho.  En  second  lieu,  nous  nous  plaçons  à  son  point  de  vue,  et 
la  même  suite  de  pensées  se  produit  en  nous;  mais  en  même  temps 
l'absurdité  devient  si  frappante  qu'une  troisième  conception  s'y  mêle, 
qui  détruit  l'illusion. 


254  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

Cette    découverte    subite  détend    notre   esprit   et    provoque   le 

rire. 

Ce  spectacle,  qui  force  notre  esprit  d'errer  de  l'une  à  l'autre  de  ces 
trois  séries  de  pensées  contradictoires,  met  en  jeu  son  activité,  dont 
nous  avons  conscience.  La  contrainte  qu'il  éprouve  au  premier 
abord,  par  l'impossibilité  d'opérer  l'accord,  fait  place  à  un  caprice 
plein  de  gaieté  qui  nous  en  révèle  l'harmonie. 

Il  y  a  dans  le  rire,  ajoute  Jean-Paul,  un  certain  charme  d'indéci- 
sion, une  sorte  de  chatouillement  intellectuel  produit  par  ce  passage 
et  ce  balancement  entre  des  idées  contraires. 

Ajoutez  que  la  vue  du  minimum  de  raison  dans  autrui  et  le  senti- 
ment de  notre  sagacité  constituent  une  situation  piquante  et  qui  nous 
excite  agréablement.  Sous  ce  rapport,  le  comique  se  rapproche  du 
chatouillement  physique  qui,  comme  quelque  chose  de  mixte,  oscille 
entre  le  plaisir  et  la  douleur.  Il  faut  en  conclure  que  le  rire  reste 
éternellement  attaché  à  l'imperfection  de  notre  nature  spirituelle. 

Que  l'on  trouve  cette  explication  subtile,  on  n'en  reconnaîtra  pas 
moins  la  supériorité^  sur  toutes  les  explications  précédentes. 

Telle  est  la  théorie  de  Jean-Paul  sur  le  visible  et  le  rire.  Nous  ne 
parlons  pas  des  distinctions  subtiles  qu'il  établit  ensuite  afin  d'ar- 
river à  distinguer  les  différents  genres  de  comique.  Il  y  aurait,  selon 
lui,  trois  éléments  dans  le  comique  :  1°  le  contraste  objectif,  2°  le 
contraste  subjectif,  3°  le  contraste  sensible,  qui  dans  l'histoire  de  l'art 
doivent,  par  leur  prépondérance,  engendrer  les  formes  successives 
du  comique,  classique,  romantique,  etc.,  etc.  Nous  avons  à  constater 
et  à  caractériser  la  forme  de  beaucoup  la  plus  importante,  celle  dont 
Jean-Paul  est  le  vrai  théoricien  et  qui  prime  toutes  les  autres,  la 
forme  humoristique. 

II.  Qu'est-ce  que  Y  humour  et  quels  sont  ses  caractères? 

L'humour,  répond  Jean-Paul,  est  le  comique  romantique.  Cette 
définition,  qui  en  réalité  n'en  est  pas  une,  a  besoin  d'être  expliquée. 
Elle  l'est  par  les  caractères  que  lui  assigne  Jean-Paul  et  qui,  selon 
lui,  sont  au  nombre  de  quatre  :  1°  la  totalité  humoristique,  2°  la  né- 
gativité infinie  ou  la  puissance  d'anéantissement  (vemichtende) ,  3°  la 
subjectivité  absolue,  4°  la  figurabilité  (Sinnlickeit) . 

Nous  sommes  obligés  d'insister  sur  chacun  de  ces  caractères,  qui 
en  réalité  contiennent  toute  cette  théorie. 

I"  Totalité  humoristique.  —  L'humour,  qui  est  le  sublime  renversé, 
n'anéantit  pas  le  fini  en  lui-même,  mais  le  fini  dans  son  contraste 
avec  l'idée  (l'infini).  Pour  l'humoriste,  il  n'existe  pas  de  sottise  parti- 
culière, mais  une  sottise  universelle,  un  monde  fou.  La  plaisanterie 
ordinaire  relève  telle  ou  telle  sottise;  l'humour  rabaisse  la  gran- 


BÉNARD.  —  LA   THÉORIE  DU  COMIQUE  255 

deur  elle-même.  La  parodie  place  la  petitesse  à  côté  de  la  gran- 
deur; lui  il  élève  le  petit  pour  rabaisser  le  grand. 

L'humour  détruit  l'un  par  l'autre,  parce  que  devant  l'infini  tout 
est  égal  ou  n'est  que  néant.  L'humour  se  distingue  de  la  plaisan- 
terie ordinaire  en  ce  qu'il  est  doux  et  tolérant  à  l'égard  de  toutes 
les  sottises  particulières.  L'humoriste  ne  renie  pas  sa  parenté  avec 
l'humanité.  Le  plaisant  ordinaire,  qui  s'attache  à  quelques  traits 
isolés  de  la  sottise,  se  renferme  dans  sa  suffisance  et  la  conscience 
de  sa  supériorité;  mais  lui,  qui  rit  de  tout,  rit  aussi  de  lui-même. 
L'ironie  est  froide;  l'humour  réchauffe  l'âme  par  le  sentiment  de  la 
sympathie  qui  est  au  fond  de  ses  plus  mordantes  plaisanteries. 

L'humoriste,  plein  de  sensibilité,  n'a  aucun  point  de  contact  avec 
le  froid  persifleur,  qui  manque  absolument  de  cœur  et  de  senti- 
ment. 

2°  Le  second  caractère  est  Vidée  anéantissante  (vernichtende  Idée). 
L'humour  anéantit  tout  ce  qui  est  fini,  pour  ne  laisser  subsister  que 
l'infini,  en  présence  duquel  le  fini  n'est  rien,  est  un  pur  néant.  C'est 
l'essence  même  de  l'humour.  Quand  on  compare  le  monde  réel  au 
monde  idéal  ou  infini  que  conçoit  la  raison,  la  petitesse  et  la  vanité 
du  premier  à  la  grandeur  du  second,  alors  naît  ce  rire  particulier 
où  se  mêle  à  la  fois  la  tristesse  à  la  joie.  Aussi,  de  même  que  la  poésie 
grecque  est  sereine  comparée  à  la  poésie  moderne,  qui  est  sérieuse, 
de  même  l'humour  est  en  partie  sérieux  comparé  à  la  plaisan- 
terie antique.  Il  marche  chaussé  de  l'humble  socque,  mais  souvent 
avec  le  masque  tragique  à  la  main.  Tous  les  grands  humoristes  sont 
sérieux,  et  nous  devons  les  meilleurs  à  un  peuple  mélancolique,  les 
Anglais.  Les  anciens  avaient  un  sentiment  trop  joyeux  de  l'existence 
pour  connaître  ce  sérieux  humoristique.  Ce  sérieux  est  dans  l'hu- 
mour ;  il  est  au  fond  de  toutes  les  productions  de  l'art  où  se  mêlent  le 
tragique  et  le  comique,  deux  termes  opposés  de  la  pensée  qui  s'ap- 
pellent ici  l'un  l'autre,  comme  le  risible  et  le  pathétique,  le  sublime 
et  le  ridicule. 

La  puissance  destructive  de  l'humour  se  révèle  partout.  Voilà 
pourquoi  il  se  plaît  dans  les  contradictions  et  les  impossibilités  de 
tout  genre.  Pour  lui,  les  affections  humaines,  les  passions,  l'amour 
ont  toujours  un  dénouement  misérable  qui  fait  éclater  leur  vanité. 
Le  scepticisme  fait  de  même,  lui  qui  naît  du  spectacle  des  opinions 
humaines ,  de  leur  effrayante  diversité  et  mobilité. 

3°  En  opposition  avec  Yobjectivité  classique,  l'humour  est  essen- 
tiellement subjectif.  Cet  infini  auquel  il  aspire,  devant  lequel 
s'anéantit  le  fini,  où  est-il?  En  nous  :  en  moi  seul  il  habite  et  je  le 
trouve.  Le  monde  extérieur  ne  le  contient  pas.  Aussi  c'est  en  moi 


256  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

surtout  que  le  désaccord  éclate.  Mon  être,  ma  personne  se  dédouble. 
Il  y  a  en  moi  deux  moi,  l'un  fini,  l'autre  infini,  et  l'un  rit  de  l'autre. 
Le  moi  donc  joué  le  premier  rôle  chez  tout  humoriste;  il  se  prend 
lui-même  pour  objet;  il  rit  de  sa  propre  folie.  Mais  ce  rire  n'est  pas 
celui  de  l'égoïsme  ou  de  la  vanité  ;  aussi  le  spectateur  ne  peut  le 
haïr.  Un  moi  qui  s'exécute  ainsi  lui-même  n'a  plus  rien  d'odieux  ;  ce 
dont  il  rit  en  se  prenant  pour  objet,  c'est  l'universelle  folie;  mais  il 
faut  savoir  goûter  ce  qu'il  y  a  d'élevé  dans  cette  plaisanterie  vrai- 
ment humoristique,  car  elle  est  bien  différente  de  ce  comique  vul- 
gaire qui  ne  s'élève  pas  au-dessus  des  intérêts  matériels  de  la  vie  et 
qui  n'en  confesse  les  maux  et  les  misères  que  pour  s'en  vanter  ou 
s'en  amuser. 

4"  L'humour,  dans  le  poète  et  dans  l'artiste,  exige  une  grande  ri- 
chesse d'imagination  sensible  {Sinnliclikeit).  Si  déjà  le  comique  en 
général  demande  une  vive  peinture  des  caractères  et  des  situations, 
à  plus  forte  raison  l'humour  a  besoin  des  couleurs  les  plus  fortes, 
des  traits  les  plus  variés  et  les  plus  frappants.  Une  exubérance  d'ima- 
ges, les  rapprochements  et  les  contrastes  où.  s'exerce  l'esprit  de 
saillie,  toutes  les  fantaisies  de  l'imagination  sont  ici  à  leur  place  et 
concourent  à  l'effet  voulu.  C'est  un  moyen  de  faire  passer  devant  ce 
miroir  concave  toute  la  fantasmagorie  des  formes  du  monde  sensi- 
ble. Leur  multiplicité  d'ailleurs  ne  fait  que  mieux  ressortir  le 
contraste  avec  l'idée  de  l'infini.  Il  en  est  comme  au  dernier  jour,  où 
le  monde  doit  rentrer  dans  le  chaos  en  attendant  le  jugement  de 
Dieu.  L'esprit  positif  (Verstand)  ne  peut  habiter  que  dans  un  monde 
régulièrement  construit.  La  raison  supérieure  {Vernunft)^  au  con- 
traire, comme  Dieu,  ne  saurait  s'enfermer  dans  des  limites. 

Nous  ne  poursuivrons  pas  plus  loin  l'exposé  de  cette  théorie,  que 
son  auteur  applique  ensuite  aux  divers  genres  de  poésie,  lyrique,  dra- 
matique, épique.  L'esprit  de  saillie  (Witz)  la  complète.  Il  contient 
une  foule  de  fines  et  délicates  analyses  et  souvent  des  pensées 
profondes  dont  l'esthétique,  comme  science  empirique,  ou  la 
psychologie  du  beau  a  fait  son  profit.  Nous  avons  dû  nous  borner 
à  présenter  sous  les  yeux  du  lecteur,  dans  ses  traits  essentiels, 
la  partie  qui  nous  intéresse  et  qui  occupe  une  place  si  impor- 
tante dans  l'histoire  de  notre  problème.  Nous  savons  toutes  les  cri- 
tiques qu'on  peut  lui  adresser.  L'esthétique  n'en  fait  pas  moins  une 
conquête  importante  et  qui  ne  peut  lui  être  disputée. 


BÉNARD.   —  LA  THÉORIE   DU   COMIQUE  257 


IV 


Nous  passons  plus  légèrement  sur  les  autres  représentants  de 
cette  école  de  l'ironie.  Nous  dirons  cependant  quelques  mots  des 
deux  chefs  du  romantisme  allemand,  Fr.  et  W.  de  Schlegel. 

Le  principe  de  l'ironie,  qui,  chez  Fr.  de  Schlegel,  prend  le  nom  de 
génialité  divine,  peut  s'énoncer  ainsi  :  Le  talent  et  le  génie  sont  des 
dons  divins.  L'artiste  ou  le  poète  qui  a  du  génie  est  un  être  placé  au- 
dessus  des  conditions  de  la  nature  humaine.  Il  est  un  être  à  part, 
séparé,  isolé  du  reste  des  humains,  à  qui  tout  est  permis,  dont  la  ma- 
nière de  penser,  de  vivre  et  d'agir  n'a  rien  de  commun  avec  celle  des 
autres  hommes.  Ceux-ci,  à  côté  de  lui,  sont  des  esprits  bornés,  des 
êtres  vulgaires,  dont  le  bon  sens,  la  raison  étroite  est  incapable  de 
rien  comprendre  de  ce  qui  fait  l'essence  même  de  l'art  et  de  la 
poésie  :  esprits  prosaïques,  dont  la  platitude  éclate  dans  tous  leurs 
jugements;  tout  ce  qui  les  dépasse  leur  paraît  faux  et  paradoxal. 
Mais  précisément  le  paradoxe,  c'est  ce  qui  caractérise  les  œuvres  du 
génie.  Le  monde  de  l'art,  c'est  la  grande  paradoxie.  Aussi  le  poète 
ou  l'artiste  a  le  droit  de  heurter  partout  le  sens  commun,  de  lui 
rompre  en  visière.  Il  a  le  privilège  de  s'élever  au-dessus  de  toutes 
les  règles  conventionnelles  par  lesquelles  on  prétend  arrêter  le  libre 
essor  de  son  génie,  poser  des  limites  à  son  imagination.  Gomme 
Dieu,  le  poète  crée  librement.  Qui  aurait  le  droit  de  lui  imposer  des 
lois?  L'arbitraire  et  le  caprice,  la  libre  fantaisie,  voilà  sa  loi.  La  seule 
loi  de  l'art  est  la  liberté  absolue,  la  plus  libre  de  toutes  les  licences. 
Le  rejet  absolu  de  toute  règle  et  de  toute  loi,  c'est  ce  qui  caractérise 
le  romantisme  et  le  distingue  du  classique.  Celui-ci  a  pu  avoir  sa 
raison  d'être,  mais  son  règne  est  fini;  ce  règne  est  celui  du  despotisme 
appuyé  sur  une  législation  qui  n'est  que  la  légalité  (Gesetzlichkeit). 
Partout  on  établit  des  distinctions  factices,  arbitraires  entre  des 
formes  qui  se  mêlent  et  se  confondent,  le  tragique  et  le  comique,  etc., 
on  assujettit  l'art  à  des  règles  particulières,  admises  par  les  esprits 
bornés. 

Nous  avons  eu  en  France  le  reflet  de  cette  théorie  ;  nous  n'avons 
pas  besoin  de  nommer  les  auteurs  qui  l'ont  reproduite  et  appliquée 
dans  leurs  œuvres.  En  Allemagne,  où  tout  porte  la  livrée  de  la  méta- 
physique, elle  a  revêtu  l'appareil  des  formules  abstraites.  Celles-ci 
rendent  plus  facile  d'en  reconnaître  la  filiation  ou  la  parenté  avec  le 
système  philosophique  dont  elle  est  éclose.  Ici,  c'est  l'imagination 

TOME  X.  —  1880.  17 


258  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

créatrice,  planant  au-dessus  des  règles,  qui  se  joue  librement  dans 
une  sphère  supérieure  à  celle  de  la  réalité  vulgaire  et  prosaïque,  qui 
se  pose  orgueilleusement  en  opposition  avec  le  sens  commun  et  la 
raison,  qui  se  rit  de  ce  qui  paraît  sérieux  au  commun  des  hommes. 
Dans  sa  haute  indifférence,  elle  se  place  au-dessus  de  la.  moralité 
elle-même,  elle  méprise  ce  qui  est  regardé  comme  obligatoire  par  la 
conscience,  et  ne  se  croit  pas  astreinte  à  respecter  les  liens  les  plus 
sacrés,  comme  ceux  du  mariage  par  exemple.  Elle  proclame  la  pas- 
sion supérieure  au  devoir,  etc.  [Lueinâe).  —  Tout  cela  chez  nous  a 
été  proclamé,  prêché  en  prose  et  en  vers,  mis  en  pratique  dans  le 
drame  et  dans  le  roman.  Qu'est-ce  autre  chose  que  le  principe  de 
l'ironie  divine,  déjà  admis  avec  quelque  réserve  par  Jean-Paul,  ici 
formulé  d'une  manière  plus  exagérée  par  Fr.  de  Schlegel,  exposé, 
développé  et  mis  en  action  dans  un  roman  qui  a  eu  une  certaine 
vogue  (Lucinde)  ? 

On  retrouverait  la  même  doctrine  exposée  et  réalisée  dans  d'au- 
tres écrivains  romantiques  [L.  Tieck,  etc.)  de  cette  époque.  Quant  au 
comique  proprement  dit,  comme  opposé  au  tragique,  W.  de  Schlegel, 
le  célèbre  critique,  en  conçoit  l'idée  parfaitement  d'accord  avec  ce 
qui  précède;  mais,  moins  conséquent  et  peu  théoricien,  il  la  mitigé  et 
la  mêle  à  des  ingrédients  qu'on  a  vus  dans  les  théories  antérieures. 
«  Le  tragique  répond  au  sérieux,  le  comique  au  gai.  Le  sérieux  con- 
siste dans  la  direction  des  forces  de  l'âme  vers  un  but  qui  absorbe 
son  activité.  La  gaieté,  c'est  l'absence  de  but  et  le  déploiement  inat- 
tendu de  toutes  nos  facultés.  »  Le  poète  tragique  voit  son  objet  au- 
dessus  do  lui,  et  il  en  reçoit  la  loi;  le  poète  comique  au  contraire  se 
dégage  du  sien.  —  «  De  même  que  le  sérieux,  animé  par  l'inspiration 
poétique,  est  l'essence  de  la  tragédie,  l'essence  delà  comédie,  qui  est 
la  gaieté,  est  une  sorte  d'oubli  de  la  vie.  Ne  prenant  rien  au  sérieux, 
nous  nous  laissons  glisser  légèrement  sur  la  surface  de  toute  chose. 
Ne  voyant  plus  dans  les  imperfections  et  les  travers  de  nos  semblables 
que  des  objets  sans  importance,  qui  ne  méritent  ni  d'être  blâmés  ni 
de  nous  attrister,  nous  nous  réjouissons  des  contrastes  bizarres  qui 
exercent  notre  esprit  et  animent  notre  imagination.  »  Ainsi  le  comi- 
que n'existe  pas  en  soi  :  il  est  dans  notre  manière  de  voir.  Aussi,  l'au- 
teur comique  doit  se  tenir  à  distance  de  tout  ce  qui  pourrait  exciter 
notre  indignation.  «  Il  doit  représenter  les  travers  et  les  inconsé- 
quences des  hommes  comme  des  jeux  du  hasard  et  des  caprices  du 
sort,  qui  ne  peuvent  entraîner  aucune  suite  fâcheuse,  etc.  » 

Le  savant  et  spirituel  critique  n'ose,  on  le  voit,  adopter  tout  à  fait  la 
th  oriede  son  frère.  IL  la  tempère  par  des  emprunts  qu'il  fait  aux 
théories  antérieures  ;  mais  il  la  détruit  par  ses  réserves . 


BENARD.  —  LA  THEORIE  DU  COMIQUE  259 

Cette  phase  de  la  théorie  du  comique  que  nous  décrivons  n'est  pas 
encore  complète.  Ce  qui  lui  manque  en  effet,  c'est  le  caractère  vrai- 
ment philosophique,  absent  de  toutes  ces  théories.  Jean-Paul  est  un 
écrivain  et,  si  l'on  veut,  un  penseur  humoriste;  il  n'est  pas  propre- 
ment un  philosophe.  Il  emprunte  à  Kant,  à  Schelling,  à  Fichte,  sans 
trop  savoir  ce  qu'il  emprunte,  ou  sans  s'en  rendre  compte;  s'inspi 
rantde  sa  propre  originalité,  il  ajoute  à  ce  qu'il  prend  à  autrui  ses  pro- 
pres vues,  souvent  profondes,  mais  éparses,  quelquefois  sans  lien  avec 
ses  principes.  Fr.  de  Schlegel  est  bien  un  philosophe,  mais  il  ne  l'est 
pas  assez;  lui-même  souvent  se  contredit;  plus  tard  même,  il  se 
renie  et  condamne  ce  qu'il  a  exposé  et  enseigné.  Il  était  donc  né- 
cessaire que  la  théorie  de  l'ironie  et  de  l'humour  trouvât  son  véri- 
table interprète  dans  un  penseur  à  la  fois  philosophe  et  esthéticien 
qui  lui  donnât  sa  forme  systématique,  légitimement  et  rigoureusement 
déduite.  Elle  le  doit  à  Fr.  Solger,  métaphysicien  distingué,  à  la  fois 
penseur  remarquable  et  écrivain  érudit,  que  l'esthétique  allemande 
compte  parmi  ses  représentants  principaux.  Ses  œuvres  sont  souvent 
mises  en  parallèle  avec  V Esthétique  de  Hegel,  qui  professe  pour  lui 
la  plus  haute  estime  et  le  distingue  des  autres  écrivains  de  l'école  de 
l'ironie.  (Esthét.,  introd.)  L'ensemble  de  sa  doctrine  sur  le  beau  et 
l'art,  dans  son  ouvrage  principal  (Erwin),  se  termine  par  un  remar- 
quable exposé  de  sa  théorie  de  Y  humour  ou  de  l'ironie,  qui  est  le 
dernier  mot  de  cette  école.  Nous  nous  bornons  à  en  indiquer  les 
points  les  plus  saillants. 

L'ironie  y  est  proclamée  la  forme  la  plus  élevée,  le  centre  même 
de  l'art  (p.  233).  Or  le  point  culminant  de  l'humour  lui-même, 
l'humour  parfait,  l'imagination  clans  l'imagination  (Phantasie  der 
Phantasie),  l'art  divin  (goltliche  Kunst),  le  fruit  dernier  de  la  maturité 
de  l'art,  le  miracle  de  la  raison  esthétique,  quel  est-il?  C'est  l'ironie, 
l'ironie  divine.  Ce  principe  caché,  que  fournit  la  philosophie  de 
Fichte,  c'est  le  moi,  l'activité  infinie  du  moi.  Quel  est  son  résultat? 
l'anéantissement,  la  nullité  de  l'idée  (die  Nichtigkeit  der  Idée). 
(Ibid.) 

C'est  bien  la  théorie  de  Jean-Paul  et  de  Schlegel.  Là  est  aussi  le 
vrai  centre  de  l'art  (der  wahre  Mitte  der  Kunst).  —  Nous  supprimons 
la  démonstration  logique,  pour  arriver  à  la  définition  de  l'ironie  elle- 
même,  telle  qu'on  doit  la  concevoir  dans  l'artiste  : 

«  Donc  l'esprit  de  l'artiste  doit  concentrer  toutes  les  directions  dans 
ce  regard  qui  domine  et  embrasse  tout,  et  ce  regard  qui  plane  sur 
tout,  qui  anéantit  tout  nous  l'appelons  l'ironie.  »  (p.  271.) 

Remarquons-le  toutefois,  car  c'est  là  ce  qui  fait  l'originalité  de 
la  pensée  du  nouvel  esthéticien,  ce  qui  le  distingue  de  Schlegel  et 


260  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

des  autres  partisans  de  l'ironie,  c'est  que  cette  destruction  totale  de 
tout  ce  qui  est  réel  laisse  subsister  Vidée,  qui  reparaît  d'autant 
mieux  au  fond  de  l'œuvre  d'art  et  dans  les  profondeurs  de  la  pensée 
artistique;  elle  se  résout  finalement  dans  l'harmonie,  à  la  suite  de 
cet  anéantissement  de  toutes  les  formes  du  réel.  (Ibid.) 

Solger  résume  ailleurs  plus  clairement  encore  sa  conception  de 
l'art,  qui  est  le  couronnement  de  son  esthétique  : 

«  L'artiste  doit  anéantir  le  monde  réel,  non  seulement  en  tant 
qu'il  est  l'apparence  (Schein),  mais  en  tant  qu'il  est  l'expression 
même  de  l'idée.  Cette  disposition  (Stimmung)  de  l'artiste  en  vertu 
de  laquelle  il  pose  le  monde  réel  comme  rien,  nous  la  nommons 
l'ironie  artistique.  Aucune  œuvre  d'art  ne  peut  naître  sans  cette 
ironie  qui  avec  l'inspiration  constitue  le  centre  de  l'activité  artis- 
tique... Il  ne  faut  pas  la  confondre  avec  la  moquerie  vulgaire  (gemeine 
Spôtterei),  qui  ne  laisse  rien  subsister  de  noble  dans  l'homme.  L'ironie 
reconnaît  le  néant  non  des  caractères  individuels,  mais  de  toute 
l'existence  humaine  (des  ganzen  menschlich  Wesen)  précisément 
dans  ce  qu'elle  a  de  plus  élevé  et  de  plus  noble;  elle  n'admet  rien 
en  face  de  l'idée  divine.  »  (Vorlesungen,  125  ) 

ce  Ainsi  le  comique  a  la  même  source  que  le  tragique  :  la  nullité 
et  la  contradiction  de  toute  chose  en  opposition  avec  l'idée.  »  (Ibid., 
p.  313.) 


Nous  touchons  ici  à  une  nouvelle  phase  de  la  philosophie  alle- 
mande, celle  a  laquelle  Schelling  et  Hegel  ont  attaché  leur  nom  et 
au  sein  de  laquelle  la  théorie  du  comique  subit  une  nouvelle  trans- 
formation. 

Les  bornes  de  cet  article  ne  nous  permettant  pas  d'aller  plus  loin, 
nous  jetterons  un  regard  en  arrière  pour  mesurer  l'espace  que  nous 
avons  jusqu'ici  parcouru.  Quoique  arrivés  à  peine  à  la  moitié  de 
notre  course,  l'exposé  historique  qui  précède  suffira,  nous  le  croyons, 
pour  justifier  la  proposition  que  nous  avons  émise  au  début  de  ce 
travail  et  donner  la  démonstration,  déjà,  selon  nous,  difficile  à  con- 
tredire, de  cette  thèse  :  le  progrès  de  la  science  du  beau  sur  le 
problème  particulier  du  comique,  et  la  théorie  qui  en  est  l'objet. 

On  a  vu  comment  ce  problème  à  peine  entrevu  par  les  anciens 
philosophes,  Platon  et  Aristote,  contenu  tout  entier  dans  une  phrase 


BENARD.   —  LA  THÉORIE  DU  COMIQUE  261 

de  la  Poétique  d'Aristote,  sur  laquelle  la  critique  littéraire  a  vécu 
pendant  des  siècles  et  qu'elle  ne  cesse  encore  aujourd'hui  de  re- 
produire, comment,  dis-je,  ce  problème,  abandonné  si  longtemps  aux 
rhéteurs  et  aux  historiens  de  la  littérature,  négligé  des  philosophes 
des  xvie,  xvne  et  xvuie  siècles,  avait  fini  par  entrer,  à  la  fin  du  siècle 
dernier,  dans  le  cadre  de  la  science  du  beau,  nouvellement  éman- 
cipée, sinon  constituée.  Mais,  s'il  y  prend  place,  c'est  sans  attirer 
beaucoup  l'attention  des  représentants  de  cette  science  et  être  de 
leur  part  l'objet  de  recherches  sérieuses.  On  ne  soupçonne  ni  son 
importance ,  ni  sa  complexité ,  ni  ses  rapports  avec  les  autrespro- 
blèmes,  ni  les  difficultés  qui  l'environnent,  ni  la  vaste  étendue  de 
ses  applications. 

Aucun  de  ceux  qui  le  traitent  comme  en  passant  ne  songe  à  l'appro- 
fondir et,  pour  la  résoudre,  à  se  servir  d'une  méthode  sévère  et  rigou- 
reuse. Plus  tard,  une  grande  révolution  s'accomplit  dans  le  monde  de 
la  pensée  :  la  critique  philosophique  est  née.  Les  plus  hauts  problèmes 
de  la  raison  sont  agités  et  résolus  dans  le  sens  de  cette  nouvelle  mé- 
thode; mais  le  problème  particulier  dont  il  s'agit,  d'une  nature  d'ail- 
leurs très  restreinte ,  avait  trop  peu  figuré  dans  les  controverses 
antérieures,  la  plupart  roulant  sur  des  objets  métaphysiques,  pour 
attirer  beaucoup  l'attention  du  grand  penseur  qui  fut  l'auteur  de 
cette  réforme.  C'est  comme  par  hasard  dans  un  coin  perdu  de  l'une 
de  ses  Critiques  qu'il  le  rencontre  sur  son  chemin  et  le  traite 
d'une  manière  épisodique.  Il  ne  dépose  pas  moins  sur  lui  la  forte 
empreinte  de  son  génie.  La  question  du  rire  et  du  comique  reçoit  de 
lui  une  impulsion  féconde.  Elle  sort  de  la  banalité  superficielle  qui 
jusqu'ici  l'avait  enveloppée.  Ses  diverses  faces  apparaissent  déjà 
comme  distinctes,  mais  devant  être  étudiées  dans  leur  rapport  et  leur 
réciprocité.  Sans  entreprendre  à  fond  cette  étude,  il  se  contente  de 
marquer  la  voie  et  laisse  cet  examen  à  ses  successeurs.  Ses  disciples 
immédiats,  il  est  vrai,  ne  comprennent  guère  cette  nécessité  d'aller 
plus  avant  que  lui  ;  sa  méthode  sur  ce  point  reste  stérile  entre  leurs 
mains.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  esprits  supérieurs  qui  viennent 
après  lui  et  qui  à  leur  tour  élèvent  de  nouveaux  systèmes.  Leur 
pensée  puissante  continue  à  remuer  dans  leur  étendue  et  leur  pro- 
fondeur métaphysique  toutes  les  hautes  questions  que  lui-même  avait 
résolues  et  dont  la  solution  définitive  est  le  subjectivisme.  Or  il  se 
trouve  que  l'idéalisme  subjectif  de  Fichte,  issu  du  kantisme  et  qui  en 
est  la  rigoureuse  conséquence,  recèle  dans  son  sein  un  corollaire 
très  légitime  qui,  dans  la  région  toute  pacifique  de  l'art,  n'est  autre 
que  le  comique,  ou  du  moins  cette  forme  du  comique  qui  s'appelle 
l'humour  ou  l'ironie  divine.  C'est  cette  ironie  supérieure  qui,  se 


262  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

jouant  de  toutes  les  formes  et  de  toutes  les  réalités  du  monde  fini, 
proclame  le  néant  de  toutes  choses  en  face  de  la  substance  univer- 
selle ou  du  moi  absolu  et  puise  dans  ce  sentiment  de  son  infinité  une 
joie  mêlée  de  tristesse,  caractère  essentiel,  trait  caractéristique  de 
l'humour.  Le  comique  mêlé  au  tragique  donne  la  clef  de  cet  art  supé- 
rieur appelé  romantique  et  qui  est  celui  des  grands  poètes  modernes. 
Ce  mouvement  de  la  spéculation  philosophique  qui  coïncide  avec 
l'apparition  du  romantisme  fait  naître  chez  un  penseur  humoriste 
une  de  ces  œuvres  originales  qui  marquent  une  direction  nouvelle. 
La  théorie  du  comique  et   de   l'humour  y  est  exposée  et  déve- 
loppée   avecî  une  finesse   d'analyse,  une  profondeur   d'aperçus   et 
une  verve  d'expression  qui  laisse  bien  loin  derrière  elle  les  produc- 
tions analogues  des  esthéticiens  de  l'école  de  Wolf  ou  du  kantisme. 
Les  chefs  du  romantisme  s'emparent  de  cette  théorie  et  l'exagè- 
rent sans  la  dépasser.  Elle  trouve  enfin  la  vraie  formule  et  la  déduc- 
tion logique  dans  les   écrits   d'un  véritable  esthéticien,  à  la  fois 
littérateur  et  philosophe,  qui  lui  donne  la  dernière  main  et  la  place 
au  sommet  de  l'art. 

Arrivé  à  cette  hauteur,  il  semble  que  le  problème  n'ait  plus  qu'à 
en  descendre  pour  reprendre  une  position  plus  modeste  et  des  pro- 
portions plus  restreintes.  Il  en  sera  sans  doute  ainsi  plus  tard,  dans 
d'autres  écoles,  quand  celles-ci,  dégoûtées  de  cette  méthode  et  ne  se 
laissant  pas  éblouir  par  ses  brillants  résultats,  reviendront  à  l'expé- 
rience, quand,  au  lieu  de  se  transporter  sur  ces  cimes  vertigineuses, 
elles  voudront  reprendre  l'édifice  par  sa  base  et  assurer  ses  pre- 
mières assises.  Celles-ci  s'attacheront  à  mieux  décrire  les  faits,  à 
étudier  dans  sa  partie  empirique  le  fait  principal  sur  lequel  doit  s'ap- 
puyer toute  la  théorie  du  rire  et  du  comique,  à  mieux  reconnaître 
et  distinguer  tous  les  éléments  du  problème,  à  le  mettre  en  rapport 
avec  les  autres  parties  de  la  science  à  laquelle  il  appartient,  à  le  suivre 
dans  ses  applications,  etc. 

Mais  nous  sommes  loin  encore  de  ce  moment  et  d'une  telle  réac- 
tion. L'évolution  métaphysique  du  problème  n'est  pas  achevée.  La 
spéculation,  tant  décriée  depuis,  peut  lui  rendre  encore  plus  d'un 
service,  malgré  ce  qu'elle  a  d'aventureux  dans  ses  ambitieuses  cons- 
tructions. 

On  se  demandera  sans  doute  quel  progrès  cette  école  de  l'ironie  a 
fait  faire  à  la  question  qui  nous  occupe.  N'est-ce  pas  plus  tôt  un 
pas  rétrograde  que  cette  conception  grandiose,  mais  chimérique,  qui 
semble  plutôt  encombrer  la  science  et  nuire  à  son  développement 
que  le  favoriser?  —  Il  y  aurait  là-dessus  beaucoup  à  dire.  Une  simple 
observation  nous  suffira  pour  répondre.  Cette  école  a  eu  tort  de 


BÉNARD.  —  LA  THÉORIE  DU  COMIQUE  263 

placer  le  comique  et  l'ironie  au  sommet  de  la  pyramide  de  l'art. 
Soit;  mais,  au  moins,  ce  qu'on  ne  niera  pas,  c'est  que  le  problème 
est  posé,  son  importance  est  reconnue,  l'attention  est  fixée  sur  lui. 
Ce  problème  a  conquis  sa  place  au  soleil  ou  dans  la  science.  Quel 
que  soit  le  sort  qui  lui  est  désormais  réservé,  il  ne  la  perdra  pas, 
et  elle  ne  lui  sera  pas  disputée. 

Quant  à  la  solution  elle-même,  contestée  ou  non,  n'oublions  pas 
qu'elle  est  entourée  d'une  foule  d'analyses  profondes,  fines  et  déli- 
cates, de  faits  plus  ou  moins  bien  décrits  ou  expliqués  qui  enrichis- 
sent la  science  dans  sa  partie  expérimentale  et  positive.  Un  fait  prin- 
cipal qui  prime  tous  les  autres,  c'est  cette  forme  du  comique  qui  joue 
un  si  grand  rôle  dans  l'art  moderne,  Yhumour.  Il  est  décrit  dans  ses 
traits  essentiels,  avec  justesse  et  profondeur,  malgré  les  exagérations, 
par  tous  les  écrivains  de  cette  école.  Reconnue  et  distinguée  des  autres 
formes,  elle  prend  sa  place  dans  la  critique  des  arts  et  dans  leur  his- 
toire. Il  n'est  plus  permis  de  l'omettre  ou  de  la  confondre  avec  les 
autres  formes  du  risible  et  du  comique,  de  ne  voir  en  elle  qu'une 
simple  nuance,  de  la  traiter  comme  quelque  chose  d'accessoire  et 
d'insignifiant.  Elle  sert  à  juger  comme  à  expliquer  les  plus  grandes 
œuvres  de  l'art  et  de  la  littérature  modernes ,  celles  de  Dante,  de 
Shakespeare,  de  Goethe,  etc. 

Gœthe  nous  paraît  avoir  porté  un  jugement  d'une  grande  justesse 
sur  l'humour  et  l'école  humoristique.  «  L'humour,  dit-il,  est  un  des 
éléments  du  génie;  mais,  dès  qu'il  prédomine,  il  n'en  est  plus  que  le 
faux  semblant;  il  accompagne  l'art  à  son  déclin,  le  détruit  et  finit  par 
l'anéantir.  »  (Maximes  et  Réflexions.) 

Hegel  juge  encore  plus  sévèrement  l'école  de  l'ironie  (Esthét., 
introd.,  lr«  part.).  Mais  l'un  et  l'autre  reconnaissent  son  rôle  légi- 
time dans  l'art.  C'est  comme  dans  tout  système  exclusif,  la  partie 
voulant  s'égaler  au  tout,  absorber  le  tout  lui-même,  usurper  la 
première  place  et  trôner  en  souveraine. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  théorie  et  de  toutes  celles  qui  la  précè- 
dent, on  ne  peut  méconnaître  le  progrès  déjà  obtenu  de  la  science 
esthétique  sur  le  problème  limité  que  nous  avons  choisi,  ni  mettre 
sérieusement  en  doute  la  réalité,  j'ose  ajouter  la  rapidité  de  son  dé- 
veloppement. 

Cil.  BÉNARD. 


LÀ  CROYANCE   ET   LE  DESIR 

POSSIBILITÉ  DE  LEUR  MESURE 

(fin)  ». 


III 

Critique  de  Bentham. 

Nous  avons  cru  montrer,  dans  ce  qui  précède,  que  la  croyance 
et  le  désir,  soit  individuellement,  soit  collectivement,  sont  suscep- 
tibles d'évaluations  plus  ou  moins  rigoureuses.  Mais  les  théories  se 
jugent  par  leurs  conséquences.  Essayons  d'appliquer  la  nôtre  à  la 
critique  de  Bentham,  c'est-à-dire  aux  problèmes  moraux  et  sociaux 
les  plus  ardus.  Qu'on  veuille  bien  se  rappeler  l'analyse  par  laquelle 
nous  avons  ramené  le  plaisir  et  la  douleur  au  désir  et  à  l'aversion. 
Elle  méritait,  je  crois,  de  nous  arrêter.  D'abord,  si  l'on  ne  décompose 
pas  le  plaisir  et  la  douleur,  l'on  peut  et  l'on  doit  être  tenté  d'ex- 
pliquer par  eux  le  bien  et  le  mal.  Or  il  n'est  pas  indifférent,   en 
morale,  de  résoudre  ces  notions  fondamentales  en  termes  de  désir 
et  d'aversion,  d'affirmation  et  de  négation,  ou  en  termes  de  plaisir 
et  de  douleur.  Entre  autres  différences  saisissables,  si  l'on  adopte 
la  première  manière  de  voir,  non  seulement  toute  sensation,  mais 
aussi  bien  toute  perception  et  toute  notion,  en  un  mot  tout  ce  qui 
peut  être  l'objet  d'un  désir  ou  d'une  répulsion,  est  en  soi-même  bon 
ou  mauvais;  si  l'on  se  range  au  second  point  de  vue,  les  seules 
choses  bonnes  ou  mauvaises  qu'on  admette  au  fond  sont  certaines 
sensat;ons  privilégiées,  qualifiées   plaisirs  et  douleurs;  quant  aux 
phénomènes  intellectuels,  associations  et  combinaisons  d'images, 
raisonnements,  notions,  ils  ne  méritent  les  mêmes  épithètes  qu'in- 
directement, parce  qu'ils  sont  regardés  comme  devant  avoir  pour 

I.  Voir  le  n°  précédent  de  la  Revue. 


G.   TARDE.  —  LA  CROYANCE  ET   LE  DÉSIR  265 

résultat  un  accroissement  de  sensations  pénibles  en  soi  ou  agréables. 

Mais  il  y  a  une  autre  différence  plus  importante  encore  et  déjà 
indiquée. 

Quand  Bentham,  au  commencement  de  ce  siècle,  fondait  la  morale 
et  le  droit  sur  l'utilité  et  affirmait  la  possibilité  d'évaluer  mathéma- 
tiquement la  somme  de  plaisirs  et  la  somme  de  douleurs  qu'un  acte 
doit  engendrer,  il  s'abusait  certainement,  puisque  les  peines  et  les 
plaisirs  de  diverses  natures,  sans  commune  mesure,  se  refusent  à 
entrer  comme  des  chiffres  dans  une  addition.  Mais  son  erreur  n'était 
pas  complète,  puisque  plaisir  et  peine  impliquent  désir  et  contre- 
désir,  ajoutons  croyance  positive  et  négative,  et  il  a  passé  bien  près 
de  la  vérité  sans  la  voir,  avec  cette  myopie  ou  distraction  philoso- 
phique qui  s'allie  étrangement  à  l'acuité  de  sa  vision  intellectuelle, 
subtile  et  pénétrante  dans  certaines  analyses.  On  se  demande  à  sa 
lecture  s'il  ne  voit  pas  ou  s'il  dédaigne  de  réfuter  les  objections  pal- 
pables que  soulèvent  ses  assertions  et  qu'il  n'indique  jamais.  Sans 
nul  doute,  il  méconnaît  la  nature  du  vrai  vincidum  juris,  il  mutile 
la  notion  du  devoir;  son  utilitarisme  est  une  sorte  de  darwinisme 
social  anticipé,  avec  cette  différence  que,  si  le  meilleur,  aux  yeux  du 
grand  naturaliste,  est  toujours  le  plus  apte,  le  plus  utile,  Darwin  a 
senti   lui-même  l'insuffisance  de  son  idée-mère  et  s'efforce  de  la 
compléter  en  faisant,  par  des  voies  détournées,  par  la  sélection 
sexuelle,  par  le  principe  de  corrélation  de  croissance,  une  assez 
belle  part  au  point  de  vue  esthétique  et  même  téléologique.  Nulle 
concession  pareille  chez  Bentham;  il  voit  tout  clairement,  excepté  les 
limites  de  son  point  de  vue.  Ce  n'est  pas  lui,  mais  un  de  ses  arrière- 
disciples  les  plus  indépendants,  qui  a  pu  écrire  :  «  Bien  dans  le  droit 
ne  naît  seulement  d'un  sentiment  d'utilité;  il  y  a  toujours  Certaines 
idées  antérieures  sur  lesquelles  travaille  le  sentiment  d'utilité  et 
dont  il  ne  peut  que  former  des  combinaisons  nouvelles  »  (Sumner 
Maine,  Ancien  droit,  p.  220),  comme  il  y  a  toujours  certaines  données 
morphologiques,  certains  agencements  de  caractères  qualifiés  types 
vivants,  qui  servent  de  thème  indispensable  aux  variations  et  à  la 
sélection  naturelle.  Étant  donné  qu'avant  tout  il  s'agit  d'entretenir 
la  série  des  sacrifices  quotidiens  aux  mânes  des  ancêtres,  la  légis- 
lation, dans  le  cas  où  la  famille  menacerait  de  s'éteindre,  doit  fournir 
des  moyens  artificiels  ou  violents  de  la  perpétuer,  l'adoption,  l'inceste 
par  exemple.  Étant  donné  qu'avant  tout  il  faut  empêcher  le  type 
labié  de  périr  (quoique  l'obstination  des  plantes  de  cette  famille  à 
présenter  une  tige  carrée  et  non  ronde,  des  feuilles  opposées  et  non 
alternes,  soit  peu  explicable  par  leur  intérêt  individuel),  les  individus 
les  plus  propres  à  le  maintenir  et  à  le  développer  devront  être  choisis. 


266  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Un  but,  que  nous  croyons  nôtre  et  qui  nous  fait  siens,  entre  en  nous 
un  jour,  s'empare  de  nous  ;  ce  n'est  point  notre  intérêt  qui  l'a  fait 
naître  :  le  hasard  a  rassemblé  en  nous  les  fragments  d'idées  dont  il 
se  compose.  Et,  quand  même  ce  serait  notre  intérêt  qui  nous  ferait 
désirer  ce  but,  que  signifierait  cela?  Notre  intérêt,  n'est-ce  pas  le 
succès  de  quelque  but  antérieur,  entré  lui-même  en  nous  comme  je 
viens  de  le  dire?  En  remontant  à  la  source  de  notre  vouloir,  nous 
n'y  voyons  qu'attraction  irrésistible  vers  quelque  chose  d'étranger, 
une  expulsion  hors  de  nous-même,  hors  de  la  sphère  où  nous  nous 
replions  parfois  pour  savourer  nos  joies  égoïstes.  Bentham  ne  tient 
nul  compte  de  cet  arbitraire  fondamental,  de  cet  irrationnel,  essentiel 
appui  de  toute  logique  et  de  toute  nécessité  ;  et  c'est  là  une  lacune 
énorme. 

Mais  il  rachète  tous  ses  défauts  par  un  mérite  éminent,  sa  sincérité 
d'abord,  son  horreur  de  tout  charlatanisme  verbal,  de  toute  phra- 
séologie grandiloque  et  creuse,  familière  à  nos  juristes  français, 
quand,  d'aventure,  ils  se  hasardent  à  philosopher,  et  puis  cette 
sûreté  d'instinct  qui,  tout  droit,  l'a  conduit  au  vrai  nœud  des  ques- 
tions morales  et  économiques.  «  Il  a  senti  la  nécessité,  dit  son  tra- 
ducteur et  metteur  en  œuvre,  Dumont,  d'établir  un  principe  inva- 
riable qui  pût  servir  de  base  à  une  mesure  commune  en  morale  et 
donner  cette  unité,  le  plus  important,  mais  le  plus  difficile  problème 
de  la  philosophie.  »  (Législation  civile  et  pénale.)  Il  ne  l'a  pas  trou- 
vée, cette  arithmétique  morale,  mais  il  l'a  cherchée  passionnément. 
11  faut  donc  qu'il  ait  longtemps  souffert  de  son  absence  constatée, 
qu'il  ait  heurté  comme  tant  d'autres,  mais  sans  y  échouer  comme 
eux,  sans  y  engloutir  toute  foi  dans  la  possibilité  de  la  justice,  à  ce 
grave  écueil  de  toute  notion  de  valeur  et  de  droit  :  l'hétérogénéité 
des  divers  biens  humains  à  sacrifier  les  uns  aux  autres  dans  le  cours 
des  déterminations  morales  et  des  iluctuations  sociales.  Il  a  vu 
cependant  comme  nous,  il  n'a  pu  ne  pas  voir  la  différence  du 
tout  au  tout  qui  éclate  entre  l'œuvre  d'un  plâtrier  et  une  fresque 
de  Michel-Ange,  entre  la  gaieté  d'un  ivrogne  et  l'inspiration  d'un 
poète,  entre  les  plaisirs  de  l'adultère  et  les  joies  de  la  famille;  et 
l'histoire  lui  a  fait  naître  sans  doute  à  chaque  ligne,  dans  le  défilé 
des  états  sociaux  ondoyants  et  divers,  le  regret  de  quelques  beautés 
spéciales,  sui  generis,  à  jamais  irretrouvables,  que  chaque  âge 
emporte  et  scelle  avec  soi  dans  sa  tombe,  de  cette  flore  de  vertus 
ou  de  charmes  propres,  patriotisme  antique,  fidélité  féodale,  rési- 
gnation, abnégation,  bravoure  militaire,  fleur  de  politesse  et  d'élé- 
,^nice  des  cours,  qui  reste  attachée  à  chaque  station  historique  et 
ne  laisse  à  la  suivante  que  son  souvenir  Qui  dira  en  quoi  le  nom  de 


G.    TARDE.   —  LA    CROYANCE   ET   LE   DÉSIR  267 

progrès  donné  par  nous  à  cette  substitution  de  qualités  non  compa- 
rables, d'avantages  radicalement  dissemblables,  est  légitime?  La 
plupart  de  ceux  qui,  d'un  œil  sincère,  avec  une  complète  bonne  foi, 
ont  regardé  ce  kaléidoscope  de  réalités  hétérogènes,  n'ont-ils  pas 
jugé  la  question  insoluble?  Et  de  fait,  s'il  n'y  a  rien  en  nous  que  de 
qualitatif,  nul  problème  politique,  nul  problème  juridique  n'est 
susceptible  d'une  solution  rationnelle  qui  s'offre  au  législateur. 
Pourquoi  dans  nos  lois  pénales  punissons-nous  le  vol,  l' adultère, 
l'assassinat,  et  immolons-nous  à  d'autres  avantages  leurs  avantages 
spéciaux?  Pourquoi  dans  nos  lois  civiles  défendons-nous  le  régime 
actuel  contre  les  adorateurs  du  passé  ou  les  rêveurs  d'un  certain 
avenir?  Le  voleur  dira  que  nous  ne  connaissons  point  ses  douleurs, 
l'amant  que  nous  méconnaissons  ses  délices,  celles-ci  et  celles-là 
d'une  espèce  à  part,  unique  ;  l'assassin  même  pourrait  dire  que 
l'ivresse  de  la  vengeance  l'emporte  pour  lui  sur  toute  autre  joie;  et, 
avec  bien  plus  de  force  encore,  les  rétrogrades  et  les  utopistes  nous 
entretiendront  d'Edens  perdus  ou  d'Edens  à  conquérir,  qui  leur  font 
prendre  notre  monde  en  pitié.  Et  nous,  que  dirons-nous?  N'aurons- 
nous,  pour  justifier  nos  lois,  que  le  caprice  de  nos  préférences?  On 
va  hausser  les  épaules  ici,  sourire,  dédaigner  de  répondre  autrement 
que  par  des  mots.  Cependant  les  révolutions  passent  et  tranchent  le 
nœud  qu'on  ne  dénoue  pas.  Bentham  essaie,  lui,  une  réponse 
claire  et  forte;  et,  s'il  l'essaie,  s'il  prétend  motiver  le  jugement  de 
supériorité  porté  sur  tels  biens  comparés  à  tels  autres,  c'est  appa- 
remment qu'il  a  aperçu  sous  leur  hétérogénéité  quelque  chose 
d'homogène.  Mais  quoi?  Il  ne  le  dit  pas  expressément;  et  de  là  des 
conséquences  regrettables. 

Cournot,  l'incomparable  critique,  mais  infiniment  plus  pénétrant 
que  concluant,  plus  habile  à  manier  les  balances  de  la  justice  que 
son  glaive,  a  sondé  en  passant  nos  parages,  à  propos  d'économie 
politique  (voy.,  dans  ses  Principes  de  la  théorie  des  richesses,  tout  le 
chapitre  sur  l'optimisme  économique).  «  Vaut-il  mieux,  demande-t-il 
entre  autres  questions,  acheter  au  prix  d'un  plus  rude  labeur  un 
accroissement  de  population,  ou  payer  par  un  déchet  de  la  popu- 
lation plus  d'aisance,  de  loisir,  d'élégance...  de  moralité  dans  la  vie 
commune?  L'amélioration  dans  les  conditions  de  la  vie  serait-elle 
trop  payée  par  le  sacrifice  d'un  grand  nombre  de  vies'!...  La  décision 
du  procès  entre  la  grande  et  la  petite  culture  rentre  dans  ce  pro- 
blème. Celle-ci  donne  plus  de  produits,  nourrit  plus  de  créatures 
humaines,  mais  au  prix  d'un  plus  pénible  labeur;  l'autre  donne  un 
plus  grand  produit  net  pour  un  moindre  produit  brut.  Lequel  vaut 
le  mieux?  Voilà  une  question  sur  laquelle  la  logique,  le  calcul  n'ont 


268  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

aucune  prise.  »  Et  que  d'autres  nœuds  gordiens  de  ce  genre  dont 
Cournot  ne  parle  pas!  Si  une  divinité  clémente  nous  proposait, 
movennant  une  guerre  qui  nous  coûterait  10  000  hommes  seule- 
ment, la  restitution  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine  et  de  notre  gloire 
militaire  éclipsée,  quel  homme  d'Etat  français  refuserait  une  offre 
pareille?  Et  cependant  quelle  mesure  commune  y  a-t-il  entre  l'intérêt 
majeur  de  continuer  à  vivre,  pour  10  000  d'entre  nous,  et  l'avan- 
tage pour  le  reste  de  leurs  concitoyens  de  se  dire  qu'ils  appartien- 
nent à  une  nation  un  peu  plus  glorieuse  et  plus  étendue?  En 
pareil  cas,  je  voudrais  voir  apporter  les  balances  de  Bentham.  Napo- 
léon, en  1814,  après  sa  dernière  défaite,  eut  une  dernière  idée 
exorbitante,  au  dire  de  M.  Thiers.  Les  alliés  étaient  tous  dans 
Paris,  avec  leurs  500  000  hommes,  enivrés  et  sûrs  de  leur  triom- 
phe; il  était  à  quelques  lieues  de  là,  jugé  perdu,  à  portée  de  son 
artillerie  et  d'une  poignée  de  troupes.  Ne  pouvait-il,  un  peu  d'as- 
tuce aidant,  aller  s'emparer  des  hauteurs  de  Paris,  et,  de  là,  bom- 
barder, exterminer  tous  ses  ennemis  à  la  fois?  Il  fallait  écraser 
avec  eux  le  tiers  ou  la  moitié  des  Parisiens,  et  Notre-Dame,  et  les 
Tuileries,  et  le  Louvre,  tout  ce  que  la  sédition  a  détruit  depuis  lors 
ou  tenté  de  détruire;  mais,  à  ce  prix  et  à  l'exemple  du  czar  incen- 
diant Moscou,  la  France,  tombée,  se  redressait  subitement  à  une 
hauteur  inconnue,  son  rêve  séculaire  s'accomplissait,  elle  faisait  la 
loi  au  monde...  Quand  ce  projet  impérial  fut  communiqué  aux  maré- 
chaux, ils  reculèrent  d'horreur.  En  admettant  qu'il  fût  exécutable, 
qu'eût  décidé  à  leur  place,  logiquement,  un  utilitaire  patriote? 

Deux  pages  après  avoir  déclaré  insolubles  des  questions  de  cet 
ordre,  Cournot  aperçoit  la  voie  par  laquelle  pourrait  être  trouvée  la 
solution  de  quelques-uns  d'entre  eux,  de  ceux  que  soulève  l'économie 
politique.  «  La  valeur  vénale,  dit-il,  a  pris  cours  parmi  les  hommes, 
justement  pour  permettre  de  comparer  numériquement  des  choses 
si  peu  similaires  qu'autrement  elles  ne  pourraient  être  comparées.  » 
Elle  n'est,  à  ses  yeux,  qu'une  commune  mesure  fictive,  convention- 
nellement  choisie  ou  acceptée  de  force,  entre  choses  hétérogènes,  et  ce 
n'est  qu'en  les  mutilant  qu'elle  permettrait  de  les  évaluer.  Elle  serait 
le  signe,  l'expression  arithmétique  d'une  quantité  ou  de  quantités 
non  pas  réelles,  mais  imaginaires. 

En  cela,  Cournot  suppose,  comme  tout  le  monde,  par  habitude, 
que  les  produits  ou  les  services  exprimés  par  des  sommes  d'argent 
sont  les  sensations  diverses,  visuelles,  tactiles,  sonores  ou  autres, 
et,  en  général,  les  états  de  l'âme  spéciaux  que  ces  biens  nous  repré- 
sentent; et  il  est  certain  que,  s'il  en  était  ainsi,  l'application  des 
nombres  à  la  comparaison  de  ces  choses  sans  nul  rapport,  bizarre- 


G.  TARDE.  —  LA  CROYANCE  ET  LE  DÉSIR  269 

ment  juxtaposées,  serait  arbitraire  et  absurde.  Mais  la  hausse  ou  la 
baisse  du  prix  des  objets  exprime  l'accroissement  ou  la  diminution, 
tantôt  des  désirs,  tantôt  des  actes  de  foi  totalisés  du  public  qui  les 
achète  (la  production  des  articles,  l'abondance  du  numéraire,  et  le 
chiffre  de  la  population  restant  les  mêmes,  par  hypothèse).  Ici,  s'agit- 
il  de  choses  peu  similaires  ?  En  tant  que  sentis,  les  plaisirs  ne 
sauraient  être  additionnés,  même  appartenant  à  une  seule  personne, 
à  fortiori  quand  ils  appartiennent  à  des  personnes  différentes,  par 
exemple,  les  plaisirs  des  fumeurs,  des  chasseurs,  des  joueurs,  des 
clubistes,  des  libertins,  etc.  Mais,  en  tant  que  désirés  plus  ou  moins, 
ils  deviennent,  nous  le  savons,  parfaitement  comparables.  En  tant 
qu'affirmés,  crus,  ils  ne  deviennent  pas  moins  réductibles  en  nombre. 
La  solution  des  problèmes  ci-dessus  est  donc  aisée  d'après  ce  prin- 
cipe :  entre  deux  avantages  hétérogènes,  un  gouvernement  démo- 
cratique, expression  de  la  majorité  des  électeurs,  se  décidera  logi- 
quement en  faveur  de  celui  qui  est  réclamé  par  le  désir  national  le 
plus  fort.  Par  exemple,  il  favorisera  la  petite  culture  au  détriment  de 
la  grande,  le  bon  marché  des  produits  au  détriment  de  leur  perfection 
aristocratique.  Rien  de  plus  simple,  et  il  n'y  a  point  de  fiction  là 
dedans.  Nous  verrons  cependant  tout  à  l'heure  qu'une  difficulté 
d'un  nouveau  genre  est  soulevée  par  cette  simplification. 

Revenons  maintenant  à  Bentham:  je  vais  montrer  en  quoi,  notam- 
ment, son  point  de  vue  diffère  du  mien.  Accroître  la  somme  totale 
des  plaisirs  publics  :  tel  est,  suivant  lui,  l'unique  but  du  législateur. 
Fort  bien;  passons  sur  les  aspérités  de  cette  addition.  Mais  encore  où 
s'arrêtera- t-elle?  faudra-t-il  ne  tenir  compte  que  des  peines  et  des 
plaisirs  des  citoyens  actuellement  vivants,  ou  bien  faire  entrer  dans 
la  balance,  et  suivant  quelle  proportion,  les  peines  et  plaisirs  de 
générations  futures?  Dans  le  cas,  très  fréquent,  où  un  projet  d'em- 
prunt a  pour  effet  de  rejeter  sur  nos  fils  ou  nos  arrière-petits-fils  la 
carte  à  payer  de  nos  folies,  est-il  bon  ou  mauvais  de  voter  ce  projet, 
si  avantageux  pour  les  vivants?  Est-il  bon  ou  mauvais,  en  sens 
inverse,  de  voter  telles  dépenses,  dont  nous  pâtirons,  mais  dont 
profiteront  nos  petits-neveux,  et  qui  paraissent  nécessaires  à  main- 
tenir dans  cent  ans  l'intégrité  ou  la  gloire  de  la  patrie?  La  réponse, 
si  on  la  cherche  dans  la  totalisation  des  intérêts,  est  impossible; 
cherchée  dans  la  totalisation  des  volontés,  elle  est  d'une  simplicité 
extrême,  car  nous  voulons  tous  l'existence  et  la  prospérité  de  la 
patrie  dans  un  siècle,  dans  dix  siècles,  tandis  que  nous  nous  soucions 
fort  peu  du  bien-être  des  petits-enfants  de  nos  petits-enfants.  En 
outre,  on  comprend  très  bien  que  la  volonté  des  générations  qui 
nous  ont  précédés  soit  prise  en  considération,  et,  favorable  ou  con- 


270  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

traire,  grossisse  ou  amoindrisse  la  somme  de  la  volonté  générale; 
mais  imagine-t-on  une  somme  d'intérêts  actuels  et  d'intérêts  passés 
additionnés  pêle-mêle? 

On  a  objecté  à  Bentham  l'égoïsme  des  individus  qui  les  porte  à 
faire  bon  marché  du  suprême  intérêt  d' autrui  quand  il  contrarie  leur 
moindre  intérêt  personnel.  Mais  la  théorie  la  plus  spiritualiste  du 
devoir  n'échappe  pas  à  une  objection  analogue.  Entre  la  volonté  de 
Dieu  et  la  mienne  qui  lui  est  contraire,  je  préfère  la  mienne.  Pour- 
quoi ne  la  préférerais-je  pas?  Parce  que  je  juge  Dieu  supérieur  à 
moi.  De  même,  si,  par  un  raisonnement  quelconque,  l'individu  en 
opposition  d'intérêts  avec  ses  semblables  est  obligé  de  s'avouer  à  lui- 
même  la  supériorité  de  cet  intérêt  rival  du  sien,  il  sentira  qu'il  doit 
lui  sacrifier  le  sien. 

La  difficulté  réelle  est  de  contraindre  l'individu  à  cet  aveu  de  la 
supériorité  de  celui  qui  lui  commande  ou  des  intérêts  totalisés  de  ses 
semblables.  S'il  ne  croit  plus  à  la  supériorité  du  législateur  sacré  ou 
profane,  il  est  urgent  de  lui  démontrer  l'autre.  Or  on  n'y  parviendra 
qu'en  lui  montrant  d'abord  que  les  intérêts  humains  peuvent  se  tota- 
liser, qu'ils  sont  homogènes.  Mais  il  voit,  il  touche  leur  hété- 
rogénéité! 

Là  est  la  pierre  d'achoppement,  encore  une  fois.  Stuart  Mill  s'est 
donc  abusé,  ce  me  semble,  quand,  sous  prétexte  de  compléter 
Bentham,  il  a  cru  pouvoir  fonder  sur  la  nature  spécifique,  intrin- 
sèque, de  certains  plaisirs,  toute  autre  considération  étant  écartée, 
la  supériorité  qu'on  leur  attribue  en  général  relativement  à  certains 
autres.  En  cela  il  méconnaît  d'abord  la  haute  pensée  de  son  maître, 
qui  a  cherché  à  purger  de  tout  arbitraire,  de  tout  ce  qui  est  simple 
affaire  de  goût,  les  jugements  moraux,  et  à  les  reconstruire  sur  le  pur 
granit  du  calcul  ;  et  il  ne  méconnaît  pas  moins  le  mérite  propre  des 
côtés  simplement  qualitatifs  et  non  mesurables  de  notre  âme,  qui  est 
de  nous  soustraire  au  joug  du  nombre,  de  nous  mettre  hors  la  loi  des 
comparaisons  orgueilleuses  ou  humiliantes  avec  autrui,  de  nous 
faire  à  tous,  grands  ou  petits,  supérieurs  ou  inférieurs  par  d'autres 
aspects  de  notre  être,  une  égalité  profonde,  fondée  sur  notre  dis- 
semblance radicale.  Mais  entrons  plus  avant  dans  la  discussion  de 
la  doctrine  utilitaire. 

Bentham  se  place  au  point  de  vue  du  législateur  qui  cherche  à 
réaliser  l'ordre  le  meilleur.  Si  l'on  suppose  que  le  législateur  a  un 
but,  un  idéal  social,  la  loi  la  meilleure  pour  lui  est  celle  qui  est  la 
plus  propre  à  l'atteindre,  de  même  que,  la  nécessité  de  tel  type 
vivant  étant  posée  en  fait,  les  individus  les  plus  aptes  à  le  maintenir 
ou  à  le  développer  devront  seuls  survivre.  Son  devoir  lui  est  tracé 


G.   TARDE.   —  LA  CROYANCE   ET   LE   DÉSIR  271 

par  un  syllogisme  naturel  dont  sa  volonté  d'atteindre  un  idéal  est  la 
majeure,  et  dont  la  mineure  lui  est  fournie  par  le  jugement  qu'il 
porte  sur  la  plus  ou  moins  grande  aptitude  de  divers  projets  de  loi  à 
transformer  son  rêve  en  réalité.  Mais  pourquoi  le  législateur  selon 
le  cœur  de  Bentham  se  proposerait-il  tel  état  social  de  préférence  à 
tel  autre?  A  une  question  analogue  :  Pourquoi  la  réalisation  de  tel 
type  vivant  s'impose-t-elle  plutôt  que  celle  de  tout  autre?  les  évolu- 
tionnistes  ne  peuvent  faire  qu'une  réponse  :  Les  circonstances  exté- 
rieures et  internes  étant  données,  le  type  adopté,  et  momentanément 
fixé,  était  le  plus  apte  à  produire  un  maximum  de  vie.  C'est  forcé- 
ment vague;  et  j'en  veux  tirer, ce  seul  enseignement  qu'en  telle 
matière,  comme  en  toute  autre,  la  recherche  d'un  optimum  est  injus- 
tifiable, à  moins  de  s'appuyer  sur  celle  d'un  maximum. 

La  réponse  des  utilitaires  est  moins  vague,  mais  de  même  nature  : 
Telle  institution,  le  mariage  monogamique,  par  exemple,  et  la  pro- 
priété individuelle,  doit  être  voulue,  parce  qu'elle  est  la  source  de  la 
plus  grande  félicité  ou  de  la  moindre  infortune  possible.  Mais 
pourquoi  cette  plus  grande  félicité  ou  cette  moindre  infortune  doit- 
elle  être  voulue?  Quoique  Bentham  dogmatise  ainsi  en  tête  de 
son  Traité  de  législation  :  «  Le  bonheur  public  doit  être  l'objet  du 
législateur  »  sans  se  donner  la  peine  d'en  expliquer  la  raison,  on 
comprend  clairement  à  sa  lecture  que  le  motif  inexprimé  de  cet 
aphorisme  est  celui-ci  :  «  Le  législateur  veut  satisfaire  le  désir  public  ; 
or  tout  le  monde  désire  être  heureux;  donc  le  législateur  doit  recher- 
cher le  plus  grand  bonheur  de  tous.  » 

Je  tiens  donc  pour  accordé  par  Bentham  que.  sous  son  calcul  de 
plaisirs  et  de  peines,  se  cache  une  vraie  supputation  de  désirs,  et 
que  l'utilité  générale,  en  ce  qu'elle  a  de  mesurable,  se  confond  avec 
le  désir  général. 

Cependant,  par  cette  rectification  se  révélera  un  vice  radical  du 
système.  Pourquoi  des  deux  quantités  de  l'âme  n'a-t-il  égard  qu'à 
l'une  et  exclut-il  l'autre,  la  croyance,  de  ses  opérations  arithmétiques'? 
Il  est  vrai  qu'implicitement  il  en  tient  compte,  mais  dans  des  limites 
trop  restreintes  et  sans  avoir  l'air  de  s'apercevoir  qu'il  brouille  ce 
qui  tient  à  la  croyance,  à  l'opinion  nationale  proprement  dite  avec 
ce  qui  a  trait  aux  vœux  de  la  nation.  Avec  une  haute  raison  il  recom- 
mande le  respect  des  droits  acquis,  de  ce  qu'il  appelle  les  attentes  d'un 
peuple,  les  actes  de  foi  d'un  peuple  en  ses  biens  futurs,  et,  parmi  les 
maux  à  conjurer,  il  cite  en  première  ligne  la  peine  d'attente  trom- 
pée, les  dépossessions  de  toutes  sortes.  Ailleurs,  parmi  les  qualités 
des  peines  et  des  plaisirs,  à  côté  de  leur  vivacité,  de  leur  durée,  etc., 
il  signale  leur  certitude.  Parfois  on  croirait  qu'il  s'appuie  sur  Télé- 


272  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ment  croyance  à  l'exclusion  de  l'élément  désir.  Ainsi  (Traite  de  légis- 
lation, I,  p.  260)  il  dit  :  «  La  bonté  des  lois  dépend  de  leur  conformité 
à  l'attente  générale.  »  Les  attentes,  dit-il  ailleurs,  sont  le  lit  dans  le- 
quel coulent  les  désirs.  Mais  il  craindrait  de  métaphysiquer  en  préci- 
sant cette  distinction.  Il  paraît,  en  général,  ne  pas  se  douter  que  le 
souhait  général  puisse  entrer  en  conflit  avec  le  jugement  général.  «  Le 
plan  qui  favorise  le  plus  d'intérêts  ne  peut  manquer  d'obtenir  à  la  fin 
le  plus  de  suffrages.  » 

Cependant  il  sent  qu'il  y  a  là  une  difficulté,  il  l'entrevoit  même, 
mais  il  ne  s'y  arrête  pas.  «  Une  loi,  dit-il  (t.  I,  p.  265),  conforme  à  l'uti- 
lité, peut  se  trouver  contraire  à  l'opinion  publique;  mais  ce  n'est  là 
qu'une  circonstance  accidentelle  et  passagère.  »  Accidentelle!  on 
pourrait  croire  plutôt  que  c'est  la  règle.  «  Il  ne  s'agit,  ajoute  Ben- 
tham,  que  de  rendre  cette  conformité  sensible  pour  ramener  tous  les 
esprits.  »  Comme  si  des  esprits  prévenus  reconnaissaient  jamais 
leur  erreur!  Accablez,  malgré  eux,  de  bienfaits  éclatants  comme  le 
jour  vos  adversaires  politiques,  ils  n'en  crieront  que  plus  fort. 

Et  puis  l'attente,  cette  croyance  qui  a  les  biens  futurs  pour  objet, 
est-elle  la  seule  forme  de  la  croyance  nationale  dont  l'homme  d'Etat 
doive  se  préoccuper  1  Prenons  un  exemple.  «  Votez  les  appointe- 
ments du  clergé,  nous  dit  notre  auteur  (I,  p.  234  et  s.),  votez  les 
subventions  des  théâtres  et  des  académies  ;  en  effet  la  faible  augmen- 
tation d'impôts  qui  en  résultera  sera  un  mal  non  senti,  c'est-à-dire 
nul,  pour  les  particuliers  qui  ressentiront  tous  au  contraire  à  quel- 
que degré  les  heureux  effets  de  ces  dépenses,  la  sécurité  entretenue 
en  partie  par  les  maximes  de  la  morale  religieuse,  et  les  embellisse- 
ments, divers  dus  aux  beaux-arts.  »  Fort  bien,  et  cette  considération 
de  Y  infinitésimal  en  matière  de  peines  et  de  plaisirs  ne  manque 
point  de  justesse  ni  de  profondeur.  Mais  Bentham  oublie  que  si  le 
fait  d'une  augmentation  insignifiante  d'impôts  n'est  point  senti 
comme  privation  physique,  il  est  connu,  il  est  jugé,  et  que  cela  suffit 
pour  le  faire  désirer  ou  repousser  énergiquement.  Une  nation  com- 
posée en  majeure  partie  de  libres  penseurs  et  de  puritains  repousse- 
rait avec  horreur  ce  fait  et,  de  plus,  nierait  avec  force  les  avantages 
que  vous  y  croyez  attachés.  Que  fera  le  législateur'/  Si  son  opinion 
personnelle  est  que  le  public  a  tort  de  nier  ces  avantages,  pourra-t- 
il  subordonner  cette  négation  nationale  à  son  affirmation  individuelle? 
Mais  s'ensuivra-t-il  ou  ne  s'ensuivra-t-il  pas  qu'il  pourra  faire  préva- 
loir son  désir  propre  sur  là  répulsion  générale?  Dira-t-on  qu'il  doit 
incliner  ses  vœux,  non  ses  j  ugements,  devant  les  vœux  ou  lesj  ugements 
contraires  du  public?  Mais  pourquoi  l'un  de  ces  deux  genres  de  sou- 
mission pi utôt  que  l'autre  lui  serait-il  commandé?  Or,  si  les  deux  lui  sont 


G.   TARDE.  —  LA  CROYANCE   ET  LE  DÉSIR  273 

imposés,  il  devient  l'esclave  du  peuple  qu'il  doit  diriger;  s'il  peut 
s'exempter  des  deux,  il  devient  tyran.  Aureste,  il  est  clair  que  le  chef 
d'un  peuple  ne  saurait  refouler  ces  deux  courants  à  la  fois, les  croyances 
et  les  passions  de  son  peuple.  S'il  contrarie  ses  passions,  ce  ne  peut 
être  qu'en  s'appuyant  sur  sa  confiance  ou  ses  dogmes  religieux;  s'il 
blesse  ses  convictions,  ce  ne  peut  être  qu'en  favorisant  ses  appétits. 
On  voit  dans  Lysias  que  le  viol  commis  sur  une  femme  légitime 
était  puni  beaucoup  moins  sévèrement  que  sa  séduction,  parce  que 
la  séduction  est  un  mal  social  plus  contagieux  que  le  viol.  Cepen- 
dant en  Grèce,  comme  parmi  nous,  on  n'en  peut  douter,  l'au- 
teur du  viol  était  réputé  plus  coupable  que  le  séducteur,  qui  agit 
du  plein  gré  de  la  femme.  La  loi  grecque,  qui  a  été  utilitaire  en  ceci, 
a-t-elle  eu  raison  de  froisser  sur  ce  point  le  sentiment  public?  Tel 
peuple  abhorre  l'ivresse,  en  principe;  mais  par  cupidité  il  enivre 
d'opium  deux  ou  trois  cents  millions  d'hommes.  Etait-il  bon  de  lui 
permettre  ces  bénéfices  réprouvés  par  lui-même?  Tel  autre,  belli- 
queux, professe  une  religion  d'amour  et  de  paix;  doit-on  pour  lui 
plaire  déclarer  la  guerre  à  ses  voisins?  On  a  vu  des  gouvernements 
s'évertuer  à  découvrir,  à  satisfaire  les  convoitises,  les  haines,  les  jalou- 
sies cachées  dans  le  fond  des  coeurs,  sans  se  préoccuper  des  juge- 
ments de  réprobation  inexprimés,  certains  toutefois,  que  leurs  spo- 
liations ou  leurs  persécutions  iniques  provoquaient  chez  ceux-là 
mêmes  qui  en  bénéficiaient.  Ces  gouvernements  ont-ils  eu  tort?  — 
Autre  question.  Le  maître  légitime,  est-ce  celui  qui  est  désiré  tel  ou 
qui  est  jugé  tel  par  la  majorité?  Je  reconnais  que,  en  général,  par 
voie  de  réaction  mutuelle,  les  souhaits  et  les  jugements  d'une  nation 
finissent  par  se  mettre  en  harmonie,  mais  pas  toujours  etjamais  sans 
peine.  Le  malheur  est  que,  en  attendant  cet  accord  incertain,  il  est 
extrêmement  difficile  de  lire  au  fond  des  consciences  les  aveux 
qu'elles  font  de  certaines  supériorités  détestées,  ou  le  peu  de  con- 
fiance des  électeurs  dans  la  durée  de  certaines  formes  gouverne- 
mentales dont  ils  proclament  tout  haut  l'éternité,  tandis  que  les  désirs 
les  plus  secrets  parviennent  à  se  traduire  en  bulletins  de  vote  et  à 
s'évaluer  par  leur  numération.  Toutefois  il  est  des  actes  qui  rendent 
indubitable,  à  quelques  époques,  la  foi  publique  en  la  prééminence 
morale  ou  intellectuelle  de  diverses  classes  ou  castes.  Les  barbares 
mérovingiens,  nouveaux  convertis  et  regimbant  encore  sous  le  joug 
chrétien,  ne  doutaient  point  du  caractère  supérieur  de  leur  évêque; 
et  sur  cette  conviction  unanime,  traduite  en  gestes,  en  attitudes  res- 
pectueuses, en  obéissance  instinctive,  se  fondait  la  légitimité  du  pou- 
voir ecclésiastique  de  cet  âge,  comme  la  légitimité  de  nos  pouvoirs 
s'appuie  sur  une  vohtion  générale.  Remarquons  que  trop  souvent  le 

TOME  X.   —  1880.  18 


274  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

vote  (le  l'électeur,  en  manifestant  son  désir  de  donner  le  comman- 
dement à  Pierre,  atteste  la  jalousie  que  lui  inspire  Paul,  et  indirecte- 
ment la  supériorité  qu'il  est  forcé  de  lui  reconnaître.  N'aurons- 
nous  aucun  égard  à  ces  faits  connus  de  tous? 

Bien  que  la  volonté  nationale,  fondement  de  notre  souveraineté 
actuelle,  soit  un  composé  de  désir  et  de  croyance,  le  désir  y  prédo- 
mine grandement.  Le  danger  de  cette  subordination  du  côté  ration- 
nel de  l'homme  à  son  côté  passionnel  serait  encore  bien  plus  appa- 
rent si  la  volonté  du  peuple  se  traduisait  par  un  procédé  plus 
rigoureux  que  notre  suffrage  universel.  Apparemment,  puisque  l'on 
compte  les  volontés,  c'est  qu'on  les  croit  homogènes  et  mesurables, 
et,  on  le  voit,  je  serais  mal  venu  à  y  contredire.  Mais  alors  il  faut 
aller  jusqu'au  bout.  Compter  les  volontés  ne  suffit  pas,  il  faudrait  les 
peser  pour  connaître  exactement  la  quantité  de  la  volonté,  du  désir 
collectif.  Ce  serait  ardu,  j'en  conviens;  mais,  après  tout,  est-il  donc 
si  chimérique  de  supposer  qu'on  trouverait  en  le  cherchant  bien  un 
mètre  pratique  quelconque  pour  déterminer  approximativement 
l'énergie  des  volontés  et  des  désirs  individuels,  afin  d'éviter  l'erreur 
évidente  où  l'on  tombe  en  les  regardant  comme  égaux  entre  eux  ? 
Donner  au  vote  de  chaque  électeur  une  valeur  numérique  propor- 
tionnée aux  sacrifices  pécuniaires  ou  autres,  aux  mois  de  prison, 
par  exemple,  qu'il  aurait  faits  antérieurement  en  vue  du  triomphe 
de  son  parti,  cela  paraîtrait  absurde,  et  cela  serait  la  logique  même. 
On  ne  voit  assurément  pas  pourquoi  l'électeur,  au  lieu  de  vendre  sa 
voix,  comme  on  assure  qu'il  le  fait  parfois,  n'achèterait  pas  au  con- 
traire l'exercice  de  son  droit  civique,  comme  il  achète  en  papier  tim- 
bré, en  «droits  d'enregistrement,  en  honoraires,  en  impôts,  l'exercice 
de  tous  ses  droits  civils,  droit  de  vendre,  droit  d'acheter,  droit  de  se 
marier,  droit  de  défendre  en  justice  ses  droits.  Ce  système ,  après 
tout,  serait  moins  déraisonnable  que  le  système  opposé,  pratiqué  à 
Athènes,  où  l'on  était  payé  pour  la  peine  qu'on  prenait  en  exerçant 
ses  droits  politiques.  Plaisante  idée,  qui  aurait  bien  dû  être  complétée 
en  matière  purement  civile  par  des  primes  offertes  aux  plaideurs!  On 
m'accordera,  je  pense,  que  l'inverse  vaudrait  mieux,  quoique  je  sois 
loin  de  le  proposer.  Mais  ne  voit-on  pas  la  force  prépondérante 
que  donnerait  tout  à  coup  aux  partis  extrêmes,  aux  minorités  vio- 
lentes, ce  pesage  des  désirs,  cette  valeur  du  vote  proportionnée  à 
leur  énergie,  à  l'intensité  des  ambitions  et  des  appétits?  Car  la  fureur 
destructive  de  dix  jacobins  l'emporte  à  coup  sûr,  et  de  beaucoup, 
sur  l'ardeur  contraire  de  cent  girondins.  Par  suite,  la  prétention  à 
l'omnipotence  qu'affiche  le  petit  nombre  de  ces  fanatiques,  loin  de 
contredire  en  rien  le  principe  de   la  souveraineté  du  désir  national 


G.   TARDE.   —  LA  CROYANCE  ET  LE  DÉSIR  275 

le  plus  intense,  est  parfaitement  légitime  dans  leur  bouche.  Sup- 
posons maintenant  que  l'importance  des  votes  se  mesure  à  l'intensité, 
à  la  solidité  des  croyances,  et  qu'on  parvienne,  par  un  moyen  quel- 
conque, à  peser  celles-ci.  L'axe  de  la  puissance  politique  sera 
déplacé  en  un  instant.  Dans  cette  balance  des  croyances,  en  effet, 
l'électeur  modéré,  éclairé,  même  apathique  et  réputé  sceptique,  ne 
manquera  pas  d'apporter  les  poids  les  plus  forts,  les  convictions 
mûries,  inébranlables,  à  l'épreuve  des  sophismes  et  des  mots  sonores. 
Qu'on  ne  se  laisse  pas  abuser  par  le  dogmatisme  tranchant  des  sec- 
taires :  au  moindre  vent  de  caprice  ou  d'humeur ,  leur  credo  s'en- 
vole. Bentham  observe  finement,  dans  l'un  de  ses  ouvrages,  que  la 
force  des  affirmations  populaires  est  en  raison  directe  de  l'invrai- 
semblance des  faits  allégués,  c'est-à-dire,  le  plus  souvent,  en  raison 
inverse  du  degré  de  foi  inspiré  par  ces  faits  à  ceux-là  mêmes  qui  les 
allèguent. 

Que  déciderons-nous  cependant?  Entre  ces  deux  bases  que  l'on 
peut  donnera  la  justice  des  actes,  à  la  légitimité  des  maîtrises,  la- 
quelle choisirons-nous,  s'il  y  a  antagonisme  entreselle?  L'acte  Aou  le 
gouvernement  A  nationalement  le  plus  désiré,  est-il  plus  ou  moins 
juste,  plus  ou  moins  légitime  que  l'acte  B  nationalement  le  plus  ap- 
prouvé, ou  le  gouvernement  B  qui  a  pour  lui  dans  le  cœur  de  ses 
partisans  la  somme  la  plus  considérable  de  confiance  et  de  foi  pro- 
fonde en  son  droit?  Je  ne  sais  si  je  me  méprends  sur  la  gravité  de  ce 
problème,  qui  me  paraît  des  plus  sérieux.  Ii  s'agit,  ce  semble,  de  faire 
entrer  dans  un  même  calcul,  non  pas,  comme  le  font  les  utilitaires, 
des  sensations  purement  qualitatives  et  une  quantité-désir  confondue 
avec  elles,  mais  deux  quantités  hétérogènes  entre  elles,  quoique  sépa- 
rément mesurables.  Qu'avons-nous  gagné  au  change?  Sommes-nous 
bien  avancés  pour  avoir  dégagé  l'élément  vraiment  quantitatif  du 
plaisir  et  de  la  peine,  s'il  se  trouve,  en  dernière  analyse,  que  cet  élé- 
ment est  double  et  que  ces  deux  quantités  n'ont  pas  de  commune 
mesure?  Gomment  sortirons-nous  de  là? 


III 

La  croyance,  seul  objet  du  désir. 

Le  plus  simplement  du  monde,  en  observant  que  la  certitude,  la 
croyance  maxima,  est  toujours  l'objet  du  désir,  et  non  le  désir,  fort 
ou  faible,  toujours  l'objet  de  la  croyance,  et  que  le  désir  par  suite,  en 


276  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

vertu  de  sa  propre  nature,  atteste  ainsi  la  prééminence  de  la  croyance. 
Nous  en  avons  d'abord  la  preuve  indirecte  dans  ce  fait  que  le  désir 
maximum  positif  ou  négatif,  celui  qui  s'attache  à  une  impression  ac- 
tuelle, est  chose  très  rare,  tandis  que  notre  vie  éveillée  est  continuel- 
lement, sans  interruption,  remplie  de  certitudes  pratiquement  infinies, 
de  certitudes  tactiles,  visuelles,  acoustiques,  etc.,  positives,  et  aussi 
de  ces  certitudes  négatives  qui  sont  impliquées  dans  tout  acte  de 
discernement.  Et  je  ne  parle  pas  de  ces  certitudes  supérieures, 
presque  aussi  vigoureuses,  que  l'étude  des  sciences  forme  et  conso- 
lide en  nous.  Si  le  désir  pratiquement  infini  était  aussi  continuel, 
notre  existence  ne  serait  qu'une  succession  de  transports  ineffables 
ou  d'atroces  douleurs.  C'est  que  la  foi  sert  le  plus  souvent  à  di- 
riger le  désir  ;  mais  elle  a  aussi  d'autres  emplois,  et  elle  ne  sert 
presque  jamais  à  l'augmenter,  tandis  que  le  désir  augmente  inces- 
samment la  somme  de  foi.  Il  faut  des  passions  à  l'homme,  c'est  vrai; 
mais  à  quoi  bon  cette  canicule,  sinon  à  mûrir  les  fruits  de  l'esprit, 
les  quelques  conclusions  finales  où  se  résume  et  se  consomme  une 
longue  vie  d'agitations?  Il  en  est  de  même  des  peuples. 

De  siècle  en  siècle,  les  informations  certaines  s'accumulent, 
s'ajoutent  aux  données  des  sens,  qui  elles-mêmes  vont  se  multi- 
pliant par  la  diversité  croissante  de  la  vie.  Mais  les  passions,  par 
bonheur,  sont  loin  de  s'accroître  parallèlement;  et,  si  la  civilisation 
multiplie  les  besoins,  elle  ne  fait  que  répartir  entre  eux  un  courant 
de  désir  ou  égal  ou  déclinant.  Les  travaux  gigantesques  de  construc- 
tions ou  de  voies  ferrées  accomplis  par  nos  contemporains  ne  témoi- 
gnent pas  tant  d'un  débordement  d'ambitions  ou  de  cupidités 
surexcitées  momentanément,  ou  plutôt  concentrées  et  coordonnées 
sur  quelques  points  du  globe,  que  d'une  intensité  de  foi  inouïe,  dans 
l'exactitude  des  théorèmes  abstraits,  des  lois,  des  calculs  algébriques, 
dont  ils  sont  l'expression  matérielle,  et,  à  un  autre  point  de  vue  non 
moins  frappant,  d'une  énergie  de  confiance  extraordinaire  de  la  part 
des  actionnaires  qui  ont  aventuré  leurs  fonds  dans  ces  entreprises 
et  des  voyageurs  qui  se  livrent  sans  crainte  à  l'effrayante  force 
aveugle  d'un  train  express.  L'extension  grandissante  du  crédit 
public  sous  ses  mille  formes,  contrats,  lettres  de  change,  billets  à 
ordre,  emprunts  de  l'Etat,  des  départements,  des  communes,  est  le 
trait  caractéristique  d'une  nation  en  voie  de  progrès.  Mais  ce  n'est 
pas  de  crédit  seulement,  c'est  d'un  credo  national  incontesté  ou  de 
credo  individuels  respectés  que  les  peuples  ont  besoin.  Un  peuple 
où  régneraient  la  sécurité  la  plus  entière,  le  crédit  le  plus  illimité, 
la  science  la  plus  répandue  et  la  plus  complète,  travaillerait  encore 
par  nécessité,  mais  éprouverait  peu  de  passions,  peu  d'ambitions, 


G.   TARDE.   —  LA   CROYANCE   ET   LE   DESIR  t>// 

autres  que  celle  de  conserver  sa  félicité,  précisément  parce  qu'il 
aurait  atteint  le  terme  de  tous  les  désirs.  Comptez  les  haines,  les 
férocités,  les  vices,  que  la  civilisation  détruit,  les  sciences  et  les 
droits  qu'elle  produit!  Au  contraire,  indomptable  et  ignorant,  dans 
une  inquiétude  et  une  incertitude  continuelles,  le  sauvage  n'ajoute 
foi  qu'aux  données  de  ses  sens,  et  tout  au  plus  à  quelques  folles  su- 
perstitions, si  peu  enracinées  dans  son  esprit,  malgré  leur  vigueur 
d'affirmation,  qu'à  la  voix  d'un  pauvre  missionnaire  des  peuplades 
entières  se  convertissent  en  un  jour.  Voilà  les  deux  extrémités  de 
l'histoire. 

Mais  la  vérité  qui  se  dégage  de  ces  considérations  indirectes  peut 
être  directement  démontrée.  Que  désirons-nous  toujours?  Des  choses 
en  tant  qu'agréables,  c'est-à-dire  en  tant  que  désirées?  Non,  ce  serait 
une  pure  tautologie.  Même  lorsque  nous  désirons  un  désir  que  nous 
n'éprouvons  pas,  le  véritable  objet  du  désir  que  nous  éprouvons  est 
la  chose  poursuivie  par  l'autre.  Nous  désirons  toujours  des  choses 
comme  telles,  des  réalités  ou  des  réalisations.  Or  Stuart  Mill  a  fort 
bien  prouvé,  ce  nous  semble,  que  les  réalités,  et  par  suite  les  réali- 
sations extérieures  ne  sont  et  ne  peuvent  être  pour  nous  que  des 
possibilités  de  nos  sensations.  Par  possibilités,  entendez  certitudes 
conditionnelles  ;  par  sensations,  entendez  ces  jugements  certains,  de 
localisation,  de  causation  ou  autres,  qui  constituent  non  seulement 
le  regarder,  l'écouter,  le  palper,  le  flairer,  le  déguster,  mais  encore 
le  voir,  l'entendre,  le  toucher,  l'odorer,  le  goûter  purs  et  simples; 
et,  rectifiée  ainsi,  la  thèse  de  Mill  sera  irréprochable.  Quant  au  je 
ne  sais  quoi  de  purement  affectif  qu'on  a  grand'peine  à  extraire 
sous  cet  amas  de  jugements  inconscients  superposés,  cela  pourrait 
bien  être  l'objet  propre  des  jugements  les  plus  élémentaires  et  les 
plus  cachés,'  mais  non  l'objet  spécial  du  désir,  qui  s'applique  à  nos 
sensations  toutes  faites,  telles  qu'elles  se  présentent  à  lui.  Ce  n'est 
jamais,  je  le  sais,  la  certitude  quelconque,  indéterminée,  que  nous 
recherchons;  c'est  toujours  telle  certitude  particulière  et  non  telle 
autre;  mais  celle  que  nous  choisissons  est,  parmi  toutes  les  certi- 
tudes connues  de  nous  et  à  notre  portée,  celle  qui  en  contient, 
qui  en  implique  le  plus  grand  nombre  d'autres,  successives  ou 
simultanées,  et  qui  nous  représente  ainsi  la  plus  grande  somme  de 
foi.  L'ivrogne,  le  joueur,  le  débauché  s'instruiraient  sans  doute  da- 
vantage s'ils  fréquentaient  les  musées  et  les  bibliothèques  et  non  les 
tripots,  les  cabarets  et  les  mauvais  lieux.  Mais  ils  s'attachent  à  celui 
de  tous  les  états  intenses  dont  ils  disposent,  qui  leur  procure  le  sai- 
sissement simultané  le  plus  complet  de  toutes  les  fibres  de  leur 
être,  le  faisceau  d'évidences  le  plus  fort.  L'amour  d'un  beau  nou- 


078  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

veau,  chez  l'artiste  et  le  poète,  recèle,  à  leur  insu,  l'amour  du  savoir 
qui  en  est  l'âme  profonde.  Leurs  inventions  sont  des  découvertes 
dans  le  réel  ou  dans  le  possible;  leurs  fantaisies  les  plus  excentri- 
ques, des  explorations  scientifiques  de  L'imaginable.  Chacun  de  leurs 
chefs-d'œuvre  est  une  Amérique  où  la  colonie  des  imitateurs  her- 
borise après  eux.  En  affinant  et  déployant  le  cœur,  en  perfectionnant 
et  enrichissant  la  langue,  ils  révèlent  leurs  profondeurs  inconnues; 
par  eux,  ces  vieux  thèmes  traditionnels,  règles  prosodiques,  règles 
musicales,  types  de  l'art  consacrés,  attestent  leur  richesse  virtuelle 
d'inépuisables  variations.  Les  arts  sont  des  sciences  qui  créent  leur 
objet.  Si  le  poète  ne  se  contente  pas  de  collectionner  des  documents 
humains,  des  trouvailles  psychologiques  ou  ethnologiques,  s'il  les 
coordonne  entre  elles  et  les  accorde  avec  des  raretés  rythmiques  ou 
philologiques  non  moins  précieuses,  c'est  en  vue  d'un  jugement  d'ap- 
probation esthétique  de  soi  ou  d'autrui,  et  le  plus  sincère  et  le  plus 
fort  possible.  Je  ne  puis  voir  non  plus,  dans  son  noble  labeur,  qu'une 
grande  soif  de  foi  vive.  Et  cela  est  si  vrai  qu'on  va  souvent  de  la 
poésie  à  la  science,  mais  jamais  on  ne  revient  de  la  science  à  la 
poésie,  du  fruit  de  l'esprit  à  sa  fleur.  Est-ce  à  dire  que  toutes  les 
passions  humaines  se  réduisent  au  fond  à  une  seule,  la  curiosité? 
Oui;  et  de  même  que  toutes  les  forces  mécaniques,  d'après  les  nou- 
veaux physiciens,  tendent  à  s'épanouir  finalement  en  rayonnement 
de  chaleur  et  de  lumière,  avide  inutilement  de  l'immensité,  et  de 
même  que  cette  tendance  incontestable  n'empêche  point,  en  atten- 
dant le  terme  final,  la  conversion  fréquente  et  inverse  de  la  chaleur 
en  mouvement  de  masse,  —  pareillement,  toutes  nos  passions  ten- 
dent à  connaître,  même  lorsqu'elles  mettent  obstacle  à  l'extension 
de   notre  savoir.   Amour   changeant,  ambition  instable,  insatiable 
avidité,  qu'est-ce,  après  tout,  que  l'attrait  du  mystère  irritant,  de  ces 
émotions  inéprouvées  ou  de  ces  aspects  étranges  que  les  uns  deman- 
dent à  de  plus  hauts  élans  du  cœur  ou  à  de  plus  hautes  cimes  de  la 
richesse  et  du  pouvoir,  les  autres,  tels  que  Spencer,  à  de  plus 
colossales  pyramides  de  sciences  et  de  conjectures?  C'est  peut-être 
la  raison  pour  laquelle,  seule  entre  toutes  nos  passions,  la  curiosité, 
qui  les  résume,  n'a  pas  de  contraire  imaginable.  La  haine  s'oppose 
à  l'amour;  à  l'ambition,  à  la  vengeance,  on  peut  opposer  l'humilité  et 
la  chanté  chrétiennes,  etc.  ;  mais  que  pourrait  bien  être  Yanti-curio- 
sité,  le  désir  de  ne  rien  connaître?  C'est  aussi  impossible  à  concevoir 
que  V anti-conscience  ou  que  Yanti-espace,  car  l'espace,  précisément 
parce  qu'il  est  constitué  de  directions  antagonistes  dont  il  est  le 
combat,  ne  peut  se  battre  comme  elles.  L'homme  même  qui,  pour 
échapper  à  la  certitude  de  ses  maux,  se  jette  dans  la  mort  avec  la 


G.   TARDE.    —   LA   CROYANCE   ET   LE   DESIR  279 

persuasion  de  s'y  anéantir,  n'est  point  altéré  d'ignorance,  il  ne  l'est 
que  d'oubli  ou  plutôt  de  négation;  il  voudrait  pouvoir  nier  ses  maux 
aussi  fortement  qu'il  les  affirme,  et  il  ne  se  résigne  que  par  force  à  se 
contenter  de  les  oublier.  Dans  le  néant  d'ailleurs,  si  réellement  ce 
nirvana  l'attire,  que  peut-il  aimer,  sinon  la  certitude  qu'il  en 
a  et  qu'il  cherche  à  rendre  plus  vive,  par  une  contradiction  incon- 
sciente, dans  l'instant  même  où  il  abdique  sa  faculté  d'être  cer- 
tain? 

Pourquoi  telle  certitude  est-elle  désirée  et  jugée  désirable  plutôt 
que  telle  autre?  Pourquoi  la  certitude  d'être  guillotiné  demain, 
toute  vive  qu'elle  est  chez  le  condamné,  lui  est-elle  si  pénible? Pour- 
quoi la  certitude  de  ne  pouvoir  aller  se  promener,  causer,  se  ré- 
pandre, est-elle  si  importune  au  prisonnier  et  au  malade,  et  au  com- 
merçant la  certitude  d'être  en  faillite?  Pourquoi  la  certitude  de  ne 
pouvoir  entendre,  voir  et  toucher  les  phénomènes  intérieurs  de  la 
molécule  et  de  l'atome,  de  ne  pouvoir  jamais  descendre  au  centre 
de  la  terre  ni  étudier  la  flore  et  la  faune  des  planètes  voisines,  est- 
elle  si  décourageante  parfois  pour  le  savant  et  le  philosophe  qui  se 
détournent  avec  horreur  de  Yignorabimus  de  du  Bois-Reymond, 
comme  d'un  arrêt  de  mort?  Parce  que,  désirant  avant  tout  la  certi- 
tude, nous  devons  naturellement  désirer  la  certitude  la  plus  pleine 
et  la  plus  riche,  c'est-à-dire  celle  qui  a  pour  objet  le  plus  grand 
nombre  possible  de  certitudes  conditionnelles,  lesquelles,  réalisées, 
auraient  le  plus  grand  nombre  possible  d'autres  certitudes  condi- 
tionnelles pour  objet,  et  ainsi  de  suite,  le  tout  formant  la  série  la 
plus  longue  possible  de  certitudes  impliquées  les  unes  dans  les 
autres;  or  le  condamné  à  mort  sait  que  cette  série,  pour  lui,  va 
être  brusquement  arrêtée  demain,  et  il  aurait  beau  disposer  pendant 
ces  vingt-quatre  heures  de  toute  la  fortune  d'un  Crésus  et  de  toute 
la  puissance  d'un  César,  le  grossissement  des  termes  de  sa  série 
n'en  compenserait  pas  la  brièveté  excessive.  Le  prisonnier,  le  ma- 
lade non  en  danger  n'ont  pas  à  redouter  le  raccourcissement  de  leur 
série,  mais  les  termes  en  sont  rétrécis  extrêmement  ;  leur  vie,  com- 
parée à  celle  de  l'homme  libre  et  en  bonne  santé,  est  l'équivalent 
d'une  somme  de  foi  potentielle  beaucoup  moindre.  Le  commerçant 
sait  qu'en  perdant  son  crédit  il  perd  la  probabilité  de  bénéfices  ulté- 
rieurs, convertibles  en  aliments,  en  vêtements,  en  sensations  de 
luxe,  qui  lui  donneraient  des  forces  et  des  aptitudes  nouvelles  en 
vue  de  nouvelles  affaires  plus  fructueuses  encore.  Le  philosophe, 
]e  savant,  qui  se  heurtent  aux  limites  du  savoir  humain,  s'étonnent 
et  s'afflïgent,  comme  réveillés  du  songe  doré  et  de  l'espérance  en- 
chanteresse d'une  formule  infiniment  claire,  pénétrante  et  compré- 


280  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

hensive,  parfaitement  démontrée   et  expliquant  absolument  tout. 
Leur  affliction  dit  qu'ils  y  ont  cru  ! 

Le  désir  humain,  en  effet,  ne  se  repose  et  ne  se  reposera  jamais 
que  dans  une  certitude  jugée  par  lui  développable  en  une  série  vrai- 
ment indéfinie  de  possibilités  d'autres  certitudes.  Ces  possibilités 
sont  de  deux  sortes,  les  unes  jugées  miennes  et  les  autres  jugées 
non-miennes.  Celles-ci  sont  nommées  réalités,  choses;  celles-là,  je 
les  nomme  mes  facultés,   mes  puissances,  mes  espérances,  mes 
droits,  mes  attentes,  comme  dit  Bentham.  Le  besoin  de  la  certitude 
maxima  se  dédouble  ainsi  en  besoin  de  vérité  et  besoin  de  sécurité. 
Le  premier  ne  pourrait  être  pleinement  assouvi  que  par  une  science 
achevée,  infinie,  impossible,  qui  atteindrait  et  pénétrerait  la  source 
première  de  toutes  les  réalités;  en  attendant,  il  se  satisfait  comme  il 
peut,  chez  la  plupart  des  hommes  simples  et  bons,  par  la  foi  en  un 
dieu  ou  en  des  dieux,  en  des  êtres  jugés  omniscients,  dont  l'affir- 
mation par  le  croyant  implique  l'affirmation  de  tout  le  réel  et  de  tout 
le  possible,  en  des  êtres  tout-puissants,  dont  l'affirmation  par  le 
croyant  implique  celle  de  toutes  les  transformations  du  possible  en 
réel,  du  réel  en  possible,  et  de  toutes  les  certitudes  visuelles,  tac- 
tiles, etc.,  auxquelles  ces  miraculeuses  métamorphoses  donneraient 
lieu.  Dieu  est  pour  le  chrétien    une    Encyclopédie   ineffable,  qu'il 
est  assuré   de  lire  un  jour,   s'il   fait  son   salut.  Quant  au  second 
besoin,  il  est  inassouvissable  autrement  que  par  la  conscience  d'une 
puissance  sans  bornes  et  par  la  garantie  d'une  vie  sans  fin.  Combien 
sommes-nous  loin  de  ce  double  idéal,  malgré  les  efforts  séculaires 
de  nos  sociétés  pour  étendre  un  peu  la  libre  activité  et  les  moyens 
d'action  de  leurs  membres  et  pour  prolonger  la  vie  moyenne!  Plus 
simplement,  —  fictivement  dira-t-on,  mais  par  une  fiction  longtemps 
nécessaire  et  encore  utile,  —  la  foi  en  l'immortalité  de   lame  a 
répondu  depuis  longtemps  à  ce  vœu  profond  de  sécurité  absolue. 
Ce  n'est  donc  point  par  une  routine  absurde,  par  un  simple  attache- 
ment à  des  banalités  solennelles,  c'est  avec  justesse  que  l'on  pro- 
clame ces  deux  antiques  croyances  où  se  résume  l'essence  de  la 
religion,  sinon  de  toutes  les  religions,  la  foi  en  Dieu  et  la  foi  en 
l'immortalité,  comme  deux,  grandes  conditions  de  la  paix  sociale  et 
deux  fortes  assises  de  l'ordre  social.  Ceux  qui  vivent  heureux  sans 
elles  les  ont  remplacées,  et  par  des   illusions  pareilles  au  fond, 
malgré  leur  forme  plus  positive.  L'homme  doué  d'une  excellente 
santé  et  de   quelque   aisance  n'est-il  pas    dans    l'impossibilité   de 
croire  sérieusement  qu'il  mourra  jamais?  Et  ne  puise-t-il  pas  dans 
cette  sorte  d'assurance  vague  et  constante  d'immortalité  l'air  de 
béatitude  qui  lui  est  propre?  L'homme  installé  dans  une  puissance 


G.   TARDE.  —   LA   CROYANCE   ET   LE   DÉSIR  281 

ou  une  liberté  incontestée,  dans  une  fortune  bien  assise,  ne  nage-t-il 
pas  déjà  dans  l'éther  élyséen?  N'e-t-il  pas  près  de  croire  à  sa  toute- 
puissance?  Et  le  savant  (on  devrait  dire  le  croyant,  tant  il  faut  de 
force  de  foi  pour  se  faire  à  l'idée  que  la  terre  où  nous  sommes  va 
plus  vite  qu'un  boulet  de  canon,  que  la  lumière  franchit  soixante 
mille  lieues  par  seconde,  etc.),  le  savant  qui  n'admet  point  de  bornes 
à  l'extension  future  de  la  science  et  qui,  souvent  même,  se  berce  de 
la  persuasion  de  tout  connaître,  ne  se  prend-il  pas  pour  un  dieu?  Si 
l'on  y  réfléchit,  on  verra  que  toute  la  vertu  pacifiante  de  la  science, 
de  l'aisance,  de  la  santé,  de  la  liberté,  vient  de  cette  illusion  sourde 
et  permanente  qui  les  accompagne.  C'est  une  grave  erreur  de 
penser  que,  sans  une  immense  conviction  et  sans  une  immense  espé- 
rance, une  nation  peut  être  en  repos.  Aussi,  dès  que  commencent  à 
décliner  chez  un  peuple  les  deux  mystiques  certitudes,  il  n'y  a  pas  à 
s'abuser  sur  l'impossibilité  de  l'apaiser  véritablement  à  moins  d'ou- 
vrir désormais  à  tous,  en  compensation,  et  non  sans  péril,  les  hori- 
zons fuyants  de  la  science,  les  perspectives  illimitées  de  l'ambition 
et  de  la  richesse. 

Il  me  semble  que  j'ai  à  peine  besoin  de  tirer  les  conclusions  qui 
découlent  des  pages  précédentes.  Les  problèmes  ci-dessus  indiqués, 
comme  nés  du  défaut  de  mesure  commune  entre  les  deux  quantités 
de  l'âme,  doivent  nous  paraître  maintenant  résolus.  Nous  n'avons 
pas,  en  effet,  à  nous  demander  jusqu'à  quel  point  une  augmentation 
de  croyance  compense  une  diminution  de  désir,  ou  vice  versa.  La 
mesure  commune  qui  nous  manque  nous  serait  inutile.  Les  désirs 
d'un  homme  ou  d'un  peuple  sont  d'autant  plus  désirables  qu'ils 
tendent  à  accroître  davantage  son  approvisionnement  de  foi,  son 
double  trésor  de  croyance  proprement  dite  et  de  confiance.  C'est 
toujours  répondre,  sinon  au  plus  grand  désir  actuel,  au  moins  au 
plus  grand  désir  futur  de  tous  les  hommes,  que  de  consolider  et 
d'étendre  leur  somme  de  foi.  Leur  maître  véritable  est  non  celui 
qu'ils  aiment  et  qui  leur  plaît  le  plus,  mais  celui  qui  les  instruit  et 
les  rassure  le  plus;  d'une  part,  donc,  c'est,  de  nos  jours,  le  grand 
professeur,  le  grand  créateur  de  sciences  nouvelles;  d'autre  part, 
le  grand  homme  d'État.  Le  premier  doit  répondre  au  besoin  social 
ou  individuel  de  vérité;  le  second,  au  besoin  social  ou  individuel  de 
sécurité.  Celui-ci  a  la  garde  de  la  somme  considérable  de  foi  natio- 
nale engagée  dans  nos  droits  divers.  Il  peut  la  fortifier  et  l'étendre, 
ou  l'ébranler  et  la  resserrer.  La  resserrer,  c'est  comme  diminuer 
la  vision  ou  émousser  le  tact,  et  rendre  ainsi  moins  sûrs,  moins 
précis,  moins  nombreux,  les  jugements  de  localisation  ou  autres 
propres  à  ces  sens.  L'étendre,  c'est  comme  ajouter  le  télescope  à 


282  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

l'œil  ou  le  téléphone  à  l'oreille.  Le  ministre  qui  rassure  complète 
donc  l'œuvre  du  professeur  qui  instruit;  et  la  tâche  du  premier  est 
assez  grande  pour  qu'il  n'empiète  pas  sur  celle  du  second.  C'est  sous 
la  forme  des  droits  anciens  respectés  le  plus  possible,  conformément 
au  conseil  de  Bentham  {Traité  de  législat,,  I,  p.  201  et  s.),  et  des 
droits  nouveaux  le) dément  créés,  et  non  sous  les  espèces  des  connais- 
sances scientifiques,  qu'il  doit  tendre  à  grossir  l'antique  legs  des 
certitudes  populaires.  —  Pourquoi  les  progrès  sociaux  doivent-ils, 
autant  que  possible,  être  graduels?  Bentham  en  donne  une  assez 
mauvaise  raison  :  c'est  que,  dit-il,  le  mal  de  l'attente  trompée  est 
plus  vif  chez  l'homme  dépossédé  d'un  droit  acquis  que  le  plaisir  de 
la  surprise  chez  l'usurpateur  heureux  du  bien  d'autrui;  en  permet- 
tant cela,  le  législateur  se  trouverait  avoir  produit,  toute  addition 
algébrique  faite  des  plaisirs  et  des  peines,  un  reliquat  de  peines.  Est- 
ce  bien  sûr?  Le  motif  allégué  par  les  évolutionnistes  n'est  guère 
meilleur.  Ils  n'aiment  pas  les  révolutions,  parce  que  leur  formule  de 
l'évolution  ne  les  admet  pas  et  que  l'assimilation  des  sociétés  aux 
organismes  en  souffrirait.  Ils  empruntent  à  Joseph  de  Maistre  la 
brillante  erreur  de  penser  qu'une  institution  est  nécessairement  une 
œuvre  anonyme  et  que  l'accomplissement,  même  lent  et  graduel, 
d'un  plan  systématique  de  reconstruction  sociale,  sorti  ex  abrupto 
d'un  cerveau  individuel,  est  un  rêve  chimérique.  Il  est  pourtant 
assez  clair  que  toutes  les  modifications  sociales,  petites  ou  grandes, 
émanent  en  définitive  d'initiatives  individuelles,  de  fragments  de 
plans  personnels  plus  ou  moins  déchirés.  A  notre  avis,  la  vraie 
raison  de  respecter  les  attentes,  de  ménager  les  droits  acquis,  même 
en  poursuivant  l'exécution  d'un  programme  individuel  très  vaste  et 
très  précis,  c'est  que,  par  une  trop  grande  brusquerie  de  procédés, 
on  irait  contre  le  but  même  des  novateurs.  Tout  désir  d'innovation  a 
pour  objet  un  état  social,  une  stabilité  d'un  genre  inconnu,  un 
corpus  juris  inédit.  Il  est  plus  facile  cependant  de  détruire  la  con- 
fiance, sans  laquelle  il  n'y  a  point  de  droit  possible,  que  de  la  réta- 
blir, de  même  qu'il  est  plus  aisé  d'exciter  les  appétits  que  de  les 
museler.  Exécuter  donc ,  du  soir  au  lendemain ,  un  programme 
radical,  si  beau,  si  séduisant  qu'il  soit,  c'est  tarir  la  source  qu'on 
veut  dévier,  le  courant  de  foi  et  de  crédit  dont  on  a  besoin  pour 
l'établissement  de  l'état  rêvé;  c'est  briser  son  verre  avant  d'y  boire. 
Je  ne  puis  entrer  dans  le  détail  des  conséquences  sociales  que 
comporterait  la  double  thèse  développée  dans  cette  étude,  à  savoir 
la  mesurabilitê  en  droit,  et  peut-être  en  fait,  de  la  croyance  et  du 
désir,  et  la  subordination  du  désir  à  la  foi.  Une  seule  suffira.  Si,  à 
l'opposé  de  ma  seconde  proposition,  on  ne  voit  dans  la  foi  qu'un 


G.   TARDE.  —  LA   CROYANCE   ET   LE   DÉSIR  283 

instrument  du  désir,  et,  par  suite,  dans  les  croyances  populaires 
qu'un  moyen  d'action,  on  doit  à  tout  prix  produire  ou  maintenir  leur 
unanimité,  condition  première  de  leur  efficacité  pratique.  Une 
erreur  fixe  et  générale  doit  être  préférée  à  des  vérités  variables  et 
particulières.  Mais  si  le  savoir,  si  l'ensemble  des  certitudes  supé- 
rieures (je  dis  supérieures,  à  cause  de  la  quantité  de  foi  potentielle 
qu'elles  renferment),  atteintes  par  le  libre  essor  de  l'esprit  dissident, 
vaut  par  lui-même  et  vaut  plus  que  tout,  si  la  récompense  suprême 
de  nos  longs  travaux  est  l'acquisition  d'une  expérience  désormais 
inutile,  d'un  credo  personnel  et  en  partie  incommunicable,  le  plus 
haut  intérêt  d'un  peuple  est  d'arriver,  s'il  se  peut,  dans  la  personne 
de  chacun  de  ses  membres,  à  cette  fleur  terminale  de  la  vie,  et 
d'affranchir  la  pensée  de  toute  entrave. 

G.  Tarde. 


NOTES  ET  DOCUMENTS 


DE  LA  FUSION 

DES   SENSATIONS   SEMBLABLES 


i 


On  sait  que  l'association  des  idées  par  ressemblance  est  un  des 
deux  principes  qui  assurent  la  succession  de  nos  pensées.  Lors- 
qu'une sensation,  une  idée  ou  un  sentiment  occupent  l'esprit,  ces 
états  de  conscience  ont  une  tendance  à  rappeler  les  états  passés  qui 
leur  ressemblent.  Si  rien  ne  met  obstacle  à  cette  tendance,  le  rappel 
se  fait,  et  nous  avons  une  conscience  simultanée  de  deux  états  qui, 
dans  l'ordre  de  notre  expérience,  étaient  séparés  par  le  temps.  La 
ressemblance  a  une  autre  propriété  ,  moins  connue  et  moins  étu- 
diée que  la  précédente,  quoique  l'existence  n'en  soit  pas  douteuse. 
Elle  consiste  en  ce  que  deux  sensations,  deux  idées,  deux  senti- 
ments qui  se  présentent  ensemble  à  l'esprit  se  fusionnent  quand  ils 
sont  semblables  ;  si  la  ressemblance  des  deux  états  est  parfaite,  la 
fusion  est  totale  ;  elle  se  révèle  par  ce  fait  caractéristique  qu'au  lieu 
d'éprouver  deux  états  de  conscience  nous  n'en  éprouvons  qu'un 
seul.  Si  les  deux  états  se  ressemblent  d'une  façon  imparfaite,  cela 
tient  à  ce  qu'ils  sont  formés  en  partie  d'éléments  communs  et  en 
partie  d'éléments  différents.  Il  n'y  a  que  les  éléments  communs  qui 
se  fusionnent  ;  les  éléments  différents  restent  distincts.  La  consé- 
quence de  cette  fusion  partielle  est  moins  facile  à  saisir  par  la 
simple  observation  que  lorsque  la  fusion  est  totale;  mais  elle  se 
révèle  par  des  phénomènes  psychologiques  qui  permettent  d'en 
donner  la  formule  par  induction  :  nous  éprouvons  d'une  façon  dis- 


A.    BINET.   --  DE   LA   FUSION   DES   SENSATIONS   SEMBLABLES      '28b 

tincte  les  deux  parties  différentes  des  deux  états  ;  quant  aux  deux- 
portions  qui  se  ressemblent,  elles  ne  font  sur  la  conscience  qu'une 
impression  unique  l. 

Avant  de  commencer  une  étude  synthétique  de  cette  loi  de  fusion, 
il  est  peut-être  utile  de  la  démontrer,  ou  du  moins  de  décrire  quel- 
ques expériences  qui  mettent  sous  les  yeux  du  lecteur  la  manière 
dont  ce  phénomène  se  présente  à  nous.  Afin  d'aller  du  simple  au 
composé,  je  parlerai  d'abord  du  cas  où  la  fusion  des  deux  états  est 
totale.  Un  exemple  excellent  nous  en  est  fourni  par  les  phénomènes 
de  la  sensibilité  tactile,  où  nous  trouvons,  dans  des  conditions  dé- 
terminées, des  sensations  identiques  qui  se  fusionnent  :  elles  se  fu- 
sionnent si  bien  que  la  personne  qui  n'est  pas  prévenue  qu'elle  re- 
çoit deux  sensations  produites  par  deux  excitations  distinctes,  croit, 
en  ne  percevant  qu'une  seule  sensation,  qu'on  n'exerce  sur  sa  peau 
qu'une  seule  pression.  Mais  ce  phénomène  touche  à  un  problème 
de  physiologie  très  controversé,  sur  lequel  il  faut  d'abord  donner 
quelques  mots  d'explication. 

Le  toucher  est  le  sens  qui  occupe  la  plus  large  surface  du  corps; 
tandis  que  les  sens  spéciaux,  tels  que  la  vue,  l'ouïe,  l'odorat  et  le 
goût,  sont  restreints  à  des  parties  très  étroites  de  l'organisme,  on 
rencontre  le  toucher  sur  toute  l'étendue  de  la  peau  et  même  sur 
quelques  muqueuses  ;  les  fosses  nasales,  la  conjonctive,  la  cavité 
buccale,  le  gosier,  les  deux  extrémités  du  tube  digestif,  le  vagin,  le 
canal  de  l'urètre  nous  donnent  des  sensations  de  contact.  Mais  cer- 
tains départements  de  l'enveloppe  générale  présentent  une  finesse 
supérieure  aux  autres.  On  sait  par  exemple  que  sur  le  milieu  du 
dos  la  sensibilité  tactile  est  peu  développée  ;  elle  est  plus  fine  à  la 
main,  plus  fine  encore  à  la  pulpe  des  doigts  ;  elle  atteint  son  degré 
le  plus  élevé  sur  le  bout  de  la  langue.  Weber  a  fait  à  ce  sujet  des 
expériences  qui  sont  restées  dans  la  science  comme  un  modèle  de 
précision.  Il  prenait  un  compas  mousse,  et  il  en  promenait  les  deux 
pointes  sur  toutes  les  surfaces  du  corps  dont  il  voulait  mesurer  la 
finesse.  Il  constata  que,  sur  le  milieu  du  dos,  pour  que  les  deux 
pointes  soient  perçues  doubles,  il  faut  les  écarter  de  39  lignes  ;  plus 
rapprochées,  les  deux  pointes  n'éveillent  qu'une  impression  unique. 
Sur  la  poitrine,  l'écart  nécessaire  est  de  20  lignes  ;  sur  la  cuisse, 
de  16;  sur  la  partie  inférieure  dufrontdelO;  sur  la  paume  de  la  main, 
sur  le  bout  du  nez,  3;  sur  le  bord  de  la  lèvre  inférieure,  2;  sur  la 
pointe  du  doigt  indicateur,  face  palmaire,  1;  sur  la  pointe  de  la 


1.  M.  Spencer  a  fait  en  quelques  mots  une  exposition  très  précise  de  cette 
loi;  voir  Principes  de  Psychologie,  '2'  partie,  chap.  2. 


286  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

langue,  1/2.  Ces  mesures  ont  été  reprises,  contrôlées  et  corrigées 
sur  certains  points  ;  mais  peu  importe. 

Ces  expériences  de  Weber  ont  eu  le  grand  mérite  d'établir  des 
rapports  quantitatifs  entre  les  régions  de  la  peau,  au  point  de  vue 
de  la  sensibilité  tactile;  elles  ont  eu  un  autre  mérite,  plus  grand 
encore  à  mon  avis,  celui  de  soulever  un  problème  nouveau.  La 
question  s'est  dès  lors  posée  de  savoir  comment  il  peut  se  faire  que 
deux  pointes  de  compas  fassent  naître,  suivant  l'écart  qu'on  leur 
donne  et  la  région  de  la  peau  où  on  les  porte,  tantôt  deux  sensations 
tactiles,  tantôt  une  seule.  C'est  sur  ce  problème  que  je  vais  arrêter 
l'attention  du  lecteur. 


II 


Deux  explications  ont  été  proposées  ;  disons  un  mot  de  chacune 
avant  de  les  écarter.  La  première,  simple  comme  toutes  les  vues 
à  priori,  consiste  à  dire  que,  là  où  deux  pointes  sont  perçues,  cha- 
cune d'elles  a  excité  séparément  une  fibre  nerveuse,  et  qu'au  con- 
traire, lorsque  nous  ne  percevons  qu'une  seule  sensation,  les  pointes 
du  compas  n'ont  excité  qu'une  seule  fibre.  On  perçoit  dans  tous  les 
cas  autant  de  sensations  qu'il  y  a  eu  de  nerfs  excités.  Il  est  resté  une 
trace  de  cette  explication  dans  le  langage  :  c'est  le  terme  de  cercle 
de  sensation.  Si  l'on  appuie  une  des  deux  pointes  du  compas  sur  la 
peau  et  qu'on  cherche  jusqu'à  quelle  distance  de  la  première  pointe 
la  seconde  n'éveille  pas  une  sensation  nouvelle,  on  circonscrit  ainsi 
un  espace  qui  a  la  forme  d'un  cercle  ou  d'une  ellipse.  Cet  espace, 
n'étant  capable  de  percevoir  qu'une  seule  sensation,  correspond, 
d'après  la  théorie,  au  territoire  d'une  fibre  nerveuse  :  on  l'appelle 
cercle  de  sensation. 

Cette  explication  renferme  une  part  de  vérité;  sans  doute,  les 
portions  du  tégument  dont  la  sensibilité  est  très  développée  sont 
plus  riches  en  corpuscules  du  tact  que  celles  dont  la  sensibilité  est 
encore  obtuse.  Mais  il  y  a  loin  de  là  à  reconnaître  que  tout  cercle 
de  sensation  est,  comme  on  l'a  dit,  une  grandeur  anatomique,  le  ter- 
ritoire d'une  seule  fibre.  On  a  constaté  qu'il  est  des  régions  où  les 
pointes  du  compas  peuvent  être  séparées  par  plus  de  douze  papilles 
nerveuses  sans  éveiller  autre  chose  qu'une  impression  unique.  Ajou- 
tons que  les  limites  d'un  cercle  de  sensation  varient  singulièrement 
avec  les  conditions  où  se  place  l'observateur  ;  les  cercles  deviennent 


A.    BINET.   —  DE   LA   FUSION   DES   SENSATIONS   SEMBLABLES     287 

plus  petits  sous  l'influence  de  l'habitude  et  de  l'attention,  de  sorte 
que  deux  pointes  de  compas  peuvent  tantôt  provoquer  une  impres- 
sion unique,  tantôt  en  provoquer  deux,  avec  le  même  écart  et  sur 
la  même  région  de  la  peau.  Si  un  cercle  de  sensation  correspondait 
au  domaine  d'une  seule  fibre,  ce  serait  une  grandeur  invariable,  et 
ni  l'attention  ni  l'habitude  ne  pourraient  la  modifier.  Enfin  il  est  un 
fait  plus  concluant  que  tous  les  autres  :  c'est  que  si  l'on  dessine  sur 
l'avant-bras  d'une  personne  deux  cercles  de  sensation,  et  qu'on 
place  les  deux  pointes  du  compas  l'une  dans  un  cercle,  l'autre  dans 
l'autre,  en  les  rapprochant  le  plus  possible,  la  personne  en  expé- 
rience ne  percevra  qu'une  sensation  ;  pour  qu'elle  en  perçoive  deux, 
il  faut  que  les  deux  pointes  de  l'instrument  soient  séparées  par  le 
diamètre  d'un  cercle  tout  entier.  S'il  était  vrai  que  chaque  cercle 
fût  desservi  par  une  fibre  spéciale,  il  aurait  suffi  que  les  deux  pointes 
fussent  placées  dans  deux  cercles  différents  pour  que  la  personne 
les  sentit  toutes  les  deux.  Je  ne  rappelle  ces  faits  que  pour  mémoire  : 
vous  les  trouverez  partout. 

On  doit  à  Henri  Weber  une  seconde  hypothèse,  connue  sous  le 
nom  de  théorie  des  champs  nerveux.  Voici  en  quoi  elle  consiste.  On 
observe  que,  pour  que  deux  sensations  du  toucher  soient  perçues 
d'une  façon  distincte,  il  faut  qu'il  existe  entre  les  deux  points  de  la 
peau  qu'on  excite  un  certain  espace,  un  certain  nombre  de  ramifi- 
cations nerveuses,  un  champ  nerveux.  Ce  qui  est  nécessaire  à  la 
perception  distincte  de  deux  sensations,  ce  n'est  pas  que  l'excitation 
soit  portée  dans  deux  cercles  de  sensation  différents  ;  il  faut  encore 
qu'il  existe  une  distance  déterminée  entre  les  deux  points  excités. 
Pourquoi  en  est-il  ainsi  ?  C'est,  dit-on,  parce  que  deux  choses  ne 
peuvent  être  distinguées  que  si  quelque  chose  les  sépare.  L'excitation 
de  deux  fibres  nerveuses  ne  peut  produire  deux  impressions  dis- 
tinctes que  si  ces  deux  fibres  sont  séparées  par  des  éléments  nerveux 
non  impressionnés  .  Ces  éléments  ,  dont  le  rôle  est  d'espacer  les 
deux  sensations,  sont  représentés  par  l'écart  des  deux  pointes  de 
compas. 

Il  est  difficile  de  réfuter  une  théorie  aussi  vague  ;  essayons-le 
pourtant.  On  nous  dit  que  c'est  le  champ  nerveux  non  excité  qui 
fait  naître  dans  notre  esprit  l'idée  de  deux  sensations  espacées  entre 
elles,  et  par  conséquent  doubles.  Comment  est-ce  possible?  Du  mo- 
ment qu'un  ensemble  de  fibres  nerveuses  n'est  pas  impressionné, 
il  est  pour  la  conscience  comme  s'il  n'existait  pas.  Le  fait  est  certain. 
D'autre  part,  nous  ne  pouvons  avoir  une  idée  de  la  distance  qui 
sépare  les  deux  points  de  la  peau  qui  ont  été  excités  que  si  nous 
recourons  au  sens  musculaire  ;  nous  avons  le  sentiment  d'un  espace 


Ogg  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

vil  us  ou  moins  long  s'étendant  entre  les  deux  points  A  et  B,  lorsque 
nous  avons  éprouvé  une  série  de  sensations  musculaires  en  portant 
notre  main  de  l'un  de  ces  points  jusqu'à  l'autre.  Tant  que  nous 
n'avons  pas  fait  cette  expérience,  nous  ne  pouvons  rien  dire  sur  la 
position  relative  de  ces  points.  La  sensibilité  tactile  ne  peut  nous 
donner  aucun  renseignement  à  cet  égard.  Ce  fait  a  été  mis  hors  de 
doute  par  les  travaux  de  l'école  anglaise  sur  notre  mode  de  percep- 
tion de  l'espace.  Je  pense  que  ces  raisons  suffisent  pour  réfuter  la 
théorie  des  champs  nerveux. 


III 


L'explication  que  je  propose  de  substituer  aux  précédentes  peut  se 
résumer  en  quelques  mots.  Je  suppose  que  chacun  des  points  de 
notre  épiderme  a  une  manière  spéciale  de  sentir  :  les  sensations 
tactiles  qui  se  produisent  sur  telle  région  diffèrent  qualitativement 
de  celles  qui  se  produisent  ailleurs  ;  par  exemple,  quand  avec  le 
doigt  on  presse  le  front ,  ensuite  la  joue,  le  menton,  le  cou,  la 
nuque,  on  provoque  chaque  fois  une  sensation  différente.  Toutefois, 
si  la  qualité  de  la  sensation  varie  avec  la  région  de  la  peau,  il  faut 
supposer  que  cette  variation  a  lieu  d'une  manière  continue  d'un 
point  à  un  autre  ;  si  Ton  choisit  deux  points  très  voisins,  il  se  pourra 
faire  que  la  différence  des  deux  sensations  ne  soit  pas  assez  mar- 
quée pour  être  perçue,  et  alors  on  pourra  dire  que  ces  deux  sensa- 
tions -sont  identiques  pour  la  conscience  et  sont  soumises  aux 
mêmes  lois  mentales  que  s'il  n'y  avait  entre  elles  aucune  différence 
réelle. 

La  distance  à  laquelle  les  deux  sensations  commencent  à  se 
différencier  n'est  d'ailleurs  pas  uniforme  pour  tout  le  corps,  car  la 
nuance  locale  de  chaque  sensation  varie  avec  une  différence  de  vi- 
tesse suivant  les  régions  de  la  peau. 

Ceci  étant  posé,  que  va-t-il  se  passer  ?  Lorsque  j'exciterai  avec 
mon  compas  deux  points  de  la  peau,  je  pourrai  provoquer  à  mon 
gré,  suivant  l'écart  donné  aux  pointes,  deux  sensations  différentes 
ou  deux  sensations  semblables.  Les  deux  sensations  seront  diffé- 
rentes, si  je  choisis  des  points  de  la  peau  assez  distants  pour  que  la 
différence  de  leur  sensibilité  soit  saisissable.  Au  contraire,  les  deux 
sensations  paraîtront  identiques  quand  les  points  choisis  seront  trop 
rapprochés  pour  présenter,  au  point  de  vue  de  la  sensibilité  tactile, 
une  dillï'rcnce  marquée. 


A.    BINET.    —  DE  LA  FUSION  DES  SENSATIONS  SEMBLABLES    289 

Or  il  résulte  de  la  loi  de  fusion  des  états  de  conscience  sembla- 
bles que  deux  impressions  qui  diffèrent  restent  distinctes,  tandis 
que  deux  impressions  semblables  se  fusionnent  et  font  l'effet  d'une 
impression  unique.  Lorsque  les  deux  pointes  du  compas  auront 
éveillé  deux  sensations  différentes,  les  deux. sensations  restant  dis- 
tinctes, nous  percevrons  séparément  les  deux  pointes  du  compas. 
Au  contraire  lorsque  les  deux  pointes  auront  provoqué  deux 
sensations  identiques,  ces  deux  sensations  se  fusionnant,  nous  croi- 
rons n'en  éprouver  qu'une  seule.  L'explication  est,  on  le  voit, 
très  simple  et  très  facile  à  comprendre;  et  ce  n'est  pas  un  de  ses 
moindres  mérites  de  mettre  en  lumière  cette  propriété  importante 
de  la  loi  de  ressemblance,  la  fusion  des  sensations  semblables. 

Reprenons  avec  soin  toutes  les  parties  de  ce  résumé.  En  premier 
lieu,  quelle  raison  avons-nous  de  croire  que  tous  les  points  de  notre 
peau  ont  une  manière  différente  de  sentir  le  contact  des  objets  exté- 
rieurs 1? 

Je  ne  développerai  qu'une  seule  des  raisons  qu'on  peut  donner 
à  l'appui,  celle  qui  est  tirée  du  phénomène  de  la  localisation.  C'est 
la  plus  frappante.  Lorsqu'on  touche  une  personne  sur  n'importe 
quelle  partie  de  son  corps,  elle  sait  très  bien  dire  l'endroit  où  on 
l'a  touchée;  elle  ne  rapportera  pas  au  bras  une  sensation  dont  le 
siège  est  à  la  tête.  Cette  connaissance  du  lieu  de  la  sensation  n'est 
pas  innée,  elle  est  acquise,  et  la  manière  dont  elle  se  forme  est 
assez  simple  à  décrire.  Nous  avons  appris  par  l'expérience  que  lors- 
que nous  éprouvons  telle  sensation  tactile,  une  pression  a  lieu  sur  le 
bras;  lorsque  nous  éprouvons  telle  autre  sensation,  une  pression  a 
lieu  sur  l'orteil,  et  ainsi  de  suite.  Avec  le  temps,  nous  avons  rat- 
taché une  sensation  tactile  déterminée  avec  la  vue  de  notre  bras, 
une  autre  avec  la  vue  de  notre  orteil;  et  enfin  chaque  sensation  diffé- 
rente avec  la  vue  d'une  région  différente  de  notre  corps.  Lorsqu'on 
vient  à  presser,  à  piquer  ou  à  pincer  notre  corps,  la  sensation  pro- 
pre de  la  partie  affectée  éveille  l'image  oculaire  de  cette  partie  par 
la  seule  force  de  l'association;  c'est  une  loi  mentale  que,  lorsque 
deux  sensations  ont  été  perçues  en  contiguïté,  elles  adhèrent  de 
telle  sorte  que  si  l'une  se  reproduit  elle  tend  à  suggérer  l'autre.  Ici 
la  suggestion  se  fait  si  rapidement  que  nous  nous  représentons 
l'image  de  la  région  touchée  presque  au  moment  même  où  nous 
recevons  la  sensation  tactile.  La  localisation  n'est  pas  autre  chose. 

1.  Cette  opinion  a  été  défendue  en  Allemagne,  sous  le  nom  de  Théorie  des 
signes  locaux,  par  Lotze,  Wundt  et  Ilelmtioltz.  Ces  penseurs  ont  été  conduits 
à  reconnaître  un  signe  local  à  chaque  sensation  visuelle  et  tactile  localisable. 
en  expliquant  la  genèse  de  la  notion  d'espace. 

tome  x.  —1880.  19 


290  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Quant  à  la  position  du  point  qui  est  le  siège  de  la  sensation,  elle 
nous  est  donnée  par  notre  activité  musculaire.  —  Cette  explication, 
généralement  admise,  de  la  manière  dont  se  forme  ce  qu'on  a  appelé 
le  sens  du  lieu  suppose  continuellement  une  chose  :  c'est  que  deux 
sensations  de  contact  qu'on  rapporte  à  deux  endroits  différents  du 
corps  possèdent  chacune  un  signe  local  qui  les  distingue  et  les  em- 
pêche de  se  confondre.  Supposez  que  toutes  nos  sensations  de  con- 
tact soient  absolument  uniformes.  Une  personne  qu'on  piquera  au 
doigt  ne  pourra  pas  dire  qu'on  l'a  piquée  au  doigt  plutôt  qu'à  l'or- 
teil, car  si  l'on  eût  pincé  son  orteil,  elle  aurait  éprouvé  la  même  sen- 
sation. Pour  qu'une  sensation  de  contact  ou  de  pression  s'associe 
avec  la  vue  du  doigt,  une  autre  avec  la  vue  de  l'orteil,  il  est  de  toute 
nécessité  que  ces  deux  sensations  soient  différentes;  sans  cela,  elles 
se  confondront,  et  la  sensation  dont  le  siège  est  au  doigt  pourra 
suggérer  indifféremment  l'image  oculaire  d'une  tout  autre  partie  du 
corps. 

Nous  sommes  maintenant  en  mesure  de  savoir  s'il  est  vrai  que 
les  pointes  du  compas  qui  sont  perçues  isolément  éveillent  deux 
sensations  différentes;  si  ces  sensations  peuvent  être  localisées 
d'une  façon  distincte  pour  chacune,  c'est  la  preuve  qu'elles  diffè- 
rent. Pouvons-nous  les  localiser?  L'expérience  répond  affirmative- 
ment. J'appuie  les  deux  pointes  du  compas  transversalement  sur 
l'avant-bras  d'une  personne,  avec  un  écart  de  trente-neuf  lignes  : 
c'est  l'écart  nécessaire  pour  que  la  personne  sente  isolément  les 
deux  pointes.  Ensuite,  je  relève  alternativement  une  des  deux 
pointes  en  priant  la  personne  de  m'indiquer  si  c'est  celle  de  droite 
ou  celle  de  gauche  qu'elle  ne  sent  plus.  Chaque  fois  la  personne 
répond  juste  ;  elle  localise  chacune  des  sensations  ,  sans  jamais 
les  prendre  l'une  pour  l'autre.  Preuve  évidente  que  chacune  de  ces 
sensations  diffère  un  peu  de  l'autre,  et,  si  elles  diffèrent,  elles  doi- 
vent rester  distinctes;  c'est  une  conséquence  de  la  loi  mentale  que 
nous  étudions. 

Nous  avons  avancé  une  seconde  hypothèse  pour  expliquer  qu'on 
puisse  trouver  deux  sensations  tactiles  qui  dans  des  conditions  dé- 
terminées soient  semblables  et  par  conséquent  se  fusionnent.  C'est 
que  la  nuance  locale  d'une  sensation  se  dégrade  d'une  façon  con- 
tinue quand  on  va  d'un  point  à  un  autre;  de  sorte  que  si  l'on  prend 
deux  pointes  de  la  peau  qui  ne  présentent  à  la  conscience  qu'une  va- 
riation insensible,  les  deux  sensations  qu'on  y  provoquera  nous 
paraîtront  identiques.  C'est  précisément  ce  qui  doit  arriver  lorsque 
les  deux  pointes  du  compas  ne  réussissent  à  éveiller  qu'une  seule 
impression  ;  les  deux  sensations  sont  semblables,  et  par  conséquent 


A.    BINET.   —  DE   LA  FUSION   DES   SENSATIONS  SEMBLABLES    291 

elles  se  fusionnent.  Tout  se  résume  à  prouver  ce  dernier  point, 
l'identité  des   deux  sensations  dans  le  cas  où  nous  ne   recevons 
qu'une  seule  impression.  On  a  vu  que  les  différences  des  sensations 
de  notre  peau  nous  servent  comme  signes  du  lieu  où  elles  se  pro- 
duisent, et  que   si  toutes  les  sensations  que  la  peau  nous  donne 
étaient  uniformes,  nous  ne  saurions  à  quelle  partie  de  notre  corps 
les  rapporter.  —  Cette  incertitude  doit  se  produire  dans  une  cer- 
taine mesure,  si  l'on  admet  l'identité  des  sensations  produites  par  un 
compas  qui  n'éveille  qu'une  seule  impression.  Est-il  vrai  que  sur  la 
paume  de  la  main,  par  exemple,  les  deux  sensations  qui  sont  sépa- 
rées par  cinq  lignes  et  qui  se  fusionnent  sont  identiques  :  dès  lors,  il 
nous  sera  impossible  de  rapporter  chacune  d'elles  à  un  point  diffé- 
rent de  la  peau.  —  C'est  ce  que  l'expérience  confirme,  comme 
chacun  peut  s'en  convaincre  lui-même.  Deux  méthodes  peuvent  être 
employées.  La  première  consiste  simplement  à  porter  sur  la  peau 
d'une  personne  les  deux  pointes  du  compas  à  une  distance  où  elles 
se  fusionnent  ;  ne  percevant  qu'une  seule  pression,  la  personne  sera 
dans  l'impossibilité  de  localiser  séparément  les  deux  pointes  :  cela 
va  de  soi.  La  seconde  méthode  donne  des  résultats  plus  curieux. 
On    cherche    expérimentalement    l'écart    qu'on    peut   donner  aux 
deux  pointes  sans  qu'elles  cessent  d'être  fusionnées,  et  on  marque 
à  l'encre  les  points  de  l'épiderme  où  on  les  applique.  Ces  préparatifs 
doivent  être  faits  sous  les  yeux  du  sujet  en  expérience,  afm  qu'il 
fasse  la  tentative  d'associer  à  l'image  de  chacun  des  points  marqués 
à  l'encre  la  sensation  tactile  qui  y  est  afférente.  Ensuite  on  prie 
la  personne  de  détourner  les  yeux,  et  on  excite  tour  à  tour  l'un  et 
l'autre  point  de  son  épiderme,  en  lui  demandant  si  elle  peut  indi- 
quer le  point  sur  lequel  on  appuie  l'instrument.  La  personne  ré- 
pondra que  non,  ou  bien,  si  elle  essaye  de  localiser,  elle  le  fera  avec 
des  alternatives  de  succès  et  d'insuccès  qui  prouvent  qu'elle  devine. 
Cette  impossibilité  de  déterminer  un  endroit  spécial  pour  chacune 
des   deux  sensations  ne  peut  tenir  qu'à  une  chose  :  la  similitude 
des  deux  sensations 1 . 

Je  m'étais  proposé  de  prouver  que,  lorsque  deux  sensations  du 
toucher  restent  distinctes,  elles  sont  de  nature  différente,  et  qu'au 
contraire,  lorsqu'elles  se  fusionnent,  elles  sont  de  nature  semblable. 
La  preuve  est  faite. 

1.  Il  faut  se  garder,  dans  cette  expérience,  d'écarter  les  branches  du  compas 
jusqu'à  la  distance  maxima  suivant  laquelle  nous  fusionnons  deux  impressions  : 
car  cette  distance  ne  peut  manquer  de  varier  pendant  le  cours  des  recherches 
par  le  seul  effet  de  l'exercice  et  de  l'attention  ;  dès  lors,  il  arriverait  que  les 
pointes  du  compas  produiraient,  au  lieu  d'une  impression  simple,  une  impression 
double  ;  ce  qui  changerait  le  déterminisme  de  l'expérience. 


292  REVUE   PHILOSOPHIQUE 


IV 


11  ne  reste  plus  qu'à  faire  l'énumération  de  quelques  faits  d'obser- 
vation recueillis  depuis  plusieurs  années  et  qui  s'expliquent  mainte- 
nant d'une  façon  assez  facile. 

Si  l'on  expérimente  sur  les  deux  lèvres  rapprochées  et  soudées 
d'une  cicatrice,  on  voit  que  les  deux  pointes  d'un  compas  seront  tou- 
jours distinguées  si  l'une  est  d'un  côté  de  la  cicatrice  et  l'autre  de 
l'autre.  Pourquoi  en  est-il  ainsi?  C'est  que  les  deux  lèvres,  en  se  rap- 
prochant, ont  conservé  chacune  la  sensibilité  spéciale  qu'elles  possé- 
daient quand  elles  étaient  séparées  par  l'écart  voulu  pour  donner 
une  impression  double;  et  ce  qui  est  nécessaire  à  la  perception  dis- 
tincte des  pointes  d'un  compas,  ce  n'est  pas  l'écartement  de  ses  bran- 
ches, c'est  une  manière  différente  de  sentir  de  la  part  des  points 
touchés.  Le  phénomène  inverse  se  produit  sur  de  la  peau  distendue. 
M.  Czermak  a  observé  que,  sur  le  ventre  de  la  femme  pendant  la  gros- 
sesse, il  faut  augmenter  l'écartement  du  compas  pour  produire  une 
impression  double.  On  voit  donc  que  la  distribution  de  la  sensibilité 
reste  la  même  sur  une  surface  cutanée,  quand  des  causes  normales 
ou  pathologiques  viennent  modifier  la  grandeur  de  cette  surface. 

Lorsqu'on  porte  les  deux  pointes  du  compas  sur  deux  surfaces 
différentes,  par  exemple  la  muqueuse  des  lèvres  et  l'épiderme  qui  y 
est  contigu,  les  deux  pointes  seront  toujours  senties  doubles,  quel- 
que petit  que  soit  l'écart.  Comment  expliquer  cela? Il  est  clair  que  la 
muqueuse  de  la  cavité  buccale,  quoiqu'elle  soit  une  dépendance  de 
la  peau,  en  diffère  essentiellement  par  sa  texture.  Ce  sont  deux  tégu- 
ments de  nature  différente.  N'est-il  pas  dès  lors  probable  que  deux 
points  même  très  rapprochés  choisis  sur  l'un  et  sur  l'autre  tégument 
présentent  quant  à  leur  manière  de  sentir  plus  de  différence  que 
deux  points  moins  rapprochés  et  situés  tous  les  deux  sur  l'épi- 
derme? 

L'attention  a  une  certaine  action  sur  la  finesse  du  toucher.  On  a 
observé  qu'avec  beaucoup  d'attention  nous  pouvons  pour  ainsi  dire 
dédoubler  une  impression,  qui  sans  cela  nous  aurait  paru  sjmple  et 
percevoir  distinctement  les  deux  pressions  du  compas.  Ce  phéno- 
mène peut  aussi  être  expliqué.  Il  faut  savoir  qu'une  différence  entre 
deux  sensations  se  traduit  pour  la  conscience  sous  la  forme  d'un 
petit  choc  que  l'on  éprouve  au  moment  où  l'on  passe  d'une  sensa- 


A.    BINET.   —  DE   LA   FUSION   DES    SENSATIONS   SEMBLABLES    293 

tion  à  l'autre.  Ce  petit  choc  est  lui-même  une  sensation,  et  nous  le 
percevons  suivant  les  mêmes  lois  que  les  autres  sensations.  Or  tout 
le  inonde  a  pu  remarquer  que  telle  sensation  qui  passe  inaperçue 
quand  on  a  l'esprit  distrait  sera  remarquée  si  l'on  y  prête  un  peu 
d'attention.  Le  fait  est  incontestable,  quoique  difficile  à  expliquer. 
Lorsque  nous  aurons  l'esprit  en  éveil  au  moment  où  l'on  portera  sur 
notre  peau  les  deux  pointes  du  compas,  nous  percevrons  la  sensation 
élémentaire  de  choc  qui  les  sépare,  et  il  n'en  faudra  pas  davantage 
pour  que  les  deux  sensations  restent  distinctes. 

L'habitude  a  en  général  pour  effet  de  diminuer  le  diamètre  des 
Cercles  de  sensation;  à  la  suite  d'un  exercice  répété  pendant  une 
couple  d'heures,  on  parvient  à  distinguer  deux  points  qu'on  avait 
commencé  par  fusionner.  Pourquoi?  C'est  que  l'exercice  aide  puis- 
samment à  la  différenciation  des  organes  des  sens  et  permet  de 
saisir  des  nuances  de  sensations  là  où  d'autres  personnes  ne  consta- 
tent que  l'identité.  Ce  fait  est  sensible  sur  les  aveugles  et  surtout  sur 
les  aveugles  de  vieille  date.  M.  Goltz  a  constaté  qu'ils  présentent  des 
cercles  de  sensation  plus  petits  que  les  autres  hommes.  La  raison  en 
est  que,  privés  de  la  vue,  ils  sont  obligés  d'exercer  leur  sensibilité 
tactile  plus  souvent  que  ceux  qui  ont  des  yeux  pour  se  conduire. 
C'est  peut-être  à  l'effet  de  l'exercice  qu'il  faut  rapporter  l'inégalité  de 
finesse  qu'on  observe  sur  les  régions  de  notre  peau.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  que  les  parties  qui  se  distinguent  sous  ce  rapport  sont 
celles  qui,  par  leur  position,  leur  mobilité  et  leur  usage,  ont  le  plus 
souvent  l'occasion  d'exercer  leur  sensibilité. 


L'ensemble  de  faits  que  j'ai  mis  sous  les  yeux  du  lecteur  lui  per- 
mettra de  se  faire  une  idée  très  nette  de  la  manière  dont  deux  sen- 
sations semblables  arrivent  à  se  fusionner.  On  peut  répéter  les 
mêmes  expériences  et  les  mêmes  raisonnements  sur  les  sensations 
visuelles,  qui  se  fusionnent  dans  les  mêmes  conditions  que  les  sensa- 
tions du  toucher.  Le  procédé  dont  on  se  sert  rappelle  celui  du  com- 
pas de  Weber;  on  prend  deux  fils  très  fins  et  on  les  place  à  une  dis- 
tance déterminée  de  l'œil;  suivant  que  l'on  éloigne  ou  que  l'on 
rapproche  ces  deux  fils  l'un  de  l'autre,  leurs  images  se  font  distincte- 
ment ou  se  fusionnent.  L'écart  à  donner  aux  deux  fils  pour  qu'ils 


294  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

soient  perçus  distincts  est  inversement  proportionnel  à  la  finesse  de 
la  région  rétinienne  où  les  images  viennent  se  peindre.  Citons  un 
chiffre.  On  a  pu  constater  que,  lorsque  les  images  se  font  surl'équa- 
teur  de  l'œil,  elles  ne  se  distinguent  que  si  les  fils  sont  cent,  cin- 
quante fois  plus  écartés  que  lorsqu'ils  se  peignent  sur  la  tache 
jaune  de  la  rétine.  L'explication  de  ce  phénomène  est  la  même  que 
celle  donnée  pour  la  perception  tactile.  Nous  percevons  l'image 
comme  simple  ou  comme  double  suivant;  que  les  rayons  lumineux 
diffusés  par  les  deux  fils  ont  excité  des  éléments  rétiniens  doués 
d'une  sensibilité  uniforme  ou  d'une  sensibilité  différente  :  car,  dans 
le  premier  cas,  les  deux  sensations  rétiniennes  se  sont  fusionnées,  et 
dans  le  second  cas  elles  sont  restées  distinctes. 

La  fusion  peut  se  faire  entre  une  sensation  et  une  idée;  en  voici 
un  exemple,  que  j'emprunte  à  Alexandre  Bain  J  :  «  Quand  nous 
regardons  la  pleine  lune,  nous  recevons  instantanément  l'impression 
de  l'état  qui  résulte  de  l'addition  des  impressions  que  le  disque  de  la 
lune  a  déjà  faites  sur  nous...  L'opération  s'accomplit  si  rapidement 
que  nous  n'y  faisons  pas  attention.  » 

Alfred  Binet. 


i.  C'est,  si  je  ne  me  trompe,  le  seul  endroit  où  M.  bain  ait  eu  l'occasion  de 
parler  de  la  loi  de  fusion  (Sens  et  intelligence,  p.  419). 


OBSERVATION  POUR  SERVIR 

A  LA  PSYCHOLOGIE    ANIMA.LE 


Un  des  premiers  jours  du  mois  de  janvier  1874,  j'étais  à  la  chasse 
sur  les  confins  de  lTlle-et-\Tilaine  et  du  Morbihan,  avec  deux  compa- 
gnons :  un  jeune  homme  et  un  garde  particulier.  Vers  le  soir,  nous  sui- 
vions tous  les  trois  un  chemin  creux,  borné  à  droite  par  une  lande,  à 
gauche  par  un  grand  champ  de  blé  qui  s'étendait  jusqu'à  une  prairie 
de  deux  hectares  environ  ;  au  milieu  de  cette  prairie  se  trouvait  ce 
qu'on  appelle  dans  le  pays  un  broussis ,  c'est-à-dire  une  surface  de 
quelques  ares  couverte  de  petits  arbres  et  de  buissons  qui  forment  un 
enchevêtrement  inextricable.  La  prairie  séparait  ces  broussailles  d'un 
grand  bois;  le  lecteur  comprendra  bientôt  l'importance  de  ces  détails 
d'une  topographie  minutieuse. 

Nos  deux  chiens,  l'un  tout  jeune  et  faisant  sa  seconde  campagne, 
l'autre  vieux  routier,  mais  encore  vigoureux,  battaient  la  lande  à  notre 
droite,  le  jeune  fort  loin  de  nous,  le  vieux  à  moins  de  cent  mètres  du 
chasseur,  suivant  son  habitude.  Tout  à  coup,  au  bruit  de  nos  pas  sur 
les  pierres  du  chemin,  trois  perdrix  se  lèvent  dans  le  champ  de  blé  : 
les  deux  premières  se  jettent  à  gauche,  hors  portée,  la  troisième  file 
droit  devant  elle  dans  la  direction  du  bois.  Mon  jeune  compagnon  la 
tire,  elle  tomhe;  mais,  n'ayant  que  le  bout  de  l'aile  coupé,  elle  prend 
aussitôt  sa  course  à  travers  les  sillons,  passe  sur  la  prairie  et  gagne 
les  broussailles  ou  la  compagnie,  parait-il,  se  remisait  souvent.  Les 
deux  chiens  avaient  entendu  le  coup  de  fusil;  le  vieux  chien,  qui  se 
trouvait  plus  près,  arrive  le  premier  et  prend  aussitôt  la  piste.  Il  la 
suit  sans  hésiter  à  travers  le  champ  de  blé  et  la  prairie;  arrivé  aux 
broussailles,  dans  lesquelles  le  garde,  monté  sur  le  talus  du  chemin, 
avait  vu  la  perdrix  entrer,  il  s'arrête  brusquement.  Cependant  l'herbe 
humide  et  fraîche  de  la  prairie  lui  renvoyait  à  plein  nez  le  fumet  de  la 
bête.  Pourquoi  ne  cédait-il  pas  aux  suggestions  de  son  odorat,  à  l'ins- 
tinct qui  ne  connaît  pas  d'autre  règle  que  la  sensation?  Un  enfant,  un 
jeune  chasseur  se  fût  jeté  dans  le  taillis;  mais  Tom  avait  de  l'expérience 
et  du  sang-froid.  Il  fit,  au  petit  galop,  le  tour  des  broussailles,  le  nez 
contre  terre,  pour  s'assurer  que  la  perdrix  était  bien  restée  là;  puis, 


Ogo  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

voyant  arriver  son  frère,  qui,  avec  toute  l'ardeur  de  la  jeunesse  et  de 
l'instinct  aveugle,  se  jeta  étourdiment  dans  le  fort,  il  alla  se  poster  dans 
la  prairie  du  côté  opposé,  happa  l'oiseau  au  passage  avant  qu'il  eût  pu 
regagner  le  bois  et  nous  le  rapporta. 

Cette  petite  scène  m'avait  donné  à  réfléchir;  mais  je  restai  silencieux 
et  j'attendis  les  explications  du  garde;  c'était  un  témoin  d'autant  plus 
précieux  à  consulter  que,  parfaitement  étranger  à  tout  système  philo- 
sophique, il  vivait  avec  les  chiens  de  son   maître  et  présidait  à  leur 
éducation  cynégétique.   Or,  pour   lui,   il  n'y   avait   pas   de  doute  :  le 
vieux  Tom  avait  raisonné,  et  même  raisonné  juste.  La  topographie  du 
champ  de  bataille  était  familière  au  chien  :  c'était  à  quelques  pas  du 
logis;  il  y  chassait  presque  tous  les  jours  et  arrivait  le  premier  dans 
tous  les    coins    où  sa  mémoire  lui  rappelait  quelque  heureuse  ren- 
contre. Son  odorat  l'avait  guidé  jusqu'à  l'entrée  des  broussailles;  mais 
là,  pourquoi  s'était-il  arrêté?  La  piste  était  trop  fraîche  pour  qu'on 
pût  admettre  ce  que  les  chasseurs  appellent  un  défaut;  son  nez  l'aver- 
tissait que  la  perdrix  était  devant  lui  ;  s'il  ne  l'avait  pas  suivie,  c'est 
qu'il  savait  qu'une  perdrix  court  bien  et  avance    plus  rapidement   à 
travers  les  ronces,  sous  lesquelles  elle  trouve  partout  des  passages, 
qu'un  grand  chien  braque,  forcé  de  s'y  frayer  péniblement  un  chemin. 
11  avait  donc  fait  le  raisonnement  suivant  :  Si  je  me  lance  à  la  suite  de 
la  perdrix,  elle  va  prendre  de  l'avance   sur  moi,  elle  gagnera  le  bois 
sans  que  j'aie  pu  l'atteindre.  Si  je  fais  le  tour,  je  la  rejoindrai  plus 
vite;  mais  elle  est  peut-être  restée  dans  les  broussailles;  il  faut  s'en 
assurer:  si  elle  est  sortie,  je  trouverai  sa  piste  sur  la  prairie.  C'est  pour 
cela  qu'il  avait  fait  le  tour,  le  nez  contre  terre.  Arrivé  de  l'autre  côté 
du  taillis  sans  avoir  rien  rencontré,  ou  bien  il  entendit  la  perdrix  mar- 
cher sous  le  couvert,  et  il  la  guetta  ;  mais  cela  n'est  guère  probable,  me 
dit  le  garde,  car,  si  elle  avait  continué  sa  course,   elle   serait  sortie 
avant  l'arrivée    du  chien;  ou  bien,   comme  l'affirmait  énergiquement 
notre  homme,  il  savait  son  frère  derrière  lui,  et  il  comptait  sur  son 
ardeur  pour  déloger  la  bête  et  la  faire  passer  sur  la  prairie;  il  avait 
donc  choisi  son  poste  pour  la  happer  au  passage. 

N'y  a-t-il  pas  là  un  acte  réfléchi  et  un  raisonnement  qui  suppose  le 
langage  intérieur,  généralement  refusé  aux  bêtes  par  nos  psychologues, 
trop  préoccupés  de  ne  pas  compromettre  l'excellence  de  la  nature 
humaine?  La  psychologie  animale  est  un  domaine  encore  peu  exploré, 
et  il  serait  utile  que  l'on  réunit  des  faits  qui,  observés  et  interprétés 
sans  parti  pris,  permettraient  de  déterminer  pour  chaque  espèce  les 
lois  de  l'instinct,  qui  ne  varie  pas  d'un  individu  à  un  autre,  et  celles  de 
l'intelligence,  qui,  dans  le  chien  du  moins,  a  souvent  des  caractères 
tout  personnels  et  atteint  un  développement  qui  dépasse  de  beaucoup 
la  limite  fixée  arbitrairement  par  la  plupart  des  philosophes.  Je  n'ai 
jamais  remarqué,  de  la  part  des  chiens  que  j'ai  pu  observer  d'une  façon 
suivie,  aucun  fait  qui  révélât  chez  eux  la  moindre  notion  morale,  la 
moindre  idée  surnaturelle;  mais  je  connais  au  contraire  un  grand  nom- 


DELAUNAY.  —  OBSERVATION  POUR  LA  PSYCHOLOGIE  ANIMALE  u297 

bre  de  faits  qui  ne  permettent  pas  de  leur  refuser,  comme  on  le  fait 
généralement  :  I"  l'attention,  le  pouvoir  d'arrêter  au  passage  une  idée 
et  de  l'associera  telle  ou  telle  autre;  2"  le  pouvoir  de  distinguer  les 
rapports  fortuits  et  les  rapports  constants,  c'est-à-dire  une  sorte  de 
raison,  très  bornée,  il  est  vrai;  vous  tromperez  facilement  un  jeune 
chien  par  un  geste,  une  intonation,  mais  un  vieux  chien  ne  s'y  laissera 
pas  prendre:  il  réfléchira  au  lieu  de  céder  à  la  première  impression; 
3°  l'aptitude  à  acquérir  par  l'éducation  des  qualités  intellectuelles  qu'on 
pourra  exercer  de  différentes  manières  et  qui  sont  pour  une  part  pro- 
pres à  l'individu,  pour  une  autre  part,  plus  considérable,  transmissi- 
bles  par  l'hérédité. 

D.  Delaunav, 

Maître  de  conférences  à  la  Faculté  de  Rennes. 


ANALYSES  ET   COMPTES  RENDUS 


Wigand.  —  Le  darwinisme,  signe  du  temps  présent  (Der  Dar- 
winismus  ein  Zeichen  der  Zeit).  1  vol.  in-8",  chez  Henninger.  Heil- 
bronn,  1878  ». 

Parmi  les  critiques  du  darwinisme,  l'honorable  professeur  de  botani- 
que de  Marbourg,  M.  A.  Wigand,  tient  une  place  de  premier  ordre.  Son 
nom  a  été  répété  cent  fois  durant  le  procès  en  instance,  et  il  méritait 
cette  marque  d'estime  de  la  part  des  savants  et  des  philosophes.  On 
ne  s'étonnera  donc  pas  que  cette  Revue  lui  accorde  une  sympathique 
hospitalité,  d'autant  plus  que  ses  idées  n"ont  été  jusqu'ici  l'objet  d'au- 
cune exposition  spéciale  et  complète  en  France. 

Une  explication  générale  est  nécessaire  pour  guider  le  lecteur.  On  a 
quelquefois  assimilé  le  conflit  actuel  entre  les  transformistes  et  leurs 
adversaires  à  la  querelle  célèbre  des  nominalistes  et  des  réalistes. 
C'est  bien  vite  convertir,  sans  besoin  ni  profit,  une  «  question  natu- 
relle »  en  un  problème  métaphysique  ou  logique.  Il  est  plus  scientifi- 
que de  dire  que  le  débat  est  entre  les  physiciens  et  les  biologistes. 
Toute  la  question  de  l'origine  des  espèces  et  de  la  vie  elle-même  se 
ramène  alors  à  ces  termes  :  Dans  quel  état  d'équilibre  cosmique  les 
phénomènes  organiques,  physiologiques  et  morphologiques  sont-ils 
apparus  ?  La  discussion  n'est  possible  que  s'il  est  également  admis  par 
tous  que  l'apparition  de  la  vie  et  des  espèces  végétales  ou  animales  a 
eu  lieu  en  dehors  de  toute  intervention  miraculeuse,  par  suite  de  l'évo- 
lution des  forces  naturelles.  Cette  règle  admise,  il  y  a  encore  des  ma- 
nières très  différentes  de  comprendre  cette  évolution.  C'est  un  postulat 
général  de  la  physique  que  chaque  manifestation  cosmogénétique  est  la 
conséquence  fatale  et  nécessaire  des  conditions  physico-chimiques  pré- 
cédemment existantes.  Les  darwinistes,  se  référant  à  cette  conception 
régulatrice  des  théories  particulières,  admettent  de  plus, d'une  manière 
explicite  ou  implicite,  que  le  mode  de  constitution  des  forces  et  de  la 
matière  a  toujours  été  identique,  que  le  présent  est  simplement  l'ana- 

1.  Cette  brochure  est  l'abrégé  d'un  ouvrage  considérable  du  même  savant  : 
o  Der  Darwinismus  und  die  Naturforschung  Newtons  und  Cuviers  j>,  publié 
en  trois  volumes  (1874-1875).  M.  A.  Wigand  en  a  tiré  ce  résumé,  sorte  d'édi- 
tion populaire,  particulièrement  destinée  aux  «  gens  du  monde  »  {die  Laien), 
comme  il  le  dit  lui-même  dans  sa  préface. 


ANALYSES.  —  WIGAND.  Der  Darwïnismus.  299 

logue  du  passé.  En  conséquence,  ils  expliquent  d'après  des  faits  d'expé- 
rience actuelle  ,  mais  en  les  grossissant  (sélection,  concurrence  vitale, 
hérédité,  adaptation,  variabilité),  la  formation  successive  et  progres- 
sive des  espèces  organiques.  C'est  cette  similitude  du  passé  et  du  pré- 
sent qui  est  précisément  contestée.  Beaucoup  pensent  au  contraire, 
avec  Cl.  Bernard  et  maints  physiologistes,  que  l'établissement  des 
espèces  a  exigé  un  équilibre  des  forces  physiques  tout  différent  de 
l'actuel. 

Sur  ce  point  capital  l'entente  n'a  pu  se  faire  entre  les  physiciens 
et  les  biologistes.  Ceux-ci,  instruits  par  l'étude  quotidienne  des  phéno- 
mènes de  la  vie,  retrouvant  toujours  au  fond  de  toutes  les  manifesta- 
tions physico-chimiques  de  l'organisation  une  <c  condition  invisible  j> 
(Cl.  Bernard),  sont  amenés  à  penser  que,  s'il  y  a  en  effet  une  physique 
générale  dont  les  lois  souveraines  s'imposent  à  tous  les  êtres  de 
l'univers  connu,  cette  physique  abstraite  ne  nous  autorise  pas  à  con- 
fondre les  phénomènes  de  la  matière  inorganique  et  ceux  de  la  matière 
organisée,  en  un  mot  que,  si  l'évolution  vitale  obéit  elle-même  au  dé- 
terminisme des  lois  mécaniques,  elle  n'en  constitue  pas  moins  un  mé- 
canisme sui  generis,  irréductible  de  sa  nature. 

Nous  sommes  ici  sur  les  sommets  de  la  pensée  scientifique.  L'évolu- 
tion de  l'univers,  selon  les  uns,  n'est  que  la  répétition  sous  des  formes 
infiniment  variées  des  mêmes  actions  physiques  et  mécaniques  des 
atomes  :  ce  sont  toujours  les  mêmes  acteurs,  malgré  le  changement 
magique  des  figures.  Mouvement  intégré  et  mouvement  désintégré, 
voilà  le  grand  secret  de  l'existence.  Selon  les  autres,  l'évolution  totale 
de  l'univers  serait  mieux  comparée  à  l'évolution  des  organismes,  qui  se 
fait  continûment  sans  doute,  mais  sans  exclure  les  secousses  ou  les 
métamorphoses.  Voyez  la  chenille  devenant  avec  le  temps  chrysalide  et 
papillon.  En  termes  plus  simples,  il  y  a  des  époques  de  la  Nature, 
comme  il  y  a  des  époques  de  la  vie  individuelle  :  c'est  d'abord  un 
germe  enveloppé  d'une  matière  homogène,  puis  c'est  un  organisme 
animé  d'une  vitalité  féconde  et  produisant  à  son  tour  une  floraison 
d'organismes  nouveaux.  L'âge  de  la  création,  ou  de  la  virilité,  est  passé 
pour  notre  microcosme  :  qui  sait  combien  de  temps  encore  attendra 
l'éclosion  des  formes  vivantes  possibles  que  révèle  e  l'ample  sein  de 
la  nature  s>  '.' 

Voilà  la  thèse  et  l'antithèse.  La  conception  biologique  de  l'univers 
doit-elle  détrôner  sa  rivale  aujourd'hui  préférée,  la  conception  physico- 
chimique? Une  intelligence  assez  vaste  pour  embrasser  le  tout  des 
choses  ne  pourrait-elle  pas  ramener  les  lois  et  les  phénomènes  du 
monde  inorganique  aux  lois  et  phénomènes  de  la  vie  universelle  ?  Le 
dernier  mot  de  l'énigme  est-il  la  Vie  ou  le  Mouvement?  tel  est  le  pro- 
blème, que  nul  actuellement  n'est  en  mesure  de  résoudre. 

La  question  de  l'origine  des  espèces,  comme  toutes  les  questions 
d'origine,  est  donc  nécessairement  un  objet  de  spéculation.  Les  solu- 
tions proposées,  combattues  ou   adoptées,  n'expriment  et  ne  peuvent 


300  BEVUE   PHILOSOPHIQUE 

exprimer  que  des  opinions  philosophiques  et,  à  ce  titre,  relèvent  de 
la  science  de  l'esprit.  Il  est  satisfaisant,  certes,  pour  l'imagination,  de 
voir  apparaître  tour  à  tour,  supérieures  après  inférieures,  les  formes 
du  règne  végétal  ou  animal  ;  mais  cette  continuité  apparente  ne  va  pas 
sans  une  discontinuité  cachée.  Allons  plus  loin,  et  supposons  un  état 
de  choses  tout  imaginaire.  L'expérience  a  livré  des  secrets  merveil- 
leux :  dans  le  laboratoire  d'un  Liebig  ou  d'un  Berthelot  de  l'avenir, 
malgré  l'élimination  des  germes  invisibles  de  l'air,  ces  terribles  enne- 
mis de  la  génération  spontanée,  une  masse  de  matière  protoplasmique, 
embryon  d'une  espèce  inconnue,  a  pris  naissance.  Même  alors  le  trans- 
formisme mécanique  aurait  tort  de  triompher. 

C'est  qu'en  effet  la  réduction  aux  causes,  mécaniques  ou  physiques, 
n'implique  en  rien  une  réduction  des  essences.  La  loi  rationnelle  de 
causalité  n'embrasse  que  l'ordre  de  succession  ou  de  coexistence  inva- 
riable des  phénomènes.  Croire  que  les  rapports  de  temps  ou  de  lieu 
constatés  par  le  physicien,  l'astronome,  le  biologiste,  atteignent  l'es- 
sence des  choses,  c'est  faire  de  la  mythologie  scientifique  et  prendre  le 
vénérable  Chronos,  «  au  sablier  intarissable,  »  pour  le  générateur  uni- 
versel des  êtres.  Autrement  dit,  le  fait  de  décomposer  ou  de  produire 
physiquement  un  organisme  vivant  n'expliquerait  pas  plus  la  nature 
propre  de  la  vie  que  le  fait  de  démonter  ou  de  construire  une  montre 
n'explique  la  nature  de  la  pesanteur.  Trouver  les  conditions  méca- 
niques d'une  organisation  définie,  si  c'était  possible,  et  à  l'aide  de 
celles-là  déterminer  celle-ci,  ce  ne  serait  pas  plus  tirer  la  vie  de  la 
matière  brute  et  inanimée  que  l'horloger  ne  tire  le  mouvement  par 
voie  de  création  ex  nihilo  des  roues  et  des  ressorts  inertes  qu'il  ajuste. 
Ce  serait  simplement  utiliser  les  forces  virtuelles  de  la  nature. 

Le  transformisme  radical  —  et  c'est  là  son  grand  intérêt  —  affiche 
la  prétention  contraire  de  simplifier  le  nombre  de  ces  attributs  de 
l'inconnaissable,  en  réduisant  les  forces  biologiques  aux  forces  physico- 
chimiques. Le  physiologiste  qui  a  le  plus  fait  en  ce  siècle  pour  cette 
réduction  a  répondu  en  démontrant  que  la  puissance  évolutive  de 
l'ovule,  y  compris  les  phénomènes  de  génération,  de  nutrition  et  d'or- 
ganisation qui  s'y  rattachent,  forme  un  quid  proprium  de  la  vie.  «  Il 
eat  clair,  a-t-il  écrit,  que  cette  propriété  évolutive  de  l'œuf,  qui  pro- 
duira un  mammifère,  un  oiseau  ou  un  poisson,  n'est  ni  de  la  physique 
ni  de  la  chimie.  » 

Il  est  nécessaire,  pour  comprendre  ce  qui  suit,  de  ne  point  perdre 
de  vue  ces  vérités  biologiques ,  résultat  suprême  de  l'expérience 
positive.  Le  darwinisme  en  est  la  négation.  Dans  sa  brochure,  à 
laquelle  nous  revenons,  M.  A.  Wigand  passe  en  revue  d'abord  les 
hypothèses,  puis  les  faits  propres  à  cette  doctrine;  il  continue  par  la 
critique  de  ses  principes,  et  enfin  il  en  apprécie  la  signification  morale 
et  religieuse. 


ANALYSES.  -  -  wigand.   Der  Darwinismus.  301 


I.  —  Les  hypothèses. 

Elles  sont  au  nombre  de  trois  :  variabilité  de  l'espèce,  transmissibi- 
litéde  ces  variations,  concurrence  vitale. 

La  première  est  l'idée-mère  du  darwinisme.  Quoique  partisan  de  la 
fixité  des  espèces,  Wigand  reconnaît  l'instabilité  de  quelques-unes, 
telles  que  «  les  pigeons,  le  chien,  la  rose,  le  pommier,  la  ronce,  qui 
sont  extrêmement  variables.  »  Seulement  cette  variabilité  prouvée  en 
fait  n'est  point,  comme  le  veut  Darwin,  une  «  mutabilité  »  illimitée  : 
conception  hypothétique  qu'on  substitue  faussement  aux  observations 
positives.  La  variabilité  ne  constitue  pas  un  mouvement  progressif, 
irrésistiblement  ascendant;  au  contraire,  c'est  quelque  chose  de  cir- 
conscrit, bien  qu'en  de  larges  limites,  comme  l'oscillation  du  pendule 
autour  de  son  point  d'équilibre.  Et  ce  centre  de  gravité  chez  les  êtres 
organisés,  c'est  le  caractère  spécifique,  immuable  de  soi.  Il  y  a  plus, 
poursuit  notre  auteur  :  ces  variations  n'ont  jamais  lieu  que  suivant  des 
directions  définies,  et  la  théorie  darwinienne  demande  une  variabilité 
sans  limites  qui  aille  de  l'infusoire  jusqu'à  l'homme  et  qui  soit  «  sans 
directions  propres  s-.  Or,  une  descendance  modifiée  allant  des  protistes 
aux  vertébrés  est  essentiellement  délimitée  à  tous  ses  degrés,  puisque. 
«  si  aucune  cause  déterminée  n'est  donnée,  il  est  impossible  que 
l'effet  suive.  »  (Spinoza  )  Dire  que  la  variabilité  est  illimitée,  indéfinie, 
c'est  donc  déclarer  que  l'origine  des  espèces  est  un  fait  de  combinai- 
son fatale  peut-être,  mais  accidentel. 

Sur  le  même  terrain,  Wigand  s'attaque  encore  à  l'idée  de  la  trans- 
missibilité  et  de  l'hérédité  des  variations.  La  variation,  selon  vous,  dit-il 
aux  darwiniens,  engendre  l'espèce  en  se  fixant.  C'est  le  contraire  qui 
a  lieu  en  fait  :  l'individu  a  une  tendance  prépondérante  à  revenir  au 
type  primitif. 

La  «  concurrence  vitale  »  ne  saurait  être  niée,  si  par  ce  mot  l'on 
entend  la  lutte  de  l'espèce  contre  un  milieu  défavorable  :  ainsi  en  est-il 
de  la  lutte  du  pigeon  contre  l'autour,  des  plantes  contre  la  gelée.  Mais 
le  darwinisme  parle  d'une  sélection  de  propriétés  vitales  mieux  adaptées 
aux  conditions  d'existence  de  l'espèce  :  lieu,  nourriture,  etc.  C'est  dire 
qu'une  plus  grande  vigueur  ou  une  vitalité  plus  considérable  sert 
d'origine  aux  espèces  nouvelles;  or  les  marques  caractéristiques  et 
distinctes  des  espèces  et  des  genres  sont  de  nature  éminemment 
morphologique,  loin  d'être  des  différences  physiologiques.  En  eux- 
mêmes,  les  caractères  morphologiques  sont  indifférents  à  l'énergie 
vitale  ou  à  la  destination  organique  de  l'individu.  Il  serait  donc  très 
étonnant  que  la  sélection  naturelle  se  fut  exercée  à  l'origine  sur  ces 
caractères  pour  en  dégager  des  systèmes  de  plantes  ou  d'animaux. 
Partant,  la  hiérarchie  ascendante  des  formes  du  monde  organique  ne 
saurait  être  rapportée  à  cette  action. 


302  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

II 

Les  Faits. 


On  nous  assure  que  parmi  une  foule  innombrable  d'individus  la 
sélection  choisit  et  maintient  tel  individu  en  raison  d'une  adaptation 
plus  complète  à  ses  conditions  d'existence;  les  autres  du  même  coup 
sont  éliminés.  Il  suit  de  là,  remarque  Wigand,  que  la  sélection  naturelle 
n'exerce  qu'une  sorte  de  blutage  et  ne  crée  nullement  des  formes 
nouvelles,  (Die  natùrliche  Zuchtwahl  wirkt  nur  sichtend  ,  nicht 
formbildend.)  Où  sont  les  causes  efficientes  de  ces  variations  pri- 
mordiales entre  lesquelles  celle-ci  fait  son  choix?  «  Pourquoi  d'une 
mère  commune  sort-il  des  descendants  diversement  conformés?...  La 
chose  est  tout  uniment  attribuée  à  la  variabilité  comme  à  une  pro- 
priété intime  de  l'organisation,  et  dès  lors  cette  variabilité  est  traitée 
en  âge  réellement  producteur  et  créateur  des  formes  organiques,  en 
cause  efficiente.  Au  fond,  le  raisonnement  de  Darwin  se  ramène  à  cette 
proposition  déraisonnable  (unsinnig)  :  l'origine  des  formes  réellement 
existantes  s'explique  par  cela  même  que,  en  dehors  de  ces  mêmes 
formes,  d'autres  en  nombre  immense  auraient  pu  exister.  » 

Le  principe  de  divergence  vient  à  propos  expliquer  la  disparition 
des  formes  intermédiaires.  «  En  dehors  de  l'utilité- du  caractère  propre 
à  l'espèce,  la  simple  divergence  de  deux  formes  organiques  constitue- 
rait dans  le  combat  pour  l'existence  une  chance  de  durée  directement 
proportionnelle  à  l'importance  de  l'écart,  tandis  que  les  formes  d'entre- 
deux  pour  cette  même  raison  seraient  appelées  à  périr.  »  —  Il  est  vrai 
que  la  spécialisation  des  facultés  humaines,  à  cause  de  l'habileté 
qu'elle  entraîne,  crée  à  l'individu  une  supériorité  marquée  sur  la 
médiocrité  de  son  entourage  :  mais  cette  loi  de  l'association  humaine 
n'est  pas  une  loi  de  la  nature.  De  plus,  pourquoi  les  espèces  extrêmes, 
à  l'exclusion  des  autres  soumises  pourtant  aux  mêmes  conditions 
d'existence,  seraient-elles  mieux  adaptées  que  les  intermédiaires  à  ces 
conditions?  Enfin,  d'après  ce  principe  lui-même,  les  termes  les  plus 
extrêmes  devant  seuls  subsister,  —  comme  les  algues  et  les  mammi- 
fères, —  le  groupement  des  espèces  ne  devrait  pas  être  ce  qu'il  est  en 
effet':  une  juxtaposition  d'espèces  semblables,  ou  une  hiérarchie 
d'espèces  inférieures  et  supérieures  reliées  entre  elles  par  de  nom- 
breuses affinités. 

L'étude  des  caractères  morphologiques  des  systèmes  d'êtres  orga- 
nisés exclut  cette  conséquence.  «  Les  marques  distinctives  de  deux 
espèces  parentes,  de  deux  genres,  etc.,  reposent  sur  des  rapports  de 
structure  qui  chez  les  animaux  pour  la  plupart,  et  chez  les  plantes 
presque  sans  exception,  sont  indifférents  à  l'énergie  vitale  et  à  la  des- 


ANALYSES.  —  wigand.  Der  Darwînismus.  303 

tination  physiologique  de  l'individu;  la  preuve,  c'est  que  des  êtres  d'es- 
pèce différente  vivent  fort  bien  à  côté  les  uns  des  autres  dans  les 
mêmes  conditions  de  milieu  externe.  Et  précisément  ces  caractères, 
qui  fixent  les  divisions  principales  du  règne  animal  et  du  règne  végétal, 
qui  d'après  Darwin  sont  relativement  les  plus  anciens  et  conséquem- 
ment  sont  soumis  depuis  aussi  longtemps  que  possible  à  l'influence  de 
la  sélection  naturelle,  ces  caractères,  dis-je,  ne  sont  pas  le  moins  du 
monde  subordonnés  à  la  fonction  des  organes.  Partant  ils  ne  pou- 
vaient en  aucune  façon  donner  prise  à  la  sélection.  » 

Impossible  aussi ,  la  transmutation  des  formes  organiques.  «  Deux 
espèces  animales  ou  végétales  se  distinguent  l'une  de  l'autre  par 
une  infinité  de  marques;  elles  sont  spécifiquement  différenciées  sous 
tous  les  rapports,  au  point  de  vue  de  la  forme  extérieure,  de  leur 
structure  élémentaire,  de  leur  composition  chimique,  de  leurs  relations 
biologiques  et  physiologiques.  Au  contraire,  deux  variétés  ne  diffèrent 
que  par  quelques  points.  Conséquence  :  deux  espèces  issues  de 
variétés  préexistantes  par  simple  développement  suivant  une  même 
direction  ne  devraient  aussi  différer  l'une  de  l'autre,  malgré  toutes  les 
différences  quantitatives,  que  sous  un  seul  aspect.  »  De  là  suit  que, 
pour  expliquer  les  nombreuses  divergences  qui  existent  en  fait,  il 
faudrait  admettre  une  infinité  de  processus  particuliers,  simultanés  ou 
successifs.  Et  encore  il  ne  sortirait  de  là  qu'une  mosaïque  de  formes 
et  non  un  tout  harmonieux. 

On  a  beau  accumuler  les  artifices  mécaniques.  «  Il  est  impossible  de 
tirer  un  Apollon  d'une  statue  de  satyre,  une  église  gothique  d'une 
caserne,  qu'on  accumule  toutes  les  modifications  qu'on  voudra,  qu'on 
multiplie  à  plaisir  les  additions  et  les  reconstructions  ;  la  chose  n'est 
possible  qu'à  la  condition  de  tout  refaire  de  fond  en  comble,  si  bien 
qu'il  ne  reste  pas  pierre  sur  pierre  des  fondements  primitifs.  Il  est  tout 
aussi  inconcevable  qu'on  puisse  à  l'aide  de  simples  variations  succes- 
sives transformer  l'âne  en  cheval,  le  pommier  en  poirier,  et  générale- 
ment tel  type  d'un  genre,  d'une  famille  ou  d'une  classe  en  un  autre  type 
de  même  catégorie,  comme  le  hêtre  en  chêne  ou  en  tilleul,  l'âne  en 
bœuf  ou  en  lion,  le  singe  en  homme,  le  ver  ou  le  mollusque  en  poisson, 
le  poisson  en  reptile.  C'est  qu'en  effet  chacun  de  ces  types,  chaque 
espèce  même  considérée  au  point  de  vue  de  sa  direction  évolutive 
propre  est  constituée  suivant  son  plan  spécial,  profondément  unitaire; 
jusque  dans  ses  tissus  les  plus  minces,  jusque  dans  ses  lignes  les  plus 
délicates,  l'espèce  en  garde  l'empreinte,  parce  que  la  différence  de  deux 
types  n'est  pas  simplement  graduelle,  locale  et  superficielle,  mais  bien 
antithétique,  universelle  et  fondamentale,  pénétrant  l'organisation  tout 
entière,  parce  que  les  diverses  marques  distinctives  d'un  type  sont 
solidairement  reliées  et  enchainées  entre  elles.  » 

Cette  difficulté,  si  énergiquement  rendue  par  Wigand,  a  conduit  les 
darwiniens  à  envisager  les  types  analogues  actuellement  existants 
comme  les  descendants  d'une  forme  radicale  commune.  On  sauvait  du 


304  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

coup  le  principe  de  transformation.  Le  malheur  est  que  de  deux  formes 
soi-disant  généalogiques  les  darwiniens  ne  peuvent  dire  quelle  est  la 
primordiale,  quelle  est  la  dérivée?  Est-ce  le  chien  qui  est  issu  du 
renard,  le  hêtre  du  chêne,  ou  le  contraire?  Ni  l'un  ni  l'autre,  répondent 
les  transformistes;  ils  préfèrent  imaginer  une  forme  ancestrale  com- 
mune; c'est  ainsi  que,  pour  ne  point  dériver  l'homme  d'aucun  singe 
actuellement  existant,  du  gorille  par  exemple,  les  adeptes  de  la  théorie 
pithécoïde  aiment  mieux  imaginer  un  ancêtre  primitif  de  l'homme  et  du 

singe. Mais  que  savez-vous  de  ces  formes  ancestrales?  —  Elles  sont 

éteintes,  et  leurs  débris  dispersés. 

Mauvaise  défaite.  «  Cette  forme  ancestrale  commune,  du  moment  où 
elle  a  vécu  comme  animal  ou  comme  plante  d'une  façon  indépendante, 
ne  peut  pas  n'avoir  eu  en  partage  que  le  caractère  commun  des  deux 
descendants  et  s'être  comportée  avec  une  entière  indifférence  à  l'égard 
des  marques  distinctives  et  s'excluant  réciproquement  de  ceux-ci.  En 
tant  que  chose  concrète,  elle  a  été  nécessairement  conformée  ainsi  qu'il 
convient  à  un  genre  ou  à  une  espèce.  Or  une  telle  forme  si  nettement 
spécifiée  ne  serait  pas  moins  en  opposition  avec  ses  descendants,  que 
ceux-ci  entre  eux.  »  Nous  voilà  ramenés  au  cas  de  tout  à  l'heure. 

Est-il  donc  vrai  que  toute  concordance  entre  plusieurs  formes  doit 
s'expliquer  par  la  communauté  de  descendance.  Rien  n'empêche  que 
deux  formes  tiennent  tout  aussi  bien  leurs  points  de  ressemblance 
d'une  même  cause  commune  agissant  sur  des  individus  d'ailleurs 
indépendants  les  uns  des  autres  et  d'habitats  différents.  Ceci  nous 
explique  peut-être  pourquoi  Darwin  n'a  pu  donner  même  l'arbre  généa- 
logique du  pigeon.  Au  lieu  de  classer  les  groupes  organiques  suivant 
un  arbre  généalogique,  il  est  tout  aussi  simple  de  se  représenter  ce 
classement  sous  la  forme  d'un  «  système  tourbillonnaire  »  (Strom- 
system)  ou  d'une  série  de  cercles  se  circonscrivant  les  uns  les  autres. 

Supposé  qu'on  l'admît,  le  principe  généalogique  n'expliquerait  pas  la 
diversité  des  rapports  de  ressemblance  que  l'observation  nous  découvre 
entre  plusieurs  groupes  coordonnés.  Considérez  l'hypothèse  d'après 
laquelle  l'homme  serait  issu  du  rameau  commun  des  singes  anthro- 
poïdes. L'homme,  en  fait,  ressemble  davantage  au  chimpanzé  par  la 
forme  du  crâne  et  des  dents,  au  gorille  par  ses  extrémités,  à  l'orang 
par  la  conformation  du  cerveau.  Comment  le  principe  généalogique 
expliquera-t-il  ces  faits,  l'homme  ne  pouvant  avoir  à  la  fois  trois  sortes 
d'ancêtres?  Soit  le  cas  où  l'homme  serait  un  rameau  indépendant,  coor- 
donné à  tout  le  rameau  des  singes  et  issu  avec  le  dernier  de  la  souche 
commune  des  primates  ;  alors  les  affinités  diverses  du  singe  et  de 
l'homme  ne  peuvent  plus  être  expliquées  généalogiquement.  Le  prin- 
cipe de  la  ressemblance  et  de  la  différence  des  groupes  organiques, 
conclut  Wigand,  doit  être  «  une  loi  intérieure  de  développement  d'après 
un  plan  défini  ». 

La  hiérarchie  des  formes,  selon  le  darwinisme,  résulte  d'une  loi  de 
transformation  graduelle  qui  fait  passer  les  types  inférieurs  aux  types 


ANALYSES.  -  -  wiGAXD.  Der  Darwinismus.  305 

supérieurs.  On  imagine  une  progression  tantôt  suivant  une  seule  série, 
tantôt  suivant  des  séries  parallèles  ou  divergentes.  Or  la  chose  n'est  point 
si  simple  que  cela  :  le  progrès  existe  en  gros  dans  le  tout,  mais  chez 
l'individu  le  progrès  est  souvent  accompagné  de  rétrogradation. 

Autre  méprise.  Des  formes  inférieures  ont  quelque  analogie  avec  des 
formes  organiques  d'apparition  récente  ;  on  en  conclut  que  les  pre- 
mières ont  été  une  étape  dans  l'évolution  de  la  série.  Comme  si  un 
palais  devait  commencer  par  être  une  maison  bourgeoise  ! 

Admettons  pourtant  l'hypothèse.  Elle  implique  que  les  formes  infé- 
rieures varient  suivant  une  direction  ascendante;  or  en  fait  il  y  a 
plutôt,  dans  les  limites  d'une  même  espèce,  tendance  à  la  simplification. 
Si  l'on  dit  que  dans  le  combat  pour  la  vie  la  modification  progressive 
se  fixe,  parce  qu'elle  constitue  une  meilleure  adaptation  aux  conditions 
biologiques  externes,  combien  de  changements  expliquera-t-on  parla? 
Dans  le  même  milieu  les  espèces  les  plus  basses  vivent  en  compagnie 
des  plus  hautes  :  pourquoi  donc  s'est  produite  l'immense  différencia- 
tion de  l'algue  au  vertébré? 

La  moindre  avance  dans  le  sens  d'une  organisation  plus  élevée, 
dit  Darwin,  constitue  à  la  variété  modifiée  un  avantage  :  c'est  ce  qui 
nous  explique  que,  dans  les  mêmes  conditions  d'existence,  le  plus 
mince  progrès  de  perfectionnement  organique  soit  accru  par  la  sélec- 
tion. —  Vous  équivoquez,  répond  Wigand,  sur  ce  mot  de  «  perfection- 
nement ï  ;  il  signifie  tantôt  pour  vous  une  simple  amélioration  organique, 
tantôt  une  progression  ou  une  complication  de  structure  et  de  forme. 
Or  si  l'on  comprend  bien  l'utilité  d'une  amélioration  quelconque  au 
point  de  vue  de  la  concurrence  vitale,  la  nécessité  d'une  progression 
morphologique  n'apparaît  point,  puisque  le  plus  misérable  des  infu- 
soires  est  adapté  à  ses  conditions  biologiques  tout  aussi  bien  qu'un 
vertébré.  Darwin  finit  en  effet  par  reconnaître  que  «  la  sélection  natu- 
relle n'implique  pas  nécessairement  un  développement  progressif  ». 

L'observation  nous  montre  au  contraire  partout  un  mélange  de  pro- 
grès, d'arrêts,  de  rétrogressions;  chaque  organisme,  comparé  aux  autres 
nous  présente  la  plus  grande  liberté  et  la  plus  étonnante  diversité  d'évo- 
lution. En  général,  sans  doute,  les  espèces  inférieures  précèdent  les 
supérieures  ;  mais  souvent,  dans  tels  cas  particuliers,  les  types  plus 
complets  apparaissent  avant  les  moins  complets.  Ainsi  les  céphalo- 
podes, parmi  les  malacozoaires,  sont  antérieurs  aux  moules  et  aux 
gastéropodes;  les  fougères  ont  précédé  les  mousses.  Et  même,  à  com- 
parer les  reptiles  et  les  mousses  de  deux  époques,  l'actuelle  et  l'anté- 
cédente, on  constate  une  rétrogradation. 

Arrivons  à  la  loi  biogénétique.  Hasckel  l'a  formulée  en  ces  termes  : 
€  L'ontogenèse,  ou  l'évolution  individuelle,  est  une  courte  et  rapide 
récapitulation  de  la  phylogenèse  ou  du  développement  du  groupe 
correspondant ,  c'est-à-dire  de  la  chaîne  ancestrale  de  l'individu.  » 
Cette  conception  des  plus  ingénieuses  nous  permet  en  effet  de  com- 
prendre comment  les  formes  actuelles  sont  les  produits  d'une  trans- 

tome  x.  —  1880.  20 


3U6  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

formation  et  d'une  différenciation  antérieures  ;  ce  qu'étaient  les  formes- 
souches  dont  nous  ne  trouvons  de  trace  nulle  part,  et  quelles  séries 
de  formes  les  espèces  actuelles  ont  traversées.  Demandez-vous  à  con- 
naître quelle  fut  la  forme  ancestrale  de  telles  et  telles  espèces  au- 
jourd'hui distinguées?  On  vous  répond:  considérez  les  formes  em- 
bryonnaires des  unes  et  des  autres,  et  vous  constaterez  d'autant  plus 
de  ressemblance  entre  elles  que  vous  les  comparerez  à  une  époque 
plus  primitive  de  leur  évolution.  Remarquez  de  plus  que  certaines 
formes  végétales  ou  animales  concordent  avec  les  formes  juvéniles  de 
types  beaucoup  plus  élevés,  et  que  d'autres  formes  disparues  durant 
la  période  géologique  antécédente  sont,  à  ne  s'y  point  tromper,  les 
formes  embryonnaires  d'espèces  supérieures  actuellement  vivantes. 
Pour  tout  dire,  l'histoire  de  l'embryon  explique  l'histoire  de  l'espèce, 
laquelle  résulte  de  deux  facteurs  .  l'hérédité  et  l'adaptation. 

A  ces  adroites  raisons,  Wigand  objecte  que  cette  loi  biogénétique  n'est 
en  somme  qu'une  simple  hypothèse  spéculative  :  où  sont  les  faits  d'ex- 
périence propres  à  l'établir?  On  invoque  la  loi  d'hérédité  komochrone, 
ou  aux  âges  correspondants  :  le  bœuf,  dit-on,  a  acquis  des  cornes  un 
beau  jour,  et  le  veau  en  acquiert  lui  aussi  à  la  même  époque  de  sa  vie. 
C'est  croire,  répond  notre  auteur,  que  la  transmission  d'une  acquisition 
nouvelle,  au  lieu  d'être  un  acte  essentiel  de  l'évolution  organique,  se  fait 
d'une  façon  tout  extérieure  d'une  génération  à  l'autre.  La  corrélation 
de  l'ontogenèse  et  de  la  phylogenèse,  même  en  admettant  la  doctrine 
transformiste,  n'est  encore  qu'une  hypothèse.  La  fameuse  théorie  de 
la  Gastrcea,  «  ce  type  primitif  ayant  servi  de  souche  commune  aux  six 
grands  groupes  zoologiques  »  (Haeckel),  se  réduit  de  même  à  une  ana- 
logie tout  à  fait  lointaine  et  extérieure  entre  des  formes  embryonnaires. 
Leur  ressemblance  supeificielle  est  illusoire  :  le  chien  et  l'homme  sont 
déjà  distincts  dans  leurs  embryons  respectifs.  Quant  à  la  ressemblance 
de  formés  actuellement  fixées  ou  de  certaines  formes  fossiles  avec  les 
formes  juvéniles  d'espèces  plus  élevées,  elle  se  réduit  à  un  petit  nombre 
de  caractères,  tout  le  reste  étant  différent  :  elle  ne  démontre  donc  nul- 
lement L'existence  d'un  lien  génétique  commun. 

Que  dire  de  l'adaptation  des  organismes  à  des  fins  définies  !  Jusqu'à  nos 
jours,  la  merveilleuse  organisation  de  la  plante  ou  de  l'animal  avait  été 
considérée  comme  la  conséquence  d'une  loi  morphologique  (Bildungs- 
geseti)  héritée  des  ancêtres,  telle  quelle.  En  présence  de  l'admirable 
accommodation  de  l'organisme  aux  conditions  extérieures, chacun  disait: 
»  Cela  a  été  ainsi  dès  le  commencement;  >  ou  :  «  L'individu  a  recherché 
cet  avantage  en  vertu  d'une  impulsion  instinctive,  ou  bien  encore  il  y 
a  été  amené,  comme  la  plante,  par  les  circonstances  extérieures.  » 
Quant  à  la  cause  dernière,  la  plupart  la  concevaient  sans  pouvoir  en 
rendre  compte. 

Le  darwinisme  au  contraire  t  prétend  faire  de  tout  cela  un  simple 
problème  scientifique,  dicse  Tludsache  naturwissensckaflich  begrei- 
fiicli  màchen,  et  ramener  ces  questions  à  la  relation  générale  de  cause 


ANALYSES.  —  wigand.  Der  Barwinismus.  307 

et  d'effet.  î>  Au  lieu  d'invoquer  le  besoin  et  l'habitude  (Lamarck)  ou  l'in- 
fluence directe  du  monde  extérieur  (Geoffroy  Saint-Hilaire),  Darwin  en  ap- 
pelle de  préférence  à  une  action  réciproque  et  indirecte  de  l'organisme 
et  du  monde  externe  :  savoir,  la  sélection  lente  et  progressive,  qui  ne 
transmet  que  les  déviations  favorables.  Ainsi  l'organisation,  conformée 
à  des  fins,  n'est  plus  que  le  produit  de  deux  facteurs,  variabilité  et  ap- 
titude à  l'existence. 

Par  là,  quoique  d'une  façon  détournée,  le  darwinisme  revient  à  l'ex- 
plication téléologique  de  la  nature.  Pourquoi,  en  effet,  demandera-t-on, 
n'existe-t-il  actuellement  que  des  espèces  complètement  adaptées  à 
leurs  conditions  extérieures?  —  Les  autres,  relativement  moins  bien 
adaptées,  ne  pouvaient  subsister.  Hypothèse  gratuite,  et  réponse  néga- 
tive. En  ce  qui  concerne  les  causes  préformatrices  des  espèces  actuelles, 
Darwin  nous  parle  du  «  fait  capital  »  de  la  variabilité.  C'est  diviser  le 
problème  de  la  création  morphologique  en  une  infinité  d'instants  très 
courts.  Mais  ces  petites  modifications  elles-mêmes,  d'où  résulte  le  ca- 
ractère typique,  est-ce  qu'il  n'y  aurait  pas  lieu  de  les  expliquer  aussi? 
«  Il  faudrait  avoir  montré,  dit  très  bien  Wigand,  pourquoi  la  modification 
favorable  dont  on  parle  sans  cesse  s'est  produite  dans  l'organisme  ma- 
ternel, ce  que  naturellement  Darwin  ne  recherche  pas,  la  chose  étant 
impossible.  » 

Le  transformisme  darwinien  ne  nous  fournit  donc  aucune  explication 
de  l'origine  des  formes.  «  Le  darwinisme  fait  du  type  organique  une 
matière  complètement  dépourvue  de  caractère  propre,  subissant  l'in- 
fluence de  mille  variations  indéfinies  et  se  laissant  modeler  par  le 
Struggle  for  life.  Le  monde  organique  tout  entier,  avec  sa  merveilleuse 
adaptation  à  ces  fins,  n'est  à  ses  yeux  rien  de  plus  que  le  cliché  méca- 
nique du  monde  extérieur.  » 

Enfin  la  plupart  des  conditions  d'organisation,  pour  être  utiles  à  l'in- 
dividu, veulent  être  achevées  et  parfaites,  au  lieu  que  Darwin  les  fait 
débuter  par  de  faibles  et  insignifiants  essais.  Preuve  nouvelle  que  les 
caractères  d'adaptation  ne  sauraient  être  issus  de  la  sélection.  Toutes 
les  propriétés  organiques,  par  cela  même  qu'elles  sont  utiles  à  l'indi- 
vidu, doivent  bien  plutôt  être  apparues  en  même  temps  et  dans  leur 
état  de  perfection.  «  Ce  n'est  point  par  le  monde  extérieur  que  les  orga- 
nismes ont  été  informés,  ei  c'est  réciproquement  en  vue  des  orga- 
nismes que  le  monde  extérieur  a  été  constitué.  »  De  là  le  rapport  de 
corrélation  harmonique  que  l'observation  nous  découvre  entre  ces  deux 
mondes. 


111.  —    Valeur  scientifique  de  la.  théorie  darwinienne. 

Dans  les  sciences  naturelles,  expliquer,  c'est  montrer  comment  un  fait 
découle  d'un  autre  fait.  L'explication  que  le  savant  adopte  a  le  droit 
jusqu'à  un  certain  point  d'être  hypothétique,  mais  il  faut  que  l'on  con- 


308  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

naisse  en  partie  au  moins  les  faits  explicatifs.  Or  la  réalité,  ditWigand, 
ne  nous  offre  rien  qui  ressemble  à  la  variabilité,  à  l'hérédité  et  à  la  con- 
currence vitale,  au  sens  darwinien.  La  variabilité;  loin  d'être  indéfinie, 
est  limitée  et  définie;  la  transmissibilité  des  déviations  individuelles, 
loin  d'être  absolue  et  graduellement  ascendante,  est  tout  à  fait  bornée 
et  se  réduit  à  la  transmission  du  caractère  spécifique.  Nulle  part  on  ne 
voit  cette  «  concurrence  entre  des  individus  de  même  genre  i,  d'où 
sortiraient  des  propriétés  originales, premiers  linéaments  des  nouveaux 
types  organiques.  Très  souvent,  sans  en  rien  dire,  Darwin  attribue  à  la 
variabilité  une  direction  et  des  bornes,  si  bien  qu'insensiblement  c'est 
une  tendance  formatrice  des  organismes  suivant  une  ligne  préconçue 
qui  est  prise  pour  principe  d'explication.  Que  reste-t-il  alors  du  prin- 
cipe de  sélection? 

Même  incompatibilité  entre  la  lutte  pour  l'existence  et  nombre  d'hy- 
pothèses darwiniennes.  Cette  concurrence  vitale  suppose  une  rencontre 
de  circonstances  si  habilement  calculée  et  si  extraordinairement  for- 
tuite à  la  fois,  qu'on  est  obligé  pour  la  comprendre  d'admettre  un  en- 
chaînement de  faits  providentiel. 

Il  est  une  autre  inconséquence  à  noter.  Quand  le  principe  de  sélection 
ne  lui  suffit  pas,  Darwin  invoque  l'influence  de  l'usage  et  de  l'habitude 
ou  l'action  directe  des  agents  extérieurs.  Souvent  il  combine  ces  trois 
modes  d'explication,  laissant  au  lecteur  le  soin  de  choisir  entre  ces 
principes  tout  à  fait  hétérogènes,  «  qui  ne  peuvent  ni  se  combiner  en- 
semble ni  se  remplacer  mutuellement.  »  Cette  abondance  de  moyens 
n'est  que  pauvreté. 

Une  remarque  générale  qui  s'applique  ici,  c'est  que  Darwin  a  l'habi- 
tude de  dériver  un  fait  d'un  autre  pour  le  moins  aussi  inconnu  que  le 
premier,  en  un  mot  d'expliquer  obscurum  per  obscurum.  Ainsi,  d'une 
part  il  tire  les  formes  végétales  ou  animales  de  leurs  primitives  ébau- 
ches au  moyen  de  petites  variations  insensibles  :  or  ces  petites  varia- 
tions elles-mêmes  auraient  tout   autant    besoin  d'être  expliquées   et 
rattachées  à  leurs  causes  que  ces  formes  achevées,  car  elles  sont  tout 
aussi  obscures,  D'autre  part,  Darwin  se  plaît  à  invoquer,  sans  plus,  l'in- 
fluence indirectement  modificatrice  du    monde  extérieur   qui  pour  le 
moins,  vu  l'infinie  complication  et  le  caractère  en  apparence  fortuit  de 
ses   phénomènes,  est  encore  plus  mystérieux  que  l'organisme  vivant. 
Voyez  encore  :  on  explique  les  formes  existantes  connues  en  imaginant 
en  dehors  de  celle-là  d'innombrables  formes  inconnues;  on  explique 
les  organes  rudimentaires  à  l'aide  d'une  manière  d'agir  fonctionnelle  de 
ces  organes  qu'on  déclare  disparue  et  dont  on  ne  sait  rien  ;  révolution 
individuelle  est  expliquée  par  la  phylogenèse  qu'on  ne  connaît  pas,  et 
ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  qu'on  arrive  à  la  fiction  d'une  cellule  primor- 
diale, à  l'hypothèse  d'un  état  primitivement  homogène  de  la  matière 
cosmique. 

Le  reproche  suivant  part  d'un  sérieux  esprit  philosophique.  La  théorie 
darwinienne  a  le  tort  de  prendre  pour  une  explication  la  réduction 


ANALYSES.    -    wigand.  Der  Darwinismus.  309 

qu'elle  essaye  sans  cesse  des  différences  qualitatives  à  des  différences 
quantitatives.  On  décompose  un  caractère  donné  en  une  infinité  de  par- 
ties, de  différentielles  pour  ainsi  dire,  et  l'accumulation  successive  de 
ces  petites  modifications  doit  expliquer  le  caractère  dont  il  s'agit.  Des 
progrès  très  petits  et  très  lents,  des  périodes  de  temps  immenses, 
voilà  la  formule  magique  qui  rend  possible  l'impossible. 

Malgré  la  différence  des  procédés  employés,  la  doctrine  darwinienne 
n'est  qu'une  construction  à  priori  de  la  nature,  comme  la  Naturphilo- 
sophie  des  Schelling,  Hegel  et  autres.  La  manière  darwinienne  de  poser 
le  problème  est  juste  le  contrepied  d'une  méthode  scientifique.  Confor- 
mément au  procédé  général  des  sciences  inductives, l'explication  darwi- 
nienne devrait  être  pleinement  démontrée  en  ce  qui  concerne  quelques 
groupes  et  leurs  caractères  systématiques,  pour  être  ensuite  étendue 
valablement  au  règne  tout  entier.  C'est  le  contraire  que  fait  Darwin.  «  Au 
lieu  de  rattacher  les  faits  à  expliquer  à  une  loi  générale  obtenue  par 
induction  ainsi  que  fait  le  naturaliste,  il  se  fabrique,  en  les  empruntant 
non  à  la  réalité,  mais  à  la  spéculation,  des  concepts  ou  des  axiomes, 
comme  ceux-ci  :  variabilité  (prise  au  sens  de  mutabilité), hérédité, sélec- 
tion naturelle,  loi  biogénétique  fondamentale,  et  il  opère  avec  cela  comme 
avec  des  causes  efficientes  ou  avec  des  forces  naturelles,  s'efforçant 
d'expliquer  ainsi  les  faits,  sans  pouvoir  pourtant  mener  à  bien  aucune 
explication  particulière.  »  Serrez  les  choses  d'un  peu  près,  et  vous 
verrez  que  la  doctrine  de  la  sélection  explique  en  général  la  morpho- 
logie de  tous  les  mondes  qu'on  voudra  concevoir,  sauf  les  formes  parti- 
culières de  notre  règne  animal  ou  végétal. 

La  manière  de  procéder  du  darwinisme  est  une  méthode  métaphysi- 
que, non  scientifique  ;  on  pourrait  comparer  la  théorie  de  la  sélection  à 
Tatomistique.  «  De  même  que  celle-ci  veut  expliquer  la  matière  avec 
ses  lois  harmonieuses  et  la  diversité  de  ses  aspects  à  l'aide  d'atomes 
métaphysiques  privés  de  propriétés  et  de  différences  individuelles, 
ainsi  cette  nouvelle  spéculation,  confondant  tous  les  attributs  spécifi- 
ques, essaye,  au  moyen  du  concept  métaphysique  de  variabilité,  de 
dériver  les  oppositions  infinies  de  la  nature  organique  d'une  unité 
indistincte  par  voie  de  transmutation.  »  C'est  la  science  positive  qu'on 
abandonne  pour  y  substituer  une  mauvaise  philosophie. 

Reconnaissons  les  bornes  de  la  connaissance  naturelle.  L'explica- 
tion des  diverses  formes  végétales  et  animales  est  impossible  aussi 
bien  à  la  philosophie  naturelle  qu'à  la  philosophie  pure.  «  L'ancienne 
philosophie  de  la  nature  prétendait  dériver  la  diversité  des  formes  de 
l'unité  de  type.  C'était,  on  le  comprend  bien,  entreprendre  l'impossible, 
puisque  cette  «  unité  de  type  »  elle-même  n'est  dégagée  que  par  abs- 
traction de  la  multiplicité  des  formes  diversifiées,  en  laissant  de  côté 
les  différences  pour  ne  retenir  que  les  ressemblances.  Une  telle  abs- 
traction bien  évidemment  ne  saurait  servir  de  base  à  l'explication  des 
faits,  par  cela  même  que  ceux-ci  sont  désormais  en  dehors  et  la  dépas- 
sent. Tout  aussi  saine  est  la  tentative  de  la  nouvelle  philosophie  natu- 


310  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

relie,  appelée  darwinisme,  qui  veut  dériver  la  diversité  d'aspects  du 
monde  organisé  dune  ou  de  plusieurs  formes  primordiales  ;  comment 
cela  ?  En  ramenant  toutes  les  formes  divergentes  à  une  forme  ances- 
trale  et  finalement  à  une  cellule  primordiale.  »  Alors  même  qu'on  serait 
parvenu  à  remonter  l'arbre  généalogique  des  espèces  jusqu'à  la  cellule 
primitive,  comme  nous  ramenons  en  fait  l'organisme  individuel  à  la 
cellule-œuf,  malgré  l'extension  considérable  de  savoir  qui  en  résulte- 
rait, nous  ne  posséderions  pas  encore  une  réelle  explication  :  pas  plus 
que  dans  la  connaissance  de  l'état  primitif  de  l'individu  l'on  ne  trouve 
l'explication  causale  de  ce  dernier.  En  réalisant  cette  simplification  de 
forme,  la  science  n'aurait  en  rien  avancé  la  simplification  de  cause,  les 
causes  d'évolution  demeurant  nécessairement  diverses  au  sein  des  dif- 
férentes cellules-mères. 

La  formation  de  VUrzelle  du  règne  organique  par  voie  de  generntio 
sequivoca  ne  saurait  être  sérieusement  discutée  ,  ne  s'appuyant  sur 
rien.  En  fait,  la  cellule  vivante  ne  se  forme  que  dans  un  organisme  ma- 
ternel :  qu'on  nous  montre  donc  l'équivalent  primitif  du  sein  maternel. 
Supposé  tout  ce  qui  précède  accordé,  voici  le  nouvel  écueil  où  le 
darwinisme  viendrait  se  briser  :  la  forme  d'organisation  supérieure  ne 
saurait  descendre  de  l'inférieure,  parce  qu'elle  implique  des  éléments 
dynamiques  tout  nouveaux  dont  la  dernière  est  dépourvue.  «  En  général, 
il  nous  est  possible  de  ramener  à  leurs  causes  les  effets  quantitatifs, 
mais  nullement  les  effets  qualitatifs.  Jamais  nous  ne  concevrons  com- 
ment les  propriétés  de  l'eau  résultent  des  propriétés  de  ses  éléments 
composants,  oxygène  et  bydrogène,  les  propriétés  de  l'albumine  de  ses 
éléments  chimiques  ;  pourquoi  à  tel  arrangement  de  la  matière  corres- 
pond la  forme  cristalline;  pourquoi  la  combustion  ou  le  frottement 
engendre  de  la  chaleur,  pourquoi  la  cellule  croît,  pourquoi  le  nerf  sent, 
et  le  cerveau  pense,  la  pensée  ne  fût-elle  rien  de  plus  que  l'activité  du 
cerveau..»  Remarquons  encore  que  le  darwinisme  méconnaît  l'unité 
harmonique  de  tout  organisme  :  ce  n'est  plus  pour  lui  qu'un  conglo- 
mérat de  membres  et  de  propriétés  fortuitement  produit.  Enfin,  eût-on 
expliqué  toutes  les  manières  d'être  d'un  individu  d'après  son  organisa- 
tion et  d'après  les  lois  physiques,  il  faudrait  encore  expliquer  l'organi- 
sation elle-même.  Le  darwinisme,  il  est  vrai,  érige  le  devenir,  l'évolu- 
tion des  êtres  organisés  et  du  règne  organique  lui-même  en  nécessité 
naturelle  ;  par  malheur,  il  est  impossible  de  tirer  logiquement  un  état 
donné  d'un  être  organisé  de  l'état  antécédent  :  l'expérience  seule  nous 
montre  le  premier  uni  au  second. 

«  En  résumé,  dit  Wigand,  la  multiplicité  et  la  diversité  de  structure 
des  êtres  organisés,  leur  groupement  selon  leurs  rapports  de  ressem- 
blance ou  de  différence;  la  frappe  spécifique  de  chaque  être  organisé 
comparé  aux  autres  ou  aux  propriétés  générales  de  la  matière  ;  la  forma- 
tion des  êtres  individuels  par  l'association  de  leurs  parties  élémentaires 
et  la  merveilleuse  réciprocité  d'action  de  ces  parties  ;  l'évolution  régu- 
lière de  chaque  organisme  individuel,  chaque  effet  étant  diiîérent  de  sa 


ANALYSES.  —  wigand.  Der  Darwinismus.  311 

cause,  tout  cela  peut  bien  être  connu  et  constaté  comme  fait  d'expé- 
rience, mais  non  expliqué.  Nous  pouvons  bien  avec  le  secours  de  la 
comparaison  et  de  l'abstraction  découvrir  dans  la  bigarrure  infinie  des 
phénomènes  de  la  nature  des  lois  générales,  et  grâce  à  l'expérimenta- 
tion montrer  la  dépendance  harmonieuse  des  changements  ou  des  dif- 
férents êtres  les  uns  par  rapport  aux  autres  ;  en  particulier,  il  nous  est 
possible  de  déterminer  les  lois  générales  de  ces  actions  et  de  ces  réac- 
tions. Mais  quant  à  savoir  pourquoi  tel  être  existe,  pourquoi  il  est  con- 
formé de  la  sorte,  pourquoi  d'une  cause  donnée  c'est  tel  effet  défini 
qui  résulte,  la  voie  nous  est  fermée  par  un  impénétrable  rideau  que  ne 
soulèvera  jamais  ni  l'étude  de  la  nature,  si  loin  qu'elle  puisse  aller,  ni 
la  philosophie.  Tout  effort  pour  résoudre  ce  problème  par  les  voies  de 
la  science  expérimentale  ou  de  la  philosophie  est  une  méconnaissance 
aussi  bien  de  la  vraie  science  positive  que  de  la  vraie  philosophie.  » 

Au  fond  de  la  doctrine,  Wigand  signale  cette  singulière  antinomie  :  le 
darwinisme  s'efforce  de  remplacer  la  finalité  par  la  causalité  pure  et  sim- 
ple, de  ramener  toute  la  connaissance  naturelle  à  des  rapports  de  cause 
et  d'effet.  Or  la  sélection  naturelle,  qu'on  le  veuille  ou  non,  repose  tout 
entière  sur  l'idée  de  finalité.  Au  «  principe  de  l'utilité  »  comme  on 
l'appelle  d'un  nom  hypocrite,  joignez  «  la  théorie  du  hasard  »,  vous 
avez  le  second  facteur  des  phénomènes  organiques.  La  sélection  natu- 
relle toute  seule  ne  produirait  rien  ;  elle  ne  fait  que  trier  et  conserver. 
Mais  grâce  à  la  variabilité  indéfinie  et  illimitée  des  organismes,  c'est-à- 
dire  grâce  au  hasard,  il  se  produit  des  variations  individuelles  innom- 
brables, et  ce  qui  est  de  telle  manière  aujourd'hui  pour  un  rien  fût  sorti 
tout  autre  de  l'enchevêtrement  primitif  des  formes. 

En  présence  d'une  critique  aussi  vive,  aussi  ferme  delà  doctrine  zoo- 
gonique  contemporaine,  le  lecteur  s"est  sans  doute  demandé  deux 
choses:  d'abord,  n'y  a-t-il  aucune  idée  juste,  acceptable,  sous  cet  amas 
de  spéculations  hasardeuses?  et,  ensuite,  quelle  est  donc  la  con- 
ception préférée  de  Wigand,  sa  manière  de  comprendre/  de  se  repré- 
senter ces  choses  dont  le  darwinisme  croit  tenir  la  raison  dernière? 
C'est  ce  que  nous  apprendra  ce  dernier  et  important  paragraphe. 

En  premier  lieu,  il  n'est  pas  douteux  que  notre  esprit  soit  porté  à 
considérer  le  monde  des  êtres  vivants  comme  un  immense  tout  or- 
ganique dont  les  membres,  de  façon  directe  ou  indirecte,  sont  reliés 
entre  eux  sans  discontinuité  par  voie  de  génération.  Il  est  impossible 
au  savant,  habitué  à  ne  considérer  que  des  rapports  d'effet  et  de  cause, 
de  se  figurer  les  formes  organiques  indépendantes  les  unes  des  autres 
et  comme  tombées  du  ciel  séparément.  Et  puis  il  y  a  malgré  tout  tant 
de  ressemblances  et  d'affinités  entre  les  formes  organiques  qu'on  ne 
peut  échapper  à  la  pensée  d'une  «  unité  idéale  »  des  êtres  vivants,  la- 
quelle devient  en  fait  une  «  unité  réelle  >,  étant  le  produit  d'un  proces- 
sus naturel  unique  qui  se  complète  et  s'achève  suivant  des  directions 
diverses.  Considérez  aussi  que  l'expérience  partout  et  toujours  con- 
state que  l'apparition  de  nouveaux  organismes  se  produit  au  sein  d'or- 


312  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

ganismes  préexistants.  Omne  vivum  ex  ovo.  «  Dès  lors:  ne  sommes- 
nous  pas  autorisés  à  supposer  avec  une  extrême  vraisemblance  que 
cette  loi  d'expérience  générale  s'applique  également  à  la  succession 
chronologique  des  formes  différentes?  n'est-il  pas  naturel  en  consé- 
quence d'admettre  que  ces  êtres  issus  d'inférieurs  par  voie  de  généra- 
tion sont  redevables  de  leurs  propriétés  à  leurs  parents,  et  que,  si  la 
conformité  de  structure  des  descendants  s'explique  par  l'hérédité,  leurs 
dissemblances  doivent  aussi  avoir  leur  raison  déterminante  dans  les 
dispositions  propres  à  la  forme  parentale?  »  Ceci  accordé,  le  monde 
organique  devient  à  nos  yeux  un  tout  continu,  et  le  principe  de  causa- 
lité est  satisfait.  C'est  cette  manière  de  concevoir  le  règne  organique 
qu'on  appelle  la  «  théorie  de  la  descendance  »,  la  «  doctrine  généalo- 
gique »  ou  la  ï  théorie  de  l'évolution  ».  Il  convient  cependant  de  ne 
pas  oublier  que  tout  cela  n'est  qu'une  spéculation.  La  doctrine  trans- 
formiste et  la  théorie  darwinienne  de  la  sélection  ne  doivent  pas  être 
identifiées  avec  l'hypothèse  générale  de  la  descendance;  elles  n'en  sont 
que  des  formes  particulières. 

Sur  le  second  point,  —  dans  quelle  mesure  Wigand  adhère  à  la  théo- 
rie de  la  descendance,  — laissons  parler  l'auteurlui-même  :  «  En  dehors 
de  cette  transmutation  graduelle  imaginée  par  Darwin,  la  relation  réelle 
des  formes  organiques  se  conçoit  bien  plutôt  comme  le  résultat  d'une 
c  frappe  »  soudaine  ou  d'une  c  génération  hétérogène  »,  ainsi  que  par 
analogie  de  la  tige  informe  du  cactus  sort  la  fleur  multicolore  aux 
nombreuses  étamines,  ou  comme  le  papillon  naît  de  la  chenille,  pareil 
à  une  créature  nouvelle  et  bien  plus  élevée  issue  d'un  substrat  gros- 
sier. Maintenant  cette  frappe  organique  peut  s'accomplir  ou  bien  au 
sein  de  la  forme  toute  constituée,  comme  l'ont  admis  Heer,  Kôlliker. 
Baer,  A.  Braun  et  d'autres,  ou  dès  sa  phase  de  développement  tout  à 
fait  primitive,  chez  la  première  cellule  de  l'individu,  ainsi  que  je  l'ai 
exposé  sous  ce  titre  :  «  Généalogie  des  cellules  primordiales  »,  con- 
ception qui  répond  aussi  bien  que  possible  aux  faits.  » 

En  deux  mots,  Wigand,  tout  en  adhérant  à  l'idée  de  la  descendance 
généalogique  des  espèces,  ne  veut  pas  être  confondu  avec  les  transfor- 
mistes :  il  est  hélérogéniste. 


IV.  —  Les  motifs,  In  signification  morale  et  religieuse  du  darwinisme. 

11  serait  vain  d'entamer  une  controverse  avec  notre  auteur  sur  ces 
considérations  ,  selon  nous  étrangères  au  sujet  étudié.  L'honorable 
botaniste  de  Marbourg,  dont  l'esprit  philosophique  est  d'une  rare  sa- 
gacité, eût  dû  ne  pas  oublier  que  le  promoteur  du  mouvement  philoso- 
phique moderne,  Kant,  a  depuis  un  siècle  formellement  séparé  le 
domaine  de  la  métaphysique  et  de  la  science  et  celui  de  la  ■<  croyance» 
morale  ou  religieuse. 


ANALYSES.  —  WIGAND.  Der  Darwinismm .  313 

Un  dernier  chapitre,  consacré  à  l'avenir  du  darwinisme,  nous  montre 
la  doctrine  en  voie  de  décomposition.  Un  désaccord  complet  s'est  ré- 
vélé peu  à  peu  entre  les  adhérents  les  plus  résolus  ;  on  ne  compte 
plus  le  nombre  des  sectes  dissidentes. 

C'est  sur  cette  idée  que  se  termine  l'ouvrage  de  AVigand. 

La  question  de  l'origine  des  espèces,  on  le  voit  assez,  n'est  point 
de  celles  qu'on  met  aux  voix;  la  popularité  serait  ici  un  argument 
de  nulle  valeur.  Trop  de  savants  sont  eux-mêmes  sujets  à  un  entraî- 
nement irréfléchi.  A  considérer  rigoureusement  les  principes  de  la 
doctrine  transformiste,  on  reconnaît  l'inanité  des  déclamations  mises 
au  service  du  dogme  nouveau.  La  lutte  des  darwinistes  contre  leurs 
adversaires  est  celle  des  mécanistes  purs  contre  les  dynamistes  :  cette 
dernière  remonte  aux  premières  spéculations  de  l'intelligence  hu- 
maine. Pour  nous  en  tenir  au  monde  moderne,  elle  est  représentée  par 
deux  des  plus  grands  noms  de  la  philosophie  et  de  la  science  :  Des- 
cartes et  Leibniz.  La  matière  est-elle  un  simple  continu  étendu,  ou  un 
ensemble  harmonique  d'éléments  de  force,  d'actions  dynamiques  ?  Les 
physiciens  en  général  sont  avec  Descartes ,  les  biologistes  et  les 
philosophes  avec  Leibniz. 

Une  considération  capitale  semble  décider  en  faveur  des  premiers. 
S'il  y  a  une  science  des  phénomènes,  c'est  à  la  condition  que  ceux-ci 
obéissent  aux  lois  du  nombre,  de  la  mesure,  et  au  principe  de  causa- 
lité. Or  le  mécanisme  est  là  tout  entier.  Il  va  de  soi  que  nul  ne  sau- 
rait contester  cette  manière  scientifique  et  positive  d'étudier  les  faits 
de  la  nature  :  les  résultats  obtenus  l'ont  mise  au-dessus  de  toute  dis- 
cussion. L'erreur,  et  elle  est  grave,  consiste  à  croire  que  la  recherche 
des  causes  mécaniques  des  phénomènes  est  inséparable  d'une  con- 
ception mécaniste  de  l'univers.  Beaucoup  de  savants,  par  habitude 
d'intelligence  ou  par  une  sorte  d'instinct  de  conservation,  repoussent  à 
ce  titre  toute  conception  dynamique  ou  téléologique  des  faits.  Ils  ou- 
blient que  la  recherche  scientilique  n'atteint  en  définitive  que  des  rap- 
ports de  temps  ou  de  lieu,  ce  qui  établit  sans  doute  sur  des  bases 
indestructibles  le  mécanisme  ou  le  déterminisme  universel  des  phéno- 
mènes ;  mais  que  ces  déterminations  laissent  subsister  les  différences 
de  propriétés,  de  forme,  de  structure,  d'organisation,  d'évolution  des 
phénomènes  ou  des  êtres.  En  un  mot,  le  côté  idéal  des  phénomènes 
que  la  physique  ancienne  avait  pris  à  tort  pour  objet  de  ses  études  est 
inséparable  du  côté  matériel  et  mécanique.  Généralisons  :  la  réduction 
universelle  des  phénomènes  à  la  mécanique  des  atomes,  qui  est,  selon 
la  remarque  fort  juste  de  Dubois-Reymond,  le  but  suprême  de  la 
science,  ne  serait  encore  qu'un  mode  de  conception  des  phénomènes 
sous  le  double  rapport  fondamental  d'espace  et  de  temps,  et  non  une 
réduction  des  essences  ou  une  connaissance  intégrale  des  choses. 

Bornons-nous  à  l'ordre  particulier  des  créations  organiques. 

Tous  les  phénomènes  caractéristiques  de  la  vie,  régénération,  rédin- 
tégration,  réparation,  e  sont  de  la  même  nature  que  les  phénomènes  de 


314  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

génération  et  d'évolution  par  lesquels  l'embryon  constitue  à  l'origine 
ses  organes  et  ses  éléments  anatomiques  »  ;  la  nutrition  n'est  qu'une 
t  génération  continuée  »,  la  génération  une  manifestation  de  la  puis- 
sance évolutive  primitivement  imprimée  à  l'ovule,  la  vie  une  t  répéti- 
tion »  (Cl.  Bernard).  Les  transformistes  veulent  que  la  vie,  prise  à  ses 
origines,  ne  soit  qu'une  combinaison  physico-chimique  spéciale  ;  l'unité 
vitale  ne  serait  donc  point  une  essence  nouvelle.  Selon  les  biologistes, 
cette  unité  directrice  de  l'évolution  individuelle  est  le  caractère  domi- 
nateur de  l'être  organisé  comparé  aux  choses  inorganiques. 

L'unité  d'organisation  de  chaque  être  vivant  n'est  pour  le  transfor- 
misme que  le  produit  d'une  composition  infiniment  lente  et  progressive. 
Cette  même  harmonie  organique  est  au  contraire  fondamentale,  primor- 
diale, irréformable  aux  yeux  du  biologiste.  «   Un   animal  quelconque, 
disait  le  naturaliste  Ch.  Bonnet,  est  un  système  particulier  dont  toutes 
les  parties  sont  en  rapport  ou  harmoniques  entre  elles.  Le  cerveau  du 
cheval  répond  à  sa  botte,  comme  le  cheval  lui-même  répond  à  la  place 
qu'il  tient  dans  le  système  organique.  Si  la  botte  venait  à  se  convertir 
en  doigts  flexibles,  il  n'en  demeurerait  pas  moins  incapable  de  généra- 
liser les  sensations  ;  c'est  que  la  botte  subsisterait  dans  le  cerveau.  Et 
si  l'on  voulait  que  le  cerveau  du  cheval  subît  un  changement  propor- 
tionnel à  celui  de  ses  pieds,  je  dirais  que  ce  ne  serait  plus  un  cheval, 
mais   un  autre   quadrupède,  auquel   il    faudrait  imposer  un    nouveau 
nom.  »  C'est  par  des  changements  analogues,  infiniment  variés,  que  le 
darwinisme   croit   rendre  compte  de   la  différenciation   successive  et 
généalogique  des  espèces   :  malheureusement  l'idée  de   cette   phylo- 
genèse  antéhistorique  n'est  qu'une  hypothèse  extra-expérimentale. 

Il  reste  que  le  transformisme  n'explique  en  réalité  ni  l'évolution  de 
l'individu  ou  de  l'espèce,  ni  l'évolution  plus  générale  du  règne  orga- 
nique. De  toute  façon,  ses  raisons  sont  empruntées  à  la  physique,  à  la 
mécanique  ou  à  la  mathématique;  or  ces  trois  manières  d'envisager 
les  phénomènes  de  la  vie  ne  sont  que  des  points  de  vue  analytiques 
au-dessus  desquels  il  y  a  l'ordre  des  conceptions  synthétiques  impo- 
sées par  1  expérience  immédiate.  Aux  concepts  de  l'analyse  il  faut 
réunir  ceux  de  la  synthèse  pour  avoir  des  choses  une  idée  aussi  exacte 
qu'elle  peut  être  pour  une  intelligence  humaine.  Toute  tentative  pour 
réduire  ces  deux  modes  antinomiques  de  représentation  ou  de  concep- 
tion est  vaine. 

Albert  Debon. 


Robert  Flint.    Antitheistic  Théories.    (Blackwood    and    Sons  , 
Edinburgh  and  London,  1879.) 

Le  nouveau  livre  qae  vient  de  donner  M.  Bobert  Flint  forme  le  com- 
plément naturel  de  celui  qui  a  paru  en  1877,  sous  le  titre  de  Theism 
C'est  une  série  de  leçons  faites  devant  un  public  où  les  gens  du  monde 


ANALYSES.  —  ROBERT  flint.  Antitheistic  Théories.      315 

se  mêlent  aux  étudiants.  Le  caractère  de  l'ouvrage  se  trouve  par  là 
suffisamment  indiqué  ;  certaines  discussions,  certaines  théories  trop 
abstraites  doivent  nécessairement  être  écartées,  et  la  forme  doit  prêter 
un  intérêt  soutenu  à  l'austérité  du  sujet.  M.  Flint  a  soin  de  nous  pré- 
venir lui-même  qu'il  a  voulu  faire  a  semi-popidar  work  et  qu'il  a  cru 
par  suite  devoir  passer  sous  silence  l'importante  doctrine  de  l'incon- 
naissable (modem  agnosticism) .  Il  n'en  faudrait  pourtant  pas  conclure 
que  le  livre  de  M.  Flint  n'est  autre  chose  qu'une  œuvre  de  vulgarisa- 
tion ou  d'édification  :  les  systèmes  y  sont  exposés  avec  largeur  et  sin- 
cérité; la  critique  est  pénétrante,  approfondie,  armée  de  toutes  les 
ressources  d'une  dialectique  à  la  fois  ingénieuse  et  vigoureuse,  et  d'un 
savoir  très  étendu.  Ajoutons  que  le  style,  d'une  rare  élégance,  reçoit 
des  convictions  de  l'écrivain  une  sorte  de  chaleur  communicative,  et 
que  l'auteur  ne  se  départit  jamais  de  la  justice  et  des  égards  envers 
ceux  dont  il  attaque  les  doctrines  :  mérite  qu'on  ne  saurait  trop  louer 
chez  un  théologien. 

La  première  leçon  est  consacrée  à  l'athéisme.  M.  Flint  commence  par 
déterminer  le  sens  précis  du  mot,  et  s'attache  à  montrer  que  l'athéisme, 
s'il  ne  se  borne  pas  à  une  simple  critique  des  preuves  du  théisme,  s'il 
prétend  affirmer  dogmatiquement  la  non-existence  de  Dieu,  est  essen- 
tiellement irrationnel.  Il  renouvelle  contre  lui  un  argument  resté 
célèbre  dans  l'histoire  de  la  théologie  anglaise. 

«  L'athéisme  absolu  suppose,  dit  Foster,  une  science  infinie;  car,  à 
moins  d'être  présent  en  un  même  instant  à  tous  les  points  de  l'univers, 
l'homme  ne  peut  savoir  s'il  n'y  a  pas  quelque  part  des  manifestations 
de  la  divinité.  S'il  ne  connaît  pas  absolument  chacun  des  agents  de 
l'univers,  celui  qu'il  ne  connaît  pas  peut  être  Dieu.  S'il  n'est  pas  lui- 
même  le  principal  agent  dans  l'univers  et  s'il  ignore  quel  est  cet  agent 
principal,  il  est  possible  que  ce  soit  Dieu.  S'il  n'est  pas  absolument  en 
possession  de  toutes  les  propositions  qui  constituent  la  vérité  univer- 
selle, l'une  de  celles  qui  lui  manquent  peut  être  précisément  cette 
proposition  qu'un  y  a  un  Dieu.  S'il  ne  peut  assigner  avec  certitude  la 
cause  de  tout  ce  dont  il  perçoit  l'existence,  cette  cause  peut  être  Dieu. 
S'il  ne  connaît  pas  tout  ce  qui  a  été  fait  dans  l'immensité  des  âges 
écoulés,  il  se  peut  que  certaines  choses  aient  été  faites  par  un  Dieu. 
Ainsi,  à  moins  de  connaître  toutes  choses,  c'est-à-dire  de  rendre  im- 
possible l'existence  d'une  autre  divinité  en  étant  Dieu  lui-même , 
l'athée  ne  peut  savoir  si  l'Etre  dont  il  rejette  l'existence  n'existe  pas.  » 

Ce  raisonnement,  reproduit  et  paraphrasé  en  termes  oratoires  par 
Ghalmers,  paraît  décisif  à  M.  Flint.  On  doit  remarquer  en  effet  que  la 
position  du  théisme  est  bien  plus  favorable.  Il  n'est  pas  tenu  de  tout 
connaître  pour  avoir  le  droit  d'affirmer  l'existence  de  Dieu  :  il  lui  suffit 
de  découvrir  dans  un  canton  étroit  de  la  nature,  dans  le  règne  animal 
ou  végétal  par  exemple,  les  marques  d'une  cause  intelligente  qui  ne 
saurait  être  la  matière.  Nous  admettrons  donc  parfaitement  que 
l'athéisme  ne  peut  être  dogmatique  sans  contradiction.  Mais  il  reprend 


316  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

quelque  avantage  s'il  se  contente  d'être  critique,  c'est-à-dire  de  nier  la 
légitimité  des  preuves  du  théisme.  Il  lui  est  toujours  permis  de  sou- 
tenir contre  celui-ci  que  la  matière  en  soi,  nous  étant  inconnue,  peut 
être  douée  de  propriétés,  inaccessibles  à  l'observation  directe  ou  à 
l'induction  et  capables  de  produire  des  effets  dont  l'hypothèse  d'un 
Dieu  créateur  nous  paraît  seule  pouvoir  rendre  compte. 

M.  Flint  se  trouve  ainsi  amené  à  discuter  la  thèse  matérialiste.  Il 
consacre  deux  leçons  à  l'histoire  rapide  et  substantielle  de  ce  système 
depuis  l'antiquité  jusqu'à  nos  jours.  La  4«  leçon  (65  pages)  contient 
l'exposition  et  la  réfutation  du  matérialisme  contemporain  ou  scienti- 
fique. Signalons  brièvement  les  arguments  les  plus  nouveaux.  D'abord, 
le  matérialisme  ne  satisfait  pas,  comme  il  le  prétend,  le  besoin  d'unité 
essentiel  à  la  raison  :  il  n'est  pas  et  ne  saurait  être  un  monisme-,  il 
est  nécessairement  un  multitudinisme.  Un  seul  élément  matériel, 
absolument  simple,  sera  éternellement  impuissant  à  en  produire  un 
autre.  Aussi  les  matérialistes  ont-ils  généralement  admis  l'existence 
primordiale  d'un  nombre  infini  d'atomes.  Sous  cette  forme,  l'objec- 
tion ne  nous  paraît  pas  sans  réplique;  car,  peut-on  répondre,  ce 
que  demande  la  raison,  c'est  plutôt  l'unité  générique  que  l'unité  numé- 
rique de  principes.  La  séduction  des  deux  systèmes  opposés,  matéria- 
lisme, idéalisme,  vient  de  ce  qu'ils  résolvent  dans  l'unité  substantielle 
la  dualité  phénoménale  de  la  matière  et  de  l'esprit.  Mais  il  reste 
toujours  l'impossibilité  de  concevoir  un  nombre  actuellement  infini 
d'atomes,  ou,  si  ce  nombre  est  fini,  d'assigner  une  raison  qui  explique 
pourquoi  il  n'est  ni  plus  grand  ni  plus  petit. 

En  second  lieu,  le  matérialisme  ne  rend  pas  compte  de  la  relation 
qui  existe  entre  la  matière  et  la  force.  Celle-ci  est-elle  le  produit  de 
celle-là?  Mais  une  matière  primitivement  dénuée  de  force,  qui  donne- 
rait naissance  à  la  force,  serait  une  cause  à  qui  manquerait  le  pouvoir 
nécessaire  pour  être  une  cause.  La  matière  est-elle  au  contraire  l'effet 
de  la  force?  Pour  rester  conséquent  avec  lui-même,  le  matérialisme 
doit  admettre  que  cette  force  est  purement  physique.  Comme  telle,  elle 
est  nécessairement  unie  à  une  manifestation  matérielle  et  doit  être 
aussi  divisible,  aussi  multiple  que  la  matière  qui  la  manifeste  ;  on 
revient  à  l'hypothèse  atomistique  :  l'unité  de  principe  s'évanouit. 
Veut-on  enfin  que  la  matière  et  la  force  soient  inséparables,  coordon- 
nées, coéternelles  ?  Ce  n'est  plus  alors  le  multitudinisme,  mais  le 
dualisme,  et,  dit  très  bien  le  professeur  Calderwood,  cité  par  M.  Flint, 
«.  la  difficulté  du  problème,  pour  le  matérialisme,  s'accroît,  loin  de 
diminuer,  quand  on  assigne  à  l'univers  une  dualité  d'origine  en  ajou- 
tant la  force  à  la  substance  matérielle.  La  dualité  d'existence,  avec  la 
coéternité  de  durée,  suffit  à  elle  seule  pour  rendre  impossible  toute 
solution  logique.  Cette  dualité  d'existence  implique  une  diversité  de 
nature  et  une  restriction  mutuelle,  et  ces  deux  choses,  diversité  et 
limitation,  soulèvent  de  nouveau  le  problème  qu'elles  semblaient  devoir 
résoudre.  L'explication,  à  son  tour,  a  besoin  d'être  expliquée.  De  plus, 


ANALYSES.  —  ROBERT  flint.  Antitheistic  Théories.      317 

matière  et  force  sont  des  postulats  nécessaires  pour  l'explication  du 
mouvement;  mais,  si  elles  expliquent  le  mouvement,  il  est  prouvé  par 
là  même  qu'elles  n'expliquent  pas  l'existence.  Ce  qui  a  besoin  de  l'ac- 
tivité de  la  force  pour  être  mis  en  mouvement  ne  se  suffit  pas  à  soi- 
même,  et  l'on  en  doit  dire  autant  de  la  force  qui  a  besoin  de  la  matière 
comme  point  d'application  de  son  énergie.  » 

Enfin  la  thèse  matérialiste  semble  exiger  l'existence  d'une  matière 
qui  précède  toute  forme,  quelle  qu'elle  soit,  de  l'esprit,  qui  existe  indé- 
pendamment de  toute  pensée.  Mais  il  est  permis  de  se  demander  si 
une  pareille  conception  n'est  pas  contradictoire.  Ce  que  nous  connais- 
sons de  la  matière,  ce  sont  ses  propriétés;  or  ces  propriétés  n'exis- 
tent qu'en  relation  avec  les  sens  qui  les  perçoivent.  Couleur,  saveur, 
pesanteur,  étendue,  rien  de  tout  cela  n'est  intelligible  en  dehors  d'une 
conscience.  La  matière  en  soi,  dépouillée  de  tous  les  sensibles,  la  ma- 
tière purement  objective,  est  un  inconnaissable.  «  La  seule  matière 
qui  puisse  être  conçue  ou  imaginée,  fût-ce  simplement  comme  objet 
possible  de  connaissance,  c'est  une  matière  qui  n'est  pas  seule,  mais 
accompagnée  de  l'esprit,  une  matière  relative  à  l'esprit  et  dépendante 
de  lui.  Mais,  s'il  en  est  ainsi,  comment  le  matérialiste  sera-t-il  fondé  à 
soutenir  qu'il  existe  une  chose  telle  que  la  matière  dont  il  parle?  Si  ce 
qu'il  représente  comme  la  totalité,  la  substance,  l'explication  suprême 
de  tous  les  êtres,  est  pour  la  pensée  une  contradiction  absolue,  quelle 
autorité  a-t-il  pour  lui  attribuer  la  réalité  véritable  et  de  merveilleux 
pouvoirs  ?  Si  la  matière  n'est  jamais  connue  et  ne  peut  être  connue 
comme  ayant  une  existence  indépendante,  comment  peut-on  arriver  à 
cette  conclusion  qu'elle  a  une  telle  existence  ?  » 

On  peut  répondre,  il  est  vrai,  que.  par  delà  les  apparences  purement 
subjectives  que  donne  la  sensation,  la  raison  conçoit  un  objet  réel  et 
en  quelque  manière  distinct  de  l'esprit.  Par  malheur,  le  matérialiste 
n'a  pas  le  droit  d'en  appeler  à  la  raison.  Il  est  et  ne  peut  être  que  sen- 
sualiste.  La  matière  ne  saurait  pour  lui  avoir  d'autre  existence  que 
celle  que  lui  révèle  la  sensation,  ou  qu'il  imagine  en  conséquence  de 
ce  qu'il  sent.  Il  ne  peut  sans  contradiction  prétendre  à  la  connaître 
telle  qu'elle  est  en  soi. 

Toute  cette  discussion  du  principe  matérialiste  nous  a  paru  solide, 
et  les  arguments  que  nous  venons  de  résumer  ne  sont  pas  de  ceux 
qu'on  est  habitué  à  rencontrer  partout.  Il  ne  s'ensuit  pas  que  les  autres, 
pour  être  plus  connus,  en  soient  plus  mauvais;  et  M.  Flint  montre  fort 
bien,  après  les  maîtres  du  spiritualisme  contemporain,  que  le  matéria- 
lisme n'explique  suffisamment  ni  la  vie,  ni  la  conscience,  ni  la  moralité. 
La  5e  leçon  est  consacrée  au  positivisme  et  la  6P  au  sécularisme.  Le 
sécularisme  est  une  sorte  de  positivisme  pratique.  Il  compte  de  l'autre 
côté  du  détroit  de  nombreux  adhérents,  surtout  dans  la  classe  ouvrière. 
Il  est  légèrement  teinté  de  socialisme,  et  ses  ancêtres  sont  :  Thomas 
Paine  et  Richard  Carlyle,  Bentham  et  James  Mill,  Robert  Owen  et 
Georges  Combe,  plutôt  encore  qu'Auguste  Comte.  Ses  chefs  actuels 


318  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

sont  deux  hommes  d'une  activité  infatigable  ,  d'une  honorabilité  par- 
faite, d'une  éloquence  populaire  et  entraînante,  MM.  Holyoake  et  Brad- 
laugh.  Ils  diffèrent  sur  un  point  essentiel.  M.  Holyoake  rejette  l'athéisme 
dogmatique  :  il  se  contente  d'ignorer  Dieu  et  la  religion.  M.  Bradlaugh, 
plus  radical,  se  déclare  intrépidement  athée  :  il  est  le  leader  de  l'ex- 
trême gauche  du  parti. 

Voici,  d'après  M.  Flint,  les  principales  propositions  du  sécularisme  : 
—  1°  Il  faut  faire  passer  les  devoirs  relatifs  à  cette  vie  avant  ceux 
qui  se  rapportent  à  une  vie  future;  car  la  vie  présente,  étant  la  pre- 
mière en  certitude,  doit  avoir  la  première  place  comme  importance. 
On  ne  nie  pas  pour  cela  la  vie  future;  on  la  relègue  au  rang  des  possi- 
bilités, des  espérances  incertaines.  —  2°  La  science  est  la  providence 
de  l'homme;  il  est  nécessaire  de  connaître  le  vrai  avant  de  pouvoir 
faire  le  bien  et  acquérir  le  bonheur.  La  prière  est  inutile,  l'expérience 
prouvant  qu'elle  ne  reçoit  pas  de  réponse;  nous  sommes  sous  la  dé- 
pendance de  lois  générales,  et  il  n'y  a  pas  de  providence  spéciale.  — 
3°  L'homme  possède  une  règle  de  vie  indépendante  de  toute  croyance 
à  Dieu,  à  l'immortalité,  à  la  révélation.  Le  fondement  de  cette  règle  de 
vie,  c'est  l'utilité.  —  On  voit  que  ces  principes  se  confondent  à  peu 
près  (sauf  en  ce  qui  concerne  l'utilitarisme)  avec  ceux  du  positivisme; 
les  deux  doctrines  soulèvent  les  mêmes  objections. 

Une  très  intéressante  leçon,  la  septième,  est  intitulée  :  «  Y  a-t-il  des 
tribus  athées?  »  M.  Flint  observe  judicieusement  que  le  fait,  fût-il  expé- 
rimentalement établi,  ne  prouverait  rien  contre  l'universalité  d'exis- 
tence du  sentiment  religieux.  Que  certaines  peuplades  ne  manifestent 
aucune  notion  d'une  puissance  surnaturelle,  tout  ce  qu'il  serait  permis 
d'en  conclure,  c'est  que  les  circonstances  défavorables  au  milieu  des- 
quelles elles  vivent  depuis  des  siècles  les  ont  lentement  dépouillées 
de  l'un  des  caractères  principaux  de  l'humanité.  Mais  le  fait  même  est 
plus  que  eontestable.  M.  Flint  discute,  sur  ce  point,  les  assertions  de 
M.  Lubbock  et  montre  ou  qu'il  a  mal  interprété  le  témoignage  des 
voyageurs  auxquels  il  se  réfère,  ou  qu'il  a  passé  sous  silence  des  auto- 
rités compétentes  qui  renversent  sa  thèse,  ou  enfin  que  les  auteurs 
qu'il  cite  n'ont  pu  être  exactement  informés.  On  sait  d'ailleurs  toute  la 
répugnance  qu'éprouvent  les  sauvages  à  se  laisser  interroger  sur  des 
croyances  qui  flottent  à  l'état  de  rêves  indécis  dans  leur  obscur  cer- 
veau, et  le  soin  qu'ils  apportent  en  général  à  les  dissimuler  aux  yeux 
de  l'étranger.  Une  objection  plus  grave  se  tirerait  du  bouddhisme,  s'il 
était  vrai  que  cette  religion,  qui  compte  3  ou  400  millions  d'adeptes,  fût, 
comme  on  l'a  soutenu,  une  religion  sans  Dieu.  Mais  M.  Flint  n'a  pas 
de  peine  à  faire  voir,  textes  en  main,  que  les  divinités  brahmaniques 
figurent  à  chaque  pa^e  des  légendes  bouddhistes  et  que,  pour  ses  sec- 
tateurs, Gakya-Mouni  devint  lui-même  un  Dieu. 

Le  pessimisme,  tant  ancien  que  moderne,  est  l'objet  de  la  8e  leçon. 
M.  Flint  attribue  aux  sombres  doctrines  de  Schopenhauer,  de  Hart- 
mann, de  Bahnsen,  une  signification  sérieuse  et  une  portée  véritable  : 


ANALYSES.  —  Robert  flint.  Antitheistic  Théories.      319 

ils  ont  le  mérite  d'avoir  posé  un  problème  négligé  jusqu'alors  par  les 
philosophes,  le  problème  de  la  vie.  A  ce  titre,  ils  ont  droit  à  une  place 
importante  dans  l'histoire  des  idées.  M,   Flint   s'attache   à  montrer, 
contre  M.  J.  Sully,  que  ce  n'est  pas  le  bonheur  qui  fait  le  prix  de  l'exis- 
tence; pour  qui  rejette  Dieu  et  la  vie  future,  la  thèse  pessimiste  est 
irréfutable.  —  C'est  aussi  notre  avis;  mais  il  est  un  point  du  pessi- 
misme que  nous  aimerions  à  voir  discuter  :  c'est  celui  par  où  il  touche 
à  la  doctrine  malthusienne.  Que  dire  à  celui  qui  refuserait  de  se  repro- 
duire, parce  qu'il  veut  épargner  à  ceux  qui   naîtraient  de  lui  le  tour- 
ment de  l'existence?  Invoquera- t-on  le  devoir  envers  la  patrie?  Mais  il 
n'est  ni  évident  ni,  ce  semble,  bien   rigoureux  :  car,  aux  yeux  de  la 
conscience  publique,  le  célibataire,  comme  tel,  n'est  pas  un  mauvais 
citoyen.  Dira-t-on  que,  en  dehors  de  toute  considération  de  bonheur, 
chacun  est  tenu  de  contribuer  selon  ses  forces  au  progrès  du  genre 
humain,  au  triomphe  définitif  de  la  justice  et  de  la  vertu,  et  qu'une  des 
conséquences  de  cette  obligation,  c'est  de  laisser   derrière   soi    des 
enfants  pour  continuer  le  bon  combat  et  mériter  à  leur  tour?  Mais 
quelle  assurance  qu'ils  ne  déserteront  pas  la  lutte,  ou  ne  la  trouveront 
pas  trop  douloureuse?  Ai-je  le  devoir,  ai-je  même  le  droit  d'infliger  à 
qui  ne  l'a  pas  demandé  la  souffrance  de  vivre,  eût-elle  pour  prix  tout 
le  mérite  moral  qu'on  voudra?  Que  si  l'on  se  contente  d'en  appeler  à 
cet  instinct  puissant  qui  porte  l'homme  à  fonder  une  famille,  on  sera 
prié  de  remarquer  que  l'existence  d'un  instinct  n'est  pas  un  argument 
décisif  contre  une  doctrine  philosophique,  et  que  l'absolue  chasteté  a 
été,  pour  d'autres  motifs  il  est  vrai,  l'idéal  souvent  réalisé,  des  sectes 
mystiques  de  tous  les  temps.  En  un  mot,  et  sans  insister  plus  qu'il  ne 
convient  sur  ce  sujet,  nous  eussions  voulu  trouver  chez  M.  Flint  une 
réfutation  au  moins  sommaire  de  ce  pessimisme  pratique  qui  tendrait, 
par  philanthropie,  à  arrêter  dans  son  cours  le  torrent  de  la  génération. 
Le  panthéisme  fait  l'objet  des  deux  dernières  leçons.  Nous  devons  y 
signaler  une  bonne  discussion  du  système  de  Spinoza.  Notons  en  parti- 
culier cette  argumentation    assez  nouvelle,   bien    que    d'une   solidité 
peut-être  contestable,  contre  la  théorie  de  l'unité  de  substance.  «  Peut- 
il  y  avoir  dans  une  substance  qui  est  absolument  une,  des  attributs  qui 
ne  soient  pas  relatifs  à  des  esprits  distincts  de  cette  substance?  Peut- 
il  y  avoir  des  attributs  qui  existent  objectivement  dans  la  substance 
elle-même?  Si  l'on  répond  par  la  négative,...  la  substance  n'est  plus 
évidemment  l'unité  absolue  et  compréhensive  d'où  tout  procède;  elle 
implique,  bien  plus  elle  présuppose  l'existence  d'esprits  qui   soient 
distincts  d'elle.  Il  devient  impossible  de  la  regarder  comme  l'existence 
primordiale  et  universelle  en  dehors  de  laquelle  rien  n'existe  :  elle 
n'est  plus  qu'un  objet  secondaire  et  particulier  de  l'esprit.  —  Si  l'on 
répond  par  l'affirmative,  la  notion  de  la  substance  n'en  est  pas  moins 
détruite.  L'unité  de  substance  disparait,  car  comme,   selon  l'expresse 
déclaration  de  Spinoza,  chaque  attribut  est  essentiellement  distinct  de 
tous  les  autres,  la  substance  est  représentée  comme  un  agrégat  d'es- 


320  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

sences  distinctes  et  irréductibles.  Et  même  la  totalité  de  l'être  de  la 
substance  disparaît,  attendu  que  les  attributs  doivent  épuiser  la  sub- 
stance dont  ils  sont  l'expression  nécessaire  et  complète.  L'absolue 
substance  s'évanouit,  et  à  sa  place  apparaît  un  nombre  infini  d'attri- 
buts sans  liens  entre  eux.  » 

Une  vue  intéressante  sur  le  dogme  de  la  création  termine  cette  étude. 
Le  panthéisme  objecte  que,  dans  l'hypothèse  delà  création,  Dieu,  étant 
une  cause  infinie  et  infiniment  active,  doit  produire  un  effet  absolument 
infini  ;  autrement,  l'effet  ne  serait  pas  proportionné  à  la  cause  .  Or  le 
théisme   sous  peine  de  se  nier  lui-même  en  identifiant  le  monde  avec 
Dieu    ne  saurait  admettre  que  l'œuvre  du  Créateur  soit  absolument 
infinie.  «  Mais,  répond  M.  Flint,  l'effet  infini  doit-il  nécessairement  être 
renfermé  dans  le  domaine  de  la  contingence  du  temps  et  de  l'espace? 
Ne  doit-il  pas  au  contraire  se  rapporter  à  la  sphère  de  l'essentiel,  de 
l'éternel,  de  l'absolu?  Ne  doit-il  pas  résider  à  l'intérieur  plutôt  qu'au 
dehors  de  la  divinité?  Ne  doit-il  pas  être  un  effet  tel  que  celui  qu'enten- 
dent les  théologiens  quand  ils   parlent  de  l'éternelle   génération  du 
Verbe  et  de  l'éternelle  procession  du  Saint-Esprit?  Il  ne  saurait  être 
la  création  extérieure.  Dieu  ne  peut  jamais  trouver  ni  produire  hors  de 
lui-même  un  objet  égal  à  lui-même  et  pleinement  en  proportion  avec 
son  activité  et  son  amour  essentiels  et  nécessaires.  »  Ce  qui  revient  à 
dire  que  Dieu  ne  trouve  à  sa  toute-puissance  un  emploi  digne  d'elle 
qu'en  étant,  selon  une  formule  souvent  employée,  cause  de  soi.  —  Il  y 
a  là,  peut-être,  la  solution  d'une  des  objections  le  plus  souvent  élevées 
contre  le  théisme  traditionnel. 

De  nombreux  appendices  terminent  l'ouvrage  de  M.  Flint.  Certains 
points  secondaires  qui  n'ont  été  qu'indiqués  dans  les  leçons  y  sont 
éclaircis,  discutés;  ils  contiennent  en  outre  de  précieuses  indications 
bibliographiques.  Ils  seront  lus  avec  autant  d'intérêt  que  le  livre  lui- 
même.  M:  Flint  est  au  courant  des  plus  récents  travaux  publiés  tant 
en  Angleterre  qu'en  France  et  en  Allemagne  sur  les  graves  problèmes 
qui  font  l'objet  de  son  remarquable  travail. 


V. 


E.  Joyau.  -  De  l'invention  dans  les  arts,  dans  les  sciences 
et  dans  la  pratique  de  la  vertu.  (Paris,  Germer  Baillière.i 

S'il  est  un  problème  intéressant  pour  le  philosophe,  c'est  celui  de 
l'invention  dans  tous  les  domaines  où  s'exerce  l'activité  humaine. 
Entre-t-il  une  part  d'originalité  personnelle  dans  notre  œuvre,  ou  faut- 
il  admettre  avec  l'école  anglaise  que  l'association  de  nos  idées  anté- 
rieures  suffit   pour   expliquer   les   conceptions  les  plus  élevées  des 


ANALYSES.  —  e.  joyau.  De  l'invention  dans  les  arts.    321 

artistes  et  des  savants.  C'est  au  fond  et  sous  un  aspect  particulier 
l'unique  problème  que  puisse  se  poser  la  philosophie.  Qu'est-ce  que  la 
pensée?  Un  simple  résidu  des  données  sensibles,  ou  faut-il  pour  en 
rendre  compte  admettre  l'existence  de  données  particulières  et  d'une 
activité  spéciale? 

Les  poètes  et  les  philosophes  ont  toujours  énuméré  avec  com- 
plaisance les  effets  de  l'imagination  et  les  merveilles  qu'elle  produit 
dans  le  domaine  artistique.  En  ces  derniers  temps  et  surtout  depuis 
M.  Claude  Bernard,  on  a  reconnu  également  quelle  part  énorme  revient 
à  l'imagination  dans  l'invention  scientifique.  Mais  c'est  là  constater 
seulement  la  puissance  de  l'imagination,  en  déterminer  les  résultats 
ce  qu'il  faudrait,  au  point  de  vue  psychologique,  c'est  définir  et  ana- 
lyser ce  pouvoir  d'inventer  dont  on  décrit  les  effets  et  que  les  diverses 
écoles  considèrent  tantôt  comme  une  simple  forme  de  l'association  des 
idées,  tantôt  comme  une  sorte  de  puissance  étrange  trop  capricieuse 
pour  qu'il  soit  possible  de  déterminer  ses  lois. 

Le  mérite  de  M.  Joyau  est  précisément  d'avoir  tenté  de  découvrir  ces 
lois  ou  tout  au  moins  l'une  d'entre  elles.  Il  a  voulu  étudier  la  folle  du 
logis  avec  la  méthode  rigoureuse  que  la  psychologie  moderne  a  portée 
dans  l'examen  de  tous  les  faits  intellectuels. 

Malheureusement,  s'il  faut  louer  sans  réserve  l'idée  première  du  livre 
de  M.  Joyau,  les  résultats  auxquels  il  est  parvenu  sont  loin  d'avoir  la 
même  valeur;  et  il  est  difficile  de  découvrir  dans  cette  longue  étude 
quelque  idée  vraiment  neuve  sur  le  mécanisme  du  travail  de  l'invention. 
Selon  M.  Joyau,  l'imagination  est  une  faculté  par  laquelle  «  notre 
àme,  en  vertu  d'une  tendance  inhérente  à  sa  nature,  se  porte  sponta- 
nément d'un  sentiment,  d'une  pensée,  d'une  action  à  un  autre  senti- 
ment, une  autre  pensée,  une  autre  action  qui  sont  les  conséquences 
naturelles  et  logiques  des  phénomènes  précédents. 

«  C'est  le  pouvoir  qu'a  notre  intelligence  de  se  développer  spontané- 
ment d'une  manière  logique Tout  ce  qui  est  vrai,  tout  ce  qui  est 

beau,  tout  ce  qui  est  bien,  est  simple  et  logique;  une  théorie  est  d'au- 
tant plus  vraie,  une  œuvre  est  d'autant  plus  belle,  une  action  est 
d'autant  meilleure  qu'elle  est  plus  simple  et  plus  logique. 

«  C'est  une  erreur  profonde  que  d'opposer  l'une  à  l'autre  l'imagina- 
tion et  la  raison;  tout  ce  que  nous  suggère  l'imagination  créatrice 
donne  pleine  et  entière  satisfaction  à  la  raison.  Ces  deux  facultés  sont, 
en  réalité,  identiques.  Si  nous  les  distinguons,  cela  tient  au  point  de 
vue  auquel  nous  nous  plaçons  ;  l'imagination  est  la  faculté  qu'a  notre 
àme  de  faire  du  progrès;  la  raison  est  la  connaissance  que  nous  avons 
des  lois  de  notre  progrès.  » 

Cette  théorie,  M.  Joyau  essaye  de  l'établir  à  trois  points  de  vue  dif- 
férents auxquels  il  consacre  les  trois  parties  de  son  livre. 

Il  étudie  d'abord  la  nature  de  l'imagination  considérée  en  elle- 
même  :  il  montre  qu'il  y  a  en  nous  «  une  tendance  naturelle  à  passer 
spontanément,  et  sans  excitation  extérieure,  d'un  phénomène  psycho- 

TOME  X.  —   1880.  21 


322  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

logique,  sentiment,  pensée  ou  action,  à  un  autre  phénomène  qui  est  la 
conséquence  logique  du  premier.  » 

Il  explique  celte  tendance  par  une  loi  métaphysique  universelle 
d'après  laquelle  toutes  les  forces  s'exercent  d'une  manière  logique. 
Puis,  prenant  les  diverses  formes  de  l'imagination  ainsi  définie,  il  tente 
de  démontrer  qu'elle  est  toujours,  purement  et  simplement,  la  raison 
elle-même  envisagée  dans  sa  force  de  production  :  le  génie  et  l'inspi- 
ration consistent  uniquement  dans  la  logique. 

Dans  sa  seconde  partie,  l'auteur  prétend  confirmer  ces  vues  en  exami- 
nant l'imagination  dans  son  activité  même,  en  étudiant  les  procédés 
de  l'artiste,  du  savant,  de  l'honnête  homme  lorsqu'ils  inventent  dans 
le  domaine  des    arts   et    des   sciences  ou   dans    «  la  pratique   de    la 

vertu  ». 

Enfin  la  troisième  partie  étudie  les  œuvres  produites  par  ces 
procédés  :  en  analysant  le  vrai,  le  beau,  le  bien,  M.  Joyau  arrive  une  fois 
de  plus  à  constater  que  l'imagination  et  la  raison  sont  deux  pouvoirs 
identiques,  car  toutes  nos  œuvres  ont  partout  les  mêmes  caractères, 
une  extrême  simplicité  et  une  grande  rigueur  logique. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  ce  que  le  plan  de  M.  Joyau  a  de  défec- 
tueux dans  la  forme:  il  est  évident  que  la  division  de  l'ouvrage  en  trois 
parties  qui  reviennent  constamment  sur  le  même  sujet  oblige  l'auteur 
à  des  redites  fatigantes,  à  une  triple  répétition,  presque  sans  variantes, 
des  mêmes  démonstrations  et  des  mêmes  conclusions.  Ce  qui  est  plus 
grave,  c'est  le  vice  de  la  méthode  même  suivie  par  M.  Joyau.  En  une 
pareille  matière,  où  les  faits  sont  si  complexes  et  si  touffus,  la  prudence 
conseillait  de  procéder  comme  dans  les  sciences  d'observation  propre- 
ment dites,  de  chercher  par  une  vaste  enquête  à  cataloguer  et  à  classer 
tous  les  ordres  de  faits  attribuables  à  l'imagination  et  à  l'invention,  et 
de  tenter  ensuite  de  découvrir  la  loi  de  ces  faits  et  le  mécanisme  de 
leur  production. 

M.  Joyau  a  préféré  suivre  une  marche  plus  simple,  qui  nécessitait 
des  recherches  moins  longues  et  moins  pénibles,  mais  qui  offrait  de 
grands  dangers.  Il  a,  par  hypothèse,  posé  une  définition  de  l'imagina- 
tion, et  il  a  tenté  de  justifier  ensuite  cette  hypothèse  en  montrant  qu'elle 
rendait  compte  d'un  certain  nombre  de  faits  pris  comme  exemples  dans 
les  sciences,  les  arts  et  la  vie  pratique.  Sans  doute  cette  méthode  est 
celle  qu'ont  suivie  tous  les  esprits  supérieurs  pour  faire  des  découvertes 
de  premier  ordre  dans  tous  les   domaines  scientifiques  ;  mais  elle  est, 
comme  nous  l'avons  dit,  très  périlleuse.  Il  était  à  craindre,  en  effet,  que, 
pour  justifier  sa  définition  préconçue  de  l'imagination,  l'auteur  ne  fût 
amené  a  écarter  précisément  tous  les  cas  qui  auraient  fait  éclater  l'in- 
suffisance de  sa  formule  à  priori.  On  ne  se  résigne  pas  facilement  à 
reconnaître  les  côtés  faibles  d'une  hypothèse  trop  ingénieusement  cons- 
truite, et  on  aime  mieux  quelquefois  se  les  dissimuler  que  de  chercher 
une  théorie  plus  compréhensive. 
Par  exemple,  en  ramenant  l'imagination  à  la  simple  logique,  M.  Joyau 


ANALYSES.  —  e.  joyau.  De  l'invention  dans  les  art*.    323 

s'est  cru  forcé,  à  tort  d'ailleurs  l,  d'affirmer  que  l'humour,  la  fantaisie, 
la  folie  ne  rentrent  pas  dans  le  cadre  de  l'imagination.  Il  ne  saurait 
justifier  cette  exclusion  qu'en  prouvant  que  réellement  il  n'y  a  aucun 
rapport  entre  l'invention  artistique  et  scientifique  et  les  cas  particuliers 
dont  nous  venons  de  parler.  Or  cette  preuve,  il  ne  l'a  pas  donnée  dans 
son  livre,  et  nous  croyons  qu'il  eût  été  embarrassé  de  la  fournir.  Ainsi, 
en  adoptant  la  méthode  qu'il  a  suivie,  M.  Joyau  a  été  amené  à  restrein- 
dre arbitrairement  le  sens  de  ce  terme  d'imagination,  qui  avait  déjà 
tant  d'acceptions,  et  il  a  compliqué  encore  la  langue  philosophique,  déjà 
si  confuse. 

Mais  ,  si  arbitraire  que  soit  la  définition  de  l'imagination  donnée  par 
M.  Joyau,  elle  n'a  même  pas  l'avantage  de  rendre  compte  des  phéno- 
mènes d'invention  ,  en  vue  desquels  elle  a  été  spécialement  créée. 
L'auteur  a  très  bien  vu  et  surabondamment  prouvé  que  dans  l'art  et  la 
pratique  de  la  vertu,  comme  dans  le  domaine  scientifique,  l'invention 
humaine  s'exerce  logiquement.  Mais  montrer  qu'il  y  a  de  la  logique  dans 
l'invention,  ce  n'est  pas  établir  que  l'invention  et  la  logique  soient  une 
seule  et  même  chose.  Il  y  a  un  abîme  entre  ces  deux  formules,  et 
M.  Joyau  les  confond  :  il  prouve  fortement  la  vérité  de  la  première,  et 
il  conclut  en  affirmant  la  seconde,  qu'il  n'aurait  pu  prouver. 

D'ailleurs  il  y  a  une  équivoque,  même  dans  ce  mot  de  «  logique  », 
que  l'auteur  trouve  si  clair.  Dans  la  recherche  scientifique,  nous  obéis- 
sons à  la  logique  des  phénomènes  que  nous  impose  la  nature  ;  dans 
l'art  et  dans  la  vie,  nous  suivons  la  logique  de  notre  pensée,  de  nos  pré- 
jugés, et  surtout  de  notre  cœur,  ce  qu'oublie  complètement  M.  Joyau. 
C'est  ce  qui  fait  le  caractère  personnel  dans  l'art;  c'est  pourquoi  nous 
reconnaissons  et  distinguons  (en  écartant  les  questions  de  style)  la 
conception  d'un  Corneille  de  celle  d'un  Racine,  la  peinture  d'un  Ruys- 
dael  de  celle  d'un  Claude  Gelée  ;  c'est  la  source  du  plaisir  que  nous 
prenons  à  entrevoir  l'âme  d'un  Molière  ou  d'un  Beethoven  à  travers  les 
comédies  de  l'un  et  les  symphonies  de  l'autre. 

M.  Joyau,  au  contraire,  obéissant  à  la  tyrannie  d'une  définition  pré- 
conçue, arrive  à  nier  toute  personnalité  dans  l'art.  Il  reprend  pour  son 
compte  cette  formule  de  Hegel  :  «  La  véritable  originalité,  c'est  de  n'en 
avoir  point.  »  —  «  Les  hommes  de  génie,  dit-il,  sont  ceux  où  l'on  en  peut 
le  moins  remarquer  tout  d'abord  et  dont  la  personnalité  se  manifeste 
le  moins.  La  Ghimène  que  nous  connaissons  tous  n'est  pas  la  Chimène 


1 .  Il  nous  est  impossible  de  comprendre  pourquoi  M.  Joyau  s'est  cru  forcé 
de  dire  qu'il  n'y  a  d'imagination  ou  de  logique  ni  dans  la  folie,  ni  dans  la  fan- 
taisie littéraire.  Les  monomanes  sont  des  êtres  essentiellement  logiques  et  de 
même  les  œuvres  d'un  Hoffmann  ou  d'un  Edgard  Poë  doivent  tout  leur  mérite 
et  l'effet  qu'elles  produisent  à  leur  extrême  logique.  Ce  sont  les  prémisses 
qui  sont  bizarres,  inventées  hors  de  l'ordre  ordinaire,  soit  consciemment  par 
le  littérateur,  soit  inconsciemment  par  le  fou.  —  Et  c'est  ce  qui  prouve  quelle 
différence  il  y  a,  contrairement  à  l'opinion  de  M.  Joyau,  entre  l'invention  et  la 
logique  déductive  qui  en  développe  les  premières  données. 


324  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

de  Corneille,  c'est  Chimène  ;  on  en  peut  dire  autant  d'Othello,  d'Agrip- 
pine,  d'Alceste.  » 

M.  Joyau  en  arrive  à  oublier  même  la  liberté  qu'il  peut  y  avoir  dans 
le  choix  du  sujet  et  des  détails  d'une  action.  Mais,  en  supposant  que  la 
logique  suffise  pour  expliquer  par  exemple  que  Molière  ait  pu  conce- 
voir le  caractère  d'un  Tartufe,  encore  n'est-ce  pas  la  simple  logique  qui 
a  réuni  dans  une  même  action  Orgon.  Elmire  et  Tartufe;  qui  a  fait  Tar- 
tufe amoureux  précisément  de  la  femme  d'Orgon  et  non  d'une  autre. 
Du  reste,  si  ia  simplicité  et  la  parfaite  logique  sont  des  conditions  suf- 
fisantes de  beauté,  M.  Joyau  devrait  dire  que  les  ustensiles  les  plus 
communs,  un  encrier  ou  une  marmite,  sont  les  types  les  plus  parfaits  de 
la  beauté.  L'auteur,  par  un  manque  de  logique  dont  nous  lui  savons  gré, 
n'a  pas  poussé  si  loin  le  paradoxe.  En  revanche,  il  écrit  quelque  part  : 
«  Il  n'y  a  rien  de  simple,  rien  de  vivant  comme  ces  types  éternels  qui 
s'appellent  don  Quichotte  et  Tartufe,  Faust  et  don  Juan.  >  Faust  et  don 
Juan  simples  !  pourquoi  pas  Hamlet?  Comme  si  la  vie  même  dont  ces 
créations  sont  douées,  et  les  interprétations  multiples  qu'en  ont  don- 
nées les  générations  successives,  n'étaient  pas  des  preuves  surabon- 
dantes de  leur  extrême  complexité  ! 

En  somme,  M.  Joyau  est  de  l'avis  de  M.  Cousin,  pour  qui  le  vrai,  le 
beau  et  le  bien  ne  sont  que  l'ordre  conçu,  l'ordre  senti,  l'ordre  voulu.  Il 
trouve,  il  est  vrai,  que  le  fondateur  de  la  philosophie  éclectique  n'est  pas 
parvenu  à  déterminer  leur  principe  commun.  Mais  en  réalité  il  ne  va 
pas  plus  loin  que  M.  Cousin;  il  nous  indique  qu'il  y  a  un  ordre  (ou  lo- 
gique, peu  importe  le  mot)  qui  est  senti,  conçu,  voulu.  Mais  comment 
trouvons-nous  cet  ordre,  comment  le  choisissons-rous,  le  créons-nous? 
C'est  le  véritable  problème  de  l'invention,  que  M.  Joyau  a  posé  et  auquel 
il  n'a  pas  essayé  de  répondre. 

Il  s'est  contenté  de  montrer  :  lù  qu'il  y  a  de  la  logique  dans  l'art,  le 
domaine  de 'l'invention  ;  2°  qu'il  y  a  de  l'invention  dans  la  science,  le 
domaine  de  la  logique.  A  vrai  dire,  nous  nous  en  doutions  un  peu.  Mais 
M.  Joyau  n'a  pu  prouver  que  la  logique  et  l'invention  sont  la  même 
chose.  L'analyse  des  caractères,  des  procédés  et  du  mécanisme  de  l'in- 
vention reste  encore  à  faire,  et  le  problème  demeure  entier. 

Armand  Ephraïm. 


REVUE  DES   PÉRIODIQUES   ÉTRANGEKS 


ZEITSGHRIFT  FUER  VOELKERPSYGHOLOGIE  UND 
SPRACHWISSENSCHAFT. 

Xle  volume,  1879.  I11',  2e,  3«,  4e  livraisons.  —  XIIe  vol.  1880.  lre  livraison. 

0.  Fluegel  :  Das  Ich  ira  Leben  cler  Vôlker  (l'e  partie). 

Le  moi  est  la  chose  dont  on  parle  le  plus  et  qu'on  connaît  le  moins; 
et  Herbart  a  pu  dire  :  «  Qu'est-ce  que  mon  moi?  L'homme  ordinaire- 
ment ne  se  pose  pas  cette  question,  car  il  croit  se  très-bien  connaître.  » 
En  tout  cas,  la  première  réponse  qu'il  est  tenté  d'y  faire,  c'est  d'iden- 
tifier son  moi  et  son  propre  corps.  «  Ce  n'est,  remarque  encore  juste- 
ment le  même  philosophe,  qu'aux  esprits  très  cultivés  que  le  corps 
apparaît  comme  un  pur  accident  en  regard  de  la  personnalité  véritable. 
L'homme  sépare  difficilement  son  moi  de  son  corps  :  ce  qui  le  prouve, 
ce  sont  les  dispositions  que  l'on  prend  fréquemment  en  vue  de  la 
mort  :  on  fait  savoir  que  l'on  veut  être  enterré  en  tel  endroit  et  de 
telle  manière.  »  Aux  yeux  de  celui  qui  confond  la  personne  et  le  corps, 
la  vie  et  la  mort  ne  sont  que  des  changements  d'état  de  l'individu, 
comme  le  sommeil  et  la  veille.  Tel  est  le  sentiment  des  enfants  et 
celui  de  bon  nombre  de  sauvages.  A  leurs  yeux,  le  mort  n'est  qu'en- 
dormi, et  est  traité  en  conséquence.  On  conserve  précieusement  le 
corps  :  on  le  protège  contre  les  bètes  féroces.  Si  des  races  inférieures, 
comme  les  Cafres,  abandonnent  le  cadavre  aux  animaux,  c'est  qu'elles 
croient  que  l'âme  du  mort  revivra  dans  un  corps  d'animal  :  aussi  con- 
sidère-t-on  chez  elles  comme  un  grand  bonheur  d'être  dévoré  par  un 
lion  ou  un  léopard.  Ce  n'est  pas  seulement  le  corps,  mais  son  image 
même  qui  est  identifiée  avec  le  moi.  Certains  nègres  trouvent  dange- 
reux de  laisser  faire  leur  portrait  ;  ils  craignent  qu'on  ne  leur  enlève 
par  ce  moyen  une  partie  de  leur  moi.  D'autres,  qui  refusaient  d'admettre 
que  les  femmes  aussi  ont  une  âme,  reconnaissaient  leur  erreur  en  voyant 
que  les  femmes  peuvent  être  photographiées  comme  les  hommes.  La 
croyance  à  la  résurrection  de  la  chair,  en  vertu  de  laquelle  les  Péru- 
viens s'appliquaient  avec  un  soin  religieux  à  conserver  jusqu'au  dernier 
jour  les  ongles  et  les  cheveux  des  Incas,  n'est  pas  la  manifestation  la 
moins  surprenante  de  l'opinion  qui  confond  la  personnalité  de  l'individu 
avec  son  corps.  —  De  cette  manière  de  voir  découle  naturellement  la 


320  BEVUE   PHILOSOPHIQUE 

tendance  à  ne  pas  séparer  le  moi  de  ce  qui  le  caractérise  extérieure- 
ment, comme  l'âge,  le  sexe,  non  plus  que  de  ce  qui  l'entoure,  comme 
les  lieux  qui  l'ont  vu  naître.  C'est  ainsi  qu'en  perdant  son  enfant  âgé 
de  quatre  ans  une  négresse  se  lamentait  de  le  voir  partir  dans  l'autre 
monde  seul  et  sans  soutien  à  un  âge  si  tendre  :  elle  ne  fut  consolée  que 
lorsque  la  mort  vint  réunir  promptement  le  père  à  l'enfant  et  assurer  une 
protection  à  la  faiblesse  de  ce  dernier.  Livingslone  nous  raconte  qu'un 
des  nègres  fidèles  qui  avaient  voulu  l'accompagner  en  Europe  ne  se  vit 
pas  plus  tôt  sur  le  vaisseau,  enveloppé  par  l'immensité  de  l'Océan,  et 
perdu  dans  un  monde  de  sensations  et  d'objets  absolument  nouveaux 
pour  lui,  qu'il  ne  put  résister  à  la  violence  de  ses  émotions  et  se  précipita 
dans  la  mer.  Il  semble,  en  effet,  que  notre  être  change  avec  les  objets 
qui  l'entourent.  Mélanchthon  commença  par  rester  muet  la  première 
fois  qu'il  dut  passer  de  la  chaire  du  professeur  dans  celle  du  prédica- 
teur. De  bons  soldats  sur   terre  peuvent  être   détestables  sur  mer. 
N'espère-t-on  pas  enfin,  lorsqu'on  déporte  les  criminels,  que  le  chan- 
gement du  milieu  amènera  celui  des  sentiments?  Mais  c'est  surtout 
avec  les  biens  qu'il  possède  que  l'homme  associe  étroitement  son  moi. 
De  là  vient  qu'on  ensevelit  avec  le  mort  ses  armes,  ses  bracelets: 
que  les  parents  placent  dans  le  cercueil  de  leur  enfant  les  jouets  dont 
il  se  servait;  ou  encore  qu'un  Fichte  lui-même  faisait  déposer  près  du 
corps  de  sa  femme  la  Bible  où  elle  se  plaisait  à  lire.  On  comprend  de 
même  que  le  culte  des  reliques  enveloppe  dans  une  égale  vénération 
et   le  corps  du  saint,  et  tous  les  objets  qui  lui  ont  appartenu.    On 
s'explique  par  la  même  raison  la  barbare    coutume  qui    veut  qu'on 
enterre  avec  le  mort  les  êtres  humains  qui  lui  ont  appartenu.  Chez  les 
Esquimaux,  l'enfant  nouveau-né  doit  suivre  sa  mère  dans  la  tombe. 
Chez  combien  de  peuples  les  femmes  et  les  esclaves  ne  sont-ils  pas 
sacrifiés  aux  mânes  de  l'époux,  du  maître!  —  Plus  étroitement  encore 
peut-être  qu'avec  ses  biens,  qu'avec  son  corps,  l'homme  identifie  sa 
personne  avec  son  nom.  c  Lorsqu'on  entend  le  nom,  on  croit  entendre 
la  personne;  à  l'appel  de  son  nom,  le  malade  sort  brusquement  du 
sommeil  cataleptique  ou  somnambulique  où  il  est  plongé;   l'individu 
nommé  est  comme  présent;  tenir  le  nom,  c'est  comme  tenir  la  personne 
en  son  pouvoir.  »  Le  nom,  dit  Gœthe,  est  comme  la  personne  même  ; 
ce  n'est  pas  un  vêtement  que  l'on  porte  pour  le  déposer  ensuite  :  il 
enveloppe  l'individu  et  croît  avec  lui  comme  la  peau.  Certains  peuples 
donnent   aux   enfants    malades   un  nouveau  nom,   comme   pour  faire 
passer  en  eux  une  nature  nouvelle.  Le  rabbi  Isaak  recommandait  de 
changer  de  nom  à  ceux  qui  voulaient  échapper  à  une  destinée  redou- 
table. Dans  quelques  îles  de  la  mer  du  Sud,  les  amis  échangent  leurs 
noms,  comme  pour  fondre  plus  étroitement  leurs  âmes  entre  elles.  — 
Le  moi  se  répand  volontiers  au  dehors  et  anime  tout  ce  qui  l'entoure. 
Il  associe  partout  le  mouvement  à  la  sensibilité,  à  la  pensée;  l'homme 
prête  un  moi  plus  ou  moins  semblable  au  sien  à  l'animal,  à  la  plante, 
à  la  pierre.  Ce  qui  n'est  pour  nous  aujourd'hui  qu'une  figure,  qu'une 


PÉRIODIQUES.  —  Zeitschrift  fur   Vôlkerpsychologie.     327 

personnification  poétique  est  pour  les  races  primitives  l'expression 
même  de  la  vérité.  —  Le  moi,  qui  croit  retrouver  son  semblable  partout 
où  se  manifeste  une  activité,  ne  savoure  son  existence  dans  toute  sa 
plénitude  qu'autant  qu'il  déploie  avec  énergie  et  en  toute  liberté  le 
besoin  d'action  qui  le  constitue  essentiellement,  qu'autant  qu'il  tra- 
duit au  dehors  par  ses  mouvements  les  sensations  et  les  idées  qui 
se  pressent  en  lui.  Les  mouvements  de  la  danse,  les  chants  et  les 
pantomimes  qui  les  accompagnent,  tiennent  une  place  d'autant  plus 
grande  dans  la  vie  des  races  sauvages,  que  leurs  émotions  sont  plus 
vives  et  leurs  langues  plus  impuissantes  à  les  traduire.  Le  besoin  de 
confesser  à  autrui  ses  fautes  ou  ses  desseins  mauvais  et  de  se 
délivrer  ainsi  de  l'obsession  des  unes  et  des  autres  répond  à  une  dis- 
position du  même  genre.  L'homme  enfin  veut  agir  sur  le  monde  qui 
l'entoure,  changer  la  forme  des  objets,  non  seulement  pour  les  accom- 
moder à  ses  usages,  mais  pour  se  donner  le  sentiment  de  sa  force.  Il 
prend  même  plaisir  au  mensonge,  non  pour  le  profit  qu'il  en  retire, 
mais  pour  le  plaisir  qu'il  trouve  à  mettre  un  autre  homme  dans  sa 
dépendance  en  le  trompant.  Enfin,  là  où  il  ne  peut  modifier  la  nature 
à  son  gré,  il  prouve  encore  sa  force  en  modifiant  son  propre  corps. 
Certaines  tribus  de  l'Afrique  s'arrachent  les  dents  de  la  mâchoire 
supérieure,  pour  ne  pas  ressembler  au  zèbre,  animal  inutile,  et  se 
rapprocher  davantage  du  bœuf,  qui  rend  de  si  grands  services.  Les 
Arowakes  ont  l'habitude  de  tourner  le  dos  à  leurs  interlocuteurs;  il  ne 
convient  qu'aux  chiens,  disent-ils,  de  se  regarder  face  à  face.  Les 
habitants  de  l'archipel  malais  considèrent  comme  un  déshonneur 
d'avoir  les  dents  blanches  ;  pour  ne  pas  ressembler  au  chien,  qui  les 
a  de  cette  couleur,  ils  prennent  soin  de  les  enduire  de  couleur. 

Moritz  Carrière  :  L ordre  moral  du  monde  (Die  sittliche  Welt- 
ordnung,  Leipzig,  Brockhaus,  1877).  Analyse  par  L.  Weis. 

«  Ce  livre  contient  le  développement  scientifique  des  idées  qui  ont 
inspiré  mes  écrits  sur  l'art,  la  religion  et  l'histoire.  Il  est  comme  le 
fruit  lentement  mûri  de  mes  études  dans  ces  différentes  voies,  et 
comme  la  philosophie  qui  s'est  dégagée  pour  moi  des  joies  et  des 
souffrances  de  la  vie.  »  C'est  par  ces  paroles  que  s'ouvre  l'introduction 
du  livre  ;  le  caractère  personnel  de  l'œuvre  s'accuse  dès  le  début.  Le 
premier  chapitre,  sous  le  titre  de  L'ordre  mécanique  de  la  nature 
et  le  matérialisme,  contient  une  vigoureuse  réfutation  du  matéria- 
lisme. «  La  matière,  selon  Carrière,  n'est  qu'une  manifestation  de  la 
force  ;  le  matérialisme  commet  donc  la  faute  d'ériger  en  premier  prin- 
cipe des  choses  ce  qui  n'apparaît  qu'au  second  plan.  »  Weis  se  demande 
s'il  ne  serait  pas  plus  juste  de  dire  que  la  matière  et  la  force  ne  sont 
que  les  deux  noms  d'une  seule  et  même  chose,  qu'on  envisage  sous 
deux  points  de  vue  différents?  Carrière  réussit  mieux  à  montrer  que 
les  lois  de  la  nature  ne  sont  pas  les  puissances  productrices  des  faits, 
mais  simplement  les  formes  constantes  que  revêt  la  manifestation  des 
forces  naturelles.  Il  n'y  a  de  causalité,  de  réalité  véritable  que  dans 


328  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

les  individus.  L'ordre  qui  régit  leurs  relations  mutuelles  constitue 
l'ensemble  des  lois  du  monde.  Au-dessus  des  forces  anorganiques,  ou 
des  individus  matériels,  sont  les  âmes,  ou  les  individus  vivants,  qui  se 
servent  des  premiers  comme  de  matériaux  pour  construire  l'organisme 
et  s'élever  de  là  jusqu'au  sentiment,  jusqu'à  la  pleine  conscience  de 
soi.  Après  avoir  ainsi  réfuté  le  matérialisme,  Carrière  expose  et  défend 
la  thèse  de  l'idéalisme,  mais  en  la  débarrassant  des  exagérations  de 
certains  de  ses  défenseurs.  Kant  et  Fichte  ont  bien  montré  la  part  de 
l'esprit,  de  l'imagination  dans  le  développement  de  l'idée  que  nous 
nous  faisons  du  monde;  mais  ils  ont  trop  sacrifié  le  rôle  de  la  réalité 
extérieure.  Hegel  a  érigé  les  principes  logiques  en  principes  réels  ; 
ç/a  été  le  mérite  d'Herbart  de  reconnaître  la  vérité  supérieure  de 
l'individu.  Si  Hegel,  d'un  autre  côté,  exagère  le  rôle  de  la  raison, 
Schopenhauer  pousse  trop  loin  sa  revendication  des  droits  de  la 
volonté.  Il  faut  soutenir,  à  rencontre  de  l'un  et  de  l'autre,  que  la  volonté 
et  la  pensée  ne  sont  pas  deux  principes  indépendants  l'un  de  l'autre, 
et  ne  voir  en  eux  que  les  deux  attributs  également  essentiels  de  la 
réalité  absolue.  Après  avoir  établi  dans  les  deux  premiers  chapitres 
les  principes  de  sa  métaphysique,  Carrière  examine  successivement 
des  problèmes  particuliers,  comme  les  suivants  :  l'être  et  la  connais- 
sance; conciliation  de  l'idéalisme  et  du  réalisme;  l'idée  de  la  per- 
fection et  celle  du  devoir;  la  liberté  et  la  loi;  le  bien  et  le  mal;  l'ordre 
légal  et  l'État;  l'origine  de  la  vie  et  l'histoire.  Il  est  amené  à  se  pro- 
noncer sur  la  doctrine  du  transformisme,  auquel  Weis  lui  reproche  de 
/aire  de  trop  grandes  concessions.  La  foi  religieuse  de  l'auteur  dans 
Ja  liberté  humaine,  l'ordre  moral  du  monde;  sa  répulsion  énergique 
contre  le  pessimisme  et  l'athéisme  inspirent  les  chapitres  qui  terminent 
le  livre  :  sur  le  mal  et  la  douleur;  sur  l'immortalité;  sur  l'art;  la  religion 
et  Dieu. 

0.  Fluegel  :  Dos  Ich  im  Leben  cler  Vôlker  (fin). 

Le  moi  veut  étendre  son  être  au  dehors,  soumettre  la  nature  à  sa 
puissance.  Cela  ne  lui  suffit  pas  :  il  aspire  à  se  rapprocher  de  l'infini,  à 
s'identifier  avec  Dieu  lui-même,  soit  que  les  Jurukares  prétendent  que 
Dieu  a  tiré  l'homme  de  l'ongle  d'un  de  ses  doigts  de  pied,  ou  que  les 
Babyloniens  racontent  dans  leurs  légendes  sacrées  que  l'homme  a  été 
formé  du  mélange  de  la  terre  avec  le  sang  de  Belus,  après  que  le  Dieu 
se  fût  coupé  la  tète.  Max  Mûller  a  raison  de  soutenir  que,  sous  ces 
formes  grossières,  se  traduit  une  foi  commune  dans  l'étroite  parenté 
de  l'homme  avec  la  divinité.  Partout  se  retrouvent  des  pratiques  théur- 
giques,  destinées  à  rendre  plus  intime  le  commerce  de  la  créature  avec 
son  créateur.  Chez  les  Perses,  le  vin  et  le  pain  consacrés  représentaient 
pour  le  prêtre  le  corps  et  le  sang  de  Zoroastre,  et  faisaient  passer  dans 
l'àme  du  fidèle  qui  prenait  part  au  banquet  sacré  les  vertus  divines  de 
l'àme  du  prophète.  Il  est  naturel  que  des  peuples  qui  confondaient  le  moi 
et  le  corps  aient  cru  à  cette  communion  matérielle  de  la  divinité  et  de 
l'homme.  —  Nous  avons  vu  successivement  le  moi  identifié  avec  le 


PÉRIODIQUES.     -  Zeitschrift  fur  Vôlkerpsychologie.     329 

corps,  l'entourage,  les  pensées,  les  sentiments  de  l'individu.  Un  progrès 
de  la  réflexion  et  de  l'expérience  fait  comprendre  à  l'homme  que  le  moi 
persiste  dans  son  unité  inviolable  à  travers  les  modifications  inces- 
santes de  sa  vie  physique  et  morale.  La  volonté  finit  par  se  montrer 
comme  le  principe  même  de  la  véritable  personnalité.  Tout  ce  que 
l'homme  fait  sans  le  vouloir  ne  relève  plus  de  son  moi,  est  considéré 
comme  l'œuvre  d'une  puissance  supérieure,  étrangère  à  lui.  On  rejette 
les  fautes  de  l'individu  sur  l'influence  du  corps;  et  l'opposition  de  la 
chair  et  de  l'esprit  traduit  cette  distinction  de  la  volonté  responsable  et 
des  fatalités  organiques  qui  pèsent  sur  elle.  Dès  qu'il  a  cessé  de  se 
confondre  avec  le  corps,  le  moi  ne  tarde  pas  à  se  déclarer  indépendant 
de  la  matière  à  laquelle  il  est  associé,  à  concevoir  la  possibilité  de  la 
transmigration  des  àmec.  Un  pas  de  plus  dans  la  voie  de  l'abstraction, 
et  le  moi  aspire  à  s'identifier  avec  l'être  universel,  cette  négation  de 
toute  individualité,  cette  divinité  abstraite,  qui  ne  semble  parfois  qu'un 
autre  nom  du  néant  lui-même.  «  Mais  il  en  est  du  moi  abstrait  comme  de 
«  tout  concept  général  :  chacun  déclare  qu'il  faut  le  concevoir  affranchi 
«  de  toutes  les  différences  spécifiques  :  mais  personne  ne  peut  en  réa- 
«  lité  satisfaire  à  cette  exigence;  personne  ne  réussit  mieux  à  concevoir 
«  un  cercle  sans  diamètre  déterminé  ou  une  ligne  sans  aucune  épais- 
<  seur,  qu'un  moi  sans  aucun  contenu  déterminé,  un  moi  du  moins 
n  affranchi  de  tout  caractère  individuel.  » 

Steinthal  :  L'idée  morale  de  jjerfection. 

On  a  fait  longtemps  de  la  perfection  le  principe  et  l'essence  de  la 
moralité.  Pour  le  Grec,  pour  le  Romain,  pour  l'Allemand,  la  perfection  et 
les  mots  qui  la  traduisent  (tsÀsiov,  perfeetum,  vollkommen)  éveillent 
l'idée  de  quelque  chose  de  complet,  d'achevé,  à  quoi  rien  ne  saurait 
manquer.  Pour  Platon  et  Aristote,  le  bien  et  le  parfait  sont  identiques. 

Chez  Herbart,  la  perfection  n'est  plus  qu'un  des  cinq  éléments  dont 
se  compose  la  moralité,  et  qui  sont  la  perfection,  le  libre  arbitre,  la 
bienveillance,  la  justice  et  la  compensation.  Personne  n'a  encore  sou- 
tenu que  la  moralité  pût  se  passer  des  quatre  derniers  éléments;  mais 
les  disciples,  aussi  bien  que  les  adversaires  de  Herbart, contestent  que 
l'idée  de  la  perfection,  au  sens  où  la  prend  Herbart,  doive  figurer  parmi 
les  principes  de  l'éthique.  C'est  que  les  autres  idées,  comme  le  recon- 
naît expressément  Herbart,  expriment  des  relations  qualitatives  de  la 
volonté  individuelle  avec  les  autres  volontés,  tandis  que  l'idée  de  perfec- 
tion est  purement  quantitative  et  ne  nous  sert  qu'à  mesurer  les  degrés 
différents  de  l'activité  volontaire,  l'extension  et  l'intensité  de  son  éner- 
gie. —  De  la  discussion  approfondie  à  laquelle  il  se  livre,  Steinthal 
conclut  que  l'idée  du  parfait,  entendue  comme  un  rapport  de  plus  et  de 
moins,  n'est  ni  une  idée  morale  ni  une  idée  esthétique,  ou,  pour  tout 
dire,  qu'elle  n'est  pas  une  idée. 

«  La  force  de  la  volonté  est  en  soi  quelque  chose  de  mécanique,  qui 
«  peut  bien  être  l'objet  d'une  dynamique  psychique,  mais  non  de  l'éthi- 
«  que;  qui  peut  éveiller  notre  intérêt,  mais  n'a  rien  à  démêler  avec  une 


330  REVUE     PHILOSOPHIQUE 

«  approbation  esthétique...  L'énergie  volontaire  n'a  pas  de  mesure 
«  objective  ou  même  ne  comporte  aucune  mesure  qui  permette  de  déci- 
«  der  entre  le  plus  et  le  moins  de  ses  manifestations;  elle  ne  saurait 
«  enlin  être  traduite  sous  la  forme  d'une  idée.  Le  concept  de  perfection, 
«  tel  que  le  définit  Herbart,  n'exprime  aucun  rapport  du  genre  de  ceux 
«  qui  constituent  une  idée  esthétique.  »  —  Steinlhal  réfute  donc  la  doc- 
trine de  Herbart.  Il  montre  que  l'idée  de  perfection  ne  repose  pas  sur 
la  simple  comparaison  de  deux  quantités;  qu'elle  a  une  mesure  objec- 
tive; qu'elle  a  tous  les  caractères  d'une  idée  véritable. 

L'erreur  de  Herbart  vient  de  ce  qu'il  ignore  le  point  de  vue  historique 
dans  l'analyse  des  idées.  L'idée  de  la  perfection,  comme  les  autres 
idées  morales,  s'est  insensiblement  développée  et  purifiée,  à  mesure 
que  la  conscience  humaine  progressait.  «  Le  progrès  de  l'individu  con- 
siste à  mettre  de  plus  en  plus  sa  conduite  en  harmonie  avec  l'idéal 
moral  de  la  société;  le  progrès  pour  la  société,  c'est  d'élever  son  idéal 
de  plus  en  plus  haut.  »  Nous  bénéficions  de  la  culture  morale  que  le 
passé  nous  a  faite,  sans  que  nos  efforts  personnels  pour  réaliser  cet 
idéal  supérieur  nous  rendent  nous-mêmes  supérieurs  par  l'intention 
morale  à  nos  devanciers  moins  éclairés.  Il  est  évident  que  l'idée  de  la 
perfection  n'est  pas  plus  une  notion  purement  mathématique,  qu'elle 
n'est  vide  de  tout  contenu  moral.  On  y  peut  distinguer  l'intensité,  c'est- 
à-dire  le  degré  de  l'obéissance  que  la  volonté  témoigne  aux  idées;  l'ex- 
tension, c'est-à-dire  le  nombre  des  actes  qui  sont  soumis  à  l'empire 
du  devoir  ;  l'essence  enfin,  c'est-à-dire  l'élévation  plus  ou  moins  grande 
de  l'idéal  poursuivi.  Si  cette  théorie  est  juste,  c'est  l'idée  de  la  perfec- 
tion qui  fait  le  fond  de  toute  moralité,  qui  distingue  le  bien  du  vrai  et 
du  beau,  qui  permet  de  mesurer  le  progrès  de  l'individu  et  de  l'huma- 
nité dans  la  vie  morale,  qui  nous  fait  découvrir  le  principe  même  de  la 
responsabilité  dans  le  caractère,  dans  le  fonds  intime  de  la  personna- 
lité; qui  nous  rappelle  enfin  que  l'idéal  moral  est  perfectible  et  qu'il 
dépend  de  nous  d'ajouter  à  la  dignité  de  la  nature  humaine.  Nous  avons 
raison  d'identifier  la  perfection  avec  la  moralité.  L'homme  vertueux 
seul,  en  effet,  réalise  complètement  l'idéal  humain  :  et  nous  avons  vu, 
en  commençant,  qu'il  n'y  a  de  parfait,  selon  l'étymologie  même  du  mot, 
que  ce  qui  est  entier,  achevé.  «L'artiste  peut  être  parfait  comme  artiste: 
«  l'homme  en  qui'se  rencontre  la  perfection  morale  est  aussi  le  seul 
«  qui  possède  l'humaine  perfection.  L'art  n'est  qu'une  partie  de  l'homme; 
«  la  vertu  est  l'homme  tout  entier  :  car  elle  réside  dans  le  vouloir,  dans 
«  la  production  personnelle.  Sans  doute,  la  science  et  l'art  sont  des 
«.  œuvres  de  la  volonté;  mais  le  vrai  et  le  beau  ne  sont  que  des  modifi- 
«  cations  du  bien,  et  il  n'est  méritoire  pour  l'homme  de  les  rechercher 
«  qu'autant  qu'il  poursuit  en  eux  le  bien.  Le  bien  embrasse  l'homme 
«  tout  entier,  » 
Jurgen  Bona  Meyer  :  Le  génie  et  le  talent. 

On  a  beaucoup  parlé  du  talent  et  du  génie-,  mais  on  est  encore  bien 
loin  d'une  théorie  complète  et  définitive  de  leurs  différences.  Nulle  part 


PÉRIODIQUES.  —  ZeUschrift  fur  Vôlkerpsychologie.     331 

le  désaccord  des  opinions  n'est  plus  sensible.  On  ne  distingue  pas  toujours 
suffisamment  entre  l'imagination  reproductrice  et  l'imagination  créatrice; 
aussi  ne  s'entend-on  pas  sur  ce  que  le  génie  doit  à  la  réalité.  Pour  Scho- 
penhauer,  l'homme  de  talent  ressemble  au  tireur,  qui  sait  mieux  que 
les  autres  toucher  au  but  marqué  ;  le  génie,  à  celui  dont  le  coup  frappe 
le  but,  que  les  autres  ne  peuvent  même  atteindre  du  regard.  Les  vers 
suivants  de  Schiller  ont  un  sens  analogue  :  «  Tout  dans  la  vie  n'est  que 
répétition  :  il  n'y  a  d'éternellement  jeune  que  la  fantaisie.  Ce  qui  n'a 
jamais  existé  en  aucun  temps,  en  aucun  lieu,  cela  seul  ne  vieillit  jamais  » 
Pourtant  l'œuvre  du  génie  n'est  pas  une  pure  création;  non  plus  que 
celle  du  talent,  une  pure  redite.  «  Le  plus  grand  génie,  écrit  Goethe,  ne 
fait  rien  de  bon,  s'il  ne  vit  que  sur  son  propre  fonds.  Qu'est-ce  que  le 
génie,  sinon  la  faculté  de  s'approprier  et  d'utiliser  toutes  les  impres- 
sions qui  nous  ont  frappés;  de  coordonner,   d'animer  tous  les  matériaux 
qui  se  représentent  à  nous  ;  d'emprunter  ici  le  bronze,  là  le  marbre,  et 
d'en  construire  un  monument  durable.  Que  serais-je,  que  serait-il  resté 
de   moi,  si   cette   sorte  d'assimilation  mettait    en    péril    l'originalité? 
Qu'ai-je  fait?  J'ai  rassemblé,  utilisé  toutes  les  données  que  la  vue,  l'ouïe, 
l'observation  m'ont  fournies  :  j'ai  mis  à  contribution  les  œuvres  de  la 
nature  et  celles  de  l'homme.  Chacun  de  mes  écrits  m'a  été  suggéré  par 
des  milliers  de  personnes,  des  milliers  d'objets  différents;  le  savant  et 
l'ignorant,  le  sage  et  le  fou,  l'enfant  et  le  vieillard  ont  collaboré  à  mon 
œuvre...  Mon  œuvre  ne  fait  que  combiner  des  éléments  multiples,  qui 
tous  sont  tirés  de  la  réalité;  c'est  cet  ensemble  qui  porte  le  nom  de 
Goethe.  »  Combien  l'histoire  des  grands  artistes  éclaire  ces  profondes 
réflexions  du  poète!  Ne  raconte-t-on  pas  que  Léonard   de  Vinci  dut 
attendre  pour  achever  sa  fameuse  Cène  que  la  tête  du  Judas,  qu'il  ne 
réussissait  pas  à.  imaginer  à  son  gré,  lui  eût  été  tout  à  coup  suggérée 
par  la  vue  d'un  portefaix.  Thorwaldsen  ne  savait  quelle  attitude  donner 
à  son  ange  assis,  lorsqu'un  mouvement  capricieux   de  l'enfant  qui  lui 
servait  de  modèle,  vint  la  lui  révéler  tout  à  coup.  Et  Mozart,'  à  la  pour- 
suite de  la  célèbre  cavatine  de  Don  Juan,  ne  la  trouve  qu'à  la  vue 
d'orangers  qui   lui  rappellent    un    précédent  voyage    en  Italie  et  lui 
remettent  en  mémoire  un  air  populaire  qu'il  avait  entendu  à  Naples. 
Il   rêve   en   dormant  qu'il   allonge    la    main    vers    un    oranger;  et  le 
fruit  qu'il   saisit  est  la  romance  si  longtemps  cherchée.  —  Le  talent, 
à   son   tour,  ne  se  borne  pas  au   rôle   de  simple  copiste.  N'y   a-t-il 
pas  des  virtuoses,  comme  des  acteurs  de  génie,  dont  l'interprétation 
est  une  véritable  création  et  qui  révèlent  aux  auteurs  eux-mêmes  des 
beautés  ignorées  de  leur  œuvre?  —  Schopenhauer  fait  résider  le  génie 
dans  la  faculté  de  saisir  et  de  traduire  l'idéal  à  travers  les  mensonges 
et  les  imperfections  de  la  matière,  de  contempler  les  choses  et  de  les 
l'aire  voir  aux  autres  à  la  pure  et  invariable  clarté  des  idées  éternelles 
et  non  plus  aux  lueurs  mobiles  et  douteuses  de  la  vérité  scientifique  et 
de  la  loi  de  la  causalité,  qui  en  est  le  principe.  De  là  1  eloignement  du 
génie  pour  la  science  et  pour  la  connaissance  mathématique,  qui  en  est 


332  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

la  forme  la  plus  parfaite.  Ne  sait-on  pas,  en  effet,  qu'Altieri  déclarait 
n'avoir  jamais  pu  pousser  ses  études  géométriques  au  delà  de  la  qua- 
trième proposition  d'Euclide?  La  théorie  des  couleurs  ne  trahit-elle  pas 
suffisamment  l'ignorance  profonde  de  Goethe  en  mathématiques?  Mais 
ne  peut-on  pas  opposer  à  ces  exemples  celui  de  Léonard  de  Vinci,  qui 
n'était  pas  moins  grand  mathématicien  que  grand  peintre?  A  quoi  bon 
rappeler  encore  l'affinité  du  génie  mathématique  et  du  génie  musical? 

—  Schopenhauer  n'est  pas  moins  dans  l'erreur,  lorsqu'il  soutient  que  le 
génie,  également  étranger  aux  intérêts  et  aux  passions  de  la  vie  pra- 
tique, ne  se  rencontre  ni  parmi  les  hommes  politiques  ni  parmi  les  cri- 
minels. A  cette  théorie  de  l'innocence  prétendue  dugénieserattacheindi- 
rectement  la  revendication  tentée  par  l'école  romantique  dans  la  Lucinde 
de  Schlegel  en  faveur  des  droits  supérieurs  du  génie  à  la  pleine  liberté  de 
la  passion.  —  Il  est  plus  vrai  de  parler  avec  Schopenhauer  et  son  disciple 
Hartmann  de  l'inconscience  habituelle  du  génie.  Le  talent  d'ordinaire  se 
connaît;  le  génie  s'ignore.  Dans  sa  sublime  naïveté,  Haydn  regardait 
comme  une  grâce  mystérieuse  d'en  haut  l'inspiration  qui  lui  dictait  sa 
symphonie  de  la  Création,  à  l'âge  de  soixante-cinq  ans.  «  Je  n'ai  jamais 
été  plus  pieux,  écrit-il,  que  dans  le  temps  où  je  travaillais  à  la.  Création. 
Lorsque  le  travail  de  la  composition  ne  marchait  pas  à  mon  gré,  je  me 
retirais  avec  Rosenkranz  dans  mon  oratoire,  je  disais  un  Ave,  et  les 
idées  me  revenaient  aussitôt.  Chaque  jour  je  me  mettais  à  genoux  et 
priais  Dieu  de  me  donner  la  force  d'achever  heureusement  mon  œuvre.  » 

—  On  a  cherché  à  expliquer  le  génie  par  l'influence  de  l'hérédité,  par  celle 
des  milieux.  Les  peintres  et  les  musiciens  fournissent  de  nombreuses 
preuves  de  la  première,  comme  Ribot  etGalton  l'ont  très  bien  montré. 
Seul,  le  génie  philosophique  paraît  échapper  à  cette  loi  de  la  transmis- 
sion héréditaire;  on  n'en  pourrait  guère  trouver  d'autre  exemple,  que  le 
cas  du  second  Fichte.  L'action  des  milieux  est  beaucoup  plus  discutable. 
Tandis  qu'Helvétius  croit  que  les  temps  de  prospérité  publique  sont  les 
plus  favorables  à  l'éclosion  des  génies,  Jean-Paul,  au  contraire,  soutient 
que  «  le  malheur  public  est  le  meilleur  stimulant  du  génie...  »  Mais, 
conclut  Bona  Meyer,  c'est  à  l'action  mystérieuse  de  l'Esprit  divin  sur  le 
monde  qu'il  est  plus  sage  d'attribuer  l'apparition  des  hommes  de  génie. 

Nous  n'avons  à  signaler  que  les  brèves  observations  que  Steinthal 
lui-même  présente,  à  la  fin  de  la  livraison,  à  propos  du  mémoire  de 
M.  Egger  sur  le  développement  de  l'intelligence  et  du  langage  chez  les 
enfants.  «  A  vingt  mois,  dit  M.  Egger,  Emile  comprend  des  phrases 
assez  complexes,  entre  autres  des  commandements,  qu'il  sait  exécu- 
ter ponctuellement.  Mais  il  ne  peut  encore  reproduire  ni  la  phrase  ni 
aucun  des  mots  dont  elle  se  compose.  »  Et  M.  Egger  croit  pouvoir  en 
conclure  que  «  la  plupart  des  enfants  savent  interpréter  exactement 
les  paroles  qu'ils  entendent,  avant  de  savoir  exprimer  eux-mêmes 
leurs  idées  par  des  signes  analogues.  $  Steinthal  conteste  cette  inter- 
prétation. Entre  les  paroles  qui  traduisent  un  commandement,  l'en» 
fant  n'est  impressionné  que  par  celles  qui  sont  accentuées  le  plus 


PÉRIODIQUES.  —  Zeitschrift  fur  Vôlkerpsychologie.     333 

fortement;  il  ne  fait  attention  qu'aux  substantifs  qui  désignent  l'objet 
sur  lequel  porte  l'action  commandée,  et  n'écoute  ni  ne  comprend  guère 
les  verbes. 

0.  Fluegel  :  Sur  le  développement  des  idées  morales. 

Il  est  très  difficile  de  mesurer  exactement  la  valeur  des  mots  qui 
traduisent  l'approbation  ou  la   désapprobation  morale.  Le  même  mot, 
ainsi  bon  et  mauvais,  s'applique  aux  actes  les  plus  dissemblables  ;  le 
même  acte  peut  être  envisagé  sous  des  points  de  vue  très  divers.  Il  n'est 
pas  non  plus   douteux  que,  dans  toutes  les  langues,   les  termes  qui 
désignent  aujourd'hui   la  perfection   morale  ou  la  perfection  absolue, 
n'aient  servi  d'abord  à  l'expression  de  qualités  physiques  et  purement 
relatives  :  ainsi  le  mot  vertu,  àpsTV].  Le  jugement  moral  est  assurément 
la  plus  belle,  la  plus  haute  manifestation  de  la  raison  pratique;  mais 
il  est  loin  d'être  la  première  en  date.  Qu'on  parcoure  Homère,  ou  les 
plus  anciens  recueils  de  sentences   morales  :  on  y  verra  combien  les 
conseils  de  l'intérêt  y  tiennent  plus   de  place  que  les  maximes  de  la 
vertu  proprement  dite.  —  Fluegel  se  propose  de  suivre  l'évolution  qui 
fait    insensiblement    sortir    des    jugements    les    plus    vulgaires    sur 
l'agréable  et  l'utile  les  notions  véritablement  morales.   L'idée  de  la 
sympathie  se  prête  mieux  que  toute  autre  à  cette  étude  historique.  — 
N'a-t-elle  pas  ses  racines   dans  les  tendances  les  plus  générales  des 
êtres   vivants,   dans   les   profonds   instincts  sur  lesquels   reposent  la 
famille  et  la  société  humaine?  Il  convient  de  commencer  par  elle  notre 
étude.  Les  idées  de  la  perfection,  du  droit,  de  la  justice  et  de  la  liberté 
morale  viendront  ensuite.  —  La  faculté  de  compatir  aux  souffrances, 
de  s'intéresser  aux  besoins  d'autrui,  la  sympathie,  en  un  mot,  se  ren- 
contre chez  tous  les  êtres,  sans  doute  à  des  degrés  différents.  Meyer 
nous  raconte  qu'un  homme  du  monde  fut  tellement  impressionné  par 
les  cris  d'un  enfant  dont  le  doigt  venait  d'être  écrasé  entre  les  deux 
battants  d'une   porte,  qu'il  crut  pendant   trois  jours  ressentir  à  son 
propre  doigt  une  souffrance  du  même  genre.   Reclam  nous  apprend 
qu'une  femme   ne  put   assister  à  l'accouchement  d'une  de  ses  amies, 
sans  ressentir  des  douleurs  analogues  et  sans  être  prise   elle-même 
d'une  sorte    de   sécrétion  lactée.  Si    les   manifestations  de  la  sympa- 
thie ne  sont  pas  d'ordinaire  aussi  énergiques,  on  ne  saurait  pourtant 
méconnaître  la  force  que  ce  sentiment  puise  dans  la  communauté  du 
sang   et  dans  l'unité  d'origine.  On  objectera  peut-être  que  le  meurtre 
des  vieillards  par  leurs  enfants,  des  iniirmes  et  des  nouveau-nés  par 
leurs  propres  parents,  n'est  pas  une  rareté  dans  l'histoire  des  peu- 
ples. Les  Arabes  avant  Mahomet  tuaient  fréquemment  les  tilles  à  leur 
naissance;  mais  ils  ne  songeaient  par  là  qu'à  les  soustraire  à  la  capti- 
vité, au  déshonneur,  qui  sont  le  lot  des  femmes  dans  les  tribus  mena- 
cées par  de  puissants  voisins.  Ces   exemples,  comme  mille  autres,  ne 
prouvent  pas  contre  l'universalité  du  sentiment  que  nous  étudions.  — 
Sans  doute  l'antipathie  vient  bientôt  restreindre  l'action  de  cette  bien- 
veillance primitive  dans  le  cœur  de  l'homme.  Tout  ce  qui  fait  violence 


334  HE  VUE    PHILOSOPHIQUE 

aux  idées  et  aux  sentiments,  auxquels  s'est  habituée  la  conscience  de 
l'individu  et  qui  sont  inséparables  de  son  moi,  est  ressenti  par  ce  der- 
nier comme  une  menace  pour  son  existence,  comme  une  réduction  et 
une  perturbation  de  son  être.  De  là  cette  défiance,  cette  haine  instinc- 
tive de  l'étranger,  qui,  d'après  Gicéron ,  confondrait  dans  le  même  nom, 
liostis,  l'étranger  et  l'ennemi.  De  là  ce  mot  de  Plaute  :  «  Homo  homini 
ignoto  lupus  est.  »  Il  n'est  pas  besoin  d'insister  sur  les  causes  sans 
nombre  d'antagonisme  que  suscitent  entre  les  hommes  la  division  des 
intérêts,  l'opposition  des  idées,  des  croyances,  des  passions.  Maison 
peut  mesurer  à  l'énergie  de  ces  réactions  contre  les  ennemis,  qu'il  ren- 
contre ou  croit  découvrir  autour  de  lui,  l'énergie  du  sentiment  primitif, 
qui  le   portait   d'abord  à  s'unir  à  eux  par  les  liens  de  la  sympathie. 


VIERTELJAHRSSGHRIFT  FUER  WISSENSCHAFTLIGHE 

PHILOSOPHIE. 

1880.  2e  Livraison. 

G.   Semper  :  Sur  l'application  des  hypothèses  monophylétique  et 
polyphylètique  à  la  théorie  de  la  descendance. 

Dans  les  sciences  de  la  nature,  tout  problème  résolu  fait  place  immé- 
diatement à  de  nouveaux  problèmes,  qui  attendent  leur  solution.  C'est 
ainsi  qu'à  l'antique  mystère  de  l'origine  des  espèces,  momentanémen  t 
éclairci  par  la  doctrine  darwinienne,  ont  succédé  d'autres  mystères, 
non  moins  impénétrables  jusqu'à  présent,  ceux  de  l'hérédité  et  de  la 
variabilité,  de  la  descendance,  de  la  part  d'influence  qui  revient  à  la 
sélection  et  aux  conditions  d'existence.  Le  darwinisme  a  sans  doute  le 
droit  de  voir  là  autant  de  faits  incontestables,  et  d'en  tirer  des  arguments 
en  faveur  de  sa  théorie;  mais  il  est  obligé  de  reconnaître  que  chacun 
d'eux  demeure  jusqu'ici  un  fait  inexpliqué.  Le  problème  de  la  descen- 
dance ou  de  la  parenté  des  espèces  différentes  est  celui  qui  intéresse 
le  plus  aujourd'hui  la  curiosité  des  savants.  L'anatomie  comparée  et 
l'embryologie  ont  été  simultanément  consultées.  Mais  on  sait  combien 
les  dispositions  subjectives  des  savants  modifient  l'interprétation  des 
faits.  L'un  ne  voit  qu'une  analogie  accidentelle,  où  l'autre  découvre  une 
ressemblance  importante.  On  a  cru  pendant  longtemps  que  la  présence 
de  la  colonne  vertébrale  suffisait  à  ranger  dans  un  même  genre  tous 
les  êtres  en  qui  elle  se  rencontre.  Mais  les  petites  lamproies  de  rner 
manquent  d'un  tel  organe  :  elles  ne  possèdent  à  la  place  qu'un  cordon 
particulier,  entièrement  inarticulé,  auquel  on  a  donné  le  nom  de  corde 
dorsale.  Pour  le  reste,  ces  animaux  ressemblent  aux  autres  poissons  :  il 
a  donc  bien  fallu  les  ranger  dans  la  classe  des  vertébrés.  On  s'entendit 
pour  considérer  cette  corde  dorsale  comme  l'origine  de  la  colonne  ver- 
tébrale. On  se  félicita  de  trouver  chez  certains  invertébrés,  comme  les 
ascidies,  un  simple  cordon  cellulaire;  et  l'on  se  crut  autorisé  à  rattacher 


PÉRIODIQUES.   —  Zeitsclu-i/'t  fur  wissens.  philosophie.      335 

les  vertébrés  aux  ascidies.  Mais  on  devait  pour  cela  négliger  les  im- 
portantes différences  qui  séparent  le  cordon  des  ascidies  du  cordon 
des  véritables  vertébrés;  ou  ,  du  moins,  on  les  déclarait  tout  à  fait 
accessoires.  On  ne  tenait  aucun  compte  des  différences  que  présentent 
la  structure  et  le  développement  des  autres  organes  entre  ces  deux 
classes  d'animaux.  On  oubliait  enfin  que  chez  les  ascidies  le  cordon 
problématique  dont  il  s'agit  n'exerce  aucune  influence  sur  les  autres 
organes,  tandis  qu'il  en  va  tout  autrement  chez  les  vertébrés.  On 
voit,  par  cet  exemple,  combien  le  point  de  vue  particulier  ou  les  idées 
préconçues  des  savants  déterminent  la  nature  de  leurs  appréciations. 
Il  convient  de  se  souvenir  de  cet  exemple  dans  l'examen  du  pro- 
blème particulier  de  la  descendance  des  espèces.  L'ancienne  doctrine 
ne  croyait  pouvoir  mieux  marquer  les  rapports  des  êtres  qu'en  les 
disposant  sur  l'échelle  de  ses  classifications  :  aux  degrés  les  plus 
rapprochés  figuraient  les  espèces  dont  la  parenté  était  la  plus  étroite. 
La  théorie  de  la  descendance  a  fait  abandonner  l'échelle  zoologique. 
Les  transformistes,  qui  sont  partisans  de  l'hypothèse  monophylétique, 
s'accordent  pour  comparer  les  espèces  aux  branches,  aux  rameaux 
issus  d'un  même  tronc.  Selon  eux,  toutes  les  races  humaines,  par 
exemple,  seraient  sorties  d'un  rameau  unique  de  l'arbre  zoologique 
l'espèce  des  singes  anthropoïdes  :  ce  rameau,  à  son  tour,  dériverait 
de  la  branche  des  animaux  à  moitié  singes,  les  lémures,  dont  on  aurait 
retrouvé  et  désigné  sous  le  nom  de  Lémurie  la  patrie  primitive,  etc. 
L'image  de  l'arbre  zoologique  est  assurément  plus  compliquée  que 
celle  de  l'échelle;  mais  elle  l'est  bien  moins  que  celle  dont  sont  obligés 
de  faire  usage  les  partisans  de  l'hypothèse  polyphylétique.  La  même 
espèce  y  est  conçue  comme  prenant  naissance  sur  plusieurs  points  de 
l'espace  et  du  temps.  Les  branches  et  les  rameaux  issus  de  ces  troncs 
primitifs  et  distincts  s'entremêleraient  à  linfini,  par  une  complication 
analogue  à  celle  que  présente  le  développement  d'une  éponge  en  vertu 
de  la  multiplicité  des  organes  radicaux.  Incontestablement  notre 
besoin  instinctif  de  la  simplicité  et  de  l'ordre  nous  porte  à  préférer, 
entre  les  deux  hypothèses  dont  s'accommode  également  la  doctrine 
évolutionniste,  la  classification  monophylétique  et  la  théorie  qui  la 
soutient;  tout  comme,  pendant  des  siècles,  le  dogme  de  l'immutabi- 
lité des  espèces  et  la  classification  qui  en  dérive  ont  trouvé  dans  leur 
simplicité  même  leur  meilleur  argument.  Mais  les  préférences  de  notre 
esprit  ne  suffisent  pas  à  décider  de  la  vérité  des  doctrines.  C'est  en 
vain  qu'on  croit  pouvoir  démontrer  à  priori  l'évidence  de  la  théorie 
monophylétique,  en  la  présentant  comme  une  rigoureuse  application 
du  principe  de  causalité.  Les  mêmes  causes,  dit-on,  doivent  avoir 
toujours  les  mêmes  effets.  Or  il  est  incontestable  que,  dans  l'infini 
du  temps  et  de  l'espace,  les  mêmes  causes,  ou  en  d'autres  termes  un 
concours  identique  de  circonstances  ne  se  rencontre  jamais.  La  même 
espèce  n'a  donc  pu  faire  son  apparition  à  plusieurs  époques,  en  plu- 
sieurs lieux  différents.  Mais  est-il  bien  permis,  en  zoologie,  de  parler 


336  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

de  l'identité  des  causes  et  de  celle  des  effets,  dans  le  même  sens  où 
l'on  entend  ce  principe  en  physique?  Pouvons-nous  affirmer,  en  parlant 
de  la  ressemblance  des  individus  d'une  même  espèce,  que  des  causes 
identiques  ont  présidé  ici  à  la  naissance  d'êtres  identiques?  Par  quelle 
vérification  expérimentale  le  démontrer  rigoureusement?  Le  naturaliste 
d'ailleurs  sait  parfaitement  qu'il  n'y  a  pas  dans  une  espèce  deux  indi- 
vidus parfaitement  semblables;  le  physicien  n'a  pas  plus  de  peine  à 
prouver  qu'un  être  ne  se  trouve  jamais  deux  fois  dans  des  circon- 
stances absolument  semblables.  Que  l'on  re  vienne  donc  pas  invoquer 
en  faveur  de  la  théorie  monophylélique  l'autorité  à  coup  sûr  incontes- 
table du  principe  logique  qui  régit  les  inductions  des  physiciens.  11 
faut  admettre  que  les  causes  les  plus  différentes  peuvent  produire, 
dans  le  monde  organique,  des  effets  que  l'imperfection  de  nos  moyens 
d'investigation,  que  la  vérité  toujours  provisoire  et  la  certitude  avant 
tout  pratique  de  nos  classifications,  nous  obligent  de  regarder  comme 
suffisamment  semblables  pour  figurer  dans  une  même  espèce. 

Voyons  si  les  faits,  à  défaut  d'arguments  théoriques,  sont  moins 
favorables  à  la  théorie  polyphylétique  qu'à  la  théorie  ordinairement 
préférée.  Les  marsupiaux  se  rencontrent  à  la  fois  en  Australie  et  dans 
le  sud  de  l'Amérique.  Comment  les  faire  descendre  des  mêmes  ancê- 
tres, sans  recourir  à  l'hypothèse  bien  hasardée  d'une  réunion  primor- 
diale des  deux  continents?  Citons  encore  un  exemple.  Lorsque  les 
Européens  abordèrent  pour  la  première  fois  en  Amérique,  introduisant 
avec  eux  le  cheval,  on  sait  l'étonnement  superstitieux  des  Indiens 
pour  cet  animal,  qui  lui  était  entièrement  inconnu.  Pourtant  la  paléon- 
tologie moderne  a  constaté  l'existence  du  cheval  en  Amérique  aux 
époques  tertiaire  et  quaternaire.  Et,  ce  qui  complique  le  problème, 
plus  on  descend  profondément  dans  les  couches  géologiques  du  sol 
américain,  plus  les  échantillons  du  cheval  fossile  que  l'on  découvre 
diffèrent  des  échantillons  de  la  même  espèce  que  l'on  retrouve  dans 
les  entrailles  du  continent  européen.  La  doctrine  monophylétique  exige 
pourtant  qu'à  mesure  qu'on  se  rapproche  de  la  souche  primitive  les 
variétés  dérivées  se  montrent  de  plus  en  plus  semblables.  Il  semble 
donc  raisonnable  d'admettre,  dans  le  cas  dont  il  s  agit,  que  l'espèce 
des  chevaux  vivants  est  sortie  d'ancêtres  originairement  multiples 
et  divers,  et  n'est  arrivée  que  par  un  lent  processus  de  convergence 
à  la  lorme  qui  la  caractérise  actuellement.  Et  la  paléontologie  paraît 
bien  prouver  que  le  cheval  américain  dérive  du  coryphodon,  tandis 
que  le  cheval  européen  sort  du  paléontherium.  La  doctrine  mono- 
phylétique avait  fait  admettre  jusqu'ici  que  les  chevaux  américains 
et  européens  ont  une  commune  origine.  Ces  faits  prouvent,  à  tout 
le  moins,  que  le  transformisme  peut  aussi  légitimement,  et  suivant  les 
cas,  recourir  à  l'une  ou  à  l'autre  des  deux  théories  qui  se  disputent 
l'explication  du  difficile  problème  de  la  descendance  des  espèces. 

.  Le  Propriétaire-gérant, 
Germer  Baii.lière. 


COULCM.MIERS.    —    TYPOGRAPHIE    PAUL    IIROIJARI». 


DU  SOMNAMBULISME  PROVOQUÉ 


I.  —  De  la  simulation. 

Y  a-t-il  des  somnambules?  Peut-on,  par  ce  qu'on  appelle  des 
passes  magnétiques,  par  la  fixation  du  regard,  ou  par  des  procédés 
quelconques,  endormir  des  personnes  de  bonne  foi?  Telle  est  la  pre- 
mière question  qui  se  pose  au  début  de  cette  étude.  A  notre  sens, 
cette  question  est  complètement  résolue.  Elle  ne  l'est  pas  cependant 
aux  yeux -de  bon  nombre  de  médecins  et  de  savants  éclairés  qui  se 
refusent  à  admettre  la  réalité  de  faits  que  nous  regardons  comme 
incontestables. 

En  pareille  matière,  il  n'y  a,  disent-ils,  que  des  dupes  ou  des  com- 

1.  Le  mot  de  somnambulisme  est  peut-être  le  meilleur  qu'on  puisse  adopter 
pour  désigner  les  phénomènes  psycho-physiologiques  désignés  souvent  encore 
sous  les  noms  de  sommation,  de  magnétisme  animal  et  d'hypnotisme.  En  effet, 
le  mot  de  sommation,  employé  jadis  par  Franck,  est  peu  usité.  Le  mot  de 
magnétisme  animal  implique  une  analogie  avec  les  phénomènes  électriques 
qui  se  manifestent  dans  les  aimants;  et,  quoique  cette  analogie  soit  peut-être 
moins  invraisemblable  qu'on  l'a  supposé  pendant  longtemps,  il  vaut  mieux 
réserver  le  terme  de  magnétisme  aux  phénomènes  électromagnétiques.  Restent 
les  mots  mesmérisme,  braidisme,  hypnotisme.  Pour  ce  qui  est  du  terme  mes- 
mérisme,  on  sait  que  Mesmer  n'a  pas  obtenu  l'état  somnambulique  tel  que 
nous  le  connaissons  aujourd'hui;  et  il  y  a  encore  beaucoup  d'incertitudes  sur 
la  nature  véritable  des  phénomènes  de  son  fameux  baquet.  Le  mot  de  brai- 
disme est  assurément  inadmissible  ;  car  Braid  est  venu  un  demi-siècle  après 
Mesmer,  Puységur,  Deleuze,  Husson ,  etc.,  et  ses  expériences  portent  sur 
l'hypnotisation,  et  non  le  sommeil  avec  des  passes.  Quant  à  l'expression 
hypnotisme,  elle  ne  signifie  rien,  par  elle-même,  que  sommeil.  Mais,  en 
général,  on  désigne  sous  le  nom  d'hypnotisme  l'état  de  sommeil  qui  survient 
à  la  suite  de  pratiques  spéciales,  telles  que  la  fixation  d'un  objet  brillant. 
Nous  croyons  donc  que  le  mot  vulgaire  de  somnambulisme,  qui  n'implique 
aucune  idée  préconçue  ni  aucune  théorie,  doit  être  préféré  à  tous  les  autres. 
Nous  dirons  alors  qu'il  y  a  un  somnambulisme  spontané  (somnambulisme  des 
auteurs  anciens)  et  un  somnambulisme  provoqué  (magnétisme  animal  des 
auteurs  modernes).  C'est  de  ce  dernier  que  nous  nous  occuperons  ici. 

A  la  vérité  le  mot  importe  peu  :  qu'on  dise  magnétisme,  hypnotisme,  som- 
nambulisme, les  phénomènes  sont  les"  mêmes,  et  on  s'entend  très  bien  sur  ce 
qu'on  veut  dire. 

tome  x.  —  Octobre  1880.  22 


338  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

plices,  des  charlatans  qui  exploitent  la  crédulité  publique ,  des 
observateurs  naïfs  qui  se  laissent  abuser  par  des  jongleries,  des  filles 
hystériques  qui  trompent  et  qui  simulent,  sans  autre  motif  que 
l'amour  de  la  tromperie  et  de  la  simulation.  Quelquefois,  par  con- 
descendance, quelques-uns  reconnaissent  qu'il  y  a  peut-être  quelque 
chose  de  vrai  au  fond  de  tout  cela  ;  mais  ce  vrai  est  si  peu  que  ce 
n'est  réellement  pas  la  peine  d'en  parler. 

Toutefois,  le  nombre  des  sceptiques  va  en  diminuant  tous  les  jours. 
Dans  ces  dernières  années  surtout,  de  très  nombreux  travaux  ont 
paru,  qui  ont  dû  entraîner  beaucoup  de  convictions.  Mais,  en  fait  de 
science,  il  ne  s'agit  pas  de  persuader  quelques  personnes  :  il  faut 
persuader  tout  le  monde.  Aussi  est-il  nécessaire,  avant  d'étudier  le 
somnambulisme,  d'examiner  scrupuleusement   les  preuves   de  sa 
réalité.  Est-il  une  illusion  ou  une  vérité?  faut-il  prendre  au  sérieux 
les  savants  qui  en  ont  parlé,  ou  se  railler  de  leur  extrême  simplicité? 
La  certitude  scientifique  consiste  dans  ceci  :  que  le  phénomène 
observé  peut  être,  à  volonté,  reproduit  par  tous  ceux  qui  procéde- 
ront de  la  même  manière  que  le  premier  observateur.  Ainsi,  quand 
un  chimiste  annonce  que  le  chlore,  en  passant  dans  de  la.  potasse, 
donne  du  chlorure  et  du  chlorate  de  potassium,  personne  n'a  besoin 
de  reproduire  cette  expérience  pour  être  sûr  que  c'est  la  vérité.  Si 
celui  qui  a  découvert  cette  réaction  est  tant  soit  peu  expérimenté,  on 
le  croira  sur  parole,  certain   qu'en  recommençant  l'expérience  on 
arrivera  au  même  résultat.  En  mathématiques,  en  physique,  et  jusqu'à 
un  certain  point  en  physiologie,  il  en  est  de  même  ;  et  la  preuve  est 
faite  par  cela  seulement  qu'on  sait  pouvoir  reproduire  à  volonté  le 
même  phénomène,  en  se  plaçant  dans  des  conditions  identiques. 
Mais,  pour  le  somnambulisme,  il  en  est  autrement.  J'annonce,  par 
exemple,  qu'en  faisant  des  passes  pendant  dix  minutes  sur  le  front 
et  sur  la  tête  d'un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  je  l'ai  mis  en  état 
de  somnambulisme,  et  que  j'ai  pu  constater  chez  lui  de  la  contrac- 
ture, de  la  catalepsie,  des  hallucinations,  etc.  Il  ne  s'ensuit  pas,  pour 
cela,  qu'un  autre  expérimentateur,  agissant  de  la  même  manière,  sur 
un  autre  jeune  homme,  verra,  de  nouveau,  les  mêmes  phénomènes 
se  reproduire.  Il  est  au  contraire  vraisemblable  qu'il  n'obtiendra  pas 
les  mêmes  résultats;  car  le  somnambulisme  survenant  dès  la  pre- 
mière expérience  chez  un  homme  est  un  cas  fort  exceptionnel. 

Il  faut  donc,  pour  démontrer  la  réalité  de  faits  qui  ne  se  reproduisent 
pas  toutes  les  fois  qu'on  le  désire,  et  qui  sont,  par  eux-mêmes,  assez 
surprenants,  chercher  des  preuves  qui  entraîneront,  sinon  la  certi- 
tude, au  moins  la  conviction. 
Nous  pouvons  avoir,  soit  une  preuve  absolue,  pathognomonique, 


Ch.   RICHET.  —  DU  SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  :139 

dirimante,  soit  un  ensemble  de  preuves  équivalant  par  leur  assem- 
blage à  une  démonstration  rigoureuse  et  irréfutable. 

Or  la  preuve  absolue  est  impossible  à  donner.  Une  personne  est 
là,  qui  parait  endormie.  Qu'elle  soit  plus  ou  moins  analgésique,  plus 
ou  moins  anesthésique,  cela  importe  peu,  dit-on,  puisque,  d'une  part 
il  est  facile  de  simuler  ces  deux  symptômes,  et  que,  d'autre  part,  ils 
sont  loin  d'être  constants  dans  le  somnambulisme.  Si  l'on  voulait 
prendre  ces  modifications  de  la  sensibilité  comme  critérium  absolu, 
on  serait  amené  presque  fatalement  à  déclarer  endormis  des  sujets 
qui  ne  le  sont  peut-être  pas,  et  d'autre  part  à  affirmer  la  mauvaise  foi 
de  certaines  personnes  réellement  endormies.  Les  yeux  fermés,  les 
mouvements  saccadés  des  globes  oculaires,  les  mouvements  fibril- 
laires  des  paupières,  les  contractures,  les  hallucinations,  tout  cela,  il 
est  à  la  rigueur  possible  de  le  simuler.  Qui  nous  dit  que  la  personne 
qui.  paraît  endormie  ne  simule  pas  ces  phénomènes? 

Il  n'y  a  donc  pas  de  signe  absolu,  ou  plutôt  il  y  en  a  un.  Mais 
celui-là  est  difficile  à  donner  et  ne  peut  convaincre  qu'une  seule  per- 
sonne :  c'est  en  effet  de  l'endormir  elle-même  et  de  lui  faire  raconter 
à  son  réveil,  par  des  témoins  divers,  le  récit  des  actes  qu'elle  a  ac- 
complis pendant  son  sommeil,  et  dont  le  souvenir  s'est  échappé  de  sa 
pensée.  J'ai  employé  cependant  ce  moyen  plusieurs  fois,  une  fois 
entre  autres  pour  miss  G....  Miss  G...,  après  avoir  assisté  à  une  expé- 
rience, me  déclara  que  la  bonne  foi  de  la  personne  endormie  ne  lui 
était  nullement  prouvée.  «  Que  voyez-vous  là  d'extraordinaire?  me 
dit-elle  ;  elle  a  parfaitement  pu  simuler  le  sommeil.  Je  ne  pourrai 
croire  au  somnambulisme  que  quand  vous  m'aurez  endormie.  »  Je 
lui  proposai  de  tenter  l'expérience;  elle  accepta,  et  au  bout  de  dix 
minutes  elle  fut  endormie.  A  son  réveil,  malgré  mes. affirmations  et 
les  assertions  de  Mlle  D...,  son  amie,  qui,  comme  elle,  étudie  la 
médecine,  elle  ne  voulut  pas  croire  à  son  somnambulisme  et  m'ac- 
cusa presque  de  lui  avoir  fait  prendre  un  breuvage  soporifique. 
Cependant  elle  fut  forcée  de  se  rendre  à  l'évidence,  surtout  en 
voyant  l'heure  à  sa  montre,  et  en  constatant  que  ce  qui  lui  avait  paru 
une  minute  avait  duré  une  heure  et  demie. 

En  résumé,  il  n'y  a  qu'une  preuve  absolue,  irréfutable,  du  som- 
nambulisme :  c'est  d'endormir  la  personne  qu'on  veut  convaincre. 

Malheureusement  ce  moyen  est  peu  praticable,  et  pour  plusieurs 
raisons  ;  entre  autres,  parce  que  les  savants  qu'il  s'agirait  de  per- 
suader seraient  de  très  mauvais  somnambules.  D'ailleurs  on  ne 
pourrait  ainsi  convaincre  qu'une  seule  personne  à  la  fois.  11  faut 
donc  avoir  recours  à  d'autres  arguments. 


340  REVUE     PHILOSOPHIQUE 

1°  Le  principal  est  qu'Userait  absurde  de  supposer  que  toutes  les 
personnes  endormies  ont  simulé  le  sommeil.  Pour  ma  part,  cette  sup- 
position me  paraît  absolument  ridicule.  Voilà,  par  exemple,  deux  de 
mes  bons  amis,  jeunes  gens  instruits  et  éclairés,  en  qui  j'ai  absolu- 
ment confiance.  Faut-il  admettre  qu'ils  m'ont  trompé  et  qu'ils  se  sont 
moqués  de  moi?  J'en  pourrais  dire  autant  de  cinq  ou  six  personnes 
tout  à  fait  honorables,  que  je  ne  saurais  suspecter  de  mauvaise  foi 
pour  rien  au  monde.  D'ailleurs  il  me  faudrait  alors  croire  que  les 
cinquante  personnes,  ou  à  peu  près,  de  tout  âge  et  de  toute  condition, 
que  j'ai  pu  endormir,  étaient  toutes,  sans  exception,  sans  une  seule 
exception,  fourbes  et  menteuses.  Voilà  qui  est  inadmissible  en  vérité. 
Puis-je  supposer  qu'autour  de  moi,  par  une  infortune  singulière,  il 
n'y  ait  que  perfidie  et  fausseté,  parmi  mes  proches,  mes  parents, 
mes  amis,  et  qu'ils  se  soient  entendus  d'avance  pour  me  faire  com- 
mettre de  grossières  erreurs. 

D'ailleurs  il  serait  nécessaire  de  supposer  la  même  infortune  pour 
bien  d'autres.  L'éminent  professeur  de  physiologie  de  Breslau, 
M.  R.  Heidenhain,  raconte  qu'il  a  pu  endormir  son  jeune  frère,  étu- 
diant distingué  à  l'Université.  Qui  pourra  croire  que  ce  jeune  homme 
ait  joué  la  comédie  pour  abuser  perfidement  de  la  naïveté  de  son 
frère  et  en  faire  la  risée  publique  ? 

On  verra  plus  loin  que  presque  toutes  les  femmes  sont  plus  ou 
moins  susceptibles  d'être  endormies.  Cela  signifierait  alors  que 
presque  toutes  les  femmes  consentent  à  feindre  le  sommeil.  Franche- 
ment, cette  supposition  est-elle  admissible?  Ne  saurait-on  trouver 
une  femme  se  refusant  à  cette  imposture?  Deux  alternatives  s'of- 
frent donc  à  nous,  et  on  est  forcé  de  reconnaître  ou  bien  que 
toutes  les  femmes  sont  des  fourbes  et  des  simulatrices,  ou  bien  que 
le  somnambulisme  est  un  fait  réel.  On  m'accordera,  je  pense,  que  la 
première  de  ces  deux  hypothèses  est  manifestement  absurde. 

2°  Une  autre  considération  doit  être  invoquée  :  c'est  la  concor- 
dance des  phénomènes.  Les  faits  que  Puységur,  Rostan,  Georget, 
Husson  ont  vus  en  France  il  y  a  soixante  ans  ont  été  observés  par 
Braid  vers  1840  en  Angleterre,  à  Paris,  en  1860  par  M.  Broca,  par 
M.  Charcot  et  M.  P.  Richer  en  1877,  par  M.  Heidenhain  à  Breslau 
en  1880,  et  par  tant  d'autres  savants  pendant  un  siècle  dans  toute 
l'Europe  qu'on  ne  saurait  citer  tous  les  noms.  Voilà  une  bien  étrange 
simulation  que  celle  qui  se  retrouve  pendant  un  tel  espace  de 
temps  avec  les  mêmes  apparences:  paupières  fermées,  mouvements 
iibrillaires  dans  les  muscles  de  la  face,  hallucinations  de  la  vue  et 
pe  l'ouïe,  catalepsie,  contracture.  Gomment  les  femmes  venant  de  la 


Ch.    RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  34( 

campagne,  n'ayant  jamais  entendu  prononcer  le  mot  de  magnétisme, 
pourraient-elles  simuler  ce  qu'elles  ignorent?  Par  quelle  divination 
une  malade  que  j'ai  endormie  à  la  Charité,  et  qui  n'avait  jamais  assisté 
à  des  scènes  de  somnambulisme,  se  comportait-elle  absolument  comme 
une  malade  de  l'hôpital  Beaujon  qui  venait  de  province,  et  que  j'ai  en- 
dormie le  jour  même  de  son  entrée?  Voilà  du  merveilleux,  tout  aussi 
merveilleux  que  les  phénomènes  mirifiques  obtenus  par  les  magné- 
tiseurs de  profession.  Ainsi  tout  cela  ne  serait  que  simulation,  et  le 
premier  simulateur  (le  petit  paysan  Victor,  endormi  vers  1800  par 
M.  de  Puységur),  ayant  donné  l'exemple  d'un  certain  sommeil,  tous 
les  autres  sujets  qu'on  croit  endormir  ne  feraient  qu'imiter  la  fantai- 
sie de  ce  petit  imposteur  !  ' 

3°  Supposons  même  qu'il  y  ait  supercherie,  et  examinons  si  cette 
supposition  pourrait  s'accorder  avec  les  faits.  Je  crois  pouvoir 
affirmer  le  contraire,  car  la  simulation,  si  elle  était  pratiquée, 
supposerait  une  connaissance  approfondie  de  l'anatomie  et  de  la 
physiologie.  M.  Charcot  insiste  beaucoup  sur  ce  fait  que,  chez  cer- 
taines somnambules,  les  nerfs  étant  comprimés  ou  même  légèrement 
touchés,  par  suite  de  leur  extrême  excitabilité,  les  muscles  innervés 
par  eux  se  contractent.  Ainsi,  en  comprimant  le  nerf  facial,  on  fait 
contracter  le  muscle  zygornatique,  le  muscle  canin,  l'élévateur  com- 
mun de  l'aile  du  nez,  etc.  En  excitant  le  muscle  sterno-mastoïdien, 
on  fait  que  ce  muscle  se  contracture  ;  la  tête  alors  se  tourne  du 
côté  opposé.  Or  il  faut  une  étude  déjà  approfondie  de  la  physiologie 
des  mouvements  pour  savoir  que  le  sterno-mastoïdien  fait,  en  se 
contractant,  tourner  la  tète  du  côté  opposé.  Chez  les  somnambules, 

i.  Il  y  a  quelque  temps,  voyageant  en  Algérie,  préoccupé  de  chercher  une 
preuve  de  la  réalité  du  somnambulisme ,  j'essayai  d'endormir  une  femme 
arabe  du  village  nègre  de  Biskra  (un  officier  de  mes  amis,  qui  connaissait  la 
langue  arabe,  me  servait  de  truchement).  En  quelques  minutes,  cette  femme, 
sentant  ses  paupières  s'alourdir,  dit  à  sa  compagne  stupéfaite  :  «  Mes  yeux 
se  ferment.  »  —  «  Dis  :  par  Allah!  lui  conseilla  celle-ci.  »  —  «  Par  Allah!  mes 
yeux  se  ferment,  d  Et.  en  effet,  elle  ne  tarda  pas  à  s'endormir,  à  la  grande 
surprise  de  tous  les  assistants.  Est-ce  encore  l'influence  du  petit  Victor  qu'il 
faut  incriminer? 

A  l'hôpital  de  la  Pitié,  j'ai  fait  une  seule  expérience,  pour  laquelle  je  me  suis 
mis,  je  pense,  à  l'abri  de  toute  cause  de  simulation.  La  jeune  fdle  sur  qui 
j'expérimentais  ne  savait  pas  ce  que  je  voulais  faire.  Je  lui  disais  que  je 
l'électrisais  pour  un  mal  qu'elle  avait  au  genou,  et  défait  on  plaçait  une  pile 
électrique  près  du  lit.  Cette  pile,  que  la  malade  croyait  très  énergique,  ne 
marchait  pas.  Cependant  ma  patiente  éprouvait  de  la  somnolence,  et  une  las- 
situde telle  qu'elle  était  forcée  de  fermer  les  yeux.  Comme  je  ne  voulais  pas 
faire  de  passes,  et  que  je  me  contentais  de  serrer  fortement  les  deux  pouces, 
je  n'ai  pas  pu  obtenir  le  sommeil  complet;  mais  nombre  de  fois  je  suis  arrivé 
à  produire  une  somnolence  très  manifeste. 


342  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

on  peut,  par  l'excitation  directe,  faire  contracter  les  muscles  rudi- 
mèntaires  chez  l'homme)  qui  meuvent  le  pavillon  de  l'oreille;  or  ces 
mouvements  de  l'oreille  sont  impossibles  chez  les  individus  éveillés. 
En  ouvrant  l'œil  droit,  on  provoque  la  catalepsie  du  côté  droit,  par 
suite  des  actions  doublement  croisées  des  nerfs  optiques  et  de  la 
moelle.  Chez  une  autre  hystérique,  en  ouvrant  l'œil  droit,  on  pro- 
duit de  l'aphasie ,  tandis  qu'en  ouvrant  l'œil  gauche ,  on  n'obtient 
rien  de  semblable.  Certes,  si  c'est  de  la  simulation,  il  faut  supposer 
que  la  malade  sait  qu'on  parle  par  le  cerveau  gauche  et  que  la  rétine 
de  l'œil  droit  est  en  rapport  avec  le  cerveau  gauche,  tandis  que  le 
cerveau  droit  est  inutile  à  la  parole. 

Tous  ceux  qui  ont  vu  les  contractures  des  hystériques  pendant 
leur  somnambulisme  se  rendent  bien  compte  que  ces  perturbations 
du  système  musculaire  ne  sont  pas  simulées.  Il  n'y  a  pas  d'individu 
assez  fort  pour  maintenir,  par  l'influence  de  la  volonté,  la  contrac- 
tion d'un  muscle  pendant  un  quart  d'heure,  sans  qu'on  puisse  y  sur- 
prendre la  plus  légère  tendance  à  la  faiblesse  et  au  relâchement. 
Or  les  somnambules  conservent  leur  contracture  pendant  plusieurs 
heures;  et,  au  réveil,  elles  n'ont  aucun  souvenir,  aucune  fatigue,  de 
cet  effort  prolongé  et  invraisemblable  du  muscle.  Quant  aux  atti- 
tudes dites  passionnelles,  où  les  divers  mouvements  de  l'âme  sont 
exprimés  avec  une  puissance  inouïe,  je  doute  fort  qu'il  y  ait  au 
monde  d'assez  bonnes  comédiennes  pour  jouer  ces  scènes  de  mimique 
avec  autant  de  succès  que  les  pauvres  filles  hystériques  de  la  Sal- 
pêtrière.  Tous  les  somnambules  se  comportent  de  même;  leur  mi- 
mique est  si  expressive,  les  sentiments  d'extase,  d'amour,  d'admira- 
tion, de  colère,  de  dégoût,  de  mépris,  de  menace,  sont  traduits 
avec  une  si  saisissante  vigueur,  que  tous  ceux  qui  ont  assisté  à 
de  pareilles  scènes  restent  convaincus  qu'il  n'y  a  pas  de  simula- 
tion possible. 

Le  plus  souvent,  chez  les  somnambules,  il  y  a  de  l'anesthésie  et 
de  l'analgésie.  Ces  deux  phénomènes  sont  constants,  ou  à  peu  près. 
On  a  maintenant  l'habitude  de  dire  que  l'anesthésie  est  un  fait  de 
simulation.  Certes,  à  considérer  les  choses  d'une  manière  absolue, 
on  peut  feindre  l'insensibilité.  Mais  combien  de  personnes  auraient  le 
courage  de  supporter,  sans  motif  sérieux,  des  piqûres  à  la  face,  aux 
narines,  aux  mains;  de  se  laisser  arracher  les  cheveux,  chatouiller 
la  conjonctive,  le  nez,  les  oreilles;  traverser  le  bras  par  des  épin- 
gles; de  boire  des  liqueurs  nauséabondes;  de  respirer  avec  délices 
de  l'ammoniaque  ou  de  l'acide  sulfureux?  Voilà  des  supplices  qu'on 
endurerait  pour  le  seul  plaisir  de  duper  le  naïf  médecin  qui  regarde 
cela  curieusement  et  prend  des  notes.  Presque  toutes  les  somnum- 


Ch.    RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  343 

bules  en  sont  là.  A  chaque  épreuve  qu'on  tente,  elles  n'opposent 
aucune  résistance  ;  elles  ne  se  débattent,  ni  ne  tressaillent,  restant 
impassibles  et  distraites,  supportant  sans  sourciller  des  épreuves 
aussi  désintéressées  que  douloureuses.  Faut-il  supposer  chez  elles 
de  l'héroïsme  (et  un  héroïsme  bien  mal  placé)  ou  de  l'anesthésie? 

Je  pourrais  multiplier  les  exemples  qui  prouvent  combien  l'hypo- 
thèse de  la  simulation  est  absurde.  Ainsi,  rien  que  le  t'ait  de  pouvoir 
faire  vomir  à  volonté  indique  bien  qu'il  y  a  un  état  psychique  diffé- 
rent de  l'état  ordinaire.  Quelle  est  la  personne  qui  pourrait  vomir 
parce  qu'on  lui  dit  :  «  Voilà  une  mauvaise  odeur?  »  C'est  pourtant  un 
phénomène  constant  chez  les  somnambules;  et,  pour  provoquer  les 
vomissements,  il  n'est  pas  besoin  d'un  appareil  plus  compliqué.  — 
Une  somnambule  pleure  dès  qu'on  lui  dit  de  pleurer,  verse  un  flot 
de  larmes  et  sanglote  bruyamment.  Croit-on  qu'il  soit  facile  de 
pleurer  quand  on  veut  pleurer'?  Qu'on  fasse  l'expérience  sur  soi- 
même,  l'on  verra  que  cela  est  impossible  ' . 

Récemment,  j'ai  été  témoin  d'un  accident  qui  aurait  pu  être  très 
grave,  mais  qui  n'a  eu  heureusement  aucune  conséquence  sérieuse. 
Il  s'agit  d'une  jeune  femme  qui  est  un  excellent  sujet  magnétique. 
Voulant  provoquer  chez  elle  la  frayeur,  je  lui  dis  :  «  Tenez,  je  prends 
votre  bras  et  je  le  coupe.  Regardez  le  sang  qui  coule.  »  Immédiate- 
ment, sans  pousser  un  cri,  sans  faire  un  geste,  elle  tomba  par  terre 
tout  de  son  long,  comme  morte.  En  effet,  la  vie  avait  cessé  pour  un 
temps,  le  cœur  ne  battait  plus,  et  il  n'y  avait  plus  aucun  mouvement 
respiratoire.  Cet  état  dura  environ  une  demi-minute,  un  siècle  d'an- 
goisses pour  moi;  puis  une  respiration  profonde  annonça  le  retour  des 
phénomènes  de  la  vie.  Peut-être,  dira-t-on,  cette  syncope  n'est-elle 
qu'une  habile  comédie.  En  tout  cas,  au  risque  de  passer  pour 
trop  naïf,  je  ne  voudrais  à  aucun  prix  recommencer  cette  expé- 
rience. 

On  peut  donc,  ce  semble,  sinon  trouver  une  preuve  absolue  et 
irréfutable ,  au  moins  accumuler  des  preuves  très  convaincantes 
pour  démontrer  qu'il  y  a  un  état  somnambuhque. 


Examinons  maintenant  quelles  sont  les  objections  qu'on  oppose. 
Voici,  si  je  ne  me  trompe,  les  principales  : 

1.  Amicus  noster  quidam  quem  ad  somnationem  facile  suscitamus,  si  de 
libidiiiosis  rébus  loquor,  statim  it  in  erectionem.  Si  jubemus  ut  mingat,  invitus 
mingit,  et  vestem  iœdat. 


3ii  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

lre  objection.  —  Les  phénomènes  du  somnambulisme  sont  incompa- 
tibles avec  les  données  de  la  science.  Il  est  impossible  d'admettre  que 
des  passes  produisent  le  sommeil,  qu'un  fluide  s'échappe  du  corps 
à  la  volonté  du  magnétiseur,  que  la  pensée  se  transmette  sans  une 
manifestation  extérieure,  que  la  vision  se  fasse  par  l'épigastre, 
l'audition  par  la  paume  des  mains  et  la  perception  des  saveurs 
par  le  front. 

11  y  a  là  une  confusion  qu'il  est  nécessaire  de  faire  disparaître.  Le 
somnambulisme,  cette  névrose  dont  les  causes  et  la  nature  sont 
encore  si  mystérieuses,  n'a  rien  à  faire  avec  les  explications  que 
tentent  d'en  donner  les  charlatans.  Il  ne  s'agit  pas  de  réfuter  leurs 
divagations  plus  ou  moins  intéressées,  mais  d'étudier  et  de  contrôler 
ce  qui  a  été  vu  par  des  savants  sérieux,  dignes  de  respect.  Tous  ceux 
qui,  au  lieu  de  s'appliquer  à  prouver  que  les  somnambules  n'ont 
jamais  réalisé  de  miracles,  ont  cherché  à  voir  par  eux-mêmes  les 
phénomènes  physiologiques,  tous  ceux-là  ont  été  convaincus  bientôt 
que,  par  l'influence  des  passes  ou  de  la  fixation  du  regard,  il  se  pro- 
duit une  névrose  spéciale  avec  des  caractères  bien  déterminés.  Il  est 
facile  de  nier  telle  ou  telle  histoire  grotesque?  Mais  que  prouvera-t- 
on, sinon  qu'il  y  a  des  dupes  et  des  fripons  mêlés  à  ce  problème  de 
*  physiologie  pathologique"?  Il  semble  même,  à  voir  tant  d'erreurs  si 
répandues,  que  nombre  de  vérités  doivent  s'y  trouver  mêlées.  Si 
tout  était  fantasmagorie  et  simulation ,  non  seulement  le  magné- 
tisme n'aurait  pu  s'établir,  mais  il  ne  se  serait  pas  propagé,  et  aurait 
disparu  sans  laisser  de  traces.  L'erreur  ne  peut  triompher  qu'à  la 
faveur  des  vérités  qui  s'y  mêlent. 

D'ailleurs,  nous  n'avons  pas,  sur  la  nature  et  les  fonctions  du 
système  nerveux,  des  notions  tellement  parfaites  et  précises  que 
nous  puissions  nier  la  possibilité  de  tel  ou  tel  phénomène.  La  mé- 
thode expérimentale  doit  toujours  nous  servir  de  guide,  et  les  néga- 
tions à  priori  doivent,  aussi  bien  que  les  affirmations  à  priori,  être 
bannies  des  discussions  scientifiques.  A  vrai  dire,  en  matière  de 
somnambulisme,  les  négations  ont  toujours  été  à  priori.  Je  ne  crois 
pas  qu'un  expérimentateur,  appuyé  sur  un  nombre  quelconque  de 
faits ,  ait  conclu  à  la  non-existence  du  somnambulisme.  On  s'est 
appuyé,  pour  nier,  sur  des  raisonnements  et  non  sur  des  expé- 
riences. Personne  encore,  que  je  sache,  n'est  venu  dire  :  «  J'ai  essayé 
d'endormir  quatre  personnes  à  différentes  reprises,  en  employant 
les  procédés  habituels,  et  je  n'ai  rien  obtenu  ».  Jusqu'ici,  l'on  s'est 
contenté  de  sourire  et  de  dire  :  «  C'est  impossible  ».  La  réfutation 
me  paraît  insuffisante. 

2e  objection.  —  Tout  ce  qu'on  observe  est  inconstant,  irrégulier, 


Ch.   RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME  PROVOQUÉ  345 

mobile  '.  Nulle  règle  fixe;  les  phénomènes  observés  varient  avec 
chaque  observateur  et  avec  chaque  sujet.  Ce  qu'on  annonce  ne  se 
produit  pas,  et  ce  qu'on  n'annonce  pas  se  produit. 

Qu'il  y  ait  chez  les  divers  somnambules  de  notables  différences, 
on  ne  peut  le  nier.  Mais  ces  dissemblances  ne  portent  que  sur  des 
phénomènes  secondaires.  Au  fond  l'état  somnambulique  est  le  même 
chez  tous.  On  peut  le  caractériser  d'un  mot  en  disant  que  c'est  de 
l'automatisme.  Quoi  de  surprenant  que  cet  automatisme  revête  diffé- 
rentes formes,  suivant  la  personnalité  du  somnambule  d'une  part, 
et  d'autre  part,  suivant  les  procédés  qu'on  a  employés  pour  pro- 
voquer le  sommeil. 

D'ailleurs  la  diversité,  l'inconstance,  l'irrégularité,  s'expliquent 
parfaitement  par  la  prodigieuse  complexité  des  phénomènes  de  l'es- 
prit. Le  cerveau  est  assurément  un  appareil  mille  fois  plus  com- 
pliqué qu'une  flûte  et  toutefois,  un  ignorant  ne  saurait  jouer  de  la 
flûte,  s'il  n'en  a,  par  un  long  usage,  appris  d'abord  le  maniement. 
<i  Vous  voudriez  jouer  de  moi,  dit  Hamlet  aux  émissaires  du  roi  son 
«  oncle,  vous  voudriez  avoir  l'air  de  connaître  mes  soupapes,  vous 
«  voudriez  me  faire  résonner  depuis  ma  note  la  plus  basse  jusqu'au 
(a  haut  de  ma  gamme.  Il  y  a  beaucoup  de  musique,  il  y  a  une  voix 
«  excellente  dans  ce  petit  tuyau ,  et  pourtant  vous  ne  pouvez  le 
«  faire  parler.  Par  là  sambleu  !  pensez-vous  qu'il  soit  plus  aisé  de 
«  jouer  de  moi  que  d'une  flûte  ?  » 

Ces  paroles  d'Hamlet  peuvent  s'adresser  à  ceux  qui  trouvent  les 
phénomènes  psychiques  du  somnambulisme  trop  inconstants  pour 
être  scientifiques.  Supposons  cinquante  individus  inexpérimentés 
essayant  tour  à  tour  de  jouer  le  même  air  sur  une  même  flûte;  ils  ne 
vont  en  tirer  que  des  sons  discordants  et  cinquante  fois  différents. 
Pourquoi  s'étonner  alors  que  des  médecins  ou  des  observateurs, 
tous  très  ignorants  de  la  nature  intime  du  système  nerveux,  n'ob- 
tiennent que  des  résultats  contradictoires?  A  mon  sens,  il  est  même 
surprenant  que,  malgré  notre  ignorance  profonde,  malgré  la  diversité 
presque  infinie  des  conditions  expérimentales,  il  y  ait  encore  tant 


1.  Dans  un  article  du  Times  où  l'on  analysait  le  travail  que  j'ai  fait  paraître 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  sur  les  démoniaques  d'aujourd'hui  et  d'autre- 
fois ,  on  m'a  objecté  qu'il  est  impossible  de  décrire  les  phénomènes  chan- 
geants et  fugaces  de  l'hystérie.  Autant  vaudrait,  disait  le  critique,  essayer  de 
fixer  sur  nue  plaque  photographique  la  surface  mobile  de  l'Océan.  A  cette 
observation,  qui  me  paraît  peu  fondée  et  peu  justifiée  par  les  faits,  on  joignait 
un  autre  reproche  assez  singulier  :  c'est  de  parler  de  choses  qu'on  devrait 
taire;  de  provoquer,  par  la  description  de  l'hystérie,  des  accès  de  cette  ma- 
ladie; de  contribuer,  en  un  mot,  non  à  la  connaissance,  mais  à  l'extension 
du  mal.  Voilà,  il  me  semble,  de  la  pruderie  scientifique. 


3  J|,  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

d'analocrie  entre  les  phénomènes  observés.  Nous  devrions  être,  en 
réalité,  frappés  par  les  ressemblances  plus  que  par  les  différences,  car 
celles-ci  sont  peu  de  chose  relativement  à  ce  qu'elles  devraient  être. 
Pour  ma  part,  procédant  toujours  de  la  même  manière,  j'ai  tou- 
jours obtenu  des  résultats  assez  concordants,  malgré  l'énorme  dif- 
férence des  sujets  mis  en  expérience. 

Les  divers  aspects  d'une  même  maladie  sont  quelquefois  plias 
marqués  que  les  divers  aspects  du  somnambulisme.  Pourquoi  donc 
ne  pas  l'assimiler  à  une  maladie4?  Il  a  une  période  de  début,  une 
période  d'état  et  une  période  critique,  des  symptômes  fondamen- 
taux et  constants,  des  symptômes  accessoires  ou  inconstants.  Tou- 
jours il  se  ressemble  à  lui-même. 

Il  faut  aussi  savoir  que  sur  les  manifestations  du  sommeil  magné- 
tique la  direction  donnée  par  l'expérimentateur  exerce  une  grande 
inlluence. 

En  effet,  la  première  fois  qu'une  personne  est  endormie,  elle  se 
trouve  dans  un  état  spécial  qui  comporte  une  véritable  éducation. 
Selon  qu'on  désire  provoquer  tel  ou  tel  phénomène  normal  du  som- 
nambulisme, on  pourra  y  diriger  l'attention  du  sujet,  et,  grâce  à  cette 
espèce  d'éducation,  faire  en  sorte  que  ce  phénomène  se  produise  plus 
facilement  que  les  autres,  et  presque  à  l'exclusion  des  autres.  Cela 
signifie  simplement  que  la  volonté,  l'habitude,  l'éducation  jouent  un 
rôle  important  dans  les  manifestations  de  la  névrose  somnambuhque. 
Que  l'on  insiste  par  exemple  sur  les  phénomènes  névromuscu- 
laires, catalepsie,  contracture,  etc.,  à  chaque  nouvelle  séance  non 
seulement  on  reproduira  tout  ce  qu'on  a  observé  chez  le  même 
somnambule  dans  les  séances  antérieures,  mais  encore  on  pourra 
presque  toujours  ajouter  quelque  nouveau  phénomène  qui  deviendra 
peu  à  peu  de  plus  en  plus  net.  De  même  si  l'on  insiste  sur  les  phé- 
nomènes psychiques  (hallucinations)  plus  on  fera  de  tentatives  dans 
ce  sens,  de  manière  à  exercer  l'intelligence  du  somnambule,  plus 
l'intelligence  de  celui-ci  deviendra  déliée.  Les  hallucinations  finiront 
par  se  produire  très  facilement,  et  par  devenir  extrêmement  nettes. 
Si  la  recherche   se   porte  sur  les  phénomènes  de  l'automatisme, 
chaque  séance  amènera  un  progrès  nouveau  dans  l'automatisme  qui 
deviendra  très  manifeste,  alors  qu'au  début  il  était  à  peine  marqué. 
L'exercice  et  l'éducation  font  que  divers  somnambules,  endormis 
à  plusieurs  reprises  par  la  même  personne,  se  ressemblent  beau- 
coup ;  car  l'expérimentateur  a  développé  les  mêmes  facultés,  a  per- 
fectionné les  mêmes  phénomènes,  a  rendu  de  plus  en  plus  nets,  par 
L'habitude  et  l'éducation,  les  mêmes  symptômes.  Ces  somnambules, 
dirigés  tous  dans  le  même  sens,  seront  au  contraire  assez  différents 


Cil.   RICHET.   —  DU    SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  347 

de  tous  les  autres,  de  ceux  par  exemple,  qui  auront  été  exercés  et 
éduqués  par  un  autre  expérimentateur. 

Ces  faits  n'ont  rien  de  surprenant  pour  ceux  qui  savent  l'influence 
prépondérante  de  l'exercice  et  de  l'habitude  sur  les  phénomènes 
psychiques. 

3e  objection.  —  Si  le  magnétisme  animal  était  un  fait  réel,  on  ne 
verrait  pas  les  somnambules,  guidés  par  les  charlatans,  faire  toutes 
les  singeries  dont  ils  sont  coutumiers.  Personne  ne  peut  nier  qu'il  y 
ait  beaucoup  d'imposteurs.  Souvent  aussi  certains  somnambules, 
regardés  d'abord  comme  sincères,  ont  avoué  plus  tard  qu'ils  avaient 
joué  la  comédie. 

On  ne  peut  nier  en  effet  qu'il  y  ait  des  imposteurs,  mais  pour  peu 
qu'on  ait  assisté  avec  quelque  soin,  comme  j'ai  essayé  de  le  faire, 
aux  scènes  acrobatiques  que  les  magnétiseurs  de  profession  pré- 
sentent au  public,  on  demeure  convaincu,  d'une  part,  que  les 
sujets  sont  vraiment  endormis,  d'autre  part,  qu'ils  se  livrent  à  des 
jongleries.  Ce  sont  des  somnambules  qui  simulent.  Ces  deux  termes 
ne  sont  pas  contradictoires,  comme  on  le  supposerait  à  tort.  En  effet, 
une  femme  endormie  n'est  pas  tellement  différente  de  ce  qu'elle  est 
à  l'état  de  veille  qu'elle  ne  puisse  comprendre  sa  situation,  réfléchir 
et  simuler.  Elle  est  endormie,  comme  le  prouvent  tous  les  phéno- 
mènes physiologiques  qu'elle  présente  (catalepsie,  contracture,  anes- 
thésie,  mouvements  fibrillaires  des  paupières,  convulsions  des  yeux, 
suppression  des  mouvements  de  déglutition).  Mais,  tout  en  étant 
endormie,  elle  joue  son  rôle,  essaye  de  deviner  l'avenir,  de  lire  dis- 
tinctement dans  le  corps  des  malades  qui  la  consultent,  de  deviner, 
par  une  boucle  de  cheveux,  l'âge,  le  caractère  et  la  santé  de  quel- 
qu'un. Ces  divinations  font  partie  de  sa  tâche.  Elle  le  sait  et  s'y  con- 
forme. Elle  est  cependant  réellement  endormie,  et  c'est  même  grâce 
au  somnambulisme  qu'elle  peut  accomplir  tous  ces  exercices.  Si  elle 
était  éveillée,  elle  serait  forcée  de  dépenser  une  activité  d'esprit  pro- 
digieuse et  de  supporter  une  fatigue  musculaire  insupportable.  On  a 
vu  des  imbéciles  simuler  la  folie;  de  même  il  y  a  des  somnambules, 
réellement  endormies,  qui  simulent  le  sommeil  lucide.  Il  faudrait  des 
prodiges  d'adresse  et  de  force  musculaire  à  un  acrobate  pour  faire  la 
moitié  des  exercices  étonnants  que  peut  facilement  accomplir  une 
somnambule,  grâce  à  l'état  cataleptique  de  ses  muscles.  La  fameuse 
Lucile,  que  tout  le  monde  a  vue  à  Paris  il  y  a  deux  ou  trois  ans, 
était  réellement  endormit.1.  Mais,  quoiqu'étant  endormie,  elle  se 
rendait  bien  compte  qu'elle  était  sur  la  scène,  jouant  son  rôle  devant 
le  public,  et  réussissant  ses  tours  de  force,  avec  la  régularité  d'une 
actrice  qui  fait  honnêtement  son  métier. 


348  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Les  aliénistes  comprendront  parfaitement  qu'il  n'y  a  pas  de  con- 
tradiction entre  ces  deux  faits  :  somnambulisme  et  simulation  de  la 

lucidité. 

Lorsqu'un  fou  raisonne,  réfléchit,  médite,  il  fait  preuve  souvent 
de  beaucoup  de  logique.  Dira-t-on  qu'il  n'est  pas  fou  ?  Il  n'y  a  que 
les  gens  tout  à  fait  étrangers  à  la  médecine  qui  pourraient  penser 
ainsi.  En  effet,  un  fou,  un  somnambule,  raisonnent,  réfléchissent, 
méditent,  simulent,  et  il  serait  absurde  d'en  conclure  que  leur  folie 
ou  leur  somnambulisme  sont  simulés. 

Souvent  même,  on  voit  certains  phénomènes  psychiques  bizarres 
qu'il  est  nécessaire  de  connaître.  Quelques  sujets  endormis  se  ren- 
dent compte  que  leurs  hallucinations  sont  des  fictions,  et  que  ce 
qu'ils  voient  devant  eux,  avec  des  formes  qui  paraissent  réelles, 
n'est  pas  la  réalité.  Cela  s'observe  dans  le  rêve  et  aussi  dans  la 
folie.  Souvent  nous  rêvons  de  monstres  si  étranges  et  de  visions 
si  absurdes  que  nous  ne  pouvons  y  croire.  Il  se  fait  alors  une  sorte 
de  dédoublement  dans  la  conscience  :  nous  rêvons,  et  nous  savons 
avoir  alîaire  à  un  rêve;  et  nous  faisons  de  grands  efforts  pour  chasser 
la  vision  qui  nous  obsède.  De  même  des  hallucinés  entendent  des  voix 
qu'ils  savent  fort  bien  être  subjectives.  De  même  aussi  certains 
somnambules  ont  conscience  de  leur  état,  de  sorte  qu'il  s'établit  en 
eux  un  curieux  antagonisme.  Leur  imagination  leur  présente  la 
forme  réelle  des  choses,  et  leur  intelligence  en  comprend  l'absurdité. 
Voilà  pourquoi  ils  ont  souvent  des  contradictions  qui,  pour  un  obser- 
vateur superficiel,  sembleraient  révéler  la  simulation.  Le  fait  était 
très  frappant  chez  une  malade  de  Beaujon,  une  toute  jeune  fille,  que 
j'ai  endormie  à  plusieurs  reprises  avec  la  plus  grande  facilité.  Je  lui 
annonçais  que  j'allais  lui  pratiquer  une  opération  douloureuse,  L'am- 
putation du  bras,  par  exemple;  elle  poussait  des  cris  de  douleur, 
pleurait  abondamment  et  croyait  voir  couler  le  sang;  mais,  pres- 
que au  même  moment,  elle  comprenait  que  c'était  une  fiction,  et  riait 
à  travers  ses  larmes.  Souvent  aussi,  lorsqu'on  fait  faire  des  voyages 
imaginaires  aux  sujets  endormis,  ils  savent  parfaitement  qu'ils  sont 
dans  leur  fauteuil  ou  dans  leur  lit,  et  pourtant  ils  voient  les  régions 
où  l'on  a  eu  la  fantaisie  de  les  conduire,  comme,  dans  le  sommeil 
ordinaire,  nous  nous  trouvons  transportés  dans  des  contrées  loin- 
taines, sans  oublier  cependant  que  nous  sommes  tranquillement 
endormis  dans  notre  chambre. 

Une  analyse  attentive  des  phénomènes,  telle  que  peuvent  la  faire 

bommes  m-truits  et  intelligents  qui  ont  consenti  à  se  soumettre 

à  l'action  du  magnétisme,  montre  combien  il  est  difficile,  même  au 

sujet  endormi,  de  se  rendre  compte  qu'il  ne  simule  pas.  Tour  faire 


Cil.   RICHET.   —  DU    SOMNAMBULISME    PROVOQUÉ  3-49 

ces  observations,  il  ne  faut  pas  que  le  sommeil  soit  très  profond,  il 
est  nécessaire  de  ne  pas  dépasser  la  première  période,  celle  qu'on 
pourrait  appeler  période  d'engourdissement.  A  cette  période  du 
sommeil,  la  conscience  est  conservée  et  cependant  il  y  a  un  com- 
mencement d'automatisme  très  manifeste. 

Un  médecin  de  Breslau  avait  affirmé  à  M.  Heidenhain  que  le  ma- 
gnétisme ne  ferait  aucune  impression  sur  lui  ;  mais,  après  qu'il  eut 
été  engourdi  par  M.  Hansen,  le  magnétiseur,  il  ne  put  prononcer 
une  parole.  Réveillé,  il  déclara  qu'il  aurait  très  bien  pu  parler,  et  que. 
s'il  n'avait  rien  dit,  c'est  parce  qu'il  n'avait  rien  voulu  dire.  Nouvel 
engourdissement  par  quelques  passes;  nouvelle  impuissance  de  la 
parole.  On  le  réveille  encore,  et  il  est  forcé  de  reconnaître  que,  s'il 
ne  parlait  pas,  c'est  qu'il  ne  pouvait  pas  parler. 

Un  de  mes  amis,  étant  seulement  engourdi  et  non  tout  à  fait 
endormi,  a  bien  étudié  ce  phénomène  d'impuissance  coïncidant  avec 
l'illusion  de  la  puissance.  Lorsque  je  lui  indique  un  mouvement,  il 
l'exécute  toujours  ;  même  lorsque,  avant  d'être  magnétisé,  il  était 
parfaitement  résolu  à  me  résister.  Cependant,  dès  qu'il  est  engourdi, 
il  ne  peut  plus  résister.  C'est  ce  qu'il  a  le  plus  de  peine  à  com- 
prendre, à  son  réveil.  —  «  Certainement,  me  dit-il,  je  pourrais 
résister,  mais  je  n'ai  pas  la  volonté  de  le  faire.  »  Aussi  est-il  quelque- 
fois tenté  de  croire  qu'il  simule.  «  Quand  je  suis  engourdi,  me  dit-il, 
je  simule  l'automatisme,  quoique  je  puisse,  ce  me  semble,  faire 
autrement.  J'arrive  avec  la  ferme  volonté  de  ne  pas  simuler,  et 
malgré  moi,  dès  que  le  sommeil  commence,  il  me  paraît  que  je 
simule.  »  On  comprendra  que  ce  genre  de  simulation  d'un  phéno- 
mène se  confond  absolument  avec  la  réalité  de  ce  phénomène.  L'au- 
tomatisme est  prouvé  par  le  seul  fait  que  des  personnes  de  bonne 
foi  ne  peuvent  pas  agir  autrement  que  des  automates.  Peu  importe 
qu'elles  s'imaginent  pouvoir  résister.  Elles  ne  résistent  pas.  Voilà  le 
fait  qui  doit  être  pris  en  considération,  et  non  l'illusion  qu'elles  se 
font  de  leur  soi-disant  pouvoir  de  résistance. 


On  voit  que  les  objections,  faites,  hardiment  autrefois,  timidement 
aujourd'hui,  à  la  réalité  du  somnambulisme,  ne  peuvent  être  de 
quelque  poids  en  présence  de  l'ensemble  imposant  des  preuves  for- 
melles, et,  jusqu'ici,  irréfutables,  que  nous  avons  indiquées  plus  haut. 

En  effet,  si  nous  manquons  d'une  preuve  absolue,  au  moins  nous 
avons  un  ensemble  de  preuves  qui  démontrent  manifestement  com- 
bien l'hypothèse  de  la  simulation  est  absurde.  Le  scepticisme  scien- 
tifique est  une  excellente  méthode  ;  mais  il  ne  faut  pas  le  pousser  au 


350  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

point,  que  tout  soit  illusion  et  duperie.  Admettre  que  des  centaines 
d'observateurs,  sagaces  et  réservés  d'ordinaire,  se  sont  laissé  abuser 
par  des  mystifications  prolongées,  que  ces  mystiiications  s'exercent 
sans  cesse,  n'apportant  nul  profit  que  des  vexations  insupportables 
à  ceux  qui  s'y  complaisent,  et  supposer  que  cette  plaisanterie  se  soit 
répétée  sans  se  modifier,  pendant  un  siècle,  dans  les  pays  les  plus 
divers,  c'est  tomber  dans  un  excès  de  prudence.  Pour  tout  homme 
qui  a  examiné  la  question,  il  est  aussi  ridicule  de  douter  de  la  réalité 
du  somnambulisme  que  de  la  réalité  de  l'épilepsie.  Au  demeurant, 
s'il  est  encore  des  gens  qui  hésitent,  qu'ils  voient  par  eux-mêmes, 
qu'ils  étudient,  qu'ils  expérimentent,  ils  seront  bientôt  convaincus 
que  leur  doute  n'est  pas  justifié,  tant  les  faits  sont  nets,  éclatants, 
tant  ils  imposent  à  toute  hésitation  leur  autorité  supérieure. 


II.  —  Des  symptômes . 

Tout  le  monde  sait  qu'il  y  a  plusieurs  degrés  dans  le  sommeil.  Il  y 
a  cet  état  de  somnolence  qui  précède  le  vrai  sommeil.  Il  y  a  le  som- 
meil profond  des  premières  heures  de  la  nuit.  Il  y  a,  enfin,  le  som- 
meil léger  du  matin.  Entre  ces  trois  degrés ,  les  transitions  sont 
insaisissables.  Cependant  il  y  a  avantage  à  établir  une  classification 
qui  facilite  le  langage  et  précise  la  description. 

De  même  que  pour  le  sommeil,  nous  établirons  trois  degrés,  trois 
périodes  pour  le  somnambulisme.  Ce  sont  des  phases,  des  étapes, 
que  parcourt  successivement  le  somnambule  pour  arriver  au  som- 
meil profond,  définitif.  Selon  qu'on  prolonge  plus  ou  moins  de  temps 
les  pratiques  du  magnétisme,  on  obtient  le  somnambulisme  du  pre- 
mier, du  deuxième  ou  du  troisième  degré. 

Le  premier  degré,  nous  rappellerons  période  de  torpeur; 

Le  second  degré,  période  (Xexcitalion  ; 

Le  troisième  degré,  période  de  stupeur. 


Ie1  degré.  —  Lorsque,  suivant  les  procédés  empiriques  et  ridi- 
cules qu'il  faut  employer  pour  obtenir  des  effets  magnétiques,  on 
fait  des  passes  sur  la  tête  et  le  front  de  la  personne  qu'on  veut 
endormir,  au  bout  de  cinq  à  quinze  minutes  on  voit  survenir  dans 
sa  physionomie  un  changement  très  profond.  Les  traits  se  tirent, 
les  yeux  se  ferment,  les  membres  retombent  alourdis  sur  le  fauteuil. 
Les  éclats  de  rire  et  les  plaisanteries  du  commencement  de  la  séance 


Ch.    RICHET.   —  DU    SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  J51 

font  place  à  un  silence  qui  n'est  guère  interrompu  que  par  les 
réponses  aux  questions  qu'on  adresse.  Ce  silence  est  presque  carac- 
téristique ;  les  personnes  qu'on  endort  pour  la  première  fois  parlent 
beaucoup,  rient  et  s'agitent  au  début  de  l'expérience,  mais  peu  à 
peu  leur  loquacité  et  leur  agitation  font  place  à  un  mutisme  ob- 
stiné. A  mesure  qu'on  continue  l'action  des  passes,  le  sujet  essaye  de 
relever  ses  paupières:  bientôt  elles  retombent  trop  lourdes,  ou,  tout 
au  moins  ,  ne  peuvent  rester  longtemps  ouvertes.  Quelquefois 
même  on  observe  un  curieux  spectacle  :  pour  ouvrir  les  yeux,  le 
patient  essaye  de  contracter  l'élévateur  de  la  paupière  ;  mais 
comme  ce  muscle  est  paralysé  le  premier,  la  paupière  reste  close. 
Alors  il  cherche  à  relever  le  voile  palpébral  par  Faction  des  mus- 
cles congénères,  du  muscle  sourcilier  et  surtout  du  frontal,  ce  qui 
détermine  le  plissement  du  front  et  d'étranges  grimaces.  La  respi- 
ration est  calme  et  régulière,  les  membres  deviennent  tout  à  fait 
inertes,  et,  malgré  cette  inertie,  les  muscles  sont  animés  de  contrac- 
tions librillaires  qu'on  sent  bien  aux  tendons  du  poignet,  en  prenant 
le  pouls.  Les  mains  et  les  bras  restent  ainsi  sans  mouvement,  gar- 
dant l'attitude  qu'ils  avaient  prise  au  début.  Quant  à  la  figure,  c'est 
un  masque  qui  ne  révèle  aucune  agitation  intérieure. 

Outre  cette  altération  de  la  physionomie,  il  y  a  encore  deux  sym- 
ptômes, sinon  constants,  du  moins  très  fréquents.  La  respiration,  assez 
régulière  cependant,  devient  pénible.  Le  patient  éprouve  comme  de 
l'anhélation,  de  l'oppression.  Il  sent  un  poids  sur  la  poitrine.  Néan- 
moins le  rythme  respiratoire  n'est  presque  pas  modifié. 

Les  yeux  deviennent  rouges,  larmoyants.  Or,  cela  ne  dépend  pas 
de  la  fatigue  de  la  rétine,  ou  de  la  fixation  du  regard.  En  effet,  chez 
les  sujets  un  peu  sensibles,  si  on  fait  des  passes  sur  la  tête,  par  der- 
rière, et  de  manière  à  ne  pas  fatiguer  la  vue,  le  sujet  ressentira  tout 
aussi  bien  cette  sensation  de  picotement  et  de  chaleur  dans  les  yeux. 
Même  chez  les  sujets  les  plus  rebelles,  il  est  rare  qu'on  ne  puisse 
constater  ce  symptôme  très  caractéristique. 

L'impuissance  du  patient  à  relever  les  paupières  est,  dans  quel- 
ques cas,  fort  remarquable.  Alors  que  toutes  les  fonctions  intellec- 
tuelles et  volontaires  sont  conservées,  les  paupières  restent  closes, 
et  il  y  a  impossibilité  de  les  relever.  J'ai  observé  deux  ou  trois  fois 
ce  phénomène,  une  fois  entre  autres  sur  mon  ami  R...,  lorsque  je 
n'avais  pas  encore  réussi  à  l'endormir  complètement.  Il  était  parfai- 
tement éveillé,  pouvant  se  lever,  aller  et  venir  dans  la  chambre  ; 
mais  ses  paupières  ne  pouvaient  plus  s'entr'ouvrir. 

Quelquefois  on  peut  saisir  sur  le  fait  une  autre  profonde  modifi- 
cation du  système  nerveux.  On  sait,  depuis  les  recherches  que  j'ai 


352  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

faites  avec  Brissaud  l,  que  chez  les  hystériques  atteintes  d'hystérie 
grave  (hysteria  major)  les  divers  muscles  peuvent  entrer  en  con- 
tracture par  le  fait  d'une  simple  excitation.  Ainsi,  lorsqu'on  tend 
fortement  le  bras  d'une  hystérique  de  manière  à  tirer  sur  le  tendon 
du  triceps  brachial,  ce  muscle  va  aussitôt  se  contracturer  sans  pou- 
voir se  relâcher  par  l'influence  de  la  volonté.  Chez  certaines  per- 
sonnes qui,  avant  les  pratiques  magnétiques,  ne  présentaient  pas  ce 
phénomène ,  on  peut  constater  qu'il  apparaît  après  quelques  mi- 
nutes de  magnétisation.  Il  y  a  quelques  jours,  j'ai  pu  observer 
cela  de  la  manière  la  plus  nette.  La  personne  que  j'ai  essayé 
d'endormir,  peu  ou  point  hystérique,  n'avait,  en  appparence,  rien 
ressenti  des  passes  pratiquées  pendant  dix  minutes.  Elle  était  com- 
plètement éveillée,  et  raillait  l'inefficacité  de  mes  efforts.  Mais,  après 
que  je  lui  eus  tendu  le  bras,  il  lui  fut  impossible  de  le  plier.  De 
même,  je  pus  contracturer  le  sterno-mastoïdien,  les  muscles  mo- 
teurs du  globe  oculaire,  les  fléchisseurs  des  doigts,  etc.  Elle  se  com- 
parait à  une  poupée  articulée,  car  ses  membres  raidis  ne  pouvaient 
accomplir  que  des  mouvements  saccadés.  Il  y  a  là,  évidemment,  un 
certain  rapport  entre  les  effets  du  magnétisme  et  ceux  de  l'hystérie 


grave 


En  général,  au  premier  degré  du  sommeil  magnétique,  on  n'ob- 
serve pas  de  pareils  symptômes  ;  il  n'y  a  guère  qu'une  sorte  de  tor- 
peur plus  ou  moins  profonde.  La  conservation  de  la  conscience  et 
de  la  mémoire  est  complète  ;  tous  les  événements  extérieurs  sont 
nettement  perçus  ;  il  n'y  a  pas  d'anesthésie  ni  de  catalepsie.  Si  l'on 
dit  au  patient  :  «  Voilà  qui  est  fini,  levez-vous!  »  il  se  lève,  se  frotte 
les  yeux,  et  assure  n'avoir  subi  aucune  influence.  De  fait,  il  n'a  pas 
perdu  un  seul  instant  la  conscience  de  son  état,  et  il  a  conservé  le 
souvenir  exact  de  tout  ce  qui  s'est  passé.  Tout  au  plus  éprouve-t-il 
un  peu  de  lassitude  dans  les  jambes  et  dans  les  bras,  une  certaine 
oppression  de  la  respiration,  quelque  fatigue  dans  la  vue,  de  l'im- 
puissance et  du  tremblement  dans  les  muscles  3. 

1.  Progrès  médical,  Mai-juin  1880.  Faits  pour  servir  à  l'histoire  des  contrac- 
tures. 

2.  Je  n'insisterai  pas  sur  les  symptômes  curieux  observés  chez  cette  per- 
sonne, Mme  II...,  car  ils  difïèrent  beaucoup  de  tout  ce  que  j'avais  vu  jusque 
alors.  Chez  elle,  on  obtient  absolument  tous  les  phénomènes  du  somnambu- 
lisme, à  l'exception  du  sommeil.  La  mémoire,  la  conscience  sont  conservées. 
Nulle  modification  apparente  n'est  survenue .  Les  yeux  sont  ouverts ,  la 
volonté  paraît  intacte.  Et  cependant  on  peut  constater  certains  phénomènes 
extrêmement  nets  d'automatisme,  de  suggestion,  d'extase. 

3.  C'est  ce  que  j'ai  observé  sur  moi-même,  après  qu'un  magnétiseur  eut 
essayé  de  m'endormir.  Il  n'obtint  aucun  résultat  bien  marqué.  Mais  j'éprouvais 
une  très  grande  lassitude;  et  c'est  à  peine  si  je  pouvais  me  tenir  sur  mes 
jambes,  qui  fléchissaient  sous  moi. 


Cil.   RICHET.   —  DU  SOMNAMBULISME  PROVOQUÉ  353 

Est-ce  à  dire  que ,  malgré  la  pauvreté  de  ces  effets,  il  n'y  ait 
aucune  action  sur  l'organisme?  Non  assurément.  En  effet,  si  l'on 
recommence  le  lendemain  la  même  tentative,  on  arrivera  beau- 
coup plus  vite  au  même  résultat.  Alors  que  le  premier  jour  il  a 
fallu  quinze  minutes,  je  suppose,  pour  amener  un  certain  état  de 
torpeur,  le  second  jour  il  faudra  dix  minutes,  cinq  minutes  le  troi- 
sième jour,  etc.,  pour  aboutir  au  même  point.  Il  s'est  donc  fait  une 
certaine  modification  du  système  nerveux;  il  y  a  eu  comme  une 
habitude  prise,  qui  rend  le  somnambulisme  beaucoup  plus  facile  et 
plus  rapide  après  une  série  de  séances  antérieures  que  tout  à  fait 
au  début.  Cela  met  en  pleine  évidence  ce  fait  que,  même  sans  avoir 
pu  produire  le  sommeil  complet,  les  liasses  ont  agi  notablement  sur 
le  système  nerveux. 

Il  arrive  même  le  plus  souvent  qu'une  première  expérience 
n'aboutit  pas;  mais  jamais  il  ne  faut  se  décourager,  car  les  deux 
ou  trois  premières  expériences  ne  sont  que  préparatoires.  Le  sujet 
est  devenu  plus  excitable  et  plus  sensible,  de  sorte  qu'il  sera  très 
vraisemblablement  endormi  à  une  des  séances  postérieures.  Je  crois 
même  pouvoir  affirmer  qu'en  faisant  cinq  ou  six  expériences  consé- 
cutives (c'est-à-dire  à  un  jour  ou  deux  de  distance)  on  sera  assuré 
d'obtenir,  à  la  fin,  un  état  de  somnambulisme  du  second  degré, 
quelle  que  soit  la  personne  sur  qui  l'on  expérimente. 

Enfin,  il  est  bon  de  remarquer  que  les  personnes  agitées,  ner- 
veuses ,  sujettes  à  l'insomnie,  sont  calmées,  en  général,  par  les 
passes  magnétiques.  Il  m'a  semblé  que,  même  alors  qu'il  n'y  a  pas 
production  immédiate  de  sommeil,  dans  la  nuit  qui  suit  l'expérience, 
le  sommeil  ordinaire  est  calme  et  profond. 

Si,  au  lieu  d'employer  des  passes,  on  cherche  à  provoquer  le 
sommeil  par  la  fixation  du  regard  sur  un  objet  brillant,  on  obtient 
aussi  quelques  résultats  :  le  larmoiement,  la  congestion  de  l'œil, 
l'éblouissement,  la  fatigue  de  la  rétine,  tous  phénomènes  qui  font 
disparaître  les  images  sur  les  côtés  du  champ  de  la  vision.  La  main 
qui  tient  le  bouton  devient  indistincte,  le  bouton  lui-même  s'efface, 
la  personne  qu'on  veut  endormir  devient  plus  ou  moins  insensible  à 
la  douleur. 

Un  autre  signe  objectif  important,  sur  lequel  MM.  Heidenhain  et 
Grûtzner  ont  appelé  l'attention,  est  une  sorte  de  contracture  du 
muscle  ciliaire.  La  distance  à  laquelle  s'étendait  la  vision  diminue. 
Parsuite  de  cette  contraction  exagérée  du  muscle  de  l'accommodation, 
une  écriture  qu'on  pouvait  lire  de  loin  n'est  plus  distinguée  que  de 
près.  Les  points  éloignés  disparaissent  du  champ  de  la  vision.  En 
même  temps  que  la  myopie,  on  voit  survenir  la  dilatation  de  la 
tome  x.  —  1880.  23 


354  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

pupille,  et  un  certain  degré  d'exorbitisme.  L'ensemble  de  ces  phéno- 
mènes autorise  à  conclure  qu'il  y  a  une  excitation  du  nerf  grand 
sympathique  sous  l'influence  de  l'hypnotisation  du  début. 

Naturellement,  ces  phénomènes  varient  selon  les  individus.  Il 
n'est  personne,  néanmoins,  qui  y  soit  absolument  réfractaire.  Aussi 
faut-il,  sans  se  décourager,  faire  le  plus  qu'on  pourra  de  nouvelles 
expériences  sur  toutes  les  personnes  qui  s'y  prêtent.  Bien  rarement 
une  séance  sérieuse  de  magnétisme  restera  sans  profit.  Car,  même 
lorsqu'on  n'aura  pas  obtenu  de  sommeil  complet  et  prolongé,  on 
aura  pu  observer  des  symptômes  légers  et  fugaces,  mais  néanmoins 
intéressants  et  instructifs. 


2e  degré.  —  Pour  la  plupart  des  auteurs,  le  somnambulisme  ne 
commence  vraiment  qu'à  la  seconde  période.  Je  proposerai  de  l'ap- 
peler période  d'excitation,  car  c'est  l'excitation  intellectuelle,  l'hypé- 
ridéation,  qui  en  général  domine  la  scène. 

On  reconnaît  qu'on  est  arrivé  à  cette  période  lorsque  le  patient  ne 
peut  plus  ouvrir  les  yeux,  ne  répond  plus  aux  questions  qu'on  lui 
adresse,  ne  cherche  pas  à  se  lever,  et  demeure  insensible  aux  exci- 
tations extérieures.  D'ailleurs,  à  ce  moment,  si  on  l'interroge  sur 
son  état,  il  dira  volontiers  qu'il  est  endormi,  comme  s'il  pouvait  avoir 
conscience  de  sa  situation  psychique.  Je  tiens  à  bien  établir  ce  fait, 
qui  est  très  important,  et  indique  un  état  mental  particulier.  Les 
sujets  endormis  savent  qu'ils  sont  endormis. 

Assez  rarement  l'anesthésie  est  tout  à  fait  complète,  comme  aussi 
la  catalepsie;  mais  je  ne  m'occuperai  pas  à  présent  de  ces  deux  phé- 
nomènes,*car  ils  sont  beaucoup  plus  marqués  dans  le  troisième  degré 
(état  de  stupeur)  du  somnambulisme,  et  je  ne  décrirai  que  les  phé- 
nomènes psychiques. 

Le  fait  seul  de  pouvoir  répondre  aux  questions  qu'on  lui  adresse 
établit  une  différence  essentielle  entre  le  somnambule  et  le  dor- 
meur ordinaire.  Si  à  quelqu'un,  dormant  du  sommeil  ordinaire, 
on  adresse  la  parole  pour  lui  demander,  par  exemple,  s'il  dort, 
de  deux  choses  l'une  :  ou  il  ne  répondra  pas.  ou  il  se  réveillera; 
mais  en  aucun  cas  il  ne  pourra  répondre  qu'il  dort.  Au  contraire,  le 
somnambule  pourra,  tout  en  étant  endormi,  répondre  qu'il  dort,  et 
converser  avec  les  personnes  qui  l'entourent  sans  se  réveiller. 
Voilà  la  caractéristique  du  sommeil  somnambulique,  et  qui  ne  se 
retrouve  guère  dans  d'autres  conditions  mentales. 

Grâce  à  cette  possibilité  d'entretenir  des  conversations  avec  des 
sujets  endormis,  on  peut  se  rendre  compte  exactement  de  leur  état 


Cil.    RICHET.    —  DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  355 

intellectuel.  Il  faut  cependant  de  la  patience  et  presque  de  l'entê- 
tement pour  les  faire  parler,  car  ils  ont  une  tendance  naturelle  à  ne 
pas  vouloir  se  laisser  secouer  de  leur  inertie  mentale;  mais,  en 
insistant,  on  parvient  à  obtenir  quelques  réponses.  Ces  réponses 
sont  d'autant  plus  nettes  que  le  sujet  a  été  plus  souvent  endormi. 

a.  Hallucinations.  —  Un  point  sur  lequel  mes  recherches  ont  souvent 
porté,  c'est  sur  les  hallucinations.  Ainsi  je  disais  à  mon  ami  R...  : 
«  Voici  ma  montre,  elle  est  dans  ma  main  !  »  Il  la  voyait  aus- 
sitôt, et  pouvait  en  distinguer  le  cadran  et  les  aiguilles.  Jamais 
cependant  il  n'est  arrivé  à  dire  exactement  à  quel  endroit  du 
cadran  j'avais  placé  les  aiguilles.  Gela  signifie  simplement  que,  sous 
l'influence  de  cet  état  psychique  particulier  qui  est  le  somnambulisme, 
l'imagination  surexcitée  présente  les  objets  sous  leur  forme  visible 
et  non  comme  des  idées  abstraites. 

Chez  tous  les  somnambules,  chaque  fois  qu'une  idée  est  évoquée, 
aussitôt  cette  idée  se  présente  comme  une  image.  Les  personnes  les 
plus  ignorantes  des  phénomènes  habituels  du  magnétisme  se  ser- 
vent toujours,  étant  endormies,  de  ces  expressions  :  «  je  vois,  je  ne 
vois  pas,  je  ne  distingue  pas  très  bien;  »  comme  si  chaque  objet 
avait  revêtu  une  forme  visible,  et  se  présentait  à  l'esprit  sous  cette 
apparence. 

Les  images  sont  souvent  si  nettes  et  si  précises  qu'elles  sont 
prises  pour  des  réalités.  Je  pourrais  donner  de  ce  fait  de  nombreux 
exemples.  Ainsi,  je  disais  à  mon  ami  R...  :  «  Regarde  ce  lion;  »  alors 
R...  s'agitait,  et  sa  figure  exprimait  une  vive  terreur.  «  Mais  il  vient, 
disait-il,  il  s'approche,  allons-nous-en  vite,  vite.. .  »  Et  il  s'agitait  sur 
son  fauteuil,  et  sa  crainte  provoquait  presque  une  véritable  crise 
nerveuse. 

Les  magnétiseurs  ont  la  prétention  de  faire  voyager  leurs  sujets  à 
travers  l'espace  et  de  les  faire  assister  à  des  scènes  lointaines.  Le 
fait  est  parfaitement  exact.  Seulement  l'erreur  est  de  croire  que  ces 
rêves  sont  des  réalités,  et  que  ces  visions  sont  en  rapport  avec 
l'existence  des  choses  extérieures.  Ainsi  je  disais  à  une  malade 
de  Reaujon  :  «  Venez  avec  moi;  nous  allons  sortir  et  voyager!  »  et 
alors,  successivement,  elle  décrivait  les  endroits  par  où  elle  passait; 
les  corridors  de  l'hôpital,  les  rues  qu'elle  traversait  pour  se  rendre 
à  la  gare,  puis  elle  arrivait  à  la  gare;  et,  comme  elle  connaissait  tous 
ces  endroits,  elle  indiquait  avec  assez  d'exactitude  les  détails  des  lieux 
que  son  imagination  et  sa  mémoire,  également  surexcitées,  lui 
représentaient  sous  une  forme  réelle.  Puis,  brusquement,  on  pouvait 
la  transporter  dans  un  site  éloigné  qu'elle  ne  connaissait  pas,  au  lac 


356  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

de  Côme  par  exemple,  ou  dans  les  régions  glacées  du  Nord.  Son  ima- 
gination, livrée  à  elle-même,  s'abandonnait  alors  à  des  conceptions 
qui  ne  manquaient  pas  de  charme,  et  qui  intéressaient  toujours  par 
leur  apparente  précision;  nous  étions  souvent  surpris  par  la  vivacité 
avec  laquelle  elle  percevait  ces  sensations  imaginaires. 

On  pouvait  changer  facilement  le  cours  de  ces  rêves  artificiels  et 
la  mener  dans  des  endroits  qu'elle  connaissait,  au  milieu  de  sa  famille 
par  exemple,  et,  parmi  les  siens.  Elle  voyait  alors  sa  mère  et  ses  frères 
vaquer  à  leurs  travaux  habituels.  Ils  entraient,  sortaient;  et  elle 
assistait  à  leurs  conversations;  elle  les  voyait  coudre,  lire,  etc.  Mais 
ce  qui  prouve  (et  d'ailleurs  il  n'en  est  nul  besoin)  la  pure  subjectivité 
de  ces  pbénomènes,  c'est  que  je  pouvais  introduire  dans  la  cham- 
bre, comme  je  le  voulais,  tel  ou  tel  personnage,  et  faire  agir  à  ma 
guise  les  personnes  qu'elle  voyait. 

Chez  tous  les  hypnotisés,  j'arrivais  à  un  résultat  identique.  Mon 
ami  F....  était  séparé  de  sa  mère  depuis  longtemps;  lorsqu'il  fut' 
endormi,  je  lui  proposai  de  lui  faire  voir  sa  mère  ;  il  accepta  aussitôt. 
«  Je  la  vois,  je  la  vois,  me  dit-il;  elle  travaille,  elle  pense  à  moi  !  »  et 
il  se  mit  à  verser  des  larmes  de  joie;  tout  d'un  coup,  sa  joie  se 
changea  en  tristesse.  «  Hélas!  dit-il,  elle  ne  peut  pas  me  voir!  »  et  il 
s'agitait,  désespéré. 

Lorsqu'on  fait  ainsi  voyager  des  somnambules  dans  des  endroits 
bien  déterminés,  ils  voient  des  personnes  aller  et  venir,  décrivent  les 
faits  et  gestes  de  ces  personnes,  mais  cependant  se  rendent  bien 
compte  que  ce  sont  là  des  hallucinations  et  des  visions  imaginaires. 
V...,  étant  endormie,  croyait  être  à  Trouville  et  voyait  sur  la  plage 
des  parents,  sa  mère  et  sa  sœur.  «  Eh  bien,  lui  dis-je,  parlez-leur.  » 
-  «  Comment  pourrais-je  leur  parler,  me  dit-elle,  puisque  je  n'y 
suis  pas?  » 

D'autres  somnambules  toutefois  se  comportent  d'une  manière  diffé- 
rente. M...  entretenait  des  conversations  avec  des  personnages  imagi- 
naires. Une  fois,  dans  son  rêve,  le  sultan  lui  proposait  d'entrer  dans 
le  harem.  Elle  faisait  à  la  fois  la  demande  et  la  réponse,  parlant  tout 
baut  quand  elle  répondait,  et,  quand  c'était  le  sultan  qui  interrogeait, 
remuant  simplement  les  lèvres,  comme  on  fait  par  instinct  quand  on 
écoute  attentivement  le  discours  d'un  interlocuteur. 

On  peut  remplacer  les  voyages  par  d'autres  conceptions  plus  ou 
moins  fantastiques.  Un  jour,  une  des  malades  de  Beaujon  désira 
voir  en  rêve  le  cimetière.  Arrivée  devant  la  grille  de  la  tombe  qu'elle 
voulait  visiter,  elle  s'arrêta,  déclarant  qu'il  lui  serait  impossible 
d'aller  plus  loin.  Je  lui  ordonnai  néanmoins  d'aller  plus  avant, 
d'ouvrir  la  grille,  d'entrer  dans  la  tombe,  et  de  soulever  les  planches 


Cil.    RICHET.    —   DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  357 

du  cercueil.  A  ce  moment,  elle  éprouva  une  telle  émotion,  un  sen~ 
timent  d'horreur  et  de  dégoût  tel  que  jamais  je  n'oublierai  l'expres- 
sion qui  se  peignit  sur  ses  traits.  A  la  suite  de  cette  émotion,  trop 
forte,  j'en  conviens,  elle  fut  atteinte  d'une  crise  nerveuse  qui  dura 
près  d'une  heure,  et  que  j'eus  beaucoup  de  peine  à  calmer. 

C'est  toujours  avec  étonnement  que  j'ai  constaté  la  vivacité  d'im- 
pression des  sujets  endormis.  Ainsi  je  disais  à  mon  ami  F...  :  «  Viens 
avec  moi,  nous  allons  partir  en  ballon...  Nous  montons,  nous  sommes 
dans  la  lune!  »  Et,  à  mesure  que  je  parlais,  il  voyait  les  péripéties  de 
ce  fantastique  voyage.  Tout  d'un  coup  il  éclata  de  rire.  «  Vois  donc, 
me  dit-il,  cette  grosse  boule  brillante  qui  est  là-bas!  »  C'était  la  terre 
que  son  imagination  lui  représentait.  Il  voyait  aussi  des  bètes  fantas- 
tiques, et,  comme  j'annonçais  vouloir  les  ramener  avec  moi  :  «  Je  te 
reconnais  bien  là,  disait-il;  tu  ne  sais  seulement  pas  comment  nous 
ferons  pour  redescendre  et  tu  veux  te  charger  de  ces  gros  animaux- 
là...  »  Il  disait  cela  très  sérieusement,  et  se  fâchait  tout  de  bon. 
«  Prends-les  si  tu  veux,  répétait-il;  moi  je  ne  veux  pas  m'en  embar- 
rasser, »  Néanmoins,  il  se  rendait  compte  de  l'étrangeté  de  ces 
visions  :  «  Quel  beau  récit  de  voyage  à  faire!  mais,  par  malheur,  on 
ne  nous  croira  pas.  »  Lorsqu'il  se  fut  agi  de  redescendre,  j'imaginai 
de  tendre  une  ficelle  et  de  nous  laisser  choir  sur  la  terre  le  Ions;  de 
cette  ficelle  tenue  par  la  main.  Pendant  cette  dangereuse  excursion, 
il  m'arrêta  tout  d'un  coup,  en  me  disant  que  la  ficelle  lui  brûlait  les 
mains.  Ce  qui  l'empêchait  de  douter  de  tous  ces  rêves,  c'est  qu'ils  se 
présentaient  à  lui  sous  la  forme  d'images  et  de  faits.  De  même  qu'un 
halluciné  ne  peut  mettre  en  doute  les  assemblages  que  construit  son 
cerveau  malade,  de  même  un  somnambule  ne  peut  douter  des  rêves 
qui  apparaissent  à  lui  sous  une  forme  sensible. 

On  peut  aussi  annoncer  aux  individus  endormis  qu'ils  sont 
changés  en  telle  ou  telle  forme  de  bête;  que  leur  nez  a  pris  des 
développements  exagérés;  qu'ils  ont  trois  bras,  un  seul  œil,  etc. 
Toutes  ces  visions  étranges  sont  aussitôt  aperçues.  Un  jour,  je  dis  à 
madame  X...  qu'elle  était  changée  en  perruche,  puis,  je  ne  sais 
pourquoi,  je  n'y  pensais  plus;  lorsque,  tout  d'un  coup,  elle  me  de- 
manda très-sérieusement  si  elle  pouvait  manger  le  chènevis  qu'on 
avait  mis  dans  sa  cage. 

Nous  arrivons  maintenant  à  un  autre  ordre  de  symptômes,  bien 
plus  nettement  accentués  que  dans  le  rêve  ordinaire.  Chacun  sait 
qu'on  éprouve  dans  le  sommeil  des  sensations  qui  se  rapportent  aux 
actions  qu'on  croit  faire.  Par  exemple,  on  a  froid  si  l'on  se  croit  en 
hiver,  et  inversement  on  a  chaud  si  l'on  se  croit  en  été,  etc.  Chez 
tous  les  somnambules  rien  n'est  plus  facile  que  d'observer  des  plié- 


358  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

nomènes  analogues.  Ainsi,  un  jour  à  une  des  malades  de  Beaujon  je 
dis  de  fumer;  quelques  instants  après,  j'avais  oublié  cette  recomman- 
dation,  lorsqu'au  bout  de  cinq  à  six  minutes  elle  se  mit  à  tousser 
violemment,  et,  comme  je  lui  en  demandais  la  cause,  elle  m'assura 
que  c'était  la  fumée  du  tabac.  Quelquefois  je  supposais  vouloir 
atteindre  le  sommet  d'une  tour,  et  elle  était  fatiguée  de  monter,  puis 
je  lui  disais  de  se  jeter  du  haut  de  4a  tour,  et  elle  s'imaginait  tomber. 
Elle  avait  alors  les  membres  endoloris  et  déclarait  éprouver  de  vives 
souffrances.  (Qui  de  nous  n'a  éprouvé  en  rêve  des  sensations  ana- 
logues?) A  une  autre  malade,  également  endormie,  j'annonç  lis  que 
j'arrachais  une  dent,  et  aussitôt  la  pauvre  fille  poussait  des  cris  de 
douleur,  comme  si  j'avais  réellement  exécuté  cette  opération.  Lors- 
que j'endormis  miss  G....  cédant  à  son  désir,  je  la  fis  voyager  sur  un 
steamer  allant  à  New-York;  la  vue  du  vaisseau  lui  inspira  un  vif 
enthousiasme  :  «  Entendez-vous  comme  il  siffle?  »  Mais  bientôt  elle 
pâlit,  et,  rejetant  la  tête  en  arrière,  eut  de  véritables  nausées, 
comme  si  elle  avait  ressenti  le  mal  de  mer. 

Ce  qu'il  y  a  d'assez  surprenant,  c'est  que  souvent  cette  extrême  sen- 
sibilité des  excitations  psychiques  coïncide  avec  une  anesthésie  pres- 
que absolue.  C'est  un  curieux  spectacle  que  de  voir  une  somnambule 
faire  des  gestes  de  dégoût,  de  nausée,  éprouver  une  véritable  suffo- 
cation quand  on  lui  met  sous  le  nez  un  flacon  vide,  en  annonçant 
que  c'est  de  l'ammoniaque,  et  d'autre  part,  quand  on  lui  annonce 
que  c'est  de  l'eau  claire,  respirer  de  l'ammoniaque  sans  paraître  en 
être  gênée  le  moins  du  monde.  Chez  certains  sujets,  rien  n'est  plus 
simple  que  de  provoquer  le  vomissement.  Il  suffit  de  leur  dire  : 
«  Voilà  une  mauvaise  odeur.  »  On  peut  aussi  leur  faire  prendre  part 
à  des  repas  splendides,  imaginaires,  ou  leur  faire  avaler  les  plats 
les  plus  dégoûtants  en  affirmant  que  ce  sont  choses  exquises.  A 
Beaujon,  je  composais  des  breuvages  odieux,  mais  inoffensifs,  mélange 
d'huile,  d'encre,  de  café,  de  vin,  et  les  malades  endormies  se  dispu- 
taent  ce  raigoût  détestable,  dès  que  je  leur  avais  annoncé  que  c'était 
du  chocolat,  délicieux  ou  de  la  bière. 

.l'aurais  à  rapporter  un  grand  nombre  de  faits  semblables;  mais 
il  suffit  d'en  indiquer  quelques-uns  pour  faire  apprécier  le  phéno- 
mène. Ou  pourrait  le  caractériser  en  disant  que  dans  l'état  som- 
nambulique  les  Jiallucinations  peuvent  être  provoquées.  C'est  un  état 
de  suggestion  hallucinatoire  ,  terme  incorrect  ,  mais  qui  exprime 
clairement  le  fait  lui-même. 

b.  Suggestions.  Le  premier,  Braid  a  montré  qu'en  mettant  les 
membres  dans  une  attitude  déterminée  on  provoque  des  idées,  et 


Ch.   RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  359 

par  conséquent  des  hallucinations,  en  rapport  avec  cette  atti- 
tude. 

Ainsi,  par  exemple,  à  un  somnambule,  si  on  ferme  le  poing  et  si 
on  étend  le  bras,  aussitôt  la  figure  prendra  l'expression  de  la  colère, 
de  la  menace,  et  tout  le  corps  se  conformera  à  cette  attitude  géné- 
rale de  colère  ou  de  menace.  Si  on  lui  fait  joindre  les  mains,  les 
traits  prendront  une  expression  suppliante,  il  se  mettra  à  genoux  et 
semblera,  par  toute  son  attitude,  implorer  humblement  la  pitié. 

Une  des  malades  de  M.  Gharcot,  G...,  à  la  Salpêtrière,  est  très  re- 
marquable à  ce  point  de  vue.  Lorsqu'elle  est  endormie,  on  peut, 
par  certains  gestes  très  simples,  provoquer  toute  une  série  d'halluci- 
nations. Si  l'on  fait,  par  exemple,  le  geste  de  répandre  quelque  chose 
par  terre  (chez  cette  malade,  les  yeux  sont  ouverts  dans  l'état  som- 
nambulique),  elle  s'imaginera  qu'il  y  a  des  fleurs  devant  elle,  se 
baissera  pour  les  ramasser,  les  cueillir  une  à  une,  les  mettra  dans 
son  tablier,  puis  les  prendra  dans  la  main,  les  unira  en  forme  de 
bouquet  avec  un  fil  imaginaire,  et  en  parera  son  corsage,  etc.  Si  on 
lui  lève  l'index  droit,  en  le  mettant  horizontalement  à  la  hauteur 
de  l'œil,  elle  s'imaginera  qu'un  oiseau  est  venu  s'y  poser.  Alors  elle 
le  caresse,  et  se  fait  becqueter  par  lui.  Que  l'on  fasse  un  mouvement 
brusque,  et  l'oiseau  s'envole.  Elle  court  alors  dans  la  salle,  suivant 
des  yeux  l'objet  imaginaire. 

On  peut  encore,  par  des  gestes  appropriés,  lui  faire  imaginer  la  pré- 
sence d'un  serpent,  d'un  essaim  de  guêpes,  etc.  Dans  tous  ces  cas,  on 
a  le  même  phénomène  que  précédemment  :  seulement  l'idée  hallu- 
cinatoire, au  lieu  d'être  provoquée  par  une  indication  verbale,  l'est 
par  une  attitude  communiquée  ou  un  geste  extérieur.  Ce  qu'il  y  a 
de  remarquable,  c'est  qu'une  seule  idée  donnant  le  branle,  pour 
ainsi  dire,  à  tout  un  ensemble  de  conceptions  imaginatives,  suscite 
aussitôt  une  série  d'idées  dépendant  toutes  de  la  première. 

Un  des  caractères  constants  de  ces  hallucinations,  c'est  qu'elles 
s'accompagnent  toujours  d'attitudes  générales  du  corps  et  d'expres- 
sions de  la  physionomie  concordant  avec  elles.  Il  n'y  a  pas  chez  les 
somnambules  d'idée  qui  puisse  rester  dissimulée.  Un  individu  éveillé 
pourra  très  bien  avoir  de  la  crainte,  du  dégoût,  de  l'amour,  sans 
que  cependant  ses  traits  expriment  la  crainte,  le  dégoût  ou  l'amour. 
La  volonté  peut  lui  faire  dominer  le  sentiment  et  tenir  secrète  sa 
pensée  intime.  Il  n'y  a  pas,  au  contraire,  chez  les  somnambules,  de 
pouvoir  dominateur  analogue;  chaque  sentiment  de  crainte  est  re- 
présenté par  l'attitude  générale  de  la  crainte,  et  il  en  est  de  même 
pour  tous  les  sentiments.  En  un  mot,  le  mouvement  est  toujours  en 
accord  parfait  avec  l'idée,  et  l'influence  est  réciproque.  D'une  part, 


360  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

tel  mouvement  provoque  telle  idée;  d'autre  part,  telle  idée  provoque 
toujours  tel  mouvement  '. 

Non  seulement  cette  suggestion  a  lieu  quand  on  fait  un  geste  bien 
caractérisé,  mais  encore  quand  le  geste  est  à  peine  ébauché.  Il 
suffit  de  la  plus  légère  impulsion  pour  que  le  somnambule,  achevant 
le  geste  à  peine  commencé,  se  place  dans  l'attitude  passionnelle  qu'il 
croit  en  relation  avec  l'impulsion  primitive.  Pour  émouvoir  tout  l'ap- 
pareil de  l'expression  des  sentiments  affectifs,  il  suffit  d'une  minime 
impulsion,  d'une  suggestion  extrêmement  faible. 

Il  y  a  un  abîme  cependant  entre  une  suggestion  extrêmement  faible 
et  une  suggestion  nulle.  Les  magnétiseurs  de  profession  prétendent 
que  la  suggestion  mentale  existe.  Selon  eux,  un  sujet  magnétique 
peut  exécuter  un  ordre  pensé  et  non  exprimé  par  le  magnétiseur. 
J'ai  souvent  cherché  à  vérifier  cette  assertion.  Il  ne  m'a  pas  été  donné 
de  réussir.  Cependant  les  résultats  incohérents  que  j'ai  obtenus 
m'autorisent  à  affirmer  que  la  question  ne  doit  pas  être  tranchée  par 
une  négation  à  priori.  Il  y  a  lieu  de  chercher  encore  et  d'étudier. 
Heureux  ceux  qui  se  contentent  de  nier  et  croient  que  tout  est  dit 
quand  ils  ont  affirmé  que  c'est  impossible. 

c.  —  Automatisme. 

Le  phénomène  le  plus  important,  celui  qui  domine  tous  les  autres  ; 
c'est  Yautomatisme.  Si  l'on  prie  un  sujet  endormi  de  dire  à  quoi  il 
pense,  il  répondra  toujours  qu'il  ne  pense  à  rien  et  qu'il  n'a  pas 
d'idées.  Il  faut  prendre  cette  réponse  au  pied  de  la  lettre.  Un  som- 
nambule ne  pense  à  rien.  Son  intelligence  est  vide  ;  c'est  l'obscu- 
rité absolue.  Cette  inertie  psychique  se  manifeste  par  l'inertie  com- 
plète de  la  physionomie  et  des  mouvements  volontaires.  Mais  que 
l'on  vienne  au  milieu  de  cette  obscurité  profonde  à  présenter  une 
image  ou  une  idée,  aussitôt  cette  idée  deviendra  prépondérante  et 
occupera  l'imagination  tout  entière. 

L'inertie  psychique  explique  donc  la  vivacité  des  impressions; 
elle  explique  aussi,  dans  une  certaine  mesure,  l'automatisme.  On  sait 
qu'un  des  préjugés  les  plus  solidement  enracinés  dans  l'esprit  du 
vulgaire  est  la  sujétion  du  magnétisé  vis-à-vis  du  magnétiseur.  Il  y 
a  un  certain  degré  de  vérité  dans  cette  croyance  ;  mais  il  faut  exa- 
miner ce  qui  en  elle  est  exact  et  ce  qui  est  exagéré. 

Lorsqu'un  sujet  est  endormi,  on  peut  le  traiter  comme  une  véri- 
table machine.  Si  on  lui  dit  :  «  Levez-vous,  asseyez-vous,  levez  le 
bras,  levez  la  jambe,  baissez  le  bras,  mettez-vous  à  genoux,  levez  la 


L.  Voyez  la  courte  notice  que  j'ai  publiée  sur  ce  sujet  dans  la  Revue  pkilo- 
sophiqiie,  décembre  1879. 


Cil.   RICHET.   —  DU    SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  3G1 

main,  asseyez-vous,  »  pendant  tout  le  temps  qu'on  voudra,  il  obéira 
sans  effort;  ce  sera  un  véritable  automate,  une  machine  montée, 
obéissant  sans  résistance,  avec  une  docilité  dont  on  ne  trouverait  pas 
ailleurs  d'autres  exemples. 

On  peut  donner  à  cet  automatisme  une  forme  plus  saisissante.  Il 
suffit  de  faire  exécuter  un  mouvement  rythmique  à  un  somnambule. 
Celui-ci  ne  pourra  plus  l'entraver  :  et  involontairement  il  continuera 
à  exécuter  la  même  manœuvre  sans  pouvoir  l'arrêter  de  lui-même. 
Par  exemple,  si,  à  un  sujet  endormi,  on  balance  le  bras  le  long  du 
corps,  deux  ou  trois  fois,  puis  si  on  abandonne  le  sujet  à  lui-même, 
le  mouvement  du  bras  le  long  du  corps  continuera  indéfiniment. 
Une  personne  étrangère  pourra  l'arrêter ,  mais  le  somnambule  n'y 
pourra  rien.  En  effet,  comme  les  physiciens  le  savent,  l'inertie  de  la 
matière  se  manifeste  aussi  bien  par  la  continuation  du  mouvement 
que  par  la  continuation  du  repos. 

Pins  l'éducation  magnétique  du  sujet  est  parfaite,  c'est-à-dire  à 
mesure  qu'il  a  été  endormi  un  plus  grand  nombre  de  fois,  plus  cet 
automatisme  est  complet.  Finalement  ,  la  personne  endormie  a 
pour  toute  pensée  celle  que  veut  bien  lui  communiquer  celui  qui 
l'a  endormie.  Quand  il  parle,  elle  l'écoute  attentivement,  cherchant 
à  deviner  sa  pensée,  à  se  conformer  à  ses  désirs,  à  exécuter  ses 
ordres.  Il  y  a  là  un  curieux  effet  d'habitude.  L'habitude  d'obéir  à  la 
même  personne  est  devenue  presque  une  nécessité  et  s'impose 
comme  une  des  conditions  mêmes  de  la  pensée. 

L'automatisme  est  assurément  le  symptôme  caractéristique  de  l'état 
somnambulique.  Cette  modification  profonde  de  l'intelligence  nous 
donne  peut-être  quelques  éclaircissements  sur  la  nature  du  [som- 
nambulisme, et  nous  y  reviendrons  lorsque  dans  un  dernier  chapitre 
nous  tâcherons  d'expliquer  l'enchaînement  des  divers  symptômes. 

d.  État  affectif  et  intellectuel.  —  Un  romancier  célèbre  a  raconté 
l'histoire  de  cette  somnambule  qui  dans  l'état  de  veille  éprouvait 
une  violente  antipathie  pour  son  magnétiseur,  mais  qui,  pendant 
son  somnambulisme,  ressentait  pour  lui  un  amour  passionné.  Il  y 
avait  donc  en  elle  un  dédoublement  de  la  personne.  Endormie,  elle 
était  tout  à  fait  différente  de  ce  qu'elle  était,  éveillée.  Cette  fiction  du 
romancier  n'est  pas  contraire  à  l'observation  des  faits.  M.  Azam  a 
raconté  avec  détads  l'histoire  de  Félida  X...,  chez  qui  la  person- 
nalité s'était  dédoublée,  comme  chez  l'héroïne  de  Joseph  Balsamo. 

J'ai  observé  beaucoup  de  somnambules,  et  j'ai  pu  noter  aussi  des 
modifications  profondes  dans  leur  état  affectif  et  intellectuel. 

Chez  tous  les  somnambules,  la  sensibilité  morale  est  extrême. 
Rien  n'est  plus  facile  que  de  les  faire  pleurer.  Il  suffit  de  leur  parler 


362  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

d'un  sujet  triste,  de  maladie,  de  mort,  de  douleur.  Aussitôt  elles  se 
mettent  à  verser  d'abondantes  larmes,  puis  à  sangloter,  et  il  n'est 
pas  rare  de  voir  survenir  une  excitation  nerveuse  qui  peut  dégénérer 
en  une  véritable  attaque  de  nerfs.  Elles  s'attendrissent  aux  malheurs 
des  autres,  comme  si  elles  prenaient  pour  leur  propre  compte  toutes 
les  souffrances  dont  on  leur  parle.  Elles  ne  savent  pas  séparer  la  fic- 
tion de  la  réalité.  On  ne  saurait  trouver  d'auditeurs  plus  bienveil- 
lants et  plus  attentifs.  Tout  ce  qu'on  leur  raconte  est  pris  par  elles 
au  sérieux.  Un  jour,  je  dis  à  V...  d'écouter  un  opéra.  Elle  voulut  en- 
tendre Faust,  et  pendant  quelque  temps  parut  charmée  de  ce  qu'elle 
entendait,  remuant  la  tête  et  les  lèvres  avec  la  plus  grande  attention. 
Tout  d'un  coup  elle  se  mit  à  pleurer  et  à  éclater  en  sanglots.  «  Non, 
dit-elle,  se  cachant  la  tête  entre  les  mains,  je  ne  suis  pas  folle,  je  ne 
veux  pas  être  folle.  »  Elle  s'imaginait  sans  doute  assister  au  dernier 
acte  de  Faust,  et  s'identifiait  avec  le  personnage  de  Marguerite. 

Si  elles  s'attristent  facilement  des  malheurs  d'autrui,  elles  rient  assez 
volontiers,  et  leurs  rires,  comme  leurs  larmes,  se  terminent  par  une 
extrême  surexcitation.  A  vrai  dire  elles  sont  plus  souvent  sérieuses. 
Les  sentiments  admiratifs  sont  provoqués  sans  effort.  Quelques  notes 
de  musique  produisent  une  véritable  extase  ;  et  l'on  ne  peut  oublier 
ce  spectacle  dès  qu'on  a  une  fois  assisté  à  la  mimique  merveilleuse 
qu'elles  déploient  alors.  On  peut  aussi  les  prier  de  chanter;  et, 
quoique  cet  exercice  paraisse  en  général  leur  déplaire,  elles  finissent 
par  obéir.  Elles  chantent  avec  une  voix  sourde,  émue,  presque  trem- 
blante. Elles  semblent  alors  eh  chantant  avoir  une  conviction  si 
profonde  qu'on  ne  peut  s'empêcher  d'en  ressentir  quelque  émotion. 
Quelquefois  ces  chants  se  terminent  par  une  crise  de  larmes, 
quelquefois  aussi  par  un  enthousiasme  lyrique  et  une  sorte  d'ex- 
tase. 

Quoiqu'il  y  ait  chez  tous  les  somnambules  de  l'inertie  mentale, 
on  peut  dire  qu'il  y  a  chez  eux  de  l'excitation  intellectuelle  ;  mais, 
pour  que  cette  excitation  intellectuelle  se  manifeste,  il  faut  réveiller 
de  sa  torpeur  l'intelligence  endormie.  On  y  arrive  en  suscitant  des 
hallucinations.  Alors  l'imagination  se  donne  libre  carrière  et  con- 
struit des  rêves  qui  témoignent  d'une  activité  intellectuelle  remar- 
quable. Les  conversations  qu'on  a  ainsi  avec  un  sujet  endormi  sont 
variées  et  attachantes.  Le  langage  des  femmes  du  peuple  est  devenu 
presque  élégant;  les  tournures  de  phrase  sont  ingénieuses,  et  les 
idées  ne  manquent  pas  d'élévation.  A  l'hôpital  Beaujon,  X..,  femme 
de  chambre,  d'une  intelligence  médiocre,  ne  voulait  chanter  que  les 
airs  de  Y  Africaine,  opéra  qu'elle  avait  entendu  une  fois,  ce  qui,  il 
me  semble,  n'est  pas  suffisant  pour  l'apprécier  à  sa  juste  valeur.  Si 


Cil.   RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME  PROVOQUÉ  363 

je  voulais  lui  faire  chanter  «  J'ai  du  bon  tabac  »  ou  les  airs  de  la  Fille 
de  madame  Angot,  elle  souriait  de  pitié,  et  haussait  les  épaules, 
pleine  de  dédain.  Souvent,  chez  les  somnambules,  j'ai  observé  pareil 
mépris  pour  les  choses  vulgaires. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  qui  domine  la  scène,  c'est  l'automatisme,  et 
cet  automatisme  fait  que  toute  l'intelligence  est  devenue  l'esclave  des 
idées  qu'on  fait  naître.  Ainsi  par  exemple  je  dis  à  V...  :  «  Caresse  ce 
chien.  »  Aussitôt  elle  va  le  caresser.  Si  le  chien  cherche  à  se  dérober 
à  cette  étreinte,  V...  court  après  lui, le  suit  dans  tous  ses  détours;  s'il 
sort  de  la  pièce,  essaye  de  le  rejoindre.  Si  l'on  met  un  fauteuil  ou  un  banc 
pour  l'empêcher  de  passer,  elle  renverse  cet  obstacle,  ou,  si  elle  n'y 
réussit  pas,  s'en  irrite  et  le  repousse  avec  colère.  Mais  à  un  signe  elle 
s'arrête,  encore  toute  tremblante  de  colère  et  d'indignation.  Je  peux 
lui  donner  un  objet  quelconque,  un  crayon  par  exemple,  en  lui  défen- 
dant de  le  laisser  prendre  à  qui  que  ce  soit.  Que  si  alors  un  des  assis- 
tants veut  s'en  emparer,  elle  fera  une  résistance  désespérée,  courant 
à  travers  la  chambre,  se  débattant,  mordant ,  donnant  des  coups  de 
pied,  dans  un  état  d'indignation  et  de  fureur  dont  on  ne  saurait  avoir 
une  idée  si  l'on  n'a  pas  assisté  à  de  pareilles  scènes.  Les  magnétiseurs 
de  profession  se  plaisent  à  montrer  au  public  de  pareilles  scènes,  et 
les  sceptiques  s'imaginent  qu'elles  sont  simulées. Certes  elles  pour- 
raient l'être,  car  il  n'y  a  là  aucun  phénomène  qu'il  soit  impossible  de 
simuler.  Cela  n'est  pas  feint  cependant,  et  rien  n'est  plus  réel  que 
cette  subordination  de  toutes  les  forces  intellectuelles  à  un  ordre 
exprimé  verbalement.  Il  semble  que  le  sujet  endormi  n'ait  d'autre 
souci  que  de  se  conformer  à  l'indication  reçue.  Une  idée  a  ébranlé 
son  intelligence,  et  cette  idée  est  devenue  souveraine  dominatrice. 
Le  reste  n'est  plus  rien.  Tout  est  sombre  à  côté  de  cette  idée  unique, 
lumineuse.  Aussi  tout  ce  qui  peut  entraver  l'exécution  est  rejeté  et 
repoussé  avec  colère.  Si  je  dis  à  A...  de  s'habiller  et  de  sortir,  elle  va 
aussitôt  prendre  les  objets  nécessaires  à  sa  toilette;  elle  réfléchit 
d'abord,  puis,  après  avoir  bien  réfléchi,  va,  les  yeux  fermés,  chercher 
l'objet  à  la  place  qu'il  doit  occuper.  La  méditation  de  l'acte  est  lente, 
mais  l'acte  est  accompli  avec  une  vivacité  extraordinaire.  Si  une 
serrure,  un  cordon  ou  tout  autre  obstacle  offrent  quelque  résistance, 
A...  s'impatiente,  s'irrite  et  bouleverse  avec  colère  tout  ce  qui 
s'oppose  à  son  intention.  Les  mouvements  sont  fébriles  et  saccadés, 
mais  d'une  remarquable  précision.  Elle  s'arrête  quelquefois,  comme 
épuisée  par  l'effort  qu'elle  vient  de  faire;  mais  bientôt  elle  recom- 
mence avec  une  ardeur  nouvelle.  Cependant  elle  se  parle  à  elle- 
même,  s'inquiète  de  ce  qu'on  pensera  quand  elle  viendra,  suppose 
qu'elle  arrivera  en  retard;  en  un  mot,  toutes  les  forces  de  son  être 


364  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

sont  appliquées  à  l'exécution  aussi  rapide  et  complète  que  possible 
de  l'ordre  qui  lui  a  été  donné. 

11  y  a  d'ailleurs  de  très  grandes  différences  entre  les  divers  sujets, 
et  il  est  assez  difficile  de  formuler  de  règle  générale.  Toutefois  en 
général  les  choses  se  passent  ainsi.  Plus  le  sommeil  a  été  souvent 
provoqué,  mieux  on  peut  observer  cette  adaptation  de  toute  l'intel- 
ligence et  de  toute  la  sensibilité  aux  idées  suggérées.  Comme  pour  le 
sommeil  chloroformique,  comme  pour  l'ivresse,  tous  les  sujets  ont 
leur  manière  propre  de  réagir.  La  réceptivité  est  différente,  et  je  n'ai 
jamais  rencontré  deux  somnambules  qui  soient  absolument  sem- 
blables. Ce  qu'il  y  a  d'intéressant,  c'est  que  chez  la  même  personne 
le  sommeil  magnétique  est  toujours  identique  avec  lui-même;  mais 
plus  la  personne  a  été  endormie  souvent,  plus  les  phénomènes  sont 
nets,  plus  le  sommeil  est  profond  :  c'est  alors  qu'on  peut  faire  des 
études  psychologiques  fructueuses,  car  la  plupart  du  temps  les  pre- 
miers résultats  sont  confus  et  troublés  par  des  divagations  déses- 
pérantes. 

J'ai  souvent  cherché  à  vérifier  ce  fait,  annoncé  par  plusieurs 
auteurs,  que  pendant  le  sommeil  magnétique  il  y  avait  de  l'hyper- 
esthésie  sensorielle,  de  sorte  que  pendant  cet  état  les  excitations, 
trop  faibles  pour  être  perçues  à  l'état  normal,  sont  nettement  perçues. 
A  vrai  dire,  je  n'ai  rien  obtenu  de  bien  décisif.  Ainsi  en  parlant  à 
voix  très  basse,  à  une  certaine  distance,  je  n'ai  jamais  pu  me  faire 
entendre  par  la  personne  endormie  mieux  que  si  elle  avait  été 
éveillée.  A  Beaujon,  j'endormais  N...  le  soir,  vers  six  heures.  Je  lui 
recommandais  de  rester  endormie  avec  un  bras  au-dessus  de  la 
tête  et  en-  tenant  un  objet  dans  la  main.  Je  faisais  cela  quand  je 
devais  passer  la  nuit  dans  l'hôpital,  et  cinq  ou  six  fois  dans  le  courant 
de  la  soirée  je  revenais,  à  pas  de  loup  et  sans  apporter  de  lumière. 
Quelles  que  fussent  mes  précautions,  la  malade  m'entendait  venir. 
Je  la  retrouvais  toujours  dans  la  même  position,  le  bras  au-dessus  de 
la  tête  et  l'objet  dans  la  main.  Cette  expérience  est  intéressante, 
d'abord  au  point  de  vue  de  l'impossibilité  presque  absolue  de  la 
simulation,  et  ensuite  parce  qu'elle  témoigne  d'une  certaine  acuité 
peu  normale  des  sens.  J'ai  reproduit  nombre  de  fois,  sur  le  même 
sujet,  cette,  expérience  intéressante,  et  un  de  mes  collègues  dans 
L'hôpital,  l'ayant  répétée  à  son  tour,  a  obtenu  un  résultat  identique. 

Chez  un  de  mes  amis,  le  Dr  L***,  les  passes  magnétiques  produisent 
une  singulière  hyperthésie.  Il  n'a  jamais  pu  être  endormi.  Les  yeux 
sont  restés  ouverts,  la  mémoire  et  la  conscience  demeurent  intactes, 
mais  sa  sensibilité  est  excitée  à  un  tel  point  que  le  plus  léger  attou- 
chement de  la  peau  lui  produit  une  véritable  douleur.  Alors  il  saute 


Cil.   RICHET.   —   DU   SOMNAMBULISME    PROVOQUÉ  365 

en  l'air,  et  bondit  comme  si  on  lui  taisait  une  blessure.  On  peut  le 
comparer,  comme  je  le  lui  ai  souvent  dit,  à  une  grenouille  strychnisée. 
Les  troubles  de  la  mémoire  présentent  beaucoup  d'intérêt  et 
peuvent  nous  servir  à  mieux  déterminer  les  conditions  d'existence 
de  cette  fonction  à  l'état  normal. 

D'abord  il  y  a  lieu  de  distinguer,  comme  je  l'ai  fait  ailleurs  en 
étudiant  les  phénomènes  psychologiques  de  l'intoxication  chloro- 
formique,  la  mémoire  active  de  la  mémoire  passive.  Ces  deux  diffé- 
rentes facultés  sont  confondues  sous  le  même  terme  mémoire;  mais 
elles  indiquent  deux  choses  distinctes.  La  mémoire  active,  c'est  la 
puissance  de  retenir,  de  graver  dans  le  souvenir  les  faits  et  les  mots 
qui  frappent  nos  sens;  la  mémoire  passive,  c'est  la  puissance  d'évo- 
quer les  souvenirs  anciens,  de  faire  revivre  les  faits  et  les  mots  qui 
ont  auparavant  frappé  nos  sens.  Or  chez  les  somnambules  la  mémoire 
passive  est  exaltée,  tandis  que  la  mémoire  active  est  anéantie  ou 
amoindrie. 

En  effet,  lorsqu'on  réveille  une  personne  qui  dans  son  sommeil 
a  accompli  certains  actes,  prononcé  ou  entendu  certaines  paroles, 
elle  n'en  a  conservé  en  apparence  aucune  trace.  Si  la  personne  s'est 
levée  et  habillée,  par  exemple,  elle  est  dans  une  stupéfaction  pro- 
fonde, tâte  ses  habits,  regarde  d'un  air  hagard  les  personnes  qui 
l'entourent,  et  ne  peut  croire  à  la  vérité  de  ce  qu'on  lui  dit  sur  sa 
conduite  pendant  le  sommeil.  Comme,  au  point  de  vue  psycholo- 
gique, le  temps  n'est  mesuré  que  par  le  souvenir  des  idées,  elle  a 
absolument  perdu  la  notion  du  temps.  Pour  elle,  le  moment  où  elle 
s'est  endormie  se  confond  avec  le  moment  du  réveil.  Miss  G...  nous 
disait  que  son  dernier  souvenir  était  celui  d'un  vase  de  fleurs  qu'elle 
avait  vu  sur  la  cheminée.  «  Tout  d'un  coup,  j'ai  cessé  de  le  voir,  et 
mon  évanouissement  n'a  duré  qu'une  seconde.  » 

En  1875,  lorsque  je  publiai  mon  premier  mémoire  sur  le  somnam- 
bulisme provoqué,  je  disais  que  la  perte  de  la  mémoire  est  un  fait 
constant.  Il  y  a  là  une  exagération  manifeste.  Le  souvenir  n'a  pas 
disparu  complètement  :  il  est  confus  et  vague;  il  suffit  alors,  pour  le 
faire  revenir,  de  mettre  sur  la  voie,  et  aussitôt  la  mémoire  reviendra. 
M.  Heidenhain  *  cite  plusieurs  exemples  de  ce  rappel  du  souvenir. 
Après  avoir  endormi  son  frère,  il  lui  dit  ce  vers  d'Homère  : 

llv.ôv  t:  :tto:  pvyev  iv/.o:  boôvxuv 

Puis  il  le  réveilla.  Pour  faire  renaître  le  souvenir  de  ce  vers,  il  suffit 
de  dire  :  «  Homère.  Euite.  »  Aussitôt  M.  A.  Heidenhain  répéta  inté- 

t.  Loc.  cit.,  p.  12,  13. 


366  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

gralement  le  vers  qu'il  avait  entendu.  Chez  F...,  lorsqu'il  est  réveillé, 
je  puis  taire  renaître  le  souvenir  de  ce  qu'il  a  fait.  Il  me  dit  d'abord 
qu'il  ne  se  rappelle  rien;  puis,  si  je  lui  indique  par  exemple  qu'il  s'est 
levé  et  qu'il  a  eu  peur...  :  «  Ah  oui.  je  me  souviens,  tu  m'as  fait  voir 
un  serpent.  »  En  tout  cas,  pour  que  ces  réminiscences  confuses  se 
reproduisent,  il  ne  faut  pas  attendre  trop  longtemps,  car  le  len- 
demain ou  les  jours  suivants  on  ne  peut  plus  les  retrouver.  Ne  voit-on 
pas  là  une  très  grande  analogie  avec  le  rêve  et  le  sommeil  ordinaire? 
Quand  on  est  réveillé  brusquement,  on  peut  à  ce  moment  même  se 
rappeler  le  rêve  qu'on  faisait;  mais,  au  bout  de  quelques  minutes,  le 
souvenir  a  fui  complètement  de  la  mémoire,  et  ce  n'est  jamais  que 
par  hasard  qu'on  retrouve  dans  le  jour  quelques  lambeaux  du  songe 
de  la  nuit;  tandis  que  le  matin,  au  moment  même  du  réveil,  on  est 
capable  de  le  reconstruire  en  grande  partie. 

J'ai  pu  observer  aussi,  quoique  beaucoup  plus  rarement,  un  phé- 
nomène bizarre.  L...,  sujet  extrêmement  sensible,  ne  conservait  au 
réveil  aucun  souvenir  de  ce  qu'elle  avait  fait,  dit  ou  entendu  pendant 
son  sommeil.  Cependant  la  mémoire  n'avait  pas  complètement 
disparu,  comme  l'indique  le  fait  suivant.  Elle  mangeait  fort  peu  d'ha- 
bitude. Un  jour,  pendant  son  sommeil,  je  lui  dis  qu'il  fallait  manger 
beaucoup.  Étant  réveillée,  elle  avait  complètement  oublié  ma  recom- 
mandation. Cependant,  les  jours  suivants,  la  religieuse  de  l'hôpital 
me  prit  à  part  pour  me  dire  qu'elle  ne  comprenait  rien  au  chan- 
gement qui  s'était  fait  en  L...  «  Maintenant,  dit-elle,  elle  ne  peut  plus 
se  rassasier,  et  me  demande  toujours  plus  que  je  ne  lui  donne.  »  11  y 
avait  donc  probablement  souvenirs  vagues  et  impulsions  incon- 
scientes, liés  à  une  réminiscence  confuse  des  faits  antérieurs. 

Voici  ce  qui  a  heu  le  plus  souvent.  J'endors  V...,  par  exemple.  Je 
lui  récite  quelques  vers,  puis  je  la  réveille.  Elle  n'en  a  conservé 
aucun  souvenir.  Je  la  rendors  de  nouveau  ;  elle  se  rappelle  parfai- 
tement les  vers  que  je  lui  ai  récités.  Je  la  réveille,  elle  a  oublié  de 
nouveau. 

Ainsi  peut  s'expliquer  le  dédoublement  de  la  personne;  ce  qui  fait 
le  moi,  c'est  la  collection  de  nos  souvenirs,  et,  lorsqu'il  s'en  trouve 
de  réservés  à  un  état  physique  spécial,  on  est  presque  en  droit  de 
dire  que  la  personne  s'est  dédoublée;  il  y  a  celle  qui  se  souvient  de 
toute  une  série  de  faits;  il  y  a  celle  qui  ne  peut  plus  s'en  souvenir. 
Je  le  répète,  c'est  là  un  phénomène  très  général,  et  j'ai  bien  rarement 
constaté  des  exceptions  à  cette  règle. 

Si  la  mémoire  active  est  profondément  troublée,  en  revanche  la 
mémoire  passive  est  plutôt  exaltée.  Les  somnambules  se  repré- 
sentent avec  un  luxe  inouï  de  détails  précis  les  endroits  qu'ils  ont 


Ch.    RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  367 

vus  jadis,  les  faits  auxquels  ils  ont  assisté.  Ils  ont  pendant  leur 
sommeil  décrit  très  exactement  telle  ville,  telle  maison  qu'ils  ont 
jadis  visitée  ou  entrevue;  mais  au  réveil  c'est  à  peine  s'ils  pourraient 
dire  qu'Us  y  ont  été  autrefois.  M...,  qui  chantait  l'air  du  deuxième  acte 
de  l'Africaine  pendant  son  sommeil,  ne  put  pas  en  retrouver  une 
seule  note  lorsqu'elle  était  éveillée.  Cette  exaltation  de  la  mémoire, 
combinée  avec  l'exaltation  de  la  puissance  imaginative,  explique  très 
bien  comment  les  charlatans  font  croire  à  la  lucidité  de  leurs  sujets. 
Voici  une  femme,  par  exemple,  qui  a  été  il  y  a  quinze  ans  passer 
une  heure  ou  deux  à  Versailles;  et  qui  a  presque  complètement 
oublié  cette  courte  promenade.  Elle  est  même  absolument  incapable 
d'affirmer  qu'elle  l'a  faite.  Cependant,  qu'on  vienne  à  l'endormir,  et 
à  lui  parler  de  Versailles,  elle  saura  se  représenter  très  fidèlement 
les  avenues,  les  statues,  les  arbres.  Elle  reverra  le  parc,  les  allées, 
la  grande  place,  et,  à  la  stupéfaction  des  assistants,  donnera  des 
détails  extrêmement  précis.  Les  auditeurs,  s'ils  sont  naïfs,  croiront  à 
une  lucidité  surnaturelle,  alors  que  cette  lucidité  n'est  autre  que 
l'exaltation  de  la  mémoire. 

Il  n'est  du  reste  dans  ces  faits  rien  qui  soit  en  désaccord  avec  les 
notions  vulgaires.  En  effet,  on  sait  que  dans  certains  états  patholo- 
giques la  mémoire  surexcitée  peut  faire  renaître  des  souvenirs  éloignés 
et  qui  semblaient  tout  à  fait  disparus.  Dans  le  rêve  ordinaire,  nous 
retrouvons  des  faits  très  anciens  et  que  nous  ignorions  avoir  encore 
en  mémoire.  C'est  que  rien  de  ce  qui  a  été  vu  ou  entendu  ne  dis- 
paraît complètement.  Chaque  impression  laisse  une  trace  durable 
dans  l'intelligence,  et  peut,  dans  certaines  conditions  mentales  par- 
ticulières, revivre  et  reparaître  alors  qu'elle  semblait  tout  à  fait 
anéantie.  Il  y  a  les  souvenirs  dont  nous  avons  conscience,  et  ceux  dont 
nous  n'avons  pas  conscience.  Ceux-là  sont  innombrables,  et  leur 
importance  dans  la  vie  intellectuelle  est  tout  aussi  grande  que  celle 
des  souvenirs  conscients. 

Il  est  un  dernier  fait  relatif  à  la  mémoire  et  que  je  ne  voudrais  pas 
passer  sous  silence,  quelque  étrange  qu'il  puisse  d'abord  paraître. 
On  peut  faire  perdre  à  une  somnambule  la  mémoire,  et  non  seule- 
ment la  mémoire,  mais  encore  certaine  mémoire  spéciale,  par 
exemple  la  mémoire  des  noms.  Je  dis  à  V...  qu'elle  ne  peut  plus  se 
rappeler  son  nom,  et  pendant  une  demi-heure  elle  cherche,  sans  y 
réussir, à  dire  qu'elle  s'appelle  V...  Je  lui  dis  :  «  Tenez,  vous  vous  ap- 
peler V...  »  —  «  Oui,  certainement.  »  Un  instant  après  je  lui  dis  : 
«  Comment  vous  appelez-vous?  »  Elle  cherche  et  ne  trouve  pas.  On 
peut  ainsi  par  une  simple  aflirmation  faire  perdre  la  mémoire  des 
noms  propres,  la  mémoire  des  localités.  On  peut  même  faire  perdre 


3(58  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

toute  la  mémoire.  A  la  vérité,  cette  expérience  ne  doit  être  tentée 
qu'avec  une  grande  prudence,  et  en  tout  cas  il  ne  faut  pas  la  pro- 
longer plus  de  quelques  minutes  à  peine.  J'ai  vu  en  effet  survenir 
dans  ce  cas  une  telle  terreur  et  un  tel  désordre  dans  l'intelligence, 
désordre  qui  a  persisté  pendant  un  quart  d'heure  environ,  que  je  ne 
voudrais  pas  recommencer  souvent  cette  tentative  dangereuse. 

Je  sais  bien  qu'on  pourra  croire  à  la  simulation.  Je  reconnais 
volontiers  que  le  fait  est  assez  surprenant,  et  qu'il  peut  être  simulé. 
J'ai  cherché  souvent  à  imaginer  dans  ce  cas  une  preuve  de  non- 
simulation,  et  je  n'en  ai  pu  trouver  d'irréfutable.  Cependant  il  y  a 
telles  apparences  de  sincérité,  telles  réponses  caractéristiques  et 
topiques  (jointes  à  d'autres  preuves  personnelles  de  confiance  ,  que 
ma  conviction  est  faite.  J'avoue  que  je  ne  donne  pas  assez  de  preuves 
pour  la  faire  partager  aux  autres;  et  je  comprends  très  bien  que  sur 
ce  point  on  exige  d'être  mieux  informé  pour  être  persuadé.  Toutefois 
à  ceux  qui  douteraient  je  donnerai  le  conseil  de  tenter  par  eux-mêmes, 
si  cela  est  possible,  cette  expérience.  Elle  est  d'un  grand  intérêt,  et 
je  serais  étonné  si  elle  restait  sans  résultats  l . 

3c  degré.  Il  n'existe  entre  la  période  des  hallucinations  et  la 

période  de  stupeur  profonde  que  des  transitions  presque  insaisissa- 
bles. La  seule  différence  essentielle  est  que,  dans  la  période  de  stu- 
peur, l'automatisme  est  beaucoup  plus  complet,  et  que  les  individus 
endormis,  au  lieu  d'avoir  facilement  des  hallucinations,  sont  plongés 
dans  un  état  d'inertie  mentale  bien  plus  profonde.  C'est  l'exagéra- 
tion de  l'état  décrit  plus  haut.  Rien  ne  peut  éveiller  le  sujet  du  som- 
meil profond  dans  lequel  il  est  plongé  :  c'est  un  parfait  automate 
qui  n'a  plus  aucune  trace  de  spontanéité. 

En  général,  dans  mes  expériences,  je  n'arrivais  pas  à  cette  période 
dernière,  tandis  que,  dans  les  expériences  de  M.  Heidenhain  ou  chez 
les  hystériques  de  la  Salpêtrière,  on  observait  bien  plutôt  la  stupeur 
que  les  hallucinations. 

Cette  différence  tient  probablement  à  deux  causes.  En  premier  lieu, 
les  femmes  de  la  Salpêtrière  sont  des  malades  atteintes  d'hystérie 
grave,  et  chez  elles  l'accès  de  somnambulisme  n'est  qu'une  des  formes 
de  leur  attaque  hystérique,  de  sorte  que  l'état  qu'on  provoque  chez 


1.  Toutes  ces  questions  étant  à  l'étude,  rien  ne  me  serait  plus  utile  et  plus 
réable  que  de  recevoir  les  observations  que  les  lecteurs  de  ce  travail  vou- 
draient  m'adresser  sur  tous  ces  points  obscurs.  Pour  ce  qui  est  de  la  perte 
momentanée  de  la  mémoire,  je  ne  vois  pas  quelle  expérience  on  pourrait 
maginer  pour  déjouer  la  simulation  si  elle  existe.  On  n'a,  je  crois,  d'autre 
ressource  que  de  faire  l'expérience  sur  une  personne  dont  on  a  éprouvé  la 
sincérité. 


Cil.  RICHET.  —  DU    SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  369 

elles  dépend  de  leur  condition  pathologique.  Quant  aux  expériences 
de  Braid  et  de  M.  Heidenhain,  ce  n'est  pas  du  somnambulisme  pro- 
prement dit,  mais  de  l'hypnotisme,  ce  qui  est  assez  différent.  Au  lieu 
d'endormir  avec  des  passes,  M.  Hansen  et  M.  Heidenhain  endorment 
par  la  fixation  d'un  objet  brillant,  d'une  boule  de  cristal ,  pat- 
exemple.  Le  sommeil  provoqué  ainsi  est  plus  complet,  et  c'est  avec 
peine  qu'on  peut  provoquer  alors  des  hallucinations. 

Chez  tous  ces  sujets,  l'automatisme  est  absolu.  Il  suffit  de  faire 
devant  eux  des  gestes,  pour  qu'aussitôt  ils  fassent  le  même  geste, 
sans  résister,  sans  réagir,  et  aussi,  probablement,  sans  penser. 
M.  de  Parville  (dans  le  feuilleton  scientifique  du  Journal  des  Débats 
du  5  août  1880)  raconte  qu'en  1859  il  avait  hypnotisé  des  Indiens 
Mosquitos  avec  des  bouchons  de  carafe.  Ces  individus  étant  hypno- 
tisés imitaient  servilement  tous  ses  gestes  :  «  Je  courais,  ils  couraient  ; 
je  m'asseyais,  ils  s'asseyaient;  je  m'agenouillais,  ils  s'agenouillaient; 
je  levais  les  bras,  ils  levaient  les  bras.  »  Nous  avons  suffisamment 
décrit  l'automatisme  pour  ne  pas  y  revenir.  Disons  seulement  qu'à 
cette  période  de  profond  somnambulisme  on  observe  encore  moins 
de  réaction  spontanée  qu'à  la  seconde  période. 

Des  observations  fort  intéressantes  sur  l'état  du  système  nerveux 
moteur  et  la  physiologie  pathologique  des  muscles  peuvent  être  faites 
chez  ces  somnambules. 

On  sait  qu'à  l'état  normal  un  muscle  est  relié  au  système  nerveux, 
d'une  part  par  des  nerfs  moteurs,  qui  lui  envoient  le  mouvement, 
d'autre  part  par  des  nerfs  sensitifs  qui,  partant  du  muscle,  vont 
transmettre  au  centre  nerveux  certaines  notions  relatives  à  l'état  de 
ce  muscle.  Dans  les  conditions  normales,  on  admet  qu'une  série 
d'impressions  extrêmement  faibles  se  transmettent  des  nerfs  sensitifs 
aux  nerfs  moteurs  du  muscle  en  passant  par  la  moelle  épinière 
(action  réflexe,  arc  sensitivo-moteur) .  Par  là,  le  muscle  est  toujours 
dans  un  certain  état  de  contraction  insensible,  ou,  comme  on  dit,  de 
tonicité.  Cette  tonicité  fait  qu'un  muscles  n'est  jamais  aussi  com- 
plètement relâché,  à  l'état  normal,  que  si  le  nerf  moteur  de  ce 
muscle  avait  été  coupé  ou  la  moelle  épinière  détruite. 

On  sait  aussi,  depuis  les  expériences  de  Setschenoff,  de  Goltz  et 
d'autres  physiologistes,  que  les  centres  nerveux  supérieurs  exercent 
une  action  dite  d'arrêt,  une  inliibition  sur  les  mouvements  réflexes 
des  parties  sous-jacentes  de  la  moelle.  Par  conséquent,  lorsque,  sous 
une  influence  quelconque,  les  centres  nerveux  supérieurs  sont  para- 
lysés, leur  action  inhibitoire  ne  pourra  plus  s'exercer  et  les  mouve- 
ments réflexes  des  parties  sous-jacentes  de  la  moelle  seront  très 
exagérés. 

HE  x.  —  1880.  24 


370  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

C'est,  en  effet,  ce  qui  a  lieu  pour  la  tonicité  musculaire  des  som- 
nambules; cette  tonicité,  qui  est  un  mouvement  réflexe  à  l'état 
normal,  devient,  dans  l'état  de  sommeil  hypnotique,  très  exagérée, 
et  l'excitabilité  du  muscle  est  énorme. 

Ainsi,  à  une  hystérique  en  état  de  somnambulisme  ou  à  un  hypno- 
tisé, il  suffit  de  toucher  très  légèrement  un  muscle  quelconque  pour 
qu'aussitôt  ce  muscle  non  seulement  se  contracte,  mais  encore  se 
contracture.  Tous  les  muscles  peuvent  présenter,  sous  l'influence 
de  cette  manipulation,  ce  même  phénomène.  On  peut  même  provo- 
quer la  contracture  des  muscles  de  la  respiration,  expérience  qui 
n'est  pas  sans  danger  et  ne  doit  pas  être  prolongée  trop  longtemps. 

Cette  contracture  est  extrême,  et  ceux  qui  la  voient  pour  la  pre- 
mière fois  sont  étonnés  de  la  force  avec  laquelle  le  muscle  peut 
rester  raccourci.  Lorsque  les  fléchisseurs,  par  exemple,  sont  con- 
tractés, ramenant  les  doigts  dans  la  paume  de  la  main,  il  est  abso- 
lument impossible,  quelque  force  qu'on  déploie,  de  vaincre 
ce  raccourcissement.  Les  muscles  se  rompraient  plutôt  que  de 
céder. 

Bien  des  phénomènes,  soi-disant  merveilleux ,  obtenus  par  les 
magnétiseurs,  ne  sont  dus  probablement  qu'à  cette  contracture.  On 
peut,  en  effet,  contracturer  les  muscles  de  la  langue,  de  la  flotte, 
du  globe  oculaire,  ce  qui  produit  des  effets  singuliers,  paraissant 
surnaturels  aux  ignorants  et  simulés  aux  observateurs  superficiels. 

Non  seulement  le  muscle,  mais  le  nerf  moteur  lui-même,  est 
devenu  plus  excitable.  M.  Charcot  a  bien  montré  ce  fait.  Si  l'on 
presse  très  légèrement  sur  le  nerf  facial  d'un  somnambule,  on  verra 
aussitôt  se  contracter  tous  les  muscles  innervés  par  ce  cordon  ner- 
veux. En  pressant  légèrement  derrière  l'oreille,  on  réussit  à  faire 
se  contracter  les  petits  muscles,  rudimentaires  chez  l'homme,  dont 
ia  fonction  serait  de  mettre  en  mouvement  le  pavillon  de  l'oreille. 
Sous  l'influence  de  cette  contraction,  le  pavillon  de  l'oreille  t'ait 
quelques  légers  mouvements,  facilement  appréciables,  assez  mar- 
qués certainement  pour  qu'on  tire  de  ce  fait  une  des  bonnes  preuves 
contre  l'hypothèse  de  la  simulation. 

Cette  hyperexcitabilité  réflexe  des  muscles  n'est  pas  spéciale  à 
l'état  de  somnambulisme,  elle  existe  aussi  chez  toutes  les  grandes 
hystériques.  Dans  des  recherches  faites  avec  Brissaud  sur  ce  point, 
nous  avons  montré  que  les  muscles  d'une  hystérique  se  contrac- 
turent  dès  qu'on  les  tend  fortement.  Cela  établit  une  relation  entre 
l'hystérie  et  le  somnambulisme,  relation  évidemment  très  étroite  et 
dont  on  ne  saurait  exagérer  l'importance.  Dans  l'un  et  l'autre  cas, 
les  muscles  sont  devenus  très  excitables,  l'action  réflexe  est  devenue 


Ch.   RICHET.   —  DU    SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  31  [ 

exagérée  :  ces  deux  phénomènes  résultent  de  la  suppression  d'ac- 
tion des  centres  nerveux  supérieurs  inhibitoires. 

Même  lorsque  le  sommeil  ne  s'est  pas  produit,  et  quand  on  n'a 
pas  dépassé  la  première  période,  on  peut  encore  observer  cette 
exagération  de  la  tonicité  musculaire.  J'ai  cité  plus  haut  l'exemple 
d'une  dame  qui,  sans  être  endormie,  présentait  au  bout  de  dix  mi- 
nutes de  magnétisation  une  excitabilité  musculaire  extrême.  11  suffi- 
sait de  tendre  ses  muscles  pour  en  provoquer  la  contracture. 

Ainsi  ce  phénomène  musculaire,  si  marqué  à  la  troisième  période 
du  somnambulisme,  s'observe  déjà  dans  les  deux  premières  périodes, 
et  il  existe  dans  l'hystérie  grave.  C'est  un  phénomène  des  plus 
instructifs  :  il  nous  apprend  que  les  centres  nerveux  supérieurs  ont 
perdu  presque  toute  leur  activité,  et  que  l'être,  obéissant  servile- 
ment aux  excitations  du  dehors,  n'a  plus  de  spontanéité  suffisante 
pour  réagir  contre  ces  excitations.  La  moelle  règne  quand  le  cerveau 
est  devenu  impuissant. 

A  côté  de  la  contracture  et  de  ses  diverses  formes,  il  faut  placer 
la  catalepsie.  Si,  dans  une  des  cours  de  la  Saïpêtrière,  on  donne  un 
fort  coup  de  tam-iam,  aussitôt  trois  ou  quatre  malades  s'arrêteront 
subitement,  levant  les  bras  en  l'air,  par  exemple,  et  dans  l'attitude 
de  l'effroi,  les  yeux  grands  ouverts;  elles  resteront  ainsi  immobilisées, 
figées  pour  ainsi  dire  dans  cette  attitude,  jusqu'à  ce  qu'on  modifie 
l'innervation  centrale  d'une  manière  ou  de  l'autre.  Les  muscles 
sont  alors  en  catalepsie,  et  on  peut  les  immobiliser  dans  telle  position 
qu'on  désire  pour  un  temps  indéterminé. 

Cette  catalepsie  est  promptement  modifiée  lorsqu'on  ferme  les 
yeux  du  sujet.  Les  choses  se  passent  comme  si  l'état  cataleptique 
des  muscles  était  maintenu  par  l'excitation  lumineuse  allant  de  la 
rétine  au  cerveau.  Lorsque  les  yeux  sont  fermés,  il  n'y  a  plus  de 
catalepsie,  mais  uniquement  une  extrême  sensibilité  musculaire  aux 
actions  réflexes  l. 

Certains  points  du  corps  paraissent  devenir  plus  sensibles  à 
l'excito-motricité  réflexe.  Il  y  a,  comme  l'a  montré  M.  Charcot,  des 
zones  épileptogènes  qui  varient  probablement  avec  chaque  individu  ; 
chez  telle  malade,  par  exemple,  le  contact  léger  de  la  région  ster- 
nale  provoque  une  contracture  généralisée  de  tous  les  muscles. 
D'après  M.  Heidenhain,  en  touchant  légèrement  la  région  de  la 
nuque,  on  fait  parler  des  somnambules,  qui,  sans  cette  excitation, 
restaient  absolument  silencieux.  Cette  expérience  offre  une  curieuse 


1.  Voyez   sur  tous  ces  points  la  thèse  de  M.  Paul  Richer,  Étude  <lr<rr>;. 
ilp  la  fjrande  attaque  hystérique,  1879,  p.  122  à  179. 


372  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

analouie  avec  une  expérience  connue  de  Goltz  sur  les  grenouilles. 
Quand  on  a  enlevé  les  hémisphères  cérébraux  d'un  de  ces  batraciens, 
il  suffit  de  chatouiller  légèrement  la  région  de  la  nuque  pour  déter- 
miner un  énergique  coassement. 

Du  côté  de  la  sensibilité,  on  observe  à  cette  troisième  période, 
plus  qu'aux  précédentes,  des  troubles  considérables.  Presque  tou- 
jours, c'est  de  l'anesthésie.  De  ce  symptôme  nous  n'avons  rien  à 
dire  de  particulier.  L'anesthésie  est  complète,  telle  qu'on  a  pu  faire 
des  opérations  chirurgicales  (Broca,  Follin,  etc.).  L'ammoniaque, 
l'acide  sulfureux,  promenés  sous  les  narines,  ne  provoquent  aucune 
réaction.  On  peut  traverser  le  bras  avec  des  aiguilles  sans  que  le 
somnambule  manifeste  d'étonnement  ou  de  douleur.  Lorsque  le 
sommeil  se  dissipe  et  que  la  sensibilité  revient,  les  mêmes  piqûres, 
qui  n'avaient  pas  été  perçues,  redeviennent  douloureuses.  Mon 
ami  R...,  par  exemple,  était  insensible  pendant  le  sommeil;  je  lui 
piquai  assez  fortement  la  main  avec  une  aiguille.  Dès  qu'il  fut 
réveillé,  son  attention  se  porta  sur  cette  piqûre,  qu'il  ne  pouvait  pas 
s'expliquer. 

Cette  anesthésie  complète  de  la  troisième  période  contraste  avec 
l'anesthésie  imcomplète  de  la  période  hallucinatoire.  Il  est  rare  que 
les  sujets  qui  ont  des  hallucinations  soient  tout  à  fait  insensibles. 
Presque  toujours  ils  souffrent  des  piqûres  qu'on  leur  fait,  et  s'en 
plaignent.  Cependant  on  peut  chez  eux  provoquer  de  l'insensibilité 
en  faisant  des  passes  sur  la  région  qu'on  veut  rendre  insensible,  en 
frottant  légèrement  avec  la  main,  par  exemple,  le  bras  dont  on  désire 
produire  l'anesthésie.  Ce  fait,  qui  aurait  pu  paraître  merveilleux  il  y  a 
quelques  années,  est  devenu  plus  explicable  grâce  aux  expériences  de 
M.  Burq  et  de  M.  Charcot  sur  la  métallothérapie.  Chez  les  sujets  pro- 
fondément hypnotisés,  on  peut  quelquefois  rappeler  la  sensibilité, 
mais  l'expérience  échoue  souvent,  et  la  règle  générale  est  que  l'in- 
sensibilité est  totale. 

Les  symptômes  de  suggestion  sont  plus  marqués  à  la  période  de 
stupeur  qu'à  la  période  hallucinatoire.  Cela  se  comprend  facilement, 
attendu  que  la  suggestion  n'est  qu'une  des  formes  de  l'automatisme. 

En  résumé,  tous  ces  phénomènes,  catalepsie,  contracture,  anes- 
thésie, s'accordent  avec  l'hypothèse,  que,  dans  l'état  de  somnambu- 
lisme piofond,  la  spontanéité  cérébrale  a  disparu. 

Au  moment  du  réveil,  les  fonctions  cérébrales  ne  reprennent  pas 
immédiatement  leur  intégrité.  Nous  n'avons  malheureusement  que 
peu  de  données  sur  ce  point  intéressant  et  obscur.  On  peut  établir 
une  analogie  entre  le  réveil  du  somnambulisme  et  le  réveil  du  som- 
meil ordinaire.  Certaines  personnes  réveillées  brusquement  ne  re- 


Cil.   RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  373 

couvrent  pas  immédiatement  toute  leur  présence  d'esprit;  pendant 
un  certain  temps,  elles  sont  dans  un  état  de  semi-hébétude  et  de 
stupeur.  De  même  chez  les  somnambules.  Chez  V....,  par  exemple, 
lorsqu'elle  était  réveillée,  pendant  dix  minutes  environ,  je  pouvais 
provoquer  des  hallucinations  ou  tout  au  moins  des  illusions.  Ainsi  je 
lui  disais  :  Voilà  un  chien!  et  elle  croyait  voir  ce  chien.  Cependant 
ses  yeux  étaient  ouverts,  son  intelligence  avait  repris  les  apparences 
normales,  et  rien  en  elle  n'indiquait  qu'elle  ressentit  encore  les  effets 
du  somnambulisme. 

Sur  cette  question,  comme  sur  tant  d'autres,  bien  des  recherches, 
des  expériences,  des  essais,  fructueux  ou  infructueux,  sont  encore  à 
faire.  A  chaque  pas  qu'on  tente  en  avant,  on  voit  se  dresser  une 
multitude  de  problèmes  de  plus  en  plus  compliqués  et  difficiles  à 
résoudre. 


On  s'est  demandé  si  le  somnambulisme,  provoqué  chez  des  sujets 
sains,  avait  des  inconvénients.  Sans  entrer  dans  l'étude  détaillée  que 
comporterait  une  discussion  de  cette  nature,  il  faut  pourtant  en  dire 
quelques  mots. 

Au  début  de  mes  expériences,  je  craignais  de  prolonger  la  durée 
du  sommeil  magnétique,  et  je  ne  le  laissais  guère  durer  plus  d'une 
demi-heure.  Mais,  peu  à  peu,  voyant  que  ces  séances  étaient  sans 
inconvénient,  je  laissais  le  sommeil  durer  plusieurs  heures,  et  cela 
sans  la  moindre  conséquence  fâcheuse.  J'ai  fait  ainsi  des  expériences 
sur  quarante  ou  cinquante  personnes  environ,  et  jamais  je  n'ai  ob- 
servé d'accident  d'aucune  sorte.  Peut-être  un  peu  de  céphalalgie, 
chez  les  hommes,  et,  chez  les  femmes,  un  peu  de  surexcitation 
nerveuse;  mais  jamais  de  véritable  crise  d'hystérie.  A  la  vérité  j'ai 
constamment  procédé  avec  une  certaine  prudence,  évitant  les  expé- 
riences dangereuses  et  les  émotions  trop  fortes,  m'arrêtant  dès  que 
la  susceptibilité  nerveuse  me  semblait  devenir  exagérée. 

Est-ce  à  dire  que  la  pratique  du  magnétisme  soit  sans  inconvé- 
nient'? Je  ne  le  pense  en  aucune  manière.  Ce  n'est  pas  impunément 
qu'on  détermine  une  si  violente  perturbation  dans  les  fonctions 
du  système  nerveux.  Rien  que  le  fait  de  Yédacation  magnétique 
indique  qu'il  s'est  fait  une  modification  profonde  et  permanente  de 
l'organisme.  11  serait  peu  raisonnable  de  supposer  qu'elle  est  utile 
et  inollensive  ;  tout  au  plus  pourrait-on  admettre  qu'elle  est  presque 
inoffensive. 

En  général,  il  en  est  ainsi;  mais,  dans  quelques  cas  rares,  on 


374  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

voit  survenir  des  phénomènes  assez  sérieux.  Une  des  femmes  que 
j'endormais  à  l'hôpital  Beaujon  est  devenue  extrêmement  hysté- 
rique. Peu  sensible  au  magnétisme  lorsque  je  commençai  mes  expé- 
riences, elle  devint,  par  la  suite,  si  sensible  que  je  l'endormais  sans 
passes,  en  quelques  secondes,  par  le  seul  contact  du  front  ou  de  la 
main.  Un  de  mes  amis,  le  docteur  H...,  a  fait  une  observation  tout  à 
fait  analogue.  Une  femme,  point  du  tout  hystérique,  qu'il  endormait 
souvent  avec  une  extrême  facilité,  finit  par  présenter  tous  les  symp- 
tômes d'une  hystérie  très  nettement  accusée.  Ces  deux  faits  prou- 
vent, une  fois  de  plus,  quelles  étroites  relations  existent  entre  le 
somnambulisme  et  l'hystérie. 

Pour  être  juste,  il  faut  reconnaître  que  ces  conséquences  fâcheuses 
sont  rares,  et,  d'autre  part,  que  souvent  le  magnétisme  a  des  avan- 
tages, qu'il  calme  l'agitation  nerveuse  et  qu'il  peut  guérir  ou  amé- 
liorer certaines  insomnies.  En  définitive,  manié  avec  prudence  par 
des  médecins  instruits,  il  n'offre  pas  de  danger  sérieux.  On  est 
donc  autorisé  à  poursuivre  des  recherches  expérimentales  dans  ce 
sens,  tout  en  se  mettant  en  garde  contre  les  symptômes  fâcheux 
qui  pourraient  se  produire.  Ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'il  n'y  a  pas 
de  danger  à  faire  un  petit  nombre  d'expériences,  tandis  que  des  expé- 
riences répétées  finissent  par  modifier  et  troubler  le  tempérament 
de  l'individu  qui  s'y  soumet. 

Charles  Richet. 
(La  suite  prochainement.) 


UN  IDÉALISTE  ANGLAIS  AU  XVIIIe  SIÈCLE 


ARTHUR  COLLIER 


On  donne  en  philosophie  le  nom  d'idéalisme  à  toute  doctrine  qui 
n'admet  aucune  différence  substantielle  entre  les  choses  et  les  idées 
que  nous  en  avons.  Vouée,  dès  l'origine,  à  la  réputation  de  paradoxe 
et  aux  railleries  du  sens  commun,  cette  haute  conception  de  l'exis- 
tence a  trouvé,  presque  à  toutes  les  époques,  des  esprits  indépen- 
dants pour  la  défendre.  A  l'aube  même  de  la  spéculation,  le  «  véné- 
rable »  Parménide  en  formule  les  lois  dans  un  grand  poème  dont  il 
ne  nous  est  resté  que  d'éclatants  lambeaux.  Son  disciple  Platon  en 
adopte  les  principes,  les  développe,  les  embellit,  les  propage,  à  ce 
point  fixés  pour  jamais  que,  bien  des  siècles  plus  tard,  après  l'écrou- 
lement de  plusieurs  civilisations,  on  les  voit  reparaître,  patronnés 
par  Descartes,  Spinoza,  Kant  et  Hegel.  Ce  rapprochement  surprendra 
peut-être;  il  n'est  pas  douteux  pourtant  que  ces  divers  philosophes, 
si  éloignés  des  premiers  par  les  dates,  ne  leur  soient  unis  par  une 
constante  communauté  de  conception  et  une  sorte  de  solidarité  spé- 
culative. De  même  que  leurs  devanciers,  ils  sont  non  seulement  des 
idéalistes,  mais  des  idéalistes  métaphysiciens.  Sans  invoquer  les 
témoignages  de  ce  qu'on  appelle  la  conscience,  sans  observer  et 
collectionner  les  phénomènes  qui  viennent  comme  rider  la  surface 
de  notre  esprit,  ils  s'élancent  d'abord  à  une  idée  pure  qu'ils  éten- 
dent de  manière  à  y  tout  engloutir.  On  pourrait  les  nommer  des 
idéalistes  a  priori. 

Plus  modeste  et  bien  à  l'écart  s'est  élevée  une  Ecole  différent 
qui,  suivant  une  voie  inverse,  parvint  aux  mêmes  conclusions.  Bien 
moins  métaphysiciens  que  psychologues,  les  penseurs  de  ce  nouvel 
ordre  arrêtèrent  de  préférence  leur  attention  sur  le  petit  monde  que 
chacun  porte  en  soi,  négligeant  le  grand  monde  où  il  semble  que 

1.  Metaphysical  trucis  bij  English  philosophera  of  the  18ih  century,  édité  par 
Samuel  Pau  (Londres,  1837).  Memoira  ofthe  Life  and  writings  of  the  Rev.  Ar- 
thur  Collier,  édité   par  Robert  Benson. 


:ï7G  revue  philosophique 

nous  baignions.  S'étudiant  eux-mêmes,  ils  examinèrent  en  premier 
lieu  leurs  plus  élémentaires  instruments  de  science ,  c'est-à-dire 
leurs  organes  sensibles,  mesurant  la  véracité  de  chacun  d'eux,  sou- 
pesant toute  impression  perdue,  poursuivant  pas  à  pas  la  certitude. 
Partout  ils  retrouvaient  l'esprit,  invisible  et  présent;  organes,  sen- 
sibilité, conscience  leur  parurent  autant  de  transformations  d'une 
même  pensée  et  comme  autant  de  dépendances  d'une  même  fa- 
culté de  concevoir.  Ils  finirent  par  où  les  premiers  avaient  débuté 
et  reconnurent  que  le  monde  est  seulement  susceptible  d'une  expli- 
cation idéale.  On  peut  donner  à  ces  psychologues  le  nom  d'idéalistes 
à  posteriori. 

Par  un  contraste  remarquable,  c'est  à  la  positive  Angleterre  que 
revient  le  monopole  de  cette  forme  d'idéalisme.  A  la  même  époque, 
presque  dans  les  mêmes  parages,  trois  penseurs,  à  peine  connus 
i*un  de  l'autre  ,  semblèrent  s'être  donné  le  mot  pour  rendre  à 
la  philosophie  de  l'esprit  tout  son  éclat.  Ce  n'est  pas  que  l'on  ne 
puisse  retrouver  certaines  influences  générales  auxquelles  il  soit 
permis  d'attribuer  une  aussi  soudaine  concordance.  Il  est  bien  cer- 
tain, par  exemple,  que  les  écrits  platoniciens  d'un  Henri  More  ne 
contribuèrent  pas  médiocrement  à  ramener  à  l'ontologie  ancienne 
des  esprits  effrayés  par  le  sensualisme  grandissant.  D'ailleurs  .  la 
superbe  métaphysique  cartésienne  commençait  à  se  répandre  en 
Kurope.  Malebranche  ne  l'avait  pas  seulement  parée  des  grâces 
de  son  imagination  ;  il  en  avait  encore  allégé  les  formules  et  spiri- 
tualisé  les  lois.  Grâce  à  d'ingénieux  commentaires  théoriques , 
il  l'avait  préservée  de  tout  antagonisme  avec  les  dogmes  reli- 
gieux. .Les  œuvres  de  Malebranche  servirent  en  Angleterre  de 
sauf-conduit  au  cartésianisme.  Ce  pays,  tout  délivré  qu'il  se  préten- 
dait de  la  servitude  pontificale,  était  demeuré  même  alors  étroite- 
ment dévot.  Quand  on  sut  que  la  philosophie  nouvelle  n'était  en 
rien  l'ennemie  de  la  foi,  les  plus  défiants  se  rassurèrent.  On  s'ar- 
racha le  livre  de  La  recherche  de  la  vérité;  on  le  commenta;  on 
l'imita.  De  ce  livre,  on  peut  le  dire,  est  sorti  l'idéalisme  anglais. 

Les  trois  philosophes  anglais  qui  s'inspirèrent  du  brillant  carté- 
sien ont  joui  d'une  renommée  bien  inégale.  Le  nom  de  Berkeley 
éclipse  de  beaucoup  les  deux  autres,  et  l'évêque  de  Cloyne  a  pris 
rang,  à  juste  titre,  parmi  les  plus  ingénieux  métaphysiciens  dont  les 
temps  modernes  s'honorent;  quant  au  pauvre  recteur  de  Bemerton, 
l'obscurité  est  devenue  son  partage  :  que  d'érudits  ignorent  même 
qu'il  a  existé  un  Jean  Norris!  Reste  enfin  Arthur  Collier,  dont  le 
nom  est  demeuré  synonyme  de  scepticisme  fou  et  que  les  bons 
Ecossais  ont  accablé  de  leurs  traits  moqueurs.  Ainsi  la  postérité  se 


G.    LYON.    —   UN   IDÉALISTE   ANGLAIS   AU   XVIIL    SIÈCLE       377 

sera  montrée  bien  partiale  :  pour  le  premier,  la  gloire;  pour  le  se- 
cond, l'oubli;  pour  le  dernier,  une  ironie  dédaigneuse. 

C'est  du  dernier  que  nous  allons  retracer  la  vie  et  résumer  les 
travaux. 

II 

Arthur  Collier  naquit,  en  1680,  de  parents  modestes  et  respectés, 
qui  n'avaient  point  traversé  sans  souffrir  les  épreuves  d'une  révolu- 
tion à  la  fois  politique  et  religieuse.  Son  père  était  recteur  de  Lang- 
ford  Magna ,  dignité  héréditaire  dans  la  famille ,  depuis  plusieurs 
générations,  et  dont  il  devait  lui-même  un  jour  être  investi.  Ce  béné- 
fice n'apportait  point  la  fortune;  mais  il  préservait  de  la  pauvreté. 

De  la  jeunesse  de  Collier  nous  ne  savons  que  fort  peu  de  chose. 
De  bonne  heure  adonné  aux  études  sévères,  il  dépassa  bien  vite  son 
frère  William  en  science ,  sinon  en  piété.  Les  ouvrages  de  Male- 
branche  excitèrent  d'abord  sa  curiosité ,  et,  bien  longtemps  avant 
d'avoir  composé  le  livre  où  il  devait  resserrer  en  des  termes  concis 
et  sévères  les  idées  mêmes  que  Berkeley  allait  exposer  avec  une  élé- 
gante abondance,  le  jeune  méditatif  s'était  fait  sa  foi.  Comme  le  maître 
qu'il  s'était  choisi,  il  proclamait  que  le  monde  et  les  beautés  dont  il 
brille  sont  «  un  monde  et  des  beautés  intelligibles  ».  Sa  conviction 
bien  arrêtée,  il  s'essaya  plusieurs  fois  à  traiter  par  écrit  du  sujet  qui 
lui  tenait  à  cœur,  pratiquant  déjà  lui-même  le  conseil  que  plus  tard 
il  donnera  si  volontiers  à  ses  lecteurs  mondains,  peu  rompus  aux 
exercices  de  la  dialectique,  rebutés  peut-être  par  les  âpres  abords 
d'une  doctrine  dont  la  première  vue  les  avait  séduits.  Il  leur  recom- 
mandera de  ne  point  s'arrêter  aux  apparentes  bizarreries  du  système, 
d'en  affronter  courageusement  les  difficultés,  d'en  répéter  de  vive 
voix  les  données,  d'en  commenter  par  écrit  les  conclusions.  En  1712, 
il  ébauche  deux  traités,  dont  le  second,  la  Clavis  philosophica,  n'est 
autre  chose  qu'une  miniature  de  son  ouvrage  définitif.  Enfin ,  en 
1713,  paraît  la  Claris  universalisa  à  laquelle  il  donne  ce  hardi  sous- 
titre  :  «  Nouvelle  recherche  de  la  vérité,  consistant  dans  la  démons- 
ration  de  la  non  existence  ou  de  l'impossibilité  d'un  monde  exté- 
rieur. »  Quatre  années  avant,  Berkeley  avait  fait  paraître  son  Essai 
sur  une  nouvelle  théorie  de  la  vision. 

Nous  ne  savons  trop  quel  retentissement  obtint  la  publication  du 
livre.  Les  moyens  de  communication,  en  Angleterre  surtout,  étaient, 
à  cette  époque,  des  plus  restreints.  Un  long  temps  était  nécessaire 
pour  édifier  une  renommée,  et  les  sujets  arides  dont  traitait  l'ouvrage 
nouveau  n'avaient  pas  plus  alors  que  de  nos  jours  le  don  de  pas- 


378  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

sionner  la  foule.  Tout  cependant  nous  porte  à  croire  que,  dans  le 
petit  cercle  des  personnes  curieuses  des  choses  de  la  pensée,  les  har- 
diesses du  livre  produisirent  quelque  émoi.  Collier  avait  distancé  de 
beaucoup  tout  le  monde.  Berkeley  même  était  moins  explicite,  et  le 
bon  Norris  s'était  timidement  astreint  à  populariser  son  idole,  Male- 
branche,  prévenant  avec  soin  les  reproches  des  craintifs  et  déclarant 
bien  haut  que  nier  la  réalité  des  choses  environnantes  serait  un  ridi- 
cule excès  de  scepticisme.  Une  polémique,  par  instants  assez  vive, 
fut  engagée  entre  le  nouvel  idéaliste  et  les  sages  partisans  de  la  phi- 
losophie courante.  Il  est  regrettable  que  les  lettres  échangées  ne 
nous  aient  pas  été  conservées  :  nous  aurions  là  un  curieux  dialogue. 
Quelques-unes  des  réponses  adressées  par  Collier  à  ses  contradic- 
teurs nous  sont  parvenues  cependant,  et  nous  pouvons  soupçonner  à 
la  chaleur  des  ripostes  la  vivacité  de  l'attaque.  C'est  ainsi  que  le 
docteur  Samuel  Clarke,  sorte  de  patriarche  philosophe,  dont  les  plus 
indépendants  novateurs,  tels  que  Berkeley,  Butler,  Hutcheson,  vin- 
rent plus  d'une  fois  solliciter  les  avis,  eut  assez  de  lire  le  titre  du 
traité  pour  en  estimer  la  valeur.  Pour  toute  appréciation,  il  se  con- 
tenta d'un  sourire  accompagné  de  ces  mots  :  «  Pauvre  monsieur!  Il 
me  fait  peine.  Ce  serait  un  philosophe,  n'était  l'étrange  tâche  qu'il 
s'est  assignée,  car  on  ne  saurait  pas  plus  réfuter  sa  thèse  qu'il  ne  peut 
lui-même  l'établir.  »  Un  ami  discret  répéta  le  mot  à  l'intéressé,  qui 
n'eut  garde  de  s'en  offenser,  mais  adressa  sur  l'heure  au  docteur 
Clarke  une  longue  lettre  où  il  prouva  que,  si  son  railleur  avait  lu  le 
livre,  il  l'aurait  plus  favorablement  jugé.  Enfin,  à  un  certain  docteur 
Waterland  qui  venait  de  réunir  en  volume  une  série  de  sermons  où 
les  opinions  des  principaux  philosophes  du  temps  étaient  critiquées 
avec  autant  d'âpreté  que  d'ignorance,  Collier,  qui  avait  la  plume 
prompte,  répliqua  en  lui  infligeant  un  cours  de  métaphysique  en  huit 
pages,  que  le  bonhomme  ne  lut  probablement  pas  et  avec  raison, 
car  il  ne  les  eût  pas  comprises.  De  ces  premiers  démêlés  avec  les 
défenseurs  du  sens  commun,  il  semble  que  le  belliqueux  métaphysi- 
cien ait  toujours  gardé  quelque  ressentiment,  car,  plus  tard,  dans 
ses  débats  théologiques,  c'est  contre  eux  de  préférence  qu'il  dirigera 
ses  coups. 

En  Collier,  le  théologien  n'était  pas  moins  original  que  le  philo- 
sophe n'était  téméraire.  Becteur  de  Langford  Magna,  il  trouvait  une 
chaire  toute  prête  d'où  il  pouvait  répandre  les  thèses  religieuses  qui 
lui  étaient  chères.  Même  s'il  parlait  devant  un  petit  auditoire  com- 
posé de  gens  à  courte  science,  naïfs  et  simples  de  cœur,  il  s'effor- 
çait de  les  élever  à  la  vérité  et  non  d'abaisser  la  vérité  jusqu'à  eux. 
Ce  n'est  pas  une  médiocre  marque  de  la  sublimité  de  son  esprit  que 


G.   LYON.   —   UN    IDÉALISTE   ANGLAIS   AU   XVIIIe   SIÈCLE       379 

la  sévère  beauté  des  sermons  qu'il  adressait  aux  fidèles,  sans  se 
soucier  de  leur  rang,  de  leur  éducation  et  de  leur  fortune.  Il  croyait 
faire  assez  d'être  clair,  sans  consentir  à  être  frivole.  Toutefois  son 
orthodoxie  devint  suspecte  à  plus  d'un.  Il  avait  beau  appartenir 
au  parti  tory  et  professer  des  opinions  sur  tous  les  points  conser- 
vatrices, il  dut  se  défendre  contre  des  accusations  contraires  et 
prouver  qu'il  n'était  ni  arien  ni  papiste. 

La  vérité,  toutefois,  est  qu'il  inclinait  vers  l'hérésie  d'Arius,  bien 
que  son  intention  fût  de  la  concilier  avec  les  dogmes  orthodoxes. 
Tout  imbu  de  platonisme  et  prenant,  croyons-nous,  trop  au  pied  de 
la  lettre  l'expédient  que  propose  Malebranche  pour  sauver  et  la 
liberté  humaine  et  le  miracle,  lorsqu'il  indique  dans  Jésus-Christ  la 
première  des  «  causes  occasionnelles  »,  le  théologien  de  Langford 
revenait  à  une  conception  voisine  des  Alexandrins.  Il  refusait  aux 
personnes  de  la  Trinité  divine  l'absolue  égalité  que  Rome  avait  pro- 
clamée. De  Dieu  véritable  il  n'en  connaissait  qu'un,  Dieu  le  Père. 
Quant  au  Verbe,  ce  n'était  point,  à  son  avis,  une  personne  consub- 
stantielle  au  Père,  mais  bien  la  première  des  créations  divines.  Le 
Verbe  devenait  Créateur  dans  ce  sens  que  de  lui  émanaient  le 
monde,  les  animaux,  et  l'homme.  Entre  nous  et  le  Père  se  trouverait 
donc  un  intermédiaire,  le  Fils,  véritable  moyen  terme  qui  unit  Celui 
qui  est  tout  à  nous,  qui  venons  de  rien,  foyer  de  l'activité,  source  de 
la  vie,  d'où  découlent  et  se  déroulent  les  ondes  de  l'existence.  Mais 
ce  Fils  lui-même  retourne  au  Père,  ramenant  ainsi  au  Principe 
dont  il  relève  et  lui-même  et  l'univers,  son  ouvrage.  Ne  semble-t-il 
pas,  à  lire  cette  théogonie,  que  Collier  ait  voulu  adapter  aux  livres 
de  la  Réforme  la  thèse  plotinienne  des  hypostases? 

Peut-être  est-il  permis  de  croire  que  le  cours  de  ses  spéculations 
philosophiques  ne  fut  point  sans  influence  sur  la  direction  de  sa 
théologie.  Un  idéaliste  chrétien  n'est  point  sans  éprouver  quelque 
embarras  à  rester  constant  avec  lui-même,  tant  ce  qu'il  croit  et  ce 
qu'il  pense  offrent  souvent  de  désaccord.  Dieu  ne  dit-il  pas  expres- 
sément par  ses  Ecritures  qu'il  construisit,  dans  un  temps  donné,  la 
terre  et  ses  habitants?  Or,  si  toute  réalité  réside  dans  l'esprit  qui  se 
la  représente  et  ne  diffère  essentiellement  pas  de  la  pensée  qui  la 
conçoit,  comment  le  Créateur  a-t-il  bien  pu  la  produire1?  Est-ce 
faire  une  œuvre  que  d'en  susciter  seulement  l'idée,  eta-t-onpucréer 
ce  qui  n'existe  pas'.' 

La  théologie  de  Collier  lui  permettait  de  se  tirer  de  ce  mauvais 
pas.  Le  Verbe,  qu'est-il  autre  chose  sinon  la  fécondité,  dont  est  doué 
l'entendement  divin'?  C'est  en  tant  qu'il  pense  que  Dieu  donne  forme, 
mouvement  et  vie  à  ses  conceptions.  L'homme  ne  connaît  donc 


:380  revue  philosophique 

qu'autant  qu'il  participe  de  l'intelligence  divine:  c'est  en  Dieu  qu'il 
raisonne,  perçoit,  touche,  voit  et  entend.  Les  premiers  versets  de  la 
Genèse  '  sont  matière  à  interprétation.  Dieu  n'a  point  créé  un  arbre 
matériel,  chose  impossible,  absurde,  puisque  la  matière  n'existe  pas; 
il  a  conçu  l'idée  de  l'arbre,  il  l'a  projeté  dans  son  Verbe,  ce  lieu  des 
idée?,  et  c'est  parce  que  cette  idée  nous  devient  à  nous-mêmes  pré- 
sente que  nous  voyons  des  arbres  et  que  nous  en  parlons.  —  On 
nous  permettra  de  remarquer  en  passant  que  les  exigences  de  la 
raison  commune  et  de  la  science  naturelle  sont  entièrement  satis- 
faites ;  car  il   est  évident  que  l'idée  d'arbre  enferme  tous  les  at- 
tributs ,  tous  les  traits   que   le  réalisme  ordinaire  reconnaît   à   la 
chose,  comme  le  tronc,  les  branches,  les  feuilles  et  le  détail  pour 
ainsi   dire   infini   des  cellules.  L'arbre  ne  s'évanouira   pas  à  mes 
yeux  et  ne  se  dissipera  pas  dans  mes  mains,  parce  que  je  lui  aurai 
dénié  toute  réalité  indépendante  de  la  forme  idéale  qui  me  le  dépeint  : 
nul  des  caractères  que  mes  sens  lui  attribuent  ne  sera  en  rien  mo- 
difié. Seulement,  là  où  le  vulgaire  aperçoit  comme  le  vêtement  d'un 
substratum  persistant,  bien  que  dérobé  à  nos  prises,  un  observateur 
plus  attentif  découvre  un  canevas  d'impressions  individuelles  res- 
senties par  la  conscience,  assemblées  par  l'imagination,  coordonnées 
enfin  par  l'entendemennt.  Mais  de  cet  idéalisme  scientifique  au  réa- 
lisme courant,  la  différence  est  exclusivement  théorique  et  porte  à 
des  profondeurs  où  la  connaissance  relative  de  ce  monde  ne  pénètre 
pas.  Pour  l'un  et  l'autre,  l'aspect  de  la  nature  est  le  même.  On  serait 
donc  mal  venu  à  invoquer  les  scrupules  du  sens  commun.  A  sup- 
poser que  telle  ou  telle  conception  de  l'univers  lui  déplût,  on  aurait 
droit  de-récuser  sa  compétence,  puisque  par  définition,  il  n'est  autre 
chose  qu'une  raison  superficielle,  enfermée  dans  le  domaine  du  re- 
latif et  du  changeant,  puisque  même  la  spéculation  philosophique  n'a 
de  raison  d'être  que  l'impuissance  où  il  est  de  plonger  au  cœur  de 
l'existence.  La  vérité  ne  se  vote  pas  à  coups  de  suffrages,  et,  dès  que 
l'absolu  est  en  cause,  c'est  le  bon  sens  lui-même,  arbitre  souverain 
partout  ailleurs,  qui  nous  enjoint  de  ne  le  point  consulter.  Que  l'on 
se  rassure  cependant,  bien  loin  de  rompre  en  visière  au  sens  com- 
mun, l'idéalisme  serait  peut-être,  de  tous  les  systèmes  philosophi- 
ques, celui  qui  lui  donne  le  plus  sincèrement  satisfaction,  parce  qu'il 
est  le  seul  qui   laisse  chaque  chose  à  son  rang,  s'abstienne  de  vio- 
lenter les  sciences  de  la  nature,  et  place  l'objet  de  ses  recherches 
h  des  hauteurs  où  ces  sciences  n'aspirent  pas. 

1.  Toutes  ces  idées  avaient  été  exposées  par  Collier  dans  sa  Logology.  Elles 
sont  remarquablement  développées  dans  le  sermon  qu'il  publia  sous  ce  titre  : 

.1    /  •    niie>i  of  thc  truc  phi losophy- 


G.    LYON.   —  UN  IDÉALISTE   ANGLAIS  AU   XVIII^    SIÈCLE        381 

Telle  est  la  réponse  que  Collier  eût  pu  taire  aux  plaisants  '  qui 
prenaient  en  moquerie  son  ouvrage  et  prétendaient  le  réfuter  par 
l'absurde. 

Toutefois  une  difficulté  se  présentait  :  comment  expliquer,  s'il 
était  vrai  que  le  Verbe  fût  la  première  émanation  de  la  puissance  du 
Père  et  servit  à  relier  l'œuvre  à  l'artisan,  que  ce  même  Verbe  eût 
pu  devenir,  à  un  moment  de  la  durée,  une  part  de  cette  œuvre  elle- 
même  et  une  pièce  de  l'univers  créé?  Bref,  si  le  Fils  unit  l'homme  à 
Dieu  pourquoi  s'est-il  fait  homme?  A  cette  question  grosse  d'orages 
et  de  foudres,  Collier  répondait  par  un  ingénieux  artifice.  Se  fon- 
dant sur  cet  axiome  de  la  Réforme  que  nul  pouvoir  au  monde  n'est 
admis  à  compléter  ou  à  modifier  le  texte  de  l'Ecriture,  il  insistait 
sur  la  lettre  même  des  Livres  saints.  Qu'y  lisons-nous  en  effet?  Que 
Dieu  a  pris  un  esprit  comme  le  nôtre?  En  aucune  manière.  «  Et  le 
Verbe  s'est  fait  chair,  »  dit  l'apôtre,  sans  ajouter  :  «  et  il  s'est  fait 
âme.  »  De  quel  droit  supposer  que  ce  complément  est  sous-entendu  ? 
Pourquoi,  sous  prétexte  d'une  omission  involontaire,  altérer  la  Vé- 
rité sacrée  par  une  addition  profane?  En  se  faisant  chair,  le  Verbe  est 
demeuré  dans  le  temps  ce-  qu'il  est  pour  l'éternité,  toute  sagesse  et 
toute  raison.  L'incarnation  a  pu  sauver  l'humanité  déchue  sans  coûter 
au  Fils  sa  propre  déchéance.  Homme,  il  est  demeuré  le  Verbe.  — 
C'était,  on  le  voit,  revenir  à  la  célèbre  hérésie  d'Apollinaire  le  Jeune 
qui  lui  aussi  avait  bien  voulu  admettre  que  le  Fis  descendu  parmi 
les  hommes  eût  été  Ivsaoy.o;,  mais  niait  qu'il  pût  être  tV{/j/o;.  Revêtu 
d'un  corps  sujet  à  nos  mauK,  le  Verbe  conservait  du  moins  son 
esprit  divin  exempt  de  nos  fautes  et  de  nos  faiblesses. 

Ces  détails  sur  les  croyances  de  Collier  étaient  nécessaires,  car,  à 
l'époque  où  il  écrivit,  et,  plus  encore,  dans  l'entourage  dévot  où  son 
ministère  sacré  le  condamnait  à  vivre,  théologie  et  philosophie  étaient 
deux  sciences  sœurs  qui  n'allaient  point  l'une  sans  l'autre  et  qu'il  y 
eût  eu  péril  à  séparer.  La  clef  de  tel  bizarre  système  dogmatique 
pour  qui  passe  en  revue  les  écrits  des  méditatifs  d'il  y  a  tantôt  deux 
siècles,  doit  être  bien  souvent  cherchée  dans  les  exigences  d'une 
confession  religieuse.  Le  penseur  est  presque  toujours  un  croyan.. 
De  là  ces  métaphysiques  à  fausses  portes  et  à  fausses  fenêtres,  dispo- 
sées non  point,  comme  dit  Pascal,  pour  la  symétrie,  mais  par  pru- 
dence; de  là  ces  raccords  mal  venus,  ces  compromis,  ces  correc- 
tions de  mauvais  aloi,  qui  répandent  sur  les  hautes  œuvres  de  cet 
âge,  pourtant  si  voisin  du  nôtre,  je  ne  sais  quel  air  de  vieillesse  et 

1.  It  were  pity  to  prevent  the  many  -witlings  of  the  présent  âge,  who... 
would  hâve  notliing  left  whereby  to  ridicule  what  they  are  incapable  of  under- 
standing,  etc.  (Clavis  univer salis,  p.  93. 


382  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

de  caducité.  Pour  cette  principale  raison  les  écrits  de  Malebranche 
nous  paraissent  comme  fanés,  les  œuvres  de  Norris  nous  sont  dune 
lecture  fatigante,  Berkeley,  par  instants,  déplaît  et  ennuie.  Comme 
ses  contemporains,  Arthur  Collier  a  fait  à  la  foi  des  concessions 
dont  il  a  été  payé  par  un  surcroît  de  sécheresse  ;  en  retour,  sa  théo- 
logie s'est  ressentie  bien  souvent  de  sa  métaphysique.  Son  idéa- 
lisme a  fait  de  lui  un  arien. 

La  vie  du  nouveau  recteur  de  Langford  Magna  fut  vide  d'événe- 
ments. Nous  savons  seulement  que  son  mariage  de  1707  lui  valut  de 
s'allier  au  chef  d'une  illustre  famille  whig,  que  peu  à  peu  ses  res- 
sources se  resserrèrent,  qu'il  connut  la  gène  dans  ses  vieux  jours  et 
qu'il  mourut  en  1732.  La  pénurie  de  ces  renseignements  biographi- 
ques est  un  petit  mal.  Ce  n'est  point  le  lot  des  philosophes  d'éveiller 
sur  leurs  personnes  la  curieuse  attention  de  la  postérité.  A  la  diffé- 
rence des  poètes  et  des  artistes,  ils  ne  se  mettent  point  eux-mêmes 
dans  leurs  écrits.  Le  lecteur  les  admirera  sans  les  aimer,  recher- 
chera ce  qu'ils  ont  cru,  examinera  ce  qu'ils  ont  pensé  et  oubliera 
qu'ils  ont  vécu.  Le  plus  souvent,  un  nom  de  philosophe  n'évoquera 
pour  nous  que  le  souvenir  d'un  système,  le  nom- d'un  savant  signifie 
pour  nous  une  découverte.  Personne  plus  qu'Arthur  Collier  n'a  dis- 
paru derrière  son  livre.  L'homme  est  tout  entier  dans  la  Clef  univer- 
selle. 


III 


Le  premier  sentiment  que  l'on  éprouve  à  parcourir  la  Clef  univer- 
selle est  des  moins  favorables  à  l'écrivain.  Bien  que  le  volume 
ne  soit  point  gros,  la  dépense  de  divisions  et  de  subdivisions  y  est 
extrême.  Il  semble  à  première  vue  que  l'on  manie  une  table  des  cha- 
pitres un  peu  délayée.  Le  style  est  raide,  compassé  ;  on  devine  que  la 
plume  est  tenue  par  un  froid  pasteur  anglican,  chiche  de  discours 
aimables  et  avare  de  ces  fleurs  du  bien  dire  qui  répandent  sur  les 
ouvrages  de  Berkeley  tant  de  charme  et  de  fraîcheur.  Enfin,  tout 
cet  appareil  de  pompeuse  logique  n'est  point  toujours  d'un  emploi 
bien  sincère;  l'ordre  et  la  progression  se  rencontrent  plus  dans  les 
mots  que  dans  les  choses.  La  hiérarchie  des  arguments  gagnerait  par 
endroits  à  être  intervertie  ;  la  pensée  s'éparpille  en  ces  classifications. 
On  souhaiterait  moins  d'intervalles  dans  le  progrès  du  raisonnement, 
une  recherche  moins  coupée,  un  fil  de  réflexion  plus  uni.  On  vou- 
drait, pour  tout  dire,  moins  de  scolastique  et  plus  de  doctrine. 

Celte  part  accordée  à  la  critique  (et  on  reconnaîtra  que  nous 


G.   LYON.   —  UN  IDÉALISTE   ANGLAIS   AU   XVIH';   SIÈCLE        383 

n'avons  point  cherché  à  surfaire  notre  auteur),  comment  ne  pas  ad- 
mirer la  puissance  de  concentration  dont  un  tel  livre  est  la  preuve, 
l'originalité  de  presque  toutes  les  solutions  adoptées,  la  sûreté  d'un 
langage  qui  jamais  ne  fléchit,  enfin  l'indépendance  d'une  argumen- 
tation  qui  va  droit  son  chemin,  ne  craint  point  de  pousser  jusqu'aux 
dernières  conséquences  et  ne  se  laisse  troubler  par  aucune  crainte 
des  opinions  reçues?  Sans  cette  parfaite  liberté  de  méthode,  il  n'est 
point  de  véritable  esprit  philosophique.  Les  ménagements  envers  les 
préjugés  ordinaires  ne  sauraient  être  de  mise  dans  ces  régions  supé- 
rieures de  la  connaissance.  Ne  fût-ce  qu'à  ce  titre,  le  nom  de  l'au- 
teur de  la  Clavis  mériterait  d'échapper  à  l'oubli. 

Ce  n'est  pas  à  dire  néanmoins  que  Collier  se  plaise  à  faire  le  jeu 
de  la  mauvaise  foi  ou  de  l'inintelligence.  Il  prend  ses  mesures  au  con- 
traire pour  n'être  point  travesti.  Il  définit  avec  tant  de  soin  tous  ses 
termes,  se  met  si  bien  sur  ses  gardes,  que  nulle  équivoque  ne  sera 
permise.  Sans  rien  relâcher  de  sa  logique  en  faveur  de  l'ignorance, 
il  croit  sage  de  désarmer  les  préventions. 

Aussi,  dès  l'introduction,  sommes-nous  avertis  que,  si  Ton  se  pro- 
pose de  nous  convaincre  qu'il  n'y  a  pas  de  monde  matériel  extérieur 
à  nous  et  que  toute  réalité  tangible  et  visible  réside  dans  notre  es- 
prit, à  peu  près  de  même  que  l'accident  en  la  substance,  ou  les  corps 
dans  l'espace,  toutefois  il  ne  faut  point  en  inférer  que  ce  monde  et 
cette' réalité  n'existent  pas.  Un  pareiL  langage  serait  celui  d'un  déses- 
péré sceptique  et  ne  laisse  d'issue  à  aucune  controverse.  Ne  confon- 
dons point  Vexistence  des  corps  avec  leur  extra-existence.  Autre 
chose  est  de  prétendre  que  nul  corps  n'existe,  autre  chose  de  sou- 
tenir qu'il  n' existe  point  de  corps  indépendamment  de  l'esprit.  Bref, 
il  y  a  un  monde;  mais  ce  monde  ne  nous  est  point  extérieur.  Les 
choses  n'existent  donc  que  dans  l'âme  qui  les  connaît.  Il  n'en  faudrait 
pas  conclure  que  cette  âme  produise  à  son  gré  les  objets  de  ses  con- 
ceptions. S'il  en  était  ainsi,  l'homme  deviendrait  à  son  tour  une  sorte 
de  Créateur.  La  faculté  qu'il  a  de  connaître  ne  doit  point  être  con- 
fondue avec  la  puissance  qu'il  a  de  vouloir.  On  peut  dire  qu'il  y  a 
autant  de  mondes  perçus  qu'il  est  d'esprits  à  les  percevoir,  les  im- 
pressions de  chaque  sujet  pensant  lui  appartenant  en  propre  ;  et 
cependant  ces  divers  mondes  se  ressemblent  à  ce  point  de  ne  faire 
qu'un.  Il  n'y  a  véritablement  d'extériorité  qu'entre  les  esprits  ;  mais 
tous  embrassent  un  même  système  de  réalités.  En  un  mot ,  ils 
connaissent  isolément  un  seul  univers.  De  même,  dans  un  concert, 
l'assistance  entend  des  notes  identiques  ,  bien  qu'elles  lui  soient 
révélées  par  autant  de  sons  particuliers  qu'il  y  a  d'auditeurs  à  les 
percevoir. 


384  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

Ces  remarques  n'étaient  point  de  trop  :  toute  méprise  ou  toute 
feinte  est  dès  maintenant  prévenue.  Arthur  Collier  peut  en  pleine 
sécurité  procéder  à  la  démonstration  de  la  double  proposition  qui 
résume  son  traité  : 

1°  Le  monde  visible  n'est  point  extérieur; 

2°  Un  monde  matériel  extérieur  ne  saurait  absolument  pas  exister. 


IV 

Selon  la  plupart  des  hommes,  le  plus  sûr  garant  de  l'extériorité 
du  monde  est  l'œil.  Pour  être  vu,  il  faut  exister,  et,  si  le  monde  est 
visible,  c'est  parce  qu'il  est  réel.  Ces  deux  termes,  apparaître,  exis- 
ter, l'opinion  générale  les  a  rivés  l'un  à  l'autre.  Or  c'est  précisément 
cette  association  menteuse  qu'il  importe  de  rompre.  Ce  sera  assez, 
pour  y  réussir,  de  fonder  une  distinction  entre  l'extériorité  apparente 
et  l'extériorité  véritable. 

Comme  premier  exemple  d'un  cas  où  éclate  cette  différence,  l'au- 
teur cite  les  perceptions,  qu'il  appelle  possibles,  parce  qu'il  leur  suf- 
firait  d'un  accroissement  d'intensité  pour  se  produire  réellement  en 

nous. 

Supposons  quApelle  imagine  un  centaure,  par  conséquent  un 
monstre  qui  n'exista  jamais  ailleurs  que  dans  la  fantaisie  des  poètes 
et  des  peintres.  Au  moment  où  il  fixe  sur  sa  fiction  les  «  yeux  de 
l'âme»,  la  voit-il  comme  au  dehors  ou  comme  au  dedans  de  lui? 
Evidemment  au  dehors,  ainsi  que  tout  autre  objet  visible.  Pourtant 
elle  ne  réside  qu'en  lui.  On  alléguera  qu'imaginer  n'est  pas  voir,  il 
est  vrai.  Dans  un  cas,  la  perception  est  faible,  flottante;  dans  l'autre, 
vive  et  précise.  Mais  concevons  que  Dieu  agisse  sur  l'esprit  d'Apelle 
fici  Collier  se  souvient  de  Malebranche),  de  telle  sorte  que  la  percep- 
tion imaginaire  devienne  de  plus  en  plus  nette  et  distincte.  Bientôt 
elle  ne  différera  plus  des  perceptions  dites  réelles  qui  révèlent  tout 
autre  corps,  et  il  deviendra  impossible  à  qui  que  ce  soit  de  distinguer 
en  rien  un  centaure  imaginé  d'avec  un  centaure  qui  vivrait  et  serait 
actuellement  aperçu.  Cette  hypothèse,  des  plus  simples,  nous  offre 
un  exemple  de  vision  possible  d'un  objet  absent. 

Préfère-t-on  s'arrêter  à  un  phénomène  plus  familier?  Je  ferme  les 
yeux  en  plein  midi,  et  je  pense  à  la  lune.  Mais,  en  y  pensant,  je  la 
perçois  et,  puisque  je  la  perçois,  elle  existe,  à  ce  point  que,  tout  objet 
extérieur  fût-il  supposé  anéanti,  je  pourrais  toujours  continuer  de 
l'imaginer,  par  conséquent  de  le  voir.  Que  Dieu  fortifie,  comme  tout 
à  l'heure,  mon  impression  et  rende  de  plus  en  plus  brillante  la  lune 


G.   LYON.   —  UN   IDÉALISTE   ANGLAIS   AU   XVIIF    SIÈCLE       385 

fictive  que  je  regarde,  elle  sera  aussi  colorée,  aussi  éclatante  que 
celle  qui  semble  briller  au  ciel.  Nouvelle  preuve  de  cette  vérité  que 
l'extériorité  visible  n'inclut  en  aucune  manière  l'extériorité  réelle. 

Des  perceptions  iiossibles,  si  nous  en  venons  aux  perceptions  ac- 
tuelles, c'est-à-dire  à  celles-là  même  que  nous  croyons  véritable- 
ment éprouver,  la  preuve  sera  tout  aussi  forte.  On  peut  invoquer 
non  seulement  les  sensations  de  la  vue,  mais  celles  aussi  de  l'ouïe, 
de  l'odorat,  du  goût,  tous  états  de  l'âme,  reconnus  tels  par  quicon- 
que se  recueille  et  raisonne.  Car,  de  prétendre  que  ces  affections  de 
nos  sens  nous  représentent  des  êtres,  qui  s'en  aviserait?  Tout  le 
monde  connaît  le  cas  de  l'amputé  qui  ressent  de  la  douleur  à  son 
bras  perdu.  Sons,  couleurs,  odeurs,  saveurs  ne  sont  donc  point  des 
choses,  ni  même  des  propriétés  inhérentes  aux  choses,  mais  bien 
des  attributs  accidentels  exclusivement  relatifs  à  nous.  Que  de  fait 
à  citer  !  Des  hallucinés  se  persuadent  qu'on  les  bat.  D'autres  pâlissent 
devant  des  animaux  gigantesques.  Il  faudrait  être,  ajoute  Collier,  plus 
fou  qu'eux  pour  nier  qu'ils  voient  réellement  ce  qu'ils  affirment  aper- 
voir.  Les  arguments  de  cet  ordre  défrayent  les  manuels  des  psycho- 
logues et  sont  comme  le  pont  aux  perroquets.  Mais  si  toutes  ces  ob- 
servations sont  exactes,  si,  de  plus,  comme  Descartes  et,  à  sa  suite, 
tous  les  esprits  attentifs  le  croient,  la  lumière  et  les  couleurs  ne  sont 
rien  en  dehors  de  nous,  comment  serions-nous  autorisés  à  tirer  de 
ce  fait  que  nous  voyons  le  monde,  cette  conséquence  qu'il  existe  un 
monde  extérieur? 

On  peut  aller  plus  loin  encore  et  dire  que  non  seulement  du 
phénomène  de  la  vision  il  n'est  point  permis  d'inférer  l'existence 
extérieure  de  la  chose  vue,  mais  qu'il  en  faut  tirer  la  conclusion 
inverse  :  Un  objet  n'est  visible  que  parce  qu'il  n'est  point  extérieur. 

Qui  n'a  fait  déjà  l'expérience  suivante?  D'ordinaire,  je  n'aperçois 
qu'une  lune  au  ciel.  En  pressant  sur  mon  œil,  j'en  vois  deux,  aussi 
brillantes  l'une  que  l'autre,  avec  les  mêmes  taches,  les  mêmes  sail- 
lies et  la  même  échancrure,  si  la  lune  n'est  pas  dans  son  plein.  Or 
des  deux  une  seule  pourrait  être  extérieure,  car  il  m'arrive  aussi  de 
reconnaître  dans  un  miroir  la  lune  réfléchie,  sans  que  j'admette  pour 
cela  l'existence  de  deux  lunes.  Mais  non  ;  c'est  mal  parler.  Aucune 
des  deux  n'est  extérieure,  car  de  quel  droit  éliminer  l'une  et  lui  pré- 
férer l'autre,  puisqu'il  n'y  a  pas  dans  l'une  de  demi-teinte,  de  léger 
trait,  que  l'autre  ne  présente  aussi?  Ou  toutes  deux  sont  extérieures, 
ou  aucune  des  deux  ne  l'est.  —  Enfin,  sans  même  pousser  plus  loin, 
rappelons  seulement  les  différences  d'aspect  que  la  lune  nous  offre, 
le  contraste  qui  existe  entre  les  apparences  qu'elle  revêt  et  les  ca- 
ractères que  l'on  s'accorde  à  lui  reconnaître.  Elle  se  montre  à  nous 
tome  x.  —  1880.  25 


386  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

lumineuse;  pourtant  on  la  dit  opaque  et  sombre;  elle  a  tantôt  la 
forme  d'un  disque,  tantôt  l'aspect  d'un  croissant,  et  l'on  assure  qu'elle 
est  sphérique;  enfin  ses  proportions  croissent  ou  décroissent  à  mes 
yeux  sans  que  jamais  elle  dépasse  la  largeur  d'un  shilling,  et  cepen- 
dant on  lui  mesure  plusieurs  millions  de  milles  de  diamètre.  Or,  s'il 
est  un  principe  inébranlable  en  philosophie,  c'est  celui  de  contradic- 
tion. Deux  objets,  même  semblables,  ne  sauraient  n'en  l'aire  qu'un  ; 
à  fortiori,  deux  objets  différents. 

Abandonnant  cet  ordre  d'arguments  qui  ne  sont  point  exempts  de 
quelque  ambiguïté  sophistique,  Collier  élargit  la  controverse,  et,  con- 
sidérant tour  à  tour  les  principales  théories  employées  pour  expli- 
quer la  vision,  il  somme  chacune  de  ces  doctrines  de  proclamer  la 
non-extériorité  du  monde  des  couleurs  et  des  formes.  La  première 
en  date  devra  se  résigner  la  première  et  avouer  que  si,  comme  elle 
le  prétend,  les  objets  nous  envoient  des  images  qui  ne  sont  con- 
verties en  idées  par  l'âme  qu'après  s'être  imprimées  dans  notre  œil, 
la  condition  nécessaire  de  l'opération  visuelle  est  la  présence  dans 
l'âme  des  objets  représentés.  Mais,  s'il  en  est  ainsi,  la  réalité  d'un 
monde  extérieur  devient  une  pure  hypothèse  dont  nous  n'avons  plus 
besoin. 

La  théorie  nouvelle  exposée  par  Malebranche  ,  selon  laquelle 
nous  voyons  toutes  choses  en  Dieu,  distingue  dans  le  phénomène  de 
la  vision  deux  éléments  :  la  sensation  et  l'idée,  la  première  révélant 
la  couleur  et  la  seconde,  la  figure  ;  or  l'une  est  un  état  de  l'âme, 
l'autre  une  part  et  comme  une  découpure  de  l'étendue  intelligible 
que  la  pensée  de  Dieu  enferme  et,  ni  ici  ni  là,  nous  ne  trouvons  place 
pour  un  monde  extérieur. 

Quant  à  la  vieille  école  aristotélicienne  ,  est-il  un  seul  de  ses 
adeptes  qui  ignore  avec  quel  dédain  le  maître  a  parlé  de  la  matière, 
cette  pure  puissance,  qui  par  elle-même  échappe  à  la  connaissance 
et  ne  saurait  être  atteinte  par  la  pensée,  suivant  les  termes  de  Platon, 
qu'à  l'aide  d'un  raisonnement  bâtard?  D'une  matière  prétendue  vi- 
sible, ni  Péripatéticiens  ni  Platoniciens  n'ont  soufflé  mot.  L'opinion 
unanime  de  tous  ces  philosophes  prononce  que  la  matière  exté- 
rieure, s'il  en  est  une,  est  invisible  au  moins  pour  nous,  et  forcémen 
aussi  que  la  matière  visible  n'est  pas,  ne  peut  pas  être  extérieure. 
Le  monde  visible  n'est  donc  pas  extérieur,  proposition  qui  est 
précisément  celle  que  nous  nous  étions  proposé  d'établir. 

Avant  de  poursuivre,  il  est  bon  d'écarter  les  objections  que  cette 
vérité  inattendue  ne  manquera  pas  de  soulever.  —  «  Mais  le  consen- 
tement universel,  se  fait  dire  Collier,  n'en  tenez-vous  nul  compte? 
Espérez-vous,  à  vous  tout  seul,  changer  la  croyance  du  genre  hu- 


Cx.    LYON.  —  UN   IDÉALISTE   ANGLAIS  AU   XVIII'1    SIÈCLE        387 

main?  »  —  Pourquoi  non?  répondrait  volontiers  l'utopiste.  Pour 
n'être  proclamée  que  par  une  seule  bouche,  la  vérité  en  est-elle 
moins  digne  de  créance?  Aussi  bien  il  n'est  pas  prouvé  que  per- 
sonne n'a  pensé  comme  moi  ;  ce  que  seul  j'ose  dire,  d'autres  peut- 
être  l'ont  admis  en  silence.  —  «  Mais,  répliquera  le  défenseur  du 
préjugé,  ne  sentons-nous  pas  qu'un  monde  extérieur  existe?  »  — 
Etrange  question  et  qui  témoignerait  d'an  philosophe  bien  novice  ! 
Comment  la  sensibilité  nous  assurerait-elle  de  l'extériorité  d'une  exis- 
tence, impuissante  qu'elle  est  à  constater  même  simplement  une 
existence?  Autant  vaut  dire  que  l'on  entend  des  couleurs  et  que  l'on 
voit  des  sons.  L'existence  est  connue  par  raisonnement;  par  senti- 
ment, non  pas. 

Enfin,  peut-être  se  réclamera-t-on  du  nom  considérable  de  Des- 
cartes, au  dire  de  qui  Dieu  serait  un  trompeur  si  le  monde  n'exis- 
tait pas.  —  Mais,  d'abord,  à  quel  monde  est-il  fait  allusion?  Visible 
ou  invisible?  S'il  s'agit  d'un  monde  invisible,  l'objection  ne  nous 
touche  pas,  puisque  nous  ne  traitons  que  du  monde  révélé  à  nos 
yeux.  S'il  est  question  au  contraire  de  l'univers  coloré  que  nos  re- 
gards embrassent,  on  nous  accordera  que  le  procédé  de  Descartes 
est  bien  dangereux.  Gomme  il  serait  facile  à  tout  dialecticien  à  bout 
de  raisons  d'invoquer  la  Providence  divine  et  de  légitimer  par  un 
appel  religieux  l'irrésistible  inclination  de  tel  ou  tel  de  nos  juge- 
ments !  Mais  Descartes  lui-même  ,  à  ses  heures,  a  tenu  peu  de 
compte  de  la  croyance  instinctive,  pour  peu  qu'elle  lui  parût  hostile 
à  ses  découvertes  II  a  professé,  en  dépit  d'elle,  que  la  lumière  ne 
réside  pas  dans  le  soleil,  ni  la  chaleur  dans  le  feu,  etc.  Pourquoi 
nous  interdirions-nous,  par  égard  pour  cette  même  inclination,  de 
nier  l'extériorité  du  monde  visible? 

Au  risque  de  couper  le  fil  de  notre  analyse,  nous  nous  permet- 
trons, à  notre  tour,  de  réfuter  cette  réfutation.  Descartes  n'a  jamais 
commis  la  faute  de  justifier  les  illusions  des  sens  par  un  recours  di- 
rect à  la  véracité  de  Dieu.  Qu'on  lui  en  fasse  ou  non  un  crime,  per- 
sonne plus  que  lui  n'a  fait  fi  des  perceptions  et  des  faits  ;  sa  philoso- 
phie est  pure  d'expérience,  et,  s'il  a  connu  la  nature,  c'a  été  en  lui 
dictant  ses  lois  l.  La  véracité  de  Dieu  ne  lui  est  utile  qu'à  garantir  la 
persistance  de  la  trame  qui  unit  nos  idées  et  simplement  peut-être 
les  droits  de  la  mémoire  à  fournir  des  jalons  au  raisonnement  2. 

1.  C'est  ainsi  que  le  Traité  des  passions,  tant  admiré,  dit-on,  de  Gratiolet,  en 
dépit  de  sa  méthode  déductive,  coïncide  sur  bien  des  points  avec  La  physio- 
logie moderne. 

2.  Heureuse  trouvaille  de  M.  Rabier.  Voy.  sa  remarquable  édition  classique 
du  Discouru  de  la  méthode  (1878). 


388  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

D'ailleurs  Collier  a  fort  à  propos  douté  dès  le  début  que  l'interpré- 
tation donnée  aux  paroles  du  maître  fût  la  bonne  ;  car  le  monde  au- 
quel croyait  Descartes  était  en  effet  le  monde  invisible,  issu  de  la 
pensée  et  tout  à  fait  distinct  de  cet  univers  visible,  fait  d'attributs  in- 
consistants de  formes  et  de  couleurs,  sorte  d'écran  qui  nous  cache 
le  véritable.  L'auteur  de  la  Clavis  abondait  dans  le  sens  cartésien. 


De  la  tâche  entreprise,  une  moitié  vient  d'être  accomplie  ;  mais  à 
la  rigueur,  observait  Collier  dans  son  Introduction,  la  seconde  moitié 
peut  être  regardée  comme  superflue.  S'il  est  prouvé  que  le  monde 
visible  ne  nous  est  nullement  extérieur,  l'existence  d'un  monde  ma- 
tériel indépendant  de  nous  n'a  désormais  plus  de  sens.  Ce  mot  visi- 
ble, ne  l'oublions  pas,  est  pris  par  Collier  dans  toute  son  étendue. 
De  toutes  les  perceptions  qui  nous  représentent  les  choses,  il  choisit 
celles  de  la  vue  comme  les  plus  accréditées.  C'est  au  rapport  de 
leurs  yeux  plus  que  de  leurs  mains  que  le  commun  des  hommes  ont 
foi  ;  les  choses  n'existent  pour  eux  que  dès  l'instant  où  ils  les  ont 
vues.  Mais  cette  confiance  est,  nous  le  savons  maintenant,  mal  pla- 
cée. Ou  plutôt  c'est  nous  qui  comprenons  mal  les  indications  du 
mieux  informé  de  nos  sens  :  l'œil  voit  des  objets;  notre  tort  est  d'en 
induire  que  ces  objets  existent  vis-à-vis  de  nous. 

Toutefois,  nos  regards  pourraient  bien  être  des  informations  bor- 
nées. Peut-être  existe-t-il  un  univers  matériel  dont  ils  n'ont  pas  con- 
naissance et  qu'ils  n'atteindront  jamais.  Ce  qu'ils  apercevaient  n'est 
pas;  peut-être,  en  retour,  ce  qui  leur  échappe  existe-t-il. 

Cette  hypothèse,  dernier  rempart  où  s'abrite  le  préjugé,  pourrait 
être  forcée  bien  vite.  Collier  préfère,  en  tacticien  méthodique,  la  cir- 
convenir par  une  longue  et  pesante  série  d'arguments,  la  serrer  de 
plus  en  plus  près  et  l'emporter  enfin  de  haute  lutte.  Il  a  choisi  neuf 
arguments  qu'il  distribue,  convenons-en,  sans  trop  d'ordre.  Où  un 
seul  théorème  eût  pu  suffire,  il  dispose  toute  une  géométrie. 

1°  Le  monde  visible  ne  nous  est  point  extérieur  ;  d'où  il  suit,  de 
nécessité,  que  pour  nous  être  extérieur  le  monde  matériel  doit  nous 
être  invisible.  Or  une  réalité  contingente,  telle  que  serait  un  pareil 
monde,  ne  pourrait  être  connue  de  nous  à  l'aide  de  la  raison,  faculté 
qui  juge  du  nécessaire;  et  comme,  par  hypothèse,  elle  ne  saurait 
non  plus  nous  être  annoncée  par  nos  sens,  elle  serait  forcément 
inconnue  de  nous.  Un  monde  invisible  n'existerait  donc  pas  pour 
nous,  puisque  nous  l'ignorerions,  et  nous  devons  nous  taire  de  ce 


G.   LYON.   —   UiN    IDÉALISTE  ANGLAIS   AU   XVIII0   SIÈCLE        389 

que  nous  ne  savons  pas.  —  Cette  remarque  était  décisive  et  pouvait 
tenir  lieu  de  toutes  celles  qui  vont  suivre. 

2°  Un  monde  invisible,  par  conséquent  inhabitable,  serait  une 
parfaite  superfluité.  Mais  la  sagesse  de  Dieu  n'est  point  compatible 
avec  une  création  sans  but;  partant,  il  est  impossible  que  Dieu  ait 
créé  un  monde  extérieur.  —  Le  paralogisme  est  évident  :  Collier 
suppose  que  ce  qui  n'est  pas  connu  de  nous  est  pour  cela  inutile, 
prétention  que  Voltaire  raillera  si  joliment  dans  ses  contes. 

3°  Le  monde  matériel  est  infini,  disent  les  uns,  et  avec  raison, 
puisqu'il  remplit  l'étendue  infinie  et  qu'un  espace  vide  est  pour  nous 
inconcevable;  il  est  fini,  ripostent  les  autres  non  moins  justement, 
car  il  est  créé  et  ne  saurait,  en  conséquence,  égaler  le  Créateur.  — 
C'est  là  un  sophisme  à  la  manière  de  l'école  d'Elée  et  dont  la  solu- 
tion est  aisée.  Les  deux  mots  fini  et  infini  n'ont  point  été  pris  dans 
le  même  sens,  car  le  premier  terme  a  trait  à  l'extension,  le  second 
à  la  modalité.  Le  monde  pourrait  fort  bien  occuper  un  espace  sans 
limites,  sans  épuiser  pour  cela  tous  les  attributs  de  l'Etre.  La  con- 
tradiction prétendue  s'évanouit. 

4°  Rien  ne  saurait  être  à  la  fois  divisible  à  l'infini  et  formé  de 
parties  indivisibles  :  or  telle  serait  la  matière,  si  les  partisans  d'un 
monde  extérieur  disaient  vrai.  —  Cette  fois  encore,  une  distinction 
est  nécessaire,  où/  aTtXSç  ©axsov.  Parle-t-on  d'une  matière  idéale,  la 
divisibilité  à  l'infini  est  certaine  ;  est-il  question  d'une  matière  physi- 
que, il  faut  admettre  l'existence  d'atomes  irréductibles.  Et  ainsi,  de 
nouveau,  l'antinomie  disparaît. 

5°  Un  monde  extérieur  doit  être  capable  de  mouvements,  au 
moins  de  ceux  qu'il  peut  plaire  à  Dieu  de  lui  imprimer,  et  cependant, 
ni  dans  son  tout  ni  dans  ses  parties  le  mouvement  n'est  compatible 
avec  sa  nature.  Son  tout  ne  peut  se  mouvoir,  puisqu'il  occupe  l'es- 
pace infini  et  que  se  mouvoir  est  se  transporter  d'un  point  de  l'es- 
pace à  l'autre;  ses  parties,  pas  davantage,  car  chacune  d'elles  ne  le 
ferait  que  suivant  une  ligne  qu'elle  diviserait,  en  la  parcourant,  en 
un  nombre  infini  de  points,  ce  qui  est  impossible  pour  bien  des 
raisons  :  d'abord,  parce  qu'un  nombre  infini  est  une  contradiction 
dans  les  termes  ;  en  second  lieu,  parce  qu'à  ce  compte,  entre  le  plus 
long  et  le  plus  court,  le  plus  rapide  et  le  plus  lent  des  transferts,  la 
différence  serait  nulle,  les  uns  comme  les  autres  traversant  une 
série  infinie  de  points,  et  qu'enfin  une  éternité  serait  elle-même 
nécessaire  pour  accomplir  le  trajet,  car  à  chaque  point  de  la  ligne 
suivie  devrait  correspondre  un  point  correspondant  de  la  durée. 
Pour  toutes  ces  raisons,  un  monde  extérieur  est  une  conception  con- 
tradictoire. 


39U  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  ces  ingénieux  tours  d'escrime, 
auxquels  se  plaisait  jadis  l'éristique  des  Eléates.  Hamilton  a  eu  beau 
déclarer  irréfutables  les  raisonnements  de  Tortue  et  d'Achille,  de  la 
flèche,  des  dés,  dont  il  semble  que  le  souvenir  ait  inspiré  Collier; 
tout  le  monde  ne  s'est  point  contenté  à  aussi  bon  marché  que  lui  '. 
Sans  doute,  tout  mouvement  dans  l'espace  implique  un  passage  à 
travers  tous  les  points  qu'enferme  une  ligne  ou  une  surface  divisi- 
bles à  l'infini;  mais  n'oublions  pas  que  le  mobile  est,  lui  aussi  (idéale- 
ment parlant),  divisible  à  l'infini,  que  le  temps  donné  comprend  à 
son  tour  une  série  infinie  d'instants,  chacun  de  ces  instants  pouvant 
être  réduit  de  plus  en  plus.  Dès  lors,  la  relation  existe  du  même  au 
même.  Chaque  mouvement  accompli  est  opéré  dans  un  espace 
divisible  à  l'infini,  mais  par  un  mobile  également  divisible  à  L'infini, 
durant  un  temps  enfin  divisible  à  l'infini.  Entre  le  mobile,  l'étendue 
mesurée  et  le  temps  employé,  l'adaptation  est  parfaite,  et  il  ne 
subsiste  plus  aucune  hétérogénéité. 

6°  Ici  nous  revenons,  ce  semble,  sur  nos  pas  :  toutes  les  théories 
de  la  vision  s'accordent,  affirme  notre  auteur,  à  expliquer  la  percep- 
tion visuelle  par  l'action  de  particules  matérielles  sur  le  nerf  optique. 
S'il  en  est  ainsi,  comment  tant  de  corpuscules  peuvent-ils,  sans  se 
brouiller,  se  réunir  sur  un  si  petit  théâtre,  de  manière  à  nous  faire 
contempler  le  ciel,  la  terre  et  les  innombrables  objets  qui  la  cou- 
vrent? _  L'objection  vise  surtout  la  thèse  des  idées  images  et.  dans 
tous  les  cas,  ne  vaudrait  que  contre  un  monde  extérieur  apparent, 
doctrine  précédemment  abandonnée. 

7°  C'est  la  condition  de  toute  chose  créée  de  dépendre  entière- 
ment de  son  auteur,  et  l'effort  n'est  pas  moins  grand  pour  conserver 
l'être  à  ce  que  l'on  a  produit  et  qui  par  soi  n'est  que  néant,  que  pour 
douer  d'existence  ce  qui  n'était  pas.  De  cette  vérité,  tout  le  monde 
convient;  mais,  s'il  en  est  ainsi,  que  nous  parle-t-on  d'une  matière 
infinie,  une,  indestructible,  soustraite  par  conséquent  au  contrôle 
divin?  Antinomie  redoutable,  que  soulève  l'hypothèse  d'un  monde 
matériel  extérieur  et  qui  en  démontre  l'inanité. 

80  Dieu  sera-t-il  étendu,  ou  non?  S'il  règne  en  dehors  de  l'espace, 
le  voilà  chassé  de  l'arène  où  s'agitent  ses  inventions  et  dépouillé  de 
toute  influence  sur  l'œuvre  sortie  de  ses  mains  :  car  peut-on  agir  où 
l'on  n'est  pas?  2  Si,  au  contraire,  il  occupe  l'espace,  il  devient  iden- 
tique aux  choses,  s'enferme  dans  le  cadre  par  lui  tracé.  Mais,  cette 
fois,  c'est  le  monde  qui  cède  la  place  ;  tous  deux  ne  peuvent  à  la  fois 

1 .  Notamment  Stuart  Mill. 
2.  Carlyle,  à  la  suite  de  Leibnitz,  n'hésiterait  pas  et  répondrait  :  oui. 


G.   LYON.   -  -  UN   IDÉALISTE   ANGLAIS   AU   XVIII''    SIÈCLE       391 

remplir  la  même  scène.  Il  faut  donc  choisir  :  ou  plus  de  Dieu,  ou 
point  de  monde.  —  Restait,  à  vrai  dire,  une  troisième  alternative 
que  le  panthéisme  adoptera  et  dont  Collier  ne  s'est  point  avisé  :  ou 
bien  le  monde  et  Dieu  confondus  se  développant  suivant  une 
même  loi. 

9°  Le  dernier  argument  n'est  point  nouveau  pour  nous  et  mérite 
peu  que  l'on  s'y  arrête.  C'est,  à  proprement  parler,  bien  plutôt  une 
précaution  oratoire,  quelque  peu  tardive,  qu'un  raisonnement  en 
forme.  Collier  se  met  à  l'abri  des  grandes  autorités  philosophiques 
et  en  appelle  tour  à  tour  à  saint  Augustin  et  à  Aristote,  l'un  et  l'autre 
fort  dédaigneux  pour  la  matière,  cette  chose  la  plus  basse  de  toutes, 
écrit  le  second,  équivalente  au  néant. 

Tels  sont  les  divers  théorèmes  construits  par  l'auteur  pour  sou- 
tenir cette  définitive  conclusion,  qu'un  monde  matériel  extérieur  est 
une  supposition  ou  vide  de  sens,  ou  contradictoire.  L'énumération 
terminée,  Collier  couronne  la  seconde  partie  de  son  ouvrage,  comme 
il  a  fait  la  première,  en  répondant  à  l'avance  à  des  objections  pré- 
sumées. Ces  répliques  sont  remarquables,  et  quelques-unes  au  moins 
méritent  de  n'être  point  passées  sous  silence. 

Comment  apaiser  d'abord  l'inévitable  courroux  du  sens  commun? 
Car  il  est  indéniable  que  les  hommes  pour  la  plupart  croient  à  la 
réalité  de  ce  même  univers  dont  on  vient  de  démentir  l'existence  ; 
que  la  langue  même  dont  nous  usons  en  implique  l'extériorité;  que 
les  mots  se  refusent  au  paradoxe  que  l'on  voudrait  leur  faire 
exprimer.  —  Il  se  peut,  reprend  notre  idéaliste;  mais  ce  témoi- 
gnage dont  on  s'arme  ne  m'est  pas  contraire  à  moi  seul.  Ce  que  le 
vulgaire  exige,  c'est  l'extériorité  du  monde  visible  tel  que  l'œil  le 
saisit  et  dont  la  science  actuelle ,  guidée  par  Descartes,  dénonce 
l'inanité;  on  lui  offre,  au  contraire,  la  persistance  d'un  monde  invi- 
sible, substrat  des  formes  qu'il  aperçoit,  mais  qu'il  n'atteint  point  et 
dont  il  n'a  cure.  —  Observation  profonde  et  qui,  de  nos  jours 
encore,  peut  être  avec  avantage  opposée  à  bien  des  imprudents 
détracteurs  de  l'idéalisme  qui  arguent  contre  lui  des  répugnances 
du  commun. 

Quant  au  langage,  remarque  judicieusement  Collier,  je  n'en  suis 
point  l'inventeur,  et,  s'il  est  formé  de  telle  manière  qu'il  donne  rai- 
son à  l'erreur,  c'est  tant  pis  pour  le  langage  et  non  pour  la  vérité. 
Aussi  bien  les  sciences  sont  elles-mêmes  assujetties  à  cette  servi- 
tude d'expressions  attardées.  Tandis  que  l'esprit  accepte  le  système 
de  Copernic,  les  lèvres  parlent  le  système  de  Ptolémée.  Je  sais  que 
c'est  la  terre  qui  se  meut  et  je  dis  :  Le  soleil  se  lève. 

Peut-être    enfin    des  dogmatiques,   trop   prompts  à  s'alarmer, 


392  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

crieront-ils  que  le  scepticisme  est  proche.  Et  quels  dogmatiques! 
Des  hommes  tels  que  Nourris  et  Descartes,  dont  l'un  intitule  ■  un 
de  ses  chapitres  :  Que  l'existence  du  monde  intelligible  est  plus  cer- 
taine gue  celle  du  monde  naturel  et  sensible,  et  dont  l'autre, 
s'occupant  à  réédilier  la  science,  fait  taule  rase  de  toutes  ses 
croyances  antérieures,  annihile  toute  existence  par  la  pensée  et 
nous  tient  pendant  de  longues  pages  en  suspens  avant  de  nous 
apprendre  ce  qu'il  sauvera  de  ce  naufrage.  Mais  jamais  l'auteur  de 
la  Clavis  est-il  allé  si  loin?  A-t-il  même,  en  passant,  jamais  nié 
que  le  monde  existât?  S'il  ne  le  croit  pas  extérieur,  du  moins  l'a-t-il 
toujours  proclamé  réel? 

Collier  n'avait  point  tort  de  prévoir  que  l'accusation  de  scepti- 
cisme lui  serait  adressée.  Son  erreur  est  de  s'en  prendre  à  des  pen- 
seurs amis,  coupables  tout  au  plus,  l'un  d'un  peu  de  timidité,  l'autre 
de  trop  de  prudence.  Pauvres  idéalistes!  Dès  la  première  heure,  on 
les  a  mis  violemment  au  rang  des  sceptiques,  c'est-à-dire  des  enne- 
mis qu'ils  se  sont  précisément  fait  forts  de  vaincre.  Vainement  ils 
attestent  que  leur  suprême  ambition  est  d'asseoir  pour  l'éternité  la 
science,  on  redoute  leur  concours  et  on  les  traite  d'alliés  dangereux. 
L'auteur  des  Dialogues  d'IIylas  et  de  Philonoùs  choisit  comme  sous- 
titre  à  ses  entretiens  cette  menace  :  Réfutation  du  scepticisme  ;  le 
fondateur  de  la  philosophie  critique  s'annonce  comme  sûr  de  triom- 
pher du  doute  de  Hume,  ce  qui  n'a  point  empêché  les  Ecossais  et 
leurs  trop  dociles  imitateurs  d'outre-Manche  de  compter  au  nombre 
des  plus  déclarés  sceptiques  et  Kant  et  Berkeley. 

Le  traité  peut  dès  a  présent  être  considéré  comme  clos.  Toutefois, 
en  guise-  de  péroraison,  l'auteur  nous  laisse  sur  des  considérations  peu 
dignes  du  reste  du  livre,  qu'elles  courent  le  risque  de  rapetisser.  A 
quoi  bon  se  poser  la  question  :  De  quelle  utilité  le  présent  ouvrage 
peut-il  être?  L'auteur  en  est  réduit  à  faire  valoir,  comme  le  prin- 
cipal exemple  des  bienfaits  que  la  théorie  nouvelle  peut  apporter, 
le  jour  inattendu  qu'elle  jette  sur  le  dogme  de  l'Eucharistie.  La  pré- 
sence du  Fils  de  Dieu  sous  des  voiles  matériels  et  tangibles  n'aura 
plus  rien  qui  choque,  puisque  ces  voiles  seront  de  pures  apparences 
dépourvues  de  toute  valeur  intrinsèque  et  se  réduisant  ,  en  déii- 
nitive,  à  de  simples  impressions  éprouvées  par  nous.  Sans  doute  le 
mystère  est  ainsi  bien  allégé;  mais  est-ce  la  mission  des  dialecticiens 
que  de  venir  en  aide  aux  docteurs  des  révélations  ?  Au  reste,  de 
quoi  Collier  s'embarrassait-il?  La  philosophie  n'a  point  à  se  préoc- 
cuper d'être  utile.  Son  utilité  première  est  d'être  vraie. 

1.  Yoy.  John  Norris,  An  Essay  toicards  t/ic  l/ieory  of  an  Idéal  or  Intelligible 
world. 


G.    LYON.   —   UN    IDÉALISTE   ANGLAIS   AU   XVIII'    SIÈCLE       393 


VI 


Des  deux  parties  du  traité  dont  nous  avons  donné  l'analyse,  la 
première  est  sans  contredit  la  plus  solide.  Toute  cette  discussion 
sur  la  valeur  delà  perception  visuelle  est  un  modèle  de  finesse  et  de 
pénétration.  Le  phénomène  de  la  vision  fat  da  reste,  pour  les  idéa- 
listes de  cette  époque,  le  fait  révélateur  par  excellence.  Berkeley  le 
mentionne  à  tout  propos  ;  il  lui  consacre  l'un  de  ses  plus  intéres- 
sants essais  et  pousse  la  hardiesse  jusqu'à  prétendre  que  les  cou- 
leurs forment  un  langage  naturel  par  lequel  Dieu  raconte  aux 
hommes  ses  œuvres  et  sa  puissance.  L'évêque  de  Gloyne  parlait  en 
poète,  Collier  écrit  en  philosophe.  Pris  un  à  un  ses  arguments  peu- 
vent n'être  point  inattaquables;  mais  ce  que  nulle  objection  ne  saurait 
affaiblir,  c'est  l'idée  centrale  qui  les  assemble,  ce  principe  suivant 
lequel  la  sensation  visuelle  et,  d'une  manière  générale,  la  perception 
ne  nous  apprend  autre  chose  que  les  modifications  éprouvées  par 
notre  organisme. 

Pourquoi  s'en  être  tenu  là?  Ce  n'est  pas  qu'il  faille  blâmer  le 
métaphysicien  de  Langford  d'avoir  surtout  tenu  compte  du  sens  de 
la  vue.  Il  ne  pouvait  prévoir  les  beaux  travaux  des  modernes,  la 
savante  description  que  ses  continuateurs  traceraient  de  nos  acquisi- 
tions sensorielles,  la  part  de  plus  en  plus  prépondérante  qui  serait 
faite  aux  perceptions  tactiles,  les  expériences  sur  les  aveugles-nés, 
la  hiérarchie  définitive  établie  entre  nos  diverses  impressions.  Au 
fond,  ces  découvertes  ne  modifient  en  rien  la  doctrine.  Quel  que  soit 
le  sens  qui  mérite,  en  dernier  ressort,  le  titre  de  générateur  de  la 
connaissance,  les  signes  à  l'aide  desquels  il  nous  annoncera  la  pré- 
sence des  choses  ne  seront  jamais  que  ses  propres  modifications, 
conséquemment,  nos  manières  d'être.  La  prétendue  réalité  révélée 
à  ma  conscience  se  résoudra  en  une  somme  d'états  de  cette  même 
conscience,  et  je  ne  saurais  pas  plus  m'élancer  hors  de  mes  organes 
dans  un  monde  extérieur  à  moi  que  le  lévrier,  comme  dit  Hamilton, 
ne  parvient  à  sauter  par-dessus  son  ombre.  Il  suffit  d'étendre  à  la 
sensibilité  tout  entière  ce  que  Collier  a  trouvé  vrai  d'un  seul  de 
nos  organes,  pour  que  les  propositions  auxquelles  il  s'arrête  subsis- 
tent dans  leur  intégrité. 

Si  la  perception  est  impuissante  à  nous  révéler  des  existences 
matérielles  indépendantes  de  nous,  peut-être,  dira-t-on,  le  raisonne- 
ment est-il  plus  heureux.  Combien  est  vaine  cette  dernière  espé- 
rance, Collier  nous  en  convaincrait  sans  peine,  pour  peu  qu'il  pour- 


394  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

suivît,  en  la  resserrant,  la  précédente  analyse.  Mais  ce  n'étaient 
point  ses  syllogismes  qui  pouvaient  mener  à  fin  la  démonstra- 
tion. Le  syllogisme  n'enrichit  en  rien  la  connaissance  :  c'e>t  un 
moyen  d'éclaircissement,  non  d'acquisition.  Sans  doute,  sur  l'idée  de 
matière  devait  se  concentrer  l'attaque,  mais  ce  n'était  point  à  coups 
d'enthymèmes  qu'il  convenait  de  la  livrer. 

Après  avoir  rappelé  que  la  raison  juge  de  l'universel,  nullement  du 
particulier,  Collier  ajoute,  d'accord  en  cela  avec  Aristote  et  Berkeley, 
que  l'existence  est  essentiellement  individuelle.  Observation  décisive 
qui  permet  d'accueillir  par  une  fin  de  non-recevoir  toutes  les  hypo- 
thèses à  l'aide  desquelles  on  a  tenté  de  suppléer  à  l'insuffisance  de 
la  sensibilité.  Si  la  matière  n'est  par  elle-même  ni  son,  ni  couleur, 
ni  figure,  ni  dureté,  ni  froid,  etc.,  elle  ne  sera  point  davantage  pure 
étendue,  pure  pesanteur,  pure  masse.  Une  définition  de  ce  nouveau 
genre  ne  définirait  évidemment  rien,  puisqu'elle  se  composerait  de 
caractères  abstraits  et  généraux,  et  que  les  êtres  auxquels  elle  s'ap- 
plique sont  concrets  et  particuliers.  Parler  de  forces  ne  vaut  guère 
mieux;  si  le  mot  de  force  a  pour  nous  un  sens,  il  signifie  la  puis- 
sance de  traction  dont  notre  déploiement  musculaire  nous  offre  le 
type.  Reste  l'expédient  d'une  cause  et  d'une  substance  cachées 
dont  nous  nous  bornerions  à  proclamer  l'existence,  sans  essayer 
d'en  décrire  la  nature.  Les  êtres  que  nous  connaissons  seraient  de 
la  sorte  réduits  à  l'on  ne  sait  quel  substrat  lointain  et  mystérieux. 
Pour  réfuter  cette  hypothèse  désespérée,  la  méthode  psycholo- 
gique est  insuffisante,  et  l'idéalisme  a  besoin  d'appeler  à  son  aide  la 
critique  transcendantale. 

L'époque  n'est  pas  loin  où  le  principal  initiateur  de  la  spéculation 
moderne  soumettra  les  principes  les  plus  généraux  de  la  raison  à 
son  inflexible  analyse  et  sera  peu  à  peu  conduit  à  reconnaître  en  eux 
de  simples  formes  intellectuelles  imposées  à  notre  esprit,  afin  de  lui 
permettre  de  classer  ces  connaissances.  D'où  ces  formes  lui  sont- 
elles  nées?  Ici,  les  avis  diffèrent.  La  pensée  les  tient,  affirme  le  spiri- 
tualiste,  de  sa  nature  elle-même  ;  au  contraire,  si  l'on  en  croit  le  positi- 
viste, elles  proviendraient  de  jugements  portés  par  nos  ancêtres  et 
que  leur  fréquence  a  convertis  en  habitudes  héréditaires.  Mais , 
dans  l'un  et  l'autre  cas,  l'idée  générale  n'a  de  valeur  que  relative- 
ment à  nous  qui  la  concevons  et  n'est  plus  autre  chose  qu'un  de 
nos  états  psychiques.  Les  notions  de  substance,  de  cause,  de  force, 
ou  telles  autres  que  l'on  voudra,  ne  réussissent  donc  pas  mieux  à 
nous  révéler  le  dehors  que  n'ont  fait  les  sensations  de  la  vue  et  du 
toucher.  Le  raisonnement,  non  inoins  que  la  perception,  donne  gain 
de  cause  à  l'idéalisme. 


G.   LYON.   —  UN   IDÉALISTE   ANGLAIS   AU   XVIII'    SIÈCLE        395 

C'est  ainsi  que  la  méthode  critique  apporte  à  l'ouvrage  de  Collier 
son  complément  naturel.  Un  corollaire  de  l'analytique  transcen- 
dantale,  telle  serait  la  véritable  fin  de  ce  petit  livre,  si  gros  de 
choses  et  de  pensées,  si  divers  et  si  bigarré,  curieux  mélange  où  le 
sable  s'allie  à  l'or  pur,  où  les  sophismes  mêmes  sont  parfois  le 
langage  d'une  droite  raison.  L'auteur  est  sans  conteste  un  chercheur 
courageux  qui  voit  le  but,  mais  ne  sait  son  chemin  :  de  là  ces  tâton- 
nements, ces  zigzags  d'une  marche  sans  cesse  brisée.  D'abord,  il 
suit  l'étroite  mais  sûre  voie  de  la  psychologie.  Seulement,  il  s'arrête, 
quand  il  est  près  d'arriver.  Il  se  jette  alors  dans  le  dédale  d'une 
métaphysique  mal  débrouillée  :  les  vérités  s'offrent  à  sa  vue,  denses 
et  redoublées  ;  un  instant  il  découvre  quelques-unes  des  thèses 
et  des  antithèses  qu'échelonnera  si  habilement  le  critique  de  la  rai- 
son pure  ;  mais  il  passe  outre  et  bien  vite,  faute  d'en  découvrir  la  con- 
nexité  et  la  loi.  À  son  insu,  il  retouve  Parménide  et  il  devinera 
Hegel,  bien  inférieur  à  tous  les  deux,  parce  qu'il  aura  été  uni- 
quement apte  à  saisir  les  vérités  éparses,  inhabile  à  les  relier  d'un 
trait  continu.  De  la  grande  doctrine  dont  il  a  si  clairement  indiqué 
le  principe  fondamental  et  quelques-uns  des  plus  brillants  théo- 
rèmes, il  aura  ignoré  le  large  développement.  Pour  tout  dire,  Arthur 
Collier  est  un  métaphysicien  d'une  rare  pénétration,  à  qui  la  mé- 
thode a  manqué. 

Georges  Lyon. 


LE  PESSIMISME  DE  LEOPARD! 


Il  faut  convenir  que  l'idée  fixe  qui  domine  les  systèmes  pessi- 
mistes leur  donne  une  apparence  souvent  décevante  de  force  et  de 
simplicité.  Cette  opiniâtreté  monotone  à  répéter  sans  restriction  et 
sans  variante  que  «  tout  est  mal  »,  et  ce  parti  pris  inflexible  de  le 
démontrer  pour  les  moindres  accidents  de  la  vie  et  les  moindres 
détails  de  l'univers,  finissent  par  imposer  à  l'esprit  l'illusion  d'une 
puissante  unité  et  d'une  admirable  logique.  De  là,  sans  doute,  cette 
facilité  singulière  à  attribuer  aux  doctrines  pessimistes  une  haute 
valeur  philosophique  et  à  trouver  dans  l'obsession  même  de  leur 
unique  formule  une  explication  universelle  des  choses. 

Ce  principe  cartésien,  que  les  causes  produisent  leurs  effets  avec 
un  minimum  d'effort,  par  les  voies  les  plus  simples,  est  surtout 
vrai  de  l'intelligence  humaine  :  comme  elle  voudrait  tout  embrasser 
d'une  seule  vue  et  tout  suspendre  à  une  seule  loi,  il  est  naturel 
qu'elle  se  laisse  plus  volontiers  séduire  par  les  doctrines  qui  ren- 
dent raison  de  tout  avec  une  seule  raison.  Dans  ce  sens,  le  pessi- 
misme apparaît  nécessairement  comme  un  progrès  sur  l'optimisme, 
qui  lui-même  est  déjà  pourtant  une  remarquable  tentative  de  sim- 
plification. L'optimisme  en  effet  laisse  encore  subsister  dans  une 
certaine  mesure  le  dualisme  du  bien  et  du  mal  :  il  reconnaît  l'exis- 
tence du  mal,  puisqu'il  s'ingénie  à  le  justifier  ;  il  ne  dit  pas  :  «  Tout 
est  bien,  »  mais  :  «  Tout  est  pour  le  mieux  ;  »  et  par  là  il  réserve  une 
place  à  l'idéal  et  au  progrès.  Le  pessimisme  est  plus  radical  :  il  nie 
le  bien  absolument,  et  réduit  l'antinomie  par  le  moyen  violent  qui 
semble  décisif,  en  supprimant  l'un  des  termes. 

Aussi  toute  la  doctrine  est-elle  renfermée  dans  son  axiome  originel 
et  presque  dans  son  nom  seul.  Puisque  nous  sommes  prévenus  une 
fois  pour  toutes  que  «  tout  est  mal  »,  nous  savons  d'avance  que  rien, 

.  G.   Leopardi,  Opuscules  et  pensées,  traduit  de  l'italien   et  précédé  d'une 
préface,  par  Auguste  Dapples.  Paris,  Germer  Baillière.  1880. 


KRANTZ.   —  LE   PESSIMISME   DE   LEOPARDI  397 

ni  dans  l'humanité  ni  dans  la  nature,  n'échappera  à  cette  condam- 
nation a  priori  :  point  d'atténuation,  point  de  surprise  possible  au 
courant  du  système  :  partout  et  toujours  une  identité  inexorable 
qui  ne  parvient  à  entretenir  notre  curiosité  qu'à  force  d'art,  et  non 
point  par  la  thèse  elle-même,  qui  s'est  presque  épuisée  en  s'énon- 
çant,  mais  par  l'invention  paradoxale  des  preuves,  par  la  verve  ou 
la  subtilité  de  l'argumentation. 

Telles  sont  en  général  la  forme  du  pessimisme  et  l'impression 
qu'il  produit.  11  serait  intéressant,  à  propos  de  Leopardi,  de  pénétrer 
cette  forme  et  d'analyser  cette  impression. 

Le  poète  en  effet,  moins  systématique,  malgré  son  ambition  de 
l'être,  qu'un  pur  philosophe  comme  Schopenhauer,  et  plus  émouvant 
aussi  à  cause  de  la  poésie  et  de  l'accent  personnel,  rend  la  doctrine 
plus  accessible  et  permet  d'en  saisir  plus  facilement  les  côtés  faibles. 
Moins  en  garde  contre  les  difficultés  métaphysiques  de  la  théorie,  à 
cause  de  sa  foi  pratique,  moins  soucieux  de  la  logique  en  raison  de 
sa  sincérité,  et,  de  plus,  bien  autrement  sympathique  que  les  ar- 
tistes en  pessimisme,  en  raison  de  sa  douloureuse  expérience, 
Leopardi  est  le  pessimiste  qui  se  livre  le  plus.  C'est  donc  à  lui  sur- 
tout qu'il  faut  demander  si  le  système  est  aussi  clair,  aussi  simple 
et  aussi  fort  qu'il  le  parait  ;  s'il  a  vraiment  cette  valeur  philosophique 
qu'on  lui  reconnaît  si  aisément,  et  si  l'on  n'est  pas  la  dupe  d'un  effet 
littéraire  quand  on  accepte  son  invariable  qualification  des  choses, 
toute  subjective  et  accidentelle,  pour  une  explication  impersonnelle 
et  scientifique  de  la  vie  et  du  monde. 

Des  travaux  distingués  et  bien  connus  des  lecteurs  de  la  Revue 
ont  déjà  donné  sur  la  question  ainsi  posée  des  aperçus  et  des  ren- 
seignements plus  ou  moins  directs.  Il  faut  lire  le  chapitre  substan- 
tiel de  la  thèse  de  M.  Aulard  intitulé  «  Philosophie  de  Leopardi  »,  et 
l'exposition  éloquente  de  la  théorie  de  YInfelicita  dans  le  «  Pessi- 
misme au  XIXe  siècle  »  par  M.  Caro.  Mais  c'est  surtout  dans  la 
traduction  de  M.  Dapples,  qui  vaut  le  texte  pour  la  fidélité  et  pour 
la  couleur,  qu'on  saisira  sur  le  vif  toutes  les  nuances  souvent  fuyantes 
de  cette  pensée  désolée. 

Ce  qui  frappe  chez  le  Leopardi  des  Opuscules,  c'est  avant  tout  la 
préoccupation  d'être  un  philosophe,  de  passer  pour  tel,  et  de  ne 
pas  tenir  sa  philosophie  de  la  fatalité  de  son  tempérament,  mais  de  sa 
libre  intelligence.  Il  craint  d'abord  que  la  postérité  s'arrête  à  sentir 
seulement  ses  beaux  vers,  sans  aller  jusqu'à  y  chercher  une  doc- 
trine ;  et  alors  il  prend  la  peine  de  formuler  lui-même  ses  idées,  en 
les  dépouillant  de  la  poésie  qui  pourrait  masquer  le  fond  philoso- 
phique. Il  craint  surtout  l'interprétation  des  critiques  qui  ne  man- 


398  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

queront  pas  d'expliquer,  suivant  la  méthode  nouvelle,  le  penseur  par 
le  poêle  et  le  poète  par  l'homme,  l'œuvre  par  la  vie  et  la  vie  par 
les  nerfs,  la  maladie  et  la  difformité  ;  aussi  les  prévient-il  avec  une 
insistance  impérieuse  que  toutes  ces  causes  accidentelles  n'ont  pu 
entamer  ni  la  liberté  de  sa  pensée,  ni  la  lucide  sérénité  de  sa  ré- 
flexion :  «  Ce  n'a  été  que  par  un  effet  de  la  lâcheté  des  hommes  qui 
«  ont  besoin  d'être  persuadés  des  mérites  de  l'existence,  que  l'on  a 
«  voulu  considérer  mes  opinions  philosophiques  comme  le  résultat 
«  de  mes  souffrances  particulières  et  que  l'on  s'obstine  à  attribuer  à 
«  ces  circonstances  matérielles  ce  qu'on  ne  doit  qu'à  mon  enten- 
«  dément.  Avant  de  mourir,  je  veux  protester  contre  cette  invention 
ce  de  la  faiblesse  et  de  la  vulgarité,  et  prier  mes  lecteurs  de  s'atta- 
((  cher  à  détruire  mes  raisonnements  et  mes  observations  plutôt  que 
«  d'accuser  mes  maladies  *.  » 

Il  croit  et  il  proteste  que  ni  la  santé,  ni  la  beauté,  ni  la  gloire,  ni 
aucun  des  biens  les  plus  estimés  des  hommes,  s'il  les  avait  pos- 
sédés, n'auraient  changé  la  direction  de  sa  pensée,  ni  les  conclusions 
de  ses  raisonnements.  «  Si  d'un  côté  on  m'offrait  la  fortune  et  la 
gloire  d'un  César  ou  d'un  Alexandre,  sans  la  moindre  souillure,  et 
de  l'autre  a  mort,  je  n'hésiterais  pas  :  je  choisirais  de  mourir 
aujourd'hui 2.  » 

Aussi  la  doctrine  de  Leopardi  ne  doit-elle  pas  être  considérée 
comme  l'âme  cachée  de  sa  poésie  ;  et,  quand  il  est  question  de  ce 
qu'on  appelle  sa  philosophie,  il  ne  s'agit  pas,  comme  on  ferait  pour 
un  Dante  ou  pour  un  Byron,  de  la  dégager  de  ses  chants.  Cette 
analyse,  cette  sorte  de  dichotomie  dont  le  poète  «  ailé  et  sacré  » 
abandonne  d'ordinaire  le  soin  à  la  curiosité  rétrospective  de  la 
critique,  ici  le  poète  a  eu  le  rare  sang-froid  de  l'opérer  sur  lui- 
même. 

On  reconnaît  le  méditatif  isolé  dans  son  moi,  qui  a  usé  et  abusé 
pour  son  propre  compte  de  la  conscience  psychologique  avec  une 
cruelle  et  savante  obstination,  et  qui,  généralisant  son  état  per- 
sonnel, a  fait  de  la  conscience,  son  mal  à  lui,  la  cause  universelle 
de  l'infortune  humaine. 

Cet  envahissement  monstrueux  de  la  conscience,  dont  Leopardi  a 
tant  souffert,  et  qui  est  fait  pour  chasser  peu  à  peu  de  l'âme  les  pas- 
sions de  feu,  les  élans  naturels,  la  spontanéité  généreuse  et  féconde, 
et  jusqu'à  la  divine  inconscience  du  génie,  le  voilà  attesté  par  ce 
petit  livre  dogmatique  :  ce  dédoublement  voulu  du  poète  auquel  le 

1.  Lettre  en  français  à  M.  de  Sinner,  et  Dialogue  de  Tristan  cl  d'un  ami, 
p.  114. 

2.  Dialogue  de  Tristan  et  d'un  ami. 


KRANTZ.   —  LE   PESSIMISME   DE    LEOPARDI  399 

penseur  tenait  tant,  le  voilà  revendiqué  et  fixé  dans  ces  pages  de 
prose  qui  sont  le  contenu  philosophique,  mis  à  part,  et  comme  le 
sommaire,  mis  en  relief,  de  toute  l'œuvre  poétique. 

A  quelque  point  de  vue  qu'on  étudie  Leopardi,  il  faut  commencer 
par  accorder  une  attention  particulière  et  une  importance  extrême  à 
ce  subjectivisme  maladif,  à  cette  hypertrophie  de  la  conscience  qui 
a  été  le  tourment  continu  de  sa  sensibilité,  qui  a  rétréci  sa  pensée 
dans  l'égoïsme  intellectuel ,  et  condamné   son  activité  à  s'épuiser 
dans  la  stérilité  de  la  plainte  et  le  vide  du   désespoir.  C'est  là  le 
trait  saillant  de  son  talent  comme  de  son  caractère,  et  qui  lui  crée 
une  originalité   parmi  les  poètes.  Les  poètes,  il  est  vrai,  les  lyri- 
ques  surtout,  ne  se  désintéressent  guère   d'eux-mêmes,  mais   du 
moins  attirés  en   quelque   sorte   en  dehors    d'eux  par    la    réalité 
objective  des  choses  ;  ce  moi  qu'ils  aiment  à  chanter  n'est  pas  un 
moi  vide  et  désolé,  en  prenant  le  mot  dans  son  sens  propre.  C'est 
au  contraire  un  moi  rempli  de  perceptions,  de  passions,  de  souve- 
nirs, d'espérances,  de  rêves,  animé  enfin  par  les  mille  reflets  chan- 
geants du  monde  extérieur  ;  leurs  chants  les  plus  beaux  ne  sont  que 
le  retentissement  intime  des  voix  infiniment  complexes  de  toute  la 
nature  et  de  toute  l'humanité  ;  leur  sensibilité  est  si  compréhensive 
que  leur  personnalité  en  devient  pour  ainsi  dire  impersonnelle  et 
leur  conscience  inconsciente  :  ils  ne  veulent,  ils  ne  croient  chanter 
que  pour  eux  seuls  ;  mais  la  variété  de  leurs  émotions  est  telle  qu'ils 
chantent  nécessairement  pour  tous  les  hommes.  Cette  variété  qui 
fait  qu'il  y  a  toujours  entre  le  poète  et  nous  au  moins  une  émotion 
commune  par  où  il  nous  prend,  n'existe  pas  chez  Leopardi.  Bien 
au  contraire  :  il  est  le  poète  de  l'identité  morne  qui  se  manifeste 
par  la  fixité  d'une  seule  idée,  la  persistance  d'un  même  sentiment, 
et  la  monotonie  du  rythme  et  de  l'expression.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
d'insister  sur  la  valeur  poétique  de  Leopardi,  et  nous  nous  garde- 
rions bien  de  la  déprécier  :  mais  il  faut  reconnaître  qu'un  tempé- 
rament comme  le  sien  et  les  conditions  de  sa  vie  morale  sont  peu 
favorables  à  la  grande  et  vraie  poésie  ;  aussi  n'est-il  guère  un  vrai  et 
grand  poète  que  dans  les  deux  ou  trois  morceaux  où  il  chante  son 
désespoir  dans  toute  sa  naïveté  et  toute  sa  nudité.  Mais  quand,  avec 
sa  sagacité  de  critique  érudit,  il  sent  bien  la  pauvreté  esthétique  de 
son  thème  vite  épuisé,  et  qu'il  veut  le  renouveler  et  l'élargir  en  y 
introduisant  quelques  sentiments  vraiment  humains,  moins  familiers 
et  peut-être  même  tout  à  fait  étrangers  à  son  âme,  l'amour,  le  pa- 
triotisme, la  foi  religieuse,  il  tombe  alors  dans  la  rhétorique,  l'ob- 
scurité, l'imitation  et  la  banalité. 
Ce  subjectivisme  qui  a  fait  l'originalité,  mais  l'originalité  restreinte 


400  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

pour  ne  pas  dire  étroite,  du  poète  a-t-il  du  moins  beaucoup  servi  au 
philosophe?  On  pourrait  le  croire,  puisque  la  conscience  est  une 
faculté  éminemment  philosophique.  Il  n'en  est  rien  pourtant.  Il 
semble  même  que  Leopardi,  renversant  l'ordre  naturel  et  l'emploi 
normal  des  facultés,  ait  mis  plus  d'intelligence  que  de  sensibilité 
dans  ses  vers,  et  plus  de  sensibilité  que  d'intelligence  dans  sa  phi- 
losophie. Tandis  que  sa  poésie  a  (sauf  de  rares  exceptions)  cette 
clarté  qui  vient  d'une  idée  maîtresse  assez  puissante  pour  se  dégager 
nettement  du  sentiment,  sa  doctrine  au  contraire  a  souvent  la  con- 
fusion et  l'obscurité  qui  viennent  du  sentiment  quand  il  est  assez 
violent  pour  interrompre  et  dominer  l'idée.  En  dépit  de  ses  protes- 
tations, plus  sincères  que  compétentes,  on  sent  bien  que  toute  la 
philosophie  de  Leopardi  se  réduit  à  cette  étrange  syllogisme,  dont  la 
forme  seule  indique  la  subordination  de  l'idée  au  sentiment  :  Je 
souffre,  donc  tout  est  mal.  Les  prémisses  sont  un  sentiment,  parti- 
culier et  personnel  ;  la  conclusion  est  un  jugement,  qui  a  la  valeur 
d'une  métaphysique  universelle.  Les  deux  membres  de  la  déduction 
sont  donc  de  nature  contraire,  disproportionnés,  incompatibles,  et 
l'on  aperçoit  du  premier  coup  l'impossibilité  logique  de  tirer  le 
second  du  premier,  puisque  le  seul  ordre  admissible  serait  :  Tout 
est  mal  ;  donc  je  dois  souffrir.  Leopardi  l'a  bien  senti  ;  tout  son 
elTort  consiste  à  nous  donner  le  change  sur  le  véritable  arrangement 
des  termes,  à  nous  faire  croire,  à  se  faire  croire  à  lui-même  que  sa 
pensée  suit,  non  pas  l'ordre  poétique  :  Je  suis  malheureux,  donc 
le  monde  est  mauvais ,  mais  l'ordre  philosophique  :  C'est  parce 
que  le  monde  est  mauvais  et  que  je  le  prouve,  que  je  m'explique 
pourquoi  je  suis  malheureux. 

De  quelque  sens  qu'on  les  prenne,  tout  Leopardi  est  dans  ces 
deux  propositions  ;  le  poète  est  dans  l'une,  le  philosophe  dans 
l'autre;  et  l'homme  est  dans  la  synthèse  des  deux,  puisqu'elles  ne  sont 
à  vrai  dire  l'une  et  l'autre  que  le  résultat  d'une  analyse  faite  par 
l'homme  sur  lui-même.  —  Je  souffre  ,  voilà  la  psychologie  à  la 
fois  claire  et  pathétique  que  Leopardi  développe  dans  ses  vers  les 
plus  touchants,  et  qui  en  fait  une  longue  et  terrible  élégie;  voilà  par 
où  il  nous  remue  en  dépit  de  la  monotonie  du  fond  et  de  la  forme  : 
car  une  personnalité  humaine  aux  prises  avec  une  incurable  dou- 
leur et  l'exprimant  en  vers  dramatiques  fera  toujours  sur  le  cœur 
des  hommes  une  profonde  impression. 

Le  monde  est  mauvais,  voilà  la  donnée  impersonnelle,  méta- 
physique, scientifique  même  qui  s'adresse  non  plus  au  cœur,  mais 
à  l'intelligence,  et  qui  n'aura  d'intérêt  et  de  valeur  pour  elle  que  si 
elle  persuade  notre  raison  par  une  démonstration  irrésistible,  ou 


KRANTZ.    —  LE    PESSIMISME    DE    LEOPABDI  401 

séduit  notre  esprit  par  la  nouveauté  ingénieuse  et  hardie  des  argu- 
ments. 

Pour  juger  Leopardi  comme  philosophe  ,  puisqu'il  veut  l'être  , 
voyons  si  sa  métaphysique  est  à  la  hauteur  de  sa  psychologie.  A. 
lire  la  traduction  de  M.  Dapples,  il  faut  avouer  qu'on  ne  trouve  chez 
Leopardi  ni  la  force  ni  la  nouveauté.  Le  vieux  Lucrèce  a  déjà  for- 
mulé avec  une  vigueur  incomparable  les  accusations  que  Leopardi 
reprend  contre  la  nature  deux  mille  ans  après  lui;  et  Schopenhauer, 
son  contemporain,  donne  au  pessimisme  une  forme  philosophique 
bien  autrement  originale,  spirituelle  et  consistante  que  la  théorie  de 
ïlnfelicità.  Entre  Lucrèce  et  Leopardi,  en  mettant  à  part  la  pré- 
cision du  système,  il  y  a  du  moins  encore  le  lien  de  la  poésie  et 
d'autres  ressemblances  curieuses  qui  viennent  du  tempérament 
poétique.  Mais  quelle  différence  profonde  entre  le  poète  italien  et  le 
métaphysicien  allemand  !  Elle  fait  honneur,  si  l'on  veut,  à  la  sin- 
cérité de  Leopardi  ;  mais  comme  elle  atteste  la  supériorité  philoso- 
phique de  Schopenhauer  !  Schopenhauer  est  pessimiste  par  volonté 
et  non  par  condition.  Sa  vie,  en  somme  assez  heureuse,  lui  laisse 
toute  la  sérénité  qu'il  faut  pour  construire  une  théorie  du  mal,  en 
lui  épargnant  la  cruelle  épreuve  de  la  pratique  ;  sa  conception  de  la 
douleur  universelle  n'est  pas  troublée  par  les  accès  de  la  douleur 
personnelle  Leopardi,  au  contraire,  est  trop  réellement  malheureux 
pour  sentir  le  besoin  de  prouver  son  malheur  et  pour  avoir  la  pa- 
tience de  l'expliquer  :  il  le  traite  à  son  insu,  comme  une  chose 
évidente,  qu'on  ne  démontre  pas  ;  s'il  le  prouve,  c'est  en  souffrant 
et  en  pleurant,  comme  l'adversaire  de  Zenon  prouvait  le  mouvement 
en  marchant.  L'évidence  de  la  douleur,  c'est  l'axiome  qui  domine  sa 
pauvre  vie  ;  comment  ïlnfelicità  ne  serait-elle  pas  a  priori  pour  lui, 
qu'elle  a  saisi  au  berceau  et  qu'elle  ne  lâchera  qu'à  la  tombe?  Chez 
Schopenhauer,  le  pessimisme  vient  de  la  tète  :  de  là  sa  rigueur,  mais 
aussi  sa  froideur;  chez  Leopardi,  il  vient  de  la  poitrine  :  de  là  son 
accent  si  pathétique,  mais  aussi  ses  incohérences  et  ses  obscurités. 

On  a  tort  d'appeler  ïlnfelicità  une  théorie.  Elle  n'est  théorie  que 
d'intention.  La  véritable  philosophie  explique  ou  plutôt  tente  d'ex- 
pliquer. Leopardi  ne  fait  guère  qu'affirmer  avec  une  sombre  insis- 
tance, qui  produit  de  beaux  effets  littéraires,  mais  qui  ne  peut  pas 
tenir  lieu  d'arguments.  Il  ne  prend  point  garde  aux  difficultés,  aux 
lacunes,  aux  contradictions.  Le  mal  existe  parce  qu'il  existe  ;  il  n'en 
donne  point  d'autre  raison  et  professe  qu'il  faut  croire  qu'il  n'y  en  a 
point  d'autre.  Voici  à  grands  traits  sa  déduction,  ou  plutôt  la  série 
de  ses  affirmations.  —  Nous  voulons  être  heureux  :  il  est  impos- 
sible que  nous  le  soyons  ;  donc  il  faut  renoncer  à  l'être  jamais.  La 
tome  x.  —  1880.  26 


402  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

science  consiste  à  connaître  cette  impossibilité  du  bonheur,  et  la 
morale  à  s'y  résigner.  Il  faut  nous  persuader  que  la  seule  amélio- 
ration possible  à  notre  sort  est  négative  :  c'est  l'anéantissement,  qui 
nous  ôtera  la  souffrance  avec  la  vie.  —  Mais  cette  croyance  n'est  ni 
naturelle  ni  populaire  ;  il  n'est  pas  commun  de  croire  au  malheur 
continu,  à  la  douleur  incurable,  à  la  moralité  du  désespoir,  au 
néant.  La  majorité  des  hommes  croient  le  contraire  ;  et,  même  sans 
spéculer  sur  la  finalité  de  la  vie  humaine  et  sur  ce  qui  suivra  la 
mort ,  nous  croyons  tous  à  des  moments  de  bonheur.  Léo  pardi 
répond  que  voilà  justement  le  préjugé  à  déraciner  de  l'âme  humaine. 
Même  quand  nous  croyons  être  heureux,  nous  ne  le  sommes  pas. 
Cette  illusion  du  bonheur  est  subjective  ;  c'est  comme  une  forme  de 
la  sensibilité,  qui  ne  répond  point  à  la  réalité.  Pour  que  le  bonheur 
lût  vrai,  il  faudrait  qu'il  fût  objectif,  c'est-à-dire  qu'il  nous  fût  donné 
par  les  choses  elles-mêmes,  et  non  par  la  façon  dont  nous  voyons 
les  choses.  Or  ce  bonheur  objectif  n'existe  pas  ;  nous  sommes  les 
victimes  et  les  dupes  de  la  nature.  Nous  ne  pouvons  pas  cesser  d'en 
être  les  victimes  ;  la  mort  seule  nous  délivrera.  Mais  nous  pouvons 
cesser  d'en  être  les  dupes  :  la  volonté  et  l'intelligence  y  suffisent. 
Savoir  qu'on  est  dupe,  c'est  cesser  de  l'être.  C'est  là  seulement  quil 
faut  mettre  notre  dignité  et  nos  efforts.  Si  donc  l'on  se  demande  ce 
que  va  devenir  l'emploi  de  cette  vie  humaine,  terminée  par  le  néant 
et  entretenue  par  le  désespoir,  le  voilà  :  prendre  conscience  de  sa 
misère  et  se  bien  persuader  qu'on  ne  peut  ni  la  comprendre  ni  l'em- 
pêcher. Donc,  la  supporter  n'est  pas  un  devoir  ;  c'est  une  nécessité. 
Nous  sommes  tous  égaux  devant  la  nécessité  d'être  malheureux  : 
nous  ne  sommes  différents  que  par  notre  attitude  en  face  du  mal- 
heur. Leopardi  va  droit  aux  conclusions  de  Spinoza;  on  sait  qu'elles 
sont  presque  absolument  stoïciennes  et  que  les  stoïciens  sont  opti- 
mistes. Il  est  étrange  de  voir  ainsi  l'optimisme  et  le  pessimisme 
aboutir  à  la  même  morale.  Mais  on  se  l'explique  quand  on  remarque 
que  ce  qui  les  identifie  c'est  la  négation  de  la  liberté,  ou  de  l'effica- 
cité de  la  liberté,  ce  qui  revient  au  même.  Si  tout  est  bien,  je  n'ai 
pas  besoin  d'être  libre,  parce  que,  quand  même  je  le  serais,  je  ne 
voudrais  rien  changer  aux  choses,  puisqu'elles  sont  comme  je  vou- 
drais qu'elles  fussent.  Donc  ma  vertu  sera  toute  d'acquiescement.  Si 
tout  est  mal,  et  si  ce  ma)  est  fatal,  ma  liberté  n'a  plus  ou  de  raison 
d'être  ou  de  raison  d'agir  ;  et  ma  vertu  est  encore  toute  d'acquies- 
cement. L'acquiescement  à  la  douleur  s'appelle  la  résignation. 

Telle  est  YÏnfelieità.  Nous  y  voyons  bien  une  opinion  sur  l'exis- 
tence et  un  régime  de  vie,  c'est-à-dire  une  morale  pratique  logique- 
ment déduite  de  cette  opinion.  Mais  cette  morale  n'est  pas  nouvelle; 


KRANTZ.    —  LE   PESSIMISME    DE   LEOPARD!  403 

de  plus,  elle  n'implique  pas  nécessairement  la  préexistence  d'une 
métaphysique  déterminée.  La  preuve,  c'est  que  d'abord  elle  convient 
aussi  bien  à  l'optimisme  qu'au  pessimisme  ;  c'est  aussi  que  la  princi- 
pale maxime  de  cette  morale  est  identique  à  une  règle  de  la  morale 
provisoire  de  Descartes,  qui  précède  justement  toute  métaphysique. 
On  peut  se  soumettre  à  l'ordre  du  monde  sans  même  connaître  cet 
ordre;  c'est  en  s'y  soumettant  qu'on  l'apprendra,  au  jour  le  jour, 
par  expérience. 

Voilà  la  morale  de  Leopardi.  Elle  n'offre  aucune  originalité  ni  dans 
ses  préceptes,  ni  dans  la  justification  et  l'exposition  de  ses  pré- 
ceptes. Cherchons  la  métaphysique. 

Cette  infortune  universelle  a-t-elle  un  sens?  et  quelle  est  sa  cause? 
—  Elle  n'a  pas  de  sens;  c'est  une  chimère,  et  une  douleur  de  plus, 
que  de  lui  en  chercher  un.  Voilà  donc  un  premier  domaine  formé  à 
la  métaphysique,  celui  de  la  finalité.  Le  mal  existe,  mais  ne  s'explique 
pas.  Aussi  Leopardi  le  constate  sans  l'expliquer. 

Passons  à  une  autre   notion   très  métaphysique  aussi,  la  cause 
efficiente.  Elle  serait  déjà  bien  diminuée  par  le  fait  qu'elle  ne  serait 
pas  en  même  temps  cause  finale.  Mais  pourtant,  on  pourrait  encore 
spéculer  sur  cette  force  ou  aveugle  ou  méchante  qui  a   créé  le 
monde  malheureux.  Quelle  est-elle  donc?  Leopardi  l'appelle  nature. 
Mais  ce  n'est  là  qu'un  nom.  A  quelle  réalité  précise  correspond-il? 
A  aucune.  Dans  le  dialogue  VI,  la  nature  elle-même  est  en  scène. 
Elle  converse  avec  une  âme  qui  lui  demande  le  secret  de  la  vie; 
voici  ce  que  la  nature  trouve  de  plus  clair  à  répondre.  La  nature: 
Tu  es  destinée  à  animer  un  corps  humain,  et  tous  les  hommes  nais- 
sent et  vivent  dans  la  souffrance.  —  L'âme  :  Ne  devrais-tu  pas  au 
contraire  les  rendre  nécessairement  heureux,  ou,  si  ce  n'est  pas  en 
ta  puissance,  t1  abstenir  de  les  mettre  au  monde? —  La  nature  : 
Mon  pouvoir  ne  va  pas  jusque-là.  Je  suis  soumise  au  destin,  lequel  en 
a  ordonné  autrement,  bien  que  je  n'en  puisse  pas  plus  que  toi  deviner 
la  raison  '.  —  Et  plus  loin  :  «  Ma  fille,  les  âmes  et  tous  les  êtres 
«  sont,  comme  je  te  l'ai  dit,  la  proie  du  malheur  sans  que  j'y  sois 
«  pour  rien.  »  La  nature,  on  le  voit,  reste  pour  le  poète  une  puis- 
sance indéterminée.  Mais  cette  nature  est  une  sorte  de  moyen  terme 
entre  le  destin,  qui  est  au-dessus  d'elle,  et  les  créatures  qui  sont 
au-dessous.  La  métaphysique  de  Leopardi  tentera-t-elle  d'expliquer 
les  rapports  de  cette  nature,  si  indéterminée  qu'elle  la  laisse,  d'une 
part  avec  les  créatures,  et  de  l'autre  avec  le  destin?  Nullement.  La 
nature  ne  sait  pas  pourquoi  elle  obéit  au  destin,  ni  pourquoi  le  destin 

1.  Page  38. 


404  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

lui  commande  de  créer  les  êtres  dans  le  malheur.  On  ne  peut  pas 
nier  que  ce  ne  soient  là  deux  lacunes  métaphysiques  considérables. 
La  philosophie  la  plus  haute  vise  d'abord  à  expliquer  les  choses  en 
elles-mêmes;  quand  elle  ne  peut  pas  donner  cette  explication  su- 
prême, elle  descend  d'un  étage  et  s'efforce  d'expliquer  au  moins  les 
rapports  des  choses.  Ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  philosophies  ne  se 
trouve  dans  Leopardi,  puisqu'il  ne  détermine  ni  la  nature,  ni  les 
relations  de  la  nature  avec  l'humanité. 

Mais  reste  le  destin  que  Leopardi  semble  placer  au  sommet  de 
son  système.  Ce  destin  renferme  peut-être  en  lui-même  l'explication 
dernière.  Le  poète  nous  en  donne-t-il  une  idée  philosophique  ou 
seulement  précise?  Est-il  le  vieux  fatum  de  la  mythologie,  est-il  le 
malin  et  puissant  génie  de  Descartes,  tiré  pour  la  circonstance  de 
son  état  d'hypothèse?  Est-ce  une  force  aveugle,  immanente  au 
monde,  ou  une  propriété  de  la  matière,  quelque  chose  comme  la 
pesanteur  des  atomes  ou  l'attraction  moléculaire?  Est-ce  le  hasard 
de  Lucrèce  ou  la  nécessité  intelligente  des  Stoïciens?  Leopardi  ne  se 
prononce  pas.  Mais  il  est  certain  que  son  destin  doit  être  la  moins 
philosophique  de  toutes  ces  conceptions,  car  il  est  entouré  d'un 
mystère  tout  mythologique  et  d'un  vague  fabuleux.  Le  poète  a 
besoin  que  cette  puissance  reste  impénétrable,  et  le  philosophe 
subit  la  conception  du  poète.  Il  n'a  pas  même  pris  garde  que  cette 
continuité  du  mal  dans  le  monde,  sans  relâche  et  sans  exception, 
peut  indiquer  une  intention  et  une  volonté  tout  autant  que  l'opti- 
misme. Cette  entente  de  toutes  les  forces  de  la  nature  pour  engen- 
drer uniquement  la  douleur  est  aussi  belle,  au  point  de  vue  esthé- 
tique ,  abstraction  faite  de  la  qualité  morale  de  l'œuvre  ,  que 
l'harmonie  pour  le  bien.  L'unité  du  plan  est  aussi  parfaite,  l'exécu- 
tion aussi  admirablement  exacte  ;  et  le  résultat  n'est  que  trop  rigou- 
reux, puisque  le  mal  est  universel.  Pourquoi  n'y  aurait-il  pas  là  une 
fin,  mauvaise  sans  doute,  mais  une  fin  pourtant  poursuivie  avec  un 
art,  qui  serait,  dans  le  pessimisme,  la  beauté,  et  une  science  qui 
serait  la  vérité?  Leopardi  préfère  jeter  sur  la  cause  première  de 
YInfelicità  un  voile  de  poésie  et  un  nom  mystérieux.  Il  en  fait  une 
véritable  cause  occulte,  qu'il  dérobe  sous  cette  vieille  appellation 
insignifiante  ou  puérile  de  fatum,  contemporaine  d'une  crédulité 
anti-philosophique.  Si  bien  que  ce  penseur  moderne  eût  peut-être, 
avec  sa  superstition  du  destin,  fait  sourire  Épicure  et  indigné  Lu- 
crèce. La  notion  du  hasard  est  en  effet  plus  philosophique  que  celle 
du  fatum,  et,  dans  l'ordre  d'évolution  de  l'idée  pessimiste,  Leopardi 
e^t  en  retard  sur  les  atoinistes  anciens. 

Mais,  dira-t-on,  nest-il  pas  contradictoire  de  reprocher  à  Leopardi 


K.RANTZ.    —  LE   PESSIMISME  DE  LEOPARDI  405 

de  ne  rien  définir  et  de  ne  rien  expliquer,  puisque  sa  philosophie 
consiste  justement  à  nier  toute  possibilité  d'explication  et  de  défini- 
tion? Soit;  mais  encore,  si  sa  philosophie  est  qu'il  n'y  a  pas  de  philo- 
sophie, cela  du  moins  est-il  à  démontrer  ?  On  peut  témoigner  d'un 
beau  génie  philosophique  à  prouver  que  la  philosophie  n'existe  pas. 
Montaigne  et  Pascal  l'ont  fait.  Quand  les  positivistes  nient  la  méta- 
physique, ils  donnent  des  raisons;  ils  tâchent  d'avoir  la  science  pour 
eux,  ne  voulant  pas  de  la  spéculation.  Leopardi  n'a  eu  ni  la  spécu- 
lation ni  la  science;  il  n'a  donc  eu  que  l'imagination  et  l'émotion, 
c'est-à-dire  la  poésie. 

On  peut  donc  dire,  sans  injustice,  que  la  forme  poétique  de  Ylnfe- 
licità  l'ait  illusion  sur  la  valeur  philosophique  de  la  théorie.  Nous 
prenons  pour  unité  logique  ce  qui  est  plutôt  monotonie  de  forme  et 
d'accent,  et,  pour  force  de  démonstration,  ce  qui  n'est  guère  que 
véhémence  d'affirmation. 

Pour  résumer  l'impression  d'ensemble,  les  dialogues  sont  l'élimi- 
nation systématique  de  toutes  les  questions  métaphysiques,  la  cause 
première,  l'âme,  l'immortalité,  le  bien,  la  finalité,  que  ceux-là  mêmes 
qui  les  nient  mentionnent  du  moins  et  exposent  pour  les  réfuter. 
La  métaphysique  de  Leopardi  n'est  pas  la  réfutation,  pas  même  la 
négation,  elle  est  l'omission  de  la  métaphysique. 

Mais,  dans  le  détail,  le  poète  redevenant  psychologue,  offre  plus  de 
prise  à  l'analyse.  Lès  points  qui  mériteraient  une  étude  particulière 
sont  :  la  conscience,  Y  impossibilité  du  bonheur,  Y  amour,  le  progrès, 
le  suicide,  le  charme  de  la  mort.  On  tirerait  de  là  une  série  de  cha- 
pitres curieux.  Pour  ne  point  dépasser  notre  cadre,  indiquons  seule- 
ment le  sens  de  chacun  de  ces  chapitres,  et  constatons  que  plusieurs 
ne  sont  rattachés  à  la  thèse  que  par  des  liens  d'une  bien  fragile 
subtilité. 

Si  Leopardi  ne  recherche  pas  la  cause  métaphysique  de  YInfelicità, 
il  en  analyse  avec  une  délicate  précision  la  cause  psychologique.  Il 
la  trouve  en  lui,  et  voilà  pourquoi  nous  y  avons  insisté  plus  haut  : 
c'est  la  conscience.  L'âme  demande  à  la  nature  :  «  Mais  dis-moi,  la 
grandeur  et  l'infortune  sont-elles  donc  en  substance  une  seule  et 
même  chose?  Si  au  contraire  elles  sont  deux  choses  différentes,  ne 
peux-tu  les  séparer?  »  Et  la  nature  répond  :  «  Dans  l'âme  des 
hommes  comme  proportionnellement  dans  celle  des  autres  animaux, 
elles  sont  inséparables,  parce  que  l'excellence  de  l'âme  implique  une 
conscience  plus  complète,  dès  lors  un  sentiment  plus  vif  du  malheur 
individuel,  c'est-à-dire  une  plus  grande  souffrance...  Les  hommes 
les  moins  aptes  et  les  moins  habitués  à  s'étudier  eux-mêmes  sont  les 
plus  prompts  à  se  décider  et  les  mieux  faits  pour  l'action.  Mais  tes 


400  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

semblables,  continuellement  absorbés  en  eux-mêmes...  sont  les 
plus  lents  à  agir.  Cette  disposition  est  fun  des  plus  grands  maux 
qui  puissent  affliger  la  vie  humaine.  »  Ici,  le  roseau  pensant  n'est 
même  plus  relevé  et  console  de  n'être  qu'un  roseau  par  la  dignité 
de  le  savoir.  La  science  ne  nous  donne  pas  même  cette  joie  amère 
de  nous  sentir  plus  malheureux  que  les  sots,  parce  que  nous  sommes 
moins  sots  qu'eux  Le  pessimisme  de  Leopardi  est  absolu  au  point 
de  ne  pas  distinguer  entre  la  fierté  clairvoyante  de  la  sagesse  et  la 
béate  inconscience  de  la  sottise.  «  Aujourd'hui,  je  n'envie  ni  les  sots 
ni  les  sages,  ni  les  grands  ni  les  petits,  ni  les  faibles  ni  les  forts  : 
j'envie  les  morts  ;  avec  eux  seuls  je  changerais.  » 

Mais  la  philosophie  du  moins  a-t-elle  une  valeur?  Leopardi  a  tant 
tenu  à  être  philosophe,  qu'on  pourrait  croire  qu'il  y  trouvait  un 
adoucissement  ou  un  orgueil.  Nullement.  «  On  se  trompe  en  affir- 
mant que  la  perfection  de  l'homme  consiste  dans  la  connaissance 
complète  de  la  vérité,..  La  conclusion  dernière  de  toute  philosophie 
sincère  et  sérieuse  est  qu'il  vaut  mieux  ne  pas  faire  de  la  philoso- 
phie. D'où  il  résulte  d'abord  que  la  philosophie  est  superflue,  puis- 
qu'il n'est  pas  nécessaire  d'être  philosophe  pour  n'en  pas  faire, 
ensuite  qu'elle  est  extrêmement  nuisible,  puisqu'on  ne  vient  a  sa 
conclusion  dernière  qu'à  ses  dépens  et  qu'une  fois  déduite,  on  ne 
peut  s'y  conformer,  car  il  n'est  pas  au  pouvoir  des  hommes  d'oublier 
les  vérités  reconnues,  et  aucune  manie  n'est  plus  tenace  que  la 
manie  de  philosopher.  En  somme,  la  philosophie,  qui  commence  par 
espérer  et  par  promettre  de  porter  remède  aux  maux  de  l'huma- 
nité,.finit  par  chercher  sans  succès  à  se  guérir  elle-même  *.  » 

Aussi  la  philosophie  est  d'autant  plus  funeste  qu'elle  est  la  plus 
haute  manifestation  de  cette  conscience,  mère  de  nos  douleurs. 
Leopardi  va  jusqu'à  l'appeler  «  barbarie  nouvelle,  barbarie  de  la 
raison,  qui  a  succédé  à  la  barbarie  de  l'ignorance  et  qui,  loin  de 
valoir  mieux,  est  pire,  parce  qu'elle  est  plus  intime  et  plus  pro- 
fonde -.  » 

Mais,  pourrait-on  dire,  la  conscience  d'exister  est  par  elle-même 
un  bien.  La  vie,  quelle  qu'elle  soit,  vaut  mieux  que  le  néant.  Il  y  a 
donc  au  fond  de  tout  pessimisme  un  élément  d'optimisme  qui  est  la 
sensation  d'être.  «  La  vie,  dit  le  Physicien  :;,  est  un  bien  en  elle- 
même  que  chacun  aime  et  désire  naturellement.  »  Mais  le  Métaphy- 
sicien s'éfève  avec  vivacité  contre  cette  erreur  :  «  Je  nie  que  la  vie 
en    elle-même,  c'est-à-dire  la  simple  sensation  d'être,  soit  quelque 

1.  Dialogue  cU  Timandre  et  d'Eléandre,  p.  108. 

2.  Jbid. 

3.  Dialogue  du  Physicien  et  du  Métaphysicien. 


KRANTZ.   —  LE   PESSIMISME   DE   LEOPARDI  407 

chose  d'aimable  et  de  désirable  par  sa  nature...  J'affirme  qu'une 
vie  heureuse  est  un  bien  sans  contredit,  parce  qu'elle  est  heureuse, 
mais  non  parce  qu'elle  est  la  vie.  » 

En  tant  que  poète,  Leopardi  n'a  pas  pu  ne  pas  chanter  l'amour,  et 
la  femme  qui  en  est  la  condition.  Mais  quelle  place  leur  donner  et 
quelle  fonction  leur  assigner  dans  la  théorie  pessimiste*?  Que  vien- 
dront faire  ces  deux  agents  et  ces  deux  symboles  de  la  vie  et  de  la 
propagation  de  la  vie  dans  cette  doctrine  qui  a  pour  divinité  la  mort 
et  pour  idéal  le  néant1?  Dans  la  pièce  L'Amour  et  la  Mort,  Leopardi 
tente  une  conciliation  qui  n'est  qu'un  pénible  sophisme.  Les  amou- 
reux pensent  à  la  mort  et  veulent  mourir  en  plein  amour,  parce 
que,  sachant  que  leur  amour  finira,  ils  ne  peuvent  pas  supporter 
cette  pensée  et  préféreraient  qu'il  finît  tout  de  suite.  C'est  comme 
un  condamné  à  mort  qui  se  tuerait  par  peur  de  mourir. 

Quant  à  la  femme,  Leopardi  est  pour  elle  tour  à  tour  ironique  et 
attendri.  Les  mystères  de  son  cœur,  non  éclairés  par  sa  biographie, 
projettent  ici  leurs  ombres  changeantes  sur  la  doctrine.  «  Il  est 
étrange  en  vérité  que,  ne  vous  étonnant  pas  de  voir  les  hommes  être 
des  hommes,  c'est-à-dire  des  êtres  peu  estimables  et  peu  aimables, 
vous  ayez  tant  de  peine  à  admettre  que  les  femmes  ne  sont  pas  des 
anges.  »  Mais  le  même  Génie  qui  décoche  à  la  femme  ce  trait  à 
la  Schopenhauer,  dit  au  Tasse,  un  peu  après,  en  lui  parlant  de  sa 
maîtresse  :  «  Calme-toi,  cette  nuit  je  te  l'enverrai  en  songe,  belle 
comme  la  jeunesse...  Tu  lui  prendras  la  main,  et  elle,  te  regardant 
fixement  dans  les  yeux,  versera  dans  ton  âme  une  ivresse  telle,  que 
tu  en  perdras  la  tête.  Demain  toute  la  journée  tu  sentiras  ton  cœur 
battre  plus  fort  de  tendresse  au  souvenir  de  ce  beau  rêve  '.  » 

Si  les  pessimistes  doivent  logiquement  maudire  la  femme  et 
l'amour,  sources  de  la  vie,  par  contre,  ils  doivent  exalter  le  suicide, 
qui  avance  la  mort..  Ainsi  faisait  Hégésias.  Mais  la  situation  est  déli- 
cate. Un  vrai  pessimiste,  s'il  prêche  le  suicide,  devra  prêcher 
d'exemple  :  alors  il  ne  prêchera  qu'une  fois.  Au  lieu  de  ce  seul 
exemple,  n'est-il  pas  plus  profitable  à  la  doctrine  de  se  garder  vivant 
pour  répandre  longtemps  le  précepte?  Ce  fut,  ce  semble,  l'avis  du 
même  Hégésias  qui  multipliait  ingénieusement  son  propre  suicide, 
avec  le  plaisir  magistral  d'assister  à  la  multiplication,  en  ne  se  sui- 
cidant que  dans  la  personne  de  ses  disciples.  Les  pessimistes  mo- 
dernes ont  senti  l'embarras  de  l'alternative ,  et ,  par  crainte  des 
contradicteurs  malavisés  qui  n'eussent  pas  manqué  de  les  inviter  à 
commencer  l'anéantissement  par  eux-mêmes,  ils  ont  démontré  que 

].  Dialogue  du  Tasse  et  de  son  Génie. 


408  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

le  suicide  est  un  si  pauvre  moyen  d'anéantissement,  et  si  individuel, 
comme  dit  Schopenhauer,  qu'il  ne  vaut  vraiment  pas  la  peine  d'être 
employé. 

Leopardi  a  touché  à  la  question  dans  un  dialogue  compliqué  entre 
Porphyre  et  Plotin.  Sa  conclusion  n'est  pas  catégorique.  Les  argu- 
ments contre  le  suicide  sont  plus  forts  que  la  défense,  et  pourtant 
c'est  par  un  beau  trait  de  la  défense  qu'il  termine.  —  Porphyre  veut 
mourir.  Cette  résolution  ne  lui  est  pas  suggérée  par  un  chagrin 
particulier.  Elle  est  raisonnable  et.  raisonnée.  On  retrouve  ici  la 
préoccupation  constante  de  Leopardi  de  faire  dériver  son  pessimisme 
de  son  intelligence  et  non  de  sa  sensibilité.  «  Rien  au  fond,  dit  Por- 
phyre, n'est  plus  raisonnable  que  l'ennui.  Les  plaisirs,  les  douleurs 
même  sont  vains  :  l'ennui  seul  est  sensé,  qui  est  la  conscience  de  la 
vanité  du  tout.  » 

Plotin,  qui  veut  dissuader  son  ami,  lui  oppose  une  série  d'arguments 
as-^z  faibles  et  que  Porphyre  n'a  pas  de  peine  à  réfuter.  —  Platon,  le 
maître,  a  défendu  le  suicide,  qui  met  le  mortel  en  révolte  contre  la 
volonté  divine.  —  Mais  Platon  n'est  qu'un  théoricien;  ses  doctrines 
ne  soutiennent  pas  l'épreuve  de  l'application.  La  puissance  quelcon- 
que qui  gouverne  le  monde,  nature,-destin,  Dieu  ou  nécessité,  est  l'en- 
nemie de  l'espèce  humaine  ;  mais  dans  son  duel  avec  cette  puissance 
l'homme  aune  arme  contre  la  douleur:  c'est  la  mort.  Platon,  par  un 
mensonge  funeste,  a  enlevé  à  l'humanité  l'usage  de  cette  arme.  Il 
a  créé  la  chimère  de  l'immortalité.  «  Aussi  la  pensée  de  la  fin  pro- 
chaine serait  la  consolation  de  notre  vie,  pleine  de  tant  de  douleurs, 
si  toi,  ô  Platon,  avec  ce  doute  jeté  dans  l'esprit  des  hommes,  tu  n'avais 
arraché  à  cette  pensée  sa  douceur  et  ne  l'avais  rendue  la  plus  amère 
rie  toutes.  »  Et  puis,  que  serait  cette  immortalité'?  «  Une  existence 
qui  nous  apparaît  pleine  d'ennuis,  moins  supportable  encore  que  la 
vie  présente.  »  La  conception  d'un  paradis  supportable  est  impos- 
sible. Leopardi  se  rencontre  ici  avec  Montesquieu.  Dans  un  joli  pas- 
sage des  Lettres  persanes  Montesquieu  remarque  avec  beaucoup 
d'esprit  que  l'imagination  des  hommes  a  toujours  été  d'une  fécomlilé 
terrifiante  pour  se  représenter  les  supplices  de  l'enfer,  mais  qu'elle 
est  toujours  restée  court  quand  elle  a  voulu  déterminer  les  occupa- 
tions des  bienheureux  dans  le  séjour  céleste.  Elle  n'a  guère  dépassé 
cette  perspective,  en  somme  assez  peu  séduisante  :  «  jouer  éternel- 
lement de  la  (lùte  aux  pieds  du  trône  de  Dieu.  » 

Porphyre,  qui  est  loin  de  la  verve  de  Montesquieu,  conclut  que  la 
fausse  croyance  à  l'immortalité  n'a  même  pas  la  seule  efficacité 
qu'elle  pourrait  avoir  :  exciter  les  hommes  au  bien. 

Mais,  poursuit  Plotin,  ce  n'est  pas  seulement  Platon,  c'est  encore 


KRANTZ.   —  LE   PESSIMISME   DE   LEOPARDI  409 

la  nature  qui  défend  le  suicide.  Voici  les  raisons  :  1°  L'ordonnance 
du  monde  disparaît,  si  les  êtres  pouvaient  disparaître  par  leur  propre 
volonté.  2°  I!  y  aurait  contradiction  à  ce  que  la  vie  servît  à  supprimer 
la  vie.  3°  L'instinct  de  conservation  et  l'amour  du  bien-être  sont  une 
preuve  du  devoir  de  vivre.  —  A  quoi  Porphyre  répond  :  1°  On  dit 
qu'il  est  illicite  de  mourir  :  pourquoi  ne  le  serait-il  pas  de  vivre  mal- 
heureux? 2°  La  nature,  pour  avoir  le  droit  de  défendre  la  mort  volon- 
taire, devrait  avoir  l'obligation  de  rendre  la  vie  heureuse.  3°Nous  avons 
la  haine  de  la  mort,  mais  plus  encore  la  haine  de  la  douleur.  4°  La 
mort  m'apparaît  comme  un  bien  :  or  la  nature  me  pousse  à  recher- 
cher mon  bien  ;  donc  la  nature  m'autorise  à  me  tuer.  Si  maintenant 
Plotin  objecte  que  «  le  suicide  n'est  pas  conforme  à  la  nature  parce 
que  les  hommes  qui  se  tuent  sont  pervertis  et  hors  de  la  vie  nor- 
male, »  Porphyre  répond  par  une  théorie  subtile  qui  prétend  que, 
puisqu'en  tout  nous  avons  substitué  l'art  à  la  nature,  nous  devons 
substituer  également  l'art  de  la  mort  à  l'instinct  naturel  de  la  vie.  La 
maladie  du  désespoir  est  artificielle;  il  lui  faut  un  remède  artifi- 
ciel aussi.  Par  notre  raffinement  intellectuel,  nous  nous  sommes  fait 
une  nature  nouvelle  contraire  à  la  première.  Ces  deux  natures  ont 
cela  de  commun  qu'elles  nous  portent  également  à  vouloir  le  bonheur, 
mais  elles  ont  cela  d'opposé  que  les  conditions  du  bonheur  sont  dif- 
férentes pour  chacune  d'elles.  Tandis  que  l'homme  primitif  pouvait 
être  heureux  sans  mourir,  l'homme  actuel,  transformé  par  la  con- 
science, ne  peut  plus  trouver  le  bonheur  que  dans  la  mort.  Cette  se- 
conde nature  est  déterminée  par  notre  raison,  et  notre  raison  sait  que 
«  la  mort  n'est  pas  un  mal  comme  le  croit  notre  instinct  primitif. 
Elle  est  au  contraire  le  remède  sûr  à  nos  maux,  la  chose  la  plus  dé- 
sirable et  la  meilleure  pour  nous.  »  Or  c'est  la  nature  actuelle  qui 
doit  nous  servir  de  règle  et  non  la  nature  primitive,  puisque  celle-ci 
est  oblitérée  par  l'autre  plus  impérieuse  à  notre  volonté  et  plus  claire 
à  notre  intelligence. 

C'est  donc  au  nom  même  de  la  nature  qu'on  doit  établir  la  légiti- 
mité du  suicide. 

Cette  argumentation  fort  ingénieuse  est  peut-être  ce  qu'il  y  a  de 
plus  original  dans  la  philosophie  de  Leopardi.  On  pourrait  montrer 
qu'elle  implique  une  sorte  de  théorie  du  progrès  adaptée  au  pessi- 
misme, lequel  semble  pourtant  contradictoire  avec  toute  idée  de 
perfectionnement.  Ce  passage  de  la  nature  primitive  inconsciente  à 
la  nature  actuelle  consciente  est  nécessairement  un  progrès  ou  une 
décadence.  Si  c'est  un  progrès,  l'humanité,  si  mauvaise  qu'elle  soit, 
a  donc  néanmoins  un  idéal,  et  son  évolution  dans  le  sens  de  la  con- 
science est  intelligible  et  relativement  bonne.  Si  c'est  une  décadence, 


410  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

l'humanité  peut  encore  avoir  un  idéal;  seulement  il  serait  derrière 
elle,  comme  un  âge  d'or  passé.  Pourquoi  les  hommes  n'auraient-ils 
pas  pour  but  de  retrouver  cette  inconscience  perdue,  qui  seule  est 
compatible  avec  l'amour  de  la  vie?  —  Mais  revenons  au  suicide. 
Plotin,  qui  clôt  le  débat,  estime  que  Terreur  des  hommes  est  juste- 
ment de  se  régler  sur  la  nature  actuelle  et  non  sur  la  nature  primi- 
tive. «  Comment  pourrait-on  préférer  de  devenir  un  monstre  pour 
plaire  à  la  raison  plutôt  que  de  rester  un  homme  pour  suivre  la  na- 
ture? » 

Enfin  Leopardi  nous  laisse  sur  un  argument  bien  délicat  et  bien 
touchant,  un  vrai  argument  de  poète,  le  plus  humain  et  pour  cela  le 
meilleur  de  tout  le  livre  :  le  suicide  est  un  acte  d'égoïsme,  parce  qu'en 
se  tuant  on  ne  délivre  que  soi  et  qu'on  fait  pleurer  ses  amis.  Il  y  a 
dans  cette  pensée  exquise  un  parfum  de  pessimisme  antique  et  comme 
une  grâce  épicurienne.  Epicure,  l'ennemi  des  dieux,  avait  divinisé 
l'amitié.  C'est  toujours  la  sereine  amitié,  jamais  l'amour,  perfide 
complice  de  la  vie,  qu'ont  invoquée  les  pessimistes,  anciens  ou  mo- 
dernes, quand  se  laissant  aller  aux  sentiments  humains,  ils  se  sont 
adoucis  et  attendris. 

C'est  encore  à  Lucrèce  que  Leopardi  nous  fait  penser  quand  il 
répand  sur  le  tombeau  d'Une  jeune  morte  ces  vers  dont  le  scepti- 
cisme mélancoliqne  est  si  contradictoire  avec  les  dures  affirmations 
du  système  :  «  0  nature,  redoutable  mère...  Si  c'est  un  mal  pour  les 
mortels  de  mourir  prématurément,  pourquoi  l'infliges-tu  à  ces  têtes 
innocentes?  Si  c'est  un  bien,  pourquoi  rends-tu  ce  départ  inconso- 
lable, funeste,  le  plus  grand  des  maux  pour  celui  qui  s'en  va  comme 
pour  ceux  qui  restent?  »  Enfin,  cette  nature  si  vague  tout  à  l'heure, 
quand  elle  figurait  dans  le  système  comme  une  entité  occulte,  se  pré- 
cise tout  à  fait  quand  Leopardi  la  laisse  parler  dans  son  cœur  de 
poète  :  elle  devient  la  simple,  la  vulgaire  nature  humaine,  dont  les 
grands  systèmes  peuvent  parfois  se  passer,  mais  dont  les  beaux  vers 
ne  se  passent  point  :  «  Oui,  je  le  crois,  vivre  est  un  mal;  mourir  est 
une  grâce  :  qui  pourrait  cependant  (on  le  devrait  en  bonne  logique) 
désirer  voir  le  dernier  jour  de  ceux  qui  lui  sont  chers?  Qui  aurait  le 
courage  d'appeler  de  ses  vœux  le  départ  éternel  de  l'être  chéri,  avec 
qui  il  a  passé  de  nombreuses  années,  de  désirer  des  adieux  après  les- 
quels, sans  espoir  de  rencontrer  jamais  son  ami,  par  les  chemins  de 
la  vie,  il  ira  seul  abandonné  sur  cette  terre,  regardant  autour  de 
lui?  etc  '.  » 


!.  Poésies,  traduction  Valéry  Vemier.  \>.  162, 


KRANTZ.    — -  LE   PESSIMISME  DE   LEOPARDI  411 

Il  faudrait  pour  Leopardi,  comme  pour  Lucrèce,  relever  une  à  une 
les  contradictions  entre  le  poète  et  le  philosophe  et  montrer  combien 
peu  de  chose  est  le  philosophe  auprès  du  poète.  On  verrait  que 
c'est  ce  contraste  et  cette  inégalité  d'un  système  en  somme  assez 
pauvre  et  trop  souvent  banal,  et  d'un  tempérament  poétique  original 
et  puissant  qui  fait  le  dramatique  de  ces  deux  beaux  génies.  Outre 
leur  douleur  réelle  et  leurs  larmes  vraies,  on  trouverait  encore  au 
fond  de  leur  pessimisme  un  élément  d'optimisme  invincible  qui  les 
soustrait  à  l'impassibilité  et  à  l'isolement  absolus  pour  les  rendre 
intelligibles  et  sympathiques  à  ceux  mêmes  qui  aiment  la  vie  et  ne 
croient  pas  au  néant. 

Il  y  a  de  l'espérance  dans  leur  désespoir,  il  y  a  de  la  pitié  dans  leur 
indifférence,  il  y  a  une  estime  peut-être  exagérée  de  l'être  dans  leur 
avidité  de  mourir,  il  y  a  surtout  un  idéal  d'une  fixité  et  d'une  ubiquité 
étrange  dans  leur  négation  du  mieux  et  de  l'au  delà.  En  effet  le 
néant  leur  devient  une  chose  douce,  belle,  désirable,  divine,  comme 
aux  autres  l'immortalité.  Ils  l'aiment,  ils  l'invoquent,  ils  le  décrivent 
presque  ce  rien,  auquel  leur  imagination  donne  une  substance  ;  ils 
en  prennent  une  jouissance  anticipée  et  fictive,  la  seule  d'ailleurs 
qu'ils  en  puissent  avoir  jamais  :  et  cette  réjouissance  actuelle  d'un 
état  futur  dont  il  est  impossible  de  jouir  vraiment,  cette  sensation  du 
non-être  qu'ils  se  figurent  pendant  qu'ils  sont  et  qu'ils  n'auront  jamais 
quand  ils  ne  seront  plus,  cette  béatitude  négative  conçue  par  leur 
pensée  et  qui  finira  justement  pour  eux,  avec  leur  pensée,  au  mo- 
ment même  où  elle  se  réalisera,  ils  en  font  leur  rêve  poétique  bien 
plus  que  leur  conclusion  philosophique,  leur  joie  idéale  bien  plus  que 
leur  dogme,  et  ils  l'appellent  «  le  charme  de  la  mort  ». 

Ainsi  la  poésie  du  pessimisme  lui  vient  surtout  d'une  défaillance 
de  sa  philosophie,  de  cet  élément  d'optimisme  qui  lui  impose  l'espé- 
rance d'un  mieux  futur  et  lui  rend  l'idéal.  Les  poètes  grecs  chan- 
taient plus  volontiers  la  joie  de  la  vie  et  pleuraient  sur  la  tristesse  de 
la  mort  ;  Leopardi  fait  l'inverse;  il  pleure  sur  la  vie  et  chante  la  Gen- 
tilezza  de  la  mort.  L'idéal  est  déplacé  et  l'aspiration  change  d'objet; 
mais  bien  que  l'antithèse  soit  renversée,  les  deux  termes  y  sont 
toujours  et,  même  intervertis  ,  c'est  leur  opposition  qui  fait  la 
poésie. 

Pour  conclure,  Leopardi,  d'après  les  opuscules  traduits  par  M.  Dap- 
ples,  a  eu  tort  de  vouloir  être  un  philosophe,  et  son  insistance  dans 
cette  ambition  me  prouve  surtout  le  sentiment  qu'il  avait  peut-être 
de  ne  l'être  pas  assez.  Ce  qu'on  appelle  sa  théorie  n'est  guère  qu'un 
lieu  commun,  exagéré  plutôt  que  rajeuni  par  son  esprit  malade.  Il 
l'a  dit  lui-même,  quand  il  a  voulu  trouver  une  preuve  du  pessimisme 


il -2  REVUE   PHILOSOFHIQUE 

dans  son  antiquité  même  l.  Ce  qu'il  y  a  d'impersonnel  et  de  vraiment 
général,  c'est-à-dire  de  philosophique  dans  Leopardi  ne  lui  appar- 
tient pas,  et  ce  qu'il  y  a  de  personnel  n'est  guère  philosophique.  Au 
lieu  de  considérer,  avec  lui,  son  oeuvre  comme  un  système,  il  vaut 
mieux  pour  sa  gloire  et  pour  la  vérité  la  prendre  pour  ce  qu'elle  me 
semble  être  bien  plutôt,  une  autobiographie  sincère  et  émouvante, 
des  mémoires  pathétiques  et  inspirés  qui  nous  racontent  la  vie  tout 
individuelle  d'une  âme  atteinte  dJun  «  mal  bien  connu  des  hommes», 
mais  qui  devient  original  en  devenant  excessif,  et  vouée  par  son  es- 
senco  intime  à  ce  désespoir  sans  cause  objective  qu'on  appelle  l'ennui. 
M.  Aulard  a  trouvé  des  arguments  ingénieux  pour  soutenir  Leopardi 
contre  les  influences  du  milieu,  et  il  a  montré  qu'en  somme  le  poète 
n'ayant  pas  eu  trop  à  se  plaindre  ni  de  la  nature,  ni  des  hommes,  ni 
de  la  fortune,  a  bien  conçu  son  système,  comme  il  le  prétend,  dans 
une  absolue  liberté. 

Mais  justement  cette  liberté  que  le  milieu  pouvait  lui  laisser  jus- 
qu'à un  certain  point,  la  constitution  même  de  son  âme  ne  la  lui  lais- 
sait pas.  Il  nous  l'a  dit  lui-même,  ce  qui  le  faisait  souffrir  ce  n'étaient 
point  les  causes  extérieures,  l'infirmité,  la  jalousie  ou  la  pauvreté, 
c'était  une  cause  intime,  inséparable  de  lui-même  et  agissant  toujours 
avec  d'autant  plus  d'énergie  qu'elle  se  connaissait  davantage  :  la  con- 
science. Donc,  plus  on  montrera  que  YInfelicità  est  toute  subjective, 
plus  on  la  dépouillera  de  son  caractère  philosophique  pour  la  réduire 
à  n'être  qu'une  affection  personnelle ,  exerçant  sur  l'intelligence 
bien  plus  d'empire  que  les  circonstances  extérieures  parce  que 
celles-ci  peuvent  encore  n'être  qu'intermittentes,  tandis  que  l'ennui 
purement  subjectif  est  inexorablement  continu. 

La  critique  est  peut-être  trop  portée  de  nos  jours  à  mettre  une 
philosophie  où  il  n'y  a  qu'un  tempérament.  Il  suffit  qu'un  littérateur 
soit  mélancolique  pour  qu'il  soit  déclaré  philosophe.  Le  romantisme 
nous  a  tournés  à  l'estime  de  la  tristesse  dans  l'âme  de  l'homme 
comme  à  la  prédilection  pour  le  clair  de  lune  dans  la  nature  2.  Cette 
sorte  de  distinction  qui  s'attache  aux  larmes,  à  la  pâleur,  à  la  phtisie 
finit  trop  par  nous  faire  croire  que  tous  les  pleureurs,  tous  les  mé- 
contents et  tous  les  malades  sont  des  métaphysiciens.  Nous  nous 
laissons  prendre  au  spleen  des  Anglais  et  au  paupérisme  intellectuel 
des  Allemands,  et  nous  oublions  que  la  gaieté,  vertu  gauloise  de 
l'esprit  français,  a  bien  aussi  sa  valeur  philosophique.  Rabelais  et 


l.  Dialogue  de  Tristan  et  d'un  ami,  p.  116. 

■-'.  Leopardi  invoque  une  douzaine  de  l'ois  au  moins  la  lune  dans  ses  vers, 
jamais  le  soleil. 


KRANTZ.   —  LE   PESSIMISME   DE   LEOPARDI  4f3 

Montaigne  savaient  rire  ;  Descartes  était  de  bonne  humeur.  Il  estimait 
la  santé,  «  laquelle  est  le  fondement  de  tous  les  autres  biens  qu'on 
peut  avoir  en  cette  vie  '.  »  Il  a  même  employé  d'abord  son  génie  phi- 
losophique à  vouloir  se  la  donner  à  lui  et  aux  autres.  Il  pensait  aussi 
«  qu'il  n'y  a  point  d'événements  si  funestes  ni  si  absolument  mauvais 
au  jugement  du  peuple,  qu'une  personne  d'esprit  ne  les  puisse  re- 
garder de  quelque  biais  qui  fera  qu'ils  lui  paraîtront  favorables2,  v  II 
voulait  enfin  «  que  son  principal  contentement  ne  dépendit  que  de 
lui  seul  ».  Et  pourtant  il  ne  s'est  pas  contenté  d'expliquer  le  monde 
par  ce  «  bon  biais  »  par  où  il  prenait,  tandis  que  les  pessimistes  ont 
vite  fait  d'éclaircir  le  grand  mystère  avec  leur  unique  et  éternel 
«  tout  est  mal  ». 


Emile  Krantz. 


1.  Lettre  à  la  princesse  Elisabeth  :  Cousin,  t.  IX,  p.  202. 

2.  Ibid.,  p.  205 


VARIÉTÉS 


LE  NOUVEAU  PROGRAMME  DE  PHILOSOPHIE 


Dans  sa  session  complémentaire  du  mois  de  juillet,  le  Conseil  su- 
périeur de  l'instruction  publique  a,  comme  on  le  sait,  refondu  tous 
les  progammes  de  l'enseignement  classique,  conformément  aux  prin- 
cipes généraux  de  la  réforme  discutée  et  votée  au  mois  de  juin.  Le 
programme  de  philosophie  en  vigueur  jusque-là  n'était  pas  des  plus 
attaqués,  et  on  ne  peut  pas  dire  que  l'opinion  en  réclamât  d'urgence 
la  révision  ;  néanmoins  l'occasion  a  paru  bonne  de  le  remanier 
comme  les  autres,  pour  le  mettre  en  accord  avec  certains  besoins 
nouveaux  et  le  faire  profiter  du  progrès  général  des  études  philoso- 
phiques. Il  faut  l'avouer,  tel  qu'il  était,  il  ne  gênait  guère  les  profes- 
seurs; et  personne,  que  je  sache,  n'en  était  esclave,  l'inspection 
générale  se  montrant  depuis  longtemps  fort  libérale  à  cet  endroit  ;• 
mais,  s'il  ne  s'agissait  pas  d'opérer  une  révolution  qui  n'était  ni  né- 
cessaire ni  demandée,  au  moins  convenait-il  de  consacrer  et  d'au- 
toriser les  modifications  principales  déjà  introduites  en  fait  dans 
nos  meilleurs  cours.  Pris  en  lui-même  et  pour  qui  le  suivait  à  la 
lettre,  ce  programme  donnait  lieu  à  des  critiques  sérieuses  dont  on 
ne  pouvait  pas  ne  point  tenir  compte.  On  a  donc  été  amené  à  y  faire 
des  changements  assez  profonds,  constituant,  à  ce  qu'il  semble,  des 
améliorations  appréciables.  Il  vaut  la  peine  au  moins  d'indiquer  dans 
quel  esprit  ce  travail  a  été  fait. 

Dans  cette  tâche  particulière,  comme  en  général  dans  le  remanie- 
ment de  tous  les  programmes,  le  Conseil  supérieur  n'a  pas  voulu 
rester  enfermé  en  lui-même.  Entre  la  grande  session  de  juin  et  cette 
session  complémentaire,  des  commissions  ont  été  formées  par  le 
ministre,  ayant  en  quelque  sorte  pour  noyau  les  membres  du  Con- 
seil résidant  à  Paris,  mais  composées  au  moins  pour  moitié  de  pro- 


H.    MARION.  —  LE   NOUVEAU   PROGRAMME    DE    PHILOSOPHIE    415 

fesseurs  pris  en  dehors  du  Conseil.  Ces  commissions  compétentes 
devaient  préparer  les  projets,  qui  seraient  soumis  d'abord  à  la  sec- 
tion de  permanence,  puis  après  examen  proposés  par  elle  au  Conseil, 
lequel  les  discuterait  à  son  tour  dans  ses  commissions  spéciales, 
pour  les  voter  enfin  en  séance  plénière.  Le  programme  de  philoso- 
phie a  donc  passé  par  toute  cette  filière.  La  commission  qui  l'a  éla- 
boré en  premier  lieu  comprenait  des  membres  de  l'enseignement 
supérieur  et  des  membres  de  l'enseignement  secondaire,  représen- 
tant la  Sorbonne,  l'École  normale,  les  lycées.  De  plus,  chacun  d'eux 
s'est  fait  un  devoir  de  prendre  l'avis  des  collègues  avec  lesquels  il 
avait  les  rapports  les  plus  habituels. 

D'après  cette  sorte  d'enquête,  la  grande  majorité  des  professeurs 
de  philosophie  a  paru  souhaiter  que  la  nouvelle  rédaction  du  pro- 
gramme, sans  supprimer  aucune  des  questions,  les  coordonnât  de 
manière  à  mieux  marquer  la  séparation  entre  les  problèmes  qui 
comportent  des  recherches  positives  et  des  solutions  scientifiques, 
et  les  questions  dernières  d'un  tout  autre  caractère.  En  même  temps 
aussi,  la  plupart  ont  exprimé  le  vœu  qu'une  plus  grande  place  fût 
faite  à  la  morale,  surtout  à  la  morale  sociale,  et,  plus  généralement, 
aux  questions  d'un  intérêt  pratique.  Certes,  personne  ne  songe  à  ôter 
à  la  philosophie  son  caractère  de  suprême  curiosité  spéculative  ; 
mais  il  y  a  comme  un  désir  unanime  de  montrer  que,  loin  d'être  un 
jeu  stérile  de  la  pensée  ou  tout  au  plus  un  exercice  de  l'esprit  cri- 
tique, elle  sert  encore  à  régler  la  conduite  et  à  former  les  carac- 
tères. 

Des  avis  extrêmes  ont  été  émis,  mais  sans  insistance.  Par  exemple, 
quelqu'un  demandait  qu'il  n'y  eût  point  de  programme  du  tout;  mais 
il  a  semblé  qu'il  suffirait  d'affirmer  une  fois  pour  toutes  la  liberté  du 
professeur,  et  que,  cela  fait,  il  n'y  aurait  plus  que  des  avantages,  sans 
inconvénients,  à  dresser  méthodiquement  la  liste  des  questions  que 
chaque  cours  devait  comprendre.  Le  programme,  en  effet,  est  utile 
pour  régler  l'examen  final  et  pour  circonscrire  les  interrogations 
destinées  à  contrôler  l'enseignement,  autant  ou  plus  que  pour  diriger 
l'enseignement  lui-même;  il  est  donc,  pour  les  professeurs  des  lycées 
et  collèges,  une  garantie  plutôt  qu'une  gêne.  —  Cela  est  si  vrai  qne 
certains  professeurs  de  collèges,  dénonçant  comme  tout  à  fait  illimité 
le  champ  des  questions  posées  au  baccalauréat,  demandaient  expres- 
sément à  être  protégés  par  un  programme,  aussi  long,  aussi  détaillé 
qu'on  voudrait,  pourvu  qu'il  fût  bien  déterminé  et  rigoureusement 
respecté  par  les  professeurs  de  facultés.  Un  d'entre  eux  poussait  la 
modestie  jusqu'à  demander  que  ce  programme  fixât  non  seulement 
l'ordre  des  questions,  mais,  sur  chaque  question,  le  nombre  et  le 


4J6  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

plan  môme  des  leçons.  Il  va  de  soi  que  cet  avis  n'était  pas  plus 
admissible  que  le  précédent  :  ils  se  détruisent  l'un  l'autre,  et  leur 
opposition  même  montrait  assez  qu'il  fallait  les   écarter  tous  les 

deux. 

Une  autre  opinion  était  plus  fortement  motivée  :    M.  Fouillée  pro- 
posait d'augmenter  le  temps  donné  aux  études  philosophiques  et  de 
répartir  ces  études  sur  plusieurs  années,  de  faire  enseigner,  par  exem- 
ple, l'esthétique  en  rhétorique,  la  morale  sociale,  les  éléments  du 
droit  et  de  l'économie  politique,  la  théorie  des  méthodes,  en  seconde 
et  même  dans  les  années  qui  précèdent,  sauf  à  reprendre  les  mêmes 
questions,  au  point  de  vue  supérieur  des  principes,  dans  la  classe 
de  philosophie,  désormais  consacrée  plus  exclusivement  aux  hautes 
recherches  spéculatives  '.Ces  propositions,  si  plausibles  et  qui  à  tant 
d'égards  seraient  avantageuses  à  l'enseignement  philosophique,  ne 
pouvaient  être,  quant  à  présent,  soumises  au  Conseil  supérieur.  Non 
seulement  elles  sont  de  trop  de  portée  pour  ne  pas  demander  un 
examen  approfondi;  mais,  dans  l'état  actuel  du  personnel,  elles  ne 
pouvaient   être  qu'ajournées,  tout  essai  qu'on   en    voudrait   faire 
aujourd'hui  devant  infailliblement  compromettre  pour  l'avenir  ce 
qu'elles  contiennent  d'excellent.  Il  ne  semble  pas,  en  effet,  qu'on 
puisse  de  sitôt  avoir  deux  professeurs  de  philosophie  dans  chaque 
lycée  et  collège.  Et  quant  à  augmenter  le  service  des  professeurs 
actuels,  lorsqu'ils  ont  tant  besoin  de  loisirs  intellectuels,  ou  bien  à 
imposer  aux  professeurs  de  lettres  une  besogne  qui  n'est  pas  la  leur, 
quand  leur  tâche  est  déjà  si  lourde,  qui  pourrait  y  songer?  Et  puis, 
si  la  philosophie  est  incontestablement  une  des  parties  les  plus  flo- 
rissantes de  notre  enseignement  secondaire ,  cela   ne  tient-il  pas, 
entre  autres  causes,  à  ce  que  le  professeur  de  philosophie  a  sa  classe 
à  lui,  ses  élèves  à  lui,  avec  qui  il  passe  une  année  entière  dans  un 
commerce  intime  et  régulier,  sur  qui  il  a  par  conséquent  toute  l'in- 
fluence qu'il  sait  prendre  ?  Qui  n'a  entendu  les  professeurs  d'his- 
toire, par  exemple,  se  plaindre  amèrement  d'avoir  à  faire  dans  plu- 
sieurs classes  différentes,  devant  des  élèves  si  nombreux  qu'à  peine 
ils  peuvent  en  savoir  les  noms,  un  enseignement  partout  regardé 
plus  ou  moins  comme  accessoire,  malgré  son  extrême  intérêt?  La 
philosophie  après  tout  a  une  belle  et  large  part  dans  la  distribution 
du  temps  ;  elle  peut  rendre  et  rend  ainsi  de  très  grands  services, 
sans  abuser  de  la  faveur  dont  elle  est  l'objet  pour  empiéter  sur  les 
autres  enseignements.  -  -  L'auteur  des  propositions  dont  il  s'agit  a 

1.  Voir  la  Revue  des  Deux-Mondes  du    15   mai   1880  et  la  Revue  politique 
et  littéraire  des  29  mai  et  12  juin  1880. 


H.   MARION.   —  LE   NOUVEAU   PROGRAMME   DE   PHILOSOPHIE     417 

reconnu  lui-même,  si  je  ne  me  trompe,  la  bonté  de  ces  raisons,  et 
qu'on  ne  pouvait  en  tout  cas  entrer  utilement  dans  la  voie  qu'il  indi- 
quait, avant  l'achèvement  de  la  réforme  classique,  bien  autrement 
réclamée  par  l'opinion  et  autrement  urgente. 

Le  programme  de  philosophie  a  donc  été  simplement  refondu. 
Voici  les  améliorations  qu'on  croit  y  avoir  apportées  : 

La  première  à  remarquer,  et  peut-être  la  plus  importante,  consiste 
dans  cette  note  finale  :  L'ordre  adopté  dans  ce  programme  ne  doit 
pas  enchaîner  la  liberté  du  professeur,  pourvu  que  les  questions  indi- 
quées soient  toides  traitées.  Cette  note  consacre  officiellement  ce  qui 
était  le  fait,  mais  non  le  droit.  Quoiqu'on  ait  pris  soin  de  ranger  les 
questions  dans  un  ordre  naturel  que  pourront  suivre  en  confiance 
les  professeurs  qui  n'ont  point  de  préférence  personnelle,  il  demeure 
acquis  que  tout  professeur  bien  maître  de  ses  matières  et  sûr  de  lui 
peut  disposer  son  cours  de  la  manière  qui  lui  semblera  la  plus  logi- 
que. En  cela  il  ne  relèvera  que  des  chefs  qui  ont  qualité  pour  juger 
la  valeur  de  son  enseignement.  On  a  entendu,  non  le  soustraire  à  tout 
contrôle,  ce  qui  nJétait  ni  ne  pouvait  être  demandé  par  personne  ; 
mais  rendre  son  indépendance  aussi  entière  que  possible ,  à  la  seule 
condition  qu'il  ait  du  talent  et  un  sentiment  scrupuleux  de  tous  ses 
devoirs.  Le  Conseil  eût  presque  été  d'humeur  à  mettre  une  note 
analogue  au  bas  de  tous  ses  programmes,  persuadé  que  l'excellence 
d'un  programme  imposé  n'a  jamais  suffi  à  faire  un  bon  enseigne- 
ment. L'essentiel  est  que  le  professeur  aime  sa  tâche  et  sente  sa  res- 
ponsabilité, ce  qu'on  obtient  d'autant  plus  sûrement  qu'on  le  laisse 
plus  libre  et  qu'on  le  traite  moins  en  employé  '.  Dans  certaines  clas- 
ses pourtant,  il  fallait  bien  que  le  programme  parlât  avec  autorité  : 
dans  les  classes  par  exemple  et  pour  les  parties  de  l'enseignement 
où  il  s'agissait  de  rompre  avec  d'anciennes  routines,  de  réaliser 
des  réformes  jugées  nécessaires.  Mais,  tel  n'étant  pas  le  cas  pour  la 
philosophie,  c'est  à  l'unanimité  et  sans  discussion  qu'on  a  décidé 
de  présenter  le  programme  de  cette  classe  comme  une  simple  direc- 
tion pour  les  professeurs ,  comme  une  indication  des  questions  à 
traiter  dans  les  cours  et  à  poser  dans  les  examens.  Il  assigne  en 
même  temps  un  ordre  dans  lequel  ces  questions  pourraient  se  ranger 
convenablement.  A  cet  égard  il  aura  l'autorité  que  lui  vaudra  sa 
valeur  intrinsèque. 


1.  C'est  le  mot  heureux  de  M.  J.  Simon  :  «  Vos  programmes  ne  seront  bons, 
a-t-il  dit  à  plusieurs  reprises,  que  si  vos  professeurs  ont  du  talent;  mais  ils 
n'en  auront  que  si  on  leur  demande  d'être  vraiment  des  maîtres,  non  des 
employés.  » 

tome  x.  —  1880.  27 


41  S  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

Considérons  tour  à  tour  l'ensemble  et  le  détail  de  ce  programme, 
i-à-dire  d'abord  la  place  assignée  aux  diverses  parties  du  cours, 
puis,  dans  chaque  partie,  les  innovations. 

L'Histoire  de  la  philosophie  est  pour  ainsi  dire  hors  de  cause.  Non 
que  le  Conseil  supérieur  en  ait  fait  bon  marché;  tout  au  contraire, 
car  il  a  décidé  qu'au  concours  général,  du  moins  dans  le  concours 
des  départements,  le  seul  dont  il  se  soit  occupé  jusqu'ici,  la  compo- 
sition de  philosophie  pourrait  être  historique  aussi  bien  que  dogma- 
tique. 11  a  pensé  que,  pour  avoir  vraiment  L'esprit  cultivé,  les  élèves 
devaient  au  sortir  de  l'enseignement  secondaire  connaître  convena- 
blement les  grands  systèmes  philosophiques,  plutôt  qu'avoir  déjà 
un  svstème  à  eux.  Les  initier  aux  grandes  conceptions  de  la  pensée 
du  inaine  est  le  service  le  plus  incontesté  que  rendent  nos  classes  de 
philosophie,  et,  s'il  se  rencontre  encore  quelques  détracteurs  de  ren- 
seignement philosophique,  rien  ne  les  déconcerte  plus  sûrement  que 
cette  question  :  Voudriez-vous  donc  qu'on  sortît  du  lycée  sans  avoir 
entendu  parler  de  Platon  ni  d'Aristote,  de  Descartes  ni  de  Kant  ? 
Jugeriez-vous  achevée  une  éducation  où  il  n'y  aurait  eu  aucune  place 
pour  les  problèmes  qu'ont  agités  ces  grands  esprits  et  pour  les  idées 
qu'ils  ont  mises  dans  le  monde? —  L'histoire  de  la  philosophie  sera 
donc  en  honneur  autant  et  plus  que  par  le  passé;  mais  le  pro- 
gramme en  est  simple  et  n'était  point  à  refaire.  Il  peut  se  résumer 
en  ces  mots  :  On  donnera  un  aperçu  de  toute  la  suite  des  doctrines 
depuis  Thaïes,  en  insistant  uniquement,  mais  avec  soin,  sur  les  épo- 
ques et  les  écoles  principales.  —  Deux  modifications  seulement  ont 
été*apportées  à  l'ancienne  rédaction  :  on  a  ajouté  aux  grands  noms 
du  xvip  siècle  le  nom  de  Spinoza,  omis  jusqu'à  présent,  ou  peut-être 
écarté  par  excès  de  scrupules  ;  puis,  au  lieu  d'arrêter  le  cours  à  la  fin 
du  xvme  siècle,  on  a  demandé  que  le  professeur  donnât  aussi  quel- 
ques notions  sommaires  sur  la  philosophie  du  xixe  siècle,  l'histoire 
contemporaine  des  idées  étant  à  sa  place,  à  ce  qu'il  semble,  dans 
une  classe  où  l'on  étudie  l'histoire  politique  contemporaine. 

Rien  n'a  été  prescrit  quant  à  la  part  à  faire  dans  la  distribution 
du  temps  à  cette  partie  de  l'enseignement  philosophique.  Chaque 
professeur  continuera  de  faire  à  son  gré.  Quelques-uns  se  conten- 
tent de  mettre  aux  mains  des  élèves  une  histoire  élémentaire  de  la 
philosophie,  ce  qui  suffirait  à  la  rigueur,  si  l'on  pouvait  s'assurer  que 
les  élèves  lisent  et  retiennent;  mais  peut-être  est-ce  le  procédé  le 
plus  douteux,  même  quand  on  prend  un  bon  livre  et  qu'on  a  soin 
d'en  commenter  et  développer  en  classe  les  chapitres  les  plus  impor- 
tants. D'autres  consacrent  exclusivement  les  dernières  semaines  de 
l'année  à  l'histoire  de  la  philosophie  ;  d'autres  la  mènent  de  front 


H.    MARION.   —  LE   NOUVEAU    PROGRAMME   DE   PHILOSOPHIE     419 

avec  le  cours  dogmatique,  en  lui  donnant  par  exemple  une  leçon 
par  semaine  ;  d'autres  enfin  l'incorporent  pour  ainsi  dire  au  cours 
lui-même,  en  commençant,  par  exemple,  l'étude  de  chaque  grand 
problème  par  un  historique  de  la  question.  C'est  peut-être  de  cette 
dernière  manière  que  les  notions  d'histoire  se  gravent  le  mieux  dans 
l'esprit  et  se  coordonnent  le  plus  utilement  avec  les  conclusions  dog- 
matiques du  professeur,  sans  les  troubler.  Mais  soit  qu'on  adopte  l'une 
ou  l'autre  de  ces  méthodes,  soit  encore  que  l'on  prenne  occasion  de  la 
lecture  des  auteurs  pour  insister  d'une  manière  particulière  sur  telle 
grande  école  historique,  deux  choses  seront  toujours  nécessaires, 
dont  aucune  ne  suffirait  seule  ni  ne  pourrait  remplacer  l'autre  : 
1°  une  exacte  chronologie,  un  tableau  suivi  donnant  une  idée  juste 
des  rapports  et  de  la  filiation  des  systèmes;  2°,  pour  les  systèmes 
d'une  importance  capitale,  un  exposé  assez  ample  et  méthodique 
pour  que  l'élève  en  retienne  au  moins  les  grands  traits,  le  caractère 
dominant  et  l'esprit. 

Le  Cours  proprement  dit  reste  divisé,  conformément  à  la  tradition 
classique,  en  quatre  grandes  parties  :  Psychologie,  Logique,  Morale, 
Métaphysique  et  théodicée  ;  mais  ces  quatre  parties  sont  précédées 
d'une  Introduction  et  suivies  d'une  Conclusion  générales;  puis  elles 
sont  replacées  entre  elles  dans  l'ordre  qu'on  s'accorde  à  trouver  le 
plus  philosophique  ;  enfin  et  surtout,  les  questions  y  sont  distribuées 
d'une  manière  nouvelle  et  qui  a  paru  plus  exacte,  en  même  temps 
que  des  questions  nouvelles  y  sont  introduites,  propres  à  rajeunir  et 
à  vivifier  l'enseignement. 

En  forme  d'Introduction,  le  professeur  est  invité  à  parler  non  plus 
seulement  «  de  l'objet  de  la  philosophie  et  de  ses  rapports  avec  les 
autres  sciences  » ,  mais  de  la  science  en  général,  de  la  classification 
des  sciences,  de  la  philosophie  des  sciences,  etc.,  de  façon  à  faire  em- 
brasser d'abord  aux  élèves  par  une  vue  d'ensemble  tout  le  domaine 
des  connaissances  positives,  puis  à  leur  faire  trouver  pour  ainsi  dire 
par  eux-mêmes,  dans  ce  domaine  et  au  delà,  l'objet  propre  de  la  phi- 
losophie, sa  place  à  part  dans  le  champ  de  la  curiosité  humaine.  — 
De  même,  il  a  semblé  désirable  que  le  cours  ne  finit  pas  sur  une 
question  particulière,  si  haute  qu'elle  fût,  mais  qu'une  fois  achevé  il 
eût  sa  Conclusion.  Il  n'est  guère  d'élève,  si  médiocre  soit-il,  qui  ne 
sente  vaguement  et  ne  reconnaisse  volontiers,  après  sa  philosophie, 
que  cette  classe  lui  a  beaucoup  profité,  lui  a  ouvert  l'esprit  sur  cent 
choses  qu'il  ne  soupçonnait  point.  Eh  bien  !  c'est  ce  qu'il  faut  faire 
remarquer  à  tous  expressément,  non  seulement  afin  de  leur  montrer 
qu'ils  n'ont  pas  perdu  leur  temps  et  leur  peine,  mais  afin  qu'ils  res- 
tent attaches  à  la  philosophie,  confiants  dans  l'esprit  philosophique. 


420  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

c'est-à-dire  dans  l'esprit  de  libre  recherche,  sympathiques  à  tout 
effort  de  la  pensée,  largement  ouverts  aux  idées.  —  On  traitera  donc 
dans  cette  conclusion  cette  question,  parfois  indiquée  au  commen- 
cement du  cours,  mais  qui  n'a  sa  vraie  place  qu'à  la  fin  :  du  rôle  de 
la  philosophie  ;  de  son  importance  au  point  de  vue  intellectuel,  moral 
et  social. 

Pour  ce  qui  est  de  l'ordre  des  parties,  la  Morale  est  remise  à  sa 
place,  après  la  psychologie  et  la  logique,  avec  lesquelles  elle  com- 
pose la  philosophie  de  l'homme,  et  avant  la  métaphysique  et  la  théo- 
dicée,  qui  constituent  la  philosophie  première.  Je  ne  crois  pas  que 
jamais  changement,  ou  plutôt  que  jamais  retour  à  la  tradition  ait  été 
plus  unanimement  demandé.  S'il  est  en  effet  un  progrès  peu  contes- 
table dans  l'histoire  des  idées,  depuis  Kant,  c'est  bien  celui  qui  a 
consisté  à  mettre  de  plus  en  plus  la  morale  en  dehors  et  comme  au- 
dessus  des  systèmes  de  métaphysique.  Quand  les  systèmes  sont  tous 
plus  ou  moins  contestés  et  sans  cesse  s'entre-détruisent,  qui  ne  de- 
vrait ^e  réjouir  de  voir  la  morale  mise  à  part  comme  un  terrain 
commun,  le  terrain  solide  par  excellence,  qui  n'est  point  ébranlé  aux 
moindres  fluctuations  de  la  raison  spéculative,  sur  lequel  au  con- 
traire la  raison  désormais  doit  bâtir?  —  Cette  rectification  au  pro- 
gramme a  donc  été  faite  sans  discussion  '. 

Entre  la  Psychologie  et  la  Logique,  un  débat  était  possible  :  on  a 
dû  se  demander  à  laquelle  des  deux  il  convenait  de  donner  le  premier 
rang.  Les  avis  étant  partagés  dans  la  commission  préparatoire,  on  u 
mieux  aimé  s'en  tenir  au  statu  quo  que  de  porter  devant  le  Conseil 
une  question  toute  technique,  au  fond  sans  importance.  On  fera 
comme  auparavant,  chacun  suivra  ses  préférences  :  il  y  a  de  si  bonnes 
raisons  de  part  et  d'autre,  que,  quel  que  soit  l'ordre  qu'on  adopte, 
on  n'aura  pas  de  peine  à  le  justifier.  Ce  qu'on  peut  dire  en  faveur  de 
la  psychologie  est  bien  connu  et  fort  plausible,  et  emportera  sans 
doute  toujours  la  balance  aux  yeux  du  plus  grand  nombre  des  pro- 
fesseurs. Mais  si  la  logique  n'avait  pas  la  réputation,  d'ailleurs  immé- 
ritée, d'être  plus  difficile,  s'il  n'y  avait  pas  à  craindre  de  rebuter  tout 
d'abord  quantité  d'élèves  imbus  de  ce  préjugé  (considération  dont 
on  ne  saurait  faire  fi),  n'y  aurait-il  pas  aussi  de  grands  avantages  à 
commencer  par  initier  les  esprits  aux  lois  mêmes  de  la  pensée  dis- 
cursive, aux  règles  de  toute  recherche  et  de  toute  démonstration?  Ce 


1.  M  .  1'.  Janet  ;i  donné  sur  ce  point,  dans  son  Cours  <><•  philosophie,  une 
formule  qui  serait  décisive,  s'il  en  était  besoin  :  «  On  craint  d'affaiblir  la  morale 
en  lui  ôtant  la  base  de  la  théodicée;  mais  on  ne  voit  pas  qu'on  affaiblit  la 
théodicée  en  lui  olant  la  base  de  la  morale.  » 


H.    MARION.    —   LE   NOUVEAU   PROGRAMME   DE   PHILOSOPHIE     421 

serait  en  quelque  sorte  les  convier  à  une  manière  plus  virile,  à  la 
seule  vraie  manière  de  philosopher,  puisque  ce  serait  leur  donner 
avant  tout  l'esprit  d'exactitude  et  la  vigueur  critique,  et  leur 
apprendre  à  discerner  en  toutes  choses  ce  qui  est  prouvé  et  ce  qui 
ne  l'est  pas.  Par  là,  on  s'obligerait  pour  ainsi  dire  soi-même  à  plus  de 
rigueur  dans  toute  la  suite  du  cours.  C'est  pour  ces  raisons,  et 
d'autres  de  même  ordre,  que,  depuis  longtemps  déjà,  certains  pro- 
fesseurs n'hésitaient  pas,  quand  ils  se  sentaient  en  présence  d'une 
bonne  classe,  à  mettre  en  premier  lieu  la  logique,  approuvés  en  cela 
par  les  meilleurs  juges.  Un  tel  changement  d'ailleurs  peut  se  faire 
d'une  année  à  l'autre,  ne  fût-ce  que  pour  introduire  un  peu  de  variété 
dans  le  cours,  chose  utile  surtout  quand  il  y  a  dans  la  classe  des 
vétérans.  Le  mieux  sera  donc,  en  somme,  de  s'inspirer  des  circons- 
tances, en  ayant  soin  seulement  d'expliquer  et  de  motiver  toujours 
ce  que  l'on  fait,  et  de  montrer  soi-même  aux  élèves  qu'il  n'y  a  rien 
d'absolu  sur  ce  point. 

La  Métaphysique  et  la  Théodicée  ont  été  mises  ensemble,  comme 
traitant  l'une  et  l'autre  des  questions  dernières  ;  elles  sont  entre  elles 
dans  le  rapport  du  tout  à  la  partie.  Il  a  paru  être  d'une  bonne  mé- 
thode non  seulement  de  les  placer  l'une  et  l'autre  à  la  fin  du  cours 
(dont  elles  ne  peuvent  être  que  le  point  d'arrivée  et  non  le  point  de 
départ,  dans  une  philosophie  qui  cherche  à  se  constituer  comme 
science),  mais  encore  et  surtout  d'y  renvoyer  avec  autant  de  rigueur 
que  possible  toutes  les  questions  qui  sont  réellement  d'ordre  méta- 
physique, bien  que  mêlées  d'ordinaire  aux  autres  parties  de  la  phi- 
losophie. Toutes  les  questions  sont  ou  deviennent,  dès  qu'on  va  au 
fond  des  choses,  des  questions  de  métaphysique  ;  la  métaphysique 
est  en  un  sens  la  philosophie  même  :  on  aboutit  à  elle  de  toutes 
parts.  Mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  la  mêler  d'abord  à  tout. 
Elle-même  gagnera  sans  aucun  doute  à  ce  qu'on  procède  par  ordre, 
à  ce  qu'on  ne  l'aborde  que  muni  d'une  solide  connaissance  des  faits. 
Si  l'absolu  n'échappe  pas  entièrement  à  nos  prises,  si,  non  suscep- 
tible d'une  connaissance  adéquate,  qui  serait  contradictoire  à  sa 
nature  même,  il  peut  être  néanmoins  entrevu  et  comme  pressenti,  à 
coup  sûr  c'est  plutôt  après  une  étude  attentive  des  données  de 
la  conscience  et  des  lois  de  la  pensée  qu'au  mépris  de  toute 
expérience. 

Mais  c'est  surtout  à  la  Psychologie  et  à  la  Logique  que  doit  profiter 
cette  «  division  du  travail  ».  Elles  n'ont  pas  d'autre  moyen  de  devenir 
des  sciences  positives.  Quelle  science  se  serait  jamais  constituée 
comme  telle,  si  elle  n'avait  commencé  par  écarter  de  son  chemin,  par 
ajourner  au  moins,  les  questions  relatives  à  la  nature  ultime,  aux 


422  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

causes  première  et  finale  de  leur  objet?  On  l'a  dit  avec  raison  ',  le 
géomètre   ne    commence    pas  par   s'interroger   sur   la   nature  de 
l'espace,  ni  le  physicien  sur  l'essence  et  l'origine  de  la  matière  ; 
sinon  la  géométrie  et  la  physique  n'auraient  pu  faire  un  pas  dans  la 
découverte  des  théorèmes  et  des  lois.  —  C'est  pourquoi  on  a  rejeté 
dans  la  métaphysique  le  problème  de  la  certitude  et  la  grande  ques- 
tion du  scepticisme,  qui  n'ont  réellement  que  faire  en  logique  ;  la  lo- 
gique, selon  la  définition  si  nette  de  Stuart  Mill,  est  «  la  science  de  la 
preuve  »,  c'est-à-dire  de  la  certitude  indirecte;  mais  de  savoir  s'il  y 
a  de  la  vérité  et  des  choses,  de  savoir  qu'elle  est  la  racine  même  de 
la  croyance  et  sa  légitimité,  voilà  assurément  une  question  méta- 
physique, ou  il  n'en  est  point  ;  ce  n'est  pas  une,  c'est  la  question 
dernière.  —  De  même  la  psychologie  a  été  dégagée  du  grand  débat 
entre  le  matérialisme  et  le  spiritualisme  sur  la  nature  du  principe 
pensant.    L'essence   de   l'esprit  est  au   premier  chef  un  objet  de 
recherche  métaphysique.  La  psychologie,  dans  l'intention  du  Conseil 
supérieur,  doit  être  simplement  la  science  des  faits  de  conscience 
et  de  leurs  lois.  Il  est  vrai  que  cet  ordre  de  faits,  plus  que  tout  autre, 
suscite  la  curiosité  métaphysique.  Libre  à  chacun   d'y  trouver  le 
point  d'attache,  ou  mieux,  avec  Maine  de  Biran,  la  clef  même  de  la 
métaphysique  tout  entière.  Mais  ces  faits  ont  été  et  doivent  être  plus 
que  jamais  étudiés  en  eux-mêmes,  pour  eux-mêmes.  Ils  donnent  lieu 
à  des  analyses  d'un  intérêt  propre;  et,  quelque  idée  qu'on  se  fasse 
du  sujet  dont  ils  constituent  l'histoire,  une  connaissance  exacte  de 
leurs  relations,  de  leur  genèse,  de  tout  leur  mécanisme,  mérite  d'être 
poursuivie  ardemment  et  serait  inépuisable  en  applications  prati- 
ques. C'est  à  cette  étude  qu'il  faut  initier  les  élèves.  Pourquoi  ne  les 
mettrait-on  pas  au  courant  des  plus  récents  travaux  sur  ces  ma- 
tières? Ces  travaux,  à  coup  sûr,  sont  d'inégale  valeur,  et  les  résultats 
en  sont,  souvent  fort  contestables;  mais  cela  même,  il  sera  intéres- 
sant de  le  leur  montrer.  Exercer  leur  esprit  critique  sur  ces  recher- 
ches neuves  et  toutes  vivantes  sera  un  bon  moyen  de  leur  montrer 
que  la  philosophie  n'est  pas  une  étude  morte;  et  peut-être  sera-ce 
en  même  temps  le  meilleur  moyen  de  leur  faire  apprécier  ce  qu'il  y 
a  d'impérissable  vérité  dans  les  grandes  doctrines  des  classiques. 
On  range  également  dans  la  métaphysique  le  peu  qui  pourra  se  dire 
dans  un  cours  de  lycée  sur  les  grandes  conceptions  de  la  matière  et  de 
la  vie.  Ces  problèmes  doivent  être  au  moins  posés  :  si  l'on  ne  peut  en 
demander  une  solution  dogmatique ,  tout  le  monde  sans  doute  jugera 


t-  Th.    Ribot,  Introduction  à    Vhistoire  de   la  psychologie  anglaise  contem- 
poraine. 


H.    MARION.   —  LE   NOUVEAU   PROGRAMME   DE   PHILOSOPHIE    423 

utile  à  la  culture  générale  des  élèves  qu'ils  ne  sortent  pas  de  nos 
mains  sans  avoir  quelque  idée  des  principales  manières  dont  les  ont 
envisagés  les  savants  et  les  philosophes. 

Il  reste  à  voir  ce  que  deviennent  les  programmes  particuliers  de 
la  Psychologie,  de  la  Logique  et  de  la  Morale.  Comme  on  les  donne 
tout  entiers  ci-après,  il  suffira  ici  d'un  rapide  commentaire. 

Dans  les  préliminaires  de  la  Psychologie ,  on  remarquera  que  le 
professeur  est  invité  à  insister  non  plus  exclusivement  sur  la  distinc- 
tion des  faits  psychologiques  et  des  faits  physiologiques,  mais  aussi 
sur  leur  relation.  D'autre  part,  il  n'est  plus  question  de  ces  facultés, 
trop  souvent  présentées  comme  des  entités  distinctes,  ou  données 
pour  des  explications.  Les  faits  de  la  vie  mentale  restent  d'ailleurs 
rangés  sous  les  trois  rubriques  sensibilité,  intelligence  et  volonté. 

Les  opérations  de  l'intelligence  sont  classées  entre   elles   selon 
qu'elles  servent  à  l'acquisition,  à  la  conservation  ou  à  l'élaboration  de 
la  connaissance.  —  Le  grand  débat  relatif  aux  principes  est  franche- 
ment posé  sous  sa  forme  la  plus  neuve  et  la  plus  intéressante  :  Les 
données  de  la  raison  peuvent-elles  s'expliquer  par  l'expérience,  l'as- 
sociation des  idées  et  l'hérédité  ?  —  L'idée  du  moi,  l'idée  du  monde 
extérieur  et  l'idée  de  Dieu  ne  sont  plus  posées  comme  des  données 
primitives,  mais  simplement  comme  des  produits  de  l'activité  intel- 
lectuelle. On  ne  sera  donc  plus  dispensé  de  chercher  à  expliquer,  si 
on  le  peut,  comment  ces  idées  se  forment,  s'altèrent  ou  se  rectifient. 
C'est  après  l'étude  de  la  sensibilité  et  de  l'intelligence  qu'on  a  cru 
pouvoir  placer  les  notions  d'esthétique.  En  réalité,  il  eût  fallu  en 
faire  une  partie  à  part  dans  le  cours;  mais  cela  eût  donné  à  croire 
qu'on  demandait  pour  ces  simples  notions  un  temps  dont  par  mal- 
heur nous  ne  disposons  pas.  Quelques  leçons  très  élémentaires  sur 
le  beau  et  sur  l'art  ne  seront,  semble-t-il,  nulle  part  mieux  placées 
qu'après  l'étude  du  cœur  et  de  l'esprit. 

La  question  des  signes  et  du  langage  vient  plus  loin,  parce  qu'il 
s'agit  là  des  manifestations  de  la  vie  psychique  tout  entière. 

La  Psychologie  se  terminera  par  quelques  indications  sur  ces  phé- 
nomènes si  obscurs  et  si  intéressants,  à  la  fois  physiques  et  moraux: 
le  sommeil,  les  rêves,  le  somnambulisme,  l'hallucination,  la  folie;  et 
sous  ce  titre  un  peu  elliptique,  Eléments  de  psychologie  comparée, 
on  voudrait  que  le  professeur  jetât  à  la  fin  un  rapide  coup  d'ceil  sur 
les  divers  degrés  de  la  vie  mentale,  chez  l'enfant  par  exemple  et  chez 
les  animaux. 

En  Logique,  on  a  distingué  la  logique  formelle  et  la  logique  appli- 
quée, puis,  dans  celle-ci,  la  logique  inductive  et  la  logique  déductive. 
Entre  ces  dernières,  on  a  choisi  cet  ordre  de  préférence  à  l'ordre 


424  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

inverse,  parce  que  si,  en  fait,  l'esprit  déduit  avant  de  songer  à  con- 
trôler ses  majeures,  en  réalité  néanmoins,  la  science  commence  par 
l'induction,  et  nos  erreurs  viennent  beaucoup  plus  souvent  de  géné- 
ralisations illégitimes  que  de  syllogismes  mal  faits. 

Il  y  a  plus  à  relever  dans  le  programme  de  Morale.  Les  leçons 
sur  la  notion  de  l'Etat,  les  devoirs  civiques,  la  patrie  seront  nou- 
velles pour  plus  d'un  professeur;  mais  tous  les  feront  avec  plaisir. 
Elles  répondent  au  désir  exprimé  par  beaucoup  d'entre  eux,  de 
toucher  parfois  à  la  pratique  de  la  vie  et  de  se  rendre  plus  directe- 
ment utiles  au  pays.  Un  bachelier  n'aura  plus  le  droit  d'être  tout  à 
fait  ignorant  des  institutions  nationales,  de  l'organisation  de  la 
société,  du  fondement  des  lois  civiles  et  politiques. 

C'est  dans  le  même  esprit  qu'on  a  ajouté,  sur  la  demande  de 
M.  Jules  Simon,  quelques  leçons  d'économie  politique.  On  était 
d'accord  sur  l'utilité  de  ces  notions;  la  question  était  de  savoir  si 
l'on  en  ferait  une  partie  du  cours  toute  distincte,  ou  si  on  les  ratta- 
cherait à  la  morale.  Quelques-uns  voulaient  pour  l'économie  poli- 
tique une  place  à  part,  afin  qu'on  lui  donnât  un  temps  suffisant,  et 
pour  bien  marquer  qu'elle  demande  une  étude  spéciale  .  Mais 
d'autres  craignaient  précisément  qu'elle  ne  devînt  envahissante  et 
ne  prît  plus  de  temps  qu'il  ne  convient  au  professeur  de  philosophie, 
lequel  peut  après  tout  manquer  de  connaissances  techniques  à  cet 
égard.  Il  semblait  à  ceux-là  que  la  théorie  de  la  richesse  ne  pouvait 
être  enseignée  par  ce  professeur  que  d'une  manière  très  générale  et 
très  haute,  c'est-à-dire  à  condition  d'être  liée  et  subordonnée  à  des 
principes  supérieurs,  proprement  philosophiques.  —  On  a  tâché  de 
donner  satisfaction  aux  uns  et  aux  autres,  en  plaçant  ces  leçons  à  la 
suite  de  la  morale,  et  en  réalité  dans  la  morale  même,  mais  à  une 
place  distincte  et  sous  la  rubrique  particulière  :  Notions  d'économie 
politique. 

Ce  qu'on  reprochera  sans  doute  le  plus  justement  à  ce  pro- 
gramme, comme  à  tous  les  autres,  c'est  d'être  bien  long  et  bien 
chargé.  Mais  il  fau;  savoir  choisir  et  ne  pas  vouloir  tout  dire.  On 
mettra  en  relief  ce  qui  importe,  sans  se  croire  tenu  d'insister  sur 
tout  également.  On  développera  davantage  telle  partie  une  année, 
telle  partie  une  autre;  le  tout  est  de  donner  aux  élèves  des  princi- 
pes et  une  méthode  et  de  leur  apprendre  à  trouver  eux-mêmes  ce 
qu'ils  ne  savent  pas  encore  à  l'aide  de  ce  qu'ils  savent  déjà. 

Faut-il  dire  maintenant  un  mot  des  Auteurs?  On  en  a  changé  tout 
à  fait  et  surtout  abrégé  la  liste;  voici  pourquoi. 

Tout  le  monde  sait  que  les  textes  si  nombreux  portés  à  l'ancien 
programme  n'étaient  pas  toujours,  ou,  pour  mieux  dire,  n'étaient 


H.   MARION.   —  LE   NOUVEAU   PROGRAMME   DE   PHILOSOPHIE     425 

jamais  réellement  lus  par  les  élèves,  encore  moins  expliqués  en 
classe.  Il  y  avait  à  cela  impossibilité  matérielle.  Des  ouvrages  de 
seconde  main  (parmi  lesquels  il  en  était  de  fort  bons)  offraient  aux 
élèves  des  analyses  toutes  faites  et  les  dispensaient  de  recourir  à 
l'original.  Ils  s'épargnaient  cette  peine  avec  d'autant  moins  de  scru- 
pules que,  par  une  note  du  programme,  insérée  là  à  propos  des 
auteurs  latins  et  grecs,  ils  étaient  expressément  autorisés  à  avoir 
aussi  peu  de  commerce  qu'ils  voudraient  avec  les  textes  eux-mêmes, 
pourvu  qu'ds  en  connussent  à  peu  près  le  contenu.  —  L'occasion 
s'est  offerte  d'elle-même  de  rompre  avec  cet  état  de  choses.  Dans 
a  section  de  permanence,  durant  les  débats  préparatoires  sur  la 
réforme  classique,  les  défenseurs  du  grec,  obligés  de  consentir  à  ce 
que  l'étude  de  cette  langue  ne  commençât  plus  dès  la  sixième, 
avaient  demandé  et  obtenu  en  compensation  qu'elle  se  continuât  en 
philosophie.  Le  projet  soumis  au  Conseil  portait  donc  primitivement 
cinq  heures  de  grec  dans  la  classe  de  philosophie.  La  mesure  était 
très  inquiétante;  car,  soit  que  ces  grandes  explications  d'auteurs 
grecs  fussent  faites  par  le  professeur  de  philosophie  lui-même  ou 
par  un  professeur  spécial  de  littérature  ancienne,  de  toute  manière 
les  études  proprement  philosophiques  perdaient  une  partie  très 
notable  de  leur  importance  dans  la  classe,  du  temps  et  de  l'atten- 
tion des  élèves.  Les  délégués  de  la  philosophie,  quelque  respect  et 
quelque  sympathie  qu'ils  eussent  personnellement  pour  le  grec, 
ne  pouvaient  donc  manquer  de  signaler  ce  grave  inconvénient. 
Il  est  juste  de  dire  que,  à  peine  indiqué  dans  la  commission  des 
réformes,  il  a  frappé  tout  le  monde.  D'autre  part,  personne  ne  pou- 
vait songer  à  prendre  la  défense  de  la  note  dont  je  parlais  tout  à 
l'heure,  qui,  en  dispensant  les  élèves  de  lire  les  auteurs  dans  leur 
langue,  semble  les  inviter  à  oublier  les  langues  classiques  dès  qu'ils 
entrent  en  philosophie.  Tout  professeur  se  réjouira  au  contraire 
d'avoir  à  faire  expliquer  de  près  quelques  pages  de  Platon  et  d'Aris- 
tote;  et  pourvu  que  ces  pages  ne  soient  ni  trop  nombreuses  ni  trop 
difficiles,  pourvu  qu'on  ait  véritablement  le  temps  de  les  étudier  et 
de  les  goûter,  il  n'est  pas  un  élève  digne  d'intérêt  qui  ne  préfère  ce 
travail  intelligent  à  la  sotte  besogne  d'apprendre  des  analyses  faites 
par  d'autres.  Quant  au  profit  philosophique,  il  ne  peut  à  coup  sûr 
être  moindre,  et  il  sera  sans  doute  infiniment  plus  grand,  rien  ne 
pouvant  valoir,  pour  former  l'esprit,  le  contact  des  textes  originaux, 
le  commerce  direct  des  maîtres  de  la  pensée. 

Ainsi  donc,  tout  en  consedlant  et  indiquant  le  plus  grand  nombre 
possible  de  lectures  (car  il  va  de  soi  que  les  lectures  personnelles 
seront  plus  que  jamais  encouragées),  on  expliquera  en  classe  six 


426  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

auteurs  seulement  et  des  morceaux  très  courts  de  chacun  d'eux; 
mais  on  les  expliquera  tout  de  bon.  Et  pour  qu'il  fût  bien  entendu 
que  des  analyses  ne  suffiraient  plus,  pour  ôter  jusqu'à  la  tentation 
de  s'en  contenter,  on  n'a  maintenu  de  l'ancien  programme  que  le 
Discours  de  la  méthode,  se  faisant  une  loi  de  renouveler  tout  le 
reste.  Il  est  des  auteurs,  comme  Epictète,  auxquels  on  n'a  pas 
renoncé  sans  regret,  mais  il  fallait  à  tout  prix  rompre  la  routine.  Le 
De  vita  beata  de  Sénèque,  qui  est  très  court  et  que  les  humanistes 
déclarent  écrit  dans  la  plus  belle  langue,  offrira  sous  une  autre 
forme  cette  même  morale  stoïcienne,  qui  doit  toujours  avoir  sa  place 
dans  l'éducation  libérale.  En  somme,  le  Discours  de  la  méthode  et  la 
Monadologie,  Cicéron,  1er  livre  du  De  legibas,  et  Sénèque,  De  vita 
beata,  un  livre  de  l'Ethique  à  Nicomaque  et  un  livre  nouveau  de 
la  République,  voilà  les  textes  prescrits  désormais  pour  la  classe  de 
philosophie  comme  pour  l'examen  qui  la  termine. 

Afin  que  le  professeur  ait  le  temps  de  les  faire  expliquer  comme 
il  convient,  il  a  été  décidé  en  principe  qu'on  lui  donnerait  à  cet  effet 
une  conférence  d'une  heure  par  semaine,  et  que  cette  heure,  au 
lieu  d'être  pour  lui  un  surcroît  d'occupation,  ne  serait  autre  que 
celle  qu'il  consacre  actuellement  aux  élèves  de  mathématiques  élé- 
mentaires. Les  délégués  de  la  philosophie  n'ont  été  contredits  par 
personne,  quand  ils  ont  affirmé  que  cette  heure  était  comme  perdue 
dans  le  régime  actuel.  En  effet,  quelque  conscience  qu'on  y  mette 
de  part  et  d'autre,  il  est  impossible  au  professeur  de  faire  un  cours 
complet  en  si  peu  de  temps,  plus  impossible  encore  aux  élèves,  tout 
absorbés  par  leurs  études  scientifiques,  de  ne  pas  regarder  un  tel 
cours  comme  absolument  accessoire.  Si  donc  on  est  unanime  à 
vouloir  que  les  élèves  de  sciences  reçoivent  tous  une  culture  philo- 
sophique, personne  assurément  ne  saurait  prétendre  que  ce  soit  là 
un  moyen  de  la  leur  donner.  Les  représentants  des  sciences  dans  le 
Conseil  demandent  d'une  seule  voix  qu'on  n'aborde  l'enseignement 
purement  scientifique  qu'après  des  études  littéraires  complètes, 
proclamant  que,  sauf  de  rares  exceptions,  les  élèves  qui  retirent 
sans  comparaison  le  plus  de  fruit  des  classes  de  sciences  sont  ceux 
qui  viennent  de  philosophie.  Que  pourra-t-on  faire  en  ce  sens?  C'est 
ce  qu'il  faudra  voir  dans  une  session  ultérieure,  quand  on  s'occu- 
pera des  oxamens  scientifiques,  de  la  limite  d'âge  fixée  pour  les 
écoles  spéciales,  des  moyens  de  raccorder  les  classes  de  sciences 
avec  les  études  classiques  proprement  dites.  En  attendant,  et  tant 
que  le  baccalauréat  ès-sciences  subsistera  tel  qu'il  est,  avec  une 
interrogation  sur  la  philosophie,  on  sera  forcé  de  s'en  tenir  au  règle- 
ment actuel.  Mais,  je  le  répète,  la  conférence  de  philosophie  aux 


LE   NOUVEAU   PROGRAMME   DE   PHILOSOPHIE  427 

élèves  de  mathématiques  est  condamnée  en  principe,  et  n'a  pas  eu 
de  défenseurs.  Les  professeurs  de  philosophie  ne  se  plaindront  pas, 
sans  doute,  d'avoir  à  consacrer  ce  même  temps  à  de  belles  lectures 
faites  avec  leurs  propres  élèves.  Henri  Marion. 


PROGRAMME  OFFICIEL  DU  COURS 

INTRODUCTION. 

La  science.  —  Classification  des  sciences,  —  Qu'appelle-t-on  philoso- 
phie des  sciences,  de  l'histoire,  etc.  ?  —  Objet  propre  de  la  philosophie  ; 
ses  divisions. 

PSYCHOLOGIE. 

Objet  de  la  psychologie  :  caractère  propre  des  faits  qu'elle  étudie.  — 
Les  degrés  et  les  limites  de  la  conscience.  —  Distinction  et  relation 
des  faits  psychologiques  et  des  faits  physiologiques. 

Sources  d'information  de  la  psychologie  :  conscience,  langues,  his- 
toire, etc.  —  Utilité  de  la  psychologie  comparée.  —  De  l'expérimenta- 
tion en  psychologie.  —  Classification  des  faits  psychologiques. 

La  sensibilité.  —  Émotions  (plaisir  et  douleur).  —  Sensations  et 
sentiments.  —  Inclinations  et  passions. 

L'intelligence.  —  Acquisition,  conservation,  élaboration  de  la  con- 
naissance. 

Acquisition  :  données  de  la  conscience  et  des  sens. 

Conservation  et  combinaison  :  mémoire,  assocation  des  idées,  ima- 
gination. 

Élaboration  :  formation  des  idées  abstraites  et  générales  ;  jugement, 
raisonnement. 

Les  principes  directeurs  de  la  connaissance  :  données  de  la  raison  ; 
peut-on  les  expliquer  par  l'expérience,  l'association  des  idées,  ou  par 
l'hérédité  ? 

Les  résultats  de  l'activité  intellectuelle  :  l'idée  du  moi,  l'idée  du  monde 
extérieur,  l'idée  de  Dieu. 

Notions  d'esthétique  :  le  beau.  —  L'art.  —  Des  principes  et  des  con- 
ditions des  beaux-arts.  —  L'expression,  l'imitation,  la  fiction  et  l'idéal. 

La  volonté.  —  Analyse  de  l'acte  volontaire  :  la  liberté.  Des  modes 
divers  de  l'activité  psychologique  :  instinct,  activité  volontaire,  habitude. 

Des  manifestations  de  la  vie  psychologique  :  les  signes  et  le  langage. 

Rapports  du  physique  et  du  moral.  —  Le  sommeil,  les  rêves,  le 
somnambulisme,  l'hallucination,  la  folie. 

Éléments  de  psychologie  comparée. 

LOGIQUE. 

Définition  et  division  de  la  logique. 

Logique  formelle.  —  Idées  et  termes.  —  Jugements  et  propositions. 
—  Déiinition.  —  Déduction  et  syllogisme. 
Logique  appliquée.  —  Des  méthodes  :  analyse  et  synthèse. 


428  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Logique  inductive.  —  Méthodes  des  sciences  de  la  nature  :  observa- 
tion, hypothèse,  expérimentation,  classification,  induction,  analogie.  — 
Définitions  empiriques. 

Application  de  ces  méthodes  aux  sciences  psychologiques,  —  aux 
sciences  historiques.  —  Sources  de  l'histoire  :  critique  du  témoignage. 

Logique  déductive.  —  Méthode  des  sciences  abstraites  :  définitions 
rationnelles,  axiomes,  déduction,  démonstration.  —  Usage  de  la  déduc- 
tion dans  les  sciences  expérimentales. 

Part  de  la  déduction  et  de  l'expérience  dans  la  morale,  le  droit  et  la 
politique. 

Nature,  causes  et  remèdes  de  l'erreur. 

MORALE. 

M<>ro.le  spéculative.  —  La  conscience,  le  bien,  la  liberté,  le  devoir. 

Diverses  conceptions  du  souverain  bien  :  doctrines  utilitaires  et  sen- 
timentales. 

Doctrine  de  l'obligation.  Le  devoir  et  le  droit.  —  Valeur  absolue  de  la 
personne.  La  vertu.  —  La  responsabilité  et  la  sanction. 

Morale  pratique.  —  La  morale  personnelle  :  tempérance,  sagesse, 
courage,  dignité  humaine  et  relation  avec  les  êtres  inférieurs. 

La  morale  domestique  :  la  famille. 

La  morale  sociale  :  la  justice  ou  respect  du  droit.  —  Les  droits.  — 
La  charité. 

Éléments  de  la  société  :  notion  de  l'État.  Distinction  du  droit  naturel, 
du  droit  civil,  du  droit  politique.  —  Vote.  —  Obéissance  à  la  loi.  — 
Service  militaire.  —  Dévouement  à  la  patrie. 

La  morale  religieuse.  —  Devoirs  envers  Dieu. 

Notions  d'économie  politique. 

Production  de  la  richesse.  —  Les  agents  de  la  production  :  la  ma- 
tière, le  travail,  l'épargne,  le  capital,  la  propriété. 

Circulation  et  distribution  des  richesses.  —  L'échange,  la  monnaie,  le 
crédit,  le  salaire  et  l'intérêt. 

Consommation  de  la  richesse  :  consommations  productives  et  impro- 
ductives. —  La  question  du  luxe.  —  Dépenses  de  l'État.  —  L'impôt,  le 
budget,  l'emprunt. 

MÉTAPHYSIQUE  ET  THÉODICÉE. 

Le  problème  de  la  certitude.  —  Le  scepticisme.  —  L'idéalisme. 

Diverses  conceptions  sur  la  matière  et  la  vie. 

L'esprit.  —  Matérialisme  et  spiritualisme. 

Dieu  :  son  existence  et  ses  attributs.  —  Le  problème  du  mal.  —  Op- 
timisme et  pessimisme.  Immortalité  de  l'âme. 

Conclusion  du  cours.  —  Rôle  de  la  philosophie.  —  Son  importance 
au  point  de  vue  intellectuel,  moral  et  social  '. 

t .  L'ordre  adopté  dans  ce  programme  ne  doit  pas  enchaîner  la  liberté  du  pro- 
fesseur, pourvu  que  les  questions  indiquées  soient  toutes  traitées. 


ANALYSES  ET   COMPTES  RENDUS 


Luigi  Ferri.  Sulla  dottrina  psigologica  dell'  assogiazione. 
De  la  doctrine  psychologique  de  l'association.  Essai  historique  et 
critique.  Extrait  des  Mémoires  de  l'Académie  «  dei  Lincei,  »  1S77-1878. 
Rome,  1878. 

La  théorie  de  l'association  des  idées  est  intimement  liée  à  l'histoire 
de  la  philosophie  en  Angleterre,  on  peut  dire  qu'elle  en  fait  le  fond  ; 
c'est  donc  une  œuvre  des  plus  intéressantes  qu'a  tentée  M.  Ferri 
quand  il  a  entrepris  d'exposer  la  naissance,  le  développement  et  les 
différentes  phases  de  cette  théorie  :  par  là,  il  se  plaçait  au  cœur  même 
de  la  pensée  anglaise  et  s'assurait  les  meilleures  chances  de  pénétrer 
le  secret  de  ses  mouvements  pendant  les  trois  derniers  siècles.  Mais 
l'importance  même  de  cette  doctrine  et  les  rapports  multiples  qui  l'unis- 
sent à  toutes  les  branches  de  la  science  philosophique  dans  les  trois 
royaumes  étaient  un  péril;  le  mémoire  historique  pouvait  devenir  une 
histoire  de  la  philosophie  en  Angleterre,  et  même,  comme  la  question 
est  du  ressort  de  toutes  les  philosophies,  une  histoire  de  la  philosophie 
moderne  en  général  :  histoire  nécessairement  confuse  et  présentée  de 
biais.  M.  Ferri  a  compris  le  péril,  et  il  s'est  efforcé  de  l'éviter.  R  se 
montre  préoccupé  de  circonscrire  son  sujet.  Très  versé  dans  l'histoire 
de  la  philosophie,  parmi  les  faits  dont  il  a  les  mains  pleines,  il  ne  choisit 
que  ceux  qui  se  rapportent  au  problème  posé;  du  moins  il  ne  s'avance 
jamais  qu'avec  crainte  sur  les  frontières  de  son  domaine.  Ce  mémoire 
est  un  recueil  de  documents  souvent  décisifs,  toujours  utiles  pour  l'his- 
toire de  Vassociationisme ,  mis  en  bon  ordre  dans  un  cadre  un  peu 
vaste.  Parcourons  avec  lui  les  principales  périodes  de  cette  histoire. 

R  y  a  d'abord  une  période  de  fondation  et  de  développement  qui  va 
de  Hobbes  et  Locke  à  llartley.  Ilobbes  serait  en  effet  le  premier  des 
philosophes  de  l'association,  si  un  moderne  était  jamais  premier  dans 
une  question  qu'Aristote  a  pu  pressentir.  Hamilton  a  su  reconstituer 
au  moyen  de  textes  choisis  dans  l'opuscule  sur  La  mémoire  et  la  rémi- 
niscence une  théorie  aristotélicienne  de  ce  même  fait,  qu'il  résume 
ainsi  :  1°  Aristote  a  observé  et  signalé  la  connexion  en  vertu  de  laquelle 
un  mouvement  mental  est  appelé  comme  conséquent  d'un  autre.  2°  R 
a  remarqué  la  ressemblance  entre  les  mouvements  qui  accompagnent 


43U  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

la  reproduction  et  ceux  qui  accompagnent  la  production  des  connais- 
sances, ainsi  que  l'harmonie  qui  existe  entre  ces  mouvements  et  l'ordre 
des  objets.  3°  Il  a  distingué  dans  la  chaîne  mentale  la  consécution 
nécessaire  de  celle  qui  ne  l'est  pas  et  qui  dépend  de  l'habitude.  4°  Il 
a  noté  le  lien  qui  unit  l'ordre  des  connaissances  et  ia  facilité  du  sou- 
venir et  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  divers  individus  quant  à  la  for- 
mation du  souvenir,  une  seule  impression  suffisant  à  l'un,  tandis  que 
l'autre  a  besoin  d'une  fréquente  répétition  pour  contracter  l'habitude 
mémoralive.  5°  Il  a  établi  la  distinction  entre  la  réminiscence  volontaire 
ou   intentionnelle  et  l'involontaire  (la    simple  reproduction);   il  en  a 
indiqué  la  loi  générale,  qu'il  détaille  en  trois  lois  secondaires.  La  loi 
générale  unique  est  celle  à  laquelle  Hamilton  donnerait  le  nom  de  loi 
de  la  réintégration  et  qui  peut  se  formuler  de  la  manière  suivante  : 
«  Les  pensées  qui  en  un  même  temps  récent  ou  éloigné  ont  été  récipro- 
quement en   relation   de  coexistence    ou   de   consécution    immédiate 
tendent  à  se  reproduire  l'une  l'autre.  »  Les  trois  lois  secondaires  dont 
celle-ci  n'est  que  le  résumé  sont  celles  de  ressemblance,  de  contrariété 
et  de  contiguïté  dans  l'espace  et  dans  le  temps.  M.  Ferri  rapproche 
cet  exposé  des  principaux  passages  d'Aristote  et  trouve  l'interpréta- 
tion de  Hamilton  exacte,  bien  qu'un  peu  systématique  *. 

Hobbes,  dans  le  chapitre  III  du  Leviathan,  «  De  consequentia  siv<- 
série  imnginationum,  î  que  M.  Ferri  met  en  entier  sous  les  yeux  du  lec- 
teur, s'est  très  probablement  inspiré  d'Aristote,  dont  il  avait  une  con- 
naissance approfondie.  Toutes  les  images  étant  des  mouvements,  il  y 
a  une  liaison  mécanique  entre  les  images  qui  se  sont  présentées  en 
contiguïté.  Leur  chaîne  forme  le  discours  mental  opposé  au  discours 
vocal.  L'ordre  qui  préside  à  leur  consécution  gouverne  la  pensée  tout 
entière,  puisque  la  pensée  dérive  de  la  sensation  et  que  la  sensation  est 
attachée  aux  mouvements  organiques.  Quand  donc  on  veut  se  rendre 
compte  de  la  manière  dont  la  pensée  découvre  la  vérité,  on  n'a  qu'à 
rechercher  comment  les  images  se  lient;  elles  se  lient  tantôt  irrégu- 
lièrement et  sans  but,  tantôt  régulièrement,  en  vue  d'une  fin  à  réaliser, 
en  suivant  Tordre  inverse  des  moyens  dans  la  nature.  Mais  tandis  que 
chez  les  animaux  l'ordre  des  sensations  est  toujours  suivi  servilement, 
chez  l'homme  les  groupes  de  sensations  peuvent  être  combinés  de 
mille  manières  et  tous  les  effets  possibles  imaginés.  De  là  une  théorie 
de  la  découverte  ou  de  Vinrention  par  les  signes,  c'est-à-dire  par  les 
images  associées,  qui  méritait,  ce  semble,  d'être  traitée  avec  plus  de 
faveur  par  l'historien. 

Ce  qui  choque  M.  Ferri  dans  la  doctrine  de  Hobbes  se  retrouve  dans 
le  fameux  chapitre  de  Locke  sur  l'association  des  idées  (livre  II, 
chap.  xxxm).  Lui  aussi,  Locke  attribue  la  connexion  des  idées  à  des 
causes  physiques,  ou  du  moins  il  indique  un   processus  mécanique 

I.  Un  trouvera  la  dissertation  de  Hamillon  a  la  tin  du  second  volume  de  son 
u.lilion  des  œuvres  de  Reid. 


ANALYSES.  —  luigi  ferri.  Sulla  dottrina  delVassociazione.  431 

comme  pouvant  seul  nous  permettre  de  concevoir  comment  le  phéno- 
mène a  lieu.  «  La  coutume  forme  dans  l'entendement  des  habitudes  de 
penser  d'une  certaine  manière,  tout  ainsi  qu'elle  produit  certaines  déter- 
minations dans  la  volonté  et  certains  mouvements  dans  le  corps  :  toutes 
choses  qui  semblent  n'être  que  certains  mouvements  continués  dans 
les  esprits  animaux,  qui,  une  fois  portés  d'un  certain  côté,  coulent  da:.s 
les  mêmes  traces  où  ils  ont  accoutumé  de  couler,  lesquelles  traces  par 
le  cours  fréquent  des  esprits  animaux  se  changent  en  autant  de  che- 
mins battus,  de  sorte  que  le  mouvement  y  devient  aisé  et  pour  ainsi 
dire  naturel.  »  Cette  phrase  et  les  suivantes,  que  M.  Ferri  ne  relève 
pas,  ne  font-elles  pas  penser  à  la  loi  de  direction  par  la  ligne  de  moindre 
résistance,  dont  Spencer  a  tiré  un  si  grand  parti  dans  sa  psychologie? 
I/idée  est  la  même,  malgré  la  différence  des  langages.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  importait  de  dire  quelle  est  pour  Locke  la  cause  du  phénomène 
de  l'association.  Reconnaissons  d'ailleurs  que.  l'importance  accordée 
dans  les  Essais  à  ce  phénomène  est  heureusement  exposée  par  notre 
auteur,  qui  fait  ressortir  ce  que  Locke  emprunte  à  l'association  pour 
l'explication  des  idées  complexes  et  de  celles-là  mêmes  qui  règlent 
toute  l'activité  intellectuelle,  comme  l'idée  de  substance.  Ces  emprunts 
sont  toutefois  plutôt  implicites  que  formellement  reconnus. 

Le  paragraphe  qui  suit  est  destiné  à  montrer  que  Berkeley  ne  s'est 
pas  occupé  de  la  doctrine  de  l'association,  qu'il  lui  était  et  devait  lui 
être  contraire  :  il  eût  été  avantageusement  remplacé  par  un  paragraphe 
deux  fois  plus  long  sur  Hutcheson  et  Adam  Smith.  Le  premier,  en  effet, 
dans  sa  Recherche  sur  l'origine  des  idées,  etc.,  premier  traité,  De  la 
beauté  de  l'ordre,  de  l'harmonie  et  du  dessin,  section  VI,  articles  3, 
U  et  12,  plus  loin  encore,  section  VII,  article  3,  tout  en  maintenant 
que  les  jugements  esthétiques  sont  dus  à  un  sens  original,  admet  que 
l'association  des  idées  exerce  sur  ces  jugements  un  certain  empire  et 
que  c'est  elle  qui  explique  la  diversité  des  jugements  individuels,  ainsi 
que  les  préjugés  de  la  mode.  Il  est  bon  de  noter  qu'il  parle  de  l'associa- 
tion comme  d'un  fait  généralement  connu.  «  On  sait  aussi,  dit-il,  que 
toutes  les  circonstances  de  temps,  de  lieu,  etc.,  qui  se  sont  présentées 
à  nous  toutes  ensemble  lorsque  nous  étions  affectés  de  quelque  passion 
violente,  sont  tellement  liées  que  lune  ne  saurait  jamais  revenir  sans 
l'autre.  »  (Sect.  VI,  §  XI.)  Ailleurs,  s'élevant  à  une  conception  plus  géné- 
rale, il  constate  qu'dy  a  dans  notre  nature  «  une  disposition  à  associer 
ensemble  pour  l'avenir  les  idées,  quelles  qu'elles  soient,  qui  se  sont 
présentées  en  connexion  dans  le  passé.  »  Et  il  remarque  que,  grâce  à 
cette  disposition,  un  grand  nombre  d'objets,  indifférents  par  eux-mê- 
mes, nous  sont  devenus  désirables.  L'historien  de  la  philosophie 
écossaise,  Mac  Cosh,  signale  un  curieux  petit  livre  publié  à  Londres 
en  1741  avec  le  titre  suivant:  f  Introduction  à  un  essai  sur  l'origine  des 
passions  »  dans  lequel  on  s'efforce  de  montrer  comment  elles  sont  tou- 
tes acquises  et  qu'elles  ne  sont  toutes  que  des  associations  d'idées  de 
notre  façon  ou  que  nous  apprenons  par  autrui.  «  On  pourrait,  dit  l'auteur , 


/j32  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

croire  que  l'approbation  et  le  blâme  que  nous  donnons  aux  actions  mora- 
les et  immorales  ne  naissent  pas  de  notre  nature  ou  de  notre  constitu- 
tion —  ne  sont  pas  innées,  — mais  ont  pour  cause  l'habitude  et  lassocia- 
tion.  »  Les  germes  déposés  par  Hobbes  et  Locke  commençaient  donc 
à  se  développer  ça  et  là  dans  les  esprits.  Il  n'est  pas  surprenant  que 
A.  Smith,  d'ailleurs  élève  et  en  toutes  choses  continuateur  de  Hutcheson, 
ait  fait  lui-même  place  à  l'association  des  idées  dans  son  ouvrage  sur 
les  sentiments  moraux.  Le  chapitre  premier  de  la  cinquième  partie, 
«  De  l'influence  de  la  coutume  et  de  la  mode  sur  les  notions  que 
nous  avons  de  la  beauté  et  de  la  difformité,  »  montre  que  les  effets 
de  l'association  étaient  de  notoriété  dans  l'Ecole.  «  Lorsqu'on  a  vu 
souvent  deux  objets  ensemble,  l'imagination  s'habitue  à  passer  aisé- 
ment de  l'un  à  l'autre  (c'est  bien  la  théorie  de  Locke);  dès  que  le 
premier  parait,  nous  comptons  que  l'autre  va  suivre.  D'eux-mêmes  ils 
se  rappellent  mutuellement  dans  notre  esprit,  et  l'attention  s'y  porte 
facilement.  Quand  il  n'y  aurait  aucune  beauté  dans  leur  union  sans  la 
coutume,  dès  qu'elle  les  joint  ensemble,  nous  sentons  de  la  disconve- 
nance dans  leur  séparation  ;  nous  pensons  que  celui  qui  va  sans  son 
compagnon  ordinaire  ne  va  pas  bien  ;  nous  trouvons  à  redire  quelque 
chose  que  nous  attendions,  et  cela  dérange  l'ordre  habituel  de  nos 
idées...  Lorsqu'il  y  a  une  convenance  naturelle  dans  leur  union,  la  cou- 
tume fortifie  le  sentiment  que  nous  en  avons  et  fait  qu'un  autre  arran- 
gement nous  parait  encore  plus  désagréable.  î  La  pensée  de  Hutche- 
son prend  ici,  on  le  voit,  plus  de  netteté  et  d'ampleur.  C'est  une 
tradition  dans  l'école  que  de  recourir  à  la  liaison  habituelle  des  idées, 
à  la  coutume  pour  expliquer  nos  jugements  autrement  que  par  des 
idées  innées.  Qu'un  philosophe  s'y  rencontre  animé  du  même  esprit 
que  Hobbes  et  disposé  à  la  généralisation,  il  sera  conduit  naturellement 
à  une  théorie  de  la  connaissance  fondée  sur  ce  même  principe. 

Tel  lut  Hume,  dont  on  n'a  pas  assez  montré  les  rapports  intimes  avec 
les  Ecossais.  M.  Ferri  aurait  pu  faire  ce  que  nous  venons  d'essayer, 
c'est-à-dire  montrer  par  quelles  voies  la  théorie  de  l'association  est 
venue  envahir  en  quelque  sorte  tout  le  fond  de  la  philosophie  de  Hume. 
Ce  n'est  pas  assez  de  dire  en  manière  de  transition  :  a  L'essai  de  Locke 
fut  publié  en  ItiOÛ.  Quarante  années  après,  en  1738,  paraissait  le  'frai!' 
de  la  nature  humaine  de  David  Hume.  » 

Il  n'y  a  rien  à  ajouter  à  ce  que  M.  Ferri  dit  de  Hume;  la  section  IV 
du  livre  premier  lui  a  fourni  les  passages  caractéristiques  de  sa  doc- 
trine sur  l'association  :  à  savoir  ceux  mêmes  où  les  traits  essentiels  de 
sa  théorie  de  la  connaissance  sont  exposés.  Ou  sait  que,  suivant  lui,  la 
ressemblance,  la  contiguïté  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  le  rapport 
de  cause  en  effet  sont  «  les  principes  d'union  entre  les  idées  »;  que 
«  ces  qualités  produisent  une  association  entre  les  idées  »  ;  qu'  «  à  l'appa- 
rition d'une  idée  elles  en  introduisent  spontanément  une  autre  ».  «  C'est 
là,  ajoute  Hume,  une  sorte  d'attraction  qui  dans  le  monde  de  l'esprit 
produit  des  effets  aussi  extraordinaires  que  ceux  de  l'attraction  qui  régit 


ANALYSES.  —  l.  ferri.  Sulla  dottrina  delV  associazione.   433 

le  monde  des  corps  :  elle  se  présente  sous  des  formes  aussi  nom- 
breuses et  aussi  variées  que  l'attraction  matérielle.  »  De  ce  coup,  la 
doctrine  de  l'association  atteint  sa  plus  haute  généralité;  premièrement, 
elle  est  appelée  à  expliquer  tout  le  système  des  principes  de  l'enten- 
dement humain  ;  secondement,  elle  est  presque  assimilée  à  la  loi  la 
plus  générale  de  la  nature  ;  peu  s'en  faut  qu'elle  n'y  soit  rattachée 
comme  un  de  ses  effets.  M.  Ferri  a  indiqué  le  fait  sans  peut-être  le 
souligner  assez -.son  attitude  vis-à-vis  de  la  pensée  de  Hume  est  pleine 
de  réserves  dont  nous  verrons  plus  tard  les  raisons. 

La  seconde  conception  de  Hume  était  inspirée  par  les  découvertes  de 
Newton,  dont  l'influence  fut  si  considérable  au  xvme  siècle.  C'est  à 
cette  influence  que  se  rattache  également  et  même  d'une  manière  plus 
directe  la  théorie  d'un  Italien  qu'il  appartenait  à  M.  Ferri  de  mettre 
en  relief,  François-Marie  Zanotti,  originaire  de  Bologne,  mais  vivant 
alors  en  France.  Celui-ci  donna  en  1747  son  opuscule  intitulé  :  «  De  la 
force  attractive  des  idées.  »  M.  Ferri  ne  paraît  pas  croire  que  Zanotti 
ait  fait  grand  honneur  à  la  philosophie  italienne,  «  en  transportant  dans 
la  sphère  de  l'esprit  une  hypothèse  qui  aurait  dû  rester  dans  l'ordre 
physique  j>.  Il  reconnaît  cependant  que  l'opuscule  est  ingénieux  et  con- 
tient des  vues  originales  sur  l'association  des  idées.  Les  passages 
cités,  qui  (soit  imitation,  soit  coïncidence)  paraissent  pénétrés  de  l'esprit 
de  Hume,  tout  gâtés  qu'ils  sont  par  l'abus  de  métaphores  quasi-scientifi- 
ques comme  Vélectrisation  etle  magnétisme  des  idées,  confirment  suf- 
fisamment le  jugement  de  l'auteur.  Zanotti  forme,  selon  lui,  le  trait 
d'union  entre  Hume  et  Hartley,  d'un  point  de  vue  purement  logique, 
ajouterons-nous,  puisque  Hartley  ne  l'a  pas  connu. 

Le  livre  de  Hartley  :  «  Observations  sur  l'homme,  sa  constitution,  ses 
obligations  et  ses  espérances,»  parut  à  Londres  en  1749.  Il  est  le  déve- 
loppement d'abord  des  idées  de  Locke,  puis  d'une  idée  émise  par  le 
Rév.  Gay  en  présence  du  savant  médecin  et  saisie  aussitôt  par  ce 
dernier  avec  empressement.  Ecrit  dans  un  style  aride,  sous  une  forme 
géométrique,  publié  dans  un  milieu  peu  favorable  aux  études  philoso- 
phiques, antipathique  à  la  seule  école  philosophique  qui  eût  alors 
quelque  vitalité  dans  les  pays  de  langue  anglaise  (l'Ecole  écossaise), 
il  n'eut  aucun  succès  du  vivant  de  l'auteur.  Il  ne  fut  pas  réédité;  on  le 
trouve  difficilement  aujourd'hui.  En  1755,  l'abbé  Jurain  le  traduisit  à 
Reims  en  français.  Vers  1770,  il  suscita  à  son  auteur  un  disciple  pos- 
thume mais  enthousiaste,  ce  docteur  Priestley,  qui  en  tira  des  con- 
clusions matérialistes  fort  éloignées  des  vues  de  Hartley.  Les  éloges 
retentissants  de  Priestley  attirèrent  l'attention  de  Reid,  qui  le  com- 
battit (1777).  Mais  la  renommée  de  ce  philosophe  date  de  ces  dernières 
années,  c'est-à-dire  du  moment  où  l'école  associationiste,  qui  n'est  pas 
uniquement  sortie  de  lui,  mais  qui  a  adopté  beaucoup  de  ses  vues, 
atteignit   son  plein  développement. 

M.  Ribot  a  donné  une  analyse  de  cet  ouvrage  dans  la  seconde  édition 
de  la  Psychologie  anglaise  contemporaine.  M.  Ferri  en  propose  une  fort 

tome  x.  —  1880.  28 


434  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

développée  qu'il  sera  commode  de  consulter,  vu  la  rareté  de  l'original. 
Résumons-la  en  peu  de  mots.  Tandis  que  les  philosophes  antérieurs 
faisaient  appel  à  l'association  accidentellement,  Hartley  l'invoque  pour 
expliquer  tous  les  phénomènes  de  l'esprit.  Il  y  a  pour  lui  deux  sortes 
d'association,  l'une  synchrone,  l'autre  successive  :  ce  double  mode  de 
l'association,  joint  à  la   théorie  des  petites  vibrations,  suffit  à  rendre 
compte  de  toutes  nos  facultés.  Ces  petites  vibrations,  empruntées  aux 
théories  optiques  de  Newton,  ont  lieu  dans  le  cerveau  et  sont  simulta- 
nées aux  idées;  les  unes  et  les  autres  sont  suceptibles  des  mêmes 
connexions  ;    les  unes  et  les  autres  changent  quant  au  degré,  quant  à 
l'espèce,  quant  à  la  situation  et  quant  à  la  ligne  de  direction.  Plusieurs 
des  vibrations  sont  infiniment  petites  ;  plusieurs  des  idées  sont  égale- 
ment à  peine  senties.  «  L'auteur,  dit  M.  Ferri,  pousse  si  loin  le  parallé- 
lisme entre  le  minimum  ou  l'infiniment  petit  de  vibration  et  de  sensa- 
tion  d'un  côté,  et  l'association  de  l'autre,  qu'on  ne  peut,  à   son  avis, 
d'une    manière  absolue  fixer  de  limites  à  leur  dépendance  mutuelle. 
Ceci  est    le  point  le  plus  remarquable  et  jusqu'ici,  à  ma  connaissance, 
le  moins  remarqué  de  la  doctrine  de  Hartley.  Avant  Hamilton,  il  a  fait 
intervenir  l'inconscient  dans  l'exercice  des  fonctions  mentales  ;  avant 
Spencer,  il  s'en  est  servi  pour  étendre  à  sa  limite  extrême  la  doctrine 
de  l'association  psychologique.  »  Priestley  et  Erasme  Darwin  ne  sont 
que  ses  continuateurs,  c  La  doctrine  psychologique  de  l'association  a 
donc  atteint  son  apogée  avec  Hartley  dans  cette  première  période... 
Substituez  à  sa  substance  médullaire  la  substance  grise  des  modernes, 
à  ses  vibrationcules  les  ondes  de  mouvement  moléculaire,  à  ses  sen- 
sations en  miniature  les  sensations  élémentaires  de  Spencer  ou  d'autres 
de  nos  contemporains,  et  vous  trouverez  que  la  plus  grande  partie  des 
concepts  qui  guident  l'école  moderne  de  l'association  ont  été  pressen- 
tis par  lui.  > 

Avec  Hartley  se  termine  la  période  de  formation  et  de  constitution 
de  FEcole  associationiste;  dans  une  seconde  période  qui  va  de  Reid 
à  James  Mill,  M.  Ferri  nous  montre  le  principe  se  restreignant  à  la  pro- 
portion d'un  fait;  l'association  n'est  plus  invoquée  pour  l'explication 
de  la  pensée  en  général,  elle  est  étudiée  comme  une  fonction  intéres- 
sante, mais  secondaire  de  la  vie  de  l'esprit. 

Avant  Reid,  le  premier  Ecossais  de  la  branche  d'Aberdeen,  Turnbull-, 
l'avait  envisagée  de  la  sorte.  M.  Ferri  n'a  vraisemblablement  connu 
Turnbull  que  d'après  Mac  Cosh;  nous  avons  sous  les  yeux  son  principal 
ouvrage  :  «  Principes  de  philosophie  morale,  etc.  »  (Londres,  1740).  Le 
chapitre  sur  l'association  a  pour  but  d'établir  que,  comme  les  autres 
lois  de  la  nature  humaine,  la  loi  d'association  est  bonne,  c'est-à-dire 
utile  aux  fins  de  l'homme,  et  qu'elle  concourt  à  justifier  la  Providence. 
En  quoi  consiste  cette  loi?  En  ce  que  «  nous  éprouvons  de  la  peine  à 
séparer  les  idées  qui  se  sont  présentées  simultanément  à  l'esprit  ». 
Turnbull  prend  l'esprit  tout  fait  et  les  idées  toutes  formées;  il  ne 
s  agit  pas  pour  lui  de  savoir  si  l'association  joue  un  rôle  dans  la  struc- 


ANALYSES.  —  L.  ferri.  Sulla  dottrina  delV  associazione.   435 

ture  de  l'intelligence,  si  nous  lui  devons  nos  principes  essentiels.  C'est 
un  point  de  vue  qui  lui  est  entièrement  étranger.  Il  cherche  seulement 
à  satisfaire  sur  ce  point  une  curiosité  superficielle;  sa  philosophie  est 
anodine  et  enfantine.  Il  rapproche  l'association  de  l'habitude  et  cherche 
à  les  identifier  sous  la  dénomination  de  loi  de  la  coutume  (law  of  cus- 
tom).  C'est  en  vertu  de  cette  loi,  dit-il,  que  toutes  nos  activités  devien- 
nent avec  l'exercice  plus  promptes  et  plus  sûres  :  d'où  une  autre  loi, 
dont  la  première  dérive,  la  loi  de  perfectionnement  (Zaw  of  improve- 
ment  to  perfection).  «  C'est  donc  une  loi  très  excellente  et  très  utile.  » 
Il  distingue  ensuite  les  idées  complexes  des  idées  associées.  Toutes 
les  fois  que  nous  concevons  ensemble  les  diverses  qualités  inhérentes 
à  un  objet,  comme  la  couleur,  la  forme  et  le  goût  d'un  fruit,  cela  n'a 
rien  de  commun  avec  l'association  des  idées  ;  nous  associons  au  con- 
traire des  idées  quand  nous  nous  rappelons  les  circonstances  dans 
lesquelles  nous  avons  mangé  de  ce  même  fruit,  et  que  ces  circonstan- 
ces nous  le  rendent  agréable  ou  désagréable.  Il  faut  donc  que  l'idée 
associée  n'appartienne  pas  à  l'objet;  bref,  il  n'est  question  sous  ce  nom 
que  d'un  lien  accidentel  et  fortuit.  Toutes  nos  idées  ont  gardé  quelque 
chose  de  ces  rencontres  antérieures  avec  d'autres  idées,  et  cela  est 
inévitable,  le  monde  étant  gouverné  par  des  lois.  Turnbull  ne  s'aperçoit 
pas  que  cette  raison  détruit  sa  théorie,  car  l'enchaînement  des  phéno- 
mènes dans  le  monde  n'a  rien  d'accidentel  ni  de  fortuit.  Il  passe  outre 
et  s'efforce  d'établir  que  toute  la  science  consiste  à  séparer  les  idées 
précédemment  associées.  Les   sciences   morales  comme  les  sciences 
de  la  nature  ne  font  pas  autre  chose.  A  quel  signe  reconnaît-on  les 
associations  fausses  des  associations  vraies?  quelles  sont  celles  qu'il 
faut  rompre  quand  elles  sont  formées  et  soigneusement  éviter  quand 
elles  ne  le  sont  pas  encore?  C'est  ce  que  le  bon  Turnbull  ne  dit  pas. 
Mais  il  recommande  à  son  lecteur  d'être  bien  circonspect  dans  l'asso- 
ciation !  Elle  est  environnée  de  tant  de  dangers  moraux  et  intellectuels 
qu'on  pourrait  en  faire  une  objection  contre  la  Providence  et  demander 
comment  celle-ci  a  pu  nous  donner  une  faculté  aussi  fallacieuse.  Rien 
de  plus  facile  que  de  repousser  l'objection.  La  loi  de  l'association  est  la 
condition  du  progrès,  elle  nous  permet  de  retenir  la  marche  des  phé- 
nomènes; «  sans  elle,  la  nature  nous  serait  toujours  nouvelle;  »  elle 
nous  est  enfin  la  source  de  la  plus  agréable  occupation,  puisque  nous 
prenons  le  plus  grand  plaisir,  une  fois  nos  idées  associées,  à  les  dis- 
socier et  à  en  démêler  l'écheveau  (unravelliwj  ideas  of  association  is 
a  very  agréable  employment,  etc.).  Par  elle  encore,  nous  pouvons  aug- 
menter   ou    diminuer   la  force   de  nos  désirs.  Les  idées  semblables 
s'associent  facilement;  de  là  l'esprit  et  le  jugement,  qui  ne  sont  que 
des  manières  diverses  d'associer  les  idées.  L'association  fait  donc  la 
différence  des  talents,  elle  fait  aussi  la  différence  des  caractères  mo- 
raux;  l'association    dépendant    de   nous,   notre    caractère   moral   en 
dépend  lui  aussi.  Mais  le  grand  souci  du  moraliste  et  de  l'homme  qui 
veut  devenir  meilleur  doit  être,  pour  l'un  d'enseigner,  pour  l'autre  de 


436  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

pratiquer  l'art   de  découvrir  et  de  rompre  les  associations  funestes. 

Nous  avons  analysé  servilement  le  chapitre  de  Turnbull.  Est-il  pos- 
sible de  trouver  une  pensée  plus  incohérente  et  plus  candide  ?  Nous 
ne  savons  pas  s'il  fut  heureux  que  la  philosophie  de  l'association  fût 
ainsi  restreinte,  mais  il  est  certain  que  cela  n'a  pas  porté  bonheur  au 
premier  de  ceux  qui  s'en  sont  chargés.  Turnbull  du  reste  ne  se  doutait 
pas  du  service  qu'il  rendait.  Reid,  son  élève,  s'oppose  à  la  philosophie 
de  l'association  en  connaissance  de  cause.  Dans  le  chapitre  III  du 
second  de  ses  Essais  sur  les  facultés  intellectuelles  de  l'homme 
(1785)  et  dans  le  chapitre  IV  du  second,  se  trouvent  :  1"  une  critique  de 
Hume  et  de  Hartley,  2°  un  exposé  de  ses  propres  idées.  En  1777,  il 
avait  déjà  donné  des  «  Réflexions  mêlées  sur  l'Exposé  présenté  par 
Priestley  de  la  théorie  de  Hartley  sur  l'esprit  humain  ï.  M.  Ferri  ana- 
lyse avec  soin  les  développements  de  Reid  et  convient  de  bonne  grâce 
que  ses  critiques  contre  Hume  et  Hartley  sont  faibles.  Hartley,  dit-il, 
était  mieux  avisé  dans  ses  hardiesses  que  Reid  dans  ses  timidités. 
Quant  à  la  théorie  propre  de  celui-ci,  elle  relève,  dit-il,  de  la  philoso- 
phie du  sens  commun  :  elle  est  une  explication  de  Vobscurium  per 
obscurius,  de  Y  idem  per  idem.  «  Le  problème  de  l'association  ne  peut 
être  résolu  comme  Reid  l'a  proposé  de  le  faire,  sans  un  cercle  mani- 
feste. »  Même  jugement  sur  la  solution  de  Stewart  et  de  Brown.  La 
pensée  de  Hamilton  est  d'une  toute  autre  valeur. 

Hamilton  {Eléments  de  la  philosophie  de  l'esprit  humain,  tome  II  ; 
Esquisse  de  philosophie  morale,  lre  partie  de  la  section  VI,  de  l'asso- 
ciation des  idées;  Dissertations  historiques  et  critiques  à  la  suite  des 
œuvres  de  Reid)  cherche  à  former  une  liste  systématique  des  associa- 
tions fondamentales.  Les  sept  classes  de  rapports  possibles  entre  les 
idées  :  simultanéité  ou  succession  immédiate  dans  le  temps,  limitation 
réciproque  ou  contiguïté  dans  l'espace,  dépendance  par  liaison  de  la 
cause  à  l'effet,  du  moyen  à  la  fin,  du  tout  à  la  partie,  contraste  ou 
similitude,  rapport  des  opérations  au  même  pouvoir  ou  des  divers 
pouvoirs  au  même  objet,  relation  entre  le  si^ne  et  la  chose  signifiée, 
désignation  accidentelle  des  mêmes  objets  par  le  moyen  d'un  même  son, 
peuvent  se  ramener  à  deux  lois,  celle  de  la  simultanéité  des  pensées 
et  celle  de  la  ressemblance  ou  de  l'affinité.  Et  même  ces  deux  lois 
peuvent  se  déduire  d'une  loi  plus  simple;  c'est  la  loi  de  rédintégra- 
tion  ou  de  totalité,  en  vertu  de  laquelle  les  pensées  qui  ont  fait  partie 
antérieurement  d'un  même  acte  eniier  ou  total  de  connaissance  se  rap- 
pellent les  unes  les  autres.  Et  «  cette  loi  suprême  de  l'association  : 
que  les  activités  s'excitent  l'une  l'autre  dans  la  mesure  où  elles  ont 
été  antérieurement  attachées  comme  parties  à  une  activité  totale,  s'ex- 
plique par  un  principe  encore  plus  universel  :  l'unité  de  notre  énergie 
mentale  en  général.  »  (Eectures  on  metaphysics,  vol.  II,  p.  241.) 

Cette  théorie  mérite  assurément  d'être  prise  en  considération;  mais 
est-elle  une  restriction  de  la  philosophie  associationniste?  N'en  est- 
elle  pas  au  contraire  l'extension  la  plus  radicale,  du  point  de  vue 


ANALYSES.  —  L.  ferri.  Sidla  dottrina  delV  associazione.  437 

spiritualisteï  Ce  fait  ne  vient-il  pas  infirmer  la  division  générale  de 
M.  Ferri?  Ce  sont  des  questions  que  nous  lui  soumettons.  Il  remarque 
lui-même,  et  ce  serait  sans  doute  sa  réponse,  que  quand  des  philo- 
sophes invoquent  pour  expliquer  les  rapports  de  nos  idées  l'unité  de 
Fàme  comme  principe  transcendant,  quelque  part  qu'ils  fassent 
d'ailleurs  à  l'expérience  dans  le  développement  de  la  pensée,  ils 
cessent  d'appartenir  au  même  groupe  que  les  associationnistes,  dont 
le  but  commun  est  de  faire  dériver  l'esprit  lui-même,  dans  ses  formes 
natives,  de  l'expérience,  soit  individuelle  soit  spécifique.  Toute  doc- 
trine de  la  synthèse  à  priori  est  hostile  aux  tendances  qui  ont  prévalu 
dans  l'Ecole  anglaise.  Rosmini  donc,  pas  plus  que  Kant,  n'a  de  place 
marquée  dans  la  philosophie  de  l'association  ;  autrement  tous  les 
philosophes  et  tous  les  systèmes  devraient  y  figurer;  cette  réflexion 
est  juste;  mais  elle  clôt  un  peu  tardivement  deux  chapitres  sur  Hamil- 
ton  et  Rosmini  :  s'ils  ne  font  pas  partie  des  écoles  associationnistes, 
ils  ne  devaient  pas  figurer  dans  leur  histoire.  Allons  plus  loin  :  la  même 
réflexion  eût  dû  détourner  l'auteur  du  mémoire  d'y  faire  figurer  Herbart. 
Ces  divers  chapitres  consacrés  à  des  auteurs  qui  ne  sont  même  pas 
les  adversaires  directs  des  associationnistes  anglais,  et  qui  dans  leur 
opposition  latente  aux  principes  de  l'association  partent  de  points  de  vue 
différents  comme  ils  appartiennent  à  des  milieux  fort  dissemblables, 
éloignent  un  peu  trop  longtemps  le  lecteur  du  centre  de  cette  étude.  Ici, 
l'intérêt  de  la  composition  se  disperse  et  s'affaiblit;  l'éparpillement  des 
faits  y  est  bien  pour  quelque  chose;  mais  peut-être  était-il  nécessaire 
de  prendre  un  parti  quant  au  choix  de  ces  faits  mêmes  et  de  s'en 
tenir  à  l'Ecole  anglaise.  Il  n'y  a  pas  d'histoire  possible  en  fait  de  doc- 
trines quand  on  ne  peut  montrer  leur  genèse  et  leur  filiation  :  une  série 
d'analyses  séparées,  chacune  précédée  d'un  nom,  ne  comporte  que  des 
transitions  artificielles  et  sort  des  conditions  d'une  histoire  véritable. 

Pour  qui  lit  une  histoire  de  la  philosophie  de  l'association,  l'intérêt, 
une  fois  que  l'on  a  assisté  au  premier  et  brillant  essor  de  la  doctrine 
avec  Hume  et  Hartley,  est  de  savoir  comment,  après  cette  éclipse  d'un 
quart  de  siècle  (dont  il  serait  bon  de  rechercher  les  causes),  elle  se 
relève  et  jette  une  lumière  plus  vive.  Les  réflexions  de  M.  Ferri  sur 
Condillac  et  sur  Bonnet  ne  répondent  pas  à  cette  attente,  et  même 
quand  on  arrive  à  James  Mill,  qui  ouvre  la  période  organique  de  la 
philosophie  anglaise,  la  curiosité  n'est  pas  pleinement  satisfaite,  parce 
qu'on  ne  sait  pas  d'où  vient  Mill,  dans  quel  milieu  il  a  puisé  sa  ma- 
nière de  penser,  quelles  traditions  immédiates  il  continue.  Une  série 
d'analyses,  si  exactes  et  ingénieuses  qu'elles  soient,  ne  fait  pas  une 
histoire,  pas  plus  qu'une  suite  de  tableaux  ne  fait  un  drame. 

Hâtons-nous  de  dire  que  toute  cette  troisième  partie  est  pleine 
d'expositions  et  de  discussions  également  attrayantes,  que  l'ouvrage 
prend  corps  définitivement  à  cet  endroit,  que  l'auteur  enfin  s'y  montre 
à  la  hauteur  d'une  tâche  vraiment  difficile.  Nous  ne  pouvons  le  suivre 
dans   chacune   de   ses  savantes  dissertations  sur  les  deux  Mill,  sur 


438  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

Bain,  sur  Spencer;  mais  nous  devons  donner  un  aperçu  de  ses  princi- 
pales critiques  et  de  sa  doctrine. 

La  première  question  qu'il  rencontre  est  celle  de  l'existence  des 
idées  générales.  John  Stuart  Mill  est  nominaliste,  à  la  façon  de  Hume;  il 
pense  que  l'idée  générale  n'est  pas  autre  chose  que  l'association  d'une 
série  d'images  particulières  semblables  avec  un  nom  qui  les  rappelle 
et  qui  n'est  lui-même  qu'une  autre  image.  C'est  bien  là  une  applica- 
tion de  la  doctrine   de  l'association.  M.  Ferri  pense   que  Stuart  Mill 
réduit  trop  ici  le  rôle  de  l'activité  intellectuelle;  pour  lui,  l'idée  géné- 
rale est  un  acte  dans  l'esprit  avant  d'être  un  signe  dans  le  langage. 
La  discussion   de  Mill  avec  Hamilton  au  sujet  du  concept  de  con- 
nexion nécessaire  et  avec  Whewell  au  sujet  des  axiomes  est  ensuite 
rappelée    avec   quelque  détail.  Hamilton  soutient  que  le   concept  de 
nécessité    causale   ne   peut  venir  de   l'expérience,  puisque    certains 
faits  qui  en  précèdent  d'autres  invariablement  ne  sont  pas  considérés 
comme  leur    cause,  ainsi  de  la  nuit  par  rapport  au  jour.  Mill  réplique 
que  la  précession    doit  être  immédiate  et  invariable  pour  engendrer 
l'idée  d'un  lien    causal.  Whewell  se  place  également  au  point  de  vue 
de   l'intuition  ;  il  regarde  les  axiomes  comme  des  conditions  absolues 
de  la  pensée.  La  réponse  de  Mill  est  faible,  selon  M.  Ferri;  l'idée  d'un 
rapport   invariable  entre  l'antécédent  et  le  conséquent,  qu'elle  se  pré- 
sente   dans  les  axiomes  ou  dans  le  principe  de  causalité,  est  de  même 
nature  :  elle  résulte  d'une  association  entre  nos  volitions  et  nos  sensa- 
tions musculaires  ccncomitantes;  elle  est  illusoire  quand  elle  prétend  à 
une  certitude  et  à  une  généralité  supérieures  à  celles  qu'autorise  l'ex- 
périence constante  suivie  d'une  habitude  invétérée.  Le  principe  d  iden- 
tité mis  au  rang  d'une  loi  de  la  nature  parait  à  notre  auteur  une  con- 
séquence fâcheuse  et  compromettante  de  l'empirisme  anglais. 

Le  nominalisme  de  Mill  est  son  erreur  fondamentale.   Il    doit  être 
«  jugé   sévèrement  ».  La  linguistique  a  démontré  en  effet  que  tous  les 
mots  correspondent  à  une  idée  générale.  Il  y  a  donc  une  activité  inté- 
rieure qui  se  déploie  dans  la  conception  de  la  pensée  et  aussi  dans  la 
formation   du  vocable.  «  La  fonction  intellectuelle  se  sert  des  données 
de  l'expérience  et  de  l'imagination,  mais  elle  a  quelque  chose  de  pro- 
pre et  de  supérieur  aux  conditions  du  sens  et  de  la  conscience  subjec- 
tive elle-même.  »  Ce  que  Mill  décrit  comme  étant  l'abstraction  (à  sa- 
voir l'attention  restreinte  à  une  sensation)  n'en  est  que  la  forme  infé- 
rieure.  «  Au  delà  de  ces  abstractions  renfermées  dans  le  cercle  du 
sensible  il  s'en  élève  une  autre  dont  les  résultats  sont  absolument 
différents  et  qui   consiste  à  voir  les  choses  sub  specie   mternitatis . 
c'est-à-dire  en  sortant  des  conditions  de  l'espace  et  du  temps,  opé- 
ration qui  suppose  manifestement  pour  base  une  puissance  radicale  de 
la  pensée  supérieure  à  celles  qui  dépendent  de  la  sensibilité  et  de  la 
conscience  du  sujet.  »  Nous  n'avons  pas  l'intention  d'entrer  nous-même 
dans  la  discussion;  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  cependant  de 
faire  une  remarque  :  M.  Ferri  ignore- t-il  que   la  théorie  de  Muller  est 


ANALYSES.  —  l.  ferri.  Sulla  dottrina  delV  associazione.    439 

combattue  et  que  les  objets  paraissent  bien  plutôt  avoir  donné  leurs 
noms  aux  qualités  que  les  qualités  aux  objets?  Groit-il  encore  que 
l'aryen  primitif,  s'il  a  jamais  existé  tel  qu'on  l'imagine,  soit  vraiment 
le  premier  état  de  la  langue?  Voit-il  les  enfants  débuter  dans  leurs 
conceptions  et  leurs  dénominations  par  le  général  ou  par  le  particulier? 
Quant  à  la  catégorie  de  l'éternité,  il  nous  semble  qu'il  y  a  une  confusion 
chez  ceux  qui  la  soutiennent  en  prenant  comme  exemple  les  concep- 
tions mathématiques.  De  ce  que  celles-ci  paraissent  pouvoir  s'appliquer 
à  tout  le  temps,  elles  ne  sont  pas  pour  cela  en  dehors  du  temps.  Cette 
partie  de  la  discussion  soulève  plus  de  problèmes  qu'elle  n'en  résout. 

M.  Ferri  distingue  Bain  de  Mill  :  Miil  était  un  pur  psychologue;  la 
psychologie  de  Bain  est  toute  pénétrée  de  physiologie.  Il  relève  fine- 
ment les  incertitudes  et  les  variations  de  ce  dernier,  digne  continua- 
teur des  Écossais,  sur  des  points  importants.  Il  lui  reproche,  après  une 
analyse  attentive  de  sa  doctrine,  de  se  laisser  conduire  presque  sans 
le  savoir  par  l'étude  des  sensations  musculaires  en  plein  idéalisme,  de 
se  placer  pour  l'ensemble  même  de  sa  théorie  de  l'intelligence  à  un 
[joint  de  vue  douteux,  à  ce  point  qu'on  ne  sait  pas  s'il  traite  de  la  for- 
mation des  connaissances  ou  de  leur  reproduction,  de  se  borner  enfin 
à  l'analyse  des  phénomènes  de  la  vie  inférieure  en  s'imaginant  qu'il 
étudiait  la  pensée  alors  qu'il  n'en  étudiait  que  les  conditions  initiales 
ou  les  répercussions  lointaines  :  c'est  là,  suivant  M.  Ferri,  une  simpli- 
fication risible  des  difficultés  qu'olfre  la  psychologie  ;  les  opérations 
supérieures  de  l'intelligence  ne  sont  pas  connues  d'hier  :  on  ne  les 
explique  pas  en  disant  que  l'idée  est  une  sensation  affaiblie.  «  Loin 
d'être  un  simple  affaiblissement  de  la  sensation,  le  concept  en  est  au 
contraire  une  transformation,  et  cette  transformation  exige  un  déploie- 
ment d'activité,  un  jeu  de  fonctions  qui  ne  sont  pas  renfermées  dans 
le  cercle  de  la  sensibilité.  »  L'abstraction  notamment  suppose  l'inter- 
vention de  facultés  supérieures  :  Bain  l'explique  par  la  généralisation. 
Son  procédé  consiste  à  recueillir  les  caractères  les  plus  généraux  et 
les  plus  élémentaires  de  toute  la  série  de  nos  facultés  et  de  dire  :  Voilà 
l'intelligence  !  Il  y  a  dans  l'intelligence  divers  groupes  de  fonctions 
dont  une  philosophie  paresseuse  peut  seule  négliger  les  profondes  dif- 
férences. M.  Ferri  est  d'accord  sur  ce  point  avec  nos  classiques  fran- 
çais ;  c'est  toujours  la  même  argumentation  :  il  y  a  entre  l'intellect  et 
les  sens  non  une  différence  de  degré,  mais  une  différence  de  nature. 

Le  morceau  capital  de  cette  dernière  partie  est  la  discussion  des 
théories  psychologiques  de  Spencer.  Ici  encore,  la  discussion,  après 
avoir  porté  sur  les  caractères  généraux  de  la  doctrine,  se  divise  en  deux 
parties  spéciales,  portant  l'une  sur  la  formation  des  concepts,  l'autre  sur 
la  conception  des  axiomes.  Un  partisan  de  la  philosophie  de  l'évolu- 
tion, chez  lequel  la  croyance  à  la  transformation  lente,  à  la  liaison  con- 
tinue des  formes  de  la  pensée  comme  de  tout  le  reste  des  êtres  est 
une  habitude  d'esprit  déjà  ancienne,  n'éprouvera  en  lisant  ces  pages 
qu'une  satisfaction  esthétique  ;  l'auteur  n'ayant  pu  discuter  le  principe 


iiO  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

même  de  l'évolution,  son  attaque  contre  une  doctrine  qui  n'en  est  que 
l'application  partielle  peut  plaire  comme  une  opération  bien  conduite 
dans  une  grande  manœuvre  :  cela  ne  fait  de  mal  à  personne.  Il  n'en  sera 
pas  ainsi  d'un  lecteur  qui  repousse  le  principe  même  de  l'évolution, 
il  pourra  donner  à  tout  ce  morceau  un  applaudissement  sans  réserve. 

L'idée  dominante  de  cette  réfutation  est  que  les  opérations  supé- 
rieures de  l'entendement  ne  peuvent  s'expliquer  par  des  rapproche- 
ments ou  des  séparations  mécaniques  résultant  des  mouvements  exté- 
rieurs et  parallèles  à  eux,  mais  qu'elles  exigent  l'intervention  d'une 
force  nouvelle,  diverse,  indépendante.  Quand  l'enfant  conçoit  le  général 
et  le  nécessaire,  cette  force  fait  son  apparition  dans  la  conscience  vouée 
jusque-là  aux  impressions  sensibles  et  à  leurs  arrangements  fortuits. 
Elle  introduit  «  les  comparaisons  et  les  connexions  »  là  où  il  n'y  avait 
que  «  des  cohésions  et  assimilations  ».  Cette  force  n'est  pas  soumise  à 
l'automatisme  ;  elle  est  progressive  et  libre.  Spencer  a  bien  vu  et  supé- 
rieurement décrit  l'existence  d'une  activité  intermédiaire  entre  la  sen- 
sation et  la  pensée  pure,  activité  déterminée  par  les  rapports  et  par  les 
propriétés  fondamentales  des  phénomènes  physiques  auxquels  elle 
est  unie;  mais  cette  activité  n'est  pas  la  seule;  Spencer  est  allé  un  peu 
plus  loin  que  Bain  dans  la  série  des  opérations  intellectuelles,  il  n'est 
pas  encore  allé  jusqu'au  sommet;  il  n'a  pas  connu  cette  activité  qui  se 
saisit  elle-même,  ce  sujet  qui  se  distingue  de  ses  opérations  et  qui, 
supérieur  aux  conditions  subies,  quoiqu'il  en  reçoive  le  contre-coup, 
s'en  affranchit  de  plus  en  plus  dans  la  double  sphère  de  la  connais- 
sance et  de  l'action.  Spencer  a  appliqué  à  l'étude  de  la  seconde  la 
méthode  qui  eut  convenu  à  l'étude  de  la  première.  Aussi  arrive-t-il  à 
enlever  toute  initiative  au  moi  dans  la  formation  de  cette  série  d'agré- 
gats  composés  de  représentations  par  lesquels  l'esprit  entre  en  cor- 
respondance avec  l'univers  :  encore  s'il  le  niait  résolument  !  mais 
il  en  fait  un  je  ne  sais  quoi  d'inconnu,  qu'il  place  face  à  face  avec  cet 
autre  inconnu  qui,  suivant  lui,  fait  le  fond  de  la  matière.  Deux  nexus 
inconnus  permanents  n'expliquent  rien.  Enfin,  en  faisant  de  l'esprit  la 
plaque  photographique  où  le  monde  vient  se  peindre,  il  suppose  que  le 
monde  est  tout  fait,  quand  il  se  présente  à  la  pensée  ;  mais  le  monde 
n'est-il  pas  l'œuvre  du  sujet,  du  moins  pour  une  bonne  part,  et  ne 
serait-il  pas  nécessaire  de  tenir  compte  de  cette  collaboration  ? 

En  Unissant,  M.  Ferri  maintient  la  supériorité  de  l'homme  sur  l'animal, 
ou  du  moins,  car  personne,  que  je  sache,  ne  la  nie,  la  distinction  de 
nature  entre  l'animal  et  l'homme.  Si  l'esprit  humain  était  un  résultat  de 
l'association,  il  n'y  aurait  entre  les  bêtes  et  nous  qu'une  différence  de 
degré  ;  c'est  en  réfutant  la  doctrine  de  l'association  qu'on  établit  victo- 
rieusement que  cette  différence  est  une  différence  spécifique.  Quand  on 
voit  l'auteur  aussi  fermement  attaché  aux  solutions  traditionnelles,  on 
lui  sait  gré  des  efforts  qu'il  a  faits  pour  pénétrer  dans  la  pensée  de  ses 
adversaires.  Il  leur  propose  même  des  concessions  et  des  transactions. 
A  vrai  dire,  l'une  d'elles  est  assez  acceptable,  s'adressant  à  un  partisan 


ANALYSES.  —  n.  grote.  Psychologiia  tchouvstvovaniy.  441 

de  l'évolutionnisme  selon  Spencer.  Accordez-nous,  dit  M.  Ferri,  que 
la  substance  de  l'esprit  existe,  mais  réside  dans  l'inconnaissable;  Kant 
et  Spencer  ne  pourraient-ils  pas  s'entendre  dans  la  région  des  noumè- 
nes  ?  Nous,  nous  accorderons  de  notre  côté  que,  dans  sa  région  phé- 
noménale, l'esprit  est  soumis  à  l'évolution  à  peu  près  comme  vous 
l'entendez. —  Reste  à  savoir  si,  départ  et  d'autre, spiritualistes  et  évolu- 
tionnistes  sont  disposés  à  se  rapprocher  :  il  semble  plutôt  que  les  posi- 
tivistes soient  en  train  de  boucher  le  trou  de  l'inconnaissable,  ce  qui 
fermerait  tout  passage  au  surnaturel,  tandis  queues  spiritualistes  voient 
des  choses  de  plus  en  plus  extraordinaires  dans  la  moindre  des  opéra- 
tions de  l'entendement.  Au  fond,  et  c'est  ce  que  nous  n'avons  pas  le 
loisir  de  montrer,  mais  ce  que  la  lecture  de  ce  mémoire  si  savant  et  si 
distingué  montre  abondamment,  on  ne  s'entend  pas.  De  part  et  d'autre, 
on  parle  un  langage  différent,  où  les  mots  n'ont  pas  du  tout  la  même 
signification.  Deux  grands  courants  emportent  les  esprits  vers  des 
directions  opposées  :  faut-il  le  regretter  et  le  progrès  des  idées  comme 
celui  des  espèces  se  fait-il  plutôt  par  fusion  que  par  remplacement? 
Gela  est  douteux.  Mais  ces  courants  divergent,  cela  est  certain,  et  ils 
divergeront  de  plus  en  plus.  On  ne  fera  pas  à  l'évolutionnisme  sa  part, 
on  ne  la  fera  pas  non  plus  au  supra-naturalisme.  A.  Espinas. 


Nicolas  Grote.  —  Psychologiia  tchouvstvovaniy  v  yeia  itorii  i 
glavnyh  osnovah  (Psychologie  de  la  sensibilité  dans  son  histoire  et 
ses  fondements).  Saint-Pétersbourg,  1880,  xiv  et  569  p.  in-8°. 

Cet  ouvrage  présente  sous  un  nouvel  aspect  le  développement  de 
la  théorie  de  la  sensibilité  exposée  il  y  a  deux  ans  dans  un  article  de 
la  Revue  philosophique  (septembre  1878).  L'auteur  se  propose  de 
démontrer  que  sa  propre  théorie  ne  doit  être  considérée  que  comme 
le  résultat  nécessaire  des  nouvelles  recherches  psycho-physiologiques 
et  d'une  certaine  réforme  faite  dans  les  théories  de  ses  devanciers, 
MM.  Bain,  Spencer,  Dumont,Bouillier,  Horwicz,  Wundt,  etc.  Cette  réforme 
a  été  rendue  nécessaire  par  les  critiques  dirigées  contre  ces  théories 
par  d'autres  psychologues  contemporains  en  France  et  à  l'étranger  ',et 
par  les  nouveaux  travaux  sur  la  physiologie  de  la  sensibilité,  ceux  de 
M.  Ch.  Richet,  en  particulier, 

C'est  donc  une  nouvelle  critique  de  toutes  les  opinions,  exposées  sur 
la  nature  de  la  sensibilité  depuis  les  travaux  de  Hamilton  et  de  J.  Stuart 
Mill,  qui  sert  de  base  principale  à  la  théorie  de  l'auteur.  D'abord 
il  s'applique  à  rechercher  tous  les  points  de  vue  possibles  qui  peuvent 
dominer  les  différentes  théories  de  la  sensibilité,  et  c'est  là  le  problème 
que  l'auteur  tâche  de  résoudre  dans  la  première  et  la  plus  grande  sec- 
tion historique  de  son  livre.  Pour  cela,  il  commence  par  analyser, 
dans  les  quatre  premiers  chapitres,  les  différentes  théories  concernant. 

1.  Voy.  les  critiques  des  théories  de  Dumont,  Bouillier  et  Horwicz,  dans  la 
Revue  ptdlosopldque  et  la.  Revue  scientifique,  etc. 


442  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

le  rapport  entre  les  phénomènes  de  la  sensibilité  et  tous  les  autres  phé- 
nomènes psychiques.  Les  sentiments  ont  été  tantôt  confondus  avec  les 
sensations  ou  les  idées,  ou  les  actes  de  la  volonté;  tantôt  pris  pour  des 
phénomènes  à  part,  et  c'est  là  la  première  série  de  faits  qui  a  suggéré 
les  différentes  théories  sur  la  nature  des  sentiments.  Les  psychologues 
qui  ont  confondu  les  sentiments  avec  les  sensations  et  les  idées  ont  dû 
les  prendre  pour  le  produit  d'une  estimation  subjective  des  rapports 
externes  (des  objets  entre  eux)  ou  mixtes  (des  objets  vis-à-vis  du  su- 
jet). Ceux  qui  les  ont  confondus  avec  les  phénomènes  de  la  volonté  ont 
dû  les  considérer  aussi  comme  le  résultat  d'une  estimation  subjective 
de  rapports  mixtes,  et  vice  versa,  des  rapports  du  sujet, vis-à-vis  des 
objets  extérieurs.  Enfin  ceux  qui  les  ont  pris  pour  des  phénomènes  à 
part  ont  dû  les  mettre  sur  le  compte  d'une  estimation  subjective  de 
quelques  rapports  internes,  par  exemple  entre  l'énergie  et  l'activité  de 
l'organisme.  C'est  ce  point  de  vue  qui  a  été  accepté  par  Aristote  et  les 
péripatéticiens,  par  les  sensualistes  et  les  matérialistes  duxvnic  siècle, 
et  par  la  plupart  des  psychologues  modernes  depuis  Hamilton. 

Mais  l'estimation  subjective  peut  être  aussi  consciente  qu'incon- 
sciente, aussi  bien  relative  qu'absolue,  et  de  là  quatre  nouveaux  points 
de  vue  dans  les  limites  de  chacune  des  quatre  grandes  théories  possi- 
bles. Il  résulte  cependant  de  la  critique  de  l'auteur  que  les  meilleurs 
représentants  de  la  psychologie  du  xvine  et  du  xixc  siècles  ont  été  d'ac- 
cord pour  admettre  que  les  sentiments  présentent  le  produit  conscient 
d'une  estimation  subjective,  inconsciente  et  relative  des  rapports  in- 
ternes. Il  ne  s'agit  donc  que  de  définir  quels  sont  ces  rapports  internes 
eux-mêmes  qui  servent  de  base  à  la  sensibilité.  Mais  c'est  dans  les 
réponses  à  cette  question  qu'on  trouve  le  plus  de  désaccord  entre  les 
différents  représentants  de  la  psychologie.  L'auteur  lui-même,  après 
une  longue  critique,  accepte  la  théorie  qui  admet  des  rapports  entre 
Vénergie  et  Yactivitè  des  organes.  Comme  l'énergie  elle-même  n'est 
que  le  produit  d'une  activité  organique  sui  generis,  il  préfère  rem- 
placer ces  termes  généralement  usités  par  les  termes  nouveaux  de  tra- 
vail positif  et  négatif  moléculaire  des  tissus  de  l'organisme,  acceptés 
déjà  par  Wundt  et  Horwicz.  Les  rapports  différents  de  ces  deux  pro- 
cessus organiques  peuvent  être  exprimés  par  quatre  formules ,  qui 
correspondent  à  leur  tour  à  deux  espèces  de  plaisir  et  deux  espèces  de 
douleur,  positives  et  négatives,  comme  disait  Léon  Dumont.  Les  voici  : 

1°  Le  travail  moléculaire  négatif  dépasse  les  limites  du  travail  molé- 
culaire positif,  qui  l'a  précédé  :  peine  négative,  défaut  d'activité,  besoin, 
privation.  — 2°  Le  travail  moléculaire  positif  s'effectue  dans  les  limites 
assignées  par  le  travail  moléculaire  négatif  précédent  :  plaisir  positif, 
jouissance.  —  3°  Le  travail  moléculaire  positif  dépasse  les  limites  du 
travail  moléculaire  négatif  qui  a  précédé  :  peine  positive,  douleur,  fati- 
gue. —  4°  Le  travail  moléculaire  négatif  se  produit  dans  les  limites  mar- 
quées par  le  travail  positif  précédent  :  plaisir  négatif,  repos,  restaura- 
tion des  forces. 


ANALYSES.  —  C.  henrv.  Les  manuscrit*  de  P.  de  Fermât.  443 

Ce  sont  précisément  ces  quatre  formules  qui  servent  de  point  de  dé- 
part à  la  théorie  que  l'auteur  expose  dans  la  Ile  section  de  son  livre. 
Les  quatre  derniers  chapitres  ne  servent  qu'à  développer  dans  les  dé- 
tails cette  théorie  de  la  sensibilité  primitive.  Il  s'agit  avant  tout  de 
donner  une  classification  complète  et  naturelle  des  différents  plaisirs 
et  peines  élémentaires.  Partant  du  principe  de  la  variété  des  fonctions 
de  l'organisme  qui  servent  de  source  à  la  sensibilité,  l'auteur  parvient  à 
une  classification  qui  ressemble  à  celle  qu'il  a  proposée  déjà  dans  l'ar- 
ticle précité  de  la  Revue  philosophique,  mais  qui  se  distingue  de  cette 
dernière  par  une  plus  grande  précision  quant  à  l'analyse  des  fonctions 
et  à  la  terminologie  elle-même. 

Le  second  problème  consiste  dans  une  recherche  exacte  et  détaillée 
des  différents  principes  de  l'évolution  des  phénomènes  aussi  bien  de 
la  sensibilité  que  de  tous  les  autres  domaines  de  la  conscience  élé- 
mentaire, car  ces  principes  sont  les  mêmes  pour  toute  la  vie  orga- 
nique. L'intégration,  qui  doit  être  précédée  par  l'association,  et  la  diffé- 
renciation, qui  est  précédée  par  la  dissociation,  sont  les  deux  principes 
fondamentaux  qui  expliquent  la  formation  de  tous  les  produits  com- 
plexes de  la  sensibilité.  Il  s'agit  donc  seulement  de  définir  les  phases 
principales  de  l'évolution  de  la  sensibilité  et  de  classer  les  phéno- 
mènes complexes  qui  correspondent  à  ces  phases.  L'auteur  en  trouve 
trois  principales  qui  correspondent  aux  trois  phases,  généralement  re- 
connues dans  l'évolution  des  phénomènes  de  la  connaissance  et  expri- 
mées par  les  termes  :  représentation,  idée  concrète,  idée  abstraite. 
Les  sentiments  religieux  et  moraux ,  par  exemple ,  correspondent  à 
l'ordre  des  idées  abstraites  (formation  tertiaire).  L'auteur  n'a  pas  en 
vue  certainement  d'analyser  tous  les  sentiments  complexes,  acces- 
sibles à  la  conscience,  dans  leurs  moindres  transformations  :  une  pa- 
reille analyse  suppose  préalablement  une  série  de  travaux  descriptifs  et 
d'observations  exactes,  faites  sur  la  sensibilité  de  l'homme  et  de  l'ani- 
mal dans  toutes  les  phases  de  leur  développement.  Mais  il  croit  avoir 
trouvé  les  principaux  fondements  qui  doivent  servir  de  base  aux  re- 
cherches futures  dans  le  domaine  de  la  sensibilité  subjective,  et  c'est 
ce  qui  l'encourage  à  faire,  à  la  fin  de  son  livre,  un  résumé  des  princi- 
pes qu'il  a  obtenus  dans  son  travail  et  une  courte  appréciation  des  pro- 
blèmes de  la  psychologie  future  de  la  sensibilité.  X. 


C.  Henry.  Recherches  sur  les  manuscrits  de  Pierre  de  Fermât, 
suivies  de  fragments  inédits  de  Bachel  et  de  Malebranche.  Rome, 
Imprimerie  des  sciences  mathématiques  et  physiques,  Via  Lata,  n°  3, 
1880,  216  p.  in-4°. 

Ce  travail,  qui  a  paru  d'abord  dans  le  Bulletin  bien  connu  du  prince 
Balthasar  Boncompagni,  n'est  pas  absolument  étranger  au  cadre  de  la 
Revue. 

L'ouvrage  est  divisé  en  deux  parties  :  dans  la  première,  l'auteur  corn- 


444  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

plète  la  conception  assez  vague  qu'on  avait  pu  se  taire  jusqu'ici  du 
caractère  de  Fermât,  montre  que  le  célèbre  géomètre  n'a  pas  rédigé  les 
démonstrations  de  ses  théorèmes  les  plus  importants,  prouve  enfin 
par  des  considérations  diverses  qu'on  ne  saurait  trouver  ces  démons- 
trations dans  les  manuscrits.  A  la  seconde  partie  M.  Henry  a  renvoyé 
les  pièces  inédites  et  les  notes  qui,  trop  longues  pour  pouvoir  figurer 
dans  la  première,  trop  courtes  pour  pouvoir  être  autant  de  travaux 
particuliers,  lui  ont  paru  mériter  attention. 

Signalons,  comme  intéressant  particulièrement  les  lecteurs  de  la 
Revue,  la  remarque,  étayée  par  de  nombreux  exemples,  que  «  la 
modestie  a  fait  des  progrès,  au  moins  des  progrès  apparents  »  (p.  11). 
Citons  les  pages  14  et  15  dans  lesquelles  Fermât  est  considéré  comme 
disciple  de  Bacon,  et  les  pages  35  (note  2)  et  55  (note 2),  qui  contiennent 
deux  importantes  collections  de  variantes  pour  une  future  édition  de 
Descartes.  Pages  55-60,  M.  Henrypublieune  lettre  de  Chanut  à  la  Prin- 
cesse palatine,  de  laquelle  il  paraît  ressortir  que  la  princesse  réclama 
après  la  mort  de  Descartes  ses  lettres  aux  exécuteurs  testamentaires 
du  philosophe.  A  propos  de  ce  remarquable  passage  des  Voyages  de 
Monconys  :  «  Il  me  dit  son  opinion  du  soleil,  qu'il  croyait  une  estoille 
fixe,  la  conservation  de  toutes  choses,  la  nullité  du  mal,  la  participa- 
tion à  fârnc  universelle  »  M.  Henry  démontre,  contrairement  à  l'asser- 
tion de  Libri,  que  ces  opinions  philosophiques  ne  doivent  pas  être 
attribuées  à  Galilée,  mais  qu'elles  sont  de  Viviani.  Pages  80  et  81,  nous 
remarquons  une  lettre  inédite  de  Pascal.  Pages  82  et  94  on  trouve  un 
remarquable  essai  de  démonstration  par  Malebranche  de  l'équation 
an-j-yn_^.:n— q}  précédé  d'une  notice  qui  corrige  et  complète  les  pages 
consacrées  ici  même  (octobre  1877)  à  ce  sujet.  Plus  loin,  nous  rencon- 
trons, attribués  au  même  philosophe,  d'après  les  manuscrits  de  la 
Bibliothèque  nationale,  des  théorèmes  sur  les  formes  quadratiques  et 
un  essai  de  résolution  de  l'équation  A.\'2-H=y2.  Enfin,  dans  les  pages 
206-208,  nous  lisons  la  singulière  liste  suivante  (ce  sont  les  person- 
nages auxquels  il  fut  proposé  d'adresser  des  exemplaires  de  la  pre- 
mière édition  des  Pensées  de  Pascal)  :  MM.  Arnaud,  Guelphe,  de 
Roannez,  de  La  Ghaize,  de  Treville,  Dubois,  Nicole,  des  Billettes,  Le 
Curé,  P.  Malebranche,  P.  d'Urfé,  P.  Blot,  P.  du  Gué,  P.  Martin,  P.  Ques- 
nel,  MM.  Toinard  et  Menard,  P.  de  l'Aage,  MM.  Touret  et  Caumartin, 
Mme  de  Saint-Loup;  et  (dans  le  cas  où  il  en  serait  donné  à  Port- 
Royal  des  Champs)  MM.  de  Sacy,  de  Sainte-Marthe,  de  Tillemont. 

Nous  passons,  cela  va  sans  dire,  sur  beaucoup  de  petites  trouvailles 
fort  curieuses,  et  nous  négligeons  complètement  l'importance  mathé- 
matique de  ce  travail,  importance  sur  laquelle  M.  Chasles  (Comptes 
rendus  de  V Académie  des  sciences  de  Paris)  et  M.  Genocchi  (Atti 
delf  Academia  délie  Scienze  di  Torino)  ont  d'ailleurs  insisté. 

Z. 


REVUE  DES   PÉRIODIQUES  ÉTRANGERS 


VIERTELJAHRSSCHRIFT     FUR    WISSENCHAFTLICHE 
PHILOSOPHIE    (Suite). 

E.  Laas  :  La  causalité  du  moi  (2e  article). 

Le  moi  serait  le  jouet  des  impressions  organiques,  si  sa  libre  action 
ne  s'exerçait   pas    sur   les   représentations,  pour  les   retenir   ou  les 
écarter,  les  associer  ou  les  analyser.  Même  dans  le  sommeil,  les  traces 
de  cette  intervention  spontanée  du  moi  sont  faciles  à  reconnaître  :  il 
modifie  au  gré  des  intérêts  de  sa  sensibilité  ou  de  son  entendement  la 
matière  confuse  et  mobile  des   rêves.  Aussi  loin  que  nous  pénétrons 
dans  la  vie  du  moi,  nous  découvrons  qu'il  opère  toujours  d'après  des 
règles,   qui  n'ont  rien  à  démêler  avec  des  lois  purement  physiques. 
Qu'un  objet  nouveau  vienne  flatter  nos  désirs,  et  la  fatigue  d'un  pré- 
cédent effort  fait  place  immédiatement  à  un  redoublement  d'attention. 
Non  seulement  il  dépend  de  nous  de  prolonger  l'action  d'un  objet  sur 
notre  àme,    en    écartant   les   impressions    contraires,  mais   d'ajouter 
encore  à  la  force  de  l'impression  préférée.  Que  la  logique  ou  la  pas- 
sion mènent  le  moi,  c'est  toujours  dans  l'intérêt  de  l'une  ou  de  l'autre 
qu'il  modifie  ses  impressions. 

La  formation  des  perceptions  sensibles,  des  langues,  des  notions 
abstraites,  des  types  idéaux,  le  rappel  en  apparence  involontaire  des 
souvenirs  obéissent  aux  exigences  spontanées  du  moi.  Contrairement 
à  l'opinion  de  Maine  de  Biran  et  de  son  école,  il  n'est  pas  de  moment 
où  la  libre  causalité  du  moi  n'intervienne  dans  le  cours  de  nos  repré- 
sentations. Ne  sait-on  point  la  part  qui  appartient  à  la  spontanéité  in- 
consciente de  l'esprit  dans  nos  jugements  de  chaque  jour,  dans  l'œuvre 
même  des  génies  créateurs? 

Partout,  comme  l'a  très  bien  montré  Avenarius  dans  son  excellent 
opuscule  :  La  philosophie  comme  explication  du  monde  conformé- 
ment au  principe  de  la  plus  petite  dépense  de  force  (Philosophie 
als  Denken  der  Welt  gemaess  dem  Princip  des  kleinsten  Kraft- 
masses),  «  le  moi  s'applique  de  toutes  les  manières  et,  appuyé  sur 
l'expérience  des  autres  et  sur  la  sienne  propre,  réussit  toujours  de 
mieux  en  mieux  à  ramasser  en  chaque  moment  sous  le  regard  de  sa 
conscience  les  représentations  les  plus  instructives  et  en  aussi  grand 


446  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

nombre  que  possible;  ou,  en  d'autres  termes,  à  répartir  la  force  ner- 
veuse que  la  nature  met  à  sa  disposition  de  la  façon  la  plus  convenable 
à  ses  intérêts  réels  ou  imaginaires.  »  On  ne  trouve  que  dans  la  sphère 
du  moi  l'action  d'un  tel  principe,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  les  lois 
de  la  mécanique,  de  la  physique  ou  de  la  chimie.  On  ne  peut  y  sou- 
mettre la  nature  qu'en  imaginant  qu'elle  obéit,  elle  aussi,  «  à  un  agent 
analogue  au  moi  et  à  sa]  constitution  nerveuse  ».  Ce  n'est  pas  assez 
pour  le  moi  de  satisfaire  à  toutes  les  exigences  de  cette  loi  supérieure 
d'économie  intellectuelle;  il  ne  lui  suffit  pas  de  ramener  à  la  plus 
haute  unité  possible  la  diversité  infinie  de  ses  représentations  :  il  veut 
aussi  énergiquement  réaliser  une  semblable  harmonie  dans  le  monde 
de  ses  sentiments  et  de  ses  désirs. 

La  contradiction,  l'antagonisme,  voilà  l'état  naturel  et  primitif  des 
désirs  :  c'est  à  la  volonté  seule  qu'il  est  réservé  de  les  réconcilier,  de 
les  subordonner  entre  eux,  à  la  lumière  de  la  raison  et  de  la  science. 
Mais  l'individu  ne  peut  entreprendre  avec  succès  cette  tâche  difficile 
qu'autant  qu'elle  lui  a  été  déjà  facilitée  par  l'éducation,  que  les  autres 
hommes  et  sa  propre  expérience  lui  ont  donnée.  Avant  de  s'interroger 
en  philosophe  sur  le  prix  des  choses  et  la  sagesse  de  ses  désirs,  l'in- 
dividu s'est  déjà  formé  et  a  tiré  des  leçons  de  ses  maîtres  un  plan  de 
conduite,  où  limpétuosité  et  l'aveuglement  des  désirs  contraires  sont 
déjà  ramenés  à  une  certaine  discipline.  Plus  tard,  il  lui  appartient  de 
reprendre,  de  corriger  et  de  compléter  l'œuvre,   dans  ces  moments 
heureux  où  l'âme  peut  écouter  docilement  la  voix  de  la  sagesse  et  de 
l'expérience,  et,  dans  le  calme  des  passions,  préparer  efficacement  les 
moyens  de  les  contenir.  Gomme  le  dit  excellemment  Leibniz  dans  les 
Nouveaux  essais,  «  si  l'esprit  usait  bien  de  ses  avantages,  il  triomphe- 
rait hautement.  Il  faudrait  commencer  par  l'éducation  ...,  et  un  homme 
fait  doit  commencer   plutôt   tard   que  jamais.   Lorsqu'un  homme  est 
dans  de  bons  mouvements,  il  doit  se  faire  des  lois  et  des  règlements 
pour  l'avenir.  i>  Sans  doute  le  désir  ne  peut  être  combattu  que  par  le 
désir;  il  faut  avoir  appris  par  l'expérience  et  l'habitude  à  se  servir 
contre  la  passion  «  de  ces  méthodes  et  de  ces  artifices  »,  ainsi  que 
les   appelle  Leibniz,  «   qui   nous    rendent   comme   maîtres    de    nous- 
mêmes.  »  Qu'on  n'oublie  pas  qu'il  s'agit,  pour  la  plupart  des  penchants, 
non  de  les  supprimer,  mais  de  les  régler,  de  les  coordonner.  La  vie 
divine  n'est  pas,  comme  le  croyait  Socrate,  la  vie  entièrement  exempte 
ou  très  pauvre  de  désirs,  mais  bien  au  contraire  celle  où  rien  ne  vient 
contrarier  la  diversité  harmonieuse  des  besoins.  Avoir  mis  l'ordre  dans 
ses  idées  et  dans  ses  désirs,  ce  n'est  pour  le  moi  qu'un  moyen  d'exercer 
plus  efficacement  son  empire  sur  la  nature  et  de  l'assujettir  aux  des- 
seins de  la  volonté,  aux  fins  idéales  qu'elle  poursuit.  Mais  ne  semble-t-il 
pas  que  la  fatalité  mécanique  des  lois  de  la  matière  s'oppose  à  l'action 
libre  du  moi?  Si  le  moi  ne  peut  modifier  la  quantité  de  la  force  maté- 
rielle, il  faut  évidemment  en  revenir  à  l'harmonie  préalable,  que  Spinoza 
et  Leibniz  soutiennent,  entre  la  nécessité  mécanique  et  la  nécessité 


LIVRES  NOUVEAUX  447 

téléologique,  entre  la  nécessité  de  la  matière  et  celle  de  l'esprit,  et 
refuser  conséquemment  au  moi  toute  spontanéité  motrice.  Nous 
croyons  expressément  que  la  liberté  de  l'esprit  est  une  force  initiale 
de  mouvement ,  et  nous  saluons  en  elle  le  principe  cherché  par 
Lucrèce  :  «  Principium  quod  fati  fcedera  rumpat^Ex  infinito  ne  causam 
causa  sequatur.  »  Cette  puissance'initiale,  qui  ne  provoque  directement 
qu'un  simple  mouvement  du  corps,  peut  étendre  indéfiniment  ses 
effets  par  les  mouvements  qu'elle  réussit  à  produire  indirectement  au 
sein  de  la  nature  extérieure.  A  cette  manifestation  matérielle  de  la 
causalité  du  moi  vient  s'ajouter  l'action  qu'il  exerce  par  ses  idées,  ses 
passions  sur  les  autres  moi,  et  dont  l'intensité  n'a  pas  besoin  d'être 
démontrée.  —  La  puissance  du  moi,  dont  les  bornes  paraissent  ainsi 
reculer  indéfiniment,  ne  va  pas  cependant  jusqu'à  étendre  au  delà  des 
limites  de  la  vie  terrestre  l'existence  individuelle  de  l'homme.  Mais  il 
dépend  de  lui  de  triompher  de  la  mort  en  un  certain  sens,  et  d'assurer 
à  ses  œuvres  une  véritable  immortalité. 

J.  Bergmann  :  Différences  idéalistes. 

Sous  ce  tilre,  l'auteur  de  la  Logique  -pure  répond  à  un  précédent 
article  de  Schuppe.  Bergmann  se  félicite  de  se  rencontrer  avec  Schuppe 
dans  la  défense  de  l'idéalisme,  mais  croit  utile  de  marquer  avec  plus 
de  précision  les  points  sur  lesquels  son  idéalisme  diffère  de  celui  de 
Fauteur  de  La.  logique  fondée  sur  la  théorie  de  la  connaissance 
{Erkenntnisstheoretische  Logik).  Malheureusement,  Bergmann  n'est 
pas  toujours  sûr  de  bien  entendre  les  théories  de  Schuppe,  et  se 
plaint  de  n'avoir  pas  toujours  été  lui-même  bien  compris  par  ce  der- 
nier. Il  déclare  que  la  logique  doit  reposer  sur  la  métaphysique  et 
professe  une  entière  adhésion  aux  principes  de  la  monadologie  de 
Leibniz;  et  il  voudrait  que  Schuppe  s'expliquât  plus  catégoriquement 
à  ce  sujet. 


LIVRES  DÉPOSÉS  AU  BUREAU  DE  LA  REVUE 

A.  Fouillée.  La  science  sociale  contemporaine.  In-12.  Hachette, 
Paris. 

Leopardi.  Opuscules  et  pensées  :  traduits  par  A.  Dapples.  In-12. 
Paris,  Germer  Baillière. 

Dr  Hanriot  (Maurice).  Hypothèses  actuelles  sur  la  constitution  de 
la  matière  :  In-8°.  Paris,  Germer  Baillière. 

H.  Schmidt.  Etude  sur  les  Lettres  de  Schiller  (L'éducation  esthé- 
tique de  l'homme).  In-12.  Paris.  Morant. 

Rambosson.  Propagation  à  distance  des  affections  et  des  phéno- 
mènes nerveux  expressifs.  In-8"  (brochure).  Paris,  Masson. 

D.  M.  Scientific  Transcendentalism .  In-12.  London,  Williams  and 
Norgate. 


448  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Vujic(Michael).  Ueber  Substanz  und  Causal itllt.  Inaugural  Disserta- 
tion. In-8P.  Leipzig,  Schmaler  und  Pech. 

Schlôsser.  Untersuchungen  ûber  Hemmung  von  Re/ïexen.  In-8". 
Leipzig  (Pflùger's  Archiv). 

D1'  During.  Grundzûge  der  allgemeinen  Logik  als  einer  allgemeinen 
Methodenlehre  des  theoretischen  Denkens.  1er  Thei).  In-8°.  Dortmund 
Otto,  Uhlig. 

D1'  Bilharz.  Der  heliocentrische  Standpunkt  der  Weltbetrachtung  : 
Grunlegungen  zu  einer  wirklichen  N  aturphilosophie  in -8°  Sigma- 
ringen. 

Nkudecker.  Die  philosophische  Propiideutik  an  Gymnasien,  In-8°. 
Wilrzbourg,  Stahl. 

R.  Rottger.  Der  Schluss  der  Ketle.  In-8°.  Mainz,  Diemer. 

Rosa  (Cesare).  La  Famiglia  educatrice.  In-12.  Ancona,  Aureli. 

De  Dominicis.  La  Pedngogia  e  il  Darwinismo.  2a  edizione.  Napoli, 
Jovene.  In-12°. 

Tamburini.  Sulla  genesi  délie  allucinazioni.  In-8».  Reggio,  Calderini. 

V.  di  Giovani.  Severino  Boezio,  filosofo  e  i  suoi  imitatorî.  In-12°. 
Palermo,  Pedone  Lauriel. 

M.  Valdarnini.  Principio  intendimento  estoria  délia  classifwazione 
délie  umane  conoscenze  secondo  F.  Bacone.  In-12.  2  éd.  Firenze,  Cellini. 

Le  successeur  de  M.  Bain  dans  sa  chaire  d'Aberdeen  est  son  élève, 
M.  Minto.  Le  choix  de  ce  candidat  bien  peu  connu  par  ses  titres  philo- 
sophiques parait  avoir  causé,  en  Angleterre,  une  certaine  surprise  et  a 
été  fort  critiqué.  Parmi  les  autres  candidats  à  cette  chaire,  le  Spectator 
cite  MM.  James  Sully,  Adamson,  Ward  et  Knight. 

M.  Herbert  Spencer  vient  de  publier  une  réponse  à  divers  articles 
sous  le  titre  :  Appendix  to  first  Principles  dealing  with  criticisms 
;  Williams  and  Norgate,  563-586  p.).  11  prépare  une  publication  de  môme 
nature  qui  sera  relative  aux  Principles  of  Psychology. 

Pendant  le  mois  de  septembre  dernier,  on  a  inauguré  la  statue  de 
Pascal  à  Clermont  et  celle  de  Spinoza  à  La  Haye.  —  On  annonce  la  pu- 
blication très  prochaine  du  livre  de  M.  F.  Pollock  sur  Spinoza. 

Après  la  Politique  de  Rabelais  de  M.  Hermann  Ligier,  voici  une 
étude  de  M.  F.  Vallat  sur  Le  génie  de  Rabelais  (in-8°,  Delagrave)  où 
l'auteur  s'est  proposé  «  de  mettre  en  lumière,  uniquement  pour  l'instruc- 
tion du  plus  grand  nombre,  l'impulsion  vigoureuse  donnée  par  un  sage, 
sous  le  masque  d'un  fou,  à  l'avancement  intellectuel  et  moral  de  la 
France.  » 

M.  Bernard  Perez  se  prépare  ù  publier  un  volume  sur  L'éducation 
dès  le  berceau,  pour  faire  suite  à  son  précédent  travail  sur  «  Les  trois 
premières  années  de  l'enfant.  * 

Le  Propriétaire-gérant, 
Germer  Baii.lière. 


COULOMMIERS.    TYPOGRAPHIE    PAUL    UROUARD. 


LES  INSTITUTIONS  POLITIQUES 


l.  PRÉLIMINAIRES 


L'idée  et  le  sentiment  ne  sauraient  être  complètement  séparés. 
Toute  émotion  correspond  à  un  appareil  plus  ou  moins  distinct 
d'idées  ;  tout  groupe  d'idées  se  trouve  plus  ou  moins  voilé  d'émo- 
tions. Il  y  a  cependant  de  grandes  différences  dans  la  part  qui  re- 
vient à  chacune  d'elles  dans  la  combinaison.  Il  est  des  sentiments 
qui  demeurent  vagues,  faute  d'une  définition  intellectuelle,  et  d'au- 
tres qui  reçoivent  des  formes  claires  des  conceptions  auxquelles  ils  se 
trouvent  associés.  Tantôt  nos  idées  sont  déformées  par  la  passion 
qui  les  envahit,  tantôt  il  est  difficile  d'y  découvrir  trace  de  plaisir  ou 
de  déplaisir.  Il  est  clair  aussi  que  dans  chaque  cas  les  proportions  de 
ces  deux  éléments  de  l'état  mental  peuvent  varier.  Les  idées  restant 
les  mêmes,  l'émotion  qui  les  accompagne  peut  être  plus  ou  moins 
grande,  et  chacun  sait  bien  que  la  rectitude  du  jugement  porté  dé- 
pend, sinon  de  l'absence  d'émotion,  au  moins  de  cet  état  d'équilibre 
des  émotions  qui  est  incompatible  avec  la  prépondérance  d'aucune 
d'elles. 

Cette  vérité  éclate  surtout  dans  les  sujets  qui  touchent  à  la  vie  hu- 
maine. Il  est  deux  manières  de  considérer  les  actions  des  hommes, 
le  point  de  vue  de  l'individu  ou  celui  de  la  société.  On  peut  y  voir 
des  groupes  de  phénomènes  à  soumettre  à  l'analyse  en  vue  de  cons- 
tater les  lois  qui  règlent  leur  dépendance  ;  on  peut  aussi  les  regarder 
comme  des  causes  de  plaisir  ou  de  peine,  et  alors  les  associer  avec 
l'approbation  ou  la  réprobation.  Lorsque  nous  traitons  ces  problèmes 
au  point  de  vue  intellectuel,  nous  pouvons  considérer  la  conduite 
comme  le  résultat  de  certaines  forces  ;  lorsque  nous  les  traitons  au 
point  de  vue  moral  et  que  nous  jugeons  les  effets  de  la  conduite 

1 .  Les  renvois  relatifs  aux  faits  oités  clans  cet  article  et  dans  les  suivants 
seront  indiqués  lorsque  ces  articles  reparaîtront  dans  une  publication  définitive. 
Les  allusions  qui  seront  faites  çà  et  là  à  des  sujets  qui  ne  se  trouveront  point 
sous  les  yeux  du  lecteur  sont  des  conséquences  de  ce  que  ces  articles  sont  la 
suite  d  écrits  déjà  publiés. 

tome  x.  —  1880.  29 


450  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

comme  bons  dans  un  cas  et  mauvais  dans  un  autre,  nous  pouvons 
en  faire  l'objet  soit  de  notre  admiration,  soit  de  notre  indignation 
pour  satisfaire  notre  conscience.  Il  doit  évidemment  exister  une 
grande  différence  dans  nos  conclusions,  selon  que,  dans  le  premier 
cas,  nous  considérons  les  actions  des  hommes  comme  celles  d'êtres 
sans  rapport  avec  nous,  qui  ne  nous  touchent  que  parce  que  nous 
avons  à  les  comprendre,  ou  que,  dans  le  second  cas,  nous  les  regar- 
dons comme  des  actes  d'êtres  semblables  à  nous,  dont  la  vie  et  la 
nôtre  se  trouvent  liées,  et  dont  la  conduite  éveille  en  nous,  par  effet 
direct  ou  par  sympathie,  des  sentiments  d'amour  ou  de  haine. 

Dans  X Introduction  à  la  sociologie.,  j'ai  décrit  en  détail  les  divers 
genres  de  perversion  que  nos  émotions  produisent  dans  nos  juge- 
ments. J'ai  fourni  des  exemples  montrant  comment  la  crainte  et 
l'espérance  nous  exposent  à  de  fausses  appréciations,  comment  l'im- 
patience nous  porte  à  prononcer  des  condamnations  injustes,  com- 
ment l'antipathie  et  la  sympathie  peuvent  déformer  nos  croyances. 
Les  faits  nombreux  rapportés  dans  cet  ouvrage  démontrent  que  le 
pli  de  l'éducation  et  celui  du  patriotisme  déjeltent  l'un  et  l'autre  les 
convictions  des  hommes.  Enfin  j'ai  montré  que  les  formes  les  plus 
particulières  des  préjugés  moraux,  le  préjugé  de  classe,  le  préjugé 
politique  et  le  préjugé  théologique,  produisent  chacun,  une  forte 
prédisposition  à  telle  ou  telle  manière  de  considérer  les  affaires 
publiques. 

On  me  permettra  d'insister  sur  la  nécessité  qui  s'impose  à  nous 
dans  nos  études  sociologiques,  et  surtout  dans  celle  que  nous  allons 
aborder,  d'écarter  autant  que  possible  toutes  les  émotions  que  les 
faits  sont  de  nature  à  exciter  en  nous,  et  de  ne  nous  préoccuper  que 
de  l'interprétation  des  faits.  Nous  rencontrerons  divers  groupes  de 
phénomènes  dont  l'examen  est  de  nature  à  soulever  en  nous  le  mé- 
pris, le  dégoût  ou  l'indignation  ;  nous  ne  devons  pas  nous  laisser 
dominer  par  ces  sentiments. 

Au  lieu  de  négliger  les  superstitions  de  l'homme  primitif,  comme 
n'étant  d'aucune  valeur  ou  comme  purement  dangereuses,  nous  de- 
vons examiner  le  rôle  qu'elles  ont  joué  dans  l'évolution  sociale  et 
nous  tenir  prêts,  au  besoin,  à  reconnaître  leur  utilité.  Nous  avons 
déjà  vu  que  la  croyance  qui  porte  le  sauvage  à  enterrer  des  objets 
précieux  à  côté  des  cadavres  et  à  porter  des  aliments  sur  les  tom- 
beaux a  une  origine  naturelle  ;  que  la  propitiation  des  plantes  et  des 
animaux  et  le  «  culte  du  bois  et  de  la  pierre  »  ne  sont  pas  des  pra- 
tiques gratuitement  absurdes  ;  enfin  que,  si  l'on  sacrifiait  des  esclaves 
aux  funérailles  de  leurs  maîtres,  c'était  en  vertu  d'une  idée  qui 
paraît  rationnelle  à   l'intelligence  rudimentaire.   Maintenant  nous 


H.   SPENCER.   —  LES  INSTITUTIONS  POLITIQUES  451 

allons  examiner  les  etfets  politiques  de  la  théorie  animiste  ;  et,  s'il 
existe  une  raison  d'affirmer  que  cette  croyance  a  été  un  adjuvant 
indispensable  de  l'évolution  sociale,  nous  devons  sans  hésiter  accep- 
ter cette  conclusion. 

La  connaissance  des  misères  que  les  luttes  des  peuples  ont  causées 
partout,  durant  des  siècles  sans  nombre,  ne  doit  pas  nous  empêcher 
de  reconnaître  le  rôle  prééminent  que  ces  luttes  ont  joué  dans  la 
civilisation.  Si  nous  devons  éprouver  de  l'horreur  à  la  vue  du  canni- 
balisme qui  a  été  dans  le  monde  entier,  dans  les  premiers  temps, 
une  conséquence  de  la  guerre;  si  nous  frissonnons  à  l'idée  des  héca- 
tombes de  prisonniers  qui  ont  été  faites  des  myriades  de  fois  à  la  suite 
des  batailles  que  se  livraient  les  tribus  sauvages  ;  si  nous  lisons  avec 
dégoût  l'histoire  de  ces  pyramides  de  tètes  et  d'ossements  blanchis 
de  populations  massacrées  qu'ont  dressées  des  envahisseurs  bar- 
bares ,  si  nous  devons  haïr  l'esprit  militaire,  qui  de  nos  jours  encore 
inspire  les  trahisons  et  les  agressions  brutales,  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  que  nous  laissions  nos  sentiments  nous  aveugler  sur  la 
valeur  des  preuves  qui  s'offrent  à  nous  en  faveur  de  l'influence  favo- 
rable exercée  par  les  conflits  sociaux  sur  le  développement  des 
organes  sociaux. 

Notre  aversion  pour  des  gouvernements  de  certains  genres  ne  doit 
pas  davantage  nous  empêcher  de  voir  qu'ils  sont  appropriés  à  leurs 
circonstances.  Encore  que  nous  rejetions  l'idée  que  le  vulgaire  se 
fait  de  la  gloire,  et  que  nous  refusions  d'accorder,  à  l'exemple  des 
soldats  et  des  écoliers,  l'épithète  de  grand  aux  despotes  conquérants, 
et  que  nous  détestions  le  despotisme  ;  encore  que  nous  regardions 
le  sacrifice  qu'un  despote  fait  de  ses  propres  peuples  et  des  peuples 
étrangers  à  son  but  de  domination  universelle,  comme  des  crimes 
énormes  ;  il  nous  faut  pourtant  reconnaître  les  heureux  résultats  qui 
naissent  de  temps  en  temps  des  empires  qu'ils  édifient  par  la  consoli- 
dation de  plusieurs  sociétés  en  une  seule.  Ni  les  massacres  ordonnés 
par  les  empereurs  romains,  ni  les  assassinats  auxquels  les  potentats 
de  l'Orient  ont  recours  pour  se  débarrasser  de  leurs  parents  ,  ni  les 
exactions  excessives  des  tyrans,  qui  appauvrissent  des  nations  en- 
tières ne  doivent  nous  influencer  jusqu'à  nous  empêcher  d'apprécier 
les  avantages  qui  ont,  dans  certaines  conditions,  été  les  fruits  de  la 
puissance  illimitée  d'un  souverain.  Le  souvenir  des  instruments  de 
torture,  des  oubliettes,  des  victimes  emmurées,  ne  doit  pas  cacher  à 
notre  esprit  la  preuve  que  l'abjecte  soumission  du  faible  au  fort, 
quoique  imposée  sans  scrupule,  a  été,  en  certains  temps  et  en  cer- 
tains lieux,  nécessaire.  Il  en  est  de  même  d'une  autre  conséquence 
de  la  guerre,  le  droit  de  propriété  d'un  homme  sur  un  autre.  Il  l'aui 


452  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

se  garder  de  condamner  l'esclavage  d'une  manière  absolue,  alors 
même  que  nous  croirions  à  la  tradition  répétée  par  Hérodote,  que 
la  construction  de  la  grande  pyramide  exigea,  pendant  vingt  ans, 
des  relais  de  cent  mille  esclaves;  ou  que  nous  tiendrions  pour  vrai  le 
récit  d'après  lequel  les  serfs  astreints  au  travail  pour  bâtir  Saint- 
Pétersbourg  ont  péri  au  nombre  de  trois  cent  mille.  Sans  doute 
nous  savons  que  l'imagination  reste  au-dessous  des  souffrances  en- 
durées par  les  hommes  et  les  femmes  tenus  en  esclavage,  sans  que 
l'histoire  en  ait  gardé  le  souvenir;  mais  nous  devons  maintenir  notre 
esprit  en  état  d'accepter  les  faits  propres  à  prouver  que  de  l'institu- 
tion servile  il  a  pu  résulter  des  avantages. 

En  un  mot ,  pour  qu'une  interprétation  des  arrangements  sociaux 
soit  digne  de  confiance,  il  faut  qu'elle  soit  l'œuvre  d'une  conscience 
à  peu  près  dépourvue  de  passion.  Si  l'on  ne  peut  ni  ne  doit  exclure 
de  l'esprit  le  sentiment  au  moment  où  l'on  considère  ces  arrange- 
ments, on  doit  cependant  l'en  exclure  quand  on  les  considère  comme 
des  phénomènes  naturels  dont  on  veut  savoir  les  causes  et  les  effets. 

Ce  qui  nous  aidera  à  conserver  cette  attitude  mentale,  c'est  la 
conviction  que,  dans  les  actions  humaines,  le  mal  absolu  peut  être  un 
bien  relatif,  et  le  bien  absolu  un  mal  relatif. 

C'est  un  lieu  commun  qu'on  entend  répéter  que  les  institutions  à 
l'abri  desquelles  une  race  prospère  ne  conviennent  pas  à  une  autre, 
mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  la  croyance  à  cette  vérité  soit 
commune.  Il  est  des  gens  qui  ne  croient  plus  à  la  vertu  des  ce  cons- 
titutions sur  le  papier  »,  et  qui  ne  laissent  pas  cependant  de  préco- 
niser l'application  d'une  politique  à  des  races  inférieures,  en  se  fon- 
dant sur  la  croyance  que  les  formes  sociales  civilisées  peuvent  être 
avec  avantage  imposées  aux  peuples  non  civilisés  ;  que  les  disposi- 
tions qui  nous  semblent  vicieuses  le  sont  pour  ceux-ci,  et  qu'ils 
trouveraient  profit  à  des  institutions  domestiques ,  industrielles  ou 
politiques,  semblables  à  celles  dont  nous  tirons  avantage.  Mais,  du 
moment  que  nous  admettons  que  le  type  d'une  société  est  déterminé 
par  la  nature  de  ses  unités,  nous  sommes  obligés  d'admettre  comme 
conséquence  qu'un  régime  intrinsèquement  du  rang  le  plus  infé- 
rieur peut  être  néanmoins  le  meilleur  possible  dans  les  conditions 
primitives. 

En  d'autres  termes,  il  ne  faut  pas  substituer  le  code  avancé  qui 
règle  notre  conduite,  lequel  s'adresse  surtout  aux  relations  privées, 
au  code  rudimentaire  de  conduite,  lequel  s'applique  principalement 
aux  relations  publiques.  Aujourd'hui  que  la  vie  est  généralement 
absorbée  par  des  relations  pacifiques  entre  concitoyens,  les  idées 
morales  portent  principalement  sur  les  actions  d'homme  à  homme  ; 


H.   SPENCER.   —  LES  INSTITUTIONS   POLITIQUES  433 

mais  dans  les  premiers  temps,  alors  que  la  vie  se  passait  surtout  en 
lutte  avec  les  sociétés  voisines,  les  idées  morales  qui  pouvaient 
exister  avaient  presque  exclusivement  pour  objet  les  relations  inter- 
sociales :  on  jugeait  les  actions  des  hommes  d'après  leurs  effets 
directs  sur  la  prospérité  de  la  tribu.  Puisque  la  conservation  de  la 
société  a  la  prééminence  sur  celle  de  l'individu,  puisqu'elle  en  est  la 
condition,  il  faut,  dans  l'étude  des  phénomènes  sociaux,  interpréter 
le  bien  et  le  mal  plutôt  dans  leur  sens  primitif  que  dans  leur  sens 
moderne,  et  par  suite  considérer  comme  relativement  bon  ce  qui 
permet  à  la  société  de  survivre,  quelque  grandes  que  soient  les  souf- 
frances infligées  aux  individus. 

Si  l'on  veut  interpréter  correctement  l'évolution  politique,  il  con- 
vient d'élargir  beaucoup  une  autre  d'entre  nos  idées  ordinaires.  Les 
mots  civilisés  et  sauvages  doivent  leur  avoir  donné  des  significations 
très  différentes  de  celles  qui  ont  cours  aujourd'hui.  La  profonde  dif- 
férence, que  l'usage  établit  tout  à  l'avantage  des  hommes  qui  com- 
posent les  nations  avancées,  et  au  désavantage  des  hommes  qui 
forment  les  groupes  simples,  ne  résiste  pas  aux  effets  d'une  connais- 
sance plus  complète.  On  trouve  chez  les  peuples  grossiers  des  carac- 
tères qui  soutiennent  la  comparaison  avec  ceux  des  meilleurs  d'entre 
les  peuples  cultivés.  Avec  peu  de  savoir  et  des  arts  rudimentaires, 
certains  peuples  possèdent  des  vertus  à  faire  honte  à  ceux  d'entre 
nous  dont  l'éducation  et  l'élégance  sont  les  plus  parfaites. 

Il  existe  dans  l'Inde  des  débris  de  certaines  races  primitives  qui 
possèdent  un  caractère  moral  où  l'habitude  de  dire  la  vérité  parait 
organique.  Ces  indigènes  ne  sont  pas  seulement  supérieurs  en  cela 
aux  Hindous  leurs  voisins,  doués  d'une  intelligence  plus  développée 
et  en  possession  d'une  civilisation  relativement  avancée  ;  ils  le 
sont  aussi  aux  Européens.  On  a  fait  la  remarque  dans  l'Inde  qu'il  est 
des  peuplades  montagnardes  dont  on  peut  toujours  accepter  avec 
une  confiance  parfaite  les  affirmations  ;  on  ne  saurait  en  dire  au- 
tant des  diplomates  qui  trompent  avec  intention,  ou  des  ministres 
qui  font  de  fausses  déclarations  sur  les  affaires  du  cabinet.  Parmi  ces 
peuplades,  on  peut  citer  les  Santals,  dont  Hunter  dit  qu'ils  «  sont 
les  plus  véridiques  des  hommes  qu'il  ait  jamais  rencontrés  »  ,  et 
les  Sourahs.  «  Un  trait  agréable  de  leur  caractère ,  dit  Shortt 
de  ces  derniers,  c'est  qu'ils  sont  absolument  véridiques,  qu'ils  ne 
savent  point  mentir.  »  Néanmoins  les  relations  des  sexes  appartien- 
nent chez  eux  à  un  type  primitif  et  inférieur;  il  en  est  ainsi  chez  les 
Todas  eux-mêmes,  qui  regardent  «  la  fausseté  comme  le  pire  des 
vices  ».  Metz,  il  est  vrai,  raconte  qu'ils  usent  de  dissimulation  en- 
vi i  s  les  Européens,  mais  il  reconnaît  que  c'est  un  effet  de  leur  com- 


454  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

merce  avec  eux.  Ce  jugement  se  trouve  conforme  à  celui  qu'a 
exprimé  devant  moi  un  fonctionnaire  civil  de  l'Inde  au  sujet  d'autres 
tribus  montagnardes,  jadis  bien  connues  pour  leur  véracité,  mais 
que  leur  contact  avec  les  blancs  a  rendues  moins  véridiques.  Le  men- 
songe est  si  rare  chez  les  peuples  aborigènes  de  Tlnde  que  les  civi- 
lisés n'ont  point  encore  corrompus,  que  Hunter  distingue,  entre 
toutes  des  tribus  du  Bengale,  les  Tipperas  comme  «  la  seule  où  ce 
vice  se  rencontre  ». 

De  même,  pour  l'honnêteté,  il  est  des  peuples  dits  inférieurs  qui 
en  remontrent  à  ceux  qui  passent  pour  supérieurs.  Si  dégradés  et 
ignorants  que  soient  à  quelques  égards  les  Todas  dont  nous  venons 
de  parler,  Harkness  nous  dit  «  qu'il  n'a  jamais  vu  un  peuple,  civilisé 
ou  sauvage,  qui  parût  avoir  un  respect  plus  religieux  pour  les  droits 
du  mien  et  du  tien.  »  Les  Marias  (Gonds)  «  présentent  comme  plu- 
sieurs autres  races  sauvages  un  caractère  singulier  de  véracité  et 
d'honnêteté.  »  Chez  les  Khonds,  «  nier  une  dette  est  une  violation  de 
ce  principe,  tenue  pour  un  acte  extrêmement  coupable.  Il  faut,  disent- 
ils,  tout  abandonner  à  ses  créanciers.  »  Le  Santal,  qui  «  ne  pense 
jamais  à  tirer  de  l'argent  d'un  étranger  »,  préfère  «  ne  point  traiter 
affaire  avec  ses  hôtes;  mais  quand  ceux-ci  abordent  la  question,  il 
traite  avec  eux  avec  autant  d'honnêteté  qu'il   le   ferait    avec   un 

homme   de  sa  tribu il  dit  tout   de  suite  le  véritable  prix  de 

l'objet.  »  Les  Lepchas  «  sont  merveilleusement  honnêtes  ;  le  vol  est 
rare  chez  eux.  Enfin  les  Bodos  et  Dhimals  sont  «  honnêtes  et  véridi- 
ques en  actes  et  en  paroles  ».  Le  colonel  Dickson  s'étend  sur  la 
«.  fidélité  ,  la  véracité  et  l'honnêteté  »  des  indigènes  du  Carnate,  qui 
témoignent  «  d'un  dévouement  extrême  et  presque  touchant  quand 
on  se  fie  à  leur  honneur  ».  Enfin  Hunter  dit  que,  chez  les  Chacmas, 
o  le  crime  est  rare le  vol  presque  inconnu.  » 

Il  en  est  de  môme  aussi  des  vertus  générales  de  ces  tribus  et  de 
quelques  autres  peuples  sauvages.  Le  Santal  «  possède  une  disposi- 
tion heureuse  »,  «  il  est  sociable  à  l'excès  »,  «  courtois  »,  mais  «  ferme 
et  exempt  de  servilité  »  ;  et,  quoique  les  «  deux  sexes  recherchent 
passionnément  la  société  l'un  de  l'autre  »,  les  femmes  sont  «  extrême- 
ment chastes  ».  Les  Bodos  et  Dhimals  sont  «  pleins  d'aimables  qua- 
lités et  presque  entièrement  dépourvus  de  celles  qui  ne  le  sont  pas  ». 
Le  Lepcha,  joyeux,  aimable  et  patient,  »  est,  selon  le  docteur  Hooker, 
un  très  «  attrayant  compagnon  »  ;  enfin  le  Dr  Campbell  rapporte  un 
exemple  «  de  l'effet  qu'un  profond  sentiment  du  devoir  peut  produire 
sur  ce  sauvage  ».  On  peut  aussi  citer  des  faits  tirés  de  récits  sur  cer- 
tains peuples  malayo-polynésiens  et  papous,  qui  montrent  sous  une 
vivre  lumière  des  traits  de  caractère  que  nous  n'associons  d'ordinaire 


H.   SPENCER.   —  LES  INSTITUTIONS  POLITIQUES  455 

qu'à  la  nature  humaine  longtemps  soumise  à  la  discipline  de  la  vie 
civilisée  et  aux  enseignements  d'une  religion  supérieure.  Albertis, 
dont  le  témoignage  est  des  plus  récents,  parle  de  certain  peuple  de 
la  Nouvelle-Guinée  qu'il  a  visité  (près  de  l'île  Yule)  et  le  dit  d'une 
honnêteté  rigoureuse,  «  très  bon  et  pacifique  »  :  après  les  disputes 
qui  éclatent  entre  les  villages,  les  gens  «  se  montrent  aussi  affables 
qu'auparavant  et  ne  témoignent  aucune  animosité.  »  Mais  le  Rév. 
W.-G.  Lawes,  qui  commente  le  récit  d' Albertis  dans  un  rapporta 
l'Institut  colonial,  dit  que  leur  bienveillance  pour  les  blancs  ne 
résiste  pas  aux  mauvais  traitements  que  ceux-ci  leur  font  subir. 
C'est  l'histoire  de  tous  les  sauvages. 

Au  contraire,  dans  diverses  parties  du  monde,  les  hommes  appar- 
tenant à  des  types  différents  fournissent  la  preuve  que  des  sociétés 
relativement  avancées  dans  l'organisation  et  la  culture  peuvent  de- 
meurer barbares  dans  leurs  idées,  leurs  sentiments  et  leurs  usages. 
Les  Fidjiens,  qui,  d'après  le  Dr  Pickering,  sont  les  plus  intelligents 
des  peuples  illettrés,  sont  au  nombre  des  plus  féroces.  «  Le  carac- 
tère des  Fidjiens  se  signale  par  une  méchanceté  profonde  et  vindica- 
tive. »  Le  mensonge,  la  trabison,  le  vol  et  le  meurtre  ne  sont  point 
chez  eux  des  actes  criminels,  mais  des  actions  honorables  ;  l'infanti- 
cide se  pratique  en  grand  ;  on  étrangle  d'ordinaire  les  gens  maladifs  ; 
et  quelquefois  on  dépèce  toutes  vives  les  victimes  humaines  avant 
de  les  manger.  Néanmoins,  les  Fidjiens  ont  «  un  système  politique 
compliqué  et  conduit  avec  soin»,  des  forces  militaires  bien  orga- 
nisées, des  fortifications  bien  étudiées ,  une  agriculture  avancée 
avec  rotation  de  cultures  et  irrigations;  la  division  du  travail  y  est 
poussée  loin,  un  appareil  de  distribution  distinct  et  une  ébauche  de 
circulation  ;  enfin  une  industrie  assez  habile  pour  construire  des 
canots  qui  portent  trois  cents  hommes.  Voyons  encore  une  autre 
société  africaine,  le  Dahomey.  Nous  y  trouvons  un  système  complet 
de  classes,  au  nombre  de  six  ;  des  arrangements  politiques  com- 
plexes, avec  des  fonctionnaires  allant  toujours  par  deux  ;  une  armée 
divisée  en  bataillons,  qu'on  passe  en  revue  et  qui  fait  la  petite 
guerre  ;  des  prisons,  une  police,  et  des  lois  somptuaires;  une  agri- 
culture dans  laquelle  on  fait  usage  d'engrais  et  qui  cultive  une 
vingtaine  de  plantes,  des  villes  entourées  de  fossés,  des  ponts  et  des 
routes  avec  des  barrières  à  péage.  Cependant  à  côté  de  ce  dévelop- 
pement social,  relativement  supérieur  existe  un  état  de  choses  qu'on 
pourrait  appeler  le  crime  organisé.  On  fait  des  guerres  pour  se  pro- 
curer les  crânes  dont  on  décore  le  palais  du  roi  ;  on  égorge  des  cen- 
taines de  sujets  quand  le  roi  meurt;  on  en  immole  cinq  cents  chaque 
année  pour  envoyer  des  messages  dans  l'autre  monde.  Cruels  et 


456  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

sanguinaires,  menteurs  et  fourbes,  «  les  naturels  sont  dépourvus  de 
sympathie  ou  de  reconnaissance  même  à  l'égard  des  membres  de 
leur  propre  famille,  »  de  sorte  qu'  «  il  n'existe  pas  même  l'apparence 
de  l'affection  entre  le  mari  et  la  femme  ou  entre  les  parents  et  les 
enfants  » .  Le  Nouveau  Monde  offrit,  à  l'époque  de  sa  découverte, 
des  témoignages  analogues.  Les  Mexicains  avaient  des  villes  de 
480  000  maisons,  mais  ils  adoraient  des  dieux  cannibales  dont  on 
nourrissait  les  idoles  de  chair  humaine  chaude  et  fumante,  introduite 
dans  leur  bouche,  et  faisaient  des  guerres  dans  le  but  de  se  procurer 
les  victimes  qu'il  fallait  immoler  à  ces  dieux.  Ils  étaient  habiles 
pour  bâtir  des  temples  imposants,  assez  vastes  pour  que  dix  mille 
hommes  puissent  danser  dans  leurs  cours,  mais  ils  immolaient  deux 
mille  cinq  cents  personnes  par  an,  rien  qu'à  Mexico  et  dans  les  villes 
voisines,  et  un  bien  plus  grand  nombre  dans  tout  l'ensemble  du  pays. 
Pareillement,  dans  les  États  populeux  de  l'Amérique  centrale,  assez 
civilisés  pour  posséder  un  système  de  calcul,  un  calendrier  régulier, 
des  livres,  des  cartes,  etc.  ;  il  y  avait  aussi  des  sacrifices  d'un  grand 
nombre  de  prisonniers,  d'esclaves  et  d'enfants,  à  qui  Ton  arrachait 
le  cœur  qu'on  offrait  tout  palpitant  sur  les  autels,  ou  qu'on  écorchait 
vifs  et  dont  la  peau  servait  aux  prêtres  de  vêtements  de  danse. 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  chercher  dans  des  régions  éloignées 
ou  chez  des  races  étrangères  des  faits  démontrant  qu'il  n'existe  pas 
de  lien  nécessaire  entre  les  types  sociaux  appelés  civilisés  et  les  sen- 
timents supérieurs  que  nous  associons  d'ordinaire  avec  la  civilisation. 
Les  mutilations  des  prisonniers  qu'on  voit  dans  les  sculptures  d'Assy- 
rie ne  sont  pas  d'une  cruauté  moindre  que  celles  dont  les  plus  sangui- 
naires des  races  sauvages  nous  offrent  des  exemples.  Ptamsès  II,  qui 
se  plaisait  à  se  faire  représenter  en  sculpture  sur  les  murs  des  tem- 
ples dans  toute  l'Egypte  tenant  une  douzaine  de  captifs  par  les  che- 
veux et  leur  tranchant  la  tête  d'un  coup,  massacra  dans  ses  con- 
quêtes plus  d'hommes  que  n'en  peuvent  détruire  un  millier  de  chefs 
sauvages  ensemble.  Les  tortures  infligées  aux  ennemis  captifs  par  les 
Peaux-Rouges  ne  dépassent  pas  en  horreur;  celles  qu'on  faisait  subir 
dans  l'antiquité  aux  criminels  par  le  supplice  de  la  croix,  ou  aux 
gens  suspects  de  rébellion  que  l'on  cousait  dans  la  peau  d'un  animal 
fraîchement  tuer,  ou  aux  hérétiques  qu'on  enduisait  d'une  matière 
combustible  à  laquelle  ou  mettait  le  feu.  Les  Damaras,  qu'on  dit 
assez  complètement  dépourvus  de  cœur  pour  rire  à  la  vue  d'un  des 
leurs  tué  par  une  bête  féroce,  ne  valent  pas  moins  que  les  Romains, 
qui  se  donnaient  tant  de  peine  pour  recruter  les  victimes  de  leurs 
plaisirs  qu'on  massacrait  en  masse  dans  les  amphithéâtres.   Si  les 
victimes  des  hordes  d'Attila  dépassent  le  nombre  de  celles  que  les 


H,   SPENCER.    —  LES  INSTITUTIONS   POLITIQUES  457 

armées  romaines  firent  périr  à  la  conquête  de  Séleucie,  ou  celui  des 
Juifs  qu'Adrien  lit  égorger,  c'est  que  l'occasion  n'avait  pas  permis 
que  celles-ci  fussent  plus  nombreuses.  Les  cruautés  des  Néron  et 
des  Gallien  et  d'autres  empereurs  rivalisent  avec  celles  des  Gengis 
Khan  et  de  Tamerlan.  Caracalla  fit  mettre  à  mort  vingt  mille  amis 
de  son  frère  après  l'avoir  assassiné  ;  puis  ses  soldats  forcèrent  le 
sénat  à  placer  le  meurtrier  au  rang  des  dieux,  preuve  que  chez  le 
peuple  romain  la  férocité  ne  le  cédait  point  à  celle  qui  fait  déifier 
le  plus  sanguinaire  des  chefs  chez  les  pires  des  sauvages.  Le  chris- 
tianisme n'y  a  pas  changé  grand'chose.  Dans  toute  l'Europe  au 
moyen  âge,  les  crimes  politiques  et  les  dissidences  religieuses  atti- 
raient sur  leurs  auteurs  des  tortures  savamment  calculées,  égales 
à  celles  que  font  souffrir  à  leurs  victimes  les  barbares  les  plus  cruels, 
sinon  plus  atroces. 

Si  étrange  que  cela  paraisse,  il  faut  admettre  que  l'accroissement 
du  sentiment  de  l'humanité  ne  marche  pas  pari  passu  avec  la  civili- 
sation ;  mais  qu'au  contraire  les  premières  étapes  de  la  civilisation 
ont  pour  condition  nécessaire  un  état  d'inhumanité  relative.  Chez 
les  tribus  d'hommes  primitifs,  c'est  le  plus  brutal  plutôt  que  le  plus 
bienveillant  qui  réussit  dans  les  conquêtes  dont  la  consolidation  des 
constructions  sociales  primitives  est  le  résultat.  Durant  les  étapes 
subséquentes  de  l'évolution  sociale,  une  agression  sans  scrupule  ve- 
nant du  dehors  et  une  contrainte  cruelle  sévissant  au  dedans  de  la 
société  demeurent  longtemps  l'accompagnement  habituel  du  déve- 
loppement politique.  Les  hommes  dont  le  concours  a  formé  les 
meilleures  sociétés  organisées,  n'ont  été  dans  le  principe,  et  n'ont 
été  longtemps,  que  les  sauvages  les  plus  forts  et  les  plus  adroits. 
Aujourd'hui,  même  encore,  lorsqu'ils  s'affranchissent  des  influences 
qui  modifient  superficiellement  leur  conduite,  ils  montrent  qu'ils 
ne  valent  pas  beaucoup  mieux  que  des  sauvages.  Lorsque  d'une 
part  nous  portons  les  yeux  sur  une  peuplade  absolument  inci- 
vilisée, les  Veddahs  des  bois,  qui,  dit-on,  sont  d'une  «  véracité  et 
d'une  honnêteté  proverbiales,  doux  et  affectueux,  obéissant  au  plus 
léger  signe  d'un  désir,  et  très  reconnaissants  de  l'attention  ou  de 
l'assistance  qu'on  leur  prête  »  ,  ces  sauvages  au  sujet  desquels 
Pridham  fait  la  remarque  que  nous  pourrions  prendre  chez  eux  des 
leçons  de  reconnaissance  et  de  délicatesse;  et  que  d'autre  part  nous 
ramenons  nos  regards  sur  les  actes  récents  de  brigandage  interna- 
tional, accomplis  par  le  massacre  de  milliers  d'individus  qui  n'avaient 
fait  aucun  mal,  à  ceux  qui  les  tuaient,  et  au  prix  d'actes  de  perfidie 
et  de  manque  de  foi  et  d'exécutions  de  prisonniers  faites  de  sang-- 
i-  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  reconnaître  qu'entre  les 


458  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

types  dits  civilisés  et  sauvages  la  différence  n'est  pas  du  genre  que 
l'on  suppose  communément.  Quelque  relation  qui  existe  entre  le 
caractère  moral  et  le  type  social,  elle  n'est  point  telle  qu'elle  im- 
plique à  tous  égards  la  supériorité  émotionnelle  de  l'homme  social 
sur  l'homme  présocial. 

«  Comment  cette  idée  peut-elle  se  concilier  avec  celle  de  pro- 
grès? »  diront  nombre  de  lecteurs.  «  Qu'est-ce  donc  qui  justifie  la 
civilisation,  si,  comme  cette  idée  l'implique,  on  constate  quelques- 
uns  des  attributs  supérieurs  de  l'humanité  portés  plus  haut  chez 
des  peuples  sauvages,  qui  vivent  isolés  par  paires  dans  les  bois, 
que  chez  de  grandes  nations  bien  organisées,  en  possession  d'arts 
merveilleusement  élaborés  et  d'une  science  étendue'.'  »  Un  appel  à 
l'analogie  sera  la  meilleure  réponse  à  faire. 

C'est  parce  que  la  lutte  pour  l'existence  s'est  propagée  dans  toute 
l'étendue  du  monde  animal  qu'elle  a  été  un  moyen  indispensable 
d'évolution.  Nous  voyons  que,  dans  la  concurrence  entre  les  indi- 
vidus de  même  espèce .  la  survie  des  plus  aptes  a  depuis  le  com- 
mencement favorisé  la  production  d'un  type  supérieur;  mais  ce 
n'est  pas  tout;  nous  voyons  encore  que  la  guerre  incessante  entre 
les  espèces  est  la  cause  principale  et  de  la  croissance  et  de  l'organi- 
sation. Sans  le  conflit  universel,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  développe- 
ment des  facultés  actives.  Les  organes  de  perception  et  de  locomo- 
tion se  sont  peu  à  peu  développés  durant  l'action  réciproque  des 
individus  poursuivants  et  des  poursuivis.  Les  membres  et  les  sens 
en  se  perfectionnant  ont  fourni  un  concours  plus  avantageux  aux 
viscères,  et  les  appareils  viscéraux  ont  fourni  un  meilleur  apport  de 
sang  aéré  aux  membres  et  aux  sens;  d'autre  part,  un  système  ner- 
veux supérieur  s'est  trouvé  nécessaire  à  chaque  étape  pour  coor- 
donner les  actions  de  ces  appareils  plus  complexes.  Du  côté  des 
animaux  de  proie  la  mort  par  inanition,  et  du  côté  de  ceux  qui  ser- 
vent de  proie  la  mort  par  destruction,  ont  fait  disparaître  les  indi- 
vidus et  les  espèces  les  moins  favorablement  armés.  Tout  progrès 
dans  la  force,  la  vitesse,  l'agilité  ou  la  sagacité  dans  les  animaux 
d'une  classe  a  pour  conséquence  nécessaire  un  progrès  correspon- 
dant dans  les  animaux  de  l'autre  classe  ;  sans  les  efforts  répétés 
sans  fin  pour  atteindre  la  proie  ou  échapper  à  l'ennemi,  sous  peine 
de  la  vie,  ni  les  uns  ni  les  autres  n'auraient  pu  réaliser  leur  progrès. 

Remarquons  néanmoins  que  si  cette  impitoyable  discipline  de  la 
nature,  ce  monstre  «  aux  dents  et  aux  griffes  rouges  de  sang  »,  a  été 
une  condition  nécessaire  de  l'évolution  de  la  vie  dans  le  règne  de  la 
sensibilité,  il  n'en  faut  pas  conclure  qu'elle  doive  exister  dans  tous  les 
temps  et  avec  tous  les  êtres.  L'organisation  supérieure  développée  par 


H.   SPENCER.    —  LES  INSTITUTIONS   POLITIQUES  459 

cette  lutte  universelle  et  qui  s'y  adapte  n'est  pas  nécessairement  con- 
damnée à  s'employer  à  jamais  à  des  fins  pareilles  :  la  force  et  l'intel- 
ligence résultant  de  cette  organisation  sont  de  nature  à  servir  à  des 
emplois  bien  différents.  La  structure  héréditaire  qui  la  constitue 
n'est  pas  seulement  bonne  pour  l'attaque  ou  la  défense,  elle  est  apte 
à  d'autres  fins  diverses,  lesquelles  peuvent  devenir  pour  l'être  ainsi 
modifié  les  fins  uniques  de  sa  destinée.  Les  myriades  d'années  de 
guerre  durant  lesquelles  se  sont  développées  les  forces  de  tous  les 
types  inférieurs  d'êtres  vivants  ont  légué  à  l'être  du  type  supérieur 
des  forces  pour  des  fins  sans  nombre  outre  celles  de  tuer  et  d'éviter 
d'être  tué.  Ses  dents  et  ses  ongles  servent  peu  dans  le  combat;  il 
n'impose  pas  à  son  esprit  comme  occupation  ordinaire  l'obligation 
de  combiner  des  moyens  de  détruire  d'autres  êtres  vivants,  ou  de  se 
préserver  du  mal  que  ceux-ci  pourraient  lui  faire. 

De  même  pour  les  organismes  sociaux.  Nous  devons  reconnaître 
que  la  lutte  pour  l'existence  entre  les  sociétés  a  été  l'instrument  de 
leur  évolution.  Ni  la  consolidation  et  la  reconsolidation  de  petits 
groupes  sociaux  en  un  groupe  plus  grand,  ni  l'organisation  de 
groupes  composés  et  doublement  composés,  ni  le  développement 
concomitant  de  tous  les  facteurs  d'une  existence  plus  large  et  plus 
élevée  que  produit  la  civilisation,  n'auraient  été  possibles  sans  les 
guerres  de  tribu  à  tribu  et  plus  tard  de  nation  à  nation.  Ce  qui  est  le 
point  de  départ  de  la  coopération  sociale,  c'est  l'action  combinée 
pour  l'attaque  et  la  défense;  c'est  de  ce  genre  de  coopération  que 
tous  les  autres  proviennent.  Quoiqu'il  soit  impossible  de  légitimer 
les  horreurs  causées  par  cet  antagonisme  universel  qui,  débutant  par 
les  guerres  chroniques  de  petites  troupes,  il  y  a  dix  mille  ans,  a  fini 
par  les  grandes  batailles  de  grandes  nations,  il  faut  reconnaître  que 
sans  ces  horreurs  le  monde  ne  serait  encore  habité  que  par  des 
hommes  de  type  faible,  cherchant  un  abri  dans  les  cavernes  et 
vivant  d'une  nourriture  grossière. 

Remarquons  cependant  que  la  lutte  intersociale  pour  l'existence, 
qui  a  été  une  condition  indispensable  de  l'évolution  des  sociétés,  ne 
jouera  pas  nécessairement  dans  l'avenir  un  rôle  semblable  à  celui 
qu'elle  a  joué  dans  le  passé.  Nous  reconnaissons  que  nous  sommes 
redevables  à  la  guerre  de  la  formation  des  grandes  sociétés  et  du  dé- 
veloppement de  leurs  appareils;  mais  nous  pouvons  conclure  que 
les  forces  acquises,  applicables  à  d'autres  fonctions  sociales,  per- 
dront leur  rôle  primitif.  Si  nous  accordons  qu  \  sans  ces  luttes  san- 
glantes continuelles,  les  sociétés  civilisées  n'auraient  pu  se  former, 
et  que  cet  état  devait  nécessairement  avoir  pour  corrélatif  une 
forme  appropriée  du  caractère  de  l'homme,  autant  de  férocité  que 


160  BEVUE   PHILOSOPHIQUE 

d'intelligence;  nous  avons  en  même  temps  le  droit  d'affirmer  qu'une 
fois  ces  sociétés  produites,  la  brutalité  du  caractère  des  unités  so- 
ciales, condition  nécessaire  de  cette  opération,  disparaîtra.  Tandis 
que  les  profits  réalisés  durant  la  période  de  déprédation  demeurent 
comme  un  héritage  permanent,  les  maux  sociaux  et  individuels 
causés  dans  cette  période  décroîtront  et  s'effaceront  graduellement. 

Ainsi  donc,  quand  nous  considérons  la  structure  et  les  fonctions 
d'une  société  au  point  de  vue  de  l'évolution,  nous  pouvons  conserver 
le  calme  d'esprit  nécessaire  pour  en  donner  une  interprétation  scien- 
tifique, sans  perdre  la  faculté  d'éprouver  le  sentiment  d'approbation 
ou  de  réprobation  morales. 

Aces  remarques  préliminaires  sur  l'attitude  mentale  qu'on  doit 
conserver  dans  l'étude  des  institutions  politiques,  nous  en  devons 
ajouter  d'autres  plus  courtes  relatives  aux  questions  dont  on  doit 
s'occuper.  Si  les  sociétés  étaient  toutes  de  la  même  espèce,  ne  dif- 
férant que  par  le  degré  de  croissance  et  de  structure,  on  apercevrait 
clairement  en  les  comparant  le  cours  de  l'évolution;  mais  la  diffé- 
rence de  types  qui  les  sépare,  tantôt  grande,  tantôt  petite,  jette  de 
l'obscurité  sur  le  résultat  de  ces  comparaisons. 

Ajoutons  encore  que,  si  chaque  société  grandissait  et  se  dévelop- 
pait à  l'abri  de  l'intrusion  de  facteurs  nouveaux,  l'interprétation  de 
son  évolution  serait  relativement  facile,  mais  les  opérations  compli- 
quées du  développement  social  sont  souvent  recompliquées  par  des 
changements  subits  dans  les  systèmes  de  facteurs.  Tantôt  le  volume 
de  l'agrégat  social  augmente  ou  diminue  tout  d'un  coup  par  une 
annexion  ou  par  une  perte  de  territoire  ;  tantôt  le  caractère  moyen 
de  ses  unités  se  trouve  changé  par  l'introduction  d'une  autre  race  à 
titre  de  conquérants  ou  d'esclaves;  tandis  que,  nouvel  effet  de  ce 
changement,  de  nouvelles  relations  sociales  se  superposent  aux 
anciennes.  Dans  bien  des  cas,  les  invasions  que  les  peuples  se  font 
subir  les  uns  aux  autres,  les  mélanges  de  races  et  d'institutions,  les 
dissolutions  et  les  reconstructions  de  l'agrégat  détruisent  la  conti- 
nuité des  changements  normaux  au  point  qu'il  est  extrêmement  dif- 
ficile, sinon  impossible,  d'en  rien  conclure. 

Encore  une  fois,  les  changements  dans  le  mode  moyen  d'existence 
d'une  société,  tantôt  de  plus  en  plus  belliqueuse  et  tantôt  de  plus  en 
plus  industrielle,  provoquent  des  métamorphoses  :  le  changement  de 
fonction  engendre  le  changement  de  structure.  Aussi  faut-il  distinguer 
les  réarrangements  progressifs  qui  appartiennent  aux  périodes  les 
plus  avancées  du  développement  d'un  type  social  de  celles  qui  sont 
causées  par  le  début  du  développement  d'un  type  social  autre.  Les 
traits  d'une  organisation,  appropriés  à  un  mode  d'activité  périmé  ou 


H.   SPENCER.  —  LES  INSTITUTIONS  POLITIQUES  461 

depuis  longtemps  suspendu,  commencent  à  s'effacer  et  font  place 
aux  traits  de  plus  en  plus  définis  d'une  organisation  appropriée  au 
mode  d'activité  qui  a  remplacé  la  première.  On  peut  commettre  des 
erreurs  si  l'on  prend  les  traits  de  l'une  pour  ceux  de  l'autre.  Nous 
pouvons  donc  prévoir  que,  de  cet  ensemble  complexe  et  confus,  les 
vérités  les  plus  générales  seules  ont  chance  d'émerger  avec  netteté. 
Tout  en  prévoyant  la  possibilité  d'établir  positivement  certaines  con- 
clusions générales,  nous  devons  prévoir  aussi  qu'il  faudra  se  borner 
à  donner  comme  probables  les  conclusions  plus  spéciales. 

Heureusement,  comme  nous  le  verrons  en  définitive,  les  conclu- 
sions susceptibles  d'être  établies  positivement  sont  celles  dont  la 
valeur  directrice  est  la  plus  grande. 

Herbert  Spencer. 


DU  SOMNAMBULISME  PROVOQUÉ 

(suite)  i 


III.  —  Du  somnambulisme  des  animaux. 

Il  semble  que  pour  juger  la  question  de  la  simulation  rien  ne  soit 
plus  simple  que  d'expérimenter  sur  des  êtres  incapables  de  jouer  la 
comédie.  Toutefois  on  se  heurte  alors  à  de  grandes  difficultés,  telles 
qu'elles  n'ont  pu  encore  être  complètement  surmontées.  Il  est  pro- 
bable, en  effet,  que  la  spontanéité  cérébrale,  si  évidente  chez 
l'homme,  n'existe  que  rudimentaire  chez  les  autres  animaux.  S'il 
est  vrai,  ainsi  que  nous  allons  chercher  à  le  montrer,  que  tous  les 
symptômes  du  somnambulisme  soient  dus  à  l'abolition  de  cette 
spontanéité  cérébrale,  il  s'ensuit  que  les  phénomènes  du  somnam- 
bulisme seront  très  faiblement  accentués  chez  les  animaux  autres 
que  l'homme.  Aussi  toutes  les  recherches  faites  sur  les  animaux 
sont-elles  médiocrement  probantes,  n'apportant  que  peu  de  lumière 
dans  l'obscurité  de  la  question. 

En  1646,  le  Père  Kircher  2  publia,  dans  un  livre  intitulé  :  Ars 
magna  lucis  et  umbrae,  sa  fameuse  expérience  sur  l'hypnotisme. 
En  faisant,  devant  le  bec  d'un  oiseau,  d'un  coq  principalement,  une 
raie  sur  le  sol  avec  un  morceau  de  craie,  on  rend  l'animal  complè- 
tement immobile. 

Cette  expérience  a  été  reprise  par  Czermak  %  qui  l'a  étendue  à 

1.  Voir  le  numéro  précédent  de  la  /.' 

2.  IL  est  probable,  d'après  Preyer  (loc.  cit.,  p.  97),  que  Daniel  Schwenter,  dans 
un  livre  intitulé  :  Delicix physico  mathematicse  (Nuremberg,  1636,  p.  562,)  et  un 
auteur  inconnu  de  la  même  époque,  un  professeur  de  l'Université  de  Paris, 
dont  Schwenter  ne  donne  pas  le  nom,  avaient  fait  avant  Kircher  la  même  expé- 
rience. J'ai  entre  les  mains  un  autre  livre  de  Kircher  intitulé  :  Magnes  sive  de 
arte  magnetica  opus  Cologne,  1643,)  où  l'on  trouve  des  considérations  curieuses 
sur  le  magnétisme   des  animaux  (liber  III,  pars  VI,  p.  657  à  677.  Magnetismus 

animal  .  Le  ci    paud,  l'anguille,  le  cerf,  la  torpille,  le  rémora  et  quelques 

poissons  fantastiques,  comme  la  sirène,  sont  des  animaux  magnétiques. 

3.  Comptes  rendus  de  l'Académie  de  Vienne,  1872,  p.  361,  et  Archive*  de  Pfîû 
t.  VII,  p.   107  à  121. 


Cil.   RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME   1H10V0QUÉ  463 

d'autres  animaux,  à  de  petits  oiseaux,  par  exemple,  et  à  des  écre- 
visses. 

M.  Preyer,  reprenant  ces  expériences,  a  attribué  à  la  frayeur  les 
phénomènes  qu'on  voit  survenir  chez  les  animaux  dans  ces  condi- 
tions. Des  écrevisses,  des  grenouilles,  des  cochons  d'Inde,  des 
lapins,  peuvent  être  rendus  immobiles  de  différentes  manières.  Le 
plus  souvent  on  réussit  en  excitant  fortement  les  nerfs  de  la  sen- 
sibilité. Cette  excitation  provoquerait  la  mise  en  jeu  de  l'appa- 
reil inhibiteur  des  centres  nerveux  supérieurs.  Dans  une  récente 
communication  à  la  Société  médicale  d'Iéna  (28  mai  1880)  , 
M.  Preyer  s'exprime  ainsi  :  «  J'ai  hypnotisé  beaucoup  d'animaux,  et 
je  suis  arrivé  à  cette  conclusion  que,  par  des  excitations  périphé- 
riques, on  peut  produire  chez  eux  deux  actions  d'arrêt  différentes. 
Le  premier  état  est  un  état  de  cataplexie,  c'est-à-dire  une  sorte  de 
frayeur  et  d'épouvante,  une  paralysie  par  la  frayeur.  Le  second  état 
est  un  état  d'hypnose.  Les  animaux,  comme  les  hommes,  devien- 
nent cataplégiques  à  la  suite  d'excitations  périphériques  qui  sont 
soudaines,  brusques  et  violentes.  Ils  deviennent  hypnotiques  à  la 
suite  d'excitations  périphériques  qui  sont  prolongées,  faibles  et  uni- 
formes. Il  y  a  de  très  grandes  différences  individuelles,  quant  à  la 
manière  de  réagir  entre  les  divers  animaux,  comme  entre  les  di- 
verses personnes.  Si  l'on  serre  légèrement,  avec  une  pince  à  pres- 
sion, les  narines  d'un  cochon  d'Inde,  ou  si  on  le  tient  doucement  par 
l'oreille  entre  les  doigts,  au  bout  d'une  demi-minute  il  devient  hy- 
pnotique. On  peut  alors  écarter  la  pincette  ou  les  doigts,  l'animal 
conserve  un  état  de  stupeur  telle  qu'on  peut  le  placer,  sans  qu'il 
remue,  dans  les  positions  les  plus  bizarres.  Un  léger  choc  ou  l'insuf- 
flation suffisent  pour  le  faire  revenir  à  l'état  normal.. Cette  hypnose 
ressemble  beaucoup  à  la  cataplexie  ;  elle  en  diffère  surtout  en  ce 
que  les  hypnotiques  peuvent  remuer  les  membres,  tandis  que  ces 
mouvements  sont  impossibles  chez  les  cataplégiques  i.  » 

Le  premier  mémoire  de  M.  Preyer  sur  la  cataplexie  est  assez  ins- 
tructif, et,  outre  les  faits  nouveaux  observés  par  cet  expérimenta- 
teur, il  contient  une  critique  détaillée  des  travaux  antérieurs. 

Si  l'on  saisit  brusquement  un  cochon  d'Inde  de  manière  à  le  main- 
tenir de  force  dans  l'immobilité,  le  ventre  en  l'air .  au  bout  d'une 
ou  deux  minutes  il  restera  tout  à  fait  stupide,  inerte  et  sans  mou- 
vement. Avec  une  poule,  un  coq,  même  avec  un  lapin,  la  même 
expérience  réussit  très  bien.  On  peut  alors  l'exciter  en  soufflant 

1.  Cette  distinction  entre  la  cataplexie  et  l'hypnotisme  ne  laisse  pas  que 
d  être  arbitraire  et  hypothétique.  Les  phénomènes  qu'on  observe  ne  se  pré- 
sentent pas  malheureusement  avec  cette  netteté  Caractéristique* 


404  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

de.-sus,  en  l'éclairant  vivement,  en  faisant  vibrer  un  timbre  à  côté  de 
lui,  sans  que  ces  excitations  fassent  sortir  l'animal  de  sa  stupeur.  En 
liant  rapidement  avec  un  fil  le  bec  d'un  coq  ou  la  patte  d'une  gre- 
nouille, on  peut  provoquer  le  même  état  de  cataplexie. 

Les  excitations  tactiles  semblent  être  plus  aptes  que  toutes  les 
autres  excitations  à  produire  la  cataplexie.  Ainsi  l'éclat  de  la  lu- 
mière électrique,  un  bruit  strident  et  soudain  restent  sans  effet.  A 
ces  faits,  bien  démontrés  par  M.  Preyer,  je  puis  ajouter  cette  expé- 
rience que  j'ai  souvent  répétée  :  une  excitation  électrique  soudaine 
et  violente  (décharge  d'une  forte  batterie  de  Leyde)  portant  sur  la 
tête  même  de  l'animal  amène  un  mouvement  brusque  et  total  de 
tous  les  muscles  du  corps,  mais  on  n'observe  aucune  cataplexie 
consécutive. 

Chez  les  très  jeunes  sujets,  il  n'y  a  pas  de  cataplexie  possible. 
Des  cochons  d'Inde  nouveau-nés  ou  âgés  de  dix  jours  au  plus  ne 
peuvent  jamais  rester  immobiles  après  avoir  été  pendant  une  mi- 
nute brusquement  saisis  et  maintenus.  Mais  les  mêmes  animaux,  qui 
jusqu'à  l'âge  de  dix  jours  ne  présentaient  aucun  phénomène  de 
cataplexie,  finirent,  lorsqu'ils  avancèrent  en  âge,  par  en  donner 
plus  tard  tous  les  signes,  quand  on  les  soumit  à  l'expérience. 

M.  Heubel  '  a  fait  sur  les  grenouilles  des  expériences  analogues. 
Quoique  les  faits  soient  bien  observés,  les  conclusions  qu'il  en  tire 
ne  me  paraissent  pas  pouvoir  être  défendues. 

J'ai  souvent  répété  l'expérience  de  M.  Heubel.  Voici  en  quoi  elle 
consiste.  On  prend  une  grenouille  bien  vigoureuse  et  bien  agile,  on 
la  tient  pendant  deux  minutes  environ  entre  les  doigts,  le  pouce  sur 
le  ventre  et  les  quatre  doigts  sur  le  dos,  en  ne  la  serrant  que  juste 
ce  qu'il  faut  pour  l'empêcher  de  s'enfuir.  Cependant  les  mouvements 
de  la  grenouille  deviennent  de  plus  en  plus  lents  et  paresseux  ;  c'est 
à  peine  si  elle  fait  des  efforts  pour  fuir;  finalement,  quand  on  la 
place  sur  la  table,  elle  reste  le  ventre  en  l'air,  immobile,  et  cela  pen- 
dant un  quart  d'heure,  quelquefois  une  heure  et  même  plus. 

M.  Heubel  a  pensé  que  cet  état  d'inertie  et  d'immobilité  de 
l'animal  était  une  sorte  de  sommeil,  et  que  la  cause  même  de  ce 
sommeil  était  l'absence  d'excitations  extérieures.  Suivant  lui,  quand 
aucune  excitation  périphérique  ne  vient  ébranler  le  cerveau,  le 
sommeil  survient  nécessairement,  l'état  de  veille  ne  pouvant  être 
conservé  que  par  l'influence  incessante  des  excitations  périphériques 
qui  retentissent  sur  le  système  nerveux  central. 


).  Archives  <!'■  PfLûger^  t.  XIV,  p.  158  à  210  :  L'état  de  veille  du  cerveau  dépend 
'/'i  excitations  extérieure*. 


Ch.    RICHET.    —   DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  465 

Une  semblable  hypothèse  ne  s'applique  pas  du  tout  aux  faits  qu'on 
peut  observer  sur  la  grenouille.  En  effet,  si  l'on  excite  légèrement  la 
grenouille  immobilisée,  elle  sortira  de  sa  torpeur  ;  mais,  si  l'on  con- 
tinue à  l'exciter  en  lui  chatouillant  légèrement  le  dos  avec  le  doigt, 
au  lieu  de  la  réveiller  de  plus  en  plus,  comme  cela  devrait  être  si  la 
théorie  de  M.  Heubel  était  exacte,  on  la  rend  de  plus  en  plus 
paralytique;  si  bien  que  finalement  elle  ne  peut  presque  plus  se 
remuer.  On  peut  alors  la  poser  sur  la  table,  le  ventre  tourné  en 
l'air,  et  étendre  les  deux  pattes  postérieures,  sans  provoquer  de 
mouvements  réflexes.  On  peut  aussi  la  placer  dans  des  positions 
invraisemblables,  tout  à  fait  contraires  à  la  situation  normale  d'une 
grenouille  ;  par  exemple,  l'adosser  à  une  planche  en  étendant  les  deux 
pattes,  sans  qu'elle  réagisse  notablement.  Il  semble  qu'elle  ait  été 
empoisonnée  par  une  substance  toxique  ou  qu'on  ait  détruit  sa 
moelle  épinière. 

Qu'on  fasse  la  même  expérience  sur  des  grenouilles  décapitées 
(moelle  sectionnée  au-dessous  du  bulbe),  on  n'obtiendra  pas  de  sem- 
blables résultats.  La  grenouille  décapitée  conserve  toujours  ses 
mouvements  réflexes,  et  on  ne  peut  l'étendre  sur  une  table  sans 
qu'aussitôt  elle  retire  ses  membres  postérieurs. 

Au  contraire,  les  grenouilles  non  décapitées  et  tenues  au  préalable, 
pendant  quelques  minutes,  dans  la  main,  conservent,  si  on  les  étend 
sur  la  table,  l'attitude  qu'on  leur  a  donnée,  et  cela  pendant  un 
quart  d'heure,  une  demi-heure  et  même  plus  1. 

Ce  qui  prouve  bien  que  l'hypothèse  de  M.  Heubel  —  sommeil  dû 
au  défaut  d'excitations  périphériques  —  n'est  pas  exacte,  c'est  qu'une 
grenouille  ainsi  stupéfiée  peut  être  touchée,  remuée,  excitée,  sans 
se  déplacer.  Voilà  des  excitations  extérieures,  bien  fortes  cependant, 
qui  ne  suffisent  pas  pour  réveiller  l'animal.  Est-il  légitime  d'admettre 
que  ce  sommeil  est  dû  à  l'absence  d'excitations  extérieures?  Souvent 
j'ai  fait  cette  expérience  :  une  grenouille,  stupéfiée  par  les  procédés 
indiqués  plus  haut,  était  étendue  sur  la  table,  et,  à  côté  d'elle,  je  fai- 
sais vibrer  un  timbre  très  bruyant.  Ce  son  ne  provoquait  aucune 
réaction  de  l'animal. 

Enfin  l'opinion  de  M.  Heubel  est  encore  infirmée  par  une  expé- 
rience de  Czermak  -,  répétée  par  M.  Preyer  3.  Si  l'on  pince  brusque- 


1.  Je  compte  reprendre  ces  dernières  expériences,  car  elles  ne  concordent 
pas  avec  quelques  faits  observés  par  M.  Preyer,  loc.  cit.,  p.  63. 

1.  Eine  neurophysiologische  Beobachtung  an  einern  Triton  crialatus  (Zcit<- 
chrift  /'.  miss.  Zoologie,  1850,  p.  542). 

3.  Loc.  cit.  Voyez  la  planche  photographique  3,  placée  à  la  fin  de  son  mé- 
moire. 

tome  x.  —  1880.  30 


466  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ment  la  queue  d'un  triton  ou  la  patte  d'une  grenouille,  l'animal 
devient  subitement  immobile,  stupéfié,  et  cette  stupeur  dure  quel- 
quefois plusieurs  minutes.  Ainsi  le  sommeil  est  provoqué  non  par 
l'absence  d'excitations  périphériques,  mais  au  contraire  par  une 
excitation  forte.  Il  est  difficile  de  trouver  une  théorie  qui  soit 
plus  que  celle  de  M,  Heubel  en  désaccord  avec  les  faits. 

La  théorie  de  M.  Heubel  n'est  donc  pas  admissible,  et,  au  lieu  de 
voir  dans  cette  sorte  de  sommeil  des  grenouilles  la  conséquence 
d'une  absence  d'excitation,  il  faut  y  voir  la  conséquence  d'un  excès 
d'excitation.  Il  est  probable  que,  sous  l'influence  des  excitations 
périphériques,  les  parties  du  cerveau  qui  président  à  l'arrêt  des 
actions  réflexes  et  volontaires,  entrent  en  jeu  et  paralysent  les 
parties  sous-jacentes  de  la  moelle  épinière ■'. 

Telles  sont,  très  rapidement  résumées,  les  recherches  faites  jus- 
qu'ici sur  l'hypnotisme  des  animaux.  Il  est  à  désirer  qu'elles  soient 
reprises,  car  elles  donneront  certainement  des  résultats  fort  inté- 
ressants. En  tout  cas,  celles  qui  ont  été  faites  jusqu'ici  nous  seront 
de  quelque  utilité  pour  l'explication  des  causes  qui  produisent  le 
somnambulisme  chez  l'homme. 


IV.  —  Des  moyens  de  provoquer  le  somnambulisme. 

Certes  l'étude  des  symptômes  et  des  formes  du  somnambulisme 
est  encore  bien  obscure.  Elle  est  très  avancée  cependant,  si  l'on  com- 
pare ce  que  nous  savons  des  symptômes  à  ce  que  nous  savons  des 

1.  Mon  intention  est  de  publier  ces  recherches  avec  plus  de  détails  et  de 
développer  dans  un  travail  spécial  les  conclusions  auxquelles  j'ai  été  amené. 
Aussi  n'insisté-je  pas  davantage  sur  le  sommeil  des  grenouilles,  et  les  consi- 
i àons  de  psychologie  physiologique  qui  pourraient  prendre  place  ici.  Quant 
aux  rares  observations  de  sommeil  des  animaux  produites  par  les  magnéli- 
seurs  de  profession,  elles  sont  incohérentes,  incomplètes,  et  méritent  peu  de 
créance,  car  on  ne  peut  pas  reproduire  ces  faits  toutes  les  fois  qu'on  le  désire  : 
ce  qui  entraine  une  incertitude  bien  naturelle.  Il  paraît  qu'en  Orient  les  char- 
meurs de  serpents  arrivent  à  des  résultats  étonnants;  mais  il  faudrait  que 
ces  faits  fussent  observés  scrupuleusement  par  des  naturalistes  ou  des  phy- 
siologistes expérimentés,  pour  qu'ils  pussent  avoir  droit  de  cité  dans  la  science. 
En  Perse  il  y  a  des  charmeurs  de  lièvres  {Tour  du  monde,  18(32.  II.  p.  127). 

Peut-être  aussi  y  a-t-il  lieu  d'assimiler  au  magnétisme  la  fascination  exercée 
sur  certains  animaux  par  les  reptiles;  l'arrêt  du  chien  de  chasse,  etc.  Est-il 
permis  de  faire  appel  à  l'attention  des  observateurs  pour  tâcher  d'apporter  un 
peu  de  lumière  sur  tous  ces  points.  Jusqu'à  présent,  la  question  du  somnam- 
bulisme des  animaux  n'a  été  qu'ébauchée.  Le  mémoire  de  M.  Preyer  est  à 
coup  sûr  ce  qu'il  y  a  de  plus  précis  sur  le  sujet. 


Cil.   RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME  PROVOQUÉ  467 

causes  du  magnétisme.  Ce  n'est  pas  que  les  théories  fassent  défaut, 
mais  elles  sont  toutes  extrêmement  insuffisantes. 

Tout  d'abord,  il  est  évident  que  le  même  procédé  appliqué  à  des 
personnes  différentes  ne  peut  pas  réussir  de  la  même  manière. 
M.  Preyer  a  observé  de  semblables  différences  individuelles  chez  les 
cochons  d'Inde  et  les  grenouilles.  Que  sera-ce  donc  quand  il  s'agira 
d'êtres  humains4?  On  a  remarqué  avec  raison  que  plus  l'espèce  est 
élevée  dans  la  série,  plus  les  individus  sont  dissemblants  entre  eux. 
Il  y  a  plus  de  différences  entre  les  grenouilles  qu'entre  les  huîtres, 
entre  les  chiens  qu'entre  les  grenouilles;  il  y  en  a  bien  plus  entre  les 
hommes  qu'entre  les  chiens.  Cela  est  déjà  vrai  des  organes  de  la  vie 
de  nutrition  :  mais  combien  plus  vrai  encore  pour  les  organes  de  la 
vie  de  relation  et  surtout  pour  l'intelligence.  De  sorte  que  les  expé- 
riences de  somnambulisme  portent  sur  l'organe  le  plus  diversifié  de 
l'être  le  plus  complexe,  chez  qui  les  différences  individuelles  ont  leur 
maximum  de   variabilité.  Quelle  difficulté  pour  l'expérimentation  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  certaines  conditions  favorables  peuvent  être  dé- 
terminées avec  assez  d'exactitude.  Les  femmes  sont  plus  sensibles 
que  les  hommes.  Relativement  à  l'âge,  je  suis  porté  à  croire  que  les 
enfants  peuvent  être  endormis;  mais  je  n'ai  jamais  fait  d'expérience 
chez  les  très  jeunes  sujets,  pour  ne  pas  faire  naître  chez  eux  un 
état  nerveux  qui  ne  serait  pas  sans  inconvénient.  Je  suis  même 
convaincu  qu'il  ne  faut  pas  magnétiser  de  jeunes  enfants;  car,  au 
moment  où  tous  les  organes  sont  en  voie  de  développement,  ils 
peuvent  être  facilement  déviés  dans  leur  direction,  et  on  impri- 
merait alors  à  tout  l'organisme  une  sorte  de  nervosisme  funeste 
et  presque  pathologique.  J'ai  endormi  des  jeunes  filles  de  dix-sept 
à  dix-huit  ans.  Mais  cet  âge  ne  paraît  pas  être  le  plus  favorable. 
Il  semble  que  ce  soit  surtout  de  vingt- cinq  à  quarante  ans  qu'on 
puisse  facilement  être  endormi.  Quant  aux  vieillards,  je  croirais  vo- 
lontiers qu'ils  sont  assez  rebelles  au  magnétisme.  J'ai  réussi  à  endor- 
mir une  femme  de  soixante  ans;  mais  chez  elle  le  sommeil  n'a  jamais 
été  complet,  et  les  symptômes  ont  été  peu  intéressants. 

Les  tempéraments  nerveux  sont,  comme  on  le  pensera  sans  peine, 
plus  susceptibles  que  les  autres.  En  général,  les  femmes  petites, 
brunes,  aux  yeux  noirs,  aux  cheveux  noirs  abondants,  aux  sourcils 
épais,  sont  des  sujets  très  favorables.  Cependant  quelquefois  on  réus 
sit  très  bien  avec  des  femmes  pâles  et  lymphatiques,  et  on  échoue 
avec  des  femmes  très  nerveuses.  En  somme,  les  femmes  délicates, 
nerveuses,  languissantes,  atteintes  d'une  maladie  chronique  ou  rele- 
vant de  maladie,  sont  certainement,  plus  que  toutes  les  autres,  aptes 
à  subir  l'influence  du  magnétisme. 


468  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

D'ailleurs  la  condition  qui  domine  toutes  les  autres,  c'est  ce  que 
nous  avons  appelé  plus  haut  Y  éducation.  Par  le  seul  fait  d'avoir  été 
endormi  une  première  fois,  on  devient  très  apte  à  être  endormi  une 
seconde  fois.  Même  lorsque  une  première  expérience  n'a  pas  réussi, 
elle  a  modifié  de  telle  sorte  le  tempérament  que  la  seconde  expé- 
rience pourra  réussir.  Donc  les  conséquences  de  la  magnétisation  ne 
sont  pas  aussi  passagères  qu'elles  le  paraissent,  puisqu'un  changement 
défini  s'est  produit  dans  l'organisme  l.  En  réalité,  les  sujets  les  plus 
sensibles  au  magnétisme  sont  ceux  qui  ont  été  endormis  souvent.  Ils 
deviennent  même  tellement  sensibles  que  les  moyens  les  plus  simples 
réussissent  à  provoquer  chez  eux  l'état  somnambulique. 

Il  est  donc  absolument  nécessaire,  quand  on  veut  étudier  les 
moyens  de  provoquer  le  somnambulisme,  d'établir  une  distinction 
entre  les  personnes  qui  n'ont  jamais  été  endormies  et  celles  qui  l'ont 
été  déjà.  Chez  les  premières  beaucoup  de  moyens  échouent;  chez  les 
autres,  tous  les  moyens  réussissent. 

Supposons  d'abord  qu'on  veuille  expérimenter  sur  une  personne 
n'ayant  jamais  été  encore  endormie.  On  peut,  pour  l'endormir,  pro- 
céder par  deux  méthodes  différentes,  soit  par  l'bypnotisme,  soit  par 
les  passes. 

Pour  ce  qui  est  de  l'hypnotisme,  l'explication  est  au  premier  abord 
assez  facile.  Les  yeux  étant  fixés  sur  un  objet  brillant,  l'éclat  de 
cet  objet  peut  produire  une  excitation  prolongée  des  centres  céré- 
braux qui  sont  en  rapport  avec  les  nerfs  optiques.  Cette  excitation 
entraînerait  la  paralysie  de  la  spontanéité  intellectuelle,  soit  par  une 
sorte  de  fatigue  cérébrale,  soit,  ce  qui  est  plus  vraisemblable,  par 
une  sorte  d'action  d'arrêt.  L'excitation  des  centres  nerveux  visuels 
se  propagerait  à  certains  centres  inhibiteurs.  Ces  centres  inhibiteurs 
entrant  en  jeu  feraient  que  la  cérébration  spontanée,  volontaire, 
serait  supprimée,  l'automate  remplaçant  le  moi. 

1.  Je  puis  citer,  comme  exemple  de  cette  sensibilité  au  magnétisme  croissant 
au  fur  et  à  mesure  que  les  expériences  ont  été  faites  plus  souvent,  l'exemple 
de  S'",  observée  par  Dupotet  et  Husson  (Expériences  publiques  sur  le  magné- 
tisme animal  faites  à  l'Hôtel-Dieu  de  Paris,  1826).  lre  séance  :  durée,  30  minutes; 
nul  effet.  —  2e  séance  :  durée,  30  minutes;  nul  effet.  —  3e  séance  :  durée, 
45  minutes;  sommeil.  —  4e  séance  :  sommeil  au  bout  de  30  minutes.  — 
5e  séance  :  sommeil  au  bout  de  15  minutes.  —  6e  séance  :  sommeil  au  bout  de 
15  minutes.  —  7e  séance  :  sommeil  au  bout  de  2  minutes;  etc.  —  Comment 
supposer  qu'il  y  ait  simulation,  puisque  tous  les  observateurs  ont  vu  de  pa- 
reils faits?  Ceux  qui  soutiennent  cette  ridicule  hypothèse  seraient  donc  forcés 
d'admettre  que  tous  les  simulateurs  simulent  le  sommeil  de  plus  en  plus  vite 
à  mesure  qu'on  a  essayé  de  les  endormir  plus  souvent.  —  Chez  les  hystériques 
l'éducation  au  somnambulisme  est  loin  de  se  faire  avec  la  même  régularité. 


Ch.   RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  469 

On  voit  qu'on  est  forcé  d'avoir  recours  à  toute  une  longue  série 
d'hypothèses  presque  vraisemblables,  mais  qui  ne  sont  cependant 
que  de  pures  hypothèses. 

Depuis  les  premières  expériences  de  J.  Braid,  beaucoup  d'expé- 
rimentateurs ont  pu  reproduire  l'état  hypnotique  en  faisant  fixer 
un  objet  brillant.  Les  poules,  les  cochons  d'Inde  à  qui  l'on  met  de 
la  craie  ou  un  cristal  devant  les  yeux  ne  tardent  pas  à  éprouver  des 
symptômes  assez  analogues  au  sommeil. 

Chez  les  hystériques  de  la  Salpêtrière,  on  provoque  un  accès  de  som- 
nambuîisme  en  faisant  briller  soudain  une  vive  lumière.  En  projetant 
par  exemple  un  faisceau  de  lumière  électrique  sur  les  yeux  de  G..., 
immédiatement  elle  tombe  en  état  de  somnambulisme.  Le  phéno- 
mène n'est  pas  différent  peut-être  du  phénomène  qu'on  observe 
chez  ceux  qui  regardent  pendant  cinq  minutes  une  boule  de  cristal. 
Ce  qui  diffère,  c'est  la  réceptivité  du  sujet.  Par  suite  de  son  état  hys- 
térique, par  suite  a'issi  peut-être  des  nombreuses  tentatives  faites 
antérieurement,  G...  est  devenue  d'une  extrême  sensibilité  à  des 
actions  qui  sur  d'autres  personnes  resteraient  inefficaces. 

Une  expérience  que  j'ai  faite'bien  souvent  sur  moi  montre  que  la 
fixation  du  regard  sur  un  objet  brillant  agit  peut-être  moins  par 
l'éclat  de  l'objet  que  par  la  fixation  du  regard.  Souvent,  la  nuit,  alors 
qu'il  n'y  a  aucune  lumière  dans  la  chambre,  et  que  je  suis  dans  mon 
lit  à  attendre  le  sommeil,  j'emploie  pour  m'endormir  un  procédé  fort 
simple  et  qui  me  réussit  presque  toujours.  Je  fixe  dans  l'espace  un 
point  imaginaire,  et  je  le  regarde  obstinément,  tout  en  fermant  les 
paupières.  Bientôt  je  vois  apparaître  des  raies  fines  dont  l'ensemble 
fait  comme  un  petit  damier  qui  chemine  lentement  devant  l'œil.  A 
ce  damier  succède  un  point  plus  éclairé  que  je  fixe  attentivement, 
et  qui  me  paraît  jaune  d'abord  et  circulaire.  Ce  rond  jaune  se  déplace, 
se  transforme  rapidement,  pour  prendre  des  apparences  changeantes, 
comme  la  forme  des  nuages  amoncelés  dans  le  ciel  est  modifiée  in- 
cessamment par  les  vents.  A  mesure  que  les  formes  changent,  elles 
semblent  devenir  plus  confuses  :  ce  sont  des  figures  humaines,  des 
objets  fantastiques,  qui  passent,  changent,  reviennent,  disparaissent. 
Cependant  l'attention  engourdie  les  discerne  de  moins  en  moins. 
Le  souvenir  en  est  de  plus  en  plus  confus.  Il  n'y  a  pas  dans  cette  pro- 
cession de  formes  de  dernière  image.  La  conscience  du  monde  exté- 
rieur disparaît  peu  à  peu,  et  le  sommeil  arrive  progressivement. 
Toutes  les  formes  vont  s'éteignant  dans  la  mémoire,  à  mesure  qu'elles 
deviennent  plus  mobiles  et  plus  fantasques. 

Certes,  entre  le  sommeil  ordinaire  et  le  somnambulisme,  il  y  a  de 
notables  différences.  On  ne  peut  nier  cependant  l'analogie  de  ces 


470  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

deux  états.  Ce  qui  s'applique  à  l'un  peut  s'appliquer  probablement  à 
l'autre.  La  fixation  de  l'attention  fait  que  l'attention  se  fatigue  :  or 
cette  fatigue  de  l'attention  est  un  des  éléments  essentiels  du  sommeil. 

Il  n'est  donc  pas  permis  de  dire  que  l'hypnotisme  est  provoqué  jpar 
l'éclat  de  l'objet  fixé.  Au  demeurant  une  expérience  importante  de 
M.  Preyer  en  donne  bien  la  preuve.  Après  avoir  montré  que  les  co- 
chons d'Inde,  les  poules  et  les  lapins  peuvent  être  stupéfiés,  si  on  les 
prend  brusquement  par  le  cou  ,  il  a  réuni  un  grand  nombre  de  ces 
animaux  dans  un  endroit  très  obscur.  Puis  brusquement  il  a  projeté 
sureux  un  rayon  de  lumière  électrique  éblouissante.  Aucun  animal 
n'a  eu  de  cataplexie.  Loin  de  là,  un  animal  cataplégié  dans  l'obscurité 
recouvre  l'intégrité  de  son  intelligence  lorsqu'on  projette  sur  lui  un 
rayon  de  lumière  électrique.  Ainsi  une  lumière  très  forte  est  beau- 
coup moins  active  pour  produire  la  cataplexie  que  le  contact  de  la 
peau. 

Peut-on  dire  d'ailleurs  qu'une  boule  de  cristal,  quand  elle  n'est  pas 
éclairée  directement  par  le  soleil,  soit  un  objet  très  brillant?  Si  la  vue 
de  cet  objet  provoque  le  sommeil,  certainement  ce  n'est  pas  par  son 
éclat,  qui  est  en  somme  assez  modéré.  Combien  de  personnes  regar- 
dant longtemps  des  objets  très  lumineux  ne  deviennent  pas  somnam- 
bules! Les  voyageurs  qui  dans  les  régions  polaires  traversent  des 
champs  de  neige  où  se  réfléchit  le  soleil,  deviennent  presque  aveu- 
gles et  sont  atteints  d'ophthalmies  graves  ;  mais  ils  ne  sont  pas  hypno- 
tisés. 

Nous  arrivons  donc  à  cette  conclusion  que  l'éclat  lumineux  ne 
peut  produire  l'hypnotisme  que  dans  certaines  conditions  particu- 
lières, et  que  la  fixation  du  regard  joue  un  rôle  plus  important  que 
la  lumière  qui  frappe  la  rétine. 

Mais  on  ne  peut  pas  non  plus  toujours  attribuer  à  la  fixation  du 
regard  tous  les  phénomènes  qu'on  ohserve.  En  effet,  chez  les  gre- 
nouilles par  exemple,  à  aucun  moment  de  l'expérience  le  regard 
n'est  fixé.  Les  cochons  d'Inde  qu'on  prend  brusquement  par  le  cou, 
les  tritons  qu'on  pince  par  la  queue  deviennent  subitement  cataplé- 
giques,  sans  que  l'effort  d'attention  ou  la  fatigue  de  la  rétine  puissent 
être  incriminés.  Même  lorsque  les  nerfs  optiques  sont  coupés,  la 
cataplégié  peut  survenir,  comme  l'a  montré  M.  Heubel. 

Se  fondant  sur  les  divers  faits  observés  par  lui,  M.  Preyer  a  admis 
que  l'état  de  stupeur  où  étaient  plongés  ces  animaux  dépendait  de  la 
frayeur,  une  impression  brusque  et  forte  provoquant  chez  ces  êtres 
de  l'épouvante  mêlée  à  la  sensation  de  l'impuissance  vis-à-vis  du 
danger  qui  les  menace.  Cette  sorte  de  frayeur  particulière  serait  la 
cause  de  la  paraplégie. 


Ch.   RICHET.   —  DU  SOMNAMBULISME  PROVOQUÉ  471 

L'explication  est  séduisante  ;  mais  d'abord  elle  ne  peut  s'appliquer 
à  l'homme,  ce  qui  lui  ôte  beaucoup  de  sa  valeur.  Et  puis,  lors  môme 
qu'on  l'aura  admise,  est-ce  bien  une  explication?  Dire  que  la  cataplexie 
est  un  effet  particulier  d'une  certaine  frayeur  spéciale,  c'est  en  vérité 
avouer  implicitement  que  nous  ne  connaissons  pas  sa  cause.  Nous 
voyons  un  phénomène  provoqué  par  un  choc  qui  peut  produire  aussi 
de  la  frayeur.  Avons-nous  le  droit  d'en  conclure  que  c'est  la  frayeur 
qui  est  cause  du  phénomène?  En  aucune  manière.  Il  nous  est  seule- 
ment permis  de  dire  que  des  excitations  terrifiantes  provoquent  la 
cataplexie  ;  mais,  que  ce  soit  la  terreur  qui  provoque  cette  cataplexie, 
voilà  une  conclusion  qui  est  extrêmement  contestable. 

En  définitive,  nous  voyons  que  pour  les  différentes  variétés  d'hy- 
pnotisme on  peut  invoquer  diverses  causes,  mais  qu'il  est  presque 
impossible  d'aboutir  à  une  conclusion  vraisemblable. 


Pour  ce  qui  est  des  passes  magnétiques  ,  la  difficulté  est  plus 
grande  encore.  Il  n'y  a  alors  en  effet  ni  fixation  du  regard,  ni  objet 
brillant,  ni  terreur  soudaine. 

Voici  comment  je  procède  en  général.  Ma  méthode  est  tout  em- 
pirique et  n'a  d'intérêt  que  parce  que,  m'ayant  souvent  réussi,  elle 
réussira  aussi  à  d'autres  expérimentateurs.  Plusieurs  de  mes  amis 
et  de  mes  confrères  ont,  en  faisant  comme  moi,  obtenu  les  mêmes 
résultats. 

Je  fais  mettre  le  patient  dans  un  fauteuil ,  bien  en  face  de  moi  ; 
puis  je  prends  chacun  de  ses  pouces  dans  une  main  et  je  les  serre 
assez  fortement,  mais  d'une  manière  uniforme.  Je  prolonge  cette 
manœuvre  pendant  trois  à  quatre  minutes;  en  général,  les  per- 
sonnes nerveuses  ressentent  déjà  une  sorte  de  pesanteur  dans  les 
bras,  aux  coudes  surtout  et  aux  poignets.  Puis  je  fais  des  passes  en 
portant  les  mains  étendues  sur  la  tête,  le  front,  les  épaules,  mais 
surtout  les  paupières.  Les  passes  consistent  à  faire  des  mouvements 
uniformes  de  haut  en  bas,  au  devant  des  yeux,  comme  si,  en  abais- 
sant ainsi  les  mains,  on  pouvait  faire  fermer  les  paupières.  Au  début 
de  mes  tentatives,  je  pensais  qu'il  était  nécessaire  de  faire  fixer  un 
objet  quelconque  par  le  patient,  mais  il  m'a  semblé  que  c'était  là 
une  complication  inutile.  La  fixation  du  regard  a  peut-être  quelque 
influence,  mais  elle  n'est  pas  indispensable. 

Comment  agissent  ces  passes?  le  serrement  des  pouces  a-t-il  une 
certaine  influence?  Voilà  ce  que  je  n'ai  pas  encore  pu  éclaircir,  et 
les  hypothèses  qu'on  peut  proposer  sont  assez  invraisemblables. 

D'abord,  pour  le  serrement  des  pouces,  ne  voit-on  pas  une  cer- 


472  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

taine  analogie  entre  cette  manœuvre  et  l'expérience,  citée  plus  haut, 
de  Czermak?  Si  on  lie  la  patte  d'une  grenouille  avec  un  fil,  elle  de- 
vient presque  immobile;  si  l'on  entoure  d'un  ruban  le  bec  d'un 
coq,  il  devient  somnolent  et  stupide.  Une  excitation  faible,  pro- 
longée, produirait  donc  l'état  hypnotique,  comme  une  excitation 
brusque  et  soudaine  produirait  l'état  cataplégique. 

Peut-être  faut-il  considérer  les  passes  faites  devant  les  yeux 
comme  une  excitation  faible,  prolongée,  agissant  par  la  monotonie 
et  la  répétition.  Cette  hypothèse  est  jusqu'à  un  certain  point  justifiée 
par  un  fait  observé  par  M.  Heidenhain  chez  des  sujets  déjà  endor- 
mis plusieurs  fois  auparavant.  Le  tic-tac  d'une  montre  placée  près 
de  leur  oreille  ne  tarde  pas  à  les  endormir.  Pour  ma  part,  j'ai  vu  une 
hystérique  paraplégique  qui  entrait  en  somnambulisme  sous  l'in- 
fluence de  cette  même  cause.  Mais  nous  savons  que,  chez  les  sujets 
qui  ont  déjà  présenté  une  ou  plusieurs  fois  les  symptômes  du  som- 
nambulisme, on  peut  très  facilement  les  provoquer  de  nouveau. 
Ainsi,  chez  les  malades  de  la  Salpêtrière,  la  vibration  d'un  diapason 
suffit  pour  provoquer  le  sommeil. 

Il  est  évident  d'ailleurs  que  des  excitations  faibles  et  répétées, 
comme  par  exemple  le  tic-tac  d'une  montre,  comme  une  mélodie 
rythmique  et  monotone,  comme  la  vibration  d'un  diapason,  ne 
réussiraient  pas  à  provoquer  le  somnambulisme  chez  un  sujet  même 
très  nerveux,  qui  n'aurait  pas  encore  présenté  jusqu'ici  les  symp- 
tômes de  la  névrose  magnétique,  quoique  M.  Heidenhain  semble 
pencher  vers  l'opinion  contraire  (loc.  cit.,  p.  28).  Par  conséquent, 
l'hypothèse  d'excitations  monotones  et  répétées  pouvant  provoquer 
le  somnambulisme  est  une  hypothèse,  vraie  sans  doute  dans  quelques 
cas,  mais  qui  ne  peut  s'appliquer  à  l'universalité  des  cas.  Ces  moyens 
simples  peuvent  agir  chez  des  sujets  prédisposés  au  somnambulisme 
par  des  expériences  antérieures,  mais  certainement  ils  resteraient 
inefficaces  si  on  voulait  les  employer  pour  essayer  d'endormir  une 
première  fois  telle  ou  telle  personne. 


Une  autre  hypothèse  a  été  proposée  qui  ne  manque  pas  d'avoir 
une  certaine  vraisemblance.  On  a  dit  que  le  patient  s'endormait  lui- 
même.  Son  attention  étant  concentrée  vers  l'idée  du  sommeil,  son 
imagination  étant  préoccupée  des  phénomènes  insolites  qu'il  s'attend 
à  ressentir,  il  s'endort  parce  qu'il  suppose  qu'il  s'endormira. 

Il  laut  reconnaître  qu'il  y  a  un  certain  degré  de  vérité  dans  cette 
explication.  Elle  n'est  pas  générale  cependant.  J'ai  vu  des  personnes 
qui  n'étaient  ni  inquiètes  ni  émues,  qui  ne  s'attendaient  pas  à  dor- 


Ch.   RICHET.  —  DU   SOMNAMBULISME  PROVOQUÉ  473 

mir,  et  qui  ne  connaissaient  rien  de  l'hypnotisme,  s'endormir  assez 
promptement  sous  l'influence  des  passes.  Chez  ces  personnes,  Y  atten- 
tion expectante  ne  joue  qu'un  rôle  assez  négligeable.  Ce  serait  donc 
vouloir  forcer  les  faits  à  rentrer  dans  le  cadre  des  hypothèses  ima- 
ginées que  d'attribuer  tous  les  cas  de  ^sommeil  et  d'hypnotisme  à 
cette  attention  expectante. 


On  a  fait  depuis  longtemps  cette  hypothèse  que  le  magnétiseur 
agit  par  la  volonté;  que,  lorsqu'il  fait  des  passes,  ou  lorsqu'il  tient 
les  pouces  du  patient,  il  dégage  un  certain  fluide,  fluide  magné- 
tique, qui  force  le  patient  à  dormir.  Cette  hypothèse  est  assez  com- 
mode lorsqu'il  s'agit  de  magnétiser  quelqu'un  ,  car  on  peut  ainsi, 
pendant  une  demi-heure  et  même  plus,  faire  des  manœuvres  ridi- 
cules qui  réussissent,  et  qu'on  ne  consentirait  pas  à  faire  avec  tant  de 
patience,  si  l'on  ne  s'imaginait  pas  qu'il  se  dégage  des  mains  un  cer- 
tain fluide.  De  plus,  pendant  qu'on  fait  des  passes,  on  fait  involon- 
tairement des  efforts  d'attention  et  de  volonté  qui  disposent  à  croire 
qu'il  y  a  en  réalité  une  action  volontaire  et  comme  un  fluide  qui  se 
dégage.  Chez  les  sujets  endormis  et  très  sensibles,  les  passes  provo- 
quent des  sensations  particulières,  des  fourmillements,  des  sensa- 
tions de  chaleur  ou  de  froid. 

Toutefois  l'hypothèse  du  fluide  magnétique  n'est  prouvée  par  rien 
de  démonstratif.  Pour  faire  admettre  ce  fait  invraisemblable,  inouï, 
en  contradiction  avec  toutes  les  notions  scientifiques,  que  la  volonté 
de  tel  individu  dégage  un  fluide  qui  agit  sur  la  volonté  de  tel  autre 
individu,  il  faudrait  un  ensemble  de  preuves  rigoureuses,  indénia- 
bles. Or  ces  preuves  font  absolument  défaut.  L'hypothèse  du  fluide 
magnétique  est  assurément  commode;  elle  explique  quelques  faits 
qui  sans  elle  sont  assez  difficiles  à  expliquer;  mais  elle  est  invrai- 
semblable jusqu'à  l'absurdité,  et  elle  ne  s'appuie  sur  aucune  bonne 
démonstration  expérimentale. 

Peut-être  y  a-t-il  lieu  d'attribuer  à  des  courants  électriques  extrê- 
mement faibles  une  partie  des  phénomènes  observés.  On  sait  que 
tous  les  tissus  sont  le  sièçe  de  forces  électromotrices  très  faibles, 
appréciables  cependant  à  un  galvanomètre  délicat.  Ces  courants 
électriques  augmentent  d'intensité  avec  les  mouvements  des  mus- 
cles, le  glissement  des  tendons  dans  leurs  gaines,  le  frottement  des 
surfaces  articulaires,  les  changements  dans  la  vascularité  et  l'humi- 
dité de  la  peau,  etc.  Lorsqu'on  fait  avec  la  main  des  passes  magnéti- 
ques, il  y  a  certainement  dans  cette  main  formation  de  courants 
électriques  appréciables.  Peut-être  ces  courants  sont-ils  les  agents 


474  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

des  modifications  qui  se  produisent  dans  le  système  nerveux  des 
individus  qu'on  endort  avec  des  passes.  En  effet,  il  a  été  démontré 
par  M.  Burq  et  M.  Charcot  que  les  courants  électriques  très  faibles, 
prenant  naissance  par  le  contact  d'un  métal  peu  oxydable,  comme 
l'or  par  exemple,  avec  la  peau,  peuvent  très  rapidement  modifier  la 
sensibilité  de  tout  un  côté  du  corps. 

Il  est  possible  —  c'est  une  hypothèse  que  je  propose  timidement 
—  que  la  répétition  de  ces  courants  électriques  très  faibles,  se  tai- 
sant dans  le  même  sens  pendant  près  d'une  demi-heure,  agisse 
puissamment  sur  les  centres  nerveux  d'un  individu  excitable.  Pour 
prouver  que  cette  supposition  est  vraie,  il  faudrait  endormir  quel- 
qu'un, en  faisant  passer  rapidement  des  courants  électriques  faibles 
au  devant  de  son  front  et  de  ses  yeux.  J'ai  fait  construire,  sans  con- 
viction d'ailleurs,  un  petit  appareil  de  ce  genre;  mais  je  n'ai  pas 
encore  eu  l'occasion  de  l'expérimenter  dans  de  bonnes  conditions. 


Si  donc  en  définitive  nous  examinons  de  près  toutes  les  supposi- 
tions qui  ont  été  faites  pour  expliquer  la  production  du  sommeil 
magnétique,  nous  voyons  qu'aucune  d'elles  n'est  satisfaisante.  On 
peut  résumer  ainsi  ces  huit  suppositions  : 

1°  L'hypothèse  de  l'éclat  d'un  objet  brillant; 

2°  L'hypothèse  de  la  fixation  du  regard  (avec  plus  ou  moins  de 
strabisme  et  de  spasme  de  l'accommodation)  ; 

3°  L'hypothèse  de  la  frayeur; 

4"  L'hypothèse  de  l'attention  expectante  ; 

5°  L'hypothèse  d'un  fluide  particulier  au  magnétisme  animal; 

6"  L'hypothèse  d'excitations  monotones,  faibles  et  répétées; 

7"  L'hypothèse  de  courants  électriques  faibles  et  répétés; 

8"  L'hypothèse  de  l'absence  d'excitations  extérieures. 

Aucune  de  ces  causes  ne  peut  être  considérée  comme  définitive- 
ment démontrée.  Ce  sont  des  mots  dont  on  se  paye  quand  on  ne 
connaît  pas  la  véritable  cause,  et,  pour  ma  part,  j'accorderais  volon- 
tiers que  la  cause  du  somnambulisme  nous  est  encore  tout  à  fait 
inconnue. 

Dans  l'état  actuel  de  la  science,  ce  qu'il  y  a  de  mieux  évidem- 
ment, c'est  d'admettre  que  plusieurs  de  ces  diverses  causes  agissent 
simultanément  et  concurremment.  L'attention  expectante  par  exem- 
ple est  favorisée  par  des  excitations  visuelles  et  auditives  qui  vont  par 
leur  monotonie  et  leur  répétition  ébranler  le  système  nerveux  pré- 
disposé. L'inlluence  de  la  volonté  se  traduit  peut-être  par  ce  fait  (pie 
l'état  électrique  de  la  main  du  magnétiseur  se  modifie  sous  l'inlluence 


Ch.   RICHET.  —  DU   SOMNAMBULISME  PROVOQUÉ  475 

des  émotions  qu'il  ressent  et  des  mouvements  qu'il  fait.  Tout  cela 
certes  est  bien  hypothétique,  et  nos  conclusions  sont  toutes  néga- 
tives; mais  c'est  quelque  chose  que  de  savoir  reconnaître  qu'on  n'a 
que  des  solutions  négatives. 


Toutes  les  causes  que  nous  indiquons  peuvent  échouer  et 
échouent,  lorsqu'on  veut  rigoureusement  en  adapter  l'application  à 
tel  ou  tel  individu  qui  n'a  jamais  été  endormi.  Au  contraire,  chez  des 
individus  sensibles,  tout  réussit,  et  la  difficulté  est  inverse.  Au  lieu 
de  chercher  un  moyen  qui  réussisse  toujours,  il  s'agit  alors  de  trouver 
un  moyen  qui  échoue  toujours,  et  on  n'en  trouve  pas.  Le  tic-tac 
d'une  montre,  le  contact  de  la  main,  la  vibration  d'un  diapason,  le 
simple  contact  d'un  objet  inanimé,  un  geste  brusque,  une  lumière 
vive,  une  parole,  un  regard  même  sont  devenus  des  causes  suffi- 
santes. De  sorte  que,  dans  un  cas,  l'insuccès  des  tentatives;  dans 
l'autre  cas,  leur  trop  de  facilité  doivent  nous  faire  douter  de  la  valeur 
des  explications  que  nous  donnons. 

M"*,  que  j'endormais  à  l'hôpital  Beaujon,  était  devenue  tellement 
sensible  que  lorsque  j'entrais  dans  la  salle,  avec  ou  sans  volonté  de 
l'endormir  ,  elle  s'endormait.  C'est  progressivement  qu'elle  était 
arrivée  à  un  tel  degré  de  sensibilité.  Ainsi,  la  première  fois,  je  n'ai 
pas  pu  l'endormir,  la  seconde  fois  le  sommeil  est  arrivé  au  bout  de 
dix  minutes,  la  troisième  fois  au  bout  de  cinq  minutes,  etc.  A  la  cin- 
quième expérience,  je  l'ai  endormie  en  lui  touchant  le  front.  Quelque 
temps  après  il  me  suffisait  de  m'approcher  de  son  lit.  Plus  tard  enfin, 
dès  que  j'entrais  dans  la  salle,  elle  s'endormait  aussitôt  qu'elle 
m'avait  vu.  Ce  qui  rend  l'explication  difficile,  c'est  que  le  sommeil 
ne  survenait  pas  toujours.  Souvent  je  m'approchais  de  son  lit,  et  je 
causais  avec  elle,  sans  qu'il  y  eût  de  changement  dans  son  état.  Il 
suffisait  alors  pour  provoquer  le  sommeil  d'une  excitation  quelcon- 
que. Un  bruit  sec,  par  exemple  le  choc  des  deux  mains  l'une  contre 
l'autre,  ou  une  parole  prononcée  à  voix  forte,  comme  :  «  Dormez!  » 
amenait  soudain  l'état  soinnambulique.  On  peut  comparer  l'état 
physiologique  de  cette  malade  à  la  situation  d'un  objet  en  équilibre 
instable,  qui,  sous  l'influence  d'un  minime  ébranlement,  tombe  aus- 
sitôt. 

Même  en  éliminant  ces  cas  où  la  sensibilité  au  somnambulisme  e?t 
extrême  et  presque  maladive,  on  constate  des  faits  curieux,  qui  doi- 
vent nous  faire  séparer  complètement  les  cas  où  le  somnambu- 
lisme a  été  la  première  fois  obtenu,  et  les  cas  où  le  sujet  a  été  rendu 
extrêmement  sensible  par  les  expériences  antérieures. 


476  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

M.  A.  Heidenhain,  d'abord  endormi  difficilement  par  son  frère,  l'a 
été  très  facilement  ensuite;  même  lorsque  les  mains  de  M.  R.  Hei- 
denhain étaient  recouvertes  de  gants  épais.  De  même,  mes  amis 
F"*,  et  R*",  chez  qui  le  sommeil  est  survenu  d'abord  avec  peine, 
ont  fini  par  être  très  sensibles,  et  je  pouvais  les  endormir  avec  des 
passes  faites  à  une  distance  de  2  mètres  et  même  plus. 

Ce  sont  tous  ces  faits,  et  d'autres  aussi  difficiles  à  comprendre,  qui 
expliquent  cette  idée  vulgaire  et  très  probablement  erronée  que  la 
volonté  du  magnétiseur  est  la  cause  du  sommeil  du  magnétisé.  Ce 
dernier  s'endormant  très  facilement,  et  le  magnétiseur  voulant  l'en- 
dormir, tout  naturellement  on  établit  une  relation  de  cause  à  effet 
entre  ces  deux  phénomènes,  quoique  cette  relation  ne  soit  appuyée 
sur  aucune  preuve,  et  soit  restée  jusqu'ici  inaccessible  à  toute  dé- 
monstration scientifique. 

Peut-on  endormir  non  seulement  à  distance,  mais  même  lorsque 
le  patient  n'est  pas  averti  de  la  présence  du  magnétiseur  et  ne  le 
voit  ni  ne  l'entend?  Quoique  certains  faits  m'aient  paru,  à  de  rares 
intervalles  de  temps,  confirmatifs  de  cette  opinion  étrange,  je  n'ai 
pas  pu  cependant  la  mettre  encore  hors  de  contestation.  En  pareille 
matière,  lorsqu'il  s'agit  d'idées  aussi  étonnantes  et  invraisemblables, 
on  ne  doit  pas  se  contenter  d'un  fait  isolé;  il  faut  accumuler  les 
preuves,  les  précautions,  s'entourer  de  toutes  les  garanties  contre 
les  erreurs  ou  les  tromperies,  de  manière  à  pouvoir  affirmer  qu'un 
fait  est,  parce  qu'on  sait  qu'on  le  reproduira  toutes  les  fois  qu'on  le 
désire.  Ce  dernier  caractère  est  le  seul  qui  distingue  une  vérité  scien- 
tifique d'une  téméraire  allégation.  Aus-i,  tout  en  étant  résolu  à  pour- 
suivre les  difficiles  expériences  qui  sont  à  tenter  dans  cette  direc- 
tion, je  suis  porté  à  croire  que  le  sommeil  ne  peut  être  provoqué 
lorsque  le  patient  n'est  pas  averti  de  la  présence  du  magnétiseur, 
quels  que  soient  les  efforts  de  volonté  que  celui-ci  déploie  pour 
amener  le  sommeil. 

Il  pourra  paraître  singulier  à  certaines  personnes  que  l'on  fasse 
même  des  expériences  dans  ce  sens;  on  m'accusera  probablement 
d'être  crédule  à  l'excès.  Je  crois  cependant  me  conformer  à  une 
impartialité  scientifique  élémentaire,  en  ne  repoussant  pas  à  priori 
une  opinion,  quelque  étrange  qu'elle  paraisse.  En  pareille  matière,  ce 
qui  est  peu  intelligent,  c'est  la  négation  à  outrance.  Que  savons-nous 
de  définitif  sur  les  fonctions  du  système  nerveux?  Y  a-t-il  un  plus 
grand  aveuglement  que  de  se  refuser  à  chercher,  sous  prétexte  que 
nous  en  savons  assez  pour  nier  '?  Si  l'on  avait  annoncé  sans  plus  de 
détails  à  un  contemporain  de  Galilée  qu'on  peut  entendre  à  Paris 
une  conversation  qui  a  lieu  à  Rome,  comme  cela  se  fait  aujourd'hui, 


Ch.   RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  477 

grâce  au  téléphone  et  à  l'électricité,  le  contemporain  de  Galilée  aurait 
peut-être  nié  à  priori,  et  considéré  comme  absurde  et  contraire  à 
toute  science  une  pareille  affirmation. 

Il  aurait  eu  tort  cependant;  de  même  que  nous  aurions  tort  de 
repousser  sans  plus  ample  examen  tout  ce  qui  semble  contredire 
nos  petites  connaissances  actuelles.  —  Pour  préciser  ma  pensée  sur 
ce  point,  si  l'on  arrive  à  me  prouver,  par  une  expérience  bien  faite, 
que  le  sommeil  peut  être  provoqué  par  la  présence  du  magnétiseur 
à  l'insu  du  magnétisé,  je  croirai  que  cela  est,  car  les  faits  ont  une 
autorité  supérieure  et  devant  laquelle  je  saurai  toujours  m'in- 
cliner. 


V.  —  De  la  nature  physiologique  du  somnambulisme. 

Dans  un  des  chapitres  précédents,  nous  nous  sommes  étendus  sur 
plusieurs  des  symptômes  que  présentent  les  somnambules,  et  sur 
les  conclusions  qu'on  peut  en  déduire  relativement  à  l'état  du  sys- 
tème nerveux.  Je  voudrais,  en  terminant,  reprendre  ces  considé- 
rations, et  envisager  d'une  manière  plus  générale  l'état  du  système 
nerveux  des  somnambules. 

Supposons,  pour  un  moment,  que  dans  l'intelligence  de  l'homme 
il  y  ait  une  force  supérieure,  présidant  à  toutes  ses  actions  et  réglant 
la  direction  de  ses  idées  et  de  ses  sentiments.  Cette  force  sera,  si  l'on 
veut, l'attention  ou  la  volonté,  ou  la  spontanéité.  Me  voici,  par  exem- 
ple, assis  devant  ma  table  et  écrivant.  Je  puis  dans  une  certaine  me- 
sure donner  à  ma  pensée  la  direction  qui  me  plaît.  Les  bruits  et  les 
mouvements  du  monde  extérieur  arrivent  à  moi  ;  mais,  je  n'en  tiens 
pas  compte,  parce  que  je  poursuis  mon  idée,  que  j'applique  mon 
attention  à  ce  que  j'écris.  Je  suis  donc  —  en  réalité  ou  en  appa- 
rence —  mon  propre  maitre.  Je  puis  continuer  mon  travail.  Je  puis 
aussi  me  lever  si  je  le  désire,  poser  ma  plume  sur  la  table,  prendre 
mon  chapeau  et  sortir.  Je  puis  faire  encore  tel  ou  tel  acte  qui  sera 
ou  paraîtra  spontané. 

La  direction,  la  volonté,  la  spontanéité  de  ces  diverses  actions  a 
probablement  son  siège  dans  la  partie  périphérique  du  cerveau  : 
dans  l'écorce  grise  des  circonvolutions  cérébrales.  En  dehors  de  ce 
moi  qui  veut  et  qui  agit,  il  y  en  a  un  autre,  tout  automatique,  qui 
régularise  et  coordonne  les  mouvements  voulus,  qui  donne  aux 
muscles  l'ordre  de  se  contracter  après  qu'il  a  reçu  cet  ordre  du 
moi  volontaire.  Tous  les  mouvements  réflexes,  instinctifs,  involon- 
taires sont  réglés  par  l'automate  qui  est  en  moi  ;  cet  appareil  auto- 


478  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

matique  a  son  siège  dans  la  protubérance,  le  bulbe  et  la  moelle,  et 
probablement  aussi  dans  les  ganglions  cérébraux  (couches  optiques 
et  corps  striés). 

Il  a  été  démontré  par  beaucoup  de  physiologistes  (Setschenoiï, 
SimonolT,  SchifT,  Herzen,  Goltz,  Lewisson,  etc.)  que  les  centres 
nerveux  supérieurs  exercent  à  l'état  normal  une  sorte  d'action 
modératrice  sur  les  actions  nerveuses  automatiques.  Les  choses  se 
passent  comme  si  constamment,  des  centres  supérieurs  de  l'encé- 
phale ,  un  influx  nerveux  modérateur  allait  vers  les  centres  ner- 
veux inférieurs  (protubérance,  bulbe  *et  moelle)  diminuer  l'inten- 
sité des  mouvements  réflexes  dont  ils  sont  le  siège.  Un  animal  dont 
le  cerveau  est  enlevé,  a  des  actions  réflexes  bien  plus  énergiques 
qu'un  animal  intact. 

Ces  actions  réflexes  et  automatiques  suffisent  à  entretenir  la  vie 
dans  des  conditions  très  analogues  aux  conditions  normales.  Ainsi 
une  grenouille,  dont  les  lobes  cérébraux  sont  détruits,  saute,  nage, 
se  meut  presque  absolument  comme  une  grenouille  normale. 

Il  y  a  certainement  chez  les  somnambules  un  état  analogue.  Chez 
eux  la  volonté  n'existe  plus,  et  l'action  réflexe  est  exagérée.  Je  dis  à 
V,..,  «  Asseyez-vous  !  »  et  elle  s'assoit  ;  «  Marchez  !  »  et  elle  marche, 
jusqu'à  ce  que  je  lui  dise  de  s'arrêter.  Les  pigeons  de  Flourens 
font  de  même.  Si  on  les  pousse  en  avant,  ils  marchent  jusqu'au 
bout  de  la  table,  et  tombent  quand  ils  arrivent  au  bord,  car  ils  con- 
tinuent le  mouvement  commencé.  Une  fois  qu'une  impulsion  est 
donnée,  cette  impulsion  ne  peut  plus  être  arrêtée  par  la  volonté  ou 
la  réflexion,  et  continue  indéfiniment,  jusqu'à  ce  qu'une  excitation 
quelconque  vienne  s'opposer  à  l'impulsion  primitive. 

Quant  à  l'exagération  de  l'action  réflexe,  c'est  aussi  un  phéno- 
mène constant,  surtout  si  l'on  considère  l'excitabilité  réflexe  des 
muscles.  Plus  le  sommeil  est  profond,  plus  l'excitabilité  des  mus- 
cles est  grande  ;  elle  devient  telle  qu'il  suffit  de  toucher  très  légère- 
rement  un  muscle  pour  qu'il  se  contracture. 

Ainsi  ces  deux  phénomènes,  excitabilité  réflexe  énorme  et  auto- 
matisme, concordent  avec  l'hypothèse  que,  dans  le  somnambulisme, 
les  centres  nerveux  supérieurs,  siège  de  la  volonté  et  de  la  sponta- 
néité, n'exercent  plus  leur  action  normale. 

Cependant  tout  n'est  pas  dit  quand  on  a  prononcé  le  mot  d'auto- 
matisme ;  car  on  ne  peut  établir  d'identité  entre  l'état  d'un  animal 
privé  de  cerveau,  plongé  par  conséquent  dans  un  sommeil  sans 
rêves,  et  l'état  du  somnambule,  dont  la  mémoire  est  parfaite,  dont 
l'intelligence  est  très  vive,  et  dont  l'imagination  surexcitée  construit 
les  hallucinations  les  plus  complexes. 


Cil.    RICHET.   —   UU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  479 

Pour  bien  expliquer  cette  apparente  contradiction ,  revenons  à 
notre  première  hypothèse  qu'il  existe  dans  l'intelligence  de  l'homme 
une  force  supérieure  qui  est  la  spontanéité  et  la  volonté.  Quelle  que 
soit  cette  spontanéité,  —  et  bien  des  discussions  métaphysiques  ont 
porté  sur  la  nature  et  la  forme  de  cette  force,  —  on  peut  très  bien 
admettre  qu'elle  seule  est  supprimée,  alors  que  les  autres  forces  de 
l'intelligence  persistent  dans  leur  intégrité.  Le  lien  qui  existe  entre 
la  volonté  et  l'intelligence  est  brisé.  Nulle  attention,  nul  effort  volon- 
taire ne  dirigent  alors  la  mémoire  et  l'imagination. 

De  même  que  les  mouvements  de  l'animal  décapité  ne  peuvent 
plus  s'accomplir  que  provoqués  par  une  excitation  extérieure,  de 
môme  les  opérations  de  l'intelligence  d'un  somnambule  ne  peuvent 
avoir  lieu  que  suscitées  par  une  excitation  extérieure.  A  l'état 
normal,  cette  excitation  est  remplacée  par  la  volonté.  Mais  chez  le 
somnambule,  il  n'y  a  plus  de  volonté.  L'intelligence  est  devenue 
automatique  comme  la  marche  ou  le  vol  d'un  pigeon  décapité. 

Ainsi  je  dis  à  un  somnambule  :  «  Voilà  un  serpent!  »  aussitôt  l'idée 
d'un  serpent  se  présentera  à  son  imagination  sous  une  forme  réelle. 
Il  le  verra  se  mouvoir,  se  précipiter  sur  lui,  le  mordre;  il  aura  de 
la  frayeur,  il  poussera  des  cris,  cherchera  à  fuir,  etc.  Certes  toutes 
ces  idées  témoignent  de  la  conservation  de  l'intelligence,  mais  cette 
intelligence  n'est  plus  maîtresse  d'elle-même.  Si  l'on  me  dit  :  «  Voilà 
un  serpent!  »  je  peux,  en  dirigeant  l'association  de  mes  idées  dans 
tel  sens  qu'il  me  plaira,  penser  à  un  arbre,  à  un  bateau,  à  une  pomme, 
à  un  tableau,  à  un  roman,  à  un  soldat,  à  un  laboratoire,  à  un  fleuve. 
Il  me  semble  que  je  suis  le  maître  de  cette  association  d'idées,  et  de 
fait  tout  se  passe  comme  si  j'en  étais  le  maître,  tandis  que  le  som- 
nambule n'a  plus  qu'une  intelligence  passive.  On  lui  dit  :  «  Voilà  un 
serpent  »  !  et  nécessairement  il  pensera  au  serpent  et  à  toutes  les 
idées  qui  s'y  rattachent  d'ordinaire.  Il  n'aura  pas  le  pouvoir  de 
prendre  une  autre  idée  dans  la  collection  de  ses  souvenirs,  et  de 
modifier  par  cette  idée  nouvelle  le  cours  des  pensées  provoquées 
par  la  vue  imaginaire  d'un  serpent. 

L'intelligence  chez  le  somnambule  n'est  pas  détruite  :  elle  som- 
meille. Pour  qu'elle  se  réveille,  pour  que  les  idées  se  mettent  à 
vibrer,  il  ne  faut  qu'une  seule  excitation,  qui  déterminera  le  mou- 
vement de  tout  l'appareil  serpent.  Mémoire,  imagination,  sensibilité, 
tout  entre  aussitôt  en  jeu,  absolument  comme  chez  un  individu 
normal.  L'unique  différence ,  c'est  qu'à  l'état  normal  l'idée  peut 
être  dirigée,  modifiée,  augmentée,  entravée  par  la  volonté,  tandis 
que  chez  le  somnambule  cette  volonté  n'existe  plus.  Tout  l'appa- 
reil affectif  et  intellectuel  du  cerveau  est  mis  en  branle  par  l'exci- 


480  KEVUE   PHILOSOPHIQUE 

tation  du  dehors;  mais  l'excitation  du  dedans  (à  savoir  la  volonté) 
est  absente. 

On  peut  se  représenter  le  somnambule  comme  un  individu  placé 
dans  une  solitude  où  l'obscurité  est  complète  et  le  silence  absolu. 
Qu'une  excitation  quelconque  vienne  alors  à  frapper  ses  sens,  cette 
excitation,  qui  aurait  passé  inaperçue  dans  une  salle  de  spectacle 
éclairée  et  bruyante,  devient  toute  puissante  chez  l'individu  isolé. 
Voilà  pourquoi  chez  le  somnambule  les  excitations  faibles,  les  sug- 
gestions insignifiantes  deviennent  le  point  de  départ  d'une  série 
formidable  de  conceptions  imaginatives. 

Ces  conceptions  ont  un  caractère  remarquable  :  elles  sont  néces- 
saires, fatales.  Nul  etïort  de  volonté  ou  d'attention  ne  peut  en 
détourner  le  sens.  De  fait,  chez  le  même  individu,  elles  sont  toujours 
identiques.  Ainsi  que,  chez  une  même  hystérique,  les  différentes 
formes  de  délire  frénétique  se  succèdent  avec  une  régularité,  une 
ponctualité  surprenantes,  pareillement,  chez  un  même  somnambule, 
la  série  des  hallucinations  provoquées  par  une  même  excitation  se 
succède  toujours  dans  le  même  ordre.  Les  mêmes  gestes,  les  mêmes 
mots,  les  mêmes  expressions  de  physionomie  se  retrouvent  à  un  an 
ou  deux  ans  d'intervalle. 

Pour  peu  qu'on  admette  cet  automatisme  intellectuel,  on  s'expli- 
quera assez  bien  la  plupart  des  caractères  de  l'idée  hallucinatoire. 
Cette  idée  n'est  pas  spontanée  :  elle  est  produite  par  une  excitation 
venue  du  dehors  ;  elle  est  unique,  et  par  conséquent  intense,  faisant 
vibrer  toute  l'intelligence.  Elle  amène  à  sa  suite  une  série  d'idées 
qui  sont  la  conséquence  nécessaire  de  l'idée  primitive.  Tous  les 
sentiments  sont  immédiatement  et  fatalement  exprimés  par  des 
gestes  et  des  attitudes  appropriés.  Rien  ne  peut  en  arrêter  ou  en 
modifier  le  cours.  La  volonté  n'a  plus  aucun  pouvoir  sur  l'intel- 
ligence déchaînée. 

En  résumé,  il  semble  qu'on  puisse  admettre  à  côté  de  l'auto- 
matisme somatique  un  automatisme  psychique.  De  même  qu'il  y  a 
des  réflexes  bulbomédullaires,  de  même  il  y  a  aussi  des  réflexes 
cérébraux,  psychiques.  Dans  le  somnambulisme  l'intelligence  n'est 
pas  annihilée  :  elle  est  devenue  automatique.  Ce  rouage  merveil- 
leux fonctionne  encore,  mais  ce  n'est  plus  qu'un  pur  mécanisme, 
et  aucune  spontanéité  ne  vient  modifier  le  cours  fatal  de  ses  mou- 
vements. 

Ce  trouble  profond  des  fonctions  de  l'intelligence  n'est  pas  spécial 
à  l'état  somnambulique.  Tous  les  poisons  qui  exercent  leur  action 
sur  le  cerveau  et  l'intelligence  agissent  d'une  manière  à  peu  près 
analogue.  11  semble  que  le  moi  qui  est  la  volonté  soit  plus  facilement 


Ch.   RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME   TROVOQUÉ  481 

que  le  moi  automatique  intoxiqué  par  les  diverses  substances.  Chez 
les  gens  qui  ont  pris  de  l'alcool,  du  chanvre  indien,  de  l'opium,  il 
n'y  a  plus  ce  pouvoir  dominateur  que  nous  croyons  exercer  sur 
l'association  de  nos  idées.  De  même,  dans  l'hystérie,  il  y  a  un  affai- 
blissement notable  de  la  volonté  et  de  la  raison.  11  n'y  a  plus  cet 
équilibre  intellectuel,  cet  imperium  sui,  qui  nous  paraît,  à  l'état 
normal,  exister  et  vivre  en  nous. 

Revenons  encore  une  fois  à  notre  première  hypothèse.  Elle  a  été 
commode  pour  l'exposition;  mais  maintenant  elle  n'est  pas  indis- 
pensable. Il  n'est  pas  besoin  de  supposer  une  force  spontanée  diri- 
geant l'intelligence.  Cette  force  n'est  peut-être  rien  autre  que  le 
souvenir  des  excitations  antérieures  accumulées  dans  l'esprit.  Chez 
tout  individu  sain,  il  y  a,  coexistant  l'une  à  côté  de  l'autre,  un  grand 
nombre  d'idées  qui  se  balancent  et  se  compensent  mutuellement. 
Toutes  ces  idées  étant  simultanément  présentes  à  la  conscience,  c'est 
de  cette  balance,  de  cet  équilibre  que  résulte  la  spontanéité  apparente 
de  notre  être.  Or  si  l'on  suppose  ,  comme  cela  est  extrêmement 
vraisemblable,  que  chez  les  somnambules  il  n'y  a  plus  conscience 
d'idées  simultanées,  naturellement  l'équilibre  ne  pourra  plus  s'éta- 
blir, et  l'idée  unique,  suscitée  par  l'excitation  du  dehors,  ne  sera  plus 
compensée  par  des  idées  voisines.  Elle  triomphera  sans  partage  et 
s'imposera  fatalement  à  toute  l'intelligence.  Dans  le  somnambu- 
lisme, ce  n'est  donc  pas  la  spontanéité  cérébrale  qui  est  anéantie, 
—  car  il  est  très  douteux  que  cette  spontanéité  existe  jamais  — 
c'est  la  mémoire  consciente  des  idées  antérieures.  Pour  réveiller 
ces  souvenirs,  il  faut  une  excitation  extérieure  ;  tandis  que,  chez  un 
individu  sain,  cette  excitation  extérieure  n'est  pas  nécessaire,  la 
conscience  et  la  mémoire  étant  éveillées  simultanément. 

S'il  fallait  exprimer  d'un  mot  l'état  psychique  des  somnambules, 
je  dirais  que  c'est  le  silence.  Au  lieu  du  bruissement  d'idées  qui  se 
fait  dans  notre  tête  quand  nous  sommes  bien  éveillés,  chez  le  som- 
nambule il  n'y  a  plus  rien,  ni  conscience,  ni  mémoire.  Il  ne  pense 
pas,  il  n'a  pas  d'idées,  et  il  faut  un  bruit  du  dehors  pour  que  son 
âme  s'éveille  de  la  torpeur  où  elle  est  plongée. 

Par  quel  mécanisme  se  produit  ce  trouble  intellectuel  ?  est-ce 
une  paralysie?  est-ce  une  action  inhibitoire  ?  Voilà  ce  que  l'on  ne 
peut  dire  encore.  Nous  savons  seulement  que  c'est  l'une  ou  l'autre 
de  ces  deux  hypothèses  qu'il  faut  admettre. 


tome  x.  —  1880.  31 


482  REVUE    PHILOSOPHIQUE 


Conclusions. 


1°  Il  faut  admettre  que  certains  individus  peuvent  être  plongés  dans 
un  état  nerveux  spécial,  appelé  somnambulisme,  hypnotisme  ou  ma- 
gnétisme. Il  faut  l'admettre,  car  il  est  déraisonnable  de  supposer  par- 
tout et  toujours  la  fraude  et  la  fourberie.  L'identité  des  phénomènes 
observés  en  divers  pays  et  à  diverses  époques,  et  l'impossibilité  de 
certaines  simulations  rendent  absurde  l'hypothèse  d'une  mystifica- 
tion prolongée  et  universelle.  Jamais  ceux  qui  nient  le  somnam- 
bulisme n'ont  daigné  répéter  les  expériences  de  ceux  qui  en  ont 
affirmé  l'existence. 

2°  Cet  état  de  somnambulisme  est  caractérisé  par  des  phénomènes 
psychiques  et  des  phénomènes  somatiques. 

Les  phénomènes  psychiques  tont  : 

a.  Des  hallucinations  qu'on  peut  provoquer  par  une  excitation 
extérieure,  même  extrêmement  faible; 

b.  L'absence  d'idées  spontanées  ou  paraissant  telles,  par  consé- 
quent l'automatisme  intellectuel  ; 

c.  La  surexcitation  de  la  mémoire  ; 

d.  L'abolition  plus  ou  moins  complète,  au  réveil,  du  souvenir  des 
faits  qui  se  sont  passés  pendant  le  sommeil  ;  toutefois  ce  souvenir 
revient  quand  on  provoque  une  nouvelle  attaque  de  somnambu- 
lisme :  il  y  a  donc,  dans  une  certaine  mesure,  dédoublement  de  la 
personnalité  ; 

e.  Le  retentissement  immédiat  des  mouvements  sur  les  senti- 
ments et  des  sentiments  sur  les  mouvements. 

Les  phénomènes  somatiques  sont  les  suivants  : 

a.  L'anesthésie  ; 

b.  La  catalepsie  ; 

c.  L'exagération  de  l'excitabilité  réflexe  des  muscles; 

d.  L'automatisme  moteur  :  état  somatique  comparable  à  l'automa- 
tisme intellectuel. 

3°  L'état  de  somnambulisme,  difficile  à  amener  dans  les  premières 
expériences  chez  un  même  sujet,  devient  de  plus  en  plus  facile  à 
provoquer  à  mesure  qu'on  répète  plus  souvent  les  expériences.  Il  y 
a  une  éducation  au  somnambulisme,  ainsi  qu'à  tous  les  phénomènes 
nerveux.  Chez  le  même  individu,  les  symptômes  psychiques  et  soma- 
tiques se  présentent  toujours  dans  le  même  ordre  et  avec  la  môme 
forme. 


Cil.   RICHET.   —  DU   SOMNAMBULISME   PROVOQUÉ  &83 

4°  On  peut  provoquer  chez  les  animaux  des  manifestations  plus 
ou  moins  analogues  (cataplexie,  hypnotisme)  ;  mais  les  recherches 
faites  jusqu'ici  sur  les  animaux  ne  jettent  que  peu  de  lumière 
sur  les  causes  et  la  nature  du  somnambulisme  provoqué  chez 
l'homme. 

5°  L'éclat  d'un  objet  brillant,  la  fixation  de  l'œil  sur  un  point,  l'at- 
tention expectante,  la  frayeur,  la  monotonie  d'une  excitation  faible 
fréquemment  répétée,  la  volonté  du  magnétiseur,  l'électricité  de  la 
main,  ont  été  des  causes  invoquées  successivement  comme  ame- 
nant le  somnambulisme.  Toutes  ces  explications  sont  plus  ou  moins 
mauvaises  :  il  est  possible  que  la  raison  véritable  n'ait  pas  encore 
été  trouvée.  En  attendant,  on  peut  admettre  que  toutes  les  causes 
indiquées  plus  haut  agissent  simultanément. 

6°  Chez  les  sujets  devenus  sensibles  par  des  expériences  fré- 
quentes, la  cause  la  plus  légère  suffit  à  déterminer  le  somnambu- 
lisme. 

7°  Quant  à  la  nature  même  du  somnambulisme,  on  peut  admettre 
que  cette  névrose  est  essentiellement  constituée  par  l'absence  de 
spontanéité  ou  automatisme.  Cet  automatisme  est  dû  probablement 
à  l'abolition  de  la  mémoire  consciente  de  plusieurs  souvenirs  simul- 
tanés. Pour  que  le  somnambule  ait  une  idée,  il  faut  qu'elle  soit  pro- 
voquée par  une  excitation  extérieure. 

8°  L'étude  psychophysiologique  de  ce  phénomène  obscur  et  com-. 
plexe  est  à  peine  ébauchée.  Il  est  donc  à  désirer  qu'elle  soit  entre- 
prise et  approfondie. 

C'est  à  cette  dernière  conclusion  qu'il  faut  peut-être  donner  le 
plus  d'importance.  Les  faits  sont  si  intéressants,  si  imprévus, 
si  obscurs,  qu'une  étude  nouvelle  faite  méthodiquement  et  pour- 
suivie avec  ardeur  est  absolument  indispensable.  L'ébauche  que 
nous  avons  tentée  ne  peut  avoir  d'intérêt  que  par  les  discussions 
qu'elle  fera  naître,  et  les  expériences  nouvelles  qu'elle  fera  entre- 
prendre ' . 

Charles  Richet. 


1.  Il  est  inutile  de  donner  les  indications  bibliographiques  des  ouvrages 
anciens  ;  elles  sont  dans  tous  les  dictionnaires  (Articles  Mesmérisme,  Ma 
tisme,  Hypnotisme,  Somnambulisme  des   principaux  Dictionnaires  de  médec 
Voici  quelques  travaux  plus  récents  où  l'on  trouvera  des  documents  instruc- 
tifs :  Azam,  Amnésie  périodique  ou  doublement  de  la  vie  (Revue  scientifique,  1876, 
p.  481-489,  n°  47). —  P.  Richer,  Etude  descriptive  de  la  grande  attaque  hystérique, 
Th.  in.  Paris,  1879,  p.  124-179.  —  Czermak,  De  l'état  hypnotique  chez    les  ani- 
maux   Archives  de  Pfiùger,  1873,  t.  VII,  p.  107-122).  —  lleubel,  Dr  l'état  de  < 
du  cerveau   considéré  au  point  de  rw  </>■  sa  dépendance  des  e 


484  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Heures,  contribution  à  Vexperimentum  mirabile  de  Kircher  Archives  de  Pfiiiger, 
1877,  t.  XIV,  p.  158-211).  —  Preyer,  La  cataplexie  et  ^hypnotisme  des  animaua 
[Sammlung.  physiol.  Abhandl.,1'  partie,  -100  p.,  Iéna,  1878).  —  Despine,  Étude 
scientifique  sur  le  somnambulisme,  1880,  Paris.  —  Heidenhain,  Le  magnétisme 

animal.  Leipzig,  1880,  3'  édit.  —  Heidenhain  et  Grùtzner.  Communication  sur  //• 
magnétisme  animal  à  lu  Soc.  de  méd.  de  Breslau,  février  1880.  —  P.  Radestock. 
Le  sommeil  et  les  rêves.  Leipzig,  1879.  —  Delbœuf,  Le  sommeil  et  les  rêves,  dans 
la  Revue  philosophique,  t.  VIII,  p.  329  et  494;  t.  IX,  p.  129,  413  et  G32.  Je  note- 
rai aussi  un  travail  que  je  ne  connais  par  malheur  que  depuis  peu  de  temps. 
Baillif.  Du  sommeil  magnétique  dans  Yhystérie,  th.  inaug.  Strasbourg.  1868.  Il 
s'agit  d'expériences  fort  intéressantes  faites  sur  des  hystériques.  Les  phéno- 
mènes ont  alors  un  caractère  pathologique  qui  établit  une  différence  notable 
entre  le  somnambulisme  des  sujets  sains,  et  le  somnambulisme  des  hystéri- 
ques. 

J'ai  publié  un  mémoire  sur  le  somnambulisme  provoqué  dans  le  Journal 
d'anat.  et  de  phys.,  1875,  t.  XI:  plusieurs  des  faits  que  j'expose  ici  ont  été 
empruntés  à  ce  travail,  ainsi  qu'à  une  série  d'articles  qui  ont  paru  dans  la 
Revue  des  Deux-Mondes  :  Les  démoniaques  d'aujourd'hui  >■*  d'autrefois,  janvier- 
février  1880. 

Quant  aux  élucubrations  des  magnétiseurs  de  profession,  je  ne  les  indique 
pas,  et  pour  cause. 


LES  DÉSORDRES  PARTIELS  DE  LA  MEMOIRE 


L'étude  des  amnésies  partielles  suppose  avant  tout  quelques  re- 
marques sur  les  variétés  de  la  mémoire.  Sans  ces  remarques  pré- 
liminaires, les  faits  que  nous  allons  rapporter  paraissent  inexpli- 
cables et  même  un  peu  merveilleux.  Qu'un  homme  perde  la  seule 
mémoire  des  mots,  qu'il  oublie  une  seule  langue  et  conserve  les 
autres,  ou  bien  qu'une  langue  oubliée  depuis  longtemps  lui  revienne 
brusquement,  qu'il  soit  privé  de  sa  mémoire  musicale  et  d'elle 
seule  :  ce  sont  là  des  événements  si  bizarres  au  premier  abord  que, 
s'ils  n'avaient  été  constatés  par  les  observateurs  les  plus  scrupu- 
leux, on  serait  tenté  de  les  reléguer  parmi  les  fables.  Si,  au  con- 
traire, on  s'est  fait  une  idée  exacte  de  ce  qu'il  faut  entendre  par  ce 
mot  mémoire,  tout  le  merveilleux  s'évanouit  et  ces  faits,  loin  de 
surprendre,  apparaissent  comme  la  conséquence  naturelle,  logique, 
d'une  influence  morbide. 

L'emploi  du  mot  mémoire  comme  terme  général  est  d'une  jus- 
tesse irréprochable.  Il  désigne  une  propriété  commune  à  tous  les 
êtres  sentants  et  pensants  :  la  possibilité  de  conserver  les  impres- 
sions et  de  les  reproduire.  Mais  l'histoire  de  la  psychologie  montre 
qu'on  est  trop  porté  à  oublier  que  ce  terme  général,  comme  tout 
autre,  n'a  de  réalité  que  dans  les  cas  particuliers;  que  la  mémoire  se 
résout  en  des  mémoires,  tout  comme  la  vie  d'un  organisme  se  résout 
dans  la  vie  des  organes,  des  tissus,  des  éléments  anatomiques  qui 
le  composent.  «  L'ancienne  erreur,  encore  admise,  qui  consiste  à 
traiter  la  mémoire  comme  une  faculté  ou  une  fonction  indépendante 
qui  aurait  un  organe  ou  un  siège  distinct,  vient,  dit  un  psycho- 
logue contemporain,  do  l'incurable  tendance  à  personnifier  une 
abstraction.  Au  lieu  de  reconnaître  que  c'est  une  expression  abré- 
viative  pour  désigner  ce  qui  est  commun  à  tous  les  faits  concrets 


48G  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

de  souvenir  ou  à  la  somme  de  ces  faits,  plusieurs  auteurs  lui  sup- 
posent une  existence  indépendante  ' .  » 

Tandis  que  l'expérience  vulgaire  a  noté  depuis  longtemps  l'iné- 
galité naturelle  des  diverses  formes  de  la  mémoire  chez  le  même 
homme,  les  psychologues  ne  s'en  sont  pas  préoccupés  ou  l'ont  niée 
de  parti  pris.  Dugald  Stewart  affirme  sérieusement  «  que  ces  dif- 
férences qui  nous  frappent  doivent  être  imputées  en  grande  partie 
à  des  différences  d'habitude  dans  l'emploi  de  l'attention  ou  au  choix 
que  fait  l'esprit  entre  les  événements  ou  les  objets  offerts  à  la  cu- 
riosité 2  ».  Gall  le  premier,  réagissant  contre  cette  tendance,  assigna 
à  chaque  faculté  sa  mémoire  propre  et  nia  l'existence  de  la  mémoire 
comme  faculté  indépendante  3.  La  psychologie  contemporaine,  plus 
soucieuse  que  l'ancienne  de  ne  rien  omettre,  plus  préoccupée  des 
exceptions  qui  instruisent,  a  relevé  un  nombre  considérable  de  faits 
qui  ne  laissent  aucun  doute  sur  l'inégalité  naturelle  des  mémoires 
chez  le  même  individu.  Taine  en  a  donné  de  nombreux  et  excellents 
exemples.  Rappelons  les  peintres  comme  Horace  Vernet  et  Gustave 
Doré,  qui  peuvent  faire  un  portrait  de  mémoire  ;  les  joueurs  d'échecs 
qui  jouent  mentalement  une  ou  plusieurs  parties  ;  les  petits  calcu- 
lateurs prodiges  comme  Zerah  Collburn,  qui  «  voient  leurs  calculs 
devant  leurs  yeux  *  »  ;  l'homme  cité  par  Lewes  qui,  «  après  avoir 
parcouru  une  rue  longue  d'un  demi-mille,  pouvait  énumérer  toutes 
les  boutiques  dans  leur  position  relative  ;  »  Mozart  notant  le  Mi- 
serere de  la  chapelle  Sixtine,  après  l'avoir  entendu  deux  fois.  Je 
renvoie  pour  plus  de  détails  aux  traités  spéciaux  %  n'ayant  pas  à 
traiter  ici  cette  question.  Il  me  suffit  que  le  lecteur  tienne  ces  iné- 
galités de  la  mémoire  pour  bien  établies.  Voyons  comment  elles 
s'expliquent  ;  nous  verrons  ensuite  ce  qu'elles  expliquent. 

Que  supposent  ces  mémoires  partielles?  Le  développement  par- 
ticulier d'un  certain  sens  avec  les  structures  anatomiques  qui  en 
dépendent. 

Pour  être  plus  clair,  prenons  un  cas  particulier  :  une  bonne  mé- 
moire visuelle.  Elle  a  pour  condition  une  bonne  structure  de  l'œil, 
du  nerf  optique  et  des  parties  de  l'encéphale  qui  concourent  à  l'acte 
de  la  vision,  c'est-à-dire  (d'après  les  notions  anatomiques  généra - 

1.  Lewes,  Problems  of  Life  and  Mind,  .V  volume,  p.  1 19. 

2.  Philosophie  de  l'esprit  humain,  t.  I,  p.  310. 

3.  Gall,  Fonctions  da  cerveau,  t.  I. 

4.  J'ai  eu  occasion  de  noter  que  plusieurs  calculateurs  ne  voient  pas  leurs 
cliilïres  ni  leurs  calculs,  mais  qu'ils  les  a  entendent  ».  Il  importe  peu  poui 
notre  thèse  que  les  images  soient  visuelles  ou  auditives. 

5.  Taine,  Dr  l'intelligence,  t.  I,  lre  partie,  liv.  Il,  ch.  I,  p.  1.  —  Luy.s.  Le  cer- 
veau et  ses  l'o)iclions,  p.  120.  —  Lewes,  loc.  ai. 


Th.    RIBOT.   —LES    DÉSORDRES  PARTIELS    DE  LA   MÉMOIRE   487 

lement  admises)  de  certaines  portions  de  la  protubérance,  des  pé- 
doncules, de  la  couche  optique,  des  hémisphères  cérébraux.  Ces 
structures,  supérieures,  par  hypothèse,  à  la  moyenne,  sont  parfai- 
tement adaptées  à  recevoir  et  à  transmettre  les  impressions.  Par 
suite,  les  modifications  que  subissent  les  éléments  nerveux,  ainsi  que 
les  associations  dynamiques  qui  se  forment  entre  eux  (ce  sont  là, 
nous  l'avons  répété  plusieurs  fois,  les  bases  de  la  mémoire),  doivent 
être  plus  stables,  plus  nettes,  plus  faciles  à  raviver  que  dans  un 
autre  cerveau.  Cette  conclusion  s'impose.  En  somme,  dire  qu'un 
organe  visuel  a  une  bonne  constitution  anatomique  et  physiolo- 
gique, c'est  dire  qu'il  présente  les  conditions  d'une  bonne  mémoire 
visuelle.  —  On  peut  aller  plus  loin  et  faire  remarquer  que  ce  terme  : 
«  une  bonne  mémoire  visuelle,  »  est  encore  trop  large.  L'observa- 
tion journalière  ne  nous'  montre-t-elle  pas  que  l'un  se  rappelle 
mieux  les  formes;  un  autre,  les  couleurs?  Il  est  vraisemblable  que 
la  première  mémoire  dépend  surtout  de  la  sensibilité  musculaire  de 
l'œil  ;  la  seconde,  de  la  rétine  et  des  appareils  nerveux  qui  s'y  rat- 
tachent. 

Ces  remarques  sont  applicables  à  l'ouïe,  à  l'odorat,  au  goût  et  à 
ces  formes  diverses  de  la  sensibilité  que  l'on  comprend  sous  le  nom 
général  de  toucher,  en  un  mot  à  toutes  les  perceptions  des  sens. 

Si  l'on  réfléchit  aux  relations  intimes  qui  existent  entre  les  sen- 
timents, les  émotions,  la  sensibilité  en  général  et  la  constitution 
physique  de  chaque  homme  ;  si  l'on  considère  combien  ces  états 
physiques  dépendent  des  organes  de  la  vie  animale  ;  on  comprendra 
que  ces  organes  jouent  à  quelques  égards  le  même  rôle  pour  les 
sentiments  que  les  organes  des  sens  pour  les  perceptions.  Par  suite 
des  différences  de  constitution,  les  impressions  transmises  peuvent 
être  faibles,  intenses,  stables,  fugitives  :  autant  de  conditions  qui  mo- 
difient la  mémoire  des  sentiments.  La  prépondérance  d'un  système 
d'organes  (ceux  de  la  génération  par  exemple)  crée  une  supériorité 
pour  un  goupe  de  souvenirs. 

Restent  les  états  psychiques  d'un  ordre  supérieur  :  les  idées  abs- 
traites, les  sentiments  complexes.  Ils  ne  peuvent  être  rattachés 
immédiatement  à  aucun  organe  ;  le  siège  de  leur  production  et  de 
leur  reproduction  n'a  pu  être  localisé  jusqu'ici  d'une  manière  pré- 
cise. Mais,  comme  ils  résultent  sans  aucun  doute  d'une  association 
ou  d'une  dissociation  des  états  primitifs,  nous  n'avons  aucune  raison 
de  supposer  que,  en  ce  qui  les  concerne,  les  choses  se  passent  diffé- 
remment. 

Tout  ce  qui  précède  peut  donc  se  résumer  en  ces  termes  :  chez 
le  même  homme,  un  développement  inégal  des  divers  sens  et  des 


488  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

divers  organes  produit  des  modifications  inégales  dans  les  parties 
appropriées  du  système  nerveux,  par  suite  des  conditions  inégales 
de  souvenir,  par  suite  des  variétés  de  mémoire.  Il  est  même  vrai- 
semblable que  l'inégalité  des  mémoires,  dans  le  même  homme,  est 
la  règle,  non  l'exception.  Comme  nous  n'avons  pas  de  procédés 
exacts  pour  les  doser  séparément  et  les  comparer  entre  elles,  nous 
ne  donnons  ce  qui  précède  que  comme  une  conjecture,  sans  pou- 
voir toutefois  renoncer  à  croire  que  l'on  ne  constate  pas  tous  les 
cas  d'inégalité,  mais  simplement  ceux  qui  dénotent  une  grande  dis- 
proportion. —  L'antagonisme  qui  existe  entre  diverses  formes  de 
la  mémoire  nous  fournirait  encore  une  preuve  indirecte  :  c'est  un 
point  sur  lequel  il  y  aurait  de  curieuses  recherches  à  faire  ;  mais  il 
sort  de  notre  sujet  '.  —  Enfin,  qu'on  n'objecte  pas  l'influence  de 
l'éducation.  Il  est  clair  qu'il  faut  en  porter  beaucoup  à  son  compte; 
mais  l'éducation  ne  s'applique  guère  qu'aux  dons  que  la  nature  met 
déjà  en  relief,  et  d'ailleurs,  dans  certains  cas,  il  est  certain  qu'elle 
n'a  pu  jouer  aucun  rôle. 

En  psychologie,  comme  dans  toute  science  de  faits,  c'est  l'ex- 
périence qui  décide  en  dernier  ressort.  Remarquons  cependant  que 
l'indépendance  relative  des  diverses  formes  de  la  mémoire  aurait 
pu  s'établir  par  le  seul  raisonnement.  C'est,  en  effet,  un  corollaire 
des  deux  propositions  générales  qui  suivent  :  1°  Tout  souvenir  a  son 
siège  dans  certaines  parties  déterminées  de  l'encéphale.  2°  L'encé- 
phale et  les  hémisphères  du  cerveau  eux-mêmes  «  consistent  en  un 
certain  nombre  d'organes  totalement  différencies,  dont  chacun  pos- 
sède une  fonction  propre  tout  en  restant  dans  la  connexion  la  plus 
intime  avec  les  autres.  »  Cette  dernière  proposition  est  maintenant 
admise  par  la  plupart  des  auteurs  qui  étudient  le  système  nerveux. 

Je  crains  d'insister  trop  longuement.  Dans  la  physiologie,  en 
effet,  la  distinction  des  mémoires  partielles  est  une  vérité  courante 2  ; 
mais,  dans  la  psychologie,  la  méthode  des  «  facultés  »  a  si  bien 
réussi  à  faire  considérer  la  mémoire  comme  une  unité,  que  l'exis- 
tence des  mémoires  partielles  a  été  complètement  oubliée  ou  prise 
pour  une  anomalie.  Il  fallait  ramener  le  lecteur  à  la  réalité,  lui 
rappeler  qu'il  n'y  a,  en  dernière  analyse,  que  des  mémoires  spé- 


î.  Sur  l'antagonisme  des  mémoires,  voir  Herbert  Spencer,  Principes  de  psy- 
chologie, t.  I,  p.  232-242 

2.  Voir  en  particulier  Ferrier,  Fonctioiis  du  cerveau.  —  Gratiolet,  Anatomie 
comparée,  etc.,  t.  IL,  p.  4G0,  faisait  déjà  remarquer  «  qu'à  chaque  sens  corres- 
pond une  mémoire  qui  lui  est  corrélative  et  que  l'intelligence  a  comme  le 
corps  ses  tempéraments,  qui  résultent  de  la  prédominance  de  tel  ou  tel  ordre 
de  sensations  dans  les  habitudes  naturelles  de  l'esprit.  » 


Tll     RIBOT.   —   LES   DÉSORDRES    PARTIELS    DE   LA   MÉMOIRE   439 

ciales,  ou,  comme  disent  certains  auteurs,  locales.  Nous  acceptons 
volontiers  cette  dernière  dénomination,  à  condition  qu'on  n'oublie 
pas  qu'il  s'agit  ici  d'une  localisation  disséminée,  suivant  cette  hypo- 
thèse des  associations  dynamiques  dont  nous  avons  si  souvent  parlé. 
On  a  souvent  comparé  la  mémoire  à  un  magasin  où  toutes  nos  con- 
naissances seraient  conservées  dans  des  casiers.  Si  l'on  veut  con- 
server cette  métaphore,  il  faudrait  la  présenter  sous  une  forme  plus 
active  :  comparer,  par  exemple,  chaque  mémoire  particulière  à  une 
escouade  d'employés  chargés  d'un  service  spécial,  exclusif.  L'une 
de  ces  escouades  peut  être  supprimée  sans  que  le  reste  du  service 
en  souffre  d'une  manière  choquante.  C'est  ce  qui  arrive  dans  les' 
désordres  partiels  de  la  mémoire. 

Après  ces  remarques  préliminaires,  entrons  dans  la  pathologie. 
Si,  à  l'état  normal,  les  diverses  formes  de  la  mémoire  ont  une  indé- 
pendance relative,  il  est  naturel  qu'à  l'état  morbide  une  forme 
disparaisse,  les  autres  restant  intactes  ;  c'est  un  fait  qui  doit  main- 
tenant nous  paraître  simple,  n'exiger  aucune  explication,  puisqu'il 
résulte  de  la  nature  même  de  la  mémoire.  Il  est  vrai  que  beaucoup 
de  désordres  partiels  ne  sont  pas  restreints  à  un  seul  groupe  de 
souvenirs.  On  ne  s'en  étonnera  guère,  si  l'on  réfléchit  à  la  solidarité 
intime  de  toutes  les  parties  du  cerveau,  de  leurs  fonctions  et  des 
états  psychiques  qui  y  sont  liés.  Nous  trouverons  cependant  un 
certain  nombre  de  cas  où  l'amnésie  est  bien  limitée. 

Une  étude  complète  des  amnésies  partiellles  consisterait  à  prendre 
Tune  après  l'autre  les  diverses  manifestations  de  l'activité  psychique 
et  à  montrer  par  des  exemples  que  chaque  groupe  de  souvenirs  peut 
disparaître,  temporairement  ou  pour  toujours.  Nous  sommes  loin  de 
pouvoir  remplir  ce  plan.  Nous  ne  pouvons  même  pas  dire  si  cer- 
taines formes  ne  sont  jamais  atteintes  partiellement  et  ne  disparais- 
sent que  dans  les  cas  de  dissolution  complète  de  la  mémoire.  Il  faut 
nous  résigner  à  attendre  de  l'avenir  des  documents  pathologiques 
plus  amples  ou  plus  probants. 

A  proprement  parler,  il  n'existe  qu'une  forme  d'amnésie  partielle 
qu'on  puisse  étudier  à  fond  :  celle  des  signes  (signes  parlés  et  écrits, 
interjections,  gestes).  Elle  est  riche  en  faits  de  tout  genre,  explicable 
par  la  loi  formulée  dans  un  précédent  article.  La  réservant  pour  une 
étude  à  part,  nous  allons  résumer  ce  qu'on  sait  des  autres  amnésies 
partielles. 

«  Quelques  personnes,  dit  Galmeil  ',  ont  perdu  la  faculté  de  re- 
produire certains  tons  ou  certaines  couleurs  et  ont  été  obligées  de 

1.  Dictionnaire  de  médecine,  article  Amnésie. 


4!)0  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

renoncer  à  la  musique  ou  à  la  peinture.  »  D'autres  perdent  la  seule 
mémoire  des  nombres,  des  figures,  d'une  langue  étrangère,  des 
noms  propres,  de  l'existence  de  leurs  plus  proches  parents.  Nous 
allons  en  donner  quelques  exemples. 

On  a  souvent  cité  le  cas  de  Holland,  qu'il  a  rapporté  lui-même 
dans  sa  Mental  Pathology  (p.  ICO)  :  «  J'étais  descendu  le  même  jour 
dans  deux  mines  profondes  du  Harz.  p]tant  dans  la  seconde  mine, 
je  me  trouvai  si  épuisé  par  la  fatigue  et  l'inanition  qu'il  me  fut  com- 
plètement impossible  de  causer  avec  l'inspecteur  allemand  qui 
m'accompagnait.  Tous  les  mots,  toutes  les  phrases  de  la  langue 
allemande  étaient  sorties  de  ma  mémoire,  et  je  ne  pus  les  recouvrer 
qu'après  avoir  pris  un  peu  de  nourriture  et  de  vin  et  m'être  reposé 
quelque  temps.  » 

Ce  cas,  quoique  le  plus  connu,  est  loin  d'être  unique.  Le  Dr  Beattie 
rapporte  qu'un  de  ses  amis  ayant  reçu  un  coup  sur  la  tête  avait 
perdu  tout  ce  qu'il  savait  de  grec,  mais  que  par  ailleurs  sa  mémoire 
ne  paraissait  avoir  soufïert  en  aucune  façon .  —  Cette  perte  de  lan- 
gues acquises  par  l'étude  a  été  souvent  notée  comme  le  résultat  de 
diverses  fièvres. 

De  même  pour  la  musique  :  «  Un  enfant,  après  s'être  violemment 
heurté  la  tête,  resta  trois  jours  inconscient.  En  revenant  à  lui,  il 
avait  oublié  tout  ce  qu'il  savait  de  musique.  Rien  autre  n'avait  été 
perdu  '.  »  —  H  y  a  des  cas  plus  compliqués  :  Un  malade  qui  avait 
complètement  oublié  la  valeur  des  notes  musicales  pouvait  jouer 
un  air  après  l'avoir  entendu.  —  Un  autre  pouvait  écrire  des  notes, 
même  composer,  reconnaître  une  mélodie  à  l'audition  ;  mais  il  était 
incapable  de  jouer  en  regardant  les  notes  2.  —  Ces  faits,  qui  nous 
montrent  la  complexité  de  nos  opérations  mentales  en  apparence 
les  plus  simples,  seront  étudiés  plus  loin  3. 

Dans  certains  cas,  on  voit  disparaître  momentanément  les  souvenirs 
les  mieux  organisés,  les  plus  stables,  tandis  que  d'autres  qui  pré- 
sentent le  même  caractère  restent  intacts.  Ainsi  Abercrombie 
raconte  qu'un  chirurgien  jeté  à  bas  de  son  cheval  et  blessé  à  la 
tête  donna,  dès  qu'il  fat  revenu  à  lui,  les  instructions  les  plus 
minutieuses  sur  la  manière  de  le  traiter.  Par  contre,  il  ne  se  sou- 
venait plus  d'avoir  une  femme  et  des  enfants,  et  cet  oubli  persista 
pendant  trois  jours  4.  Faut-il  expliquer  ce  fait  par  l'automatisme 

1.  Carpenter,  Mental  Pkysioîogy,  p.  4i3. 

2.  Kussmaul,  Lie  Slôrungen  der  Sprache,  p.  181.  —  Proust,  Archives  <j< 

rint!,   1872. 

3.  Voir  ci-après,  §  II. 

'i.  Abercrombie,  Essay  on  inleUectval  Powers,  150. 


Th.  RIBOT.  —  LES  DÉSORDRES  PARTIELS  DE  LA  MÉMOIRE  491 

mental?  Le  chirurgien,  même  à  demi  insensible,  retrouve  ses  con- 
naissances professionnelles. 

Certains  malades  perdent  complètement  la  mémoire  des  noms 
propres,  même  du  leur.  Nous  verrons  plus  loin,  en  étudiant  l'am- 
nésie des  signes  dans  son  évolution  complète,  —  ce  qu'on  peut 
remarquer  d'ailleurs  chez  les  vieillards,  —  que  les  noms  propres 
sont  toujours  ceux  qui  s'oublient  le  plus  vite.  Dans  les  cas  suivants, 
cet  oubli  était  le  symptôme  d'un  ramollissement  cérébral. 

Un  homme  ne  pouvant  retrouver  le  nom  d'un  ami  en  est  réduit  à 
conduire  son  interlocuteur  devant  la  porte  où  ce  nom  est  inscrit  sur 
une  plaque  de  cuivre.  —  Un  autre,  après  une  attaque  d'apoplexie, 
ne  peut  se  rappeler  le  nom  d'aucun  de  ses  amis,  mais  les  désigne 
correctement  par  leur  âge.  —  M.  von  B...,  ambassadeur  à  Madrid, 
puis  à  Saint-Pétersbourg  se  trouve,  au  début  d'une  visite,  obligé  de 
décliner  son  nom  aux  domestiques,  le  cherche  vainement,  s'adresse 
à  son  compagnon  :  «  Pour  l'amour  de  Dieu,  dites-moi  qui  je  suis.  » 
Cette  question  excite  le  rire.  Il  insiste,  et  la  visite  finit  là  '. 

Chez  d'autres,  l'attaque  d'apoplexie  n'est  suivie  que  d'une  am- 
nésie des  nombres.  —  Un  voyageur  longtemps  exposé  au  froid 
éprouva  un  grand  affaiblissement  de  la  mémoire.  Il  ne  pouvait  plus 
calculer  de  lui-même  ni  retenir  pendant  une  minute  le  moindre 
calcul. 

L'oubli  des  figures  est  fréquent.  On  ne  s'en  étonnera  pas,  puisque, 
à  l'état  normal,  beaucoup  de  gens  ont  cette  forme  de  mémoire  très 
peu  développée,  très  instable,  et  qu'elle  doit  résulter  d'ailleurs  d'une 
synthèse  mentale  assez  complexe.  Louyer  Villermay  en  donne  un 
exemple  assez  piquant  :  «  Un  vieillard,  étant  avec  sa  femme,  s'ima- 
ginait être  chez  une  dame  à  qui  il  consacrait  autrefois  toutes  ses 
soirées,  et  il  lui  répétait  constamment  :  «  Madame,  je  ne  puis  rester 
plus  longtemps  ;  il  faut  que  je  revienne  près  de  ma  femme  et  de  mes 
enfants  2.  » 

«  J'ai  connu  intimement  dès  mon  enfance,  dit  Carpenter,  un  savant 
remarquable.  Agé  de  plus  de  soixante- dix  ans,  il  était  encore  vigou- 
reux, mais  sa  mémoire  se  mit  à  décliner.  Il  oubliait  surtout  les  faits 
récents  et  les  mots  peu  usités.  Quoiqu'il  continuât  de  fréquenter  le 
Musée  britannique,  la  Société  royale  et  la  Société  géologique,  il  ne 
pouvait  plus  les  appeler  par  leurs  noms  ;  il  les  désignait  par  le  terme 
«  ce  lieu  public  ».  Il  continuait  à  visiter  ses  amis,  les  reconnaissait 


1.  Winslow,  p.  266-269.  On  trouvera  au  même  endroit  plusieurs  autres  cas 
de  ce  genre." 

2.  Louyer  Willermay,  Dicl.  acienc.  médic,  art.  MÉMOIRE. 


402  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

chez  eux  et  dans  les  autres  endroits  où  il  avait  l'habitude  de  les  ren- 
contrer (comme  dans  les  sociétés  scientifiques),  non  ailleurs.  Je  le 
rencontrai  un  jour  chez  l'un  de  nos  plus  anciens  amis  qui  réside 
ordinairement  à  Londres,  mais  qui  était  alors  à  Brighton.  Il  ne  me 
reconnut  pas,  et  il  ne  le  fit  pas  davantage  quand  nous  fûmes  hors 

de  la  maison Sa  mémoire  alla  toujours  en  diminuant,  et  il  mourut 

d'une  attaque  d'apoplexie.  »  (Ouvrage  cité,  p.  445.)  —  Dans  cette  ob- 
servation, il  y  a  à  la  fois  amnésie  des  noms  propres  et  amnésie  des 
figures  ;  mais  le  plus  curieux,  c'est  le  rôle  que  joue  la  loi  de  conti- 
guïté. La  reconnaissance  des  personnes  ne  s'effectue  pas  d'elle- 
même,  par  le  seul  fait  de  leur  présence.  Pour  qu'elle  ait  lieu,  il  faut 
qu'elle  soit  suggérée  ou  plutôt  aidée  par  l'impression  actuelle  des 
endroits  où  elles  sont  présentées  habituellement.  Le  souvenir  de  ces 
endroits,  fixé  par  les  expériences  de  toute  la  vie,  devenue  presque 
organique,  reste  stable.  Il  sert  de  point  d'appui  pour  évoquer  d'au- 
tres souvenirs.  Le  nom  de  ces  «  lieux  publics  »  n'est  pas  ravivé  : 
l'association  entre  l'objet  et  le  signe  est  trop  faible.  Mais  la  recon- 
naissance des  figures  s'opère,  parce  qu'elle  dépend  d'une  forme  d'as- 
sociation très  stable  :  la  contiguïté  dans  l'espace.  La  seule  catégorie 
de  souvenirs  qui  ait  survécu  aide  une  autre  catégorie  à  renaître  qui, 
d'elle-même  et  réduite  à  ses  seules  forces,  n'y  parvient  pas. 

Une  énumération  plus  longue  des  amnésies  partielles  serait  facile, 
mais  sans  profit  pour  le  lecteur.  11  suffit  de  lui  avoir  fait  comprendre 
par  quelques  faits  en  quoi  elles  consistent. 

Il  est  naturel  de  se  demander  si  les  formes  de  la  mémoire  que  la 
maladie  désorganise  pour  toujours  ou  suspend  temporairement 
sont  les  mieux  établies  ou  bien  au  contraire  les  plus  faibles.  —  On 
ne  peut  répondre  à  cette  question  d'une  manière  positive.  A  ne 
consulter  que  la  logique,  il  semble  que  les  influences  morbides  doi- 
vent suivre  la  ligne  de  la  moindre  résistance.  Les  faits  paraissent 
confirmer  cette  hypothèse.  Dans  la  plupart  des  amnésies  partielles, 
ce  qui  est  atteint,  ce  sont  les  formes  les  moins  stables  de  la  mé- 
moire. Je  ne  connais  du  moins  pas  un  seul  cas  où,  quelque  forme  or- 
ganique ayant  été  suspendue  ou  abolie,  les  formes  supérieures  soient 
restées  intactes.  Il  serait  cependant  téméraire  d'affirmer  que  cela 
ne  s'est  jamais  produit. 

A  la  question  posée,  nous  ne  pouvons  donc  répondre  que  par  une 
hypothèse,  jusqu'à  plus  ample  informé.  Il  serait  d'ailleurs  contraire 
à  la  méthode  scientifique  de  ramener  d'emblée  à  une  loi  unique  des 
cas  hétérogènes,  dépendant  chacun  de  conditions  spéciales.  Il  fau- 
drait une  étude  approfondie  de  chaque  cas  et  de  ses  causes,  avant 
de  pouvoir  affirmer  que  tous  sont  réductibles  à  une  formule  unique. 


Th.    RIBOT.   —  LES   DÉSORDRES    l'ARTIELS   DE   LA   MÉMOIRE   493 

Le  problème  est  actuellement  trop  obscur  pour  que  ce  travail  puisse 
être  fait. 

Les  mêmes  remarques  sont  applicables  au  mécanisme  suivant 
lequel  ces  amnésies  se  produisent.  D'abord,  nous  ne  savons  rien 
du  mécanisme  physiologique  propre  à  chaque  forme.  De  ce  côté, 
tout  moyen  d'explication  nous  fait  défaut.  Quant  au  mécanisme 
psychologique,  voici  ce  qu'on  peut  supposer.  11  y  a  parmi  les  am- 
nésies partielles  qui  nous  occupent  deux  cas  principaux  :  destruc- 
tion, suspension.  Le  premier  cas  est  le  résultat  immédiat  de  la 
désorganisation  des  éléments  nerveux.  Dans  le  second  cas,  un 
certain  groupe  d'éléments  reste  temporairement  isolé  et  impuissant; 
en  termes  psychologiques,  il* reste  en  dehors  du  mécanisme  de  l'asso- 
ciation. Le  fait  cité  par  Carpenter  suggère  cette  explication.  La 
solidarité  intime  qui  existe  entre  les  diverses  parties  de  l'encéphale 
et  par  suite  entre  les  divers  états  psychiques  persiste  en  général. 
Seuls  ces  groupes,  avec  la  somme  de  souvenirs  qu'ils  représentent, 
sont  en  quelque  sorte  immobilisés,  inaccessibles  à  l'action  des 
autres  groupes,  incapables  pendant  un  temps  de  rentrer  dans  la 
conscience.  Cet  état  ne  peut  résulter  que  de  conditions  physiologiques 
qui  nous  échappent. 


Il 


Nous  avons  réservé  pour  une  étude  particulière  une  forme  d'am- 
nésie partielle  :  celle  des  signes,  mot  que  nous  employons  dans  son 
sens  le  plus  large,  c'est-à-dire  comme  comprenant  tous  les  moyens 
dont  l'homme  dispose  pour  exprimer  ses  sentiments  et  ses  idées. 
Nous  avons  là  un  sujet  bien  délimité,  riche  en  faits  à  la  fois  semblables 
et  différents,  puisqu'ils  ont  un  caractère  psychologique  commun, 
ce  sont  des  signes;  et  que  cependant  ils  diffèrent  quant  à  leur 
nature,  —  signes  vocaux,  écriture,  gestes,  dessin,  musique.  Ils  sont 
facilement  et  fréquemment  observables,  bien  localisés  et  par  leur 
variété  se  prêtent  à  la  comparaison  et  à  l'analyse.  Nous  verrons  de 
plus  que  cette  classe  d'amnésies  partielles  vérifie  d'une  manière  très 
remarquable  la  loi  de  dissolution  de  la  mémoire  que  nous  avons 
exposée  dans  un  précédent  article  sous  sa  forme  la  plus  géné- 
rale. 

Avant  tout,  il  faut  éviter  un  malentendu.  Le  lecteur  pourrait  croire 
que  nous  allons  étudier  l'aphasie.  11  n'en  est  rien.  Dans  la  plupart 
des  cas,  l'aphasie  suppose  bien  un  désordre  de  la  mémoire,  mais 


|94  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

avec  quelque  chose  en  plus  ;  or  ce  sont  les  désordres  de  la  mémoire 
qui  seuls  nous  intéressent.  Les  travaux  qui  se  poursuivent  depuis 
une  quarantaine  d'années  sur  les  maladies  du  langage  ont  montré 
que,  par  ce  terme  unique  d'aphasie,  on  désigne  des  cas  très  dissem- 
blables. C'est  que  l'aphasie  étant  non  une  maladie  mais  un  sym- 
ptôme, varie  suivant  les  conditions  morbides  qui  la  produisent.  Ainsi 
certains  aphasiques  sont  privés  de  tout  mode  d'expression  ;  d'autres 
peuvent  parler  et  non  écrire,  ou  inversement  écrire  mais  sans 
parler  :  la  perte  des  gestes  est  bien  plus  rare.  Parfois,  le  malade 
conserve  un  vocabulaire  assez  étendu  de  signes  vocaux  et  graphiques  ; 
mais  il  parle  et  écrit  à  contre-sens  (cas  de  paraphasie  et  de  para- 
graphie).  Parfois  il  ne  comprend  plus  le  sens  des  mots,  écrits  ou 
parlés,  quoique  l'ouïe  et  la  vue  soient  intactes  (cas  de  surdité  et  de 
cécité  verbales).  L'aphasie  est  tantôt  permanente,  tantôt  transitoire. 
Souvent  elle  est  accompagnée  d'hémiplégie.  Cette  hémiplégie,  qui 
frappe  presque  toujours  le  côté  droit,  est,  par  elle-même  et  indé- 
pendamment de  toute  amnésie,  un  obstacle  pour  écrire  l.  —  Ces  cas 
principaux  présentent  des  variétés  qui  diffèrent  elles-mêmes  suivant 
les  individus.  On  entrevoit  la  complexité  de  la  question.  Heureuse- 
sement,  nous  n'avons  pas  à  la  traiter  ici.  Notre  tâche,  qui  est  déjà 
bien  embrouillée,  consiste  à  rechercher  parmi  ces  désordres  du  lan- 
gage et  de  la  faculté  expressive  en  général  ce  qui  paraît  imputable 
à  la  mémoire  seule. 

Il  est  clair  que  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  des  cas  où 
l'aphasie  résulte  de  l'idiotie,  de  la  démence,  de  la  perte  de  la  mé- 
moire en  général;  pas  davantage  des  cas  où  la  transmission  seule 
est  entravée  :  ainsi  des  lésions  de  la  substance  blanche  aux  environs 
de  la  troisième  circonvolution  frontale  gauche  peuvent  entraver 
la  faculté  expressive,  la  substance  grise  étant  intacte  -.  Mais  cette 
double  élimination  n'allège  guère  la  difficulté,  l'aphasie  se  produi- 
sant le  plus  souvent  dans  de  tout  autres  conditions.  Examinons-la 
donc  d'après  son  type  le  plus  commun. 

Je  crois  inutile  de  donner  ici  des  exemples  que  le  lecteur  peut 
trouver  partout  a.  D'ordinaire,  l'aphasie  débute  brusquement.  Le 


1.  Les  gauchers  aphasiques  ont  toujours  l'hémiplégie  à  gauche. 

2.  Voir  dea  cas  de  ce  genre  dans  Kussmaul,  Die  Stôrungen  der  Sprache,  p.  99. 
3*  La  littérature  de  l'aphasie  est  si  abondante  que  la  seule  énumération  des 

titres  d'ouvrages  ou  de  mémoires  remplirait  plusieurs  pages.  Au  point  de  vue 
psychologique,  on  devra  surtout  consulter:  Trousseau,  Clinique  médicale,  t.  II; 
Falret,  articl  Aphasie  dans  le  Dictionnaire  encycl.  des  sciences  médicales; 
l'roust,  Archives  générales  de  médecine,  1872;  Kussmaul,  Die  Stôrungen  der 
Sprache  (très  important).  H.  Jackson;  On  Ihe  affections  of  the  speech,  dans 
Brain,  années  1878,  1879,  1880. 


Th.    RIBOT.   —  LES   DÉSORDRES   PARTIELS   DE   LA    MÉMOIRE    495 

malade  ne  peut  parler  ;  s'il  essaye  d'écrire,  même  impuissance; 
tout  au  plus  trace-t-il  à  grand'peine  quelques  mots  inintelligibles. 
Sa  physionomie  reste  intelligente.  Il  tâche  de  se  faire  comprendre 
par  gestes.  Il  n'y  a  d'ailleurs  aucune  paralysie  des  muscles  servant 
à  articuler  les  mots;  la  langue  se  meut  librement.  Tels  sont  les 
traits  les  plus  généraux,  ceux  du  moins  qui  nous  intéressent. 

Que  s'est-il  passé  dans  l'état  psychique  du  malade,  et,  en  ce  qui 
concerne  sa  mémoire,  qu'a-t-il  perdu?  —  Il  suffit  d'un  peu  de 
réflexion  pour  voir  que  l'amnésie  des  signes  est  d'une  nature  toute 
particulière.  Elle  n'est  pas  comparable  à  l'oubli  des  couleurs,  des 
sons  d'une  langue  étrangère,  d'une  période  de  la  vie.  Elle  s'étend 
à  toute  l'activité  de  l'esprit;  en  ce  sens,  elle  est  générale  :  et  cepen- 
dant elle  est  partielle,  puisque  le  malade  a  conservé  ses  idées,  ses 
souvenirs  et  juge  lui-même  sa  situation. 

Selon  nous,  l'amnésie  des  signes  est  surtout  une  maladie  de  la 
mémoire  motrice;  c'est  là  ce  qui  lui  donne  son  caractère  propre, 
ce  qui  fait  qu'elle  s'offre  sous  un  aspect  nouveau.  Mais  que  faut-il 
entendre  par  «  mémoire  motrice  »,  expression  qui  au  premier 
abord  peut  surprendre?  C'est  une  question  si  peu  étudiée  par  les 
psychologues  quïl  est  difficile  d'en  parler  clairement  en  passant 
et  qu'il  est  impossible  de  la  traiter  tout  au  long. 

J'ai  essayé  ici  même  ',  quoique  d'une  manière  sommaire  et  in- 
suffisante, de  faire  ressortir  l'importance  psychologique  des  mou- 
vements et  de  montrer  que  tout  état  de  conscience  implique  à  un 
certain  degré  des  éléments  moteurs.  Pour  m'en  tenir  à  ce  qui  nous 
concerne  actuellement,  je  ferai  remarquer  que  personne  ne  fait  de 
difficulté  pour  admettre  que  les  perceptions,  les  idées,  les  actes 
intellectuels  en  général  ne  sont  fixés  en  nous,  ne  font  partie  de  la 
mémoire  qu'à  la  condition  qu'il  y  ait  dans  l'encéphale  certains  ré- 
sidus, qui  consisteraient  en  modification  des  éléments  nerveux  et 
en  association  dynamique  entre  ces  éléments.  C'est  à  cette  condition 
seules  qu'ils  sont  conservés  et  ravivés.  Mais  il  est  nécessaire  qu'il  en 
soit  de  même  pour  les  mouvements.  Ceux  qui  nous  occupent,  qui 
se  produisent  dans  la  parole  articulée,  l'écriture,  le  dessin,  la  mu- 
sique, les  gestes  ne  peuvent  être  conservés  et  reproduits  qu'à  con- 
dition qu'il  y  ait  des  résidus  moteurs,  c'est-à-dire,  suivant  l'hypothèse 
tant  de  fois  exposée,  des  modifications  dans  les  éléments  nerveux 
et  des  associations  dynamiques  entre  ces  éléments.  Au  reste,  quelque 
opinion  qu'on  professe,  il  est  clair  que,  s'il  ne  restait  rien  d'un  mot 


1.  Voir  la  Revue  philosophique,  octobre  1879.  Voir  aussi  un  excellent  chapitre 
dans  Maudsley,  Physiologie  de  l'esprit. 


496  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

prononcé  ou  écrit  pour  la  première  fois,  il  serait  impossible  d'ap- 
prendre à  parler  ou  à  écrire. 

L'existence  des  résidus  moteurs  admise,  nous  pouvons  comprendre 
la  nature  de  l'amnésie  des  signes. 

Notre  activité  intellectuelle  consiste,  comme  on  le  sait,  en  une 
série  d'états  de  conscience  associés  suivant  certains  rapports. 
Chacun  des  termes  de  cette  série  paraît  simple  à  la  conscience;  il 
ne  l'est  pas  en  réalité.  Quand  nous  parlons  ou  quand  nous  pensons 
avec  un  peu  de  netteté,  tous  les  termes  de  la  série  forment  des 
couples,  composés  de  l'idée  et  de  son  expression.  A  l'état  normal, 
la  fusion  entre  ces  deux  éléments  est  si  complète  qu'ils  ne  font 
qu'un;  mais  la  maladie  prouve  qu'ils  peuvent  être  dissociés.  Bien 
plus,  l'expression  «  couple  »  n'est  pas  suffisante.  Elle  n'est  exacte 
que  pour  la  partie  du  genre  humain  qui  ne  sait  pas  écrire.  Si  je 
pense  à  une  maison,  outre  la  représentation  mentale  qui  est  l'état 
de  conscience  proprement  dit.  outre  le  signe  vocal  qui  traduit  cette 
idée  et  ne  semble  faire  qu'un  avec  elle,  il  existe  un  élément  gra- 
phique presque  aussi  intimement  fondu  avec  l'idée  et  qui  même 
devient  prédominant,  lorsque  j'écris.  Ce  n'est  pas  tout  :  autour  du 
signe  vocal  maison  se  groupent  par  une  association  moins  intime 
les  signes  vocaux  d'autres  langues  que  je  connais  [domus,  liouse,  Haus, 
casa,  etc.).  Autour  du  signe  graphique  maison  se  groupent  les  signes 
graphiques  de  ces  mêmes  langues.  On  voit  donc  que.  dans  un  esprit 
adulte,  chaque  état  de  conscience  clair  n'est  pas  une  unité  simple, 
mais  une  unité  complexe,  un  groupe.  La  représentation  mentale, 
la  pensée  n'en  est  à  proprement  parler  que  le  noyau  ;  autour  d'elle 
se  groupent  des  signes  plus  ou  moins  nombreux  qui  la  détermi- 
nent. 

Si  ceci  est  bien  compris,  le  mécanisme  de  l'amnésie  des  signes 
devient  plus  clair.  C'est  un  état  pathologique  dans  lequel,  l'idée 
restant  intacte  ou  à  peu  près,  une  partie  ou  la  totalité  des  signes 
qui  la  traduisent  est  oubliée  temporairement  ou  pour  toujours.  Cette 
proposition  générale  a  besoin  d'être  complétée  par  une  étude  plus 
détaillée. 

Est-il  vrai  que,  chez  les  aphasiques,  l'idée  subsiste,  son  expression 
vocale  et  graphique  ayant  disparu? 

Je  ferai  remarquer  que  je  n'ai  pas  à  examiner  si  ici  l'on  peut  penser 
sans  signes.  La  question  posée  est  toute  différente.  L'aphasique  a 
eu  longtemps  l'usage  des  signes  :  l'idée  disparaît-elle  chez  lui  avec 
la  possibilité  de  la  traduire'?  Les  faits  répondent  négativement.  Bien 
qu'on  soit  d'accord  pour  reconnaître  que  l'aphasie,  surtout  quand  elle 
est  de  longue  durée  et  grave,  s'accompagne  toujours  d'un  certain 


Th.   RIBOT.   -  -  LES  DÉSORDRES   PARTIELS   DE    LA   MÉMOIRE   497 

affaiblissement  de  l'esprit,  il  n'est  pas  douteux  que  l'activité  mentale 
persiste,  même  quand  elle  n'a  plus  que  les  gestes  pour  se  traduire. 
Les  exemples  abondent  :  je  n'en  citerai  que  quelques-uns. 

Certains  malades  privés  seulement  d'une  partie  de  leur  vocabulaire, 
mais  incapables  de  trouver  le  mot  propre,  le  remplacent  par  une 
périphrase  ou  une  description.  Pour  ciseaux,  ils  disent  «  ce  qui  sert 
à  couper  »;  pour  fenêtre,  «  ce  par  où  l'on  voit  clair  ».  Ils  désignent 
un  homme  par  l'endroit  où  il  habite,  par  ses  titres,  ses  fonctions, 
par  les  inventions  qu'il  a  faites,  par  les  livres  qu'il  a  écrits  *.  —  Dans 
des  cas   plus  graves  d'aphasie  complète  et  durable,  nous  voyons 
des  malades  jouer  aux  cartes  avec  beaucoup  de  calcul  et  de  réflexion; 
d'autres  surveillent  la  gestion  de  leurs  affaires.  Tel  ce  grand  pro- 
priétaire dont  parle  Trousseau  «  qui  se  faisait  présenter  les  baux, 
traités,  etc.,  et,  par  des  gestes  intelligibles  pour  ses  proches,  indiquait 
des  modifications  à  faire,  qui  le  plus  ordinairement  étaient  utiles 
et  raisonnables.  »  —  Un  homme  complètement  privé  de  la  parole 
remit  à  son  médecin  une  histoire  détaillée  de  sa  maladie  écrite  par 
lui  en  très  bons  termes  et  d'une  main  fort  assurée.  Nous  avons  d'ail- 
leurs le  témoignage   de  malades  eux-mêmes  après  leur  guérison. 
«  J'avais  oublié  tous  les  mots,  dit  l'un  d'eux,  mais  j'avais  toute  ma 
connaissance,  toute  ma  volonté.  Je  savais  très  bien  ce  que  je  voulais 
dire  et  ne  pouvais  le  dire.  Quand  vous  (le  médecin)  m'interrogiez, 
je  vous  comprenais  parfaitement;  je  faisais  tous  mes  efforts  pour 
répondre;  impossible  de  me  souvenir  des  mots  2.  »  Rostan,  frappé 
subitement  et  incapable  de  prononcer  ou  d'écrire  un   seul  mot, 
«  analysait  les  symptômes  de  sa  maladie  et  cherchait  à  les  rapporter 
à  quelque  lésion  particulière  du  cerveau,  comme  il  eût  fait  dans  une 
conférence  clinique.  »  Le  cas  de  Lordat  est  très  connu;  «  il  était 
capable  de  coordonner  une  leçon,  d'en  changer  dans  «on  esprit  la 
distribution;   mais,   lorsque  la  pensée  devait  se  manifester  par  la 
parole  ou  l'écriture,  c'était  chose  impossible,  bien  qu'il  n'y  eût  pas 
de  paralysie  3.  » 

Nous  pouvons  donc  considérer  comme  établi  que,  les  moyens 
d'expression  ayant  disparu,  l'intelligence  reste  à  peu  près  intacte, 
et  que  par  conséquent  l'amnésie  est  restreinte  aux  signes. 

1.  Très  fréquemment  l'aphasique  confond  les  mots,  dit  feu  pour  pain,  etc. 
ou  forge  des  mots  inintelligibles;  mais  ces  désordres  me  paraissent  une  ma- 
ladie du  langage  plus  que  de  la  mémoire. 

2.  Legrou.x,  De  l'aphasie,  p.  96. 

3.  Pour  ces  faits:  voir  surtout  Trousseau,  ouvrage  cité.  Lordat,  spiritualiste 
ardent,  a  tiré  de  là  des  considérations  sur  l'indépendance  de  l'esprit,  il  se 
faisait  illusion.  Au  jugement  de  ceux  qui  l'ont  connu,  il  est  resté  fort  inférieur 
à  lui-même  après  sa  guérison. 

tome  x.  —  1880.  32 


498  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

Cette  amnésie  dépend-elle,  comme  nous  l'avons  dit,  surtout  des 
éléments  moteurs?  En  établissant  plus  haut  l'existence  nécessaire 
de  résidus  moteurs,  nous  n'avons  pas  examiné  le  problème  dans 
toute  sa  complexité.  Il  faut  y  revenir. 

Lorsqu'on  nous  apprend  à  parler  notre  langue  maternelle  ou  une 
langue  étrangère,  il  y  a  des  sons,  des  signes  acoustiques  qui  vien- 
nent s'enregistrer  dans  notre  cerveau.  Mais  ce  n'est  qu'une  moitié 
de  notre  tâche.  Il  nous  faut  les  répéter,  passer  de  l'état  réceptif  à 
l'état  actif,  traduire  ces  signes  acoustiques  en  mouvements  vocaux. 
Cette  opération  est  fort  difficile  à  l'origine  parce  qu'elle  consiste  à 
coordonner  des  mouvements  fort  compliqués.  Nous  ne  savons  parler 
que  lorsque  ces  mouvements  sont  facilement  reproduits,  c'est-à-dire 
que  les  résidus  moteurs  sont  organisés. 

Quand  nous  apprenons  à  écrire,  nous  fixons  les  yeux  sur  un 
modèle  :  des  signes  optiques  viennent  s'enregistrer  dans  notre 
cerveau;  puis,  avec  beaucoup  d'efforts,  nous  essayons  de  les  repro- 
duire parles  mouvements  de  notre  main.  Ici  encore,  il  y  a  une  coor- 
dination de  mouvements  très  délicats.  Nous  ne  savons  écrire  que 
lorsque  les  signes  optiques  sont  traduits  immédiatement  en  mou- 
vements, c'est-à-dire  quand  les  résidus  moteurs  sont  organisés. 

Les  mêmes  remarques  sont  applicables  *à  la  musique,  au  dessin, 
aux  gestes  appris  (ceux  des  sourds-muets  par  exemple).  La  faculté 
expressive  est  plus  complexe  qu'elle  ne  paraît.  Les  idées  ou  les 
sentiments  pour  se  traduire  ont  besoin  d'une  mémoire  acoustique  (ou 
optique)  et  d'une  mémoire  motrice.  Quelle  raison  avons-nous  de 
soutenir  que  c'est  surtout  cette  mémoire  motrice  qui  souffre  dans 
l'amnésie  des  signes? 

Voici  ce  qui  se  passe  chez  la  plupart  des  aphasiques.  Présentez-leur 
un  objet  vulgaire,  un  couteau.  Donnez  à  cet  objet  des  noms  inexacts 
(fourchette,  livre,  etc.).  Dénégation  de  leur  part.  Enoncez  le  mot 
propre.  Geste  d'affirmation.  Si  vous  les  priez  de  le  répéter  immédiate- 
ment, bien  peu  en  sont  capables.  Ils  ont  donc  conservé  non  seulement 
l'idée,  mais  le  signe  acoustique,  puisqu'ils  le  reconnaissent  entre 
plusieurs  et  l'arrêtent  au  passage.  Comme  ils  sont  incapables  de  le 
traduire  par  la  parole  et  comme  les  organes  vocaux  sont  intacts,  il 
faut  bien  que  l'amnésie  porte  sur  les  éléments  moteurs. 

La  même  expérience  peut  être  faite  en  ce  qui  concerne  l'écriture  ; 
chez  les  aphasiques  qui  ne  sont  pas  paralysés,  elle  conduit  aux  mêmes 
résultats  et  à  la  même  conclusion.  Le  malade  a  conservé  la  mémoire 
des  signes  optiques;  il  a  perdu  la  mémoire  des  mouvements  néces- 
saires pour  les  reproduire.  Quelques-uns  peuvent  copier;  mais,  dès 
que  le  modèle  leur  est  enlevé,  ils  restent  impuissants. 


Th.   RIBOT.   —  LES  DÉSORDRES  PARTIELS  DE   LA  MÉMOIRE  499 

D'ailleurs,  en  soutenant  la  thèse  d'une  amnésie  motrice  pour  la 
plupart  des  cas,  je  ne  prétends  pas  qu'il  en  soit  toujours  ainsi.  Dans 
une  question  si  complexe,  il  faut  se  garder  des  affirmations  absolues. 
Quand  l'aphasie  reste  incurable,  on  voit  parfois  des  malades  oublier 
les  signes  vocaux  et  écrits  ou  ne  les  reconnaître  qu'à  grand'peine  et 
avec  beaucoup  d'hésitation.  Dans  ce  cas,  l'amnésie  n'est  plus  limitée 
aux. seuls  éléments  moteurs.  D'un  autre  côté,  nous  avons  vu  que 
certains  aphasiques  peuvent  répéter  ou  copier  un  mot;  d'autres 
peuvent  lire  à  haute  voix,  sans  pouvoir  parler  volontairement  :  c'est 
une  exception  [Falret,  p.  613).  Bon  nombre  au  contraire  peuvent  lire 
mentalement  sans  pouvoir  lire  à  haute  voix.  Il  est  arrivé  —  rarement 
d'ailleurs  —  qu'ils  ont  proféré  spontanémemt  un  membre  de  phrase, 
mais  sans  pouvoir  recommencer.  Brown-Séquard  cite  même  le  cas 
d'un  médecin  qui  parlait  en  rêvant,  quoique  aphasique  à  l'état  de 
veille.  Ces  faits,  si  peu  fréquents  qu'ils  soient,  montrent  que  l'amnésie 
motrice  n'est  pas  toujours  absolue.  Il  en  est  de  cette  forme  de  la  mé- 
moire comme  de  toute  autre  :  dans  certaines  circonstances  exception- 
nelles, elle  revient. 

Notons  en  passant  une  analogie.  L'aphasique  qui  parvient  à  répéter 
un  mot  ressemble  exactement  à  celui  qui  ne  peut  se  rappeler  un 
fait  qu'avec  l'assistance  d'autrui,  et  le  mécanisme  psychologique  de 
l'oubli  des  signes  est  celui  de  tout  autre  oubli  :  il  consiste  en  une 
dissociation.  Un  fait  est  oublié  lorsqu'il  ne  peut  être  suscité  par 
aucune  association,  lorsqu'il  ne  peut  entrer  dans  aucune  série.  Chez 
l'aphasique,  l'idée  ne  suscite  plus  son  signe,  du  moins  son  expression 
motrice.  Seulement,  ici  la  dissociation  est  d'une  nature  plus  intime. 
Elle  a  lieu  non  entre  des  termes  que  l'expérience  antérieure  a 
réunis,  mais  entre  des  éléments  si  bien  fondus  ensemble  qu'ils  cons- 
tituent une  unité  pour  la  conscience  et  que  soutenir  leur  indépen- 
dance relative  semblerait  une  subtilité  d'analyse,  si  la  maladie  ne  se 
chargeait  de  la  démontrer  l. 

C'est  cette  fusion  intime  entre  l'idée,  le  signe  (vocal  ou  écrit)  et 
l'élément  moteur  qui  rend  si  difficile  à  établir  d'une  manière  nette, 
indiscutable  ,  que  l'amnésie  des  signes  est  surtout  une  amnésie 
motrice.  Comme  tout  état  de  conscience  tend  à  se  traduire  en  mou- 

1.  On  a  décrit  avec  soin,  dans  ces  derniers  temps,  sous  les  noms  de  cécité 
verbale  et  de  surdité  verbale  (Wortblindheit,  Wortaubheit),  des  cas  longtemps 
confondus  sous  le  nom  général  d'aphasie.  Le  malade  peut  parler  et  écrire;  la 
vue  et  l'ouïe  sont  très  bien  conservés,  et  cependant  les  mots  qu'il  lit  ou  qu'il 
entend  prononcer  n'ont  aucun  sens  pour  lui.  Ils  restent  pour  lui  de  simples 
phénomènes,  optiques  ou  acoustiques;  ils  ne  suggèrent  plus  leur  idée;  ils  ont 
cessé  d'être  des  signes.  C'est  une  autre  forme,  plus  rare,  de  la  dissociation. 
Pour  les  détails,  voir  Kussmaul,  ouvrage  cité,  27e  chapitre. 


500  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

vement ,  comme ,  suivant  l'heureuse  expression  de  Bain ,  «  penser 
c'est  se  retenir  de  parler  ou  d'agir  »,  il  n'est  pas  possible  à  l'analyse 
seule  d'établir  des  séparations  tranchées  entre  ces  trois  éléments.  Il 
me  semble  cependant  que  cette  mémoire  des  signes  vocaux  et  écrits 
qui  survit  chez  l'aphasique  intelligent  représente  bien  ce  qu'on  a 
appelé  la  parole  intérieure,  ce  minimum  de  détermination  sans  lequel 
l'esprit  serait  en  voie  de  démence;  et  que  par  conséquent  ce  sont  les 
éléments  moteurs  qui  sont  seuls  éteints  dans  l'oubli. 

En  interrogeant  les  médecins  bien  peu  nombreux  qui  ont  étudié  la 
psychologie  de  l'aphasie,  je  trouve  que  leur  thèse  ne  diffère  pas 
sensiblement  de  la  nôtre,  sauf  dans  les  termes.  «  Je  me  suis  demandé, 
dit  Trousseau,  si  l'aphasie  n'est  pas  tout  simplement  l'oubli  des  mou- 
vements instinctifs  et  harmoniques  que  nous  avons  tous  appris  dès 
notre  première  enfance  et  qui  constituent  le  langage  articulé;  et  si, 
par  cet  oubli,  l'aphasique  n'était  pas  dans  les  conditions  d'un  enfant 
qu'on  instruit  à  bégayer  les  premiers  mots;  d'un  sourd-muet  qui,  guéri 
tout  à  coup  de  sa  surdité,  s'essaye  à  imiter  le  langage  des  personnes 
qu'il  entend  pour  la  première  fois.  Il  y  aurait  alors  entre  l'aphasique  et 
le  sourd-muet  la  différence  que  l'un  a  oublié  ce  qu'il  avait  appris  et 
que  l'autre  ne  sait  pas  encore.  »  (Ouvrage  cité,  p.  718.)  —De  même 
Kussmaul  :  «  Si  l'on  considère  la  mémoire   comme  une  fonction 
générale  du   système  nerveux,  il  faut,  pour  que  les  sons   soient 
combinés  en  mots,  admettre  à  la  fois  une  mémoire  acoustique  et  une 
mémoire  motrice.  La  mémoire  des  mots  se  trouve  ainsi  être  double  : 
1°  il  y  en  a  une  pour  les  mots  en  tant  qu'ils  sont  un  groupe  de  phéno- 
mènes acoustiques  ;  2°  il  y  en  a  une  autre  pour  les  mots  comme  images 
motrices  (Bewegungsbilder).  Trousseau  a  fait  remarquer  avec  raison 
que  l'aphasie  est  toujours  réductible  à  une  perte  de  la  mémoire  soit 
des  signes  vocaux,  soit  des  moyens  par  lesquels  les  mots  sont  arti- 
culés. W.   Ogle  distingue  aussi  deux  mémoires  verbales  :  une  pre- 
mière, reconnue  de  tout  le  monde,  grâce  à  laquelle   nous  avons 
conscience  du  mot;  et  en  outre  une  seconde,  grâce  à  laquelle  nous 
l'exprimons.  »  (Ouvrage  cité,  p.  156.) 

Faut-il  admettre  que  les  résidus  qui  correspondent  à  une  idée, 
ceux  qui  correspondent  à  son  signe  vocal,  à  son  signe  graphique,  aux 
mouvements  qui  traduisent  l'un  et  l'autre,  sont  voisins  dans  la  couche 
corticale?  Quelles  inductions  anatomiques  peut-on  tirer  de  ce  fait 
qu'on  perd  la  mémoire  des  mouvements  sans  celle  des  signes  inté- 
rieurs, la  parole  sans  récriture  et  l'écriture  sans  la  parole?  Les 
résidus  moteurs  sont-ils  localisés  dans  la  circonvolution  de  Broca, 
comme  quelques  auteurs  semblent  l'admettre?  On  ne  peut  que 
poser  ces  questions,  qui  d'ailleurs  ne  sont  pas  de  notre  compétence. 


Th.    RIBOT.   —  LES   DÉSORDRES   PARTIELS   DE   LA   MÉMOIRE   501 

Le  rapport  entre  le  signe  et  l'idée,  très  simple  pour  les  psychologues 
d'observation  intérieure,  devient  très  complexe  pour  une  psychologie 
positive,  qui  ne  peut  rien  tant  que  l'anatomie  et  la  physiologie  ne 
seront  pas  plus  avancées. 

Il  nous  faut  considérer  maintenant  l'amnésie  des  signes  sous  un 
autre  aspect.  Nous  l'avons  étudiée  dans  sa'nature;  nous  allons  l'étu- 
dier dans  son  évolution.  J'ai  essayé  de  faire  voir  qu'elle  porte  surtout 
sur  les  éléments  moteurs,  que  c'est  là  ce  qui  lui  donne  un  caractère 
à  part;  mais,  qu'on  admette  ou  non  cette  hypothèse,  cela  importe 
peu  pour  ce  qui  va  suivre. 

Parfois  l'aphasie  est  de  courte  durée.  Parfois  elle  devient  chro- 
nique, et,  si  l'on  revoit  les  malades  après  des  années  d'intervalle,  on 
ne  trouve  pas  que  leur  état  ait  changé  sensiblement.  Mais  il  y  a  des 
cas  plus  graves  où  de  nouvelles  attaques  apoplectiques  augmentent 
l'intensité  de  la  maladie  :  elle  suit  alors  une  marche  progressive 
qui  est  de  plus  grand  intérêt  pour  nous.  Il  se  produit  une  sorte 
d'anéantissement  par  étages,  dans  lequel  la  mémoire  des  signes 
diminue  de  plus  en  plus  en  suivant  un  certain  ordre.  Cet  ordre,  en 
résumé,  le  voici  :  1°  les  mots,  c'est-à-dire  le  langage  rationnel  ;  2°  les 
phrases  exclamatives,  les  interjections,  ce  que  Max  Mûller  désigne 
sous  le  nom  de  «  langage  émotionnel  »  ;  3°  dans  des  cas  très  rares, 
les  gestes.  Examinons  en  détail  ces  trois  périodes  de  dissolution  ; 
nous  aurons  ainsi  embrassé  l'amnésie  des  signes  dans  sa  totalité. 

1°  La  première  période  est  de  beaucoup  la  plus  importante , 
puisqu'elle  comprend  les  formes  supérieures  du  langage,  celui  qui 
traduit  la  pensée  réfléchie,  qui  est  proprement  humain.  Ici  encore, 
la  dissolution  suit  un  ordre  déterminé.  Certains  médecins,  même 
avant  les  travaux  contemporains  sur  l'aphasie,  avaient  remarqué 
qu'en  pareil  cas  la  mémoire  des  noms  propres  se  perd  avant  celle 
des  substantifs,  qui  elle-même  précède  celle  des  adjectifs.  Cette 
remarque  a  été  confirmée  depuis  par  de  nombreuses  observations. 
«  Les  substantifs,  dit  Kussmaul  dans  son  récent  ouvrage,  et  en  par- 
ticulier les  noms  propres  et  les  noms  de  choses  (Sachnamen)  sont 
plus  facilement  oubliés  que  les  verbes,  les  adjectifs,  les  conjonctions 
et  les  autres  parties  du  discours  l.  »  Ce  fait  n'a  été  noté  par  les  mé- 
decins qu'en  passant.  Bien  peu  en  ont  recherché  les  causes.  Il  ne 
présente  pas,  en  effet,  pour  eux,  d'intérêt  clinique,  tandis  qu'il  est 
d'une  grande  importance  pour  la  psychologie. 

On  voit  du  premier  coup  d'œil  que  la  marche  de  l'amnésie  va  du 
particulier  au  général.  Elle  atteint  d'abord  les  noms  propres  qui 

1.  Die  Stôrungen  der  Sprachc,  p.  l(3i. 


50'2  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

sont  purement  individuels;  puis  les  noms  de  choses  qui  sont  les 
plus  concrets;  puis  tous  les  substantifs  qui  ne  sont  que  des  adjectifs 
pris  dans  un  sens  particulier  *;  enfin  viennent  les  adjectifs  et  les 
verbes  qui  expriment  des  qualités,  des  manières  d'être,  des  actes. 
Les  signes  qui  traduisent  immédiatement  des  qualités  périssent  donc 
les  derniers.  Le  savant  dont  parle  Gratiolet  qui,  oubliant  tous  les 
noms  propres,  disait  :  *  Mon  confrère  qui  a  fait  telle  invention.  »  en 
revenait  à  la  désignation  par  les  qualités.  On  a  remarqué  aussi  que 
beaucoup  d'idiots  n'ont  de  mémoire  que  pour  les  adjectifs  (Itard).  La 
notion  de  qualité  est  la  plus  stable,  parce  qu'elle  est  la  première 
acquise,  parce  qu'elle  est  le  fond  de  nos  conceptions  les  plus  com- 
plexes. 

Comme  le  particulier  est  nécessairement  ce  qui  a  le  moins  d'ex- 
tension et  le  général  ce  qui  en  a  le  plus,  on  peut  dire  que  la  rapidité 
avec  laquelle  la  mémoire  des  signes  disparaît  est  en  raison  inverse 
de  leur  extension,  et  comme,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  un 
terme  a  d'autant  plus  de  chances  d'être  répété  et  fixé  dans  la  mé- 
moire qu'il  désigne  un  grand  nombre  d'objets  et  d'autant  moins  de 
chances  d'être  répété  et  fixé  dans  la  mémoire  qu'il  en  désigne  un 
petit  nombre,  on  voit  que  cette  loi  de  dissolution  repose  en  définitive 
sur  des  conditions  expérimentales. 

Je  compléterai  ces  remarques  par  le  passage  suivant  de  Kussmaul  : 
«  Quand  la  mémoire  diminue,  plus  un  concept  est  concret,  plus  le 
terme  qui  l'exprime  manque  vite.  Ce  qui  en  est  la  cause,  c'est  que 
notre  représentation  des  personnes  et  des  choses  est  plus  faiblement 
liée  à  leur  nom  que  les  abstrations  telles  que  leur  état,  leurs  rapports, 
leurs  qualités.  Nous  nous  représentons  facilement  les  personnes  et 
les  choses  sans  leurs  noms,  parce  qu'ici  l'image  sensorielle  est  plus 
importante  que  cette  autre  image  qui  est  le  signe,  c'est-à-dire  leur 
nom.  Au  contraire,  nous  n'acquérons  les  concepts  abstraits  qu'avec 
l'aide  des  mots  qui  seuls  leur  donnent  une  forme  stable.  Voilà  pourquoi 
les  verbes,  les  adjectifs,  les  pronoms  et  encore  plus  les  adverbes,  les 
prépositions  et  les  conjonctions  sont  plus  intimement  liés  à  la  pensée 
que  les  substantifs.  On  peut  se  figurer  que,  dans  le  réseau  de  cellules 
des  couches  corticales,  il  doit  se  passer  des  phénomènes  d'excitation 
et  de  combinaison  beaucoup  plus  nombreux  pour  un  concept  abstrait 
que  pour  un  concept  concret;  et  que  par  conséquent  les  con- 
nexions organiques  qui  lient  une  idée  abstraite  à  son  signe  sont 

1.  La  transformation  de  l'adjectif  en  substantif,  qui  a  été  un  des  procédés 
constants  de  la  formation  des  langues,  se  voit  encore  de  nos  jours  :  par  exemple, 
un  bon  du  la  banque,  un  brillant,  un  volant.  [F.  Baudry,  De  la  science  du  lan- 
'jaijc  cl  de  son  état  actuel,  p.  (J.) 


Th.   RIBOT.   —   LES   DÉSORDRES   PARTIELS   DE   LA   MÉMOIRE   503 

beaucoup  plus  nombreuses  que  pour  le  cas  d'une  idée  concrète.  » 
{P.  164J.  Traduite  en  langage  psychologique,  cette  dernière  phrase 
équivaut  à  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  :  que  la  stabilité  du  signe 
est  en  raison  de  son  organisation,  c'est-à-dire  du  nombre  des  expé- 
riences répétées  et  enregistrées. 

La  science  du  langage  nous  fournit  aussi  des  indications  précieuses 
pour  notre  sujet.  Au  risque  de  fatiguer  le  lecteur  par  un  excès  de 
preuves,  je  me  garderai  de  les  négliger.  L'évolution  du  langage  s'est 
faite,  comme  on  devait  s'y  attendre,  dans  un  ordre  inverse  à  celui 
de  la  dissolution  chez  les  aphasiques. 

Avant  d'invoquer  en  faveur  de  notre  loi  le  développement  histo- 
rique des  langues,  il  semblerait  naturel  d'interroger  le  développe- 
ment individuel.  Mais  cela  est  impossible.  Quand  nous  apprenons  à 
parler,  notre  langue  nous  est  imposée.  Bien  que  l'enfant,  comme  l'a 
très  bien  dit  M,  Taine  \  «  apprenne  la  langue  déjà  faite  comme  un 
vrai  musicien  apprend  le  contre-point,  et  un  vrai  poète  la  prosodie, 
c'est-à-dire  comme  un  génie  original,  »  en  réalité,  il  ne  la  crée  pas. 
Il  faut  donc  nous  en  tenir  à  l'évolution  historique. 

C'est  un  point  bien  établi  que  les  langues  indo-européennes  sont 
issues  d'un  certain  nombre  de  racines  et  que  ces  racines  étaient  de 
deux  sortes  :  verbales  ou  prédicatives,  pronominales  ou  démonstra- 
tives. Les  premières,  qui  contenaient  les  verbes,  les  adjectifs  et  les 
substantifs,  «  sont,  dit  Whitney,  des  signes  indicatifs  d'actes  ou  de 
qualités.  »  Les  secondes,  d'où  sont  issus  le  pronom  et  l'adverbe  (la 
préposition  et  la  conjonction  sont  de  formation  secondaire),  sont  peu 
nombreuses  et  indiquaient  des  rapports  de  position .  La  forme 
primitive  du  signe  est  donc  l'affirmation  des  qualités.  Puis  le  verbe 
et  l'adjectif  se  séparent.  «Les  noms  sont  tirés  des  verbes  par  l'inter- 
médiaire des  participes  qui  ne  sont  que  des  adjectifs  dont  la  dériva- 
tion verbale  n"est  pas  encore  effacée  2.  »  Quant  à  la  transformation 
des  noms  communs  en  noms  propres,  elle  n'est  pas  douteuse. 

L'évolution  naturelle  du  langage  n'explique-t-elle  pas  les  stades 
de  sa  dissolution  chez  l'aphasique,  dans  la  mesure  où  une  création 
spontanée  et  la  dissolution  d'une  langue  artificiellement  apprise 
sont  comparables  ? 

2°  En  exposant  sous  sa  forme  générale  la  loi  de  régression  de  la 
mémoire,  nous  avons  vu  que  la  mémoire  des  sentiments  s'efface  plus 
tard  que  celle  des  idées.  La  logique  nous  conduit  à  conclure  que  dans 

1.  Revue  philosophique,  t.  I,  p.  13. 

2.  Baudry,  o.  c,  1<J.  D'après  l'étymologie,  le  cheval  c'est  «  le  rapide  »,  l'ours, 
«  le  brillant  ».  etc.,  etc.  Pour  plus  de  détails,  voir  les  ouvrages  de  M.  Millier 
et  Whitney,  166. 


504  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

le  cas  particulier  qui  nous  occupe,  —  l'amnésie  progressive  des 
signes,  —  le  langage  des  émotions  doit  disparaître  après  le  langage 
rationnel.  Les  faits  confirment  pleinement  cette  déduction. 

Les  meilleurs  observateurs,  Broca,  Trousseau,  H.  Jackson,  Broad- 
bent.  etc.,  ont  noté  un  grand  nombre  de  cas  où  des  aphasiques  com- 
plètement privés  de  la  parole,  incapables  d'articuler  un  seul  mot 
volontairement  peuvent  proférer  non  seulement  des  interjections, 
mais  des  phrases  toutes  faites,  de  courtes  locutions  usuelles,  propres 
à  exprimer  leur  colère,  leur  dépit  ou  à  déplorer  leur  infirmité. 
L'une  des  formes  les  plus  persistantes  de  ce  langage  est  celle  des 
jurons. 

Nous  avons  dit  qu'en  général  ce  qui  est  de  formation  récente 
périt  tout  d'abord,  que  les  formations  anciennes  disparaissent  les 
dernières.  Nous  en  trouvons  ici  une  confirmation  :  le  langage  des 
émotions  se  forme  avant  le  langage  des  idées;  il  disparaît  après  lui. 
De  même,  le  complexe  disparaît  avant  le  simple  :  or  le  langage 
rationnel  comparé  au  langage  affectif  est  d'une  extrême  complexité. 

3°  Tout  ce  qui  précède  est  applicable  aux  gestes.  Cette  forme  du 
langage,  la  plus  naturelle  de  toutes,  n'est  (comme  l'interjection  du 
reste)  qu'un  mode  d'expression  réflexe.  Elle  apparaît  chez  l'enfant 
longtemps  avant  le  langage  articulé.  Chez  certaines  tribus  sauvages 
dont  l'idiome  est  très  borné,  les  gestes  jouent  un  aussi  grand 
rôle  que  les  mots;  aussi  ne  peuvent-ils  plus  se  comprendre  dans 
l'obscurité. 

Ce  langage  inné  se  perd  rarement.  «  Les  aphasies  dans  lesquelles 
on  rencontre  des  désordres  mimiques  sont  toujours,  dit  Kussmaul, 
d'une  nature  extrêmement  complexe.  Dans  ces  cas,  tantôt  les  ma- 
lades reconnaissent  encore  qu'ils  se  trompent  dans  l'emploi  de  leurs 
gestes,  tantôt  ils  n'en  ont  pas  conscience.  »  (P.  160.) 

Hughlings  Jackson,  qui  a  étudié  ce  point  avec  soin,  note  que  cer- 
tains aphasiques  ne  peuvent  ni  rire,  ni  sourire,  ni  pleurer,  sauf  dans 
les  cas  d'extrême  émotion.  Il  a  noté  aussi  que  quelques  malades 
affirment  ou  nient  par  gestes  tout  à  fait  au  hasard.  L'un  d'eux,  qui 
avait  encore  à  son  service  quelques  interjections  et  quelques  gestes, 
en  usait  à  contre-sens  ou  d'une  façon  inintelligible. 

Un  fait  cité  par  Trousseau  nous  donne  un  exemple  bien  remar- 
quable d'une  pure  amnésie  motrice  concernant  les  gestes  :  «  Je  pla- 
çais mes  deux  mains  et  j'agitais  mes  doigts  dans  la  position  où  se 
trouve  un  homme  qui  joue  de  la  clarinette,  et  je  disais  (au  malade) 
de  faire  comme  moi.  Il  exécutait  aussitôt  ces  mouvements  avec  une 
parfaite  précision.  «  Vous  voyez,  lui  disais-je,  je  fais  le  geste  d'un 
«  homme  qui  joue  de  la  clarinette.  »  Il  répondait  par  une  affirmation. 


Th.    RIBOT.   —  LES  DÉSORDRES   PARTIELS   DE   LA  MÉMOIRE   505 

Au  bout  de  quelques  minutes,  je  le  priais  de  faire  ce  geste.  Il  réflé- 
chissait, et  le  plus  souvent  il  lui  était  impossible  de  reproduire  cette 
mimique  si  simple.  » 

En  résumé,  nous  voyons  que  l'amnésie  des  signes  descend  des 
noms  propres  aux  noms  communs,  de  là  aux  adjectifs  et  aux  verbes, 
puis  au  langage  des  sentiments  et  aux  gestes.  Cette  marche  destruc- 
tive ne  va  pas  au  hasard,  elle  suit  un  ordre  rigoureux  :  du  moins 
organisé  au  mieux  organisé,  du  plus  complexe  au  plus  simple,  du 
moins  automatique  au  plus  automatique  *.  Ce  qui  a  été  dit  précé- 
demment en  établissant  la  loi  générale  de  réversion  de  la  mémoire 
pourrait  être  répété  ici;  et  ce  n'est  pas  l'une  des  moindres  preuves 
de  son  exactitude  que  de  la  voir  se  vérifier  pour  le  cas  d'amnésie 
partielle  le  plus  important,  le  plus  systématique,  le  mieux  connu. 

Il  y  aurait  encore  lieu  de  procéder  ici  à  une  contre-épreuve. 
Lorsque  l'amnésie  des  signes  a  été  complète  et  que  leur  retour  se  fait 
progressivement,  a-t-il  lieu  dans  un  ordre  inverse  à  celui  de  leur  dis- 
parition ?  Ce  cas  est  rare.  Je  trouve  cependant  une  observation  du 
Dr  Grasset  où  un  homme  est  atteint  «  d'une  impossibilité  complète 
de  traduire  sa  pensée  soit  par  la  parole,  soit  par  l'écriture,  soit  par 
les  gestes.  Dans  les  jours  suivants,  on  vit  reparaître  successivement 
et  peu  à  peu  la  faculté  de  se  faire  comprendre  par  gestes,  puis  par 
la  parole  et  l'écriture  2.  »  Il  est  très  probable  que  l'on  trouverait 
d'autres  exemples  de  ce  genre,  si  l'attention  des  observateurs  était 
fixée  sur  ce  point. 


III 


Jusqu'ici,  notre  étude  pathologique  a  été  limitée  aux  formes  des- 
tructives de  la  mémoire  ;  nous  l'avons  vue  s'anéantir  ou  diminuer 
Mais  il  y  a  des  cas  tout  contraires  où  ce  qui  paraissait  anéanti  ressus- 
cite et  où  de  pâles  souvenirs  reprennent  leur  intensité. 

Cette  exaltation  de  la  mémoire,  que  les  médecins  appellent  l'hyper- 
mnésie,  est-elle  un  phénomène  morbide  ?  C'est  tout  au  moins  une 
anomalie.  Si  l'on  remarque  en  outre  qu'elle  est  toujours  liée  à 
quelque  désordre  organique  ou  à  quelque  situation  bizarre  et  inso- 
lite, on  ne  mettra  pas  en  doute  qu'elle  rentre  dans  notre  sujet.  Son 
étude  est  moins  instructive  que  celle  des  amnésies  ;  mais  une  mono- 

1.  Il  est  remarquable  que  beaucoup  d'aphasiques  qui  ne  peuvent  plus  écrire 
sont  encore  capables  de  signer. 

2.  Revue  des  sciences  médicales,  etc.,  1873,  t.  II,  p.  G8i. 


50G  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

graphie  ne  doit  rien  négliger.  Nous  verrons  d'ailleurs  ce  quelle 
apprend  sur  la  persistance  des  souvenirs. 

Les  excitations  de  la  mémoire  sont  générales  ou  partielles. 

I.  L'excitation  générale  de  la  mémoire  est  difficile  à  déterminer, 
parce  que  le  degré  d'excitation  est  une  chose  toute  relative.  Il  faut 
pouvoir  comparer  la  mémoire  à  elle-même  chez  le  même  indi- 
vidu. La  puissance  de  cette  faculté  variant  beaucoup  d'un  homme 
à  un  autre,  il  n'y  a  pas  de  commune  mesure  :  l'amnésie  de  l'un  peut 
être  l'hypermnésie  d'un  autre.  C'est,  au  fond,  un  changement  de 
ton  qui  se  produit  dans  l'état  de  la  mémoire,  comme  il  arrive  pour 
toute  autre  forme  de  l'activité  psychique  :  la  pensée,  l'imaginaion, 
la  sensibilité.  —  De  plus,  quand  nous  disons  que  l'excitation  est 
générale,  ce  n'est  qu'une  induction  vraisemblable.  Comme  la  mé- 
moire est  soumise  à  la  condition  de  la  conscience  et  que  la  con- 
science ne  se  produit  que  sous  la  forme  dune  succession,  tout  ce 
que  nous  pouvons  constater,  c'est  que,  pendant  une  période  plus  ou 
moins  longue,  une  grande  masse  de  souvenirs  surgit  dans  toutes  les 
directions. 

L'excitation  générale  de  la  mémoire  paraît  dépendre  exclusive- 
ment de  causes  physiologiques  et  en  particulier  de  la  rapidité  de  la 
circulation  cérébrale.  Aussi  se  produit-elle  fréquemment  dans  les  cas 
de  fièvre  aiguë.  Elle  se  produit  encore  dans  l'excitation  maniaque, 
dans  l'extase,  dans  l'hypnotisme,  parfois  dans  l'hystérie  et  dans  la 
période  d'incubation  de  certaines  maladies  du  cerveau. 

Outre  ces  cas  nettement  pathologiques,  il  y  en  a  d'autres  d'une 
nature  plus  extraordinaire  qui  dépendent  probablement  de  la  même 
cause.  Il  y  a  plusieurs  récits  de  noyés,  sauvés  d'une  mort  immi- 
nente, qui  s'accordent  sur  ce  point  «  qu'au  moment  où  commençait 
l'asphyxie  ils  ont  parcouru,  en  un  moment,  leur  vie  entière  dans 
ses  plus  petits  incidents.  »  L'un  d'eux  prétend  «  qu'il  lui  a  semblé 
voir  toute  sa  vie  antérieure  se  déroulant  en  succession  rétrograde, 
non  comme  une  simple  esquisse,  mais  avec  des  détails  très  précis, 
formant  comme  un  panorama  de  son  existence  entière,  dont  chaque 
acte  était  accompagné  d'un  sentiment  de  bien  ou  de  mal.  »  Dans  une 
circonstance  analogue,  «  un  homme  d'un  esprit  remarquablement 
net  traversait  un  chemin  de  ferau  moment  où  un  train  arrivait  à  toute 
vitesse.  Il  n'eut  que  le  temps  de  s'étendre  entre  les  deux  lignes  de 
rails.  Pendant  que  le  train  passait  au-dessus  de  lui,  le  sentiment  de 
son  danger  lui  remit  en  mémoire  tous  les  incidents  de  sa  vie, 
comme  si  le  livre  du  jugement  avait  été  ouvert  devant  ses  yeux  '.  » 

1.  Tour  ces  faits  et  autres  de  même  nature,  voir  .Winslow,  ouvrage  cité, 
p.  J03  et  suivantes. 


Th.   RIBOT.   —  LES  DÉSORDRES   PARTIELS   DE   LA   MÉMOIRE   507 

Même  en  faisant  la  part  de  l'exagération,  ces  faits  nous  révèlent 
une  suractivité  de  la  mémoire  dont  nous  ne  pouvons  nous  faire 
aucune  idée  à  l'état  normal.  Je  citerai  un  dernier  exemple  dû  à  l'in- 
toxication par  l'opium,  et  je  prierai  le  lecteur  de  remarquer  combien  il 
confirme  l'explication  qui  a  été  donnée  précédemment  du  mécanisme 
de  la  «  reconnaissance  ».  «  Il  me  semble,  dit  Th.  de  Quincey  dans  ses 
Confessions  d'un  mangeur  d'opium,  avoir  vécu  soixante-dix  ans  ou 
un  siècle  en  une  nuit Les  plus  petits  événements  de  ma  jeu- 
nesse, des  scènes  oubliées  de  mes  premières  années  étaient  souvent 
ravivées.  On  ne  peut  dire  que  je  me  les  rappelais,  car,  si  on  me  les 
avait  racontées  à  l'état  de  veille,  je  n'aurais  pas  été  capable  de  les 
reconnaître  comme  faisant  partie  de  mon  expérience  passée.  Mais 
placées  devant  moi  comme  elles  l'étaient  en  rêve,  comme  des  intui- 
tions, revêtues  de  leurs  circonstances  les  plus  vagues  et  des  senti- 
ments qui  les  accompagnaient,  je  les  reconnaissais  instantanément.  » 
(P.  142.) 

Toutes  ces  excitations  générales  de  la  mémoire  sont  transitoires  : 
elles  ne  survivent  pas  aux  causes  qui  les  produisent.  Y  a-t-il  des 
hypermnésies  permanentes?  Si  le  mot  peut  être  pris  dans  un  sens 
un  peu  forcé,  il  faut  l'appliquer  à  ces  développements  singuliers  de 
la  mémoire  qui  sont  consécutifs  à  quelque  accident.  On  trouve  sur 
ce  point,  dans  les  anciens  auteurs,  des  histoires  fort  rebattues 
(Clément  VI,  Mabillon,  etc.).  Il  n'y  a  pas  de  raison  de  le  mettre 
en  doute  ;  car  des  observateurs  modernes,  Romberg  entre  autres, 
ont  noté  un  développement  remarquable  et  permanent  de  la  mé- 
moire à  la  suite  de  commotions,  de  la  variole,  etc.  Le  mécanisme  de 
cette  métamorphose  étant  impénétrable,  il  n'y  a  pas  lieu  d'y  insister. 

IL  Les  excitations  jjartielles  sont  par  leur  nature  même  nette- 
ment délimitées.  Le  ton  ordinaire  de  la  mémoire  étant  maintenu 
dans  sa  généralité,  tout  ce  qui  le  dépasse  fait  saillie  et  se  constate 
aisément.  Ces  hypermnésies  sont  le  corrélatif  nécessaire  des  amné- 
sies partielles  ;  elles  prouvent  une  fois  de  plus  et  sous  une  autre 
forme  que  la  mémoire  consiste  en  des  mémoires. 

Dans  la  production  des  hypermnésies  partielles,  on  ne  découvre 
rien  qui  ressemble  à  une  loi.  Elles  se  présentent  à  l'état  de  faits 
isolés,  c'est-à-dire  comme  résultant  d'un  concours  de  conditions  qui 
nous  échappent.  Pourquoi  tel  groupe  de  cellules  formant  telle  asso- 
ciation dynamique  est-il  mis  en  branle  plutôt  que  tel  autre  1  On  n'en 
peut  donner  aucune  raison  ni  physiologique  ni  psychologique.  Les 
seuls  cas  où  l'on  pourrait  signaler  une  apparence  de  loi  sont  ceux, 
dont  nous  parlerons  plus  bas,  où  plusieurs  langues  reviennent  suc- 
cessivement en  mémoire. 


508  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

Les  excitations  partielles  résultent  le  plus  souvent  de  causes  mor- 
bides, —  celles  qui  ont  été  indiquées  plus  haut  ;  mais  il  y  a  des  cas 
où  elles  se  produisent  à  l'état  sain.  En  voici  deux  exemples  : 

«  Une  dame  à  la  dernière  période  d'une  maladie  chronique  fut 
conduite  de  Londres  à  la  campagne.  Sa  petite  fille,  qui  ne  parlait  pas 
encore  (infant),  lui  fut  amenée,  et  après  une  courte  entrevue  fut 
reconduite  à  la  ville.  La  dame  mourut  quelques  jours  après.  La  fille 
grandit  sans  se  rappeler  sa  mère  jusqu'à  l'âge  mûr.  Ce  fut  alors 
qu'elle  eut  l'occasion  sans  le  savoir  de  visiter  la  chambre  où  sa 
mère  était  morte,  en  entrant  dans  cette  chambre  elle  tressaillit; 
comme  on  lui  demandait  la  cause  de  son  émotion  :  a  J'ai,  dit-elle, 
l'impression  distincte  d'être  venue  autrefois  ici.  Il  y  avait  dans  ce 
coin  une  dame  couchée,  paraissant  très  malade,  qui  se  pencha  sur 
moi  et  pleura  ' .  » 

«  Un  homme  doué  d'un  tempérament  artistique  très  marqué  (ce 
point  est  à  noter)  alla  avec  des  amis  faire  une  partie  près  d'un  châ- 
teau du  comté  de  Sussex  qu'il  n'avait  aucun  souvenir  d'avoir  visité. 
En  approchant  de  la  grande  porte,  il  eut  une  impression  extrême- 
ment vive  de  l'avoir  déjà  vue,  et  il  revoyait  non  seulement  cette 
porte,  mais  des  gens  installés  sur  le  haut,  et  en  bas,  des  ânes  sous  le 
porche.  Cette  conviction  singulière  s'imposant  à  lui,  il  s'adressa  à  sa 
mère  pour  avoir  quelque  éclaircissement  sur  ce  point.  Il  apprit 
d'elle  qu'étant  âgé  de  seize  mois,  il  avait  été  conduit  en  partie  dans 
cet  endroit,  qu'il  avait  été  porté  dans  un  panier  sur  le  dos  d'un  âne; 
qu'il  avait  été  laissé  en  bas  avec  les  ânes  et  les  domestiques,  tandis 
que  les  plus  âgés  de  la  bande  s'étaient  installés  pour  manger  au- 
dessus  de  la  porte  du  château  2. 

Le  mécanisme  du  ressouvenir  dans  ces  deux  cas  ne  peut  donner 
lieu  à  aucune  équivoque.  C'est  une  reviviscence  par  contiguïté  dans 
l'espace.  Ils  présentent,  seulement  sous  une  forme  plus  frappante  et 
plus  rare,  ce  qui  se  rencontre  à  chaque  instant  dans  la  vie.  A  qui 
n'est-il  pas  arrivé,  pour  recouvrer  un  souvenir  momentanément 
perdu,  de  retourner  à  l'endroit  où  l'idée  a  surgi,  de  se  remettre  au- 
tant que  possible  dans  la  même  situation  matérielle  et  de  le  voir 
renaître  tout  d'un  coup. 

Quant  à  l'hypermnésie  de  cause  morbide,  je  n'en  donnerai  qu'un 
exemple  pour  servir  de  type. 

«  A  l'âge  de  quatre  ans,  un  enfant,  par  suite  d'une  fracture  du  crâne, 
subit  l'opération  du  trépan.  Revenu  à  la  santé,  il  n'avait  gardé  aucun 

t.  Abercrombie,  Essay  on  intellectual  Powers.  p.  120. 
2.  Carpenter,  Mental  Physioloyy,  p.  431. 


Th.   RIBOT.   —  LES  DÉSORDRES   PARTIELS   DE   LA   MÉMOIRE   509 

souvenir  ni  de  l'accident  ni  de  l'opération.  Mais  à  l'âge  de  quinze 
ans,  pris  d'un  délire  fébrile,  il  décrivit  à  sa  mère  l'opération,  les 
gens  qui  y  assistaient,  leur  toilette  et  autres  petits  détails,  avec  une 
grande  exactitude.  Jusque-là,  il  n'en  avait  jamais  parlé  et  il  n'avait 
jamais  entendu  personne  donner  tous  ces  détails  '.  » 

La  reviviscence  de  langues  complètement  oubliées  mérite  de  nous 
arrêter  un  peu  plus  longtemps.  Le  cas  rapporté  par  Coleridge  est  si 
connu  que  je  me  garderai  d'en  parler.  Il  y  en  a  beaucoup  du  même 
genre  qu'on  peut  trouver  dans  les  ouvrages  d'Abercrombie,  Ha- 
milton,  Garpenter.  Le  sommeil  anesthésique  dû  au  chloroforme  ou  à 
l'éther  peut  produire  les  mêmes  effets  que  l'excitation  fébrile.  «  Un 
vieux  forestier  avait  vécu  pendant  sa  jeunesse  sur  les  frontières  polo- 
naises et  n'avait  guère  parlé  que  le  polonais.  Dans  la  suite  il  n'avait 
habité  que  des  districts  allemands.  Ses  enfants  assurèrent  que  de- 
puis trente  ou  quarante  ans,  il  n'avait  entendu  ni  prononcé  un  seul 
mot  de  polonais.  Pendant  une  anesthésie  qui  dura  près  de  deux  heu- 
res, cet  homme  parla,  pria,  chanta  rien  qu'en  polonais  2.  » 

Ce  qui  est  plus  curieux  que  le  retour  d'une  langue,  c'est  le  retour 
régressif  de  plusieurs  langues.  Malheureusement,  les  auteurs  qui  en 
ont  parlé,  rapportent  ce  fait  à  titre  de  simple  curiosité,  sans  donner 
tous  les  renseignements  nécessaires  pour  leur  interprétation. 

Le  cas  le  plus  net  a  été  observé  par  le  Dr  Rush,  de  Philadelphie, 
dans  ses  Médical  inquiries  and  observations  upon  Diseases  of  the 
Mind.  «  Un  Italien,  le  D.  Scandella,  homme  d'une  érudition  remar- 
quable, résidait  en  Amérique.  Il  était  maître  d'italien,  d'anglais  et  de 
français.  Il  fut  pris  de  la  fièvre  jaune,  dont  il  mourut  à  New-York  : 
au  commencement  de  sa  maladie,  il  parla  anglais;  au  milieu,  fran- 
çais; le  jour  de  sa  mort,  il  parla  italien,  sa  langue  natale.  » 

Le  même  auteur  parle  en  termes  assez  confus  d'une  femme  sujette 
à  des  accès  de  folie  transitoire.  Au  début,  elle  parlait  un  mauvais 
italien,  au  moment  le  plus  aigu  de  sa  maladie,  français;  pendant  la 
période  de  défervescence,  allemand  ;  dès  qu'elle  entrait  en  convales- 
cence, elle  reprenait  sa  langne  maternelle  (l'anglais). 

Si  on  laisse  de  côté  cette  réversion  à  travers  plusieurs  langues  pour 
se  contenter  de  cas  plus  simples,  on  trouve  des  documents  précis  et 
abondants.  —  Un  Français  vivant  en  Angleterre,  parlant  parfaitement 
bien  l'anglais,  reçut  un  coup  à  la  tête.  Pendant  la  durée  de  sa  maladie, 
il  ne  put  répondre  qu'en  français.  —  Mais  il  n'y  a  rien  de  plus  ins- 


1.  Abercrombie,  ouvrage  cité,  p.  149. 

■2.  M.  Duval,  article  Hypnotisme,  dans  le  Nouveau  dictionnaire  de  méde- 
cine, etc.,  p.  144. 


510  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

tructif  que  le  fait  suivant,  rapporté  par  le  même  D.  Rush  :  «  Je  tiens 
d'un  pasteur  luthérien  d'origine  allemande,  vivant  en  Amérique  et 
qui  avait  dans  sa  congrégation  un  nombre  considérable  d'Allemands 
et  de  Suédois,  que  presque  tous,  peu  avant  de  mourir,  prient  dans 
leur  langue  maternelle.  «  J'en  ai,  disait-il,  des  exemples  innombra- 
«  blés,  quoique  plusieurs  d'entre  eux,  j'en  suis  sûr,  n'aient  pas  parlé 
«  allemand  ou  suédois  depuis  cinquante  ou  soixante  ans.  »  Winslew 
note  aussi  que  des  catholiques  convertis  au  protestantisme  ont  pen- 
dant le  délire  qui  précédait  leur  mort,  prié  uniquement  d'après  le 
formulaire  de  l'Eglise  romaine  l. 

Ce  retour  de  langues  et  de  formules  perdues  ne  me  paraît,  bien  inter- 
prété, qu'un  cas  particulier  de  la  loi  de  réversion.  Par  suite  d'un 
travail  morbide  qui  le  plus  souvent  aboutit  à  la  mort,  les  couches  les 
plus  récentes  de  la  mémoire  se  sont  détruites,  et  ce  travail  de  destruc- 
tion, descendant  de  proche  en  proche  jusqu'aux  acquisitions  les  plus 
anciennes,  c'est-à-dire  les  plus  solides,  leur  rend  une  activité  tem- 
poraire, les  ramène  quelque  temps  à  la  conscience  avant  de  les 
effacer  pour  toujours.  L'hypermnésie  ne  serait  donc  que  le  résultat 
de  conditions  toutes  négatives  ;  la  réversion  résulterait  non  d'un  retour 
normal  à  la  conscience,  mais  de  la  suppression  d'états  plus  vifs  et 
plus  intenses  :  ce  serait  comme  une  voix  faible  qui  ne  peut  se  faire 
entendre  que  quand  les  gens  au  verbe  haut  ont  disparu.  Ces  acqui- 
sitions, ces  habitudes  de  l'enfance  ou  de  la  jeunesse  reviennent  au 
premier  plan,  non  parce  qu'une  cause  quelconque  les  pousse  en 
avant,  mais  parce  qu'il  n'y  a  plus  rien  qui  les  recouvre.  Les  revivis- 
cences de  ce  genre  ne  sont,  au  sens  strict,  qu'un  retour  en  arrière,  à 
des  conditions  d'existence  qui  semblaient  à  jamais  disparues,  mais  que 
le  travail  à  rebours  de  la  dissolution  a  ramenées.  Je  m'abstiendrai 
d'ailleurs  des  réflexions  que  ces  faits  suggèrent  si  naturellement. 
J'en  laisse  le  soin  aux  moralistes. 

Indépendamment  de  cette  confirmation  inattendue  de  notre  loi  de 
réversion,  ce  qui  ressort  de  l'étude  des  hypermnésies,  c'est  la  sur- 
prenante persistance  de  ces  conditions  latentes  du  souvenir  qu'on  a 
appelées  les  résidus.  Sans  ces  désordres  de  la  mémoire,  nous  ne 
pourrions  les  soupçonner;  car  la  conscience  réduite  à  elle  seule  ne 
peut  affirmer  que  la  conservation  des  états  qui  constituent  la  vie 
courante  et  de  quelques  autres  que  la  volonté  tient  sous  sa  dépen- 
dance, parce  que  l'habitude  les  a  fixés. 

Faut-il  conclure  de  ces  reviviscences  que  rien,  absolument  rien  ne 
se  perd  dans  la  mémoire?  que  ce  qui  y  est  une  fois  entré  reste  in- 

1.  Winslow,  ouvrage  cité,  p.  253,  2G5,  2C6,  305. 


Th.    RIBOT.    —   LES   DÉSORDRES   PARTIELS   DE   LA   MÉMOIRE   511 

destructible;  que  l'impression,  même  la  plus  fugitive,  peut  toujours 
à  un  moment  donné  être  ravivée?  Plusieurs  auteurs,  surtout  Maury, 
ont  donné  à  l'appui  de  cette  thèse  des  exemples  frappants.  Cepen- 
dant à  qui  soutiendrait  que,  même  sans  causes  morbides,  il  y  a  des 
résidus  qui  disparaissent,  on  n'aurait  pas  de  raison  péremptoire  à 
opposer  i.  Il  est  possible  que  certaines  modifications  cellulaires  et 
certaines  associations  dynamiques  soient  trop  instables  pour  durer. 
En  somme,  on  peut  dire  que  la  persistance  est,  sinon  la  règle  abso- 
lue, au  moins  la  règle;  qu'elle  embrasse  l'immense  majorité  des  cas. 
Quant  au  mode  suivant  lequel  ces  souvenirs  lointains  sont  con- 
servés et  reproduits,  nous  n'en  savons  rien.  Je  ferai  seulement  re- 
marquer comment  cela  peut  se  concevoir  dans  l'hypothèse  qui  a  été 
adoptée  tout  le  long  de  ce  travail.  Si  l'on  admet  commesubstraturn 
matériel  de  nos  souvenirs  des  modifications  de  cellules  et  des  asso- 
ciations dynamiques  entre  elles,  il  n'y  a  pas  de  mémoire,  si  chargée 
de  faits  qu'on  la  suppose,  qui  ne  puisse  suffire  à  tout  garder  :  car,  si 
les  modifications  cellulaires  possibles  sont  limitées,  les  associations 
dynamiques  possibles  sont  innombrables.  On  peut  supposer  que  les 
anciennes  associations  reparaissent  quand  les  nouvelles,  désorgani- 
sées temporairement  ou  pour  toujours,  leur  laissent  le  champ  libre. 
Le  nombre  des  reviviscences  possibles  ayant  beaucoup  diminué,  les 
chances  augmentent  en  proportion  pour  le  retour  des  associations 
les  plus  stables,  c'est-à-dire  les  plus  anciennes.  Je  ne  veux  pas  in- 
sister au  reste  sur  une  hypothèse  non  vérifiable  :  mon  but  est  de 
m'en  tenir  à  ce  qu'on  peut  savoir  et  de  n'en  pas  sortir  2. 


IV 


Nous  ne  pouvons  terminer  ce  travail  sans  dire  quelques  mots  des 
causes.  Il  ne  s'agit  naturellement  que  des  causes  immédiates,  orga- 

1.  Voir  l'article  de  M.  Delbœuf  dans  la  Revue  du  1er  février  1880. 

2.  Il  est  impossible  de  rapporter  à  aucun  des  types  morbides  qui  précèdent 
une  illusion  d'une  nature  bizarre  peu  fréquente  ou  du  moins  rarement  obsen 
puisqu'il  n'en  existe  que  trois  ou  quatre  cas  authentiques  et  qui  n'a  reçu  jus- 
qu'ici aucune  dénomination  particulière.  Wigan  l'a  appelée  assez  impropre- 
ment une  double  conscience,  Sander  une  illusion  de  la  mémoire  [Erimerung* 
tauschung).  D'autres  lui  ont  donné  le  nom  de  a  fausse  mémoire  »,  qui  me 
paraît  préférable.  Elle  consiste  à  croire  qu'un  état  nouveau  en  réalité  a  été 
antérieurement  éprouvé,  en  sorte  que  lorsqu'il  se  produit  pour  la  première 
fois  il  paraît  être  une  répétition.  Je  ne  pourrais,  sans  étendre  outre  mesure  les 
limites  de  cet  article,  traiter  cette  question  en  détail  :  je  me  propose  d'y  re- 
venir ailleurs. 


512  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

niques.  Même  réduite  à  ces  termes,  l'étiologie  des  désordres  de  la 
mémoire  est  très  obscure,  et  ce  qu'on  peut  considérer  comme  acquis 
sur  ce  point  est  peu  de  chose. 

La  mémoire  consiste  à  conserver  et  à  reproduire  ;  la  conservation 
paraît  dépendre  surtout  de  la  nutrition;  la  faculté  reproductive,  de 
la  circulation  générale  ou  locale. 

I.  La  conservation  qui  joue  le  rôle  le  plus  important,  puisque  sans 
elle  aucune  reproduction  n'est  possible,  suppose  une  condition  pre- 
mière qu'on  ne  peut  traduire  que  par  cette  expression  vague  :  une 
constitution  normale  du  cerveau.  Nous  avons  vu  que  les  idiots  sont 
atteints  d'amnésie  congénitale,  d'impuissance  native  à  fixer  les  sou- 
venirs. Cette  condition  première  est  un  postulatum;  c'est  moins 
une  condition  que  la  condition  d'existence  nécessaire  de  la  mé- 
moire. En  fait,  elle  se  rencontre  chez  presque  tous  les  hommes. 

Cette  constitution  normale  étant  donnée,  il  ne  suffit  pas  que  les 
impressions  soient  reçues,  il  faut  qu'elles  soient  fixées,  enregistrées 
organiquement;  il  faut  qu'elles  deviennent  une  modification  perma- 
nente de  l'encéphale;  il  faut  que  les  modifications  imprimées  aux 
cellules  et  aux  filets  nerveux  et  que  les  associations  dynamiques  que 
ces  éléments  forment  entre  eux  restent  stables.  Ce  résultat  ne 
peut  dépendre  que  de  la  nutrition.  Le  cerveau  reçoit  une  masse 
énorme  de  sang,  surtout  la  substance  grise.  Il  n'y  a  pas  de  partie  du 
corps  où  le  travail  nutritif  soit  plus  actif  ni  plus  rapide.  Nous  igno- 
rons le  mécanisme  intime  de  ce  travail.  L'histologie  la  plus  raffinée 
ne  peut  suivre  les  molécules  dans  leurs  ré-ariangements.  Nous  n'en 
constatons  que  les  effets  :  tout  le  reste  est  induction.  Mais  il  y  a  des 
faits  de  tout  ordre  qui  démontrent  la  connexion  étroite  de  la  nutri- 
tion et  de  la  mémoire. 

Il  est  d'observation  vulgaire  que  les  enfants  apprennent  avec  une 
merveilleuse  facilité;  que  tout  ce  qui  ne  demande  que  de  la  mémoire, 
comme  les  langues,  est  vite  acquis  par  eux.  On  sait  aussi  que  les  ha- 
bitudes, c'est-à-dire  une  forme  de  la  mémoire,  sont  bien  plus  aisé- 
ment contractées  dans  l'enfance  et  la  jeunesse  qu'à  l'âge  adulte.  C'est 
qu'à  cette  période  de  la  vie  l'activité  du  processus  nutritif  est  telle- 
ment grande  que  les  connexions  nouvelles  sont  rapidement  établies. 
Chez  le  vieillard,  au  contraire,  l'effacement  si  prompt  des  impressions 
nouvelles  coïncide  avec  un  affaiblissement  considérable  de  cette 
activité. 

Tout  ce  qui  est  appris  trop  vite  ne  dure  pas.  L'expression  :  «  s'assi- 
miler une  chose,  »  n'est  pas  une  métaphore.  Je  n'insisterai  pas  sur 
une  vérité  que  tout  le  monde  répète,  mais  sans  se  douter  que  ce  fait 
psychique  a  une  raison  organique.  Pour  fixer  les  souvenirs,  il  faut 


Th.    RIBOT.    —  LES   DÉSORDRES   PARTIELS    DE   LA   MÉMOIRE   513 

du  temps,  parce  que  la  nutrition  ne  fait  pas  son  œuvre  en  un  ins- 
tant, parce  que  le  mouvement  moléculaire  incessant  qui  la  constitue 
doit  suivre  une  direction  constante,  que  la  même  impression  périodi- 
quement renouvelée  est  propre  à  maintenir  '. 

La  fatigue,  sous  toutes  ses  formes,  est  fatale  à  la  mémoire.  Les 
impressions  reçues  ne  sont  pas  fixées;  la  reproduction  est  très  pé- 
nible, souvent  impossible.  Or  la  fatigue  est  considérée  comme  un 
état  où,  par  suite  de  la  suractivité  d'un  organe,  la  nutrition  souffre 
et  languit.  Avec  le  retour  aux  conditions  normales,  la  mémoire  re- 
vient. La  relation  de  Holland  citée  plus  haut  est  assez  explicite  sur 
ce  point. 

Nous  avons  vu  aussi  que,  dans  les  cas  d'amnésie  temporaire  dus  à 
une  commotion  cérébrale,  l'oubli  a  toujours  un  caractère  rétroactif; 
il  s'étend  sur  une  période  plus  ou  moins  longue,  antérieure  à  l'acci- 
dent ;  c'est  une  règle  qui  n'a  guère  d'exceptions.  La  plupart  des  phy- 
siologistes qui  se  sont  occupés  de  ce  fait  l'expliquent  par  un  défaut 
de  nutrition.  L'enregistrement  organique  qui  consiste  eu  une  modi- 
fication nutritive  de  la  substance  cérébrale  n'a  pas  eu  le  temps  de 
se  produire. 

Enfin,  rappelons  que  la  forme  la  plus  grave  des  maladies  de  la 
mémoire,  l'amnésie  progressive  des  déments,  des  vieillards,  des  para- 
lytiques généraux,  a  pour  cause  une  atrophie  toujours  croissante  des 
éléments  nerveux.  Les  tubes  et  les  cellules  subissent  une  dégéné- 
rescence ;  les  dernières  surtout  finissent  par  disparaître,  ne  laissant 
à  leur  place  que  des  amas  méconnaissables. 

L'ensemble  de  ces  faits,  physiologiques  et  pathologiques,  montre 
entre  la  nutrition  et  la  conservation  un  rapport  de  cause  à  effet.  Il  y 
a  une  exacte  coïncidence  entre  leurs  périodes  d'apogée  et  de  déclin. 
Les  variations  à  courte  ou  longue  durée  de  l'une  se  retrouvent  dans 
l'autre.  Que  l'une  soit  ou  active,  ou  modérée,  ou  languissante,  il  en 
est  de  même  de  l'autre.  La  conservation  du  souvenir  doit  donc  être 
comprise,  non  au  sens  métaphysique  «  d'états  de  l'âme  »  qui  subsis- 
teraient on  ne  sait  où,  mais  comme  un  état  acquis  de  l'organe  cé- 


1.  «  .l'ai  connu,  dit  Abercrombie,  un  acteur  distingué  qui,  appelé  à  remplacer 
un  de  ses  confrères  malades,  dut  apprendre  en  peu  d'heures  un  rôle  long  et 
difficile.  Il  l'apprit  très  vite  et  le  joua  avec  une  parfaite  exactitude.  Mais,  im- 
médiatement après  la  pièce,  il  l'oubliait,  à  tel  poiat  que,  ayant  eu  à  jouer  le  rôle 
plusieurs  jours  de  suite,  il  était  obligé  chaque  fois  de  le  préparer  à  nouveau, 
n'ayant  pas,  disait-il,  le  temps  de  a  l'étudier  ».  Interrogé  sur  le  procédé  mental 
par  lui  suivi,  quand  il  joua  son  rôle  pour  la  première  fois,  il  me  répondit  qu'il 
avait  complètement  perdu  de  vue  le  public,  qu'il  lui  semblait  n'avoir  devant 
les  yeux  que  les  pages  de  son  livre,  et  que,  si  quoi  que  ce  soit  avait  interrompu 
cette  illusion,  il  se  serait  arrêté  instantanément.  »  (Ouvrage  cité,  p.  103.) 

tome  x.  -    1 880.  33 


514  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

rébral  qui  implique  la  possibilité  d'états  de  conscience,  quand  leurs 
conditions  d'existence  se  rencontrent. 

La  rapidité  extrême  des  échanges  nutritifs  dans  le  cerveau,  qui 
semble  au  premier  abord  une  cause  d'instabilité,  explique  au  con- 
traire la  fixation  des  souvenirs.  «  La  réparation,  s'effectuant  sur  le 
trajet  modifié,  sert  à  enregistrer  l'expérience.  Ce  n'est  pas  une 
simple  intégration  qui  a  lieu,  mais  une  ré-intégration;  la  substance 
est  restaurée  d'une  façon  spéciale  après  une  modification  spéciale  : 
ce  qui  t'ait  que  la  modalité  qui  s'est  produite  est  pour  ainsi  dire 
incorporée  ou  incarnée  dans  la  structure  de  l'encéphale  *.  »  Nous 
ouchons  ici  à  la  raison  dernière  de  la  mémoire  dans  l'ordre  biolo- 
gique :  elle  est  une  imprégnation.  Aussi  n'est-il  pas  étonnant  qu'un 
éminent  chirurgien  anglais,  traitant  de  cette  moclificatien  indélébile 
que  les  maladies  infectieuses  impriment  aux  tissus  vivants,  ait  écrit 
le  passage  suivant,  qui  semble  composé  pour  nous  :  «  Comment  peut- 
on  supposer  que  le  cerveau  soit  l'organe  de  la  mémoire  s'il  change 
toujours  ?  Comment  ce  changement  nutritif  de  toutes  les  molécules 
du  cerveau  ne  détruit-il  pas  toute  mémoire?  —  Pour  cette  raison  que, 
dans  le  processus  nutritif,  l'assimilation  se  fait  d'une  manière  par- 
faitement exacte.  L'effet  produit  par  une  impression  sur  le  cerveau 
(que  ce  soit  une  perception  ou  un  acte  intellectuel)  y  est  fixé  et  re- 
tenu, parce  que  la  partie,  quelle  qu'elle  soit,  qui  a  été  changée  par 
cette  impression,  est  exactement  représentée  par  la  partie  qui  lui 
succède  dans  le  cours  de  la  nutrition  2.  »  Si  paradoxal  que  puisse 
paraître  un  rapprochement  entre  une  maladie  infectieuse  et  la  mé- 
moire, il  est  donc  rigoureusement  exact,  au  point  de  vue  biologique. 

II.  D'une  manière  générale,  la  reproduction  des  souvenirs  pa- 
raît dépendre  de  l'état  de  la  circulation.  C'est  une  question  bien  plus 
obscure  que  la  précédente  et  sur  laquelle  on  n'a  que  des  données 
très  incomplètes.  Une  première  difficulté  vient  de  la  rapidité  des 
phénomènes  et  de  leurs  perpétuels  changements.  Une  seconde  vient 
de  leur  complexité  :  la  production,  en  effet,  ne  dépend  pas  seule- 
ment de  la  circulation  générale  -,  elle  dépend  aussi  de  la  circulation 
particulière  du  cerveau,  et  il  est  vraisemblable  quUl  y  a,  même  dans 
celle-ci,  des  variations  locales  qui  ont  une  grande  influence.  Ce 
n'est  pas  tout  :  il  y  a  à  tenir  compte  de  la  qualité  du  sang  tout  aussi 
bien  que  de  sa  quantité. 

Il  est  impossible  de  déterminer,  même  grossièrement,  le  rôle  de 
chacun  de  ces  facteurs  dans  le  mécanisme  de  la  reproduction.  Nous 

\.  .Maudsley,  Physiologie  de  l'esprit,  trad.  Herzen,  p.  140. 
2.  J.  Paget,  Lectures  on  surgical  Paliwlogy,  t.  I,  p.  52.  Voir  aussi  Maudsley. 
ouvrage  cité,  p.  477,  478. 


Th.    RIBOT.    —  LES   DÉSORDRES   PARTIELS   DE   LA   MÉMOIRE    515 

devons  nous  borner  à  faire  voir  que  la  circulation  et  la  reproduction 
présentent  des  variations  corrélatives.  Voici  les  principaux  faits 
qu'on  peut  donner  à  l'appui. 

La  fièvre,  à  ses  divers  degrés,  s'accompagne  d'une  suractivité  cé- 
rébrale. La  mémoire  y  participe  pour  une  bonne  part.  Nous  avons 
même  vu  jusqu'à  quel  point  d'excitation  surprenante  elle  peut 
atteindre.  On  sait  que,  dans  la  fièvre,  la  rapidité  de  la  circulation 
est  excessive,  que  le  sang  est  altéré,  qu'il  est  chargé  d'éléments  pro- 
venant d'une  dénutrition  trop  rapide,  d'un  travail  de  combustion 
exagéré.  Nous  trouvons  donc  ici  une  variation  en  qualité  et  en  quan- 
tité qui  se  traduit  par  une  hypermnésie. 

Même  en  dehors  de  l'état  de  fièvre,  «  des  impressions  triviales, 
qui  n'ont  offert  aucun  intérêt,  survivent  souvent  dans  la  mémoire, 
quand  des  impressions  bien  plus  importantes  ou  imposantes  ont  dis- 
paru. En  considérant  les  circonstances,  on  trouvera  souvent  que 
ces  impressions  ont  été  reçues  quand  l'énergie  était  très  élevée , 
quand  l'exercice,  le  plaisir  ou  l'un  et  l'autre  avaient  grandement 
augmenté  l'action  du  cœur.  Les  romanciers  ont  noté  comme  un  trait 
de  la  nature  humaine  que  dans  les  moments  où  une  forte  émotion 
a  excité  la  circulation  à  un  degré  exceptionnel  les  groupes  de  sen- 
sations causées  par  les  objets  environnants  peuvent  être  ravivés 
avec  une  grande  clarté,  souvent  même  en  traversant  la  vie  tout  en- 
tière f.  y> 

Remarquons  encore  combien  la  reproduction  est  facile  et  rapide 
dans  cette  période  de  la  vie  où  le  sang  est  poussé  en  courants  ra- 
pides et  abondants  ;  combien  elle  devient  lente  et  difficile  quand 
l'âge  ralentit  la  circulation.  Nous  pouvons  noter  aussi  que  chez  le 
vieillard  la  composition  du  sang  a  changé,  qu'il  est  moins  riche  en 
globules  et  en  albumine. 

Chez  les  personnes  épuisées  par  une  longue  maladie,  la  mémoire 
s'affaiblit  avec  la  circulation.  «  Les  sujets  très  nerveux  chez  qui 
l'action  du  cœur  a  grandement  baissé  se  plaignent  habituellement 
de  perte  de  la  mémoire...  symptôme  qui  diminue  à  mesure  que  le 
taux  normal  de  la  circulation  revient  2.  » 

Il  y  a  exaltation  delà  mémoire,  quand  la  circulation  a  été  modifiée 
par  des  stimulants,  tels  que  le  haschisch,  l'opium,  etc.,  qui  excitent 
le  système  nerveux  avant  d'amener  un  état  final  de  dépression. 
D'autres  agents  thérapeutiques  produisent  un  effet  contraire,  par 
exemple  le  bromure  de  potassium,  dont  l'action  est  sédative,  hypno- 


1.  Herbert  Spencer,  Principes  de  psycholoyie,  t.  \,  p.  239. 

2.  Ibid.,  p.  241. 


516  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

tique  et  qui,  pris  à  forte  dose,  produit  un  ralentissement  de  la  circu- 
lation. Un  prédicateur  fut  obligé  d'en  interrompre  l'usage  :  il  avait 
presque  perdu  la  mémoire  :  elle  revint  dès  qu'il  cessa  le  traitement. 

De  tous  ces  faits  ressort  une  conclusion  générale  :  l'exercice 
normal  de  la  mémoire  suppose  une  circulation  active  et  un  sang 
riche  en  matériaux  nécessaires  pour  l'intégration  et  la  désintégra- 
tion. Dès  que  cette  activité  s'exagère,  il  y  a  tendance  vers  l'excita- 
tion morbide  ;  dès  qu'elle  s'abaisse,  il  y  a  tendance  vers  l'amnésie. 
Il  est  impossible  de  préciser  davantage  sans  entrer  dans  l'hypothèse 
pure.  Pourquoi,  de  préférence  à  toute  autre,  telle  catégorie  de  sou- 
venirs est-elle  ravivée  ou  abolie?  Nous  n'en  savons  rien.  Il  y  a  tant 
d'imprévu  dans  chaque  cas  particulier  d'amnésie  et  d'hypermnésie 
qu'il  serait  chimérique  d'essayer  une  explication.  Il  est  probable  que 
ce  sont  des  modifications  organiques  très  fugitives,  des  causes  infi- 
nitésimales qui  font  que,  seule  entre  toutes,  telle  série  est  évo- 
quée ou  reste  sourde  à  l'appel.  Qu'un  seul  élément  nerveux  se 
mette  en  branle  ou  reste  paralysé,  cela  suffit  :  le  mécanisme  bien 
connu  de  l'association  explique  le  reste.  Quelques  physiologistes  ont 
émis  l'opinion  que  les  lapsus  limités  et  temporaires  de  la  mémoire 
sont  dus  à  des  modifications  locales  et  transitoires  dans  le  calibre 
des  artères,  sous  l'influence  des  vaso-moteurs.  Ils  en  ont  donné  pour 
raison  que  le  retour  est  brusque,  qu'il  est  causé,  donné  d'ordinaire 
par  une  émotion,  et  que  les  émotions  exercent  une  influence  par- 
ticulière sur  le  système  nerveux  vaso-moteur. 

Dans  ces  cas  de  perte  complète  de  la  mémoire  dont  nous  avons 
donné  plusieurs  exemples,  le  retour  dépend  de  la  circulation  et  de  la 
nutrition.  Est-il  brusque  (ce  qui  est  rare),  l'hypothèse  la  plus  probable 
est  celle  d'un  arrêt  de  fonction,  d'un  état  «  d'inhibition  »  qui  cesse 
tout  d'un  coup  :  ce  problème  est  l'un  des  plus  obscurs  de  la  physio- 
logie nerveuse.  S'il  résulte  d'une  rééducation  (ce  qui  est  l'ordinaire), 
le  rôle  capital  paraît  dévolu  à  la  nutrition.  La  rapidité  avec  laquelle 
on  rapprend  montre  que  tout  n'était  pas  perdu.  Les  cellules  ont  pu 
être  atrophiées;  mais,  si  leurs  noyaux  (considérés  en  général  comme 
leurs  organes  reproducteurs)  donnent  naissance  à  d'autres  cellules, 
les  bases  de  la  mémoire  sont  par  là  même  rétablies  :  les  cellulet-lilles 
ressemblent  aux  celles-mères,  en  vertu  de  cette  tendance  de  tout  or- 
ganisme à  maintenir  son  type,  et  de  toute  modification  acquise  à  de- 
venir une  modification  transmise  :  la  mémoire  n'est  dans  ce  cas 
qu'une  forme  de  l'hérédité  L 

1.  Four  plus  de  détails  sur  ce  point  voir  la  revue,  Brain,  octobre  187(J. 

Th.  Ribot. 


L'ÉDUCATM  PLATONICIENNE 


I.  —  Le  système. 

On  peut  être  disposé  à  ne  voir,  dans  la  République  de  Platon,  que 
les  rêves  et  les  utopies  d'un  merveilleux  écrivain;  mais,  si  l'esprit  le 
plus  prévenu  consent  à  réfléchir,  il  fera  bien  vite  une  exception, 
sinon  pour  tout  ce  qui  y  concerne  l'éducation,  au  moins  pour  le  pro- 
gramme d'enseignement  développé  au  livre  VIL 

Tout  d'abord,  il  est  clair,  en  thèse  générale,  que  le  hardi  réforma- 
teur ne  propose  aucun  changement  essentiel  dans  la  nature  de  l'ins- 
truction donné  de  son  temps  l,  ni  même  aucune  révolution  radicale 
du  système  d'éducation  suivi  dans  la  patrie  hellène.  Ce  qu'il  a  sur- 
tout en  vue,  c'est  de  soumettre  ce  système  à  des  règles  précises,  de 
l'adapter  à  la  constitution  politique  de  l'État  qu'il  rêve,  enfin  de 
communiquer  à  l'enseignement  les  tendances  de  son  esprit.  Mais  en 
ce  qui  concerne,  par  exemple,  la  fixation  des  âges  pour  les  diverses 
instructions  à  donner,  il  n'a  aucun  motif  pour  rompre  en  visière 
avec  les  coutumes  établies,  et  tout  semble  bien  indiquer  qu'il  s'y 
conforme  en  principe. 

En  second  lieu,  une  discussion  spéciale  est  de  même  inutile  pour 
établir  que,  sur  ces  matières,  les  idées  de  Platon  ont  été  définitive- 
ment arrêtées  de  très  bonne  heure.  Si,  comme  le  pensent  aujourd'hui 
les  critiques  les  plus  autorisés  2,  —  et  nous  apporterons  un  nouvel 
argument  à  l'appui  de  leur  thèse  —  si,  dis-je,  la  République  a  été 
un  des  premiers  écrits  du  disciple  de  Socrate,  si  d'autre  part,  comme 
il  est  incontestable,  les  Lois  ont  couronné  sa  carrière,  d'un  dialogue 
à  l'autre,  nous  n'apercevons  aucune  contradiction  ;  le  second  pré- 
cise les  détails  du  système  d'éducation,  mais  en  suivant  rigoureuse- 
ment le  plan  général  tracé  dans  le  premier.  Ils  peuvent  donc,  disons 
mieux,  ils  doivent  sur  ce  sujet  être  complétés  l'un  par  l'autre,  sans 
qu'il  y  ait  de  distinction  à  faire  entre  les  deux  sources. 


1.  Ct.  Civitas,  II,  376  e  :  Te;  o5v  r(  rcaiôeîajri  y'xi.i-'ji  sipelv  BeXtûd  tyjç  ôiïo  toO 

T.'j'i'/'Sj    JfpÔVOU    EÔpï](i£Vï)ç; 

2.  Notamment  Gustav  Teichmiiller,   Ueber  die  Reihenfolge  dev  Platonïschen 
Dialoge.  Leipzig,  1879.  Voir  Revue  philosophique,  mai  1880,  p.  591. 


518  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Enfin  et  avant  tout,  la  méthode  à  suivre  dans  l'étude  des  sciences 
n'offre  point  de  questions  où  puisse  se  donner  carrière  la  brillante 
fantaisie  de  l'auteur  du  Phèdre;  on  a  donc  là,  pour  étudier  ce  maître, 
un  terrain  parfaitement  solide ,  sur  lequel  il  peut  être  plus  facile 
qu'ailleurs  d'apprendre  à  pénétrer  sa  pensée. 

Toutefois,  pour  se  guider,  le  jugement  peut  réclamer  quelques 
renseignements  précis  sur  l'état  où  se  trouvaient,  à  cette  époque, 
les  sciences  dont  s'occupe  Platon,  sur  les  développements  qu'elles 
avaient  déjà  reçus,  sur  les  distances  qui  les  séparent  de  celles  de 
notre  âge.  C'est  là  le  sujet  du  tableau  dont  je  voudrais  tracer  l'es- 
quisse. J'essayerai  d'y  mettre  en  lumière  l'importance,  pour  l'histoire 
des  sciences,  des  documents  que  renferme  l'œuvre  de  Platon  ;  je 
chercherai  également  à  déterminer  quel  a  été  le  caractère  de  l'in- 
fluence incontestable  qu'il  a  exercée  sur  le  mouvement  mathéma- 
tique de  son  siècle. 

Mais,  à  ce  tableau,  un  cadre  est  nécessaire  ;  il  ne  faut  pas  l'isoler, 
en  effet,  de  l'ensemble  du  système  de  l'éducation  platonicienne, 
dont  nous  allons  donc,  avant  tout,  retracer  brièvement  les  lignes 
principales. 

L'enseignement  est  une  fonction  essentielle  de  l'État  ;  son  carac- 
tère  est  exclusivement  libéral.  Il  est  donné  à  deux  degrés,  dont 
le  premier  est  obligatoire,  mais  seulement  pour  les  enfants  de  la 
classe  militaire  et  dirigeante  (les  gardiens  dans  la  Piépubliqne,  les 
citoyens  propriétaires  du  sol  dans  les  Lois).  Au  contraire,  l'État  ne 
se  préoccupe  pas  de  l'éducation  des  artisans,  des  mercenaires,  et 
des  commerçants,  qui  constituent  cependant  les  éléments  primitifs 
de  la  cité,  mais  ne  sont  pas  appelés  à  la  défendre.  L'enseignement 
technique  ou  professionnel  est  donc  entièrement  libre,  y  compris 
celui  de  la  médecine. 

Les  iilles  doivent  en  principe  recevoir  la  même  instruction  que 
les  garçons,  mais  elles  sont  élevées  à  part,  dès  l'âge  de  six  ans  K 

Même  avant  cet  âge,  l'État  surveillera  les  enfants.  A  trois  ans  -, 
ils  jouent  déjà  en  commun  avec  leurs  petits  camarades  ;  leur  oreille 
s'ouvre  à  la  tradition  religieuse  \  aux  contes  et  aux  récits  instructifs 
et  moraux.  C'est  déjà  un  commencement  d'éducation;  il  reste  confié 
à  des  femmes. 

A  six  ans,  l'enfant  passe  entre  les  mains  de  précepteurs  ;  or  ce 

1.  Leges,  "VII,  7'J'i-  c  :  Me-rà  ôs  tov  ïH'r,  xa\  Tr,v  IIjétiv  o'.axpivfcrOw  rjiv  yjôv]  xb  ylvoç 
'xatépwv. 

2.  Lerjes,  VII,  793  e  :  TpesteT  o:  8t)  xaè  tetpxetsï  xat  jrevTOETet  xal  su  IÇereî  rçftet 
\-j •/•>,:  TccuSi&v  Séov  y.-/  e?y). 

3.  Civitas,  II,  377  a:  IIpoTepav  ok  a-jOotç  nphç  tx  tixioio,  rt  yu[iva<itotç  -/pcôaîOx. 


P.   TANNERY.   —  L'ÉDUCATION  PLATONICIENNE  519 

qu'on  veut  en  faire  avant  tout,  c'est  un  soldat  ;  il  faut  développer  ses 
forces  corporelles,  les  exercer,  les  doubler  par  l'adresse,  inculquer 
la  confiance  en  soi-même,  mère  du  courage,  donner  enfin  toutes  les 
qualités,  toutes  les  vertus  militaires,  la  discipline,  la  sobriété,  l'ha- 
bitude de  la  fatigue  et  du  danger. 

La  gymnastique  a  donc,  dans  cet  enseignement  du  premier  degré, 
une  prépondérance  marquée  ;  on  touche  là  une  des  différences  les 
plus  saillantes  entre  la  société  antique  et  celle  de  nos  jours,  entre 
les  exigences  du  service  militaire  alors  et  aujourd'hui1.  Soumis,  dès 
l'âge  le  plus  tendre,  à  un  véritable  entraînement,  qui  ne  se  ralentit 
un  peu  que  pour  redoubler  de  dix-sept  à  vingt  ans  2,  le  soldat  hel- 
lène passera  sa  vie  sans  interrompre  ses  exercices  guerriers  ;  il  sera 
toujours  en  alerte,  sinon  au  combat.  Ainsi  s'étaient  formés  les  héros 
de  Marathon  et  de  Platées,  ainsi  les  vaillants  compagnons  de  Xéno- 
phon. 

La  gymnastique  comprenait  un  utile  délassement,  répondant  au 
profond  sentiment  esthétique  de  la  race  grecque  :  dès  le  début,  les 
enfants  sont  exercés  à  former  des  choeurs  de  danse  ;  mais  la  danse 
antique  n'est  jamais  isolée  du  chant  ;  celui-ci  est  donc  enseigné  en 
même  temps  ;  dès  lors  aussi,  la  mémoire  devra  retenir  les  poésies 
chantées  en  chœur  ou  en  solo. 

Au  contraire,  pour  apprendre  les  lettres,  pour  enseigner  à  lire  et  à 
écrire,  on  attend  l'âge  de  dix  ans  3;  de  treize  à  seize  ans,  l'éduca- 
tion musicale  se  complète;  on  instruit  l'enfant  à  jouer  de  la  lyre  et 
à  s'en  accompagner  en  chantant  ;  il  apprend  en  même  temps  à  con- 
naître les  poètes  et  les  prosateurs.  Si  l'on  fait  abstraction  de  la  direc- 
tion morale  que  Platon  prétend  donner  à  ces  études,  le  jeune  homme 
devait  donc  arriver,  à  l'âge  où  nous  avons  quitté  les  bancs  des  lycées, 
muni  d'une  instruction  littéraire  exclusivement  nationale,  il  est  vrai, 
mais  complète  relativement  à  la  société  où  il  avait  à  figurer. 


1.  Nous  ne  préjugeons  pas  ici  un  avenir  peut-être  prochain;  car,  à  vrai 
dire,  l'éducation  militaire  dès  l'enfance  semble  devoir,  tôt  ou  tard,  s'imposer 
comme  la  solution  rationnelle  des  problèmes  que  soulève  l'organisation  de  la 
défense  du  territoire,  depuis  que  l'on  y  fait  concourir  tous  les  membres 
valides  de  la  société.  Mais,  abstraction  faite  des  révolutions  qu'a  subies  l'art 
de  la  guerre,  les  exercices  corporels  ne  reprendront  sans  doute  jamais  l'im- 
portance qu'ils  avaient  dans  l'antiquité  grecque,  précisément  parce  que,  désor- 
mais, dans  l'état  moderne,  il  n'y  a  plus  de  classe  militaire  spéciale,  ou  si  l'on 
veut  exprimer  la  même  pensée  sous  une  autre  forme,  parce  que  les  armes  ne 
sont  plus  un  métier. 

2.  Civitas,  \  II,  537  b  :  Ouroç  yàp  ô  /pôvo:,  Èâvxs  ôvo  èàv  te  xpîa  s*tï]  yîyvrjTOK, 
xSvvatàç  xi  a//o  TcpâÇat. 

'à.  Leges,  VII,  809e:  Etç  [ilv  ypâjApaTa  rcaiSt  Ssxéret  vyzw/  IviauxtA  tpetç,  X\5paç  5s 
K^aaôat  xpia  \>.h  ïxr\  xai  ôéxa  yeyovdaiv  ftérptoç  ô  xP^voç,  èjtfielvou  Se  êrepa  tpfa. 


520  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

En  même  temps  que  cette  instruction,  il  a  reçu  les  notions  élémen- 
taires les  plus  indispensables  d'arithmétique,  de  géométrie  et  d'as- 
tronomie. Mais  il  ne  doit  les  apprendre  qu'en  >q  jouant  et  sans  être 
astreint  à  cet  égard  à  aucune  obligation.  Ceux-là  donc  seulement 
qui  montrent  un  goût  particulier  pour  ces  études  recevront,  pendant 
dix-huit  mois  environ,  un  enseignement  scientifique  proprement  dit, 
dans  lequel  ces  notions,  analogues  à  celles  données  dans  nos  écoles 
primaires,  seront  développées  et  complétées,  notamment  par  la 
théorie  numérique  des  accords  musicaux.  Nous  montrerons  plus  loin 
qu'au  point  de  vue  mathématique  cet  enseignement  complémentaire 
dépassait  en  fait  les  connaissances  scientifiques  exigées  actuellement 
pour  notre  baccalauréat  es  lettres. 

Vers  dix-sept  ans  et  demi,  les  études  sont  interrompues  et  font 
place  aux  exercices  gymnastiques  indispensables  pour  compléter 
l'éducation  militaire.  Ce  n'est  qu'après  ces  exercices  qu'a  lieu  le 
choix  des  jeunes  gens  admis  à  recevoir  l'enseignement  du  second 
degré  et  destinés  à  s'élever  plus  tard  aux  fonctions  du  gouverne- 
ment1. 

Cet  enseignement  supérieur,  exclusivement  mathématique,  dure 
dix  ans  ;  il  peut  donc  être  très  sérieusement  développé,  et  les  élèves 
peuvent  même  apporter  leur  pierre  à  l'édifice  de  la  science.  A 
trente  ans  -,  hommes  déjà  faits,  ils  sont,  après  élimination  des  sujets 
de  moindre  valeur,  admis  à  l'instruction  dialectique  et  exercés  au 
raisonnement  de  vive  voix.  Ce  dernier  enseignement  dure  cinq  ans  3. 

De  trente-cinq  à  cinquante  ans,  le  futur  magistrat  remplit,. comme 
ses  condisciples  du  premier  degré,  son  rôle  de  serviteur  de  l'État,  et 
s'acquitte  des  emplois  plus  ou  moins  importants  qui  lui  sont  confiés; 
enfin  à  cinquante  ans  4,  devenu  relativement  libre,  il  peut  s'adonner 
à  la  philosophie,  tout  en  prenant  la  part  qui  lui  est  réservée  dans  la 
direction  des  affaires  publiques. 

Tel  est,  dans  ses  grandes  lignes,  l'ensemble  d'un  système  où, 
tout  bien  considéré,  il  n'y  a  qu'une  lacune,  évidemment  voulue,  — 

1.  Civitas,  VII,  537  b:  Mcià  Sv\  toOtov  tb\  ypôvov,  èx  xwv   eîxoffilxûv  oc  Ttpoxpi- 

B!VT£Ç   ■/..    T.    £. 

•_.  Civitas,  VII,  537  d:  Toutovç  oiï>,   èraiSàv  -rà  Tptâxojrca  zx-q   êxêat'vaxnv,  h.  xwv 

JCpOXptTWV   TtpOXplvàfJLEVOV   X.   T.    £. 

3.  Civitas,  539  e:  'AfxÉXet  rcévre  0èç.  Remarquons  ici  en  passant  un  point  sur 
lequel  nous  reviendrons  plus  loin,  que,  dans  l'ordre  d'idées  platonicien,  la 
dialectique,  embrassant  toutes  les  matières  philosophiques  d'alors,  s'étend 
aux  sciences  de  la  nature  comme  aux  sciences  morales,  à  tout  le  cadre  qu'ont 
rempli,  pour  l'antiquité,  les  travaux  d'Aristote.  Si  le  disciple  infidèle  a  renié 
la  tradition  du  maître,  il  ne  l'a  pas  moins  suivie,  en  fait,  de  beaucoup  plus 
près  qu'on  n'est  généralement  porté  à  le  croire. 

4.  Civitas,  540  a  :  revonévwv  Se  TtevTYjxov-ouTôv  •/..  t.  e. 


P.   TANNERY.   —  L'ÉDUCATION   PLATONICIENNE  521 

car  Platon  refuse  sa  cité  aux  avocats  (rhéteurs),  — et  qu'une  utopie, 
la  revendication  du  pouvoir  pour  la  science. 

Cette  utopie  est,  à  vrai  dire,  la  clef  de  voûte  de  l'édifice;  mais  on 
peut  ajouter  qu'elle  n'appartient  pas  en  propre  à  Platon.  Un  autre 
sage,  avant  lui,  non  seulement  l'avait  conçue  ;  il  s'était  efforcé  d'en 
faire  une  réalité. 

On  rapproche  trop  souvent  de  la  cité  Spartiate  l'État  rêvé  par  le 
philosophe  athénien;  si,  en  esquissant  son  idéal,  il  a  emprunté  quel- 
ques traits  à  ce  modèle,  c'était  vers  un  passé,  encore  récent  dans 
d'autres  villes  doriennes,  qu'il  dirigeait  surtout  ses  regards.  Les  ca- 
ractères qu'il  trace  pour  ses  fiers  gardiens,  cet  amour  de  la  science 
et  de  la  philosophie,  cette  fraternité  sublime,  cette  indomptable  va- 
leur, ce  religieux  respect  pour  l'autorité  reconnue  par  eux,  l'anti- 
quité les  a  admirés  dans  les  membres  de  ces  sociétés  pythagoriciennes, 
dont  il  avait  pu  voir  les  derniers  et  nobles  débris.  Que  le  sage  de 
Samos  ait  lui-même  obéi  au  mirage  trompeur  qu'offraient  les  castes 
orientales,  en  Egypte  ou  en  Perse,  cela  est  d'ailleurs  assez  probable; 
il  ne  semble  pas  néanmoins  qu'il  faille  chercher  autre  part  que  dans 
son  génie  la  véritable  origine  pour  l'idée  créatrice  des  institutions 
auxquelles  il  a  donné  une  vie  passagère  et  qui  ont  provoqué  le  rêve 
platonicien. 

Le  trait  dominant  de  cette  idée  consiste  évidemment  dans  la  ten- 
dance à  dégager  la  science  de  l'étreinte  de  la  religion  et  à  la  substi- 
tuer, pour  la  direction  suprême  de  l'État,  à  cette  dernière,  dont  la 
déchéance  est  déjà  reconnue  inévitable.  A  la  vérité,  ni  Pythagore,  ni 
Platon,  qui  cependant  à  cet  égard  dépasse  nettement  son  précur- 
seur, n'ont  été  jusqu'au  bout  de  cette  tendance  ;  mais  l'utopie  n'est 
point  morte;  elle  a  reparu  de  nos  jours,  rajeunie  par  un  philosophe 
qui,  lui  aussi,  fut  particulièrement  mathématicien;  elle  constitue  un 
des  dogmes  fondamentaux  du  positivisme,  et  elle  attend  patiemment 
l'heure  opportune  du  triomphe. 

II.  —  La  division  des  sciences. 

Si  nous  reconnaissons  dans  Platon  un  successeur  de  Pythagore, 
en  tant  du  moins  qu'il  a  conçu  l'État  comme  soumis  à  la  suprématie 
des  sciences,  nous  constatons,  dès  le  premier  pas,  lorsqu'il  s'agit  de 
la  classification  à  faire  de  celles-ci,  que,  tout  en  suivant  les  traces 
de  son  précurseur,  l'auteur  de  la  Républiijue  tient  à  affirmer  son 
indépendance. 

Pythagore  avait  dit  :  «  Il  y  a  qualre  degrés  de  la  sagesse,  l'arith- 


522  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

métique,  la  musique,  la  géométrie,  la  sphérique  :  c'est  leur  rang, 
1,2,3,4*. 

Platon  dédouble  la  géométrie,  et,  introduisant,  pour  exposer  la 
classification  des  sciences,  une  dichotomie  qui  lui  semble  particu- 
lière, il  rejette  la  musique  (harmonie)  au  dernier  rang. 

Si  l'on  distingue  l'objet  de  la  science  mathématique,  la  quantité, 
suivant  qu'elle  est  purement  abstraite  (nombre)  ou  figurée,  la  pre- 
mière place  doit,  sans  conteste,  appartenir  à  l'arithmétique. 

Les  pythagoriciens  rapprochaient  l'harmonie  de  la  science  de.s 
nombres,  parce  que  sa  théorie,  pour  eux,  n'impliquait  nullement 
l'enseignement  de  la  géométrie;  ils  n'y  considéraient  en  effet  que 
des  rapports  numériques  pour  une  seule  variable,  quoiqu'ils  sussent 
d'ailleurs  parfaitement  que  les  sons  provenaient  de  mouvements  de 
corps  étendus  suivant  les  trois  dimensions  de  l'espace. 

La  vue  de  Platon  est  plus  profonde  ;  si  au  concept  de  la  quantité 
s'ajoute  celui  de  la  figuration  de  l'étendue,  on  a  l'objet  de  la  géomé- 
trie ;  une  seconde  addition,  celle  du  mouvement ,  complète  les  no- 
tions nécessaires  et  suffisantes  pour  l'explication  mécanique  de  l'uni- 
vers. Toutefois,  il  n'y  a  encore,  au  temps  de  Platon,  que  deux  classes 
de  phénomènes  qui  paraissent  susceptibles  d'être  vraiment  régis  par 
les  nombres. 

En  les  distinguant,  comme  il  le  fait,  suivant  que  le  mouvement 
est,  pour  les  uns,  perçu  par  la  vue,  pour  les  autres,  seulement  estimé 
par  l'oreille,  et  en  mettant  en  première  ligne  ceux  qui  correspon- 
dent au  sens  le  plus  parfait  à  ses  yeux,  il  semble  ne  donner  qu'une 
classification  artificielle  ;  en  réalité,  il  atteint  les  caractères  les  plus 
intimes. 

Il  y  a  là,  en  fait,  deux  parties  distinctes  de  la  mécanique  ration- 
nelle :  la  première  est  celle  dont  Galilée  et  Newton  ont  dicté  les  lois 
définitives.  Il  s'agit  des  mouvements  généraux  des  corps,  se  dépla- 
çant dans  l'ensemble  de  leur  masse  ;  la  théorie  de  ces  mouvements 
ne  trouve  d'ailleurs  son  application  complète  que  dans  la  mécanique 
céleste,  pour  les  révolutions  des  astres,  les  phénomènes  à  la  sur- 
face de  la  terre  se  trouvant  compliqués  des  effets  des  mouvements 
particuliers  aux  molécules. 

Or  la  théorie  de  ces  mouvements  particuliers  offre  des  difficultés 
toutes  spéciales  et  d'un  ordre  beaucoup  plus  élevé  ;  c'est  là  une  pro- 
vince toute  autre,  la  physique  mathématique,  qui,  malgré  d'immenses 
et  récents  progrès,  est  bien  loin  d'être  connue  comme  la  première,  et 
qui  réclame  des  lois  entrevues  à  peine  encore,  des  principes  tout  au 

I.  Theologumena  arithmetices.  Fragment  de  l'écrit  apocryphe  Sur  les  dieux. 
La  sphérique  est  l'astronomie. 


P.   TANNERY.  —  L'EDUCATION  PLATONICIENNE  523 

plus  soupçonnés  jusqu'à  présent.  Si  fier,  au  reste,  que  puisse  être 
notre  siècle  de  l'édifice  qu'il  élève  patiemment,  il  ne  doit  pas  oublier 
qu'une  pierre  d'attente  a  été  posée,  dès  l'origine  des  autres  sciences 
mathématiques,  par  la  découverte  des  lois  numériques  qui  règlent 
les  accords  musicaux.  11  se  souviendra  aussi  qu'en  ce  qui  touche  la 
physiologie,  nous  ne  savons  guère  plus  que  Pythagore  le  pourquoi 
de  l'harmonie. 

La  division  pythagoricienne  des  mathématiques  en  quatre  bran- 
ches principales,  rangées  toutefois  dans  l'ordre  adopté  par  Platon, 
cette  division  au  fond  si  juste  et  si  vraie,  est  devenue  classique  dès 
l'antiquité;  elle  a  persisté  pendant  tout  le  moyen  âge,  dans  le  Qua- 
drivium,  et  n'a  succombé  qu'à  la  Renaissance,  lorsque  son  cadre, 
immobilisé  par  la  routine,  n'a  pu  se  prêter  à  l'essor  des  sciences 
rajeunies. 

L'autre  innovation  de  Platon,  le  dédoublement  de  la  géométrie, 
n'a  pas  eu  la  même  fortune.  A  la  vérité,  comme  pour  répondre  à 
son  désir,  l'école  a  adopté  le  terme  spécial  de  stéréométrie  J  pour 
cette  branche,  qu'il  semblait  indiquer  sans  lui  imposer  de  nom.  Mais 
le  maître  a-t-il  été  bien  compris?  avait-il,  en  réalité,  tenu  simple- 
ment à  établir  une  distinction  tranchée  entre  la  géométrie  plane  et 
la  géométrie  dans  l'espace,  pour  observer  la  gradation  dans  l'adjonc- 
tion successive  de  la  deuxième  et  de  la  troisième  dimension  ?  C'est 
au  moins  une  question  douteuse. 

Dans  les  éléments  de  la  géométrie  de  l'espace,  nous  pouvons  dis- 
tinguer trois  parties  :  1°  les  théorèmes  relatifs  aux  constructions  ; 
2°  ceux  qui  concernent  la  mesure  des  volumes  ;  3°  enfin,  la  théorie 
de  la  sphère. 

Ce  n'est  certainement  pas  à  la  première  partie  que  peuvent  se  rap- 
porter les  paroles  de  Platon  2.  «  Cela  ne  parait  pas  encore  avoir  été 
découvert.  —  Il  y  en  a  deux  raisons  :  l'une,  qu'aucune  cité  ne  tenant 
en  honneur  ces  difficiles  recherches,  elles  sont  faiblement  pour- 
suivies ;  l'autre,  que  les  chercheurs  auraient,  pour  trouver,  besoin 


1.  Ce  terme,  qui,  daus  le  langage  technique,  a  désigné  de  fait  les  applica- 
tions pratiques  de  la  géométrie  de  l'espace,  se  trouve  déjà  dans  Aristote 
(Analyt.  Post.,  I,  xm,  13.  Mais,  si  Platon  l'a  connu,  il  l'a  certainement  rejeté, 
de  même  qu'il  raillait  le  mot  de  géométrie,  car,  pour  lui,  le  but  de  la  science 
n'est  nullement  la  mesure.  Cl'.  Epinom  s,  990  </  :  £<pô8pot  yeXoîcw  ovo^ia  vEufieTotav, 

2.  Civitas, "VII, 528  b:  "\))y.  xaûxayE,  w  EcoxpaxEç,  6oxeî  otiizui  EvpîjffQai.  Aitt*  yâp, 
r,v  8'eyà>,  -y.  y.(-.'.y  8xi  xe  oùSspia  ttoXi'ç  Èvxî[/.wç  avxà  iyzi.  àffOevwç  Çr)XEÎxat  /'xizr.h. 
•ïi-.-j.,  giuarctTou  ~.z  Séovxai  oî  £r)xoOvxeç,  a'vs-j  o-j  où*  Eupotsv'  m  7tpu>xov  p.èv  yevéaOat 
yyJiT.'j-t,  ï-v.-.y.  v.y.:  yevo(xévou,  (>>:  vùv  ;/:'.,  oùx  v.v  Ttsc'Ootvxo  oî  r.zy.  xaOxa  ÇTjxrjxntoY, 
\y.-:y.i ',L.y,r,'si.vi',\.  Ee  Se  irôXtç  8)  r\  Suvemaraxot,  svxqjui»;  ayoïxja  avxà,  ouxoî  xe  av  irct- 
Botvxo,  /.y.  ly/zy'o;  xs  av  xa\  Èvxôvmç  ^Y)xoû(Uva  Èxçavîj  yévoixo  "/..  t.  :. 


524  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

d'un  directeur;  or  il  est,  tout  d'abord,  difficile  qu'il  se  produise; 
ensuite,  s'il  s'en  produisait  un,  les  orgueilleux  travailleurs  d'aujour- 
d'hui ne  voudraient  pas  lui  obéir.  Mais,  si  une  cité  tout  entière  ap- 
puyait la  direction  et  honorait  ces  recherches,  on  obéirait,  et  un 
travail  continu  et  intensif  apporterait  une  lumière  complète.  Car 
même  aujourd'hui,  en  dépit  du  mépris  du  vulgaire  et  des  entraves 
qu'il  apporte,  avec  des  chercheurs  qui  ne  sont  pas  en  rapport  avec 
l'importance  de  l'objet,  ces  études  sont,  malgré  tout,  en  progrès, 
grâce  au  charme  qu'elles  exercent.  » 

Il  s'agit  évidemment,  dans  ce  texte,  d'une  théorie  tout  à  son 
début,  en  voie  de  formation.  Or  il  n'y  a  pas  de  doute  qu'assez  long- 
temps avant  Platon,  les  Pythagoriciens  n'eussent  déjà  élaboré  la  doc- 
trine des  polyèdres  réguliers,  qui  couronne  les  Eléments  d'Euclide 
et  suppose  connu  l'ensemble  des  constructions  dans  l'espace  '. 

La  théorie  de  la  sphère  doit  être  écartée  de  même ,  par  cette 
raison  que,  dans  l'antiquité,  elle  a  toujours  fait  partie  de  l'astro- 
nomie ;  et  que  les  géomètres  de  l'école  de  Platon  n'ont,  à  cet  égard, 
fait  aucune  tentative  d'innovation  contre  la  tradition  pythagori- 
cienne ;  d'ailleurs,  cette  théorie  de  la  sphère  était  déjà,  elle  aussi, 
suffisamment  avancée,  au  moins  pour  l'état  de  la  science  astrono- 
mique d'alors. 

Resterait  donc  la  mesure  des  volumes  proprement  dite;  ici,  il 
peut  y  avoir  quelque  hésitation.  Il  n'est  pas  douteux,  à  la  vérité, 
que  les  mesures  simples  (le  prisme  et  le  cylindre  compris),  n'aient 
été,  soit  immédiatement  connues,  soit  dès  longtemps  apportées 
d'Egypte.  Mais  il  convient  de  remarquer  qu'Archimède  attribue 
formellement  à  Eudoxe  de  Cnide,  contemporain  de  Platon,  la  décou- 
verte de  la  mesure  du  volume  de  la  pyramide  2. 

Certes,  il  semble  bien  étrange  que  les  constructeurs  des  monu- 
ments de  Gizeh  n'aient  pas  su  cuber  leurs  oeuvres,  et  le  témoignage 
d'Archirnède  peut  être  entendu  en  distinguant  l'invention  de  la  pro- 
position, chose  relativement  facile,  et  celle,  beaucoup  plus  ardue, 
de  la  démonstration  rigoureuse.  Cette  dernière  découverte  peut 
suffire  seule  à  la  gloire  d'Eudoxe.  Toutefois  une  affirmation  précise 
serait  au  moins  imprudente,  car  le  seul  document  authentique  que 
nous  possédions  sur  la  géométrie  égyptienne,  le  papyrus  de  Rhind, 
est  bien  loin  de  permettre  d'établir  sûrement  que  la  mesure  exacte 
de  la  pyramide  en  ait  jamais  fait  partie. 

1.  En  dehors  de  l'école  pythagoricienne,  Démocrite  au  moins  avait,  dès  la 
génération  précédente,  traité  des  solides  (Diogène  Laerce)  ;  lui  et  Anaxagore 
avaient  également  écrit  sur  la  perspective  (Vitruve).  : 

2.  Préface  du  traité  De  lu  sphère  et  du  cylindre. 


P.   TANNERY.   —  L'ÉDUCATION  PLATONICIENNE  525 

Mais  nous  n'en  avons  pas  moins  des  motifs  suffisants,  ce  nous 
semble,  pour  penser  que  ce  n'est  point  là  non  plus  l'objet  du 
texte  de  Platon.  Le  tbéorème  d'Eudoxe  a  été,  il  est  vrai,  un  pas 
immense,  mais  les  conséquences  ont  été  immédiatement  épuisées 
par  son  auteur  lui-même;  ce  n'a  point  été  le  début  d'une  ère  nou- 
velle. D'autre  part,  l'intérêt  de  ce  théorème  est  surtout  pratique,  et, 
comme  tel,  il  devait  moins  attirer  l'attention  de  Platon,  qui  se 
montre  constamment  dédaigneux  des  applications. 

Comment  faut- il  donc  entendre  le  texte  !  :  s<jti  ol  tcou  toïïto  rapt  ~h 
twv  xu{3cov  au|ï)v  xat  to  (6a6ou;  ixste'/ov  ?  Il  évoque  immédiatement  à  la 
pensée  ce  fameux  problème  de  Délos,  la  duplication  du  cube  ou  son 
augmentation  dans  un  rapport  donné,  problème  qui  était  de  fait, 
alors,  le  principal  objectif  des  mathématiciens,  que  déjà  Archytas 
et  Eudoxe  avaient  brillamment  traité,  dont  Platon  lui-même  a  donné 
une  élégante  solution  mécanique  2  et  qui,  longtemps  encore,  devait 
préoccuper  les  savants.  Comme  on  le  sait,  ce  problème  est  identique 
à  celui  de  l'invention  des  deux  moyennes  proportionnelles ,  que 
l'auteur  du  Timée  fait  résoudre  idéalement  par  le  Démiurge  pour  la 
formation  des  quatre  éléments. 

Si  nous  regardons  d'ailleurs,  ainsi  qu'il  est  naturel,  le  passage  de 
YEpinomis  3,  990  d,  comme  le  commentaire  de  celui  de  la  Républi- 
que, et  si  nous  devons  croire  que  ce  commentaire  a  été  écrit  par  un 
disciple  fidèle  à  la  pensée  du  maître,  il  est  clair  que  nous  nous 
trouvons  ici  sur  la  voie  de  la  véritable  interprétation,  et  il  est 
désormais  facile  de  nous  orienter  d'après  les  remarques  sui- 
vantes. 

Dans  l'antiquité  classique,  on  a  constamment  appelé  problèmes 
■plans  les  problèmes  de  géométrie,  soit  plane,  soit  dans  V espace, 
qui  peuvent  se  résoudre  par  l'intersection  de  droites  ou  de  cercles, 
autrement  dit,  avec  la  règle  et  le  compas;  ce  sont,  pour  la  géomé- 
trie analytique  des  modernes,  les  problèmes  du  premier  et  du 
second  degré.  On  appelait  au  contraire  problèmes  solides  (soit  dans 
le  plan,  soit  dans  l'espace)  ceux  qui  nécessitent  l'intersection  de 
sections  coniques,  c'est-à-dire  nos  problèmes  des  troisième  et  qua- 
trième degrés  ;  enfin  on  nomma  grammiques  les  problèmes  de 
degrés  supérieurs  ou  les  transcendants  qui  exigeaient  l'emploi  de 
courbes  spéciales. 

Cette  dernière  distinction  est,  de  toute  nécessité,    relativement 

1.  Civitas,  VII,  528  b. 

2.  Conservée  par  Eutocius  dans  son  commentaire  sur  le  traité  d'Archimède, 
De  la  sphère  et  du  cylindre,  liv.  II,  prop.  2. 

3.  Nous  reviendrons  tout  à  l'heure  sur  ce  passage. 


526  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

récente,  tandis  que  la  première  doit  remonter  presque  aux  origines 
de  la  science.  Et  en  effet,  dès  le  milieu  du  vc  siècle  avant  J.-C,  les 
principaux  problèmes  plans  se  trouvaient  déjà  résolus,  et  la  nécessité 
de  combinaisons  nouvelles  pour  aborder  des  questions  d'un  ordre 
supérieur  commença  à  se  faire  sentir.  La  muse  pythagoricienne  l 
avait  rapidement  déduit  du  théorème  fondamental  sur  le  carré  de  l'hy- 
poténuse d'un  triangle  rectangle  les  constructions  faciles  qui  en  dé- 
coulent pour  la  solution  des  problèmes  :  le  TETpayoïviauLoç  2  (invention 
de  la  moyenne  proportionnelle)  ;  la  TOxp«poX^  2,  qui,  simple,  est  l'in- 
vention d'une  troisième  proportionnelle,  qui,  avec  IXXeuj/iç  -  ou  urap- 
êoX^,  donne  la  solution  géométrique  complète  de  l'équation  du 
second  degré.  En  dehors  du  témoignage  général  d'Eudème,  nous 
avons  la  preuve  précise  de  solutions  effectives,  à  cette  époque,  de 
problèmes  de  cet  ordre,  dans  l'inscription  à  la  sphère  du  dodécaèdre 
régulier,  due  au  pythagoricien  Hippasos,  et  dans  les  travaux  d'Hip- 
pocrate  de  Chio  sur  la  quadrature  des  lunules  3. 

Ce  dernier  géomètre  commença  à  aborder  les  problèmes  supé- 
rieurs et  en  particulier  la  duplication  du  cube.  Mais,  de  même  que 
la  duplication  du  carré,  conséquence  immédiate,  ainsi  que  le  montre 
Platon  dans  le  Ménon,  de  la  propriété  de  l'hypoténuse  d'un  triangle 
rectangle,  est  la  clef  des  problèmes  plans,  on  pouvait  déjà  pres- 
sentir que  celle  du  cube  entraînerait  la  solution  de  toute  une  série  de 
problèmes  supérieurs,  solides.  Il  en  était  d'ailleurs  un  autre  célèbre 
également,  la  division  de  l'angle  en  parties  égales,  qui  se  posait 
vers  le  même  temps,  et  dont  le  sophiste  Hippias  d'Elis  donna  une 
solution  générale  au  moyen  d'une  courbe  transcendante  de  son 
invention  4. 

Pour  le  problème  de  Délos,  différentes  courbes  furent  successive- 
ment proposées,  concurremment  avec  divers  procédés  mécaniques. 
L'invention  des  sections  coniques,  due  à  Ménechme  de  Proconnèse, 
disciple  d'Eudoxe  et  ami  de  Platon,  fournit  enfin  le  moyen  le  plus 
rationnel  pour  résoudre  la  duplication  du  cube,  la  trisection  de 
l'angle,  et  tous  les  problèmes  du  même  ordre.  Il  y  eut  là  du  travai 

1.  Expression  d'Eudème  conservée  par  l'roclus  (Commentaires  sur  Euclidi  . 
éd.  de  Baie,  p.  109). 

2.  Ces  expressions  sont  connues  de  Platon,  qui  même  les  blâme  comme  trop 
matérielles.  Civitas,  527  <<.  Voir  au  reste  notre  essai  sur  L'hypothèse  géomé- 
Irique  du  Ménon  de  Platon,  dans  la  Revue  philosophique,  t.  II,  p.  286. 

LJ.  Voir  notre  essai  :  Hippocrate  de  Chio  et  la  quadrature  des  lunules  dans 
les  Mémoires  de  la  Société  des  sciences  physiques  et  naturelles  de  Bordeaux, 
t.  Il,  >1-  série,  p.  179-184. 

4.  La  quadratrice,  ainsi  nommée,  quand  Dinostrate,  disciple  de  Platon  et 
frère  de  Ménechme,  l'inventeur  des  sections  coniques,  eut  démontré  qu'elle 
procurait  la  quadrature  du  cercle. 


P.   TANNERY.   —  L  ÉDUCATION  FLATONICIENNE  527 

pour  deux  siècles  ;  le  sujet  ne  fut  épuisé  que  par  Apollonius  de 
Perge,  et  ce  ne  fut  qu'après  lui  que  l'on  put  définitivement  distin- 
guer la  classe  des  questions  que  les  coniques  suffisent  à  résoudre 
(problèmes  solides  des  classiques),  et  l'ensemble  de  celles  qui  sont 
d'un  ordre  encore  plus  élevé.  Les  travaux  relatifs  aux  coniques,  en 
y  comprenant  les  théories  préparatoires  à  leur  étude,  formèrent  ce 
qu'on  appela  le  totoç  àvaXuofievoç,  d'après  le  nom  de  la  méthode  géo- 
métrique suivant  laquelle  ils  avaient  été  poursuivis,  et  dont  l'inven- 
tion est  unanimement  attribuée  à  Platon  par  les  témoignages  de 
l'antiquité. 

De  cette  géométrie  supérieure,  de  cette  analytique  ancienne,  nous 
n'avons  que- des  débris;  mais  ils  suffisent  heureusement  pour  per- 
mettre de  reconstituer  par  la  pensée  le  monument  complet,  qui 
fut  le  grand  œuvre  de  cet  âge  héroïque  de  la  science,  et  auquel 
chacun  apporta  sa  pierre.  Ce  qu'il  en  reste  n'est  guère  plus  utilisé 
par  nous,  car  le  génie  de  Descartes  a  pu  doter  l'analyse  moderne  d'un 
outil  plus  commode  que  celui  manié  par  les  anciens  ;  mais,  toute 
proportion  gardée  entre  les  états  de  la  science  à  un  intervalle  de 
vingt  siècles,  Platon  n'a  pas  donné  une  moindre  preuve  de  valeur 
spéculative,  quand  il  rêvait  d'avance  et  pressentait  le  glorieux  achè- 
vement de  l'édifice  dont  on  jetait  seulement  les  fondements,  et  trop 
lentement  à  son  gré.  Qu'il  eût  d'ailleurs  pleine  conscience  de  sa 
valeur,  on  le  voit  au  langage  singulier  qu'il  emploie  pour  parler 
d'une  direction  scientifique  dont  il  se  sentait  digne,  et  qu'au  moins 
après  la  mort  d'Eudoxe  (v.  357  av.  J.-C),  et  dans  les  limites  où  cette 
direction  est  possible,  il  a  exercée  sans  conteste  sur  les  géomètres 
de  son  temps. 


III.  —  Digression  sur  un  passage  de  VEpinomis. 

Nous  ne  pourrions  faire  comprendre  exactement  le  vrai  point  de 
vue  auquel  se  plaçait  Platon  pour  considérer  la  géométrie  dans  son 
ensemble  si  nous  n'insistions  pas  sur  l'unité  fondamentale  qu'il 
aperçoit  entre  les  sciences  distinguées  par  sa  classification. 

L'arithmétique  traite  des  nombres  entiers  ou  au  moins  commen- 
surables;  son  objet  est  au  plus  haut  degré  d'abstraction.  Si  l'on  veut 
amener  au  même  point  celui  de  la  géométrie  en  le  détachant  de  la 
figuration  visible  et  des  hypothèses  que  réclame  celle-ci,  on  recon- 
naît l'introduction  d'une  notion  nouvelle,  celle  de  relations  incom- 
mensurables. Si  le  terme  moderne  de  nombre  incommensurable  ne 
peut  se  traduire  en  grec  sans  une  contradiction  in  adjecto,  le  con- 


528  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

cept  qu'il  exprimé  n'en  est  pas  moins  entièrement  formé  dans  l'es- 
prit de  Platon,  et  il  y  attache  d'autanj  plus  d'importance  qu'il  y  voit 
le  lien  d'union  entre  toutes  les  branches  de  la  science  mathématique. 

Ainsi  la  géométrie  n'est  pour  lui  que  l'étude  de  relations  numé- 
riques qui  ne  sont  pas  astreintes  à  être  commensurables  ;  aussi 
blâme-t-il,  pour  désigner  ces  relations,  l'emploi  de  termes  em- 
pruntés à  l'intuition  des  figures,  comme  ceux  de  quadrature,  etc. 
Ce  qu'il  estime  dans  la  géométrie,  c'est  donc,  à  proprement  parler, 
l'algèbre,  qui  n'a  pas  encore  de  signes  spéciaux  pour  se  constituer 
à  part,  mais  qui  est  déjà  vivante  sous  une  forme  qu'elle  rejettera 
plus  tard  ;  car  l'analyse  ancienne,  celle  que  Platon  a  constituée,  est 
en  fait  une  algèbre  dont  le  symbolisme  est  relatif  à  des  figures.  Au 
contraire  de  ce  que  fit  Descartes,  lorsqu'il  appliqua  l'algèbre,  déjà 
indépendante,  à  la  géométrie,  comme  si  celle-ci  restait  à  faire,  les 
anciens  se  servaient  de  la  géométrie  pour  les  questions  de  pure 
algèbre,  comme  si  l'intuition  de  figure  était  indispensable  pour  la 
compréhension  de  relations  entre  quantités.  Mais  leur  point  de  vue 
était  aussi  commode  que  le  nôtre  pour  percevoir  l'unité  de  la  mathé- 
matique. 

Que  cette  unité  soit  une  thèse  de  Platon,  cela  est  bien  connu  ;  que 
ce  soit  bien  dans  le  concept  de  la  quantité  incommensurable  qu'il 
la  reconnaisse,  il  peut  être  intéressant  de  l'établir  par  des  textes 
précis  et  non  par  une  simple  déduction  logique.  Observons  d'abord 
que,  d'après  ses  écrits  authentiques,  il  n'y  a  pas  de  notion  mathé- 
matique à  laquelle  il  attache  plus  d'importance.  Ainsi,  dans  le  Théé- 
tète,  il  nous  fait  assister  à  la  généralisation  historique  du  concept  de 
la  racine  incommensurable  d'un  nombre,  et  il  se  complaît  visible- 
ment dans  les  détails  circonstanciés,  et  très  clairs  d'ailleurs,  qu'il 
donne  à  ce  sujet.  Dans  les  Lois  (VII,  819  d).  il  emploie  les  expres- 
sions les  plus  fortes  pour  qualifier  l'ignorance  du  vulgaire  qui  croit 
que  deux  dimensions  d'un  corps  sont  nécessairement  commensu- 
rables entre  elles,  et  se  rappelle  avec  étonnement  son  jeune  âge, 
où  lui-même  partageait  cette  erreur  commune. 

Mais,  pour  faire  un  pas  plus  loin,  nous  sommes  obligés  d'aller 
jusqu'à  ce  passage  de  Y Epinomis  que  nous  avons  déjà  mentionné 
plus  haut.  Malheureusement  les  expressions  techniques  qu'il  ren- 
ferme le  rendent  passablement  obscur,  et  il  nous  faut  le  commenter 
tout  en  le  traduisant.  Si  d'ailleurs  Philippe  l'Opontien,  l'auteur  pré- 
sumé du  livre,  est  évidemment  imbu  de  la  pure  doctrine  de  Platon, 
et  si,  sur  le  point  dont  il  s'agit,  il  ne  s'en  écarte  certainement  pas, 
son  talent  est  très  inférieur  à  celui  du  maître,  et  son  exposition  est 
quelque  peu  terre  à  terre  : 


P.    TANNERY.   —  L'ÉDUCATION   PLATONICIENNE  521) 

«  Après  cette  étude  (celle  de  l'arithmétique)  vient  immédiatement 
celle  que  l'on  nomme  bien  ridiculement  géométrie  (mesure  de  la 
terre)  et  qui  consiste  à  donner  à  des  nombres  naturellement  dis- 
semblables une  similitude  se  manifestant  sous  la  loi  des  figures 
planes  ;  c'est  là  une  merveille  qui,  si  l'on  arrive  à  la  bien  compren- 
dre, apparaîtra  clairement  comme  venant  non  pas  de  l'homme,  mais 
de  la  divinité  '.  » 

Pour  se  rendre  compte  du  sens  général  de  cette  définition,  il  peut 
suffire,  comme  cas  particulier,  de  considérer  un  nombre  non  carré 
parfait,  par  conséquent  dissemblable  en  nature  à  tout  carré  parfait. 
On  peut  cependant  construire  avec  la  règle  et  le  compas,  un  carré 
dont  la  surface,  par  rapport  à  une  unité  carrée,  représente  le 
nombre  considéré  ;  le  côté  de  ce  carré,  rapporté  au  côté  de  l'unité 
de  surface ,  représentera  la  racine  carrée  incommensurable  du 
nombre  donné. 

Dans  le  langage  classique,  deux  nombres  plans  semblables  sont 
tels  lorsqu'ils  peuvent  être  représentés  en  nombres  par  deux  rec- 
tangles semblables.  Soient  N  et  R  deux  tels  nombres,  x,  y  les  côtés 
du  premier  rectangle,  a,  b  ceux  du  second. 

N  =  xy,  R  =  ab,  —  =  -r-. 

J  y        b 

Si  a,  &,  N  sont  donnés,  x  et  y  sont  déterminés;  mais,  pour  qu'ils 

soient  commensurables,  c'est-à-dire  pour  que  les  nombres  N  et  R 

N 
soient  semblables,  il  faut  que  le  rapport  ^  soit  un  carré  parfait  ; 

dans  le  cas  contraire,  ils  ne  sont  pas  semblables  en  nature  ;  mais  la 
détermination  de  a;  et  1/  n'en  a  pas  moins  lieu  géométriquement 
avec  la  règle  et  le  compas. 

Ce  serait  trop  borner  la  géométrie  au  temps  de  Platon,  que  de  la 
restreindre,  suivant  ce  sens  strict,  à  des  problèmes  d'invention  de 
moyenne,  troisième  ou  quatrième  proportionnelles.  J'estime  donc 
qu'il  faut  étendre,  pour  bien  comprendre  le  texte  de  VEpinomis, 
la  notion  de  la  similitude  du  rectangle  correspondant  à  la  7tapa|3oÀ^ 
simple,  aux  figures  plus  complexes  formées  dans  la  irapaëoX^  avec 
eXXc-.'J/iç  ou  0-cpfioÀY] ,  et  par  conséquent  embrasser  l'ensemble  des 
problèmes  du  second  degré  dans  l'objet  de  la  géométrie  plane.  Mais, 
en  fin  de  compte,  c'est  bien  toujours  dans  la  construction  géomé- 
trique de  la  racine  carrée  incommensurable  qu'apparaît  l'unité  de 
la  science,  ce  que  Philippe  l'Opontien  relève  danstun  pompeux  lan- 
gage. 

1.  990  ci  :  TaOra  8è  [j.afjôvt'.  toyroiç  ÈçeÇriç  x.  t.  e. 

tome  x.  —  1880.  34 


530  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

La  suite  du  passage  concerne,  après  la  géométrie  plane,  la  théorie 
des  problèmes  solides,  conformément  à  la  distinction  faite  par 
Platon  : 

«  Viennent  ensuite  les  nombres  ayant  trois  dimensions  (c'est-à- 
dire  considérés  comme  décomposés  en  trois  facteurs)  et  semblables 
suivant  la  nature  des  solides,  ou  bien  dissemblables,  mais  de  même 
rendus  semblables  par  un  autre  art  pareil  à  celui  que  les  adeptes 
ont  nommé  géométrie  '.  » 

La  comparaison  entre  les  deux  branches  distinguées  par  le  maître 
est  très  claire,  et  nous  n'avons  sans  doute  pas  besoin  d'entrer  dans 
de  longs  détails.  Pour  rendre,  par  exemple,  semblable  à  un  cube 
un  nombre  qui  n'est  pas  un  cube  parfait,  il  faut  représenter  l'ex- 
traction de  la  racine  cubique  incommensurable  par  une  construction 
dérivant  non  plus  du  théorème  de  Pythagore,  mais  d'une  solution 
du  problème  de  Délos.  Et  de  même  que  de  la  construction  de  la 
racine  carrée  suivent  celles  des  équations  du  second  degré ,  de 
celle  de  la  racine  cubique  suivent  celles  des  équations  du  troisième 
et  du  quatrième  degré,  c'est-à-dire  des  problèmes  solides,  tels  que 
les  progrès  de  la  science  commencent  à  les  poser  au  temps  de 
Platon. 

C'est  exactement  la  thèse  que  nous  avons  soutenue  plus  haut. 

1.  Epinomis,  931  e  :  ~\lz-'y.  8è  tx-jt^v  touç  rplç  t}v|Y)[jivouç  xa\  tîj  or£pïà  pvaei  ô(j.otouc, 
roûç  ck  kvojaoîouç  x5  yeyovoTaç  i^foy.  xi/vr,  ôfioîa  TautT),  r,v  St\  yea>|i.ETp£av  ExâXeaav  o! 
TzpoG--j-/v.;  y.-l-.t,  ysYOvo-ceç.  Ce  texte,  qui  ne  se  tient  pas,  a  évidemment  été  altéré. 
J'ai  traduit  en'  supposant  le  mot  ôpoîouç  disparu  après  ysyovoTa;.  Je  ne  doute 
pas  d'avoir  rendu  ainsi  fidèlement  la  pensée  de  l'écrivain. 

(A  suivre.) 

Paul  Tanner y. 


ANALYSES  ET   COMPTES  RENDUS 


L.    Ollé-Laprune.   —   De    la    certitude   morale  (Paris,   Belin, 
in-8",  1880.) 

La  certitude  morale,   dans   le   langage  de  tout  le  monde,  est  une 
croyance  vague  et  impuissante  à  se  justifier  :  on  est  bien  peu  certain 
de  ce  dont  on  n'est  que  moralement  certain.  Dans  le  langage  des  phi- 
losophes, la  certitude  morale  est  celle  qui  repose  sur  des  témoignages 
et  qui  s'applique  à  des  vérités  historiques.  Ce  n'est  d'aucune  de  ces 
deux  manières  que  l'entend  M.   Ollé-Laprune.  Pour  lui,  la  certitude 
morale  est  uniquement  celle  qui  s'attache  aux  vérités  morales.  Il  ne 
craint   pas  de  rectifier  ici  l'usage  et   de  donner  à  ces  mots  ce  qu'il 
appelle   «  le  grand  sens    ».  Les  vérités  de  l'ordre  moral  peuvent  se 
ramener  à  quatre  :  le  devoir,  la  liberté,  l'existence   de  Dieu,  la  vie 
future.  Chercher  la  nature,  l'origine,  la  valeur  de  l'adhésion  que  nous 
donnons  à  ces  grandes  vérités,  montrer  qu'il  s'agit  bien  de  certitude,  et 
non  pas  seulement  de  croyance ,  établir  qu'elles  valent  celles   de  la 
science,  indiquer  cependant  leurs  caractères  propres  et  les  mettre  à 
leur  rang,  voilà  le  but  que  l'auteur  s'est  proposé. 

Une  telle  entreprise  exigeait  d'abord  une  théorie  générale  de  la  certi- 
tude :  M.  Ollé-Laprune  nous  l'a  donnée.  Comme  il  est  aisé  de  le  prévoir, 
la  volonté  est  pour  quelque  chose  dans  la  certitude  morale  :  il  était 
donc  essentiel  de  marquer  en  traits  précis  quelle  part  il  faut  lui  faire  : 
c'est  l'objet  d'un  second  chapitre.  L'auteur  arrive  ensuite  à  la  foi  morale 
proprement  dite  :  c'est  le  point  culminant  de  son  oeuvre.  Cependant 
des  philosophes  tels  que  Pascal,  Maine  de  Biran,  Kant,  Fiehte,  Hamil- 
ton,  Mansel,  abondent  dans  le  sens  de  M.  Ollé-Laprune  plus  qu'il  ne 
veut  lui-même  et  font  la  part  de  la  foi  trop  grande  au  détriment  de  la 
raison  :  l'auteur  expose  et  réfute  leurs  théories.  D'autres  tombent  dans 
l'excès  contraire  et  déprécient  la  foi  plus  qu'il  ne  convient  :  MM.  Cour- 
not,  Herbert  Spencer,  Stuart  Mill,  Bain,  sont  à  leur  tour  pris  à  partie. 
Une  mention  particulière  et  un  chapitre  spécial  étaient  bien  dus  au 
criticisme  contemporain,  peut-être  à  cause  du  nombre  toujours  crois- 
sant des  partisans  qu'il  recrute,  certainement  en  raison  de  l'origina- 
lité et  de  la  puissance  des  œuvres  de  son  chef,  M.  Renouvier,  qui  a  si 
profondément  étudié  la  question  dont  s'occupe  M.  Ollé-Laprune.  Enfin 


532  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

l'auteur  cherche  quelle  est  la  valeur  de  la  certitude  morale  et  justifie 
les  conclusions  annoncées  au  début. 

On  n'attend  pas  de  nous  que  dans  ce  compte  rendu  nous  nous  atta- 
chions à  la  partie  historique  et  polémique  de  ce  livre.  Faire  un  résumé 
de  résumés  serait  une  tâche  ingrate,  et,  qui  plus  est,  inutile.  Nous 
nous  préoccuperons  surtout  de  dégager  aussi  nettement  qu'il  se  pourra 
la  théorie  propre  à  M.  Ollé-Laprune;  il  faudra  ensuite  l'apprécier.  Ce 
livre  n'est  pas  un  de  ceux  dont  on  peut  rendre  compte  sans  les  dis- 
cuter, et  il  sera  nécessaire  de  déroger,  pour  une  fois,  à  la  règle  si  sage 
adoptée  par  la  Revue,  qui  est  de  donner  toujours  plus  de  place  à  l'ex- 
position qu'à  la  critique.  C'est  que  le  livre  de  M.    Ollé-Laprune  n'est 
pas  un   livre  comme  un  autre  :  il  présente  peu  d'analogie  avec  les 
ouvrages  dont  nous  nous  occupons  ici  d'ordinaire;   il  est  d'une  autre 
allure  et  d'un  autre  ordre.  C'est  un  livre  de  discussion,  et,  on  peut  le 
dire  sans  offenser  l'auteur,  de  passion.  Assurément  il  veut  convaincre; 
l'effort  de  la  pensée  pour  donner  à  la  doctrine  toute  sa  force  et  sa  pré- 
cision, pour  multiplier  les  preuves,  pour  prévoir  les  difficultés,  pour 
mettre  à  néant  toutes  les  objections,  y  est  considérable  ;  c'est  l'œuvre 
d'un  philosophe,  d'un   esprit  net  et  vigoureux.  Mais  ce  n'est  pas  lui 
faire  tort  que  de  dire  qu'il  veut  aussi  persuader.  Suivant  le  mot  de 
Platon  qu'il  a  pris  pour  épigraphe,  M.  Ollé-Laprune  a  mis  dans  son 
œuvre  «  son  âme  tout  entière  »  ;  on  y  voit  éclater  à  chaque  ligne  l'ar- 
deur dont  il  est  animé,  la  chaleur  de  ses  convictions,  l'enthousiasme 
généreux  dont  il  est  comme  emporté.  Ajoutons  qu'elle  est  écrite  avec 
un  incomparable  talent  de  style,  toujours  vivante,  d'une  éloquence  pres- 
sante et  passionnée,   sans   que  jamais  pourtant  tout  ce   mouvement 
nuise  à  la  clarté,  à  l'exquise  distinction,  à  la  pureté  classique  de  la 
forme.  Le  sort  naturel  d'un  pareil  livre,  c'est  de  provoquer,  avec  une 
véritable  sympathie  pour  l'auteur  qui  se  livre  tout  entier  et  combat 
d'un  si  grand  cœur,  une  vive  réaction  de  la  part  de  ceux  qui  n'en  par- 
tagent pas  la  doctrine.  Il  est  difficile  de  se  contenir,  quand  on  est  si 
vivement  pressé,  et  de  réprimer  l'objection  qui  s'offre  à  l'esprit  surex- 
cité par  l'attaque  :  la  riposte  part  pour  ainsi  dire  d'elle-même  en  pré- 
sence d'une  doctrine  qui  s'expose  avec  une  si  fière  assurance.  Et  pour- 
quoi se  contiendrait-on?  A   en  juger  par  plusieurs  passages    de  son 
livre,  M.  Ollé-Laprune  fait  peu  de  cas  de  «  la  lumière  sans  chaleur  », 
de  la  lumière  î  sèche  »,  qui  brille  seule  dans  la  sphère  des  pures  idées. 
Ce  qu'il  doit  donc  le  plus  souhaiter,  à  défaut  d'une  adhésion  que  nous 
ne  pouvons  lui  donner,  c'est  de  remuer  les  esprits,  de  les  faire  penser, 
de  les  provoquer  à  la  discussion.  Aussi  croyons-nous  que  nos  critiques, 
pour  vives  qu'elles  soient,  lui  plairont  mieux  que  le  dédain  d'une  indif- 
férente et  froide  analyse.  La  plus  cruelle  critique  qu'on  pût  faire  d'un 
tel   livre,   quand  on  n'en  admet  pas  les  vues,  serait  de   ne  pas   lui 
adresser  de  critiques. 

La  théorie  de  la  certitude,  suivant  M.  Ollé-Laprune,  est  fort  simple. 
Une  chose  se  présente  en  faisant  impression  sur  vous  :  voilà  la  per- 


ANALYSES.  —  ollé-laprune.  De  la  certitude  morale.    533 

crption,  «  connaissance  d'une  chose  concrète,  réelle,  agissant  d'une 
certaine  manière  sur  vous,  et  manifestée  par  cette  action  même.  » 
Maintenant,  par  un  acte  nouveau,  vous  affirmez,  vous  prononcez  «  que 
ceci  est  ou  n'est  pas,  que  telle  chose  existe,  qu'elle  a  telle  qualité, 
qu'elle  a  avec  une  autre  chose  tel  rapport.  »  Ces  affirmations  sont  con- 
formes ou  non  à  ce  qui  est  :  elles  sont  vraies  ou  fausses.  Si  vous  tenez 
la  vérité,  si  vous  la  possédez,  si  vous  l'affirmez  avec  une  assurance 
parfaite,  vous  êtes  certain.  L'assentiment  qui  est  la  certitude  se  dis- 
tingue de  celui  que  nous  donnons  aux  choses  seulement  probables  en 
ce  qu'il  ne  comporte  pas  de  degrés  :  vous  l'accordez  ou  le  refusez,  il 
n'y  a  pas  de  milieu.  Il  faut,  pour  le  donner,  que  raisonnablement  vous 
ne  trouviez  pas  matière  à  douter. 

Cependant  on  peut  tenir  la  vérité  sans  se  dire  qu'on  la  tient.  Voilà 
l'assentiment  simple,  la  certitude  implicite.  Au  contraire,  on  peut  pos- 
séder la  vérité  en  se  rendant  compte  qu'on  la  possède  :  c'est  la  certi- 
tude explicite.  Dans  le  premier  cas,  l'assentiment  est  indélibéré;  dans 
le  second,  il  suppose  une  sorte  de  retour  et  d'arrêt  volontaire  de  la 
pensée  sur  sa  propre  affirmation  :  c'est  un  acte  délibéré.  Dans  les  deux 
cas,  le  doute  est  exclu  :  ou  il  ne  se  présente  pas,  ou  il  est  écarté,  ou  il 
est  vaincu. 

Voici  une  autre  distinction  que  l'auteur  croit  découvrir,  soit  de  lui- 
même,  soit  chez  un  Anglais,  le  P.  Newman,  mais  qu'on  trouve  à  cha- 
que instant  dans  le  Système  de  logique  de  Sluart  Mill  et  qui  fait  la 
différence  du  point  de  vue  de  ce  philosophe  avec  celui  de  Hamilton  : 
la  certitude  peut  porter  sur  des  choses,  et  elle  s'appelle  alors  réelle;  ou 
sur  des  notions,  et  elle  est  alors  abstraite.  L'assentiment  de  l'esprit 
aux  choses  est  immédiat  et  a  une  force  singulière;  la  notion  n'em- 
porte pas  l'assentiment  de  la  même  manière  :  c'est  un  assentiment 
sans  chaleur,  et,  en  un  sens,  incomplet.  Il  doit  être  bien  entendu  que 
la  certitude  abstraite  n'a  de  valeur  qu'autant  qu'elle  se  rapporte,  par 
l'intermédiaire  des  notions,  à  des  choses  ;  toute  certitude  porte,  en  fin 
de  compte,  sur  des  choses.  —  La  certitude  implicite  est  une  certitude 
réelle;  la  certitude  explicite  suppose  toujours  quelque  notion  abs- 
traite. 

Ce  qui  est  réel  se  faisant  sentir  par  son  action,  il  n'y  a  point  de 
pensée  qui  n'ait  son  point  de  départ  réel  en  quelque  action  singu- 
lière et  concrète  sentie  par  l'âme;  en  d'autres  termes,  toute  connais- 
sance commence  par  l'expérience  ;  seulement  l'expérience  doit  être 
ici  entendue  en  un  sens  large  :  «  Avoir  l'expérience  d'une  chose,  c'est 
en  éprouver  ou  subir  l'action,  ou  ressentir  quelque  effet  produit  par 
elle;  mais  on  a  aussi  l'expérience  de  ce  qu'on  fait  soi-même  :  expéri- 
menter, n'est-ce  pas  éprouver,  au  sens  d'essayer,  et  celui  qui  agit 
n'essaye-t-il  pas  ses  forces  et  ne  prend-il  pas  dans  cet  essai  une 
connaissance  intime  de  ce  qu'il  est?  »  (P.  28.)  Môme  dans  les  vérités 
spéculatives  les  plus  éloignées  en  apparence,  on  retrouve  la  vivante 
image  de  quelque  expérience  personnelle  :  la  certitude  périt,   un  l'a 


534  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

vu,    si   elle  cesse  entièrement  d'être   réelle    pour   devenir  abstraite. 

Appliquons  ces  définitions  aux  vérités  morales  ;  nous  verrons 
qu'elles  présentent  toutes  les  conditions  de  la  certitude.  D'abord,  elles 
sont  affirmées  avant  d'être  expressément  reconnues.  De  plus,  cette 
certitude  implicite  est  réelle  ;  car  toute  vérité  morale  est  d'abord  objet 
d'expérience.  En  connaissant  l'idée  du  devoir,  je  subis  une  action; 
j'agis  en  répondant  à  l'appel  de  la  loi.  Or  recevoir  et  ressentir  une 
action  étrangère ,  agir  nous-mêmes  et  sentir  notre  action  propre , 
qu'est-ce,  sinon  l'expérience?  «  Je  connais  du  même  coup  ma  liberté, 
parce  que  je  l'expérimente,  ayant  un  parti  à  prendre.  —  «  Je  connais 
Dieu,  parce  que  les  émotions  morales  que  je  ressens  viennent  de  lui.  » 
—  «  Je  connais  la  nécessité  morale  d'une  vie  future,  parce  que  la  justice 
et  la  bonté  qui  doivent  présider  à  cet  autre  monde  commencent  à 
s'exercer  dans  ma  conscience  morale.  »  L'imagination  et  la  raison  in- 
terviennent ensuite  et  complètent  l'oeuvre  que  l'expérience  a  com- 
mencée. Ainsi  on  passe  de  la  certitude  habituelle  à  la  certitude 
actuelle.  Après  avoir  fait  partie  de  la  conscience,  les  vérités  morales 
deviennent  objet  de  science,  mais  sans  jamais  perdre  leur  caractère 
réel  :  «  L'intérêt  pratique  dominant  l'intérêt  spéculatif,  le  sens  réel  des 
propositions  occupe  plus  l'esprit  que  le  sens  abstrait.   » 

Cherchant  ensuite  quel  est  le  rôle  de  la  volonté  dans  la  connais- 
sance, l'auteur  montre  qu'en  premier  lieu  c'est  elle  qui  place  l'esprit 
dans  les  conditions  les  plus  favorables  pour  comprendre  la  vérité;  de 
plus,  l'intelligence  étant  discursive,  et  la  vérité  n'apparaissant  pas 
toujours  tout  entière,  quand  l'hésitation  est  possible,  c'est  elle  qui 
décide  entre  le  oui  et  le  non.  Tout  ceci  est  hors  de  conteste.  La  grande 
question  est  de  savoir  si  la  volonté  a  une  place  non  seulement  dans 
ce  qui  prépare  et  entoure  le  jugement,  mais  dans  le  jugement  lui- 
même.  Faut-il  dire  avec  Descartes  que  l'acte  de  juger  est  toujours  un 
acte  volontaire?  M.  Ollé-Laprune  ne  le  pense  pas.  Il  faut  faire  ici  une 
distinction  importante,  qui  a  échappé  à  Descartes,  entre  Y  assentiment 
et  le  consentement.  On  peut  donner  son  assentiment  à  une  chose, 
quand  l'esprit  voit  clairement  qu'elle  est  vraie,  et  cependant  ne  pas  y 
consentir;  il  arrive  qu'on  reconnaisse  une  vérité  à  contre-cœur;  on 
voudrait  qu'elle  ne  fût  pas;  on  n'en  prend  pas  son  parti.  «  La  secrète 
nécessité  qui  détermine  le  jugement  de  l'esprit  ne  s'étend  pas  jusqu'à 
la  volonté  :  consentir  demeure  en  son  pouvoir;  c'est  quelque  chose  qui 
sort  des  profondeurs  mêmes  de  l'âme  ;  et  le  même  éclat  de  la  vérité 
qui  force  la  conviction  laisse  libre  ce  parfait  acquiescement.  »  Tantôt 
l'assentiment  est  imposé  à  l'esprit,  comme  quand  il  s'agit  des  vérités 
premières  ou  des  faits  d'expérience;  tantôt,  quand  les  raisons  ne  sont 
pas  assez  évidentes,  il  dépend  lui-même  de  la  volonté;  mais  le  con- 
sentement est  toujours  volontaire  et  libre.  En  quel  sens  il  est  libre, 
c'est  ce  que  l'auteur  indique  après  une  longue  analyse,  où  il  s'efforce 
d'épurer  le  concept  de  liberté  :  il  s'agit  de  l'acte  spontané  par  lequel 
lame  répond  à  l'appel  de  la  vérité  :  comme  dans  la  vision  béatifique, 


ANALYSES.  —  OLLÉ-lafrune.  De  la  certitude  monde.    Ô35 

elle  est  subjuguée  et  charmée  par  l'éclat  de  la  vérité;  mais  par  là 
même,  elle  se  donne  elle-même,  d'un  élan  qui  part  de  ce  qu'il  y  a  en 
elle  de  plus  intime,  si  bien  qu'elle  n'est  jamais  plus  libre  qu'au  mo- 
ment ou  elle  obéit  à  une  nécessité  qui  est  sa  nature  même. 

Quand  il  s'agit  de  certitude  morale,  les  choses  se  passent  de  même 
façon,  sauf  que  le  rôle  de  la  volonlé  est  plus  important.  Dans  l'ordre 
moral  comme  ailleurs,  nous  l'avons  vu,  la  connaissance  commence  par 
une  perception  indépendante  de  la  volonté,  par  une  expérience  ;  mais 
ici  il  faut  que  la  volonté  se  montre  dès  le  premier  moment.  Tel  est  le 
caractère  de  ces  perceptions  essentiellement  pratiques,  telle  est  en 
quelque  sorte  leur  délicatesse,  qu'elles  s'effacent  si  elles  ne  sont  dès 
le  premier  instant  accueillies  et  soutenues  par  la  volonté.  Elles  se  font 
sans  nous;  mais,  sans  nous,  elles  cessent  de  se  produire,  qu  du  moins 
(car  elles  ne  sont  jamais    entièrement  anéanties)  elles   sont  presque 
comme  si  elles  n'étaient  pas.  Nul  n'adhère  comme  il  faut  à  la  vérité 
morale,  s'il  ne  veut  qu'elle  soit  ;  «  ce  qui  nous  est  donné,  si  nous  ne 
faisons  rien,  nous  est  ôté.  »  Il  faut,  en  d'autres  termes,  que  le  consen- 
tement se  joigne  à  l'assentiment.  Bien  plus  :  il  semble  [que  la  volonté 
doive   se  mêler  à  l'assentiment,  car,  ici,   l'objet   demeure  en  partie 
obscur  :  il  faut  accomplir  un  véritable  acte  de  choix.  Arrivé  à  cette 
partie  si  délicate  et  un  peu  subtile  de  son  sujet,  M.  Ollé-Laprune  a  sur 
le  travail  simultané,  sur  l'action  réciproque  de  l'intelligence  et  de  la 
volonté,    des  pages   remarquables  où  il  nous  semble  avoir  le  mieux 
pénétré  dans  les  profondeurs  du  problème  qu'il    a  entrepris  de  ré- 
soudre.  On  nous  permettra  d'interrompre  cette  analyse  par  une  cita- 
tion :  «;  Le  sens  du  vrai  lui-même  se  diversifie  avec  les  individus,  et 
l'originalité  de  chaque  âme  humaine,  cette  originalité  qui  vient  à  la  fois 
des  dons  de  la  nature  et  de  l'action  personnelle,  se  montre  jusque  dans 
la  manière  de  voir  et  de  juger,  dans  les  appréciations,  dans  les  affir- 
mations, dans   toutes  les  opérations  de  l'intelligence.  C'est  que  l'intel- 
ligence n'est  point  un  simple  miroir  où  se  reflète  la  vérité,"  ni  un  pur 
mécanisme  produisant,    en  vertu  de  certaines   règles  fixes,    certains 
résultats  uniformes.  L'intelligence  est  vivante,  agissante,  et  elle  opère 
de  mille  façons;  et  telle  de  ses  opérations,  prompte,  énergique,  déli- 
cate, sûre,  échappe  à  toute  analyse  ;  aucun  des  procédés  intellectuels 
étiquetés  et  classés  n'en  saurait  rendre  compte  :  c'est  une  vive  action 

qui  a  son  principe  dans  la  perso.ine  même Ayant  à  prononcer  sur 

ceci  ou  cela,  nous  n'arrivons  pas  vides  et  nus,  sans  autres  raisons  de 
juger  que  certains  principes  abstraits  et  généraux;  mais  nous  avons 
avec  nous  nos  principes,  nos  motifs,  nos^vues  personnelles,  nos  senti- 
ments, tout  notre  esprit,  toute  notre  âme,  tout  ce  que  nous  sommes  par 
nature,  et  tout  ce  que  nous  nous  sommes  faits  nous-mêmes  par  l'usage 

de  la  vie,  par  l'habitude,  par  l'étude Pour  reconnaître  comme  il  faut 

la  vérité  morale,  il  faut  que  l'homme  soit,  d'une  certaine  manière,  sem- 
blable à  son  objet,  selon  le  mot  des  philosophes  anciens;  il  faut  qu'il 
fasse  la  vérité,  selon  l'admirable  parole  de  l'Évangile  :  ce  qu'il  sait,  il 


53(j  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

faut  qu'il  le  soit  en  quelque  manière  et  qùil  le  fasse.  Sa  certitude 
complète  est  personnelle,  elle  est  l'acte  total  de  lame  même  embras- 
sant par  un  libre  choix,  non  moins  que  par  un  ferme  jugement,  la 
vérité  présente,  lumière  et  loi,  objet  de  contemplation  et  d'amour,  de 
respect  et  d'obéissance,  j  (P.  79.) 

Il  faut,  maintenant  que  ces  questions  générales  sont  élucidées,  serrer 
de  plus  près  le  point  particulier  qui  est  l'objet  du  travail  de  M.  Ollé-La- 
prune.  Pour  bien  connaître  la  nature  de  l'adhésion  que  nous  donnons 
aux  vérités  morales,  il  convient  de  marquer  avec  précision  la  différence 
qui  sépare  la  connaissance  et  la  croyance.  Connaître,  c'est  d  abord  voir 
une  chose  en  elle-même  ;  c'est  ensuite  la  voir  sinon  en  elle-même,  du 
moins  dans  une  autre  chose  qui  a  avec  elle  une  naturelle  relation,  par 
exemple  celle  de  la  cause  et  de  l'effet.  Supposez  maintenant  que  vous 
sachiez  une  chose,  non  pour  l'avoir  constatée  vous-même,  mais  parce 
qu'un  témoin  autorisé  vous  l'aura   garantie.  En  un  sens,  on  pourrait 
dire  encore  que  vous  connaissez  cette  chose;  mais  il  sera  bien  plus 
juste  de  dire  que  vous  y  croyez;  ce  nouvel  état  diffère  du  précédent  en 
ce  que  «  vous  n'apercevez  plus  la  chose  en  elle-même  ;  mais  ce  qui 
détermine  votre  assentiment,  c'est  quelque  chose  qui  lui  est  extérieur.  » 
La  connaissance  indirecte  et  la  croyance,  semblables  en  ce  que  toutes 
deux  supposent  un  intermédiaire,  peuvent  se  trouver  réunies.  Soit  un 
effet  et  une  cause  entre  lesquels  il  y  a  une  grande  disproportion,  par 
exemple  un  tableau  de  maître  et  la  pensée  qu'il  révèle.  Vous  remontez 
de  l'effet  à  la  cause  :  c'est  une  connaissance.  Mais  le  surplus  que  vous 
attribuez  à  la  cause  est  objet  de  croyance  :  vous  dépassez  ce   qui 
s'impose  nécessairement  et  logiquement  à  l'esprit;  vous  interprétez; 
vous  vous  en  rapportez  à  une  sorte  de  témoignage  :  c'est  un  acte  de 
croyance  ou  de  foi.  —  Croyance  et  foi  sont  termes  à  peu  près  synonymes, 
à  cela  près  que  la  foi  est  une  croyance  très  vivace  et   sérieuse,   ou 
«  qu'elle  est  le  ressort  même  et  le  fondement  de  l'acte  de  croire,  je  veux 
dire  la  confiance.  » 

En  résumé,  il  y  a  dans  la  foi  un  mélange  de  lumière  et  d'obscurité; 
l'objet,  sans  être  connu  en  lui-même,  n'est  pourtant  pas  entièrement 
plongé  dans  l'ombre.  Elle  a  son  évidence,  mais  ce  n'est  pas  son  objet 
qui  est  clair,  c'est  le  témoignage  où  elle  s'appuie. 

Il  s'agit  maintenant  de  savoir  si  les  vérités  morales  sont  objet  de 
connaissance  proprement  dite  ou  de  connaissance  mêlée  de  foi.  On 
pressent,  la  réponse  de  M.  Ollé-Laprune  :  ces  vérités  sont  objet  de 
connaissance,  mais  de  connaissance  imparfaite,  et  la  foi  achève  ce  que 
l'intelligence  a  commencé.  Voici  comment  il  le  démontre. 

Tout  d'abord,  on  l'a  vu,  le  devoir,  la  liberté,  l'existence  de  Dieu,  la 
vie  future  sont  objet  d'expérience,  c'est-à-dire  connus  directement.  En 
outre,  ils  sont  objet  de  connaissance  indirecte,  car  la  loi  morale  sup- 
pose la  liberté;  pour  expliquer  le  monde,  il  faut  remonter  de  l'effet  à  la 
cause  qui  est  Dieu;  les  exigences  de  l'éternelle  justice  ne  sont  pas  sa- 
tisfaites dans  la  vie  présente. 


ANALYSES.  —  ollé-laprune.  De  la  certitude  morale.    537 

Mais,  si  ces  quatre  vérités  sont  objet  de  science,  M.  Ollé-Laprune  ne 
fait  pas  difficulté  de  reconnaître  que  la  science  que  nous  en  avons  est 
bien  incomplète.  Il  s'en  faut  que  nous  voyions  la  justice  satisfaite  ici- 
bas,  comme  l'exige  la  loi  morale;  nous  faisons  crédit  en  quelque  sorte 
à  la  justice  divine,  et  la  foi  dépasse  de  beaucoup  ce  que  la  raison  dé- 
montre. De  même,  personne  n'a  jamais  soutenu  que  nous  ayons  de  Dieu 
une  connaissance  adéquate;  il  nous  est  surtout  connu  par  ses  œuvres, 
qui  sont  comme  un  langage  qu'il  nous  adresse,  comme  un  témoignage 
qu'il  nous  rend  de  lui-même;  il  faut  donc  passer,  par  un  acte  de  foi,  du 
signe  à  la  chose  signifiée.  Il  suffit  de  songer  aux  nombreuses  discus- 
sions qu'a  soulevées  le  problème  du  libre  arbitre,  pour  s'assurer  que 
l'évidence  seule  n'entraîne  pas  l'adhésion.  La  loi  morale  elle-même, 
sinon  comme  objet  de  connaissance,  du  moins  comme  règle  de  con- 
duite, exige  un  consentement,  une  bonne  volonté  que  la  lumière  intel- 
lectuelle à  elle  seule  ne  saurait  provoquer. 

La  conclusion  de  M.  Ollé-Laprune,  l'idée  maîtresse  qu'il  a  voulu 
mettre  en  lumière,  c'est  que  les  vérités  morales  sont  à  la  fois  objet  de 
science  et  de  croyance.  Unir  en  les  distinguant  ces  deux  éléments, 
faire  à  chacun  sa  part  légitime  sans  que  l'un  empiète  sur  l'autre,  voilà 
la  tâche,  délicate  entre  toutes,  qu'il  s'est  donnée.  A  vrai  dire,  il  n'est 
guère  à  craindre  que  l'élément  scientifique  soit  déclaré  prépondérant. 
En  revanche,  il  arrive  souvent  qu'on  fasse  trop  grande  la  part  de  la  foi 
ou  de  la  volonté.  En  philosophie  comme  en  religion,  il  ne  manque  pas 
de  gens  qui  opposent  la  foi  à  la  raison,  soit  pour  la  mettre  au-dessus 
de  la  raison,  soit  pour  la  mettre  au-dessous.  M.  Ollé-Laprune  tient  éner- 
giquement  pour  l'accord  de  la  raison  avec  la  foi,  et  cet  accord  il  veut  le 
réaliser  en  mettant  la  foi  et  la  raison  sur  le  même  rang,  en  leur  faisant 
part  égale.  Comme  Bossuet  et  les  philosophes  du  xvne  siècle,  il  tient 
la  raison  en  grande  estime  ;  il  croit  que  c'est  folie  de  dédaigner  son  con- 
cours ;  il  proclame  bien  haut  qu'elle  est  nécessaire,  quoiqu'elle  ne  suffise 
pas  ;  il  professe  une  sorte  de  gallicanisme  moral.  Les  fanatiques,  les 
enthousiastes  de  la  foi  morale  qui  viennent  lui  proposer  de  la  séparer 
de  la  science  pour  l'élever  dans  une  sphère  supérieure  où  elle  régnera 
sans  partage  et  sans  conteste  sont  à  ses  yeux  de  dangereux  ennemis  de 
la  vérité,  et  il  les  combat  de  toutes  ses  forces;  il  leur  dit  qu'ils  compro- 
mettent la  vérité  par  un  excès  de  zèle,  il  repousse  leurs  funestes  présents. 
Par  contre,  il  se  retourne  vers  les  partisans  exclusifs  de  la  science,  les 
positivistes,  et  prétend  leur  prouver  que  les  vérités  morales  présentent 
les  caractères  essentiels  delà  science;  on  les  démontre,  au  sens  rigou- 
reux du  mot,  quoiqu'on  ne  les  démontre  pas  complètement.  Bien 
plus,  elles  sont  si  évidentes]qu'on  ne  peut  s'en  passer;  elles  s'imposent 
à  tous,  et  ceux  qui  les  nient,  comme  Herbert  Spencer,  Stuart  Mill,  finis- 
sent toujours  par  les  introduire  subrepticement  dans  leurs  théories,  au 
prix  d'une  contradiction.  Ni  trop,  ni  trop  peu,  voilà  la  devise  de  M.  Ollé- 
Laprune.  Les  vérités  morales  ne  sont  pas  plus  certaines  que  celles  de 
la  science,  mais  elles  sont  ausi  certaines  :  voila  sa  thèse. 


538  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Le  livre  de  M.  Ollé-Laprune  est  en  opposition  directe  avec  une  des 
vues  essentielles  que  Kant  a  essayé  de  faire  prévaloir.  Ce  grand  esprit 
s'était  surtout  attaché  à  tracer  les  limites  que  la  raison  et  la  science  ne 
doivent  pas  franchir,  laissant  libre  au  delà  l'espace  où  la  foi  s'étendra 
tant  qu'elle  voudra.  A  la  suite  de  Kant,  beaucoup  de  bons  esprits  ont 
cru  que  le  moyen  de  mettre  fin  à  tant  de  dissensions  stériles  était  de 
séparer  deux  rivales  d'humeur  incompatible,  et  de  les  enfermer  dans 
deux  domaines  distincts  où  elles  pussent  se  mouvoir  sans  se  heurter. 
M.  Ollé-Laprune  révise  ce  procès,  qu'on  pouvait  croire  jugé,  et  il  le 
casse.  Il  veut  faire  disparaître  le  divorce  entre  la  foi  et  la  science, 
et  revenir  à  l'unité  primitive,  telle  qu'on  la  concevait  avant  Kant.  Deux 
propositions  nous  paraissent  résumer  sa  thèse  :  1°  là  où  il  y  a  croyance, 
dans  l'ordre  des  vérités  morales,  il  y  a  aussi  démonstration,  preuve,  au 
sens  rationnel  du  mot;  2°  ce  qui  s'ajoute  à  la  démonstration  et  la  com- 
plète, diffère  sans  doute  de  la  science  proprement  dite,  mais  n'en  diffère 
pas  au  point  de  constituer  un  état  d'esprit  foncièrement  autre.  La  foi, 
comme  la  science,  quoique  par  un  autre  chemin,  conduit  à  la  vérité,  à 
la  certitude.  La  certitude  n'est  pas  toujours  la  foi;  mais  la  foi  peut  être 
certitude.  La  certitude  morale  et  la  certitude  scientifique  diffèrent 
comme  deux  espèces  d'un  genre,  mais  sont  de  même  valeur.  Nous  exa- 
minerons d'abord  la  seconde  de  ces  propositions. 

Pour  éviter  tout  malentendu,  il  ne  sera  pas  inutile  de  déclarer  tout 
d'abord  que  ce  n'est  pas  contre  les  vérités  dont  M.  Ollé-Laprune  s'est 
constitué  le  défenseur  que  portent  nos  arguments,  mais  uniquement  sur 
la  manière  dont.il  prétend  les  démontrer.  Les  croyances  morales  sont 
à  notre  sens  fort  légitimes  ;  nous  pensons  seulement  qu'elles  n'ont 
pas  le  caractère  scientifique,  objectif,  qu'on  veut  leur  attribuer;  que  c'est 
mal  servir  leur  cause  que  de  chercher  à  les  réintégrer  de  force  dans 
un  domaine  qui  ne  leur  appartient  pas.  Nous  croyons,  en  un  mot,  que 
Kant  a  raison,  et  que  M.  Ollé-Laprune  n'est  pas  sorti  victorieux  de  la 
lutte  qu'il  a  engagée  contre  lui. 

Entre  la  science  et  la  croyance,  Kant  avait  fait  une  distinction  très 
nette.  La  science  s'étend  aussi  loin,  et  pas  plus  loin,  que  l'expérience-, 
tout  ce  qui  n'est  pas  nécessaire  a  priori  (et  le  nécessaire  se  connaît 
lui-même  dans  l'expérience)  ou  vérifiable  en  fait  a  posteriori  n'a  pas 
droit  au  nom  de  connaissance.  D'autre  part,  ce  qui  n'est  ni  nécessaire, 
ni  vérifiable  en  fait,  peut  être  vrai  :  voilà  l'objet  de  la  croyance,  qui 
peut  être  légitime,  pourvu  qu'elle  ne  soit  pas  en  contradiction  avec  des 
vérités  démontrées. 

Suivant  M.  Ollé-Laprune,  est  objet  de  science  soit  ce  qui  est  directe- 
ment connu  par  expérience  (mais  une  expérience  bien  différente  de 
celle  de  Kant,  car  elle  atteint  les  clioses  en  soi),  soit  ce  qui  est  aperçu 
indirectement  au  moyen  d'une  relation  naturelle  avec  une  chose 
donnée.  Quant  à  la  croyance,  elle  a  pour  objet  ce  qui  est  uni  à  une 
chose  donnée  par  une  relation  non  plus  naturelle,  mais  extérieure  à 
lu  chose  même  ;  cette  relation  est  un  témoignage,  mot  qu'il  faut,  dit 


ANALYSES.  —  ollé-laprune.  De  la  certitude  morale.    539 

l'auteur,  prendre  en  un  sens  large,  il  nous  permettra  d'ajouter  :  un  peu 
vague.  La  croyance  ainsi  obtenue  diffère  de  la  science  par  cet  autre 
caractère  qu'elle  suppose  un  consentement,  acte  libre,  tandis  que  la 
science  se  contente  d'un  simple  assentiment,  acte  indélibéré.  Mais 
«  ce  n'est  pas  la  suffisance  ou  la  valeur,  c'est  la  nature  de  la  relation 
qui  est  le  principe  de  la  différence  entre  le  savoir  et  la  foi.  »  Voilà  une 
assertion  qui  demande  à  être  justifiée.  Voici  comment  M.  Ollé-La- 
prune  la  justifie.  De  l'aveu  de  tous,  les  vérités  historiques  sont  cer- 
taines ;  or  comment  les  connaissons-nous?  Par  le  témoignage  d'au- 
trui,  c'est-à-dire  par  un  acte  de  croyance.  Il  est  vrai  que  Kant,  afin  de 
comprendre  ces  vérités  dans  la  définition  qu'il  donne  de  la  science,  les 
a  considérées  comme  reposant,  en  dernière  analyse,  sur  un  fait  d'expé- 
rience, puisque  celui  qui  les  rapporte  en  a  été  témoin.  Le  témoignage 
et  la  croyance  ne  servent  qu'à  étendre,  sans  le  supprimer,  le  champ 
de  l'expérience.  M.  Ollé-Laprune  soutient  que  Kant  a  tort.  Il  y  a  sans 
doute,  dit-il,  à  l'origine  du  témoignage  une  chose  de  fait,  mais  qu'importe? 
Moi  qui  n'ai  pas  vu  cette  chose,  je  ne  l'affirme  que  parce  que  vous  l'at- 
testez. La  certitude  attribuée  à  ces  vérités  repose  uniquement  sur  le 
témoignage,  sur  la  croyance  :  l'expérience  n'y  est  pour  rien.  Ainsi 
encore,  nous  ne  connaissons  que  par  la  croyance  la  pensée  de  l'artiste 
qui  a  créé  un  chef-d'œuvre  ;  nous  ne  connaissons  pas  autrement 
l'existence  de  nos  semblables ,  et  qui  contestera  qu'elle  soit  cer- 
taine ? 

L'objection  que  M.  Ollé-Laprune  oppose  à  Kant  nous  semble  faible. 
Comment  soutenir  sérieusement,  quand  un  témoin  nous  rapporte  un 
fait,  que  la  chose  de  fait  ne  soit  pas  la  condition  essentielle  de  notre 
confiance?  Ce  n'est  pas  seulement,  comme  le  dit  M.  Ollé-Laprune,  parce 
qu'il  l'atteste,  c'est  parce  qu'il  l'a  vu,  que  nous  y  croyons;  et  il  ne  suf- 
firait pas  qu'il  l'attestât,  si  nous  ne  pensions  qu'il  en  a  été  réellement 
témoin.  Ce  n'est  pas  parce  qu'il  affirme,  c'est  parce  qu'il  affirme  avoir 
vu  que  nous  le  croyons.  C'est  notre  propre  expérience  que  nous 
consultons  dans  celle  du  témoin  ;  il  est  notre  remplaçant  ,  notre 
substitut,  et  le  témoignage  ne  sert  qu'à  étendre,  à  prolonger  dans 
le  passé  la  sphère  de  notre  expérience  personnelle.  La  preuve  c'est 
que  si  le  témoin  nous  rapporte  des  choses  contraires  à  l'expérience 
ordinaire,  nous  entrons  aussitôten  défiance. S'il  nous  rapporte  des  cho- 
ses qui  ne  puissent  être  objet  d'expérience  directe,  une  apparition  par 
exemple  ou  une  révélation,  nous  pouvons  bien  encore  avoir  confiance 
en  lui,  le  croire  ;  mais  dira-t-on  que  l'adhésion  que  nous  lui  donnons 
alors  est  d'ordre  scientifique?  L'expérience  manquant,  on  ne  sait  plus. 
Quoi  qu'on  fasse,  l'expérience,  réelle  ou  supposée,  est  le  fond,  le 
ncrvus  probandi,  la  condition  sine  qua  non,  de  la  preuve.  —  De  même 
l'interprétation  d'une  œuvre  d'art  a-t-elle  un  caractère  de  certitude 
scientifique  ?  et  est-ce  sérieusement  qu'on  place  ces  interprétations,  où 
le  sentiment  a  tant  de  part,  sur  le  môme  rang  que  la  science  ?  Quant  à 
la  connaissance  que  nous  avons  de  nos  semblables,  elle  a  tout  juste  la 


540  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

valeur  de  l'interprétation  que  nous  faisons  de  leurs  actes  ou  de  leurs 
paroles,  faits  d'expérience. 

Il  y  a,  dans  toute  cette  partie  de  la  théorie  de  M.  Ollé-Laprune,  une 
confusion  qu'il  importe  de  dévoiler.  Que  la  croyance  ou  la  foi  puisse 
donner  à  l'àme  une  assiette  morale,  une  force  pour  l'action,  une  déci- 
sion et  une  énergie  qui  dans  la  pratique  égalent  ou  surpassent  celles 
que  donne  la  certitude  scientifique,  c'est  ce  que  nous  accordons  volon- 
tiers et  ce  que  personne  ne  conteste.  Nous  savons  bien  que  la  foi  sou- 
lève des  montagnes  !  Mais  partir  de  là  pour  mettre  sur  le  même  rang 
la  foi  et  la  science,  c'est  faire  violence  à  la  logique  :  il  reste  trop  de 
différences  pour  qu'on  les  identifie.  Dans  un  cas,  la  vérité  s'impose  à 
moi  sans  que  j'y  sois  pour  rien;  je  la  reçois  passivement  (à  ce  que  dit 
M.  Ollé-Laprune).  Dans  l'autre  cas,  je  vais  au-devant  d'elle;  ma  volonté 
joue  un  rôle  ;  je  la  fais,  suivant  l'énergique  expression  de  l'Evangile. 
—  Dans  un  cas,  je  puis  donner  des  raisons  universelles,  valables  pour 
tout  le  monde,  immédiatement  acceptées  dès  qu'elles  sont  comprises. 
Dans  l'autre  cas,  les  discussions  sont  interminables,  et  les  hommes 
depuis  qu'ils  existent  n'ont  pu  parvenir  à  s'entendre.  Je  sais  bien  que, 
selon  notre  auteur,  ce  désaccord  n'est  que  provisoire  :  il  sait  le  moyen 
de  faire  partager  ses  convictions  par  tout  esprit,  pourvu  qu'on  y  apporte 
certaines  dispositions  requises,  et  qu'on  mette  en  quelque  sorte  son 
âme  en  état  de  grâce  avant  de  recevoir  la  vérité.  Nous  y  reviendrons. 
Pour  le  moment,  il  est  certain  que  les  divisions  ont  été  incurables  jus- 
qu'à présent.  —  Comment  donc  pourrons-nous  désigner  d'un  même 
nom  deux  choses  si  différentes? 

Est-ce  à  dire  que  nous  refusions  au  croyant  convaincu  le  droit  de  se 
dire  certain?  Il  est  vrai  que  dans  le  langage  ordinaire  on  se  sert  sou- 
vent de  ce  mot  pour  désigner  cette  assiette  morale  dont  nous  parlions, 
cette  confiance  pratique  qui  peut  être  commune  à  la  science  et  à  la 
foi.  Mais  il  appartient  à  des  philosophes  de  parler  un  langage  précis 
et,  quand  ils  distinguent  deux  choses,  d'avoir  deux  noms.  C'est  leur 
rôle  surtout  quand  une  distinction  nette  a  été  faite  et  commence  à  être 
acceptée,  de  ne  pas  obscurcir  ce  qui  a  été  éciairci,  et  de  ne  pas  ra- 
mener la  confusion  quand  elle  est  sur  le  point  de  disparaître. 

Au  surplus,  M.  Ollé-Laprune  accorde  trop  ou  trop  peu.  Ceux  dont  il 
veut  faire  revivre  les  opinions,  les  métaphysiciens  et  les  théologiens 
d'autrefois,  n'eussent  jamais  admis  cette  union  suspecte  de  la  science 
et  de  la  foi  ;  tout  était  pour  eux  objet  de  science,  tout  se  démontrait, 
dans  les  vérités  morales  comme  ailleurs.  M.  Ollé-Laprune  est  infidèle  à 
la  tradition,  il  est  infecté  de  l'esprit  du  siècle,  il  donne  dans  des  nou- 
veautés dangereuses,  quand  il  consent  à  faire  une  part  au  sentiment  et 
à  la  volonté  :  et,  comme  ces  politiques  maladroits  qui  ne  savent  ni 
céder  ni  résister  à  propos,  il  perd  tout  par  cette  dangereuse  conces- 
sion. En  effet,  la  distinction,  une  fois  admise,  ne  peut  plus  être  oubliée. 
Veut-on  empêcher  des  esprits  précis  et  sincères  de  se  rendre  compte 
de  ce  qu'ils  font?  A  un  moment  donné,  que  vous  marquez  vous-mêmes, 


ANALYSES.  —  ollé-laprune.  De  la  certitude  momie.   5il 

ils  dépassent  la  limite  de  ce  qu'ils  savent;  ils  font  un  pas  en  avant, 
ils  croient.  Us  ont  raison  de  croire,  dites-vous  ;  mais  ce  n'est  pas  une 
chose  nouvelle,  quoique  ce  soit  une  chose  différente  :  c'est  presque  la 
même  chose.  Us  sont  toujours  certains  et  peuvent  s'avancer  avec  la 
même  confiance.  Mais  quelle  est  cette  équivoque?  Pourquoi  ne  pas 
accorder  que  cet  état,  la  foi,  est  nouveau,  puisqu'il  est  autre?  Vous 
voulez  laisser  la  question  indivise  :  mais  tout  esprit  précis  réclamera 
la  division.  Et  quelle  est  cette  foi  qui  se  dissimule  à  l'ombre  de  la 
science,  qui  n'ose  pas  combattre  sous  ses  propres  couleurs  ?  Ne  vaut- 
il  pas  mieux  faire  et  dire  franchement  ce  que  l'on  fait,  appeler  certi- 
tude ce  qui  est  science,  foi  ce  qui  n'est  pas  science?  C'est  le  parti  qu'a 
pris  Kant,  que  vous  malmenez,  et  c'est  là  qu'il  faut  en  venir.  Vous 
n'avez  réussi  qu'à  retarder  le  moment  décisif  :  un  peu  plus  tôt  ou  un 
peu  plus  tard,  il  faut  faire  le  saut,  et  vous  l'avez  fait. 

Nous  avons  insisté  sur  une  des  propositions  qui  résument  le  livre  de 
M.  Ollé-Laprune  ;  nous  passerons  rapidement  sur  la  seconde.  Il  semble 
pourtant  que  ce  soit  le  nœud  du  problème  de  savoir  si  les  vérités  mo- 
rales peuvent  être  rigoureusement  démontrées.  Mais  ici  M.  Ollé-La- 
prune n'a  fait  que  reproduire  d'anciens  arguments,  bien  connus  et 
cent  fois  discutés.  Assurément,  c'est  son  droit  de  se  placer  à  ce  point 
de  vue,  s'il  lui  semble  vrai,  et  de  tenir  pour  non  avenus  tous  les 
efTorts  de  la  critique,  s'ils  lui  paraissent  stériles.  En  agissant  ainsi,  i 
peut  espérer  qu'il  confirmera  dans  leur  opinion  ceux  qui  déjà  pensaient 
comme  lui,  et  qu'il  leur  donnera  le  plaisir  de  voir  exposées  en  beau 
style  des  croyances  qui  leur  sont  chères.  Mais  il  doit  renoncer  à  exercer 
aucune  action  sur  ceux  qui  n'admettent  pas,  pour  des  raisons  maintes 
fois  indiquées ,  les  principes  fort  contestés  qu'il  lui  plaît  de  poser 
comme  évidents. 

Par  exemple,  au  début  de  son  livre,  il  définit  la  perception  la  con- 
naissance d'une  chose  concrète,  réelle;  il  ajoute  que  «  toute  réalité  nous 
est  donnée  telle  qu'elle  est  en  son  fond  le  plus  intime,  c'est-à-dire 
active  et  agissante.  »  On  conviendra  qu'une  telle  définition  ne  peut  être 
acceptée  des  sceptiques,  que  pourtant  l'auteur  prend  souvent  à  partie. 
Rien  de  plus  facile  que  de  tirer  de  là  une  belle  théorie  de  la  certitude  ; 
mais  on  suppose  ce  qui  est  en  question.  C'est  le  jeu  charmant  des 
enfants  qui  cachent  un  objet  pour  se  donner  ensuite  le  malin  plaisir  de 
le  retrouver. 

M.  Ollé-Laprune  passe  rapidement  sur  cette  intuition  de  la  chose  en 
soi,  et  c'est  dommage.  On  eût  aimé  à  savoir,  fût-ce  par  une  brève  indi- 
cation, comment  il  se  tire  des  objections  si  souvent  dirigées  contre 
le  perceptionnisme,  tel  que  Reid  et  Hamilton  l'ont  entendu,  et  com- 
ment il  fait  face  aux  expériences  modernes  qui  ont  si  nettement  mis 
en  lumière  le  caractère  relatif  de  toute  perception.  Mais  Berkeley, 
Hume,  Kant,  Stuart  Mill,  Helmholtz  sont  devant  ses  yeux  comme  s'ils 
n'étaient  pas. 

Ces  prémisses  posées,  il  les  traite  à  l'aide  du  principe  de  causalité, 


542  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

comme  faisaient  saint  Thomas  et  Descartes.  Il  ne  songe  pas  un  mo- 
ment aux  discussions  si  profondes  de  Hume  sur  l'idée  de  cause  ;  il  ne 
tient  aucun  compte  de  la  Critique  de  la  raison  pure,  et  s'élève  tranquil- 
lement par  un  chemin  connu  à  des  réalités  transcendantes.  On  le  voit, 
ceux  qui  ont  abandonné  le  point  de  vue  de  l'ancien  dogmatisme  ne  peu- 
vent que  passer  sans  s'arrêter  devant  ces  convictions,  fort  respectables 
sans  doute,  mais  sur  lesquelles  la  critique  s'est  depuis  longtemps  pro- 
noncée. 

A  défaut  d'une  justification  directe  du  point  de  départ  de  sa  démons- 
tration, M.  Ollé-Laprune  aurait  pu  prouver  l'excellence  de  sa  thèse  en 
montrant  dans  les  doctrines  différentes  un  vice  radical.  Il  ne  l'a  pas 
fait;  il  prend  ces  théories  par  leurs  petits  côtés,  discute  les  détails,  et, 
s'il  les  réfute,  c'est  plutôt  en  montrant  leurs  conséquences,  incompati- 
bles avec  ses  propres  opinions,  qu'en  ébranlant  la  solidité  de  leurs 
principes.  S'agit-il  de  Kant  par  exemple  :  il  va  chercher  dans  la  Critique 
du  jugement  un  passage  où  le  philosophe  dit  que  la  liberté  est  une 
chose  directement  connue,  res  seibilis.  Il  part  de  là  pour  le  mettre  en 
contradiction  avec  les  autres  textes  bien  plus  nombreux  où  la  liberté 
n'est  pas  considérée  comme  objet  de  science.  Cependant  il  est  en 
quelque  sorte  de  notoriété  publique  que  Kant  a  toujours  relégué  la 
liberté  en  dehors  du  monde  des  phénomènes;  non  seulement  elle  n'est 
pas  l'objet  d'une  intuition  directe,  mais  on  ne  peut  lui  trouver  aucune 
place  dans  la  trame  des  phénomènes.  Kant  parle  toujours,  quand  il 
s'agit  du  monde  sensible,  le  langage  du  déterminisme  le  plus  résolu. 
On  peut  lui  reprocher  cette  opinion  ;  mais  il  l'a  toujours  professée,  et 
M.  Ollé-Laprune,  qui  se  flatte  de  ne  lui  point  adresser  de  vaines  chi- 
canes, profite  contre  lui  d'un  lapsus. 

Si  nous  ne  craignions  de  trop  prolonger  cette  discussion,  il  nous  res- 
terait à  nous  placer  au  point  de  vue  de  M.  Ollé-Laprune  lui-même  et  à 
chercher  sans  sortir  du  dogmatisme  intellectualiste,  qui  est  sa  doctrine, 
s'il  donne  de  la  certitude,  et  par  suite  de  la  croyance,  une  théorie  irré- 
prochable. 

Il  définit  la  certitude  par  des  caractères  exclusivement  subjectifs  et 
voit  en  elle  l'assurance  pleine,  entière,  sans  réserve.  Elle  a  pour  con- 
dition «  l'impossibilité  de  douter  »  qu'il  faut  entendre  probablement 
comme  l'impossibilité  actuelle  pour  la  personne  qui  affirme,  et  non 
l'impossibilité  absolue,  car  l'absence  ou  l'exclusion  du  doute  est  consi- 
dérée comme  «  le  titre  nécessaire  et  suffisant  »  (p.  249)  de  la  certitude. 
Voilà  une  théorie  singulière  et  qui  n'aurait  pas  obtenu  l'assentiment 
des  grands  penseurs  du  xvne  siècle.  Les  autorités  que  M.  Ollé-Laprune 
cite  le  plus  volontiers  sont  des  Anglais  méconnus,  deux  Oratoriens,  un 
Sulpicien  ;  il  y  aurait  eu  profit  pour  lui  à  étudier  Spinoza,  dont  l'esprit 
merveilleusement  rigoureux  a  formulé  avec  la  dernière  précision  la 
théorie  de  la  certitude  au  point  de  vue  dogmatique.  Spinoza  dit  expres- 
sément (Ethique,  p.  49,  part.  II,  schol.)  que  l'absence  de  doute  est 
toute  autre  chose  que  la  certitude.  Et  en  effet,  en  laissant  de  côté  la 


ANALYSES.  —  ollé-laprune.  De  la  certitude  morale.    543 

question  de  savoir  s'il  ne  nous  arrive  pas  d'accorder  à  l'erreur  l'adhé- 
sion pleine  et  sans  réserve  qu'on  appelle  ici  «  le  titre  suffisant  et  né- 
cessaire de  la  certitude  »,  il  est  incontestable  que  souvent  nous  nous 
trompons  sans  qu'aucune  raison  de  douter  se  présente  à  notre  esprit. 
«  Il  est  bien  vrai,  dit  M.  Ollé-Laprune,  que  dans  l'usage  de  la  vie  on  se 
déclare  souvent  certain  sans  avoir  autre  chose  que  des  opinions  plus 
ou  moins  autorisées,  mais  c'est  un  abus  de  langage.  Y  a-t-il,  oui  ou 
non,  matière  à  un  doute  raisonnable?  »  (P.  247.)  Raisonnable,  c'est  un 
mot  qu'on  ajoute.  Mais  était-il  raisonnable,  il  y  a  trois  siècles,  de  douter 
que  la  terre  fût  immobile  et  que  la  nature  eût  horreur  du  vide?  Les 
fausses  religions  ont  eu  leurs  martyrs.  Croit-on  que  les  hommes  qui 
mouraient  pour  leur  foi  avaient  des  doutes,  raisonnables  ou  non?  Leur 
assurance  était  pleine,  entière,  sans  réserve.  J'en  crois  volontiers  les 
témoins  qui  signent  leur  credo  de  leur  sang.  Cette  foi  offrait  tous  les 
caractères  que  réclame  M.  Ollé-Laprune  :  l'existence  de  Dieu  était  dé- 
montrée à  ces  croyants  :  ils  avaient  l'expérience  de  Dieu,  comme  dit 
notre  auteur.  Pour  le  surplus,  c'est-à-dire  pour  la  manière  dont  ils 
complétaient  leur  connaissance  de  Dieu,  ils  faisaient  de  leur  mieux, 
€'est-à-dire  qu'ils  se  servaient  des  matériaux  amassés  par  leur  imagi- 
nation, et  avec  cela  ils  se  faisaient  de  Dieu  une  idée  bizarre,  ou  gro- 
tesque, ou  odieuse.  Voilà  une  relation  extérieure  à  la  chose,  un  témoi- 
gnage, qui  servait  de  fondement  à  une  croyance  très  ferme.  Où  était  leur 
tort?Dira-t-on  qu'ils  péchaient  par  ignorance?  Soit.  Mais  pourquoi  dites- 
vous  qu'il  suffit  de  ne  pas  douter  pour  posséder  la  vérité,  quand  il  y  a 
tant  de  gens  qui,  ne  doutant  pas,  ne  possèdent  pas  la  vérité?  Et  on  sait 
que  c'est  surtout  aux  ignorants  qu'il  arrive  de  douter  le  moins.  Voilà  la 
contradiction  que  l'esprit  très  précis  de  Spinoza  avait  su  voir  et  éviter. 
—  M.  Ollé-Laprune  a  quelque  part  des  paroles  sévères  pour  ces  criti- 
cistes  auxquels  il  reproche,  «  avec  un  mépris  presque  constant  de  la 
logique  ordinaire  et  des  vigoureux  procédés  dont  elle  trace  les  règles, 
un  penchant  vif  pour  une  dialectique  à  outrance,  subtile,  raffinée.  » 
Nous  ne  l'accuserons  ici  d'aucun  raffinement  de  dialectique.  Mais 
quelles  libertés  ne  prend-il  pas  avec  les  vigoureux  procédés  de  la  logi- 
que ordinaire! 

En  outre,  qui  vous  assure  qu'à  votre  tour  vous  n'ignorez  pas  quelque 
chose,  qu'il  ne  vous  échappe  pas  quelque  idée,  quelque  circonstance 
capable  de  modifier  vos  vues  actuelles  ?  La  science  est-elle  achevée  ? 
Avez-vous  le  dernier  mot?  Vous  ne  doutez  pas  aujourd'hui  :  qui  sait 
si  vous  ne  douterez  pas  demain  ?  Si  donc  la  certitude  n'a  pas  dès  à 
présent,  comme  le  voulait  Spinoza,  un  caractère  positif,  si  elle  n'est 
que  l'absence  actuelle  de  doute,  la  voilà  devenue  éphémère  et  provi- 
soire. Y  consentez-vous  ? 

Revenons  à  nos  martyrs.  Vous  nous  direz  qu'il  y  a  dans  leurs  er- 
reurs «  une  âme  de  vérité  »,  et  vous  vous  ferez  fort  de  les  ramener  par 
vos  discours  à  des  idées  plus  saines.  Mais  ce  ne  sera  point  par  voie 
démonstrative,  puisque  vous  déclarez  que,  dans  le  surplus  ajouté  à  ce 


544  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

qui  est  démontré,  la  croyance  n'a  pour  objet  ni  un  fait,  ni  une  relation 
naturelle.  Ce  sera  par  persuasion.  Il  faudra  qu'on  vous  livre  les  âmes. 
Vous  leur  ferez  subir  par  la  coutume  cette  lente  et  savante  préparation 
à  laquelle  Pascal  faisait  allusion  quand  il  disait  :  «  Pliez  l'automate,  »  ou 
encore  :  <t  Cela  vous  fera  croire  et  abêtira.  »  Vous  demanderez  qu'elles 
soient  dans  une  disposition  particulière  et  vous  signent  en  quelque 
sorte  un  blanc-seing.  Mais  ceci  suppose  qu'on  soit  déjà  à  demi  d'ac- 
cord avec  vous  :  vous  avez  beau  protester  (p.  390)  ;  il  y  a  là  un  cercle. 
Et  puis,  que  répondrez-vous  au  sceptique  s'il  dit  que  l'âme,  il  le  sait 
bien,  est  chose  plastique,  et  que,  à  condition  de  s'y  prendre  à  temps  et 
comme  il  faut,  on  peut  faire  croire  à  n'importe  qui  tout  ce  qu'on  veut? 
Ne  voyez-vous  pas  que  c'est  précisément  la  thèse  qu'il  soutient?  Enfin 
votre  tentative  peut  réussir  avec  des  esprits  incultes,  avec  les  âmes 
vierges  des  enfants  qu'on  peut  diriger  à  sa  guise  par  l'éducation.  Es- 
sayez votre  méthode  sur  des  esprits  plus  fermes  ou  plus  mûrs,  qui 
aient  déjà  d'autres  croyances,  et  vous  verrez  si  l'évidence  est  pour  eux 
ce  qu'elle  est  pour  vous,  si  la  vérité  en  soi  s'impose  d'elle-même  par  sa 
vertu  propre  !  La  conclusion  de  tout  ceci,  c'est  que,  quand  on  quitte  le 
terrain  solide  de  l'expérience  et  delà  science,  il  faut  renoncer  à  dog- 
matiser. Il  y  a  des  croyances  légitimes,  sans  doute  :  vous  avez  le  droit 
de  préférer  les  unes  aux  autres  ;  mais  cessez  de  parler  d'objectivité  et 
de  vérité  qui  s'impose. 

Cependant,  malgré  les  incertitudes  de  ses  définitions,  M.  Oilé-La- 
prune  dogmatise.  C'est  la  vérité  en  soi,  la  même  pour  tous,  qu'il  pré- 
tend atteindre  par  la  foi.  Gomme  le  soleil  luit  pour  tout  le  monde,  la 
vérité  brille  pour  tous  les  esprits  :  le  rôle  de  la  volonté  consiste  uni- 
quement à  diriger  vers  elle  le  regard  de  l'âme.  Si  donc  on  ne  l'aperçoit 
pas,  c'est  que  la  volonté  est  rebelle  ou  mauvaise?  on  est  coupable  de 
ne  pas  croire  ou  de  se  tromper  ?  la  tolérance  est  un  mal,  une  compli- 
cité, et  il  faut  ériger  l'intolérance  en  système  ?  Voilà  la  redoutable  con- 
séquence à  laquelle  M.  Ollé-Laprune  est  conduit.  Il  faut  lui  rendre  cette 
justice  que,  s'il  ne  répudie  pas  cette  conclusion,  il  fait  du  moins  les 
plus  grands  efforts  pour  retarder  le  moment  où  il  la  proclamera  et  pour 
atténuer  l'horreur  d'un  tel  aveu.  Il  énumère  avec  complaisance  toutes  les 
causes  d'erreur  qui  diminuent  la  responsabilité  ;  il  plaide  les  circons- 
tances atténuantes  ;  il  fait  durer  le  plus  qu'il  peut  le  temps  où  il  pourra 
garder  son  estime  à  ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  lui.  Mais  enfin  il 
succombe  et  n'admet  pas  qu'on  puisse  être  athée  de  bonne  foi.  Ici,  il 
faut  citer  :  «  L'athéisme;  et  par  là  je  n'entends  ni  l'absence  de  la  no- 
tion de  Dieu,  ni  une  doctrine  qui  altère  cette  notion  ou  qui  logiquement 
la  détruit,  mais  j'entends  la  négation  explicite,  réfléchie,  absolue,  per- 
sistante de  Dieu,  l'athéisme  est  toujours  coupable.  »  (P.  373.)  En  d'au- 
tres cas,  même  quand  il  croit  l'erreur  coupable,  M.  Ollé-Laprune  pourra, 
«  à  la  condition  de  ne  pas  donner  aux  mots  leur  sens  plein  et  complet, 
honorer  la  sincérité  et  rendre  hommage  à  la  bonne  foi  de  tel  ou  tel 
homme,  dont  il  condamne  énergiquement  les  négations;  »  et  il  explique 


ANALYSES.  —  ollé-laprune.  De  la  certitude  morale.   545 

que  c'est  justice.  Mais,  pour  l'athée,  c'est  autre  chose  :  il  ne  peut,  «  pour 
absoudre  un  homme  qui  se  trompe,  accuser  la  vérité  morale  de  se  dé- 
rober... Sa  conscience  lui  défend  de  douter  de  la  souveraine  justice.  * 
(P.  374.)  —  ï  Vous  ne  croyez  pas.  Eh  bien,  laissez-moi  vous  faire  res- 
pectueusement une  question.  Etes-vous  sûr  de  n'avoir  rien  à  vous  re- 
procher? Je  ne  vous  accuse  pas;  je  ne  vous  juge  pas.  Jugez-vous  vous- 
même.  Sondez  votre  cœur.  Examinez  votre  conscience.  Avez-vous  fait, 
avez-vous  tâché  de  faire  tout  le  bien  que  vous  connaissiez?  Sérieuse- 
ment, en  conscience,  êtes-vous  content  de  vous  ou  mécontent?  Et,  si 
vous  êtes  mécontent,  est-ce  un  mécontentement  poétique  et  comme 
une  déception  d'artiste  trompé  dans  ses  rêves  et  ses  aspirations,  ou 
un  viril  regret  de  n'avoir  pas  assez  bien  usé  de  la  vie,  un  chagrin  pra- 
tique de  n'avoir  pas  fait  tout  ce  que  vous  pouviez  ?  Voyez  ,  et 
jugez.  i>  (P.  387.) 

Cette  déclaration,  reprise  en  Sorbonne,  où  M.  Ollé-Laprune  a  soutenu 
sa  thèse,  a,  dit-on,  fait  scandale,  et  provoqué  une  ferme  réplique  de 
M.  Caro.  Nous  voudrions  passer  rapidement  sur  cet  incident,  si  nous 
ne  considérions  comme  un  strict  devoir,  rendant  compte  de  ce  livre, 
de  ne  pas  laisser  dans  l'ombre  un  point  si  important,  pour  qui  veut  en 
connaître  les  tendances  et  la  portée.  En  outre,  il  est  d'autant  plus  né- 
cessaire de  s'expliquer  que  des  esprits  superficiels  ont  pu  considérer 
cette  manière  de  voir  comme  une  conséquence  nécessaire  de  la  doc- 
trine qui  attribue  à  la  volonté  un  rôle  prépondérant  dans  la  formation 
des  croyances.  Il  importe  de  disculper  cette  doctrine  d'un  soupçon 
qui  l'outrage. 

Quelle  nécessité  y  a-t-il  à  ce  que  M.  Ollé-Laprune  porte  un  jugement 
sur  la  valeur  morale  des  athées?  Ne  peut-il  se  contenter  de  discuter 
leurs  arguments,  de  les  réduire  à  néant,  s'il  le  peut,  sans  incriminer 
leurs  intentions?  Quelle  lumière  ces  insinuations  injurieuses  apportent- 
elles  à  la  discussion?  Et  de  quel  droit  s'en  vient-il  scruter  les  con- 
sciences, et  sonder  les  reins?  Qui  l'a  investi  de  ce  pouvoir?  Y  a-t-il  au 
monde  rien  de  moins  philosophique  que  celte  façon  de  finir  une  discus- 
sion par  un  procès  de  tendance?  Nul  ne  conteste  à  M.  Ollé-Laprune  le 
droit  de  diriger  sa  conscience  comme  il  l'entend  ;  qu'il  croie  ce  qu'il 
voudra,  et  que,  le  croyant,  il  essaye  de  faire  partager  sa  foi  aux  autres; 
qu'il  discute,  ratiocine,  prêche,  apostrophe;  qu'il  soit,  s'il  veut,  apôtre 
ou  missionnaire  ;  mais,  de  grâce,  s'il  se  donne  pour  philosophe,  qu'il 
laisse  de  côté  ces  procédés  de  confesseur,  qu'il  renonce  à  s'immiscer 
dans  le  secret  des  cœurs  et  ne  prétende  pas  à  diriger  des  consciences 
qui  se  dirigent  fort  bien  toutes  seules.  Oublie-t-il  qu'il  parle  à  des 
hommes  libres,  qui  ne  lui  doivent  point  de  comptes  et  dont  les  affaires 
de  cœur  ne  regardent  personne?  S'il  a  des  raisons  de  douter  de  la 
bonne  foi  de  tel  ou  tel  athée  en  particulier,  c'est  son  affaire.  Mais  pros- 
crire toute  une  classe  d'hommes  (si  toutefois  cette  classe  existe),  faire 
des  catégories,  dresser  une  liste  de  suspects,  s'arroger  le  droit  de  dire 
à  la  pensée  :  Tu  viendras  jusqu'ici,  mais  tu  n'iras  pas  plus  loin,  c'est 

tome  x.  —  1880.  :t:; 


546  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

une  chose  que  ne  peut  tolérer  quiconque  a  le  souci  de  la  liberté  et  de 
la  dignité  de  la  philosophie.  En  quel  siècle  vivons-nous,  qu'il  faille  en- 
core, dans  la  sphère  de  la  spéculation,  revendiquer  la  tolérance,  la  to- 
lérance sans  phrases,  la  tolérance  entière,  sans  limite,  sans  réserve, 
sans  réticence  ni  restriction  mentale  ! 

Mais,  dit  M.  Ollé-Laprune,  «  ma  conscience  me  défend  de  douter  de 
la  souveraine  justice.  »  Eh  bien!  n'en  doutez  pas!  Laissez  de  côté  la 
question  de  savoir  comment  il  se  fait  que  tel  ou  tel  ne  pense  pas 
comme  vous  ;  détournez  votre  attention  de  cette  question.  N'êtes-vous 
pas  de  ceux  qui  déclarent  impénétrables  les  voies  de  la  Providence? 
Que  ne  vous  contentez-vous  d'une  si  bonne  réponse?  Un  mystère  de 
plus  ou  de  moins  n'est  pas  pour  vous  effrayer,  et  il  vaut  mieux, croyez  - 
le,  se  résigner  à  ne  pas  comprendre  que  d'outrager  d'honnêtes  athées  ! 

Il  est  aisé  de  voir  d'où  vient  le  mal.  Des  deux  facteurs  qui  contri- 
buent à  former  la  croyance,  l'action  de  l'intelligence  et  la  liberté  , 
M.  Olié-Laprune  n'en  considère  qu'un,  et  ce  n'est  point  la  liberté.  Il 
est  comme  ces  politiques  qui  plaident  chaudement  la  cause  de  la 
liberté,  mais  entendent  in  petto  qu'on  ne  fera  de  la  liberté  que  l'usage  qui 
leur  convient;  c'est  ce  qu'ils  appellent  la  liberté  du  bien.  Ainsi  M.  Ollé- 
Laprune  n'a  de  tendresse  pour  la  liberté  que  si  elle  est  au  service 
des  opinions  qu'il  partage  ;  elle  est  perverse  si  elle  s'en  écarte.  C'est  à 
notre  sens,  le  contraire  qui  est  vrai.  Nous  tenons  la  liberté  pour  bonne 
en  elle-même,  et  absolument  respectable  jusque  dans  ses  écarts.  Nous 
ne  voulons  pas  dire  que  tout  usage  de  la  liberté  soit  indifférent,  qu'il 
n'y  ait  ni  bien  ni  mal;  loin  de  là.  Même  dans  la  sphère  de  la  pure 
croyance,  nous  admettons  qu'il  puisse  y  avoir  des  fautes  ;  il  y  a  peut- 
être  des  erreurs  qui  sont  des  crimes  aux  yeux  de  Dieu.  Mais,  s'il  en 
est  de  telles,  ce  n'est  pas  à  nous  d'en  connaître.  Ceux-là  seuls  les  peu- 
vent juger  qui  les  commettent  ;  c'est  affaire  entre  eux  et  leur  cons- 
cience, ou  entre  leur  conscience  et  Dieu.  Pour  nous,  hommes,  la  règle 
est  de  respecter,  pourvu  qu'elle  n'empiète  pas  sur  autrui,  de  respecter 
toujours  et  partout  la  sainte  liberié.  —  Par  où  l'on  voit  que,  si  l'on  est 
conduit  à  l'intolérance,  ce  n'est  pas  pour  faire  une  part  à  la  liberté, 
c'est  pour  ne  pas  la  faire  assez  grande.  Et  il  serait  étrange  que,  pour 
avoir  embrassé  trop  chaudement  son  parti,  on  fût  contraint  de  la  re- 
nier ! 

Si,  pour  résumer  cette  longue  critique,  nous  remontions  à  la  source 
de  tous  les  défauts  que  nous  avons  signalés,  nous  dirions  que  l'auteur 
est  encore  trop  attaché  à  la  chose  en  soi.  Décidé,  comme  l'évidence 
l'exige,  à  faire  une  part  à  l'individu,  à  la  volonté;  obstiné  d'autre  part  à 
réaliser  l'absolu  hors  de  la  pensée,  il  veut  concilier  des  choses  incon- 
ciliables ;  il  se  débat  contre  l'impossible.  Pour  sortir  de  cette  situation 
fausse,  il  en  arrivera  peut-être,  par  une  réflexion  plus  approfondie,  à 
se  rapprocher  de  ce  subjectivisme  criticiste  qu'il  condamne  sans  le 
comprendre,  puisqu'il  en  est  encore  à  le  considérer  comme  un  nomina- 
lisme  sceptique,  oubliant  que  Kant  et  ses  disciples  proclament  l'objec- 


ANALYSES.  —  OLLÉ-LAPRUNE.  De  la  certitude  momie.    547 

tivité  des  concepts  et  de  la  science.  Il  s'apercevra  que  la  chose  en  soi 
n'est  que  l'ombre  de  notre  pensée,  et  qu'appuyer  nos  pensées  sur  les 
choses  en  soi,  c'est  ressembler  à  l'homme  qui  appellerait  son  ombre 
à  son  secours.  Déjà,  dans  le  passage  important  que  nous  avons  cité,  il 
incline  en  ce  sens,  montrant  comment  la  volonté  guide  l'intelligence 
modifie  son  travail,  est  l'artisan  de  l'évidence  qui  l'illumine,  en  un  mot 
fait  la  vérité.  Ailleurs  encore,  il  cite  avec  éloge,  bien  qu'il  en  con- 
damne certaines  applications,  les  belles  pages  de  M.  Renouvier  sur  le 
vertige  mental.  C'est  dans  cette  direction,  croyons-nous,  qu'il  trouvera 
la  vraie  solution  du  problème.  La  foi  est  une  œuvre  vraiment  humaine, 
et  le  philosophe  est  bien,  comme  disait  Socrate,  l'ouvrier  de  sa  science, 
rikoïïpyoç  ttjç  uocpiocç.  Il  est  digne  d'un  esprit  tel  que  le  sien  de  ne  pas 
rester  en  chemin  et  de  poursuivre  jusqu'au  bout  les  vérités  qu'il  n'a 
encore  qu'incomplètement  aperçues. 

Victor  Brochard. 


Ferraz.  Histoire  de  la  philosophie  en  France  au  xixe  siècle. 
Traditionnalisme  et  ultramontanisme.  Paris,  Didier.  1880. 

M.  Ferraz  nous  donne  aujourd'hui  un  second  volume  d'études  sur 
les  philosophes  de  notre  temps.  Là  se  trouvent  réunis  de  Maistre, 
de  Bonald,  Lamennais,  puis  Ballanche,  Bûchez,  Bautain,  Gratry,  Bordas; 
ils  ont  tous  été  philosophes  ou  du  moins,  tous,  ils  ont  voulu  l'être; 
tous,  fidèles  à  la  tradition  chrétienne,  ils  ont  prétendu  penser  selon 
l'Église  et  ne  point  penser  à  rencontre  de  la  raison.  Je  ne  sais,  tou- 
tefois, comment  ils  se  seraient  entendus  les  uns  avec  les  autres  si 
le  hasard  les  eût  faits  contemporains.  Bordas -Demoulin  entre  autres, 
comment  jugeait-il  le  comte  de  Maistre,  et  comment  l'auteur  du  Pape 
eût-il  accepté  ce  christianisme  d'un  nouveau  genre,  plus  près  des 
doctrines  protestantes  que  des  doctrines  ultramontaines?  Il  est  vrai 
que,  pour  aller  de  Joseph  de  Maistre  à  l'auteur  de  la  Réforme  catho- 
lique, il  faut  se  résigner  à  un  long  voyage  et  faire  de  nombreuses  sta- 
tions :  or,  quand  on  s'est  arrêté  quelque  temps  en  face  de  Lamenmai?. 
par  exemple,  il  n'est  plus  malaisé  de  comprendre  comment  l'on  peut, 
par  certains  côtés,  appartenir  à  l'école  traditionaliste  et  en  user  libre- 
ment avec  cette  tradition  même  quand  on  cesse  de  la  prendre  au  pied 
de  la  lettre. 

En  fait,  je  ne  vois  guère  dans  cette  galerie  de  traditionalistes  que 
deux  hommes  auxquels  ce  nom  convienne  de  tout  point.  Ce  sont  les 
deux  premiers,  le  comte  de  Maistre,  le  vicomte  de  Bonald  :  De  Maistre 
seul  est  ultramontain.  De  Bonald  élève  l'Eglise  au-dessus  du  Pape;  en 
revanche,  il  accorde  tout  à  l'Eglise.  Il  est  plus  que  <  clérical  »,  il  est 
théocrate-,  il  est  plus  que  a  réactionnaire  »,  c'est  un  homme  que  la 
Providence  oublia  d'envoyer  sur  la  terre  aux  temps  des  patriarches. 


548  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

En  effet,  il  faudrait  remonter  jusqu'à  Moïse,  c'est-à-dire  assez  près  du 
déluge,  pour  trouver  un  idéal  de  constitution  politique  duquel  M.  de 
Bonald  voulût  s'accommoder.  De  Maistre,  lui,  sait  compter  avec  les 
événements,  et,  s'il  lutte  avec  violence,  c'est  qu'il  a  éprouvé  maintes 
fois  la  force  de  l'adversaire;  il  répond  aux  apologistes  de  la  Terreur  en 
justifiant  l'Inquisition  ;  il  oppose  à  la  souveraineté  du  peuple  la  souve- 
raineté du  pape  ;  c'est  un  polémiste.  De  Bonald  enseigne  au  lieu  de 
discuter;  c'est  un  docteur  et  qui  songe  moins  aux  choses  de  son  siècle 
qu'aux  choses  éternelles. 

Il  y  a  toujours  profit  à  revenir  sur  ces  problèmes ,  aussi  vieux 
que  l'homme  et  dont  l'intérêt  durera  autant  que  lui  et  l'on  rend 
service  à  nous  reparler  d'hommes  et  de  doctrines  un  peu  trop  oubliés 
par  les  uns,  un  peu  trop  présents  à  la  mémoire  des  autres.  De  Maistre 
et  de  Bonald  ont  aujourd'hui  peut-être  plus  de  disciples  qu'ils  n'avaient 
autrefois  d'admirateurs.  Ne  les  admirons  point,  c'est  notre  droit,  mais 
cherchons  à  les  bien  connaître,  notre  devoir  nous  y  oblige,  et  aujour- 
d'hui plus  que  jamais. 

A  ce  point  de  vue,  les  expositions  de  M.  Ferraz  sont  aussi  exactes 
que  complètes,  et  l'on  peut  dire  qu'il  a  extrait  de  ses  auteurs  tout  ce 
qui  méritait  de  durer,  en  bien  comme  en  mal.  D'autres  avant  lui  nous 
avaient  raconté  les  hommes;  il  restait  à  faire  l'histoire  des  idées  et  à 
nous  la  faire  avec  méthode  l. 

En  effet,  quand  on  plaide  l'origine  humaine  du  langage  et  que  l'on 
réfute,  en  passant,  la  thèse  de  M.  de  Bonald,  est-on  bien  sûr  de  ne 
lui  point  attribuer,  dans  le  détail,  telle  ou  telle  opinion  qu'il  n'eut  jamais? 
En  un  mot,  est-on  bien  sûr  de  connaître  la  doctrine?  M.  Ferraz  n'a 
pas  craint  d'insister  sur  cet  attrayant  chapitre  de  psychologie  et  de 
nous  montrer  la  théorie  sensualiste  ou  condillacienne  devenant  entre 
les  mains  de  M.  de  Bonald  une  arme  contre  le  rationalisme  ou  la  libre 
pensée.  De  même,  il  est  intéressant  de  savoir  comment  l'auteur  de  la 
Législation  primitive  s'efforçait  à  rajeunir  l'argument  des  Causes 
finales  et  à  protéger  Dieu  contre  les  savants.  Ce  jour-là,  le  vicomte  de 
Bonald  fut  rationaliste  malgré  lui. 

On  exagérerait,  d'ailleurs  en  opposant  le  rationalisme  au  traditiona- 
lisme :  chacune  de  ces  doctrines  ou  plutôt  de  ces  tendances  d'esprit 
exclut  l'autre  quand  elle  est  portée  à  l'absolu.  Mais,  dans  une  âme 
d'homme,  elles  peuvent  se  mêler  à  doses  inégales  :  cela  est  arrivé  à 
M.  de  Bonald,  cela  était  arrivé  au  comte  de  Maistre,  qui  avait  essayé 
une  réfutation  de  Locke  et  de  Bacon,  en  opposant  à  l'un  l'existence  des 
idées  innées,  à  l'autre  l'éclosion  immédiate  des  idées  de  génie,  même 
dans  l'ordre  scientifique. 

Lamennais,  disons  mieux,  le  premier  Lamennais  est  plus  exclusif 
que  de  Maistre;  ultramontain  comme  lui,  il  est  ou  paraît  être  ennemi 


1.  Dans  le  premier  volume  M.  Ferraz  étudiait  les  doctrines  socialistes.  Voir 
la  Revue,  t.  IV,  p.  430. 


ANALYSES.  —  ferraz.  Histoire  de  la  philosophie.       549 

de  la  raison  comme  l'était  M.  de  Bonald.  Lamennais  ne  veut  point 
de  la  philosophie,  qu'il  juge  sommairement  et  condamne  sans  réserves. 
Et  pourtant  Lamennais  n'est  pas  «  un  traditionaliste  pur  ».  Quand 
il  fait  l'apologie  du  catholicisme,  il  a  soin  de  nous  avertir,  tout  d'abord, 
que  la  religion  est  éternelle,  que  tout  n'est  pas  erreur  dans  le  paga- 
nisme, que  les  Grecs  et  les  Romains  ont  été  sans  le  savoir  éclairés 
du  rayon  divin.  Il  y  a  donc  une  religion  universelle  dont  le  christianisme 
catholique  est  l'expression  parfaite  ?  S'il  en  est  ainsi,  est-ce  bien  là  le 
langage  d'un  orthodoxe?  De  même,  que  dirait  un  orthodoxe,  de  cet  ultra- 
montanisme  intransigeant  qui  est  moins  l'ultramontanisme  de  l'Eglise 
romaine  que  celui  de  l'abbé  de  Lamennais  ?  Vienne  le  jour  où  il  faudra 
que  lumière  se  fasse ,  et  l'abbé  reconnaîtra  son  erreur.  La  papauté  lui 
apparaîtra  indigne  du  grand  rôle  qu'il  avait  rêvé  pour  elle.  Le  second 
Lamennais  ne  tardera  guère. 

Le  premier  n'était  pas  un  vrai  traditionaliste,  le  second  ne  sera  point 
un  parfait  libre  penseur.  L'Esquisse  d'une  philosophie ,  si  bien  ana- 
lysée par  M.  Ferraz,  est  l'œuvre  d'un  théologien  converti  qui  se  souvient 
du  séminaire.  La  doctrine  affecte  des  allures  panthéistes,  ce  qui  n'im- 
plique nullement  qu'elle  n'est  pas  chrétienne.  M.  Ferraz  qui  connaît  si 
bien  la  philosophie  des  pères  de  l'Église  aurait  peine  à  démontrer  qu'il 
n'est  rien  de  panthéiste  dans  leur  métaphysique. 

Maintenant,  n'est-ce  pas  aller  trop  loin  que  d'attacher  l'épithète  de 
panthéiste  à  une  doctrine  ainsi  présentée.  «  D'après  Lamennais,  nous 
dit-on,  la  création  des  êtres  finis  ne  s'opère  pas  par  voie  d'émana- 
tion, mais  par  suite  dun  acte  libre;  elle  ne  retranche  rien  de  l'être 
infini;  puisque  les  types  des  êtres  finis  continuent  à  résider  dans 
son  sein,  elle  n'y  ajoute  rien,  car  il  n'en  résulte  aucune  production 
d'être  et  de  substance....  Lamennais  conclut  de  ces  diverses  con- 
sidérations que  la  création  est,  suivant  la  conception  antique,  une 
sorte  de  sacrifice  de  l'Etre  divin  qui  a  bien  voulu  limiter  sa  propre 
substance  pour  constituer  des  êtres  distincts  de  lui.  »  (Cf.  p.  245  et 
246.) 

Ce  langage  n'est  point  spiritualiste,  il  n'est  point  rigoureusement 
panthéiste  non  plus  ;  il  est  incohérent,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  en 
dire.  Vous  ne  voulez  point  de  l'émanation  ?  soit  ;  mais  alors  admettez 
qu'il  y  a  eu  production  d'être,  et  d'ailleurs  comment  expliquer  autre- 
ment cette  limitation  de  la  substance  divine  ?  Rien  n'est  plus  obscur  : 
toutefois  ce  passage  (résumé  d'après  le  texte)  nesemble-t-il  pas  attester 
un  effort  réel  pour  échapper  au  panthéisme? 

L'étude  sur  Lamennais  est  l'un  des  chapitres  les  plus  étendus  du 
livre  et  de  ceux  qui  aident  le  mieux  à  comprendre  ce  qu'a  voulu  faire 
M.  Ferraz  et  ce  qu'il  a  fait.  Il  n'y  avait  plus  à  défendre  contre  d'injustes 
préventions  un  des  hommes  qui  dans  notre  siècle  ont  porté  à  son  plus 
haut  point  l'amour  de  leurs  semblables  et  la  passion  de  la  vérité. 
MM.  Pienan,  Sainte-Beuve,  Prévost -Paradol,  Ernest  Bersot  s'étaient 
acquittés  de  ce  soin,  chacun  à  sa  manière  et  chacun  avec  sa  nuance  pro- 


550  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

pre  d'esprit  et  de  talent.  Mais  à  côté  de  l'homme  et  de  l'écrivain  il  y 
avait  le  penseur,  le  philosophe,  et  c'est  de  celui-là  seul  que  M.  Ferraz  a 
voulu  s'occuper.  Voilà  pourquoi  il  reste  toujours  impartial  et  impassible, 
mesurant  avec  équité  l'éloge  et  le  blâme,  notant  le  vrai  chaque  fois 
qu'il  le  rencontre,  n'hésitant  jamais  à  indiquer  l'erreur  et  à  la  con- 
damner chaque  fois  qu'il  en  trouve  l'occasion.  Ici,  l'on  n'a  point  affaire 
à  un  ami  ou  à  un  admirateur  :  on  est  en  présence  d'un  témoin  et  d'un 
juge. 

En  histoire,  il  n'y  a  pas  que  les  grands  noms  qui  aient  droit  à  notre 
souvenir  :  les  rôles  secondaires,  quand  ils  sont  bien  tenus,  méritent  at- 
tention. M.  Ferraz  n'aura  garde  de  les  oublier.  Peut-être,  cependant, 
eût-il  bien  fait  d'oublier  Ballanche.  C'est  une  belle  âme,  j'en  demeure 
d'accord  avec  tous  ceux  qui  l'ont  vu  de  près;  mais  c'est  à  peine  un 
esprit. 

Bûchez  est  moins  sympathique  que  Ballanche  :  comme  lui  il  n'a 
laissé  que  des  ébauches  ou  des  projets  de  doctrine.  Les  socialistes 
pourraient  à  certains  égards  le  réclamer  comme  un  des  leurs,  et  pour- 
tant M.  Ferraz  l'avait  réservé  pour  son  second  volume.  En  effet,  Bûchez 
est  un  croyant  catholique.  Mais,  partagé  entre  ses  croyances  et  ses 
aspirations,  il  ne  sait  jamais  prendre  parti.  Celui-là  encore  méritait  à 
peine  une  citation,  et  c'est  grande  générosité  de  lui  avoir  accordé  un 
chapitre. 

L'ubbé  Bautain  est  plus  près  de  nous  que  ceux  dont  il  nous  était 
parlé  tout  à  l'heure  :  et  cependant  il  n'est  guère  notre  contemporain. 
Faire  l'histoire  de  ses  idées,  c'est,  ou  peu  s'en  faut,  faire  l'histoire  de 
ses  erreurs.  Il  est  curieux  d'apprendre  que  presque  rien  n'est  digne  de 
survivre  à  un  homme  qui  a  tout  fait  pour  tout  savoir  (il  était  cinq  fois 
docteur)  et  qui  a  fait  beaucoup  pour  être  original.  Bautain  est  spiritua- 
liste,  mais  d'un  spiritualisme  où  la  raison  est  dépouillée  en  faveur  de  la 
foi.  Avec  Bautain  on  se  rapproche  du  traditionalisme  de  Bonald,  mais 
sans  trop  s'écarter  des  problèmes  de  l'ordre  spéculatif.  Cela  n'em- 
pêcha point  l'éloquent  abbé  d'avoir  des  démêlés  avec  Rome  :  le  Saint- 
Siège  s'est  ému  de  son  catholicisme  intempérant.  Le  bon  sens  et  la 
sagacité  lui  firent  d'ailleurs  assez  souvent  défaut;  sa  psychologie 
expérimentale,  entre  autres,  est  l'œuvre  d'une  imagination  qui  ne 
connaît  point  de  règle  ;  on  y  trouve  plus  que  des  erreurs,  je  veux  dire 
des  bizarreries,  des  élrangetés.  M.  Ferraz  en  a  saisi  quelques-unes 
au  passage  et  elles  ne  sauraient  passer  inaperçues. 

L'œuvre  du  Père  Gratry  semble  mieux  faite  pour  durer,  non  que  tout 
en  soit  solide,  mais  la  doctrine  est  plus  saine.  D'abord  on  ne  songe 
plus  comme  tout  à  l'heure  à  démanteler  la  raison  :  tout  au  contraire  on 
la  veut  pour  guide.  Gratry  est  l'adversaire  implacable  des  ennemis  de 
la  raison,  théologiens  ou  philosophes,  sopliisles  comme  il  les  appelle. 
Il  lutte  contre  Hegel,  au  nom  d'Aristote  et  du  principe  de  contradic- 
tion-, il  lutte  av.c  force,  éclat  et  talent,  et  ses  ai  juments  contre  le 
panthéisme  donnent  à  penser.  Plus  jeunes,  nous  avons  cédé  par  ins- 


ANALYSES.  —  FERRAZ.  Histoire  de  la  philosophie.       551 

tants  aux  charmes  de  cette  philosophie  nouvelle,  elle  l'était  du  moins 
pour  nous,  et  il  nous  a  paru  que  le  Père  Gratry  était  de  ceux  qui 
méritent  le  plus  d'avoir  raison.  M.  Ferraz  n'est  pas  de  cet  avis,  el 
nous  pensons  aujourd'hui  comme  M.  Ferraz.  Sans  doute,  il  est  entré 
dans  l'âme  de  Gratry  quelque  chose  de  l'âme  de  Malebranche;  mais 
l'âme  de  Malebranche  n'est  point  celle  de  tous  les  penseurs  ;  je 
ne  sais  qui  lui  reprochait  d'avoir  trop  de  l'ange,  et  de  nous  élever 
à  des  hauteurs  où  l'on  ne  sait  plus  rien  voir  si  l'on  n'est  quelque 
peu  visionnaire.  Gratry  l'était  entre  tous,  lui  qui  voulait  prouver  par 
les  mathématiques  le  mystère  de  la  Trinité.  En  logique,  il  savait 
mieux  détruire  qu'édifier;  c'est  merveille  de  l'entendre  reprocher  à 
Hegel  d'inventer  un  absolu  où  les  contradictoires  deviennent  iden- 
tiques, puis  de  le  voir  à  son  tour  imaginer  un  absolu  nouveau  où  vien- 
nent se  confondre  l'induction  et  la  déduction.  Tout  cela  est  bien 
exposé  par  M.  Ferraz,  et  judicieusement  apprécié.  Il  va  sans  dire  que 
Gratry  est  aussi  peu  ultramontain  que  possible  :  en  philosophie,  il 
est  chrétien,  mais  d'un  christianisme  tolérant,  progressiste,  d'un  chris- 
tianisme ouvert,  comme  on  dirait  aujourd'hui.  C'est  encore  pourtant 
un  christianisme  catholique. 

Un  dernier  chapitre  nous  remet  en  mémoire  un  philosophe  et  une 
doctrine  généralement  inconnus  ou  méconnus.  Bordas-Demoulin,  né  en 
1793  dans  la  Dordogne,  meurt  à  Paris,  à  l'hôpital  Lariboisière,  en 
juillet  1859,  et  cela  sans  pouvoir  espérer  qu'un  jour  à  venir  d'autres 
que  ses  amis  lui  rendront  pleine  justice.  Il  est  certes  de  ceux  dont 
la  philosophie  française  a  le  plus  droit  d'être  fière.  L'Institut  avait  mis 
au  concours,  en  1840,  l'histoire  de,  la  révolution  cartésienne  :  entre 
plusieurs  mémoires,  deux  furent  également  distingués  et  jugés  dignes  du 
prix.  Les  lauréats  étaient  Bordas  et  M.  Bouillier.  Bordas  n'appartenait 
pas  à  l'Université,  il  avait  même  attaqué  le  chef  de  l'école  philoso- 
phique universitaire,  Victor  Cousin  ;  au  lieu  d'une  histoire  du  cartésia- 
nisme, il  apportait  une  interprétation  personnelle  de  la  philosophie  de 
Descartes,  et  dans  laquelle  les  mathématiques  supérieures  tenaient  une 
large  part;  c'était  forcer  ses  juges  à  le  suivre  sur  un  terrain  qu'ils 
connaissaient  mal.  Donc  les  chances  d'échec  étaient  sérieuses.  Voilà 
ce  qu'aurait  dû  comprendre  l'auteur  du  Cartésianisme  :  néanmoins 
il  eut  trop  d'orgueil  pour  accepter  cette  demi-victoire. 

Il  n'en  advint  pas  autrement,  deux  ans  plus  tard,  à  V Éloge  de  Pascal  : 
cet  éloge  eut  le  prix,  mais  l'Académie  française  ne  voulut  point  le  cou- 
ronner seul  :  encore  une  victoire  incomplète,  autant  dire  une  décep- 
tion. Toutefois  cet  orgueil  qui  dépassait  le  mérite  du  philosophe  ne 
le  dépassait  guère  de  beaucoup.  Bordas  était  un  penseur  de  premier 
ordre  et  un  écrivain  d'un  réel  talent.  Pour  s'en  convaincre,  on  lira  avec 
fruit  le  Cartésianisme  et  l'Eloge  de  Pascal  :  ici,  c'est  l'écrivain  qui  se 
montre,  l'écrivain  d'abord,  puis  le  réformateur  religieux.  Là,  c'est  le 
philosophe  à  la  recherche  d'une  doctrine  nouvelle  et  dont  les  bases 
seront   volontairement  cartésiennes.  Dans   ce  livre  se  révèle  un  dis- 


552  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ciple  de  Descartes,  mais  ne  relevant  que  du  maître.  En  apparence, 
il  reproduit  la  Vision  en  Dieu;  en  fait,  il  la  réforme.  Il  répudie  cette 
âme  qui  voit  en  Dieu  les  raisons  des  choses,  pour  lui  substituer  un 
esprit  humain  «  constitué  par  des  idées  générales  dépendant  immé- 
diatement d'idées  générales  supérieures  constitutives  de  Dieu  ou  de 
l'esprit  incréé  j.  L'esprit  conçoit  ces  idées,  mais  il  ne  perçoit  rien  à 
proprement  parler,  comme  le  voulait  Malebranche.  Elles  sont,  nous  dit 
encore  Bordas,  dans  l'entendement,  ou  plutôt  elles  sont  l'entende- 
ment, elles  sont  nous-mêmes  «  en  tant  que  nous  possédons  certaines 
propriétés  que  nous  appliquons  aux  objets  ».  Le  nombre,  la  quantité, 
ces  deux  manières  d'être  appartiennent  à  l'âme,  car  l'âme  est  sub- 
stance, et  la  substance  est  la  synthèse  de  l'étendue  et  de  la  force.  De 
même  il  y  a  de  l'infini  dans  l'âme,  car  tout  ce  qui  est  participe  de 
l'infini.  A  la  rigueur,  le  fini  n'est  nulle  part  :  être  fini,  cela  signifie  seu- 
lement n'avoir  point  la  plénitude  de  l'être.  L'originalité  incontestable  de 
cette  double  théorie  de  la  substance  et  de  l'infini  est  mise  en  relief 
par  M.  Ferraz,  dont  on  ne  saurait  trop  apprécier  le  talent  d'exposer 
facilement  des  choses  difficiles.  J'aurais  toutefois  désiré  mieux  qu'une 
exposition.  M.  Ferraz  discute  avec  de  Maistre,  Bonald,  Lamennais  ; 
pourquoi  négliger  l'occasion  de  réfuter  Bordas  et  de  nous  montrer  à  ce 
propos  comment  et  par  quelles  erreurs  de  logique  on  se  perd  dans  le 
labyrinthe  de  l'infini  actuel  ?  Sans  doute  c'est  un  labyrinthe,  mais  c'est 
un  labyrinthe  dont  l'imagination  est  l'architecte  et  dont  il  ne  tiendrait 
qu'à  la  raison  de  trouver  les  issues. 

L'étude  se  termine  par  l'exposition  des  théories  morales  et  politi- 
ques de  Bordas.  Là,  Bordas  se  montre  tout  à  la  fois  partisan  du  catholi- 
cisme et  de  la  révolution  ;  mais  il  en  veut  au  «  cléricalisme  »  et  n'accepte 
pas  l'infaillibilité.  Son  idéal  est  le  christianisme  des  temps  primitifs. 
C'était  ici  le  cas  de  recourir  à  VÉloge  de  Pascal  où  Bordas  justifie  le 
jansénisme  et  ne  craint  pas  de  déclarer  qu'il  n'y  avait  qu'un  seul 
moyen  de  lutter  contre  la  réforme:  elle  était  nécessaire,  mais  il  fallait  la 
rendre  inutile  en  ne  laissant  point  à  l'hérésie  le  soin  de  l'entreprendre. 
Donc  point  d'ultramontanisme,  cela  va  sans  dire  ;  ne  serait-il  pas  exact 
d'ajouter  :  <  point  de  traditionalisme,  »  si  l'on  entend  ce  mot  comme 
l'entendaient  de  Maistre,  de  Bonald,  le  premier  Lamennais,  Gratry  lui- 
même?  On  le  voit,  le  christianisme  de  Bordas  n'est  déjà  presque  plus 
orthodoxe.  C'est  un  catholicisme  qui  veut  s'accommoder  à  l'esprit 
moderne,  qui  tient  en  médiocre  estime  les  pratiques  extérieures  et 
tente  de  rapprocher  la  religion  de  la  philosophie.  Pour  un  théologien  je 
ne  doute  pas  qu'entre  le  catholicisme  ainsi  entendu  et  le  christianisme 
des  protestants  la  différence  n'existe;  mais,  à  regarder  de  plus  haut, 
la  distance  est  à  peine  sensible.  Demander  aux  chrétiens  d'adorer 
Dieu  avec  leur  esprit  plutôt  qu'avec  leur  imagination,  c'est,  bon  gré 
mal  gré,  substituer  à  l'amour  de  Dieu  le  respect  de  la  personnalité 
divine,  c'est  vouloir  une  religion  qui  n'excède  guère  les  limites  de  la 
raison.  Ce  profond  philosophe  me  parait  être  à  certains  égards  de  ceux 


ANALYSES.  —  ferraz.  Histoire  de  la  philosophie.       553 

qui  ouvrent  la  marche  et  non  de  ceux  qui  la  ferment.  Entre  Bordas 
et  les  traditionalistes  protestants,  c'est  affaire  de  nuance,  et  les  tradi- 
tionalistes protestants  ont  une  place  marquée  dans  l'histoire  contem- 
poraine. Nous  espérons  que  M.  Ferraz  la  leur  a  déjà  réservée  dans  les 
volumes  qu'il  prépare. 

En  résumé,  de  ce  livre  se  dégage],  toute  une  conclusion  :  c'est  que 
la  Révolution  française  a  porté  ses  fruits  jusque  dans  l'ordre  spécu- 
latif et  que  les  habitudes  nouvelles  qu'elle  a  semées  dans  les  intelli- 
gences ne  sont  point  aisées  à  détruire.  La  Révolution  a  passé  devant 
les  yeux  de  Bonald  sans  l'effrayer  ;  elle  a  confirmé  ses  tendances, 
rien  de  plus.  Bonald  était  traditionaliste  d'instinct,  et  89,  même  sans 
93,  n'aurait  point  triomphé  de  ses  aversions  héréditaires.  Mais  la  Révo- 
lution a  produit  de  Maistre.  C'est  elle  qui  par  ses  excès  l'a  rejeté  vers 
le  monde  ancien.  C'est  elle  qui  l'a  rendu  éloquent ,  de  l'éloquence  de 
la  haine,  et,  comme  l'âme  qu'elle  indignait  était  l'âme  d'un  logicien, 
elle  a  trouvé  en  elle  un  adversaire  irréconciliable.  La  Révolution  a 
produit  Lamennais  :  il  l'aimait  sans  le  savoir,  alors  qu'il  inventait  un 
nouveau  genre  d'ultramontanisme,  ultramontanisme  de  l'avenir,  doc- 
trine généreuse,  mais  condamnée  dès  sa  naissance.  Ballanche  est  un 
méditatif  solitaire,  qui  s'entend  peu  aux  choses  de  la  vie  réelle. 
Bûchez  est  un  révolutionnaire  inconséquent.  Quant  à  Bautain  et  Gratry, 
ils  aiment  à  méditer  sur  les  choses  éternelles,  et  la  société  ne  les 
occupe  qu'à  de  rares  intervalles  :  Bautain  succombe  sous  l'étreinte  de 
la  foi;  Gratry,  jamais  vaincu,  jamais  vainqueur,  tente  entre  la  raison 
et  la  foi  un  accord  qui  ne  profite  ni  à  l'une  ni  à  l'autre.  L'esprit  nou- 
veau l'a  touché  quoi  qu'il  en  dise.  Bordas -Demoulin,  d'un  génie  plus 
personnel,  sait  voir  et  sait  oser;  il  revient  au  christianisme  des  temps 
primitifs,  je  veux  dire  à  un  christianisme  laïque. 

Pour  parler  le  langage  d'un  révolutionnaire  illustre,  le  jour  semble-t- 
il  éloigné  où  la  Révolution  aura  vaincu  Y  Eglise?  La.  question  mérite 
qu'on  la  pose  ;  mais  il  serait  contraire  à  l'esprit  et  aux  habitudes  de  la 
Revue  d'en  essayer  l'examen.  Il  nous  suffira  de  dire  que  le  livre  de 
M.  Ferraz  est  venu  fort  à  propos  ;  aussi  le  recommandons-nous  au 
«  public  »  autant  et  plus  encore,  peut-être,  qu'aux  philosophes. 

Lionel  Dauriac. 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES  ÉTRANGERS 


PHILOSOPHISCHE  MONATSHEFTE 
Année  1880.  Livraisons  IV,  V  et  VI. 

Vaihinger  :  Un  essai  inédit  de  Kant  sur  la  liberté. 

Vaihinger,  poursuivant  son  infatigable  enquête  sur  les  textes  publiés 
ou  inédits  de  Kant,  nous  communique  aujourd'hui  un  intéressant  essai 
sur  la  liberté,  qui  parut  en  1788  dans  le  numéro  100  de  VAllgemeine 
Literaturzeitung .  L'essai  avait  été  envoyé  à  la  Revue  par  Kraus  et 
figure  dans  ses  œuvres.  Mais  nous  savons,  par  le  témoignage  même 
de  Kraus,  que  la  rédaction  lui  en  avait  été  fournie  en  majeure  partie 
par  Kant,  et  qu'il  n'avait  eu  qu'à  y  faire  de  légères  modifications  pour 
l'adapter  aux  exigences  du  journal.  Il  s'agissait  d'une  réponse  à  un 
écrit  d'Ulrich,  professeur  estimé  d'Iéna,  Eleuthériologie,  ou  sur  la 
liberté  et  la  nécessité,  Iéna,  1788,  qui  combattait  la  doctrine  de  Kant 
sur  la  liberté,  au  moment  même  où  paraissait  la  Critique  de  la  raison 
pratique.  Les  adversaires  de  Kant  avaient  bruyamment  salué  celte 
réfutation.  Ulrich  avait  déjà,  dans  un  précédent  ouvrage,  attiré  l'atten- 
tion de  Kant.  Ses  Institutiones  logicœ  et  metaphysicœ  (Ienae,  1785) 
attaquaient  le  subjectivisme  de  la  théorie  de  la  raison  pure,  et  annon- 
çaient l'intention  de  défendre  contre  Kant  la  cause  du  déterminisme. 
Voici  ce  que  l'auteur  y  disait  :  «  Quae  autem  sit  libertatis  humanae  ratio, 
unde  commentitia  ista  et  utopica  libertatis  alicujus  opinio ,  quam 
innoxiu  sit  omnisque  periculi  exsors  deterministarum  sententia;  quae 
sint  e  diverso  incommoda  et  pericula  opinionis  indeterministarum,  alio 
loco  ac  tempore,  plenioris  Eleutherologise  initia  continente,  dicetur.  » 
On  voit  clairement  par  cette  courte  citation  quel  était  le  dessein 
d'Ulrich  et  à  quelle  école  il  appartenait..  «  Dans  ses  Institutiones,  nous 
dit  B.  Erdmann  (Kanfs  Kriticismus,  p.  107  et  108),  Ulrich  se  rapproche 
en  partie  de  Kant;  mais  il  n'adopte  que  le  point  de  vue  de  la  disser- 
tation de  1770,  et  paraît  poursuivre  une  tentative  de  conciliation  entre 
la  doctrine  kantienne  des  phénomènes  et  la  théorie  leibnizienne  des 
noumènes.  On  comprend  l'intérêt  que  Kant  devait  attacher  à  la  réfu- 
tation des  idées  d'Ulrich.  Il  est  bien  vraisemblable  que  l'article  de 
VAllgemeine  Zeitung  est  en  grande  partie  de  sa  main.  L'excellent 
apparatus  qui  suit  la  publication  du  texte  témoigne  du  soin  et  de  la 
pénétration  habituels  à  Vaihinger. 

Frédéric  de  BjErenbach  :  Le  problème   anthropologique   comme 

problème  fondamental  de  la  pliilosophie.  L'auteur  résume  dans  cet 

article  l'idée  maîtresse  du  1er  volume  de  son  Fondement  de  la  philoso~ 

i'h  ie  critique.  Nous  avons  eu  déjà  l'occasion  d'en  entretenir  nos  lecteurs. 

Qu'il  nous  suffise  de  rappeler  que  Bierenbach,  en  fidèle  disciple  de  Kant, 


PÉRIODIQUES.  —  Philosophische  Monatshefte.  555 

place  dans  l'analyse  du  sujet  pensant,  au  double  point  de  vue  de  la  con- 
naissance et  de  l'action,  l'unique  objet  de  la  recherche  philosophique. 

J.  Bergmann  :  La  connaissance,  comme  reposant  sur  la  conscience 
pratique  du  moi.  L'auteur  examine  la  théorie  de  la  connaissance,  que 
contient  le  livre  de  W.  Ileruiann,  La  religion  dans  sou  rapport  à  la 
connaissance  du  monde  et  àla  moralité.  Hennann  soutient  que  la  réa- 
lité véritable  est  inaccessible  à  la  connaissance  pure  ,  que  non  seule- 
ment l'entendement  théorique  ne  nous  fournit  aucune  indication  que 
nous  puissions  utiliser  pour  nous  orienter  dans  le  monde  des  choses  en 
soi,  mais  qu'il  est  même  absolument  étranger  au  pressentiment  de  ces 
réalités  supérieures;  qu'en  un  mot  il  n'atteint  pas  d'autre  existence  que 
celle  dont  nous  sommes  informés  par  le  témoignage  des  sens  exté- 
rieurs. A  celte  manière  de  voir,  Bergmann  oppose  la  doctrine  platoni- 
cienne, qui  fait  de  l'être  et  de  la  pensée  des  concepts  corrélatifs,  et 
soutient  que  toute  connaissance  est  une  connaissance  de  ce  qui  est,  et 
que  la  parfaite  réalité  est  aussi  parfaitement  connaissable.  Ce  n'est  pas 
qu'il  songe  à  renouveler  les  constructions  chimériques  de  l'idéalisme 
transcendant  et  qu'il  prétende  pouvoir  expliquer  le  monde  du  point  de 
vue  de  l'absolu.  Il  sait,  comme  Platon,  quelle  distance  sépare  la  pensée 
humaine  de  la  pensée  divine.  Mais  il  croit,  avec  Lotze,  que,  bien  que 
placés  aux  degrés  inférieurs  dans  la  hiérarchie  des  existences,  nous 
n'en  devons  pas  moins  avoir  toujours  présente  à  l'esprit  la  pensée  de 
la  science  absolue,  comme  l'idéal  obscurément  entrevu  de  notre 
savoir  humain.  Bergmann  s'accorde  d'ailleurs  avec  Hermann  pour 
placer  dans  le  moi  pratique  le  principe  essentiel  de  l'esprit,  pour 
déclarer  que  le  mot  pratique  seul  a  le  pressentiment  de  la  véritable 
réalité  et  peut  en  explorer  en  partie  les  mystères. 

Adolf  Horwicz  :  La  démonstration  'psychologique  du  pessimisme. 

Nos  lecteurs  se  rappellent  sans  doute  l'analyse  étendue  que  nous 
avons  précédemment  donnée  de  l'essai  de  M.  de  Hartmann  sur  la  dé- 
monstration scientifique  du  pessimisme  l.  Nous  croyons  qu'ils  nous 
sauront  gré  de  consacrer  les  mêmes  développements  à  la  réfutation 
qu'Horwicz  entreprend  de  cet  essai. 

Il  ne  se  propose  pas  de  répéter  ce  qu'iP  a  écrit  déjà  (Psycholog. 
Analys.,  t.  II,  p.  2)  contre  la  théorie,  qui  est  le  véritable  fondement  du 
pessimisme,  la  théorie  insoutenable  de  l'inintelligence  absolue  du  vou- 
loir (vom  grundlosen  Willeri).  Il  veut  seulement  examiner  ce  que  vaut 
la  balance  des  peines  et  des  plaisirs,  que  Hartmann  dresse  si  ingénieu- 
sement, et  dont  il  se  sert  pour  démontrer  la  banqueroute  totale  de  toutes 
nos  espérances  de  bonheur.  Hartmann  suppose  :  1°  qu'il  n'y  a  rien  de 
contradictoire  à  concevoir  que  le  plaisir  et  la  douleur  se  laissent  me- 
surer et  comparer;  2°  que  cette  balance  peut  se  faire  avec  une  préci- 
sion satisfaisante.  Mais  il  ouiilie  qu'en  dehors  des  mathématiques  il  n'y 
a  pas  d'opposition  absolue  du  plus  et  du  moins.   Que  j'aie  parcouru 

1.  Voir  année  1880,  \er  volume,  p. 


556  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

deux  fois  la  même  route  en  sens  contraire  et  fait  cinq  milles  à  l'aller  et 
cinq  milles  au  retour,  on  peut  dire  que  les  deux  voyages  s'annulent, 
puisqu'ils  me  ramènent  au  même  point.  Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que 
les  deux,  peuvent  aussi  s'ajouter,  et  que  j'ai  fait  10  000  milles  de  marche. 
Il  faut  donc  déterminer,  lorsqu'il  s'agit  de  la  comparaison  du  plaisir  et 
de  la  douleur,  à  quel  point  de  vue  ils  s'opposent,  à  quel  autre  au  con- 
traire ils  s'ajoutent,  et  quelle  conclusion  se  tire  en  faveur  du  pessi- 
misme de  leur  opposition;  or  c'est  ce  que  personne  n'a  encore  fait.  — 
On  suppose  que  les  plaisirs  et  les  peines  de  diverse  nature  sont  des 
quantités  de  même  espèce  et  peuvent  s'additionner.  Il  est  facile  de 
montrer  qu'il  n'en  va  pas  toujours  ainsi,  et  que  si  le  plaisir  de  la  mu- 
sique, d'une  conversation  spirituelle,  d'une  société  choisie  peut  s'ajouter 
aux  plaisirs  de  la  table,  il  n'est  pas  malaisé  de  reconnaître  que  certains 
plaisirs  sont  exclusifs  les  uns  des  autres.  Qu'on  n'oublie  pas  non  plus 
qu'il  y  a  dans  la  capacité  de  jouir  ou  de  souffrir  de  notre  conscience  une 
limite  qui  ne  saurait  être  dépassée,  sans  que  toutes  les  impressions 
nouvelles  nous  apparaissent  comme  indifférentes.  Comment  traiter  enfin 
les  plaisirs  comme  des  valeurs  équivalentes,  et  mettre  par  exemple 
les  joies  de  la  conscience  en  parallèle  avec  les  autres  plaisirs?  Il  n'est 
pas  permis  davantage  de  dire  que  la  peine  soit  neutralisée  par  le 
plaisir,  Lorsque  1  âme  ressent  en  même  temps  les  impressions  de  la 
peine  et  celles  du  plaisir,  ce  n'est  pas  un  état  d'indifférence,  qui  s'établit 
en  elle  par  suite  de  leur  opposition  ;  mais  d'ordinaire  l'une  des  deux 
l'emporte  sur  l'autre  et  absorbe  la  conscience  tout  entière.  Ou,  si  les 
deux  impressions  sont  également  fortes,  l'âme  passe  alternativement 
de  l'une  à  l'autre  sans  qu'on  puisse  dire  qu'elles  se  compensent, 
comme  le  gain  et  la  perte  le  font  au  jeu.  —  Mais  laissons  de  côté  toutes 
ces  considérations,  et  supposons  pour  un  instant  que  nos  émotions 
puissent  être  traitées  comme  des  quantités  de  même  nature,  on  n'aura 
pas  rendu  plus  facile  pour  cela  la  balance  qu'il  s'agit  d'établir.  C'est 
qu'il  faut  en  emprunter  les  éléments  aux  émotions  agréables  et  doulou- 
reuses du  passé  aussi  bien  que  du  présent,  et  non  seulement  d'un 
individu,  mais  de  tous  les  hommes.  Or  comment  apprécier  avec  nos 
dispositions  d'aujourd'hui  nos  impressions  d'autrefois,  juger  avec  la 
sensibilité  de  l'un  les  émotions  qu'a  ressenties  la  sensibilité  de  l'autre? 
Où  est  l'unité  de  mesure?  où  est  la  sensibilité  normale?  qui  la  fournira? 
Comment  surtout  établir  une  balance  entre  le  plaisir  de  l'un  et  la  dou- 
leur de  l'autre?  Se  consolera-t-on  du  mal  de  dents  en  pensant  au  grand 
nombre  de  ceux  qui  n'en  ressentent  pas  les  souffrances?  La  vue  des 
maux  d'autrui  devra-t-elle  diminuer  d'autant  notre  bonheur,  ou  même 
le  changer  en  tristesse?  et  le  spectacle  de  la  prospérité  des  autres 
ajoutera-t-il  nécessairement  à  la  vivacité  de  notre  propre  contentement? 
Mais  qui  ne  sait  que  tout  cela  dépend  du  tempérament  et  du  caractère 
des  individus.  —  Les  arguments  psychologiques,  invoqués  par  M.  de 
Hartmann,  ne  justifient  donc  ni  son  pessimisme  ni  les  conséquences 
pratiques  qu'il  en  tire.  Et  pourtant  il  n'invoque  rien  moins  que  l'auto- 


PÉRIODIQUES.  —  Philosophische  Monatshefte.  557 

rite  de  Kant  pour  confirmer  sa  doctrine.  Kant  a  soutenu,  en  effet,  comme 
Hartmann,  l'opposition  de  l'inclination  et  du  devoir,  et  professé  que  la 
raison  pratique  ou  la  volonté  morale  n'a  rien  de  commun  avec  la  sen- 
sibilité. Mais  c'est  là  une  des  plus  grandes  erreurs  de  l'illustre  philo- 
sophe. «  C'est  faire  du  devoir  la  plus  exécrable  des  tyrannies  et  imaginer 
dans  la  félicité  céleste  une  pureté  chimérique,  que  de  vouloir  que  la  vo- 
lonté morale  ne  jouisse  pas  comme  de  son  bien  propre  du  bien  absolu 
qu'elle  poursuit.  »  La  vraie  vertu  ne  réside  pas  dans  la  lutte  contre  les 
penchants,  mais  dans  l'accord  joyeux  du  penchant  et  de  ce  que  la  raison 
demande.  L'éducation  et  l'habitude  peuvent  seules  développer  en  nous 
une  telle  volonté.  «  Toute  tendance  est  une  aspiration  vers  la  félicité. 
Le  vrai  bien  est  en  même  temps  le  vrai  contentement Psychologi- 
quement, toute  moralité  repose  sur  le  sentiment,  parce  que  le  sentiment 
est  l'unique  mobile  des  actions  humaines.  » 

Théodore  Feghner  :  La  philosophie  de  la  lumière  en  regard  de  la 
philosophie  des  ténèbres  (Die  Tagesansicht  gegenueber  der  Nachtan- 
sicht,  Leipzig,  Breitkopf  und  Haertel,  1879). 

Le  vieux  et  illustre  champion  de  l'idéalisme  oppose,  dans  une  der- 
nière profession  de  foi,  la  philosophie  qu'il  a  tant  de  fois  défendue  aux 
doctrines  contraires  du  présent,  au  phénoménalisme,  au  positivisme, 
au  matérialisme,  même  au  criticisme.  Fechner  professe  une  sorte  de 
panthéisme  adouci  qui  rappelle  la  philosophie  de  la  nature  du  vieux 
Schelling,  qui  séduit  comme  elle  plus  qu'il  ne  convainc.  On  n'y  voit 
pas  clairement  quelle  distinction  l'auteur  fait  entre  Dieu  et  le  monde; 
les  principes  y  sont  partout  affirmés  plutôt  que  démontrés.  Fechner  ne 
laisse  pas  échapper  l'occasion,  qui  s'offre  à  lui,  de  rompre  une  lance 
en  faveur  du  spiritisme,  à  l'exemple  de  son  ami  Zcellner. 

Ragnisco  :  La  critica  délia  ragion  pura  di  Kant.  Napoli. 

Ragnisco  appartient  à  l'école  de  Hegel.  Il  trouve  chez  Kant  non  pas 
seulement  une  théorie  de  la  connaissance,  mais  encore  une  doctrine 
vraiment  métaphysique.  Il  fait  de  Fichte,  de  Schelling  et  de  Hegel  les 
véritables  continuateurs  de  Kant.  Ils  n'ont  eu  qu'à  développer  les  germes 
contenus  dans  la  doctrine  du  maître.  «  Sans  Fichte,  Kant  demeure 
presque  incompréhensible  ;  Hegel  a  résolu  le  premier  le  problème  que 
Kant  s'était  posé...  L'auteur  de  la  doctrine  de  la  science,  celui  de 
l'idéalisme  transcendantal,  celui  de  la  phénoménologie  de  l'esprit  sont 
des  philosophes  vraiment  critiques,  non  d'aventureux  dogmatiques.  » 
Les  néokantiens  de  notre  temps  ne  sont  pas  près  de  s'entendre  avec 
ce  nouvel  interprète,  dont  la  pensée  rappelle  parfois  celle  du  regret- 
table Harms. 

R.  Eucken,  Recherches  pour  servir  à  V histoire  de  l'ancienne  philo- 
sophie allemande.  III,   Théories  de  Paracelse  sur  l'évolution. 

La  l,e  édition  complète  des  œuvres  de  Paracelse  par  Ruser  (1589)  est 
la  seule  qui  mérite  confiance  -,  encore  le  plus  prudent  est-il  de  s'en 
tenir  aux  parties  que  Huser  déclare  avoir  collationnées  sur  les  manus- 
crits mêmes  de  Paracelse.  La  doctrine  qu'on  y  trouve  n'est  pas  tout  à 


558  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

fait  celle  qu'on  connaît.  Paracelse  s'y  montre  plutôt  un  savant  qu'un 
philosophe.  L'idée  de  l'évolution  domine  sa  doctrine,  quoiqu'on  n'en 
trouve  pas  le  nom  chez  lui  et  qu'on  ne  le  rencontre  pour  la  première 
fois  que  chez  Bcehme.  Mais  Paracelse  ne  conçoit  pas  l'évolution,  au 
sens  du  monisme  mécaniste  d'aujourd'hui,  comme  supprimant  l'inter- 
vention de  la  finalité  créatrice.  La  cosmologie  chrétienne  et  le  dogme 
de  la  création  sont  pour  lui  des  vérités  indiscutables.  Son  originalité 
consiste  à  concevoir  le  monde  comme  un  être  vivant,  qui  parcourt  dans 
sa  durée  toutes  les  phases  de  l'existence  individuelle  :  c'est  en  ce 
sens  que  sa  philosophie  de  la  nature  est  évolutioniste.  Dieu,  en  créant 
le  monde,  a  déposé  dans  la  matière  première  et  informe  tous  les 
germes,  dont  il  a  fait  sortir  ensuite,  pendant  l'œuvre  des  sept  jours, 
les  espèces  avec  leurs  caractères  définitifs.  Cette  période  de  création 
et  de  formation  pour  le  monde  correspond  chez  l'individu  à  la  période 
de  la  vie  embryonnaire.  Alors  commence  pour  le  monde,  comme  pour 
l'individu,  le  développement,  à  travers  la  durée  et  l'espace.,  de  l'être 
ainsi  constitué  dans  ses  caractères  essentiels. 

La  vie  du  monde,  comme  celle  de  l'individu,  ne  doit  s'arrêter  que 
lorsqu'il  aura  épuisé  toutes  les  formes  de  développement  dont  il  porte 
en  lui  le  germe,  t  Le  ciel  change  tous  les  jours  ;  lui  aussi  il  vieillit.  De 
même  que  l'enfant  change  et  devient  de  plus  en  plus  dissemblable  à 
ce  qu'il  était  d'abord,  jusqu'  à  ce  que  la  mort  termine  son  existence, 
ainsi  le  ciel  a  eu  son  enfance,  sa  jeunesse  et  arrivera  par  la  vieillesse 
à  sa  fin,  comme  l'homme  à  la  mort.  »   Les   formes  successives  que 
revêt  la  vie  du  monde  ne  s'expliquent  que  par  l'unité  de  l'organisme 
universel;   aucune  n'a  sa  raison  d'être  en  elle-même  et  ne  s'entend 
que  par  son  rapport  au  tout.  Aussi  le  philosophe  est-il  celui  qui  sait 
voir  et  comprendre  toutes  choses  dans  l'unité.  «  Malgré  la  diversité  des 
noms,  il  n'y  a  qu'un  art,  qu'une  science,  puisque  le  tout  est  un  même 
être.  »  Paracelse  n'en  maintient  pas  moins  l'indépendance  essentielle 
des  individus.  L'homme  est  le  couronnement  de  la  création  :  en  lui, 
comme  dans  une  sorte  de  microcosme,  sont  rassemblés  tous  les  élé- 
ments, toutes  les  forces  qui  agissent  dans  l'univers.  Le  monde  est 
comme  le  père;  l'homme,  le  fils  :  et  le  fils  doit  ressembler  à  son  père. 
«  Si  l'homme  n'était  pas  fait  des  mêmes  matériaux  que  le  monde...,  il 
ne  poutrait  s'approprier  ce  qui  est  dans  ce  grand  monde.  Comme  il  est 
fait  de  la  même  substance  que  lui,  il  peut  transformer  en  son  propre 
corps  tous  les  aliments  qu'il  lui  emprunte...  Ainsi  le  corps  de  l'homme 
s'approprie  le  corps  du  monde,  comme  un   fils  fait  le   sang  de  son 
père  :  car  ils  ne  sont  l'un  et  l'autre  qu'un  même  sang  et  un  même 
corps,  et  l'âme  seule  les  distingue,  bien  que  leur  savoir  soit  iden- 
tique.   »   Aussi  il  ne  faut  pas  expliquer  le  monde  par  l'homme,  mais 
bien  l'homme  parle  monde. «  Toutes  les  choses  créées  sont  comme  les 
lettres  et  les  livres  ,  qui  nous  racontent  la  généalogie  de  l'homme.  » 
C'est  surtout   par  l'étude   des  animaux   que  l'homme  arrivera  à  se 
connaître  :  les  animaux  sont  véritablement  les  ancêtres  de  l'homme, 


PÉRIODIQUES.  —  Pliilosopliische  Monatshefle.  559 

qui  réunit  en  lui  la  multiplicité  des  traits  par  lesquels  les  espèces  se 
diversifient,  et  mériterait  ainsi  d'être  appelé  l'animal  universel  ou 
plutôt  collectif.  Mais  l'homme  est  plus  qu'un  simple  animal  :  il  est 
aussi  fait  à  l'image  de  Dieu.  «  Il  est  la  nature;  mais  il  est  aussi  un 
esprit;  il  est  aussi  un  ange.  »  Convaincu  de  la  vérité  de  révolution, 
Paracelse  rejette  le  culte  exclusif  de  l'antiquité,  mais  sait  en  com- 
prendre le  rôle  et  voir  dans  le  passé  la  préparation  du  présent.  De 
même  que  le  temps  est  nécessaire  au  développement  des  oeuvres  de 
la  nature  et  de  Dieu  et  les  fait  passer  par  d'incessantes  transforma- 
tions, ainsi  les  croyances  et  les  institutions  des  hommes  se  modifient 
d'âge  en  âge.  «  Est-ce  que  les  lois  du  mariage  pourraient  demeurer  les 
mêmes,  si  le  rapport  numérique  des  sexes  venait  à  changer?  »  Au 
travers  et  à  l'aide  même  de  ces  changements  continuels,  le  progrès  se 
réalise  dans  le  monde.  «  On  doit  croire  que  les  hommes  croîtront  en 
savoir,  en  pénétration,  en  sagesse,  en  raison,  à  mesure  que  le  monde 
approchera  de  sa  fin.  »  Mais  à  la  loi  universelle  de  l'évolution  sont 
soustraites  les  vérités  divines  ,  celles  de  la  foi  comme  celles  de  la 
moralité. 

J.  Bergmann's  reine  Logik  (Berlin,  Mittler,  1879;  1IC  partie,  Logique 
générale).  La  diversité  des  théories  auxquelles  la  logique  a  donné  nais- 
sance en  Allemagne  dans  les  dix  dernières  années  indique  assez  que 
cette  science  est  dans  une  période  de  transformation.  Le  livre  de 
Bergmann  ne  sépare  pas  la  logique  de  la  métaphysique,  la  science  des 
formes  de  la  pensée  de  la  science  des  formes  de  l'être. 

La  logique  formelle  est  aussi  une  logique  matérielle  :  car  tout  con- 
cept qui  répond  aux  exigences  de  la  logique  a  sa  vérité  matérielle. 
Dans  toute  pensée,  il  faut  distinguer  trois  éléments  :  la  synthèse  pri- 
mitive de  l'intuition  qui  rassemble  une  pluralité  d'impressions  dans 
l'unité  d'une  chose  et  réunit  cette  unité  avec  le  moi  et  les  autres 
choses  dans  l'unité  supérieure  du  monde  ;  puis  l'analyse  mentale  des 
éléments  contenus  dans  la  représentation  que  l'esprit  -s'est  ainsi 
formée;  enfin  la  critique  à  laquelle  le  jugement  soumet  cette  repré- 
sentation pour  en  déterminer  la  valeur.  La  pensée  produit  son  objet. 
«  Le  moi  n'est  pas  donné;  il  est  produit  par  l'intuition,  qui  ramène  de 
nombreux  états  à  la  forme  du  moi...  L'existence  du  moi  est  un  fait  qui 
n'a  pas  besoin  de  preuve  :  c'est  par  l'action  du  moi  lui-même  que  son 
existence  devient  un  fait...  Etre  réel,  c'est  être  l'objet  d'une  intuition. 
Or  le  moi  seul  peut  être  connu  par  intuition  ;  lui  seul  a  donc  la  réalité. 
Ce  qui  n'est  pas  en  soi  n'est  pas  réel,  n'est  pas  une  chose...  S'il  n'y 
avait  pas  de  moi,  il  n'y  aurait  pas  d'être...  L'existence  des  autres  est 
pour  moi  un  objet  de  pure  croyance;  il  n'y  aurait  aucune  contradiction 
à  supposer  que  je  suis  seul  au  monde.  »  L'audace  de  cet  idéalisme 
subjectif,  qui  rappelle  Leibniz,  Berkeley  et  Fichte,  qui  n'admet  d'autre 
réalité  que  celle  d'èires  semblables  au  moi  et  conçoit  le  monde  comme 
le  moi  absolu,  nous  ^permet  d'apprécier  le  caractère  original  et  aussi 
les  difficultés  de  la  tentative  poursuivie  par  la  logique  de  Bergmann. 


560  REVUE   PHILOSOPHIQUE       • 

Otto  Liebmann  :  Essai  d'une  analyse  de  la  réalité  (2e édition,  Strass- 
burg,  Trubner,  1880). 

Parmi  les  précieuses  additions  qu'Otto  Liebmann  a  faites  à  la  pre- 
mière édition  de  son  livre,  il  convient  de  mentionner  le  chapitre  sur 
l'association  des  représentations.  Sans  doute,  là  comme  ailleurs, 
Liebmann  excelle  plutôt  à  critiquer  les  théories  reçues,  à  préciser, 
à  renouveler  les  problèmes,  à  suggérer  des  solutions,  qu'à  en  présenter 
en  son  nom,  qu'à  en  démontrer  quelqu'une,  il  n'y  en  a  pas  moins  un 
très  grand  profit  à  tirer  de  son  étude  sur  l'association.  Liebmann  fait 
admirablement  ressortir  les  vices  sans  nombre  de  cette  théorie.  Elle 
ne  rend  compte  ni  du  souvenir,  ni  de  l'imagination,  ni  de  la  perception, 
à  plus  forte  raison  des  notions  nécessaires  de  l'entendement.  L'auteur 
combat  victorieusement  la  philosophie  associationiste  sur  son  propre 
terrain,  celui  de  l'observation  psychologique.  Il  montre  qu'elle  n'est 
pas  plus  heureuse,  lorsqu'elle  fait  appel  à  la  physiologie,  et  prétend 
expliquer  les  associations  d'idées  par  les  combinaisons  des  cellules  et 
des  filets  nerveux.  —  Signalons  encore  la  nouvelle  étude  de  Liebmann 
sur  l'espace,  comme  objet  d'intuition  et  oomme  concept  de  l'entende- 
ment, sous  le  nom  de  Raumcharakteristik  und  Raumdeduction. 
C'est  pour  ne  pas  distinguer  entre  la  nécessité  logique  et  la  nécessité 
intuitive  dans  nos  jugements  sur  l'espace,  qu'on  s'égare  dans  les  hypo- 
thèses de  la  métamathématique. 

Gustay  Biedermann  :  Un  carnet.  Prag,  Tempsky.  1879. 

Recueil  de  réflexions  philosophiques,  qu'il  n'est  ni  sans  intérêt  ni 
sans  profit  de  parcourir  .  Nous  en  détacherons  quelques  -  unes  : 
«  L'application  est  le  courage  du  savant.  —  La  première  condition  d'une 
croyance  scientifique,  c'est  de  ne  pas  croire  là  où  il  est  permis  de  sa- 
voir. —  Les  seules  actions  qui  échappent  à  l'oubli  sont  celles  qui, 
comme  des  graines  robustes,  ne  passent  point  à  travers  le  crible  de 
l'histoire.  —  Les  concepts  sont  les  économies  de  l'esprit  ;  les  idées  en 
sont  les  besoins.  —  Il  n'y  a  pas  de  gens  sans  croyance,  mais  des  gens 
différant  de  croyance.  —  Chaque  idée  nouvelle  est  le  rajeunissement 
d'une  vieille  idée.  »  A  travers  tous  ces  ingénieux  aphorismes  se  déve- 
loppent l'éloge  et  la  défense  de  la  philosophie  hégélienne,  qui  fait 
l'unité  et  l'idée  maîtresse  du  livre. 


ZEITSCIIRIFT  FUER  PHILOSOPHIE  UND  PHILOSOPHISCHE  KRITIK. 
T.  LXXVI,  1880.  —  lre  et  2e  Livraisons. 

Eduard  Rehnisch  :  Essai  de  critique  des  dogmes  et  des  opinions 
traditionnels  en  logique,  et  particulièrement  de  la  théorie  du  raison- 
nement (1er  article). 

En  terminant  l'ingénieux  exposé  du  développement  de  la  science 
humaine,  qui  ouvre  l'avant-dernier  livre  de   son  Microcosme],  Lotze 


PÉRIODIQUES.  —  Zeitschrift  fuer  Philosophie.         561 

insiste  sur  l'empire  fâcheux  que  les  opinions  de  l'antiquité  exercent 
encore  sur  nous.  Cette  observation  est  surtout  vraie  des  préjugés  et 
des  erreurs  que  l'autorité  trop  respectée  des  anciens  entretient  parmi 
les   logiciens    modernes,   malgré   les    progrès   incontestables   que   la 
science  a  réalisés.  C'est  toujours  la  logique  d'Aristote  qu'on  enseigne 
dans  les  écoles.  Les  esprits  ordinaires  ne  sont  pas  seuls  à  subir  ce 
joug.  On  sait  combien  Kant  lui-même,  le  grand  réformateur  de  la  phi- 
losophie, se   plaisait  à  opposer  la  certitude  incontestée  des  théories 
logiques,  que  nous  a  léguées  le  passé,  aux  variations  incessantes  de 
la  métaphysique.  Herbart  ne  les  jugeait  pas  avec  moins  de  faveur  et 
n'en  vantait  pas  moins  la  rigueur  démonstrative  que  l'utilité  pédago- 
gique. Trendelenbourg  n'hésite  pas  à  préférer  la  logique  d'Aristote  à 
celle  de  Kant.  Aussi  n'a-t-il  cru  pouvoir  rien  faire  de  mieux  que  de  re- 
constituer   le  véritable   sens  des   théories   du  Stagyrite.  Un   examen 
attentif  montre  pourtant  que  ce  respect  superstitieux  pour  l'ancienne 
logique  n'est  pas  étranger  aux  erreurs,  aux  difficultés  qui  ont  embar- 
rassé la  marche  de  Leibniz,  de  Kant,  de  Herbart  par  exemple.  Bornons- 
nous  à  examiner  ce  que  vaut  la  théorie  du  raisonnement,  que  nous  de- 
vons aux  anciens.  Non  seulement  Aristote  n'a  pas  étudié  l'induction  et 
l'analogie  ;  mais  sa  théorie  du  syllogisme  même  est  loin  d'être  satisfai- 
sante.41  est  faux  qu'il  n'y  ait  de  raisonnement  concret  que  celui  qui  se 
laisse  ramener  à  l'un  des  dix-neuf  modes  de  la  première  figure.  Il  n'est 
pas  exact  davantage  que,  dans  tout  syllogisme,  sur  les  deux  prémisses, 
il  doive  y   en  avoir  une  au  moins  de  générale,  une  d'affirmative.  Ne 
tirons-nous  pas  tous  les  jours  des  conclusions  valables  de  prémisses 
comme  les  suivantes  :  «  Lessing  n'était  pas  l'ami  du  clergé;  il  n'était 
pas  non  plus  l'ennemi  du  christianisme  ;  j  ou  de  cet  autre  :  «  Ces  per- 
sonnes ne  sont  plus  tout  à  fait  jeunes  ;  elles  n'agissent  pourtant  pas 
tout  à  fait  avec  raison  ?  » 

Si  Kant  propose,  pour  améliorer  la  logique  d'Aristote,  de  traiter  les 
propositions  particulières  comme  des  propositions  universelles,  sa  cor- 
rection n'est  rien  moins,  au  fond,  que  le  renversement  de  la  syllogis- 
tique  péripatéticienne.  —  La  distinction  des  figures  au  point  de  vue  de 
leur  valeur  démonstrative  n'est  pas  soutenable;  et  la  célèbre  formule  : 
«  Omnis  bonus  syllogismus  regulatur  per  Dici  de  omni  vel  Dici  de 
nullo  î  que  l'on  considère  comme  la  loi  suprême  du  syllogisme,  ne  s'ap- 
plique bien  qu'aux  raisonnements  de  la  première  figure.  D'ailleurs 
l'histoire  de  ce  principe  est  aussi  instructive  que  peu  connue.  Les 
modifications  qu'il  a  subies  dans  la  forme  et  pour  le  sens  chez  les 
logiciens  du  moyen  âge  montrent  combien  l'interprétation  d'Aristote 
a  varié. 

Bruno  Weiss  :  Recherches  sur  la  dialectique  de  Frédéric  Schleier* 
mâcher  (fin). 

Nos  précédentes  études  nous  permettent  de  déterminer  les  rapports 
de  la  philosophie  spéculative  et  de  la  religion,  dans  la  doctrine  de 
Schleiermacher.  A  ses  yeux,  la  divinité  n'est  ni  un  objet  de  connais- 

tome  x.  —  1880.  36 


562  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

sance  ni  un  objet  de  science.  Il  ne  voit  avec  Kant,  dans  la  m  étaphy- 
sique  religieuse,  qu'un  tissu  de  purs  sophismes.  C'est  par  une  action 
immédiate  et  mystérieuse,  que  nous  sentons  en  nous  la  présence  de  la 
divinité.  Scheiermacher  était  un  mystique.  Il  veut  que  le  dialecticien 
disparaisse  là  où  commence  le  mystique.  «  Il  n'y  a  pas  de  philosophie 
pour  la  religion  ni  de  religion  pour  la  philosophie.  »  Ce  qui  ne  veut 
pas  dire  que  l'une  soit  l'opposé  de  l'autre.  Il  n'y  a  pas  d'antagonisme 
entre  elles;  mais,  au  contraire,  t  toute  philosophie  conduit  nécessaire- 
ment au  mysticisme,  si  l'on  veut  aller  jusque-là.  »  Le  mysticisme  de 
Schleiermacher  ne  se  perd  pas  dans  le  quiétisme  stérile  de  la  contem- 
plation. Par  ce  trait  comme  par  bien  d'autres,  la  dialectique  de  Schleier- 
macher a  d'étroites  affinités  avec  celle  de  Platon  ;  et  sa  méthode  est 
tout  inspirée  par  le  grand  idéaliste. 

Eug.  Dreher  :  Tlièorie  des  perceptions  sensibles  (suite). 

L'expérience  nous  apprend  quelle  part  revient  aux  raisonnements, 
soit  conscients,  soit  inconscients,  dans  la  formation  des  perceptions 
sensibles.  Cela  est  vrai  également  de  la  vue,  de  l'ouïe,  du  toucher,  de 
tous  les  sens  enfin.  La  moindre  perception  est  donc  un  phénomène 
très  complexe,  d'où  l'analyse  la  plus  délicate  ne  réussit  qu'à  grand' - 
peine  à  dégager  tous  les  éléments.  Qui  sait  si  nos  descendants  éloignés 
ne  réussiront  pas  à  discerner  dans  les  objets  des  qualités  que  nous  ne 
saisissons  pas  ;  à  développer  en  eux  des  sens  qui  nous  font  encore  dé- 
faut, par  exemple  à  percevoir  d'autres  couleurs  élémentaires  que  celles 
qui  nous  sont  jusqu'à  présent  accessibles?  Ne  se  pourrait-il  pas  égale- 
ment que  notre  intuition  de  l'espace  et  du  temps  devînt  plus  riche 
par  la  suite,  et  qu'aux  trois  dimensions  jusqu'ici  connues  de  l'espace, 
par  exemple,  l'avenir  réussît  à  en  ajouter  une  quatrième?  On  sait 
quels  débats  cette  hypothèse  a  déjà  soulevés.  Un  prochain  article  en 
montrera  l'inanité. 

Wilhelm  Wigand  :  Leibniz  et  ses  tentatives  pour  établir  la  paix 
religieuse. 

Leibniz  a  été  étudié  sous  bien  des  aspects,  comme  philosophe, 
comme  savant,  comme  philologue,  comme  homme  politique;  ses  efforts 
pour  faire  régner  la  paix  entre  les  diverses  confessions  chrétiennes 
n'ont  pas  encore  été  racontés  et  appréciés  comme  il  convient.  Lessing 
disait  déjà  :  a  La  philosophie  de  Leibniz  est  peu  connue,  mais  sa  théo- 
logie Test  encore  moins.  Je  ne  parle  pas  de  la  doctrine  théologique, 
qui  forme  une  partie  de  sa  philosophie,  mais  de  sa  théologie  chrétienne. 
De  quelle  manière  se  conciliait-elle  dans  la  tète  de  notre  philosophe 
avec  les  principes  de  la  pure  raison?  Cela  vaudrait  la  peine  d'être  expli- 
qué. »  Les  recherches  de  Guhrauer,  surtout  sa  biographie  de  Leibniz, 
permettent  de  satisfaire  au  vœu  de  Lessing.  Sans  doute  il  demeure 
toujours  difficile,  surtout  en  des  matières  aussi  délicates,  de  saisir  exac- 
tement la  véritable  pensée  de  Leibniz.  C'est  ici  surtout  qu'il  faut  se 
souvenir  des  paroles  de  Jacobi  :  «  Leibniz  a  voulu  accommoder  ses 
idées  à  tant  d'esprits  et  de  systèmes  différents,  et  si  souvent  tenté  de 


PÉRIODIQUES.  —  Zeitschrift  fuer  Philosophie.  563 

faire  passer  la  vérité  pour  ainsi  dire  sous  le  manteau  de  l'erreur;  il 
gardait  tant  déménagements  de  toutes  sortes,  qu'il  y  fût  forcé  ou  non; 
et  ses  écrits  nous  sont  parvenus  dans  un  tel  état  :  qu'on  est  facilement 
exposé  à  ne  pas  le  comprendre  même  avec  la  meilleure  volonté  du 
monde,  et  simplement  par  prévention  ou  par  étroitesse  de  jugement, 
et  qu'il  est  encore  infiniment  plus  facile  de  lui  prêter  malicieusement 
des  contradictions.  »  Essayons  néanmoins  de  décrire  ses  tentatives 
pour  mettre  d'accord  en  premier  lieu  la  philosophie  et  la  religion  chré- 
tienne, ensuite  le  catholicisme  et  le  protestantisme. 

La  philosophie  de  Leibniz,  comme  celle  de  Platon,  entreprend  de  faire 
revivre  et  de  réconcilier  dans  l'unité  d'une  doctrine  supérieure  les  grandes 
doctrines  du  passé.  Il  ne  «  se  jette  pas,  comme  il  reproche  aux  au- 
tres, sur  les  pensées  hyperboliques,  »  en  abandonnant  «  ce  qui  est 
plus  simple  et  en  même  temps  plus  solide  ».  Il  n'emprunte  aux  anciens 
que  ce  qui  est  «  le  plus  propre  à  l'usage  et  le  plus  conforme  au  goût 
de  notre  siècle  ». 

Qu'est  la  religion  dans  la  philosophie,  qu'il  construit  ainsi  des  éléments 
les  plus  divers?  C'est,  comme  pour  la  doctrine  platonicienne,  la  con- 
science du  divin  dans  l'homme.  «  Le  même  Dieu,  qui  est  la  somme  de 
tous  biens,  est  aussi  le  principe  de  toutes  les  connaissances.  »  L'infini 
est  présent,  d'une  manière  confuse  assurément,  à  toutes  les  monades; 
il  est  le  moteur  et  la  fin  de  toute  activité  :  c'est  lui  que  les  monades 
poursuivent  également,  aux  degrés  infiniment  divers  de  leur  appétit  et 
de  leur  perception.  Dominé  par  cette  pensée,  on  comprend  qu'il  ne  lui 
ait  pas  été  malaisé  de  s'intéresser  aux  formes  diverses  sous  lesquelles 
les  religions  positives  traduisent  cet  essentiel  besoin  de  lame  humaine, 
et  que  son  amour  de  l'humanité  et  son  patriotisme  lui  aient  fait  un  de- 
voir de  réconcilier  entre  eux  des  esprits  qu'il  voyait  unis  dans  la  pour- 
suite d'une  même  fin  et  séparés  seulement  sur  le  choix  des  moyens. 
Friese  :  Voix  du  royaume  des  esprits.  Leipzig,  Mutze,  1879. 
Le  professeur  Fr.  Hoffmann,  l'admirateur   et   le   disciple  connu   de 
Baader,  partage  entièrement  la  foi  de  Friese  dans  l'authenticité  et  la 
haute  significations  des  manifestations  attribuées  aux  esprits.  Aux  expé- 
riences célèbres  que  Zollner,  que  Fechner  eux-mêmes  n'ont  pas  hésité 
à  raconter  au  public,  Friese  joint  les  siennes  avec  une  égale  confiance. 
Il  y  voit  la  preuve  indiscutable  non  seulement  de  l'existence  des  esprits 
et  de  l'immortalité  des  âmes,  mais  encore  la  démonstration  évidente 
du  commerce   que  les  morts  continuent  d'entretenir  avec  les  vivants. 
Il  se  hasarde  même  à  vouloir  pénétrer  le  secret  de  cette  existence 
supra-sensible  et  à  en  déterminer  la  nature  et  les  conditions,  i  Les  pas 
de  géant  qu'a  faits  la  connaissance  des  forces   naturelles,  dit  quelque 
part  Friese,  ont  banni  des  esprits  la  crainte  du  diable  et  de  sa  puis- 
sance imaginaire...  ;  mais  on  a  cru  que  toutes  les  expériences  et  les 
découvertes    merveilleuses    qui    s'accumulaient  rapprochaient  davan- 
tage l'homme  des  derniers  principes  de  la  réalité;  on  a  cru  découvrir 
dans  les  étonnantes  et  incompréhensibles  propriétés  de  la  matière  l'es- 


564  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

sence  véritable  et  unique  de  toutes  les  choses  créées  ;  on  s'est  laissé 
aller  à  un  désolant  matérialisme,  qui  rejette  la  croyance  à  l'existence 
ou  du  moins  à  l'immortalité  de  l'âme.  Cette  doctrine  empestée,  mor- 
telle à  tout  idéal,  c'est  la  mission  expresse  des  esprits  de  la  combattre; 
et  j'aurais  pu  écrire  de  nombreux  volumes  avec  le  récit  des  faits  qui 
montrent  combien  les  esprits  remplissent  sérieusement  leur  rôle.  J'ai 
mieux  aimé  réunir  ici  les  renseignements  que  j'ai  obtenus  moi-même 
d'eux,  par  d  insistantes  questions  sur  la  vie  que  mènent  les  morts  et 
que  notre  destinée  nous  appelle  tous  à  mener  un  jour.  » 

A  cette  profession  de  foi  spirite,  Ulrici  n'a  pu  contenir  son  envie 
d'ajouter  une  nouvelle  déclaration  à  l'adresse  de  Wundt  et  des  autres 
adversaires  du  spiritisme.  Ce  n'est  pas,  selon  lui,  répondre  à  tous  ceux 
qui,  comme  Zôllner,  comme  Weber,  Fechner  et  comme  lui,  déclarent 
vrais  les  faits  dont  le  médium  Slade  les  a  rendus  témoins,  que  de  les 
regarder  comme  des  tours  d'adresse  remarquables.  Puisque  les  plus 
célèbres  escamoteurs  les  déclarent  impossibles,  il  faut  en  chercher 
l'explication  ailleurs  que  dans  l'habileté  extraordinaire  d'un  charlatan; 
et  les  principes  du  spiritisme  sont  bien  seuls  en  état  de  satisfaire. 

J.  Capesius  :  La  métaphysique  de  Herbart  étudiée  dans  son  déve- 
loppement et  son  rôle  historique.  Leipzig,  Matthes,  1878. 

Il  est  difficile  de  souhaiter  un  juge  plus  exact,  plus  impartial  et  mieux 
informé  de  la  métaphysique  de  Herbart.  L'auteur  nous  fait  assister  aux 
origines  et  aux  progrès  de  la  pensée  de  Herbart.  Il  analyse  l'influence 
qu'exercèrent  tour  à  tour  sur  elle  Fichte  et  Leibniz,  Platon  et  surtout  les 
Éléates  :  «  L'étude  approfondie  de  Platon  et  des  Éléates  contribua,  plus 
que  Herbart  ne  le  soupçonnait  lui-même,  à  mûrir  promptement  ses 
idées;  elle  le  mit  en  état  de  terminer  en  trois  semaines  ses  Haupt- 
pimkte  der  Metaphysik.  »  Mais  la  métaphysique  est  loin  d'être,  aux 
yeux  de  Capesius,  la  partie  la  plus  solide  de  l'œuvre  de  Herbart.  La  mo- 
rale et  la  pédagogie  constituent  son  œuvre  durable. 

Maximilien  Drossbach  :  De  la  force  et  du  mouvement,  d'après  la 
théorie  des  ondulations  lumineuses  et  la  théorie  mécanique  de  la 
chaleur  lHalle,  Pfeffer,  1879).  L'auteur,  qui  s'est  appliqué  depuis  de 
longues  années  à  la  théorie  de  la  connaissance,  nous  offre  dans  ce  livre 
un  remarquable  exemple  de  ce  que  peut  l'analyse  philosophique  pour 
la  solution  des  problèmes  scientifiques  proprement  dits.  L'étude  atten- 
tive de  la  perception  sensible  conduit  Drossbach  à  n'admettre  d'autres 
réalités  que  celle  de  forces  intelligentes,  analogues  aux  monades.  Il 
croit  pouvoir  rejeter,  au  nom  de  l'expérience  et  de  l'analyse  seule 
des  faits  scientifiques,  le  dualisme  de  l'esprit  et  de  la  matière,  du  phé- 
nomène et  de  la  chose  en  soi. 

Fouillée  :  L'idée  moderne  du  droit  en  Allemagne,  en  Angleterre 
et  en  France  (Paris,  Hachette,  1878).  Nos  lecteurs  connaissent  sulli- 
samment  le  livre  de  Fouillée;  ils  seront  sans  doute  curieux  de  savoir 
ce  qu'en  pense  un  critique  allemand  comme  Lasson.  La  passion, 
le  chauvinisme,  l'ignorance,  les  contradictions  sans  nombre,  le  fracas 


PÉRIODIQUES.  —  Zeitschrift  fuër  Philosophie.  56o 

étourdissant  des  paroles  :  le  critique  allemand  ne  paraît  pas  dé- 
couvrir autre  chose  dans  l'œuvre  du  philosophe  français.  «  Les 
travaux  contemporains  de  l'Allemagne  sur  la  philosophie  du  droit  sont 
presque  totalement  ignorés  de  Fouillée...  Il  parle  de  la  science  alle- 
mande comme  un  aveugle  des  couleurs...  En  dehors  de  Hegel,  il  ne 
connaît  que  Strauss,  Schopenhauer,  Hartmann  et  V.  Kirchmann...  mais 
il  n'en  parle  évidemment  que  sur  la  foi  de  traductions  ou  d'articles  de 
journaux...  Encore  ne  se  donne-t-il  même  pas  la  peine  de  bien  entendre 
ce  qu'il  a  lu  et  prête-t-il  à  Hartmann  des  vues  qui  sont  le  contraire  de 
sa  pensée.  L'incroyable  erreur  qui  fait  du  déterminisme,  du  fatalisme 
la  philosophie  particulière  de  l'Allemagne  depuis  Luther  et  la  Réforma- 
tion se  trouvait  déjà  dans  l'écrit  précédent  du  même  auteur  sur  la 
liberté  et  le  déterminisme.  »  Ne  voir  dans  Hegel  que  la  doctrine  du 
droit  de  la  force  et  la  justification  des  brutalités  commises  par  ses 
compatriotes  dans  la  dernière  guerre,  c'est  «  s'exclure  soi-même  du 
nombre  des  écrivains  sérieux  ». 

On  avouera  que,  si  Lasson  a  quelque  droit  d'accuser  la  critique  pas- 
sionnée de  Fouillée,  il  n'hésite  pas  à  lui  rendre  la  pareille  à  l'occasion. 

Alexander  Jung  :  Article  nécrologique  sur  Emmanuel- H  erman  a 
de  Fichte.  Après  avoir  subi  tour  à  tour  l'ascendant  de  Leibniz,  de  Fichte, 
de  Hegel,  de  Schelling,  de  Herbart  et  de  Baader,  l'auteur  de  cet  article 
nous  déclare  solennellement  qu'il  n'a  trouvé  que  dans  la  philosophie  du 
second  Fichte  la  doctrine  qui  répond  à  tous  les  besoins  de  son  intelli- 
gence et  de  son  cœur.  C'est  qu'elle  comprend  dans  une  synthèse  supé- 
rieure les  idées  durables  des  autres  grands  maîtres  ;  et  qu'elle  fait 
mieux  qu'aucun  d'eux  leur  part  légitime  aux  découvertes  de  la  science 
moderne.  Né  en  1796,  Hermann  Fichte  ressentit  profondément  dès  ses 
premières  années  l'influence  de  la  piété  maternelle.  Encore  enfant,  il 
fut  témoin  de  l'enthousiasme  patriotique  qui  accueillit  à  Berlin  les  géné- 
reuses leçons  de  son  père.  Tour  à  tour,  pendant  quatorze  années,  profes- 
seur aux  gymnases  de  Saarbruck  et  de  Dusseldorf,  puis  successivement 
professeur  aux  Universités  de  Bonn  et  de  Tubingue,  il  sut  mettre  à 
profit  ces  milieux  différents  pour  préciser  et  étendre  ses  connais- 
sances esthétiques,  scientifiques  et  théologiques,  en  même  temps 
qu'il  mûrissait  et  approfondissait  ses  idées  philosophiques.  Ses  prin- 
cipaux écrits  portent  tous  l'irrécusable  témoignage  de  la  largeur  et 
de  l'infatigable  curiosité  de  son  esprit  ;  citons  seulement  parmi  les 
plus  remarquables,  parmi  ceux  dont  l'apparition  produisit  le  plus 
d'effet  et  dont  l'action  n'est  pas  près  d'être  épuisée,  ses  Essais 
d'une  caractéristique  de  la  'philosophie  moderne,  1829;  2°  éd.,  1841; 
Idée  de  la  personnalité  et  de  l'immortalité  individuelle,  1834;  2e  éd., 
1856.;  V Anthropologie;  le  éd.,  1856;  3e  1876  ;  l'Ethique,  1850;  La  philoso- 
phie du  théisme  et  sa  justification,  1873.  Il  est  curieux  que  le  jeune 
Fichte  ait  connu  et  embrassé  la  doctrine  de  Hegel  avant  d'avoir  étudié 
celle  même  de  son  père.  Du  reste,  il  se  détacha  successivement  de 
Hegel,  comme  de  Schelling,  sans  cesser  de  rendre  hommage  à  leur 


566  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

génie;  et  ne  paraît  être  demeuré  constant  dans  son  attachement  que 
pour  les  principes  essentiels  du  kantisme.  Son  originalité  n'eut  jamais 
à  souffrir  d'ailleurs  de  ces  influences  diverses.  On  connaît  sa  théorie  de 
l'immortalité  personnelle.  En  chaque  âme  vit  une  essence  immortelle, 
immuable,  seule  capable  de  concevoir,  par  l'affinité  même  de  sa  nature, 
le  Dieu  personnel  et  éternel.  G  est  véritablement  le  génie  propre  de 
chaque  être,  qui  demeure  invariable  à  travers  les  existences  diverses 
que  l'individu  est  appelé  à  revêtir  dans  le  monde  phénoménal,  dans  la 
succession  de  ses  destinées  mortelles.  Fichte  ne  travaille  pas  moins  à 
rajeunir  la  démonstration  de  la  monadologie.  <i  Le  monisme  abstrait  et 
«  uniforme  de  l'ancienne  école  est  condamné  en  fait  par  les  résultats 
«  récents  de  la  physiologie  et  de  la  psychologie.  Au  fond  des  manifes- 
«  tations  de  la  vie  psychique  se  révèle  incontestablement  un  principe 
«  individuel.  De  ce  point  de  vue,  et  ce  n'est  pas  le  seul  où  puisse  se 
«  placer  la  pensée  métaphysique,  nous  apparaît  la  vérité  de  la  philoso- 
<c  phie  des  monades,  qui  doit  donner  son  caractère  à  la  philosophie  du 
«  présent.  »  Le  théisme  moral,  qui  résume  toute  la  métaphysique  de 
Fichte,  peut  être  regardé  comme  un  des  plus  beaux  essais  qui  aient 
été  tentés  en  vue  de  fonder  cette  monadologie  du  présent. 

Frédéric  Zœllner  :  La  physique  transcendantale  et  sa  soi-disant 
philosophie,  3e  volume  des  Essais  scientifiques,  Leipzig,  Staaek- 
mann,  1879  (analyse  par  Fr.  Hoffmann). 

Le  troisième  volume  des  Essais  scientifiques  de  Zœllner  devait  être 
consacré  à  la  physique  astronomique.  Mais  les  attaques  dirigées  par 
Wundt  contre  la  vérité  du  spiritisme  ont  décidé  Zœllner  à  faire  de  ce  nou- 
veau volume  un  plaidoyer  en  faveur  de  la  cause  qui  ne  lui  est  pas  moins 
chère  qu'à  Fechner  et  à  Ulrich  La  liste  des  chapitres  du  livre  en  fera 
suflisamment  connaître  l'esprit,  en  même  temps  que  le  contenu  :  1°  Le 
spiritisme  et  les  soi-disant  philosophes,  réponse  au  professeur  Wundt; 
2°  Le  spiritisme  et  les  soi-disant  mathématiciens;  3°  Défense  de  l'Amé- 
ricain Slade;  4°  Savants  allemands  «  d'une  véracité  incontestée  »  devant 
le  tribunal  des  libraires,  des  juifs  et  des  protestants  libéraux;  5°  La  phy- 
siologie transcendantale  et  le  mécanisme  soi-disant  animal,  en  regard 
des  expériences  du  magnétiseur  Garl  llansen;6°  Le  spiritisme  et  la  ré- 
vélation chrétienne.  — Dans  sa  foi  entière  aux  manifestations  des  esprits 
Zœllner  n'hésite  pas  à  réclamer  en  faveur  du  spiritisme  l'illustre  auto- 
rité de  Kant  lui-même.  On  sait  le  culte  profond  de  l'auteur  du  livre  sur 
les  comètes  pour  le  génie  et  la  docirine  de  Kant.  Les  écrits  antérieurs 
à  la  période  critique,  et  particulièrement  le  petit  essai  sur  les  songes 
des  visionnaires  témoigneraient,  au  dire  de  Zœllner,  de  la  secrète  com- 
plaisance de  leur  auteur  pour  la  doctrine  des  spirites.  Il  n'est  pas 
malaisé  de  démontrer  que  les  paroles  de  Kant  ne  signifient  rien  de  pa- 
reil. —  Zœllner  ne  paraît  pas  plus  heureux  dans  la  tentative  qu'il  fait 
pour  expliquer  par  l'hypothèse  d'une  quatrième  dimension  de  l'espace 
les  phénomènes  de  spiritisme,  qui  semblent  contraires  au  principe  de 
l'impénétrabilité  de  la  matière.  11    ne   réussit   pas  à  résoudre  d'une 


PÉRIODIQUES.  —  Zeitscltrifl  fuér  Philosophie.  567 

manière  satisfaisante  les  questions  qu'il  soulève  relativement  à  la 
nature  des  esprits  et  au  monde  qu'ils  habitent.  Baader  mériterait  mieux 
d'être  consulté  sur  ce  mystérieux  sujet,  au  dire  de  Fr.  Hoffmann,  qui 
n'hésite  pas  à  soutenir  d'ailleurs  qu'il  y  a  plus  de  vérité  dans  Baader 
que  dans  Kant,  le  philosophe  préféré  à  tort  par  Zœllner. 

Il  ne  paraît  pas  non  plus  que  Zcellner  invoque  avec  plus  de  succès 
les  déclarations  de  saint  Paul  et  de  Jésus,  en  faveur  de  la  quatrième 
dimension  de  l'espace,  dont  la  démonstration  lui  tient  à  cœur. 

Wilhelm  Wiegand  :  Leibniz  et  ses  tentatives  de  pacification  reli- 
gieuse (fin).  Le  dessein  de  Leibniz  répondait  au  besoin  général  des 
esprits,  et  ne  faisait  que  reprendre  avec  plus  de  suite  et  d'autorité  les 
efforts  tentés  déjà  de  bien  des  côtés. 

L'électeur  palatin  Charles-Louis  n'avait-il  pas  fait  élever  à  Mannhein 
en  1663,  un  temple  à  l'union  de  toutes  les  confessions  chrétiennes?  Et 
pourtant  la  tentative  du  philosophe  échoua  complètement,  malgré  les 
dispositions  favorables  de  l'esprit  public,  malgré  le  concours  de  plu- 
sieurs princes.  On  a  dit  que  Leibniz  ne  s'était  pas  intéressé  sérieuse- 
ment à  l'entreprise;  que  son  indifférence  religieuse,  ses  ménagements 
pour  les  divers  partis  enlevaient  à  son  action  l'ardeur  et  l'autorité 
nécessaires  au  succès.  Mais  on  oublie  que  Leibniz  était  convaincu, 
comme  le  remarque  finement  Lessing,  qu'il  y  a  une  part  de  vérité  dans 
toute  doctrine,  théologique  ou  autre;  et  il  s'appliquait  à  dégager,  dans 
les  opinions  les  plus  contraires,  cet  élément  caché  de  vérité  qui  lui 
permettait  de  les  rattacher  également  à  son  propre  système.  De  là  cet 
l'esprit  de  conciliation  et  de  tolérance  qui  est  l'âme  même  de  sa  philo- 
sophie, et  qu'il  voulait  répandre  autour  de  lui  ;  de  là  ces  ménagements 
pour  des  doctrines  rivales,  qu'on  prenait  pour  la  marque  de  l'irrésolu- 
tion ou  de  l'indifférence  religieuse.  Quoi  qu'il  en  soit,  Leibniz  n'avait  pas 
tardé  à  comprendre  l'inutilité  de  ses  efforts.  Dès  1698,  avant  de  reprendre 
ses  pourparlers  avec  Bossuet,  il  croyait  plus  pratique  d'ébaucher  avec 
ses  amis  le  plan  d'une  société  de  théophiles,  qui  devait  se  borner  au 
rôle  d'une  «  Eglise  invisible  de  vrais  savants  »,  comme  il  écrivait.  — 
L'auteur  termine  son  intéressant  travail  en  discutant  l'authenticité  de 
certains  écrits  de  Leibniz  relatifs  à  ces  tentatives  de  pacification 
religieuse,    et  en    publiant  un    document   inédit   sur  le   même  sujet. 

Eduard  Rehnisch  :  Essai  de  critique  des  dogmes  et  des  opinions 
traditionnels  en  logique,  et  particulièrement  de  la  théorie  du  raison- 
nement (fin). 

Séduits  par  l'exemple  d'Aristote,  les  logiciens  oublient  trop  souvent 
que  la  forme  seule  ne  décide  pas  de  la  vérité.  Ils  méconnaissent  que  le 
calcul,  cette  application  mathématique  de  l'entendement,  est,  lui  aussi, 
une  fonction  logique  de  la  pensée;  et  qu'à  ce  titre  il  doit,  comme  Lotze 
et  Sigwart  l'ont  bien  compris,  figurer  parmi  les  opérations  qu'étudie  la 
logique.  Reprenant  une  considération  précédemment  indiquée,  Reh- 
nisch s'applique  à  distinguer  l'induction  aristotélique  de  l'induction 
expérimentale,  et  résume  les  conclusions  de  son  travail. 


568  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Alexis  Meinong  :  Humestudien.  Iie  partie  :  Essai  sur  l'histoire  et  la 
critique  du  nominalisme  moderne.  Vienne,  Gerold ,  1877.  E.  Pfiei- 
derer,  l'auteur  d'une  intéressante  étude  sur  Hume  (L'empirisme  et 
le  scepticisme  dans  la  philosophie  de  David  Hume)  ,  s'attache 
surtout  ici  à  défendre  son  propre  ouvrage  contre  les  malentendus  ou 
les  critiques  de  Meinong.  Il  ne  croit  pas  avoir  exagéré  l'influence  de 
Berkeley  sur  la  théorie  que  Hume  nous  a  laissée  de  l'abstraction.  En 
tout  cas,  il  n'aurait  fait  que  commenter  le  mot  de  Hume  lui-même,  qui 
considérait  la  proposition  où  Berkeley  affirme  que  toutes  les  idées 
générales  ne  sont  que  des  idées  particulières  comme  «  une  des  plus 
belles  découvertes  qui  aient  été  faites  en  ces  derniers  temps  dans  la 
république  des  sciences  j>.  Pfleiderer  conteste  également  qu'il  n'ait  pas 
su  voir  les  défauts  de  la  doctrine  de  Hume,  et  se  déclare  sur  ce  point 
beaucoup  plus  d'accord  avec  Meinong  que  ce  dernier  ne  paraît  le  croire. 

Guyau  :  La  morale  anglaise  contemporaine.  Lasson  fait  grand  cas 
de  ce  livre,  et  ne  trouve  guère  à  lui  reprocher  que  ses  complaisances 
pour  la  doctrine  évolutioniste.  Quand  on  parle  aussi  éloquemment  que 
l'auteur  de  la  destinée  morale  de  l'homme  et  de  la  prééminence  de 
la  raison,  on  ne  devrait  pas  admettre  facilement  que  la  conscience 
humaine  n'est  qu'un  développement  supérieur  de  l'intelligence  et  des 
instincts  de  l'animal;  ni  surtout  présenter  la  théorie  de  la  descen- 
dance comme  une  doctrine  «  presque  certaine  ».  Lasson  se  plaint 
encore  des  ménagements  que  garde  Guyau  envers  la  morale  utilitaire. 
Les  principes  de  l'association  des  idées,  de  l'évolution  et  de  la  sélec- 
tion, qui  semblent  plaider  en  faveur  de  l'utilitarisme,  sont  loin  d'être 
des  vérités  aussi  incontestables  que  le  croit  Guyau.  Ni  la  théorie  asso- 
ciationiste  du  mécanisme  psychique,  ni  la  prétendue  évolution  de  la 
sensibilité  à  la  raison,  ni  la  réduction  de  tous  les  motifs  d'action  à 
l'intérêt  qu'enseigne  la  sélection  ne  sont  pas  encore,  grâce  à  Dieu, 
des  vérités  incontestées. 

Le  problème  logique,  à  propos  des  écrits  de  C.  Sig  v:art  :  W.  Schuppe. 
.).  Bergmann  (Article  d'Ulrici).  Ulciri  est  d'accord  avec  Sigwart  pour 
faire  reposer  la  connaissance  logique  sur  un  principe  moral.  L'esprit  ne 
tend  à  l'unité  logique  de  la  connaissance  que  comme  à  une  fin  qu'il 
s'est  posé  librement.  C'est  avec  raison  que  Sigwart  soutient  que  les  lois 
logiques  sont  des  lois  à  priori  de  la  pensée;  ou  encore  que  l'induction 
n'est  qu'un  dérivé  de  la  déduction.  La  logique  de  Schuppe  repose  sur 
la  confusion  de  la  logique  et  de  la  théorie  de  la  connaissance,  qu'Ulrici 
a  déjà  essayé  de  dissiper  dans  un  précédent  écrit.  Bergmann  a  tort 
d'appeler  la  logique  l'art  de  penser,  et  s'enveloppe  trop  souvent  dans 
une  obscurité  impénétrable. 

Le  Propriétaire-gérant, 
Germer  Baillière. 


COULOMMIERS.   —    TYPOGRAPHIE   PAU^   RRUUARD. 


LA  MÉTHODE 


ET    LA 


MATHÉMATIQUE  UNIVERSELLE  DE  DESCARTES 


Les  doctrines  générales  de  Deseartes  ont  été,  au  xvne  siècle,  l'âme 
de  toutes  les  sciences,  et  elles  sont  restées  en  partie  l'âme  des 
sciences  contemporaines.  Ce  n'est  pas  qu'avant  elles  l'esprit  de 
liberté  et  d'examen  dont  la  science  allait  désormais  s'inspirer,  ne  se 
fût  déjà  fait  jour,  et  que  des  découvertes  importantes  et  précises 
n'eussent  été  accomplies  dans  divers  ordres  du  savoir.  Sans  parler 
des  hardis  penseurs  du  moyen  âge,  qui,  sous  le  joug  de  l'autorité, 
pressentaient  et  prédisaient  l'ère  lointaine  encore  de  l'affranchis- 
sement, l'indépendance  de  l'esprit  humain  avait  été  proclamée  aux 
jours  de  la  Renaissance  par  les  Campanella,  les  Jordano  Bruno, 
les  Ramus.  Sans  remonter  à  ces  ébauches  informes  d'une  science 
encore  inconsciente  d'elle-même,  à  ces  démarches  inhabiles  vers  les 
voies  d'une  méthode  plus  naturelle,  dont  les  traces  se  retrouvent 
jusque  dans  les  ténèbres  du  xur  siècle;  dès  la  fin  du  xv,  un  homme 
dont  le  vaste  génie  s'était  emparé  du  domaine  entier  de  l'esprit  et 
de  l'activité,  Léonard  de  Vinci,  avait  convaincu  de  mensonge  le 
savoir  illégitime  de  la  nature  qui  régnait  de  son  temps,  et  vu  dans 
l'expérience  l'unique  interprète  des  phénomènes  naturels.  Plus  tard, 
l'astronomie  s'était  renouvelée  et  agrandie  avec  Copernic,  Tycho- 
Brahé  et  Kepler;  les  mathématiques  pures  avaient  reçu  de  Tartaglia, 
de  Cardan,  de  Ferrari,  de  Viète,  de  Bachet  de  Bourg,  de  Cataldi, 
de  Neper  et  de  Snellius  de  précieux  accroissements;  la  physique 
expérimentale  était  née  et  s'était  unie  aux  mathématiques,  le  jour 
où  Galilée  avait  découvert  les  lois  de  la  chute  des  graves;  la  nature 
vivante  elle-même  avait  été  soumise  à  l'observation  par  Rondelet, 

TOME  X.  —  1880.  .',7 


570  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Salviani,  Gesner,  Vesale  et  Servet,  et  bientôt  Aselli  et  Harvey  allaient 
découvrir,  l'un  les  vaisseaux  chylifères,  l'autre  la  grande  circula- 
tion du  sang.  Enfin  le  chancelier  Bacon,  s'inspirant  des  découvertes  de 
ses  contemporains,  avait  célébré  dans  un  langage  impérissable  la 
diemité  de  la  science  et  de  la  nature. 

Mais  que  de  restes  d'une  façon  de  penser  près  de  disparaître  se 
mêlaient  encore  à  ces  pensées  nouvelles!  Pour  les  hommes  de  la 
Renaissance,  Montaigne  excepté,  l'affranchissement  n'avait  guère 
été  qu'un  changement  de  maître.  Libres  des  liens  de  la  scolastique, 
les  esprits  s'étaient  abandonnés  à  d'autres  liens,  comme  par  habitude 
de  l'esclavage.  Les  savants  eux-mêmes,  à  l'exception  de  Galilée,  cet 
esprit  ferme  et  juste,  qui,  si  Descartes  n'avait  pas  paru,  serait  tenu 
pour  l'initiateur  de  la  pensée  moderne,  étaient  encore  obsédés  par 
des  imaginations  d'un  autre  âge,  qui  altéraient  leurs  découvertes  les 
plus  exactes;  enfin  de  ces  découvertes  partielles  ne  s'étaient  pas 
encore  dégagées  une  vue  distincte  de  l'unité  et  du  but  de  la  science, 
une  méthode  applicable  à  tous  les  ordres  de  recherches. 

Saisir  l'esprit  et  le  fixer  dans  ses  propres  voies,  inaugurer  une 
façon  de  penser  sans  rapports,  au  moins  apparents,  avec  les  spécu- 
lations des  siècles  passés,  rallier  en  un  système  unique,  animé  d'une 
pensée  commune,  les  fruits  épars  d'une  science  naissante,  multiplier 
ces  fruits,  en  produire  de  nouveaux  et  d'imprévus,  par  une  méthode 
à  la  prise  de  laquelle  rien  n'échappe  de  ce  que  l'esprit  humain  peut 
connaître,  voilà  ce  que  devait  être  l'œuvre  de  Descartes,  ce  génie 
incomparable,  vers  lequel  converge  et  duquel  émane  à  la  fois  toute 
la  science  de  son  temps. 

Cette  œuvre  est  immense;  elle  comprend  tout  :  les  sciences  ma- 
thématiques, les  sciences  de  la  nature,  celle  de  l'homme  et  celle  de 
Dieu.  De  quelque  côté  qu'on  l'aborde  et  qu'on  y  pénètre,  on  est  con- 
duit, en  la  parcourant,  à  travers  toutes  les  sciences,  car  toutes  les 
parties  en  sont  liées  comme  les  pièces  d'un  organisme.  Mais  si  l'on 
veut  en  saisir  la  raison  séminale,  comme  disaient  d'antiques  philo- 
sophes, il  faut  d'abord  la  considérer  dans  son  germe. 

Le  germe  de  la  philosophie  cartésienne,  et,  dans  ce  mot,  nous 
comprenons  au  même  titre  la  métaphysique  et  les  sciences  propre- 
ment dites,  est  la  méthode.  Descartes  lui-même  nous  en  avertit  en 
maint  endroit  de  ses  ouvrages.  En  quoi  consiste  donc  la  méthode 
cartésienne?  Quelle  en  est  l'essence?  Quels  en  sont  les  procédés? 
Quels  en  sont  les  caractères? 

L'intuition  de  la  méthode,  par  laquelle  il  allait  renouveler  et  mul- 
tiplier le  savoir  humain,  semble  avoir  surgi  spontanément  dans 
l'esprit  de  Descartes.  Elle  lui  apparut,  à  la  suite  de  longues  médi- 


L.   LIARD.   —  MÉTHODE   ET  MATHÉMATIQUE  DE   DESCARTES    571 

tations,  dans  l'hiver  de  1619  '.Toutefois,  il  nous  l'apprend  lui-même, 
elle  avait  de  secrètes  origines,  dans  les  études  de  son  enfance  et  de 
sa  jeunesse.  «  J'avais  un  peu  étudié  étant  plus  jeune  entre  les  parties 
de  la  philosophie  à  la  logique,  et  entre  les  mathématiques  à  l'analyse 
des  géomètres  et  à  l'algèbre,  trois  arts  ou  sciences  qui  semblaient 
devoir  contribuer  quelque  chose  à  mon  dessein  2.  »  Il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  se  demander  quelle  a  pu  être  la  contribution  de  la  logique, 
de  l'analyse  des  anciens  et  de  l'algèbre  des  modernes  à  la  méthode 
cartésienne  3. 

Pour  ce  qui  est  de  la  logique,  la  réponse  est  aisée.  Descartes  n'en 
a  rien  tiré.  Il  la  mentionne  seulement  pour  en  marquer  la  stérilité. 
Il  s'agit  en  effet  de  cette  analytique  d'Aristote  qui,  décomposant  des 
notions  données,  explique  les  connaissances  sans  les  étendre,  et 
dont  l'abus  avait  conduit  à  ce  grand  art  de  Raymond  Lulle  qui 
donne  moyen  de  parler  vraisemblablement  de  toute  chose  sans  rien 
savoir  et  de  se  faire  admirer  des  plus  ignorants.  Pour  se  convaincre 
de  l'impuissance  native  et  irrémédiable  de  ses  procédés,  en  ce  qui 
touche  l'invention  de  la  vérité,  il  suffit  «  de  remarquer  que  les  dia- 
lecticiens ne  peuvent  former  aucun  syllogisme  qui  conclue  le  vrai, 
sans  en  avoir  eu  auparavant  la  matière,  c'est-à-dire  sans  avoir 
connu  d'avance  la  vérité  que  ce  syllogisme  développe  *.  »  Tout  au 
plus  peut-on  s'en  servir  pour  exposer  plus  facilement  aux  autres  les 
vérités  déjà  connues.  Il  faut  donc  renvoyer  les  syllogismes  de  la 
philosophie  à  la  rhétorique. 

Autres  sont  l'analyse  des  anciens  et  l'algèbre  des  modernes. 

Par  analyse,  les  géomètres  ont  entendu  à  la  fois  une  science  et 
une  méthode.  Comme  science,  l'analyse  était  une  partie  de  la 
géométrie  5.  Comme  méthode,  elle  était  un  procédé  de  découverte 
mathématique,  dont  voici  les  principales  articulations.  En  premier 
lieu,  considérer  la  question  proposée,  théorème  ou  problème,  comme 
résolue,  puis,  en  la  décomposant  progressivement  en  ses  éléments, 
la  ramener  à  quelque  autre  proposition  plus  simple,  admise  comme 
principe,  ou  déjà  démontrée.  C'est  donc  à  la  fois  une  décomposition 
et  une  réduction.  Ainsi  de  nouvelles  propositions  sont  rattachées 
aux  propositions  antérieurement  admises,  et  la  science  se  développe 
et  s'étend.  Appliquée  à  la  géométrie  par  les  anciens,  cette  méthode 

1.  Descartes,  Olijmp.;  Cf.  Baillet,  Vie  de  M.  Descaries,  liv.  II,  ch.  i. 

2.  Méth.,  2e  p. 

3.  Sur  les  origines  mathématiques  de  la  méthode  cartésienne,  Cf.  V.  Char- 
pentier, Essai  sur  la  méth.  de  Descartes,  liv.  II,  ch.  1,  2,  3. 

4.  Regid.  ad  direct,  ingen.,  Reg.  10. 

5.  Cf.  Chasles,  Aperçu  hist.  sur  l'orig;  et  le  dévelop.  des  méth.  en  géom.,  p.  5, 
et  Introd.  à  la  </éom.  suj>..  p.  4,  sqq. 


572  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

avait  produit  des  résultats  que  Descartes,  malgré  son  dédain  de 
l'antiquité,  ne  laisse  pas  parfois  d'admirer  l. 

L'algèbre,  au  temps  où  Descartes  étudiait,  était  de  même  une 
science  et  une  méthode.  Comme  science,  c'était  une  branche  de  la 
science  des  nombres;  comme  méthode,  c'était  l'analyse  des  anciens 
étendue  au  traitement  des  quantités,  et  simplifiée,  dans  la  géométrie, 
à  l'aide  de  signes  abstraits  substitués  à  l'intuition  des  grandeurs 
concrètes  -.  Nous  aurons  à  noter  bientôt  l'imperfection  de  cette 
algèbre  rudimentaire;  elle  n'en  constituait  pas  moins  déjà  un  puis- 
sant moyen  d'analyse,  et,  en  la  solution  de  ses  questions,  elle 
était  elle-même  une  application  de  cette  méthode  qui  ramène  les 
théorèmes  et  les  problèmes  les  plus  composés  à  de  plus  simples 
dont  ils  dépendent,  comme  la  conséquence  du  principe. 

Dans  l'analyse  géométrique  et  dans  l'analyse  algébrique  se  retrou- 
vent les  premiers  linéaments  de  la  méthode  cartésienne;  mais,  pour 
les  en  dégager,  Descartes  n'a-t-il  eu  qu'à  en  briser  l'enveloppe?  Il 
ne  fait  aucune  difficulté  d'avouer  les  origines  mathématiques  de  sa 
méthode  3;  mais  il  a  pris  soin  d'en  marquer  lui-même  l'originalité. 
Ce  qui  la  distingue  de  l'analyse  ancienne  et  de  l'algèbre,  c'est 
l'étendue  et  la  généralité.  La  méthode  cartésienne  n'est  pas  confinée 
dans  un  ordre  particulier  de  recherches;  elle  s'étend  à  toutes  les 
sciences.  L'analyse  des  anciens,  au  contraire,  est  une  discipline 
bornée  aux  seules  questions  de  géométrie;  de  plus,  «  astreinte  à  la 
considération  des  figures,  elle  ne  peut  exercer  l'entendement  sans 
fatiguer  beaucoup  l'imagination  \  »  L'algèbre,  bien  que  d'une 
application  moins  restreinte,  puisque  déjà  Yiète  l'avait  liée  à  la 
géométrie,  ne  dépassait  pas  cependant  le  domaine  des  nombres  ; 
elle  n'avait  même  pas,  en  mathématiques,  cette  généralité  qu'elle 
devait  bientôt  recevoir  de  Descartes,  et  puis  on  l'avait  tellement 
«  assujettie  à  certaines  règles,  à  certains  chiffres,  qu'on  en  avait 
fait  un  art  confus  et  obscur,  plus  propre  à  embarrasser  l'esprit  qu'à 
le  cultiver  5.  » 

Voyons  maintenant  quelle  extension  inattendue  Descartes  a  donnée 
à  ces  procédés  de  méthode,  dont  avant  lui  l'empire  comprenait  à 
peine  les  différentes  provinces  des  mathématiques. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  le  Discours  placé  par  lui  comme  in- 

i.  ReguL,  Reg.  4. 

2.  Cf.  Descartes,  ReguL,  Reg.  4:  «  Et  ne  voyons-nous  pas  lleurir  une  cer- 
taine espèce  d'arithmétique,  l'algèbre,  qui  a  pour  but  d'opérer  sur  les  nombres 
ce  que  les  anciens  opéraient  sur  les  figures.  » 

3.  Méth.,  2e  p.;  ReguL,  Reg.  4. 

4.  Mcth.,  2e  p. 

5.  Méth.,  -Ie  p. 


L.   LIARD.    —  MÉTHODE   ET   MATHÉMATIQUE   DE   DESCARTES     573 

troduction  à  ses  traités  de  la  Dioplrique,  des  Météores  et  de  la 
Géométrie,  qu'il  faut  chercher  la  méthode  de  Descartes,  c'est  dans 
tous  ses  écrits,  et  en  particulier  dans  cet  ouvrage  posthume,  intitulé 
Reguhe  ad  directionem  ingeuii,  où  son  empreinte  est  si  fortement 
marquée.  Sans  doute  les  règles  du  Discours  énoncent  les  prescrip- 
tions maîtresses  de  la  méthode  :  n'admettre  pour  vrai  que  ce  qui  est 
évident,  c'est-à-dire  éviter  soigneusement  la  précipitation  et  la  pré- 
vention, et  ne  rien  comprendre  de  plus  en  ses  jugements  que  ce 
qui  apparaît  si  clairement  et  si  distinctement  qu'on  n'ait  aucune 
raison  de  le  mettre  en  doute;  diviser  chacune  des  difficultés  qui  se 
présentent  en  autant  de  parties  qu'il  se  peut  et  qu'il  est  requis  pour 
les  mieux  résoudre;  conduire  par  ordre  ses  pensées,  en  commen- 
çant par  les  objets  les  plus  simples  et  les  plus  faciles  à  connaître, 
pour  s'élever  peu  à  peu,.comme  par  degrés,  jusqu'à  la  connaissance 
des  plus  composés;  faire  partout  des  dénombrements  si  entiers  et 
des  revues  si  générales,  que  l'on  soit  assuré  de  n'avoir  omis  rien.  — 
Mais  que  de  questions  soulevées  par  l'obscure  simplicité  de  ces 
formules!  Qu'est-ce  que  la  clarté  et  la  distinction?  Gomment  les 
discerner?  Quelles  sont  les  choses  claires  et  distinctes?  D'où  tirent- 
elles  la  force  de  résister  aux  plus  puissantes  raisons  de  douter? 
Pourquoi  la  division  éclaircit-elle  l'obscurité  des  questions  com- 
posées? Où  doit-elle  tendre?  Où  doit-elle  s'arrêter?  Pourquoi,  d'autre 
part,  dans  l'enchaînement  des  questions,  aller  du  simple  au  com- 
posé? Quels  liens  rattachent  les  problèmes  les  plus  complexes  aux 
questions  les  plus  aisées  à  connaître?  De  ces  brefs  énoncés  ne  se 
dégagent  nettement  ni  l'unité  de  la  méthode,  ni  la  pensée  qui  en 
est  l'âme.  On  dirait  que  Descartes  les  propose  à  son  lecteur  moins 
comme  un  enseignement  que  comme  une  énigme. 

Cette  énigme,  il  faut  en  chercher  le  sens  dans  l'œuvre  entier  de 
Descartes.  La  philosophie  cartésienne  est  en  effet  tout  à  la  fois  le 
produit,  le  commentaire  et  la  justification  de  la  méthode.  De  ce 
point  de  vue,  la  méthode  et  la  philosophie  s'éclairent  l'une  par 
l'autre. 

En  premier  lieu,  la  science  est  une.  «  Toutes  les  sciences  réunies 
ne  sont  rien  autre  chose  que  l'intelligence  humaine,  toujours  une, 
toujours  la  même,  si  variés  que  soient  les  sujets  auxquels  elle 
s'applique.  »  Aussi  les  sciences  diverses  sont-elles  les  parties 
coordonnées  d'un  même  système,  «  tellement  liées  ensemble  qu'il 
est  plus  aisé  de  les  apprendre  toutes  que  d'en  apprendre  une  seule 
en  la  détachant  des  autres  '.  »  Par  suite,  la  méthode  est  universelle. 

1.  Regul.,  Reg.  1. 


575-  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

En  changeant  de  sujet,  l'esprit  ne  change  pas  de  nature,  et,  si 
quelque  diversité  dans  les  procédés  mis  en  œuvre  semble  devoir 
insulter  de  la  diversité  des  objets  qu'il  étudie,  les  voies  suivies  par 
lui  sont,  en  fin  de  compte,  partout  les  mêmes,  ici  plus  ouvertes,  là 
moins  accessibles,  mais  sans  différences  essentielles.  Les  mathéma- 
tiques fourniront,  il  est  vrai,  les  illustrations  les  meilleures  et  les 
plus  nombreuses  de  la  méthode.  C'est  qu'elles  en  sont  les  premiers 
fruits,  et  qu'à  ce  titre  elles  peuvent  en  fournir  «  les  exemples  les 
plus  évidents  et  les  plus  certains  *.  »  Mais  elles  n'en  marquent  pas 
les  limites.  La  méthode  les  dépasse  en  tous  sens  et  s'étend  à  tout  le 
savoir  possible. 

Cela  posé,  quelle  est  cette  méthode  universelle?  —  Avant  d'en 
décrire  les  procédé-,  il  faut  en  marquer  le  but.  Ce  but,  c'est  la 
constitution  de  la  science,  c'est-à-dire  «  dj'un  système  de  connais- 
sances certaines  et  évidentes  2.  »  R-ien  de  plus  précis  que  cette  dé- 
finition. Mais  aussitôt  surgit  une  difficile  question.  A  quelles  choses 
sont  attachées  l'évidence  et  la  certitude?  Nous  venons  de  voir  que, 
pour  Descartes,  l'unité  de  l'intelligence  impliquait  l'unité  de  la 
science.  Par  suite,  toutes  les  vérités  auxquelles  nous  pouvons  at- 
teindre ont  une  même  nature.  Une  âme  commune  circule  en  elles 
et  les  relie.  Il  s'en  faut  pourtant  de  beaucoup  qu'elles  soient  toutes 
comme  sur  un  même  plan  et  d'un  égal  accès.  Il  en  est  de  prochaines 
et  d'éclatantes,  dont  l'évidence  nous  apparaît  de  suite,  sans  inter- 
médiaire; mais  il  en  est  aussi,  et  ce  sont  les  plus  nombreuses,  de 
lointaines  et  de  cachées,  que  l'esprit  ne  peut  atteindre  et  découvrir 
sans  le  secours  de  la  méthode.  D'où  vient  cette  différence  qui  établit 
à  la  fois  la  nécessité  de  la  méthode  et  en  précise  le  but? 

D'après  Descartes,  toutes  les  connaissances  ne  sont  pas  de  même 
ordre;  il  en  est  de  relatives,  il  en  est  d'absolues.  L'absolu,  «  c'est 
tout  ce  qui  contient  en  soi  la  nature  pure  et  simple  que  l'on  cherche.  » 
Le  relatif,  c'est  ce  qui  participe  de  la  nature  de  l'absolu  et  en  dérive  3. 
Tels  sont,  par  exemple,  la  cause  et  l'effet,  l'égal  et  l'inégal,  l'un  et 
le  multiple.  Bien  que  corrélatifs,  ces  termes  accouplés  sont,  l'un 
absolu,  l'autre  relatif;  ainsi  la  cause  est  absolue  par  rapport  à  l'eifet, 
l'égal  par  rapport  à  l'inégal,  l'unité  par  rapport  à  la  multiplicité,  car, 
sans  la  cause,  l'égal  et  l'unité,  l'eiï'et,  l'inégal  et  le  multiple  ne  se- 
raient pas  connus.  Ainsi  l'absolu  est  connu  par  soi,  le  relatif  est 
connu  par  l'absolu. 

De  là  se  tire  le  signe  auquel  ils  se  discernent  l'un  de  l'autre.  En 

1.  ReguL,  Reg.  2. 

2.  ReguL,   Reg.  2. 

3.  ReguL,  Reg.  6. 


L.   LIARD.  —  METHODE   ET   MATHÉMATIQUE   DE   DESCARTES    575 

tout  ordre  de  connaissances,  le  relatif,  c'est  ce  qui  peut  être  décoin- 
posé  et  réduit  à  des  éléments  plus  simples.  L'absolu,  c'est  le  résidu 
simple  qui  résiste  à  la  décomposition,  c'est  tout  ce  dont  «  la  con- 
naissance est  si  claire  et  si  distincte  que  l'esprit  ne  le  puisse  diviser 
en  un  plus  grand  nombre  d'autres  choses,  dont  la  connaissance  soit 
encore  plus  distincte  '.  »  Telles  sont,  dans  les  choses  matérielles, 
les  notions  de  la  figure,  de  l'étendue  et  du  mouvement;  dans  les  cho- 
ses intellectuelles,  connues  par  la  lumière  intérieure,  sans  le  secours 
d'aucune  image  corporelle,  les  notions  de  la  connaissance,  du  doute, 
de  l'ignorance;  et,  dans  ces  choses  qui  peuvent  se  dire  également 
des  corps  et  des  esprits,  les  notions  de  l'existence,  de  la  durée,  de 
l'unité;  tels  sont  encore  ces  jugements  qui  ne  peuvent  se  réduire  à 
d'autres  plus  simples  :  deux  choses  égales  à  une  troisième  sont 
égales  entre  elles;  deux  choses  qui  ne  peuvent  être  rapportées  de  la 
même  manière  à  une  troisième  ont  aussi  entre  elles  quelque  dif- 
férence "2.  Toutes  les  séries  distinctes  entre  lesquelles  nous  pouvons 
distribuer  les  connaissances  réelles  et  possibles  aboutissent  ainsi  à 
un  certain  nombre  d'éléments  simples,  au  delà  desquels  l'esprit  ne 
saurait  rien  atteindre,  ni  rien  demander  3. 

Ces  natures  simples  ont  un  caractère  essentiel  qui  les  différencie 
des  natures  composées.  Les  natures  composées  sont  par  elles-mêmes 
obscures  et  incertaines;  les  natures  simples  sont,  au  contraire, 
investies  d'une  certitude  à  toute  épreuve.  En  elles,  tout  est  vrai, 
rien  n'est  faux.  Nous  les  voyons  d'une  vue  directe,  exempte  d'illu- 
sion et  d'erreur  ;.  Nous  les  connaissons  non  par  le  témoignage 
variable  et  souvent  trompeur  des  sens,  ou  par  les  jugements  presque 
toujours  illusoires  de  l'imagination,  mais  par  une  intuition  si  évi- 
dente, que  le  moindre  soupçon  de  doute  en  est  écarté  :i.  Pouvons- 
nous  douter  que  le  nombre  deux  ne  soit  pas  obtenu  en  ajoutant 
l'unité  à  elle-même,  qu'un  triangle  n'ait  pas  trois  angles,  que 
l'existence  ne  soit  pas  le  contraire  du  néant,  et  le  repos  l'opposé  du 
mouvement'?  Ces  natures  brillent  d'une  lumière  qui  n'est  pas  em- 
pruntée. 

Là  est  le  centre  et  comme  le  nœud  vital  de  la  méthode  cartésienne. 
De  cette  théorie  de  la  certitude  immédiate  et  indiscutable  des  natures 
simples,  comme  Descartes  les  appelle  d'un  nom  emprunté  à  la  sco- 


1.  R-iguL,   Reg.  12. 

2.  Cf.  ReguL,   Reg.  12. 

3.  Cf.  ReguL,   Reg.  6. 

4.  Cf.  ReguL,   Reg.  12. 

5.  Cf.  ReguL,   Reg.  3. 


576  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

lastique,  on  peut  voir  sortir  les  principales  nouveautés  du  carté- 
sianisme. 

C'est  d'abord  la  défaite  irréparable  des  entités  scolastiques.  Que 
peuvent  être  en  effet  ces  puissances  mystérieuses,  forces  occultes, 
âmes  de  toute  espèce,  par  lesquelles  les  docteurs  du  moyen  âge  se 
flattaient  d'expliquer  les  phénomènes,  sinon  des  fruits  de  l'imagi- 
nation, des  abstractions  transfigurées  en  réalités,  des  notions  obs- 
cures et  confuses,  que  jamais  l'esprit  n'a  vues  face  à  face,  de  cette 
vue  directe  sans  laquelle  la  connaissance  est  illusoire  et  menteuse  ? 
Qu'elles  soient  donc  à  jamais  bannies  de  la  science,  pour  faire  place 
aux  notions  claires  et  distinctes.  —  C'est  la  mise  au  jour  d'un  crité- 
rium infaillible  de  certitude  :  ne  se  rendre  qu'à  l'évidence,  suspen- 
dre son  jugement  jusqu'à  la  rencontre  de  notions  si  claires  et  si 
distinctes  qu'elles  forcent  l'adhésion  la  plus  rebelle.  —  C'est  une 
définition  du  but  et  des  limites  de  la  science.  La  science    a   été 
définie  plus  haut  :  la  connaissance  certaine  et  évidente.  Cette  défi- 
nition peut  être  maintenant  développée  et  précisée.  Puisque  toute 
certitude  vient  de  l'intuition  directe  des  natures  simples  qui  gisent 
au  fond  des  choses  les  plus  composées,  la  science  a  pour  objet  la 
découverte  de  ces  natures  simples  et  absolues  et  la  démonstration 
de  la  manière  dont  elles  constituent,  en  se  composant  avec  elles- 
mêmes,  les  natures  complexes  et  relatives.  —  Dès  lors,  l'objet  de  la 
méthode  est  fixé,  et  ses  procédés  essentiels  déterminés.  «  Le  secret 
de  la  méthode  consiste  à   chercher  en  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
absolu  '  »,  et   à   faire  voir  distinctement  comment  ces  éléments 
absolus  concourent  ensemble  à  la  composition  des  autres  choses  2. 
La  méthode,  qui  n'aurait  pas  d'objet,  si  toutes  choses  nous  étaient 
immédiatement  connues,  consistera  donc  essentiellement  dans  un 
double  mouvement  de  décomposition  et  de  composition.  Elle  dé- 
composera les  objets  complexes  de  la  recherche,  pour  en  découvrir 
les  facteurs  simples  et  absolus;  puis  elle  les  recomposera  à  l'aide  de 
ces  mêmes  facteurs. 

Avant  d'aller  plus  loin,  veut-on  des  exemples  de  cette  circulation 
alternante  qui  va  du  composé  au  simple  et  revient  du  simple  au 
composé?  Descartes  nous  les  fournira.  Soit  à  expliquer  la  propriété 
que  possède  la  ligne  appelée  anaclastique,  de  réfracter  les  rayons 
parallèles,  de  telle  façon  qu'après  la  réfraction  ils  convergent  en 
un  seul  point.  On  verra  d'abord  que  cette  ligne  est  déterminée  par  le 
rapport  des  angles  de  réfraction  et  des  angles  d'incidence.  C'est  là 


1.  Reyul.l  Reg.  G. 

2.  Re<jv.l.t  Reg.  2. 


L,   LIARD.   —   MÉTHODE   ET   MATHÉMATIQUE   DE   DESCARTES     577 

un  premier  stade  dans  la  réduction  du  composé  au  simple,  du  relatif 
à  l'absolu.  Mais  la  proposition  ainsi  obtenue  est  elle-même  composée 
et  relative.  La  réduction  doit  aller  plus  avant.  En  la  poussant  plus 
loin,  on  trouve  que  le  rapport  entre  les  angles  d'incidence  et  les  an- 
gles de  réfraction  dépend  du  changement  apporté  dans  la  grandeur 
respective  de  ces  angles  par  la  différence  des  milieux.  Cette  propo- 
sition est  encore  composée  et  relative  ;  elle  provoque  une  réduction 
nouvelle.  D'où  vient  que  les  rayons  lumineux  traversent  les  corps 
diaphanes?  Cette  propriété  dérive  évidemment  de  la  nature  de 
l'action  de  la  lumière.  Il  faut  donc  que  cette  action  soit  connue. 
Maîs,  à  son  tour,  elle  ne  saurait  l'être,  si  l'on  ignore  ce  qu'est  en 
général  une  puissance  naturelle.  La  notion  claire  des  puissances 
naturelles,  voilà  donc  le  dernier  terme,  le  terme  absolu  de  cette 
série  de  questions,  de  cette  réduction  progressive  du  composé  au 
simple,  du  relatif  à  l'absolu. 

Arrivé  là,  et  une  fois  en  possession,  par  l'intuition,  de  la  notion 
claire  et  distincte  des  puissances  naturelles,  il  faudra  repasser  par 
les  mêmes  degrés,  pourvoir  comment  les  diverses  propositions  déjà 
parcourues  dans  un  autre  sens  s'engendrent  et  se  lient.  De  la  na- 
ture des  puissances  naturelles  en  général,  on  déduira  l'action  de  la 
lumière;  cette  action  connue  expliquera  comment  les  rayons  lumi- 
neux traversent  les  corps  diaphanes  ;  cette  proposition  expliquée 
permettra  de  comprendre  les  changements  que  détermine  dans  la 
grandeur  des  angles  d'incidence  et  de  réfraction  la  nature  des  mi- 
lieux. On  en  viendra  ainsi  à  trouver  la  raison  des  propriétés  de 
l'anaclastique. 

Tous  les  ouvrages  de  Descartes,  en  particulier  ses  ouvrages  scienti- 
fiques, nous  présentent  de  frappantes  illustrations  de  cette  méthode. 
Quel  est  par  exemple  l'ordre  suivi  dans  la  Dioptrique  et  dans  les 
Météores  ?  Dans  la  Dioptrique,  Descartes  commence  par  déterminer 
en  quoi  consiste  l'action  de  la  lumière;  c'est  un  mouvement  compa- 
rable aux  autres  mouvements  de  la  nature.  De  cette  définition  il 
conclut  que  le  mouvement  lumineux  doit  suivre  les  mêmes  lois  que 
le  mouvement  proprement  dit.  Par  conséquent,  à  la  rencontre  de  cer- 
tains obstacles,  les  rayons  lumineux  se  réfléchiront,  comme  fait  une 
balle  à  la  rencontre  du  sol  ;  ils  pénétreront  dans  les  milieux  dia- 
phanes, comme  fait  la  même  balle  dans  un  milieu  liquide;  ils  seront 
alors  déviés,  comme  elle,  de  leur  direction  primitive,  et  cette  dévia- 
tion variera  suivant  la  nature  du  milieu  traversé.  —  De  même,  dans  les 
Météores,  où  il  se  propose  d'expliquer  les  principaux  phénomènes  qui 
se  passent  dans  les  cieux,  la  pluie,  la  grêle,  la  neige,  le  tonnerre,  la 
foudre,  l'arc-en-ciel  et  certaines  apparences  extraordinaires,  il  part 


5TS  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

des  natures  simples,  c'est-à-dire  de  la  nature  des  corps  en  général;  de 
là  il  déduit  celle  des  exhalaisons  et  des  vapeurs,  et,  par  une  compo- 
sition croissante,  celle  des  vents,  de  la  pluie,  de  la  neige  ;  puis,  com- 
posant ces  propriétés  et  celles  de  la  lumière,  il  explique  les  appa- 
rences lumineuses  que  parfois  nous  voyons  donc  le  ciel.  C'est  partout 
et  toujours  la  même  procédure.  L'analyse  réduit  les  phénomènes 
aux  natures  simples  dont  ils  dépendent,  et  la  synthèse  fait  voir  en 
quel  ordre  ils  en  dépendent  et  en  dérivent. 

La  méthode  suppose  donc,  on  le  voit,  deux  procédés  distincts  et 
cependant  collatéraux  de  connaissance  :  l'intuition  et  le  raisonne- 
ment. L'intuition  est  en  définitive  l'unique  source  du  savoir  certain; 
c'est  la  vue  immédiate  de  ia  vérité,  embrassant  et  comprenant,  sans 
incertitude  et  sans  obscurité,  une  notion,  une  proposition  tout  en- 
tière L  Le  raisonnement  n'est  autre  chose  qu'une  intuition  conti- 
nuée. Raisonner,  n'est-ce  pas  en  effet  ramener  d'abord ,  par  un 
mouvement  ininterrompu  de  la  pensée,  les  propositions  embarras- 
sées et  complexes  à  des  propositions  simples  et  d'un  accès  facile,  puis 
revenir,  en  parcourant  les  mêmes  stades  en  un  ordre  inverse,  des 
propositions  les  plus  simples,  réfractaires  à  une  décomposition  plus 
élémentaire,  aux  propositions  les  plus  complexes  2  ?  L'intuition  est 
donc  à  la  fois  le  terme  et  le  point  de  départ  du  raisonnement,  et 
l'office  de  la  déduction  est  de  l'étendre  progressivement  des  choses 
les  plus  simples  aux  choses  les  plus  composées,  qui  d'abord  y  pa- 
raissaient rebelles.  Suivons  en  effet  pas  à  pas  un  raisonnement. 
Le  point  de  départ  est  une  proposition  intuitivement  connue  ;  vient 
ensuite  une  proposition  qui  sort  de  la  première  et  s'y  relie,  et  par- 
ticipe par  conséquent  à  sa  certitude;  ainsi  des  autres  jusqu'à  la 
conclusion.  Ce  qui  fait  la  différence  entre  l'intuition  médiate  de  la 
conclusion  et  l'intuition  immédiate  des  principes,  c'est  l'interven- 
tion de  la  mémoire.  A  chaque  degré  du  raisonnement,  il  faut  se 
rappeler  l'évidence  des  degrés  antérieurs.  Conclure  n'est  en  défini- 
tive que  se  souvenir  d'avoir  vu. 

Ainsi  les  propositions  les  plus  éloignées  en  apparence  les  unes  des 
autres  se  relient  en  un  seul  et  unique  système.  La  méthode  a  pour 
but,  en  dernière  analyse,  de  former  des  rapports  complexes  à  l'aide 
de  rapports  simples,  comme  la  numération  construit  les  nombres 
les  plus  grands  avec  l'unité  répétée.  Cependant,  dans  la  composition 
des  choses,  il  faut  soigneusement  distinguer  les  rapports  nécessaires 
des  rapports  contingents.  Les  choses  sont  nécessaires,  quand  elles 


1.  RcijitL,  Reg.  11. 

2.  Regul.,  Reg.  11. 


L.   LIARD.   —  MÉTHODE   ET  MATHÉMATIQUE  DE  DESCARTES     579 

sont  si  intimement  mêlées  l'une  à  Vautre  qu'on  ne  peut  les  séparer  et 
concevoir  distinctement  l'une  sans  l'autre  :  telles  sont,  par  exemple, 
la  liaison  de  la  figure  et  de  l'étendue,  celle  du  mouvement  et  du 
temps  ;  on  ne  peut  imaginer  ni  concevoir  une  figure  sans  étendue, 
un  mouvement  sans  durée.  Les  choses  sont,  au  contraire,  contin- 
gentes, lorsqu'elles  ne  sont  pas  liées  ensemble  d'une  manière  insépa- 
rable :  ainsi,  en  fait,  le  vêtement  est  lié  à  l'homme  qui  le  porte,  mais 
d'une  façon  purement  accidentelle  '.  Ces  dernières  liaisons  sont  en 
dehors  de  la  science;  ce  n'est  pas  à  elles  que  s'applique  laméthode; 
les  premières  seules,  c'est-à-dire  les  liaisons  nécessaires,  sont  objets 
de  science.  Toutes  les  constructions  que  nous  pouvons  faire  à  l'aide 
des  matériaux  et  des  éléments  du  savoir  ne  sont  donc  pas  scienti- 
fiques. Il  en  est  qui  sont  l'œuvre  de  l'imagination.  Elles  sont  pres- 
que toujours  trompeuses  et  ne  reproduisent  pas  l'ordre  réel  des 
choses.  Il  en  est  d'autres  qui  semblent  participer  à  la  fois  de  l'imagi- 
nation et  de  la  science.  Ce  sont  celles  auxquelles  nous  nous  atta- 
chons en  vertu  de  la  conjecture  et  de  la  probabilité  2.  Ce  ne  sont  pas 
encore  les  constructions  scientifiques.  Celles-ci  ne  contiennent  que 
des  rapports  nécessaires,  issus,  par  une  composition  progressive,  de 
ces  rapports  et  de  ces  notions  simples  dont  il  est  impossible  de  dou- 
ter, et,  recevant,  par  une  transmission  graduelle,  la  certitude  des 
principes  dont  ils  émanent.  La  science,  on  le  voit,  a  pour  type  la 
mathématique. 

L'unité  de  la  méthode  implique,  en  un  certain  sens,  l'unité  delà 
science.  L'esprit  n'a  pas,  pour  parvenir  à  la  vérité,  d'autres  voies  que 
l'intuition  et  la  déduction.  Si  variés  que  soient  les  objets  de  sa  re- 
cherche, la  procédure  qu'il  emploie  à  les  connaître  ne  varie  pas. 
Mais  il  ne  faudrait  pas  conclure  de  là  que,  de  subir  un  traitement 
commun,  ils  perdent  toutes  leurs  différences  natives.  Toutes  les 
choses  intuitivement  connues  sont  claires;  mais  elles  ne  se  fondent 
pas  pour  cela  les  unes  dans  les  autres.  L'application  de  la  méthode 
aux  phénomènes  physiques  les  réduira  sans  doute  à  quelques 
phénomènes  généraux  et  élémentaires,  figures  et  mouvements,  et 
ainsi  seront  effacées  les  différences  superficielles  des  sensations; 
les  changements  d'état  subis  par  les  corps,  les  phénomènes  qu'ils 
présentent  se  ramèneront  à  des  mouvements.  Mais  il  se  trouvera  des 
idées  indociles  à  cette  réduction  à  l'unité.  Les  natures  simples,  outre 
la  clarté,  ont  encore  pour  caractère  essentiel,  la  distinction.  Par 


1:  Regul,  Reg.  12. 
2.  RejuL,  Reg.  12. 


580  REVUE  PHILOSOPHIQUE1 

suite,  elles  forment  des  groupes  différents,  des  séries  irréductibles 
les  unes  aux  autres.  Ainsi  les  notions  de  la  pensée,  de  la  connaissance 
ne  peuvent  pas  être  ramenées  aux  notions  de  l'étendue  et  du  mou- 
vement ;  de  même,  celles-ci  ne  peuvent  s'identifier,  par  l'analyse, 
avec  les  notions  de  la  pensée.  Le  critérium  de  la  certitude,  clarté  et 
distinction,  assure  l'unité  de  la  méthode  dans  toutes  les  sciences  et 
garantit  la  diversité  fondamentale  des  sciences. 

» 

Tels  sont  les  procédés  généraux  de  la  méthode  cartésienne.  Il 
nous  faut  maintenant  les  étudier  de  plus  près  sur  des  questions  par- 
ticulières, et  voir  s'ils  ne  se  complètent  pas  par  des  procédés  auxi- 
liaires. 

Toute  recherche  est  précédée  d'une  question.  Ainsi,  en  géométrie, 
on  demande  de  multiplier  une  droite  donnée  par  une  autre  droite  ; 
en  physique,  on  demande  d'expliquer  le  phénomène  de  l'arc-en-ciel. 

Toute  question  doit  contenir  quelque  chose  d'inconnu  l.  Dans  les 

questions  précédentes,  l'inconnu  est,  ici,  le  produit  des  deux  droites 
données,  et,  là,  la  raison  pour  laquelle  nous  voyons  en  certaines  cir- 
constances les  couleurs  du  prisme  s'étaler  en  arc  dans  le  ciel.  Cet 
inconnu  doit  être  donné  en  relation  avec  quelque  chose  de  connu  ; 
autrement  il  serait  impossible  de  le  déterminer  2  ;  ainsi  nous  savons 
que  la  droite  cherchée  doit  être  à  l'une  des  droites  données  ce  que 
l'autre  est  à  l'unité  ;  nous  savons  de  même  que  l'arc-en-ciel  se  pro- 
duit lorsque  des  gouttes  d'eau,  suspendues  dans  l'atmosphère,  sont 
frappées  par  les  rayons  du  soleil. 

La  question  une  fois  comprise,  il  faut  la  dégager  de  tous  les  élé- 
ments étrangers,  qui  ne  sauraient  concourir  à  la  résoudre  et  la 
ramener,  par  division,  à  une  question  plus  simple.  Dans  certains 
cas,  cette  réduction  est  aisée.  Ainsi,  dans  l'exemple  de  géométrie  que 
nous  avons  pris,  multiplier  une  droite  donnée  par  une  autre  droite 
donnée  revient  à  construire  une  troisième  droite  qui  soit  à  l'une  des 
droites  données  ce  que  l'autre  est  à  l'unité.  D'autres  fois,  l'élimina- 
tion des  circonstances  indifférentes  est  plus  difficile  :  ainsi  dans  le 
cas  de  l'arc-en-ciel.  Bien  des  causes  peuvent  contribuer  à  ce  fait  : 
la  courbure  superficielle  des  gouttes  d'eau,  leur  composition  interne, 
les  réflexions  et  les  réfractions  qu'elles  font  subir  aux  rayons  lumi- 
neux reçus  par  elles.  L'examen  séparé  de  chacune  de  ces  circons- 
tances permettra  d'éliminer  celles  qui  ne  concourent  pas  à  la  pro- 
duction du  phénomène  et  en  mettra  à  nu  la  véritable  raison.  On 


1.  ReguL,  Reg.  13. 

2.  ReguL,  Reg.  IL!. 


L.   LIARD.   —  MÉTHODE  ET  MATHÉMATIQUE  DE   DESCARTES     581 

trouvera  ici  que  la  production  des  couleurs  de  l'arc-en-ciel  ne  dé- 
pend pas  de  la  courbure  des  gouttes  d'eau,  ni  de  la  grandeur  de 
l'angle  sous  lequel  elles  apparaissent,  ni  de  la  réflexion  des  rayons 
lumineux,  mais  de  la  réfraction  qu'ils  subissent  '. 

Ces  exemples  sont  des  plus  simples,  et  ils  sont  de  ceux  où  la  vé- 
rité se  dévoile  par  la  seule  vertu  de  l'analyse.  Mais  le  plus  souvent, 
sans  parler  ici  de  l'ordre  de  composition  croissante  suivant  lequel, 
comme  nous  l'avons  vu,  doivent  s'enchaîner  les  diverses  propositions 
d'une  science,  dans  la  solution  d'une  question  particulière,  l'analyse 
n'est  que  la  préparation  de  la  synthèse.  Soit  à  trouver  les  lois  de  la 
réfraction.  La  chose  d'où  il  faut  partir,  la  nature  simple  de  laquelle 
dépend  la  réfraction  des  rayons  lumineux,  est  la  nature  de  la  lumière. 
La  lumière,  et  cette  définition  est  un  produit  de  l'analyse,  «  n'est 
autre  chose,  dans  les  corps  nommés  lumineux,  qu'un  certain  mou- 
vement ou  une  action  fort  prompte  qui  passe  vers  nos  yeux  par  l'en- 
tremise de  l'air  et  des  autres  corps  transparents  2.  »  Par  là,  l'esprit 
est  conduit  à  concevoir  que  les  rayons  lumineux  se  comportent 
comme  les  corps  en  mouvement.  S'ils  rencontrent  une  surface  impé- 
nétrable, ils  rejaillissent ,  suivant  un  angle  égal  à  l'angle  d'inci- 
dence ;  s'ils  rencontrent  au  contraire  un  corps  transparent  qui  les 
reçoit  plus  ou  moins  facilement  que  le  milieu  où  ils  se  mouvaient 
d'abord,  «  ils  s'y  détournent  en  telle  sorte  qu'ils  se  trouvent  toujours 
moins  inclinés  sur  la  superficie  de  ces  corps,  du  côté  où  est  celui 
qui  les  reçoit  le  plus  aisément  que  du  côté  où  est  l'autre,  et  c'est 
justement  à  proportion  de  ce  qu'il  les  reçoit  plus  aisément  que  ne 
fait  l'autre  3.  » 

A  chaque  degré  de  la  réduction  et  de  la  composition,  l'intuition 
fait  voir  le  lien  des  propositions  successives,  et  c'est  grâce  aux  lu- 
mières dont  elle  éclaire  continuement  sa  route  que  l'esprit  peut 
s'avancer  de  la  connaissance  des  propositions  les  plus  simples  à  celle 
des  plus  composées  et  des  plus  obscures.  Mais  parfois  elle  fait  défaut. 
L'esprit  se  trouve  alors  comme  en  présence  d'une  ligne  d'ombre. 
Comment  la  franchira-t-il  ?  C'est  ici  que  Descartes  fait  intervenir  un 
procédé  auxiliaire  de  la  méthode,  auquel  il  attachait  assez  d'im- 
portance pour  l'avoir  mentionné  dans  les  règles  du  Discours  :  nous 
voulons  parler  de  l'énumération,  qu'ailleurs  il  appelle  encore  induc- 
tion. 

La  quatrième  règle  du  Discours  a  exercé  la  sagacité  des  inter- 


1.  Cf.  Météores,  Disc.  8. 

2.  Dioptriq.,  Disc.  1. 

3.  Dioptriq.,  Disc.  2. 


582  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

prêtes  de  Descartes.  La  plupart  n'y  ont  vu  qu'un  procédé  de  vérifi- 
cation, une  sorte  de  preuve  des  opérations  effectuées  par  l'analyse 
et  la  synthèse.  Cette  interprétation  n'est  pas  pleinement  exacte.  On 
lit  en  effet  dans  les  Règles  pour  la  direction  de  l'esprit  :  «  L'énu- 
mération  est  nécessaire  au  complément  de  la  science.  En  effet,  les 
autres  règles  sont  utiles  pour  la  solution  d'un  grand  nombre  de 
questions;  mais  il  n'y  a  que  1  enumération  qui  puisse  faire  que  nous 
portions  un  jugement  sûr  et  certain  sur  tous  les  objets  auxquels 
nous  nous  appliquons.  L'énumération,  l'induction  est  donc  la  re- 
cherche de  tout  ce  qui  se  rattache  à  une  question  donnée,  et  cette 
recherche  doit  être  si  diligente  et  si  soigneuse,  que  l'on  puisse  en 
conclure  avec  certitude  et  évidence  que  nous  n'avons  rien  omis  par 
notre  faute  '.  »  Ce  n'est  certes  pas  là  le  signalement  d'un  simple  pro- 
cédé de  vérification,  et,  si  l'énumération  n'était  qu'un  agent  de  con- 
trôle, on  s'étonnerait  non  sans  raison  que  Descartes  l'eût  inscrit 
parmi  les  procédés  fondamentaux  de  sa  méthode. 

Nous  venons  de  dire  que  l'intuition  par  laquelle  sont  reliées,  dans 
un  raisonnement  continu,  les  propositions  successives  d'une  même 
question  et  d'une  même  science,  peut  parfois  faire  brusquement  dé- 
faut. L'énumération  a  pour  but  de  suppléer,  par  l'induction,  à  l'ab- 
sence de  l'intuition  directe.  Pour  nous  en  convaincre,  voyons  de 
près  en  quels  termes  Descartes  la  décrit  :  «  Par  l'énumération  suf- 
fisante ou  induction,  nous  entendons  seulement  le  moyen  qui  sert  à 
découvrir  la  vérité  avec  plus  de  certitude  que  ne  pourrait  le  faire 
tout  autre  genre  de  preuve,  excepté  la  seule  intuition.  »  —  «  Toutes 
les  fois  qu'on  ne  peut  ramener  à  l'intuition  une  connaissance  quelcon- 
que, il  faut  rejeter  le  syllogisme  et  n'avoir  foi  que  dans  l'induction, 
seul  recours  qui  nous  reste  2.  »  Avant  d'aller  plus  loin,  insistons  sur 
ces  déclarations.  La  méthode  de  Descartes  est  essentiellement  syn- 
thétique. L'analyse  qu'il  emploie  n'est  pas  analogue  à  l'analyse  syl- 
logistique  qui  décompose  en  attributs  un  sujet  donné  ;  elle  implique 
un  progrès  continu,  une  extension  constante  de  la  connaissance. 
Tous  ses  pas  en  avant  sont  des  synthèses,  dont  le  lien  est  vu  par 
intuition.  On  comprend  alors  qu'en  présence  des  lacunes  de  l'intuition, 
Descartes  rejette  le  syllogisme  et  fasse  appel  à  un  autre  procédé  qui, 
sans  être  l'intuition,  en  est  le  seul  substitut  autorisé.  Le  syllogisme, 
en  effet,  se  bornerait  à  décomposer  les  notions  précédemment  obte- 
nues, et,  sous  l'apparence  du  mouvement,  serait  le  repos  de  la  pen- 
sée. L'inférence  inductive,  au  contraire,  nous  portera  au  delà  du 


!.  Regul,  Rcg.  7. 
2.  Regul.,  Reg.  7. 


L.   UARD.   —  MÉTHODE  ET  MATHÉMATIQUE  DE   DESCARTES    583 

point  d'arrêt,  nous  fera  franchir  les  lacunes  des  intuitions  et  en  re- 
nouera la  chaîne. 

Mais  qu'est  cette  induction  par  énumération  sutfisante  et  métho- 
dique? Prise  en  elle-même,  c'est  une  opération  qui  tire  une  consé- 
quence d'une  collection  de  choses  séparées  ou  de  propositions  dis- 
jointes. Si  je  veux  prouver,  par  exemple,  que  l'âme  raisonnable  n'est 
pas  corporelle,  je  réunirai  tous  les  corps  sous  quelques  catégories 
distinctes,  et,  en  les  parcourant  toutes,  je  verrai  que  l'âme  raison- 
nable ne  peut  se  rapporter  à  aucune  d'elles.  Si  je  veux  prouver  par 
le  même  procédé  que  la  surface  d'un  cercle  est  plus  grande  que  celle 
de  toutes  les  autres  figures  d'un  égal  périmètre,  j'énumérerai  ces 
figures,  et  les  considérant  tour  à  tour,  je  verrai  qu'elles  ont  une  sur- 
face plus  petite  que  celle  du  ceicle  de  même  périmètre  *.  Dans  ces 
cas,  1  inférence  est  tirée  non  plus,  comme  dans  la  déduction  ordi- 
naire, d'une  seule  proposition,  mais  de  plusieurs  propositions  placées 
en  quelque  manière  sur  un  même  plan. 

Veut-on  voir  à  l'œuvre  cette  induction  ?  Il  suffit  de  reprendre  un 
exemple  déjà  cité,  la  recherche  de  l'anaclastique.  Le  terme  de  la  ré- 
duction, l'origine  de  la  composition  est,  on  l'a  vu,  la  notion  de  puis- 
sance naturelle  ;  le  premier  degré  de  la  synthèse  est  la  nature  de 
l'action  de  la  lumière.  «  Je  suppose,  dit  Descartes,  qu'on  ne  puisse 
tout  d'abord  découvrir  cette  action;  alors  on  émimérera  tontes  les 
autres  puissances  naturelles,  afin  que  de  la  connaissance  de  quel- 
ques-unes d'entre  elles  on  puisse  au  moins  conclure  par  analogie  la 
connaissance  de  celle  qu'on  ignore  2.  »  L'obstacle  qu'opposait  au  pro- 
grès de  la  pensée  l'absence  d'intuition  est  ainsi  franchi,  et  la  déduc-' 
tion  proprement  dite,  un  instant  interrompue,  reprend  son  cours. 

Maison  peut  apporter  d'autres  exemples,  et  plus  frappants  encore, 
du  rôle  de  ce  procédé  que  Descartes  prescrit  dans  les  règles  maîtresses 
de  sa  méthode.  Descartes  explique  l'iris  ou  arc-en-ciel  par  des  rai- 
sonnements complexes  que  nous  n'avons  pas  à  débiter  ici,  mais  qui 
reposent  sur  une  induction  analogique.  Il  recherche  d'abord  quelles 
réfractions  subissent  les  rayons  du  soleil  lorsqu'ils  tombent  sur  une 
boule  de  verre;  puis  il  remarque  qu'aux  proportions  près, les  appa- 
rences produites  en  cette  boule  par  la  réfraction  de  la  lumière  sont 
semblables  à  celles  de  l'arc-en-ciel,  et  il  n'hésite  pas  à  transporter 
aux  gouttes  de  pluie  ce  qu'il  a  appris  de  la  boule  de  verre  ;:.  L'expé- 
rience directe  était  impossible;  l'intuition  faisait  défaut.  Là  encore,  la 


i.  Cf.  Regul.,  Reg.  7. 

2.  Regul.,  Rég.  8. 

3.  Météor.,  Disc.  8. 


584  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

lacune  est  comblée  par  une  inférence  inductive.  «  Cette  boule  de 
verre,  a  dit  avec  justesse  un  commentateur  de  Descartes,  est  un 
moyen  que  j'appelle  analogue,  parce  qu'en  effet  ce  n'est  que  par  la 
proportion  qui  se  rencontre  en  elle  et  la  goutte  de  pluie,  que  je  viens 
aux  couleurs  de  la  goutte  de  pluie  l.  »  L'induction  qui  se  tire  parfois 
d'une  énumération  complète  de  toute  une  série  de  choses,  parfois  de 
quelques-unes  seulement  de  ces  choses,  et  parfois  même  d'une  seule, 
ferait  donc  corps  avec  les  procédés  plus  haut  décrits  et  serait  le 
complément  indispensable  de  l'intuition  et  de  la  déduction. 

Ainsi,  en  résumé,  la  méthode  de  Descartes,  qu'il  s'agisse  de  la  con- 
stitution d'une  science  ou  de  la  solution  d'une  question  particulière, 
a  pour  base  la  certitude  immédiate  des  natures  ou  notions  simples, 
et  pour  procédés  la  réduction  des  choses  composées  aux  éléments 
simples  et  certains  qu'elles  recèlent,  et  la  composition  graduelle  de 
ces  éléments  en  systèmes  de  plus  en  plus  complexes,  suivant  l'ordre 
même  de  la  complexité  des  choses. 


II 


La  méthode  cartésienne  ne  prescrit  pas  seulement  l'ordre  à  suivre 
dans  la  solution  des  questions  particulières  et  dans  la  disposition 
des  parties  d'une  même  science  ;  elle  détermine  encore  avec  rigueur 
et  clarté  l'ordre  dans  lequel  doivent  se  succéder  et  s'enchaîner  les 
sciences  différentes.  Si  en  chaque  question,  en  chaque  science,  la  lu- 
mière sort  des  propositions  les  plus  simples  et  les  plus  aisées  à  con- 
naître, et  s'étend  peu  à  peu  aux  propositions  les  plus  complexes  et 
les  plus  obscures,  de  même,  dans  l'ordre  encyclopédique  des  con- 
naissances humaines,  les  sciences  aux  objets  les  plus  simples  doivent 
être  abordées  et  traitées  les  premières  ;  autrement,  l'obscurité  de 
celles  dont  les  objets  sont  plus  composés  ne  se  dissipera  jamais. 
Ainsi  Descartes  fut  conduit  par  sa  méthode,  non  moins  que  par  les 
prédilections  et  les  habitudes  de  son  génie,  à  débuter  par  les  mathé- 
matiques, puis  à  faire  passer  les  mathématiques  dans  le  corps  entier 
des  sciences  de  la  nature,  de  même  que  les  propositions  les  plus 
simples  et  les  plus  élémentaires  se  retrouvent,  à  des  degrés  divers 
de  composition,  dans  les  propositions  les  plus  complexes. 

Descartes  était  né  mathématicien.  Dès  le  collège,  il  montra  pour 

1.  Poisson.  Comment,  ou  remarq.  sur  la  met,', ode  de  René  Descartes,  2e  p., 
7"  observ. 


L.   L.IARD.   —  METHODE   ET   MATHÉMATIQUE   DE   DESCARTES     585 

l'analyse  des  anciens  et  l'algèbre  des  modernes  des  aptitudes  qui  te- 
naient du  prodige;  déjà  même,  il  avait  conçu  le  dessein  de  les  ré- 
former *.  Plus  tard,  pendant  toute  sa  jeunesse,  et  dans  ses  retraites 
studieuses,  et  dans  ses  fréquents  voyages,  à  Paris,  en  Allemagne,  en 
Hollande,  dans  la  compagnie  des  savants  et  dans  la  vie  des  camps, 
il  prenait  plaisir  à  résoudre  les  problèmes  les  plus  difficiles.  Sa  répu- 
tation en  ce  genre  d'exercices  devint  si  grande,  le  nombre  des  ques- 
tions dont  ses  correspondants  lui  demandaient  la  solution  s'accrut 
tellement,  qu'à  plus  d'une  reprise  il  renonça  à  ce  passe-temps  stérile 
pour  s'appliquer  à  de  plus  fructueuses  recherches.  11  avait  alors  dé- 
passé les  mathématiques,  et  il  appliquait  sa  méthode  à  des  sciences 
plus  complexes. 

Quelle  application  en  avait-il  faite  aux  mathématiques?  Et  quels 
fruits  en  avait-il  retirés?  Cette  question  semble  facile  à  résoudre.  La 
méthode  est,  nous  l'avons  vu,  un  extrait  généralisé  des  mathéma- 
tiques. L'appliquer  aux  mathématiques,  c'était  simplement,  peut-il 
paraître,  la  faire  rentrer  dans  l'enveloppe  d'où  elle  était  sortie.  Ne 
retrouve-t-on  pas  l'esprit  et  même  la  lettre  de  la  méthode  dans  ces 
lignes  où  Descartes  indique  la  manière  de  venir  aux  équations  qui 
servent  à  résoudre  les  problèmes  :  «  Voulant  résoudre  quelque  pro- 
blème, on  doit  d'abord  le  considérer  comme  déjà  fait,  et  donner  des 
noms  à  toutes  les  lignes  qui  semblent  nécessaires  pour  le  construire, 
aussi  bien  à  celles  qui  sont  inconnues  qu'aux  autres.  Puis,  sans  con- 
sidérer aucune  différence  entre  ces  lignes  connues  et  inconnues,  on 
doit  parcourir  la  difficulté  selon  l'ordre  qui  montre  le  plus  naturel- 
lement de  tous  en  quelle  sorte  elles  dépendent  mutuellement  les  unes 
des  autres,  jusqu'à  ce  qu'on  ait  trouvé  moyen  d'exprimer  une  même 
quantité  en  deux  façons,  ce  qui  se  nomme  une  équation,  car  les 
termes  de  l'une  de  ces  deux  façons  sont  égaux  à  ceux  de  l'autre  "2.  » 
Ne  croirait-on  pas  lire,  exprimées  en  langage  mathématique,  la  se- 
conde et  la  troisième  règles  de  Discours?  Et  n'en  est-il  pas  encore 
ainsi  pour  ce  qui  concerne  la  résolution  des  équations?  «  On  doit 
trouver  autant  de  telles  équations  qu'on  a  supposé  de  lignes  qui  étaient 
inconnues,  ou  bien,  s'il  ne  s'en  trouve  pas  tant,  et  que  nonobstant 
on  n'omette  rien  de  ce  qui  est  désiré  en  la  question,  cela  témoigne 
qu'elle  n'est  pas  entièrement  déterminée.  Et  lors  on  peut  prendre 
à  discrétion  des  lignes  connues  pour  toutes  les  inconnues  auxquelles 
ne  correspond  aucune  équation.  Après  cela,  s'il  en  reste  encore 
plusieurs,  il  faut  se  servir  par  ordre  de  chacune  des  équations  qui 

1.  Cf.  Baillet,  La  vie  de  M.  Descartes,  liv.  I,  chap.  0. 

2.  Géom.,  liv.  1er. 

tome  x.  —  1880.  38 


586  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

restent  ainssi,  soit  en  la  considérant  toute  seule,  soit  en  la  comparant 
avec  les  autres  pour  expliquer  chacune  de  ces  lignes  inconnues  et 
l'aire  ainsi  en  les  démêlant  qu'il  n'en  demeure  qu'une  seule,  égale  à 
quelque  autre  qui  soit  connue  *.  » 

Faut- il  s'en  tenir  à  ce  rapide  aperçu?  Ce  serait  s'interdire  l'intelli- 
gence de  la  partie  peut-être  la  plus  importante  et  à  coup  sûr  la  plus 
durable  de  l'œuvre  de  Descartes.  Lorsque  Descartes  applique  sa 
méthode  aux  mathématiques,  ce  n'est  pas  pour  les  pousser  plus 
avant  dans  les  voies  où  elles  étaient  engagées;  c'est  pour  leur  ouvrir 
des  voies  nouvelles.  Il  ne  se  propose  pas  seulement  de  résoudre  des 
problèmes  qui  avaient  résisté  à  l'effort  des  meilleurs  esprits  de  l'an- 
tiquité et  des  temps  modernes  ;  il  veut  découvrir  ou  retrouver  -  une 
mathématique  qui  soit  exempte  des  défauts  qu'une  précoce  matu- 
rité de  génie  lui  avait  fait  voir  dans  l'analyse  des  anciens  et  dans 
l'algèbre  des  modernes  ;  et  s'il  en  vient  à  négliger,  par  lassitude, 
l'arithmétique  et  la  géométrie  3,  c'est  qu'il  a  découvert  une  façon 
de  traiter  des  proportions  en  général,  au  prix  de  laquelle  la  façon 
ordinaire  de  considérer  les  nombres  et  les  grandeurs  est  inféconde 
et  inutile.  Quelle  est  cette  mathématique  nouvelle,  qui  permet  de 
«  démêler  toutes  les  questions  auxquelles  s'étendent  l'analyse  géo- 
métrique et  l'algèbre  »,  et  dont  la  puissance  ne  connaît  pas  de 
limites? 

On  l'appelle  d'ordinaire  la  géométrie  analytique,  et  on  la  fait  con- 
sister dans  l'application  de  l'algèbre  à  la  géométrie.  Avant  Descartes, 
les  algébristes,  Viète  en  particulier,  avaient  déjà  résolu  par  l'algèbre 
plus  d'un  problème  de  géométrie.  Mais  aucun  d'eux  n'avait  encore 
découvert  les  racines  de  cette  alliance  et  fait  voir  pour  quelle  raison 
les  formules  purement  algébriques  peuvent  devenir  les  substituts 
des  formes  géométriques.  Ces  raisons,  Descartes  les  découvrit. 
L'idée  maîtresse  et  génératrice  de  la  géométrie  analytique  est  aisée 
à  dégager.  Les  figures  géométriques,  tracées  et  représentées  dans 
l'espace,  sont  faites  d'éléments  différents,  de  grandeurs  et  de  formes. 
Par  elles-mêmes,  les  grandeurs  se  résolvent  en  nombres  ;  mais  les 
formes  semblent  indociles  à  une  telle  réduction.  Ce  sont  en  effet 
des  qualités,  et  non  pas  des  quantités  ;  et  cependant  le  traitement 
algébrique  des  questions  géométriques  implique  la  réduction  des 
formes  aux  grandeurs.  Abordée  de  front,  la  difliculté  est  invincible. 
Descartes  l'a  résolue  en  la  tournant.  Le  premier,  il  vit  que  la  forme 


1 .  Géom,,  liv.  Ier. 

2.  CI.  Regul.,  reg.  4. 

3.  Cf.  Baiilet,  liv.  II,  chap.  6. 


L.   LIARD.   —  MÉTHODE   ET   MATHÉMATIQUE   DE   DESCARTES     587 

d'une  figure  résulte  de  la  position  des  points  dont  elle  se  compose 
et  que  cette  position  peut  être  déterminée  par  des  grandeurs,  abs- 
traction faite  de  toute  idée  de  forme.  Il  ramena  ainsi  la  forme  à  la 
grandeur,  par  l'intermédiaire  de  la  position. 

«  Son  travail  philosophique,  a  dit  A.  Comte,  a  simplement  consisté, 
sous  ce  rapport,  dans  l'entière  généralisation  d'un  procédé  élémen- 
taire qu'on  peut  regarder  comme  naturel  à  l'esprit  humain,  puisqu'il 
se  forme  pour  ainsi  dire  spontanément  chez  toutes  les  intelligences, 
même  les  plus  vulgaires.  En  effet,  quand  il  s'agit  d'indiquer  la  situa- 
tion d'un  objet  sans  le  montrer  immédiatement,  le  moyen  que  nous 
adoptons  toujours,  et  le  seul  évidemment  qui  puisse  être  employé, 
consiste  à  rapporter  cet  objet  à  d'autres  qui  soient  connus,  en  assi- 
gnant la  grandeur  des  éléments  géométriques  quelconques,  par 
lesquels  on  le  conçoit  lié  à  ceux-ci.  Ces  éléments  constituent  ce  que 
Descartes,  et  d'après  lui  tous  les  géomètres,  ont  appelé  les  coordon- 
nées de  chaque  point  considéré.... 

«  Après  avoir  nettement  établi  cette  conception  préliminaire,  en 
vertu  de  laquelle  les  idées  de  position,  et,  par  suite  implicitement, 
toutes  les  notions  géométriques  élémentaires,  sont  réductibles  à  de 
simples  considérations  numériques,  il  est  aisé  de  concevoir  direc- 
tement, dans  son  entière  généralité,  la  grande  idée  mère  de  Des- 
càrtes,  relative  à  la  représentation  analytique  des  formes  géomé- 
triques... D'après  la  manière  d'exprimer  analytiquement  la  position 
d'un  point  sur  un  plan,  on  peut  aisément  établir  que,  par  quelque 
propriété  qu'une  ligne  quelconque  puisse  être  définie,  cette  dé- 
finition est  toujours  susceptible  d'être  remplacée  par  une  équation 
correspondante  entre  les  deux  coordonnées  variables  du  point  qui 
décrit  cette  ligne,  équation  qui  sera  dès  lors  la  représentation  ana- 
lytique de  la  ligne  proposée,  dont  tout  phénomène  devra  se  traduire 
par  une  certaine  modification  algébrique  de  son  équation.  Si  l'on 
suppose,  en  effet,  qu'un  point  se  meuve  sur  un  plan  sans  que  son 
cours  soit  déterminé  en  aucune  manière,  on  devra  évidemment 
regarder  ses  deux  coordonnées,  dans  quelque  système  que  ce  soit, 
comme  entièrement  indépendantes  l'une  de  l'autre.  Mais  si,  au  con- 
traire, ce  point  est  assujetti  à  décrire  une  certaine  ligne  quelconque, 
il  faudra  nécessairement  concevoir  que  ses  coordonnées  conservent 
entre  elles,  dans  toutes  les  positions  qu'il  peut  prendre,  une  cer- 
taine relation  permanente  et  précise,  susceptible,  par  conséquent, 
d'être  exprimée  par  une  équation  convenable,  qui  deviendra  la 
d.  iinition  analytique  très  nette  et  très  rigoureuse  de  la  ligne  consi- 
dérée, puisqu'elle  exprimera  une  propriété  algébrique  exclusivement 
relative  aux  coordonnées  de  tous  les  points  de  cette  ligne.  Il  est 


588  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

clair,  en  effet,  que  lorsqu'un  point  n'est  soumis  à  aucune  condition, 
sa  situation  n'est  déterminée  qu'autant  qu'on  donne  à  la  fois  ses 
deux  coordonnées  distinctement  l'une  de  l'autre  ;  tandis  que,  quand 
le  point  doit  se  trouver  sur  une  ligne  définie,  une  seule  coordonnée 
suffit  pour  fixer  entièrement  sa  position.  La  seconde  coordonnée  est 
donc  alors  une  fonction  déterminée  de  la  première,  ou,  en  d'autres 
termes,  il  doit  exister  entre  elles  une  certaine  équation,  d'une  na- 
ture correspondante  à  celle  de  la  ligne  sur  laquelle  le  point  est  as- 
sujetti à  rester.  En  un  mot,  chacune  des  coordonnées  d'un  point 
l'obligeant  à  être  situé  sur  une  certaine  ligne,  on  conçoit  récipro- 
quement que  la  condition,  de  la  part  d'un  point,  de  devoir  appartenir 
à  une  ligne  définie  d'une  manière  quelconque,  équivaut  à  assigner 
la  valeur  de  l'une  des  deux  coordonnées,  qui  se  trouve  dans  ce  cas 
être  entièrement  dépendante  de  l'autre.  La  relation  analytique  qui 
exprime  cette  dépendance  peut  être  plus  ou  moins  difficile  à  dé- 
couvrir ;  mais  on  doit  évidemment  en  concevoir  toujours  l'existence, 
même  dans  les  cas  où  nos  moyens  actuels  seraient  insuffisants  pour 
la  faire  connaître... 

«  En  reprenant  en  sens  inverse  les  mêmes  réflexions,  on  mettrait 
aussi  facilement  en  évidence  la  nécessité  géométrique  de  la  repré- 
sentation de  toute  équation  à  deux  variables,  dans  un  système  dé- 
terminé de  coordonnées,  par  une  certaine  ligne  dont  une  telle  rela- 
tion serait,  à  défaut  d'aucune  autre  propriété  connue,  une  définition 
très  caractéristique,  et  qui  aura  pour  destination  scientifique  de  fixer 
immédiatement  l'attention  sur  la  marche  générale  des  solutions  de 
l'équation,  qui  se  trouvera  ainsi  notée  de  la  manière  la  plus  sensible 
et  la  plus  simple.  Cette  peinture  des  équations  est  un  des  avantages 
fondamentaux  les  plus  importants  de  la  géométrie  analytique,  qui  a 
par  là  réagi  au  plus  haut  degré  sur  le  perfectionnement  général  de 
l'analyse  elle-même,  non  seulement  en  assignant  aux  recherches 
purement  abstraites  un  but  nettement  déterminé  et  une  carrière  iné- 
puisable, mais,  sous  un  rapport  encore  plus  direct,  en  fournissant  un 
nouveau  moyen  philosophique  de  méditation  analytique  ,  qui  ne 
pourrait  être  remplacé  par  aucun  autre  i.  » 

Telle  serait,  d'après  la  plupart  des  commentateurs  contemporains, 
la  révolution  opérée  par  Descartes  en  mathématiques.  A  cette  géo- 
métrie qui  considère  les  figures  telles  que  les  présente  tout  d'une 
pièce  à  l'esprit  l'intuition  synthétique  de  l'étendue,  il  aurait  substitué 
une  sorte  de  géométrie  en  mouvement  dans  laquelle  l'esprit  assiste 
à  la  génération  des  figures  par  le  déplacement  du  point  dans  le  plan 

1.  A.  Comte.  Cours  de  phil.  poiit.,  2e  éd.,  t.  I,  p.  314,  sqq. 


L.    LIARD.   —  MÉTHODE   ET   MATHÉMATIQUE   DE   DESGARTES     589 

ou  dans  l'espace,  et,  saisissant  les  lois  de  cette  génération,  les  traduit 
en  langage  algébrique,  pour  en  tirer,  par  le  calcul,  toutes  les  con- 
séquences qu'elles  recèlent,  révolution  féconde,  qui,  remplaçant 
l'intuition  des  formes  singulières  par  la  conception  de  formules  gé- 
nérales, agrandissait  à  l'infini  le  champ  et  la  portée  de  la  géo- 
métrie. 

Cette  façon  d'entendre  la  réforme  mathématique  de  Descartes 
semble  difficile  à  contester.  Elle  a  pour  elle  l'autorité  de  savants 
illustres  et  de  presque  tous  les  historiens  des  mathématiques,  et, 
signe  plus  important  encore,  elle  cadre  à  merveille  avec  plus  d'un 
passage  de  l'obscur  traité  de  Géométrie  publié  en  1637.  On  y  lit  en 
effet,  entre  autres  choses  propres  à  confirmer  les  vues  plus  haut  expo- 
sées :  «  Considérant  la  géométrie  comme  une  science  qui  enseigne 
généralement  à  connaître  la  mesure  de  tous  les  corps,  on  n'en  doit 
pas  plutôt  exclure  les  lignes  les  plus  composées  que  les  plus  simples 
pourvu  qu'on  puisse  imaginer  être  décrites  par  un  mouvement 
continu,  ou  plusieurs  qui  s'entresuivent,  et  dont  les  derniers  sont 
entièrement  réglés  par  ceux  qui  les  précèdent,  car  par  ce  moyen  on 
peut  toujours  avoir  une  connaissance  exacte  de  leur  mesure  l.  »  Et 
pourtant,  malgré  ces  témoignages,  malgré  l'accord  à  peu  près  una- 
nime des  interprètes,  la  géométrie  analytique  est-elle  le  tout  de  la 
réforme  cartésienne  des  mathématiques? 

Que  Descartes  ait  allié  le  premier  d'une  manière  générale  et  ra- 
tionnelle l'algèbre  et  la  géométrie,  on  ne  le  conteste  pas.  Mais  quels 
fruits  se  proposait-il  de  cette  alliance?  Etait-ce  la  rénovation  de  la 
géométrie  proprement  dite?  Etait-ce  au  contraire  l'accroissement  de 
l'algèbre?  Voulait-il  féconder  la  science  des  grandeurs  étendues  par 
le  calcul?  Voulait-il  au  contraire  éclairer  l'algèbre  par  l'intuition 
géométrique 2?  Si  cette  dernière  façon  de  voir  était  vraie,  la  géométrie 
analytique  ne  serait  plus,  dans  l'œuvre  mathématique  de  Descartes, 
que  la  conséquence  et  comme  le  contre-coup  de  la  constitution 
d'une  science  plus  générale. 

On  est  tout  d'abord  incliné  à  le  croire,  par  des  considérations 
tirées  de  la  méthode  elle-même.  Une  règle  essentielle  de  la  mé- 
thode est  de  commencer  par  les  objets  les  plus  simples.  A  ce  compte, 
il  y  a  quelque  chose  de  plus  simple  que  les  grandeurs  étendues,  à 
savoir  les  grandeurs  en  général,  considérées  en  dehors  de  l'étendue 

1.  Géom.,  liv.  2. 

2.  L'interprétation  véritable  de  la  géométrie  cartésienne  a  été  récemment 
retrouvée  par  M.  Mouchot  :  La  Réforme  cartésienne  étendue  aux  diverses  branches 
des  mathématiques  pures.  Paris,  1876. 


590  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

et  de  toute  autre  matière  où  elles  peuvent  être  réalisées.  Ne  serait- 
il  pas  singulier  qu'à  l'entrée  de  la  science,  Descartes  eût  failli  aux 
indications  les  plus  précises  de  ce  guide  qu'il  va  docilement  suivre 
à  travers  toutes  les  sciences  ?  Pourtant  ce  ne  saurait  être  encore 
qu'une  présomption  ;  le  génie  n'est  pas  toujours  exempt  d'inconsé- 
quence. Mais  la  présomption  se  fortifie  et  se  transforme  en  certitude 
par  l'étude  de  la  vie  et  de  l'œuvre  de  Descartes.  Ses  biographes  nous 
le  montrent  obsédé  dès  sa  jeunesse  par  l'idée  de  retrouver  cette 
science  générale  des  grandeurs  qu'à  son  sens  les  anciens  avaient 
dû  posséder,  et  dont  il  croyait  voir  quelques  traces  dans  les  œuvres 
de  Diophante  l.  Ils  nous  le  montrent  abandonnant,  jeune  encore, 
l'étude  de  l'arithmétique  et  de  la  géométrie,  pour  se  livrer  tout  en- 
tier à  la  recherche  d'une  mathématique  universelle  dont  toutes  les 
mathématiques  ne  seraient  que  des  parties.  Et  qu'est  cette  science 
universelle?  Descartes  nous  l'apprend  lui-même  dans  les  Règles  pour 
la  direction  de  Vesprit  et  dans  le  Discours  [de  ïa  méthode  :  «  Ces 
pensées  m'ayant  détaché  de  l'étude  spéciale  de  l'arithmétique  et  de 
la  géométrie,  pour  m'appliquer  à  la  recherche  d'une  science  mathé- 
matique en  général,  je  me  suis  demandé  ce  qu'on  entendait  préci- 
sément par  ce  mot  mathématique.  J'ai  découvert  que   toutes  les 
sciences  qui  ont  pour  but  la  recherche  de  l'ordre  et  de  la  mesure  se 
rapportent  aux  mathématiques  ;  qu'il  importe  peu  que  ce  soit  dars 
les  nombres,  les  figures,  les  astres,  les  sons  ou  tout  autre  objet 
qu'on  cherche  cette  mesure;  qu'ainsi  il  doit  y  avoir  une  science  gé- 
nérale qui  explique  tout  ce  qu'on  peut  trouver  sur  l'ordre  et  la  mesure 
prise  indépendamment  de  toute  application  à  une  matière  spéciale2.  » 
Rien  n'est  plus  clair  que  ce  texte.  La  teneur  en  est  confirmée  et, 
s'il  se  peut,  éclaircie  par  ces  paroles  du  Discours  de  la  méthode  : 
«  Je  n'eus  pas  dessein  pour  cela  de  tâcher  d'apprendre  toutes  ces 
sciences  particulières  qu'on  nomme  communément  mathématiques, 
et  voyant  que,  encore  que  leurs  ol  jets  sont  différents,  elles  ne  laissent 
pas  de  s'accorder  toutes  en  ce  qu'elles  n'y  considèrent  autre  chose 
que  les  divers  rapports  ou  proportions  qui  s'y  trouvent,  je  pensai 
qu'il  valait  mieux  que  j'examinasse  seulement   ces  proportions  en 
général 3.  »  Ainsi,  négliger  les  mathématiques  spéciales,  c'est-à-dire 
celles  qui,  comme  l'arithmétique,  la  géométrie,  la  mécanique,  l'astro- 
nomie, l'acoustique,  considèrent  les  objets  mathématiques,  rapports 
et  proportions,  dans  leur  union  avec  quelque  matière  particulière, 
les  nombres,  les  figures,  les  mouvements,  les  forces,  les  sons,  les  as- 

1.  Cf.  Regûl.,  reg.  4. 

2.  ReguL,  reg.  4. 

3.  Méth.,  2e  part. 


L.   LÏARD.  —  MÉTHODE   ET   MATHÉMATIQUE   DE   DESCARTES     591 

1res,  extraire  de  ces  différentes  sciences  ce  qu'elles  ont  de  commun, 
faire  de  ces  éléments  communs,  isolés  de  toute  matière  spéciale, 
l'objet  d'une  science,  qui  sera  aux  mathématiques  spéciales,  arithmé- 
tique, géométrie,  mécanique,  astronomie,  ce  que  le  genre  est  aux 
espèces,  voilà  ce  qu'a  voulu  Descart.es.  Son  but,  en  réformant  les 
mathématiques,  n'était  pas  de  constituer  une  géométrie  nouvelle, 
mais  d'instituer  une  mathématique  universelle,  traitant  de  l'ordre  et 
des  rapports  en  eux-mêmes,  de  la  mesure  et  des  proportions  en  elles- 
mêmes,  abstraction  faite  des  objets  divers  où  cet  ordre  et  ces  rap- 
ports, cette  mesure  et  ces  proportions  peuvent  être  réalisés.  Cette 
science  des  objets  les  plus  simples  et  les  plus  universels,  requise  par 
la  méthode  à  l'entrée  de  toutes  les  autres  sciences  aux  objets  plus 
complexes  et  moins  généraux,  c'est  ['algèbre  spécieuse. 

Mais  cette  mathématique  universelle,  Descartes  n'a-t-il  fait  que 
l'entrevoir  comme  une  exigence  logique  de  sa  méthode,  ou  l'a-t-il 
réalisée  ?  Son  grand  ouvrage  mathématique,  donné  par  lui  au  public 
en  1637,  avec  le  Discours  de  la  méthode,  et  présenté  au  même  titre 
que  la  Dioplrique  et  les  Météores,  comme  un  essai  de  cette  méthode, 
est  intitulé  Géométrie.  Les  trois  livres  qui  le  composent  ont  pour 
titre,  l'un  Des  problèmes  qu'on  peut  construire,  n'y  employant  que 
des  cercles  et  des  lignes  droites;  le  second  :  De  la  nature  des  lignes 
courbes,  et  le  troisième  :  De  la  construction  des  problèmes  qui  sont 
solides  et  plus  que  solides,  tous  énoncés  qui  semblent  se  rapporter 
à  l'une  de  ces  mathématiques  spéciales,  auxquelles  Descartes  décla- 
rait renoncer,  pour  se  livrer  tout  entier  à  la  recherche  de  la  mathé- 
matique' générale.  L'œuvre  ne  répondrait-elle  pas  au  dessein?  Ou 
bien  Descartes,  comme  ces  anciens  qu'il  blâme  pourtant  de  l'avoir 
fait,  nous  aurait-il  envié  la  connaissance  de  sa  mathématique  géné- 
rale, pour  nous  en  livrer  seulement  une  des  applications  les  plus 
importantes?  —  Ce  doute  se  dissipe  à  l'étude  attentive  de  l'ouvrage. 

Malgré  le  titre,  malgré  les  apparences,  ce  n'est  pas  de  géométrie 
à  proprement  parler,  mais  d'algèbre  qu'il  s'agit  dans  la  Géométrie. 
Sur  ce  point,  les  indications  de  Descartes  sont  précieuses  à  recueillir. 
On  sait  que  plus  d'un  lecteur  avoua  ne  pas  entendre  la  Géométrie. 
Descartes,  loin  de  s'en  étonner  et  de  le  regretter,  l'avait  prévu  et 
s'en  serait  volontiers  réjoui.  L'obscurité  de  son  livre  était  voulue  et 
escomptée  par  lui  :  «  J'appréhende,  écrivait-il  à  Mersenne,  en 
avril  1037,  quelques  jours  avant  la  publication  de  l'ouvrage,  qu'il  ne 
se  trouvera  que  fort  peu  de  personnes  qui  l'entendront.  »  —  «  Je 
sais,  lisons-nous  de  même  dans  une  lettre  à  Plempius,  que  le  nombre 
de  ceux  qui  pourront  entendre  ma  Géométrie  sera  fort  petit,  car 


5i»2  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ayant  omis  toutes  les  choses  que  je  jugeais  n'être  pas  inconnues  aux 
autres,  et  ayant  tâché  de  comprendre  ou  du  moins  de  toucher  plu- 
sieurs choses  en  peu  de  paroles,  même  toutes  celles  qui  pourront 
jamais  être  trouvées  dans  cette  science,  elle  ne  demande  pas  seule- 
ment des  lecteurs  très  savants  dans  toutes  les  choses  qui  jusqu'ici 
ont  été  connues  dans  la  géométrie  et  dans  l'algèbre,  mais  aussi  des 
personnes  très  laborieuses,  très  ingénieuses  et  très  attentives  ' .  » 
Sa  vraie  pensée  s'accuse,  les  précautions  de  son  génie  défiant  se 
trahissent  dans  une  lettre  écrite  à  de  Beaune,  un  an  après  l'appari- 
tion de  l'ouvrage  de  1637  :  «  J'ai  omis,  dans  ma  Géométrie,  beau- 
coup de  choses  qui  pourraient  y  être  ajoutées  pour  la  facilité  de  la 
pratique.  Toutefois,  je  puis  assurer  que  je  n'ai  rien  omis  qu'à  des- 
sein, excepté  le  cas  de  l'asymptote,  que  j'ai  oublié.  Mais  j'avais 
prévu  que  certaines  gens  qui  se  vantent  de  savoir  tout  n'auraient 
pas  manqué  de  dire  que  je  n'avais  rien  écrit  qu'ils  n'eussent  su  au- 
paravant, si  je  me  fusse  rendu  assez  intelligible  pour  eux,  et  je 
n'aurais  pas  eu  le  plaisir  de  voir  l'incongruité  de  leurs  objections.  » 
—  L'incongruité  des  objections  qui  lui  sont  faites,  comme  il  l'avait 
prévu,  lui  donne  occasion  de  préciser  sa  pensée  et  son  dessein. 
Ainsi  Roberval  l'accuse  de  ne  guère  faire  que  répéter  Viète.  Descartes 
riposte  dans  une  lettre  à  Mersenne  :  «  Je  commence  par  où  Viète  a 
fini 2,  »  faisant  clairement  entendre  par  là  qu'il  a  pris  l'algèbre  au 
point  où  Viète  l'avait  laissée.  Dans  une  autre  lettre  au  même  corres- 
pondant, il  revendique  avec  plus  de  force  encore  l'originalité  de  ses 
découvertes  et  en  marque  mieux  le  caractère  :  «  Et  tant  s'en  faut 
que  les  choses  que  j'ai  écrites  puissent  être  aisément  tirées  de  Viète, 
qu'au  contraire,  ce  qui  est  cause  que  mon  traité  est  difficile  à  en- 
tendre, c'est  que  j'ai  tâché  à  n'y  rien  mettre  que  ce  que  j'ai  cru 
n'avoir  point  été  vu  ni  par  lui  ni  par  aucun  autre,  comme  on  peut 
voir,  si  Ton  confère  ce  que  j'ai  écrit  du  nombre  des  racines  qui  sont  en 
chaque  équation,  dans  la  page  372,  qui  est  l'endroit  où  je  commence 
à  donner  les  règles  de  mon  algèbre,  avec  ce  que  Viète  en  écrit  à  la 
fin  de  son  livre  De  emendatione  equationum,  car  on  verra  que  je 
les  détermine  généralement  en  toute  équotion,  au  lieu  que  lui  n'en 
ayant  donné  que  quelques  exemples  particuliers,  dont  il  fait  toutefois 
si  grand  état,  qu'il  a  voulu  conclure  son  livre  par  là,  il  a  montré 
qu'il  ne  le  pouvait  déterminer  en  général,  et  ainsi  j'ai  commencé  par 
où  il  avait  achevé  3.  »  Ainsi,  déterminer  généralement  en  toute  équa- 

1.  Ed.  Cousin,  t.  VI,  p.  336. 

2.  Ed.  Cousin,  t.  VII,  p.  157. 

3.  Let.  à  Mersenne,  avril  1637,  éd.  Cousin,  t.  VI,  p.  300.  Cf.  let.  à  Mersenne, 
13  mai  1638,  éd.  Cousin,  t.  VII,  p.  157. 


L.   LIARD.  —  MÉTHODE   ET   MATHÉMATIQUE    DE   DESCARTES    593 

tion  le  nombre  des  racines,  tel  a  été,  de  son  aveu,  le  but  de  Descartes 
dans  la  Géométrie.  C'était  là  l'objet  essentiel  de  cette  mathématique 
universelle,  où  rapports  et  proportions  sont  traités  en  dehors  de 
toute  application  à  une  matière  spéciale.  On  s'en  convaincra  plus 
fortement  encore,  si  l'on  rapproche  de  quelques  lignes  du  Discours 
de  la  méthode  le  troisième  livre  de  la  Géométrie.  Dans  la  seconde 
partie  de  la  Méthode,  Descartes  déclare  que  l'observation  exacte  des 
préceptes  choisis  par  lui  le  conduisit  en  peu  de  temps,  non  seule- 
ment à  venir  à  bout  de  plusieurs  difficultés  mathématiques  qu'il 
avait  jugées  autrefois  très  difficiles,  mais  aussi  à  déterminer,  en  celles 
même  qu'il  ignorait,  «  par  quels  moyens  et  jusqu'où  il  était  possible 
de  les  résoudre  l.  »  Voici  maintenant  l'ordre  des  questions  traitées 
dans  le  troisième  livre  de  la  Géométrie  :  Combien  il  peut  y  avoir  de 
racines  dans  chaque  équation  ;  quelles  sont  les  fausses  racines.  — 
Comment  on  peut  diminuer  le  nombre  des  dimensions  d'une  équa- 
tion, lorsqu'on  connaît  quelqu'une  de  ses  racines.  —  Comment  on 
peut  examiner  si  quelque  quantité  donnée  est  la  valeur  d'une  racine. 

—  Combien  il  peut  y  avoir  de  vraies  racines  dans  chaque  équation. 

—  Comment  on  fait  que  les  fausses  racines  d'une  équation  devien- 
nent vraies,  ou  les  vraies  fausses.  —  Comment  on  peut  augmenter 
ou  diminuer  les  racines  d'une  équation,  sans  les  connaître.  —  Com- 
ment on  peut  ôter  le  second  terme  d'une  équation.  —  Comment  on 
peut  faire  que  toutes  les  fausses  racines  d'une  équation  deviennent 
vraies,  sans  que  les  vraies  deviennent  fausses.  —  Comment  on  peut 
multiplier  ou  diviser  les  racines  sans  les  connaître.  —  Comment  on 
réduit  les  nombres  rompus  des  équations  à  des  entiers.  —  Comment 
on  rend  la  quantité  connue  de  l'un  des  termes  d'une  équation  égale 
à  telle  autre  qu'on  veut.  —  Que  les  racines  tant  vraies  que  fausses 
peuvent  être  réelles  ou  imaginaires.  —  La  réduction  des  équations 
cubiques,  lorsque  le  problème  est  plan.  —  La  façon  de  diviser  une 
équation  par  un  binôme  qui  contient  sa  racine.  —  Quels  problèmes 
sont  solides  lorsque  l'équation  est  cubique.  —  La  réduction  des 
équations  qui  ont  quatre  dimensions,  lorsque  le  problème  est  plan, 
et  quels  sont  ceux  qui  sont  solides.  —  Enfin  règles  générales  pour 
réduire  les  équations  qui  passent  le  carré  du  carré. 

Ne  sont-ce  pas  là  les  articulations  successives  d'une  théorie  géné- 
rale des  équations?  Et  si,  comme  nous  le  montrerons  bientôt,  Des- 
cartes emploie  des  constructions  géométriques  à  résoudre  ces  ques- 
tions, n'est-on  pas  autorisé  à  soutenir  que  le  but  véritable  de  l'ouvrage 


1.  Méth.,  2'  part. 


5iU  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

est  la  constitution  d'une  algèbre,  traitée  par  principes  généraux,  et 
non,  comme  celle  de  Viète,  par  cas  particuliers? 

D'ailleurs  les  contemporains  de  Descartes  ne  se  sont  pas  mépris  sur 
sa  véritable  intention.  Ainsi  le  P.  Ciermans  faisait  remarquer  «  qu'il 
aurait  été  plus  à  propos  de  lui  faire  porter  —  à  l'ouvrage  mathé- 
matique de  1637  —  le  nom  de  Mathématiques  pures  que  celui  de 
Géométrie,  parce  que  les  choses  que  contient  ce  traité  n'appartien- 
nent pas  davantage  à  la  géométrie  qu'à  l'arithmétique  et  aux  autres 
parties  des  mathématiques  1.  »  Les  commentateurs  de  sa  Géométrie 
la  présentent  aussi  comme  un  traité  des  grandeurs  en  général,  en 
un  mot,    comme  une   algèbre.    Que  dit,  par  exemple  ,    François 
Schooten,   dans  ses   Principia  matJieseos  universalis,  qu'il  donne 
comme  une  introduction  à  la  méthode  géométrique  de  Descartes?  Il 
commence  par  poser  en  principe  «  que,  dans  la  constitution  univer- 
selle  des   sciences  mathématiques,  bien  qu'elles  aient  des  objets 
divers,  il  faut  considérer  seulement  les  rapports   ou   proportions 
qu'on  trouve  en  ces  objets.  On  doit  considérer  ces  rapports  et  pro- 
portions à  part  et  les  désigner  par  les  lettres  de  l'alphabet,  qui  sont 
les  signes  les  plus  simples  et  les  plus  connus  de  tous,  car  il  n'y  a 
aucune  raison  pour  que  par  les  lettres  a,  b,  c  on  entende  plutôt  les 
grandeurs  a,b,c  que  les  poids  et  les  nombres  désignés  par  les  mêmes 
caractères2.  »  Et  c'est  par  une  théorie  algébrique  des  opérations  que 
peuvent  subir  les  quantités  simples,  complexes,  fractionnaires  et 
sourdes,  qu'il  s'efforce  d'initier  son  lecteur  à  la  théorie  de  la  réduc- 
tion  des   équations,  c'est-à-dire  à  la  géométrie  de  Descartes.  Si 
Schooten  peut  sembler  un  témoin  suspect,  pour  la  raison  que  Des- 
cartes refusa  de  revoir  la  traduction  latine  qu'il  avait  faite  de  la  Géo- 
métrie, on  ne  récusera  pas  du  moins  le  témoignage  de  Florimond  de 
Beaune,  l'auteur  des  Notie  brèves  sur  la  Géométrie  de  Descartes, 
dont  Descartes  estimait  l'intelligence  mathématique  au  point  de  dire 
qu'en  ces  notes  «  il  ne  trouvait  rien  qui  ne  fût  entièrement  selon 
son  intention  ».  C'est  par  une  définition  de  l'algèbre  que  de  Beaune 
éclaire  l'entrée  de  la  géométrie  de  Descartes  ;  et,  à  ses  yeux,  cette 
science  nouvelle  comprend  à  la  fois  l'algèbre  numérique,  l'analyse 
géométrique  des  anciens,  et  tous  les  rapports  et  toutes  les  propor- 
tions en  général  :  «  Algebra  speciosa,hoc  est  quœ  exercetur  per  spe- 
cies  rerum,  quse    litteris  alphabeti,  aliisve  similibus  designantur, 
est  scientia  investigandis  inveniendisque  theorematis  et  problematis 

1.  Ed.  Cousin,  t.  VII,  p.  182. 

2.  Franscisci  a  Schooten,  Principia  matheseos  universalis,  seu  introductio 
ad  Geometriœ  methodum  Renati  des  Cartes,  éd.  ab  Er.  Bartholino.  Lugd. 
Batav.  lGôl,  p.  1  et  2. 


L.   LIARD.   —  MÉTHODE   ET   MATHÉMATIQUE   DE   DESCARTES     595 

inserviens,  ac  res  homogeneas,  quarum  rationes  vel  proportiones 
considerantur,  concernens.  Dicimus  autem  rationem  inter  se  habere 
duas  res,  cum  homogeneœ  seu  ejusdem  naturae  existentes,  aut 
sequales  sunt,  aut  irnequales,  et  minor  per  sui  ipsius  continuant  addi- 
tionem,  tandem  major  evadit,  majoremque  superans.  Adeo  ut  Iuec 
scientia  non  solum  algebram  numerosam  atque  veterem  analysin 
geometricam  comprehendat,  sed  etiam  omne  id,  quod  relationem 
quamdam  habet  aut  proportionem,  ut  refert  des  Cartes,  in  sua  de 
Methodo  dissertatione  *  ».  Et  plus  tard,  lorsqu'en  1639  Prestet 
publie  dans  ses  Nouveaux  éléments  des  mathématiques,  ou  principes 
généraux  de  toutes  les  sciences  qui  ont  les  grandeurs  pour  objet,  un 
corps  d'analyse,  il  fait  gloire  à  Descartes  d'avoir  le  premier  constitué 
sur  des  principes  généraux  «  cet  art  d'inventer  ce  qu'on  veut  sur 
toute  sorte  de  grandeurs  -.  » 

Le  but  de  Descartes  est  évident.  Gomment  l'a-t-il  atteint?  Par  une 
double  voie,  en  réformant  l'algèbre  et  en  l'unissant  à  la  géométrie. 
On  a  déjà  vu  ce  qu'il  trouvait  à  reprendre  dans  l'algèbre  des  mo- 
dernes. Par  l'abus  des  chiffres  et  des  figures  inexplicables,  on  en 
avait  fait  à  son  sens  «  un  art  confus  qui  embarrasse  l'esprit,  au  lieu 
d'une  science  qui  le  cultive  3.  »  Descartes  s'appliqua  à  lui  donner 
«  cette  clarté  et  cette  facilité  suprême  que  nous  supposons  devoir  se 
trouver  dans  les  vraies  mathématiques  4  ».  Il  y  parvint  grâce  à  une 
notation  nouvelle  des  grandeurs  :  «  Tout  ce  qu'il  faudra  regarder 
comme  l'unité  pour  la  solution  de  la  question,  nous  le  désignerons 
par  un  signe  unique  que  l'on  peut  représenter  ad  libitum;  mais,  pour 
plus  de  facilité,  nous  nous  servirons  de  lettres  minuscules,  a,b,c,  etc., 
pour  exprimer  les  grandeurs  déjà  connues,  et  de  majuscules,  A,  B, 
G,  etc.,  pour  exprimer  les  grandeurs  inconnues,  et  souvent  nous  pla- 
cerons les  chiffres  1,  2,  3,  4,  etc.,  soit  en  tête  de  ces.  signes,  pour 
indiquer  le  nombre  des  grandeurs,  soit  à  la  suite,  pour  exprimer  le 
nombre  des  relations  qu'elles  contiennent  :i.  »  Et,  par  nombre  des 
relations,  Descartes  entend  les  puissances  d'une  même  quantité,  «  les 
proportions  qui  se  suivent  en  ordre  continu,  proportions  que  dans 
l'algèbre  ordinaire  on  cherche  à  exprimer  par  plusieurs  dimensions 
et  par  plusieurs  ligures,  et  dont  on  nomme  la  première,  racine,  la 
seconde  carré,  la  troisième  cube,  la  quatrième  double  carré  G.  » 

1.  Ed.  de  1657,  Amstelod.,  pub.  par  Schooten,  à  la  suite  de  sa  trad.  lat.  de 
la  Géom .  de  Descartes. 

2.  Préface  du  t.  11. 

3.  Méth.,  2  part. 

4.  ReguL,  reg.  î. 
:,.   l'v  gui.,  reg.  10. 
6.  lbid..  I  ..  G  om. 


596  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Mais  ce  n'est  là  encore  qu'une  façon  la  plus  claire  et  la  plus  simple 
de  toutes,  d'exprimer  les  quantités  engagées  dans  les  problèmes  ;  ce 
n'est  pas  une  méthode  pour  résoudre  ces  problèmes.  C'est  ici  que 
Descartes,  par  une  féconde  inspiration,  appelle  la  géométrie  à  l'aide 
de  l'algèbre,  l'imagination  au  secours  de  l'entendement  pur.  Si 
l'emploi  des  notations  permet  d'exprimer,  de  comprendre  ensemble 
et  de  retenir  les  proportions,  en  ce  qu'elles  ont  de  commun  et  de 
général  l,  et  de  constituer  cette  mathématique  universelle  qui  s'isole 
des  mathématiques  spéciales,  arithmétique,  géométrie,  astronomie, 
mécanique,  il  est  besoin  cependant  d'éclairer  la  marche  de  l'algèbre, 
«  en  supposant  »  les  rapports  qu'elle  considère,  dans  des  sujets  qui 
servent  «  à  en  rendre  la  connaissance  plus  aisée  »,  sans  toutefois 
«  les  y  asteindre  aucunement  »  2.  Or  rien  «  de  plus  simple  »  et  qui 
puisse  être  «  plus  distinctement  représenté  à  l'imagination  que  les 
lignes  ».  «  Rien  ne  se  dit  des  grandeurs  en  général,  qui  ne  se  puisse 
rapporter  à  une  grandeur  quelconque  en  particulier.  D'où  il  est  très 
facile  de  conclure  qu'il  nous  sera  très  utile  de  transporter  ce  qui  se 
dit  des  grandeurs  en  général,  à  l'espèce  de  grandeur  qui  se  repré- 
sentera le  plus  facilement  et  le  plus  distinctement  dans  notre  imagi- 
nation. Or  cette  grandeur  est  l'étendue  réelle  du  corps,  abstraite  de 
toute  autre  chose  que  ce  qui  a  figuré 3  ».  Et  le  fruit  de  cette  alliance 
ne  sera  pas  seulement  de  rappeler  perpétuellement  à  l'esprit  le  rap- 
port étroit  de  la  mathématique  universelle  aux  mathématiques  parti- 
culières, mais  d'éclaircir  et  de  rendre  intelligible  ce  qui,  sans  cela, 
resterait  obscur  et  inintelligible  dans  la  science  des  grandeurs  en 
général.  Voici  en  quels  termes  s'exprime  à  ce  sujet  le  commentateur 
avoué  et  en  quelque  sorte  officiel  de  la  géométrie  cartésienne,  Flori- 
mond  de  Beaune  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  meilleur  pour  établir  les  pré- 
ceptes de  cette  science,  l'algèbre  spécieuse,  c'est  de  considérer  ces 
rapports  généraux  dans  des  lignes.  Les  lignes  en  effet  sont  les  objets 
les  plus  simples  de  tous,  et  elles  expriment  tous  les  rapports  que 
nous  pouvons  considérer  entre  toutes  les  autres  choses,  ce  que  ne 
font  pas  les  nombres,  qui  ne  peuvent  exprimer  les  rapports  que  nous 
rencontrons  entre  les  quantités  incommensurables.  En  outre,  nous 
pouvons  nous  servir  des  lignes  pour  toutes  les  autres  choses  qui  ont 
entre  elles  rapport  et  proportion.  En  effet,  bien  que  la  ligne  n'ait 
aucun  rapport  avec  une  surface  et  la  vitesse  de  quelque  mouvement 
déterminé,  ou  toute  autre  chose  différente,  nous  pouvons  cependant 
exprimer  par  deux  droites  le  rapport  qui  existe  entre  deux  surfaces 

1.  Cf.  Met/,.,  2e  part. 

2.  Méth.,  2-  part. 

3.  Regul.,  reg.  4. 


L.   LIARD.  —  MÉTHODE   ET   MATHÉMATIQUE   DE   DESCARTES    597 

et  deux  vitesses,  ou  d'autres  choses  qui  ont  entre  elles  quelque  rap- 
port *.  »  En  d'autres  termes,  les  rapports  généraux  des  grandeurs, 
exprimés  par  les  signes  algébriques,  ont  besoin  d'être  représentés 
directement  à  l'intuition  dans  quelque  matière  ;  celle  qui  se  prête  le 
mieux  à  cette  représentation  est  retendue  linéaire;  car  elle  peut 
exprimer  tous  les  rapports,  même  les  rapports  incommensurables. 

Ce  commentaire  doit  à  son  tour  être  commenté.  —  Il  faut  savoir  ce 
qu'était  l'algèbre,  lorsque  Descartes  entreprit  de  la  réformer.  Elle 
était  engagée  dans  une  voie  sans  issue.  Ce  n'est  pas  qu'elle  n'eût 
déjà  substitué,  dans  le  calcul,  les  lettres  de  l'alphabet  aux  chiffres, 
et  atteint  par  là  un  degré  élevé  de  généralité.  Mais  elle  manquait  de 
cette  clarté  continue  et  de  cette  unité  qui  font  la  science.  Quelques- 
unes  de  ses  opérations  étaient  aveugles,  et  les  autres  n'étaient  pas 
unies  ensemble  par  un  mode  uniforme  d'interprétation.  Elle  faisait 
usage  de  l'addition,  de  la  soustraction,  de  la  multiplication  et  de  la 
division.  Mais,  en  ce  qui  concerne  l'interprétation,  et  pour  parler 
seulement  des  grandeurs  les  plus  aisées  à  connaître,  les  grandeurs 
géométriques,  elle  aboutissait  vite  à  des  symboles  dénués  de  toute 
signification  concrète.  Ainsi,  la  somme  de  la  différence  de  deux 
droites  était  une  autre  droite  ;  leur  produit,  un  rectangle  ;  le  produit 
du  rectangle  par  une  droite,  un  solide.  Mais  l'espace  n'ayant  que 
trois  dimensions,  la  représentation  géométrique  des  opérations  plus 
complexes,  telles  que  la  construction  du  carré  de  carré  et  de  toutes 
les  autres  puissances  supérieures,  faisait  brusquement  défaut,  et  le 
calcul  était  réduit  à  opérer  aveuglément  dans  le  vide.  Il  y  a  plus  : 
les  interprétations  données  à  l'addition,  à  la  soustraction,  à  la  multi- 
plication, à  la  division,  n'étaient  pas  du  même  ordre.  Viète  lui-même 
distinguait  deux  espèces  de  grandeurs,  les  grandeurs  homogènes  et 
les  grandeurs  hétérogènes.  Les  premières  résultaient  de  l'addition  et 
de  la  soustraction  ;  les  secondes,  de  la  multiplication  et  de  la  divi- 
sion. 

«  Si  une  grandeur  s'ajoute  à  une  grandeur,  celle-ci  est  homogène 
à  l'autre. 

«  Si  une  grandeur  est  soustraite  d'une  grandeur,  celle-ci  est  homo- 
gène à  l'autre. 

«  Si  une  grandeur  est  multipliée  par  une  grandeur,  celle  qui  en 
résulte  est  hétérogène  à  l'une  et  à  l'autre. 

«  Si  une  grandeur  est  divisée  par  une  grandeur,  celle-ci  est  hété- 
rogène à  l'autre. 

De  là  cette  loi  : 

1.  Notœ  brèves,  éd.  cit.,  p.   107. 


598  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

«  Les  homogènes  se  comparent  aux  homogènes. 

«  Quant  aux  grandeurs  hétérogènes,  on  ne  peut  savoir,  ainsi  que 
le  disait  Adraste,  comment  elles  se  comportent  entre  elles  ' .  »  , 

Il  en  résultait  une  variété  d'interprétations,  irréductible  à  l'unité 
systématique  de  la  science. 

Qoe  fit  Descartes?  Il  créa  cette  unité  d'interprétation  et  l'étendit 
sans  exception  à  toutes  les  opérations  de  calcul.  Pour  cela,  il  lui 
suffit  de  substituer,  à  la  représentation  de  la  seconde  et  de  la  troi- 
e  puissances  par  des  surfaces  et  des  solides,  une  représentation 
où  les  lignes  seules  sont  employées.  De  la  sorte  disparaît  l'obstacle 
où  venait  échouer  l'algèbre  de  Viète,  dès  la  quatrième  puissance,  à 
laquelle  ne  correspond  pas,  pour  la  représenter  géométriquement, 
une  quatrième  dimension  de  l'espace;  la  distinction  des  grandeurs 
homogènes  et  des  grandeurs  hétérogènes  s'évanouit;  toutes  les 
grandeurs  peuvent,  par  suite,  être  comparées  entre  elles;  une  voie 
unique  et  indéfinie  s'ouvre  devant  la  science  générale  des  grandeurs. 

Que  telle  ait  été  l'œuvre  de  Descartes,  l'étude  de  la  Géométrie  ne 
permet  pas  d'en  douter.  Considérons -en  surtout  le  début.  Il  a  pour 
but  d'établir  un  parallélisme  exact  et  rigoureux  entre  les  opérations 
de  l'arithmétique  et  les  constructions  géométriques.  Additionner 
deux  nombres,  c'est  composer  un  nombre  qui  contienne  autant 
d'unités  que  les  deux  nombres  donnés;  de  même,  additionner  deux 
droites,  c'est  construire  une  droite  qui  soit  égale  aux  deux  droite 
données.  Soustraire  un  nombre  d'un  autre,  c'est  composer  un  autre 
nombre  qui  contienne  seulement  autant  d'unités  que  le  plus  grand 
des  nombres  donnés  en  présente  en  excès  sur  le  plus  petit  ;  de  même, 
soustraire  une  droite  donnée  d'une  autre  droite,  c'est  construire 
une  droite  qui  soit  égale  à  l'excès  de  la  plus  grande  sur  la  plus 
petite.  Multiplier  deux  nombres  l'un  par  l'autre,  c'est  composer  un 
nombre  qui  soit  à  l'un  des  nombres  donnés  ce  que  l'autre  est  à 
l'unité;  de  même,  multiplier  une  droite  par  une  autre  droite,  c'est 
construire  une  autre  droite  qui  soit  à  l'une  des  droites  données  ce 
que  l'autre  est  à  l'unité. 

Soit,  par  exemple,  AB  l'unité,  et  qu'il  faille  multiplier  BD  par  BG  ; 
je  n'ai  qu'à  joindre  les  points  A  et  C,  puis  tirer  DE  parallèle  à  CA, 
et  BE  est  le  produit  de  cette  multiplication. 

Diviser  un  nombre  par  un  autre,  c'est  composer  un  nombre  qui 
soit  à  l'un  des  deux  comme  l'unité  est  à  l'autre.  De  même,  diviser 
une  droite  par  une  autre,  c'est  construire  une  autre  droite  qui  soit 
à  l'une  des  deux  ce  que  l'unité  est  à  l'autre.  Soit,  par  exemple,  BA 

I.  Viètc.  Isagoye,  éd.  Schooten. 


L.   LIARD.   -  -  MÉTHODE   ET    MATHÉMATIQUE    DE   DESCARTES    59!) 

l'unité,  et  qu'il  faille  diviser  BE  par  BD,  je  joins  E  et  D,  puis  je  mène 
CA  parallèle  à  ED,  et  BG  est  le  résultat  de  cette  division.  Enfin,  trou- 


ver la  racine  carrée,  la  racine  cubique,  etc.,  de  nombres  donnés, 
est  la  même  chose  qu'en  géométrie  trouver  une,  deux,  ou  plusieurs 
moyennes  proportionnelles  entre  l'unité  et  quelque  autre  ligne.  «  S'il 
faut,  par  exemple,  tirer  la  racine  carrée  de  GH,  je  lui  ajoute  en  ligne 
droite  FG,  qui  est  l'unité,  et,  divisant  FH  en  deux  parties  au  point  K,  du 
centre  K  je  tire  le  cercle  FIH,  puis  élevant  du  point  G  une  ligne  droite 
jusqu'à  I,  à  angle  droit  sur  FH.  c'est  GI  qui  est  la  racine  cherchée  '.  » 


Ainsi  toutes  les  opérations,  addition,  soustraction,  multiplication, 
division,  extraction  des  racines,  peuvent  s'effectuer  d'une  manière 
uniforme  sur  des  droites,  et  les  résultats  auxquels  elles  aboutissent 
sont  toujours  des  lignes  droites. 

Exprimons  maintenant,  à  l'aide  des  symboles  et  des  signes  de 
l'algèbre,  ces  opérations  diverses  :  «  Si  je  nomme  a  et  b  les  lignes 
BD  et  GH,  j'écris  a  -f-  b  pour  les  ajouter  Tune  à  l'autre,  a  —  b  pour 

soustraire/*  de  a,  et  ab  pour  les  multiplier  l'une  par  l'autre,  et  ~  pour 

diviser  a  par  b,  et  aa  ou  a-  pour  multiplier  a  par  soi-même,  et  a- 
pour  le  multiplier  encore   une  fois  par  a,  et  ainsi  à  l'infini,  et 
y/  a2     -|-     k2    PQ"1'    tirer    la    racine    carrée    de    a2   +    b-  ,    et 
\J  Ga3  —  b3  -J-  ab2  pour  tirer  la  racine  cubique  de  a- —  b3  -+-  a 
et  ainsi  des  autres  -\  » 

1.  Géapi.,  1.  I.  Sur  la  recherche  des  moyennes  proportionnelles  entre  doux 
droites,  voir  le  commencement  du  3*  livre  de  la  Géométrie,  2.  Géom.,  liv.  l"r. 


COO  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Ainsi  les  opérations  effectuées  sur  des  droites  se  traduisent,  en 
langage  algébrique,  par  des  monônes  et  des  polynômes.  Il  en  résulte 
que  si.  par  ces  opérations,  on  parvient  à  trouver  deux  expressions 
d'une  même  droite,  en  fonction  des  données  et  des  inconnues  d'un 
problème,  elles  pourront  se  mettre  en  équation,  et  que,  réciproque- 
ment, toute  équation  algébrique  sera  susceptible  de  représenter  les 
deux  expressions  d'une  même  droite. 

Tels  sont  les  principes  qui  permettent  à  Descartes  de  donner  une 
théorie  générale  de  la  résolution  graphique  des  équations.  Grâce  à 
la  correspondance  perpétuelle  de  l'algèbre  et  de  la  géométrie,  l'in- 
tuition soutient  le  calcul  abstrait  en  chacune  de  ses  démarches;  une 
infinité  de  questions  qui  semblaient  impénétrables  s'ouvrent  et  se 
résolvent.  Ainsi  les  problèmes  plans  se  résolvent  «  en  coupant  d'un 
cercle  une  ligne  droite;  »  les  problèmes  solides,  «  en  coupant  d'un 
cercle  une  parabole;  »  les  problèmes  d'un  degré  plus  composé,  «  en 
coupant  d'un  cercle  une  ligne  qui  n'est  que  d'un  degré  plus  composée 
que  la  parabole,  »  et  «  il  ne  faut  que  suivre  la  même  voie  pour 
construire  tous  ceux  qui  sont  plus  composés  à  l'infini,  car,  en  ma- 
tière de  progression  mathématique,  lorsqu'on  a  les  deux  ou  trois 
premiers  termes,  il  n'est  pas  malaisé  de  trouver  les  autres  L  »  La 
puissance  de  cette  méthode  de  résolution  est  donc  illimitée. 

On  ne  saurait  maintenant  se  méprendre  sur  la  nature  et  la  portée 
de  la  réforme  mathématique  de  Descartes.  Le  but  de  l'alliance  qu'il 
établit  entre  l'algèbre  et  la  géométrie  n'est  pas  de  renouveler  la 
géométrie,  mais  d'éclairer  l'algèbre  aux  clartés  de  l'intuition  géo- 
métrique. Ce  qu'il  se  propose,  c'est,  en  un  mot,  la  résolution  gra- 
phique des  équations.  Par  une  réciprocité  inévitable,  la  géométrie 
recevra  de  ses  services  à  l'algèbre  une  constitution  nouvelle  et  des 
procédés  plus  puissants  de  découverte.  Plus  tard,  lorsque,  avec 
Newton,  Leibniz,  Bernouilli,  Euler,  l'analyse  s'enrichira  de  nouvelles 
fonctions,  lorsque,  par  suite,  elle  s'isolera  de  l'intuition  géométrique 
pour  se  livrer  uniquement  à  ses  principes  internes  de  développe- 
ment, le  sens  véritable  de  la  réforme  cartésienne  se  perdra  peu  à 
peu.  La  géométrie  analytique  apparaîtra,  non  plus  comme  une  con- 
séquence, mais  comme  le  but  de  l'œuvre  mathématique  de  Des- 
cartes. Cette  fausse  perspective  doit  être  redressée;  les  choses 
doivent  être  remises  dans  l'ordre  que  prescrivait  la  méthode.  Fidèle 
à  cette  méthode,  Descartes  a  inauguré  la  réforme  des  sciences  par 
la  science  des  choses  les  plus  simples  de  toutes,  c'est-à-dire  des 
rapports  et  des  proportions  en  général,  par  la  mathématique  uni- 
verselle, comme  il  l'appelait  lui-même. 

Louis  Liard. 

1.  Géom.,  iiv.  3. 


LA  FOLIE  CHEZ  LES  ENFANTS 


C'est  un  préjugé  assez  répandu  que  l'enfant,  par  le  bénéfice  de 
son  âge,  est  à  l'abri  de  la  folie.  Comment  se  résigner  à  croire  que  la 
nature  se  livre  à  ce  jeu  cruel  de  déformer  des  intelligences  qu'elle  a 
à  peine  formées,  de  désorganiser  immédiatement  ce  qu'elle  com- 
mence à  organiser,  de  jeter  enfin  dans  les  désordres  de  l'alié- 
nation mentale  des  êtres  qu'elle  vient  d'appeler  à  la  vie.  Naître  pour 
devenir  fou!  Quelle  anomalie!  Quelle  contradiction  apparente  avec 
les  lois  de  la  nature!  L'enfant  par  l'énergie  d'une  force  qui  ne  s'est 
pas  encore  usée  et  fatiguée  au  contact  des  choses  humaines,  par 
la  sève  encore  intacte  de  ses  facultés  naissantes,  ne  doit-il  pas 
trouver  grâce  devant  la  folie? 

Les  faits  ne  permettent  pas  de  s'arrêter  à  cette  illusion  complai- 
sante? Les  enfants  n'échappent  pas  plus  à  la  folie  qu'ils  n'échap- 
pent à  la  maladie.  Sans  doute  l'insanité  est  relativement  peu  fré- 
quente dans  le  premier  âge  et  même  dans  la  jeunesse.  C'est  de 
vin^t  à  trente  ans  que  les  cadres  commencent  à  s'emplir,  dans  les 
statistiques  de  la  folie.  De  trente  à  quarante  ans,  «  il  y  a  foule,  » 
selon  une  expression  du  D1  Guislain.  A  l'âge  où  les  facultés  ont 
perdu  la  fraîcheur  vigoureuse  des  premières  années,  où  les  pas- 
sions sont  âpres  ou  ardentes,  où  l'homme  se  trouve  le  plus  engagé 
dans  les  luttes  de  la  vie,  il  est  naturel  que  les  chances  de  folie 
atteignent  leur  maximum.  Après  quarante  ans,  la  proportion  baisse 
de  nouveau  :  l'homme  est  moins  sujet  à  contracter  les  affections 
mentales,  parce  que,  ayant  déjà  éprouvé  avec  succès  ses  forces  dans 
les  crises  de  l'existence,  il  est  raffermi  et  consolidé  dans  sa  raison  ! 
comme  il  l'est  aussi  dans  son  tempérament  et  dans  sa  santé.  La 
vieillesse  seule,  avec  l'affaissement  général  des  facultés,  ramènera 
en  plus  grand  nombre  les  cas  de  folie,  de  démence  sénile.  Nulle 
tome  x.  —  1880.  39 


602  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

époque  de  la  vie  en  définitive  ne  comporte  d'immunité  absolue 
contre  1'aliéna.tion  mentale.  Le  seul  privilège  de  certains  âges,  tels  que 
l'enfance,  c'est  que  la  folie  y  est  plus  rare.  L'enfant,  qu'on  voudrait 
n'avoir  à  étudier  que  dans  le  développement  normal  de  son  intel- 
ligence ou  de  sa  sensibilité,  qu'on  aimerait  à  peindre  seulement  dans 
le  uracieux  et  pur  épanouissement  de  sa  nature,  l'enfant,  malgré  les 
conditions  favorables  qui  le  protègent,  n'est  pas  exempt  de  la  loi 
commune,  et  il  a  droit  à  un  chapitre  spécial  dans  tout  traité  un  peu 
complet  de  pathologie  mentale. 

Esquirol  semblait  être  d'un  avis  contraire  quand  il  écrivait  : 
«  L'enfant  est  à  l'abri  de  la  folie;  »  mais  il  ajoutait  tout  de  suite 
pour  corriger  ce  que  cette  règle  générale  a  de  trop  absolu  :  «...  À 
moins  qu'en  naissant  l'enfant  n'apporte  quelque  vice  de  confor- 
mation ou  que  des  convulsions  ne  le  jettent  dans  l'imbécillité  ou 
l'idiotie  l.  »  Ajoutons  nous-même  que  les  exceptions  admises  par 
Esquirol  sont  insuffisantes  et  incomplètes.  Tous  les  cas  de  folie  infan- 
tile, même  ceux  que  cite  Esquirol,  ne  peuvent  rentrer  dans  les  caté- 
gories trop  étroites  des  folies  que  détermine  un  vice  de  confor- 
mation ou  que  provoque  un  accès  convulsif.  Les  causes  morales 
de  l'insanité  peuvent  agir  jusque  chez  l'enfant  :  témoin,  par  exemple, 
ce  petit  maniaque  soigné  par  Esquirol,  qui  jusqu'à  huit  ans  n'avait 
manifesté  rien  d'insolite  dans  ses  facultés,  mais  qui,  après  le 
siège  de  Paris,  en  1814,  effrayé  et  troublé  de  tout  ce  qu'il  voyait, 
tomba  subitement  dans  le  désordre  intellectuel  le  plus  prononcé. 

Depuis  Esquirol,  un  grand  nombre  de  faits  ont  été  recueillis,  qui 
élargissent  le  sujet  et  rendent  possibles  quelques  inductions  géné- 
rales. On  trouvera,  par  exemple,  une  longue  et  intéressante  liste 
d'observations  dans  le  travail  du  Dr  Berckam  (1864) 2.  D'autres  cas 
ont  été  signalés  à  diverses  reprises  dans  les  Annales  médico-psycho- 
logiques 3.  Aussi  la  plupart  des  aliénés  n'hésitent  plus  à  reconnaître 
la  possibilité  de  la  folie  chez  les  enfants.  M.  Maudsley,  dans  sa  Pa- 
thology  of  Minci,  a  mis  en  relief  cet  aspect  nouveau  des  maladies 
mentales,  en  lui  consacrant  un  beau  chapitre  intitulé  :  The  Insanity 
ofearly  life  4. 

Il  semble  cependant  que  quelques  observateurs  répugnent  encore 

1.  Esquirol,  Des  maladies  mentales,  t.  I,  p.  15. 

2.  Voyez  le  journal  allemand  Correspondenz-Blalt,  année  1864. 

3.  Voyez  surtout,  dans  la  collection  des  Annales,  les  volumes  suivants: 
1849,  p.  72;  1855,  p.  60;  ibid.,  p.  527;  1857,  p.  218;  1861,  p.  305;  1867,  p.  326  et 
suiv.  :  1X7<>,  p.  260  et  suiv.  —  Voyez  aussi  dans  le  Journal  de  médecine  psycho- 

■  \  i   58,  le  travail  de  M.  Brierre  de  Boismont,  Recherches  sur  l'aliénation 
mentale  des  enfants  et  particulièrement  des  jeunes  ijens. 

4.  Maudsley,  Pathology  of  Mind. 


G.   COMPAYRÉ.   —  LA  FOLIE   CHEZ  L'ENFANT  G03 

à  admettre  l'existence  de  la  folie  chez  le  tout  petit  enfant.  Vers 
la  huitième  ou  la  dixième  année,  les  faits  sont  trop  nombreux  et  trop 
caractéristiques  pour  qu'il  soit  possible  de  les  nier.  «  11  n'existe  pas,  dit 
le  Dv  Morel,  un  médecin  d'aliénés  qui  ne  puisse  citer  de  véritables 
perturbations  intellectuelles  chez  les  enfants  de  six  à  quinze  ans  ' .  »  Six 
ans,  ce  serait  donc  la  limite  extrême  en  deçà  de  laquelle  seulement 
l'enfant  pourrait  devenir  fou.  Les  faits  contredisent  encore  cette  opi- 
nion et  prouvent  que  l'âge  de  la  folie  doit  être  reculé  jusqu'aux  pre- 
miers commencements  de  la  vie.  Esquirol  rappelle  l'observation  faite 
par  le  Dr  Franck  d'un  maniaque  de  vingt-quatre  mois  2.  Haslam  parle 
d'une  petite  fille  qui  vers  la  troisième  année  fut  atteinte  d'aliénation, 
d'un  garçon  de  deux  ans  qui,  sans  cause  connue,  fut  pris  d'agitation 
maniaque  3.  Stoll  raconte  l'histoire  d'un  enfant  qui  à  la  suite  de  la 
vaccination  tomba  dans  la  manie  *.  Nous  aurons  l'occasion  de  rap- 
porter d'autres  exemples  analogues  d'une  folie  tout  aussi  précoce. 
L'aliénation  de   l'intelligence  peut   donc  suivre  immédiatement  et 
même  accompagner  son  premier  éveil.  Ce  n'est  pas  assez  de  dire  que 
l'enfant  peut  devenir  fou  :  la  vérité,  c'est  que  parfois  il  naît  fou. 

Rien  de  plus  intelligible  d'ailleurs,  même  à  priori  et  à  supposer 
qu'elle  ne  fût  pas  démontrée  par  l'expérience,  que  la  possibilité  de 
la  folie  chez  l'enfant  II  suffit  de  considérer  que  le  nouveau-nu 
n'est  pas  un  être  entièrement  neuf.  Il  a  déjà  un  passé,  celui  de 
sa  famille  et  de  sa  race.  Il  est  l'héritier  de  tout  un  patrimoine  de 
dispositions,  d'aptitudes,  de  qualités  et  de  défauts,  patrimoine  que  lui 
ont  fait  les  actions  de  ses  ancêtres.  Sa  nature  individuelle  plonge 
par  des  racines  profondes  et  cachées  dans  la  nature  commune  de 
la  famille  à  laquelle  il  appartient.  Il  peut  donc  y  avoir  une  innéité  de 
la  folie,  comme  il  y  a  une  innéité  de  la  raison.  L'enfant  peut  venir 
au  monde  avec  des  prédispositions  morbides,  au  moral  comme  au 
physique.  Sans  doute,  le  plus  souvent,  les  germes  maladifs  de  l'âme 
ne  se  développeront  pas  tout  de  suite;  ils  couveront  de  longues 
années,  ils  resteront  à  l'état  latent,  jusqu'à  ce  qu'ils  éclatent  sous 
l'action  des  circonstances.  Parfois  la  virtualité  transmise  à  l'individu 
nouveau  ne  doit  éclore  qu'à  un  jour  donné,  a  une  date  en  quelque 
sorte  fixée  d'avance.  Un  homme  se  marie,  devient  fou  à  une  certaine 
époque  :  son  fils,  né  avant  cette  époque,  aura  un  accès  de  folie  qui 
sera  comme  l'éphéméride  de  celui  de  son  père.  Mais  la  folie  hérédi- 
taire ne  connaît  pas  toujours  ces  répits  et  ces  lenteurs.  Il  arrive 

1.  Morel,  Traité  des  maladies  mentales,  p.  100. 

2.  Esquirol,  op.  cit. 

3.  Haslam,  Observations  on  Madness.  London.,  1809. 

4.  Voyez  Annales  médico-psychologiques,  1807,  1,  p.  32 


(304  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

aussi  qu'elle  éclate  dès  le  premier  jour,  particulièrement  quand 
l'aliénation  des  parents  a  coexisté  avec  l'acte  de  la  génération 
ou  de  l'enfantement.  Crichton  en  rapporte,  d'après  Greeding,  un 
exemple  bien  frappant  :  «  Une  femme  d'environ  quarante  ans,  réel- 
lement folle,  mais  d'ailleurs  bien  portante,  accoucha,  le  20  jan- 
vier 1763,  d'un  enfant  mâle  qui  fut  aussitôt  un  fou  furieux.  Lorsqu'on 
l'apporta  à  notre  asile,  c'est-à-dire  le  24  janvier,  il  avait  dans  les 
jambes  et  les  bras  une  telle  force  que  quatre  femmes  pouvaient  à 
peine  le  tenir.  Ces  accès  se  terminaient  par  d'inexplicables  éclats 
de  rire;  ou  bien  l'enfant,  dans  un  emportement  de  colère,  brisait  et 
déchirait  tout  ce  qui  était  à  sa  portée,  ses  vêtements,  ses  couver- 
tures, son  lit...  Nous  n'osions  pas  le  laisser  seul,  sans  quoi  il  serait 
monté  sur  les  bancs  et  sur  les  tables,  ou  même  eût  essayé  de  ramper 
dans  les  rues.  Peu  de  temps  après,  quand  les  dents  commencèrent 
à  lui  pousser,  l'enfant  mourut  l.  »  Ici,  la  folie  avait  été  transmise  par 
la  mère  à  l'enfant,  par  une  sorte  de  communication  directe,  de  la 
main  à  la  main,  pour  ainsi  dire.  L'aliénation  de  la  mère  se  continuait 
sans  interruption,  et  avec  des  caractères  analogues,  dans  l'agitation 
maniaque  du  fils. 

L'hérédité  morbide  n'agit  donc  pas  seulement  à  distance  et 
comme  par  des  effets  à  longue  portée  :  son  action  peut  être  immé- 
diate et  instantanée.  Ce  qui  retarde  en  général  l'explosion  du  mal, 
ce  sont  les  conditions  particulières  de  la  vie  morale  de  l'enfant. 
La  faiblesse  même  de  l'intelligence  enfantine  est  une  garantie,  une 
protection  contre  la  folie.  La  première  condition  pour  qu'une  cause 
de  destruction  agisse,  c'est  qu'il  y  ait  quelque  chose  à  détruire.  Où  il 
n'y  a  rien,  comme  on  dit,  le  roi  perd  ses  droits.  Par  d'autres  côtés 
cependant,  la  nature  de  l'enfant  offre  une  proie  facile  à  l'envahisse- 
ment de  la  folie.  Il  y  a,  au  milieu  de  tant  de  variétés  pathologiques, 
deux  formes  très  caractérisées,  très  distinctes  d'aliénation  mentale, 
la  folie  intellectuelle  et  la  folie  morale,  l'une  qui  consiste  essentielle- 
ment dans  le  désordre  des  idées  et  l'absurdité  des  croyances,  l'autre 
dans  l'altération  des  désirs  et  la  perversité  des  actes.  Or  ce  qui 
constitue  la  première,  c'est  l'absence  des  idées  intermédiaires  qui, 
dans  l'état  normal,  viennent  pour  ainsi  dire  s'interposer  entre  la 
conception  et  la  croyance,  qui  empêchent  l'idée  folle  d'aboutir  et  de 
s'installer  dans  l'esprit,  qui  tout  au  moins  la  délogent,  qui  enfin 
rectifient  les  illusions  et  les  hallucinations  des  sens.  De  même,  ce 
qui  caractérise  la  folie  morale  c'est  l'absence  de  la  volonté,  c'est-à- 
dire  du  pouvoir  modérateur  qui,  chez  l'homme  sain,  se  place  entre 

1.  Voyez  Maudsley,  op.  cit.,  p.  258. 


G.   COMPAYRÉ.   —  LA  FOLIE  CHEZ   L'ENFANT  605 

l'impulsion  et  l'acte  et  arrête  l'agent  au  moment  où  il  allait  obéir 
à  l'entraînement  aveugle  de  l'instinct.  Eh  bien,  précisément  l'en- 
fant, par  la  pauvreté  de  ses  souvenirs  et  le  dénuement  de  son  intelli- 
gence, comme  par  l'inertie  de  sa  volonté,  l'entant  se  trouve  à  ces 
deux  points  de  vue  dans  la  situation  la  plus  favorable  au  développe- 
ment de  la  folie.  Les  idées  folles,  si  elles  ont  une  fois  pénétré  dans 
sa  conscience,  n'y  rencontrent  aucun  obstacle  :  sa  mémoire  est 
trop  faible,  trop  dégarnie  d'expériences,'  pour  résister  à  la  concep- 
tion fausse  que  suggère  l'hallucination.  De  même  les  impulsions 
morbides,  transmises  par  l'hérédité,  et  qu'une  volonté  adulte  parvien- 
drait peut-être  à  maîtriser,  sont  irrésistibles  chez  l'enfant;  sa  volonté 
vacillante  n'oppose  aucune  barrière  aux  mauvais  instincts.  La  folie, 
quand  elle  menace  l'homme  mûr,  a  d'abord  à  triompher  d'une  intelli- 
gence éprouvée,  depuis  longtemps  assise  dans  ses  croyances,  de  sorte 
que  l'hallucination  même  peut  coexister  avec  la  raison;  il  lui  faut 
en  outre  vaincre  cette  énergie  volontaire  que  l'âge  a  fortifiée,  et  de- 
vant laquelle  s'arrêtent  à  chaque  instant  les  suggestions  irréfléchies 
de  la  passion,  les  désirs  bizarres  et  capricieux  qui  sollicitent  même 
l'esprit  le  plus  sain.  Mais,  quand  par  malheur  la  folie  s'abat  sur  l'en- 
fant, elle  est  d'emblée  maîtresse  de  la  place,  et  c'est  dans  un  terrain 
ouvert,  sans  défense,  qu'elle  exerce  impunément  ses  ravages. 

Il  n'est  donc  plus  permis  de  contester  la  possibilité  de  la  folie  chez 
les  enfants.  Mais,  cette  vérité  générale  une  fois  établie,  il  importe 
d'entrer  dans  le  détail,  de  chercher  sous  quelles  formes  se  présentent 
dans  ces  âmes  mal  équilibrées  et  en  voie  de  formation  les  phéno- 
mènes de  l'aliénation  mentale,  de  suivre  enfin  l'évolution  parallèle 
des  facultés  et  des  maladies  qui  les  frappent. 


Il 


C'est  par  l'activité  musculaire  que  se  manifeste  d'abord  la  vie 
mentale  de  l'enfant.  Dès  les  premiers  jours  de  son  existence,  l'en- 
fant pourrait  être  défini  un  être  qui  se  meut.  Ses  mouvements 
sont  spontanés,  automatiques,  ou  réflexes,  provoqués  par  des 
énergies  internes,  ou  sollicités  par  les  excitations  du  dehors. 
La  volonté  ne  les  gouverne  pas  encore;  mais,  jusque  dans  cette 
mobilité  presque  inconsciente  de  l'enfant,  il  y  a,  quand  aucune 
influence  morbide  n'agit,  un  ordre  naturel,  parfois  une  grâce  invo- 
lontaire et  non  cherchée.  Que  la  maladie  intervienne,  et  à  la  place 


CÛG  REVUE     PHILOSOPHIQUE 

de  ces  mouvements  réguliers,  rhythmés,  apparaîtra  une  mobilité 
absolument  désordonnée,  folle,  des  accès  d'agitation  terrible,  enfin 
ce  fléau  de  l'enfance  qu'on  appelle  les  convulsions. 

Les  convulsions  ne  sauraient  être  considérées  comme  une  simple 
maladie  physique  :  elles  constituent  par  certains  côtés  une  véritable 
maladie  mentale.  La  preuve,  c'est  l'action  qu'elles  exercent  souvent 
sur  le  développement  futur  de  l'intelligence  :  elles  ne  laissent  pas 
seulement  à  l'enfant  qu'elles  ont  violemment  atteint  des  infirmités 
corporelles  ;  elles  ne  se  contentent  pas  de  disloquer  les  membres,  de 
faire  grimacer  le  visage  ;  il  arrive  aussi  qu'elles  atteignent  l'intelli- 
gence, qu'elles  rendent  le  petit  patient  idiot  pour  la  vie  :  «  Nous 
voyons  bien  souvent  l'idiotie  succéder  aux  convulsions  de  la  pre- 
mière enfance  l.  »  La  preuve  encore,  ce  sont  les  troubles  intellec- 
tuels qui  les  accompagnent  quand  elles  se  produisent  chez  des  enfants 
déjà  grands  :  la  perte  complète  de  la  connaissance,  une  sorte  de  stu- 
peur en  est  alors  l'effet  immédiat.  D'ailleurs  en  elles-mêmes,  puis- 
qu'elles sont  un  dérèglement  de  l'activité  musculaire,  les  convul- 
sions rentrent  dans  le  domaine  de  la  psychologie.  On  peut  dire 
qu'elles  sont  un  délire  des  muscles,  de  même  que  le  délire  sera  une 
convulsion  de  l'esprit. 

A  l'âge  où  l'intelligence  n'est  pas  encore  éveillée,  les  convulsions 
sont  la  seule  forme  possible  de  la  folie.  Tandis  que  chez  l'adulte  elles 
se  trouveront  compliquées  par  tous  les  désordres  de  l'aliénation 
mentale,  par  le  trouble  de  toutes  les  facilités,  chez  l'enfant  elles  se 
produisent  pour  ainsi  dire  à  l'état  d'isolement.  La  situation  morbide 
qu'elles  trahissent  ne  peut  s'étendre  alors  qu'à  la  seule  faculté  qui 
soit  développée,  la  faculté  de  se  mouvoir.  Remarquons  d'ailleurs  que 
les  convulsions  reproduisent  extérieurement  les  apparences  et  comme 
le  masque  de  la  folie.  Rien  ne  ressemble  plus  au  maniaque  qui  se  tord 
dans  une  agitation  insensée,  à  la  pythonisse  qui  se  démène,  au  pos- 
sédé dont  ie  diable  contracte  les  membres  et  qui  gesticule  à  tort  et  à 
travers,  que  le  petit  enfant  qui  subit  l'étreinte  d'un  accès  convulsif. 
(  !hez  les  animaux,  les  affections  mentales  se  manifestent  aussi  par  des 
convulsions  ou  des  accidents  qui  s'en  rapprochent.  Les  pêcheurs  du 
Voliia  connaissent  une  espèce  de  poissons  qu'ils  regardent  comme 
susceptible  de  folie,  parce  que  ces  poissons  nagent  impétueusement 
en  cercle.  L'éléphant,  d'habitude  si  calme  et  si  doux,  est  parfois  saisi 
d'une  sorte  de  frénésie  qui  le  plonge  dans  une  agitation  furieuse;  il 
se  jette  violemment  sur  tout  ce  qu'il  rencontre,  hommes,  animaux, 
choses,  et  détruit  tous  les  objets  qui  sont  à  sa  portée.  Dans  tous  ces 

1.  Trousseau,  Clinique  médicale,  186S,  t.  II,  p.  181. 


G.   COMPAYRÈ.  —  LÀ  FOLIE  CHEZ  L'ENFANT  607 

cas,  chez  l'éléphant  devenu  destructeur  comme  chez  l'enfant  en 
proie  aux  convulsions,  le  principe  de  désordre  est  le  même  :  une 
cause  morbide  a  supprimé  le  lien  naturel  qui  subordonne  les  mou- 
vements de  l'individu  aux  besoins  normaux  de  ses  organes  ou  aux 
impressions  reçues  du  dehors  ;  une  cause  morbide  a  déchaîné  l'acti- 
vité musculaire  et  livré  à  une  sorte  de  fureur  épileptique  tous  les 
éléments  moteurs  de  l'organisme. 

Si  l'on  considère  chez  l'enfant  la  nature  des  causes  qui  détermi- 
nent les  convulsions,  on  sera  encore  plus  disposé  à  admettre  le  ca- 
ractère mental  de  ce  fait  pathologique.  Sans  doute  l'accès  convulsif 
provient  souvent  d'un  accident.  Trousseau  en  cite  un  exemple  curieux. 
Un  médecin  appelé  auprès  d'un  petit  enfant  s'avise  d'ôter  le  bonnet 
du  malade  :  il  aperçoit  un  brin  de  fil  posé  sur  le  crâne,  et,  cherchant 
à  l'enlever,  il  attire  à  lui  une  longue  aiguille  profondément  enfoncée 
dans  le  cerveau.  L'aiguille  une  fois  arrachée,  les  convulsions  cessè- 
rent immédiatement  '.  Mais  le  plus  souvent  les  convulsions  relèvent 
de  causes  intimes,  d'affections  cérébrales  transmises  par  l'hérédité. 
Elles  se  produisent  chez  des  individus  doués  d'une  susceptibité  ner- 
veuse particulière,  qui  passe,  avec  la  vie,  des  ascendants  aux  descen- 
dants, et  qui  se  manifeste  tantôt  par  un  phénomène,  tantôt  par  un 
autre,  par  un  accès  convulsif  chez  l'enfant,  par  l'épilepsie  ou  l'hys- 
térie chez  l'adulte.  «  Que  l'on  veuille  bien  y  regarder  avec  soin,  et 
l'on  ne  trouvera  peut-être  pas  une  seule  famille  d'aliénés  dans  la- 
quelle l'éclampsie  de  l'enfance  n'ait  joué  un  certain  rôle.  Même  dans 
les  familles  simplement  nerveuses,  ne  renfermant  pas  encore  d'alié- 
nés dans  leur  sein,  l'apparition  de  l'éciampsie  de  l'enfance  se  mani- 
ant successivement  chez  plusieurs  enfants  doit  être  considérée 
comme  un  symptôme  de  mauvais  augure  -.  »  Elle  est  comme  le  pre- 
mier signal  de  l'invasion  possible  de  la  folie  dans  une  famille  jusque- 
là  saine. 

Les  convulsions  peuvent  donc  être  considérées  comme  le  premier 
degré  de  la  folie  chez  l'enfant  :  l'hallucination  est  le  second. 

Le  nouveau-né  ne  tarde  pas  à  devenir  autre  chose  qu'un  petit  être 
qui  se  meut  :  il  se  manifeste  bien  vite  comme  an  être  sensible,  ca- 
pable de  perceptions  et  de  sensations.  11  voit,  il  entend,  il  touche. 
L'intelligence  s'ouvre  à  la  représentation  du  monde  extérieur.  Cha- 
que jour,  un  morceau  delà  réalité  matérielle  se  détache,  sous  forme 
de  perceptions,  de  l'ensemble  des  choses,  et  pénètre  dans  le  cerveau 

1.  Trousseau,  op.  <;it.,  p.  166. 

2.  Voyez  Annales  ■  -psychologiques,  1879,  I,  p.  ">,  De  l'alcoolisme  des 
parents  considéré  comme  cause,  d'épilepsie  chez  leurs  descendants,  par  le  Dr  H. 
Martin. 


608  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

de  l'enfant.  En  même  temps,  la  sensibilité  s'émeut,  et  une  multitude 
de  petits  plaisirs  et  de  petites  peines,  comme  les  vagues  qui  rident 
la  surface  d'un  lac,  viennent  agiter  les  parties  superficielles  du  sys- 
tème nerveux.  La  mémoire  s'empare  de  ces  acquisitions  des  sens,  et 
des  souvenirs  se  forment.  L'idée  ou  du  moins  l'image  se  fixe  dans 
l'esprit.  De  là  et  dès  les  premiers  mois  de  l'enfance  la  possibilité  du 
rêve  et  de  l'hallucination. 

L'hallucination  est  un  phénomène  complexe  dont  nous  n'avons 
pas  à  décrire  ici  toutes  les  formes.  11  n'est  guère  plus  possible  de 
contester  aujourd'hui  que  les  perceptions  fausses  qui  la  constituent 
dérivent  à  la  'ois  d'une  lésion,  d'une  altération,  d'un  désordre  quel- 
conque dans  les  organes  des  sens,  et  d'une  perturbation  plus  pro- 
fonde qui  affecte  les  centres  nerveux  et  par  suite  la  mémoire  et 
l'imagination.  On  ne  peut  accepter  ni  l'opinion  extrême  d'Esquirol, 
de  Leuret,  de  Lélut,  pour  lesquels  l'hallucination  n'est  qu'une  idée 
projetée  au  dehors  et  par  suite  une  perturbation  purement  mentale, 
ni  la  thèse  contraire  de  M.  Luys,  qui  ne  voit  dans  l'hallucination  qu'un 
fait  purement  physiologique,  qu'une  lésion  localisée  dans  les  organes 
des  sens  et  les  ganglions  nerveux.  Sans  doute  la  participation  de 
l'organe  sensible  aux  illusions  de  l'halluciné  est  démontrée  par  les 
faits,  notamment  par  ce  que  les  aliénistes  appellent  les  hallucina- 
tions dédoublées.  Le  malade  voit  de  l'œil  gauche  un  fantôme  qui 
n'est  nulltmient  visible  pour  l'œil  droit.  De  même  pour  le  déplace- 
ment de  l'image  qui  se  transporte  d'un  point  à  un  autre  lorsqu'on 
fait  mouvoir  le  globe  de  l'œil.  De  même  encore  pour  cette  observa- 
tion si  précise  qui  établit  que  les  hallucinations  accompagnent  par- 
fois les  maladies  de  l'œil,  par  exemple  les  ulcérations  de  la  cornée. 
Mais  la  participation  de  l'intelligence  n'est  pas  moins  certaine.  Un 
halluciné  de  la  vue  verra  des  clartés  célestes  ou  des  flammes  infer- 
nales, selon  qu'il  sera  religieux  ou  impie.  Les  habitudes  du  caractère 
les  pensées  familières,  les  sentiments  invétérés  donnent  à  chaque 
hallucination,  selon  les  individus,  une  physionomie  propre.  Les  ha- 
bitants des  villes  ont  des  hallucinations  autrement  compliquées  que 
les  paysans.  En  un  mot,  l'imagination  intervient,  fournit  des  aliments 
à  lhallucination.  Il  est  même  probable  qu'elle  en  est  le  plus  souvent 
le  point  de  départ  et  la  cause.  L'imagination  excitée,  exaltée,  trouble 
les  sens  à  leur  tour  et  y  détermine  des  représentations  illusoires. 
Les  conditions  normales  sont  alors  détruites  et  comme  renversées. 
En  effet  tandis  que  la  perception  est  une  sensation  devenue  idée, 
l'hallucination  est  une  idée  devenue  sensation. 

L'imagination  est  encore  trop  peu  développée  chez  l'enfant  pour 
que  l'on  puisse  s'attendre  à  rencontrer  fréquemment  chez  lui  les 


G.    COMPAYRE.  —  LA  FOLIE  CHEZ  L'ENFANT  609 

phénomènes  hallucinatoires.  Il  ne  peut  y  avoir  d'ailleurs,  dans  ces 
petites  têtes  enfantines,  à  peine  peuplées  de  quelques  souvenirs,  que 
de  courtes  hallucinations  :  rien  qui  ressemble  à  ces  illusions  compli- 
quées, qui  font  tableau  et  qui  déroulent  la  variété  de  leurs  concep- 
tions dans  l'esprit  de  l'homme  mûr,  accablé  d'idées  et  surchargé  de 
passions.  Lorsque  l'esprit  a  grandi,  lorsque  la  mémoire  s'est  enrichie, 
l'illusion  peut  puiser  à  pleines  mains  dans  le  vaste  magasin  des  idées. 
Chez  l'enfant,  tout  est  en  raccourci,  les  troubles  et  les  désordres,  non 
moins  que  les  opérations  normales  et  régulières  de  la  pensée. 

D'autre  part,  il  est  évident  que,  chez  le  petit  enfant  qui  ne  parle  pas 
encore,  l'hallucination,  si  elle  se  produit,  échappe  aisément  au  con- 
trôle de  l'observateur.  Rares  par  eux-mêmes,  les  faits  de  ce  genre  sont 
encore  plus  rarement  observables.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  que 
les  constatations  sur  ce  point  soient  si  peu  fréquentes.  Mais,  le  fus- 
sent-elles encore  moins,  toutes  les  analogies  nous  donneraient  le 
droit  d'affirmer  à  priori  la  possibilité  de  l'hallucination  enfantine. 
L'enfant  rêve  en  effet  :  le  petit  dormeur  de  deux  ans  ou  même  moins 
pousse  souvent  de  vrais  éclats  de  rire,  en  souvenir  de  ses  jeux  et  des 
amusements  de  la  veille,  ou  des  cris  douloureux,  comme  sous  l'op- 
pression d'un  songe  effrayant.  On  le  voit  sourire,  comme  aune  ap- 
parition qui  l'égayé.  Plus  tard,  il  parle,  il  gesticule.  Quoi  qu'en  dise 
Tiedemann  ,  ces  manifestations  de  l'enfant  endormi  ne  sauraient 
s'expliquer  par  la  seule  irritabilité  mécanique  du  corps  :  elles  sup- 
posent un  léger  travail  de  l'imagination  et  de  la  mémoire,  de  fugi- 
tives impressions  qui  traversent  le  cerveau. 

Quand  on  veut  raisonner  exactement  sur  la  nature  de  l'enfant,  il 
ne  faut  pas  craindre  de  chercher  chez  l'animal  des  points  de  compa- 
raison. L'homme  enfant,  dans  ses  actes,  sinon  en  puissance,  est  ce 
que  l'animal  restera  toute  sa  vie.  Ce  que  l'observation  découvre  chez 
l'un  peut  avec  vraisemblance  être  attribué  à  l'autre.  Or  l'animal  pré- 
sente parfois  dans  son  état  mental  de  véritables  fulies  et,  pour  nous 
en  tenir  au  sujet  qui  nous  occupe,  des  phénomènes  hallucinatoires. 
De  récentes  expériences  établissent  que  le  chien,  par  exemple,  dont 
on  savait  déjà  qu'il  rêve,  qu'il  aboie  en  songe,  peut  être  aussi  la  vic- 
time de  l'hallucination.  Le  D1  Magnan,  en  injectant  de  l'alcool  dans 
les  veines  d'un  chien  bien  portant,  a  vu  naître  chez  l'animal  de  sau- 
vages accès  de  fureur  :  le  chien  se  dresse,  aboie  furieusement  et 
semble  entrer  en  lutte  avec  des  chiens  imaginaires;  après  quoi  il 
s'apaise  et  rentre  dans  sa  quiétude,  tout  en  grognant  encore  une  ou 
deux  fois  dans  la  direction  de  son  prétendu  ennemi  '. 

1.  Voyez  les  Archives  de  physiologie  normale  >  t  pathologique,  mars  et  niai  1873. 


GIO  HEVUE   PHILOSOPHIQUE 

Il  est  arrivé  qu'une  imprudence,  un  hasard  a  déterminé  chez  des 
enfants  des  désordres  analogues,  de  manière  à  fournir  la  preuve  di- 
recte de  l'existence  des  hallucinations  enfantines.  L'absorption  d'une 
substance  toxique  a  pu  jeter  un  baby  de  quatorze  mois  et  demi  dans 
un  état  singulier,  voisin  de  la  folie,  et  où  l'hallucination  jouait  son 
rôle.  Le  cas  a  été  signalé  par  le  Dr  Thoré  dans  les  Annales  méâico- 
psychologiques  l.  Une  petite  fille  de  quinze  mois  avait  avalé  en  l'ab- 
sence de  sa  mère  un  nombre  considérable  de  graines  de  Datura  stra- 
monium.  Presque  aussitôt,  l'enfant  entra  dans  un  état  d'agitation  qui 
effraya  beaucoup  ses  parents.  Le  médecin  appelé  fit  les  constatations 
suivantes  :  «  Un  grand  changement  était  survenu  dans  la  vision  : 
l'enfant  semble  privée  de  vue;  elle  ne  regarde  aucun  des  objets  qui 
l'entourent  et  ne  fait  aucune  attention  à  ceux  qui  lui  plaisaient  et 
qu'elle  réclamait  habituellement.  On  lui  présente  une  montre,  ses 
jouets  ordinaires  :  ils  n'attirent  pas  son  attention  ;  tandis  qu'au  con- 
traire elle  parait  à  la  poursuite  d'objets  imaginaires  placés  à  une  cer- 
taine distance  d'elle  et  qu'elle  cherche  à  atteindre  en  allongeant  à 
chaque  instant  ses  bras  et  à  saisir  avec  la  main.  Elle  se  soulève 
même  en  s'appuyant  sur  les  côtés  de  son  berceau,  comme  pour  s'en 
rapprocher  plus  facilement....  Elle  agite  ses  mains  dans  l'espace, 
comme  à  la  recherche  d'objets  qui  s'envolent.  » 

Dans  le  cas  que  nous  venons  de  citer,  il  y  a  évidemment  autre 
chose  que  des  convulsions  désordonnées.  Par  ses  mouvements  ré- 
pétés dans  la  même  direction  l'enfant  manifestait  bien  qu'elle  >  it 
le  jouet  d'une  vision  imaginaire;  obsédés  par  des  images  subjectives, 
ses  yeux  ne  voyaient  plus  les  objets  réels. 

Ici,  comme  il  est  naturel  chez  un  tout  petit  enfant,  l'hallucination 
a  son  principe  dans  une  cause  accidentelle  et  extérieure,  dans  une 
sorte  d'empoisonnement  passager  2.  Mais  si  nous  examinons  des 
enfants  plus  avancés  en  âge,  surtout  des  enfants  particulièrement 
doués  sous  le  rapport  de  l'imagination  et  destinés  par  leur  nature 
nerveuse  à  devenir  des  artistes  ou  des  poètes,  nous  rencontrerons 
des  hallucinations  d'un  autre  ordre,  suggérées  par  la  vivacité  même 
de  leur  esprit,  par  une  surexcitation  de  leurs  facultés.  Tel  est  par 


1.  Voyez  le  mémoire  intitulé  :  Un  mot  sur  les  hallucinations  dans  la  première 
Le  Dr  Thoré  {A nnales  médico-psychologiques,  L859,  I,  p.  72-79). 

•l  L'hallui  iu.ition  chez  les  enfants  a  quelquefois  pour  principe  une  maladie 
physique.  «  Une  petite  fille  à  laquelle  je  donnais  des  soins  avait  la  fièvre.  Elle 
se  réveilla  tout  à  coup  le  matin  en  poussant  des  cris  horribles;  elle  montrait 
avec  anxiété  un  coin  de  la  chambre  où  elle  voyait  de  grandes  ligures  noires, 
un  di;ible  qui  la  menaçait  du  geste  et  de  la  voix.  Le  soir,  elle  eut  une  autre 
hallucination  de  la  vue  :  c'étaient  de  grandes  nappes  d'eau  qui  tombaient  du 
plafond...  «  [Annales  mcdico-psychologiques,  184U,  p.  77.) 


G.   COMPAYRE.  —  LA  FOLIE  CHEZ  L'ENFANT  611 

exemple  le  cas  de  Hartley  Coleridge  '.  Tout  enfant  il  s'imagina  qu'il 
voyait  près  de  la  maison  de  son  père  une  petite  cataracte.  A  cette 
cataracte  s'ajouta  bientôt  une  île  à  laquelle  il  donna  un  nom.  Peu  à 
peu  ce  monde  que  sa  fantaisie  avait  créé  devint  pour  lui  un  monde 
réel,  où  il  voyageait  tous  les  jours.  Et  quand,  pour  complaire  à  son 
caprice,  on  lui  demandait  par  quel  moyen  il  communiquait  avec 
cette  île  enchantée,  il  répondait,  en  s'inspirant  d'un  conte  des  Mille 
et  une  Nuits  :  «  C'est  sur  les  ailes  d'un  grand  oiseau  que  j'y  vais  et 
que  j'en  reviens.  »  Si  nous  en  croyons  les  témoins  de  ce  fait  psycho- 
logique, Coleridge  était  bien  réellement  convaincu  de  la  réalité  de 
sa  vision.  Son  rêve  poétique  avait  pris  corps,  et  l'imagination  de  l'en- 
fant, avivée  par  des  lectures  précoces,  était  dupe  d'elle-même.  Qui 
pourrait  dire  .-i  chez  les  grtxnds  extatiques,  chez  les  visionnaires  et 
les  rêveurs,  les  visions  de  l'âge  mûr  n'ont  pas  été  préparées  de 
même,  dès  les  premières  années  de  leur  vie,  par  de  petites  halluci- 
nations sans  portée,  qui  les  ont  insensiblement  accoutumés  à  vivre 
dans  la  chimère  ? 

On  a  souvent  répété  dans  ces  dernières  années  quel'étude  des  faits 
anormaux  et  morbides  éclairait  d'une  lumière  nouvelle  la  nature  de 
l'esprit  sain  et  normal.  Les  psychologues  ne  peuvent  que  profiter 
beaucoup  à  la  fréquentation  des  asiles  et  à  la  lecture  des  aliénistes. 
Mais  la  réciproque  n'est  pas  moins  vraie  :  les  faits  les  plus  ordinaires 
de  la  vie  jettent  parfois  un  jour  très  vif  sur  les  étrangetés  de  la  folie. 
Il  y  a  une  solidarité  profonde  entre  la  psychologie  morbide  et  la  psy- 
chologie normale.  Et  peut-être,  si  la  science  de  l'aliénation  mentale, 
malgré  les  beaux  travaux  de  ce  siècle,  n'est  pas  arrivée  à  débrouiller 
ce  qu'Esquirol  appelait  «  le  chaos  des  misères  humaines  »;  c'est 
qu'elle  attend  encore  que  la  psychologie  lui  fournisse  un  cadre  exact 
des  facultés  morales,  une  analyse  précise  de  leur  développement  na- 
turel. 

Dans  le  cas  particulier  qui  nous  occupe,  il  est  certain  que  les  faits 
les  plus  communs  de  la  vie  enfantine  peuvent  nous  aider  à  com- 
prendre comment  l'état  irrégulier  de  l'hallucinatiun  se  produit  chez 
l'enlant.  Rien  de  plus  actif,  de  plus  vivant  que  le  travail  de  l'imagina- 
tion des  les  premières  années.  Précisément  parce  que  la  réflexion  ne 
lui  apporte  pas  de  correctif,  et  parce  qu'elle  n'est  pas  gênée  comme 
elle  le  sera  [dus  tard,  par  l'abondance  des  idées.  L'imagination  enfan- 
tine se  représente  les  choses  avec  une  vivacilé  inuuie.  Menez  un  enfant 
dans  un  magasin,  dans  un  appartement  qu'il  n'a  jamais  vu  :  ses  yeux 

1.  Voyez  The  journal  of  mental  science,  avril  i.sG'J,  article  de  J.  Crichton 
Browne,  «Sur  les  maladies  psychologiques  du  jeune  âge, 


612  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

qui  furettent  dans  tous  les  coins,  auront  bien  vite  reconnu  tous  les 
objets,  et,  après  une  inspection  même  rapide,  sa  mémoire  gardera  le 
souvenir  fidèle  et  précis  des  détails  les  plus  insignifiants.  Georges  a 
quatre  ans  :  il  est  à  table  auprès  de  son  père  et  de  son  oncle  qui  re- 
viennent de  la  foire  du  village  voisin  et  qui  s'entretiennent  de  tout  ce 
qu'il  y  ont  vu.  Georges  qui  a  gardé  le  silence  depuis  un  gros  moment 
s'écrie  tout  h  coup  :  «  Je  vois  toute  la  foire.  »  Ici  l'enfant  témoignait 
de  son  aptitude  à  se  représenter  sans  efïurt  même  les  choses  qu'il  n'a 
pas  eues  sous  les  yeux  et  dont  il  a  seulement  entendu  parler.  Com- 
ment s'étonner  qu'un  être  doué  d'une  telle  promptitude  d'imagination 
en  vienne  aisément  à  confondre  ses  conceptions  et  ses  perceptions, 
l'image  et  la  réalité  ? 

Le  cauchemar,  qui  est  comme  l'hallucination  de  l'homme  endormi, 
a  été  fréquemment  observé  chez  les  enfants.  Et  ces  illusions  du  som- 
meil se  continuent  pendant  la  veille.  «  Des  enfants,  dit  le  Dr  Thoré,  au 
moment  où  ils  se  réveillent,  les  yeux  déjà  parfaitement  ouverts, 
voient  très  distinctement  auprès  d'eux,  et  le  plus  souvent  sur  le  mur, 
se  dessiner  desobjetsplusou  moins  effrayants  et  qu'ils  décrivent  aussi 
bien  que  leur  intelligence  le  permet.  »  Parfois  au  contraire  le  réveil 
efface  entièrement  les  impressions  de  la  nuit  :  «  L'enfant,  dit 
M.  Maudsley,  se  met  à  crier  tout  endormi;  ses  yeux  sont  ouverts: 
ses  membres  frissonnent  de  peur  ;  il  ne  reconnaît  pas  les  parents  ou 
les  amis  qui  veulent  le  calmer...  Le  matin,  il  ne  se  rappelle  plus  la 
frayeur  qu'il  a  éprouvée  l.  » 

On  remarquera  que  les  hallucinations  de  la  vue  sont  les  plus  fré- 
quents chez  les  enfants.  C'est  que  le  nouveau-né  est  tout  yeux  avant 
d'être  tout  oreilles.  Le  docteur  Berckham  rapporte  cependant  l'ob- 
servation d'un  enfant  de  trois  ans  atteint  d'une  hallucination  de 
l'ouïe  2. 

Mais,  sous  quelque  forme  qu'elle  se  présente  et  quel  que  soit  le  sens 
affecté,  l'hallucination  n'est  qu'un  élément  de  la  folie,  une  folie  par- 
tielle. Chez  l'enfant  comme  chez  l'homme  mûr,  l'aliénation  de  la  per- 
ception extérieure  peut  coexister  avec  la  santé  générale  des  autres 
facultés  et  n'être  suivie  d'aucun  autre  symptôme  délirant.  Il  nous 
reste  à  montrer  que  les  folies  générales,  auxquelles  l'hallucination 
peut  se  mêler,  mais  qu'elle  ne  constitue  pas,  qui  atteignent  l'esprit 
tout  entier  et  que  compliquent  les  plus  graves  désordres,  ne  sont  pas 
non  plus  épargnées  à  l'enfance. 


1.  Maudsley,  op.   cit.,  p.  203. 

2.  Voyez  Annales  médico-psycliologiques,  1867,  t.  I,  p.  327. 


G.  COMPAYRÉ.   —  LA   FOLIE   CHEZ   L'ENFANT  613 


III 


C'est  la  manie,  c'est-à-dire  l'incohérence  et  le  délire  des  idées, 
l'agitation  furieuse  ou  la  divagation  tranquille  de  la  pensée,  qui  paraît 
être  la  forme  la  plus  habituelle  de  la  folie  intellectuelle  chez  les  en- 
fants. Sur  ce  point  la  plupart  des  observateurs  sont  d'accord.  Le 
Dr  Delasiauve  \  le  Dr  Le  Pauhnier  dans  sa  thèse  intitulée  Des  affec- 
tions mpntales  chez  les  enfants  et  en  particulier  de  la  manie2,  le 
Dr  Morel :!  déclarent  que  la  folie  se  traduit  le  plus  ordinairement  chez 
les  enfants  par  l'excitation  maniaque. 

Voici  les  cas  les  plus  remarquables  recueillis  par  les  aliénistes.  Nous 
citerons  d'abord  l'observation  très  complète  du  Dr  Châtelain,  qui  a  eu 
l'occasion  d'étudier  lui-même  une  enfant  de  quatre  ans  et  quelques 
mois,  fille  de  cultivateurs  du  Jura.  Deux  causes  surtout,  l'une  toute 
physique,  la  rougeole,  l  autre  morale,  une  vive  frayeur  causée  parla 
vue  d'une  pompe  à  incendie,  avaient  agi  sur  la  faible  constitution  de 
l'enfant  et  déterminé  l'état  bizarre  dont  elle  soutîrait.  «  Louise,  dit  le 
Dr  Châtelain,  est  «.  drôle  »,  singulière,  distraite  ;  elle  répond  de  travers 
aux  questions  qui  lui  sont  adressées...  Un  jour  son  père  lui  dit  de  lui 
apporter  sa  poupée  :  elle  va  la  chercher,  mais  ne  rapporte  rien,  tout 
en  disant  :  «  La  voilà;  »  la  main  et  le  bras  font  le  geste  d'une  per- 
sonne qui  donne  quel  pie  chose,  mais  la  main  est  vide...  Depuis 
qu'elle  est  malade,  son  caractère  a  sensible  n  ent  changé  :  elle  a  com- 
plète nent  perdu  la  timidité  naturelle  à  s  >o  âge  :  en  présence  de 
deux  médecins  qui  lui  sont  inconnus  et  qui  l'examinent,  elle  n'éprouve 
aucune  crainte,  aucune  gène.  Si  on  loi  fut  une  question  elle  répond 
vivement  sans  aucune  hésitation,  mais  répond  à  faux.  »  Et  l'observa- 
teur rapporte  tout  au  long  une  conversation  qui  témoigne  du  désordre 
complet  des  idées,  chez  une  enfant  d'ailleurs  très  intelligente  et  dont 
la  maladie  ne  peut  être  confondue  avec  l'idiotie. 

L'exemple  qui  précède  nous  offre  un  cas  de  manie  calme,  tran- 
quille. Cependant  la  petite  fille  en  question  éprouvait  aussi  des  accès 
de  manie  furieuse,  manifestés  par  un  besoin  perpétuel  de  mouvement, 
par  des  pleurs  et  par  des  cris,  par  des  menaces  de  mort  proférées 
contre  ses  parents.  D'autres  fois,  l'agitation  est  le  caractère  perma- 

1.  Voyez  Annale*  mé  lico-psycholoyiyua,  1835,  I,  p.  527.  Forme  ma  spé- 

ciale chez  les  enfants. 
•2.  La  thèse  de  M.  Le  Paulmier  date  de  1856. 
3.  Voyez  Annales  imïdico-psycholoyuiues,  1870,  11.  |>.  260  269. 


014  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

nent  de  la  manie  enfantine.  «  On  voit,  dit  Griesinger,  chez  des  en- 
fants de  trois  ou  quatre  ans,  des  accès  de  cris,  avec  besoin  de 
frapper,  de  mordre  et  de  détruire  ce  qui  leur  tombe  sous  la  main  *.  » 

Chez  les  enfants  un  peu  plus  avancés  en  âge,  les  cas  de  folie  ma- 
niaque deviennent  plus  fréquents  encore.  Le  Dr  Morel  cite  une  enfant 
de  cinq  ans  qui,  à  la  suite  d'une  émotion  de  peur,  tomba  dans  un  état 
«  de  turbulence  continuelle  et  d'exacerbation  maniaque  3  ».  Sous  le 
nom  de  monopathie  furieuse,  le  Dr  Guislain  signale  une  maladie  du 
même  genre  chez  une  petite  fille  de  sept  ans  :  ici  le  principe  du  mal 
était  un  coup  reçu  à  la  tête3.  Esquirol  parle  d'un  enfant  de  huit  ans 
qui  fut  atteinte  de  manie  à  la  suite  d'une  fièvre  typhoïde.  Et  comme 
les  causes  morales  alternent  toujours  avec  les  causes  physiques  dans 
la  génération  de  la  folie,  nous  trouvons  chez  Foville  l'observation 
d'un  carcon  de  dix  ans  devenu  maniaque  pour  avoir  fait  trop  de 
lectures. 

Ce  qui  est  remarquable,  c'est  qu'à  ces  exemples  si  nombreux  de 
manie  enfantine,  dont  nous  pourrions  encore  prolonger  l'énuméra- 
tion,  l'observateur  ne  puisse  ajouter  un  seul  cas  de  monomanie.  La 
fixité  des  idées  folles  est  tout  aussi  incompatible  avec  la  manie  de 
l'enfant  que  la  fixité  des  idées  normales  et  raisonnables.  La  petite 
folle  observée  par  le  D1'  Châtelain  changeait  sans  cesse  de  pensée. 
«  Ordinairement  une  idée  quelconque  la  préoccupait  exclusivement 
pendant  un  jour  ou  deux,  puis  s'effaçait  pour  céder  la  place  à  une 
autre.  »  La  monomanie  paraît  être  au  premier  abord  un  signe  de 
grande  faiblesse  intellectuelle  ,  puisqu'alors  toutes  les  idées  ,  tous 
les  sentiments,  sont  comme  annihilés  devant  une  seule  pensée,  de- 
venue souveraine  maîtresse  de  la  conscience.  Et  cependant,  si  l'on  y 
réfléchit  la  monomanie  suppose  une  certaine  force  de  l'intelligence, 
une  certaine  puissance  de  concentration,  puisqu'elle  est  un  délire 
tout  à  fait  systématisé.  L'enfant,  avec  la  mobilité  et  l'inconsistance 
de  ses  idées,  avec  ses  impressions  flottantes  et  encore  mal  établies, 
peut  facilement  délirer,  c'est-à-dire  passer  d'une  idée  à  une  autre  sans 
suite  et  sans  raison  :  mais  on  comprend  qu'il  n'ait  pas  la  force  néces- 
saire pour  grouper  d'une  manière  permanente  toutes  ses  facultés 
autour  d'une  seule  conception  folle.  Voilà  pourquoi  sans  doute  le  dé- 
sordre intellectuel  se  manifeste  chez  lui  par  la  succession  rapide  et 
incohérente,  par  la  fuite  incessante  des  idées  ,  courant  éperdues  les 


1.  Griesinger,  Pathologie  and  Thérapie  cler  psychischen  Krankheiten,  2''  édit. 
p.  147. 

2.  Morel,  op.  cit.,  p.  102. 

3.  Dictionnaire  de  médecine,  1829. 


G.    COMPAYRÉ.   —  LA   FOLIE   CHEZ  L'ENFANT  615 

unes  après  les  autres,  plutôt  que  par  la  concentration  obstinée  de 
toutes  les  forces  de  l'esprit  dans  une  même  direction. 

Quant  à  l'évolution  de  la  manie  chez  l'enfant,  il  est  difficile,  dans 
l'état  actuel  des  observations,  d'en  écrire  avec  précision  l'histoire.  La 
terminaison  varie  :  c'est  tantôt  la  mort  qui  survient  assez  vite,  tantôt 
l'idiotie  qui  succède  pour  toute  la  vie  aux  accès  délirants,  tantôt  et 
assez  fréquemment  la  guérison  qui  rétablit  l'ordre  et  la  paix  dans  ces 
âmes  un  instant  troublées.  La  plupart  des  petits  maniaques  soignés 
par  le  Dr  Delasiauve  et  par  le  Dr  Le  Paulmier  ont  guéri  dans  un  espace 
de  temps  assez  limité. 

Le  trait  le  plus  caractéristique  qui  ressort  d'une  étude  encore  in- 
complète, c'est  l'apparition  fréquente,  chez  les  enfants  atteints  de 
manie,  de  véritables  crises  extatiques,  de  ce  que  Maudsley  appelle 
la  fohe  cataleptique  (cataleptoïd  insanity).  Rien  de  plus  conforme 
d'ailleurs  à  la  logique  de  la  nature  que  ces  périodes  de  rémission, 
pour  ainsi  dire,  de  calme  et  de  sommeil  de  l'âme,  succédant  à  des 
périodes  d'agitation  et  de  violence.  L'enfant  reste  pendant  des  heures, 
pendant  des  jours  entiers,  dans  une  sorte  de  contemplation  mystique  : 
la  turbulence  et  la  loquacité  sont  remplacées  par  l'immobilité  et  la 
stupeur.  Les  yeux  sont  fixes,  le  regard  méditatif  *.Dans  certains  cas 
il  est  vraisemblable  que  des  hallucinations  expliquent  l'attitude  im- 
mobile et  la  pose  attentive  de  l'enfant  extatique.  La  petite  folle  du 
Dr  Châtelain  «  paraissait  voir  et  entendre  des  choses  qui  n'existaient 
pas...  De  temps  en  temps  elle  prêtait  subitement  l'oreille  d'un  côté 
où  personne  n'avait  parlé  et  écoutait  attentivement  pendant  quelques 
secondes.  »  Dans  d'autres  cas  il  est  probable  que  l'enfant,  comme  il 
arrive  à  tous  les  extatiques,  tout  en  ayant  l'air  dépenser  beaucoup, 
ne  pense  absolument  à  rien. 

On  a  le  droit  d'espérer  que  la  science  dont  l'attention  est  désormais 
éveillée  sur  les  phénomènes  morbides,  sur  les  états  anormaux  de  la 
conscience  des  enfants,  arrivera  à  déterminer  avec  plus  de  préci- 
sion que  nous  ne  pouvons  le  faire  encore  les  diverses  formes  de  la 
manie  et  du  trouble  de  l'intelligence  dans  les  premières  années  de 
l'existence.  Mais  ce  qui  est  certain  d'avance,  à  raison  des  lois  qui 

i.  Voyez  Annales  mè  Uco-psycholoQiques ,  1855,  I,  p.  527.  Forme  mania 
spéciale  chez  les  enfants,  communication  du  Dr  Delasiauve.  L'immobilité  n'est 
pas  l'attitude  exclusive  de  ces  extatiques  :  «Chez  quelques-uns  <le  ces  mania- 
ques; il  y  a  une  jactitation  lente  et  cadencée  à  la  façon  de  Polichinelle.  La 
plupart  ne  voulant  pas  être  soustraits  à  l'entraînement  de  leur  pensée,  sem- 
blent insensibles  aux  paroles  qu'on  leur  adresse,  d'autres  y  répondent  par  de 
vagues  monosyllables,  des  gestes  ou  un  sourire  ironique  décelant  L'incertitude. 
Les  crises  enfin  peuvent  être  entrecoupées  par  la  turbulence  et  des  cris,  évident 
résultat  de  sensations  fantastiques.  » 


(316  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

président  au  développement  des  facultés,  c'est  que  les  observateurs 
auront  plus  souvent  à  constater  des  cas  de  folie  morale  que  des  cas 
de  folie  intellectuelle  proprement  dite.  On  sait  ce  que  les  aliénâtes 
appellent  la  folie  morale,  affective  ou  impulsive,  qui  quelquefois 
n'est  que  la  traduction  dans  les  actes  du  désordre  de  l'esprit,  mais 
qui  dans  d'autres  circonstances,  par  une  scission  bizarre  des  facultés, 
ne  porte  que  sur  les  penchants,  sur  les  instincts,  ne  pervertit  que  la 
volonté  en  laissant  l'intelligence  intacte.  Il  est  évident  qu'une  folie  de 
ce  genre  est  plus  appropriée  qu'aucune  autre  à  la  nature  de  l'enfant. 
La  manie  et  le  délire  altèrent  le  jugement,  le  raisonnement  :  or  le  ju- 
gement est  acquis,  le  raisonnement  est  acquis.  Il  faut  quelque  temps 
pour  que  l'enfant  apprenne  à  raisonner;  il  faut  quelque  temps  aussi 
par  conséquent  pour  qu'il  puisse  déraisonner.  Mais  la  folie  morale 
affecte  les  penchants,  les  instincts,  et  tout  cela  est  inné  ;  tout  cela 
est  immédiatement  transmis  par  l'hérédité  ;  tout  cela  aspire  à  agir  dès 
les  premiers  jours  de  la  vie.  Comment  s'étonner  par  suite  que  Ion 
rencontre  si  souvent  chez  les  plus  jeunes  enfants  des  tendances 
morbides,  des  impulsions  maladives,  qui  déterminent  les  actes  les 
plus  extravagants? 

Le  Dr  Renaudin  mentionne  un  enfant,  d'une  intelligence  ordinaire, 
dont  la  pensée  ne  manifestait  aucun  délire,  aucune  incohérence,  mais 
qui  était  sujet  à  une  véritable  folie  des  actes  et  de  la  volonté.  La  ma- 
ladie procédait  par  attaques  d'une  irrésistible  violence  auxquelles 
correspondait  toujours  une  complète  insensibilité  de  la  peau.  Inter- 
rogé sur  sa  mauvaise  conduite,  l'enfant  gardait  le  silence,  ou  bien 
répondait  qu'il  ne  pouvait  se  maîtriser.  La  violence  était  telle,  ajoute 
l'observateur,  que  «  nous  ne  doutions  pas  qu'elle  pût  aller  jusqu'au 
meurtre  1.  » 

Un  autre  exemple  de  folie  impulsive,  à  tendance  homicide,  nous  est 
fourni  par  Esquirol2.  Il  s'agit  d'une  petite  fille  de  sept  ans  et  demi, 
qui,  ayant  conçu  une  profonde  aversion  contre  sa  belle-mère,  bien 
que  celle-ci  l'eût  toujours  traitée  avec  douceur,  essaya  à  plusieurs 
reprises  de  la  tuer  ainsi  que  son  jeune  frère.  Son  père  la  menaçait 
de  la  faire  mettre  en  prison  :  «  Cela  n'empêchera  pas,  lui  dit-elle, que 
ma  mère  et  mon  petit  frère  meurent  et  que  je  les  tue.  »  Soumise  à 
une  sorte  d'interrogatoire  ,  voici  quelles  furent  quelques-unes  de  ses 
réponses  : 

«  D.  Pourquoi  voulez- vous  tuer  votre  maman?  —  R.  Parce  que  je 
ne  l'aime  pas. 


1.  Maudsley,  op.  cit.,  p.  287. 

2.  Esquirol,  op.  cit.,  p.  386  et  suiv. 


G.    COMPAYRÉ.   —  LA  FOLIE  CHEZ  L'ENFANT  Gi7 

«  D.  Pourquoi  ne  l'airaez-vous  pas?  —  R.  Je  n'en  sais  rien. 

«  D.  Vousa-t-elle  maltraitée?  — R.  Non... 

«  D.  Vous  avez  un  petit  frère?  —  R.  Oui. 

«  D.  R  est  en  nourrice  et  vous  ne  l'avez  jamais  vu?  —  R.  Oui. 

«  D.  L'aimez-vous?  —  R.  Non. 

<i  D.  Voudriez-vous  qu'il  mourût?  —  R.  Oui. 

«  D.  Voulez- vous  le  tuer?  —  R.  Oui.  J'ai  demandé  à  papa  de  le 
faire  venir  de  nourrice  pour  le  tuer.  » 

Sans  doute,  dans  ce  dernier  exemple,  on  a  affaire  à  une  volonté 
criminelle  plutôt  qu'à  une  véritable  folie.  Cependant  l'obstination  de 
l'enfant,  son  attitude  pleine  de  sang-froid  et  de  cynisme,  l'absence 
même  de  motifs  suffisants  pour  expliquer  chez  elle  l'idée  fixe  du 
meurtre,  tout  autorise  à  considérer  sa  perversité  comme  un  cas  de 
pathologie  mentale. 

Le  Dr  Prichard,  qui,  comme  on  sait,  a  le  premier  déterminé  avec 
netteté  les  caractères  de  la  folie  morale  (moral  insanity),  cite  l'obser- 
vation suivante  :  «  Une  fillette  de  sept  ans  s'était  montrée  jusqu'à  cet 
âge  douce,  gaie,  affectueuse,  très  intelligente, 'lorsqu'elle  fut  ren- 
voyée chez  elle  par  ses  maîtres,  à  cause  du  grand  changement  sur- 
venu dans  sa  conduite.  Elle  était  devenue  grossière,  indocile,  ingou- 
vernable. Son  appétit  s'était  perverti  au  point  qu'elle  préférait  les 
légumes  crus  à  sa  nourriture  habituelle.  Sa  santé  s'altéra.  Seules  ses 
facultés  intellectuelles  échappaient  au  mal.  L'enfant  du  reste  guérit 
au  bout  de  deux  mois  *.  »  Cet  exemple  est  particulièrement  intéres- 
sant, parce  qu'il  nous  montre  la  folie  morale  envahissant  soudain  un 
caractère  jusque-là  bien  réglé,  une  intelligence  déjà  éveillée,  et  pro- 
cédant par  accès  passagers,  à  la  façon  de  la  plupart  des  maladies 
physiques  ou  mentales. 

Il  serait  trop  long  de  reproduire  ici  tous  les  cas  de  caractère  mala- 
divement vicié  que  présente  l'enfance  -.  Sans  vouloir  faire  de  tous  les 
espiègles  des  fous,  sans  imputer  à  la  folie  toutes  les  bizarreries  de  la 


1.  Prichard,  On  insanity,  1835,  p.  55. 

2.  Citons  encore  les  observations  suivantes,  qui  appartiennent  à  la  même 
catégorie  :  1°  Une  lîllette  de  huit  ans,  dont  les  sentiments  affectifs  avaient  subi 
une  perversion  complète.  On  lui  entendit  souvent  dire  que,  pour  avoir  les 
vêtements  de  sa  grand'mère,  elle  la  tuerait.  Peu  à  peu,  cette  jeune  fille  guérit, 
et  il  ne  resta  d'autre  trace  de  son  ancien  état  qu'une  propension  à  la  tristesse 
(voyez  Annules  médic.-psychoL,  1867,  I,  p.  331).  —  -2"  Un  garçon  de  six  ans, 
observé  par  John  Mislar  (voyez  le  journal  anglais,  The  Lance t,  23  mai  1803j,  qui 
fuyait  les  caresses  de  ses  parents  et  n'y  répondait  que  par  des  accès  de  vio- 
lence. Sa  sœur  vint  à  mourir;  l'enfant  mit  le  feu  au  berceau  où  reposait  le 
cadavre  de  la  pauvre  morte.  Son  goût  était  complètement  dépravé  et  parais- 
sait s'accommoder  de  sel  et  d'arêtes  de  poisson. 

tome  x.  —  1880.  40 


648  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

sensibilité,  nous  n'hésiterons  pas  à  dire,  et  l'art  de  l'éducation  doit 
en  faire  son  profit,  que  les  excentricités  des  enfants  ont  souvent  un 
principe  morbide.  J.  Crichton  Browne  a  recueilli  des  faits  de  klepto- 
manie, de  pyromanie,  de  dipsomanie,  de  pantophobie  chez  déjeunes 
enfants  '.  La  méchanceté  acquiert  souvent  de  telles  proportions  dans 
ces  débiles  natures  qu'elle  doit  être  considérée  plutôt  comme  une 
maladie  que  comme  un  vice.  Browne  raconte  l'histoire  d'un  jeune 
gentilhomme  anglais  qui  était  animé  de  tels  instincts  de  cruauté  que 
pour  l'occuper  son  père  dut  le  renvoyer  à  la  campagne  et  lui  donner 
les  fonctions  de  boucher  chez  ses  fermiers.  Son  plus  grand  plaisir 
était  de  tuer,  en  les  martyrisant,  des  poules  et  des  lièvres.  Lorsque 
les  ouvriers  dressaient  des  échafaudages  pour  travailler  à  leurs 
constructions,  l'enfant  s'ingéniait  de  toutes  les  manières  possibles 
pour  les  faire  tomber. 

On  voudrait  croire  tout  d'abord  que  la  folie  suicide  ne  fait  pas  de 
victimes  parmi  les  enfants.  L'idée  de  la  mort  volontaire  et  le  caractère 
de  l'enfance  semblent  incompatibles.  Gomment  est-il  possible  que 
l'être  à  peine  créé  aspire  à  se  détruire,  à  se  renier  lui-même,  que  l'in- 
stinct de  la  conservation  ne  sorte  pas  victorieux  des  crises  auxquelles 
est  soumise  la  sensibilité  enfantine  1  Et  cependant  les  statistiques 
prouvent  que  le  suicide  de  l'enfant, quoique  rare,  n'est  pas,  tant  s'en 
faut,  un  fait  exceptionnel.  C'est  que  les  douleurs  puériles,  que  notre 
indifférence  dédaigne  trop  souvent,  peuvent  atteindre  un  degré  de 
vivacité  inouï.  Nous  ne  savons  pas  comprendre  les  enfants;  nous 
jugeons  d'eux  d'après  nous-mêmes. Nous  ne  nous  rendons  pas  compte 
que  des  causes  futiles  peuvent  développer  dans  ces  cœurs  naïfs  des 
émotions  profondes  qui  égalent  nos  plus  grandes  douleurs.  Ce  qui 
est  une  égratignure  pour  l'homme  fait  devient  une  profonde  blessure 
pour  l'enfant.  Nous  ne  nous  imaginons  pas  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir 
de  colère  ou  de  frayeur  dans  les  pleurs  d'un  enfant,  tout  ce  que 
son  attitude  muette  recèle  parfois  d'angoisse  et  de  désespoir.  Gomme 
le  disait  déjà  Malebranche,  «  une  pomme  et  des  dragées  font  dans  le 
cerveau  d'un  enfant  des  impressions  aussi  profondes  que  les  charges 
et  les  grandeurs  en  font  dans  celui  d'un  homme  de  quarante  ans.  » 
Il  en  est  de  l'âme  des  enfants  comme  de  l'esprit  d'un  homme  endormi, 
où  les  plus  petites  sensations  se  transforment  et  acquièrent  d'énormes 
proportions.  Des  gronderies  trop  dures  pour  une  faute  légère,  une 
déception  subite  pour  un  plaisir  promis  ou  pour  une  récompense 
attendue,  des  impressions  trop  vives  devant  un  spectacle  qui  nous 
laisserait  froids,  la  cause  la  plus  frivole  enfin  peut  troubler  assez 

1.  Voyez  The  Journal  of  mental  science,  avril  1SG0. 


G.   COMPAYRÉ.   —  LA  FOLIE  CHEZ  L'ENFANT  619 

profondément  l'enfant  pour  le  déterminer  à  cette  résolution  extrême 
du  suicide  qui  contient  toujours  quelque  chose  de  morbide. 

On  consultera  avec  fruit  sur  ce  sujet  l'étude  publiée  en  1855  dans 
les  Annales  médico-psychologiques  par  le  Dr  Durand- Fardel  '.  L'au- 
teur y  rapporte   plusieurs   exemples  de  suicides  d'enfant.  «  Nous 
avons  réuni  nous-même,  dit-il,  vingt-six  exemples  d'enfants  suicidés 
ayant  de   cinq  à   quatorze  ans.  1  avait  5  ans;  2,9  ans;  2,  10  ans; 
5,  1 1  ans;  7,  12  ans;  7,  13  ans,  2,  14  ans.  »  Les  Comptes  généraux 
de  la  justice  criminelle,  de  1835  à  1S44,  établissent  de  leur  côté  que, 
sur  25,760  suicides  observés  en  France,  129  ont  eu  lieu  avant  l'âge 
de  seize  ans.  La  progression  fatale  qu'on  a  constatée  dans  le  nombre 
des  suicides,  et  qui  paraît  être  la  loi  des  sociétés  vieillies  et  des  civi- 
lisations avancées,  est  vraie  pour  tous  les  âges.  A  Berlin,  de  1788  à 
1797,  on  ne  comptait  qu'un  seul  suicide  d'entant;  de  1798  à  1805,  la 
statistique  en  signale  trois;  de  1812  à  1821,  le  chiffre  s'est  élevé  à 
trente  et  un. 

L'étude  des  causes  du  suicide  est  en  général  navrante  :  chez  les 
enfants,  elle  est  particulièrement  instructive  et  c  iriease.Riende  plus 
futile  parfois  que  les  motifs  qui  agissent  sur  les  faibles  cervelles  de 
ces  suicidés  de  huit  ou  dix  ans.  Un  garçon  se  tue  de  chagrin,  versb 
neuvième  année,  parce  qu'il  a  perdu  un  oiseau  favori;  un  autre,  vers 
le  même  âge,  parce  qu'il  a  été  le  douzième  dans  sa  classe.  Dans 
d'autres  cas,  les  causes  sont  plus  graves  :  le  froissement  des  affûtions 
filiales,  un  précoce  sentiment  de  l'honneur  déterminent  la  mort 
volontaire.  Des  enfants  se  sont  tués  parce  qu'ils  avaient  perdu  leur 
mère,  parce  qu'on  les  avait  appelés  voleurs.  Les  mauvais  traite- 
ments, les  réprimandes  sévères,  les  punitions  agissent  plus  souvent 
encore  et  dégoûtent  l'enfant  de  la  vie.  Dans  certaines  circonstances, 
la  cause  du  suicide  reste  mystérieuse,  et  c'est  alors  surtout  que  la 
résolution  suprême  de  l'enfant  peut  être  attribuée  à  une  impulsion 
morbide  et  folle,  plutôt  qu'à  une  inspiration  réfléchie.  Esquirol  cite 
un  enfant  qui,  avant  de  se  tuer,  avait  écrit  ces  paroles  bizarres,  évi- 
demment empreintes  d'exaltation  maladive  :  «  Je  lègue  mon  âme  à 
Rousseau  et  mon  corps  à  la  terre  !  »  Un  autre  attente  à  ses  jours  parce 
qu'il  n'a  pas  a^sez  d^ir  pour  respirer  à  son  aise. 

Une  observation  intéressante  est  celle  des  suicides  qui  n'ont  été 
accomplis  que  dans  l'âge  mûr,  après  avoir  été  tentés  à  plusieurs 
reprises  dans  la  première  enfance.  Esquirol  mentionne  une  femme 
qui  avait  essayé  de  se  noyer  à  neuf  ans  et  qui  se  jeta  de  nouveau 


1.  Annales  médico-psychologiques,  1855,  1,  p.  0 1  -73,  Etude  sur  le  suicide  chez 
les  enfants,  par  le  Dr  Max.  Durand-Fardel. 


620  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

dans  la  rivière  à  quarante.  «  Je  connais  dans  ce  moment,  raconte 
Gall,  une  demoiselle  très  instruite  et  bien  élevée,  qui  déjà,  à  l'âge  de 
quatre  ou  six  ans,  quand  ses  père  et  mère  l'enfermaient  pour  la 
punir,  avait  conçu  l'envie  de  se  détruire.  Elle  attend  toujours  la 
mort l...  » 

On  ne  saurait  trop  le  répéter  :  pour  la  folie  suicide,  comme  pour 
l'hallucination,  comme  pour  les  diverses  formes  de  la  folie,  le  germe 
du  mal  qui  éclate  à  un  moment  donné,  à  l'âge  de  la  maturité, 
couve  longtemps  inaperçu  pendant  les  années  de  l'enfance  et  de  la 
jeunesse.  Il  y  a  une  éducation  de  la  folie,  si  je  puis  dire,  comme  il  y 
a  une  éducation  de  la  sagesse;  et  les  manifestations  morbides  des 
esprits  troublés  ne  sïmprovisent  pas  plus  que  les  œuvres  les  plus 
parfaites  des  intelligences  bien  réglées. 


IV 


Nous  avons  montré  que  la  plupart  des  formes  de  la  folie  se  ren- 
contraient chez  l'enfant,  que  sa  sensibilité  et  sa  volonté  pouvaient  être 
atteintes,  comme  son  intelligence,  comme  sa  perception  extérieure, 
comme  son  activité  musculaire.  Seulement  l'enfant,  à  la  différence  des 
animaux,  n'étant  pas  capable  de  mettre  immédiatement  en  jeu  dans 
la  plénitude  de  leurs  forces  ses  facultés  mentales,  il  y  aura  chez  lui 
comme  une  évolution  de  la  folie,  une  succession  des  diverses  espèces 
morbides,  depuis  les  convulsions  des  muscles  et  les  hallucinations 
des  sens  jusqu'au  délire  de  l'intelligence  et  de  la  volonté.  De  plus,  et 
pour  la  même  raison,  les  types  essentiels  de  la  folie,  qui  sont  de  tous 
les  âges,  ne  se  produiront  dans  l'enfant  que  sous  des  formes  adoucies 
et  de  moindre  proportion.  Ils  présenteront  les  mêmes  symptômes  que 
chez  l'adulte,  mais  en  raccourci.  Nous  avons  déjà  eu  occasion  de 
dire  ailleurs  que  les  opérations  mentales,  à  l'état  normal,  différaient, 
de  l'enfant  à  l'homme,  plutôt  en  quantité  qu'en  qualité;  le  raison- 
nement est  moins  puissant,  mais  il  procède  de  même;  l'imagination 
n'a  pas  la  même  envergure,  mais  son  vol  est  le  même.  Eh  bien,  il 
en  est  de  l'action  irrégulière  et  désordonnée  des  facultés  de  l'enfant 
comme  de  leur  exercice  normal  :  on  y  démêle  déjà,  comme  un 
abrégé  et  en  petit,  les  perturbations  qui,  caractérisent  l'aliénation  de 

1.  Gall,  Sur  les  fonctions  du  cerveau,  1825,  t.  IV,  p.  338. 


G.    COMPAYRÉ.    —  LA   FOLIE   CHEZ   L'ENFANT  621 

l'homme  fait.  La  folie  de  l'enfant  est  l'image  affaiblie,  mais  l'image 
exacte,  de  la  folie  de  tous  les  âges. 

Il  n'est  pas  question  cependant  de  retrouver  dans  la  nature  enfan- 
tine toutes  les  variétés  de  la  folie,  toutes  les  combinaisons  bizarres, 
tous  les  amalgames  fantasques,  auxquels  peuvent  donner  lieu  dans  un 
cerveau  détraqué  les  divagations  de  l'intelligence  et  le  dérèglement 
de  la  sensibilité.  Ce  qu'on  trouve  surtout  chez  l'enfant,  ce  sont,  si  je  puis 
dire,  les  éléments  de  la  fo'ie,  hallucinations,  délire  simple,  impulsions 
maladives,  éléments  dont  la  nature  se  servira  plus  tard  pour  ourdir 
le  tissu  de  tant  de  formes  douloureuses  et  compliquées  de  la  folie. 
L'enfant  échappe  nécessairement  aux  aliénations  que  détermine  l'al- 
coolisme, à  celles  qui  proviennent  de  l'abus  des  passions,  à  beaucoup 
d'autres  encore.  Certaines  plantes  vénéneuses  ne  croissent  que  sur 
des  terrains  appropriés.  Il  y  a  des  folies  liées  à  certains  états  sociaux, 
à  certains  degrés  de  civilisation;  de  même,  il  y  a  des  folies  contem- 
poraines de  tel  ou  tel  âge. 

Remarquons  d'ailleurs  que  les  aliénistes  de  notre  temps  cèdent 
peut-être  à  une  tendance  fâcheuse  quand  ils  multiplient  sans  né- 
cessité les  espèces  morbides,  quand  ils  subdivisent  indéfiniment 
leur  sujet  et  fondent  sur  d'imperceptibles  nuances  des  catégories 
nouvelles.  La  science  de  l'aliénation  mentale  attend  encore  son 
Darwin,  un  Darwin  modéré  qui  dans  la  multiplicité  des  faits  éta- 
blisse un  petit  nombre  de  points  de  repère  et  ramène  à  l'unité  des 
espèces  à  tort  distinguées.  Le  jour  où  aura  été  fait  ce  travail  de  réduc- 
tion et  de  simplification,  nous  sommes  certain  qu'on  reconnaîtra 
plus  aisément  encore  qu'aujourd'hui  l'existence  chez  les  enfants  des 
formes  principales,  des  formes  typiques  de  la  folie. 

En  attendant,  ce  qui  importe  le  plus,  c'est,  tout  en  examinant  les 
faits  en  eux-mêmes,  d'en  étudier  les  causes.  Importante  à  tout  âge, 
l'étiologie  delà  folie  l'est  particulièrement  pour  l'enfance,  parce  que 
dans  une  nature  encore  jeune,  dont  l'éducation  n'est  pas  faite,  dans 
un  cerveau  encore  tendre,  dont  le  développement  n'est  pas  complet, 
le  remède  du  mal  est  peut-être  plus  facile  à  trouver. 

Les  causes  de  la  folie  sont  infiniment  variées,  comme  la  folie 
elle-même.  Comment  s'étonner  qu'un  fait  aussi  complexe,  qui  par- 
court toute  la  gamme  des  sentiments  humains,  qui  altère  séparément 
chaque  partie  de  l'âme  ou  toutes  les  parties  à  la  fois,  qui  est  toujours 
mêlé  d'éléments  physiologiques  et  d'éléments  moraux,  qui  est  cons- 
titué en  même  temps  par  une  lésion  organique  et  par  une  affection 
mentale,  soit  le  résultat  d'une  multitude  de  principes?  Ces  causes  sont 
tantôt  morales,  tantôt  physiques.  Les  aliénistes  admettent  pour  la 
plupart  la  prédominance,  et  même  dans,  une  proportion  assez  con- 


622  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

sidérable,  des  causes  morales.  Pour  la  folie  de  l'enfance,  nous 
croirions  volontiers,  à  raison  de  la  nature  d'un  être  où  la  vie  morale 
est  à  ses  débuts,  que  le  rapport  est  renversé  et  que  les  causes  physi- 
ques prédominent. 

Voici  quelques  exemples  de  désordres  intellectuels  uniquement 
déterminés  par  des  accidents  J  matériels  et  des  maladies  du  corps. 
Fr.  Engelken  parle  d'un  enfant  de  dix  ans  atteint  de  chorée  et  con- 
sécutivement de  délire,  à  la  suite  de  l'extraction  u'une  dent1.  Forbes 
"Wmslow  cite  le  cas  d'un  garçon  de  six  ans  qui  fut  atteint  de  con- 
vulsions et  pris  d'un  accès  de  manie  pendant  la  dentition  2.  Nous 
avons  déjà  relaté  l'observation  d'un  enfant  qui  devint  maniaque 
à  la  suite  de  la  vaccination.  Chez  d'autres,  la  folie  succède  à  la  petite 
vérole 3,  à  la  fièvre  typhoïde 4.  Guislain  a  observé  une  petite  fille  de  sept 
ans  dont  les  accès  maniaques  furent  provoqués  par  un  coup  reçu  à  la 
tête.  «  L'exemple  le  plus  frappant  d'aliénation  mentale  chez  les  enfants 
qu'il  m'ait  été  donné  d'observer,  écrit  le  D1'  Morel,  est  celui  d'une  petite 
fille  de  onze  ans,  qui,  après  la  répercussion  d'une  maladie  du  cuir 
chevelu,  éprouva  des  accidents  cboréiques,  et  donna  bientôt  le  spec- 
tacle d'une  véritable  fureur  maniaque  '".  »  Les  lésions  matérielles  et 
le  développement  anormal  du  cerveau  sont  aussi  chez  l'enfant, 
comme  à  tout  âge,  des  causes  de  folie.  Ideler  mentionne  une 
fillette  de  onze  ans  atteinte  de  mélancolie  et  dont  la  tête  avait  un 
volume  exagéré  6.  Le  cerveau  des  enfants  est  normalement  d'une 
mollesse  excessive.  Bien  qu'il  ne  faille  pas  assimiler  l'enfant  et  le 
vieillard,  ce  qui  serait,  selon  les  expressions  un  peu  trop  poétiques 
d'un  aliéniste  distingué,  «  confondre  la  rose  effeuillée  '  avec  le  bouton 
prêt  à  s'épanouir  »,  on  ne  saurait  méconnaître  qu'il  y  a  dans  ce  fait 
comme  une  prédisposition  à  la  folie,  le  ramollissement  cérébral  étant, 
comme  on  sait,  une  des  causes  habituelles  de  la  démence  sénile. 

On  n'est  pas  en  peine  non  plus  pour  citer  des  cas  où  les  causes 
morales  ont  agi,  particulièrement  la  frayeur.  Vering,  Vogel,  mention- 
nent des  petites  filles  devenues  folles  à  la  suite  d'une  émotion  de 
peur  :  l'une  d'elles  fut  prise  de  l'idée  fixe  de  tuer  sa  belle-mère  que 
jusque-là  elle  avait  aimée  tendrement s.  Les  terreurs  superstitieuses, 
une  exaltation  précoce  des  sentiments  religieux,  la  peur  de  l'enfer, 

1.  Allgemeine  Zeitschrift  fïvr  Psychiatrie,  Y,  p.  373. 

2.  IOid.,  VIII,  p.  380. 

3.  Foville,  Dictionnaire  [de  médecine,  1820. 

4.  Cité  par  Esquirol. 

5.  Morel,  Trotte  des  maladies  mentales,  101. 
(j.  Annales  de  chante.  Uerlin,  1853. 

7.  Renaudin,  Eludes  médwo-psychologiques,  1854,  p.  13. 

8.  Peyck.  Heititmd,  II,  2.  Leipzig,    1818.  Rutt's  Magazine,  XII,  1822. 


G.   COMPAYRÉ.  —  LA  FOLIE   CHEZ  L'ENFANT  623 

la  démonomanie,  ont  aussi  une  part  d'influence.  Une  fillette  de  neuf 
à  dix  ans,  dont  les  parents  avaient  surexcité  l'imagination  par  des 
images  trop  vives  de  la  vie  future,  vit  un  soir  le  diable  lui  apparaître. 
Elle  poussa  un  grand  cri  et  tomba  sans  connaissance1.  Les  épidémies 
de  folie  religieuse  n'ont  pas  été  épargnées  à  l'enfance;  au  dizième  et  au 
onzième  siècle,  ou  a  vu  se  former  des  rassemblements  d'enfants  qui 
abandonnaient  leur  famille  et  leur  patrie  pour  faire  le  pèlerinage  de 
la  Terre-Sainte.  En  1605,  les  enfants  du  pays  de  Labour,  entraî- 
nés par  l'exemple  de  leurs  parents,  furent  atteints  d'hallucinations 
et  d'extases  2.  Pendant  les  guerres  religieuses  des  Cévennes,  on  vit 
jusqu'à  sept  ou  huit  mille  enfants  réunis  qui  prophétisaient  avec 
l'exaltation  la  plus  grande. 

Dans  bien  des  cas,  la  cause  de  la  folie  enfantine  n'est  ni  exclusi- 
vement physique  ni  exclusivement  morale.  L'aliénation  des  facultés 
morales  succède  à  une  maladie  nerveuse.  Quand  on  sait  quel  rapport 
étroit  unit  les  différentes  perturbations  du  système  nerveux,  on  ne 
sera.pas  étonné  d'avoir  à  constater  que,  chez  l'enfant  comme  à  tout 
âge,  la  chorée,  l'épilepsie,  l'hystérie,  les  différentes  névroses  en  un 
mot,  n'apparaissent  guère  qu'avec  leur  cortège  ordinaire  de  troubles 
intellectuels  et  de  symptômes  délirants. 

Mais  on  commettrait  une  grave  méprise  si  l'on  attribuait  seule- 
ment la  folie  des  enfants  aux  accidents  qui  les  frappent,  aux  maladies 
nerveuses  ou  autres  qui  les  atteignent  après  leur  naissance,  aux 
défauts  d'une  éducation  qui  peut  de  bonne  heure  fausser  leur  intel- 
ligence et  vicier  leur  sensibilité.  11  faut  le  plus  souvent  remonter  au 
delà  de  la  naissance,  jusqu'à  la  période  de  gestation  de  l'enfant, 
jusqu'aux  émotions  ressenties  par  la  mère  pendant  la  grossesse.  Un 
observateur  nous  rapporte  que,  sur  quatre-vingt-douze  enfants  nés 
pendant  le  siège  de  Landrecies,  seize  moururent  en  naissant,  trente- 
cinq  languirent  quelques  mois,  une  dizaine  furent  idiots.  Il  faut  aller 
plus  loin  encore  et  rechercher  dans  les  habitudes  des  parents,  dans 
les  tempéraments  de  la  famille  et  de  la  race ,  le  principe  morbide 
qui  désorganisera  les  facultés  morales  de  l'enfant. 

C'est  particulièrement  chez  les  individus  issus  de  parents  adonnés 
aux  boissons  qu'il  est  facile  de  reconnaître  l'influence  fatale  que  les 
vices  du  père  ou  de  la  mère  exercent  sur  la  santé  morale,  comme  sur 
la  santé  physique  des  descendants.  Presque  tous  les  enfants  nés 
dans  ces  conditions  meurent  en  bas  âge  de  convulsions,  ou,  s'ils 


4.  Crichton  Browne,  On  Insanity,  vol.  XI,  p.   15. 

2.  Voyez  Calmeil,  De  lu  folie  cou  t  de  vue  putlioloijiijue,  histo- 

rique, etc.,  t.  II,  p.  i:;î. 


624  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

survivent,  restent  toute  leur  vie  hystériques  ou  épileptiques  !.  Le 
Dr  Hippolyte  Martin  a  étudié  quatre-vingt-trois  familles,  chez  les- 
quelles un  ou  plusieurs  membres  présentaient  une  surexcitation  ner- 
veuse d'origine  alcoolique.  «  Sur  quatre  cent  dix  enfants  nés  de  ces 
familles,  cent  huit,  c'est-à-dire  plus  du  quart,  ont  eu  des  convulsions 
et  au  bout  de  quelques  années  cent  soixante-neuf  étaient  morts, 
tandis  que  deux  cent  quarante-un  vivaient  encore;  mais  quatre- 
vingt-trois,  c'est-à-dire  plus  du  tiers  des  survivants,  étaient  épilep- 
tiques 2.  » 

Si  des  parents,  par  cela  seul  qu'ils  ont  eu  l'habitude  de  l'ivro- 
gnerie, peuvent  transmettre  à  leurs  enfants  une  vie  dégénérée,  un 
tempérament  nerveux  dont  la  faiblesse  et  l'excitabilité  sont  une  pré- 
disposition et  comme  un  appel  aux  convulsions,  à  l'épilepsie,  enfin 
à  toutes  les  altérations  mentales;  à  combien  plus  forte  raison,  est-il 
inévitable  que  des  parents  déjà  fous,  dont  l'aliénation  est  déclarée, 
laissent  en  héritage  à  leurs  descendants  une  sorte  de  manie  instinctive 
et  de  folie  innée  !  «  J'ai  constamment  observé  pour  ma  part,  dit  le 
Dr  Morel,  que  les  enfants  d'un  père  ou  d'une  mère  aliénés  présen- 
taient, dès  l'âge  le  plus  tendre,  des  anomalies  du  côté  des  fonctions 
nerveuses,  qui  étaient  les  signes  les  plus  certains  d'une  dégénéres- 
cence ultérieure,  lorsque  rien  n'était  fait  pour  combattre  un  danger 
aussi  redoutable  3.  » 

L'hérédité  est  donc  la  cause  la  plus  fréquente,  quoique  la  plus 
obscure,  de  la  folie  chez  les  enfants.  Ce  n'est  pas  dans  les  mauvais 
traitements  d'une  belle-mère  acariâtre,  dans  les  petites  déceptions 
de  la  vie  enfantine,  dans  la  brutalité  d'un  maître  d'école,  qu'il  faut 
chercher  le  plus  souvent  le  principe  du  mal  :  la  déviation  des  facultés 
a  une  origine  plus  lointaine.  Par  une  sorte  de  sélection  fatale  qui  n'a 
rien  de  conforme  à  celle  qu'on  nous  représente  comme  la  cause 
du  progrès  dans  le  monde,  le  mal  se  transmet  et  s'aggrave  d'une 
génération  à  l'autre.  Une  simple  crise  nerveuse  chez  un  grand-père 
peut  devenir  chez  le  fils  une  disposition  mélancolique  ou  maniaqne, 
chez  le  petit-fils  un  état  d'idiotie  et  d'imbécillité  absolue.  Les  phéno- 
mènes morbides,  plus  encore  que  les  états  normaux  de  la  con- 
science humaine,  manifestent  la  force  de  cette  loi  d'hérédité,  qui  trans- 
met le  mal  plus  aisément  que  le  bien  et  qui  devient  de  plus  en  plus 
la  formule  scientifique  d'une  vérité  que  les  religions  ont  pressentie, 

I.  Combe,  On  the  management  of  infancy,  p.  7G. 

-'.  Voyez  Annales  méd. -psycho/.,  1879,  I,  p.  48.  De  l'alcoolisme  des  parents 
considéré  comme  cause  d'épilepsw  chez  leurs  descendants,  par  le  Dr  Hippolyte 
Martin. 

3.  Annales  mcdico-psycholotjiques,  1857,  p.  iCG. 


G.  COMPAYRÉ.   —  LA  FOLIE   CHEZ  L'ENFANT  G25 

puisqu'elles  l'ont  exprimée  par  le  dogme  du  péché  originel.  Il  ne 
faut  pas  d'ailleurs  se  méprendre  sur  les  caractères  de  cette  loi. 
D'une  part,  on  peut  lutter  avec  succès  contre  les  dispositions 
qu'elle  transmet  :  le  mal  n'est  pas  toujours  incurable.  D'autre  part, 
elle  n'est  elle-même  que  le  résultat  de  l'emploi  libre  que  les  parents 
ont  fait  de  leur  volonté.  Il  y  a  eu  dans  la  vie  des  ascendants,  dans  le 
passé  de  la  famille,  une  série  d'actes  déréglés  dont  la  postérité 
portera  la  peine;  il  y  a  eu  parfois  un  jour,  une  heure,  où  s'est  joué 
le  sort  de  la  famille  entière,  de  sorte  qu'une  véritable  solidarité 
morale  lie  les  parents  aux  enfants,  et  que  l'hérédité,  malgré  son 
faux  air  de  fatalité,  a  la  liberté  pour  principe. 

Gabriel  Compayré. 


DE  L'ORGANISATION  POLITIQUE  EN  GÉNÉRAL 


Un  simple  rassemblement  d'individus  en  un  groupe  n'en  fait  pas 
une  société.  Une  société,  au  sens  scientifique  du  mot,  n'existe  que 
lorsqu'à  la  juxtaposition  des  individus  s'ajoute  la  coopération.  Tant 
que  les  membres  d'un  groupe  ne  combinent  pas  leurs  forces  en  vue 
d'une  ou  plusieurs  fins  communes,  il  n'y  a  guère  de  lien  pour  les 
unir.  Une  seule  chose  peut  les  empêcher  de  se  séparer  c'est  un  état 
dans  lequel  chacun  des  membres  du  groupe  est  plus  capable  de  sa- 
tisfaire ses  propres  besoins  en  unissant  ses  efforts  à  ceux  des  autres 
qu'il  ne  le  ferait  en  agissant  seul. 

La  coopération  ne  saurait  donc  exister  sans  société,  et  c'est  le  but 
pour  lequel  une  société  existe.  Ce  peut  être  la  combinaison  de  plu- 
sieurs forces  en  vue  de  réaliser  une  chose  que  la  force  de  nul  homme 
isolé  ne  pourrait  produire;  ou  ce  peut  être  une  répartition  de  rôles 
différents  à  diverses  personnes,  qui  participent  toutes  aux  bénéfices 
dus  aux  efforts  de  tous.  Le  motif  d'agir  ensemble,  originellement  do- 
minant, sera  le  besoin  de  se  défendre  contre  les  ennemis,  ouïe  désir 
de  se  procurer  plus  facilement  des  subsistances  par  la  chasse  ou  au- 
trement, ou,  ce  qui  arrive  communément,  ces  deux  besoins  à  satis- 
faire. Les  unités  passent  de  l'état  d'indépendance  parfaite  à  celui  de 
dépendance  mutuelle;  c'est  parla  que  leur  union  constitue  une  so- 
ciété proprement  dite. 

Mais  la  coopération  implique  l'organisation;  s'il  faut  combiner  effi- 
cacement des  actes,  il  faut  qu'il  existe  des  arrangements  grâce  aux- 
quels ces  actes  s'ajustent  dans  le  moment,  la  quantité  et  avec  le 
caractère  voulu. 

Cette  organisation  sociale  ,  nécessaire  comme  moyen  d'assurer 
l'action  combinée,  est  de  deux  genres.  Bien  que  ces  deux  genres 
existent  généralement  ensemble  et  se  trouvent  plus  ou  moins  mêlés, 
ils  ne  laissent  pas  d'être  distincts  par  l'origine  et  la  nature.  11  y  a 
une  coopération  spontanée  qui  s'effectue  sans  préméditation  durant 
la  poursuite  de  fins  d'un  caractère  privé;  il  y  a  aussi  une  coopération 

1.  Voir  le  numéro  précédent  de  la  Revue. 


H.   SPENCER.  —  DE  L'ORGANISATION   POLITIQUE  EN   GÉNÉRAL  627 

consciemment  instituée,  qui  suppose  des  fins  d'intérêt  public  recon- 
nues nettement.  Il  y  a  des  différences  frappantes  dans  la  manière  dont 
chacun  de  ces  deux  genres  de  coopération  s'établit  et  progresse. 

Toutes  les  fois  que,  dans  un  groupe  primitif,  commence  ce  genre 
de  coopération  que  réalise  l'échange  des  services,  toutes  les  fois  que 
les  individus  trouvent  que  le  meilleur  moyen  de  satisfaire  leurs  be- 
soins est  de  céder  des  produits  qu'ils  font  le  mieux,  en  retour  d'autres 
produits  qu'ils  font  moins  bien  ou  qu'ils  ne  sont|pas  aussi  bien  en  état 
de  faire,  un  genre  d'organisation  se  trouve  inauguré  qui  dès  lors,  et 
dans  toutes  les  phases  supérieures  qu'elle  aura  à  traverser,  sera  le 
résultat  d'efforts  tentés  pour  satisfaire  des  besoins  personnels.  La  di- 
vision du  travail,  jusqu'au  bout  comme  au  début,  progresse  par  l'ex- 
périence des  facilités  mutuelles  d'existence  que  les  hommes  se  pro- 
curent. Chaque  pas  nouveau  dans  la  spécialisation  que  fait  l'industrie 
vient  de  l'effort  d'un  individu  qui  l'entreprend  pour  son  profit,  et 
s'établit  parce  qu'il  conduit  de  quelque  façon  au  profit  d'autrui.  En 
sorte  qu'il  y  a  une  espèce  d'action  concertée,  en  même  temps  qu'une 
organisation  sociale  compliquée,  résultat  de  cette  action,  qui  ne  sont 
point  l'effet  d'un  accord  délibéré.  Sans  doute  il  est  vrai  que  dans  les 
petites  subdivisions  de  cette  organisation,  nous  voyons  se  répéter 
partout  la  relation  d'employeur  et  d'employé  ,  l'un  dirigeant  les  ac- 
tions de  l'autre;  pourtant  cette  relation  spontanément  formée  dans 
la  poursuite  de  fins  privées,  et  continuée  sans  autre  condition  que 
la  volonté,  ne  doit  pas  son  existence  à  des  vues  conscientes  de  fins 
d'intérêt  public  à  poursuivre  :  d'ordinaire  l'idée  de  ces  dernières  ne  se 
présente  pas.  Enfin,  quoique,  pour  régir  les  fonctions  commerciales, 
il  se  forme  des  appareils  qui  servent  à  adapter  l'offre  des  produits  à 
la  demande,  ces  appareils  ne  jouent  pas  leur  rôle  en  stimulant  ou  en 
arrêtant,  mais  seulement  en  communiquant  l'information  qui  stimule 
ou  arrête  ;  et  ces  appareils  ne  se  développent  pas  en  vertu  d'une 
conception  préalable  de  ce  genre  de  direction,  mais  par  le  seul  effet 
de  la  chasse  au  gain  par  les  individus.  La  division  compliquée  du 
travail  par  laquelle  s'effectuent  aujourd'hui  la  production  et  la  dis- 
tribution des  produits,  est  si  bien  issue  d'une  élaboration  non  inten- 
tionnelle, que  c'est  seulement  dans  les  temps  modernes  qu'on  s'est 
aperçu  qu'elle  n'a  jan  ais  i  i  ssé  dese  taire. 

D'autre  part,  la  coopération  qui  unit  les  actions  des  individus  pour 
un  but  concernant  directement  la  société  tout  entière,  est  une  coopé- 
ration consciente,  et  s'accomplit  par  une  organisation  d'un  autre 
genre,  produite  d'une  façon  différente.  Lorsque  le  groupe  primitif  a 
à  se  défendre  contre  d'autres  groupes,  ses  membres  agissent  en- 
semble poussés  par  de  nouveaux  motifs  différents  des  motifs  purement 


628  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

personnels.  Même  au  début,  avant  que  l'autorité  d'un  chef  s'établit, 
il  existait  une  autorité  exercée  par  le  groupe  sur  ses  membres  ;  chacun 
d'eux  est  obligé,  par  le  consensus  de  l'opinion,  de  prendre  sa  part 
dans  la  défense  générale.  De  très  bonne  heure  le  guerrier  d'une  su- 
périorité reconnue  commence  à  exercer  sur  chaque  membre  du 
groupe,  durant  la  guerre,  une  influence  qui  s'ajoute  à  celle  qu'exerce 
l'opinion  du  groupe;  et  lorsque  son  autorité  est  établie,  elle  favorise 
grandement  l'action  combinée.  Par  conséquent,  depuis  le  commen- 
cement, ce  genre  de  coopération  sociale  est  une  coopération  con- 
sciente, et  une  coopération  qui  n'est  pas  entièrement  une  affaire  de 
choix  ;  elle  contrarie  même  souvent  les  désirs  inspirés  par  l'intérêt 
privé.  A  mesure  que  l'organisation  inaugurée  par  cette  coopération  se 
développe,  nous  voyons  que,  en  premier  lieu,  la  division  de  la  société, 
dont  le  combat  est  le  rôle,  accuse  les  mêmes  caractères  plus  marqués, 
les  grades  et  les  divisions  constituant  une  armée  coopèrent  toujours 
davantage  sous  l'empire  d'une  autorité  consciemment  établie,  des 
forces  qui  matent  les  volontés  individuelles,  ou,  pour  parler  rigou- 
reusement, qui  gouvernent  les  individus  par  des  motifs  qui  les  empê- 
chent d'agir  comme  ils  agiraient  spontanément.  En  second  lieu,  nous 
voyons  que  dans  toute  la  société  se  propage  une  forme  analogue 
d'organisation,  analogue  en  ce  que,  en  vue  de  conserver  l'organisa- 
tion militaire  et  le  gouvernement  qui  la  dirige,  des  fonctions  s'éta- 
blissent pareillement,  qui  imposent  leur  autorité  aux  citoyens  et  les 
forcent  à  travailler  plus  ou  moins  à  des  fins  d'intérêt  public  au  lieu 
de  se  consacrer  à  des  fins  d'intérêt  privé.  Enfin  se  développe  simul- 
tanément une  organisation  nouvelle,  toujours  de  même  genre  dans 
son  principe  fondamental,  qui  bride  les  actions  individuelles  de  telle 
sorte  que  la  sûreté  sociale  ne  soit  pas  mise  en  péril  par  ie  désordre 
engendré  par  la  poursuite  effrénée  des  fins  d'intérêt  privé.  De  sorte 
que  ce  genre  d'organisation  sociale  se  distingue  de  l'autre  parce  qu'il 
naît  de  la  poursuite  consciente  de  fins  d'intérêt  public,  au  profit  des- 
quelles on  impose  une  contrainte  aux  volontés  individuelles,  en 
premier  lieu  par  la  volonté  combinée  du  groupe  entier,  et  ensuite 
d'une  façon  plus  définie  par  la  volonté  d'une  autorité  régulative  que 
le  groupe  tire  de  lui-même. 

Nous  apercevons  plus  clairement  la  différence  qui  sépare  ces  deux 
genres  d'organisation  en  observant  que  s'ils  servent  l'un  et  l'autre  au 
bien  de  la  société,  ils  y  servent  d'une  manière  inverse.  L'organisation 
révélée  par  la  division  du  travail  en  vue  des  fins  industrielles  pré- 
sente une  action  combinée  ;  mais  c'est  une  action  combinée  qui  va 
directement  au  bien  des  individus  et  le  favorise,  et  qui  sert  indirec- 
tement au  bien  de  la  société  dans  son  ensemble  en  sauvegardant  les 


H.   SPENCER.   —  DE  L'ORGANISATION'  POLITIQUE   EN   GÉNÉRAL   629 

individus.  Inversement,  le  genre  d'organisation  réalisé  en  vue  de  fins 
gouvernementales  et  défensives  présente  une  action  combinée,  mais 
une  action  combinée  qui  va  directement  au  bien  de  la  société  dans 
son  ensemble  et  le  favorise,  et  qui  sert  indirectement  au  bien  des  in- 
dividus en  sauvegardant  la  société.  Les  efforts  des  unités  pour  se  con- 
server elles-mêmes  créent  une  forme  d'organisation;  tandis  que  les 
efforts  de  l'agrégat  pour  se  conserver  créent  l'autre  forme.  Dans  le 
premier  cas  il  n'y  a  poursuite  consciente  que  de  fins  d'intérêt  privé, 
et  l'organisation  corrélative  résultant  de  cette  poursuite  de  fins  d'ordre 
privé,  s'opérant  inconsciemment,  manque  de  force  coercitive.  Dans 
le  second ,  il  y  a  poursuite  consciente  de  fins  d'intérêt  public  ; 
et  l'organisation  corrélative,  consciemment  établie,  exerce  la  con- 
trainte. 

Nous  n'avons  à  nous  occuper  ici  que  de  l'un  des  deux  genres  de 
coopération  et  d'appareils  qui  s'y  rattachent.  Par  organisation  poli- 
tique il  faut  comprendre  cette  partie  de  l'organisation  sociale  qui  ef- 
fectue consciemment  les  fonctions  de  direction  et  de  frein  en  vue  de 
fins  d'ordre  public.  Il  est  vrai,  comme  je  l'ai  déjà  indiqué  et  comme 
nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  que  les  deux  genres  d'organisation  se 
trouvent  mêlés  de  diverses  manières,  que  chacun  étend  ses  rameaux 
dans  le  domaine  de  l'autre,  plus  ou  moins  selon  qu'ils  sont  l'un  ou 
l'autre  plus  ou  moins  prédominants.  Mais  ils  diffèrent  par  l'origine 
et  par  la  nature;  et  pour  le  moment  nous  devons,  autant  que  cela  est 
possible,  borner  notre  attention  au  dernier. 

En  comprenant  les  états  des  hommes  sans  organisation  politique 
avec  ceux  des  hommes  plus  ou  moins  en  possession  d'une  organisa- 
tion politique,  nous  allons  voir  que  la  coopération  où  ils  sont  parve- 
nus leur  assure  des  avantages  dont  ils  n'auraient  pu  jouir  si,  demeu- 
rant dans  leur  état  primitif,  ils  avaient  agi  isolément,  et  que,  comme 
moyen  indispensable  de  cette  coopération,  l'organisation  politique,  a 
été  et  demeure  avantageuse. 

Il  y  a  sans  doute  des  conditions  sous  lesquelles  la  vie  individuelle 
est  possible,  sans  organisation  politique,  comme  avec  elle.  Lorsque  sur 
un  territoire,  celui  des  Esquimaux  par  exemple,  il  n'existe  qu'un 
petit  nombre  de  personnes  et  qu'elles  vivent  dispersées  à  de  grandes 
distances,  lorsqu'il  n'y  a  pas  de  guerre,  probablement  parce  que  de 
grands  obstacles  matériels  s'y  opposent  et  qu'il  n'y  a  pour  la  faire 
que  de  faibles  motifs;  enfin  lorsque  les  circonstances  rendent  les  oc- 
cupations tellement  uniformes  qu'il  n'y  a  guère  place  pour  la  divi- 
sion du  travail,  la  dépendance  mutuelle  ne  saurait  exister,  et  l'on  n'a 
nul  besoin  des  arrangements  qui  la  réalisent.  Constatons  ce  cas 
exceptionnel,  et  voyons  ceux  qui  ne  le  sont  pas. 


630  BEVUE  PHILOSOPHIQUE 

Les  Indiens  Diggers  *,  «  qui  ne  s'élèvent  pas  beaucoup  au-dessus 
de  l'orang-outang,  »  vivent  éparpillés  dans  la  Sierra  Nevada,  cher- 
chant un  abri  dans  les  cavernes  et  vivant  de  racines  et  de  vers;  ils 
traînent  une  existence  misérable  à  l'état  de  nature  dans  une  saleté 
affreuse  et  dégoûtante;  ils  diffèrent  des  autres  tribus  chochones  par 
leur  défaut  complet  d'organisation  sociale.  Les  tribus  qui  errent  le 
long  des  rivières  ou  dans  les  plaines  soumises  à  quelque  autorité  gou- 
vernementale si  faible  qu'elle  soit,  mènent  une  existence  plus  satis- 
faisante. 

Dans  l'Amérique  du  Sud,  les  Indiens  Chacos,  race  aussi  infé- 
rieure que  celle  des  Diggers,  qui  mènent  comme  eux  une  vie  dé- 
gradée et  misérable,  se  distinguent  des  sauvages  supérieurs  et  plus 
heureux  qui  les  entourent  en  ce  qu'ils  sont  dissociés.  Parmi  les  Bé- 
douins, la  tribu  des  Ghérarats  diffère  des  autres  en  ce  qu'elle  se  sub- 
divise à  l'infini  en  bandes  qui  ne  reconnaissent  point  de  chef  commun  : 
on  dit  qu'ils  sont  les  plus  misérables  des  Bédouins.  Le  contraste  re- 
marqué par  Baker  entre  des  peuplades  africaines  limitrophes  est  en- 
core plus  tranché.  En  sortant  subitement,  dit-il,  d'une  tribu  où  l'usage 
des  vêtements  est  inconnu,  où  il  n'existe  pas  de  gouvernement,  c'est- 
à-dire  de  la  «  sauvagerie  la  plus  brute  à  la  demi-civilisation  »,  nous 
entrons  dans  l'Unyoro,  pays  gouverné  par  «  un  despote  inflexible  », 
qui  fait  subir  «  la  mort  ou  les  tourments  »  pour  «  le  plus  mince 
délit  »,  mais  où  fleurit  une  administration  avancée,  où  il  y  a  des 
gouverneurs  subalternes,  des  impôts,  où  le  peuple  est  bien  vêtu,  où 
il  existe  des  arts,  une  agriculture,  une  architecture.  Dà  même  aussi, 
dans  la  Nouvelle-Zélande,  à  l'époque  de  la  découverte,  Gook  remar- 
que que  la  prospérité  paraissait  plus  grande  et  la  population  plus 
dense  clans  les  régions  soumises  à  l'autorité  d'un  roi. 

Ces  derniers  exemples  nous  conduisent  à  une  nouvelle  conclusion. 
Non  seulement  ce  premier  pas  dans  l'organisation  politique,  qui  range 
les  individus  sous  l'autorité  d'un  chef  de  tribu,  procure  les  avantages 
qui  sont  le  prix  d'une  coopération  plus  parfaite,  mais  ces  avantages 
s'accroissent  quand  des  chefs  politiques  de  second  rang  deviennent 
sujets  d'un  chef  politique  de  premier  rang.  On  peut  citer  l'exemple 
des  Béloutchis,  comme  type  des  maux  que  cette  organisation  permet 
d'éviter  :  les  tribus  des  Béloutchis  qui  ne  sont  point  soumises  à  un 
souverain  commun,  sont  perpétuellement  en  guerre  l'une  avec  l'autre, 
l'usage  s'y  conserve  d'élever  dans  chaque  champ  une  petite  tour  de 
boue  où  le  propriétaire  et  les  gens  de  sa  suite  gardent  la  récolte.  Cet 

*■  Diggers  (fouisseurs),  ainsi  appelés  parce  qu'ils  creusent  la  terre  pour  en 
arracher  les  racines  dont  ils  se  nourissent.  (Trad.) 


H.  SPENCER.  —  DE   L'ORGANISATION   POLITIQUE   EN   GÉNÉRAL  631 

état  de  choses  ressemble,  mais  en  pire,  à  celui  des  clans  des  monta- 
gnes de  l'Ecosse,  avec  leurs  réduits  fortifiés  où  ils  mettaient  leurs 
femmes  et  leur  bétail  à  l'abri  des  incursions  de  leurs  voisins,  à 
l'époque  où  ils  n'étaient  point  soumis  à  un  pouvoir  central.  Les  Grecs 
de  l'antiquité  sentirent  les  bienfaits  d'une  autorité  supérieure,  que  ce 
fût  celle  d'un  chef  simple  ou  d'un  chef  composé;  en  effet,  c'est  au  con- 
seil des  Amphictyons  qu'est  due  la  loi  qui  défendait  «  à  une  tribu  hellé- 
nique de  raser  les  habitations  d'une  autre  tribu,  et  de  couper  l'eau  à 
aucune  cité  hellénique  durant  un  siège  ».  Le  bien  résultant  du  progrès 
de  la  structure  politique,  qui  consiste  dans  l'union  de  petites  sociétés 
pour  en  former  de  plus  grandes,  s'est  réalisé  dans  la  Grande-Bretagne 
lorsque  la  conquête  romaine  eut  mis  fin  aux  luttes  incessantes  des 
tribus;  et  une  fois  encore,  à  une  data  plus  récente,  lorsque  les  barons 
féodaux,  devenus  sujets  d'un  monarque,  se  virent  interdire  les  guerres 
privées.  Nous  voyons  la  même  chose,  mais  sous  une  forme  renversée 
dans  l'anarchie  qui  suivit  la  chute  de  l'empire  carlovinden  :  les 
princes  et  les  barons  reprirent  leur  indépendance  et  se  traitèrent  les 
uns  les  autres  en  ennemis;  état  politique  dont  on  pouvait  dire  que, 
«  lorsque  les  seigneurs  féodaux  ne  se  faisaient  pas  la  guerre,  ils  vi- 
vaient ouvertement  de  pillage.  »  Enfin  l'histoire  de  l'Europe  a,  à  plu- 
sieurs reprises,  en  divers  temps  et  en  divers  lieux,  fourni  des  exem- 
ples analogues. 

Si  d'une  part  l'organisation  politique,  à  mesure  qu'elle  s'étend 
dans  des  masses  de  volume  croissant,  favorise  directement  la  pros- 
périté sociale,  en  écartant  les  obstacles  que  l'antagonisme  des  indi- 
vidus et  des  tribus  oppose  à  la  coopération,  d'autre  part  elle  la 
favorise  aussi  d'une  autre  manière.  Dans  un  petit  groupe  social,  il 
ne  saurait  se  produire  rien  de  plus  qu'une  division  rudimentaire  du 
travail.  Avant  que  les  genres  de  production  puissent  se  mutiplier,  il 
faut  que  les  genres  de  producteurs  se  multiplient  ;  et,  avant  que  l'on 
puisse  obtenir  un  produit  par  la  voie  la  plus  économique,  il  faut  que 
les  différentes  phases  de  la  production  soient  réparties  entre  des 
mains  spéciales.  Ce  n'est  pas  tout  encore.  Ni  les  combinaisons  com- 
plexes obligées  d'individus,  ni  l'outillage  mécanique  savant  qui  faci- 
lite la  production,  ne  sauraient  exister  faute  d'une  grande  société  qui 
engendre  une  grande  demande. 

Mais  quoique  les  avantages,  qui  sont  le  prix  de  la  coopération, 
supposent  l'existence  préalable  d'une  organisation  politique,  cette 
organisation  entraine  nécessairement  des  désavantages  :  il  est  même 
très  possible  que  les  dommages  l'emportent  sur  les  profits.  Il  faut 
conserver  les  appareils  de  gouvernement  et  supporter  les  freins 
qu'ils  imposent;  enfin,  il  est  possible  que  les  maux  résultant  des 


632  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

impôts  et  de  la  tyrannie   deviennent  plus  grands  que  les  maux 
empêchés. 

Dans  les  pays  où,  comme  en  Orient,  la  rapacité  des  monarques  a 
été  quelquefois  jusqu'à  prendre  aux  cultivateurs  une  si  grande 
partie  de  leurs  produits  qu'il  fallait  ensuite  leur  vendre  de  quoi  faire 
les  semailles,  on  voit  comment  l'institution  qui  maintient  l'ordre 
peut  causer  des  malheurs  plus  grands  que  ceux  qu'entraînerait  le 
désordre.  Nous  en  trouvons  un  exemple  dans  l'état  de  l'Egypte  sous 
les  Romains,  qui  super  posèrent  à  la  couche  de  fonctionnaires  indi- 
gènes celle  de  leurs  propres  fonctionnaires,  et  firent  des  saignées 
aux  ressources  du  pays  non  point  pour  les  besoins  de  l'administra- 
tion locale  seulement,  mais  aussi  pour  ceux  de  l'administration 
impériale.  Outre  les  impôts  réguliers,  ils  y  levaient  des  réquisitions 
pour  nourrir  et  habiller  les  armées  partout  où  elles  étaient  canton- 
nées; ils  ne  cessaient  de  faire  des  demandes  extraordinaires  au 
peuple  pour  l'entretien  des  travaux  publics  et  les  agents  subal- 
ternes. Des  gens  en  charge  se  trouvaient  tellement  appauvris  par 
ces  exactions  qu'ils  «  recherchaient  des  occupations  déconsidérées 
ou  devenaient  les  esclaves  de  personnes  au  pouvoir;  »  les  dons 
volontaires  faits  au  gouvernement  se  convertissaient  bientôt  en  con- 
tributions forcées,  et  ceux  qui  achetaient  le  privilège  d'être  exempts 
de  ces  extorsions  n'avaient  pas  plus  tôt  payé  les  sommes  qu'on 
leur  demandait,  qu'on  foulait  aux  pieds  leur  immunité.  Les  calami- 
tés résultant  du  développement  excessif  de  l'organisation  politique 
en  Gaule,  durant  la  décadence  de  l'empire  romain,  étaient  encore 
plus  frappantes  :  «  Les  receveurs  étaient  si  nombreux  par  rapport 
aux  imposés,  et  le  poids  des  taxes  si  énorme,  que  le  travailleur  suc- 
combait; les  plaines  devenaient  des  déserts,  et  des  bois  poussaient  où 
avait  autrefois  passé  la  charrue...  Il  était  impossible  de  dénombrer 
les  fonctionnaires  qui  s'abattaient  sur  chaque  province  et  chaque 
ville...  Le  claquement  du  fouet  et  les  cris  des  malheureux  mis  à  la 
torture  remplissaient  les  airs.  On  y  mettait  l'esclave  fidèle  pour  le 
faire  témoigner  contre  son  maître,  la  femme  pour  la  faire  déposer 
contre  son  mari,  le  fils  contre  son  père...  Non  satisfait  du  rendement 
de  l'évolution  des  premiers  agents  du  fisc,  on  en  envoyait  d'autres 
coup  sur  coup,  qui  grossissaient  l'estimation,  pour  faire  croire  à  leurs 
services;  par  là  les  impôts  allaient  croissants.  Pendant  ce  temps,  le 
bétail  disparaissait  et  les  gens  mouraient.  Nonobstant,  les  survivants 
avaient  à  payer  les  impôts  des  morts.  »  Ce  qui  montre  à  quel  point 
sous  la  domination  romaine  les  profits  se  trouvaient  dépassés  par  les 
dommages,  c'est  que  «  les  peuples  redoutaient  l'ennemi  moins  que 
le  collecteur  des  impôts,  qu'ils  passaient  au  premier  pour  échapper 


H.  SPENCER.   —  DE  L'ORGANISATION  POLITIQUE  EN   GÉNÉRAL  633 

au  second.  Aussi  la  populace  romaine  exprimait-elle  partout  le  désir 
de  vivre  avec  les  Barbares.  » 

Dans  les  mêmes  régions,  en  des  temps  plus  modernes,  reproduc- 
tion des  mêmes  faits.  Tandis  que  la  paix  intérieure  et  ses  bienfaits  se 
trouvèrent  réalisés  dans  la  France  du  moyen  âge  du  moment  que  les 
barons  féodaux  devinrent  sujets  du  roi,  que  le  pouvoir  central,  deve- 
nant plus  fort,  mit  fin  à  l'usage  primitif  des  vengeances  sanglantes 
qu'on  tirait  des  parents  d'un  coupable,  et  imposa  la  trêve  de  Dieu 
comme  un  adoucissement  à  la  sauvagerie  universelle,  on  vit  l'exten- 
sion de  l'organisation  politique  donner  promptement  naissance  à  des 
maux  aussi  grands  ou  plus  grands,  la  multiplication  des  impôts,  les 
emprunts  forcés,  les  confiscations  illégales,  les  amendes  arbitraires, 
l'altération  toujours  plus  grande  des  monnaies,  la  corruption  univer- 
selle de  la  justice  à  la  suite  de  la  vente  des  offices;  les  populations 
étaient  emportées  par  la  famine  :  les  uns  se  tuaient;  les  autres,  aban- 
donnant leurs  demeures,  vivaient  de  vagabondage.  Plus  tard,  lors- 
que le  souverain  suprême,  devenant  absolu,  étendit  son  autorité  sur 
tous  les  détails  de  la  vie  sociale,  qu'enveloppa  un  réseau  administra- 
tif immense,  on  vit  en  moins  de  deux  siècles  les  impôts  indirects 
seuls  «  franchir  l'énorme  distance  de  11  à  311  millions  »;  l'appau- 
vrissement et  la  misère  de  la  nation  qui  en  fut  la  conséquence  abouti- 
rent à  la  grande  révolution. 

Aujourd'hui  même,  on  observe  en  divers  lieux  des  faits  analogues. 
Un  voyage  sur  le  Nil  apprend  que  le  peuple  est  d'autant  mieux  dans 
ses  affaires  qu'il  est  plus  éloigné  du  centre  du  gouvernement  et  que 
le  bras  de  l'administration  ne  peut  l'atteindre  aisément.  Ce  n'est 
pas  seulement  sous  la  domination  barbare  du  Turc  que  cela  se 
passe.  En  dépit  de  l'excellence  tant  vantée  de  l'administration 
anglaise  dans  l'Inde,  les  charges  extraordinaires  et  la  complication 
des  mesures  restrictives  qu'elle  comporte,  sont  cause  que  les  popu- 
lations trouvent  certaines  régions  voisines  préférables  ;  les  ryots 
dans  certaines  contrées  quittent  leurs  maisons  et  vont  s'établir  sur 
le  territoire  du  Nizam  et  de  Gwalior. 

Non  seulement  l'organisation  politique  fait  peser  sur  les  gouvernés 
des  maux  qui  réduisent  grandement  et  quelquefois  excèdent  les 
avantages.  Des  freins  gouvernementaux  nombreux  et  rigides  brident 
ceux  qui  les  imposent  aussi  bien  que  ceux  à  qui  ils  sont  imposes.  Les 
grades  hiérarchisés  des  agents  gouvernants,  imposant  leur  autorité 
aux  agents  d'un  grade  inférieur,  se  trouvent  eux-mêmes  courbés 
sous  celle  des  agents  des  grades  supérieurs;  il  arrive  même  que 
l'agent  le  plus  haut  placé  se  trouve  asservi  par  le  système  créé  pour 
la  conservation  de  sa  suprématie.  Dans  l'ancienne  Egypte,  la  vie  du 

TOME    X.    —     IS80.  il 


634  BEVUE   PHILOSOPHIQUE 

roi  était  soumise  à  une  étiquette  minutieuse  qui  réglait  heure  par 
heure  ses  occupations  et  ses  cérémonies,  en  sorte  que,  tout-puis- 
sant de  nom,  il  se  trouvait  en  réalité  moins  libre  qu'un  sujet.  Il  en  a 
été  et  il  en  est  de  même  des  autres  despotes.  Jusqu'à  ces  dernières 
années,  au  Japon,  où  la  forme  de  l'organisation  était  devenue  fixe  et 
où,  depuis  le  haut  jusqu'au  bas,  les  actions  de  la  vie  étaient  réglées 
dans  le  détail,  l'autorité  pesait  si  lourdement  sur  celui  qui  l'exerçait 
que  l'abdication  volontaire  était  chose  fréquente.  «  La  coutume  de 
l'abdication,  dit  Adams,  est  commune  dans  toutes  les  classes,  depuis 
l'empereur  jusqu'à  son  plus  intime  sujet,  »  Les  Etats  de  l'Europe 
ont  fourni  des  exemples  de  cette  tyrannie  en  retour,  «.  Dans  le  palais 
de  Byzance,  dit  Gibbon,  l'empereur  était  le  premier  esclave  des  céré- 
monies qu'il  imposait.  »  Au  cours  de  ses  réflexions  sur  l'ennuyeuse 
vie  de  la  cour  de  Louis  le  Grand,  Mme  de  Maintenon  fait  la  remar- 
que qu'  «  elle  ne  sait  personne  de  plus  malheureux  que  ceux  qui 
occupent  les  rangs  élevés,  si  ce  n'est  ceux  qui  leur  portent  envie. 
Si  vous  pouviez,  ajoute-t-elle,  vous  faire  une  idée  de  ce  que 
c'est!  » 

De  sorte  que  la  satisfaction  des  besoins  perso  nnels  des  hommes 
gagne  au  maintien  de  l'ordre  et  à  la  formation  d'agré  gats  assez  grands 
pour  comporter  une  division  compliquée  du  travail  ;  mais  qu'en 
revanche,  elle  rencontre  un  obstacle  dans  les  réductions,  souvent 
très  grandes,  qui  diminuent  les  produits  de  leurs  actions  et  par  suite 
dans  les  restrictions  imposées  d'ordinaire  plus  qu'il  n'est  nécessaire 
à  ces  actions.  Enfin  l'autorité  politique  inflige  indirectement  des 
maux  à  ceux  qui  l'exercent  aussi  bien  qu'à  ceux  qui  la  subissent. 

Les  pierres  qui  composent  une  maison  ne  sauraient  servir  à  un 
autre  usage  tant  que  la  maison  n'est  pas  démolie.  Quand  les  pierres 
sont  unies  par  du  mortier,  il  est  encore  plus  difficile  de  détruire 
leur  arrangement  actuel,  pour  les  combiner  ensuite  sur  un  nouveau 
plan.  Enfin,  si  le  mortier  a  eu  des  siècles  pour  se  consolider,  la  diffi- 
culté de  rompre  la  masse  qu'il  forme  avec  les  pierres  est  si  grande 
qu'il  est  plus  économique  de  bâtir  avec  de  nouveaux  matériaux  que 
de  rebâtir  avec  les  anciens. 

Je  dis  cela  pour  montrer  que  tout  genre  d'arrangement  est  un 
obstacle  au  réarrangement;  et  que  cela  doit  être  vrai  de  l'organi- 
sation, qui  est  un  genre  d'arrangement.  Lorsque,  durant  l'évolution 
d'un  corps  vivant,  la  substance  qui  le  compose,  d'abord  relativement 
homogène,  s'est  transformée  en  une  combinaison  de  parties  hété- 
rogènes, un  obstacle  s'est  formé,  toujours  grand  et  quelquefois 
insurmontable,  qui  s'oppose  à  tout  changement  de  structure  :  plus 
la  structure  est  compliquée  et  définie,  plus  est  grande  la  résistance 


H.   SPENCER.   —  DE  L'ORGANISATION    POLITIQUE  EN   GÉNÉRAL  635 

qu'elle  oppose  à  l'altération.  Enfin  ceci,  qui  est  éminemment  vrai 
d'un  organisme  individuel,  est  vrai,  moins  éminemment  peut-être 
d'un  organisme  social.  Quoiqu'une  société  composée  d'unités 
discrètes,  et  dont  le  type  n'est  pas  fixé  par  l'hérédité  d'innombrables 
sociétés  pareilles,  soit  beaucoup  plus  plastique,  néanmoins  le  même 
principe  s'y  vérifie.  Dès  que  ses  parties  sont  différenciées,  qu'il  s'y 
forme  des  classes,  des  corps  de  fonctionnaires,  des  institutions  réglées, 
tout  cela,  faisant  corps,  résiste  aux  forces  qui  tendent  à  le  modifier. 
L'esprit  conservateur  qui  règne  dans  une  institution  séculaire  montre 
chaque  jour  la  réalité  de  cette  loi  sociale.  Qu'il  s'agisse  de  l'hosti- 
lité de  l'Eglise  envers  la  législation  qui  intervient  dans  ses  arrange- 
ments; qu'il  s'agisse  de  l'opposition  de  l'armée  anglaise  à  l'aboli- 
tion de  l'usage  de  l'achat  des  grades;  ou  de  la  défaveur  avec  laquelle 
les  hommes  de  loi  ont  accueilli  la  réforme  des  lois  ;  on  voit  toujours 
qu'il  n'est  pas  facile  d'opérer  un  changement  soit  dans  la  structure, 
soit  dans  les  modes  d'action  des  parties  qui  ont  une  fois  été  spécia- 
lisées. 

De  même  que  pour  le  corps  vivant  il  est  vrai  que  ses  divers  actes 
ont  leur  fin  commune  dans  sa  conservation,  de  même  il  est  vrai  que 
ses  divers  organes  ont  chacun  pour  fin  de  se  conserver  intacts. 
Pareillement,  de  même  qu'il  est  vrai  pour  une  société  que  la  conser- 
vation de  son  existence  est  le  but  de  ses  actions  combinées,  de  même 
aussi  il  est  vrai  que  ses  diverses  classes  ou  appareils  de  fonction- 
naires ou  ses  autres  parties  spécialisées  ont  chacun  pour  but  prin- 
cipal de  se  conserver.  L'objet  considéré  comme  fin  n'est  point  la 
fonction  à  remplir,  mais  l'entretien  de  ceux  qui  la  remplissent;  il 
en  résulte  que,  lorsque  la  fonction  est  inutile  ou  même  domma- 
geable, la  structure  se  conserve  aussi  longtemps  qu'elle. le  peut. 
L'histoire  des  Templiers  en  fut  un  exemple.  De  nos  jours,  nous  avons 
devant  les  yeux  l'exemple  bien  connu  des  corporations  de  Londres, 
qui  ont  cessé  de  remplir  leurs  fonctions  primitives,  mais  qui  n'en 
conservent  pas  moins  leur  organisation  avec  un  soin  jaloux,  sans 
autre  but  que  la  satisfaction  de  leurs  membres.  Les  comptes  du 
Livre  noir  des  sinécures  qui  ont  survécu  jusqu'à  une  époque  récente 
en  fournissent  aussi  d'innombrables  exemples. 

Nous  ne  saurions  évaluer  complètement  la  force  qu'une  organi- 
sation oppose  à  la  réorganisation  qu'après  avoir  reconnu  que  sa 
résistance  augmente  en  progression  composée.  En  effet,  en  môme 
temps  que  chaque  partie  est  un  obstacle  nouveau  au  changement, 
la  formation  de  cette  partie  suppose  une  diminution  subie  par 
forces  causes  de  changement.  Si,  toutes  choses  restant  les  n 
la  structure  politique  d'une  société  subit  un  développement  nouveau  ; 


636  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

si  les  institutions  existantes  s'étendent,  ou  que  de  nouvelles  appa- 
raissent; si,  pour  diriger  les  fonctions  sociales  plus  dans  le  détail,  on 
crée  un  nouvel  état-major  d'employés,  il  en  résulte  du  même  coup 
un  accroissement  de  l'agrégat  des  gens  composant  la  partie  régulative, 
et  un  décroissement  correspondant  dans  l'agrégat  des  unités  qui 
composent  la  partie  régie.  De  diverses  manières,  tous  ceux  qui 
composent  l'organisation  gouvernante  et  administrante  s'unissent 
entre  eux  et  se  séparent  des  autres.  Quelles  que  soient  leurs  fonc- 
tions particulières,  ils  entretiennent  avec  les  centres  gouvernants 
majeurs  et  mineurs  de  leur  département  administratif  des  rapports 
semblables,  et  par  ces  centres  avec  le  centre  gouvernant  suprême  ; 
ils  sont  habitués  à  des  sentiments  et  à  des  idées  analogues  sur  le 
système  d'institutions  auquel  ils  sont  incorporés.  Tirant  leur  subsis- 
tance du  revenu  national,  ils  inclinent  vers  des  idées  et  des  sen- 
timents analogues  sur  la  façon  de  lever  ce  revenu.  Quelque  jalousie 
que  les  divers  corps  de  fonctionnaires  puissent  entretenir  les  uns  à 
l'égard  des  autres,  la  sympathie  qui  les  unit  tous  la  domine,  lorsqu'un 
de  ces  corps  voit  son  existence  ou  ses  privilèges  menacés,  puisque 
l'intervention  qui  le  menace  peut  s'étendre  aux  autres.  En  outre,  ils 
snt  tous  dans  le  même  rapport  avec  le  reste  de  la  société,  dont 
ils  règlent  souverainement  de  quelque  manière  les  actions;  aussi 
sont-ils  conduits  à  professer  des  idées  analogues  sur  la  néces- 
sité de  cette  direction  et  l'avantage  de  s'y  soumettre.  Peu  importent 
les  opinions  politiques  que  leurs  membres  aient  pu  avoir,  ils  ne 
sauraient  entrer  dans  les  emplois  publics  sans  glisser  vers  des 
opinions  en  accord  avec  leurs  fonctions.  En  sorte  que,  par  un  effet 
inévitable,  tout  développement  nouveau  de  la  machine  gouverne- 
mentale ou  administrative,  en  un  mot  de  l'appareil  directeur  des 
forces  sociales,  augmente  les  obstacles  à  des  modifications  futures, 
à  la  fois  d'une  manière  positive,  en  fortifiant  ce  qui  doit  être  fortifié, 
et  d'une  manière  négative,  en  affaiblissant  le  reste,  jusqu'à  ce  qu'à 
la  fin  la  rigidité  devienne  si  grande  que  tout  changement  soit 
impossible  et  que  le  type  demeure  fixé. 

Si  chaque  développement  nouveau  de  l'organisation  régulative 
augmente  les  obstacles  au  changement,  ce  n'est  pas  seulement  par 
l'accroissement  relatif  du  pouvoir  des  hommes  qui,  chargés  du  rôle 
de  régulateurs,  maintiennent  l'ordre  établi,  et  par  la  diminution  du 
pouvoir  des  hommes  qui,  en  tant  que  régis,  n'ont  pas  les  mêmes 
intérêts  directs  à  le  conserver.  En  effet,  les  idées  et  les  sentiments 
de  la  société  dans  son  ensemble  s'adaptent  progressivement  au 
régime  avec  lequel  les  hommes  se  sont  familiarisés  dès  l'enfance  au 
point  qu'ils  le  considèrent  comme  naturel  et  comme  le  seul  pos- 


H.   SPENCER.  —  DE   L'ORGANISATION  POLITIQUE  EN   GÉNÉRAL  637 

sible.  Dans  la  mesure  où  les  organes  publics  occupent  une  plus 
large  place  dans  l'expérience  quotidienne,  n'en  laissant  qu'une  petite 
aux  autres,  on  est  bien  plus  porté  à  penser  que  leur  autorité  est 
partout  nécessaire,  et  bien  moins  capable  de  concevoir  comment 
les  actions  sociales  pourraient  être  dirigées  autrement.  En  même 
temps,  les  sentiments,  façonnés  ou  ajustés  par  l'habitude  du  méca- 
nisme régulatif,  deviennent  ses  auxiliaires  et  combattent  l'idée  du 
vide  que  laisserait  leur  absence.  Bref,  la  loi  générale  d'après  laquelle 
l'organisme  social  et  ses  unités  agissent  et  réagissent  de  manière  à 
s'accorder,  suppose  que  toute  extension  nouvelle  de  l'organisation 
politique  augmente  les  obstacles  qui  s'opposent  à  la  réorganisation, 
non  seulement  en  accroissant  la  force  de  la  portion  régulative  et  en 
diminuant  la  force  de  la  portion  régie,  mais  aussi  en  produisant  dans 
les  citoyens  des  idées  et  des  sentiments  en  harmonie  avec  la  struc- 
ture sociale  qui  résulte  de  ce  développement,  et  en  désaccord  avec 
tout  état  de  choses  qui  en  diffère  entièrement.  C'est  une  vérité  dont 
la  France  et  l'Allemagne  nous  fournissent  des  exemples.  Auguste 
Comte,  s'occupant  à  préfigurer  un  état  industriel,  était  tellement  do- 
miné par  les  idées  et  les  sentiments  appropriés  au  régime  social  de 
la  France,  que  le  plan  d'organisation  qu'il  assigne  à  l'état  industriel 
en  prescrit  les  arrangements  avec  une  précision  et  des  détails  propres 
au  type  militaire  et  tout  à  fait  en  désaccord  avec  le  type  industriel. 
Il  avouait  même  une  aversion  profonde  pour  l'individualisme,  ce 
produit  de  la  vie  industrielle  qui  donne  aux  institutions  industrielles 
leur  caractère.  De  même  aussi,  en  Allemagne,  les  socialistes,  à  qui 
l'on  prête  le  désir  et  qui  se  croient  la  mission  de  réorganiser  entiè- 
rement la  société,  sont  incapables  à  ce  point  de  rejeter  la  conception 
du  type  social  dans  lequel  ils  sont  nés  et  ils  ont  été  nourris,  qu'ils 
préconisent  un  sytème  social  qui  n'est  au  fond  qu'une. forme  nou- 
velle de  celui  qu'ils  voudraient  détruire.  C'est  un  système  dans 
lequel  la  vie  et  le  travail  sont  arrangés  et  réglés  par  des  autorités 
publiques,  omniprésentes  comme  celles  qui  existent  déjà,  et  non 
moins  coercitives  :  l'individu  y  a  sa  vie  encore  plus  réglée  qu'au- 
jourd'hui. 

Si  donc,  d'une  part,  en  l'absence  d'arrangements  réglés,  il  ne  saurait 
y  avoir  de  coopération,  la  coopération  d'un  genre  supérieur  se  trouve 
empêchée  par  des  arrangements  qui  facilitent  celle  d'un  genre  infé- 
rieur. Bien  que,  faute  de  certaines  relations  établies  entre  les  parties, 
les  actions  combinées  ne  soient  pas  possibles,  plus  ces  relations 
deviennent  étendues  et  complexes,  plus  il  devient  difficile  de  réaliser 
une  amélioration  dans  la  combinaison  des  actions.  Il  s'opère  un 
ccroissement  des  forces  tendant  à  fixer  et  une  diminution  des  forces 


638  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

tendant  à  défixer,  jusqu'à  ce  que  l'organisme  social  complètement 
organisé,  de  même  que  l'individu  complètement  organisé,  ne  soit 
plus  susceptible  d'adaptation. 

Dans  un  animal  vivant,  formé  qu'il  est  d'unités  agrégées  origi- 
nellement du  même  genre,  le  progrès  de  l'organisation  implique 
non  seulement  que  les  unités  composant  chacune  des  parties  diffé- 
renciées conservent  chacune  sa  position,  mais  aussi  que  leur  des- 
cendance leur  succède  dans  ces  positions.  Les  cellules  hépatiques 
qui,  tout  en  remplissant  leur  fonction,  grandissent  et  donnent  nais- 
sance à  de  nouvelles  cellules  hépatiques,  font  place  à  celles-ci, 
quand  elles  se  dissolvent  et  disparaissent;  les  cellules  qui  en  des- 
cendent ne  se  rendent  pas  aux  reins,  aux  muscles,  aux  centres  nerveux 
pour  s'unir  dans  l'accomplissement  de  leur  fonction.  Enfin,  il  est 
évident  qu'à  moins  que  les  unités  spécialisées  dont  chaque  organe 
est  composé,  n'aient  donné  naissance  à  des  unités  spécialisées  d'une 
manière  semblable,  qui  restent  à  la  même  place,  il  ne  saurait  exister 
entre  les  parties  aucune  de  ces  relations  constituées  qui  sont  le 
caractère  de  l'organisme,  et  qui  le  rendent  propre  à  son  mode  par- 
ticulier de  vie. 

Dans  une  société  aussi,  la  fixité  de  structure  se  trouve  favorisée  par 
la  transmission  de  positions  et  de  fonctions  à  travers  les  générations 
successives.  La  conservation  de  divisions  de  classes  qui  se  produisent 
à  mesure  que  l'organisation  progresse  suppose  l'hérédité  du  rang  et 
de  la  place  dans  chaque  classe.  Evidemment  plus  grande  est  la  diffi- 
culté de  s'élever  d'un  grade  à  un  autre,  plus  les  rapports  des  grades 
sociaux  se  trouvent  fixés.  11  en  est  de  même  des  subdivisions  de 
classe  qui  dans  certaines  sociétés  constituent  des  castes,  et  dans 
d'autres  se  révèlent  partiellement  dans  les  corporations.  Lorsque 
la  coutume  ou  la  loi  obligent  le  fils  d'un  artisan  à  suivre  la  profession 
de  son  père,  elles  opposent  dans  les  organes  chargés  de  la  produc- 
tion et  de  la  distribution,  des  obstacles  au  changement  analogues  à 
ceux  qui,  dans  les  organes  régulatifs,  résultent  de  l'impossibilité  de 
franchir  les  barrières  des  rangs.  On  voit  cette  difficulté  portée  à 
l'extrême  dans  l'Inde;  on  la  voyait  moins  prononcée  sans  doute  en 
Angleterre  autrefois  dans  les  corporations  d'artisans,  qui  facilitaient 
l'accès  d'un  métier  aux  enfants  des  hommes  qui  en  faisaient  profes- 
sion ,  et  l'interdisaieut  aux  autres.  Nous  pouvons  donc  dire  que 
l'hérédité  de  position  et  de  fonction  est  le  principe  de  fixité  de  l'or- 
ganisation sociale. 

L'hérédité  du  rang  ou  de  la  profession  produit  la  stabilité  d'une 
autre  manière  encore  :  elle  assure  la  suprématie  à  l'aîné,  et  la 
suprématie  de  l'aîné  assure  la  conservation  de  l'ordre  établi.  Un 


H.   SPENCER.  —  DE  L'ORGANISATION  POLITIQUE  EN   GÉNÉRAL  639 

système  social  sous  lequel  un  souverain,  un  chef  subordonné,  un 
chef  de  clan  ou  de  maison,  un  fonctionnaire,  une  personne  quel- 
conque possédant,  le  pouvoir  donné  par  le  rang  ou  la  propriété,  cède 
en  mourant  sa  place  à  son  descendant,  d'après  une  règle  de  suc- 
cession reconnue,  est  un  système  dans  lequel  il  va  de  soi  que  les 
jeunes  gens  et  même  les  gens  d'âge  moyen  sont  exclus  de  la  con- 
duite des  affaires.  De  même  aussi,  lorsqu'un  système  industriel  est 
tel  que  le  fils,  habituellement  dressé  aux  affaires  de  son  père, 
prend  sa  place  quand  il  meurt,  il  s'ensuit  que  la  puissance  régulative 
des  plus  âgés  sur  les  opérations  de  production  et  de  distribution 
n'est  guère,  si  jamais,  limitée  par  la  puissance  des  plus  jeunes.  Or 
chaque  jour  nous  apporte  la  preuve  que  l'accroissement  de  rigi- 
dité de  l'organisation,  nécessitée  par  la  marche  de  l'évolution,  pro- 
duit dans  l'âge  avancé  une  augmentation  de  la  force  de  l'habitude 
et  l'aversion  pour  le  changement.  D'où  il  résulte  que  la  succession 
aux  places  et  fonctions  en  vertu  de  l'hérédité,  entraînant  comme 
conséquence  nécessaire  le  monopole  du  pouvoir  par  les  plus  âgés, 
implique  la  prédominance  de  l'esprit  conservateur;  et  cet  esprit 
assure  encore  davantage  le  maintien  des  choses  comme  elles 
sont. 

Par  contre,  le  changement  social  est  facile  dans  la  mesure  où  les 
positions  et  les  fonctions  peuvent  dépendre  de  qualités  personnelles. 
Lorsque  la  loi  ni  la  coutume  n'empêchent  les  hommes  appartenant  à 
une  classe  de  s'installer  dans  une  autre,  ceux-ci,  en  le  faisant,  por- 
tent un  coup  direct  à  la  séparation  des  rangs;  ils  en  portent  encore 
un  indirect  en  ce  qu'ils  conservent  leurs  relations  de  famille  dans 
une  classe  et  en  nouent  de  nouvelles  dans  l'autre;  de  plus,  les  idées 
et  les  sentiments  dominants  dans  les  deux  classes,  auparavant  plus 
ou  moins  différents,  réagissent  les  uns  sur  les  autres  et  modi- 
fient les  caractères  des  membres  de  ces  classes.  Pareillement  si, 
entre  les  subdivisions  des  classes  productives  et  distributives,  rien 
n'empêche  le  passage  de  l'une  à  l'autre,  plus  ces  passages  seront 
nombreux,  plus  les. influences  physiques  et  mentales  qui  suivent  le 
mélange  réciproque  auront  pour  elïet  d'altérer  le  caractère  des 
unités  de  ces  subdivisions  ,  en  même  temps  qu'elles  opposent  un 
obstacle  perpétuel  à  l'établissement  de  différences  de  nature,  cau> 
par  des  différences  de  fonction.  Cet  échange  d'unités  d'une  classe  à 
l'autre  ou  d'un  groupe  à  l'autre  ,  doit  néanmoins ,  en  somme,  dé- 
pendre de  l'aptitude  des  individus  pour  leurs  nouvelles  situations  et 
leurs  nouvelles  fonctions.  L'intrusion  ne  réussira  d'ordinaire  que 
lorsque  les  intrus  auront  des  aptitudes  plus  qu'ordinaires  pour  les 
affaires  qu'ils   entreprennent.  Ceux   qui  désertent  les  positions  ou 


640  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

professions  sociales  que  leur  assigne  leur  origine,  ont  le  désavan- 
tage dans  la  lutte  avec  ceux  dont  ils  prennent  les  positions  ou  pro- 
fessions; ils  ne  peuveut  surmonter  ce  désavantage  que  grâce  à  quel- 
que  supériorité   au   point  de  vue  des  occupations  sur  le  terrain 
desquelles  ils  engagent  la  lutte.  Nous  pouvons  donc  dire  que  la  per- 
mission laissée  aux  hommes  de  faire  dépendre  leur  carrière  de  leurs 
aptitudes  est  le  principe  de  changement  dans  l'organisation  sociale. 
De  même  que  nous  avons  vu  la  succession  par  hérédité  mener 
indirectement  à  la  stabilité,  en  conservant  les  positions  de  l'autorité 
entre  les  mains  de  ceux  à  qui  leur  âge  donne  le  plus  d'aversion  pour 
les  nouveautés,  de  même,  ici,  par  contre,  nous  pouvons  voir  que  la 
succession  par  droit  de  capacité  mène  indirectement  au  change- 
ment. Positivement  et  négativement  à  la  fois,  la  possession  du  pou- 
voir par  les  jeunes,  facilite  l'innovation.  Tant  que  la  force  déborde, 
il  y  a  peu  à  redouter  ces  obstacles  à  l'amélioration  et  les  maux  qu'ils 
suscitent,  si  formidables  aux  yeux  de  ceux  dont  les  forces  fléchissent; 
en  même  temps,  l'imagination  plus  active  qui  marche  avec  une  vita- 
lité plus  grande,  combinée  avec  une  force  moindre   de  l'nabitude, 
facilite  l'admission  d'idées  nouvelles  et  l'adoption  de  méthodes  qui 
n'ont  pas  encore  été  mises  à  l'épreuve.  Et,  comme  les  diverses  posi 
lions  sociales  se  trouvent  chacune  remplie  par  ceux  qui  ont  dé- 
montré par  des  épreuves  qu'ils  sont  les  plus  aptes,  il  est  permis  à 
des  gens  relativement  jeunes  d'exercer  l'autorité;  il  en  résulte  que 
la  succession  de  par  la  capacité  favorise  le  changement  dans  l'or- 
ganisation sociale,  indirectement  aussi  bien  que  directement. 

Donc,  par  opposition,  nous  voyons  que,  si  l'obtention  des  fonctions 
par  hérédité  mène  à  la  rigidité  de  la  structure,  l'obtention  des  fonc- 
tions par  la  capacité  mène  à  la  plasticité  de  la  structure.  La  succes- 
sion par  cause  de  descendance  favorise  la  conservation  de  ce  qui 
existe.  La  succession  par  cause  d'aptitude  favorise  la  transformation 
et  rend  possible  un  état  meilleur. 

Nous  avons  vu  que  «  la  complication  de  structure  accompagne 
l'accroissement  de  masse  »  dans  les  organismes  sociaux  aussi  bien 
que  dans  les  organismes  individuels.  Lorsque  de  petites  sociétés  se 
combinent  pour  former  des  sociétés  composées  plus  étendues,  les 
appareils  gouvernants  nécessaires  dans  les  diverses  sociétés  compo- 
santes doivent  se  subordonner  à  un  appareil  gouvernant  central  :  de 
nouvelles  structures  sont  nécessaires.  La  récomposition  d'une  société 
nécessite  une  complexité  analogue  plus  avancée  dans  les  arrangements 
gouvernementaux;  enfin,  à  chacune  des  étapes  de  l'accroissement, 
tous  les  autres  arrangements  doivent  devenir  plus  compliqués.  Selon 
la  remarqne  de  M.  Duruy,  Rome,  cessant  d'être  une  ville  pour  deve- 


H.    SPENCER.       •  DE   L'ORGANISATION    POLITIQUE   EN   GÉNÉRAL  C41 

nir  le  monde,  ne  pouvait  garder  les  institutions  qui  convenaient  à 
une  seule  ville  et  à  un  petit  territoire...  Comment  eût-il  été  possible 
de  faire  rentrer  soixante  millions  de  provinciaux  dans  le  cercle  étroit 
et  rigide  des  institutions  provinciales?  La  même  chose  arrive  par- 
tout où,  au  lieu  d'une  extension  de  territoire,  il  y  a  seulement  une 
augmentation  de  population.  Le  contraste  qui  existe  entre  le  système 
administratif  simple,  qui  suffisait  jadis  en  Angleterre  pour  un  million 
de  sujets,  et  le  système  administratif  compliqué  exigé  aujourd'hui 
pour  plusieurs  millions,  met  assez  bien  en  évidence  cette  loi. 

Mais,  à  présent,  notons  une  conséquence.  Si  d'une  part  une  crois- 
sance nouvelle  implique  une  structure  plus  complexe,  d'autre  part 
la  mutabilité  de  la  structure  est  une  condition  d'une  nouvelle  crois- 
sance; et,  par  contre,  l'immutabilité  de  la  structure  est  le  signe 
d'un  arrêt  de  développement.  Comme  la  loi  corrélative  que  nous 
venons  de  remarquer,  celle-ci  s'aperçoit  nettement  dans  l'orga- 
nisme individuel.  D'une  part,  le  passage  d'une  forme  petite  et  non 
mûre  à  une  forme  grande  et  mûre  dans  un  être  vivant  suppose 
que  non  seulement  tout  l'animal,  mais  toutes  ses  parties  doivent 
changer  dé  volume  et  de  rapport;  il  faut  que  chaque  détail  de 
chaque  organe  se  modifie,  ce  qui  implique  la  conservation  de  la 
plasticité.  D'autre  part  lorsque,  en  approchant  de  la  maturité,  les 
appareils  prennent  leur  arrangement  définitif,  leur  précision  et 
leur  rigidité  croissante  constituent  un  obstacle  toujours  plus  grand 
à  la  croissance  :  la  désorganisation  et  la  réorganisation  qui  doivent 
nécessairement  précéder  le  réajustement  à  réaliser  deviennent  de 
plus  en  plus  difficiles.  Il  en  est  de  même  pour  une  société.  L'aug- 
mentation de  sa  masse  nécessite  un  changement  dans  les  appareils 
préexistants,  soit  par  incorporation  de  l'accroissement  en  eux,  soit 
par  leur  extension  à  travers  sa  masse.  Chaque  élaboration  et  consti- 
tution nouvelles  des  appareils  y  apporte  un  nouvel  obstacle;  enfin, 
lorsque  l'organisme  a  atteint  la  rigidité,  les  modifications  des  ap- 
pareils que  supposerait  l'accroissement  de  leur  volume  sont  im- 
possibles, et  l'accroissement  se  trouve  empêché. 

Aussi  existe-t-il  une  relation  significative  entre  la  structure  d'une 
société  et  son  développement.  Tandis  que  chaque  augmentation 
de  croissance  se  trouve  aidée  par  une  organisation  appropriée,  cette 
organisation,  n'étant  point  appropriée  à  une  masse  plus  grande, 
devient  par  la  suite  un  obstacle  à  une  croissance  nouvelle.  D'où 
il  résulte  qu'une  organisation  qui  dépasse  les  besoins  d'une  société 
l'empêche  d'acquérir  le  volume  plus  grand  et  l'organisation  supé- 
rieure correspondante  qui  aurait  pu  se  former  sans  cela. 

Pour  bien  interpréter  les  faits  spéciaux  dont  nous  allons  nous 


642  REVUE    PHILOSOPHIQUE 

occuper,  il  ne  faut  pas  oublier  les  généralités  précédentes.  On  peut 
les  résumer  de  la  manière  suivante  : 

La  coopération  est  rendue  possible  par  l'état  de  société  et  rend 
la  société  possible.  Elle  présuppose  des  hommes  associés,  et  les 
hommes  demeurent  associés  à  cause,  des  bénéfices  qu'ils  retirent  de 
l'association. 

Mais  les  actions  ne  sauraient  être  concertées  sans  des  appareils 
qui  les  dirigent  de  manière  à  les  produire  dans  le  temps,  la  quan- 
tité et  le  genre  voulus;  et  les  actions  ne  sauraient  être  de  divers 
genres  sans  que  les  coopérateurs  assument  des  fonctions  dif- 
férentes. .Gela  veut  dire  que  les  coopérateurs  doivent  rentrer  dans 
quelque  cadre  d'organisation,  soit  volontairement  soit  involontai- 
rement. 

L'organisation  que  la  coopération  implique  est  de  deux  genres, 
distincts  par  l'origine  et  la  nature.  L'une,  provenant  directement 
de  la  poursuite  de  fins  individuelles  et  conduisant  directement  au 
bien  social,  se  développe  inconsciemment  et  n'est  point  coercitive. 
L'autre,  provenant  directement  de  la  poursuite  de  fins  sociales  et 
menant  indirectement  au  bien  individuel,  se  développe  consciem- 
ment et  est  coercitive. 

Tandis  qu'en  rendant  la  coopération  possible  l'organisation  poli- 
tique procure  des  avantages,  elle  produit  aussi  des  résultats  qui 
les  diminuent.  La  conservation  de  cette  organisation  est  coûteuse, 
et  le  prix  qu'elle  coûte  peut  l'emporter  sur  les  maux  qu'elle  fait 
éviter.  Elle  impose  nécessairement  des  freins,  et  ces  freins  peuvent 
devenir  si  serrés  que  l'anarchie,  avec  toutes  ses  misères,  soit  pré- 
férable. 

L'organisation,  dès  qu'elle  est  constituée,  devient  un  obstacle  à  la 
réorganisation.  Tant  par  inertie  que  par  la  cohésion  graduellement 
établie  entre  elles,  les  unités,  éléments  des  organes  constitués, 
ré.-istent  au  changement.  Le  but  premier  de  chaque  partie  comme 
du  tout  est  de  s'entretenir;  aussi,  dès  que  les  parties  sont  formées, 
elles  tendent  à  durer,  qu'elles  soient  utiles  ou  non.  En  outre,  chaque 
addition  qui  vient  augmenter  les  appareils  régulatifs,  impliquant, 
toutes  choses  égales,  une  perte  subie  au  même  moment  par  le 
reste  de  la  société  qui  est  régie,  il  s'ensuit  que,  tandis  que  l'obstacle 
au  changement  est  augmenté,  les  forces  qui  causent  le  changement 
sont  diminuées. 

La  conservation  de  l'organisation  d'une  société  implique  que  les 
unités,  formant  les  appareils  dont  elle  est  composée,  se  trouvent 
remplacées  dès  qu'elles  périssent.  Si  les  vacances  qu'elles  laissent 
sont  remplies  sans  débats  par  leurs  descendants,  la  stabilité  fleurit; 


H.    SPENCER.   —  DE   L'ORGANISATION    POLITIQUE   EN   GÉNÉRAL   64:-} 

au  contraire,  le  changement  se  trouve  favorisé  lorsque  les  vacances 
sont  remplies  par  ceux  qui  se  montrent,  à  l'épreuve,  les  plus  ca- 
pables de  s'en  acquitter.  La  succession  par  hérédité  est  donc  le 
principe  de  rigidité  dans  la  société,  tandis  que  la  succession  par 
capacité  en  est  le  principe  de  plasticité. 

Bien  que,  pour  que  la  coopération  soit  possible  et  par  conséquent 
que  la  croissance  sociale  soit  facilitée,  il  doive  y  avoir  une  orga- 
nisation, celle-ci  une  fois  constituée  met  obstacle  à  une  croissance 
ultérieure,  puisque  cette  croissance  ultérieure  implique  une  réor- 
ganisation à  laquelle  s'oppose  l'organisation  existante. 

De  sorte  que  si,  à  chaque  étape,  l'organisation  en  se  complétant 
peut  réaliser  immédiatement  des  résultats  meilleurs,  ce  n'est  qu'aux 
dépens  de  résultats  ultérieurs  encore  meilleurs.  Pour  réaliser  ces 
derniers,  il  faudrait  que  l'organisation  à  chaque  étape  n'allât  pas 
plus  loin  qu'il  n'est  nécessaire  pour  accomplir  régulièrement  les 
actions  sociales. 

I!;  RBERT  SPENl 


NOTES  ET  DISCUSSIONS 


SUR  LA  FUSION  DES  SENSATIONS  SEMBLABLES 


J'ai  lu  avec  beaucoup  d'intérêt  la  note  de  M.  Binet  sur  la  fusion  des 
sensations  semblables.  Il  y  aurait  peut-être  lieu  de  la  compléter. 
Je  me  permettrai  en  même  temps  de  rectifier  quelques  points  qui 
m'ont  paru  être  entachés  d'inexactitude. 

Pour  résoudre  le  problème  en  discussion,  M.  Binet  suppose  que 
chacun  des  points  de  notre  épiderme  aurait  une  manière  spéciale  de 
sentir.  Cette  explication  doit  avoir  été  trouvée  depuis  longtemps.  Sans 
pouvoir  dire  où  je  l'ai  moi-même  puisée,  je  la  donne  implicitement 
dans  ma  première  Note  sur  les  illusions  d'optique  (1864).  Voici  com- 
ment je  m'exprime  :  «  Les  différents  points  de  la  rétine  ne  sont  pas 
doués  d'une  sensibilité  identique.  Ainsi  une  même  image  venant  se 
peindre  tour  à  tour  sur  des  parties  différentes  de  ce  tissu  nerveux, 
revêtira  à  chaque  position  des  caractères  propres,  si  nous  pouvons 
nous  exprimer  ainsi,  caractères  qui  permettront  à  la  longue  de  recon- 
naître cette  même  position.  C'est  ainsi  que,  si  je  promène  la  tête  d'une 
épingle  sur  la  main,  je  suis  toujours  en  état  de  désigner  la  partie  tou- 
chée, grâce  à  la  nature  particulière,  quoique  indéfinissable,  de  la  sen- 
sation éprouvée.  »  Cette  idée  d'ailleurs  vient,  ce  me  semble,  assez  na- 
turellement à  l'esprit. 

La  variation  continue  de  la  sensibilité  cutanée  a  une  cause.  Cette 
cause,  il  faut  l'attribuer  uniquement,  je  pense,  à  l'irrégularité  de  la 
surface  sensible  :  elle  est  donc  purement  de  nature  géométrique. 
Quand  on  exerce  une  pression  sur  un  endroit  du  corps,  l'effet  produit 
ne  reste  pas  confiné  dans  cet  endroit  ;  ii  irradie  et  se  fait  sentir  dans 
toute  l'enveloppe,  laquelle,  en  vertu  de  son  irrégularité  même ,  est 
tiraillée  inégalement  dans  tous  les  sens.  Si  maintenant  on  passe  de  ce 
point  à  un  autre,  le  changement  qui  se  manifestera  dans  la  péri- 
phérie sera,  en  général,  d'autant  plus  considérable  que  le  second  point 
sera  plus  éloigné  du  premier.  Je  dis  en  général  ;  car  si  le  corps  pré- 
sentait une  certaine  régularité  par  rapport  à  un  certain  axe,  s'il  avait 

1.  A  propos  de  l'article  de  M.  Binet  (Voir  livraison  de  septembre  1880), 


DELBŒUF.   —  SUR   LA  FUSION   DES   SENSATIONS   SEMBLABLES      645 

par  exemple  la  forme  d'un  œuf,  et  si  l'intérieur  correspondait  à  l'ex- 
térieur, les  sensations  de  contact  suscitées  sur  tous  les  points  d'un 
même  parallèle  auraient,  toutes  choses  égales,  le  même  caractère. 
Telle  est  l'origine  de  la  variation. 

On  objectera  peut-être,  avec  quelque  apparence  de  raison,  que  c'est 
en  théorie  seulement,  que  le  contact  intéresse  la  périphérie  dans  son 
intégrité.  Mais  si  l'on  réfléchit  qu'une  piqûre  peut  faire  crisper  tout  le 
corps,  qu'un  attouchement  léger,  du  moment  qu'il  est  senti,  affecte 
l'individu  dans  son  unité,  qu'il  est  tel  enfin  de  ces  agents  dont  l'action, 
non  perceptible  par  les  sens,  modifie  profondément  l'organisme,  on 
doit  en  Conclure  que  toute  excitation  se  propage  et  retentit  dans  l'être 
entier. 

Il  s'agit  maintenant  de  savoir  comment  nous  arrivons  à  distinguer 
les  sensations  primitivement  indiscernables. 

C'est  un  fait  universel  qu'une  différence  doit,  pour  nous  frapper, 
atteindre  un  certain  minimum.  Objectivement,  ce  minimum  est  très  va- 
riable ;  mais,  subjectivement,  je  crois  qu'il  est  renfermé  dans  des  limites 
assez  rapprochées.  Ceci  demande  explication.  Nous  ne  dirigeons  notre 
faculté  de  discernement  que  sur  les  qualités  extérieures  dont  la  con- 
naissance importe  à  notre  conservation  ou —  pour  parler  d'une  manière 
plus  générale  et  tenir  compte  des  habitudes  de  la  civilisation  —  nous 
présente  un  intérêt  quelconque.  De  là  vient  que  tous  les  animaux  re- 
connaissent de  si  loin  leur  proie  ou  leur  ennemi.  Les  araignées  s'y 
prennent  avec  les  guêpes  autrement  qu'avec  les  mouches  ordinaires. 
On  connaît  l'acuité  des  sens  des  sauvages.  Et  un  entomologiste  pourra 
dire  du  premier  coup  à  quelle  espèce  appartient  tel  insecte  que  son  éloi- 
gnement  ou  sa  petitesse  rend  à  peine  visible.  On  peut  donc  affirmer  que 
toute  différence  finie  —  et,  au  fond,  il  n'y  en  a  pas  d'autres  —  est  théori- 
quement discernable,  en  ce  sens  que,  du  moment  qu'il  y  aura  pour  nous 
intérêt  à  la  saisir,  nous  parviendrons  à  le  faire.  L'attention,  fille  de  l'in- 
térêt, est  une  espèce  de  microscope  ou  de  multiplicateur  qui  a  pour 
effet  d'agrandir  ou  de  multiplier  les  différences  légères.  Un  citadin  ne 
saura  pas  reconnaître  le  seigle  d'avec  le  froment.  Mais  qu'un  paysan 
ui  fasse  remarquer  que  la  paille  du  seigle  est  plus  longue  et  plus 
blanche  et  l'épi  plus  grêle,  il  ne  s'y  trompera  plus.  En  détaillant  les 
différences,  il  les  a,  pour  ainsi  dire,  multipliées.  Les  naturalistes  clas- 
sificateurs  ne  font  pas  autre  chose.  Il  y  aurait  long  à  dire  sur  ce  sujet; 
mais  je  tiens  à  être  bref,  et  je  passe  sans  transition  au  cas  de  la  dis- 
tinction entre  deux  sensations  de  tact  à  peu  près  identiques. 

On  sait  que,  quand  on  refait  les  expériences  de  Weber,  l'avant-bras, 
dont  ordinairement  la  sensibilité  pour  les  distances  est  obtuse,  acquiert 
rapidement  à  cet  égard  une  assez  grande  habileté  relative.  M.  Binet, 
après  avoir  rappelé  cette  observation,  ajoute  :  «  C'est  peut-être  i 
l'effet  de  l'exercice  qu'il  faut  rapporter  l'inégalité  de  finesse  qu'on  ob- 
serve sur  les  régions  de  notre  peau.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que 
les  parties   qui  se  distinguent  sous  ce  rapport  sont  celles  qui,   par 


?- 


Ii46  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

leur  position,  leur  mobilité  et  leur  usage,  ont  le  plus  souvent  l'occasion 
d'exercer  leur  sensibilité.  •»  Mon  opinion  est  qu'on  peut  supprimer  le 
peut-être.  Voici  ce  que  j'écrivais  dans  ma  Théorie  générale  de  la 
sensibilité  l  : 

«r  La  connaissance  de  la  topographie  corporelle  a  donc  été  acquise, 
grâce  au  sentiment  de  l'effort  ;  elle  s'acquiert  plus  ou  moins  lentement 
suivant  la  disposition  des  membres.  La  conformation  la  plus  avanta- 
geuse pour  obtenir  rapidement  cette  connaissance  est,  sans  contredit, 
celle  qui  permet  à  l'animal  de  se  toucher  lui-même, car  il  a  ainsi  conti- 
nuellement à  sa  disposition  les  instruments  de  ses  expériences.  Sous 
ce  rapport,  le  corps  de  l'homme  est  certainement  l'un  des  mieux  orga- 
nisés ;  car  nos  mains  peuvent  se  promener  sur  tout  notre  corps  ;  et  de 
plus,  comme  nous  avons  dix  doigts,  nos  progrès  sont  plus  accélérés  que 
si  nous  n'en  avions  qu'un  (à  la  façon  de  l'éléphant,  par  exemple). 

«  Cette  propriété  du  toucher  permet  donc,  la  localisation  des  impres- 
sions. Cette  localisation  est  d'autant  plus  rapide  et  plus  précise  en  un 
point  déterminé  que  ce  point  est  naturellement  touché  plus  souvent  et 
par  un  instrument  plus  précis  ;  la  délicatesse  du  bout  de  la  langue  en 
est  une  preuve.  De  là,  comme  conséquence,  la  faculté  localisatrice  est 
plus  grande  dans  les  plis  et  sur  les  faces  internes  des  membres  que  sur 
les  faces  externes.  Nous  avons  vu  plus  haut  que  les  parties  externes 
devaient  être  naturellement  plus  sensibles  à  la  pression;  nous  voyons 
maintenant  pourquoi  les  parties  internes,  surtout  celles  qui  se  touchent 
elles-mêmes,  ont  une  faculté  de  localisation  plus  exquise.  Ainsi  le  dos 
de  la  main  sentira  des  pressions  très  légères  ;  mais  vous  ne  pourrez 
désigner  avec  précision  l'endroit  touché,  tandis  que  la  paume  de  la 
main,  moins  sensible  à  la  pression,  vous  avertit  immédiatement  de  la 
situation  du  point  de  contact.  » 

Je  me  permets  de  continuer  la  citation  : 

«  La  localisation  est  donc  un  effet  de  l'exercice.  La  finesse  du  tou- 
cher chez  l'aveugle  vient  à  l'appui  de  cette  proposition.  Il  est  possible 
et  même  probable  que  c'est  le  manque  d'exercice  qui  rend  certaines 
parties  de  notre  corps  inaptes  à  la  localisation  ;  mais,  en  les  exerçant 
de  nouveau,  on  peut,  aujourd'hui  encore  et  assez  rapidement,  en  mo- 
difier les  aptitudes.  Nous  nous  rappelons  avoir  fjit  nous-même  la 
fameuse  expérience  des  deux  pointes  de  compas  que  l'on  promène  sur 
toutes  les  parties  du  corps  ;  après  un  quart  d'heure  d'épreuves,  notre 
avant-bras  avait  beaucoup  gagné  en  faculté  localisatrice ,  et,  chose 
remarquable,  l'autre  avant-bras,  qui  n'avait  pourtant  pas  été  l'objet  de 
notre  sollicitude,  avait  progressé  en  même  temps  que  son  frère.  Vulk- 
mann  a  rassemblé  à  ce  sujet  des  faits  extrêmement  intéressants  qui 
s'expliquent  de  cette  façon.  Telle  est  la  cause  de  la  répartition  sur  le 
corps  des  cercles  de  sensation  de  Weber. 

«  La  faculté  de  localisation,   que  nous   devons  au  sens   du  toucher, 

i.  Bruxelles,  Muquardt,  1876,  p.  99 


DELBŒUF.    —   SUR   LA   FUSION    DES   SENSATIONS  SEMBLABLES       647 

nous  conduit  à  la  localisation  des  autres  organes  de  sens  :  nous  savons 
par  elle  où  sont  nos  yeux,  nos  oreilles,  etc.,  tandis  que  l'œil,  par 
exemple,  ne  saurait  en  aucune  façon  nous  apprendre  où  est  l'oreille...» 

D'après  cela,  —  comme  je  le  répète  en  note,  —  c'est  dans  l'exercice, 
et  uniquement  dans  l'exercice,  qu'il  faut  chercher  l'origine  de  la  fa- 
culté localisatrice.  L'exercice  a  donc,  lui  aussi,  pour  effet,  de  multi- 
plier les  différences  objectives  et  de  leur  faire  atteindre  le  minimum 
subjectif  indispensable  au  discernement.  Comment  cet  effet  se  pro- 
duit-il ? 

Rappelons  d'abord  qu'à  mon  avis,  aucune  espèce  de  connaissance 
n'est  possible  que  chez  un  être  doué  de  motilité,  c'est-à-dire  doué  de 
la  faculté  de  se  mouvoir  totalement  ou  partiellement  en  sachant  qu'il 
se  meut.  Or  chacun  de  ses  mouvements  modifie  la  figure  de  la  surface 
sensible  et,  par  suite,  les  effets  de  l'irradiation.  De  sorte  que  le  même 
point  touché  fournit  une  sensation  propre  correspondant  à  chaque  atti- 
tude, et  qu'en  changeant  d'attitude,  on  obtient  plusieurs  de  ces  sensa- 
tions servant  à  préciser  de  mieux  en  mieux  le  lieu  du  contact.  Chacun 
sait  par  sa  propre  expérience  qu'on  arrive  à  déterminer  assez  bien 
l'endroit  du  dos  où  Ton  ressent  du  chatouillement,  en  imprimant  cer- 
tains mouvements  au  tronc  et  aux  omoplates.  Mais  à  cela  ne  se  bor- 
nent pas  les  propriétés  du  mouvement  volontaire. 

Reprenons  le  problème  des  pointes  de  compas,  et,  pour  fixer  les  idées, 
supposons  que  les  deux  points  touchés  appartiennent  à  la  cuisse. 
En  portant  le  doigt  tour  à  tour  sur  chacun  de  ces  points,  leur  distance 
sera  cause  d'une  différence  dans  les  mouvements  que  j'exécuterai. 
Première  addition.  Or  j'ai  deux  mains  gratifiées  de  dix  doigts  et  deux 
bras,  et  je  puis  les  manœuvrer  de  bien  des  façons  pour  arriver  à  tou- 
cher les  points  en  question.  Je  puis  encore  les  toucher  avec  le  pied  ;  je 
puis  aussi  les  approcher  d'un  corps  étranger  et  les  frotter ,  par 
exemple,  contre  le  rebord  d'une  table.  J'augmente  ainsi  le  nomLre  des 
caractères  différentiels,  et  ce  nombre  peut  devenir  à  la  longue  assez 
grand  pour  que  les  deux  points  touchés  ni'apparaissent  d'emblée  comme 
distincts.  Comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  la  mobilité  et  la  plasticité  de  la 
langue  expliquent  sans  peine  la  sensibilité  de  son  tact;  et,  d'autre  part, 
si  notre  dos  a  une  faculté  localisatrice  très  imparfaite,  cela  provient  de 
ce  qu'il  est  d'un  accès  assez  difficile.  Le  lecteur  trouvera  de  lui-même 
les  développements  que  je  me  dispense  de  donner.  J'ajouterai  seulement 
que  nous  avons  associé  aux  mouvements  de  nos  membres  les  mou- 
vements des  yeux,  lesquels  sont  d'une  bien  plus  grande  précision,  et 
que  par  là  encore  les  différences  précédentes  sont  au  moins  doublées 
en  nombre.  Nous  les  avons  même  triplées  et  quadruplées  par  l'us 
continuel  que  nous  faisons  du  miroir  qui  renverse  le  sens  des  mouve- 
ments. Enfin  l'observation  des  autres  hommes  et  des  œuvres  de 
science  et  d'art  n'a  pas  moins  contribué  à  nous  donner  la  connais- 
sance de  nous-mêmes.  C'est  par  là  que  nous  nous  représentons  très 
bien,  même  visuellement,  notre  dos,  quoique  nous  ne  l'ayons  jamais 


648  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

vu,  et  c'est  ainsi  que  le  médecin  arrive  à  localiser  les  sensations  internes 
de  ses  malades. 

Et  si  maintenant  Ton  demande  comment  les  sensations  musculaires 
que  nous  avons  éprouvées  dans  le  passé,  se  sont  associées  à  la  sen- 
sation de  contact,  que  Ton  n'oublie  pas  que  la  mémoire  est,  au  fond, 
une  habitude  de  l'organisme.  L'excitation  d'un  point  fait  revivre  sous 
une  forme  plus  ou  moins  organisée  et  intégrée  toutes  celles  auxquelles 
il  a  été  autrefois  soumis,  et  les  réactions  qui  s'en  sont  suivies.  Le 
mode  d'intégration  est  parfois  singulier.  En  voici  un  exemple  qui  doit 
être  assez  commun  mais  qui  n'a  pas,  je  pense,  encore  été  utilisé.  Der- 
nièrement je  souffrais  d'une  molaire  de  la  mâchoire  inférieure  ;  mais, 
comme  il  arrive  souvent,  je  localisais  la  douleur  dans  une  dent  plom- 
bée de  la  mâchoire  supérieure.  L'illusion  était  si  puissante  que  le 
dentiste  qui  me  soignait  dut  s'assurer  que  cette  dent  était  incapable  de 
me  causer  des  élancements.  Et,  chose  curieuse  !  après  son  affirmation, 
je  les  localisai  correctement.  J'avais  donc  fait  miennes  les  sensations 
visuelles  d'un  autre. 

Avant  de  terminer  je  signalerai  dans  l'article  de  M.  Binet  deux  asser- 
tions que  je  crois  erronées.  «  Si  l'on  expérimente,  dit-il  p.  292,  sur 
les  deux  lèvres  rapprochées  et  soudées  d'une  cicatrice,  on  voit  que  les 
deux  pointes  d'un  compas  seront  toujours  distinguées  si  l'une  est  d'un 
côté  de  la  cicatrice  et  l'autre  de  l'autre.  î  J'ai  à  la  main  une  cicatrice 
provenant  d'une  coupure  profonde,  et  je  n'observe  pas  ce  que  M.  Binet 
avance.  Pourquoi  en  serait-il  ainsi,  du  moment  que  les  deux  lèvres  sont 
rapprochées  et  qu'il  n'y  a  pas  eu  grande  perte  de  substance  ?  Bien 
mieux,  si  les  lèvres  sont  restées  écartées  et  sont  ressoudées  par  une 
large  bande  de  tissu  conjonctif,  je  me  demande  si  cette  bande  viendra 
modifier  notablement  la  distribution  primitive  de  la  sensibilité,  et  si 
les  choses  ne  se  passeront  pas  comme  si  elle  n'existait  point. 

Voici  la  seconde  assertion  :  «  Lorsqu'on  porte  les  deux  pointes  du 
compas  sur  deux  surfaces  différentes,  par  exemple  la  muqueuse  des 
lèvres  et  l'épiderme  qui  y  est  contigu,  les  deux  pointes  seront  tou- 
jours senties  doubles,  quelque  petit  que  soit  V 'écart.  »  Faites  l'ex- 
périence, et  vous  verrez  qu'il  n'en  est  pas  ainsi.  Et,  s'il  en  était  ainsi,  il 
faudrait  en  tirer  une  tout  autre  conclusion,  à  savoir  que  le  sens  du 
toucher  serait  multiple  —  comme  celui  de  la  vue,  par  exemple  —  et 
qu'il  pourrait  nous  donner  des  sensations  de  divers  caractères.  La 
peau  et  les  muqueuses  seraient  des  organes  de  nature  différente, 
comme  l'œil  et  l'oreille ,  ou  comme  la  muqueuse  du  goût  et  celle 
de  l'odorat.  Mais  quant  à  la  faculté  de  localisation,  elle  n'aurait 
rien  à  y  voir.  Quand  nous  odorons,  nous  ne  savons  pas  s'il  y  a  tel  ou  tel 
point  de  la  muqueuse  nasale  plus  spécialement  affecté. 

Je  conclus  en  reproduisant  une  formule  qui  m'a  toujours  paru  simple, 
suffisante  et  universelle  :  Localiser  un  peint  de  l'espace,  c'est  conjec- 
turer quels  mouvements  nous  devrions  faire  pour  mettre  telle  portion 
de  notre  propre  personne  à  sa  place. 

J.  Delbœuf. 


ANALYSES  ET   COMPTES  RENDUS 


Karl  Rosenkranz.  —  Von  Magdeburg  bis   Kœnigsberg  (Jubi- 
làum  Ausgabe).  Leipzig,  Koschny.  1878. 

Karl  Rosenkranz  est  né  le  23  avril  1805,  à  Magdebourg.  Il  est  mort  l'an 
dernier,  professeur  à  Kœnigberg,    où,  disciple  de  Hegel,   il    enseigna 
la  philosophie  dans  la  même  chaire  où  s'étaient  assis  Kant  et  presque 
immédiatement    après  lui  Herbart.  Dans    le  livre  De    Magdebourg  à 
Kœnigsberg ,  il  raconte  la  première  partie  de  sa  vie,  son  enfance,  sa 
jeunesse,  ses  années  d'étudiant,  ses  débuts  dans  l'enseignement  uni- 
versitaire, jusqu'au  moment   où  il  fut  appelé  de  Halle  à  Kœnigsberg. 
Nous  connaissons  peu  de  livres  plus  intéressants  que  cette  autobio- 
graphie, dont  nous  allons  tâcher  de  retracer  les  traits  principaux.  Nous 
passerons  rapidement  sur  ses  années  d'enfance,  quelque  charme  que 
lui-même  ait  pu  éprouver  à  se  les  rappeler  dans  son  vieil  âge.  Malgré  son 
nom  tout  allemand,  il  était  par  sa  mère  d'une  famille  de  ces  réfugiés  réfor- 
més si  nombreux,  que  les  persécutions  religieuses  avaient  chassés  de 
France  et  que  la  Prusse  se  trouva  heureuse  d'accueillir.  De  là  sont  sortis 
en  effet  beaucoup  de  ses  enfants  les  plus  illustres.  Sa  famille  était  dans 
une  position  assez  aisée  pour  lui  donner  une  excellente  instruction. 
Toutefois  il  sut  se  dérober  trop  souvent  à  la  surveillance  des  siens, 
prenant  part  à  des  batailles  entre  enfants  de  son  âge  et  à  d'autres  es- 
capades du  même  genre.  Une  certaine  violence  n'était  pas  inséparable 
de  cette  nature  robuste  et  infatigable;  étranger  à  la  crainte,  il  s'exposa 
plus  d'une  fois,  même  à  un  âge  plus  avancé,  à  des  dangers  qui  auraient 
pu  avoir  une  issue  fatale.  Quoique  momentanément  sujet  du  roi  Jérôme, 
le  jeune  Rosenkranz  n'en  était  pas  moins  resté  Prussien  dans  lame 
et  vit  avec  des  transports   de  joie  les  Français  céder  enfin  la  place 
aux  vainqueurs  de  la  bataille  des  nations.  Pourtant,  comme  Gcethe,  à 
une  époque  bien  antérieure,  celle  de  la  guerre  de  Sept  ans,  il  avoue 
qu'il  n'eut  qu'à  se  louer  des  officiers  français  que  son  père  avait  eu  à 
loger.  Au  milieu  des  péripéties  du  siège  de  Magdebourg  et  des  graves 
préoccupations  de  ses  parents,  il  sent  que,  livré  à  lui-même  et  presque 
libre  de  tous  ses  mouvements,  il  fut  préservé  d'une  certaine  sauva- 
gerie par  le  culte  du  beau.   Magdebourg  renfermait  des  œivres    d'art 
dignes  de  fixer  l'attention.  Au  premier  rang  était  la  cathédrale,  le  Dom, 
comme  on  dit  en  Allemagne.  Notre  auteur  avait  vingt-huit  ans  à  la 
mort  de  l'illustre  patriarche  de  la  littérature  allemande;  il  a  donc  pu 
tome  x.  —  1880.  42 


(i;,0  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

subir  plus  qu'un  autre  l'influence  de  cet  universel  génie.  Il  s'est  inté- 
ressé surtout  à  ce  Faust,  qui  fut  le  travail  de  toute  la  vie  du  poète  et  il 
lui  a  consacré  plus  d'un  de  ses  propres  écrits,  soit  qu'il  essayât  de 
s'en  faire  en  quelque  sorte  le  continuateur  ou  qu'il  cherchât  à  en  expli- 
quer le  sens,  qui  si  souvent  se  dérobe  au  lecteur.  Ne  dirait-on  pas  que 
ces  considérations  sur  les  églises  de  Magdebourg  ne  sont  que  le  pen- 
dant de  celles  de  Gœihe,  dans  ses  Mémoires,  sur  la  cathédrale  de 
Strasbourg  et  sur  l'art  gothique  ? 

Un  oncle  maternel,  le  peintre  Gruson  (encore  un  nom  français,  comme 
celui  du  cousin  Favreau),  fit  naître  et  développa  en  lui  le  goût  pour  les 
œuvres  de  peinture. 

La  première  jeunesse  de  Rosenkranz  s'était  passée  dans  un  faubourg 
de  Magdebourg,  la  Ville-Neuve  :  de  là  ce  vagabondage  des  enfants  de 
la  campagne  que  nous  avons  déjà  signalé.  Mais  quand  le  siège  devint 
imminent,  il  fallut  évacuer  la  vieille  maison  paternelle. 

Les  études  sérieuses  du  jeune  homme  ne  commencèrent  que  quand 
son  père  l'eut  enfin  placé  au  pedagogium  du  couvent  Notre-Dame.  Non 
seulement  il  y  trouva  d'excellents  maîtres,  mais  il  y  reçut  aussi  des 
leçons  d'économie  domestique  qui  lui  ont  servi  toute  sa  vie  ;  on  avait 
en  effet  organisé  dans  cette  école  une  association  où  l'on  était  initié, 
par  des  opérations,  fictives  il  est  vrai,  à  tout  ce  que  doit  savoir  et  faire 
un  propriétaire  ou  un  gérant  de  maison. 

Une  des  délicieuses  scènes  de  ces  premiers  chapitres,  c'est  celle  où 
Rosenkranz  retrace  une  certaine  solennité  où  le  recteur  de  l'école  pro- 
nonça un  discours  latin,  en  présence  du  gouverneur  de  la  ville,  le  comte 
de  Hake.  Celui-ci,  qui  n'entendait  pas  un  traître  mot  de  latin,  toutes 
les  fois  que  l'orateur  venait  à  prononcer  un  hâc,  se  levait  et  s'inclinait 
comme  pour  le  remercier  d'une  attention  si  délicate.  Afin  de  prévenir 
un  éclat  de  rire  homérique  dans  toute  la  salle,  il  fallut  que  l'un  des  voi- 
sins du  brave  comte  l'instruisit  discrètement  de  son  erreur. 

Les  descriptions  de  voyages  de  vacances  ont  un  charme  particulier 
dans  son  livre.  Le  premier  fut  un  voyage  pédestre  dans  le  Harz,  et 
de  là  à  Gœttingue,  pour  voir  par  lui-même  cette  ville,  dont  deux  de  ses 
anciens  condisciples  du  j^edagogium,  actuellement  étudiants  à  l'univer- 
sité, lui  écrivaient  des  merveilles.  Plus  tard,  sans  doute  encore  sous 
l'inspiration  du  Voyage  au  Harz  en  hiver  de  Goethe,  il  voulut  lui  aussi 
voir  le  même  paysage  sous  son  enveloppe  de  glace  et  de  neige,  et  il 
prit,  dans  cette  saison,  un  bain  forcé  dans  la  Bode,  d'où  ses  deux  com- 
pagnons eurent  assez  de  peine  à  le  retirer.  Plus  d'un  de  ces  voyages 
est  assaisonné  des  scènes  les  plus  humoristiques.  Ces  fraîches  et  gaies 
descriptions  viennent  à  propos  reposer  l'esprit  du  lecteur,  au  sortir  des 
controverses  théologiques,  philosophiques.  Toutefois  celles-ci  n'étant 
iamais  qu'effleurées  et  nullement  traitées  ex  professo,  on  ne  sent  nulle 
part  la  fatigue  des  discussions  purement  abstraites.  Ce  n'est  pas 
un  livre  d'exposition  dogmatique.  C'est  un  tableau  vivant  où  tous  les 
grands  hommes  que  l'auteur  a  connus  ont  leur  place.  Et  combien  ils 


ANALYSES.  —  ROSENKRANZ.    Von  Magdéburg  bis  Kônigsberg.  651 

sont  nombreux,  à  commencer  par  le  plus  illustre  de  tous,  par  le 
maître,  par  Hegel  enfin,  autour  duquel  se  groupe  sa  nombreuse  école, 
les  Daub,  les  Hinrichs,  les  Marheineke,  les  Hoiho.  Lors  de  son  pre- 
mier séjour  à  Berlin,  où  il  commença  ses  études  universitaires,  il  eut 
une  grande  déception  avec  Hegel.  Il  entendait  dire  partout  qu'on  ne 
pouvait  le  comprendre  ou  du  moins  que  très  difficilement.  Mais  on 
lui  disait  qu'un  jeune  professeur,  Léopold  de  Henning,  possédait  le 
don  de  le  rendre  accessible  aux  commençants.  Il  fut  en  effet  très 
content  de  son  enseignement;  peut-être  fut-il  alors  allé  écouter  le 
maître  lui-même,  si  Schleiermacher  ne  l'eût  absorbé  entièrement.  Il  se 
borna  à  assister  à  quelques  leçons  de  Hegel,  sans  se  faire  inscrire 
rer  hospitirte).  Quelle  différence  avec  celles  de  Schleiermacher  !  Ses 
périodes  pénibles  et  traînantes,  il  les  interrompait  sans  cesse  en  tous- 
sant et  en  prisant.  Il  parlait  une  langue  «  qui  était  lettre  close  pour  un 
simple  mortel  comme  moi.  J'admirais  les  étudiants  qui,  silencieux, 
comme  si  un  sphinx  ouvrait  sa  bouche  mystérieuse,  étaient  assis  à 
ses  pieds  et  devaient  comprendre  ce  qu'il  disait,  puisqu'ils  pouvaient 
noter  par  écrit  ces  leçons,  où  il  me  sembla  remarquer  surtout  que  le 
professeur  se  répétait  souvent.  »  Ce  fut  un  disciple  de  Schelling, 
Steflens,  qui  exerça  sur  lui  un  attrait  autrement  puissant  par  son  élo- 
quence entraînante.  Le  Norvégien  Steffens  était  professeur  à  Bres- 
lau;  une  fois,  au  retour  des  vacances,  il  se  trouva  en  retard  pour  ouvrir 
ses  coursdans  cette  ville,  resta  à  Berlin,  où  il  lit  des  leçons  à  l'université 
et  le  soir,  dans  la  salle  du  gouvernement,  pour  l'aristocratie  berlinoise. 
«  Ce  fut  là  un  événement  que  je  ne  pus  comparer  que  plus  tard  aux 
leçons  d'Alexandre  de  Humboldt  sur  le  Cosmos.  »  Il  devait  développer 
la  philosophie  de  la  nature;  c'étaient  des  chapitres  choisis  de  son 
Anthropologie.  La  salle  était  comble,  la  plupart  des  auditeurs  debout. 
«  Je  n'ai  jamais  entendu  chose  pareille,  et  pourtant  j'ai  eu  d'excellents 
maîtres.  »  Des  professeurs,  ses  adversaires,  étaient  présents,  et  il  les 
prenait  souvent  à  partie.  Comme  il  improvisait,  tout  revêtait  une  forme 
particulière  qui  certainement  dut  souvent  le  surprendre  lui-même. 
Quelquefois,  il  se  perdait  dans  des  visions.  Un  jour,  il  avait  parlé  de  l'ouïe 
et  de  son  immense  importance,  expression  qu'il  répétait  souvent. 
L'heure  avait  sonné;  déjà  se  faisait  dans  la  salle  le  mouvement  qui  pré- 
cède d'ordinaire  la  fin  d'un  cours.  Steffens  lui-même  prit  son  chapeau  et 
continuait  à  parler;  il  mit  son  chapeau  et  continuait  toujours.  Évidem- 
ment tout  le  monde  était  sous  le  charme;  mais  on  ne  comprend  guère 
qu'il  fit  consister  cette  immense  importance  de  l'oreille  (die  unendliche 
Bedeutung  des  Ohrs)  dans  ce  fait  qu'au  jour  du  jugement  dernier  nous 
entendrions  dans  les  tombes  les  éclats  de  la  trompette.  Quant  à  Hegel, 
le  jeune  étudiant  finit  par  renoncer  entièrement  à  l'entendre;  il  ne  dut 
trouver  qu'à  Halle  un  initiateur  au  système  du  grand  philosophe. 

Il  y  avait  au  fond  de  sa  nature  un  germe  de  mysticisme  et  d'exaltation 
religieuse  qui  se  manifesta  à  diverses  reprises  et  en  fit  pour  longtemps 
un  partisan  dévoué  de  l'école  romantique,  alors  dans  tout  son  éclat. 


652  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Enfant,  il  avait  été  tourmenté  par  la  peur  du  diable  ;  il  s'était  imposé 
tous  les  dimanches  un  méticuleux  examen  de  conscience,  qu'il  finit  par 
traiter  plus  tard  de  pédantisme  philistin. 

Encore  au  pedagogium,  il  avait  été  en  relation  avec  un  jeune  poète, 
un  enfant  de  Magdebourg,  cetle  ville  si  prosaïque  d'ordinaire,  avec  Im- 
mermann,  lui-même  un  romantique.  Son  admiration  pour  les  cathédra- 
les du  moyen  âge  n'avait  pas  une  autre  source.  Il  consacra  au  roman- 
tisme plus  d'un  livre,  à  commencer  par  une  histoire  du  mysticisme  ; 
puis  vint  une  thèse  de  doctorat  qu'il  fit  pour  un  autre  sur  la  Renaissance, 
mot  qui  lui  semblait  impropre,  car  il  était  loin  d'admettre  que  le  moyen 
âge  ne  fut  que  la  barbarie,  et  dans  son  travail  il  s'était  ingénié  à  venger 
cette  époque  de  ce  reproche.  Ses  études  sur  Jacques  Bdhme  et  sur  le 
Mage  opérant  des  miracles  de  Calderon  rentrent  dans  le  même  ordre 
d'idées.  Il  est  forcé  de  convenir  pour  plus  d'une  des  productions  qu'exal- 
tait cette  école,  par  exemple  pour  le  Tilurel,  pour  lequel  il  s'était  épris 
d'une  belle  passion,  qu'on  avait  dû  l'admirer  de  confiance,  sans  l'avoir 
lu.  Après  avoir  consacré  pas  mal  de  temps  à  cette  étude,  il  ne  put  y 
voir  qu'un  poème  ennuyeux.  Dans  un  de  ses  voyages,  il  se  rencontra 
avec  le  chef  de  l'école  romantique,  A. -G.  Sohlegel.  Enfin,  plus  tard,  il  fut 
admisà  Berlin,  dans  la  maison  mêmedeTieck.  «J'ai  passé,  dit-il  quelque 
part,  par  toutes  les  phases  de  cette  maladie.  »  Il  lui  fallut  bien  des  an- 
nées pour  se  soustraire  de  nouveau  à  cette  influence.  Il  semble  que  les 
trois  volumes  qu'il  consacra  à  l'histoire  de  la  poésie  furent  son  dernier 
effort  pour  sortir  du  cercle  magique  où  il  avait  été  si  longtemps  retenu 
captif  et  lui  rendirent  le  même  service  que  Goethe  retira  de  la  composition 
de  son  Werther. 

En  réalité,  il  était  venu  à  Berlin  pour  se  préparer  à  passer  son  examen 
de  théologie;  mais,  ainsi  que  nous  venons  déjà  de  le  voir  par  ses  excur- 
sions dans  le  vieux  pays  romantique,  comme  dirait  Wieland,  il  fut  bien 
loin  de  se  vouer  à  cetle  étude  d'une  manière  exclusive,  quoiqu'il  s'en 
occupât  assez  sérieusement  pour  voir  sa  conscience  de  chrétien  alar- 
mée par  moments  au  milieu  des  controverses  des  divers  exégètes  des 
livres  saints.  Nous  l'avons  déjà  dit,  il  fut  fasciné  par  Schleiermacher, 
surtout  dans  son  Cours  de  morale  et  d'esthétique.  Il  ne  le  fut  pas  moins 
par  la  lecture  de  quelques-uns  de  ses  écrits,  de  ses  Monologues,  par 
exemple.  Il  commença  à  avoir  de  terribles  scrupules  et  se  demanda  s'il 
était  réellement  chrétien.  Une  sorte  de  mélancolie  rêveuse,  piétiste, 
s'empara  de  lui  et  il  pria  instamment  son  père  de  pouvoir  aller  continuer 
ses  études  à  Halle.  Il  resta  quelques  jours  à  Magdebourg.  Comme  il  avait 
un  parent  pasteur  dans  une  petite  ville  voisine,  il  voulut  voir  com- 
ment il  se  tirerait  de  la  prédication.  Il  obtint  de  prêcher  le  dimanche 
après  Pâques.  Dans  un  sermon  appris  par  cœur  et  qu'il  avait  répété 
la  veille  en  chaire,  tout  seul  dans  l'église,  il  parla  avec  éloquence 
du  bonheur  de  la  foi.  «  Ce  fut  la  première  et  la  dernière  fois,  dit-il, 
que  j'appris  un  discours  par  cœur;  dorénavant,  ou  j'improvisais, 
après  mûre  préparation,  ou  je   lisais   mes    leçons.  »   Tout   ce   récit, 


ANALYSES.  —  rosenkranz.  Von  Magdeburg  bis  Kônigsberg.  653 

qu'il  faut  lire  dans  le  livre,  fait  voir  son  exaltation  mystique  d'alors. 

L'école  théologique  de  Halle,  où  Rosenkranz  étudia  après  avoir  quitté 
Berlin,  était  rationaliste.  Si  l'on  suivait  les  cours  avec  assiduité  et  intérêt 
on  en  voyait  aussi  les  côtés  faibles,  et  entre  étudiants  on  reproduisait  sou- 
vent les  luttes  entre  professeurs  d'écoles  diverses.  Un  de  ses  camarades, 
Schlaueh  (c'était  un  pseudonyme;  le  mot  signifie  outre  et  lui  vint  de  la 
capacité,  qu'il  partageait  avec  Socrate,  de  boire  indéfiniment  sans  jamais 
être  ivre),  avait  un  talent  d'invention  remarquable  et  amusait  la  bande 
joyeuse  des  commilitones  avec  ses  voyages  du  bon  Dieu  en  compagnie 
de  Satan,  pour  aller  à  la  recherche  de  la  meilleure  dogmatique.  Satan  se 
plaint  d'être  bien  maltraité  par  les  rationalistes  et  cite  à  l'appui  les  pas- 
sages des  Institutions  dogmatiques  du  professeur  Wegscheider  qui  le 
concernaient.  Pour  s'assurer  de  l'état  de  la  dogmatique  dans  les  univer- 
sités allemandes,  ils  vont  de  l'une  à  l'autre,  déguisés  en  étudiants;  le 
soir,  ils  comparent  les  notes  prises  aux  cours  des  divers  professeurs. 
Satan  croit  avoir  remarqué  que  non  seulement  on  ne  croit  plus  en  lui, 
mais  que  Dieu  le  Père  n'est  guère  mieux  partagé. 

Puis  Schlaueh  mimait  les  deux  professeurs  Wei-ischeider  et  Tholuck, 
représentant,  l'un  l'école  rationaliste,  l'autre  l'école  supra-naturaliste. 
Quand  enfin  Satan  demande  â  Dieu  s'il  ne  ferait  pas  bien  de  leur  apparaî- 
tre pour  les  convaincre  de  son  existence:  «  Le  premier,  répond  Dieu, 
déclarerait  ton  apparition  personnelle  une  illusion  des  sens;  quant  au  se- 
cond, il  ferait  avec  toi  comme  Luther,  il  te  lancerait  son  encrier  à  la  tète.  » 

Rosenkranz  fut  ramené  à  la  question  du  diable  par  ses  études  sur 
Jacques  Bôhme  :  «  Je  n'avais  jamais  cru  en  un  diable  personnel  ;  » 
l'homme,  en  vertu  de  sa  liberté,  peut  bien  lui-niême  produire  les  œu- 
vres du  démon.  Inspiré  par  l'écrit  où  Lucien  se  moque  des  dieux  de  la 
Grèce,  il  résolut  d'écrire  des  leçons  du  diable  sur  lui-même;  il  ne  les  a 
plus  ;  «  le  diable  les  a  sans  doute  emportées  »  ;  mais  il  nous  donne  en 
deux  pages  un  exemple  de  la  façon  dont  il  avait  traité  son  sujet.  Satan  s'y 
plaint  surtout  que  Hegel,  qu'il  est  allé  entendre  lui-même  à  Berlin,  ait  eu 
l'audace  de  ne  voir  en  lui  qu'une  simple  idée,  qu'il  appelle  avec  emphase 
ia  négativité.  «  L'argent  que  lui  rapportera  ce  cours,  il  le  destine  à  ses 
vieux  amis,  les  jésuites,  qui,  avec  de  l'argent,  soumettront  le  monde.  » 

Il  est  temps  de  voir  comment  Rosenkranz  fut  gagné  à  la  doctrine  de 
Hegel.  Ce  fut  l'effet  des  leçons  de  Hinrichs,  le  seul  professeur  hégélien 
de  l'université  de  Halle.  Car  celle-ci  regardait  cette  philosophie  comme 
un  non-sens  pervertissant  l'esprit  et  l'âme.  Certains  cours  de  Hinrichs 
étaient  peu  suivis;  il  fallait  pourtant  que  le  professeur  sût  captiver  ses 
six  ou  sept  auditeurs,  puisque,  moins  un  qui  tomba  malade,  pas  un  seul 
ne  déserta  le  cours,  malgré  le  peu  de  confortable  de  la  salle  où  profes- 
sait Hinrichs.  Dans  les  premiers  temps  Rosenkranz  ne  trouvera  pas 
mieux  à  Koenigsberg;  mais  il  oppose  à  ce  sombre  tableau  les  change- 
ments survenus  depuis  :  une  salle  bien  chauffée  par  deux  grands  poêles, 
<Ies  doubles  fenêtres,  des  becs  de  gaz  avec  des  globes  en  verre  dépoli, 
des  rideaux,  des  porte-manteaux;  nous  nous  arrêtons  devant  l'énumé- 


654  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ration  de  tout  ce  luxe  que  ne  nous  offrent  certes  ni  la  Sorbonne  ni  le 
Collège  de  France. 

Un  jour,  Rosenkranz,  tout  entier  à  la  philosophie,  grâce  à  l'influence 
de  Ilinrichs,  emporta  de  la  bibliothèque  de  l'Université  un  volume  du 
Journal  critique  de  "philosophie,  contenant  une  appréciation  de  Kant. 
de  Fichte,  de  Jacobi  par  Hegel;  il  en  fut  émerveillé.  Il  fit  venir  aus- 
sitôt son  écrit  sur  la  Différence  de  Schelling  et  de  Fichte  et  la  Phéno- 
ménologie de  l'esprit.  Il  ne  put  se  détacher  de  cette  lecture;  tout  le 
temps  dont  il  put  disposer  en  novembre  et  décembre  de  1826,  il  l'y  con- 
sacra. Voici  qui  va  nous  prouver  combien  cette  étude  avait  su  le  capti- 
ver. Ses  camarades  venaient  quelquefois  le  voir  le  soir;  il  leur  permet- 
tait de  faire   tout  ce  qu'ils  voudraient,  à  la  condition  de  le  laisser  à  sa 
table  continuer  sa  lecture  :  on  ouvrait  son  armoire,  on  en  tirait  ses  pro- 
visions de  bouche,  du  pain,  du  beurre,  ces  jambons  que  sa  sœur  lui  en- 
voyait de  temps  en  temps,  on  bourrait  ses  pipes,  on  sonnait  pour   faire 
monter  de  la  bière,  on  se  permettait  de  mauvaises    plaisanteries  sur 
l'amphitryon,  et  au  milieu  de  tout  ce  tapage  le  jeune  philosophe  ne 
quittait  pas  son  livre.  Archimède  ne  dut  pas  être  plus  absorbé  par  ses 
figures  de  géométrie,  lors  de  la  prise  de  sa  ville  natale.  Hegel  obsédait 
toujours  son  esprit.  A  la  Saint-Sylvestre  de  la  même  année,  un  de  ses 
camarades,  un  théologien,  avec  lequel  il  répétait  l'histoire  de  l'Eglise  et 
la  dogmatique  pour  le  préparer  à  son  examen  de  candidat,  donna  un 
punch.  Après  une  nuit  blanche,  Rosenkranz  rentra,  ayant  terriblement 
mal  aux  cheveux.  Ne  pouvant  dormir,  il  va,  par  une  froide   matinée 
d'hiver,  errer  dans  les  montagnes  voisines,  toutes  couvertes  de  neige, 
et,  combinant  dans  sa  tête  Hegel  et  son  cher  romantisme,  il  se  demande 
(p.  205)  «  quelle  place  un  homme  comme  Parcival  aurait  à  prendre  dans 
la  série  graduelle  de  la   phénoménologie  »,  et  aussitôt  il  voit  poindre 
dans  son  âme  l'importance  que  cette  figure  mystique  pourrait  avoir  pour 
la  chevalerie  du  moyen  âge.  Nous  ne  pouvons  le  suivre  dans  son  déve- 
loppement. De  là  sortit  dans  les  premières  semaines  de  1827  une  dis- 
sertation sur  le  Parcival:  «  J'étais  assez  heureux  pour  avoir  uni  la  phé- 
noménologie  de  Hegel  et  le  Parcival  de  Wolfram.  »  Il  y  trouvait  unité 
immédiate,  scission  et  réconciliation,  comme  l'exigeait  la  dialectique  du 
maître  :  c'était  son  propre  état  qu'il  retrouvait  dans  le  héros  du  Saint- 
Graal  :  son  âme  était  partagée  entre  la  foi  et  la  raison;  lui  aussi  pou- 
vait arriver  à  la  réconciliation.  Tout  cela,  il  le  devait  à  Hegel  qui  le  pla- 
çait sur  un  terrain  tout  nouveau. 

Notre  étudiant  venait  de  finir  à  Halle  son  curriculum  des  trois  années 
d'études  théologiques  commencé  à  Berlin.  Mais  il  était  désireux  de  voir 
encore  une  autre  université,  d'entendre  de  nouveaux  maîtres.  Ilinrichs 
lui  représentait  Daub,  àHeidelberg,  comme  le  premier  théologien  de 
l'époque,  bien  supérieur  à  Schleiermacher.  Puis  lui,  le  romantique, 
Heidelberg  l'attirait  par  son  site  romantique  entre  tous;  il  allait 
se  trouver  là  dans  la  partie  de  l'Allemagne  où  s'est  surtout  déroulée 
l'histoire  de  son  cher  moyen  âge;  enfin  il  savait  qu'à  la  bibliothèque 


ANALYSES.  —  rosenkranz.  VonMagdebùrg  bis  Kônigsberg.  655 

existaient  deux  éditions  de  ce  TLturel  qui  ne  cessait  de  l'occuper. 

Quand  Rosenkranz  partit  pour  Heidelberg,  il  fat  recommandé  par 
Hinrichs  à  Daub  et  bientôt  accueilli  chez  celui-ci.  Daub  avait  toujours 
sur  sa  table  de  travail  un  calendrier,  un  Nouveau  Testament  dan- 
texte  original  et  la  Phénoménologie,  qu'il  appelait  le  premier  livre  d  ■ 
philosophie.  Ainsi,  là  encore,  il  retrouvait  ce  Hegel,  pour  lequel  il  s'étaii 
tant  passionné  déjà  à  Halle.  Jamais  personne,  de  son  propre  aveu,  n'a 
exercé  sur  lui  une  plus  grande  influence  que  le  professeur  de  Heidel- 
berg.  Il  éprouvait  pour  lui  du  respect,  de  l'amour,  de  l'admiration,  tan  t 
à  cause  de  son  noble  caractère  que  de  sa  science  solide.  Heidelberg,  a 
ce  moment,  offrait  trop  de  distractions  pour  qu'on  se  livrât  à  des  études 
sérieuses.  On  voulait  jouir  de  ce  site  enchanteur;  on  faisait  des  excur- 
sions à  Schwetzingen;  on  allait,  un  dimanche,  en  bande  nombreuse, 
entendre  un  acteur  célèbre  à  Mannheim;  pourtant  le  lundi  matin  on 
était  exact  au  rendez-vous  sur  les  bancs  de  l'université.  Wunderlich, 
Wippermann,  Parow,  Kugler,  le  romantique,  comme  il  l'appelle,  à 
la  fois  artiste  et  poète,  furent  ses  amis.  La  manière  subite  dont  le 
premier  fut  enlevé  à  la  table  commune  et  à  ses  camarades  mérite 
d'être  mentionnée.  Wunderlich  était  de  Lubeck;  il  était  venu  faire  son 
droit,  attiré  par  les  célèbres  professeurs  Mittermeier  et  Vangerow.  Tout 
à  coup,  l'idée  lui  vint  de  suivre  un  cours  sur  la  philosophie  de  Schelling, 
et  voici  la  raison  qu'il  en  avait  écrite  à  son  père  et  que  sans  doute  il 
croyait  sans  réplique  :  «  C'est  qu'elle  résout  en  identité  Paniithèse  du 
réalisme  et  de  l'idéalisme  par  l'indifférence  de  l'absolu,  la  nature  pas- 
sant par  l'homme  à  l'histoire  et  l'histoire  par  l'art  retournant  à  la 
nature.  >  Ces  belles  raisons  eurent  un  prompt  effet  sur  l'esprit  du  père; 
il  vint  s'installer  à  Heidelberg,  ne  quittant  plus  son  fils  qu'il  n'eût 
passé  son  examen  de  droit.  Gomme  Wippermann ,  profitant  d'une 
bourse  (stipendium)  de  famille,  prolongeait  indéfiniment  ses  études,  il 
fut  rappelé  subitement  par  les  siens.  Rosenkranz  retrouva  son  cher 
Kugler  à  Berlin,  professeur  et  conseiller  de  ministère.  Quant  à  ce 
pauvre  Parow,  balafré  dans  un  de  ces  duels  sauvages  si  fréquents  aux 
universités  allemandes,  où,  sous  les  plus  futiles  prétextes,  l'on  se  bat 
pour  le  simple  plaisir  de  se  battre,  il  nous  est  représenté  comme  une 
nature  aux  aspirations  les  plus  élevées,  luttant  héroï  juement  contre 
un  corps  malade.  Nos  deux  amis  quittent  Heidelberg  ensemble;  Ro- 
senkranz revoit  avec  lui  le  Harz,  et  par  un  jour  de  mauvais  temps,  à 
l'hôtel,  à  Hagen,  pour  se  distraire,  ils  jouent  ensemble  au  système  de 
Hegel,  appliquant  sa  tricholomie  à  tout  ce  qui  leur  passait  par  la  tète. 

Voici  Rosenkranz,  de  retour  chez  son  père,  toujours  censé  se  pré- 
parer pour  son  examen  de  candidat  en  théologie,  mais  plus  occupé 
d'autres  études.  Je  vous  le  donne  en  cent  de  deviner  ce  qui  mit  enfin 
un  terme  à  cette  situation  équivoque  et  ce  qui  l'amena  franchement 
aux  études  philosophiques  :  ce  fut  Y  Histoire  de  la  grande  armée  de 
Ségur.  Il  l'avait  vue  chez  un  bouquiniste,  il  l'avait  feuilletée  et  achetée 
aussitôt.  Le  matin  il  travaillait  à  sou  Titurel,  l'après-midi  il  piochait  le 


656  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

Manuel  de  Vhistoire  de  la  philosophie  de  Rixner,  et  le  soir,  quand  il 
était  seul,  il  se  plongeait  avec  délices  dans  la  lecture  de  l'historien  fran- 
çais. Napoléon  et  Ney  le  remplissaient  d'admiration.  Leur  courage  (et 
pourtant  il  semble  nous  rappeler  que   Ségur  reproche   à  l'Empereur 
dans  cette  fatale  campagne  plus  d'une  défaillance)  exalta  le  sien  et  le 
détermina  à  laisser  enfin  là  des  études  pour  lesquelles  il  n'avait  qu'une 
demi-vocation,  afin  de  se  vouer  tout  entier  à  cette  philosophie  dont  le 
culte,  comme  il  le  dit  à  la  fin  de  sa  courte  préface,  devait  faire  le  bon- 
heur suprême  de  son  existence.  Son  père  lui  donna  l'argent  nécessaire 
pour  aller  s'occuper  à  Halle  de  sa  promotion  au  grade  de  docteur  en 
philosophie.  Gomme  travail  écrit,  il  comptait  présenter  son  Titurel  ; 
mais,  la  thèse  devant  être  écrite  en  latin,  il  ne  le  présenta  que  comme 
un  appendice  à  un  écrit  latin  sur  les  diverses  périodes  de  la  littérature 
allemande  qu'il  rédigea  dans  les  premières  semaines  de  son  téjour 
dans  la  ville  universitaire.  L'examen  fut  fixé  au  2  février  1828.  Il  eut 
lieu  dans  la  maison  du  doyen,  le  professeur  d'histoire  Voigtel.  Il  roula 
sur  l'histoire,  sur  les  trois  Critiques  de  Kant,  sur  la  chimie,  le  grec,  la 
philosophie  du  langage,  un  terrain  auquel  il  n'avait  nullement  songé  et 
sur  lequel  l'amena  le  professeur  de  philologie  Jacobs.  Selon  l'usage,  le 
candidat  avait  dû  fournir  des  gâteaux  et  diverses  sortes  de  vins.  Voigtel 
lui  demanda  l'Histoire  des  Phéniciens.  Le  candidat  dit,  sur  l'autorité 
d'Hérodote,  qu'ils  venaient  des  bords  de  la  mer  Rouge.  L'examinateur 
parut  en  douter  et  lui  mit  un  Hérodote  entre  les  mains,  afin  qu'il  pût 
prouver  son  dire.  Rosenkranz  fut  assez  heureux  pour  trouver  sans  trop 
chercher  le  passage  à  demi  contesté,  et  les  collègues  rirent  un  peu 
sous  cape  de  la  leçon  donnée  au  vaniteux  doyen.  «  Quand  le  vieux 
conseiller  de  cour  Schûtz  me  voyait  un  peu  embarrassé  dans  l'explica- 
tion des  Nuées  d'Aristophane,  il  me  laissait  le  temps  de  la  réflexion,  en 
disant  :  intérim  aliquid  bibamus  !  Après  un  quart  d'heure  de  délibéra- 
tion, la  faculté  prononça  le  dignus  intrare,et  on  finit  par  le  Cham- 
pagne. 

Rosenkranz  songea  à  enseigner  comme  Privatdocent  de  philoso- 
phie; mais  il  fallait  pour  cela  passer  par  une  nouvelle  soutenance  de 
thèses,  dont  il  ne  se  tira  pas  avec  moins  d'honneur,  le  28  juillet 
de  la  même  année.  Il  avait  consacré  l'intervalle  entre  les  deux 
examens  à  l'étude  de  la  Logique  de  Hegel;  puis,  pour  la  bien  com- 
prendre, il  avait  senti  qu'il  lui  fallait  également  aborder  Spinoza.  Ce  fut 
même  une  dissertation  latine  sur  le  philosophe  d'Amsterdam  qu'il 
présenta  comme  texte  de  sa  soutenance  d'habilitation  (admission 
comme  professeur).  Il  débuta  par  la  philosophie  de  la  religion  dans 
l'enseignement  universitaire;  puis  il  passa  à  l'histoire  de  la  philosophie 
et  à  l'esthétique.  Il  fait  la  remarque  qu'il  suivit  l'ordre  inverse  à  celui 
qui  est  généralement  adopté  par  les  professeurs  qui  débutent  et  qui 
commencent  tous  par  la  psychologie  et  la  logique.  Ce  ne  fut  qu'à 
Kœnigsberg  qu'il  enseigna  pour  la  première  fois  ces  sciences,  parce 
que  son  programme  les  lui  imposait. 


ANALYSES.  —  rosenkranz.  Von  Magdéburg  bis  Kônigsberg.  057 

Parmi  ses  collègues,  outre  Ritschl,  il  se  lia  surtout  avec  son  ancien 
maître  Hinrichs  ;  ils  devinrent  inséparables  ,  se  promenant  toujours 
ensemble,  quand  la  mauvaise  santé  de  Hinrichs  ne  s'y  opposait  pas. 
Tholuck  aussi,  le  professeur  de  théologie  dont  il  a  déjà  été  question, 
assistait  quelquefois  à  son  cours  et  venait  le  prendre  pour  se  promener 
avec  lui;  mais  une  discussion  religieuse  mit  bientôt  fin  à  ces  rapports. 
Rosenkranz  y  ayant  lâché  le  mot  ancien  protestantisme,  Tholuck  lui 
demanda  quel  était  donc  pour  lui  le  protestantisme  nouveau.  La  réponse 
fut  :  celui  qui  ne  croit  ni  aux  miracles,  ni  aux  anges,  ni  au  diable.  Il 
n'en  fallut  pas  davantage;  avec  des  vues  si  diamétralement  opposées, 
on  ne  pouvait  s'entendre. 

Malgré  sa  vocation  bien  décidée  pour  la  philosophie,  il  voyait,  comme 
pour  la  théologie,  les  côtés  où  elle  prêtait  à  la  satire.  Nicolaï  s'était  moqué 
dans  ses  romans  de  Yapriori  et  de  Yaposteriori  de  Kant.  Fichte  et  Schil- 
ling à  leur  tour  s'étaient  moqués  de  Nicolaï.  Rosenkranz,  sachant 
encore  assez  bien  dessiner,  fit  une  caricature  où  Kant  planait  sur  un 
nuage,  le  monde  transcendantal;  il  était  représenté  sous  les  traits  du 
grand  Frédéric,  un  jonc  à  la  main,  l'impératif  catégorique;  puis  venaient 
les  grands  et  petits  philosophes  avec  des  poses  caractéristiques  et  des 
vers  symboliques.  Quand  tout  fut  fini,  il  assembla  ses  collègues,  Hin- 
richs, Bohtz,  Loof,  et  avec  une  baguette  leur  en  fit  la  démonstration  : 
c  Ici,  messieurs,  vous  voyez  la  véridique  et  fidèle  Histoire  de  la  philo- 
sophie allemande.  Là,  au  milieu,  vous  apercevez  un  petit  homme,  le 
grand  Kant  de  Kcenigsberg,  qui  a  réussi  à  monter  au  ciel,  non  par  un 
miracle,  mais  grâce  à  ses  trois  postulats,  etc.  j 

Un  après-midi,  il  alla  avec  Hinrichs  chercher  Bohtz  pour  la  pro- 
menade. La  porte  de  sa  chambre  était  fermée  et,  pourtant  ils  l'enten- 
daient parler  tout  haut.  Ils  allèrent  au  jardin;  les  fenêtres  étaient 
ouvertes  de  ce  côté.  Ils  virent  Bohtz  devant  une  table  sur  laquelle 
étaient  posés  debout  une  série  de  volumes  :  c'étaient  les  livres  des 
philosophes  contemporains  :  Bohtz  était  censé  avoir  ces  philosophes 
eux-mêmes  devant  lui  et  leur  faisait  passer  un  examen.  «  Dis-moi, 
Schulze,  qu'est-ce  que  la  chose  en  soi?  »  Schulze  disait  que  ce  n'était 
rien  du  tout.  La  même  question  fut  adressée  à  Mussmann.  Pour  lui,  ce 
n'est  ni  la  chose  de  Kant,  ni  la  chose  de  Hegel  :  sa  chose  à  lui  est  une 
tout  autre  chose.  Par  le  fait,  ce  n'est  pas  une  chose  ordinaire.  Par  le 
fait,  elle  se  distingue  de  la  manière  la  plus  avantageuse  des  choses  de 
tous  les  autres  philosophes.  Salât,  lui  ayant  donné  quelques  mauvaises 
réponses,  fut  mis  à  la  porte  de  l'école,  c'est-à-dire  que  Bohtz  prit  son 
livre  et  le  jeta  dans  un  coin.  Quand  il  nous  entendit  rire  aux  éclats  et 
nous  aperçut,  il  fit  chorus  avec  nous. 

Nous  ne  pouvons  suivre  notre  auteur  dans  ses  relations  avec  ses 
autres  amis,  si  agréable  qu'en  soit  le  récit.  Pour  linir,  nous  préférons 
relever  certains  jugements  relatifs  soit  à  l'enseignement,  soit  aux  ques- 
tions les  plus  ardues  de  la  métaphysique  :  Dieu,  la  vie  future,  les  causes 
finales,  soit  enfin  à  quelques-uns  de  ses  auteurs  de  prédilection.  Tout 


658  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

cela  est  disséminé  dans  le  livre,  mais  chaque  fois  amené  tout  naturel- 
lement par  ce  qui  précède. 

«  J'ai  blanchi,  dit  quelque  part  le  professeur,  en  enseignant  et  en 
faisant  passer  des  examens.  »  Aussi,  avec  sa  longue  expérience,  les 
conseils  d'un  tel  homme  aux  pédagogues,  ne  peuvent-ils  être  que  pré- 
cieux, et  il  ne  les  leur  ménage  pas. 

Il  va  jusqu'à  s'occuper  des  abécédaires  et  des  livres  de  lecture  pour 
le  premier  âge,  en  souvenir  de  ses  premières  années.  Il  proscrit  les 
cours  de  calligraphie,  qui  ne  sont  pas  faits  par  les  professeurs  de  la 
classe,  mais  par  des  maîtres  spéciaux  chez  lesquels  toutes  les  divi- 
sions sont  réunies  et  qui  manquent  de  l'autorité  nécessaire  pour  main- 
tenir la  discipline. 

On  commençait  les  classes  par  des  exercices  religieux,  des  chants 
même;  il  réservait  ces  exercices  au  seul  dimanche,  les  renvoyant  à 
l'église';  car  dans  la  semaine  rélève,  préoccupé  de  ses  leçons,  de  ses 
devoirs,  «  des  verbes  irréguliers,  des  montagnes  de  l'Asie  ou  de 
l'égalité  des  triangles,  »  n'y  apporte  qu'un  esprit  distrait,  qui  bannit  le 
sentiment  religieux. 

Il  trouve  mauvais  qu'au  pedagogium,  disons  au  collège,  on  fasse 
apprendre  l'Evangile  dans  le  texte  grec,  ce  grec  étant  trop  différent 
de  celui  des  auteurs  classiques  qu'on  explique  simultanément.  Il  vou- 
drait voir  mettre  entre  les  mains  des  élèves  les  classiques  sous  la 
forme  la  plus  simple.  Que  le  professeur  connaisse  les  diverses  leçons, 
les  diverses  interprétations,  les  conjectures,  rien  de  mieux  ;  mais  pour 
les  élèves  cet  appareil  critique  est  un  luxe  funeste.  «  J'avais  le  Virgile 
de  Ileyne...  La  lecture  des  arguments,  des  animadversiones ,  des 
excursus  ne  faisait  que  distraire  mon  attention  et  me  faisait  oublier 
l'auteur.  Dans  le  Platon  de  Schaefer,  les  scholies  m'empêchaient  d'étu- 
dier réellement  le  texte;  je  n'y  ai  rien  compris  au  gymnase,  à  cause  des 
scholies;  et  je  comprenais  les  explications  de  notre  professeur  Koch 
encore  moins  que  ces  dernières  »  (disons,  pour  l'excuser,  que  le  pauvre 
homme  était  malade;  il  faisait  sa  classe  dans  sa  chambre).  On  a  tort 
de  vouloir  tout  expliquer  et  de  ne  plus  laisser  aucune  initiative  à  l'élève  ; 
enfin  il  relève  la  trivialité  de  beaucoup  de  ces  annotations.  Nous  ajou- 
tons, nous,  que  souvent  les  notes  expliquent  ce  qui  se  comprend  aisément 
et  passent  à  côté  de  difficultés  sérieuses. 

Si  le  maître  Henning  passait  l'heure  de  la  classe  d'hébreu  à  déblatérer 
contre  ses  collègues,  il  n'est  que  juste  d'entendre  traiter  cela  de  péché 
pédagogique.  C'est  ainsi  qu'à  l'université  le  célèbre  Bernhardy  dégoûta 
Rosenkranz  de  son  cours,  où  le  bon  Hérodote  était  oublié  et  où  tout 
le  temps  se  passait  à  récriminer  contre  Sehweighâuser. 

On  dirait  que  les  questions  philosophiques  ont  occupé  Rosenkranz 
dès  l'âge  le  plus  tendre  ;  on  pourrait  l'y  croire  prédestiné,  s'il  n'était 
pas  plus  probable  qu'à  l'âge  où  il  a  écrit  ce  livre,  avec  sa  science  phi- 
losophique d'alors,  il  a  peut-être  à  son  insu  un  peu  amplifié  les  im- 


ANALYSES.  —  rosenkranz.  Von  Magdéburg  bis  Kônigsberg.  65!) 

pressions  de  sa  première  jeunesse.  Lors  du  siège  de  Magdebourg,  un 
des  fils  Favreau,  cette  famille  merveilleuse,  comme  il  l'appelle  avec 
raison,  fit  entendre  ces  paroles  :  «  Pour  nous,  le  monde  est  en  ce  mo- 
ment comme  fermé  par  une  clôture  de  planches  (Fur  uns  ist  die 
Welt  mit  Brettern  vernagelt).  »  Ces  mots  firent  faire  à  l'enfant  des  ré- 
flexions sur  l'espace  infini. 

Une  autre  fois,  il  va  voir  un  musée  d'histoire  naturelle  de  passage 
dans  la  ville.  Outre  une  foule  d'animaux  curieux,  il  y  avait  aussi 
des  monstres  conservés  dans  l'esprit-de-vin.  Ils  firent  sur  le  jeune 
homme  une  impression  profonde.  Comment  la  nature,  avec  ses  lois 
divines,  peut-elle  errer  ainsi  ?  Tout  à  coup,  il  s'élance  dehors  comme 
un  fou,  et,  sur  le  point  de  rentrer  à  la  maison,  fait  volte-face,  court 
sur  les  bords  de  l'Elbe,  où  ses  pieds  heurtent  les  têtes  de  mort 
d'un  cimetière  abandonné.  Il  en  ramasse  une  et  se  livre  à  des  consi- 
dérations pareilles  à  celles  d'Hamlet,  dans  la  fameuse  scène  de  Shakes- 
peare. 

Nous  avons  vu  ailleurs  les  discussions  sur  le  diable  ;  l'existence  de 
Dieu  fut  l'objet  de  controverses  non  moins  ardentes. 

C'était  au  moment  où,  après  sa  promotion  au  doctorat,  il  venait  de 
s'établir  à  Halle  comme  Privatdocent  do  philosophie.  Dans  la  même 
maison  que  lui  habitait  Lafontaiue,  un  romancier  fort  lu  en  son  temps.  Il 
avait  assisté  autrefois  à  la  bataille  deValmy;  témoin  de  l'effet  électrique 
produit  sur  les  Français  par.  la  Marseillaise,  il  n'avait  plus  perdu  le  sou- 
venir de  ce  chant  patriotique,  qui  devait  se  retrouver  jusque  sur  ses 
lèvres  expirantes.  Un  soir  qu'ils  avaient  vivement  discuté  sur  Dieu,  La- 
fontaine  en   rejetant  les  preuves,  en  conformité  avec  la  théorie  kan- 
tienne, Rosenkranz  cherchant  au  moins  à  maintenir  debout  la  preuve 
ontologique,  ils  se   retirèrent  fort  tard.  Rosenkranz  était  déjà  couché, 
quand  il  entendit  frapper  à  sa  porte.  Quoiqu'en  chemise,  il  tira  le  verrou 
et  vit  son  voisin,  une  bougie  allumée  à  la  main.  «  -Mon  jeune  ami,  lui  dit-il, 
je  viens  de  soutenir  avec  ardeur  qu'on  ne  peut  prouver  l'existence  de 
Dieu;  mais  soyez  bien  assuré  que  je  crois  en  lui  et  que  j-e  viens  à  l'ins- 
tant même  de  lui  adresser  mes  plus  ferventes  prières.  Je  ne  puis  aller 
dormir  sans  vous  avoir  dit  cela.  Bonne  nuit!  »  Et  des  larmes  coulaient  le 
long  de  ses  joues.  Quelle  scène  pour  un  peintre  '.  ajoute  noire  philosophe. 
Rosenkranz  n'eût  pas  été  philosophe  si  cette  question  de  Dieu  ou   de 
l'absolu  ne  l'avait  pas  occupé  souvent.  Il  convient   que  v<  rs  cette  épo- 
que un  i:rand  changement  s'était  opéré  en  lui.  Par  l'étude  de  la  grande 
logique  de  Hegel  et  par  l'étude  de  Spinoza  qui  suivit,  Use  sentit  réelle- 
ment dans  son  élément. 

c  Je  ne  pouvais  douter  que  l'absolu  se  révèle  dans  la  nature  et  dans 
l'histoire?  d  La  doctrine  de  Hegel  sur  la  liaison  du  uni  avec  l'infini,  «le 
ce  monde-ci  et  de  l'autre,  du  divin  avec  L'homme,  avait  agi  depuis  long- 
temps sur  moi.  L'étude  de  Spinoza  finit  par  tirer  le  dernier  voile.  I'  M 
lui,  la  félicité  n'est  pas  la  récompense  de  la  vertu,  mais  la  vertu  elle- 
même.  Cette  idée  fit  sur  moi  une  impression  profonds. 


G60  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

a  Elle  ne  peut  donc  nous  venir  du  dehors;  nul  Dieu  ne  peut  nous  la 
donner.  Elle  est  l'état  qui  accompagne  la  connaissance  du  vrai,  la  con- 
templation du  beau,  l'accomplissement  du  bien.  Ce  qu'on  se  représente 
en  dehors  de  là  est  une  fantasmagorie  tout  à  fait  indéterminée,  dans 
laquelle  s'insinue  plus  ou  moins  un  trait  sensible,  comme  le  prouve 
suffisamment  la  description  que  les  diverses  religions  ont  faite  de  la  fé- 
licité dans  l'autre  monde.  Celle-ci  ne  peut  être  une  extase  voluptueuse 
dans  un  océan  de  lumière,  avec  des  anges  musiciens,  mais  uniquement 
la  vie  dans  la  vérité,  la  beauté  et  la  liberté. 

«  S'il  en  est  ainsi,  une  vie  après  la  mort,  ce  qu'on  appelle  l'immortalité, 
me  semblait  quelque  chose  de  fort  indifférent,  même  de  superflu.  Je  ne 
pouvais  m'en  faire  une  idée  claire.  Ce  n'était  qu'une  continuation  de  cette 
vie,  seulement  débarrassée  de  tous  les  maux  inhérents  à  la  condition  des 
êtres  finis.  Ainsi  mon  père,  homme  vraiment  pieux,  voulait  retrouver 
sa  femme. 

«  Si  le  bien,  par  cela  seul  qu'il  est  le  bien,  est  heureux  en  soi,  et  si  c'est 
là  la  félicité,  il  s'ensuit  que  l'état  contraire  est  attaché  immédiatement 
au  mal  et  qu'il  n'est  nullement  besoin  d'un  enfer  pour  le  punir.  L'es- 
sence de  Dieu  étant  dans  la  vérité  et  la  liberté,  ou,  comme  l'appelle  la 
religion  chrétienne,  dans  l'amour,  par  le  mal  nous  nous  séparons  de 
lui.  Le  sentiment  de  cette  séparation  est  une  damnation,  auprès  de  la 
douleur  infinie  de  laquelle  disparaît  tout  tourment  sensible,  tel  que 
l'imagination  nous  le  représente  dans  les  images  de  l'enfer. 

«  La  croyance  à  l'immortalité  me  sembla  alors  unobstacle  à  la  réalisa- 
tion de  la  vraie  liberté,  car  je  crus  apercevoir  que  les  hommes,  par  la 
supposition  d'un  au-delà,  débarrassaient  ce  monde-ci  de  tout  le  sérieux, 
de  la  vraie  estime  du  présent,  de  l'attention  à  la  nature  de  leurs  ac- 
tions. Il  me  sembla  surtout  que  la  croyance  à  l'immortalité  contribuait 
beaucoup  à  répandre  la  superstition.  Avec  quelle  cruauté  on  a  sacrifié 
des  animaux,  des  esclaves,  des  femmes  sur  la  tombe  d'hommes,  pour 
qu'ils  trouvassent  une  société  au  delà  du  sépulcre!  Comme  la  croyance 
superstitieuse  aux  fantômes,  aux  esprits  s'appuie  sur  la  foi  en  l'immor- 
talité! Sans  elle,  la  superstition  des  messes  de  morts,  la  tyrannie  des 
prêtres  serait-elle  possible?  Pour  un  Etat  despotique,  cette  croyance 
a-t-elle  une  autre  valeur  que  celle  de  la  contrainte  physique?  On  veut 
dompter  les  masses  par  le  terrorisme  ou  le  quiétisme  de  l'avenir  après 
la  mort? 

«  Le  croyant  se  représente  qu'après  la  mort  il  arrivera  à  une  contem- 
plation immédiate  de  la  divinité  ;  quand  il  parie  du  ciel,  il  le  localise. 
Gela  me  sembla  impossible,  surtout  avec  nos  connaissances  astro- 
nomiques actuelles.  Comment  puis-je  avoir  en  face  de  moi  dans  un 
espace  fini  et  comme  une  personne  finie  Dieu,  l'esprit  absolu,  le  sujet 
absolu,  présent  partout.  Et  qu'est-ce  qui  m'empêche  de  vivre  ici,  et  dès 
maintenant  en  union  avec  lui?  Il  n'y  a  que  le  mal  en  moi  qui  m'éloigne, 
qui  m'exclut  de  lui  ;  mais  par  !e  vrai,  le  beau,  le  bien  je  vis  en  lui.  Pour- 
quoi la  terre  serait-elle  inférieure  à  d'autres  astres?  Pourquoi  les  nom- 


ANALYSES.  —  rosenkranz.  Von  Magdeburg  bis  Kônigsberg.  661 

mes,  s'ils  sont  si  sûrs  d'arriver  par  la  mort  à  la  vie  bienheureuse,  cher- 
chent-ils à  conserver  aussi  longtemps  que  possible  cette  misérable  exis- 
tence, comme  ils  l'appellent? 

«  C'est  avec  pleine  conviction  que  je  me  rangeai  de  l'avis  de  Spinoza, 
que  Dieu,  en  tant  que  nous  le  connaissons,  nous  ne  pouvons  que 
l'aimer,  et  que  notre  pensée  comme  vrai,  notre  volonté  comme  bien,  ne 
sont  différentes  de  sa  pensée  et  de  son  vouloir  que  quant  à  la  forme. 
Pendant  plus  de  cinq  ans,  je  me  suis  de  plus  en  plus  confirmé  dans 
cette  manière  de  voir.  Depuis  cette  époque,  j'ai  entièrement  perdu  le 
besoin  de  l'immortalité  pour  ma  personne.  Plus  tard,  à  cause  de  celte 
croyance,  j'ai  passé  par  de  rudes  luttes  philosophiques;  mais  je  menti- 
rais si  j'affirmais  que  la  cessation  de  mon  existence  par  la  mort,  dont 
je  suis  si  près  aujourd'hui,  me  paraîtrait  un  malheur.  Gomme,  à  cette 
époque,  je  m'habituai  pendant  des  années  à  trouver  le  but  de  la  vie 
humaine  immédiatement  en  moi-même;  comme,  pour  moi,  ce  que  l'or- 
thodoxie de  toutes  les  confessions  appelle  félicité  ne  faisait  qu'un  avec 
la  production  et  la  jouissance  du  vrai,  du  beau  et  du  bien  ;  comme,  pour 
fonder  la  moralité,  j'avais  depuis  longtemps  donné  congé  à  tout  eu- 
démonisme,  cette  indifférence  à  l'égard  d'une  continuation  de  durée  de 
ma  personne  après  la  mort  prit  de  si  profondes  racines  chez  moi,  que 
je  ne  l'ai  plus  perdue,  quoique  je  n'aie  plus  comme  alors  l'audace  de 
prétendre  démontrer  la  non-immortalité. 

Quant  à  la  représentation  du  panthéisme,  qui  dit  que  notre  âme  se 
perd  dans  l'unité  du  tout,  que  le  moi  s'abîme  dans  l'âme  du  monde,  je 
n'en  pouvais  rien  faire.  Pour  qu'il  y  ait  immortalité,  il  faut  qu'elle 
implique  l'individualité  et  la  conscience  propre. iGomparée  aux  postulats 
de  Kant,  l'Ethique  de  Spinoza  me  paraissait   d'une  sublimité  infinie.  » 

La  question  des  causes  finales  l'a  aussi  occupé  vivement  ;  mais, 
dans  ce  qu'il  nous  en  donne  ici,  on  ne  voit  pas  nettement  quelle  est  sa 
doctrine.  Ses  idées  sont  celles  qui  l'occupaient  à  l'époque  où,  étudiant 
à  Berlin,  il  lisait  le  livre  de  Fries  sur  la  philosophie  mathématique. 
Voici  les  deux  manières  de  considérer  la  chose,  mais  entre  les  deux 
nous  restons  en  suspens,  sans  que  l'auteur  fasse  rien  pour  nous 
tirer  d'embarras  : 

«  Les  éléments  des  minéraux  donnent  la  matière  avec  laquelle  la  plante 
s'édifie,  mais  ils  sont  parfaitement  indifférents  à  cet  emploi.  La  plante 
offre  aux  animaux  herbivores  la  nourriture  qui  leur  est  conforme,  mais 
elle  ne  pousse  pas  pour  être  mangée  par  eux.  Est-elle  mangée  ou  non, 
c'est  pour  elle  un  sort  accidentel.  Les  animaux  se  comportent  de  la 
même  manière  entre  eux.  La  brebis  vit  immédiatement  pour  elle,  non 
pour  le  loup.  La  chaleur  que  le  soleil  produit  est  vantée  comme  source 
de  la  vie.  .Mais  où  il  n'y  a  pas  de  vie,  comme  dans  la  lune,  le  soleil  luit 
en  vain.  On  ne  doit  donc  pas  dire  que  le  soleil  a  pour  but  de  pro- 
voquer et  de  conserver  la  vie.  En  tant  que  soleil,  il  est  entièrement 
indifférent  à  cet  effet.  » 


(j62  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

«  D'un  autre  côté,  si  nous  considérons  un  animal,  nous  voyons  qu'il 
est  entièrement  organisé  pour  manger  de  la  chair.  Il  en  est  de  même 
des  animaux  herbivores  par  rapport  aux  plantes  et  des  plantes  par 
rapport  aux  matières  élémentaires.  Le  loup  ne  naît  pas  de  la  brebis; 
mais,  sans  supposer  l'existence  d'animaux  à  sang  chaud,  les  extré- 
mités, la  denture,  les  intestins  des  animaux  carnivores  sont  inexpli- 
cables. Je  ne  pouvais  donc  admettre  qu'on  voulût  exclure  la  téléologie 
de  la  science  naturelle  (comme  le  voulait  Fries),  surtout  quand  je  con- 
sidérais un  organisme  en  lui-même.  Ici,  l'action  réciproque  des  organes 
me  sembla  tellement  déterminée  par  la  fin,  que,  dans  l'extrait  que  je 
fis  de  Fries,  je  trouve  partout  marquées  de  points  d'interrogation  les 
affirmations  en  sens  contraire.  D'après  lui,  l'idée  de  la  finalité  ne  de- 
vait revenir  qu'au  point  de  vue  esthétique;  elle  devait,  comme  il  s'expri- 
mait, déterminer  la  valeur  des  choses.  » 

Evidemment,  notre  philosophe  n'a  pas  dit  son  dernier  mot  sur  cette 
difficile  question  dans  ces  courtes  citations,  puisque  Kant,  dans  l'édi- 
tion même  de  Rosenkranz,  consacre  plus  de  cent  pages  au  jugement 
téléologique.  D'ailleurs,  nous  le  répétons,  ce  sont  plutôt  les  idées  de 
Fries  que  les  siennes  propres  qu'il  expose;  il  devait  apprendre  seu- 
lement plus  tard  le  peu  de  cas  que  Hegel  et  Herbart  faisaient  de  ce 
philosophe. 

On  a  souvent  plaisanté  sur  les  causes  finales;  on  a  dit,  par  exemple, 
que  le  nez  de  l'homme  est  fait  pour  porter  des  limettes.  Le  com- 
mensal de  Rosenkranz  à  Heidelberg,  Wippermann,  que  nous  connais- 
sons déjà,  se  chargeait  de  soumettre  quelquefois  son  ami  à  un  interro- 
gatoire comique  sur  cette  question  et  sur  la  question  non  moins  difficile 
de  la  Providence. 

Ne  nous  séparons  pas  de  notre  auteur  sans  donner  quelques-uns 
de  ses  jugements  sur  certains  écrivains  célèbres,  Ayant  retranché  dans 
notre  travail  telle  situation  qui  amenait  ces  appréciations,  nous  finissons 
par  cette  courte  revue  rétrospective  :  car  les  jugements  d'un  pareil 
critique  ont  une  valeur  qu'on  ne  saurait  méconnaître. 

Un  des  auteurs  de  prédilection  du  père  de  Rosenkranz,  c'était  Jean- 
Paul.  Un  de  ses  camarades  à  l'université  de  Berlin,  l'israélite  Beifuss, 
était  lui  aussi  enthousiaste  du  célèbre  romancier  et  l'engagea  à  entre- 
prendre la  lecture  de  Titan.  Souvent  Rosenkranz  allait  chercher  la 
solitude  dans  l'île  de  Rousseau  au  Thiergarten,  pour  se  livrer  à  cette 
lecture,  qui  le  captiva  dès  l'abord.  Nous  voyons  que  souvent  aussi  à 
Halle  l'Esthétique  de  Jean-Paul  était  l'objet  de  ses  entretiens  avec 
Genthe,  un  de  ses  amis  et  son  futur  beau-frère.  A  l'époque  de  son 
exaltation  religieuse,  il  avait  trouvé  dans  un  des  personnages  du 
Titan,  dans  Roquairol,  un  caractère  et  une  situation  fort  analogues 
aux  siens.  Nous  avouerons  qui  si  plus  d'une  fois  nous  avons  eu  de 
la  peine  à  suivre  Richter  dans  ses  grandes  compositions,  nous  le 
regardons  à  d'autres  égards  comme  un  des  écrivains  les  plus  remar- 


ANALYSES.  —  rosenkranz.   Von  Magdéburg  bis  Kônigsberg.  663 

quables  de  l'Allemagne,  un  de  ses  penseurs  les  plus  originaux,  avec 
l'âme  d'un  vrai  poète.  Nous  sommes  tout  à  fait  de  l'avis  de  Karl 
Griin1,  qui  le  recommande  à  l'étude  de  ses  compatriotes  presque  à 
l'égal  de  Schiller  et  de  Gcethe,  et  nous  croyons  que  Henri  Heine, 
comme  cela  lui  arrive  souvent,  l'a  appelé  un  peu  trop  légèrement 
le  confus  compilateur  de  Bayreuth  (der  confuse  Polyhistor  von 
Bayreuth). 

Citons  enfin  son  jugement  sur  un  de  ses  poètes  favoris,  sur  Byron. 
Quand  Hinrichs,  malade,  ne  pouvait  l'accompagner  au  plateau  qui  cou- 
ronne le  vignoble  de  Beuchlitz,  à  ce  berceau  où,  en  buvant  du  café  ou 
de  la  bière,  ils  menaient  la  vie  des  dieux  de  l'Olympe,  planant  en  vrais 
enthousiastes  platoniques  dans  Véther  des  idées,  il  emportait  un  vo- 
lume de  lord  Byron.  «  Je  l'avais  négligé  depuis  1824.  Après  Homère 
et  Shakespeare,  après  Gcethe  et  Schiller,  nul  poète  ne  s'est  emparé 
de  mon  âme  comme  Byron.  Avec  une  vue  infiniment  riche  et  concrète 
de  la  nature  et  de  la  vie  des  hommes,  il  a  une  profondeur  méta- 
physique incomparable  qui  fouille  tous  les  mystères  de  notre  exis- 
tence, ï 

A  propos  de  Dante,  dont  il  s'est  occupé  à  plus  d'une  reprise,  Ro- 
senkranz  dit  que  les  descriptions  de  la  Divine  Comédie  n'ont  pas 
peu  contribué  à  ébranler  sa  croyance  à  une  autre  vie.  Mais  toutes  ces 
peintures,  à  commencer  par  celle  d'Homère,  ne  prouvent  qu'une 
chose  :  c'est  que  l'homme  ne  peut  se  résoudre  à  mourir  tout  entier; 
il  continue  au  delà  de  la  tombe  sa  vie  terrestre,    comme  il  fait  Dieu  à 


Il  est  temps  de  clore  cette  étude  :  nous  ne  pourrions  dire  tout  ce 
que  contient  ce  volume,  de  près  de  cinq  cents  pages.  L'auteur  est  un 
des  écrivains  les  plus  féconds  de  l'Allemagne.  Dans  sa  jeunesse,  il  a 
fait  des  poésies,  un  roman,  des  tragédies;  il  a  écrit  dans  nombre  de 
revues;  il  a  été  le  biographe  de  Hegel;  en  collaboration  avec  Schubert, 
il  a  publié  une  édition  des  œuvres  de  Kant.  Il  s'est  beaucoup  occupé 
de  la  vieille  littérature  allemande  et,  à  son  début  comme  professeur, 
a  fait  un  cours  sur  les  Nibelungen  à  côté  de  son  cours  de  philosophie. 
Il  a  rédigé  une  Encyclopédie  des  sciences  thêologiques  si  bien  que  le 
célèbre  auteur  de  la  Frithjof  Saga,  l'évêque  suédois  Tegner,  lui  faisant 
un  jour  une  visite  à  Kcenigsberg  et  ne  pouvant  croire  que  le  même 
homme  eût  mis  la  main  à  tant  d'oeuvres  différentes,  lui  demanda  s'il 
était  parent  du  théologien  Rosenkranz.  J'allais  oublier  une  Logique.  Il 
est  mort  à  soixante-quinze  ans  passés,  et  sa  féconde  carrière  s'est 

1  Karl  Grùn,  Frédéric  Schiller  comme  homme,  historien,  penseur  ■ 
Leipzig,  Brockhaus,  1844,  p.  775:  «Sur  leurs  épaules  (celles  de  Goethe  et 
Schiller)  et  sur  celles  d'un  troisième  héros,  bien  souvent  méconnu,  incom- 
pris, qui  ne  se  connaît  pas  lui-même  et  ne  sait  pas  se  modérer  dans  le  ver- 
tige de  sa  divine  ivresse,  sur  celle  de  Jean-Paul,  repose  toute  la  littérature 
moderne.  » 


664  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

poursuivie  sans  relâche  à  travers  les  systèmes  et  les  erreurs  :  car, 
tant  que  le  philosophe  cherche,  il  est  sujet  à  errer;  tels  sont  les  der- 
niers mots  de  son  livre,  digne  disciple  en  cela  de  Lessing,  qui  a  pro- 
clamé hautement,  dans  une  apostrophe  bien  connue  à  Dieu,  que  la 
vérité  n'est  pas  pour  l'homme,  mais  qu'il  y  a  pour  lui  un  bien  supé- 
rieur que  nous  devons  demander  de  préférence  au  premier,  la  poursuite 
de  la  vérité1. 

1.  Diderot  a  dit  de  même,  dans  ses  Mélanges  philosophiques  :  «  On  doit  exiger 
de  moi  que  je  cherche  la  vérité,  mais  non  que  je  la  trouve.  » 

H.   SCHMIDT. 


NOTICES    BIBLIOGRAPHIQUES 


Dr  A.  Netter.  —  De  l'intuition1  dans  les  découvertes  et  inven- 
tions. Les  rapports  avec  le  positivisme  et  le  darwinisme.  Stras- 
bourg, Treutiel  et  Wuriz  ,1879. 

Nous  pensions  qu'auprès  des  médecins  l'évolutionnisme  était  en 
plein  crédit.  Voici  pourtant  l'un  d'eux  qui  proteste  contre  Darwin  e! 
même  contre  Auguste  Comte. 

La  brochure  de  116  pages  que  nous  avons  sous  les  yeux  est  cepen- 
dant tout  autre  chose  qu'une  de  ces  plaidoiries  en  faveur  du  spiritua- 
lisme comme  il  en  circule  un  assez  grand  nombre  et  où  les  raisons  de 
sentiment  tiennent  lieu  de  preuves.  Le  docteur  Netter,  esprit  personnel 
et  qui  sait  réfléchir,  s'est  contenté  d'un  seul  argument.  Il  est  dans 
l'histoire  des  sciences  plusieurs  découvertes  célèbres,  celle  d'Archi- 
mède,  celle  de  la  loi  de  Newton,  dans  Tordre  physique  et  mathémati- 
que; celles  du  docteur  Jenner  et  de  notre  grand  Claude  Bernard,  dans 
l'ordre  biologique  ou  médical.  Sait-on  au  juste  quelle  part  il  convient 
d'attribuer,  dans  ces  découvertes,  aux  efforts  accumulés  des  généra- 
tions antérieures?  Sait-on  encore  quel  est  exactement  le  propre  du 
génie  scientifique?  Est-ce  de  continuer  simplement  ce  que  d'autres  ont 
commencé?  Ne  serait-ce  point  plutôt  d'interrompre  la  tradition  et  de 
tracer  aux  descendants  des  routes  jusque-là  inconnues?  Si  main- 
tenant de  l'histoire  des  sciences  on  passe  à  l'histoire  des  savants 
eux-mêmes,  il  s'en  faut  que  toutes  leurs  grandes  découvertes  procèdent 
les  unes  des  autres  et  qu'une  méthode  unique  favorise  leur  éclosion. 
Claude  Bernard  a  voulu  savoir  certaines  choses  et  il  les  a  sues;  à  cer- 
tains jours,  il  a  trouvé  comme  par  hasard  des  choses  qu'il  ne  cherchait 
pas,  auxquelles  il  n'avait  jamais  réfléchi,  pas  même  à  cela  qu'il  les 
ignorait  encore.  Tantôt  il  allait  vers  la  vérité,  tantôt  elle  venait  à  lui. 
jaillissant  tout  d'un  coup  d'une  remarque  fortuite  et,  en  quelque  sorte, 
passive.  Allons  plus  loin  encore.  Il  n'y  a  pas  que  le  génie  pour  décou- 
vrir; les  ignorants  eux-mêmes  sont  éblouis  par  des  clartés  inattendu.'.-. 
Jenner  n'a  eu  qu'un  mérite  ',  c'est  d'avoir  su  vérifier  au  moyen  d'expé- 
riences les  idées  d'autrui  ;  avant  Jenner,  les  paysans  de  Berkeley,  dans 

1.  Page  59. 

tome  x.  —  1880.  4: 


GCO  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

le  comté  de  Glocester,  avaient  remarqué  que  le  cow-pox  préservait  de 
la  variole. 

Donc,  non  seulement  on  ne  peut  considérer  le  progrès  des  sciences 
comme  une  succession  ininterrompue  de  découvertes  unies  entre  elles 
et  si  j'ose  dire,  fonctions  les  unes  des  autres,  mais  encore  il  n'y  a  pas 
que  le  génie  seul  qui  ait  le  privilège  de  découvrir.  L'ignorant,  lui  aussi, 
peut  avoir  ses  intuitions  et  ces  intuitions  se  produisent  ex  abrupto 
sans  qu'on  puisse  leur  trouver  une  cause  assignable.  Claude  Bernard 
l'a  dit  en  propres  termes.  «  Il  est  des  faits  qui  ne  disent  rien  à  l'esprit 
«  du  plus  grand  nombre,  tandis  qu'ils  sont  lumineux  pour  d'autres.  » 
Et  M.  Netter  ajoute  J  :  «  La  part  du  hasard  est  uniquement  dans  la  ren- 
contre des  faits;  mais  ceux-ci  ne  se  révèlent  avec  leurs  rapports  qu'à 
des  intelligences  prédisposées.  Prédisposées  à  quoi?  Aux  idées  intui- 
tives. Cette  aptitude  aux  idées  intuitives  serait,  selon  notre  auteur,  indé- 
pendante du  génie,  d'une  part,  et,  de  l'autre,  du  degré  d'instruction  ou 
de  culture. 

Etant  donné  qu'il  existe  en  certains  hommes  une  faculté  dite  d'intui- 
tion dont  lès  effets  se  font  sentir  à  intervalles  et  toujours  sans  prépara 
tion,  ni  préméditation,  comment  oser  soutenir  que  partout  et  toujours 
l'évolution  est  la  règle?  Là  où  l'antécédent  ne  contient  pas  la  raison 
tout  à  la  fois  nécessaire  et  suffisante  du  conséquent,  n'est-on  pas  bon 
gré  mal  gré  obligé  de  croire  qu'il  y  a  des  sauts  dans  la  nature  et  que  la 
loi  de  continuité  souffre  parfois  de  graves  exceptions? 

C'est  l'opinion  du  docteur  Netter,  et  nous  ne  chercherons  pas  à  en 
essayer  l'examen.  Nous  ne  discuterons  pas  non  plus  ses  théories  psy- 
chologiques ou  métaphysiques;  elles  sont  d  un  homme  qni  aime  à  mé- 
diter sur  les  choses  éternelles,  mais  qui  ne  songe  nullement  à  se  cons- 
truire une  doctrine.  Nous  pensons  dès  lors  qu'il  y  aurait  mauvaise  grâce 
et  peut-être  aussi  mauvais  goût  à  relever  les  incorrections  du  langage 
et  les  incohérences  de  la  pensée.  L'important  est  tout  entier  dans  les 
cinquante  premières  pages  :  il  y  a  là  des  faits  historiques  et  qui  ont 
leur  valeur, 

Lionel  Dauriac. 


André  Poëy.  —  M.  Littré  et  Auguste  Comte.  Germer  Baillière. 

Dans  un  ouvrage  précédent,  Le  positivisme,  M.  Poëy  s'était  efforcé 
de  montrer  l'accord  de  la  doctrine  d'Auguste  Comte  avec  les  théories 
scientifiques  contemporaines,  notamment  avec  le  darwinisme  :  il  s'ef- 
force aujourd'hui  de  la  concilier  avec  elle-même.  M.  Littré,  dans  la  vie  et 
l'œuvre  de  Comte,  fait  deux  parts,  accepte  la  première,  répudie  la  se- 
conde. M.  Poëy,  comme  l'école  de  M.  Laffitte,  à  laquelle  il  se  rattache,  re- 
fuse de  scinder  ainsi  l'héritage  de  celui  qu'il  appelle  «  le  plus  grand  des 

l.  Page  81. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  (367 

mortels  s.  La  philosophie  et  la  vie  de  Comte  offrent,  selon  lui,  une  par- 
faite unité. 

La  première  partie  de  son  livre  a  surtout  un  caractère  historique  et 
anecdotique.  C'est  un  plaidoyer  pour  Comte  et  contre  M.  Littré,  que 
M.  Poëy  attaque  avec  une  violence  dont  la  seule  excuse  est  dans  la 
sincérité  et  l'ardeur  du  culte  qu'il  a  voué  au  maître. 

La  deuxième  partie  présente  un  intérêt  plus  sérieux.  M.  Poèy  re- 
connaît que  Comte  a  changé  de  méthode,  qu'il  place  sa  Philosophie 
sous  l'empire    de   Vol  ité   et   de  V intelligence,    et   sa  Politique 

sous  l'empire  de  la  subjectivité  et  du  cœur.  Mais  :  1°  Comte  lui-même 
nous  avertit  de  ce  changement  dès  le  premier  volume  de  sa  Politique 
positive;  2»  il  avait  le  droit  de  changer  ainsi,  ou  plutôt  il  n'a  changé 
qu'en  apparence.  Au  fond,  il  a  concilié  la  méthode  objective  et  la  mé- 
thode subjective.  La  méthode  objective  absolue,  qui  procède  du  dehors, 
au  dedans,  du  monde  à  la  vie,  tourne  à  l'idiotisme  ;  la  méthode  subjec- 
tive absolue,  qui  procède  du  dedans  au  dehors,  de  la  vie  au  monde, 
tourne  à  la  folie.  Comte  a  donc  eu  raison  de  combiner  ces  deux  mé- 
thodes. 

Mais  comment  les  a-t-il  combinées?  Et,  avant  tout,  qu'est-ce  au  juste 
que  cette  méthode  «  subjective  »  qui  semble  consister  tantôt  dans  le 
sentiment,  que  l'on  déclare  seul  vraiment  apte  à  faire  des  synthèses, 
tantôt  dans  le  procédé  qui  va  du  complexe  au  simple,  comme  en  bio- 
logie et  en  sociologie,  tantôt  enfin  dans  la  régression  de  l'homme  au 
monde?  C'est  ce  que  nous  avouons  n'avoir  pu  démêler  à  travers  la 
polémique  passionnée  de  M.  Poëy  contre  M.  Littré. 

Dans  le  dernier  chapitre  de  son  ouvrage,  l'auteur  critique  le  Plan 
d'un  traité  de  sociologie  de  M.  Littré.  Il  y  relève  notamment,  avec 
toute  sorte  d'épigrammes,  l'excès  de  complication  et  l'abus  du  néolo- 
gisme. 

H.  D. 


Adolphe  Goste.  —  Dieu  et  l'ame.  Essai  d'idéalisme  expé- 
rimental. Paris,  Reinwald. 

Il  ne  s'agit  pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  surtout  en  voyant  l'au- 
teur prendre  son  point  de  départ,  à  l'exemple  de  Descartes,  dans  la 
conscience,  de  cet  idéalisme  qui  prétend  que  non  seulement  notre 
nature,  mais  celle  de  tous  les  êtres,  peut  être  déterminée  par  les  don- 
nées de  l'expérience  interne.  Tout  autre  est  le  point  de  vue  de  M.  Coste. 
Chez  lui,  c'est  l'objet  qui  façonne  le  sujet.  Il  n'y  a  originellement  dans 
l'homme  que  des  sensations,  et  tout  s'explique  d'abord  en  nous  par  la 
seule  expérience  sensible.  Mais  peu  à  peu  les  expériences  "s'accumulent 
se  transmettent  et  se  transfigurent  par  le  langage,  auquel  l'auteur  at- 
tribue un  rôle  prépondérant  dans  la  formation  des  idées.  De  la  dans  la 
pensée   humaine   un  progrès    dont   les   notions  d'absolu,   de   parlait, 


068  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

d'infini,  indiquent  les  limites  tout  idéales.  Ces  idées,  cet  <  idéalisme  » 
auquel  l'homme  parvient  par  la  voie  expérimentale,  sont  d'ailleurs  la 
conséquence  d'un  «  idéalisme  antérieur,  extérieur  et  supérieur  »  à  notre 
pensée,  car  la  nature  est  comme  une  raison  impersonnelle  agissante, 
un  «  fonctionnement  d'idées  pures  »  qui  nous  sont  extérieures  et  qui  for- 
ment successivement  notre  raison  personnelle  intérieure. 

Si  nous  ajoutons  à  cela  que,  pour  M.  Coste,  l'ame  est  la  formule 
idéale  suivant  laquelle  l'organisme  humain  est  disposé,  la  loi  particulière 
en  vertu  de  laquelle  il  fonctionne,  que  Dieu  se  réduit  à  la  nature  im- 
personnelle, la  Providence  à  la  puissance  sociale,  source  de  toute  force 
et  de  tout  bonheur  individuel,  l'immortalité  de  l'àme  à  l'hérédité  de  !« 
famille,  on  comprendra  peut-être  ce  que  M.  Coste  entend  par  «  l'adap- 
tion  du  spiritualisme  à  la  méthode  expérimentale  ».  Resterait  à  savoir 
silaméthodeexpérimentalepeut  s'accommoder  d'unidéalisme  extérieur, 
antérieur  et  supérieur  à  la  pensée  humaine,  et  si  le  spiritualisme, 
d'autre  part,  peut  se  contenter  d'une  âme  qni  n'est  qu'une  formule. 

H.  D. 


Th.  Bernard.  —  Éléments  de  philosophie.  1880,  Paris,  Eugène 
Belin. 

Comme  l'auteur  prend  soin  de  nous  en  informer  dans  sa  préface 
cet  ouvrage,  destiné  aux  élèves  de  l'enseignement  secondaire,  n'est 
pas  un  traité  de  philosophie;  ajoutons  que  ce  n'est  pas  davantage  un 
manuel.  Il  n'a  ni  l'ampleur  de  développement  ni  la  simplicité  de  plan 
que  supposent  l'un  ou  l'autre  titre.  Les  philosophes  de  profession  ne 
liront  pas  sans  intérêt  les  passages  où  sont  traitées  avec  une  certaine 
•  'tendue  quelques  questions  importantes;  mais  ils  pourront  être  re- 
butés presque  partout  ailleurs  par  la  multiplicité  des  divisions  et  la 
sécheresse  des  résumés.  Dans  son  scrupule  à  ne  rien  omettre,  l'auteur 
n'a  pas  osé  sacrifier  un  seul  des  sujets  et  des  points  de  vue  tradition- 
nels de  la  philosophie  d'école;  de  là  un  luxe  de  distinctions  et  d'indi- 
cations plus  onéreux  peut-être  que  profitable  aux  élèves.  Il  essaie 
cependant  de  faire  une  part  aux  théories  de  la  philosophie  contempo- 
raine; et  cela  même  achève  d'ôter  toute  unité  à  son  livre. 

Mais  ce  sont  là  défauts  de  forme  plus  encore  que  de  fond,  inévitables 
sans  doute  dans  ces  sortes  d'ouvrages.  A  un  autre  point  de  vue,  on  ne 
peut  que  louer  l'auteur  d'avoir  accordé  la  plus  large  place  aux  parties 
<t  où  la  philosophie,  s'appropriant  les  procédés  de  la  science,  semble 
bien  près  de  devenir  science  elle-même;  »  je  veux  dire  la  psycho- 
logie, la  morale,  et  surtout  la  logique,  si  négligée  d'habitude.  Les  cha- 
pitres consacrés  à  la  logique  sont  en  effet  ceux  qui  nous  paraissent 
le  plus  heureusement  traités  ;  nous  regrettons  seulement  de  n'y  pas 


NOTICES   BIBLIOGRAPHIQUES  6(39 

trouver  la  théorie  désormais  classique  des  quatre  méthodes  inductives 
de  Sluart  Mill. 

L'auteur  donne  à  la  philosophie  un  triple  objet,  l'homme,  Dieu  et  les 
vérités  éternelles;  il  voit  en  elle  une  science  spéciale  et  non  une  ma- 
nifestation de  l'esprit  humain,  distincte  aussi  bien  de  la  science  que  de 
la  religion  et  des  arts.  En  psychologie,  il  continue  à  admettre  la  vieille 
théorie  des  facultés  de  l'âme.  Peu  de  chose  sur  les  sensations.  La  clas- 
sification des  faits  intellectuels  en  opérations  intellectuelles,  facultés 
spontanées  (mémoire,  imagination  et  association  des  idées)  et  facultés 
cognitives  (perception  externe,  interne  et  raison)  nous  semble  un  peu 
artificielle.  L'ordre  accoutumé  qui  rejette  l'étude  d'opérations  presque 
toujours  réfléchies  et  savantes,  comme  l'abstraction,  la  généralisation, 
le  raisonnement,  après  celle  de  la  perception  extérieure,  nous  parait 
aussi  préférable  à  celui  que  l'auteur  a  adopté.  La  théorie  anglaise  des 
lois  de  contiguïté  et  de  ressemblance  permettrait  de  simplifier  nota- 
blement le  chapitre  de  l'association  des  idées.  Dans  celui  de  la  percep- 
tion extérieure,  l'auteur  rompt  décidément  avec  la  doctrine  écossaise 
et  éclectique  de  la  perception  immédiate,  et,  sans  se  laisser  effrayer 
par  la  banale  accusation  de   scepticisme,  il  admet  la  relativité  de  la 
connaissance  du  monde  extérieur.  On  remarquera  dans  les  chapitres 
consacrés  à  la  raison,  à  la  liberté  et  à  l'évidence  un  effort  visible  pour 
éviter  les  thèses  trop  absolues  qui  présenteraient  ces  trois  faits  de  la 
nature   humaine    comme    impersonnels,  invariables,  indépendants  de 
toute  condition  empirique  ou  subjective.  Dans  la  morale,  notons  une 
discussion  consciencieuse  du  droit  de  propriété.  En  revanche,  le  cha- 
pitre consacré  à  l'État  est  bien  court. 

Malgré  les  critiques  de  détail  que  nous  lui  avons  adressées,  cet  ou- 
vrage sera  consulté  avec  profit  par  les  élèves,  avec  intérêt  par  les 
professeurs. 

E.  B. 


Rudolf  Eucken.  —  Uebér  Bilder  und  Gleichnisse  in  der  Phi- 
losophie (Sur  les  images  et  les  comparaisons  dans  la  philosophie). 
Leipzig,  Veit  et  Comp.,  1880. 

Cet  opuscule  peut  être  considéré  comme  le  complément  du  livre  de 
M.  Rudolt  Eucken  sur  la  Terminologie  philosophique,  dont  nous  avons 
rendu  compte  dans  cette  Revue  (nov.  1879).  S'il  n'a  ni  la  même  étendue 
ni  la  même  importance,  il  n'offre  pas  moins  un  réel  et  vif  intérêt.  Com- 
posé comme  l'ouvrage  principal,  au  point  de  vue  historique  et  critique 
plutôt  que  théorique,  il  doit  fixer  l'attention  de  quiconque  se  préoccupe 
de  la  part  très  grande  qui  revient  au  langage  ou  au  mode  d'expression 
dans  la  marche  et  le  progrès  des  idées  philosophiques.  Dans  l'article 
consacré  au  livre  de  M.  Eucken,  nous  n'avons  pas  craint  d'être  démenti 


(570  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

en  disant  que,  dans  les  diverses  écoles  qui  aujourd'hui  ont  la  préten- 
tion d'avoir  adopté  la  méthode  scientifique,  cette  préoccupation  est  fort 
à  désirer.  La  métaphore  y  fleurit,  et  cela  au  grand  préjudice  de  la  science 
et  de  ses  meilleurs  travaux.  Cette  brochure,  comme  le  livre  dont  elle 
est  la  suite,  vient  donc,  selon  nous,  à  propos  pour  réveiller,  sur  ce 
point,  l'attention  distraite  et  remettre  cette  question  trop  négligée  à 
l'ordre  du  jour.  Les  exemples  tirées  de  l'histoire  qu'elle  met  sous  les 
yeux  montrent  avec  évidence  combien  il  importe,  si  l'on  ne  veut  pas 
faire  fausse  route  et  s'exposer  aux  plus  grossières  erreurs,  non  seule- 
ment de  soumettre  à  un  contrôle  sévère,  les  termes  techniques  dont 
se  sert  le  philosophe  pour  fixer  et  définir  ses  idées,  mais  de  vérifier  la 
valeur  et  mesurer  la  portée  des  images  qu'il  emploie  soit  pour  orner  sa 
diction,  soit  pour  donner  une  clarté  sensible  à  ses  idées  et  les  faire 
entrer  plus  facilement  dans  les  intelligences,  soit  même  pour  suppléer 
à  ce  qui  manque  à  sa  propre  pensée,  la  former  et  la  développer.  A 
notre  grand  regret,  nous  sommes  forcé  de  laisser  de  côté  toute  cette 
partie  historique,  qui  est  fort  instructive  et  très  intéressante.  L'auteur 
s'y  attache  à  mettre  en  relief  le  rapport  qu'offrent  aux  différentes  époques 
et  chez  quelques-uns  des  principaux  penseurs,  Platon,  Aristote,  les 
Stoïciens,  les  Alexandrins,  les  philosophes  modernes,  Descartes,  Leib- 
nitz,  etc.,  le  caractère,  la  tournure  de  leur  esprit,  leurpensée  dominante, 
avec  les  images  et  les  comparaisons  qui  leur  sont  habituelles. 

Nous  aurions  voulu  surtout  consacrer  un  examen  plus  approfondi  et 
plus  sérieux  à  la  question  qui  se  trouve  ici  peut-être  trop  mêlée  à 
l'histoire,  celle  du  rapport  de  l'image  ou  de  la  comparaison  avec  la 
pensée  elle-même,  des  avantages  et  des  dangers  ou  des  inconvénients 
de  ce  mode  d'expression,  des  erreurs  presque  inévitables,  auxquels  il 
entraîne,  des  moyens  de  s'en  préserver  et  des  règles  à  suivre  dans 
son  emploi.  Tout  cela  sans  doute  apparaît  un  peu  disséminé  dans  l'es- 
quisse rapide  de  M.  Eucken,  mais  aurait  besoin  d'être  condensé  et  pré- 
cisé pour  produire  son  effet.  Nous  engageons  l'auteur  à  traiter  cette 
question  in  extenso  et  à  en  faire  l'objet  d'une  thèse  spéciale,  que 
son  érudition  et  son  savoir  historique  joints  à  sa  sagacité  philosophique 
ne  manqueront  pas  de  rendre  aussi  utile  que  pleine  d'intérêt.  En  atten- 
dant, dégageons  de  ce  petit  écrit  quelques-unes  des  pensées  les  plus 
générales  qu'il  renferme  à  ce  sujet  et  qui  en  sont  la  principale  conclu- 
sion : 

1°  L'emploi  des  images  et  des  cumin  raisons  danla  langue  philoso- 
phique est  inévitable.  En  vain  le  penseur  le  plus  sévère  voudrait-il  s'en 
passer,  il  ne  pourrait  se  soustraire  à  cette  nécessité.  Nous  habitons  deux 
mondes  à  la  fois  -,  notre  esprit  même,  lorsqu'il  s'occupe  des  idées  les  plus 
intellectuelles,  ne  peul  se  détacher  des  choses  sensibles.  D'ailleurs 
l'analogie,  qui  est  la  base  des  comparaisons  et  justifie  leur  emploi,  est 
un  procédé  que  les  sciences  elles-mêmes  reconnaissent  pour  légitime 
et  dont  elles  se  servent.  Mais  il  ne  faut  pas  en  être  dupe  et  lui  attribuer 
la  place  qu'il  ne  doit  pas  avoir.  Cette  méthode  est  toujours  indirecte  et 


notices  bibliographiques;  671 

inférieure;  elle  doit  céder  le  pas  à  d'autres  procédés  plus  directs  et  plus 
capables  de  nous  mettre  en  rapport  avec  la  vérité.  La  science  se  meut 
dans  la  sphère  des  idées  abstraites,  et  il  en  est  de  la  philosophie 
comme  de  la  plus  abstraite  des  sciences,  des  mathématiques. 

2°  L'image  et  la  comparaison  sont  toujours  prises,  on  ne  doit  jamais 
l'oublier,  dans  un  ordre  d'idées  différent  de  celui  qu'on  étudie  ou  que 
l'on  considère.  Donc  il  ne  faut  jamais  qu'on  croie  avoir  fait  comprendre 
réellement  un  objet,  sa  nature,  ses  lois,  etc.,  parce  qu'on  aura  surpris 
dans  un  objet  analogue  ou  voisin,  quelque  affinité  avec  lui,  ou  une  res- 
semblance même  réelle  et  profonde.  Ainsi  l'esprit  ne  sera  bien  compris 
que  par  l'esprit;  ses  lois  seront  toujours  les  lois  de  l'esprit.  Touie  méta- 
phore, toute  image  ou  comparaison  tirée  de  la  nature  ou  des  lois  du 
monde  sensible  ne  peut  avoir  la  prétention  d'en  donner  une  idée  exacte 
et  vraie,  de  remplacer  l'analyse  lien  faite  d'un  phénomène  de  l'es- 
prit, par  la  comparaison  avec  un  phénomène  d'ordre  différent.  Toute 
induction,  toute  déduction  qui  s'appuie  sur  la  base  fragile  d'une  de  ces 
comparaisons  est  fausse;  elle  Test  au  moins  en  partie.  A  mesure  que  le 
raisonnement  s'avance,  s'appuyant  sur  elle,  il  s'égare  de  plus  en  plus 
dans  cette  voie,  et  il  peut  conduire  aux  conséquences  les  plus  étranges, 
quelquefois  les  plus  absurdes.  Que  d'exemples  tirés  de  l'histoire  de  la 
philosophie  viennent  confirmer  cette  règle  !  L'opuscule  de  M.  Eucken 
suffirait  pour  le  prouver  de  la  façon  la  plus  évidente. 

3°  Quelle  est  ici  la  règle  la  plus  générale  ?  Car  nous  ne  pouvons  entrer 
dans  le  détail  des  règles  particulières.  La  voici  : 

Les  images  et  les  comparaisons,  comme  les  signes  en  général,  doi- 
vent être  au  service  de  la  pensée,  non  la  pensée  au  service  des  images 
et  des  figures.  Cette  règle  si  simple,  si  évidente  qu'elle  semble  banale, 
combien  de  fois  elle  est  enfreinte,  même  par  les  plus  grands  penseurs  ! 
Combien  il  serait  facile  de  montrer  que  souvent  eux-mêmes  sont  escla- 
ves non  seulement  des  mots  dont  ils  se  servent ,  mais  des  figures  et 
des  comparaisons  auxquelles  ils  ont  recours,  je  ne  dis  pas  pour  parer 
ni  pour  faire  comprendre,  mais  pour  former  leurs  idées  et  leur  donner 
un  corps,  puis  ensuite  pour  établir,  constituer  et  édifier  leurs  doc- 
trines! On  a  dit,  de  la  mythologie,  qu'elle  s'explique  par  un  abus  de 
langage  (Max  Mùller).  Mais  la  philosophie,  qui  n'a  rien  à  voir  avec  les 
mythes  si  ce  n'est  pour  les  expliquer,  ne  s'est-elle  pas  elle-même 
créé  une  autre  mythologie  et  fabriqué,  dans  sa  langue,  d'autres  idoles? 
Qu'on  examine  l'histoire  de  la  philosophie  à  ce  point  de  vue,  comme 
fait  M.  Eucken,  surtout  à  la  fin  de  son  travail,  on  verra  combien  les 
questions  les  plus  graves  ont  été  souvent  tranchées  par  des  méta- 
phores et  des  comparaisons  qui  se  sont  perpétuées  pendant  des  siècles 
et  dont  le  règne  aujourd'hui  est  loin  d'être  fini.  La  critique  contempo- 
raine, qui  souvent  s'égare  sur  des  sujets  je  ne  dis  pas  futiles,  mais  d'une 
médiocre  ou  moindre  importance,  devrait  bien  donner  à  celui-ci  une 
attention  plus  sérieuse.  Pour  finir  comme  nous  avons  commencé,  nous 
engageons    chaque  école   et   dans  chaque  école  chaque  penseur  à  y 


(J7-2  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

réfléchir.  Il  ne  nous  appartient  de  faire  la  leçon  à  personne;  mais  nous 
sommes  persuadé  que,  si  cet  examen  de  conscience  était  fait  et  bien 
fait,  l'école  positiviste  elle-même  avouerait  qu'elle  n'est  pas  sans  péché. 
Il  va  sans  dire  que  nous  ne  justifions  pas  les  autres  écoles;  mais,  au- 
tant que  les  autres,  elle  aurait  bien  des  fautes  à  confesser  contre  la 
règle  qui  a  été  posée  plus  haut.  Nous  croyons  savoir  que  M.  Eucken  à 
entrepris  un  travail  tout  spécial  sur  ce  sujet.  Nous  l'engageons  vive- 
ment a  l'exécuter  et  à  le  publier.  Il  aura  rendu  un  nouveau  service  à  la 
philosophie  contemporaine. 

Ch.  Benard. 


Gustav  Teichmûller.  —  Ueber  die  Reihenfolge  der  Platonis- 
chen  Dialoge.  Leipzig,  Kohler.  1879  (23  pages  in-12). 

La  Revue  a  mentionné  déjà  (mai  1880,  p.  591)  l'important  opuscule 
de  Teichmiiller  sur  l'ordre  de  succession  des  dialogues  platoniciens. 
Nous  signalerons  aujourd'hui,  sous  le  même  titre,  dans  les  Gœttin- 
gische  Gelehrte  Anzeigen  (s.  /j2,  octobre  1879),  une  intéressante  ré- 
ponse de  l'illustre  érudit  aux  observations  formulées  sur  son  travail 
par  M.  Th.-H.  Martin  dans  la  Revue  critique  du  13  septembre  1879. 
Teichmûller  y  affirme  qu'il  est  parfaitement  d'accord  avec  notre  savant 
compatriote  sur  ce  point  qu'il  ne  s'agit  en  aucune  façon  d'appliquer  pu- 
rement et  simplement  le  critérium  à  tirer  du  passage  du  Thèè- 
lète  (143  c).  Après  avoir  réfuté  quelques  critiques  de  détail,  il  précise 
d'ailleurs  son  opinion. 

Il  établit  qu'il  y  a  lieu  de  négliger  les  questions  de  forme  (diégéma- 
tique  ou  dramatique),  en  dehors  de  ce  qui  concerne  les  discussions 
proprement  dialectique?,  mais  il  maintient  que,  pour  celles-ci,  les  ré- 
ponses à  la  troisième  personne,  par  exemple  (cuveçpY]  -/j  oty  (fyxoAoyei), 
indiquent  une  prtmière  manière  antérieure  au  Tliéétète,  de  même  que 
la  forme  purement  dramatique  prouve  la  postériorité  du  dialogue. 

Sentant  d'ailleurs  le  besoin  d'expliquer  cette  habitude  contractée  par 
Platon  de  se  servir  de  la  forme  diégématique  pour  l'exposition  dialec- 
tique, Teichmûller  propose  une  ingénieuse  et  séduisante  hypothèse.  Il 
admet  que,  dans  la  dernière  partie  de  sa  vie,  celle  où  Platon  l'a  connu, 
Socrate  exposait  sa  doctrine,  non  pas  en  discutant  effectivement  avec 
ses  disciples,  mais,  ce  qui  était  beaucoup  plus  instructif  pour  eux,  en 
leur  racontant  des  discussions  anciennes  auxquelles  il  avait  pris  part 
et  qu'il  devait  au  reste,  en  thèse  générale,  avoir  remaniées  ou  refaites 
après  coup  dans  sa  tête.  Ces  récits  étaient,  d'après  les  indications  four- 
nies par  Platon,  rédigées  par  les  élèves,  et  constituaient  le  cours  du 
maître.  On  s'explique  dès  lors  tout  naturellement  que  l'auteur  du 
Phèdon,  commençant,  soit  à  publier  ces  caliiers  socratiques  au  milieu 


NOTICES   BIBLIOGRAPHIQUES  073 

de  cadres  de  son  invention,  soit  à  composer  lui-même  des  discussions 
dialectiques,  ne  se  soit  pas  tout  d'abord  écarté  de  la  forme  qui  lui 
était  familière.  Mais  à  la  longue,  comme  il  le  fait  connaître  dans  le 
Tkèètète,  il  s'est  fatigué  de  l'incommode  lourdeur  de  cette  forme  et 
s'en  est  affranchi  peut-être  au  moment  où  il  se  décidait,  d'un  autre 
côté,  à  montrer  de  même  plus  d'indépendance  quant  au  fond. 

T. 


Dr  J.-S.  Bloch.  Quellen  un  Parallelen  zu  Lessing's  «  Nathan  », 
Vortrag  am  31  Janner  1880  im  Saale  der  Handels-Akademie  zu  Prag 
gehalten.  Wien,  1880,  chez  Goltlieb. 

On  connaît  les  discussions  religieuses  de  Lessing  avec  le  pasteur 
Goetze.  Son  Nathan  est  sorti  de  là  :  c'est  comme  l'évangile,  M.  Bloch 
dit  le  Cantique  des  cantiques  de  la  tolérance  religieuse.  Cette  pièce 
célèbre  a  provoqué  une  foule  d'interprétations.  Celle  «le  Lûntzer  n'a 
pas  moins  de  265  pages,  et  au  chapitre  Ie1'  il  rappelle  et  résume  tous  les 
divers  jugements  dont  l'œuvre  de  Lessing  a  été  l'objet.  M.  Bloch  prend 
pour  thème  de  sa  brochure  la  réponse  de  Nathan  à  Saladin,  lui  deman- 
dant quelle  est  la  meilleure  des  religions  :  «  Je  suis  Juif!  »  Il  établit, 
preuves  en  main,  par  des  citations  de  la  Bible  et  des  talmudistes,  que 
tout  dans  la  conduite  du  héros  de  la  pièce  est  en  parfaite  conformité 
avec  le  caractère  particulier  du  judaïsme;  qu'il  peut  sans  crainte,  mal- 
gré le  défi  de  Kuno  Fischer,  affronter  l'examen  de  la  synagogue  ortho- 
doxe. La  religion  juive,  telle  que  M.  Bloch  nous  la  représente,  est  la 
religion  la  plus  tolérante;  jamais  même  les  Juifs  n'auraient  rêvé  un 
Dieu  national  (p.  57).  Nous  lui  demanderons  pourtant  comment  ces 
assertions  se  concilient  avec  leurs  guerres  d'extermination  contre 
tous  les  peuples  idolâtres  de  leur  entourage.  Quoi  qu'il  en  soit,  après 
avoir  étudié  la  conférence  de  M.  le  rabbin  de  Prague,  car  ces  quatre- 
vingts  pages  sont  une  conférence  fort  bien  écrite,  nous  avons  relu 
Nathan  lui-même  et  nous  avouons  qu'il  s'est  éclairé,  grà-ce  à  M.  Bloch, 
d'une  lumière  nouvelle.  Puisse  son  petit  livre,  en  même  temps  qu'il 
contribue  à  l'intelligence  d'une  œuvre  remarquable ,  contribuer  à 
écarter  les  sentiments  de  haine  qui  trop  souvent  divisent  les  religions, 
toutes  sorties  d'un  même  besoin,  d'une  aspiration  unique! 

H.    HlUT. 


G.  Sergi.  Le  uottrink  uorali  in  relazione  alla  healta 
considerazioni  storiche.  78  p.  in-8.  Tipographia  di  G.  Cenerelli. 
Bologna,  1880. 

Il  n'est  pas  possible  de  nier  aujourd'hui  l'intime  connexion  qui  existe 
entre  la  science  et  la  vie,  surtout  pour  ce  qui  concerne  les  actes  hu- 


674  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

mains  soumis  à  la  juridiction  morale.  Le  principe  suprême  de  la  mo- 
rale ,  celui  à  qui  sont  subordonnés  les  principes  particuliers,  devrait, 
paraît-il,  jaillir  de  la  réalité  même,  pour  être  vrai  et  solide,  et  pour  que 
ce  ne  soit  pas  un  lien  extérieur  qui  rattache  l'activité  humaine  dans  ses 
formes  variées  au  principe  qui  se  manifeste  comme  loi. 

Mais,  si  tous  les  philosophes  ont  plus  ou  moins  reconnu  la  connexion 
entre  la  morale  comme  science  et  la  conduite  morale  comme  fait,  d'où 
vient  que  les  opinions  sur  le  principe  suprême  soient  si  différentes  ? 
C'est  qu'il  y  a  une  intime  connexion  entre  la  science  théorique  et  la 
science  pratique,  et  que  des  diverses  interprétations  de  la  réalité  sont 
nées  les  diverses  conceptions  du  principe  moral,  placé  à  la  base  de  13 
science  de  l'activité  humaine. 

Voilà  l'idée  principale  de  la  brochure  de  M.  Sergi.  L'auteur,  après 
l'avoir  exposée,  examine  la  façon  dont  les  diverses  écoles  se  sont  appro- 
chées du  but  et  ont  rattaché  la  morale  à  la  réalité,  et  jusqu'à  quel  point 
elles  ont  su  trouver  dans  cette  réalité  le  principe  de  la  morale.  D'après 
lui,  les  philosophes  qui  plus  que  les  autres  ont  su  tenir  compte  de 
la  réalité  sont  les  philosophes  anglais  de  l'école  utilitaire,  dont  les  doc- 
trines ont  effectué  une  importante  évolution  de  Bentham  à  Spencer. 
Les  trois  grandes  figures  qui  représentent  trois  phases  de  la  morale 
utilitaire  sont  Bentham,  Stuart  Mill  et  Spencer  ;  ils  développent  succes- 
sivement la  doctrine  qui  commence  par  l'exclusivisme  et  finit  par  la 
conciliation,  débute  par  l'égoïsme  pur  et  se  développe  dans  l'altruisme, 
s'appuie  d'abord  sur  l'induction  et  devient  déductive,  se  fonde  sur  l'em- 
pirisme et  aspire  à  l'idéal,  idéal  qui,  pour  elle,  n'est  ni  une  abstraction 
ni  un  principe  à  priori.  M.  Sergi  examine  les  théories  de  Bentham  et 
de  Mill  ;  il  passe  ensuite  à  la  doctrine  de  Spencer,  qu'il  expose  plus  lon- 
guement. C'est  celle  qu'il  préfère.  «  La  doctrine  morale  de  Spencer  est 
la  plus  développée  et  la  plus  complète  parmi  celles  de  l'école  utilitaire; 
elle  exprime  la  dernière  évolution,  au  moment  actuel,  de  la  doctrine  qui 
se  fonde  sur  l'expérience;  entre  toutes  les  doctrines  passées  et  pré- 
sentes, c'est  celle  qui  a  le  plus  de  connexions  avec  la  réalité,  telle  que 
nous  la  font  connaître  les  sciences  actuelles,  principalement  la  biologie. 
Comme  on  l'a  vu  par  l'exposition  de  la  doctrine,  le  principe  qui  fait  la 
base  de  la  moralité  est  déduit  des  lois  nécessaires  de  l'expérience,  et 
tous  les  principes  relatifs  et  inférieurs  ont  leur  racine  primitive  dans  la 
biologie,  et,  plus  loin  encore,  dans  les  lois  physiques.  »  Sans  doute  on 
pourra  faire  des  modifications  aux  théories  évolutionnistes,  mais  «  le 
principe  général  me  semble  solidement  posé  et  inexpugnable.  » 

M.  Sergi  admet,  et  cela  découle  bien  de  son  système,  l'efficacité  pra- 
tique de  la  morale  évolutionniste ,  qui  pourra  contribuer  à  établir 
l'équilibre  social  et  à  satisfaire  les  tendances  individuelles  et  collec- 
tives. 

Fr.  P. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  675 

Enrique  José  Varona.  -  La  evolucion  psicologica.  —  La 
metafisica  en  la  Universidad  DE  la  Habana.  1879-1880.  Habana, 
impr.  de  Soler  et  C"\ 

La  lecture  de  ces  deux  intéressantes  brochures  rappelle  deux 
noms  qui  ne  sont  pas  inconnus  aux  lecteurs  de  cette  Reuue,  ceux  de 
Sylvio  Romero  et  de  Tobias  Barreto.  Le  rapprochement  est  tout  naturel 
entre  l'écrivain  havanais  et  les  deux  écrivains  brésiliens  :  comme  eux, 
il  est  de  race  latine;  comme  eux,  il  est  poète,  critique,  philologue; 
comme  eux,  philosophe,  et  un  philosophe  qui  sait  écrire. 

La  première  de  ces  dissertations  a  pour  but  d'éclairer  les  compa- 
triotes de  Varona  sur  les  origines  de  notre  espèce.  Il  demande  la 
solution  du  problème  à  la  théorie  de  l'évolution,  qu'il  donne  pour  ce 
qu'elle  est  aux  yeux  de  ses  plus  illustres  interprètes,  c'est-à-dire  une 
induction  provisoire,  une  hypothèse  des  mieux  fondées.  Or  que  lui  dit 
révolution  sur  l'apparition  et  les  manifestations  de  l'activité  psychique 
dans  la  nature?  Que  cette  activité  est  un  degré  supérieur  de  coordina- 
tion interne,  à  laquelle  répond  un  système  plus  développé  de  relations 
interno-externes,  Pour  un  organisme,  progresser,  c'est  se  relationner; 
la  loi  du  progrès,  dans  les  êtres  vivants,  est  de  s'accroître,  de  s'étendre 
et  de  compliquer  leurs  relations  avec  tout  ce  qui  n'est  pas  eux.  Ainsi 
l'être  le  plus  élevé  dans  la  série  zoologique  sera  celui  qui  est  arrivé 
au  plus  haut  point  de  relationalité,  qui  possède  les  organes  les  plus 
parfaits  et  les  plus  exercés,  les  fonctions  les  plus  nombreuses  et  les 
mieux  coordonnées  pour  le  placer  en  communication  avec  un  plus 
grand  nombre  d'objets.  Cet  être  favorisé,  ce  parvenu,  sur  terre,  c'est 
Thomme;  et  son  plus  proche  parent,  sinon  son  ancêtre,  c'est  le  singe. 

L'auteur  montre,  en  s'inspirant  des  travaux  les  plus  récents,  les 
liens  d'affinité  qui  existent  entre  le  singe  anthropomorphe  et  l'homme  : 
moelle  épinière,  moelle  allongée,  encéphale,  cervelet,  couches  op- 
tiques ,  corps  striés  ,  hémisphères  cérébraux  ,  tout  cela  ,  nous  le 
rencontrons  dans  l'un  et  dans  l'autre;  en  ce  qui  concerne  la  struc- 
ture du  système  nerveux,  la  ressemblance  est  donc  à  peu  près 
complète.  Mais  il  suffit  de  fixer  son  attention  sur  les  hémisphères 
cérébraux,  pour  constater  chez  l'homme  un  progrès  de  la  plus  grande 
importance  :  le  développement  des  lobes  frontaux,  centres  modérateurs 
qui  interviennent  dans  l'idéation  motrice,  pour  donner  lieu  à  l'examen 
des  motifs,  et  qui  projettent  sur  l'idéation  sensitive  la  puissante 
lumière  de  l'attention,  pour  donner  lieu  à  tout  le  processus  réflectif. 
Ces  lobes  sont  la  grande  acquisition  morphologique  de  l'encéphale 
humain,  et,  psychologiquement,  la  base  et  le  fondement  de  notre 
supériorité  intellectuelle  et  morale. 

Quant  au  côté  subjectif  de  la  question,  l'auteur  accorde  aux  animaux 
supérieurs  tous  les  pouvoirs  émotionnels,  intellectuels,  volitionnels 
de  l'homme,  et  même  une  volition  dirigée  par  la  conscience  morale. 
Ici,  la  différence  essentielle  n'est,  d'après  lui  comme  d'après  M.   Ro- 


676  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

mânes,  que  dans  le  degré  d'abstraction.  «  L'animal,  dit-il,  peut 
acquérir  la  notion  d'aliment,  la  notion  de  danger,  la  notion  de  défense 
et  d'abri,  et  toutes  celles  qui  rentrent  dans  la  gamme  sensationnelle; 
mais  il  ne  peut  associer  la  notion  à  un  signe,  c'est-à-dire,  il  ne  peut 
la  porter  au  dernier  degré  d'élimination,  la  dépouillant  de  ce  qui 
entraîne  une  idée  de  différence  ;  il  ne  peut  fixer  ce  caractère  si  impor- 
tant de  cette  idée,  pour  l'évoquer  et  s'en  servir  chaque  fois  qu'il  lui 
sera  nécessaire;  il  est  incapable  d'associer  des  signes,  et  beaucoup 
moins  peut-il  arriver  à  posséder  des  signes  de  signes  ;  en  un  mot,  il  ne 
possède  pas,  il  ne  peut  posséder  le  langage,  j  Pour  mieux  dire,  nous 
n'en  savons  rien;  et,  quant  au  degré  d'abstraction  et  d'élocution  dont 
l'animal  est  actuellement  capable,  il  me  paraît  plus  sage  de  supposer 
que  la  différence  entre  nous  et  lui  est  quantitative,  et  en  aucune 
manière  qualitative. 

M.  Varona  ne  se  contente  pas  de  vulgariser  cette  savante  hypothèse 
de  l'évolution,  qui  nous  explique  déjà  ce  qu'aucune  autre  théorie 
n'expliquera;  il  fait  aussi  la  guerre  aux  doctrines  opposées,  avec  une 
ardeur  qui  n'exclut  pas  la  modération  :  nous  en  voyons  la  preuve  dans 
la  Metafisica,  réponse  à  un  discours  prononcé  par  le  docteur  Martinez 
d'Escobar  à  l'ouverture  du  cours  académique  de  la  Havane. 

Ce  docteur  Martinez  d'Escobar  professe  la  métaphysique  la  plus  radi- 
cale. Pour  lui,  la  notion  de  l'absolu  est  le  fondement  de  la  science,  et 
toutes  les  sciences  ne  sont  que  les  applications  particulières  de  cette 
notion  ;  elles  s'immergent  toutes  dans  la  science  première,  la  méta- 
physique. M.  Varona  démontre  rigoureusement  que  le  savant  profes- 
seur se  trompe,  et  sur  la  nature  de  l'absolu,   et  sur  son  existence. 

Cette  notion  fondamentale,  à  la  lumière  de  laquelle  se  dissipent  toutes 
les  autres,  ne  devrait-elle  pas  être  d'une  évidence  et  d'une  universalité 
telles  que  sur  elle  nous  pussions  établir,  par  une  chaîne  de  syllo- 
gismes très  simples,  jusqu'au  plus  obscur  de  la  relativité  dans  laquelle 
nous  nous  mouvons?  Ne  devrait-elle  pas  se  trouver  dans  toutes  les 
intelligences?  Or  il  n'y  a  pas  deux  théories  métaphysiques  qui  com- 
prennent et  définissent  l'absolu  de  la  même  manière.  Pas  d'école 
métaphysique  qui,  en  voulant  expliquer  l'absolu,  n'appuie  en  quelque 
façon  ses  explications  sur  le  relatif.  A  cela  rien  d'étonnant  :  toutes  les 
notions  dites  rationnelles  sont  essentiellement  relatives,  elles  impli- 
quent une  complexité  de  relations  dont  aucune  subtilité  métaphysique 
ne  peut  les  déposséder  sans  les  anéantir. 

Mais  voici  un  autre  côté  de  la  question,  et  non  le  moins  important  : 
celte  notion  première  a-t-elle  un  objet,  l'absolu  est-il?  La  simple  union 
de  ces  deux  termes,  dit  M.  Varona,  forme  une  contradiction.  Dire 
existence,  c'est  dire  une  détermination  quelconque  d'une  chose  par 
rapport  à  une  autre.  Il  n'est  pas  possible  de  concevoir  l'existence 
pure.  La  distinction,  l'opposition  entre  l'absolu  et  le  relatif,  n'est  donc 
qu'un  jeu  de  mots  extraphilosophique.  Il  ne  peut  y  avoir  d'opposition 
entre  un  terme  dont  le  contenu  est  très  précis  et  un  autre  terme  dont 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  677 

le  contenu  est  égal  à  zéro.  Supprimez  la  relation,  il  ne  reste  rien. 
Voilà  qui  est  péremptoire. 

Après  avoir  démoli  les  hypothèses  dogmatiques  du  docteur  Martinez 
d'Escobar,  M.  Varona  croit  devoir  lui  reprocher  ses  excursions  aven- 
tureuses dans  le  domaine  de  la  critique  philosophique,  et  notamment 
son  injuste  appréciation  du  positivisme,  dont  le  principal  grief  serait 
qu'il  n'a  pas  été  inventé  par  Auguste  Comte.  M.  Varona  juge  ensuite 
avec  une  sévérité  plus  grande  encore  la  critique  des  systèmes  empi- 
riques de  morale  essayée  par  le  docteur  Martinez.  Il  conclut  en  se 
demandant  de  quelle  utilité  peut  être  pour  les  élèves  de  l'Université 
de  Havane  l'enseignement  de  cette  philosophie  surannée  et  de  cette 
critique  à  l'avenant.  <  Tout  cela,  dit-il,  comme  construction  verbale, 
est  peut-être  harmonieux  et  beau;  devant  l'analyse  qui  s'appuie  sur 
les  faits  et  se  réclame  de  la  vérité  logique,  c'est  une  œuvre  glissante, 
fondée  sur  le  vide  d'une  dialectique  spécieuse.  L'étude  des  faits,  et 
cette  étude  seulement,  peut  faire  avancer  notre  jeunesse  hardie  dans 
ses  voies  encore  obscures.  » 

La  philosophie  expérimentale  a  donc  déjà  des  champions  résolus 
parmi  ces  races  créoles  issues  de  notre  sang  et  relevant  de  notre 
civilisation.  Encourageons  leurs  généreux  efforts,  et  tendons-leur  une 
main  amie  par-delà  l'Océan. 

Bernard  Perez. 


REVUE   DES  PÉRIODIQUES 


BRAIN  :  A  JOURNAL  OF  NEUROLOGY. 
N°s  3,  6,  7  (1878-79). 

Hughlings  Jackson  :  On  affections  of  speech  from  disease  of  the 
Brain  (Les  affections  du  langage  dans  les  maladies  du  cerveau). 

Il  est  difficile  d'analyser  les  analyses  psychologiques  si  subtiles  et 
si  délicates  que  M.  Hughlings  Jackson  a  exposées  dans  trois  longs  ar- 
ticles du  Brain.  Il  faudrait  reproduire  ce  travail  en  entier.  Je  me  bor- 
nerai à  en  indiquer  les  divisions  principales  et  les  idées  maîtresses, 
tout  en  prévenant  le  lecteur  qu'il  devra  recourir  à  l'original ,  sûr  qu'il 
y  trouvera  des  aperçus  nouveaux  et  des  idées  suggestives. 

Le  principe  général  auquel  M.  Jackson  revient  constamment  et  sous 
différentes  formes,  c'est  que  les  affections  du  langage,  comme  les  pa- 
ralysies, les  convulsions,  sont  soumises  à  la  loi  de  dissolution,  op- 
posée à  la  loi  d'évolution  telle  que  l'entend  M.  Herbert  Spencer.  Les 
exceptions  ne  sont  qu'apparentes. 

Les  affections  du  langage  ne  comprennent  point  les  troubles  de  l'ar- 
ticulation  ou  de  la  vocalisation,  qui  tiennent  aux  maladies  de  la  langue 
ou  du  larynx,  ou  aux  maladies  des  nerfs  et  des  centres  nerveux  infé- 
rieurs qui  président  aux  mouvements  de  ces  organes. 

Un  individu  peut  avoir  perdu  le  pouvoir  de  parler  sans  que  véri- 
tablement il  ait  perdu  le  langage.  Parler,  ce  n'est  pas  simplement 
exprimer  des  mots,  c'est  propositionner,  et  la  perte  du  langage,  c'est 
la  perte  du  pouvoir  de  propositionner,  non  seulement  à  haute  voix, 
mais  mentalement.  C'est  à  ce  point  de  vue  seulement,  c'est-à-dire  au 
point  de  vue  du  pouvoir  de  propositionner,  que  M.  H.  Jackson  étudie 
les  affections  du  langage. 

Il  distingue  trois  degrés  :  1°  troubles  du  langage  :  le  malade  a  son 
vocabulaire  complet,  mais  il  fait  des  erreurs  de  mots  ;  il  dit  «  orange  » 
pour  «  oignon  »,  «  chair  »  pour  «  table  »  etc.  ;  2°  perte  du  langage  :  le 
malade  est  en  fait  sans  langage  et  la  pantomime  est  altérée  ;  3°  perte 
des  signes  :  outre  le  langage,  le  malade  a  perdu  la  pantomime,  et  le 
langage  émotionnel  est  profondément  intéressé. 

M.   II.  Jackson  étudie  surtout  les  cas  représentés  par  le  second 


PÉRIODIQUES.  —  Bmin  :  A  Journal  0/  neurology.      679 

degré,  ceux  qu'on  désigne   ordinairement  sous  le  nom  d'aphasie;  et 
c'est  seulement  cette  partie  de  son  travail  que  nous  analyserons. 

La  condition  de  l'aphasique  est  à  la  fois  positive  et  négative. 

1°  Condition  négative.  —  A.  L'aphasique  ne  parle  pas.  Cependant  il 
peut  dire  quelques  mots  ou  quelques  phrases  (voy.  plus  loin  Condition 
positive). 

B.  L'aphasique  n'écrit  pas  (agraphie),  ce  qui  se  comprend,  vu  qu'il 
ne  peut  propositionner  même  mentalement.  Un  malade  qui  ne  parle 
pas,  mais  qui  peut  écrire,  n'est  pas  un  véritable  aphasique.  Au  contraire, 
l'aphasique  peut  copier,  écrire  de  la  musique. 

G.  Dans  la  plupart  des  cas,  le  malade  ne  peut  lire,  non  seulement  à 
haute  voix,  mais  même  mentalement. 

D.  Son  pouvoir  de  faire  des  pantomimes  est  altéré.  Il  faut  distinguer 
la  pantomime  de  la  gesticulation.  Lever  les  bras  pour  dire  c  plus  haut  ». 
c'est  une  pantomime  qui  diffère  du  geste  de  surprise  qui  nous  fait  lever 
les  bras. 

2<>  Condition  positive.  —  A.  Le  malade  comprend  ce  qu'on  lui  dit  et 
qu'on  lui  lit,  et  il  se  rappelle  ce  qu'on  lui  a  lu.  C'est  là  un  point  im- 
portant, car  il  prouve  qu'il  n'a  pas  perdu  les  mots,  bien  qu'il  soit  apha- 
sique. C'est  que  les  mots  sont  en  double  :  le  cerveau  gauche  corres- 
pond aux  mots  qui  nous  servent  à  parler,  et  le  cerveau  droit  aux  mots 
qui  nous  servent  à  comprendre.  Nous  reviendrons  du  reste  sur  ce 
point. 

B.  Les  organes  de  l'articulation  fonctionnent  normalement;  le  ma- 
lade peut  mouvoir  la  langue,  manger,  boire,  avaler,  etc. 

G.  Les  organes  vocaux  sont  sains  ;  le  malade  peut  chanter. 

D.  Le  langage  émotionnel  paraît  conservé.  Le  patient  sourit,  pleure, 
fronce  les  sourcils,  fait  varier  le  ton  de  sa  voix  suivant  qu'il  est  vexé 
ou  réjoui,  etc. 

E.  Enfin,  le  malade  a  conservé  certaines  expressions  qui  reviennent 
continuellement,  et  d'autres  expressions  qui  ne  reviennent  que  d'une 
façon  accidentelle.  M.  Jackson  leur  a  consacré  tout  un  paragraphe,  et 
nous  les  examinerons  plus  loin. 

Quelle  est  la  condition  du  malade  en  ce  qui  concerne  les  images 
symbolisées  par  les  mots? 

<  Les  mots  sont  en  eux-mêmes  sans  signification,  ce  ne  sont  que  les 
symboles  des  choses  ou  des  1  images  »  des  choses.  On  peut  dire 
qu'ils  ont  «  derrière  eux  »  une  signification.  Une  proposition  symbo- 
lise un  rapport  particulier  de  quelques  images.  »  Eh  bien,  l'aphasique 
a  conservé  les  images  symbolisées  par  les  mots.  Il  indique  un  objet 
qu'il  connaissait  avant  sa  maladie  quand  nous  en  prononçons  le  nom  ; 
il  peut  continuer  de  jouer  aux  cartes,  aux  dominos;  il  reconnaît  l'écri- 
ture, bien  qu'il  ne  puisse  lire  les  mots  écrits  ;  il  distingue  la  poésie  de 
la  prose,  etc.  S'il  ne  peut  lire,  ce  n'est  pas  qu'il  ait  perdu  la  perception 
ou  la  reconnaissance  des  lettres,  c'est  qu'il  a  perdu  le  langage,  t  Les 
mots  écrits  ou  imprimés  cessent  d'être  les  symboles  des  mots  em- 


680  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

ployés  dans  le  langage,  parce  que  ces  mots  n'existent  plus  pour  être 
symbolisés  ;  les  mots  écrits  ou  imprimés  restent  comme  les  symboles 
de  rien,  comme  des  dessins  simplement  bizarres.  »  Il  reconnaît  son 
chemin,  ce  qui  exige  une  préconception,  c'est-à-dire  des  «  proposi- 
tions d'images  »  des  rues,  etc. 

L'aphasique  peut-il  penser  sans  mots?  i  Pour  la  perception  (la  re- 
connaissance ou  l'idée)  des  choses,  au  moins  dans  les  cas  simples,  le 
langage  n'est  pas  nécessaire,  car  cette  sorte  de  pensée  reste  à  l'apha- 
sique. Les  mots  sont  nécessaires  pour  penser,  au  moins  la  plupart  du 
temps,  mais  l'aphasique  n'est  pas  privé  de  mots  ;  des  mots  restent  au- 
tomatiquement et  inconsciemment  à  son  service.  » 

La  division  en  langage  interne  et  externe  ne  correspond  point  à  celle 
que  l'on  doit  faire  entre  le  double  service  des  mots.  Il  n'y  a  qu'une 
différence  de  degré  entre  le  langage  interne  et  externe  (le  langage  mental 
ou  à  haute  voix),  et  cette  différence  est  insignifiante  en  comparaison 
de  celle  qui  existe  entre  la  reproduction  inconsciente  ou  subconsciente 
et  automatique  des  mots,  et  la  reproduction  consécutive  consciente  et 
volontaire  des  mots.  C'est  cette  dernière  période  qui  constitue  le  lan- 
gage interne  ou  externe. 

Si  nous  examinons  plus  attentivement  la  dualité  du  processus  de  la 
rerbalisation  dont  la  seconde  «  moitié  »  est  le  langage,  nous  voyons 
qu'il  existe  également  une  dualité  dans  la  reviviscence  des  images 
symbolisées,  et  que  la  perception  est  la  terminaison  d'un  processus 
qui  commence  par  la  reviviscence  inconsciente  ou  subconsciente  des 
images  qui  sont  en  face  des  «  images-symboles  ».  M.  Hughlings-Jackson 
«  suppose  que  ces  «  images-symboles  »  constituent  ce  qui  paraît  être 
une  t  notion  générale  »  ou  «  une  idée  abstraite  ».  Si  leur  particularité 
n  apparaît  pas  ,  c'est  parce  qu'elles  sont  inconscientes  ou  subcon- 
scientes :  elles  ont  d'abord  servi  comme  images  de  choses  particulières  ; 
elles  représentent  finalement  les  images-symboles  d'une  classe  d'images 
de  choses  aussi  bien  que  les  images  des  choses  particulières.  > 
(P.  326,  t.  I.) 

Il  suppose  également  que  l'hémisphère  droit  préside  à  l'élaboration 
inconsciente  et  automatique  des  mots,  tandis  que  l'hémisphère  gauche 
préside  au  langage  proprement  dit.  Pourtant  la  division  n'est  pas 
absolue,  car  le  langage  est  encore  possible  dans  de  certaines  limites 
lorsque  l'hémisphère  gauche  a  été  détruit  ;  et,  quand  les  lésions  por- 
tent sur  l'hémisphère  droit,  le  malade  n'a  pas  perdu  cet  usage  automa- 
tique des  mots  qui  nous  permet  de  comprendre  le  langage.  «  Mais  la 
chose  importante,  c'est  de  montrer  que  la  mentation  (terme  emprunté 
à  Metcalh-Johnson)  est  un  processus  double,  et  non  qu'une  moitié  du 
cerveau  est  «  automatique  »  et  l'autre  «  volontaire  ». 

Mais  revenons  à  la  condition  positive  des  aphasiques,  en  laissant 
de  côté  l'aphasie  hystérique  ou  émotionnelle,  qui  n'est  nullement  de 
l'aphasie,  et  examinons  les  expressions  dont  ils  se  servent  soit  conti- 
nuellement soit  accidentellement. 


PÉRIODIQUES.  —  Brain  :  .1  Journ  il  o\  neurology.       681 

1°  Expressions  qui  reviennent  continuellement.  —  Immédiatement 
après  l'attaque,  les  aphasiques  peuvenl  n'avoir  aucune  forme  de  I  i  •• 
gage  à  leur  service  ;  mais,  au  bout  de  quelques  jours,  ils  peuvent  pro- 
noncer des  mots,  des  phrases  qui  constituent  un  fonds  qui  leur  servira 
à  tout  propos. 

M.  H.  Jackson  divise  ces  expressions  en  quatre  groupes  : 

1°  C'est  parfois  un  jargon.  Exemple  :   t  Jabby,  me,  me  eonnuittirny, 
pitty  my,    lor,  deab.   »  Ces  expressions   n'ont  aucune  valeur  com 
proposition. 

2°  Parfois  c'est  un  mot  qui  est  conservé  :  «  homme  »,  «  nu  »,  <s  véné- 
rable ».  Chez  un  individu  sain,  un  mot  peut  représenter  une  propositio  i 
Si  l'on  demande  par  exemple  à  une  personne  combien  elle  veut  acheter 
d'oranges  et  si  elle  répond  :  «  une  »,  elle  fait  une  proposition.  C 
l'aphasique,  ces  mots  n'ont  pas  plus  de  valeur  qu'un  jargon. 

3°  L'expression  qui  revient  toujours  est  parfois  une  phrase.  Ex. 
«  venez  »,  «  venez  à  moi  »,  «  oh!  mon  Dieu!  »,  «  oui,  mais  vous  savez 

4°  Enfin  il  n'est  pas  rare  que  la  seule  expression  qu'ait  conservé?  le 
malade  soit  «  oui  »  ou  «  non  ».  Le  plus  souvent,  ces  mots  n'ont  aucune 
signification.  L'aphasique  dit  «  oui  »  quand  il  veut  dire  «  non  »  et  in- 
versement. Dans  quelques  cas,  les  malades  peuvent  dire  «  oui  »  on 
«  non  »  pour  répondre  à  une  question,  mais  ils  ne  peuvent  répéter 
mots  («  oui  »  ou  «  non  »)  en  dehors  d'une  question  qui  provoque  une 
affirmation  ou  une  négation.  Dans  d'autres  cas  enfin,  «  oui  »  et  «  non 
peuvent  représenter  une  proposition  et  le  malade  peut  les  répéter  vo- 
lontairement. 

Ces  derniers  cas  sont  de  la  plus  haute  importance.  L'individu  a  perdu 
tout  langage,  excepté  ses  deux  propositions  les  plus  générales  et  les 
plus  automatiques.  C'est  un  fait  qui  est  d'accord  avec  le  principe  de 
dissolution.  En  est-il  de  même  pour  les  autres  expressions?  On  pour- 
rait supposer  qu'elles  sont  une  exception  à  ce  principe;  nous  verrons 
qu'il  n'en  est  rien, 

2°  Expressions  accidentelles.  —  Ces  expressions  se  divisent  en  tro  s 

groupes  : 

A.  Elles  ne  représentent  aucun  langage  ; 

B.  Elles  correspondent  à  un  langage  inférieur  ; 

C.  Elles  sont  véritablement  un  langage. 

A.  Sous  l'influence  d'une  excitation,  l'aphasique  peut  dire  «  oh!  », 
«  ah!  »,  «  oh!  cher  ».  Aucune  de  ces  expressions  n'a  de  signification 
intellectuelle.  De  plus,  le  malade  ne  peut  les  répéter  volontaireme 

Il  en  est  de  même  des  jurements. 

B.  Une  femme  qui  ne  pouvait  dire  que  €  oui,  mais  vous  savez  »      l'- 
un jour  «  prends  garde  »  en  voyant  un  enfant  sur  le  point  de  tombi  r. 
Un  malade  de  Trousseau  dit  «  merci  »,  un  jour  qu'une  dame  avait 
levé  son  mouchoir;  etc.  Ces  expressions  représentent  une  forme  in     - 
rieure  de  langage  où  l'émotion  entre  pour  une  grande  pari. 

C.  Il  ne  faut  pas  négliger  le  rôle  de  l'émotion  môme  dans  des  cas  où 

tome  x.  —  1880.  u 


(382  BEVUE  PHILOSOPHIQUE 

l'aphasique  parait  parler  un  véritable  langage.  Une  malade  de  M.  Jack- 
son répondit  un  jour  à  son  fils  qui  lui  demandait  où  étaient  ses  outils  : 
«  master's  »  (chez  le  patron).  Bien  qu'il  n'ait  répondu  qu'un  mot,  ce 
mot  avait  la  valeur  d'une  proposition.  Cependant  il  s'agissait  là  d'un 
ouvrier  dont  toute  la  fortune  était  dans  ses  outils,  et  il  est  possible  que 
sa  réponse  ait  eu  un  caractère  émotionnel. 

En  résumé,  l'aphasique  n'a  conservé,  à  part  de  rares  exceptions,  que 
les  formes  inférieures  de  langage  (langage  émotionnel)  ouïes  formes  les 
mieux  organisées  du  langage  («  oui  »  ou  non  »).  «  Mais  comment  se  fait- 
il  que  certains  aphasiques  puissent  retenir  des  expressions,  sans  valeur 
pour  eux  en  tant  que  proposition  et  d'un  caractère  spécial  pour  les 
individus  sains,  s'appliquant  à  une  combinaison  particulière  de  circon- 
stances, tandis  que  d'autres  aphasiques  retiennent  des  expressions 
?ans  valeur  pour  eux  en  tant  que  proposition,  mais  d'un  caractère  très 
général  pour  les  individus  sains  et  s'appliquant  à  toute  combinaison 
de  circonstances.  » 

Y  a-t-il  donc  là  une  exception  à  la  loi  de  dissolution  qui  veut  que 
dans  les  affections  du  langage  il  y  ait  une  réduction  aux  processus  les 
plus  automatiques,  les  mieux  organisés,  les  plus  anciennement  acquis. 
D'après  M.  Jackson,  il  faut  tenir  compte  des  conditions  accessoires,  se- 
condaires qui  viennent  troubler  le  cours  régulier  de  la  dissolution.  Et 
l'une  de  ces  conditions  importantes,  c'est  l'état  du  patient  au  moment 
où  il  devient  malade.  M.  H.  Jackson  suppose  par  exemple  que  les 
expressions  qui  reviennent  continuellement,  telles  que  «  venez  à  moi  », 
venaient  d'être  dites  ou  étaient  sur  le  point  de  l'être  au  moment  où 
l'individu  était  devenu  malade. 

Ainsi  un  homme  âgé  de  vingt  et  un  ans  dit  subitement  à  sa  mère  : 
«  Oh  !  je  sens  quelque  chose  d'extraordinaire  en  moi.  »  Ce  furent  ses 
derniers  mots,  mais  il  répétait  constamment  «  non  »  et  «  maman  n. 

L'individu  qui  disait  toujours  «  venez  à  moi  »  ou  simplement  «  venez  » 
était  un  employé  de  chemin  de  fer  qui  était  tombé  sur  les  rails. 

Un  commis  qui  était  devenu  aphasique  et  hémiplégique  après  avoir 
travaillé  longtemps  à  dresser  un  catalogue  ne  disait  plus  que  «  liste 
complète  ». 

Une  malade  de  Guy's  Hospital  pouvait  dire  seulement  c  gee,  gee  > 
(dia!  dia!),  et  la  maladie  l'avait  prise  pendant  qu'elle  était  montée  sur 
un  âne. 

Pour  expliquer  la  conservation  de  ces  expressions,  on  doit  admettre 
que  chez  l'individu  sain  il  reste  après  chaque  nouvelle  expression  pen- 
dant peu  de  temps  un  léger  degré  d'organisation  des  modifications 
nerveuses  qui  se  sont  produites.  S'il  n'en  était  pas  ainsi,  nous  ne  pour- 
rions savoir  ce  que  nous  venons  de  dire  et  nous  ne  pourrions  traiter 
une  question  déterminée;  et  l'on  doit  admettre  que  chez  l'aphasique 
cette  organisation,  au  lieu  d'être  passagère,  devient  permanente. 

Mais  pourquoi  devient-elle  permanente?  et  pourquoi  se  traduit-elle  à 
tout  propos  par  les  expressions  auxquelles  elles  correspond  ? 


PERIODIQUES.  —  Archives  de  physiologie.  683 

Il  y  a  répétition  de  la  même  expression,  parce  que  la  maladie  ,  eu 
détruisant  le  cerveau  gauche,  permet  au  cerveau  droit  de  fonctionner 
librement,  de  même  que  la  section  du  pneumogastrique  accélère  les 
battements  du  coeur.  Eu  général,  l'augmentation  d'excitabilité  d'un  cen- 
tre n'est  que  temporaire;  mais  l'usage  d'une  expression  est  lui-môme 
ce  qui  entretient  l'activité  du  centre  auquel  correspond  cette  expression. 
On  ne  doit  pas  dire  que  c'est  la  lésion  du  lobe  gauche  qui  la  ré- 

pétition des  expressions,  —  la  lésion,  c'est-à-dire  la  destruction  des 
centres  du  langage,  cause  l'aphasie, c'est-à-dire  la  perte  du  lang  Lg  •  su- 
périeur, —  mais  que  les  centres  qui  ont  été  détruits  n'ont  plus  de  con- 
trôle sur  les  centres  inférieurs,  qui  peuvent  alors  fonctionner  librement. 

Les  mots  de  jargon  peuvent  s'expliquer  de  la  même  manière  que  les 
expressions  qui  ont  une  apparence  de  proposition.  Par  exemple,  le  ma- 
lade qui  disait  «  me,  me  pitty  my,  connuty  my  »  était  probablement  en 
train  dédire  «  pity  me!  corne,  pity  me!  »  au  moment  où  il  était  tombé 
malade.  Mais  pourquoi  l'expression  s'est-elle  convertie  en  un  jargon? 
A  l'état  normal,  sous  l'influence  d'une  émotion,  on  voit  souvent  une 
altération  des  mots.  Un  homme  sain  dira  par  exemple:  «  Mukes  from 
Boodies  »  au  lieu  de  «  books  from  Mudie's  ï,  «  bamb  and  crobster  >  pour 
«  crab  and  lobster  ».  Cette  altération  du  langage  serait  due  à  l'acti- 
vité précipitée  du  cerveau  droit,  qui  dépendrait  elle-même  d'une  forte 
émotion.  En  ce  qui  concerne  l'aphasique,  on  peut  admettre  qu'au  mo- 
ment du  début  de  la  maladie  il  s'est  produit  une  forte  émotion,  due  pro- 
bablement à  la  maladie  elle-même,  le  malade  se  sentant  sous  le  coup 
d'un  grave  danger. 

Si  des  aphasiques  n'ont  conservé  que  les  expressions  répondant  aux 
formes  les  plus  générales  du  langage  s'ils  n'ont  point  de  jargon  ou 
d'expression  revenant  à  tout  propos,  c'est  qu'ils  ne  disaient  rien,  qu'ils 
n'avaient  rien  dit  au  moment  où  ils  étaient  tombés  malades.  La  disso- 
lution a  suivi  son  cours  régulier. 


ARCHIVES  DE  PHYSIOLOGIE  NORMALE  ET  PATHOLOGIQUE. 

-V  5,  1880. 

Ch.  Rïchet- et  Axt.  Breguet.  De  Vinfluence  de  la  durée  et  de  l'in- 
tensité de  la  lumière  sur  là-perception  lumin 

Nous  empruntons  à  ce  travail  les  conclusions  suivantes  : 

le  Une  lumière  faible,  perçue  très  nettement  lorsqu'elle  excite  la 
rétine  pendant  une  longue  durée,  devient  invisible  quand  la  durée 
diminue. 

2e  Pour  la  rendre  de  nouveau  visible,  il  suffit  d'augmenter  son 
intensité. 

3e  On  peut  encore  la  rendre  visible  en  répétant  I '•  \oitation  lumineuse 
faible  et  de  très  court  •  un  très  grand  nombre  de  fois. 


684  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

5°  En  plaçant  devant  la  source  de  lumière  des  verres  de  différentes 
couleurs,  on  peut'étudier  l'influence  relative  de  la  durée  et  de  l'intensité 
sur  la  perception  des  couleurs. 

6«  C'est  avec  le  rouge  que  l'on  observe  le  plus  facilement  le  phéno- 
mène de  l'addition  latente.  Avec  le  bleu  et  surtout  la  lumière  blanche, 
l'expérience  est  plus  difficile  à  faire. 

7e  Lorsque  les  interruptions  ne  sont  pas  plus  de  20  à  30  par  seconde, 
il  n'y  a  pas  d'addition  latente. 

8e  En  résumé  nous  avons  pu  démontrer,  disent  les  auteurs,  que  l'opi- 
nion générale  relative  à  la  perception  des  lumières  très  brèves  n'est 
pas  exacte,  et  que,  s'il  est  vrai  qu'une  lumière  très  courte  et  intense 
provoque  toujours  une  perception,  une  lumière  très  courte  et  très  faible 
ne  peut  pas  vaincre  l'inertie  de  la  rétine  et  de  l'appareil  cérébral  de  la 
vision;  aussi  n'est-elle  pas  perçue. 


La  critique  philosophique,  etc.,  publiée  sous  la  direction  de 
M.  Renouvier  (mai  —  octobre  1880). 

De  la  source  psychologique  du  félichisme,  de  la  magie,  de  la  sorcel- 
lerie et  de  l'astrologie,  par  M.  Renouvier.  —  Le  physique  et  le  moral. 
./.  Milsand.  —  La  réforme  de  l'enseignement.  Renouvier.  —  La  psy- 
choioqie  et  la  physiologie.  J.  Milsand.  —  Note  au  sujet  de  deux  arti- 
cles de  la  Revue  philosophique.  Renouvier. 

Qu'est-ce  que  l'induction?  0.  Hamelin.  —  L'idéal.  J.  Milsand.  — 
Lance  (F.-A.).  Histoire  du  matérialisme  et  critique  de  son  importance  à 
notre  époque  (bibliographie).  —  La  démocratie  et  les  doctrines  déter- 
ministes. Renouvier.  —  La  liberté  humaine  au  point  de  vue  de  l'obser- 
vation. 

Histoire  de  la  philosophie  en  France  au  xixc  siècle.  Traditionalisme 
et  ultramontanisme,  par  M.  Ferraz  (bibliographie). 

Le  sentiment  de  l'effort.  William  James  (traduit  de  l'anglais.) 

De  la  solidarité  morale.  Essai  de  psychologie  appliquée,  par  Henri 
Marion  (bibliographie). 

Que  faut-il  entendre  par  les  limites  de  la  liberté  morale  ?  Renouvier. 


La  critique  religieuse,  supplément  trimestriel  de  la  Critique  phi- 
losophique publiée  sous  la  direction  de  M.  Renouvier  (avril  et  juillet  1880). 

Renouvier.  Un  libre  penseur,  un  catholique,  un  réformé,  un  philo- 
sophe. 

J.  Milsand.  La  psychologie  et  la  morale  du  christianisme. 

L.  Trial.  Criticisme  et  protestantisme. 


PÉRIODIQUES.  —  De  l'histoire  des  religions.  685 

La  philosophie  positive.  Revue  dirigée  par  MM.  E.  Littré  et 
G.  Wyrouboff  (mai  —  octobre  1880). 

Pour  la  dernière  fois.  E.  Littré. 

L'influence  métaphysiqu3  en  biologie;  l'anthropologie,  ce  qu'elle  est, 
ce  qu'elle  doit  être.  G.  Wyrouboff. 

Sur  la  morale  théologiqu  '.  Dr  Eugène  Bourdet. 

La  production  artificielle  des  monstruosités  :  recherches  de  M.  Da- 
reste.  DT  Ern.  Martin. 

Origine  et  sanction  de  la  morale  :  lettre  à  M.  Littré.  E.  de  Pompéry. 

Des  origines  et  de  l'évolution  du  droit  économique.  //.  Dents. 

La  sanction  de  la  morale.  Ch.  Mismer, 

Les  hypothèses  scientifiques.  G.  Wyrouboff. 

La  physiologie  psychique  en  Allemagne.  Dr  Ant.  Ritti. 

A  propos  d'anthropologie.  G.  Wyrouboff. 

Un  cas  de  socialisme  moral.  E.  Littré. 


La  Revue  occidentale,  philosophique,  sociale  et  politique,  pu- 
bliée sous  la  direction  de  M.  Pierre  La/ lit  te,  troisième  année,  numéros 
3  et  4. 

De  l'union  communale.  —  Discours  prononcé  à  Paris  par  M.  Pierre 
Laffitte,  à  l'occasion  de  la  fête  de  l'humanité. 

Le  présent  et  l'avenir.  —  Discours  prononcé  à  Londres  par  M.  F. 
Harrison  à  l'occasion  de  la  fête  de  l'humanité. 

Sophie  Germain,  par  M.  P.  Foucart. 

Cours  de  philosophie  première,  professé  par  M.  Pierre  Laffitte 
(sixième  leçon). 

De  l'unité  dans  le  positivisme,  à  propos  de  la  Société  de  l'humanité 
de  New-York  par  M.  P.  Dubuisson. 

Un  erratum  d'Auguste  Comte  à  la  «  Synthèse  subjective  »,  par 
M.  Pierre  Laffitte. 


Revue  de  l'histoire  des  religions,  publiée  sous  la  direction  de 
M.  Maurice  Vernes,  numéros  2  et  3,  1880. 

La  formation  d'une  religion  officielle  dans  l'empire  romain,  par  M.  V. 
Duruy. 

Esquisse  du  développement  religieux  en  Grèce,  par  M.   C.-P.  Tiele. 

La  divination  italique,  par  M.  Bouché-Leclercq, 

Bulletin  critique  de  la  religion  juive,  par  Maurice  Vernes. 

Bulletin  critique  des  religions  de  l'Inde,  par  M.  A.  Barth. 

Le  Dieu  suprême  dans  la  mythologie  indo-européenne,  par  M.  James 
Darmesteter. 

Bulletin  critique  de  la  religion  assyro-babylonienne,  par  M.  las 

Guyard. 

Bulletin   critique   des   religions    de   la   Chine,   par   M.    Henri    Cor» 


686  BEVUE  PHILOSOPHIQUE 

Revue  de  théologie  et  de  philosophie,  publiée  sous  la  direction 
de  MM.  Vuilleumier  et  Astiè  (numéros  3  et  4,  1880). 

Une  hypothèse  sur  l'idée  mère  du  livre  de  Job,  par  M.  Duvet. 

L'immortalité  de  l'âme  et  la  vie  éternelle  à  propos  d'une  traduction 
de  <  Life  in  Christ  >  de  E.  White  par  C.  Malan. 

Correspondance  par  Ch.  Secrétan. 

Une  nouvelle  explication  de  l'Apocalypse  de  Ch.  Bruston  par  Edmond 
Stapfer. 

Les  fruits  de  l'intellectualisme  en  religion,  par  Verax. 

Christ  et  la  doctrine  de  l'immortalité  de  Georges  Matheson,  par 
Alf.  L. 


Revue  scientifique,  juin-octobre  1880. 
Dastre.  Vie  et  travaux  de  Glisson,  d'après  M.  Marion. 
A.  Fouillée.  Le  règne  social  en  histoire  naturelle,  et  la  classification 
des  organismes  sociaux. 
Amat.  Calcul  mental  et  conformation  crânienne. 
E.  Perrier.  Le  transformisme. 


SÉANCES  ET  TRAVAUX  DE  L'ACADÉMIE  DES  SCIENCES  MORALES  ET  POLI- 
TIQUES, compte  rendu  par  M.  Vergé. 

Histoire  de  la  philosophie  scolastique  de  M.  Hauréau,  par  M.  P. 
Janet. 

L'erreur  de  M.  V.  Brochard,  par  P.  Janet. 

De  la  destinée  humaine,  par  M.  Magy. 

Introduction  à  l'étude  du  droit  naturel,  par  M.  E.  Beaussire. 

Des  qualités  de  l'esprit,  par  M.  P.  Janet. 


Annales  de  la  Faculté  des  lettres  de  Bordeaux,  numéros  2  et  3, 1880. 
Paul  Tannery.  L'article  de  Suidas  sur  Hypatia. 
Victor  Egger.    La  naissance  des  habitudes. 


LIVRES  DEPOSES  AU  BUREAU  DE  LA  REVUE 

Matinée.  Heraclite  d'Ephèse.  In-12.  Paris,  Hachette. 

F.  Pécaut.  Deux  mois  de  mission  en  Italie.  Paris.  In-12.  Hachette. 

G.  Caro.  La  fin  du  XVIIIe  siècle,  études  et  portraits.  2  vol.  in-12. 
Paris,  Hachette. 

Dr  G.  Le  Bon.  L'homme  et  les  sociétés  ;  leurs  origines  et  leur  his- 
toire. 2  volumes  in-8°,  avec  grav.  Paris,  Rothschid. 

B.  Conta.  Introduction  à  la  métaphysique.  In-12 .  Bruxelles, 
Mayolez. 


LIVRES  NOUVEAUX  (387 

Perez  (Bernard).  L'éducation  dès  le    berceau,  essai  de  pédagogie 
expérimentale.  In-8°.  Paris,  Germer  Baiilièie. 

Bresson  (Léopold).  Idées  modernes.  Cosmologie.  Sociologie.  In-8-. 
Paris,  Reinwald. 

G. -S.  Peirce.  On  the  Algcbra  of  Logic.  lst  part.  Iu-4".  Baltimore. 

Pollock  (Frederick).  Spinoza,  his  Life  and  Philosophy.  In-8°.  Lon- 
don,  Kegan  Paul. 

E.  v  Hartmann.  Die  Krisis  des  Christenthums  in  der  modanten 
Théologie.  In-8°.  Berlin,  Duncker. 

E.  v.  Hartmann.  Zur  Geschichteund  Begrùnduug  des  Peasimismus. 
In-8°.  Berlin,  Duncker. 

Glogau  (G.)  Abriss  der  philosophischen  Grund-Wissenschaften. 
Ir  Theil  :  Die  Form  und  die  Bewegungsgesetze  des  Geistes.  In-8J. 
Breslau,  Kcebner. 

E.  von  Schmidt.  Die  Philosophie  der  Mythologie  und  Max  Mùller. 
In-8°.  Berlin,  Duncker. 

Dr  Arn.  Pick.  Beitrag  zur  Lehre  oon  der  Hallucinationen.  ln-8°,  Prag. 

S.  Simghowitz.  Des  Positivismus  in  Mosaismus  erl'àutert  und 
entwickelt  auf  Grund  der  allen  und  mittelalterlichen  philosophis- 
chen Literatur  der  Hebràer.  In-8°.  Wien,  Gottlieb. 

Schneider.  Der  thierische  Wille.  In-8°.  Leipzig,  Abel. 

P.  Knoodt.  'Anton  Gùnther,  eine  Biographie.  In-12.  2  vol.  Wien, 
Braumûller. 

Windelband.  Die  Geschichte  der  neueren  Philosophie  in  ihrem 
Zusammenhange  mit  der  allgemeinen  Cultur  und  den  besonden'n 
W issenchaften.  2e  vol.,  Von  Kant  bis  Hegel  und  Herbart.  Leipzig. 
Breitkopf  und  Hiirtel. 

Weber  (F.).  System  der  Altsynagogalea  Palàstinischen  Théologie 
aus  Targum,  Midrasch  und  Talmud  dargestellt.  In-8°.  Leipzig,  Dor- 
fling  und  Franke. 

Carle  (Giuseppe).  Lavita  del  Dirittonei  suoi  rapporta  colla  vita so- 
ciale :  studio  comparativo  di  fdosofia  giuridica.  In-8°.  Torino,  Bocca. 

Ricco  (Cesare).  Sul  nuovo  sistema  filosofico-giuridico  dellato  nella 
Université  di  Napoli  dal.   prof.  Bovio.  In-8°.  Tram. 

P.  d'Ercole.  Délie  idée  e  propriamente  délia  lor  natura,  classifi- 
cazione  et  relazione.  In-4°.  Torino. 

G.  Abate  Longo.  Introduzione  allô  studio  délie  Filosofie  del  Diritto. 
In-8°.  Catania,  Coco. 

Bonelli  e  Siciliani.  Teorie  sociali  e  socialismo  :  conversazionc  epi.<- 
tolare.  In-8°.  Firenze. 

Nie.  Gallo.  L'Idealismo  e  la  litteratura  :  Introduzione  allô  studio 
razionale  délia  litteratura  e  delta  sua  storia.  In-8°.  Rom  a,  Forzani. 

A.  Maugeri.  Il  positivismo  e  il  razionalismo  ussin  Missione  délia 
scienza  in  questo  ultimo  decennio  1870-lNbO.  Catania.  [n-8°.  Ëlia. 

A.  Fisichella.  S.  Tommaso  d'A'iuino,  Leone XI II  e  la  scienza. In-8». 
Catania,  Pastore. 


688  REVUE  PHILOSOPHIQUE 

Ares  y  Sanz  (Mariano).  Dlscurso,  leido  en  la  Universidad  para  la 
apertura  del  cuvso  academico  de  1880  à  1881.  Iu-8u.  Salamanca, 
Gerezo. 


Nous  signalerons  à  nos  lecteurs  le  Manuel  de  l'Histoire  des  Reli- 
gions de  Tiele,  traduit  par  M.  Maurice  Vernes  (Paris  Leroux,  in-12) 
où  l'auteur  s'est  proposé  «  de  montrer  comment  le  grand  fait  psycholo- 
gique auquel  nous  donnons  le  nom  de  religion  s'est  développé  et  mani- 
festé chez  les  différents  peuples  et  dans  les  différentes  races.  » 

M.  Fowler,  professeur  de  philosophie  à  l'Université  d'Oxford,  vient  de 
publier  un  volume  sur  Locke,  dans  la  collection  des  English  Men  of 
Letters. 

Le  Comité  Spinoza,  après  avoir  réglé  toutes  les  dépenses  concernant 
l'érection  de  la  statue,  a  décidé  que  le  reliquat  serait  consacré  à  établir 
«  un  fonds  Spinoza  permanent  ».  Le  premier  emploi  qui  en  sera  fait  con- 
sistera dans  la  publication  par  le  professeur  Land,  de  Leyde,  et  par  le 
D1'  Van  Vloten,  d'une  nouvelle  édition  des  oeuvres  de  Spinoza.  Toutes 
les  communications  à  ce  sujet  sont  reçues  par  le  Dr  Campbell,  à  la 
Bibliothèque  royale  de  La  Haye. 

Le  Propriétaire-gérant, 
Germer  Baillière. 


TABLE   ANALYTIQUE   DU   TOME  X 


ARTICLES  ORIGINAUX 

Beaussire.  —  Introduction  à  l'étude  du  droit  naturel 1 

Bénard.  —  La  théorie  du  comique  dans  l'esthétique  idlemande...  241 

Compayré.  —  La  folie  chez  les  enfants Gm 

Debon.  —  Les  localisations  psychologiques  du  point  de  vue  sub- 
jectif et  critique 129 

Herbert  Spencer.  —  Les  institutions  politiques 44(.i 

—                     De  l'organisation  politique 628 

Krantz.  —  Le  pessimisme  de  Leopardi 390 

Lachelier  (Henri).  —  La  théorie  de  la  connaissance  de  Wundt. ...  -.:; 

Liard.  —  La  méthode  de  Descartes  et  la  mathématique  universelle.  569 

Lyon.  —  L'idéalisme  d'A.  Collier 375 

Paulhan.  —  La  personnalité , 41 

Ribot.  —  Les  désordres  généraux  de  la  mémoire 181 

—          Les  désordres  partiels  de  la  mémoire 485 

Richet.  —  Du  somnambulisme  provoqué 337  et  46 1 

Tannery.  —  L'éducation  platonicienne .'il 7 

Tarde.  —  La  croyance  et  le  désir  :  possibilité  de  leur  mesure.  150  et  264 

NOTES,  DOCUMENTS,  VARIÉTÉS 

Binet.  —  De  la  fusion  des  sensations  semblables .' 284 

Delaunay.  —  Note  pour  servir  à  la  psychologie  animale 

Delbceuf.  —  Sur  la  fusion  des  sensations  semblables 

Lavisse.  —  Du  déterminisme  historique  et  géographique 68 

Marion.  —  Le  nouveau  programme  officiel  des  classes  de  philo- 
sophie   414 

ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS 

Bernard.  —  Eléments  de  philosophie 668 

Bilharz  (et  Danegger).  —  Bases  métaphysiques  des  sciences  ma- 
thématiques    125 

Bloch.  —  Le  Nathan  de  Lessing 673 


(390  REVUE   PHILOSOPHIQUE 

Coste.  —  Dieu  et  l'âme 667 

Erdmann  (Benno).  —  La  philosophie  contemporaine  en  Allemagne.  96 

Eucken.  —  Les  images  et  les  comparaisons  en  philosophie 669 

Ferraz.  —  Histoire  de  la  philosophie  en  France  au  xixe  siècle....  547 

Ferri.  —  Doctrine  psychologique  de  l'association 429 

Flint.  —  Théories  antithéistes 314 

Foucou.  —  Préliminaires  de  la  philosophie 1 19 

Garofalo.  —  Un  critérium  positif  de  la  pénalité 120 

G-rcte.  —  psychologie  de  la  sensibilité 441 

Henry.  —  Recherches  sur  Fermât , i43 

James  (W.).  —  Sur  l'association  des  idées 229 

Joyau.  —  De  l'invention  dans  les  arts ,  les  sciences ,  etc 320 

Luciani.  —  Les  premières  questions  physiologiques 123 

Marion.  —  De  la  solidarité  morale 80 

I^etter.  —  De  l'intuition  dans  les  découvertes 665 

Neudecker.  —  Histoire  de  l'esthétique  allemande  depuis  Kant...  215 

Poëy.  —  Littré  et  A.  Comte 666 

Ollé-Laprune.  —  De  la  certitude  morale 531 

Rosenkranz.  —  De  Magdebourg  à  Kœnigsberg 649 

Sergi.  —  Les  doctrines  morales ,  etc 673 

Siciliani.  —  La  science  de  l'éducation 113 

Teichrnuller.  —  Sur  l'ordre  des  dialogues  de  Platon 672 

Tocco  (et  Herzen).  —  La  condition  physique  de  la  conscience 124 

Wigand.  —  Le  darwinisme -98 

Zaborowski.  —  De  l'origine  du  langage 90 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES 

Académie  des  sciences  morales  et  politiques 686 

Archives  de  physiologie  normale  et  pathologique 683 

llrain 678 

Critique  philosophique 684 

Critique  religieuse 684 

Journal  of  spéculative  philosophy • 239 

Mind 233 

/  '  philosophie  positive 685 

Ph  ilosoph ische  Monatshefte 554 

Revuede  l'histoire  des  religions 685 

L'evue  de  théologie  et  de  philosophie 6^6 

ne  occidentale 685 

Revue  scientifique 686 

Vierteljahrsschrift,  etc 334  et  445 

Zeitschrift  fur  Philosophie,  etc 560 

Zeitschrift  fur  Vôlkerpsychologie 325 


TABLE   DES   MATIÈRES  691 


PRINCIPAUX  ARTICLES 


Allen  (Grant).  —  La  douleur  et  la  mort 

Bergniann.  —  Définitions  idéalistes '«  '" 

—       La  connaissance  et  la  conscience  du  moi 555 

Bona  Meyer.  —  Génie  et  talent 330 

Capesius.  —  La  métaphysique  de  Herbart 5   i 

Carrière.  —  L'ordre  moral  du  monde 

Dreher.  —  Théorie  des  perceptions  sensibles 562 

Eucken.  —  Paracelse  et  l'évolution 557 

Fechner.  —  Philosophie  de  la  lumière ^57 

Flugel.  —  Le  moi  dans  la  vie  des  peuples 325  et 

—           Le  développement  des  idées  morales 333 

Galton.  —  Statistique  sur  les  représentations  visuelles 236 

Horwicz.  —  Démonstration  psychologique  du  pessimisme 555 

Hughling  Jackson.  —  Les  maladies  du  langage '  ~s 

Laas.  —  La  causalité  du  moi '  '■' 

Leslie  Stephen.  —  Le  doute  philosophique 

Meinong.  —  Etude  sur  Hume 568 

Reknisck.  —  Critique  de  la  théorie  du  jugement 560  et  567 

Richet  (et  Bréguet).  —  La  sensation  lumineuse 683 

Semper.  —  La  théorie  de  la  descendance 

Shadworth  Hodgson.  —  Le  libre  arbitre 23b" 

Sidgwick.  —  Le  système  moral  d'Herbert  Spencer 235 

Sorley.  —  Spinoza  et  la  philosophie  juive  du  moyen  âge 238 

Steinthal.  —  L'idée  morale  de  perfection 

Tkornely .  —  La  perfection  comme  tin  morale 237 

Vaibinger.  —  Un  essai  inédit  de  Kant  sur  la  liberté 554 

Venn.  —  Sur  les  formes  de  la  proposition  logique 237 

Weis.  —  La  dialectique  de  Sohleiermacher 561 

Wigand.  —  Leibniz  et  la  paix  religieuse ; .  562  et  567 

Yung.  —  Hermann  Fichte 565 

Zœllner.  —  La  physique  transcendante 565 


!IN    DE   LA   TABLE    DES    MATIÈRES. 


GOULOMMIEnS.   —    TYPOGRAPHIE    PAUL   imoDARI). 


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