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V.
REVUE
PHILOSOPHIQUE
DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER
COULOMMIERS. — TYPOGRAPHIE PAUL BRODARD.
REVUE
PHILOSOPHIQUE
DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER
PARAISSANT TOUS LES MOIS
DIRIGEE PAR
TH. RIBOT
CINQUIÈME ANNEE
x
(JUILLET A DÉCEMBRE 1880)
PARIS
LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Gic
108, BOULEVARD SAINT - GERMAIN , 108
Au coiu de la rue Ilautefeuille
1880
2.
2A>$*n
INTRODUCTION A L'ÉTUDE
DU DROIT NATUREL
L'hypothèse d'un état de nature antérieur à l'état social a long-
temps servi de point de départ à la science du droit naturel. Cette
hypothèse est justement décriée aujourd'hui. Non seulement elle ne
repose sur aucun fondement historique ou philosophique, mais elle
est entièrement vide. Elle ne présente à l'esprit que l'idée toute né-
gative d'un état d'anarchie, sans lois, sans chefs, sans une organisa-
tion quelconque. Les philosophes ont pu y mettre les idées les plus
opposées : les uns la guerre de tous contre tous, les autres la paix
et la félicité de l'âge d'or. Ils ont fabriqué de toutes pièces cet état
chimérique, au gré des conséquences qu'ils voulaient en tirer, et, si
leurs théories valent quelque chose, c'est par elles-mêmes, non par
leur principe.
Tout cependant n'est pas chimère, ou même pure hypothèse dans
la conception de l'état de nature. Un tel état, entendu dans son vrai
sens, a sa place réelle et manifeste, dans le présent comme dans le
passé, chez toutes les races humaines, à tous les degrés de la civili-
sation. On ne s'est trompé qu'en le séparant de l'état social. Il n'y a
pas entre ces deux états succession historique : partout ils apparais-
sent comme coexistant et se pénétrant mutuellement, alors même
qu'ils sont opposés et en lutte. « Les sociétés humaines, a dit élo-
quemment R.oyer-Collard, naissent, vivent et meurent sur la terre.
Là s'accomplissent leurs destinées, là se termine leur justice impar-
faite et fautive, qui n'est fondée que sur le besoin et le droit qu'elles
ont de se conserver. Mais elles ne contiennent pas l'homme tout en-
tier. Après qu'il s'est engagé à la société, il lui reste la plus noble
partie de lui-même, ces hautes facultés par lesquelles il s'élève à
tome x. — Juillet 1880. 1
2 KEVUE PHILOSOPHIQUE
Pieu, à une vie future, à des biens inconnus dans un monde invi-
sible. » Il serait plus vrai de dire que les sociétés humaines ne con-
tiennent entièrement aucune des facultés de l'homme. Les plus
humbles, comme les plus hautes, ont leur sphère d'action légitime
et indépendante et créent, entre les hommes, des rapports de
toutes sortes, qui ne sont régis par aucune loi positive. Elles se
meuvent, en dehors de toute société particulière, dans cette société
naturelle et universelle du genre humain que les philosophes
anciens et modernes ont si souvent et si magnifiquement célébrée.
Or c'est une société essentiellement anarchique, dont la condition
répond exactement à la conception d'un état de nature. On peut
sans doute y reconnaître, avec Leibniz ' , le gouvernement de Dieu
même ; mais ce gouvernement est tout moral ; il ne se manifeste
qu'à la conscience individuelle, éclairée par un enseignement théo-
logique ou métaphysique; il ne détruit pas, dans les rapports réels
et sensibles des hommes entre eux, l'état d'anarchie. Que si le gou-
vernement de Dieu prend la forme d'une révélation positive, confiée
à un corps de prêtres, sous l'autorité d'un chef suprême, il ne change
pas pour cela de nature. Ou bien l'Eglise ne commande qu'aux con-
sciences, et son action ne devient efficace que par leur libre adhésion ;
ou bien elle s'arroge le droit de contraindre, et elle se confond ainsi
avec le pouvoir civil. Dans le premier cas, l'anarchie subsiste; dans
le second, il ne s'agit plus du gouvernement universel de Dieu, mais
d'une société particulière, sous des institutions théocratiques.
Les sociétés particulières se considèrent elles-mêmes comme les
premiers membres de la société universelle, au sein de laquelle
elles représentent les individus dont elles se composent. En vain
quelques-unes ont-elles prétendu se fermer à tout commerce, à toute
ition suivie avec les sociétés étrangères; nulle ne s'est jamais as-
suré un isolement absolu. Or, dans les rapports volontaires ou forcés,
réguliers ou exceptionnels entre les diverses sociétés, aucun chef
commun n'est reconnu, aucun principe commun n'a partout et abso-
lument force de loi. Chacune, suivant la conscience, les lumières ou
le bon vouloir de ceux qui la dirigent, se fait juge dans sa propre
cause et ne se soumet qu'à de libres conventions ou à la loi du plus
fort. Dans la paix comme dans la guerre, la société qu'elles ont entre
elles est une société anarchique : elle appartient à l'état de nature.
Lee individus n'agissent en général, dans leurs rapports interna-
tional . que comme membres d'une société particulière, comme
citoyens tfun État, dont ils invoquent au besoin la protection. Il est
1. In generali socielate sub reclure l)eo (Leibnitii Monda quœdam ad Pûfen-
■ im/it principia).
E. BEAUSSIRE. — DU DROIT NATUREL S
des cas toutefois où ils ne comptent que sur eux-mêmes vis-à-vis
d'une société étrangère. Les voyageurs qui pénètrent chez des peu-
ples inconnus se considèrent comme seuls juges de leur conduite à
l'égard de ces peuples. Ils pourront se prêter, par nécessité ou de
plein gré, à leurs usages et à leurs lois ; ils pourront aussi, s'ils sont
en nombre et suffisamment armés, traiter d'égal à égal avec leurs
chefs; ils ne se feront, dans tous les cas, aucun scrupule de prendre
toutes les précautions utiles pour pouvoir au besoin se protéger
eux-mêmes, non seulement contre toute attaque, mais contre toute
exigence excessive. Entre eux et ceux dont ils se sont faits ou sont
devenus les hôtes, ils ne reconnaissent aucun lien légal, mais un
état de paix ou de guerre, en un mot l'état de nature.
Ce sont des situations exceptionnelles ; mais l'état de nature trouve
encore sa place dans les relations ordinaires entre des hommes de
même civilisation, soit qu'ils appartiennent à un même pays ou à
des pays différents. Tout, dans ces relations, n'est pas réglé par les
lois ou par les traités; tout n'appelle pas la protection des pouvoirs
établis. Souvent on ne peut invoquer que la conscience, l'honneur,
les sentiments de sociabilité et d'humanité, en un mot les forces
toutes sociales qui régissent la société universelle sans la soustraire
à l'état d'anarchie.
Dans les matières mêmes qui reçoivent une consécration légale,
l'état de nature n'abdique pas tous ses droits. Nul n'accepte l'omni-
potence absolue de la société dont il fait partie. Contre cette omni-
potence, on a souvent, dans tous les pays et dans tous les temps, fait
appel à certains intérêts, à certains principes supérieurs, dont bien
peu sans doute ont une conscience claire et distincte, mais dont nul ne
se résigne à faire entièrement le sacrifice. Tantôt ces intérêts et ces
principes ne sont sentis que comme de purs besoins, de l'ordre ma-
tériel ou de l'ordre moral ; tantôt, à un degré plus élevé de civilisa-
tion ou de culture, ils sont conçus plus ou moins nettement comme
des droits naturels ou acquis : c'est la liberté sous toutes ses formes,
c'est la propriété, c'est 1 honneur, ce sont les droits de la famille ou
ceux des sociétés religieuses. Souvent la protestation, au nom de
ces besoins ou de ces droits, se bornera à de sourds murmures ;
souvent aussi, elle ira jusqu'à la résistance effective, jusqu'à la ré-
volte, jusqu'à la guerre civile. Or, quand on prétend borner, à tort
ou à raison, par la pensée ou par des actes, la puissance sociale à
laquelle on est soumis, on sort par là même de sa dépendance, on se
fait son égal et plus que son égal : on se constitue son juge. On se
place ainsi vis-à-vis d'elle, effectivement ou moralement, dans l'état
d'anarchie, dans l'état de nature.
4 REVUE PHILOSOPHIQUE
i /état de nature ne se manifeste pas seulement dans ces révoltes
intérieures ou déclarées contre certains actes des pouvoirs sociaux ;
il a parfois comme des lois permanentes, plus fortes que les lois po-
sitives, qu'elles bravent ouvertement et à qui elles imposent une
concurrence irrésistible ou un concours humiliant. Telle était, au
moyen âge, la coutume des guerres privées et des combats singuliers.
Tel est l'usage toujours persistant du duel. Telle est encore, aux
Etats-Unis, cette loi de Lynch, loi d'anarchie et de révolte, usur-
pation la plus flagrante des droits de l'Etat, et qui se fait cependant
accepter par des populations civilisées et chrétiennes comme une
nécessité sociale.
Ces exemples ne portent que sur des pratiques blâmables; mais
nous ne jugeons pas ici les manifestations de l'état de nature ; nous
ne faisons que les constater. Dans l'état de nature, comme dans
l'état légal, tous les abus sont possibles; mais, si l'abus ne prouve pas
le droit, il prouve le fait et sa puissance.
II
La persistance de l'état de nature au sein de l'état social justifie
dans son principe la théorie du contrat social. On s'est trompé poul-
ie contrat social, comme pour l'état de nature, en le plaçant à l'ori-
gine des sociétés. La formation des sociétés est plongée pour nous
dans une nuit impénétrable ; nous ne connaissons que les Etats
fondés dans les temps historiques et jamais, chez aucun peuple, ils
ne se sont fondés en vertu d'un contrat effectif, unanimement con-
senti, tel que le suppose la théorie. Un tel contrat ne saurait d'ail-
leurs obliger ceux qui n'y auraient pas participé; il serait sans va-
leur pour les générations futures. Il n'aurait même qu'une valeur
pi -'caire pour les générations présentes ; car les mêmes volontés qui
onl le pouvoir de former un lien ont le pouvoir de le défaire.
Il y a cependant contrat entre les membres d'une même société ;
mais c'est un contrat tacite, incessamment renouvelé. L'homme le
plu- ignorant, le moins capable de réflexion, le plus étranger à tout
principe abstrait, sait cependant se placer tour à tour dans l'état de
nature et dans l'état légal. Comme le pâtre de Jouffroy, qui s'inter-
roge sur la destinée humaine et se pose, dans le premier éveil de sa
raison, toutes, les questions sur lesquelles ont pâli les philosophes
.le tous le- temps, les plus bumbles esprits soulèvent à certains mo-
E. BEAUSSIRE. - DU DROIT NATUREL 5
rnents les plus graves et les plus terribles problèmes de la philoso-
phie sociale. Nous avons tous, à un certain degré, devant ces pou-
voirs publics qui nous tiennent enserrés par tant de liens depuis
notre naissance jusqu'à notre mort, un instinct de résistance qui
provoque nécessairement la réflexion et l'examen. Nous instituons,
dans notre for intérieur, le procès de la société ; nous discutons,
avec plus ou moins de clarté et de justesse, l'étendue et les limites
de sa puissance ; nous faisons le départ entre les droits que nous lui
accordons et ceux que nous revendiquons pour nous-mêmes; nous
ne nous engageons à la société, comme dit Royer-Gollard, que sous
certaines réserves. C'est ce qu'entendent tous les théoriciens du
contrat social, lorsqu'ils reconnaissent que ce contrat ne s'étend
pas à tout et qu'il est des choses dont on ne fait pas, dont on ne peut
pas faire l'abandon, quo nemo cedere potest, dit Spinoza l.
Une société ne subsiste, en fait, que par l'accord constant de tous
ses membres. Chacun d'eux peut toujours, à ses risques et périls, se
séparer d'elle. Chacun peut également, par un appel à la révolte, la
menacer dans son existence. Chacun peut enfin, et c'est le cas le
plus ordinaire, lui mesurer son obéissance et son concours. Dans
ces conflits entre une société et ses membres régnent tout ensemble
le droit de guerre et le droit de justice : le droit de guerre, car la
société ne peut que traiter comme des ennemis ceux qui lui résis-
tent et qui cherchent à la dissoudre; le droit de justice, car il lui ap-
partient de juger et de punir toute violation de ses lois qui se commet
sur son territoire. Le rebelle reconnaît lui-même ce dernier droit,
quand il ne résiste pas jusqu'au bout à sa comparution devant un
tribunal, quand il se laisse interroger, quand il consent à se dé-
fendre. S'il se refusait absolument à tout acte de soumission, il ne
serait à ses propres yeux qu'un ennemi en face d'ennemis, il se ren-
fermerait dans l'état de nature, il subirait la loi de la guerre.
Une conviction absolue ou une passion fanatique poussera seule
la résistance jusqu'à de telles extrémités ; mais ces extrémités
mêmes sont contenues dans l'idée que tous les hommes, avec plus
ou moins de netteté, se font du lien social. Cette idée implique tou-
jours une réciprocité d'obligations entre la société et ses membres.
Les peuples mêmes qui ont pour leurs chefs une vénération supersti-
tieuse ne les considèrent pas comme dégagés de tout devoir envers
eux. Leur obéissance a ses instants de murmures et de révolte. Si
les rois sont pour eux des dieux ils les traitent parfois comme ils trai-
tent leurs dieux eux-mêmes, qu'ils punissent en les frappant de ne
l. Tractatus ttieologico-politiciis, ch. 18.
,; REVUE PHILOSOPHIQUE
les avoir pas exaucés. Or des obligations réciproques répondent à
l'idée d'un contrat. Elles supposent des deux parts l'engagement de
taire ou de ne pas faire certains actes dans un intérêt commun. Un
tel engagement, quelle qu'en soit la forme, est exposé d'ailleurs à
tous les conflits auxquels peuvent donner lieu l'interprétation et l'exé-
cution d'un contrat, et comme, entre la société et ses membres, il
n'y a point déjuge suprême accepté et reconnu des deux parts, ces
conflits et le contrat tacite qui leur donne naissance appartiennent
par la force des choses à l'état de nature.
III
L'état social sort donc véritablement de l'état de nature, non par
une succession historique, mais par une succession morale, dont
chaque conscience, à chaque instant, peut être le théâtre. Quand on
prétend remonter à l'origine des sociétés, on ne sait où se prendre;
on s'égare d'hypothèses en hypothèses, et la plus étrange de toutes
est assurément celle de ces hommes de la nature qui sortiraient tout
d'un coup du dernier degré de la vie sauvage pour stipuler ensemble
les clauses d'une convention en forme. Il n'est plus besoin de rien
supposer, quand la philosophie sociale renonce à se représenter
l'homme primitif, dont on ne sait rien, dont on ne peut rien savoir,
et quand elle prend pour sujet d'étude, dans l'état de nature et dans
l'état social, les hommes de tous les temps, tels qu'ils peuvent être
connus par l'observation, par l'histoire ou par des inductions légi-
times. Etude immense et difficile sans doute, mais qui reste toujours
sur un terrain solide et concret. Elle embrasse tous les mobiles,
individuels ou collectifs, de la conduite humaine, tout ce qui gou-
verne les hommes, à côté et en dehors des gouvernements établis.
!.' s idées vraies ou fausses, les passions bonnes ou mauvaises qui
ngnent dans une âme ou dans une collection d'âmes, constituent, en
effet, un véritable gouvernement, avec tous ses organes, avec son
tnple pouvoir, législatif, exécutif et judiciaire, et ce gouvernement
tout moral, qui ne sort pas des conditions de l'état dénature, est
souvent, 'Lin- l'état social, la puissance la plus forte et la plus res-
pectée. Quand il ne s'exerce que dans un individu, il peut pré-
senter un grand intérêt psychologique ou dramatique; mais il n'est
qu'un accident , sans valeur propre pour la science. Il ne de-
E. BEAUSSIRE. — DU DROIT NATUREL 7
vient l'objet d'une étude scientifique que lorsqu'il comprend toutes
les forces morales qui dominent dans une ou plusieurs sociétés.
C'est l'étude que se proposent l'histoire des mœurs, l'histoire des
civilisations et, d'une manière plus générale, la science nouvelle qui a
pris le nom barbare de sociologie. Il n'est pas de recherches plus
fécondes, soit pour la connaissance historique et philosophique de
l'homme, soit pour la direction pratique des sociétés humaines. Uae
société ne subsiste et ne progresse que par l'harmonie des forces
légales et des forces morales qui se partagent son gouvernement.
L'homme d'Etat, le jurisconsulte, le philosophe politique doivent
donc étudier les unes et les autres dans le présent et dans le passé;
ils doivent se rendre compte de tous les faits qui tendent à maintenir
ou à troubler leur accord; ils ne doivent, en un mot, jamais perdre
de vue les conditions du contrat tacite qui se fait sans cesse dans les
consciences entre l'état social et l'état de nature.
L'étude la plus complète des institutions et des mœurs n'épuise
pas toute la scienee des sociétés. Elle ne fait que constater l'existence
et le jeu de certaines forces, qui peuvent être bonnes ou mauvaises,
utiles ou nuisibles , justes ou injustes. Les forces légales doivent
s'appuyer sur les forces morales, sous peine d'être inefficaces :
Quid leges sine moribus
Vanae proficiant ?
Un sage législateur ménagera donc les sentiments, les traditions,
les préjugés mêmes qui conservent quelque crédit dans la société à
laquelle il donne des lois. Toutefois, s'il ne doit pas heurter de front
ces influences dont il n'est pas le maître et dont l'hostilité serait
funeste à son œuvre, il se fera souvent un devoir de ne pas leur
demander ses inspirations et de chercher, au contraire, à réagir
contre elles par l'action indirecte d'une loi plus éclairée et plus pure.
Les forces morales, de leur côté, ne peuvent se passer du concours
et de l'appui des forces légales, et elles doivent accepter ce concours
et cet appui, alors même qu'ils s'imposent à elles dans les condi-
tions les plus imparfaites. De mauvaises lois valent mieux que l'ab-
sence des lois. Les citoyens les plus intelligents et les plus honnêtes
ne refuseront donc pas leur obéissance à des lois odieuses, à des lois
qui blessent profondément leurs sentiments et leurs convictions. Il
peut toutefois se présenter des cas où la résistance à une loi oppressive
leur apparaîtra comme un devoir et où ils ne se croiront plus liés par
le libre contrat qu'ils ont conclu au fond de leur cœur, dans la sincérité
de leur conscience, entre les forces morales et les forces légales aux-
quelles ils sont également soumis. Il ne suffit donc pas de bien con-
H REVUE PHILOSOPHIQUE
naître les forces morales et les forces légales, dans toutes leurs ma-
nifestations; il faut pouvoir les juger; il faut posséder des principes
de discernement et d'action qui éclairent une conscience honnête et
dirigent une volonté droite dans tous les conflits entre ces deux
ordres de forces; il faut savoir, en un mot, quelles limites doivent
réciproquement s'imposer l'état de nature et l'état social.
Des questions très diverses peuvent être engagées dans ces nou-
velles recherches, non plus sur ce qui est ou a été, mais sur ce qui doit
f-îre. D'abord des questions politiques : soit la question générale de la
forme du gouvernement, soit les questions particulières concernant
la conduite que doivent tenir les gouvernements pour protéger tous
les intérêts, pour prévenir ou pour réprimer tous les conflits, pour
assurer, sous toutes les formes, la prospérité et la paix publiques. —
Puis des questions économiques : quelles règles doivent présider, soit
aux efforts des particuliers, soit aux actes des pouvoirs publics, soit
aux relations des Etats entre eux, pour développer, dans les condi-
tions les plus sûres et les plus fructueuses, la richesse générale?
— Puis, dans un autre ordre d'idées, des questions morales : toutes
ces forces qui se manifestent au sein d'une société ou dans les rap-
ports des sociétés entre elles appellent sur elles-mêmes et sur leurs
effets le jugement de la conscience ; elles demandent à être encoura-
gées, redressées ou combattues pour favoriser dans la vie privée et
dans la vie publique le progrès de la moralité générale ou en empê-
cher la décadence. — Enfin, des questions de droit naturel : quels
droits appartiennent en propre soit aux individus, soit aux sociétés;
quels principes de justice s'imposent au respect des pouvoirs sociaux
dans les limites où s'étend leur action ; quelles règles de droit, en
dehors de ces limites, doivent trouver place dans l'anarchie même de
l'état de nature ?
IV
Ces diverses questions doivent-elles faire l'objet de sciences dis-
tinctes ou ne sont-elles que le développement pratique d'une seule
science : l'étude générale des faits sociaux, la sociologie? Les faits
sociaux exactement observés ou rigoureusement établis sont le
terrain ferme et solide dont il ne faut jamais s'écarter dans la solu-
tion de ces questions. Il faut rester sur ce terrain, alors même qu'on
fait intervenir des principes à priori ou des conceptions idéales. Car
E. BEAUSSIRE. — DU DROIT NATUREL 9
si ces principes, si ces conceptions sont d'un autre ordre que les
faits eux-mêmes, ce n'est que dans les faits qu'ils trouvent leur appli-
cation. Or, ici, il n'y a qu'un seul genre de faits : soit qu'il s'agisse
de politique, d'économie politique, de morale ou de droit naturel, le
sujet commun est l'homme en société, l'homme engagé avant sa
naissance même dans certains liens avec ses semblables, dont il ne
peut jamais, dans la conduite de sa vie, dans la direction de ses sen-
timents et de ses pensées, dans ses actes les plus intimes et les plus
personnels, se dégager entièrement. Il n'est donc pas permis de
sortir des faits sociaux, si l'on ne veut pas se perdre dans les abstrac-
tions et dans les vaines hypothèses; mais le même genre de faits
peut donner lieu à des recherches très diverses. Dans l'étude de la
nature, tout se ramène aussi à un seul genre de faits : toutes les
sciences entre lesquelles se partage cette étude emploient sur les
mêmes matières les mêmes moyens d'investigation, et leurs progrès
les plus récents tendent à rapprocher, sinon à identifier leurs do-
maines. Qui voudrait cependant supprimer la distinction de ces
sciences et les confondre dans l'histoire naturelle? La sociologie n'est
pas autre chose que l'histoire naturelle des sociétés. Elle étudie, dans
la complexité de leurs éléments, dans tout ce qui constitue leur réalité
concrète, les diverses sociétés humaines, comme l'histoire naturelle
étudie les différentes classes d'êtres, et, de même que l'histoire natu-
relle, elle souffre à côté d'elle des sciences plus abstraites, qui se
distinguent d'elle-même et se séparent les unes des autres par le
choix de leurs points de vue au sein des mêmes réalités. La poli-
tique, l'économie politique, la morale, le droit naturel usent en
effet à l'égard des faits sociaux des mêmes procédés d'abstraction
que la physique, la chimie, la biologie à l'égard des phénomènes de
la nature. Elles en brisent la complexité, elles les dégagent de l'en-
semble de leurs conditions pour ne s'attacher qu'à certains ordres
de questions, qu'elles s'efforcent d'amener, en les simplifiant, au plus
haut degré d'exactitude et de clarté.
Sans doute l'abstraction ne peut être poussée aussi loin dans les
sciences sociales que dans les sciences de la nature. Les faits qu'em-
brassent ces dernières ont une fixité qui permet de les décomposer
sans en altérer les éléments. Les mêmes propriétés, mathématiques,
physiques, chimiques, biologiques, sont partout les mêmes et suivent
les mêmes lois dans tous les corps où on peut les observer. La même
fixité est loin de se rencontrer dans les sociétés humaines. Sous
quelque aspect qu'on les envisage, elles manifestent une diversité et
une mobilité qui se prêtent difficilement à des théories abstraites et
à des lois absolument générales. Il faut donc, dans les sciences
10 REVUE PHILOSOPHIQUE
sociales, se tenir toujours aussi près que possible des réalités con-
crètes, leur emprunter sans cesse des exemples et des moyens de
vérification. Il faut aussi, le plus souvent, savoir se renfermer dans
des sociétés similaires, sans viser à une généralité indéfinie. La
éralité, dans toutes les sciences, suppose l'identité des conditions.
I >r cette identité ne peut s'affirmer absolument que dans l'ordre
mathématique; c'est, par excellence, l'ordre des sciences abstraites.
Dans les sciences physico-chimiques, les conditions, en devenant
plus complexes, imposent plus de réserve. Il a fallu souvent res-
treindre la généralité de certaines lois, lorsqu'on a reconnu des
conditions nouvelles dont on n'avait pas tenu compte. Une réserve
plus grande encore est commandée dans les sciences biologiques.
Peu de lois s'appliquent exactement à toutes les formes de la vie, et
les plus générales ne peuvent se faire accepter, même à titre d'hypo-
thèses, qu'après une vérification rigoureuse dans un grand nombre
d'espèces concrètes. Dans les sciences sociales, la complexité est telle
qu'on ne peut légiférer, d'une façon sûre et précise, que pour des
milieux déterminés.
En vain parle-t-on de vérités universelles et éternelles ; toutes les
théories, par la force des choses, supposent un certain état de civili-
sation, où domine tout un ensemble de traditions, de moeurs, d'idées
dont il est impossible de ne pas subir l'influence, alors même qu'on
n'en voudrait pas tenir compte. Il peut y avoir, pour ces théories,
comme pour celles de toutes les autres sciences, une vérité absolue,
une vérité de tous les temps et de tous les lieux, mais toujours sous
la réserve qu'elle se renfermera exactement dans les conditions qui
ont servi à l'établir. Là où l'on cesse d'être sûr que les mêmes con-
ditions se rencontrent, la vérité ne cesse pas d'être la vérité, mais
elle ne peut plus s'affirmer avec la même certitude. Ainsi l'esclavage
est une institution absolument détestable à tous les points de vue.
maintien, dans notre civilisation, est une offense à la morale et
au droit naturel et ne peut avoir que les plus funestes conséquences
dans l'ordre politique et dans l'ordre économique. Toutefois les États
chrétiens où il subsiste encore peuvent être excusables au point de
vue moral d'en ajourner l'abolition complète. Ils pourraient pro-
voquer, en le supprimant brusquement, une crise économique ou
politique dont ils ont le droit et le devoir de ne pas assumer la res-
ponsabilité. Les mêmes excuses s'appliquent plus facilement encore
aux peuples barbares, chez lesquels commence à peine à pénétrer
l'idée toute philosophique de l'injustice de fesclavage. C'est enfin
par les mêmes considérations qu'il convient de juger l'esclavage
antique, alors qu'il était chez tous les peuples la base commune et
E. BEAUSSIRE. — DU DROIT NATUREL 11
indiscutée de toutes les institutions sociales. L'esclavage a perverti
et perdu toutes les civilisations qui Font accepté; nulle part il ne
doit être justifié en lui-même et dans ses fruits; mais il serait injuste
et déraisonnable de le condamner partout uniformément et sans dis-
tinction au nom de principes abstraits.
S'il ne s'agissait que de juger les faits sociaux dans les divers milieux
où ils se sont produits, l'histoire philosophique ou la sociologie
générale suffirait à cette tâche. Tout autre est celle de la politique,
de l'économie politique, de la morale et du droit naturel. Ces sciences
ont pour objet le présent et l'avenir plutôt que le passé. Ce sont des
sciences pratiques. Leur but principal est de tracer des règles d'ap-
préciation et de conduite pour l'état actuel ou prochain d'une société
déterminée ou d'un ensemble de sociétés reposant sur les mêmes
principes ou participant à une civilisation commune. Elles s'éclairent
sans doute par la comparaison des sociétés les plus différentes dans
le passé et dans le présent; mais elles feraient l'œuvre la plus chi-
mérique et la plus confuse si elles prétendaient embrasser, dans
leurs théories ou dans leurs préceptes, toutes les sociétés et toutes
les civilisations.
V
Parmi ces sciences, nous ne voulons considérer que le droit naturel.
Les questions de droit ont tenu de tout temps la première place dans
le développement des sociétés humaines. Ces questions se posent
d'elles-mêmes partout où s'éveillent la réflexion et le doute sur les
devoirs des hommes entre eux ou sur les obligations réciproques
d'une société et de ses membres. Tout gouvernement affirme des
droits et cherche à en imprimer la conviction dans l'esprit des
peuples. L'iniquité la plus odieuse se donne elle-même pour une
sorte de justice. Une société de brigands, dit Leibniz l, en même
temps qu'ils se déclarent les ennemis de tous les autres hommes,
s'impose certains devoirs et certaines formes de droit. Le plus petit
enfant, comme l'observe P^ousseau, avant même de savoir parler, sent
l'injustice et se révolte contre elle 2.
i. Monita quœdam ad Pufendorfii principia.
2. Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs frappé
par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ :je le crus intimidé. Je me disais : (Je
sera uneàme servile,dont on n'obtiendra rien que par la i igueur. Je me trompais ;
le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration ; je le vis de-
42 REVUE PHILOSOPHIQUE
Toutefois le droit naturel ne s'est constitué comme une science
distincte que dans les temps modernes. Il a sa place dès l'antiquité,
dans les traités de morale, de politique et de jurisprudence; mais,
avant le xvie siècle, il ne peut revendiquer aucun ouvrage qui lui
appartienne en propre. Les traités de droit naturel se sont multipliés
depuis le xvi° siècle, et quelques-uns ont eu pour auteurs les plus
illustres philosophes; mais ils sont loin d'avoir fondé une science
parfaitement définie et nettement circonscrite. Aujourd'hui encore, il
n'est pas de science plus contestée, non seulement dans ses théories,
mais dans son ohjet même.
Le droit naturel porte la peine du rôle prépondérant qu'il a joué
dans la Révolution française. « Les droits de l'homme et du citoyen, »
voilà, depuis 1789. le mot d'ordre de toutes les revendications révolu-
tionnaires en France et dans le reste du monde; voilà aussi le per-
pétuel sujet d'alarmes de tous ceux dont ces revendications ont
troublé les intérêts ou trompé les espérances. La cause du droit
naturel se confond ainsi avec la cause de la Révolution, et elle en
acquiert une grandeur nouvelle; mais c'est une grandeur périlleuse,
qui compromet son caractère scientifique et son intérêt universel
pour en faire un des aliments de l'esprit de parti et des passions
politiques.
Le droit naturel est le bien commun de tous les hommes sans dis-
tinction de partis, de classes, de nationalités. Si la Révolution l'a
revendiqué en 1789 contre les abus de l'ancien régime, elle a vu plus
d'une fois ses adversaires le revendiquer à leur tour contre ses
propres excès. De nos jours comme au temps de nos pères, il est
peu de questions, soit de législation ou de jurisprudence, soit de poli-
tique intérieure ou extérieure, où n'intervienne, à côté du droit
écrit, du droit consacré par les lois ou par les traités, quelque thèse
bien ou mal fondée de droit naturel.
Et il en a toujours été ainsi. L'humanité n'a pas attendu les livres
de droit naturel, la philosophie du xviii0 siècle et la Révolution fran-
çaise, pour se faire, sous des formes plus ou inoins pures, un idéal de
justice et pour comparer à cet idéal les institutions et les actes des
diverses sociétés entre lesquelles elle est partagée. Le trait original
de la Piévolution française, ce qui a fait à la fois sa grandeur et sa
faiblesse, a été la prétention de réaliser d'un seul coup, sur tous les
y* ""' violi i i h moment après vinrent les cris aigus-, tous les signes du rés-
ument, de la fureur, du désespoir de cet âge étaient dans ses accents. Je
craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurais douté que le sen-
timent du juste et de L'injuste fût inné dans le cœur de l'homme, cet exemple
eul m aurait convaincu. [Emile, livre I.)
E. BEAUSSIRE. — DU DROIT NATUREL 13
points, sans souci de l'ordre existant et des traditions du passé, tout
ce que peut embrasser un tel idéal. On peut admirer cette prétention,
on peut la condamner, on peut, ce qui vaut mieux, reconnaître les
causes qui, dans le décri de toutes les institutions de l'ancien régime,
la rendirent presque inévitable ; mais l'explication la plus défavorable
et le jugement le plus sévère prouveraient seulement qu'il était in-
sensé ou criminel de soulever à la fois toutes les questions et de faire
passer violemment des théories dans les faits des solutions fausses
ou hâtives ; ils ne prouveraient rien contre les questions elles-mêmes.
Ni la Révolution française, ni les autres révolutions ne se sont
faites uniquement sur des questions de droit naturel ; tous les inté-
rêts de l'ordre social y ont été en jeu et on peut leur reprocher tout
aussi souvent d'avoir suivi de fausses idées politiques ou écono-
miques que d'avoir invoqué des principes mal entendus de droit
ou de morale. En dehors des révolutions proprement dites, l'histoire
des peuples est, pour la plus grande part, l'histoire de leurs erreurs
sur toutes les questions sociales. Dira-t-on, en présence de ces
erreurs, qu'il n'y a ni vérité politique, ni vérité économique, ni
vérité morale ? Doit-on dire davantage qu'il n'y a pas. de principes
de droit naturel? Non; il ne sert de rien pour éviter l'erreur de nier
des questions qui renaîtront toujours, quoi qu'on fasse, dans l'intelli-
gence, dans la conscience ou, si l'on veut, dans les passions des peu-
ples. Il faut, au contraire, les étudier sous toutes leurs faces et
redoubler d'efforts pour y faire pénétrer partout la lumière.
VI
Il faut avant tout les bien distinguer. L'une des erreurs capitales
de la Révolution française et des théories qui l'ont préparée a été de
confondre toutes les questions sociales. Le droit naturel surtout,
même dans les traités spéciaux qui lui étaient consacrés, n'avait
jamais su circonscrire exactement son domaine, et il est loin encore
d'avoir une place distincte et définie dans l'ensemble des sciences
morales. Ces sciences, en effet, ne sauraient se séparer entièrement.
Leurs objets sont unis non seulement par les rapports les plus
étroits, mais par une dépendance réciproque. Il serait dangereux de
les isoler, mais il n'est pas moins dangereux de les confondre.
Le droit naturel n'embrasse pas la politique, et il n'est pas embrassé
\\ REVUE PHILOSOPHIQUE
par elle. Le premier devoir de la politique est de respecter le droit
naturel, et l'un des objets principaux du droit naturel est de juger la
politique, de l'approuver ou de la flétrir, suivant qu'elle est juste ou
injuste. Mais la justice n'est pas tout dans la politique ; il y faut la
esse, la prudence, l'habileté, la connaissance et le maniement des
hommes, l'exacte appréciation de tout ce que demandent les cir-
constances et les divers intérêts sociaux. Le droit naturel, de son
côté, n'a pas rempli toute sa tâche quand il a fait prévaloir la justice
dans la politique ; il étend son domaine au delà des relations et des
actes que régissent les législations positives et les gouvernements
constitués; il règne proprement dans cet état de nature qui se main-
tient partout à côté et au-dessus des Etats particuliers; il est le
législateur de la société universelle du genre humain.
11 y a un double danger à confondre la politique et le droit naturel;
on transforme toutes les questions de politique en des questions de
droit ou toutes les questions de droit en des questions de politique.
Ce sont ces deux écueils que le judicieux historien de la Science poli-
tique dans ses rapports avec la morale, M. Paul Janet, désigne par les
noms de Platonisme et de Machiavélisme. Où l'un ne voit que des
droits, l'autre n'admet que des intérêts. Pour certains esprits absolus,
tout est de droit divin : la forme du gouvernement, la législation civile
ou pénale, l'administration intérieure, les traités internationaux. Et,
comme il n'est pas de matières qui se prêtent moins à des règles
uniformes, on ne voit partout, dans la diversité des institutions et
des politiques, que spoliation, persécution ou tyrannie. Rien n'a plus
nui au droit naturel que ces appels hors de saison au sentiment de
la justice, qui sont devenus trop souvent des appels à la révolte et à
la guerre civile ; mais l'excès contraire n'a pas moins déconsidéré
la politique. Beaucoup ne voient dans la politique qvi'un jeu sans
moralité, où il ne s'agit que d'être le plus fort ou le plus habile et où
toutes les injustices se font non seulement excuser, mais admirer,
quand elles sont au service de grands desseins et que le succès les a
couronnées. Le bon sens public d'un côté, la conscience publique de
l'autre protestent contre ces deux façons exclusives d'entendre le
droit et la politique. Elles n'appartiennent d'ailleurs qu'aux esprits
extrêmes, et il est peu de philosophes, de publicistes et d'hommes
d'Etat qui les aient .franchement avouées. En les plaçant sous l'au-
té de l'auteur de la République et de l'auteur du Prince, M. Janet
reconnaît que ni Platon ni Machiavel ne les ont professées sans
réserve. Elles se retrouvent cependant dans bien des théories, avec
des tempéraments qui en dissimulent plutôt qu'ils n'en corrigent les
effets, et ces elîets se montrent à chaque page dans l'histoire de
E. BEAUSSIRE. — DU DROIT NATUREL 15
tous les peuples. Rien n'est donc plus nécessaire que de leur opposer
des définitions exactes et précises de la politique et du droit.
La confusion est moins fréquente entre le droit naturel et l'éco-
nomie politique. Ces deux sciences se sont constituées dans les temps
modernes sur des bases distinctes avec des méthodes et des fins
différentes. Elles ont su maintenir leur distinction dans leurs prin-
cipes généraux; mais elles l'ont plus d'une fois méconnue dans des
questions particulières où leurs objets semblaient se confondre. Telle
est la question du droit de propriété. Les deux sciences s'y rencon-
trent dès leur point de départ, et il n'est pas de question plus grave
pour chacune d'elles. Rien n'est plus difficile que de la traiter au
point de vue du droit pur, sans oublier l'influence de certaines consi-
dérations économiques, ou de n'en étudier que le côté économique,
en se dégageant de toute théorie préconçue sur le droit de propriété.
Les sophismes qui jusqu'à nos jours ont cherché à justifier l'escla-
vage ne faisaient qu'introduire dans le droit naturel un intérêt éco-
nomique, mal entendu en lui-môme, mais tellement consacré par
la pratique de tous les temps et de tous les siècles qu'il semblait
impossible d'y renoncer sans un bouleversement social. Une fausse
notion de droit naturel sur le prêt à intérêt a longtemps pesé et
pèse encore sur des transactions de l'ordre purement économique.
La célèbre théorie de Ricardo sur la rente de la terre a introduit
dans l'économie politique des considérations qui ne relèvent que
du droit naturel. Les théories qui fondent sur le travail seul le droit
de propriété introduisent, au contraire, dans le droit naturel, un ordre
d'idées qui n'appartient qu'au point de vue économique. Il est donc
très important de bien distinguer les deux points de vue. Ce n'est pas
assez de dire que l'un est celui du juste, l'autre celui de l'utile. On
préjuge ainsi une question philosophique sur laquelle les plus grands
esprits, dans tous les temps, n'ont pas cessé d'être divisés : celle de
la morale utilitaire. Lors même que le juste et l'utile ne seraient
qu'un même principe, la distinction subsisterait toujours entre l'éco-
nomie politique et le droit naturel. La première a en vue un intérêt
d'un certain ordre : la production et la distribution des richesses ; le
second se propose un intérêt ou, si l'on veut, une utilité d'un ordre
différent : le respect de la justice. Dira-t-on que la justice est elle-
même une richesse et la condition de toutes les autres? Quand la
proposition serait vraie autrement que par métaphore, la justice
n'embrasse pas, du moins, toutes les richesses, et elle n'est pas leur
unique source. Elle peut être en honneur dans une société qui ne
sait pas s'enrichir. Elle peut être méconnue dans une société riche
et prospère. Enfin elle garderait sa place parmi les intérêts vitaux
16 BEVUE PHILOSOPHIQUE
des sociétés, alors même qu'on ne tiendrait aucun compte de son
influence sur la fortune publique et sur les fortunes privées. Elle a
donc sa valeur propre, quel que soit son fondement métaphysique,
et elle appelle une science distincte.
Vil
La distinction du droit naturel et de la morale est beaucoup plus
difficile à établir. Elle est nouvelle et même toute récente dans la
philosophie et dans la jurisprudence. La philosophie grecque ne l'a
jamais soupçonnée. La jurisprudence romaine prétendait embrasser
la morale tout entière et même la science universelle ; elle se définis-
sait elle-même la connaissance des choses divines et des choses
humaines, rerum divinarum atque humanarum notitia. Pour la
scolastique, le droit naturel n'est qu'une partie de la théologie mo-
rale. Lorsqu'il commence à se constituer comme science particu-
lière au xvie et au xvne siècles, il tend à laisser en dehors de son
domaine les questions de pure morale ; mais c'est par prudence,
pour ne pas être accusé de soustraire ces questions à la théologie.
Pufendorf borne le droit naturel aux actions extérieures, à tout ce
qui relève, non du tribunal de Dieu, mais des tribunaux humains. Il
ne sait pas d'ailleurs se maintenir exactement dans ces limites, qui
n'ont pour lui rien de philosophique, rien qui résulte de la nature
des choses, et qui ne sont qu'une concession à l'intolérance théolo-
gique. Leibniz, dans son célèbre Examen, lui a durement reproché
cette concession, qu'il considère comme une dégradation du droit
naturel. Pour lui, comme pour les philosophes et les jurisconsultes
de l'antiquité, il existe une jurisprudence universelle qui embrasse à
la fois la justice humaine et la justice divine ; le droit naturel ne gou-
verne pas seulement cette vie, il trouve son couronnement dans la
vie future, et il se priverait « de la plus belle de ses parties », en même
temps qu'il renoncerait à toute autorité effective, s'il ne cherchait pas
à établir « par une démonstration parfaite » l'immortalité de l'âme 1 .
K'ant est le premier qui ait nettement séparé le droit naturel de
la morale. Après avoir posé, dans la Critique de la raison pratique,
les fondements communs de ces deux sciences, il consacre aux prin
cipes de chacune d'elles deux ouvrages distincts : les Éléments méta-
/ilnjsiijues de la doctrine du droit et les Éléments métaphysiques de
i. Marti*' qucedam ad Pufendorfii principia, passim.
E. BEAUSSIRE. — DU DROIT NATUREL 17
la doctrine de la vertu. Dans le premier de ces ouvrages, il réduit,
comme Pufendorf, le droit naturel aux actions extérieures ; mais ce
n'est plus une précaution philosophique bientôt mise en oubli, c'est
le point de départ d'une série de déductions ingénieuses ou pro-
fondes, embrassant toutes les parties du droit naturel et s'eiïorçant
de les dégager de toute considération purement morale.
La distinction du droit naturel et de la morale a été plus d'une
fois méconnue depuis Kant. Souvent aussi, elle a été obscurcie par
les efforts mêmes que l'on a faits pour l'établir d'une façon plus solide
ou plus profonde. Aujourd'hui encore, elle appelle une démonstra-
tion rigoureuse pour prendre enfin dans la science une place incon-
testée. C'est notre excuse si nous essayons, après tant de grands
esprits, de donner cette démonstration nécessaire.
Lorsque Kant renferme le droit dans la sphère des actions exté-
rieures, il n'entend pas exclure ces actions de la morale. Elles peu-
vent avoir une valeur morale, mais elles ne l'ont pas par elles-
mêmes; elles ne l'ont que par leurs motifs, c'est-à-dire par leur
union à des actions intérieures. Elles n'ont besoin, au contraire,
d'aucun complément pour avoir une valeur juridique. Ainsi (c'est
l'exemple même de Kant), le respect d'un contrat est en lui-même,
abstraction faite de tout mobile, un acte strictement et parfaitement
conforme au droit; mais ce n'est un acte vraiment moral que si le
contrat est respecté avec la conscience claire d'un devoir et la ferme
volonté de le remplir. Cette distinction est-elle suffisante ? Est-elle
même bien exacte? La considération des actes intérieurs est-elle
toujours étrangère à l'idée du droit? Il est toute une partie du droit,
le droit pénal, dont cette considération est un élément évidemment
nécessaire. Un acte n'est punissable, au point de vue du droit
comme à celui de la morale, que lorsqu'il a été accompli volontai-
rement, dans une intention mauvaise. Le droit pénal ne descend
pas sans doute dans les choses de l'âme aussi profondément que la
morale; il y descend cependant, au nom et dans la limite des intérêts
sociaux qu'il représente. Le droit civil lui-même, dans une moindre
mesure, ne peut pas davantage se dispenser d'y descendre. Le res-
pect tout extérieur d'un contrat suffit au droit; mais le droit ne
l'impose que si le contrat lui-même a été librement consenti, c'est-
à-dire s'il est l'effet, la manifestation d'un acte intérieur. Même un
contrat librement consenti ne crée aucun droit s'il est entaché
d'immoralité ; tant il est vrai que l'ordre juridique reste toujours
non seulement uni, mais subordonné à l'ordre moral.
Et, sans nous arrêter aux différentes branches du droit, où trou-
vent place, dans leur généralité, les relations de droit, si ce n'est
TOME X. — 1880 2
18 REVUE PHILOSOPHIQUE
parmi des êtres moraux, parmi des êtres qui ont conscience de ces
relations, qui s'y sentent soumis dans leur for intérieur et qui s'y
conforment autrement que ne fait l'animal ou la plante aux lois de
la nature? Nous ne concevons le droit que dans le règne humain, et
par là nous ne le concevons qu'entre des âmes. Non pas que le droit
exige une profession de foi rigoureusement spiritualiste. Le positi-
viste, le matérialiste lui-même admettent des actes intérieurs, des
actes intellectuels et moraux, pour lesquels ils emploient comme
les philosophes spiritualistes et comme le vulgaire, le nom d\îme,
en dépouillant ce nom de toute signification métaphysique. Ils recon-
naissent ainsi, en dépit de leurs négations et de leurs réserves, une
sphère de l'âme et ils peuvent l'étudier avec toute l'exactitude scien-
tifique. Cette sphère de l'âme, de quelque façon qu'on l'entende,
est celle du droit ; il ne peut en être arraché .
Ajoutons enfin que le droit suppose toujours des devoirs corres-
pondants. Si ma propriété, si ma liberté, si mon honneur sont pour
moi des droits, c'est que les autres hommes ont le devoir de res-
pecter ma propriété, ma liberté et mon honneur. Si l'autorité pater-
nelle est un droit, c'est, d'un côté, que les enfants ont le devoir de
se soumettre à cette autorité et, de l'autre, que tous les hommes
ont également le devoir d'en respecter l'exercice. Si l'Etat, par ses
lois pénales et par ses tribunaux, a le droit de réprimer certains
actes, c'est un devoir pour les coupables d'accepter le châtiment
qu'ils ont encouru et pour tous les citoyens de ne pas entraver
l'action légale et au besoin de lui prêter main-forte. Tous les devoirs
qui correspondent à des droits forment la catégorie de ces devoirs de
droit, que Kant distingue des devoirs de vertu. Ils appartiennent sans
contredit à la morale, ils en forment une des grandes divisions :
celle qui se résume dans le nom de justice. Par ces devoirs, le droit
pénètre évidemment dans la morale : il reste à établir comment il
s'en distingue.
Le juste appartient tout ensemble à la morale et au droit. Dans la
première, il concerne les personnes à qui il impose des devoirs ;
dans le second, les personnes envers qui existent ces devoirs, ou, en
d'autres termes, pour qui ces devoirs sont des droits. De cette dis-
tinction des personnes découle toute la différence des deux sciences.
La mcrale embrasse tous les éléments, toutes les conditions,
toutes les circonstances des actes qui sont l'objet de ses comman-
dements ou de ses défenses. Elle ne s'attache pas seulement à des
cas particuliers; elle étudie l'ensemble de la conduite humaine,
toutes les qualités naturelles ou acquises de l'agent moral, toutes les
inlluences du milieu social dans lequel se manifeste et se développe
E. BEAUSSIRE. — DU DROIT NATUREL 10
son activité. Tel acte est un devoir dans telle circonstance qui cesse
de l'être dans une circonstance différente, en face d'un devoir plus
impérieux. Tel devoir strictement accompli est pour tel individu
un effort d'héroïsme et pour tel autre un acte à peine méritoire.
Enfin, la valeur morale de chaque acte ne peut s'apprécier exacte-
ment que dans son rapport avec la moralité générale de l'agent et
la moralité moyenne de son temps et de son pays. La morale fait
ainsi entrer en ligne de compte, dans ses jugements et dans ses
préceptes, les plus délicates observations de la psychologie indivi-
duelle et de la psychologie sociale.
Tout autre est l'étude du droit, considéré non plus dans l'agent
moral, mais dans la personne qui est l'objet de l'action et qui peut
la réclamer comme un devoir envers elle-même. Les droits des
individus sont leurs titres généraux et permanents pour obtenir
certains devoirs. Ces titres tiennent à des conditions morales; l'âme
seule les possède et les revendique, alors même que leur objet est
tout extérieur et matériel; mais ils- ne dépendent pas de la moralité
des individus, et ils ne varient pas avec elle. La propriété du malhon-
nête homme est aussi respectable que celle de l'honnête homme;
elle comprend le même ensemble de droits; elle réclame le même
ensemble de devoirs. Elle peut être infirmée dans sa jouissance par
un vice déterminé, la prodigalité; mais ce n'est pas parce que ce
vice est le plus grave au point de vue moral, c'est parce qu'il est le
plus dommageable dans l'ordre particulier d'intérêts que la pro-
priété représente.
La morale est éclairée directement par le droit. Dès qu'un droit
est reconnu, il devient pour la morale le principe d'un ordre de
devoirs. Le droit peut, à son tour, être éclairé par la morale. Ses
conditions d'exercice sont d'autant mieux connues qu'on a étudié
plus profondément les devoirs qui lui correspondent et toutes les
causes individuelles ou sociales qui peuvent influer sur l'accomplis-
sement de ces devoirs. Mais, quelques lumières que le droit puise
dans la morale, elles ne lui apportent qu'un concours indirect ; il se
révèle à la conscience par des considérations qui lui sont propres.
Tant que la liberté individuelle n'a pas été conçue comme un droit
inhérent à la nature humaine, le progrès des idées morales n'a eu
pour effet que l'adoucissement des mœurs à l'égard des esclaves; il
a fait entrer dans lame des maîtres le sentiment de certains devoirs
de mansuétude et d'humanité; mais il ne les a pas élevés au senti-
ment du devoir de justice qui condamne absolument l'esclavage. Il
a fallu également que la liberté de conscience fût reconnue comme
un droit naturel pour que le respect des croyances s'imposât comme un
20 REVUE PHILOSOPHIQUE
devoir; jusque-là, les âmes les meilleures, les âmes des sages comme
celles des saints, ne pouvaient concevoir que le devoir de la tolérance.
Non seulement la morale ne révèle pas le droit, mais les considé-
rations qui lui sont propres peuvent obscurcir ou fausser le senti-
ment du droit. L'idée fondamentale de la morale est l'idée du bien,
d Fais le bien; ne fais pas le mal, » voilà le résumé de tous ses pré-
ceptes. De là, lorsqu'on apporte dans l'étude du droit des préoccu-
pations toutes morales, une tendance à chercher dans le bien seul
la condition du droit. « Je n'admets que la liberté du bien, disent
très sincèrement beaucoup d'honnêtes gens ; je ne saurais admettre
comme un droit la liberté du mal. » La liberté absolue du mal serait
sans doute la négation du droit puisqu'elle lui ôterait son caractère
moral; mais il n'est pas un droit, qui n'implique une certaine liberté
du mal. Tout le monde le reconnaît pour des droits clairement et
depuis longtemps établis, comme la propriété. La définition des
jurisconsultes romains : Jus utendi et abutendi quatenus juris ratio
patitur, implique évidemment dans la pleine et absolue disposition
des biens, tout en marquant la légitimité juridique de la liberté du
mal, la limite au delà de laquelle une telle liberté serait contraire
non seulement à la morale, mais au droit lui-même. Par une de
ces inconséquences qui se rencontrent si fréquemment dans les
questions sociales, ceux qui protestent le plus facilement contre la
liberté du mal sont souvent les plus ardents à revendiquer la liberté
absolue de tester, c'est-à-dire le droit de mal faire dans la trans-
mission de la propriété. C'est pour des droits plus nouveaux, comme
la liberté de la presse, la liberté des cultes, la liberté de réunion et
d'association, la liberté d'enseignement, que bien des âmes honnêtes
répugnent à reconnaître la liberté du mal. Elles répugnent en réalité
à reconnaître ces droits eux-mêmes; car il est évident qu'ils ne sont
rien, s'ils n'existent qu'à la condition qu'on n'en fasse jamais mau-
vais usage, et si le respect qui leur est dû doit toujours être subor-
donné à l'appréciation de tous les actes dans lesquels ils se mani-
festent. Le respect du droit chez un adversaire, pour des actes qui
blessent nos sentiments, nos opinions ou nos intérêts, demande
souvent un effort de vertu. Cet effort sera d'autant plus difficile que
les passions qui lui font obstacle prendront le langage de la vertu
elle-même et plaideront pour le bien menacé, pour la morale offensée
par l'abus de la liberté. Il faut mettre le droit à l'abri des assauts
qui lui sont livrés au nom de la morale et qui sont souvent d'autant
plus dangereux qu'ils sont l'effet des convictions les plus sincères et
des sentiments les plus respectables.. Il faut l'étudier en lui-même,
dans les conditions qui lui sont propres.
E. BEAUSSIRE. — DU DROIT NATUREL 21
VIII
L'étude du droit, comme l'étude de la morale, est une étude
psychologique. Chaque droit est un titre personnel, inhérent à la
nature morale d'une personne déterminée. La psychologie du droit
n'exige pas les subtiles et délicates analyses de la psychologie
morale. Elle ne se contente pas cependaut de notions vagues et
générales. Il faut bien connaître l'homme pour se faire une idée
exacte de ses droits : non pas cet homme abstrait que Pancienne
psychologie aimait à se représenter, mais l'homme réel, le produit
d'une race, d'une civilisation, d'une société particulière. Il faut le
maintenir dans le milieu où agissent ses facultés, dans le cercle des
intérêts auxquels se rapportent ses droits, dans le cercle des idées
qui, pour lui et pour ses contemporains, en éclairent et en dirigent
l'exercice. Les recherches historiques et surtout l'étude approfondie
des institutions, des lois, des traités, viennent ici, plus que partout
ailleurs, en aide à la psychologie. Le droit repose sur des fonde-
ments fixes; mais il n'apparaît et ne se développe que dans certaines
conditions appropriées à ses revendications. Il est bien évident que
la liberté des opinions a pris un caractère tout nouveau depuis la
découverte de l'imprimerie. Il n'est pas moins certain que l'idée de
la liberté religieuse n'a pu germer et mûrir dans les consciences
qu'après l'établissement d'une grande religion dont les dogmes, les
rites et le gouvernement ne sont pas une partie intégrante et néces-
saire des institutions politiques. Qui ne voit également que la liberté
politique ne saurait représenter les mêmes idées pour les grands
Etats modernes que pour les petites républiques de l'antiquité? Il
faut tenir compte de toutes les conditions des faits sociaux pour
apprécier à sa juste valeur et dans sa réalité vivante cet ordre de
faits qu'on appelle des droits.
L'étude du droit ne saurait toutefois se renfermer dans la réalité
historique ou sociale. Le droit naturel est toujours un idéal, auquel
la réalité ne se conforme jamais entièrement et qui, dans tous les
cas, se conçoit en dehors et au-dessus de la réalité pour servir à la
juger. L'opposition de l'idéal et du réel, dans l'ordre juridique, est
la question fondamentale du droit naturel. Elle donne lieu aux
appréciations les plus délicates pour le législateur, le jurisconsulte
ou le politique, aux conflits les plus douloureux pour les consciences.
Tantôt l'idéal apparaît comme une de ces hautes conceptions qui
■2-2 REVUE PHILOSOPHIQUE
sont, suivant Guillaume de Humboldt, les fruits les plus beaux, les
plus mûrs de l'esprit, mais pour lesquels, dans aucun temps, la
réalité n'est assez mûre *. Tantôt il appelle immédiatement ou dans
un temps prochain une consécration légale. Tantôt enfin, sans attendre
cette consécration, il impose aux consciences le devoir de le reven-
diquer el de le défendre contre tout empiétement et de résister en
son nom à la tyrannie de la loi elle-même.
L'idéal ne s'oppose à la réalité qu'à la lumière de la réalité elle-
même. S'il la dépasse, il est toujours suggéré par elle. Dans le
monde physique, où la fixité des espèces est sinon une loi absolue,
du moins une loi relative universellement constatée dans les limites
de toutes les observations connues, le type idéal pour chaque classe
d'êtres, pour chaque ordre de faits, est conçu une fois pour toutes.
Dans le monde moral, où l'évolution et le progrès n'ont plus un ca-
ractère conjectural, l'idéal varie avec la réalité elle-même. L'idéal
d'hier est la réalité d'aujourd'hui; l'idéal d'aujourd'hui sera peut-être
la réalité de demain. Voilà ce qu'il ne faut jamais oublier dans l'étude
du droit naturel. La voie la plus sûre, pour s'élever, dans toutes les
questions juridiques, à l'intelligence du droit idéal, est de suivre le
droit réel dans toutes ses vicissitudes et tous ses progrès.
Emile Beaussire,
de l'Institut.
I. Guillaume de Humboldt, Ideen zueinen Versuchdie Grenzen der Wirksaihkeit
des Staats iu bestimmen, XVI.
LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE
DE WUNDT
Théories dé la substance et de la cause
D'après un ouvrage récent : Logik : eine Untersuchung der Princi-
pien der Erkenntniss und der Méthoden Wisênchaflticher Fors-
chung. — I. Erkenntnisslehre. Stuttgard, Enke 1880; et les cours faits
à l'Université de Leipzig.
Depuis Kant, le problème capital, que toute philosophie doit cher-
cher à résoudre, consiste à déterminer, dans la connaissance hu-
maine, la part de la pensée et la part de l'expérience. On reconnaît
aujourd'hui volontiers que le monde de notre connaissance est un
produit de deux facteurs, l'un objectif, l'autre subjectif. Il s'agit seu-
lement de séparer avec précision ces deux facteurs et de déterminer
avec plus de rigueur que Kant ne l'a fait le genre de modifications
que nos sens et notre pensée font subir aux éléments venus du
dehors. Cette question donne lieu à deux études distinctes, l'une
psychologique, qui a pour objet les données de nos sens et de notre
organisme représentant, et l'autre logique, qui a pour but de cher-
cher les rapports des phénomènes et des séries de phénomène avec
notre pensée. M. Wundt , professeur ordinaire de philosophie à
Leipzig, déjà connu en France par des travaux de physiologie et
récemment par sa Psychologie physiologique, s'est aussi beaucoup
occupé de cette dernière question. Il y a consacré plusieurs cours
à l'Université de Leipzig, et, dans un ouvrage publié cet hiver, il a
donné une longue exposition de sa Théorie de la Connaissance. Nous
voudrions, dans une courte étude, faire connaître quelques-unes des
idées principales de cette théorie. Comme il serait impossible d'en
24 REVUE PHILOSOPHIQUE
aborder toutes les parties, nous nous bornerons à celles qui parais-
sent le plus importantes, tant par l'intérêt qui s'attache aux ques-
tions elles-mêmes que par l'originalité avec laquelle l'auteur les a
traitées.
Depuis longtemps en Allemagne, les philosophes les plus pénétrés
de l'esprit de Kant sont venus à penser que Kant avait peut-être
donné aux fonctions de la Pensée une complication un peu artifi-
cielle. Ils ont trouvé quelque chose d'arbitraire dans le savant appa-
reil des intuitions et des concepts à priori ; ils se sont demandé si le
travail de la Pensée ne serait pas en réalité plus simple, et s'il n'y
aurait pas lieu par conséquent de réduire le domaine de Pd priori.
Parmi les successeurs immédiats de Kant, Fichte et Hegel ont
senti que les intuitions pures et les catégories jouaient dans la con-
naissance un rôle secondaire ; ils ont pensé que la philosophie devait
partir de plus haut, c'est-à-dire des fonctions qui sont l'essence même
de la Pensée, des fonctions logiques, et ils ont essayé de ramener à
ces fonctions toute la connaissance. Fichte n'a malheureusement
pas poursuivi son oeuvre avec une rigueur scientifique. Le jour où
il a converti le principe d'identité A = A, dont il voulait avec raison
partir, en : « Moi = Moi », ou bien : « Le Moi se pose lui-même ; »
et le second principe logique A non égal à non-A, en : « le Moi se
distingue du non-Moi, pose le non Moi, » il s'est engagé dans une
philosophie arbitraire dont la vogue ne devait avoir qu'un temps.
M. Wundt loue aussi Schopenhauer d'avoir pris pour point de
départ de sa philosophie le principe logique de Raison x qui domine
en effet toute la connaissance humaine. Mais il lui reproche en pre-
mier lieu de l'avoir identifié sans motif avec la causalité, dans l'expé-
rience externe, et dans l'expérience interne, avec la détermination
volontaire , et en second lieu d'avoir fait de cette détermination
volontaire une sorte d'entité, qui doit être considérée comme l'es-
sence du monde, comme la seule chose en soi.
M. Wundt veut, lui aussi, partir des principes logiques, c'est-à-
dire ramener toute la connaissance à l'expérience d'une part et de
l'autre aux fonctions logiques de la Pensée. Qu'est-ce que la Pensée
Logique? Quelle est son essence? Comment se comporte-t-elle à
Pégard des résultats de l'expérience sensible, c'est-à-dire des phé-
nomènes et des séries de phénomènes, et quelles modifications leur
fait-elle subir 1 La connaissance scientifique est-elle explicable par
cette seule réaction de la Pensée Logique, et sans qu'il soit besoin de
recourir à des intuitions et catégories à priori ? Tel est en quelques
1. Satz vomi Grande.
H. LACHELIER. — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 25
mots le problème que M. Wundt se propose de résoudre dans sa
Théorie de la Connaissance. Nous voulons, dans cette étude, exami-
ner seulement comment sont conçues par le philosophe allemand
les catégories de Substance et de Cause. Indiquons d'abord, en quel-
ques mots, les caractères de la Pensée logique, ses lois principales,
ses rapports généraux avec le contenu de l'expérience.
II
L'expérience interne fournit à la pensée des représentations et des
concepts qui se forment et s'enchaînent les uns aux autres, suivant
des lois régulières. En face de ces « résultats » de l'évolution psy-
chique se trouve l'élément à 'priori de la connaissance, la Pensée
Logique L Il s'agit de savoir comment la Pensée Logique pourra s'ap-
pliquer à ces données. Pour comprendre en quoi consiste le travail
de l'esprit, il importe de ne pas se représenter la Pensée Logique
comme un ensemble de lois toutes formulées (principe d'identité, etc.)
auxquelles doivent se conformer les lois du monde extérieur, ni
même comme un système de formes auxquelles toute expérience
doit s'adapter. Il faut la concevoir comme une activité. M. Wundt la
définit souvent : « une activité unifiante 2. » Ce que nous appelons
« les Lois de la Pensée » n'est autre chose que l'expression d'un cer-
tain nombre de fonctions actives, qui ne donnent naissance à des
lois formulées qu'au contact de l'expérience. Par exemple, étant
donnée une représentation, un objet, la Pensée reconnaît son exis-
tence et le pose égal, identique à lui-même. Le principe d'identité,
A = A, est formé. Si deux objets différents sont donnés, la Pensée
les opposera l'un à l'autre, les déclarera distincts : A n'est pas
non- A . C'est le principe de contradiction 3 . La troisième fonction de la
Pensée est celle de la classification des concepts. La formule en est :
A est ou bien B, ou bien non-B, toute autre hypothèse étant exclue 4.
Enfin la quatrième fonction, la plus importante de toutes, celle qui
domine toute la science, est ce pouvoir qu'a la Pensée de passer
d'une égalité ou d'une identité à une autre, et d'affirmer que, si l'on
a A = B et B ■ = C, on a par là même A — C. Le principe auquel
1. Das logiscle Denken.
2. Eine verknûpfende Thâtigkeit.
3. Satz des Widerspruchs.
4. Satz des ausgeschlossenen dritten.
26 BEVUE PHILOSOPHIQUE
donne lieu cette fonction est le « Principe de Raison ' ». Nous ver-
rons plus tard que la causalité résulte d'une application de ce prin-
cipe au contenu de l'expérience.
On donne généralement comme caractères dominants des prin-
cipes logiques l'évidence et l'universalité. La Pensée Logique porte
en elle-même une nécessité , qui nous fait attribuer aux liaisons
qu'elle crée une certitude immédiate et absolue. Ses principes sont
évidents, nécessaires à priori, et néanmoins ils peuvent s'appliquer à
toute expérience particulière, dans tout le champ de la connaissance.
Ils ne sont pas abstraits de l'expérience ; M. Wundt reconnaît avec
justesse que l'expérience est impuissante à rendre compte de leurs
propriétés, et pourtant il est certain qu'aucune expérience ne viendra
jamais les contredire.
Cette conformité parfaite devient facilement explicable, si l'on se
rappelle que la Pensée n'exerce que des fonctions logiques, et que
ces fonctions ne donnent naissance à des principes qu'au contact de
l'expérience. 11 s'ensuit que le principe logique est une sorte d'ex-
pression de l'intuition immédiate des objets ; l'évidence qui le carac-
térise a sa source dans cette intuition, et c'est de là que vient le terme
même d'évidence. Nous n'arriverions jamais, par exemple, à conce-
voir le principe d'identité, si l'intuition immédiate de nos représenta-
tions ne nous offrait des objets constants; ni le principe de raison, si
nous ne trouvions dans l'expérience des objets égaux entre eux, ou
tout au moins sensiblement égaux. Cette condition empirique de la
formation des lois logiques n'enlève rien à leur caractère d'apriorité.
Ces lois ne sont pas des lois de la nature, puisqu'elles expriment non
des propriétés des objets, mais des actes de notre pensée sur les objets.
Notre pensée a seulement besoin de l'expérience pour agir. Il faut,
pour que ses fonctions entrent en jeu, une cause occasionnelle, et
cette cause occasionnelle est un simple regard intérieur jeté sur nos
représentations et nos concepts, c'est-à-dire sur les objets de l'expé-
rience interne. Comment se fait-il maintenant que la Pensée soit sûre
de pouvoir appliquer ses lois à toute expérience à venir? D'où vient,
en d'autres termes, le caractère d'universalité de ces lois? La réponse
de M. Wundt est également simple. L'expérience n'existe qu'à la
condition d'être représentable, c'est-à-dire de nous offrir des objets
pourvus d'une certaine constance, distincts les uns des autres, en
rapport les uns avec les autres. Ces conditions sont parfaitement
suffisantes pour que la Pensée ait la certitude de pouvoir accomplir,
ur toute donnée de l'expérience, le travail auquel elle s'est une pre-
I. Sntz von (Irundc.
H. LACHELIER. — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 27
mière fois livrée. En effet, tant que le monde présentera à nos sens des
objets égaux entre eux ou à peu près égaux (la Pensée sait faire abs-
traction des imperfections de ces égalités), il est évident que, des
égalités A = B et B = G, il sera toujours possible de déduire l'égalité
A = C. Une expérience qui ne pourrait se prêter à cette opération
logique ne serait pas une expérience, car elle ne serait pas repré-
sentable. Il est donc absolument certain qu'aucun fait à venir, aucune
découverte future delà science ne résistera jamais aux lois logiques.
Il existe donc entre les lois de l'expérience et les lois de la Pensée
une conformité parfaite. Et cette conformité ne surprendra pas, puis-
que ces lois ne sont pas du même ordre. D'un côté en effet, nous
avons de simples données qui, pour obéir aux nécessités de notre in-
tuition, doivent présenter certaines propriétés ; de l'autre, nous trou-
vons des actions libres de la Pensée, en présence de ces propriétés.
La Pensée opère sur un certain nombre de « résultats » nécessaire-
ment constants de l'expérience. De là le double caractère de ses
lois, d'être nécessaires d'une nécessité logique qui est l'essence de la
pensée même et évidentes d'une évidence d'intuition qui est une
nécessité de notre connaissance.
Les caractères dominants de la Pensée Logique, l'évidence, la
nécessité, l'intelligibilité parfaite lui imposent, en face des données
de l'expérience, une double tâche :
1° Débarrasser l'expérience des contradictions, toujours appa-
rentes, qu'elle peut présenter avec les principes logiques.
2° Rendre l'expérience parfaitement intelligible , c'est-à-dire éta-
blir, entre tous les phénomènes et toutes les séries de phénomènes,
une connexion pensable ', conforme aux lois logiques et aux néces-
sités intuitives de la Pensée. Telle doit être l'œuvre de la Pensée
Logique, et telle a été en effet, de tout temps, la tendance de la
pensée humaine. Les principes logiques, par leur évidence et leur
parfaite intelligibilité, sont pour l'esprit un modèle sur lequel il
s'efforce de façonner le fait , ou plutôt un moyen puissant dont il
dispose pour le plier à ses exigences. Il peut arriver que, par un
effet de l'imperfection de nos moyens de connaissance, quelqu'une
des données expérimentales se trouve en contradiction avec une
autre. La Pensée Logique nous contraint, dans un cas pareil, à nous
attacher de nouveau à l'observation du fait, jusqu'à ce qu'il ait été
mis dans une coordination logique avec les faits déjà constatés, ou
bien, s'il continue à résister aux principes logiques, elle le réservera
1. Die Aufgabe des logischen Denkens ist die Erfahrung in einen durchaus
begreiflichen Zusammenhang zu bringen.
28 REVUE PHILOSOPHIQUE
pour un jour où l'état plus avancé de la science permettra de dé-
couvrir le rapport caché de ce phénomène avec les autres. Mais la
Pensée n'exige pas seulement qu'un fait observé ne contredise pas
un autre fait : elle prétend de plus établir entre toutes les données de
l'expérience une coordination continue \ faute de laquelle elle ne
saurait les penser. Un complexe, une série constante de phénomènes
par exemple, est inintelligible, tant que notre esprit ne s'est pas
rendu compte du lien qui tient ces phénomènes unis. Ainsi la pré-
sence de qualités différentes , comme la couleur, le poids, dans un
même corps, reste un mystère, tant que nous n'avons pas réussi à
relier l'un à l'autre ces caractères de nature différente. Cette tendance
constante de la Pensée ne constitue pas, suivant M. Wundt, une pro-
priété spéciale et indépendante de l'esprit humain.' Elle trouve sa
raison d'être dans les fonctions logiques et dans les axiomes logiques
auxquels ces fonctions donnent naissance, particulièrement dans le
« Principe de Raison. » Le Principe de Raison est, en effet, le principe
de la dépendance des concepts les uns des autres, de la liaison par-
faitement intelligible des idées. Vis-à-vis de l'expérience, ce principe
prend la valeur d'un postulat, qui nous permet d'exiger que tout
fait nouveau soit réductible à une connexion intelligible et continue
des phénomènes. Cette connexion existe réellement; il s'agit moins
de la créer que de la découvrir, et le Principe de Raison, qui porte
en lui-même une nécessité d'intuition, est plutôt un guide pour
trouver une réalité existante qu'un modèle dont nous nous servi-
rions pour créer un ordre qui n'existerait pas encore. Il y a pourtant
des cas où la Pensée doit créer; mais, ce qu'elle crée alors, cène sont
pas des connexions nouvelles de phénomènes, ce sont des moyens de
rétablir les connexions réelles, quand les simples données de l'expé-
rience deviennent insuffisantes pour les découvrir. Il faut, dans ces cas
nombreux, que la Pensée supplée à l'insuffisance de l'expérience; et
elle le fait en créant des hypothèses qui, d'abord, ne prétendent pas
correspondre, au moins dans tous leurs éléments, à des réalités, mais
qui, en attendant une connaissance plus approfondie et plus exacte
des faits, rendent l'expérience intelligible et satisfont, provisoire-
ment au moins, aux exigences de la Pensée Logique. Ainsi, par l'hypo-
thèse mécanique de l'électricité, la physique prétend non pas rendre
compte de l'essence de l'électricité, mais ramener à l'unité scienti-
fique et relier entre eux tous les phénomènes dits électriques. Deux
conditions sont nécessaires pour la formation des hypothèses; la
Pensée doit en premier lieu se servir des faits constatés, et, en second
l Einen lûckenlosen Zusammenhang.
H. LACHELIER. — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 29
lieu, se conformer toujours aux principes logiques et aux formes de
l'intuition (Temps et Espace). L'hypothèse, dans sa forme la plus
imparfaite, ne contient aucun élément dont la réalité objective soit
démontrée. Les hypothèses sur la chaleur et l'électricité, les hypo-
thèses sur la nature de l'action nerveuse, et les hypothèses psycho-
logiques, destinées à expliquer la succession des états de conscience,
appartiennent à cette première catégorie. Dans une forme plus
avancée, l'existence réelle de quelques-uns de ses éléments est
démontrée. Le but vers lequel doivent tendre toutes les hypothèses,
est la réduction de l'élément purement hypothétique à ce dernier
substrat des phénomènes , qui n'est pas susceptible d'être jamais
transformé en une réalité objective. Ce dernier substrat est la Sub-
stance Matérielle, à laquelle M. Wundt consacre une partie impor-
tante de son ouvrage et de son cours de Logique et dont nous allons
maintenant nous occuper.
III
Est-il nécessaire, pour rendre compte de la science, ou, plus exac-
tement, de la connaissance humaine, d'admettre un autre élément à
priori que les fonctions purement logiques de la Pensée? Il ne nous
semble pas indispensable pour répondre à cette question de passer en
revue les douze catégories kantiennes. Nous choisirons seulement les
deux plus importantes, celle de Cause, d'abord, qui domine la science
tout entière et que Schopenhauer déclarait pouvoir remplacer à elle
seule toutes les autres, et celle de Substance, sans laquelle la cau-
salité ne serait pas intelligible. Nous commencerons pas la Sub-
stance.
Le cadre de cette étude ne nous permet pas de nous étendre sur
les premiers concepts généraux de l'expérience, ceux d'Objet ou de
Chose ', ceux de Propriété 2 et de Changement :1, ni sur les con-
cepts ou formes de l'intuition le Temps et l'Espace *. On connaît déjà
d'ailleurs, par l'ouvrage de M. Ribot sur la psychologie allemande, la
théorie de M. Wundt sur le Temps et l'Espace. On sait que le Temps
et l'Espace sont, non pas des intuitions à priori, mais des concepts
1. Begriff des Dinges.
2. Begriff der Eigenschaft.
3. Begriff der Veranderung.
4. M. Wundt les appelle Anchaung&begriffe ou Anschaungsformen.
30 REVUE PHILOSOPHIQUE
auxquels l'ordre do nos représentations donne naissance. Leur origine
est donc empirique. Ce sont des faits. Mais ce sont les faits les plus
généraux de l'expérience, et ils possèdent par là même une sorte de
nécessité d'intuition, en ce sens qu'un temps ou un espace, doué
d'autres propriétés que celles que nous connaissons, n'est pas
représentable et, si Ton ne veut pas être dupe des mots, n'est pas
n m me pensable. Quant à la « chose », elle se distingue de la Sub-
stance, en ce qu'elle n'est pas un objet immuable à propriétés con-
stantes, mais un complexe de phénomènes changeants. Deux con-
ditions seulement sont nécessaires pour que le concept de Chose se
produise : la première est que les phénomènes nous soient donnés,
c'est-à-dire soient indépendants de notre pensée; la seconde est
que les phénomènes, par la manière même dont ils changent, mon-
trent une certaine connexion. Un complexe de phénomènes, pour
mériter le nom de chose, doit, en variant, rester distinct des autres
complexes avec lesquels il entre en rapport, et il faut, d'un autre
côté, que les changements qu'il subit naissent les uns des autres.
M. Wundt appelle ces conditions l'indépendance dans l'Espace et la
continuité dans le Temps '. Le concept de Chose est donc absolument
indépendant du concept de Substance. C'est un concept de l'expé-
rience vulgaire, qui se forme spontanément chez tout être pensant,
tandis que le concept de Substance n'a été formé que très tard et
par la Pensée, scientifique.
Le concept de Chose ou d'Objet suffit à la conscience simple, car
la conscience simple prend les phénomènes pour des réalités, et
n'éprouve jamais le besoin de rien chercher derrière les complexes
de phénomènes changeants, que les sens nous font percevoir. Seule
la Pensée scientifique, c'est-à-dire la Pensée Logique appliquée à
cette expérience, dans son travail constant pour établir entre les
données de l'expérience une connexion parfaitement intelligible,
peut se demander si l'expérience et les concepts qui en sont direc-
tement tirés suffisent pour rendre compte de la liaison des phéno-
mènes. Si leur insuffisance est démontrée, la Pensée a, comme nous
l'avons vu, le devoir d'y suppléer par la création d'un concept nou-
veau. Ce concept sera celui de la Substance.
La science a d'abord emprunté à la philosophie le concept tout
formé que celle-ci lui offrait, mais son propre développement devait
la conduire tôt ou tard à former par elle-même ce concept. La seule
considération du passage des corps d'un état à un autre la forçait
d'admettre un substrat non phénoménal qui permît de relier entre
1. JJie r¨iche Selbsliindigkeit und die zeitliche Stetigkeit.
H. LACHELIER. — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 31
eux ces états divers. Mais une découverte déjà ancienne a surtout
contribué à révéler à la science la vraie méthode à suivre pour
déterminer ce substrat. C'est la découverte à moitié scientifique, à
moitié philosophique du caractère médiat de la connaissance hu-
maine : nous connaissons par l'intermédiaire d'un organisme qui
mêle ià la réalité des éléments subjectifs. Les phénomènes ne sont
que des signes du monde objectif. Cette découverte impose à la
Pensée le devoir de rendre compte de la liaison réelle, c'est-à-dire
objective, des phénomènes, car l'esprit prétend arriver à concevoir
objectivement la connexion des phénomènes rendus subjectifs par
nos sens. De là la nécessité de former un concept qui contienne en lui
la raison logique de cette connexion. Ce concept est celui de la Sub-
stance matérielle.
Dans la formation de ce concept, la science, pour répondre d'une
manière satisfaisante aux exigences de la Pensée Logique, a deux
écueils à éviter. Le premier est la confusion du concept de Substance
avec celui que nous avons appelé « concept de Chose ou d'Objet ».
Le second est la réduction de la Substance à la Chose en soi.
Il est clair, tout d'abord, que la Substance ne peut être semblable
aux simples choses accessibles à nos sens. Autrement la substance
serait encore un phénomène connu médiatement et pour lequel il fau-
drait concevoir un substrat objectif. Quand la chimie eut découvert
que les éléments dont se composent les corps conservent un poids
invariable au milieu de toutes les compositions et décompositions de
ces corps, et que des mêmes corps on peut toujours séparer les
mêmes éléments, pourvus des mêmes propriétés, elle admit, pour
expliquer la connexion des phénomènes, des substances douées de
propriétés constantes et qui, par leurs combinaisons diverses, peuvent
produire tous les corps. Ces substances sont les corps simples de la
chimie. Mais ces corps simples ne sont encore que des objets, média-
tement connus, pourvus de qualités sensibles et dont le substrat réel
reste inconnu. La chimie, dans cette découverte, n'a pas dépassé le
concept de Chose de l'expérience vulgaire L Or la Substance n'est
pas une chose, elle ne peut pas être accessible à nos sens.
La Substance, qui doit rendre compte de l'expérience, n'est pas
non plus une chose en soi. Le premier, Kant a fait cette distinction
importante, et c'est un des grands services qu'il a rendus à la science
et à la philosophie. 11 a démontré que la Chose en soi, qui n'est sou-
mise ni aux lois de l'intuition ni aux lois logiques de la Pensée, ne
pouvait servir à rendre représentable la liaison objective des don-
l . Den Dingbegritl' der gemeinen Erfahruog .
32 REVUE PHILOSOPHIQUE
nées de l'expérience. Mais Kant commit l'erreur de croire que le
concept de Substance faisait nécessairement partie de tout concept
de Chose. Il crut que la Chose de l'expérience vulgaire n'était pas
possible sans le concept à priori d'un substrat immuable, affirma-
tion arbitraire, qui ne résiste pas à la critique pénétrante de Hume.
De son côté, Hume, avec ses complexes de phénomènes, est revenu
au concept de Chose et n'a nullement satisfait à la prétention légi-
time qu'a la Pensée logique de rendre la liaison des Choses tou-
jours et partout intelligible. La Substance n'est donc pas plus une
forme à priori de l'entendement qu'un phénomène ou une chose en
soi. Qu'est-ce donc? Nous avons déjà fait prévoir la réponse de
M. Wundt. La Substance est un concept hypothétique. La science a
besoin, pour rendre l'expérience compréhensible, de quelque chose
d'inaccessible aux sens et qui, pourtant, soit conforme d'un côté aux
principes logiques, de l'autre aux concepts de l'intuition, au Temps
et à l'Espace. Ce quelque chose ne peut être qu'une hypothèse; mais
c'est une hypothèse d'un genre particulier, une hypothèse dont les
derniers éléments ne pourront jamais être transformés en faits de
l'expérience. 11 n'est pas absurde de penser que la science un jour
puisse trouver un moyen de rendre l'électricité sensible, bien qu'au-
jourd'hui les physiciens, en parlant du fluide électrique, ne préten-
dent nullement rendre compte de la réalité. Mais il est clair que la
substance matérielle ne pourra jamais être directement perçue.
C'est en ce sens que M. Wundt croit pouvoir attribuer au concept
en question un caractère métaphysique, en même temps qu'hypo-
thétique. Le mot de métaphysique prend seulement un sens un peu
différent de son acception ordinaire; il signifie chez M. Wundt :
« différent des objets qui sont immédiatement donnés à nos sens,
tout en restant conforme aux concepts de Temps et d'Espace et aux
principes logiques de la Pensée. » La théorie physique de l'ondula-
tion lumineuse peut servir à donner une idée d'une hypothèse ayant
un caractère métaphysique. La science en effet, dans son état actuel,
considère le substrat objectif des phénomènes lumineux comme
absolument inaccessible à nos sens dans sa nature immédiate. Elle
le tient pourtant pour représentable dans le Temps et dans l'Espace.
La chimie, de son côté, a reconnu, depuis longtemps déjà, que ses
éléments sont en réalité des corps composés, mais que la science
humaine ne possède aucun moyen d'isoler des corps vraiment sim-
ples. Le substrat des phénomènes chimiques est donc lui aussi une
sorte de substance métaphysique. Il est facile d'étendre la même
considération à toutes les sciences physiques et naturelles ; et ces
sciences, qui toutes avaient commencé par se contenter du concept
H. LACHELIER. — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 33
de la Chose douée de propriétés changeantes, arrivent à former ainsi
le concept d'une Substance matérielle, douée de propriétés con-
stantes, substance qui échappe à toute observation, mais qui pro-
duit, néanmoins tous les phénomènes dont se compose l'expérience
externe et interne. La seule différence qui distingue cette substance
matérielle générale des substrats particuliers admis par les sciences
pour relier certains groupes de phénomènes, est que ceux-ci pourront
un jour devenir des faits d'expérience, tandis que les atomes matériels
ne peuvent perdre leur caractère hypothétique qu'au terme du pro-
grès à l'infini de la science, c'est-à-dire jamais. Le caractère à tout
jamais hypothétique du concept de Substance est une conséquence
de son caractère essentiellement métaphysique. En effet la matière
ne pouvant jamais devenir un objet de l'expérience sensible, on peut
seulement dire qu'une hypothèse répond mieux qu'une autre aux
postulats de la Pensée Logique et aux nécessités de l'intuition. Mais
il n'y aura jamais d'hypothèse qui puisse être considérée comme
définitive. Et pourtant l'hypothèse de Substance est soumise, comme
toutes les autres, à une évolution, et, par cette évolution, elle tend à
perdre, elle aussi, son caractère hypothétique. Il ne peut plus être
question à la vérité de transformer les éléments qui y sont réunis en
vérités de fait. Nous avons vu les raisons qui rendent vaine toute ten-
tative de ce genre. Mais, si ces éléments ne peuvent pas acquérir une
certitude de fait, peut-être peuvent-ils acquérir une certitude logique
ayant sa source dans les lois absolues de la pensée et de l'intuition.
Nous verrons plus tard que c'est en effet le genre de certitude vers
lequel ils tendent. Mais nous pouvons faire remarquer dès maintenant
que quelques-uns d'entre eux ont déjà pu être déterminés d'une façon
définitive, c'est-à-dire être transformés en vérités nécessaires. Ce sont
ceux qui résultent par exemple de l'application immédiate des carac-
tères du Temps et de l'Espace à la Substance, que nous sommes
obligés de nous représenter dans ce Temps et dans cet Espace : a
simplicité des éléments matériels, leur activité, leur constance. Ces
caractères de la Substance sont évidents, nécessaires, pour ainsi dire
à priori, bien qu'aucune expérience ne puisse jamais les démentir.
Le but que la science se propose est de donner à tous les éléments
du concept de Substance une même évidence et une même nécessité.
Mais ce but recule toujours ; les éléments du concept hypothétique
de M. Wundt sont pour le plus grand nombre provisoires ; beaucoup
restent à découvrir et seront déterminés à mesure que la science
progressera. Mais cette évolution doit s'étendre à l'infini, comme
l'évolution de la connaissance humaine. Le terme du développement
du concept de Substance ne peut pas plus être atteint que le terme
tome x. — 1880. 3
34 REVUE PHILOSOPHIQUE
des progrès de la science. Jamais donc il ne perdra complètement
son caractère hypothétique. Nous pourrons revenir, après avoir parlé
de la causalité, sur ce perfectionnement continuel du concept de
Substance. Nous en comprendrons mieux alors toute l'importance
scientifique. Mais nous pouvons sans plus attendre signaler comme
un défaut capital de la théorie kantienne de l'avoir méconnu. Chez
Kant, le concept de Substance est figé pour ainsi dire, et cela malgré
le témoignage de l'histoire qui nous montre la science créant, après
de longs tâtonnements, ce concept dont s'était toujours passé l'expé-
rience vulgaire, et, dans la suite, lui faisant subir de continuelles
modifications, le soumettant à un développement dont jamais elle
n'atteindra le terme.
Nous avons seulement parlé de la substance matérielle qui forme
le substrat des phénomènes de l'expérience externe. Il est évident,
d'après ce que nous avons dit, qu'il ne peut être question d'appli-
quer le concept de Substance aux phénomènes dits internes, à moins
qu'on ne les envisage dans leurs rapports avec l'expérience externe.
Les phénomènes psychophysiques supposent en effet une substance.
La reproduction des représentations n'est intelligible qu'à cette con-
dition. Mais, si l'on entend par phénomènes internes les actes de
pensée et de volonté, il est inutile de vouloir les ramener à un
substrat (âme). Ils ne nous sont pas en effet donnés médiatement,
mais immédiatement, tels qu'ils sont dans leur essence même. Il
n'y a donc rien à chercher derrière cette activité continue de la
pensée et de la volonté qui constitue notre être. Cette activité est
une réalité immédiate dont notre esprit n'est pas différent. C'est
une sorte de chose en soi, la seule qui nous soit connue. M. Wundt
ici se rapproche beaucoup des hégéliens, qui déclarent que la seule
chose en soi, c'est l'activité de la Pensée.
IV
Nous avons vu que l'activité de la Pensée Logique consistait essen-
tiellement dans l'application des lois logiques aux données expéri-
mentales. La formation du concept hypothétique de la Substance ne
résulte pas directement d'une telle application ; c'est plutôt une opé-
ration préparatoire destinée à la rendre possible. Ce n'est qu'après
avoir établi entre les phénomènes divers une coordination intelligible,
conforme aux principes logiques, que la Pensée peut songer à leur
H. LACHELIER. — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 35
appliquer ses lois les plus importantes, la loi du troisième exclu et
surtout le Principe de Raison.- Jusqu'ici, nous n'avons étudié que le
travail préliminaire de l'esprit, cette première élaboration de l'expé-
rience, qui la rend maniable, pour ainsi dire, à la Pensée Logique.
Nous allons voir maintenant la Pensée s'appliquer directement aux
données expérimentales, les coordonner et les subordonner logique-
ment et donner ainsi naissance à la causalité nécessaire. Auparavant,
nous examinerons brièvement une question préliminaire : Quelles
conditions doivent présenter les phénomènes pour permettre l'ap-
plication du concept de Causalité? Nous chercherons ensuite l'ori-
gine du caractère de nécessité qui est l'essence même de la causalité.
Nous n'avons jamais occasion d'appliquer le concept de Causalité
aux objets de l'expérience externe, tant que ceux-ci restent immua-
bles, soit dans l'Espace, soit dans le Temps. Nous n'établissons, de
même, un rapport causal entre les états subjectifs, qui nous sont
donnés dans l'expérience interne, qu'à la condition qu'ils se succèdent
dans le Temps. Le changement est donc la première condition de la
causalité. La causalité se rapporte non à des choses immobiles et
immuables, mais aux états variables de ces choses. Aussi bien le mot
de cause que celui d'effet ne peuvent s'appliquer qu'à des « événe-
ments l ».
Il est indispensable de bien s'entendre sur le sens à donner au mot
de cause. La langue courante lui attribue mille acceptions diverses,
et la philosophie ne doit accepter que la seule qui soit vraiment
scientifique; car la plupart des difficultés qu'a soulevées le concept
de Causalité sont venues d'une acception antiscientifique du terme
de cause. La première faute que la langue courante commet dans
l'emploi de ce terme, et que le langage scientifique n'évite pas tou-
jours, consiste à transformer la cause en une chose. On dit, par
exemple, que la terre est la cause de la chute des corps. Cette ma-
nière de parler n'est pas, suivant M. Wundt, rigoureusement exacte.
La terre est un objet, qui subsiste, même quand aucun corps ne
tombe à sa surface. On pourra donc dire que la terre est une condi-
tion permanente de la chute des corps, mais non qu'elle en est la
cause. La vraie cause de la chute d'un corps est son élévation à une
certaine hauteur. Toutes les autres circonstances, si indispensables
qu'elles soient pour la production du phénomène, n'en sont pas moins
de simples conditions qui peuvent varier sans que l'effet varie. Quant
à la seule vraie cause, c'est la condition qui rend pleinement compte
et de la nature et de l'intensité de l'effet. Pour faire tomber une
1. Ereignisse.
:'.(> REVUE PHILOSOPHIQUE
pierre de 10 mètres, il faut d'abord la jeter à 10 mètres en l'air. C'est
le seul moyen d'obtenir, par exemple, les effets mécaniques que
produit la chute d'une pierre de cette hauteur. Prendre pour cause la
somme des conditions d'un phénomène, comme l'ont voulu plusieurs
philosophes, est, d'un autre côté, pratiquement impossible, car la
somme des conditions égale la série infinie des phénomènes qui ont
précédé feffet. La cause à ce compte serait l'univers tout entier.
Il paraît donc nécessaire, pour donner au mot de cause une accep-
tion scientifique et pratique, de le restreindre à 1' « événement »
unique qui peut rendre compte, à lui seul, de la quantité et de la
qualité de l'effet. C'est le seul moyen de bannir partout l'arbitraire
de la détermination de la cause.
La cause et l'effet sont donc non pas des choses, non pas des
substances, mais des « événements » passagers. Les discussions sco-
la.stiques sur la simultanéité ou la succession de la cause et de l'effet,
sur la persistance ou la non-persistance de l'effet après la cause,
sont venues en grande partie d'une fausse application du concept de
Cause à des objets ou à des substances ' . Tantôt il fallait que la
cause, en sa qualité d'objet durable, persistât à côté de l'effet;
tantôt au contraire, substance active, elle devait précéder cet effet.
Mais si la cause et l'effet ne sont que des « événements » dans le
temps, le rapport de cause et d'effet devra se conformer aux condi-
tions qui régissent la connexion des phénomènes dans le temps, et la
succession dans le temps deviendra la condition expresse de toute
liaison causale.
M. Wundt ne prétend pas qu'en fait la cause et l'effet nous
soient toujours donnés comme successifs. A ne consulter que nos
perceptions immédiates, beaucoup de liaisons causales seraient si-
multanées. Telles sont, par exemple, l'attraction réciproque de la
terre et de la lune, ou l'action qu'exercent l'un sur l'autre les pla-
teaux d'une balance en équilibre; la règle de la succession n'est donc
pas obtenue par généralisation des données expérimentales. C'est
plutôt un postulat que notre pensée intuitive impose à l'expérience.
Si nous considérons, en effet, la cause et l'effet comme deux « évé-
nements », il nous est impossible de nous représenter une liaison
causale autrement que comme une succession dans le Temps; l'intui-
tion exige donc que, dans tous les cas où nos sens nous donneront
des liaisons causales simultanées, nous transformions en une suc-
cession cette simultanéité apparente. Or il suffit, dans la plupart des
cas, de faire cesser toute confusion entre les causes et les objets
I. Falsche Verdinglichung des Causalbegrifle.
H. LACHELIER. — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 37
pour mettre l'expérience d'accord avec les exigences de la Pensée.
Ainsi, dans le cas de l'attraction réciproque de la terre et de la lune,
l'action des deux astres l'un sur l'autre, à un moment donné, est
produite en réalité par les mouvements qui ont précédé immédiate-
ments et qui ont mis ces astres dans la position où ils se trouvent à
ce moment précis. Nous avons vu que la force attractive, qui réside
dans les deux astres, n'est qu'une condition permanente de l'action
qu'ils exercent l'un sur l'autre, mais ne peut en être considérée
comme la cause. Dans d'autres cas, la simultanéité de la cause et de
l'effet n'est qu'apparente et due à l'imperfection de notre connais-
sance. Dans ces cas, c'est une observation plus exacte, ou bien le rai-
sonnement fondé sur d'autres observations, qui nous aide à résoudre
cette simultanéité. Par exemple, malgré l'apparente simultanéité,
dans certaines circonstances, de l'aperception et du mouvement vo-
lontaire, nous sommes amenés, par la physiologie, à considérer
l'aperception comme ayant réellement précédé l'acte, puisque l'exci-
tation sensible a dû être d'abord transmise au cerveau et de là réagir
par l'intermédiaire des nerfs moteurs sur les muscles. Nous arrivons
donc à cette conclusion qu'en réalité la cause et l'effet sont toujours
successifs, et que leur simultanéité n'est jamais qu'une apparence
due soit à une fausse acception des termes mêmes de cause et d'effet,
soit à une observation imparfaite de nos sens. La succession dans le
temps n'est donc pas seulement un postulat de notre pensée intui-
tive. C'est en même temps une loi objective que toute expérience
vient confirmer.
L'expérience nous offre donc des séries de phénomènes qui se
succèdent dans le temps, et c'est à ces successions de phénomènes
que nous appliquons le concept de causalité. Une double question
reste maintenant à examiner : A quelles conditions une succession
est- elle réputée causale? et d'où vient le caractère de nécessité que
nous attribuons à toute succession de ce genre? C'est dans l'applica-
tion de la Pensée Logique aux séries régulières de phénomènes, aux
lois données par l'expérience, que M. Wundt va chercher la solution
de ce double problème. Cette partie de la théorie de la connaissance
est peut-être la plus originale. M. Wundt s'y sépare aussi bien des
empiristes anglais que des aprioristes Kantiens.
L'origine du caractère de nécessité que les deux grands systèmes,
empiriste et aprioriste, reconnaissent dans toute liaison causale, a
surtout préoccupé leurs représentants. Hume et Stuart Mill l'expli-
quent pas l'association et l'habitude, Kant par l'apriorité du concept
de causalité. Mais, une fois la nécessité expliquée, d'une manière
plus ou moins satisfaisante, il reste une seconde question, dont l'im-
38 REVUE PHILOSOPHIQUE
portance est bien autrement considérable : Par quoi sommes-nous
déterminés à appliquer notre concept de causalité nécessaire aux
séries de phénomènes? Pourquoi l'appliquons-nous à telle série et
non pas à telle autre? C'est contre cet écueil que se brisent, suivant
M. Wundt, les deux théories opposées.
L'association et l'habitude de Hume et de Mill sont des conditions
psychologiques générales du concept de causalité. Il est évident que,
pour former des liaisons causales, il faut avoir d'abord le pouvoir de
lier ou d'associer les représentations qui correspondent aux phéno-
mènes externes. L'habitude ou l'attente des phénomènes à venir,
étant donné tel phénomène présent, est un autre moyen psycholo-
gique de former ces liaisons. Mais pourquoi n'appelons- nous pas
causales et nécessaires toutes les séries de phénomènes que nous
sommes habitués à voir associées? La réponse est sans doute que
d'autres conditions doivent s'ajouter à l'association et à l'habitude
pour déterminer l'application du concept de causalité nécessaire. C'est
ce que Stuart Mill a fort bien senti, lorsque, pour suppléer à l'insuf-
fisance de l'association, il a eu recours à un principe subjectif, de na-
ture purement logique, la « tendance à la généralisation. » Seules les
séries susceptibles de généralisation seraient causales et nécessaires.
Mais alors la source de la nécessité causale n'est plus ni dans l'habi-
tude ni dans l'association, puisque les séries de phénomènes que
nous avons l'habitude d'associer ne sont pas toutes causales et
nécessaires. S'il est, chez Mill, un principe qui rende compte de la
causalité nécessaire, ce n'est ni l'association ni l'habitude, c'est le
principe tout logique de la généralisation, que le philosophe anglais
avait seulement invoqué comme condition accessoire.
L'apriorisme, de son côté, ne donne guère une solution plus satis-
faisante au problème que nous examinons. Kant se sert, pour expli-
quer la nécessité des liaisons causales, d'un concept à priori de
cau-c. Mais il reste encore à déterminer les critères qu'une série de
phénomènes doit présenter pour permettre l'application de ce con-
cept. Car le simple fait d'une liaison dans le Temps et dans l'Espace
ne suffit nullement pour la justifier; la philosophie de l'association,
-même, est obligée de le reconnaître. Or, pour trouver les critères
demandée, il faut nécessairement s'adresser à l'expérience. Seule
ience décidera donc si une série de phénomènes est causale
ou ne l'est pas. L'hypothèse d'une catégorie à priori devient
dès lors assez inutile. Elle ne serait justifiée que si elle permettait de
rendre compte et des circonstances où une série peut être réputée
»ale, et du caractère de nécessité d'une telle série. Mais pourquoi
I application d'un concept à priori aux séries de phénomènes, sous cer-
H. LACHELIER. — THÉORIE DE La CONNAISSANCE 39
taines conditions, déterminées par l'expérience, lierait-elle ces séries
d'une façon nécessaire? C'est ce qu'il est impossible d'expliquer. On
objecte que des lois empiriques ne peuvent être nécessaires, parce
que d'autres lois empiriques peuvent toujours les contredire. A cette
objection, il est facile de répondre, d'abord, qu'une loi empirique
paraît nécessaire aussi longtemps qu'elle n'a été contredite par au-
cune autre loi, et qu'une telle nécessité suffit même parfaitement à
la pensée. En second lieu, on peut faire remarquer que cette néces-
sité absolue, dont parlent les aprioristes, n'existe pas pour l'expé-
rience vulgaire, et que c'est un postulat de la science, dont l'appari-
tion est de date relativement récente. La lutte entre les deux systèmes
reste donc sans issue, parce que des deux côtés l'on s'appuie sur de
simples affirmations. Entre les deux affirmations suivantes : « Ce qui
est nécessaire est à priori; » et : « Ce qui est nécessaire n'a nulle-
ment besoin d'être à priori, » il est à tout jamais impossible de
décider, si l'on ne détermine la source de la nécessité causale, d'une
manière qui permette de rendre toujours compte des cas où elle est
applicable. Il est nécessaire pour atteindre ce but de recourir à la
pensée logique, seule souce de nécessité.
Le fait que nous venons de signaler, l'apparition tardive du con-
cept de nécessité absolue, et la restriction de ce concept au domaine
de la science, peut nous éclairer peut-être sur la véritable source
de cette nécessité. Nous n'avons trouvé jusqu'ici de nécessité abso-
lue que dans les principes logiques de la Pensée, mais nous avons
constaté une tendance constante de la Pensée à élaborer les données
de l'expérience au moyen de ces principes. Cette tendance ne doit
pas être confondue avec une activité qui s'exercerait spontanément,
nécessairement, en face de toute expérience, comme celle des caté-
gories kantiennes. Etant donnés, par exemple, deux objets sembla-
bles, tous les deux, à un troisième, il n'est pas nécessaire que la
Pensée conclue aussitôt à la similitude des deux premiers objets.
L'application des principes logiques aux résultats de l'expérience est
une action libre, au sens leibnizien du mot, c'est-à-dire non néces-
saire. Si la nécessité absolue des liaisons causales n'apparaît qu'au
savant, n'est-ce donc pas que cette nécessité vient des principes
logiques et que le savant seul sait appliquer ces principes à l'expé-
rience? L'expérience vulgaire ne méconnaîtrait-elle pas la nécessité
absolue des liaisons causales que faute de faire un usage suffisant des
fonctions logiques de la Pensée ?
La Pensée logique possède un principe dont l'analogie avec la
causalité a de tout temps frappé l'esprit des philosophes et avec le-
quel la causalité a même longtemps été confondue. C'est le Principe
40 BEVUE PHILOSOPHIQUE
de raison par lequel nous passons d'une identité à une autre identité.
Le Principe de raison unit des actes de pensée, comme la loi de
causalité unit des phénomènes. Le principe logique permet de former
un jugement nouveau au moyen d'autres jugements donnés. La loi
empirique permet, avec l'aide des phénomènes présents, de passer
aux phénomènes à venir. L'analogie pourrait être poussée plus loin.
Mais M. Wundt s'arrête et signale tout de suite le côté artificiel qui la
rend insuffisante pour justifier à elle seule une subordination immé-
diate de la loi causale au Principe de raison. Si nous parvenons à pré-
voir, d'une manière à peu près certaine, un phénomène à venir comme
conséquence d'un phénomène présent, c'est que les deux phéno-
mènes nous ont déjà été donnés par l'expérience comme liés l'un
à l'autre. Entre ce cas d'association par habitude et l'acte logique
par lequel la Pensée déduit, spontanément, immédiatement, des
égalités : A = B,B = C, l'égalité A = G, il n'y a qu'une ressem-
blance fortuite. Entre un rapport isolé de cause à effet et un rapport
de prémisses à conclusion, l'identification n'est donc jamais possible;
il n'y a qu'une analogie sans véritable intérêt scientifique.
Le Principe de raison n'est donc jamais applicable à une liaison
causale isolée. Si la nécessité n'a d'autre source possible que la
Pensée logique, il faudra en conclure qu'une série de phénomènes,
isolée de toute autre, considérée en elle-même, si régulièrement
qu'elle se reproduise, n'aura jamais le caractère de nécessité abso-
lue que la science exige. M. Wundt remarque avec raison qu'il en
est réellement ainsi. Par exemple entre les variations de la longueur
du fil d'un pendule et la durée de l'oscillation, il n'est pas possible
de trouver une liaison absolue, tant que l'on fait abstraction des au-
tres lois physiques auxquelles cette loi pourrait être rattachée. Les
deux phénomènes s'accompagnent toujours. Aux modifications du
premier correspondent toujours des modifications du second; aucune
expérience n'a jamais démenti la régularité de cette correspondance.
Nous avons donc une loi, nous avons même une loi nécessaire, mais
nécessaire au sens empirique du mot. Nous obtenons une nécessité
qui suffit parfaitement à l'expérience vulgaire, qui peut même suffire
à la science (la science est ordinairement forcée de s'en contenter).
Mais nous sommes encore très éloignés de la vraie nécessité causale,
de c»-lle dont nous trouvons le type dans les lois de la Pensée lo-
gique.
Tout autre sera le caractère de la loi dont nous parlons, si nous
réussissons à la rattacher logiquement à d'autres lois plus générales
et plus certaines, dont elle deviendrait un cas particulier. Or c'est
le travail que la Physique accomplit, lorsqu'elle déduit les lois du
H. LACHELIER. — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 41
pendule dès lors de la chute des corps. Si les lois de la chute des
corps sont vraies, il devient logiquement nécessaire, en vertu du
principe de raison, que les phénomènes du pendule se produisent.
Les variations correspondantes de la longueur du fil et de la durée
de l'oscillation deviennent une conclusion, dont la nécessité, par
rapport à ses prémisses, qui sont les lois de la chute des corps, est
tout aussi absolue que celle de l'égalité A = G, étant données les
deux égalités A = B et B = C. Bien plus, un rapport semblable s'éta-
blit même entre les termes de la loi, la longueur du fil et la durée de
l'oscillation. En effet, les lois de la chute des corps une fois admises,
il suffit de suspendre un corps pesant à un fil de longueur donnée,
pour déterminer, avant toute expérience, avec une certitude logique,
la durée de l'oscillation.
La nécessité, par ce système, se trouve pour ainsi dire déplacée ;
elle ne s'applique plus tant à la liaison des phénomène entre eux qu'à
l'enchaînement des séries de phénomènes ou lois entre elles. La loi
pour ainsi dire, n'a pas sa nécessité en elle-même, elle la trouve
seulement dans un rapport logique avec les lois plus générales dont
elle peut être déduite. Il est vrai que, ce rapport une fois établi, il
devient possible de transporter la nécessité jusque dans la loi elle-
même, considérée indépendamment de toute autre, et de passer
désormais de la cause à l'effet, non plus seulement en vertu des lois
physiologiques de l'association et de l'habitude, mais par une opéra-
tion logique de la pensée. L'objet de la science consiste donc à éta-
blir, entre toutes les lois que l'expérience nous fait connaître, une
coordination et une subordination logique. La science a pour tâche
de former des séries parallèles de lois subordonnées. La coordina-
tion est soumise à la condition unique d'éviter toute contradiction
des lois entre elles. La subordination doit être partout conforme au
principe de raison. Aussitôt qu'une loi nouvelle est découverte, la
science, après s'être assurée qu'elle ne contredit aucun fait déjà
connu de l'expérience, doit chercher les lois plus générales ou les
hypothèses auxquelles cette loi peut être logiquement reliée et dont,
au besoin même, elle aurait pu être déduite avant toute expérience.
Cet enchaînement une fois effectué, la loi nouvelle aura pris dans la
science un rang définitif.
La science est encore bien éloignée de cette connexion logique des
séries régulières de phénomènes entre elles, qui est la vraia causalité.
Il s'écoulera un temps infini avant qu'elle ait réussi à déduire toutes
ses lois d'un nombre limité de faits primitifs et axiomatiques de l'ex-
périence. Seules la mécanique proprement dite et la partie mécani-
que de la physique sont assez avancées pour entreprendre un enchaî-
42 REVUE PHILOSOPHIQUE
nement logique, bien imparfait encore, de leurs lois. La méthode de
ces sciences consiste ordinairement à déterminer d'abord ces lois
d'une manière purement expérimentale, et à les relier ensuite à des
lois plus générales. Ainsi la loi du pendule, découverte d'abord par
l'expérience, a été plus tard déduite, comme une conséquence néces-
saire, des lois de la chute des corps. Mais la science possède un cer-
tain nombre de lois, qui ont pu être d'abord obtenues par une dé-
duction logique et qui ont été vérifiées, seulement plus tard, à l'aide
de l'expérience. Telle est par exemple la lof du mouvement parabo-
lique des projectiles. Cette loi, en effet, a pu, avant toute expérience,
être déduite à priori de la loi d'inertie et de la loi de la chute libre
des corps; plus tard, elle a été confirmée, mais d'une manière seule-
ment approchée, par l'expérience. Ces exemples font connaître le
but que se propose la physique moderne; il consiste dans une réduc-
tion de toutes les séries régulières de phénomènes ou lois, à un
enchaînement continu de prémisses et de conséquences K. 11 faut
seulement pour l'atteindre un progrès infini, qui n'est réalisable que
dans un temps infini. Le but des sciences physiques est en même
temps celui de toutes les sciences, car la science humaine est pro-
fondément une. Mais le plus grand nombre des sciences s'en trouve
encore incomparablement plus éloigné que la mécanique et la
physique mécanique. Les plus imparfaites, en ce sens, sont sans con-
tredit les sciences naturelles, et plus que toutes les autres les sciences
biologiques. Une certaine subordination logique des lois n'y est pas
absolument impossible; mais jamais il n'y est possible de passer des
lois connues à des lois nouvelles, sans l'aide de l'expérience, parce
que des conditions inconnues peuvent toujours intervenir, à cause
de l'infinie complexité des phénomènes, et modifier profondément
les résultats attendus. Ces sciences se contentent de la nécessité
empirique, rendue seulement plus forte par l'analogie avec les scien-
ces plus avancées et par la certitude que Tordre logique, s'il n'est pas
établi partout, est au moins partout possible.
Il reste maintenant adiré quelques mots du point de départ de ces
enchaînements logiques de lois. Si ce point de départ ne peut être
autre chose qu'une loi connue seulement par l'observation et l'expé-
rience, et n'ayant d'autre avantage que celui d'une plus grande gé-
néralité, on pourra toujours se demander si les lois, qui en sont dé-
duites ne participent pas, dans une certaine mesure, à son caractère
empirique. Et alors que deviendra la nécessité absolue exigée par la
science? M. Wundt est obligé de reconnaître que, dans l'état actuel
t. La causalité n'est autre chose que cet enchaînement.
H. LACHELIER. — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 43
de la science, toutes les subordinations logiques ont pour ternie
premier, ou bien une loi empirique, qui, comme la loi de la chute
des corps, n'a pu être rattachée jusqu'ici à aucun fait plus général
de l'expérience, ou une hypothèse, qui, bien que conforme aux prin-
cipes logiques et aux formes de l'intuition, n'a pu être reliée à aucun
fait axiomatique, évident par lui-même. L'enchaînement logique n'est
donc réalisé, dans toutes les sciences, que par fragments, pour ainsi
dire; dans aucune, par conséquent, la nécessité ne possède un carac-
tère parfaitement absolu. Cette imperfection des sciences les plus
avancées ne diminue du reste en aucune façon l'avantage qui ré-
sulte pour les lois particulières de leur subordination logique et
nécessaire à des lois ou à des hypothèses plus générales, celles-ci
eussent-elles une origine purement empirique. Certaines lois empiri-
ques, en effet, vérifiées dans un nombre de cas infinis, sans qu'aucune
exception soit jamais venue en ébranler la certitude, possèdent un
degré de nécessité infiniment plus grand que des lois particulières
souvent mal observées. On peut en dire à peu près autant de la plu-
part des hypothèses, surtout de celles qui s'appuient sur le concept
de substance, comme celle du fluide électrique. On conçoit facile-
ment que lé caractère des lois particulières soit radicalement modifié
par le seul fait de leur enchaînement logique et nécessaire à ces lois
générales et à ces hypothèses. Il n'en est pas moins vrai, croyons-
nous pouvoir dire sans nous écarter de la pensée de M. Wundt, que,
s'il était impossible de dépasser ce degré de certitude, le vrai but de
la science serait manqué.
Mais nous savons que l'œuvre de la science est encore fort impar-
faite. La science subit une longue évolution. Elle est dans un progrès
constant dont le terme recule à mesure qu'elle croit s'en rappro-
cher. Or ce progrès consiste non seulement à réduire logique-
ment toutes les lois physiques à des lois de plus en plus générales,
mais encore et surtout à remonter ainsi, s'il est possible, jusqu'à des
faits axiomatiques de l'expérience *, possédant un caractère de né-
cessité et d'évidence semblable à celui qui appartient à la Pensée lo-
gique. Ces axiomes de l'expérience peuvent être de deux sortes. Les
uns se forment par l'application des principes logiques aux concepts
du Temps et de l'Espace. Ce sont les axiomes mathématiques, ari-
thmétiques et géométriques, dont nous n'avons pas à parler ici. Les
autres résultent de l'application des principes logiques et des formes
intuitives au concept de Substance. Ce sont les axiomes de la Sub-
l. Das Causalgesetz fordert dass aile Erscheinungen, aus einer Anzahl urs-
piùnglicher Erfahrungsaxiome abgeleitet werden.
44 REVUE PHILOSOPHIQUE
stance et les axiomes physiques qui en dérivent, comme nous allons le
voir. C'est aux axiomes physiques que la science cherche à ratta-
cher les lois mécaniques d'abord, et toutes les lois de la nature
ensuite. Ces derniers axiomes dérivant des éléments non hypothéti-
ques du concept de Substance, c'est en développant, en enrichissant
ce concept que la science peut espérer découvrir un jour les prémisses
évidentes par elles-mêmes, auxquelles toutes les lois de la nature sont
logiquement subordonnées. Or nous savons que l'hypothèse de Sub-
stance, elle aussi, est soumise à une évolution continuelle, à un pro-
grès dont le terme reculera toujours. Un grand nombre des éléments
qui y sont réunis sont imparfaitement déterminés, un grand nombre
d'autres restent à découvrir.
Au terme de son développement, l'hypothèse de Substance devra
contenir sur l'essence de la matière un ensemble de propositions
ayant un caractère d'évidence et de nécessité, c'est-à-dire telles que
les principes logiques et les nécessités de l'intuition nous contrai-
gnent à les admettre et à repousser toute proposition différente comme
non pensable et non représentable. La méthode que suit la Pensée,
dans la découverte et la détermination des éléments du concept de
Substance, est analogue à celle qu'elle adopte à l'égard des lois de la
nature, c'est-à-dire que ces éléments sont d'abord découverts et
déterminés avec l'aide de l'expérience, et n'ont, en principe, que la
valeur empirique d'hypothèses que toutes les expériences et toutes
les observations confirment. Mais si la science parvient ensuite à
démontrer que les axiomes logiques et les axiomes de l'intuition im-
posent à l'esprit la nécessité d'admettre ces éléments, ils acquièrent
alurs le double caractère d'être vrais à 'priori et de ne pouvoir être
contredits par aucune expérience avenir. Ainsi le principe de la sim-
plicité des éléments matériels, qui ne s'est fait jour dans l'expérience
que lentement, après une longue lutte contre les affirmations con-
traires, résulte pourtant d'une application nécessaire du concept d'Es-
pace au concept de Substance. L'élément le plus simple qui nous
soit donné dans l'Espace est, en effet, le point, le point géométrique,
indivisible, déterminé par trois coordonnées. Les éléments de la
Substance, que nous sommes obligés de nous représenter étendue
dans l'Espace, seront donc nécessairement des points ou se compor-
teront les uns à l'égard des autres comme des points. La science est
ainsi conduite à admettre des points physiques tout aussi indivisibles
et immuables que les points géométriques, mais ayant sur ceux-ci
L'avantage d'être sinon sensibles, au moins représentables. M. Wundt
explique de même, par une application des propriétés de l'Espace aux
propriétés de la Substance, les deux autres qualitésévidentes par elles-
H. LACHELIER. — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 45
mêmes de la Substance matérielle, l'activité et la constance '. Ces
« axiomes du concept de Substance 2 » sont donc comme le premier
des postulats de l'intuition. Leur nécessité est une nécessité d'in-
tuition.
Les axiomes physiques s'obtiennent par la même méthode que les
axiomes de la substance. La science, après les avoir déterminés
d'abord par généralisation des données de l'expérience, démontre
ensuite qu'il est impossible à la Pensée de ne pas les admettre, sans
tomber en contradiction avec les formes intuitives et avec ses propres
principes logiques et elle le fait en les rattachant aux axiomes de la
substance. Ainsi l'expérience a d'abord conduit à la découverte de
l'axiome de la « Constance de la somme des forces actives et des
forces potentielles », mais M. Wundt démontre que cet axiome est
un axiome nécessaire, dont la nécessité résulte immédiatement de
celle des propriétés fondamentales non hypothétiques de la sub-
stance, si l'on y ajoute le concept de force, fourni, lui-même, par
l'application de la Causalité à la Substance 3. Or les propriétés de la
Substance qui servent de base aux axiomes physiques (simplicité,
activité, constance) dérivent elles-mêmes des propriétés fondamen-
tales de l'Espace. De sorte qu'en dernière analyse, c'est la nécessité
et l'évidence des formes de l'intuition qui, grâce à la nécessité des
lois logiques, se retrouvent dans la connaissance humaine tout en-
tière. Les prémisses d'où la science doit déduire un jour toutes les
lois de la nature sont, en effet, des axiomes pour ainsi dire intuitifs,
car ils résultent de l'application des concepts de Temps et d'Espace
à un certain nombre de concepts hypothétiques, conformément aux
lois logiques. Ils possèdent donc une évidence et une nécessité d'in-
tuition empruntée, par l'entremise du Principe de Raison,- aux pro-
priétés du Temps et de l'Espace. Les propriétés du Temps et de l'Es-
pace sont, il est vrai, des faits d'expérience, mais les plus généraux
de tous, et leur valeur est en réalité celle de conditions de toute
représentation. La propriété de l'Espace d'avoir trois dimensions,
par exemple, est un fait d'expérience, qui n'a pas une nécessité
logique. Ce fait d'expérience n'en a pas moins la valeur d'un pos-
tulat évident et nécessaire que nous croyons pouvoir imposer à toute
expérience et qui nous fait rejeter, comme une absurdité indigne
d'examen, l'hypothèse d'une quatrième dimension de l'Espace. Ce
1. Wirksamheit und Beharrlichkeit.
2. Axiome des Substanz Begriffs.
3. Nous sommes obligés de passer très rapidement sur cette partie de la
théorie de M. Wundt, dont l'exposition détaillée nous entraînerait beaucoup
trop loin. Nous renvoyons à la Logique, 6e partie, ch. II, 4.
46 REVUE PHILOSOPHIQUE
que nous retrouvons au sommet de la science, c'est donc, avec la né-
cessité logique, l'intuition immédiate (nous avons vu que les principes
logiques eux-mêmes, s'ils tirent leur nécessité de la Pensée, tien-
nent leur évidence de l'intuition). La Pensée Logique en parfait ac-
cord avec l'intuition, tel est le principe de la science. Les éléments
non hypothétiques du concept de Substance, les axiomes physiques
participent tous en effet à l'évidence de l'intuition, par l'intermé-
diaire de la nécessité logique. Et le but dernier de la science est de
soumettre toutes les lois de la nature au Principe de raison, à seule
fin d'étendre l'évidence du concept de substance, arrivé au terme de
son évolution, et celle des axiomes physiques, à tout l'ensemble des
séries de phénomènes. On voit ainsi la carrière qui reste à parcourir
à la science humaine. Dans les parties les plus avancées de son do-
maine, elle n'a encore réduit ses lois qu'à une subordination logique
incomplète, elle n'en a relié aucune à quelque axiome ou à quelque
propriété évidente et nécessaire de la Substance matérielle. Elle n'a
donc pas encore réalisé la véritable causalité nécessaire. Elle est
encore obligée de se contenter d'une, nécessité empirique, et c'est
seulement la conviction, mais la conviction légitime, que l'enchaîne-
ment logique des lois peut remonter jusqu'à des axiomes, qui l'auto-
rise à considérer cette nécessité comme absolue.
Nous espérons, par cette analyse rapide de la théorie de M. Wundt
sur la Substance et la Cause, avoir donné une idée générale de sa
Théorie de la connaissance. Nous en avons signalé l'idée dominante,
qui est au fond celle de presque toute la philosophie contemporaine
allemande, c'est-à-dire de cette philosophie qui, tout en critiquant,
dans le détail, le système kantien, prétend demeurer néanmoins sur
le terrain de Kant et reste profondément kantienne d'esprit. Cette
idée que, depuis Kant, les Allemands n'ont jamais complètement
abandonnée, est celle de l'élaboration des données de l'expérience
par la Pensée. Il y a dans la connaissance humaine deux éléments,
l'un actif et l'autre passif, l'un à j)riori, l'autre à posteriori. Le pre-
mier pour M. Wundt, comme pour la majorité des philosophes mo-
dernes allemands, c'est la Pensée elle-même douée de certaines fonc-
tions; ces fonctions, seulement chez M. Wundt, se réduisent aux
fonctions logiques et à la tendance qui en résulte à réduire l'expé-
H. LACHELIER, — THÉORIE DE LA CONNAISSANCE 47
rience à un continu parfaitement intelligible, c'est-à-dire logique.
L'élément à posteriori, ce sont les séries de nos représentations et
des phénomènes qui leur correspondent. Il faut prendre l'ordre des
phénomènes comme une donnée dont nous n'avons pas à rendre
compte. Nous ne possédons aucun moyen d'expliquer pourquoi l'or-
dre des phénomènes est tel et non pas autre. Toute tentative pour
résoudre un pareil problème porte fatalement avec elle un caractère
arbitraire qui lui enlève toute valeur scientifique. L'expérience sen-
sible donne lieu à un double travail de la Pensée. Le premier con-
siste à rendre compte de la liaison objective des phénomènes. La
Pensée s'en acquitte en créant le concept hypothétique de Substance,
dont elle aspire à rendre tous les éléments évidents et nécessaires,
d'une évidence et d'une nécessité d'intuition. Le second travail et le
plus important de la Pensée est la réduction de toutes les séries de
phénomènes à une coordination et à une subordination logique. La
Pensée accomplit ce travail en appliquant aux données expérimen-
tales les principes auxquels donnent lieu ses fonctions logiques et tout
particulièrement celui que M. Wundt a appelé le Principe de Raison,
Le but qu'elle se propose est de rattacher ainsi toutes les lois de la
nature à des axiomes physiques, axiomes résultant du concept même
de Substance dont tous les éléments seraient devenus évidents et
nécessaires. Quant à la source de cette évidence et de cette néces-
sité qui, du concept des Substances et des axiomes physiques, doit
s'étendre à tout le champ de la connaissance humaine, elle se trouve
dans les concepts de Temps et d'Espace. Nous avons vu que ces
concepts dont l'origine est expérimentale, possèdent néanmoins,
dans toutes leurs propriétés, une évidence et une nécessité intui-
tives. Ptelié à ces prémisses, l'ensemble des lois de la nature,
sous l'empire du principe de raison, prend un caractère de nécessité
dont la nécessité causale n'est pas différente. La causalité n'est
autre chose en effet que le Principe même de Raison en tant qu'il
s'applique au contenu de l'expérience.
Telle est, dans les traits principaux, la Théorie de la Connaissance
de M. Wundt. Elle ne mérité pas, comme on le voit, le nom de sys-
tème empirique. Il n'y a guère en Allemagne d'ailleurs de vrais
empiristes comparables aux philosophes anglais contemporains.
Le pur empirisme est le produit naturel de l'esprit anglais, comme
le spiritualisme de Maine de Biran le produit naturel de l'esprit
français. L'esprit allemand semble répugner aussi bien à l'une qu'à
l'autre de ces deux tendances. L'esprit allemand incline plutôt vers
l'idéalisme et en même temps vers le criticisme. Kant en ce sens en
est le plus fidèle représentant. Le matérialisme absolu n'a eu en
48 REVUE PHILOSOPHIQUE
Allemagne qu'une vogue de très courte durée, produite en grande
partie par une sorte de réaction contre l'idéalisme outré des hégéliens,
car l'idéalisme dépourvu de critique ne saurait pas non plus être la
vraie philosophie allemande.
Fichte et Hegel sont aujourd'hui présentés aux étudiants comme
des Génies d'une influence funeste, qui, ayant méconnu l'esprit véri-
table de Kant, ont retardé de plus de quarante ans l'essor définitif
de la philosophie allemande. Aujourd'hui, Phégélianisme ne compte
plus que des représentants dispersés, qui se consacrent presque tous
à Yhistoire de la philosophie. Herbart, dont l'école a été si floris-
sante, n'a plus guère de disciples que dans la pédagogie. En reve-
nant, avec Lange, à Kant, en entreprenant avec lui la critique scien-
tifique de la Critique de la raison pure , encore embarrassée de
dogmatisme, l'Allemagne semble avoir retrouvé sa véritable voie
philosophique. A vrai dire, il n'y a plus guère aujourd'hui de kan-
tiens proprement dits, c'est-à-dire de philosophes qui défendent dans
toutes ses théories particulières le système du maître. On trouve
plutôt au delà du Rhin des philosophes et des savants, qui, tout
en restant animés du plus pur esprit kantien, cherchent par la cri-
tique de la plupart des idées de Kant à déterminer plus rigoureuse-
ment la vraie part de l'a priori dans la connaissance humaine. La
théorie de la connaissance de M. Wundt est un nouvel effort dans
ce sens. Nous avons dû nous contenter d'en exposer la partie dogma-
tique et seulement dans quelques-uns de ses traits principaux. Mais
la partie critique, dirigée en grande partie contre Kant, mériterait
d'être connue. Peut-être fera-t-elle l'objet d'une prochaine analyse.
H. Lachelier.
LA PERSONNALITÉ
La philosophie spiritualiste fait valoir en sa faveur deux argu-
ments principaux : la personnalité et l'obligation morale. C'est du
premier problème qu'il sera question ici. Pour nous, il se pose
sous cette forme : L'existence de la notion de personnalité, cette
notion que chacun de nous possède, implique-t-elle une entité dis-
tincte des phénomènes, une âme, une force, quelque chose en un
mot qui relie les phénomènes les uns aux autres? ou bien la suc-
cession des phénomènes suffit-elle à constituer une individualité? et
les lois connues de l'esprit peuvent- elles suffire à expliquer l'ori-
gine et l'existence de ridée de personnalité? S'il en est ainsi, com-
ment la genèse de cette idée s'est-elle effectuée?
Je n'examinerai ici que le premier point : l'existence d'une âme
substantielle, sous quelque forme qu'on la conçoive, est-elle néces-
saire à la notion de personnalité, trouve-t-on autre chose que des
phénomènes dans l'esprit, et peut-on s'en contenter pour expliquer
la notion dont il s'agit? C'est une analyse, non une synthèse, que je
me propose de faire.
La meilleure manière de prouver que l'analyse peut être faite,
dira-ton, est de reconstruire la notion du moi, d'effectuer la syn-
thèse. Rien ne prouve la possibilité du mouvement comme le mou-
vement lui-même. Je n'y contredis pas. Mais la synthèse est plus
difficile dans ce cas que l'analyse. Pieconstruire la notion du moi
d'une manière théorique, cela peut se faire; montrer que cette
théorie est vérifiée par l'expérience est bien moins aisé. Et la théorie
sera d'autant moins vraisemblable que l'on n'aura pas établi la va-
nité, l'inutilité des théories rivales. Si l'on peut au contraire démon-
trer ou rendre problable que la notion du moi n'implique nulle-
ment l'existence d'une substance, on aura déblayé le terrain, et une
théorie nouvelle aura d'autant plus de chances pour s'établir qu'elle
aura moins de concurrence à supporter.
Il s'agit donc de montrer : 1° que la substance n'est pas nécessaire
tome x. — 1880. 4
LO REVUE PHILOSOPHIQUE
pour la notion de personnalité; 2° que l'explication substantialiste
n'est pas réellement une explication. La substance n'est ni néces-
saire, ni suffisante : on peut se passer d'elle, et elle ne sert à rien.
Ce ne sont pas seulement les spiritualistes qui soutiennent que
sans une substance on ne peut concevoir la personnalité. Léon
Dumont accepte cette opinion. Herbert Spencer fait de même. Stuart
Mill, de son côté, adjnet sinon une substance, au moins un lien
entre les phénomènes, lien sur la nature duquel il ne s'explique
guère.
Comment la conscience peut-elle être une s'il n'y a pas une subs-
tance qui réunisse les phénomènes? Voilà une première objection ;
M. Janet l'a présentée, M. Léon Dumont également. L'autre objec-
tion est tirée de la possibilité de la mémoire. Dans l'une, on consi-
dère le moi à un point de vue statique ; dans l'autre, on le consi-
dère au point de vue dynamique. Examinons-les toutes deux.
« L'unité du moi, dit M. Janet, est un fait indubitable. Toute la
question est de savoir si cette unité est une résultante ou un fait
indivisible. Mais si l'unité du moi est une résultante , la cons-
cience qui nous atteste cette unité est aussi une résultante ; et c'est
bien ce que l'on soutient non seulement dans l'école matérialiste,
mais encore dans l'école panthéiste. Mais c'est ce que l'on n'a jamais
prouvé, ni même expliqué. Car comment admettre et comprendre
que deux parties distinctes puissent avoir une conscience commune?
Qu'une individualité tout externe puisse résulter d'une certaine
combinaison de parties, comme dans un automate, je le comprends;
mais un tel objet ne sera jamais un individu pour lui-même, il n'aura
jamais conscience d'être un moi L'unité perçue par le dehors
peut être le résultat d'une composition, mais non pas quand elle se
i içoit elle-même au dedans. »
Écoutons maintenant M. Léon Dumont : « Les positivistes, en
gi néral, rejettent toute notion de substance et n'admettent entre les
faits élémentaires que des rapports de succession et de coexistence.
Or, avec des sensations coexistantes et successives, on peut bien
construire un ensemble ou un total susceptible d'être aperçu objec-
tivement, comme on aperçoit un tas ou un amas quelconque; mais
on ne rend pas compréhensive la conscience subjective de l'indivi-
F. PAULHAN. — LA PERSONNALITÉ 51
dualité de cet ensemble, on n'explique pas non plus le fonctionne-
ment d'un organe ou d'une faculté. »
Ainsi voilà deux philosophes appartenant à des écoles bien diffé-
rentes et qui opposent la même objection à la théorie phénoméniste.
A mon avis, cette objection ne porte pas. L'unité, objectivement
connue, l'unité extérieure peut être le résultat d'une composition ;
l'unité intérieure, l'unité subjectivement perçue, ne le peut pas. Sur
ce point, nous pouvons être d'accord, car je ne crois pas qu'il y ait
jamais une unité perçue subjectivement, ou, si l'on préfère, la ma-
nière dont nous connaissons objectivement l'unité est exactement la
manière dont nous la percevons subjectivement. Si lune de ces
unités peut être due à une composition, il en est de même de
l'autre.
C'est une chose difficile que de s'entendre sur le sens des mots
objectif et subjectif. Aussi les écarterons-nous, après nous être
expliqué. Nous disons que nous connaissons subjectivement l'unité
du moi, absolument, je pense, comme nous connaissons subjective-
ment une pensée, une émotion, un plaisir ou une douleur, une
image, et je connais une image comme je connais une sensation. A
ce point de vue, on peut dire que toutes nos connaissances sont
subjectives. A un autre point de vue, on peut dire qu'elles sont
toutes objectives. En effet, je connais objectivement mon encrier
qui est hors de moi, mon encrier est l'objet de ma sensation. Mais
si, au lieu de regarder mon encrier, je me le représente mentale-
ment, pendant qu'il n'est pas sous mes yeux, l'effet produit est le
même, sauf une différence dans la force de l'apparition. La vision
est plus faible, mais mon encrier à l'état d'image plus faible n'en est
pas moins l'objet de ma connaissance. Et, quelle que soit la chose
que je connaisse, un animal, une idée, un mouvement, une émotion,
je ne connaîtrai jamais que l'objet de ma connaissance, je connaîtrai
tout objectivement. Ainsi, quelle que soit la chose connue, on peut
dire indifféremment qu'elle est subjectivement ou objectivement
connue. Or je connais l'unité du moi, absolument comme je connais
tuute autre chose. Je la connais subjectivement en ce que je la con-
nais comme donnée de ma conscience; je la connais objectivement
en ce qu'elle est l'objet de ma connaissance.
Que j'examine le moi, que j'examine un tas de cailloux, je connais
toujours de la même manière, je les connais parce que le moi et le
tas de cailloux sont l'objet de ma connaissance. La différence qu'on
peut faire, c'est que le tas de cailloux m'apparaît comme fait exté-
rieur, tandis que le moi m'apparaît comme fait interne. Mais rem-
plaçons le tas de cailloux par l'image, par la représentation mentale,
52 REVUE PHILOSOPHIQUE
et cette représentation mentale m'apparaitra comme interne, comme
celle que j'attribue au moi. Je me représente l'unité du tas de cail-
loux réel, comme je me représente l'unité du tas de cailloux imagi-
naire, et je me représente l'unité du tas de cailloux imaginaire,
comme je me représente l'unité du moi. Par conséquent, l'unité du
moi apparaît à ma conscience, comme lui apparaît l'unité d'un tas
de cailloux, et nous rentrons dans le cas où l'on reconnaît comme
possible la nature complexe de l'unité.
Mais nous ne sommes pas au bout, et il faut que cette théorie soit
appuyée par de nouvelles considérations. On m'objectera que ce
qui fait l'unité du tas de cailloux, c'est précisément d'être perçu.
J'accepte cette remarque, et de même je dis : Ce qui fait l'unité du
moi, c'est d'être perçu. Si le moi n'était pas perçu, il ne serait
qu'une série de sensations. Mais, le moi étant perçu, cette série de
sensations, d'idées, de volitions perçues, nous donne l'idée de l'unité
du moi, comme la perception de certaines choses arrangées de cer-
taines manières nous donne l'idée de l'unité de cette chose.
Au point de vue de la psychologie positive , pour que les faits
puissent donner l'idée d'une unité, il faut qu'ils soient perçus.
L'ordre aurait beau éclater de toutes parts dans la nature, il faut que
nous percevions les éléments ordonnés pour que nous ayons l'idée
d'unité. Si une maison nous paraît une, cJest parce que nous perce-
vons les rapports qui existent entre ses parties, ce n'est pas qu'il y
ait une substance qui fasse l'unité de la maison. L'arrangement des
phénomènes donne lieu à l'idée d'unité. Il en est de même pour les
faits de conscience. Nous avons connaissance par la conscience et
la mémoire des phénomènes internes , des idées , des sentiments,
des volitions, des images, etc., et la façon dont ces phénomènes sont
disposés font naître en nous l'idée de l'unité du moi. Par consé-
quent, l'idée que nous avons de l'unité du moi est une résultante
des expériences internes que nous avons faites, des sensations, des
sentiments que nous avons éprouvés, comme l'idée que nous avons
de l1 unité d'une statue, par exemple, est la résultante des diverses
sensations que nous éprouvons. Je veux dire que ce phénomène de
conscience, l'idée d'unité, suit forcément les faits de conscience de
l'expérience interne (émotions, idées, etc.) ou de l'expérience externe
(sensations).
De même que l'idée d'unité d'une maison est autre chose que la
vision ou la représentation des matériaux qui la composent, de
même L'idée de l'unité du moi est autre chose que la chaîne des
phénomènes de conscience. Mais, de même que la perception des
matériaux de la maison rangés dans un certain ordre étant donnée,
F. PAULHAN. — LA PERSONNALITÉ 53
l'unité de la maison s'ensuit, ainsi, la série des phénomènes de con-
science étant donnée, l'idée de l'unité arrive forcément. Il ne faut
pas confondre l'idée de l'unité de la maison avec la vision des maté-
riaux qui composent la maison; de même, il ne faut pas confondre
avec l'idée de l'unité du moi la chaîne de faits de conscience qui
nous donne cette idée. Le moi est une chose, l'idée du moi en est
une autre, l'unité telle que nous la connaissons, ou plutôt telle qu'on
se la représente habituellement n'existe pas dans le moi formé d'une
collection de phénomènes, mais n'existe que dans l'idée que j'ai du
moi, et cette idée n'est plus une collection de phénomènes : c'est un
phénomène. Ce qui dans le moi, dans la chaîne des états de con-
science est un rapport de durée et de simultanéité, donne lieu dans
la représentation du moi à l'idée d'unité.
On me reprochera peut-être de faire ici une pétition de principes
en considérant le moi en lui-même comme une série de faits de con-
science, tandis que c'est ce qu'il faut prouver. Mais ce reproche
serait mal fondé, il s'agit simplement de savoir si l'on peut supposer
sans contradiction, sans choquer la logique et l'expérience, que le
moi est une collection de phénomènes. Par conséquent, rien ne
nous empêche de supposer d'abord que le moi est une collection de
phénomènes , pourvu que nous montrions que cette supposition
s'accorde avec les faits et la logique, pourvu que nous ne soyons
jamais obligés de postuler la substance.
On me reprochera encore d'avoir jusqu'ici postulé le moi, d'avoir
dit constamment, je suis, je perçois, etc., et par conséquent de pos-
tuler la substance en la niant. Ceci serait plus grave, mais je ne crois
pas ce reproche plus sérieux que le précédent. C'est, en effet, une
expression commode dont je me suis servi, mais qui pourrait être
remplacée par une autre. De même nous disons : le soleil se lève, le
soleil se couche, sans que cela implique notre croyance à la rotation
du soleil autour de la terre. Il n'y a qu'à remplacer l'expression je
vois, par exemple, par celle-ci : Un fait de conscience a lieu dans
lequel est représenté, etc., etc. ; ce fait se rattache aux faits précé-
dents, etc. Si l'on demande comment je connais ces faits de con-
science et si cette conscience n'implique pas l'unité du moi , la
réponse est qu'un fait de conscience représente des faits de con-
science qui ont eu lieu avant lui et sont avec lui dans un certain rap-
port. Ici se présente une autre question, relative à la mémoire : nous
l'examinerons tout à l'heure.
Si l'on me demande à quoi se rattachent ces faits de conscience,
quel est leur support, je dirai qu'ils me paraissent pouvoir s'en
passer, et je citerai à ce sujet un passage de Stuart Mill : « Presque
.-, ', REVUE PHILOSOPHIQUE
tous les philosophes qui ont examiné le sujet de près ont déclaré
qu'on ne postulait la suhstance qu'à titre de support des phéno-
mènes, de lien qui réunisse un groupe ou une série de phénomènes
qui sans cela n'auraient pas de connexion; faisons donc abstraction
du support; supposons que les phénomènes restent, et sont unis
ensemble dans les moines groupes et les mêmes séries par une
autre force, ou sans le secours d'une force quelconque, mais par
l'effet d'une loi; il n'y a plus de substance, et pourtant nous voyons
se dérouler toutes les conséquences au nom desquelles on avait
admis la substance. Les Hindous croyaient que la terre avait besoin
d'un éléphant pour la supporter; mais la terre tournait, parfaite-
ment capable de se supporter elle-même « suspendue en équilibre à
son centre ».
En résumé, l'unité du moi est la donnée d'un phénomène de con-
science ; ce phénomène est produit par les phénomènes de con-
science qui précèdent, c'est-à-dire qu'il est en relation de cause à
etî'et ou de succession invariable avec eux. Eux étant donnés, il se
produit, de même que certaines sensations même successives étant
produites, il en résulte une conception de l'unité qui comprend ces
sensations, ce qui arrive par exemple quand nous faisons le tour
d'une maison. Ici, comme dans le moi, les sensations successives ser-
vent à construire une notion générale qui comprend l'idée d'unité.
Mais, dira-t-on, le moi n'est pas seulement objet dans le fait de
conscience, il est aussi sujet, et il se connaît comme sujet. Ce que
j'ai dit plus haut suffirait, je crois, pour réfuter cette objection :
Qu'est-ce que se connaître comme sujet ? Il est bien évident que, si
le moi est connu, il est objet de connaissance, puisque nous appe-
lons objet de connaissance ce qui est connu, — s'il était sujet seule-
ment, le sujet étant ce qui connaît, il ne serait pas connu, s'il est
sujet et objet, — il est connu comme objet de la connaissance, non
une sujet. C'est donc une illusion de la conscience que cette
croyance au moi absolument sujet; et cette illusion s'explique. Elle
splique facilement en empruntant des analogies au monde maté-
riel. Nous appelons sujet ce qui reçoit une action, nous disons que
tel corps est le sujet sur lequel on a fait des expériences. Le sujet
ce sur quoi nous travaillons, ce qui est modifié, arrangé, etc. Eh
bien, quand nous disons que le moi est le sujet de la connaissance,
cela s'explique tout simplement ainsi : le moi est modifié par la con-
naissance. La connaissance est une modification du moi. Et, le moi
étant a noire point de vue une série de faits de conscience groupés
M'!' »is, la phrase revient à ceci : La série de faits de con-
science est modifiée par l'adjonction à cette série d'un nouveau fait
F. PAULHAN. — LA PERSONNALITÉ 55
de conscience. Mieux encore : le moi est le sujet de la connaissance;
cela indique autre chose que ce que nous venons de voir , cela
indique un rapport plus intime entre la conscience et le moi. Or ce
rapport, nous le trouvons dans le fait de conscience qui constitue la
connaissance; ce fait de conscience contient en général, en effet,
l'idée de l'objet connu et en même temps l'idée du moi. Quand nous
disons : je connais tel événement, le fait de conscience ainsi désigné
comprend diverses parties : l'idée du moi, l'idée de l'événement et
un rapport entre les deux.
Ainsi, il est important de distinguer le moi tel qu'il est en lui-
même : une série de faits de conscience soumis à ces lois, et le moi
un qui apparaît comme donnée d'un de ces faits de conscience et
qui n'existe pas en dehors d'eux.
Si l'on demande qui perçoit la série des faits de conscience et
leur rapport, je dirai qu'aucune substance ne la perçoit; elle appa-
raît comme donnée d'un nouveau fait de conscience. « Au fond de
toute connaissance, dit Léon Dumont, il y a comparaison, apercep-
tion de différences, distinction en un mot. Or deux sensations
auront beau être juxtaposées; aucune des deux ne peut se distinguer
de l'autre , car pour cela il faudrait qu'elle eût connaissance de
l'autre en même temps que d'elle-même. Il faut absolument pour
qu'il y ait connaissance qu'elles soient deux phénomènes contigus
d'un même sujet. »
Analysons l'idée et le fait exprimés, nous verrons la difficulté dis-
paraître. J'ai deux sensations distinctes, celle d'un livre vert, celle
d'un livre brun. Il faut, dit-on, que la comparaison soit faite par un
même sujet, à moins que l'une des sensations n'ait conscience de
l'autre. M. Dumont n'accepte pas cette hypothèse; manifestement
elle est incompréhensible. Qu'est-ce qu'une sensation qui a con-
science ? Mais je constate que les deux sensations sont unies et com-
parées dans un ou plusieurs faits de conscience successifs. Je cons-
tate cela, et pas autre chose, si ce n'est certaines autres sensations
plus ou moins vagues venant de l'intérieur du corps et de la péri-
phérie, qui viennent se mêler et se confondre en un tout. Pourquoi
ces sensations sont-elles reliées les unes aux autres? Parce qu'elles
arrivent ensemble. Pourquoi des sensations, des impressions qui se
transmettent ensemble à un centre nerveux se rassemblent-elles pour
former un état de conscience unique. Nous constatons le fait, et cela
pourrait suffire. Pourquoi l'hydrogène et l'oxygène se combinent-ils
pour former de l'eau1? Nous connaissons quelques-unes des condi-
tions nécessaires pour former le phénomène de conscience simple ; ces
conditions données, le phénomène a lieu; ces conditions absentes, le
56 REVUE PHILOSOPHIQUE
phénomène n'a pas lieu. Y a-t-il une autre condition, cette condition
est- elle une substance? Nous n'avons pas de raison de l'admettre.
Cette substance, nous ne la constatons pas, et, comme nous le verrons
tout à l'heure, l'hypothèse de la substance est inutile. Mais on me
dit : Qu'est-ce qui relie ces différentes sensations? comment font-
elles partie d'un fait de conscience? comment sont-elles simultanées
si une substance ne les unit pas? Je réponds que la cause de ce lien
paraît être dans les phénomènes psychologiques antérieurs et dans
les phénomènes psychologiques et physiologiques présents , qu'on
voit souvent des phénomènes composés, que ces phénomènes com-
posés on ne les a jamais vus reliés par une substance quelconque,
et que, jusqu'à ce que cela arrive, on peut se contenter de constater
les phénomènes, les lois de leur complexité, de leur coïncidence, de
leur succession, sans s'inquiéter d'une substance imaginaire. Gom-
ment peut-on savoir que la substance est nécessaire, et qui me
prouve cette nécessité? La conscience immédiate? Nous avons vu
déjà comment elle offrait une illusion, comment cette illusion s'expli-
quait et comment ses données pouvaient s'interpréter autrement
qu'on ne le fait en général. L'induction? mais l'induction ne peut
s'appuyer que sur des expériences, et l'expérience fait ici défaut,
comme nous venons de le voir. Par conséquent, ni l'expérience ni
l'induction ne nous forcent à reconnaître le moi en tant que sub-
stance.
L'unité du moi et l'unité d'un fait de conscience en général n'im-
pliquent donc pas l'existence d'une substance. L'identité du moi
l'implique-t-elle davantage? Je ne le crois pas ; mais ici le problème
est plus difficile. Je prie qu'on veuille bien se souvenir de ce
que j'ai dit à propos des termes que j'emploie. Ce sont des termes
usités fréquemment et dont je suis forcé de me servir, sous peine
d'avoir recours à des périphrases qui contribueraient à obscurcir
une discussion assez abstraite, mais qui désignent des choses diffé-
rentes de celles qu'on leur fait désigner généralement. Il ne fau-
drait donc pas arguer de ce que signifient ces termes en général
pour attaquer mes arguments. Il suffit que je maintienne aux mots
le sens que je leur ai donné et que la théorie phénoméniste puisse
se soutenir sans emprunter rien de ce qui fait la caractéristique de
la théorie substantialiste. J'ai indiqué plus haut comment il fallait
entendre pour bien se mettre, ce qui est essentiel, dans l'esprit de
la théorie phénoméniste. Je n'y reviens pas.
La théorie de l'identité se lie à celle de la mémoire . Cette théorie
a fait l'achoppement de tous les systèmes phénoménistes, et je ne
connais guère que Hume et M. Taine qui aient adopté sur ce point
F. PAULHAN. — LA PERSONNALITÉ 57
le phénoménisme pur. Ce dernier a admirablement exposé dans son
livre sur l'Intelligence une théorie de la mémoire absolument phéno-
rnéniste et que j'adopte volontiers. Stuart Mill se croit obligé d'ad-
mettre un lien réel existant entre les sensations, lien dont nous ne
pouvons connaître la nature. « Le fait de reconnaître une sensation,
de nous la remémorer et, comme nous disons, de nous rappeler
que nous l'avons sentie auparavant, est le fait de mémoire le plus
simple et le plus élémentaire; et le lien ou la loi inexplicable, l'union
organique (ainsi l'appelle le professeur Masson) , qui rattache la
conscience présente à la conscience passée qu'elle nous rappelle,
c'est la plus grande approximation que nous puissions atteindre
d'ane conception positive de soi. Je crois d'une manière indubitable
qu'il y a quelque chose de réel dans ce lien, réel comme les sensa-
tions elles-mêmes, et qui n'est pas un pur produit des lois de la pen-
sée sans aucun fait qui lui corresponde. » Et plus loin : « J'affirme
que, quelle que soit la nature de l'existence réelle que nous sommes
forcés de reconnaître dans l'esprit, il ne nous est connu que d'une
manière phénoménale, comme la série de ses sentiments ou de ses
faits de conscience. Nous sommes forcés de reconnaître que chaque
partie de la série est attachée aux autres parties par un lien qui, lui,
est commun à toutes, qui n'est pas la chaîne des sentiments eux-
mêmes : et comme ce qui est le même dans le premier et dans le
troisième, dans le troisième et dans le quatrième, et ainsi de suite,
doit être le même dans le premier et dans le cinquantième, cet élé-
ment commun est un élément permanent '. »
« Si donc, dit-il ailleurs2, nous regardons l'esprit comme une sé-
rie de sentiments, nous sommes obligés de compléter la proposition
en l'appelant une série de sentiments qui se connaît elle-même
comme passée et à venir; et nous sommes réduits à l'alternative de
croire que l'esprit ou moi est autre chose que des séries de senti-
ments, ou bien d'admettre le paradoxe que quelque chose qui, ex
hyp'othesi, n'est qu'une série de sentiments, peut se connaître soi-
même entant que série. »
Cette dernière proposition ne me semble pas juste. Une série
qui se connaît en tant que série est une chose assez incompréhen-
sible ; mais nous ne sommes pas obligés de la postuler. Ce que nous
croyons être l'esprit, ce n'est pas une série qui se connaît en tant
que série. C'est une chaîne de faits de conscience parmi lesquels
quelques-uns représentent d'autres faits de la série, comme d'au-
1. Philosophie de Hamilton, p. 250-251.
2. M., p. 234.
58 REVUE PHILOSOPHIQUE
1res représentent des faits qui n'ont pas fait encore partie de la
série. L'état de conscience dans lequel la donnée est un paysage
nouveau, ne diffère de l'état 'de conscience dans lequel la donnée
est le moi qu'en ce que le premier a pour contenu une impression
nouvelle, qu'en ce que le second a pour contenu des événements
i s. Il n'est donc pas juste de dire que la série se connaît en
tant que série, et la véritable difficulté ne se trouve pas là. Elle se
trouve dans la mémoire : comment un fait passé peut-il apparaître
comme passé?
Jusqu'ici, nous avons postulé la mémoire ; il faut donc en donner
une explication, sous peine de voir crouler tout le reste de l'analyse.
Le problème de la mémoire peut se poser de deux manières :
l'une positive, l'autre métaphysique. Au point de vue de la psycho-
logie positive, je ne pense pas que le problème soit insoluble. En
effet, un phénomène de conscience quelconque a une durée. Cette
durée a pu être mesurée dans quelques cas; si petite soit-elle, elle
a un commencement, une fin, et des moments intermédiaires.
On dira peut-être que le fait de conscience, occupant plusieurs di-
visions de temps, suppose par cela même la mémoire et l'identité
substantielle du moi ; mais, tout ce que j'y puis voir, c'est l'identité
d'un phénomène. Je ressens par exemple un choc nerveux. Tant
que ce choc nerveux dure, il persiste comme fait, comme phéno-
mène; je regarde un objet quelconque, j'éprouve une sensation.
Tant que je le perçois, la sensation, le phénomène dure ; il n'y a pas
de mémoire, puisque le passé ne se réveille pas, et que c'est seule-
ment la continuation d'un phénomène que l'excitation détermine; le
phénomène existe tel quel, et qu'il y ait une substance spirituelle,
une substance matérielle, qu'il y en ait deux, qu'il n'y en ait point,
la question n'est pas changée. Ceux qui prétendent qu'une substance
est nécessaire doivent nous montrer comment, la substance étant
détruite, les phénomènes disparaissent. Quant à nous, nous pouvons
citer des faits qui montrent que des conditions physiologiques sont
nécessaires et suffisantes pour faire disparaître et reparaître l'iden-
im'' du moi et la mémoire.
Une fois admis qu'un fait de conscience peut avoir une certaine
durée sans que l'existence de la substance soit impliquée par là, le
problème se simplifie. Supposons que dans un phénomène complexe,
comme la vue d'un jardin, quelque changement se produise, que le
vi'iii agite les branches des arbres ou que quelqu'un entre et se pro-
mène. Qu'arrivera-t-il? Le lait de conscience précédent s'anéantit
en partie. Cette partie est remplacée par une partie nouvelle. Mais
notre notion du moi n'est pas changée parla, car cette notion a été
F. PAULHAN. — LA PERSONNALITÉ 59
fondée sur un trop grand nombre d'expériences pour qu'une expé-
rience aussi insignifiante le dérange ; il arrivera donc ceci : un nou-
veau fait de conscience aura lieu dans lequel se manifesteront :
1° l'idée vague du moi, et la représentation du jardin à peu près telle
qu'elle existait d'abord ; 2° les nouvelles perceptions qui s'ajoutent
aux autres et remplacent une partie de l'ancien état de conscience.
Mais nous ne connaîtrions pas l'identité du moi si un troisième état
de conscience ne se produisait, état dans lequel les éléments sem-
blables des deux autres sont rapprochés et comparés aux éléments
changeants. Et nous voyons que ce qui se reproduit dans le plus
grand nombre d'états de conscience, et qui ne change que trop len-
tement pour que nous puissions nous en apercevoir, c'est l'idée ou
plus exactement la conscience vague du moi. Ainsi la succession de
faits de conscience différents, ayant pour contenu d'abord l'idée du
moi plus une chose, puis l'idée du moi plus quelque autre chose,
puis les deux choses et l'idée du moi et la comparaison entre eux
voilà tout ce qui se produit ici. Nous aboutissons donc à une série
de faits de conscience, dans laquelle quelques-uns ont pour con-
tenu certaines choses qui ont déjà apparu dans les autres phéno-
mènes de conscience, ou plutôt certaines données semblables à cer-
taines de ces données antérieures de faits de conscience précédents.
Quant à décrire comment ces données sont localisées dans le passé,
M. Taine l'a trop bien fait dans son livre sur l'Intelligence pour que
j'essaye de reprendre cette démonstration.
Ainsi l'identité, la mémoire ne supposent pas une substance, un
lien autre qu'un lien de succession entre les phénomènes et ce fait
que le contenu ou une partie du contenu d'un état de conscience
passé peut reparaître de nouveau ; or, ceci suppose des conditions
physiques et psycho-physiologiques semblables, voilà tout. C'est ce
que l'expérience nous montre. Elle ne nous montre jamais que l'ap-
parition ou la disparition d'une substance fasse quelque chose aux
phénomènes.
Peut-être oublie-ton trop, en s'occupant du moi, les conditions
matérielles de son existence. M: Janet a cependant discuté une hypo-
thèse fondée sur la physiologie, admise par les matérialistes, acceptée
entre autres par M. Letourneau.
« On pourrait, dit M. Janet, se retourner vers l'hypothèse sui-
vante : à mesure, dirait-on, que les molécules entrent dans le corps»
par exemple dans le cerveau, elles viennent se placer là où étaient
les molécules précédentes; elles se trouvent donc dans un même
rapport avec les molécules avoisinantes, elles sont entraînées dans
le même tourbillon que celles qu'elles remplacent. Eh bien, si par
60 REVUE PHILOSOPHIQUE
hypothèse, la pensée est une vibration des fibres cérébrales, puis-
qu'on explique aujourd'hui tout par des vibrations, chaque molécule
viendra à son tour vibrer exactement comme la précédente, elle
donnera la même note, et vous croirez entendre le même son ; ce
sera donc la même pensée que tout à l'heure, quoique la molécule
ait changé. Ayant les mêmes pensées, l'homme sera le même indi-
vidu. Une telle explication néanmoins n'a encore rien qui puisse sa-
tisfaire, car l'identité de la personne n'est pas attachée à l'identité
des pensées. Je puis être ballotté entre les idées et les sentiments les
plus contraires sans cesser d'être moi-même, et au contraire deux
hommes pensant la même chose à la fois, la série des nombres, par
exemple, ne deviendront pas pour cela un seul et même homme ;
plusieurs cordes donnant la même note ne sont pas une seule
corde. »
En remplaçant l'expression, la pensée est une vibration par l'ex-
pression, la pensée accompagne une vibration; j'accepte l'hypothèse
présentée par M. Janet, et je crois qu'on peut répondre à ses objec-
tions : L'identité de la personne, dit-il, ne peut pas être attachée à
l'identité des pensées. Je puis être ballotté entre les idées et les sen-
timents les plus contraires sans cesser d'être moi-même. Oui, mais
à condition que les sensations organiques restent sensiblement les
mêmes, qu'une vague mémoire du passé reste la même, que les ten-
dances obscures qui forment une sorte de réserve inconsciente à
l'esprit et lui donnent un ton général restent les mêmes. C'est donc
en somme une infime partie de la personne qui change. Si le reste
change aussi, nous verrons l'idée de la personnalité s'altérer et
disparaître. On pourrait dire que l'idée de la personnalité disparaît,
mais que la personnalité subsiste et reste toujours la même. Gela in-
dique seulement que certains phénomènes objectifs qui constituent
l'individu persistent encore , mais n'implique pas la persistance
d'une entité quelconque. En somme, beaucoup de pensées-, ou plu-
tôt d'états de conscience, possibles ou réels, les sensations visuelles,
tactiles que donnent le corps resteraient encore les mêmes. Si l'on
détruit absolument toute ressemblance entre les faits de conscience
passés et les faits de conscience présents, entre l'état subconscient
passé et l'état subconscient présent, certainement la personnalité
psychologique serait entièrement détruite.
Deux hommes pensant la même chose, dit encore M. Paul Janet,
ne sont pas un même homme. C'est vrai; mais, parce que ces deux
hommes diffèrent par beaucoup d'autres points, leurs tendances,
leurs sentiments, leurs rapports avec leur milieu ne sont pas les
mêmes. Sinon, si ces deux hommes ne différaient absolument en
F. PAULHAN. — LA PERSONNALITÉ 61
rien par les relations diverses qu'ils peuvent avoir, il n'y aurait plus
deux hommes, il n'y en aurait qu'un ; il en serait d'eux comme des
lignes droites qu'on veut faire passer par les mêmes points : elles se
confondent et n'en forment qu'une.
Voyons maintenant les objections faites par M. Herbert Spencer.
Voici comment il les expose : « Gomment la conscience peut-elle se
résoudre en impressions et en idées quand une impression implique
nécessairement l'existence de quelque chose d'impressionné? Ou
bien encore, comment le sceptique qui a décomposé sa conscience
en impressions et en idées peut-il expliquer qu'il les regarde encore
comme ses impressions et ses idées? Ou encore une fois, si, comme
il y est forcé, il admet qu'il a une intuition de son existence person-
nelle, quelle raison peut-il alléguer pour rejeter cette intuition
comme n'étant pas réelle , tandis qu'il accepte les autres comme
réelles. A moins de donner des réponses satisfaisantes à ces ques-
tions, ce qu'il ne peut faire, il faut qu'il abandonne ses conclusions
et qu'il admette la réalité de l'esprit individuel. »
M. Spencer reconnaît ensuite que la croyance contraire n'est pas
«justifiable devant la raison »; « Lien plus, dit- il : quand la raison
est mise en demeure de rendre un jugement formel, elle la con-
damne. » Nous serions donc placés entre deux doctrines inadmissi-
bles. Mais je ne pense pas que les objections de M. Spencer contre
la théorie phénoméniste soient irréfutables, et je vais essayer d'y
répondre brièvement.
Une impression, dit-il, exige nécessairement l'existence de quel-
que chose qui est impressionné. J'admets volontiers ce principe,
mais je crois qu'il ne nuit en rien à la théorie phénoméniste. Qu'est-ce
en effet que ce quelque chose qui est impressionné? N'est-ce pas un
groupe de phénomènes? Nous retrouvons ici un principe du genre
de celui-ci : tout phénomène suppose une subsance. Ce principe
s'interprète positivement ainsi : tout phénomène fait partie d'un
groupe de phénomènes avec lesquels il a certaines relations. De
même, quand nous disons qu'une impression suppose quelque chose
d'impressionné, nous voulons dire : un certain phénomène (impres-
sion) suppose un groupe de phénomènes (quelque chose) qui est
impressionné, c'est-à-dire qui reçoit l'impression. L'impression est
donc un phénomène qui se met en un certain rapport avec les
phénomènes existant déjà, et les autres phénomènes sont les autres
impressions et les autres idées. Quand je dis, par exemple : Je vois
telle chose, un rapport s'établit entre le moi, groupe de phénomènes
symboliquement représentés dans le fait de conscience actuel, et la
représentation actuelle.
62 REVUE PHILOSOPHIQUE
On peut demander comment il se fait que ce rapport s'établisse;
- ii ne s'agit pas pour le moment de montrer comment s'effec-
tuent les opérations mentales : il s'agit de les analyser et de montrer
qu'elles n'impliquent pas une substance; or nous voyons que dans
ce cas, si l'impression exige un objet impressionné, cet objet impres-
sionné peut être purement pbénoménal. Ici encore d'ailleurs, non
seulement la substance n'est pas nécessaire, mais encore elle n'est
pas utile.
Comment pouvons-nous regarder les impressions et les idées qui
composent la conscience comme nos impressions et nos idées? C'est
en entendant par là un rapport établi entre le groupe de phéno-
mènes et le phénomène symbolique qui constitue le moi, et une
représentation faible ou vive quelconque. Ce que nous avons déjà
dit peut servir à comprendre comment on peut interpréter les ex-
pressions usuelles. Quand on dit : Je vois, on établit simplement le
rapport que j'indique, et la preuve, c'est que, quand l'impression
devient trop forte et absorbe la conscience entière, nous ne la ro-
dons plus comme nôtre, l'idée du moi disparaît à peu près entière-
ment; l'un des deux termes s'évanouissant presque, le rapport s'éva-
nouit avec lui. Ce n'est que lorsque le terme, un moment absent,
revient à la conscience que le rapport reparaît. Et si après coup
nous regardons l'impression comme nôtre, c'est en établissant un
rapport entre elles et les autres impressions et idées qui constituent
le moi.
Ayant une intuition de notre existence personnelle, pourquoi la
rejetterions-nous? Mais l'expérience nous apprend souvent que nos
intuitions ne correspondent pas à la réalité. L'unité que nous voyons
dans une statue n'existe pas dans la statue, elle n'existe que dans la
conscience ; c'est le rapport des parties entre elles. De même, on
peut le dire, puisque, comme nous l'avons vu, l'unité du moi n'est
pas autrement, perçue que l'unité d'une statue, l'unité du moi n'existe
pas dans le moi : elle n'existe que dans la représentation qui s'en
forme dans la conscience, ce qui existe dans le moi, ce sont des phé-
nomènes qui ont eu lieu dans un certain ordre. Il faut bien, encore
ici, distinguer entre le moi ensemble de phénomènes de conscience
et la représentation fragmentaire et symbolique du moi dans un fait
de conscience *.
Ainsi je crois que l'analyse psychologique conduit à ne pas admet-
tre la nécessité de la substance. Mais ces données de l'analyse psy-
I. Voir d'autres analyses dans Taine : De l'hilelUijeiice, volume I, livre IV,
chap. 111.
n
F. PAULHAN. — LA PERSONNALITÉ 6
chologique ne seraient que des hypothèses probables si l'observation
ne les confirmait pas et se taisait à cet égard. L'inutilité et l'incom-
préhensibilité de la théorie contraire viennent d'ailleurs confirmer
et rendre pour ainsi dire sûrs les premiers résultats.
II
J'ai attribué l'unité et l'identité du moi à la façon dont sont
groupés les phénomènes de conscience et à la façon dont ils sont
représentés dans d'autres phénomènes psychiques. S'il en est ainsi,
si dans des conditions différentes les phénomènes se groupent, se
produisent d'une autre manière, il est possible que l'unité et que
l'identité du moi disparaissent. Et c'est en effet ce que nous montrent
de nombreuses observations. Des conditions physiologiques peuvent
détruire l'unité et la continuité du moi.
Les troubles dans l'unité du moi se manifestent par une scission
dans l'individu ; ou bien cette scission est réelle, et deux séries psy-
chiques s'établissent l'une à côté de l'autre, ou bien elle est idéale, et
le. malade attribue à un autre des phénomènes faisant partie de la
série psychique qui constitue son moi. Dans le premier cas, la des-
truction de l'unité est évidente. Dans le second cas, la destruction
de l'unité de la personnalité se montre en ceci que le malade
attribue à deux personnes ce qui en réalité n'appartient qu'à une.
On ne peut expliquer comment une substance simple qui se con-
naît elle-même pourrait attribuer à une autre ses propres actes. De
plus, on voit que l'idée de l'unité disparaît précisément quand le rap-
port d'un phénomène avec les autres phénomènes qui constituent le
moi ne peut pas s'établir facilement.
Premier cas. — M. Taine, dans sa préface du livre De l'intelli-
gence, cite le fait suivant. Il se reproduit assez fréquemment, et, si je
n'en ai pas vu d'exemples, j'en ai entendu citer par des témoins ocu-
laires dignes de foi. « J'ai vu une personne, dit M. Taine, qui en
causant, en chantant, écrit sans regarder son papier des phrases
suivies et même des pages entières, sans avoir conscience de ce
qu'elle écrit; âmes yeux, sa sincérité est parfaite; or elle déclare
qu'au bout de sa page elle n'a aucune idée de ce qu'elle a tracé sur
le papier; quand elle le lit, elle en est étonnée, parfois alarmée.
L'écriture est autre que son écriture ordinaire. Le mouvement des
doigts et du crayon est raide et semble automatique. L'écrit finit
6i REVUE PHILOSOPHIQUE
toujours par une signature, celle d'une personne morte, et porte l'em-
preinte de pensées intimes, d'un arrière-fonds mental que l'auteur
ne voudrait pas divulguer. Certainement on constate ici un dédou-
blement du moi, la présence simultanée de deux séries d'idées pa-
rallèles et indépendantes, de deux centres d'action, ou, si l'on veut,
de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau. »
Deuxième cas. — Le deuxième cas est plus fréquent. Il peut se
produire de deux manières : la rupture peut exister en ce que cer-
tains faits sont attribués à un autre moi, ou bien en ce que certains
faits appartenant à un autre moi sont attribués au moi du patient.
Les exemples seraient nombreux. Nous devons nous borner à en
indiquer quelques-uns.
Le moi psychique, d'après les philosophes spiritualistes, ne peut
varier, — d'après nous, il peut varier en un sens — ou plutôt le
moi, étant une chaîne d'événements psychiques liés à des événe-
ments physiologiques, ne peut évidemment varier dans son identité,
mais alors il n'a d'autre identité qu'un rapport à peu près constant
avec les conditions physiologiques. Mais la conscience du moi, la
îudion de personnalité, la conscience de notre identité varie et se
transforme. On a vu des écrivains mis en présence de leurs pre-
mières œuvres ne plus les reconnaître. Dans ce cas, on peut bien
dire que c'est le même moi qui a fait l'œuvre et qui ne la reconnaît
plus ; mais alors qui ne voit combien cette identité du moi diffère de
celle qu'on veut bien lui attribuer? Cette identité consiste seulement
en ce que le dernier phénomène est attaché au même individu
physiologique que le premier, à un individu physiologique déter-
miné. Quant à l'identité de la conscience du moi, cette conscience
dont on voudrait faire quelque chose d'uniforme, on voit qu'elle
n'existe plus. Le moi dont l'auteur a conscience n'est pas le moi
qui a fait l'œuvre. Le dernier moi a disparu peu à peu en partie au
moins. C'est une certaine personnalité qui a fait l'œuvre ; c'est une
autre personnalité au point de vue de la conscience, qui ne la recon-
naît pas. Il en est absolument comme si l'œuvre avait été faite par
un moi attaché à un autre individu biologique.
On voit parfois un vieux monument romain, qui, malgré les quel-
ques réparations par lesquelles on a essayé de le rajeunir, tombe en
ruines et ne présente plus que quelques-unes de ses parties d'autrefois.
Supposons que toutes les pierres aient été changées et que, malgré
cela, le monument ait fini par se dégrader. Voilà à peu près l'image
de l'évolution de notre conscience de la personnalié. Elle change peu
;i peu; mais sa forme reste sensiblement la même, et nous n'avons pas
conscience d'une différence sensible ; mais quand une secousse forte,
F. PAULHAN. — LA PERSONNALITÉ 65
une maladie ou une lente et longue dégradation, comme celle qui
accompagne la vieillesse, en a dispersé les débris, en a altéré la forme,
le changement de la personnalité se laisse apercevoir avec évidence.
Ce qui en faisait partie jadis s'en est séparé, de nouvelles parties s'y
sont adjointes, la ruine est survenue, et le nouveau moi ne conserve
plus que quelques-uns de ses rapports avec les phénomènes physi-
ques, comme le monument conserve quelques-uns de ses rapports
avec le milieu ambiant : il est toujours à la même place dans la
même ville, au milieu du même pays. Ce qui donne encore un reste
d'identité au moi, ce sont les rapports qui l'unissent à un milieu
quelconque, ce sont ses rapports de succession avec les phénomènes
antécédents.
Rien n'est plus propre à montrer ces changements d'identité du
moi que l'amnésie périodique, comme celle de FélidaX... par exemple,
celle du sergent blessé à Bazeilles. Dans tous ces cas, on voit la per-
sonnalité changée en tant que changent les rapports du moi, ou
plutôt les rapports du phénomène actuel avec les phénomènes psy-
chiques précédents.
De même, quand il se produit des phénomènes psychiques qui ne
s'accordent pas avec des phénomènes psychiques antérieurs, qiq
n'ont pas assez de rapport avec eux, ils ne sont pas rangés avec eux,
ils sont attribués à d'autres personnes; le patient entend des voix qui
lui parlent, il se persuade qu'il reçoit des inspirations divines ou des
suggestions du diable.
Au contraire, quand un fait de conscience a été souvent présenté,
quand il s'accorde avec nos idées, il finit par s'implanter au point
qu'il contribue beaucoup trop à former la notion de personnalité.
M. Maury rapporte l'histoire d'un vieillard qui croyait avoir fait plu-
sieurs voyages qu'il avait seulement lus. Plusieurs individus se sont
pris pour des dieux. La personnalité et l'identité ne consistent qu'en
de certains rapports; ces rapports, s'implantant ou s'effaçant de l'es-
prit, altèrent la notion d'identité l. Les phénomènes de la névropa-
thie cérébro-cardiaque, qui ont déjà été indiqués ici, en sont encore
une preuve bien frappante.
Si je n'insiste pas davantage sur la vérification expérimentale de
l'analyse psychologique, c'est que les faits que je pourrais donner ont
été cités déjà et sont en grande partie familiers aux lecteurs de la
Revue philosophique.
1. Voir Taine, De l'Intelligence, vol. II, 1. III. — Maury, Le sommeil et les
rêves, — Esquirol, Des maladies mentales. — Luys, Le cerveau.
tome x. — 1880. ;>
(3(5 REVUE PHILOSOPHIQUE
III
De nombreuses analyses psychologiques ont montré combien la
notion de substance est incompréhensible. Il en résulte que l'on ne
saurait l'accepter, et il n'est pas difficile d'en conclure qu'elle ne
saurait guère être utile. La substance une et simple devant servir à
expliquer l'unité et la simplicité apparentes du moi, il faut voir com-
ment elle pourrait l'expliquer. Il y a deux sortes d'explications, l'une
métaphysique, l'autre positive. L'explication métaphysique consiste
à supposer une entité quelconque ; c'est ainsi que l'homme sent
parce qu'il a la faculté de sentir; que l'opium fait dormir parce
qu'il a une vertu dormitive. Cette explication est une manière de
reDroduire le fait en le donnant pour cause à lui-même. On ne
connaît la puissance que par l'acte et on explique l'acte par la puis-
sance. Ce genre d'explication a été si bien démontré faux et inutile
qu'il n'y a plus à y revenir.
On explique encore un fait en montrant ses ressemblances avec un
groupe de faits déjà. connus; c'est ainsi qu'on explique la rotation de
la terre en l'assimilant au fait de la pierre qui tombe, etc. Mais alors,
à ce point de vue, qu'explique la substance? Pour expliquer l'unité
et l'identité du moi, il faudrait faire voir comment ces faits ressem-
blent à d'autres faits déjà connus, et c'est, je crois, ce qu'on peut faire;
mais ce n'est pas le faire que de les expliquer par une substance.
Nous n'assimilons pas par là \es> phénomènes de l'unité et de l'iden-
tité du moi à d'autres faits ; nous ne les rattachons pas à une loi
connue; l'explication de l'unité et de l'identité du moi par une sub-
stance est donc simplement une explication métaphysique, c'est-à-
dire qu'elle n'explique rien et qu'elle soulève des difficultés plus
grandes que celles qu'elle prétend éclaircir. Sans doute, au premier
abord, on est porté à croire qu'il n'en est pas ainsi ; mais en analysant
l'idée de substance, l'idée d'unité, l'idée de simplicité, on voit la
vanité du résultat qu'on obtient en faisant intervenir une substance.
C'est une fausse analogie, sans rigueur et sans valeur, qui a pu faire
naître cette hypothèse.
Je n'insiste pas là-dessus, car je n'ai jamais vu qu'on réfutât les
objections, les arguments présentés contre la théorie de la substance.
Je crois donc qu'on peut tenir comme démontré que, la formation de
l'idée du moi ne pût-elle être expliquée, il vaudrait toujours mieux
se refuser à croire à une substance.
F. PAULHAN. - LA PERSONNALITÉ G7
En résumé, voici les conclusions auxquelles nous arrivons :
1" Le moi tel qu'il est en lui-même doit être distingue rigoureuse-
ment de la notion du moi qui se présente à la connaissance.
2° Le moi en lui-même est une chaîne plus ou moins continue de
phénomènes de conscience.
3° La notion du moi est la représentation unifiée et modifiée selon
les lois de la représentation des phénomènes qui constituent le moi.
4° L'identité réelle du moi consiste dans les rapports des phéno-
mènes de conscience entre eux et avec d'autres phénomènes.
5° L'identité apparente, la notion de l'identité est formée par la re-
présentation de certains rapports réels ou imaginaires entre quel-
ques-uns des phénomènes du moi et d'autres phénomènes.
Fr. Paulhan.
NOTES ET DISCUSSIONS
DU DÉTERMINISME
HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE
Ces quelques pages pourraient être intitulées : Observations d'un
professeur d histoire sur le livre de M. Henri Marion De la solidarité
morale l. Ce professeur d'histoire regrette que, dans un livre si bien
fait, il y ait un défaut : l'influence exercée sur l'individu par le
milieu historique et géographique y est fort atténuée.
Le livre a deux parties : Solidarité individuelle, Solidarité sociale.
La première est consacrée à l'étude de l'individu depuis sa nais-
sance. Au chapitre II, qui traite de « la formation du caractère, du
milieu physique et des conditions économiques , et de la première
éducation », c'est à peine s'il est parlé en quelques lignes de l'in-
fluence du milieu. Qu'on ait « beaucoup écrit sur les rapports de
la civilisation en général avec les milieux », comme le dit M. Marion,
c'est un motif pour qu'un écrivain comme lui, qui n'est point banal,
se garde d'insister sur des vérités acquises; mais, alors même qu'on
procède par prétérition, il faut, quand la matière vaut la peine, ra-
masser au moins les traits les plus propres à en marquer l'impor-
tance. L'esprit d'un lecteur est fait ainsi qu'il garde surtout l'im-
pression des raisons le plus longuement déduites. Si vous voulez
être bref en exposant quelque raison grave, au lieu de dessiner
d'une main légère cette partie de la démonstration, comme il est
loisible de le faire pour celles où l'on séjourne, gravez vigoureu-
sement.
Oui, l'on a beaucoup écrit sur l'influence des milieux, mais on
n'écrira jamais trop. Elle s'exerce sur toutes les influences qui pè-
sent sur nous. Dans ce livre de la solidarité, où il y a de si jolies
1. Pour le compte-rendu de cet ouvrage, voir ci-après page 80.
£. LAVISSE. - DÉTERMINISME HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE 69
pages, j'en trouve une sur la nourrice, « premier gouverneur » ; mais,
tel milieu, telle nourrice. La nourrice flamande a l'air d'élever un
bourgmestre ; la nourrice italienne manie le bambino comme un
jouet, l'agace en lui retirant le sein pour le lui rendre, en le lui ren-
dant pour le lui reprendre ; elle le chatouille pour qu'il rie, fait mine
de le jeter à quelqu'un qui passe. Ainsi a dû être élevé le seigneur
Polichinelle. Le milieu qui agit directement sur l'individu agit donc
indirectement sur lui par tous les facteurs de l'éducation. Après
l'éducation, toute la vie est commandée par cette influence, qui
restreint notre liberté. Nous ne la sentons pas trop dans un pays
comme le nôtre, qui est de nature tempérée; ailleurs, elle a le poids
de la fatalité.
Il est impossible de concevoir un état de civilisation où l'homme
soit jamais affranchi de cette tyrannie. C'est pour ne pas s'en être
convaincu que M. Marion, à la conclusion de son livre, se représente
une humanité dont tous les membres seront pareillement respec-
tueux du droit.
Dans la seconde partie (De la solidarité sociale), l'individu entre
dans la société. A toutes les influences qu'il subit, à celle des qualités
et des défauts apportés en naissant, acquis par l'éducation et par
l'habitude, s'ajoutent celles qui viennent des rapports sociaux. Jamais
plume de moraliste n'a plus finement décrit que celle de M. Marion
les effets de la sympathie, dans ses formes vives et dans ses formes
diffuses, ni ce qu'il appelle les phénomènes de réaction par lesquels
se manifeste l'originalité morale. Mais l'historien réclame une plus
grande place pour les effets de la coutume, car la coutume, c'est le
milieu historique.
Un plus long chapitre aurait été nécessaire pour décrire l'in-
fluence de ce milieu. Si diffuse qu'elle soit, elle est très forte. Cela
se verra, le jour où l'histoire de l'intelligence humaine sera faite.
Qu'on choisisse à des époques déterminées des écrivains ayant mani-
festé leur intelligence par des écrits copieux ; qu'on leur arrache par
une analyse profonde les mobiles de leur pensée : après avoir multi-
plié les études de cette sorte, aux époques les plus diverses, on aura
quelques éléments d'une histoire de l'intelligence, par conséquent
de la morale humaine, et l'on verra la puissance du milieu his-
torique apparaître dans toute son étendue.
La maxime : Vérité en deçà des Pyrénées, mensonge au delà, est
fausse, si on la prend dans le sens absolu que lui a donné Pascal.
Une montagne n'est pas si puissante; mais le temps l'est assurément :
vérité en tel siècle, mensonge en tel autre.
Quand l'empire romain s'est retiré de l'Occident, dont les peuples
70 REVUE PHILOSOPHIQUE
barbares se sont partagé les provinces , un Romain gouverne le
royaume d'Italie où règne ïhéodoric. C'est Cassiodore. Il a mis
toute son intelligence dans ses lettres et dans ses traités où il a
parlé de omni re scibili. Tout ce que l'antiquité a su, il le sait,
et tout lui est prétexte pour le dire. Envoie-t-il l'ordre de réparer
un monument? il fait une histoire de l'architecture; de préparer
un instrument de musique ou bien une horloge, cadeau destiné à
quelque roi barbare ? il écrit un traité sur la musique et l'horlogerie.
Il connaît les philosophes et les poètes. 11 est bon chrétien, avec
cette immense érudition païenne. Il apporte dans le gouvernement un
large et libéral esprit et ce serait un grand ministre, s'il était dans
une grande monarchie. Or cet homme divisera un traité en douze
chapitres, parce que Dieu a créé douze constellations -, tel autre en
trente-trois chapitres, parce que Jésus-Christ a vécu trente- trois ans.
Dans le traité sur l'orthographe, il célébrera la profession divine du
copiste, qui réprime la ruse du diable avec le calamus, c'est-à-dire
avec l'instrument dont le diable s'est servi pour frapper le Seigneur
à la passion, et qui écrit avec trois doigts, ce qui est le nombre des
personnes dont se compose la divinité. D'où viennent ces bizarre-
ries? qui donc saisit cet esprit et l'emprisonne dans des formes
vides? C'est l'influence théologique du milieu historique. Voilà un
effet intellectuel de ce milieu.
Grégoire de Tours est un saint homme dans une triste époque. Il
est incapable de faire le mal, d'éviter par une mauvaise action une
incommodité, une souffrance, même la mort. Grégoire de Tours
pourtant, jugé par nous, a le sens moral le moins assuré. Il fait au
début de son livre sa profession de foi catholique. Être catholique,
voilà pour lui la principale vertu. Il pratique les autres, mais celle-là
est la première qu'il réclame d' autrui. Là où il la trouve, il est comme
incapable de trouver le crime. Clovis peut massacrer les rois ses
parents, après les avoir dupés parles ruses d'une hypocrisie raffinée;
le livre qui raconte ces assassinats se termine par la phrase célèbre :
C'est ainsi que tout lui réussissait, parce qu'il marchait, les mains
pures, dans les voies du Seigneur. Mais malheur au prince qui veut
réformer le dogme de la Trinité, ou même toucher aux privilèges
naissants de l'Église ; il a beau être un des plus intelligents des Méro-
vingiens, sans être plus méchant que les autres : l'indignation fait de
Grégoire presque un écrivain et son portrait de Chilpéric est un
morceau de style. Or si le saint évêque, un des meilleurs et des plus
instruits des hommes de ce temps, ne connaît plus la marque dis-
tinctive du crime, comment ces princes et ces grands la connai-
traient-ils ? Et pourquoi Grégoire ne voit-il plus clairement le bien
E. LAVISSE. — DÉTERMINISME HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE 71
et le mal? C'est parce qu'il obéit à l'influence théologique du milieu
historique : voilà un effet moral de ce milieu.
Passons quelques siècles. Les fils de Philippe le Bel se succèdent,
sans laisser d'enfants mâles. La question de la capacité des femmes
à hériter de la couronne se pose. Les partisans de l'exclusion des
femmes cherchent et trouvent des raisons de toutes sortes. En voici
une qui a beaucoup de succès : L'Écriture a dit que les lis ne
filent pas. Raisonnement : les lis, c'est le symbole de la royauté
française; et qui est-ce qui file? Ce sont les femmes. Conséquence :
la couronne ne peut appartenir aux femmes ; elle ne peut « tomber
en quenouille » . Qui donc permet et veut qu'on pense ainsi, qu'on
torture un texte de l'Écriture et qu'on en tire une maxime de droit
politique? C'est l'esprit du temps. C'est le milieu historique. Voilà un
effet politique de ce milieu.
Arrivons aux temps modernes. Saint-Simon ne peut passer pour
un admirateur de Louis XIV ni de la monarchie comme elle a été
comprise par ce prince, et Saint-Simon déclare, dans un des frag-
ments récemment retrouvés, que l'on est plus libre en France qu'on
ne Ta jamais été dans aucune république, attendu qu'il y a en France
des lois qui ne peuvent être changées que par le prince, dans l'in-
térêt de tous. Peut-on imaginer une plus singulière et plus puis-
sante action de ce redoutable milieu historique? Quoi de plus pro-
pre à provoquer en nous un retour sur nous-mêmes ? Ne croyons-
nous point, ne disons-nous point tous les jours, comme simples et
naturelles, des choses qui seront trouvées étranges au xxe siècle, et
ce siècle ne fera-t-il pas des mensonges de quelques-unes de nos vé-
rités? Assurément oui, à moins que nous n'ayons la sotte vanité de
croire que nous soyons au point d'arrivée et non dans le perpé-
tuel devenir. Et même il ne serait pas malaisé à un historien qui
aurait l'esprit philosophique ou à un philosophe qui serait his-
torien , de discerner dans nos axiomes l'erreur de demain et de
dresser une liste des sottises du siècle : ce qui serait, d'ailleurs, une
profession dangereuse. Du moins un philosophe, dans un livre sur
la solidarité, doit tenir grand compte de la solidarité historique qui
pèse non seulement sur les groupes sociaux, mais sur chacun de
nous, d'un poids très lourd. Sans doute cette solidarité est moins
tyrannique pour certains individus que pour d'autres, pour certaines
époques que pour certaines autres. Sans doute, elle n'agit pas sur
toute notre intelligence, sur toute notre conduite. Mais, cette réserve
faite, comme elle est puissante ! Si nous avions vécu du temps de
Caligula, dit le cardinal de Retz, le consulat du cheval nous aurait
étonnés moins que nous ne l'imaginons.
72 REVUE PHILOSOPHIQUE
Je reproche à M . Marion de n'avoir pas assez marqué cette puissance
du milieu, surtout de ne l'avoir pas démontrée par des exemples
disposés chronologiquement. L'individu, dont il nous trace l'histoire,
vit dans un milieu géographique et historique indéterminé. Je crains
fort que M. Marion ne le voie plus libre qu'il n'est dans la réalité.
M. Marion examine ensuite l'individu dans la société organisée;
à propos de la solidarité dans l'État, il marque l'importance morale
de la forme du gouvernement, et il encadre dans des pages excel-
lentes un passage remarquable de Stuart Mill. Ici encore, l'historien
trouve qu'il est trop procédé par abstraction. Certains gouverne-
ments sont commandés par certaines latitudes et tous dépendent
du milieu historique. L'historien conteste au philosophe le droit de
légiférer sur le gouvernement populaire et sur le gouvernement
absolu. Le gouvernement populaire et le gouvernement absolu
n'existent pas in abstracto ; il n'y a pas deux gouvernements, popu-
laires ou absolus, qui se ressemblent. Tel gouvernement populaire
naîtra naturellement, comme la conclusion d'un long développement
historique antérieur; il est le point d'arrivée d'une marche continue
du privilège vers l'égalité, du despotisme vers la liberté. Tel autre
naîtra parce que les autres formes de gouvernement, essayées les
unes après les autres, ont étécondamnéesirrémédiablement. La raison
d'être du premier est positive, celle du second négative. Il en est de
même des gouvernements absolus. L'ancienne monarchie française
a eu sa raison d'être : elle est née d'une nécessité entrevue au pre-
mier jour de la dynastie capétienne. Au contraire, la monarchie im-
périale romaine est née après que les autres formes de gouver-
nement ont été successivement usées par le peuple romain. Aussi
n'a-t-elle eu aucun des mérites de l'ancienne monarchie française ;
elle ne s'est jamais senti une existence assurée; elle a gardé une
parodie des institutions républicaines : César a refusé le bandeau
royal et ses successeurs n'ont point osé faire la monarchie hérédi-
taire. Ils ont mis en eux-mêmes la république avec toutes ses
magistratures : ils ne s'y sont point substitués. De là ces révolutions
périodiques ; la monarchie romaine n'a jamais eu cette vertu qu'on
estime être un des attributs de la monarchie, la stabilité. D'autre
part jn peut imaginer un gouvernement populaire où les traces de
la monarchie soient si profondes que la liberté y soit difficile à prati-
quer. Or jamais un gouvernement dont la raison d'être est négative
n'aura sur les mœurs une action et des effets de même nature qu'un
gouvernement dont la raison d'être est positive. Les gouvernements
à raison d'être négatives sont ceux qui doivent être maniés avec le
plus de prudence et servis avec le plus de désintéressement par les
E. LAVISSE. — DÉTERMINISME HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE 73
gens éclairés, précisément parce qu'ils sont bâtis sur des ruines,
fondement mal solide, et qu'ils forment le dernier abri de la vie d'un
peuple. M. Marion a trop de perspicacité pour n'avoir pas vu, en
même temps que « les droits de l'idéal rationnel », l'effet des « néces-
sités historiques » ; mais il insiste plus sur les droits que sur les né-
cessités. Or cette persistance de souvenirs républicains dans un État
monarchique, de souvenirs monarchiques dans un Etat républicain,
ne sont-ce pas des phénomènes, qu'il lui appartenait de mettre en
pleine lumière, de solidarité historique ?
La solidarité historique fait l'objet d'un chapitre, avec et après la
solidarité internationale. Il aurait mieux valu intervertir l'ordre : la
solidarité historique se fait sentir dans l'État, qui vient après la fa-
mille; la solidarité internationale, dans l'humanité, qui vient après
l'État. Sur ce chapitre, qui est excellent, je n'aurais rien à dire, si
j'y avais trouvé des faits en plus grand nombre. Dès les premières
lignes, on voit qu'on a, pour ainsi dire, affaire au moraliste qui con-
seille plutôt qu'au philosophe qui observe. « Tout ce qui se fait dans
le sens de la pacification générale est semence de moralité en même
temps que de bonheur. » Le précepte moral devance ainsi les faits,
qui sont cités rapidement, par une sorte de prétention, pour arriver
plus vite au beau rêve de la future paix perpétuelle, qui reviendra
au dernier chapitre. De même pour la solidarité historique ; le mora-
liste parle d'abord : « La même illusion qui est si funeste aux individus
égare plus encore et bien plus gravement les sociétés ; c'est de
compter sur le temps pour effacer les fautes. » Mais la question est
bien discutée, de haut et avec précision. Les apparentes contradic-
tions sont nettement résolues.
Nous voici à la conclusion. J'en tiens le commencement : « Résumé
et conséquences pratiques » pour un chef-d'œuvre d'exposition. La
question du progrès moral dans le passé, qui est étudiée ensuite,
l'est à merveille. Peut-être aurait-il seulement fallu mieux expliquer
les exceptions, admettre d'une part que le progrès n'est point pos-
sible partout ni pour tous et reconnaître la fatalité des milieux qui
explique l'immobilité « des vieilles sociétés de l'Orient, vouées à
des institutions mortelles pour la raison, comme pour la liberté ; »
marquer d'autre part que, dans tout développement historique, il y
a des morts et des naissances et aussi des accidents. Il y a une mor-
talité des sociétés et des gouvernements comme des individus. Ce
qui est cessera d'être. L'accident est produit d'ordinaire par des
individus nouveaux : ainsi l'invasion des barbares dont il faut étu-
dier l'histoire pour comprendre qu'il puisse y avoir interruption du
progrès, sans contradiction aux lois de la solidarité.
74 REVUE PHILOSOPHIQUE
Les Germains ont brusqué la décadence romaine. Ils ont tué, en
Occident, l'empire qui agonisait. Parmi les historiens, les uns leur
attribuent de grandes vertus, les autres considèrent leur action
comme nuisible et suspensive du progrès. Les premiers ne savent
pas l'histoire; les seconds sont égarés par la recherche des couses
finales. Les Germains sont des acteurs nouveaux, tout simplement.
Ceux qui les louent sur la foi de Tacite oublient que le grand écri-
vain a tracé un portrait idéal de la civitas germanique. Le portrait
fût-il vrai, que prouverait -il? Que le peuple germanique est de-
meuré où en étaient, des siècles auparavant, les peuples helléni-
ques et latins ; la civitas homérique ressemble fort à la civitas
germanique de Tacite. Celle-ci n'a pas vécu, voilà tout. Ces Ger-
mains apportent avec eux dans l'empire une solidarité historique,
différente de celle qui pèse sur les populations de l'empire. Il est
vrai que leur caractère germanique n'est point intact : ils ont trop
vécu, depuis trop longtemps, en contact avec l'empire. Singulière
confusion : ils essayent de comprendre l'empire, de le continuer ; ils
n'y réussissent pas. Ils ne parviennent pas à connaître les institu-
tions qu'ils appliquent : nos Mérovingiens ne se sont jamais bien
expliqué l'autorité monarchique. Cependant ils régnent : l'empire
est mort ; l'esprit qui venait de Rome ne souffle plus et, si les Méro-
vingiens nont rien appris, les Gallo-Romains désapprennent. Une
grande obscurité se fait. La société gallo-franque s'y décompose; à
tâtons, elle cherche des voies nouvelles et trouve la féodalité. Il y a
donc eu un accident qui a interrompu l'effet de la solidarité histo-
rique, cause effective du progrès moral. Est-ce à dire qu'elle ait
disparu? Non. La solidarité historique est trop puissante. N'est-ce
pas un effet prodigieux de cette solidarité que les peuples sur les-
quels a pesé si longtemps le gouvernement de Rome forment au-
jourd'hui en Europe une catégorie à part, différant en des points
essentiels des peuples germaniques ou slaves. Tout cela est pour
appuyer, comme on le voit, la thèse de M. Marion, qui a si bien dit :
« La solidarité rend compte à la fois des avancements et des reculs ;
elle explique et les arrêts, partiels ou temporaires, et les grandes
chutes de certains peuples et les soudains élans de certains autres. »
La preuve faite qu'il y a eu, malgré les interruptions, un progrès
moral dans le passé, on peut conclure à la grande probabilité du
progrès moral dans l'avenir, en réservant toujours la possibilité de
graves accidents. C'est avec cette disposition d'esprit que le lecteur
arrive aux dernières pages du livre; mais voilà que tout d'un coup on
trouve ce rêve d'une humanité « aussi bonne que possible, bonne
et heureuse, car, à la limite, c'est tout un. » Et, ce qu'il faut entendre
E. LAVISSE. — DÉTERMINISME HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE 75
par là, la fin le dit : c'est la cessation de toute injustice, de toute vio-
lence, la fin du crime dans les Etats, du crime entre les Etats, la
paix sociale et la paix internationale.
Vraiment, c'est trop de logique. L'auteur a bien soin de marquer
que le terme de ce progrès est lointain, très lointain, et de faire
quelques réserves de mots. « Le progrès ne serait achevé (autant
que nous pouvons concevoir comme réalisé un idéal) que le jour où
la terre entière serait peuplée d'hommes parvenus individuellement
à toute la perfection que comporte la nature humaine, tous unis,
tous habitués et disposés à se considérer mutuellement comme
fins. » Cette réserve était nécessaire. S'il arrivait qu'une nation
«connue pour ne manquer ni de fierté ni de foi en elle-même », comme
dit M. Marion, donnât dans notre Occident le salutaire exemple de
« renoncer résolument à tout esprit de représailles », je redouterais
fort pour cette nation les entreprises de ses voisines. Si notre Occi-
dent tout entier se faisait pacifique, je commencerais à me préoc-
cuper des prédictions qui annoncent la conquête future de l'Europe
par la race jaune. Les Chinois ont à la fois beaucoup de canons et
beaucoup de chair à canon : deux conditions de gloire militaire. Ne
sont-ils pas déjà en coquetterie avec l'empire d'Allemagne? Les
journaux militaires allemands n'ont-ils pas fait des calculs sur l'aide
qu'ils pourraient tirer de la Chine, en cas de guerre avec la Russie?
N'est-ce pas ainsi qu'on a introduit les barbares jadis dans les
affaires de l'Europe? Mais il ne faut pas insister sur ces craintes
d'apparence paradoxale. Il est entendu que nous ne désarmerons
qu'après que les Chinois seront parvenus individuellement à la per-
fection. Nous voilà rejetés au terme lointain. Est-il du moins pos-
sible, admettre ce terme? cela n'est point possible.
Le progrès de la civilisation, le développement des relations inter-
nationales ne diminuent pas les causes de guerre. La même science
qui produit ou améliore les industries créatrices perfectionne l'in-
dustrie qui tue. On dit : La perfection des moyens de destruction
finira par rendre la guerre impossible. C'est une erreur : les ba-
tailles d'aujourd'hui sont moins meurtrières que celles d'autrefois.
Les instruments plus perfectionnés font que les hommes combattent
de plus loin et en plus grand nombre. Voilà toute la différence. La
brièveté même des guerres, conséquence de ce progrès d'une nature
particulière, est un argument en faveur de la guerre. On dit d'une
guerre, comme d'une opération chirurgicale, que l'on tient pour salu-
taire : Ce sera si vite fait! Et l'on pratique l'opération. Quant au déve-
loppement des relations internationales, par cela même qu'il aide à
l'accroissement des richesses, il est cause de guerre. Cet accroisse-
76 REVUE PHILOSOPHIQUE
ment est nécessairement inégal. Il provoque les jalousies des nations
moins riches, qui sont en même temps des nations plus fortes. Réflé-
chissons bien sur le phénomène de l'indemnité de guerre considérée
comme châtiment du vaincu. Récemment apparu, il n'est point le
dernier d'une série : on le verra reparaître.
Nous ne pouvons prévoir la fin de l'ère des batailles. En aucun
temps , il n'y a eu autant de sujets de guerre dans notre Europe
qu'aujourd'hui. Guerres pour venger les injures passées, guerres
par antipathie, guerres de races, guerres pour la gloire, guerres
pour l'argent, même guerres pour la religion : rien n'y manque.
Supposons que toutes les questions en litige soient terminées.
Faudra-t-il fermer et clouer les portes du temple de Janus?Non.
D'autres questions naîtront. Il est impossible de croire qu'il n'y
ait pas jusqu'au bout des disputes entre les hommes.
Je veux bien que l'homme apôtre de M. Marion fasse souche, et que
ses imitateurs à leur tour gagnent des disciples et fondent des géné-
rations où chacun soit « assez persuadé des lois de la solidarité pour
s'en inspirer à son tour ». Donnons-leur le temps de travailler et ne
leur mesurons pas les siècles. Sans doute, ils pourront réagir contre
bien des fatalités morales et physiques. Il est, par exemple, des
fatalités physiques qu'on supprime. On perce des montagnes, on
coupe des isthmes : c'est une besogne qui va grand train. Pourvu
que le sentiment de la solidarité soit dans la nombreuse famille de
M. de Lesseps, ce qui reste d'isthmes est en péril. Mais quel con-
cours de bonnes volontés suffira jamais pour supprimer l'action
du milieu géographique? Abrégerez-vous la nuit des pôles? Atté-
nuerez-vous l'ardeur du soleil à l'équateur?Donnerez-vous à toute la
terre la même capacité de produire? Ferez-vous moins vigoureux le
bras du Poméranien, qui arrache sa nourriture à la terre, moins
mou celui de l'Indien, que la nature fait sobre et qu'en même temps
elle accable de ses dons? Ferez-vous que la terre nourricière ne
donne pas le plus à ceux qui ont besoin du moins? Cette éternelle
différence des milieux, l'homme ne la supprimera jamais. Or, tant
qu'il y aura des différences, il y aura des différ ends. Tant qu'il y
aura des différends, il y aura la guerre.
D'ailleurs, cette universelle fusion dans une humanité idéale est-
elle désirable ? Il est permis d'en douter. Pour l'affirmer, il faudrait
pouvoir dresser le bilan des pertes et celui des profits qui en résul-
teraient. Le développement de la solidarité internationale amène
une sorte de fusion. Les avantages sont visibles, mais aussi les incon-
vénients. Les importations intellectuelles et morales sont souvent
dangereuses parce que l'objet importé se dénature. Nous avons la
E. LAVISSE. — DÉTERMINISME HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE 77
singulière habitude, quand nous empruntons un mot à la langue
allemande, par exemple, de le déprécier. Le mot du genre noble
qui désigne chez nos voisins le cheval est appliqué chez nous au mau-
vais cheval. De même, tel produit allemand se gâte dans nos mains ;
tel produit français dans les mains allemandes. Quels tristes effets
n'a pas produits l'imitation de nos classiques en Allemagne!
Le plus grand danger de l'imitation internationale , c'est d'affaiblir
le génie de l'imitateur. La conservation des génies nationaux est au
moins utile et désirable. Plus ils sont originaux, plus ils sont forts.
Plus ils sont forts, plus ils servent. Ces individus de l'humanité,
qui sont les nations, sont plus actifs pour le bien de l'humanité que
ne le serait l'humanité elle-même, après qu'elle aurait absorbé les
individus. On travaille pour tous les hommes, alors qu'on croit ne
travailler que pour son pays. Moins on est cosmopolite, plus on aide
au progrès général du monde. C'est ainsi que se fait, dans une région
haute, la conciliation du patriotisme et de l'amour de l'humanité *.
Tant que l'humanité sera divisée en nations, résignons-nous donc
à la guerre, mais j'ajouterai : consolons-nous, car la guerre n'est
pas un mal sans compensation. M. Marion , à qui aucune objec-
tion n'a échappé , discute la question. Il sait bien que la sup-
pression de la guerre supprimerait quelques-unes de « ces hautes
manifestations de notre énergie », source de nos joies « les plus
vives et les plus nobles ». Il propose de les remplacer par d'autres :
il parle des contrées lointaines à explorer, des hôpitaux à visiter...
Est-ce bien l'équivalent de la guerre? Ne nous faisons pas de ces illu-
sions. Le danger du voyage et de la visite à l'hôpital est probléma-
tique : celui du champ de bataille est certain. Rien de plus précis,
d'un contour mieux déterminé, que le trou de la balle ou la brèche
du sabre. D'ailleurs tout le monde ne peut aller au pôle Nord ni visiter
les hôpitaux. Tout le monde aujourd'hui, en France et en Allemagne
du moins, fait la guerre. Heureusement, car la guerre est devenue
un moyen d'éducation nationale.
Il faut, dans les temps heureux où nous vivons, quand la richesse
est multipliée et l'aisance presque partout; quand le paysan arrache
le chaume de son toit pour y clouer l'ardoise, quand son lit s'amollit,
quand sa remise abrite la voiture qui le conduit au marché où
allait son grand-père, la hotte sur le dos ; il faut, quand ces com-
modités de toutes sortes facilitent et affaissent la vie, qu'il y ait dans
l.M. Marion se défend, il est vrai, d'être cosmopolite (p. 329 en note). Il
rêve et souhaite plus qu'il ne le prédit cette humanité idéale ; mais, malgré
lui, il laisse voir qu'il la croit possible, si nous la voulons. Il parle souvent
au conditionnel, mais il laisse aussi échapper des futurs. Voyez cette note.
<7g REVUE PHILOSOPHIQUE
l'existence de chacun ce moment où il couche sur la dure et rompt
ses épaules au poids du sac et du fusil. Puis, le monde politique se
transforme ; la hiérarchie de naissance et de droit divin cède par-
tout plus ou moins rapidement la place à la hiérarchie du mérite :
l'électeur est juge de ce mérite ; l'homme placé au bas de la hiérar-
chie sait que cette hiérarchie relève de lui, procède de sa volonté ;
à l'antique respect, sans conditions, dont le temps est absolument
passé, a succédé un respect conditionnel, à échéances renouve-
lables; personne ne commande plus de haut, en vertu d'un droit
inné, par conséquent supérieur au consentement; le père de famille
lui-même, moins armé par la loi et désarmé par les mœurs, adoucit
la voix en parlant à l'enfant rebelle : c'est pour cela qu'il faut que
tout citoyen entende au moins pendant quelques mois de sa jeunesse
la voix brève et dure d'un sergent. Le progrès de la richesse et des
institutions démocratiques rend donc nécessaire le régime militaire qui
enseigne à tous la discipline et fait présent à tous les yeux un grand
devoir qui exige de grands sacrifices. Prendre le jeune homme, au
moment où il devient homme, l'arracher à l'étude ou bien au tra-
vail, à la vie heureuse ou à la vie pénible ; réunir dans la caserne
toutes ces existences diverses, et, quand il le faut, les jeter ensemble
sur le champ de bataille, pour défendre l'honneur et la patrie, n'est-
ce pas le seul moyen qui nous reste de faire sentir à tous qu'on n'est
pas seulement sur terre pour y vivre à sa guise? Et, pour conclure,
quelle leçon de solidarité !
C'est assez faire l'éloge de la guerre. Il ne faudrait pas répondre
au paradoxe de la paix perpétuelle par le paradoxe de la beauté de
la guerre. Je reviens au livre de la solidarité morale. Je fais remar-
quer en terminant que ce livre de la solidarité conclut parla sup-
pression d'une foule de solidarités. C'est la solidarité que je défends
contre M. Henri Marion.
Je suis de son avis plus que lui-même, et je m'étonne qu'il soit
arrivé à cette conclusion singulière. Ne serait-ce pas parce qu'il a
pris pour objet de son étude un individu privilégié, placé dans un
des milieux où l'homme est le plus libre'? Il le conduit en passant
par une nation abstraite à une humanité idéale. Naturellement, il ne
trouve pas d'obstacles en chemin. Pourtant les obstacles sont là, et
l'historien, qui les voit, doit les montrer au philosophe.
On comprendra, j'espère, cette intervention d'un historien en une
matière philosophique. Les historiens et les philosophes de ce temps-
ci sont faits pour s'entendre et s'entr' aider. Les uns et les autres
sont affranchis du joug de la théologie, positive ou naturelle, source
de tant de théories qui ont si longtemps dispensé historiens ou philo-
E. LAVISSE. — DÉTERMINISME HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE 79
sophes d'étudier en eux-mêmes les faits qui sont la matière de l'his-
toire et de la philosophie. En bien des points, l'accord entre le phi-
losophe et l'historien est tel que les deux personnes se confondent.
Supposez un philosophe qui étudie l'âme humaine dans le développe-
ment chronologique : il fait œuvre de psychologue et d'historien.
Pourquoi de pareilles étuies ne sont pas tentées, je ne saurais le
dire : quelle lumière en sortirait !
Une plume plus compétente discutera la valeur philosophique du
livre de M. Marion. Mais je donnerais une bien fausse opinion de
mon jugement, si je m'en tenais à ces critiques. Lalecture de ce livre
m'a charmé. Comprendre tout un livre de philosophie, c'est un
grand charme dont les philosophes semblent vouloir déshabituer
les profanes. Pourtant, lorsque nous ne comprenons pas un philo-
sophe, nous ne nous résignons pas à croire que ce soit notre faute à
nous seuls. C'est un grand charme encore de profiter, sans effort,
d'une érudition vaste, fruit d'une lecture immense ; de repasser des
choses que l'on sait et d'y trouver du nouveau, tant elles sont pré-
sentées avec art ; de se laisser guider par un esprit élevé, sincère et
libre; car M. Marion pense librement, dans l'acception vraie du mot,
qui n'est pas l'acception habituelle. Ce que le vulgaire entend par un
libre penseur, c'est un homme qui pense, si je puis dire, contre toute
autorité qui lui déplaît. Pas de pires esclaves ni de pires tyrans que
ces libres penseurs. Ils ne comprennent rien aux forces historiques :
ils les nient, et, pour cela, se font souvent écraser par elles. M. Ma-
rion ne pense pas contre les gouvernements ni cjntre les religions: il
pense sur les religions et les gouvernements. Ce n'est pas le moindre
des éloges qu'on lui doit et entre lesquels on est embarrassé de
choisir. Il me faut dire encore, bien qu'on se soit beaucoup servi de
cette forme d'éloge, que ce livre est bienfaisant. L'auteur y garde,
jusqu'à cette conclusion fâcheuse, une modération exquise; il trouve
toutes les objections ; il se garde de l'absolu, ce grand écueil. Cette
façon de défendre la liberté, en en faisant voir toutes les limites, est
la vraie. On aime d'autant plus ce qui nous reste, on le voit plus net-
tement. On est mieux disposé à en user pour le bien.
Ernest La visse.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
H. Marion. — De la solidarité morale. — Essai de psychologie
appliquée. — Paris, Germer Daillière. 1830.
« De quelque façon que l'on puisse, en métaphysique, se représenter
le libre arbitre, les manifestations en sont, dans les actions humaines,
déterminées, comme tout autre phénomène naturel, par les lois géné-
rales de la nature. » Ces paroles de Kant, qui servent d'épigraphe au
livre dont nous rendons compte, indiquent, nous dit l'auteur, mieux
que toute autre, l'esprit de celte étude.
C'est en effet l'éternel problème du libre arbitre qui a attiré l'atten-
tion de M. Marion. Seulement, au lieu de reprendre les arguments dé-
battus depuis tant de siècles par tant de métaphysiciens, au lieu de
s'aventurer dans le labyrinthe où tant d'autres avant lui se sont perdus,
M. Marion s'attache à un côté de la question aue les philosophes ont
négligé jusqu'ici, quoiqu'ils en aient souvent, compris et indiqué l'im-
portance.
Entre les déterministes et les partisans du libre arbitre, adversaires
d'ailleurs irréconciliables, il y a une proposition qui est mutuellement
accordée : c'est que les actions humaines dépendent en quelque me-
sure ic'est en cherchant à fixer cette mesure qu'on se divise) de cer-
taines influences ou lois générales. Bien peu de philosophes, si même
il y en a, parmi les spiritualistes les plus décidés, ont regardé l'homme
comme maître absolument et sans réserve de ses actions et ont cru
que la liberté ne connaît pas d'obstacle. La plupart savent qu'elle est
limitée et parfois même impuissante. Mais, précisément parce qu'on
est d'accord sur ce point, personne n'en parle. Les déterministes se
taisent, parce que, comme il arrive toujours , ils se soucient bien
moins de ce qu'on leur accorde que de ce qu'on leur refuse. Ils veu-
lent tout, ou rien : il s'agit bien moins pour eux de montrer les causes
qui limitent la liberté que d'établir qu'il n'y a point de liberté. Les
partisans du libre arbitre sont muets, parce que, après tout, ce n'est pas
leur affaire de développer les thèses de leurs adversaires, et qu'ils ont
une tâche plus urgente. Quand on est retranché dans un coin de terre
qu'il faut défendre pied à pied contre les incursions d'adversaires tou-
jours pressants, on n'a guère le loisir de se promener en pays ennemi
et de décrire ce qui s'y trouve. Aussi les partisans du libre arbitre se
ANALYSES. — H. MARION. De la solidarité monde. 81
contentent-ils pour l'ordinaire do dire en gros que le tempérament,
l'éducation, les habitudes ont une influence sur les actions humaines,
mais sans détruire la liberté. Savoir quelles sont ces influences, les
étudier de près, c'est un travail qu'ils laissent à d'autres.
Sur ce territoire où personne ne va, peut-être parce qu'il n'y a point
là de coups brillants à donner ou à recevoir, M. Marion, qui est d'hu-
meur pacifique, s'est tranquillement avancé. Il commence par déposer
la liberté en lieu sûr dans l'introduction de son livre ; puis il part en
reconnaissance dans le pays ennemi. Ennemi est trop dire : M. Marion
n'a pas de haine. C'est un esprit curieux, non point indifférent, mais
avant tout sincère et avide de vérité. La conscience rassurée par son
introduction, il est fort à l'aise pour énumérer avec sang-froid, analyser
avec complaisance toutes les forces qui restreignent la liberté. Ce par-
tisan du libre arbitre est le géographe, le statisticien du déterminisme.
Ce n'est pas que M. Marion n'ait d'abord embrassé le parti de la liberté
que pour avoir le droit dans la suite de la traiter plus durement et de
lui retirer en détail ce qu'il lui a auparavant accordé. Il reste fidèle à ses
engagements, et ne manque pas une occasion de rappeler ce qu'il a dit
et ce qu'il croit. La liberté est à la place d'honneur dans l'introduction:
elle n'y est point délaissée. Elle règne dans l'introduction et gouverne
dans le livre. Mais, d'un autre côté, l'auteur, et c'est là l'originalité de
sa tâche, est amené à faire très large la part du déterminisme. Les
déterministes auraient de quoi être satisfaits, et on pourrait espérer de
la tentative de M. Marion une réconciliation souhaitable, si l'on ne con-
naissait de reste leur humeur exclusive et intransigeante, ou, si l'on
préfère, l'âpre logique qui ne leur permet pas de s'arrêter tant qu'il
reste quelque chose hors de leurs prises, et les oblige à croire qu'ils
n'ont rien, s'ils n'ont'tout. Quant aux esprits modérés qui ne sont pas
engagés à fond dans un système, il s'en trouvera peut-être quelques-
uns pour admettre que la liberté, qu'il est, après tout, bien difficile de
nier, et dont le fantôme, si c'en est un, est bien gênant, n'est plus un
si grand obstacle quand on l'envisage de ce biais ; ils penseront que la
thèse de M. Marion a au moins le mérite de ne laisser de côté aucun
des faits qu'il s'agit d'expliquer, et qu'elle a des chances d'être la plus
vraie, étant la plus compréhensive.
Il est aisé de comprendre à présent le titre, un peu étrange au pre-
mier abord, que l'auteur a donné à son livre. La solidarité, c'est le dé-
terminisme : on peut dire des actions humaines qu'elles sont soli-
daires, c'est-à-dire qu'elles dépendent les unes des autres et forment
un tout bien lié, solidum quid, comme on dit que les membres d'une
société sont solidaires quand chacun répond pour les autres d'une
dette commune, comme on dit que les organes d'un corps vivant sont
physiologiquement solidaires, ou les habitants d'une ville économique-
ment solidaires les uns des autres. A ceux qui persisteraient à trouver
le mot bizarre ou trop éloigné du sens usuel, on pourrait demander de
chercher et d'indiquer un terme plus convenable qui dise aussi briève-
tome x. —1880. 0
82 REVUE PHILOSOPHIQUE
ment ce que celui-ci veut faire entendre. A moins de pousser jusqu'à la
puérilité l'horreur des mots nouveaux, il faut permettre aux philoso-
phes, comme le demandait déjà Cicéron, d'employer des termes inusités
pour désigner des idées sinon entièrement nouvelles, du moins peu
remarquées et peu étudiées. D'ailleurs, il faut rendre à chacun ce qui
lui appartient : c'est M. Renouvier1 qui a le premier employé le mot
solidarité en ce sens, et M. Marion saisit cette occasion de reconnaître
que c'est la lecture de ce profond moraliste qui a inspiré son travail,
et qu'il lui doit beaucoup.
Le livre s'ouvre par une introduction où l'auteur établit d'abord que
la moralité ne réside pas seulement, comme l'ont soutenu des mora-
listes trop exclusifs, dans l'intention; mais aussi dans les actes. « La
vraie et complète moralité se compose de bon vouloir et de bonnes
actions, autrement dit de bonnes actions conscientes et voulues. »
Bien faire et faire du bien sont choses que les philosophes, à l'exemple
du sens commun, ne doivent pas séparer. Puis M. Marion examine les
conditions de la moralité. Elles sont au nombre de deux : l'idée du
devoir et la liberté. L'idée du devoir a été analysée par Kant d'une
manière définitive. Tous les arguments de l'école empirique, les exem-
ples empruntés aux enfants, les interminables défilés de sauvages qui
viennent déposer tour à tour à leur manière, si on les examine de près
et si on les interprète rigoureusement, ne sauraient ébranler les con-
clusions de l'école critique ; le concept d'obligation est irréductible. Si
la matière du devoir a varié, la forme n'a pas changé : cela suffit à la
thèse kantienne.
Quant au problème du libre arbitre, M. Marion ne songe pas plus à
l'éluder qu'à l'épuiser. A vrai dire, il ne pense pas que la liberté puisse
être démontrée : même la science semble exiger le déterminisme uni-
versel. Mais d'autre part, si tout est réellement déterminé, comment
comprendre l'apparition de l'idée de liberté et le sentiment si général
et si puissant que les hommes ont de leur indépendance? De plus, s'il
est impossible de prouver la liberté, il n'est pas moins impossible de
démontrer le fatalisme : c'est un point que M. Marion indique trop
brièvement peut-être. Enfin il faut que la liberté soit réelle, parce que,
comme l'a montré Kant, elle est impliquée dans le concept d'obliga-
tion : voilà une raison décisive. Fallût-il choisir entre la nécessité et la
liberté, entre la morale et la science, M. Marion « renoncerait plus vo-
lontiers à la nécessité qu'à la liberté, parce que la morale prime la
science. » Mais on n'est point réduit à une extrémité si désespérée. On
peut concevoir comment, au milieu des lois immuables de la nature, il
y a place pour le jeu de la liberté. Avec quelques-uns des penseurs
de ce temps, MM. Renouvier, E. Boutroux, Naville, l'auteur est porté
1. Essais de critique ycnérale,\e Essai, Introduction à la philosophie analy-
tique de l'histoire.
ANALYSES. — h. MARION. De la solidarité morale. 83
à croire « qu'il y a de la contingence à tous les degrés de l'échelle
des êtres , et quelque liberté au sein même du mécanisme de la
nature. » Il reste sans doute des difficultés; mais quel système n'en a
point? En résumé, la dialectique la plus serrée ne nous ôte pas le droit
de croire à la liberté ; d'autre part, la raison pratique nous en fait un
devoir. Gela suffit. C'est un postulat, et il ne faut pas se leurrer soi-
même en croyant l'avoir démontré ; mais, après tout, les mathémati-
ques ne reposent-elles par sur des postulats?
Ces principes posés, M. Marion consacre la première partie de son
livre à l'étude de la solidarité individuelle ; la seconde, à l'étude de la
solidarité sociale. Sous le nom de solidarité individuelle, il désigne le
système fort complexe, le réseau très enchevêtré de ces circonstances
particulières à chaque individu, qui le caractérisent en propre, le font
ce qu'il est, et constituent, si l'on peut dire, son idiosyncrasie morale :
tels sont l'hérédité, le milieu physique et les conditions économiques,
l'éducation et les habitudes.
Toutes ces influences, l'auteur les passe successivement en revue. Il
prend l'enfant à sa naissance et montre comment, dès le début de la
vie, il apporte en germe, outre les facultés essentielles de l'âme hu-
maine, une complexion morale particulière, qui fera son individualité.
L'hérédité morale, l'innéité sont ainsi les premiers facteurs du carac-
tère. Peut-être une science plus avancée que la nôtre parviendra-t-elle
un jour à déterminer exactement le rôle de l'hérédité ; dès à présent,
il semble incontestable que l'imagination, la mémoire, la puissance de
réfléchir, la sensibilité en subissent surtout l'influence, et il est facile
de voir combien la vie morale dépend de ces facultés, surtout des deux
dernières.
Bientôt cependant à ces données tout internes s'ajoutent d'autres
circonstances extérieures; il faut considérer avant tout le milieu
physique. Si la vertu est de tous les temps et de tous les climats, on
ne niera pas que certaines vertus, la tempérance par exemple, soient
plus faciles à pratiquer dans les pays chauds que dans ceux du Nord.
Les conditions économiques ont aussi leur importance : on ne saurait
exagérer celle de l'éducation première. N'est-ce pas aller bien loin
pourtant, et trop bin, que de soutenir, comme le fait un auteur, M. de
Frarière, que ce n'est pas seulement au berceau que doit commencer
l'éducation, mais avant la naissance, tout aussitôt après la conception?
Il faut se garder en un sujet si peu connu de toute affirmation préma-
turée ; mais il n'est pas impossible à pilori que l'enfant, participant
si étroitement pendant la gestation à la vie de sa mère, reçoive le
contre-coup des impressions fortes qu'elle éprouve. Mais c'est aux
physiologistes de se prononcer sur ne point : tant qu'ils ne l'auront
pas fait, il y aura quelque témérité à parler de l'éducation intra-utérine.
Par prudence cependant, M. Marion donne aux jeunes mères le sage
conseil « de redoubler de vigilance morale, comme si le fruit qu'elles
portent devait bénéficier des mérites qu'elles se donnent, ou au con-
84 REVUE PHILOSOPHIQUE
traire porter la marque et subir la peine des désordres qu'elles se
permettent. » *
En tout cas, et c'est un point sur lequel M. Marion prend parti avec
énergie, l'éducation doit commencer dès le berceau. Quelle n'est pas à
ses yeux l'importance de la nourrice! On croirait, à l'entendre, que
toute vertu et toute sagesse doivent à la lettre être sucées avec le lait.
Ce n'est pas à dire que le lait d'une nourrice capricieuse ou méchante
façonne à cette déplaisante image l'enfant qui s'en nourrit; il ne suffira
pas non plus de prendre du lait de chèvre pour être mobile et pétu-
lant, ou du lait de vache pour acquérir patience et douceur. Mais c'est
la nourrice qui forme les premières associations d'idées de l'enfant ;
elle lui donne ou lui laisse prendre ses premières et plus profondes
habitudes : « Voilà la principale raison pourquoi c'est un devoir aux
mères de nourrir elles-mêmes leurs enfants. » L'éducation ne doit pas
avoir uniquement pour but, comme l'ont soutenu plusieurs théoriciens,
entre autres A. Bain, l'instruction ou le développement de l'intelligence.
Les habitudes du cœur, celles de la conduite, ont autant d'importance
que celles de l'esprit, car l'homme vaut par le caractère encore plus
que par l'esprit; or ces habitudes, c'est au début de la vie qu'on les
contracte, si on a le bonheur d'être soumis à une surveillance à la
fois ferme et douce. M. Marion se prononce énergiquement, littérale-
ment pour l'éducation dès la mamelle et par la nourrice : c'est une des
questions qui lui tiennent le plus au cœur.
Une fois formé, c'est par l'habitude que se développe le caractère :
ici plus que partout ailleurs éclate la dépendance intime et réciproque
des parties d'une même vie : c'est l'habitude qui serre peu à peu, mais
invinciblement, les mailles de la solidarité. Dans le monde de la sensi-
bilité comme dans le monde physique, rien ne se perd. Avoir agi est
une présomption pour agir encore : avoir voulu est une présomption
pour vouloir encore. Il y a solidarité entre les actes, solidarité entre
les intentions, puis solidarité mutuelle entre les actes et les intentions :
c'est une action réciproque à laquelle rien n'échappe, un mécanisme
d'une fatalité absolue, dont il dépend de nous de faire usage pour le
bien ou pour le mal, mais qui, une fois mis en mouvement, ne s'arrête
plus et ne se modifie plus de lui-même. La nature n'est pas nécessaire-
ment hostile à la volonté; elle ne lui est pas non plus, et de prime
abord, favorable. Elle la laisse venir et l'attend à l'œuvre; elle sera
pour la volonté ce que la volonté voudra qu'elle soit, amie ou ennemie,
à son gré, mais pour toujours. « De même que le cavalier gâte le
meilleur cheval par ses négligences et par ses fautes, tandis qu'il
assouplit le plus rétif à force de vigilance et de fermeté, ainsi la volonté,
grâce à la loi de l'habitude, est ^ussi assurée de trouver dans la nature
un auxiliaire de ses bons efforts qu'un complice de ses défaillances. »
Cependant, si solide que soit la chaîne de l'habitude, il y a dans la
vie des moments où elle se desserre ; époques capitales, crises déci-
sives, où l'âme prend un pli qu'elle ne perdra plus : tels sont l'époque
ANALYSES. — H. MARION. De la solidarité morale. 85
de la puberté, le choix du métier, le mariage. Il serait superflu d'insister
ici sur l'importance des engagements que l'homme contracte vis-à-
vis de lui-même et des autres. M. Marion l'a fort bien montrée. On
regrette seulement qu'il prenne tant au sérieux les conclusions de la
statistique touchant l'influence du mariage sur la criminalité et même
sur la mortalité. A-t-il oublié la pénétrante critique à laquelle M. Her-
bert Spencer, dans V Introduction à la science sociale, a soumis cette
prétendue démonstration, et le vice de raisonnement qu'il y a relevé?
Il faut maintenant replacer l'individu dans l'état social, ce qui est sa
vraie condition, et examiner les diverses influences dont il subit le
contre-coup : tel est l'objet de la seconde partie.
Sympathie, imitation, contagion morale, opinion et coutume, voilà
les phénomènes sociaux par excellence; voilà aussi les liens secrets
de la solidarité sociale. Il faut y ajouter les phénomènes de réaction
qui en apparence viennent rompre la solidarité, mais au fond la
complètent. Nous ne saurions suivre ici M. Marion dans l'étude qu'il
fait de ces diverses influences ; il convient du moins de signaler,
comme un des plus achevés du livre, le chapitre sur la sympathie et
ses différentes formes, l'amitié, l'amour, l'admiration. On ne peut
guère analyser, il faut citer : « Une transfiguration totale, bien souvent
décrite, accompagne l'amour naissant. On se sent plus homme, et l'on
veut devenir meilleur; on se respecte; on est généreux, vaillant, plein
d'aspirations élevées, capable d'entreprendre ce qu'on n'eût point osé
auparavant et de faire l'impossible. Que cet amour consacré porte
ses fruits naturels et légitimes, il peut, en se modifiant, mais en ne
perdant de sa première fougue que pour gagner en profondeur et en
sérénité, non seulement enchanter la vie entière, mais l'ennoblir. C'est
là une force morale inestimable, qui rend faciles presque toutes les
vertus et préserve de presque toutes les chutes. Mais quel délabrement
moral produit en revanche l'amour exaspéré, endolori, traversé, fait
d'espérances et de plaisirs immodérés, avec des alternatives de déso-
lation et de complète détresse! Dans les phases heureuses d'une telle
passion, c'est l'oubli de toute règle et de tout devoir, une exaltation
sans laquelle on sera tour à tour, et presque indifféremment, sublime
ou criminel : sublime sans mérite, criminel sans scrupules » On
trouve souvent chez M. Marion des vues délicates et ingénieuses d'une
moralité toujours élevée, exprimées en un style net et brillant : « Ceux
qui ont de nous une bonne opinion, que nous avons à cœur de ne pas
démentir, exercent sur nous une sorte de tutelle morale. Rien n'étant
plus doux que d'inspirer une estime chaleureuse, rien ne semble pis
que de la perdre. Elle nous garde donc des chutes en nous rendant
vigilants; ceux qui nous l'accordent veillent sur nous sans y penser.
Si même ils nous jugent d'abord trop bien, c'est souvent le meilleur
moyen de nous élever au niveau où ils nous mettent par anticipation.
Un homme d'un naturel un peu généreux, à qui l'on fait ainsi crédit,
tient à être ce qu'on le croit : c'est comme un engagement pris auquel
86 REVUE PHILOSOPHIQUE
il rougirait de manquer. Voilà pourquoi il faut le moins possible humi-
lier les gens à leurs propres yeux. On leur fait plus de bien lorsque,
sans trop paraître leur complaisant ou leur dupe, on peut ne point
prendre acte de leur déchéance, et surtout n'en pas faire éclat. Admettre
facilement la chute d'autrui, la proclamer étourdiment est un double
manque de charité. C'est un plaisir misérable, qu'on ne peut se donner
sans aggraver le mal qu'on feint de déplorer, car une faiblesse morale
sur laquelle on jette un voile est souvent réparable; celle dont on
triomphe bruyamment ne l'est jamais. »
Faire ce que nous voyons faire, et imiter, sans le savoir ou en le
sachant, les actions qui s'accomplissent sous nos yeux, partager les
émotions des autres, et en subir la subtile et inévitable contagion,
penser comme on pense autour de nous, suivre la coutume, et nous
défier, d'instinct ou par principe, de tout ce qui est nouveau, inusité,
original, voilà ce que M. Marion appelle les formes diffuses de la sym-
pathie. Et qui pourrait dire, à entrer dans le détail, combien de nos
actions, parmi celles que nous regardons comme les plus spontanées
et le plus authentiquement nôtres, sont inspirées ou provoquées par
des motifs de ce genre! Les idées qne nous respirons, comme on dit,
avec l'air qui nous entoure, les diverses manières de voir les choses,
de penser, de sentir, de parler, que nous empruntons à ceux avec qui
nous vivons, se confondent avec nos dispositions personnelles ; l'exa-
men le plus consciencieux ne nous permet plus de distinguer les
manières d'être adventices de ce qui est à nous. Elles sont vraiment
nous-mêmes, et il y a ainsi une moitié de nous-mêmes qui n'est pas à
nous. Un homme, quoi qu'il fasse, est toujours de son temps et de son
pays; il en porte la marque, qu'il ignore, mais que d'autres peuvent
reconnaître ; ceux qui dépassent le plus leurs contemporains , les
hommes de génie, leur ressemblent toujours, à tout prendre, plus
qu'ils n'en diffèrent.
Et pourtant, si puissantes que soient ces influences, si irrésisti-
blement qu'elles pénètrent et s'infiltrent dans les cœurs, elles ne sont
pas seules; car, si elles l'étaient, tous les hommes seraient comme des
médailles frappées à la même effigie; l'humanité serait immobile, et
dans cet équilibre de toutes les pensées et de toutes les croyances il
ne saurait plus être question de progrès. A vrai dire, on a vu ce
triomphe de la solidarité chez quelques peuples, et on sait quelle a été
en certains pays et à certaines époques l'influence de la tradition et de
la routine. Heureusement, il y a d'autres forces qui réagissent contre
ces causes d'immobilité. L'antipathie, l'émulation, la haine en corrigent
les excès; l'esprit de contradiction, le besoin de changement, le désir
du mieux, surtout les initiatives et les hardiesses du génie, empêchent
l'équilibre de l'établir. Peut-être M. Marion a-t-il passé un peu trop
rapidement sur cette partie de son sujet; c'est ici surtout qu'on voit à
l'œuvre la liberté, et il valait la peine de le montrer autrement que par
une brève indication. Il y a une originalité morale, qui peut être con-
ANALYSES. — h. marion. De la solidarité morale. 87
tenue ou comprimée, mais toujours réelle et aussi certaine que la
ressemblance des hommes entre eux. Gomment le déterminisme expli-
que-t-il l'apparition, l'explosion, au sein de toutes les influences si bien
décrites par M. Marion, qui ne demandent qu'à tout fixer, tout immo-
biliser, tout stériliser, de cet élément irréductible et indomptable qui
naît à point quelquefois pour troubler leur œuvre, qui déjoue tous les
calculs, déconcerte toutes les prévisions, qui empêche le monde de
s'endormir et s'appelle, dans l'homme la liberté, dans l'humanité le
progrès ?
On peut encore considérer la solidarité dans des groupes plus res-
treints que la société en général : la famille, l'Etat, l'Eglise. M. Marion
cite à ce propos les admirables pages où Stuart Mill, après avoir dis-
tingué parmi les caractères deux sortes de types, « le type actif et le
type passif, celui qui lutte contre les maux et celui qui les supporte,
celui qui se plie aux circonstances et celui qui entreprend de les faire
plier, » établit d'une manière si éloquente et si nette la supériorité du
gouvernement populaire sur le gouvernement d'un seul.
La solidarité internationale et la solidarité historique sont les formes
les plus générales de la grande loi que M. Marion a voulu étudier. De
la première, on ne peut malheureusement pas encore dire grand'chose;
cependant les conventions destinées à atténuer les horreurs de la
guerre, les traités d'extradition , les congrès d'ordre économique ou
scientifique, les conventions de toute nature, nous donnent déjà une
idée des liens étroits qui un jour sans doute uniront les nations
entre elles.
Voici une formule qui résume tout le travail que nous examinons :
« Si nous valons quelque chose, nous n'en avons pas tout le mérite ;
si nous valons trop peu, la faute n'en est pas à nous seuls. s> M. Marion
ne craint pas que quelques-uns ne trouvent là une excuse du mal qu'ils
font: ce sophisme ne tromperait personne, encore moins .celui qui le
ferait. Il en conclut plutôt que nous devrions avoir toujours cette loi
présente à l'esprit, et songer que la destinée de ceux qui viendront
après nous, en une certaine mesure, dépend de nous. « Ce serait faire
beaucoup pour l'amélioration de l'espèce humaine que de travailler à
élucider, puis à répandre cette vérité que nos fautes et nos vices com-
promettent nos enfants, et sont pour eux semences de hontes et de
maux, tandis qu'ils profiteront de nos mérites et vaudront mieux que
nous avec moins de peine, si nous prenons la peine de valoir un peu. »
Une autre conséquence, non moins importante, est relative à la loi
du progrès. Le progrès, quoi qu'en disent quelques esprits naïfs ou
superficiels, ne se fait pas fatalement et sans nous : il est réel, mais
contingent; il est ce que le fait la solidarité. Il faut se défendre égale-
ment d'un pessimisme désolant et d'un optimisme illusoire. « Notre
espèce n'est vouée ni au bien ni au mal nécessairement : elle est ce
qu'elle se fait; elle aura le sort qu'elle méritera. »
88 BEVUE PHILOSOPHIQUE
Voilà comment M. Marion a rempli la tâche qu'il s'était proposée.
Peut-être n'a-t-il pas tout dit; il serait téméraire d'assurer qu'il a passé
en revue, sans en omettre aucune, toutes les causes qui lient les actions
humaines. Mais sur aucun sujet, et sur celui-ci moins que sur tout
autre, on ne peut et on ne doit tout dire. Il suffit que M. Marion ait dit
les choses essentielles et les ait bien dites.
Un reproche plus fondé qu'on pourrait lui adresser, c'est de ne pas
s'être assez défendu d'une équivoque, fort naturelle il est vrai, qui
plane sur tout le livre. Le mot moralité a dans notre langue deux sens :
jl désigne tantôt les mœurs en général, bonnes ou mauvaises; tantôt
et plus souvent peut-être, on l'emploie pour marquer la conformité à la
loi morale ; nos oreilles s'étonneraient d'entendre parler de mauvaise
moralité, quoique dans le premier sens du mot cette expression fût
parfaitement correcte. 11 faut rendre cette justice à M. Marion qu'à plu-
sieurs reprises il a soin d'indiquer qu'il prend le mot de moralité dans
le premier sens : la solidarité sert indifféremment le vice et la vertu.
Mais, s'il en est ainsi, à quoi bon la longue étude du début, destinée à
montrer que la moralité ne réside pas seulement dans l'intention, mais
dans l'union de l'intention et de l'acte? Il s'agit bien évidemment là,
et en plusieurs autres passages , de la moralité entendue dans le
second sens. Il est vrai que M. Marion a montré, et c'est là une des
vues ingénieuses et profondes de sa thèse, ce qu'on pourrait appeler
la réaction de l'acte sur l'intention. La conduite habituelle, même
quand elle ne provient pas elle-même d'intentions et de sentiments
conscients, engendre des intentions, des sentiments, tout un état moral
correspondant aux actes accomplis. On est amené à vouloir faire, à
justifier, à maximer, suivant un mot de M. Renouvier, ce qu'on a d'abord
et souvent fait sans volonté expresse et sans maxime. Mais malgré tout,
nous semble-t-il, les deux points de vue, celui de la moralité indiffé-
rente, c'est-à-dire des mœurs bonnes ou mauvaises, et celui de la
moralité régulière, deux choses qui peuvent avoir des rapports, mais
sont en elles-mêmes fort distinctes, auraient gagné à être plus nette-
ment et plus résolument séparés.
Faute d'avoir observé cette distinction, M. Marion s'est parfois laissé
entraîner hors de son sujet. Chaque fois qu'il a montré que la solidarité
peut servir à perpétuer le mal, toujours préoccupé et comme obsédé de
l'idée de la bonne moralité, il se hâte d'ajouter qu'à tout prendre elle a
fait plus de bien que de mal : de là un optimisme un peu irritant, qui
fait penser à Voltaire autant qu'à Leibnitz. Nulle part ce défaut n'est
plus sensible que dans le chapitre sur la solidarité religieuse. M. Ma-
rion affirme avec une tranquille confiance que toute religion, par cela
seul qu'elle est une religion, a fait plus de bien que de mal. On ne
voudrait pas se laisser aller ici à rien qui ressemble à de la décla-
mation; mais comment, en lisant cette théorie, ne pas penser à tant
de religions de fer et de sang, aux sacrifiées humains qu'elles récla-
maient, aux pratiques ineptes de tant de dévots, à la stagnation mor-
ANALYSES. — H. marion. De la solidarité morale. 89
telle à laquelle tant de cultes ont condamné temporairement ou pour
toujours l'esprit des hommes? La question demande à être examinée,
et. non tranchée. Bentham et Grote ont aussi parlé de cette solidarité,
et tout autrement. Au surplus, ce n'est pas à M. Marion de l'examiner :
il sort de son sujet. On nous parle de solidarité ; nous voulons savoir
en quoi elle consiste ; nous n'avons que faire de chercher si elle est
utile ou nuisible ; c'est une autre question, qui viendra après, si l'on
veut, mais qu'il ne faut pas mêler à la première. Et puis l'auteur
dit à la fin qu'il ne faut être ni optimiste ni pessimiste, que le bien et
le mal sont également possibles. A l'en croire ici, la solidarité, par sa
vertu intrinsèque, comme loi de nature, a produit et a dû produire plus
de bien que de mal. Gomment concilier tout cela? Pourquoi l'optimisme
du psssé ne vaut-il pas pour l'avenir? Pourquoi, si l'avenir est contin-
gent, donner à entendre que le passé ne Ta pas été?
Mais nous touchons ici à ce qui est le fon me me de l'ouvrage, à ce
qui en est le trait caractéristique. M. Marion est un moraliste, et son
livre est un livre de morale. Il ne faut pas lui demander l'intrépidité
du savant ou du métaphysicien qui va droit devant lui, qui ne voit les
choses qu'avec ses yeux ou son esprit, et les dit telles qu'il les voit.
M. Marion n'a pas ce froid désintéressement : c'est une idée, un senti-
ment moral et humanitaire qui l'inspire; son livre est l'œuvre de son
cœur autant que de son esprit. Il s'agit moins pour lui de trouver des
vérités nouvelles que d'être utile, de travailler au bien de l'humanité;
comment donc s'étonner que, cherchant le bien partout, il l'ait vu par-
fois là où il n'est pas?1 En réalité donc, il n'est jamais mieux dans son
sujet qu'au moment ou il a l'air d'en sortir. Il faut prendre le livre tel
qu'il est; il n'a point d'ambition spéculative, ni de prétentions méta-
physiques : même il est clair, et, voulant être utile, il est facile à lire ;
il s'en tient uniquement à la psychologie et à la psychologie morale. Il
a laissé de côté les formules abstraites et peu intelligibles où beaucoup
de jeunes philosophes contemporains se sont, à ce qu'on dit, trop
complus : il fait descendre la philosophie des nuages sur la terre; après
tant de spéculations, il est opportun, selon lui, de songer à la pratique
et à l'action :
Il y a plusieurs sortes de philosophes. Les uns montent sans vertige
aux sources les plus élevées de l'être et de la pensée. S'il leur arrive
d'oublier le lecteur haletant qui les suit et de parler un langage peu
accessible, c'est moins à eux qu'il faut s'en prendre qu'aux difficultés
du sujet. Au surplus, on les trouve, chaque fois qu'on a le courage de
s'attacher à leurs pas, si bons guides et si sûrs, qu'on peut, pour le
reste, les croire sur parole, si l'on n'est pas résolu aux mêmes efforts
ou capable des mêmes élans. D'autres aiment les formules nettes et
tranchantes; ils ont l'allure fière et décidée, la noble confiance de
ceux qui se sentent assez maîtres de leur pensée pour l'imposer aux
autres; ils frappent fort, parce qu'ils se sentent sûrs de frapper juste,
leurs conclusions sont des injonctions, et leurs sentences ont des
90 REVUE PHILOSOPHIQUE
formes d'oracles. D'autres enfin, et M. Marion est du nombre, se préoc-
cupent surtout d'être d'accord avec ceux à qui ils s'adressent. Per-
suader leur plaît mieux que convaincre. Une psychologie fine et déli-
cate, profonde quelquefois, mais toujours intéressante; des observations
et des réflexions justes, que chacun accueille avec plaisir parce qu'il
se croit, bien à tort, capable de les faire lui-même et qu'il se figure y
reconnaître ses pensées de tous les jours; un naturel parfait; dans le
style, le ton d'une conservation aimable el distinguée : voilà les qualités
qu'ils recherchent et qu'ils atteignent. Tel était aussi le fondateur de la
psychologie moderne, John Locke, auquel M. Marion a consacré, avant
le livre qui nous occupe, une curieuse et pénétrante étude.
Il faut ajouter, nous l'avons dit, en ce qui concerne M. Marion, une
grande élévation de sentiment, un souffle d'honnêteté et de conviction
morale, qui, se répandant discrètement à travers tout le livre, en anime
toutes les parties et lui donne, aux yeux du lecteur, un prix tout par-
ticulier.
Victor Brochard.
Zaborowski. — L'origine du langage. 1 vol. in-18. Collection
de la Bibliothèque utile. Germer Bailiière. 1879.
Souhaitons à ce petit livre la bienvenue auprès du public; il le mérite
vraiment par la netteté des idées, l'érudition saine et la sûreté de cri-
tique qu'on y remarque. Il était difficile de résumer avec plus de con-
cision et d'à-propos les nombreux travaux que cette intéressante ques-
tion a fait éclore de nos jours.
L'incohérence des méthodes employées pour résoudre ce problème,
la légèreté des arguments à priori mis au service de solutions aventu-
reuses, présentées comme définitives, ont découragé souvent beaucoup
de bons esprits et éveillé leur défiance en pareille matière. Cette dé-
fiance aujourd'hui serait imméritée; elle doit être combattue. Une h
une, les hypothèses vagues, fausses ou incomplètes, ont croulé. D'abord,
et avant toutes les autres, la théorie de l'invention artificielle et méca-
nique du langage (Démocrite) ; puis la doctrine de l'institution divine
(deBonald); puis l'hypothèse d'une formation nécessaire et spontanée,
en vertu d'une sorte d'instinct ou de faculté innée (thèse du Cratyle,
Jouffroy, Renan, Ve théorie de Max Muller). L'étude historique des lan-
gues, de leurs développements, de leurs rapports de filiation ou de con-
sanguinité, et de leurs différences ; l'observation comparée des races
et des langues parlées au sein de chaque société, grande ou petite;
les études faites sur l'acquisition du langage par les enfants; les maté-
riaux amassés par les zoologistes touchant le langage des animaux, —
ces recherches, toutes inspirées par l'esprit scientifique, ont fourni les
ANALYSES. — ZABOROWSKI. De l'origine du langage. 91
éléments essentiels du problème. De l'aveu des linguistes les plus cir-
conspects, la solution est trouvée et démontrée.
La clef de la question est l'idée d'une évolution lente, progressive,
infiniment variée et complexe du langage articulé, à partir des ori-
gines les plus modestes et des formes les plus voisines du langage des
animaux supérieurs. C'est ce que M. Zaborowski appelle « l'explication
naturaliste j>, dont Epicure, Lucrèce, Herder, de Brosses ont été les
initiateurs. Mais ce qui n'était pour ces grands esprits qu'une intuition
de génie est devenu de notre temps une vérité positive, grâce aux tra-
vaux de linguistes tels que Schleicher, Curtius, Bréal, Max Muller,
Steinthal, et de zoologistes ou d'ethnographes comme Darwin, Jiiger,
Houzeau, Tylor, Lubbock.
Laissons de côté toute idée préconçue. L'analyse des langues litté-
raires a depuis longtemps ramené les vocables de ces langues à des
éléments simples, générateurs de l'organisme phonétique : les racines.
Il y en a quatre ou cinq cents à la base des vocabulaires les plus riches.
On sait depuis les travaux de Guillaume Schlegel que ces éléments ana-
tomiques du langage rationnel sont tantôt à l'état d'isolement (langues
monosyllabiques), tantôt à l'état d'agglutination simple (1. polysynthé-
tiques), tantôt enfin à l'état d'agglutination composée ou d'amalgama-
tion (1. à flexion). Comparez l'intégration progressive des organismes,
d'abord réduits à une simple juxtaposition de cellules ou même unicel-
lulaires. Il s'est fait dans les langues aujourd'hui parlées un travail
d'évolution, d'intégration et de différenciation semblable depuis Fappa-
rition primordiale des racines.
Ces phonèmes monosyllabiques, centre de formation de tous les
mots d'une langue, la linguistique, il y a vingt ans encore, n'osait les
expliquer. Un savant autorisé les déclarait l'œuvre d'un instinct primitif
de l'homme, instinct depuis longtemps atrophié et disparu. C'est ici que
nous est venu en aide un auxiliaire précieux, la méthode comparative
appliquée aux langues barbares, encore à l'état de nature. Dès les pre-
miers pas faits dans cette voie, on s'aperçoit que s'arrêter aux racines,
c'est faire comme un zoologiste qui s'arrêterait aux espèces actuel-
lement constituées et les déclarerait nées miraculeusement du sol. La
période évolutive parcourue par le langage depuis la fixation des ra-
cines n'est qu'un instant en comparaison de la période antécédente et
préhistorique, ou phase de formation de ces mêmes racines. Grâce
aux belles recherches de M. Michel Bréal i, on doit tenir aujourd'hui
pour certain que les quelques centaines de mots restitués de la langue
mère indo-européenne ne sont point les éléments primitifs de cette
langue dans leur pureté originelle, et qu'ils sont loin d'avoir donné,
comme on l'a cru jusqu'alors, une valeur significative générale aux
mots où ils entrent comme racines. Ces racines, issues d'appellatifs
concrets, ont pris un sens abstrait en passant par la forme du verbe.
1. Voy. Mélanges de mythologie et de linguistique, Paris, 1878.
92 REVUE PHILOSOPHIQUE
« Ainsi sarp était le nom du serpent avant de signifier ramper, etc.
L'ordre de dérivation, suivi jusque-là, de racines abstraites de sens gé-
néral à des mots de sens particulier et concret, est donc précisément
l'inverse de ce qui a dû avoir lieu. » Suivant une heureuse expression
du savant cité tout à l'heure, ces types phonétiques de la langue
aryenne « sont, avec les mots grecs, latins ou sanscrits, à peu près dans
le même rapport que les idées platoniciennes avec les objets du monde
réel. ï En second lieu, cette langue-mère elle-même, retrouvée par
voie d'analyse, a subi, à des époques indéterminées pour nous, des
modifications profondes; elle a emprunté des vocables à ses devan-
cières ou à ses voisines. La preuve, c'est qu'on y constate « des dou-
blets antérieurs à la séparation des idiomes, des formes jumelles qui
sont la trace de dialectes antiques, germes de dialectes nouveaux.
Elle-même est née d'un langage agglutinant, et le père de cet aïeul, le
monosyllabisme primitif, pouvait être un frère du chinois. » Ces mer-
veilleux résultats sont dus, M. Zaborowski nous l'apprend, « aux obser-
vations concordantes de tous les ethnographes sur les langues infé-
rieures ». Avec combien de raison n'a-t-on pas assimilé aux sciences
naturelles cette science d'un organisme intellectuel à fonctions progres-
sivement intégrées et essentiellement modifiables!
« Les racines, arrachées de leurs nuages majestueux, déchues des gran-
deurs idéales dont on les entourait, ne n£us laissent-elles pas maintenant
clairement voir comment on peut arriver jusqu'à elles, en ne partant
que des interjections et des sons imitatifs, comme le voulait M. Max
Millier, pour que le problème fût résolu? » Il le sera en effet, si nous
pouvons remonter du langage mimique ou émotionnel de l'homme au
langage rationnel. Or c'est un fait que les mouvements du corps et du
visage sont le moyen fondamental d'expression commun à l'homme et
aux animaux voisins : le langage humain, si indépendant qu'il paraisse,
est parti de là. L'emploi du geste chez les sociétés inférieures ou sau-
vages, l'importance que prend chez elles le jeu de la physionomie le
prouvent bien. Les tribus sauvages du Brésil, les Tasmaniens, les
Groonlandais, plusieurs tribus d'Indiens usent autant du langage d'ac-
tion que du langage phonétique pour se faire comprendre. « Les
Bushmans augmentent leur langage de tant de signes qu'ils ne sont
pas intelligibles- dans l'obscurité, et quand ils désirent causer la nuit
ils sont obligés de se rassembler autour de leurs feux. Les Arapahos
de l'Amérique septentrionale, selon Burton, possèdent un vocabulaire
si incomplet, qu'ils peuvent à peine se comprendre dans l'obscurité. »
En conséquence, et après un curieux énoncé des preuves, M. Zabo-
rowski considère le langage d'action non seulement comme la base et
le fondement de tous les autres moyens d'expression, mais comme leur
complément fatal et nécessaire. Le lien naturel de ce langage, directe-
ment avec les sentiments et les pensées de l'homme, secondairement
avec sa parole, lui paraît avec raison expliquer comment le langage se
cou, mimique, s'interprète et se reproduit à cet étage infime de son dé-
ANALYSES. — zaborowski. De V origine dv langage. 93
veloppement. « L'homme sent sa parole avant de parler sa pensée, »
faudrait-il dire, en modifiant un aphorisme célèbre. Et l'explication a
une singulière importance : du moment où le mot n'a par origine aucune
signification nécessaire et intelligible pour tous, le langage verbal a dû
être précédé d'un langage immédiatement accessible et praticable à
l'individu et à la communauté. Or la facilité d'entendre et d'employer le
langage d'aciion vient de ce qu'il ne suppose à ses débuts aucun acte
d'intelligence attentive et réfléchie : il est un fait de sensibilité réflexe
chez qui remploie d'abord, et il agit par voie de sympathie communi-
cative sur quiconque est à portée de le percevoir. Voyez l'enfant pleurer,
rire, prendre un air étonné, attristé ou sérieux, selon la mine ou les
gestes que vous lui faites. Voilà l'homme primitif, si voisin de l'animal.
L'usage réfléchi ou délibéré des gestes, des cris et des sons articulés
est postérieur; dans le principe, il est spontané et presque inconscient.
« Un petit enfant fait comprendre ses besoins, dit Darwin, d'abord par
des cris instinctifs, puis par des mots vagues inventés par lui-même,
puis par d'autres plus précis imités de ceux qu'il entend, et ces der-
niers il les acquiert avec une vitesse merveilleuse. »
Avec une profonde intelligence du sujet, M. Zaborowski remarque que
4 l'expression de la physionomie et l'attitude du corps ne sont pas seu-
lement des composantes indispensables du langage articulé; elles en
sont aussi des déterminatrices... C'est pour ainsi dire l'état muscu-
laire lui-même, visible, tangible et, comme on dit, parlant. La voix
n'est qu'un produit et un résultat entièrement dépendant de cet état, d
A ce propos, il n'est pas inutile d'observer qu'en fait les sons articulés
ne sont point l'apanage exclusif de l'homme. Les oiseaux, les mam-
mifères supérieurs, les batraciens ont leurs articulations sonores à
Vètat d'ébauche. Le bœuf, l'âne, le chien, le coucou, le coq, la tourte-
relle, le canard, n'ont-ils pas leurs émissions de voix articulées? On
connaît le chant des grenouilles si bien traduit par Aristophane :
PpaX£/.£ y-°*Z x0«£- Les indigènes et les colons de l'Amérique du Sud, qui
ne connaissent point les noms techniques de l'ornithologie, désignent
les oiseaux de leur pays par leurs cris ou leurs chants : Macaga (Falco
cachinnans), Kouroupi (Xanthornus Aurantius), Caracara (Polyborus
Brasiliensis). Des observateurs ingénieux ont pareillement essayé de
transcrire le chant du rossignol, du hibou. L'homme n'a en privilège
qu'une gamme de sons plus étendue, et encore cette gamme si riche à
nos yeux est-elle en plusieurs cas singulièrement réduite. Témoin l'al-
phabet des Néo-Zélandais, dépourvu de douze consonnes usitées chez
nous. De cet ensemble de faits patiemment amassés de divers côtés et
dont nous ne donnons ici qu'une idée très incomplète, M. Zaborowski
conclut judicieusement que l'homme a sur l'animal l'avantage de pou-
voir étendre beaucoup plus loin, par l'exercice, l'habitude et l'imitation,
le fonds d'ailleurs très pauvre de ses articulations phonétiques; que
par ce moyen <t il arrive à exprimer ses sentiments et à les commu-
niquer non seulement aux individus de même espèce , mais encore
94 REVUE PHILOSOPHIQUE
à des individus d'espèces différentes; » qu'enfin, avant l'emploi prédo-
minant du langage verbal, il exprime ainsi et saisit lui-même des rudi-
ments d'idées.
Dans un chapitre très instructif sur les c sons et bruits articulés de
l'homme », M. Zaborowski explique, d'après les recherches de Krat-
zenstein, de Kempelen, de Willis et de Ch. Wheatstone, le mécanisme
de la phonation chez l'homme. Cette étude, où l'on retrouvera la classi-
fication anatomo-physiologique des sons articulés présentée par le
Dr Coudereau à la Société d'anthropologie de Paris, intéressera au plus
haut degré le lecteur. Il nous est malheureusement impossible d'en
donner un abrégé.
Le langage humain existe donc, en idée pour ainsi dire, hors de
l'homme dans la nature animée. L'homme, œuvre de suprême délica-
tesse, résume en lui les efforts et les tendances de celle-ci, mais avec
une indélébile originalité qui le place en dehors même de la nature
créée et en fait le continuateur de la Physis créatrice. Par sa pensée
consciente, ouvrier à son tour, il façonne, transforme, embellit en artiste
ces matériaux informes laissés à l'état d'ébauches par l'animal le plus
industrieux. Il crée la parole au même titre et pour les mêmes raisons
que plus tard la poésie et la métaphysique. Certes, en présence des
rapprochements si justes, si lumineux que la science zoologique nous
découvre entre les dons de l'animal et les facultés de l'homme au point
de vue spécial du langage, on est forcé de reconnaître que du premier
au second il n'y a qu'une différence de degré; mais, à bien entendre les
manifestations indissolublement liées de l'esprit, depuis le plus humble
échelon jusqu'à la plus haute perfection de l'art, si l'on remonte à la
source, cette différence de degré est bien une différence de nature. Le
transformisme pur et simple, tout mécanique, n'est pas plus de mise
ici qu'en zoogenèse : ce qui se produit selon les lois d'une évolution en
apparence fatale, nécessaire, irrésistible, est au fond le résultat d'une
merveilleuse sélection, à la fois naturelle et idéale, dont l'esprit est le
moteur, l'agent invisible.
Ces réserves faites, il y a un grand intérêt à suivre, autant du moins
que cela est possible, l'élaboration des matériaux primitifs, interjec-
tions et sons imitatifs, d'où sort la parole ailée, vibrante. Trois condi-
tions concourent à cette création vraiment humaine : le milieu physi-
que , le milieu social , et les réactions spontanées de l'individu.
Comment ? En élargissant, en perfectionnant le matériel phonétique
primitivement si incomplet : aux cris réflexes succèdent les cris émo-
tionnels d'ordre plus complexe; aux cris émotionnels s'ajoutent les
modulations de la voix, de l'accent, ce « chant étouffé », selon le mot
de Cicéron ; aux émissions de voix spontanées se joignent les imita-
tions vocales et musicales. A l'aurore de son existence historique, c'est
par ce lambeau d'imagination créatrice que l'homme ne se confond pas
avec les anthropoïdes les plus élevés, originairement supérieurs si l'on
veut, inaio en apparence et pour un temps. De ce point de vue, on com-
ANALYSES. — zaborowski. De l'origine du langage. 95
prend que l'analyse scientifique retrouve au fond des langues les plus
incultes toujours ces mêmes éléments, naturels et artificiels à la fois,
et Tylor a pu dire que « la grande masse des mots de toute langue
serait le résultat des adaptations et des variations qu'ont subies ces
sons primitifs dans le cours des âges, ce qui expliquerait qu'on ne
puisse plus saisir de liaison entre l'idée et le son qui l'exprime. »
La démonstration peut en être indiquée en quelques lignes. Toute
langue, la plus raffinée comme la plus grossière, renferme une série de
sons expressifs d'origine réflexe, interjective ou imitative, dont le sens
est le même partout. Souvent le cri interjectif ou imitatif passe de l'ac-
ception concrète au sens abstrait et général, sans être modifié. « Dans
le jargon chinouk du nord-ouest de l'Amérique, dont l'étude est si
fructueuse pour 1 objet qui nous occupe, nous trouvons le verbe kish-
kish, deux cris du dialecte indien employés dans le sens de conduire
du bétail et surtout des chevaux. L'imitation articulée du rire, heehee,
y devient un terme distinct signifiant gaieté ou amusement, comme
dans inamook heehee, s'amuser, c'est-à-dire make heehee, faire heehee,
et dans lieehee house, une taverne, un lieu de plaisir. » Comparez
en grec l'interjection àXaXa et le mot àÀaÀaÇco, pousser des cris de
guerre : la flexion verbale seule fait la différence du concret et de l'ab-
strait. « Le Zulu accablé de chaleur s'écrie : hi-le-hi-la.li ! ha! et par
analogie il exprime que le temps est brûlant à l'aide de cette formule :
« Le temps dit ha-ha. » Il résulte des observations de ce genre que,
chose curieuse, l'homme imite ses propres cris émotionnels pour les
ajuster à sa pensée. On ne s'étonnera pas qu'il imite les bruits du de-
hors. « La simple imitation du bruit de casser est devenue le verbe
anglais to crack... Le français craquer, l'allemand krachen ont d'ailleurs
la même origine. En sanscrit, scie se dit kra-kra et kra-kacha : qui crie
fera. » Mais, selon les variétés de l'état sensationnel concomitant, il y
aura, on le conçoit, des différences entre ces mots imilatifs. « Ainsi le
bruit du canon que nous imitons par le mot boum, les Australiens
l'imitent parle mot toup... Le chant du coq est imité en yorubo par
hoklo, en ibo par okoko, en zulu par kuku, en finnois par hukko, en
sanscrit par huhkuta, »
Le développement du langage étant parallèle au développement de
la pensée, la formation des racines verbales marque une phase capitale
de l'association des idées et des sensations. Sur ce point, M. Zaborowski
combat une assertion particulière de M. Taine, émise dans le premier
numéro de cette Revue. Si le mot suggéré à l'enfant est étendu par
cette petite intelligence à des objets parfois tout autres, ce n'est point
une marque que l'enfant se soit élevé à une idée générale, comme le
croit M. Taine : il n'y a dans cette extension du mot qu'un phénomène
« d'application analogique j. « La généralisation n'est en aucun ordre
un point de départ. La placer à l'origine même du langage comme un
procédé de sa formation, quand elle n'en est qu'un des résultats les
plus évidents, c'est faire une confusion évidente... Les idées générales
96 REVUE PHILOSOPHIQUE
présupposent l'abstraction, » et l'abstraction suppose une raison pré-
sente à elle-même. L'idée générale est là sans doute à l'état virtuel ;
mais l'analyse qui en distingue les éléments et la synthèse finale qui
les résume n'apparaissent chez l'enfant et chez l'homme primitif
qu'à une époque très postérieure. Les racines verbales ont été à l'ori-
gine les appellations émotionnelles, interjectives ou imitatives d'images
vaguement associées et unifiées, avant de correspondre à des classes,
à des groupes d'objets distingués les uns des autres.
Tel est, à grands traits, l'ensemble de cette étude sur l'origine du lan-
gage. Ceux que cette question intéresse à juste titre feront bien de se
reporter à l'ouvrage même de M. Zaborowski. Cet excellent manuel est
une mine de renseignements épars dans trop de livres volumineux
pour qu'il soit facile de les réunir ; il est donc appelé à rendre de sé-
rieux services.
Debon.
B. Erdmann. Zur Charaktebistik der Philosophie der Gegen
wart in Deutschland {La Philosophie du ■présent en Allemagne).
Deutsche Rundschau, nuS de juin et juillet 1879.
L'étranger a quelque peine à se reconnaître au milieu de la diversité
des opinions philosophiques qui se partagent l'Allemagne contempo-
raine. Il est heureux pour lui que, de temps en temps, un représentant
distingué de l'une de ces tendances multiples entreprenne de mettre
quelque ordre au sein de leur confusion. Nous avons eu déjà cette
bonne fortune avec M. Wundt, dont les lecteurs de cette Revue n'ont
certainement pas oublié l'intéressante communication au journal an-
glais Mind l.
Nous n'avons pas un moindre profit à tirer aujourd'hui des deux
articles étendus que M. Benno Erdmann a insérés sur le même sujet
dans la Deustche Rundschau de juin et juillet derniers.
Il serait curieux de rapprocher ces deux études. Bien que leurs au-
teurs figurent l'un et l'autre parmi les rédacteurs les plus assidus de
la V ierteljalirschrift , organe récent de la philosophie qui s'intitule elle-
même scientifique, la nature différente de leurs travaux et de leurs
esprits se trahit dans la diversité des impressions qu'ils retirent d'un
même spectacle. Qu'il nous suffise de signaler au lecteur qu'il trouvera
matière à d'instructives réflexions dans le rapprochement que nous
lui conseillons; et empressons-nous de donner la parole à M. Benno
Erdmann.
Si l'on pouvait juger de la valeur des recherches philosophiques par
l'intérêt qu'elles inspirent, on aurait le droit de soutenir que la situa-
1. Voir la Revue philosophique, année 18"R, p. 109.
ANALYSES. — benno ERDMANN. Philosophie in Deutsehland. 97
tion de la philosophie n'a jamais été plus florissante que dans ces dix
dernières années. En Allemagne, comme en Angleterre, comme en
France, comme en Italie, la curiosité publique s'engage, avec une pas-
sion croissante, dans toutes les directions où la sollicite l'exemple des
penseurs, aussi bien étrangers que nationaux. De l'ombre des écoles,
où il s'était continé pendant longtemps; l'enseignement philosophique
se répand au grand jour par les livres, par les revues, par les journaux.
La science elle-même parle moins à la curiosité, je ne dis pas de ses
adeptes, mais des profanes, par ses propres découvertes, que par les
conclusions philosophiques qu'elle prépare.
Pourtant aucune doctrine n'a su, malgré cette faveur de l'universelle
complaisance, ressaisir le sceptre des esprits, qui s'est échappé des
mains impuissantes de l'ancien dogmatisme. Nous ne disons pas assez:
aucune n'a réussi à renouer même entre un petit nombre d'intelligences
ces liens d'une foi commune, qui constituent à proprement parler une
école. Jamais l'armée des philosophes n'a compté plus de soldats, plus
de volontaires : on y chercherait vainement un chef reconnu. Les œu-
vres distinguées ne manquent pas cependant à la philosophie de notre
temps : et bien des noms consacrés par le succès mériteraient
de grouper autour d'une même bannière les volontés individuelles,
que leur isolement rend stériles. « Fechner et Lotze, Comte et Spen-
cer, Dùhring encore et Hartmann, » ne le cèdent ni en savoir ni en
originalité à bon nombre de leurs devanciers. Mais le génie du temps
se montre rebelle à toute autorité : personne ne consent à s'enrôler
sous le drapeau d'un chef. On met tour à tour à contribution et les
savants d'aujourd'hui et les penseurs d'autrefois; on emprunte aux
écoles les plus diverses les matériaux des constructions philosophiques,
auxquelles se complaît la fantaisie individuelle. On essaye même de
ranimer les pensées éteintes des vieux maîtres des premiers âges,
d'un Heraclite et d'un Empédocle.
La diversité contradictoire de ces tentatives ne fait que plus claire-
ment ressortir le besoin commun dont elles s'inspirent également,
celui d'une alliance durable entre la science et la philosophie.
Il s'agit de rechercher les causes qui ont produit l'état des esprits
que nous venons de caractériser brièvement. Mais auparavant essayons
de bien définir la science et la philosophie. L'histoire de leurs démêlés
passés et de leurs rapports actuels s'en éclairera d'une plus vive
lumière.
Tous Jes faits qui se laissent ramener aux lois du mécanisme son»
des faits scientifiques, à quelque degré de complication que la matière
s'y présente. La science leur applique uniformément à tous son axiome
incontesté de la constance de l'énergie et de la transformation des
forces. On ne discute entre savants que sur la nature des forces élé-
mentaires et de leurs lois, sur la préférence à donner à l'hypothèse
des atomes ou à celle de la matière continue. La physique et la chimie
étudient le jeu des forces élémentaires; les autres sciences expliquent.
TOME X. — 1880. 7
tjg REVUE PHILOSOPHIQUE
toujours par ces mêmes forces, le développement des diverses espèces
de corps. Nous appellerons les premières formelles ou abstraites-, les
secondes, historiques.
Sans espérer donner des sciences philosophiques une définition aussi
claire, aussi incontestée, précisons, du moins, ce que nous convenons
d'entendre sous ce nom, en déterminant l'objet de chacune d'elles. La
psychologie cherche à démêler, comme la physique et la chimie le font
pour les faits physiques, les éléments simples, les lois universelles
des faits psychiques. Mais les faits psychiques ne sont pas des phéno-
mènes comme les autres : ils ont une valeur logique, esthétique, mo-
rale; c'est-à-dire qu'ils déterminent, sous ce triple point de vue, le
rapport de l'esprit aux objets. De là trois autres sciences, qui envisa-
gent les faits psychiques sous un nouvel aspect et ont à se prononcer
sur la vérité des représentations, la beauté des sentiments, la bonté
des déterminations.
La logique, l'esthétique et la morale ont toujours été réunies avec la
psychologie sous le nom de sciences philosophiques. Il reste encore
à nous entendre sur la métaphysique.
Les sciences, dont nous venons de nous occuper, n'épuisent pas le
besoin de connaître de l'esprit. Elles n'embrassent pas toute la réalité ;
elles n'en éclairent ni l'origine ni la fin ; elles n'en pénètrent pas le
fond. Combler ces lacunes de la connaissance, tel est l'objet de la mé-
taphysique. Par là, elle se rapproche des autres sciences : des sciences
physiques et psychologiques, dont elle rassemble en un tout harmo-
nieux les données éparses et contradictoires; de la logique, qui l'aide
à démêler par la théorie de la connaissance le mensonge de la réalité
sensible; de l'esthétique et de la morale, dont les principes du beau
et du bien lui servent de mesure pour apprécier la valeur de ses pro-
pres hypothèses. On s'explique, par ces relations plus étroites de la
métaphysique avec les sciences philosophiques, qu'on l'ait toujours
comprise avec elles sous la même dénomination.
Cette définition de la science et de la philosophie répond bien, au
fond, à la pensée de Kant, auquel il faut faire remonter comme à sa
source tout le courant de la philosophie allemande de notre siècle, si
l'on veut en comprendre les mouvements successifs et la direction
finale que nous nous proposons plus particulièrement d'expliquer.
L'idée maîtresse de la philosophie kantienne, c'est de déterminer la
part de l'esprit dans la connaissance et de n'accorder aux formes à
priori de la pensée aucune valeur théorique en dehors de l'expérience
sensible. Elle rompt par là avec tout le dogmatisme métaphysique du
passé et ouvre à la pensée une voie entièrement nouvelle.
Mais Kant a compromis lui-même le succès de la révolution que la
doctrine critique était destinée à produire dans les habitudes séculaires
de la spéculation philosophique, par les obscurités et par les contra-
dictions d'idées et surtout de langage que présentent les trois criti-
ques. Ses déclarations incertaines sur l'existence et la nature de la
ANALYSES. — benno ERDMANN. Philosophie in Deutschland. 99
chose en soi peuvent s'interpréter dans le sens du pur phénoména-
lisme, de l'idéalisme ou du réalisme absolus. Ajoutons que, s'il n'a
voulu lui-même que préparer la métaphysique critique de l'avenir, il
n'a pas toujours su se défendre d'un certain dogmatisme moral, qui
devait égarer ses successeurs. Et c'est ainsi que, pendant près d'un
demi-siècle, nous assistons aux tentatives les plus audacieuses que le
dogmatisme métaphysique ait jamais osées.
La première voie qui devait tenter l'intempérance spéculative des
philosophes était celle de l'idéalisme absolu.
N'est-il pas le plus sûr moyen d'en finir avec la théorie contradictoire
de la chose en soi ? Au lieu d'admettre dans la conscience un élément
réfractaire à la spontanéité du moi et dont on ne sait comment expli-
quer la provenance, la sensation (Empfindung), il est plus simple de
faire tout dériver dans la pensée de l'activité infinie du moi : la sensa-
tion, de son activité inconsciente; les formes à priori, de son activité
réfléchie. Le moi, en tant que principe supérieur et de la nature et de
l'esprit, devient alors le moi absolu. C'est ainsi que le moi limité de
l'aperception chez Kant donne naissance successivement au moi trans-
cendantal de Fichte, à l'identité absolue de Schelling, à l'esprit absolu
de Hegel. Le nouveau principe doit suffire à l'explication de toutes
choses, puisqu'il porte en lui le monde et la pensée; il n'y a qu'à l'in-
terroger convenablement, sans tenir aucun compte des témoignages,
ni même des contradictions de l'expérience, autrement qu'à titre de
secours ou de stimulant pour l'infirmité de la réflexion humaine. On ne
fait ainsi d'ailleurs que revenir à la doctrine de Platon et de Spinoza
sur l'identité de Dieu et de l'univers, sur la communauté d'essence de
la raison divine et de la raison créée. A cette interprétation du kan-
tisme, qui trouve sa plus haute expression dans le système de Hegel,
se rattachent les doctrines, plus ou moins diverses et durables, de
Baader, de Krause et de Schleiermacher.
Mais on peut essayer un autre commentaire de ia philosophie cri-
tique et maintenir la réalité des choses en soi. C'est ce que fit Herbart
dans sa Métaphysique. Il consent bien à se dire un kantien, mais,
suivant son mot, un kantien de 1828, qui ne veut ni de l'idéalisme
subjectif, ni du panthéisme des premiers disciples du maître. « Autant
d'apparences, autant de manifestations de l'être : Wie viel Schein,
so viel Hindeutung auf das Sein. » Une diversité d'êtres éternels,
absolus, ni de purs atomes, comme les principes de Démocrite, ni des
esprits, comme les monades de Leibniz, mais des Qualités simples,
dont l'unité primordiale essentielle se résout en une diversité infinie
de modifications par leur conflit mutuel, dont les représentations ne
sont qu'autant d'efforts pour défendre l'intégrité de leur nature contre
l'action du dehors (Selbsterhaltungen) : telle est la conclusion à la-
quelle Herbart est conduit par la mclkode des rapports, la vraie mé-
thode, selon lui, de la métaphysique; telle est la seule doctrine qui
permette d'échapper aux contradictions de la pensée empirique. Nous
100 REVUE PHILOSOPHIQUE
n'avons pas à nous engager dans l'examen de cette subtile doctrine,
ni à nous demander si Kant n'aurait pas eu aussi beau jeu contre celle
de Fichte et de ses continuateurs? Signalons seulement qu'en rappor-
tant toutes les représentations de l'individu à l'action extérieure des
autres êtres, elle se montre mieux en état que l'idéalisme absolu de
faire à l'empirisme sa part dans la connaissance, et qu'elle s'interdit à
l'avance les constructions à priori où s'égare la métaphysique de
Schelling et de Hegel.
Une troisième hypothèse peut encore être tentée sur les rapports du
phénomène et de la chose en soi. Kant n'a-t-il pas présenté le moi pra-
tique, la volonté pure, la liberté enfin, comme un principe intelligible,
comme le seul noumène accessible à la conscience? Et, en même temps,
n'en fait-il pas le dernier principe de la connaissance aussi bien que
de l'action, le législateur de la nature comme de l'activité humaine?
N'est-ce pas achever sa pensée que d'ériger la volonté en principe
absolu, de la considérer comme l'être unique qui se retrouve identique
en toutes choses et que dérobent à nos sens les apparences trom-
peuses de la diversité phénoménale? L'idéalisme théorique de Kant et
ses aspirations réalistes se trouvent ainsi conciliés. Pas plus qu'Her-
bart d'ailleurs, Schopenhauer n'entend par sa métaphysique faire échec
à la science expérimentale. Il laisse cette dernière exercer en pleine
liberté l'empire du principe de causalité sur le monde des phéno-
mènes, sur la réaiité sensible tout entière; et la dépendance où il se
plaît à'placer la pensée consciente des conditions de l'organisme céré-
bral montre assez que sa philosophie ne demande qu'à vivre en bonne
intelligence avec le mécanisme scientifique le plus exigeant.
De ces trois interprétations, dont le dogmatisme fait également vio-
lence à la réserve critique de Kant, mais répondait aux impatiences
de la pensée contemporaine, celle de l'idéalisme hégélien devait ob-
tenir d'abord la préférence des esprits. Elle ne promettait rien moins
que de livrer à ses adeptes le dernier mot de l'énigme universelle et
flattait l'orgueil de la pensée humaine en l'identifiant à la pensée
divine. La science historique et le génie métaphysique de son auteur;
l'ivresse contagieuse de cette spéculation sans frein, qui, selon la spi-
rituelle expression du Dl Mises (Fechner), voyait, à son comman-
dement, comme une autre baguette magique, « s'opérer dans le bleu
l'évolution spontanée des concepts » ; enfin l'appui que l'esprit conser-
vateur du temps y croyait trouver contre les tendances politiques et
religieuses de l'esprit révolutionnaire : toutes ces causes conspirèrent
à fonder parmi les philosophes et à maintenir jusqu'à la mort de Hegel
l'empire, à peu près exclusif, de l'idéalisme absolu.
Mais le charme était rompu depuis longtemps pour les savants. Ils
avaient vu déjà plus d'une fois, selon la prophétie de Hamann, « cette
science absolue des possibles se confondre avec l'ignorance absolue du
réel. » Ils se souvenaient que Hegel, vers la fin d'août 1801, n'avait
pas hésité à conclure, de certaines hypothèse? platoniciennes, qu'entre
ANALYSES. - BENNO erdmann. Philosophie in Deutschland. 101
Mars et Jupiter aucun corps céleste ne doit se rencontrer, alors que,
dès le mois de janvier de la même année, Piazzi avait signalé entre eux
l'existence delà première des petites planètes.
Les contradictions de ce genre n'avaient pas tardé à se multiplier
entre les prétendues révélations de la raison métaphysique et les dé-
couvertes incontestées de la méthode scientifique. Mais elles n'avaient
pu secouer le sommeil dogmatique des dialecticiens de l'absolu : la
spéculation et la science physique avaient fini par devenir absolument
étrangères l'une à l'autre.
Les disciples de Hegel n'étaient pas également demeurés indiffé-
rents aux recherches de la critique historique, aux résultats de l'exé-
gèse religieuse. L'apologie du dogme chrétien, qui semblait le couron-
nement de la philosophie religieuse de Hegel, avait déjà provoqué
d'ailleurs les résistances de la libre réflexion. En 1831, Feuerbach, dans
son livre sur la mort et l'immortalité , s'était fait l'interprète de
ces protestations. Mais la Vie de Jésus de Strauss (1835) vint porter
le coup décisif au rationalisme mystique de Hegel. La vérité, la né-
cessité historique de la révélation et du dogme chrétien, qui semblait
le dernier mot et la suprême confirmation de la dialectique hégé-
lienne, succombaient misérablement devant la sèche discussion des
textes, devant les prosaïques exigences de la critique historique.
L'école de Tubingue, qui se forma bientôt sous la direction de Baur,
poursuivit intrépidement l'œuvre commencée par Strauss. Le livre de
Feuerbach (1841), l'Essence du christianisme, acheya la défaite de
la théologie hégélienne et commença la dispersion de l'école, qui ne
se maintenait plus qu'à grand'peine, après s'être divisée en trois grou-
pes, la gauche, la droite et le centre.
Alors commence une période d'anarchie métaphysique, que remplis-
sent des tentatives diverses, mais également impuissantes, pour faire
cesser entre la science et la spéculation l'antagonisme qui s'est mani-
festé d'une manière si inattendue aux yeux des moins clairvoyants.
L'école des philosophes positifs, dont le nom est surtout une protes-
tation contre la philosophie de la religion de Hegel, entreprend de
fonder un théisme indépendant de la théologie chrétienne et en même
temps respectueux de la personnalité divine, de la liberté humaine et
de l'immortalité. Ghr. H. Weisse, et à côté de lui Fichte le jeune, Ul-
rici, Carrière, etc., sont les principaux représentants de cette ten-
dance à mettre les dogmes religieux du spiritualisme à l'abri des at-
teintes de l'exégèse religieuse et de la critique scientifique.
Le même besoin de faire cesser le désaccord de la vérité historique
et de la vérité philosophique s'accuse dans l'opposition que Trendelen-
burg et son école dirigent contre la philosophie de l'histoire de Hegel.
L'exemple et le succès de Trendelenburg tournent vers les études
historiques les esprits, qui voient plus clairement les vices de la philo-
sophie présente que les moyens de les corriger.
102 REVUE PHILOSOPHIQUE
L'étude impartiale des systèmes, en éclairant l'esprit sur les causes-
multiples de leurs fortunes diverses, ne contribue pas médiocrement à
le défendre contre les illusions du dogmatisme métaphysique, et
achève de le rendre incrédule aux promesses trop faciles de l'idéalisme
hégélien. Telle est l'influence bienfaisante qu'exercèrent l'admirable
Histoire de la philosophie grecque de Zeller, les savantes recherches de
Schwegler, de Waitz et surtout de Bonitz sur le même sujet, les beaux
travaux de Ritter, de J.-E. Erdmann, de Prantl, de Kuno Fischer et de
bien d'autres.
En même temps, l'école deHerbart et. celle de Schopenhauer voyaient
se ranger sous leur bannière les esprits que l'insuccès de l'hégélia-
nisme n'avait pu détacher de la métaphysique, mais qui n'avaient pas
pris leur parti du divorce de la science et de la spéculation.
C'est surtout par la vive et originale impulsion qu'elle communique
aux recherches psychologiques, et par les progrès que leur doit l'étude,
alors si populaire, de la pédagogie, qu'Herbart réussit à conquérir et à
garder longtemps la faveur publique, et à compter parmi ses disciples
des hommes comme Bonitz, Waitz et Steinthal, Brobisch, Hartenstein
et Zimmermann ! Mais la métaphysique proprement dite de Herbart est
à peu près complètement étrangère à cette fortune de l'école.
L'attention qu'excite l'apparition en 1844 de la seconde édition du
grand ouvrage de Schopenhauer Le monde comme volonté et repré-'
sentation, ne suffit pas à contrebalancer l'intérêt qui s'attachait aux
travaux des disciples de Herbart. Malgré les satisfactions qu'elle donne
ou qu'elle promet à l'esprit scientifique du siècle et que Zœllner paraît
bien avoir quelque peu exagérées, la philosophie de Schopenhauer est
moins faite encore que celle de Herbart pour amener la réconciliation
de la science et des philosophes.
Il était réservé à Lotze et à Fechner de tenter le premier pas décisif
dans cette voie.
Tous deux avaient débuté par l'étude des sciences et s'y étaient fait
un nom de bonne heure. Les travaux de physiologie médicale de
Lotze, les essais de physique mathématique de Fechner permettent de
mesurer à quel point les deux auteurs avaient été touchés par le génie
scientifique du siècle. Par ses savants articles du Dictionnaire médical
de Wagner et par ses études* de pathologie, Lotze contribua plus que
tout autre à faire triompher dans l'étude de la vie la cause du méca-
nisme, et porta le coup définitif au principe vital. En même temps, dans sa
Psychologie médicale, il ouvrait la voie aux théories empiriques sur
l'espace que soutenait la psychologie physiologique. Les recherches
de Fechner sur l'électricité, sur la psychophysique, sur les théories
darwiniennes n'assurent pas à ce savant un rang moins honorable
parmi les promoteurs ou les interprètes de la science contemporaine.
Les deux auteurs se rapprochent encore par leur éducation métaphy-
sique. Fechner, qui, dans les premières satires qu'il dirigea contre la
médecine de son temps, se montre sévère jusqu'à l'excès contre la phi-
ANALYSES. — BENNO ERDMANN. Philosophie in Deutschlmid. 103
losophie de la nature de Oken, reconnaît pourtant lui-même, à l'occa-
sion, que sa doctrine n'est qu'un rameau détaché du tronc vigoureux
de la philosophie de Schelling; et que la branche d'où il a su tirer les
meilleurs fruits a été greffée par la main même de Hegel. Dans sa
polémique contre Fichte le jeune, Lotze déclare qu'il est un disciple
de Weisse : il doit à ce dernier le principe qui inspirait déjà en 1841
son premier traité de métaphysique et qu'il n'a fait depuis que déve-
lopper fidèlement. D'un autre côté, la tentative que poursuit Hegel, à
l'exemple de Platon, de dériver par une dialectique nécessaire d'un
seul et suprême principe tout un ensemble de vérités synthétiques à
priori, demeure toujours, aux yeux de Lotze, le but le plus élevé et
nullement inaccessible de la pensée philosophique. A côté de Weisse
et de Hegel, il faut faire encore une large part à l'influence qu'a exercée
la doctrine de Herbart sur les idées de Lotze, bien qu'elle se traduise
sans doute plus souvent par la contradiction qu'elle provoque que par
l'assentiment qu'elle obtient. Ajoutons enfin, pour achever ce paral-
lèle des dispositions générales qu'apportaient nos deux philosophes à
leur double tentative de rénovation métaphysique, qu'ils sont dominés
l'un et l'autre, avec une puissance également irrésistible, par leur tem-
pérament poétique, par le besoin constant de peindre et d'expliquer
le monde et la vie en artistes,
L'Histoire de l'esthétique de Lotze, V Introduction à l'esthétique de
Fechner montrent assez la place que tient la beauté dans les préoccu-
pations et les études de ces penseurs, et prouvent que la science et la
philosophie n'épuisent pas la capacité de comprendre et d'aimer de ces
deux riches intelligences.
Cette réunion des facultés et des connaissances les plus diverses,
aucun des penseurs de leur génération ne la présentait au même degré
que Fechner et Lotze. Elle ne devait pas peu contribuer à l'originalité de
leur œuvre philosophique. Nous ne pouvons songer ici qu'à en faire
connaître par quelques traits rapides le principe et la méthode,
comme nous avons essayé tout à l'heure d'en indiquer brièvement les
origines.
La pensée qui domine le système de Fechner est une pensée spino-
siste. Il conçoit, comme l'auteur de Y Ethique, le rapport de l'esprit et
du corps. Au lieu d'y découvrir deux réalités distinctes, il n'y voit que
les deux aspects différents d'une seule et même substance. Le corps
c'est l'être vu du dehors, avec l'œil des sens; l'esprit, c'est le même
être saisi directement par la conscience. Il n'y a pas plus d'esprit sans
corps que de corps sans esprit, et cela n'est pas moins vrai de Dieu,
des anges, que des plantes, des corps inorganiques. Il est de l'essence
de tout esprit de se manifester à d'autres esprits, et cela ne se peut
sans l'intermédiaire du corps. Il est de l'essence de tout ce qui est cor-
porel de se connaître soi-même, de se manifester à soi-même comme
esprit. Il ne suit pas de là pourtant qu'à tout changement du corps cor-
responde une modification de l'esprit. L'esprit ou l'àme peut rassem-
104 REVUE PHILOSOPHIQUE
Lier en une seule sensation, en un seul et même acte de la pensée une
diversité sans nombre de processus matériels. Mais la différence de
l'esprit et du corps réside surtout en ce que le second n'est que l'enve-
loppe extérieure en quelque sorte de la réalité, tandis que le premier
nous livre l'être comme à nu et nous découvre, dans son unité et
la variété de ses modes, le secret définitif de la réalité universelle. L'es-
prit sait qu'il est et comment il est ; il sait aussi que partout, à des
degrés différents sans doute, la conscience et ses modes se retrouvent
identiques au sein de l'être véritable. L'unité du monde n'exprime pour
notre pensée que l'unité de la conscience supérieure qui anime toutes
les parties de l'univers. A cette unité plus haute sont subordonnées,
dans une [hiérarchie infinie, ?comme autant d'individualités inégales en
dignité, mais uniformément composées d'un corps et d'une âme, les
astres, les hommes, les animaux, les plantes, les végétaux. C'est
l'action de cette âme du monde sur toutes les autres âmes qui produit
et assure l'unité de leurs représentations mutuelles, et les rend toutes
participantes d'une même pensée et d'un même univers. Dans cette
hiérarchie des consciences cosmiques, l'esprit divin est ainsi la plus
haute réalité, le principe et la fin de tout le reste. Les consciences
finies puisent à cette source unique et leur existence et leurs repré-
sentations, dans ce qu'elles ont de commun comme dans ce qui les dis-
tingue. Tandis que nous ne sommes assurés que par des raisons his-
toriques et pratiques de la réalité du monde extérieur, l'existence de
Dieu s'appuie sur des arguments à la fois pratiques, historiques et
théoriques.
Fechner entreprend par son système de réconcilier la tradition et la
libre recherche, la religion et la science. 11 se plaît à y signaler la con-
firmation, sous des formes très inattendues sans doute, des antiques
pressentiments de la conscience religieuse des premiers âges.
L'essai moitié humoristique, moitié sérieux sur Vanatomie comparée
des anges, qu'il fit paraître sous le pseudonyme du D' Mises, nous per-
met bien de mesurer ce que sa méthode a d'original et de chimérique
tout à la fois. Les astres, animés selon la métaphysique de l'auteur, ne
sont pas autre chose que les anges; la rapidité de leurs mouvements,
les influences qu'ils exercent sur notre planète, leur éclat brillant :
voilà ce qui a surtout frappé l'imagination des premiers humains, ce
qu'elle a traduit sous les formes enfantines des mythes religieux ou
poétiques. La science d'aujourd'hui, bien qu'elle mesure avec plus de
rigueur la marche et les mouvements des astres, qu'elle interprète
plus sûrement les signes qu'ils font briller au firmament, et sache
mieux enfin décrire et expliqner leur forme et leur éclat, ne fait
après tout qu'éclairer de la lumière de l'expérience et du calcul, mais
sans les dépouiller de leur poésie et de leur mystère, ces célestes
créatures, où notre âme reconnaît des bienfaitrices et des guides, des
créatures privilégiées sans doute, mais aussi des sœurs. Fechner, sur
cette voie de l'interprétation des mythes où son imagination mystique
ANALYSES. — benno erdmann. Philosophie in Deutschland. 105
se complaît, ne voit plus dans le dogmatisme chrétien et la hiérarchie
de ses puissances célestes que la personnification des vérités que la
métaphysique et la science lui ont découvertes, qu'une confirmation
anticipée de son système. Comme il le déclare lui-même quelque part,
il est plus attaché à la lettre de la Bible que le croyant le plus fidèle,
plus pénétré de l'esprit des Ecritures que le rationaliste chrétien le
plus attentif. Il sait faire des objections prétendues de la science
autant de raisons nouvelles de croire.
L'originalité de la méthode de Fechner nous apparaît clairement
dans cet exemple. Il n'a recours ni à la déduction à priori, ni à l'in-
duction expérimentale. Il ne croit ni aux révélations de la dialectique
hégélienne, ni à l'autorité exclusive des faits. A la méthode des méta-
physiciens et à celle des savants, il préfère une méthode intermédiaire,
celle de l'analogie, qui tient à la fois de l'une et de l'autre, et qui essaye
dans ses hypothèses de faire également la part à l'imagination et à
l'expérience. Dans la main de Fechner, cette méthode conduit aux plus
surprenants résultats : jamais plus de science n'a été mise au service
de plus d'imagination. On s'attend bien sans doute que ni les purs sa-
vants ni les artistes proprement dits ne trouvent toujours leur compte
à ce mélange inattendu d'éléments hétérogènes. Les esprits philoso-
phiques, qui ont l'intelligence et le goût des nuances, et qui savent par
quelles transitions insensibles les choses les plus distinctes pour nos
sens et notre pensée se rejoignent et se confondent dans la réalité, ceux-
là souriront avec une indulgente incrédulité aux fantaisies de cette phi-
losophie humoristique, et sauront démêler la sagesse cachée sous
l'apparente folie de tant de pages ingénieuses ou charmantes.
Toute autre est la méthode de Lotze. Il se garde bien de mêler indis-
crètement l'expérience et l'hypothèse, de donner des analogies pour
des démonstrations. Ses conclusions sont toujours scrupuleusement
déduites des prémisses qui les ont préparées ; et il ne se montre pas
moins soucieux de l'exactitude des expressions que de la vigueur du
raisonnement. Non pas que sa riche et poétique imagination ne se
plaise aux comparaisons qui rendent l'idée abstraite sous des formes
sensibles ; mais il sait éviter que l'image n'altère la pensée ou ne la
fasse oublier. Elle ne sert qu'à en accuser davantage le relief, qu'à en
mieux dessiner les contours, qu'à faciliter, qu'à retenir sur l'objet le
regard distrait de l'esprit.
Lotze a exposé, dans Y Introduction au microcosme, son ouvrage ca-
pital, la tendance générale de sa doctrine. Il veut une philosophie qui
satisfasse à la fois l'entendement et le cœur. La vérité vraie, non pas
celle dont se contente le savant, non plus que celle qui suffit aux aspi-
rations de l'artiste, ne se laisse saisir que par l'homme tout entier. Son
langage, à la fois sévère et doux, s'adresse au sentiment autant qu'à la
raison : ni la science ni la poésie ne suffisent isolément à l'interpréter.
Il faut pour en avoir, au moins, une traduction approchée les associer
l'une et l'autre sous le contrôle et la direction suprême de la pensée
106 REVUE PHILOSOPHIQUE
métaphysique. La philosophie de Lotze proclame et démontre, dans
toute leur étendue, les droits du mécanisme scientifique. L'univers
entier est soumis aux lois du mouvement; et le monde des vivants ne
saurait pas plus s'en affranchir que celui de la matière brute. Mais
le mécanisme n'est que l'instrument de la finalité. Comme dit Leibniz,
le règne des causes efficientes prépare et sert docilement celui des
causes finales. Ni l'idéalisme hégélien, ni le positivisme matérialiste ne
suffisent à l'explication des choses : il faut les compléter l'un par l'au-
tre. On peut accorder à la science que le monde physique se résout en
une multitude infinie d'atomes, d'éléments simples et immuables; mais
ces atomes, au regard du philosophe, sont des unités dynamiques, des
centres de forces, des analogues de l'âme, des monades on un mot.
Ces unités vivantes produisent le monde de la matière par le jeu in-
conscient de leurs énergies représentatives; le mystère de ces subtiles
constructions échappe à notre science, qui ne s'exerce que sur les re-
présentations que la conscience éclaire. L'accord des représentations,
conscientes ou inconscientes, des monades ne s'explique qu'autant
qu'elles sont toutes dépendantes, disons mieux dérivées d'un seul et
même principe ; il faut les regarder comme les modifications d'une
monade infinie. Ce qui n'est en regard de cette dernière qu'un ordre
purement intellectuel entre les représentations devient pour l'œil gros-
sier des créatures l'ordre sensible des temps et des lieux. De même,
ce que la conscience de la créature attribue à l'individu est rapporté
par la raison à l'être universel, sans que la personnalité de l'un soit
un obstacle à la personnalité de l'autre. La seule différence qui les
sépare est celle que met entre eux l'opposition du fini et de l'infini : la
monade absolue est affranchie de la matière et par suite de l'imperfec-
tion; la monade finie trouve dans la matière le principe même de son
individualité. Le fond de toute réalité, ce n'est ni la matière, comme le
prétend le matérialisme, ni l'idée, comme le soutient la dialectique
hégélienne, mais la personnalité vivante de l'absolu, et le monde des
esprits et des personnes finis, qui n'existe que dans et par l'esprit
infini.
Ce rapide exposé permet de comprendre la commune opposition que
font et Fechneret Lotze au matérialisme comme au spiritualisme, sous
leurs formes traditionnelles. Leur doctrine pourrait s'appeler un abso-
lutisme, c'est-à-dire une philosophie del'èlre absolu, qui nous apprend
à ne voir dans le monde des esprits comme dans celui des corps que
deux manifestations corrélatives, que deux aspects différents mais insé-
parables d'un seul et même absolu.
Ces profonds enseignements, où sont conciliés, dans leurs proposi-
tions les plus solides et les plus durables, l'idéalisme métaphysique du
passé et le mécanisme scientifique du présent, n'étaient faits ni pour
plaire aux disciples de Hegel, ni pour satisfaire les savants. Ils étaient
trop mécanistes pour les premiers, trop spéculatifs pour les autres.
Malgré l'insuccès de la tentative de Fechner et de Lotze, le besoin
ANALYSES. — benno erdmann. Philosophie in Deutschland. 107
était devenu impérieux d'une réconciliation entre la science et la phi-
losophie. Les savants ne pouvaient se contenter indéfiniment des re-
cherches de détail, où le dégoût de la spéculation les avait d'abord
confinés.
Le Cosmos de Humboldt donna une première satisfaction au désir
général des vues d'ensemble, que la philosophie de la nature avait
rendues suspectes pendant si longtemps. Les progrès de la phy-
siologie cellulaire et de la biologie, en étendant au monde vivant
comme au reste de la nature l'empire des lois physiques, vint faire
briller devant les esprits impatients les conclusions du mécanisme
comme les promesses de la synthèse définitive qu'ils cherchaient.
La doctrine qui prétend épuiser, avec les principes et les méthodes
du mécanisme, l'explication de la réalité tout entière, le matérialisme
en un mot, devait suggérer le premier essai de généralisation, inspirer
la première tentative de construction philosophique. C'est en effet la
métaphysique qui s'écarte le moins des habitudes de la réflexion scien-
tifique comme de la pensée vulgaire. Les 'récentes découvertes de la
biologie lui donnaient une autorité qu'il n'avait jamais eue auparavant.
Et c'est ainsi que, un demi-siècle après Kant, on vit renaître une doc-
trine avec laquelle l'école de Leibniz et de Wolff semblait en avoir si
décidément fini, que Kartt n'avait même pas songé à la discuter. Les
manifestes contraires dont le congrès scientifique de Leipzig en 1855
fournit l'occasion à Vogt et Wagner, la lutte ardente qui enrôla sous la
bannière du premier les partisans du mécanisme absolu, et groupa les
adeptes du second autour du drapeau du spiritualisme chrétien, ne tar-
dèrent pas à passionner l'opinion publique. Moleschott et Bûchner vin-
rent plaider devant elle et n'eurent pas de peine affaire triompher, mo-
mentanément du moins, la cause du matérialisme, qui paraissait se
confondre avec celle même de la science. Il suffit d'insister sur la dé-
pendance où la pensée se trouve de l'organisme, pour qu'il parût
démontré que l'esprit n'est qu'une fonction de la matière. Et Cari Vogt
put écrire, aux applaudissements de la grande majorité des lecteurs,
« que la pensée est vis-à-vis du cerveau dans le même rapport à peu
près que la bile au foie, l'urée aux reins. »
Que des esprits sans culture philosophique aient été facilement sé-
duits par une telle doctrine, le prestige des sens, des faits ou des
habitudes scientifiques suffit amplement à en rendre compte. Mais on
s'étonne que des penseurs de la valeur de Czolbe et d'Ueberweg aient
pu un instant s'en éprendre, et surtout qu'un Strauss s'y soit livré sans
réserve et pour toujours. Il faut évidemment que la pauvreté de la
doctrine leur eût été dissimulée par les services qu'elle seule parais-
sait alors pouvoir rendre tant à la cause de l'émancipation religieuse
et politique qu'à celle du progrès scientifique.
Mais la science elle-même, qui avait fait le succès de la doctrine, ne
devait pas tarder à en écarter les esprits. La physiologie des sens,
par la doctrine des énergies spécifiques des nerfs, dont Jean de Muller
108 REVUE PHILOSOPHIQUE
avait certainement trouvé le germe dans la philosophie de la nature de
Schelling, venait démontrer que cette réalité sensible, dont le matéria-
lisme prétend faire Tunique réalité, est autant le produit de notre orga-
nisation que des impressions extérieures. Elle apprenait à discerner
dans la connaissance du monde physique la part du sujet et celle de
l'objet. Helmholtz, le plus éminent disciple de Jean Mûller, dévelop-
pant les vues de son maître dans ses admirables analyses des percep-
tions de la vue et de l'ouïe, démêla sans peine le rapport de la doctrine
nouvelle avec les théories du subjectivisme kantien. Dès 1855, dans un
premier essai « sur la vision chez l'homme », il déclare expressément
que la critique de la connaissance s'impose au savant aussi bien qu'au
philosophe ; que les leçons de Kant ne conviennent pas moins au pre-
mier qu'au second ; et que la théorie physiologique de Jean de Mûller
ne fait que confirmer, sur un point particulier, la doctrine plus géné-
rale de l'idéalisme critique, la théorie des formes à priori de la repré-
sentation.
Mais ce langage était trop nouveau pour l'oreille des savants : il ne
fut entendu qu'après que la publication de l'Optique physiologi-
que (1867), en consacrant définitivement le génie de l'expérimentateur,
eut ajouté une autorité nouvelle aux déclarations du philosophe.
L'explication empirique de nos perceptions d'étendue s'inspirait
trop directement, dans cet important ouvrage, des enseignements de
l'esthétique et de l'analytique transcendantales, pour que l'attention des
savants ne se tournât pas vers la philosophie critique. Elle y était
d'ailleurs ramenée, vers le même temps, par l'ingénieuse et profonde
étude de Zollner « sur les comètes » (1865). L'éminent professeur de
Leipzig y découvrait aux regards étonnés des physiciens que la plu-
part des grandes découvertes de notre siècle en astronomie, en zoo-
logie, en minéralogie ont été pressenties ou devancées par le génie in-
vestigateur de Kant. Et, comme Helmholtz, au nom de la science
autant que de la philosophie, il n'hésitait pas à opposer la vérité de
l'idéalisme critique aux prétentions du dogmatisme matérialiste.
On n'eut pas de peine à reconnaître alors que la théorie de l'équiva-
lence mécanique des forces dont Robert Mayer avait jeté les premiers
fondements en 1842, que les recherches de Riemann sur la métagéo-
métrie, que les principes et les méthodes enfin du darwinisme étaient
également conformes non seulement à l'esprit, mais encore aux dé-
clarations expresses de Kant, tandis qu'elles avaient échappé ou même
qu'elles étaient contraires aux enseignements des interprètes les plus
autorisés jusque-là du matérialisme. Helmholtz s'appliqua et réussit à
faire cette démonstration dans les multiples discours qu'il eut l'occa-
sion de prononcer devant les savants '.
L'action de Kant ne s'exerçait pas moins sur les philosophes que sur
les savants. Aux uns comme aux autres, elle promettait un traité de
i
Voir la collection de ses Vortràge en 3 volumes (2* édition. 1876).
ANALYSES. — benno erdmann. Philosophie in Deutschland. 109
paix qui ne devait rien coûter à la dignité, à l'indépendance des deux
parties.
L'hégélien Noack, le positiviste Twesten n'hésitèrent pas à revenir
à la doctrine du vieux maître, que ses successeurs leur avaient trop
fait oublier. L'historien Zeller se rangea résolument sous la bannière
de Kant, et publia son court, mais significatif opuscule « sur l'impor-
tance et Fobjet de la théorie de la connaissance » (1862). Mais c'est
Lange (1866) qui eut surtout, l'honneur de communiquer l'impulsion
décisive aux intelligences philosophiques. Il flattait le goût du temps,
en présentant ses idées sous la forme de l'histoire. Il ménageait leurs
dispositions sceptiques, en écartant scrupuleusement l'appareil du sys-
tème, en se montrant plus soucieux de les faire penser par eux-mêmes,
que de leur exposer ses propres pensées; et surtout, il était profondé-
ment dominé par le même besoin qui les tourmentait eux-mêmes, celui
d'une philosophie capable de faire, sans restriction d'aucun genre, leur
part légitime aux besoins du cœur et à ceux de l'entendement.
La même année où l'Histoire du matérialisme de Lange traduisait
avec tant de pénétration et d'éloquence les communes aspirations des
intelligences philosophiques, la Morphologie générale de Haeckel et
l'Optique physiologique de Helmholtz les exprimaient de leur côté
sous des formes différentes, mais avec une égale énergie. On peut dire
qu'avec l'année 1866 une période nouvelle commence pour l'histoire de la
pensée philosophique. La conscience du siècle sait ce qui lui manque,
ce qu'elle veut. Elle est édifiée sur l'égale insuffisance du dogmatisme
matérialiste et du dogmatisme idéaliste qui l'a précédé. Elle a com-
pris que l'expérience n'est pas tout. Mais elle sait aussi que rien de
solide ne s'édifie sans elle, et surtout contre elle. Elle condamne éga-
lement et le mépris des faits et le dédain des hypothèses, et impose
au savant aussi bien qu'au philosophe l'obligation rigoureuse de tenir
compte et des uns et des autres. Aussi voyons-nous désormais les
savants se complaire aux théories que proscrivait impitoyablement
l'empirisme de leurs devanciers. Les Annales de Poggendorff qui
avaient en 1842 refusé l'hospitalité de leurs colonnes au premier mé-
moire, où Robert Mayer ébauchait sa grandiose hypothèse, accueillent
avec faveur des essais comme celui de Pfaundler <t sur la lutte pour
l'existence entre les molécules. » Est-il nécessaire de rappeler le mo-
nisme de Haeckel, et le mélange contradictoire qu'il présente d'un mé-
canisme qui bannit toute finalité et d'un spiritualisme qui associe la
vie et la pensée à toute matière? L'exemple de Classen et celui de Zôll-
ner, entre mille autres, ne témoignent pas d'une manière moins surpre-
nante de l'union, désormais indissoluble, dans les intelligences scienti-
fiques de l'Allemagne, de la curiosité spéculative et de la rigueur
scientifique.
De leur côté les philosophes n'y manifestent pas avec moins d'énergie
le besoin d'un rapprochement avec la science expérimentale. Nulle
doctrine n'a plus chance de leur agréer, qui ne commence par tenir
HO REVUE PHILOSOPHIQUE
compte de toutes les découvertes de la science contemporaine. Et si la
philosophie de Hartmann et celle de Dûhring réunissent de si nom-
breux adhérents, si la métaphysique de Lotze et celle de Fechner ren-
contrent aujourd'hui la faveur qui avait fait défaut à leurs débuts,
c'est qu'elles satisfont mieux que les philosophies précédentes à ces
besoins nouveaux des esprits.
Mais tous ces essais, quelque distingués qu'ils soient, trahissent plu-
tôt la tendance générale qu'ils ne la satisfont. Ainsi que nous le disions
en commençant, la conscience philosophique du présent cherche encore
sa voie. Aucune des doctrines qui la sollicitent n'a réussi à rallier la
majorité des intelligences.
Un coup d'oeil jeté sur l'état actuel des études philosophiques nous
aidera, du moins, à pressentir dans quelle direction nouvelle la pensée
est résolue à chercher et paraît avoir le plus de chance de rencontrer
la vérité compréhensive qu'elle poursuit.
Les découvertes de la physiologie des sens et l'opposition au matéria-
lisme, qui ont tant contribué au réveil philosophique dont nous sommes
témoins, sont particulièrement favorables aux progrès de la psychologie
et de la théorie de la connaissance. Les branches de la psychologie,
dont la culture comporte le plus aisément l'intervention de la science ,
sont aussi celles qui ont pris les plus rapides développements; et c'est
aux recherches de la psychologie physiologique, de la psychophysique
de la psychopathologie, comme aussi à celles de la psychologie com-
parée, tant encouragée par la doctrine de l'évolution, que sont dus les
meilleurs chapitres de la psychologie nouvelle. Dans un autre sens, les
travaux philologiques et ethnographiques de Steinthal et de son école
ont éclairé d'une plus vive lumière les processus supérieurs de la
pensée; et la théorie des sentiments a été renouvelée par les péné-
trantes analyses des disciples de Schopenhauer et de Darwin. La pré-
pondérance accordée aux penchants sexuels trahit l'influence du
premier, comme l'attention plus grande donnée aux penchants so-
ciaux est due à l'action du second. C'est à la psychologie de Herbart
que se rattachent, le plus ordinairement les nouveaux investigateurs :
ainsi Fechner et les disciples qu'il compte parmi les physiologistes,
Lotze et les psychologues de son école. Mais on écarte d'ordinaire les
principes métaphysiques et la méthode mathématique de Herbart.
Disons plus : la métaphysique d'une manière générale est sévèrement
bannie des recherches psychologiques, malgré l'exemple contraire
de Lotze et de Fechner. C'est à la dérobée et comme par manière
d'acquit qu'on hasarde dans un chapitre final quelques considérations
métaphysiques.
Tandis que la psychologie marche avec indépendance dans la voie
des découvertes, la théorie de la connaissance se résigne d'ordinaire à
n'être qu'un commentaire de la doctrine kantienne. A la libre interpré-
tation, à la respectueuse critique dont la première édition du livre de
ANALYSES. — benno ERDMANN. Philosophie in Deutschland. 111
Lange nous offre encore l'exemple, a succédé insensiblement un com-
mentaire littéral et servile, une sorte de religion de Kant, qui, dans ces
dix dernières années, a paru menaçante pour la liberté des esprits. Et
l'on comprend qu'une réaction n'ait pas tardé à se produire, qui a de-
mandé surtout ses armes à l'empirisme anglais soit des précurseurs de
Kant, soit de l'époque contemporaine, et qui a su habilement profiter
de l'interprétation trop métaphysique que certains commentateurs ont
donnée de la pensée critique.
Mais ni Locke ni Hume ne contiennent plus que Kant la vérité totale
et définitive. L'avenir appartient à la théorie de la connaissance, qui
saura utiliser les riches matériaux préparés par la science de notre
temps, et s'appuyer en même temps sur le principe fondamental du
kantisme, à savoir que les limites de l'expérience sont aussi celles de
la connaissance.
Nous donnerons le nom de criticisme à cette doctrine nouvelle, qui
relève bien de la critique de Kant, mais pour la continuer librement ;
Zeller, Helmholtz et Lange en sont les principaux représentants.
La logique a été dans ces dernières années moins cultivée en Alle-
magne qu'en Angleterre; mais des signes certains annoncent qu'elle
ne tardera pas à tenir la place que réclament pour elle les récentes
transformations des méthodes scientifiques, soit dans les sciences
expérimentales, soit en mathématiques, soit en biologie. La logique
anglaise, surtout celle de Mill, s'est trop exclusivement occupée de
l'induction expérimentale. D'ailleurs la logique de Jevons, avec ses
formules algébriques, entreprend de se substituer à la logique induc-
tive de Stuart Mill. S'il est permis de prévoir l'issue du débat, il semble
bien que l'opposition de Mill à l'apriorité du principe de causalité ne
permettra pas de conserver sa théorie de l'induction, ni, par suite, sa
doctrine du syllogisme. Il ne paraît pas, d'un autre côté, que la logique
algébrique de Jevons, qui supprime toute différence qualitative entre
les concepts, ait des chances sérieuses de se faire accepter par les
logiciens de l'avenir.
Les mêmes causes qui ont amené la transformation de la psycho-
logie ne pouvaient manquer d'agir sur l'esthétique et la morale.
La théorie de la section dorée de Zeising, surtout les travaux d'Helm-
holtz et de Fechner, ont ouvert à l'esthétique des voies entièrement
nouvelles. L'influence des vieilles écoles n'en reste pas moins plus sen-
sible ici qu'en psychologie. Hegel, Herbart et Weisse ont trouvé des
continuateurs dans Vischer, Zimmermann et Lotze; ce dernier, parti-
culièrement, ne le cède en rien à son maître. L'esthétique de Scho-
penhauer trouve surtout des adeptes parmi les musiciens. En résumé,
la confusion, la lutte des écoles et des doctrines est très sensible en
esthétique ; et l'on comprend le cri de désespoir qu'un tel spectacle
arrache à l'historien Vischer.
L'éthique est dans une situation encore plus lamentable. L'étude en
est presque partout abandonnée. Dans les universités môme, où autre-
412 REVUE PHILOSOPHIQUE
fois la philosophie pratique avait une chaire spéciale, l'enseignement
de l'éthique est parfois complètement sacrifié. Les auteurs qui ne dé-
daignent pas de revenir à la science délaissée s'occupent plus d'ana-
lyser les causes de nos actions que d'en déterminer les règles. L'éthi-
que fait place à la psychologie et à une psychologie qui s'inspire avant
tout du pessimisme de Schopenhauer, et se plaît à développer après lui
l'incontestable, bien que douloureuse vérité, que l'humanité, vue dans
l'ensemble, est aussi mauvaise que malheureuse. Ajoutons, pour com-
pléter ce tableau, que l'étude de l'éthique est devenue tout à fait étran-
gère à celle du droit et de l'économie politique ; et l'on paraît avoir
oublié que la jurisprudence a ses racines dans la morale.
L'histoire de la philosophie bénéficie de cet abandon de la philoso-
phie pratique. Elle tient dans l'enseignement des universités la place
qu'on refuse à cette dernière, et qu'on marchande aux autres études
philosophiques. Le tiers des leçons, au moins, lui est consacré ; et il
est même arrivé plus d'une fois qu'elle a occupé exclusivement les
leçons de tout un semestre.
L'état de la métaphysique n'est pas beaucoup plus satisfaisant que
celui de l'éthique. Elle est peu enseignée dans les universités. Les
doctrines du passé n'y ont pas encore été remplacées par des théories
vraiment en harmonie avec les découvertes et les besoins du temps.
On y peut discerner pourtant deux mouvements de recul et deux mou-
vements en avant.
Les anciennes doctrines, avec un succès très inégal sans doute, con-
tinuent leur oeuvre de propagande. Bien que ]e nombre de leurs adhé-
rents aille tous les jours diminuant, elles étonnent et irritent par leur
stérile persévérance. La défaveur qui s'attache à leurs doctrines su-
rannées rejaillit sur la métaphysique en général. Elles contribuent
ainsi d'une manière indirecte au succès du positivisme. La doctrine
de Comte, malgré les contradictions que l'histoire et la théorie de
l'évolution lui opposent, voit le nombre de ses partisans en Allema-
gne s'augmenter tous les jours. Elle plaide, avec l'empirisme comme
avec la critique de Kant, la cause de l'expérience ; comme eux, elle
soutient que toute nôtre science est bornée aux phénomènes. Mais elle
ne voit pas que le phénoménalisme ne peut se suffire à lui-même -, et
qu'il a son fondement nécessaire dans une doctrine métaphysique, qui,
sans doute, ne doit rien avoir de commun avec le dogmatisme trans-
cendant d'autrefois. La polémique du positivisme, comme celle de
Hume, ne vaut que contre les erreurs de l'ancienne métaphysique :
elle laisse intacts les droits de la métaphysique future. Comme le ra-
tionalisme transcendant des écoles auxquelles il succède, le positivisme
constitue donc un recul pour la pensée philosophique.
A.u contraire, les doctrines dont nous allons parler maintenant la
sollicite en avant, bien que dans des directions différentes. Le succès,
populaire en quelque sorte, des deux philosophes berlinois Edouard
de Hartmann et Duhring, ne saurait faire oublier pourtant que la
ANALYSES. — pietro siciliani. La scienza delVeducazione. 113
critique de la connaissance aussi bien que la science font entendre
contre les deux doctrines des protestations énergiques. On leur re-
proche également tantôt d'imiter le matérialisme , en voulant faire
sortir la conscience de son contraire, soit de l'inconscient, soit de la
matière; tantôt de se rapprocher de l'ancien dogmatisme et de pro-
fesser sous des formes diverses l'identité de l'être et de la pensée ;
enfin de se mettre trop souvent en flagrante opposition avec les affir-
mations les plus incontestées de la science.
La philosophie de Fechner et celle de Lotze ne prêtent pas à d'aussi
graves objections. Mais elles s'inspirent trop volontiers des enseigne-
ments métaphysiques du passé, pour n'être pas suspectes à priori à
la majorité des esprits. Elles n'en constituent pas moins le plus re-
marquable effort qui ait été tenté pour concilier la métaphysique avec
les exigences de la théorie de la connaissance et les récentes décou-
vertes de la science.
Cela est surtout vrai de la philosophie de Lotze, qui grandit tous les
jours dans l'estime des penseurs pénétrants et instruits, et qui aurait
certainement rallié un plus grand nombre d'adhérents, si elle avait su
se montrer aussi équitable et symphatique à toutes les nouveautés
de la science contemporaine qu'elle avait su l'être autrefois aux décou-
vertes de la biologie mécanique.
Le mysticisme ardent et l'imagination aventureuse de Fechner sont
encore moins faits pour lui concilier les sympathies des savants, et
Riemann, dont l'adhésion n'a, du reste, été connue qu'après sa mort,
n'a pas trouvé jusqu'ici d'imitateurs.
Quoi qu'il en soit de l'insuccès de ces tentatives, tout présage que le
siècle n'attendra pas longtemps la métaphysique qui doit répondre à
ses besoins divers. Les philosophes et les savants en rassemblent, en
préparent à l'envi les matériaux. Jamais la science ne s'est portée avec
plus de passion et de succès vers les explications synthétiques; jamais
la philosophie n'a scruté avec plus de persévérance et de méthode les
principes et les conditions de la certitude. Des deux côtés s'élaborent,
avec autant de scrupule que de zèle, les matériaux de la métaphy-
sique, qui ne servira pas moins les intérêts de la vraie religion que
ceux de la science et de la moralité. Elle réalisera sans doute dans la
conscience humaine une révolution aussi profonde et aussi féconde,
que fut à son heure la révolution opérée par le christianisme.
D. Nolen.
Pietro Siciliani. — La. scienza dell'educazione nelle scuole
ITALIANE GOME ANTITESI ALLA PEDAGOG1A ORTODOSSA. Bologne, 1879,
1 vol. de 214 pages.
Ce n'est pas seulement en France que les questions d'éducation et
de pédagogie générale sont à l'ordre du jour. Sans parler de l'Angleterre
et de l'Allemagne, où elles ont toujours préoccupé les esprits, voici
TOME X. — 1880. 5
114 REVUE PHILOSOPHIQUE
l'Italie qui, jusqu'ici un peu en retard, s'engage à son tour sur ce
terrain. Tandis que M. L. Ferri, en racontant les trois premières années
d'une enfant, cherche dans l'analyse des âmes enfantines les principes
d'une éducation naturelle, un professeur de l'Université de Bologne,
M. Siciliani, essaye d'organiser la science pédagogique, d'en régler les
méthodes, d'en établir les lois générales.
Le livre de M. Siciliani est le résumé d'un cours professé pendant
trois ans, de 1877 à 1879, dans la chaire de philosophie de Bologne. Il a
par suite les caractères plutôt d'un programme un peu bref que d'un
traité complet et approfondi sur la matière. En le publiant quelques
jours après l'apparition de l'Encyclique Mterni Patris sur la restaura-
tion de la philosophie chrétienne, l'auteur a voulu opposer les efforts
d'une pédagogie vraiment scientifique, toujours en mouvement et en
progrès, aux prétentions de la pédagogie orthodoxe, emprisonnée et
immobilisée dans ses formes vieillies. Attaqué vivement pour cet acte
de hardiesse par la Civilta catholica et les autres journaux de l'Italie
cléricale, M. Siciliani mériterait déjà, rien qu'à ce titre, l'attention
bienveillante de tous les esprits critiques et libéraux.
Il s'est rencontré parfois des savants qui ne parlaient qu'avec
timidité et réserve de l'utilité de leur science. Par exemple, on a pu
reprocher non sans raison à la Logique de Port-Royal de ne pas être
assez éprise d'elle-même, de ne pas croire suffisamment à l'efficacité
de ses préceptes. Ce défaut n'est pas celui de M. Siciliani. Peut-être,
pour faire valoir l'intérêt des études pédagogiques, n'était-il pas néces-
saire de pousser les choses jusqu'à dire que la pédagogie est la
première des sciences, « la science par excellence du siècle ». Il est
vrai que, quand il s'agit de fonder une science nouvelle, l'enthousiasme
n'est jamais de trop. Il n'est pas inutile d'avoir une foi très vive dans
l'avenir de la pédagogie, et il est excusable même de le dire avec
emphase, quand on a à lutter contre l'indifférence ou les préjugés.
En Italie comme en France, le mot de pédagogie est encore froidement
accueilli, et, comme le dit M. Siciliani, « il sonne comme le mot pédan-
tisme. »
Après un préambule où il montre l'importance de l'éducation et la
compare à une sorte de sélection artificielle exercée sur l'homme par
l'homme lui-même, M. Siciliani indique les grandes divisions de son
cours, divisions qui correspondent précisément aux trois parties de la
science pédagogique telle qu'il la conçoit, la pédagogie historique, la
pédagogie théorique, la pédagogie appliquée.
I. Pédagogie historique. — C'est la partie la plus facile du sujet, mais
celle aussi qui comporterait le plus de développement, vu le nombre et
la variété des systèmes d'éducation. M. Siciliani semble s'être contenté
de suivre rapidement à travers les siècles la marche et les progrès de
l'idée pédagogique, en rattachant les diverses doctrines aux grandes
I i iodes de la civilisation. Après quelques mots sur l'éducation orien-
tale, qui a pour irait caractéristique d'être religieuse et théooratique, et
ANALYSES. — PiETRO siciliani. La scienza dell'educazione. 115
qui ne songe à former ni l'homme ni le citoyen; — sur l'éducation
grecque et romaine, qui est surtout politique et nationale et qui a pour
idéal le citoyen : — M. Siciliani arrive à la civilisation chrétienne et
cherche à en donner la formule. Il lui fait honneur d'une notion nou-
velle, « radicalement révolutionnaire », la notion de la « sainte person-
nalité humaine ». Avec le christianisme donc, l'humanité aurait pour la
première fois conçu l'idée d'élever l'homme, l'individu, et la tâche des
temps modernes serait de développer cette conception.
, Dans son cours, M. Siciliani a dû nécessairement appuyer ces consi-
dérations générales sur un grand nombre de faits et d'observations;
dans son livre, le tort de ces grandes généralisations est de paraître un
peu vagues, comme jetées en l'air, sans fondement solide.
Sur les doctrines pédagogiques des temps modernes, M. Siciliani ne
donne guère plus de détails. Ses jugements sont trop rapides, trop
écourtés, pour pouvoir être discutés sérieusement. Il présente au lecteur
le sommaire de ses leçons, mais il ne lui apprend pas assez ce qu'il y
a dit. On voit seulement qu'il a étudié avec soin, avec une certaine
érudition, les pédagogues anglais, allemands, suisses et français, et
cette esquise incomplète donne le désir de connaître le tableau lui-
même. Espérons que les encouragements qu'il a déjà reçus décideront
M. Siciliani à publier intégralement l'ensemble de ses leçons sur l'his-
toire de la pédagogie.
Quant aux conclusions qu'il tire de ses études historiques, les plus
importantes sont celles-ci : 1° Il y a une véritable solidarité entre les
progrès de la pédagogie et le développement de la notion philoso-
phique de la personnalité humaine. 2° La pédagogie moderne tend à
se débarrasser de plus en plus du joug de l'autorité et à se rapprocher
de la science et de la nature.
II. Pédagogie théorique. — Ici, M. Siciliani insiste d'abord sur la
nécessité de considérer la pédagogie comme une partie de la sociologie,
dont elle est un organe essentiel K L'éducation est un problème social,
et ceux qui l'oublient sont « un anachronisme vivant ».
Ce qu'il tient à établir en second lieu, c'est que la pédagogie est une
science, une science dérivée il est vrai, qui a pour principes d'une
part la physiologie , l'anthropologie , la psychologie et la logique,
d'autre part le droit et la morale. Une série de leçons ont été consacrées
par le professeur à établir les rapports de ces diverses sciences avec
la théorie de l'éducation. M. Siciliani, comme un grand nombre de ses
compatriotes qui s inspirent avec une ferveur enthousiaste de la
philosophie anglaise contemporaine, ne veut entendre parler que de
psychologie positive, de logique positive. « La psychologie positive,
dit-il, montre que les fonctions psychiques se forment, se spécifient,
1. M. Siciliani a déjà développé ses idées sur ce point dans un ouvrapo
intitulé Darwinismo, socialismo e soeiologia moderna, Uologne, 2« édition, 1X7'.).
Voyez le chapitre intitulé : La scienza delV educazione nella societa moderna
di [roule alla queslioue sociale.
\{Q REVUE PHILOSOPHIQUE
s'individualisent, en vertu de la grande loi de l'association et de la
division du travail. Et Ton comprend sans peine qu'il serait impossible
de régler le développement de l'activité psychologique sans une con-
naissance complète et exacte des lois qui président à l'évolution de
chaque faculté. » Mais il y a longtemps que l'on sait que les facultés de
l'âme progressent peu à peu, et l'on n'a pas attendu la psychologie
positive pour le dire. Il arrive quelquefois à M. Siciliani de prendre
pour des nouveautés originales de vieilles idées dont la forme seule
est changée.
Reconnaissons pourtant que personne jusqu'ici n'avait fait un effort
aussi systématique pour énumérer et classer les sources diverses, les
principes et les conditions de la pédagogie.
Dans une autre série de leçons, M. Siciliani s'occupe de classer les
systèmes pédagogiques. Peut-être eût-il été plus naturel et plus logique
qu'il rattachât à la pédagogie historique et non à la pédagogie théorique
cette partie de ses recherches. Il est vrai que, négligeant les détails,
l'auteur a voulu seulement réduire toutes les méthodes à un petit
nombre de types. Pour opérer cette réduction, il se demande com-
ment les divers systèmes répondent à ces trois questions :
1° Quelle est la nature de la volonté?
2" Quels sont les caractères de la plasticité psychique ?
3" Quel est le but de l'éducation ?
D'après ces principes de classification , M. Siciliani croit pouvoir
compter trois doctrines pédagogiques essentielles , qu'il appelle la
pédagogie orthodoxe, celle des Jésuites, la pédagogie mécanique, qui
implique la négation absolue de la responsabilité morale, enfin la péda-
gogie psychologique, qui est la bonne. Avouons que cette classification
nous parait arbitraire et superficielle, qu'elle ne va pas au fond des
choses, qu'elle ne tient pas compte de la diversité des systèmes. Ici
encore, on regrette l'insuffisance des explications ; on regrette de
n'avoir qu'un résumé succinct à lire au lieu d'un cours détaillé à entendre.
Qu'est-ce par exemple que cette pédagogie mécanique que l'auteur
rapporte à Rousseau? Il explique ensuite ce qu'il entend par pédagogie
psychologique, quoique l'expression soit assez mal faite : il y a tant de
tendances opposées en psychologie. D après lui, elle part d'un fait de
concience, « la notion lumineuse de la personnalité; j elle tend à une
fin, qui est « la fin morale par excellence ». M. Siciliani n'est pas, tant
s'en faut, un fataliste : il admet un concept positif de la liberté. La
question du libre arbitre est à ses yeux « la question de vie ou de mort
de la pédagogie », et il la résout dans le sens de l'affirmation, consi-
dérant la liberté morale comme le principe de l'école à laquelle il
appartient, l'école de la démocratie individualiste.
Après avoir combattu en passant la théorie d'Auguste Comte et de
M. Herbert Spencer, qui demandent que l'éducation individuelle soit
comme modelée et calquée sur l'ordre de l'évolution spécifique de
l'humanité, M. Siciliani indique sans les développer les sujets d'études
ANALYSES. — pietro siciliani. La scienza dell'educazione. 117
qui complètent son cours de pédagogie théorique : 1" la force de l'héré-
dité ; i° le tempérament individuel (au point de vue physique) ; 3J le
caractère individuel (au point vue moral).
III. Pédagogie appliquée. — Nous ne pouvons suivre M. Siciliani dans
tous les développements de cette troisième partie, qui est de beaucoup
la plus intéressante et la plus riche. Contentons -nous de signaler
quelques-unes de ses opinions sur l'organisation de l'instruction à
différents degrés l.
L'instruction primaire, celle que l'on reçoit dans la famille, dans la
petite école (la scoletta) et dans l'école primaire, préoccupe à juste
raison M. Siciliani. Il en exclut le catéchisme religieux , mais il y
introduit le catéchisme moral. « Si l'État a le devoir, dit-il, d'exclure
de l'école primaire le catéchisme religieux et par suite la faculté de
supprimer toute école qui n'est pas organisée laïquement, il a aussi le
droit et en même temps le devoir d'imposer un catéchisme moral. »
L'école sera donc laïque, mais elle ne sera pas pour cela une école
irréligieuse, comme on le prétend. « Fondée sur les principes de la
science, elle sera une école naturellement et rationnellement reli-
gieuse. » L'école primaire sera obligatoire, mais elle ne sera pas gra-
tuite : la famille doit payer la rétribution scolaire. La liberté d'ensei-
gnement entendue dans son sens absolu est « une erreur très grave ».
M. Siciliani est de ceux qui croient que la liberté d'enseignement est
un danger pour l'État, un attentat à ses droits, et que nous ne devons
nullement la liberté à ceux qui ne s'en serviraient que pour préparer
notre servitude intellectuelle et politique.
Quant aux méthodes d'enseignement , M. Siciliani souhaite une
liberté absolue pour l'instruction supérieure, une liberté très limitée
pour l'instruction primaire, et il expose avec une grande force les rai-
sons de cette différence.
Dans l'enseignement secondaire, il s'efforce de tenir la balance égale
entre les réalistes et les iiumanistes, entre l'enseignement technique
et l'enseignement classique.
Dans l'enseignement supérieur, M. Siciliani, entre autres innovations,
réclame l'institution dans toutes les universités d'une chaire de péda-
gogie. Il voudrait que l'on fît ailleurs, avec l'autorité d'un titre officiel,
ce qu'il a tenté à Bologne par une initiative toute personnelle et toute
spontanée. Il est intéressant de remarquer que presque partout à cette
heure, dans les grands pays civilisés, le même vœu se fait jour et qu'on
réclame de divers côtés l'établissement d'un haut enseignement péda-
gogique. Cette année même, on a organisé à l'Université de Cambridge
1. M. Siciliani donne pour épigraphe à la 3i partie de son livre cette phrase
de Leibnitz : « Je me chargerais de changer le monde si je pouvais changer
l'éducation des générations naissantes. >- Leibnitz n'a pas parlé aussi empha-
tiquement. Voici le texte exact de ses paroles : Cogitanti mihi de rationibus
procurandi publiai boni, succurril sane eniendatum tri humanum </enus educa-
tione juventutia in melius informata. (Leibnitz, éd. Dutens, t. VI, p. (35.)
118 REVUE PHILOSOPHIQUE
une série de conférences de pédagogie, qui auront pour sanction en
juin prochain des examens appropriés. Ajoutons que le plan suivi à
Cambridge est exactement celui de M. Siciliani. M. Robert Hébert
Quick, connu pour un livre intéressant, Essays on Educational refor-
mas, s'est chargé, dans la première partie du cours, de l'histoire de
l'éducation. M. James Ward expose la théorie, et M. J. G. Fitch la pra-
tique de l'éducation . M. Siciliani ne pouvait pas désirer pour ses idées
une confirmation plus éclatante : il regrettera seulement qu'elle lui
vienne de l'Angleterre et non de l'Italie.
Louons aussi chez M. Siciliani la façon tout à fait pratique dont il a
organisé un enseignement qui lui est cher. Il ne s'est pas contenté de
parler devant des, élèves plus ou moins attentifs : il les a excités à
travailler sous sa direction, à résoudre dans des devoirs écrits les pro-
blèmes de la pédagogie générale ou appliquée. « Les leçons ex cathedra,
dit-il, sont comme des nuages. » Aussi a-t-il multiplié autour de lui les
conférences, les exercices scolaires, les travaux personnels. Il suffit de
parcourir la liste qu'il nous donne des dissertations de ses élèves pour
se convaincre que, pendant ces trois dernières années, on a utilement
et sérieusement travaillé autour de la chaire dé l'Université de Bologne,
à l'exemple du maître. Voici quelques-uns des sujets qui ont été traités :
La psychologie de l'enfance; Les fondements psychologiques de la
[«■dagogie ; Le matérialisme et le spiritualisme dans leurs rapports
avec la science de l'éducation ; Uéducation religieuse dans les écoles
primaires, etc., etc. Pour encourager et exciter davantage encore l'ému-
lation qu'il a su faire naître, M. Siciliani demande au gouvernement de
son pays l'institution d'un diplôme spécial d'études pédagogiques.
Ayant attiré et groupé autour de lui un certain nombre de jeunes
hommes et de jeunes filles, il voudrait obtenir pour eux un encourage-
ment officiel, une autre récompense que celle qu'il leur a octroyée lui-
môme en publiant leurs noms dans une note de son livre.
Mais le professeur lui aussi mérite les encouragements de tous
ceux qui s'intéressent à la science et à l'art de l'éducation, pour son
zèle communicatij, pour l'ardeur et la générosité de ses idées. Nous
sommes d'autant plus disposé à ne pas lui marchander l'expression
de nos sympathies que lui-même, très bien informé de tout ce qui se
fait à l'étranger, témoigne en plus d'un endroit de ses propres sympa-
thies pour la France, pour la philosophie française. Sans doute nous
pourrions nous permettre de reprendre quelque chose dans son style,
un peu trop imagé, plus italien que philosophique et qui affecte les
formes du journalisme plutôt que celles d'une sévère composition
scientifique. Mais ces défauts sont bien rachetés par la sincérité et
L'élan de la pensée, chez un écrivain qui ne risque pas d'être jamais
atteint de cette maladie dont Tocquevilla disait: « La plus grande
maladie de l'àme, c'est le froid. •>
G. Co.MPAVHi';,
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
L. Foucou. — Les préliminaires de la philosophie. Caractère
actuel de la philosophie. Les quatre puissances sociales : pratique,
art, science, religion. Constitution de l'esprit humain. Constitution
de la science. Modes de connaissances employés par la science; les
sphères de la pensée. La méthode. La certitude. Division et classifica-
tion des sciences. Marche générale de la philosophie. —Paris, Adolphe
Reiff. 1879 (in-16, xiv-235 p.).
Le nouvel opuscule que vient de publier l'auteur de Y Aperçu d'une
nouvelle logique*, est empreint d'un caractère oratoire très accentué.
Comme forme, le style se laisse aller à des tournures qui rappellent
les paroles tombant de la chaire du professeur ou de celle du prêtre,
mais qui choquent dans un livre. A des négligences qui ne peuvent
être permises qu'à l'improvisation, s'ajoutent des incorrections typo-
graphiques, dont la multiplicité est assez grande, surtout en ce qui con-
cerne la ponctuation, pour gêner la lecture. Ces défauts accusent un
travail trop hàtif, et, d'autre part, M. Foucou suit de bien dangereux
modèles dans l'art d'écrire. Qu'il se garde surtout de Michelet, de la
phrase hachée et des anacoluthes! Ce n'est qu'à l'habileté la plus con-
sommée qu'il peut être donné de s'en servir.
Comme fonds, les amplifications banales, les lieux communs usés,
masquent malheureusenemt ce que la pensée peut avoir d'original. Par
là même, celle-ci se dérobe à la critique; on ne peut la saisir sous une
forme vraiment précise. D'ailleurs, à chaque instant, des réserves plus
ou moins justifiées ou des suggestions incidentes se dressent à côté de
la thèse principale ; enfin, chaque fois que se présente un sujet intéres-
sant de discussion, il est écarté, comme sortant du cadre de l'ou-
vrage.
Quel est ce cadre? On le voit assez par les titres de chapitres répétés
dans le titre du livre. Nous nous bornerons à remarquer qu'aux quatre
puissances ou fonctions sociales qu'il envisage, M. Foucou fait corres-
pondre quatre catégories de l'intelligence, le réel, le possible, le né-
cessaire et le parfait, et qu'il énumère de même quatre sphères de la
pensée, celles de l'apparence, des phénomènes, des idées, et enfin la
sphère mystique.
1. Voir le numéro de février 18^0, p. î't>.
|20 REVUE PHILOSOPHIQUE
Au reste, il est juste de reconnaître a l'auteur les plus louables
sentiments et les intentions les meilleures. Ce qu'il a écrit est en
somme, avec l'indication de quelques points de repère, une exhortation
au travail scientifique et philosophique et un appel à l'union des ef-
forts, à la conciliation des tendances. Mais le malheur veut que de telles
exhortations ou de tels appels n'éveillent guère l'attention que lors-
qu'ils tombent d'une plume très autorisée; autrement, l'humanité en
général, les penseurs en particulier, ne s'en soucient pas beaucoup
plus que de la mouche du coche. Si M. Foucou, en bornant le champ
de ses études, en concentrant ses forces sur quelques points particu-
liers, arrive à des résultats valables et parvient à se faire un nom,
son oeuvre d'hier pourra survivre-, aujourd'hui, elle est menacée d'un
prompt oubli. T.
B. R. Garofalo. — Di un critebio positivo della penalita. Leo-
nardi Vallardi. Napoli. Brochure in-8°, 92 pages.
M. Garofalo pense que les principes qui doivent être à la base du
droit pénal et servir à déterminer les peines ne sont pas reconnus
encore. Le code est le résultat de critères souvent hétérogènes, se
heurtant l'un l'autre et fondés non sur une commune base expérimen-
tale, mais plutôt sur les déductions des principes que fournissent des
théories abstraites souvent contradictoires et incertaines. Le système
actuellement en vigueur atteint-il du moins son but? Mais d'abord quel
est le but d'une peine? Les législateurs ne pourraient peut-être pas le
dire, et leur œuvre ne nous le laisserait pas deviner -, mais le bon sens
populaire ne s'y trompe pas, et, sans abstractions juridiques, il affir-
mera qu'une peine est bonne quand elle peut en premier lieu empê-
cher le coupable de commettre de nouveau son crime, en second lieu
ôter aux hommes mal disposés le désir de l'imiter, enfin maintenir
dans le public une vive aversion pour le crime puni. Bentham a claire-
ment formulé ces trois fins de la peine appelées par les Allemands pré-
vention spéciale, prévention générale et prévention indirecte. Malgré
les efforts des idéalistes, cette doctrine prévaut aujourd'hui.
Le système actuel, à ce point de vue, est tout à fait insuffisant. Au
point de vue de la prévention spéciale, les résultats sont déplorables.
Lombroso, en tenant compte des décès très nombreux chez les crimi-
nels ei des crimes dont les auteurs ne peuvent être découverts ou
punis, conclut qu'il n'y a presque aucun criminel mis en liberté qui ne
récidive. S'il y a là une exagération, elle n'est pas très importante. On
ne s'est pas rendu compte, en assignant des peines, de l'effet qu'elles
pouvaient produire. Au lieu d'établir une peine spéciale contre une espèce
déterminée de délits, après avoir vérifié par l'expérience que cette
peine était une sérieuse menace pour le délinquant, on se sert tou-
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 121
jours de la réclusion, que l'on inflige plus ou moins longue selon la
gravité attribuée au crime. De plus, les magistrats montrent une indul-
gence excessive. Aussi la quantité de crimes s'accroît-elle d'année en
année, dans toute l'Europe, et cette progression est surtout remarqua-
ble en Italie, où il se commet trois fois plus d'homicides qu'en Autriche,
quatre fois plus qu'en Prusse, cinq fois plus qu'en Suède, dix fois plus
qu'en Irlande, quatorze fois plus qu'en Danemark, seize fois plus qu'en
Angleterre. Il faut dire d'ailleurs qu'en Italie le système de procédure
offre trop de longueurs et donne à l'accusé trop de chances favorables.
Il est donc utile de trouver un fondement pour la loi pénale ; le fon-
dement ne saurait être la responsabilité morale, car, même si l'on
n'adopte pas le déterminisme absolu , il faut bien reconnaître qu'un
grand nombre de criminels sont poussés au crime par des causes orga-
niques. Or la responsabilité morale n'existe, d'après M. Garofalo, que
pour un acte exécuté en dehors du déterminisme.
Avant d'aborder l'étude des peines, M. Garofalo dit quelques mots
sur les remèdes préventifs indirects que l'Etat peut faire agir : l'édu-
cation, la vigilance, la religion. On sait comment Herbert Spencer, dans
son Introduction à la Science sociale, examine et combat l'opinion de
ceux qui voient dans l'instruction un remède à tous les maux de la so-
ciété. M. Garofalo n'attribue pas non plus à l'instruction une importance
exagérée. « Une plus grande instruction, dit-il, engendre, avec de nou-
velles idées, de nouveaux besoins auxquels on ne peut pas toujours
satisfaire honnêtement. » — « Il ne faut pas donner au problème de l'ins-
truction du peuple, dit-il encore, une importance égale au problème de
son éducation morale. L'instruction n'est point une panacée pour tous les
maux; elle n'a aucune efficacité pour la moralité du peuple, ni généra-
lement pour son bien-être économique. » L'Etat peut-il donner au
peuple une éducation morale? Il peut au moins atténuer l'effet de cer-
taines causes d'immoralité, telles que les boissons excitantes, les spec-
tacles de la cour d'assises, la vue des exécutions capitales, certains
récits des journaux. Pour ce qui concerne la vigilance, l'Etat pourrait
améliorer la police. Quant à la religion, le gouvernement pourrait sans
doute exercer une grande influence pour la maintenir en honneur et la
faire respecter. « Malheureusement les gouvernements libéraux croient
devoir encourager l'impiété pour s'accorder avec une de ces étranges
formules qui ont eu une fortune imméritée : que l'Etat doit être athée. »
D'un autre côté, le clergé rural en Italie est ignorant et immoral. Ainsi
est amoindrie ou détruite « l'immense force moralisatrice » que pourrait
avoir la religion. Il faut remarquer d'ailleurs que tous les dogmes chré-
tiens < ne sont pas en contradiction avec la science, mais avec des
hypothèses plus ou moins plausibles, » et que la morale séparée des
dogmes n'aurait plus d'influence sur le cœur de l'homme.
Tous ces moyens préventifs sont d'ailleurs insuffisants , et il faut
nécessairement appliquer des peines.
Pour trouver la règle qui nous permettra de les appliquer, il faut
-122 REVUE PHILOSOPHIQUE
observer d'abord que les délits ont deux caractères communs : 1° Il y
a opposition entre ces actes et le sentiment moral, et les principes de
la société : les délits portant atteinte à la sécurité ou à la liberté. 2" La
tolérance ou l'impunité les multiplient.
Il est important de chercher dans quelle mesure l'un et l'autre élé-
ment entrent dans une action coupable. Si nous pouvons former ainsi
des catégories de faits criminels et savoir l'intensité du péril qui leur
correspond, nous aurons le critérium positif de la pénalité. Le premier
élément du délit se mesure par le degré de crainte inspiré universelle-
ment par le fait criminel dans une période historique donnée. Sur le
second point, on peut déterminer le degré de perversité de l'accusé, qui
permet de prévoir la probabilité d'une récidive. En combinant ces deux
modes de classer les crimes ou plutôt les malfaiteurs, on arrive à la
classification cherchée, à celle qui nous donne le degré de la « temi-
bilità > des criminels, qui nous indique jusqu'à quel point on doit les
craindre et prendre des mesures contre eux. M. Garofalo arrive ainsi
aux quatre catégories suivantes, dans lesquelles il faut ensuite ranger
tous les actes criminels : \° crimes très graves qui suffisent à révéler
les criminels les plus redoutables ; il faut ici à la fois employer les
moyens d'intimidation les plus énergiques et rendre impossible la réci-
dive ; 2° délits légers commis par des criminels d'habitude, dont il faut
rendre peu probable la récidive (prévention spéciale); 3* crimes graves
dont les auteurs ne sont pas des criminels habituels : il s'agit surtout
ici d'empêcher l'imitation (prévention générale); 4° délits légers, dont
les auteurs ne sont pas des délinquants habituels : la peine devra être
un essai de correction (prévention spéciale).
Nous ne nous arrêterons pas sur les diverses peines proposées dans
ces divers cas par M. Garofalo, disons seulement qu'il est dans une
certaine mesure partisan de la peine de mort, qu'il considère comme
seule capable d'intimider la plupart des criminels, et qu'il s'oppose,
excepté pour la troisième catégorie de crimes mentionnée ci-dessus, à la
détention pendant un temps considérable et déterminé à l'avance, telle
qu'on la comprend actuellement. Notohs aussi que, d'après le principe
qu'il a posé, M." Garofalo admet qu'une tentative criminelle doit être
punie aussi sévèrement que le crime, quand il est évident que sans une
circonstance fortuite et imprévue le ciime aurait été accompli.
.M. Garofalo me paraît, sur bien des points, être dans le vrai; toute-
fois j'aurais quelques réserves à faire. Il a bien vu lui-même d'ailleurs
l'objection qu'on peut lui adresser. La justice est laissée entièrement
en dehors de son système. Il n'y a pas, dit-il, à se préoccuper de la
justice à propos de la punition. Peut-être en effet en viendra-t-on là un
jour, je l'ignore. M. Garofalo, qui note précisément ce fait que le délit
répugne au sens moral, qui attache tant d'importance, avec raison
d'ailleurs, à l'éducation morale du peuple, et qui s'occupe de l'effet
moral produit par les peines, ne craint-il pas de détruire dans une cer-
taine mesure l'horreur du crime, si aucune considération de justice,
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 123
si aucune idée d'expiation n'entrent dans l'application du châtiment ?
Il est vrai que la plupart des criminels sont déterminés à l'être, de
l'aveu de M. Garofalo. Resterait donc à savoir si le sentiment moral
ne peut pas s'appliquer tout aussi bien à nous faire blâmer ou louer
un acte déterminé ». Je crois qu'il en est ainsi, et que par conséquent
ni le déterminisme, ni même la théorie utilitaire, entendue au sens
large, ne doivent empêcher d'admettre dans la peine un élément moral.
Si d'ailleurs nous ne voulons que suivre le principe de M. Garofalo, je
me demande comment on pourra faire une distinction entre un cri-
minel et un fou incurable et pourquoi on ne guillotinerait pas les fous
dangereux dont la maladie est incurable. Ce serait là un procédé de
sélection fort efficace au point de vue de la prévention spéciale; mais
qui proposerait de le mettre à exécution? On se débarrasserait pourtant
ainsi de bouches inutiles, et on pourrait employer à des travaux utiles
les gens qui s'occcupent d'eux. N'est-ce pas seulement le sentiment
moral ou altruiste qui empêche d'agir aussi radicalement à leur égard,
ou encore une théorie utilitaire qui sait tenir compte de la nature
morale actuelle de l'homme.
Fr. Paulhan.
Le prime quistioni fisiologiche, prelezione del Dott. Luigi Lu-
ciani, professore ordinario di Fisiologia nella R. Università di Siena.
— Enrico Detken, Napoli e Roma. 1880. 22 p. in-8°.
Dans cette leçon d'ouverture, M. L. Luciani tâche d'écarter de la
physiologie toute métaphysique, spiritualiste ou matérialiste. Le maté-
rialisme et le spiritualisme peuvent également se concilier avec les faits
qui se résument dans la loi physiologique de la correspondance par-
faite et absolue de l'activité cérébrale et de l'activité psychique. Mais
ces deux systèmes sont en dehors de la science, parce qu'ils dépassent
l'expérience. Peut-on au moins accepter l'un d'eux comme une hypo-
thèse, et peut-on ainsi lui faire rendre quelque service à la science ?
Non. Sans doute l'hypothèse est très souvent utile, même quand elle
est fausse, mais c'est à la condition que l'expérience puisse intervenir
pour en déterminer la valeur. Ni le spiritualisme ni le matérialisme ne
sont vérifiables, car les phénomènes seuls nous sont accessibles, l'es-
sence nous échappe. M. Luciani parait bien admettre une réalité subs-
tantielle. Ses idées d'ailleurs sont nettes et fort acceptables en général,
mais elles ne seraient pas neuves pour les lecteurs de la Revue philo-
sophique; aussi n'insisterons-nous pas davantage.
1. On peut dire aussi que tout le monde ne croit pas à la détermination
nécessaire de la plupart des actes criminels, et que, au point de vue de la
prévention générale, l'effet tU; la punition ne serait guère diminué.
124 REVUE PHILOSOPHIQUE
La condizione fisica della coscienza, discussione fra i professori
F. Tocco e A. Herzen (Estratto dai Rendiconti della Societa Italiana
di Antropologia e Psicologia), 1879. — Firenze, 1880.
M. Tocco attaque quelques points des théories de Herzen sur les con-
ditions physiques de la conscience et sur la conscience de la moelle épi-
nière. D'après M. Herzen, comme on le sait, la conscience est liée à la
désintégration des centres nerveux; les deux choses n'en sont qu'une -,
mais comment expliquer ce lien entre deux phénomènes dont l'identité
n'est certes pas évidentes? D'un autre côté, Herzen, prenant une
moyenne entre les opinions extrêmes de Maudsley et de Lewes, admet
une certaine conscience obscure dans la moelle épinière ; mais, dit
Tocco, ou bien les mouvements coordonnés d'une grenouille décapitée
peuvent s'expliquer par un mécanisme compliqué de mouvements ré-
flexes, et alors on n'a que faire de la conscience; ou bien l'intervention
de la conscience est indispensable pour expliquer de tels mouvements,
et alors il faut admettre non une conscience générale et confuse, mais
une conscience bien plus déterminée et précise.
M. Herzen dit qu'il n'y a pas à se préoccuper de l'explication de la
conscience; il n'y a qu'à chercher les conditions de ses manifestations.
Or l'observation prouve que la désintégration nerveuse centrale produit
la conscience, en est la condition physique, quand cette désintégration
a une certaine intensité ou quand elle rencontre une certaine résistance.
Au sujet de la conscience de la moelle épinière, Herzen maintient ses
conclusions. D'après lui, les réactions habituelles de la moelle sont
dues à un mécanisme déjà parfaitement organisé; elles se font avec peu
de désintégration et beaucoup de rapidité, et se produisent inconsciem-
ment; les réactions non habituelles présentent des caractères opposés
et doivent sans doute s'accompagner d'un sentiment plus ou moins in-
tense de bien-être ou de mal-être. M. Tocco objecte que, pour savoir si
la conscience existe dans la moelle, il faudrait connaître les limites de
la désintégration des centres rachidiens, et nous ne les connaissons pas.
Les deux professeurs s'occupent aussi du monisme et du dualisme.
Herzen se déclaré monisle, mais il donne le monisme pour une induc-
tion probable, non pour un fait démontré. Pour lui, la question se pose
ainsi : de même que dans le monde inorganique on n'admet plus deux
essences différentes, la matière et la force, dans le monde organique,
pour des raisons analogues, on ne doit admettre aussi qu'une seule
essence. Tocco, qui accepte la loi sur les conditions physiques de la
conscience comme une généralisation physiologique probable, pense
qu'elles ne prouvent rien ni pour ni contre le monisme et qu'elle peut être
acceptée par les dualistes les plus déterminés. Il me parait avoir raison
sur ce point. La métaphysique d'Herzen me semble fondée sur une
fausse analogie, sur la comparaison qu'il établit entre le rapport de la
pile et de l'électricité, ou de la chaleur et du mouvement moléculaire
d'un côté, et le rapport de la conscience et de la désintégration ner-
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 125
veuse de l'autre. La force ne peut être opposée à la matière inorganique
comme l'esprit est opposé au corps, car l'esprit forme un groupe de
phénomènes particuliers, sensations, images, etc. La force n'en pré-
sente aucun, à notre connaissance du moins. Gela d'ailleurs ne saurait
rien enlever au mérite psychologique de M. Herzen, sur lequel je n'in-
siste pas, car tout le monde le connaît et l'apprécie *. Fr. Paulhan.
Alphonz Bilharz et Portus Dannegger. — Metaphysische An-
FANGSGRUNDE DER MATHEMATISCHEN AVlSSENSCHAFTEN , AUF GRUND-
lage der HELiocENTRisGHEN philosophie (Principes métaphysiques
des sciences mathématiques, fondés sur la philosophie héliocentri-
que). Sigmaringen, G. Tappen, 1880 (in-16, vm-97 pages, une planche
lithographiée, caractères gothiques).
M. Bilharz, docteur-médecin, a publié en 1879 (Stuttgart, J.-C. Cotta)
Der heliocentrische Standpunkt der W eltbetrachtung ; Grundlegun-
gen zu einer wirklichen Naturphilosophie (Le point de vue héliocen-
trique pour considérer le monde ; fondements d'une philosophie réelle
de la nature). Il s'adjoint aujourd'hui un. ingénieur pour appliquer son
système aux sciences exactes. L'opuscule dû à cette collaboration
comprend deux parties : l'une consacrée à la théorie de la connais-
sance, l'autre aux mathématiques. Cette dernière est un pur exposé
des principes des calculs différentiel, intégral, voire même des varia-
tions, avec des applications classiques à la géométrie et à la méca-
nique. Nous ne nous arrêterons pas à ce travail, où le point de vue
héliocentrique ne paraît guère utilisé, et que son auteur (p. 94) pré-
sente comme une préparation à la lecture des œuvres de Lagrange.
Mais nous ne saurions trop nous inscrire en faux contre l'assertion de
la préface (p. vu), d'après laquelle, depuis la mort de ce grand génie,
la mathématique serait restée essentiellement la même. Si grande que
doive toujours subsister l'admiration pour Lagrange, les directions par-
ticulières qu'il a essayé de donner à la science ont été dès longtemps
abandonnées, et, quant à la valeur propre des travaux de notre siècle
en mathématiques, l'âge prochain, qui seul pourra les juger sainement,
les égalera probablement au moins à ceux du xvne siècle.
Nous renoncerons aussi à tenter d'expliquer clairement à nos lec-
teurs ce que M. Bilharz entend par points de vue gèocentrique, péri-
géique, héliocentrique et cosmocentrique. Il nous faudrait nous éten-
dre au moins autant qu'il l'a fait, et l'on n'attacherait peut-être pas un
très grand intérêt à des représentations figurées, à des allégories plus
ou moins forcées, où se dépeint, suivant l'auteur, le processus de la
connaissance, mais qui en tout cas ne peuvent, par elles-mêmes, rien
I. Le travail de M. Herzen sur la loi physique de la conscience a été résumé
par M. Herzen lui-même dans la Revue philosophique, avril 1879. Consulter aussi
le compte rendu qui en a été fait dans le numéro de mai 1879, et la lettre
d'Herzen, dans le numéro de juin.
126 REVUE PHILOSOPHIQUE
établir ni rien démontrer. Nous nous contenterons d'examiner quel pas
croit avoir fait M. Bilharz depuis Kant et Schopenhauer.
Ce que le premier a exclu, comme chose en soi, de toute connais-
sance, se présente, pour le second, à la conscience comme volonté. Il
donne ainsi à l'expérience intérieure un contenu réel compris sous un
concept unique, et établit par là contre Kant l'existence de fait d'un
monde indubitablement métaphysique ip. 5).
Schopenhauer est donc, à proprement parler, le premier métaphysi-
cien ; son erreur a été de regarder la volonté comme une chose en soi ,
qui, comme telle, ne peut avoir aucune relation avec un sujet connais-
sant. C'est par là qu'il arrive à son concept de la volonté universelle
intelligible, lequel est une contradictio in adjecto (p. 7).
La volonté ne peut être l'essence des choses que parce qu'elle est, au
contraire, circonscrite. C'est un effort vers l'être (Drang zu Sein), que
l'on peut se figurer comme lié à un point déterminé, et que tout ce qui
existe extérieurement limite dans un cercle dont ce point sera le cen-
tre. La volonté rencontrée dans un sujet suppose donc une volonté
opposée-, c'est la relation réciproque du sujet et de l'objet.
La réunion de ces deux concepts épuise le monde; chacun d'eux
s'applique à une intensité d'être déterminée qui arrive àla conscience par
le chemin de l'expérience intérieure (sujet) ou extérieure (objet) (p. 10).
Les concepts de la chose en soi et de l'infini ne doivent être consi-
dérés que comme des moitiés de concept; il manque à chacun d'eux
un élément essentiel pour la représentation du concept.
L'univers se décompose en une pluralité infinie d'existences circons-
crites et en relation entre elles ; à chacune, comme sujet, la totalité de
toutes les autres apparaît comme l'objet réciproque. L'infinité de l'être '
se traduit ici dans le changement sans fin de l'espace et du temps,
formes sous lesquelles apparaît l'objet circonscrit (p. 11).
Le cercle de la volonté doit être regardé comme divisé en deux
moitiés correspondant à la réceptivité et à la spontanéité. L'effet de
l'objet inconnu en lui-même, a lieu sur la face réceptive (pure sensa-
tion) -, ce qu'on sent est inverse de l'objet réel : c'est le trou que fait la
balle dans l'air, c'est le creux où s'imprime le relief (p. 13). Le renver-
sement subsiste jusqu'au point milieu où il y a concentration synop-
tique du schéma sensible (Kant).. et inversion symétrique du côté spon-
tané, ce qui produit finalement une représentation congruente à l'objet
réel. Le processus physique de la vision donne une fidèle image du
processus métaphysique delà connaissance.
L'intensité objective de l'être représenté dans la conscience (unique
à chaque instant) est déterminée, pour le sujet (point de vue géocen-
trique), par la vitesse du changement ou le rapport de l'espace et du
temps, qui sont ainsi les deux coordonnées de la connaissance (p. 15).
L'espace et le temps sont ici entendus au sens métaphysique; leurs
formes physiques n'apparaissent que si le sujet se transporte, du
utre du cercle de la volonté, à la circonférence, et c'est alors seu-
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 127
lement que la variabilité s'introduit dans le monde de la permanence.
Volonté, force et vitesse sont des expressions relatives à une seule
et même chose, envisagée soit du côté métaphysique, soit du côté phy-
sique. Le concept de force est à la limite des deux domaines et
comme le point central sur lequel roule toute la connaissance (p. 20).
Le principe de contradiction, valable pour l'expérience extérieure, ne
Test nullement pour l'intérieure ; car il suppose la simultanéité de l'at-
tribution ; par conséquent, il est conditionné par le temps, qui n'a aucun
rapport avec l'être. Tout au contraire, l'attribution de prédicats contra-
dictoires est la forme de pensée qui convient à l'expérience intérieure,
puisque le côté réceptif de la volonté est inverse du côté spontané. Par
conséquent, la volonté est libre et non libre, etc.
Si c'est là le point de vue héliocentrique, nos lecteurs trouveront
sans doute que c'est celui où l'on confond la position d'un problème
avec sa solution.
A partir de là, nous tombons au reste dans la haute fantaisie ; il nous
suffira donc de signaler le plus saillant.
Le pur espace n'est rien qu'une limite ; il a, à volonté, 0, 1,2 dimen-
sions ; la troisième correspond au temps^, que supposent toujours les
représentations de l'espace physique.
La vérité a deux critériums : 1° la concordance de la connaissance de
la forme et celle du contenu [formalen und inhaltlichen) , qui, pour la
connaissance dans l'espace, doit consister dans la perpendicularité
des déterminations; 2° la découverte de la constance dans la variabi-
lité. Cela suffit pour établir a priori les axiomes de la géométrie (y
compris le postulatum d'Euclide) et les lois fondamentales de la na-
ture (y compris celles de Kepler).
En résumé, ce qui paraît surtout établi par l'opuscule de MM. Bil-
harz et Dannegger, c'est que la métaphysique est encore vivace en Al-
lemagne. Mais le jour ne nous parait pas encore venu où elle- pourra
exercer une influence réelle sur les mathématiques, auxquelles elle
semble maintenant s'attaquer de préférence. T.
LIVRES DÉPOSÉS AU BUREAU DE LA REVUE
H. Marion. La solidarité morale : essai de psychologie appliquée.
In-8°. Paris.
Dr P. Despine. Étude scientifique sur le somnambulisme, etc. Iq-8°.
Paris, Savy.
Foucou. Les préliminaires de la philosophie. In-12. Paris, Reiff.
Po.MPtYO Gêner. La mort et le diable : histoire et philosophie de
deux négations suprêmes. Paris. In-8". Reinwald.
Ch. Louandbe. La noblesse / l'ancienne monarchie.
In-12. Parisj Charpentier.
128 REVUE PHILOSOPHIQUE
Ollé-Lapblne. De la certitude morale. In-8°. Paris, Belin.
Ch.-A. du Péan. Recherches philosophiques et physiologiques sur
la nature de l'homme et de Vêtre vivant. Paris. In-8°. Ghio.
Herbert Spencer. La morale évolutionniste. In-8". Paris (Bib.
scient, internationale).
G. Piola. Força e Materia. Discorsi indirizatti ai nostri studenti di
fdosùjia. In-8°, Hœpli, Milano.
G.Jandelli. Saggio sul sentimento del Bello. In-42. Civelli, Milano.
G. Cimbali. Nicola Spedialeri. Discorso tenuto in Bronte. Napoli.
Sergi. J.° dottrine morali in relazione alla realita délia vita : con-
siderazioni storiche. Bologna. In-8°. Cenerelli.
Doctor Nobiling und seine Lehrmeister : Satyrspiel mit Tri-
logie, Stuttgart, In-8", Millier.
BosENTHAL(Lud\vig A). Die monistiche Philosophie: ihr Wesen, ihre
Vergangenheit und Zukunft fur Gebildeten aller Stande. In-8°. Berlin.
Duncker.
A. Bilhibz und Portus Danegger. Metaphysische Anfangsgrùnde
der mathematischen W issenschaften auf Grundlage der heliocentri-
schen Philosopliio. In-8°. Sigmaringen.
Benno Erdmann. Immanuel KanVs Kritik des Urtheilskraft. In-8°.
Leipzig. Voss.
A. Marty. Die Frage nach geschichtlichen Enlwickelung der Far-
bensinnes. In-8°. Wien. Gerold's sohn.
Dr A.-V. Leclair. Der Real ismus der modemen Naturwissenschaft im
Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntnisskritik :
kritische Streîfzûge. In-8". Prague, Tempsky.
G. Friedrich. Die Grenzen der Religionsfreiheit und die Wissens-
chaftlehre der heutigen Naturforschung. In-12. Leipzig. Sigismund.
Harald Hoffding. Die Grundlage der humanen Ethik (ans dem
Danischen). In-8". Bonn, E. Strauss.
(Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux. 2e année, n° 1, mars
1880.) Liard. Les origines logiques de la physique cartésienne.
E. Egger. Traduction française des derniers chapitres de VK'cono-
mique d'Aristote.
La Nuova antologia du 1er mai 1880 a publié un article intitulé Se sia
vero che la fisica abbia ucciso la metafisica? par M. P. Fambri, ex-
député. Nous souhaitons fort à la métaphysique de rencontrer des
avocats plus adroits.
M. Terenzio Mamiani vient de publier à part sa Filosofia délia rea-
lith qui avait paru en articles dans la Revue qu'il dirige et que nous
avons analysée.
Le Propriétaire-gérant,
Germer Baii.mère.
COLLOMMIERS. — TYPOGRAPHIE PAUL DRODARD.
LES LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES
DU POINT DE VUE SUBJECTIF ET CRITIQUE
Notre corps est, dans l'état normal, comme un instrument délicat
dont le plus léger tressaillement nous dénonce la partie excitée, la
corde musicale pincée du dehors. Chacun de nous possède ainsi
une sorte de science topographique de son organisme et des points
les plus irritables ou le plus fréquemment irrités. D'où nous vient
cette science? Est-elle une connaissance innée d'un genre spécial'7
un produit lentement accumulé de l'expérience? ou une interpréta-
tion fatale, inconsciente de celle-ci, et comme une projection forcée
de nos états affectifs dans l'espace? Ces différentes opinions ont
rencontré de notre temps des partisans et des adversaires, aussi
bien parmi les physiologistes que dans le monde des psychologues ' .
Aucune d'elles, après mûr examen, ne semble devoir emporter l'as-
sentiment du philosophe, pour des raisons diverses d'ailleurs. C'est
peut-être qu'aucune ne s'est placée au véritable point de vue d'où il
conviendrait d'envisager le problème et d'expliquer les défauts des
thèses essayées jusqu'à ce jour : il ne saurait être inutile à cette
science du moi, où les savants se plaisent à introduire leurs procé-
dés et leurs manières techniques de voir, de replacer la question
sur sa véritable base, l'observation intérieure, non point étroite et
superficielle, mais accessible à tous les conseils, aux justes remar-
ques des spécialistes, sans cesser d'être le mode d'explication si
heureusement pratiqué par Descartes, Leibniz et Maine de Biran.
L'explication la plus ingénue, celle du sens commun, consiste
à dire que si une excitation périphérique de notre organisme
est immédiatement localisée à la surface de telle partie, poitrine,
bras ou jambe, et dans tel endroit défini, le fait tient à une aptitude
générale de l'âme, et l'on sous-entend à une sorte d'harmonie
l. Voy. Dr S. Stricker, Studien ùber das Bewusstseîn, Vienne, 1879; W. Brau-
miïller. — Bain. Les sens el l'intelligence, chap. I. 5, pp. 354-359.
tome x. — Août 1880. • U
130 REVUE PHILOSOPHIQUE
préétablie entre celle-ci et le corps. Les travaux des physiologistes
d'un côté, de l'autre les analyses des psychologues semblent forti-
fier cette solution en apparence claire. L'anatomie du système ner-
veux, les expériences faites sur les filets postérieurs et antérieurs de
la moelle épinière, la description microscopique des centres rachi-
diens et cérébraux avec leurs connexions ramifiées et leur intégra-
tion graduelle, tout n'éveille-t-il pas l'idée d'un appareil à la fois
extrêmement complexe et simple, où aucun ressort ne vibre que
d'une façon originale, avec son timbre propre, même fût-il mêlé
aux harmoniques de tout le système; où aucun fil ne s'embrouille
en traversant cet écheveau confus de la masse cérébro-spinale : de
telle façon que, si l'un de ces fils est tiré du dehors, l'attention de
l'esprit se porte de ce côté ; si une note douloureuse ou agréable
retentit dans la symphonie vague de l'organisme entier, le chef
d'orchestre invisible en voit instantanément le point d'origine. Ecar-
tons les images, traduisons l'idée en termes abstraits, dans le lan-
gage de la physiologie. « Des membres entiers, la plupart même
des parties de notre corps, étant pénétrés de nerfs sensitifs, il ré-
sulte de là, dit J. Mùller, que le sens du toucher a la possibilité de
distinguer l'étendue de notre corps dans toutes les dimensions, car
chaque point où aboutit une libre nerveuse est représenté dans le
sensorium comme partie intégrante de l'espace. »
En tout cas une vérité importante a été mise en lumière. Cette
sorte de science topographique de l'organisme a ses conditions pré-
déterminées dans notre organisation corporelle et spirituelle : nous
en sommes redevables aussi bien au mécanisme physiologique de
notre appareil nerveux et musculaire qu'à la sensation inséparable
de son fonctionnement. Ces deux sortes de conditions suffisent aux
localisations spontanées. Mais, si toute impression périphérique est
de soi localisable en dehors d'une conscience claire et distincte,
comment nos impressions corporelles sont-elles par nous localisées
avec la représentation exacte des parties et des points irrités de
l'organisme 1 Le phénomène est en effet loin de se ressembler dans
tous les cas : il est réilexe chez l'animal décapité ; instinctif et sans
doute conscient chez les vertébrés supérieurs; réfléchi et représen-
tatif chez l'homme, grâce à la volonté. Et encore faut-il distinguer :
chez l'homme même beaucoup de localisations restent vagues, in-
certaines, instinctives ou automatiques ; quelques-unes seules sont
nettes et distinctes, mais suffisent pour former les linéaments prin-
cipaux de notre topographie corporelle et grouper les autres autour
d'elles. Cette connaissance que nous avons de notre corps dans son
entier n'a donc rien d'uniforme ni d'in\ariable : elle varie comme
A. DEBON. — LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES 131
ses conditions physiologiques et psychologiques, l'innervation, la
motilité musculaire, la différenciation des sensations, les mouve-
ments actifs et l'habitude.
La psychologie physiologique, s 'appuyant sur les résultats de la
recherche objective et expérimentale, a cru tenir en main tous les
éléments du problème et, avec MM. Lotze et Wundt, a proposé aux
psychologues des vues ingénieuses , très séduisantes au premier
abord. L'intérêt principal du débat, c'est en réalité le problème de
l'intuition de l'espace, toute localisation impliquant la notion d'éten-
due. Si cette intuition d'espace est d'abord et nécessairement la no-
tion de notre étendue corporelle, totale ou partielle, quel rapport y
a-t-il donc entre nos sensations et cette idée ? De l'aveu de tous, elle
ne saurait en être un élément : serait-ce qu'elle est une réaction
innée de l'âme attachée aux sensations externes, ou bien le produit
original d'une synthèse de sensations et comme la propriété psycho-
logique de cette combinaison mentale? C'est le procès engagé entre
la théorie des signes locaux simples et celle des signes locaux com-
plexes.
On se rappelle la théorie de M. Lotze, exposée ici même1. Les
sensations cutanées ou visuelles, étant de simples affections quali-
tatives et intensives de l'âme, par elles seules,, ne seraient jamais
localisées ; il leur faut quelque caractère accessoire de nature à
provoquer leur projection dans l'espace, selon des directions dis-
tinctes. Cet indice accessoire ou « signe local » n'est en soi qu'une
simple affection psychique; mais, au lieu de répondre comme la
sensation dominante à l'excitation du seul point excité sur la peau
ou la rétine, le signe local coïncide avec les mouvements nerveux
particuliers liés à l'ébranlement des éléments circonvoisins. Ce con-
comitant de la sensation principale provoque, d'après M. Lotze, la
localisation « qui est un acte d'imagination sans aucun rapport avec
un mouvement quelconque ». Selon l'auteur, cette localisation des
sensations, ainsi comprise, suppose du reste des conditions très dé-
finies : 1° des sensations spéciales, visuelles ou tactiles ; 2° des si-
gnes locaux capables de former les termes d'une série à différences
appréciables et exactement mesurables; 3° la perception simultanée
1. Voy. Revue philosophique, numéro d'octobre 1877. — Cf. La psychologie alle-
mande de Th. Ribot, eh. IV.
132 REVUE PHILOSOPHIQUE
d'une pluralité d'impressions. La seconde de ces conditions exclut
de la classe des localisations primitives les sensations de la peau :
elles sont trop confuses, comme les odeurs, et « ne forment pas un
système de termes qui, par l'identité de leur dénomination com-
mune, permettent une évaluation exacte en quantités commensu-
rables ». La troisième exclut les sensations de l'ouïe, disposées ce-
pendant suivant une échelle dont les degrés sont mesurables d'une
façon exacte. En fin de compte, les sensations de la vue paraissent
à M. Lotze réunir seules les trois conditions exigées. « La vue, dit-
il, est le sens dans lequel la tendance localisatrice se manifeste de
préférence... En répétant les rotations du globe de l'œil, en les diri-
geant de droite à gauche ou de gauche à droite, en retrouvant tou-
jours la même liaison des impressions, en apercevant la persistance
d'un groupe central par rapport aux termes qui vont et viennent,
nous nous persuadons que la succession n'est qu'en nous-mêmes,
que la coexistence est dans les choses, et que ce qui cause le chan-
gement de nos sensations ne consiste que dans la diversité de nos
relations par rapport à des objets permanents du monde extérieur. »
Les autres localisations, postérieures en date, demanderaient le
concours de la vue, ou d'organes mobiles, comme la main.
On peut s'étonner que la notion d'étendue soit provoquée par cet
ensemble d'éléments, avec lesquels elle n'a ni ressemblance ni ana-
logie ; mais M. Lotze, métaphysicien prudent, répond avec habileté
que, dans sa thèse sur La formation de la notion d'espace, il s'agit
simplement de montrer comment la tendance à percevoir les im-
pressions sous la forme de l'espace entre en exercice. « La faculté
de répondre à l'impulsion des ondes lumineuses par la sensation du
vert et du rouge ne se comprend que comme une manière de réagir
propre et innée à la nature de l'âme, et ne donnant lieu à aucune
déduction quelconque; après avoir éprouvé ces sensations, nous en
tirons l'idée générale de couleur ; mais assurément nous ne possé-
dons pas d'abord cette notion générale comme un moyen à l'aide
duquel nous puissions concevoir le rouge et le vert, ou ranger les
couleurs d'après leur affinité, le rouge plus près de l'orangé que du
vert. Il en est de même de l'espace. » (Voy. article cité, page 364.)
— Ubjecte-t-on incidemment que cette multitude d' « affections psy-
chiques » ou de signes locaux qu'il nous faut supposer pour com-
prendre la localisation simultanée d'un très grand nombre d'impres-
sions, l'observation ne nous les découvre pas4? C'est que, réplique
l'auteur, nos localisations sont devenues par l'habitude instinctives
et inconscientes; à l'origine, chez l'entant, cette aptitude à localiser
« ne s'est développée qu'à l'aide d'une série d'expériences qui, si
A. DEBON. — LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES 133
nous pouvions les reproduire, nous feraient voir, comme autant
d'objets de la conscience de l'enfant, tous ces intermédiaires deve-
nus imperceptibles pour la conscience de l'homme fait. »
La théorie n'a point plu à M. Wundt1, qui a essayé de la corriger
en la complétant. Le mérite principal du savant physiologiste a été
de restituer aux mouvements actifs une part essentielle dans toute
localisation primitive. M. Wundt distingue avec raison les sionps
locaux ou sensations manifestées à la suite des mouvements passifs,
et ce qu'il appelle les sensations d'innervation, qui accompagnent
les mouvements actifs. Ni les unes ni les autres ne pourraient,
prises isolément, engendrer la notion d'espace ; mais cette notion,
dit M. Wundt, loin d'être un acte idéal de l'esprit, est le produit de
la combinaison des sensations de mouvement avec les signes locaux
ou sensations périphériques. « L'idée ordinaire d'une synthèse, en
effet, implique un produit nouveau qui n'existait pas encore dans
les éléments constitutifs. De même que dans le jugement synthéti-
que un nouveau prédicat est attribué au sujet, de même que dans la
synthèse chimique il se produit une combinaison qui a des proprié-
tés nouvelles, de même la synthèse psychique nous donne, comme
nouveau produit, un ordre des sensations dans l'espace. » (Psychol.
allem., page 248.)
Les deux doctrines dont nous venons de parler, malgré leur dis-
semblance profonde et la diversité des explications de détail, sont
sœurs l'une de l'autre. Toutes deux se proposent, l'une avec des
ménagements infinis, l'autre hardiment, d'expliquer « la formation
de la notion d'espace » en la rattachant à des éléments définis de
l'expérience. Toutes deux, quoi qu'en puisse dire M. Lotze, sont des
théories empiriques de l'idée d'espace. Certes M. Lotze a soin de
nous avertir que cette notion ne saurait être tirée d'aucune déduc-
tion logique ni d'aucune donnée simple ou composée de l'expé-
rience. Elle est une « véritable reconstruction » faite par 1 ame à la
suite des impressions venues du dehors : a à l'aide de ces impres-
sions intensives, l'âme doit créer de toutes pièces non pas un espace
réel, mais cette intuition d'une étendue dans laquelle elle attribuera
aux images des différents objets les positions qui leur conviennent. »
Si donc il y a genèse de la notion d'espace, ce n'est en tout cas
qu'une genèse idéale, bien que rattachée presque exclusivement à
l'origine aux sensations visuelles. A notre sens, c'est déjà trop dire
et parler, malgré toutes les réserves qu'on voudra, le langage de
1. Voyez l'article de M. Wundt, Revue philosophique, septembre 1878, et Psychol
allemande contemp., ch. VII, § \.
REVUE PHILOSOPHIQUE
ses adversaires ; car c'est subordonner l'intuition d'espace à un élé-
ment empirique objectif, la sensation, et par suite assimiler, de loin
ou de près, cette intuition aux représentations propres à cbaque
sens, au lieu d'en faire, comme le veut Kant, la condition générale
de l'intuition des phénomènes externes. Un tel compromis entre les
éléments empiriques et les éléments à priori de la pensée est for-
mellement repoussé par la Critique, comme le prouve ce curieux
passage relatif à la notion d'espace : « Cette condition subjective de
tous les phénomènes extérieurs ne peut être comparée à aucune
autre. Le goût agréable d'un vin n'appartient pas aux propriétés
objectives de ce vin, c'est-à-dire aux propriétés d'un objet considéré
comme tel, même comme phénomène, mais à la nature particulière
du sens du sujet qui en jouit. Les couleurs ne sont pas des qualités
des corps à l'intuition desquels elles se rapportent, mais seulement
des modifications du sens de la vue affecté par la lumière d'une cer-
taine façon. Au contraire, l'espace, comme condition de phénomènes
extérieurs, appartient nécessairement au phénomène ou à l'intuition
du phénomène. La saveur et la couleur ne sont point du tout des
conditions tellement nécessaires que sans elles les choses ne pour-
raient devenir pour nous des objets des sens. Ce ne sont que des
effets de l'organisation particulière de nos sens, liés accidentelle-
ment au phénomène. Elles ne sont donc pas non plus des représen-
tations à priori, mais elles se fondent sur la sensation, ou même,
comme une saveur agréable, sur le sentiment du plaisir (ou de la
peinei, c'est-à-dire sur un effet de la sensation. Aussi personne ne
saurait-il avoir à priori l'idée d'une couleur ou celle d'une saveur,
tandis que, l'espace ne concernant que la forme pure de l'intuition
et ne renfermant par conséquent aucune sensation (rien d'empiri-
que), tons ses modes et toutes ses propriétés peuvent et doivent même
• ire représentés à priori, pour donner lieu aux concepts des ligures
et de leurs rapports. » (Esthétique transcendentale, avant-dernier
alinéa de la Ie édition, traduction Barni, page 84, en note.)
M. Wûradt a sévèrement condamné la doctrine de M. Lotze, mais
du point de vue physiologique, ce qui ne tranche point la question
philosophique. Il admet, lui, que la notion d'espace est le résultat
'l'une genèse effective, non plus idéale et imaginaire; elle est bien
le produit d'une synthèse psychologique où entrent comme éléments
les sensations de mouvement d'une part, les signes locaux de
l'autre. Par là se trouve altéré le caractère d' « idéalité transcen-
dantale » que Kant déclarait être l'essence même de cette notion.
Au lieu de demeurer, selon le langage de ce maître, la condition de
la possibilité de toute expérience extérieure, elle devient avec
A. DEBON. — LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES 135
M. Wundt une résultante de chaque expérience prise en particulier.
La théorie se rapproche ainsi des doctrines empiriques anglaises,
jusqu'à se confondre avec elles; les apparences sont sauvées, la
pensée est la même. La critique a répondu.
Si l'on voulait poursuivre dans le détail cet examen, il serait facile
de signaler d'autres défauts des théories précédentes. L'une et
l'autre en effet aboutissent à quoi? A un appel à l'inconnu. Toute
mon explication, dit M. Lotze, n'est qu'une hypothèse qu'il serait
impossible de vérifier par l'observation du moi ou par la réflexion :
les localisations sont devenues pour nous des habitudes acquises,
c'est-à-dire des phénomènes instinctifs et inconscients. On trouvera
singulier sans doute qu'un esprit philosophique aussi exercé que
M. Lotze nous donne pour solution d'un problème une explication de
ce genre : « Les choses auraient pu se passer ainsi, et d'ailleurs tout
se dérobe aujourd'hui pour nous dans les ténèbres de l'inconscient. »
C'est greffer une seconde hypothèse sur la première. La logique
n'autorise personne à présenter comme clef d'une difficulté une
doctrine qu'on n'appuie d'aucune observation psychologique ni
d'aucune induction analogique.
La même remarque s'applique à la théorie de M. Wundt. Cette
« synthèse » d'où sortirait la notion d'espace, a-t-on logiquement le
droit de la supposer, ou n'est-ce pas une manière mal dissimulée
d'éluder une difficulté dont l'empirisme n'a pu venir jusqu'à présent
à bout? Assurément il y a des synthèses psychologiques comme il y
a des synthèses chimiques, et dans les deux cas les propriétés de la
combinaison produite sont autres que celles des éléments combinés.
Ainsi les émotions complexes de l'âme, la jalousie, l'envie, la mé-
lancolie ne ressemblent point aux sentiments particuliers et simples
dont chacune est la résultante : l'envie est autre chose que la haine
d'autrui, le désir d'un bien présent, la douleur de ne pouvoir y at-
teindre. Dans le même sens, les créations de l'esprit, chimères, hip-
pogriffes, sont encore des synthèses, et aussi les conceptions abs-
traites et générales. Toute la question est de savoir si l'assimilation
est juste, ou du moins justifiée. Or ici les analogies font défaut, l'in-
tuition d'espace étant la condition générale de toute expérience
externe possible, et ne pouvant dès lors être comparée à aucun
mode particulier de cette même expérience ni à aucun acte particu-
lier de représentation mentale. Ajoutez que, dans une synthèse, la
propriété caractéristique du composé varie en fonction des élé-
ments : ce qui ne serait point le cas ici, puisque la notion d'espace
est identique, qu'elle soit unie aux sensations de la vue ou à celles
du toucher.
136 REVUE PHILOSOPHIQUE
Mais il est superflu, en vérité, d'insister sur ces côtés de la dis-
cussion. Le tort capital des deux conceptions est, en la mêlant, dans
une proportion quelconque, à des data objectifs, à des éléments de
l'expérience sensible, d'adultérer la notion d'espace; elle ne fait que
les effleurer et les toucher par un point avec M. Lotze ; elle les pé-
nètre, selon M. M'undt, ou plutôt elle en est toute pénétrée.
11
Du moment où les explications physiologiques et empiriques sont
reconnues insuffisantes, c'est une nécessité pour nous de recourir à
l'observation subjective ; peut-être la méthode de la psychologie
pure, éclairée par tant d'efforts, nous permettra-t-elle de résoudre
le problème. Celui-ci implique, d'après ce qu'on vient de voir, di-
verses questions difficiles : Comment l'intuition d'espace, forme à
priori de toute connaissance sensible, nous est-elle donnée en ex-
périence? Quel est le rôle joué par les signes locaux, et en quel sens
faut-il parler de sensations périphériques? Y a-t-il des localisations
primaires, d'autres secondaires, et de quelle manière l'esprit prend-
il connaissance des principales parties de son organisme ?
11 importe d'abord de maintenir à la notion d'espace son caractère
d'idéalité transcendantale, conformément aux résultats de la criti-
que ; et, d'autre part, il nous faut trouver un mode de l'expérience
interne constamment lié à l'expérience objective, capable de provo-
quer à l'origine la construction de cette idée à priori et d'en éveiller
partout et toujours l'intuition dans la suite de nos expériences ex-
ternes. Si ce mode d'expérience est tout passif, ou s'il est spécial à
l'un de nos sens, comme l'ont cru Lotze et Wundt, il est vain de
parler de l'idéalité de l'espace au moment même où l'on en fait l'élé-
ment d'une espèce particulière de sensations. Mais, ainsi que l'a
démontré un psychologue d'une rare profondeur, le premier mode
d'activité du moi est aussi le fait primitif de la connaissance qui se
retrouve au fond de toutes les expériences, et de la plus intime de
toutes, celle du « Je pense, je veux, j'agis ou je suis ». Toute pas-
sive, la sensation ne saurait jamais s'élever au rang d'une connais-
sance ou d'une idée du moi : elle resterait une idée en puissance.
C'est par l'effort spontané, appliqué immédiatement au corps, mé-
diatement aux objets, que le moi se pose et en s'affirmant affirme
ses propres impressions ou sensations. Or, Maine de Biran l'a
A. DEBON. — LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES 137
prouvé l, le fait de l'eftort volontaire et moteur est le fait primith
par excellence : « Nous ne pouvons en admettre aucun autre avant
lui dans l'ordre de la connaissance, et nos sens externes eux-mêmes,
pour devenir les instruments de nos premières connaissances, des
premières idées de sensation, doivent être mis en jeu par la même
force individuelle qui crée l'effort. » Ce fait est aussi le plus simple
de tous les rapports, « puisque toutes nos perceptions ou représenta-
tions extérieures s'y réfèrent comme à leur condition primitive es-
sentielle, pendant qu'il n'en suppose aucune avant lui et qu'il entre
dans toutes comme élément formel ». Le jugement d'extériorité,
ajoute le philosophe français, repose sur lui comme sur sa base
propre et n'en est lui-même qu'une extension. La genèse de l'idée
d'extériorité et d'étendue, on le montrera plus tard, commence avec
le premier acte d'effort moteur, autrement dit avec le premier mou-
vement actif du corps ou de ses organes. Tant que cette exertion
initiale n'a pas eu lieu, tant que l'impression n'a étç suivie que de
mouvements réflexes accompagnés de sensations confuses, indis-
tinctes, l'organisme vivant de l'enfant ou de l'animal est senti, mais
n'est point perçu et connu à titre de chose étendue et divisée en
parties diversement mobiles : la conscience n'est alors que la sensi-
bilité animale la plus obscure, et le corps, malgré sa masse, n'existe
même pas comme point. C'est l'effort moteur ou le mouvement vo-
lontaire qui, pour la conscience, oppose à la multiplicité de l'objet
l'unité du sujet, et amène à l'existence les différents ordres d'im-
pressions externes, comme l'impulsion du Noïïç d'Anaxagore, qui tirait
tout du chaos par un travail d'infinie désagrégation et d'infinie re-
composition.
Une action discontinue exercée du dehors sur un même point du
corps, le sujet restant inerte, ne produirait jamais au dedans qu'une
succession de sensations non synthétisées ; une action continue sur
un ou plusieurs points simultanément déterminerait une sensation
continue et toujours confuse ; une légère impression discontinue
faite sur une même ligne continue de la surface corporelle, sans
réaction motrice du moi, ne serait encore perçue que sous la forme
d'une série de sensations, sans lien synthétique. C'est seulement
lorsque le moi , sortant de son inertie, meut un point quelconque du
corps, le doigt, l'œil ou le bras, que l'idée de dehors ou d'autre,
non d'espace, s'insinue dans l'esprit : quelques conditions de plus,
et cette notion d'étendue apparaîtra. Répondons d'avance à une
1. Voy. Fondements de la psychologie, introduction générale, p. ¥i [(Mm
inédites de M. de Biran, publiées par E. Naville).
138 BEVUE PHILOSOPHIQUE
objection possible, que la sensation de résistance attachée à tout
mouvement actif ne compromet point l'idéalité de l'espace. D'abord
cette sensation de résistance ne joue aucun rôle positif dans la ge-
se de l'idée d'espace ; elle n'est qu'un prête-nom, et le véritable
acteur qu'elle nous cache, c'est l'idée d'effort, élément de nature
exclusivement subjective. En conséquence, comme on le verra plus
loin, la notion d'espace, loin d'être occasionnée par aucune sensa-
tion, n'est réellement qu'une synthèse supra-empirique et à priori
d'une multiplicité d'éléments d'effort. On sait en outre que le fait de
l'effort volontaire et moteur est la condition essentielle et générale
sans laquelle aucune sensation ne pourrait devenir objet d'apercep-
tion et partant être saisie sous la forme de l'étendue : d'où il suit
que le rapport de l'intuition d'espace à l'activité motrice volontaire
est celui d'une forme à priori de toute expérience sensible à une
condition absolument générale et subjective de cette même expé-
rience. •
III
Cette difficulté écartée, la solution du problème reste encore loin
de nous. La genèse même de l'idée d'espace, dont le premier effort
moteur est le point de départ, comment s'opère-t-elle ? L'explica-
tion ne peut être que psychologique; mais par quelle voie y arriver?
Ce qui s'est passé à l'aurore de notre vie mentale consciente nous
fuit tout autant que l'inconscient. Toutefois, dès l'instant où nous
nous reconnaissons forcés d'éliminer tout élément d'ordre empiri-
que objectif, nous pouvons rendre notre confiance à l'analyse ré-
flexive. La solution sera valable si l'explication proposée nous
montre comment, aujourd'hui même, en dehors de toute perception
antécédente, de toute habitude ou association acquise, nous pour-
rions nous former une idée d'étendue (sensible), et localiser du
point de vue purement intérieur et subjectif nos sensations cor-
porelles.
Auparavant, il est nécessaire de préciser le rôle joué par la sensi-
bilité dans ces faits de localisation. Au xvme siècle, cette faculté de
recevoir des impressions expliquait, avec une complaisance mer-
veilleuse, les problèmes d'origine propres à la psychologie : idée,
conscience, moi, personnalité. L'hypothèse d'une sensibilité diffuse,
inhérente à l'organisme entier (ce que les modernes ont appelé la
A. DEBON. — LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES 18!)
sensibilité périphérique), était familière à Condillac et à Diderot. Le
pied, la main, les cuisses, le ventre, l'estomac, la poitrine, le pou-
mon, le cœur, dit l'auteur du Rêve de d'Alembert, ont leurs sensa-
tions particulières : « Si cette infinie diversité du toucher n'existait
pas, on saurait qu'on éprouve du plaisir ou de la douleur, mais on
ne saurait où les rapporter. Il faudrait le secours de la vue. Ce ne
serait plus une affaire de sensation, ce serait une affaire d'expé-
rience et d'observation. » — « Quand je dirais que j'ai mal au doigt,
interrompt Mlle de Lespinasse, si l'on me demandait pourquoi j'as-
sure que c'est au doigt que j'ai mal, il faudrait que je répondisse
non pas que je le sens, mais que je sens du mal et que je vois que
mon doigt est malade1. » Imaginez une araignée au centre de sa
toile : un fil est-il ébranlé? l'animal accourt de toute sa vitesse. Les
filets nerveux noués par la moelle au cerveau sont les fils de l'in-
secte ; ils font partie sensible de son être ; et, à la moindre oscilla-
tion, le moi est instruit de tout ce qui se passe qux extrémités de
son logis, comme l'araignée au contact du plus mince granule de
poussière. S'il n'en était pas ainsi, la « direction et le lieu de la se-
cousse » ne suffiraient pas à déterminer le jugement si subit de
l'origine des faisceaux nerveux, du moi.
Il y a dans cette thèse de Diderot, conforme à l'opinion vulgaire,
une part de vérité et une part d'erreur. Il est certain que le carac-
tère spécifique des sensations selon leur point d'origine nous permet
actuellement, sans réflexion, d'une façon immédiate, de dire en quel
endroit de l'organisme l'impression a eu lieu; mais en est-il ainsi
dès le début, et toutes nos sensations sont-elles immédiatement
localisées? M. Stricker, dans ses Sludien ùber das Bewusstsein,
le croit. La faculté de sentir, nous dit-il avec Diderot, n'est point
exclusivement renfermée dans les limites de l'appareil cérébral; elle
s'étend du cerveau jusqu'aux extrémités terminales des nerfs. L'or-
ganisme est au point de vue psychologique un véritable sensorium,
dont la conscience est le centre; chaque acte de la conscience
centrale est inséparablement lié aux déterminations concomitantes
de la sensibilité périphérique. Dès que celle-ci est mise en branle,
la conscience de soi est avertie du temps et du lieu, sauf accident;
de sorte que les localisations ne seraient pas seulement naturelles
et immédiates, mais inévitables à la conscience.
Il y a au fond de cette doctrine, malgré le talent que M. Stricker
a déployé -à son service, une grande obscurité et beaucoup de con-
fusion. L'existence d'une sensibilité diffuse et organique, à propre-
1. Voy. Œuvres complètes de Diderot, édition Assézat, vol. II, p. 146.
•14l> REVUE PHILOSOPHIQUE
ment parler, ne se comprend point, attendu que ces deux termes,
étendue et pensée, ne semblent point disposés à se combiner ou
plutôt à se superposer sur un même plan. Du point de vue de la
physiologie, M. Stricker essaye pourtant d'établir ce fait. Son raison-
nement est des plus spécieux. La plupart des physiologistes, nous
dit-il, s'en tiennent à cette hypothèse que la fonction psychique est
uniquement remplie par les cellules ganglionnaires du cerveau, les
fibres de toute nature, transversales ou cornmissurantes, n'exerçant
qu'une action physique. Ce serait comme les fils d'un appareil télé-
graphique où circule, non pas une dépêche, mais un simple courant.
Cette conception, M. Stricker la combat à l'aide de la comparaison
suivante. Représentez-vous un sourd-muet et un aveugle-né à la
porte d'une maison : le premier voit la sonnette, le second l'entend.
Mais il est impossible à tous les deux ensemble de comprendre cette
proposition : « La cloche sonne, » comme ferait un homme complet.
La raison en est qu'entre eux deux il y a bien un pont physique,
mais point de « pont psychique ». L'un pourra bien toucher la main
de l'autre, et celui-ci, à cette occasion, se représenter la cloche à sa
manière; mais jamais la représentation de l'aveugle ne pourra se
fondre avec la représentation visuelle du sourd. « Si donc les cellules
ganglionnaires de l'écorce cérébrale formaient des centres psychiques
isolés, ne se renvoyant mutuellement que des stimulations physiques,
une fusion psychique des impressions visuelles et des impressions
auditives d'un même individu serait tout aussi impossible. Et, si ces
cellules ganglionnaires étaient des centres psychiques isolés, notre
conscience se composerait d'autant de fragments qu'il y aurait de
cellules en fonction. La conscience d'une cellule resterait tout, aussi
close à la conscience d'un autre que celle d'une autre personne l'est
pour la mienne. De centres pareillement isolés ne pourrait jamais
jaillir une connaissance synthétisée, jamais un moi unique. » (Géné-
ralisez : ce qui est démontré des fibres cérébrales s'étend par voie
de conséquence aux fibres des centres inférieurs. On doit donc tenir
pour extrêmement vraisemblable que le fonctionnement des cellules
et des fibres nerveuses de tout ordre est à la fois physiologique et
psychique. « La conscience s'étend du cerveau jusqu'aux nerfs, dit
l'auteur ; ceux-ci ne sont que les avant-postes de la conscience. »
Il ne nous répugne point d'admettre, à condition de l'expliquer, la
liaison intime et directe de l'âme avec toutes les parties du corps :
a La nature m'enseigne par les sentiments dé douleur, de faim, de
soit, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi
qu'un pilote en son navire, mais outre cela que je lui suis conjoint
très étroitement, et tellement confondu et mêlé que je compose
A. DEBON. — LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES 141
comme un seul tout avec lui. Car si cela n'était, lorsque mon corps
est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne
suis qu'une chose qui pense ; mais j'apercevrais cette blessure par le
seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque
chose se rompt dans son vaisseau. » (Descartes, VIe méditation.)
L'erreur de toute physiologie, et celle de M. Stricker en particulier,
est d'imaginer quand même un centre organique de perception dont
on n'a découvert jusqu'ici aucune trace, un centre anatomique de
l'âme ou de la conscience intérieur au cerveau, un siège physique
de la pensée, un point d'inhérence (ou plusieurs) par où l'esprit
touche au physique ' ; en un mot, l'illusion d'optique commune à
tous les physiologistes, quand ils parlent psychologie, est de pré-
tendre se représenter chaque fonction, chaque acte ou opération de
l'âme sous des images sensibles comme l'envers des fonctions ner-
veuses. C'est là une faute de langage et de méthode à la fois. Chercher
le centre des sensations, centre subjectif et idéal, dans les lobes
cérébraux, dans la moelle allongée ou la couche optique, c'est
chercher le sujet dans l'objet, l'esprit dans le corps, le moi dans le
non-moi. Tout idéale est l'unité psychique du moi : idéale aussi cette
sensibilité générale de l'organisme que l'on dit répandue jusque dans
les moindres éléments de substance nerveuse. L'une et l'autre, à
titre de faits purement et exclusivement subjectifs, sont irreprésen-
tables. C'est un fait d'expérience que tous les points de notre orga-
nisme sont capables de provoquer et provoquent sans cesse dans la
conscience des affections senties à quelque degré, souvent infini-
tésimales; que notre corps est le lieu géométrique de notre sensi-
bilité. Mais que signifie cette expression abréviative : la sensibilité
de l'organisme? Uniquement ceci: tout point de notre corps a la
propriété d'exciter au sein delà conscience une sensation distinguée
ou non, et projetée ensuite dans une portion limitée de l'espace,
appelée le corps. Proposition que M. Stricker interprète ainsi : Mon
corps est dans toutes ses parties un sensorium psychique, et chacun
de ses points est à la fois sentant et senti. Le psychologue, obligé à
1. Voy. Dr Appia, De la corrélation physiologique des sens (Congrès et conférences
de l'Exposition universelle de 1878, Imprimerie nationale, 1879, n° 29 de la série'.
L'auteur de cet intéressant mémoire essaye de démontrer l'existence d'un
centre organique cérébral où convergent les différentes espèces de sensations.
L'hypothèse ne nous semble ni valable au point de vue psychologique, ni
autorisée par les observations de la physiologie et de la pathologie cérébrales.
Ce centre cherché, c'est la fonction mentale elle-même, seule simple et syn-
thétique, qui n'est point matériellement centralisée, mais dont l'action est
centralisatrice. 11 importe de ne point confondre, comme tout à l'heure
M. Stricker, deux choses très distinctes et nullement univoques : des centres
physiques et des centres psychiques.
I ',J REVUE PHILOSOPHIQUE
plus de rigueur, se contente de dire : Mon corps est simplement
l'organe ou l'instrument de ma sensibilité; mais ce n'est pas plus la
main qui sent que ce n'est l'œil qui voit : c'est le moi. Objectivement,
mon corps est un ensemble de points étendus, tangibles, visibles;
subjectivement, il n'est rien qu'un ensemble de sensations. Consé-
quence : du point de vue de l'observation intérieure, il n'y a point de
localisations innées. Pour qu'il y ait localisation, il faut qu'une
association s'établisse entre l'observation subjective et l'expérience
objective, qu'une fusion s'opère entre les points visibles et tangibles
d'une part, les sensations diversement différenciées de l'autre ' :
synthèse qui suppose un moi déjà très exercé à s'observer lui-même.
Car tant que ces deux ordres d'éléments n'auront point d'abord été
dissociés, puis recombinés, chaque sensation (visuelle ou tactile) ne
provoquera qu'une sensation hétérogène (musculaire) : mais il n'y
aura point de représentation, conséquemment point de localisation.
C'est ce que n'a point considéré M. Stricker en se déclarant pour
l'innéité de toute espèce de localisations. La connaissance du point
d'origine d'une impression, selon le savant physiologiste, si elle
n'était déjà donnée dans la sensation, ne saurait jamais être acquise
par aucun effort ultérieur. « Supposez une personne emprisonnée
dans un coffre hermétiquement fermé et obscur : dont les parois
externes seraient garnies d'innombrables clochettes. On fait sonner
celles-ci en les agitant au hasard, indistinctement. Tout d'abord, le
prisonnier ignore de quel côté on a remué les sonnettes; il l'apprend
par l'exercice et l'habitude. Ainsi se comporterait, d'après les adver-
saires de l'innéité, la -conscience de l'enfant : elle recevrait les
nouvelles du dehors, sans savoir au début de quel point elles lui
viendraient. » Cette supposition, selon M. Stricker, est inadmissible;
voici pourquoi. « Quand j'entends ou que je lis les éléments d'une
langue étrangère, dit-il, je puis bien en apprendre l'usage à force
d'exercice, car je ne fais qu'entendre, prononcer, lire des choses
élémentaires qu'on m'a plusieurs fois répétées. Mais, avant que j'eusse
appris à distinguer ces éléments, tout exercice m'était impossible.
II en est de même de toute espèce d'exercices. Si le sensorium (la
consciencei ne savait pas dès le commencement quels endroits de la
périphérie du corps sont intéressés dans chaque impression, tout
exercice serait vain, il ne l'apprendrait jamais. »
Dégageons de ces images la théorie delà connaissance qu'elles
nous cachent. Toute sensation ou impression affective est, en tant
qu'acte formel de connaissance, liée à une représentation, donc
i. On verra que ces localisations elles-mêmes ne sont point les premières.
A. DEBON. — LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES 143
localisée. Et en effet la loi fondamentale de la connaissance sensible
est une loi de représentation sous la forme de l'espace : c'est ce
qu'en langage vulgaire on appelle « percevoir ». Percevoir une sen-
sation, c'est donc par le fait même la rattacher à son objet. « Une
analyse approfondie des différentes espèces de sensations nous
apprend, dit M. de Biran, que si l'être sentant était réduit à des
impressions purement intérieures, s'il ne localisait pas les sensations,
en les rapportant à une cause ou objet tangible dont l'existence fût
non seulement distinguée, mais entièrement séparée de la sienne,
cet être n'aurait pas même la première idée de sensation. » (Œu-
vres inédites, vol. I, page 41.) Tout cela est vrai, incontestable,
incontesté. S'ensuit-il pourtant, ainsi que l'imagine M. Stricker, que
l'acte même de percevoir n'ait point sa genèse, qu'il ne soit réduc-
tible à aucune forme embryogénique ? De la sensation à peine sentie
à la perception sensible, de la sensibilité indistincte à la conscience
distincte du non-moi, n'y a-t-il aucune évolution psychique, dont le
pivot serait la conscience de soi (das Selbstbewusstsein) , laquelle
demeurerait l'élément fondamental et générateur de toute connais-
sance? Plus simplement, cette union de la sensation et de la repré-
sentation d'espace dans toute perception sensible est une synthèse;
pour que cette synthèse soit en principe intelligible, en fait connue ,
il faut de toute nécessité que les éléments en aient été d'abord dis-
tingués par l'intuition, puis réunis en leur tout. Cette intuition
synthétique n'est simple qu'en apparence; la preuve, c'est qu'elle
est, selon le cas, facile ou difficile, précoce ou tardive. Il y a des
localisations familières aux malades que tel de nous ne fera jamais .
En réalité, cette association d'un élément sensationnel, tactile ou
visuel, avec une représentation d'étendue et de lieu, loin d'être un
fait primitif, est au contraire un événement relativement avancé de
notre activité intellectuelle.
Il nous paraît sage de passer sous silence les raisons empiriques
invoquées par M. Stricker et empruntées à des observations faites
sur les malades, les amputés. Ces faits n'ont jamais convaincu per-
sonne, et pour cause : ce sont des arguments à deux anses. Pour en
finir avec ce point spécial de la discussion, M. Stricker nous per-
mettra de lui reprocher de s'être arrêté à mi-chemin dans les voies
de la psychologie. Une analyse plus profonde lui eût montré que
cette sensibilité périphérique et coétendue à tous les éléments ner-
veux, dont il parle, n'est encore qu'une « idole » physiologique.
Sentir son corps, malgré l'équivoque du mot, c'est en définitive
connaître une modification affective et la rattacher à un point phy-
sique : or l'intelligence ne reçoit point d'idées toutes faites, elle les
144 REVUE PHILOSOPHIQUE
façonne elle-même en réunissant d'abord ses impressions dans des
synthèses. C'est ce qu'elle fait pour l'idée même du corps.
IV
Essayons donc par l'analyse subjective de découvrir les conditions
primordiales de la localisation.
Avant le premier acte délocalisation, il n'y a pour le sujet sentant
aucune représentation possible, ni d'étendue corporelle, ni d'espace
externe. Dans cet état, notre corps n'est pour nous qu'une masse
confuse de sensations multiples, venues de tous les points de l'or-
ganisme, et indistinctes; si quelques-unes, d'une violence excep-
tionnelle, comme une douleur convulsive, une nausée, se produisent,
elles effacent momentanément toutes les autres impressions. Le
moi engourdi ne se distingue néanmoins pas encore de ses modifica-
tions passives : la « conscience de soi » est contemporaine du
premier effort moteur, la psychologie le sait depuis Maine de Biran.
Alors aussi commence le processus des localisations primaires,
parallèle aux étapes de l'activité motrice : mouvement d'effort,
tension continue et prolongée, mouvement de tension combiné avec
mouvement de translation.
Première phase : Le sujet sentant réagit volontairement contre une
douleur ressentie, ou meut ses membres par besoin d'exercice, mais
avec effort. En raison de ces mouvements d'effort élémentaires, le
chaos primitif des sensations se débrouille : il se forme des groupes
de sensations qui se tiennent toujours ensemble et constituent des
espèces d'unités, reparaissant toujours à la suite d'un certain mou-
vement actif pour disparaître avec lui. Telle sorte de mouvement
actif ou d'effort, tel groupe de sensations. Les impressions ne sont
point localisées du coup, mais leur masse primitivement confuse
s'est morcelée en une multitude d'agrégats de sensation; les sensa-
tions, sectionnées en blocs, se trouvent par le fait distinguées et
« mises pour ainsi dire les unes hors des autres ' ». Voilà le résultat
d'une première action motrice volontaire, répétée sur les divers
points de l'organisme en consécution d'une excitation externe ou
interne. Le sujet sentant qui meut ainsi son bras, ou sa tête, ou ses
doigts, ne continue pas moins d'ignorer ce que c'est que corps et
espace.
1. Maine de Biran. Origine de la connaissance <iw nom avons de notre propre
corps [Œuvres inédites, vol. I, p. 237).
A. DEBON. — LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES 145
Il l'ignore encore durant la seconde phase, quand à l'effort mo-
mentané succède une nouvelle expérience, celle d'une tension con-
tinue. Conscient de sa puissance d'agir, le sujet sentant prolonge son
effort suivant une direction donnée, que du reste il ne se représente
en aucune façon ; il applique ferme sa main sur une surface plane,
une table par exemple, ou il allonge son bras en avant. Que rernar-
que-t-il en lui? Une succession de sensations homogènes, des im-
pressions d'effort musculaire qui dans le premier cas décroissent
graduellement jusqu'à disparaître, et dans le second croissent d'inten-
sité au point de devenir intolérables. Une nouvelle marque des sen-
sations est reconnue, leur intensité; une nouvelle distinction appli-
quée à ces groupes de tout à l'heure, l'ordre de croissance ou de
décroissance.
Un pas de plus, et nous toucherons au but. Au point où nous en
sommes, le sujet conscient distingue ses propres sensations sous le
triple rapport de la qualité, de l'intensité, de l'ordre de gradation :
il saisit un rapport de dissemblance entre une piqûre d'épingle et
l'attouchement d'une surface polie, entre l'action de remuer le bras
et celle de remuer un doigt, entre l'effort initial et la douleur ou
l'absence de douleur finale ; enfin il peut constater l'ordre de succes-
sion de ces modifications internes. Et pourtant aucune portion quel-
conque de ces modifications affectives, malgré ces différenciations
réunies et reconnues, n'est capable de susciter une synthèse repré-
sentative d'espace. C'est qu'en effet la condition ultime de toute
représentation d'espace, l'idée de coexistence, n'a pu encore être
éveillée dans l'esprit : comment donc l'est-elle?
Imaginons un mouvement actif de tension combiné avec un mou-
vement volontaire de déplacement ou de translation. Le sujet con-
scient fait effort pour allonger son bras, et en même temps il le
remue de haut en bas, ou bien il promène sa main de gauche à droite
sur une surface inégale; puis, ce premier mouvement exécuté en sens
direct, il le refait en sens inverse, de bas en haut, ou de droite à
gauche. Quel sera le résultat mental? Une succession de sensations
homogènes, c'est-à-dire de sensations d'effort, différentes de qualité,
continues entre elles, croissantes ou décroissantes, disposées suivant
un ordre sériaire invariable : ABCD ; DCBA. Impossible que l'une
apparaisse sans avoir été précédée de telle autre, que B n'ait pas
pour antécédent A ou C, et ne soit pas alternativement déterminé par
A et par C entre lesquels il se trouve comme encastré et qu'à son tour
il détermine. Impossible aussi d'intervertir l'ordre de gradation,
c'est-à-dire d'aller de A à G sans passer par B : la continuité de suc-
cession correspond rigoureusement à la continuité de l'effort et à
TOME X. — 1880. H»
146 REVUE PHILOSOPHIQUE
l'ordre de croissance ou de décroissance, des sensations. Gela revient
à dire que ces sentiments d'effort moteur se trouvent non plus con-
fondus en bloc, ni simplement distingués à titre de modifications
successives et variables, mais liés en système : de telle sorte que
l'une de ces sensations, prise au hasard, soutient avec les autres des
rapports d'existence et de continuité, d'ordre, d'intensité, de qualité,
simultanément définis par toutes les autres. D'où il suit qu'une quel-
conque des sensations de la série ne peut être ultérieurement éveillée
dans l'esprit sans provoquer à quelque degré l'idée ou la représen-
tation de toutes les composantes du même système. Or l'idée de
coexistence, abstraction faite de toute image d'étendue, ne signifie
rien de plus ; et c'est au moment où cette idée apparaît en nous,
dans l'exercice de notre activité motrice, qu'éclate simultanément
l'intuition à -priori d'espace.
Peut-être nous adressera-t-on l'objection suivante : Les sensa-
tions de l'ouïe, elles aussi, sont susceptibles d'être disposées en sé-
ries, suivant un ordre de gradation défini ; pourquoi donc l'audition
d'une gamme musicale, que l'on monte et que l'on descend, ne pro-
voque-t-elle point directement la représentation d'un étendu? La
raison psychologique, selon nous, c'est qu'il n'y a point de continuité
réelle, parfaite, entre les impressions ou sensations passives, quelles
qu'elles soient, même celles de l'ouïe, ut, ré, mi...; la continuité par-
faite, pour être connue et connaissable, doit n'être en dernière ana-
lyse que la continuité d'un effort ou d'un mouvement actif. Les
sons musicaux restent donc forcément disjoints, par nature.
Il est bon de remarquer que, dans toute cette analyse, on n'a con-
sidéré à dessein que les sentiments ou éléments de sentiments déter-
minés par l'exercice de notre activité motrice volontaire ou du
moins consciente d'elle-même. On a éliminé avec soin toutes les
autres indications, susceptibles d'être empruntées à la vision ou au
toucher externe, et l'on s'est maintenu rigoureusement.au centre du
sujet sentant, sans prétendre, par aucun artifice illusoire , rayonner
de ce centre psychique à une sorte de circonférence ou de limite
physique, comme la périphérie du corps. C'est du dedans avant tout,
c'est-à-dire du point de vue de la conscience, que je connais mon
corps. En conséquence, l'explication proposée au nom de l'observa-
tion subjective est aussi générale que possible ; comme le déploie-
ment de cette activité motrice est la condition sine qua non de
l'exercice perceptif des sens, elle s'étend à toute notre activité intel-
lectuelle dans ses rapports avec le monde extérieur, et d'abord avec
l'organisme. On voit de plus que la première notion d'étendue n'est
ni celle d'étendue visuelle, ni celle d'étendue tactile, mais unique-
A. DEBON. — LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES 147
ment une notion d'étendue toute faite d'effort. C'est en ce sens qu'il
convient d'entendre la pensée de Maine de Biran, lorsqu'il parle
d'une « étendue intérieure du corps, type simple et originel d'une
sorte d'étendue qui, pour ne pouvoir se représenter sous aucune
image, n'en a que mieux toute la réalité d'un fait primitif. »
■ A l'heure présente, la première de toutes les localisations est chose
faite : la sensation G est indissolublement liée à toutes les compo-
santes du même système A, B..., D, unies dans une même représen-
tation mentale. Les localisations primaires, toutes semblables à la
précédente, ne sont que l'intercalation d'une sensation x entre les
termes réciproquement conditionnés d'une série m, n, o.... z.
Nous ne commettrons point la faute, après les avoir rejetées à plu-
sieurs reprises, d'invoquer les observations empiriques objectives à
l'appui d'une thèse sur la formation de l'idée première d'espace. Il
nous suffit que ces faits, comme ceux d'anesthésie, d'hémiplégie ou
de paraplégie, ne soient point en désaccord avec les conséquences
de la doctrine exposée ; ils semblent plutôt la confirmer, en mon-
trant que les sensations ne sauraient, ni par leur seule vertu, ni par
leurs modes d'association entre elles, se localiser en un point donné
indépendamment d'une action motrice consciente. C'est en effet cette
suspension, non de la faculté innée de localiser, mais de la conscience
motrice, qui caractérise les troubles fonctionnels de l'anesthésie :
« Les mains privées de sensibilité ne savent plus prendre les corps,
surtout s'ils sont petits, bien que le sentiment d'activité musculaire
soit intact ; sans la vue de l'objet, la main ne peut le saisir et ne sait
le conserver par la pression. Les malades anesthésiques ont une
maladresse singulière; s'ils veulent marcher, le pied n'a plus la sen-
sation du sol, ou bien il leur semble qu'un tapis épais, une couche
de laine ou de plume les sépare du terrain solide. Sans le secours
des yeux fixant les pieds, le malade a une marche hésitante, embar-
rassée ou impossible, et telle qu'on pourrait croire à une paralysie
musculaire qui n'existe pas l. »
D'après notre analyse, localiser, c'est synthétiser sous le con-
cept d'effort une suite de sensations différenciées par la qualité, le
degré, l'ordre d'apparition, mais données comme termes d'une série
continue dont les rapports ne peuvent être intervertis. Actuellement,
une douleur sentie en tel point, c'est une douleur rattachée à son
groupe de sensations musculaires avec sentiment d'effort : primitive-
ment un point senti, c'est un sentiment d'effort uni à un groupe dé-
1. Voyez Dictionnaire encyclopédique des iciences médicales, G. Masson, article
Anesthésie.
J48 REVUE PHILOSOPHIQUE
pendant de sensations également musculaires et de sensations orga-
niques. Autant il peut se former de groupes de cette nature, ou
d'associations entre ces groupes, par le seul effet de notre activité
motrice, autant il y a de localisations primaires. C'est dire qu'il y en
a une infinité, et que leur nombre est toujours susceptible de s'ac-
croître : et en effet plus ces localisations deviennent spéciales ou
délicates, plus elles supposent une évolution avancée de l'activité
motrice propre aux organes. Tels de ceux-ci dorment jusqu'à l'âge
de puberté : la faculté de localiser leurs sensations spécifiques ne
s'exerce pour eux qu'à cette époque. Il ne coûte point à notre théorie
d'admettre que ces localisations motrices, du moment où les plus
essentielles ont été faites, ne s'étendent que lentement, de proche
en proche, aux régions profondes ou périphériques de notre corps.
Mais notre corps est autre chose qu'une somme de points d'appli-
cation de notre force motrice et une étendue intérieure de résistance.
11 est essentiellement pour le vulgaire chose visible et tangible, et
l'on entend le plus souvent par localisation l'attribution d'une im-
pression à un point de cette étendue corporelle, faite avec l'aide de
la vue et du toucher. Les localisations de ce genre sont en réalité
secondaires : une sorte de reconnaissance générale de l'organisme,
faite du dedans par l'activité motrice, les a précédées. Les localisa-
tions primaires sont à la base de toutes les autres : elles sont le
canevas, celles-ci la broderie. Remarquez en effet que ces deux sens
si instructifs, le toucher et la vue, sont inévitablement tributaires
de notre activité motrice : impossible d'avoir l'idée d'un objet exté-
rieur tangible ou visible sans remuer avec quelque effort conscient
la main ou l'œil. Les éléments sensationnels propres à ces deux sens,
couleur, froid pu chaud, etc., ne détermineraient jamais une locali-
sation à eux seuls ; sous ce rapport, la vue et le toucher sont aussi
peu privilégiés que l'odorat, l'ouïe et le goût.
Une fois que la vue et le toucher se sont mis à l'œuvre, notre
corps nous est connu comme une masse de points colorés et résis-
tants. Et parce que l'expérience nous montre sans cesse que chacun
de ces points est capable de provoquer dans la conscience une sen-
sation agréable ou douloureuse, que quelques-uns ont la propriété
d'être directement mus par la volonté, la fusion se fait d'elle-même
entre les données de l'observation subjective et celles de l'observa-
tion objective : chaque groupe de points colorés ou résistants se lie
à un groupe de sensations musculaires ou de sensations organiques ;
quelques-uns de ces points, par un rare privilège, se soudent même
terme à terme à des sensations musculaires ou organiques spéciales.
Alors il y a des « signes locaux », en ce sens que telle excitation
A. DEBON. — LOCALISATIONS PSYCHOLOGIQUES 149
périphérique infailliblement suscite la représentation du point tan-
gible ou visible d'où l'excitation est partie. Quand cette synthèse
empirique des deux ordres de faits, sensations et sentiments, est
achevée, notre corps est plus que le lieu géométrique de notre sen-
sibilité : il nous semble que cette chose colorée, étendue, résistante,
solide , soit dans tous ses points et directement sentie. Par une
étrange substitution de nos représentations objectives aux sentiments
subjectifs, nous croyons que c'est le pied, la main, le cœur qui
souffre.
Pour le reste, le développement des localisations repose sur l'ac-
tion combinée de la vue ou du toucher. Notre corps est aussi, en
effet, « une chose exposée à tous nos sens et à la portée de nos
mouvements, comme une table, une statue, un fusil de chasse. »
(Bain.)
L'explication psychologique proposée ici résout, sans appel à l'in-
connu ou à l'innéité, la question de la possibilité et de la forme pre-
mière des localisations. Elle remonte aux modes primitifs de nos
représentations d'étendue et n'emprunte qu'à l'ordre subjectif les
éléments de nos localisations fondamentales et de la connaissance
originelle de notre corps. L'image de Diderot est trompeuse et
fausse ; le moi n'a point besoin, comme l'araignée, de se porter aux
limites de son logis pour le connaître, parce que l'espace n'est point
en dehors de lui. Mais si le moi restait inerte, sans réagir contre ses
propres modifications, il ne les objectiverait jamais : c'est par une
série d'efforts volontaires, dans le développement de son activité
motrice, qu'il réalise sous forme de représentations son corps, ho-
rizon fini de toutes ses sensations, et le monde extérieur, horizon
infini de toutes nos impressions sensibles.
Albert Debon.
LA CROYANCE ET LE DESIR
LA POSSIBILITÉ DE LEUR MESURE
Il serait scientifiquement désirable de dégager parmi les innombra-
bles grandeurs continues que l'âme semble nous présenter, — degrés
du froid ou du chaud, éclat plus ou moins vif des couleurs, vivacité
croissante ou décroissante des peines ou des plaisirs, etc., — une ou
deux vraies quantités qui, partout mêlées aux éléments qualitatifs
des sensations, se prêteraient, en droit ou en fait, à l'application du
nombre. Ne seraient-elles mesurables qu'en droit, en théorie pure,
et non en fait, la démonstration de leur mesurabilité essentielle,
quoique cachée, aurait encore son prix. Il serait naturel, si ces
quantités se montraient, de conjecturer qu'elles forment la part
propre du sujet, et il y aurait lieu d'examiner ensuite si, par d'autres
caractères, elles ne révèlent pas leur nature à part, fondamentale et
irréductible.
Mais ces quantités psychologiques existent-elles? Il n'est pas per-
mis d'aborder cette question sans dire préalablement un mot des
chercheurs puissants et profonds, sinon toujours heureux, qui ont
fondé la psychophysique. Les psychophysiciens, malgré leur louable
intention de quantifier l'âme, me paraissent négliger justement les
deux seules grandeurs internes dont les variations continues et les
degrés homogènes suggèrent naturellement l'emploi du calcul, quoi-
qu'elles échappent à l'application des instruments physiques de
mesure : à savoir la croyance et le désir, et leurs combinaisons
réciproques, le jugement et la volonté.
Ce sont les degrés de la sensation que ces hardis savants préten-
dent calculer; on connaît la fameuse loi de Fechner et autres for-
mules également ingénieuses dont l'inexactitude presque complète
a été démontrée, notamment par Hering. Quand, par hasard, ces
essais de mensuration subjective réussissent jusqu'à un certain point
et obtiennent l'assentiment général, on remarquera que c'est dans
leur application aux sensations considérées soit comme agréables ou
G. TARDE. - - LA CROYANCE ET LE DÉSIR 151
pénibles, c'est-à-dire comme éveillant plus ou moins le désir et
l'aversion, soit comme plus ou moins intenses, c'est-à-dire comme
éveillant plus ou moins l'attention. Dans le premier cas, nous avons la
remarque de Laplace sur les accroissements parallèles et inégalement
rapides de la richesse d'un homme et du bonheur qu'elle lui pro-
cure. Dans le second cas, on nous apprend, par exemple, quelle
différence de vibrations doivent présenter deux notes pour que nous
remarquions la différence des deux sensations sonores correspon-
dantes; ou bien qu'une dépêche sensitive est transmise par le télé-
graphe de nos nerfs avec une vitesse variable suivant que le cerveau
s'attend ou ne s'attend pas à cette transmission, ou que son atten-
tion est occupée par une sensation différente. « Nous arrivons, dit
M. Ribot, résumant les travaux de nombreux expérimentateurs, à ce
résultat général que la reproduction des états de conscience dépend,
tout comme leur perception immédiate, de l'état d'effort de l'atten-
tion '. » Une cloche étant frappée à côté de nous, il s'écoule un cer-
tain temps avant que nous percevions le son; si, en même temps
que la cloche est frappée, une étincelle électrique est lancée, les
deux sensations nous arrivent ensemble avec un retard notable. Il
parait bien probable et presque certain que ce ralentissement est
dû au trouble de l'attention qui, condition indispensable de l'exis-
tence même des sensations, a deux besognes à remplir. D'autres
expériences ne laissent guère de doute sur ce point. Ainsi, sans
attention, point de sensation; et tout ce qui, dans la sensation, est
réellement susceptible de plus et de moins, sa durée, son intensité,
et en particulier la clarté des sensations visuelles, peut et doit être
rapporté à l'attention, à moins de l'être au désir.
Or qu'est-ce que l'attention? On peut répondre que c'est un effort
en vue de préciser une sensation naissante. Mais il faut prendre
garde que l'effort, sous son aspect psychologique pur et abstraction
faite de toute action musculaire concomitante, est un désir, et que
ce qu'on appelle vulgairement une sensation est toujours, sinon,
comme Wundt tâche de le démontrer avec tant de force, un simple
composé de jugements instinctifs, du moins un mélange d'un faible
élément sensitif avec un enchevêtrement de jugements et même de
conclusions extrêmement rapides. Ce cheval que nous disons voir au
loin, même sans le regarder, nous le jugeons, nous le concluons en
réalité, comme les peintres le savent bien. Sa vue, c'est l'attribution
instinctivement faite à une impression rétinienne de la possibilité, de
la certitude conditionnelleKles sensations tactiles, olfactives, sonores,
1. Voy. Revue philosophique de mars 1876.
152 REVUE PHILOSOPHIQUE
que nous lui rattachons; c est un jugement de localisation, un juge-
ment de coexistence simultanée avec d'autres impressions, un juge-
ment de classification qu'atteste l'apparition du mot cheval, un
jugement de causation enfin qui nous l'ait prévoir vaguement ce qui
va suivre ou nous fait songer à ce qui vient de précéder notre impres-
sion. A mesure que la sensation est réputée se préciser, ces juge-
ments se multiplient et deviennent l'objet d'une foi plus vive.
Si donc l'attention est le désir de préciser la sensation naissante,
cela revient à dire qu'elle est le désir d'un accroissement de la croyance
actuelle. — Par suite, en montrant le rôle important de l'attention,
la psychophysique a prouvé le haut intérêt qui s'attache à l'étude
des deux éléments distincts de cette quantité complexe, et la néces-
sité de la décomposer en eux. — La même définition pourrait s'ap-
pliquer, ou peu s'en faut, à la question, source de l'hypothèse. C'est
qu'en effet l'esprit attentif est essentiellement «questionneur. Cette
étrange faculté dédire si, qui, non moins que la faculté de dire oui
et non, concourt à la formation de toutes nos idées (car toutes les
lois scientifiques ne sont que des hypothèses vérifiées et embrassent
essentiellement l'immensité des faits jugés possibles), s'explique par
une analyse pareille. Avant d'hypothétiser, l'enfant questionne. Avant
de songer à se dire : « Si ce rocher tombe, il m'écrasera. » l'enfant
commence par se demander implicitement : « Ce rocher tombera-t-
il? » Analysons donc la question. L'image d'un rocher (ou la vue de
ce rocher) et l'image de son mouvement de chute se présentent
ensemble à l'esprit de l'enfant; et son esprit, par exception (caria
thèse et l'antithèse sont la règle ordinaire), n'établit entre ces deux
idées aucun lien de foi positive ou négative. Cependant il désire, il a
besoin de croire, d'affirmer ou de nier. Ce désir qui a une croyance
future pour objet, c'est l'interrogation.
Qu'est-ce d'ailleurs, pourra-t-on me demander en passant, que la
croyance'!' Qu'est-ce que le désir"? J'avoue mon impossibilité de les
définir. D'autres y ont échoué. Après avoir, dans son Traité de la
nature humaine, donné de la croyance une définition qui ne peut se
soutenir et qui s'appliquerait tout aussi bien au désir, comme toutes
celles qu'on a essayées depuis (la croyance est une idée vive rap-
portée à une impression présente ou associée avec elle), Hume, dans
son appendice, reconnaît, avec sa franchise accoutumée, qu'il ne lui
est pas possible d'expliquer parfaitement la croyance. Ce qui importe
plus qu'une définition de ce genre, c'est de remarquer que la croyance,
non plus que le désir, n'est logiquement «i psychologiquement pos-
térieure aux sensations; que, loin de naître de l'agrégation de celles-
ci, elle ebt indispensable à leur formation, ainsi qu'à leur groupement ;
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 153
qu'on ne sait ce qui reste des sensations, les jugements ôtés; et que,
dans le son le plus élémentaire, dans le pointcoloréleplusindivisible,
il y a déjà une durée et une succession, une multiplicité de points
et d'instants contigus dont l'intégration est une énigme. Par quelle
vertu les instants sonores successifs, dont l'un a cessé d'être quand
l'autre a commencé à être, se combinent-ils entre eux? Qu'est-ce qui
rend possible cet accouplement fécond du mort et du vif? L'image'?
Mais l'image, c'est le souvenir; expliquez le souvenir! Fait ultime, dit
Stuart Mili découragé. De deux choses l'une : ou l'on explique la
croyance (et aussi bien le désir) par les sensations telles que tout le
monde les connaît, vrais pelotons de propositions antérieures ramas-
sées, et on suppose ce qu'on prétend expliquer; ou bien on des-
cend à des sensations conjecturales, élémentaires, mathématique-
ment instantanées, et il se trouve que ces éléments sensitifs sont des
zéros de sensation avec lesquels il s'agit de faire un nombre.
La croyance, le désir, la sensation : seuls éléments de l'âme.
L'importance psychologique de la propriété d'attribuer ou de
défaire des attributions déjà faites, et de la propriété de retenir ou de
repousser, d'appeler ou de chasser des impressions, s'étend, à mon
avis, bien plus loin que les lignes précédentes ne pourraient le faire
supposer. Ma pensée à cet égard se résume dans le double énoncé
suivant, qu'il serait trop long de développer : 1° Au fond des phéno-
mènes internes, quels qu'ils soient , l'analyse poussée à bout ne dé-
couvre jamais que trois termes irréductibles, la croyance, le désir,
et leur point d'application, le sentir pur, — extrait, par abstraction et
hypothèse, de l'amas de propositions et de volitions où il se trouve
engagé. 2° Les deux premiers termes sont les formes ou forces innées
et constitutives du sujet, les moules où il reçoit les matériaux bruts
de la sensation. Ce sont les deux seules catégories auxquelles on
n'ait pas songé, probablement parce qu'elles sautaient aux yeux, et
les deux seules qui, je crois, méritent ce nom.
Quant aux types de jugements tout faits auxquels on donne en
général ce titre, ils ne sont que des emplois spéciaux de la faculté
de juger; loin d'être une richesse du sujet, l'obligation où il est de
n'exercer sa virtualité illimitée d'attribution que suivant ces types et
REVUE PHILOSOPHIQUE
non d'autres, de ne pouvoir,- par exemple, croire à un espace non-
euclidien de 4 ou 5 dimensions, est une limitation, un appauvrisse-
ment de son être, de même que l'impossibilité où est le daltonien de
penser au rouge.
Les deux propriétés dont je parle étant données comme primiti-
vement inhérentes à un être spirituel quelconque, même au dernier
protiste, leur spécification en soi-disant catégories peut être conçue
comme résultant des caractères de l'espèce animale dont cet être fait
partie.
Par bonheur, je puis établir ma thèse principale indépendamment
des conjectures que j'indique. Il me suffira de signaler en outre,
comme l'ait d'observation, la permanence du croire et du désirer, leur
identité constante, à travers tous les bouleversements qu'opèrent en
nous le rêve et la folie. Toutes nos liaisons d'idées, même les plus
enracinées, peuvent être brisées alors; mais, à l'instant, elles sont
remplacées par d'autres, aussi fortes momentanément. De là les illu-
sions et aussi les émotions profondes propres à ces états. Très sou-
vent, en rêvant, je vois mon vieil ami Paul et je l'appelle Jacques,
pendant que, dans le même rêve, j'appelle Paul un étranger. Bien
plus, on peut imaginer, au fond des eaux, des zoophytes dépourvus
de toutes nos sensations et doués en revanche de sens qui nous
manquent ( d'un sens de l'électricité si l'on veut); mais on aura beau
faire, on ne parviendra par nul effort d'esprit à concevoir un ani-
mal, un organisme monocellulaire, qui, étant sensible, ne serait pas
doué de croyance et de désir, c'est-à-dire ne joindrait pas et ne
disjoindrait pas, ne retiendrait pas ou ne repousserait pas ses impres-
sions, ses marques sensationnelles quelconques, avec plus ou moins
d'intensité. M. DelbœuL1 dit très bien que l'intùsoire même peut pro-
noncer ce jugement muet : J'ai chaud.
Tenons donc pour certaines la constance et l'universalité de ces
deux propriétés élémentaires, et, par suite, leur indépendance, je ne
dis pas à l'égard de l'état du cerveau, dont la tonicité ou le relâche-
ment influe si clairement sur notre dogmatisme ou notre audace,
c'est-à-dire sur Yactuation plus ou moins entravée ou aidée de nos
deux puissances, mais à l'égard des sensations.
Cela posé, avant de discuter le caractère quantitatif de ces modes
de l'âme, nous croyons utile de faire voir, pour ainsi dire, à l'œuvre
notre théorie ci-dessus, et de montrer la facilité avec laquelle s'ex-
plique, suivant elle, la formation des combinaisons mentales les plus
énigmatiques, les plus indécomposables en apparence. La croyance,
I. La PsychoUn/i(j connue science naturelle, p. 9.
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 155
le désir, les sensations : avec ces termes précis, nettement saisissa-
bles, on peut tout faire psychologiquement, comme, extérieurement,
avec ces trois termes non moins distincts et intelligibles, l'espace, le
temps, les matières. Mais, remarquons-le, en utilisant ces éléments
pour faire tout naître de leurs accouplements, nous devons tendre
à subordonner les plus obscurs aux plus clairs et non ceux-ci à
ceux-là, et la perfection scientifique consisterait même à supprimer,
s'il se pouvait, les premiers, ou à les ramener aux seconds. Or
l'obscur en psychologie, c'est la sensation en ce qu'elle a de propre,
de sui generis ; daris les sciences extérieures, c'est la matière en ce
qu'elle a de chimique et de qualifié. Aussi semble-t-il aux savants
qu'ils auraient atteint l'apogée du savoir humain le jour où ils au-
raient absorbé l'idée de matière dans l'idée de mouvement, laquelle
n'est presque qu'une combinaison des deux idées d'espace et de
temps. On a justement défini la cinématique une géométrie à quatre
dimensions. De même, il semble que, si l'on parvenait à résoudre en-
tièrement les sensations, le rouge, le vert, le rude, le sucré, etc., en
jugements, par exemple, ou bien en volitions, états de l'âme choisis
parmi les principales combinaisons , diversement opérées, de la
croyance et du désir, la science si opaque des psychologues devien-
drait transparente jusqu'au fond. Il ne resterait plus pour réaliser le
rêve de l'identité substantielle, assez mal compris d'ailleurs par ceux
qui ne regardent pas l'identité comme un simple cas singulier de la
différence universelle, qu'à essayer de voir dans le mouvement
et le jugement (Wundt), ou bien dans le mouvement et la volonté
(Schopenhauer), et non, comme on l'a tenté en vain, dans le mouve-
ment et la sensation proprement dite, deux aspects divers d'une
même réalité.
La croyance et le désir, dans leur forme soit positive soit négative,
peuvent se combiner, ensemble ou séparément : 1° soit avec les
sensations différentes, fortes ou faibles, ces dernières nommées ima-
ges; 2° soit l'une avec l'autre, mais de plusieurs manières.
Unie principalement avec les sensations qu'elle accouple entre
elles ou sépare, la croyance produit la perception et le discernement
des sens. Exercée directement sur les images jugées telles, c'est-à-
dire séparées, niées des sensations (affirmation et négation implicites
et concomitantes), elle produit le souvenir. Autrement dit, la mé-
moire n'est, en tant que fait psychologique, qu'un jugement, surtout
négatif, d'une certaine espèce, basé sur le fait biologique d'une répé-
tition d'états cérébraux. Je n'ai pas à m'occuper ici du mécanisme de
la localisation dans le temps. En rêve, nous nous souvenons sans le
savoir, ou plutôt sans le croire; cela suffit pour qu'en réalité nous
156 REVUE PHILOSOPHIQUE
n'ayons pas de souvenir proprement dit. Le désir s'unit aussi, et très
intimement , avec les sensations et les images. Amalgamé avec les
sensations, il ne s'en distingue pas en apparence; il semble participer
à leur hétérogénéité radicale et s'appelle plaisir ou douleur physi-
ques. Appliqué aux images, il enfante le désir proprement dit, ou
vulgairement dit, et l'aversion, l'amour et la haine, ou, pour mieux
dire, toutes les passions. Mais arrêtons-nous sur ces deux dernières
dérivations.
Le désir peut, en effet, avoir pour but : 1° une image étant don-
née, la sensation correspondante encore absente; 2° une sensation
d'une certaine intensité (on sait ce que j'entends par là) étant don-
née, un degré supérieur de la même sensation, ou sa continuation
pure et simple; 3° à l'inverse, une sensation étant donnée, un degré
d'intensité moindre; 4° une sensation étant donnée, son absence,
c'est-à-dire d'abord son simple souvenir, sa négation comme sensa-
tion. Ces deux derniers cas, symétriquement opposés aux deux pre-
miers, constituent le contre-désir, nommé aversion ou répulsion. La
raison pour laquelle l'esprit se prête difficilement à voir dans le désir
ou la répulsion l'essence même des plaisirs ou douleurs physiques,
c'est que lorsqu'on se trouve dans le second ou le troisième cas, à
l'apparition d'une sensation dite agréable ou pénible, on ne remar-
que pas Téveil subit, automatique, du désir positif ou négatif; mais
il est visible que, par des gradations insensibles, on passe du premier
cas au second et du troisième au quatrième. On ne remarque pas
non plus, à l'apparition d'une sensation quelconque, l'éveil subit de
croyance ; aussi la perception n'a-t-elle généralement point l'air
d'un jugement. Mais l'illusion est la même ici et là. Le préjugé
par lequel n,ous attribuons à certaines sensations comme une pro-
priété qui leur serait inhérente le caractère d'être agréables ou pé-
nibles n'a ni plus ni moins de fondement que le préjugé, également
enraciné, par lequel nous attribuons aux objets extérieurs nos sen-
sations, couleur, poids, chaleur, odeur, comme si elles n'étaient pas
essentiellement nôtres. Nous objectivons ainsi hors de nous ce qui
est nôtre; par la notion ordinaire du plaisir ou de la douleur et de
la perception, nous objectivons en nous, en l'incorporant à ce qui
est simplement nôtre, ce qui est nous, la faculté de croire et de dé-
sirer. Nous jugeons que le sang est rouge, parce qu'il est vu de cette
couleur; nous ne songeons pas aux daltoniens. Nous jugeons que la
saveur sucrée du raisin est agréable, parce qu'en effet elle éveille
immédiatement chez presque tous les hommes, et toujours chez les
enfants, le désir de la prolonger. Mais bon nombre d'adultes aiment
mieux les amers. N'y a-t-il pas cependant des sensations qu'il nous
G. TARDE. — LA CBOYANCE ET LE DÉSIR 157
est impossible de concevoir autrement que comme agréables ou
pénibles'? Il y a les sensations erotiques; mais ce n'est point surpre-
nant, puisque nous ne pouvons les ressentir qu'à la condition de les
désirer. Dès que leur désir cesse, on sait combien leur image devient
répulsive. Quant aux sensations produites par le déchirement san-
glant des muscles, la répulsion instinctive qu'elles font naître est
clairement liée au désir fondamental de continuer à vivre.
Quand, une image étant donnée (voir ci-dessus, le- cas), le désir
vise la sensation correspondante, il serait plus exact de dire que
c'est toujours l'image elle-même qui est le contenu du désir. En
effet, dans ce cas, l'image est donnée d'abord comme jugée telle,
comme niée être une sensation, et ce qu'on désire alors, c'est cette
même image en tant qu'affirmée être une sensation. C'est cette
négation qui appelle le vœu de cette affirmation. En veut-on une
preuve? Dans un rêve erotique, une image voluptueuse étant offerte,
on s'y attache comme à la réalité même, et l'on ne désire que la
continuation ou la variation légère de cette image. C'est qu'en rêve
l'image ne se présente pas comme n'étant pas une sensation.
Mais, par là, nous voyons que la passion, comme d'ailleurs les
autres états de l'âme déjà indiqués, n'est pas une simple combi-
naison du désir et de l'image, et que le désir s'y combine aussi avec
le jugement, c'est-à-dire avec la croyance. Occupons-nous mainte-
nant de ces dernières combinaisons, celles de la croyance et du
désir, où intervient toujours sans doute, mais secondairement, l'élé-
ment sensationnel. Nous en avons cité plus haut deux exemples
notables, l'attention et la question. Citons encore la proposition et
la volition. En devenant explicite et verbale par la proposition, qui
est toujours, au fond, une conclusion plus ou moins déguisée (chacun
de ces termes, attribut ou sujet, étant lui-même un jugement figé
en notion), la croyance inhérente aux perceptions immédiates s'est
affranchie. Mais on ne songe à utiliser de la sorte ce qu'on sait,
ce qu'on croit très fort, et à en déduire d'autres connaissances
ou croyances très fortes qui y sont impliquées, que si l'on désire
posséder ces dernières. Affirmer ou nier, conclure, c'est pousser
la croyance d'un groupe d'impressions ou de souvenirs à un autre
groupe, qui est désiré. De même, la volonté est le désir mobilisé
comme jugement. Je veux ceci, parce que je désire cela et que
je juge qu'un lien de causalité existe entre ceci et cela. Comme la
différence des points de l'espace situés sur la même ligne droite,
tout importante et profonde qu'elle est, est indifférente au regard
de la force mécanique qui les traverse sans s'altérer, ainsi la diffé-
rence des actes successifs qui concourent à la même fin e<t comme
1 ; H REVUE PHILOSOPHIQUE
non existante pour le désir qu'ils se passent de l'un à l'autre, et de
me la différence des sensations ou images, ou des groupes de
sensations ou d'images, si hétérogènes qu'elles soient, que nous rap-
portons à un même objet, et aussi bien des formules verbales qui le
ut, est non avenue pour la croyance qui les parcourt. Je
marche vers un puits, je fais fonctionner la pompe , j'incline ie seau
plein et je bois; faire tout cela, c'est également désirer boire. Je
vois quelque chose de jaune et de rond, je songe à un contact froid
et velouté, à un goût acidulé et sucré, au mot français pêclie, au mot
Latin persica... sentir ou imaginer tout cela, c'est penser, dit-on, au
même objet, c'est, dirai-je, promener sa croyance dans une même
direction '.
Deux notions capitales, le vrai et le bien, méritent une place à
part, car on y voit la croyance et le désir non seulement se com-
biner entre eux, mais se réfléchir sur eux-mêmes. Le juste, le
bon, le désirable, c'est tantôt ce que l'on croit désiré par un nombre
indéfini, pratiquement infini, de personnes, tantôt ce dont le désir,
soit en nous, soit en autrui, n'étant pas éprouvé, est désiré par nous
en vertu d'un jugement d'identité, appelé ici jugement de finalité.
Un musulman pieux, mais sensuel, à l'époque du Ramadan, juge
bonne et juste la sobriété qu'il n'aime pas, et il la juge telle parce
qu'il désirerait l'aimer, comme propre à lui mériter le paradis, qu'il
souhaite. Le vrai, le croyable, c'est tantôt ce que l'on croit cru
par limmense majorité des hommes, tantôt ce dont la croyance
immédiate, la perception, soit en nous soit en autrui, est condition-
nellement (c'est-à-dire, on le sait, optativement, puisque toute hypo-
thèse implique le désir plus ou moins dissimulé d'une thèse) affir-
mée par nous, en vertu d'un jugement d'identité proprement dit.
Exemple : qu'est-ce que j'entends en tenant pour vraie la rotation de
la terre autour du soleil ? Ceci au fond : je crois à la croyance im-
médiate que j'en aurais s'il m'était donné d'avoir des yeux assez
!. Quand un lien d'attribut à sujet, perçu d'abord entre deux sensations, se
représente entre leurs images, qui sont cependant ces sensations elles-mêmes
affaiblies, la croyance avec laquelle on affirme ce lien n'a nullement diminué.
Preuve, entre mille, que la croyance n'est pas fonction de la sensation. Cette
conservation de la relation-croyance, malgré l'affaiblissement de ses termes,
est ce qui explique la vertu abréviative de la substitution, si bien étudiée
d'ailleurs par M. Taine au début de V Intelligence. Aunomd'un de mes amis, une
silhouette rapide de son visage m'apparaît parfois, mais pas toujours; toutefois,
aussi bien dans ce second cas que dans le premier, ce nom réveille en moi la
certitude d'avoir vu la personne qu'il désigne. Cette certitude est même plutôt
entravée qu'aidée par l'apparition de la silhouette, car à la vue. de celle-ci est
attachée une certitude toute différente qui tend à chasser l'autre (et y par-
viendrait en rêve), à savoir la certitude de voir et non d'avoir vu.
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 159
gigantesques et une vue assez télescopique pour voir le mouvement
de la terre comme je vois une hirondelle tourner sur un lac. En
disant ce si, à mon insu, je souhaite ce que je suppose. Et je crois à
cette croyance immédiate conformément à une série de théorèmes
géométriques, tous fondés sur le principe d'identité, qui, partant de
l'observation oculaire des phénomènes astronomiques, ont pas à pas
promené de notion en notion, jusqu'à celle de la rotation du globe
terrestre autour du soleil, l'acte de foi particulier inhérent à la vue
directe des astres.
Les notions, en apparence impénétrables, de la nécessité logique
et du devoir, si voisines des précédentes, s'expliquent pareillement
ou peu s'en faut. A ce propos, essayons une réhabilitation du syllo-
gisme. On a cru démontrer l'infécondité de ce mode de raisonne-
ment. Mais il est bon de ne pas confondre avec le syllogisme artificiel,
développé par les scolastiques, le syllogisme naturel, en usage dans
le cours de la vie. Celui-ci se forme par l'un de ces innombrables
mariages de la croyance et du désir dont je viens de citer des
exemples. Ce ne sont pas deux affirmations ou deux négations que
le syllogisme naturel rapproche pour en dégager une troisième; c'est
une assertion et une volition, ou une perception immédiate et un juge-
ment, ou une volition et une image, etc. La notion résultante est alors
d'une espèce à part, et vraiment nouvelle. On vient de me dire, et
je crois, ou plutôt i'affirme, d'après ce témoignage, qu'un homme,
à l'instant, vient d'être tué non loin de moi ; j'y cours et je vois un
homme taché de sang, un couteau sanglant à la main, à côté du
cadavre; je conclus que cet homme est nécessairement le meur-
trier. — Je suis ambitieux, je désire des honneurs (majeure); j'ap-
prends, je crois qu'une bonne occasion s'offre de devenir maire de
mon village (mineure); la conclusion est que je dois me saisir de
l'écharpe convoitée. — Je vewœm'enrichir; y affirme que cette chute
d'eau inutilisée, située dans ma propriété, est une source de for-
tune; je me dis que je dois l'exploiter. — La vie est toute remplie
de ces syllogismes-là.
Mais abrégeons ces développements préliminaires, et résumons-
nous. Pour éclaircir ma pensée en la résumant, je reviendrai sur
une comparaison qui n'est peut-être pas un pur jeu d'esprit, mais
où je ne veux voir pour le moment qu'un moyen commode de m'ex-
primer. Sous bien des rapports, la croyance et le désir sont aux
sensations ce que l'étendue et la durée sont aux qualités chimiques
de la matière. On a dit que le moi a fait l'atome à son image. Il est
plus exact de dire qu'il s'est peint, comme croyant et désireux, dans
l'espace et le temps. Tout ce qu'il a de clair, c'est sa propriété de
1G0 RLVUE PHILOSOPHIQUE
croire et celle de désirer, et leurs combinaisons ou réflexions sur
elles-mêmes. Tout ce que la nature a de clair, c'est l'étendue ou la
durée de ses êtres, et leur mouvement, sorte de synthèse originale de
la durée et de l'étendue. C'est une tentative également vaine de ne
voir dans l'étendue et la durée que de simples relations d'atomes,
et, dans la croyance et le désir, que des rencontres répétées de
sensations ; tandis qu'on peut , avec une certaine vraisemblance,
espérer de résoudre l'atome, la substance mystérieuse, en termes
d'espace et de temps (c'est le fond de l'explication mécanique de
l'Univers), et d'expliquer la formation des sensations les plus élémen-
taires, ainsi que des instincts les plus simples, par des amas et des
legs accumulés de jugements ou d'efforts primitifs (dits de volitions).
Impossible d'ailleurs de ramener à l'unité la dualité de l'espace et
du temps, de la croyance et du désir. Pour Maine de Biran, l'intel-
ligence n'est qu'un cas de la volonté; pour Wundt, et aussi pour
Descartes, pour Spinoza, qui traitent les appétits et les passions
comme autant d'idées, la volonté n'est qu'un cas de l'intelligence.
Egale erreur; mais la dernière a ceci pour elle d'être l'expression
fausse de cette vérité, développée plus loin, que le désir a essentiel-
lement la certitude pour objet. Encore ici, notons une similitude
frappante. Le temps a pu être considéré, en cinématique, comme
une quatrième dimension de l'espace; il ne viendrait à l'idée de per-
sonne de regarder l'espace comme un simple auxiliaire du temps. Il
y a une science de l'étendue pure, la géométrie. La chronométrie
auprès d'elle ferait triste figure. De même, la croyance l'emporte
grandement sur le désir en indépendance et richesse propres. La
logique traite de la croyance presque pure; le désir pur ou presque
pur n'a ni peut avoir de science à son service exclusif. L'éthique, qui
répond en «cela à la mécanique, s'occupe du désir croyant, delà
volonté. C'est toujours sous la forme d'une proposition (où l'inter-
vention cachée du désir est insignifiante) que se présente à nous le
rapport du moyen à la fin, de même que nous nous représentons
sous la forme, d'une ligne, d'une certaine étendue, le mouvement
d'un corps.
Il
Caractère quantitatif de la croyance .et du désir seuls.
Enfin, — car il est temps d'entrer dans le cœur même de notre
sujet, - - la croyance et le désir sont, à notre avis, de même que
l'espace et le temps, des quantités qui, servant de lien et de support
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 1 «31
à des qualités, les font participer à leur caractère quantitatif; ce
sont, en d'autres termes, des identités constantes qui, loin d'empê-
cher l'hétérogénéité des choses noyées dans leur sein, les mettent en
valeur, les pénètrent entièrement sans toutefois les constituer, les
unissent sans les confondre, et subsistent inaltérables au milieu
d'elles malgré l'intimité étroite de cette union. La différence de
deux atomes chimiques est-elle en soi susceptible de plus et de
moins? Oui, mais à la condition de consister dons la distance de ces
atomes, dans leur figure, leur volume et leur vitesse. De même, la
sensation du bleu, celle d'une odeur de lilas, celle d'un goût sucré,
et aussi bien leurs diverses nuances, qui sont autant de modalités
hétérogènes, peuvent-elles être légitimement réputées avoir quelque
Chose de "lus ou de moins les unes que les autres? Oui, mais seule-
ment si l'affirmation et la volonté comprennent ces phénomènes
affectifs dans des propositions ou des décisions qui seront avec
raison regardées comme plus ou moins fortes, plus ou moins vraies,
plus ou moins justes.
Ma thèse, on le voit, en implique deux : d° la croyance et le désir
sont des quantités ; 2° il n'y en a pas d'autres en psychologie, ou il
n'y en a que de dérivées de celles-ci; ce qui revient à dire que
la sensation n'est }ias en elle-même une quantité. — Je commen-
cerai par le second point, qui exigerait un volume et que j'effleurerai
seulement. Puis, j'aborderai le premier point.
M. Delbœuf (Rev. philos., mars 1 <77) reconnaît que Fechner « ne
procure pas à l'esprit une idée bien nette de ce que peut être la
quantité d'une sensation, ni com rient par conséquent elle peut
être représentée en nombre. » C'est à tort qu'en mesurant l'étendue
d'une couleur, ou la durée des sensations en général, on croirait les
soumettre elles-mêmes à la mesure. La durée d'un phénomène,
extérieur ou intérieur, et aussi bien son étendue, sont des carac-
tères qui lui sont étrangers, des parties de l'espace et du temps et
non de ce phénomène en tant que distinct de ces deux objets fon-
damentaux de la pensée. IL n'en est pas de même de la vitesse d'un
fait, qui est réellement une de ses propriétés. Or les psychophysiciens
ont fort bien pu mesurer l'intervalle qui s'écoule entre une excitation
et une sensation, entre une sensation et une contraction musculaire;
mais il ne s'ensuit pas, comme on le dit par à-peu-près de lan-
gage, qu'ils aient mesuré la vitesse d'une sensation ou d'un acte de
la volonté. La vitesse étant définie l'étendue linéaire parcourue pen-
dant l'unité de temps, les faits intimes où n'entre pas la considéra-
tion «.le l'étendue (quoiqu'il* puissent fort bien avoir lieu dans l'es-
pace) ne sauraient être doués de rapidité ou de lenteur, si ce n'est
TOME x. — 1880. M
462 REVUE PHILOSOPHIQUE
par métaphore. Pour que la métaphore soit juste, il faut que les
degrés successifs des changements considérés soient séparés par
une différence qui, sans être une distance, soit mesurable comme
une distance. Il en est ainsi quand il s'agit des variations d'intensité
d'une opinion faible qui devient par degrés une énergique convic-
tion ou d'une inclination légère qui se transforme, sans changer de
nature, en passion déclarée, ou, par dérivation, d'un même plaisir
et d'une même douleur qui augmentent ou diminuent insensible-
ment. Par exemple, si une minute s'écoule entre le début d'une
odontalgie et la crise aiguë, je jugerai ce phénomène deux fois plus
rapide que s'il s'était accompli en deux minutes. Mais si une minute
s'écoule entre l'apparition d'une idée, suggérée à titre de conjecture
douteuse, par une lecture, et la formation d'une foi profonde et iné-
branlable en la vérité de cette idée, de quel droit dirai-je que cette
évolution intellectuelle a été égale, inférieure ou supérieure en rapi-
dité à l'évolution passionnelle qui précède? La mesure commune fait
défaut '.
Pour éviter une plus longue discussion, j'emploierai l'argument
expéditif suivant. Toute réalité quantitative à nous connue est sus-
ceptible essentiellement de valeurs positives et négatives, d'op-
positions internes. Or la sensation, qui est une réalité, ne présente
pas de valeurs négatives. Donc elle n'est point une quantité. Il
faut prouver la majeure et la mineure, la majeure d'abord, qui
pourra surprendre. Elle s'appuie sur d'assez fortes considérations.
D'abord toutes les quantités qui se résolvent en mouvements (lu-
mière, chaleur, etc.) participent à la contrariété des deux directions
inverses sur une même ligne droite. En outre, l'attraction, force
rayonnante, s'exerce en une infinité de sens opposés, de rayons con-
traires; de même, la chaleur et la lumière à partir du foyer lumi-
neux ou calorifique, quoique parfois un écran arrête une partie des
rayons. D'autre part, quand une force devient linéaire ou superfi-
cielle, par exemple l'électricité, il se trouve qu'elle est polarisée, et
c'est aussi le cas de la lumière si elle est réduite à rayonner dans un
1. Bien entendu, je ne m'arrête pas à certaines qualités personnelles qui
doivent à des quantités physiologiques dont elles sont l'expression de paraitre
à tort des quantités psychologiques: par exemple, la fidélité variable de la
iiii'miii lin-, le plus ou moins d'adresse manuelle, etc. L'exactitude plus ou moins
grande du cerveau à remplir son rôle de bibliothécaire du moi, à lui présenter
en temps opportun les images de ses sensations passées, s'expliquerait peut-
si nous connaissions à fond le mécanisme cérébral, par des différences
dans la direction et la quantité de mouvements atomiques. Une mémoire est
ou moins fidèle par la même raison qu'une montre est plus ou moins
exact'
G. TARDE. - - LA CROYANCE ET LE DÉSIR 163
seul plan. Dira-t-on qu'il n'y a pas de volume négatif, de vitesse
négative? Mais ce sont là des abstractions de quantités et non des
quantités concrètes, et il importe de les rattacher à leur substrat.
La vitesse fait partie du mouvement; le volume n'est séparé qu'ab-
stractivement de la forme; et il n'est pas de forme, si compliquée
qu'elle soit, comme le montre bien la symétrie bilatérale des ani-
maux, qui ne puisse s'opposer à une contre- for me, ou qui n'en con-
tienne en soi, par exemple le cercle. Dira-t~on encore qu'il n'y a pas
de masse, de densité négatives"? Mais la masse et la densité sont
fonctions du poids, c'est-à-dire de l'attraction newtonienne qui,
avons-nous dit, rayonne en une infinité de sens inverses. Chaque
masse contient en soi ses myriades d'oppositions pareilles.
Arrivons à la mineure de notre argument. Ici M. Delbœuf vient à
mon aide. Il combat victorieusement (Revue philosopha janvier 1873!
l'hypothèse des sensations négatives hasardée par Fechner, qui, au
delà du point où la sensation s'annule et devient inconsciente, ima-
gine une série de degrés aboutissant à l'inconscience infinie, sorte
d'antipode de la conscience parfaite l. Sans adopter cette conjec-
ture, on pourrait tomber dans l'erreur commune de regarder les
oppositions apparentes de certaines sensations singulières et accou-
plées deux à deux, le chaud et le froid, le blanc et le noir, le sucré
et l'amer, le rude et le poli, comme assimilables à celle des valeurs
positives et négatives d'une même quantité. Mais le blanc et le noir,
le chaud et le froid se signalent parmi les autres impressions de la
vue et du toucher, uniquement parce qu'ils ont pour spécialité de
marquer soit l'augmentation ou la diminution brusque de l'excita-
tion physique à laquelle la vue ou le toucher viennent de s'habituer,
soit l'extrême limite, en deux directions inverses, du champ d'opé-
rations physiologiques de ces sens parvenus au point où leur non-
exercice absolu les paralyse ou tend à les endormir et où leur exer-
cice exagéré les décompose. C'est en raison de la connaissance que
nous avons de ces accroissements ou décroissements de quantités
1. Croyance, désir, sensation : voilà des termes simples et précis. Au con-
traire, qu'est-ce que la conscience? Ce terme complexe et confus, dont les
psychologues abusent, est aussi mal choisi par eux que pourrait l'être par les
géomètres un vocable où l'idée d'espace se présenterait amalgamée à celle de
matière. L'ambiguïté de cette notion se montre quand on essaye de répondre à
cette question : Quel est le maximum de conscience ? On voit sans peine
qu'il n'y a pas un maximum, mais deux inaxima ; dans certains états d'apathie,
de somnolence du désir, mais de vive illumination théorique, on se sent aussi
éveillé que possible ; d'autres fois, dans des instants de trouble intellectuel,
mais de passion violente ou de résolution invincible, on échappe de même,
par une issue différente, au clair obscur de ce demi-sommeil où se passe
la « vie ordinaire ».
164 REVUE PHILOSOPHIQUE
extérieures exprimées par le blanc et le noir, par le chaud et le froid,
nue ces sensations nous paraissent opposées. Sans cela, elles nous
paraîtraient ce qu'elles sont, hétérogènes. Quant au rude et au poli,
au doux et à l'amer, inutile d'insister. Pourquoi n'opposerait-on pas
aussi bien le doux et l'acide que le doux et l'amer? — Ces difficultés
étant écartées, j'ai quelque droit de tirer la conclusion de mon syl-
logisme.
Par là, nous sommes conduits maintenant à prouver, s'il se
peut, notre première et principale proposition : La croyance et le
désir sont des quantités. Notre raisonnement sera précisément in-
verse : Toute opposition est une lutte, une neutralisation tentée ou
accomplie, qui suppose la similitude des termes belligérants, leur
comparabilité numérique, la possibilité de les mettre en équation.
Nulle opposition vraie, par suite, ne peut se rencontrer hors des
réalités quantitatives. Si donc la croyance et le désir contiennent des
oppositions incontestables, il est avéré qu'ils sont des quantités. Or
il est évident qu'ils comportent l'un et l'autre des états positifs et
négatifs. Un médecin examine un malade; à la vue des premiers
symptômes qu'il observe, il se prononce mentalement, avec un cer-
tain degré de conviction, pour l'existence d'une fièvre typhoïde; puis
d'autres caractères de la maladie suscitent en lui une tendance,
d'abord faible, puis vague, à nier justement ce qu'il affirme; à un
certain moment, sa négation et son affirmation se balançant exacte-
ment, il est dans le doute absolu, état singulier qui serait inexpli-
cable dans toute autre hypothèse que la mienne. Il ne dure guère, et
la négation ne tarde pas à l'emporter définitivement, ou l'affirmation
à reprendre le dessus. Gomment, demanderai-je, interpréter le doute
absolu, ce .zéro d'affirmation et d3 négation, si ce n'est comme la
preuve qu'à cet instant l'affirmation et la négation, ou pour mieux
dire le penchant à affirmer ou à nier, ont la même intensité, la
même force, le même poids ? et n'est-ce pas avouer que ce sont des
quantités'? Autre exemple. De la volonté, d'abord naissante et
débile, puis croissante jusqu'à un certain point non dépassé, puis
1 croissante, de se marier avec une personne, un jeune homme
passe graduellement à {'indifférence complète d'abord à l'égard de
ce mariage, enfin à la volonté, croissante par degrés, de ne pas le
faire (volonté négative qui s'exprimerait en latin par nolie et pour
laquelle notn; langue manque d'expression). Encore une fois, com-
ment cette indifférence complète serait elle possible si cevelle et ce
nolle n'étaient pas équivalents'? Les changements psychologiques
dont je parle ne sont-ils pas de vrais passages du positif au négatif,
mssi bien que la hausse et la baisse alternatives d'un fleuve ou le
G. TARDE. - - LA CROYANCE ET LE DÉSIR 105
mouvement tour à tour ralenti et accéléré d'un mobile qui va de B
à C, puis de C à B, moyennant repos au point C?
Ce qui m'empêche d'admettre le caractère quantitatif des sensa-
tions, c'est que, visiblement, elles se dénaturent dans leurs augmen-
tations ou diminutions apparentes, qui sont de véritables métamor-
phoses. Pour prendre les plus favorables à la thèse contraire, le
chaud par degrés devient le brûlant et n'a plus rien de semblable à
lui-même, la sensation de poids léger (objet des mesures de M. Del-
bœuf) se transforme vite en fatigue et accablement mortel, et change
ainsi du tout au tout, — et même, dans la transition du noir au blanc à
travers les nuances infinies du gris, je ne puis voir qu'une succession
de qualités distinctes et hétérogènes. A fortiori en est-il ainsi des
autres sensations. Mais peut-on dire que, dans le parcours de leurs
variations en plus et en inoins, la croyance et le désir s'altèrent
jamais radicalement? Peut-on nier qu'ils restent constamment iden-
tiques à eux-mêmes et qu'ils gravissent ou descendent en nous,
sans altération perceptible, l'échelle immense, incomparablement
supérieure à toute autre, qui sépare leur maximum de leur mini-
mum? Au moment où une certitude s'établit en nous, il semble peut-
être qu'une distinction radicale se creuse entre elle et l'opinion
grandissante qui l'a précédée. Mais cette illusion se dissipe si l'on
s'observe attentivement. Je regarde un décor de théâtre représen-
tant un vase de fleurs ; je commence à être simplement porté à
croire qu'elles sont naturelles et non peintes ; puis, subitement, je vois,
je deviens visuellement sûr, qu'elles sont en effet naturelles. Tou-
tefois cette instantanéité du changement opéré n'est qu'apparente,
de même que le passage de l'état liquide à l'état solide des corps est
en réalité continu, malgré la solution de continuité qu'ilsemble
présenter. Et, en outre, la certitude visuelle dont je parle est si peu
un état inextensible et tout d'une pièce, qu'elle serait sensiblement
augmentée par le concours d'une certitude tactile.
À cette question : Le degré du doute (ce qui serait contradictoire,
le doute étant un zéro de quantités; mais on comprend que l'au-
teur a voulu dire le degré de la croyance) est-il mesurable en droit
et en fait? M. John Venn répond négativement (Revue philosopli.,
août 1878), en se fondant sur la complexité des mobiles et des motifs
qui nous déterminent à croire. Autant vaudrait dire que la cha-
leur du sang n'est point mesurable, môme avec les meilleurs ther-
momètres, parce qu'elle résulte d'un nombre prodigieux d'actions
Chimiques et de fonctions vitales extrêmement variées.
La diùiculté principale de reconnaître le caractère quantitatif de
la croyance et du désir a pour cause le caractère éminemment qua-
100 REVUE PHILOSOPHIQUE
litatif de la sensation, avec laquelle ils se présentent toujours com-
binés. Si l'on me demande lequel, de deux plaisirs hétérogènes, celui
du ihéâtre et celui du jeu par exemple, est le plus agréable en soi,
je ne saurai que répondre. Mais je n'hésiterai pas à dire lequel des
deux est le plus recherché, soit par telle personne, soit par tel
groupe de personnes. Je serais également tort embarrassé pour
décider si telle théorie astronomique, sur la nature des comètes ou
des nébuleuses, contient plus ou moins de savoir, apporte plus ou
moins de connaissances, que telle théorie physiologique, sur le rôle
des nerfs vaso-moteurs ou la formation du sucre dans le foie. /Sa-
voir, en effet, c'est à la fois sentir ou imaginer) et croire, de même
que jouir, c'est à la fois sentir et désirer. En tant que composées de
sensations et d'images, les conceptions sont dissemblables comme
elles; mais la foi qu'inspirent à la généralité des savants d'une même
nation, dans un même temps, les doctrines fondées sur les faits les
plus hétérogènes, ne change pas de nature, parce qu'elle s'applique
à l'explication du timbre des instruments après s'être appliquée à
la régénération des os par le périoste. On a la preuve de cette simi-
litude quand, par hasard, des doctrines d'origine si distincte vien-
nent à se heurter. Dans ces dernières années, on a vu la confiance
des physiciens en la théorie mécanique de la chaleur devenir pres-
que égale à celle des astronomes dans le principe newtonien de l'at-
traction. Peut-être y a-t-il quelque part un savant, à la fois astro-
nome et physicien, qui, voyant ou s'imaginant voir une contradiction
directe entre une conséquence de la loi de l'attraction et une consé-
quence de la loi de la conservation de la force, éprouve une répu-
gnance précisément égale à sacrifier l'une ou l'autre et se déu.ontre
ainsi à lui-même, sans le savoir, par son doute absolu, l'homogénéité
de ses deux croyances contraires.
Toute quantité vraie, toute chose susceptible de plus et de moins
sans altérations, est conçue comme idéalement ou réellement divi-
sible en unités égales, c'est-à-dire comme mesurable en droit ou en
fait. J- ùt-il prouvé que la croyance et le désir ne comportent aucune
mesure effective, il n'en résulterait pas. qu'ils ne comportent aucune
mesure imaginable. Mais est- il certain qu'aucun moyen ou ins-
trument de mesure ne peut leur être appliqué'? Voilà une seconde
question qu'il s'agit d'examiner. Recherchons donc s'il existe ou
peut exister : 1° un mètre individuel; 2° un mètre collectif de la
croyance et du désir.
I. Si la valeur vénale des objets fournit un mètre approximatif,
comme nous le verrons bientôt, des espérances et des convoitises,
des goûts et des opinions totalisés du public, il est impossible, je le
G. TARDE. - - LA CROYANCE ET LE DÉSIR 167
reconnais, de mesurer aussi commodément les degrés d'élévation
ou d'abaissement de ces états dans un individu déterminé. Cepen-
dant la chose est théoriquement concevable, par l'emploi des phé-
nomènes d'équilibre interne dont je parlais tout à l'heure, le doute
et l'indécision. Par exemple, je crois inégalement à la théorie A, aux
théories B, C, D, etc., toutes étrangères les unes aux autres. Quel
est le rapport mathématique de ma croyance à chacune d'elles?
J'observe que, si B m'apparaît-, dans une de ses conséquences, en
contradiction avec C, je tombe dans le doute, et aussi bien quand G
vient à contredire D, ou E, etc. J'en conclus l'égalité des croyances
afférentes à B, C, D, E. Si maintenant une contradiction se présente
entre A et B, et que ma foi en A subsiste, quoique atteinte; si, après
avoir été contredite par B, la théorie A l'est encore par C, puis par
D, et qu'à ce troisième démenti seulement je me mette à douter
absolument de la vérité de A, n'ai-je pas le droit de penser que ma
croyance en A est égale à 3 fois ma croyance en B ou en G ou en D?
Un historien qui compulse des archives ou une grande bibliothèque
voit souvent défiler 20, 'à0 témoins, les uns affirmant, les autres
niant le même fait. Mais il ne compte pas les voix, il les pèse, car il
a son opinion sur la valeur de chacune d'elles; et il ne faut pas
moins de 3, 4, 5 démentis donnés au témoin le plus cher pour rendre
son esprit perplexe. S'il n'a de préférence pour aucun des premiers,
on peut dire que sa confiance dans celui-ci est triple, quadruple :
(encore y a-t-il, il est vrai, des circonstances où la foi dans le
témoin préféré devrait être regardée comme égale au jjroduit et non
à la somme des quantités de croyance attachées aux témoignages
multiples nécessaires pour le contre-balancer) . Même raisonnement
pour la mesure du désir individuel. Entre deux projets dont je dois
sacrifier l'un, je reste indécis; j'y tiens donc également; si, ayant à
opter entre l'un de ces deux et un troisième, je choisis celui-ci,
mais que, ayant à opter entre les deux premiers à la fois et celui-ci,
je demeure irrésolu ou ne me décide qu'à contre «cœur et au hasard,
certainement je tiens au dernier projet deux fois plus qu'à chacun
des deux autres.
Il est évident, je l'avoue, que ce procédé n'est nullement pratique.
Aussi je m'empresse d'ajouter que les psychophysiciens, avec les-
quels d'ailleurs mon désaccord n'est pas grand, puisque je leur
accorde l'existence de quantités dans l'âme, point capital de leur
doctrine, ont eu raison au fond de ne pas s'attacher aux deux quan-
tités pures que je signale et d'étudier de préférence des quantités
impures et dérivées, mêlées d'un élément qualitatif dominant, mais
accessibles par certains côtés à nos instruments physiques de me-
168 REVUE THILOSOPHIQUE
sure, si maniables et si utiles. Il n'en importe pas moins, au point
de vue théorique, d'indiquer ce caractère mixte qu'ils n'ont pas
voulu voir, comme il convient parfois, en chimie, d'affirmer le pres-
sentiment du corps simple alors même qu'il ne se laisse pas voir et
toucher à part de ses combinaisons.
Reprochera-t-on cependant au procédé idéal de mesure ci-dessus
indiqué non seulement d'être impraticable, mais d'être fondé sur
l'aperception immédiate et d'échapper ainsi à tout contrôle indé-
niable? Je ne puis accepter l'objection. Elle atteindrait aussi bien
toute science en général et la psychophy.-ique en particulier. N'est-ce
pas sur l'aperception immédiate de la coïncidence de deux lignes
superposées que toute mesure physique est fondée'? Si cette assimi-
lation parait forcée, je l'écarté-, mais je ferai remarquer que la
psychophysique n'est jamais parvenue, en réalité, à mesurer le phé-
nomène interne par le phénomène extérieur qui relève seul du
mètre, de la balance et du thermomètre. Pour être autorisé à re-
garder Ips accroissements de la sensation comme fonction de ceux de
l'excitation, on doit nécessairement tenir pour certain que les pre-
miers sont mesurés indépendamment des seconds. Cela est surtout
visible si l'on admet que la sensatiou grandit plus vite (fatigue mus-
culaire) ou moins vite (intensité lumineuse) que l'excitation. Si la
sensation n'était mesurable que par ses excitations externes, elle
devrait toujours être jugée 2, 3, 4 fois plus grande quand celles-ci
sont devenues doubles, triples, quadruples. On en juge autrement;
donc on croit posséder un mètre de la sensation étudiée à part de
ses causes. Comment peut-il être fourni, sinon par la sensation elle-
même, ou mieux par l'aperception immédiate, dont il est si facile
d'abuser, mais si impossible de se passer? La première question on
psychophysique est donc celle-ci : Y a-t-il des unités psychologi-
ques? Y a-t-il ou non des phénomènes intimes qui se présentent
comme divisibles en parties homogènes, quoique en fait insépa-
rables? Cette question tranchée affirmativement, il y a lieu ensuite,
mais seulement ensuite, de chercher le rapport mathématique qui
peut lier ces quantités aux quantités extérieures. Au cours d'une
discussion soulevée il y a quelques années, dans la Revue scienti-
fique, par l'argumentation stérilement ironique d'un anonyme,
M. Wundt et M. Delbœuf ont reconnu ce point. Le premier {Rev.
scient., {. VIII, p. 1018) affirme que « nous avons dans notre a percep-
tion immédiate une mesure pour l'égalité des sensations ». Le
second, encore plus explicite (p. 1016), s'exprime ainsi : « La sensa-
tion ne serait point mesurée par l'amplitude d'un mouvement phy-
siologique... la sensation ne peut être mesurée que par une sensa-
G. TARDE. LA CROYANCE ET LE DÉSIR 16!^
tion... Si nous voulons arrivera une loi et de là remonter à la cause,
il nous faut mesurer la sensation, c'est-à-dire la rapporter à une
unité de sensation. » M. Ribot, il est vrai, conteste (p. 878) la mesu-
rabilité des états internes à part de leurs causes ou conditions exté-
rieures. Mais, en fait, ajoute-t-il, « la dilficulté a été tournée; on
mesure non la sensation, mais des différences de sensation. » Fort
bien, mais ne s'agit-il pas de différences senties et immédiatement
jugées égales? C'est donc toujours au postulat de la mesurabilité par
soi de l'état intime qu'il faut en venir d'une manière directe ou dé-
tournée. Or quel est l'état intime, je le répèle , dont l'homogé-
néité, dans toute l'étendue prodigieuse de son domaine, soit mieux
attestée par la conscience que celle de la croyance et du désir?
On pourra s'étonner que, parmi les essais possibles de mensura-
tion de la croyance individuelle, nous n'ayons pas fait figurer le
calcul des probabilités. Nous avions nos raisons, que le lecteur va
comprendre. Cependant, si cette branche de mathématiques ne
donne point, à notre avis, la mesure de la croyance, elle nous
fournit en faveur de sa mesurabilité un argument si puissant que
nous ne pouvons l'omettre. Malgré les critiques dont elle a été
l'objet de la part des philosophes, malgré l'absurdité apparente
d'admettre qu'un événement qui nécessairement, par hypothèse,
doit être ou doit ne pas être, soit plus ou moins probable, on ne
croira jamais qu'une théorie élaborée par tant de génies éminents
et d'esprits rigoureux repose entièrement sur le vide. Ce calcul
célèbre s'applique assurément à quelque chose de calculable; il
mesure ou du moins a pour but de mesurer quelque chose qui est
mesurable. Mais quelle chose? Serait-ce, comme on l'a dit malicieu-
sement, «. le degré d'impossibilité du certain et le degré de possibilité
de l'impossible » ? Il est clair que, pour un géomètre déterministe,
la probabilité n'a ni ne peut avoir rien d'objectif. Et si, aux yeux des
partisans du libre arbitre, pour M. Renouvier par exemple (voy.
Essais de critique générale, t. II, p. 421 et s.) ou pour tout autre
philosophe rallié à la doctrine, très profonde par endroits, de la
réelle ambiguïté de certains futurs, la probabilité devient suscep-
tible d'un sens objectif, dans des circonstances assez restreintes, elle
perd du même coup la faculté d'être mesurable. Ne pouvant être
objective, la quantité à laquelle le calcul des probabilités s'applique,
à moins de n'exister pas, doit être subjective. Ce ne peut être que la
croyance. Bernoulli, dont l'opinion compte en pareille matière, se
place à ce point de vue. « Je dois dire cependant, reconnaît M. Re-
nouvier, que Bernoulli n'entendait pas que le calcul des probabilités
eût à mesurer autre chose que les attentes. Le fondement de ce
170 BEVUE PHILOSOPHIQUE
calcul est à ses yeux subjectif et non objectif » (voy. Essais, p. 454,
note). Donc, si le calcul des probabilités a une base réelle, s'il n'est
pas un faux calcul, il est avéré que la croyance est une quantité
interne; ou bien elle n'est point une quantité, et il en résulte que
- inventeurs de cet ordre de spéculations ont perdu leur temps.
Par malheur , ce ne sont pas les accroissements et les décrois-
sements de la croyance, tels qu'ils sont, que détermine le calcul
dont il s'agit, mais bien tels qu'ils seraient s'ils se proportionnaient
exactement aux augmentations ou aux diminutions de ce qu on pour-
rait appeler les raisons mathématiques de croire. Il faudrait se garder,
du reste, de regarder ces raisons de croire comme des caractères
intrinsèques des choses, et de restituer ainsi à la probabilité un sens
objectif. Ce sont des raisons toutes subjectives elles-mêmes, qui
consistent dans la connaissance que nous avons , non des causes
d'un événement attendu et ignoré, mais des limites du champ hors
duquel nous sommes sûrs qu'elles ne s'exerceront pas, et de la
division de ce domaine en deux portions inégales, l'une appelée
chances favorables, l'autre chances contraires, dont l'inégalité peut
être chiffrée. J'ignore par quel concours de causes physiques, phy-
siologiques, psychologiques, la main d'un enfant tirera à la loterie
tel numéro et non tel autre; mais je sais (certitude négative) que le
numéro qui sortira sera compris entre 1 et 100 et non au delà, puis-
qu'il n'y a que cent billets, et, en outre (certitude positive), je sais
que j'ai 10 bdlets et que, par conséquent, il y en a 90 que je n'ai pas.
L'hypothèse consiste ici à considérer ces deux dernières certitudes
comme l'équivalent partiel de la connaissance des causes, que je
ne puis avoir. Cette hypothèse acceptée, tout se suit aisément, et il
peut paraître assez naturel de penser que le degré de croyance d'un
homme ignorant invinciblement les vraies causes doit se propor-
tionner à la valeur mathématique des raisons de croire telles que
je viens de les définir. A ce point de vue, ce calcul des crédibilités,
c'est-à-dire des affirmabilités et des niabilités, serait une sorte de
logique algébrique, celle-là même que nos modernes logiciens ont
rêvée, et le pendant symétrique de cette science serait précisément
la doctrine utilitaire de Bentham, cette morale par a plus b, qu'on
pourrait appeler le calcul de désirabilités positives et négatives.
Mais la difficulté pour les mathématiciens comme pour les utilitaires
consiste à justifier ce devoir qu'Us m'imposent de croire ou de
lésirer plus ou moins , ou autrement que je ne crois et que je
ne désire. Car pourquoi, en ce qui concerne les premiers dont je
m'occupe maintenant, accepterais-je l'hypothèse contestable sur
laquelle est fondé tout leur édifice de formules? Or, en fait,
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 171
ces raisons mathématiques de croire dont je parlais sont à la
croyance ce que, d'après les psychophy=iciens, le degré de l'exci-
tation extérieure, l'intensité lumineuse par exemple, est au degré
de l'impression, à la sensation de lumière. Ce n'est pas qu'il con-
vînt d'étendre à ce nouveau cas le fameux logarithme des sen-
sations. Mais, suivant que la foi est influencée par le désir ou par
la répulsion, il est à remarquer que les accroissements vont d'un
pas plus rapide ou plus lent que les accroissements parallèles de la
probabilité mathématique. Les habitants d'une ville de 10 000 âmes,
où se produisent 10 cas de choléra, commencent à être effrayés; si,
le lendemain, il s'en produit 20, leur alarme aura plus que doublé,
tandis que si , dès le début, le chiffre de ces maladies eût été 20,
l'alarme initiale n'eût pas été sensiblement différente. J'ai 40 billets
de loterie, j'en prends 10 autres, mon espérance de gain aura-t-elle
passé du simple au double? Nullement, quoique certains caractères
prédisposés aux chimères et plus accessibles à l'espérance qu'à
la crainte puissent faire exception sur ce point. Puis notons que,
chez le même homme et à propos du même ordre de faits, les
accroissements de la foi après avoir été plus rapides que les accrois-
sements parallèles de la probabilité, peuvent "devenir plus lents, ou
vice versa. En général, dans le voisinage de son maximum appelé
certitude, la croyance en voie d'augmentation se ralentit singuliè-
rement. Dans les sciences, on peut remarquer la résistance singulière
qui s'oppose à l'établissement définitif d'une théorie, qui était déjà
cependant reconnue pour à peu près démontrée à une époque où les
faits qu'elle expliquait étaient deux fois moins nombreux. On
découvre chaque jour des faits nouveaux favorables à l'hypothèse
transformiste ou atomistique, mais la foi de leurs partisans est bien
loin d'en être accrue autant qu'elle l'était dans le principe par la
découverte de faits bien moins probants. Sur de simples indices,
Newton admit presque sa conjecture devenue loi. Depuis, les obser-
vations astronomiques multipliées ont centuplé les preuves de sa
théorie, et la foi des savants en elle n'a pu devenir cent fois plus
forte. Quoique la certitude ne diffère en rien d'essentiel des autres
degrés de la croyance et soit simplement l'une des extrémités de
leur série, le passage de la croyance proprement dite à la certitude
est, nous le savons, une sorte de changement d'état, comme la soli-
dification d'un liquide, et présente des obstacles propres, comme
tout changement d'état.
Si l'on tient compte de ces considérations, on verra que le calcul
des probabilités, sans base objective, s'applique à une quantité subjec-
tive bien réelle, mais ne peut servir à la mesurer. Son grand mérite,
172 REVUE PHILOSOPHIQUE
à mes yeux, est de montrer clairement, je le répète, qu'elle est
mesurable. Si l'on veut à tout, prix qu'il ait un fondement objectif,
ce ne peut être qu'une tendance plus ou moins grande des événe-
ments futurs à se produire. Mais cette tendance, comment la con-
cevoir, si ce n'est sur le type du désir? Ce calcul s'appuie donc
ssairement sur l'hypothèse de la mesurabilité du désir, sinon
de la croyance.
En temps électoral , on voit monter et descendre plusieurs fois
dans la même journée, par suite des moindres renseignements nou-
veaux, des on-dit les plus insignifiants, les espérances et les craintes
des candidats. Assurément le calcul des probabilités ne joue aucun
rôle là dedans. Mais ce qui est bien clair, c'est le caractère quan-
titatif très marqué de ces espérances et de ces craintes. Chacun de
nous sent décroître en lui, à mesure que le temps s'écoule, et avec
une assez grande régularité, sans que le calcul des probabilités y
soit pour rien, la confiance que lui inspirent ses souvenirs et qu'un
mot lui réveille ou lui trouble tout entière; et, quand nous voyons
de loin s'approcher de nous un de nos amis que nous hésitons
d'abord à reconnaître, nous sentons croître régulièrement notre foi
en la réalité de sa présence. Ici encore, aucune application du calcul
des probabilités n'est possible ni imaginable. Cependant ce sont là,
je crois, des variations quantitatives au même titre que l'élévation
ou l'abaissement de la température. On ne saurait donc prétendre
que le caractère d'être mesurable est une propriété empruntée par
la croyance à la langue des calculs, puisqu'il persiste encore après
le silence forcé de celle-ci.
Le procédé à coup sûr le plus grossier, quoique le plus rigou-
reux en apparence, pour mesurer les quantités internes, consis-
terait à les exprimer par la quantité d'action qui épuise un désir ou
réalise une idée, toutes les fois que cette action se composerait de
gestes, de mouvements, de dépenses de forces musculaires, le tout
réductible à des quantités de mouvements moléculaires. On dirait
encore, par exemple, que la soif apaisée par un verre d'eau est
égale à deux fuis celle qui exige deux verres d'eau pour être étan-
chée, etc. N'insistons pas.
Quoique malaisé à découvrir, un mètre approximatif des croyances
et des désirs même, individuels aurait bien fini par être imaginé si le
besoin s'en était fait sentir à la plupart des hommes, autant que le
besoin d'un mètre de l'opinion ou de l'inclination générales. Mais le
malheur est que, dans la pratique de la vie, le degré d'une opinion ou
d'une inclination individuelle n'est pas ce qui importe, ou plutôt ce
qui intéresse; et partant on ne remarque pas qu'elle a des degrés, par
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 173
la même raison que, suivant la loi formulée par Helmholtz dans son
Optique, les phénomènes de la vision inutiles pour la connaissance
pratique des objets (les mouches volantes , les itnages acciden-
telles, etc.), quoique visibles comme les autres, ne sont point vus,
si ce n'est par les malades ou les oculistes. Il n'y a de même que les
psychologues qui daignent prêter quelque attention à leurs idées ou
à leurs sentiments en germe, aux ébranlements légers, et à la ruine
lente de leur foi religieuse ou politique, de leurs affections ou de
leurs amours. L'homme pratique ne s'aperçoit de ces écroulements
intimes que lorsqu'ils sont consommés, par sa liberté d'agir qu'ils
lui rendent. Un désir, de même qu'un avis, ne peut être utilisé pour
la gestion des affaires publiques ou privées, par bulletin de vote
ou acte notarié, qu'à la condition d'être réputé absolu et non relatif.
L'homme d'action parait et croit se donner tout entier à tout ce
qu'il entreprend. De là bien des inconvénients. On demande, pat-
exemple, au médecin légiste, non pas : « Etes-vous tout à fait,
presque, aux trois quarts, à demi convaincu qu'il y a eu empoison-
nement? Croyez-vous à cela autant que vous croyez à l'existence de
Thésée et de Romulus, ou à l'existence de Tarquin le Superbe, ou à
celle de Louis XIV, ou à celle de votre père? » mais bien : « Ya-t-il
ou n'y a-t-il pas empoisonnement? » Et, le plus souvent, répondant
à cette question, le médecin légiste donne implicitement pour cer-
tain ce qui ne laisse pas de lui sembler douteux à quelque degré.
C'est une trop rare marque de probité philosophique de chercher
à rendre avec exactitude non seulement la nuance précise de sa
pensée, mais le taux de sa confiance en elle. L'exemple de Cournot,
de Renan, de Sainte-Beuve, sur ce point, n'a pas été contagieux. On
peut s'étonner que, même parmi les logiciens, les demi-affirmations ne
comptent pas. Je ne sais pourquoi, notamment dans la théorie du
syllogisme, on raisonne toujours comme si les prémisses étaient
affirmées ou niées précisément avec la même énergie et sans le
moindre doute. Essayons, un instant, de prendre en considération,
dans la majeure et la mineure, les divers degrés d'intensité de
l'affirmation et de la négation.
J'atfirme, par hypothèse, avec une intensité égale à 5, que tout
corps pèse, et, avec une intensité égale à 10, que l'air est un cor >s.
N'est-il pas évident que la conclusion : L'air est pesant, devra être
affirmée avec une intensité égale à 5 et non à 10? J'affirme avec
force que nul animal n'est insensible. J'ajoute timidement : Je
suis porté à croire que l'éponge est insensible. Conclusion : Je
suis porté à croire que l'éponge n'est pas un animal. — On peut
expérimenter sur des syllogismes de toute forme ; partout on trou-
174 REVUE PHILOSOPHIQUE
vera que la moindre des deux doses d'affirmation ou de négation
contenues dans les prémisses est la seule qui subsiste dans la pro-
position résultante.
Cette observation bien simple nous permet d'expliquer la néces-
sité du fait si souvent observé, de ce profond et incurable scepti-
cisme où l'abus du régime déductif fait tomber les raisonneurs. Toute
la force de croyance et de désir dont nous disposons et qui s'écoule,
non sans déperdition, dans notre conduite et nos pensées, est pro-
duite, en effet, ou plutôt provoquée par les expériences continuelles
de nos sens. 11 est dans la nature de cette double puissance de se
transmettre pour se conserver, mais de ne se conserver qu'en se
dispersant. La transformation logique exige, nous venons de le voir,
une dépense de foi en pure perte, comme le fonctionnement d'une
machine une dépense de force inutile. Si donc, sans soumettre les
conclusions ainsi produites au contrôle des faits pour augmenter ou
annuler la dose de croyance qui leur est afférente, on les emploie
teiles quelles à de nouvelles déductions, les conclusions nouvelles
engendrées par celles-ci leur seront encore inférieures en vigueur
affirmative, et, d'exténuation en exténuation (les anciennes idées,
comme il arrive d'ordinaire, s'oubliant sans cesse au lieu dé se
grossir simplement des nouvelles), on aboutira fatalement au zéro
de croyance. Acculé à cette impuissance de rien croire, le logicien
n'a plus qu'une ressource : c'est de conjecturer que rien n'est
croyable. Par une raison analogue, le moraliste, trop fier de ses
passions toutes extirpées, devient inerte et se dit quiétiste.
L'attention prêtée, en logique, au caractère quantitatif de la
croyance, y introduirait bien des renouvellements que je ne puis
indiquer ici. Je cite la remarque précédente à titre d'exemple.
IL La mesurabilité de la croyance et du désir individuels étant
démontrée, il est temps de nous demander si les croyances et
les désirs d'individus différents pris en masse peuvent être légiti-
mement totalisés. Ils peuvent l'être, si l'on considère que l'acte de
désirer ou de repousser, d'affirmer ou de nier, abstraction faite
des objets, c'est-à-dire des sensations ou des souvenirs auxquels il
s'applique, est le même, constamment le même, non seulement
d'un moment à l'autre d'une vie individuelle, mais d'un individu à
l'autre. Ce n'est pas l'aperception immédiate, comme plus haut, qui
prouve cette identité; mais c'est une induction irrésistible qui
l'atteste. Nous avons des raisons de penser que la manière de sentir
les odeurs ou les saveurs, de voir le bleu, d'entendre le son du
violon, d'éprouver les impressions du sixième sens, diffère de Pierre
à Paul, de Jean à Jacques; le cas saillant des daltoniens, des gens qui
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 175
ont l'oreille fausse ou qui sont enrhumés du cerveau, en est la
preuve. Nous concevons qu'une sensation manque à Pierre et que
Paul en ait d'un genre à part ; et, de fait, par la pratique journalière
et passionnée d'un art, d'une doctrine, par le culte fervent d'une
religion longtemps régnante sans opposition, nous voyons se former
çà et là, dans l'humanité, sinon des sensations, du moins des demi-sen-
sations surajoutées et en train de devenir des sensations véritables ;
il y a eu un sens hégélien en Allemagne, un sens chrétien au moyen
âge; il y a encore un sens poétique, un sens juridique des choses.
Et, soit dit en passant, dans ces acquisitions lentes de notre sensibi-
lité, nous prenons sur le fait la transformation des jugements
réitérés en notions , des notions en sensations , évolution inverse
de celle qu'on remarque seule d'ordinaire, et propre peut-être à
suggérer quelque hypothèse vraisemblable sur l'origine première
de nos sensations élémentaires chez nos ancêtres reculés. Quoi
qu'il en soit, rien n'est inintelligible en tout cela. Mais pouvons-nous
concevoir quelqu'un qui ne distinguerait pas entre le oui et le non,
comme certains ne distinguent pas entre le vert et le rouge, ou qui,
après avoir donné des signes manifestes de ce que nous appelons le
désir d'une chose, exprimerait son contentement si cette chose lui
était refusée ? Pouvons-nous admettre qu'il y ait deux manières
d'écouler, de regarder, comme il y a deux manières d'entendre et
d'avoir la rétine affectée? Les sensations différant d'un homme à un
autre, si le croire et le désirer différaient aussi, la tradition ne serait
qu'un vain mot; rien d'humain ne pourrait être transmis inaltéré
par une génération à la suivante. Une personne me donne la
preuve qu'elle ne sent pas comme moi, elle me devient étrangère et
indifférente ; mais elle me donne un démenti, aussitôt je me sens
heurté par une force contraire et, par conséquent, semblable à la
mienne. Si l'on essayait de m'apaiser en me disant que peut-être
elle ne nie pas comme moi, je prendrais cela pour une mauvaise
plaisanterie. Par la croyance, par le désir seulement, nous colla-
borons, nous nous combattons ; par là seulement donc, nous nous
ressemblons. Il n'y a pas de meilleure raison à donner.
N'est-il pas clair d'ailleurs que, au fond de toutes les luttes
humaines, il y a un oui ou un non, un velle ou un nolle en pré-
sence? Le plus souvent, il est vrai, dans les luttes religieuses, poli-
tiques, sociales, deux propositions distinctes et non pas seulement
contradictoires, deux desseins hétérogènes et non pas seulement
contraires, soulèvent la tempête. Mais elle naît uniquement parce
que chaque thèse, en même temps qu'elle s'affirme, nie l'autre,
parce que chaque volition fait obstacle à l'autre. L'histoire n'est que
I7G REVUE PHILOSOPHIQUE
le récit de tels conflits. Par nos manières de sentir, au contraire,
naturelles ou acquises, nous nous isolons dans le combat. Subtiles
ou fortes, délicates ou grossières, elles sont, pour chacun de nous, le
côté ihoffensif autant qu'inviolable, par lequel ce monde ambiant de
la discorde et de la haine, des charlatans et des fanatiques, nous est
étranger.
S'il en est ainsi, la totalisation des quantités de croyance ou de
désir d'individus distincts est légitime. En fait, elle a été tentée avec
un complet succès et une approximation suffisante. Les variations
de la valeur vénale des choses, les chiffres de la stastistique, et
aussi, comme nous le verrons, les triomphes ou les revers militaires
des nations, sont des procédés diversement valables de mensuration
de ce genre. Nous allons les parcourir.
Je ne m'étendrai pas sur le premier. Les oscillations de la
Bourse, on le sait, indiquent passablement, sauf le cas où les fonds
publics sont l'unique débouché ouvert aux capitaux disponibles, les
vicissitudes du crédit, de la foi nationale dans le succès financier de
la chose publique ou de telle entreprise industrielle cotée. On parie
plus ou moins fort aux courses, suivant le degré de confiance qu'on
a dans la vélocité d'un cheval. L'exaltation ou le déclin de la foi
religieuse, de la certitude attachée aux menaces de l'enfer ou aux
promesses du ciel, se traduisent dans tous les temps et dans tous
les pays, en tenant compte, bien entendu, de la dépréciation des
métaux précieux et des variations de la richesse nationale, par le
chiffre comparé des sacrifices pécuniaires faits à l'autel, des legs ou
donations en faveur du clergé. Ce serait un problème délicat, mais
non insoluble, de déterminer à l'aide de ces chiffres, du chiffre
comparé de la population à deux époques successives, du chiffre
total de la fortune publique à ces mêmes époques, et de beaucoup
d'autres données numériques, la fraction exacte qui exprimerait le
rapport des deux quantités totales de foi religieuse manifestées à ces
deux dates dans la même nation. Si, d'une année à l'autre, les
dividendes distribués aux actionnaires d'une compagnie n'ayant pas
varié, t t les conditions générales du crédit étant restées les mêmes,
les actions se vendent 15U0 francs après s'être vendues 500 francs,
n'est-on pas fondé à dire que la foi du public dans le maintien
durable ou dans l'accroissement prochain, suivant les cas, des béné-
fices, a passé du simple au triple ?
La statistique, convenablement maniée, fournit aussi de curieuses
mesures du désir général. Par exemple, entre vingt-cinq et trente ans,
dans les Pays-Bas, d'après les calculs de M. Bertillon, sur 1000 garçons
112 se marient chaque année, et sur 1000 veufs 356 se remarient.
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉsih 177
Que conclure de là? C'est que le désir du mariage est environ trois
fois plus grand chez les veufs que chez les garçons du même âge.
Pour les veuves comparées aux filles, il est seulement deux fois plus
grand (voy. Revue scientif., 15 février 1879). Par les chiffres des nais-
sances aux divers mois de l'année, nous apprenons dans quelle pro-
portion numérique l'amour physique est plus intense au printemps
qu'en hiver. Quand nous voyons (Revue scientif. , mars 1877) que
1000 femmes mariées de quinze à cinquante ans ont, année moyenne,
248 enfants en Angleterre, 275 en Prusse et en France 173, comme
nous savons d'ailleurs, par la fécondité remarquable de la race fran-
çaise au Canada, que nulle raison physiologique ne joue le rôle
dominant dans ce résultat, nous sommes autorisés à penser que, si le
désir d'avoir des enfants est parmi nous égal à 1, il est en Prusse
égal à 1.59, et, en Angleterre, à 1,43. La statistique criminelle et
civile peut servir à évaluer la croissance ou la décroissance des
instincts processifs et des passions violentes.
Mais la plus antique et la plus originale, et peut-être la plus ri-
goureuse des balances de ce genre, c'est la guerre. Quand sur un
point, insignifiant parfois, deux volontés nationales sont en conflit,
l'une disant : oui, telle chose sera; l'autre disant : non, telle chose
ne sera pas; chacune d'elles puise, dans la supériorité de force qu'elle
s'attribue, le droit qu'elle s'arroge d'anéantir l'autre. Il s'agit de
soumettre ces persuasions contraires à un contrôle éclatant. Des
deux côtés alors, le désir national s'amasse; mais il ne se totalise
pas seulement, il s'organise, il se ramifie en une multitude de ma-
nœuvres et d'actions guerrières différentes qui collaborent au même
but précisément parce qu'elles sont hétérogènes (car le seul
rapport possible des choses similaires consiste à se juxtaposer sté-
rilement ou à s'opposer destructivement; ce ne sont pas les boulan-
gers qui font concurrence aux meuniers, mais bien les meuniers qui
cherchent à se détruire entre eux et les boulangers entre eux, et
toute production, à l'inverse, suppose la dissemblance des tra-
vaux). Une armée n'est donc pas un simple total, comme les chiffres
de la statistique, dont les unités sont homogènes; elle est un tout
comme un être vivant. Elle est un nombre si l'on veut, mais un
nombre vrai, objectif, qui reste tel hors de la pensée nombrante. En
elle s'incarnent non seulement une quantité définie à chaque instant
d'énergie mécanique sous forme de poudre et de boulets, de nerfs et
de muscles, mais une somme déterminée à chaque instant de dog-
matisme ou d'entêlement patriotique qui passe identique à lui-
même, à travers les canons roulés, les marches forcées, les tam-
bours battants, les fanfares. On se bat enfin. Pourquoi? Parce qu'il
TOME X. — 1880. 12
178 REVUE PHILOSOPHIQUE
faut bien appuyer sur une démonstration solennelle et incontestée
le jugement de supériorité que chaque belligérant porte sur soi. Un
combat, en même temps qu'il est la solution d'un problème de mé-
canique, est une opération « d'arithmétique morale » , une sous-
traction.
Si mécaniquement deux armées sont d'égale force, leur effectif,
leurs engins militaires, leur degré d'instruction étant les mêmes,
c'est la plus volontaire qui vaincra. — Mais soyons plus précis.
Une armée qui se bat est à sa nation qui la regarde et où elle se
recrute ce qu'un système philosophique en train d'attaquer et de se
défendre est à l'ensemble de ses partisans passifs, disséminés dans
les corps savants ou dans le monde. Les citoyens restés dans leurs
foyers font tous le même vœu : la* victoire; mais tous ces vœux
semblables et dispersés ne forment un nombre que pour le statisti-
cien; cependant les soldats, les officiers n'ont pas le temps de
songer à se dire : Puissions-nous vaincre! Ils ont à chaque instant,
en apparence, un but tout autre : charger leurs fusils, viser un fort,
apprécier à vue d'œil une distance, etc. Et c'est avec ces unités
hétérogènes que l'addition vraie s'accomplit sur le champ de ba-
taille. De même tous les adhérents du transformisme sélec-
tioniste ont conscience d'avoir foi en lui pendant que Darwin
l'élabore et le fortifie chaque jour étudiant telle plante ou tel
insecte, se livrant à mille expériences, à mille observations de
tout genre durant lesquelles il recueille une infinité de faits, d'affir-
mations et de négations qui toutes signifient au fond : « mon sys-
tème est le vrai, » quoique jamais ou presque jamais, je suppose,
l'éminent penseur n'ait le loisir de prononcer ce dernier jugement.
C'est pourtant dans le faisceau des propositions diverses successive-
ment émises et coordonnées par lui, et non dans l'ensemble des
adhésions toutes semblables de ses disciples épars, qu'il faut cher-
cher la vraie quantité de foi inhérente à son système, celle qui lui
permet de descendre dans la bataille rangée des théories, où telle
constitution politique acclamée par cinquante millions d'hommes, où
telle cosmogonie religieuse à laquelle cinq cents millions d'hommes
disent amen n'oseraient affronter la lutte.
Pour supputer exactement la quantité de désir qui fait la force
d'une armée et la quantité de foi qui fait la force d'un système,
il faut tenir compte non pas des désirs de vaincre éprouvés par
les soldats ou par la nation, non pas des actes de foi conscients
en la formule tinale, que le système éveille dans l'esprit de ses au-
teurs ou de ses partisans, mais bien des désirs de tous genres (de
pain chez les fournisseurs, d'avancement ou d'honneur chez les
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 17'.)
militaires, d'instruction, etc.) dépensés à faire l'éducation des
soldats et des officiers, à affermir la discipline, à perfectionner la
tactique, à fabriquer des engins de destruction, à exécuter des ma-
nœuvres sur le terrain, — et des actes de foi de toutes sortes dé-
pensés (en jugements visuels, tactiles, acoustiques ou autres) à cons-
tater chacun des faits innombrales, fournis par l'expérience ou
l'observation, qui depuis les premiers balbutiements de la science,
ont servi à suggérer ou à contrôler chacune des lois, chacune des
théories partielles dont le système est le ciment et qu'il prétend
identifier dans son idée-mère. Les désirs de vaincre, les actes de
foi en la formule finale ne servent en rien au succès d'une bataille
ou d'une discussion; ayant la même direction, étant semblables,
ils ne peuvent pas plus faire partie d'un seul tout et s'agréger
fructueusement que des parallèles ne peuvent parvenir à se re-
joindre. Mais les désirs divers dépensés autrefois et transformés en
moyens d'action, les actes de foi dépensés autrefois et transformés
en notions élémentaires, en moyens de jugement, peuvent, justement
parce que leurs directions diffèrent, parce que leurs points d'ap-
plication sont hétérogènes, se rencontrer utilement en une action
ou une proposition nouvelle et plus complexe. Les désirs, les actes
de foi similaires n'ont qu'une manière de former un tout, leur numé-
ration effective; il est vrai que, non comptés, ils continuent à être
nombrables. Mais, indépendamment de cette possibilité d'être nom-
bres qui leur est commune avec les précédents, les désirs et les
actes de foi dissemblables possèdent une virtualité autre, celle de
pouvoir coopérer à la production d'une œuvre ou à la démonstration
d'une thèse qui n'est l'objet direct d'aucun d'eux. Cette virtualité,
sans doute, n'est réalisable que dans la mesure où le général en chef
sait utiliser ces désirs dépensés et où le défenseur d'un système sait
faire valoir les faits à l'appui. Mais la portion non réalisée de ces vir-
tualités est quelque chose, au même titre que la possibilité de chute
d'un corps pesant et arrêté, ou que la possibilité de combustion
d'un charbon éloigné du feu. En tenant compte de ces observa-
tions, on verra que la victoire appartient toujours, en guerre ou dans
une discussion, à la théorie du côté de laquelle se trouve la plus
grande quantité de désir ou de foi réellement mise en œuvre par le
général en chef et le théoricien.
On ne contestera pas, en effet, j'espère, que toute notion ait com-
mencé par être un jugement ou des jugements, que tout moyen,
tout talent, toute habitude dont nous nous servons, ait commencé
par être un but poursuivi pour lui-même. Gela est certain, comme
il est certain que toute proposition est destinée à son tour à s'in-
180 REVUE PHILOSOPHIQUE
corporer comme phrase incidente d'abord, puis comme idée acces-
soire, dans une phrase plus compliquée, et que toute œuvre volon-
taire tend en se répétant à devenir l'instrument d'une action plus
haute. Parler, marcher, simple moyen pour l'adulte; pour l'en-
fant d'un an, quelle suite d'entreprises hardies! Pour le soldat
exercé, charger, ajuster, cela ne sert qu'à tuer l'ennemi ; pour le
conscrit, autant de manœuvres, autant de fins distinctes, laborieuse-
ment poursuivies. Je dis : « ce cheval galope; » quelle multitude
d'anciennes phrases emmagasinées dans cette phrase! Il y en a
deux d'abord, clairement apparentes, qui ont dû la précéder sans
laisser de trace en moi : « cet animal est un cheval; cette allure
est le galop; » mais, sous les idées d'animal et d'allure, j'en découvre
d'autres, celles de couleur, de forme, de vitesse, etc., dont l'acquisi-
tion lente et successive a coûté à ma première enfance des milliers
d'efforts de discernement et de jonction d'images.
Ce qu'on peut contester avec une apparence de raison, c'est que
la notion soit l'équivalent des sommes de croyance, et l'habitude
l'équivalent des sommes de désir dépensées à les produire, ut que sous
ces nouvelles formes ces quantités psychologiques se conservent
sans perte, comme la force motrice des physiciens. Pour donner ici
un sens à cette idée d'équivalence, pour rendre intelligible cette
conservation des forces internes, il serait nécessaire de faire appel à
une certaine manière, dont nous n'avons pas à nous occuper, d'en-
tendre l'hypothèse des monades. Mais on peut en dire autant, ou à
peu près, du principe physique de la conservation de l'énergie, qui —
à moins d'additionner pêle-mêle sous le couvert du même vocable
énergie. deux choses hétérogènes, le mouvement possible et le mou-
vement réel, l'énergie dite potentielle et l'énergie dite actuelle -
nous oblige à tenir pour vraie l'hypothèse des atomes entre les-
quels se disséminerait, en se dissimulant sans bénéfice ni perte, une
même quantité de mouvement. Le seul fait qu'on ne puisse nier ici
et là, c'est que des quantités de mouvement, de foi et de désir ont
été consommées. Quant à savoir si cette dépense a été une trans-
substantiation ou un déguisement, c'est une question qu'on peut
réserver.
G. Tarde.
La ///- prochainement.)
LES DÉSORDRES GÉNÉRAUX
DE LA MÉMOIRE
Les matériaux pour l'étude des maladies de la mémoire sont
abondants. Ils se trouvent épars dans les livres de médecine, dans
les traités de maladies mentales, dans les écrits de divers psycho-
logues. On peut sans trop de peine les rassembler ; on a ainsi
sous la main un recueil suffisant d'observations. Le difficile est de
les classer, de les interpréter, d'en tirer quelques conclusions sur le
mécanisme de la mémoire. A cet égard, les faits recueillis sont d'une
valeur très inégale : les plus extraordinaires ne sont pas les plus
instructifs • les plus curieux ne sont pas les plus lumineux. Les mé-
decins à qui nous les devons pour la plupart ne les ont guère décrits
et étudier qu'en vue de leur art. Un désordre de la mémoire n'est
pour eux qu'un symptôme ; ils le notent à ce titre ; ils s'en servent
pour établir un diagnostic et un pronostic. De même pour la clas-
sification : ils se contentent de rattacher chaque cas d'amnésie à l'état
morbide dont il est l'effet : ramollissement, hémorrhagie, commotion
cérébrale, intoxication, etc., etc.
Pour nous, au contraire, les maladies de la mémoire doivent être
étudiées en elles-mêmes, à titre d'états psychiques morbides qui
peuvent nous faire mieux comprendre l'état sain. Quant à leur clas-
sification, nous en sommes réduits à la faire d'après les ressem-
blances et les différences. Nous n'en savons pas assez long pour
essayer une classification naturelle, c'est-à-dire d'après les causes.
Je dois donc déclarer, pour prévenir toute objection, que la clas-
sification qui va suivre n'a d'autre but que de mettre un peu d'ordre
dans la masse confuse et hétérogène des faits, et que je ne me dis-
simule pas qu'à beaucoup d'égards elle est arbitraire.
Les désordres de la mémoire peuvent être limités à un seule caté-
gorie de souvenirs et laisser le reste intact, en apparence au moins:
ce sont les désordres partiels. D'autres, au contraire, aiîectent la
mémoire tout entière sur toutes ses formes, coupent en deux ou
182 lil.VUE PHILOSOPHIQUE
plusieurs tronçons notre vie mentale, y creusent des trous que rien
ne comble ou bien la démolissent en totalité par action lente : ce
sont les désordres généraux.
Nous distinguerons donc d'abord deux grandes classes : les mala-
dies générales et les maladies partielles de la mémoire. Les pre-
mières seules feront l'objet de cet article. Nous les étudierons sous
les titres suivants : 1° amnésies temporaires ; 21' amnésies périodiques ;
3° amnésies à forme progressive, les moins curieuses et les plus
instructives; 4" nous terminerons par quelques notes sur l'amnésie
congénitale.
Les amnésies temporaires procèdent le plus souvent par invasion
brusque et finissent de même d'une manière inopinée. Elles embras-
sent une période de temps qui peut varier de quelques minutes à quel-
ques années. Les cas les plus courts, les plus nets, les plus communs
se rencontrent dans Yépilepsie.
Les médecins ne sont d'accord ni sur la nature, ni sur le siège, ni
sur les causes de cette maladie. Ce problème n'est ni de notre sujet
ni de notre compétence. Il nous suffit de savoir que tous les auteurs
sont unanimes à reconnaître trois formes : le grand mal, le petit mal
et le vertige ; qu'ils les considèrent moins comme des variétés dis-
tinctes que comme des degrés d'un même état morbide; qu'enfin plus
l'attaque est modérée dans ses manifestations extérieures, plus elle
est funeste pour l'intelligence. L'accès épileptique est suivi d'un dé-
sordre mental qui peut se traduire aussi bien par de simples bizar-
reries et des actes ridicules que par des crimes. Tous ces actes ont
un caractère commun que Hughiings Jackson désigne sous Te nom
d'automatisme mental. Ils ne laissent aucun souvenir, sauf dans
quelques cas, où il reste des traces de mémoire extrêmement faibles.
Un malade en consultation chez son médecin est pris d'un vertige
épileptique. 11 se remet aussitôt; mais il a oublié qu il vient de payer
un moment avant l'attaque ». — Un employé de bureau se retrouve
à son pupitre, les idées un peu confuses, sans autre malaise. Il se
souvient d'avoir commandé son dîner au restaurant ; à partir de ce
1. Les faits cités sont empruntés pour la plupart au mémoire de Hughiings
Jackson publié dans le West Riding Asyium Repoi . traduit dans la Revut
tifique du 19 février 1878, et au travail de Falret sur l'état mental des épilep-
tiquee dans les irehive de médecine, décembre lb(30. avril et octobre 18H.
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 183
moment, tout souvenir lui fait défaut. Il revient au restaurant; il
apprend qu'il a mangé, qu'il a payé, qu'il n'a pas paru indisposé et
qu'il s'est remis en marche vers son bureau. Cette absence avait
duré environ trois quarts d'heure. — Un autre épileptique, pris
d'une attaque, tombe dans une boutique, se relève et s'enfuit en.
laissant son chapeau et son carnet. « On me retrouva, dit-il, à un
demi-kilomètre de là ; je demandais mon chapeau dans toutes les
boutiques; mais je n'avais pas conscience de ce que je faisais, et je
ne revins à moi qu'au bout de dix minutes en arrivant au chemin de
fer. » — Trousseau rapporte le cas d'un magistrat qui, siégeant à
l'hôtel de ville de Paris, comme membre d'une Société savante, sor-
tait nu-tête, allait jusqu'au quai et revenait à sa place prendre part
aux discussions, sans aucun souvenir de ce qu'il avait fait. — Sou-
vent le malade continue pendant la période d'automatisme les actes
auxquels il se livrait au moment de l'accès, ou bien il parle de ce
qu'il vient de lire. Nous en avons donné des exemples dans un pré-
cédent article. — Rien n'est moins rare que des tentatives infruc-
tueuses de suicide, dont il ne reste, après le vertige épileptique,
aucunes traces dans la mémoire. Et il en est de même pour les ten-
tatives criminelles. Un cordonnier pris de manie épileptique le jour
de son mariage tue son beau-père à coups de tranchet. Revenu à
lui au bout de quelques jours, il n'avait pas la plus légère connais-
sance de ce qu'il avait fait l.
Voilà assez d'exemples pour que le lecteur puisse comprendre la
nature de l'amnésie épileptique mieux que par des descriptions
générales. Une certaine période d'activité mentale est comme si elle
n'avait pas été : l'épileptique ne la connaît que par le témoignage
d'autrui ou par de vagues conjectures. Tel est le fait. Quant à son
interprétation psychologique, il y a deux hypothèses possibles.
On peut admettre : ou bien que la période d'automatisme mental
n'a été accompagnée d'aucune conscience ; en ce cas, l'amnésie n'a
pas besoin d'être expliquée ; rien n'ayant été produit, rien ne peut
être conservé ni reproduit ; — ou bien il y a eu conscience, mais à un
degré si faible, que l'amnésie s'ensuit. Je crois que cette deuxième
hypothèse est la vraie dans un grand nombre de cas.
D'abord, à s'en tenir au raisonnement seul, il est difficile d'ad-
mettre que des actes fort compliqués, adaptés à différents buts,
s'accomplissent sans quelque conscience au moins intermittente.
Qu'on fasse aussi large qu'on voudra la part de l'habitude ; il faut
bien reconnaître que , si là où il y a uniformité d'action la con-
1. Voir aussi Morel. Traité des m'aladiei mentales, p. 695.
1^4 REVUE PHILOSOPHIQUE
science tend à disparaître, là où il y a diversité elle tend à se pro-
duite.
Mais le raisonnement ne peut donner que des possibilités : l'expé-
rience seule décide. Or il y a des faits qui prouvent l'existence d'une
certaine conscience, même dans ces cas extrêmement nombreux, où
le malade ne garde aucun souvenir de son accès. « Quelques ôpilep-
tiques interpellés pendant leur crise d'une manière brusque, avec
le ton du commandement, répondent aux questions d'une voix brève
et en criant. L'accès fini, ils ne se souviennent ni de ce qu'on leur a
dit, ni de ce qu'ils ont répondu. — Un enfant à qui l'on faisait res-
pirer pendant ses accès de l'éther ou de l'ammoniaque dont l'odeur
lui était insupportable, criait avec rage : Va-t'en, va-t'en, va-t'en !
et l'accès terminé ignorait qu'il l'eût eu. » — « Quelquefois les épi-
leptiques parviennent, avec beaucoup d'efforts, à retrouver dans
leur mémoire plusieurs faits qui se sont produits pendant leur accès,
surtout ceux qui ont eu lieu dans les derniers moments Ils sont
alors dans un état comparable à celui où l'on sort d'un rêve pénible.
Les principales circonstances de l'accès leur ont d'abord échappé ;
ils commencent par nier les faits qu'on leur impute; peu à peu, ils
se rappellent un certain nombre de détails qu'ils semblaient d'abord
avoir oubliés '. »
Si, dans ces cas, les circonstances permettent d'affirmer qu'il y a
eu conscience, nous pouvons croire sans témérité qu'il en est de
même dans beaucoup d'autres. Je ne veux d'ailleurs pas soutenir
que cela a lieu toujours. Le magistrat dont il a été question plus
haut se dirigeait assez bien pour éviter les obstacles, les voitures et
les passants : ce qui dénote une certaine conscience; mais, dans un
cas analogue rapporté par Hughlings Jackson, le malade est renversé
par un omnibus et manque une autre fois de faire une chute dans la
Tamise.
Comment donc expliquer l'amnésie dans les cas où il y a eu des
états de conscience ? — Par la faiblesse extrême de ces états. L'état
de conscience ne se fixe, en définitive, que par deux moyens : l'in-
tensité, la répétition ; ce dernier moyen se ramène à l'autre, puisque
la répétition est une somme de petites intensités. Ici, il n'y a ni
intensité ni répétition. Le désordre mental qui suit l'accès me parait
tri s bien défini par Jackson lorsqu'il l'appelle « un rêve épileptique ».
Un de ses malades, âgé de dix-neuf ans et peu suspect de dogma-
tiser sur la question, a trouvé spontanément la même expression.
« A la suite de son accès, il se coucha. Une fois couché, il dit (par-
1. Trousseau, Leçons cliniques, t. 11, p. 114; Falret, loc. cit.
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 185
lant à un ami imaginaire) : Attends un instant, William, je viens. Il
descendit, ouvrit les portes, sortit en chemise. Le froid du pavé le
îit revenir à lui : alors son père le toucha. Il dit : Ah ! très bien,
j'ai fait un rêve, et il se recoucha. »
Rapprochons du rêve l'état mental des épileptiques pour aller du
connu à l'inconnu. Rien de plus fréquent que les rêves dont le souvenir
disparaît immédiatement. Nous nous éveillons pendant la nuit ; le sou-
venir du rêve interrompu est très net : le lendemain, il n'en reste
plus aucune trace. Cela est encore plus frappant au moment du ré-
veil. Nos songes nous apparaissent alors avec beaucoup de viva-
cité ; une heure après, ils sont effacés pour jamais. A qui n'est-il
pas arrivé de se perdre en vains efforts pour se rappeler un rêve
de la nuit précédente dont on ne sait plus rien, sinon qu'on l'a eu.
L'explication est simple. Les états de conscience qui constituent
le rêve sont extrêmement faibles. Ils paraissent forts, non parce
qu'ils le sont en réalité, mais parce qu'aucun état fort n'existe pour
les rejeter au second plan. Dès que l'état de veille recommence, tout
se remet à sa place. Les images s'effacent devant les perceptions,
les perceptions devant un état d'attention soutenue, un état d'atten-
tion soutenue devant une idée fixe. En somme, la conscience pen-
dant la plupart des rêves a un minimum d'intensité.
La difficulté est donc d'expliquer pourquoi, pendant la période qui
suit l'accès épileptique, la conscience tombe à un minimum. Ni la
physiologie ni la psychologie ne peuvent le faire, puisqu'elles igno-
rent les conditions de la genèse de la conscience. Le cas est d'autant
plus embarrassant que famnésie est liée au délire épileptique, à lui
seul. Voici en effet ce qui arrive chez les sujets qui sont à la fois
alcooliques et épileptiques. Un malade pendant le jour est pris
d'une crise épileptique ; il brise tout ce qui est à sa portée, se livre
à des actes de violence. Après une courte période de rémission, il
est pris pendant la nuit de délire alcoolique caractérisé, comme on
le sait, par des visions terrifiantes. Le lendemain, revenu à lui, il se
rappelle bien le délire de la nuit ; il n'a aucun souvenir du délire de
la journée '.
11 y a encore une autre difficulté. Si l'amnésie vient de la faiblesse
des états de conscience primitifs, comment se fait-il que ces états, si
faibles par hypothèse, déterminent des actes? — Suivant Hughlings
Jackson, « l'automatisme mental provient d'un excès d'action des
centres nerveux inférieurs qui se substituent aux centres supérieurs
ou centres dirigeants. » Nous n'aurions ici qu'un cas particulier d'une
t. Magnan, Clinique de Sainte- Anne, 3 mars L879.
{gg REVUE PHILOSOPHIQUE
loi physiologique bien connue. Le pouvoir excito-moteur des centres
réflexes augmente, quand leur connexion avec les centres supérieurs
est rompue1.— Restreignons-nous au problème psychologique : il est
possible d'y répondre. Si l'on s'obstine à faire de la conscience une
« force » existant et agissant par elle-même, tout devient obscur.
Mais si l'on admet, comme nous l'avons dit dans le précédent
article, que la conscience est l'accompagnement d'un état ner-
veux, lequel reste l'élément fondamental, tout devient clair. Il n'y
a du moins aucune contradiction à admettre qu'un état nerveux
suffisant pour déterminer certains actes soit insuffisant pour éveiller
la conscience. La production d'un mouvement et celle d'un état de
conscience sont deux faits distincts et indépendants : les conditions
d'existence de l'un ne sont pas nécessairement celles de l'autre.
Remarquons pour terminer que la conséquence fatale des accès
épileptiques répétés, surtout sous la forme de vertige, est l'affaiblis-
sement progressif de la mémoire dans sa totalité. Cette forme d'am-
nésie sera étudiée plus loin.
Nous passons maintenant à des cas d'amnésie temporaire d'un
caractère destructeur. Dans les exemples précipités, le capital
accumulé jusqu'au moment de la maladie n'est pas entamé : il arrive
seulement que quelque chose qui a été dans la conscience ne reste
pas dans la mémoire. Dans les cas qui vont suivre, une partie du
capital est perdu. Ces cas sont les plus frappants pour l'imagination.
11 est possible qu'un jour, avec les progrès de la physiologie et de
la psychologie, ils nous en apprennent beaucoup sur la nature de
la mémoire. Pour le moment, ils ne sont pas les plus instructifs,
à mes yeux du moins et sans vouloir rien préjuger sur ce qu'ils
révéleront aux autres.
Ces cas diffèrent beaucoup entre eux. Tantôt la suspension de la
mémoire part du début de la maladie pour s'étendre en avant,
tantôt elle recule un peu sur les derniers événements passés ; le
plus souvent, elle s'étend dans les deux sens, en avant et en arrière.
Quelquefois la mémoire revient d'elle-même, brusquement, quel-
quefois lentement et avec un peu d'aide ; quelquefois la perte est
absolue, il faut procéder à une rééducation complète. Nous allons
donner des exemples de tous ces cas.
« Une jeune femme, mariée à un homme qu'elle aimait passion-
I. ■ Un caractère très important de la manie épileptique, dit Falret, toc. cit.,
c'est l.i ressemblance absolue de tous les accès chez le même malade, non
seulement dans leur ensemble, mais encore dans chacun de leurs détails
Le môme malade exprime les mêmes idées, profère les mêmes paroles, se
livre .tux mêmes actes. Il y a une surprenante uniformité dans tous les accè
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 187
nément, fut prise en couche d'une longue syncope à la suite de la-
quelle elle avait perdu la mémoire du temps qui s'était écoulé depuis
son mariage inclusivement. Elle se rappelait très exactement tout le
reste de sa vie jusque-là... Elle repoussa avec effroi dans les pre-
miers instants son mari et son enfant qu'on lui présentait. Depuis,
elle n'a jamais pu recouvrer la mémoire de cette période de sa vie
ni des événements qui l'ont accompagnée. Ses parents et ses amis
sont parvenus, par raison et par l'autorité de leur témoignage, à lui
persuader qu'elle est mariée et qu'elle a un fils. Elle les croit, parce
qu'elle aime mieux penser qu'elle a perdu le souvenir d'une année
que de les croire tous des imposteurs. Mais sa conviction, sa con-
science intime n'y est pour rien. Elle voit là son mari et son enfant
sans pouvoir s'imaginer par quelle magie elle a acquis l'un et donné
le jour à l'autre1. »
Nous avons là un exemple d'amnésie irréparable, s'étendant en
arrière seulement. Quant à sa raison psychologique , on peut la
trouver également dans une destruction des résidus et dans une
impossibilité de la reproduction. Dans le cas suivant, rapporté par
Laycock, l'amnésie ne s'étend qu'en avant et ne peut être attribuée
par conséquent qu'à une impossibilité pour les états de conscience
d'être enregistrés et conservés. Le mécanicien d'un navire à vapeur
tombe sur le dos; le derrière de sa tête heurte contre un objet dur ;
il reste quelque temps inconscient. Revenu à lui, il recouvre assez
vite une parfaite santé physique ; il conserve le souvenir de toutes
les années écoulées jusqu'à son accident ; mais à partir de ce mo-
ment, la mémoire n'existe plus, même pour les faits strictement
personnels. « En arrivant à l'hôpital, il ne peut dire s'il est venu à
pied, en voiture ou par le chemin de fer. En sortant de déjeuner, il
oublie qu'il vient de le faire : il n'a aucune idée de l'heure, ni du,
jour, ni de la semaine. Il essaye par la réflexion de répondre aux
questions qui lui sont posées ; il n'y parvient pas. Sa parole est
lente, mais précise. Il dit ce qu'il veut dire et ht correctement.
Cette infirmité disparut, grâce à une médication appropriée 2.
En général, dans les cas d'amnésie temporaire dus à une com-
1. Lettre de Charles Villiers « G. Cuvier, Paris, Lenormant, 1S02, citée dans
Louyer Villermay, Essai sur les maladies <!<• la mémoire, p. 76-77. Ce petit tra-
vail de L. Villermay, dont il n'y a d'ailleurs pas beaucoup à tirer, a paru dans
les Mémoires de la. Société de médecine de Paris, HI7, t. I.
2. Laycock, On certains disorders and defects <>/ memory, p. 12. Cette perte
de la mémoire, due à une commotion, n'est pas rare. Un cas récent a été com-
muniqué par le Dr Motet à la Société de médecine de Paris et a donné lieu a
une intéressante discussion sur l'amnésie temporaire. Voir l'Union médical
du 1U juin 1879.
188 REVUE PHILOSOPHIQUE
motion cérébrale, il se produit un effet rétroactif. Le malade, en
reprenant conscience, n'a pas seulement perdu le souvenir de l'ac-
cident et de la période qui Ta suivi ; il a aussi perdu le souvenir
d'une période plus ou moins longue antérieure à l'accident. On en
pourrait donner de nombreux exemples; je n'en cite qu'un, rapporté
par Carpenter (Mental physiology, p. i50/ : « Un homme condui-
sait en cabriolet sa femme et son enfant. Le cheval, pris de frayeur,
s'emporta. Après de vains efforts pour en devenir maître, le con-
ducteur fut jeté violemment à terre et reçut une forte secousse du
cerveau. En revenant à lui, il avait oublié les antécédents immédiats
de l'accident. La dernière chose qu'il se rappelât, c'était la ren-
contre d'un ami sur sa route, à environ deux milles de l'endroit où
il avait été renversé. Mais il n'a recouvré, jusqu'à ce jour, aucun
souvenir de ses efforts pour maîtriser le cheval, ni de la terreur de
sa femme et de son enfant l. »
Voici maintenant des cas d'amnésie d'un caractère beaucoup plus
grave, dont quelques-uns ont nécessité une rééducation complète.
Je les emprunte à la revue anglaise Erain.
La première observation, rapportée par le D' Mortimer Granville,
est celle d'une femme de 26 ans, hystérique, qui, à la suite d'un tra-
vail excessif, fut prise d'une crise violente avec perte complète de
conscience. « Quand la conscience commença à revenir, les der-
nières idées saines formées avant la maladie se mêlaient d'une ma-
nière bizarre aux nouvelles impressions reçues, comme dans le cas
où l'on sort lentement d'un rêve. Assise sur son lit près de la fe-
nêtre pour voir les passants, dans la rue, la malade appelait tous les
objets mouvants « des arbres en marche », et, quand on lui deman-
dait où elle avait vu ces choses, elle répondait invariablement : « Dans
l'autre Evangile. » En un mot, dans son état mental, l'idéal et le réel
ne se distinguaient pas. Ses souvenirs étaient indistincts, et, en ce qui
concerne un grand nombre de choses ordinaires qui constituaient
le fond principal de ses pensées avant son attaque, sa mémoire était
nulle. Les idées immédiatement antérieures à la maladie semblaient
avoir si bien saturé son esprit, que les premières impressions qu'elle
reçut en étaient tout imprégnées, tandis que l'enregistrement de Vavant-
dernier travail cérébral était pour ainsi dire oblitéré. Par exemple,
quoique cette femme gagnât sa vie en donnant des leçons, elle
n'avait aucun souvenir d'une chose aussi simple que de ce qui sert à
écrire. Si on lui mettait une plume ou un crayon dans la main,
I. On trouvera d'autres cas de ce genre dans le Dictionnaire encyclopédique
médicales, art. Amnésie, par J. Falret, p. 728.
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA .MÉMOIRE 18U
comme on aurait pu le faire dans celle d'un enfant, ils n'étaient pas
saisis même par action réflexe. Ni la vue ni le contact de l'instru-
ment n'éveillaient d'association d'idées. La plus parfaite destruction
du tissu cérébral n'aurait pas effacé plus complètement les effets
de l'éducation et de l'habitude. — Cet état dura quelques semaines.»
La mémoire de ce qui avait été oublié fut recouvré lentement, péni-
blement, sans nécessiter cependant une rééducation aussi complète
que dans le cas qui va suivre l.
La deuxième observation, due au professeur Sharpey, est l'un des
exemples les plus curieux de rééducation qui ait été décrite. Je n'ex-
trais de son long article que les détails psychologiques. Il s'agit encore
d'une femme de vingt-quatre ans, de complexion délicate, qui pendant
six semaines environ fut prise d'une tendance irrésistible à la som-
nolence. Cet état s'aggrava de jour en jour. Vers le 10 juin, il devint
impossible de l'éveiller. Elle resta ainsi pendant deux mois. Pour la
nourrir, on portait à ses lèvres une cuiller, elle avalait; quand elle
était rassasiée, elle serrait les dents et éloignait la bouche. Elle parais-
sait distinguer les saveurs, car elle refusa obstinément certains mets.
Elle eut quelques courts moments de réveil à de rares intervalles.
Elle ne répondait à aucune question, ne reconnaissait personne, sauf
une fois « une ancienne connaissance qu'elle n'avait pas vue depuis
douze mois. Elle la considéra longtemps, cherchant probablement
son nom. L'ayant trouvé, elle le répéta plusieurs fois en lui serrant
la main; puis elle retomba dans son sommeil. » Vers la fin d'août,
elle revint peu à peu à son état normal.
Ici commence le travail de la rééducation. « En revenant de sa tor-
peur, elle paraissait avoir oublié presque tout ce qu'elle avait appris.
Tout lui semblait nouveau; elle ne reconnaissait pas une seule per-
sonne, même ses plus proches parents. Gaie, remuante, inattentive,
charmée de tout ce qu'elle voyait ou entendait, elle ressemblait à un
enfant. « Bientôt, elle devint capable d'attention. Sa mémoire, entiè-
rement perdue en ce qui concerne ses connaissances antérieures,
était très vive et très solide pour tout ce qu'elle avait vu et entendu
depuis sa maladie. Elle recouvra une partie de ce qu'elle avait appris
autrefois, avec une facilité très grande dans certains cas, moindre
dans d'autres. Il est remarquable que, quoique le procédé suivi pour
recouvrer son acquis ait paru consister moins à l'étudier à nouveau
qu'à se le rappeler avec l'aide de ses proches, cependant, même
maintenant, elle ne parait pas avoir conscience, même au plus faible
degré, de l'avoir possédé autrefois.
1. lirai//, A journal of Neurology, octobre 1879, p. 317 et suivantes.
l«t(J REVUE PHILOSOPHIQUE
« D'abord, il était impossible d'avoir avec elle une conversation. Au
lieu de répondre à une question, elle la répétait tout haut textuel-
lement, et, pendant longtemps avant de répondre, elle répétait
la question tout entière. Elle n'avait à L'origine qu'un bien petit
nombre de mots à son service; elle en acquit rapidement un grand
nombre ; mais elle commettait d'étranges erreurs en les employant.
Cependant, en général, elle ne confondait ensemble que les mots
qui avaient ensemble quelques rapports. Ainsi, pour « thé », elle
disait « sauce » (et elle employa longtemps ce mot pour les liquides);
pour blanc, elle disait noir; pour chaud, froid; pour « ma jambe »,
« mon bras » ; pour « mon œil », « ma dent », etc. D'ordinaire, elle
use maintenant de mots avec propriété, quoiqu'elle change par-
lois leurs terminaisons ou qu'elle en compose de nouveaux.
« Elle n'a encore reconnu personne, même parmi ses plus proches
parents, c'est-à-dire qu'elle n'a aucun souvenir de les avoir vus avant
>a. maladie. Elle les désigne par leurs noms ou par ceux qu'elle leur
a donnés; mais elle les considère comme de nouvelles connaissances
et n'a aucune idée de leur parenté avec elle. Depuis sa maladie, elle
n'a vu qu'une douzaine de gens, et c'est pour elle tout ce qu'elle a
jamais connu.
« Elle a appris de nouveau à lire; mais il a été nécessaire de com-
mencer par l'alphabet, car elle ne connaissait plus une seule lettre.
Elle apprit ensuite à former des syllabes, des mots et maintenant,
elle lit passablement. Ce qui l'a aidée le plus dans cette réacquisition,
c'est de chanter les paroles de certaines chansons qui lui étaient
familières et qu'on lui présentait imprimées pendant qu'elle jouait
du piano.
>.( Pour'apprendre à écrire, elle a commencé par les étudesdes plus
élémentaires, mais elle a fait des progrès beaucoup plus rapides
qu'une personne qui ne l'aurait jamais su.
« Peu après être sortie de sa torpeur, elle a pu chanter plusieurs
de ses anciennes chansons et jouer du piano avec peu ou point d'aide.
Quand elle chante, elle a en général besoin d'être aidée pour les
deux ou trois premiers mots d'une ligne; elle achève le reste de mé-
moire, à ce qu'il semble. Elle peut jouer, d'après une partition, plu-
sieurs airs qu'elle n*avait jamais vus auparavant.
« Elle a appris sans difficulté plusieurs jeux de cartes; elle sait
tricoter et faire divers ouvrages analogues.
« Mais, je le répète, il est remarquable qu'elle ne semble pas avoir
le plus léger souvenir d'avoir possédé autrefois tout cela, quoiqu'il
soit évident qu'elle ait été grandement aidée dans son travail de réac-
quisition par ces connaissances antérieures dont elle n'a pas con-
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 191
science. Quand on lui a demandé où elle a appris à jouer un air en
regardant la musique sur un livre, elle a répondu qu'elle ne pouvait
pas le dire, et elle s'est étonnée que son interlocuteur ne pût en faire
autant.
« A vrai dire, d'après diverses remarques qu'elle a faites d'elle-
même par hasard, il semble qu'elle possède plusieurs idées générales
d'une nature plus ou moins complexe, qu'elle n'a pas eu l'occasion
d'acquérir depuis sa guérison 4. »
Autant qu'on en peut juger d'après le rapport de Sharpey, cette
rééducation ne dura pas plus de trois mois. Il ne faudrait pas croire
d'ailleurs que ce fait soit unique. « Un clergyman à la suite d'une
commotion causée par une chute resta plusieurs jours totalement
inconscient. Revenu à lui, il était dans l'état d'un enfant intelligent.
Quoique d'un âge mûr, il recommença sous des maîtres ses études
anglaises et classiques. Au bout de quelques mois d'études, sa mé-
moire revint graduellement, si bien qu'en quelques semaines son es-
prit recouvra sa vigueur et sa culture anciennes2 ».
Un autre homme, âgé de trente ans, fort instruit, à la suite d'une
grave maladie, avait tout oublié, jusqu'au nom des objets les plus com-
muns. Sa santé rétablie, il recommença à tout apprendre comme
un enfant : d'abord le nom des choses, puis à lire; puis il commença
à apprendre le latin. Ses progrès furent rapides. Un jour, étudiant
avec son frère, qui lui servait de maître, il s'arrêta subitement et
porta sa main à sa tête. « J'éprouve, dit-il, dans la tète une sensation
particulière, et il me semble maintenant que j'ai su tout cela autre-
lois. A partir de ce moment, il recouvra rapidement ses facultés. »
Je me contente, pour le moment, de mettre ces faits sous les yeux
du lecteur. Les remarques qu'ils suggèrent trouveront mieux leur
place ailleurs. Je terminerai par un cas peu connu qui forme la tran-
sition naturelle vers le groupe des amnésies intermittentes. Nous
allons voir en effet se former peu à peu une mémoire provisoire qui
disparaîtra brusquement devant la mémoire primitive.
Une jeune femme, robuste, d'une bonne santé, tomba par accident
dans une rivière et fut presque noyée. Elle resta six heures insensi-
ble, puis reprit connaissance. Dix jours plus tard, elle tomba dans
une stupeur complète, qui dura quatre heures. Quand elle rouvrit les
yeux, elle ne reconnaissait plus personne : elle était privée de l'ouïe,
de la parole, du goût et de l'odorat. Il ne lui restait que la vue et le
toucher, qui étaientd'unesensibilitéextrème. Ignorante de toute chose,
!. lirai a, april 1879, p. 1 el suiv.
•2. Forbes Winslow. Diseuses of the Brain, etc., p. 317, 348.
192 REVUE PHILOSOPHIQUE
incapable par elle-même de remuer, elle ressemblait à un animal
privée de cerveau. Elle avait bon appétit; mais il fallait la nourrir, et
elle mangeait tout indifféremment, avalant d'une manière purement
automatique. - - L'automatisme était si bien la seule forme d'activité
dont elle était capable que, pendant des jours, sa seule occupation
fut d'effiler, d'éplucher ou de couper en morceaux infiniment petits
tout ce qui lui tombait sous la main : des fleurs, du papier, des vê-
tements, un chapeau de paille, etc., puis de disposer toutes ces bribes
en dessins grossiers. — Plus tard, on lui donna tout ce qu'il fallait
pour faire des raccommodages; après quelques leçons préparatoires,
elle prit son aiguille et travailla alors incessamment du matin au soir,
ne faisant aucune distinction entre le dimanche et les autresjours et
ne pouvant même en saisir la différence. Elle ne gardait aucun sou-
venir d'un jour à l'autre et chaque matin recommençait une besogne
nouvelle. Cependant, comme l'enfant, elle commençait à enregistrer
quelques idées et à acquérir quelque expérience. — On la mit alors
à un travail d'une nature plus élevée, à faire de la tapisserie. Elle
paraissait prendre un grand plaisir à regarder les patrons avec leurs
fleurs et leur harmonie de couleurs; mais, chaque jour, elle cornmen-
çait un nouveau travail, oubliant celui de la veille, à moins qu'on ne
le lui présentât.
Les idées, dérivées de son ancienne expérience, qui paraissent
s'être éveillées les premières, étaient liées à deux sujets qui avaient
fait sur elle une forte impression : sa chute dans la rivière et une
affaire d'amour. Quand on lui montrait un paysage où il y avait une
rivière ou la vue d'une mer agitée, elle était prise d'une grande. exci-
tation, suivi d'une attaque de rigidité spasmodique avec insensibilité.
Le sentiment de frayeur que lui causait l'eau, surtout en mouvement,
était si grand qu'elle tremblait rien qu'à en voir verser d'un vase dans
un autre. Enfin on remarqua que, lorsqu'elle se lavait les mains, elle
les mettait simplement dans l'eau, sans les remuer.
Dès la première période de sa maladie, la visite d'un jeune homme
auquel elle était attachée lui causait un plaisir évident, alors même
qu'elle était insensible à tout le reste. 11 venait régulièrement tous les
soirs, et elle attendait régulièrement son arrivée. A une époque où
elle ne se rappelait pas d'une heure à l'autre ce qu'elle avait fait,
elle attendait anxieusement que la porte s'ouvrît à l'heure accoutu-
mée, et, s'il ne venait pas, elle était de mauvaise humeur toute la soi-
rée. Lorsqu'on l'emmenait à la campagne, elle devenait triste, irri-
table et était souvent prise d'attaques. Si, au contraire, le jeune
homme restait près d'elle, l'amélioration physique, le retour des fa-
cultés intellectuelles et de la mémoire étaient visibles.
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA.- MÉMOIRE 193
Ce retour, en eiïet, se faisait peu à peu. Un jour que sa mère avait
un grand chagrin, elle s'écria subitement, après quelque hésitation :
Qu'y a-t-il? A partir de ce moment, elle commença à articuler quel-
ques paroles, mais sans appeler jamais les personnes ni les choses
par leur vrai nom. Le pronom « ceci » était son terme favori : elle
l'appliquait indistinctement à tout objet, animé ou inanimé. Les pre-
miers objets qu'elle ait appelés par leur vrai nom sont des Heurs
sauvages qu'elle aimait beaucoup dans son enfance ; et à ce moment
elle n'avait pas encore le plus léger souvenir des endroits ni des per-
sonnes familières à son enfance.
« La manière dont elle recouvra sa mémoire est extrêmement re-
marquable. La santé et la force paraissaient complètement revenues,
son vocabulaire s'étendait; sa capacité mentale augmentait, lorsqu'elle
apprit que son amant courtisait une autre femme. Cette idée excita sa
jalousie, qui, dans une certaine occasion, fut si intense qu'elle tomba
dans un état d'insensibilité qui, par la durée et l'intensité, ressemblait
à sa première attaque. Et cependant ce fut son retour à la santé. Son
insensibilité passée, le voile de l'oubli se déchira, et, comme si elle
se réveillait d'un long sommeil de douze mois, elle se retrouva entou-
rée de son grand-père, de sa grand'mère, de leurs vieux amis dans la
vieille maison de Soreham. Elle s'éveilla en possession de ses facul-
tés naturelles et de ses connaissances antérieures, mais sans le
moindre souvenir de ce qui s'était passé pendant l'intervalle d'une
année, depuis sa première attaque jusqu'à son moment de retour. Elle
parlait, mais n'entendait pas ; elle était encore sourde ; mais, pouvant
lire et écrire comme autrefois, elle n'était plus privée de communi-
cation avec ses semblables. A partir de ce moment, ses progrès fu-
rent rapides, quoiqu'elle soit restée sourde quelque temps encore.
Elle comprenait aux mouvements des lèvres ce que disait sa mère
(mais sa mère seulement), et elles conversaient ensemble rapidement
et facilement. Elle n'avait aucune idée du changement qui s'était
produit chez son amant pendant son état de « seconde conscience ».
Une explication pénible fut nécessaire. Elle la supporta bien. Depuis,
elle a complètement recouvré sa santé physique et intellectuelle '. »
Nous verrons plus tard, après avoir parcouru tout l'ensemble des
faits, quelles conclusions générales sur le mécanisme de la mémoire
ressortent de sa pathologie. Pour le moment, nous nous bornerons à
quelques remarques que suggèrent les cas précédents.
Il faut d'abord observer que, quoiqu'ils soient confondus par les
médecins, sous le titre commun d'amnésies totales, ils appartiennent
1. Dunn, in The Lancet, 1845, novemb. 15-29, in Carpenter, p. 460 et suiv.
tome x. — 1380. 13
](J4 • HEVUE PHILOSOPHIQUE
en réalité, au point de vue psychologique, à deux types morbides
différents.
Le premier type (représenté par les cas de Villiers, Laycock, Mor-
timer Granville, Sharpey, etc., etc.) est de beaucoup le plus fréquent.
Si nous n'en avons donc qu'un petit nombre d'exemples, c'est pour
ne pas fatiguer le lecteur par une répétition monotone et sans profit.
Ce qui le caractérise psychologiquement, c'est que l'amnésie ne porte
que sur les formes les moins automatiques et les moins organisées de la
mémoire. Dans les cas qui appartiennent à ce groupe morbide, on ne
voit disparaître ni les habitudes, ni l'aptitude à un métier manuel, à
broder, ni la faculté de lire, d'écrire, de parler sa langue ou d'autres
langues ; en un mot, la mémoire sous sa forme organisée ou semi-or-
ganisée reste indemne. La destruction pathologique est limitée aux
Formes les plus élevées et les plus instables de la mémoire, à celles
qui ont un caractère personnel et qui, accompagnées de conscience
et de localisation dans le temps, constituent ce que nous avons ap-
pelé, dans le précédent article, la mémoire psychique proprement
dite. _ De piUSi on doit remarquer aussi que l'amnésie porte sur
les faits les* plus récents; que, partant du présent, elle s'étend en
arrière sur une période de durée variable ». Au premier abord, ce
fait peut surprendre, parce que rien ne paraît plus vif et plus fort que
nos souvenirs récents. En réalité, ce résultat est logique, la stabilité
d'un souvenir étant en raison directe de son degré d'organisation. Je
n'insiste pas sur ce point, qui sera longuement examiné ailleurs.
La raison physiologique des amnésies de ce groupe ne peut don-
ner lieu qu'à des hypothèses, et il est probable qu'elle varie suivant
les cas. D'abord (observation de Laycock en particulier) la faculté
d'enregistrer les expériences nouvelles est suspendue temporaire-
ment ; à mesure qu'ils paraissent, les états de conscience disparais-
sent sans laisser de trace. Mais les souvenirs précédemment enregis-
trés pendant des semaines, des mois, des années, que deviennent-ils?
Ils ont duré, ils ont été conservés et rappelés; ils semblaient une ac-
quisition stable, et cependant à leur place il ne reste qu'un vide. Le
malade ne le comble que par artifice et indirectement à l'aide du té-
moignage d'autrui et de ses réflexions personnelles qui rattachent
tant bien que mal son présent à ce qui lui reste de son passé. Les
observations ne disent pas qu'il comble jamais ce vide par une ré-
miniscence directe. On peut dès lors faire également deux supposi-
1. Je dois cependant mentionner un fait rapporté par Brown-Séquard, d'après
lequel un malade à la suite d'une attaque d'apoplexie aurait perdu la mémoire
de cinq années de sa vie. Ces cinq ans, qui comprenaient l'époque de son
mariage, finissaient juste six mois avant la date de son attaque.
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 195
tions : ou bien que l'enregistrement des états antérieurs est effacé ;
ou bien que, la conservation des états antérieurs persistant, leur ap-
titude à être ravivée par des associations avec le présent est anéantie.
Nous sommes hors d'état de décider pertinemment entre les deux
hypothèses.
Le deuxième type morbide, peu fréquent, est représenté par les
cas de Sharpey et de Winslow (l'observation de Dunn forme une
transition vers le groupe des amnésies intermittentes). Ici le travail
de destruction est complet, la mémoire sous toutes ses formes — or-
ganisée, semi-oraanisée , consciente — est abolie : c'est l'amnésie
complète. Nous avons vu que les auteurs qui l'ont décrite comparent
le malade à un enfant et son esprit à une table rase. Cependant ces
expressions ne doivent pas être prises au sens rigoureux. Les cas
de rééducation que nous avons relatés montrent que, si toute l'expé-
rience antérieure est anéantie, il reste cependant dans le cerveau
quelques aptitudes latentes. L'extrême rapidité de la nouvelle édu-
cation, surtout dans les derniers temps, ne s'expliquerait pas sans
cela. Les faits portent invinciblement à croire que ce retour, qui
paraît l'œuvre de l'art, est surtout l'œuvre de la nature. La mémoire
revient , parce qu'aux éléments nerveux atrophiés succèdent avec
le temps d'autres éléments qui ont les mêmes propriétés primitives et
acquises que ceux qu'ils remplacent. Ceci démontrerait encore la
relation qui existe entre la mémoire et la nutrition.
Enfin, — car toutes les observations d'amnésie ne se laissent pas
réduire à une seule formule, — dans les cas où la perte et le retour
de la mémoire sont brusques, il est difficile de ne pas voir l'ana-
logue de ces phénomènes d'arrêt de fonction ou d' « inhibition » que
la physiologie étudie actuellement avec ardeur et dont on sait si peu
de chose.
Nous n'indiquons ces conclusions qu'en passant. Il serait préma-
turé de nous y arrêter maintenant. Continuons notre revue des
faits, en étudiant les amnésies périodiques.
II
L'étude des amnésies à forme périodique est bien plus propre à
mettre en lumière la nature du moi et les conditions d'existence de
la personne consciente qu'à nous montrer le mécanisme de la mé-
moire sous un aspect nouveau. Elle constitue un chapitre intéressant
196 REVUE PHILOSOPHIQUE
d'un travail qui n'a jamais été fait sous sa forme complète et auquel
on pourrait donner pour titre : « Des maladies et des aberrations de
la personnalité. » Il nous sera très difficile de ne pas glisser à chaque
instant dans ce sujet. J'essayerai de n'en dire que ce qui est indis-
pensable pour la clarté de l'exposition.
Je serai sobre de faits : ils sont assez connus. L'étude des cas
appelés « de double conscience » est fort à la mode. L'observation
si détaillée et si instructive du D' Azam, en particulier, a fait com-
prendre au public mieux que toute définition en quoi consiste l'am-
nésie périodique. Je me bornerai donc à passer en revue les cas prin-
cipaux, en allant de la forme la plus parfaite d'amnésie périodique
aux formes qui n'en sont guère que l'ébauche.
T. Le cas le plus net, le plus ferme, le plus complet d'amnésie
périodique est celui qui a été rapporté par Macnish dans sa Philo -
sophij of sleep et qui depuis a été souvent cité. « Une jeune dame
américaine, au bout d'un sommeil prolongé, perdit le souvenir de
tout ce qu'elle avait appris. Sa mémoire était devenue table rase. Il
fallut tout lui rapprendre ; elle fut obligée d'acquérir de nouveau
l'habitude d'épeler, de lire, d'écrire, de calculer, de connaître les
objets et les personnes qui l'entouraient. Quelques mois après, elle
fut reprise d'un profond sommeil, et, quand elle s'éveilla, elle se re-
trouva telle qu'elle avait été avant son premier sommeil, ayant
toutes ses connaissances et tous les souvenirs de sa jeunesse, par
contre ayant complètement oublié ce qui s'était passé entre ses deux
accès. — Pendant quatre années et au delà, elle a passé périodique-
ment d'un état à l'autre, toujours à la suite d'un long et profond
sommeil Elle a aussi peu conscience de son double personnage
que deux personnes distinctes en ont de leurs natures respectives.
Par exemple, dans l'ancien état, elle possède toutes ses connais-
sances primitives. Dans le nouvel état, elle a seulement celle qu'elle
a pu acquérir depuis sa maladie. Dans l'ancien état, elle a une belle
écriture; dans le nouveau, elle n'a qu'une pauvre écriture mala-
droite, ayant eu trop peu de temps pour s'exercer. Si des personnes
lui sont présentées dans l'un des deux états, cela ne suffit pas : elle
doit, pour les connaître d'une manière suffisante, les voir! dans les
deux états. Il en est de même des autres choses l. »
En laissant de côté, pour le moment, ce qui concerne l'alternance
des deux personnalités, il faut remarquer qu'il s'est formé ici deux
mémoires complètes et absolument indépendantes l'une de l'autre.
Ce n'est pas seulement la mémoire des faits personnels, la mémoire
I. Macnish dans Taine, De l'intelligence, t. I, p. 130; et dans Combe, System
<,/' Phrenology, p. 173.
Th. RIBOT. - DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 197
pleinement consciente qui est coupée en deux parties qui ne se mê-
lent jamais et s'ignorent réciproquement : c'est même cette mé-
moire semi-organique , semi-consciente qui permet de parler, de
lire et d'écrire. L'observation ne nous apprend pas si cette scission
de la mémoire s'est étendue même aux formes purement organiques,
aux habitudes ; si la malade a été obligée, par exemple, de rappren-
dre à se servir de ses mains pour les besognes les plus vulgaires
(manger, s'habiller, etc.). Même en supposant que ce groupe d'acqui-
sitions soit resté intact, la séparation en deux groupes tranchés et
indépendants est encore aussi complète qu'un observateur difficile
peut le souhaiter.
Le D1' Azam a relaté un fait qui se rapproche du précédent, quoi-
que beaucoup moins net. La mémoire normale disparaît et reparaît
périodiquement. Dans l'intervalle, il ne se forme pas une mémoire
nouvelle ; mais le malade conserve quelques faibles débris de l'an-
cienne. C'est du moins ce que l'on peut inférer d'une observation
dont les détails psychologiques ne sont pas toujours précis 1. Il
s'agit d'un adolescent qui, à la suite d'accidents hystériques ou cho-
réiques, perd complètement la mémoire du passé; il a oublié tout ce
qu'on lui a enseigné, ne sait plus lire, ni écrire, ni compter, et ne
reconnaît plus les personnes qui l'entourent, sauf son père, sa
mère et la religieuse qui le soigne. On voit cependant que, tant que
dure cette amnésie (et elle dure d'ordinaire un mois), le jeune homme
peut monter à cheval, conduire une voiture, vivre de la vie ordinaire
et dire très régulièrement ses prières au moment convenable. La
mémoire revient en général brusquement. — Autant qu'on en peut
juger, ce qui se produit ici, c'est une suspension périodique de la
mémoire sous ses formes instables et demi-stables ou, si l'on préfère,
conscientes et demi-conscientes (la conscience étant en général en
raison inverse de la stabilité). Mais tout ce qui est mémoire orga-
nisée, routine , n'est pas entamé ; les dernières assises de la mé-
moire tiennent bon. Je ne veux d'ailleurs pas insister sur une obser-
vation qui est trop écourtée pour l'interprétation psychologique.
II. Une deuxième forme moins complète et plus fréquente de
l'amnésie périodique est celle dont le D1' Azam nous a donné une des-
cription si intéressante dans le cas de Félida X.... et dont le D' Du-
fay a rencontré l'analogue chez l'une de ses malades. Ces cas sont
si connus et les documents originaux sont si faciles à consulter qu'il
suffira de les résumer en quelques mots.
1. Revue scientifique, 22 décembre 1877. Il y est dit par exemple que, pendant
un de ses accès, le malade o peut causer avec intelligence et vivacité, sans
avoir cependant recouvré la mémoire <> ('/'?).
198 REVUE PHILOSOPHIQUE
Une femme, hystérique, est atteinte depuis 1856 d'un singulier
mal qui la fait vivre d'une double vie, passer alternativement par
deux états que M. Azam désigne sous les noms de « condition pre-
mière » et « de condition seconde ». Si nous prenons cette femme
dans son état normal ou condition première, elle est sérieuse, grave,
réservée, laborieuse. Subitement elle parait prise de sommeil, elle
perd la conscience, et, quand elle revient à elle, nous la trouvons en
condition seconde. Dans ce nouvel état, son caractère a changé :
elle est devenue gaie, turbulente, Imaginative, coquette. « Elle se
souvient parfaitement de tout ce qui s'est passé pendant les autres
états semblables qui ont précédé ei pendant sa vie normale. » Puis,
après une période plus ou moins longue, elle est de nouveau prise
de torpeur. Quand elle en sort, elle se retrouve dans sa condition
première. Mais, dans cet état, elle a oublié tout ce qui s'est passé dans
sa condition seconde ; elle ne se souvient que des périodes normales
antérieures. Ajoutons que, à mesure que la malade avance en âge, les
périodes d'état normal (condition première) deviennent de plus en
plus courtes et rares et que la transition d'un état à l'autre qui du-
rait autrefois dix minutes se fait maintenant avec une rapidité insai-
sissable.
Tels sont les traits essentiels de cette observation. En vue de notre
étude spéciale, elle peut se résumer en quelques mots. La malade
passe alternativement par deux états : dans l'un, elle a toute sa mé-
moire; dans l'autre, elle n'a qu'une mémoire partielle formée de
tous les états de même nature qui se soudent entre eux.
Le cas de la malade de Blois rapporté par le Dr Dufay est analogue :
pendant la période qui correspond à la « condition seconde » de
Félida, la malade « se rappelle les plus petits faits, qu'ils aient eu lieu
à l'état normal ou pendant l'état de somnambulisme. » Il y a aussi le
même changement de caractère, et, pendant sa période de mémoire
complète, la malade qualifie son état normal « d'état bête ' ».
Il importe de remarquer que, dans cette forme de l'amnésie pério-
dique, il y a une partie de la mémoire qui n'est jamais atteinte, qui
subsiste dans un état comme dans l'autre. « Dans ses deux états, dit
le Dr Azam, la malade sait parfaitement lire, écrire, compter, tailler,
coudre. » Il n'y a pas ici, comme dans le cas de Macnish, une scission
complète. Les formes demi-conscientes de la mémoire coopèrent
également aux deux formes de la vie mentale.
III. Pour terminer notre exposé des divers modes d'amnésie pé-
1. l'ourles détails, voir Azam, Revm \qu , 1876, 20 mai, 10 septembre:
1*77: 10 novembre: 1879. 8 mars; et Dufay, Ib i. 15 juillet 1876.
Th. RIBOT. - DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 199
riodique, mentionnons certains cas qui n'en donnent que l'ébauche:
ils se rencontrent dans le somnambulisme naturel ou provoqué.
Généralement, les somnambules, leur accès passé, n'ont aucun sou-
venir de ce qu'ils ont dit ou fait ; mais chaque crise ramène le sou-
venir des crises précédentes. Il y a des exceptions à cette loi;
mais elles sont rares. On a souvent cité , d'après Macario, l'histoire
de cette fille qui fut violée pendant un accès et n'en avait aucune
connaissance au réveil, mais qui, dans l'accès suivant, révéla le fait
à sa mère. Le Dr Mesnet a été témoin d'une tentative de suicide
poursuivie avec beaucoup de lucidité par une malade pendant deux
accès consécutifs *. Une jeune servante, pendant trois mois, croyait
tous les soirs être un évêque, parlait et agissait en conséquence
(Combe), et Hamilton nous parle d'un pauvre apprenti qui, dès qu'il
s'endormait, se croyait père de famille, riche, sénateur, reprenait
chaque nuit son histoire très régulièrement, la racontait tout haut,
très distinctement et reniait son état d'apprenti , quand on l'inter-
pellait à cet égard. Il est inutile de multiplier des exemples qui se
trouvent partout et dont la conclusion évidente c'est qu'à côté de la
mémoire normale il se forme pendant les accès une mémoire par-
tielle, temporaire et parasite.
En résumant les caractères généraux des amnésies périodiques tels
que ces faits nous les montrent, nous trouvons d'abord la constitution
de deux mémoires.
Dans les cas complets (Macnish), les deux mémoires sont exclu-
sives l'une de l'autre ; quand l'une paraît, l'autre disparaît. Chacune
se suffit ; chacune réclame pour ainsi dire son matériel complet.
Cette mémoire organisée, qui permet de parler, de lire, d'écrire, n'est
pas un fond commun aux deux états. Il se forme pour chacun une
mémoire distincte des mots, des signes graphiques, des mouvements
pour les tracer.
Dans les cas incomplets (Azam, Dufay, somnambulisme), avec la
mémoire normale alterne une mémoire partielle. La première em-
brasse la totalité des états de conscience ; la seconde, un groupe res-
treint d'états qui par un triage naturel se séparent des autres et
forment dans la vie de l'individu une suite de tronçons qui se rejoi-
gnent. Mais elles gardent un fonds commun constitué par les formes
les moins stables, les moins conscientes de la mémoire, qui entrent
indifféremment dans les deux groupes.
Le résultat de cette scission de la mémoire, c'est que l'individu
1. Archives générale ■ . 1860, t. XV. p. 147
200 REVUE PHILOSOPHIQUE
s'apparait à lui-même — ou du moins aux autres — comme ayant
une double vie. Illusion naturelle, le moi consistant (ou paraissant
'.insister dons la possibilité d'associer aux états présents des états
qui sont reconnus, c'est-à-dire localisés dans le passé suivant un
mécanisme que nous avons esssayé de décrire précédemment.
Il y a ici deux centres distincts d'association et d'attraction.
Chacun attire un groupe d'états et reste sans influence sur les
autres.
Il e=t évident que cette formation de deux mémoires dont chacune
exclut l'autre en totalité ou en partie ne peut pas être un fait pri-
mitif; c'est le symptôme d'un processus morbide ; c'est l'expression
psychologique d'un désordre qui reste à déterminer. Ceci nous con-
duit, à notre grand regret, à traiter en passant une grosse question :
celle des conditions de la personnalité.
Laissons d'abord de côté Vidée d'un moi conçu comme une entité
distincte des états de conscience. C'est une hypothèse inutile et con-
tradictoire; c'est une explication digne d'une psychologie à l'état
d'enfance, qui prend pour simple ce qui paraît simple, qui invente
au lieu d'expliquer. Je me rattache à l'opinion des contemporains
qui voient dans la personne consciente un composé, une résultante
d'états très complexes.
Le moi, tel qu'il s'apparaît à lui-même, consiste en une somme
d'états de conscience. Il y en a un principal, autour duquel se grou-
pent des états secondaires qui tendent à le supplanter et qui sont eux-
mêmes poussés par d'autres états à peine conscients. L'état qui tient
le premier rôle, après une lutte plus ou moins longue, fléchit, est
remplacé par un autre autour duquel un groupement analogue se
constitue. Le mécanisme de la conscience est comparable, sans mé-
taphore, à celui de la vision. Dans celle-ci, il y a un point visuel qui
seul donne une perception nette et précise ; autour de lui, il y a un
champ visuel qui décroit en netteté et en précision à mesure qu'il
s'éloigne du centre et se rapproche de la circonférence. Notre moi
de chaque moment, ce présent perpétuellement renouvelé, est en
grande partie alimenté par la mémoire , c'est-à-dire qu'à l'état pré-
sent s'associent d'autres états qui, rejetés et localisés dans le passé,
constituent notre personne telle qu'elle s'apparait à chaque instant.
En un mot, le moi peut être considéré de deux manières : ou bien
sous sa forme actuelle, et alors il est la somme des états de con-
science actuels ; ou bien dans sa continuité avec son passé, et alors
il est formé par la mémoire suivant un mécanisme que nous avons
décrit précédemment.
Il semblerait, à ce compte, que l'identité du moi repose tout en-
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 201
tière sur la mémoire. Ce serait, par une réaction mal entendue contre
les entités, ne voir qu'une partie de ce qui est. Sous ce composé ins-
table, qui se fait, se défait et se refait à chaque instant, il y a quel-
que chose qui demeure : c'est cette conscience obscure qui est le
résultat de toutes les actions vitales, qui constitue la perception de
notre propre corps et qu'on a désignée d'un seul mot, la cénesthésie.
Le sentiment que nous en avons est si vague qu'il est difficile d'en
parler d'une manière précise. C'est une manière d'être qui, se répé-
tant perpétuellement, n'est pas plus sentie qu'une habitude. Mais si
elle n'est sentie ni en elle-même ni dans ces variations lentes qui
constituent l'état normal , elle a des variations brusques ou simple-
ment rapides qui changent la personnalité. Tous les aliénistes profes-
sent que la période d'incubation des maladies mentales se traduit
non par des troubles intellectuels, mais par des changements dans
le caractère, qui n'est que l'aspect psychologique de la cénesthésie.
On voit de même une lésion organique souvent ignorée transformer
la cénesthésie, substituer au sentiment ordinaire de l'existence un
état de tristesse, d'angoisse, d'anxiété (sans cause, dit le malade);
parfois en un état de joie, de plénitude, d'exubérance, de parfait
bonheur : expression trompeuse d'une grave désorganisation et dont
le plus frappant exemple se rencontre dans ce qu'on a appelé Yeu-
phorie des mourants. Tous ces changements ont une cause physio-
logique ; ils en représentent le retentissement dans la conscience, et
quant à dire que, si ces variations sont senties, l'état normal ne l'est
pas, autant voudrait soutenir que la vie régulière n'est pas une ma-
nière de vivre, parce qu'elle est monotone. Ce sentiment de la vie,
qui, parce qu'il se répète perpétuellement, reste au-dessous de la
conscience, est la base véritable de la personnalité. Il l'est, parce que,
toujours présent, toujours agissant, sans repos ni trêve, il ne connaît
ni le sommeil ni la défaillance, et qu'il dure autant que la vie, dont
il n'est qu'une forme. C'est lui qui sert de support à ce moi conscient
que la mémoire constitue ; c'est lui qui rend les associations possi-
bles et les maintient.
L'unité du moi n'est donc pas celle d'un point mathématique, mais
celle d'une machine très compliquée. C'est un consensus d'ac-
tions vitales, coordonnées d'abord par le système nerveux, le coor-
dinateur par excellence; puis par -la conscience, dont la forme
naturelle est l'unité. Il est en effet dans la nature des états psychi-
ques de ne pouvoir coexister qu'en très petit nombre, groupés
autour d'un principal qui seul représente la conscience dans sa
plénitude.
Supposons maintenant qu'on puisse d'un seul coup changer notre
•20'2 REVUE PHILOSOPHIQUE .
corps et en mettre un autre à sa place : squelette, vaisseaux, vis-
cères, muscles, peau, tout est neuf, sauf le système nerveux, qui
reste le même avec tout son passé enregistré en lui. Il n'est pas dou-
teux en ce cas que l'afflux de sensations vitales insolites ne produise
le plus grand désordre. Entre l'ancienne cénesthésie gravée dans le
système nerveux et la nouvelle agissant avec l'intensité de tout ce
qui est actuel et nouveau, il y aurait une contradiction inconciliable.
Cette hypothèse se réalise en une certaine mesure dans des cas mor-
bides. Des troubles organiques obscurs , une anesthésie totale modi-
fient parfois la cénesthésie au point que le sujet croit être en pierre,
en beurre, en cire, en bois, avoir changé de sexe ou être mort.
En dehors des cas morbides, qu'on remarque ce qui se produit à la
puberté : « Avec l'entrée en activité de certaines parties du corps qui
jusque-là étaient restées dans un calme complet, et avec la révolution
totale qui se produit dans l'organisme à cette époque de la vie, de
grandes masses de sensations nouvelles, de penchants nouveaux,
d'idées vagues ou distinctes et d'impulsions nouvelles passent en un
espace de temps relativement court à l'état de conscience. Elles pé-
nètrent peu à peu le cercle des idées anciennes et arrivent à faire
partie intégrante du moi. Celui-ci devient par là même tout autre; il
renouvelle, et le sentiment de soi-même subit une métamorphose
radicale. Jusqu'à ce que l'assimilation soit complète, cette pénétra-
tion et cette dissociation du moi primitif ne peuvent guère s'accom-
plir sans qu'il se passe de grands mouvements dans notre conscience
et sans qu'elle subisse un ébranlement tumultueux '. »
On peut dire que toutes les fois que les changements de la cénes-
thésie, au lieu d'être insensibles ou temporaires, sont rapides et per-
manente, un désaccord éclate entre les deux éléments qui constituent
notre personnalité à l'état normal : le sentiment de notre corps et la
mémoire consciente. Si le nouvel état tient bon, il devient le centre
auquel se rattachent les associations nouvelles ; il se forme ainsi un
nouveau complexus, un nouveau moi. L'antagonisme entre ces deux
centres d'attraction — l'ancien qui est en voie de dissolution, le
nouveau qui est en voie de progression — produit suivant les cir-
constances des résultats divers. Tantôt l'ancien moi disparaît, après
avoir enrichi le nouveau de ses dépouilles, c'est-à-dire d'une partie
des associations qui le constituaient. Tantôt les deux moi alternent
sans parvenir à se supplanter. Tantôt l'ancien moi n'existe plus que
I. Griesinger, Traité des maladies mentales, p. 55 et suiv. Tout le passage est
excellent comme analyse.
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 203
dans la mémoire; mais, n'étant rattaché à aucune cénesthésie, il ap-
paraît au nouveau moi comme un étranger K
La digression qui précède avait pour but d'appuyer sur des rai-
sons ce qui avait été simplement affirmé : l'amnésie périodique n'est
qu'un phénomène secondaire ; elle a sa cause dans un désordre vital,
le sentiment de l'existence qui n'est à proprement parler que le
sentiment de l'unité de notre corps passant par deux phases alter-
nantes. Tel est le fait primitif qui entraîne la formation de deux cen-
tres d'association et par conséquent de deux mémoires.
Pour aller plus loin, d'autres questions se posent auxquelles on ne
peut malheureusement pas répondre.
•1° Quelle est la cause physiologique de ces variations rapides et
régulières de la cénesthésie? On n'a émis sur ce point que des hy -
pothèses (état du système vasculaire, action inhibitrice, etc.).
2° Quelle est la raison qui rattache à chaque forme de la cénes-
thésie certaines formes d'association à l'exclusion des autres ? On
n'en sait rien. On peut affirmer seulement que, dans les amnésies
périodiques, la conservation reste intacte, c'est-à-dire que les modi-
fications cellulaires et les associations dynamiques subsistent : la
faculté de reviviscence seule est atteinte. Les associations ont deux
points de départ : un état A éveille quelques groupes, mais est inca-
pable d'éveiller les autres ; un état B fait le contraire ; certains grou-
pes entrent également dans les deux complexus (cas de scission in-
complète).
En somme, deux états physiologiques qui par leur alternance dé-
terminent deux cénesthésies qui déterminent deux formes d'associa-
tion et par suite deux mémoires.
Pour compléter nos remarques, il est bon d'ajouter quelques
mots sur cette liaison naturelle qui s'établit, malgré des interrup-
tions quelquefois longues, entre les périodes de même nature, parti-
culièrement entre les divers accès du somnambule. Ce fait, intéres-
sant à plusieurs titres, ne doit être examiné ici qu'au point de vue du
retour périodique et régulier des mêmes souvenirs. Si bizarre qu'il
paraisse d'abord, il est logique et s'accorde parfaitement avec notre
conception du moi. Car, si le moi n'est à chaque instant que la
somme des états de conscience actuels et des actions vitales dans
1. C'est ainsi que j!explique un cas de Leuret, Fragments psych. sur la /
p. 277, souvent cité. Une aliénée qui ne se désignait que par « la personne de
moi-même » avait conservé la mémoire très exacte de sa vie jusqu'au com-
mencement de sa folie ; mais elle rapportait cette période de sa vie à une
autre. De l'ancien moi, la mémoire seule avait persisté. Il y aurait beaucoup
à dire sur ces désordres de la personnalité, mais cela sortirait de notre sujet.
004 BEVUE PHILOSOPHIQUE
lesquelles la conscience a ses racines, il est clair que, toutes les fois
que ce complexus physiologique et psychique se reconstituera, le
moi se retrouvera le même et les mêmes associations seront éveillées.
Dans chaque accès, il se produit un état physiologique particulier ;
les sens sont en grande partie fermés aux excitations extérieures ;
par suite, beaucoup d'associations ne peuvent plus être suscitées : il
y a simplification de la vie mentale, réduction à une condition pres-
que mécanique. Il est clair d'ailleurs que ces états se ressemblent
beaucoup entre eux, en raison de leur simplicité même, et qu'ils
diffèrent totalement de l'état de veille. Dès lors, il est naturel que les
mêmes conditions entraînent les mêmes effets , que les mêmes élé-
ments donnent lieu aux mêmes combinaisons , que les mêmes asso-
ciations soient éveillées à l'exclusion des autres. Elles trouvent dans
l'état pathologique leurs conditions d'existence qui dans l'état nor-
mal ne se rencontrent pas ou sont en lutte avec beaucoup d'autres.
Dans l'état de santé et de veille, en effet, les phénomènes de con-
science sont trop variés, trop nombreux pour que la même combi-
naison ait des chances de se reproduire plusieurs fois. Gela arrive
cependant dans certains cas bizarres, par suite de causes inconnues.
« Un clergyman, dit le Dr Reynolds, en apparence très bien portant,
célébrait le service un dimanche; il choisit les hymnes, les leçons,
prononça une prière extemporanée. Le dimanche suivant, il procéda
exactement de la même manière, choisit les mêmes hymnes, les
mêmes leçons, récita la même prière, prit le même texte et pro-
nonça le même sermon. En descendant de sa chaire, il n'avait aucun
souvenir d'avoir fait, le dimanche précédent, ce qu'il venait de ré-
péter entièrement. Il en fut fort effrayé et redouta longtemps une
maladie' cérébrale qui ne survint pas '. » On a vu l'ivresse produire
le même retour du souvenir, comme dans le cas très connu de ce
commissionnaire irlandais qui, ayant perdu un paquet pendant qu'il
était ivre, s'enivra de nouveau et se rappela où il l'avait laissé.
Nous l'avons dit en commençant : les amnésies périodiques, si
curieuses qu'elles soient, en apprennent plus long sur -la nature du
moi que sur celle de la mémoire. Elles renferment cependant une
part d'enseignement : nous y reviendrons dans le paragraphe qui
va suivre.
' Koynolds in Carpenter, p. 444.
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 205
III
Les amnésies progressives sont celles qui par un travail de disso-
lution lent et continu conduisent à l'abolition complète de la mémoire .
Cette définition est applicable à la plupart des cas. C'est par excep-
tion seulement que l'évolution morbide n'aboutit pas à une extinction
totale. La marche de la maladie est très simple; peu frappante,
comme tout se qui se produit par actions lentes ; très instructive,
parce que, en nous montrant comment la mémoire se désorganise,
elle nous apprend comment elle est organisée.
Nous n'avons pas à rapporter ici des cas particuliers, rares, excep-
tionnels. Il y a un type morbide à peu près constant qu'il suffit
de décrire. La première cause de la maladie est une lésion du cer-
veau à marche envahissante ihémorrhagie cérébrale, ramollisse-
ment, paralysie générale, atrophie du cerveau, etc., etc.). Pendant
la période initiale, il n'existe que des désordres partiels. Le malade
est sujet à de fréquents oublis qui portent toujours sur les faits
récents. S'il interrompt une besogne, elle est oubliée. Les événe-
ments de la veille, de l'avant-veille, un ordre reçu, une résolution
prise, tout cela est aussitôt effacé. Cette amnésie partielle est un
symptôme banal de la paralysie générale à son début. Les asiles
d'aliénés sont pleins de malades de cette catégorie qui le lendemain
de leur entrée affirment qu'ils y sont depuis un an, cinq ans, dix
ans; qui n'ont qu'un souvenir vague d'avoir quitté leur maison et
leur famille, qui ne peuvent désigner le jour de la semaine m le nom
du mois. Mais le souvenir de ce qui a été fait et acquis avant la ma-
ladie reste encore solide et tenace. Tout le monde sait aussi que,
chez les vieillards, l'affaiblissement bien marqué de la mémoire est
relatif aux faits récents.
Là se bornent, ou à peu près, les données de la psychologie cou-
rante. Elle semble admettre, au moins implicitement, que la disso-
lution de la mémoire ne suit aucune loi. Nous allons donner la
preuve du contraire.
Pour découvrir cette loi, il faut étudier psychologiquement la
marche de la démence. Dès que la période de prodromes, dont on
vient de parler, est dépassée, il se produit un affaiblissement général
et graduel de toutes les facultés qui finit par réduire l'individu à une
vie toute végétative. Les médecins ont distingué, suivant leurs
causes, diverses espèces de démence (sénile, paralytique, épilep-
■200 REVUE PHILOSOPHIQUE
tique, etc.). Ces distinctions sont pour nous sans intérêt. Le travail
de dissolution mentale reste au fond le même, quelles qu'en soient
les causes, et c'est la seule chose qui nous importe. Or la question
qui se pose est celle-ci : Dans cette dissolution, la perte de la mé-
moire suit-elle un ordre?
Les nombreux aliénistes qui ont laissé des descriptions de la dé-
mence ne se sont pas arrêtés à cette question, sans portée pour eux.
Leur témoignage n'en aura que plus de valeur, si nous pouvons
découvrir chez eux une réponse ; et elle s'y trouve. Quand on
interroge les meilleures autorités (Griesinger, Baillarger, Falret,
Foville, etc., etc.), on découvre que l'amnésie, après avoir été limitée
d'abord aux faits récents, s'étend aux idées, puis aux sentiments et
aux affections et finalement aux actes. Nous avons là toutes les
données d'une loi. Pour la dégager, il suffit d'examiner successive-
ment ces divers groupes.
1° Il est d'observation si vulgaire que l'affaiblissement de la mé-
moire porte d'abord sur les faits récents qu'on ne remarque pas
combien cela est choquant pour le sens commun. Il serait naturel
de croire à priori que les faits les plus récents, les plus voisins du
présent sont les plus stables, les plus nets; et c'est ce qui arrive à
l'état normal. Mais, au début de la démence, il se produit une lésion
anatomique prave : un commencement de dégénérescence des cel-
lules nerveuses. Ces éléments en voie d'atrophie ne peuvent plus
conserver les impressions nouvelles. En termes plus précis, ni une
modification nouvelle dans les cellules, ni la formation de nouvelles
associations dynamiques n'est possible ou au moins durable. Le
conditions anatomiques de la stabilité et de la reviviscence man-
quent. Si le fait est totalement neuf, il ne s'inscrit pas dans les cen-
tres nerveux ou est aussitôt effacé l. S'il n'est qu'une répétition
d'expériences antérieures et encore vivaces, le malade rejette le fait
dans le passé ; les circonstances concomitantes du fait actuel s'effa-
cent bien vite et ne permettent plus de le localiser à sa place. —
Mais les modifications fixées dans les éléments nerveux depuis de
longues années et devenues organiques , les associations dynami-
ques et les groupes d'associations cent fois et mille fois répétées per-
sistent encore; elles ont une plus grande force de résistance contre
la destruction. Ainsi s'explique ce paradoxe de la mémoire : le nou-
veau meurt avant l'ancien.
I. Dans un cas de démence sénile, un malade, pendant quatorze mois, n'a
lis reconnu son médecin, qui venait le visiter tous les jours. (Pelmann,
irchiv fur Psychiatrie, 1864.)
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 207
k2" Bientôt ce fonds ancien sur lequel le malade peut encore vivre
s'entame à son tour. Les acquisitions intellectuelles se perdent peu
à peu (connaissances scientifiques, artistiques, professionnelles,
langues étrangères, etc.). Les souvenirs personnels s'effacent en des
' cendant vers le passé. Ceux de l'enfance disparaissent les derniers.
Même à une époque avancée, des aventures, des chants du premier
âge reviennent. Souvent, les déments ont oublié une grande partie
de leur propre langue. Quelques expressions reviennent par acci-
dent; mais d'ordinaire ils répètent d'une manière automatique les
mots qui leur sont restés (Griesinger, Baillarger). Cette dissolution
intellectuelle a pour cause anatomique une atrophie qui envahit peu
à peu l'écorce du cerveau, puis la substance blanche, produisant une
dégénérescence graisseuse des cellules, des tubes et des capillaires
de la substance nerveuse.
3° Les meilleurs observateurs ont remarqué « que les facultés
affectives s'éteignent bien plus lentement que les facultés intellec-
tuelles ». Il peut sembler surprenant d'abord que des états aussi
vagues que les sentiments soient plus stables que les idées et les
états intellectuels en général. Mais la réflexion montre que les senti-
ments sont ce qu'il y a en nous de plus profond, de plus intime, de
plus tenace. Tandis que notre intelligence est acquise et comme
extérieure à nous, nos sentiments sont innés. Considérés dans leur
source, indépendamment des formes raffinées et complexes qu'ils
peuvent prendre, ils sont l'expression immédiate et permanente de
notre organisation. Nos viscères, nos muscles, nos os, tout, jus-
qu'aux éléments les plus infimes de notre corps, contribuent pour
leur part à les former. Nos sentiments, c'est nous-mêmes; l'amnésie
de nos sentiments, c'est l'oubli de nous-mêmes. Il est donc-logique
qu'elle se produise à une époque où la désorganisation est déjà si
grande que la personnalité commence à tomber par morceaux.
4° Les acquisitions qui résistent en dernier lieu sont celles qui
sont presque entièrement organiques : la routine journalière, les
habitudes contractées de longue date. Beaucoup peuvent encore se
lever, s'habiller, prendre leur repas régulièrement, se coucher, s'oc-
cuper à des travaux manuels, jouer aux cartes et à d'autres jeux
quelquefois même avec une aptitude remarquable, alors qu'ils n'ont
plus ni jugement, ni volonté, ni affections. Cette activité automatique,
qui ne suppose qu'un minimum de mémoire consciente, appartient
à cette forme inférieure de la mémoire pour laquelle les ganglions
cérébraux, le bulbe et la moelle suffisent.
La destruction progressive de la mémoire suit donc une marche
logique, une loi. Elle descend progressivement de V instable au stable.
208 REVUE PHILOSOPHIQUE
Elle commence par les souvenirs récents, qui, mal fixés dans les élé-
ments nerveux , rarement répétés et par conséquent faiblement
associés avec les autres, représentent l'organisation à son degré le
plus faible. Elle finit par cette mémoire sensorielle, instinctive, qui,
fixée dans l'organisme, devenue une partie de lui-même ou plutôt
lui-même, représente l'organisation à son degré le plus fort. Du
terme initial au terme final , la marche de l'amnésie , réglée par
la nature des choses, suit la ligne de la moindre résistance, c'est-
à-dire de la moindre organisation. La pathologie confirme ainsi
pleinement ce que nous avons dit précédemment de la mémoire :
« C'est un processus d'organisation à degrés variables compris entre
deux limites extrêmes, l'état nouveau, l'enregistrement orga-
nique. »
Cet loi, que j'appellerai loi de réversion ou de régression, me paraît
ressortir des faits, s'imposer comme une vérité objective. Cependant,
pour dissiper tous les doutes et prévenir toutes les objections, j'ai
pensé qu'il serait bon de vérifier cette loi par une contre-épreuve. Si
la mémoire, lorsqu'elle se défait, suit la marche invariable qui vient
d'être indiquée ; elle doit suivre une marche inverse lorsqu'elle se
refait : les formes qui disparaissent les dernières doivent reparaître
les premières puisqu'elles sont les plus stables, et la restauration doit
se faire en remontant.
11 est bien difficile de trouver des cas probants. D'abord il faut
que la mémoire revienne d'elle-même; les cas de rééducation prou-
vent peu. De plus, il est rare que les amnésies progressives soient
suivies de guérison. Enfin, l'attention n'ayant jamais été portée sur
ce point, les documents font défaut. Les médecins, préoccupés d'au-
tres symptômes, se contentent de noter que la mémoire « revient
peu à pue. »
Dans son Essai cité pus haut, Louyer-Villermay observe « que,
quand la mémoire se rétablit, elle suit, dans sa réhabilitation , un
ordre inverse de celui qu'on observe dans son abolition : les faits,
les adjectifs, les substantifs , les noms propres. » Il y a peu de
profit à tirer de cette remarque assez confuse. Voici qui est plus
clair.
« Dernièrement, on a vu en Russie un célèbre astronome oublier
tour à tour les événements de la veille, puis ceux de l'année, puis
ceux des dernières années, et ainsi de suite, la lacune gagnant tou-
jours, tant qu'enfin il ne lui restait plus que le souvenir des événe-
ments de son enfance. On le croyait perdu. Mais, par un arrêt sou-
dain et un retour imprévu, la lacune se combla en sens inverse, les
événements de la jeunesse redevenant visibles, puis ceux de l'âge
Th. RIBOT. — DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 2()9
mûr, puis les plus récents, puis ceux de la veille. La mémoire était
restaurée tout entière quand il mourut *. »
L'observation qui suit est encore plus précise. Elle a été notée
heure par heure. J'en transcris la plus grande partie 2 :
« Je dois faire mention d'abord de quelques détails bien insigni-
fiants en eux-mêmes, mais qu'il est nécessaire de connaître, parce
qu'ils se lient à un phénomène remarquable. Dans les derniers jours
de novembre, un officier de mon régiment fut blessé au pied gauche
par le frottement d'une botte. Le 30 novembre , il alla à Versailles
pour y avoir un entretien avec son frère; il dîna dans cette ville,
revint le même soir à Paris, et, en rentrant dans son logement, il
trouva une lettre de son père sur la cheminée.
« Maintenant voici le fait lui-même. Le 1er décembre, cet officier
était au manège; son cheval s'étant abattu, il tomba sur la partie
droite du corps, surtout sur le pariétal droit. Cette commotion fut
suivie d'une légère syncope. Revenu à lui, il remonta à cheval « pour
dissiper un reste d'étourdissement », et il continua sa leçon d'équita-
tion pendant trois quarts d'heure avec une grande régularité. Cepen-
dant, de temps en temps, il disait à l'écuyer : « Je sors d'un rêve.
Que m'est-il donc arrivé?» « On le reconduisit à son domicile. Habi-
tant la même maison que le malade, je fus mandé aussitôt. Il était
debout, me reconnut, me salua comme à l'ordinaire et me dit : « Je
« sors comme d'un rêve. Que m'est-il donc arrivé? » — Parole libre.
Réponses justes à toutes les questions. Il ne se plaint que de contu-
sion dans la tête.
« Malgré mes demandes, celles de son écuyer et de son domesti-
que, il ne se rappelle ni sa blessure de l'avant- veille, ni son voyage
à Versailles de la veille, ni sa sortie du matin, ni les ordres qu'il a
donnés avant de sortir, ni sa chute, ni ce qui a suivi. Il reconnaît
parfaitement tout le monde, appelle chacun par son nom, sait qu'il
est officier, qu'il est de semaine, etc.
« Logé dans la même maison, je n'ai pas laissé passer une heure
sans l'observer. Chaque fois que je revenais à lui, il croyait toujours
me voir pour la première fois. Il ne se rappelle aucune des prescrip-
tions médicales qu'il vient de suivre (bain de pieds, frictions, etc.).
En un mot, rien n'existe pour lui que L'action du moment.
« Six heures après l'accident, le pouls commença à se relever et
1. Taine, De l'Intelligence, t. I, liv. II, eh. H, S 4.
2. Observation sur u» ras de perte de mémoire, par M. Kœmpfen, dans le
Mémoire, de l'Académie de médecine, 18H5, t. IV, p. 480. — Je dois l'indication de
cette précieuse observation à M. le D' Ritti, médecin à l'asile de Charenton.
tome x. — 188U. Il
•2J0 REVUE PHILOSOPHIQUE
le malade commença à retenir la réponse à lui faite tant de fois :
Vous êtes tombé de cheval.
« Huit heures après l'accident, le pouls gagne encore; le malade
se souvient de m'avoir vu une fois.
« Deux heures et demie plus tard, le pouls est normal. Le malade
n'oublie plus rien de ce qu'on lui dit. Il se rappelle parfaitement sa
blessure au pied. Il commence aussi à se rappeler qu'il a été la veille
à Versailles, mais d'une manière si incertaine qu'il avoue que, si on
lui affirmait bien positivement le contraire, il serait disposé à le
croire. Cependant, le retour de la mémoire s'opérant toujours de
plus en plus, il acquiert dans la soirée la conviction intime d'avoir
été à Versailles. Mais c'est là que s'arrête pour ce jour le progrès
du souvenir. Il se couche sans pouvoir se rappeler ce qu'il a l'ait à
Versailles, comment il est revenu à Paris, ni comment il a reçu la
lettre de son père.
« Le 2 décembre, après une nuit d'un sommeil tranquille, il se rap-
pelle dès son réveil successivement ce qu'il a fait à Versailles, com-
ment il en est revenu et qu'il a trouvé la lettre de son père sur la
cheminée. Mais tout ce qu'il a fait, vu ou entendu le 1er décembre,
avant sa chute, il l'ignore encore aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il n'en
a pas la connaissance par lui-même, mais seulement par des témoins.
« Cette perte de la mémoire a été, comme disent les mathémati-
ciens, en raison inverse du temps qui s'est écoulé entre les actions
et la chute, et le retour de la mémoire a été dans un ordre déterminé
du plus loin au plus proche. »
Cette observation, faite sans esprit de système par un homme qui
paraît très surpris de ce qu'il constate, n'est-elle pas probante à
souhait'.' A la vérité, il ne s'agit ici que d'une amnésie temporaire et
limitée; mais on voit que, même dans ces étroites limites, la loi se
vérifie. Je regrette, malgré un grand nombre de recherches et d'in-
terrogations, de ne pouvoir mettre plus de faits de ce genre sous les
yeux du lecteur. Si l'attention se porte de ce côté, j'espère qu'on en
découvrira d'autres.
En définitive, notre loi, tirée des faits, vérifiée par la contre-
épreuve, peut être tenue pour vraie jusqu'à preuve du contraire. On
peut même la corroborer par d'autres considérations. Cette loi, si
»';rale qu'elle soit par rapport à la mémoire, n'est qu'un cas parti-
culier d'une loi encore plus générale, d'une loi biologique. C'est
un fait bien connu dans le domaine de la vie, que les structures for-
mées les dernières sont les premières à dégénérer. C'est, dit un
physiologiste, l'analogue de ce qui se passe dans les grandes crises
commerciales. Les vieilles maisons résistent à l'orage; les nouvelles
Th. RIBOT. - DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE '211
maisons, moins solides, croulent de tout côté. Enfin, dans l'ordre
biologique, la dissolution se fait dans l'ordre inverse de l'évolution;
elle va du complexe au simple. Hughlings Jackson, le premier, a
montré en détail que les fonctions supérieures, complexes, spéciales,
volontaires du système nerveux disparaissent les premières; que les
fonctions inférieures, simples, générales, automatiques disparaissent
les dernières. Nous avons constaté ces deux faits dans la dissolution
de la mémoire : le nouveau périt avant l'ancien, le complexe avant
le simple. La loi que nous avons formulée n'est donc autre chose
que l'expression psychologique d'une loi de la vie, et la pathologie
nous montre à son tour dans la mémoire un fait biologique.
L'étude des amnésies périodiques a fait entrer le jour dans notre
sujet. En nous montrant comment la mémoire se défait et se refait,
elle nous fait comprendre ce qu'elle est. Elle nous a révélé une loi
qui nous permet pour le présent de nous orienter au moment des
nombreuses variétés morbides et qui nous permettra plus tard de
les embrasser dans une vue d'ensemble.
Sans essayer un résumé prématuré, rappelons ce qui a été vu
plus haut : d'abord et dans tous les cas, abolition des souvenirs
récents ; dans les amnésies périodiques, suspension de toutes les
formes de la mémoire, sauf celles qui sont semi-organisées et orga-
niques ; dans les amnésies totales et temporaires, abolition com-
plète, sauf les formes organiques; dans un cas (Macnishj, abolition
complète, y compris les formes organiques. Nous verrons, dans le
prochain chapitre, que les désordres partiels de la mémoire sont
régis par cette même loi de réversion et surtout le groupe le plus
important : les amnésies du langage.
La loi de réversion étant admise, il resterait à déterminer com-
ment elle agit. Je serai bref sur ce point, n'ayant à proposer que des
hypothèses.
Il serait puéril de supposer que les souvenirs se déposent dans le
cerveau, sous forme de couches, par ordre d'ancienneté, à la manière
des stratifications géologiques, et que la maladie, descendant de la
surface aux couches profondes, agit comme un expérimentateur qui
enlève tranche par tranche le cerveau d'un animal. Pour expliquer
la marche du processus morbide, il nous faut recourir à l'hypothèse
qui a été faite plus haut sur les bases physiques de la mémoire. Je la
rappellerai en quelques mots.
Il est extrêmement vraisemblable que les souvenirs occupent le
même siège anatomique que les impressions primitives et qu'ils
exigent l'activité des mêmes éléments nerveux (cellules et libres).
Ceux-ci peuvent occuper des positions très diverses, depuis l'écorce
212 REVUE PHILOSOPHIQUE
du cerveau jusqu'à la moelle. La conservation et la reproduction
dépendent : 1° d'une certaine modification des cellules; 2° de la for-
mation de groupes plus ou moins complexes que nous avons appelés
des associations dynamiques. Telles sont pour nous les bases phy-
siques de la mémoire.
Les acquisitions primitives, celles qui datent de l'enfance, sont les
plus simples : formation des mouvements secondaires automatiques,
éducation de nos sens. Elles dépendent principalement du bulbe
et des centres inférieurs du cerveau ; on sait qu'à cette époque de
la vie l'écorce cérébrale est imparfaitement développée. Indépen-
damment de leur simplicité, elles ont toutes les raisons possibles
d'être les plus stables. D'abord, les impressions sont reçues par des
éléments vierges. La nutrition est très active; mais ce renouvelle-
ment moléculaire incessant ne sert qu'à fixer les impressions : les
molécules nouvelles remplaçant exactement les anciennes, la dispo-
sition acquise des éléments nerveux finit par équivaloir à une dispo-
sition innée. De plus, les associations dynamiques, formées entre
ces éléments, parviennent à l'état de fusion complète, grâce à des
répétitions sans nombre. Il est donc inévitable que ces premières
acquisitions soient mieux conservées et plus facilement reproduites
qu'aucune autre, qu'elles constituent la forme la plus solide de la
mémoire.
Tant que l'individu adulte reste à l'état sain, les impressions et les
associations nouvelles, quoique d'un ordre beaucoup plus complexe
que celles de l'enfance, ont encore de grandes chances de stabilité.
Les causes qui viennent d'être énumérées agissent toujours, quoique
avec moins de force.
Mais si, par l'effet de l'âge ou de la maladie, les conditions chan-
gent; si les actions vitales, notamment la nutrition, diminuent; si
les pertes sont en excès; alors les impressions deviennent instables
et les associations fragiles. Prenons un exemple. Un homme en est
à celte période d'amnésie progressive où l'oubli des faits récents est
très rapide. Il entend un récit; il voit un paysage ou un spectacle.
L'événement psychique se réduit en dernière analyse à une somme
d'impressions auditives ou optiques formant certains groupes très
complexes. Dans ce nouveau récit ou ce nouveau spectacle, il n'y a
d'ordinaire qu'une seule chose nouvelle : le groupement, l'associa-
tion. Les sons, les formes, les couleurs qui en sont la matière ont
été déjà éprouvés et remémorés bien des fois dans le cours de la
vie. Mais, par suite de l'état morbide de l'encéphale, ce complexus
nouveau ne parvient pas à se fixer. Les éléments qui le composent
font partie d'autres associations ou groupes beaucoup plus stables,
Th. RIBOT. - - DÉSORDRES GÉNÉRAUX DE LA MÉMOIRE 213
formés pendant la période de santé, souvent répétés. Entre le com-
plexus nouveau qui tend faiblement à s'établir et les complexus
anciens qui sont fortement établis, la lutte est très inégale. Il y a
donc toutes les chances possibles pour que les anciennes combinai-
sons soient suscitées plus tard, même au lieu et place de la nou-
velle.
Ces indications suffisent. Remarquons d'ailleurs que cette hypo-
thèse sur la cause de l'amnésie progressive est d'importance secon-
daire. Qu'on l'accepte ou non, cela ne change rien à la valeur de
notre loi.
IV
Il y a peu à dire des amnésies congénitales. J'en parlerai, pour ne
rien omettre. Elles se rencontrent chez les idiots, les imbéciles et à
un degré plus faible chez les crétins. La plupart d'entre eux sont
affligés d'une débilité générale de la mémoire. Variable selon les
individus, elle peut tomber si bas chez quelques-uns qu'elle rend
impossibles l'acquisition et la conservation de ces habitudes très
simples qui constituent la routine journalière de la vie.
Mais, si l'affaiblissement général de la mémoire est la règle,
on rencontre dans la pratique de fréquentes exceptions. Parmi ces
infirmes, il y en a qui, dans un domaine limité, ont une mémoire
très remarquable.
On a observé que, chez beaucoup d'idiots et d'imbéciles, les sens
sont atteints inégalement : ainsi l'ouïe peut avoir une finesse et une
précision supérieures, tandis que les autres sens sont obtus. L'arrêt
de développement n'est pas uniforme sur tous les points. Il n'est
donc pas étonnant que l'affaiblissement général de la mémoire
coïncide chez le même homme avec l'évolution et même l'hypertro-
phie d'une mémoire particulière. Ainsi certains idiots, réfractaires à
toute autre impression, ont un goût très vif pour la musique et peu-
vent retenir un air qu'ils n'ont entendu qu'une seule fois. D'autres (le
cas est plus rare) ont la mémoire des formes, des couleurs et mon-
trent une certaine aptitude pour le dessin. On rencontre plus fré-
quemment la mémoire des chiffres, des dates, des noms propres,
des mots en général. « Un imbécile se rappelait le jour de chaque
enterrement fait dans une paroisse, depuis trente-cinq ans. Il pou-
vait répéter avec une invariable exactitude le nom et l'âge des décé-
214 REVUE PHILOSOPHIQUE
dés. ainsi que des gens qui conduisaient le deuil. En dehors de ce
registre mortuaire, il n'avait pas une idée, il ne pouvait répondre à
la moindre question et n'était pas même capable de se nourrir. » —
Certains idiots qui ne peuvent faire les calculs les plus élémentaires
répètent sans broncher toute la table de multiplication. D'autres
récitent par cœur des pages qu'on leur a apprises et ne réussissent
pas à connaître les lettres de l'alphabet. Drobisch rapporte le fait
suivant, dont il a été témoin : Un garçon de quatorze ans presque
idiot avait eu beaucoup de peine à apprendre à lire. Il avait, néan-
moins, une facilité merveilleuse pour retenir l'ordre dans lequel les
mots et les lettres se succédaient. Si on lui donnait deux ou trois
minutes pour parcourir une page imprimée dans une langue qu'il ne
connaissait pas ou traitant de questions qu'il ignorait, il était en état
d'épeler de mémoire les mots qui s'y trouvaient, absolument comme
si le livre était resté ouvert devant lui ' .
L'existence de ces mémoires partielles est un fait si commun qu'on
en a tiré parti pour l'éducation des idiots et des imbéciles -.
Il faut noter encore que certains idiots atteints de manie ou de
quelque autre maladie aiguë recouvrent une mémoire temporaire.
Ainsi « un idiot atteint de la rage raconta un fait assez compliqué,
dont il avait été témoin longtemps auparavant et qui semblait n'avoir
fait aucune impression sur lui ;i. »
Dans les amnésies congénitales, ce sont les exceptions qui instrui-
sent. La loi ne fait que confirmer cette vérité banale : la mémoire
dépend de la constitution du cerveau, qui, chez les idiots et les imbé-
ciles, est anormale. Mais la formation de ces mémoires limitées, par-
tielles, aide à comprendre certains désordres dont nous n'avons pas
encore' parlé. J'incline à croire que l'investigation méthodique de ce
qui se produit chez les idiots permettrait de déterminer les conditions
anatomiques et physiologiques des variétés de la mémoire. Nous
reviendrons sur ce point dans un prochain travail, en étudiant les
désordres partiels dont nous n'avons encore rien dit.
Th. Ribot.
1. Drobisch, Empirische Psychologie, p. 95. — Wïnslow, ouvr. cité, p. 561. —
Falret, art. Amnésie, dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales.
2. Voir sur ce sujet l'ouvrage de Ireland. On Tdiocy and rm'becility. London,
1877.
3. Griesinger, ouvrage cité, p. 431.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
G. Neudecker. — Studien zur Geschichte der deutschen
jEsthetik seit Kant. — Etudes sur l'histoire de l'esthétique alle-
mande depuis Kant. Stahl, Wurzburg. 1878.
L'esthétique allemande a déjà eu plusieurs historiens qui ont entre-
pris de faire connaître et d'apprécier ses œuvres. Chacun d'eux, à des
points de vue différents, R. Zimmermann, Lotie, Schasler ', a em-
brassé, dans leur ensemble et leur succession, tous les travaux de la
philosophie allemande sur le beau et l'art. L'ouvrage dont nous venons
un peu tardivement aujourd'hui rendre compte, quoique beaucoup
moins considérable, n'est pourtant pas sans valeur ni sans intérêt.
Laissant de côté les penseurs et les écrivains de second ordre, l'auteur,
M. Neudecker, dans une série d'articles ou d'études, s'est proposé de
retracer le mouvement qu'a suivi la science esthétique dans les princi-
pales écoles depuis Kant. Il soumet à un examen approfondi l'œuvre
des principaux représentants de ces écoles, ne s'attachant qu'aux idées
fondamentales qui sont la base de leurs doctrines. Son but a été sur-
tout, en dévoilant le côté insuffisant ou défectueux de ces œuvres, de
provoquer un mouvement nouveau dont il indique les conditions et
dont le résultat doit être d'asseoir la science du beau sur -une base
scientifique et positive.
La plus générale de ces conditions serait, selon lui, le rapproche-
ment des deux directions, l'une idéaliste, l'autre réaliste, qui, ici
comme ailleurs, ont dominé jusqu'ici dans la philosophie allemande et
qui toutes deux ont leur principe dans la philosophie kantienne. Il
insiste également sur la nécessité, aujourd'hui partout sentie et re-
connue, de s'appuyer sur une base expérimentale qui doit être l'an-
thropologie. Nous avons déjà eu l'occasion de signaler cette tendance
de l'esthétique allemande en rendant compte du livre si considérable
et si important à tous égards de M. Schasler (voy. juillet 1876). Nous
retrouvons la même pensée dans les études de M. Neudecker, qui l'ap-
plique différemment mais dont Eintention est la même. Lui aussi veut
arriver à un rapprochement et à une alliance des deux grandes écoles,
1. Voyez les N"3 de la Revue, Février et Juillet I87»i.
016 REVUE PHILOSOPHIQUE
idéaliste et réaliste, sur le terrain commun de l'expérience et de l'ob-
servation complète de la nature humaine.
Mais ce qui est surtout spécial à cette publication et la caractérise,
c'est que l'auteur croit pouvoir nous offrir le modèle de cette méthode
et un résultat déjà très satisfaisant de son emploi dans l'œuvre d'un
penseur à peu près oublié et qui d'ailleurs a peu marqué soit comme
philosophe, soit comme esthéticien, dans le développement de la phi-
losophie allemande. Ce penseur, qui ne méritait pas l'oubli qui enve-
loppe aujourd'hui sa mémoire, est Deutinger. M. Neudecker prétend le
réhabiliter, et son livre se termine par un exposé des principes phi-
losophiques de cet écrivain, dont l'ouvrage principal est intitulé :
Esquisse d'une pliilosophie positive (Grundlinien einer positirmi
Philosophie, Regensburg, 1845).
Nous avouons franchement notre peu de goût pour ces réhabilita-
tions posthumes ; nous ne croyons pas à la résurrection des systèmes
oubliés. Quand des esprits de second ordre n'ont exercé, de leur vi-
vant, aucune influence notable sur la pensée de leurs contemporains,
leurs oeuvres sont encore moins capables de produire une action réelle
et féconde après eux. En tout cas, ils ne sauraient nous servir de
guides aujourd'hui. Leur pensée, fût-elle vraie, a été dépassée, d'au-
tres besoins se sont éveillés qu'ils n'ont pas ressentis et qu'ils n'ont
pu songer à satisfaire. Eux-mêmes seraient désorientés au milieu des
circonstances nouvelles qu'ils n'ont ni prévues, ni soupçonnées.
Aussi ce n'est pas cette partie du livre de M. Neudecker qui à nos
yeux a un véritable intérêt, mais bien la partie critique. Celle-ci nous
a paru tout à fait digne d'attention et mériter de ne pas passer inaper-
çue. Elle est d'un dialecticien vigoureux, qui mène les choses un peu
à outrance, mais qui fait très bien ressortir les défauts et les imper-
fections des divers systèmes d'esthétique dont il soumet à un examen
sérieux et réellement philosophique les bases, l'esprit et les conclu-
sions.
Disons d'abord un mot du plan de ce livre, très facile d'ailleurs à
saisir et à suivre. Voulant montrer l'insuffisance de tous les travaux
de l'esthétique allemande depuis Kant, l'auteur consacre les premières
pages à ["esthétique kantienne. La Critique du jugement est la
source commune d'où il voit sortir les deux courants, idéaliste et réa-
liste, qui ont pris des directions contraires, se sont d'abord écartés,
puis ont essayé de se réunir dans un éclectisme impuissant. Il signale
le courant plus récent qui semble devoir l'emporter, celui de l'empi-
risme Il ne le croit pas plus capable de produire une véritable science
du beau et une philosophie de l'art en particulier. C'est alors qu'il pro-
pose l'accord dont il a été parlé, et, comme spécimen d'une esthétique
nouvelle, non à fonder mais à continuer sur la base anthropologique,
la théorie de l'art de Deutinger.
Nous ne pouvons que parcourir très superficiellement les points sur
lesquels porte la critique du nouvel historien de l'esthétique aile-
ANALYSES. — g. neudecker. Geschichte der dïsthetik. ±11
mande, en faisant ressortir ce qui principalement nous intéresse et y
ajoutant quelques remarques.
I. L'article consacré à Vesthètique kantienne ne fait guère que re-
produire les défauts déjà bien des fois signalés; mais il ajoute encore
à la sévérité des critiques antérieures. Ces reproches, formulés un peu
durement, mais fort bien motivés, sont : 1° la prétention mal fondée à
\% universalité du jugement esthétique; 2° l'absence d'un critérium du
beau ; 3,j Vidée même du beau omise par liant ; 4° des négations plu-
tôt que des affirmations du vrai beau ; 5" ie manque de règles pour dis-
tinguer le beau du laid dans les œuvres de l'art. Ces défauts, selon nous,
sont les conséquences rigoureuses du subjectivisme kantien, et l'auteur
les a parfaitement mis en lumière. On pourrait trouver d'autres côtés non
moins aisément attaquables. La distinction du beau et de l'agréable, si
souvent reproduite d'après Kant, elle-même n'est-elle pas contestable?
N'y a-t-il pas deux sortes de plaisirs, les uns intéressés, les autres
désintéressés? et le beau est-il à lui seul l'objet d'un plaisir désinté-
ressé? Le beau est distinct du bien, selon Kant; mais a-t-il nette-
ment marqué la différence? Kant distingue aussi le beau du vrai; sa
distinction esl-elle mieux établie? La critique relève ces côtés faibles.
La théorie de l'art de Kant est jugée aujourd'hui non seulement très
incomplète, mais très superficielle. Mais le défaut capital de cette es-
thétique, c'est l'absence d'une définition réelle du beau; il y a plus : la
négation de la possibilité d'une telle définition, dit très bien notre au-
teur, est peut-être le noyau de l'esthétique kantienne. Le scepticisme
est au bout de cette théorie.
Si toutes ces critiques sont justes, et il est difficile de le méconnaître,
on aura peine à trouver inexact ou trop sévère le début de l'article :
« La Critique du jugement est souvent désignée comme un caté-
chisme esthétique; elle devrait dès lors contenir les vérités fonda-
mentales qui forment le contenu élémentaire incontestable de nos
convictions esthétiques. Un aperçu du contenu de cette critique fait
reconnaître dans cette expression une flatteuse hyperbole, etc. »
Cela n'empêche pas l'auteur de reconnaître les mérites incontesta-
bles de l'œuvre de Kant : l'impulsion vigoureuse qu'il a donnée à la
science, la supériorité de sa méthode, les côtés les plus difficiles et les
plus importants du problème esthétique signalés et mis en lumière,
soumis à la critique, etc.
II. L'auteur consacre ensuite une étude étendue et approfondie à
Yidéalisme esthétique, représenté par Th. Vischer. On sait que le
grand travail de cet esthéticien a pour inspirateur Hegel, qui en a fourni
les bases et la méthode; l'œuvre de systématisation et les détails
appartiennent au disciple. M. Neudecker prend à partie Vischer et lui
fait subir le même examen critique. Il montre d'abord qu'en préten-
dant avoir abandonné l'hégélianisme il se trompe , et qu'en réalité
il n'en est pas sorti. Ceci nous touche peu, mais nous devons plus
d'attention aux reproches qu'il lui adresse comme hégélien et qui por-
218 REVUE PHILOSOPHIQUE
tent sur l'esthétique spéculative en général. Ceux-ci peuvent se réduire
à trois griefs principaux, qui sont fort longuement discutés : 1" le
premier est ['hypothèse métaphysique d'une logique empruntée au
panlogisme de Hegel ; 2" le second, la réduction de la beauté à la
vérité et au mode de connaissance qui s'y applique; 3» le troisième,
l'abandon, qui partout en résulte, de l'élément de la forme, et ce qui y
est étroitement lié, savoir l'omission du côté subjectif on du sentiment
et des actes de l'esprit, qui sont l'objet principal de l'esthétique kan-
tienne.
11 nous faudrait plus d'espace que nous n'en avons pour suivre l'au-
teur dans sa polémique et apprécier comme il conviendrait ses rai-
sons. Sans vouloir absoudre l'esthétique hégélienne de ces reproches,
nous ferons cependant quelques réserves.
Ce n'est pas la première fois que l'on accuse Hegel et ses disci-
ples de convertir en abstractions logiques et en arides formules les
idées vivantes qui sont le fond des œuvres de l'art. Et pourtant ce
n'est qu'à cette condition qu'on parvient à former une science; car toute
science est abstraite. On a le droit seulement de blâmer une doctrine
de trop s'isoler des faits et de ne pas assez tenir compte de la réalité.
Est-ce le cas pour Hegel et pour ses sectateurs? Il y a longtemps que
l'école entière, elle-même, a passé condamnation sur ce point et reconnu
la nécessité d'entrer plus largement et plus sûrement dans la voie de
l'expérience; mais ce qu'il faudrait montrer, c'est que Vidée qui est le
fond de la dialectique hégélienne est une conception réellement fausse
et inféconde; en outre, que l'expérience seule suffit à fonder la science.
Or c'est précisément l'opinion que notre auteur rejette et combat plus
loin à propos de l'esthétique empirique. Le défaut qu'il signale avec
raison n'est donc pas inhérent au principe idéaliste, ni particulier à
cette école et à ce système.
Le second reproche qu'il adresse à Viseher et à l'esthétique hégé-
lienne,'de ne pouvoir distinguer le beau du vrai, ne nous paraît pas
non plus suffisamment justifié. Il ne l'est pas du moins par cette raison
que l'idée dans le système de Hegel n'étant qu'une notion abstraite et
générale, est incapable de revêtir une forme qui lui soit adéquate
et s'unisse intimement avec elle; car précisément la définition hégé-
lienne du beau : t La manifestation sensible de l'idée » (sinnliche
Erscheinung der Idée), donne cette forme comme la caractéristique
même du beau. Que cette forme elle-même soit trop abstraite, que le
lien qui l'unit à l'idée ne soit pas un lien vivant mais artificiel, que la
dialectique soit impuissante à établir ou à démontrer la réalité et l'indi-
vidualité de cette forme, c'est possible.
C'est une des imperfections du système, un des côtés faibles de la
philosophie de Hegel et de sa logique appliquée au problème métaphy-
sique de l'art et du beau. L'esthétique hégélienne n'a pas moins le
mérite d'avoir proclamé cette nécessité d'unir et de fondre ensemble
par un rapport d'identité, mieux qu'on ne l'avait fait jusqu'alors, les
ANALYSES. — G. neudecker. Btesthichte der Jïsthetik. 219
deux termes : Vidée et la forme, le général et Y 'individuel , le ration-
nel et le sensible. Il ne faut pas, abusant de la logique à outrance,
refuser à une doctrine ce qu'elle-même admet et réintègre, ce que,
bien ou mal. elle s'est efforcée d'appliquer à toutes les déterminations
du beau, dans la nature et dans l'art, à toutes les branches de l'art,
ce qui est le cas de l'esthétique hégélienne. — Elle n'en avait pas le
droit, dira-t-on; la logique de Hegel ne le comporte pas. — Soit, encore
l'a-t-elle fait et en a montré la nécessité. L'auteur n'accorde rien de ce
qui ne lui paraît pas rigoureusement contenu dans le principe et la
méthode du système qu'il combat. On ne peut nier qu'il ne remplisse
sa tâche avec vigueur, et cela donne à sa critique un haut intérêt
spéculatif. Reste à savoir si sa base de discussion n'est pas trop
étroite, s'il comprend bien ce qu'il attaque et s'il ne pousse pas un peu
loin ses déductions.
Le troisième grief, celui d'avoir, dans l'application, partout négligé la
forme, pour s'attacher à l'idée, ne nous paraît pas moins exagéré. Ce
défaut, conséquence du précédent et qui est celui de tout idéalisme,
est, j'en conviens, commun à Hegel et à Vischer. Est-il aussi absolu
qu'on le dit ? On ne peut nier que Hegel en particulier accorde sou-
vent une attention très grande à la forme dans les œuvres d'art. Si la
technique de l'art chez lui est trop négligée, il en signale l'importance.
Qui ne sait, en outre, combien l'élément historique occupe de place
dans sa philosophie de l'art et dans les écrits de ses disciples? C'est au
point qu'on a désigné cette école sous le nom d'historique (Zimmer-
mann). Quelle haute intelligence des formes de l'art, dans les aperçus
généraux, quelquefois dans les détails comme dans la critique des
grandes oeuvres de l'art! Cette critique n'est pas seulement élevée et
profonde, elle est précise et déterminée. Si elle excelle à montrer
l'esprit qui les pénètre et les a inspirés, elle signale aussi avec grand
soin le rapport de convenance réciproque qui unit le fond à la forme
et celle-ci à l'idée, comme caractère même de ces oeuvres.
Est-il vrai également que les effets du beau sur l'âme et sur la sensi-
bilité aient été tout à fait négligés par les esthéticiens de cette école,
par Th. Vischer en particulier? Tout cela est injuste, à notre avis, mais
rentrait dans la thèse que M. Neudecker avait à soutenir. Kant, en
raison de son subjectivisme, n'a pu traiter ni de l'idée du beau ni du
beau au point de vue objectif, mais seulement de ses effets et des actes
de l'esprit. Hegel et ses disciples ont dû faire tout l'opposé et négliger
le côté psychologique. Ainsi le veut la logique; ce qu'ils ont pu faire en
ce genre est une inconséquence et un hors-d'œuvre. On ne doit pas en
tenir compte.
Ainsi le veut la logique; mais nul n'est tellement logicien qu'il ne
se contredise. Nous prendrons l'auteur lui-même par ses propres aveux.
Malgré sa critique si sévère, lui-même est forcé de rendre justice
à cet idéalisme esthétique, comme il l'appelle, et de reconnaître ses
mérites supérieurs. Nous citons ses propres paroles. « On ne peut nier
220 REVUE PHILOSOPHIQUE
qu'en comparaison de l'esthétique de Kant ne se révèle ici un progrès
essentiel. En effet, si ses adversaires les plus opposés ne peuvent
contester la richesse de ses matériaux {Stofffullc). un jugement sans pré-
jugé doit entendre par là non seulement la richesse d'intuition pleine de
sens des oeuvres de l'art [der sinnigen Kunstanschauung) et de la
contemplation de la nature. Elle a su revêtir son squelette scientifique
d'une chair savoureuse, et faire circuler partout un sang riche ei abon-
dant; elle accuse un effort énergique pour pénétrer le sens et le con-
tenu réel (Gehalt), pour comprendre le beau dans son profond accord
avec l'ensemble de la nature spirituelle de l'homme et sa destination
positive, en un mot pour reconnaître l'essence de la vie esthétique qui
environne l'horizon entier de la vie humaine. Malgré le vague et l'obs-
curité qui régnent encore sur la nature et le caractère spécifique du
beau, que toute cette métaphysique n'a pu dissiper, c'est cependant un
grand service que de l'avoir cherché quoique souvent à l'aveugle, dans
le centre même ou le cœur de la chose, savoir la signification intérieure
du beau, ce que Platon a tenté d'une façon mythique, et de l'avoir
abordé d'une façon scientifique. »
Il n'y aurait qu'une chose à ajouter, selon nous : ce sont les emprunts
que lui ont faits ses adversaires eux-mêmes, après l'avoir si souvent
attaquée et critiquée.
III. Une des plus importantes de ces études est celle que l'auteur a
consacrée à l'esthétique de Herbart, au formalisme esthétique, comme
il le nomme et dont le représentant principal est Robert Ziminer-
mann. L'esthétique heibartiste manifeste une tendance opposée à la
précédente. La forme y est opposée au fond {Gehalt) pu à l'idée.
M. Neudecker reconnaît les efforts de Herbart pour sortir du subjecti-
visme kantien; il apprécie sa vive polémique contre l'esthétique idéa-
liste. Il reirace son programme, dont le point de départ est l'analyse
psychologique des sentiments et des représentations (Gefillile, Vor-
stellungen), liés à la perception du beau. Il suit R. Zimmermann dans
l'œuvre qu'il a entreprise de réaliser ce programme et de fonder une
science du beau toute formelle (Formwissenschaft). Les objections
qu'il adresse à l'esthétique formaliste ne sont pas nouvelles; d'autres
(Schasler) les ont faites. L'auteur les appuie de preuves qu'il est diffi-
cile à notre avis de réfuter.
Ces défauts, selon lui, sont : 1° l' individualité des représentations qui
ne peuvent revêtir le caractère universel et obtenir une valeur générale;
2' leur subjectivité et leur passivité. Le sujet reste passif, spectateur
de ce qui se pusse en lui-même. Tout se réduit pour lui à une somme
du représentations auxquelles il assiste sans y prendre part. N'ayant
aucun caractère objectif, elles restent purement relatives. 3" Cette doc-
trine confond la conditionnante avec la causalité. Les faits dont il
î'agit, sensations, représentations, sont en effet plutôt la condition,
non la cause des jugements que l'esprit porte sur la beauté des objets.
• Ce jeu des représentations, où l'absence de vie est manifeste, forme
ANALYSES. — G. neudecker. Geschichte der JEsthetik. 221
une espèce de statique ou de mécanique des représentations indivi-
duelles. On croit y reconnaître un processus; en réalité, il n'y a qu'une
succession de changements, des groupes correspondant aux rapports
qui naissent des intensités, qualités, représentations partielles; le tout
réglé par les lois du mécanisme psychique. On ne parle que de tension
et de relâchement dans les états de l'âme qui sont des plaisirs et des
peines. Nulle activité vivante; le processus lui-même est artificiel. La
vie manque aux parties comme à l'ensemble; toutes ces formes en
réalité sont vides. La science se réduit à observer le mécanisme des
faits psychiques. Quant aux questions générales, vraiment esthétiques,
il ne faut pas s'attendre à les voir traitées ni abordées de front, encore
moins résolues. Ne demandez pas ce qu'est le beau. On vous dira que
le beau ce sont les rapports qui nous plaisent nécessairement (nothwen-
dige gefallende Verhâltnisse); mais qu'est-ce qui nous plaît? C'est ce
qui est beau. Le beau est beau parce qu'il est beau, tel est le résultat
net de l'esthétique herbartiste.
L'auteur poursuit la réfutation de cette doctrine qui place le beau
dans Vapparence ou la forme, et qui ne suppose rien que la belle appa-
rence. L'apparence de quoi? car il faut bien admettre deux termes
dont l'un serait l'expression de l'autre. Si on les place tous deux dans
le moi, il s'ensuit que le beau n'est nullement quelque chose en soi,
mais une simple image (Formbild). Gomment arriver ainsi à un beau
universel?
« Dans cette doctrine, le beau est un enfant trouvé sans père ni mère,
sans parents ni cousins. ïl se réduit à une multitude de formes repré-
sentatives, chacune accompagnée de son coefficient ou augmentatif (zu-
saltz), et qui au fond ne représentent rien. Voilà le magnifique domaine
du beau, d Pourquoi ces formes nous plaisent-elles plutôt que d'autres?
Pourquoi même les formes belles nous plaisent-elles? Tout cela reste
sans réponse. En résumé, on aboutit à un mécanisme sans vie. L'esthé-
tique n'est qu'un abstrait formalisme, qui n'a pour objet que de schéma-
tiser des formes plaisantes ou des abstractions, comme Imperfection, la
grandeur, Yunité, la multiplicité, ldiVêrUé,elc. Mais la réalité du beau
nous échappe. C'est ici l'opposé de l'esthétique spéculative, où l'idée
qui est la chose principale exclut la forme et, à force de vouloir la sou-
mettre à l'idée, l'efface et la détruit.
On le voit, M. Neudecker est encore plus sévère envers ce réalisme
qu'à l'égard de l'idéalisme hégélien. Les mérites de l'esthétique herbar-
tiste, selon lui, se réduisent à peu de chose. Tout au plus peut-elle ser-
vir à expliquer la technique de l'art. Mais il ne peut admettre qu'elle
fournisse une nouvelle base psychologique ni un principe supérieur qui
explique la pure forme du beau et qui donne la sqlution des problèmes
scientifiques de l'esthétique. La déduction du mécanisme des représen-
tations; l'exposition des formes qui plaisent absolument, comme fait
donné sans raison; la recherche du principe de plaisir qui explique les
jugements élémentaires que nous portons sur la beauté, etc., tous ces
222 REVUE PHILOSOPHIQUE
traits généraux dans leur large développement forment un système qui
représente l'extrême opposé de l'esthétique idéaliste et qui doit être
par une sage critique accusé d'une égale insuffisance.
De là la nécessité d'une conciliation des deux principes qui ait pour
but de luire avec impartialité à chacun la part à laquelle il a droit. Or
toutes deux ces doctrines ont grandi sur la base de l'esthétique kan-
tienne. Les tentatives suivantes de conciliation prendront leur base
essentielle dans Kant; mais elles ne peuvent réunir ces antipodes.
IV. Dans les études suivantes, l'auteur fait subir le même examen
critique aux esthéticiens, qui comme Lotze, Kôstlein, Siebeck, ont essayé
d'opérer cette fusion ou conciliation. Le premier, prenant sa base dans
l'observation anthropologique, aboutit à une sorte d'idéalisme téléo-
logique; en même temps, il rattache l'esthétique à l'éthique ou à la
morale, Le beau étant une manifestation formelle du bien, il devient
impossible de distinguer le beau du bien; c'est naviguer entre Charybde
et Sylla. Le second, qui part d'un point de vue à la fois réaliste et psy-
chologique, ne réussit pas mieux avec sa conception formalistique de la
beauté. Prenant une position éclectique, il flotte dans un milieu vague
entre le subjectivisme kantien et l'idéalisme hégélien. L'article très
étendu consacré à Siebeck démontre encore plus longuement l'insuffi-
sance de son esthétique, fondée sur le principe psychologique de
Vaperception , comme constituant un mode particulier de l'intuition.
Nous ne nous arrêterons pas à ces auteurs, qui peuvent avoir leur im-
portance, mais qui, à nos yeux, occupent un rang secondaire dans l'esthé-
tique allemande.
V. Mais on ne trouvera pas mauvais que notre attention s'arrête prin-
cipalement sur celle de ces études qui est intitulée L'empirisme dans
l'esthétique et qui est consacrée spécialement à l'esthétique de
Fechner.
Les objections que Neudecker lui adresse sont trop graves et trop nom-
breuses pour que nous ne les mettions pas sous les yeux du lecteur,
qui en jugera la valeur. 11 est bon que non seulement chez nous l'on sache
qu'en Allemagne l'empirisme, dans cette branche de la philosophie,
a des contradicteurs sérieux, mais que l'on connaisse les reproches
qu'ils lui adressent et les raisons sur lesquelles ceux-ci leur paraissent
fondés. Il ne faut pas que l'empirisme s'imagine triompher aussi faci-
1 ement qu'il le dit et le répète souvent, en négligeant de répondre aux
attaques de ses adversaires ou de les prendre au sérieux. Ce sera notre
excuse de la longueur même de notre article.
L'auteur, qui expose la doctrine avant de la juger, fait d'abord remar-
quer la position nouvelle que prend l'esthétique dans cette école. Jus-
qu'ici, elle était en partie réelle et distincte de la philosophie ; elle avait
son domaine propre. Gomme science particulière, elle est tout simple-
ment annexée à la psychologie et forme un de ses chapitres. L'empirisme
ne peut pourtant se contenter d'une simple analyse ou classification
des sensations et des formes plaisantes {Gefàllujen) qui y correspon-
ANALYSES. — g. neudecker. Geschichte der /Esthetik. 223
dent. Il y joint des lois ; le domaine esthétique est. renfermé dans ces lois.
Pour lui, les causes, ce sont ces lois.
Jusqu'ici a figuré au premier plan toute la série des questions méta-
physiques agitées depuis des siècles sur le beau, le laid, le sublime,
la grâce, V harmonie, le style, etc. Celles-ci disparaissent ou sont indé-
finiment ajournées. On y substitue la recherche empirique des faits
ou des sensations qu'éveille en nous la perception du beau. C'est ce
qui s'appelle la méthode d'en bas (von Unten), en opposition à la
méthode d'en haut, qui débute par les plus hauts problèmes et qui cons-
titue la méthode philosophique habituelle. Aux théories métaphysiques
de l'esthétique d'en haut dont la prétention est de résoudre des ques-
tions insolubles tant de fois controversées, l'esthétique empirique
substitue l'observation des faits, des sensations, des états de l'âme
et des lois qui règlent la succession de ces états. La philosophie, qui
veut expliquer d'abord le beau, sa nature, son origine, etc., poursuit
des chimères. L'empirisme se borne à étudier les effets, c'est-à-dire les
impressions immédiates que le beau produit sur nous. Tel est le point
de départ, la base réelle, le seul moyen de nous mettre scientifiquement
en possession de ce domaine. Là, rien n'est a priori, tout est positif et
incontestable. A quoi dès lors se réduit le problème esthétique? A la
recherche des conditions selon lesquelles se produisent les impressions
agréables ou désagréables. On étudie la naissance, l'accroissement, les
degrés d'intensité de ces impressions. De plus, on cherche à ramener
celles-ci à des mouvements ou à des modes du mouvement qui s'opè-
rent dans les organes. — Tel est l'objet et le but de cette science esthé-
tique et sa méthode : toutes les questions importantes sur le beau et
l'art sont préalablement mises de côté, écartées avec dédain. La phi-
losophie du beau est déclarée impossible, ou elle doit, rentrer dans ce
cadre. Il ne faut pas croire toutefois que cette école en apparence si
modeste soit sans prétentions. Sa prétention à elle est précisément la
clarté et la rigueur scientifique. « Plus en clarté qu'en hauteur » (mehr
ins Klare a/s in Hôhe), telle est sa devise '.
L'esthétique de Fechner ainsi caractérisée, l'auteur suit la marche de
son exposition, et on examine les points les plus essentiels. Quoique
Fechner semble exclure toute définition du beau, lui-même cependant a
la sienne, qui est celle-ci : « Le beau est ce qui excite immédiatement
le plaisir. En d'autres ternies, c'est ce en quoi se trouve la propriété de
plaire immédiatement et non par réflexion ou par les conséquences. »
Prenant à partie cette définition, M. Neudecker adresse à son auteur
les objections suivantes.
Il y a là, dit-il, deux questions importantes : 1" Pourquoi une jchose
esthétiquement nous plaît-elle? 2" A quel titre a-t-elle le droit de nous
plaire?
A la première, Fechner répond avec toute son école que nous ne con-
1. Sur l'est/u'tique de ieckner, voir le numéro de juin 1878.
004 REVUE PHILOSOPHIQUE
naissons pas la cause dernière et essentielle du plaisir. Mais quand
même, dit-il, nous ne la connaîtrions pas, nous ne serions pas pour cela
dispensés de rechercher les causes particulières, soit intérieures, soit
extérieures du plaisir, c'est-à-dire les lois de sa naissance, de son ac-
croissement, etc., dans les circonstances particulières où il se produit.
Or, c'est à cette recherche que se borne l'objet de son livre; il n'étudie
pas le principe du plaisir, mais la marche des sensations, la succes-
sion des faits psychiques.
L'auteur n'insiste pas sur ce premier point, qu'il se borne à signaler.
Les objections, en effet, sont les mêmes que celles qui s'adressent au
positivisme en général et à la manière dont il entend la science hu-
maine, sa portée et ses limites supérieures nécessaires.
Sa critique porte plutôt sur le second point, la question du vrai
beau et du bon goût. Quelle est ici la règle? Quel est le critérium du
bon et du mauvais goût, du vrai beau et du laid? Où trouver la mesure?
Ce problème, Fechner le résout un peu naïvement. En effet, le beau
véritable, pour lui, c'est ce qui ne contredit pas les lois du développe-
ment humain. Rien de ce qui est contraire à la santé physique et spi-
rituelle, à la religiosité, à la moralité, n'est beau et ne doit être permis
dans les œuvres de l'art. Voilà le critérium clair de l'empirisme. Mais
d'abord qui ne voit qu'il est tout négatif? Ensuite d'où vient-il? Où est-
il pris? Evidemment dans la morale; c'est elle qui fournit la règle. Dans
cette école, comme ailleurs, on est bien forcé de convenir, en effet,
qu'il y a un bon et un mauvais goût. Comment le discerner? O.'i l'a
vu. Le critérium esthétique des lois se confond avec la règle morale.
Le beau c'est le bien ou ce qui s'accorde avec lui. Le beau, c'est aussi
le vrai, ce qui est conforme à la loi du développement humain. On avait
interdit ces problèmes; ils reparaissent. La méthode, veut cependant
qu'on se borne à constater les faits, elle défend de les juger. De plus,
on emprunte ailleurs ce que la science elle-même ne saurait donner.
Ceci est hautement significatif pour cette méthode, dit notre auteur.
Il est clair qu'elle ne peut rester sur son propre terrain. Ce n'est pas tout.
Si on lui demande comment la solution qu'elle va chercher ailleurs pour
répondre à un problème qu'elle s'interdit de traiter, s'accorde avec le
caractère fondamental du beau d'après sa définition, alors ce fait si clair
perd sa clarté. Evidemment le bon goût, qui plaît, ne plaît plus immé-
diatement; il plaît ou plutôt il doit plaire parce qu'il est conforme à une
idée, l'idée du bon ou du bien que recèle ce jugement. Cela est vrai-
ment beau qui est vraiment bon, conforme aux règles du bien en soi.
Le vrai plaisir esthétique devient identique au plaisir moral. L'esthé-
tique, comme ou l'a dit, se confond avec la morale. Cela est évident. De
plus, le critérium devient objectîf, ou il perd toute sa valeur. Toute
différence qualitative du bon et du mauvais dans le goût comme dans
la morale s'avanouit. L'esthétique devait rester une branche de la psy-
chologie, décrire et rechercher des faits, en constater les lois; elle sort
ici de son domaine et confesse son impuissance.
ANALYSES. — g. neudecker. Geschichte der /Esthetih. 225
Bref, l'esthétique empirique n'a absolument aucun moyen méthodique
de franchir les limites étroites où elle-même s'est enfermée. Sa défini-
tion du beau admise, celle du plaisir immédiat, elle ne peut du sub-
jectif passer à l'objectif, porter un jugement sur la valeur des faits ou
des plaisirs; elle ne le peut sans entrer dans la sphère des principes
objectifs. Cela est indispensable pour distinguer la valeur des objets,
apprécier leurs mérites et leurs qualités. Elle doit se borner à ana-
lyser les effets qui eux-mêmes n'ont plus de sens; en tout cas, ils ne
peuvent eux-mêmes être jugés, qualifiés ni appréciés. Il ne reste plus
qu'à abandonner le principe fondamental, à faire le salto mortale, q\il
consiste à passer de l'esthétique dans la morale ou à les délaisser
toutes les deux. Alors on reste dans une parfaite indétermination ou
obscurité. Là se montre l'insuffisance philosophique de la pure expé-
rience dès qu'on essaye de résoudre ou qu'on aborde malgré soi ces
questions. Cette école, tant quelle se tient à la superficie des choses,
se réjouit de sa clarté à bon marché. Dès qu'elle vient à aborder
les problèmes plus profonds, elle révèle à chaque pas son impuis-
sance et se contredit; cette esthétique si dédaigneuse pour les théories
antérieures y revient sans cesse et les répète. Elle ne voit pas que ce
qu'elle prétend enseigner aux autres a été enseigné avant elle. Ici, en
particulier, elle reproduit d'une façon moins précise et plus vague le
résultat des recherches de Kant et de Schiller sur l'effet moral des
œuvres de l'art pour le perfectionnement moral ou l'éducation esthé-
tique de l'homme et de l'humanité.
L'auteur continue à relever les contradictions de cette doctrine. En
ce qui concerne sa théorie de l'art, il est à remarquer, dit-il, que si
l'on ne perd pas de vue le principe « du plaisir immédiat », ce pilier qui
doit soutenir tout l'édifice empirique chancelle; le magnifique pignon
s'écroule. Le beau dans l'art doit s'appuyer sur un tout autre fonde-
ment. En effet, si la mesure de la valeur d'une œuvre d'art ou du vrai
beau est dans les suites ou les effets ou dans le résultat, comment
d'avance l'apprécier? Revient d'ailleurs toujours la même objection. Le
plaisir n'est p'us immédiat, c'est-à-dire proprement esthétique. En tout
cas, ce n'est plus un fait simplement psychique qui sert de règle à une
pareille distinction du mérite ou de la valeur des œuvres de l'art sous
toutes ses formes et dans toutes ses branches. L'esthétique empirique
ne veut d'ailleurs absolument aucune règle dans le sens traditionnel.
Le plaisir ou le déplaisir (l'agrément ou le désagrément) sont des mo-
ments psychologiques, et ainsi s'ordonnent naturellement aussi les lois
esthétiques qui s'y rapportent. Là est la clarté, ailleurs l'obscurité.
Toutes les questions véritables sont ainsi altérées, faussées, méthodi-
quement nivelées par une doctrine qui proclame ces faits l'objet uni-
que de la science. L'histoire, jointe à la critique de l'art et de ses
formes, perd tout véritable intérêt.
M. Neudecker dresse ainsi d'après cela le bilan de l'esthétique d'en
bas : des faits et des lois, pas de causes ou elles-mêmes sont des lois.
tome x. — 1880. I.;
•2-2(j REVUE PHILOSOPHIQUE
Pas de causes générales, des formules énonçant de simples conditions.
Dans cet étroit domaine, si la science ouvre un champ réel à des
observations sagaces, à des recherches de détail utiles et fécondes, elle
ne peut aller loin. On doit néanmoins être juste envers elle; elle excelle
à dévoiler les rapports ou les conditions intérieures ou extérieures des
faits psychologiques dont elle fait son objet d'étude. Est-ce là tout le
problème esthétique? On a cru trouver le nerf vivant de la sensation
esthétique et de sa production dans une suite de lois et avoir fait com-
prendre son essence intérieure. Mais, ici encore, la logique réclame
contre la confusion des questions et des principes. L'expérience vivante
proteste à son tour contre une explication mécanique qui exclut la
chose principale. Le principe explicatif, le principe des principes, pre-
mier ou initial, émerge toujours avec une exigence croissante. Des lois!
soit, mais le principe de ces lois, où est-il? La cause du plaisir et du
déplaisir, quelle est-elle? Là-dessus, silence complet. Mais on a beau
écarter ce fardeau, toujours il retombe sur les épaules.
L'auteur passe ensuite à l'examen des lois esthétiques de Fechner ;
il en montre l'inconsistance et surtout le caractère artificiel. Ces lois ne
sont pas en réalité des lois, mais des conceptions abstraites que lui-
même emprunte à ses prédécesseurs. On les trouve chez lui rangées
en séries, hagmentairement exposées : la loi ou le principe du seuil
esthétique (der Sehwelle), celui des moyens esthétique* (Hulfe), le prin-
cipe de V accroissement, de la combinaison, de ïaccord, du simple et
du multiple, de la contradiction, de l'accord ou de la vérité, de la
clarté, le principe d'association, lu loi de [Opposition ou du contraste
esthétique, de Yemploi économique des moyens.
Sans insister sur l'absence d'ordre systématique que présentent ces
catégories, il est à remarquer que toutes sont uniquement relatives à la
tonne ; elles ne s'appliquent qu'au côté extérieur et matériel des for-
mes du beau et de l'art. L'esthétique empirique n'a rien sous ce rapport
à envier à l'esthétique formelle.
L'auteur s'attache surtout à démontrer ce qu'a d'insuffisant le prin-
cipe d'association, qui, On le conçoit, joue un grand rôle dans l'esthé-
tique de Fechner. Ses objections n'ont rien de bien neuf; on les a
faites à l'école anglaise. Le chapitre sur le paysage, que .Fechner se
plaît à offrir comme spécimen de sa méthode, prouve, selon M. ^Teu-
decker, qu'il faut être peu ambitieux pour donner cela comme étant de
la véritable science.
En résumé, prétentions vaines à l'exactitude et à la rigueur scientifi-
que; contradictions, impuissance à résoudre les hautes et intéressantes
questions, vraiment philosophiques, de la science du beau et de la
philosophie de l'art. Que reste-t-il de cette école et quel est son mé-
rite ? On l'a dit, elle étudie les conditions des faits physiologiques et
psychologiques qui appartiennent à cette science : travail préparatoire
sans doute fort utile, mais borné, dont l'insuffisance est manifeste. La
prétention de supprimer et de remplacer ce qui le dépasse est vaine;
ANALYSES. — G. neudecker. Geschiehte der JEsthetik. 227
elle ne rend superflue aucune des questions qu'elle veut d'abord écar-
ter. Elle les rencontre elle-même partout sur sa route ; elle essaye de
les tourner, mais elles lui barrent le chemin. Elle-même est forcée de
leur donner une réponse au moins provisoire dans la pratique, réponse
qu'elle est forcée d'emprunter, sans s'en douter, aux théories qu'elle a
condamnées et déclarées chimériques.
VI. Pour qui serait conséquent, il n'y aurait qu'à se résigner au
scepticisme. L'abandon de la connaissance scientifique, et le retour à
Kant, la négation en particulier de la science esthétique, c'est là ce qui
serait à conseiller; mais il n'en est pas ainsi. Le rêve métaphysique est
revenu hanter certains esprits au sein même de cette école.
De ce nombre est un écrivain distingué, l'auteur de l'Histoire du maté-
rialisme, Lange. On a ici à signaler une direction particulière des nou-
veaux kantiens. Kant s'était contenté d'expliquer la possibilité des
jugements du goût comme problème scientifique d'une esthétique, non
sans rencontrer, dans le cours de son étude, précisément ces profondes
et hautes questions dans lesquelles il n'entre pas et qu'il effleure.
Le chef de ce nouveau kantisme établit une distinction curieuse entre
la science et Vart, et qui mérite d'être signalée.
Selon Lange, l'art comme réalisation de l'idée du beau ou de l'idéal
est profondément distinct de la science. Comme la métaphysique et la
religion, il appartient au domaine de la poésie ou de la fiction (Dichtung).
La science théorique n'a sa vérité que sur le terrain de l'expérience.
La raison ici se borne strictement à la recherche des faits et des
causes. Mais le cœur aussi a ses droits. Il tire sa vivante nourriture
et sa force inspiratrice de l'idée du beau et du bien, dont aucune réalité
scientifique ne nous donne la connaissance. Elles n'ont pas moins une
valeur infinie et même bien supérieure. Ces idées, ce n'est pas un jeu
de l'esprit ni le caprice du talent qui les engendre. Les oeuvres de l'art
ne sont pas destinées à l'amusement et au caprice, ni de vides inven-
tions. C'est un produit nécessaire de l'esprit sortant des racines les
plus profondes de la vie de l'espèce. On doit y voir un contrepoids tout-
puissant aux douleurs de la vie, un remède contre le pessimisme qui
naît d'un commerce exclusif avec les réalités de la condition présente.
Leur mesuré, c'est la mesure de la pureté, de la grandeur poétiques.
Elles doivent servir à entretenir en nous et à développer le sens de
l'idéal.
M. Neudecker relève avec raison la faiblesse et l'incohérence de cette
doctrine. Laissant de côté ce qui a trait ici à la science et à une déter-
mination précise de ses conditions, il se borne à demander ce qu'on
entend ici par le beau et l'idéal. Dans cette école, le beau n'est pas une
chose en soi qui soit connaissable. Qu'est-il donc? C'est quelque chose
de transcendant. De plus, il a une affinité générique avec le bien, objet
de la conscience. Lui aussi n'est pas connu, car lui aussi échappe à la
science. Le beau inconnu, le bien inconnu, ce sont deux x. Où sera dès
lors la mesure ? La mesure en est, selon Lange, dans « la pureté, la
*-2-2fr REVUE PHILOSOPHIQUE
grandeur poétiques. > Mais quel sens ont ces mots dans une pareille
doctrine? Dire que c'est une nécessité de notre organisation psychique
n'avance à rien. C'est toujours le subjectif opposé à l'objectif. Si tout
cela se passe dans l'âme, il y a donc deux sources de certitude subjec-
tives, l'une pour la science, l'autre pour le beau et l'art, toutes deux
immédiates. Mais, par là même, elles ne peuvent se comparer ; elles
sont incommensurables.
La conclusion est que, au lieu d'améliorer Kant, cet hypercriticisme
à moitié réaliste, à moitié mystique, dogmatise. Il vante comme la plus
haute connaissance scientifique le maintien de sa propre impossibilité.
Peut-on d'ailleurs accorder une valeur réelle à une théorie obligée de
postuler une mesure qu'elle n'a pas, et qui la trouve dans la pureté
poétique, en même temps qu'elle nie la possibilité de rien connaître
en ce genre scientifiquement ?
VII. Quant à l'esthétique de Deutinger, que M. Neudecker, son dis-
ciple tardif et posthume, vante beaucoup, qu'il propose comme modèle
à suivre dansla nouvelle direction caractérisée par le terme de réalisme
idéaliste (Realidealismus) adopté aujourd'hui en Allemagne par plu-
sieurs esthéticiens, nous n'en dirons que quelques mots. D'abord nous
doutons, par les motifs exprimés plus haut, qu'il réussisse à convertir
à son admiration ses lecteurs allemands. Pour nous, nous confessons
n'avoir trouvé rien de bien original ni de fécond dans l'œuvre de ce
penseur méconnu et oublié. Deutinger a voulu, lui aussi, fonder l'es-
thétique sur une base réaliste. Y a-t-il réussi ? Pour en juger, il faudrait
nous livrer à un examen qui dépasserait les limites déjà trop étendues
de cet article. Indiquons au moins le principe. Son réalisme idéaliste
roule sur deux activités que l'esprit saisit en lui immédiatement par
la conscience. C'est ce qu'il appelle le Geistigeinmittelbare. Ces deux
activités, l'une sensible ou extérieure, l'autre spirituelle ou intérieure,
bien qu'opposées dans l'homme, sont unies par un lien qui rétablit leur
unité et leur identité. La nature humaine offre ce double aspect de la
liberté et de la nécessité, La conscience de la liberté, unie à celle de
lu dépendance, crée une autonomie qui est aussi hétéronomie.De cette
double source dérivent tous les actes humains, leurs lois, leurs rap-
ports. Il en est de même de la vie esthétique comme produisant le
beau et le sentiment. L'homme qui sent le beau ne le perçoit pas dans
son existence immédiate, mais dans son expression. Le beau signifie
quelque chose. De même, l'homme qui produit le beau lié à la matière
doit exercer sa puissance sur elle; autrement il cesse de produire, etc.
' La vie esthétique trouve ainsi son explication comme étant une des
activités émanant de ce principe à la fois sensible et spirituel, libre et
non libre, possible et nécessaire dans une action réciproque et mu-
tuelle. )!
Nous ne prétendons nullement avoir ainsi fait connaître cette doc-
trine ; mais nous avouons ne pas trop saisir ce qu'elle a d'original, et
nous n'entrevoyons pas sa fécondité. Nous [croyons y reconnaître le-
ANALYSES. — G. neudecker. Geschichte der sEsthetik. 229
deux activités signalées déjà par Schiller dans ses Lettre* sur l'édu-
cation esthétique. M. Neudecker accuse lui-même cette affinité. D ins
son exposé, du reste peu clair et assez pénible, il prétend montrer que
Deutinger crée une vraie théorie génétique, déduction rigoureuse de la
nature humaine, etc. Nous laissons à ses compatriotes le soin de pro-
noncer sur cette théorie, qui nous paraît n'être pas sortie, malgré les
efforts du disciple, des limbes où elle était restée enveloppée depuis la
mort du maître.
Gh. Bénard.
W. James. The association of ideas, reprinted from The lJo-
pular Science Monthly, March 1880.
M. W. James s'est donné pour tâche, dans cette intéressante bro-
chure, de montrer comment toutes les lois de l'association des idées
peuvent en dernière analyse se ramener à une seule, la loi de l'habi-
tude ; en particulier, comment les associations par contiguïté et les
associations par similarité sont les formes extrêmes d'un même mode
d'activité cérébrale.
Ce n'est pas que M. James veuille expliquer les lois de l'esprit par
celles de la matière, et qu'il se flatte de réduire la conscience au mou-
vement. Il repousse expressément toute prétention de ce genre
(I expressly repudiate the prétention to explain the form of conscious-
ness in itself). Il se déclare incapable de décrire en termes de physique
ou de mécanique les actes de la mémoire, la comparaison, le choix de
la volonté entre plusieurs possibles égaux. Il paraît vouloir se tenir à
égale distance des philosophes anglais et de l'école de Herbart, qui
réduisent toutes les opérations de l'esprit à des associations d'idées et
prétendent expliquer la pensée par ses seuls matériaux, et des hégé-
liens, qui invoquent à tout propos la Raison, avec une lettre majuscule,
comme les musulmans invoquent Allah, et croient rendre compte de
tout par son occulte et mystérieux travail. Si c'est la Raison qui mène
le train de la pensée, d'où vient que nos idées sont tantôt si rapides,
tantôt si lentes? d'où vient leur variété infinie? d'où vient que la solu-
tion d'un problème vainement poursuivie pendant des années se pré-
sente tout à coup, comme par hasard, au détour d'un chemin? Gomment,
dans cette théorie , expliquer l'erreur, les hypothèses extravagantes,
les croyances folles, simplement les rapprochements bizarres qui
s'offrent à l'esprit de chacun de nous au cours d'une journée? Gomment
expliquer la loi même de l'habitude, ce fait incontestable que nous
nous souvenons plus facilement d'une chose que nous avons vue
vingt fois, et qu'une longue persistance dans l'erreur nous rend le
retour à la pensée juste à peu près impossible? A tout le moins faut-il
accorder que la raison pure est soumise à des conditions extérieures :
230 REVUE PHILOSOPHIQUE
elle emprunte ses matériaux au dehors. Chercher par quels chemins
ces matériaux lui sont apportés, voilà à quoi se borne modestement
l'ambition de M. James.
C'est pourquoi, laissant de côté les opérations supérieures de l'esprit,
il examine les lois de l'association des idées dans un être qu'il suppose
privé de mémoire et de la faculté de comparer. Or, ces lois peuvent
s'exprimer mécaniquement : déjà Descartes et Locke, d'accord sur ce
point, expliquaient les faits de ce genre par des traces laissées dans le
cerveau, des canaux creusés dans la matière cérébrale par les esprits
animaux (nous dirions aujourd'hui l'influx nerveux). Non seulement
les idées, comme on l'admet généralement, correspondent à des mou-
vements; mais les séries d'idées qui s'associent peuvent se représenter
par des séries de mouvements qui se communiquent ; le parallélisme
entre les deux ordres de faits se vérifie et s'étend. C'est, présentée
autrement et appuyée sur d'autres arguments, l'opinion que nous avons
nous-même soutenue dans la Bévue philosophique ', au moment où
paraissait à Saint-Louis, dans la Popular science, l'article M. W. James.
La loi la plus générale de l'association des idées est bien connue et
incontestée; les états de conscience tendent à se reproduire dans
l'ordre où ils se sont une première fois succédé. M. James, qui excelle
à trouver des exemples ingénieux et curieux, montre à merveille com-
ment, lorsque cette loi s'applique, les différentes idées qui forment une
série contribuent, chacune pour sa part, à déterminer un courant de
pensée auquel chacune de ces idées, si elle était séparée du tout,
serait étrangère ou indifférente. Par exemple, les quatre premiers
mots d'un vers que nous récitons de mémoire amènent non seulement
le cinquième, mais décident, comme en vertu de la force acquise, de la
liaison du cinquième avec le sixième, bien que le cinquième puisse en
fait se lier plus facilement avec une infinité d'autres. Il y a entre les
différents termes une liaison sympathique et étroite qu'on peut même
représenter par un diagramme. Ainsi encore, pour compléter un sou-
venir ou reconnaître une figure, nous devons replacer l'idée incomplète
dans la série d'idées dont elle fait partie, afin que les idées antérieures,
parle courant qu'elles déterminent, nous reportent d'elles-mêmes vers
les idées concomitantes, qui achèvent le souvenir. C'est à peu près
ainsi que, ayant oublié l'orthographe d'un mot, nous l'écrivons machina-
lement. Ainsi, dans l'esprit, la suite des états de conscience passés
se déroule d'elle-même et continuerait indéfiniment si elle n'était
interrompue, soit par une sensation venue du dehors, soit par une des
idées faisant partie de la série, qui prend, à un moment donné, une
mportance et une valeur particulières.
Pour désigner ce mode d'association, Hamilton s'est servi du mot
redintègration; M. James préfère l'appeler association complète par,
tiguïté. Il y a un grand nombre d'esprits qui ne dépassent pas ce
i. X de mare 1880.
ANALYSES. — w. JAMES. TJib association of ideas. 231
degré : tels sont ces personnages, souvent mis au théâtre, comme la
nourrice de Juliette, dont l'intarissable bavardage ne fait grâce d'aucun
détail, dont l'esprit, envahi par un flot d'images, n'a pas la force de
résister au courant.
Maintenant il peut arriver que l'une des idées qui se succèdent, au
lieu de se laisser emporter avec les autres, se détache du tout, se fixe
un instant dans la conscience. Dès lors, au lieu de n'évoquer comme
précédemment que les idées liées au tout dont elle fait partie, elle
agira en quelque sorte pour son propre compte; elle appellera ses
propres associés, changera par conséquent le cours de la pensée.
Ainsi apparaissent dans la pensée spontanée (car M. James réserve
pour une autre étude la pensée réfléchie) des points de bifurcation.
L'esprit. prend une route nouvelle, et les choses se passent encore de
la même manière, c'est-à-dire que le courant tantôt suit sans interrup-
tion le nouveau lit qu'il s'est tracé, tantôt se répand dans d'autres
canaux ramifiés à l'infini. C'est ce que montre l'exemple si souvent cité
de Hobbes. Dans la conversation où il est question de Charles Ier,
l'idée du roi livré à ses ennemis s'isole du groupe dont elle fait partie
et donne lieu, dans l'esprit de l'interlocuteur devenu étranger à la suite
de l'entretien, à une série d'associations particulières. — Ce mode
d'association peut être appelé association partielle ou mixte.
D'où vient que certaines idées s'isolent ainsi et font souche d'asso-
ciations nouvelles? De ce qu'elles présentent plus ou moins d'intérêt-
Il y a là une influence de la sensibilité sur l'intelligence, une pénétra-
tion de ces deux fonctions qui avait échappé aux premiers psychologues
anglais, et que M. Hodgson, le premier, a mise en lumière. C'est à coup
sûr une des lois les plus importantes de l'association des idées.
Quand une idée, en raison de l'intérêt qu'elle présente, a conquis son
indépendance, pouvons-nous indiquer laquelle de ses associées elle
appellera de préférence? M, Hodgson estime que c'est celle .à laquelle
elle a été le plus habituellement liée; et il est bien vrai que l'habitude
explique un grand nombre de cas. M. James croit cependant qu'il
faut tenir compte d'autres caractères; le fait qu'une idée est plus ou
moins récente, qu'elle a été plus ou moins vive, qu'elle est plus ou
moins d'accord avec notre humeur du moment, la rend plus ou moins
apte à être rappelée. Un grand nombre d'exemples curieusement ana-
lysés, que nous sommes malheureurement obligés de passer sous
silence dans ce compte rendu, viennent à l'appui de ces assertions.
Même en tenant compte de toutes ces influences, il faut reconnaître
que dans un grand nombre de cas nous sommes incapables d'expliquer
la réapparition de certaines idées. L'état du cerveau, l'afflux du san^ ,
le degré de la nutrition, mille causes inconnues, mais dont l'existence
n'est pas douteuse, déterminent ces phénomènes que nous devons
nous borner à constater, sans prétendre les expliquer.
Dans les associations partielles, nous venons de le voir, c'est une idée
concrète qui se détache du tout et devient le point de départ d'une
«23-2 REVUE PHILOSOPHIQUE
association nouvelle. Mais il peut se présenter un autre cas. Au lieu
d'une idée concrète, c'est parfois un caractère abstrait d'une des idées
présentes qui s'isole et qui, sans être par lui-même l'objet d'une
attention spéciale, sans même que la conscience y prenne garde, donne
naissance à une nouvelle association. Il ne disparait plus, comme dans
les cas précédents, pour faire place à l'idée qu'il a amenée; il demeure
et établit un lien entre l'idée antérieure et l'idée nouvelle, qui sont,
grâce à lui, comme soudées l'une à l'autre. Ainsi la lune peut faire
penser à la lumière du gaz ou à un ballon-, dans chacun de ces cas, il y
a entre les idées rappelées une partie commune, ici l'éclat, là la forme.
Lorsque deux idées sont ainsi rapprochées, on dit qu'elles sont sem-
blables. Les associations de cet ordre s'appellent associations par
similarité; on voit aisément que la similarité est une identité partielle.
Gomment se fait le rapprochement? Sans doute encore il dépend de
causes physiologiques qui nous sont inconnues. Peut-être aussi, ces
causes sont-elles insuffisantes et faut-il tenir compte d'une action
dynamique de la conscience sur son contenu. Mais c'est une question
qu'il est inutile de soulever ici. Peut-être, et ce serait une grande
découverte, la physiologie nous montrera-t-elle un jour à quelles diffé-
rences mécaniques ou chimiques correspond, du côté de l'esprit, la
propriété d'être assujetti à la loi de contiguïté, ou au contraire la
liberté qui se joue à l'aise au milieu des rapports toujours variés de la
similarité.
Ce qui est certain, c'est que la différence entre les associations par
contiguïté et les associations par similarité est ce qui distingue les
hommes vulgaires et les esprits originaux, ïa routine et le génie. La
pensée des uns suit toujours le grand et large courant tracé dans le
cerveau par l'habitude; les idées des autres rayonnent en tous sens,
se frayent des chemins nouveaux, mettent en communication incessante,
comme autant de foyers, les divers points où se répand leur infatigable
activité.
Mais, quelles que soient ces différences, la même loi fondamentale
est toujours obéie; l'activité du cerveau et de la pensée est la même
dans tous les cas. Qu'ils se réunissent en un même chemin ou qu'ils
se propagent dans des sentiers reliés les uns aux autres, les courants
nerveux sont toujours les mêmes, et c'est toujours aux mêmes lois du
mouvement qu'ils sont soumis.
Victor Brochard.
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS
MIND.
April 1880 — July 1880.
Leslie Stephen. Le doute philosophique, — Sous ce titre, l'auteur se
livre à une étude critique du livre de M. Balfour dont nous avons déjà
parlé brièvement (Defence of philosophie Doubt), livre « qui sera très
bien accueilli par ses adversaires. » M. Balfour professe que la croyance
scientifique repose sur un « sens droit » (healthy instinct) plutôt que
sur une base strictement logique, et de ce point de vue il examine la
théorie delà connaissance des différentes écoles : empirique, transcen-
dantale, du sens commun; il s'attache à montrer leurs contradictions
intimes. D'après lui, toute notre connaissance peut être classée sous qua-
tre titres : 1° science (faits et leurs rapports entre eux) ; 2° métaphysique
(connaissance de l'absolu et des existences non phénoménales, réelles
ou supposées); 3° morale; 4° philosophie (critique des fondements delà
croyance dans tout ordre de connaissance). — Tout cela a pour but
d'établir un parallèle entre la science et la théologie, que l'auteur, comme
le dit M. Stephen, assimile à un code de croyance, parfaitement cohé-
rent, tandis qu'eu fait il n'y a pas deux théologies qui s'accordent
entre elles (protestants, catholiques, mahométans, bouddhistes, etc.). Le
critique montre que la théologie doit être considérée comme une
théorie scientifique ou pseudo-scientifique et que, dans l'une et l'autre
hypothèse, elle est sujette aux objections dressées par M. Balfour lui-
même; qu'elle ne peut échapper à ces contradictions qu'en se réfugiant
dans ce monde que Ltwes, appelait * métempirique », qui n'a aucun
rapport avec les doctrines scientifiques proprement dites. — Beaucoup de
critiques ingénieuses, notamment sur la théorie de la certitude histo-
rique de Balfour.
Grant Allen. La douleur et la mort. — L'auteur dans son Esthétique
physiologique1, se rattachant aux théories de Spencer et de Bain, avait
développé cette thèse que le plaisir est le concomitant subjectif de
l'activité normale d'un organe en connexion directe avec les centres
I. Voir le compte rendu de ce livre dans la Revue du 1er janvier 1878, p. 79.
•234 REVUE PHILOSOPHIQUE
cérébraux; que la douleur est liée à la destruction actuelle des tissus
sentants. Il se propose dans son article de compléter cette vue.
Supposons un animal absolument parfait, si bien adapté à toutes les
variations possibles de son milieu que la douleur lui soit complètement
inutile pour le prévenir des causes de dissolution imminente. Cet ani-
mal idéal, par instinct ou automatisme, serait préservé de toute espèce
d'accident externe ou interne : n'excédant jamais la mesure de ses
forces et étant par hypothèse toujours adapté à tout ce qui arrive, il
n'aurait pas besoin de ce moniteur qu'on appelle la douleur. Chez cet
animal, si on le considère comme le résultat d'une longue évolution,
comme dérivé d'une longue suite d'ancêtres, le sentiment de la douleur
aurait cessé d'exister faute de cause qui l'excite, comme la vision a
cessé d'exister chez certains poissons et reptiles des gro ttes de la
Carinthie, quoiqu'ils ne soient pas complètement aveugles. Cet animal
peut être supposé doué de «: mouvement perpétuel », auquel cas il ne
mourrait jamais; ou, ce qui est plus conforme aux thèses de Spencer, il
peut être conçu comme aboutissant à « l'équilibre final » de la mort.
Laissons ce type idéal et examinons un homme prudent, moral, sain
et civilisé. Il connaît beaucoup de causes de destruction, et sa prudence
consiste à les éviter. Il tend de plus par hérédité à transmettre ces
qualités à ses descendants, et nous arrivons ainsi à concevoir des
êtres intelligents chez qui la conservation de la vie est devenue une fin
organique, indépendante de tout sentiment de plaisir et de douleur.
En une certaine mesure, cela est réalisé dans notre espèce, comme le
prouve la crainte instinctive que nous avons du danger et de la mort .
Ce dernier sentiment ne peut naturellement avoir pris naissance
qu'après que l'idée de la mort a été formée en nous. L'animal ne l'a pas .
et l'espèce humaine ne parait l'avoir scquis qu'avec lenteur. A un cer-
tain moment, les anthropoïdes ont dû se former cette idée en voyant
ce qui se passait autour d'eux. Certains anthropologistes affirment que,
même aujourd'hui, les sauvages les plus inférieurs n'ont pas de la mort
l'idée d'une nécessité inéluctable.
Ceci jette quelque jour sur la nature du plaisir et de la douleur. Si
tous les animaux avaient toujours été intelligents, ils n'auraient pas eu
besoin de ce mécanisme lié à leur conservation. Quant à l'origine de
ces sentiments, elle [ne peut pas être plus déterminée que celle de
tout élément de la conscience. L'auteur pense cependant que le plaisir
et la douleur ont dû être les formes primordiales de la conscience,
puisqu'elles sont^par excellence un principe de conservation dans l'in-
dividu. Le plaisir étant l'aspect subjectif d'un bon état objectif, la dou-
leur étant le contraire, tout animal qui aurait trouvé plaisir à des
actions destructives aurait péri par là même.
Nous n'avons parlé jusqu'ici que des douleurs physiques. Chez
l'homme civilisé, les peines morales jouent un très grand rôle; mais
elles-mêmes ont pour accompagnement certains états physiques. On peut
observer que, chez l'homme civilisé, la douleur est à beaucoup d'égards
PÉRIODIQUES. Mind. 235
une survivance de ce que nous avons hérité de nos ancêtres
(exemple, douleur causée par une amputation qui n'a pas d'utilité), et
cet héritage est dans certaines circonstances un désavantage. L'auteur
répond dans ce sens à certaines objections de James Sully, à celle-ci
par exemple : A quoi sert un mal de dent? — D'abord il a été d'une
grande importance pour nos ancêtres anthropoïdes chez qui la masti-
cation jouait un très grand rôle; mais même maintenant, en nous gar-
dant contre tout excès de ces organes, la douleur garantit la mastica-
tion, la digestion, la nutrition .
L'auteur montre ensuite comment, par suite de la civilisation, on en
arrive à considérer le plaisir non pas comme un moyen d'avertisse-
ment, mais comme une fin qu'on poursuit, aux dépens de la vie elle-
même.
Enfin on a objecté à la théorie de l'auteur que certaines maladies
très graves ne sont pas accompagnées de douleur. Il répond que, pour
tout organe dont les mouvements ne peuvent être que rythmiques, ce
sentiment du plaisir et de la douleur serait inutile, le système cérébro-
spinal ou volontaire est sentant, le système sympathique ou automa-
tique est insensible. On peut dire, en gros, que les nerfs du premier
système sont répandus dans les divers organes dans la mesure où le
plaisir et la douleur leur sont utiles, par exemple, la langue et les
organes de la génération. Chez les mammifères, les testicules, qui ne
sont que des glandes, sont cependant amplement fournis de nerfs céré-
bro-spinaux, à cause de leur importance. Il en est de même, chez les
femmes, des ovaires et des glandes mammaires.
L'auteur croit d'ailleurs que le système nerveux sympathique n'est
pas sans rapports avec le plaisir et la douleur, Il est plus développé
chez les femmes et les enfants que chez les hommes et les adultes : ce
qui s'accorde avec leur nature plus émotionnelle.
M. Grant Allen termine en s'excusant sur le caractère un peu décousu
de son article : il désire seulement que le lecteur y trouve quelque
chose de nouveau et de suggestif sur la question.
H. Sidgwick. Le système moral de Herbert Spencer. — Article
consacré au livre The data, of Ethics dont nous avons rendu longue-
ment compte (n° du ler janvier 1880, tome IX, p. 73). Nous ne mention-
nerons que les critiques de ME. Sidgwick. — Spencer se propose d'éta-
blir des règles de conduite sur une base scientifique. « C'est une
investigation qui relève de la psychologie et de la sociologie plus que
de la morale. Expliquer l'origine des conceptions morales courantes, ce
n'est pas établir Vautorité de la morale ni expliquer pourquoi les
croyances morales ont été tenues pour vraies. Spencer donne pour
fin à la vie la vie elle-même, dont l'idéal doit être d'augmenter la
quantité de plaisir ou de bonheur. Mais ici Spencer trouve le pessimisme
sur sa route et n'en parle pas. Il faut espérer que, quand il complétera
sa morale, il donnera les preuves scientifiques de son optimisme. —
Le plaisir ou le bonheur étant posé comme but éthique, on ne sait pas
•23(J REVUE PHILOSOPHIQUE
au juste s'il s'agit de l'individu ou de la généralité de l'espèce. Suppo-
sons que les règles de conduite aient pour but de conduire au bonheur
en général. A l'égard de ces règles, le critique pose deux questions :
1° Avons-nous une conception neite de cette société idéale, qui nous
permette de formuler un système de règles? 1° En quelle mesure ce
système nous permettrait-il de nous conduire dans les conditions
actuelles de notre vie sociale? M. Sidgwick soutient qu'en construisant
sa société idéale, Spencer n'a pas montré une imagination réellement
scientifique. Si l'évolution doit ncus conduire à l'état social que
Spencer nous prédit, nous avons à passer auparavant par bien des
intermédiaires, et on n'y arrivera « que par l'humble et imparfaite
méthode empirique que M. Spencer peut avoir le droit de mépriser,
mais pour laquelle il n'a pas encore trouvé un substitut efficace. »
I.e D' Wabd a publié sur le libre arbitre une série d'articles dans
le Dublin Review depuis 1874 jusqu'en 1880. Ces articles, à la fois
polémiques et dogmatiques, sont consacrés à combattre le détermi-
nisme de Stuart Mill et de Bain et à établir les propositions suivantes :
Il y a dans la doctrine du libre arbitre deux doctrines impliquées : 1° la
doctrine de l'indéterminisme; 2° la doctrine de la causalité des actes
humains. La première est une doctrine psychologique, la seconde une
doctrine métaphysique. — M. Shadworth Hodgson, dans une longue
critique, combat les thèses de Ward, qui font de la liberté et de l'âme
des entités. « La bataille entre l'indéterminisme el la théorie rivale
n'est qu'un cas de conflit général entre la philosophie empirique et
la philosophie analytique. »
Le même numéro contient sous le titre « Notes et discussions » une
nouvelle réplique de Ward aux arguments de Bain.
F. Galton. Statistique sur la représentation mentale des images
risuelles. — Le but poursuivi par l'auteur est « d'établir les variétés
naturelles de disposition mentale dans les deux sexes et les diverses
races')'. L'objet de ce mémoire particulier est la représentation visuelle
mentale [mental imaqeru). Avec quel degré de vivacité les personnes
peuvent-elles se présenter les scènes familières et en général les
choses qu'elles voient? Telle est la question posée. — L'auteur, au
début de ses recherches, a constaté, à son grand étonnement, que la
plupart des savants lui ont affirmé que cette <c représentation visuelle i
n'avait aucun sens pour eux, qu'ils employaient ce mot comme une
simple métaphore; en un mot, qu'ils étaient privés d'une qualité men-
tale sans s'en douter. — Au contraire, en interrogeant des gens du
monde, des femmes et des enfants, M. Galton a constaté qu'ils avaient
une vue intérieure des objets, bien distincte et « pleine de couleurs ».
Pour procéder avec méthode, il a dressé un questionnaire et l'a
adressé d'une part à 100 hommes adultes « dont 12 sont des membres
éminents de la Société royale », d'autre part à l'un des professeurs de
Charterhouse, qui a examiné d'après les indications de Galton ses
petits élèves, au nombre de 172. L'auteur donne des tableaux et des
PÉRIODIQUES. — Mind. 037
détails statistiques que nous ne pouvons reproduire. Il a constaté que
l'image visuelle est très vive chez les enfants, très faible chez beaucoup
de savants; les adultes mâles tiennent le milieu, — La couleur d'une
manière générale est plus facilement représentée que la forme, surtout
chez les enfants et cette faculté disparaît plutôt que celle de la
forme.
Quelle est l'étendue du champ visuel mental ? Pas de réponses
satisfaisantes à ce sujet.
Distance des images. — L'auteur arrive sur ce point à un résultat
remarquable : c'est que l'image qui par sa vivacité ressemble le plus à
la vision actuelle est « celle dont la distance paraît coïncider avec la dis-
tance de l'objet réel ». — Enfin les images représentées sont en
général plus petites que les images réelles.
E. Montgomery. L'unité de V individu organique. — La première
partie seule est publiée. Nous rendrons compte de ce travail quand il
sera achevé.
J. Venn. Sur les formes de la. proposition logique. — Les logiciens se
sont donné beaucoup de peine pour déterminer le nombre et l'arran°-e-
ment des formes simples de proposition. L'auteur distingue à ce sujet
trois théories principales : il accompagne son étude d'un assez grand
nombre de tableaux et de figures que nous ne pouvons reproduire.
1" Première théorie ou de l'attribution {prédication). — C'est la plus
ancienne et celle qui possède les meilleures garanties psycholo-
giques. Elle consiste dans la méthode naturelle d'affirmer ou de nier
un attribut d'un sujet. Par suite, elle est en rapport intime avec la
langue populaire; elle a été de plus, depuis des siècles, bien élaborée et
dotée de termes techniques.
2° Deuxième théorie ou de l'inclusion et de l'exclusion. — Le sujet et
l'attribut A et B peuvent être représentés par des cercles; nous avons
dès lors cinq figures : A et B dans le même cercle, A enveloppé par B.
B enveloppé par A; A et B ayant une partie commune, A et B' totale-
ment distincts. L'avantage de cette théorie, c'est sa clarté transpa-
rente. Elle permet de voir la proposition par intuition; mais c'est son
seul mérite.
3° Troisième théorie ou des compartiments (occupation ou non occu-
pation de certains compartiments). — « Il faut ici concevoir et in-
venter une notation pour toutes les combinaisons possibles dans les-
quelles peut entrer un nombre quelconque de termes désignant une
classe et trouver une expression symbolique qui indique que les com-
partiments sont vides et qu'ils sont pleins dans une proposition don-
née. » Cette troisième théorie est admirable comme symétrie, mais elle
est artificielle et très éloignée du langage commun.
Th. Thornely. La perfection comme /in morale. — L'existence dans
la nature humaine d'une impulsion morale ou du désir du bien est le
fait ultime sur lequel repose la science de la morale. L'auteur reconnaît
à ce motif et à lui seul une valeur absolue. D'après lui, le grand défaut
038 REVUE PHILOSOPHIQUE
des moralistes a été, tout en indiquant cette fin, de ne pas s'inquiéter
assez des moyens de l'obtenir. Le développement du motif moral ou de
c l'amour du devoir » ne peut avoir lieu qu'aux dépens des sources in-
férieures d'action. Le devoir ne peut être affermi qu'en subjuguant et en
domptant à son profit ces motifs d'ordre inférieur qui varient suivant
les époques de la vie. Ainsi, pendant la jeunesse, ce sont surtout les
appétits et les passions que le devoir doit réprimer. Plus tard, la lutte
est contre ce que Hume appelle les « passions calmes ï, l'avarice, l'am-
bition, l'égoïsme. Article un peu vague, comme il arrive trop souvent à
ceux qui sont consacrés aux questions de cet ordre.
W.-R. Sobley. La philosophie juive du moyen âge et Spinoza.— Les
anciens Juifs n'ont pas philosophé d'une manière originale; mais ils
ont montré un grand pouvoir d'assimilation à l'égard des idées de
l'Egype, de la Babylonie, de la Grèce. Au moyen âge, trois influences
principales agissent sur les penseurs juifs : l'aristotélisme, le néopla-
tonisme, l'interprétation traditionnelle de l'Ecriture. Par exemple, en ce
qui concerne la question de la nature de Dieu, quelques docteurs la
réduisent à une abstraction indéterminée. Dans ses rapports avec le
monde, Dieu est pour les uns un Créateur ex nihilo, pour d'autres un
principe d'émanation. La philosophie juive a eu cependant cela de
commun avec la scolastique que son problème lui vient non du dehors,
mais du dedans, de la religion établie. — Spinoza rejette les hypothèses
des rabbins, tout comme Descartes rompt avec la scolastique. L'auteur,
après avoir rappelé les travaux récents sur les origines de la philo-
sophie de Spinoza, en particulier ceux de Joël (de Breslau) et la décou-
verte en 1802 du Tractatus brevis de Deo, homine ejusque felicitate
qui jette un grand jour sur l'origine de sa philosophie S fait remarquer
. t out d'abord que le Tractatus brevis est beaucoup plus près de Des-
cartes que ne l'est Y Ethique : ce qui est un premier argument contre la
thèse de Joël sur les influences juives. L'article est consacré à étudier
en gran*d détail et à combattre la théorie soutenue par le docteur de
Breslau. L'auteur nie que Spinoza doive beaucoup à la Kabbale comme
l'a prétendu Wachter. Il ne doit pas davantage à la Porta cœlorum
d'Abraham de Herrera. Quant aux rapports avec Maimonide, Gersonide
et Chasdaï Greskas leur critique, ils sont superficiels. A la vérité, Spi-
noza a l'antipathie de l'aristotélisme, comme Creskas; mais ce n'est pas
une raison pour dire que celui-ci a poussé Spinoza « à créer un nou-
veau système qui diffère toto cœlo du cartésianisme >. L'auteur
examine plusieurs points; nous n'en citerons qu'un. « Le but principal
de l'homme, dit Greskas, c'est l'amour de Dieu sans préoccupation de ce
qui est en dehors de cet amour. » Joël identifie cette doctrine avec le
point culminant de la philosophie de Spinoza, l'amour intellectuel de
Dieu. Mais les deux thèses sont différentes. Pour l'un, l'amour est cons-
1. Sur ce traité traduit en français par M. Janet, voir la Revue philosophai >»•
du 1er janvier 1879, p. 67.
PÉRIODIQUES. - The Jtowmal oj spéculai/ ve philosophy. 239
titué par la connaissance. Pour l'autre, la connaissance n'est qu'un
moyen d'arriver à l'amour.
En somme, les penseurs juifs du moyen âge diffèrent de Spinoza
quant à la nature du problème posé et des solutions offertes. Ils avaient
une philosophie de réconciliation guidée par un esprit de compromis :
la sienne est libre de toute entrave. Spinoza a été beaucoup plus en
opposition avec la synagogue et le péripatétisme des rabbins que Des-
cartes avec l'Eglise et le christianisme scholastique.
Notes et discussions contenues dans les derniers numéros : Hugh-
lings Jackson : les affections morbides du langage (J. Sully). Kant : réfu-
tation de l'idéalisme (H. Sidgwich) avec réplique de Caird. Ward : sur le
libre arbitre (.Bai?i). Les fonctions du cerveau d'après Goltz (Robertson).
Rapports de la punition à la tentation (Mailand). Achille et la tortue,
dialogue par Shadworth Hodgson. Quatre nouveaux termes philoso-
phiques (Cyples). La méthode morale de l'évolution (Means). La raison
des brutes (Le Marchant Dishop). Le développement mental des en-
fants d'après Preyer, par J. Sully. Le nouveau-né est, suivant l'expres-
sion de "Vogt, « un être spinal ». Le premier sens qui paraisse capable
défaire des distinctions est le goût, Tous les nouveaux-nés sont sourds;
la vision est très faible, etc.
Parmi les « Critical notices », citons un article très élogieux de
M. Pollock sur la Morale anglaise contemporaine de notre collabo-
rateur M. Guyau.
THE JOURNAL OF SPECULATIVE PHILOSOPHY.
April 1880.
La plus grande partie de ce numéro est composée de traductions :
Schelling, Sur les sciences naturelles. Kant, Antliropologie. Hermann
Grimm, Raphaël et Michel-Ange, Rosenkranz, La science de l'édu-
cation.
. Il contient en outre les articles suivants :
La psychologie des rêves, par Julia Gulliver, travail qui ne contient
rien d'original ni aucune vue neuve sur la question. L'auteur paraît bien
au courant de la plupart des publications qui ont eu lieu sur ce sujet,
sauf les plus récentes. On y trouve cités souvent Maury, Maine de
Biran, Lemoine (avec sa malencontreuse division du sujet en « fa-
culté »), Macnish, Hammond, etc.
Theron Gray. Lois de la création : science dernière. Article vague
et mystique, comme tous ceux qui sont dus à cet auteur. Rien à en
tirer.
W.-T. Harris. Psychologie de l'éducation : esquisse d'un système.
Ce travail, n'étant lui-même qu'un résumé rapide, ne peut être analysé.
041) REVUE PHILOSOrtlIQL:
LIVRES DÉPOSÉS AU BUREAU DE LA REVUE
Ch. Letourneau. La Sociologie d'après l'ethnographie. In-12". Paris.
Reinwald. (Bibliothèque des sciences contemporaines.)
E. Le Marcis. Essai de théorie plastique. In-8". Paris.
W. .Iames. The Feeling of effort. In-4°. Boston. (Society of naturle
History.)
D1 J.-S. Bloch. Quellen und Parallelen zu Lessing's « Nathan ».
In-12. \Yien, Gottlieb.
H. Siebeck. Geschichte der Psychologie. iev Theil : Ie Abtheilung.
Die Psychologie vor Aristoteles. Gotha, Perthes. In-8°.
T. Mamiani. La Filosofia délia réalité. In-8". Roma. lEstratto dalla
« Filosofia délie scuole Italiane ».i
D. Pallaveri. Prelezione a un Corso di storia délia Filosofia.
In-8°. Treviso, Zopelli.
Enrico Ferri. Dei sostitutivi penali. Torino. In-8". Roux e Favale.
P. Siciliani. Dei massimi problemi nella pedagogia moderna. In-8"
(brochure). Roma, Civelli.
Vahoxa lEnrique José). La Evolucion psicologica. In-8". 1879. — La
nu* taphisica en lu Universidad de la Habana. In-8", 188d. Habana.
Soler y Ca.
Th. Braga. HUtoriado Romanlismo cm Portugal. 2 vol. in-12. Lis-
boa, Libraria internacional.
La statue de Spinoza doit être inaugurée à La Haye au mois de sep-
tembre prochain.
L'Acad,emn annonce qu'il se forme à Londres une Société philoso-
phique sous le titre de Société aristotélicienne. Elle se propose, après
une courte étude des principaux philosophes anciens et modernes, de
s'attacher surtout aux problèmes et aux œuvres de la philosophie con-
temporaine. Elle a pour président M. Shadworth-Hodgson.
Sous ce titre : Die Schopenhauer Literalur : Yersucli einer chro-
nolog. Ueberticht derselben (Leipzig, Brockhaus, 123 p.), M. Ferdinand
Laban vient de publier une liste complète de tous les ouvrages et de
tous les articles relatifs à Schopenhauer et à ses disciples : Frauenstadt,
Hartmann, Bahnsen, Volkelt, etc.
Le Propriétaire-gérant,
Germer Baii.lière.
COlï.OMMIERS, — TYPOGRAPHIE PAUL BRODARI).
LA THÉORIE DU COMIQUE
DANS L'ESTHÉTIQUE ALLEMANDE
La théorie du comique, comme celle du laid l, n'est parvenue que
fort tard à trouver sa place dans la science du beau et en particulier
dans l'esthétique allemande. On a été longtemps sans soupçonner
même son importance. Mais , une fois posé, le problème a dû attirer
l'attention des esthéticiens de toutes les écoles. Chacun d'eux l'a
étudié selon son esprit et l'a résolu à sa manière. Peu à peu, à mesure
que la science s'est développée et organisée, il a pris des propor-
tions de plus en plus vastes ; ses rapports avec les autres problèmes
se sont dévoilés; ses différentes faces se sont distinguées et tour à
tour ont été mises en lumière. Si les solutions diverses qui lui ont
été données sont loin d'être à l'abri des objections et ne sauraient
être considérées comme définitives , on ne peut nier qu'elles ne
constituent un progrès véritable. C'est pour rendre ce progrès
visible que nous entreprenons cette étude. Sans nous livrer à une
appréciation critique que ne comporte pas cet article, nous vou-
drions retracer l'histoire de cette question dans ses phases principales
au sein des diverses écoles allemandes.
Notre but est de prouver, par un exemple, que cette science,
dont beaucoup de bons esprits nient encore l'existence et contestent
la possibilité, l'esthétique ou la philosophie de l'art, est plus avancée
qu'on ne le croit, et qu'elle a suivi la même loi de développement
que les autres parties de la philosophie. Si, en effet, il était histori-
quement démontré que, sur un problème aussi complexe et aussi
délicat, elle n'est pas restée stationnaire, si ce n'est pas en vain
qu'elle l'a soulevé et agité, si elle est arrivée à des résultats d'un
haut intérêt, d'une certitude en plusieurs points irrécusable, plus
contestables dans d'autres, mais suffisants pour en faire espérer et
1. Voy. l'article Esthétique du Laid, dans la Revue de Septembre 1877.
tome x. — Septembre 1880. 16
24:2 REVUE PHILOSOPHIQUE
présager de meilleurs, il faudrait bien se rendre à cette preuve, la
meilleure de toutes, en ce genre, celle de Diogène, par le mouve-
ment.
Pendant la première période de T esthétique allemande , de
Baamgarten à Kant, il ne faut pas s'attendre à rien trouver d'ap-
profondi et de développé sur cette question, jusque-là presque entiè-
rement abandonnée aux littérateurs ou aux historiens de la poésie
et sur laquelle les philosophes , depuis Platon et Aristote, avaient
à peine articulé quelques mots dans leurs écrits. Les auteurs des
divers traités d'esthétique eux-mêmes s'en occupent peu; ils ne le
font que parce qu'ils s'y voient forcés, pour remplir une lacune,
mais sans en soupçonner l'importance, uniquement parce qu'ils la
rencontrent à chaque instant, soit dans la théorie des arts, soit dans
l'histoire littéraire. Une petite part cependant lui est faite dans leurs
analyses; des définitions sont émises, que suivent quelques descrip-
tions; mais nulle part ne s'engage une discussion sérieuse ni sur la
nature du ridicule et du comique ni sur le phénomène propre à
l'homme qui en est l'effet, le rire, ni sur les formes si nombreuses et
si variées qu'affectent le comique et le ridicule dans la vie réelle et
dans l'art. Les solutions, presque toutes, ne sont que des variantes
de la définition d'Aristcte à laquelle s'ajoutent des accessoires
vaguement entrevus; aucun lien avec l'idée principale ne fait res-
sembler cet ensemble à une vraie théorie. Et cependant une science
nouvelle est née qui appelle des recherches sérieuses, approfondies,
sur ces questions comme sur les autres. Mais, à peine détachée des
autres sciences, elle est toute préoccupée du soin de marquer ses
limites, en particulier celles qui la séparent de la morale et de la
logique, de distinguer le beau du bien et du vrai, d'analyser et de
caractériser les faits sensibles et intellectuels qui y correspondent.
Baumgarten, le fondateur de cette science, ne songe pas qu'il y ait
à côté du beau et du laid une autre forme de la pensée et du senti-
ment qu'il rangerait aussi sans doute parmi les « sentiments confus »,
le comique, mais qui mériterait bien aussi d'être étudiée, discutée et
appréciée. Il la passe sous silence. Ses successeurs Meier, Eberhard,
Mendelsohn, Sulzer, il est vrai, ne commettent pas le même oubli.
Eux ne croient pas pouvoir se dispenser de donner à ce sujet une
certaine place dans leurs écrits. Chez eux, la théorie des beaux-
BÉNARD. — LA THÉORIE DU COMIQUE 243
arts ou des belles sciences (schônen Wissenschaften), comme ils les
appellent, contient des articles et des chapitres entiers où le ridicule
et le comique, leurs différents genres ou espèces sont décrits avec
soin, analysés avec finesse et sagacité. On y trouve beaucoup d'obser-
vations justes, de réflexions sensées. La partie empirique conserve
ainsi son mérite indépendamment de la théorie; mais celle-ci est à
peu près nulle. Là où quelques vues neuves et originales apparais-
sent, elles restent stériles, faute d'être approfondies et soumises à
la critique. On voit partout se reproduire la définition du contraste,
adoptée par l'école entière de Wolf, comme donnant la clef du
risible ou du comique. « Le risible, dit Mendelsohn, est un contraste
de perfections et d'imperfections. » Eberhard va plus loin : « le risible
est ce en quoi nous apercevons un désaccord (Missgestalt) surpre-
nant entre des qualités, d'où naît une imperfection non importante. »
La surprise qui s'ajoute au contraste marque ici un pas de plus vers
la solution d'une question complexe. L'auteur s'avance encore plus
quand il dit que le risible est une « absurdité visible (Ungereimtheit).
Le risible est dans les actions, la forme visible, extérieure, sous
laquelle apparaît l'absurde lorsqu'elle n'a aucune suite importante
ou douloureuse. » (Handbuch der JEsthetik, IV, 228.)
Tout cela sans doute ne manque pas de justesse; de nouveaux
éléments sont entrevus qui viennent s'ajouter à la théorie du
contraste et à l'ancienne définition d'Aristote. La science s'en
accroît peu à peu ; mais ils restent à l'état de pures assertions
isolées, sans se grouper ni se combiner; il en sera ainsi jusqu'à ce
qu'une vraie théorie s'en empare et leur marque sa place et sa fonc-
tion dans l'ensemble organique qui doit les réunir en vertu du prin-
cipe qui seul peut les expliquer.
Meiners ne se borne pas à recueillir ces résultats; il essaye une
formule plus hardie. Il exige que l'union ou le rapprochement que
produit le contraste « soit au plus haut degré absurde ou contradic-
toire ». Tout cela peut être vrai, mais reste à l'état d'hypothèse. Où
est la preuve tirée de l'observation ou du raisonnement qui justifie
ces assertions ?
Un progrès plus notable se fait remarquer dans Lessing* quoiqu'on
ne puisse pas dire que chez lui une théorie nouvelle se produise.
Fidèle à son culte pour Aristote et sans s'écarter de ses devanciers, il
reproduit la définition du contraste, qui alors était un lieu commun.
Mais ce qui est chez lui original, ce qui constitue dans la science
une acquisition nouvelle et un acheminement vers une théorie supé-
rieure, c'est le rapprochement qu'il établit entre le risible et le laid.
Lessing, on l'a vu (Esthétique du laid), admet la laideur dans l'art,
244 REVUE PHILOSOPHIQUE
non comme but, il est vrai, mais comme ingrédient nécessaire, ou
comme moyen propre à produire des sensations mixtes, faute de
sensations agréables. Ces sensations mixtes sont le terrible et le
visible.
Comment s'explique le risible? « Par le contraste, comme l'a dit
Mendelsohn, entre des imperfections et des perfections. »
« Homère a fait Thersite laid pour le rendre ridicule ; la laideur
seule n'aurait pas suffi; elle n'est qu'une imperfection et il faut, pour
produire le ridicule, un contraste de perfections et d'imperfections.
Le contraste ne doit pas être trop tranchant; pour parler le langage
des peintres, les couleurs doivent être opposées, mais de manière à
pouvoir se fondre ou se mêler. On a beau prêter à Esope la lai-
deur de Thersite, Esope ne devient pas ridicule, et cela parce qu'il
conserve sa sagesse et sa probité.
« Mais, si la laideur ne suffit pas pour rendre Thersite ridicule, elle
est cependant une des causes nécessaires de cet effet; il faut pour le
produire et la laideur de Thersite et l'accord de la laideur avec son
caractère, en même temps le contraste de l'un et de l'autre avec
l'opinion qu'il a de lui-même, le résultat de ses discours perfides,
qui n'est humiliant que pour lui seul, sans avoir d'ailleurs aucune
suite funeste. » (Laocoon, XXIII.)
Dans cette explication un peu confuse et dont il est facile de dé-
montrer l'insuffisance, on aperçoit au moins le besoin senti de l'ana-
lyse et l'effort d'un esprit original qui entrevoit les divers côtés
d'un problème complexe où il entre à la fois plusieurs éléments. Ce
qui est nouveau et clairement aperçu, c'est la présence et la nécessité
du laidnqui doit jouer un rôle important dans les théories subsé-
quentes, comme on le verra plus loin dans le cours de cet exposé
historique. Nous devons noter aussi et enregistrer d'autres éléments,
en particulier Vabsurde, que nous retrouverons également dans la
seconde période. Sulzer, qui ne l'a pas trouvé, a le mérite, selon
nous, d'en avoir fait ressortir l'importance. On doit lui savoir gré
aussi d'avoir donné une place plus grande au comique dans sa
théorie des beaux arts, d'en avoir décrit plusieurs des formes princi-
pales avec une grande justesse. Sa théorie du rire est déjà très
remarquable, et nous en citerons quelques mots.
« Les choses sur lesquelles nous rions, dit-il, ont toujours quelque
chose d'absurde ou d'impossible. L'état extraordinaire de l'âme
{seltsame Gemuth) que le rire occasionne naît de l'incertitude de
notre jugement qui fait que deux choses contradictoires (zwei
widert-prechende Dinge) paraissent également vraies. Dans le mo-
ment où nous voulons juger qu'une chooe est telle, nous sentons le
BÈNARD. — LA THÉORIE DU COMIQUE 245
contraire; pendant que nous formons un jugement, celui-ci se dé-
truit. On rit d'un jeu d'escamoteurs, parce qu'on ne sait pas si ce
qu'on voit est réel ou imaginaire. On rit quand un sot fait le sage,
un jeune le vieux, un lièvre timide le brave, etc. » (Allgem. Théorie
der schônen Kunste.)
En somme, rien de profond ni de bien original dans cette pre-
mière période sur la question qui nous occupe. La théorie surtout
est très faible, si l'on peut appeler théorie une définition suivie de
quelques analyses et d'applications aux diverses branches de l'art
et de la poésie qu'aucun lien manifeste ne rattache à leur principe.
Toutefois, outre que la science s'enrichit de matériaux qui plus tard
serviront à construire un édifice plus solide, un œil attentif et non,
prévenu ne peut méconnaître un progrès réel dans la marche du
problème. Ce progrès consiste : 1° dans l'attention de plus en plus
grande, donnée à un sujet si longtemps oublié ou négligé; 2° dans
la manière dont il est envisagé par les esthéticiens ; 3° dans les solu-
tions successivement ou simultanément essayées. Celles-ci, par les
ingrédients qui s'introduisent dans la définition, révèlent un travail
d'analyse et indiquent la voie vers des solutions meilleures.
II
On sait quelle vigoureuse impulsion l'auteur de la Critique du
jugement a imprimée à la science du beau, comme à toutes les
parties de la philosophie. Quelle place obtient, dans l'esthétique de
Kant, le problème du risible ou du comique? Comment est-il ré-
solu? Quelle valeur doit-on attribuer à sa solution? En quoi a-t-elle
pu à son tour féconder et enrichir cette petite portion du champ de
la pensée sur laquelle nos regards sont fixés et qui se trouve en-
fermée dans un plus vaste domaine?
Il faut le dire, on est d'abord tout étonné du peu d'importance
que Kant semble attacher à cette question. Elle se trouve comme
perdue dans une Remarque de Y Analytique du sublime et vient
à propos d'une comparaison de la valeur esthétique des beaux-
arts. Ce qui paraît plus singulier encore et ce qui prouve encore
mieux combien l'auteur de la Critique du jugement est loin de lui
accorder l'importance qu'elle a eue depuis, c'est le parallèle qu'il
établit entre la musique comme art de pur agrément et la représen-
246 REVUE PHILOSOPHIQUE
tation des objets comiques. Quoi qu'il en soit, la question, ainsi acci-
dentellement soulevée et épisodiquement traitée, n'en reçoit pas
moins une solution remarquable, qui, par son originalité et sa nou-
veauté, contraste avec la banalité superficielle des définitions et des
explications précédentes.
On ne connaît guère de cette théorie que la définition que Kant
donne du risible : «. l'attente réduite à rien » . Pour comprendre sa
pensée et l'apprécier comme elle le mérite, il faut la rétablir dans
son intégrité ; il faut surtout envisager les faces différentes du pro-
blème telles qu'il les a lui-même étudiées. Le côté physiologique et
le côté psychologique sont pour la première fois saisis dans leur rap-
port et leur réciprocité : ce qui constitue un progrès incontestable
si l'on vient à comparer Kant à ses devanciers.
Kant, comme on l'a remarqué (Schasler, Gescli., 556), semble ne
voir d'abord qu'une question d'hygiène dans la manière dont le co-
mique, ainsi que la musique, agit sur l'âme par l'intermédiaire des
organes du corps : « Tous deux entretiennent, par l'excitation ou
l'animation purement corporelle, le sentiment de la santé, quoique
cette excitation soit provoquée par les idées de l'esprit. Ce jeu de
l'esprit, communiqué au corps, constitue cette jouissance réputée
si délicate et si spirituelle. »
Cette jouissance qu'est-eile?Ce qui la produit, dit Kant, ce n'est
pas le jugement de l'harmonie dans des sons, ou des saillies, juge-
ment qui, par la beauté qu'on y découvre, ne sert ici que comme
véhicule nécessaire, c'est le développement favorable de la vie du
corps, l'affection qui remue les entrailles et le diaphragme, d'un
seul mot, le sentiment de la santé (qu'on ne sent pas sans une pa-
reille excitation). Voilà ce qui constitue la jouissance : de sorte
qu'on peut aller au corps par l'âme et faire de l'âme le médecin du
corps. » (Ibid.)
On a dit (Schasler, ibid.) que cette théorie était celle d'un hypocon-
driaque. Si on ne la voit que par ce côté, cela est possible ; mais
Kant ne s'arrête pas là ; il aborde aussi le côté psychologique, celui
des actes ou des opérations de l'esprit qui seuls expliquent le phé-
nomène et la jouissance qui y est attachée. C'est là qu'il se montre
original, et nous devons le citer :
« Dans la plaisanterie qui, comme la musique, mérite plutôt d'être
rangée parmi les arts agréables que parmi les beaux-arts, le jeu
débute par des pensées qui toutes occupent aussi le corps, en tant
qu'elles sont exprimées d'une manière sensible. Et comme l'enten-
dement s'arrête tout à coup dans cette exhibition, où il ne trouve pas
ce qu'il attendait, nous sentons l'effet de cette interruption qui se
BÉNARD. — LA THÉORIE DU COMIQUE 247
manifeste par l'oscillation des organes, en renouvelle ainsi l'équi-
libre et a sur la santé une influence favorable.
C'est ici que s'offre la définition devenue célèbre :
« Dans tout ce qui est capable d'exciter de vifs éclats de rire, il
doit y avoir quelque chose d'absurde (en quoi l'entendement lui-
même ne peut trouver de satisfaction). Le rire estime affection qu'on
éprouve quand une grande attente se trouve tout à coup anéantie.
Ce changement, qui n'a certainement rien de réjouissant pour l'en-
tendement, nous réjouit cependant beaucoup indirectement pendant
un moment. La cause doit être dans l'influence de la représentation
sur le corps et dans la réaction du corps sur l'esprit, non que la re-
présentation soit objectivement un objet de contentement (car com-
ment une attente trompée peut-elle causer une jouissance?) ; mais
c'est que, en tant que simple jeu des représentations, elle produit
un équilibre des forces vitales. » ijbid.)
Mais, si l'équilibre est dans le corps, c'est qu'il est d'abord dans
l'esprit. Comment s'opère le phénomène mental? Kant ne l'explique
pas ; il se borne à des exemples.
Une grande attente tout à coup réduite à rien, c'est une mé-
prise, une illusion. Comment cette illusion nous plaît-elle? D'où
vient cette secousse agréable qui produit la gaieté et qui excite le
rire? L'explication est insuffisante. Kant ajoute qu'il faut que notre
propre méprise soit indifférente. L'observation est juste, mais ne ré-
sout pas la difficulté. C'est, dit-il, comme une balle avec laquelle
nous jouons quelque temps, tandis que nous croyons la saisir et la
relever.
La comparaison est juste, mais ce n'est qu'une comparaison.
Quoi qu'il en soit de l'insuffisance de ces explications, on n'en peut
contester la supériorité sur ce qui précède. L'analyse est imparfaite;
mais c'en est une ; le problème est scruté dans sa nature intime et
complexe. Il y a plus : la solution proposée, outre qu'elle provoque
l'examen, est loin d'être fausse et contient une grande partie de
vérité.
« Il faut remarquer, ajoute Kant, que, dans ces sortes de cas, la
plaisanterie doit toujours contenir quelque chose qui puisse faire un
instant illusion. C'est pourquoi, quand l'illusion est dissipée, l'esprit
revient en arrière pour l'éprouver de nouveau, et ainsi, par l'effet
d'une tension et d'un relâchement qui se succèdent, il est porté et
balancé pour ainsi dire d'un point à un autre. Et, comme la cause
qui en quelque sorte tendait la corde vient à se retirer tout à coup,
il en résulte un mouvement de l'esprit et un mouvement correspon-
dant du corps correspondant au premier qui se prolongent in-
248 REVUE PHILOSOPHIQUE
volontairement et tout en nous fatiguant nous égayent. » (lbid.)
11 est inutile de suivre plus loin cette analyse, dont il est facile
de faire ressortir les défauts (J. Paul), dont on a aussi peut-être
exagéré les mérites (Lotze). Ce qui est certain, c'est qu'elle dé-
passe de beaucoup ce qu'on a pu trouver dans les théories antérieu-
res. Le problème au moins est envisagé, comme on l'a dit, dans sa
nature complexe. Le côté physiologique sans douta a trop absorbé
l'attention du philosophe ; la partie psychologique reste trop dans
l'ombre; mais les deux termes sont rattachés l'un à l'autre et saisis
dans leur unité. On ne peut nier la sagacité avec laquelle sont saisis
et décrits tous ces faits, qui se succèdent si rapidement : l'attente ino-
pinément excitée et tout à coup réduite à rien, la tension de l'esprit,
cette secousse et ce relâchement subit, ce jeu des facultés de l'esprit
répondant au jeu et à l'équilibre des organes, la gaieté et le plaisir
qui en résultent, ce sont autant de faces de la question qui sont
mises en saillie ou en relief. Si elles ne reçoivent pas une pleine
lumière, elles appellent l'attention et doivent être le point de départ
de nouvelles recherches. Un problème aussi compliqué ne peut être
résolu en un jour. C'est déjà un grand pas de fait dans une science
que de montrer les aspects divers jusqu'ici oubliés ou inaperçus. Tel
est le service principal que Kant, selon nous, a rendu à la science
esthétique en ce qui concerne le problème limité dont nous étu-
dions le développement historique.
11 y aurait à remarquer encore dans cette partie de la critique de
Kant, beaucoup trop laconique sans doute, quelques réflexions d'un
sens profond qui rappellent à côté du penseur le moraliste. Nous
nous bornons à la suivante :
« Voltaire disait que le Ciel nous avait donné deux choses en com-
pensation de toutes les misères de la vie, l'espérance et le sommeil;
il aurait pu ajouter le rire, si nous pouvions disposer aussi facilement
des moyens propres à l'exciter chez les hommes sensés et si le vé-
ritable talent comique n'était pas aussi rare. »
Quant au comique proprement dit, au rôle qu'il joue dans la théo-
rie des arts, c'est la partie la plus faible chez Kant. On sait combien,
malgré quelques vues qui ne manquent ni de profondeur ni de jus-
tesse, toute cette partie de l'esthétique kantienne est superficielle et
laisse à désirer.
Nous n'avons rien à demander aux disciples de Kant et aux esthé-
ticiens de son école sur le sujet qui nous occupe; Schiller le grand
poète et aussi le véritable esthéticien, qui relève de Kant et en même
temps le dépasse, n'a envisagé la question (Poésie naïve et senti-
mentale) que dans son application aux formes de la poésie. Dans le
BÉNARD. — LA THÉORIE DU COMIQUE 249
parallèle qu'il établit entre la tragédie et la comédie, il donne à
cette dernière la préférence au point de vue de la valeur esthétique
et des difficultés que doit vaincre le poète comique. Il ne songe pas
à traiter la question dans sa généralité. Les auteurs de traités d'es-
thétique, comme Heydenrick, Bouterweck, etc., n'offrent rien qui
mérite d'être signalé et puisse nous intéresser, sauf des observations
de détail où l'on trouve le reflet des théories contemporaines.
III
La théorie du comique, qu'on a vue reléguée jusqu'ici dans l'un
des compartiments les plus obscurs et les plus étroits de la science
du beau, cette théorie qui a si peu occupé l'attention des penseurs
et des esthéticiens philosophes, va tout à coup entrer dans une phase
nouvelle, prendre des proportions et une importance que sa destinée
antérieure était loin de faire prévoir. Comment s'est opérée cette
transformation? Par quel coup de baguette magique a pu s'ac-
complir cette subite métamorphose? Ce changement est dû à une
double cause : 1° à l'influence d'un système philosophique qui semble
n'avoir aucun rapport direct avec elle, mais dont elle est, dans la
région de l'art, le corollaire inévitable; 2° à la révolution qui s'est
opérée dans le monde artistique et littéraire et qui n'est autre que
l'avènement du romantisme.
La question que nous étudions se trouve en effet mêlée aux débats
suscités par cette école et par ce système. Nous en dirons quel-
ques mots avant de poursuivre notre marche et de nous livrer à un
nouvel examen.
1° Nous ne nous arrêterons pas à établir la filiation qui existe
entre ce qui a été appelé le système de Yironie dans l'art et la phi-
losophie de Fichte, dont le caractère est le subjectivisme absolu.
Hegel l'a démontrée d'une manière supérieure dans son Esthétique
(IntroL). La négation du monde réel, le triomphe absolu du moi qui
se joue de ses propres créations, qui règne en maître sur les ruines
de l'univers physique et moral, amenait naturellement dans l'art
cette forme du beau qui est Yironie divine et que nous allons voir
se définir sous le nom d'humour et de génie humoristique. 2° D'autre
part, on sait que le romantisme a non seulement réhabilité le laid
sous toutes ses formes, le hideux, l'ignoble, l'horrible, etc., mais qu'il
donne aussi une place non moins grande au comique, depuis le
250 REVUE PHILOSOPHIQUE
simple risible et le ridicule jusqu'aux degrés les plus intenses du
bizarre, du grotesque, du fantastique, de l'absurde, etc. Lui aussi pré-
conise cette forme supérieure de l'humour et Yironie humoristique.
Les représentants principaux de ces deux directions qui conver-
gent et se réunissent dans Y esthétique allemande sont : Jean-Paul
Richter, les deux Schlegel, Novalis, L. Tieck parmi les littérateurs,
Fr. Solger parmi les philosophes.
Avant d'esquisser la théorie nouvelle du comique qui est sortie de ce
double mouvement, qu'on nous permette une réflexion qui n'est pas
hors de propos dans les circonstances présentes.
On a beaucoup médit, dans ces derniers temps , de la métaphy-
sique. On affecte surtout de parler avec dédain des systèmes qui ont
suivi la réforme kantienne. Ces gigantesques constructions à priori
où trouvent leur place tous les vastes problèmes que se pose la
raison, mais qui n'ont su en résoudre aucun n'ont eu, dit-on, qu'une
existence éphémère. Soit. Nous n'avons pas à les réhabiliter ; seu-
lement nous faisons remarquer, au sujet de la question restreinte qui
nous occupe, qu'elle leur est redevable non de son existence, sans
doute, puisqu'elle avait déjà été dès longtemps traitée, mais de l'essor
qu'elle a pris grâce à leur influence, de l'importance qui désormais
lui sera reconnue, et de la place à la fois étendue et élevée qui lui sera
accordée par les esthéticiens de toutes les écoles.
C'est, pour le dire en passant, que la métaphysique, fût-elle une
science vaine, a cet avantage, selon l'expression de Bacon et de Des-
cartes, de remuer le sol de la science et de le féconder, de creuser au
pied de l'arbre, de lui faire pousser des branches nouvelles et
porter des fruits que les recherches empiriques sont incapables de
donner.
Cela dit, reprenons le fil de notre exposition.
Jean-Paul, l'écrivain humoriste, est aussi le vrai théoricien de l'hu-
mour. Son Esthétique (Vorschule der JEsthetik) ne traite, à vrai dire,
que cette question. C'est le centre auquel tout se rapporte ou se subor-
donne. Les défauts du livre, son absence de méthode, son mode d'expo-
sition et son style humoristique, les saillies bizarres dont il est semé,
ne doivent pas en faire méconnaître le mérite sérieux et la haute va-
leur esthétique. Il fait date dans cette histoire, et il est resté clas-
sique, du moins en ce qui concerne le sujet particulier dont il
s'agit. Celui-ci est traité avec une ampleur d'analyse et une richesse
de détails que rien avant ni depuis n'a égalées. Toutes les théories
postérieures y ont puisé et en ont reproduit la pensée principale. Il
est rempli de pensées profondes, d'observations fines et judicieuses
qui, malgré beaucoup d'excentricités, en font un véritable trésor.
BENARD. — LA THEORIE DU COMIQUE 251
Nous ne pouvons nous dispenser d'exposer avec quelque étendue
ce qui principalement nous intéresse. La théorie qui en fait le fond
roule sur deux points essentiels : 1° le visible ou le comique ;
2° Vhumour ou le genre humoristique.
I. Voyons d'abord comment Jean-Paul définit le visible ou le ridi-
cule et comment il explique le phénomènes qu'il provoque chez
l'homme : le rive.
L'opposé du vidicule, c'est le sublime. Le sublime, c'est l'infiniment
grand ; le vidicule est donc l'infiniment petit ; mais en quoi consiste
cette petitesse idéale ? Selon Kant, le sublime, c'est l'infini qui dé-
passe la portée des sens et de l'imagination. Comment l'infini peut-il
se manifester dans un objet sensible quand celui-ci est trop petit pour
que les sens et l'imagination puissent se le figurer ? Il y a là une objec-
tion que l'auteur vainement cherche à résoudre. Quoi qu'il en soit, le
principe est celui-ci : à l'infiniment grand qui éveille l'admiration doit
s'opposer l'infiniment petit qui détermine le sentiment contraire.
Mais il faut distinguer plusieurs genres de petitesse. Ainsi, dans le
monde moral , rien n'est petit , la moralité produit l'estime et son
contraire le mépris, ou l'amour et la haine. Or le risible n'est ni
assez bon ni assez mauvais pour être objet d'amour ou de haine; il
ne lui reste donc de sphère d'action que celle de l'entendement. Son
domaine est celui de la déraison ou de Y absurde. Mais, de plus, si l'on
veut qu'il excite un sentiment, il faut qu'il devienne sensible, qu'il
soit contemplé dans une action ou une situation. Or cela n'est pos-
sible qu'autant que l'action, comme moyen faux, trahit une contra-
diction, ou que la situation, comme miroir, exprime et fait éclater le
mensonge ou l'absurdité.
Ainsi le risible, c'est V absurde rendu sensible ou, comr -> on dit, qui
saute aux yeux, parce qu'il manifeste une contradiction.
Telle est la définition de Jean-Paul ; mais ce n'est pas toute sa
théorie. Une simple erreur et la déraison ne sont pas risibles par
elles-mêmes. Une erreur en soi n'est pas plus ridicule que l'igno-
rance ; mais l'erreur doit se manifester par une tendance ou par une
action. Un homme en bonne santé qui se croit malade nous parait
comique par les précautions sérieuses qu'il prend contre sa maladie
imaginaire. Il faut que les actes et la situation soient rendus sensi-
bles pour que la contradiction aille jusqu'à l'effet comique; mais
nous n'avons toujours là qu'une erreur finie exprimée sensiblement;
et cela n'est pas encore la déraison infinie ou ïabsuvdité de la
sottise.
En outre, comme dans un cas donné, un homme ne peut agir que
selon sa manière de voir, son erreur n'offre rien de comique tant
252 REVUE PHILOSOPHIQUE
qu'elle n'est que la sienne. Que Sancho reste toute une nuit sus-
pendu sur un fossé croyant être sur un abîme béant, son anxiété,
dans cette supposition, est très raisonnable ; il serait insensé s'il
s'exposait à se rompre le cou. Pourquoi cependant rions-nous? Là
est le nœud de la question, dit Jean-Paul : c'est que notre pensée se
mêle à la sienne. Nous prêtons à sa conduite notre propre manière
de voir, et nous engendrons par cette contradiction une sottise
infinie. Notre imagination, qui ici, comme dans le sublime, établit le
lien entre l'idée et sa manifestation extérieure, entre la réalité et
l'apparence , n'est capable de cette substitution que parce que
l'erreur est rendue visible à nos yeux. Le fait de nous tromper nous-
mêmes, par lequel nous substituons à la conduite d'autrui notre
propre jugement opposé au sien, rend précisément la chose absurde,
et c'est de cette absurdité que nous rions ; de sorte que le comique
comme le sublime ne réside qu'en nous, et non dans l'objet lui-
même.
Nous avons présenté la théorie du visible de Jean-Paul dégagée
des détails qui l'offusquent et la rendent difficile à saisir. Il suffit de
l'avoir exposée pour en faire remarquer l'originalité et la supériorité
sur les précédentes. Un autre progrès d'ailleurs à noter, c'est qu'elle
est discutée, entourée d'une analyse sérieuse, qui contraste avec le
ton laconique et dogmatique des autres esthéticiens.
Jean-Paul essaye ensuite d'expliquer le plaisir que nous fait
éprouver la vue du risible. Son explication, qui paraîtra subtile et
n'est pas à l'abri des objections, est au moins ingénieuse, très supé-
rieure à celle de Kant, sur laquelle elle s'appuie. Elle est précédée
d'une critique et de réflexions dont la justesse et la sagacité ne peu-
vent échapper à personne et qui jettent une vive lumière sur le fait
intellectuel d'une délicatesse et d'une fugitivité telles qu'il semble
déjouer tous les efforts de l'analyse.
Il est un fait évident, dit Jean-Paul : c'est que le rire détend les res-
sorts de l'âme et aussi ceux du corps. Ce singulier phénomène s'ac-
complit dans l'homme seul, à tel point que quelques philosophes ont
fait du rire le caractère distinctif de notre espèce. Quel est-il? D'où
vient le plaisir qui l'accompagne?
Selon Jean-Paul, aucune des définitions antérieures ne peut en
rendre compte. Comment la sottise inoffensive d'Aristote, la réduc-
tion de l'attente à rien de Kant, le spectacle de la misère humaine
peuvent-ils exciter notre hilarité ? L'homme ne doit-il pas plutôt
s'affliger des misères de ses semblables. Et cependant il éprouve
une joie subite à la vue du ridicule. Il y a plus : ce jeu de son esprit
suffit pour ébranler toute la machine, au point quelquefois de
BENARD. — LA THÉORIE DU COMIQUE 253
causer la mort, comme pour cet auteur (Philémon) qui, à cent ans,
mourut d'un accès de rire en voyant un âne manger un panier de
figues. Le comique de l'art peut produire une sorte de chatouille-
ment tel qu'il se convertit en douleur , ce que Platon a déjà
remarqué (PJiilèbe). Notez que ce fait est tout moral, l'impulsion
vient de l'esprit. La partie extérieure ou physique lui emprunte son
caractère ; autrement le rire perd sa signification, et alors il se
retrouve aussi bien dans la souffrance, dans la colère et le déses-
poir ; il naît même dans l'excitation de l'esprit , comme le rire
hystérique, celui du chatouillement, de même qu'il y a les larmes de
la joie. Ainsi, expliquer le plaisir que fait éprouver le comique par
quelque cause matérielle est aussi absurde que d'expliquer les
douces larmes que fait verser l'élégie par le besoin d'évacuation du
sac lacrymal. De toutes les causes morales assignées au plaisir du
comique, la plus déraisonnable est celle de Hobbes, qui le fait dériver
de l'orgueil. D'abord le sentiment de l'orgueil est par lui-même
sérieux. Dans le rire, on se sent plutôt au-dessous qu'au-dessus des
autres. S'il en était ainsi, le rire naîtrait toutes les fois que notre
amour-propre est agréablement chatouillé par cette comparaison
avec les autres; il se produirait à la vue de toute erreur dans autrui,
comme nous faisant sentir notre supériorité. Plus cette supériorité
serait grande, plus l'erreur serait risible. Or, loin delà, nous souffrons
souvent de l'humiliation d'autrui . D'ailleurs le plaisir du vrai
comique, comme tout sentiment vrai de joie, doit naître plutôt de la vue
d'un bien que de celle du mal ou d'un défaut dans nos semblables.
Quelle est donc la véritable cause de la jouissance que nous
éprouvons dans le rire et qui explique le côté sensible de ce singu-
lier phénomène ?
Le plaisir du risible, qui, on l'a vu, réside en nous, dit Jean-Paul,
naît d'un jeu de notre esprit provoqué par le concours simultané et
l'entrecroisement de trois séries de pensées réunies dans une seule
intuition : 1° une suite de pensées vraies qui se produit en nous,
2° une suite de pensées également vraies qui se produit dans autrui,
3° une suite de pensées illusoires intercalées par nous et attribuées
à autrui. — Si nous comprenons bien, cela veut dire que, quand
un objet provoque en nous le rire, l'objet risible, qui est toujours un
être intelligent ou supposé tel, a une suite de pensées vraies ou con-
séquentes à sa situation, bien qu'il se trompe, comme dans l'exemple
de Sancho. En second lieu, nous nous plaçons à son point de vue, et
la même suite de pensées se produit en nous; mais en même temps
l'absurdité devient si frappante qu'une troisième conception s'y mêle,
qui détruit l'illusion.
254 REVUE PHILOSOPHIQUE
Cette découverte subite détend notre esprit et provoque le
rire.
Ce spectacle, qui force notre esprit d'errer de l'une à l'autre de ces
trois séries de pensées contradictoires, met en jeu son activité, dont
nous avons conscience. La contrainte qu'il éprouve au premier
abord, par l'impossibilité d'opérer l'accord, fait place à un caprice
plein de gaieté qui nous en révèle l'harmonie.
Il y a dans le rire, ajoute Jean-Paul, un certain charme d'indéci-
sion, une sorte de chatouillement intellectuel produit par ce passage
et ce balancement entre des idées contraires.
Ajoutez que la vue du minimum de raison dans autrui et le senti-
ment de notre sagacité constituent une situation piquante et qui nous
excite agréablement. Sous ce rapport, le comique se rapproche du
chatouillement physique qui, comme quelque chose de mixte, oscille
entre le plaisir et la douleur. Il faut en conclure que le rire reste
éternellement attaché à l'imperfection de notre nature spirituelle.
Que l'on trouve cette explication subtile, on n'en reconnaîtra pas
moins la supériorité^ sur toutes les explications précédentes.
Telle est la théorie de Jean-Paul sur le visible et le rire. Nous ne
parlons pas des distinctions subtiles qu'il établit ensuite afin d'ar-
river à distinguer les différents genres de comique. Il y aurait, selon
lui, trois éléments dans le comique : 1° le contraste objectif, 2° le
contraste subjectif, 3° le contraste sensible, qui dans l'histoire de l'art
doivent, par leur prépondérance, engendrer les formes successives
du comique, classique, romantique, etc., etc. Nous avons à constater
et à caractériser la forme de beaucoup la plus importante, celle dont
Jean-Paul est le vrai théoricien et qui prime toutes les autres, la
forme humoristique.
II. Qu'est-ce que Y humour et quels sont ses caractères?
L'humour, répond Jean-Paul, est le comique romantique. Cette
définition, qui en réalité n'en est pas une, a besoin d'être expliquée.
Elle l'est par les caractères que lui assigne Jean-Paul et qui, selon
lui, sont au nombre de quatre : 1° la totalité humoristique, 2° la né-
gativité infinie ou la puissance d'anéantissement (vemichtende) , 3° la
subjectivité absolue, 4° la figurabilité (Sinnlickeit) .
Nous sommes obligés d'insister sur chacun de ces caractères, qui
en réalité contiennent toute cette théorie.
I" Totalité humoristique. — L'humour, qui est le sublime renversé,
n'anéantit pas le fini en lui-même, mais le fini dans son contraste
avec l'idée (l'infini). Pour l'humoriste, il n'existe pas de sottise parti-
culière, mais une sottise universelle, un monde fou. La plaisanterie
ordinaire relève telle ou telle sottise; l'humour rabaisse la gran-
BÉNARD. — LA THÉORIE DU COMIQUE 255
deur elle-même. La parodie place la petitesse à côté de la gran-
deur; lui il élève le petit pour rabaisser le grand.
L'humour détruit l'un par l'autre, parce que devant l'infini tout
est égal ou n'est que néant. L'humour se distingue de la plaisan-
terie ordinaire en ce qu'il est doux et tolérant à l'égard de toutes
les sottises particulières. L'humoriste ne renie pas sa parenté avec
l'humanité. Le plaisant ordinaire, qui s'attache à quelques traits
isolés de la sottise, se renferme dans sa suffisance et la conscience
de sa supériorité; mais lui, qui rit de tout, rit aussi de lui-même.
L'ironie est froide; l'humour réchauffe l'âme par le sentiment de la
sympathie qui est au fond de ses plus mordantes plaisanteries.
L'humoriste, plein de sensibilité, n'a aucun point de contact avec
le froid persifleur, qui manque absolument de cœur et de senti-
ment.
2° Le second caractère est Vidée anéantissante (vernichtende Idée).
L'humour anéantit tout ce qui est fini, pour ne laisser subsister que
l'infini, en présence duquel le fini n'est rien, est un pur néant. C'est
l'essence même de l'humour. Quand on compare le monde réel au
monde idéal ou infini que conçoit la raison, la petitesse et la vanité
du premier à la grandeur du second, alors naît ce rire particulier
où se mêle à la fois la tristesse à la joie. Aussi, de même que la poésie
grecque est sereine comparée à la poésie moderne, qui est sérieuse,
de même l'humour est en partie sérieux comparé à la plaisan-
terie antique. Il marche chaussé de l'humble socque, mais souvent
avec le masque tragique à la main. Tous les grands humoristes sont
sérieux, et nous devons les meilleurs à un peuple mélancolique, les
Anglais. Les anciens avaient un sentiment trop joyeux de l'existence
pour connaître ce sérieux humoristique. Ce sérieux est dans l'hu-
mour ; il est au fond de toutes les productions de l'art où se mêlent le
tragique et le comique, deux termes opposés de la pensée qui s'ap-
pellent ici l'un l'autre, comme le risible et le pathétique, le sublime
et le ridicule.
La puissance destructive de l'humour se révèle partout. Voilà
pourquoi il se plaît dans les contradictions et les impossibilités de
tout genre. Pour lui, les affections humaines, les passions, l'amour
ont toujours un dénouement misérable qui fait éclater leur vanité.
Le scepticisme fait de même, lui qui naît du spectacle des opinions
humaines , de leur effrayante diversité et mobilité.
3° En opposition avec Yobjectivité classique, l'humour est essen-
tiellement subjectif. Cet infini auquel il aspire, devant lequel
s'anéantit le fini, où est-il? En nous : en moi seul il habite et je le
trouve. Le monde extérieur ne le contient pas. Aussi c'est en moi
256 REVUE PHILOSOPHIQUE
surtout que le désaccord éclate. Mon être, ma personne se dédouble.
Il y a en moi deux moi, l'un fini, l'autre infini, et l'un rit de l'autre.
Le moi donc joué le premier rôle chez tout humoriste; il se prend
lui-même pour objet; il rit de sa propre folie. Mais ce rire n'est pas
celui de l'égoïsme ou de la vanité ; aussi le spectateur ne peut le
haïr. Un moi qui s'exécute ainsi lui-même n'a plus rien d'odieux ; ce
dont il rit en se prenant pour objet, c'est l'universelle folie; mais il
faut savoir goûter ce qu'il y a d'élevé dans cette plaisanterie vrai-
ment humoristique, car elle est bien différente de ce comique vul-
gaire qui ne s'élève pas au-dessus des intérêts matériels de la vie et
qui n'en confesse les maux et les misères que pour s'en vanter ou
s'en amuser.
4" L'humour, dans le poète et dans l'artiste, exige une grande ri-
chesse d'imagination sensible {Sinnliclikeit). Si déjà le comique en
général demande une vive peinture des caractères et des situations,
à plus forte raison l'humour a besoin des couleurs les plus fortes,
des traits les plus variés et les plus frappants. Une exubérance d'ima-
ges, les rapprochements et les contrastes où. s'exerce l'esprit de
saillie, toutes les fantaisies de l'imagination sont ici à leur place et
concourent à l'effet voulu. C'est un moyen de faire passer devant ce
miroir concave toute la fantasmagorie des formes du monde sensi-
ble. Leur multiplicité d'ailleurs ne fait que mieux ressortir le
contraste avec l'idée de l'infini. Il en est comme au dernier jour, où
le monde doit rentrer dans le chaos en attendant le jugement de
Dieu. L'esprit positif (Verstand) ne peut habiter que dans un monde
régulièrement construit. La raison supérieure {Vernunft)^ au con-
traire, comme Dieu, ne saurait s'enfermer dans des limites.
Nous ne poursuivrons pas plus loin l'exposé de cette théorie, que
son auteur applique ensuite aux divers genres de poésie, lyrique, dra-
matique, épique. L'esprit de saillie (Witz) la complète. Il contient
une foule de fines et délicates analyses et souvent des pensées
profondes dont l'esthétique, comme science empirique, ou la
psychologie du beau a fait son profit. Nous avons dû nous borner
à présenter sous les yeux du lecteur, dans ses traits essentiels,
la partie qui nous intéresse et qui occupe une place si impor-
tante dans l'histoire de notre problème. Nous savons toutes les cri-
tiques qu'on peut lui adresser. L'esthétique n'en fait pas moins une
conquête importante et qui ne peut lui être disputée.
BÉNARD. — LA THÉORIE DU COMIQUE 257
IV
Nous passons plus légèrement sur les autres représentants de
cette école de l'ironie. Nous dirons cependant quelques mots des
deux chefs du romantisme allemand, Fr. et W. de Schlegel.
Le principe de l'ironie, qui, chez Fr. de Schlegel, prend le nom de
génialité divine, peut s'énoncer ainsi : Le talent et le génie sont des
dons divins. L'artiste ou le poète qui a du génie est un être placé au-
dessus des conditions de la nature humaine. Il est un être à part,
séparé, isolé du reste des humains, à qui tout est permis, dont la ma-
nière de penser, de vivre et d'agir n'a rien de commun avec celle des
autres hommes. Ceux-ci, à côté de lui, sont des esprits bornés, des
êtres vulgaires, dont le bon sens, la raison étroite est incapable de
rien comprendre de ce qui fait l'essence même de l'art et de la
poésie : esprits prosaïques, dont la platitude éclate dans tous leurs
jugements; tout ce qui les dépasse leur paraît faux et paradoxal.
Mais précisément le paradoxe, c'est ce qui caractérise les œuvres du
génie. Le monde de l'art, c'est la grande paradoxie. Aussi le poète
ou l'artiste a le droit de heurter partout le sens commun, de lui
rompre en visière. Il a le privilège de s'élever au-dessus de toutes
les règles conventionnelles par lesquelles on prétend arrêter le libre
essor de son génie, poser des limites à son imagination. Gomme
Dieu, le poète crée librement. Qui aurait le droit de lui imposer des
lois? L'arbitraire et le caprice, la libre fantaisie, voilà sa loi. La seule
loi de l'art est la liberté absolue, la plus libre de toutes les licences.
Le rejet absolu de toute règle et de toute loi, c'est ce qui caractérise
le romantisme et le distingue du classique. Celui-ci a pu avoir sa
raison d'être, mais son règne est fini; ce règne est celui du despotisme
appuyé sur une législation qui n'est que la légalité (Gesetzlichkeit).
Partout on établit des distinctions factices, arbitraires entre des
formes qui se mêlent et se confondent, le tragique et le comique, etc.,
on assujettit l'art à des règles particulières, admises par les esprits
bornés.
Nous avons eu en France le reflet de cette théorie ; nous n'avons
pas besoin de nommer les auteurs qui l'ont reproduite et appliquée
dans leurs œuvres. En Allemagne, où tout porte la livrée de la méta-
physique, elle a revêtu l'appareil des formules abstraites. Celles-ci
rendent plus facile d'en reconnaître la filiation ou la parenté avec le
système philosophique dont elle est éclose. Ici, c'est l'imagination
TOME X. — 1880. 17
258 REVUE PHILOSOPHIQUE
créatrice, planant au-dessus des règles, qui se joue librement dans
une sphère supérieure à celle de la réalité vulgaire et prosaïque, qui
se pose orgueilleusement en opposition avec le sens commun et la
raison, qui se rit de ce qui paraît sérieux au commun des hommes.
Dans sa haute indifférence, elle se place au-dessus de la. moralité
elle-même, elle méprise ce qui est regardé comme obligatoire par la
conscience, et ne se croit pas astreinte à respecter les liens les plus
sacrés, comme ceux du mariage par exemple. Elle proclame la pas-
sion supérieure au devoir, etc. [Lueinâe). — Tout cela chez nous a
été proclamé, prêché en prose et en vers, mis en pratique dans le
drame et dans le roman. Qu'est-ce autre chose que le principe de
l'ironie divine, déjà admis avec quelque réserve par Jean-Paul, ici
formulé d'une manière plus exagérée par Fr. de Schlegel, exposé,
développé et mis en action dans un roman qui a eu une certaine
vogue (Lucinde) ?
On retrouverait la même doctrine exposée et réalisée dans d'au-
tres écrivains romantiques [L. Tieck, etc.) de cette époque. Quant au
comique proprement dit, comme opposé au tragique, W. de Schlegel,
le célèbre critique, en conçoit l'idée parfaitement d'accord avec ce
qui précède; mais, moins conséquent et peu théoricien, il la mitigé et
la mêle à des ingrédients qu'on a vus dans les théories antérieures.
« Le tragique répond au sérieux, le comique au gai. Le sérieux con-
siste dans la direction des forces de l'âme vers un but qui absorbe
son activité. La gaieté, c'est l'absence de but et le déploiement inat-
tendu de toutes nos facultés. » Le poète tragique voit son objet au-
dessus do lui, et il en reçoit la loi; le poète comique au contraire se
dégage du sien. — « De même que le sérieux, animé par l'inspiration
poétique, est l'essence de la tragédie, l'essence delà comédie, qui est
la gaieté, est une sorte d'oubli de la vie. Ne prenant rien au sérieux,
nous nous laissons glisser légèrement sur la surface de toute chose.
Ne voyant plus dans les imperfections et les travers de nos semblables
que des objets sans importance, qui ne méritent ni d'être blâmés ni
de nous attrister, nous nous réjouissons des contrastes bizarres qui
exercent notre esprit et animent notre imagination. » Ainsi le comi-
que n'existe pas en soi : il est dans notre manière de voir. Aussi, l'au-
teur comique doit se tenir à distance de tout ce qui pourrait exciter
notre indignation. « Il doit représenter les travers et les inconsé-
quences des hommes comme des jeux du hasard et des caprices du
sort, qui ne peuvent entraîner aucune suite fâcheuse, etc. »
Le savant et spirituel critique n'ose, on le voit, adopter tout à fait la
th oriede son frère. IL la tempère par des emprunts qu'il fait aux
théories antérieures ; mais il la détruit par ses réserves .
BENARD. — LA THEORIE DU COMIQUE 259
Cette phase de la théorie du comique que nous décrivons n'est pas
encore complète. Ce qui lui manque en effet, c'est le caractère vrai-
ment philosophique, absent de toutes ces théories. Jean-Paul est un
écrivain et, si l'on veut, un penseur humoriste; il n'est pas propre-
ment un philosophe. Il emprunte à Kant, à Schelling, à Fichte, sans
trop savoir ce qu'il emprunte, ou sans s'en rendre compte; s'inspi
rantde sa propre originalité, il ajoute à ce qu'il prend à autrui ses pro-
pres vues, souvent profondes, mais éparses, quelquefois sans lien avec
ses principes. Fr. de Schlegel est bien un philosophe, mais il ne l'est
pas assez; lui-même souvent se contredit; plus tard même, il se
renie et condamne ce qu'il a exposé et enseigné. Il était donc né-
cessaire que la théorie de l'ironie et de l'humour trouvât son véri-
table interprète dans un penseur à la fois philosophe et esthéticien
qui lui donnât sa forme systématique, légitimement et rigoureusement
déduite. Elle le doit à Fr. Solger, métaphysicien distingué, à la fois
penseur remarquable et écrivain érudit, que l'esthétique allemande
compte parmi ses représentants principaux. Ses œuvres sont souvent
mises en parallèle avec V Esthétique de Hegel, qui professe pour lui
la plus haute estime et le distingue des autres écrivains de l'école de
l'ironie. (Esthét., introd.) L'ensemble de sa doctrine sur le beau et
l'art, dans son ouvrage principal (Erwin), se termine par un remar-
quable exposé de sa théorie de Y humour ou de l'ironie, qui est le
dernier mot de cette école. Nous nous bornons à en indiquer les
points les plus saillants.
L'ironie y est proclamée la forme la plus élevée, le centre même
de l'art (p. 233). Or le point culminant de l'humour lui-même,
l'humour parfait, l'imagination clans l'imagination (Phantasie der
Phantasie), l'art divin (goltliche Kunst), le fruit dernier de la maturité
de l'art, le miracle de la raison esthétique, quel est-il? C'est l'ironie,
l'ironie divine. Ce principe caché, que fournit la philosophie de
Fichte, c'est le moi, l'activité infinie du moi. Quel est son résultat?
l'anéantissement, la nullité de l'idée (die Nichtigkeit der Idée).
(Ibid.)
C'est bien la théorie de Jean-Paul et de Schlegel. Là est aussi le
vrai centre de l'art (der wahre Mitte der Kunst). — Nous supprimons
la démonstration logique, pour arriver à la définition de l'ironie elle-
même, telle qu'on doit la concevoir dans l'artiste :
« Donc l'esprit de l'artiste doit concentrer toutes les directions dans
ce regard qui domine et embrasse tout, et ce regard qui plane sur
tout, qui anéantit tout nous l'appelons l'ironie. » (p. 271.)
Remarquons-le toutefois, car c'est là ce qui fait l'originalité de
la pensée du nouvel esthéticien, ce qui le distingue de Schlegel et
260 REVUE PHILOSOPHIQUE
des autres partisans de l'ironie, c'est que cette destruction totale de
tout ce qui est réel laisse subsister Vidée, qui reparaît d'autant
mieux au fond de l'œuvre d'art et dans les profondeurs de la pensée
artistique; elle se résout finalement dans l'harmonie, à la suite de
cet anéantissement de toutes les formes du réel. (Ibid.)
Solger résume ailleurs plus clairement encore sa conception de
l'art, qui est le couronnement de son esthétique :
« L'artiste doit anéantir le monde réel, non seulement en tant
qu'il est l'apparence (Schein), mais en tant qu'il est l'expression
même de l'idée. Cette disposition (Stimmung) de l'artiste en vertu
de laquelle il pose le monde réel comme rien, nous la nommons
l'ironie artistique. Aucune œuvre d'art ne peut naître sans cette
ironie qui avec l'inspiration constitue le centre de l'activité artis-
tique... Il ne faut pas la confondre avec la moquerie vulgaire (gemeine
Spôtterei), qui ne laisse rien subsister de noble dans l'homme. L'ironie
reconnaît le néant non des caractères individuels, mais de toute
l'existence humaine (des ganzen menschlich Wesen) précisément
dans ce qu'elle a de plus élevé et de plus noble; elle n'admet rien
en face de l'idée divine. » (Vorlesungen, 125 )
ce Ainsi le comique a la même source que le tragique : la nullité
et la contradiction de toute chose en opposition avec l'idée. » (Ibid.,
p. 313.)
Nous touchons ici à une nouvelle phase de la philosophie alle-
mande, celle a laquelle Schelling et Hegel ont attaché leur nom et
au sein de laquelle la théorie du comique subit une nouvelle trans-
formation.
Les bornes de cet article ne nous permettant pas d'aller plus loin,
nous jetterons un regard en arrière pour mesurer l'espace que nous
avons jusqu'ici parcouru. Quoique arrivés à peine à la moitié de
notre course, l'exposé historique qui précède suffira, nous le croyons,
pour justifier la proposition que nous avons émise au début de ce
travail et donner la démonstration, déjà, selon nous, difficile à con-
tredire, de cette thèse : le progrès de la science du beau sur le
problème particulier du comique, et la théorie qui en est l'objet.
On a vu comment ce problème à peine entrevu par les anciens
philosophes, Platon et Aristote, contenu tout entier dans une phrase
BENARD. — LA THÉORIE DU COMIQUE 261
de la Poétique d'Aristote, sur laquelle la critique littéraire a vécu
pendant des siècles et qu'elle ne cesse encore aujourd'hui de re-
produire, comment, dis-je, ce problème, abandonné si longtemps aux
rhéteurs et aux historiens de la littérature, négligé des philosophes
des xvie, xvne et xvuie siècles, avait fini par entrer, à la fin du siècle
dernier, dans le cadre de la science du beau, nouvellement éman-
cipée, sinon constituée. Mais, s'il y prend place, c'est sans attirer
beaucoup l'attention des représentants de cette science et être de
leur part l'objet de recherches sérieuses. On ne soupçonne ni son
importance , ni sa complexité , ni ses rapports avec les autrespro-
blèmes, ni les difficultés qui l'environnent, ni la vaste étendue de
ses applications.
Aucun de ceux qui le traitent comme en passant ne songe à l'appro-
fondir et, pour la résoudre, à se servir d'une méthode sévère et rigou-
reuse. Plus tard, une grande révolution s'accomplit dans le monde de
la pensée : la critique philosophique est née. Les plus hauts problèmes
de la raison sont agités et résolus dans le sens de cette nouvelle mé-
thode; mais le problème particulier dont il s'agit, d'une nature d'ail-
leurs très restreinte , avait trop peu figuré dans les controverses
antérieures, la plupart roulant sur des objets métaphysiques, pour
attirer beaucoup l'attention du grand penseur qui fut l'auteur de
cette réforme. C'est comme par hasard dans un coin perdu de l'une
de ses Critiques qu'il le rencontre sur son chemin et le traite
d'une manière épisodique. Il ne dépose pas moins sur lui la forte
empreinte de son génie. La question du rire et du comique reçoit de
lui une impulsion féconde. Elle sort de la banalité superficielle qui
jusqu'ici l'avait enveloppée. Ses diverses faces apparaissent déjà
comme distinctes, mais devant être étudiées dans leur rapport et leur
réciprocité. Sans entreprendre à fond cette étude, il se contente de
marquer la voie et laisse cet examen à ses successeurs. Ses disciples
immédiats, il est vrai, ne comprennent guère cette nécessité d'aller
plus avant que lui ; sa méthode sur ce point reste stérile entre leurs
mains. Il n'en est pas de même des esprits supérieurs qui viennent
après lui et qui à leur tour élèvent de nouveaux systèmes. Leur
pensée puissante continue à remuer dans leur étendue et leur pro-
fondeur métaphysique toutes les hautes questions que lui-même avait
résolues et dont la solution définitive est le subjectivisme. Or il se
trouve que l'idéalisme subjectif de Fichte, issu du kantisme et qui en
est la rigoureuse conséquence, recèle dans son sein un corollaire
très légitime qui, dans la région toute pacifique de l'art, n'est autre
que le comique, ou du moins cette forme du comique qui s'appelle
l'humour ou l'ironie divine. C'est cette ironie supérieure qui, se
262 REVUE PHILOSOPHIQUE
jouant de toutes les formes et de toutes les réalités du monde fini,
proclame le néant de toutes choses en face de la substance univer-
selle ou du moi absolu et puise dans ce sentiment de son infinité une
joie mêlée de tristesse, caractère essentiel, trait caractéristique de
l'humour. Le comique mêlé au tragique donne la clef de cet art supé-
rieur appelé romantique et qui est celui des grands poètes modernes.
Ce mouvement de la spéculation philosophique qui coïncide avec
l'apparition du romantisme fait naître chez un penseur humoriste
une de ces œuvres originales qui marquent une direction nouvelle.
La théorie du comique et de l'humour y est exposée et déve-
loppée avecî une finesse d'analyse, une profondeur d'aperçus et
une verve d'expression qui laisse bien loin derrière elle les produc-
tions analogues des esthéticiens de l'école de Wolf ou du kantisme.
Les chefs du romantisme s'emparent de cette théorie et l'exagè-
rent sans la dépasser. Elle trouve enfin la vraie formule et la déduc-
tion logique dans les écrits d'un véritable esthéticien, à la fois
littérateur et philosophe, qui lui donne la dernière main et la place
au sommet de l'art.
Arrivé à cette hauteur, il semble que le problème n'ait plus qu'à
en descendre pour reprendre une position plus modeste et des pro-
portions plus restreintes. Il en sera sans doute ainsi plus tard, dans
d'autres écoles, quand celles-ci, dégoûtées de cette méthode et ne se
laissant pas éblouir par ses brillants résultats, reviendront à l'expé-
rience, quand, au lieu de se transporter sur ces cimes vertigineuses,
elles voudront reprendre l'édifice par sa base et assurer ses pre-
mières assises. Celles-ci s'attacheront à mieux décrire les faits, à
étudier dans sa partie empirique le fait principal sur lequel doit s'ap-
puyer toute la théorie du rire et du comique, à mieux reconnaître
et distinguer tous les éléments du problème, à le mettre en rapport
avec les autres parties de la science à laquelle il appartient, à le suivre
dans ses applications, etc.
Mais nous sommes loin encore de ce moment et d'une telle réac-
tion. L'évolution métaphysique du problème n'est pas achevée. La
spéculation, tant décriée depuis, peut lui rendre encore plus d'un
service, malgré ce qu'elle a d'aventureux dans ses ambitieuses cons-
tructions.
On se demandera sans doute quel progrès cette école de l'ironie a
fait faire à la question qui nous occupe. N'est-ce pas plus tôt un
pas rétrograde que cette conception grandiose, mais chimérique, qui
semble plutôt encombrer la science et nuire à son développement
que le favoriser? — Il y aurait là-dessus beaucoup à dire. Une simple
observation nous suffira pour répondre. Cette école a eu tort de
BÉNARD. — LA THÉORIE DU COMIQUE 263
placer le comique et l'ironie au sommet de la pyramide de l'art.
Soit; mais, au moins, ce qu'on ne niera pas, c'est que le problème
est posé, son importance est reconnue, l'attention est fixée sur lui.
Ce problème a conquis sa place au soleil ou dans la science. Quel
que soit le sort qui lui est désormais réservé, il ne la perdra pas,
et elle ne lui sera pas disputée.
Quant à la solution elle-même, contestée ou non, n'oublions pas
qu'elle est entourée d'une foule d'analyses profondes, fines et déli-
cates, de faits plus ou moins bien décrits ou expliqués qui enrichis-
sent la science dans sa partie expérimentale et positive. Un fait prin-
cipal qui prime tous les autres, c'est cette forme du comique qui joue
un si grand rôle dans l'art moderne, Yhumour. Il est décrit dans ses
traits essentiels, avec justesse et profondeur, malgré les exagérations,
par tous les écrivains de cette école. Reconnue et distinguée des autres
formes, elle prend sa place dans la critique des arts et dans leur his-
toire. Il n'est plus permis de l'omettre ou de la confondre avec les
autres formes du risible et du comique, de ne voir en elle qu'une
simple nuance, de la traiter comme quelque chose d'accessoire et
d'insignifiant. Elle sert à juger comme à expliquer les plus grandes
œuvres de l'art et de la littérature modernes , celles de Dante, de
Shakespeare, de Goethe, etc.
Gœthe nous paraît avoir porté un jugement d'une grande justesse
sur l'humour et l'école humoristique. « L'humour, dit-il, est un des
éléments du génie; mais, dès qu'il prédomine, il n'en est plus que le
faux semblant; il accompagne l'art à son déclin, le détruit et finit par
l'anéantir. » (Maximes et Réflexions.)
Hegel juge encore plus sévèrement l'école de l'ironie (Esthét.,
introd., lr« part.). Mais l'un et l'autre reconnaissent son rôle légi-
time dans l'art. C'est comme dans tout système exclusif, la partie
voulant s'égaler au tout, absorber le tout lui-même, usurper la
première place et trôner en souveraine.
Quoi qu'il en soit de cette théorie et de toutes celles qui la précè-
dent, on ne peut méconnaître le progrès déjà obtenu de la science
esthétique sur le problème limité que nous avons choisi, ni mettre
sérieusement en doute la réalité, j'ose ajouter la rapidité de son dé-
veloppement.
Cil. BÉNARD.
LÀ CROYANCE ET LE DESIR
POSSIBILITÉ DE LEUR MESURE
(fin) ».
III
Critique de Bentham.
Nous avons cru montrer, dans ce qui précède, que la croyance
et le désir, soit individuellement, soit collectivement, sont suscep-
tibles d'évaluations plus ou moins rigoureuses. Mais les théories se
jugent par leurs conséquences. Essayons d'appliquer la nôtre à la
critique de Bentham, c'est-à-dire aux problèmes moraux et sociaux
les plus ardus. Qu'on veuille bien se rappeler l'analyse par laquelle
nous avons ramené le plaisir et la douleur au désir et à l'aversion.
Elle méritait, je crois, de nous arrêter. D'abord, si l'on ne décompose
pas le plaisir et la douleur, l'on peut et l'on doit être tenté d'ex-
pliquer par eux le bien et le mal. Or il n'est pas indifférent, en
morale, de résoudre ces notions fondamentales en termes de désir
et d'aversion, d'affirmation et de négation, ou en termes de plaisir
et de douleur. Entre autres différences saisissables, si l'on adopte
la première manière de voir, non seulement toute sensation, mais
aussi bien toute perception et toute notion, en un mot tout ce qui
peut être l'objet d'un désir ou d'une répulsion, est en soi-même bon
ou mauvais; si l'on se range au second point de vue, les seules
choses bonnes ou mauvaises qu'on admette au fond sont certaines
sensat;ons privilégiées, qualifiées plaisirs et douleurs; quant aux
phénomènes intellectuels, associations et combinaisons d'images,
raisonnements, notions, ils ne méritent les mêmes épithètes qu'in-
directement, parce qu'ils sont regardés comme devant avoir pour
I. Voir le n° précédent de la Revue.
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 265
résultat un accroissement de sensations pénibles en soi ou agréables.
Mais il y a une autre différence plus importante encore et déjà
indiquée.
Quand Bentham, au commencement de ce siècle, fondait la morale
et le droit sur l'utilité et affirmait la possibilité d'évaluer mathéma-
tiquement la somme de plaisirs et la somme de douleurs qu'un acte
doit engendrer, il s'abusait certainement, puisque les peines et les
plaisirs de diverses natures, sans commune mesure, se refusent à
entrer comme des chiffres dans une addition. Mais son erreur n'était
pas complète, puisque plaisir et peine impliquent désir et contre-
désir, ajoutons croyance positive et négative, et il a passé bien près
de la vérité sans la voir, avec cette myopie ou distraction philoso-
phique qui s'allie étrangement à l'acuité de sa vision intellectuelle,
subtile et pénétrante dans certaines analyses. On se demande à sa
lecture s'il ne voit pas ou s'il dédaigne de réfuter les objections pal-
pables que soulèvent ses assertions et qu'il n'indique jamais. Sans
nul doute, il méconnaît la nature du vrai vincidum juris, il mutile
la notion du devoir; son utilitarisme est une sorte de darwinisme
social anticipé, avec cette différence que, si le meilleur, aux yeux du
grand naturaliste, est toujours le plus apte, le plus utile, Darwin a
senti lui-même l'insuffisance de son idée-mère et s'efforce de la
compléter en faisant, par des voies détournées, par la sélection
sexuelle, par le principe de corrélation de croissance, une assez
belle part au point de vue esthétique et même téléologique. Nulle
concession pareille chez Bentham; il voit tout clairement, excepté les
limites de son point de vue. Ce n'est pas lui, mais un de ses arrière-
disciples les plus indépendants, qui a pu écrire : « Bien dans le droit
ne naît seulement d'un sentiment d'utilité; il y a toujours Certaines
idées antérieures sur lesquelles travaille le sentiment d'utilité et
dont il ne peut que former des combinaisons nouvelles » (Sumner
Maine, Ancien droit, p. 220), comme il y a toujours certaines données
morphologiques, certains agencements de caractères qualifiés types
vivants, qui servent de thème indispensable aux variations et à la
sélection naturelle. Étant donné qu'avant tout il s'agit d'entretenir
la série des sacrifices quotidiens aux mânes des ancêtres, la légis-
lation, dans le cas où la famille menacerait de s'éteindre, doit fournir
des moyens artificiels ou violents de la perpétuer, l'adoption, l'inceste
par exemple. Étant donné qu'avant tout il faut empêcher le type
labié de périr (quoique l'obstination des plantes de cette famille à
présenter une tige carrée et non ronde, des feuilles opposées et non
alternes, soit peu explicable par leur intérêt individuel), les individus
les plus propres à le maintenir et à le développer devront être choisis.
266 REVUE PHILOSOPHIQUE
Un but, que nous croyons nôtre et qui nous fait siens, entre en nous
un jour, s'empare de nous ; ce n'est point notre intérêt qui l'a fait
naître : le hasard a rassemblé en nous les fragments d'idées dont il
se compose. Et, quand même ce serait notre intérêt qui nous ferait
désirer ce but, que signifierait cela? Notre intérêt, n'est-ce pas le
succès de quelque but antérieur, entré lui-même en nous comme je
viens de le dire? En remontant à la source de notre vouloir, nous
n'y voyons qu'attraction irrésistible vers quelque chose d'étranger,
une expulsion hors de nous-même, hors de la sphère où nous nous
replions parfois pour savourer nos joies égoïstes. Bentham ne tient
nul compte de cet arbitraire fondamental, de cet irrationnel, essentiel
appui de toute logique et de toute nécessité ; et c'est là une lacune
énorme.
Mais il rachète tous ses défauts par un mérite éminent, sa sincérité
d'abord, son horreur de tout charlatanisme verbal, de toute phra-
séologie grandiloque et creuse, familière à nos juristes français,
quand, d'aventure, ils se hasardent à philosopher, et puis cette
sûreté d'instinct qui, tout droit, l'a conduit au vrai nœud des ques-
tions morales et économiques. « Il a senti la nécessité, dit son tra-
ducteur et metteur en œuvre, Dumont, d'établir un principe inva-
riable qui pût servir de base à une mesure commune en morale et
donner cette unité, le plus important, mais le plus difficile problème
de la philosophie. » (Législation civile et pénale.) Il ne l'a pas trou-
vée, cette arithmétique morale, mais il l'a cherchée passionnément.
11 faut donc qu'il ait longtemps souffert de son absence constatée,
qu'il ait heurté comme tant d'autres, mais sans y échouer comme
eux, sans y engloutir toute foi dans la possibilité de la justice, à ce
grave écueil de toute notion de valeur et de droit : l'hétérogénéité
des divers biens humains à sacrifier les uns aux autres dans le cours
des déterminations morales et des iluctuations sociales. Il a vu
cependant comme nous, il n'a pu ne pas voir la différence du
tout au tout qui éclate entre l'œuvre d'un plâtrier et une fresque
de Michel-Ange, entre la gaieté d'un ivrogne et l'inspiration d'un
poète, entre les plaisirs de l'adultère et les joies de la famille; et
l'histoire lui a fait naître sans doute à chaque ligne, dans le défilé
des états sociaux ondoyants et divers, le regret de quelques beautés
spéciales, sui generis, à jamais irretrouvables, que chaque âge
emporte et scelle avec soi dans sa tombe, de cette flore de vertus
ou de charmes propres, patriotisme antique, fidélité féodale, rési-
gnation, abnégation, bravoure militaire, fleur de politesse et d'élé-
,^nice des cours, qui reste attachée à chaque station historique et
ne laisse à la suivante que son souvenir Qui dira en quoi le nom de
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 267
progrès donné par nous à cette substitution de qualités non compa-
rables, d'avantages radicalement dissemblables, est légitime? La
plupart de ceux qui, d'un œil sincère, avec une complète bonne foi,
ont regardé ce kaléidoscope de réalités hétérogènes, n'ont-ils pas
jugé la question insoluble? Et de fait, s'il n'y a rien en nous que de
qualitatif, nul problème politique, nul problème juridique n'est
susceptible d'une solution rationnelle qui s'offre au législateur.
Pourquoi dans nos lois pénales punissons-nous le vol, l' adultère,
l'assassinat, et immolons-nous à d'autres avantages leurs avantages
spéciaux? Pourquoi dans nos lois civiles défendons-nous le régime
actuel contre les adorateurs du passé ou les rêveurs d'un certain
avenir? Le voleur dira que nous ne connaissons point ses douleurs,
l'amant que nous méconnaissons ses délices, celles-ci et celles-là
d'une espèce à part, unique ; l'assassin même pourrait dire que
l'ivresse de la vengeance l'emporte pour lui sur toute autre joie; et,
avec bien plus de force encore, les rétrogrades et les utopistes nous
entretiendront d'Edens perdus ou d'Edens à conquérir, qui leur font
prendre notre monde en pitié. Et nous, que dirons-nous? N'aurons-
nous, pour justifier nos lois, que le caprice de nos préférences? On
va hausser les épaules ici, sourire, dédaigner de répondre autrement
que par des mots. Cependant les révolutions passent et tranchent le
nœud qu'on ne dénoue pas. Bentham essaie, lui, une réponse
claire et forte; et, s'il l'essaie, s'il prétend motiver le jugement de
supériorité porté sur tels biens comparés à tels autres, c'est appa-
remment qu'il a aperçu sous leur hétérogénéité quelque chose
d'homogène. Mais quoi? Il ne le dit pas expressément; et de là des
conséquences regrettables.
Cournot, l'incomparable critique, mais infiniment plus pénétrant
que concluant, plus habile à manier les balances de la justice que
son glaive, a sondé en passant nos parages, à propos d'économie
politique (voy., dans ses Principes de la théorie des richesses, tout le
chapitre sur l'optimisme économique). « Vaut-il mieux, demande-t-il
entre autres questions, acheter au prix d'un plus rude labeur un
accroissement de population, ou payer par un déchet de la popu-
lation plus d'aisance, de loisir, d'élégance... de moralité dans la vie
commune? L'amélioration dans les conditions de la vie serait-elle
trop payée par le sacrifice d'un grand nombre de vies'!... La décision
du procès entre la grande et la petite culture rentre dans ce pro-
blème. Celle-ci donne plus de produits, nourrit plus de créatures
humaines, mais au prix d'un plus pénible labeur; l'autre donne un
plus grand produit net pour un moindre produit brut. Lequel vaut
le mieux? Voilà une question sur laquelle la logique, le calcul n'ont
268 REVUE PHILOSOPHIQUE
aucune prise. » Et que d'autres nœuds gordiens de ce genre dont
Cournot ne parle pas! Si une divinité clémente nous proposait,
movennant une guerre qui nous coûterait 10 000 hommes seule-
ment, la restitution de l'Alsace et de la Lorraine et de notre gloire
militaire éclipsée, quel homme d'Etat français refuserait une offre
pareille? Et cependant quelle mesure commune y a-t-il entre l'intérêt
majeur de continuer à vivre, pour 10 000 d'entre nous, et l'avan-
tage pour le reste de leurs concitoyens de se dire qu'ils appartien-
nent à une nation un peu plus glorieuse et plus étendue? En
pareil cas, je voudrais voir apporter les balances de Bentham. Napo-
léon, en 1814, après sa dernière défaite, eut une dernière idée
exorbitante, au dire de M. Thiers. Les alliés étaient tous dans
Paris, avec leurs 500 000 hommes, enivrés et sûrs de leur triom-
phe; il était à quelques lieues de là, jugé perdu, à portée de son
artillerie et d'une poignée de troupes. Ne pouvait-il, un peu d'as-
tuce aidant, aller s'emparer des hauteurs de Paris, et, de là, bom-
barder, exterminer tous ses ennemis à la fois? Il fallait écraser
avec eux le tiers ou la moitié des Parisiens, et Notre-Dame, et les
Tuileries, et le Louvre, tout ce que la sédition a détruit depuis lors
ou tenté de détruire; mais, à ce prix et à l'exemple du czar incen-
diant Moscou, la France, tombée, se redressait subitement à une
hauteur inconnue, son rêve séculaire s'accomplissait, elle faisait la
loi au monde... Quand ce projet impérial fut communiqué aux maré-
chaux, ils reculèrent d'horreur. En admettant qu'il fût exécutable,
qu'eût décidé à leur place, logiquement, un utilitaire patriote?
Deux pages après avoir déclaré insolubles des questions de cet
ordre, Cournot aperçoit la voie par laquelle pourrait être trouvée la
solution de quelques-uns d'entre eux, de ceux que soulève l'économie
politique. « La valeur vénale, dit-il, a pris cours parmi les hommes,
justement pour permettre de comparer numériquement des choses
si peu similaires qu'autrement elles ne pourraient être comparées. »
Elle n'est, à ses yeux, qu'une commune mesure fictive, convention-
nellement choisie ou acceptée de force, entre choses hétérogènes, et ce
n'est qu'en les mutilant qu'elle permettrait de les évaluer. Elle serait
le signe, l'expression arithmétique d'une quantité ou de quantités
non pas réelles, mais imaginaires.
En cela, Cournot suppose, comme tout le monde, par habitude,
que les produits ou les services exprimés par des sommes d'argent
sont les sensations diverses, visuelles, tactiles, sonores ou autres,
et, en général, les états de l'âme spéciaux que ces biens nous repré-
sentent; et il est certain que, s'il en était ainsi, l'application des
nombres à la comparaison de ces choses sans nul rapport, bizarre-
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 269
ment juxtaposées, serait arbitraire et absurde. Mais la hausse ou la
baisse du prix des objets exprime l'accroissement ou la diminution,
tantôt des désirs, tantôt des actes de foi totalisés du public qui les
achète (la production des articles, l'abondance du numéraire, et le
chiffre de la population restant les mêmes, par hypothèse). Ici, s'agit-
il de choses peu similaires ? En tant que sentis, les plaisirs ne
sauraient être additionnés, même appartenant à une seule personne,
à fortiori quand ils appartiennent à des personnes différentes, par
exemple, les plaisirs des fumeurs, des chasseurs, des joueurs, des
clubistes, des libertins, etc. Mais, en tant que désirés plus ou moins,
ils deviennent, nous le savons, parfaitement comparables. En tant
qu'affirmés, crus, ils ne deviennent pas moins réductibles en nombre.
La solution des problèmes ci-dessus est donc aisée d'après ce prin-
cipe : entre deux avantages hétérogènes, un gouvernement démo-
cratique, expression de la majorité des électeurs, se décidera logi-
quement en faveur de celui qui est réclamé par le désir national le
plus fort. Par exemple, il favorisera la petite culture au détriment de
la grande, le bon marché des produits au détriment de leur perfection
aristocratique. Rien de plus simple, et il n'y a point de fiction là
dedans. Nous verrons cependant tout à l'heure qu'une difficulté
d'un nouveau genre est soulevée par cette simplification.
Revenons maintenant à Bentham: je vais montrer en quoi, notam-
ment, son point de vue diffère du mien. Accroître la somme totale
des plaisirs publics : tel est, suivant lui, l'unique but du législateur.
Fort bien; passons sur les aspérités de cette addition. Mais encore où
s'arrêtera- t-elle? faudra-t-il ne tenir compte que des peines et des
plaisirs des citoyens actuellement vivants, ou bien faire entrer dans
la balance, et suivant quelle proportion, les peines et plaisirs de
générations futures? Dans le cas, très fréquent, où un projet d'em-
prunt a pour effet de rejeter sur nos fils ou nos arrière-petits-fils la
carte à payer de nos folies, est-il bon ou mauvais de voter ce projet,
si avantageux pour les vivants? Est-il bon ou mauvais, en sens
inverse, de voter telles dépenses, dont nous pâtirons, mais dont
profiteront nos petits-neveux, et qui paraissent nécessaires à main-
tenir dans cent ans l'intégrité ou la gloire de la patrie? La réponse,
si on la cherche dans la totalisation des intérêts, est impossible;
cherchée dans la totalisation des volontés, elle est d'une simplicité
extrême, car nous voulons tous l'existence et la prospérité de la
patrie dans un siècle, dans dix siècles, tandis que nous nous soucions
fort peu du bien-être des petits-enfants de nos petits-enfants. En
outre, on comprend très bien que la volonté des générations qui
nous ont précédés soit prise en considération, et, favorable ou con-
270 REVUE PHILOSOPHIQUE
traire, grossisse ou amoindrisse la somme de la volonté générale;
mais imagine-t-on une somme d'intérêts actuels et d'intérêts passés
additionnés pêle-mêle?
On a objecté à Bentham l'égoïsme des individus qui les porte à
faire bon marché du suprême intérêt d' autrui quand il contrarie leur
moindre intérêt personnel. Mais la théorie la plus spiritualiste du
devoir n'échappe pas à une objection analogue. Entre la volonté de
Dieu et la mienne qui lui est contraire, je préfère la mienne. Pour-
quoi ne la préférerais-je pas? Parce que je juge Dieu supérieur à
moi. De même, si, par un raisonnement quelconque, l'individu en
opposition d'intérêts avec ses semblables est obligé de s'avouer à lui-
même la supériorité de cet intérêt rival du sien, il sentira qu'il doit
lui sacrifier le sien.
La difficulté réelle est de contraindre l'individu à cet aveu de la
supériorité de celui qui lui commande ou des intérêts totalisés de ses
semblables. S'il ne croit plus à la supériorité du législateur sacré ou
profane, il est urgent de lui démontrer l'autre. Or on n'y parviendra
qu'en lui montrant d'abord que les intérêts humains peuvent se tota-
liser, qu'ils sont homogènes. Mais il voit, il touche leur hété-
rogénéité!
Là est la pierre d'achoppement, encore une fois. Stuart Mill s'est
donc abusé, ce me semble, quand, sous prétexte de compléter
Bentham, il a cru pouvoir fonder sur la nature spécifique, intrin-
sèque, de certains plaisirs, toute autre considération étant écartée,
la supériorité qu'on leur attribue en général relativement à certains
autres. En cela il méconnaît d'abord la haute pensée de son maître,
qui a cherché à purger de tout arbitraire, de tout ce qui est simple
affaire de goût, les jugements moraux, et à les reconstruire sur le pur
granit du calcul ; et il ne méconnaît pas moins le mérite propre des
côtés simplement qualitatifs et non mesurables de notre âme, qui est
de nous soustraire au joug du nombre, de nous mettre hors la loi des
comparaisons orgueilleuses ou humiliantes avec autrui, de nous
faire à tous, grands ou petits, supérieurs ou inférieurs par d'autres
aspects de notre être, une égalité profonde, fondée sur notre dis-
semblance radicale. Mais entrons plus avant dans la discussion de
la doctrine utilitaire.
Bentham se place au point de vue du législateur qui cherche à
réaliser l'ordre le meilleur. Si l'on suppose que le législateur a un
but, un idéal social, la loi la meilleure pour lui est celle qui est la
plus propre à l'atteindre, de même que, la nécessité de tel type
vivant étant posée en fait, les individus les plus aptes à le maintenir
ou à le développer devront seuls survivre. Son devoir lui est tracé
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 271
par un syllogisme naturel dont sa volonté d'atteindre un idéal est la
majeure, et dont la mineure lui est fournie par le jugement qu'il
porte sur la plus ou moins grande aptitude de divers projets de loi à
transformer son rêve en réalité. Mais pourquoi le législateur selon
le cœur de Bentham se proposerait-il tel état social de préférence à
tel autre? A une question analogue : Pourquoi la réalisation de tel
type vivant s'impose-t-elle plutôt que celle de tout autre? les évolu-
tionnistes ne peuvent faire qu'une réponse : Les circonstances exté-
rieures et internes étant données, le type adopté, et momentanément
fixé, était le plus apte à produire un maximum de vie. C'est forcé-
ment vague; et j'en veux tirer, ce seul enseignement qu'en telle
matière, comme en toute autre, la recherche d'un optimum est injus-
tifiable, à moins de s'appuyer sur celle d'un maximum.
La réponse des utilitaires est moins vague, mais de même nature :
Telle institution, le mariage monogamique, par exemple, et la pro-
priété individuelle, doit être voulue, parce qu'elle est la source de la
plus grande félicité ou de la moindre infortune possible. Mais
pourquoi cette plus grande félicité ou cette moindre infortune doit-
elle être voulue? Quoique Bentham dogmatise ainsi en tête de
son Traité de législation : « Le bonheur public doit être l'objet du
législateur » sans se donner la peine d'en expliquer la raison, on
comprend clairement à sa lecture que le motif inexprimé de cet
aphorisme est celui-ci : « Le législateur veut satisfaire le désir public ;
or tout le monde désire être heureux; donc le législateur doit recher-
cher le plus grand bonheur de tous. »
Je tiens donc pour accordé par Bentham que. sous son calcul de
plaisirs et de peines, se cache une vraie supputation de désirs, et
que l'utilité générale, en ce qu'elle a de mesurable, se confond avec
le désir général.
Cependant, par cette rectification se révélera un vice radical du
système. Pourquoi des deux quantités de l'âme n'a-t-il égard qu'à
l'une et exclut-il l'autre, la croyance, de ses opérations arithmétiques'?
Il est vrai qu'implicitement il en tient compte, mais dans des limites
trop restreintes et sans avoir l'air de s'apercevoir qu'il brouille ce
qui tient à la croyance, à l'opinion nationale proprement dite avec
ce qui a trait aux vœux de la nation. Avec une haute raison il recom-
mande le respect des droits acquis, de ce qu'il appelle les attentes d'un
peuple, les actes de foi d'un peuple en ses biens futurs, et, parmi les
maux à conjurer, il cite en première ligne la peine d'attente trom-
pée, les dépossessions de toutes sortes. Ailleurs, parmi les qualités
des peines et des plaisirs, à côté de leur vivacité, de leur durée, etc.,
il signale leur certitude. Parfois on croirait qu'il s'appuie sur Télé-
272 REVUE PHILOSOPHIQUE
ment croyance à l'exclusion de l'élément désir. Ainsi (Traite de légis-
lation, I, p. 260) il dit : « La bonté des lois dépend de leur conformité
à l'attente générale. » Les attentes, dit-il ailleurs, sont le lit dans le-
quel coulent les désirs. Mais il craindrait de métaphysiquer en préci-
sant cette distinction. Il paraît, en général, ne pas se douter que le
souhait général puisse entrer en conflit avec le jugement général. « Le
plan qui favorise le plus d'intérêts ne peut manquer d'obtenir à la fin
le plus de suffrages. »
Cependant il sent qu'il y a là une difficulté, il l'entrevoit même,
mais il ne s'y arrête pas. « Une loi, dit-il (t. I, p. 265), conforme à l'uti-
lité, peut se trouver contraire à l'opinion publique; mais ce n'est là
qu'une circonstance accidentelle et passagère. » Accidentelle! on
pourrait croire plutôt que c'est la règle. « Il ne s'agit, ajoute Ben-
tham, que de rendre cette conformité sensible pour ramener tous les
esprits. » Comme si des esprits prévenus reconnaissaient jamais
leur erreur! Accablez, malgré eux, de bienfaits éclatants comme le
jour vos adversaires politiques, ils n'en crieront que plus fort.
Et puis l'attente, cette croyance qui a les biens futurs pour objet,
est-elle la seule forme de la croyance nationale dont l'homme d'Etat
doive se préoccuper 1 Prenons un exemple. « Votez les appointe-
ments du clergé, nous dit notre auteur (I, p. 234 et s.), votez les
subventions des théâtres et des académies ; en effet la faible augmen-
tation d'impôts qui en résultera sera un mal non senti, c'est-à-dire
nul, pour les particuliers qui ressentiront tous au contraire à quel-
que degré les heureux effets de ces dépenses, la sécurité entretenue
en partie par les maximes de la morale religieuse, et les embellisse-
ments, divers dus aux beaux-arts. » Fort bien, et cette considération
de Y infinitésimal en matière de peines et de plaisirs ne manque
point de justesse ni de profondeur. Mais Bentham oublie que si le
fait d'une augmentation insignifiante d'impôts n'est point senti
comme privation physique, il est connu, il est jugé, et que cela suffit
pour le faire désirer ou repousser énergiquement. Une nation com-
posée en majeure partie de libres penseurs et de puritains repousse-
rait avec horreur ce fait et, de plus, nierait avec force les avantages
que vous y croyez attachés. Que fera le législateur'/ Si son opinion
personnelle est que le public a tort de nier ces avantages, pourra-t-
il subordonner cette négation nationale à son affirmation individuelle?
Mais s'ensuivra-t-il ou ne s'ensuivra-t-il pas qu'il pourra faire préva-
loir son désir propre sur là répulsion générale? Dira-t-on qu'il doit
incliner ses vœux, non ses j ugements, devant les vœux ou lesj ugements
contraires du public? Mais pourquoi l'un de ces deux genres de sou-
mission pi utôt que l'autre lui serait-il commandé? Or, si les deux lui sont
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 273
imposés, il devient l'esclave du peuple qu'il doit diriger; s'il peut
s'exempter des deux, il devient tyran. Aureste, il est clair que le chef
d'un peuple ne saurait refouler ces deux courants à la fois, les croyances
et les passions de son peuple. S'il contrarie ses passions, ce ne peut
être qu'en s'appuyant sur sa confiance ou ses dogmes religieux; s'il
blesse ses convictions, ce ne peut être qu'en favorisant ses appétits.
On voit dans Lysias que le viol commis sur une femme légitime
était puni beaucoup moins sévèrement que sa séduction, parce que
la séduction est un mal social plus contagieux que le viol. Cepen-
dant en Grèce, comme parmi nous, on n'en peut douter, l'au-
teur du viol était réputé plus coupable que le séducteur, qui agit
du plein gré de la femme. La loi grecque, qui a été utilitaire en ceci,
a-t-elle eu raison de froisser sur ce point le sentiment public? Tel
peuple abhorre l'ivresse, en principe; mais par cupidité il enivre
d'opium deux ou trois cents millions d'hommes. Etait-il bon de lui
permettre ces bénéfices réprouvés par lui-même? Tel autre, belli-
queux, professe une religion d'amour et de paix; doit-on pour lui
plaire déclarer la guerre à ses voisins? On a vu des gouvernements
s'évertuer à découvrir, à satisfaire les convoitises, les haines, les jalou-
sies cachées dans le fond des coeurs, sans se préoccuper des juge-
ments de réprobation inexprimés, certains toutefois, que leurs spo-
liations ou leurs persécutions iniques provoquaient chez ceux-là
mêmes qui en bénéficiaient. Ces gouvernements ont-ils eu tort? —
Autre question. Le maître légitime, est-ce celui qui est désiré tel ou
qui est jugé tel par la majorité? Je reconnais que, en général, par
voie de réaction mutuelle, les souhaits et les jugements d'une nation
finissent par se mettre en harmonie, mais pas toujours etjamais sans
peine. Le malheur est que, en attendant cet accord incertain, il est
extrêmement difficile de lire au fond des consciences les aveux
qu'elles font de certaines supériorités détestées, ou le peu de con-
fiance des électeurs dans la durée de certaines formes gouverne-
mentales dont ils proclament tout haut l'éternité, tandis que les désirs
les plus secrets parviennent à se traduire en bulletins de vote et à
s'évaluer par leur numération. Toutefois il est des actes qui rendent
indubitable, à quelques époques, la foi publique en la prééminence
morale ou intellectuelle de diverses classes ou castes. Les barbares
mérovingiens, nouveaux convertis et regimbant encore sous le joug
chrétien, ne doutaient point du caractère supérieur de leur évêque;
et sur cette conviction unanime, traduite en gestes, en attitudes res-
pectueuses, en obéissance instinctive, se fondait la légitimité du pou-
voir ecclésiastique de cet âge, comme la légitimité de nos pouvoirs
s'appuie sur une vohtion générale. Remarquons que trop souvent le
TOME X. — 1880. 18
274 REVUE PHILOSOPHIQUE
vote (le l'électeur, en manifestant son désir de donner le comman-
dement à Pierre, atteste la jalousie que lui inspire Paul, et indirecte-
ment la supériorité qu'il est forcé de lui reconnaître. N'aurons-
nous aucun égard à ces faits connus de tous?
Bien que la volonté nationale, fondement de notre souveraineté
actuelle, soit un composé de désir et de croyance, le désir y prédo-
mine grandement. Le danger de cette subordination du côté ration-
nel de l'homme à son côté passionnel serait encore bien plus appa-
rent si la volonté du peuple se traduisait par un procédé plus
rigoureux que notre suffrage universel. Apparemment, puisque l'on
compte les volontés, c'est qu'on les croit homogènes et mesurables,
et, on le voit, je serais mal venu à y contredire. Mais alors il faut
aller jusqu'au bout. Compter les volontés ne suffit pas, il faudrait les
peser pour connaître exactement la quantité de la volonté, du désir
collectif. Ce serait ardu, j'en conviens; mais, après tout, est-il donc
si chimérique de supposer qu'on trouverait en le cherchant bien un
mètre pratique quelconque pour déterminer approximativement
l'énergie des volontés et des désirs individuels, afin d'éviter l'erreur
évidente où l'on tombe en les regardant comme égaux entre eux ?
Donner au vote de chaque électeur une valeur numérique propor-
tionnée aux sacrifices pécuniaires ou autres, aux mois de prison,
par exemple, qu'il aurait faits antérieurement en vue du triomphe
de son parti, cela paraîtrait absurde, et cela serait la logique même.
On ne voit assurément pas pourquoi l'électeur, au lieu de vendre sa
voix, comme on assure qu'il le fait parfois, n'achèterait pas au con-
traire l'exercice de son droit civique, comme il achète en papier tim-
bré, en «droits d'enregistrement, en honoraires, en impôts, l'exercice
de tous ses droits civils, droit de vendre, droit d'acheter, droit de se
marier, droit de défendre en justice ses droits. Ce système , après
tout, serait moins déraisonnable que le système opposé, pratiqué à
Athènes, où l'on était payé pour la peine qu'on prenait en exerçant
ses droits politiques. Plaisante idée, qui aurait bien dû être complétée
en matière purement civile par des primes offertes aux plaideurs! On
m'accordera, je pense, que l'inverse vaudrait mieux, quoique je sois
loin de le proposer. Mais ne voit-on pas la force prépondérante
que donnerait tout à coup aux partis extrêmes, aux minorités vio-
lentes, ce pesage des désirs, cette valeur du vote proportionnée à
leur énergie, à l'intensité des ambitions et des appétits? Car la fureur
destructive de dix jacobins l'emporte à coup sûr, et de beaucoup,
sur l'ardeur contraire de cent girondins. Par suite, la prétention à
l'omnipotence qu'affiche le petit nombre de ces fanatiques, loin de
contredire en rien le principe de la souveraineté du désir national
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 275
le plus intense, est parfaitement légitime dans leur bouche. Sup-
posons maintenant que l'importance des votes se mesure à l'intensité,
à la solidité des croyances, et qu'on parvienne, par un moyen quel-
conque, à peser celles-ci. L'axe de la puissance politique sera
déplacé en un instant. Dans cette balance des croyances, en effet,
l'électeur modéré, éclairé, même apathique et réputé sceptique, ne
manquera pas d'apporter les poids les plus forts, les convictions
mûries, inébranlables, à l'épreuve des sophismes et des mots sonores.
Qu'on ne se laisse pas abuser par le dogmatisme tranchant des sec-
taires : au moindre vent de caprice ou d'humeur , leur credo s'en-
vole. Bentham observe finement, dans l'un de ses ouvrages, que la
force des affirmations populaires est en raison directe de l'invrai-
semblance des faits allégués, c'est-à-dire, le plus souvent, en raison
inverse du degré de foi inspiré par ces faits à ceux-là mêmes qui les
allèguent.
Que déciderons-nous cependant? Entre ces deux bases que l'on
peut donnera la justice des actes, à la légitimité des maîtrises, la-
quelle choisirons-nous, s'il y a antagonisme entreselle? L'acte Aou le
gouvernement A nationalement le plus désiré, est-il plus ou moins
juste, plus ou moins légitime que l'acte B nationalement le plus ap-
prouvé, ou le gouvernement B qui a pour lui dans le cœur de ses
partisans la somme la plus considérable de confiance et de foi pro-
fonde en son droit? Je ne sais si je me méprends sur la gravité de ce
problème, qui me paraît des plus sérieux. Ii s'agit, ce semble, de faire
entrer dans un même calcul, non pas, comme le font les utilitaires,
des sensations purement qualitatives et une quantité-désir confondue
avec elles, mais deux quantités hétérogènes entre elles, quoique sépa-
rément mesurables. Qu'avons-nous gagné au change? Sommes-nous
bien avancés pour avoir dégagé l'élément vraiment quantitatif du
plaisir et de la peine, s'il se trouve, en dernière analyse, que cet élé-
ment est double et que ces deux quantités n'ont pas de commune
mesure? Gomment sortirons-nous de là?
III
La croyance, seul objet du désir.
Le plus simplement du monde, en observant que la certitude, la
croyance maxima, est toujours l'objet du désir, et non le désir, fort
ou faible, toujours l'objet de la croyance, et que le désir par suite, en
276 REVUE PHILOSOPHIQUE
vertu de sa propre nature, atteste ainsi la prééminence de la croyance.
Nous en avons d'abord la preuve indirecte dans ce fait que le désir
maximum positif ou négatif, celui qui s'attache à une impression ac-
tuelle, est chose très rare, tandis que notre vie éveillée est continuel-
lement, sans interruption, remplie de certitudes pratiquement infinies,
de certitudes tactiles, visuelles, acoustiques, etc., positives, et aussi
de ces certitudes négatives qui sont impliquées dans tout acte de
discernement. Et je ne parle pas de ces certitudes supérieures,
presque aussi vigoureuses, que l'étude des sciences forme et conso-
lide en nous. Si le désir pratiquement infini était aussi continuel,
notre existence ne serait qu'une succession de transports ineffables
ou d'atroces douleurs. C'est que la foi sert le plus souvent à di-
riger le désir ; mais elle a aussi d'autres emplois, et elle ne sert
presque jamais à l'augmenter, tandis que le désir augmente inces-
samment la somme de foi. Il faut des passions à l'homme, c'est vrai;
mais à quoi bon cette canicule, sinon à mûrir les fruits de l'esprit,
les quelques conclusions finales où se résume et se consomme une
longue vie d'agitations? Il en est de même des peuples.
De siècle en siècle, les informations certaines s'accumulent,
s'ajoutent aux données des sens, qui elles-mêmes vont se multi-
pliant par la diversité croissante de la vie. Mais les passions, par
bonheur, sont loin de s'accroître parallèlement; et, si la civilisation
multiplie les besoins, elle ne fait que répartir entre eux un courant
de désir ou égal ou déclinant. Les travaux gigantesques de construc-
tions ou de voies ferrées accomplis par nos contemporains ne témoi-
gnent pas tant d'un débordement d'ambitions ou de cupidités
surexcitées momentanément, ou plutôt concentrées et coordonnées
sur quelques points du globe, que d'une intensité de foi inouïe, dans
l'exactitude des théorèmes abstraits, des lois, des calculs algébriques,
dont ils sont l'expression matérielle, et, à un autre point de vue non
moins frappant, d'une énergie de confiance extraordinaire de la part
des actionnaires qui ont aventuré leurs fonds dans ces entreprises
et des voyageurs qui se livrent sans crainte à l'effrayante force
aveugle d'un train express. L'extension grandissante du crédit
public sous ses mille formes, contrats, lettres de change, billets à
ordre, emprunts de l'Etat, des départements, des communes, est le
trait caractéristique d'une nation en voie de progrès. Mais ce n'est
pas de crédit seulement, c'est d'un credo national incontesté ou de
credo individuels respectés que les peuples ont besoin. Un peuple
où régneraient la sécurité la plus entière, le crédit le plus illimité,
la science la plus répandue et la plus complète, travaillerait encore
par nécessité, mais éprouverait peu de passions, peu d'ambitions,
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DESIR t>//
autres que celle de conserver sa félicité, précisément parce qu'il
aurait atteint le terme de tous les désirs. Comptez les haines, les
férocités, les vices, que la civilisation détruit, les sciences et les
droits qu'elle produit! Au contraire, indomptable et ignorant, dans
une inquiétude et une incertitude continuelles, le sauvage n'ajoute
foi qu'aux données de ses sens, et tout au plus à quelques folles su-
perstitions, si peu enracinées dans son esprit, malgré leur vigueur
d'affirmation, qu'à la voix d'un pauvre missionnaire des peuplades
entières se convertissent en un jour. Voilà les deux extrémités de
l'histoire.
Mais la vérité qui se dégage de ces considérations indirectes peut
être directement démontrée. Que désirons-nous toujours? Des choses
en tant qu'agréables, c'est-à-dire en tant que désirées? Non, ce serait
une pure tautologie. Même lorsque nous désirons un désir que nous
n'éprouvons pas, le véritable objet du désir que nous éprouvons est
la chose poursuivie par l'autre. Nous désirons toujours des choses
comme telles, des réalités ou des réalisations. Or Stuart Mill a fort
bien prouvé, ce nous semble, que les réalités, et par suite les réali-
sations extérieures ne sont et ne peuvent être pour nous que des
possibilités de nos sensations. Par possibilités, entendez certitudes
conditionnelles ; par sensations, entendez ces jugements certains, de
localisation, de causation ou autres, qui constituent non seulement
le regarder, l'écouter, le palper, le flairer, le déguster, mais encore
le voir, l'entendre, le toucher, l'odorer, le goûter purs et simples;
et, rectifiée ainsi, la thèse de Mill sera irréprochable. Quant au je
ne sais quoi de purement affectif qu'on a grand'peine à extraire
sous cet amas de jugements inconscients superposés, cela pourrait
bien être l'objet propre des jugements les plus élémentaires et les
plus cachés,' mais non l'objet spécial du désir, qui s'applique à nos
sensations toutes faites, telles qu'elles se présentent à lui. Ce n'est
jamais, je le sais, la certitude quelconque, indéterminée, que nous
recherchons; c'est toujours telle certitude particulière et non telle
autre; mais celle que nous choisissons est, parmi toutes les certi-
tudes connues de nous et à notre portée, celle qui en contient,
qui en implique le plus grand nombre d'autres, successives ou
simultanées, et qui nous représente ainsi la plus grande somme de
foi. L'ivrogne, le joueur, le débauché s'instruiraient sans doute da-
vantage s'ils fréquentaient les musées et les bibliothèques et non les
tripots, les cabarets et les mauvais lieux. Mais ils s'attachent à celui
de tous les états intenses dont ils disposent, qui leur procure le sai-
sissement simultané le plus complet de toutes les fibres de leur
être, le faisceau d'évidences le plus fort. L'amour d'un beau nou-
078 REVUE PHILOSOPHIQUE
veau, chez l'artiste et le poète, recèle, à leur insu, l'amour du savoir
qui en est l'âme profonde. Leurs inventions sont des découvertes
dans le réel ou dans le possible; leurs fantaisies les plus excentri-
ques, des explorations scientifiques de L'imaginable. Chacun de leurs
chefs-d'œuvre est une Amérique où la colonie des imitateurs her-
borise après eux. En affinant et déployant le cœur, en perfectionnant
et enrichissant la langue, ils révèlent leurs profondeurs inconnues;
par eux, ces vieux thèmes traditionnels, règles prosodiques, règles
musicales, types de l'art consacrés, attestent leur richesse virtuelle
d'inépuisables variations. Les arts sont des sciences qui créent leur
objet. Si le poète ne se contente pas de collectionner des documents
humains, des trouvailles psychologiques ou ethnologiques, s'il les
coordonne entre elles et les accorde avec des raretés rythmiques ou
philologiques non moins précieuses, c'est en vue d'un jugement d'ap-
probation esthétique de soi ou d'autrui, et le plus sincère et le plus
fort possible. Je ne puis voir non plus, dans son noble labeur, qu'une
grande soif de foi vive. Et cela est si vrai qu'on va souvent de la
poésie à la science, mais jamais on ne revient de la science à la
poésie, du fruit de l'esprit à sa fleur. Est-ce à dire que toutes les
passions humaines se réduisent au fond à une seule, la curiosité?
Oui; et de même que toutes les forces mécaniques, d'après les nou-
veaux physiciens, tendent à s'épanouir finalement en rayonnement
de chaleur et de lumière, avide inutilement de l'immensité, et de
même que cette tendance incontestable n'empêche point, en atten-
dant le terme final, la conversion fréquente et inverse de la chaleur
en mouvement de masse, — pareillement, toutes nos passions ten-
dent à connaître, même lorsqu'elles mettent obstacle à l'extension
de notre savoir. Amour changeant, ambition instable, insatiable
avidité, qu'est-ce, après tout, que l'attrait du mystère irritant, de ces
émotions inéprouvées ou de ces aspects étranges que les uns deman-
dent à de plus hauts élans du cœur ou à de plus hautes cimes de la
richesse et du pouvoir, les autres, tels que Spencer, à de plus
colossales pyramides de sciences et de conjectures? C'est peut-être
la raison pour laquelle, seule entre toutes nos passions, la curiosité,
qui les résume, n'a pas de contraire imaginable. La haine s'oppose
à l'amour; à l'ambition, à la vengeance, on peut opposer l'humilité et
la chanté chrétiennes, etc. ; mais que pourrait bien être Yanti-curio-
sité, le désir de ne rien connaître? C'est aussi impossible à concevoir
que V anti-conscience ou que Yanti-espace, car l'espace, précisément
parce qu'il est constitué de directions antagonistes dont il est le
combat, ne peut se battre comme elles. L'homme même qui, pour
échapper à la certitude de ses maux, se jette dans la mort avec la
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DESIR 279
persuasion de s'y anéantir, n'est point altéré d'ignorance, il ne l'est
que d'oubli ou plutôt de négation; il voudrait pouvoir nier ses maux
aussi fortement qu'il les affirme, et il ne se résigne que par force à se
contenter de les oublier. Dans le néant d'ailleurs, si réellement ce
nirvana l'attire, que peut-il aimer, sinon la certitude qu'il en
a et qu'il cherche à rendre plus vive, par une contradiction incon-
sciente, dans l'instant même où il abdique sa faculté d'être cer-
tain?
Pourquoi telle certitude est-elle désirée et jugée désirable plutôt
que telle autre? Pourquoi la certitude d'être guillotiné demain,
toute vive qu'elle est chez le condamné, lui est-elle si pénible? Pour-
quoi la certitude de ne pouvoir aller se promener, causer, se ré-
pandre, est-elle si importune au prisonnier et au malade, et au com-
merçant la certitude d'être en faillite? Pourquoi la certitude de ne
pouvoir entendre, voir et toucher les phénomènes intérieurs de la
molécule et de l'atome, de ne pouvoir jamais descendre au centre
de la terre ni étudier la flore et la faune des planètes voisines, est-
elle si décourageante parfois pour le savant et le philosophe qui se
détournent avec horreur de Yignorabimus de du Bois-Reymond,
comme d'un arrêt de mort? Parce que, désirant avant tout la certi-
tude, nous devons naturellement désirer la certitude la plus pleine
et la plus riche, c'est-à-dire celle qui a pour objet le plus grand
nombre possible de certitudes conditionnelles, lesquelles, réalisées,
auraient le plus grand nombre possible d'autres certitudes condi-
tionnelles pour objet, et ainsi de suite, le tout formant la série la
plus longue possible de certitudes impliquées les unes dans les
autres; or le condamné à mort sait que cette série, pour lui, va
être brusquement arrêtée demain, et il aurait beau disposer pendant
ces vingt-quatre heures de toute la fortune d'un Crésus et de toute
la puissance d'un César, le grossissement des termes de sa série
n'en compenserait pas la brièveté excessive. Le prisonnier, le ma-
lade non en danger n'ont pas à redouter le raccourcissement de leur
série, mais les termes en sont rétrécis extrêmement ; leur vie, com-
parée à celle de l'homme libre et en bonne santé, est l'équivalent
d'une somme de foi potentielle beaucoup moindre. Le commerçant
sait qu'en perdant son crédit il perd la probabilité de bénéfices ulté-
rieurs, convertibles en aliments, en vêtements, en sensations de
luxe, qui lui donneraient des forces et des aptitudes nouvelles en
vue de nouvelles affaires plus fructueuses encore. Le philosophe,
]e savant, qui se heurtent aux limites du savoir humain, s'étonnent
et s'afflïgent, comme réveillés du songe doré et de l'espérance en-
chanteresse d'une formule infiniment claire, pénétrante et compré-
280 REVUE PHILOSOPHIQUE
hensive, parfaitement démontrée et expliquant absolument tout.
Leur affliction dit qu'ils y ont cru !
Le désir humain, en effet, ne se repose et ne se reposera jamais
que dans une certitude jugée par lui développable en une série vrai-
ment indéfinie de possibilités d'autres certitudes. Ces possibilités
sont de deux sortes, les unes jugées miennes et les autres jugées
non-miennes. Celles-ci sont nommées réalités, choses; celles-là, je
les nomme mes facultés, mes puissances, mes espérances, mes
droits, mes attentes, comme dit Bentham. Le besoin de la certitude
maxima se dédouble ainsi en besoin de vérité et besoin de sécurité.
Le premier ne pourrait être pleinement assouvi que par une science
achevée, infinie, impossible, qui atteindrait et pénétrerait la source
première de toutes les réalités; en attendant, il se satisfait comme il
peut, chez la plupart des hommes simples et bons, par la foi en un
dieu ou en des dieux, en des êtres jugés omniscients, dont l'affir-
mation par le croyant implique l'affirmation de tout le réel et de tout
le possible, en des êtres tout-puissants, dont l'affirmation par le
croyant implique celle de toutes les transformations du possible en
réel, du réel en possible, et de toutes les certitudes visuelles, tac-
tiles, etc., auxquelles ces miraculeuses métamorphoses donneraient
lieu. Dieu est pour le chrétien une Encyclopédie ineffable, qu'il
est assuré de lire un jour, s'il fait son salut. Quant au second
besoin, il est inassouvissable autrement que par la conscience d'une
puissance sans bornes et par la garantie d'une vie sans fin. Combien
sommes-nous loin de ce double idéal, malgré les efforts séculaires
de nos sociétés pour étendre un peu la libre activité et les moyens
d'action de leurs membres et pour prolonger la vie moyenne! Plus
simplement, — fictivement dira-t-on, mais par une fiction longtemps
nécessaire et encore utile, — la foi en l'immortalité de lame a
répondu depuis longtemps à ce vœu profond de sécurité absolue.
Ce n'est donc point par une routine absurde, par un simple attache-
ment à des banalités solennelles, c'est avec justesse que l'on pro-
clame ces deux antiques croyances où se résume l'essence de la
religion, sinon de toutes les religions, la foi en Dieu et la foi en
l'immortalité, comme deux, grandes conditions de la paix sociale et
deux fortes assises de l'ordre social. Ceux qui vivent heureux sans
elles les ont remplacées, et par des illusions pareilles au fond,
malgré leur forme plus positive. L'homme doué d'une excellente
santé et de quelque aisance n'est-il pas dans l'impossibilité de
croire sérieusement qu'il mourra jamais? Et ne puise-t-il pas dans
cette sorte d'assurance vague et constante d'immortalité l'air de
béatitude qui lui est propre? L'homme installé dans une puissance
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 281
ou une liberté incontestée, dans une fortune bien assise, ne nage-t-il
pas déjà dans l'éther élyséen? N'e-t-il pas près de croire à sa toute-
puissance? Et le savant (on devrait dire le croyant, tant il faut de
force de foi pour se faire à l'idée que la terre où nous sommes va
plus vite qu'un boulet de canon, que la lumière franchit soixante
mille lieues par seconde, etc.), le savant qui n'admet point de bornes
à l'extension future de la science et qui, souvent même, se berce de
la persuasion de tout connaître, ne se prend-il pas pour un dieu? Si
l'on y réfléchit, on verra que toute la vertu pacifiante de la science,
de l'aisance, de la santé, de la liberté, vient de cette illusion sourde
et permanente qui les accompagne. C'est une grave erreur de
penser que, sans une immense conviction et sans une immense espé-
rance, une nation peut être en repos. Aussi, dès que commencent à
décliner chez un peuple les deux mystiques certitudes, il n'y a pas à
s'abuser sur l'impossibilité de l'apaiser véritablement à moins d'ou-
vrir désormais à tous, en compensation, et non sans péril, les hori-
zons fuyants de la science, les perspectives illimitées de l'ambition
et de la richesse.
Il me semble que j'ai à peine besoin de tirer les conclusions qui
découlent des pages précédentes. Les problèmes ci-dessus indiqués,
comme nés du défaut de mesure commune entre les deux quantités
de l'âme, doivent nous paraître maintenant résolus. Nous n'avons
pas, en effet, à nous demander jusqu'à quel point une augmentation
de croyance compense une diminution de désir, ou vice versa. La
mesure commune qui nous manque nous serait inutile. Les désirs
d'un homme ou d'un peuple sont d'autant plus désirables qu'ils
tendent à accroître davantage son approvisionnement de foi, son
double trésor de croyance proprement dite et de confiance. C'est
toujours répondre, sinon au plus grand désir actuel, au moins au
plus grand désir futur de tous les hommes, que de consolider et
d'étendre leur somme de foi. Leur maître véritable est non celui
qu'ils aiment et qui leur plaît le plus, mais celui qui les instruit et
les rassure le plus; d'une part, donc, c'est, de nos jours, le grand
professeur, le grand créateur de sciences nouvelles; d'autre part,
le grand homme d'État. Le premier doit répondre au besoin social
ou individuel de vérité; le second, au besoin social ou individuel de
sécurité. Celui-ci a la garde de la somme considérable de foi natio-
nale engagée dans nos droits divers. Il peut la fortifier et l'étendre,
ou l'ébranler et la resserrer. La resserrer, c'est comme diminuer
la vision ou émousser le tact, et rendre ainsi moins sûrs, moins
précis, moins nombreux, les jugements de localisation ou autres
propres à ces sens. L'étendre, c'est comme ajouter le télescope à
282 REVUE PHILOSOPHIQUE
l'œil ou le téléphone à l'oreille. Le ministre qui rassure complète
donc l'œuvre du professeur qui instruit; et la tâche du premier est
assez grande pour qu'il n'empiète pas sur celle du second. C'est sous
la forme des droits anciens respectés le plus possible, conformément
au conseil de Bentham {Traité de législat,, I, p. 201 et s.), et des
droits nouveaux le) dément créés, et non sous les espèces des connais-
sances scientifiques, qu'il doit tendre à grossir l'antique legs des
certitudes populaires. — Pourquoi les progrès sociaux doivent-ils,
autant que possible, être graduels? Bentham en donne une assez
mauvaise raison : c'est que, dit-il, le mal de l'attente trompée est
plus vif chez l'homme dépossédé d'un droit acquis que le plaisir de
la surprise chez l'usurpateur heureux du bien d'autrui; en permet-
tant cela, le législateur se trouverait avoir produit, toute addition
algébrique faite des plaisirs et des peines, un reliquat de peines. Est-
ce bien sûr? Le motif allégué par les évolutionnistes n'est guère
meilleur. Ils n'aiment pas les révolutions, parce que leur formule de
l'évolution ne les admet pas et que l'assimilation des sociétés aux
organismes en souffrirait. Ils empruntent à Joseph de Maistre la
brillante erreur de penser qu'une institution est nécessairement une
œuvre anonyme et que l'accomplissement, même lent et graduel,
d'un plan systématique de reconstruction sociale, sorti ex abrupto
d'un cerveau individuel, est un rêve chimérique. Il est pourtant
assez clair que toutes les modifications sociales, petites ou grandes,
émanent en définitive d'initiatives individuelles, de fragments de
plans personnels plus ou moins déchirés. A notre avis, la vraie
raison de respecter les attentes, de ménager les droits acquis, même
en poursuivant l'exécution d'un programme individuel très vaste et
très précis, c'est que, par une trop grande brusquerie de procédés,
on irait contre le but même des novateurs. Tout désir d'innovation a
pour objet un état social, une stabilité d'un genre inconnu, un
corpus juris inédit. Il est plus facile cependant de détruire la con-
fiance, sans laquelle il n'y a point de droit possible, que de la réta-
blir, de même qu'il est plus aisé d'exciter les appétits que de les
museler. Exécuter donc , du soir au lendemain , un programme
radical, si beau, si séduisant qu'il soit, c'est tarir la source qu'on
veut dévier, le courant de foi et de crédit dont on a besoin pour
l'établissement de l'état rêvé; c'est briser son verre avant d'y boire.
Je ne puis entrer dans le détail des conséquences sociales que
comporterait la double thèse développée dans cette étude, à savoir
la mesurabilitê en droit, et peut-être en fait, de la croyance et du
désir, et la subordination du désir à la foi. Une seule suffira. Si, à
l'opposé de ma seconde proposition, on ne voit dans la foi qu'un
G. TARDE. — LA CROYANCE ET LE DÉSIR 283
instrument du désir, et, par suite, dans les croyances populaires
qu'un moyen d'action, on doit à tout prix produire ou maintenir leur
unanimité, condition première de leur efficacité pratique. Une
erreur fixe et générale doit être préférée à des vérités variables et
particulières. Mais si le savoir, si l'ensemble des certitudes supé-
rieures (je dis supérieures, à cause de la quantité de foi potentielle
qu'elles renferment), atteintes par le libre essor de l'esprit dissident,
vaut par lui-même et vaut plus que tout, si la récompense suprême
de nos longs travaux est l'acquisition d'une expérience désormais
inutile, d'un credo personnel et en partie incommunicable, le plus
haut intérêt d'un peuple est d'arriver, s'il se peut, dans la personne
de chacun de ses membres, à cette fleur terminale de la vie, et
d'affranchir la pensée de toute entrave.
G. Tarde.
NOTES ET DOCUMENTS
DE LA FUSION
DES SENSATIONS SEMBLABLES
i
On sait que l'association des idées par ressemblance est un des
deux principes qui assurent la succession de nos pensées. Lors-
qu'une sensation, une idée ou un sentiment occupent l'esprit, ces
états de conscience ont une tendance à rappeler les états passés qui
leur ressemblent. Si rien ne met obstacle à cette tendance, le rappel
se fait, et nous avons une conscience simultanée de deux états qui,
dans l'ordre de notre expérience, étaient séparés par le temps. La
ressemblance a une autre propriété , moins connue et moins étu-
diée que la précédente, quoique l'existence n'en soit pas douteuse.
Elle consiste en ce que deux sensations, deux idées, deux senti-
ments qui se présentent ensemble à l'esprit se fusionnent quand ils
sont semblables ; si la ressemblance des deux états est parfaite, la
fusion est totale ; elle se révèle par ce fait caractéristique qu'au lieu
d'éprouver deux états de conscience nous n'en éprouvons qu'un
seul. Si les deux états se ressemblent d'une façon imparfaite, cela
tient à ce qu'ils sont formés en partie d'éléments communs et en
partie d'éléments différents. Il n'y a que les éléments communs qui
se fusionnent ; les éléments différents restent distincts. La consé-
quence de cette fusion partielle est moins facile à saisir par la
simple observation que lorsque la fusion est totale; mais elle se
révèle par des phénomènes psychologiques qui permettent d'en
donner la formule par induction : nous éprouvons d'une façon dis-
A. BINET. -- DE LA FUSION DES SENSATIONS SEMBLABLES '28b
tincte les deux parties différentes des deux états ; quant aux deux-
portions qui se ressemblent, elles ne font sur la conscience qu'une
impression unique l.
Avant de commencer une étude synthétique de cette loi de fusion,
il est peut-être utile de la démontrer, ou du moins de décrire quel-
ques expériences qui mettent sous les yeux du lecteur la manière
dont ce phénomène se présente à nous. Afin d'aller du simple au
composé, je parlerai d'abord du cas où la fusion des deux états est
totale. Un exemple excellent nous en est fourni par les phénomènes
de la sensibilité tactile, où nous trouvons, dans des conditions dé-
terminées, des sensations identiques qui se fusionnent : elles se fu-
sionnent si bien que la personne qui n'est pas prévenue qu'elle re-
çoit deux sensations produites par deux excitations distinctes, croit,
en ne percevant qu'une seule sensation, qu'on n'exerce sur sa peau
qu'une seule pression. Mais ce phénomène touche à un problème
de physiologie très controversé, sur lequel il faut d'abord donner
quelques mots d'explication.
Le toucher est le sens qui occupe la plus large surface du corps;
tandis que les sens spéciaux, tels que la vue, l'ouïe, l'odorat et le
goût, sont restreints à des parties très étroites de l'organisme, on
rencontre le toucher sur toute l'étendue de la peau et même sur
quelques muqueuses ; les fosses nasales, la conjonctive, la cavité
buccale, le gosier, les deux extrémités du tube digestif, le vagin, le
canal de l'urètre nous donnent des sensations de contact. Mais cer-
tains départements de l'enveloppe générale présentent une finesse
supérieure aux autres. On sait par exemple que sur le milieu du
dos la sensibilité tactile est peu développée ; elle est plus fine à la
main, plus fine encore à la pulpe des doigts ; elle atteint son degré
le plus élevé sur le bout de la langue. Weber a fait à ce sujet des
expériences qui sont restées dans la science comme un modèle de
précision. Il prenait un compas mousse, et il en promenait les deux
pointes sur toutes les surfaces du corps dont il voulait mesurer la
finesse. Il constata que, sur le milieu du dos, pour que les deux
pointes soient perçues doubles, il faut les écarter de 39 lignes ; plus
rapprochées, les deux pointes n'éveillent qu'une impression unique.
Sur la poitrine, l'écart nécessaire est de 20 lignes ; sur la cuisse,
de 16; sur la partie inférieure dufrontdelO; sur la paume de la main,
sur le bout du nez, 3; sur le bord de la lèvre inférieure, 2; sur la
pointe du doigt indicateur, face palmaire, 1; sur la pointe de la
1. M. Spencer a fait en quelques mots une exposition très précise de cette
loi; voir Principes de Psychologie, '2' partie, chap. 2.
286 REVUE PHILOSOPHIQUE
langue, 1/2. Ces mesures ont été reprises, contrôlées et corrigées
sur certains points ; mais peu importe.
Ces expériences de Weber ont eu le grand mérite d'établir des
rapports quantitatifs entre les régions de la peau, au point de vue
de la sensibilité tactile; elles ont eu un autre mérite, plus grand
encore à mon avis, celui de soulever un problème nouveau. La
question s'est dès lors posée de savoir comment il peut se faire que
deux pointes de compas fassent naître, suivant l'écart qu'on leur
donne et la région de la peau où on les porte, tantôt deux sensations
tactiles, tantôt une seule. C'est sur ce problème que je vais arrêter
l'attention du lecteur.
II
Deux explications ont été proposées ; disons un mot de chacune
avant de les écarter. La première, simple comme toutes les vues
à priori, consiste à dire que, là où deux pointes sont perçues, cha-
cune d'elles a excité séparément une fibre nerveuse, et qu'au con-
traire, lorsque nous ne percevons qu'une seule sensation, les pointes
du compas n'ont excité qu'une seule fibre. On perçoit dans tous les
cas autant de sensations qu'il y a eu de nerfs excités. Il est resté une
trace de cette explication dans le langage : c'est le terme de cercle
de sensation. Si l'on appuie une des deux pointes du compas sur la
peau et qu'on cherche jusqu'à quelle distance de la première pointe
la seconde n'éveille pas une sensation nouvelle, on circonscrit ainsi
un espace qui a la forme d'un cercle ou d'une ellipse. Cet espace,
n'étant capable de percevoir qu'une seule sensation, correspond,
d'après la théorie, au territoire d'une fibre nerveuse : on l'appelle
cercle de sensation.
Cette explication renferme une part de vérité; sans doute, les
portions du tégument dont la sensibilité est très développée sont
plus riches en corpuscules du tact que celles dont la sensibilité est
encore obtuse. Mais il y a loin de là à reconnaître que tout cercle
de sensation est, comme on l'a dit, une grandeur anatomique, le ter-
ritoire d'une seule fibre. On a constaté qu'il est des régions où les
pointes du compas peuvent être séparées par plus de douze papilles
nerveuses sans éveiller autre chose qu'une impression unique. Ajou-
tons que les limites d'un cercle de sensation varient singulièrement
avec les conditions où se place l'observateur ; les cercles deviennent
A. BINET. — DE LA FUSION DES SENSATIONS SEMBLABLES 287
plus petits sous l'influence de l'habitude et de l'attention, de sorte
que deux pointes de compas peuvent tantôt provoquer une impres-
sion unique, tantôt en provoquer deux, avec le même écart et sur
la même région de la peau. Si un cercle de sensation correspondait
au domaine d'une seule fibre, ce serait une grandeur invariable, et
ni l'attention ni l'habitude ne pourraient la modifier. Enfin il est un
fait plus concluant que tous les autres : c'est que si l'on dessine sur
l'avant-bras d'une personne deux cercles de sensation, et qu'on
place les deux pointes du compas l'une dans un cercle, l'autre dans
l'autre, en les rapprochant le plus possible, la personne en expé-
rience ne percevra qu'une sensation ; pour qu'elle en perçoive deux,
il faut que les deux pointes de l'instrument soient séparées par le
diamètre d'un cercle tout entier. S'il était vrai que chaque cercle
fût desservi par une fibre spéciale, il aurait suffi que les deux pointes
fussent placées dans deux cercles différents pour que la personne
les sentit toutes les deux. Je ne rappelle ces faits que pour mémoire :
vous les trouverez partout.
On doit à Henri Weber une seconde hypothèse, connue sous le
nom de théorie des champs nerveux. Voici en quoi elle consiste. On
observe que, pour que deux sensations du toucher soient perçues
d'une façon distincte, il faut qu'il existe entre les deux points de la
peau qu'on excite un certain espace, un certain nombre de ramifi-
cations nerveuses, un champ nerveux. Ce qui est nécessaire à la
perception distincte de deux sensations, ce n'est pas que l'excitation
soit portée dans deux cercles de sensation différents ; il faut encore
qu'il existe une distance déterminée entre les deux points excités.
Pourquoi en est-il ainsi ? C'est, dit-on, parce que deux choses ne
peuvent être distinguées que si quelque chose les sépare. L'excitation
de deux fibres nerveuses ne peut produire deux impressions dis-
tinctes que si ces deux fibres sont séparées par des éléments nerveux
non impressionnés . Ces éléments , dont le rôle est d'espacer les
deux sensations, sont représentés par l'écart des deux pointes de
compas.
Il est difficile de réfuter une théorie aussi vague ; essayons-le
pourtant. On nous dit que c'est le champ nerveux non excité qui
fait naître dans notre esprit l'idée de deux sensations espacées entre
elles, et par conséquent doubles. Comment est-ce possible? Du mo-
ment qu'un ensemble de fibres nerveuses n'est pas impressionné,
il est pour la conscience comme s'il n'existait pas. Le fait est certain.
D'autre part, nous ne pouvons avoir une idée de la distance qui
sépare les deux points de la peau qui ont été excités que si nous
recourons au sens musculaire ; nous avons le sentiment d'un espace
Ogg REVUE PHILOSOPHIQUE
vil us ou moins long s'étendant entre les deux points A et B, lorsque
nous avons éprouvé une série de sensations musculaires en portant
notre main de l'un de ces points jusqu'à l'autre. Tant que nous
n'avons pas fait cette expérience, nous ne pouvons rien dire sur la
position relative de ces points. La sensibilité tactile ne peut nous
donner aucun renseignement à cet égard. Ce fait a été mis hors de
doute par les travaux de l'école anglaise sur notre mode de percep-
tion de l'espace. Je pense que ces raisons suffisent pour réfuter la
théorie des champs nerveux.
III
L'explication que je propose de substituer aux précédentes peut se
résumer en quelques mots. Je suppose que chacun des points de
notre épiderme a une manière spéciale de sentir : les sensations
tactiles qui se produisent sur telle région diffèrent qualitativement
de celles qui se produisent ailleurs ; par exemple, quand avec le
doigt on presse le front , ensuite la joue, le menton, le cou, la
nuque, on provoque chaque fois une sensation différente. Toutefois,
si la qualité de la sensation varie avec la région de la peau, il faut
supposer que cette variation a lieu d'une manière continue d'un
point à un autre ; si Ton choisit deux points très voisins, il se pourra
faire que la différence des deux sensations ne soit pas assez mar-
quée pour être perçue, et alors on pourra dire que ces deux sensa-
tions -sont identiques pour la conscience et sont soumises aux
mêmes lois mentales que s'il n'y avait entre elles aucune différence
réelle.
La distance à laquelle les deux sensations commencent à se
différencier n'est d'ailleurs pas uniforme pour tout le corps, car la
nuance locale de chaque sensation varie avec une différence de vi-
tesse suivant les régions de la peau.
Ceci étant posé, que va-t-il se passer ? Lorsque j'exciterai avec
mon compas deux points de la peau, je pourrai provoquer à mon
gré, suivant l'écart donné aux pointes, deux sensations différentes
ou deux sensations semblables. Les deux sensations seront diffé-
rentes, si je choisis des points de la peau assez distants pour que la
différence de leur sensibilité soit saisissable. Au contraire, les deux
sensations paraîtront identiques quand les points choisis seront trop
rapprochés pour présenter, au point de vue de la sensibilité tactile,
une dillï'rcnce marquée.
A. BINET. — DE LA FUSION DES SENSATIONS SEMBLABLES 289
Or il résulte de la loi de fusion des états de conscience sembla-
bles que deux impressions qui diffèrent restent distinctes, tandis
que deux impressions semblables se fusionnent et font l'effet d'une
impression unique. Lorsque les deux pointes du compas auront
éveillé deux sensations différentes, les deux. sensations restant dis-
tinctes, nous percevrons séparément les deux pointes du compas.
Au contraire lorsque les deux pointes auront provoqué deux
sensations identiques, ces deux sensations se fusionnant, nous croi-
rons n'en éprouver qu'une seule. L'explication est, on le voit,
très simple et très facile à comprendre; et ce n'est pas un de ses
moindres mérites de mettre en lumière cette propriété importante
de la loi de ressemblance, la fusion des sensations semblables.
Reprenons avec soin toutes les parties de ce résumé. En premier
lieu, quelle raison avons-nous de croire que tous les points de notre
peau ont une manière différente de sentir le contact des objets exté-
rieurs 1?
Je ne développerai qu'une seule des raisons qu'on peut donner
à l'appui, celle qui est tirée du phénomène de la localisation. C'est
la plus frappante. Lorsqu'on touche une personne sur n'importe
quelle partie de son corps, elle sait très bien dire l'endroit où on
l'a touchée; elle ne rapportera pas au bras une sensation dont le
siège est à la tête. Cette connaissance du lieu de la sensation n'est
pas innée, elle est acquise, et la manière dont elle se forme est
assez simple à décrire. Nous avons appris par l'expérience que lors-
que nous éprouvons telle sensation tactile, une pression a lieu sur le
bras; lorsque nous éprouvons telle autre sensation, une pression a
lieu sur l'orteil, et ainsi de suite. Avec le temps, nous avons rat-
taché une sensation tactile déterminée avec la vue de notre bras,
une autre avec la vue de notre orteil; et enfin chaque sensation diffé-
rente avec la vue d'une région différente de notre corps. Lorsqu'on
vient à presser, à piquer ou à pincer notre corps, la sensation pro-
pre de la partie affectée éveille l'image oculaire de cette partie par
la seule force de l'association; c'est une loi mentale que, lorsque
deux sensations ont été perçues en contiguïté, elles adhèrent de
telle sorte que si l'une se reproduit elle tend à suggérer l'autre. Ici
la suggestion se fait si rapidement que nous nous représentons
l'image de la région touchée presque au moment même où nous
recevons la sensation tactile. La localisation n'est pas autre chose.
1. Cette opinion a été défendue en Allemagne, sous le nom de Théorie des
signes locaux, par Lotze, Wundt et Ilelmtioltz. Ces penseurs ont été conduits
à reconnaître un signe local à chaque sensation visuelle et tactile localisable.
en expliquant la genèse de la notion d'espace.
tome x. —1880. 19
290 REVUE PHILOSOPHIQUE
Quant à la position du point qui est le siège de la sensation, elle
nous est donnée par notre activité musculaire. — Cette explication,
généralement admise, de la manière dont se forme ce qu'on a appelé
le sens du lieu suppose continuellement une chose : c'est que deux
sensations de contact qu'on rapporte à deux endroits différents du
corps possèdent chacune un signe local qui les distingue et les em-
pêche de se confondre. Supposez que toutes nos sensations de con-
tact soient absolument uniformes. Une personne qu'on piquera au
doigt ne pourra pas dire qu'on l'a piquée au doigt plutôt qu'à l'or-
teil, car si l'on eût pincé son orteil, elle aurait éprouvé la même sen-
sation. Pour qu'une sensation de contact ou de pression s'associe
avec la vue du doigt, une autre avec la vue de l'orteil, il est de toute
nécessité que ces deux sensations soient différentes; sans cela, elles
se confondront, et la sensation dont le siège est au doigt pourra
suggérer indifféremment l'image oculaire d'une tout autre partie du
corps.
Nous sommes maintenant en mesure de savoir s'il est vrai que
les pointes du compas qui sont perçues isolément éveillent deux
sensations différentes; si ces sensations peuvent être localisées
d'une façon distincte pour chacune, c'est la preuve qu'elles diffè-
rent. Pouvons-nous les localiser? L'expérience répond affirmative-
ment. J'appuie les deux pointes du compas transversalement sur
l'avant-bras d'une personne, avec un écart de trente-neuf lignes :
c'est l'écart nécessaire pour que la personne sente isolément les
deux pointes. Ensuite, je relève alternativement une des deux
pointes en priant la personne de m'indiquer si c'est celle de droite
ou celle de gauche qu'elle ne sent plus. Chaque fois la personne
répond juste ; elle localise chacune des sensations , sans jamais
les prendre l'une pour l'autre. Preuve évidente que chacune de ces
sensations diffère un peu de l'autre, et, si elles diffèrent, elles doi-
vent rester distinctes; c'est une conséquence de la loi mentale que
nous étudions.
Nous avons avancé une seconde hypothèse pour expliquer qu'on
puisse trouver deux sensations tactiles qui dans des conditions dé-
terminées soient semblables et par conséquent se fusionnent. C'est
que la nuance locale d'une sensation se dégrade d'une façon con-
tinue quand on va d'un point à un autre; de sorte que si l'on prend
deux pointes de la peau qui ne présentent à la conscience qu'une va-
riation insensible, les deux sensations qu'on y provoquera nous
paraîtront identiques. C'est précisément ce qui doit arriver lorsque
les deux pointes du compas ne réussissent à éveiller qu'une seule
impression ; les deux sensations sont semblables, et par conséquent
A. BINET. — DE LA FUSION DES SENSATIONS SEMBLABLES 291
elles se fusionnent. Tout se résume à prouver ce dernier point,
l'identité des deux sensations dans le cas où nous ne recevons
qu'une seule impression. On a vu que les différences des sensations
de notre peau nous servent comme signes du lieu où elles se pro-
duisent, et que si toutes les sensations que la peau nous donne
étaient uniformes, nous ne saurions à quelle partie de notre corps
les rapporter. — Cette incertitude doit se produire dans une cer-
taine mesure, si l'on admet l'identité des sensations produites par un
compas qui n'éveille qu'une seule impression. Est-il vrai que sur la
paume de la main, par exemple, les deux sensations qui sont sépa-
rées par cinq lignes et qui se fusionnent sont identiques : dès lors, il
nous sera impossible de rapporter chacune d'elles à un point diffé-
rent de la peau. — C'est ce que l'expérience confirme, comme
chacun peut s'en convaincre lui-même. Deux méthodes peuvent être
employées. La première consiste simplement à porter sur la peau
d'une personne les deux pointes du compas à une distance où elles
se fusionnent ; ne percevant qu'une seule pression, la personne sera
dans l'impossibilité de localiser séparément les deux pointes : cela
va de soi. La seconde méthode donne des résultats plus curieux.
On cherche expérimentalement l'écart qu'on peut donner aux
deux pointes sans qu'elles cessent d'être fusionnées, et on marque
à l'encre les points de l'épiderme où on les applique. Ces préparatifs
doivent être faits sous les yeux du sujet en expérience, afm qu'il
fasse la tentative d'associer à l'image de chacun des points marqués
à l'encre la sensation tactile qui y est afférente. Ensuite on prie
la personne de détourner les yeux, et on excite tour à tour l'un et
l'autre point de son épiderme, en lui demandant si elle peut indi-
quer le point sur lequel on appuie l'instrument. La personne ré-
pondra que non, ou bien, si elle essaye de localiser, elle le fera avec
des alternatives de succès et d'insuccès qui prouvent qu'elle devine.
Cette impossibilité de déterminer un endroit spécial pour chacune
des deux sensations ne peut tenir qu'à une chose : la similitude
des deux sensations 1 .
Je m'étais proposé de prouver que, lorsque deux sensations du
toucher restent distinctes, elles sont de nature différente, et qu'au
contraire, lorsqu'elles se fusionnent, elles sont de nature semblable.
La preuve est faite.
1. Il faut se garder, dans cette expérience, d'écarter les branches du compas
jusqu'à la distance maxima suivant laquelle nous fusionnons deux impressions :
car cette distance ne peut manquer de varier pendant le cours des recherches
par le seul effet de l'exercice et de l'attention ; dès lors, il arriverait que les
pointes du compas produiraient, au lieu d'une impression simple, une impression
double ; ce qui changerait le déterminisme de l'expérience.
292 REVUE PHILOSOPHIQUE
IV
11 ne reste plus qu'à faire l'énumération de quelques faits d'obser-
vation recueillis depuis plusieurs années et qui s'expliquent mainte-
nant d'une façon assez facile.
Si l'on expérimente sur les deux lèvres rapprochées et soudées
d'une cicatrice, on voit que les deux pointes d'un compas seront tou-
jours distinguées si l'une est d'un côté de la cicatrice et l'autre de
l'autre. Pourquoi en est-il ainsi? C'est que les deux lèvres, en se rap-
prochant, ont conservé chacune la sensibilité spéciale qu'elles possé-
daient quand elles étaient séparées par l'écart voulu pour donner
une impression double; et ce qui est nécessaire à la perception dis-
tincte des pointes d'un compas, ce n'est pas l'écartement de ses bran-
ches, c'est une manière différente de sentir de la part des points
touchés. Le phénomène inverse se produit sur de la peau distendue.
M. Czermak a observé que, sur le ventre de la femme pendant la gros-
sesse, il faut augmenter l'écartement du compas pour produire une
impression double. On voit donc que la distribution de la sensibilité
reste la même sur une surface cutanée, quand des causes normales
ou pathologiques viennent modifier la grandeur de cette surface.
Lorsqu'on porte les deux pointes du compas sur deux surfaces
différentes, par exemple la muqueuse des lèvres et l'épiderme qui y
est contigu, les deux pointes seront toujours senties doubles, quel-
que petit que soit l'écart. Comment expliquer cela? Il est clair que la
muqueuse de la cavité buccale, quoiqu'elle soit une dépendance de
la peau, en diffère essentiellement par sa texture. Ce sont deux tégu-
ments de nature différente. N'est-il pas dès lors probable que deux
points même très rapprochés choisis sur l'un et sur l'autre tégument
présentent quant à leur manière de sentir plus de différence que
deux points moins rapprochés et situés tous les deux sur l'épi-
derme?
L'attention a une certaine action sur la finesse du toucher. On a
observé qu'avec beaucoup d'attention nous pouvons pour ainsi dire
dédoubler une impression, qui sans cela nous aurait paru sjmple et
percevoir distinctement les deux pressions du compas. Ce phéno-
mène peut aussi être expliqué. Il faut savoir qu'une différence entre
deux sensations se traduit pour la conscience sous la forme d'un
petit choc que l'on éprouve au moment où l'on passe d'une sensa-
A. BINET. — DE LA FUSION DES SENSATIONS SEMBLABLES 293
tion à l'autre. Ce petit choc est lui-même une sensation, et nous le
percevons suivant les mêmes lois que les autres sensations. Or tout
le inonde a pu remarquer que telle sensation qui passe inaperçue
quand on a l'esprit distrait sera remarquée si l'on y prête un peu
d'attention. Le fait est incontestable, quoique difficile à expliquer.
Lorsque nous aurons l'esprit en éveil au moment où l'on portera sur
notre peau les deux pointes du compas, nous percevrons la sensation
élémentaire de choc qui les sépare, et il n'en faudra pas davantage
pour que les deux sensations restent distinctes.
L'habitude a en général pour effet de diminuer le diamètre des
Cercles de sensation; à la suite d'un exercice répété pendant une
couple d'heures, on parvient à distinguer deux points qu'on avait
commencé par fusionner. Pourquoi? C'est que l'exercice aide puis-
samment à la différenciation des organes des sens et permet de
saisir des nuances de sensations là où d'autres personnes ne consta-
tent que l'identité. Ce fait est sensible sur les aveugles et surtout sur
les aveugles de vieille date. M. Goltz a constaté qu'ils présentent des
cercles de sensation plus petits que les autres hommes. La raison en
est que, privés de la vue, ils sont obligés d'exercer leur sensibilité
tactile plus souvent que ceux qui ont des yeux pour se conduire.
C'est peut-être à l'effet de l'exercice qu'il faut rapporter l'inégalité de
finesse qu'on observe sur les régions de notre peau. Ce qu'il y a de
certain, c'est que les parties qui se distinguent sous ce rapport sont
celles qui, par leur position, leur mobilité et leur usage, ont le plus
souvent l'occasion d'exercer leur sensibilité.
L'ensemble de faits que j'ai mis sous les yeux du lecteur lui per-
mettra de se faire une idée très nette de la manière dont deux sen-
sations semblables arrivent à se fusionner. On peut répéter les
mêmes expériences et les mêmes raisonnements sur les sensations
visuelles, qui se fusionnent dans les mêmes conditions que les sensa-
tions du toucher. Le procédé dont on se sert rappelle celui du com-
pas de Weber; on prend deux fils très fins et on les place à une dis-
tance déterminée de l'œil; suivant que l'on éloigne ou que l'on
rapproche ces deux fils l'un de l'autre, leurs images se font distincte-
ment ou se fusionnent. L'écart à donner aux deux fils pour qu'ils
294 REVUE PHILOSOPHIQUE
soient perçus distincts est inversement proportionnel à la finesse de
la région rétinienne où les images viennent se peindre. Citons un
chiffre. On a pu constater que, lorsque les images se font surl'équa-
teur de l'œil, elles ne se distinguent que si les fils sont cent, cin-
quante fois plus écartés que lorsqu'ils se peignent sur la tache
jaune de la rétine. L'explication de ce phénomène est la même que
celle donnée pour la perception tactile. Nous percevons l'image
comme simple ou comme double suivant; que les rayons lumineux
diffusés par les deux fils ont excité des éléments rétiniens doués
d'une sensibilité uniforme ou d'une sensibilité différente : car, dans
le premier cas, les deux sensations rétiniennes se sont fusionnées, et
dans le second cas elles sont restées distinctes.
La fusion peut se faire entre une sensation et une idée; en voici
un exemple, que j'emprunte à Alexandre Bain J : « Quand nous
regardons la pleine lune, nous recevons instantanément l'impression
de l'état qui résulte de l'addition des impressions que le disque de la
lune a déjà faites sur nous... L'opération s'accomplit si rapidement
que nous n'y faisons pas attention. »
Alfred Binet.
i. C'est, si je ne me trompe, le seul endroit où M. bain ait eu l'occasion de
parler de la loi de fusion (Sens et intelligence, p. 419).
OBSERVATION POUR SERVIR
A LA PSYCHOLOGIE ANIMA.LE
Un des premiers jours du mois de janvier 1874, j'étais à la chasse
sur les confins de lTlle-et-\Tilaine et du Morbihan, avec deux compa-
gnons : un jeune homme et un garde particulier. Vers le soir, nous sui-
vions tous les trois un chemin creux, borné à droite par une lande, à
gauche par un grand champ de blé qui s'étendait jusqu'à une prairie
de deux hectares environ ; au milieu de cette prairie se trouvait ce
qu'on appelle dans le pays un broussis , c'est-à-dire une surface de
quelques ares couverte de petits arbres et de buissons qui forment un
enchevêtrement inextricable. La prairie séparait ces broussailles d'un
grand bois; le lecteur comprendra bientôt l'importance de ces détails
d'une topographie minutieuse.
Nos deux chiens, l'un tout jeune et faisant sa seconde campagne,
l'autre vieux routier, mais encore vigoureux, battaient la lande à notre
droite, le jeune fort loin de nous, le vieux à moins de cent mètres du
chasseur, suivant son habitude. Tout à coup, au bruit de nos pas sur
les pierres du chemin, trois perdrix se lèvent dans le champ de blé :
les deux premières se jettent à gauche, hors portée, la troisième file
droit devant elle dans la direction du bois. Mon jeune compagnon la
tire, elle tomhe; mais, n'ayant que le bout de l'aile coupé, elle prend
aussitôt sa course à travers les sillons, passe sur la prairie et gagne
les broussailles ou la compagnie, parait-il, se remisait souvent. Les
deux chiens avaient entendu le coup de fusil; le vieux chien, qui se
trouvait plus près, arrive le premier et prend aussitôt la piste. Il la
suit sans hésiter à travers le champ de blé et la prairie; arrivé aux
broussailles, dans lesquelles le garde, monté sur le talus du chemin,
avait vu la perdrix entrer, il s'arrête brusquement. Cependant l'herbe
humide et fraîche de la prairie lui renvoyait à plein nez le fumet de la
bête. Pourquoi ne cédait-il pas aux suggestions de son odorat, à l'ins-
tinct qui ne connaît pas d'autre règle que la sensation? Un enfant, un
jeune chasseur se fût jeté dans le taillis; mais Tom avait de l'expérience
et du sang-froid. Il fit, au petit galop, le tour des broussailles, le nez
contre terre, pour s'assurer que la perdrix était bien restée là; puis,
Ogo REVUE PHILOSOPHIQUE
voyant arriver son frère, qui, avec toute l'ardeur de la jeunesse et de
l'instinct aveugle, se jeta étourdiment dans le fort, il alla se poster dans
la prairie du côté opposé, happa l'oiseau au passage avant qu'il eût pu
regagner le bois et nous le rapporta.
Cette petite scène m'avait donné à réfléchir; mais je restai silencieux
et j'attendis les explications du garde; c'était un témoin d'autant plus
précieux à consulter que, parfaitement étranger à tout système philo-
sophique, il vivait avec les chiens de son maître et présidait à leur
éducation cynégétique. Or, pour lui, il n'y avait pas de doute : le
vieux Tom avait raisonné, et même raisonné juste. La topographie du
champ de bataille était familière au chien : c'était à quelques pas du
logis; il y chassait presque tous les jours et arrivait le premier dans
tous les coins où sa mémoire lui rappelait quelque heureuse ren-
contre. Son odorat l'avait guidé jusqu'à l'entrée des broussailles; mais
là, pourquoi s'était-il arrêté? La piste était trop fraîche pour qu'on
pût admettre ce que les chasseurs appellent un défaut; son nez l'aver-
tissait que la perdrix était devant lui ; s'il ne l'avait pas suivie, c'est
qu'il savait qu'une perdrix court bien et avance plus rapidement à
travers les ronces, sous lesquelles elle trouve partout des passages,
qu'un grand chien braque, forcé de s'y frayer péniblement un chemin.
11 avait donc fait le raisonnement suivant : Si je me lance à la suite de
la perdrix, elle va prendre de l'avance sur moi, elle gagnera le bois
sans que j'aie pu l'atteindre. Si je fais le tour, je la rejoindrai plus
vite; mais elle est peut-être restée dans les broussailles; il faut s'en
assurer: si elle est sortie, je trouverai sa piste sur la prairie. C'est pour
cela qu'il avait fait le tour, le nez contre terre. Arrivé de l'autre côté
du taillis sans avoir rien rencontré, ou bien il entendit la perdrix mar-
cher sous le couvert, et il la guetta ; mais cela n'est guère probable, me
dit le garde, car, si elle avait continué sa course, elle serait sortie
avant l'arrivée du chien; ou bien, comme l'affirmait énergiquement
notre homme, il savait son frère derrière lui, et il comptait sur son
ardeur pour déloger la bête et la faire passer sur la prairie; il avait
donc choisi son poste pour la happer au passage.
N'y a-t-il pas là un acte réfléchi et un raisonnement qui suppose le
langage intérieur, généralement refusé aux bêtes par nos psychologues,
trop préoccupés de ne pas compromettre l'excellence de la nature
humaine? La psychologie animale est un domaine encore peu exploré,
et il serait utile que l'on réunit des faits qui, observés et interprétés
sans parti pris, permettraient de déterminer pour chaque espèce les
lois de l'instinct, qui ne varie pas d'un individu à un autre, et celles de
l'intelligence, qui, dans le chien du moins, a souvent des caractères
tout personnels et atteint un développement qui dépasse de beaucoup
la limite fixée arbitrairement par la plupart des philosophes. Je n'ai
jamais remarqué, de la part des chiens que j'ai pu observer d'une façon
suivie, aucun fait qui révélât chez eux la moindre notion morale, la
moindre idée surnaturelle; mais je connais au contraire un grand nom-
DELAUNAY. — OBSERVATION POUR LA PSYCHOLOGIE ANIMALE u297
bre de faits qui ne permettent pas de leur refuser, comme on le fait
généralement : I" l'attention, le pouvoir d'arrêter au passage une idée
et de l'associera telle ou telle autre; 2" le pouvoir de distinguer les
rapports fortuits et les rapports constants, c'est-à-dire une sorte de
raison, très bornée, il est vrai; vous tromperez facilement un jeune
chien par un geste, une intonation, mais un vieux chien ne s'y laissera
pas prendre: il réfléchira au lieu de céder à la première impression;
3° l'aptitude à acquérir par l'éducation des qualités intellectuelles qu'on
pourra exercer de différentes manières et qui sont pour une part pro-
pres à l'individu, pour une autre part, plus considérable, transmissi-
bles par l'hérédité.
D. Delaunav,
Maître de conférences à la Faculté de Rennes.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
Wigand. — Le darwinisme, signe du temps présent (Der Dar-
winismus ein Zeichen der Zeit). 1 vol. in-8", chez Henninger. Heil-
bronn, 1878 ».
Parmi les critiques du darwinisme, l'honorable professeur de botani-
que de Marbourg, M. A. Wigand, tient une place de premier ordre. Son
nom a été répété cent fois durant le procès en instance, et il méritait
cette marque d'estime de la part des savants et des philosophes. On
ne s'étonnera donc pas que cette Revue lui accorde une sympathique
hospitalité, d'autant plus que ses idées n"ont été jusqu'ici l'objet d'au-
cune exposition spéciale et complète en France.
Une explication générale est nécessaire pour guider le lecteur. On a
quelquefois assimilé le conflit actuel entre les transformistes et leurs
adversaires à la querelle célèbre des nominalistes et des réalistes.
C'est bien vite convertir, sans besoin ni profit, une « question natu-
relle » en un problème métaphysique ou logique. Il est plus scientifi-
que de dire que le débat est entre les physiciens et les biologistes.
Toute la question de l'origine des espèces et de la vie elle-même se
ramène alors à ces termes : Dans quel état d'équilibre cosmique les
phénomènes organiques, physiologiques et morphologiques sont-ils
apparus ? La discussion n'est possible que s'il est également admis par
tous que l'apparition de la vie et des espèces végétales ou animales a
eu lieu en dehors de toute intervention miraculeuse, par suite de l'évo-
lution des forces naturelles. Cette règle admise, il y a encore des ma-
nières très différentes de comprendre cette évolution. C'est un postulat
général de la physique que chaque manifestation cosmogénétique est la
conséquence fatale et nécessaire des conditions physico-chimiques pré-
cédemment existantes. Les darwinistes, se référant à cette conception
régulatrice des théories particulières, admettent de plus, d'une manière
explicite ou implicite, que le mode de constitution des forces et de la
matière a toujours été identique, que le présent est simplement l'ana-
1. Cette brochure est l'abrégé d'un ouvrage considérable du même savant :
o Der Darwinismus und die Naturforschung Newtons und Cuviers j>, publié
en trois volumes (1874-1875). M. A. Wigand en a tiré ce résumé, sorte d'édi-
tion populaire, particulièrement destinée aux « gens du monde » {die Laien),
comme il le dit lui-même dans sa préface.
ANALYSES. — WIGAND. Der Darwïnismus. 299
logue du passé. En conséquence, ils expliquent d'après des faits d'expé-
rience actuelle , mais en les grossissant (sélection, concurrence vitale,
hérédité, adaptation, variabilité), la formation successive et progres-
sive des espèces organiques. C'est cette similitude du passé et du pré-
sent qui est précisément contestée. Beaucoup pensent au contraire,
avec Cl. Bernard et maints physiologistes, que l'établissement des
espèces a exigé un équilibre des forces physiques tout différent de
l'actuel.
Sur ce point capital l'entente n'a pu se faire entre les physiciens
et les biologistes. Ceux-ci, instruits par l'étude quotidienne des phéno-
mènes de la vie, retrouvant toujours au fond de toutes les manifesta-
tions physico-chimiques de l'organisation une <c condition invisible j>
(Cl. Bernard), sont amenés à penser que, s'il y a en effet une physique
générale dont les lois souveraines s'imposent à tous les êtres de
l'univers connu, cette physique abstraite ne nous autorise pas à con-
fondre les phénomènes de la matière inorganique et ceux de la matière
organisée, en un mot que, si l'évolution vitale obéit elle-même au dé-
terminisme des lois mécaniques, elle n'en constitue pas moins un mé-
canisme sui generis, irréductible de sa nature.
Nous sommes ici sur les sommets de la pensée scientifique. L'évolu-
tion de l'univers, selon les uns, n'est que la répétition sous des formes
infiniment variées des mêmes actions physiques et mécaniques des
atomes : ce sont toujours les mêmes acteurs, malgré le changement
magique des figures. Mouvement intégré et mouvement désintégré,
voilà le grand secret de l'existence. Selon les autres, l'évolution totale
de l'univers serait mieux comparée à l'évolution des organismes, qui se
fait continûment sans doute, mais sans exclure les secousses ou les
métamorphoses. Voyez la chenille devenant avec le temps chrysalide et
papillon. En termes plus simples, il y a des époques de la Nature,
comme il y a des époques de la vie individuelle : c'est d'abord un
germe enveloppé d'une matière homogène, puis c'est un organisme
animé d'une vitalité féconde et produisant à son tour une floraison
d'organismes nouveaux. L'âge de la création, ou de la virilité, est passé
pour notre microcosme : qui sait combien de temps encore attendra
l'éclosion des formes vivantes possibles que révèle e l'ample sein de
la nature s> '.'
Voilà la thèse et l'antithèse. La conception biologique de l'univers
doit-elle détrôner sa rivale aujourd'hui préférée, la conception physico-
chimique? Une intelligence assez vaste pour embrasser le tout des
choses ne pourrait-elle pas ramener les lois et les phénomènes du
monde inorganique aux lois et phénomènes de la vie universelle ? Le
dernier mot de l'énigme est-il la Vie ou le Mouvement? tel est le pro-
blème, que nul actuellement n'est en mesure de résoudre.
La question de l'origine des espèces, comme toutes les questions
d'origine, est donc nécessairement un objet de spéculation. Les solu-
tions proposées, combattues ou adoptées, n'expriment et ne peuvent
300 BEVUE PHILOSOPHIQUE
exprimer que des opinions philosophiques et, à ce titre, relèvent de
la science de l'esprit. Il est satisfaisant, certes, pour l'imagination, de
voir apparaître tour à tour, supérieures après inférieures, les formes
du règne végétal ou animal ; mais cette continuité apparente ne va pas
sans une discontinuité cachée. Allons plus loin, et supposons un état
de choses tout imaginaire. L'expérience a livré des secrets merveil-
leux : dans le laboratoire d'un Liebig ou d'un Berthelot de l'avenir,
malgré l'élimination des germes invisibles de l'air, ces terribles enne-
mis de la génération spontanée, une masse de matière protoplasmique,
embryon d'une espèce inconnue, a pris naissance. Même alors le trans-
formisme mécanique aurait tort de triompher.
C'est qu'en effet la réduction aux causes, mécaniques ou physiques,
n'implique en rien une réduction des essences. La loi rationnelle de
causalité n'embrasse que l'ordre de succession ou de coexistence inva-
riable des phénomènes. Croire que les rapports de temps ou de lieu
constatés par le physicien, l'astronome, le biologiste, atteignent l'es-
sence des choses, c'est faire de la mythologie scientifique et prendre le
vénérable Chronos, « au sablier intarissable, » pour le générateur uni-
versel des êtres. Autrement dit, le fait de décomposer ou de produire
physiquement un organisme vivant n'expliquerait pas plus la nature
propre de la vie que le fait de démonter ou de construire une montre
n'explique la nature de la pesanteur. Trouver les conditions méca-
niques d'une organisation définie, si c'était possible, et à l'aide de
celles-là déterminer celle-ci, ce ne serait pas plus tirer la vie de la
matière brute et inanimée que l'horloger ne tire le mouvement par
voie de création ex nihilo des roues et des ressorts inertes qu'il ajuste.
Ce serait simplement utiliser les forces virtuelles de la nature.
Le transformisme radical — et c'est là son grand intérêt — affiche
la prétention contraire de simplifier le nombre de ces attributs de
l'inconnaissable, en réduisant les forces biologiques aux forces physico-
chimiques. Le physiologiste qui a le plus fait en ce siècle pour cette
réduction a répondu en démontrant que la puissance évolutive de
l'ovule, y compris les phénomènes de génération, de nutrition et d'or-
ganisation qui s'y rattachent, forme un quid proprium de la vie. « Il
eat clair, a-t-il écrit, que cette propriété évolutive de l'œuf, qui pro-
duira un mammifère, un oiseau ou un poisson, n'est ni de la physique
ni de la chimie. »
Il est nécessaire, pour comprendre ce qui suit, de ne point perdre
de vue ces vérités biologiques , résultat suprême de l'expérience
positive. Le darwinisme en est la négation. Dans sa brochure, à
laquelle nous revenons, M. A. Wigand passe en revue d'abord les
hypothèses, puis les faits propres à cette doctrine; il continue par la
critique de ses principes, et enfin il en apprécie la signification morale
et religieuse.
ANALYSES. - - wigand. Der Darwinismus. 301
I. — Les hypothèses.
Elles sont au nombre de trois : variabilité de l'espèce, transmissibi-
litéde ces variations, concurrence vitale.
La première est l'idée-mère du darwinisme. Quoique partisan de la
fixité des espèces, Wigand reconnaît l'instabilité de quelques-unes,
telles que « les pigeons, le chien, la rose, le pommier, la ronce, qui
sont extrêmement variables. » Seulement cette variabilité prouvée en
fait n'est point, comme le veut Darwin, une « mutabilité » illimitée :
conception hypothétique qu'on substitue faussement aux observations
positives. La variabilité ne constitue pas un mouvement progressif,
irrésistiblement ascendant; au contraire, c'est quelque chose de cir-
conscrit, bien qu'en de larges limites, comme l'oscillation du pendule
autour de son point d'équilibre. Et ce centre de gravité chez les êtres
organisés, c'est le caractère spécifique, immuable de soi. Il y a plus,
poursuit notre auteur : ces variations n'ont jamais lieu que suivant des
directions définies, et la théorie darwinienne demande une variabilité
sans limites qui aille de l'infusoire jusqu'à l'homme et qui soit « sans
directions propres s-. Or, une descendance modifiée allant des protistes
aux vertébrés est essentiellement délimitée à tous ses degrés, puisque.
« si aucune cause déterminée n'est donnée, il est impossible que
l'effet suive. » (Spinoza ) Dire que la variabilité est illimitée, indéfinie,
c'est donc déclarer que l'origine des espèces est un fait de combinai-
son fatale peut-être, mais accidentel.
Sur le même terrain, Wigand s'attaque encore à l'idée de la trans-
missibilité et de l'hérédité des variations. La variation, selon vous, dit-il
aux darwiniens, engendre l'espèce en se fixant. C'est le contraire qui
a lieu en fait : l'individu a une tendance prépondérante à revenir au
type primitif.
La « concurrence vitale » ne saurait être niée, si par ce mot l'on
entend la lutte de l'espèce contre un milieu défavorable : ainsi en est-il
de la lutte du pigeon contre l'autour, des plantes contre la gelée. Mais
le darwinisme parle d'une sélection de propriétés vitales mieux adaptées
aux conditions d'existence de l'espèce : lieu, nourriture, etc. C'est dire
qu'une plus grande vigueur ou une vitalité plus considérable sert
d'origine aux espèces nouvelles; or les marques caractéristiques et
distinctes des espèces et des genres sont de nature éminemment
morphologique, loin d'être des différences physiologiques. En eux-
mêmes, les caractères morphologiques sont indifférents à l'énergie
vitale ou à la destination organique de l'individu. Il serait donc très
étonnant que la sélection naturelle se fut exercée à l'origine sur ces
caractères pour en dégager des systèmes de plantes ou d'animaux.
Partant, la hiérarchie ascendante des formes du monde organique ne
saurait être rapportée à cette action.
302 REVUE PHILOSOPHIQUE
II
Les Faits.
On nous assure que parmi une foule innombrable d'individus la
sélection choisit et maintient tel individu en raison d'une adaptation
plus complète à ses conditions d'existence; les autres du même coup
sont éliminés. Il suit de là, remarque Wigand, que la sélection naturelle
n'exerce qu'une sorte de blutage et ne crée nullement des formes
nouvelles, (Die natùrliche Zuchtwahl wirkt nur sichtend , nicht
formbildend.) Où sont les causes efficientes de ces variations pri-
mordiales entre lesquelles celle-ci fait son choix? « Pourquoi d'une
mère commune sort-il des descendants diversement conformés?... La
chose est tout uniment attribuée à la variabilité comme à une pro-
priété intime de l'organisation, et dès lors cette variabilité est traitée
en âge réellement producteur et créateur des formes organiques, en
cause efficiente. Au fond, le raisonnement de Darwin se ramène à cette
proposition déraisonnable (unsinnig) : l'origine des formes réellement
existantes s'explique par cela même que, en dehors de ces mêmes
formes, d'autres en nombre immense auraient pu exister. »
Le principe de divergence vient à propos expliquer la disparition
des formes intermédiaires. « En dehors de l'utilité- du caractère propre
à l'espèce, la simple divergence de deux formes organiques constitue-
rait dans le combat pour l'existence une chance de durée directement
proportionnelle à l'importance de l'écart, tandis que les formes d'entre-
deux pour cette même raison seraient appelées à périr. » — Il est vrai
que la spécialisation des facultés humaines, à cause de l'habileté
qu'elle entraîne, crée à l'individu une supériorité marquée sur la
médiocrité de son entourage : mais cette loi de l'association humaine
n'est pas une loi de la nature. De plus, pourquoi les espèces extrêmes,
à l'exclusion des autres soumises pourtant aux mêmes conditions
d'existence, seraient-elles mieux adaptées que les intermédiaires à ces
conditions? Enfin, d'après ce principe lui-même, les termes les plus
extrêmes devant seuls subsister, — comme les algues et les mammi-
fères, — le groupement des espèces ne devrait pas être ce qu'il est en
effet': une juxtaposition d'espèces semblables, ou une hiérarchie
d'espèces inférieures et supérieures reliées entre elles par de nom-
breuses affinités.
L'étude des caractères morphologiques des systèmes d'êtres orga-
nisés exclut cette conséquence. « Les marques distinctives de deux
espèces parentes, de deux genres, etc., reposent sur des rapports de
structure qui chez les animaux pour la plupart, et chez les plantes
presque sans exception, sont indifférents à l'énergie vitale et à la des-
ANALYSES. — wigand. Der Darwînismus. 303
tination physiologique de l'individu; la preuve, c'est que des êtres d'es-
pèce différente vivent fort bien à côté les uns des autres dans les
mêmes conditions de milieu externe. Et précisément ces caractères,
qui fixent les divisions principales du règne animal et du règne végétal,
qui d'après Darwin sont relativement les plus anciens et conséquem-
ment sont soumis depuis aussi longtemps que possible à l'influence de
la sélection naturelle, ces caractères, dis-je, ne sont pas le moins du
monde subordonnés à la fonction des organes. Partant ils ne pou-
vaient en aucune façon donner prise à la sélection. »
Impossible aussi , la transmutation des formes organiques. « Deux
espèces animales ou végétales se distinguent l'une de l'autre par
une infinité de marques; elles sont spécifiquement différenciées sous
tous les rapports, au point de vue de la forme extérieure, de leur
structure élémentaire, de leur composition chimique, de leurs relations
biologiques et physiologiques. Au contraire, deux variétés ne diffèrent
que par quelques points. Conséquence : deux espèces issues de
variétés préexistantes par simple développement suivant une même
direction ne devraient aussi différer l'une de l'autre, malgré toutes les
différences quantitatives, que sous un seul aspect. » De là suit que,
pour expliquer les nombreuses divergences qui existent en fait, il
faudrait admettre une infinité de processus particuliers, simultanés ou
successifs. Et encore il ne sortirait de là qu'une mosaïque de formes
et non un tout harmonieux.
On a beau accumuler les artifices mécaniques. « Il est impossible de
tirer un Apollon d'une statue de satyre, une église gothique d'une
caserne, qu'on accumule toutes les modifications qu'on voudra, qu'on
multiplie à plaisir les additions et les reconstructions ; la chose n'est
possible qu'à la condition de tout refaire de fond en comble, si bien
qu'il ne reste pas pierre sur pierre des fondements primitifs. Il est tout
aussi inconcevable qu'on puisse à l'aide de simples variations succes-
sives transformer l'âne en cheval, le pommier en poirier, et générale-
ment tel type d'un genre, d'une famille ou d'une classe en un autre type
de même catégorie, comme le hêtre en chêne ou en tilleul, l'âne en
bœuf ou en lion, le singe en homme, le ver ou le mollusque en poisson,
le poisson en reptile. C'est qu'en effet chacun de ces types, chaque
espèce même considérée au point de vue de sa direction évolutive
propre est constituée suivant son plan spécial, profondément unitaire;
jusque dans ses tissus les plus minces, jusque dans ses lignes les plus
délicates, l'espèce en garde l'empreinte, parce que la différence de deux
types n'est pas simplement graduelle, locale et superficielle, mais bien
antithétique, universelle et fondamentale, pénétrant l'organisation tout
entière, parce que les diverses marques distinctives d'un type sont
solidairement reliées et enchainées entre elles. »
Cette difficulté, si énergiquement rendue par Wigand, a conduit les
darwiniens à envisager les types analogues actuellement existants
comme les descendants d'une forme radicale commune. On sauvait du
304 REVUE PHILOSOPHIQUE
coup le principe de transformation. Le malheur est que de deux formes
soi-disant généalogiques les darwiniens ne peuvent dire quelle est la
primordiale, quelle est la dérivée? Est-ce le chien qui est issu du
renard, le hêtre du chêne, ou le contraire? Ni l'un ni l'autre, répondent
les transformistes; ils préfèrent imaginer une forme ancestrale com-
mune; c'est ainsi que, pour ne point dériver l'homme d'aucun singe
actuellement existant, du gorille par exemple, les adeptes de la théorie
pithécoïde aiment mieux imaginer un ancêtre primitif de l'homme et du
singe. Mais que savez-vous de ces formes ancestrales? — Elles sont
éteintes, et leurs débris dispersés.
Mauvaise défaite. « Cette forme ancestrale commune, du moment où
elle a vécu comme animal ou comme plante d'une façon indépendante,
ne peut pas n'avoir eu en partage que le caractère commun des deux
descendants et s'être comportée avec une entière indifférence à l'égard
des marques distinctives et s'excluant réciproquement de ceux-ci. En
tant que chose concrète, elle a été nécessairement conformée ainsi qu'il
convient à un genre ou à une espèce. Or une telle forme si nettement
spécifiée ne serait pas moins en opposition avec ses descendants, que
ceux-ci entre eux. » Nous voilà ramenés au cas de tout à l'heure.
Est-il donc vrai que toute concordance entre plusieurs formes doit
s'expliquer par la communauté de descendance. Rien n'empêche que
deux formes tiennent tout aussi bien leurs points de ressemblance
d'une même cause commune agissant sur des individus d'ailleurs
indépendants les uns des autres et d'habitats différents. Ceci nous
explique peut-être pourquoi Darwin n'a pu donner même l'arbre généa-
logique du pigeon. Au lieu de classer les groupes organiques suivant
un arbre généalogique, il est tout aussi simple de se représenter ce
classement sous la forme d'un « système tourbillonnaire » (Strom-
system) ou d'une série de cercles se circonscrivant les uns les autres.
Supposé qu'on l'admît, le principe généalogique n'expliquerait pas la
diversité des rapports de ressemblance que l'observation nous découvre
entre plusieurs groupes coordonnés. Considérez l'hypothèse d'après
laquelle l'homme serait issu du rameau commun des singes anthro-
poïdes. L'homme, en fait, ressemble davantage au chimpanzé par la
forme du crâne et des dents, au gorille par ses extrémités, à l'orang
par la conformation du cerveau. Comment le principe généalogique
expliquera-t-il ces faits, l'homme ne pouvant avoir à la fois trois sortes
d'ancêtres? Soit le cas où l'homme serait un rameau indépendant, coor-
donné à tout le rameau des singes et issu avec le dernier de la souche
commune des primates ; alors les affinités diverses du singe et de
l'homme ne peuvent plus être expliquées généalogiquement. Le prin-
cipe de la ressemblance et de la différence des groupes organiques,
conclut Wigand, doit être « une loi intérieure de développement d'après
un plan défini ».
La hiérarchie des formes, selon le darwinisme, résulte d'une loi de
transformation graduelle qui fait passer les types inférieurs aux types
ANALYSES. - - wiGAXD. Der Darwinismus. 305
supérieurs. On imagine une progression tantôt suivant une seule série,
tantôt suivant des séries parallèles ou divergentes. Or la chose n'est point
si simple que cela : le progrès existe en gros dans le tout, mais chez
l'individu le progrès est souvent accompagné de rétrogradation.
Autre méprise. Des formes inférieures ont quelque analogie avec des
formes organiques d'apparition récente ; on en conclut que les pre-
mières ont été une étape dans l'évolution de la série. Comme si un
palais devait commencer par être une maison bourgeoise !
Admettons pourtant l'hypothèse. Elle implique que les formes infé-
rieures varient suivant une direction ascendante; or en fait il y a
plutôt, dans les limites d'une même espèce, tendance à la simplification.
Si l'on dit que dans le combat pour la vie la modification progressive
se fixe, parce qu'elle constitue une meilleure adaptation aux conditions
biologiques externes, combien de changements expliquera-t-on parla?
Dans le même milieu les espèces les plus basses vivent en compagnie
des plus hautes : pourquoi donc s'est produite l'immense différencia-
tion de l'algue au vertébré?
La moindre avance dans le sens d'une organisation plus élevée,
dit Darwin, constitue à la variété modifiée un avantage : c'est ce qui
nous explique que, dans les mêmes conditions d'existence, le plus
mince progrès de perfectionnement organique soit accru par la sélec-
tion. — Vous équivoquez, répond Wigand, sur ce mot de « perfection-
nement ï ; il signifie tantôt pour vous une simple amélioration organique,
tantôt une progression ou une complication de structure et de forme.
Or si l'on comprend bien l'utilité d'une amélioration quelconque au
point de vue de la concurrence vitale, la nécessité d'une progression
morphologique n'apparaît point, puisque le plus misérable des infu-
soires est adapté à ses conditions biologiques tout aussi bien qu'un
vertébré. Darwin finit en effet par reconnaître que « la sélection natu-
relle n'implique pas nécessairement un développement progressif ».
L'observation nous montre au contraire partout un mélange de pro-
grès, d'arrêts, de rétrogressions; chaque organisme, comparé aux autres
nous présente la plus grande liberté et la plus étonnante diversité d'évo-
lution. En général, sans doute, les espèces inférieures précèdent les
supérieures ; mais souvent, dans tels cas particuliers, les types plus
complets apparaissent avant les moins complets. Ainsi les céphalo-
podes, parmi les malacozoaires, sont antérieurs aux moules et aux
gastéropodes; les fougères ont précédé les mousses. Et même, à com-
parer les reptiles et les mousses de deux époques, l'actuelle et l'anté-
cédente, on constate une rétrogradation.
Arrivons à la loi biogénétique. Hasckel l'a formulée en ces termes :
€ L'ontogenèse, ou l'évolution individuelle, est une courte et rapide
récapitulation de la phylogenèse ou du développement du groupe
correspondant , c'est-à-dire de la chaîne ancestrale de l'individu. »
Cette conception des plus ingénieuses nous permet en effet de com-
prendre comment les formes actuelles sont les produits d'une trans-
tome x. — 1880. 20
3U6 REVUE PHILOSOPHIQUE
formation et d'une différenciation antérieures ; ce qu'étaient les formes-
souches dont nous ne trouvons de trace nulle part, et quelles séries
de formes les espèces actuelles ont traversées. Demandez-vous à con-
naître quelle fut la forme ancestrale de telles et telles espèces au-
jourd'hui distinguées? On vous répond: considérez les formes em-
bryonnaires des unes et des autres, et vous constaterez d'autant plus
de ressemblance entre elles que vous les comparerez à une époque
plus primitive de leur évolution. Remarquez de plus que certaines
formes végétales ou animales concordent avec les formes juvéniles de
types beaucoup plus élevés, et que d'autres formes disparues durant
la période géologique antécédente sont, à ne s'y point tromper, les
formes embryonnaires d'espèces supérieures actuellement vivantes.
Pour tout dire, l'histoire de l'embryon explique l'histoire de l'espèce,
laquelle résulte de deux facteurs . l'hérédité et l'adaptation.
A ces adroites raisons, Wigand objecte que cette loi biogénétique n'est
en somme qu'une simple hypothèse spéculative : où sont les faits d'ex-
périence propres à l'établir? On invoque la loi d'hérédité komochrone,
ou aux âges correspondants : le bœuf, dit-on, a acquis des cornes un
beau jour, et le veau en acquiert lui aussi à la même époque de sa vie.
C'est croire, répond notre auteur, que la transmission d'une acquisition
nouvelle, au lieu d'être un acte essentiel de l'évolution organique, se fait
d'une façon tout extérieure d'une génération à l'autre. La corrélation
de l'ontogenèse et de la phylogenèse, même en admettant la doctrine
transformiste, n'est encore qu'une hypothèse. La fameuse théorie de
la Gastrcea, « ce type primitif ayant servi de souche commune aux six
grands groupes zoologiques » (Haeckel), se réduit de même à une ana-
logie tout à fait lointaine et extérieure entre des formes embryonnaires.
Leur ressemblance supeificielle est illusoire : le chien et l'homme sont
déjà distincts dans leurs embryons respectifs. Quant à la ressemblance
de formés actuellement fixées ou de certaines formes fossiles avec les
formes juvéniles d'espèces plus élevées, elle se réduit à un petit nombre
de caractères, tout le reste étant différent : elle ne démontre donc nul-
lement L'existence d'un lien génétique commun.
Que dire de l'adaptation des organismes à des fins définies ! Jusqu'à nos
jours, la merveilleuse organisation de la plante ou de l'animal avait été
considérée comme la conséquence d'une loi morphologique (Bildungs-
geseti) héritée des ancêtres, telle quelle. En présence de l'admirable
accommodation de l'organisme aux conditions extérieures, chacun disait:
» Cela a été ainsi dès le commencement; > ou : « L'individu a recherché
cet avantage en vertu d'une impulsion instinctive, ou bien encore il y
a été amené, comme la plante, par les circonstances extérieures. »
Quant à la cause dernière, la plupart la concevaient sans pouvoir en
rendre compte.
Le darwinisme au contraire t prétend faire de tout cela un simple
problème scientifique, dicse Tludsache naturwissensckaflich begrei-
fiicli màchen, et ramener ces questions à la relation générale de cause
ANALYSES. — wigand. Der Barwinismus. 307
et d'effet. î> Au lieu d'invoquer le besoin et l'habitude (Lamarck) ou l'in-
fluence directe du monde extérieur (Geoffroy Saint-Hilaire), Darwin en ap-
pelle de préférence à une action réciproque et indirecte de l'organisme
et du monde externe : savoir, la sélection lente et progressive, qui ne
transmet que les déviations favorables. Ainsi l'organisation, conformée
à des fins, n'est plus que le produit de deux facteurs, variabilité et ap-
titude à l'existence.
Par là, quoique d'une façon détournée, le darwinisme revient à l'ex-
plication téléologique de la nature. Pourquoi, en effet, demandera-t-on,
n'existe-t-il actuellement que des espèces complètement adaptées à
leurs conditions extérieures? — Les autres, relativement moins bien
adaptées, ne pouvaient subsister. Hypothèse gratuite, et réponse néga-
tive. En ce qui concerne les causes préformatrices des espèces actuelles,
Darwin nous parle du « fait capital » de la variabilité. C'est diviser le
problème de la création morphologique en une infinité d'instants très
courts. Mais ces petites modifications elles-mêmes, d'où résulte le ca-
ractère typique, est-ce qu'il n'y aurait pas lieu de les expliquer aussi?
« Il faudrait avoir montré, dit très bien Wigand, pourquoi la modification
favorable dont on parle sans cesse s'est produite dans l'organisme ma-
ternel, ce que naturellement Darwin ne recherche pas, la chose étant
impossible. »
Le transformisme darwinien ne nous fournit donc aucune explication
de l'origine des formes. « Le darwinisme fait du type organique une
matière complètement dépourvue de caractère propre, subissant l'in-
fluence de mille variations indéfinies et se laissant modeler par le
Struggle for life. Le monde organique tout entier, avec sa merveilleuse
adaptation à ces fins, n'est à ses yeux rien de plus que le cliché méca-
nique du monde extérieur. »
Enfin la plupart des conditions d'organisation, pour être utiles à l'in-
dividu, veulent être achevées et parfaites, au lieu que Darwin les fait
débuter par de faibles et insignifiants essais. Preuve nouvelle que les
caractères d'adaptation ne sauraient être issus de la sélection. Toutes
les propriétés organiques, par cela même qu'elles sont utiles à l'indi-
vidu, doivent bien plutôt être apparues en même temps et dans leur
état de perfection. « Ce n'est point par le monde extérieur que les orga-
nismes ont été informés, ei c'est réciproquement en vue des orga-
nismes que le monde extérieur a été constitué. » De là le rapport de
corrélation harmonique que l'observation nous découvre entre ces deux
mondes.
111. — Valeur scientifique de la. théorie darwinienne.
Dans les sciences naturelles, expliquer, c'est montrer comment un fait
découle d'un autre fait. L'explication que le savant adopte a le droit
jusqu'à un certain point d'être hypothétique, mais il faut que l'on con-
308 REVUE PHILOSOPHIQUE
naisse en partie au moins les faits explicatifs. Or la réalité, ditWigand,
ne nous offre rien qui ressemble à la variabilité, à l'hérédité et à la con-
currence vitale, au sens darwinien. La variabilité; loin d'être indéfinie,
est limitée et définie; la transmissibilité des déviations individuelles,
loin d'être absolue et graduellement ascendante, est tout à fait bornée
et se réduit à la transmission du caractère spécifique. Nulle part on ne
voit cette « concurrence entre des individus de même genre i, d'où
sortiraient des propriétés originales, premiers linéaments des nouveaux
types organiques. Très souvent, sans en rien dire, Darwin attribue à la
variabilité une direction et des bornes, si bien qu'insensiblement c'est
une tendance formatrice des organismes suivant une ligne préconçue
qui est prise pour principe d'explication. Que reste-t-il alors du prin-
cipe de sélection?
Même incompatibilité entre la lutte pour l'existence et nombre d'hy-
pothèses darwiniennes. Cette concurrence vitale suppose une rencontre
de circonstances si habilement calculée et si extraordinairement for-
tuite à la fois, qu'on est obligé pour la comprendre d'admettre un en-
chaînement de faits providentiel.
Il est une autre inconséquence à noter. Quand le principe de sélection
ne lui suffit pas, Darwin invoque l'influence de l'usage et de l'habitude
ou l'action directe des agents extérieurs. Souvent il combine ces trois
modes d'explication, laissant au lecteur le soin de choisir entre ces
principes tout à fait hétérogènes, « qui ne peuvent ni se combiner en-
semble ni se remplacer mutuellement. » Cette abondance de moyens
n'est que pauvreté.
Une remarque générale qui s'applique ici, c'est que Darwin a l'habi-
tude de dériver un fait d'un autre pour le moins aussi inconnu que le
premier, en un mot d'expliquer obscurum per obscurum. Ainsi, d'une
part il tire les formes végétales ou animales de leurs primitives ébau-
ches au moyen de petites variations insensibles : or ces petites varia-
tions elles-mêmes auraient tout autant besoin d'être expliquées et
rattachées à leurs causes que ces formes achevées, car elles sont tout
aussi obscures, D'autre part, Darwin se plaît à invoquer, sans plus, l'in-
fluence indirectement modificatrice du monde extérieur qui pour le
moins, vu l'infinie complication et le caractère en apparence fortuit de
ses phénomènes, est encore plus mystérieux que l'organisme vivant.
Voyez encore : on explique les formes existantes connues en imaginant
en dehors de celle-là d'innombrables formes inconnues; on explique
les organes rudimentaires à l'aide d'une manière d'agir fonctionnelle de
ces organes qu'on déclare disparue et dont on ne sait rien ; révolution
individuelle est expliquée par la phylogenèse qu'on ne connaît pas, et
ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on arrive à la fiction d'une cellule primor-
diale, à l'hypothèse d'un état primitivement homogène de la matière
cosmique.
Le reproche suivant part d'un sérieux esprit philosophique. La théorie
darwinienne a le tort de prendre pour une explication la réduction
ANALYSES. - wigand. Der Darwinismus. 309
qu'elle essaye sans cesse des différences qualitatives à des différences
quantitatives. On décompose un caractère donné en une infinité de par-
ties, de différentielles pour ainsi dire, et l'accumulation successive de
ces petites modifications doit expliquer le caractère dont il s'agit. Des
progrès très petits et très lents, des périodes de temps immenses,
voilà la formule magique qui rend possible l'impossible.
Malgré la différence des procédés employés, la doctrine darwinienne
n'est qu'une construction à priori de la nature, comme la Naturphilo-
sophie des Schelling, Hegel et autres. La manière darwinienne de poser
le problème est juste le contrepied d'une méthode scientifique. Confor-
mément au procédé général des sciences inductives, l'explication darwi-
nienne devrait être pleinement démontrée en ce qui concerne quelques
groupes et leurs caractères systématiques, pour être ensuite étendue
valablement au règne tout entier. C'est le contraire que fait Darwin. « Au
lieu de rattacher les faits à expliquer à une loi générale obtenue par
induction ainsi que fait le naturaliste, il se fabrique, en les empruntant
non à la réalité, mais à la spéculation, des concepts ou des axiomes,
comme ceux-ci : variabilité (prise au sens de mutabilité), hérédité, sélec-
tion naturelle, loi biogénétique fondamentale, et il opère avec cela comme
avec des causes efficientes ou avec des forces naturelles, s'efforçant
d'expliquer ainsi les faits, sans pouvoir pourtant mener à bien aucune
explication particulière. » Serrez les choses d'un peu près, et vous
verrez que la doctrine de la sélection explique en général la morpho-
logie de tous les mondes qu'on voudra concevoir, sauf les formes parti-
culières de notre règne animal ou végétal.
La manière de procéder du darwinisme est une méthode métaphysi-
que, non scientifique ; on pourrait comparer la théorie de la sélection à
Tatomistique. « De même que celle-ci veut expliquer la matière avec
ses lois harmonieuses et la diversité de ses aspects à l'aide d'atomes
métaphysiques privés de propriétés et de différences individuelles,
ainsi cette nouvelle spéculation, confondant tous les attributs spécifi-
ques, essaye, au moyen du concept métaphysique de variabilité, de
dériver les oppositions infinies de la nature organique d'une unité
indistincte par voie de transmutation. » C'est la science positive qu'on
abandonne pour y substituer une mauvaise philosophie.
Reconnaissons les bornes de la connaissance naturelle. L'explica-
tion des diverses formes végétales et animales est impossible aussi
bien à la philosophie naturelle qu'à la philosophie pure. « L'ancienne
philosophie de la nature prétendait dériver la diversité des formes de
l'unité de type. C'était, on le comprend bien, entreprendre l'impossible,
puisque cette « unité de type » elle-même n'est dégagée que par abs-
traction de la multiplicité des formes diversifiées, en laissant de côté
les différences pour ne retenir que les ressemblances. Une telle abs-
traction bien évidemment ne saurait servir de base à l'explication des
faits, par cela même que ceux-ci sont désormais en dehors et la dépas-
sent. Tout aussi saine est la tentative de la nouvelle philosophie natu-
310 REVUE PHILOSOPHIQUE
relie, appelée darwinisme, qui veut dériver la diversité d'aspects du
monde organisé dune ou de plusieurs formes primordiales ; comment
cela ? En ramenant toutes les formes divergentes à une forme ances-
trale et finalement à une cellule primordiale. » Alors même qu'on serait
parvenu à remonter l'arbre généalogique des espèces jusqu'à la cellule
primitive, comme nous ramenons en fait l'organisme individuel à la
cellule-œuf, malgré l'extension considérable de savoir qui en résulte-
rait, nous ne posséderions pas encore une réelle explication : pas plus
que dans la connaissance de l'état primitif de l'individu l'on ne trouve
l'explication causale de ce dernier. En réalisant cette simplification de
forme, la science n'aurait en rien avancé la simplification de cause, les
causes d'évolution demeurant nécessairement diverses au sein des dif-
férentes cellules-mères.
La formation de VUrzelle du règne organique par voie de generntio
sequivoca ne saurait être sérieusement discutée , ne s'appuyant sur
rien. En fait, la cellule vivante ne se forme que dans un organisme ma-
ternel : qu'on nous montre donc l'équivalent primitif du sein maternel.
Supposé tout ce qui précède accordé, voici le nouvel écueil où le
darwinisme viendrait se briser : la forme d'organisation supérieure ne
saurait descendre de l'inférieure, parce qu'elle implique des éléments
dynamiques tout nouveaux dont la dernière est dépourvue. « En général,
il nous est possible de ramener à leurs causes les effets quantitatifs,
mais nullement les effets qualitatifs. Jamais nous ne concevrons com-
ment les propriétés de l'eau résultent des propriétés de ses éléments
composants, oxygène et bydrogène, les propriétés de l'albumine de ses
éléments chimiques ; pourquoi à tel arrangement de la matière corres-
pond la forme cristalline; pourquoi la combustion ou le frottement
engendre de la chaleur, pourquoi la cellule croît, pourquoi le nerf sent,
et le cerveau pense, la pensée ne fût-elle rien de plus que l'activité du
cerveau..» Remarquons encore que le darwinisme méconnaît l'unité
harmonique de tout organisme : ce n'est plus pour lui qu'un conglo-
mérat de membres et de propriétés fortuitement produit. Enfin, eût-on
expliqué toutes les manières d'être d'un individu d'après son organisa-
tion et d'après les lois physiques, il faudrait encore expliquer l'organi-
sation elle-même. Le darwinisme, il est vrai, érige le devenir, l'évolu-
tion des êtres organisés et du règne organique lui-même en nécessité
naturelle ; par malheur, il est impossible de tirer logiquement un état
donné d'un être organisé de l'état antécédent : l'expérience seule nous
montre le premier uni au second.
« En résumé, dit Wigand, la multiplicité et la diversité de structure
des êtres organisés, leur groupement selon leurs rapports de ressem-
blance ou de différence; la frappe spécifique de chaque être organisé
comparé aux autres ou aux propriétés générales de la matière ; la forma-
tion des êtres individuels par l'association de leurs parties élémentaires
et la merveilleuse réciprocité d'action de ces parties ; l'évolution régu-
lière de chaque organisme individuel, chaque effet étant diiîérent de sa
ANALYSES. — wigand. Der Darwinismus. 311
cause, tout cela peut bien être connu et constaté comme fait d'expé-
rience, mais non expliqué. Nous pouvons bien avec le secours de la
comparaison et de l'abstraction découvrir dans la bigarrure infinie des
phénomènes de la nature des lois générales, et grâce à l'expérimenta-
tion montrer la dépendance harmonieuse des changements ou des dif-
férents êtres les uns par rapport aux autres ; en particulier, il nous est
possible de déterminer les lois générales de ces actions et de ces réac-
tions. Mais quant à savoir pourquoi tel être existe, pourquoi il est con-
formé de la sorte, pourquoi d'une cause donnée c'est tel effet défini
qui résulte, la voie nous est fermée par un impénétrable rideau que ne
soulèvera jamais ni l'étude de la nature, si loin qu'elle puisse aller, ni
la philosophie. Tout effort pour résoudre ce problème par les voies de
la science expérimentale ou de la philosophie est une méconnaissance
aussi bien de la vraie science positive que de la vraie philosophie. »
Au fond de la doctrine, Wigand signale cette singulière antinomie : le
darwinisme s'efforce de remplacer la finalité par la causalité pure et sim-
ple, de ramener toute la connaissance naturelle à des rapports de cause
et d'effet. Or la sélection naturelle, qu'on le veuille ou non, repose tout
entière sur l'idée de finalité. Au « principe de l'utilité » comme on
l'appelle d'un nom hypocrite, joignez « la théorie du hasard », vous
avez le second facteur des phénomènes organiques. La sélection natu-
relle toute seule ne produirait rien ; elle ne fait que trier et conserver.
Mais grâce à la variabilité indéfinie et illimitée des organismes, c'est-à-
dire grâce au hasard, il se produit des variations individuelles innom-
brables, et ce qui est de telle manière aujourd'hui pour un rien fût sorti
tout autre de l'enchevêtrement primitif des formes.
En présence d'une critique aussi vive, aussi ferme delà doctrine zoo-
gonique contemporaine, le lecteur s"est sans doute demandé deux
choses: d'abord, n'y a-t-il aucune idée juste, acceptable, sous cet amas
de spéculations hasardeuses? et, ensuite, quelle est donc la con-
ception préférée de Wigand, sa manière de comprendre/ de se repré-
senter ces choses dont le darwinisme croit tenir la raison dernière?
C'est ce que nous apprendra ce dernier et important paragraphe.
En premier lieu, il n'est pas douteux que notre esprit soit porté à
considérer le monde des êtres vivants comme un immense tout or-
ganique dont les membres, de façon directe ou indirecte, sont reliés
entre eux sans discontinuité par voie de génération. Il est impossible
au savant, habitué à ne considérer que des rapports d'effet et de cause,
de se figurer les formes organiques indépendantes les unes des autres
et comme tombées du ciel séparément. Et puis il y a malgré tout tant
de ressemblances et d'affinités entre les formes organiques qu'on ne
peut échapper à la pensée d'une « unité idéale » des êtres vivants, la-
quelle devient en fait une « unité réelle >, étant le produit d'un proces-
sus naturel unique qui se complète et s'achève suivant des directions
diverses. Considérez aussi que l'expérience partout et toujours con-
state que l'apparition de nouveaux organismes se produit au sein d'or-
312 REVUE PHILOSOPHIQUE
ganismes préexistants. Omne vivum ex ovo. « Dès lors: ne sommes-
nous pas autorisés à supposer avec une extrême vraisemblance que
cette loi d'expérience générale s'applique également à la succession
chronologique des formes différentes? n'est-il pas naturel en consé-
quence d'admettre que ces êtres issus d'inférieurs par voie de généra-
tion sont redevables de leurs propriétés à leurs parents, et que, si la
conformité de structure des descendants s'explique par l'hérédité, leurs
dissemblances doivent aussi avoir leur raison déterminante dans les
dispositions propres à la forme parentale? » Ceci accordé, le monde
organique devient à nos yeux un tout continu, et le principe de causa-
lité est satisfait. C'est cette manière de concevoir le règne organique
qu'on appelle la « théorie de la descendance », la « doctrine généalo-
gique » ou la ï théorie de l'évolution ». Il convient cependant de ne
pas oublier que tout cela n'est qu'une spéculation. La doctrine trans-
formiste et la théorie darwinienne de la sélection ne doivent pas être
identifiées avec l'hypothèse générale de la descendance; elles n'en sont
que des formes particulières.
Sur le second point, — dans quelle mesure Wigand adhère à la théo-
rie de la descendance, — laissons parler l'auteurlui-même : « En dehors
de cette transmutation graduelle imaginée par Darwin, la relation réelle
des formes organiques se conçoit bien plutôt comme le résultat d'une
c frappe » soudaine ou d'une c génération hétérogène », ainsi que par
analogie de la tige informe du cactus sort la fleur multicolore aux
nombreuses étamines, ou comme le papillon naît de la chenille, pareil
à une créature nouvelle et bien plus élevée issue d'un substrat gros-
sier. Maintenant cette frappe organique peut s'accomplir ou bien au
sein de la forme toute constituée, comme l'ont admis Heer, Kôlliker.
Baer, A. Braun et d'autres, ou dès sa phase de développement tout à
fait primitive, chez la première cellule de l'individu, ainsi que je l'ai
exposé sous ce titre : « Généalogie des cellules primordiales », con-
ception qui répond aussi bien que possible aux faits. »
En deux mots, Wigand, tout en adhérant à l'idée de la descendance
généalogique des espèces, ne veut pas être confondu avec les transfor-
mistes : il est hélérogéniste.
IV. — Les motifs, In signification morale et religieuse du darwinisme.
11 serait vain d'entamer une controverse avec notre auteur sur ces
considérations , selon nous étrangères au sujet étudié. L'honorable
botaniste de Marbourg, dont l'esprit philosophique est d'une rare sa-
gacité, eût dû ne pas oublier que le promoteur du mouvement philoso-
phique moderne, Kant, a depuis un siècle formellement séparé le
domaine de la métaphysique et de la science et celui de la ■< croyance»
morale ou religieuse.
ANALYSES. — WIGAND. Der Darwinismm . 313
Un dernier chapitre, consacré à l'avenir du darwinisme, nous montre
la doctrine en voie de décomposition. Un désaccord complet s'est ré-
vélé peu à peu entre les adhérents les plus résolus ; on ne compte
plus le nombre des sectes dissidentes.
C'est sur cette idée que se termine l'ouvrage de AVigand.
La question de l'origine des espèces, on le voit assez, n'est point
de celles qu'on met aux voix; la popularité serait ici un argument
de nulle valeur. Trop de savants sont eux-mêmes sujets à un entraî-
nement irréfléchi. A considérer rigoureusement les principes de la
doctrine transformiste, on reconnaît l'inanité des déclamations mises
au service du dogme nouveau. La lutte des darwinistes contre leurs
adversaires est celle des mécanistes purs contre les dynamistes : cette
dernière remonte aux premières spéculations de l'intelligence hu-
maine. Pour nous en tenir au monde moderne, elle est représentée par
deux des plus grands noms de la philosophie et de la science : Des-
cartes et Leibniz. La matière est-elle un simple continu étendu, ou un
ensemble harmonique d'éléments de force, d'actions dynamiques ? Les
physiciens en général sont avec Descartes , les biologistes et les
philosophes avec Leibniz.
Une considération capitale semble décider en faveur des premiers.
S'il y a une science des phénomènes, c'est à la condition que ceux-ci
obéissent aux lois du nombre, de la mesure, et au principe de causa-
lité. Or le mécanisme est là tout entier. Il va de soi que nul ne sau-
rait contester cette manière scientifique et positive d'étudier les faits
de la nature : les résultats obtenus l'ont mise au-dessus de toute dis-
cussion. L'erreur, et elle est grave, consiste à croire que la recherche
des causes mécaniques des phénomènes est inséparable d'une con-
ception mécaniste de l'univers. Beaucoup de savants, par habitude
d'intelligence ou par une sorte d'instinct de conservation, repoussent à
ce titre toute conception dynamique ou téléologique des faits. Ils ou-
blient que la recherche scientilique n'atteint en définitive que des rap-
ports de temps ou de lieu, ce qui établit sans doute sur des bases
indestructibles le mécanisme ou le déterminisme universel des phéno-
mènes ; mais que ces déterminations laissent subsister les différences
de propriétés, de forme, de structure, d'organisation, d'évolution des
phénomènes ou des êtres. En un mot, le côté idéal des phénomènes
que la physique ancienne avait pris à tort pour objet de ses études est
inséparable du côté matériel et mécanique. Généralisons : la réduction
universelle des phénomènes à la mécanique des atomes, qui est, selon
la remarque fort juste de Dubois-Reymond, le but suprême de la
science, ne serait encore qu'un mode de conception des phénomènes
sous le double rapport fondamental d'espace et de temps, et non une
réduction des essences ou une connaissance intégrale des choses.
Bornons-nous à l'ordre particulier des créations organiques.
Tous les phénomènes caractéristiques de la vie, régénération, rédin-
tégration, réparation, e sont de la même nature que les phénomènes de
314 REVUE PHILOSOPHIQUE
génération et d'évolution par lesquels l'embryon constitue à l'origine
ses organes et ses éléments anatomiques » ; la nutrition n'est qu'une
t génération continuée », la génération une manifestation de la puis-
sance évolutive primitivement imprimée à l'ovule, la vie une t répéti-
tion » (Cl. Bernard). Les transformistes veulent que la vie, prise à ses
origines, ne soit qu'une combinaison physico-chimique spéciale ; l'unité
vitale ne serait donc point une essence nouvelle. Selon les biologistes,
cette unité directrice de l'évolution individuelle est le caractère domi-
nateur de l'être organisé comparé aux choses inorganiques.
L'unité d'organisation de chaque être vivant n'est pour le transfor-
misme que le produit d'une composition infiniment lente et progressive.
Cette même harmonie organique est au contraire fondamentale, primor-
diale, irréformable aux yeux du biologiste. « Un animal quelconque,
disait le naturaliste Ch. Bonnet, est un système particulier dont toutes
les parties sont en rapport ou harmoniques entre elles. Le cerveau du
cheval répond à sa botte, comme le cheval lui-même répond à la place
qu'il tient dans le système organique. Si la botte venait à se convertir
en doigts flexibles, il n'en demeurerait pas moins incapable de généra-
liser les sensations ; c'est que la botte subsisterait dans le cerveau. Et
si l'on voulait que le cerveau du cheval subît un changement propor-
tionnel à celui de ses pieds, je dirais que ce ne serait plus un cheval,
mais un autre quadrupède, auquel il faudrait imposer un nouveau
nom. » C'est par des changements analogues, infiniment variés, que le
darwinisme croit rendre compte de la différenciation successive et
généalogique des espèces : malheureusement l'idée de cette phylo-
genèse antéhistorique n'est qu'une hypothèse extra-expérimentale.
Il reste que le transformisme n'explique en réalité ni l'évolution de
l'individu ou de l'espèce, ni l'évolution plus générale du règne orga-
nique. De toute façon, ses raisons sont empruntées à la physique, à la
mécanique ou à la mathématique; or ces trois manières d'envisager
les phénomènes de la vie ne sont que des points de vue analytiques
au-dessus desquels il y a l'ordre des conceptions synthétiques impo-
sées par 1 expérience immédiate. Aux concepts de l'analyse il faut
réunir ceux de la synthèse pour avoir des choses une idée aussi exacte
qu'elle peut être pour une intelligence humaine. Toute tentative pour
réduire ces deux modes antinomiques de représentation ou de concep-
tion est vaine.
Albert Debon.
Robert Flint. Antitheistic Théories. (Blackwood and Sons ,
Edinburgh and London, 1879.)
Le nouveau livre qae vient de donner M. Bobert Flint forme le com-
plément naturel de celui qui a paru en 1877, sous le titre de Theism
C'est une série de leçons faites devant un public où les gens du monde
ANALYSES. — ROBERT flint. Antitheistic Théories. 315
se mêlent aux étudiants. Le caractère de l'ouvrage se trouve par là
suffisamment indiqué ; certaines discussions, certaines théories trop
abstraites doivent nécessairement être écartées, et la forme doit prêter
un intérêt soutenu à l'austérité du sujet. M. Flint a soin de nous pré-
venir lui-même qu'il a voulu faire a semi-popidar work et qu'il a cru
par suite devoir passer sous silence l'importante doctrine de l'incon-
naissable (modem agnosticism) . Il n'en faudrait pourtant pas conclure
que le livre de M. Flint n'est autre chose qu'une œuvre de vulgarisa-
tion ou d'édification : les systèmes y sont exposés avec largeur et sin-
cérité; la critique est pénétrante, approfondie, armée de toutes les
ressources d'une dialectique à la fois ingénieuse et vigoureuse, et d'un
savoir très étendu. Ajoutons que le style, d'une rare élégance, reçoit
des convictions de l'écrivain une sorte de chaleur communicative, et
que l'auteur ne se départit jamais de la justice et des égards envers
ceux dont il attaque les doctrines : mérite qu'on ne saurait trop louer
chez un théologien.
La première leçon est consacrée à l'athéisme. M. Flint commence par
déterminer le sens précis du mot, et s'attache à montrer que l'athéisme,
s'il ne se borne pas à une simple critique des preuves du théisme, s'il
prétend affirmer dogmatiquement la non-existence de Dieu, est essen-
tiellement irrationnel. Il renouvelle contre lui un argument resté
célèbre dans l'histoire de la théologie anglaise.
« L'athéisme absolu suppose, dit Foster, une science infinie; car, à
moins d'être présent en un même instant à tous les points de l'univers,
l'homme ne peut savoir s'il n'y a pas quelque part des manifestations
de la divinité. S'il ne connaît pas absolument chacun des agents de
l'univers, celui qu'il ne connaît pas peut être Dieu. S'il n'est pas lui-
même le principal agent dans l'univers et s'il ignore quel est cet agent
principal, il est possible que ce soit Dieu. S'il n'est pas absolument en
possession de toutes les propositions qui constituent la vérité univer-
selle, l'une de celles qui lui manquent peut être précisément cette
proposition qu'un y a un Dieu. S'il ne peut assigner avec certitude la
cause de tout ce dont il perçoit l'existence, cette cause peut être Dieu.
S'il ne connaît pas tout ce qui a été fait dans l'immensité des âges
écoulés, il se peut que certaines choses aient été faites par un Dieu.
Ainsi, à moins de connaître toutes choses, c'est-à-dire de rendre im-
possible l'existence d'une autre divinité en étant Dieu lui-même ,
l'athée ne peut savoir si l'Etre dont il rejette l'existence n'existe pas. »
Ce raisonnement, reproduit et paraphrasé en termes oratoires par
Ghalmers, paraît décisif à M. Flint. On doit remarquer en effet que la
position du théisme est bien plus favorable. Il n'est pas tenu de tout
connaître pour avoir le droit d'affirmer l'existence de Dieu : il lui suffit
de découvrir dans un canton étroit de la nature, dans le règne animal
ou végétal par exemple, les marques d'une cause intelligente qui ne
saurait être la matière. Nous admettrons donc parfaitement que
l'athéisme ne peut être dogmatique sans contradiction. Mais il reprend
316 REVUE PHILOSOPHIQUE
quelque avantage s'il se contente d'être critique, c'est-à-dire de nier la
légitimité des preuves du théisme. Il lui est toujours permis de sou-
tenir contre celui-ci que la matière en soi, nous étant inconnue, peut
être douée de propriétés, inaccessibles à l'observation directe ou à
l'induction et capables de produire des effets dont l'hypothèse d'un
Dieu créateur nous paraît seule pouvoir rendre compte.
M. Flint se trouve ainsi amené à discuter la thèse matérialiste. Il
consacre deux leçons à l'histoire rapide et substantielle de ce système
depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. La 4« leçon (65 pages) contient
l'exposition et la réfutation du matérialisme contemporain ou scienti-
fique. Signalons brièvement les arguments les plus nouveaux. D'abord,
le matérialisme ne satisfait pas, comme il le prétend, le besoin d'unité
essentiel à la raison : il n'est pas et ne saurait être un monisme-, il
est nécessairement un multitudinisme. Un seul élément matériel,
absolument simple, sera éternellement impuissant à en produire un
autre. Aussi les matérialistes ont-ils généralement admis l'existence
primordiale d'un nombre infini d'atomes. Sous cette forme, l'objec-
tion ne nous paraît pas sans réplique; car, peut-on répondre, ce
que demande la raison, c'est plutôt l'unité générique que l'unité numé-
rique de principes. La séduction des deux systèmes opposés, matéria-
lisme, idéalisme, vient de ce qu'ils résolvent dans l'unité substantielle
la dualité phénoménale de la matière et de l'esprit. Mais il reste
toujours l'impossibilité de concevoir un nombre actuellement infini
d'atomes, ou, si ce nombre est fini, d'assigner une raison qui explique
pourquoi il n'est ni plus grand ni plus petit.
En second lieu, le matérialisme ne rend pas compte de la relation
qui existe entre la matière et la force. Celle-ci est-elle le produit de
celle-là? Mais une matière primitivement dénuée de force, qui donne-
rait naissance à la force, serait une cause à qui manquerait le pouvoir
nécessaire pour être une cause. La matière est-elle au contraire l'effet
de la force? Pour rester conséquent avec lui-même, le matérialisme
doit admettre que cette force est purement physique. Comme telle, elle
est nécessairement unie à une manifestation matérielle et doit être
aussi divisible, aussi multiple que la matière qui la manifeste ; on
revient à l'hypothèse atomistique : l'unité de principe s'évanouit.
Veut-on enfin que la matière et la force soient inséparables, coordon-
nées, coéternelles ? Ce n'est plus alors le multitudinisme, mais le
dualisme, et, dit très bien le professeur Calderwood, cité par M. Flint,
«. la difficulté du problème, pour le matérialisme, s'accroît, loin de
diminuer, quand on assigne à l'univers une dualité d'origine en ajou-
tant la force à la substance matérielle. La dualité d'existence, avec la
coéternité de durée, suffit à elle seule pour rendre impossible toute
solution logique. Cette dualité d'existence implique une diversité de
nature et une restriction mutuelle, et ces deux choses, diversité et
limitation, soulèvent de nouveau le problème qu'elles semblaient devoir
résoudre. L'explication, à son tour, a besoin d'être expliquée. De plus,
ANALYSES. — ROBERT flint. Antitheistic Théories. 317
matière et force sont des postulats nécessaires pour l'explication du
mouvement; mais, si elles expliquent le mouvement, il est prouvé par
là même qu'elles n'expliquent pas l'existence. Ce qui a besoin de l'ac-
tivité de la force pour être mis en mouvement ne se suffit pas à soi-
même, et l'on en doit dire autant de la force qui a besoin de la matière
comme point d'application de son énergie. »
Enfin la thèse matérialiste semble exiger l'existence d'une matière
qui précède toute forme, quelle qu'elle soit, de l'esprit, qui existe indé-
pendamment de toute pensée. Mais il est permis de se demander si
une pareille conception n'est pas contradictoire. Ce que nous connais-
sons de la matière, ce sont ses propriétés; or ces propriétés n'exis-
tent qu'en relation avec les sens qui les perçoivent. Couleur, saveur,
pesanteur, étendue, rien de tout cela n'est intelligible en dehors d'une
conscience. La matière en soi, dépouillée de tous les sensibles, la ma-
tière purement objective, est un inconnaissable. « La seule matière
qui puisse être conçue ou imaginée, fût-ce simplement comme objet
possible de connaissance, c'est une matière qui n'est pas seule, mais
accompagnée de l'esprit, une matière relative à l'esprit et dépendante
de lui. Mais, s'il en est ainsi, comment le matérialiste sera-t-il fondé à
soutenir qu'il existe une chose telle que la matière dont il parle? Si ce
qu'il représente comme la totalité, la substance, l'explication suprême
de tous les êtres, est pour la pensée une contradiction absolue, quelle
autorité a-t-il pour lui attribuer la réalité véritable et de merveilleux
pouvoirs ? Si la matière n'est jamais connue et ne peut être connue
comme ayant une existence indépendante, comment peut-on arriver à
cette conclusion qu'elle a une telle existence ? »
On peut répondre, il est vrai, que. par delà les apparences purement
subjectives que donne la sensation, la raison conçoit un objet réel et
en quelque manière distinct de l'esprit. Par malheur, le matérialiste
n'a pas le droit d'en appeler à la raison. Il est et ne peut être que sen-
sualiste. La matière ne saurait pour lui avoir d'autre existence que
celle que lui révèle la sensation, ou qu'il imagine en conséquence de
ce qu'il sent. Il ne peut sans contradiction prétendre à la connaître
telle qu'elle est en soi.
Toute cette discussion du principe matérialiste nous a paru solide,
et les arguments que nous venons de résumer ne sont pas de ceux
qu'on est habitué à rencontrer partout. Il ne s'ensuit pas que les autres,
pour être plus connus, en soient plus mauvais; et M. Flint montre fort
bien, après les maîtres du spiritualisme contemporain, que le matéria-
lisme n'explique suffisamment ni la vie, ni la conscience, ni la moralité.
La 5e leçon est consacrée au positivisme et la 6P au sécularisme. Le
sécularisme est une sorte de positivisme pratique. Il compte de l'autre
côté du détroit de nombreux adhérents, surtout dans la classe ouvrière.
Il est légèrement teinté de socialisme, et ses ancêtres sont : Thomas
Paine et Richard Carlyle, Bentham et James Mill, Robert Owen et
Georges Combe, plutôt encore qu'Auguste Comte. Ses chefs actuels
318 REVUE PHILOSOPHIQUE
sont deux hommes d'une activité infatigable , d'une honorabilité par-
faite, d'une éloquence populaire et entraînante, MM. Holyoake et Brad-
laugh. Ils diffèrent sur un point essentiel. M. Holyoake rejette l'athéisme
dogmatique : il se contente d'ignorer Dieu et la religion. M. Bradlaugh,
plus radical, se déclare intrépidement athée : il est le leader de l'ex-
trême gauche du parti.
Voici, d'après M. Flint, les principales propositions du sécularisme :
— 1° Il faut faire passer les devoirs relatifs à cette vie avant ceux
qui se rapportent à une vie future; car la vie présente, étant la pre-
mière en certitude, doit avoir la première place comme importance.
On ne nie pas pour cela la vie future; on la relègue au rang des possi-
bilités, des espérances incertaines. — 2° La science est la providence
de l'homme; il est nécessaire de connaître le vrai avant de pouvoir
faire le bien et acquérir le bonheur. La prière est inutile, l'expérience
prouvant qu'elle ne reçoit pas de réponse; nous sommes sous la dé-
pendance de lois générales, et il n'y a pas de providence spéciale. —
3° L'homme possède une règle de vie indépendante de toute croyance
à Dieu, à l'immortalité, à la révélation. Le fondement de cette règle de
vie, c'est l'utilité. — On voit que ces principes se confondent à peu
près (sauf en ce qui concerne l'utilitarisme) avec ceux du positivisme;
les deux doctrines soulèvent les mêmes objections.
Une très intéressante leçon, la septième, est intitulée : « Y a-t-il des
tribus athées? » M. Flint observe judicieusement que le fait, fût-il expé-
rimentalement établi, ne prouverait rien contre l'universalité d'exis-
tence du sentiment religieux. Que certaines peuplades ne manifestent
aucune notion d'une puissance surnaturelle, tout ce qu'il serait permis
d'en conclure, c'est que les circonstances défavorables au milieu des-
quelles elles vivent depuis des siècles les ont lentement dépouillées
de l'un des caractères principaux de l'humanité. Mais le fait même est
plus que eontestable. M. Flint discute, sur ce point, les assertions de
M. Lubbock et montre ou qu'il a mal interprété le témoignage des
voyageurs auxquels il se réfère, ou qu'il a passé sous silence des auto-
rités compétentes qui renversent sa thèse, ou enfin que les auteurs
qu'il cite n'ont pu être exactement informés. On sait d'ailleurs toute la
répugnance qu'éprouvent les sauvages à se laisser interroger sur des
croyances qui flottent à l'état de rêves indécis dans leur obscur cer-
veau, et le soin qu'ils apportent en général à les dissimuler aux yeux
de l'étranger. Une objection plus grave se tirerait du bouddhisme, s'il
était vrai que cette religion, qui compte 3 ou 400 millions d'adeptes, fût,
comme on l'a soutenu, une religion sans Dieu. Mais M. Flint n'a pas
de peine à faire voir, textes en main, que les divinités brahmaniques
figurent à chaque pa^e des légendes bouddhistes et que, pour ses sec-
tateurs, Gakya-Mouni devint lui-même un Dieu.
Le pessimisme, tant ancien que moderne, est l'objet de la 8e leçon.
M. Flint attribue aux sombres doctrines de Schopenhauer, de Hart-
mann, de Bahnsen, une signification sérieuse et une portée véritable :
ANALYSES. — Robert flint. Antitheistic Théories. 319
ils ont le mérite d'avoir posé un problème négligé jusqu'alors par les
philosophes, le problème de la vie. A ce titre, ils ont droit à une place
importante dans l'histoire des idées. M, Flint s'attache à montrer,
contre M. J. Sully, que ce n'est pas le bonheur qui fait le prix de l'exis-
tence; pour qui rejette Dieu et la vie future, la thèse pessimiste est
irréfutable. — C'est aussi notre avis; mais il est un point du pessi-
misme que nous aimerions à voir discuter : c'est celui par où il touche
à la doctrine malthusienne. Que dire à celui qui refuserait de se repro-
duire, parce qu'il veut épargner à ceux qui naîtraient de lui le tour-
ment de l'existence? Invoquera- t-on le devoir envers la patrie? Mais il
n'est ni évident ni, ce semble, bien rigoureux : car, aux yeux de la
conscience publique, le célibataire, comme tel, n'est pas un mauvais
citoyen. Dira-t-on que, en dehors de toute considération de bonheur,
chacun est tenu de contribuer selon ses forces au progrès du genre
humain, au triomphe définitif de la justice et de la vertu, et qu'une des
conséquences de cette obligation, c'est de laisser derrière soi des
enfants pour continuer le bon combat et mériter à leur tour? Mais
quelle assurance qu'ils ne déserteront pas la lutte, ou ne la trouveront
pas trop douloureuse? Ai-je le devoir, ai-je même le droit d'infliger à
qui ne l'a pas demandé la souffrance de vivre, eût-elle pour prix tout
le mérite moral qu'on voudra? Que si l'on se contente d'en appeler à
cet instinct puissant qui porte l'homme à fonder une famille, on sera
prié de remarquer que l'existence d'un instinct n'est pas un argument
décisif contre une doctrine philosophique, et que l'absolue chasteté a
été, pour d'autres motifs il est vrai, l'idéal souvent réalisé, des sectes
mystiques de tous les temps. En un mot, et sans insister plus qu'il ne
convient sur ce sujet, nous eussions voulu trouver chez M. Flint une
réfutation au moins sommaire de ce pessimisme pratique qui tendrait,
par philanthropie, à arrêter dans son cours le torrent de la génération.
Le panthéisme fait l'objet des deux dernières leçons. Nous devons y
signaler une bonne discussion du système de Spinoza. Notons en parti-
culier cette argumentation assez nouvelle, bien que d'une solidité
peut-être contestable, contre la théorie de l'unité de substance. « Peut-
il y avoir dans une substance qui est absolument une, des attributs qui
ne soient pas relatifs à des esprits distincts de cette substance? Peut-
il y avoir des attributs qui existent objectivement dans la substance
elle-même? Si l'on répond par la négative,... la substance n'est plus
évidemment l'unité absolue et compréhensive d'où tout procède; elle
implique, bien plus elle présuppose l'existence d'esprits qui soient
distincts d'elle. Il devient impossible de la regarder comme l'existence
primordiale et universelle en dehors de laquelle rien n'existe : elle
n'est plus qu'un objet secondaire et particulier de l'esprit. — Si l'on
répond par l'affirmative, la notion de la substance n'en est pas moins
détruite. L'unité de substance disparait, car comme, selon l'expresse
déclaration de Spinoza, chaque attribut est essentiellement distinct de
tous les autres, la substance est représentée comme un agrégat d'es-
320 REVUE PHILOSOPHIQUE
sences distinctes et irréductibles. Et même la totalité de l'être de la
substance disparaît, attendu que les attributs doivent épuiser la sub-
stance dont ils sont l'expression nécessaire et complète. L'absolue
substance s'évanouit, et à sa place apparaît un nombre infini d'attri-
buts sans liens entre eux. »
Une vue intéressante sur le dogme de la création termine cette étude.
Le panthéisme objecte que, dans l'hypothèse delà création, Dieu, étant
une cause infinie et infiniment active, doit produire un effet absolument
infini ; autrement, l'effet ne serait pas proportionné à la cause . Or le
théisme sous peine de se nier lui-même en identifiant le monde avec
Dieu ne saurait admettre que l'œuvre du Créateur soit absolument
infinie. « Mais, répond M. Flint, l'effet infini doit-il nécessairement être
renfermé dans le domaine de la contingence du temps et de l'espace?
Ne doit-il pas au contraire se rapporter à la sphère de l'essentiel, de
l'éternel, de l'absolu? Ne doit-il pas résider à l'intérieur plutôt qu'au
dehors de la divinité? Ne doit-il pas être un effet tel que celui qu'enten-
dent les théologiens quand ils parlent de l'éternelle génération du
Verbe et de l'éternelle procession du Saint-Esprit? Il ne saurait être
la création extérieure. Dieu ne peut jamais trouver ni produire hors de
lui-même un objet égal à lui-même et pleinement en proportion avec
son activité et son amour essentiels et nécessaires. » Ce qui revient à
dire que Dieu ne trouve à sa toute-puissance un emploi digne d'elle
qu'en étant, selon une formule souvent employée, cause de soi. — Il y
a là, peut-être, la solution d'une des objections le plus souvent élevées
contre le théisme traditionnel.
De nombreux appendices terminent l'ouvrage de M. Flint. Certains
points secondaires qui n'ont été qu'indiqués dans les leçons y sont
éclaircis, discutés; ils contiennent en outre de précieuses indications
bibliographiques. Ils seront lus avec autant d'intérêt que le livre lui-
même. M: Flint est au courant des plus récents travaux publiés tant
en Angleterre qu'en France et en Allemagne sur les graves problèmes
qui font l'objet de son remarquable travail.
V.
E. Joyau. - De l'invention dans les arts, dans les sciences
et dans la pratique de la vertu. (Paris, Germer Baillière.i
S'il est un problème intéressant pour le philosophe, c'est celui de
l'invention dans tous les domaines où s'exerce l'activité humaine.
Entre-t-il une part d'originalité personnelle dans notre œuvre, ou faut-
il admettre avec l'école anglaise que l'association de nos idées anté-
rieures suffit pour expliquer les conceptions les plus élevées des
ANALYSES. — e. joyau. De l'invention dans les arts. 321
artistes et des savants. C'est au fond et sous un aspect particulier
l'unique problème que puisse se poser la philosophie. Qu'est-ce que la
pensée? Un simple résidu des données sensibles, ou faut-il pour en
rendre compte admettre l'existence de données particulières et d'une
activité spéciale?
Les poètes et les philosophes ont toujours énuméré avec com-
plaisance les effets de l'imagination et les merveilles qu'elle produit
dans le domaine artistique. En ces derniers temps et surtout depuis
M. Claude Bernard, on a reconnu également quelle part énorme revient
à l'imagination dans l'invention scientifique. Mais c'est là constater
seulement la puissance de l'imagination, en déterminer les résultats
ce qu'il faudrait, au point de vue psychologique, c'est définir et ana-
lyser ce pouvoir d'inventer dont on décrit les effets et que les diverses
écoles considèrent tantôt comme une simple forme de l'association des
idées, tantôt comme une sorte de puissance étrange trop capricieuse
pour qu'il soit possible de déterminer ses lois.
Le mérite de M. Joyau est précisément d'avoir tenté de découvrir ces
lois ou tout au moins l'une d'entre elles. Il a voulu étudier la folle du
logis avec la méthode rigoureuse que la psychologie moderne a portée
dans l'examen de tous les faits intellectuels.
Malheureusement, s'il faut louer sans réserve l'idée première du livre
de M. Joyau, les résultats auxquels il est parvenu sont loin d'avoir la
même valeur; et il est difficile de découvrir dans cette longue étude
quelque idée vraiment neuve sur le mécanisme du travail de l'invention.
Selon M. Joyau, l'imagination est une faculté par laquelle « notre
àme, en vertu d'une tendance inhérente à sa nature, se porte sponta-
nément d'un sentiment, d'une pensée, d'une action à un autre senti-
ment, une autre pensée, une autre action qui sont les conséquences
naturelles et logiques des phénomènes précédents.
« C'est le pouvoir qu'a notre intelligence de se développer spontané-
ment d'une manière logique Tout ce qui est vrai, tout ce qui est
beau, tout ce qui est bien, est simple et logique; une théorie est d'au-
tant plus vraie, une œuvre est d'autant plus belle, une action est
d'autant meilleure qu'elle est plus simple et plus logique.
« C'est une erreur profonde que d'opposer l'une à l'autre l'imagina-
tion et la raison; tout ce que nous suggère l'imagination créatrice
donne pleine et entière satisfaction à la raison. Ces deux facultés sont,
en réalité, identiques. Si nous les distinguons, cela tient au point de
vue auquel nous nous plaçons ; l'imagination est la faculté qu'a notre
àme de faire du progrès; la raison est la connaissance que nous avons
des lois de notre progrès. »
Cette théorie, M. Joyau essaye de l'établir à trois points de vue dif-
férents auxquels il consacre les trois parties de son livre.
Il étudie d'abord la nature de l'imagination considérée en elle-
même : il montre qu'il y a en nous « une tendance naturelle à passer
spontanément, et sans excitation extérieure, d'un phénomène psycho-
TOME X. — 1880. 21
322 REVUE PHILOSOPHIQUE
logique, sentiment, pensée ou action, à un autre phénomène qui est la
conséquence logique du premier. »
Il explique celte tendance par une loi métaphysique universelle
d'après laquelle toutes les forces s'exercent d'une manière logique.
Puis, prenant les diverses formes de l'imagination ainsi définie, il tente
de démontrer qu'elle est toujours, purement et simplement, la raison
elle-même envisagée dans sa force de production : le génie et l'inspi-
ration consistent uniquement dans la logique.
Dans sa seconde partie, l'auteur prétend confirmer ces vues en exami-
nant l'imagination dans son activité même, en étudiant les procédés
de l'artiste, du savant, de l'honnête homme lorsqu'ils inventent dans
le domaine des arts et des sciences ou dans « la pratique de la
vertu ».
Enfin la troisième partie étudie les œuvres produites par ces
procédés : en analysant le vrai, le beau, le bien, M. Joyau arrive une fois
de plus à constater que l'imagination et la raison sont deux pouvoirs
identiques, car toutes nos œuvres ont partout les mêmes caractères,
une extrême simplicité et une grande rigueur logique.
Nous ne nous arrêterons pas à ce que le plan de M. Joyau a de défec-
tueux dans la forme: il est évident que la division de l'ouvrage en trois
parties qui reviennent constamment sur le même sujet oblige l'auteur
à des redites fatigantes, à une triple répétition, presque sans variantes,
des mêmes démonstrations et des mêmes conclusions. Ce qui est plus
grave, c'est le vice de la méthode même suivie par M. Joyau. En une
pareille matière, où les faits sont si complexes et si touffus, la prudence
conseillait de procéder comme dans les sciences d'observation propre-
ment dites, de chercher par une vaste enquête à cataloguer et à classer
tous les ordres de faits attribuables à l'imagination et à l'invention, et
de tenter ensuite de découvrir la loi de ces faits et le mécanisme de
leur production.
M. Joyau a préféré suivre une marche plus simple, qui nécessitait
des recherches moins longues et moins pénibles, mais qui offrait de
grands dangers. Il a, par hypothèse, posé une définition de l'imagina-
tion, et il a tenté de justifier ensuite cette hypothèse en montrant qu'elle
rendait compte d'un certain nombre de faits pris comme exemples dans
les sciences, les arts et la vie pratique. Sans doute cette méthode est
celle qu'ont suivie tous les esprits supérieurs pour faire des découvertes
de premier ordre dans tous les domaines scientifiques ; mais elle est,
comme nous l'avons dit, très périlleuse. Il était à craindre, en effet, que,
pour justifier sa définition préconçue de l'imagination, l'auteur ne fût
amené a écarter précisément tous les cas qui auraient fait éclater l'in-
suffisance de sa formule à priori. On ne se résigne pas facilement à
reconnaître les côtés faibles d'une hypothèse trop ingénieusement cons-
truite, et on aime mieux quelquefois se les dissimuler que de chercher
une théorie plus compréhensive.
Par exemple, en ramenant l'imagination à la simple logique, M. Joyau
ANALYSES. — e. joyau. De l'invention dans les art*. 323
s'est cru forcé, à tort d'ailleurs l, d'affirmer que l'humour, la fantaisie,
la folie ne rentrent pas dans le cadre de l'imagination. Il ne saurait
justifier cette exclusion qu'en prouvant que réellement il n'y a aucun
rapport entre l'invention artistique et scientifique et les cas particuliers
dont nous venons de parler. Or cette preuve, il ne l'a pas donnée dans
son livre, et nous croyons qu'il eût été embarrassé de la fournir. Ainsi,
en adoptant la méthode qu'il a suivie, M. Joyau a été amené à restrein-
dre arbitrairement le sens de ce terme d'imagination, qui avait déjà
tant d'acceptions, et il a compliqué encore la langue philosophique, déjà
si confuse.
Mais , si arbitraire que soit la définition de l'imagination donnée par
M. Joyau, elle n'a même pas l'avantage de rendre compte des phéno-
mènes d'invention , en vue desquels elle a été spécialement créée.
L'auteur a très bien vu et surabondamment prouvé que dans l'art et la
pratique de la vertu, comme dans le domaine scientifique, l'invention
humaine s'exerce logiquement. Mais montrer qu'il y a de la logique dans
l'invention, ce n'est pas établir que l'invention et la logique soient une
seule et même chose. Il y a un abîme entre ces deux formules, et
M. Joyau les confond : il prouve fortement la vérité de la première, et
il conclut en affirmant la seconde, qu'il n'aurait pu prouver.
D'ailleurs il y a une équivoque, même dans ce mot de « logique »,
que l'auteur trouve si clair. Dans la recherche scientifique, nous obéis-
sons à la logique des phénomènes que nous impose la nature ; dans
l'art et dans la vie, nous suivons la logique de notre pensée, de nos pré-
jugés, et surtout de notre cœur, ce qu'oublie complètement M. Joyau.
C'est ce qui fait le caractère personnel dans l'art; c'est pourquoi nous
reconnaissons et distinguons (en écartant les questions de style) la
conception d'un Corneille de celle d'un Racine, la peinture d'un Ruys-
dael de celle d'un Claude Gelée ; c'est la source du plaisir que nous
prenons à entrevoir l'âme d'un Molière ou d'un Beethoven à travers les
comédies de l'un et les symphonies de l'autre.
M. Joyau, au contraire, obéissant à la tyrannie d'une définition pré-
conçue, arrive à nier toute personnalité dans l'art. Il reprend pour son
compte cette formule de Hegel : « La véritable originalité, c'est de n'en
avoir point. » — « Les hommes de génie, dit-il, sont ceux où l'on en peut
le moins remarquer tout d'abord et dont la personnalité se manifeste
le moins. La Ghimène que nous connaissons tous n'est pas la Chimène
1 . Il nous est impossible de comprendre pourquoi M. Joyau s'est cru forcé
de dire qu'il n'y a d'imagination ou de logique ni dans la folie, ni dans la fan-
taisie littéraire. Les monomanes sont des êtres essentiellement logiques et de
même les œuvres d'un Hoffmann ou d'un Edgard Poë doivent tout leur mérite
et l'effet qu'elles produisent à leur extrême logique. Ce sont les prémisses
qui sont bizarres, inventées hors de l'ordre ordinaire, soit consciemment par
le littérateur, soit inconsciemment par le fou. — Et c'est ce qui prouve quelle
différence il y a, contrairement à l'opinion de M. Joyau, entre l'invention et la
logique déductive qui en développe les premières données.
324 REVUE PHILOSOPHIQUE
de Corneille, c'est Chimène ; on en peut dire autant d'Othello, d'Agrip-
pine, d'Alceste. »
M. Joyau en arrive à oublier même la liberté qu'il peut y avoir dans
le choix du sujet et des détails d'une action. Mais, en supposant que la
logique suffise pour expliquer par exemple que Molière ait pu conce-
voir le caractère d'un Tartufe, encore n'est-ce pas la simple logique qui
a réuni dans une même action Orgon. Elmire et Tartufe; qui a fait Tar-
tufe amoureux précisément de la femme d'Orgon et non d'une autre.
Du reste, si ia simplicité et la parfaite logique sont des conditions suf-
fisantes de beauté, M. Joyau devrait dire que les ustensiles les plus
communs, un encrier ou une marmite, sont les types les plus parfaits de
la beauté. L'auteur, par un manque de logique dont nous lui savons gré,
n'a pas poussé si loin le paradoxe. En revanche, il écrit quelque part :
« Il n'y a rien de simple, rien de vivant comme ces types éternels qui
s'appellent don Quichotte et Tartufe, Faust et don Juan. > Faust et don
Juan simples ! pourquoi pas Hamlet? Comme si la vie même dont ces
créations sont douées, et les interprétations multiples qu'en ont don-
nées les générations successives, n'étaient pas des preuves surabon-
dantes de leur extrême complexité !
En somme, M. Joyau est de l'avis de M. Cousin, pour qui le vrai, le
beau et le bien ne sont que l'ordre conçu, l'ordre senti, l'ordre voulu. Il
trouve, il est vrai, que le fondateur de la philosophie éclectique n'est pas
parvenu à déterminer leur principe commun. Mais en réalité il ne va
pas plus loin que M. Cousin; il nous indique qu'il y a un ordre (ou lo-
gique, peu importe le mot) qui est senti, conçu, voulu. Mais comment
trouvons-nous cet ordre, comment le choisissons-rous, le créons-nous?
C'est le véritable problème de l'invention, que M. Joyau a posé et auquel
il n'a pas essayé de répondre.
Il s'est contenté de montrer : lù qu'il y a de la logique dans l'art, le
domaine de 'l'invention ; 2° qu'il y a de l'invention dans la science, le
domaine de la logique. A vrai dire, nous nous en doutions un peu. Mais
M. Joyau n'a pu prouver que la logique et l'invention sont la même
chose. L'analyse des caractères, des procédés et du mécanisme de l'in-
vention reste encore à faire, et le problème demeure entier.
Armand Ephraïm.
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGEKS
ZEITSGHRIFT FUER VOELKERPSYGHOLOGIE UND
SPRACHWISSENSCHAFT.
Xle volume, 1879. I11', 2e, 3«, 4e livraisons. — XIIe vol. 1880. lre livraison.
0. Fluegel : Das Ich ira Leben cler Vôlker (l'e partie).
Le moi est la chose dont on parle le plus et qu'on connaît le moins;
et Herbart a pu dire : « Qu'est-ce que mon moi? L'homme ordinaire-
ment ne se pose pas cette question, car il croit se très-bien connaître. »
En tout cas, la première réponse qu'il est tenté d'y faire, c'est d'iden-
tifier son moi et son propre corps. « Ce n'est, remarque encore juste-
ment le même philosophe, qu'aux esprits très cultivés que le corps
apparaît comme un pur accident en regard de la personnalité véritable.
L'homme sépare difficilement son moi de son corps : ce qui le prouve,
ce sont les dispositions que l'on prend fréquemment en vue de la
mort : on fait savoir que l'on veut être enterré en tel endroit et de
telle manière. » Aux yeux de celui qui confond la personne et le corps,
la vie et la mort ne sont que des changements d'état de l'individu,
comme le sommeil et la veille. Tel est le sentiment des enfants et
celui de bon nombre de sauvages. A leurs yeux, le mort n'est qu'en-
dormi, et est traité en conséquence. On conserve précieusement le
corps : on le protège contre les bètes féroces. Si des races inférieures,
comme les Cafres, abandonnent le cadavre aux animaux, c'est qu'elles
croient que l'âme du mort revivra dans un corps d'animal : aussi con-
sidère-t-on chez elles comme un grand bonheur d'être dévoré par un
lion ou un léopard. Ce n'est pas seulement le corps, mais son image
même qui est identifiée avec le moi. Certains nègres trouvent dange-
reux de laisser faire leur portrait ; ils craignent qu'on ne leur enlève
par ce moyen une partie de leur moi. D'autres, qui refusaient d'admettre
que les femmes aussi ont une âme, reconnaissaient leur erreur en voyant
que les femmes peuvent être photographiées comme les hommes. La
croyance à la résurrection de la chair, en vertu de laquelle les Péru-
viens s'appliquaient avec un soin religieux à conserver jusqu'au dernier
jour les ongles et les cheveux des Incas, n'est pas la manifestation la
moins surprenante de l'opinion qui confond la personnalité de l'individu
avec son corps. — De cette manière de voir découle naturellement la
320 BEVUE PHILOSOPHIQUE
tendance à ne pas séparer le moi de ce qui le caractérise extérieure-
ment, comme l'âge, le sexe, non plus que de ce qui l'entoure, comme
les lieux qui l'ont vu naître. C'est ainsi qu'en perdant son enfant âgé
de quatre ans une négresse se lamentait de le voir partir dans l'autre
monde seul et sans soutien à un âge si tendre : elle ne fut consolée que
lorsque la mort vint réunir promptement le père à l'enfant et assurer une
protection à la faiblesse de ce dernier. Livingslone nous raconte qu'un
des nègres fidèles qui avaient voulu l'accompagner en Europe ne se vit
pas plus tôt sur le vaisseau, enveloppé par l'immensité de l'Océan, et
perdu dans un monde de sensations et d'objets absolument nouveaux
pour lui, qu'il ne put résister à la violence de ses émotions et se précipita
dans la mer. Il semble, en effet, que notre être change avec les objets
qui l'entourent. Mélanchthon commença par rester muet la première
fois qu'il dut passer de la chaire du professeur dans celle du prédica-
teur. De bons soldats sur terre peuvent être détestables sur mer.
N'espère-t-on pas enfin, lorsqu'on déporte les criminels, que le chan-
gement du milieu amènera celui des sentiments? Mais c'est surtout
avec les biens qu'il possède que l'homme associe étroitement son moi.
De là vient qu'on ensevelit avec le mort ses armes, ses bracelets:
que les parents placent dans le cercueil de leur enfant les jouets dont
il se servait; ou encore qu'un Fichte lui-même faisait déposer près du
corps de sa femme la Bible où elle se plaisait à lire. On comprend de
même que le culte des reliques enveloppe dans une égale vénération
et le corps du saint, et tous les objets qui lui ont appartenu. On
s'explique par la même raison la barbare coutume qui veut qu'on
enterre avec le mort les êtres humains qui lui ont appartenu. Chez les
Esquimaux, l'enfant nouveau-né doit suivre sa mère dans la tombe.
Chez combien de peuples les femmes et les esclaves ne sont-ils pas
sacrifiés aux mânes de l'époux, du maître! — Plus étroitement encore
peut-être qu'avec ses biens, qu'avec son corps, l'homme identifie sa
personne avec son nom. c Lorsqu'on entend le nom, on croit entendre
la personne; à l'appel de son nom, le malade sort brusquement du
sommeil cataleptique ou somnambulique où il est plongé; l'individu
nommé est comme présent; tenir le nom, c'est comme tenir la personne
en son pouvoir. » Le nom, dit Gœthe, est comme la personne même ;
ce n'est pas un vêtement que l'on porte pour le déposer ensuite : il
enveloppe l'individu et croît avec lui comme la peau. Certains peuples
donnent aux enfants malades un nouveau nom, comme pour faire
passer en eux une nature nouvelle. Le rabbi Isaak recommandait de
changer de nom à ceux qui voulaient échapper à une destinée redou-
table. Dans quelques îles de la mer du Sud, les amis échangent leurs
noms, comme pour fondre plus étroitement leurs âmes entre elles. —
Le moi se répand volontiers au dehors et anime tout ce qui l'entoure.
Il associe partout le mouvement à la sensibilité, à la pensée; l'homme
prête un moi plus ou moins semblable au sien à l'animal, à la plante,
à la pierre. Ce qui n'est pour nous aujourd'hui qu'une figure, qu'une
PÉRIODIQUES. — Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie. 327
personnification poétique est pour les races primitives l'expression
même de la vérité. — Le moi, qui croit retrouver son semblable partout
où se manifeste une activité, ne savoure son existence dans toute sa
plénitude qu'autant qu'il déploie avec énergie et en toute liberté le
besoin d'action qui le constitue essentiellement, qu'autant qu'il tra-
duit au dehors par ses mouvements les sensations et les idées qui
se pressent en lui. Les mouvements de la danse, les chants et les
pantomimes qui les accompagnent, tiennent une place d'autant plus
grande dans la vie des races sauvages, que leurs émotions sont plus
vives et leurs langues plus impuissantes à les traduire. Le besoin de
confesser à autrui ses fautes ou ses desseins mauvais et de se
délivrer ainsi de l'obsession des unes et des autres répond à une dis-
position du même genre. L'homme enfin veut agir sur le monde qui
l'entoure, changer la forme des objets, non seulement pour les accom-
moder à ses usages, mais pour se donner le sentiment de sa force. Il
prend même plaisir au mensonge, non pour le profit qu'il en retire,
mais pour le plaisir qu'il trouve à mettre un autre homme dans sa
dépendance en le trompant. Enfin, là où il ne peut modifier la nature
à son gré, il prouve encore sa force en modifiant son propre corps.
Certaines tribus de l'Afrique s'arrachent les dents de la mâchoire
supérieure, pour ne pas ressembler au zèbre, animal inutile, et se
rapprocher davantage du bœuf, qui rend de si grands services. Les
Arowakes ont l'habitude de tourner le dos à leurs interlocuteurs; il ne
convient qu'aux chiens, disent-ils, de se regarder face à face. Les
habitants de l'archipel malais considèrent comme un déshonneur
d'avoir les dents blanches ; pour ne pas ressembler au chien, qui les
a de cette couleur, ils prennent soin de les enduire de couleur.
Moritz Carrière : L ordre moral du monde (Die sittliche Welt-
ordnung, Leipzig, Brockhaus, 1877). Analyse par L. Weis.
« Ce livre contient le développement scientifique des idées qui ont
inspiré mes écrits sur l'art, la religion et l'histoire. Il est comme le
fruit lentement mûri de mes études dans ces différentes voies, et
comme la philosophie qui s'est dégagée pour moi des joies et des
souffrances de la vie. » C'est par ces paroles que s'ouvre l'introduction
du livre ; le caractère personnel de l'œuvre s'accuse dès le début. Le
premier chapitre, sous le titre de L'ordre mécanique de la nature
et le matérialisme, contient une vigoureuse réfutation du matéria-
lisme. « La matière, selon Carrière, n'est qu'une manifestation de la
force ; le matérialisme commet donc la faute d'ériger en premier prin-
cipe des choses ce qui n'apparaît qu'au second plan. » Weis se demande
s'il ne serait pas plus juste de dire que la matière et la force ne sont
que les deux noms d'une seule et même chose, qu'on envisage sous
deux points de vue différents? Carrière réussit mieux à montrer que
les lois de la nature ne sont pas les puissances productrices des faits,
mais simplement les formes constantes que revêt la manifestation des
forces naturelles. Il n'y a de causalité, de réalité véritable que dans
328 REVUE PHILOSOPHIQUE
les individus. L'ordre qui régit leurs relations mutuelles constitue
l'ensemble des lois du monde. Au-dessus des forces anorganiques, ou
des individus matériels, sont les âmes, ou les individus vivants, qui se
servent des premiers comme de matériaux pour construire l'organisme
et s'élever de là jusqu'au sentiment, jusqu'à la pleine conscience de
soi. Après avoir ainsi réfuté le matérialisme, Carrière expose et défend
la thèse de l'idéalisme, mais en la débarrassant des exagérations de
certains de ses défenseurs. Kant et Fichte ont bien montré la part de
l'esprit, de l'imagination dans le développement de l'idée que nous
nous faisons du monde; mais ils ont trop sacrifié le rôle de la réalité
extérieure. Hegel a érigé les principes logiques en principes réels ;
ç/a été le mérite d'Herbart de reconnaître la vérité supérieure de
l'individu. Si Hegel, d'un autre côté, exagère le rôle de la raison,
Schopenhauer pousse trop loin sa revendication des droits de la
volonté. Il faut soutenir, à rencontre de l'un et de l'autre, que la volonté
et la pensée ne sont pas deux principes indépendants l'un de l'autre,
et ne voir en eux que les deux attributs également essentiels de la
réalité absolue. Après avoir établi dans les deux premiers chapitres
les principes de sa métaphysique, Carrière examine successivement
des problèmes particuliers, comme les suivants : l'être et la connais-
sance; conciliation de l'idéalisme et du réalisme; l'idée de la per-
fection et celle du devoir; la liberté et la loi; le bien et le mal; l'ordre
légal et l'État; l'origine de la vie et l'histoire. Il est amené à se pro-
noncer sur la doctrine du transformisme, auquel Weis lui reproche de
/aire de trop grandes concessions. La foi religieuse de l'auteur dans
Ja liberté humaine, l'ordre moral du monde; sa répulsion énergique
contre le pessimisme et l'athéisme inspirent les chapitres qui terminent
le livre : sur le mal et la douleur; sur l'immortalité; sur l'art; la religion
et Dieu.
0. Fluegel : Dos Ich im Leben cler Vôlker (fin).
Le moi veut étendre son être au dehors, soumettre la nature à sa
puissance. Cela ne lui suffit pas : il aspire à se rapprocher de l'infini, à
s'identifier avec Dieu lui-même, soit que les Jurukares prétendent que
Dieu a tiré l'homme de l'ongle d'un de ses doigts de pied, ou que les
Babyloniens racontent dans leurs légendes sacrées que l'homme a été
formé du mélange de la terre avec le sang de Belus, après que le Dieu
se fût coupé la tète. Max Mûller a raison de soutenir que, sous ces
formes grossières, se traduit une foi commune dans l'étroite parenté
de l'homme avec la divinité. Partout se retrouvent des pratiques théur-
giques, destinées à rendre plus intime le commerce de la créature avec
son créateur. Chez les Perses, le vin et le pain consacrés représentaient
pour le prêtre le corps et le sang de Zoroastre, et faisaient passer dans
l'àme du fidèle qui prenait part au banquet sacré les vertus divines de
l'àme du prophète. Il est naturel que des peuples qui confondaient le moi
et le corps aient cru à cette communion matérielle de la divinité et de
l'homme. — Nous avons vu successivement le moi identifié avec le
PÉRIODIQUES. - Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie. 329
corps, l'entourage, les pensées, les sentiments de l'individu. Un progrès
de la réflexion et de l'expérience fait comprendre à l'homme que le moi
persiste dans son unité inviolable à travers les modifications inces-
santes de sa vie physique et morale. La volonté finit par se montrer
comme le principe même de la véritable personnalité. Tout ce que
l'homme fait sans le vouloir ne relève plus de son moi, est considéré
comme l'œuvre d'une puissance supérieure, étrangère à lui. On rejette
les fautes de l'individu sur l'influence du corps; et l'opposition de la
chair et de l'esprit traduit cette distinction de la volonté responsable et
des fatalités organiques qui pèsent sur elle. Dès qu'il a cessé de se
confondre avec le corps, le moi ne tarde pas à se déclarer indépendant
de la matière à laquelle il est associé, à concevoir la possibilité de la
transmigration des àmec. Un pas de plus dans la voie de l'abstraction,
et le moi aspire à s'identifier avec l'être universel, cette négation de
toute individualité, cette divinité abstraite, qui ne semble parfois qu'un
autre nom du néant lui-même. « Mais il en est du moi abstrait comme de
« tout concept général : chacun déclare qu'il faut le concevoir affranchi
« de toutes les différences spécifiques : mais personne ne peut en réa-
« lité satisfaire à cette exigence; personne ne réussit mieux à concevoir
« un cercle sans diamètre déterminé ou une ligne sans aucune épais-
< seur, qu'un moi sans aucun contenu déterminé, un moi du moins
n affranchi de tout caractère individuel. »
Steinthal : L'idée morale de jjerfection.
On a fait longtemps de la perfection le principe et l'essence de la
moralité. Pour le Grec, pour le Romain, pour l'Allemand, la perfection et
les mots qui la traduisent (tsÀsiov, perfeetum, vollkommen) éveillent
l'idée de quelque chose de complet, d'achevé, à quoi rien ne saurait
manquer. Pour Platon et Aristote, le bien et le parfait sont identiques.
Chez Herbart, la perfection n'est plus qu'un des cinq éléments dont
se compose la moralité, et qui sont la perfection, le libre arbitre, la
bienveillance, la justice et la compensation. Personne n'a encore sou-
tenu que la moralité pût se passer des quatre derniers éléments; mais
les disciples, aussi bien que les adversaires de Herbart, contestent que
l'idée de la perfection, au sens où la prend Herbart, doive figurer parmi
les principes de l'éthique. C'est que les autres idées, comme le recon-
naît expressément Herbart, expriment des relations qualitatives de la
volonté individuelle avec les autres volontés, tandis que l'idée de perfec-
tion est purement quantitative et ne nous sert qu'à mesurer les degrés
différents de l'activité volontaire, l'extension et l'intensité de son éner-
gie. — De la discussion approfondie à laquelle il se livre, Steinthal
conclut que l'idée du parfait, entendue comme un rapport de plus et de
moins, n'est ni une idée morale ni une idée esthétique, ou, pour tout
dire, qu'elle n'est pas une idée.
« La force de la volonté est en soi quelque chose de mécanique, qui
« peut bien être l'objet d'une dynamique psychique, mais non de l'éthi-
« que; qui peut éveiller notre intérêt, mais n'a rien à démêler avec une
330 REVUE PHILOSOPHIQUE
« approbation esthétique... L'énergie volontaire n'a pas de mesure
« objective ou même ne comporte aucune mesure qui permette de déci-
« der entre le plus et le moins de ses manifestations; elle ne saurait
« enlin être traduite sous la forme d'une idée. Le concept de perfection,
« tel que le définit Herbart, n'exprime aucun rapport du genre de ceux
« qui constituent une idée esthétique. » — Steinlhal réfute donc la doc-
trine de Herbart. Il montre que l'idée de perfection ne repose pas sur
la simple comparaison de deux quantités; qu'elle a une mesure objec-
tive; qu'elle a tous les caractères d'une idée véritable.
L'erreur de Herbart vient de ce qu'il ignore le point de vue historique
dans l'analyse des idées. L'idée de la perfection, comme les autres
idées morales, s'est insensiblement développée et purifiée, à mesure
que la conscience humaine progressait. « Le progrès de l'individu con-
siste à mettre de plus en plus sa conduite en harmonie avec l'idéal
moral de la société; le progrès pour la société, c'est d'élever son idéal
de plus en plus haut. » Nous bénéficions de la culture morale que le
passé nous a faite, sans que nos efforts personnels pour réaliser cet
idéal supérieur nous rendent nous-mêmes supérieurs par l'intention
morale à nos devanciers moins éclairés. Il est évident que l'idée de la
perfection n'est pas plus une notion purement mathématique, qu'elle
n'est vide de tout contenu moral. On y peut distinguer l'intensité, c'est-
à-dire le degré de l'obéissance que la volonté témoigne aux idées; l'ex-
tension, c'est-à-dire le nombre des actes qui sont soumis à l'empire
du devoir ; l'essence enfin, c'est-à-dire l'élévation plus ou moins grande
de l'idéal poursuivi. Si cette théorie est juste, c'est l'idée de la perfec-
tion qui fait le fond de toute moralité, qui distingue le bien du vrai et
du beau, qui permet de mesurer le progrès de l'individu et de l'huma-
nité dans la vie morale, qui nous fait découvrir le principe même de la
responsabilité dans le caractère, dans le fonds intime de la personna-
lité; qui nous rappelle enfin que l'idéal moral est perfectible et qu'il
dépend de nous d'ajouter à la dignité de la nature humaine. Nous avons
raison d'identifier la perfection avec la moralité. L'homme vertueux
seul, en effet, réalise complètement l'idéal humain : et nous avons vu,
en commençant, qu'il n'y a de parfait, selon l'étymologie même du mot,
que ce qui est entier, achevé. «L'artiste peut être parfait comme artiste:
« l'homme en qui'se rencontre la perfection morale est aussi le seul
« qui possède l'humaine perfection. L'art n'est qu'une partie de l'homme;
« la vertu est l'homme tout entier : car elle réside dans le vouloir, dans
« la production personnelle. Sans doute, la science et l'art sont des
«. œuvres de la volonté; mais le vrai et le beau ne sont que des modifi-
« cations du bien, et il n'est méritoire pour l'homme de les rechercher
« qu'autant qu'il poursuit en eux le bien. Le bien embrasse l'homme
« tout entier, »
Jurgen Bona Meyer : Le génie et le talent.
On a beaucoup parlé du talent et du génie-, mais on est encore bien
loin d'une théorie complète et définitive de leurs différences. Nulle part
PÉRIODIQUES. — ZeUschrift fur Vôlkerpsychologie. 331
le désaccord des opinions n'est plus sensible. On ne distingue pas toujours
suffisamment entre l'imagination reproductrice et l'imagination créatrice;
aussi ne s'entend-on pas sur ce que le génie doit à la réalité. Pour Scho-
penhauer, l'homme de talent ressemble au tireur, qui sait mieux que
les autres toucher au but marqué ; le génie, à celui dont le coup frappe
le but, que les autres ne peuvent même atteindre du regard. Les vers
suivants de Schiller ont un sens analogue : « Tout dans la vie n'est que
répétition : il n'y a d'éternellement jeune que la fantaisie. Ce qui n'a
jamais existé en aucun temps, en aucun lieu, cela seul ne vieillit jamais »
Pourtant l'œuvre du génie n'est pas une pure création; non plus que
celle du talent, une pure redite. « Le plus grand génie, écrit Goethe, ne
fait rien de bon, s'il ne vit que sur son propre fonds. Qu'est-ce que le
génie, sinon la faculté de s'approprier et d'utiliser toutes les impres-
sions qui nous ont frappés; de coordonner, d'animer tous les matériaux
qui se représentent à nous ; d'emprunter ici le bronze, là le marbre, et
d'en construire un monument durable. Que serais-je, que serait-il resté
de moi, si cette sorte d'assimilation mettait en péril l'originalité?
Qu'ai-je fait? J'ai rassemblé, utilisé toutes les données que la vue, l'ouïe,
l'observation m'ont fournies : j'ai mis à contribution les œuvres de la
nature et celles de l'homme. Chacun de mes écrits m'a été suggéré par
des milliers de personnes, des milliers d'objets différents; le savant et
l'ignorant, le sage et le fou, l'enfant et le vieillard ont collaboré à mon
œuvre... Mon œuvre ne fait que combiner des éléments multiples, qui
tous sont tirés de la réalité; c'est cet ensemble qui porte le nom de
Goethe. » Combien l'histoire des grands artistes éclaire ces profondes
réflexions du poète! Ne raconte-t-on pas que Léonard de Vinci dut
attendre pour achever sa fameuse Cène que la tête du Judas, qu'il ne
réussissait pas à. imaginer à son gré, lui eût été tout à coup suggérée
par la vue d'un portefaix. Thorwaldsen ne savait quelle attitude donner
à son ange assis, lorsqu'un mouvement capricieux de l'enfant qui lui
servait de modèle, vint la lui révéler tout à coup. Et Mozart,' à la pour-
suite de la célèbre cavatine de Don Juan, ne la trouve qu'à la vue
d'orangers qui lui rappellent un précédent voyage en Italie et lui
remettent en mémoire un air populaire qu'il avait entendu à Naples.
Il rêve en dormant qu'il allonge la main vers un oranger; et le
fruit qu'il saisit est la romance si longtemps cherchée. — Le talent,
à son tour, ne se borne pas au rôle de simple copiste. N'y a-t-il
pas des virtuoses, comme des acteurs de génie, dont l'interprétation
est une véritable création et qui révèlent aux auteurs eux-mêmes des
beautés ignorées de leur œuvre? — Schopenhauer fait résider le génie
dans la faculté de saisir et de traduire l'idéal à travers les mensonges
et les imperfections de la matière, de contempler les choses et de les
l'aire voir aux autres à la pure et invariable clarté des idées éternelles
et non plus aux lueurs mobiles et douteuses de la vérité scientifique et
de la loi de la causalité, qui en est le principe. De là 1 eloignement du
génie pour la science et pour la connaissance mathématique, qui en est
332 REVUE PHILOSOPHIQUE
la forme la plus parfaite. Ne sait-on pas, en effet, qu'Altieri déclarait
n'avoir jamais pu pousser ses études géométriques au delà de la qua-
trième proposition d'Euclide? La théorie des couleurs ne trahit-elle pas
suffisamment l'ignorance profonde de Goethe en mathématiques? Mais
ne peut-on pas opposer à ces exemples celui de Léonard de Vinci, qui
n'était pas moins grand mathématicien que grand peintre? A quoi bon
rappeler encore l'affinité du génie mathématique et du génie musical?
— Schopenhauer n'est pas moins dans l'erreur, lorsqu'il soutient que le
génie, également étranger aux intérêts et aux passions de la vie pra-
tique, ne se rencontre ni parmi les hommes politiques ni parmi les cri-
minels. A cette théorie de l'innocence prétendue dugénieserattacheindi-
rectement la revendication tentée par l'école romantique dans la Lucinde
de Schlegel en faveur des droits supérieurs du génie à la pleine liberté de
la passion. — Il est plus vrai de parler avec Schopenhauer et son disciple
Hartmann de l'inconscience habituelle du génie. Le talent d'ordinaire se
connaît; le génie s'ignore. Dans sa sublime naïveté, Haydn regardait
comme une grâce mystérieuse d'en haut l'inspiration qui lui dictait sa
symphonie de la Création, à l'âge de soixante-cinq ans. « Je n'ai jamais
été plus pieux, écrit-il, que dans le temps où je travaillais à la. Création.
Lorsque le travail de la composition ne marchait pas à mon gré, je me
retirais avec Rosenkranz dans mon oratoire, je disais un Ave, et les
idées me revenaient aussitôt. Chaque jour je me mettais à genoux et
priais Dieu de me donner la force d'achever heureusement mon œuvre. »
— On a cherché à expliquer le génie par l'influence de l'hérédité, par celle
des milieux. Les peintres et les musiciens fournissent de nombreuses
preuves de la première, comme Ribot etGalton l'ont très bien montré.
Seul, le génie philosophique paraît échapper à cette loi de la transmis-
sion héréditaire; on n'en pourrait guère trouver d'autre exemple, que le
cas du second Fichte. L'action des milieux est beaucoup plus discutable.
Tandis qu'Helvétius croit que les temps de prospérité publique sont les
plus favorables à l'éclosion des génies, Jean-Paul, au contraire, soutient
que « le malheur public est le meilleur stimulant du génie... » Mais,
conclut Bona Meyer, c'est à l'action mystérieuse de l'Esprit divin sur le
monde qu'il est plus sage d'attribuer l'apparition des hommes de génie.
Nous n'avons à signaler que les brèves observations que Steinthal
lui-même présente, à la fin de la livraison, à propos du mémoire de
M. Egger sur le développement de l'intelligence et du langage chez les
enfants. « A vingt mois, dit M. Egger, Emile comprend des phrases
assez complexes, entre autres des commandements, qu'il sait exécu-
ter ponctuellement. Mais il ne peut encore reproduire ni la phrase ni
aucun des mots dont elle se compose. » Et M. Egger croit pouvoir en
conclure que « la plupart des enfants savent interpréter exactement
les paroles qu'ils entendent, avant de savoir exprimer eux-mêmes
leurs idées par des signes analogues. $ Steinthal conteste cette inter-
prétation. Entre les paroles qui traduisent un commandement, l'en»
fant n'est impressionné que par celles qui sont accentuées le plus
PÉRIODIQUES. — Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie. 333
fortement; il ne fait attention qu'aux substantifs qui désignent l'objet
sur lequel porte l'action commandée, et n'écoute ni ne comprend guère
les verbes.
0. Fluegel : Sur le développement des idées morales.
Il est très difficile de mesurer exactement la valeur des mots qui
traduisent l'approbation ou la désapprobation morale. Le même mot,
ainsi bon et mauvais, s'applique aux actes les plus dissemblables ; le
même acte peut être envisagé sous des points de vue très divers. Il n'est
pas non plus douteux que, dans toutes les langues, les termes qui
désignent aujourd'hui la perfection morale ou la perfection absolue,
n'aient servi d'abord à l'expression de qualités physiques et purement
relatives : ainsi le mot vertu, àpsTV]. Le jugement moral est assurément
la plus belle, la plus haute manifestation de la raison pratique; mais
il est loin d'être la première en date. Qu'on parcoure Homère, ou les
plus anciens recueils de sentences morales : on y verra combien les
conseils de l'intérêt y tiennent plus de place que les maximes de la
vertu proprement dite. — Fluegel se propose de suivre l'évolution qui
fait insensiblement sortir des jugements les plus vulgaires sur
l'agréable et l'utile les notions véritablement morales. L'idée de la
sympathie se prête mieux que toute autre à cette étude historique. —
N'a-t-elle pas ses racines dans les tendances les plus générales des
êtres vivants, dans les profonds instincts sur lesquels reposent la
famille et la société humaine? Il convient de commencer par elle notre
étude. Les idées de la perfection, du droit, de la justice et de la liberté
morale viendront ensuite. — La faculté de compatir aux souffrances,
de s'intéresser aux besoins d'autrui, la sympathie, en un mot, se ren-
contre chez tous les êtres, sans doute à des degrés différents. Meyer
nous raconte qu'un homme du monde fut tellement impressionné par
les cris d'un enfant dont le doigt venait d'être écrasé entre les deux
battants d'une porte, qu'il crut pendant trois jours ressentir à son
propre doigt une souffrance du même genre. Reclam nous apprend
qu'une femme ne put assister à l'accouchement d'une de ses amies,
sans ressentir des douleurs analogues et sans être prise elle-même
d'une sorte de sécrétion lactée. Si les manifestations de la sympa-
thie ne sont pas d'ordinaire aussi énergiques, on ne saurait pourtant
méconnaître la force que ce sentiment puise dans la communauté du
sang et dans l'unité d'origine. On objectera peut-être que le meurtre
des vieillards par leurs enfants, des iniirmes et des nouveau-nés par
leurs propres parents, n'est pas une rareté dans l'histoire des peu-
ples. Les Arabes avant Mahomet tuaient fréquemment les tilles à leur
naissance; mais ils ne songeaient par là qu'à les soustraire à la capti-
vité, au déshonneur, qui sont le lot des femmes dans les tribus mena-
cées par de puissants voisins. Ces exemples, comme mille autres, ne
prouvent pas contre l'universalité du sentiment que nous étudions. —
Sans doute l'antipathie vient bientôt restreindre l'action de cette bien-
veillance primitive dans le cœur de l'homme. Tout ce qui fait violence
334 HE VUE PHILOSOPHIQUE
aux idées et aux sentiments, auxquels s'est habituée la conscience de
l'individu et qui sont inséparables de son moi, est ressenti par ce der-
nier comme une menace pour son existence, comme une réduction et
une perturbation de son être. De là cette défiance, cette haine instinc-
tive de l'étranger, qui, d'après Gicéron , confondrait dans le même nom,
liostis, l'étranger et l'ennemi. De là ce mot de Plaute : « Homo homini
ignoto lupus est. » Il n'est pas besoin d'insister sur les causes sans
nombre d'antagonisme que suscitent entre les hommes la division des
intérêts, l'opposition des idées, des croyances, des passions. Maison
peut mesurer à l'énergie de ces réactions contre les ennemis, qu'il ren-
contre ou croit découvrir autour de lui, l'énergie du sentiment primitif,
qui le portait d'abord à s'unir à eux par les liens de la sympathie.
VIERTELJAHRSSGHRIFT FUER WISSENSCHAFTLIGHE
PHILOSOPHIE.
1880. 2e Livraison.
G. Semper : Sur l'application des hypothèses monophylétique et
polyphylètique à la théorie de la descendance.
Dans les sciences de la nature, tout problème résolu fait place immé-
diatement à de nouveaux problèmes, qui attendent leur solution. C'est
ainsi qu'à l'antique mystère de l'origine des espèces, momentanémen t
éclairci par la doctrine darwinienne, ont succédé d'autres mystères,
non moins impénétrables jusqu'à présent, ceux de l'hérédité et de la
variabilité, de la descendance, de la part d'influence qui revient à la
sélection et aux conditions d'existence. Le darwinisme a sans doute le
droit de voir là autant de faits incontestables, et d'en tirer des arguments
en faveur de sa théorie; mais il est obligé de reconnaître que chacun
d'eux demeure jusqu'ici un fait inexpliqué. Le problème de la descen-
dance ou de la parenté des espèces différentes est celui qui intéresse
le plus aujourd'hui la curiosité des savants. L'anatomie comparée et
l'embryologie ont été simultanément consultées. Mais on sait combien
les dispositions subjectives des savants modifient l'interprétation des
faits. L'un ne voit qu'une analogie accidentelle, où l'autre découvre une
ressemblance importante. On a cru pendant longtemps que la présence
de la colonne vertébrale suffisait à ranger dans un même genre tous
les êtres en qui elle se rencontre. Mais les petites lamproies de rner
manquent d'un tel organe : elles ne possèdent à la place qu'un cordon
particulier, entièrement inarticulé, auquel on a donné le nom de corde
dorsale. Pour le reste, ces animaux ressemblent aux autres poissons : il
a donc bien fallu les ranger dans la classe des vertébrés. On s'entendit
pour considérer cette corde dorsale comme l'origine de la colonne ver-
tébrale. On se félicita de trouver chez certains invertébrés, comme les
ascidies, un simple cordon cellulaire; et l'on se crut autorisé à rattacher
PÉRIODIQUES. — Zeitsclu-i/'t fur wissens. philosophie. 335
les vertébrés aux ascidies. Mais on devait pour cela négliger les im-
portantes différences qui séparent le cordon des ascidies du cordon
des véritables vertébrés; ou , du moins, on les déclarait tout à fait
accessoires. On ne tenait aucun compte des différences que présentent
la structure et le développement des autres organes entre ces deux
classes d'animaux. On oubliait enfin que chez les ascidies le cordon
problématique dont il s'agit n'exerce aucune influence sur les autres
organes, tandis qu'il en va tout autrement chez les vertébrés. On
voit, par cet exemple, combien le point de vue particulier ou les idées
préconçues des savants déterminent la nature de leurs appréciations.
Il convient de se souvenir de cet exemple dans l'examen du pro-
blème particulier de la descendance des espèces. L'ancienne doctrine
ne croyait pouvoir mieux marquer les rapports des êtres qu'en les
disposant sur l'échelle de ses classifications : aux degrés les plus
rapprochés figuraient les espèces dont la parenté était la plus étroite.
La théorie de la descendance a fait abandonner l'échelle zoologique.
Les transformistes, qui sont partisans de l'hypothèse monophylétique,
s'accordent pour comparer les espèces aux branches, aux rameaux
issus d'un même tronc. Selon eux, toutes les races humaines, par
exemple, seraient sorties d'un rameau unique de l'arbre zoologique
l'espèce des singes anthropoïdes : ce rameau, à son tour, dériverait
de la branche des animaux à moitié singes, les lémures, dont on aurait
retrouvé et désigné sous le nom de Lémurie la patrie primitive, etc.
L'image de l'arbre zoologique est assurément plus compliquée que
celle de l'échelle; mais elle l'est bien moins que celle dont sont obligés
de faire usage les partisans de l'hypothèse polyphylétique. La même
espèce y est conçue comme prenant naissance sur plusieurs points de
l'espace et du temps. Les branches et les rameaux issus de ces troncs
primitifs et distincts s'entremêleraient à linfini, par une complication
analogue à celle que présente le développement d'une éponge en vertu
de la multiplicité des organes radicaux. Incontestablement notre
besoin instinctif de la simplicité et de l'ordre nous porte à préférer,
entre les deux hypothèses dont s'accommode également la doctrine
évolutionniste, la classification monophylétique et la théorie qui la
soutient; tout comme, pendant des siècles, le dogme de l'immutabi-
lité des espèces et la classification qui en dérive ont trouvé dans leur
simplicité même leur meilleur argument. Mais les préférences de notre
esprit ne suffisent pas à décider de la vérité des doctrines. C'est en
vain qu'on croit pouvoir démontrer à priori l'évidence de la théorie
monophylétique, en la présentant comme une rigoureuse application
du principe de causalité. Les mêmes causes, dit-on, doivent avoir
toujours les mêmes effets. Or il est incontestable que, dans l'infini
du temps et de l'espace, les mêmes causes, ou en d'autres termes un
concours identique de circonstances ne se rencontre jamais. La même
espèce n'a donc pu faire son apparition à plusieurs époques, en plu-
sieurs lieux différents. Mais est-il bien permis, en zoologie, de parler
336 REVUE PHILOSOPHIQUE
de l'identité des causes et de celle des effets, dans le même sens où
l'on entend ce principe en physique? Pouvons-nous affirmer, en parlant
de la ressemblance des individus d'une même espèce, que des causes
identiques ont présidé ici à la naissance d'êtres identiques? Par quelle
vérification expérimentale le démontrer rigoureusement? Le naturaliste
d'ailleurs sait parfaitement qu'il n'y a pas dans une espèce deux indi-
vidus parfaitement semblables; le physicien n'a pas plus de peine à
prouver qu'un être ne se trouve jamais deux fois dans des circon-
stances absolument semblables. Que l'on re vienne donc pas invoquer
en faveur de la théorie monophylélique l'autorité à coup sûr incontes-
table du principe logique qui régit les inductions des physiciens. 11
faut admettre que les causes les plus différentes peuvent produire,
dans le monde organique, des effets que l'imperfection de nos moyens
d'investigation, que la vérité toujours provisoire et la certitude avant
tout pratique de nos classifications, nous obligent de regarder comme
suffisamment semblables pour figurer dans une même espèce.
Voyons si les faits, à défaut d'arguments théoriques, sont moins
favorables à la théorie polyphylétique qu'à la théorie ordinairement
préférée. Les marsupiaux se rencontrent à la fois en Australie et dans
le sud de l'Amérique. Comment les faire descendre des mêmes ancê-
tres, sans recourir à l'hypothèse bien hasardée d'une réunion primor-
diale des deux continents? Citons encore un exemple. Lorsque les
Européens abordèrent pour la première fois en Amérique, introduisant
avec eux le cheval, on sait l'étonnement superstitieux des Indiens
pour cet animal, qui lui était entièrement inconnu. Pourtant la paléon-
tologie moderne a constaté l'existence du cheval en Amérique aux
époques tertiaire et quaternaire. Et, ce qui complique le problème,
plus on descend profondément dans les couches géologiques du sol
américain, plus les échantillons du cheval fossile que l'on découvre
diffèrent des échantillons de la même espèce que l'on retrouve dans
les entrailles du continent européen. La doctrine monophylétique exige
pourtant qu'à mesure qu'on se rapproche de la souche primitive les
variétés dérivées se montrent de plus en plus semblables. Il semble
donc raisonnable d'admettre, dans le cas dont il s agit, que l'espèce
des chevaux vivants est sortie d'ancêtres originairement multiples
et divers, et n'est arrivée que par un lent processus de convergence
à la lorme qui la caractérise actuellement. Et la paléontologie paraît
bien prouver que le cheval américain dérive du coryphodon, tandis
que le cheval européen sort du paléontherium. La doctrine mono-
phylétique avait fait admettre jusqu'ici que les chevaux américains
et européens ont une commune origine. Ces faits prouvent, à tout
le moins, que le transformisme peut aussi légitimement, et suivant les
cas, recourir à l'une ou à l'autre des deux théories qui se disputent
l'explication du difficile problème de la descendance des espèces.
. Le Propriétaire-gérant,
Germer Baii.lière.
COULCM.MIERS. — TYPOGRAPHIE PAUL IIROIJARI».
DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ
I. — De la simulation.
Y a-t-il des somnambules? Peut-on, par ce qu'on appelle des
passes magnétiques, par la fixation du regard, ou par des procédés
quelconques, endormir des personnes de bonne foi? Telle est la pre-
mière question qui se pose au début de cette étude. A notre sens,
cette question est complètement résolue. Elle ne l'est pas cependant
aux yeux -de bon nombre de médecins et de savants éclairés qui se
refusent à admettre la réalité de faits que nous regardons comme
incontestables.
En pareille matière, il n'y a, disent-ils, que des dupes ou des com-
1. Le mot de somnambulisme est peut-être le meilleur qu'on puisse adopter
pour désigner les phénomènes psycho-physiologiques désignés souvent encore
sous les noms de sommation, de magnétisme animal et d'hypnotisme. En effet,
le mot de sommation, employé jadis par Franck, est peu usité. Le mot de
magnétisme animal implique une analogie avec les phénomènes électriques
qui se manifestent dans les aimants; et, quoique cette analogie soit peut-être
moins invraisemblable qu'on l'a supposé pendant longtemps, il vaut mieux
réserver le terme de magnétisme aux phénomènes électromagnétiques. Restent
les mots mesmérisme, braidisme, hypnotisme. Pour ce qui est du terme mes-
mérisme, on sait que Mesmer n'a pas obtenu l'état somnambulique tel que
nous le connaissons aujourd'hui; et il y a encore beaucoup d'incertitudes sur
la nature véritable des phénomènes de son fameux baquet. Le mot de brai-
disme est assurément inadmissible ; car Braid est venu un demi-siècle après
Mesmer, Puységur, Deleuze, Husson , etc., et ses expériences portent sur
l'hypnotisation, et non le sommeil avec des passes. Quant à l'expression
hypnotisme, elle ne signifie rien, par elle-même, que sommeil. Mais, en
général, on désigne sous le nom d'hypnotisme l'état de sommeil qui survient
à la suite de pratiques spéciales, telles que la fixation d'un objet brillant.
Nous croyons donc que le mot vulgaire de somnambulisme, qui n'implique
aucune idée préconçue ni aucune théorie, doit être préféré à tous les autres.
Nous dirons alors qu'il y a un somnambulisme spontané (somnambulisme des
auteurs anciens) et un somnambulisme provoqué (magnétisme animal des
auteurs modernes). C'est de ce dernier que nous nous occuperons ici.
A la vérité le mot importe peu : qu'on dise magnétisme, hypnotisme, som-
nambulisme, les phénomènes sont les" mêmes, et on s'entend très bien sur ce
qu'on veut dire.
tome x. — Octobre 1880. 22
338 REVUE PHILOSOPHIQUE
plices, des charlatans qui exploitent la crédulité publique , des
observateurs naïfs qui se laissent abuser par des jongleries, des filles
hystériques qui trompent et qui simulent, sans autre motif que
l'amour de la tromperie et de la simulation. Quelquefois, par con-
descendance, quelques-uns reconnaissent qu'il y a peut-être quelque
chose de vrai au fond de tout cela ; mais ce vrai est si peu que ce
n'est réellement pas la peine d'en parler.
Toutefois, le nombre des sceptiques va en diminuant tous les jours.
Dans ces dernières années surtout, de très nombreux travaux ont
paru, qui ont dû entraîner beaucoup de convictions. Mais, en fait de
science, il ne s'agit pas de persuader quelques personnes : il faut
persuader tout le monde. Aussi est-il nécessaire, avant d'étudier le
somnambulisme, d'examiner scrupuleusement les preuves de sa
réalité. Est-il une illusion ou une vérité? faut-il prendre au sérieux
les savants qui en ont parlé, ou se railler de leur extrême simplicité?
La certitude scientifique consiste dans ceci : que le phénomène
observé peut être, à volonté, reproduit par tous ceux qui procéde-
ront de la même manière que le premier observateur. Ainsi, quand
un chimiste annonce que le chlore, en passant dans de la. potasse,
donne du chlorure et du chlorate de potassium, personne n'a besoin
de reproduire cette expérience pour être sûr que c'est la vérité. Si
celui qui a découvert cette réaction est tant soit peu expérimenté, on
le croira sur parole, certain qu'en recommençant l'expérience on
arrivera au même résultat. En mathématiques, en physique, et jusqu'à
un certain point en physiologie, il en est de même ; et la preuve est
faite par cela seulement qu'on sait pouvoir reproduire à volonté le
même phénomène, en se plaçant dans des conditions identiques.
Mais, pour le somnambulisme, il en est autrement. J'annonce, par
exemple, qu'en faisant des passes pendant dix minutes sur le front
et sur la tête d'un jeune homme de vingt-cinq ans, je l'ai mis en état
de somnambulisme, et que j'ai pu constater chez lui de la contrac-
ture, de la catalepsie, des hallucinations, etc. Il ne s'ensuit pas, pour
cela, qu'un autre expérimentateur, agissant de la même manière, sur
un autre jeune homme, verra, de nouveau, les mêmes phénomènes
se reproduire. Il est au contraire vraisemblable qu'il n'obtiendra pas
les mêmes résultats; car le somnambulisme survenant dès la pre-
mière expérience chez un homme est un cas fort exceptionnel.
Il faut donc, pour démontrer la réalité de faits qui ne se reproduisent
pas toutes les fois qu'on le désire, et qui sont, par eux-mêmes, assez
surprenants, chercher des preuves qui entraîneront, sinon la certi-
tude, au moins la conviction.
Nous pouvons avoir, soit une preuve absolue, pathognomonique,
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ :139
dirimante, soit un ensemble de preuves équivalant par leur assem-
blage à une démonstration rigoureuse et irréfutable.
Or la preuve absolue est impossible à donner. Une personne est
là, qui parait endormie. Qu'elle soit plus ou moins analgésique, plus
ou moins anesthésique, cela importe peu, dit-on, puisque, d'une part
il est facile de simuler ces deux symptômes, et que, d'autre part, ils
sont loin d'être constants dans le somnambulisme. Si l'on voulait
prendre ces modifications de la sensibilité comme critérium absolu,
on serait amené presque fatalement à déclarer endormis des sujets
qui ne le sont peut-être pas, et d'autre part à affirmer la mauvaise foi
de certaines personnes réellement endormies. Les yeux fermés, les
mouvements saccadés des globes oculaires, les mouvements fibril-
laires des paupières, les contractures, les hallucinations, tout cela, il
est à la rigueur possible de le simuler. Qui nous dit que la personne
qui. paraît endormie ne simule pas ces phénomènes?
Il n'y a donc pas de signe absolu, ou plutôt il y en a un. Mais
celui-là est difficile à donner et ne peut convaincre qu'une seule per-
sonne : c'est en effet de l'endormir elle-même et de lui faire raconter
à son réveil, par des témoins divers, le récit des actes qu'elle a ac-
complis pendant son sommeil, et dont le souvenir s'est échappé de sa
pensée. J'ai employé cependant ce moyen plusieurs fois, une fois
entre autres pour miss G.... Miss G..., après avoir assisté à une expé-
rience, me déclara que la bonne foi de la personne endormie ne lui
était nullement prouvée. « Que voyez-vous là d'extraordinaire? me
dit-elle ; elle a parfaitement pu simuler le sommeil. Je ne pourrai
croire au somnambulisme que quand vous m'aurez endormie. » Je
lui proposai de tenter l'expérience; elle accepta, et au bout de dix
minutes elle fut endormie. A son réveil, malgré mes. affirmations et
les assertions de Mlle D..., son amie, qui, comme elle, étudie la
médecine, elle ne voulut pas croire à son somnambulisme et m'ac-
cusa presque de lui avoir fait prendre un breuvage soporifique.
Cependant elle fut forcée de se rendre à l'évidence, surtout en
voyant l'heure à sa montre, et en constatant que ce qui lui avait paru
une minute avait duré une heure et demie.
En résumé, il n'y a qu'une preuve absolue, irréfutable, du som-
nambulisme : c'est d'endormir la personne qu'on veut convaincre.
Malheureusement ce moyen est peu praticable, et pour plusieurs
raisons ; entre autres, parce que les savants qu'il s'agirait de per-
suader seraient de très mauvais somnambules. D'ailleurs on ne
pourrait ainsi convaincre qu'une seule personne à la fois. 11 faut
donc avoir recours à d'autres arguments.
340 REVUE PHILOSOPHIQUE
1° Le principal est qu'Userait absurde de supposer que toutes les
personnes endormies ont simulé le sommeil. Pour ma part, cette sup-
position me paraît absolument ridicule. Voilà, par exemple, deux de
mes bons amis, jeunes gens instruits et éclairés, en qui j'ai absolu-
ment confiance. Faut-il admettre qu'ils m'ont trompé et qu'ils se sont
moqués de moi? J'en pourrais dire autant de cinq ou six personnes
tout à fait honorables, que je ne saurais suspecter de mauvaise foi
pour rien au monde. D'ailleurs il me faudrait alors croire que les
cinquante personnes, ou à peu près, de tout âge et de toute condition,
que j'ai pu endormir, étaient toutes, sans exception, sans une seule
exception, fourbes et menteuses. Voilà qui est inadmissible en vérité.
Puis-je supposer qu'autour de moi, par une infortune singulière, il
n'y ait que perfidie et fausseté, parmi mes proches, mes parents,
mes amis, et qu'ils se soient entendus d'avance pour me faire com-
mettre de grossières erreurs.
D'ailleurs il serait nécessaire de supposer la même infortune pour
bien d'autres. L'éminent professeur de physiologie de Breslau,
M. R. Heidenhain, raconte qu'il a pu endormir son jeune frère, étu-
diant distingué à l'Université. Qui pourra croire que ce jeune homme
ait joué la comédie pour abuser perfidement de la naïveté de son
frère et en faire la risée publique ?
On verra plus loin que presque toutes les femmes sont plus ou
moins susceptibles d'être endormies. Cela signifierait alors que
presque toutes les femmes consentent à feindre le sommeil. Franche-
ment, cette supposition est-elle admissible? Ne saurait-on trouver
une femme se refusant à cette imposture? Deux alternatives s'of-
frent donc à nous, et on est forcé de reconnaître ou bien que
toutes les femmes sont des fourbes et des simulatrices, ou bien que
le somnambulisme est un fait réel. On m'accordera, je pense, que la
première de ces deux hypothèses est manifestement absurde.
2° Une autre considération doit être invoquée : c'est la concor-
dance des phénomènes. Les faits que Puységur, Rostan, Georget,
Husson ont vus en France il y a soixante ans ont été observés par
Braid vers 1840 en Angleterre, à Paris, en 1860 par M. Broca, par
M. Charcot et M. P. Richer en 1877, par M. Heidenhain à Breslau
en 1880, et par tant d'autres savants pendant un siècle dans toute
l'Europe qu'on ne saurait citer tous les noms. Voilà une bien étrange
simulation que celle qui se retrouve pendant un tel espace de
temps avec les mêmes apparences: paupières fermées, mouvements
iibrillaires dans les muscles de la face, hallucinations de la vue et
pe l'ouïe, catalepsie, contracture. Gomment les femmes venant de la
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 34(
campagne, n'ayant jamais entendu prononcer le mot de magnétisme,
pourraient-elles simuler ce qu'elles ignorent? Par quelle divination
une malade que j'ai endormie à la Charité, et qui n'avait jamais assisté
à des scènes de somnambulisme, se comportait-elle absolument comme
une malade de l'hôpital Beaujon qui venait de province, et que j'ai en-
dormie le jour même de son entrée? Voilà du merveilleux, tout aussi
merveilleux que les phénomènes mirifiques obtenus par les magné-
tiseurs de profession. Ainsi tout cela ne serait que simulation, et le
premier simulateur (le petit paysan Victor, endormi vers 1800 par
M. de Puységur), ayant donné l'exemple d'un certain sommeil, tous
les autres sujets qu'on croit endormir ne feraient qu'imiter la fantai-
sie de ce petit imposteur ! '
3° Supposons même qu'il y ait supercherie, et examinons si cette
supposition pourrait s'accorder avec les faits. Je crois pouvoir
affirmer le contraire, car la simulation, si elle était pratiquée,
supposerait une connaissance approfondie de l'anatomie et de la
physiologie. M. Charcot insiste beaucoup sur ce fait que, chez cer-
taines somnambules, les nerfs étant comprimés ou même légèrement
touchés, par suite de leur extrême excitabilité, les muscles innervés
par eux se contractent. Ainsi, en comprimant le nerf facial, on fait
contracter le muscle zygornatique, le muscle canin, l'élévateur com-
mun de l'aile du nez, etc. En excitant le muscle sterno-mastoïdien,
on fait que ce muscle se contracture ; la tête alors se tourne du
côté opposé. Or il faut une étude déjà approfondie de la physiologie
des mouvements pour savoir que le sterno-mastoïdien fait, en se
contractant, tourner la tète du côté opposé. Chez les somnambules,
i. Il y a quelque temps, voyageant en Algérie, préoccupé de chercher une
preuve de la réalité du somnambulisme , j'essayai d'endormir une femme
arabe du village nègre de Biskra (un officier de mes amis, qui connaissait la
langue arabe, me servait de truchement). En quelques minutes, cette femme,
sentant ses paupières s'alourdir, dit à sa compagne stupéfaite : « Mes yeux
se ferment. » — « Dis : par Allah! lui conseilla celle-ci. » — « Par Allah! mes
yeux se ferment, d Et. en effet, elle ne tarda pas à s'endormir, à la grande
surprise de tous les assistants. Est-ce encore l'influence du petit Victor qu'il
faut incriminer?
A l'hôpital de la Pitié, j'ai fait une seule expérience, pour laquelle je me suis
mis, je pense, à l'abri de toute cause de simulation. La jeune fdle sur qui
j'expérimentais ne savait pas ce que je voulais faire. Je lui disais que je
l'électrisais pour un mal qu'elle avait au genou, et défait on plaçait une pile
électrique près du lit. Cette pile, que la malade croyait très énergique, ne
marchait pas. Cependant ma patiente éprouvait de la somnolence, et une las-
situde telle qu'elle était forcée de fermer les yeux. Comme je ne voulais pas
faire de passes, et que je me contentais de serrer fortement les deux pouces,
je n'ai pas pu obtenir le sommeil complet; mais nombre de fois je suis arrivé
à produire une somnolence très manifeste.
342 REVUE PHILOSOPHIQUE
on peut, par l'excitation directe, faire contracter les muscles rudi-
mèntaires chez l'homme) qui meuvent le pavillon de l'oreille; or ces
mouvements de l'oreille sont impossibles chez les individus éveillés.
En ouvrant l'œil droit, on provoque la catalepsie du côté droit, par
suite des actions doublement croisées des nerfs optiques et de la
moelle. Chez une autre hystérique, en ouvrant l'œil droit, on pro-
duit de l'aphasie , tandis qu'en ouvrant l'œil gauche , on n'obtient
rien de semblable. Certes, si c'est de la simulation, il faut supposer
que la malade sait qu'on parle par le cerveau gauche et que la rétine
de l'œil droit est en rapport avec le cerveau gauche, tandis que le
cerveau droit est inutile à la parole.
Tous ceux qui ont vu les contractures des hystériques pendant
leur somnambulisme se rendent bien compte que ces perturbations
du système musculaire ne sont pas simulées. Il n'y a pas d'individu
assez fort pour maintenir, par l'influence de la volonté, la contrac-
tion d'un muscle pendant un quart d'heure, sans qu'on puisse y sur-
prendre la plus légère tendance à la faiblesse et au relâchement.
Or les somnambules conservent leur contracture pendant plusieurs
heures; et, au réveil, elles n'ont aucun souvenir, aucune fatigue, de
cet effort prolongé et invraisemblable du muscle. Quant aux atti-
tudes dites passionnelles, où les divers mouvements de l'âme sont
exprimés avec une puissance inouïe, je doute fort qu'il y ait au
monde d'assez bonnes comédiennes pour jouer ces scènes de mimique
avec autant de succès que les pauvres filles hystériques de la Sal-
pêtrière. Tous les somnambules se comportent de même; leur mi-
mique est si expressive, les sentiments d'extase, d'amour, d'admira-
tion, de colère, de dégoût, de mépris, de menace, sont traduits
avec une si saisissante vigueur, que tous ceux qui ont assisté à
de pareilles scènes restent convaincus qu'il n'y a pas de simula-
tion possible.
Le plus souvent, chez les somnambules, il y a de l'anesthésie et
de l'analgésie. Ces deux phénomènes sont constants, ou à peu près.
On a maintenant l'habitude de dire que l'anesthésie est un fait de
simulation. Certes, à considérer les choses d'une manière absolue,
on peut feindre l'insensibilité. Mais combien de personnes auraient le
courage de supporter, sans motif sérieux, des piqûres à la face, aux
narines, aux mains; de se laisser arracher les cheveux, chatouiller
la conjonctive, le nez, les oreilles; traverser le bras par des épin-
gles; de boire des liqueurs nauséabondes; de respirer avec délices
de l'ammoniaque ou de l'acide sulfureux? Voilà des supplices qu'on
endurerait pour le seul plaisir de duper le naïf médecin qui regarde
cela curieusement et prend des notes. Presque toutes les somnum-
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 343
bules en sont là. A chaque épreuve qu'on tente, elles n'opposent
aucune résistance ; elles ne se débattent, ni ne tressaillent, restant
impassibles et distraites, supportant sans sourciller des épreuves
aussi désintéressées que douloureuses. Faut-il supposer chez elles
de l'héroïsme (et un héroïsme bien mal placé) ou de l'anesthésie?
Je pourrais multiplier les exemples qui prouvent combien l'hypo-
thèse de la simulation est absurde. Ainsi, rien que le t'ait de pouvoir
faire vomir à volonté indique bien qu'il y a un état psychique diffé-
rent de l'état ordinaire. Quelle est la personne qui pourrait vomir
parce qu'on lui dit : « Voilà une mauvaise odeur? » C'est pourtant un
phénomène constant chez les somnambules; et, pour provoquer les
vomissements, il n'est pas besoin d'un appareil plus compliqué. —
Une somnambule pleure dès qu'on lui dit de pleurer, verse un flot
de larmes et sanglote bruyamment. Croit-on qu'il soit facile de
pleurer quand on veut pleurer'? Qu'on fasse l'expérience sur soi-
même, l'on verra que cela est impossible ' .
Récemment, j'ai été témoin d'un accident qui aurait pu être très
grave, mais qui n'a eu heureusement aucune conséquence sérieuse.
Il s'agit d'une jeune femme qui est un excellent sujet magnétique.
Voulant provoquer chez elle la frayeur, je lui dis : « Tenez, je prends
votre bras et je le coupe. Regardez le sang qui coule. » Immédiate-
ment, sans pousser un cri, sans faire un geste, elle tomba par terre
tout de son long, comme morte. En effet, la vie avait cessé pour un
temps, le cœur ne battait plus, et il n'y avait plus aucun mouvement
respiratoire. Cet état dura environ une demi-minute, un siècle d'an-
goisses pour moi; puis une respiration profonde annonça le retour des
phénomènes de la vie. Peut-être, dira-t-on, cette syncope n'est-elle
qu'une habile comédie. En tout cas, au risque de passer pour
trop naïf, je ne voudrais à aucun prix recommencer cette expé-
rience.
On peut donc, ce semble, sinon trouver une preuve absolue et
irréfutable , au moins accumuler des preuves très convaincantes
pour démontrer qu'il y a un état somnambuhque.
Examinons maintenant quelles sont les objections qu'on oppose.
Voici, si je ne me trompe, les principales :
1. Amicus noster quidam quem ad somnationem facile suscitamus, si de
libidiiiosis rébus loquor, statim it in erectionem. Si jubemus ut mingat, invitus
mingit, et vestem iœdat.
3ii REVUE PHILOSOPHIQUE
lre objection. — Les phénomènes du somnambulisme sont incompa-
tibles avec les données de la science. Il est impossible d'admettre que
des passes produisent le sommeil, qu'un fluide s'échappe du corps
à la volonté du magnétiseur, que la pensée se transmette sans une
manifestation extérieure, que la vision se fasse par l'épigastre,
l'audition par la paume des mains et la perception des saveurs
par le front.
11 y a là une confusion qu'il est nécessaire de faire disparaître. Le
somnambulisme, cette névrose dont les causes et la nature sont
encore si mystérieuses, n'a rien à faire avec les explications que
tentent d'en donner les charlatans. Il ne s'agit pas de réfuter leurs
divagations plus ou moins intéressées, mais d'étudier et de contrôler
ce qui a été vu par des savants sérieux, dignes de respect. Tous ceux
qui, au lieu de s'appliquer à prouver que les somnambules n'ont
jamais réalisé de miracles, ont cherché à voir par eux-mêmes les
phénomènes physiologiques, tous ceux-là ont été convaincus bientôt
que, par l'influence des passes ou de la fixation du regard, il se pro-
duit une névrose spéciale avec des caractères bien déterminés. Il est
facile de nier telle ou telle histoire grotesque? Mais que prouvera-t-
on, sinon qu'il y a des dupes et des fripons mêlés à ce problème de
* physiologie pathologique"? Il semble même, à voir tant d'erreurs si
répandues, que nombre de vérités doivent s'y trouver mêlées. Si
tout était fantasmagorie et simulation , non seulement le magné-
tisme n'aurait pu s'établir, mais il ne se serait pas propagé, et aurait
disparu sans laisser de traces. L'erreur ne peut triompher qu'à la
faveur des vérités qui s'y mêlent.
D'ailleurs, nous n'avons pas, sur la nature et les fonctions du
système nerveux, des notions tellement parfaites et précises que
nous puissions nier la possibilité de tel ou tel phénomène. La mé-
thode expérimentale doit toujours nous servir de guide, et les néga-
tions à priori doivent, aussi bien que les affirmations à priori, être
bannies des discussions scientifiques. A vrai dire, en matière de
somnambulisme, les négations ont toujours été à priori. Je ne crois
pas qu'un expérimentateur, appuyé sur un nombre quelconque de
faits , ait conclu à la non-existence du somnambulisme. On s'est
appuyé, pour nier, sur des raisonnements et non sur des expé-
riences. Personne encore, que je sache, n'est venu dire : « J'ai essayé
d'endormir quatre personnes à différentes reprises, en employant
les procédés habituels, et je n'ai rien obtenu ». Jusqu'ici, l'on s'est
contenté de sourire et de dire : « C'est impossible ». La réfutation
me paraît insuffisante.
2e objection. — Tout ce qu'on observe est inconstant, irrégulier,
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 345
mobile '. Nulle règle fixe; les phénomènes observés varient avec
chaque observateur et avec chaque sujet. Ce qu'on annonce ne se
produit pas, et ce qu'on n'annonce pas se produit.
Qu'il y ait chez les divers somnambules de notables différences,
on ne peut le nier. Mais ces dissemblances ne portent que sur des
phénomènes secondaires. Au fond l'état somnambulique est le même
chez tous. On peut le caractériser d'un mot en disant que c'est de
l'automatisme. Quoi de surprenant que cet automatisme revête diffé-
rentes formes, suivant la personnalité du somnambule d'une part,
et d'autre part, suivant les procédés qu'on a employés pour pro-
voquer le sommeil.
D'ailleurs la diversité, l'inconstance, l'irrégularité, s'expliquent
parfaitement par la prodigieuse complexité des phénomènes de l'es-
prit. Le cerveau est assurément un appareil mille fois plus com-
pliqué qu'une flûte et toutefois, un ignorant ne saurait jouer de la
flûte, s'il n'en a, par un long usage, appris d'abord le maniement.
<i Vous voudriez jouer de moi, dit Hamlet aux émissaires du roi son
« oncle, vous voudriez avoir l'air de connaître mes soupapes, vous
« voudriez me faire résonner depuis ma note la plus basse jusqu'au
(a haut de ma gamme. Il y a beaucoup de musique, il y a une voix
« excellente dans ce petit tuyau , et pourtant vous ne pouvez le
« faire parler. Par là sambleu ! pensez-vous qu'il soit plus aisé de
« jouer de moi que d'une flûte ? »
Ces paroles d'Hamlet peuvent s'adresser à ceux qui trouvent les
phénomènes psychiques du somnambulisme trop inconstants pour
être scientifiques. Supposons cinquante individus inexpérimentés
essayant tour à tour de jouer le même air sur une même flûte; ils ne
vont en tirer que des sons discordants et cinquante fois différents.
Pourquoi s'étonner alors que des médecins ou des observateurs,
tous très ignorants de la nature intime du système nerveux, n'ob-
tiennent que des résultats contradictoires? A mon sens, il est même
surprenant que, malgré notre ignorance profonde, malgré la diversité
presque infinie des conditions expérimentales, il y ait encore tant
1. Dans un article du Times où l'on analysait le travail que j'ai fait paraître
dans la Revue des Deux Mondes sur les démoniaques d'aujourd'hui et d'autre-
fois , on m'a objecté qu'il est impossible de décrire les phénomènes chan-
geants et fugaces de l'hystérie. Autant vaudrait, disait le critique, essayer de
fixer sur nue plaque photographique la surface mobile de l'Océan. A cette
observation, qui me paraît peu fondée et peu justifiée par les faits, on joignait
un autre reproche assez singulier : c'est de parler de choses qu'on devrait
taire; de provoquer, par la description de l'hystérie, des accès de cette ma-
ladie; de contribuer, en un mot, non à la connaissance, mais à l'extension
du mal. Voilà, il me semble, de la pruderie scientifique.
3 J|, REVUE PHILOSOPHIQUE
d'analocrie entre les phénomènes observés. Nous devrions être, en
réalité, frappés par les ressemblances plus que par les différences, car
celles-ci sont peu de chose relativement à ce qu'elles devraient être.
Pour ma part, procédant toujours de la même manière, j'ai tou-
jours obtenu des résultats assez concordants, malgré l'énorme dif-
férence des sujets mis en expérience.
Les divers aspects d'une même maladie sont quelquefois plias
marqués que les divers aspects du somnambulisme. Pourquoi donc
ne pas l'assimiler à une maladie4? Il a une période de début, une
période d'état et une période critique, des symptômes fondamen-
taux et constants, des symptômes accessoires ou inconstants. Tou-
jours il se ressemble à lui-même.
Il faut aussi savoir que sur les manifestations du sommeil magné-
tique la direction donnée par l'expérimentateur exerce une grande
inlluence.
En effet, la première fois qu'une personne est endormie, elle se
trouve dans un état spécial qui comporte une véritable éducation.
Selon qu'on désire provoquer tel ou tel phénomène normal du som-
nambulisme, on pourra y diriger l'attention du sujet, et, grâce à cette
espèce d'éducation, faire en sorte que ce phénomène se produise plus
facilement que les autres, et presque à l'exclusion des autres. Cela
signifie simplement que la volonté, l'habitude, l'éducation jouent un
rôle important dans les manifestations de la névrose somnambuhque.
Que l'on insiste par exemple sur les phénomènes névromuscu-
laires, catalepsie, contracture, etc., à chaque nouvelle séance non
seulement on reproduira tout ce qu'on a observé chez le même
somnambule dans les séances antérieures, mais encore on pourra
presque toujours ajouter quelque nouveau phénomène qui deviendra
peu à peu de plus en plus net. De même si l'on insiste sur les phé-
nomènes psychiques (hallucinations) plus on fera de tentatives dans
ce sens, de manière à exercer l'intelligence du somnambule, plus
l'intelligence de celui-ci deviendra déliée. Les hallucinations finiront
par se produire très facilement, et par devenir extrêmement nettes.
Si la recherche se porte sur les phénomènes de l'automatisme,
chaque séance amènera un progrès nouveau dans l'automatisme qui
deviendra très manifeste, alors qu'au début il était à peine marqué.
L'exercice et l'éducation font que divers somnambules, endormis
à plusieurs reprises par la même personne, se ressemblent beau-
coup ; car l'expérimentateur a développé les mêmes facultés, a per-
fectionné les mêmes phénomènes, a rendu de plus en plus nets, par
L'habitude et l'éducation, les mêmes symptômes. Ces somnambules,
dirigés tous dans le même sens, seront au contraire assez différents
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 347
de tous les autres, de ceux par exemple, qui auront été exercés et
éduqués par un autre expérimentateur.
Ces faits n'ont rien de surprenant pour ceux qui savent l'influence
prépondérante de l'exercice et de l'habitude sur les phénomènes
psychiques.
3e objection. — Si le magnétisme animal était un fait réel, on ne
verrait pas les somnambules, guidés par les charlatans, faire toutes
les singeries dont ils sont coutumiers. Personne ne peut nier qu'il y
ait beaucoup d'imposteurs. Souvent aussi certains somnambules,
regardés d'abord comme sincères, ont avoué plus tard qu'ils avaient
joué la comédie.
On ne peut nier en effet qu'il y ait des imposteurs, mais pour peu
qu'on ait assisté avec quelque soin, comme j'ai essayé de le faire,
aux scènes acrobatiques que les magnétiseurs de profession pré-
sentent au public, on demeure convaincu, d'une part, que les
sujets sont vraiment endormis, d'autre part, qu'ils se livrent à des
jongleries. Ce sont des somnambules qui simulent. Ces deux termes
ne sont pas contradictoires, comme on le supposerait à tort. En effet,
une femme endormie n'est pas tellement différente de ce qu'elle est
à l'état de veille qu'elle ne puisse comprendre sa situation, réfléchir
et simuler. Elle est endormie, comme le prouvent tous les phéno-
mènes physiologiques qu'elle présente (catalepsie, contracture, anes-
thésie, mouvements fibrillaires des paupières, convulsions des yeux,
suppression des mouvements de déglutition). Mais, tout en étant
endormie, elle joue son rôle, essaye de deviner l'avenir, de lire dis-
tinctement dans le corps des malades qui la consultent, de deviner,
par une boucle de cheveux, l'âge, le caractère et la santé de quel-
qu'un. Ces divinations font partie de sa tâche. Elle le sait et s'y con-
forme. Elle est cependant réellement endormie, et c'est même grâce
au somnambulisme qu'elle peut accomplir tous ces exercices. Si elle
était éveillée, elle serait forcée de dépenser une activité d'esprit pro-
digieuse et de supporter une fatigue musculaire insupportable. On a
vu des imbéciles simuler la folie; de même il y a des somnambules,
réellement endormies, qui simulent le sommeil lucide. Il faudrait des
prodiges d'adresse et de force musculaire à un acrobate pour faire la
moitié des exercices étonnants que peut facilement accomplir une
somnambule, grâce à l'état cataleptique de ses muscles. La fameuse
Lucile, que tout le monde a vue à Paris il y a deux ou trois ans,
était réellement endormit.1. Mais, quoiqu'étant endormie, elle se
rendait bien compte qu'elle était sur la scène, jouant son rôle devant
le public, et réussissant ses tours de force, avec la régularité d'une
actrice qui fait honnêtement son métier.
348 REVUE PHILOSOPHIQUE
Les aliénistes comprendront parfaitement qu'il n'y a pas de con-
tradiction entre ces deux faits : somnambulisme et simulation de la
lucidité.
Lorsqu'un fou raisonne, réfléchit, médite, il fait preuve souvent
de beaucoup de logique. Dira-t-on qu'il n'est pas fou ? Il n'y a que
les gens tout à fait étrangers à la médecine qui pourraient penser
ainsi. En effet, un fou, un somnambule, raisonnent, réfléchissent,
méditent, simulent, et il serait absurde d'en conclure que leur folie
ou leur somnambulisme sont simulés.
Souvent même, on voit certains phénomènes psychiques bizarres
qu'il est nécessaire de connaître. Quelques sujets endormis se ren-
dent compte que leurs hallucinations sont des fictions, et que ce
qu'ils voient devant eux, avec des formes qui paraissent réelles,
n'est pas la réalité. Cela s'observe dans le rêve et aussi dans la
folie. Souvent nous rêvons de monstres si étranges et de visions
si absurdes que nous ne pouvons y croire. Il se fait alors une sorte
de dédoublement dans la conscience : nous rêvons, et nous savons
avoir alîaire à un rêve; et nous faisons de grands efforts pour chasser
la vision qui nous obsède. De même des hallucinés entendent des voix
qu'ils savent fort bien être subjectives. De même aussi certains
somnambules ont conscience de leur état, de sorte qu'il s'établit en
eux un curieux antagonisme. Leur imagination leur présente la
forme réelle des choses, et leur intelligence en comprend l'absurdité.
Voilà pourquoi ils ont souvent des contradictions qui, pour un obser-
vateur superficiel, sembleraient révéler la simulation. Le fait était
très frappant chez une malade de Beaujon, une toute jeune fille, que
j'ai endormie à plusieurs reprises avec la plus grande facilité. Je lui
annonçais que j'allais lui pratiquer une opération douloureuse, L'am-
putation du bras, par exemple; elle poussait des cris de douleur,
pleurait abondamment et croyait voir couler le sang; mais, pres-
que au même moment, elle comprenait que c'était une fiction, et riait
à travers ses larmes. Souvent aussi, lorsqu'on fait faire des voyages
imaginaires aux sujets endormis, ils savent parfaitement qu'ils sont
dans leur fauteuil ou dans leur lit, et pourtant ils voient les régions
où l'on a eu la fantaisie de les conduire, comme, dans le sommeil
ordinaire, nous nous trouvons transportés dans des contrées loin-
taines, sans oublier cependant que nous sommes tranquillement
endormis dans notre chambre.
Une analyse attentive des phénomènes, telle que peuvent la faire
bommes m-truits et intelligents qui ont consenti à se soumettre
à l'action du magnétisme, montre combien il est difficile, même au
sujet endormi, de se rendre compte qu'il ne simule pas. Tour faire
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 3-49
ces observations, il ne faut pas que le sommeil soit très profond, il
est nécessaire de ne pas dépasser la première période, celle qu'on
pourrait appeler période d'engourdissement. A cette période du
sommeil, la conscience est conservée et cependant il y a un com-
mencement d'automatisme très manifeste.
Un médecin de Breslau avait affirmé à M. Heidenhain que le ma-
gnétisme ne ferait aucune impression sur lui ; mais, après qu'il eut
été engourdi par M. Hansen, le magnétiseur, il ne put prononcer
une parole. Réveillé, il déclara qu'il aurait très bien pu parler, et que.
s'il n'avait rien dit, c'est parce qu'il n'avait rien voulu dire. Nouvel
engourdissement par quelques passes; nouvelle impuissance de la
parole. On le réveille encore, et il est forcé de reconnaître que, s'il
ne parlait pas, c'est qu'il ne pouvait pas parler.
Un de mes amis, étant seulement engourdi et non tout à fait
endormi, a bien étudié ce phénomène d'impuissance coïncidant avec
l'illusion de la puissance. Lorsque je lui indique un mouvement, il
l'exécute toujours ; même lorsque, avant d'être magnétisé, il était
parfaitement résolu à me résister. Cependant, dès qu'il est engourdi,
il ne peut plus résister. C'est ce qu'il a le plus de peine à com-
prendre, à son réveil. — « Certainement, me dit-il, je pourrais
résister, mais je n'ai pas la volonté de le faire. » Aussi est-il quelque-
fois tenté de croire qu'il simule. « Quand je suis engourdi, me dit-il,
je simule l'automatisme, quoique je puisse, ce me semble, faire
autrement. J'arrive avec la ferme volonté de ne pas simuler, et
malgré moi, dès que le sommeil commence, il me paraît que je
simule. » On comprendra que ce genre de simulation d'un phéno-
mène se confond absolument avec la réalité de ce phénomène. L'au-
tomatisme est prouvé par le seul fait que des personnes de bonne
foi ne peuvent pas agir autrement que des automates. Peu importe
qu'elles s'imaginent pouvoir résister. Elles ne résistent pas. Voilà le
fait qui doit être pris en considération, et non l'illusion qu'elles se
font de leur soi-disant pouvoir de résistance.
On voit que les objections, faites, hardiment autrefois, timidement
aujourd'hui, à la réalité du somnambulisme, ne peuvent être de
quelque poids en présence de l'ensemble imposant des preuves for-
melles, et, jusqu'ici, irréfutables, que nous avons indiquées plus haut.
En effet, si nous manquons d'une preuve absolue, au moins nous
avons un ensemble de preuves qui démontrent manifestement com-
bien l'hypothèse de la simulation est absurde. Le scepticisme scien-
tifique est une excellente méthode ; mais il ne faut pas le pousser au
350 REVUE PHILOSOPHIQUE
point, que tout soit illusion et duperie. Admettre que des centaines
d'observateurs, sagaces et réservés d'ordinaire, se sont laissé abuser
par des mystifications prolongées, que ces mystiiications s'exercent
sans cesse, n'apportant nul profit que des vexations insupportables
à ceux qui s'y complaisent, et supposer que cette plaisanterie se soit
répétée sans se modifier, pendant un siècle, dans les pays les plus
divers, c'est tomber dans un excès de prudence. Pour tout homme
qui a examiné la question, il est aussi ridicule de douter de la réalité
du somnambulisme que de la réalité de l'épilepsie. Au demeurant,
s'il est encore des gens qui hésitent, qu'ils voient par eux-mêmes,
qu'ils étudient, qu'ils expérimentent, ils seront bientôt convaincus
que leur doute n'est pas justifié, tant les faits sont nets, éclatants,
tant ils imposent à toute hésitation leur autorité supérieure.
II. — Des symptômes .
Tout le monde sait qu'il y a plusieurs degrés dans le sommeil. Il y
a cet état de somnolence qui précède le vrai sommeil. Il y a le som-
meil profond des premières heures de la nuit. Il y a, enfin, le som-
meil léger du matin. Entre ces trois degrés , les transitions sont
insaisissables. Cependant il y a avantage à établir une classification
qui facilite le langage et précise la description.
De même que pour le sommeil, nous établirons trois degrés, trois
périodes pour le somnambulisme. Ce sont des phases, des étapes,
que parcourt successivement le somnambule pour arriver au som-
meil profond, définitif. Selon qu'on prolonge plus ou moins de temps
les pratiques du magnétisme, on obtient le somnambulisme du pre-
mier, du deuxième ou du troisième degré.
Le premier degré, nous rappellerons période de torpeur;
Le second degré, période (Xexcitalion ;
Le troisième degré, période de stupeur.
Ie1 degré. — Lorsque, suivant les procédés empiriques et ridi-
cules qu'il faut employer pour obtenir des effets magnétiques, on
fait des passes sur la tête et le front de la personne qu'on veut
endormir, au bout de cinq à quinze minutes on voit survenir dans
sa physionomie un changement très profond. Les traits se tirent,
les yeux se ferment, les membres retombent alourdis sur le fauteuil.
Les éclats de rire et les plaisanteries du commencement de la séance
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ J51
font place à un silence qui n'est guère interrompu que par les
réponses aux questions qu'on adresse. Ce silence est presque carac-
téristique ; les personnes qu'on endort pour la première fois parlent
beaucoup, rient et s'agitent au début de l'expérience, mais peu à
peu leur loquacité et leur agitation font place à un mutisme ob-
stiné. A mesure qu'on continue l'action des passes, le sujet essaye de
relever ses paupières: bientôt elles retombent trop lourdes, ou, tout
au moins , ne peuvent rester longtemps ouvertes. Quelquefois
même on observe un curieux spectacle : pour ouvrir les yeux, le
patient essaye de contracter l'élévateur de la paupière ; mais
comme ce muscle est paralysé le premier, la paupière reste close.
Alors il cherche à relever le voile palpébral par Faction des mus-
cles congénères, du muscle sourcilier et surtout du frontal, ce qui
détermine le plissement du front et d'étranges grimaces. La respi-
ration est calme et régulière, les membres deviennent tout à fait
inertes, et, malgré cette inertie, les muscles sont animés de contrac-
tions librillaires qu'on sent bien aux tendons du poignet, en prenant
le pouls. Les mains et les bras restent ainsi sans mouvement, gar-
dant l'attitude qu'ils avaient prise au début. Quant à la figure, c'est
un masque qui ne révèle aucune agitation intérieure.
Outre cette altération de la physionomie, il y a encore deux sym-
ptômes, sinon constants, du moins très fréquents. La respiration, assez
régulière cependant, devient pénible. Le patient éprouve comme de
l'anhélation, de l'oppression. Il sent un poids sur la poitrine. Néan-
moins le rythme respiratoire n'est presque pas modifié.
Les yeux deviennent rouges, larmoyants. Or, cela ne dépend pas
de la fatigue de la rétine, ou de la fixation du regard. En effet, chez
les sujets un peu sensibles, si on fait des passes sur la tête, par der-
rière, et de manière à ne pas fatiguer la vue, le sujet ressentira tout
aussi bien cette sensation de picotement et de chaleur dans les yeux.
Même chez les sujets les plus rebelles, il est rare qu'on ne puisse
constater ce symptôme très caractéristique.
L'impuissance du patient à relever les paupières est, dans quel-
ques cas, fort remarquable. Alors que toutes les fonctions intellec-
tuelles et volontaires sont conservées, les paupières restent closes,
et il y a impossibilité de les relever. J'ai observé deux ou trois fois
ce phénomène, une fois entre autres sur mon ami R..., lorsque je
n'avais pas encore réussi à l'endormir complètement. Il était parfai-
tement éveillé, pouvant se lever, aller et venir dans la chambre ;
mais ses paupières ne pouvaient plus s'entr'ouvrir.
Quelquefois on peut saisir sur le fait une autre profonde modifi-
cation du système nerveux. On sait, depuis les recherches que j'ai
352 REVUE PHILOSOPHIQUE
faites avec Brissaud l, que chez les hystériques atteintes d'hystérie
grave (hysteria major) les divers muscles peuvent entrer en con-
tracture par le fait d'une simple excitation. Ainsi, lorsqu'on tend
fortement le bras d'une hystérique de manière à tirer sur le tendon
du triceps brachial, ce muscle va aussitôt se contracturer sans pou-
voir se relâcher par l'influence de la volonté. Chez certaines per-
sonnes qui, avant les pratiques magnétiques, ne présentaient pas ce
phénomène , on peut constater qu'il apparaît après quelques mi-
nutes de magnétisation. Il y a quelques jours, j'ai pu observer
cela de la manière la plus nette. La personne que j'ai essayé
d'endormir, peu ou point hystérique, n'avait, en appparence, rien
ressenti des passes pratiquées pendant dix minutes. Elle était com-
plètement éveillée, et raillait l'inefficacité de mes efforts. Mais, après
que je lui eus tendu le bras, il lui fut impossible de le plier. De
même, je pus contracturer le sterno-mastoïdien, les muscles mo-
teurs du globe oculaire, les fléchisseurs des doigts, etc. Elle se com-
parait à une poupée articulée, car ses membres raidis ne pouvaient
accomplir que des mouvements saccadés. Il y a là, évidemment, un
certain rapport entre les effets du magnétisme et ceux de l'hystérie
grave
En général, au premier degré du sommeil magnétique, on n'ob-
serve pas de pareils symptômes ; il n'y a guère qu'une sorte de tor-
peur plus ou moins profonde. La conservation de la conscience et
de la mémoire est complète ; tous les événements extérieurs sont
nettement perçus ; il n'y a pas d'anesthésie ni de catalepsie. Si l'on
dit au patient : « Voilà qui est fini, levez-vous! » il se lève, se frotte
les yeux, et assure n'avoir subi aucune influence. De fait, il n'a pas
perdu un seul instant la conscience de son état, et il a conservé le
souvenir exact de tout ce qui s'est passé. Tout au plus éprouve-t-il
un peu de lassitude dans les jambes et dans les bras, une certaine
oppression de la respiration, quelque fatigue dans la vue, de l'im-
puissance et du tremblement dans les muscles 3.
1. Progrès médical, Mai-juin 1880. Faits pour servir à l'histoire des contrac-
tures.
2. Je n'insisterai pas sur les symptômes curieux observés chez cette per-
sonne, Mme II..., car ils difïèrent beaucoup de tout ce que j'avais vu jusque
alors. Chez elle, on obtient absolument tous les phénomènes du somnambu-
lisme, à l'exception du sommeil. La mémoire, la conscience sont conservées.
Nulle modification apparente n'est survenue . Les yeux sont ouverts , la
volonté paraît intacte. Et cependant on peut constater certains phénomènes
extrêmement nets d'automatisme, de suggestion, d'extase.
3. C'est ce que j'ai observé sur moi-même, après qu'un magnétiseur eut
essayé de m'endormir. Il n'obtint aucun résultat bien marqué. Mais j'éprouvais
une très grande lassitude; et c'est à peine si je pouvais me tenir sur mes
jambes, qui fléchissaient sous moi.
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 353
Est-ce à dire que , malgré la pauvreté de ces effets, il n'y ait
aucune action sur l'organisme? Non assurément. En effet, si l'on
recommence le lendemain la même tentative, on arrivera beau-
coup plus vite au même résultat. Alors que le premier jour il a
fallu quinze minutes, je suppose, pour amener un certain état de
torpeur, le second jour il faudra dix minutes, cinq minutes le troi-
sième jour, etc., pour aboutir au même point. Il s'est donc fait une
certaine modification du système nerveux; il y a eu comme une
habitude prise, qui rend le somnambulisme beaucoup plus facile et
plus rapide après une série de séances antérieures que tout à fait
au début. Cela met en pleine évidence ce fait que, même sans avoir
pu produire le sommeil complet, les liasses ont agi notablement sur
le système nerveux.
Il arrive même le plus souvent qu'une première expérience
n'aboutit pas; mais jamais il ne faut se décourager, car les deux
ou trois premières expériences ne sont que préparatoires. Le sujet
est devenu plus excitable et plus sensible, de sorte qu'il sera très
vraisemblablement endormi à une des séances postérieures. Je crois
même pouvoir affirmer qu'en faisant cinq ou six expériences consé-
cutives (c'est-à-dire à un jour ou deux de distance) on sera assuré
d'obtenir, à la fin, un état de somnambulisme du second degré,
quelle que soit la personne sur qui l'on expérimente.
Enfin, il est bon de remarquer que les personnes agitées, ner-
veuses , sujettes à l'insomnie, sont calmées, en général, par les
passes magnétiques. Il m'a semblé que, même alors qu'il n'y a pas
production immédiate de sommeil, dans la nuit qui suit l'expérience,
le sommeil ordinaire est calme et profond.
Si, au lieu d'employer des passes, on cherche à provoquer le
sommeil par la fixation du regard sur un objet brillant, on obtient
aussi quelques résultats : le larmoiement, la congestion de l'œil,
l'éblouissement, la fatigue de la rétine, tous phénomènes qui font
disparaître les images sur les côtés du champ de la vision. La main
qui tient le bouton devient indistincte, le bouton lui-même s'efface,
la personne qu'on veut endormir devient plus ou moins insensible à
la douleur.
Un autre signe objectif important, sur lequel MM. Heidenhain et
Grûtzner ont appelé l'attention, est une sorte de contracture du
muscle ciliaire. La distance à laquelle s'étendait la vision diminue.
Parsuite de cette contraction exagérée du muscle de l'accommodation,
une écriture qu'on pouvait lire de loin n'est plus distinguée que de
près. Les points éloignés disparaissent du champ de la vision. En
même temps que la myopie, on voit survenir la dilatation de la
tome x. — 1880. 23
354 REVUE PHILOSOPHIQUE
pupille, et un certain degré d'exorbitisme. L'ensemble de ces phéno-
mènes autorise à conclure qu'il y a une excitation du nerf grand
sympathique sous l'influence de l'hypnotisation du début.
Naturellement, ces phénomènes varient selon les individus. Il
n'est personne, néanmoins, qui y soit absolument réfractaire. Aussi
faut-il, sans se décourager, faire le plus qu'on pourra de nouvelles
expériences sur toutes les personnes qui s'y prêtent. Bien rarement
une séance sérieuse de magnétisme restera sans profit. Car, même
lorsqu'on n'aura pas obtenu de sommeil complet et prolongé, on
aura pu observer des symptômes légers et fugaces, mais néanmoins
intéressants et instructifs.
2e degré. — Pour la plupart des auteurs, le somnambulisme ne
commence vraiment qu'à la seconde période. Je proposerai de l'ap-
peler période d'excitation, car c'est l'excitation intellectuelle, l'hypé-
ridéation, qui en général domine la scène.
On reconnaît qu'on est arrivé à cette période lorsque le patient ne
peut plus ouvrir les yeux, ne répond plus aux questions qu'on lui
adresse, ne cherche pas à se lever, et demeure insensible aux exci-
tations extérieures. D'ailleurs, à ce moment, si on l'interroge sur
son état, il dira volontiers qu'il est endormi, comme s'il pouvait avoir
conscience de sa situation psychique. Je tiens à bien établir ce fait,
qui est très important, et indique un état mental particulier. Les
sujets endormis savent qu'ils sont endormis.
Assez rarement l'anesthésie est tout à fait complète, comme aussi
la catalepsie; mais je ne m'occuperai pas à présent de ces deux phé-
nomènes,*car ils sont beaucoup plus marqués dans le troisième degré
(état de stupeur) du somnambulisme, et je ne décrirai que les phé-
nomènes psychiques.
Le fait seul de pouvoir répondre aux questions qu'on lui adresse
établit une différence essentielle entre le somnambule et le dor-
meur ordinaire. Si à quelqu'un, dormant du sommeil ordinaire,
on adresse la parole pour lui demander, par exemple, s'il dort,
de deux choses l'une : ou il ne répondra pas. ou il se réveillera;
mais en aucun cas il ne pourra répondre qu'il dort. Au contraire, le
somnambule pourra, tout en étant endormi, répondre qu'il dort, et
converser avec les personnes qui l'entourent sans se réveiller.
Voilà la caractéristique du sommeil somnambulique, et qui ne se
retrouve guère dans d'autres conditions mentales.
Grâce à cette possibilité d'entretenir des conversations avec des
sujets endormis, on peut se rendre compte exactement de leur état
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 355
intellectuel. Il faut cependant de la patience et presque de l'entê-
tement pour les faire parler, car ils ont une tendance naturelle à ne
pas vouloir se laisser secouer de leur inertie mentale; mais, en
insistant, on parvient à obtenir quelques réponses. Ces réponses
sont d'autant plus nettes que le sujet a été plus souvent endormi.
a. Hallucinations. — Un point sur lequel mes recherches ont souvent
porté, c'est sur les hallucinations. Ainsi je disais à mon ami R... :
« Voici ma montre, elle est dans ma main ! » Il la voyait aus-
sitôt, et pouvait en distinguer le cadran et les aiguilles. Jamais
cependant il n'est arrivé à dire exactement à quel endroit du
cadran j'avais placé les aiguilles. Gela signifie simplement que, sous
l'influence de cet état psychique particulier qui est le somnambulisme,
l'imagination surexcitée présente les objets sous leur forme visible
et non comme des idées abstraites.
Chez tous les somnambules, chaque fois qu'une idée est évoquée,
aussitôt cette idée se présente comme une image. Les personnes les
plus ignorantes des phénomènes habituels du magnétisme se ser-
vent toujours, étant endormies, de ces expressions : « je vois, je ne
vois pas, je ne distingue pas très bien; » comme si chaque objet
avait revêtu une forme visible, et se présentait à l'esprit sous cette
apparence.
Les images sont souvent si nettes et si précises qu'elles sont
prises pour des réalités. Je pourrais donner de ce fait de nombreux
exemples. Ainsi, je disais à mon ami R... : « Regarde ce lion; » alors
R... s'agitait, et sa figure exprimait une vive terreur. « Mais il vient,
disait-il, il s'approche, allons-nous-en vite, vite.. . » Et il s'agitait sur
son fauteuil, et sa crainte provoquait presque une véritable crise
nerveuse.
Les magnétiseurs ont la prétention de faire voyager leurs sujets à
travers l'espace et de les faire assister à des scènes lointaines. Le
fait est parfaitement exact. Seulement l'erreur est de croire que ces
rêves sont des réalités, et que ces visions sont en rapport avec
l'existence des choses extérieures. Ainsi je disais à une malade
de Reaujon : « Venez avec moi; nous allons sortir et voyager! » et
alors, successivement, elle décrivait les endroits par où elle passait;
les corridors de l'hôpital, les rues qu'elle traversait pour se rendre
à la gare, puis elle arrivait à la gare; et, comme elle connaissait tous
ces endroits, elle indiquait avec assez d'exactitude les détails des lieux
que son imagination et sa mémoire, également surexcitées, lui
représentaient sous une forme réelle. Puis, brusquement, on pouvait
la transporter dans un site éloigné qu'elle ne connaissait pas, au lac
356 REVUE PHILOSOPHIQUE
de Côme par exemple, ou dans les régions glacées du Nord. Son ima-
gination, livrée à elle-même, s'abandonnait alors à des conceptions
qui ne manquaient pas de charme, et qui intéressaient toujours par
leur apparente précision; nous étions souvent surpris par la vivacité
avec laquelle elle percevait ces sensations imaginaires.
On pouvait changer facilement le cours de ces rêves artificiels et
la mener dans des endroits qu'elle connaissait, au milieu de sa famille
par exemple, et, parmi les siens. Elle voyait alors sa mère et ses frères
vaquer à leurs travaux habituels. Ils entraient, sortaient; et elle
assistait à leurs conversations; elle les voyait coudre, lire, etc. Mais
ce qui prouve (et d'ailleurs il n'en est nul besoin) la pure subjectivité
de ces pbénomènes, c'est que je pouvais introduire dans la cham-
bre, comme je le voulais, tel ou tel personnage, et faire agir à ma
guise les personnes qu'elle voyait.
Chez tous les hypnotisés, j'arrivais à un résultat identique. Mon
ami F.... était séparé de sa mère depuis longtemps; lorsqu'il fut'
endormi, je lui proposai de lui faire voir sa mère ; il accepta aussitôt.
« Je la vois, je la vois, me dit-il; elle travaille, elle pense à moi ! » et
il se mit à verser des larmes de joie; tout d'un coup, sa joie se
changea en tristesse. « Hélas! dit-il, elle ne peut pas me voir! » et il
s'agitait, désespéré.
Lorsqu'on fait ainsi voyager des somnambules dans des endroits
bien déterminés, ils voient des personnes aller et venir, décrivent les
faits et gestes de ces personnes, mais cependant se rendent bien
compte que ce sont là des hallucinations et des visions imaginaires.
V..., étant endormie, croyait être à Trouville et voyait sur la plage
des parents, sa mère et sa sœur. « Eh bien, lui dis-je, parlez-leur. »
- « Comment pourrais-je leur parler, me dit-elle, puisque je n'y
suis pas? »
D'autres somnambules toutefois se comportent d'une manière diffé-
rente. M... entretenait des conversations avec des personnages imagi-
naires. Une fois, dans son rêve, le sultan lui proposait d'entrer dans
le harem. Elle faisait à la fois la demande et la réponse, parlant tout
baut quand elle répondait, et, quand c'était le sultan qui interrogeait,
remuant simplement les lèvres, comme on fait par instinct quand on
écoute attentivement le discours d'un interlocuteur.
On peut remplacer les voyages par d'autres conceptions plus ou
moins fantastiques. Un jour, une des malades de Beaujon désira
voir en rêve le cimetière. Arrivée devant la grille de la tombe qu'elle
voulait visiter, elle s'arrêta, déclarant qu'il lui serait impossible
d'aller plus loin. Je lui ordonnai néanmoins d'aller plus avant,
d'ouvrir la grille, d'entrer dans la tombe, et de soulever les planches
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 357
du cercueil. A ce moment, elle éprouva une telle émotion, un sen~
timent d'horreur et de dégoût tel que jamais je n'oublierai l'expres-
sion qui se peignit sur ses traits. A la suite de cette émotion, trop
forte, j'en conviens, elle fut atteinte d'une crise nerveuse qui dura
près d'une heure, et que j'eus beaucoup de peine à calmer.
C'est toujours avec étonnement que j'ai constaté la vivacité d'im-
pression des sujets endormis. Ainsi je disais à mon ami F... : « Viens
avec moi, nous allons partir en ballon... Nous montons, nous sommes
dans la lune! » Et, à mesure que je parlais, il voyait les péripéties de
ce fantastique voyage. Tout d'un coup il éclata de rire. « Vois donc,
me dit-il, cette grosse boule brillante qui est là-bas! » C'était la terre
que son imagination lui représentait. Il voyait aussi des bètes fantas-
tiques, et, comme j'annonçais vouloir les ramener avec moi : « Je te
reconnais bien là, disait-il; tu ne sais seulement pas comment nous
ferons pour redescendre et tu veux te charger de ces gros animaux-
là... » Il disait cela très sérieusement, et se fâchait tout de bon.
« Prends-les si tu veux, répétait-il; moi je ne veux pas m'en embar-
rasser, » Néanmoins, il se rendait compte de l'étrangeté de ces
visions : « Quel beau récit de voyage à faire! mais, par malheur, on
ne nous croira pas. » Lorsqu'il se fut agi de redescendre, j'imaginai
de tendre une ficelle et de nous laisser choir sur la terre le Ions; de
cette ficelle tenue par la main. Pendant cette dangereuse excursion,
il m'arrêta tout d'un coup, en me disant que la ficelle lui brûlait les
mains. Ce qui l'empêchait de douter de tous ces rêves, c'est qu'ils se
présentaient à lui sous la forme d'images et de faits. De même qu'un
halluciné ne peut mettre en doute les assemblages que construit son
cerveau malade, de même un somnambule ne peut douter des rêves
qui apparaissent à lui sous une forme sensible.
On peut aussi annoncer aux individus endormis qu'ils sont
changés en telle ou telle forme de bête; que leur nez a pris des
développements exagérés; qu'ils ont trois bras, un seul œil, etc.
Toutes ces visions étranges sont aussitôt aperçues. Un jour, je dis à
madame X... qu'elle était changée en perruche, puis, je ne sais
pourquoi, je n'y pensais plus; lorsque, tout d'un coup, elle me de-
manda très-sérieusement si elle pouvait manger le chènevis qu'on
avait mis dans sa cage.
Nous arrivons maintenant à un autre ordre de symptômes, bien
plus nettement accentués que dans le rêve ordinaire. Chacun sait
qu'on éprouve dans le sommeil des sensations qui se rapportent aux
actions qu'on croit faire. Par exemple, on a froid si l'on se croit en
hiver, et inversement on a chaud si l'on se croit en été, etc. Chez
tous les somnambules rien n'est plus facile que d'observer des plié-
358 REVUE PHILOSOPHIQUE
nomènes analogues. Ainsi, un jour à une des malades de Beaujon je
dis de fumer; quelques instants après, j'avais oublié cette recomman-
dation, lorsqu'au bout de cinq à six minutes elle se mit à tousser
violemment, et, comme je lui en demandais la cause, elle m'assura
que c'était la fumée du tabac. Quelquefois je supposais vouloir
atteindre le sommet d'une tour, et elle était fatiguée de monter, puis
je lui disais de se jeter du haut de 4a tour, et elle s'imaginait tomber.
Elle avait alors les membres endoloris et déclarait éprouver de vives
souffrances. (Qui de nous n'a éprouvé en rêve des sensations ana-
logues?) A une autre malade, également endormie, j'annonç lis que
j'arrachais une dent, et aussitôt la pauvre fille poussait des cris de
douleur, comme si j'avais réellement exécuté cette opération. Lors-
que j'endormis miss G.... cédant à son désir, je la fis voyager sur un
steamer allant à New-York; la vue du vaisseau lui inspira un vif
enthousiasme : « Entendez-vous comme il siffle? » Mais bientôt elle
pâlit, et, rejetant la tête en arrière, eut de véritables nausées,
comme si elle avait ressenti le mal de mer.
Ce qu'il y a d'assez surprenant, c'est que souvent cette extrême sen-
sibilité des excitations psychiques coïncide avec une anesthésie pres-
que absolue. C'est un curieux spectacle que de voir une somnambule
faire des gestes de dégoût, de nausée, éprouver une véritable suffo-
cation quand on lui met sous le nez un flacon vide, en annonçant
que c'est de l'ammoniaque, et d'autre part, quand on lui annonce
que c'est de l'eau claire, respirer de l'ammoniaque sans paraître en
être gênée le moins du monde. Chez certains sujets, rien n'est plus
simple que de provoquer le vomissement. Il suffit de leur dire :
« Voilà une mauvaise odeur. » On peut aussi leur faire prendre part
à des repas splendides, imaginaires, ou leur faire avaler les plats
les plus dégoûtants en affirmant que ce sont choses exquises. A
Beaujon, je composais des breuvages odieux, mais inoffensifs, mélange
d'huile, d'encre, de café, de vin, et les malades endormies se dispu-
taent ce raigoût détestable, dès que je leur avais annoncé que c'était
du chocolat, délicieux ou de la bière.
.l'aurais à rapporter un grand nombre de faits semblables; mais
il suffit d'en indiquer quelques-uns pour faire apprécier le phéno-
mène. Ou pourrait le caractériser en disant que dans l'état som-
nambulique les Jiallucinations peuvent être provoquées. C'est un état
de suggestion hallucinatoire , terme incorrect , mais qui exprime
clairement le fait lui-même.
b. Suggestions. Le premier, Braid a montré qu'en mettant les
membres dans une attitude déterminée on provoque des idées, et
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 359
par conséquent des hallucinations, en rapport avec cette atti-
tude.
Ainsi, par exemple, à un somnambule, si on ferme le poing et si
on étend le bras, aussitôt la figure prendra l'expression de la colère,
de la menace, et tout le corps se conformera à cette attitude géné-
rale de colère ou de menace. Si on lui fait joindre les mains, les
traits prendront une expression suppliante, il se mettra à genoux et
semblera, par toute son attitude, implorer humblement la pitié.
Une des malades de M. Gharcot, G..., à la Salpêtrière, est très re-
marquable à ce point de vue. Lorsqu'elle est endormie, on peut,
par certains gestes très simples, provoquer toute une série d'halluci-
nations. Si l'on fait, par exemple, le geste de répandre quelque chose
par terre (chez cette malade, les yeux sont ouverts dans l'état som-
nambulique), elle s'imaginera qu'il y a des fleurs devant elle, se
baissera pour les ramasser, les cueillir une à une, les mettra dans
son tablier, puis les prendra dans la main, les unira en forme de
bouquet avec un fil imaginaire, et en parera son corsage, etc. Si on
lui lève l'index droit, en le mettant horizontalement à la hauteur
de l'œil, elle s'imaginera qu'un oiseau est venu s'y poser. Alors elle
le caresse, et se fait becqueter par lui. Que l'on fasse un mouvement
brusque, et l'oiseau s'envole. Elle court alors dans la salle, suivant
des yeux l'objet imaginaire.
On peut encore, par des gestes appropriés, lui faire imaginer la pré-
sence d'un serpent, d'un essaim de guêpes, etc. Dans tous ces cas, on
a le même phénomène que précédemment : seulement l'idée hallu-
cinatoire, au lieu d'être provoquée par une indication verbale, l'est
par une attitude communiquée ou un geste extérieur. Ce qu'il y a
de remarquable, c'est qu'une seule idée donnant le branle, pour
ainsi dire, à tout un ensemble de conceptions imaginatives, suscite
aussitôt une série d'idées dépendant toutes de la première.
Un des caractères constants de ces hallucinations, c'est qu'elles
s'accompagnent toujours d'attitudes générales du corps et d'expres-
sions de la physionomie concordant avec elles. Il n'y a pas chez les
somnambules d'idée qui puisse rester dissimulée. Un individu éveillé
pourra très bien avoir de la crainte, du dégoût, de l'amour, sans
que cependant ses traits expriment la crainte, le dégoût ou l'amour.
La volonté peut lui faire dominer le sentiment et tenir secrète sa
pensée intime. Il n'y a pas, au contraire, chez les somnambules, de
pouvoir dominateur analogue; chaque sentiment de crainte est re-
présenté par l'attitude générale de la crainte, et il en est de même
pour tous les sentiments. En un mot, le mouvement est toujours en
accord parfait avec l'idée, et l'influence est réciproque. D'une part,
360 REVUE PHILOSOPHIQUE
tel mouvement provoque telle idée; d'autre part, telle idée provoque
toujours tel mouvement '.
Non seulement cette suggestion a lieu quand on fait un geste bien
caractérisé, mais encore quand le geste est à peine ébauché. Il
suffit de la plus légère impulsion pour que le somnambule, achevant
le geste à peine commencé, se place dans l'attitude passionnelle qu'il
croit en relation avec l'impulsion primitive. Pour émouvoir tout l'ap-
pareil de l'expression des sentiments affectifs, il suffit d'une minime
impulsion, d'une suggestion extrêmement faible.
Il y a un abîme cependant entre une suggestion extrêmement faible
et une suggestion nulle. Les magnétiseurs de profession prétendent
que la suggestion mentale existe. Selon eux, un sujet magnétique
peut exécuter un ordre pensé et non exprimé par le magnétiseur.
J'ai souvent cherché à vérifier cette assertion. Il ne m'a pas été donné
de réussir. Cependant les résultats incohérents que j'ai obtenus
m'autorisent à affirmer que la question ne doit pas être tranchée par
une négation à priori. Il y a lieu de chercher encore et d'étudier.
Heureux ceux qui se contentent de nier et croient que tout est dit
quand ils ont affirmé que c'est impossible.
c. — Automatisme.
Le phénomène le plus important, celui qui domine tous les autres ;
c'est Yautomatisme. Si l'on prie un sujet endormi de dire à quoi il
pense, il répondra toujours qu'il ne pense à rien et qu'il n'a pas
d'idées. Il faut prendre cette réponse au pied de la lettre. Un som-
nambule ne pense à rien. Son intelligence est vide ; c'est l'obscu-
rité absolue. Cette inertie psychique se manifeste par l'inertie com-
plète de la physionomie et des mouvements volontaires. Mais que
l'on vienne au milieu de cette obscurité profonde à présenter une
image ou une idée, aussitôt cette idée deviendra prépondérante et
occupera l'imagination tout entière.
L'inertie psychique explique donc la vivacité des impressions;
elle explique aussi, dans une certaine mesure, l'automatisme. On sait
qu'un des préjugés les plus solidement enracinés dans l'esprit du
vulgaire est la sujétion du magnétisé vis-à-vis du magnétiseur. Il y
a un certain degré de vérité dans cette croyance ; mais il faut exa-
miner ce qui en elle est exact et ce qui est exagéré.
Lorsqu'un sujet est endormi, on peut le traiter comme une véri-
table machine. Si on lui dit : « Levez-vous, asseyez-vous, levez le
bras, levez la jambe, baissez le bras, mettez-vous à genoux, levez la
L. Voyez la courte notice que j'ai publiée sur ce sujet dans la Revue pkilo-
sophiqiie, décembre 1879.
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 3G1
main, asseyez-vous, » pendant tout le temps qu'on voudra, il obéira
sans effort; ce sera un véritable automate, une machine montée,
obéissant sans résistance, avec une docilité dont on ne trouverait pas
ailleurs d'autres exemples.
On peut donner à cet automatisme une forme plus saisissante. Il
suffit de faire exécuter un mouvement rythmique à un somnambule.
Celui-ci ne pourra plus l'entraver : et involontairement il continuera
à exécuter la même manœuvre sans pouvoir l'arrêter de lui-même.
Par exemple, si, à un sujet endormi, on balance le bras le long du
corps, deux ou trois fois, puis si on abandonne le sujet à lui-même,
le mouvement du bras le long du corps continuera indéfiniment.
Une personne étrangère pourra l'arrêter , mais le somnambule n'y
pourra rien. En effet, comme les physiciens le savent, l'inertie de la
matière se manifeste aussi bien par la continuation du mouvement
que par la continuation du repos.
Pins l'éducation magnétique du sujet est parfaite, c'est-à-dire à
mesure qu'il a été endormi un plus grand nombre de fois, plus cet
automatisme est complet. Finalement , la personne endormie a
pour toute pensée celle que veut bien lui communiquer celui qui
l'a endormie. Quand il parle, elle l'écoute attentivement, cherchant
à deviner sa pensée, à se conformer à ses désirs, à exécuter ses
ordres. Il y a là un curieux effet d'habitude. L'habitude d'obéir à la
même personne est devenue presque une nécessité et s'impose
comme une des conditions mêmes de la pensée.
L'automatisme est assurément le symptôme caractéristique de l'état
somnambulique. Cette modification profonde de l'intelligence nous
donne peut-être quelques éclaircissements sur la nature du [som-
nambulisme, et nous y reviendrons lorsque dans un dernier chapitre
nous tâcherons d'expliquer l'enchaînement des divers symptômes.
d. État affectif et intellectuel. — Un romancier célèbre a raconté
l'histoire de cette somnambule qui dans l'état de veille éprouvait
une violente antipathie pour son magnétiseur, mais qui, pendant
son somnambulisme, ressentait pour lui un amour passionné. Il y
avait donc en elle un dédoublement de la personne. Endormie, elle
était tout à fait différente de ce qu'elle était, éveillée. Cette fiction du
romancier n'est pas contraire à l'observation des faits. M. Azam a
raconté avec détads l'histoire de Félida X..., chez qui la person-
nalité s'était dédoublée, comme chez l'héroïne de Joseph Balsamo.
J'ai observé beaucoup de somnambules, et j'ai pu noter aussi des
modifications profondes dans leur état affectif et intellectuel.
Chez tous les somnambules, la sensibilité morale est extrême.
Rien n'est plus facile que de les faire pleurer. Il suffit de leur parler
362 REVUE PHILOSOPHIQUE
d'un sujet triste, de maladie, de mort, de douleur. Aussitôt elles se
mettent à verser d'abondantes larmes, puis à sangloter, et il n'est
pas rare de voir survenir une excitation nerveuse qui peut dégénérer
en une véritable attaque de nerfs. Elles s'attendrissent aux malheurs
des autres, comme si elles prenaient pour leur propre compte toutes
les souffrances dont on leur parle. Elles ne savent pas séparer la fic-
tion de la réalité. On ne saurait trouver d'auditeurs plus bienveil-
lants et plus attentifs. Tout ce qu'on leur raconte est pris par elles
au sérieux. Un jour, je dis à V... d'écouter un opéra. Elle voulut en-
tendre Faust, et pendant quelque temps parut charmée de ce qu'elle
entendait, remuant la tête et les lèvres avec la plus grande attention.
Tout d'un coup elle se mit à pleurer et à éclater en sanglots. « Non,
dit-elle, se cachant la tête entre les mains, je ne suis pas folle, je ne
veux pas être folle. » Elle s'imaginait sans doute assister au dernier
acte de Faust, et s'identifiait avec le personnage de Marguerite.
Si elles s'attristent facilement des malheurs d'autrui, elles rient assez
volontiers, et leurs rires, comme leurs larmes, se terminent par une
extrême surexcitation. A vrai dire elles sont plus souvent sérieuses.
Les sentiments admiratifs sont provoqués sans effort. Quelques notes
de musique produisent une véritable extase ; et l'on ne peut oublier
ce spectacle dès qu'on a une fois assisté à la mimique merveilleuse
qu'elles déploient alors. On peut aussi les prier de chanter; et,
quoique cet exercice paraisse en général leur déplaire, elles finissent
par obéir. Elles chantent avec une voix sourde, émue, presque trem-
blante. Elles semblent alors eh chantant avoir une conviction si
profonde qu'on ne peut s'empêcher d'en ressentir quelque émotion.
Quelquefois ces chants se terminent par une crise de larmes,
quelquefois aussi par un enthousiasme lyrique et une sorte d'ex-
tase.
Quoiqu'il y ait chez tous les somnambules de l'inertie mentale,
on peut dire qu'il y a chez eux de l'excitation intellectuelle ; mais,
pour que cette excitation intellectuelle se manifeste, il faut réveiller
de sa torpeur l'intelligence endormie. On y arrive en suscitant des
hallucinations. Alors l'imagination se donne libre carrière et con-
struit des rêves qui témoignent d'une activité intellectuelle remar-
quable. Les conversations qu'on a ainsi avec un sujet endormi sont
variées et attachantes. Le langage des femmes du peuple est devenu
presque élégant; les tournures de phrase sont ingénieuses, et les
idées ne manquent pas d'élévation. A l'hôpital Beaujon, X.., femme
de chambre, d'une intelligence médiocre, ne voulait chanter que les
airs de Y Africaine, opéra qu'elle avait entendu une fois, ce qui, il
me semble, n'est pas suffisant pour l'apprécier à sa juste valeur. Si
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 363
je voulais lui faire chanter « J'ai du bon tabac » ou les airs de la Fille
de madame Angot, elle souriait de pitié, et haussait les épaules,
pleine de dédain. Souvent, chez les somnambules, j'ai observé pareil
mépris pour les choses vulgaires.
Quoi qu'il en soit, ce qui domine la scène, c'est l'automatisme, et
cet automatisme fait que toute l'intelligence est devenue l'esclave des
idées qu'on fait naître. Ainsi par exemple je dis à V... : « Caresse ce
chien. » Aussitôt elle va le caresser. Si le chien cherche à se dérober
à cette étreinte, V... court après lui, le suit dans tous ses détours; s'il
sort de la pièce, essaye de le rejoindre. Si l'on met un fauteuil ou un banc
pour l'empêcher de passer, elle renverse cet obstacle, ou, si elle n'y
réussit pas, s'en irrite et le repousse avec colère. Mais à un signe elle
s'arrête, encore toute tremblante de colère et d'indignation. Je peux
lui donner un objet quelconque, un crayon par exemple, en lui défen-
dant de le laisser prendre à qui que ce soit. Que si alors un des assis-
tants veut s'en emparer, elle fera une résistance désespérée, courant
à travers la chambre, se débattant, mordant , donnant des coups de
pied, dans un état d'indignation et de fureur dont on ne saurait avoir
une idée si l'on n'a pas assisté à de pareilles scènes. Les magnétiseurs
de profession se plaisent à montrer au public de pareilles scènes, et
les sceptiques s'imaginent qu'elles sont simulées. Certes elles pour-
raient l'être, car il n'y a là aucun phénomène qu'il soit impossible de
simuler. Cela n'est pas feint cependant, et rien n'est plus réel que
cette subordination de toutes les forces intellectuelles à un ordre
exprimé verbalement. Il semble que le sujet endormi n'ait d'autre
souci que de se conformer à l'indication reçue. Une idée a ébranlé
son intelligence, et cette idée est devenue souveraine dominatrice.
Le reste n'est plus rien. Tout est sombre à côté de cette idée unique,
lumineuse. Aussi tout ce qui peut entraver l'exécution est rejeté et
repoussé avec colère. Si je dis à A... de s'habiller et de sortir, elle va
aussitôt prendre les objets nécessaires à sa toilette; elle réfléchit
d'abord, puis, après avoir bien réfléchi, va, les yeux fermés, chercher
l'objet à la place qu'il doit occuper. La méditation de l'acte est lente,
mais l'acte est accompli avec une vivacité extraordinaire. Si une
serrure, un cordon ou tout autre obstacle offrent quelque résistance,
A... s'impatiente, s'irrite et bouleverse avec colère tout ce qui
s'oppose à son intention. Les mouvements sont fébriles et saccadés,
mais d'une remarquable précision. Elle s'arrête quelquefois, comme
épuisée par l'effort qu'elle vient de faire; mais bientôt elle recom-
mence avec une ardeur nouvelle. Cependant elle se parle à elle-
même, s'inquiète de ce qu'on pensera quand elle viendra, suppose
qu'elle arrivera en retard; en un mot, toutes les forces de son être
364 REVUE PHILOSOPHIQUE
sont appliquées à l'exécution aussi rapide et complète que possible
de l'ordre qui lui a été donné.
11 y a d'ailleurs de très grandes différences entre les divers sujets,
et il est assez difficile de formuler de règle générale. Toutefois en
général les choses se passent ainsi. Plus le sommeil a été souvent
provoqué, mieux on peut observer cette adaptation de toute l'intel-
ligence et de toute la sensibilité aux idées suggérées. Comme pour le
sommeil chloroformique, comme pour l'ivresse, tous les sujets ont
leur manière propre de réagir. La réceptivité est différente, et je n'ai
jamais rencontré deux somnambules qui soient absolument sem-
blables. Ce qu'il y a d'intéressant, c'est que chez la même personne
le sommeil magnétique est toujours identique avec lui-même; mais
plus la personne a été endormie souvent, plus les phénomènes sont
nets, plus le sommeil est profond : c'est alors qu'on peut faire des
études psychologiques fructueuses, car la plupart du temps les pre-
miers résultats sont confus et troublés par des divagations déses-
pérantes.
J'ai souvent cherché à vérifier ce fait, annoncé par plusieurs
auteurs, que pendant le sommeil magnétique il y avait de l'hyper-
esthésie sensorielle, de sorte que pendant cet état les excitations,
trop faibles pour être perçues à l'état normal, sont nettement perçues.
A vrai dire, je n'ai rien obtenu de bien décisif. Ainsi en parlant à
voix très basse, à une certaine distance, je n'ai jamais pu me faire
entendre par la personne endormie mieux que si elle avait été
éveillée. A Beaujon, j'endormais N... le soir, vers six heures. Je lui
recommandais de rester endormie avec un bras au-dessus de la
tête et en- tenant un objet dans la main. Je faisais cela quand je
devais passer la nuit dans l'hôpital, et cinq ou six fois dans le courant
de la soirée je revenais, à pas de loup et sans apporter de lumière.
Quelles que fussent mes précautions, la malade m'entendait venir.
Je la retrouvais toujours dans la même position, le bras au-dessus de
la tête et l'objet dans la main. Cette expérience est intéressante,
d'abord au point de vue de l'impossibilité presque absolue de la
simulation, et ensuite parce qu'elle témoigne d'une certaine acuité
peu normale des sens. J'ai reproduit nombre de fois, sur le même
sujet, cette, expérience intéressante, et un de mes collègues dans
L'hôpital, l'ayant répétée à son tour, a obtenu un résultat identique.
Chez un de mes amis, le Dr L***, les passes magnétiques produisent
une singulière hyperthésie. Il n'a jamais pu être endormi. Les yeux
sont restés ouverts, la mémoire et la conscience demeurent intactes,
mais sa sensibilité est excitée à un tel point que le plus léger attou-
chement de la peau lui produit une véritable douleur. Alors il saute
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 365
en l'air, et bondit comme si on lui taisait une blessure. On peut le
comparer, comme je le lui ai souvent dit, à une grenouille strychnisée.
Les troubles de la mémoire présentent beaucoup d'intérêt et
peuvent nous servir à mieux déterminer les conditions d'existence
de cette fonction à l'état normal.
D'abord il y a lieu de distinguer, comme je l'ai fait ailleurs en
étudiant les phénomènes psychologiques de l'intoxication chloro-
formique, la mémoire active de la mémoire passive. Ces deux diffé-
rentes facultés sont confondues sous le même terme mémoire; mais
elles indiquent deux choses distinctes. La mémoire active, c'est la
puissance de retenir, de graver dans le souvenir les faits et les mots
qui frappent nos sens; la mémoire passive, c'est la puissance d'évo-
quer les souvenirs anciens, de faire revivre les faits et les mots qui
ont auparavant frappé nos sens. Or chez les somnambules la mémoire
passive est exaltée, tandis que la mémoire active est anéantie ou
amoindrie.
En effet, lorsqu'on réveille une personne qui dans son sommeil
a accompli certains actes, prononcé ou entendu certaines paroles,
elle n'en a conservé en apparence aucune trace. Si la personne s'est
levée et habillée, par exemple, elle est dans une stupéfaction pro-
fonde, tâte ses habits, regarde d'un air hagard les personnes qui
l'entourent, et ne peut croire à la vérité de ce qu'on lui dit sur sa
conduite pendant le sommeil. Comme, au point de vue psycholo-
gique, le temps n'est mesuré que par le souvenir des idées, elle a
absolument perdu la notion du temps. Pour elle, le moment où elle
s'est endormie se confond avec le moment du réveil. Miss G... nous
disait que son dernier souvenir était celui d'un vase de fleurs qu'elle
avait vu sur la cheminée. « Tout d'un coup, j'ai cessé de le voir, et
mon évanouissement n'a duré qu'une seconde. »
En 1875, lorsque je publiai mon premier mémoire sur le somnam-
bulisme provoqué, je disais que la perte de la mémoire est un fait
constant. Il y a là une exagération manifeste. Le souvenir n'a pas
disparu complètement : il est confus et vague; il suffit alors, pour le
faire revenir, de mettre sur la voie, et aussitôt la mémoire reviendra.
M. Heidenhain * cite plusieurs exemples de ce rappel du souvenir.
Après avoir endormi son frère, il lui dit ce vers d'Homère :
llv.ôv t: :tto: pvyev iv/.o: boôvxuv
Puis il le réveilla. Pour faire renaître le souvenir de ce vers, il suffit
de dire : « Homère. Euite. » Aussitôt M. A. Heidenhain répéta inté-
t. Loc. cit., p. 12, 13.
366 REVUE PHILOSOPHIQUE
gralement le vers qu'il avait entendu. Chez F..., lorsqu'il est réveillé,
je puis taire renaître le souvenir de ce qu'il a fait. Il me dit d'abord
qu'il ne se rappelle rien; puis, si je lui indique par exemple qu'il s'est
levé et qu'il a eu peur... : « Ah oui. je me souviens, tu m'as fait voir
un serpent. » En tout cas, pour que ces réminiscences confuses se
reproduisent, il ne faut pas attendre trop longtemps, car le len-
demain ou les jours suivants on ne peut plus les retrouver. Ne voit-on
pas là une très grande analogie avec le rêve et le sommeil ordinaire?
Quand on est réveillé brusquement, on peut à ce moment même se
rappeler le rêve qu'on faisait; mais, au bout de quelques minutes, le
souvenir a fui complètement de la mémoire, et ce n'est jamais que
par hasard qu'on retrouve dans le jour quelques lambeaux du songe
de la nuit; tandis que le matin, au moment même du réveil, on est
capable de le reconstruire en grande partie.
J'ai pu observer aussi, quoique beaucoup plus rarement, un phé-
nomène bizarre. L..., sujet extrêmement sensible, ne conservait au
réveil aucun souvenir de ce qu'elle avait fait, dit ou entendu pendant
son sommeil. Cependant la mémoire n'avait pas complètement
disparu, comme l'indique le fait suivant. Elle mangeait fort peu d'ha-
bitude. Un jour, pendant son sommeil, je lui dis qu'il fallait manger
beaucoup. Étant réveillée, elle avait complètement oublié ma recom-
mandation. Cependant, les jours suivants, la religieuse de l'hôpital
me prit à part pour me dire qu'elle ne comprenait rien au chan-
gement qui s'était fait en L... « Maintenant, dit-elle, elle ne peut plus
se rassasier, et me demande toujours plus que je ne lui donne. » 11 y
avait donc probablement souvenirs vagues et impulsions incon-
scientes, liés à une réminiscence confuse des faits antérieurs.
Voici ce qui a heu le plus souvent. J'endors V..., par exemple. Je
lui récite quelques vers, puis je la réveille. Elle n'en a conservé
aucun souvenir. Je la rendors de nouveau ; elle se rappelle parfai-
tement les vers que je lui ai récités. Je la réveille, elle a oublié de
nouveau.
Ainsi peut s'expliquer le dédoublement de la personne; ce qui fait
le moi, c'est la collection de nos souvenirs, et, lorsqu'il s'en trouve
de réservés à un état physique spécial, on est presque en droit de
dire que la personne s'est dédoublée; il y a celle qui se souvient de
toute une série de faits; il y a celle qui ne peut plus s'en souvenir.
Je le répète, c'est là un phénomène très général, et j'ai bien rarement
constaté des exceptions à cette règle.
Si la mémoire active est profondément troublée, en revanche la
mémoire passive est plutôt exaltée. Les somnambules se repré-
sentent avec un luxe inouï de détails précis les endroits qu'ils ont
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 367
vus jadis, les faits auxquels ils ont assisté. Ils ont pendant leur
sommeil décrit très exactement telle ville, telle maison qu'ils ont
jadis visitée ou entrevue; mais au réveil c'est à peine s'ils pourraient
dire qu'Us y ont été autrefois. M..., qui chantait l'air du deuxième acte
de l'Africaine pendant son sommeil, ne put pas en retrouver une
seule note lorsqu'elle était éveillée. Cette exaltation de la mémoire,
combinée avec l'exaltation de la puissance imaginative, explique très
bien comment les charlatans font croire à la lucidité de leurs sujets.
Voici une femme, par exemple, qui a été il y a quinze ans passer
une heure ou deux à Versailles; et qui a presque complètement
oublié cette courte promenade. Elle est même absolument incapable
d'affirmer qu'elle l'a faite. Cependant, qu'on vienne à l'endormir, et
à lui parler de Versailles, elle saura se représenter très fidèlement
les avenues, les statues, les arbres. Elle reverra le parc, les allées,
la grande place, et, à la stupéfaction des assistants, donnera des
détails extrêmement précis. Les auditeurs, s'ils sont naïfs, croiront à
une lucidité surnaturelle, alors que cette lucidité n'est autre que
l'exaltation de la mémoire.
Il n'est du reste dans ces faits rien qui soit en désaccord avec les
notions vulgaires. En effet, on sait que dans certains états patholo-
giques la mémoire surexcitée peut faire renaître des souvenirs éloignés
et qui semblaient tout à fait disparus. Dans le rêve ordinaire, nous
retrouvons des faits très anciens et que nous ignorions avoir encore
en mémoire. C'est que rien de ce qui a été vu ou entendu ne dis-
paraît complètement. Chaque impression laisse une trace durable
dans l'intelligence, et peut, dans certaines conditions mentales par-
ticulières, revivre et reparaître alors qu'elle semblait tout à fait
anéantie. Il y a les souvenirs dont nous avons conscience, et ceux dont
nous n'avons pas conscience. Ceux-là sont innombrables, et leur
importance dans la vie intellectuelle est tout aussi grande que celle
des souvenirs conscients.
Il est un dernier fait relatif à la mémoire et que je ne voudrais pas
passer sous silence, quelque étrange qu'il puisse d'abord paraître.
On peut faire perdre à une somnambule la mémoire, et non seule-
ment la mémoire, mais encore certaine mémoire spéciale, par
exemple la mémoire des noms. Je dis à V... qu'elle ne peut plus se
rappeler son nom, et pendant une demi-heure elle cherche, sans y
réussir, à dire qu'elle s'appelle V... Je lui dis : « Tenez, vous vous ap-
peler V... » — « Oui, certainement. » Un instant après je lui dis :
« Comment vous appelez-vous? » Elle cherche et ne trouve pas. On
peut ainsi par une simple aflirmation faire perdre la mémoire des
noms propres, la mémoire des localités. On peut même faire perdre
3(58 REVUE PHILOSOPHIQUE
toute la mémoire. A la vérité, cette expérience ne doit être tentée
qu'avec une grande prudence, et en tout cas il ne faut pas la pro-
longer plus de quelques minutes à peine. J'ai vu en effet survenir
dans ce cas une telle terreur et un tel désordre dans l'intelligence,
désordre qui a persisté pendant un quart d'heure environ, que je ne
voudrais pas recommencer souvent cette tentative dangereuse.
Je sais bien qu'on pourra croire à la simulation. Je reconnais
volontiers que le fait est assez surprenant, et qu'il peut être simulé.
J'ai cherché souvent à imaginer dans ce cas une preuve de non-
simulation, et je n'en ai pu trouver d'irréfutable. Cependant il y a
telles apparences de sincérité, telles réponses caractéristiques et
topiques (jointes à d'autres preuves personnelles de confiance , que
ma conviction est faite. J'avoue que je ne donne pas assez de preuves
pour la faire partager aux autres; et je comprends très bien que sur
ce point on exige d'être mieux informé pour être persuadé. Toutefois
à ceux qui douteraient je donnerai le conseil de tenter par eux-mêmes,
si cela est possible, cette expérience. Elle est d'un grand intérêt, et
je serais étonné si elle restait sans résultats l .
3c degré. Il n'existe entre la période des hallucinations et la
période de stupeur profonde que des transitions presque insaisissa-
bles. La seule différence essentielle est que, dans la période de stu-
peur, l'automatisme est beaucoup plus complet, et que les individus
endormis, au lieu d'avoir facilement des hallucinations, sont plongés
dans un état d'inertie mentale bien plus profonde. C'est l'exagéra-
tion de l'état décrit plus haut. Rien ne peut éveiller le sujet du som-
meil profond dans lequel il est plongé : c'est un parfait automate
qui n'a plus aucune trace de spontanéité.
En général, dans mes expériences, je n'arrivais pas à cette période
dernière, tandis que, dans les expériences de M. Heidenhain ou chez
les hystériques de la Salpêtrière, on observait bien plutôt la stupeur
que les hallucinations.
Cette différence tient probablement à deux causes. En premier lieu,
les femmes de la Salpêtrière sont des malades atteintes d'hystérie
grave, et chez elles l'accès de somnambulisme n'est qu'une des formes
de leur attaque hystérique, de sorte que l'état qu'on provoque chez
1. Toutes ces questions étant à l'étude, rien ne me serait plus utile et plus
réable que de recevoir les observations que les lecteurs de ce travail vou-
draient m'adresser sur tous ces points obscurs. Pour ce qui est de la perte
momentanée de la mémoire, je ne vois pas quelle expérience on pourrait
maginer pour déjouer la simulation si elle existe. On n'a, je crois, d'autre
ressource que de faire l'expérience sur une personne dont on a éprouvé la
sincérité.
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 369
elles dépend de leur condition pathologique. Quant aux expériences
de Braid et de M. Heidenhain, ce n'est pas du somnambulisme pro-
prement dit, mais de l'hypnotisme, ce qui est assez différent. Au lieu
d'endormir avec des passes, M. Hansen et M. Heidenhain endorment
par la fixation d'un objet brillant, d'une boule de cristal , pat-
exemple. Le sommeil provoqué ainsi est plus complet, et c'est avec
peine qu'on peut provoquer alors des hallucinations.
Chez tous ces sujets, l'automatisme est absolu. Il suffit de faire
devant eux des gestes, pour qu'aussitôt ils fassent le même geste,
sans résister, sans réagir, et aussi, probablement, sans penser.
M. de Parville (dans le feuilleton scientifique du Journal des Débats
du 5 août 1880) raconte qu'en 1859 il avait hypnotisé des Indiens
Mosquitos avec des bouchons de carafe. Ces individus étant hypno-
tisés imitaient servilement tous ses gestes : « Je courais, ils couraient ;
je m'asseyais, ils s'asseyaient; je m'agenouillais, ils s'agenouillaient;
je levais les bras, ils levaient les bras. » Nous avons suffisamment
décrit l'automatisme pour ne pas y revenir. Disons seulement qu'à
cette période de profond somnambulisme on observe encore moins
de réaction spontanée qu'à la seconde période.
Des observations fort intéressantes sur l'état du système nerveux
moteur et la physiologie pathologique des muscles peuvent être faites
chez ces somnambules.
On sait qu'à l'état normal un muscle est relié au système nerveux,
d'une part par des nerfs moteurs, qui lui envoient le mouvement,
d'autre part par des nerfs sensitifs qui, partant du muscle, vont
transmettre au centre nerveux certaines notions relatives à l'état de
ce muscle. Dans les conditions normales, on admet qu'une série
d'impressions extrêmement faibles se transmettent des nerfs sensitifs
aux nerfs moteurs du muscle en passant par la moelle épinière
(action réflexe, arc sensitivo-moteur) . Par là, le muscle est toujours
dans un certain état de contraction insensible, ou, comme on dit, de
tonicité. Cette tonicité fait qu'un muscles n'est jamais aussi com-
plètement relâché, à l'état normal, que si le nerf moteur de ce
muscle avait été coupé ou la moelle épinière détruite.
On sait aussi, depuis les expériences de Setschenoff, de Goltz et
d'autres physiologistes, que les centres nerveux supérieurs exercent
une action dite d'arrêt, une inliibition sur les mouvements réflexes
des parties sous-jacentes de la moelle. Par conséquent, lorsque, sous
une influence quelconque, les centres nerveux supérieurs sont para-
lysés, leur action inhibitoire ne pourra plus s'exercer et les mouve-
ments réflexes des parties sous-jacentes de la moelle seront très
exagérés.
HE x. — 1880. 24
370 REVUE PHILOSOPHIQUE
C'est, en effet, ce qui a lieu pour la tonicité musculaire des som-
nambules; cette tonicité, qui est un mouvement réflexe à l'état
normal, devient, dans l'état de sommeil hypnotique, très exagérée,
et l'excitabilité du muscle est énorme.
Ainsi, à une hystérique en état de somnambulisme ou à un hypno-
tisé, il suffit de toucher très légèrement un muscle quelconque pour
qu'aussitôt ce muscle non seulement se contracte, mais encore se
contracture. Tous les muscles peuvent présenter, sous l'influence
de cette manipulation, ce même phénomène. On peut même provo-
quer la contracture des muscles de la respiration, expérience qui
n'est pas sans danger et ne doit pas être prolongée trop longtemps.
Cette contracture est extrême, et ceux qui la voient pour la pre-
mière fois sont étonnés de la force avec laquelle le muscle peut
rester raccourci. Lorsque les fléchisseurs, par exemple, sont con-
tractés, ramenant les doigts dans la paume de la main, il est abso-
lument impossible, quelque force qu'on déploie, de vaincre
ce raccourcissement. Les muscles se rompraient plutôt que de
céder.
Bien des phénomènes, soi-disant merveilleux , obtenus par les
magnétiseurs, ne sont dus probablement qu'à cette contracture. On
peut, en effet, contracturer les muscles de la langue, de la flotte,
du globe oculaire, ce qui produit des effets singuliers, paraissant
surnaturels aux ignorants et simulés aux observateurs superficiels.
Non seulement le muscle, mais le nerf moteur lui-même, est
devenu plus excitable. M. Charcot a bien montré ce fait. Si l'on
presse très légèrement sur le nerf facial d'un somnambule, on verra
aussitôt se contracter tous les muscles innervés par ce cordon ner-
veux. En pressant légèrement derrière l'oreille, on réussit à faire
se contracter les petits muscles, rudimentaires chez l'homme, dont
ia fonction serait de mettre en mouvement le pavillon de l'oreille.
Sous l'influence de cette contraction, le pavillon de l'oreille t'ait
quelques légers mouvements, facilement appréciables, assez mar-
qués certainement pour qu'on tire de ce fait une des bonnes preuves
contre l'hypothèse de la simulation.
Cette hyperexcitabilité réflexe des muscles n'est pas spéciale à
l'état de somnambulisme, elle existe aussi chez toutes les grandes
hystériques. Dans des recherches faites avec Brissaud sur ce point,
nous avons montré que les muscles d'une hystérique se contrac-
turent dès qu'on les tend fortement. Cela établit une relation entre
l'hystérie et le somnambulisme, relation évidemment très étroite et
dont on ne saurait exagérer l'importance. Dans l'un et l'autre cas,
les muscles sont devenus très excitables, l'action réflexe est devenue
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 31 [
exagérée : ces deux phénomènes résultent de la suppression d'ac-
tion des centres nerveux supérieurs inhibitoires.
Même lorsque le sommeil ne s'est pas produit, et quand on n'a
pas dépassé la première période, on peut encore observer cette
exagération de la tonicité musculaire. J'ai cité plus haut l'exemple
d'une dame qui, sans être endormie, présentait au bout de dix mi-
nutes de magnétisation une excitabilité musculaire extrême. 11 suffi-
sait de tendre ses muscles pour en provoquer la contracture.
Ainsi ce phénomène musculaire, si marqué à la troisième période
du somnambulisme, s'observe déjà dans les deux premières périodes,
et il existe dans l'hystérie grave. C'est un phénomène des plus
instructifs : il nous apprend que les centres nerveux supérieurs ont
perdu presque toute leur activité, et que l'être, obéissant servile-
ment aux excitations du dehors, n'a plus de spontanéité suffisante
pour réagir contre ces excitations. La moelle règne quand le cerveau
est devenu impuissant.
A côté de la contracture et de ses diverses formes, il faut placer
la catalepsie. Si, dans une des cours de la Saïpêtrière, on donne un
fort coup de tam-iam, aussitôt trois ou quatre malades s'arrêteront
subitement, levant les bras en l'air, par exemple, et dans l'attitude
de l'effroi, les yeux grands ouverts; elles resteront ainsi immobilisées,
figées pour ainsi dire dans cette attitude, jusqu'à ce qu'on modifie
l'innervation centrale d'une manière ou de l'autre. Les muscles
sont alors en catalepsie, et on peut les immobiliser dans telle position
qu'on désire pour un temps indéterminé.
Cette catalepsie est promptement modifiée lorsqu'on ferme les
yeux du sujet. Les choses se passent comme si l'état cataleptique
des muscles était maintenu par l'excitation lumineuse allant de la
rétine au cerveau. Lorsque les yeux sont fermés, il n'y a plus de
catalepsie, mais uniquement une extrême sensibilité musculaire aux
actions réflexes l.
Certains points du corps paraissent devenir plus sensibles à
l'excito-motricité réflexe. Il y a, comme l'a montré M. Charcot, des
zones épileptogènes qui varient probablement avec chaque individu ;
chez telle malade, par exemple, le contact léger de la région ster-
nale provoque une contracture généralisée de tous les muscles.
D'après M. Heidenhain, en touchant légèrement la région de la
nuque, on fait parler des somnambules, qui, sans cette excitation,
restaient absolument silencieux. Cette expérience offre une curieuse
1. Voyez sur tous ces points la thèse de M. Paul Richer, Étude <lr<rr>;.
ilp la fjrande attaque hystérique, 1879, p. 122 à 179.
372 REVUE PHILOSOPHIQUE
analouie avec une expérience connue de Goltz sur les grenouilles.
Quand on a enlevé les hémisphères cérébraux d'un de ces batraciens,
il suffit de chatouiller légèrement la région de la nuque pour déter-
miner un énergique coassement.
Du côté de la sensibilité, on observe à cette troisième période,
plus qu'aux précédentes, des troubles considérables. Presque tou-
jours, c'est de l'anesthésie. De ce symptôme nous n'avons rien à
dire de particulier. L'anesthésie est complète, telle qu'on a pu faire
des opérations chirurgicales (Broca, Follin, etc.). L'ammoniaque,
l'acide sulfureux, promenés sous les narines, ne provoquent aucune
réaction. On peut traverser le bras avec des aiguilles sans que le
somnambule manifeste d'étonnement ou de douleur. Lorsque le
sommeil se dissipe et que la sensibilité revient, les mêmes piqûres,
qui n'avaient pas été perçues, redeviennent douloureuses. Mon
ami R..., par exemple, était insensible pendant le sommeil; je lui
piquai assez fortement la main avec une aiguille. Dès qu'il fut
réveillé, son attention se porta sur cette piqûre, qu'il ne pouvait pas
s'expliquer.
Cette anesthésie complète de la troisième période contraste avec
l'anesthésie imcomplète de la période hallucinatoire. Il est rare que
les sujets qui ont des hallucinations soient tout à fait insensibles.
Presque toujours ils souffrent des piqûres qu'on leur fait, et s'en
plaignent. Cependant on peut chez eux provoquer de l'insensibilité
en faisant des passes sur la région qu'on veut rendre insensible, en
frottant légèrement avec la main, par exemple, le bras dont on désire
produire l'anesthésie. Ce fait, qui aurait pu paraître merveilleux il y a
quelques années, est devenu plus explicable grâce aux expériences de
M. Burq et de M. Charcot sur la métallothérapie. Chez les sujets pro-
fondément hypnotisés, on peut quelquefois rappeler la sensibilité,
mais l'expérience échoue souvent, et la règle générale est que l'in-
sensibilité est totale.
Les symptômes de suggestion sont plus marqués à la période de
stupeur qu'à la période hallucinatoire. Cela se comprend facilement,
attendu que la suggestion n'est qu'une des formes de l'automatisme.
En résumé, tous ces phénomènes, catalepsie, contracture, anes-
thésie, s'accordent avec l'hypothèse, que, dans l'état de somnambu-
lisme piofond, la spontanéité cérébrale a disparu.
Au moment du réveil, les fonctions cérébrales ne reprennent pas
immédiatement leur intégrité. Nous n'avons malheureusement que
peu de données sur ce point intéressant et obscur. On peut établir
une analogie entre le réveil du somnambulisme et le réveil du som-
meil ordinaire. Certaines personnes réveillées brusquement ne re-
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 373
couvrent pas immédiatement toute leur présence d'esprit; pendant
un certain temps, elles sont dans un état de semi-hébétude et de
stupeur. De même chez les somnambules. Chez V...., par exemple,
lorsqu'elle était réveillée, pendant dix minutes environ, je pouvais
provoquer des hallucinations ou tout au moins des illusions. Ainsi je
lui disais : Voilà un chien! et elle croyait voir ce chien. Cependant
ses yeux étaient ouverts, son intelligence avait repris les apparences
normales, et rien en elle n'indiquait qu'elle ressentit encore les effets
du somnambulisme.
Sur cette question, comme sur tant d'autres, bien des recherches,
des expériences, des essais, fructueux ou infructueux, sont encore à
faire. A chaque pas qu'on tente en avant, on voit se dresser une
multitude de problèmes de plus en plus compliqués et difficiles à
résoudre.
On s'est demandé si le somnambulisme, provoqué chez des sujets
sains, avait des inconvénients. Sans entrer dans l'étude détaillée que
comporterait une discussion de cette nature, il faut pourtant en dire
quelques mots.
Au début de mes expériences, je craignais de prolonger la durée
du sommeil magnétique, et je ne le laissais guère durer plus d'une
demi-heure. Mais, peu à peu, voyant que ces séances étaient sans
inconvénient, je laissais le sommeil durer plusieurs heures, et cela
sans la moindre conséquence fâcheuse. J'ai fait ainsi des expériences
sur quarante ou cinquante personnes environ, et jamais je n'ai ob-
servé d'accident d'aucune sorte. Peut-être un peu de céphalalgie,
chez les hommes, et, chez les femmes, un peu de surexcitation
nerveuse; mais jamais de véritable crise d'hystérie. A la vérité j'ai
constamment procédé avec une certaine prudence, évitant les expé-
riences dangereuses et les émotions trop fortes, m'arrêtant dès que
la susceptibilité nerveuse me semblait devenir exagérée.
Est-ce à dire que la pratique du magnétisme soit sans inconvé-
nient'? Je ne le pense en aucune manière. Ce n'est pas impunément
qu'on détermine une si violente perturbation dans les fonctions
du système nerveux. Rien que le fait de Yédacation magnétique
indique qu'il s'est fait une modification profonde et permanente de
l'organisme. 11 serait peu raisonnable de supposer qu'elle est utile
et inollensive ; tout au plus pourrait-on admettre qu'elle est presque
inoffensive.
En général, il en est ainsi; mais, dans quelques cas rares, on
374 REVUE PHILOSOPHIQUE
voit survenir des phénomènes assez sérieux. Une des femmes que
j'endormais à l'hôpital Beaujon est devenue extrêmement hysté-
rique. Peu sensible au magnétisme lorsque je commençai mes expé-
riences, elle devint, par la suite, si sensible que je l'endormais sans
passes, en quelques secondes, par le seul contact du front ou de la
main. Un de mes amis, le docteur H..., a fait une observation tout à
fait analogue. Une femme, point du tout hystérique, qu'il endormait
souvent avec une extrême facilité, finit par présenter tous les symp-
tômes d'une hystérie très nettement accusée. Ces deux faits prou-
vent, une fois de plus, quelles étroites relations existent entre le
somnambulisme et l'hystérie.
Pour être juste, il faut reconnaître que ces conséquences fâcheuses
sont rares, et, d'autre part, que souvent le magnétisme a des avan-
tages, qu'il calme l'agitation nerveuse et qu'il peut guérir ou amé-
liorer certaines insomnies. En définitive, manié avec prudence par
des médecins instruits, il n'offre pas de danger sérieux. On est
donc autorisé à poursuivre des recherches expérimentales dans ce
sens, tout en se mettant en garde contre les symptômes fâcheux
qui pourraient se produire. Ce qu'on peut dire, c'est qu'il n'y a pas
de danger à faire un petit nombre d'expériences, tandis que des expé-
riences répétées finissent par modifier et troubler le tempérament
de l'individu qui s'y soumet.
Charles Richet.
(La suite prochainement.)
UN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIIIe SIÈCLE
ARTHUR COLLIER
On donne en philosophie le nom d'idéalisme à toute doctrine qui
n'admet aucune différence substantielle entre les choses et les idées
que nous en avons. Vouée, dès l'origine, à la réputation de paradoxe
et aux railleries du sens commun, cette haute conception de l'exis-
tence a trouvé, presque à toutes les époques, des esprits indépen-
dants pour la défendre. A l'aube même de la spéculation, le « véné-
rable » Parménide en formule les lois dans un grand poème dont il
ne nous est resté que d'éclatants lambeaux. Son disciple Platon en
adopte les principes, les développe, les embellit, les propage, à ce
point fixés pour jamais que, bien des siècles plus tard, après l'écrou-
lement de plusieurs civilisations, on les voit reparaître, patronnés
par Descartes, Spinoza, Kant et Hegel. Ce rapprochement surprendra
peut-être; il n'est pas douteux pourtant que ces divers philosophes,
si éloignés des premiers par les dates, ne leur soient unis par une
constante communauté de conception et une sorte de solidarité spé-
culative. De même que leurs devanciers, ils sont non seulement des
idéalistes, mais des idéalistes métaphysiciens. Sans invoquer les
témoignages de ce qu'on appelle la conscience, sans observer et
collectionner les phénomènes qui viennent comme rider la surface
de notre esprit, ils s'élancent d'abord à une idée pure qu'ils éten-
dent de manière à y tout engloutir. On pourrait les nommer des
idéalistes a priori.
Plus modeste et bien à l'écart s'est élevée une Ecole différent
qui, suivant une voie inverse, parvint aux mêmes conclusions. Bien
moins métaphysiciens que psychologues, les penseurs de ce nouvel
ordre arrêtèrent de préférence leur attention sur le petit monde que
chacun porte en soi, négligeant le grand monde où il semble que
1. Metaphysical trucis bij English philosophera of the 18ih century, édité par
Samuel Pau (Londres, 1837). Memoira ofthe Life and writings of the Rev. Ar-
thur Collier, édité par Robert Benson.
:ï7G revue philosophique
nous baignions. S'étudiant eux-mêmes, ils examinèrent en premier
lieu leurs plus élémentaires instruments de science , c'est-à-dire
leurs organes sensibles, mesurant la véracité de chacun d'eux, sou-
pesant toute impression perdue, poursuivant pas à pas la certitude.
Partout ils retrouvaient l'esprit, invisible et présent; organes, sen-
sibilité, conscience leur parurent autant de transformations d'une
même pensée et comme autant de dépendances d'une même fa-
culté de concevoir. Ils finirent par où les premiers avaient débuté
et reconnurent que le monde est seulement susceptible d'une expli-
cation idéale. On peut donner à ces psychologues le nom d'idéalistes
à posteriori.
Par un contraste remarquable, c'est à la positive Angleterre que
revient le monopole de cette forme d'idéalisme. A la même époque,
presque dans les mêmes parages, trois penseurs, à peine connus
i*un de l'autre , semblèrent s'être donné le mot pour rendre à
la philosophie de l'esprit tout son éclat. Ce n'est pas que l'on ne
puisse retrouver certaines influences générales auxquelles il soit
permis d'attribuer une aussi soudaine concordance. Il est bien cer-
tain, par exemple, que les écrits platoniciens d'un Henri More ne
contribuèrent pas médiocrement à ramener à l'ontologie ancienne
des esprits effrayés par le sensualisme grandissant. D'ailleurs . la
superbe métaphysique cartésienne commençait à se répandre en
Kurope. Malebranche ne l'avait pas seulement parée des grâces
de son imagination ; il en avait encore allégé les formules et spiri-
tualisé les lois. Grâce à d'ingénieux commentaires théoriques ,
il l'avait préservée de tout antagonisme avec les dogmes reli-
gieux. .Les œuvres de Malebranche servirent en Angleterre de
sauf-conduit au cartésianisme. Ce pays, tout délivré qu'il se préten-
dait de la servitude pontificale, était demeuré même alors étroite-
ment dévot. Quand on sut que la philosophie nouvelle n'était en
rien l'ennemie de la foi, les plus défiants se rassurèrent. On s'ar-
racha le livre de La recherche de la vérité; on le commenta; on
l'imita. De ce livre, on peut le dire, est sorti l'idéalisme anglais.
Les trois philosophes anglais qui s'inspirèrent du brillant carté-
sien ont joui d'une renommée bien inégale. Le nom de Berkeley
éclipse de beaucoup les deux autres, et l'évêque de Cloyne a pris
rang, à juste titre, parmi les plus ingénieux métaphysiciens dont les
temps modernes s'honorent; quant au pauvre recteur de Bemerton,
l'obscurité est devenue son partage : que d'érudits ignorent même
qu'il a existé un Jean Norris! Reste enfin Arthur Collier, dont le
nom est demeuré synonyme de scepticisme fou et que les bons
Ecossais ont accablé de leurs traits moqueurs. Ainsi la postérité se
G. LYON. — UN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIIL SIÈCLE 377
sera montrée bien partiale : pour le premier, la gloire; pour le se-
cond, l'oubli; pour le dernier, une ironie dédaigneuse.
C'est du dernier que nous allons retracer la vie et résumer les
travaux.
II
Arthur Collier naquit, en 1680, de parents modestes et respectés,
qui n'avaient point traversé sans souffrir les épreuves d'une révolu-
tion à la fois politique et religieuse. Son père était recteur de Lang-
ford Magna , dignité héréditaire dans la famille , depuis plusieurs
générations, et dont il devait lui-même un jour être investi. Ce béné-
fice n'apportait point la fortune; mais il préservait de la pauvreté.
De la jeunesse de Collier nous ne savons que fort peu de chose.
De bonne heure adonné aux études sévères, il dépassa bien vite son
frère William en science , sinon en piété. Les ouvrages de Male-
branche excitèrent d'abord sa curiosité , et, bien longtemps avant
d'avoir composé le livre où il devait resserrer en des termes concis
et sévères les idées mêmes que Berkeley allait exposer avec une élé-
gante abondance, le jeune méditatif s'était fait sa foi. Comme le maître
qu'il s'était choisi, il proclamait que le monde et les beautés dont il
brille sont « un monde et des beautés intelligibles ». Sa conviction
bien arrêtée, il s'essaya plusieurs fois à traiter par écrit du sujet qui
lui tenait à cœur, pratiquant déjà lui-même le conseil que plus tard
il donnera si volontiers à ses lecteurs mondains, peu rompus aux
exercices de la dialectique, rebutés peut-être par les âpres abords
d'une doctrine dont la première vue les avait séduits. Il leur recom-
mandera de ne point s'arrêter aux apparentes bizarreries du système,
d'en affronter courageusement les difficultés, d'en répéter de vive
voix les données, d'en commenter par écrit les conclusions. En 1712,
il ébauche deux traités, dont le second, la Clavis philosophica, n'est
autre chose qu'une miniature de son ouvrage définitif. Enfin , en
1713, paraît la Claris universalisa à laquelle il donne ce hardi sous-
titre : « Nouvelle recherche de la vérité, consistant dans la démons-
ration de la non existence ou de l'impossibilité d'un monde exté-
rieur. » Quatre années avant, Berkeley avait fait paraître son Essai
sur une nouvelle théorie de la vision.
Nous ne savons trop quel retentissement obtint la publication du
livre. Les moyens de communication, en Angleterre surtout, étaient,
à cette époque, des plus restreints. Un long temps était nécessaire
pour édifier une renommée, et les sujets arides dont traitait l'ouvrage
nouveau n'avaient pas plus alors que de nos jours le don de pas-
378 REVUE PHILOSOPHIQUE
sionner la foule. Tout cependant nous porte à croire que, dans le
petit cercle des personnes curieuses des choses de la pensée, les har-
diesses du livre produisirent quelque émoi. Collier avait distancé de
beaucoup tout le monde. Berkeley même était moins explicite, et le
bon Norris s'était timidement astreint à populariser son idole, Male-
branche, prévenant avec soin les reproches des craintifs et déclarant
bien haut que nier la réalité des choses environnantes serait un ridi-
cule excès de scepticisme. Une polémique, par instants assez vive,
fut engagée entre le nouvel idéaliste et les sages partisans de la phi-
losophie courante. Il est regrettable que les lettres échangées ne
nous aient pas été conservées : nous aurions là un curieux dialogue.
Quelques-unes des réponses adressées par Collier à ses contradic-
teurs nous sont parvenues cependant, et nous pouvons soupçonner à
la chaleur des ripostes la vivacité de l'attaque. C'est ainsi que le
docteur Samuel Clarke, sorte de patriarche philosophe, dont les plus
indépendants novateurs, tels que Berkeley, Butler, Hutcheson, vin-
rent plus d'une fois solliciter les avis, eut assez de lire le titre du
traité pour en estimer la valeur. Pour toute appréciation, il se con-
tenta d'un sourire accompagné de ces mots : « Pauvre monsieur! Il
me fait peine. Ce serait un philosophe, n'était l'étrange tâche qu'il
s'est assignée, car on ne saurait pas plus réfuter sa thèse qu'il ne peut
lui-même l'établir. » Un ami discret répéta le mot à l'intéressé, qui
n'eut garde de s'en offenser, mais adressa sur l'heure au docteur
Clarke une longue lettre où il prouva que, si son railleur avait lu le
livre, il l'aurait plus favorablement jugé. Enfin, à un certain docteur
Waterland qui venait de réunir en volume une série de sermons où
les opinions des principaux philosophes du temps étaient critiquées
avec autant d'âpreté que d'ignorance, Collier, qui avait la plume
prompte, répliqua en lui infligeant un cours de métaphysique en huit
pages, que le bonhomme ne lut probablement pas et avec raison,
car il ne les eût pas comprises. De ces premiers démêlés avec les
défenseurs du sens commun, il semble que le belliqueux métaphysi-
cien ait toujours gardé quelque ressentiment, car, plus tard, dans
ses débats théologiques, c'est contre eux de préférence qu'il dirigera
ses coups.
En Collier, le théologien n'était pas moins original que le philo-
sophe n'était téméraire. Becteur de Langford Magna, il trouvait une
chaire toute prête d'où il pouvait répandre les thèses religieuses qui
lui étaient chères. Même s'il parlait devant un petit auditoire com-
posé de gens à courte science, naïfs et simples de cœur, il s'effor-
çait de les élever à la vérité et non d'abaisser la vérité jusqu'à eux.
Ce n'est pas une médiocre marque de la sublimité de son esprit que
G. LYON. — UN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIIIe SIÈCLE 379
la sévère beauté des sermons qu'il adressait aux fidèles, sans se
soucier de leur rang, de leur éducation et de leur fortune. Il croyait
faire assez d'être clair, sans consentir à être frivole. Toutefois son
orthodoxie devint suspecte à plus d'un. Il avait beau appartenir
au parti tory et professer des opinions sur tous les points conser-
vatrices, il dut se défendre contre des accusations contraires et
prouver qu'il n'était ni arien ni papiste.
La vérité, toutefois, est qu'il inclinait vers l'hérésie d'Arius, bien
que son intention fût de la concilier avec les dogmes orthodoxes.
Tout imbu de platonisme et prenant, croyons-nous, trop au pied de
la lettre l'expédient que propose Malebranche pour sauver et la
liberté humaine et le miracle, lorsqu'il indique dans Jésus-Christ la
première des « causes occasionnelles », le théologien de Langford
revenait à une conception voisine des Alexandrins. Il refusait aux
personnes de la Trinité divine l'absolue égalité que Rome avait pro-
clamée. De Dieu véritable il n'en connaissait qu'un, Dieu le Père.
Quant au Verbe, ce n'était point, à son avis, une personne consub-
stantielle au Père, mais bien la première des créations divines. Le
Verbe devenait Créateur dans ce sens que de lui émanaient le
monde, les animaux, et l'homme. Entre nous et le Père se trouverait
donc un intermédiaire, le Fils, véritable moyen terme qui unit Celui
qui est tout à nous, qui venons de rien, foyer de l'activité, source de
la vie, d'où découlent et se déroulent les ondes de l'existence. Mais
ce Fils lui-même retourne au Père, ramenant ainsi au Principe
dont il relève et lui-même et l'univers, son ouvrage. Ne semble-t-il
pas, à lire cette théogonie, que Collier ait voulu adapter aux livres
de la Réforme la thèse plotinienne des hypostases?
Peut-être est-il permis de croire que le cours de ses spéculations
philosophiques ne fut point sans influence sur la direction de sa
théologie. Un idéaliste chrétien n'est point sans éprouver quelque
embarras à rester constant avec lui-même, tant ce qu'il croit et ce
qu'il pense offrent souvent de désaccord. Dieu ne dit-il pas expres-
sément par ses Ecritures qu'il construisit, dans un temps donné, la
terre et ses habitants? Or, si toute réalité réside dans l'esprit qui se
la représente et ne diffère essentiellement pas de la pensée qui la
conçoit, comment le Créateur a-t-il bien pu la produire1? Est-ce
faire une œuvre que d'en susciter seulement l'idée, eta-t-onpucréer
ce qui n'existe pas'.'
La théologie de Collier lui permettait de se tirer de ce mauvais
pas. Le Verbe, qu'est-il autre chose sinon la fécondité, dont est doué
l'entendement divin'? C'est en tant qu'il pense que Dieu donne forme,
mouvement et vie à ses conceptions. L'homme ne connaît donc
:380 revue philosophique
qu'autant qu'il participe de l'intelligence divine: c'est en Dieu qu'il
raisonne, perçoit, touche, voit et entend. Les premiers versets de la
Genèse ' sont matière à interprétation. Dieu n'a point créé un arbre
matériel, chose impossible, absurde, puisque la matière n'existe pas;
il a conçu l'idée de l'arbre, il l'a projeté dans son Verbe, ce lieu des
idée?, et c'est parce que cette idée nous devient à nous-mêmes pré-
sente que nous voyons des arbres et que nous en parlons. — On
nous permettra de remarquer en passant que les exigences de la
raison commune et de la science naturelle sont entièrement satis-
faites ; car il est évident que l'idée d'arbre enferme tous les at-
tributs , tous les traits que le réalisme ordinaire reconnaît à la
chose, comme le tronc, les branches, les feuilles et le détail pour
ainsi dire infini des cellules. L'arbre ne s'évanouira pas à mes
yeux et ne se dissipera pas dans mes mains, parce que je lui aurai
dénié toute réalité indépendante de la forme idéale qui me le dépeint :
nul des caractères que mes sens lui attribuent ne sera en rien mo-
difié. Seulement, là où le vulgaire aperçoit comme le vêtement d'un
substratum persistant, bien que dérobé à nos prises, un observateur
plus attentif découvre un canevas d'impressions individuelles res-
senties par la conscience, assemblées par l'imagination, coordonnées
enfin par l'entendemennt. Mais de cet idéalisme scientifique au réa-
lisme courant, la différence est exclusivement théorique et porte à
des profondeurs où la connaissance relative de ce monde ne pénètre
pas. Pour l'un et l'autre, l'aspect de la nature est le même. On serait
donc mal venu à invoquer les scrupules du sens commun. A sup-
poser que telle ou telle conception de l'univers lui déplût, on aurait
droit de-récuser sa compétence, puisque par définition, il n'est autre
chose qu'une raison superficielle, enfermée dans le domaine du re-
latif et du changeant, puisque même la spéculation philosophique n'a
de raison d'être que l'impuissance où il est de plonger au cœur de
l'existence. La vérité ne se vote pas à coups de suffrages, et, dès que
l'absolu est en cause, c'est le bon sens lui-même, arbitre souverain
partout ailleurs, qui nous enjoint de ne le point consulter. Que l'on
se rassure cependant, bien loin de rompre en visière au sens com-
mun, l'idéalisme serait peut-être, de tous les systèmes philosophi-
ques, celui qui lui donne le plus sincèrement satisfaction, parce qu'il
est le seul qui laisse chaque chose à son rang, s'abstienne de vio-
lenter les sciences de la nature, et place l'objet de ses recherches
h des hauteurs où ces sciences n'aspirent pas.
1. Toutes ces idées avaient été exposées par Collier dans sa Logology. Elles
sont remarquablement développées dans le sermon qu'il publia sous ce titre :
.1 / • niie>i of thc truc phi losophy-
G. LYON. — UN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIII^ SIÈCLE 381
Telle est la réponse que Collier eût pu taire aux plaisants ' qui
prenaient en moquerie son ouvrage et prétendaient le réfuter par
l'absurde.
Toutefois une difficulté se présentait : comment expliquer, s'il
était vrai que le Verbe fût la première émanation de la puissance du
Père et servit à relier l'œuvre à l'artisan, que ce même Verbe eût
pu devenir, à un moment de la durée, une part de cette œuvre elle-
même et une pièce de l'univers créé? Bref, si le Fils unit l'homme à
Dieu pourquoi s'est-il fait homme? A cette question grosse d'orages
et de foudres, Collier répondait par un ingénieux artifice. Se fon-
dant sur cet axiome de la Réforme que nul pouvoir au monde n'est
admis à compléter ou à modifier le texte de l'Ecriture, il insistait
sur la lettre même des Livres saints. Qu'y lisons-nous en effet? Que
Dieu a pris un esprit comme le nôtre? En aucune manière. « Et le
Verbe s'est fait chair, » dit l'apôtre, sans ajouter : « et il s'est fait
âme. » De quel droit supposer que ce complément est sous-entendu ?
Pourquoi, sous prétexte d'une omission involontaire, altérer la Vé-
rité sacrée par une addition profane? En se faisant chair, le Verbe est
demeuré dans le temps ce- qu'il est pour l'éternité, toute sagesse et
toute raison. L'incarnation a pu sauver l'humanité déchue sans coûter
au Fils sa propre déchéance. Homme, il est demeuré le Verbe. —
C'était, on le voit, revenir à la célèbre hérésie d'Apollinaire le Jeune
qui lui aussi avait bien voulu admettre que le Fis descendu parmi
les hommes eût été Ivsaoy.o;, mais niait qu'il pût être tV{/j/o;. Revêtu
d'un corps sujet à nos mauK, le Verbe conservait du moins son
esprit divin exempt de nos fautes et de nos faiblesses.
Ces détails sur les croyances de Collier étaient nécessaires, car, à
l'époque où il écrivit, et, plus encore, dans l'entourage dévot où son
ministère sacré le condamnait à vivre, théologie et philosophie étaient
deux sciences sœurs qui n'allaient point l'une sans l'autre et qu'il y
eût eu péril à séparer. La clef de tel bizarre système dogmatique
pour qui passe en revue les écrits des méditatifs d'il y a tantôt deux
siècles, doit être bien souvent cherchée dans les exigences d'une
confession religieuse. Le penseur est presque toujours un croyan..
De là ces métaphysiques à fausses portes et à fausses fenêtres, dispo-
sées non point, comme dit Pascal, pour la symétrie, mais par pru-
dence; de là ces raccords mal venus, ces compromis, ces correc-
tions de mauvais aloi, qui répandent sur les hautes œuvres de cet
âge, pourtant si voisin du nôtre, je ne sais quel air de vieillesse et
1. It were pity to prevent the many -witlings of the présent âge, who...
would hâve notliing left whereby to ridicule what they are incapable of under-
standing, etc. (Clavis univer salis, p. 93.
382 REVUE PHILOSOPHIQUE
de caducité. Pour cette principale raison les écrits de Malebranche
nous paraissent comme fanés, les œuvres de Norris nous sont dune
lecture fatigante, Berkeley, par instants, déplaît et ennuie. Comme
ses contemporains, Arthur Collier a fait à la foi des concessions
dont il a été payé par un surcroît de sécheresse ; en retour, sa théo-
logie s'est ressentie bien souvent de sa métaphysique. Son idéa-
lisme a fait de lui un arien.
La vie du nouveau recteur de Langford Magna fut vide d'événe-
ments. Nous savons seulement que son mariage de 1707 lui valut de
s'allier au chef d'une illustre famille whig, que peu à peu ses res-
sources se resserrèrent, qu'il connut la gène dans ses vieux jours et
qu'il mourut en 1732. La pénurie de ces renseignements biographi-
ques est un petit mal. Ce n'est point le lot des philosophes d'éveiller
sur leurs personnes la curieuse attention de la postérité. A la diffé-
rence des poètes et des artistes, ils ne se mettent point eux-mêmes
dans leurs écrits. Le lecteur les admirera sans les aimer, recher-
chera ce qu'ils ont cru, examinera ce qu'ils ont pensé et oubliera
qu'ils ont vécu. Le plus souvent, un nom de philosophe n'évoquera
pour nous que le souvenir d'un système, le nom- d'un savant signifie
pour nous une découverte. Personne plus qu'Arthur Collier n'a dis-
paru derrière son livre. L'homme est tout entier dans la Clef univer-
selle.
III
Le premier sentiment que l'on éprouve à parcourir la Clef univer-
selle est des moins favorables à l'écrivain. Bien que le volume
ne soit point gros, la dépense de divisions et de subdivisions y est
extrême. Il semble à première vue que l'on manie une table des cha-
pitres un peu délayée. Le style est raide, compassé ; on devine que la
plume est tenue par un froid pasteur anglican, chiche de discours
aimables et avare de ces fleurs du bien dire qui répandent sur les
ouvrages de Berkeley tant de charme et de fraîcheur. Enfin, tout
cet appareil de pompeuse logique n'est point toujours d'un emploi
bien sincère; l'ordre et la progression se rencontrent plus dans les
mots que dans les choses. La hiérarchie des arguments gagnerait par
endroits à être intervertie ; la pensée s'éparpille en ces classifications.
On souhaiterait moins d'intervalles dans le progrès du raisonnement,
une recherche moins coupée, un fil de réflexion plus uni. On vou-
drait, pour tout dire, moins de scolastique et plus de doctrine.
Celte part accordée à la critique (et on reconnaîtra que nous
G. LYON. — UN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIH'; SIÈCLE 383
n'avons point cherché à surfaire notre auteur), comment ne pas ad-
mirer la puissance de concentration dont un tel livre est la preuve,
l'originalité de presque toutes les solutions adoptées, la sûreté d'un
langage qui jamais ne fléchit, enfin l'indépendance d'une argumen-
tation qui va droit son chemin, ne craint point de pousser jusqu'aux
dernières conséquences et ne se laisse troubler par aucune crainte
des opinions reçues? Sans cette parfaite liberté de méthode, il n'est
point de véritable esprit philosophique. Les ménagements envers les
préjugés ordinaires ne sauraient être de mise dans ces régions supé-
rieures de la connaissance. Ne fût-ce qu'à ce titre, le nom de l'au-
teur de la Clavis mériterait d'échapper à l'oubli.
Ce n'est pas à dire néanmoins que Collier se plaise à faire le jeu
de la mauvaise foi ou de l'inintelligence. Il prend ses mesures au con-
traire pour n'être point travesti. Il définit avec tant de soin tous ses
termes, se met si bien sur ses gardes, que nulle équivoque ne sera
permise. Sans rien relâcher de sa logique en faveur de l'ignorance,
il croit sage de désarmer les préventions.
Aussi, dès l'introduction, sommes-nous avertis que, si Ton se pro-
pose de nous convaincre qu'il n'y a pas de monde matériel extérieur
à nous et que toute réalité tangible et visible réside dans notre es-
prit, à peu près de même que l'accident en la substance, ou les corps
dans l'espace, toutefois il ne faut point en inférer que ce monde et
cette' réalité n'existent pas. Un pareiL langage serait celui d'un déses-
péré sceptique et ne laisse d'issue à aucune controverse. Ne confon-
dons point Vexistence des corps avec leur extra-existence. Autre
chose est de prétendre que nul corps n'existe, autre chose de sou-
tenir qu'il n' existe point de corps indépendamment de l'esprit. Bref,
il y a un monde; mais ce monde ne nous est point extérieur. Les
choses n'existent donc que dans l'âme qui les connaît. Il n'en faudrait
pas conclure que cette âme produise à son gré les objets de ses con-
ceptions. S'il en était ainsi, l'homme deviendrait à son tour une sorte
de Créateur. La faculté qu'il a de connaître ne doit point être con-
fondue avec la puissance qu'il a de vouloir. On peut dire qu'il y a
autant de mondes perçus qu'il est d'esprits à les percevoir, les im-
pressions de chaque sujet pensant lui appartenant en propre ; et
cependant ces divers mondes se ressemblent à ce point de ne faire
qu'un. Il n'y a véritablement d'extériorité qu'entre les esprits ; mais
tous embrassent un même système de réalités. En un mot , ils
connaissent isolément un seul univers. De même, dans un concert,
l'assistance entend des notes identiques , bien qu'elles lui soient
révélées par autant de sons particuliers qu'il y a d'auditeurs à les
percevoir.
384 REVUE PHILOSOPHIQUE
Ces remarques n'étaient point de trop : toute méprise ou toute
feinte est dès maintenant prévenue. Arthur Collier peut en pleine
sécurité procéder à la démonstration de la double proposition qui
résume son traité :
1° Le monde visible n'est point extérieur;
2° Un monde matériel extérieur ne saurait absolument pas exister.
IV
Selon la plupart des hommes, le plus sûr garant de l'extériorité
du monde est l'œil. Pour être vu, il faut exister, et, si le monde est
visible, c'est parce qu'il est réel. Ces deux termes, apparaître, exis-
ter, l'opinion générale les a rivés l'un à l'autre. Or c'est précisément
cette association menteuse qu'il importe de rompre. Ce sera assez,
pour y réussir, de fonder une distinction entre l'extériorité apparente
et l'extériorité véritable.
Comme premier exemple d'un cas où éclate cette différence, l'au-
teur cite les perceptions, qu'il appelle possibles, parce qu'il leur suf-
firait d'un accroissement d'intensité pour se produire réellement en
nous.
Supposons quApelle imagine un centaure, par conséquent un
monstre qui n'exista jamais ailleurs que dans la fantaisie des poètes
et des peintres. Au moment où il fixe sur sa fiction les « yeux de
l'âme», la voit-il comme au dehors ou comme au dedans de lui?
Evidemment au dehors, ainsi que tout autre objet visible. Pourtant
elle ne réside qu'en lui. On alléguera qu'imaginer n'est pas voir, il
est vrai. Dans un cas, la perception est faible, flottante; dans l'autre,
vive et précise. Mais concevons que Dieu agisse sur l'esprit d'Apelle
fici Collier se souvient de Malebranche), de telle sorte que la percep-
tion imaginaire devienne de plus en plus nette et distincte. Bientôt
elle ne différera plus des perceptions dites réelles qui révèlent tout
autre corps, et il deviendra impossible à qui que ce soit de distinguer
en rien un centaure imaginé d'avec un centaure qui vivrait et serait
actuellement aperçu. Cette hypothèse, des plus simples, nous offre
un exemple de vision possible d'un objet absent.
Préfère-t-on s'arrêter à un phénomène plus familier? Je ferme les
yeux en plein midi, et je pense à la lune. Mais, en y pensant, je la
perçois et, puisque je la perçois, elle existe, à ce point que, tout objet
extérieur fût-il supposé anéanti, je pourrais toujours continuer de
l'imaginer, par conséquent de le voir. Que Dieu fortifie, comme tout
à l'heure, mon impression et rende de plus en plus brillante la lune
G. LYON. — UN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIIF SIÈCLE 385
fictive que je regarde, elle sera aussi colorée, aussi éclatante que
celle qui semble briller au ciel. Nouvelle preuve de cette vérité que
l'extériorité visible n'inclut en aucune manière l'extériorité réelle.
Des perceptions iiossibles, si nous en venons aux perceptions ac-
tuelles, c'est-à-dire à celles-là même que nous croyons véritable-
ment éprouver, la preuve sera tout aussi forte. On peut invoquer
non seulement les sensations de la vue, mais celles aussi de l'ouïe,
de l'odorat, du goût, tous états de l'âme, reconnus tels par quicon-
que se recueille et raisonne. Car, de prétendre que ces affections de
nos sens nous représentent des êtres, qui s'en aviserait? Tout le
monde connaît le cas de l'amputé qui ressent de la douleur à son
bras perdu. Sons, couleurs, odeurs, saveurs ne sont donc point des
choses, ni même des propriétés inhérentes aux choses, mais bien
des attributs accidentels exclusivement relatifs à nous. Que de fait
à citer ! Des hallucinés se persuadent qu'on les bat. D'autres pâlissent
devant des animaux gigantesques. Il faudrait être, ajoute Collier, plus
fou qu'eux pour nier qu'ils voient réellement ce qu'ils affirment aper-
voir. Les arguments de cet ordre défrayent les manuels des psycho-
logues et sont comme le pont aux perroquets. Mais si toutes ces ob-
servations sont exactes, si, de plus, comme Descartes et, à sa suite,
tous les esprits attentifs le croient, la lumière et les couleurs ne sont
rien en dehors de nous, comment serions-nous autorisés à tirer de
ce fait que nous voyons le monde, cette conséquence qu'il existe un
monde extérieur?
On peut aller plus loin encore et dire que non seulement du
phénomène de la vision il n'est point permis d'inférer l'existence
extérieure de la chose vue, mais qu'il en faut tirer la conclusion
inverse : Un objet n'est visible que parce qu'il n'est point extérieur.
Qui n'a fait déjà l'expérience suivante? D'ordinaire, je n'aperçois
qu'une lune au ciel. En pressant sur mon œil, j'en vois deux, aussi
brillantes l'une que l'autre, avec les mêmes taches, les mêmes sail-
lies et la même échancrure, si la lune n'est pas dans son plein. Or
des deux une seule pourrait être extérieure, car il m'arrive aussi de
reconnaître dans un miroir la lune réfléchie, sans que j'admette pour
cela l'existence de deux lunes. Mais non ; c'est mal parler. Aucune
des deux n'est extérieure, car de quel droit éliminer l'une et lui pré-
férer l'autre, puisqu'il n'y a pas dans l'une de demi-teinte, de léger
trait, que l'autre ne présente aussi? Ou toutes deux sont extérieures,
ou aucune des deux ne l'est. — Enfin, sans même pousser plus loin,
rappelons seulement les différences d'aspect que la lune nous offre,
le contraste qui existe entre les apparences qu'elle revêt et les ca-
ractères que l'on s'accorde à lui reconnaître. Elle se montre à nous
tome x. — 1880. 25
386 REVUE PHILOSOPHIQUE
lumineuse; pourtant on la dit opaque et sombre; elle a tantôt la
forme d'un disque, tantôt l'aspect d'un croissant, et l'on assure qu'elle
est sphérique; enfin ses proportions croissent ou décroissent à mes
yeux sans que jamais elle dépasse la largeur d'un shilling, et cepen-
dant on lui mesure plusieurs millions de milles de diamètre. Or, s'il
est un principe inébranlable en philosophie, c'est celui de contradic-
tion. Deux objets, même semblables, ne sauraient n'en l'aire qu'un ;
à fortiori, deux objets différents.
Abandonnant cet ordre d'arguments qui ne sont point exempts de
quelque ambiguïté sophistique, Collier élargit la controverse, et, con-
sidérant tour à tour les principales théories employées pour expli-
quer la vision, il somme chacune de ces doctrines de proclamer la
non-extériorité du monde des couleurs et des formes. La première
en date devra se résigner la première et avouer que si, comme elle
le prétend, les objets nous envoient des images qui ne sont con-
verties en idées par l'âme qu'après s'être imprimées dans notre œil,
la condition nécessaire de l'opération visuelle est la présence dans
l'âme des objets représentés. Mais, s'il en est ainsi, la réalité d'un
monde extérieur devient une pure hypothèse dont nous n'avons plus
besoin.
La théorie nouvelle exposée par Malebranche , selon laquelle
nous voyons toutes choses en Dieu, distingue dans le phénomène de
la vision deux éléments : la sensation et l'idée, la première révélant
la couleur et la seconde, la figure ; or l'une est un état de l'âme,
l'autre une part et comme une découpure de l'étendue intelligible
que la pensée de Dieu enferme et, ni ici ni là, nous ne trouvons place
pour un monde extérieur.
Quant à la vieille école aristotélicienne , est-il un seul de ses
adeptes qui ignore avec quel dédain le maître a parlé de la matière,
cette pure puissance, qui par elle-même échappe à la connaissance
et ne saurait être atteinte par la pensée, suivant les termes de Platon,
qu'à l'aide d'un raisonnement bâtard? D'une matière prétendue vi-
sible, ni Péripatéticiens ni Platoniciens n'ont soufflé mot. L'opinion
unanime de tous ces philosophes prononce que la matière exté-
rieure, s'il en est une, est invisible au moins pour nous, et forcémen
aussi que la matière visible n'est pas, ne peut pas être extérieure.
Le monde visible n'est donc pas extérieur, proposition qui est
précisément celle que nous nous étions proposé d'établir.
Avant de poursuivre, il est bon d'écarter les objections que cette
vérité inattendue ne manquera pas de soulever. — « Mais le consen-
tement universel, se fait dire Collier, n'en tenez-vous nul compte?
Espérez-vous, à vous tout seul, changer la croyance du genre hu-
Cx. LYON. — UN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIII'1 SIÈCLE 387
main? » — Pourquoi non? répondrait volontiers l'utopiste. Pour
n'être proclamée que par une seule bouche, la vérité en est-elle
moins digne de créance? Aussi bien il n'est pas prouvé que per-
sonne n'a pensé comme moi ; ce que seul j'ose dire, d'autres peut-
être l'ont admis en silence. — « Mais, répliquera le défenseur du
préjugé, ne sentons-nous pas qu'un monde extérieur existe? » —
Etrange question et qui témoignerait d'an philosophe bien novice !
Comment la sensibilité nous assurerait-elle de l'extériorité d'une exis-
tence, impuissante qu'elle est à constater même simplement une
existence? Autant vaut dire que l'on entend des couleurs et que l'on
voit des sons. L'existence est connue par raisonnement; par senti-
ment, non pas.
Enfin, peut-être se réclamera-t-on du nom considérable de Des-
cartes, au dire de qui Dieu serait un trompeur si le monde n'exis-
tait pas. — Mais, d'abord, à quel monde est-il fait allusion? Visible
ou invisible? S'il s'agit d'un monde invisible, l'objection ne nous
touche pas, puisque nous ne traitons que du monde révélé à nos
yeux. S'il est question au contraire de l'univers coloré que nos re-
gards embrassent, on nous accordera que le procédé de Descartes
est bien dangereux. Gomme il serait facile à tout dialecticien à bout
de raisons d'invoquer la Providence divine et de légitimer par un
appel religieux l'irrésistible inclination de tel ou tel de nos juge-
ments ! Mais Descartes lui-même , à ses heures, a tenu peu de
compte de la croyance instinctive, pour peu qu'elle lui parût hostile
à ses découvertes II a professé, en dépit d'elle, que la lumière ne
réside pas dans le soleil, ni la chaleur dans le feu, etc. Pourquoi
nous interdirions-nous, par égard pour cette même inclination, de
nier l'extériorité du monde visible?
Au risque de couper le fil de notre analyse, nous nous permet-
trons, à notre tour, de réfuter cette réfutation. Descartes n'a jamais
commis la faute de justifier les illusions des sens par un recours di-
rect à la véracité de Dieu. Qu'on lui en fasse ou non un crime, per-
sonne plus que lui n'a fait fi des perceptions et des faits ; sa philoso-
phie est pure d'expérience, et, s'il a connu la nature, c'a été en lui
dictant ses lois l. La véracité de Dieu ne lui est utile qu'à garantir la
persistance de la trame qui unit nos idées et simplement peut-être
les droits de la mémoire à fournir des jalons au raisonnement 2.
1. C'est ainsi que le Traité des passions, tant admiré, dit-on, de Gratiolet, en
dépit de sa méthode déductive, coïncide sur bien des points avec La physio-
logie moderne.
2. Heureuse trouvaille de M. Rabier. Voy. sa remarquable édition classique
du Discouru de la méthode (1878).
388 REVUE PHILOSOPHIQUE
D'ailleurs Collier a fort à propos douté dès le début que l'interpré-
tation donnée aux paroles du maître fût la bonne ; car le monde au-
quel croyait Descartes était en effet le monde invisible, issu de la
pensée et tout à fait distinct de cet univers visible, fait d'attributs in-
consistants de formes et de couleurs, sorte d'écran qui nous cache
le véritable. L'auteur de la Clavis abondait dans le sens cartésien.
De la tâche entreprise, une moitié vient d'être accomplie ; mais à
la rigueur, observait Collier dans son Introduction, la seconde moitié
peut être regardée comme superflue. S'il est prouvé que le monde
visible ne nous est nullement extérieur, l'existence d'un monde ma-
tériel indépendant de nous n'a désormais plus de sens. Ce mot visi-
ble, ne l'oublions pas, est pris par Collier dans toute son étendue.
De toutes les perceptions qui nous représentent les choses, il choisit
celles de la vue comme les plus accréditées. C'est au rapport de
leurs yeux plus que de leurs mains que le commun des hommes ont
foi ; les choses n'existent pour eux que dès l'instant où ils les ont
vues. Mais cette confiance est, nous le savons maintenant, mal pla-
cée. Ou plutôt c'est nous qui comprenons mal les indications du
mieux informé de nos sens : l'œil voit des objets; notre tort est d'en
induire que ces objets existent vis-à-vis de nous.
Toutefois, nos regards pourraient bien être des informations bor-
nées. Peut-être existe-t-il un univers matériel dont ils n'ont pas con-
naissance et qu'ils n'atteindront jamais. Ce qu'ils apercevaient n'est
pas; peut-être, en retour, ce qui leur échappe existe-t-il.
Cette hypothèse, dernier rempart où s'abrite le préjugé, pourrait
être forcée bien vite. Collier préfère, en tacticien méthodique, la cir-
convenir par une longue et pesante série d'arguments, la serrer de
plus en plus près et l'emporter enfin de haute lutte. Il a choisi neuf
arguments qu'il distribue, convenons-en, sans trop d'ordre. Où un
seul théorème eût pu suffire, il dispose toute une géométrie.
1° Le monde visible ne nous est point extérieur ; d'où il suit, de
nécessité, que pour nous être extérieur le monde matériel doit nous
être invisible. Or une réalité contingente, telle que serait un pareil
monde, ne pourrait être connue de nous à l'aide de la raison, faculté
qui juge du nécessaire; et comme, par hypothèse, elle ne saurait
non plus nous être annoncée par nos sens, elle serait forcément
inconnue de nous. Un monde invisible n'existerait donc pas pour
nous, puisque nous l'ignorerions, et nous devons nous taire de ce
G. LYON. — UiN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIII0 SIÈCLE 389
que nous ne savons pas. — Cette remarque était décisive et pouvait
tenir lieu de toutes celles qui vont suivre.
2° Un monde invisible, par conséquent inhabitable, serait une
parfaite superfluité. Mais la sagesse de Dieu n'est point compatible
avec une création sans but; partant, il est impossible que Dieu ait
créé un monde extérieur. — Le paralogisme est évident : Collier
suppose que ce qui n'est pas connu de nous est pour cela inutile,
prétention que Voltaire raillera si joliment dans ses contes.
3° Le monde matériel est infini, disent les uns, et avec raison,
puisqu'il remplit l'étendue infinie et qu'un espace vide est pour nous
inconcevable; il est fini, ripostent les autres non moins justement,
car il est créé et ne saurait, en conséquence, égaler le Créateur. —
C'est là un sophisme à la manière de l'école d'Elée et dont la solu-
tion est aisée. Les deux mots fini et infini n'ont point été pris dans
le même sens, car le premier terme a trait à l'extension, le second
à la modalité. Le monde pourrait fort bien occuper un espace sans
limites, sans épuiser pour cela tous les attributs de l'Etre. La con-
tradiction prétendue s'évanouit.
4° Rien ne saurait être à la fois divisible à l'infini et formé de
parties indivisibles : or telle serait la matière, si les partisans d'un
monde extérieur disaient vrai. — Cette fois encore, une distinction
est nécessaire, où/ aTtXSç ©axsov. Parle-t-on d'une matière idéale, la
divisibilité à l'infini est certaine ; est-il question d'une matière physi-
que, il faut admettre l'existence d'atomes irréductibles. Et ainsi, de
nouveau, l'antinomie disparaît.
5° Un monde extérieur doit être capable de mouvements, au
moins de ceux qu'il peut plaire à Dieu de lui imprimer, et cependant,
ni dans son tout ni dans ses parties le mouvement n'est compatible
avec sa nature. Son tout ne peut se mouvoir, puisqu'il occupe l'es-
pace infini et que se mouvoir est se transporter d'un point de l'es-
pace à l'autre; ses parties, pas davantage, car chacune d'elles ne le
ferait que suivant une ligne qu'elle diviserait, en la parcourant, en
un nombre infini de points, ce qui est impossible pour bien des
raisons : d'abord, parce qu'un nombre infini est une contradiction
dans les termes ; en second lieu, parce qu'à ce compte, entre le plus
long et le plus court, le plus rapide et le plus lent des transferts, la
différence serait nulle, les uns comme les autres traversant une
série infinie de points, et qu'enfin une éternité serait elle-même
nécessaire pour accomplir le trajet, car à chaque point de la ligne
suivie devrait correspondre un point correspondant de la durée.
Pour toutes ces raisons, un monde extérieur est une conception con-
tradictoire.
39U REVUE PHILOSOPHIQUE
Il y aurait beaucoup à dire sur ces ingénieux tours d'escrime,
auxquels se plaisait jadis l'éristique des Eléates. Hamilton a eu beau
déclarer irréfutables les raisonnements de Tortue et d'Achille, de la
flèche, des dés, dont il semble que le souvenir ait inspiré Collier;
tout le monde ne s'est point contenté à aussi bon marché que lui '.
Sans doute, tout mouvement dans l'espace implique un passage à
travers tous les points qu'enferme une ligne ou une surface divisi-
bles à l'infini; mais n'oublions pas que le mobile est, lui aussi (idéale-
ment parlant), divisible à l'infini, que le temps donné comprend à
son tour une série infinie d'instants, chacun de ces instants pouvant
être réduit de plus en plus. Dès lors, la relation existe du même au
même. Chaque mouvement accompli est opéré dans un espace
divisible à l'infini, mais par un mobile également divisible à L'infini,
durant un temps enfin divisible à l'infini. Entre le mobile, l'étendue
mesurée et le temps employé, l'adaptation est parfaite, et il ne
subsiste plus aucune hétérogénéité.
6° Ici nous revenons, ce semble, sur nos pas : toutes les théories
de la vision s'accordent, affirme notre auteur, à expliquer la percep-
tion visuelle par l'action de particules matérielles sur le nerf optique.
S'il en est ainsi, comment tant de corpuscules peuvent-ils, sans se
brouiller, se réunir sur un si petit théâtre, de manière à nous faire
contempler le ciel, la terre et les innombrables objets qui la cou-
vrent? _ L'objection vise surtout la thèse des idées images et. dans
tous les cas, ne vaudrait que contre un monde extérieur apparent,
doctrine précédemment abandonnée.
7° C'est la condition de toute chose créée de dépendre entière-
ment de son auteur, et l'effort n'est pas moins grand pour conserver
l'être à ce que l'on a produit et qui par soi n'est que néant, que pour
douer d'existence ce qui n'était pas. De cette vérité, tout le monde
convient; mais, s'il en est ainsi, que nous parle-t-on d'une matière
infinie, une, indestructible, soustraite par conséquent au contrôle
divin? Antinomie redoutable, que soulève l'hypothèse d'un monde
matériel extérieur et qui en démontre l'inanité.
80 Dieu sera-t-il étendu, ou non? S'il règne en dehors de l'espace,
le voilà chassé de l'arène où s'agitent ses inventions et dépouillé de
toute influence sur l'œuvre sortie de ses mains : car peut-on agir où
l'on n'est pas? 2 Si, au contraire, il occupe l'espace, il devient iden-
tique aux choses, s'enferme dans le cadre par lui tracé. Mais, cette
fois, c'est le monde qui cède la place ; tous deux ne peuvent à la fois
1 . Notamment Stuart Mill.
2. Carlyle, à la suite de Leibnitz, n'hésiterait pas et répondrait : oui.
G. LYON. - - UN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIII'' SIÈCLE 391
remplir la même scène. Il faut donc choisir : ou plus de Dieu, ou
point de monde. — Restait, à vrai dire, une troisième alternative
que le panthéisme adoptera et dont Collier ne s'est point avisé : ou
bien le monde et Dieu confondus se développant suivant une
même loi.
9° Le dernier argument n'est point nouveau pour nous et mérite
peu que l'on s'y arrête. C'est, à proprement parler, bien plutôt une
précaution oratoire, quelque peu tardive, qu'un raisonnement en
forme. Collier se met à l'abri des grandes autorités philosophiques
et en appelle tour à tour à saint Augustin et à Aristote, l'un et l'autre
fort dédaigneux pour la matière, cette chose la plus basse de toutes,
écrit le second, équivalente au néant.
Tels sont les divers théorèmes construits par l'auteur pour sou-
tenir cette définitive conclusion, qu'un monde matériel extérieur est
une supposition ou vide de sens, ou contradictoire. L'énumération
terminée, Collier couronne la seconde partie de son ouvrage, comme
il a fait la première, en répondant à l'avance à des objections pré-
sumées. Ces répliques sont remarquables, et quelques-unes au moins
méritent de n'être point passées sous silence.
Comment apaiser d'abord l'inévitable courroux du sens commun?
Car il est indéniable que les hommes pour la plupart croient à la
réalité de ce même univers dont on vient de démentir l'existence ;
que la langue même dont nous usons en implique l'extériorité; que
les mots se refusent au paradoxe que l'on voudrait leur faire
exprimer. — Il se peut, reprend notre idéaliste; mais ce témoi-
gnage dont on s'arme ne m'est pas contraire à moi seul. Ce que le
vulgaire exige, c'est l'extériorité du monde visible tel que l'œil le
saisit et dont la science actuelle , guidée par Descartes, dénonce
l'inanité; on lui offre, au contraire, la persistance d'un monde invi-
sible, substrat des formes qu'il aperçoit, mais qu'il n'atteint point et
dont il n'a cure. — Observation profonde et qui, de nos jours
encore, peut être avec avantage opposée à bien des imprudents
détracteurs de l'idéalisme qui arguent contre lui des répugnances
du commun.
Quant au langage, remarque judicieusement Collier, je n'en suis
point l'inventeur, et, s'il est formé de telle manière qu'il donne rai-
son à l'erreur, c'est tant pis pour le langage et non pour la vérité.
Aussi bien les sciences sont elles-mêmes assujetties à cette servi-
tude d'expressions attardées. Tandis que l'esprit accepte le système
de Copernic, les lèvres parlent le système de Ptolémée. Je sais que
c'est la terre qui se meut et je dis : Le soleil se lève.
Peut-être enfin des dogmatiques, trop prompts à s'alarmer,
392 REVUE PHILOSOPHIQUE
crieront-ils que le scepticisme est proche. Et quels dogmatiques!
Des hommes tels que Nourris et Descartes, dont l'un intitule ■ un
de ses chapitres : Que l'existence du monde intelligible est plus cer-
taine gue celle du monde naturel et sensible, et dont l'autre,
s'occupant à réédilier la science, fait taule rase de toutes ses
croyances antérieures, annihile toute existence par la pensée et
nous tient pendant de longues pages en suspens avant de nous
apprendre ce qu'il sauvera de ce naufrage. Mais jamais l'auteur de
la Clavis est-il allé si loin? A-t-il même, en passant, jamais nié
que le monde existât? S'il ne le croit pas extérieur, du moins l'a-t-il
toujours proclamé réel?
Collier n'avait point tort de prévoir que l'accusation de scepti-
cisme lui serait adressée. Son erreur est de s'en prendre à des pen-
seurs amis, coupables tout au plus, l'un d'un peu de timidité, l'autre
de trop de prudence. Pauvres idéalistes! Dès la première heure, on
les a mis violemment au rang des sceptiques, c'est-à-dire des enne-
mis qu'ils se sont précisément fait forts de vaincre. Vainement ils
attestent que leur suprême ambition est d'asseoir pour l'éternité la
science, on redoute leur concours et on les traite d'alliés dangereux.
L'auteur des Dialogues d'IIylas et de Philonoùs choisit comme sous-
titre à ses entretiens cette menace : Réfutation du scepticisme ; le
fondateur de la philosophie critique s'annonce comme sûr de triom-
pher du doute de Hume, ce qui n'a point empêché les Ecossais et
leurs trop dociles imitateurs d'outre-Manche de compter au nombre
des plus déclarés sceptiques et Kant et Berkeley.
Le traité peut dès a présent être considéré comme clos. Toutefois,
en guise- de péroraison, l'auteur nous laisse sur des considérations peu
dignes du reste du livre, qu'elles courent le risque de rapetisser. A
quoi bon se poser la question : De quelle utilité le présent ouvrage
peut-il être? L'auteur en est réduit à faire valoir, comme le prin-
cipal exemple des bienfaits que la théorie nouvelle peut apporter,
le jour inattendu qu'elle jette sur le dogme de l'Eucharistie. La pré-
sence du Fils de Dieu sous des voiles matériels et tangibles n'aura
plus rien qui choque, puisque ces voiles seront de pures apparences
dépourvues de toute valeur intrinsèque et se réduisant , en déii-
nitive, à de simples impressions éprouvées par nous. Sans doute le
mystère est ainsi bien allégé; mais est-ce la mission des dialecticiens
que de venir en aide aux docteurs des révélations ? Au reste, de
quoi Collier s'embarrassait-il? La philosophie n'a point à se préoc-
cuper d'être utile. Son utilité première est d'être vraie.
1. Yoy. John Norris, An Essay toicards t/ic l/ieory of an Idéal or Intelligible
world.
G. LYON. — UN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIII' SIÈCLE 393
VI
Des deux parties du traité dont nous avons donné l'analyse, la
première est sans contredit la plus solide. Toute cette discussion
sur la valeur delà perception visuelle est un modèle de finesse et de
pénétration. Le phénomène de la vision fat da reste, pour les idéa-
listes de cette époque, le fait révélateur par excellence. Berkeley le
mentionne à tout propos ; il lui consacre l'un de ses plus intéres-
sants essais et pousse la hardiesse jusqu'à prétendre que les cou-
leurs forment un langage naturel par lequel Dieu raconte aux
hommes ses œuvres et sa puissance. L'évêque de Gloyne parlait en
poète, Collier écrit en philosophe. Pris un à un ses arguments peu-
vent n'être point inattaquables; mais ce que nulle objection ne saurait
affaiblir, c'est l'idée centrale qui les assemble, ce principe suivant
lequel la sensation visuelle et, d'une manière générale, la perception
ne nous apprend autre chose que les modifications éprouvées par
notre organisme.
Pourquoi s'en être tenu là? Ce n'est pas qu'il faille blâmer le
métaphysicien de Langford d'avoir surtout tenu compte du sens de
la vue. Il ne pouvait prévoir les beaux travaux des modernes, la
savante description que ses continuateurs traceraient de nos acquisi-
tions sensorielles, la part de plus en plus prépondérante qui serait
faite aux perceptions tactiles, les expériences sur les aveugles-nés,
la hiérarchie définitive établie entre nos diverses impressions. Au
fond, ces découvertes ne modifient en rien la doctrine. Quel que soit
le sens qui mérite, en dernier ressort, le titre de générateur de la
connaissance, les signes à l'aide desquels il nous annoncera la pré-
sence des choses ne seront jamais que ses propres modifications,
conséquemment, nos manières d'être. La prétendue réalité révélée
à ma conscience se résoudra en une somme d'états de cette même
conscience, et je ne saurais pas plus m'élancer hors de mes organes
dans un monde extérieur à moi que le lévrier, comme dit Hamilton,
ne parvient à sauter par-dessus son ombre. Il suffit d'étendre à la
sensibilité tout entière ce que Collier a trouvé vrai d'un seul de
nos organes, pour que les propositions auxquelles il s'arrête subsis-
tent dans leur intégrité.
Si la perception est impuissante à nous révéler des existences
matérielles indépendantes de nous, peut-être, dira-t-on, le raisonne-
ment est-il plus heureux. Combien est vaine cette dernière espé-
rance, Collier nous en convaincrait sans peine, pour peu qu'il pour-
394 REVUE PHILOSOPHIQUE
suivît, en la resserrant, la précédente analyse. Mais ce n'étaient
point ses syllogismes qui pouvaient mener à fin la démonstra-
tion. Le syllogisme n'enrichit en rien la connaissance : c'e>t un
moyen d'éclaircissement, non d'acquisition. Sans doute, sur l'idée de
matière devait se concentrer l'attaque, mais ce n'était point à coups
d'enthymèmes qu'il convenait de la livrer.
Après avoir rappelé que la raison juge de l'universel, nullement du
particulier, Collier ajoute, d'accord en cela avec Aristote et Berkeley,
que l'existence est essentiellement individuelle. Observation décisive
qui permet d'accueillir par une fin de non-recevoir toutes les hypo-
thèses à l'aide desquelles on a tenté de suppléer à l'insuffisance de
la sensibilité. Si la matière n'est par elle-même ni son, ni couleur,
ni figure, ni dureté, ni froid, etc., elle ne sera point davantage pure
étendue, pure pesanteur, pure masse. Une définition de ce nouveau
genre ne définirait évidemment rien, puisqu'elle se composerait de
caractères abstraits et généraux, et que les êtres auxquels elle s'ap-
plique sont concrets et particuliers. Parler de forces ne vaut guère
mieux; si le mot de force a pour nous un sens, il signifie la puis-
sance de traction dont notre déploiement musculaire nous offre le
type. Reste l'expédient d'une cause et d'une substance cachées
dont nous nous bornerions à proclamer l'existence, sans essayer
d'en décrire la nature. Les êtres que nous connaissons seraient de
la sorte réduits à l'on ne sait quel substrat lointain et mystérieux.
Pour réfuter cette hypothèse désespérée, la méthode psycholo-
gique est insuffisante, et l'idéalisme a besoin d'appeler à son aide la
critique transcendantale.
L'époque n'est pas loin où le principal initiateur de la spéculation
moderne soumettra les principes les plus généraux de la raison à
son inflexible analyse et sera peu à peu conduit à reconnaître en eux
de simples formes intellectuelles imposées à notre esprit, afin de lui
permettre de classer ces connaissances. D'où ces formes lui sont-
elles nées? Ici, les avis diffèrent. La pensée les tient, affirme le spiri-
tualiste, de sa nature elle-même ; au contraire, si l'on en croit le positi-
viste, elles proviendraient de jugements portés par nos ancêtres et
que leur fréquence a convertis en habitudes héréditaires. Mais ,
dans l'un et l'autre cas, l'idée générale n'a de valeur que relative-
ment à nous qui la concevons et n'est plus autre chose qu'un de
nos états psychiques. Les notions de substance, de cause, de force,
ou telles autres que l'on voudra, ne réussissent donc pas mieux à
nous révéler le dehors que n'ont fait les sensations de la vue et du
toucher. Le raisonnement, non inoins que la perception, donne gain
de cause à l'idéalisme.
G. LYON. — UN IDÉALISTE ANGLAIS AU XVIII' SIÈCLE 395
C'est ainsi que la méthode critique apporte à l'ouvrage de Collier
son complément naturel. Un corollaire de l'analytique transcen-
dantale, telle serait la véritable fin de ce petit livre, si gros de
choses et de pensées, si divers et si bigarré, curieux mélange où le
sable s'allie à l'or pur, où les sophismes mêmes sont parfois le
langage d'une droite raison. L'auteur est sans conteste un chercheur
courageux qui voit le but, mais ne sait son chemin : de là ces tâton-
nements, ces zigzags d'une marche sans cesse brisée. D'abord, il
suit l'étroite mais sûre voie de la psychologie. Seulement, il s'arrête,
quand il est près d'arriver. Il se jette alors dans le dédale d'une
métaphysique mal débrouillée : les vérités s'offrent à sa vue, denses
et redoublées ; un instant il découvre quelques-unes des thèses
et des antithèses qu'échelonnera si habilement le critique de la rai-
son pure ; mais il passe outre et bien vite, faute d'en découvrir la con-
nexité et la loi. À son insu, il retouve Parménide et il devinera
Hegel, bien inférieur à tous les deux, parce qu'il aura été uni-
quement apte à saisir les vérités éparses, inhabile à les relier d'un
trait continu. De la grande doctrine dont il a si clairement indiqué
le principe fondamental et quelques-uns des plus brillants théo-
rèmes, il aura ignoré le large développement. Pour tout dire, Arthur
Collier est un métaphysicien d'une rare pénétration, à qui la mé-
thode a manqué.
Georges Lyon.
LE PESSIMISME DE LEOPARD!
Il faut convenir que l'idée fixe qui domine les systèmes pessi-
mistes leur donne une apparence souvent décevante de force et de
simplicité. Cette opiniâtreté monotone à répéter sans restriction et
sans variante que « tout est mal », et ce parti pris inflexible de le
démontrer pour les moindres accidents de la vie et les moindres
détails de l'univers, finissent par imposer à l'esprit l'illusion d'une
puissante unité et d'une admirable logique. De là, sans doute, cette
facilité singulière à attribuer aux doctrines pessimistes une haute
valeur philosophique et à trouver dans l'obsession même de leur
unique formule une explication universelle des choses.
Ce principe cartésien, que les causes produisent leurs effets avec
un minimum d'effort, par les voies les plus simples, est surtout
vrai de l'intelligence humaine : comme elle voudrait tout embrasser
d'une seule vue et tout suspendre à une seule loi, il est naturel
qu'elle se laisse plus volontiers séduire par les doctrines qui ren-
dent raison de tout avec une seule raison. Dans ce sens, le pessi-
misme apparaît nécessairement comme un progrès sur l'optimisme,
qui lui-même est déjà pourtant une remarquable tentative de sim-
plification. L'optimisme en effet laisse encore subsister dans une
certaine mesure le dualisme du bien et du mal : il reconnaît l'exis-
tence du mal, puisqu'il s'ingénie à le justifier ; il ne dit pas : « Tout
est bien, » mais : « Tout est pour le mieux ; » et par là il réserve une
place à l'idéal et au progrès. Le pessimisme est plus radical : il nie
le bien absolument, et réduit l'antinomie par le moyen violent qui
semble décisif, en supprimant l'un des termes.
Aussi toute la doctrine est-elle renfermée dans son axiome originel
et presque dans son nom seul. Puisque nous sommes prévenus une
fois pour toutes que « tout est mal », nous savons d'avance que rien,
. G. Leopardi, Opuscules et pensées, traduit de l'italien et précédé d'une
préface, par Auguste Dapples. Paris, Germer Baillière. 1880.
KRANTZ. — LE PESSIMISME DE LEOPARDI 397
ni dans l'humanité ni dans la nature, n'échappera à cette condam-
nation a priori : point d'atténuation, point de surprise possible au
courant du système : partout et toujours une identité inexorable
qui ne parvient à entretenir notre curiosité qu'à force d'art, et non
point par la thèse elle-même, qui s'est presque épuisée en s'énon-
çant, mais par l'invention paradoxale des preuves, par la verve ou
la subtilité de l'argumentation.
Telles sont en général la forme du pessimisme et l'impression
qu'il produit. 11 serait intéressant, à propos de Leopardi, de pénétrer
cette forme et d'analyser cette impression.
Le poète en effet, moins systématique, malgré son ambition de
l'être, qu'un pur philosophe comme Schopenhauer, et plus émouvant
aussi à cause de la poésie et de l'accent personnel, rend la doctrine
plus accessible et permet d'en saisir plus facilement les côtés faibles.
Moins en garde contre les difficultés métaphysiques de la théorie, à
cause de sa foi pratique, moins soucieux de la logique en raison de
sa sincérité, et, de plus, bien autrement sympathique que les ar-
tistes en pessimisme, en raison de sa douloureuse expérience,
Leopardi est le pessimiste qui se livre le plus. C'est donc à lui sur-
tout qu'il faut demander si le système est aussi clair, aussi simple
et aussi fort qu'il le parait ; s'il a vraiment cette valeur philosophique
qu'on lui reconnaît si aisément, et si l'on n'est pas la dupe d'un effet
littéraire quand on accepte son invariable qualification des choses,
toute subjective et accidentelle, pour une explication impersonnelle
et scientifique de la vie et du monde.
Des travaux distingués et bien connus des lecteurs de la Revue
ont déjà donné sur la question ainsi posée des aperçus et des ren-
seignements plus ou moins directs. Il faut lire le chapitre substan-
tiel de la thèse de M. Aulard intitulé « Philosophie de Leopardi », et
l'exposition éloquente de la théorie de YInfelicita dans le « Pessi-
misme au XIXe siècle » par M. Caro. Mais c'est surtout dans la
traduction de M. Dapples, qui vaut le texte pour la fidélité et pour
la couleur, qu'on saisira sur le vif toutes les nuances souvent fuyantes
de cette pensée désolée.
Ce qui frappe chez le Leopardi des Opuscules, c'est avant tout la
préoccupation d'être un philosophe, de passer pour tel, et de ne
pas tenir sa philosophie de la fatalité de son tempérament, mais de sa
libre intelligence. Il craint d'abord que la postérité s'arrête à sentir
seulement ses beaux vers, sans aller jusqu'à y chercher une doc-
trine ; et alors il prend la peine de formuler lui-même ses idées, en
les dépouillant de la poésie qui pourrait masquer le fond philoso-
phique. Il craint surtout l'interprétation des critiques qui ne man-
398 REVUE PHILOSOPHIQUE
queront pas d'expliquer, suivant la méthode nouvelle, le penseur par
le poêle et le poète par l'homme, l'œuvre par la vie et la vie par
les nerfs, la maladie et la difformité ; aussi les prévient-il avec une
insistance impérieuse que toutes ces causes accidentelles n'ont pu
entamer ni la liberté de sa pensée, ni la lucide sérénité de sa ré-
flexion : « Ce n'a été que par un effet de la lâcheté des hommes qui
« ont besoin d'être persuadés des mérites de l'existence, que l'on a
« voulu considérer mes opinions philosophiques comme le résultat
« de mes souffrances particulières et que l'on s'obstine à attribuer à
« ces circonstances matérielles ce qu'on ne doit qu'à mon enten-
« dément. Avant de mourir, je veux protester contre cette invention
ce de la faiblesse et de la vulgarité, et prier mes lecteurs de s'atta-
(( cher à détruire mes raisonnements et mes observations plutôt que
« d'accuser mes maladies *. »
Il croit et il proteste que ni la santé, ni la beauté, ni la gloire, ni
aucun des biens les plus estimés des hommes, s'il les avait pos-
sédés, n'auraient changé la direction de sa pensée, ni les conclusions
de ses raisonnements. « Si d'un côté on m'offrait la fortune et la
gloire d'un César ou d'un Alexandre, sans la moindre souillure, et
de l'autre a mort, je n'hésiterais pas : je choisirais de mourir
aujourd'hui 2. »
Aussi la doctrine de Leopardi ne doit-elle pas être considérée
comme l'âme cachée de sa poésie ; et, quand il est question de ce
qu'on appelle sa philosophie, il ne s'agit pas, comme on ferait pour
un Dante ou pour un Byron, de la dégager de ses chants. Cette
analyse, cette sorte de dichotomie dont le poète « ailé et sacré »
abandonne d'ordinaire le soin à la curiosité rétrospective de la
critique, ici le poète a eu le rare sang-froid de l'opérer sur lui-
même.
On reconnaît le méditatif isolé dans son moi, qui a usé et abusé
pour son propre compte de la conscience psychologique avec une
cruelle et savante obstination, et qui, généralisant son état per-
sonnel, a fait de la conscience, son mal à lui, la cause universelle
de l'infortune humaine.
Cet envahissement monstrueux de la conscience, dont Leopardi a
tant souffert, et qui est fait pour chasser peu à peu de l'âme les pas-
sions de feu, les élans naturels, la spontanéité généreuse et féconde,
et jusqu'à la divine inconscience du génie, le voilà attesté par ce
petit livre dogmatique : ce dédoublement voulu du poète auquel le
1. Lettre en français à M. de Sinner, et Dialogue de Tristan cl d'un ami,
p. 114.
2. Dialogue de Tristan et d'un ami.
KRANTZ. — LE PESSIMISME DE LEOPARDI 399
penseur tenait tant, le voilà revendiqué et fixé dans ces pages de
prose qui sont le contenu philosophique, mis à part, et comme le
sommaire, mis en relief, de toute l'œuvre poétique.
A quelque point de vue qu'on étudie Leopardi, il faut commencer
par accorder une attention particulière et une importance extrême à
ce subjectivisme maladif, à cette hypertrophie de la conscience qui
a été le tourment continu de sa sensibilité, qui a rétréci sa pensée
dans l'égoïsme intellectuel , et condamné son activité à s'épuiser
dans la stérilité de la plainte et le vide du désespoir. C'est là le
trait saillant de son talent comme de son caractère, et qui lui crée
une originalité parmi les poètes. Les poètes, il est vrai, les lyri-
ques surtout, ne se désintéressent guère d'eux-mêmes, mais du
moins attirés en quelque sorte en dehors d'eux par la réalité
objective des choses ; ce moi qu'ils aiment à chanter n'est pas un
moi vide et désolé, en prenant le mot dans son sens propre. C'est
au contraire un moi rempli de perceptions, de passions, de souve-
nirs, d'espérances, de rêves, animé enfin par les mille reflets chan-
geants du monde extérieur ; leurs chants les plus beaux ne sont que
le retentissement intime des voix infiniment complexes de toute la
nature et de toute l'humanité ; leur sensibilité est si compréhensive
que leur personnalité en devient pour ainsi dire impersonnelle et
leur conscience inconsciente : ils ne veulent, ils ne croient chanter
que pour eux seuls ; mais la variété de leurs émotions est telle qu'ils
chantent nécessairement pour tous les hommes. Cette variété qui
fait qu'il y a toujours entre le poète et nous au moins une émotion
commune par où il nous prend, n'existe pas chez Leopardi. Bien
au contraire : il est le poète de l'identité morne qui se manifeste
par la fixité d'une seule idée, la persistance d'un même sentiment,
et la monotonie du rythme et de l'expression. Ce n'est pas ici le lieu
d'insister sur la valeur poétique de Leopardi, et nous nous garde-
rions bien de la déprécier : mais il faut reconnaître qu'un tempé-
rament comme le sien et les conditions de sa vie morale sont peu
favorables à la grande et vraie poésie ; aussi n'est-il guère un vrai et
grand poète que dans les deux ou trois morceaux où il chante son
désespoir dans toute sa naïveté et toute sa nudité. Mais quand, avec
sa sagacité de critique érudit, il sent bien la pauvreté esthétique de
son thème vite épuisé, et qu'il veut le renouveler et l'élargir en y
introduisant quelques sentiments vraiment humains, moins familiers
et peut-être même tout à fait étrangers à son âme, l'amour, le pa-
triotisme, la foi religieuse, il tombe alors dans la rhétorique, l'ob-
scurité, l'imitation et la banalité.
Ce subjectivisme qui a fait l'originalité, mais l'originalité restreinte
400 REVUE PHILOSOPHIQUE
pour ne pas dire étroite, du poète a-t-il du moins beaucoup servi au
philosophe? On pourrait le croire, puisque la conscience est une
faculté éminemment philosophique. Il n'en est rien pourtant. Il
semble même que Leopardi, renversant l'ordre naturel et l'emploi
normal des facultés, ait mis plus d'intelligence que de sensibilité
dans ses vers, et plus de sensibilité que d'intelligence dans sa phi-
losophie. Tandis que sa poésie a (sauf de rares exceptions) cette
clarté qui vient d'une idée maîtresse assez puissante pour se dégager
nettement du sentiment, sa doctrine au contraire a souvent la con-
fusion et l'obscurité qui viennent du sentiment quand il est assez
violent pour interrompre et dominer l'idée. En dépit de ses protes-
tations, plus sincères que compétentes, on sent bien que toute la
philosophie de Leopardi se réduit à cette étrange syllogisme, dont la
forme seule indique la subordination de l'idée au sentiment : Je
souffre, donc tout est mal. Les prémisses sont un sentiment, parti-
culier et personnel ; la conclusion est un jugement, qui a la valeur
d'une métaphysique universelle. Les deux membres de la déduction
sont donc de nature contraire, disproportionnés, incompatibles, et
l'on aperçoit du premier coup l'impossibilité logique de tirer le
second du premier, puisque le seul ordre admissible serait : Tout
est mal ; donc je dois souffrir. Leopardi l'a bien senti ; tout son
elTort consiste à nous donner le change sur le véritable arrangement
des termes, à nous faire croire, à se faire croire à lui-même que sa
pensée suit, non pas l'ordre poétique : Je suis malheureux, donc
le monde est mauvais , mais l'ordre philosophique : C'est parce
que le monde est mauvais et que je le prouve, que je m'explique
pourquoi je suis malheureux.
De quelque sens qu'on les prenne, tout Leopardi est dans ces
deux propositions ; le poète est dans l'une, le philosophe dans
l'autre; et l'homme est dans la synthèse des deux, puisqu'elles ne sont
à vrai dire l'une et l'autre que le résultat d'une analyse faite par
l'homme sur lui-même. — Je souffre , voilà la psychologie à la
fois claire et pathétique que Leopardi développe dans ses vers les
plus touchants, et qui en fait une longue et terrible élégie; voilà par
où il nous remue en dépit de la monotonie du fond et de la forme :
car une personnalité humaine aux prises avec une incurable dou-
leur et l'exprimant en vers dramatiques fera toujours sur le cœur
des hommes une profonde impression.
Le monde est mauvais, voilà la donnée impersonnelle, méta-
physique, scientifique même qui s'adresse non plus au cœur, mais
à l'intelligence, et qui n'aura d'intérêt et de valeur pour elle que si
elle persuade notre raison par une démonstration irrésistible, ou
KRANTZ. — LE PESSIMISME DE LEOPABDI 401
séduit notre esprit par la nouveauté ingénieuse et hardie des argu-
ments.
Pour juger Leopardi comme philosophe , puisqu'il veut l'être ,
voyons si sa métaphysique est à la hauteur de sa psychologie. A.
lire la traduction de M. Dapples, il faut avouer qu'on ne trouve chez
Leopardi ni la force ni la nouveauté. Le vieux Lucrèce a déjà for-
mulé avec une vigueur incomparable les accusations que Leopardi
reprend contre la nature deux mille ans après lui; et Schopenhauer,
son contemporain, donne au pessimisme une forme philosophique
bien autrement originale, spirituelle et consistante que la théorie de
ïlnfelicità. Entre Lucrèce et Leopardi, en mettant à part la pré-
cision du système, il y a du moins encore le lien de la poésie et
d'autres ressemblances curieuses qui viennent du tempérament
poétique. Mais quelle différence profonde entre le poète italien et le
métaphysicien allemand ! Elle fait honneur, si l'on veut, à la sin-
cérité de Leopardi ; mais comme elle atteste la supériorité philoso-
phique de Schopenhauer ! Schopenhauer est pessimiste par volonté
et non par condition. Sa vie, en somme assez heureuse, lui laisse
toute la sérénité qu'il faut pour construire une théorie du mal, en
lui épargnant la cruelle épreuve de la pratique ; sa conception de la
douleur universelle n'est pas troublée par les accès de la douleur
personnelle Leopardi, au contraire, est trop réellement malheureux
pour sentir le besoin de prouver son malheur et pour avoir la pa-
tience de l'expliquer : il le traite à son insu, comme une chose
évidente, qu'on ne démontre pas ; s'il le prouve, c'est en souffrant
et en pleurant, comme l'adversaire de Zenon prouvait le mouvement
en marchant. L'évidence de la douleur, c'est l'axiome qui domine sa
pauvre vie ; comment ïlnfelicità ne serait-elle pas a priori pour lui,
qu'elle a saisi au berceau et qu'elle ne lâchera qu'à la tombe? Chez
Schopenhauer, le pessimisme vient de la tète : de là sa rigueur, mais
aussi sa froideur; chez Leopardi, il vient de la poitrine : de là son
accent si pathétique, mais aussi ses incohérences et ses obscurités.
On a tort d'appeler ïlnfelicità une théorie. Elle n'est théorie que
d'intention. La véritable philosophie explique ou plutôt tente d'ex-
pliquer. Leopardi ne fait guère qu'affirmer avec une sombre insis-
tance, qui produit de beaux effets littéraires, mais qui ne peut pas
tenir lieu d'arguments. Il ne prend point garde aux difficultés, aux
lacunes, aux contradictions. Le mal existe parce qu'il existe ; il n'en
donne point d'autre raison et professe qu'il faut croire qu'il n'y en a
point d'autre. Voici à grands traits sa déduction, ou plutôt la série
de ses affirmations. — Nous voulons être heureux : il est impos-
sible que nous le soyons ; donc il faut renoncer à l'être jamais. La
tome x. — 1880. 26
402 REVUE PHILOSOPHIQUE
science consiste à connaître cette impossibilité du bonheur, et la
morale à s'y résigner. Il faut nous persuader que la seule amélio-
ration possible à notre sort est négative : c'est l'anéantissement, qui
nous ôtera la souffrance avec la vie. — Mais cette croyance n'est ni
naturelle ni populaire ; il n'est pas commun de croire au malheur
continu, à la douleur incurable, à la moralité du désespoir, au
néant. La majorité des hommes croient le contraire ; et, même sans
spéculer sur la finalité de la vie humaine et sur ce qui suivra la
mort , nous croyons tous à des moments de bonheur. Léo pardi
répond que voilà justement le préjugé à déraciner de l'âme humaine.
Même quand nous croyons être heureux, nous ne le sommes pas.
Cette illusion du bonheur est subjective ; c'est comme une forme de
la sensibilité, qui ne répond point à la réalité. Pour que le bonheur
lût vrai, il faudrait qu'il fût objectif, c'est-à-dire qu'il nous fût donné
par les choses elles-mêmes, et non par la façon dont nous voyons
les choses. Or ce bonheur objectif n'existe pas ; nous sommes les
victimes et les dupes de la nature. Nous ne pouvons pas cesser d'en
être les victimes ; la mort seule nous délivrera. Mais nous pouvons
cesser d'en être les dupes : la volonté et l'intelligence y suffisent.
Savoir qu'on est dupe, c'est cesser de l'être. C'est là seulement quil
faut mettre notre dignité et nos efforts. Si donc l'on se demande ce
que va devenir l'emploi de cette vie humaine, terminée par le néant
et entretenue par le désespoir, le voilà : prendre conscience de sa
misère et se bien persuader qu'on ne peut ni la comprendre ni l'em-
pêcher. Donc, la supporter n'est pas un devoir ; c'est une nécessité.
Nous sommes tous égaux devant la nécessité d'être malheureux :
nous ne sommes différents que par notre attitude en face du mal-
heur. Leopardi va droit aux conclusions de Spinoza; on sait qu'elles
sont presque absolument stoïciennes et que les stoïciens sont opti-
mistes. Il est étrange de voir ainsi l'optimisme et le pessimisme
aboutir à la même morale. Mais on se l'explique quand on remarque
que ce qui les identifie c'est la négation de la liberté, ou de l'effica-
cité de la liberté, ce qui revient au même. Si tout est bien, je n'ai
pas besoin d'être libre, parce que, quand même je le serais, je ne
voudrais rien changer aux choses, puisqu'elles sont comme je vou-
drais qu'elles fussent. Donc ma vertu sera toute d'acquiescement. Si
tout est mal, et si ce ma) est fatal, ma liberté n'a plus ou de raison
d'être ou de raison d'agir ; et ma vertu est encore toute d'acquies-
cement. L'acquiescement à la douleur s'appelle la résignation.
Telle est YÏnfelieità. Nous y voyons bien une opinion sur l'exis-
tence et un régime de vie, c'est-à-dire une morale pratique logique-
ment déduite de cette opinion. Mais cette morale n'est pas nouvelle;
KRANTZ. — LE PESSIMISME DE LEOPARD! 403
de plus, elle n'implique pas nécessairement la préexistence d'une
métaphysique déterminée. La preuve, c'est que d'abord elle convient
aussi bien à l'optimisme qu'au pessimisme ; c'est aussi que la princi-
pale maxime de cette morale est identique à une règle de la morale
provisoire de Descartes, qui précède justement toute métaphysique.
On peut se soumettre à l'ordre du monde sans même connaître cet
ordre; c'est en s'y soumettant qu'on l'apprendra, au jour le jour,
par expérience.
Voilà la morale de Leopardi. Elle n'offre aucune originalité ni dans
ses préceptes, ni dans la justification et l'exposition de ses pré-
ceptes. Cherchons la métaphysique.
Cette infortune universelle a-t-elle un sens? et quelle est sa cause?
— Elle n'a pas de sens; c'est une chimère, et une douleur de plus,
que de lui en chercher un. Voilà donc un premier domaine formé à
la métaphysique, celui de la finalité. Le mal existe, mais ne s'explique
pas. Aussi Leopardi le constate sans l'expliquer.
Passons à une autre notion très métaphysique aussi, la cause
efficiente. Elle serait déjà bien diminuée par le fait qu'elle ne serait
pas en même temps cause finale. Mais pourtant, on pourrait encore
spéculer sur cette force ou aveugle ou méchante qui a créé le
monde malheureux. Quelle est-elle donc? Leopardi l'appelle nature.
Mais ce n'est là qu'un nom. A quelle réalité précise correspond-il?
A aucune. Dans le dialogue VI, la nature elle-même est en scène.
Elle converse avec une âme qui lui demande le secret de la vie;
voici ce que la nature trouve de plus clair à répondre. La nature:
Tu es destinée à animer un corps humain, et tous les hommes nais-
sent et vivent dans la souffrance. — L'âme : Ne devrais-tu pas au
contraire les rendre nécessairement heureux, ou, si ce n'est pas en
ta puissance, t1 abstenir de les mettre au monde? — La nature :
Mon pouvoir ne va pas jusque-là. Je suis soumise au destin, lequel en
a ordonné autrement, bien que je n'en puisse pas plus que toi deviner
la raison '. — Et plus loin : « Ma fille, les âmes et tous les êtres
« sont, comme je te l'ai dit, la proie du malheur sans que j'y sois
« pour rien. » La nature, on le voit, reste pour le poète une puis-
sance indéterminée. Mais cette nature est une sorte de moyen terme
entre le destin, qui est au-dessus d'elle, et les créatures qui sont
au-dessous. La métaphysique de Leopardi tentera-t-elle d'expliquer
les rapports de cette nature, si indéterminée qu'elle la laisse, d'une
part avec les créatures, et de l'autre avec le destin? Nullement. La
nature ne sait pas pourquoi elle obéit au destin, ni pourquoi le destin
1. Page 38.
404 REVUE PHILOSOPHIQUE
lui commande de créer les êtres dans le malheur. On ne peut pas
nier que ce ne soient là deux lacunes métaphysiques considérables.
La philosophie la plus haute vise d'abord à expliquer les choses en
elles-mêmes; quand elle ne peut pas donner cette explication su-
prême, elle descend d'un étage et s'efforce d'expliquer au moins les
rapports des choses. Ni l'une ni l'autre de ces philosophies ne se
trouve dans Leopardi, puisqu'il ne détermine ni la nature, ni les
relations de la nature avec l'humanité.
Mais reste le destin que Leopardi semble placer au sommet de
son système. Ce destin renferme peut-être en lui-même l'explication
dernière. Le poète nous en donne-t-il une idée philosophique ou
seulement précise? Est-il le vieux fatum de la mythologie, est-il le
malin et puissant génie de Descartes, tiré pour la circonstance de
son état d'hypothèse? Est-ce une force aveugle, immanente au
monde, ou une propriété de la matière, quelque chose comme la
pesanteur des atomes ou l'attraction moléculaire? Est-ce le hasard
de Lucrèce ou la nécessité intelligente des Stoïciens? Leopardi ne se
prononce pas. Mais il est certain que son destin doit être la moins
philosophique de toutes ces conceptions, car il est entouré d'un
mystère tout mythologique et d'un vague fabuleux. Le poète a
besoin que cette puissance reste impénétrable, et le philosophe
subit la conception du poète. Il n'a pas même pris garde que cette
continuité du mal dans le monde, sans relâche et sans exception,
peut indiquer une intention et une volonté tout autant que l'opti-
misme. Cette entente de toutes les forces de la nature pour engen-
drer uniquement la douleur est aussi belle, au point de vue esthé-
tique , abstraction faite de la qualité morale de l'œuvre , que
l'harmonie pour le bien. L'unité du plan est aussi parfaite, l'exécu-
tion aussi admirablement exacte ; et le résultat n'est que trop rigou-
reux, puisque le mal est universel. Pourquoi n'y aurait-il pas là une
fin, mauvaise sans doute, mais une fin pourtant poursuivie avec un
art, qui serait, dans le pessimisme, la beauté, et une science qui
serait la vérité? Leopardi préfère jeter sur la cause première de
YInfelicità un voile de poésie et un nom mystérieux. Il en fait une
véritable cause occulte, qu'il dérobe sous cette vieille appellation
insignifiante ou puérile de fatum, contemporaine d'une crédulité
anti-philosophique. Si bien que ce penseur moderne eût peut-être,
avec sa superstition du destin, fait sourire Épicure et indigné Lu-
crèce. La notion du hasard est en effet plus philosophique que celle
du fatum, et, dans l'ordre d'évolution de l'idée pessimiste, Leopardi
e^t en retard sur les atoinistes anciens.
Mais, dira-t-on, nest-il pas contradictoire de reprocher à Leopardi
K.RANTZ. — LE PESSIMISME DE LEOPARDI 405
de ne rien définir et de ne rien expliquer, puisque sa philosophie
consiste justement à nier toute possibilité d'explication et de défini-
tion? Soit; mais encore, si sa philosophie est qu'il n'y a pas de philo-
sophie, cela du moins est-il à démontrer ? On peut témoigner d'un
beau génie philosophique à prouver que la philosophie n'existe pas.
Montaigne et Pascal l'ont fait. Quand les positivistes nient la méta-
physique, ils donnent des raisons; ils tâchent d'avoir la science pour
eux, ne voulant pas de la spéculation. Leopardi n'a eu ni la spécu-
lation ni la science; il n'a donc eu que l'imagination et l'émotion,
c'est-à-dire la poésie.
On peut donc dire, sans injustice, que la forme poétique de Ylnfe-
licità l'ait illusion sur la valeur philosophique de la théorie. Nous
prenons pour unité logique ce qui est plutôt monotonie de forme et
d'accent, et, pour force de démonstration, ce qui n'est guère que
véhémence d'affirmation.
Pour résumer l'impression d'ensemble, les dialogues sont l'élimi-
nation systématique de toutes les questions métaphysiques, la cause
première, l'âme, l'immortalité, le bien, la finalité, que ceux-là mêmes
qui les nient mentionnent du moins et exposent pour les réfuter.
La métaphysique de Leopardi n'est pas la réfutation, pas même la
négation, elle est l'omission de la métaphysique.
Mais, dans le détail, le poète redevenant psychologue, offre plus de
prise à l'analyse. Lès points qui mériteraient une étude particulière
sont : la conscience, Y impossibilité du bonheur, Y amour, le progrès,
le suicide, le charme de la mort. On tirerait de là une série de cha-
pitres curieux. Pour ne point dépasser notre cadre, indiquons seule-
ment le sens de chacun de ces chapitres, et constatons que plusieurs
ne sont rattachés à la thèse que par des liens d'une bien fragile
subtilité.
Si Leopardi ne recherche pas la cause métaphysique de YInfelicità,
il en analyse avec une délicate précision la cause psychologique. Il
la trouve en lui, et voilà pourquoi nous y avons insisté plus haut :
c'est la conscience. L'âme demande à la nature : « Mais dis-moi, la
grandeur et l'infortune sont-elles donc en substance une seule et
même chose? Si au contraire elles sont deux choses différentes, ne
peux-tu les séparer? » Et la nature répond : « Dans l'âme des
hommes comme proportionnellement dans celle des autres animaux,
elles sont inséparables, parce que l'excellence de l'âme implique une
conscience plus complète, dès lors un sentiment plus vif du malheur
individuel, c'est-à-dire une plus grande souffrance... Les hommes
les moins aptes et les moins habitués à s'étudier eux-mêmes sont les
plus prompts à se décider et les mieux faits pour l'action. Mais tes
400 REVUE PHILOSOPHIQUE
semblables, continuellement absorbés en eux-mêmes... sont les
plus lents à agir. Cette disposition est fun des plus grands maux
qui puissent affliger la vie humaine. » Ici, le roseau pensant n'est
même plus relevé et console de n'être qu'un roseau par la dignité
de le savoir. La science ne nous donne pas même cette joie amère
de nous sentir plus malheureux que les sots, parce que nous sommes
moins sots qu'eux Le pessimisme de Leopardi est absolu au point
de ne pas distinguer entre la fierté clairvoyante de la sagesse et la
béate inconscience de la sottise. « Aujourd'hui, je n'envie ni les sots
ni les sages, ni les grands ni les petits, ni les faibles ni les forts :
j'envie les morts ; avec eux seuls je changerais. »
Mais la philosophie du moins a-t-elle une valeur? Leopardi a tant
tenu à être philosophe, qu'on pourrait croire qu'il y trouvait un
adoucissement ou un orgueil. Nullement. « On se trompe en affir-
mant que la perfection de l'homme consiste dans la connaissance
complète de la vérité,.. La conclusion dernière de toute philosophie
sincère et sérieuse est qu'il vaut mieux ne pas faire de la philoso-
phie. D'où il résulte d'abord que la philosophie est superflue, puis-
qu'il n'est pas nécessaire d'être philosophe pour n'en pas faire,
ensuite qu'elle est extrêmement nuisible, puisqu'on ne vient a sa
conclusion dernière qu'à ses dépens et qu'une fois déduite, on ne
peut s'y conformer, car il n'est pas au pouvoir des hommes d'oublier
les vérités reconnues, et aucune manie n'est plus tenace que la
manie de philosopher. En somme, la philosophie, qui commence par
espérer et par promettre de porter remède aux maux de l'huma-
nité,.finit par chercher sans succès à se guérir elle-même *. »
Aussi la philosophie est d'autant plus funeste qu'elle est la plus
haute manifestation de cette conscience, mère de nos douleurs.
Leopardi va jusqu'à l'appeler « barbarie nouvelle, barbarie de la
raison, qui a succédé à la barbarie de l'ignorance et qui, loin de
valoir mieux, est pire, parce qu'elle est plus intime et plus pro-
fonde -. »
Mais, pourrait-on dire, la conscience d'exister est par elle-même
un bien. La vie, quelle qu'elle soit, vaut mieux que le néant. Il y a
donc au fond de tout pessimisme un élément d'optimisme qui est la
sensation d'être. « La vie, dit le Physicien :;, est un bien en elle-
même que chacun aime et désire naturellement. » Mais le Métaphy-
sicien s'éfève avec vivacité contre cette erreur : « Je nie que la vie
en elle-même, c'est-à-dire la simple sensation d'être, soit quelque
1. Dialogue cU Timandre et d'Eléandre, p. 108.
2. Jbid.
3. Dialogue du Physicien et du Métaphysicien.
KRANTZ. — LE PESSIMISME DE LEOPARDI 407
chose d'aimable et de désirable par sa nature... J'affirme qu'une
vie heureuse est un bien sans contredit, parce qu'elle est heureuse,
mais non parce qu'elle est la vie. »
En tant que poète, Leopardi n'a pas pu ne pas chanter l'amour, et
la femme qui en est la condition. Mais quelle place leur donner et
quelle fonction leur assigner dans la théorie pessimiste*? Que vien-
dront faire ces deux agents et ces deux symboles de la vie et de la
propagation de la vie dans cette doctrine qui a pour divinité la mort
et pour idéal le néant1? Dans la pièce L'Amour et la Mort, Leopardi
tente une conciliation qui n'est qu'un pénible sophisme. Les amou-
reux pensent à la mort et veulent mourir en plein amour, parce
que, sachant que leur amour finira, ils ne peuvent pas supporter
cette pensée et préféreraient qu'il finît tout de suite. C'est comme
un condamné à mort qui se tuerait par peur de mourir.
Quant à la femme, Leopardi est pour elle tour à tour ironique et
attendri. Les mystères de son cœur, non éclairés par sa biographie,
projettent ici leurs ombres changeantes sur la doctrine. « Il est
étrange en vérité que, ne vous étonnant pas de voir les hommes être
des hommes, c'est-à-dire des êtres peu estimables et peu aimables,
vous ayez tant de peine à admettre que les femmes ne sont pas des
anges. » Mais le même Génie qui décoche à la femme ce trait à
la Schopenhauer, dit au Tasse, un peu après, en lui parlant de sa
maîtresse : « Calme-toi, cette nuit je te l'enverrai en songe, belle
comme la jeunesse... Tu lui prendras la main, et elle, te regardant
fixement dans les yeux, versera dans ton âme une ivresse telle, que
tu en perdras la tête. Demain toute la journée tu sentiras ton cœur
battre plus fort de tendresse au souvenir de ce beau rêve '. »
Si les pessimistes doivent logiquement maudire la femme et
l'amour, sources de la vie, par contre, ils doivent exalter le suicide,
qui avance la mort.. Ainsi faisait Hégésias. Mais la situation est déli-
cate. Un vrai pessimiste, s'il prêche le suicide, devra prêcher
d'exemple : alors il ne prêchera qu'une fois. Au lieu de ce seul
exemple, n'est-il pas plus profitable à la doctrine de se garder vivant
pour répandre longtemps le précepte? Ce fut, ce semble, l'avis du
même Hégésias qui multipliait ingénieusement son propre suicide,
avec le plaisir magistral d'assister à la multiplication, en ne se sui-
cidant que dans la personne de ses disciples. Les pessimistes mo-
dernes ont senti l'embarras de l'alternative , et , par crainte des
contradicteurs malavisés qui n'eussent pas manqué de les inviter à
commencer l'anéantissement par eux-mêmes, ils ont démontré que
]. Dialogue du Tasse et de son Génie.
408 REVUE PHILOSOPHIQUE
le suicide est un si pauvre moyen d'anéantissement, et si individuel,
comme dit Schopenhauer, qu'il ne vaut vraiment pas la peine d'être
employé.
Leopardi a touché à la question dans un dialogue compliqué entre
Porphyre et Plotin. Sa conclusion n'est pas catégorique. Les argu-
ments contre le suicide sont plus forts que la défense, et pourtant
c'est par un beau trait de la défense qu'il termine. — Porphyre veut
mourir. Cette résolution ne lui est pas suggérée par un chagrin
particulier. Elle est raisonnable et. raisonnée. On retrouve ici la
préoccupation constante de Leopardi de faire dériver son pessimisme
de son intelligence et non de sa sensibilité. « Rien au fond, dit Por-
phyre, n'est plus raisonnable que l'ennui. Les plaisirs, les douleurs
même sont vains : l'ennui seul est sensé, qui est la conscience de la
vanité du tout. »
Plotin, qui veut dissuader son ami, lui oppose une série d'arguments
as-^z faibles et que Porphyre n'a pas de peine à réfuter. — Platon, le
maître, a défendu le suicide, qui met le mortel en révolte contre la
volonté divine. — Mais Platon n'est qu'un théoricien; ses doctrines
ne soutiennent pas l'épreuve de l'application. La puissance quelcon-
que qui gouverne le monde, nature,-destin, Dieu ou nécessité, est l'en-
nemie de l'espèce humaine ; mais dans son duel avec cette puissance
l'homme aune arme contre la douleur: c'est la mort. Platon, par un
mensonge funeste, a enlevé à l'humanité l'usage de cette arme. Il
a créé la chimère de l'immortalité. « Aussi la pensée de la fin pro-
chaine serait la consolation de notre vie, pleine de tant de douleurs,
si toi, ô Platon, avec ce doute jeté dans l'esprit des hommes, tu n'avais
arraché à cette pensée sa douceur et ne l'avais rendue la plus amère
rie toutes. » Et puis, que serait cette immortalité'? « Une existence
qui nous apparaît pleine d'ennuis, moins supportable encore que la
vie présente. » La conception d'un paradis supportable est impos-
sible. Leopardi se rencontre ici avec Montesquieu. Dans un joli pas-
sage des Lettres persanes Montesquieu remarque avec beaucoup
d'esprit que l'imagination des hommes a toujours été d'une fécomlilé
terrifiante pour se représenter les supplices de l'enfer, mais qu'elle
est toujours restée court quand elle a voulu déterminer les occupa-
tions des bienheureux dans le séjour céleste. Elle n'a guère dépassé
cette perspective, en somme assez peu séduisante : « jouer éternel-
lement de la (lùte aux pieds du trône de Dieu. »
Porphyre, qui est loin de la verve de Montesquieu, conclut que la
fausse croyance à l'immortalité n'a même pas la seule efficacité
qu'elle pourrait avoir : exciter les hommes au bien.
Mais, poursuit Plotin, ce n'est pas seulement Platon, c'est encore
KRANTZ. — LE PESSIMISME DE LEOPARDI 409
la nature qui défend le suicide. Voici les raisons : 1° L'ordonnance
du monde disparaît, si les êtres pouvaient disparaître par leur propre
volonté. 2° I! y aurait contradiction à ce que la vie servît à supprimer
la vie. 3° L'instinct de conservation et l'amour du bien-être sont une
preuve du devoir de vivre. — A quoi Porphyre répond : 1° On dit
qu'il est illicite de mourir : pourquoi ne le serait-il pas de vivre mal-
heureux? 2° La nature, pour avoir le droit de défendre la mort volon-
taire, devrait avoir l'obligation de rendre la vie heureuse. 3°Nous avons
la haine de la mort, mais plus encore la haine de la douleur. 4° La
mort m'apparaît comme un bien : or la nature me pousse à recher-
cher mon bien ; donc la nature m'autorise à me tuer. Si maintenant
Plotin objecte que « le suicide n'est pas conforme à la nature parce
que les hommes qui se tuent sont pervertis et hors de la vie nor-
male, » Porphyre répond par une théorie subtile qui prétend que,
puisqu'en tout nous avons substitué l'art à la nature, nous devons
substituer également l'art de la mort à l'instinct naturel de la vie. La
maladie du désespoir est artificielle; il lui faut un remède artifi-
ciel aussi. Par notre raffinement intellectuel, nous nous sommes fait
une nature nouvelle contraire à la première. Ces deux natures ont
cela de commun qu'elles nous portent également à vouloir le bonheur,
mais elles ont cela d'opposé que les conditions du bonheur sont dif-
férentes pour chacune d'elles. Tandis que l'homme primitif pouvait
être heureux sans mourir, l'homme actuel, transformé par la con-
science, ne peut plus trouver le bonheur que dans la mort. Cette se-
conde nature est déterminée par notre raison, et notre raison sait que
« la mort n'est pas un mal comme le croit notre instinct primitif.
Elle est au contraire le remède sûr à nos maux, la chose la plus dé-
sirable et la meilleure pour nous. » Or c'est la nature actuelle qui
doit nous servir de règle et non la nature primitive, puisque celle-ci
est oblitérée par l'autre plus impérieuse à notre volonté et plus claire
à notre intelligence.
C'est donc au nom même de la nature qu'on doit établir la légiti-
mité du suicide.
Cette argumentation fort ingénieuse est peut-être ce qu'il y a de
plus original dans la philosophie de Leopardi. On pourrait montrer
qu'elle implique une sorte de théorie du progrès adaptée au pessi-
misme, lequel semble pourtant contradictoire avec toute idée de
perfectionnement. Ce passage de la nature primitive inconsciente à
la nature actuelle consciente est nécessairement un progrès ou une
décadence. Si c'est un progrès, l'humanité, si mauvaise qu'elle soit,
a donc néanmoins un idéal, et son évolution dans le sens de la con-
science est intelligible et relativement bonne. Si c'est une décadence,
410 REVUE PHILOSOPHIQUE
l'humanité peut encore avoir un idéal; seulement il serait derrière
elle, comme un âge d'or passé. Pourquoi les hommes n'auraient-ils
pas pour but de retrouver cette inconscience perdue, qui seule est
compatible avec l'amour de la vie? — Mais revenons au suicide.
Plotin, qui clôt le débat, estime que Terreur des hommes est juste-
ment de se régler sur la nature actuelle et non sur la nature primi-
tive. « Comment pourrait-on préférer de devenir un monstre pour
plaire à la raison plutôt que de rester un homme pour suivre la na-
ture? »
Enfin Leopardi nous laisse sur un argument bien délicat et bien
touchant, un vrai argument de poète, le plus humain et pour cela le
meilleur de tout le livre : le suicide est un acte d'égoïsme, parce qu'en
se tuant on ne délivre que soi et qu'on fait pleurer ses amis. Il y a
dans cette pensée exquise un parfum de pessimisme antique et comme
une grâce épicurienne. Epicure, l'ennemi des dieux, avait divinisé
l'amitié. C'est toujours la sereine amitié, jamais l'amour, perfide
complice de la vie, qu'ont invoquée les pessimistes, anciens ou mo-
dernes, quand se laissant aller aux sentiments humains, ils se sont
adoucis et attendris.
C'est encore à Lucrèce que Leopardi nous fait penser quand il
répand sur le tombeau d'Une jeune morte ces vers dont le scepti-
cisme mélancoliqne est si contradictoire avec les dures affirmations
du système : « 0 nature, redoutable mère... Si c'est un mal pour les
mortels de mourir prématurément, pourquoi l'infliges-tu à ces têtes
innocentes? Si c'est un bien, pourquoi rends-tu ce départ inconso-
lable, funeste, le plus grand des maux pour celui qui s'en va comme
pour ceux qui restent? » Enfin, cette nature si vague tout à l'heure,
quand elle figurait dans le système comme une entité occulte, se pré-
cise tout à fait quand Leopardi la laisse parler dans son cœur de
poète : elle devient la simple, la vulgaire nature humaine, dont les
grands systèmes peuvent parfois se passer, mais dont les beaux vers
ne se passent point : « Oui, je le crois, vivre est un mal; mourir est
une grâce : qui pourrait cependant (on le devrait en bonne logique)
désirer voir le dernier jour de ceux qui lui sont chers? Qui aurait le
courage d'appeler de ses vœux le départ éternel de l'être chéri, avec
qui il a passé de nombreuses années, de désirer des adieux après les-
quels, sans espoir de rencontrer jamais son ami, par les chemins de
la vie, il ira seul abandonné sur cette terre, regardant autour de
lui? etc '. »
!. Poésies, traduction Valéry Vemier. \>. 162,
KRANTZ. — - LE PESSIMISME DE LEOPARDI 411
Il faudrait pour Leopardi, comme pour Lucrèce, relever une à une
les contradictions entre le poète et le philosophe et montrer combien
peu de chose est le philosophe auprès du poète. On verrait que
c'est ce contraste et cette inégalité d'un système en somme assez
pauvre et trop souvent banal, et d'un tempérament poétique original
et puissant qui fait le dramatique de ces deux beaux génies. Outre
leur douleur réelle et leurs larmes vraies, on trouverait encore au
fond de leur pessimisme un élément d'optimisme invincible qui les
soustrait à l'impassibilité et à l'isolement absolus pour les rendre
intelligibles et sympathiques à ceux mêmes qui aiment la vie et ne
croient pas au néant.
Il y a de l'espérance dans leur désespoir, il y a de la pitié dans leur
indifférence, il y a une estime peut-être exagérée de l'être dans leur
avidité de mourir, il y a surtout un idéal d'une fixité et d'une ubiquité
étrange dans leur négation du mieux et de l'au delà. En effet le
néant leur devient une chose douce, belle, désirable, divine, comme
aux autres l'immortalité. Ils l'aiment, ils l'invoquent, ils le décrivent
presque ce rien, auquel leur imagination donne une substance ; ils
en prennent une jouissance anticipée et fictive, la seule d'ailleurs
qu'ils en puissent avoir jamais : et cette réjouissance actuelle d'un
état futur dont il est impossible de jouir vraiment, cette sensation du
non-être qu'ils se figurent pendant qu'ils sont et qu'ils n'auront jamais
quand ils ne seront plus, cette béatitude négative conçue par leur
pensée et qui finira justement pour eux, avec leur pensée, au mo-
ment même où elle se réalisera, ils en font leur rêve poétique bien
plus que leur conclusion philosophique, leur joie idéale bien plus que
leur dogme, et ils l'appellent « le charme de la mort ».
Ainsi la poésie du pessimisme lui vient surtout d'une défaillance
de sa philosophie, de cet élément d'optimisme qui lui impose l'espé-
rance d'un mieux futur et lui rend l'idéal. Les poètes grecs chan-
taient plus volontiers la joie de la vie et pleuraient sur la tristesse de
la mort ; Leopardi fait l'inverse; il pleure sur la vie et chante la Gen-
tilezza de la mort. L'idéal est déplacé et l'aspiration change d'objet;
mais bien que l'antithèse soit renversée, les deux termes y sont
toujours et, même intervertis , c'est leur opposition qui fait la
poésie.
Pour conclure, Leopardi, d'après les opuscules traduits par M. Dap-
ples, a eu tort de vouloir être un philosophe, et son insistance dans
cette ambition me prouve surtout le sentiment qu'il avait peut-être
de ne l'être pas assez. Ce qu'on appelle sa théorie n'est guère qu'un
lieu commun, exagéré plutôt que rajeuni par son esprit malade. Il
l'a dit lui-même, quand il a voulu trouver une preuve du pessimisme
il -2 REVUE PHILOSOFHIQUE
dans son antiquité même l. Ce qu'il y a d'impersonnel et de vraiment
général, c'est-à-dire de philosophique dans Leopardi ne lui appar-
tient pas, et ce qu'il y a de personnel n'est guère philosophique. Au
lieu de considérer, avec lui, son oeuvre comme un système, il vaut
mieux pour sa gloire et pour la vérité la prendre pour ce qu'elle me
semble être bien plutôt, une autobiographie sincère et émouvante,
des mémoires pathétiques et inspirés qui nous racontent la vie tout
individuelle d'une âme atteinte dJun « mal bien connu des hommes»,
mais qui devient original en devenant excessif, et vouée par son es-
senco intime à ce désespoir sans cause objective qu'on appelle l'ennui.
M. Aulard a trouvé des arguments ingénieux pour soutenir Leopardi
contre les influences du milieu, et il a montré qu'en somme le poète
n'ayant pas eu trop à se plaindre ni de la nature, ni des hommes, ni
de la fortune, a bien conçu son système, comme il le prétend, dans
une absolue liberté.
Mais justement cette liberté que le milieu pouvait lui laisser jus-
qu'à un certain point, la constitution même de son âme ne la lui lais-
sait pas. Il nous l'a dit lui-même, ce qui le faisait souffrir ce n'étaient
point les causes extérieures, l'infirmité, la jalousie ou la pauvreté,
c'était une cause intime, inséparable de lui-même et agissant toujours
avec d'autant plus d'énergie qu'elle se connaissait davantage : la con-
science. Donc, plus on montrera que YInfelicità est toute subjective,
plus on la dépouillera de son caractère philosophique pour la réduire
à n'être qu'une affection personnelle , exerçant sur l'intelligence
bien plus d'empire que les circonstances extérieures parce que
celles-ci peuvent encore n'être qu'intermittentes, tandis que l'ennui
purement subjectif est inexorablement continu.
La critique est peut-être trop portée de nos jours à mettre une
philosophie où il n'y a qu'un tempérament. Il suffit qu'un littérateur
soit mélancolique pour qu'il soit déclaré philosophe. Le romantisme
nous a tournés à l'estime de la tristesse dans l'âme de l'homme
comme à la prédilection pour le clair de lune dans la nature 2. Cette
sorte de distinction qui s'attache aux larmes, à la pâleur, à la phtisie
finit trop par nous faire croire que tous les pleureurs, tous les mé-
contents et tous les malades sont des métaphysiciens. Nous nous
laissons prendre au spleen des Anglais et au paupérisme intellectuel
des Allemands, et nous oublions que la gaieté, vertu gauloise de
l'esprit français, a bien aussi sa valeur philosophique. Rabelais et
l. Dialogue de Tristan et d'un ami, p. 116.
■-'. Leopardi invoque une douzaine de l'ois au moins la lune dans ses vers,
jamais le soleil.
KRANTZ. — LE PESSIMISME DE LEOPARDI 4f3
Montaigne savaient rire ; Descartes était de bonne humeur. Il estimait
la santé, « laquelle est le fondement de tous les autres biens qu'on
peut avoir en cette vie '. » Il a même employé d'abord son génie phi-
losophique à vouloir se la donner à lui et aux autres. Il pensait aussi
« qu'il n'y a point d'événements si funestes ni si absolument mauvais
au jugement du peuple, qu'une personne d'esprit ne les puisse re-
garder de quelque biais qui fera qu'ils lui paraîtront favorables2, v II
voulait enfin « que son principal contentement ne dépendit que de
lui seul ». Et pourtant il ne s'est pas contenté d'expliquer le monde
par ce « bon biais » par où il prenait, tandis que les pessimistes ont
vite fait d'éclaircir le grand mystère avec leur unique et éternel
« tout est mal ».
Emile Krantz.
1. Lettre à la princesse Elisabeth : Cousin, t. IX, p. 202.
2. Ibid., p. 205
VARIÉTÉS
LE NOUVEAU PROGRAMME DE PHILOSOPHIE
Dans sa session complémentaire du mois de juillet, le Conseil su-
périeur de l'instruction publique a, comme on le sait, refondu tous
les progammes de l'enseignement classique, conformément aux prin-
cipes généraux de la réforme discutée et votée au mois de juin. Le
programme de philosophie en vigueur jusque-là n'était pas des plus
attaqués, et on ne peut pas dire que l'opinion en réclamât d'urgence
la révision ; néanmoins l'occasion a paru bonne de le remanier
comme les autres, pour le mettre en accord avec certains besoins
nouveaux et le faire profiter du progrès général des études philoso-
phiques. Il faut l'avouer, tel qu'il était, il ne gênait guère les profes-
seurs; et personne, que je sache, n'en était esclave, l'inspection
générale se montrant depuis longtemps fort libérale à cet endroit ;•
mais, s'il ne s'agissait pas d'opérer une révolution qui n'était ni né-
cessaire ni demandée, au moins convenait-il de consacrer et d'au-
toriser les modifications principales déjà introduites en fait dans
nos meilleurs cours. Pris en lui-même et pour qui le suivait à la
lettre, ce programme donnait lieu à des critiques sérieuses dont on
ne pouvait pas ne point tenir compte. On a donc été amené à y faire
des changements assez profonds, constituant, à ce qu'il semble, des
améliorations appréciables. Il vaut la peine au moins d'indiquer dans
quel esprit ce travail a été fait.
Dans cette tâche particulière, comme en général dans le remanie-
ment de tous les programmes, le Conseil supérieur n'a pas voulu
rester enfermé en lui-même. Entre la grande session de juin et cette
session complémentaire, des commissions ont été formées par le
ministre, ayant en quelque sorte pour noyau les membres du Con-
seil résidant à Paris, mais composées au moins pour moitié de pro-
H. MARION. — LE NOUVEAU PROGRAMME DE PHILOSOPHIE 415
fesseurs pris en dehors du Conseil. Ces commissions compétentes
devaient préparer les projets, qui seraient soumis d'abord à la sec-
tion de permanence, puis après examen proposés par elle au Conseil,
lequel les discuterait à son tour dans ses commissions spéciales,
pour les voter enfin en séance plénière. Le programme de philoso-
phie a donc passé par toute cette filière. La commission qui l'a éla-
boré en premier lieu comprenait des membres de l'enseignement
supérieur et des membres de l'enseignement secondaire, représen-
tant la Sorbonne, l'École normale, les lycées. De plus, chacun d'eux
s'est fait un devoir de prendre l'avis des collègues avec lesquels il
avait les rapports les plus habituels.
D'après cette sorte d'enquête, la grande majorité des professeurs
de philosophie a paru souhaiter que la nouvelle rédaction du pro-
gramme, sans supprimer aucune des questions, les coordonnât de
manière à mieux marquer la séparation entre les problèmes qui
comportent des recherches positives et des solutions scientifiques,
et les questions dernières d'un tout autre caractère. En même temps
aussi, la plupart ont exprimé le vœu qu'une plus grande place fût
faite à la morale, surtout à la morale sociale, et, plus généralement,
aux questions d'un intérêt pratique. Certes, personne ne songe à ôter
à la philosophie son caractère de suprême curiosité spéculative ;
mais il y a comme un désir unanime de montrer que, loin d'être un
jeu stérile de la pensée ou tout au plus un exercice de l'esprit cri-
tique, elle sert encore à régler la conduite et à former les carac-
tères.
Des avis extrêmes ont été émis, mais sans insistance. Par exemple,
quelqu'un demandait qu'il n'y eût point de programme du tout; mais
il a semblé qu'il suffirait d'affirmer une fois pour toutes la liberté du
professeur, et que, cela fait, il n'y aurait plus que des avantages, sans
inconvénients, à dresser méthodiquement la liste des questions que
chaque cours devait comprendre. Le programme, en effet, est utile
pour régler l'examen final et pour circonscrire les interrogations
destinées à contrôler l'enseignement, autant ou plus que pour diriger
l'enseignement lui-même; il est donc, pour les professeurs des lycées
et collèges, une garantie plutôt qu'une gêne. — Cela est si vrai qne
certains professeurs de collèges, dénonçant comme tout à fait illimité
le champ des questions posées au baccalauréat, demandaient expres-
sément à être protégés par un programme, aussi long, aussi détaillé
qu'on voudrait, pourvu qu'il fût bien déterminé et rigoureusement
respecté par les professeurs de facultés. Un d'entre eux poussait la
modestie jusqu'à demander que ce programme fixât non seulement
l'ordre des questions, mais, sur chaque question, le nombre et le
4J6 REVUE PHILOSOPHIQUE
plan môme des leçons. Il va de soi que cet avis n'était pas plus
admissible que le précédent : ils se détruisent l'un l'autre, et leur
opposition même montrait assez qu'il fallait les écarter tous les
deux.
Une autre opinion était plus fortement motivée : M. Fouillée pro-
posait d'augmenter le temps donné aux études philosophiques et de
répartir ces études sur plusieurs années, de faire enseigner, par exem-
ple, l'esthétique en rhétorique, la morale sociale, les éléments du
droit et de l'économie politique, la théorie des méthodes, en seconde
et même dans les années qui précèdent, sauf à reprendre les mêmes
questions, au point de vue supérieur des principes, dans la classe
de philosophie, désormais consacrée plus exclusivement aux hautes
recherches spéculatives '.Ces propositions, si plausibles et qui à tant
d'égards seraient avantageuses à l'enseignement philosophique, ne
pouvaient être, quant à présent, soumises au Conseil supérieur. Non
seulement elles sont de trop de portée pour ne pas demander un
examen approfondi; mais, dans l'état actuel du personnel, elles ne
pouvaient être qu'ajournées, tout essai qu'on en voudrait faire
aujourd'hui devant infailliblement compromettre pour l'avenir ce
qu'elles contiennent d'excellent. Il ne semble pas, en effet, qu'on
puisse de sitôt avoir deux professeurs de philosophie dans chaque
lycée et collège. Et quant à augmenter le service des professeurs
actuels, lorsqu'ils ont tant besoin de loisirs intellectuels, ou bien à
imposer aux professeurs de lettres une besogne qui n'est pas la leur,
quand leur tâche est déjà si lourde, qui pourrait y songer? Et puis,
si la philosophie est incontestablement une des parties les plus flo-
rissantes de notre enseignement secondaire , cela ne tient-il pas,
entre autres causes, à ce que le professeur de philosophie a sa classe
à lui, ses élèves à lui, avec qui il passe une année entière dans un
commerce intime et régulier, sur qui il a par conséquent toute l'in-
fluence qu'il sait prendre ? Qui n'a entendu les professeurs d'his-
toire, par exemple, se plaindre amèrement d'avoir à faire dans plu-
sieurs classes différentes, devant des élèves si nombreux qu'à peine
ils peuvent en savoir les noms, un enseignement partout regardé
plus ou moins comme accessoire, malgré son extrême intérêt? La
philosophie après tout a une belle et large part dans la distribution
du temps ; elle peut rendre et rend ainsi de très grands services,
sans abuser de la faveur dont elle est l'objet pour empiéter sur les
autres enseignements. - - L'auteur des propositions dont il s'agit a
1. Voir la Revue des Deux-Mondes du 15 mai 1880 et la Revue politique
et littéraire des 29 mai et 12 juin 1880.
H. MARION. — LE NOUVEAU PROGRAMME DE PHILOSOPHIE 417
reconnu lui-même, si je ne me trompe, la bonté de ces raisons, et
qu'on ne pouvait en tout cas entrer utilement dans la voie qu'il indi-
quait, avant l'achèvement de la réforme classique, bien autrement
réclamée par l'opinion et autrement urgente.
Le programme de philosophie a donc été simplement refondu.
Voici les améliorations qu'on croit y avoir apportées :
La première à remarquer, et peut-être la plus importante, consiste
dans cette note finale : L'ordre adopté dans ce programme ne doit
pas enchaîner la liberté du professeur, pourvu que les questions indi-
quées soient toides traitées. Cette note consacre officiellement ce qui
était le fait, mais non le droit. Quoiqu'on ait pris soin de ranger les
questions dans un ordre naturel que pourront suivre en confiance
les professeurs qui n'ont point de préférence personnelle, il demeure
acquis que tout professeur bien maître de ses matières et sûr de lui
peut disposer son cours de la manière qui lui semblera la plus logi-
que. En cela il ne relèvera que des chefs qui ont qualité pour juger
la valeur de son enseignement. On a entendu, non le soustraire à tout
contrôle, ce qui nJétait ni ne pouvait être demandé par personne ;
mais rendre son indépendance aussi entière que possible , à la seule
condition qu'il ait du talent et un sentiment scrupuleux de tous ses
devoirs. Le Conseil eût presque été d'humeur à mettre une note
analogue au bas de tous ses programmes, persuadé que l'excellence
d'un programme imposé n'a jamais suffi à faire un bon enseigne-
ment. L'essentiel est que le professeur aime sa tâche et sente sa res-
ponsabilité, ce qu'on obtient d'autant plus sûrement qu'on le laisse
plus libre et qu'on le traite moins en employé '. Dans certaines clas-
ses pourtant, il fallait bien que le programme parlât avec autorité :
dans les classes par exemple et pour les parties de l'enseignement
où il s'agissait de rompre avec d'anciennes routines, de réaliser
des réformes jugées nécessaires. Mais, tel n'étant pas le cas pour la
philosophie, c'est à l'unanimité et sans discussion qu'on a décidé
de présenter le programme de cette classe comme une simple direc-
tion pour les professeurs , comme une indication des questions à
traiter dans les cours et à poser dans les examens. Il assigne en
même temps un ordre dans lequel ces questions pourraient se ranger
convenablement. A cet égard il aura l'autorité que lui vaudra sa
valeur intrinsèque.
1. C'est le mot heureux de M. J. Simon : « Vos programmes ne seront bons,
a-t-il dit à plusieurs reprises, que si vos professeurs ont du talent; mais ils
n'en auront que si on leur demande d'être vraiment des maîtres, non des
employés. »
tome x. — 1880. 27
41 S REVUE PHILOSOPHIQUE
Considérons tour à tour l'ensemble et le détail de ce programme,
i-à-dire d'abord la place assignée aux diverses parties du cours,
puis, dans chaque partie, les innovations.
L'Histoire de la philosophie est pour ainsi dire hors de cause. Non
que le Conseil supérieur en ait fait bon marché; tout au contraire,
car il a décidé qu'au concours général, du moins dans le concours
des départements, le seul dont il se soit occupé jusqu'ici, la compo-
sition de philosophie pourrait être historique aussi bien que dogma-
tique. 11 a pensé que, pour avoir vraiment L'esprit cultivé, les élèves
devaient au sortir de l'enseignement secondaire connaître convena-
blement les grands systèmes philosophiques, plutôt qu'avoir déjà
un svstème à eux. Les initier aux grandes conceptions de la pensée
du inaine est le service le plus incontesté que rendent nos classes de
philosophie, et, s'il se rencontre encore quelques détracteurs de ren-
seignement philosophique, rien ne les déconcerte plus sûrement que
cette question : Voudriez-vous donc qu'on sortît du lycée sans avoir
entendu parler de Platon ni d'Aristote, de Descartes ni de Kant ?
Jugeriez-vous achevée une éducation où il n'y aurait eu aucune place
pour les problèmes qu'ont agités ces grands esprits et pour les idées
qu'ils ont mises dans le monde? — L'histoire de la philosophie sera
donc en honneur autant et plus que par le passé; mais le pro-
gramme en est simple et n'était point à refaire. Il peut se résumer
en ces mots : On donnera un aperçu de toute la suite des doctrines
depuis Thaïes, en insistant uniquement, mais avec soin, sur les épo-
ques et les écoles principales. — Deux modifications seulement ont
été*apportées à l'ancienne rédaction : on a ajouté aux grands noms
du xvip siècle le nom de Spinoza, omis jusqu'à présent, ou peut-être
écarté par excès de scrupules ; puis, au lieu d'arrêter le cours à la fin
du xvme siècle, on a demandé que le professeur donnât aussi quel-
ques notions sommaires sur la philosophie du xixe siècle, l'histoire
contemporaine des idées étant à sa place, à ce qu'il semble, dans
une classe où l'on étudie l'histoire politique contemporaine.
Rien n'a été prescrit quant à la part à faire dans la distribution
du temps à cette partie de l'enseignement philosophique. Chaque
professeur continuera de faire à son gré. Quelques-uns se conten-
tent de mettre aux mains des élèves une histoire élémentaire de la
philosophie, ce qui suffirait à la rigueur, si l'on pouvait s'assurer que
les élèves lisent et retiennent; mais peut-être est-ce le procédé le
plus douteux, même quand on prend un bon livre et qu'on a soin
d'en commenter et développer en classe les chapitres les plus impor-
tants. D'autres consacrent exclusivement les dernières semaines de
l'année à l'histoire de la philosophie ; d'autres la mènent de front
H. MARION. — LE NOUVEAU PROGRAMME DE PHILOSOPHIE 419
avec le cours dogmatique, en lui donnant par exemple une leçon
par semaine ; d'autres enfin l'incorporent pour ainsi dire au cours
lui-même, en commençant, par exemple, l'étude de chaque grand
problème par un historique de la question. C'est peut-être de cette
dernière manière que les notions d'histoire se gravent le mieux dans
l'esprit et se coordonnent le plus utilement avec les conclusions dog-
matiques du professeur, sans les troubler. Mais soit qu'on adopte l'une
ou l'autre de ces méthodes, soit encore que l'on prenne occasion de la
lecture des auteurs pour insister d'une manière particulière sur telle
grande école historique, deux choses seront toujours nécessaires,
dont aucune ne suffirait seule ni ne pourrait remplacer l'autre :
1° une exacte chronologie, un tableau suivi donnant une idée juste
des rapports et de la filiation des systèmes; 2°, pour les systèmes
d'une importance capitale, un exposé assez ample et méthodique
pour que l'élève en retienne au moins les grands traits, le caractère
dominant et l'esprit.
Le Cours proprement dit reste divisé, conformément à la tradition
classique, en quatre grandes parties : Psychologie, Logique, Morale,
Métaphysique et théodicée ; mais ces quatre parties sont précédées
d'une Introduction et suivies d'une Conclusion générales; puis elles
sont replacées entre elles dans l'ordre qu'on s'accorde à trouver le
plus philosophique ; enfin et surtout, les questions y sont distribuées
d'une manière nouvelle et qui a paru plus exacte, en même temps
que des questions nouvelles y sont introduites, propres à rajeunir et
à vivifier l'enseignement.
En forme d'Introduction, le professeur est invité à parler non plus
seulement « de l'objet de la philosophie et de ses rapports avec les
autres sciences » , mais de la science en général, de la classification
des sciences, de la philosophie des sciences, etc., de façon à faire em-
brasser d'abord aux élèves par une vue d'ensemble tout le domaine
des connaissances positives, puis à leur faire trouver pour ainsi dire
par eux-mêmes, dans ce domaine et au delà, l'objet propre de la phi-
losophie, sa place à part dans le champ de la curiosité humaine. —
De même, il a semblé désirable que le cours ne finit pas sur une
question particulière, si haute qu'elle fût, mais qu'une fois achevé il
eût sa Conclusion. Il n'est guère d'élève, si médiocre soit-il, qui ne
sente vaguement et ne reconnaisse volontiers, après sa philosophie,
que cette classe lui a beaucoup profité, lui a ouvert l'esprit sur cent
choses qu'il ne soupçonnait point. Eh bien ! c'est ce qu'il faut faire
remarquer à tous expressément, non seulement afin de leur montrer
qu'ils n'ont pas perdu leur temps et leur peine, mais afin qu'ils res-
tent attaches à la philosophie, confiants dans l'esprit philosophique.
420 REVUE PHILOSOPHIQUE
c'est-à-dire dans l'esprit de libre recherche, sympathiques à tout
effort de la pensée, largement ouverts aux idées. — On traitera donc
dans cette conclusion cette question, parfois indiquée au commen-
cement du cours, mais qui n'a sa vraie place qu'à la fin : du rôle de
la philosophie ; de son importance au point de vue intellectuel, moral
et social.
Pour ce qui est de l'ordre des parties, la Morale est remise à sa
place, après la psychologie et la logique, avec lesquelles elle com-
pose la philosophie de l'homme, et avant la métaphysique et la théo-
dicée, qui constituent la philosophie première. Je ne crois pas que
jamais changement, ou plutôt que jamais retour à la tradition ait été
plus unanimement demandé. S'il est en effet un progrès peu contes-
table dans l'histoire des idées, depuis Kant, c'est bien celui qui a
consisté à mettre de plus en plus la morale en dehors et comme au-
dessus des systèmes de métaphysique. Quand les systèmes sont tous
plus ou moins contestés et sans cesse s'entre-détruisent, qui ne de-
vrait ^e réjouir de voir la morale mise à part comme un terrain
commun, le terrain solide par excellence, qui n'est point ébranlé aux
moindres fluctuations de la raison spéculative, sur lequel au con-
traire la raison désormais doit bâtir? — Cette rectification au pro-
gramme a donc été faite sans discussion '.
Entre la Psychologie et la Logique, un débat était possible : on a
dû se demander à laquelle des deux il convenait de donner le premier
rang. Les avis étant partagés dans la commission préparatoire, on u
mieux aimé s'en tenir au statu quo que de porter devant le Conseil
une question toute technique, au fond sans importance. On fera
comme auparavant, chacun suivra ses préférences : il y a de si bonnes
raisons de part et d'autre, que, quel que soit l'ordre qu'on adopte,
on n'aura pas de peine à le justifier. Ce qu'on peut dire en faveur de
la psychologie est bien connu et fort plausible, et emportera sans
doute toujours la balance aux yeux du plus grand nombre des pro-
fesseurs. Mais si la logique n'avait pas la réputation, d'ailleurs immé-
ritée, d'être plus difficile, s'il n'y avait pas à craindre de rebuter tout
d'abord quantité d'élèves imbus de ce préjugé (considération dont
on ne saurait faire fi), n'y aurait-il pas aussi de grands avantages à
commencer par initier les esprits aux lois mêmes de la pensée dis-
cursive, aux règles de toute recherche et de toute démonstration? Ce
1. M . 1'. Janet ;i donné sur ce point, dans son Cours <><• philosophie, une
formule qui serait décisive, s'il en était besoin : « On craint d'affaiblir la morale
en lui ôtant la base de la théodicée; mais on ne voit pas qu'on affaiblit la
théodicée en lui olant la base de la morale. »
H. MARION. — LE NOUVEAU PROGRAMME DE PHILOSOPHIE 421
serait en quelque sorte les convier à une manière plus virile, à la
seule vraie manière de philosopher, puisque ce serait leur donner
avant tout l'esprit d'exactitude et la vigueur critique, et leur
apprendre à discerner en toutes choses ce qui est prouvé et ce qui
ne l'est pas. Par là, on s'obligerait pour ainsi dire soi-même à plus de
rigueur dans toute la suite du cours. C'est pour ces raisons, et
d'autres de même ordre, que, depuis longtemps déjà, certains pro-
fesseurs n'hésitaient pas, quand ils se sentaient en présence d'une
bonne classe, à mettre en premier lieu la logique, approuvés en cela
par les meilleurs juges. Un tel changement d'ailleurs peut se faire
d'une année à l'autre, ne fût-ce que pour introduire un peu de variété
dans le cours, chose utile surtout quand il y a dans la classe des
vétérans. Le mieux sera donc, en somme, de s'inspirer des circons-
tances, en ayant soin seulement d'expliquer et de motiver toujours
ce que l'on fait, et de montrer soi-même aux élèves qu'il n'y a rien
d'absolu sur ce point.
La Métaphysique et la Théodicée ont été mises ensemble, comme
traitant l'une et l'autre des questions dernières ; elles sont entre elles
dans le rapport du tout à la partie. Il a paru être d'une bonne mé-
thode non seulement de les placer l'une et l'autre à la fin du cours
(dont elles ne peuvent être que le point d'arrivée et non le point de
départ, dans une philosophie qui cherche à se constituer comme
science), mais encore et surtout d'y renvoyer avec autant de rigueur
que possible toutes les questions qui sont réellement d'ordre méta-
physique, bien que mêlées d'ordinaire aux autres parties de la phi-
losophie. Toutes les questions sont ou deviennent, dès qu'on va au
fond des choses, des questions de métaphysique ; la métaphysique
est en un sens la philosophie même : on aboutit à elle de toutes
parts. Mais ce n'est pas une raison pour la mêler d'abord à tout.
Elle-même gagnera sans aucun doute à ce qu'on procède par ordre,
à ce qu'on ne l'aborde que muni d'une solide connaissance des faits.
Si l'absolu n'échappe pas entièrement à nos prises, si, non suscep-
tible d'une connaissance adéquate, qui serait contradictoire à sa
nature même, il peut être néanmoins entrevu et comme pressenti, à
coup sûr c'est plutôt après une étude attentive des données de
la conscience et des lois de la pensée qu'au mépris de toute
expérience.
Mais c'est surtout à la Psychologie et à la Logique que doit profiter
cette « division du travail ». Elles n'ont pas d'autre moyen de devenir
des sciences positives. Quelle science se serait jamais constituée
comme telle, si elle n'avait commencé par écarter de son chemin, par
ajourner au moins, les questions relatives à la nature ultime, aux
422 REVUE PHILOSOPHIQUE
causes première et finale de leur objet? On l'a dit avec raison ', le
géomètre ne commence pas par s'interroger sur la nature de
l'espace, ni le physicien sur l'essence et l'origine de la matière ;
sinon la géométrie et la physique n'auraient pu faire un pas dans la
découverte des théorèmes et des lois. — C'est pourquoi on a rejeté
dans la métaphysique le problème de la certitude et la grande ques-
tion du scepticisme, qui n'ont réellement que faire en logique ; la lo-
gique, selon la définition si nette de Stuart Mill, est « la science de la
preuve », c'est-à-dire de la certitude indirecte; mais de savoir s'il y
a de la vérité et des choses, de savoir qu'elle est la racine même de
la croyance et sa légitimité, voilà assurément une question méta-
physique, ou il n'en est point ; ce n'est pas une, c'est la question
dernière. — De même la psychologie a été dégagée du grand débat
entre le matérialisme et le spiritualisme sur la nature du principe
pensant. L'essence de l'esprit est au premier chef un objet de
recherche métaphysique. La psychologie, dans l'intention du Conseil
supérieur, doit être simplement la science des faits de conscience
et de leurs lois. Il est vrai que cet ordre de faits, plus que tout autre,
suscite la curiosité métaphysique. Libre à chacun d'y trouver le
point d'attache, ou mieux, avec Maine de Biran, la clef même de la
métaphysique tout entière. Mais ces faits ont été et doivent être plus
que jamais étudiés en eux-mêmes, pour eux-mêmes. Ils donnent lieu
à des analyses d'un intérêt propre; et, quelque idée qu'on se fasse
du sujet dont ils constituent l'histoire, une connaissance exacte de
leurs relations, de leur genèse, de tout leur mécanisme, mérite d'être
poursuivie ardemment et serait inépuisable en applications prati-
ques. C'est à cette étude qu'il faut initier les élèves. Pourquoi ne les
mettrait-on pas au courant des plus récents travaux sur ces ma-
tières? Ces travaux, à coup sûr, sont d'inégale valeur, et les résultats
en sont, souvent fort contestables; mais cela même, il sera intéres-
sant de le leur montrer. Exercer leur esprit critique sur ces recher-
ches neuves et toutes vivantes sera un bon moyen de leur montrer
que la philosophie n'est pas une étude morte; et peut-être sera-ce
en même temps le meilleur moyen de leur faire apprécier ce qu'il y
a d'impérissable vérité dans les grandes doctrines des classiques.
On range également dans la métaphysique le peu qui pourra se dire
dans un cours de lycée sur les grandes conceptions de la matière et de
la vie. Ces problèmes doivent être au moins posés : si l'on ne peut en
demander une solution dogmatique , tout le monde sans doute jugera
t- Th. Ribot, Introduction à Vhistoire de la psychologie anglaise contem-
poraine.
H. MARION. — LE NOUVEAU PROGRAMME DE PHILOSOPHIE 423
utile à la culture générale des élèves qu'ils ne sortent pas de nos
mains sans avoir quelque idée des principales manières dont les ont
envisagés les savants et les philosophes.
Il reste à voir ce que deviennent les programmes particuliers de
la Psychologie, de la Logique et de la Morale. Comme on les donne
tout entiers ci-après, il suffira ici d'un rapide commentaire.
Dans les préliminaires de la Psychologie , on remarquera que le
professeur est invité à insister non plus exclusivement sur la distinc-
tion des faits psychologiques et des faits physiologiques, mais aussi
sur leur relation. D'autre part, il n'est plus question de ces facultés,
trop souvent présentées comme des entités distinctes, ou données
pour des explications. Les faits de la vie mentale restent d'ailleurs
rangés sous les trois rubriques sensibilité, intelligence et volonté.
Les opérations de l'intelligence sont classées entre elles selon
qu'elles servent à l'acquisition, à la conservation ou à l'élaboration de
la connaissance. — Le grand débat relatif aux principes est franche-
ment posé sous sa forme la plus neuve et la plus intéressante : Les
données de la raison peuvent-elles s'expliquer par l'expérience, l'as-
sociation des idées et l'hérédité ? — L'idée du moi, l'idée du monde
extérieur et l'idée de Dieu ne sont plus posées comme des données
primitives, mais simplement comme des produits de l'activité intel-
lectuelle. On ne sera donc plus dispensé de chercher à expliquer, si
on le peut, comment ces idées se forment, s'altèrent ou se rectifient.
C'est après l'étude de la sensibilité et de l'intelligence qu'on a cru
pouvoir placer les notions d'esthétique. En réalité, il eût fallu en
faire une partie à part dans le cours; mais cela eût donné à croire
qu'on demandait pour ces simples notions un temps dont par mal-
heur nous ne disposons pas. Quelques leçons très élémentaires sur
le beau et sur l'art ne seront, semble-t-il, nulle part mieux placées
qu'après l'étude du cœur et de l'esprit.
La question des signes et du langage vient plus loin, parce qu'il
s'agit là des manifestations de la vie psychique tout entière.
La Psychologie se terminera par quelques indications sur ces phé-
nomènes si obscurs et si intéressants, à la fois physiques et moraux:
le sommeil, les rêves, le somnambulisme, l'hallucination, la folie; et
sous ce titre un peu elliptique, Eléments de psychologie comparée,
on voudrait que le professeur jetât à la fin un rapide coup d'ceil sur
les divers degrés de la vie mentale, chez l'enfant par exemple et chez
les animaux.
En Logique, on a distingué la logique formelle et la logique appli-
quée, puis, dans celle-ci, la logique inductive et la logique déductive.
Entre ces dernières, on a choisi cet ordre de préférence à l'ordre
424 REVUE PHILOSOPHIQUE
inverse, parce que si, en fait, l'esprit déduit avant de songer à con-
trôler ses majeures, en réalité néanmoins, la science commence par
l'induction, et nos erreurs viennent beaucoup plus souvent de géné-
ralisations illégitimes que de syllogismes mal faits.
Il y a plus à relever dans le programme de Morale. Les leçons
sur la notion de l'Etat, les devoirs civiques, la patrie seront nou-
velles pour plus d'un professeur; mais tous les feront avec plaisir.
Elles répondent au désir exprimé par beaucoup d'entre eux, de
toucher parfois à la pratique de la vie et de se rendre plus directe-
ment utiles au pays. Un bachelier n'aura plus le droit d'être tout à
fait ignorant des institutions nationales, de l'organisation de la
société, du fondement des lois civiles et politiques.
C'est dans le même esprit qu'on a ajouté, sur la demande de
M. Jules Simon, quelques leçons d'économie politique. On était
d'accord sur l'utilité de ces notions; la question était de savoir si
l'on en ferait une partie du cours toute distincte, ou si on les ratta-
cherait à la morale. Quelques-uns voulaient pour l'économie poli-
tique une place à part, afin qu'on lui donnât un temps suffisant, et
pour bien marquer qu'elle demande une étude spéciale . Mais
d'autres craignaient précisément qu'elle ne devînt envahissante et
ne prît plus de temps qu'il ne convient au professeur de philosophie,
lequel peut après tout manquer de connaissances techniques à cet
égard. Il semblait à ceux-là que la théorie de la richesse ne pouvait
être enseignée par ce professeur que d'une manière très générale et
très haute, c'est-à-dire à condition d'être liée et subordonnée à des
principes supérieurs, proprement philosophiques. — On a tâché de
donner satisfaction aux uns et aux autres, en plaçant ces leçons à la
suite de la morale, et en réalité dans la morale même, mais à une
place distincte et sous la rubrique particulière : Notions d'économie
politique.
Ce qu'on reprochera sans doute le plus justement à ce pro-
gramme, comme à tous les autres, c'est d'être bien long et bien
chargé. Mais il fau; savoir choisir et ne pas vouloir tout dire. On
mettra en relief ce qui importe, sans se croire tenu d'insister sur
tout également. On développera davantage telle partie une année,
telle partie une autre; le tout est de donner aux élèves des princi-
pes et une méthode et de leur apprendre à trouver eux-mêmes ce
qu'ils ne savent pas encore à l'aide de ce qu'ils savent déjà.
Faut-il dire maintenant un mot des Auteurs? On en a changé tout
à fait et surtout abrégé la liste; voici pourquoi.
Tout le monde sait que les textes si nombreux portés à l'ancien
programme n'étaient pas toujours, ou, pour mieux dire, n'étaient
H. MARION. — LE NOUVEAU PROGRAMME DE PHILOSOPHIE 425
jamais réellement lus par les élèves, encore moins expliqués en
classe. Il y avait à cela impossibilité matérielle. Des ouvrages de
seconde main (parmi lesquels il en était de fort bons) offraient aux
élèves des analyses toutes faites et les dispensaient de recourir à
l'original. Ils s'épargnaient cette peine avec d'autant moins de scru-
pules que, par une note du programme, insérée là à propos des
auteurs latins et grecs, ils étaient expressément autorisés à avoir
aussi peu de commerce qu'ils voudraient avec les textes eux-mêmes,
pourvu qu'ds en connussent à peu près le contenu. — L'occasion
s'est offerte d'elle-même de rompre avec cet état de choses. Dans
a section de permanence, durant les débats préparatoires sur la
réforme classique, les défenseurs du grec, obligés de consentir à ce
que l'étude de cette langue ne commençât plus dès la sixième,
avaient demandé et obtenu en compensation qu'elle se continuât en
philosophie. Le projet soumis au Conseil portait donc primitivement
cinq heures de grec dans la classe de philosophie. La mesure était
très inquiétante; car, soit que ces grandes explications d'auteurs
grecs fussent faites par le professeur de philosophie lui-même ou
par un professeur spécial de littérature ancienne, de toute manière
les études proprement philosophiques perdaient une partie très
notable de leur importance dans la classe, du temps et de l'atten-
tion des élèves. Les délégués de la philosophie, quelque respect et
quelque sympathie qu'ils eussent personnellement pour le grec,
ne pouvaient donc manquer de signaler ce grave inconvénient.
Il est juste de dire que, à peine indiqué dans la commission des
réformes, il a frappé tout le monde. D'autre part, personne ne pou-
vait songer à prendre la défense de la note dont je parlais tout à
l'heure, qui, en dispensant les élèves de lire les auteurs dans leur
langue, semble les inviter à oublier les langues classiques dès qu'ils
entrent en philosophie. Tout professeur se réjouira au contraire
d'avoir à faire expliquer de près quelques pages de Platon et d'Aris-
tote; et pourvu que ces pages ne soient ni trop nombreuses ni trop
difficiles, pourvu qu'on ait véritablement le temps de les étudier et
de les goûter, il n'est pas un élève digne d'intérêt qui ne préfère ce
travail intelligent à la sotte besogne d'apprendre des analyses faites
par d'autres. Quant au profit philosophique, il ne peut à coup sûr
être moindre, et il sera sans doute infiniment plus grand, rien ne
pouvant valoir, pour former l'esprit, le contact des textes originaux,
le commerce direct des maîtres de la pensée.
Ainsi donc, tout en consedlant et indiquant le plus grand nombre
possible de lectures (car il va de soi que les lectures personnelles
seront plus que jamais encouragées), on expliquera en classe six
426 REVUE PHILOSOPHIQUE
auteurs seulement et des morceaux très courts de chacun d'eux;
mais on les expliquera tout de bon. Et pour qu'il fût bien entendu
que des analyses ne suffiraient plus, pour ôter jusqu'à la tentation
de s'en contenter, on n'a maintenu de l'ancien programme que le
Discours de la méthode, se faisant une loi de renouveler tout le
reste. Il est des auteurs, comme Epictète, auxquels on n'a pas
renoncé sans regret, mais il fallait à tout prix rompre la routine. Le
De vita beata de Sénèque, qui est très court et que les humanistes
déclarent écrit dans la plus belle langue, offrira sous une autre
forme cette même morale stoïcienne, qui doit toujours avoir sa place
dans l'éducation libérale. En somme, le Discours de la méthode et la
Monadologie, Cicéron, 1er livre du De legibas, et Sénèque, De vita
beata, un livre de l'Ethique à Nicomaque et un livre nouveau de
la République, voilà les textes prescrits désormais pour la classe de
philosophie comme pour l'examen qui la termine.
Afin que le professeur ait le temps de les faire expliquer comme
il convient, il a été décidé en principe qu'on lui donnerait à cet effet
une conférence d'une heure par semaine, et que cette heure, au
lieu d'être pour lui un surcroît d'occupation, ne serait autre que
celle qu'il consacre actuellement aux élèves de mathématiques élé-
mentaires. Les délégués de la philosophie n'ont été contredits par
personne, quand ils ont affirmé que cette heure était comme perdue
dans le régime actuel. En effet, quelque conscience qu'on y mette
de part et d'autre, il est impossible au professeur de faire un cours
complet en si peu de temps, plus impossible encore aux élèves, tout
absorbés par leurs études scientifiques, de ne pas regarder un tel
cours comme absolument accessoire. Si donc on est unanime à
vouloir que les élèves de sciences reçoivent tous une culture philo-
sophique, personne assurément ne saurait prétendre que ce soit là
un moyen de la leur donner. Les représentants des sciences dans le
Conseil demandent d'une seule voix qu'on n'aborde l'enseignement
purement scientifique qu'après des études littéraires complètes,
proclamant que, sauf de rares exceptions, les élèves qui retirent
sans comparaison le plus de fruit des classes de sciences sont ceux
qui viennent de philosophie. Que pourra-t-on faire en ce sens? C'est
ce qu'il faudra voir dans une session ultérieure, quand on s'occu-
pera des oxamens scientifiques, de la limite d'âge fixée pour les
écoles spéciales, des moyens de raccorder les classes de sciences
avec les études classiques proprement dites. En attendant, et tant
que le baccalauréat ès-sciences subsistera tel qu'il est, avec une
interrogation sur la philosophie, on sera forcé de s'en tenir au règle-
ment actuel. Mais, je le répète, la conférence de philosophie aux
LE NOUVEAU PROGRAMME DE PHILOSOPHIE 427
élèves de mathématiques est condamnée en principe, et n'a pas eu
de défenseurs. Les professeurs de philosophie ne se plaindront pas,
sans doute, d'avoir à consacrer ce même temps à de belles lectures
faites avec leurs propres élèves. Henri Marion.
PROGRAMME OFFICIEL DU COURS
INTRODUCTION.
La science. — Classification des sciences, — Qu'appelle-t-on philoso-
phie des sciences, de l'histoire, etc. ? — Objet propre de la philosophie ;
ses divisions.
PSYCHOLOGIE.
Objet de la psychologie : caractère propre des faits qu'elle étudie. —
Les degrés et les limites de la conscience. — Distinction et relation
des faits psychologiques et des faits physiologiques.
Sources d'information de la psychologie : conscience, langues, his-
toire, etc. — Utilité de la psychologie comparée. — De l'expérimenta-
tion en psychologie. — Classification des faits psychologiques.
La sensibilité. — Émotions (plaisir et douleur). — Sensations et
sentiments. — Inclinations et passions.
L'intelligence. — Acquisition, conservation, élaboration de la con-
naissance.
Acquisition : données de la conscience et des sens.
Conservation et combinaison : mémoire, assocation des idées, ima-
gination.
Élaboration : formation des idées abstraites et générales ; jugement,
raisonnement.
Les principes directeurs de la connaissance : données de la raison ;
peut-on les expliquer par l'expérience, l'association des idées, ou par
l'hérédité ?
Les résultats de l'activité intellectuelle : l'idée du moi, l'idée du monde
extérieur, l'idée de Dieu.
Notions d'esthétique : le beau. — L'art. — Des principes et des con-
ditions des beaux-arts. — L'expression, l'imitation, la fiction et l'idéal.
La volonté. — Analyse de l'acte volontaire : la liberté. Des modes
divers de l'activité psychologique : instinct, activité volontaire, habitude.
Des manifestations de la vie psychologique : les signes et le langage.
Rapports du physique et du moral. — Le sommeil, les rêves, le
somnambulisme, l'hallucination, la folie.
Éléments de psychologie comparée.
LOGIQUE.
Définition et division de la logique.
Logique formelle. — Idées et termes. — Jugements et propositions.
— Déiinition. — Déduction et syllogisme.
Logique appliquée. — Des méthodes : analyse et synthèse.
428 REVUE PHILOSOPHIQUE
Logique inductive. — Méthodes des sciences de la nature : observa-
tion, hypothèse, expérimentation, classification, induction, analogie. —
Définitions empiriques.
Application de ces méthodes aux sciences psychologiques, — aux
sciences historiques. — Sources de l'histoire : critique du témoignage.
Logique déductive. — Méthode des sciences abstraites : définitions
rationnelles, axiomes, déduction, démonstration. — Usage de la déduc-
tion dans les sciences expérimentales.
Part de la déduction et de l'expérience dans la morale, le droit et la
politique.
Nature, causes et remèdes de l'erreur.
MORALE.
M<>ro.le spéculative. — La conscience, le bien, la liberté, le devoir.
Diverses conceptions du souverain bien : doctrines utilitaires et sen-
timentales.
Doctrine de l'obligation. Le devoir et le droit. — Valeur absolue de la
personne. La vertu. — La responsabilité et la sanction.
Morale pratique. — La morale personnelle : tempérance, sagesse,
courage, dignité humaine et relation avec les êtres inférieurs.
La morale domestique : la famille.
La morale sociale : la justice ou respect du droit. — Les droits. —
La charité.
Éléments de la société : notion de l'État. Distinction du droit naturel,
du droit civil, du droit politique. — Vote. — Obéissance à la loi. —
Service militaire. — Dévouement à la patrie.
La morale religieuse. — Devoirs envers Dieu.
Notions d'économie politique.
Production de la richesse. — Les agents de la production : la ma-
tière, le travail, l'épargne, le capital, la propriété.
Circulation et distribution des richesses. — L'échange, la monnaie, le
crédit, le salaire et l'intérêt.
Consommation de la richesse : consommations productives et impro-
ductives. — La question du luxe. — Dépenses de l'État. — L'impôt, le
budget, l'emprunt.
MÉTAPHYSIQUE ET THÉODICÉE.
Le problème de la certitude. — Le scepticisme. — L'idéalisme.
Diverses conceptions sur la matière et la vie.
L'esprit. — Matérialisme et spiritualisme.
Dieu : son existence et ses attributs. — Le problème du mal. — Op-
timisme et pessimisme. Immortalité de l'âme.
Conclusion du cours. — Rôle de la philosophie. — Son importance
au point de vue intellectuel, moral et social '.
t . L'ordre adopté dans ce programme ne doit pas enchaîner la liberté du pro-
fesseur, pourvu que les questions indiquées soient toutes traitées.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
Luigi Ferri. Sulla dottrina psigologica dell' assogiazione.
De la doctrine psychologique de l'association. Essai historique et
critique. Extrait des Mémoires de l'Académie « dei Lincei, » 1S77-1878.
Rome, 1878.
La théorie de l'association des idées est intimement liée à l'histoire
de la philosophie en Angleterre, on peut dire qu'elle en fait le fond ;
c'est donc une œuvre des plus intéressantes qu'a tentée M. Ferri
quand il a entrepris d'exposer la naissance, le développement et les
différentes phases de cette théorie : par là, il se plaçait au cœur même
de la pensée anglaise et s'assurait les meilleures chances de pénétrer
le secret de ses mouvements pendant les trois derniers siècles. Mais
l'importance même de cette doctrine et les rapports multiples qui l'unis-
sent à toutes les branches de la science philosophique dans les trois
royaumes étaient un péril; le mémoire historique pouvait devenir une
histoire de la philosophie en Angleterre, et même, comme la question
est du ressort de toutes les philosophies, une histoire de la philosophie
moderne en général : histoire nécessairement confuse et présentée de
biais. M. Ferri a compris le péril, et il s'est efforcé de l'éviter. R se
montre préoccupé de circonscrire son sujet. Très versé dans l'histoire
de la philosophie, parmi les faits dont il a les mains pleines, il ne choisit
que ceux qui se rapportent au problème posé; du moins il ne s'avance
jamais qu'avec crainte sur les frontières de son domaine. Ce mémoire
est un recueil de documents souvent décisifs, toujours utiles pour l'his-
toire de Vassociationisme , mis en bon ordre dans un cadre un peu
vaste. Parcourons avec lui les principales périodes de cette histoire.
R y a d'abord une période de fondation et de développement qui va
de Hobbes et Locke à llartley. Ilobbes serait en effet le premier des
philosophes de l'association, si un moderne était jamais premier dans
une question qu'Aristote a pu pressentir. Hamilton a su reconstituer
au moyen de textes choisis dans l'opuscule sur La mémoire et la rémi-
niscence une théorie aristotélicienne de ce même fait, qu'il résume
ainsi : 1° Aristote a observé et signalé la connexion en vertu de laquelle
un mouvement mental est appelé comme conséquent d'un autre. 2° R
a remarqué la ressemblance entre les mouvements qui accompagnent
43U REVUE PHILOSOPHIQUE
la reproduction et ceux qui accompagnent la production des connais-
sances, ainsi que l'harmonie qui existe entre ces mouvements et l'ordre
des objets. 3° Il a distingué dans la chaîne mentale la consécution
nécessaire de celle qui ne l'est pas et qui dépend de l'habitude. 4° Il
a noté le lien qui unit l'ordre des connaissances et ia facilité du sou-
venir et la différence qu'il y a entre les divers individus quant à la for-
mation du souvenir, une seule impression suffisant à l'un, tandis que
l'autre a besoin d'une fréquente répétition pour contracter l'habitude
mémoralive. 5° Il a établi la distinction entre la réminiscence volontaire
ou intentionnelle et l'involontaire (la simple reproduction); il en a
indiqué la loi générale, qu'il détaille en trois lois secondaires. La loi
générale unique est celle à laquelle Hamilton donnerait le nom de loi
de la réintégration et qui peut se formuler de la manière suivante :
« Les pensées qui en un même temps récent ou éloigné ont été récipro-
quement en relation de coexistence ou de consécution immédiate
tendent à se reproduire l'une l'autre. » Les trois lois secondaires dont
celle-ci n'est que le résumé sont celles de ressemblance, de contrariété
et de contiguïté dans l'espace et dans le temps. M. Ferri rapproche
cet exposé des principaux passages d'Aristote et trouve l'interpréta-
tion de Hamilton exacte, bien qu'un peu systématique *.
Hobbes, dans le chapitre III du Leviathan, « De consequentia siv<-
série imnginationum, î que M. Ferri met en entier sous les yeux du lec-
teur, s'est très probablement inspiré d'Aristote, dont il avait une con-
naissance approfondie. Toutes les images étant des mouvements, il y
a une liaison mécanique entre les images qui se sont présentées en
contiguïté. Leur chaîne forme le discours mental opposé au discours
vocal. L'ordre qui préside à leur consécution gouverne la pensée tout
entière, puisque la pensée dérive de la sensation et que la sensation est
attachée aux mouvements organiques. Quand donc on veut se rendre
compte de la manière dont la pensée découvre la vérité, on n'a qu'à
rechercher comment les images se lient; elles se lient tantôt irrégu-
lièrement et sans but, tantôt régulièrement, en vue d'une fin à réaliser,
en suivant Tordre inverse des moyens dans la nature. Mais tandis que
chez les animaux l'ordre des sensations est toujours suivi servilement,
chez l'homme les groupes de sensations peuvent être combinés de
mille manières et tous les effets possibles imaginés. De là une théorie
de la découverte ou de Vinrention par les signes, c'est-à-dire par les
images associées, qui méritait, ce semble, d'être traitée avec plus de
faveur par l'historien.
Ce qui choque M. Ferri dans la doctrine de Hobbes se retrouve dans
le fameux chapitre de Locke sur l'association des idées (livre II,
chap. xxxm). Lui aussi, Locke attribue la connexion des idées à des
causes physiques, ou du moins il indique un processus mécanique
I. Un trouvera la dissertation de Hamillon a la tin du second volume de son
u.lilion des œuvres de Reid.
ANALYSES. — luigi ferri. Sulla dottrina delVassociazione. 431
comme pouvant seul nous permettre de concevoir comment le phéno-
mène a lieu. « La coutume forme dans l'entendement des habitudes de
penser d'une certaine manière, tout ainsi qu'elle produit certaines déter-
minations dans la volonté et certains mouvements dans le corps : toutes
choses qui semblent n'être que certains mouvements continués dans
les esprits animaux, qui, une fois portés d'un certain côté, coulent da:.s
les mêmes traces où ils ont accoutumé de couler, lesquelles traces par
le cours fréquent des esprits animaux se changent en autant de che-
mins battus, de sorte que le mouvement y devient aisé et pour ainsi
dire naturel. » Cette phrase et les suivantes, que M. Ferri ne relève
pas, ne font-elles pas penser à la loi de direction par la ligne de moindre
résistance, dont Spencer a tiré un si grand parti dans sa psychologie?
I/idée est la même, malgré la différence des langages. Quoi qu'il en
soit, il importait de dire quelle est pour Locke la cause du phénomène
de l'association. Reconnaissons d'ailleurs que. l'importance accordée
dans les Essais à ce phénomène est heureusement exposée par notre
auteur, qui fait ressortir ce que Locke emprunte à l'association pour
l'explication des idées complexes et de celles-là mêmes qui règlent
toute l'activité intellectuelle, comme l'idée de substance. Ces emprunts
sont toutefois plutôt implicites que formellement reconnus.
Le paragraphe qui suit est destiné à montrer que Berkeley ne s'est
pas occupé de la doctrine de l'association, qu'il lui était et devait lui
être contraire : il eût été avantageusement remplacé par un paragraphe
deux fois plus long sur Hutcheson et Adam Smith. Le premier, en effet,
dans sa Recherche sur l'origine des idées, etc., premier traité, De la
beauté de l'ordre, de l'harmonie et du dessin, section VI, articles 3,
U et 12, plus loin encore, section VII, article 3, tout en maintenant
que les jugements esthétiques sont dus à un sens original, admet que
l'association des idées exerce sur ces jugements un certain empire et
que c'est elle qui explique la diversité des jugements individuels, ainsi
que les préjugés de la mode. Il est bon de noter qu'il parle de l'associa-
tion comme d'un fait généralement connu. « On sait aussi, dit-il, que
toutes les circonstances de temps, de lieu, etc., qui se sont présentées
à nous toutes ensemble lorsque nous étions affectés de quelque passion
violente, sont tellement liées que lune ne saurait jamais revenir sans
l'autre. » (Sect. VI, § XI.) Ailleurs, s'élevant à une conception plus géné-
rale, il constate qu'dy a dans notre nature « une disposition à associer
ensemble pour l'avenir les idées, quelles qu'elles soient, qui se sont
présentées en connexion dans le passé. » Et il remarque que, grâce à
cette disposition, un grand nombre d'objets, indifférents par eux-mê-
mes, nous sont devenus désirables. L'historien de la philosophie
écossaise, Mac Cosh, signale un curieux petit livre publié à Londres
en 1741 avec le titre suivant: f Introduction à un essai sur l'origine des
passions » dans lequel on s'efforce de montrer comment elles sont tou-
tes acquises et qu'elles ne sont toutes que des associations d'idées de
notre façon ou que nous apprenons par autrui. « On pourrait, dit l'auteur ,
/j32 REVUE PHILOSOPHIQUE
croire que l'approbation et le blâme que nous donnons aux actions mora-
les et immorales ne naissent pas de notre nature ou de notre constitu-
tion — ne sont pas innées, — mais ont pour cause l'habitude et lassocia-
tion. » Les germes déposés par Hobbes et Locke commençaient donc
à se développer ça et là dans les esprits. Il n'est pas surprenant que
A. Smith, d'ailleurs élève et en toutes choses continuateur de Hutcheson,
ait fait lui-même place à l'association des idées dans son ouvrage sur
les sentiments moraux. Le chapitre premier de la cinquième partie,
« De l'influence de la coutume et de la mode sur les notions que
nous avons de la beauté et de la difformité, » montre que les effets
de l'association étaient de notoriété dans l'Ecole. « Lorsqu'on a vu
souvent deux objets ensemble, l'imagination s'habitue à passer aisé-
ment de l'un à l'autre (c'est bien la théorie de Locke); dès que le
premier parait, nous comptons que l'autre va suivre. D'eux-mêmes ils
se rappellent mutuellement dans notre esprit, et l'attention s'y porte
facilement. Quand il n'y aurait aucune beauté dans leur union sans la
coutume, dès qu'elle les joint ensemble, nous sentons de la disconve-
nance dans leur séparation ; nous pensons que celui qui va sans son
compagnon ordinaire ne va pas bien ; nous trouvons à redire quelque
chose que nous attendions, et cela dérange l'ordre habituel de nos
idées... Lorsqu'il y a une convenance naturelle dans leur union, la cou-
tume fortifie le sentiment que nous en avons et fait qu'un autre arran-
gement nous parait encore plus désagréable. î La pensée de Hutche-
son prend ici, on le voit, plus de netteté et d'ampleur. C'est une
tradition dans l'école que de recourir à la liaison habituelle des idées,
à la coutume pour expliquer nos jugements autrement que par des
idées innées. Qu'un philosophe s'y rencontre animé du même esprit
que Hobbes et disposé à la généralisation, il sera conduit naturellement
à une théorie de la connaissance fondée sur ce même principe.
Tel lut Hume, dont on n'a pas assez montré les rapports intimes avec
les Ecossais. M. Ferri aurait pu faire ce que nous venons d'essayer,
c'est-à-dire montrer par quelles voies la théorie de l'association est
venue envahir en quelque sorte tout le fond de la philosophie de Hume.
Ce n'est pas assez de dire en manière de transition : a L'essai de Locke
fut publié en ItiOÛ. Quarante années après, en 1738, paraissait le 'frai!'
de la nature humaine de David Hume. »
Il n'y a rien à ajouter à ce que M. Ferri dit de Hume; la section IV
du livre premier lui a fourni les passages caractéristiques de sa doc-
trine sur l'association : à savoir ceux mêmes où les traits essentiels de
sa théorie de la connaissance sont exposés. Ou sait que, suivant lui, la
ressemblance, la contiguïté dans le temps et dans l'espace, le rapport
de cause en effet sont « les principes d'union entre les idées »; que
« ces qualités produisent une association entre les idées » ; qu' « à l'appa-
rition d'une idée elles en introduisent spontanément une autre ». « C'est
là, ajoute Hume, une sorte d'attraction qui dans le monde de l'esprit
produit des effets aussi extraordinaires que ceux de l'attraction qui régit
ANALYSES. — l. ferri. Sulla dottrina delV associazione. 433
le monde des corps : elle se présente sous des formes aussi nom-
breuses et aussi variées que l'attraction matérielle. » De ce coup, la
doctrine de l'association atteint sa plus haute généralité; premièrement,
elle est appelée à expliquer tout le système des principes de l'enten-
dement humain ; secondement, elle est presque assimilée à la loi la
plus générale de la nature ; peu s'en faut qu'elle n'y soit rattachée
comme un de ses effets. M. Ferri a indiqué le fait sans peut-être le
souligner assez -.son attitude vis-à-vis de la pensée de Hume est pleine
de réserves dont nous verrons plus tard les raisons.
La seconde conception de Hume était inspirée par les découvertes de
Newton, dont l'influence fut si considérable au xvme siècle. C'est à
cette influence que se rattache également et même d'une manière plus
directe la théorie d'un Italien qu'il appartenait à M. Ferri de mettre
en relief, François-Marie Zanotti, originaire de Bologne, mais vivant
alors en France. Celui-ci donna en 1747 son opuscule intitulé : « De la
force attractive des idées. » M. Ferri ne paraît pas croire que Zanotti
ait fait grand honneur à la philosophie italienne, « en transportant dans
la sphère de l'esprit une hypothèse qui aurait dû rester dans l'ordre
physique j>. Il reconnaît cependant que l'opuscule est ingénieux et con-
tient des vues originales sur l'association des idées. Les passages
cités, qui (soit imitation, soit coïncidence) paraissent pénétrés de l'esprit
de Hume, tout gâtés qu'ils sont par l'abus de métaphores quasi-scientifi-
ques comme Vélectrisation etle magnétisme des idées, confirment suf-
fisamment le jugement de l'auteur. Zanotti forme, selon lui, le trait
d'union entre Hume et Hartley, d'un point de vue purement logique,
ajouterons-nous, puisque Hartley ne l'a pas connu.
Le livre de Hartley : « Observations sur l'homme, sa constitution, ses
obligations et ses espérances,» parut à Londres en 1749. Il est le déve-
loppement d'abord des idées de Locke, puis d'une idée émise par le
Rév. Gay en présence du savant médecin et saisie aussitôt par ce
dernier avec empressement. Ecrit dans un style aride, sous une forme
géométrique, publié dans un milieu peu favorable aux études philoso-
phiques, antipathique à la seule école philosophique qui eût alors
quelque vitalité dans les pays de langue anglaise (l'Ecole écossaise),
il n'eut aucun succès du vivant de l'auteur. Il ne fut pas réédité; on le
trouve difficilement aujourd'hui. En 1755, l'abbé Jurain le traduisit à
Reims en français. Vers 1770, il suscita à son auteur un disciple pos-
thume mais enthousiaste, ce docteur Priestley, qui en tira des con-
clusions matérialistes fort éloignées des vues de Hartley. Les éloges
retentissants de Priestley attirèrent l'attention de Reid, qui le com-
battit (1777). Mais la renommée de ce philosophe date de ces dernières
années, c'est-à-dire du moment où l'école associationiste, qui n'est pas
uniquement sortie de lui, mais qui a adopté beaucoup de ses vues,
atteignit son plein développement.
M. Ribot a donné une analyse de cet ouvrage dans la seconde édition
de la Psychologie anglaise contemporaine. M. Ferri en propose une fort
tome x. — 1880. 28
434 REVUE PHILOSOPHIQUE
développée qu'il sera commode de consulter, vu la rareté de l'original.
Résumons-la en peu de mots. Tandis que les philosophes antérieurs
faisaient appel à l'association accidentellement, Hartley l'invoque pour
expliquer tous les phénomènes de l'esprit. Il y a pour lui deux sortes
d'association, l'une synchrone, l'autre successive : ce double mode de
l'association, joint à la théorie des petites vibrations, suffit à rendre
compte de toutes nos facultés. Ces petites vibrations, empruntées aux
théories optiques de Newton, ont lieu dans le cerveau et sont simulta-
nées aux idées; les unes et les autres sont suceptibles des mêmes
connexions ; les unes et les autres changent quant au degré, quant à
l'espèce, quant à la situation et quant à la ligne de direction. Plusieurs
des vibrations sont infiniment petites ; plusieurs des idées sont égale-
ment à peine senties. « L'auteur, dit M. Ferri, pousse si loin le parallé-
lisme entre le minimum ou l'infiniment petit de vibration et de sensa-
tion d'un côté, et l'association de l'autre, qu'on ne peut, à son avis,
d'une manière absolue fixer de limites à leur dépendance mutuelle.
Ceci est le point le plus remarquable et jusqu'ici, à ma connaissance,
le moins remarqué de la doctrine de Hartley. Avant Hamilton, il a fait
intervenir l'inconscient dans l'exercice des fonctions mentales ; avant
Spencer, il s'en est servi pour étendre à sa limite extrême la doctrine
de l'association psychologique. » Priestley et Erasme Darwin ne sont
que ses continuateurs, c La doctrine psychologique de l'association a
donc atteint son apogée avec Hartley dans cette première période...
Substituez à sa substance médullaire la substance grise des modernes,
à ses vibrationcules les ondes de mouvement moléculaire, à ses sen-
sations en miniature les sensations élémentaires de Spencer ou d'autres
de nos contemporains, et vous trouverez que la plus grande partie des
concepts qui guident l'école moderne de l'association ont été pressen-
tis par lui. >
Avec Hartley se termine la période de formation et de constitution
de FEcole associationiste; dans une seconde période qui va de Reid
à James Mill, M. Ferri nous montre le principe se restreignant à la pro-
portion d'un fait; l'association n'est plus invoquée pour l'explication
de la pensée en général, elle est étudiée comme une fonction intéres-
sante, mais secondaire de la vie de l'esprit.
Avant Reid, le premier Ecossais de la branche d'Aberdeen, Turnbull-,
l'avait envisagée de la sorte. M. Ferri n'a vraisemblablement connu
Turnbull que d'après Mac Cosh; nous avons sous les yeux son principal
ouvrage : « Principes de philosophie morale, etc. » (Londres, 1740). Le
chapitre sur l'association a pour but d'établir que, comme les autres
lois de la nature humaine, la loi d'association est bonne, c'est-à-dire
utile aux fins de l'homme, et qu'elle concourt à justifier la Providence.
En quoi consiste cette loi? En ce que « nous éprouvons de la peine à
séparer les idées qui se sont présentées simultanément à l'esprit ».
Turnbull prend l'esprit tout fait et les idées toutes formées; il ne
s agit pas pour lui de savoir si l'association joue un rôle dans la struc-
ANALYSES. — L. ferri. Sulla dottrina delV associazione. 435
ture de l'intelligence, si nous lui devons nos principes essentiels. C'est
un point de vue qui lui est entièrement étranger. Il cherche seulement
à satisfaire sur ce point une curiosité superficielle; sa philosophie est
anodine et enfantine. Il rapproche l'association de l'habitude et cherche
à les identifier sous la dénomination de loi de la coutume (law of cus-
tom). C'est en vertu de cette loi, dit-il, que toutes nos activités devien-
nent avec l'exercice plus promptes et plus sûres : d'où une autre loi,
dont la première dérive, la loi de perfectionnement (Zaw of improve-
ment to perfection). « C'est donc une loi très excellente et très utile. »
Il distingue ensuite les idées complexes des idées associées. Toutes
les fois que nous concevons ensemble les diverses qualités inhérentes
à un objet, comme la couleur, la forme et le goût d'un fruit, cela n'a
rien de commun avec l'association des idées ; nous associons au con-
traire des idées quand nous nous rappelons les circonstances dans
lesquelles nous avons mangé de ce même fruit, et que ces circonstan-
ces nous le rendent agréable ou désagréable. Il faut donc que l'idée
associée n'appartienne pas à l'objet; bref, il n'est question sous ce nom
que d'un lien accidentel et fortuit. Toutes nos idées ont gardé quelque
chose de ces rencontres antérieures avec d'autres idées, et cela est
inévitable, le monde étant gouverné par des lois. Turnbull ne s'aperçoit
pas que cette raison détruit sa théorie, car l'enchaînement des phéno-
mènes dans le monde n'a rien d'accidentel ni de fortuit. Il passe outre
et s'efforce d'établir que toute la science consiste à séparer les idées
précédemment associées. Les sciences morales comme les sciences
de la nature ne font pas autre chose. A quel signe reconnaît-on les
associations fausses des associations vraies? quelles sont celles qu'il
faut rompre quand elles sont formées et soigneusement éviter quand
elles ne le sont pas encore? C'est ce que le bon Turnbull ne dit pas.
Mais il recommande à son lecteur d'être bien circonspect dans l'asso-
ciation ! Elle est environnée de tant de dangers moraux et intellectuels
qu'on pourrait en faire une objection contre la Providence et demander
comment celle-ci a pu nous donner une faculté aussi fallacieuse. Rien
de plus facile que de repousser l'objection. La loi de l'association est la
condition du progrès, elle nous permet de retenir la marche des phé-
nomènes; « sans elle, la nature nous serait toujours nouvelle; » elle
nous est enfin la source de la plus agréable occupation, puisque nous
prenons le plus grand plaisir, une fois nos idées associées, à les dis-
socier et à en démêler l'écheveau (unravelliwj ideas of association is
a very agréable employment, etc.). Par elle encore, nous pouvons aug-
menter ou diminuer la force de nos désirs. Les idées semblables
s'associent facilement; de là l'esprit et le jugement, qui ne sont que
des manières diverses d'associer les idées. L'association fait donc la
différence des talents, elle fait aussi la différence des caractères mo-
raux; l'association dépendant de nous, notre caractère moral en
dépend lui aussi. Mais le grand souci du moraliste et de l'homme qui
veut devenir meilleur doit être, pour l'un d'enseigner, pour l'autre de
436 REVUE PHILOSOPHIQUE
pratiquer l'art de découvrir et de rompre les associations funestes.
Nous avons analysé servilement le chapitre de Turnbull. Est-il pos-
sible de trouver une pensée plus incohérente et plus candide ? Nous
ne savons pas s'il fut heureux que la philosophie de l'association fût
ainsi restreinte, mais il est certain que cela n'a pas porté bonheur au
premier de ceux qui s'en sont chargés. Turnbull du reste ne se doutait
pas du service qu'il rendait. Reid, son élève, s'oppose à la philosophie
de l'association en connaissance de cause. Dans le chapitre III du
second de ses Essais sur les facultés intellectuelles de l'homme
(1785) et dans le chapitre IV du second, se trouvent : 1" une critique de
Hume et de Hartley, 2° un exposé de ses propres idées. En 1777, il
avait déjà donné des « Réflexions mêlées sur l'Exposé présenté par
Priestley de la théorie de Hartley sur l'esprit humain ï. M. Ferri ana-
lyse avec soin les développements de Reid et convient de bonne grâce
que ses critiques contre Hume et Hartley sont faibles. Hartley, dit-il,
était mieux avisé dans ses hardiesses que Reid dans ses timidités.
Quant à la théorie propre de celui-ci, elle relève, dit-il, de la philoso-
phie du sens commun : elle est une explication de Vobscurium per
obscurius, de Y idem per idem. « Le problème de l'association ne peut
être résolu comme Reid l'a proposé de le faire, sans un cercle mani-
feste. » Même jugement sur la solution de Stewart et de Brown. La
pensée de Hamilton est d'une toute autre valeur.
Hamilton {Eléments de la philosophie de l'esprit humain, tome II ;
Esquisse de philosophie morale, lre partie de la section VI, de l'asso-
ciation des idées; Dissertations historiques et critiques à la suite des
œuvres de Reid) cherche à former une liste systématique des associa-
tions fondamentales. Les sept classes de rapports possibles entre les
idées : simultanéité ou succession immédiate dans le temps, limitation
réciproque ou contiguïté dans l'espace, dépendance par liaison de la
cause à l'effet, du moyen à la fin, du tout à la partie, contraste ou
similitude, rapport des opérations au même pouvoir ou des divers
pouvoirs au même objet, relation entre le si^ne et la chose signifiée,
désignation accidentelle des mêmes objets par le moyen d'un même son,
peuvent se ramener à deux lois, celle de la simultanéité des pensées
et celle de la ressemblance ou de l'affinité. Et même ces deux lois
peuvent se déduire d'une loi plus simple; c'est la loi de rédintégra-
tion ou de totalité, en vertu de laquelle les pensées qui ont fait partie
antérieurement d'un même acte eniier ou total de connaissance se rap-
pellent les unes les autres. Et « cette loi suprême de l'association :
que les activités s'excitent l'une l'autre dans la mesure où elles ont
été antérieurement attachées comme parties à une activité totale, s'ex-
plique par un principe encore plus universel : l'unité de notre énergie
mentale en général. » (Eectures on metaphysics, vol. II, p. 241.)
Cette théorie mérite assurément d'être prise en considération; mais
est-elle une restriction de la philosophie associationniste? N'en est-
elle pas au contraire l'extension la plus radicale, du point de vue
ANALYSES. — L. ferri. Sidla dottrina delV associazione. 437
spiritualisteï Ce fait ne vient-il pas infirmer la division générale de
M. Ferri? Ce sont des questions que nous lui soumettons. Il remarque
lui-même, et ce serait sans doute sa réponse, que quand des philo-
sophes invoquent pour expliquer les rapports de nos idées l'unité de
Fàme comme principe transcendant, quelque part qu'ils fassent
d'ailleurs à l'expérience dans le développement de la pensée, ils
cessent d'appartenir au même groupe que les associationnistes, dont
le but commun est de faire dériver l'esprit lui-même, dans ses formes
natives, de l'expérience, soit individuelle soit spécifique. Toute doc-
trine de la synthèse à priori est hostile aux tendances qui ont prévalu
dans l'Ecole anglaise. Rosmini donc, pas plus que Kant, n'a de place
marquée dans la philosophie de l'association ; autrement tous les
philosophes et tous les systèmes devraient y figurer; cette réflexion
est juste; mais elle clôt un peu tardivement deux chapitres sur Hamil-
ton et Rosmini : s'ils ne font pas partie des écoles associationnistes,
ils ne devaient pas figurer dans leur histoire. Allons plus loin : la même
réflexion eût dû détourner l'auteur du mémoire d'y faire figurer Herbart.
Ces divers chapitres consacrés à des auteurs qui ne sont même pas
les adversaires directs des associationnistes anglais, et qui dans leur
opposition latente aux principes de l'association partent de points de vue
différents comme ils appartiennent à des milieux fort dissemblables,
éloignent un peu trop longtemps le lecteur du centre de cette étude. Ici,
l'intérêt de la composition se disperse et s'affaiblit; l'éparpillement des
faits y est bien pour quelque chose; mais peut-être était-il nécessaire
de prendre un parti quant au choix de ces faits mêmes et de s'en
tenir à l'Ecole anglaise. Il n'y a pas d'histoire possible en fait de doc-
trines quand on ne peut montrer leur genèse et leur filiation : une série
d'analyses séparées, chacune précédée d'un nom, ne comporte que des
transitions artificielles et sort des conditions d'une histoire véritable.
Pour qui lit une histoire de la philosophie de l'association, l'intérêt,
une fois que l'on a assisté au premier et brillant essor de la doctrine
avec Hume et Hartley, est de savoir comment, après cette éclipse d'un
quart de siècle (dont il serait bon de rechercher les causes), elle se
relève et jette une lumière plus vive. Les réflexions de M. Ferri sur
Condillac et sur Bonnet ne répondent pas à cette attente, et même
quand on arrive à James Mill, qui ouvre la période organique de la
philosophie anglaise, la curiosité n'est pas pleinement satisfaite, parce
qu'on ne sait pas d'où vient Mill, dans quel milieu il a puisé sa ma-
nière de penser, quelles traditions immédiates il continue. Une série
d'analyses, si exactes et ingénieuses qu'elles soient, ne fait pas une
histoire, pas plus qu'une suite de tableaux ne fait un drame.
Hâtons-nous de dire que toute cette troisième partie est pleine
d'expositions et de discussions également attrayantes, que l'ouvrage
prend corps définitivement à cet endroit, que l'auteur enfin s'y montre
à la hauteur d'une tâche vraiment difficile. Nous ne pouvons le suivre
dans chacune de ses savantes dissertations sur les deux Mill, sur
438 REVUE PHILOSOPHIQUE
Bain, sur Spencer; mais nous devons donner un aperçu de ses princi-
pales critiques et de sa doctrine.
La première question qu'il rencontre est celle de l'existence des
idées générales. John Stuart Mill est nominaliste, à la façon de Hume; il
pense que l'idée générale n'est pas autre chose que l'association d'une
série d'images particulières semblables avec un nom qui les rappelle
et qui n'est lui-même qu'une autre image. C'est bien là une applica-
tion de la doctrine de l'association. M. Ferri pense que Stuart Mill
réduit trop ici le rôle de l'activité intellectuelle; pour lui, l'idée géné-
rale est un acte dans l'esprit avant d'être un signe dans le langage.
La discussion de Mill avec Hamilton au sujet du concept de con-
nexion nécessaire et avec Whewell au sujet des axiomes est ensuite
rappelée avec quelque détail. Hamilton soutient que le concept de
nécessité causale ne peut venir de l'expérience, puisque certains
faits qui en précèdent d'autres invariablement ne sont pas considérés
comme leur cause, ainsi de la nuit par rapport au jour. Mill réplique
que la précession doit être immédiate et invariable pour engendrer
l'idée d'un lien causal. Whewell se place également au point de vue
de l'intuition ; il regarde les axiomes comme des conditions absolues
de la pensée. La réponse de Mill est faible, selon M. Ferri; l'idée d'un
rapport invariable entre l'antécédent et le conséquent, qu'elle se pré-
sente dans les axiomes ou dans le principe de causalité, est de même
nature : elle résulte d'une association entre nos volitions et nos sensa-
tions musculaires ccncomitantes; elle est illusoire quand elle prétend à
une certitude et à une généralité supérieures à celles qu'autorise l'ex-
périence constante suivie d'une habitude invétérée. Le principe d iden-
tité mis au rang d'une loi de la nature parait à notre auteur une con-
séquence fâcheuse et compromettante de l'empirisme anglais.
Le nominalisme de Mill est son erreur fondamentale. Il doit être
« jugé sévèrement ». La linguistique a démontré en effet que tous les
mots correspondent à une idée générale. Il y a donc une activité inté-
rieure qui se déploie dans la conception de la pensée et aussi dans la
formation du vocable. « La fonction intellectuelle se sert des données
de l'expérience et de l'imagination, mais elle a quelque chose de pro-
pre et de supérieur aux conditions du sens et de la conscience subjec-
tive elle-même. » Ce que Mill décrit comme étant l'abstraction (à sa-
voir l'attention restreinte à une sensation) n'en est que la forme infé-
rieure. « Au delà de ces abstractions renfermées dans le cercle du
sensible il s'en élève une autre dont les résultats sont absolument
différents et qui consiste à voir les choses sub specie mternitatis .
c'est-à-dire en sortant des conditions de l'espace et du temps, opé-
ration qui suppose manifestement pour base une puissance radicale de
la pensée supérieure à celles qui dépendent de la sensibilité et de la
conscience du sujet. » Nous n'avons pas l'intention d'entrer nous-même
dans la discussion; nous ne pouvons nous empêcher cependant de
faire une remarque : M. Ferri ignore- t-il que la théorie de Muller est
ANALYSES. — l. ferri. Sulla dottrina delV associazione. 439
combattue et que les objets paraissent bien plutôt avoir donné leurs
noms aux qualités que les qualités aux objets? Groit-il encore que
l'aryen primitif, s'il a jamais existé tel qu'on l'imagine, soit vraiment
le premier état de la langue? Voit-il les enfants débuter dans leurs
conceptions et leurs dénominations par le général ou par le particulier?
Quant à la catégorie de l'éternité, il nous semble qu'il y a une confusion
chez ceux qui la soutiennent en prenant comme exemple les concep-
tions mathématiques. De ce que celles-ci paraissent pouvoir s'appliquer
à tout le temps, elles ne sont pas pour cela en dehors du temps. Cette
partie de la discussion soulève plus de problèmes qu'elle n'en résout.
M. Ferri distingue Bain de Mill : Miil était un pur psychologue; la
psychologie de Bain est toute pénétrée de physiologie. Il relève fine-
ment les incertitudes et les variations de ce dernier, digne continua-
teur des Écossais, sur des points importants. Il lui reproche, après une
analyse attentive de sa doctrine, de se laisser conduire presque sans
le savoir par l'étude des sensations musculaires en plein idéalisme, de
se placer pour l'ensemble même de sa théorie de l'intelligence à un
[joint de vue douteux, à ce point qu'on ne sait pas s'il traite de la for-
mation des connaissances ou de leur reproduction, de se borner enfin
à l'analyse des phénomènes de la vie inférieure en s'imaginant qu'il
étudiait la pensée alors qu'il n'en étudiait que les conditions initiales
ou les répercussions lointaines : c'est là, suivant M. Ferri, une simpli-
fication risible des difficultés qu'olfre la psychologie ; les opérations
supérieures de l'intelligence ne sont pas connues d'hier : on ne les
explique pas en disant que l'idée est une sensation affaiblie. « Loin
d'être un simple affaiblissement de la sensation, le concept en est au
contraire une transformation, et cette transformation exige un déploie-
ment d'activité, un jeu de fonctions qui ne sont pas renfermées dans
le cercle de la sensibilité. » L'abstraction notamment suppose l'inter-
vention de facultés supérieures : Bain l'explique par la généralisation.
Son procédé consiste à recueillir les caractères les plus généraux et
les plus élémentaires de toute la série de nos facultés et de dire : Voilà
l'intelligence ! Il y a dans l'intelligence divers groupes de fonctions
dont une philosophie paresseuse peut seule négliger les profondes dif-
férences. M. Ferri est d'accord sur ce point avec nos classiques fran-
çais ; c'est toujours la même argumentation : il y a entre l'intellect et
les sens non une différence de degré, mais une différence de nature.
Le morceau capital de cette dernière partie est la discussion des
théories psychologiques de Spencer. Ici encore, la discussion, après
avoir porté sur les caractères généraux de la doctrine, se divise en deux
parties spéciales, portant l'une sur la formation des concepts, l'autre sur
la conception des axiomes. Un partisan de la philosophie de l'évolu-
tion, chez lequel la croyance à la transformation lente, à la liaison con-
tinue des formes de la pensée comme de tout le reste des êtres est
une habitude d'esprit déjà ancienne, n'éprouvera en lisant ces pages
qu'une satisfaction esthétique ; l'auteur n'ayant pu discuter le principe
iiO REVUE PHILOSOPHIQUE
même de l'évolution, son attaque contre une doctrine qui n'en est que
l'application partielle peut plaire comme une opération bien conduite
dans une grande manœuvre : cela ne fait de mal à personne. Il n'en sera
pas ainsi d'un lecteur qui repousse le principe même de l'évolution,
il pourra donner à tout ce morceau un applaudissement sans réserve.
L'idée dominante de cette réfutation est que les opérations supé-
rieures de l'entendement ne peuvent s'expliquer par des rapproche-
ments ou des séparations mécaniques résultant des mouvements exté-
rieurs et parallèles à eux, mais qu'elles exigent l'intervention d'une
force nouvelle, diverse, indépendante. Quand l'enfant conçoit le général
et le nécessaire, cette force fait son apparition dans la conscience vouée
jusque-là aux impressions sensibles et à leurs arrangements fortuits.
Elle introduit « les comparaisons et les connexions » là où il n'y avait
que « des cohésions et assimilations ». Cette force n'est pas soumise à
l'automatisme ; elle est progressive et libre. Spencer a bien vu et supé-
rieurement décrit l'existence d'une activité intermédiaire entre la sen-
sation et la pensée pure, activité déterminée par les rapports et par les
propriétés fondamentales des phénomènes physiques auxquels elle
est unie; mais cette activité n'est pas la seule; Spencer est allé un peu
plus loin que Bain dans la série des opérations intellectuelles, il n'est
pas encore allé jusqu'au sommet; il n'a pas connu cette activité qui se
saisit elle-même, ce sujet qui se distingue de ses opérations et qui,
supérieur aux conditions subies, quoiqu'il en reçoive le contre-coup,
s'en affranchit de plus en plus dans la double sphère de la connais-
sance et de l'action. Spencer a appliqué à l'étude de la seconde la
méthode qui eut convenu à l'étude de la première. Aussi arrive-t-il à
enlever toute initiative au moi dans la formation de cette série d'agré-
gats composés de représentations par lesquels l'esprit entre en cor-
respondance avec l'univers : encore s'il le niait résolument ! mais
il en fait un je ne sais quoi d'inconnu, qu'il place face à face avec cet
autre inconnu qui, suivant lui, fait le fond de la matière. Deux nexus
inconnus permanents n'expliquent rien. Enfin, en faisant de l'esprit la
plaque photographique où le monde vient se peindre, il suppose que le
monde est tout fait, quand il se présente à la pensée ; mais le monde
n'est-il pas l'œuvre du sujet, du moins pour une bonne part, et ne
serait-il pas nécessaire de tenir compte de cette collaboration ?
En Unissant, M. Ferri maintient la supériorité de l'homme sur l'animal,
ou du moins, car personne, que je sache, ne la nie, la distinction de
nature entre l'animal et l'homme. Si l'esprit humain était un résultat de
l'association, il n'y aurait entre les bêtes et nous qu'une différence de
degré ; c'est en réfutant la doctrine de l'association qu'on établit victo-
rieusement que cette différence est une différence spécifique. Quand on
voit l'auteur aussi fermement attaché aux solutions traditionnelles, on
lui sait gré des efforts qu'il a faits pour pénétrer dans la pensée de ses
adversaires. Il leur propose même des concessions et des transactions.
A vrai dire, l'une d'elles est assez acceptable, s'adressant à un partisan
ANALYSES. — n. grote. Psychologiia tchouvstvovaniy. 441
de l'évolutionnisme selon Spencer. Accordez-nous, dit M. Ferri, que
la substance de l'esprit existe, mais réside dans l'inconnaissable; Kant
et Spencer ne pourraient-ils pas s'entendre dans la région des noumè-
nes ? Nous, nous accorderons de notre côté que, dans sa région phé-
noménale, l'esprit est soumis à l'évolution à peu près comme vous
l'entendez. — Reste à savoir si, départ et d'autre, spiritualistes et évolu-
tionnistes sont disposés à se rapprocher : il semble plutôt que les posi-
tivistes soient en train de boucher le trou de l'inconnaissable, ce qui
fermerait tout passage au surnaturel, tandis queues spiritualistes voient
des choses de plus en plus extraordinaires dans la moindre des opéra-
tions de l'entendement. Au fond, et c'est ce que nous n'avons pas le
loisir de montrer, mais ce que la lecture de ce mémoire si savant et si
distingué montre abondamment, on ne s'entend pas. De part et d'autre,
on parle un langage différent, où les mots n'ont pas du tout la même
signification. Deux grands courants emportent les esprits vers des
directions opposées : faut-il le regretter et le progrès des idées comme
celui des espèces se fait-il plutôt par fusion que par remplacement?
Gela est douteux. Mais ces courants divergent, cela est certain, et ils
divergeront de plus en plus. On ne fera pas à l'évolutionnisme sa part,
on ne la fera pas non plus au supra-naturalisme. A. Espinas.
Nicolas Grote. — Psychologiia tchouvstvovaniy v yeia itorii i
glavnyh osnovah (Psychologie de la sensibilité dans son histoire et
ses fondements). Saint-Pétersbourg, 1880, xiv et 569 p. in-8°.
Cet ouvrage présente sous un nouvel aspect le développement de
la théorie de la sensibilité exposée il y a deux ans dans un article de
la Revue philosophique (septembre 1878). L'auteur se propose de
démontrer que sa propre théorie ne doit être considérée que comme
le résultat nécessaire des nouvelles recherches psycho-physiologiques
et d'une certaine réforme faite dans les théories de ses devanciers,
MM. Bain, Spencer, Dumont,Bouillier, Horwicz, Wundt, etc. Cette réforme
a été rendue nécessaire par les critiques dirigées contre ces théories
par d'autres psychologues contemporains en France et à l'étranger ',et
par les nouveaux travaux sur la physiologie de la sensibilité, ceux de
M. Ch. Richet, en particulier,
C'est donc une nouvelle critique de toutes les opinions, exposées sur
la nature de la sensibilité depuis les travaux de Hamilton et de J. Stuart
Mill, qui sert de base principale à la théorie de l'auteur. D'abord
il s'applique à rechercher tous les points de vue possibles qui peuvent
dominer les différentes théories de la sensibilité, et c'est là le problème
que l'auteur tâche de résoudre dans la première et la plus grande sec-
tion historique de son livre. Pour cela, il commence par analyser,
dans les quatre premiers chapitres, les différentes théories concernant.
1. Voy. les critiques des théories de Dumont, Bouillier et Horwicz, dans la
Revue ptdlosopldque et la. Revue scientifique, etc.
442 REVUE PHILOSOPHIQUE
le rapport entre les phénomènes de la sensibilité et tous les autres phé-
nomènes psychiques. Les sentiments ont été tantôt confondus avec les
sensations ou les idées, ou les actes de la volonté; tantôt pris pour des
phénomènes à part, et c'est là la première série de faits qui a suggéré
les différentes théories sur la nature des sentiments. Les psychologues
qui ont confondu les sentiments avec les sensations et les idées ont dû
les prendre pour le produit d'une estimation subjective des rapports
externes (des objets entre eux) ou mixtes (des objets vis-à-vis du su-
jet). Ceux qui les ont confondus avec les phénomènes de la volonté ont
dû les considérer aussi comme le résultat d'une estimation subjective
de rapports mixtes, et vice versa, des rapports du sujet, vis-à-vis des
objets extérieurs. Enfin ceux qui les ont pris pour des phénomènes à
part ont dû les mettre sur le compte d'une estimation subjective de
quelques rapports internes, par exemple entre l'énergie et l'activité de
l'organisme. C'est ce point de vue qui a été accepté par Aristote et les
péripatéticiens, par les sensualistes et les matérialistes duxvnic siècle,
et par la plupart des psychologues modernes depuis Hamilton.
Mais l'estimation subjective peut être aussi consciente qu'incon-
sciente, aussi bien relative qu'absolue, et de là quatre nouveaux points
de vue dans les limites de chacune des quatre grandes théories possi-
bles. Il résulte cependant de la critique de l'auteur que les meilleurs
représentants de la psychologie du xvine et du xixc siècles ont été d'ac-
cord pour admettre que les sentiments présentent le produit conscient
d'une estimation subjective, inconsciente et relative des rapports in-
ternes. Il ne s'agit donc que de définir quels sont ces rapports internes
eux-mêmes qui servent de base à la sensibilité. Mais c'est dans les
réponses à cette question qu'on trouve le plus de désaccord entre les
différents représentants de la psychologie. L'auteur lui-même, après
une longue critique, accepte la théorie qui admet des rapports entre
Vénergie et Yactivitè des organes. Comme l'énergie elle-même n'est
que le produit d'une activité organique sui generis, il préfère rem-
placer ces termes généralement usités par les termes nouveaux de tra-
vail positif et négatif moléculaire des tissus de l'organisme, acceptés
déjà par Wundt et Horwicz. Les rapports différents de ces deux pro-
cessus organiques peuvent être exprimés par quatre formules , qui
correspondent à leur tour à deux espèces de plaisir et deux espèces de
douleur, positives et négatives, comme disait Léon Dumont. Les voici :
1° Le travail moléculaire négatif dépasse les limites du travail molé-
culaire positif, qui l'a précédé : peine négative, défaut d'activité, besoin,
privation. — 2° Le travail moléculaire positif s'effectue dans les limites
assignées par le travail moléculaire négatif précédent : plaisir positif,
jouissance. — 3° Le travail moléculaire positif dépasse les limites du
travail moléculaire négatif qui a précédé : peine positive, douleur, fati-
gue. — 4° Le travail moléculaire négatif se produit dans les limites mar-
quées par le travail positif précédent : plaisir négatif, repos, restaura-
tion des forces.
ANALYSES. — C. henrv. Les manuscrit* de P. de Fermât. 443
Ce sont précisément ces quatre formules qui servent de point de dé-
part à la théorie que l'auteur expose dans la Ile section de son livre.
Les quatre derniers chapitres ne servent qu'à développer dans les dé-
tails cette théorie de la sensibilité primitive. Il s'agit avant tout de
donner une classification complète et naturelle des différents plaisirs
et peines élémentaires. Partant du principe de la variété des fonctions
de l'organisme qui servent de source à la sensibilité, l'auteur parvient à
une classification qui ressemble à celle qu'il a proposée déjà dans l'ar-
ticle précité de la Revue philosophique, mais qui se distingue de cette
dernière par une plus grande précision quant à l'analyse des fonctions
et à la terminologie elle-même.
Le second problème consiste dans une recherche exacte et détaillée
des différents principes de l'évolution des phénomènes aussi bien de
la sensibilité que de tous les autres domaines de la conscience élé-
mentaire, car ces principes sont les mêmes pour toute la vie orga-
nique. L'intégration, qui doit être précédée par l'association, et la diffé-
renciation, qui est précédée par la dissociation, sont les deux principes
fondamentaux qui expliquent la formation de tous les produits com-
plexes de la sensibilité. Il s'agit donc seulement de définir les phases
principales de l'évolution de la sensibilité et de classer les phéno-
mènes complexes qui correspondent à ces phases. L'auteur en trouve
trois principales qui correspondent aux trois phases, généralement re-
connues dans l'évolution des phénomènes de la connaissance et expri-
mées par les termes : représentation, idée concrète, idée abstraite.
Les sentiments religieux et moraux , par exemple , correspondent à
l'ordre des idées abstraites (formation tertiaire). L'auteur n'a pas en
vue certainement d'analyser tous les sentiments complexes, acces-
sibles à la conscience, dans leurs moindres transformations : une pa-
reille analyse suppose préalablement une série de travaux descriptifs et
d'observations exactes, faites sur la sensibilité de l'homme et de l'ani-
mal dans toutes les phases de leur développement. Mais il croit avoir
trouvé les principaux fondements qui doivent servir de base aux re-
cherches futures dans le domaine de la sensibilité subjective, et c'est
ce qui l'encourage à faire, à la fin de son livre, un résumé des princi-
pes qu'il a obtenus dans son travail et une courte appréciation des pro-
blèmes de la psychologie future de la sensibilité. X.
C. Henry. Recherches sur les manuscrits de Pierre de Fermât,
suivies de fragments inédits de Bachel et de Malebranche. Rome,
Imprimerie des sciences mathématiques et physiques, Via Lata, n° 3,
1880, 216 p. in-4°.
Ce travail, qui a paru d'abord dans le Bulletin bien connu du prince
Balthasar Boncompagni, n'est pas absolument étranger au cadre de la
Revue.
L'ouvrage est divisé en deux parties : dans la première, l'auteur corn-
444 REVUE PHILOSOPHIQUE
plète la conception assez vague qu'on avait pu se taire jusqu'ici du
caractère de Fermât, montre que le célèbre géomètre n'a pas rédigé les
démonstrations de ses théorèmes les plus importants, prouve enfin
par des considérations diverses qu'on ne saurait trouver ces démons-
trations dans les manuscrits. A la seconde partie M. Henry a renvoyé
les pièces inédites et les notes qui, trop longues pour pouvoir figurer
dans la première, trop courtes pour pouvoir être autant de travaux
particuliers, lui ont paru mériter attention.
Signalons, comme intéressant particulièrement les lecteurs de la
Revue, la remarque, étayée par de nombreux exemples, que « la
modestie a fait des progrès, au moins des progrès apparents » (p. 11).
Citons les pages 14 et 15 dans lesquelles Fermât est considéré comme
disciple de Bacon, et les pages 35 (note 2) et 55 (note 2), qui contiennent
deux importantes collections de variantes pour une future édition de
Descartes. Pages 55-60, M. Henrypublieune lettre de Chanut à la Prin-
cesse palatine, de laquelle il paraît ressortir que la princesse réclama
après la mort de Descartes ses lettres aux exécuteurs testamentaires
du philosophe. A propos de ce remarquable passage des Voyages de
Monconys : « Il me dit son opinion du soleil, qu'il croyait une estoille
fixe, la conservation de toutes choses, la nullité du mal, la participa-
tion à fârnc universelle » M. Henry démontre, contrairement à l'asser-
tion de Libri, que ces opinions philosophiques ne doivent pas être
attribuées à Galilée, mais qu'elles sont de Viviani. Pages 80 et 81, nous
remarquons une lettre inédite de Pascal. Pages 82 et 94 on trouve un
remarquable essai de démonstration par Malebranche de l'équation
an-j-yn_^.:n— q} précédé d'une notice qui corrige et complète les pages
consacrées ici même (octobre 1877) à ce sujet. Plus loin, nous rencon-
trons, attribués au même philosophe, d'après les manuscrits de la
Bibliothèque nationale, des théorèmes sur les formes quadratiques et
un essai de résolution de l'équation A.\'2-H=y2. Enfin, dans les pages
206-208, nous lisons la singulière liste suivante (ce sont les person-
nages auxquels il fut proposé d'adresser des exemplaires de la pre-
mière édition des Pensées de Pascal) : MM. Arnaud, Guelphe, de
Roannez, de La Ghaize, de Treville, Dubois, Nicole, des Billettes, Le
Curé, P. Malebranche, P. d'Urfé, P. Blot, P. du Gué, P. Martin, P. Ques-
nel, MM. Toinard et Menard, P. de l'Aage, MM. Touret et Caumartin,
Mme de Saint-Loup; et (dans le cas où il en serait donné à Port-
Royal des Champs) MM. de Sacy, de Sainte-Marthe, de Tillemont.
Nous passons, cela va sans dire, sur beaucoup de petites trouvailles
fort curieuses, et nous négligeons complètement l'importance mathé-
matique de ce travail, importance sur laquelle M. Chasles (Comptes
rendus de V Académie des sciences de Paris) et M. Genocchi (Atti
delf Academia délie Scienze di Torino) ont d'ailleurs insisté.
Z.
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS
VIERTELJAHRSSCHRIFT FUR WISSENCHAFTLICHE
PHILOSOPHIE (Suite).
E. Laas : La causalité du moi (2e article).
Le moi serait le jouet des impressions organiques, si sa libre action
ne s'exerçait pas sur les représentations, pour les retenir ou les
écarter, les associer ou les analyser. Même dans le sommeil, les traces
de cette intervention spontanée du moi sont faciles à reconnaître : il
modifie au gré des intérêts de sa sensibilité ou de son entendement la
matière confuse et mobile des rêves. Aussi loin que nous pénétrons
dans la vie du moi, nous découvrons qu'il opère toujours d'après des
règles, qui n'ont rien à démêler avec des lois purement physiques.
Qu'un objet nouveau vienne flatter nos désirs, et la fatigue d'un pré-
cédent effort fait place immédiatement à un redoublement d'attention.
Non seulement il dépend de nous de prolonger l'action d'un objet sur
notre àme, en écartant les impressions contraires, mais d'ajouter
encore à la force de l'impression préférée. Que la logique ou la pas-
sion mènent le moi, c'est toujours dans l'intérêt de l'une ou de l'autre
qu'il modifie ses impressions.
La formation des perceptions sensibles, des langues, des notions
abstraites, des types idéaux, le rappel en apparence involontaire des
souvenirs obéissent aux exigences spontanées du moi. Contrairement
à l'opinion de Maine de Biran et de son école, il n'est pas de moment
où la libre causalité du moi n'intervienne dans le cours de nos repré-
sentations. Ne sait-on point la part qui appartient à la spontanéité in-
consciente de l'esprit dans nos jugements de chaque jour, dans l'œuvre
même des génies créateurs?
Partout, comme l'a très bien montré Avenarius dans son excellent
opuscule : La philosophie comme explication du monde conformé-
ment au principe de la plus petite dépense de force (Philosophie
als Denken der Welt gemaess dem Princip des kleinsten Kraft-
masses), « le moi s'applique de toutes les manières et, appuyé sur
l'expérience des autres et sur la sienne propre, réussit toujours de
mieux en mieux à ramasser en chaque moment sous le regard de sa
conscience les représentations les plus instructives et en aussi grand
446 REVUE PHILOSOPHIQUE
nombre que possible; ou, en d'autres termes, à répartir la force ner-
veuse que la nature met à sa disposition de la façon la plus convenable
à ses intérêts réels ou imaginaires. » On ne trouve que dans la sphère
du moi l'action d'un tel principe, qui n'a rien de commun avec les lois
de la mécanique, de la physique ou de la chimie. On ne peut y sou-
mettre la nature qu'en imaginant qu'elle obéit, elle aussi, « à un agent
analogue au moi et à sa] constitution nerveuse ». Ce n'est pas assez
pour le moi de satisfaire à toutes les exigences de cette loi supérieure
d'économie intellectuelle; il ne lui suffit pas de ramener à la plus
haute unité possible la diversité infinie de ses représentations : il veut
aussi énergiquement réaliser une semblable harmonie dans le monde
de ses sentiments et de ses désirs.
La contradiction, l'antagonisme, voilà l'état naturel et primitif des
désirs : c'est à la volonté seule qu'il est réservé de les réconcilier, de
les subordonner entre eux, à la lumière de la raison et de la science.
Mais l'individu ne peut entreprendre avec succès cette tâche difficile
qu'autant qu'elle lui a été déjà facilitée par l'éducation, que les autres
hommes et sa propre expérience lui ont donnée. Avant de s'interroger
en philosophe sur le prix des choses et la sagesse de ses désirs, l'in-
dividu s'est déjà formé et a tiré des leçons de ses maîtres un plan de
conduite, où limpétuosité et l'aveuglement des désirs contraires sont
déjà ramenés à une certaine discipline. Plus tard, il lui appartient de
reprendre, de corriger et de compléter l'œuvre, dans ces moments
heureux où l'âme peut écouter docilement la voix de la sagesse et de
l'expérience, et, dans le calme des passions, préparer efficacement les
moyens de les contenir. Gomme le dit excellemment Leibniz dans les
Nouveaux essais, « si l'esprit usait bien de ses avantages, il triomphe-
rait hautement. Il faudrait commencer par l'éducation ..., et un homme
fait doit commencer plutôt tard que jamais. Lorsqu'un homme est
dans de bons mouvements, il doit se faire des lois et des règlements
pour l'avenir. i> Sans doute le désir ne peut être combattu que par le
désir; il faut avoir appris par l'expérience et l'habitude à se servir
contre la passion « de ces méthodes et de ces artifices », ainsi que
les appelle Leibniz, « qui nous rendent comme maîtres de nous-
mêmes. » Qu'on n'oublie pas qu'il s'agit, pour la plupart des penchants,
non de les supprimer, mais de les régler, de les coordonner. La vie
divine n'est pas, comme le croyait Socrate, la vie entièrement exempte
ou très pauvre de désirs, mais bien au contraire celle où rien ne vient
contrarier la diversité harmonieuse des besoins. Avoir mis l'ordre dans
ses idées et dans ses désirs, ce n'est pour le moi qu'un moyen d'exercer
plus efficacement son empire sur la nature et de l'assujettir aux des-
seins de la volonté, aux fins idéales qu'elle poursuit. Mais ne semble-t-il
pas que la fatalité mécanique des lois de la matière s'oppose à l'action
libre du moi? Si le moi ne peut modifier la quantité de la force maté-
rielle, il faut évidemment en revenir à l'harmonie préalable, que Spinoza
et Leibniz soutiennent, entre la nécessité mécanique et la nécessité
LIVRES NOUVEAUX 447
téléologique, entre la nécessité de la matière et celle de l'esprit, et
refuser conséquemment au moi toute spontanéité motrice. Nous
croyons expressément que la liberté de l'esprit est une force initiale
de mouvement , et nous saluons en elle le principe cherché par
Lucrèce : « Principium quod fati fcedera rumpat^Ex infinito ne causam
causa sequatur. » Cette puissance'initiale, qui ne provoque directement
qu'un simple mouvement du corps, peut étendre indéfiniment ses
effets par les mouvements qu'elle réussit à produire indirectement au
sein de la nature extérieure. A cette manifestation matérielle de la
causalité du moi vient s'ajouter l'action qu'il exerce par ses idées, ses
passions sur les autres moi, et dont l'intensité n'a pas besoin d'être
démontrée. — La puissance du moi, dont les bornes paraissent ainsi
reculer indéfiniment, ne va pas cependant jusqu'à étendre au delà des
limites de la vie terrestre l'existence individuelle de l'homme. Mais il
dépend de lui de triompher de la mort en un certain sens, et d'assurer
à ses œuvres une véritable immortalité.
J. Bergmann : Différences idéalistes.
Sous ce tilre, l'auteur de la Logique -pure répond à un précédent
article de Schuppe. Bergmann se félicite de se rencontrer avec Schuppe
dans la défense de l'idéalisme, mais croit utile de marquer avec plus
de précision les points sur lesquels son idéalisme diffère de celui de
Fauteur de La. logique fondée sur la théorie de la connaissance
{Erkenntnisstheoretische Logik). Malheureusement, Bergmann n'est
pas toujours sûr de bien entendre les théories de Schuppe, et se
plaint de n'avoir pas toujours été lui-même bien compris par ce der-
nier. Il déclare que la logique doit reposer sur la métaphysique et
professe une entière adhésion aux principes de la monadologie de
Leibniz; et il voudrait que Schuppe s'expliquât plus catégoriquement
à ce sujet.
LIVRES DÉPOSÉS AU BUREAU DE LA REVUE
A. Fouillée. La science sociale contemporaine. In-12. Hachette,
Paris.
Leopardi. Opuscules et pensées : traduits par A. Dapples. In-12.
Paris, Germer Baillière.
Dr Hanriot (Maurice). Hypothèses actuelles sur la constitution de
la matière : In-8°. Paris, Germer Baillière.
H. Schmidt. Etude sur les Lettres de Schiller (L'éducation esthé-
tique de l'homme). In-12. Paris. Morant.
Rambosson. Propagation à distance des affections et des phéno-
mènes nerveux expressifs. In-8" (brochure). Paris, Masson.
D. M. Scientific Transcendentalism . In-12. London, Williams and
Norgate.
448 REVUE PHILOSOPHIQUE
Vujic(Michael). Ueber Substanz und Causal itllt. Inaugural Disserta-
tion. In-8P. Leipzig, Schmaler und Pech.
Schlôsser. Untersuchungen ûber Hemmung von Re/ïexen. In-8".
Leipzig (Pflùger's Archiv).
D1' During. Grundzûge der allgemeinen Logik als einer allgemeinen
Methodenlehre des theoretischen Denkens. 1er Thei). In-8°. Dortmund
Otto, Uhlig.
D1' Bilharz. Der heliocentrische Standpunkt der Weltbetrachtung :
Grunlegungen zu einer wirklichen N aturphilosophie in -8° Sigma-
ringen.
Nkudecker. Die philosophische Propiideutik an Gymnasien, In-8°.
Wilrzbourg, Stahl.
R. Rottger. Der Schluss der Ketle. In-8°. Mainz, Diemer.
Rosa (Cesare). La Famiglia educatrice. In-12. Ancona, Aureli.
De Dominicis. La Pedngogia e il Darwinismo. 2a edizione. Napoli,
Jovene. In-12°.
Tamburini. Sulla genesi délie allucinazioni. In-8». Reggio, Calderini.
V. di Giovani. Severino Boezio, filosofo e i suoi imitatorî. In-12°.
Palermo, Pedone Lauriel.
M. Valdarnini. Principio intendimento estoria délia classifwazione
délie umane conoscenze secondo F. Bacone. In-12. 2 éd. Firenze, Cellini.
Le successeur de M. Bain dans sa chaire d'Aberdeen est son élève,
M. Minto. Le choix de ce candidat bien peu connu par ses titres philo-
sophiques parait avoir causé, en Angleterre, une certaine surprise et a
été fort critiqué. Parmi les autres candidats à cette chaire, le Spectator
cite MM. James Sully, Adamson, Ward et Knight.
M. Herbert Spencer vient de publier une réponse à divers articles
sous le titre : Appendix to first Principles dealing with criticisms
; Williams and Norgate, 563-586 p.). 11 prépare une publication de môme
nature qui sera relative aux Principles of Psychology.
Pendant le mois de septembre dernier, on a inauguré la statue de
Pascal à Clermont et celle de Spinoza à La Haye. — On annonce la pu-
blication très prochaine du livre de M. F. Pollock sur Spinoza.
Après la Politique de Rabelais de M. Hermann Ligier, voici une
étude de M. F. Vallat sur Le génie de Rabelais (in-8°, Delagrave) où
l'auteur s'est proposé « de mettre en lumière, uniquement pour l'instruc-
tion du plus grand nombre, l'impulsion vigoureuse donnée par un sage,
sous le masque d'un fou, à l'avancement intellectuel et moral de la
France. »
M. Bernard Perez se prépare ù publier un volume sur L'éducation
dès le berceau, pour faire suite à son précédent travail sur « Les trois
premières années de l'enfant. *
Le Propriétaire-gérant,
Germer Baii.lière.
COULOMMIERS. TYPOGRAPHIE PAUL UROUARD.
LES INSTITUTIONS POLITIQUES
l. PRÉLIMINAIRES
L'idée et le sentiment ne sauraient être complètement séparés.
Toute émotion correspond à un appareil plus ou moins distinct
d'idées ; tout groupe d'idées se trouve plus ou moins voilé d'émo-
tions. Il y a cependant de grandes différences dans la part qui re-
vient à chacune d'elles dans la combinaison. Il est des sentiments
qui demeurent vagues, faute d'une définition intellectuelle, et d'au-
tres qui reçoivent des formes claires des conceptions auxquelles ils se
trouvent associés. Tantôt nos idées sont déformées par la passion
qui les envahit, tantôt il est difficile d'y découvrir trace de plaisir ou
de déplaisir. Il est clair aussi que dans chaque cas les proportions de
ces deux éléments de l'état mental peuvent varier. Les idées restant
les mêmes, l'émotion qui les accompagne peut être plus ou moins
grande, et chacun sait bien que la rectitude du jugement porté dé-
pend, sinon de l'absence d'émotion, au moins de cet état d'équilibre
des émotions qui est incompatible avec la prépondérance d'aucune
d'elles.
Cette vérité éclate surtout dans les sujets qui touchent à la vie hu-
maine. Il est deux manières de considérer les actions des hommes,
le point de vue de l'individu ou celui de la société. On peut y voir
des groupes de phénomènes à soumettre à l'analyse en vue de cons-
tater les lois qui règlent leur dépendance ; on peut aussi les regarder
comme des causes de plaisir ou de peine, et alors les associer avec
l'approbation ou la réprobation. Lorsque nous traitons ces problèmes
au point de vue intellectuel, nous pouvons considérer la conduite
comme le résultat de certaines forces ; lorsque nous les traitons au
point de vue moral et que nous jugeons les effets de la conduite
1 . Les renvois relatifs aux faits oités clans cet article et dans les suivants
seront indiqués lorsque ces articles reparaîtront dans une publication définitive.
Les allusions qui seront faites çà et là à des sujets qui ne se trouveront point
sous les yeux du lecteur sont des conséquences de ce que ces articles sont la
suite d écrits déjà publiés.
tome x. — 1880. 29
450 REVUE PHILOSOPHIQUE
comme bons dans un cas et mauvais dans un autre, nous pouvons
en faire l'objet soit de notre admiration, soit de notre indignation
pour satisfaire notre conscience. Il doit évidemment exister une
grande différence dans nos conclusions, selon que, dans le premier
cas, nous considérons les actions des hommes comme celles d'êtres
sans rapport avec nous, qui ne nous touchent que parce que nous
avons à les comprendre, ou que, dans le second cas, nous les regar-
dons comme des actes d'êtres semblables à nous, dont la vie et la
nôtre se trouvent liées, et dont la conduite éveille en nous, par effet
direct ou par sympathie, des sentiments d'amour ou de haine.
Dans X Introduction à la sociologie., j'ai décrit en détail les divers
genres de perversion que nos émotions produisent dans nos juge-
ments. J'ai fourni des exemples montrant comment la crainte et
l'espérance nous exposent à de fausses appréciations, comment l'im-
patience nous porte à prononcer des condamnations injustes, com-
ment l'antipathie et la sympathie peuvent déformer nos croyances.
Les faits nombreux rapportés dans cet ouvrage démontrent que le
pli de l'éducation et celui du patriotisme déjeltent l'un et l'autre les
convictions des hommes. Enfin j'ai montré que les formes les plus
particulières des préjugés moraux, le préjugé de classe, le préjugé
politique et le préjugé théologique, produisent chacun, une forte
prédisposition à telle ou telle manière de considérer les affaires
publiques.
On me permettra d'insister sur la nécessité qui s'impose à nous
dans nos études sociologiques, et surtout dans celle que nous allons
aborder, d'écarter autant que possible toutes les émotions que les
faits sont de nature à exciter en nous, et de ne nous préoccuper que
de l'interprétation des faits. Nous rencontrerons divers groupes de
phénomènes dont l'examen est de nature à soulever en nous le mé-
pris, le dégoût ou l'indignation ; nous ne devons pas nous laisser
dominer par ces sentiments.
Au lieu de négliger les superstitions de l'homme primitif, comme
n'étant d'aucune valeur ou comme purement dangereuses, nous de-
vons examiner le rôle qu'elles ont joué dans l'évolution sociale et
nous tenir prêts, au besoin, à reconnaître leur utilité. Nous avons
déjà vu que la croyance qui porte le sauvage à enterrer des objets
précieux à côté des cadavres et à porter des aliments sur les tom-
beaux a une origine naturelle ; que la propitiation des plantes et des
animaux et le « culte du bois et de la pierre » ne sont pas des pra-
tiques gratuitement absurdes ; enfin que, si l'on sacrifiait des esclaves
aux funérailles de leurs maîtres, c'était en vertu d'une idée qui
paraît rationnelle à l'intelligence rudimentaire. Maintenant nous
H. SPENCER. — LES INSTITUTIONS POLITIQUES 451
allons examiner les etfets politiques de la théorie animiste ; et, s'il
existe une raison d'affirmer que cette croyance a été un adjuvant
indispensable de l'évolution sociale, nous devons sans hésiter accep-
ter cette conclusion.
La connaissance des misères que les luttes des peuples ont causées
partout, durant des siècles sans nombre, ne doit pas nous empêcher
de reconnaître le rôle prééminent que ces luttes ont joué dans la
civilisation. Si nous devons éprouver de l'horreur à la vue du canni-
balisme qui a été dans le monde entier, dans les premiers temps,
une conséquence de la guerre; si nous frissonnons à l'idée des héca-
tombes de prisonniers qui ont été faites des myriades de fois à la suite
des batailles que se livraient les tribus sauvages ; si nous lisons avec
dégoût l'histoire de ces pyramides de tètes et d'ossements blanchis
de populations massacrées qu'ont dressées des envahisseurs bar-
bares , si nous devons haïr l'esprit militaire, qui de nos jours encore
inspire les trahisons et les agressions brutales, ce n'est pas une
raison pour que nous laissions nos sentiments nous aveugler sur la
valeur des preuves qui s'offrent à nous en faveur de l'influence favo-
rable exercée par les conflits sociaux sur le développement des
organes sociaux.
Notre aversion pour des gouvernements de certains genres ne doit
pas davantage nous empêcher de voir qu'ils sont appropriés à leurs
circonstances. Encore que nous rejetions l'idée que le vulgaire se
fait de la gloire, et que nous refusions d'accorder, à l'exemple des
soldats et des écoliers, l'épithète de grand aux despotes conquérants,
et que nous détestions le despotisme ; encore que nous regardions
le sacrifice qu'un despote fait de ses propres peuples et des peuples
étrangers à son but de domination universelle, comme des crimes
énormes ; il nous faut pourtant reconnaître les heureux résultats qui
naissent de temps en temps des empires qu'ils édifient par la consoli-
dation de plusieurs sociétés en une seule. Ni les massacres ordonnés
par les empereurs romains, ni les assassinats auxquels les potentats
de l'Orient ont recours pour se débarrasser de leurs parents , ni les
exactions excessives des tyrans, qui appauvrissent des nations en-
tières ne doivent nous influencer jusqu'à nous empêcher d'apprécier
les avantages qui ont, dans certaines conditions, été les fruits de la
puissance illimitée d'un souverain. Le souvenir des instruments de
torture, des oubliettes, des victimes emmurées, ne doit pas cacher à
notre esprit la preuve que l'abjecte soumission du faible au fort,
quoique imposée sans scrupule, a été, en certains temps et en cer-
tains lieux, nécessaire. Il en est de même d'une autre conséquence
de la guerre, le droit de propriété d'un homme sur un autre. Il l'aui
452 REVUE PHILOSOPHIQUE
se garder de condamner l'esclavage d'une manière absolue, alors
même que nous croirions à la tradition répétée par Hérodote, que
la construction de la grande pyramide exigea, pendant vingt ans,
des relais de cent mille esclaves; ou que nous tiendrions pour vrai le
récit d'après lequel les serfs astreints au travail pour bâtir Saint-
Pétersbourg ont péri au nombre de trois cent mille. Sans doute
nous savons que l'imagination reste au-dessous des souffrances en-
durées par les hommes et les femmes tenus en esclavage, sans que
l'histoire en ait gardé le souvenir; mais nous devons maintenir notre
esprit en état d'accepter les faits propres à prouver que de l'institu-
tion servile il a pu résulter des avantages.
En un mot , pour qu'une interprétation des arrangements sociaux
soit digne de confiance, il faut qu'elle soit l'œuvre d'une conscience
à peu près dépourvue de passion. Si l'on ne peut ni ne doit exclure
de l'esprit le sentiment au moment où l'on considère ces arrange-
ments, on doit cependant l'en exclure quand on les considère comme
des phénomènes naturels dont on veut savoir les causes et les effets.
Ce qui nous aidera à conserver cette attitude mentale, c'est la
conviction que, dans les actions humaines, le mal absolu peut être un
bien relatif, et le bien absolu un mal relatif.
C'est un lieu commun qu'on entend répéter que les institutions à
l'abri desquelles une race prospère ne conviennent pas à une autre,
mais il s'en faut de beaucoup que la croyance à cette vérité soit
commune. Il est des gens qui ne croient plus à la vertu des ce cons-
titutions sur le papier », et qui ne laissent pas cependant de préco-
niser l'application d'une politique à des races inférieures, en se fon-
dant sur la croyance que les formes sociales civilisées peuvent être
avec avantage imposées aux peuples non civilisés ; que les disposi-
tions qui nous semblent vicieuses le sont pour ceux-ci, et qu'ils
trouveraient profit à des institutions domestiques , industrielles ou
politiques, semblables à celles dont nous tirons avantage. Mais, du
moment que nous admettons que le type d'une société est déterminé
par la nature de ses unités, nous sommes obligés d'admettre comme
conséquence qu'un régime intrinsèquement du rang le plus infé-
rieur peut être néanmoins le meilleur possible dans les conditions
primitives.
En d'autres termes, il ne faut pas substituer le code avancé qui
règle notre conduite, lequel s'adresse surtout aux relations privées,
au code rudimentaire de conduite, lequel s'applique principalement
aux relations publiques. Aujourd'hui que la vie est généralement
absorbée par des relations pacifiques entre concitoyens, les idées
morales portent principalement sur les actions d'homme à homme ;
H. SPENCER. — LES INSTITUTIONS POLITIQUES 433
mais dans les premiers temps, alors que la vie se passait surtout en
lutte avec les sociétés voisines, les idées morales qui pouvaient
exister avaient presque exclusivement pour objet les relations inter-
sociales : on jugeait les actions des hommes d'après leurs effets
directs sur la prospérité de la tribu. Puisque la conservation de la
société a la prééminence sur celle de l'individu, puisqu'elle en est la
condition, il faut, dans l'étude des phénomènes sociaux, interpréter
le bien et le mal plutôt dans leur sens primitif que dans leur sens
moderne, et par suite considérer comme relativement bon ce qui
permet à la société de survivre, quelque grandes que soient les souf-
frances infligées aux individus.
Si l'on veut interpréter correctement l'évolution politique, il con-
vient d'élargir beaucoup une autre d'entre nos idées ordinaires. Les
mots civilisés et sauvages doivent leur avoir donné des significations
très différentes de celles qui ont cours aujourd'hui. La profonde dif-
férence, que l'usage établit tout à l'avantage des hommes qui com-
posent les nations avancées, et au désavantage des hommes qui
forment les groupes simples, ne résiste pas aux effets d'une connais-
sance plus complète. On trouve chez les peuples grossiers des carac-
tères qui soutiennent la comparaison avec ceux des meilleurs d'entre
les peuples cultivés. Avec peu de savoir et des arts rudimentaires,
certains peuples possèdent des vertus à faire honte à ceux d'entre
nous dont l'éducation et l'élégance sont les plus parfaites.
Il existe dans l'Inde des débris de certaines races primitives qui
possèdent un caractère moral où l'habitude de dire la vérité parait
organique. Ces indigènes ne sont pas seulement supérieurs en cela
aux Hindous leurs voisins, doués d'une intelligence plus développée
et en possession d'une civilisation relativement avancée ; ils le
sont aussi aux Européens. On a fait la remarque dans l'Inde qu'il est
des peuplades montagnardes dont on peut toujours accepter avec
une confiance parfaite les affirmations ; on ne saurait en dire au-
tant des diplomates qui trompent avec intention, ou des ministres
qui font de fausses déclarations sur les affaires du cabinet. Parmi ces
peuplades, on peut citer les Santals, dont Hunter dit qu'ils « sont
les plus véridiques des hommes qu'il ait jamais rencontrés » , et
les Sourahs. « Un trait agréable de leur caractère , dit Shortt
de ces derniers, c'est qu'ils sont absolument véridiques, qu'ils ne
savent point mentir. » Néanmoins les relations des sexes appartien-
nent chez eux à un type primitif et inférieur; il en est ainsi chez les
Todas eux-mêmes, qui regardent « la fausseté comme le pire des
vices ». Metz, il est vrai, raconte qu'ils usent de dissimulation en-
vi i s les Européens, mais il reconnaît que c'est un effet de leur com-
454 REVUE PHILOSOPHIQUE
merce avec eux. Ce jugement se trouve conforme à celui qu'a
exprimé devant moi un fonctionnaire civil de l'Inde au sujet d'autres
tribus montagnardes, jadis bien connues pour leur véracité, mais
que leur contact avec les blancs a rendues moins véridiques. Le men-
songe est si rare chez les peuples aborigènes de Tlnde que les civi-
lisés n'ont point encore corrompus, que Hunter distingue, entre
toutes des tribus du Bengale, les Tipperas comme « la seule où ce
vice se rencontre ».
De même, pour l'honnêteté, il est des peuples dits inférieurs qui
en remontrent à ceux qui passent pour supérieurs. Si dégradés et
ignorants que soient à quelques égards les Todas dont nous venons
de parler, Harkness nous dit « qu'il n'a jamais vu un peuple, civilisé
ou sauvage, qui parût avoir un respect plus religieux pour les droits
du mien et du tien. » Les Marias (Gonds) « présentent comme plu-
sieurs autres races sauvages un caractère singulier de véracité et
d'honnêteté. » Chez les Khonds, « nier une dette est une violation de
ce principe, tenue pour un acte extrêmement coupable. Il faut, disent-
ils, tout abandonner à ses créanciers. » Le Santal, qui « ne pense
jamais à tirer de l'argent d'un étranger », préfère « ne point traiter
affaire avec ses hôtes; mais quand ceux-ci abordent la question, il
traite avec eux avec autant d'honnêteté qu'il le ferait avec un
homme de sa tribu il dit tout de suite le véritable prix de
l'objet. » Les Lepchas « sont merveilleusement honnêtes ; le vol est
rare chez eux. Enfin les Bodos et Dhimals sont « honnêtes et véridi-
ques en actes et en paroles ». Le colonel Dickson s'étend sur la
«. fidélité , la véracité et l'honnêteté » des indigènes du Carnate, qui
témoignent « d'un dévouement extrême et presque touchant quand
on se fie à leur honneur ». Enfin Hunter dit que, chez les Chacmas,
o le crime est rare le vol presque inconnu. »
Il en est de môme aussi des vertus générales de ces tribus et de
quelques autres peuples sauvages. Le Santal « possède une disposi-
tion heureuse », « il est sociable à l'excès », « courtois », mais « ferme
et exempt de servilité » ; et, quoique les « deux sexes recherchent
passionnément la société l'un de l'autre », les femmes sont « extrême-
ment chastes ». Les Bodos et Dhimals sont « pleins d'aimables qua-
lités et presque entièrement dépourvus de celles qui ne le sont pas ».
Le Lepcha, joyeux, aimable et patient, » est, selon le docteur Hooker,
un très « attrayant compagnon » ; enfin le Dr Campbell rapporte un
exemple « de l'effet qu'un profond sentiment du devoir peut produire
sur ce sauvage ». On peut aussi citer des faits tirés de récits sur cer-
tains peuples malayo-polynésiens et papous, qui montrent sous une
vivre lumière des traits de caractère que nous n'associons d'ordinaire
H. SPENCER. — LES INSTITUTIONS POLITIQUES 455
qu'à la nature humaine longtemps soumise à la discipline de la vie
civilisée et aux enseignements d'une religion supérieure. Albertis,
dont le témoignage est des plus récents, parle de certain peuple de
la Nouvelle-Guinée qu'il a visité (près de l'île Yule) et le dit d'une
honnêteté rigoureuse, « très bon et pacifique » : après les disputes
qui éclatent entre les villages, les gens « se montrent aussi affables
qu'auparavant et ne témoignent aucune animosité. » Mais le Rév.
W.-G. Lawes, qui commente le récit d' Albertis dans un rapporta
l'Institut colonial, dit que leur bienveillance pour les blancs ne
résiste pas aux mauvais traitements que ceux-ci leur font subir.
C'est l'histoire de tous les sauvages.
Au contraire, dans diverses parties du monde, les hommes appar-
tenant à des types différents fournissent la preuve que des sociétés
relativement avancées dans l'organisation et la culture peuvent de-
meurer barbares dans leurs idées, leurs sentiments et leurs usages.
Les Fidjiens, qui, d'après le Dr Pickering, sont les plus intelligents
des peuples illettrés, sont au nombre des plus féroces. « Le carac-
tère des Fidjiens se signale par une méchanceté profonde et vindica-
tive. » Le mensonge, la trabison, le vol et le meurtre ne sont point
chez eux des actes criminels, mais des actions honorables ; l'infanti-
cide se pratique en grand ; on étrangle d'ordinaire les gens maladifs ;
et quelquefois on dépèce toutes vives les victimes humaines avant
de les manger. Néanmoins, les Fidjiens ont « un système politique
compliqué et conduit avec soin», des forces militaires bien orga-
nisées, des fortifications bien étudiées , une agriculture avancée
avec rotation de cultures et irrigations; la division du travail y est
poussée loin, un appareil de distribution distinct et une ébauche de
circulation ; enfin une industrie assez habile pour construire des
canots qui portent trois cents hommes. Voyons encore une autre
société africaine, le Dahomey. Nous y trouvons un système complet
de classes, au nombre de six ; des arrangements politiques com-
plexes, avec des fonctionnaires allant toujours par deux ; une armée
divisée en bataillons, qu'on passe en revue et qui fait la petite
guerre ; des prisons, une police, et des lois somptuaires; une agri-
culture dans laquelle on fait usage d'engrais et qui cultive une
vingtaine de plantes, des villes entourées de fossés, des ponts et des
routes avec des barrières à péage. Cependant à côté de ce dévelop-
pement social, relativement supérieur existe un état de choses qu'on
pourrait appeler le crime organisé. On fait des guerres pour se pro-
curer les crânes dont on décore le palais du roi ; on égorge des cen-
taines de sujets quand le roi meurt; on en immole cinq cents chaque
année pour envoyer des messages dans l'autre monde. Cruels et
456 REVUE PHILOSOPHIQUE
sanguinaires, menteurs et fourbes, « les naturels sont dépourvus de
sympathie ou de reconnaissance même à l'égard des membres de
leur propre famille, » de sorte qu' « il n'existe pas même l'apparence
de l'affection entre le mari et la femme ou entre les parents et les
enfants » . Le Nouveau Monde offrit, à l'époque de sa découverte,
des témoignages analogues. Les Mexicains avaient des villes de
480 000 maisons, mais ils adoraient des dieux cannibales dont on
nourrissait les idoles de chair humaine chaude et fumante, introduite
dans leur bouche, et faisaient des guerres dans le but de se procurer
les victimes qu'il fallait immoler à ces dieux. Ils étaient habiles
pour bâtir des temples imposants, assez vastes pour que dix mille
hommes puissent danser dans leurs cours, mais ils immolaient deux
mille cinq cents personnes par an, rien qu'à Mexico et dans les villes
voisines, et un bien plus grand nombre dans tout l'ensemble du pays.
Pareillement, dans les États populeux de l'Amérique centrale, assez
civilisés pour posséder un système de calcul, un calendrier régulier,
des livres, des cartes, etc. ; il y avait aussi des sacrifices d'un grand
nombre de prisonniers, d'esclaves et d'enfants, à qui Ton arrachait
le cœur qu'on offrait tout palpitant sur les autels, ou qu'on écorchait
vifs et dont la peau servait aux prêtres de vêtements de danse.
Nous n'avons pas besoin de chercher dans des régions éloignées
ou chez des races étrangères des faits démontrant qu'il n'existe pas
de lien nécessaire entre les types sociaux appelés civilisés et les sen-
timents supérieurs que nous associons d'ordinaire avec la civilisation.
Les mutilations des prisonniers qu'on voit dans les sculptures d'Assy-
rie ne sont pas d'une cruauté moindre que celles dont les plus sangui-
naires des races sauvages nous offrent des exemples. Ptamsès II, qui
se plaisait à se faire représenter en sculpture sur les murs des tem-
ples dans toute l'Egypte tenant une douzaine de captifs par les che-
veux et leur tranchant la tête d'un coup, massacra dans ses con-
quêtes plus d'hommes que n'en peuvent détruire un millier de chefs
sauvages ensemble. Les tortures infligées aux ennemis captifs par les
Peaux-Rouges ne dépassent pas en horreur; celles qu'on faisait subir
dans l'antiquité aux criminels par le supplice de la croix, ou aux
gens suspects de rébellion que l'on cousait dans la peau d'un animal
fraîchement tuer, ou aux hérétiques qu'on enduisait d'une matière
combustible à laquelle ou mettait le feu. Les Damaras, qu'on dit
assez complètement dépourvus de cœur pour rire à la vue d'un des
leurs tué par une bête féroce, ne valent pas moins que les Romains,
qui se donnaient tant de peine pour recruter les victimes de leurs
plaisirs qu'on massacrait en masse dans les amphithéâtres. Si les
victimes des hordes d'Attila dépassent le nombre de celles que les
H, SPENCER. — LES INSTITUTIONS POLITIQUES 457
armées romaines firent périr à la conquête de Séleucie, ou celui des
Juifs qu'Adrien lit égorger, c'est que l'occasion n'avait pas permis
que celles-ci fussent plus nombreuses. Les cruautés des Néron et
des Gallien et d'autres empereurs rivalisent avec celles des Gengis
Khan et de Tamerlan. Caracalla fit mettre à mort vingt mille amis
de son frère après l'avoir assassiné ; puis ses soldats forcèrent le
sénat à placer le meurtrier au rang des dieux, preuve que chez le
peuple romain la férocité ne le cédait point à celle qui fait déifier
le plus sanguinaire des chefs chez les pires des sauvages. Le chris-
tianisme n'y a pas changé grand'chose. Dans toute l'Europe au
moyen âge, les crimes politiques et les dissidences religieuses atti-
raient sur leurs auteurs des tortures savamment calculées, égales
à celles que font souffrir à leurs victimes les barbares les plus cruels,
sinon plus atroces.
Si étrange que cela paraisse, il faut admettre que l'accroissement
du sentiment de l'humanité ne marche pas pari passu avec la civili-
sation ; mais qu'au contraire les premières étapes de la civilisation
ont pour condition nécessaire un état d'inhumanité relative. Chez
les tribus d'hommes primitifs, c'est le plus brutal plutôt que le plus
bienveillant qui réussit dans les conquêtes dont la consolidation des
constructions sociales primitives est le résultat. Durant les étapes
subséquentes de l'évolution sociale, une agression sans scrupule ve-
nant du dehors et une contrainte cruelle sévissant au dedans de la
société demeurent longtemps l'accompagnement habituel du déve-
loppement politique. Les hommes dont le concours a formé les
meilleures sociétés organisées, n'ont été dans le principe, et n'ont
été longtemps, que les sauvages les plus forts et les plus adroits.
Aujourd'hui, même encore, lorsqu'ils s'affranchissent des influences
qui modifient superficiellement leur conduite, ils montrent qu'ils
ne valent pas beaucoup mieux que des sauvages. Lorsque d'une
part nous portons les yeux sur une peuplade absolument inci-
vilisée, les Veddahs des bois, qui, dit-on, sont d'une « véracité et
d'une honnêteté proverbiales, doux et affectueux, obéissant au plus
léger signe d'un désir, et très reconnaissants de l'attention ou de
l'assistance qu'on leur prête » , ces sauvages au sujet desquels
Pridham fait la remarque que nous pourrions prendre chez eux des
leçons de reconnaissance et de délicatesse; et que d'autre part nous
ramenons nos regards sur les actes récents de brigandage interna-
tional, accomplis par le massacre de milliers d'individus qui n'avaient
fait aucun mal, à ceux qui les tuaient, et au prix d'actes de perfidie
et de manque de foi et d'exécutions de prisonniers faites de sang--
i- nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître qu'entre les
458 REVUE PHILOSOPHIQUE
types dits civilisés et sauvages la différence n'est pas du genre que
l'on suppose communément. Quelque relation qui existe entre le
caractère moral et le type social, elle n'est point telle qu'elle im-
plique à tous égards la supériorité émotionnelle de l'homme social
sur l'homme présocial.
« Comment cette idée peut-elle se concilier avec celle de pro-
grès? » diront nombre de lecteurs. « Qu'est-ce donc qui justifie la
civilisation, si, comme cette idée l'implique, on constate quelques-
uns des attributs supérieurs de l'humanité portés plus haut chez
des peuples sauvages, qui vivent isolés par paires dans les bois,
que chez de grandes nations bien organisées, en possession d'arts
merveilleusement élaborés et d'une science étendue'.' » Un appel à
l'analogie sera la meilleure réponse à faire.
C'est parce que la lutte pour l'existence s'est propagée dans toute
l'étendue du monde animal qu'elle a été un moyen indispensable
d'évolution. Nous voyons que, dans la concurrence entre les indi-
vidus de même espèce . la survie des plus aptes a depuis le com-
mencement favorisé la production d'un type supérieur; mais ce
n'est pas tout; nous voyons encore que la guerre incessante entre
les espèces est la cause principale et de la croissance et de l'organi-
sation. Sans le conflit universel, il n'y aurait pas eu de développe-
ment des facultés actives. Les organes de perception et de locomo-
tion se sont peu à peu développés durant l'action réciproque des
individus poursuivants et des poursuivis. Les membres et les sens
en se perfectionnant ont fourni un concours plus avantageux aux
viscères, et les appareils viscéraux ont fourni un meilleur apport de
sang aéré aux membres et aux sens; d'autre part, un système ner-
veux supérieur s'est trouvé nécessaire à chaque étape pour coor-
donner les actions de ces appareils plus complexes. Du côté des
animaux de proie la mort par inanition, et du côté de ceux qui ser-
vent de proie la mort par destruction, ont fait disparaître les indi-
vidus et les espèces les moins favorablement armés. Tout progrès
dans la force, la vitesse, l'agilité ou la sagacité dans les animaux
d'une classe a pour conséquence nécessaire un progrès correspon-
dant dans les animaux de l'autre classe ; sans les efforts répétés
sans fin pour atteindre la proie ou échapper à l'ennemi, sous peine
de la vie, ni les uns ni les autres n'auraient pu réaliser leur progrès.
Remarquons néanmoins que si cette impitoyable discipline de la
nature, ce monstre « aux dents et aux griffes rouges de sang », a été
une condition nécessaire de l'évolution de la vie dans le règne de la
sensibilité, il n'en faut pas conclure qu'elle doive exister dans tous les
temps et avec tous les êtres. L'organisation supérieure développée par
H. SPENCER. — LES INSTITUTIONS POLITIQUES 459
cette lutte universelle et qui s'y adapte n'est pas nécessairement con-
damnée à s'employer à jamais à des fins pareilles : la force et l'intel-
ligence résultant de cette organisation sont de nature à servir à des
emplois bien différents. La structure héréditaire qui la constitue
n'est pas seulement bonne pour l'attaque ou la défense, elle est apte
à d'autres fins diverses, lesquelles peuvent devenir pour l'être ainsi
modifié les fins uniques de sa destinée. Les myriades d'années de
guerre durant lesquelles se sont développées les forces de tous les
types inférieurs d'êtres vivants ont légué à l'être du type supérieur
des forces pour des fins sans nombre outre celles de tuer et d'éviter
d'être tué. Ses dents et ses ongles servent peu dans le combat; il
n'impose pas à son esprit comme occupation ordinaire l'obligation
de combiner des moyens de détruire d'autres êtres vivants, ou de se
préserver du mal que ceux-ci pourraient lui faire.
De même pour les organismes sociaux. Nous devons reconnaître
que la lutte pour l'existence entre les sociétés a été l'instrument de
leur évolution. Ni la consolidation et la reconsolidation de petits
groupes sociaux en un groupe plus grand, ni l'organisation de
groupes composés et doublement composés, ni le développement
concomitant de tous les facteurs d'une existence plus large et plus
élevée que produit la civilisation, n'auraient été possibles sans les
guerres de tribu à tribu et plus tard de nation à nation. Ce qui est le
point de départ de la coopération sociale, c'est l'action combinée
pour l'attaque et la défense; c'est de ce genre de coopération que
tous les autres proviennent. Quoiqu'il soit impossible de légitimer
les horreurs causées par cet antagonisme universel qui, débutant par
les guerres chroniques de petites troupes, il y a dix mille ans, a fini
par les grandes batailles de grandes nations, il faut reconnaître que
sans ces horreurs le monde ne serait encore habité que par des
hommes de type faible, cherchant un abri dans les cavernes et
vivant d'une nourriture grossière.
Remarquons cependant que la lutte intersociale pour l'existence,
qui a été une condition indispensable de l'évolution des sociétés, ne
jouera pas nécessairement dans l'avenir un rôle semblable à celui
qu'elle a joué dans le passé. Nous reconnaissons que nous sommes
redevables à la guerre de la formation des grandes sociétés et du dé-
veloppement de leurs appareils; mais nous pouvons conclure que
les forces acquises, applicables à d'autres fonctions sociales, per-
dront leur rôle primitif. Si nous accordons qu \ sans ces luttes san-
glantes continuelles, les sociétés civilisées n'auraient pu se former,
et que cet état devait nécessairement avoir pour corrélatif une
forme appropriée du caractère de l'homme, autant de férocité que
160 BEVUE PHILOSOPHIQUE
d'intelligence; nous avons en même temps le droit d'affirmer qu'une
fois ces sociétés produites, la brutalité du caractère des unités so-
ciales, condition nécessaire de cette opération, disparaîtra. Tandis
que les profits réalisés durant la période de déprédation demeurent
comme un héritage permanent, les maux sociaux et individuels
causés dans cette période décroîtront et s'effaceront graduellement.
Ainsi donc, quand nous considérons la structure et les fonctions
d'une société au point de vue de l'évolution, nous pouvons conserver
le calme d'esprit nécessaire pour en donner une interprétation scien-
tifique, sans perdre la faculté d'éprouver le sentiment d'approbation
ou de réprobation morales.
Aces remarques préliminaires sur l'attitude mentale qu'on doit
conserver dans l'étude des institutions politiques, nous en devons
ajouter d'autres plus courtes relatives aux questions dont on doit
s'occuper. Si les sociétés étaient toutes de la même espèce, ne dif-
férant que par le degré de croissance et de structure, on apercevrait
clairement en les comparant le cours de l'évolution; mais la diffé-
rence de types qui les sépare, tantôt grande, tantôt petite, jette de
l'obscurité sur le résultat de ces comparaisons.
Ajoutons encore que, si chaque société grandissait et se dévelop-
pait à l'abri de l'intrusion de facteurs nouveaux, l'interprétation de
son évolution serait relativement facile, mais les opérations compli-
quées du développement social sont souvent recompliquées par des
changements subits dans les systèmes de facteurs. Tantôt le volume
de l'agrégat social augmente ou diminue tout d'un coup par une
annexion ou par une perte de territoire ; tantôt le caractère moyen
de ses unités se trouve changé par l'introduction d'une autre race à
titre de conquérants ou d'esclaves; tandis que, nouvel effet de ce
changement, de nouvelles relations sociales se superposent aux
anciennes. Dans bien des cas, les invasions que les peuples se font
subir les uns aux autres, les mélanges de races et d'institutions, les
dissolutions et les reconstructions de l'agrégat détruisent la conti-
nuité des changements normaux au point qu'il est extrêmement dif-
ficile, sinon impossible, d'en rien conclure.
Encore une fois, les changements dans le mode moyen d'existence
d'une société, tantôt de plus en plus belliqueuse et tantôt de plus en
plus industrielle, provoquent des métamorphoses : le changement de
fonction engendre le changement de structure. Aussi faut-il distinguer
les réarrangements progressifs qui appartiennent aux périodes les
plus avancées du développement d'un type social de celles qui sont
causées par le début du développement d'un type social autre. Les
traits d'une organisation, appropriés à un mode d'activité périmé ou
H. SPENCER. — LES INSTITUTIONS POLITIQUES 461
depuis longtemps suspendu, commencent à s'effacer et font place
aux traits de plus en plus définis d'une organisation appropriée au
mode d'activité qui a remplacé la première. On peut commettre des
erreurs si l'on prend les traits de l'une pour ceux de l'autre. Nous
pouvons donc prévoir que, de cet ensemble complexe et confus, les
vérités les plus générales seules ont chance d'émerger avec netteté.
Tout en prévoyant la possibilité d'établir positivement certaines con-
clusions générales, nous devons prévoir aussi qu'il faudra se borner
à donner comme probables les conclusions plus spéciales.
Heureusement, comme nous le verrons en définitive, les conclu-
sions susceptibles d'être établies positivement sont celles dont la
valeur directrice est la plus grande.
Herbert Spencer.
DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ
(suite) i
III. — Du somnambulisme des animaux.
Il semble que pour juger la question de la simulation rien ne soit
plus simple que d'expérimenter sur des êtres incapables de jouer la
comédie. Toutefois on se heurte alors à de grandes difficultés, telles
qu'elles n'ont pu encore être complètement surmontées. Il est pro-
bable, en effet, que la spontanéité cérébrale, si évidente chez
l'homme, n'existe que rudimentaire chez les autres animaux. S'il
est vrai, ainsi que nous allons chercher à le montrer, que tous les
symptômes du somnambulisme soient dus à l'abolition de cette
spontanéité cérébrale, il s'ensuit que les phénomènes du somnam-
bulisme seront très faiblement accentués chez les animaux autres
que l'homme. Aussi toutes les recherches faites sur les animaux
sont-elles médiocrement probantes, n'apportant que peu de lumière
dans l'obscurité de la question.
En 1646, le Père Kircher 2 publia, dans un livre intitulé : Ars
magna lucis et umbrae, sa fameuse expérience sur l'hypnotisme.
En faisant, devant le bec d'un oiseau, d'un coq principalement, une
raie sur le sol avec un morceau de craie, on rend l'animal complè-
tement immobile.
Cette expérience a été reprise par Czermak % qui l'a étendue à
1. Voir le numéro précédent de la /.'
2. IL est probable, d'après Preyer (loc. cit., p. 97), que Daniel Schwenter, dans
un livre intitulé : Delicix physico mathematicse (Nuremberg, 1636, p. 562,) et un
auteur inconnu de la même époque, un professeur de l'Université de Paris,
dont Schwenter ne donne pas le nom, avaient fait avant Kircher la même expé-
rience. J'ai entre les mains un autre livre de Kircher intitulé : Magnes sive de
arte magnetica opus Cologne, 1643,) où l'on trouve des considérations curieuses
sur le magnétisme des animaux (liber III, pars VI, p. 657 à 677. Magnetismus
animal . Le ci paud, l'anguille, le cerf, la torpille, le rémora et quelques
poissons fantastiques, comme la sirène, sont des animaux magnétiques.
3. Comptes rendus de l'Académie de Vienne, 1872, p. 361, et Archive* de Pfîû
t. VII, p. 107 à 121.
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME 1H10V0QUÉ 463
d'autres animaux, à de petits oiseaux, par exemple, et à des écre-
visses.
M. Preyer, reprenant ces expériences, a attribué à la frayeur les
phénomènes qu'on voit survenir chez les animaux dans ces condi-
tions. Des écrevisses, des grenouilles, des cochons d'Inde, des
lapins, peuvent être rendus immobiles de différentes manières. Le
plus souvent on réussit en excitant fortement les nerfs de la sen-
sibilité. Cette excitation provoquerait la mise en jeu de l'appa-
reil inhibiteur des centres nerveux supérieurs. Dans une récente
communication à la Société médicale d'Iéna (28 mai 1880) ,
M. Preyer s'exprime ainsi : « J'ai hypnotisé beaucoup d'animaux, et
je suis arrivé à cette conclusion que, par des excitations périphé-
riques, on peut produire chez eux deux actions d'arrêt différentes.
Le premier état est un état de cataplexie, c'est-à-dire une sorte de
frayeur et d'épouvante, une paralysie par la frayeur. Le second état
est un état d'hypnose. Les animaux, comme les hommes, devien-
nent cataplégiques à la suite d'excitations périphériques qui sont
soudaines, brusques et violentes. Ils deviennent hypnotiques à la
suite d'excitations périphériques qui sont prolongées, faibles et uni-
formes. Il y a de très grandes différences individuelles, quant à la
manière de réagir entre les divers animaux, comme entre les di-
verses personnes. Si l'on serre légèrement, avec une pince à pres-
sion, les narines d'un cochon d'Inde, ou si on le tient doucement par
l'oreille entre les doigts, au bout d'une demi-minute il devient hy-
pnotique. On peut alors écarter la pincette ou les doigts, l'animal
conserve un état de stupeur telle qu'on peut le placer, sans qu'il
remue, dans les positions les plus bizarres. Un léger choc ou l'insuf-
flation suffisent pour le faire revenir à l'état normal.. Cette hypnose
ressemble beaucoup à la cataplexie ; elle en diffère surtout en ce
que les hypnotiques peuvent remuer les membres, tandis que ces
mouvements sont impossibles chez les cataplégiques i. »
Le premier mémoire de M. Preyer sur la cataplexie est assez ins-
tructif, et, outre les faits nouveaux observés par cet expérimenta-
teur, il contient une critique détaillée des travaux antérieurs.
Si l'on saisit brusquement un cochon d'Inde de manière à le main-
tenir de force dans l'immobilité, le ventre en l'air . au bout d'une
ou deux minutes il restera tout à fait stupide, inerte et sans mou-
vement. Avec une poule, un coq, même avec un lapin, la même
expérience réussit très bien. On peut alors l'exciter en soufflant
1. Cette distinction entre la cataplexie et l'hypnotisme ne laisse pas que
d être arbitraire et hypothétique. Les phénomènes qu'on observe ne se pré-
sentent pas malheureusement avec cette netteté Caractéristique*
404 REVUE PHILOSOPHIQUE
de.-sus, en l'éclairant vivement, en faisant vibrer un timbre à côté de
lui, sans que ces excitations fassent sortir l'animal de sa stupeur. En
liant rapidement avec un fil le bec d'un coq ou la patte d'une gre-
nouille, on peut provoquer le même état de cataplexie.
Les excitations tactiles semblent être plus aptes que toutes les
autres excitations à produire la cataplexie. Ainsi l'éclat de la lu-
mière électrique, un bruit strident et soudain restent sans effet. A
ces faits, bien démontrés par M. Preyer, je puis ajouter cette expé-
rience que j'ai souvent répétée : une excitation électrique soudaine
et violente (décharge d'une forte batterie de Leyde) portant sur la
tête même de l'animal amène un mouvement brusque et total de
tous les muscles du corps, mais on n'observe aucune cataplexie
consécutive.
Chez les très jeunes sujets, il n'y a pas de cataplexie possible.
Des cochons d'Inde nouveau-nés ou âgés de dix jours au plus ne
peuvent jamais rester immobiles après avoir été pendant une mi-
nute brusquement saisis et maintenus. Mais les mêmes animaux, qui
jusqu'à l'âge de dix jours ne présentaient aucun phénomène de
cataplexie, finirent, lorsqu'ils avancèrent en âge, par en donner
plus tard tous les signes, quand on les soumit à l'expérience.
M. Heubel ' a fait sur les grenouilles des expériences analogues.
Quoique les faits soient bien observés, les conclusions qu'il en tire
ne me paraissent pas pouvoir être défendues.
J'ai souvent répété l'expérience de M. Heubel. Voici en quoi elle
consiste. On prend une grenouille bien vigoureuse et bien agile, on
la tient pendant deux minutes environ entre les doigts, le pouce sur
le ventre et les quatre doigts sur le dos, en ne la serrant que juste
ce qu'il faut pour l'empêcher de s'enfuir. Cependant les mouvements
de la grenouille deviennent de plus en plus lents et paresseux ; c'est
à peine si elle fait des efforts pour fuir; finalement, quand on la
place sur la table, elle reste le ventre en l'air, immobile, et cela pen-
dant un quart d'heure, quelquefois une heure et même plus.
M. Heubel a pensé que cet état d'inertie et d'immobilité de
l'animal était une sorte de sommeil, et que la cause même de ce
sommeil était l'absence d'excitations extérieures. Suivant lui, quand
aucune excitation périphérique ne vient ébranler le cerveau, le
sommeil survient nécessairement, l'état de veille ne pouvant être
conservé que par l'influence incessante des excitations périphériques
qui retentissent sur le système nerveux central.
). Archives <!'■ PfLûger^ t. XIV, p. 158 à 210 : L'état de veille du cerveau dépend
'/'i excitations extérieure*.
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 465
Une semblable hypothèse ne s'applique pas du tout aux faits qu'on
peut observer sur la grenouille. En effet, si l'on excite légèrement la
grenouille immobilisée, elle sortira de sa torpeur ; mais, si l'on con-
tinue à l'exciter en lui chatouillant légèrement le dos avec le doigt,
au lieu de la réveiller de plus en plus, comme cela devrait être si la
théorie de M. Heubel était exacte, on la rend de plus en plus
paralytique; si bien que finalement elle ne peut presque plus se
remuer. On peut alors la poser sur la table, le ventre tourné en
l'air, et étendre les deux pattes postérieures, sans provoquer de
mouvements réflexes. On peut aussi la placer dans des positions
invraisemblables, tout à fait contraires à la situation normale d'une
grenouille ; par exemple, l'adosser à une planche en étendant les deux
pattes, sans qu'elle réagisse notablement. Il semble qu'elle ait été
empoisonnée par une substance toxique ou qu'on ait détruit sa
moelle épinière.
Qu'on fasse la même expérience sur des grenouilles décapitées
(moelle sectionnée au-dessous du bulbe), on n'obtiendra pas de sem-
blables résultats. La grenouille décapitée conserve toujours ses
mouvements réflexes, et on ne peut l'étendre sur une table sans
qu'aussitôt elle retire ses membres postérieurs.
Au contraire, les grenouilles non décapitées et tenues au préalable,
pendant quelques minutes, dans la main, conservent, si on les étend
sur la table, l'attitude qu'on leur a donnée, et cela pendant un
quart d'heure, une demi-heure et même plus 1.
Ce qui prouve bien que l'hypothèse de M. Heubel — sommeil dû
au défaut d'excitations périphériques — n'est pas exacte, c'est qu'une
grenouille ainsi stupéfiée peut être touchée, remuée, excitée, sans
se déplacer. Voilà des excitations extérieures, bien fortes cependant,
qui ne suffisent pas pour réveiller l'animal. Est-il légitime d'admettre
que ce sommeil est dû à l'absence d'excitations extérieures? Souvent
j'ai fait cette expérience : une grenouille, stupéfiée par les procédés
indiqués plus haut, était étendue sur la table, et, à côté d'elle, je fai-
sais vibrer un timbre très bruyant. Ce son ne provoquait aucune
réaction de l'animal.
Enfin l'opinion de M. Heubel est encore infirmée par une expé-
rience de Czermak -, répétée par M. Preyer 3. Si l'on pince brusque-
1. Je compte reprendre ces dernières expériences, car elles ne concordent
pas avec quelques faits observés par M. Preyer, loc. cit., p. 63.
1. Eine neurophysiologische Beobachtung an einern Triton crialatus (Zcit<-
chrift /'. miss. Zoologie, 1850, p. 542).
3. Loc. cit. Voyez la planche photographique 3, placée à la fin de son mé-
moire.
tome x. — 1880. 30
466 REVUE PHILOSOPHIQUE
ment la queue d'un triton ou la patte d'une grenouille, l'animal
devient subitement immobile, stupéfié, et cette stupeur dure quel-
quefois plusieurs minutes. Ainsi le sommeil est provoqué non par
l'absence d'excitations périphériques, mais au contraire par une
excitation forte. Il est difficile de trouver une théorie qui soit
plus que celle de M, Heubel en désaccord avec les faits.
La théorie de M. Heubel n'est donc pas admissible, et, au lieu de
voir dans cette sorte de sommeil des grenouilles la conséquence
d'une absence d'excitation, il faut y voir la conséquence d'un excès
d'excitation. Il est probable que, sous l'influence des excitations
périphériques, les parties du cerveau qui président à l'arrêt des
actions réflexes et volontaires, entrent en jeu et paralysent les
parties sous-jacentes de la moelle épinière ■'.
Telles sont, très rapidement résumées, les recherches faites jus-
qu'ici sur l'hypnotisme des animaux. Il est à désirer qu'elles soient
reprises, car elles donneront certainement des résultats fort inté-
ressants. En tout cas, celles qui ont été faites jusqu'ici nous seront
de quelque utilité pour l'explication des causes qui produisent le
somnambulisme chez l'homme.
IV. — Des moyens de provoquer le somnambulisme.
Certes l'étude des symptômes et des formes du somnambulisme
est encore bien obscure. Elle est très avancée cependant, si l'on com-
pare ce que nous savons des symptômes à ce que nous savons des
1. Mon intention est de publier ces recherches avec plus de détails et de
développer dans un travail spécial les conclusions auxquelles j'ai été amené.
Aussi n'insisté-je pas davantage sur le sommeil des grenouilles, et les consi-
i àons de psychologie physiologique qui pourraient prendre place ici. Quant
aux rares observations de sommeil des animaux produites par les magnéli-
seurs de profession, elles sont incohérentes, incomplètes, et méritent peu de
créance, car on ne peut pas reproduire ces faits toutes les fois qu'on le désire :
ce qui entraine une incertitude bien naturelle. Il paraît qu'en Orient les char-
meurs de serpents arrivent à des résultats étonnants; mais il faudrait que
ces faits fussent observés scrupuleusement par des naturalistes ou des phy-
siologistes expérimentés, pour qu'ils pussent avoir droit de cité dans la science.
En Perse il y a des charmeurs de lièvres {Tour du monde, 18(32. II. p. 127).
Peut-être aussi y a-t-il lieu d'assimiler au magnétisme la fascination exercée
sur certains animaux par les reptiles; l'arrêt du chien de chasse, etc. Est-il
permis de faire appel à l'attention des observateurs pour tâcher d'apporter un
peu de lumière sur tous ces points. Jusqu'à présent, la question du somnam-
bulisme des animaux n'a été qu'ébauchée. Le mémoire de M. Preyer est à
coup sûr ce qu'il y a de plus précis sur le sujet.
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 467
causes du magnétisme. Ce n'est pas que les théories fassent défaut,
mais elles sont toutes extrêmement insuffisantes.
Tout d'abord, il est évident que le même procédé appliqué à des
personnes différentes ne peut pas réussir de la même manière.
M. Preyer a observé de semblables différences individuelles chez les
cochons d'Inde et les grenouilles. Que sera-ce donc quand il s'agira
d'êtres humains4? On a remarqué avec raison que plus l'espèce est
élevée dans la série, plus les individus sont dissemblants entre eux.
Il y a plus de différences entre les grenouilles qu'entre les huîtres,
entre les chiens qu'entre les grenouilles; il y en a bien plus entre les
hommes qu'entre les chiens. Cela est déjà vrai des organes de la vie
de nutrition : mais combien plus vrai encore pour les organes de la
vie de relation et surtout pour l'intelligence. De sorte que les expé-
riences de somnambulisme portent sur l'organe le plus diversifié de
l'être le plus complexe, chez qui les différences individuelles ont leur
maximum de variabilité. Quelle difficulté pour l'expérimentation !
Quoi qu'il en soit, certaines conditions favorables peuvent être dé-
terminées avec assez d'exactitude. Les femmes sont plus sensibles
que les hommes. Relativement à l'âge, je suis porté à croire que les
enfants peuvent être endormis; mais je n'ai jamais fait d'expérience
chez les très jeunes sujets, pour ne pas faire naître chez eux un
état nerveux qui ne serait pas sans inconvénient. Je suis même
convaincu qu'il ne faut pas magnétiser de jeunes enfants; car, au
moment où tous les organes sont en voie de développement, ils
peuvent être facilement déviés dans leur direction, et on impri-
merait alors à tout l'organisme une sorte de nervosisme funeste
et presque pathologique. J'ai endormi des jeunes filles de dix-sept
à dix-huit ans. Mais cet âge ne paraît pas être le plus favorable.
Il semble que ce soit surtout de vingt- cinq à quarante ans qu'on
puisse facilement être endormi. Quant aux vieillards, je croirais vo-
lontiers qu'ils sont assez rebelles au magnétisme. J'ai réussi à endor-
mir une femme de soixante ans; mais chez elle le sommeil n'a jamais
été complet, et les symptômes ont été peu intéressants.
Les tempéraments nerveux sont, comme on le pensera sans peine,
plus susceptibles que les autres. En général, les femmes petites,
brunes, aux yeux noirs, aux cheveux noirs abondants, aux sourcils
épais, sont des sujets très favorables. Cependant quelquefois on réus
sit très bien avec des femmes pâles et lymphatiques, et on échoue
avec des femmes très nerveuses. En somme, les femmes délicates,
nerveuses, languissantes, atteintes d'une maladie chronique ou rele-
vant de maladie, sont certainement, plus que toutes les autres, aptes
à subir l'influence du magnétisme.
468 REVUE PHILOSOPHIQUE
D'ailleurs la condition qui domine toutes les autres, c'est ce que
nous avons appelé plus haut Y éducation. Par le seul fait d'avoir été
endormi une première fois, on devient très apte à être endormi une
seconde fois. Même lorsque une première expérience n'a pas réussi,
elle a modifié de telle sorte le tempérament que la seconde expé-
rience pourra réussir. Donc les conséquences de la magnétisation ne
sont pas aussi passagères qu'elles le paraissent, puisqu'un changement
défini s'est produit dans l'organisme l. En réalité, les sujets les plus
sensibles au magnétisme sont ceux qui ont été endormis souvent. Ils
deviennent même tellement sensibles que les moyens les plus simples
réussissent à provoquer chez eux l'état somnambulique.
Il est donc absolument nécessaire, quand on veut étudier les
moyens de provoquer le somnambulisme, d'établir une distinction
entre les personnes qui n'ont jamais été endormies et celles qui l'ont
été déjà. Chez les premières beaucoup de moyens échouent; chez les
autres, tous les moyens réussissent.
Supposons d'abord qu'on veuille expérimenter sur une personne
n'ayant jamais été encore endormie. On peut, pour l'endormir, pro-
céder par deux méthodes différentes, soit par l'bypnotisme, soit par
les passes.
Pour ce qui est de l'hypnotisme, l'explication est au premier abord
assez facile. Les yeux étant fixés sur un objet brillant, l'éclat de
cet objet peut produire une excitation prolongée des centres céré-
braux qui sont en rapport avec les nerfs optiques. Cette excitation
entraînerait la paralysie de la spontanéité intellectuelle, soit par une
sorte de fatigue cérébrale, soit, ce qui est plus vraisemblable, par
une sorte d'action d'arrêt. L'excitation des centres nerveux visuels
se propagerait à certains centres inhibiteurs. Ces centres inhibiteurs
entrant en jeu feraient que la cérébration spontanée, volontaire,
serait supprimée, l'automate remplaçant le moi.
1. Je puis citer, comme exemple de cette sensibilité au magnétisme croissant
au fur et à mesure que les expériences ont été faites plus souvent, l'exemple
de S'", observée par Dupotet et Husson (Expériences publiques sur le magné-
tisme animal faites à l'Hôtel-Dieu de Paris, 1826). lre séance : durée, 30 minutes;
nul effet. — 2e séance : durée, 30 minutes; nul effet. — 3e séance : durée,
45 minutes; sommeil. — 4e séance : sommeil au bout de 30 minutes. —
5e séance : sommeil au bout de 15 minutes. — 6e séance : sommeil au bout de
15 minutes. — 7e séance : sommeil au bout de 2 minutes; etc. — Comment
supposer qu'il y ait simulation, puisque tous les observateurs ont vu de pa-
reils faits? Ceux qui soutiennent cette ridicule hypothèse seraient donc forcés
d'admettre que tous les simulateurs simulent le sommeil de plus en plus vite
à mesure qu'on a essayé de les endormir plus souvent. — Chez les hystériques
l'éducation au somnambulisme est loin de se faire avec la même régularité.
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 469
On voit qu'on est forcé d'avoir recours à toute une longue série
d'hypothèses presque vraisemblables, mais qui ne sont cependant
que de pures hypothèses.
Depuis les premières expériences de J. Braid, beaucoup d'expé-
rimentateurs ont pu reproduire l'état hypnotique en faisant fixer
un objet brillant. Les poules, les cochons d'Inde à qui l'on met de
la craie ou un cristal devant les yeux ne tardent pas à éprouver des
symptômes assez analogues au sommeil.
Chez les hystériques de la Salpêtrière, on provoque un accès de som-
nambuîisme en faisant briller soudain une vive lumière. En projetant
par exemple un faisceau de lumière électrique sur les yeux de G...,
immédiatement elle tombe en état de somnambulisme. Le phéno-
mène n'est pas différent peut-être du phénomène qu'on observe
chez ceux qui regardent pendant cinq minutes une boule de cristal.
Ce qui diffère, c'est la réceptivité du sujet. Par suite de son état hys-
térique, par suite a'issi peut-être des nombreuses tentatives faites
antérieurement, G... est devenue d'une extrême sensibilité à des
actions qui sur d'autres personnes resteraient inefficaces.
Une expérience que j'ai faite'bien souvent sur moi montre que la
fixation du regard sur un objet brillant agit peut-être moins par
l'éclat de l'objet que par la fixation du regard. Souvent, la nuit, alors
qu'il n'y a aucune lumière dans la chambre, et que je suis dans mon
lit à attendre le sommeil, j'emploie pour m'endormir un procédé fort
simple et qui me réussit presque toujours. Je fixe dans l'espace un
point imaginaire, et je le regarde obstinément, tout en fermant les
paupières. Bientôt je vois apparaître des raies fines dont l'ensemble
fait comme un petit damier qui chemine lentement devant l'œil. A
ce damier succède un point plus éclairé que je fixe attentivement,
et qui me paraît jaune d'abord et circulaire. Ce rond jaune se déplace,
se transforme rapidement, pour prendre des apparences changeantes,
comme la forme des nuages amoncelés dans le ciel est modifiée in-
cessamment par les vents. A mesure que les formes changent, elles
semblent devenir plus confuses : ce sont des figures humaines, des
objets fantastiques, qui passent, changent, reviennent, disparaissent.
Cependant l'attention engourdie les discerne de moins en moins.
Le souvenir en est de plus en plus confus. Il n'y a pas dans cette pro-
cession de formes de dernière image. La conscience du monde exté-
rieur disparaît peu à peu, et le sommeil arrive progressivement.
Toutes les formes vont s'éteignant dans la mémoire, à mesure qu'elles
deviennent plus mobiles et plus fantasques.
Certes, entre le sommeil ordinaire et le somnambulisme, il y a de
notables différences. On ne peut nier cependant l'analogie de ces
470 REVUE PHILOSOPHIQUE
deux états. Ce qui s'applique à l'un peut s'appliquer probablement à
l'autre. La fixation de l'attention fait que l'attention se fatigue : or
cette fatigue de l'attention est un des éléments essentiels du sommeil.
Il n'est donc pas permis de dire que l'hypnotisme est provoqué jpar
l'éclat de l'objet fixé. Au demeurant une expérience importante de
M. Preyer en donne bien la preuve. Après avoir montré que les co-
chons d'Inde, les poules et les lapins peuvent être stupéfiés, si on les
prend brusquement par le cou , il a réuni un grand nombre de ces
animaux dans un endroit très obscur. Puis brusquement il a projeté
sureux un rayon de lumière électrique éblouissante. Aucun animal
n'a eu de cataplexie. Loin de là, un animal cataplégié dans l'obscurité
recouvre l'intégrité de son intelligence lorsqu'on projette sur lui un
rayon de lumière électrique. Ainsi une lumière très forte est beau-
coup moins active pour produire la cataplexie que le contact de la
peau.
Peut-on dire d'ailleurs qu'une boule de cristal, quand elle n'est pas
éclairée directement par le soleil, soit un objet très brillant? Si la vue
de cet objet provoque le sommeil, certainement ce n'est pas par son
éclat, qui est en somme assez modéré. Combien de personnes regar-
dant longtemps des objets très lumineux ne deviennent pas somnam-
bules! Les voyageurs qui dans les régions polaires traversent des
champs de neige où se réfléchit le soleil, deviennent presque aveu-
gles et sont atteints d'ophthalmies graves ; mais ils ne sont pas hypno-
tisés.
Nous arrivons donc à cette conclusion que l'éclat lumineux ne
peut produire l'hypnotisme que dans certaines conditions particu-
lières, et que la fixation du regard joue un rôle plus important que
la lumière qui frappe la rétine.
Mais on ne peut pas non plus toujours attribuer à la fixation du
regard tous les phénomènes qu'on ohserve. En effet, chez les gre-
nouilles par exemple, à aucun moment de l'expérience le regard
n'est fixé. Les cochons d'Inde qu'on prend brusquement par le cou,
les tritons qu'on pince par la queue deviennent subitement cataplé-
giques, sans que l'effort d'attention ou la fatigue de la rétine puissent
être incriminés. Même lorsque les nerfs optiques sont coupés, la
cataplégié peut survenir, comme l'a montré M. Heubel.
Se fondant sur les divers faits observés par lui, M. Preyer a admis
que l'état de stupeur où étaient plongés ces animaux dépendait de la
frayeur, une impression brusque et forte provoquant chez ces êtres
de l'épouvante mêlée à la sensation de l'impuissance vis-à-vis du
danger qui les menace. Cette sorte de frayeur particulière serait la
cause de la paraplégie.
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 471
L'explication est séduisante ; mais d'abord elle ne peut s'appliquer
à l'homme, ce qui lui ôte beaucoup de sa valeur. Et puis, lors môme
qu'on l'aura admise, est-ce bien une explication? Dire que la cataplexie
est un effet particulier d'une certaine frayeur spéciale, c'est en vérité
avouer implicitement que nous ne connaissons pas sa cause. Nous
voyons un phénomène provoqué par un choc qui peut produire aussi
de la frayeur. Avons-nous le droit d'en conclure que c'est la frayeur
qui est cause du phénomène? En aucune manière. Il nous est seule-
ment permis de dire que des excitations terrifiantes provoquent la
cataplexie ; mais, que ce soit la terreur qui provoque cette cataplexie,
voilà une conclusion qui est extrêmement contestable.
En définitive, nous voyons que pour les différentes variétés d'hy-
pnotisme on peut invoquer diverses causes, mais qu'il est presque
impossible d'aboutir à une conclusion vraisemblable.
Pour ce qui est des passes magnétiques , la difficulté est plus
grande encore. Il n'y a alors en effet ni fixation du regard, ni objet
brillant, ni terreur soudaine.
Voici comment je procède en général. Ma méthode est tout em-
pirique et n'a d'intérêt que parce que, m'ayant souvent réussi, elle
réussira aussi à d'autres expérimentateurs. Plusieurs de mes amis
et de mes confrères ont, en faisant comme moi, obtenu les mêmes
résultats.
Je fais mettre le patient dans un fauteuil , bien en face de moi ;
puis je prends chacun de ses pouces dans une main et je les serre
assez fortement, mais d'une manière uniforme. Je prolonge cette
manœuvre pendant trois à quatre minutes; en général, les per-
sonnes nerveuses ressentent déjà une sorte de pesanteur dans les
bras, aux coudes surtout et aux poignets. Puis je fais des passes en
portant les mains étendues sur la tête, le front, les épaules, mais
surtout les paupières. Les passes consistent à faire des mouvements
uniformes de haut en bas, au devant des yeux, comme si, en abais-
sant ainsi les mains, on pouvait faire fermer les paupières. Au début
de mes tentatives, je pensais qu'il était nécessaire de faire fixer un
objet quelconque par le patient, mais il m'a semblé que c'était là
une complication inutile. La fixation du regard a peut-être quelque
influence, mais elle n'est pas indispensable.
Comment agissent ces passes? le serrement des pouces a-t-il une
certaine influence? Voilà ce que je n'ai pas encore pu éclaircir, et
les hypothèses qu'on peut proposer sont assez invraisemblables.
D'abord, pour le serrement des pouces, ne voit-on pas une cer-
472 REVUE PHILOSOPHIQUE
taine analogie entre cette manœuvre et l'expérience, citée plus haut,
de Czermak? Si on lie la patte d'une grenouille avec un fil, elle de-
vient presque immobile; si l'on entoure d'un ruban le bec d'un
coq, il devient somnolent et stupide. Une excitation faible, pro-
longée, produirait donc l'état hypnotique, comme une excitation
brusque et soudaine produirait l'état cataplégique.
Peut-être faut-il considérer les passes faites devant les yeux
comme une excitation faible, prolongée, agissant par la monotonie
et la répétition. Cette hypothèse est jusqu'à un certain point justifiée
par un fait observé par M. Heidenhain chez des sujets déjà endor-
mis plusieurs fois auparavant. Le tic-tac d'une montre placée près
de leur oreille ne tarde pas à les endormir. Pour ma part, j'ai vu une
hystérique paraplégique qui entrait en somnambulisme sous l'in-
fluence de cette même cause. Mais nous savons que, chez les sujets
qui ont déjà présenté une ou plusieurs fois les symptômes du som-
nambulisme, on peut très facilement les provoquer de nouveau.
Ainsi, chez les malades de la Salpêtrière, la vibration d'un diapason
suffit pour provoquer le sommeil.
Il est évident d'ailleurs que des excitations faibles et répétées,
comme par exemple le tic-tac d'une montre, comme une mélodie
rythmique et monotone, comme la vibration d'un diapason, ne
réussiraient pas à provoquer le somnambulisme chez un sujet même
très nerveux, qui n'aurait pas encore présenté jusqu'ici les symp-
tômes de la névrose magnétique, quoique M. Heidenhain semble
pencher vers l'opinion contraire (loc. cit., p. 28). Par conséquent,
l'hypothèse d'excitations monotones et répétées pouvant provoquer
le somnambulisme est une hypothèse, vraie sans doute dans quelques
cas, mais qui ne peut s'appliquer à l'universalité des cas. Ces moyens
simples peuvent agir chez des sujets prédisposés au somnambulisme
par des expériences antérieures, mais certainement ils resteraient
inefficaces si on voulait les employer pour essayer d'endormir une
première fois telle ou telle personne.
Une autre hypothèse a été proposée qui ne manque pas d'avoir
une certaine vraisemblance. On a dit que le patient s'endormait lui-
même. Son attention étant concentrée vers l'idée du sommeil, son
imagination étant préoccupée des phénomènes insolites qu'il s'attend
à ressentir, il s'endort parce qu'il suppose qu'il s'endormira.
Il laut reconnaître qu'il y a un certain degré de vérité dans cette
explication. Elle n'est pas générale cependant. J'ai vu des personnes
qui n'étaient ni inquiètes ni émues, qui ne s'attendaient pas à dor-
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 473
mir, et qui ne connaissaient rien de l'hypnotisme, s'endormir assez
promptement sous l'influence des passes. Chez ces personnes, Y atten-
tion expectante ne joue qu'un rôle assez négligeable. Ce serait donc
vouloir forcer les faits à rentrer dans le cadre des hypothèses ima-
ginées que d'attribuer tous les cas de ^sommeil et d'hypnotisme à
cette attention expectante.
On a fait depuis longtemps cette hypothèse que le magnétiseur
agit par la volonté; que, lorsqu'il fait des passes, ou lorsqu'il tient
les pouces du patient, il dégage un certain fluide, fluide magné-
tique, qui force le patient à dormir. Cette hypothèse est assez com-
mode lorsqu'il s'agit de magnétiser quelqu'un , car on peut ainsi,
pendant une demi-heure et même plus, faire des manœuvres ridi-
cules qui réussissent, et qu'on ne consentirait pas à faire avec tant de
patience, si l'on ne s'imaginait pas qu'il se dégage des mains un cer-
tain fluide. De plus, pendant qu'on fait des passes, on fait involon-
tairement des efforts d'attention et de volonté qui disposent à croire
qu'il y a en réalité une action volontaire et comme un fluide qui se
dégage. Chez les sujets endormis et très sensibles, les passes provo-
quent des sensations particulières, des fourmillements, des sensa-
tions de chaleur ou de froid.
Toutefois l'hypothèse du fluide magnétique n'est prouvée par rien
de démonstratif. Pour faire admettre ce fait invraisemblable, inouï,
en contradiction avec toutes les notions scientifiques, que la volonté
de tel individu dégage un fluide qui agit sur la volonté de tel autre
individu, il faudrait un ensemble de preuves rigoureuses, indénia-
bles. Or ces preuves font absolument défaut. L'hypothèse du fluide
magnétique est assurément commode; elle explique quelques faits
qui sans elle sont assez difficiles à expliquer; mais elle est invrai-
semblable jusqu'à l'absurdité, et elle ne s'appuie sur aucune bonne
démonstration expérimentale.
Peut-être y a-t-il lieu d'attribuer à des courants électriques extrê-
mement faibles une partie des phénomènes observés. On sait que
tous les tissus sont le sièçe de forces électromotrices très faibles,
appréciables cependant à un galvanomètre délicat. Ces courants
électriques augmentent d'intensité avec les mouvements des mus-
cles, le glissement des tendons dans leurs gaines, le frottement des
surfaces articulaires, les changements dans la vascularité et l'humi-
dité de la peau, etc. Lorsqu'on fait avec la main des passes magnéti-
ques, il y a certainement dans cette main formation de courants
électriques appréciables. Peut-être ces courants sont-ils les agents
474 REVUE PHILOSOPHIQUE
des modifications qui se produisent dans le système nerveux des
individus qu'on endort avec des passes. En effet, il a été démontré
par M. Burq et M. Charcot que les courants électriques très faibles,
prenant naissance par le contact d'un métal peu oxydable, comme
l'or par exemple, avec la peau, peuvent très rapidement modifier la
sensibilité de tout un côté du corps.
Il est possible — c'est une hypothèse que je propose timidement
— que la répétition de ces courants électriques très faibles, se tai-
sant dans le même sens pendant près d'une demi-heure, agisse
puissamment sur les centres nerveux d'un individu excitable. Pour
prouver que cette supposition est vraie, il faudrait endormir quel-
qu'un, en faisant passer rapidement des courants électriques faibles
au devant de son front et de ses yeux. J'ai fait construire, sans con-
viction d'ailleurs, un petit appareil de ce genre; mais je n'ai pas
encore eu l'occasion de l'expérimenter dans de bonnes conditions.
Si donc en définitive nous examinons de près toutes les supposi-
tions qui ont été faites pour expliquer la production du sommeil
magnétique, nous voyons qu'aucune d'elles n'est satisfaisante. On
peut résumer ainsi ces huit suppositions :
1° L'hypothèse de l'éclat d'un objet brillant;
2° L'hypothèse de la fixation du regard (avec plus ou moins de
strabisme et de spasme de l'accommodation) ;
3° L'hypothèse de la frayeur;
4" L'hypothèse de l'attention expectante ;
5° L'hypothèse d'un fluide particulier au magnétisme animal;
6" L'hypothèse d'excitations monotones, faibles et répétées;
7" L'hypothèse de courants électriques faibles et répétés;
8" L'hypothèse de l'absence d'excitations extérieures.
Aucune de ces causes ne peut être considérée comme définitive-
ment démontrée. Ce sont des mots dont on se paye quand on ne
connaît pas la véritable cause, et, pour ma part, j'accorderais volon-
tiers que la cause du somnambulisme nous est encore tout à fait
inconnue.
Dans l'état actuel de la science, ce qu'il y a de mieux évidem-
ment, c'est d'admettre que plusieurs de ces diverses causes agissent
simultanément et concurremment. L'attention expectante par exem-
ple est favorisée par des excitations visuelles et auditives qui vont par
leur monotonie et leur répétition ébranler le système nerveux pré-
disposé. L'inlluence de la volonté se traduit peut-être par ce fait (pie
l'état électrique de la main du magnétiseur se modifie sous l'inlluence
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 475
des émotions qu'il ressent et des mouvements qu'il fait. Tout cela
certes est bien hypothétique, et nos conclusions sont toutes néga-
tives; mais c'est quelque chose que de savoir reconnaître qu'on n'a
que des solutions négatives.
Toutes les causes que nous indiquons peuvent échouer et
échouent, lorsqu'on veut rigoureusement en adapter l'application à
tel ou tel individu qui n'a jamais été endormi. Au contraire, chez des
individus sensibles, tout réussit, et la difficulté est inverse. Au lieu
de chercher un moyen qui réussisse toujours, il s'agit alors de trouver
un moyen qui échoue toujours, et on n'en trouve pas. Le tic-tac
d'une montre, le contact de la main, la vibration d'un diapason, le
simple contact d'un objet inanimé, un geste brusque, une lumière
vive, une parole, un regard même sont devenus des causes suffi-
santes. De sorte que, dans un cas, l'insuccès des tentatives; dans
l'autre cas, leur trop de facilité doivent nous faire douter de la valeur
des explications que nous donnons.
M"*, que j'endormais à l'hôpital Beaujon, était devenue tellement
sensible que lorsque j'entrais dans la salle, avec ou sans volonté de
l'endormir , elle s'endormait. C'est progressivement qu'elle était
arrivée à un tel degré de sensibilité. Ainsi, la première fois, je n'ai
pas pu l'endormir, la seconde fois le sommeil est arrivé au bout de
dix minutes, la troisième fois au bout de cinq minutes, etc. A la cin-
quième expérience, je l'ai endormie en lui touchant le front. Quelque
temps après il me suffisait de m'approcher de son lit. Plus tard enfin,
dès que j'entrais dans la salle, elle s'endormait aussitôt qu'elle
m'avait vu. Ce qui rend l'explication difficile, c'est que le sommeil
ne survenait pas toujours. Souvent je m'approchais de son lit, et je
causais avec elle, sans qu'il y eût de changement dans son état. Il
suffisait alors pour provoquer le sommeil d'une excitation quelcon-
que. Un bruit sec, par exemple le choc des deux mains l'une contre
l'autre, ou une parole prononcée à voix forte, comme : « Dormez! »
amenait soudain l'état soinnambulique. On peut comparer l'état
physiologique de cette malade à la situation d'un objet en équilibre
instable, qui, sous l'influence d'un minime ébranlement, tombe aus-
sitôt.
Même en éliminant ces cas où la sensibilité au somnambulisme e?t
extrême et presque maladive, on constate des faits curieux, qui doi-
vent nous faire séparer complètement les cas où le somnambu-
lisme a été la première fois obtenu, et les cas où le sujet a été rendu
extrêmement sensible par les expériences antérieures.
476 REVUE PHILOSOPHIQUE
M. A. Heidenhain, d'abord endormi difficilement par son frère, l'a
été très facilement ensuite; même lorsque les mains de M. R. Hei-
denhain étaient recouvertes de gants épais. De même, mes amis
F"*, et R*", chez qui le sommeil est survenu d'abord avec peine,
ont fini par être très sensibles, et je pouvais les endormir avec des
passes faites à une distance de 2 mètres et même plus.
Ce sont tous ces faits, et d'autres aussi difficiles à comprendre, qui
expliquent cette idée vulgaire et très probablement erronée que la
volonté du magnétiseur est la cause du sommeil du magnétisé. Ce
dernier s'endormant très facilement, et le magnétiseur voulant l'en-
dormir, tout naturellement on établit une relation de cause à effet
entre ces deux phénomènes, quoique cette relation ne soit appuyée
sur aucune preuve, et soit restée jusqu'ici inaccessible à toute dé-
monstration scientifique.
Peut-on endormir non seulement à distance, mais même lorsque
le patient n'est pas averti de la présence du magnétiseur et ne le
voit ni ne l'entend? Quoique certains faits m'aient paru, à de rares
intervalles de temps, confirmatifs de cette opinion étrange, je n'ai
pas pu cependant la mettre encore hors de contestation. En pareille
matière, lorsqu'il s'agit d'idées aussi étonnantes et invraisemblables,
on ne doit pas se contenter d'un fait isolé; il faut accumuler les
preuves, les précautions, s'entourer de toutes les garanties contre
les erreurs ou les tromperies, de manière à pouvoir affirmer qu'un
fait est, parce qu'on sait qu'on le reproduira toutes les fois qu'on le
désire. Ce dernier caractère est le seul qui distingue une vérité scien-
tifique d'une téméraire allégation. Aus-i, tout en étant résolu à pour-
suivre les difficiles expériences qui sont à tenter dans cette direc-
tion, je suis porté à croire que le sommeil ne peut être provoqué
lorsque le patient n'est pas averti de la présence du magnétiseur,
quels que soient les efforts de volonté que celui-ci déploie pour
amener le sommeil.
Il pourra paraître singulier à certaines personnes que l'on fasse
même des expériences dans ce sens; on m'accusera probablement
d'être crédule à l'excès. Je crois cependant me conformer à une
impartialité scientifique élémentaire, en ne repoussant pas à priori
une opinion, quelque étrange qu'elle paraisse. En pareille matière, ce
qui est peu intelligent, c'est la négation à outrance. Que savons-nous
de définitif sur les fonctions du système nerveux? Y a-t-il un plus
grand aveuglement que de se refuser à chercher, sous prétexte que
nous en savons assez pour nier '? Si l'on avait annoncé sans plus de
détails à un contemporain de Galilée qu'on peut entendre à Paris
une conversation qui a lieu à Rome, comme cela se fait aujourd'hui,
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 477
grâce au téléphone et à l'électricité, le contemporain de Galilée aurait
peut-être nié à priori, et considéré comme absurde et contraire à
toute science une pareille affirmation.
Il aurait eu tort cependant; de même que nous aurions tort de
repousser sans plus ample examen tout ce qui semble contredire
nos petites connaissances actuelles. — Pour préciser ma pensée sur
ce point, si l'on arrive à me prouver, par une expérience bien faite,
que le sommeil peut être provoqué par la présence du magnétiseur
à l'insu du magnétisé, je croirai que cela est, car les faits ont une
autorité supérieure et devant laquelle je saurai toujours m'in-
cliner.
V. — De la nature physiologique du somnambulisme.
Dans un des chapitres précédents, nous nous sommes étendus sur
plusieurs des symptômes que présentent les somnambules, et sur
les conclusions qu'on peut en déduire relativement à l'état du sys-
tème nerveux. Je voudrais, en terminant, reprendre ces considé-
rations, et envisager d'une manière plus générale l'état du système
nerveux des somnambules.
Supposons, pour un moment, que dans l'intelligence de l'homme
il y ait une force supérieure, présidant à toutes ses actions et réglant
la direction de ses idées et de ses sentiments. Cette force sera, si l'on
veut, l'attention ou la volonté, ou la spontanéité. Me voici, par exem-
ple, assis devant ma table et écrivant. Je puis dans une certaine me-
sure donner à ma pensée la direction qui me plaît. Les bruits et les
mouvements du monde extérieur arrivent à moi ; mais, je n'en tiens
pas compte, parce que je poursuis mon idée, que j'applique mon
attention à ce que j'écris. Je suis donc — en réalité ou en appa-
rence — mon propre maitre. Je puis continuer mon travail. Je puis
aussi me lever si je le désire, poser ma plume sur la table, prendre
mon chapeau et sortir. Je puis faire encore tel ou tel acte qui sera
ou paraîtra spontané.
La direction, la volonté, la spontanéité de ces diverses actions a
probablement son siège dans la partie périphérique du cerveau :
dans l'écorce grise des circonvolutions cérébrales. En dehors de ce
moi qui veut et qui agit, il y en a un autre, tout automatique, qui
régularise et coordonne les mouvements voulus, qui donne aux
muscles l'ordre de se contracter après qu'il a reçu cet ordre du
moi volontaire. Tous les mouvements réflexes, instinctifs, involon-
taires sont réglés par l'automate qui est en moi ; cet appareil auto-
478 REVUE PHILOSOPHIQUE
matique a son siège dans la protubérance, le bulbe et la moelle, et
probablement aussi dans les ganglions cérébraux (couches optiques
et corps striés).
Il a été démontré par beaucoup de physiologistes (Setschenoiï,
SimonolT, SchifT, Herzen, Goltz, Lewisson, etc.) que les centres
nerveux supérieurs exercent à l'état normal une sorte d'action
modératrice sur les actions nerveuses automatiques. Les choses se
passent comme si constamment, des centres supérieurs de l'encé-
phale , un influx nerveux modérateur allait vers les centres ner-
veux inférieurs (protubérance, bulbe *et moelle) diminuer l'inten-
sité des mouvements réflexes dont ils sont le siège. Un animal dont
le cerveau est enlevé, a des actions réflexes bien plus énergiques
qu'un animal intact.
Ces actions réflexes et automatiques suffisent à entretenir la vie
dans des conditions très analogues aux conditions normales. Ainsi
une grenouille, dont les lobes cérébraux sont détruits, saute, nage,
se meut presque absolument comme une grenouille normale.
Il y a certainement chez les somnambules un état analogue. Chez
eux la volonté n'existe plus, et l'action réflexe est exagérée. Je dis à
V,.., « Asseyez-vous ! » et elle s'assoit ; « Marchez ! » et elle marche,
jusqu'à ce que je lui dise de s'arrêter. Les pigeons de Flourens
font de même. Si on les pousse en avant, ils marchent jusqu'au
bout de la table, et tombent quand ils arrivent au bord, car ils con-
tinuent le mouvement commencé. Une fois qu'une impulsion est
donnée, cette impulsion ne peut plus être arrêtée par la volonté ou
la réflexion, et continue indéfiniment, jusqu'à ce qu'une excitation
quelconque vienne s'opposer à l'impulsion primitive.
Quant à l'exagération de l'action réflexe, c'est aussi un phéno-
mène constant, surtout si l'on considère l'excitabilité réflexe des
muscles. Plus le sommeil est profond, plus l'excitabilité des mus-
cles est grande ; elle devient telle qu'il suffit de toucher très légère-
rement un muscle pour qu'il se contracture.
Ainsi ces deux phénomènes, excitabilité réflexe énorme et auto-
matisme, concordent avec l'hypothèse que, dans le somnambulisme,
les centres nerveux supérieurs, siège de la volonté et de la sponta-
néité, n'exercent plus leur action normale.
Cependant tout n'est pas dit quand on a prononcé le mot d'auto-
matisme ; car on ne peut établir d'identité entre l'état d'un animal
privé de cerveau, plongé par conséquent dans un sommeil sans
rêves, et l'état du somnambule, dont la mémoire est parfaite, dont
l'intelligence est très vive, et dont l'imagination surexcitée construit
les hallucinations les plus complexes.
Cil. RICHET. — UU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ 479
Pour bien expliquer cette apparente contradiction , revenons à
notre première hypothèse qu'il existe dans l'intelligence de l'homme
une force supérieure qui est la spontanéité et la volonté. Quelle que
soit cette spontanéité, — et bien des discussions métaphysiques ont
porté sur la nature et la forme de cette force, — on peut très bien
admettre qu'elle seule est supprimée, alors que les autres forces de
l'intelligence persistent dans leur intégrité. Le lien qui existe entre
la volonté et l'intelligence est brisé. Nulle attention, nul effort volon-
taire ne dirigent alors la mémoire et l'imagination.
De même que les mouvements de l'animal décapité ne peuvent
plus s'accomplir que provoqués par une excitation extérieure, de
môme les opérations de l'intelligence d'un somnambule ne peuvent
avoir lieu que suscitées par une excitation extérieure. A l'état
normal, cette excitation est remplacée par la volonté. Mais chez le
somnambule, il n'y a plus de volonté. L'intelligence est devenue
automatique comme la marche ou le vol d'un pigeon décapité.
Ainsi je dis à un somnambule : « Voilà un serpent! » aussitôt l'idée
d'un serpent se présentera à son imagination sous une forme réelle.
Il le verra se mouvoir, se précipiter sur lui, le mordre; il aura de
la frayeur, il poussera des cris, cherchera à fuir, etc. Certes toutes
ces idées témoignent de la conservation de l'intelligence, mais cette
intelligence n'est plus maîtresse d'elle-même. Si l'on me dit : « Voilà
un serpent! » je peux, en dirigeant l'association de mes idées dans
tel sens qu'il me plaira, penser à un arbre, à un bateau, à une pomme,
à un tableau, à un roman, à un soldat, à un laboratoire, à un fleuve.
Il me semble que je suis le maître de cette association d'idées, et de
fait tout se passe comme si j'en étais le maître, tandis que le som-
nambule n'a plus qu'une intelligence passive. On lui dit : « Voilà un
serpent » ! et nécessairement il pensera au serpent et à toutes les
idées qui s'y rattachent d'ordinaire. Il n'aura pas le pouvoir de
prendre une autre idée dans la collection de ses souvenirs, et de
modifier par cette idée nouvelle le cours des pensées provoquées
par la vue imaginaire d'un serpent.
L'intelligence chez le somnambule n'est pas détruite : elle som-
meille. Pour qu'elle se réveille, pour que les idées se mettent à
vibrer, il ne faut qu'une seule excitation, qui déterminera le mou-
vement de tout l'appareil serpent. Mémoire, imagination, sensibilité,
tout entre aussitôt en jeu, absolument comme chez un individu
normal. L'unique différence , c'est qu'à l'état normal l'idée peut
être dirigée, modifiée, augmentée, entravée par la volonté, tandis
que chez le somnambule cette volonté n'existe plus. Tout l'appa-
reil affectif et intellectuel du cerveau est mis en branle par l'exci-
480 KEVUE PHILOSOPHIQUE
tation du dehors; mais l'excitation du dedans (à savoir la volonté)
est absente.
On peut se représenter le somnambule comme un individu placé
dans une solitude où l'obscurité est complète et le silence absolu.
Qu'une excitation quelconque vienne alors à frapper ses sens, cette
excitation, qui aurait passé inaperçue dans une salle de spectacle
éclairée et bruyante, devient toute puissante chez l'individu isolé.
Voilà pourquoi chez le somnambule les excitations faibles, les sug-
gestions insignifiantes deviennent le point de départ d'une série
formidable de conceptions imaginatives.
Ces conceptions ont un caractère remarquable : elles sont néces-
saires, fatales. Nul etïort de volonté ou d'attention ne peut en
détourner le sens. De fait, chez le même individu, elles sont toujours
identiques. Ainsi que, chez une même hystérique, les différentes
formes de délire frénétique se succèdent avec une régularité, une
ponctualité surprenantes, pareillement, chez un même somnambule,
la série des hallucinations provoquées par une même excitation se
succède toujours dans le même ordre. Les mêmes gestes, les mêmes
mots, les mêmes expressions de physionomie se retrouvent à un an
ou deux ans d'intervalle.
Pour peu qu'on admette cet automatisme intellectuel, on s'expli-
quera assez bien la plupart des caractères de l'idée hallucinatoire.
Cette idée n'est pas spontanée : elle est produite par une excitation
venue du dehors ; elle est unique, et par conséquent intense, faisant
vibrer toute l'intelligence. Elle amène à sa suite une série d'idées
qui sont la conséquence nécessaire de l'idée primitive. Tous les
sentiments sont immédiatement et fatalement exprimés par des
gestes et des attitudes appropriés. Rien ne peut en arrêter ou en
modifier le cours. La volonté n'a plus aucun pouvoir sur l'intel-
ligence déchaînée.
En résumé, il semble qu'on puisse admettre à côté de l'auto-
matisme somatique un automatisme psychique. De même qu'il y a
des réflexes bulbomédullaires, de même il y a aussi des réflexes
cérébraux, psychiques. Dans le somnambulisme l'intelligence n'est
pas annihilée : elle est devenue automatique. Ce rouage merveil-
leux fonctionne encore, mais ce n'est plus qu'un pur mécanisme,
et aucune spontanéité ne vient modifier le cours fatal de ses mou-
vements.
Ce trouble profond des fonctions de l'intelligence n'est pas spécial
à l'état somnambulique. Tous les poisons qui exercent leur action
sur le cerveau et l'intelligence agissent d'une manière à peu près
analogue. 11 semble que le moi qui est la volonté soit plus facilement
Ch. RICHET. — DU SOMNAMBULISME TROVOQUÉ 481
que le moi automatique intoxiqué par les diverses substances. Chez
les gens qui ont pris de l'alcool, du chanvre indien, de l'opium, il
n'y a plus ce pouvoir dominateur que nous croyons exercer sur
l'association de nos idées. De même, dans l'hystérie, il y a un affai-
blissement notable de la volonté et de la raison. 11 n'y a plus cet
équilibre intellectuel, cet imperium sui, qui nous paraît, à l'état
normal, exister et vivre en nous.
Revenons encore une fois à notre première hypothèse. Elle a été
commode pour l'exposition; mais maintenant elle n'est pas indis-
pensable. Il n'est pas besoin de supposer une force spontanée diri-
geant l'intelligence. Cette force n'est peut-être rien autre que le
souvenir des excitations antérieures accumulées dans l'esprit. Chez
tout individu sain, il y a, coexistant l'une à côté de l'autre, un grand
nombre d'idées qui se balancent et se compensent mutuellement.
Toutes ces idées étant simultanément présentes à la conscience, c'est
de cette balance, de cet équilibre que résulte la spontanéité apparente
de notre être. Or si l'on suppose , comme cela est extrêmement
vraisemblable, que chez les somnambules il n'y a plus conscience
d'idées simultanées, naturellement l'équilibre ne pourra plus s'éta-
blir, et l'idée unique, suscitée par l'excitation du dehors, ne sera plus
compensée par des idées voisines. Elle triomphera sans partage et
s'imposera fatalement à toute l'intelligence. Dans le somnambu-
lisme, ce n'est donc pas la spontanéité cérébrale qui est anéantie,
— car il est très douteux que cette spontanéité existe jamais —
c'est la mémoire consciente des idées antérieures. Pour réveiller
ces souvenirs, il faut une excitation extérieure ; tandis que, chez un
individu sain, cette excitation extérieure n'est pas nécessaire, la
conscience et la mémoire étant éveillées simultanément.
S'il fallait exprimer d'un mot l'état psychique des somnambules,
je dirais que c'est le silence. Au lieu du bruissement d'idées qui se
fait dans notre tête quand nous sommes bien éveillés, chez le som-
nambule il n'y a plus rien, ni conscience, ni mémoire. Il ne pense
pas, il n'a pas d'idées, et il faut un bruit du dehors pour que son
âme s'éveille de la torpeur où elle est plongée.
Par quel mécanisme se produit ce trouble intellectuel ? est-ce
une paralysie? est-ce une action inhibitoire ? Voilà ce que l'on ne
peut dire encore. Nous savons seulement que c'est l'une ou l'autre
de ces deux hypothèses qu'il faut admettre.
tome x. — 1880. 31
482 REVUE PHILOSOPHIQUE
Conclusions.
1° Il faut admettre que certains individus peuvent être plongés dans
un état nerveux spécial, appelé somnambulisme, hypnotisme ou ma-
gnétisme. Il faut l'admettre, car il est déraisonnable de supposer par-
tout et toujours la fraude et la fourberie. L'identité des phénomènes
observés en divers pays et à diverses époques, et l'impossibilité de
certaines simulations rendent absurde l'hypothèse d'une mystifica-
tion prolongée et universelle. Jamais ceux qui nient le somnam-
bulisme n'ont daigné répéter les expériences de ceux qui en ont
affirmé l'existence.
2° Cet état de somnambulisme est caractérisé par des phénomènes
psychiques et des phénomènes somatiques.
Les phénomènes psychiques tont :
a. Des hallucinations qu'on peut provoquer par une excitation
extérieure, même extrêmement faible;
b. L'absence d'idées spontanées ou paraissant telles, par consé-
quent l'automatisme intellectuel ;
c. La surexcitation de la mémoire ;
d. L'abolition plus ou moins complète, au réveil, du souvenir des
faits qui se sont passés pendant le sommeil ; toutefois ce souvenir
revient quand on provoque une nouvelle attaque de somnambu-
lisme : il y a donc, dans une certaine mesure, dédoublement de la
personnalité ;
e. Le retentissement immédiat des mouvements sur les senti-
ments et des sentiments sur les mouvements.
Les phénomènes somatiques sont les suivants :
a. L'anesthésie ;
b. La catalepsie ;
c. L'exagération de l'excitabilité réflexe des muscles;
d. L'automatisme moteur : état somatique comparable à l'automa-
tisme intellectuel.
3° L'état de somnambulisme, difficile à amener dans les premières
expériences chez un même sujet, devient de plus en plus facile à
provoquer à mesure qu'on répète plus souvent les expériences. Il y
a une éducation au somnambulisme, ainsi qu'à tous les phénomènes
nerveux. Chez le même individu, les symptômes psychiques et soma-
tiques se présentent toujours dans le même ordre et avec la môme
forme.
Cil. RICHET. — DU SOMNAMBULISME PROVOQUÉ &83
4° On peut provoquer chez les animaux des manifestations plus
ou moins analogues (cataplexie, hypnotisme) ; mais les recherches
faites jusqu'ici sur les animaux ne jettent que peu de lumière
sur les causes et la nature du somnambulisme provoqué chez
l'homme.
5° L'éclat d'un objet brillant, la fixation de l'œil sur un point, l'at-
tention expectante, la frayeur, la monotonie d'une excitation faible
fréquemment répétée, la volonté du magnétiseur, l'électricité de la
main, ont été des causes invoquées successivement comme ame-
nant le somnambulisme. Toutes ces explications sont plus ou moins
mauvaises : il est possible que la raison véritable n'ait pas encore
été trouvée. En attendant, on peut admettre que toutes les causes
indiquées plus haut agissent simultanément.
6° Chez les sujets devenus sensibles par des expériences fré-
quentes, la cause la plus légère suffit à déterminer le somnambu-
lisme.
7° Quant à la nature même du somnambulisme, on peut admettre
que cette névrose est essentiellement constituée par l'absence de
spontanéité ou automatisme. Cet automatisme est dû probablement
à l'abolition de la mémoire consciente de plusieurs souvenirs simul-
tanés. Pour que le somnambule ait une idée, il faut qu'elle soit pro-
voquée par une excitation extérieure.
8° L'étude psychophysiologique de ce phénomène obscur et com-.
plexe est à peine ébauchée. Il est donc à désirer qu'elle soit entre-
prise et approfondie.
C'est à cette dernière conclusion qu'il faut peut-être donner le
plus d'importance. Les faits sont si intéressants, si imprévus,
si obscurs, qu'une étude nouvelle faite méthodiquement et pour-
suivie avec ardeur est absolument indispensable. L'ébauche que
nous avons tentée ne peut avoir d'intérêt que par les discussions
qu'elle fera naître, et les expériences nouvelles qu'elle fera entre-
prendre ' .
Charles Richet.
1. Il est inutile de donner les indications bibliographiques des ouvrages
anciens ; elles sont dans tous les dictionnaires (Articles Mesmérisme, Ma
tisme, Hypnotisme, Somnambulisme des principaux Dictionnaires de médec
Voici quelques travaux plus récents où l'on trouvera des documents instruc-
tifs : Azam, Amnésie périodique ou doublement de la vie (Revue scientifique, 1876,
p. 481-489, n° 47). — P. Richer, Etude descriptive de la grande attaque hystérique,
Th. in. Paris, 1879, p. 124-179. — Czermak, De l'état hypnotique chez les ani-
maux Archives de Pfiùger, 1873, t. VII, p. 107-122). — lleubel, Dr l'état de <
du cerveau considéré au point de rw </>■ sa dépendance des e
484 REVUE PHILOSOPHIQUE
Heures, contribution à Vexperimentum mirabile de Kircher Archives de Pfiiiger,
1877, t. XIV, p. 158-211). — Preyer, La cataplexie et ^hypnotisme des animaua
[Sammlung. physiol. Abhandl.,1' partie, -100 p., Iéna, 1878). — Despine, Étude
scientifique sur le somnambulisme, 1880, Paris. — Heidenhain, Le magnétisme
animal. Leipzig, 1880, 3' édit. — Heidenhain et Grùtzner. Communication sur //•
magnétisme animal à lu Soc. de méd. de Breslau, février 1880. — P. Radestock.
Le sommeil et les rêves. Leipzig, 1879. — Delbœuf, Le sommeil et les rêves, dans
la Revue philosophique, t. VIII, p. 329 et 494; t. IX, p. 129, 413 et G32. Je note-
rai aussi un travail que je ne connais par malheur que depuis peu de temps.
Baillif. Du sommeil magnétique dans Yhystérie, th. inaug. Strasbourg. 1868. Il
s'agit d'expériences fort intéressantes faites sur des hystériques. Les phéno-
mènes ont alors un caractère pathologique qui établit une différence notable
entre le somnambulisme des sujets sains, et le somnambulisme des hystéri-
ques.
J'ai publié un mémoire sur le somnambulisme provoqué dans le Journal
d'anat. et de phys., 1875, t. XI: plusieurs des faits que j'expose ici ont été
empruntés à ce travail, ainsi qu'à une série d'articles qui ont paru dans la
Revue des Deux-Mondes : Les démoniaques d'aujourd'hui >■* d'autrefois, janvier-
février 1880.
Quant aux élucubrations des magnétiseurs de profession, je ne les indique
pas, et pour cause.
LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MEMOIRE
L'étude des amnésies partielles suppose avant tout quelques re-
marques sur les variétés de la mémoire. Sans ces remarques pré-
liminaires, les faits que nous allons rapporter paraissent inexpli-
cables et même un peu merveilleux. Qu'un homme perde la seule
mémoire des mots, qu'il oublie une seule langue et conserve les
autres, ou bien qu'une langue oubliée depuis longtemps lui revienne
brusquement, qu'il soit privé de sa mémoire musicale et d'elle
seule : ce sont là des événements si bizarres au premier abord que,
s'ils n'avaient été constatés par les observateurs les plus scrupu-
leux, on serait tenté de les reléguer parmi les fables. Si, au con-
traire, on s'est fait une idée exacte de ce qu'il faut entendre par ce
mot mémoire, tout le merveilleux s'évanouit et ces faits, loin de
surprendre, apparaissent comme la conséquence naturelle, logique,
d'une influence morbide.
L'emploi du mot mémoire comme terme général est d'une jus-
tesse irréprochable. Il désigne une propriété commune à tous les
êtres sentants et pensants : la possibilité de conserver les impres-
sions et de les reproduire. Mais l'histoire de la psychologie montre
qu'on est trop porté à oublier que ce terme général, comme tout
autre, n'a de réalité que dans les cas particuliers; que la mémoire se
résout en des mémoires, tout comme la vie d'un organisme se résout
dans la vie des organes, des tissus, des éléments anatomiques qui
le composent. « L'ancienne erreur, encore admise, qui consiste à
traiter la mémoire comme une faculté ou une fonction indépendante
qui aurait un organe ou un siège distinct, vient, dit un psycho-
logue contemporain, do l'incurable tendance à personnifier une
abstraction. Au lieu de reconnaître que c'est une expression abré-
viative pour désigner ce qui est commun à tous les faits concrets
48G REVUE PHILOSOPHIQUE
de souvenir ou à la somme de ces faits, plusieurs auteurs lui sup-
posent une existence indépendante ' . »
Tandis que l'expérience vulgaire a noté depuis longtemps l'iné-
galité naturelle des diverses formes de la mémoire chez le même
homme, les psychologues ne s'en sont pas préoccupés ou l'ont niée
de parti pris. Dugald Stewart affirme sérieusement « que ces dif-
férences qui nous frappent doivent être imputées en grande partie
à des différences d'habitude dans l'emploi de l'attention ou au choix
que fait l'esprit entre les événements ou les objets offerts à la cu-
riosité 2 ». Gall le premier, réagissant contre cette tendance, assigna
à chaque faculté sa mémoire propre et nia l'existence de la mémoire
comme faculté indépendante 3. La psychologie contemporaine, plus
soucieuse que l'ancienne de ne rien omettre, plus préoccupée des
exceptions qui instruisent, a relevé un nombre considérable de faits
qui ne laissent aucun doute sur l'inégalité naturelle des mémoires
chez le même individu. Taine en a donné de nombreux et excellents
exemples. Rappelons les peintres comme Horace Vernet et Gustave
Doré, qui peuvent faire un portrait de mémoire ; les joueurs d'échecs
qui jouent mentalement une ou plusieurs parties ; les petits calcu-
lateurs prodiges comme Zerah Collburn, qui « voient leurs calculs
devant leurs yeux * » ; l'homme cité par Lewes qui, « après avoir
parcouru une rue longue d'un demi-mille, pouvait énumérer toutes
les boutiques dans leur position relative ; » Mozart notant le Mi-
serere de la chapelle Sixtine, après l'avoir entendu deux fois. Je
renvoie pour plus de détails aux traités spéciaux % n'ayant pas à
traiter ici cette question. Il me suffit que le lecteur tienne ces iné-
galités de la mémoire pour bien établies. Voyons comment elles
s'expliquent ; nous verrons ensuite ce qu'elles expliquent.
Que supposent ces mémoires partielles? Le développement par-
ticulier d'un certain sens avec les structures anatomiques qui en
dépendent.
Pour être plus clair, prenons un cas particulier : une bonne mé-
moire visuelle. Elle a pour condition une bonne structure de l'œil,
du nerf optique et des parties de l'encéphale qui concourent à l'acte
de la vision, c'est-à-dire (d'après les notions anatomiques généra -
1. Lewes, Problems of Life and Mind, .V volume, p. 1 19.
2. Philosophie de l'esprit humain, t. I, p. 310.
3. Gall, Fonctions da cerveau, t. I.
4. J'ai eu occasion de noter que plusieurs calculateurs ne voient pas leurs
cliilïres ni leurs calculs, mais qu'ils les a entendent ». Il importe peu poui
notre thèse que les images soient visuelles ou auditives.
5. Taine, Dr l'intelligence, t. I, lre partie, liv. Il, ch. I, p. 1. — Luy.s. Le cer-
veau et ses l'o)iclions, p. 120. — Lewes, loc. ai.
Th. RIBOT. —LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 487
lement admises) de certaines portions de la protubérance, des pé-
doncules, de la couche optique, des hémisphères cérébraux. Ces
structures, supérieures, par hypothèse, à la moyenne, sont parfai-
tement adaptées à recevoir et à transmettre les impressions. Par
suite, les modifications que subissent les éléments nerveux, ainsi que
les associations dynamiques qui se forment entre eux (ce sont là,
nous l'avons répété plusieurs fois, les bases de la mémoire), doivent
être plus stables, plus nettes, plus faciles à raviver que dans un
autre cerveau. Cette conclusion s'impose. En somme, dire qu'un
organe visuel a une bonne constitution anatomique et physiolo-
gique, c'est dire qu'il présente les conditions d'une bonne mémoire
visuelle. — On peut aller plus loin et faire remarquer que ce terme :
« une bonne mémoire visuelle, » est encore trop large. L'observa-
tion journalière ne nous' montre-t-elle pas que l'un se rappelle
mieux les formes; un autre, les couleurs? Il est vraisemblable que
la première mémoire dépend surtout de la sensibilité musculaire de
l'œil ; la seconde, de la rétine et des appareils nerveux qui s'y rat-
tachent.
Ces remarques sont applicables à l'ouïe, à l'odorat, au goût et à
ces formes diverses de la sensibilité que l'on comprend sous le nom
général de toucher, en un mot à toutes les perceptions des sens.
Si l'on réfléchit aux relations intimes qui existent entre les sen-
timents, les émotions, la sensibilité en général et la constitution
physique de chaque homme ; si l'on considère combien ces états
physiques dépendent des organes de la vie animale ; on comprendra
que ces organes jouent à quelques égards le même rôle pour les
sentiments que les organes des sens pour les perceptions. Par suite
des différences de constitution, les impressions transmises peuvent
être faibles, intenses, stables, fugitives : autant de conditions qui mo-
difient la mémoire des sentiments. La prépondérance d'un système
d'organes (ceux de la génération par exemple) crée une supériorité
pour un goupe de souvenirs.
Restent les états psychiques d'un ordre supérieur : les idées abs-
traites, les sentiments complexes. Ils ne peuvent être rattachés
immédiatement à aucun organe ; le siège de leur production et de
leur reproduction n'a pu être localisé jusqu'ici d'une manière pré-
cise. Mais, comme ils résultent sans aucun doute d'une association
ou d'une dissociation des états primitifs, nous n'avons aucune raison
de supposer que, en ce qui les concerne, les choses se passent diffé-
remment.
Tout ce qui précède peut donc se résumer en ces termes : chez
le même homme, un développement inégal des divers sens et des
488 REVUE PHILOSOPHIQUE
divers organes produit des modifications inégales dans les parties
appropriées du système nerveux, par suite des conditions inégales
de souvenir, par suite des variétés de mémoire. Il est même vrai-
semblable que l'inégalité des mémoires, dans le même homme, est
la règle, non l'exception. Comme nous n'avons pas de procédés
exacts pour les doser séparément et les comparer entre elles, nous
ne donnons ce qui précède que comme une conjecture, sans pou-
voir toutefois renoncer à croire que l'on ne constate pas tous les
cas d'inégalité, mais simplement ceux qui dénotent une grande dis-
proportion. — L'antagonisme qui existe entre diverses formes de
la mémoire nous fournirait encore une preuve indirecte : c'est un
point sur lequel il y aurait de curieuses recherches à faire ; mais il
sort de notre sujet '. — Enfin, qu'on n'objecte pas l'influence de
l'éducation. Il est clair qu'il faut en porter beaucoup à son compte;
mais l'éducation ne s'applique guère qu'aux dons que la nature met
déjà en relief, et d'ailleurs, dans certains cas, il est certain qu'elle
n'a pu jouer aucun rôle.
En psychologie, comme dans toute science de faits, c'est l'ex-
périence qui décide en dernier ressort. Remarquons cependant que
l'indépendance relative des diverses formes de la mémoire aurait
pu s'établir par le seul raisonnement. C'est, en effet, un corollaire
des deux propositions générales qui suivent : 1° Tout souvenir a son
siège dans certaines parties déterminées de l'encéphale. 2° L'encé-
phale et les hémisphères du cerveau eux-mêmes « consistent en un
certain nombre d'organes totalement différencies, dont chacun pos-
sède une fonction propre tout en restant dans la connexion la plus
intime avec les autres. » Cette dernière proposition est maintenant
admise par la plupart des auteurs qui étudient le système nerveux.
Je crains d'insister trop longuement. Dans la physiologie, en
effet, la distinction des mémoires partielles est une vérité courante 2 ;
mais, dans la psychologie, la méthode des « facultés » a si bien
réussi à faire considérer la mémoire comme une unité, que l'exis-
tence des mémoires partielles a été complètement oubliée ou prise
pour une anomalie. Il fallait ramener le lecteur à la réalité, lui
rappeler qu'il n'y a, en dernière analyse, que des mémoires spé-
î. Sur l'antagonisme des mémoires, voir Herbert Spencer, Principes de psy-
chologie, t. I, p. 232-242
2. Voir en particulier Ferrier, Fonctioiis du cerveau. — Gratiolet, Anatomie
comparée, etc., t. IL, p. 4G0, faisait déjà remarquer « qu'à chaque sens corres-
pond une mémoire qui lui est corrélative et que l'intelligence a comme le
corps ses tempéraments, qui résultent de la prédominance de tel ou tel ordre
de sensations dans les habitudes naturelles de l'esprit. »
Tll RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 439
ciales, ou, comme disent certains auteurs, locales. Nous acceptons
volontiers cette dernière dénomination, à condition qu'on n'oublie
pas qu'il s'agit ici d'une localisation disséminée, suivant cette hypo-
thèse des associations dynamiques dont nous avons si souvent parlé.
On a souvent comparé la mémoire à un magasin où toutes nos con-
naissances seraient conservées dans des casiers. Si l'on veut con-
server cette métaphore, il faudrait la présenter sous une forme plus
active : comparer, par exemple, chaque mémoire particulière à une
escouade d'employés chargés d'un service spécial, exclusif. L'une
de ces escouades peut être supprimée sans que le reste du service
en souffre d'une manière choquante. C'est ce qui arrive dans les'
désordres partiels de la mémoire.
Après ces remarques préliminaires, entrons dans la pathologie.
Si, à l'état normal, les diverses formes de la mémoire ont une indé-
pendance relative, il est naturel qu'à l'état morbide une forme
disparaisse, les autres restant intactes ; c'est un fait qui doit main-
tenant nous paraître simple, n'exiger aucune explication, puisqu'il
résulte de la nature même de la mémoire. Il est vrai que beaucoup
de désordres partiels ne sont pas restreints à un seul groupe de
souvenirs. On ne s'en étonnera guère, si l'on réfléchit à la solidarité
intime de toutes les parties du cerveau, de leurs fonctions et des
états psychiques qui y sont liés. Nous trouverons cependant un
certain nombre de cas où l'amnésie est bien limitée.
Une étude complète des amnésies partiellles consisterait à prendre
Tune après l'autre les diverses manifestations de l'activité psychique
et à montrer par des exemples que chaque groupe de souvenirs peut
disparaître, temporairement ou pour toujours. Nous sommes loin de
pouvoir remplir ce plan. Nous ne pouvons même pas dire si cer-
taines formes ne sont jamais atteintes partiellement et ne disparais-
sent que dans les cas de dissolution complète de la mémoire. Il faut
nous résigner à attendre de l'avenir des documents pathologiques
plus amples ou plus probants.
A proprement parler, il n'existe qu'une forme d'amnésie partielle
qu'on puisse étudier à fond : celle des signes (signes parlés et écrits,
interjections, gestes). Elle est riche en faits de tout genre, explicable
par la loi formulée dans un précédent article. La réservant pour une
étude à part, nous allons résumer ce qu'on sait des autres amnésies
partielles.
« Quelques personnes, dit Galmeil ', ont perdu la faculté de re-
produire certains tons ou certaines couleurs et ont été obligées de
1. Dictionnaire de médecine, article Amnésie.
4!)0 REVUE PHILOSOPHIQUE
renoncer à la musique ou à la peinture. » D'autres perdent la seule
mémoire des nombres, des figures, d'une langue étrangère, des
noms propres, de l'existence de leurs plus proches parents. Nous
allons en donner quelques exemples.
On a souvent cité le cas de Holland, qu'il a rapporté lui-même
dans sa Mental Pathology (p. ICO) : « J'étais descendu le même jour
dans deux mines profondes du Harz. p]tant dans la seconde mine,
je me trouvai si épuisé par la fatigue et l'inanition qu'il me fut com-
plètement impossible de causer avec l'inspecteur allemand qui
m'accompagnait. Tous les mots, toutes les phrases de la langue
allemande étaient sorties de ma mémoire, et je ne pus les recouvrer
qu'après avoir pris un peu de nourriture et de vin et m'être reposé
quelque temps. »
Ce cas, quoique le plus connu, est loin d'être unique. Le Dr Beattie
rapporte qu'un de ses amis ayant reçu un coup sur la tête avait
perdu tout ce qu'il savait de grec, mais que par ailleurs sa mémoire
ne paraissait avoir soufïert en aucune façon . — Cette perte de lan-
gues acquises par l'étude a été souvent notée comme le résultat de
diverses fièvres.
De même pour la musique : « Un enfant, après s'être violemment
heurté la tête, resta trois jours inconscient. En revenant à lui, il
avait oublié tout ce qu'il savait de musique. Rien autre n'avait été
perdu '. » — H y a des cas plus compliqués : Un malade qui avait
complètement oublié la valeur des notes musicales pouvait jouer
un air après l'avoir entendu. — Un autre pouvait écrire des notes,
même composer, reconnaître une mélodie à l'audition ; mais il était
incapable de jouer en regardant les notes 2. — Ces faits, qui nous
montrent la complexité de nos opérations mentales en apparence
les plus simples, seront étudiés plus loin 3.
Dans certains cas, on voit disparaître momentanément les souvenirs
les mieux organisés, les plus stables, tandis que d'autres qui pré-
sentent le même caractère restent intacts. Ainsi Abercrombie
raconte qu'un chirurgien jeté à bas de son cheval et blessé à la
tête donna, dès qu'il fat revenu à lui, les instructions les plus
minutieuses sur la manière de le traiter. Par contre, il ne se sou-
venait plus d'avoir une femme et des enfants, et cet oubli persista
pendant trois jours 4. Faut-il expliquer ce fait par l'automatisme
1. Carpenter, Mental Pkysioîogy, p. 4i3.
2. Kussmaul, Lie Slôrungen der Sprache, p. 181. — Proust, Archives <j<
rint!, 1872.
3. Voir ci-après, § II.
'i. Abercrombie, Essay on inleUectval Powers, 150.
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 491
mental? Le chirurgien, même à demi insensible, retrouve ses con-
naissances professionnelles.
Certains malades perdent complètement la mémoire des noms
propres, même du leur. Nous verrons plus loin, en étudiant l'am-
nésie des signes dans son évolution complète, — ce qu'on peut
remarquer d'ailleurs chez les vieillards, — que les noms propres
sont toujours ceux qui s'oublient le plus vite. Dans les cas suivants,
cet oubli était le symptôme d'un ramollissement cérébral.
Un homme ne pouvant retrouver le nom d'un ami en est réduit à
conduire son interlocuteur devant la porte où ce nom est inscrit sur
une plaque de cuivre. — Un autre, après une attaque d'apoplexie,
ne peut se rappeler le nom d'aucun de ses amis, mais les désigne
correctement par leur âge. — M. von B..., ambassadeur à Madrid,
puis à Saint-Pétersbourg se trouve, au début d'une visite, obligé de
décliner son nom aux domestiques, le cherche vainement, s'adresse
à son compagnon : « Pour l'amour de Dieu, dites-moi qui je suis. »
Cette question excite le rire. Il insiste, et la visite finit là '.
Chez d'autres, l'attaque d'apoplexie n'est suivie que d'une am-
nésie des nombres. — Un voyageur longtemps exposé au froid
éprouva un grand affaiblissement de la mémoire. Il ne pouvait plus
calculer de lui-même ni retenir pendant une minute le moindre
calcul.
L'oubli des figures est fréquent. On ne s'en étonnera pas, puisque,
à l'état normal, beaucoup de gens ont cette forme de mémoire très
peu développée, très instable, et qu'elle doit résulter d'ailleurs d'une
synthèse mentale assez complexe. Louyer Villermay en donne un
exemple assez piquant : « Un vieillard, étant avec sa femme, s'ima-
ginait être chez une dame à qui il consacrait autrefois toutes ses
soirées, et il lui répétait constamment : « Madame, je ne puis rester
plus longtemps ; il faut que je revienne près de ma femme et de mes
enfants 2. »
« J'ai connu intimement dès mon enfance, dit Carpenter, un savant
remarquable. Agé de plus de soixante- dix ans, il était encore vigou-
reux, mais sa mémoire se mit à décliner. Il oubliait surtout les faits
récents et les mots peu usités. Quoiqu'il continuât de fréquenter le
Musée britannique, la Société royale et la Société géologique, il ne
pouvait plus les appeler par leurs noms ; il les désignait par le terme
« ce lieu public ». Il continuait à visiter ses amis, les reconnaissait
1. Winslow, p. 266-269. On trouvera au même endroit plusieurs autres cas
de ce genre."
2. Louyer Willermay, Dicl. acienc. médic, art. MÉMOIRE.
402 REVUE PHILOSOPHIQUE
chez eux et dans les autres endroits où il avait l'habitude de les ren-
contrer (comme dans les sociétés scientifiques), non ailleurs. Je le
rencontrai un jour chez l'un de nos plus anciens amis qui réside
ordinairement à Londres, mais qui était alors à Brighton. Il ne me
reconnut pas, et il ne le fit pas davantage quand nous fûmes hors
de la maison Sa mémoire alla toujours en diminuant, et il mourut
d'une attaque d'apoplexie. » (Ouvrage cité, p. 445.) — Dans cette ob-
servation, il y a à la fois amnésie des noms propres et amnésie des
figures ; mais le plus curieux, c'est le rôle que joue la loi de conti-
guïté. La reconnaissance des personnes ne s'effectue pas d'elle-
même, par le seul fait de leur présence. Pour qu'elle ait lieu, il faut
qu'elle soit suggérée ou plutôt aidée par l'impression actuelle des
endroits où elles sont présentées habituellement. Le souvenir de ces
endroits, fixé par les expériences de toute la vie, devenue presque
organique, reste stable. Il sert de point d'appui pour évoquer d'au-
tres souvenirs. Le nom de ces « lieux publics » n'est pas ravivé :
l'association entre l'objet et le signe est trop faible. Mais la recon-
naissance des figures s'opère, parce qu'elle dépend d'une forme d'as-
sociation très stable : la contiguïté dans l'espace. La seule catégorie
de souvenirs qui ait survécu aide une autre catégorie à renaître qui,
d'elle-même et réduite à ses seules forces, n'y parvient pas.
Une énumération plus longue des amnésies partielles serait facile,
mais sans profit pour le lecteur. 11 suffit de lui avoir fait comprendre
par quelques faits en quoi elles consistent.
Il est naturel de se demander si les formes de la mémoire que la
maladie désorganise pour toujours ou suspend temporairement
sont les mieux établies ou bien au contraire les plus faibles. — On
ne peut répondre à cette question d'une manière positive. A ne
consulter que la logique, il semble que les influences morbides doi-
vent suivre la ligne de la moindre résistance. Les faits paraissent
confirmer cette hypothèse. Dans la plupart des amnésies partielles,
ce qui est atteint, ce sont les formes les moins stables de la mé-
moire. Je ne connais du moins pas un seul cas où, quelque forme or-
ganique ayant été suspendue ou abolie, les formes supérieures soient
restées intactes. Il serait cependant téméraire d'affirmer que cela
ne s'est jamais produit.
A la question posée, nous ne pouvons donc répondre que par une
hypothèse, jusqu'à plus ample informé. Il serait d'ailleurs contraire
à la méthode scientifique de ramener d'emblée à une loi unique des
cas hétérogènes, dépendant chacun de conditions spéciales. Il fau-
drait une étude approfondie de chaque cas et de ses causes, avant
de pouvoir affirmer que tous sont réductibles à une formule unique.
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES l'ARTIELS DE LA MÉMOIRE 493
Le problème est actuellement trop obscur pour que ce travail puisse
être fait.
Les mêmes remarques sont applicables au mécanisme suivant
lequel ces amnésies se produisent. D'abord, nous ne savons rien
du mécanisme physiologique propre à chaque forme. De ce côté,
tout moyen d'explication nous fait défaut. Quant au mécanisme
psychologique, voici ce qu'on peut supposer. 11 y a parmi les am-
nésies partielles qui nous occupent deux cas principaux : destruc-
tion, suspension. Le premier cas est le résultat immédiat de la
désorganisation des éléments nerveux. Dans le second cas, un
certain groupe d'éléments reste temporairement isolé et impuissant;
en termes psychologiques, il* reste en dehors du mécanisme de l'asso-
ciation. Le fait cité par Carpenter suggère cette explication. La
solidarité intime qui existe entre les diverses parties de l'encéphale
et par suite entre les divers états psychiques persiste en général.
Seuls ces groupes, avec la somme de souvenirs qu'ils représentent,
sont en quelque sorte immobilisés, inaccessibles à l'action des
autres groupes, incapables pendant un temps de rentrer dans la
conscience. Cet état ne peut résulter que de conditions physiologiques
qui nous échappent.
Il
Nous avons réservé pour une étude particulière une forme d'am-
nésie partielle : celle des signes, mot que nous employons dans son
sens le plus large, c'est-à-dire comme comprenant tous les moyens
dont l'homme dispose pour exprimer ses sentiments et ses idées.
Nous avons là un sujet bien délimité, riche en faits à la fois semblables
et différents, puisqu'ils ont un caractère psychologique commun,
ce sont des signes; et que cependant ils diffèrent quant à leur
nature, — signes vocaux, écriture, gestes, dessin, musique. Ils sont
facilement et fréquemment observables, bien localisés et par leur
variété se prêtent à la comparaison et à l'analyse. Nous verrons de
plus que cette classe d'amnésies partielles vérifie d'une manière très
remarquable la loi de dissolution de la mémoire que nous avons
exposée dans un précédent article sous sa forme la plus géné-
rale.
Avant tout, il faut éviter un malentendu. Le lecteur pourrait croire
que nous allons étudier l'aphasie. 11 n'en est rien. Dans la plupart
des cas, l'aphasie suppose bien un désordre de la mémoire, mais
|94 REVUE PHILOSOPHIQUE
avec quelque chose en plus ; or ce sont les désordres de la mémoire
qui seuls nous intéressent. Les travaux qui se poursuivent depuis
une quarantaine d'années sur les maladies du langage ont montré
que, par ce terme unique d'aphasie, on désigne des cas très dissem-
blables. C'est que l'aphasie étant non une maladie mais un sym-
ptôme, varie suivant les conditions morbides qui la produisent. Ainsi
certains aphasiques sont privés de tout mode d'expression ; d'autres
peuvent parler et non écrire, ou inversement écrire mais sans
parler : la perte des gestes est bien plus rare. Parfois, le malade
conserve un vocabulaire assez étendu de signes vocaux et graphiques ;
mais il parle et écrit à contre-sens (cas de paraphasie et de para-
graphie). Parfois il ne comprend plus le sens des mots, écrits ou
parlés, quoique l'ouïe et la vue soient intactes (cas de surdité et de
cécité verbales). L'aphasie est tantôt permanente, tantôt transitoire.
Souvent elle est accompagnée d'hémiplégie. Cette hémiplégie, qui
frappe presque toujours le côté droit, est, par elle-même et indé-
pendamment de toute amnésie, un obstacle pour écrire l. — Ces cas
principaux présentent des variétés qui diffèrent elles-mêmes suivant
les individus. On entrevoit la complexité de la question. Heureuse-
sement, nous n'avons pas à la traiter ici. Notre tâche, qui est déjà
bien embrouillée, consiste à rechercher parmi ces désordres du lan-
gage et de la faculté expressive en général ce qui paraît imputable
à la mémoire seule.
Il est clair que nous n'avons pas à nous occuper des cas où
l'aphasie résulte de l'idiotie, de la démence, de la perte de la mé-
moire en général; pas davantage des cas où la transmission seule
est entravée : ainsi des lésions de la substance blanche aux environs
de la troisième circonvolution frontale gauche peuvent entraver
la faculté expressive, la substance grise étant intacte -. Mais cette
double élimination n'allège guère la difficulté, l'aphasie se produi-
sant le plus souvent dans de tout autres conditions. Examinons-la
donc d'après son type le plus commun.
Je crois inutile de donner ici des exemples que le lecteur peut
trouver partout a. D'ordinaire, l'aphasie débute brusquement. Le
1. Les gauchers aphasiques ont toujours l'hémiplégie à gauche.
2. Voir dea cas de ce genre dans Kussmaul, Die Stôrungen der Sprache, p. 99.
3* La littérature de l'aphasie est si abondante que la seule énumération des
titres d'ouvrages ou de mémoires remplirait plusieurs pages. Au point de vue
psychologique, on devra surtout consulter: Trousseau, Clinique médicale, t. II;
Falret, articl Aphasie dans le Dictionnaire encycl. des sciences médicales;
l'roust, Archives générales de médecine, 1872; Kussmaul, Die Stôrungen der
Sprache (très important). H. Jackson; On Ihe affections of the speech, dans
Brain, années 1878, 1879, 1880.
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 495
malade ne peut parler ; s'il essaye d'écrire, même impuissance;
tout au plus trace-t-il à grand'peine quelques mots inintelligibles.
Sa physionomie reste intelligente. Il tâche de se faire comprendre
par gestes. Il n'y a d'ailleurs aucune paralysie des muscles servant
à articuler les mots; la langue se meut librement. Tels sont les
traits les plus généraux, ceux du moins qui nous intéressent.
Que s'est-il passé dans l'état psychique du malade, et, en ce qui
concerne sa mémoire, qu'a-t-il perdu? — Il suffit d'un peu de
réflexion pour voir que l'amnésie des signes est d'une nature toute
particulière. Elle n'est pas comparable à l'oubli des couleurs, des
sons d'une langue étrangère, d'une période de la vie. Elle s'étend
à toute l'activité de l'esprit; en ce sens, elle est générale : et cepen-
dant elle est partielle, puisque le malade a conservé ses idées, ses
souvenirs et juge lui-même sa situation.
Selon nous, l'amnésie des signes est surtout une maladie de la
mémoire motrice; c'est là ce qui lui donne son caractère propre,
ce qui fait qu'elle s'offre sous un aspect nouveau. Mais que faut-il
entendre par « mémoire motrice », expression qui au premier
abord peut surprendre? C'est une question si peu étudiée par les
psychologues quïl est difficile d'en parler clairement en passant
et qu'il est impossible de la traiter tout au long.
J'ai essayé ici même ', quoique d'une manière sommaire et in-
suffisante, de faire ressortir l'importance psychologique des mou-
vements et de montrer que tout état de conscience implique à un
certain degré des éléments moteurs. Pour m'en tenir à ce qui nous
concerne actuellement, je ferai remarquer que personne ne fait de
difficulté pour admettre que les perceptions, les idées, les actes
intellectuels en général ne sont fixés en nous, ne font partie de la
mémoire qu'à la condition qu'il y ait dans l'encéphale certains ré-
sidus, qui consisteraient en modification des éléments nerveux et
en association dynamique entre ces éléments. C'est à cette condition
seules qu'ils sont conservés et ravivés. Mais il est nécessaire qu'il en
soit de même pour les mouvements. Ceux qui nous occupent, qui
se produisent dans la parole articulée, l'écriture, le dessin, la mu-
sique, les gestes ne peuvent être conservés et reproduits qu'à con-
dition qu'il y ait des résidus moteurs, c'est-à-dire, suivant l'hypothèse
tant de fois exposée, des modifications dans les éléments nerveux
et des associations dynamiques entre ces éléments. Au reste, quelque
opinion qu'on professe, il est clair que, s'il ne restait rien d'un mot
1. Voir la Revue philosophique, octobre 1879. Voir aussi un excellent chapitre
dans Maudsley, Physiologie de l'esprit.
496 REVUE PHILOSOPHIQUE
prononcé ou écrit pour la première fois, il serait impossible d'ap-
prendre à parler ou à écrire.
L'existence des résidus moteurs admise, nous pouvons comprendre
la nature de l'amnésie des signes.
Notre activité intellectuelle consiste, comme on le sait, en une
série d'états de conscience associés suivant certains rapports.
Chacun des termes de cette série paraît simple à la conscience; il
ne l'est pas en réalité. Quand nous parlons ou quand nous pensons
avec un peu de netteté, tous les termes de la série forment des
couples, composés de l'idée et de son expression. A l'état normal,
la fusion entre ces deux éléments est si complète qu'ils ne font
qu'un; mais la maladie prouve qu'ils peuvent être dissociés. Bien
plus, l'expression « couple » n'est pas suffisante. Elle n'est exacte
que pour la partie du genre humain qui ne sait pas écrire. Si je
pense à une maison, outre la représentation mentale qui est l'état
de conscience proprement dit. outre le signe vocal qui traduit cette
idée et ne semble faire qu'un avec elle, il existe un élément gra-
phique presque aussi intimement fondu avec l'idée et qui même
devient prédominant, lorsque j'écris. Ce n'est pas tout : autour du
signe vocal maison se groupent par une association moins intime
les signes vocaux d'autres langues que je connais [domus, liouse, Haus,
casa, etc.). Autour du signe graphique maison se groupent les signes
graphiques de ces mêmes langues. On voit donc que. dans un esprit
adulte, chaque état de conscience clair n'est pas une unité simple,
mais une unité complexe, un groupe. La représentation mentale,
la pensée n'en est à proprement parler que le noyau ; autour d'elle
se groupent des signes plus ou moins nombreux qui la détermi-
nent.
Si ceci est bien compris, le mécanisme de l'amnésie des signes
devient plus clair. C'est un état pathologique dans lequel, l'idée
restant intacte ou à peu près, une partie ou la totalité des signes
qui la traduisent est oubliée temporairement ou pour toujours. Cette
proposition générale a besoin d'être complétée par une étude plus
détaillée.
Est-il vrai que, chez les aphasiques, l'idée subsiste, son expression
vocale et graphique ayant disparu?
Je ferai remarquer que je n'ai pas à examiner si ici l'on peut penser
sans signes. La question posée est toute différente. L'aphasique a
eu longtemps l'usage des signes : l'idée disparaît-elle chez lui avec
la possibilité de la traduire'? Les faits répondent négativement. Bien
qu'on soit d'accord pour reconnaître que l'aphasie, surtout quand elle
est de longue durée et grave, s'accompagne toujours d'un certain
Th. RIBOT. - - LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 497
affaiblissement de l'esprit, il n'est pas douteux que l'activité mentale
persiste, même quand elle n'a plus que les gestes pour se traduire.
Les exemples abondent : je n'en citerai que quelques-uns.
Certains malades privés seulement d'une partie de leur vocabulaire,
mais incapables de trouver le mot propre, le remplacent par une
périphrase ou une description. Pour ciseaux, ils disent « ce qui sert
à couper »; pour fenêtre, « ce par où l'on voit clair ». Ils désignent
un homme par l'endroit où il habite, par ses titres, ses fonctions,
par les inventions qu'il a faites, par les livres qu'il a écrits *. — Dans
des cas plus graves d'aphasie complète et durable, nous voyons
des malades jouer aux cartes avec beaucoup de calcul et de réflexion;
d'autres surveillent la gestion de leurs affaires. Tel ce grand pro-
priétaire dont parle Trousseau « qui se faisait présenter les baux,
traités, etc., et, par des gestes intelligibles pour ses proches, indiquait
des modifications à faire, qui le plus ordinairement étaient utiles
et raisonnables. » — Un homme complètement privé de la parole
remit à son médecin une histoire détaillée de sa maladie écrite par
lui en très bons termes et d'une main fort assurée. Nous avons d'ail-
leurs le témoignage de malades eux-mêmes après leur guérison.
« J'avais oublié tous les mots, dit l'un d'eux, mais j'avais toute ma
connaissance, toute ma volonté. Je savais très bien ce que je voulais
dire et ne pouvais le dire. Quand vous (le médecin) m'interrogiez,
je vous comprenais parfaitement; je faisais tous mes efforts pour
répondre; impossible de me souvenir des mots 2. » Rostan, frappé
subitement et incapable de prononcer ou d'écrire un seul mot,
« analysait les symptômes de sa maladie et cherchait à les rapporter
à quelque lésion particulière du cerveau, comme il eût fait dans une
conférence clinique. » Le cas de Lordat est très connu; « il était
capable de coordonner une leçon, d'en changer dans «on esprit la
distribution; mais, lorsque la pensée devait se manifester par la
parole ou l'écriture, c'était chose impossible, bien qu'il n'y eût pas
de paralysie 3. »
Nous pouvons donc considérer comme établi que, les moyens
d'expression ayant disparu, l'intelligence reste à peu près intacte,
et que par conséquent l'amnésie est restreinte aux signes.
1. Très fréquemment l'aphasique confond les mots, dit feu pour pain, etc.
ou forge des mots inintelligibles; mais ces désordres me paraissent une ma-
ladie du langage plus que de la mémoire.
2. Legrou.x, De l'aphasie, p. 96.
3. Pour ces faits: voir surtout Trousseau, ouvrage cité. Lordat, spiritualiste
ardent, a tiré de là des considérations sur l'indépendance de l'esprit, il se
faisait illusion. Au jugement de ceux qui l'ont connu, il est resté fort inférieur
à lui-même après sa guérison.
tome x. — 1880. 32
498 REVUE PHILOSOPHIQUE
Cette amnésie dépend-elle, comme nous l'avons dit, surtout des
éléments moteurs? En établissant plus haut l'existence nécessaire
de résidus moteurs, nous n'avons pas examiné le problème dans
toute sa complexité. Il faut y revenir.
Lorsqu'on nous apprend à parler notre langue maternelle ou une
langue étrangère, il y a des sons, des signes acoustiques qui vien-
nent s'enregistrer dans notre cerveau. Mais ce n'est qu'une moitié
de notre tâche. Il nous faut les répéter, passer de l'état réceptif à
l'état actif, traduire ces signes acoustiques en mouvements vocaux.
Cette opération est fort difficile à l'origine parce qu'elle consiste à
coordonner des mouvements fort compliqués. Nous ne savons parler
que lorsque ces mouvements sont facilement reproduits, c'est-à-dire
que les résidus moteurs sont organisés.
Quand nous apprenons à écrire, nous fixons les yeux sur un
modèle : des signes optiques viennent s'enregistrer dans notre
cerveau; puis, avec beaucoup d'efforts, nous essayons de les repro-
duire parles mouvements de notre main. Ici encore, il y a une coor-
dination de mouvements très délicats. Nous ne savons écrire que
lorsque les signes optiques sont traduits immédiatement en mou-
vements, c'est-à-dire quand les résidus moteurs sont organisés.
Les mêmes remarques sont applicables *à la musique, au dessin,
aux gestes appris (ceux des sourds-muets par exemple). La faculté
expressive est plus complexe qu'elle ne paraît. Les idées ou les
sentiments pour se traduire ont besoin d'une mémoire acoustique (ou
optique) et d'une mémoire motrice. Quelle raison avons-nous de
soutenir que c'est surtout cette mémoire motrice qui souffre dans
l'amnésie des signes?
Voici ce qui se passe chez la plupart des aphasiques. Présentez-leur
un objet vulgaire, un couteau. Donnez à cet objet des noms inexacts
(fourchette, livre, etc.). Dénégation de leur part. Enoncez le mot
propre. Geste d'affirmation. Si vous les priez de le répéter immédiate-
ment, bien peu en sont capables. Ils ont donc conservé non seulement
l'idée, mais le signe acoustique, puisqu'ils le reconnaissent entre
plusieurs et l'arrêtent au passage. Comme ils sont incapables de le
traduire par la parole et comme les organes vocaux sont intacts, il
faut bien que l'amnésie porte sur les éléments moteurs.
La même expérience peut être faite en ce qui concerne l'écriture ;
chez les aphasiques qui ne sont pas paralysés, elle conduit aux mêmes
résultats et à la même conclusion. Le malade a conservé la mémoire
des signes optiques; il a perdu la mémoire des mouvements néces-
saires pour les reproduire. Quelques-uns peuvent copier; mais, dès
que le modèle leur est enlevé, ils restent impuissants.
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 499
D'ailleurs, en soutenant la thèse d'une amnésie motrice pour la
plupart des cas, je ne prétends pas qu'il en soit toujours ainsi. Dans
une question si complexe, il faut se garder des affirmations absolues.
Quand l'aphasie reste incurable, on voit parfois des malades oublier
les signes vocaux et écrits ou ne les reconnaître qu'à grand'peine et
avec beaucoup d'hésitation. Dans ce cas, l'amnésie n'est plus limitée
aux. seuls éléments moteurs. D'un autre côté, nous avons vu que
certains aphasiques peuvent répéter ou copier un mot; d'autres
peuvent lire à haute voix, sans pouvoir parler volontairement : c'est
une exception [Falret, p. 613). Bon nombre au contraire peuvent lire
mentalement sans pouvoir lire à haute voix. Il est arrivé — rarement
d'ailleurs — qu'ils ont proféré spontanémemt un membre de phrase,
mais sans pouvoir recommencer. Brown-Séquard cite même le cas
d'un médecin qui parlait en rêvant, quoique aphasique à l'état de
veille. Ces faits, si peu fréquents qu'ils soient, montrent que l'amnésie
motrice n'est pas toujours absolue. Il en est de cette forme de la mé-
moire comme de toute autre : dans certaines circonstances exception-
nelles, elle revient.
Notons en passant une analogie. L'aphasique qui parvient à répéter
un mot ressemble exactement à celui qui ne peut se rappeler un
fait qu'avec l'assistance d'autrui, et le mécanisme psychologique de
l'oubli des signes est celui de tout autre oubli : il consiste en une
dissociation. Un fait est oublié lorsqu'il ne peut être suscité par
aucune association, lorsqu'il ne peut entrer dans aucune série. Chez
l'aphasique, l'idée ne suscite plus son signe, du moins son expression
motrice. Seulement, ici la dissociation est d'une nature plus intime.
Elle a lieu non entre des termes que l'expérience antérieure a
réunis, mais entre des éléments si bien fondus ensemble qu'ils cons-
tituent une unité pour la conscience et que soutenir leur indépen-
dance relative semblerait une subtilité d'analyse, si la maladie ne se
chargeait de la démontrer l.
C'est cette fusion intime entre l'idée, le signe (vocal ou écrit) et
l'élément moteur qui rend si difficile à établir d'une manière nette,
indiscutable , que l'amnésie des signes est surtout une amnésie
motrice. Comme tout état de conscience tend à se traduire en mou-
1. On a décrit avec soin, dans ces derniers temps, sous les noms de cécité
verbale et de surdité verbale (Wortblindheit, Wortaubheit), des cas longtemps
confondus sous le nom général d'aphasie. Le malade peut parler et écrire; la
vue et l'ouïe sont très bien conservés, et cependant les mots qu'il lit ou qu'il
entend prononcer n'ont aucun sens pour lui. Ils restent pour lui de simples
phénomènes, optiques ou acoustiques; ils ne suggèrent plus leur idée; ils ont
cessé d'être des signes. C'est une autre forme, plus rare, de la dissociation.
Pour les détails, voir Kussmaul, ouvrage cité, 27e chapitre.
500 REVUE PHILOSOPHIQUE
vement , comme , suivant l'heureuse expression de Bain , « penser
c'est se retenir de parler ou d'agir », il n'est pas possible à l'analyse
seule d'établir des séparations tranchées entre ces trois éléments. Il
me semble cependant que cette mémoire des signes vocaux et écrits
qui survit chez l'aphasique intelligent représente bien ce qu'on a
appelé la parole intérieure, ce minimum de détermination sans lequel
l'esprit serait en voie de démence; et que par conséquent ce sont les
éléments moteurs qui sont seuls éteints dans l'oubli.
En interrogeant les médecins bien peu nombreux qui ont étudié la
psychologie de l'aphasie, je trouve que leur thèse ne diffère pas
sensiblement de la nôtre, sauf dans les termes. « Je me suis demandé,
dit Trousseau, si l'aphasie n'est pas tout simplement l'oubli des mou-
vements instinctifs et harmoniques que nous avons tous appris dès
notre première enfance et qui constituent le langage articulé; et si,
par cet oubli, l'aphasique n'était pas dans les conditions d'un enfant
qu'on instruit à bégayer les premiers mots; d'un sourd-muet qui, guéri
tout à coup de sa surdité, s'essaye à imiter le langage des personnes
qu'il entend pour la première fois. Il y aurait alors entre l'aphasique et
le sourd-muet la différence que l'un a oublié ce qu'il avait appris et
que l'autre ne sait pas encore. » (Ouvrage cité, p. 718.) —De même
Kussmaul : « Si l'on considère la mémoire comme une fonction
générale du système nerveux, il faut, pour que les sons soient
combinés en mots, admettre à la fois une mémoire acoustique et une
mémoire motrice. La mémoire des mots se trouve ainsi être double :
1° il y en a une pour les mots en tant qu'ils sont un groupe de phéno-
mènes acoustiques ; 2° il y en a une autre pour les mots comme images
motrices (Bewegungsbilder). Trousseau a fait remarquer avec raison
que l'aphasie est toujours réductible à une perte de la mémoire soit
des signes vocaux, soit des moyens par lesquels les mots sont arti-
culés. W. Ogle distingue aussi deux mémoires verbales : une pre-
mière, reconnue de tout le monde, grâce à laquelle nous avons
conscience du mot; et en outre une seconde, grâce à laquelle nous
l'exprimons. » (Ouvrage cité, p. 156.)
Faut-il admettre que les résidus qui correspondent à une idée,
ceux qui correspondent à son signe vocal, à son signe graphique, aux
mouvements qui traduisent l'un et l'autre, sont voisins dans la couche
corticale? Quelles inductions anatomiques peut-on tirer de ce fait
qu'on perd la mémoire des mouvements sans celle des signes inté-
rieurs, la parole sans récriture et l'écriture sans la parole? Les
résidus moteurs sont-ils localisés dans la circonvolution de Broca,
comme quelques auteurs semblent l'admettre? On ne peut que
poser ces questions, qui d'ailleurs ne sont pas de notre compétence.
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 501
Le rapport entre le signe et l'idée, très simple pour les psychologues
d'observation intérieure, devient très complexe pour une psychologie
positive, qui ne peut rien tant que l'anatomie et la physiologie ne
seront pas plus avancées.
Il nous faut considérer maintenant l'amnésie des signes sous un
autre aspect. Nous l'avons étudiée dans sa'nature; nous allons l'étu-
dier dans son évolution. J'ai essayé de faire voir qu'elle porte surtout
sur les éléments moteurs, que c'est là ce qui lui donne un caractère
à part; mais, qu'on admette ou non cette hypothèse, cela importe
peu pour ce qui va suivre.
Parfois l'aphasie est de courte durée. Parfois elle devient chro-
nique, et, si l'on revoit les malades après des années d'intervalle, on
ne trouve pas que leur état ait changé sensiblement. Mais il y a des
cas plus graves où de nouvelles attaques apoplectiques augmentent
l'intensité de la maladie : elle suit alors une marche progressive
qui est de plus grand intérêt pour nous. Il se produit une sorte
d'anéantissement par étages, dans lequel la mémoire des signes
diminue de plus en plus en suivant un certain ordre. Cet ordre, en
résumé, le voici : 1° les mots, c'est-à-dire le langage rationnel ; 2° les
phrases exclamatives, les interjections, ce que Max Mûller désigne
sous le nom de « langage émotionnel » ; 3° dans des cas très rares,
les gestes. Examinons en détail ces trois périodes de dissolution ;
nous aurons ainsi embrassé l'amnésie des signes dans sa totalité.
1° La première période est de beaucoup la plus importante ,
puisqu'elle comprend les formes supérieures du langage, celui qui
traduit la pensée réfléchie, qui est proprement humain. Ici encore,
la dissolution suit un ordre déterminé. Certains médecins, même
avant les travaux contemporains sur l'aphasie, avaient remarqué
qu'en pareil cas la mémoire des noms propres se perd avant celle
des substantifs, qui elle-même précède celle des adjectifs. Cette
remarque a été confirmée depuis par de nombreuses observations.
« Les substantifs, dit Kussmaul dans son récent ouvrage, et en par-
ticulier les noms propres et les noms de choses (Sachnamen) sont
plus facilement oubliés que les verbes, les adjectifs, les conjonctions
et les autres parties du discours l. » Ce fait n'a été noté par les mé-
decins qu'en passant. Bien peu en ont recherché les causes. Il ne
présente pas, en effet, pour eux, d'intérêt clinique, tandis qu'il est
d'une grande importance pour la psychologie.
On voit du premier coup d'œil que la marche de l'amnésie va du
particulier au général. Elle atteint d'abord les noms propres qui
1. Die Stôrungen der Sprachc, p. l(3i.
50'2 REVUE PHILOSOPHIQUE
sont purement individuels; puis les noms de choses qui sont les
plus concrets; puis tous les substantifs qui ne sont que des adjectifs
pris dans un sens particulier *; enfin viennent les adjectifs et les
verbes qui expriment des qualités, des manières d'être, des actes.
Les signes qui traduisent immédiatement des qualités périssent donc
les derniers. Le savant dont parle Gratiolet qui, oubliant tous les
noms propres, disait : * Mon confrère qui a fait telle invention. » en
revenait à la désignation par les qualités. On a remarqué aussi que
beaucoup d'idiots n'ont de mémoire que pour les adjectifs (Itard). La
notion de qualité est la plus stable, parce qu'elle est la première
acquise, parce qu'elle est le fond de nos conceptions les plus com-
plexes.
Comme le particulier est nécessairement ce qui a le moins d'ex-
tension et le général ce qui en a le plus, on peut dire que la rapidité
avec laquelle la mémoire des signes disparaît est en raison inverse
de leur extension, et comme, toutes choses égales d'ailleurs, un
terme a d'autant plus de chances d'être répété et fixé dans la mé-
moire qu'il désigne un grand nombre d'objets et d'autant moins de
chances d'être répété et fixé dans la mémoire qu'il en désigne un
petit nombre, on voit que cette loi de dissolution repose en définitive
sur des conditions expérimentales.
Je compléterai ces remarques par le passage suivant de Kussmaul :
« Quand la mémoire diminue, plus un concept est concret, plus le
terme qui l'exprime manque vite. Ce qui en est la cause, c'est que
notre représentation des personnes et des choses est plus faiblement
liée à leur nom que les abstrations telles que leur état, leurs rapports,
leurs qualités. Nous nous représentons facilement les personnes et
les choses sans leurs noms, parce qu'ici l'image sensorielle est plus
importante que cette autre image qui est le signe, c'est-à-dire leur
nom. Au contraire, nous n'acquérons les concepts abstraits qu'avec
l'aide des mots qui seuls leur donnent une forme stable. Voilà pourquoi
les verbes, les adjectifs, les pronoms et encore plus les adverbes, les
prépositions et les conjonctions sont plus intimement liés à la pensée
que les substantifs. On peut se figurer que, dans le réseau de cellules
des couches corticales, il doit se passer des phénomènes d'excitation
et de combinaison beaucoup plus nombreux pour un concept abstrait
que pour un concept concret; et que par conséquent les con-
nexions organiques qui lient une idée abstraite à son signe sont
1. La transformation de l'adjectif en substantif, qui a été un des procédés
constants de la formation des langues, se voit encore de nos jours : par exemple,
un bon du la banque, un brillant, un volant. [F. Baudry, De la science du lan-
'jaijc cl de son état actuel, p. (J.)
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 503
beaucoup plus nombreuses que pour le cas d'une idée concrète. »
{P. 164J. Traduite en langage psychologique, cette dernière phrase
équivaut à ce que nous avons dit plus haut : que la stabilité du signe
est en raison de son organisation, c'est-à-dire du nombre des expé-
riences répétées et enregistrées.
La science du langage nous fournit aussi des indications précieuses
pour notre sujet. Au risque de fatiguer le lecteur par un excès de
preuves, je me garderai de les négliger. L'évolution du langage s'est
faite, comme on devait s'y attendre, dans un ordre inverse à celui
de la dissolution chez les aphasiques.
Avant d'invoquer en faveur de notre loi le développement histo-
rique des langues, il semblerait naturel d'interroger le développe-
ment individuel. Mais cela est impossible. Quand nous apprenons à
parler, notre langue nous est imposée. Bien que l'enfant, comme l'a
très bien dit M, Taine \ « apprenne la langue déjà faite comme un
vrai musicien apprend le contre-point, et un vrai poète la prosodie,
c'est-à-dire comme un génie original, » en réalité, il ne la crée pas.
Il faut donc nous en tenir à l'évolution historique.
C'est un point bien établi que les langues indo-européennes sont
issues d'un certain nombre de racines et que ces racines étaient de
deux sortes : verbales ou prédicatives, pronominales ou démonstra-
tives. Les premières, qui contenaient les verbes, les adjectifs et les
substantifs, « sont, dit Whitney, des signes indicatifs d'actes ou de
qualités. » Les secondes, d'où sont issus le pronom et l'adverbe (la
préposition et la conjonction sont de formation secondaire), sont peu
nombreuses et indiquaient des rapports de position . La forme
primitive du signe est donc l'affirmation des qualités. Puis le verbe
et l'adjectif se séparent. «Les noms sont tirés des verbes par l'inter-
médiaire des participes qui ne sont que des adjectifs dont la dériva-
tion verbale n"est pas encore effacée 2. » Quant à la transformation
des noms communs en noms propres, elle n'est pas douteuse.
L'évolution naturelle du langage n'explique-t-elle pas les stades
de sa dissolution chez l'aphasique, dans la mesure où une création
spontanée et la dissolution d'une langue artificiellement apprise
sont comparables ?
2° En exposant sous sa forme générale la loi de régression de la
mémoire, nous avons vu que la mémoire des sentiments s'efface plus
tard que celle des idées. La logique nous conduit à conclure que dans
1. Revue philosophique, t. I, p. 13.
2. Baudry, o. c, 1<J. D'après l'étymologie, le cheval c'est « le rapide », l'ours,
« le brillant ». etc., etc. Pour plus de détails, voir les ouvrages de M. Millier
et Whitney, 166.
504 REVUE PHILOSOPHIQUE
le cas particulier qui nous occupe, — l'amnésie progressive des
signes, — le langage des émotions doit disparaître après le langage
rationnel. Les faits confirment pleinement cette déduction.
Les meilleurs observateurs, Broca, Trousseau, H. Jackson, Broad-
bent. etc., ont noté un grand nombre de cas où des aphasiques com-
plètement privés de la parole, incapables d'articuler un seul mot
volontairement peuvent proférer non seulement des interjections,
mais des phrases toutes faites, de courtes locutions usuelles, propres
à exprimer leur colère, leur dépit ou à déplorer leur infirmité.
L'une des formes les plus persistantes de ce langage est celle des
jurons.
Nous avons dit qu'en général ce qui est de formation récente
périt tout d'abord, que les formations anciennes disparaissent les
dernières. Nous en trouvons ici une confirmation : le langage des
émotions se forme avant le langage des idées; il disparaît après lui.
De même, le complexe disparaît avant le simple : or le langage
rationnel comparé au langage affectif est d'une extrême complexité.
3° Tout ce qui précède est applicable aux gestes. Cette forme du
langage, la plus naturelle de toutes, n'est (comme l'interjection du
reste) qu'un mode d'expression réflexe. Elle apparaît chez l'enfant
longtemps avant le langage articulé. Chez certaines tribus sauvages
dont l'idiome est très borné, les gestes jouent un aussi grand
rôle que les mots; aussi ne peuvent-ils plus se comprendre dans
l'obscurité.
Ce langage inné se perd rarement. « Les aphasies dans lesquelles
on rencontre des désordres mimiques sont toujours, dit Kussmaul,
d'une nature extrêmement complexe. Dans ces cas, tantôt les ma-
lades reconnaissent encore qu'ils se trompent dans l'emploi de leurs
gestes, tantôt ils n'en ont pas conscience. » (P. 160.)
Hughlings Jackson, qui a étudié ce point avec soin, note que cer-
tains aphasiques ne peuvent ni rire, ni sourire, ni pleurer, sauf dans
les cas d'extrême émotion. Il a noté aussi que quelques malades
affirment ou nient par gestes tout à fait au hasard. L'un d'eux, qui
avait encore à son service quelques interjections et quelques gestes,
en usait à contre-sens ou d'une façon inintelligible.
Un fait cité par Trousseau nous donne un exemple bien remar-
quable d'une pure amnésie motrice concernant les gestes : « Je pla-
çais mes deux mains et j'agitais mes doigts dans la position où se
trouve un homme qui joue de la clarinette, et je disais (au malade)
de faire comme moi. Il exécutait aussitôt ces mouvements avec une
parfaite précision. « Vous voyez, lui disais-je, je fais le geste d'un
« homme qui joue de la clarinette. » Il répondait par une affirmation.
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 505
Au bout de quelques minutes, je le priais de faire ce geste. Il réflé-
chissait, et le plus souvent il lui était impossible de reproduire cette
mimique si simple. »
En résumé, nous voyons que l'amnésie des signes descend des
noms propres aux noms communs, de là aux adjectifs et aux verbes,
puis au langage des sentiments et aux gestes. Cette marche destruc-
tive ne va pas au hasard, elle suit un ordre rigoureux : du moins
organisé au mieux organisé, du plus complexe au plus simple, du
moins automatique au plus automatique *. Ce qui a été dit précé-
demment en établissant la loi générale de réversion de la mémoire
pourrait être répété ici; et ce n'est pas l'une des moindres preuves
de son exactitude que de la voir se vérifier pour le cas d'amnésie
partielle le plus important, le plus systématique, le mieux connu.
Il y aurait encore lieu de procéder ici à une contre-épreuve.
Lorsque l'amnésie des signes a été complète et que leur retour se fait
progressivement, a-t-il lieu dans un ordre inverse à celui de leur dis-
parition ? Ce cas est rare. Je trouve cependant une observation du
Dr Grasset où un homme est atteint « d'une impossibilité complète
de traduire sa pensée soit par la parole, soit par l'écriture, soit par
les gestes. Dans les jours suivants, on vit reparaître successivement
et peu à peu la faculté de se faire comprendre par gestes, puis par
la parole et l'écriture 2. » Il est très probable que l'on trouverait
d'autres exemples de ce genre, si l'attention des observateurs était
fixée sur ce point.
III
Jusqu'ici, notre étude pathologique a été limitée aux formes des-
tructives de la mémoire ; nous l'avons vue s'anéantir ou diminuer
Mais il y a des cas tout contraires où ce qui paraissait anéanti ressus-
cite et où de pâles souvenirs reprennent leur intensité.
Cette exaltation de la mémoire, que les médecins appellent l'hyper-
mnésie, est-elle un phénomène morbide ? C'est tout au moins une
anomalie. Si l'on remarque en outre qu'elle est toujours liée à
quelque désordre organique ou à quelque situation bizarre et inso-
lite, on ne mettra pas en doute qu'elle rentre dans notre sujet. Son
étude est moins instructive que celle des amnésies ; mais une mono-
1. Il est remarquable que beaucoup d'aphasiques qui ne peuvent plus écrire
sont encore capables de signer.
2. Revue des sciences médicales, etc., 1873, t. II, p. G8i.
50G REVUE PHILOSOPHIQUE
graphie ne doit rien négliger. Nous verrons d'ailleurs ce quelle
apprend sur la persistance des souvenirs.
Les excitations de la mémoire sont générales ou partielles.
I. L'excitation générale de la mémoire est difficile à déterminer,
parce que le degré d'excitation est une chose toute relative. Il faut
pouvoir comparer la mémoire à elle-même chez le même indi-
vidu. La puissance de cette faculté variant beaucoup d'un homme
à un autre, il n'y a pas de commune mesure : l'amnésie de l'un peut
être l'hypermnésie d'un autre. C'est, au fond, un changement de
ton qui se produit dans l'état de la mémoire, comme il arrive pour
toute autre forme de l'activité psychique : la pensée, l'imaginaion,
la sensibilité. — De plus, quand nous disons que l'excitation est
générale, ce n'est qu'une induction vraisemblable. Comme la mé-
moire est soumise à la condition de la conscience et que la con-
science ne se produit que sous la forme dune succession, tout ce
que nous pouvons constater, c'est que, pendant une période plus ou
moins longue, une grande masse de souvenirs surgit dans toutes les
directions.
L'excitation générale de la mémoire paraît dépendre exclusive-
ment de causes physiologiques et en particulier de la rapidité de la
circulation cérébrale. Aussi se produit-elle fréquemment dans les cas
de fièvre aiguë. Elle se produit encore dans l'excitation maniaque,
dans l'extase, dans l'hypnotisme, parfois dans l'hystérie et dans la
période d'incubation de certaines maladies du cerveau.
Outre ces cas nettement pathologiques, il y en a d'autres d'une
nature plus extraordinaire qui dépendent probablement de la même
cause. Il y a plusieurs récits de noyés, sauvés d'une mort immi-
nente, qui s'accordent sur ce point « qu'au moment où commençait
l'asphyxie ils ont parcouru, en un moment, leur vie entière dans
ses plus petits incidents. » L'un d'eux prétend « qu'il lui a semblé
voir toute sa vie antérieure se déroulant en succession rétrograde,
non comme une simple esquisse, mais avec des détails très précis,
formant comme un panorama de son existence entière, dont chaque
acte était accompagné d'un sentiment de bien ou de mal. » Dans une
circonstance analogue, « un homme d'un esprit remarquablement
net traversait un chemin de ferau moment où un train arrivait à toute
vitesse. Il n'eut que le temps de s'étendre entre les deux lignes de
rails. Pendant que le train passait au-dessus de lui, le sentiment de
son danger lui remit en mémoire tous les incidents de sa vie,
comme si le livre du jugement avait été ouvert devant ses yeux '. »
1. Tour ces faits et autres de même nature, voir .Winslow, ouvrage cité,
p. J03 et suivantes.
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 507
Même en faisant la part de l'exagération, ces faits nous révèlent
une suractivité de la mémoire dont nous ne pouvons nous faire
aucune idée à l'état normal. Je citerai un dernier exemple dû à l'in-
toxication par l'opium, et je prierai le lecteur de remarquer combien il
confirme l'explication qui a été donnée précédemment du mécanisme
de la « reconnaissance ». « Il me semble, dit Th. de Quincey dans ses
Confessions d'un mangeur d'opium, avoir vécu soixante-dix ans ou
un siècle en une nuit Les plus petits événements de ma jeu-
nesse, des scènes oubliées de mes premières années étaient souvent
ravivées. On ne peut dire que je me les rappelais, car, si on me les
avait racontées à l'état de veille, je n'aurais pas été capable de les
reconnaître comme faisant partie de mon expérience passée. Mais
placées devant moi comme elles l'étaient en rêve, comme des intui-
tions, revêtues de leurs circonstances les plus vagues et des senti-
ments qui les accompagnaient, je les reconnaissais instantanément. »
(P. 142.)
Toutes ces excitations générales de la mémoire sont transitoires :
elles ne survivent pas aux causes qui les produisent. Y a-t-il des
hypermnésies permanentes? Si le mot peut être pris dans un sens
un peu forcé, il faut l'appliquer à ces développements singuliers de
la mémoire qui sont consécutifs à quelque accident. On trouve sur
ce point, dans les anciens auteurs, des histoires fort rebattues
(Clément VI, Mabillon, etc.). Il n'y a pas de raison de le mettre
en doute ; car des observateurs modernes, Romberg entre autres,
ont noté un développement remarquable et permanent de la mé-
moire à la suite de commotions, de la variole, etc. Le mécanisme de
cette métamorphose étant impénétrable, il n'y a pas lieu d'y insister.
IL Les excitations jjartielles sont par leur nature même nette-
ment délimitées. Le ton ordinaire de la mémoire étant maintenu
dans sa généralité, tout ce qui le dépasse fait saillie et se constate
aisément. Ces hypermnésies sont le corrélatif nécessaire des amné-
sies partielles ; elles prouvent une fois de plus et sous une autre
forme que la mémoire consiste en des mémoires.
Dans la production des hypermnésies partielles, on ne découvre
rien qui ressemble à une loi. Elles se présentent à l'état de faits
isolés, c'est-à-dire comme résultant d'un concours de conditions qui
nous échappent. Pourquoi tel groupe de cellules formant telle asso-
ciation dynamique est-il mis en branle plutôt que tel autre 1 On n'en
peut donner aucune raison ni physiologique ni psychologique. Les
seuls cas où l'on pourrait signaler une apparence de loi sont ceux,
dont nous parlerons plus bas, où plusieurs langues reviennent suc-
cessivement en mémoire.
508 REVUE PHILOSOPHIQUE
Les excitations partielles résultent le plus souvent de causes mor-
bides, — celles qui ont été indiquées plus haut ; mais il y a des cas
où elles se produisent à l'état sain. En voici deux exemples :
« Une dame à la dernière période d'une maladie chronique fut
conduite de Londres à la campagne. Sa petite fille, qui ne parlait pas
encore (infant), lui fut amenée, et après une courte entrevue fut
reconduite à la ville. La dame mourut quelques jours après. La fille
grandit sans se rappeler sa mère jusqu'à l'âge mûr. Ce fut alors
qu'elle eut l'occasion sans le savoir de visiter la chambre où sa
mère était morte, en entrant dans cette chambre elle tressaillit;
comme on lui demandait la cause de son émotion : a J'ai, dit-elle,
l'impression distincte d'être venue autrefois ici. Il y avait dans ce
coin une dame couchée, paraissant très malade, qui se pencha sur
moi et pleura ' . »
« Un homme doué d'un tempérament artistique très marqué (ce
point est à noter) alla avec des amis faire une partie près d'un châ-
teau du comté de Sussex qu'il n'avait aucun souvenir d'avoir visité.
En approchant de la grande porte, il eut une impression extrême-
ment vive de l'avoir déjà vue, et il revoyait non seulement cette
porte, mais des gens installés sur le haut, et en bas, des ânes sous le
porche. Cette conviction singulière s'imposant à lui, il s'adressa à sa
mère pour avoir quelque éclaircissement sur ce point. Il apprit
d'elle qu'étant âgé de seize mois, il avait été conduit en partie dans
cet endroit, qu'il avait été porté dans un panier sur le dos d'un âne;
qu'il avait été laissé en bas avec les ânes et les domestiques, tandis
que les plus âgés de la bande s'étaient installés pour manger au-
dessus de la porte du château 2.
Le mécanisme du ressouvenir dans ces deux cas ne peut donner
lieu à aucune équivoque. C'est une reviviscence par contiguïté dans
l'espace. Ils présentent, seulement sous une forme plus frappante et
plus rare, ce qui se rencontre à chaque instant dans la vie. A qui
n'est-il pas arrivé, pour recouvrer un souvenir momentanément
perdu, de retourner à l'endroit où l'idée a surgi, de se remettre au-
tant que possible dans la même situation matérielle et de le voir
renaître tout d'un coup.
Quant à l'hypermnésie de cause morbide, je n'en donnerai qu'un
exemple pour servir de type.
« A l'âge de quatre ans, un enfant, par suite d'une fracture du crâne,
subit l'opération du trépan. Revenu à la santé, il n'avait gardé aucun
t. Abercrombie, Essay on intellectual Powers. p. 120.
2. Carpenter, Mental Physioloyy, p. 431.
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 509
souvenir ni de l'accident ni de l'opération. Mais à l'âge de quinze
ans, pris d'un délire fébrile, il décrivit à sa mère l'opération, les
gens qui y assistaient, leur toilette et autres petits détails, avec une
grande exactitude. Jusque-là, il n'en avait jamais parlé et il n'avait
jamais entendu personne donner tous ces détails '. »
La reviviscence de langues complètement oubliées mérite de nous
arrêter un peu plus longtemps. Le cas rapporté par Coleridge est si
connu que je me garderai d'en parler. Il y en a beaucoup du même
genre qu'on peut trouver dans les ouvrages d'Abercrombie, Ha-
milton, Garpenter. Le sommeil anesthésique dû au chloroforme ou à
l'éther peut produire les mêmes effets que l'excitation fébrile. « Un
vieux forestier avait vécu pendant sa jeunesse sur les frontières polo-
naises et n'avait guère parlé que le polonais. Dans la suite il n'avait
habité que des districts allemands. Ses enfants assurèrent que de-
puis trente ou quarante ans, il n'avait entendu ni prononcé un seul
mot de polonais. Pendant une anesthésie qui dura près de deux heu-
res, cet homme parla, pria, chanta rien qu'en polonais 2. »
Ce qui est plus curieux que le retour d'une langue, c'est le retour
régressif de plusieurs langues. Malheureusement, les auteurs qui en
ont parlé, rapportent ce fait à titre de simple curiosité, sans donner
tous les renseignements nécessaires pour leur interprétation.
Le cas le plus net a été observé par le Dr Rush, de Philadelphie,
dans ses Médical inquiries and observations upon Diseases of the
Mind. « Un Italien, le D. Scandella, homme d'une érudition remar-
quable, résidait en Amérique. Il était maître d'italien, d'anglais et de
français. Il fut pris de la fièvre jaune, dont il mourut à New-York :
au commencement de sa maladie, il parla anglais; au milieu, fran-
çais; le jour de sa mort, il parla italien, sa langue natale. »
Le même auteur parle en termes assez confus d'une femme sujette
à des accès de folie transitoire. Au début, elle parlait un mauvais
italien, au moment le plus aigu de sa maladie, français; pendant la
période de défervescence, allemand ; dès qu'elle entrait en convales-
cence, elle reprenait sa langne maternelle (l'anglais).
Si on laisse de côté cette réversion à travers plusieurs langues pour
se contenter de cas plus simples, on trouve des documents précis et
abondants. — Un Français vivant en Angleterre, parlant parfaitement
bien l'anglais, reçut un coup à la tête. Pendant la durée de sa maladie,
il ne put répondre qu'en français. — Mais il n'y a rien de plus ins-
1. Abercrombie, ouvrage cité, p. 149.
■2. M. Duval, article Hypnotisme, dans le Nouveau dictionnaire de méde-
cine, etc., p. 144.
510 REVUE PHILOSOPHIQUE
tructif que le fait suivant, rapporté par le même D. Rush : « Je tiens
d'un pasteur luthérien d'origine allemande, vivant en Amérique et
qui avait dans sa congrégation un nombre considérable d'Allemands
et de Suédois, que presque tous, peu avant de mourir, prient dans
leur langue maternelle. « J'en ai, disait-il, des exemples innombra-
« blés, quoique plusieurs d'entre eux, j'en suis sûr, n'aient pas parlé
« allemand ou suédois depuis cinquante ou soixante ans. » Winslew
note aussi que des catholiques convertis au protestantisme ont pen-
dant le délire qui précédait leur mort, prié uniquement d'après le
formulaire de l'Eglise romaine l.
Ce retour de langues et de formules perdues ne me paraît, bien inter-
prété, qu'un cas particulier de la loi de réversion. Par suite d'un
travail morbide qui le plus souvent aboutit à la mort, les couches les
plus récentes de la mémoire se sont détruites, et ce travail de destruc-
tion, descendant de proche en proche jusqu'aux acquisitions les plus
anciennes, c'est-à-dire les plus solides, leur rend une activité tem-
poraire, les ramène quelque temps à la conscience avant de les
effacer pour toujours. L'hypermnésie ne serait donc que le résultat
de conditions toutes négatives ; la réversion résulterait non d'un retour
normal à la conscience, mais de la suppression d'états plus vifs et
plus intenses : ce serait comme une voix faible qui ne peut se faire
entendre que quand les gens au verbe haut ont disparu. Ces acqui-
sitions, ces habitudes de l'enfance ou de la jeunesse reviennent au
premier plan, non parce qu'une cause quelconque les pousse en
avant, mais parce qu'il n'y a plus rien qui les recouvre. Les revivis-
cences de ce genre ne sont, au sens strict, qu'un retour en arrière, à
des conditions d'existence qui semblaient à jamais disparues, mais que
le travail à rebours de la dissolution a ramenées. Je m'abstiendrai
d'ailleurs des réflexions que ces faits suggèrent si naturellement.
J'en laisse le soin aux moralistes.
Indépendamment de cette confirmation inattendue de notre loi de
réversion, ce qui ressort de l'étude des hypermnésies, c'est la sur-
prenante persistance de ces conditions latentes du souvenir qu'on a
appelées les résidus. Sans ces désordres de la mémoire, nous ne
pourrions les soupçonner; car la conscience réduite à elle seule ne
peut affirmer que la conservation des états qui constituent la vie
courante et de quelques autres que la volonté tient sous sa dépen-
dance, parce que l'habitude les a fixés.
Faut-il conclure de ces reviviscences que rien, absolument rien ne
se perd dans la mémoire? que ce qui y est une fois entré reste in-
1. Winslow, ouvrage cité, p. 253, 2G5, 2C6, 305.
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 511
destructible; que l'impression, même la plus fugitive, peut toujours
à un moment donné être ravivée? Plusieurs auteurs, surtout Maury,
ont donné à l'appui de cette thèse des exemples frappants. Cepen-
dant à qui soutiendrait que, même sans causes morbides, il y a des
résidus qui disparaissent, on n'aurait pas de raison péremptoire à
opposer i. Il est possible que certaines modifications cellulaires et
certaines associations dynamiques soient trop instables pour durer.
En somme, on peut dire que la persistance est, sinon la règle abso-
lue, au moins la règle; qu'elle embrasse l'immense majorité des cas.
Quant au mode suivant lequel ces souvenirs lointains sont con-
servés et reproduits, nous n'en savons rien. Je ferai seulement re-
marquer comment cela peut se concevoir dans l'hypothèse qui a été
adoptée tout le long de ce travail. Si l'on admet commesubstraturn
matériel de nos souvenirs des modifications de cellules et des asso-
ciations dynamiques entre elles, il n'y a pas de mémoire, si chargée
de faits qu'on la suppose, qui ne puisse suffire à tout garder : car, si
les modifications cellulaires possibles sont limitées, les associations
dynamiques possibles sont innombrables. On peut supposer que les
anciennes associations reparaissent quand les nouvelles, désorgani-
sées temporairement ou pour toujours, leur laissent le champ libre.
Le nombre des reviviscences possibles ayant beaucoup diminué, les
chances augmentent en proportion pour le retour des associations
les plus stables, c'est-à-dire les plus anciennes. Je ne veux pas in-
sister au reste sur une hypothèse non vérifiable : mon but est de
m'en tenir à ce qu'on peut savoir et de n'en pas sortir 2.
IV
Nous ne pouvons terminer ce travail sans dire quelques mots des
causes. Il ne s'agit naturellement que des causes immédiates, orga-
1. Voir l'article de M. Delbœuf dans la Revue du 1er février 1880.
2. Il est impossible de rapporter à aucun des types morbides qui précèdent
une illusion d'une nature bizarre peu fréquente ou du moins rarement obsen
puisqu'il n'en existe que trois ou quatre cas authentiques et qui n'a reçu jus-
qu'ici aucune dénomination particulière. Wigan l'a appelée assez impropre-
ment une double conscience, Sander une illusion de la mémoire [Erimerung*
tauschung). D'autres lui ont donné le nom de a fausse mémoire », qui me
paraît préférable. Elle consiste à croire qu'un état nouveau en réalité a été
antérieurement éprouvé, en sorte que lorsqu'il se produit pour la première
fois il paraît être une répétition. Je ne pourrais, sans étendre outre mesure les
limites de cet article, traiter cette question en détail : je me propose d'y re-
venir ailleurs.
512 REVUE PHILOSOPHIQUE
niques. Même réduite à ces termes, l'étiologie des désordres de la
mémoire est très obscure, et ce qu'on peut considérer comme acquis
sur ce point est peu de chose.
La mémoire consiste à conserver et à reproduire ; la conservation
paraît dépendre surtout de la nutrition; la faculté reproductive, de
la circulation générale ou locale.
I. La conservation qui joue le rôle le plus important, puisque sans
elle aucune reproduction n'est possible, suppose une condition pre-
mière qu'on ne peut traduire que par cette expression vague : une
constitution normale du cerveau. Nous avons vu que les idiots sont
atteints d'amnésie congénitale, d'impuissance native à fixer les sou-
venirs. Cette condition première est un postulatum; c'est moins
une condition que la condition d'existence nécessaire de la mé-
moire. En fait, elle se rencontre chez presque tous les hommes.
Cette constitution normale étant donnée, il ne suffit pas que les
impressions soient reçues, il faut qu'elles soient fixées, enregistrées
organiquement; il faut qu'elles deviennent une modification perma-
nente de l'encéphale; il faut que les modifications imprimées aux
cellules et aux filets nerveux et que les associations dynamiques que
ces éléments forment entre eux restent stables. Ce résultat ne
peut dépendre que de la nutrition. Le cerveau reçoit une masse
énorme de sang, surtout la substance grise. Il n'y a pas de partie du
corps où le travail nutritif soit plus actif ni plus rapide. Nous igno-
rons le mécanisme intime de ce travail. L'histologie la plus raffinée
ne peut suivre les molécules dans leurs ré-ariangements. Nous n'en
constatons que les effets : tout le reste est induction. Mais il y a des
faits de tout ordre qui démontrent la connexion étroite de la nutri-
tion et de la mémoire.
Il est d'observation vulgaire que les enfants apprennent avec une
merveilleuse facilité; que tout ce qui ne demande que de la mémoire,
comme les langues, est vite acquis par eux. On sait aussi que les ha-
bitudes, c'est-à-dire une forme de la mémoire, sont bien plus aisé-
ment contractées dans l'enfance et la jeunesse qu'à l'âge adulte. C'est
qu'à cette période de la vie l'activité du processus nutritif est telle-
ment grande que les connexions nouvelles sont rapidement établies.
Chez le vieillard, au contraire, l'effacement si prompt des impressions
nouvelles coïncide avec un affaiblissement considérable de cette
activité.
Tout ce qui est appris trop vite ne dure pas. L'expression : « s'assi-
miler une chose, » n'est pas une métaphore. Je n'insisterai pas sur
une vérité que tout le monde répète, mais sans se douter que ce fait
psychique a une raison organique. Pour fixer les souvenirs, il faut
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 513
du temps, parce que la nutrition ne fait pas son œuvre en un ins-
tant, parce que le mouvement moléculaire incessant qui la constitue
doit suivre une direction constante, que la même impression périodi-
quement renouvelée est propre à maintenir '.
La fatigue, sous toutes ses formes, est fatale à la mémoire. Les
impressions reçues ne sont pas fixées; la reproduction est très pé-
nible, souvent impossible. Or la fatigue est considérée comme un
état où, par suite de la suractivité d'un organe, la nutrition souffre
et languit. Avec le retour aux conditions normales, la mémoire re-
vient. La relation de Holland citée plus haut est assez explicite sur
ce point.
Nous avons vu aussi que, dans les cas d'amnésie temporaire dus à
une commotion cérébrale, l'oubli a toujours un caractère rétroactif;
il s'étend sur une période plus ou moins longue, antérieure à l'acci-
dent ; c'est une règle qui n'a guère d'exceptions. La plupart des phy-
siologistes qui se sont occupés de ce fait l'expliquent par un défaut
de nutrition. L'enregistrement organique qui consiste eu une modi-
fication nutritive de la substance cérébrale n'a pas eu le temps de
se produire.
Enfin, rappelons que la forme la plus grave des maladies de la
mémoire, l'amnésie progressive des déments, des vieillards, des para-
lytiques généraux, a pour cause une atrophie toujours croissante des
éléments nerveux. Les tubes et les cellules subissent une dégéné-
rescence ; les dernières surtout finissent par disparaître, ne laissant
à leur place que des amas méconnaissables.
L'ensemble de ces faits, physiologiques et pathologiques, montre
entre la nutrition et la conservation un rapport de cause à effet. Il y
a une exacte coïncidence entre leurs périodes d'apogée et de déclin.
Les variations à courte ou longue durée de l'une se retrouvent dans
l'autre. Que l'une soit ou active, ou modérée, ou languissante, il en
est de même de l'autre. La conservation du souvenir doit donc être
comprise, non au sens métaphysique « d'états de l'âme » qui subsis-
teraient on ne sait où, mais comme un état acquis de l'organe cé-
1. « .l'ai connu, dit Abercrombie, un acteur distingué qui, appelé à remplacer
un de ses confrères malades, dut apprendre en peu d'heures un rôle long et
difficile. Il l'apprit très vite et le joua avec une parfaite exactitude. Mais, im-
médiatement après la pièce, il l'oubliait, à tel poiat que, ayant eu à jouer le rôle
plusieurs jours de suite, il était obligé chaque fois de le préparer à nouveau,
n'ayant pas, disait-il, le temps de a l'étudier ». Interrogé sur le procédé mental
par lui suivi, quand il joua son rôle pour la première fois, il me répondit qu'il
avait complètement perdu de vue le public, qu'il lui semblait n'avoir devant
les yeux que les pages de son livre, et que, si quoi que ce soit avait interrompu
cette illusion, il se serait arrêté instantanément. » (Ouvrage cité, p. 103.)
tome x. - 1 880. 33
514 REVUE PHILOSOPHIQUE
rébral qui implique la possibilité d'états de conscience, quand leurs
conditions d'existence se rencontrent.
La rapidité extrême des échanges nutritifs dans le cerveau, qui
semble au premier abord une cause d'instabilité, explique au con-
traire la fixation des souvenirs. « La réparation, s'effectuant sur le
trajet modifié, sert à enregistrer l'expérience. Ce n'est pas une
simple intégration qui a lieu, mais une ré-intégration; la substance
est restaurée d'une façon spéciale après une modification spéciale :
ce qui t'ait que la modalité qui s'est produite est pour ainsi dire
incorporée ou incarnée dans la structure de l'encéphale *. » Nous
ouchons ici à la raison dernière de la mémoire dans l'ordre biolo-
gique : elle est une imprégnation. Aussi n'est-il pas étonnant qu'un
éminent chirurgien anglais, traitant de cette moclificatien indélébile
que les maladies infectieuses impriment aux tissus vivants, ait écrit
le passage suivant, qui semble composé pour nous : « Comment peut-
on supposer que le cerveau soit l'organe de la mémoire s'il change
toujours ? Comment ce changement nutritif de toutes les molécules
du cerveau ne détruit-il pas toute mémoire? — Pour cette raison que,
dans le processus nutritif, l'assimilation se fait d'une manière par-
faitement exacte. L'effet produit par une impression sur le cerveau
(que ce soit une perception ou un acte intellectuel) y est fixé et re-
tenu, parce que la partie, quelle qu'elle soit, qui a été changée par
cette impression, est exactement représentée par la partie qui lui
succède dans le cours de la nutrition 2. » Si paradoxal que puisse
paraître un rapprochement entre une maladie infectieuse et la mé-
moire, il est donc rigoureusement exact, au point de vue biologique.
II. D'une manière générale, la reproduction des souvenirs pa-
raît dépendre de l'état de la circulation. C'est une question bien plus
obscure que la précédente et sur laquelle on n'a que des données
très incomplètes. Une première difficulté vient de la rapidité des
phénomènes et de leurs perpétuels changements. Une seconde vient
de leur complexité : la production, en effet, ne dépend pas seule-
ment de la circulation générale -, elle dépend aussi de la circulation
particulière du cerveau, et il est vraisemblable quUl y a, même dans
celle-ci, des variations locales qui ont une grande influence. Ce
n'est pas tout : il y a à tenir compte de la qualité du sang tout aussi
bien que de sa quantité.
Il est impossible de déterminer, même grossièrement, le rôle de
chacun de ces facteurs dans le mécanisme de la reproduction. Nous
\. .Maudsley, Physiologie de l'esprit, trad. Herzen, p. 140.
2. J. Paget, Lectures on surgical Paliwlogy, t. I, p. 52. Voir aussi Maudsley.
ouvrage cité, p. 477, 478.
Th. RIBOT. — LES DÉSORDRES PARTIELS DE LA MÉMOIRE 515
devons nous borner à faire voir que la circulation et la reproduction
présentent des variations corrélatives. Voici les principaux faits
qu'on peut donner à l'appui.
La fièvre, à ses divers degrés, s'accompagne d'une suractivité cé-
rébrale. La mémoire y participe pour une bonne part. Nous avons
même vu jusqu'à quel point d'excitation surprenante elle peut
atteindre. On sait que, dans la fièvre, la rapidité de la circulation
est excessive, que le sang est altéré, qu'il est chargé d'éléments pro-
venant d'une dénutrition trop rapide, d'un travail de combustion
exagéré. Nous trouvons donc ici une variation en qualité et en quan-
tité qui se traduit par une hypermnésie.
Même en dehors de l'état de fièvre, « des impressions triviales,
qui n'ont offert aucun intérêt, survivent souvent dans la mémoire,
quand des impressions bien plus importantes ou imposantes ont dis-
paru. En considérant les circonstances, on trouvera souvent que
ces impressions ont été reçues quand l'énergie était très élevée ,
quand l'exercice, le plaisir ou l'un et l'autre avaient grandement
augmenté l'action du cœur. Les romanciers ont noté comme un trait
de la nature humaine que dans les moments où une forte émotion
a excité la circulation à un degré exceptionnel les groupes de sen-
sations causées par les objets environnants peuvent être ravivés
avec une grande clarté, souvent même en traversant la vie tout en-
tière f. y>
Remarquons encore combien la reproduction est facile et rapide
dans cette période de la vie où le sang est poussé en courants ra-
pides et abondants ; combien elle devient lente et difficile quand
l'âge ralentit la circulation. Nous pouvons noter aussi que chez le
vieillard la composition du sang a changé, qu'il est moins riche en
globules et en albumine.
Chez les personnes épuisées par une longue maladie, la mémoire
s'affaiblit avec la circulation. « Les sujets très nerveux chez qui
l'action du cœur a grandement baissé se plaignent habituellement
de perte de la mémoire... symptôme qui diminue à mesure que le
taux normal de la circulation revient 2. »
Il y a exaltation delà mémoire, quand la circulation a été modifiée
par des stimulants, tels que le haschisch, l'opium, etc., qui excitent
le système nerveux avant d'amener un état final de dépression.
D'autres agents thérapeutiques produisent un effet contraire, par
exemple le bromure de potassium, dont l'action est sédative, hypno-
1. Herbert Spencer, Principes de psycholoyie, t. \, p. 239.
2. Ibid., p. 241.
516 REVUE PHILOSOPHIQUE
tique et qui, pris à forte dose, produit un ralentissement de la circu-
lation. Un prédicateur fut obligé d'en interrompre l'usage : il avait
presque perdu la mémoire : elle revint dès qu'il cessa le traitement.
De tous ces faits ressort une conclusion générale : l'exercice
normal de la mémoire suppose une circulation active et un sang
riche en matériaux nécessaires pour l'intégration et la désintégra-
tion. Dès que cette activité s'exagère, il y a tendance vers l'excita-
tion morbide ; dès qu'elle s'abaisse, il y a tendance vers l'amnésie.
Il est impossible de préciser davantage sans entrer dans l'hypothèse
pure. Pourquoi, de préférence à toute autre, telle catégorie de sou-
venirs est-elle ravivée ou abolie? Nous n'en savons rien. Il y a tant
d'imprévu dans chaque cas particulier d'amnésie et d'hypermnésie
qu'il serait chimérique d'essayer une explication. Il est probable que
ce sont des modifications organiques très fugitives, des causes infi-
nitésimales qui font que, seule entre toutes, telle série est évo-
quée ou reste sourde à l'appel. Qu'un seul élément nerveux se
mette en branle ou reste paralysé, cela suffit : le mécanisme bien
connu de l'association explique le reste. Quelques physiologistes ont
émis l'opinion que les lapsus limités et temporaires de la mémoire
sont dus à des modifications locales et transitoires dans le calibre
des artères, sous l'influence des vaso-moteurs. Ils en ont donné pour
raison que le retour est brusque, qu'il est causé, donné d'ordinaire
par une émotion, et que les émotions exercent une influence par-
ticulière sur le système nerveux vaso-moteur.
Dans ces cas de perte complète de la mémoire dont nous avons
donné plusieurs exemples, le retour dépend de la circulation et de la
nutrition. Est-il brusque (ce qui est rare), l'hypothèse la plus probable
est celle d'un arrêt de fonction, d'un état « d'inhibition » qui cesse
tout d'un coup : ce problème est l'un des plus obscurs de la physio-
logie nerveuse. S'il résulte d'une rééducation (ce qui est l'ordinaire),
le rôle capital paraît dévolu à la nutrition. La rapidité avec laquelle
on rapprend montre que tout n'était pas perdu. Les cellules ont pu
être atrophiées; mais, si leurs noyaux (considérés en général comme
leurs organes reproducteurs) donnent naissance à d'autres cellules,
les bases de la mémoire sont par là même rétablies : les cellulet-lilles
ressemblent aux celles-mères, en vertu de cette tendance de tout or-
ganisme à maintenir son type, et de toute modification acquise à de-
venir une modification transmise : la mémoire n'est dans ce cas
qu'une forme de l'hérédité L
1. Four plus de détails sur ce point voir la revue, Brain, octobre 187(J.
Th. Ribot.
L'ÉDUCATM PLATONICIENNE
I. — Le système.
On peut être disposé à ne voir, dans la République de Platon, que
les rêves et les utopies d'un merveilleux écrivain; mais, si l'esprit le
plus prévenu consent à réfléchir, il fera bien vite une exception,
sinon pour tout ce qui y concerne l'éducation, au moins pour le pro-
gramme d'enseignement développé au livre VIL
Tout d'abord, il est clair, en thèse générale, que le hardi réforma-
teur ne propose aucun changement essentiel dans la nature de l'ins-
truction donné de son temps l, ni même aucune révolution radicale
du système d'éducation suivi dans la patrie hellène. Ce qu'il a sur-
tout en vue, c'est de soumettre ce système à des règles précises, de
l'adapter à la constitution politique de l'État qu'il rêve, enfin de
communiquer à l'enseignement les tendances de son esprit. Mais en
ce qui concerne, par exemple, la fixation des âges pour les diverses
instructions à donner, il n'a aucun motif pour rompre en visière
avec les coutumes établies, et tout semble bien indiquer qu'il s'y
conforme en principe.
En second lieu, une discussion spéciale est de même inutile pour
établir que, sur ces matières, les idées de Platon ont été définitive-
ment arrêtées de très bonne heure. Si, comme le pensent aujourd'hui
les critiques les plus autorisés 2, — et nous apporterons un nouvel
argument à l'appui de leur thèse — si, dis-je, la République a été
un des premiers écrits du disciple de Socrate, si d'autre part, comme
il est incontestable, les Lois ont couronné sa carrière, d'un dialogue
à l'autre, nous n'apercevons aucune contradiction ; le second pré-
cise les détails du système d'éducation, mais en suivant rigoureuse-
ment le plan général tracé dans le premier. Ils peuvent donc, disons
mieux, ils doivent sur ce sujet être complétés l'un par l'autre, sans
qu'il y ait de distinction à faire entre les deux sources.
1. Ct. Civitas, II, 376 e : Te; o5v r( rcaiôeîajri y'xi.i-'ji sipelv BeXtûd tyjç ôiïo toO
T.'j'i'/'Sj JfpÔVOU EÔpï](i£Vï)ç;
2. Notamment Gustav Teichmiiller, Ueber die Reihenfolge dev Platonïschen
Dialoge. Leipzig, 1879. Voir Revue philosophique, mai 1880, p. 591.
518 REVUE PHILOSOPHIQUE
Enfin et avant tout, la méthode à suivre dans l'étude des sciences
n'offre point de questions où puisse se donner carrière la brillante
fantaisie de l'auteur du Phèdre; on a donc là, pour étudier ce maître,
un terrain parfaitement solide , sur lequel il peut être plus facile
qu'ailleurs d'apprendre à pénétrer sa pensée.
Toutefois, pour se guider, le jugement peut réclamer quelques
renseignements précis sur l'état où se trouvaient, à cette époque,
les sciences dont s'occupe Platon, sur les développements qu'elles
avaient déjà reçus, sur les distances qui les séparent de celles de
notre âge. C'est là le sujet du tableau dont je voudrais tracer l'es-
quisse. J'essayerai d'y mettre en lumière l'importance, pour l'histoire
des sciences, des documents que renferme l'œuvre de Platon ; je
chercherai également à déterminer quel a été le caractère de l'in-
fluence incontestable qu'il a exercée sur le mouvement mathéma-
tique de son siècle.
Mais, à ce tableau, un cadre est nécessaire ; il ne faut pas l'isoler,
en effet, de l'ensemble du système de l'éducation platonicienne,
dont nous allons donc, avant tout, retracer brièvement les lignes
principales.
L'enseignement est une fonction essentielle de l'État ; son carac-
tère est exclusivement libéral. Il est donné à deux degrés, dont
le premier est obligatoire, mais seulement pour les enfants de la
classe militaire et dirigeante (les gardiens dans la Piépubliqne, les
citoyens propriétaires du sol dans les Lois). Au contraire, l'État ne
se préoccupe pas de l'éducation des artisans, des mercenaires, et
des commerçants, qui constituent cependant les éléments primitifs
de la cité, mais ne sont pas appelés à la défendre. L'enseignement
technique ou professionnel est donc entièrement libre, y compris
celui de la médecine.
Les iilles doivent en principe recevoir la même instruction que
les garçons, mais elles sont élevées à part, dès l'âge de six ans K
Même avant cet âge, l'État surveillera les enfants. A trois ans -,
ils jouent déjà en commun avec leurs petits camarades ; leur oreille
s'ouvre à la tradition religieuse \ aux contes et aux récits instructifs
et moraux. C'est déjà un commencement d'éducation; il reste confié
à des femmes.
A six ans, l'enfant passe entre les mains de précepteurs ; or ce
1. Leges, "VII, 7'J'i- c : Me-rà ôs tov ïH'r, xa\ Tr,v IIjétiv o'.axpivfcrOw rjiv yjôv] xb ylvoç
'xatépwv.
2. Lerjes, VII, 793 e : TpesteT o: 8t) xaè tetpxetsï xat jrevTOETet xal su IÇereî rçftet
\-j •/•>,: TccuSi&v Séov y.-/ e?y).
3. Civitas, II, 377 a: IIpoTepav ok a-jOotç nphç tx tixioio, rt yu[iva<itotç -/pcôaîOx.
P. TANNERY. — L'ÉDUCATION PLATONICIENNE 519
qu'on veut en faire avant tout, c'est un soldat ; il faut développer ses
forces corporelles, les exercer, les doubler par l'adresse, inculquer
la confiance en soi-même, mère du courage, donner enfin toutes les
qualités, toutes les vertus militaires, la discipline, la sobriété, l'ha-
bitude de la fatigue et du danger.
La gymnastique a donc, dans cet enseignement du premier degré,
une prépondérance marquée ; on touche là une des différences les
plus saillantes entre la société antique et celle de nos jours, entre
les exigences du service militaire alors et aujourd'hui1. Soumis, dès
l'âge le plus tendre, à un véritable entraînement, qui ne se ralentit
un peu que pour redoubler de dix-sept à vingt ans 2, le soldat hel-
lène passera sa vie sans interrompre ses exercices guerriers ; il sera
toujours en alerte, sinon au combat. Ainsi s'étaient formés les héros
de Marathon et de Platées, ainsi les vaillants compagnons de Xéno-
phon.
La gymnastique comprenait un utile délassement, répondant au
profond sentiment esthétique de la race grecque : dès le début, les
enfants sont exercés à former des choeurs de danse ; mais la danse
antique n'est jamais isolée du chant ; celui-ci est donc enseigné en
même temps ; dès lors aussi, la mémoire devra retenir les poésies
chantées en chœur ou en solo.
Au contraire, pour apprendre les lettres, pour enseigner à lire et à
écrire, on attend l'âge de dix ans 3; de treize à seize ans, l'éduca-
tion musicale se complète; on instruit l'enfant à jouer de la lyre et
à s'en accompagner en chantant ; il apprend en même temps à con-
naître les poètes et les prosateurs. Si l'on fait abstraction de la direc-
tion morale que Platon prétend donner à ces études, le jeune homme
devait donc arriver, à l'âge où nous avons quitté les bancs des lycées,
muni d'une instruction littéraire exclusivement nationale, il est vrai,
mais complète relativement à la société où il avait à figurer.
1. Nous ne préjugeons pas ici un avenir peut-être prochain; car, à vrai
dire, l'éducation militaire dès l'enfance semble devoir, tôt ou tard, s'imposer
comme la solution rationnelle des problèmes que soulève l'organisation de la
défense du territoire, depuis que l'on y fait concourir tous les membres
valides de la société. Mais, abstraction faite des révolutions qu'a subies l'art
de la guerre, les exercices corporels ne reprendront sans doute jamais l'im-
portance qu'ils avaient dans l'antiquité grecque, précisément parce que, désor-
mais, dans l'état moderne, il n'y a plus de classe militaire spéciale, ou si l'on
veut exprimer la même pensée sous une autre forme, parce que les armes ne
sont plus un métier.
2. Civitas, \ II, 537 b : Ouroç yàp ô /pôvo:, Èâvxs ôvo èàv te xpîa s*tï] yîyvrjTOK,
xSvvatàç xi a//o TcpâÇat.
'à. Leges, VII, 809e: Etç [ilv ypâjApaTa rcaiSt Ssxéret vyzw/ IviauxtA tpetç, X\5paç 5s
K^aaôat xpia \>.h ïxr\ xai ôéxa yeyovdaiv ftérptoç ô xP^voç, èjtfielvou Se êrepa tpfa.
520 REVUE PHILOSOPHIQUE
En même temps que cette instruction, il a reçu les notions élémen-
taires les plus indispensables d'arithmétique, de géométrie et d'as-
tronomie. Mais il ne doit les apprendre qu'en >q jouant et sans être
astreint à cet égard à aucune obligation. Ceux-là donc seulement
qui montrent un goût particulier pour ces études recevront, pendant
dix-huit mois environ, un enseignement scientifique proprement dit,
dans lequel ces notions, analogues à celles données dans nos écoles
primaires, seront développées et complétées, notamment par la
théorie numérique des accords musicaux. Nous montrerons plus loin
qu'au point de vue mathématique cet enseignement complémentaire
dépassait en fait les connaissances scientifiques exigées actuellement
pour notre baccalauréat es lettres.
Vers dix-sept ans et demi, les études sont interrompues et font
place aux exercices gymnastiques indispensables pour compléter
l'éducation militaire. Ce n'est qu'après ces exercices qu'a lieu le
choix des jeunes gens admis à recevoir l'enseignement du second
degré et destinés à s'élever plus tard aux fonctions du gouverne-
ment1.
Cet enseignement supérieur, exclusivement mathématique, dure
dix ans ; il peut donc être très sérieusement développé, et les élèves
peuvent même apporter leur pierre à l'édifice de la science. A
trente ans -, hommes déjà faits, ils sont, après élimination des sujets
de moindre valeur, admis à l'instruction dialectique et exercés au
raisonnement de vive voix. Ce dernier enseignement dure cinq ans 3.
De trente-cinq à cinquante ans, le futur magistrat remplit,. comme
ses condisciples du premier degré, son rôle de serviteur de l'État, et
s'acquitte des emplois plus ou moins importants qui lui sont confiés;
enfin à cinquante ans 4, devenu relativement libre, il peut s'adonner
à la philosophie, tout en prenant la part qui lui est réservée dans la
direction des affaires publiques.
Tel est, dans ses grandes lignes, l'ensemble d'un système où,
tout bien considéré, il n'y a qu'une lacune, évidemment voulue, —
1. Civitas, VII, 537 b: Mcià Sv\ toOtov tb\ ypôvov, èx xwv eîxoffilxûv oc Ttpoxpi-
B!VT£Ç ■/.. T. £.
•_. Civitas, VII, 537 d: Toutovç oiï>, èraiSàv -rà Tptâxojrca zx-q êxêat'vaxnv, h. xwv
JCpOXptTWV TtpOXplvàfJLEVOV X. T. £.
3. Civitas, 539 e: 'AfxÉXet rcévre 0èç. Remarquons ici en passant un point sur
lequel nous reviendrons plus loin, que, dans l'ordre d'idées platonicien, la
dialectique, embrassant toutes les matières philosophiques d'alors, s'étend
aux sciences de la nature comme aux sciences morales, à tout le cadre qu'ont
rempli, pour l'antiquité, les travaux d'Aristote. Si le disciple infidèle a renié
la tradition du maître, il ne l'a pas moins suivie, en fait, de beaucoup plus
près qu'on n'est généralement porté à le croire.
4. Civitas, 540 a : revonévwv Se TtevTYjxov-ouTôv •/.. t. e.
P. TANNERY. — L'ÉDUCATION PLATONICIENNE 521
car Platon refuse sa cité aux avocats (rhéteurs), — et qu'une utopie,
la revendication du pouvoir pour la science.
Cette utopie est, à vrai dire, la clef de voûte de l'édifice; mais on
peut ajouter qu'elle n'appartient pas en propre à Platon. Un autre
sage, avant lui, non seulement l'avait conçue ; il s'était efforcé d'en
faire une réalité.
On rapproche trop souvent de la cité Spartiate l'État rêvé par le
philosophe athénien; si, en esquissant son idéal, il a emprunté quel-
ques traits à ce modèle, c'était vers un passé, encore récent dans
d'autres villes doriennes, qu'il dirigeait surtout ses regards. Les ca-
ractères qu'il trace pour ses fiers gardiens, cet amour de la science
et de la philosophie, cette fraternité sublime, cette indomptable va-
leur, ce religieux respect pour l'autorité reconnue par eux, l'anti-
quité les a admirés dans les membres de ces sociétés pythagoriciennes,
dont il avait pu voir les derniers et nobles débris. Que le sage de
Samos ait lui-même obéi au mirage trompeur qu'offraient les castes
orientales, en Egypte ou en Perse, cela est d'ailleurs assez probable;
il ne semble pas néanmoins qu'il faille chercher autre part que dans
son génie la véritable origine pour l'idée créatrice des institutions
auxquelles il a donné une vie passagère et qui ont provoqué le rêve
platonicien.
Le trait dominant de cette idée consiste évidemment dans la ten-
dance à dégager la science de l'étreinte de la religion et à la substi-
tuer, pour la direction suprême de l'État, à cette dernière, dont la
déchéance est déjà reconnue inévitable. A la vérité, ni Pythagore, ni
Platon, qui cependant à cet égard dépasse nettement son précur-
seur, n'ont été jusqu'au bout de cette tendance ; mais l'utopie n'est
point morte; elle a reparu de nos jours, rajeunie par un philosophe
qui, lui aussi, fut particulièrement mathématicien; elle constitue un
des dogmes fondamentaux du positivisme, et elle attend patiemment
l'heure opportune du triomphe.
II. — La division des sciences.
Si nous reconnaissons dans Platon un successeur de Pythagore,
en tant du moins qu'il a conçu l'État comme soumis à la suprématie
des sciences, nous constatons, dès le premier pas, lorsqu'il s'agit de
la classification à faire de celles-ci, que, tout en suivant les traces
de son précurseur, l'auteur de la Républiijue tient à affirmer son
indépendance.
Pythagore avait dit : « Il y a qualre degrés de la sagesse, l'arith-
522 REVUE PHILOSOPHIQUE
métique, la musique, la géométrie, la sphérique : c'est leur rang,
1,2,3,4*.
Platon dédouble la géométrie, et, introduisant, pour exposer la
classification des sciences, une dichotomie qui lui semble particu-
lière, il rejette la musique (harmonie) au dernier rang.
Si l'on distingue l'objet de la science mathématique, la quantité,
suivant qu'elle est purement abstraite (nombre) ou figurée, la pre-
mière place doit, sans conteste, appartenir à l'arithmétique.
Les pythagoriciens rapprochaient l'harmonie de la science de.s
nombres, parce que sa théorie, pour eux, n'impliquait nullement
l'enseignement de la géométrie; ils n'y considéraient en effet que
des rapports numériques pour une seule variable, quoiqu'ils sussent
d'ailleurs parfaitement que les sons provenaient de mouvements de
corps étendus suivant les trois dimensions de l'espace.
La vue de Platon est plus profonde ; si au concept de la quantité
s'ajoute celui de la figuration de l'étendue, on a l'objet de la géomé-
trie ; une seconde addition, celle du mouvement , complète les no-
tions nécessaires et suffisantes pour l'explication mécanique de l'uni-
vers. Toutefois, il n'y a encore, au temps de Platon, que deux classes
de phénomènes qui paraissent susceptibles d'être vraiment régis par
les nombres.
En les distinguant, comme il le fait, suivant que le mouvement
est, pour les uns, perçu par la vue, pour les autres, seulement estimé
par l'oreille, et en mettant en première ligne ceux qui correspon-
dent au sens le plus parfait à ses yeux, il semble ne donner qu'une
classification artificielle ; en réalité, il atteint les caractères les plus
intimes.
Il y a là, en fait, deux parties distinctes de la mécanique ration-
nelle : la première est celle dont Galilée et Newton ont dicté les lois
définitives. Il s'agit des mouvements généraux des corps, se dépla-
çant dans l'ensemble de leur masse ; la théorie de ces mouvements
ne trouve d'ailleurs son application complète que dans la mécanique
céleste, pour les révolutions des astres, les phénomènes à la sur-
face de la terre se trouvant compliqués des effets des mouvements
particuliers aux molécules.
Or la théorie de ces mouvements particuliers offre des difficultés
toutes spéciales et d'un ordre beaucoup plus élevé ; c'est là une pro-
vince toute autre, la physique mathématique, qui, malgré d'immenses
et récents progrès, est bien loin d'être connue comme la première, et
qui réclame des lois entrevues à peine encore, des principes tout au
I. Theologumena arithmetices. Fragment de l'écrit apocryphe Sur les dieux.
La sphérique est l'astronomie.
P. TANNERY. — L'EDUCATION PLATONICIENNE 523
plus soupçonnés jusqu'à présent. Si fier, au reste, que puisse être
notre siècle de l'édifice qu'il élève patiemment, il ne doit pas oublier
qu'une pierre d'attente a été posée, dès l'origine des autres sciences
mathématiques, par la découverte des lois numériques qui règlent
les accords musicaux. 11 se souviendra aussi qu'en ce qui touche la
physiologie, nous ne savons guère plus que Pythagore le pourquoi
de l'harmonie.
La division pythagoricienne des mathématiques en quatre bran-
ches principales, rangées toutefois dans l'ordre adopté par Platon,
cette division au fond si juste et si vraie, est devenue classique dès
l'antiquité; elle a persisté pendant tout le moyen âge, dans le Qua-
drivium, et n'a succombé qu'à la Renaissance, lorsque son cadre,
immobilisé par la routine, n'a pu se prêter à l'essor des sciences
rajeunies.
L'autre innovation de Platon, le dédoublement de la géométrie,
n'a pas eu la même fortune. A la vérité, comme pour répondre à
son désir, l'école a adopté le terme spécial de stéréométrie J pour
cette branche, qu'il semblait indiquer sans lui imposer de nom. Mais
le maître a-t-il été bien compris? avait-il, en réalité, tenu simple-
ment à établir une distinction tranchée entre la géométrie plane et
la géométrie dans l'espace, pour observer la gradation dans l'adjonc-
tion successive de la deuxième et de la troisième dimension ? C'est
au moins une question douteuse.
Dans les éléments de la géométrie de l'espace, nous pouvons dis-
tinguer trois parties : 1° les théorèmes relatifs aux constructions ;
2° ceux qui concernent la mesure des volumes ; 3° enfin, la théorie
de la sphère.
Ce n'est certainement pas à la première partie que peuvent se rap-
porter les paroles de Platon 2. « Cela ne parait pas encore avoir été
découvert. — Il y en a deux raisons : l'une, qu'aucune cité ne tenant
en honneur ces difficiles recherches, elles sont faiblement pour-
suivies ; l'autre, que les chercheurs auraient, pour trouver, besoin
1. Ce terme, qui, daus le langage technique, a désigné de fait les applica-
tions pratiques de la géométrie de l'espace, se trouve déjà dans Aristote
(Analyt. Post., I, xm, 13. Mais, si Platon l'a connu, il l'a certainement rejeté,
de même qu'il raillait le mot de géométrie, car, pour lui, le but de la science
n'est nullement la mesure. Cl'. Epinom s, 990 </ : £<pô8pot yeXoîcw ovo^ia vEufieTotav,
2. Civitas, "VII, 528 b: "\))y. xaûxayE, w EcoxpaxEç, 6oxeî otiizui EvpîjffQai. Aitt* yâp,
r,v 8'eyà>, -y. y.(-.'.y 8xi xe oùSspia ttoXi'ç Èvxî[/.wç avxà iyzi. àffOevwç Çr)XEÎxat /'xizr.h.
•ïi-.-j., giuarctTou ~.z Séovxai oî £r)xoOvxeç, a'vs-j o-j où* Eupotsv' m 7tpu>xov p.èv yevéaOat
yyJiT.'j-t, ï-v.-.y. v.y.: yevo(xévou, (>>: vùv ;/:'., oùx v.v Ttsc'Ootvxo oî r.zy. xaOxa ÇTjxrjxntoY,
\y.-:y.i ',L.y,r,'si.vi',\. Ee Se irôXtç 8) r\ Suvemaraxot, svxqjui»; ayoïxja avxà, ouxoî xe av irct-
Botvxo, /.y. ly/zy'o; xs av xa\ Èvxôvmç ^Y)xoû(Uva Èxçavîj yévoixo "/.. t. :.
524 REVUE PHILOSOPHIQUE
d'un directeur; or il est, tout d'abord, difficile qu'il se produise;
ensuite, s'il s'en produisait un, les orgueilleux travailleurs d'aujour-
d'hui ne voudraient pas lui obéir. Mais, si une cité tout entière ap-
puyait la direction et honorait ces recherches, on obéirait, et un
travail continu et intensif apporterait une lumière complète. Car
même aujourd'hui, en dépit du mépris du vulgaire et des entraves
qu'il apporte, avec des chercheurs qui ne sont pas en rapport avec
l'importance de l'objet, ces études sont, malgré tout, en progrès,
grâce au charme qu'elles exercent. »
Il s'agit évidemment, dans ce texte, d'une théorie tout à son
début, en voie de formation. Or il n'y a pas de doute qu'assez long-
temps avant Platon, les Pythagoriciens n'eussent déjà élaboré la doc-
trine des polyèdres réguliers, qui couronne les Eléments d'Euclide
et suppose connu l'ensemble des constructions dans l'espace '.
La théorie de la sphère doit être écartée de même , par cette
raison que, dans l'antiquité, elle a toujours fait partie de l'astro-
nomie ; et que les géomètres de l'école de Platon n'ont, à cet égard,
fait aucune tentative d'innovation contre la tradition pythagori-
cienne ; d'ailleurs, cette théorie de la sphère était déjà, elle aussi,
suffisamment avancée, au moins pour l'état de la science astrono-
mique d'alors.
Resterait donc la mesure des volumes proprement dite; ici, il
peut y avoir quelque hésitation. Il n'est pas douteux, à la vérité,
que les mesures simples (le prisme et le cylindre compris), n'aient
été, soit immédiatement connues, soit dès longtemps apportées
d'Egypte. Mais il convient de remarquer qu'Archimède attribue
formellement à Eudoxe de Cnide, contemporain de Platon, la décou-
verte de la mesure du volume de la pyramide 2.
Certes, il semble bien étrange que les constructeurs des monu-
ments de Gizeh n'aient pas su cuber leurs oeuvres, et le témoignage
d'Archirnède peut être entendu en distinguant l'invention de la pro-
position, chose relativement facile, et celle, beaucoup plus ardue,
de la démonstration rigoureuse. Cette dernière découverte peut
suffire seule à la gloire d'Eudoxe. Toutefois une affirmation précise
serait au moins imprudente, car le seul document authentique que
nous possédions sur la géométrie égyptienne, le papyrus de Rhind,
est bien loin de permettre d'établir sûrement que la mesure exacte
de la pyramide en ait jamais fait partie.
1. En dehors de l'école pythagoricienne, Démocrite au moins avait, dès la
génération précédente, traité des solides (Diogène Laerce) ; lui et Anaxagore
avaient également écrit sur la perspective (Vitruve). :
2. Préface du traité De lu sphère et du cylindre.
P. TANNERY. — L'ÉDUCATION PLATONICIENNE 525
Mais nous n'en avons pas moins des motifs suffisants, ce nous
semble, pour penser que ce n'est point là non plus l'objet du
texte de Platon. Le tbéorème d'Eudoxe a été, il est vrai, un pas
immense, mais les conséquences ont été immédiatement épuisées
par son auteur lui-même; ce n'a point été le début d'une ère nou-
velle. D'autre part, l'intérêt de ce théorème est surtout pratique, et,
comme tel, il devait moins attirer l'attention de Platon, qui se
montre constamment dédaigneux des applications.
Comment faut- il donc entendre le texte ! : s<jti ol tcou toïïto rapt ~h
twv xu{3cov au|ï)v xat to (6a6ou; ixste'/ov ? Il évoque immédiatement à la
pensée ce fameux problème de Délos, la duplication du cube ou son
augmentation dans un rapport donné, problème qui était de fait,
alors, le principal objectif des mathématiciens, que déjà Archytas
et Eudoxe avaient brillamment traité, dont Platon lui-même a donné
une élégante solution mécanique 2 et qui, longtemps encore, devait
préoccuper les savants. Comme on le sait, ce problème est identique
à celui de l'invention des deux moyennes proportionnelles , que
l'auteur du Timée fait résoudre idéalement par le Démiurge pour la
formation des quatre éléments.
Si nous regardons d'ailleurs, ainsi qu'il est naturel, le passage de
YEpinomis 3, 990 d, comme le commentaire de celui de la Républi-
que, et si nous devons croire que ce commentaire a été écrit par un
disciple fidèle à la pensée du maître, il est clair que nous nous
trouvons ici sur la voie de la véritable interprétation, et il est
désormais facile de nous orienter d'après les remarques sui-
vantes.
Dans l'antiquité classique, on a constamment appelé problèmes
■plans les problèmes de géométrie, soit plane, soit dans V espace,
qui peuvent se résoudre par l'intersection de droites ou de cercles,
autrement dit, avec la règle et le compas; ce sont, pour la géomé-
trie analytique des modernes, les problèmes du premier et du
second degré. On appelait au contraire problèmes solides (soit dans
le plan, soit dans l'espace) ceux qui nécessitent l'intersection de
sections coniques, c'est-à-dire nos problèmes des troisième et qua-
trième degrés ; enfin on nomma grammiques les problèmes de
degrés supérieurs ou les transcendants qui exigeaient l'emploi de
courbes spéciales.
Cette dernière distinction est, de toute nécessité, relativement
1. Civitas, VII, 528 b.
2. Conservée par Eutocius dans son commentaire sur le traité d'Archimède,
De la sphère et du cylindre, liv. II, prop. 2.
3. Nous reviendrons tout à l'heure sur ce passage.
526 REVUE PHILOSOPHIQUE
récente, tandis que la première doit remonter presque aux origines
de la science. Et en effet, dès le milieu du vc siècle avant J.-C, les
principaux problèmes plans se trouvaient déjà résolus, et la nécessité
de combinaisons nouvelles pour aborder des questions d'un ordre
supérieur commença à se faire sentir. La muse pythagoricienne l
avait rapidement déduit du théorème fondamental sur le carré de l'hy-
poténuse d'un triangle rectangle les constructions faciles qui en dé-
coulent pour la solution des problèmes : le TETpayoïviauLoç 2 (invention
de la moyenne proportionnelle) ; la TOxp«poX^ 2, qui, simple, est l'in-
vention d'une troisième proportionnelle, qui, avec IXXeuj/iç - ou urap-
êoX^, donne la solution géométrique complète de l'équation du
second degré. En dehors du témoignage général d'Eudème, nous
avons la preuve précise de solutions effectives, à cette époque, de
problèmes de cet ordre, dans l'inscription à la sphère du dodécaèdre
régulier, due au pythagoricien Hippasos, et dans les travaux d'Hip-
pocrate de Chio sur la quadrature des lunules 3.
Ce dernier géomètre commença à aborder les problèmes supé-
rieurs et en particulier la duplication du cube. Mais, de même que
la duplication du carré, conséquence immédiate, ainsi que le montre
Platon dans le Ménon, de la propriété de l'hypoténuse d'un triangle
rectangle, est la clef des problèmes plans, on pouvait déjà pres-
sentir que celle du cube entraînerait la solution de toute une série de
problèmes supérieurs, solides. Il en était d'ailleurs un autre célèbre
également, la division de l'angle en parties égales, qui se posait
vers le même temps, et dont le sophiste Hippias d'Elis donna une
solution générale au moyen d'une courbe transcendante de son
invention 4.
Pour le problème de Délos, différentes courbes furent successive-
ment proposées, concurremment avec divers procédés mécaniques.
L'invention des sections coniques, due à Ménechme de Proconnèse,
disciple d'Eudoxe et ami de Platon, fournit enfin le moyen le plus
rationnel pour résoudre la duplication du cube, la trisection de
l'angle, et tous les problèmes du même ordre. Il y eut là du travai
1. Expression d'Eudème conservée par l'roclus (Commentaires sur Euclidi .
éd. de Baie, p. 109).
2. Ces expressions sont connues de Platon, qui même les blâme comme trop
matérielles. Civitas, 527 <<. Voir au reste notre essai sur L'hypothèse géomé-
Irique du Ménon de Platon, dans la Revue philosophique, t. II, p. 286.
LJ. Voir notre essai : Hippocrate de Chio et la quadrature des lunules dans
les Mémoires de la Société des sciences physiques et naturelles de Bordeaux,
t. Il, >1- série, p. 179-184.
4. La quadratrice, ainsi nommée, quand Dinostrate, disciple de Platon et
frère de Ménechme, l'inventeur des sections coniques, eut démontré qu'elle
procurait la quadrature du cercle.
P. TANNERY. — L ÉDUCATION FLATONICIENNE 527
pour deux siècles ; le sujet ne fut épuisé que par Apollonius de
Perge, et ce ne fut qu'après lui que l'on put définitivement distin-
guer la classe des questions que les coniques suffisent à résoudre
(problèmes solides des classiques), et l'ensemble de celles qui sont
d'un ordre encore plus élevé. Les travaux relatifs aux coniques, en
y comprenant les théories préparatoires à leur étude, formèrent ce
qu'on appela le totoç àvaXuofievoç, d'après le nom de la méthode géo-
métrique suivant laquelle ils avaient été poursuivis, et dont l'inven-
tion est unanimement attribuée à Platon par les témoignages de
l'antiquité.
De cette géométrie supérieure, de cette analytique ancienne, nous
n'avons que- des débris; mais ils suffisent heureusement pour per-
mettre de reconstituer par la pensée le monument complet, qui
fut le grand œuvre de cet âge héroïque de la science, et auquel
chacun apporta sa pierre. Ce qu'il en reste n'est guère plus utilisé
par nous, car le génie de Descartes a pu doter l'analyse moderne d'un
outil plus commode que celui manié par les anciens ; mais, toute
proportion gardée entre les états de la science à un intervalle de
vingt siècles, Platon n'a pas donné une moindre preuve de valeur
spéculative, quand il rêvait d'avance et pressentait le glorieux achè-
vement de l'édifice dont on jetait seulement les fondements, et trop
lentement à son gré. Qu'il eût d'ailleurs pleine conscience de sa
valeur, on le voit au langage singulier qu'il emploie pour parler
d'une direction scientifique dont il se sentait digne, et qu'au moins
après la mort d'Eudoxe (v. 357 av. J.-C), et dans les limites où cette
direction est possible, il a exercée sans conteste sur les géomètres
de son temps.
III. — Digression sur un passage de VEpinomis.
Nous ne pourrions faire comprendre exactement le vrai point de
vue auquel se plaçait Platon pour considérer la géométrie dans son
ensemble si nous n'insistions pas sur l'unité fondamentale qu'il
aperçoit entre les sciences distinguées par sa classification.
L'arithmétique traite des nombres entiers ou au moins commen-
surables; son objet est au plus haut degré d'abstraction. Si l'on veut
amener au même point celui de la géométrie en le détachant de la
figuration visible et des hypothèses que réclame celle-ci, on recon-
naît l'introduction d'une notion nouvelle, celle de relations incom-
mensurables. Si le terme moderne de nombre incommensurable ne
peut se traduire en grec sans une contradiction in adjecto, le con-
528 REVUE PHILOSOPHIQUE
cept qu'il exprimé n'en est pas moins entièrement formé dans l'es-
prit de Platon, et il y attache d'autanj plus d'importance qu'il y voit
le lien d'union entre toutes les branches de la science mathématique.
Ainsi la géométrie n'est pour lui que l'étude de relations numé-
riques qui ne sont pas astreintes à être commensurables ; aussi
blâme-t-il, pour désigner ces relations, l'emploi de termes em-
pruntés à l'intuition des figures, comme ceux de quadrature, etc.
Ce qu'il estime dans la géométrie, c'est donc, à proprement parler,
l'algèbre, qui n'a pas encore de signes spéciaux pour se constituer
à part, mais qui est déjà vivante sous une forme qu'elle rejettera
plus tard ; car l'analyse ancienne, celle que Platon a constituée, est
en fait une algèbre dont le symbolisme est relatif à des figures. Au
contraire de ce que fit Descartes, lorsqu'il appliqua l'algèbre, déjà
indépendante, à la géométrie, comme si celle-ci restait à faire, les
anciens se servaient de la géométrie pour les questions de pure
algèbre, comme si l'intuition de figure était indispensable pour la
compréhension de relations entre quantités. Mais leur point de vue
était aussi commode que le nôtre pour percevoir l'unité de la mathé-
matique.
Que cette unité soit une thèse de Platon, cela est bien connu ; que
ce soit bien dans le concept de la quantité incommensurable qu'il
la reconnaisse, il peut être intéressant de l'établir par des textes
précis et non par une simple déduction logique. Observons d'abord
que, d'après ses écrits authentiques, il n'y a pas de notion mathé-
matique à laquelle il attache plus d'importance. Ainsi, dans le Théé-
tète, il nous fait assister à la généralisation historique du concept de
la racine incommensurable d'un nombre, et il se complaît visible-
ment dans les détails circonstanciés, et très clairs d'ailleurs, qu'il
donne à ce sujet. Dans les Lois (VII, 819 d). il emploie les expres-
sions les plus fortes pour qualifier l'ignorance du vulgaire qui croit
que deux dimensions d'un corps sont nécessairement commensu-
rables entre elles, et se rappelle avec étonnement son jeune âge,
où lui-même partageait cette erreur commune.
Mais, pour faire un pas plus loin, nous sommes obligés d'aller
jusqu'à ce passage de Y Epinomis que nous avons déjà mentionné
plus haut. Malheureusement les expressions techniques qu'il ren-
ferme le rendent passablement obscur, et il nous faut le commenter
tout en le traduisant. Si d'ailleurs Philippe l'Opontien, l'auteur pré-
sumé du livre, est évidemment imbu de la pure doctrine de Platon,
et si, sur le point dont il s'agit, il ne s'en écarte certainement pas,
son talent est très inférieur à celui du maître, et son exposition est
quelque peu terre à terre :
P. TANNERY. — L'ÉDUCATION PLATONICIENNE 521)
« Après cette étude (celle de l'arithmétique) vient immédiatement
celle que l'on nomme bien ridiculement géométrie (mesure de la
terre) et qui consiste à donner à des nombres naturellement dis-
semblables une similitude se manifestant sous la loi des figures
planes ; c'est là une merveille qui, si l'on arrive à la bien compren-
dre, apparaîtra clairement comme venant non pas de l'homme, mais
de la divinité '. »
Pour se rendre compte du sens général de cette définition, il peut
suffire, comme cas particulier, de considérer un nombre non carré
parfait, par conséquent dissemblable en nature à tout carré parfait.
On peut cependant construire avec la règle et le compas, un carré
dont la surface, par rapport à une unité carrée, représente le
nombre considéré ; le côté de ce carré, rapporté au côté de l'unité
de surface , représentera la racine carrée incommensurable du
nombre donné.
Dans le langage classique, deux nombres plans semblables sont
tels lorsqu'ils peuvent être représentés en nombres par deux rec-
tangles semblables. Soient N et R deux tels nombres, x, y les côtés
du premier rectangle, a, b ceux du second.
N = xy, R = ab, — = -r-.
J y b
Si a, &, N sont donnés, x et y sont déterminés; mais, pour qu'ils
soient commensurables, c'est-à-dire pour que les nombres N et R
N
soient semblables, il faut que le rapport ^ soit un carré parfait ;
dans le cas contraire, ils ne sont pas semblables en nature ; mais la
détermination de a; et 1/ n'en a pas moins lieu géométriquement
avec la règle et le compas.
Ce serait trop borner la géométrie au temps de Platon, que de la
restreindre, suivant ce sens strict, à des problèmes d'invention de
moyenne, troisième ou quatrième proportionnelles. J'estime donc
qu'il faut étendre, pour bien comprendre le texte de VEpinomis,
la notion de la similitude du rectangle correspondant à la 7tapa|3oÀ^
simple, aux figures plus complexes formées dans la irapaëoX^ avec
eXXc-.'J/iç ou 0-cpfioÀY] , et par conséquent embrasser l'ensemble des
problèmes du second degré dans l'objet de la géométrie plane. Mais,
en fin de compte, c'est bien toujours dans la construction géomé-
trique de la racine carrée incommensurable qu'apparaît l'unité de
la science, ce que Philippe l'Opontien relève danstun pompeux lan-
gage.
1. 990 ci : TaOra 8è [j.afjôvt'. toyroiç ÈçeÇriç x. t. e.
tome x. — 1880. 34
530 REVUE PHILOSOPHIQUE
La suite du passage concerne, après la géométrie plane, la théorie
des problèmes solides, conformément à la distinction faite par
Platon :
« Viennent ensuite les nombres ayant trois dimensions (c'est-à-
dire considérés comme décomposés en trois facteurs) et semblables
suivant la nature des solides, ou bien dissemblables, mais de même
rendus semblables par un autre art pareil à celui que les adeptes
ont nommé géométrie '. »
La comparaison entre les deux branches distinguées par le maître
est très claire, et nous n'avons sans doute pas besoin d'entrer dans
de longs détails. Pour rendre, par exemple, semblable à un cube
un nombre qui n'est pas un cube parfait, il faut représenter l'ex-
traction de la racine cubique incommensurable par une construction
dérivant non plus du théorème de Pythagore, mais d'une solution
du problème de Délos. Et de même que de la construction de la
racine carrée suivent celles des équations du second degré , de
celle de la racine cubique suivent celles des équations du troisième
et du quatrième degré, c'est-à-dire des problèmes solides, tels que
les progrès de la science commencent à les poser au temps de
Platon.
C'est exactement la thèse que nous avons soutenue plus haut.
1. Epinomis, 931 e : ~\lz-'y. 8è tx-jt^v touç rplç t}v|Y)[jivouç xa\ tîj or£pïà pvaei ô(j.otouc,
roûç ck kvojaoîouç x5 yeyovoTaç i^foy. xi/vr, ôfioîa TautT), r,v St\ yea>|i.ETp£av ExâXeaav o!
TzpoG--j-/v.; y.-l-.t, ysYOvo-ceç. Ce texte, qui ne se tient pas, a évidemment été altéré.
J'ai traduit en' supposant le mot ôpoîouç disparu après ysyovoTa;. Je ne doute
pas d'avoir rendu ainsi fidèlement la pensée de l'écrivain.
(A suivre.)
Paul Tanner y.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
L. Ollé-Laprune. — De la certitude morale (Paris, Belin,
in-8", 1880.)
La certitude morale, dans le langage de tout le monde, est une
croyance vague et impuissante à se justifier : on est bien peu certain
de ce dont on n'est que moralement certain. Dans le langage des phi-
losophes, la certitude morale est celle qui repose sur des témoignages
et qui s'applique à des vérités historiques. Ce n'est d'aucune de ces
deux manières que l'entend M. Ollé-Laprune. Pour lui, la certitude
morale est uniquement celle qui s'attache aux vérités morales. Il ne
craint pas de rectifier ici l'usage et de donner à ces mots ce qu'il
appelle « le grand sens ». Les vérités de l'ordre moral peuvent se
ramener à quatre : le devoir, la liberté, l'existence de Dieu, la vie
future. Chercher la nature, l'origine, la valeur de l'adhésion que nous
donnons à ces grandes vérités, montrer qu'il s'agit bien de certitude, et
non pas seulement de croyance , établir qu'elles valent celles de la
science, indiquer cependant leurs caractères propres et les mettre à
leur rang, voilà le but que l'auteur s'est proposé.
Une telle entreprise exigeait d'abord une théorie générale de la certi-
tude : M. Ollé-Laprune nous l'a donnée. Comme il est aisé de le prévoir,
la volonté est pour quelque chose dans la certitude morale : il était
donc essentiel de marquer en traits précis quelle part il faut lui faire :
c'est l'objet d'un second chapitre. L'auteur arrive ensuite à la foi morale
proprement dite : c'est le point culminant de son oeuvre. Cependant
des philosophes tels que Pascal, Maine de Biran, Kant, Fiehte, Hamil-
ton, Mansel, abondent dans le sens de M. Ollé-Laprune plus qu'il ne
veut lui-même et font la part de la foi trop grande au détriment de la
raison : l'auteur expose et réfute leurs théories. D'autres tombent dans
l'excès contraire et déprécient la foi plus qu'il ne convient : MM. Cour-
not, Herbert Spencer, Stuart Mill, Bain, sont à leur tour pris à partie.
Une mention particulière et un chapitre spécial étaient bien dus au
criticisme contemporain, peut-être à cause du nombre toujours crois-
sant des partisans qu'il recrute, certainement en raison de l'origina-
lité et de la puissance des œuvres de son chef, M. Renouvier, qui a si
profondément étudié la question dont s'occupe M. Ollé-Laprune. Enfin
532 REVUE PHILOSOPHIQUE
l'auteur cherche quelle est la valeur de la certitude morale et justifie
les conclusions annoncées au début.
On n'attend pas de nous que dans ce compte rendu nous nous atta-
chions à la partie historique et polémique de ce livre. Faire un résumé
de résumés serait une tâche ingrate, et, qui plus est, inutile. Nous
nous préoccuperons surtout de dégager aussi nettement qu'il se pourra
la théorie propre à M. Ollé-Laprune; il faudra ensuite l'apprécier. Ce
livre n'est pas un de ceux dont on peut rendre compte sans les dis-
cuter, et il sera nécessaire de déroger, pour une fois, à la règle si sage
adoptée par la Revue, qui est de donner toujours plus de place à l'ex-
position qu'à la critique. C'est que le livre de M. Ollé-Laprune n'est
pas un livre comme un autre : il présente peu d'analogie avec les
ouvrages dont nous nous occupons ici d'ordinaire; il est d'une autre
allure et d'un autre ordre. C'est un livre de discussion, et, on peut le
dire sans offenser l'auteur, de passion. Assurément il veut convaincre;
l'effort de la pensée pour donner à la doctrine toute sa force et sa pré-
cision, pour multiplier les preuves, pour prévoir les difficultés, pour
mettre à néant toutes les objections, y est considérable ; c'est l'œuvre
d'un philosophe, d'un esprit net et vigoureux. Mais ce n'est pas lui
faire tort que de dire qu'il veut aussi persuader. Suivant le mot de
Platon qu'il a pris pour épigraphe, M. Ollé-Laprune a mis dans son
œuvre « son âme tout entière » ; on y voit éclater à chaque ligne l'ar-
deur dont il est animé, la chaleur de ses convictions, l'enthousiasme
généreux dont il est comme emporté. Ajoutons qu'elle est écrite avec
un incomparable talent de style, toujours vivante, d'une éloquence pres-
sante et passionnée, sans que jamais pourtant tout ce mouvement
nuise à la clarté, à l'exquise distinction, à la pureté classique de la
forme. Le sort naturel d'un pareil livre, c'est de provoquer, avec une
véritable sympathie pour l'auteur qui se livre tout entier et combat
d'un si grand cœur, une vive réaction de la part de ceux qui n'en par-
tagent pas la doctrine. Il est difficile de se contenir, quand on est si
vivement pressé, et de réprimer l'objection qui s'offre à l'esprit surex-
cité par l'attaque : la riposte part pour ainsi dire d'elle-même en pré-
sence d'une doctrine qui s'expose avec une si fière assurance. Et pour-
quoi se contiendrait-on? A en juger par plusieurs passages de son
livre, M. Ollé-Laprune fait peu de cas de « la lumière sans chaleur »,
de la lumière î sèche », qui brille seule dans la sphère des pures idées.
Ce qu'il doit donc le plus souhaiter, à défaut d'une adhésion que nous
ne pouvons lui donner, c'est de remuer les esprits, de les faire penser,
de les provoquer à la discussion. Aussi croyons-nous que nos critiques,
pour vives qu'elles soient, lui plairont mieux que le dédain d'une indif-
férente et froide analyse. La plus cruelle critique qu'on pût faire d'un
tel livre, quand on n'en admet pas les vues, serait de ne pas lui
adresser de critiques.
La théorie de la certitude, suivant M. Ollé-Laprune, est fort simple.
Une chose se présente en faisant impression sur vous : voilà la per-
ANALYSES. — ollé-laprune. De la certitude morale. 533
crption, « connaissance d'une chose concrète, réelle, agissant d'une
certaine manière sur vous, et manifestée par cette action même. »
Maintenant, par un acte nouveau, vous affirmez, vous prononcez « que
ceci est ou n'est pas, que telle chose existe, qu'elle a telle qualité,
qu'elle a avec une autre chose tel rapport. » Ces affirmations sont con-
formes ou non à ce qui est : elles sont vraies ou fausses. Si vous tenez
la vérité, si vous la possédez, si vous l'affirmez avec une assurance
parfaite, vous êtes certain. L'assentiment qui est la certitude se dis-
tingue de celui que nous donnons aux choses seulement probables en
ce qu'il ne comporte pas de degrés : vous l'accordez ou le refusez, il
n'y a pas de milieu. Il faut, pour le donner, que raisonnablement vous
ne trouviez pas matière à douter.
Cependant on peut tenir la vérité sans se dire qu'on la tient. Voilà
l'assentiment simple, la certitude implicite. Au contraire, on peut pos-
séder la vérité en se rendant compte qu'on la possède : c'est la certi-
tude explicite. Dans le premier cas, l'assentiment est indélibéré; dans
le second, il suppose une sorte de retour et d'arrêt volontaire de la
pensée sur sa propre affirmation : c'est un acte délibéré. Dans les deux
cas, le doute est exclu : ou il ne se présente pas, ou il est écarté, ou il
est vaincu.
Voici une autre distinction que l'auteur croit découvrir, soit de lui-
même, soit chez un Anglais, le P. Newman, mais qu'on trouve à cha-
que instant dans le Système de logique de Sluart Mill et qui fait la
différence du point de vue de ce philosophe avec celui de Hamilton :
la certitude peut porter sur des choses, et elle s'appelle alors réelle; ou
sur des notions, et elle est alors abstraite. L'assentiment de l'esprit
aux choses est immédiat et a une force singulière; la notion n'em-
porte pas l'assentiment de la même manière : c'est un assentiment
sans chaleur, et, en un sens, incomplet. Il doit être bien entendu que
la certitude abstraite n'a de valeur qu'autant qu'elle se rapporte, par
l'intermédiaire des notions, à des choses ; toute certitude porte, en fin
de compte, sur des choses. — La certitude implicite est une certitude
réelle; la certitude explicite suppose toujours quelque notion abs-
traite.
Ce qui est réel se faisant sentir par son action, il n'y a point de
pensée qui n'ait son point de départ réel en quelque action singu-
lière et concrète sentie par l'âme; en d'autres termes, toute connais-
sance commence par l'expérience ; seulement l'expérience doit être
ici entendue en un sens large : « Avoir l'expérience d'une chose, c'est
en éprouver ou subir l'action, ou ressentir quelque effet produit par
elle; mais on a aussi l'expérience de ce qu'on fait soi-même : expéri-
menter, n'est-ce pas éprouver, au sens d'essayer, et celui qui agit
n'essaye-t-il pas ses forces et ne prend-il pas dans cet essai une
connaissance intime de ce qu'il est? » (P. 28.) Môme dans les vérités
spéculatives les plus éloignées en apparence, on retrouve la vivante
image de quelque expérience personnelle : la certitude périt, un l'a
534 REVUE PHILOSOPHIQUE
vu, si elle cesse entièrement d'être réelle pour devenir abstraite.
Appliquons ces définitions aux vérités morales ; nous verrons
qu'elles présentent toutes les conditions de la certitude. D'abord, elles
sont affirmées avant d'être expressément reconnues. De plus, cette
certitude implicite est réelle ; car toute vérité morale est d'abord objet
d'expérience. En connaissant l'idée du devoir, je subis une action;
j'agis en répondant à l'appel de la loi. Or recevoir et ressentir une
action étrangère , agir nous-mêmes et sentir notre action propre ,
qu'est-ce, sinon l'expérience? « Je connais du même coup ma liberté,
parce que je l'expérimente, ayant un parti à prendre. — « Je connais
Dieu, parce que les émotions morales que je ressens viennent de lui. »
— « Je connais la nécessité morale d'une vie future, parce que la justice
et la bonté qui doivent présider à cet autre monde commencent à
s'exercer dans ma conscience morale. » L'imagination et la raison in-
terviennent ensuite et complètent l'oeuvre que l'expérience a com-
mencée. Ainsi on passe de la certitude habituelle à la certitude
actuelle. Après avoir fait partie de la conscience, les vérités morales
deviennent objet de science, mais sans jamais perdre leur caractère
réel : « L'intérêt pratique dominant l'intérêt spéculatif, le sens réel des
propositions occupe plus l'esprit que le sens abstrait. »
Cherchant ensuite quel est le rôle de la volonté dans la connais-
sance, l'auteur montre qu'en premier lieu c'est elle qui place l'esprit
dans les conditions les plus favorables pour comprendre la vérité; de
plus, l'intelligence étant discursive, et la vérité n'apparaissant pas
toujours tout entière, quand l'hésitation est possible, c'est elle qui
décide entre le oui et le non. Tout ceci est hors de conteste. La grande
question est de savoir si la volonté a une place non seulement dans
ce qui prépare et entoure le jugement, mais dans le jugement lui-
même. Faut-il dire avec Descartes que l'acte de juger est toujours un
acte volontaire? M. Ollé-Laprune ne le pense pas. Il faut faire ici une
distinction importante, qui a échappé à Descartes, entre Y assentiment
et le consentement. On peut donner son assentiment à une chose,
quand l'esprit voit clairement qu'elle est vraie, et cependant ne pas y
consentir; il arrive qu'on reconnaisse une vérité à contre-cœur; on
voudrait qu'elle ne fût pas; on n'en prend pas son parti. « La secrète
nécessité qui détermine le jugement de l'esprit ne s'étend pas jusqu'à
la volonté : consentir demeure en son pouvoir; c'est quelque chose qui
sort des profondeurs mêmes de l'âme ; et le même éclat de la vérité
qui force la conviction laisse libre ce parfait acquiescement. » Tantôt
l'assentiment est imposé à l'esprit, comme quand il s'agit des vérités
premières ou des faits d'expérience; tantôt, quand les raisons ne sont
pas assez évidentes, il dépend lui-même de la volonté; mais le con-
sentement est toujours volontaire et libre. En quel sens il est libre,
c'est ce que l'auteur indique après une longue analyse, où il s'efforce
d'épurer le concept de liberté : il s'agit de l'acte spontané par lequel
lame répond à l'appel de la vérité : comme dans la vision béatifique,
ANALYSES. — OLLÉ-lafrune. De la certitude monde. Ô35
elle est subjuguée et charmée par l'éclat de la vérité; mais par là
même, elle se donne elle-même, d'un élan qui part de ce qu'il y a en
elle de plus intime, si bien qu'elle n'est jamais plus libre qu'au mo-
ment ou elle obéit à une nécessité qui est sa nature même.
Quand il s'agit de certitude morale, les choses se passent de même
façon, sauf que le rôle de la volonlé est plus important. Dans l'ordre
moral comme ailleurs, nous l'avons vu, la connaissance commence par
une perception indépendante de la volonté, par une expérience ; mais
ici il faut que la volonté se montre dès le premier moment. Tel est le
caractère de ces perceptions essentiellement pratiques, telle est en
quelque sorte leur délicatesse, qu'elles s'effacent si elles ne sont dès
le premier instant accueillies et soutenues par la volonté. Elles se font
sans nous; mais, sans nous, elles cessent de se produire, qu du moins
(car elles ne sont jamais entièrement anéanties) elles sont presque
comme si elles n'étaient pas. Nul n'adhère comme il faut à la vérité
morale, s'il ne veut qu'elle soit ; « ce qui nous est donné, si nous ne
faisons rien, nous est ôté. » Il faut, en d'autres termes, que le consen-
tement se joigne à l'assentiment. Bien plus : il semble [que la volonté
doive se mêler à l'assentiment, car, ici, l'objet demeure en partie
obscur : il faut accomplir un véritable acte de choix. Arrivé à cette
partie si délicate et un peu subtile de son sujet, M. Ollé-Laprune a sur
le travail simultané, sur l'action réciproque de l'intelligence et de la
volonté, des pages remarquables où il nous semble avoir le mieux
pénétré dans les profondeurs du problème qu'il a entrepris de ré-
soudre. On nous permettra d'interrompre cette analyse par une cita-
tion : «; Le sens du vrai lui-même se diversifie avec les individus, et
l'originalité de chaque âme humaine, cette originalité qui vient à la fois
des dons de la nature et de l'action personnelle, se montre jusque dans
la manière de voir et de juger, dans les appréciations, dans les affir-
mations, dans toutes les opérations de l'intelligence. C'est que l'intel-
ligence n'est point un simple miroir où se reflète la vérité," ni un pur
mécanisme produisant, en vertu de certaines règles fixes, certains
résultats uniformes. L'intelligence est vivante, agissante, et elle opère
de mille façons; et telle de ses opérations, prompte, énergique, déli-
cate, sûre, échappe à toute analyse ; aucun des procédés intellectuels
étiquetés et classés n'en saurait rendre compte : c'est une vive action
qui a son principe dans la perso.ine même Ayant à prononcer sur
ceci ou cela, nous n'arrivons pas vides et nus, sans autres raisons de
juger que certains principes abstraits et généraux; mais nous avons
avec nous nos principes, nos motifs, nos^vues personnelles, nos senti-
ments, tout notre esprit, toute notre âme, tout ce que nous sommes par
nature, et tout ce que nous nous sommes faits nous-mêmes par l'usage
de la vie, par l'habitude, par l'étude Pour reconnaître comme il faut
la vérité morale, il faut que l'homme soit, d'une certaine manière, sem-
blable à son objet, selon le mot des philosophes anciens; il faut qu'il
fasse la vérité, selon l'admirable parole de l'Évangile : ce qu'il sait, il
53(j REVUE PHILOSOPHIQUE
faut qu'il le soit en quelque manière et qùil le fasse. Sa certitude
complète est personnelle, elle est l'acte total de lame même embras-
sant par un libre choix, non moins que par un ferme jugement, la
vérité présente, lumière et loi, objet de contemplation et d'amour, de
respect et d'obéissance, j (P. 79.)
Il faut, maintenant que ces questions générales sont élucidées, serrer
de plus près le point particulier qui est l'objet du travail de M. Ollé-La-
prune. Pour bien connaître la nature de l'adhésion que nous donnons
aux vérités morales, il convient de marquer avec précision la différence
qui sépare la connaissance et la croyance. Connaître, c'est d abord voir
une chose en elle-même ; c'est ensuite la voir sinon en elle-même, du
moins dans une autre chose qui a avec elle une naturelle relation, par
exemple celle de la cause et de l'effet. Supposez maintenant que vous
sachiez une chose, non pour l'avoir constatée vous-même, mais parce
qu'un témoin autorisé vous l'aura garantie. En un sens, on pourrait
dire encore que vous connaissez cette chose; mais il sera bien plus
juste de dire que vous y croyez; ce nouvel état diffère du précédent en
ce que « vous n'apercevez plus la chose en elle-même ; mais ce qui
détermine votre assentiment, c'est quelque chose qui lui est extérieur. »
La connaissance indirecte et la croyance, semblables en ce que toutes
deux supposent un intermédiaire, peuvent se trouver réunies. Soit un
effet et une cause entre lesquels il y a une grande disproportion, par
exemple un tableau de maître et la pensée qu'il révèle. Vous remontez
de l'effet à la cause : c'est une connaissance. Mais le surplus que vous
attribuez à la cause est objet de croyance : vous dépassez ce qui
s'impose nécessairement et logiquement à l'esprit; vous interprétez;
vous vous en rapportez à une sorte de témoignage : c'est un acte de
croyance ou de foi. — Croyance et foi sont termes à peu près synonymes,
à cela près que la foi est une croyance très vivace et sérieuse, ou
« qu'elle est le ressort même et le fondement de l'acte de croire, je veux
dire la confiance. »
En résumé, il y a dans la foi un mélange de lumière et d'obscurité;
l'objet, sans être connu en lui-même, n'est pourtant pas entièrement
plongé dans l'ombre. Elle a son évidence, mais ce n'est pas son objet
qui est clair, c'est le témoignage où elle s'appuie.
Il s'agit maintenant de savoir si les vérités morales sont objet de
connaissance proprement dite ou de connaissance mêlée de foi. On
pressent, la réponse de M. Ollé-Laprune : ces vérités sont objet de
connaissance, mais de connaissance imparfaite, et la foi achève ce que
l'intelligence a commencé. Voici comment il le démontre.
Tout d'abord, on l'a vu, le devoir, la liberté, l'existence de Dieu, la
vie future sont objet d'expérience, c'est-à-dire connus directement. En
outre, ils sont objet de connaissance indirecte, car la loi morale sup-
pose la liberté; pour expliquer le monde, il faut remonter de l'effet à la
cause qui est Dieu; les exigences de l'éternelle justice ne sont pas sa-
tisfaites dans la vie présente.
ANALYSES. — ollé-laprune. De la certitude morale. 537
Mais, si ces quatre vérités sont objet de science, M. Ollé-Laprune ne
fait pas difficulté de reconnaître que la science que nous en avons est
bien incomplète. Il s'en faut que nous voyions la justice satisfaite ici-
bas, comme l'exige la loi morale; nous faisons crédit en quelque sorte
à la justice divine, et la foi dépasse de beaucoup ce que la raison dé-
montre. De même, personne n'a jamais soutenu que nous ayons de Dieu
une connaissance adéquate; il nous est surtout connu par ses œuvres,
qui sont comme un langage qu'il nous adresse, comme un témoignage
qu'il nous rend de lui-même; il faut donc passer, par un acte de foi, du
signe à la chose signifiée. Il suffit de songer aux nombreuses discus-
sions qu'a soulevées le problème du libre arbitre, pour s'assurer que
l'évidence seule n'entraîne pas l'adhésion. La loi morale elle-même,
sinon comme objet de connaissance, du moins comme règle de con-
duite, exige un consentement, une bonne volonté que la lumière intel-
lectuelle à elle seule ne saurait provoquer.
La conclusion de M. Ollé-Laprune, l'idée maîtresse qu'il a voulu
mettre en lumière, c'est que les vérités morales sont à la fois objet de
science et de croyance. Unir en les distinguant ces deux éléments,
faire à chacun sa part légitime sans que l'un empiète sur l'autre, voilà
la tâche, délicate entre toutes, qu'il s'est donnée. A vrai dire, il n'est
guère à craindre que l'élément scientifique soit déclaré prépondérant.
En revanche, il arrive souvent qu'on fasse trop grande la part de la foi
ou de la volonté. En philosophie comme en religion, il ne manque pas
de gens qui opposent la foi à la raison, soit pour la mettre au-dessus
de la raison, soit pour la mettre au-dessous. M. Ollé-Laprune tient éner-
giquement pour l'accord de la raison avec la foi, et cet accord il veut le
réaliser en mettant la foi et la raison sur le même rang, en leur faisant
part égale. Comme Bossuet et les philosophes du xvne siècle, il tient
la raison en grande estime ; il croit que c'est folie de dédaigner son con-
cours ; il proclame bien haut qu'elle est nécessaire, quoiqu'elle ne suffise
pas ; il professe une sorte de gallicanisme moral. Les fanatiques, les
enthousiastes de la foi morale qui viennent lui proposer de la séparer
de la science pour l'élever dans une sphère supérieure où elle régnera
sans partage et sans conteste sont à ses yeux de dangereux ennemis de
la vérité, et il les combat de toutes ses forces; il leur dit qu'ils compro-
mettent la vérité par un excès de zèle, il repousse leurs funestes présents.
Par contre, il se retourne vers les partisans exclusifs de la science, les
positivistes, et prétend leur prouver que les vérités morales présentent
les caractères essentiels delà science; on les démontre, au sens rigou-
reux du mot, quoiqu'on ne les démontre pas complètement. Bien
plus, elles sont si évidentes]qu'on ne peut s'en passer; elles s'imposent
à tous, et ceux qui les nient, comme Herbert Spencer, Stuart Mill, finis-
sent toujours par les introduire subrepticement dans leurs théories, au
prix d'une contradiction. Ni trop, ni trop peu, voilà la devise de M. Ollé-
Laprune. Les vérités morales ne sont pas plus certaines que celles de
la science, mais elles sont ausi certaines : voila sa thèse.
538 REVUE PHILOSOPHIQUE
Le livre de M. Ollé-Laprune est en opposition directe avec une des
vues essentielles que Kant a essayé de faire prévaloir. Ce grand esprit
s'était surtout attaché à tracer les limites que la raison et la science ne
doivent pas franchir, laissant libre au delà l'espace où la foi s'étendra
tant qu'elle voudra. A la suite de Kant, beaucoup de bons esprits ont
cru que le moyen de mettre fin à tant de dissensions stériles était de
séparer deux rivales d'humeur incompatible, et de les enfermer dans
deux domaines distincts où elles pussent se mouvoir sans se heurter.
M. Ollé-Laprune révise ce procès, qu'on pouvait croire jugé, et il le
casse. Il veut faire disparaître le divorce entre la foi et la science,
et revenir à l'unité primitive, telle qu'on la concevait avant Kant. Deux
propositions nous paraissent résumer sa thèse : 1° là où il y a croyance,
dans l'ordre des vérités morales, il y a aussi démonstration, preuve, au
sens rationnel du mot; 2° ce qui s'ajoute à la démonstration et la com-
plète, diffère sans doute de la science proprement dite, mais n'en diffère
pas au point de constituer un état d'esprit foncièrement autre. La foi,
comme la science, quoique par un autre chemin, conduit à la vérité, à
la certitude. La certitude n'est pas toujours la foi; mais la foi peut être
certitude. La certitude morale et la certitude scientifique diffèrent
comme deux espèces d'un genre, mais sont de même valeur. Nous exa-
minerons d'abord la seconde de ces propositions.
Pour éviter tout malentendu, il ne sera pas inutile de déclarer tout
d'abord que ce n'est pas contre les vérités dont M. Ollé-Laprune s'est
constitué le défenseur que portent nos arguments, mais uniquement sur
la manière dont.il prétend les démontrer. Les croyances morales sont
à notre sens fort légitimes ; nous pensons seulement qu'elles n'ont
pas le caractère scientifique, objectif, qu'on veut leur attribuer; que c'est
mal servir leur cause que de chercher à les réintégrer de force dans
un domaine qui ne leur appartient pas. Nous croyons, en un mot, que
Kant a raison, et que M. Ollé-Laprune n'est pas sorti victorieux de la
lutte qu'il a engagée contre lui.
Entre la science et la croyance, Kant avait fait une distinction très
nette. La science s'étend aussi loin, et pas plus loin, que l'expérience-,
tout ce qui n'est pas nécessaire a priori (et le nécessaire se connaît
lui-même dans l'expérience) ou vérifiable en fait a posteriori n'a pas
droit au nom de connaissance. D'autre part, ce qui n'est ni nécessaire,
ni vérifiable en fait, peut être vrai : voilà l'objet de la croyance, qui
peut être légitime, pourvu qu'elle ne soit pas en contradiction avec des
vérités démontrées.
Suivant M. Ollé-Laprune, est objet de science soit ce qui est directe-
ment connu par expérience (mais une expérience bien différente de
celle de Kant, car elle atteint les clioses en soi), soit ce qui est aperçu
indirectement au moyen d'une relation naturelle avec une chose
donnée. Quant à la croyance, elle a pour objet ce qui est uni à une
chose donnée par une relation non plus naturelle, mais extérieure à
lu chose même ; cette relation est un témoignage, mot qu'il faut, dit
ANALYSES. — ollé-laprune. De la certitude morale. 539
l'auteur, prendre en un sens large, il nous permettra d'ajouter : un peu
vague. La croyance ainsi obtenue diffère de la science par cet autre
caractère qu'elle suppose un consentement, acte libre, tandis que la
science se contente d'un simple assentiment, acte indélibéré. Mais
« ce n'est pas la suffisance ou la valeur, c'est la nature de la relation
qui est le principe de la différence entre le savoir et la foi. » Voilà une
assertion qui demande à être justifiée. Voici comment M. Ollé-La-
prune la justifie. De l'aveu de tous, les vérités historiques sont cer-
taines ; or comment les connaissons-nous? Par le témoignage d'au-
trui, c'est-à-dire par un acte de croyance. Il est vrai que Kant, afin de
comprendre ces vérités dans la définition qu'il donne de la science, les
a considérées comme reposant, en dernière analyse, sur un fait d'expé-
rience, puisque celui qui les rapporte en a été témoin. Le témoignage
et la croyance ne servent qu'à étendre, sans le supprimer, le champ
de l'expérience. M. Ollé-Laprune soutient que Kant a tort. Il y a sans
doute, dit-il, à l'origine du témoignage une chose de fait, mais qu'importe?
Moi qui n'ai pas vu cette chose, je ne l'affirme que parce que vous l'at-
testez. La certitude attribuée à ces vérités repose uniquement sur le
témoignage, sur la croyance : l'expérience n'y est pour rien. Ainsi
encore, nous ne connaissons que par la croyance la pensée de l'artiste
qui a créé un chef-d'œuvre ; nous ne connaissons pas autrement
l'existence de nos semblables , et qui contestera qu'elle soit cer-
taine ?
L'objection que M. Ollé-Laprune oppose à Kant nous semble faible.
Comment soutenir sérieusement, quand un témoin nous rapporte un
fait, que la chose de fait ne soit pas la condition essentielle de notre
confiance? Ce n'est pas seulement, comme le dit M. Ollé-Laprune, parce
qu'il l'atteste, c'est parce qu'il l'a vu, que nous y croyons; et il ne suf-
firait pas qu'il l'attestât, si nous ne pensions qu'il en a été réellement
témoin. Ce n'est pas parce qu'il affirme, c'est parce qu'il affirme avoir
vu que nous le croyons. C'est notre propre expérience que nous
consultons dans celle du témoin ; il est notre remplaçant , notre
substitut, et le témoignage ne sert qu'à étendre, à prolonger dans
le passé la sphère de notre expérience personnelle. La preuve c'est
que si le témoin nous rapporte des choses contraires à l'expérience
ordinaire, nous entrons aussitôten défiance. S'il nous rapporte des cho-
ses qui ne puissent être objet d'expérience directe, une apparition par
exemple ou une révélation, nous pouvons bien encore avoir confiance
en lui, le croire ; mais dira-t-on que l'adhésion que nous lui donnons
alors est d'ordre scientifique? L'expérience manquant, on ne sait plus.
Quoi qu'on fasse, l'expérience, réelle ou supposée, est le fond, le
ncrvus probandi, la condition sine qua non, de la preuve. — De même
l'interprétation d'une œuvre d'art a-t-elle un caractère de certitude
scientifique ? et est-ce sérieusement qu'on place ces interprétations, où
le sentiment a tant de part, sur le môme rang que la science ? Quant à
la connaissance que nous avons de nos semblables, elle a tout juste la
540 REVUE PHILOSOPHIQUE
valeur de l'interprétation que nous faisons de leurs actes ou de leurs
paroles, faits d'expérience.
Il y a, dans toute cette partie de la théorie de M. Ollé-Laprune, une
confusion qu'il importe de dévoiler. Que la croyance ou la foi puisse
donner à l'àme une assiette morale, une force pour l'action, une déci-
sion et une énergie qui dans la pratique égalent ou surpassent celles
que donne la certitude scientifique, c'est ce que nous accordons volon-
tiers et ce que personne ne conteste. Nous savons bien que la foi sou-
lève des montagnes ! Mais partir de là pour mettre sur le même rang
la foi et la science, c'est faire violence à la logique : il reste trop de
différences pour qu'on les identifie. Dans un cas, la vérité s'impose à
moi sans que j'y sois pour rien; je la reçois passivement (à ce que dit
M. Ollé-Laprune). Dans l'autre cas, je vais au-devant d'elle; ma volonté
joue un rôle ; je la fais, suivant l'énergique expression de l'Evangile.
— Dans un cas, je puis donner des raisons universelles, valables pour
tout le monde, immédiatement acceptées dès qu'elles sont comprises.
Dans l'autre cas, les discussions sont interminables, et les hommes
depuis qu'ils existent n'ont pu parvenir à s'entendre. Je sais bien que,
selon notre auteur, ce désaccord n'est que provisoire : il sait le moyen
de faire partager ses convictions par tout esprit, pourvu qu'on y apporte
certaines dispositions requises, et qu'on mette en quelque sorte son
âme en état de grâce avant de recevoir la vérité. Nous y reviendrons.
Pour le moment, il est certain que les divisions ont été incurables jus-
qu'à présent. — Comment donc pourrons-nous désigner d'un même
nom deux choses si différentes?
Est-ce à dire que nous refusions au croyant convaincu le droit de se
dire certain? Il est vrai que dans le langage ordinaire on se sert sou-
vent de ce mot pour désigner cette assiette morale dont nous parlions,
cette confiance pratique qui peut être commune à la science et à la
foi. Mais il appartient à des philosophes de parler un langage précis
et, quand ils distinguent deux choses, d'avoir deux noms. C'est leur
rôle surtout quand une distinction nette a été faite et commence à être
acceptée, de ne pas obscurcir ce qui a été éciairci, et de ne pas ra-
mener la confusion quand elle est sur le point de disparaître.
Au surplus, M. Ollé-Laprune accorde trop ou trop peu. Ceux dont il
veut faire revivre les opinions, les métaphysiciens et les théologiens
d'autrefois, n'eussent jamais admis cette union suspecte de la science
et de la foi ; tout était pour eux objet de science, tout se démontrait,
dans les vérités morales comme ailleurs. M. Ollé-Laprune est infidèle à
la tradition, il est infecté de l'esprit du siècle, il donne dans des nou-
veautés dangereuses, quand il consent à faire une part au sentiment et
à la volonté : et, comme ces politiques maladroits qui ne savent ni
céder ni résister à propos, il perd tout par cette dangereuse conces-
sion. En effet, la distinction, une fois admise, ne peut plus être oubliée.
Veut-on empêcher des esprits précis et sincères de se rendre compte
de ce qu'ils font? A un moment donné, que vous marquez vous-mêmes,
ANALYSES. — ollé-laprune. De la certitude momie. 5il
ils dépassent la limite de ce qu'ils savent; ils font un pas en avant,
ils croient. Us ont raison de croire, dites-vous ; mais ce n'est pas une
chose nouvelle, quoique ce soit une chose différente : c'est presque la
même chose. Us sont toujours certains et peuvent s'avancer avec la
même confiance. Mais quelle est cette équivoque? Pourquoi ne pas
accorder que cet état, la foi, est nouveau, puisqu'il est autre? Vous
voulez laisser la question indivise : mais tout esprit précis réclamera
la division. Et quelle est cette foi qui se dissimule à l'ombre de la
science, qui n'ose pas combattre sous ses propres couleurs ? Ne vaut-
il pas mieux faire et dire franchement ce que l'on fait, appeler certi-
tude ce qui est science, foi ce qui n'est pas science? C'est le parti qu'a
pris Kant, que vous malmenez, et c'est là qu'il faut en venir. Vous
n'avez réussi qu'à retarder le moment décisif : un peu plus tôt ou un
peu plus tard, il faut faire le saut, et vous l'avez fait.
Nous avons insisté sur une des propositions qui résument le livre de
M. Ollé-Laprune ; nous passerons rapidement sur la seconde. Il semble
pourtant que ce soit le nœud du problème de savoir si les vérités mo-
rales peuvent être rigoureusement démontrées. Mais ici M. Ollé-La-
prune n'a fait que reproduire d'anciens arguments, bien connus et
cent fois discutés. Assurément, c'est son droit de se placer à ce point
de vue, s'il lui semble vrai, et de tenir pour non avenus tous les
efTorts de la critique, s'ils lui paraissent stériles. En agissant ainsi, i
peut espérer qu'il confirmera dans leur opinion ceux qui déjà pensaient
comme lui, et qu'il leur donnera le plaisir de voir exposées en beau
style des croyances qui leur sont chères. Mais il doit renoncer à exercer
aucune action sur ceux qui n'admettent pas, pour des raisons maintes
fois indiquées , les principes fort contestés qu'il lui plaît de poser
comme évidents.
Par exemple, au début de son livre, il définit la perception la con-
naissance d'une chose concrète, réelle; il ajoute que « toute réalité nous
est donnée telle qu'elle est en son fond le plus intime, c'est-à-dire
active et agissante. » On conviendra qu'une telle définition ne peut être
acceptée des sceptiques, que pourtant l'auteur prend souvent à partie.
Rien de plus facile que de tirer de là une belle théorie de la certitude ;
mais on suppose ce qui est en question. C'est le jeu charmant des
enfants qui cachent un objet pour se donner ensuite le malin plaisir de
le retrouver.
M. Ollé-Laprune passe rapidement sur cette intuition de la chose en
soi, et c'est dommage. On eût aimé à savoir, fût-ce par une brève indi-
cation, comment il se tire des objections si souvent dirigées contre
le perceptionnisme, tel que Reid et Hamilton l'ont entendu, et com-
ment il fait face aux expériences modernes qui ont si nettement mis
en lumière le caractère relatif de toute perception. Mais Berkeley,
Hume, Kant, Stuart Mill, Helmholtz sont devant ses yeux comme s'ils
n'étaient pas.
Ces prémisses posées, il les traite à l'aide du principe de causalité,
542 REVUE PHILOSOPHIQUE
comme faisaient saint Thomas et Descartes. Il ne songe pas un mo-
ment aux discussions si profondes de Hume sur l'idée de cause ; il ne
tient aucun compte de la Critique de la raison pure, et s'élève tranquil-
lement par un chemin connu à des réalités transcendantes. On le voit,
ceux qui ont abandonné le point de vue de l'ancien dogmatisme ne peu-
vent que passer sans s'arrêter devant ces convictions, fort respectables
sans doute, mais sur lesquelles la critique s'est depuis longtemps pro-
noncée.
A défaut d'une justification directe du point de départ de sa démons-
tration, M. Ollé-Laprune aurait pu prouver l'excellence de sa thèse en
montrant dans les doctrines différentes un vice radical. Il ne l'a pas
fait; il prend ces théories par leurs petits côtés, discute les détails, et,
s'il les réfute, c'est plutôt en montrant leurs conséquences, incompati-
bles avec ses propres opinions, qu'en ébranlant la solidité de leurs
principes. S'agit-il de Kant par exemple : il va chercher dans la Critique
du jugement un passage où le philosophe dit que la liberté est une
chose directement connue, res seibilis. Il part de là pour le mettre en
contradiction avec les autres textes bien plus nombreux où la liberté
n'est pas considérée comme objet de science. Cependant il est en
quelque sorte de notoriété publique que Kant a toujours relégué la
liberté en dehors du monde des phénomènes; non seulement elle n'est
pas l'objet d'une intuition directe, mais on ne peut lui trouver aucune
place dans la trame des phénomènes. Kant parle toujours, quand il
s'agit du monde sensible, le langage du déterminisme le plus résolu.
On peut lui reprocher cette opinion ; mais il l'a toujours professée, et
M. Ollé-Laprune, qui se flatte de ne lui point adresser de vaines chi-
canes, profite contre lui d'un lapsus.
Si nous ne craignions de trop prolonger cette discussion, il nous res-
terait à nous placer au point de vue de M. Ollé-Laprune lui-même et à
chercher sans sortir du dogmatisme intellectualiste, qui est sa doctrine,
s'il donne de la certitude, et par suite de la croyance, une théorie irré-
prochable.
Il définit la certitude par des caractères exclusivement subjectifs et
voit en elle l'assurance pleine, entière, sans réserve. Elle a pour con-
dition « l'impossibilité de douter » qu'il faut entendre probablement
comme l'impossibilité actuelle pour la personne qui affirme, et non
l'impossibilité absolue, car l'absence ou l'exclusion du doute est consi-
dérée comme « le titre nécessaire et suffisant » (p. 249) de la certitude.
Voilà une théorie singulière et qui n'aurait pas obtenu l'assentiment
des grands penseurs du xvne siècle. Les autorités que M. Ollé-Laprune
cite le plus volontiers sont des Anglais méconnus, deux Oratoriens, un
Sulpicien ; il y aurait eu profit pour lui à étudier Spinoza, dont l'esprit
merveilleusement rigoureux a formulé avec la dernière précision la
théorie de la certitude au point de vue dogmatique. Spinoza dit expres-
sément (Ethique, p. 49, part. II, schol.) que l'absence de doute est
toute autre chose que la certitude. Et en effet, en laissant de côté la
ANALYSES. — ollé-laprune. De la certitude morale. 543
question de savoir s'il ne nous arrive pas d'accorder à l'erreur l'adhé-
sion pleine et sans réserve qu'on appelle ici « le titre suffisant et né-
cessaire de la certitude », il est incontestable que souvent nous nous
trompons sans qu'aucune raison de douter se présente à notre esprit.
« Il est bien vrai, dit M. Ollé-Laprune, que dans l'usage de la vie on se
déclare souvent certain sans avoir autre chose que des opinions plus
ou moins autorisées, mais c'est un abus de langage. Y a-t-il, oui ou
non, matière à un doute raisonnable? » (P. 247.) Raisonnable, c'est un
mot qu'on ajoute. Mais était-il raisonnable, il y a trois siècles, de douter
que la terre fût immobile et que la nature eût horreur du vide? Les
fausses religions ont eu leurs martyrs. Croit-on que les hommes qui
mouraient pour leur foi avaient des doutes, raisonnables ou non? Leur
assurance était pleine, entière, sans réserve. J'en crois volontiers les
témoins qui signent leur credo de leur sang. Cette foi offrait tous les
caractères que réclame M. Ollé-Laprune : l'existence de Dieu était dé-
montrée à ces croyants : ils avaient l'expérience de Dieu, comme dit
notre auteur. Pour le surplus, c'est-à-dire pour la manière dont ils
complétaient leur connaissance de Dieu, ils faisaient de leur mieux,
€'est-à-dire qu'ils se servaient des matériaux amassés par leur imagi-
nation, et avec cela ils se faisaient de Dieu une idée bizarre, ou gro-
tesque, ou odieuse. Voilà une relation extérieure à la chose, un témoi-
gnage, qui servait de fondement à une croyance très ferme. Où était leur
tort?Dira-t-on qu'ils péchaient par ignorance? Soit. Mais pourquoi dites-
vous qu'il suffit de ne pas douter pour posséder la vérité, quand il y a
tant de gens qui, ne doutant pas, ne possèdent pas la vérité? Et on sait
que c'est surtout aux ignorants qu'il arrive de douter le moins. Voilà la
contradiction que l'esprit très précis de Spinoza avait su voir et éviter.
— M. Ollé-Laprune a quelque part des paroles sévères pour ces criti-
cistes auxquels il reproche, « avec un mépris presque constant de la
logique ordinaire et des vigoureux procédés dont elle trace les règles,
un penchant vif pour une dialectique à outrance, subtile, raffinée. »
Nous ne l'accuserons ici d'aucun raffinement de dialectique. Mais
quelles libertés ne prend-il pas avec les vigoureux procédés de la logi-
que ordinaire!
En outre, qui vous assure qu'à votre tour vous n'ignorez pas quelque
chose, qu'il ne vous échappe pas quelque idée, quelque circonstance
capable de modifier vos vues actuelles ? La science est-elle achevée ?
Avez-vous le dernier mot? Vous ne doutez pas aujourd'hui : qui sait
si vous ne douterez pas demain ? Si donc la certitude n'a pas dès à
présent, comme le voulait Spinoza, un caractère positif, si elle n'est
que l'absence actuelle de doute, la voilà devenue éphémère et provi-
soire. Y consentez-vous ?
Revenons à nos martyrs. Vous nous direz qu'il y a dans leurs er-
reurs « une âme de vérité », et vous vous ferez fort de les ramener par
vos discours à des idées plus saines. Mais ce ne sera point par voie
démonstrative, puisque vous déclarez que, dans le surplus ajouté à ce
544 REVUE PHILOSOPHIQUE
qui est démontré, la croyance n'a pour objet ni un fait, ni une relation
naturelle. Ce sera par persuasion. Il faudra qu'on vous livre les âmes.
Vous leur ferez subir par la coutume cette lente et savante préparation
à laquelle Pascal faisait allusion quand il disait : « Pliez l'automate, » ou
encore : <t Cela vous fera croire et abêtira. » Vous demanderez qu'elles
soient dans une disposition particulière et vous signent en quelque
sorte un blanc-seing. Mais ceci suppose qu'on soit déjà à demi d'ac-
cord avec vous : vous avez beau protester (p. 390) ; il y a là un cercle.
Et puis, que répondrez-vous au sceptique s'il dit que l'âme, il le sait
bien, est chose plastique, et que, à condition de s'y prendre à temps et
comme il faut, on peut faire croire à n'importe qui tout ce qu'on veut?
Ne voyez-vous pas que c'est précisément la thèse qu'il soutient? Enfin
votre tentative peut réussir avec des esprits incultes, avec les âmes
vierges des enfants qu'on peut diriger à sa guise par l'éducation. Es-
sayez votre méthode sur des esprits plus fermes ou plus mûrs, qui
aient déjà d'autres croyances, et vous verrez si l'évidence est pour eux
ce qu'elle est pour vous, si la vérité en soi s'impose d'elle-même par sa
vertu propre ! La conclusion de tout ceci, c'est que, quand on quitte le
terrain solide de l'expérience et delà science, il faut renoncer à dog-
matiser. Il y a des croyances légitimes, sans doute : vous avez le droit
de préférer les unes aux autres ; mais cessez de parler d'objectivité et
de vérité qui s'impose.
Cependant, malgré les incertitudes de ses définitions, M. Oilé-La-
prune dogmatise. C'est la vérité en soi, la même pour tous, qu'il pré-
tend atteindre par la foi. Gomme le soleil luit pour tout le monde, la
vérité brille pour tous les esprits : le rôle de la volonté consiste uni-
quement à diriger vers elle le regard de l'âme. Si donc on ne l'aperçoit
pas, c'est que la volonté est rebelle ou mauvaise? on est coupable de
ne pas croire ou de se tromper ? la tolérance est un mal, une compli-
cité, et il faut ériger l'intolérance en système ? Voilà la redoutable con-
séquence à laquelle M. Ollé-Laprune est conduit. Il faut lui rendre cette
justice que, s'il ne répudie pas cette conclusion, il fait du moins les
plus grands efforts pour retarder le moment où il la proclamera et pour
atténuer l'horreur d'un tel aveu. Il énumère avec complaisance toutes les
causes d'erreur qui diminuent la responsabilité ; il plaide les circons-
tances atténuantes ; il fait durer le plus qu'il peut le temps où il pourra
garder son estime à ceux qui ne pensent pas comme lui. Mais enfin il
succombe et n'admet pas qu'on puisse être athée de bonne foi. Ici, il
faut citer : « L'athéisme; et par là je n'entends ni l'absence de la no-
tion de Dieu, ni une doctrine qui altère cette notion ou qui logiquement
la détruit, mais j'entends la négation explicite, réfléchie, absolue, per-
sistante de Dieu, l'athéisme est toujours coupable. » (P. 373.) En d'au-
tres cas, même quand il croit l'erreur coupable, M. Ollé-Laprune pourra,
« à la condition de ne pas donner aux mots leur sens plein et complet,
honorer la sincérité et rendre hommage à la bonne foi de tel ou tel
homme, dont il condamne énergiquement les négations; » et il explique
ANALYSES. — ollé-laprune. De la certitude morale. 545
que c'est justice. Mais, pour l'athée, c'est autre chose : il ne peut, « pour
absoudre un homme qui se trompe, accuser la vérité morale de se dé-
rober... Sa conscience lui défend de douter de la souveraine justice. *
(P. 374.) — ï Vous ne croyez pas. Eh bien, laissez-moi vous faire res-
pectueusement une question. Etes-vous sûr de n'avoir rien à vous re-
procher? Je ne vous accuse pas; je ne vous juge pas. Jugez-vous vous-
même. Sondez votre cœur. Examinez votre conscience. Avez-vous fait,
avez-vous tâché de faire tout le bien que vous connaissiez? Sérieuse-
ment, en conscience, êtes-vous content de vous ou mécontent? Et, si
vous êtes mécontent, est-ce un mécontentement poétique et comme
une déception d'artiste trompé dans ses rêves et ses aspirations, ou
un viril regret de n'avoir pas assez bien usé de la vie, un chagrin pra-
tique de n'avoir pas fait tout ce que vous pouviez ? Voyez , et
jugez. i> (P. 387.)
Cette déclaration, reprise en Sorbonne, où M. Ollé-Laprune a soutenu
sa thèse, a, dit-on, fait scandale, et provoqué une ferme réplique de
M. Caro. Nous voudrions passer rapidement sur cet incident, si nous
ne considérions comme un strict devoir, rendant compte de ce livre,
de ne pas laisser dans l'ombre un point si important, pour qui veut en
connaître les tendances et la portée. En outre, il est d'autant plus né-
cessaire de s'expliquer que des esprits superficiels ont pu considérer
cette manière de voir comme une conséquence nécessaire de la doc-
trine qui attribue à la volonté un rôle prépondérant dans la formation
des croyances. Il importe de disculper cette doctrine d'un soupçon
qui l'outrage.
Quelle nécessité y a-t-il à ce que M. Ollé-Laprune porte un jugement
sur la valeur morale des athées? Ne peut-il se contenter de discuter
leurs arguments, de les réduire à néant, s'il le peut, sans incriminer
leurs intentions? Quelle lumière ces insinuations injurieuses apportent-
elles à la discussion? Et de quel droit s'en vient-il scruter les con-
sciences, et sonder les reins? Qui l'a investi de ce pouvoir? Y a-t-il au
monde rien de moins philosophique que celte façon de finir une discus-
sion par un procès de tendance? Nul ne conteste à M. Ollé-Laprune le
droit de diriger sa conscience comme il l'entend ; qu'il croie ce qu'il
voudra, et que, le croyant, il essaye de faire partager sa foi aux autres;
qu'il discute, ratiocine, prêche, apostrophe; qu'il soit, s'il veut, apôtre
ou missionnaire ; mais, de grâce, s'il se donne pour philosophe, qu'il
laisse de côté ces procédés de confesseur, qu'il renonce à s'immiscer
dans le secret des cœurs et ne prétende pas à diriger des consciences
qui se dirigent fort bien toutes seules. Oublie-t-il qu'il parle à des
hommes libres, qui ne lui doivent point de comptes et dont les affaires
de cœur ne regardent personne? S'il a des raisons de douter de la
bonne foi de tel ou tel athée en particulier, c'est son affaire. Mais pros-
crire toute une classe d'hommes (si toutefois cette classe existe), faire
des catégories, dresser une liste de suspects, s'arroger le droit de dire
à la pensée : Tu viendras jusqu'ici, mais tu n'iras pas plus loin, c'est
tome x. — 1880. :t:;
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une chose que ne peut tolérer quiconque a le souci de la liberté et de
la dignité de la philosophie. En quel siècle vivons-nous, qu'il faille en-
core, dans la sphère de la spéculation, revendiquer la tolérance, la to-
lérance sans phrases, la tolérance entière, sans limite, sans réserve,
sans réticence ni restriction mentale !
Mais, dit M. Ollé-Laprune, « ma conscience me défend de douter de
la souveraine justice. » Eh bien! n'en doutez pas! Laissez de côté la
question de savoir comment il se fait que tel ou tel ne pense pas
comme vous ; détournez votre attention de cette question. N'êtes-vous
pas de ceux qui déclarent impénétrables les voies de la Providence?
Que ne vous contentez-vous d'une si bonne réponse? Un mystère de
plus ou de moins n'est pas pour vous effrayer, et il vaut mieux, croyez -
le, se résigner à ne pas comprendre que d'outrager d'honnêtes athées !
Il est aisé de voir d'où vient le mal. Des deux facteurs qui contri-
buent à former la croyance, l'action de l'intelligence et la liberté ,
M. Olié-Laprune n'en considère qu'un, et ce n'est point la liberté. Il
est comme ces politiques qui plaident chaudement la cause de la
liberté, mais entendent in petto qu'on ne fera de la liberté que l'usage qui
leur convient; c'est ce qu'ils appellent la liberté du bien. Ainsi M. Ollé-
Laprune n'a de tendresse pour la liberté que si elle est au service
des opinions qu'il partage ; elle est perverse si elle s'en écarte. C'est à
notre sens, le contraire qui est vrai. Nous tenons la liberté pour bonne
en elle-même, et absolument respectable jusque dans ses écarts. Nous
ne voulons pas dire que tout usage de la liberté soit indifférent, qu'il
n'y ait ni bien ni mal; loin de là. Même dans la sphère de la pure
croyance, nous admettons qu'il puisse y avoir des fautes ; il y a peut-
être des erreurs qui sont des crimes aux yeux de Dieu. Mais, s'il en
est de telles, ce n'est pas à nous d'en connaître. Ceux-là seuls les peu-
vent juger qui les commettent ; c'est affaire entre eux et leur cons-
cience, ou entre leur conscience et Dieu. Pour nous, hommes, la règle
est de respecter, pourvu qu'elle n'empiète pas sur autrui, de respecter
toujours et partout la sainte liberié. — Par où l'on voit que, si l'on est
conduit à l'intolérance, ce n'est pas pour faire une part à la liberté,
c'est pour ne pas la faire assez grande. Et il serait étrange que, pour
avoir embrassé trop chaudement son parti, on fût contraint de la re-
nier !
Si, pour résumer cette longue critique, nous remontions à la source
de tous les défauts que nous avons signalés, nous dirions que l'auteur
est encore trop attaché à la chose en soi. Décidé, comme l'évidence
l'exige, à faire une part à l'individu, à la volonté; obstiné d'autre part à
réaliser l'absolu hors de la pensée, il veut concilier des choses incon-
ciliables ; il se débat contre l'impossible. Pour sortir de cette situation
fausse, il en arrivera peut-être, par une réflexion plus approfondie, à
se rapprocher de ce subjectivisme criticiste qu'il condamne sans le
comprendre, puisqu'il en est encore à le considérer comme un nomina-
lisme sceptique, oubliant que Kant et ses disciples proclament l'objec-
ANALYSES. — OLLÉ-LAPRUNE. De la certitude momie. 547
tivité des concepts et de la science. Il s'apercevra que la chose en soi
n'est que l'ombre de notre pensée, et qu'appuyer nos pensées sur les
choses en soi, c'est ressembler à l'homme qui appellerait son ombre
à son secours. Déjà, dans le passage important que nous avons cité, il
incline en ce sens, montrant comment la volonté guide l'intelligence
modifie son travail, est l'artisan de l'évidence qui l'illumine, en un mot
fait la vérité. Ailleurs encore, il cite avec éloge, bien qu'il en con-
damne certaines applications, les belles pages de M. Renouvier sur le
vertige mental. C'est dans cette direction, croyons-nous, qu'il trouvera
la vraie solution du problème. La foi est une œuvre vraiment humaine,
et le philosophe est bien, comme disait Socrate, l'ouvrier de sa science,
rikoïïpyoç ttjç uocpiocç. Il est digne d'un esprit tel que le sien de ne pas
rester en chemin et de poursuivre jusqu'au bout les vérités qu'il n'a
encore qu'incomplètement aperçues.
Victor Brochard.
Ferraz. Histoire de la philosophie en France au xixe siècle.
Traditionnalisme et ultramontanisme. Paris, Didier. 1880.
M. Ferraz nous donne aujourd'hui un second volume d'études sur
les philosophes de notre temps. Là se trouvent réunis de Maistre,
de Bonald, Lamennais, puis Ballanche, Bûchez, Bautain, Gratry, Bordas;
ils ont tous été philosophes ou du moins, tous, ils ont voulu l'être;
tous, fidèles à la tradition chrétienne, ils ont prétendu penser selon
l'Église et ne point penser à rencontre de la raison. Je ne sais, tou-
tefois, comment ils se seraient entendus les uns avec les autres si
le hasard les eût faits contemporains. Bordas -Demoulin entre autres,
comment jugeait-il le comte de Maistre, et comment l'auteur du Pape
eût-il accepté ce christianisme d'un nouveau genre, plus près des
doctrines protestantes que des doctrines ultramontaines? Il est vrai
que, pour aller de Joseph de Maistre à l'auteur de la Réforme catho-
lique, il faut se résigner à un long voyage et faire de nombreuses sta-
tions : or, quand on s'est arrêté quelque temps en face de Lamenmai?.
par exemple, il n'est plus malaisé de comprendre comment l'on peut,
par certains côtés, appartenir à l'école traditionaliste et en user libre-
ment avec cette tradition même quand on cesse de la prendre au pied
de la lettre.
En fait, je ne vois guère dans cette galerie de traditionalistes que
deux hommes auxquels ce nom convienne de tout point. Ce sont les
deux premiers, le comte de Maistre, le vicomte de Bonald : De Maistre
seul est ultramontain. De Bonald élève l'Eglise au-dessus du Pape; en
revanche, il accorde tout à l'Eglise. Il est plus que < clérical », il est
théocrate-, il est plus que a réactionnaire », c'est un homme que la
Providence oublia d'envoyer sur la terre aux temps des patriarches.
548 REVUE PHILOSOPHIQUE
En effet, il faudrait remonter jusqu'à Moïse, c'est-à-dire assez près du
déluge, pour trouver un idéal de constitution politique duquel M. de
Bonald voulût s'accommoder. De Maistre, lui, sait compter avec les
événements, et, s'il lutte avec violence, c'est qu'il a éprouvé maintes
fois la force de l'adversaire; il répond aux apologistes de la Terreur en
justifiant l'Inquisition ; il oppose à la souveraineté du peuple la souve-
raineté du pape ; c'est un polémiste. De Bonald enseigne au lieu de
discuter; c'est un docteur et qui songe moins aux choses de son siècle
qu'aux choses éternelles.
Il y a toujours profit à revenir sur ces problèmes , aussi vieux
que l'homme et dont l'intérêt durera autant que lui et l'on rend
service à nous reparler d'hommes et de doctrines un peu trop oubliés
par les uns, un peu trop présents à la mémoire des autres. De Maistre
et de Bonald ont aujourd'hui peut-être plus de disciples qu'ils n'avaient
autrefois d'admirateurs. Ne les admirons point, c'est notre droit, mais
cherchons à les bien connaître, notre devoir nous y oblige, et aujour-
d'hui plus que jamais.
A ce point de vue, les expositions de M. Ferraz sont aussi exactes
que complètes, et l'on peut dire qu'il a extrait de ses auteurs tout ce
qui méritait de durer, en bien comme en mal. D'autres avant lui nous
avaient raconté les hommes; il restait à faire l'histoire des idées et à
nous la faire avec méthode l.
En effet, quand on plaide l'origine humaine du langage et que l'on
réfute, en passant, la thèse de M. de Bonald, est-on bien sûr de ne
lui point attribuer, dans le détail, telle ou telle opinion qu'il n'eut jamais?
En un mot, est-on bien sûr de connaître la doctrine? M. Ferraz n'a
pas craint d'insister sur cet attrayant chapitre de psychologie et de
nous montrer la théorie sensualiste ou condillacienne devenant entre
les mains de M. de Bonald une arme contre le rationalisme ou la libre
pensée. De même, il est intéressant de savoir comment l'auteur de la
Législation primitive s'efforçait à rajeunir l'argument des Causes
finales et à protéger Dieu contre les savants. Ce jour-là, le vicomte de
Bonald fut rationaliste malgré lui.
On exagérerait, d'ailleurs en opposant le rationalisme au traditiona-
lisme : chacune de ces doctrines ou plutôt de ces tendances d'esprit
exclut l'autre quand elle est portée à l'absolu. Mais, dans une âme
d'homme, elles peuvent se mêler à doses inégales : cela est arrivé à
M. de Bonald, cela était arrivé au comte de Maistre, qui avait essayé
une réfutation de Locke et de Bacon, en opposant à l'un l'existence des
idées innées, à l'autre l'éclosion immédiate des idées de génie, même
dans l'ordre scientifique.
Lamennais, disons mieux, le premier Lamennais est plus exclusif
que de Maistre; ultramontain comme lui, il est ou paraît être ennemi
1. Dans le premier volume M. Ferraz étudiait les doctrines socialistes. Voir
la Revue, t. IV, p. 430.
ANALYSES. — ferraz. Histoire de la philosophie. 549
de la raison comme l'était M. de Bonald. Lamennais ne veut point
de la philosophie, qu'il juge sommairement et condamne sans réserves.
Et pourtant Lamennais n'est pas « un traditionaliste pur ». Quand
il fait l'apologie du catholicisme, il a soin de nous avertir, tout d'abord,
que la religion est éternelle, que tout n'est pas erreur dans le paga-
nisme, que les Grecs et les Romains ont été sans le savoir éclairés
du rayon divin. Il y a donc une religion universelle dont le christianisme
catholique est l'expression parfaite ? S'il en est ainsi, est-ce bien là le
langage d'un orthodoxe? De même, que dirait un orthodoxe, de cet ultra-
montanisme intransigeant qui est moins l'ultramontanisme de l'Eglise
romaine que celui de l'abbé de Lamennais ? Vienne le jour où il faudra
que lumière se fasse , et l'abbé reconnaîtra son erreur. La papauté lui
apparaîtra indigne du grand rôle qu'il avait rêvé pour elle. Le second
Lamennais ne tardera guère.
Le premier n'était pas un vrai traditionaliste, le second ne sera point
un parfait libre penseur. L'Esquisse d'une philosophie , si bien ana-
lysée par M. Ferraz, est l'œuvre d'un théologien converti qui se souvient
du séminaire. La doctrine affecte des allures panthéistes, ce qui n'im-
plique nullement qu'elle n'est pas chrétienne. M. Ferraz qui connaît si
bien la philosophie des pères de l'Église aurait peine à démontrer qu'il
n'est rien de panthéiste dans leur métaphysique.
Maintenant, n'est-ce pas aller trop loin que d'attacher l'épithète de
panthéiste à une doctrine ainsi présentée. « D'après Lamennais, nous
dit-on, la création des êtres finis ne s'opère pas par voie d'émana-
tion, mais par suite dun acte libre; elle ne retranche rien de l'être
infini; puisque les types des êtres finis continuent à résider dans
son sein, elle n'y ajoute rien, car il n'en résulte aucune production
d'être et de substance.... Lamennais conclut de ces diverses con-
sidérations que la création est, suivant la conception antique, une
sorte de sacrifice de l'Etre divin qui a bien voulu limiter sa propre
substance pour constituer des êtres distincts de lui. » (Cf. p. 245 et
246.)
Ce langage n'est point spiritualiste, il n'est point rigoureusement
panthéiste non plus ; il est incohérent, c'est tout ce qu'on peut en
dire. Vous ne voulez point de l'émanation ? soit ; mais alors admettez
qu'il y a eu production d'être, et d'ailleurs comment expliquer autre-
ment cette limitation de la substance divine ? Rien n'est plus obscur :
toutefois ce passage (résumé d'après le texte) nesemble-t-il pas attester
un effort réel pour échapper au panthéisme?
L'étude sur Lamennais est l'un des chapitres les plus étendus du
livre et de ceux qui aident le mieux à comprendre ce qu'a voulu faire
M. Ferraz et ce qu'il a fait. Il n'y avait plus à défendre contre d'injustes
préventions un des hommes qui dans notre siècle ont porté à son plus
haut point l'amour de leurs semblables et la passion de la vérité.
MM. Pienan, Sainte-Beuve, Prévost -Paradol, Ernest Bersot s'étaient
acquittés de ce soin, chacun à sa manière et chacun avec sa nuance pro-
550 REVUE PHILOSOPHIQUE
pre d'esprit et de talent. Mais à côté de l'homme et de l'écrivain il y
avait le penseur, le philosophe, et c'est de celui-là seul que M. Ferraz a
voulu s'occuper. Voilà pourquoi il reste toujours impartial et impassible,
mesurant avec équité l'éloge et le blâme, notant le vrai chaque fois
qu'il le rencontre, n'hésitant jamais à indiquer l'erreur et à la con-
damner chaque fois qu'il en trouve l'occasion. Ici, l'on n'a point affaire
à un ami ou à un admirateur : on est en présence d'un témoin et d'un
juge.
En histoire, il n'y a pas que les grands noms qui aient droit à notre
souvenir : les rôles secondaires, quand ils sont bien tenus, méritent at-
tention. M. Ferraz n'aura garde de les oublier. Peut-être, cependant,
eût-il bien fait d'oublier Ballanche. C'est une belle âme, j'en demeure
d'accord avec tous ceux qui l'ont vu de près; mais c'est à peine un
esprit.
Bûchez est moins sympathique que Ballanche : comme lui il n'a
laissé que des ébauches ou des projets de doctrine. Les socialistes
pourraient à certains égards le réclamer comme un des leurs, et pour-
tant M. Ferraz l'avait réservé pour son second volume. En effet, Bûchez
est un croyant catholique. Mais, partagé entre ses croyances et ses
aspirations, il ne sait jamais prendre parti. Celui-là encore méritait à
peine une citation, et c'est grande générosité de lui avoir accordé un
chapitre.
L'ubbé Bautain est plus près de nous que ceux dont il nous était
parlé tout à l'heure : et cependant il n'est guère notre contemporain.
Faire l'histoire de ses idées, c'est, ou peu s'en faut, faire l'histoire de
ses erreurs. Il est curieux d'apprendre que presque rien n'est digne de
survivre à un homme qui a tout fait pour tout savoir (il était cinq fois
docteur) et qui a fait beaucoup pour être original. Bautain est spiritua-
liste, mais d'un spiritualisme où la raison est dépouillée en faveur de la
foi. Avec Bautain on se rapproche du traditionalisme de Bonald, mais
sans trop s'écarter des problèmes de l'ordre spéculatif. Cela n'em-
pêcha point l'éloquent abbé d'avoir des démêlés avec Rome : le Saint-
Siège s'est ému de son catholicisme intempérant. Le bon sens et la
sagacité lui firent d'ailleurs assez souvent défaut; sa psychologie
expérimentale, entre autres, est l'œuvre d'une imagination qui ne
connaît point de règle ; on y trouve plus que des erreurs, je veux dire
des bizarreries, des élrangetés. M. Ferraz en a saisi quelques-unes
au passage et elles ne sauraient passer inaperçues.
L'œuvre du Père Gratry semble mieux faite pour durer, non que tout
en soit solide, mais la doctrine est plus saine. D'abord on ne songe
plus comme tout à l'heure à démanteler la raison : tout au contraire on
la veut pour guide. Gratry est l'adversaire implacable des ennemis de
la raison, théologiens ou philosophes, sopliisles comme il les appelle.
Il lutte contre Hegel, au nom d'Aristote et du principe de contradic-
tion-, il lutte av.c force, éclat et talent, et ses ai juments contre le
panthéisme donnent à penser. Plus jeunes, nous avons cédé par ins-
ANALYSES. — FERRAZ. Histoire de la philosophie. 551
tants aux charmes de cette philosophie nouvelle, elle l'était du moins
pour nous, et il nous a paru que le Père Gratry était de ceux qui
méritent le plus d'avoir raison. M. Ferraz n'est pas de cet avis, el
nous pensons aujourd'hui comme M. Ferraz. Sans doute, il est entré
dans l'âme de Gratry quelque chose de l'âme de Malebranche; mais
l'âme de Malebranche n'est point celle de tous les penseurs ; je
ne sais qui lui reprochait d'avoir trop de l'ange, et de nous élever
à des hauteurs où l'on ne sait plus rien voir si l'on n'est quelque
peu visionnaire. Gratry l'était entre tous, lui qui voulait prouver par
les mathématiques le mystère de la Trinité. En logique, il savait
mieux détruire qu'édifier; c'est merveille de l'entendre reprocher à
Hegel d'inventer un absolu où les contradictoires deviennent iden-
tiques, puis de le voir à son tour imaginer un absolu nouveau où vien-
nent se confondre l'induction et la déduction. Tout cela est bien
exposé par M. Ferraz, et judicieusement apprécié. Il va sans dire que
Gratry est aussi peu ultramontain que possible : en philosophie, il
est chrétien, mais d'un christianisme tolérant, progressiste, d'un chris-
tianisme ouvert, comme on dirait aujourd'hui. C'est encore pourtant
un christianisme catholique.
Un dernier chapitre nous remet en mémoire un philosophe et une
doctrine généralement inconnus ou méconnus. Bordas-Demoulin, né en
1793 dans la Dordogne, meurt à Paris, à l'hôpital Lariboisière, en
juillet 1859, et cela sans pouvoir espérer qu'un jour à venir d'autres
que ses amis lui rendront pleine justice. Il est certes de ceux dont
la philosophie française a le plus droit d'être fière. L'Institut avait mis
au concours, en 1840, l'histoire de, la révolution cartésienne : entre
plusieurs mémoires, deux furent également distingués et jugés dignes du
prix. Les lauréats étaient Bordas et M. Bouillier. Bordas n'appartenait
pas à l'Université, il avait même attaqué le chef de l'école philoso-
phique universitaire, Victor Cousin ; au lieu d'une histoire du cartésia-
nisme, il apportait une interprétation personnelle de la philosophie de
Descartes, et dans laquelle les mathématiques supérieures tenaient une
large part; c'était forcer ses juges à le suivre sur un terrain qu'ils
connaissaient mal. Donc les chances d'échec étaient sérieuses. Voilà
ce qu'aurait dû comprendre l'auteur du Cartésianisme : néanmoins
il eut trop d'orgueil pour accepter cette demi-victoire.
Il n'en advint pas autrement, deux ans plus tard, à V Éloge de Pascal :
cet éloge eut le prix, mais l'Académie française ne voulut point le cou-
ronner seul : encore une victoire incomplète, autant dire une décep-
tion. Toutefois cet orgueil qui dépassait le mérite du philosophe ne
le dépassait guère de beaucoup. Bordas était un penseur de premier
ordre et un écrivain d'un réel talent. Pour s'en convaincre, on lira avec
fruit le Cartésianisme et l'Eloge de Pascal : ici, c'est l'écrivain qui se
montre, l'écrivain d'abord, puis le réformateur religieux. Là, c'est le
philosophe à la recherche d'une doctrine nouvelle et dont les bases
seront volontairement cartésiennes. Dans ce livre se révèle un dis-
552 REVUE PHILOSOPHIQUE
ciple de Descartes, mais ne relevant que du maître. En apparence,
il reproduit la Vision en Dieu; en fait, il la réforme. Il répudie cette
âme qui voit en Dieu les raisons des choses, pour lui substituer un
esprit humain « constitué par des idées générales dépendant immé-
diatement d'idées générales supérieures constitutives de Dieu ou de
l'esprit incréé j. L'esprit conçoit ces idées, mais il ne perçoit rien à
proprement parler, comme le voulait Malebranche. Elles sont, nous dit
encore Bordas, dans l'entendement, ou plutôt elles sont l'entende-
ment, elles sont nous-mêmes « en tant que nous possédons certaines
propriétés que nous appliquons aux objets ». Le nombre, la quantité,
ces deux manières d'être appartiennent à l'âme, car l'âme est sub-
stance, et la substance est la synthèse de l'étendue et de la force. De
même il y a de l'infini dans l'âme, car tout ce qui est participe de
l'infini. A la rigueur, le fini n'est nulle part : être fini, cela signifie seu-
lement n'avoir point la plénitude de l'être. L'originalité incontestable de
cette double théorie de la substance et de l'infini est mise en relief
par M. Ferraz, dont on ne saurait trop apprécier le talent d'exposer
facilement des choses difficiles. J'aurais toutefois désiré mieux qu'une
exposition. M. Ferraz discute avec de Maistre, Bonald, Lamennais ;
pourquoi négliger l'occasion de réfuter Bordas et de nous montrer à ce
propos comment et par quelles erreurs de logique on se perd dans le
labyrinthe de l'infini actuel ? Sans doute c'est un labyrinthe, mais c'est
un labyrinthe dont l'imagination est l'architecte et dont il ne tiendrait
qu'à la raison de trouver les issues.
L'étude se termine par l'exposition des théories morales et politi-
ques de Bordas. Là, Bordas se montre tout à la fois partisan du catholi-
cisme et de la révolution ; mais il en veut au « cléricalisme » et n'accepte
pas l'infaillibilité. Son idéal est le christianisme des temps primitifs.
C'était ici le cas de recourir à VÉloge de Pascal où Bordas justifie le
jansénisme et ne craint pas de déclarer qu'il n'y avait qu'un seul
moyen de lutter contre la réforme: elle était nécessaire, mais il fallait la
rendre inutile en ne laissant point à l'hérésie le soin de l'entreprendre.
Donc point d'ultramontanisme, cela va sans dire ; ne serait-il pas exact
d'ajouter : < point de traditionalisme, » si l'on entend ce mot comme
l'entendaient de Maistre, de Bonald, le premier Lamennais, Gratry lui-
même? On le voit, le christianisme de Bordas n'est déjà presque plus
orthodoxe. C'est un catholicisme qui veut s'accommoder à l'esprit
moderne, qui tient en médiocre estime les pratiques extérieures et
tente de rapprocher la religion de la philosophie. Pour un théologien je
ne doute pas qu'entre le catholicisme ainsi entendu et le christianisme
des protestants la différence n'existe; mais, à regarder de plus haut,
la distance est à peine sensible. Demander aux chrétiens d'adorer
Dieu avec leur esprit plutôt qu'avec leur imagination, c'est, bon gré
mal gré, substituer à l'amour de Dieu le respect de la personnalité
divine, c'est vouloir une religion qui n'excède guère les limites de la
raison. Ce profond philosophe me parait être à certains égards de ceux
ANALYSES. — ferraz. Histoire de la philosophie. 553
qui ouvrent la marche et non de ceux qui la ferment. Entre Bordas
et les traditionalistes protestants, c'est affaire de nuance, et les tradi-
tionalistes protestants ont une place marquée dans l'histoire contem-
poraine. Nous espérons que M. Ferraz la leur a déjà réservée dans les
volumes qu'il prépare.
En résumé, de ce livre se dégage], toute une conclusion : c'est que
la Révolution française a porté ses fruits jusque dans l'ordre spécu-
latif et que les habitudes nouvelles qu'elle a semées dans les intelli-
gences ne sont point aisées à détruire. La Révolution a passé devant
les yeux de Bonald sans l'effrayer ; elle a confirmé ses tendances,
rien de plus. Bonald était traditionaliste d'instinct, et 89, même sans
93, n'aurait point triomphé de ses aversions héréditaires. Mais la Révo-
lution a produit de Maistre. C'est elle qui par ses excès l'a rejeté vers
le monde ancien. C'est elle qui l'a rendu éloquent , de l'éloquence de
la haine, et, comme l'âme qu'elle indignait était l'âme d'un logicien,
elle a trouvé en elle un adversaire irréconciliable. La Révolution a
produit Lamennais : il l'aimait sans le savoir, alors qu'il inventait un
nouveau genre d'ultramontanisme, ultramontanisme de l'avenir, doc-
trine généreuse, mais condamnée dès sa naissance. Ballanche est un
méditatif solitaire, qui s'entend peu aux choses de la vie réelle.
Bûchez est un révolutionnaire inconséquent. Quant à Bautain et Gratry,
ils aiment à méditer sur les choses éternelles, et la société ne les
occupe qu'à de rares intervalles : Bautain succombe sous l'étreinte de
la foi; Gratry, jamais vaincu, jamais vainqueur, tente entre la raison
et la foi un accord qui ne profite ni à l'une ni à l'autre. L'esprit nou-
veau l'a touché quoi qu'il en dise. Bordas -Demoulin, d'un génie plus
personnel, sait voir et sait oser; il revient au christianisme des temps
primitifs, je veux dire à un christianisme laïque.
Pour parler le langage d'un révolutionnaire illustre, le jour semble-t-
il éloigné où la Révolution aura vaincu Y Eglise? La. question mérite
qu'on la pose ; mais il serait contraire à l'esprit et aux habitudes de la
Revue d'en essayer l'examen. Il nous suffira de dire que le livre de
M. Ferraz est venu fort à propos ; aussi le recommandons-nous au
« public » autant et plus encore, peut-être, qu'aux philosophes.
Lionel Dauriac.
REVUE DES PÉRIODIQUES ÉTRANGERS
PHILOSOPHISCHE MONATSHEFTE
Année 1880. Livraisons IV, V et VI.
Vaihinger : Un essai inédit de Kant sur la liberté.
Vaihinger, poursuivant son infatigable enquête sur les textes publiés
ou inédits de Kant, nous communique aujourd'hui un intéressant essai
sur la liberté, qui parut en 1788 dans le numéro 100 de VAllgemeine
Literaturzeitung . L'essai avait été envoyé à la Revue par Kraus et
figure dans ses œuvres. Mais nous savons, par le témoignage même
de Kraus, que la rédaction lui en avait été fournie en majeure partie
par Kant, et qu'il n'avait eu qu'à y faire de légères modifications pour
l'adapter aux exigences du journal. Il s'agissait d'une réponse à un
écrit d'Ulrich, professeur estimé d'Iéna, Eleuthériologie, ou sur la
liberté et la nécessité, Iéna, 1788, qui combattait la doctrine de Kant
sur la liberté, au moment même où paraissait la Critique de la raison
pratique. Les adversaires de Kant avaient bruyamment salué celte
réfutation. Ulrich avait déjà, dans un précédent ouvrage, attiré l'atten-
tion de Kant. Ses Institutiones logicœ et metaphysicœ (Ienae, 1785)
attaquaient le subjectivisme de la théorie de la raison pure, et annon-
çaient l'intention de défendre contre Kant la cause du déterminisme.
Voici ce que l'auteur y disait : « Quae autem sit libertatis humanae ratio,
unde commentitia ista et utopica libertatis alicujus opinio , quam
innoxiu sit omnisque periculi exsors deterministarum sententia; quae
sint e diverso incommoda et pericula opinionis indeterministarum, alio
loco ac tempore, plenioris Eleutherologise initia continente, dicetur. »
On voit clairement par cette courte citation quel était le dessein
d'Ulrich et à quelle école il appartenait.. « Dans ses Institutiones, nous
dit B. Erdmann (Kanfs Kriticismus, p. 107 et 108), Ulrich se rapproche
en partie de Kant; mais il n'adopte que le point de vue de la disser-
tation de 1770, et paraît poursuivre une tentative de conciliation entre
la doctrine kantienne des phénomènes et la théorie leibnizienne des
noumènes. On comprend l'intérêt que Kant devait attacher à la réfu-
tation des idées d'Ulrich. Il est bien vraisemblable que l'article de
VAllgemeine Zeitung est en grande partie de sa main. L'excellent
apparatus qui suit la publication du texte témoigne du soin et de la
pénétration habituels à Vaihinger.
Frédéric de BjErenbach : Le problème anthropologique comme
problème fondamental de la pliilosophie. L'auteur résume dans cet
article l'idée maîtresse du 1er volume de son Fondement de la philoso~
i'h ie critique. Nous avons eu déjà l'occasion d'en entretenir nos lecteurs.
Qu'il nous suffise de rappeler que Bierenbach, en fidèle disciple de Kant,
PÉRIODIQUES. — Philosophische Monatshefte. 555
place dans l'analyse du sujet pensant, au double point de vue de la con-
naissance et de l'action, l'unique objet de la recherche philosophique.
J. Bergmann : La connaissance, comme reposant sur la conscience
pratique du moi. L'auteur examine la théorie de la connaissance, que
contient le livre de W. Ileruiann, La religion dans sou rapport à la
connaissance du monde et àla moralité. Hennann soutient que la réa-
lité véritable est inaccessible à la connaissance pure , que non seule-
ment l'entendement théorique ne nous fournit aucune indication que
nous puissions utiliser pour nous orienter dans le monde des choses en
soi, mais qu'il est même absolument étranger au pressentiment de ces
réalités supérieures; qu'en un mot il n'atteint pas d'autre existence que
celle dont nous sommes informés par le témoignage des sens exté-
rieurs. A celte manière de voir, Bergmann oppose la doctrine platoni-
cienne, qui fait de l'être et de la pensée des concepts corrélatifs, et
soutient que toute connaissance est une connaissance de ce qui est, et
que la parfaite réalité est aussi parfaitement connaissable. Ce n'est pas
qu'il songe à renouveler les constructions chimériques de l'idéalisme
transcendant et qu'il prétende pouvoir expliquer le monde du point de
vue de l'absolu. Il sait, comme Platon, quelle distance sépare la pensée
humaine de la pensée divine. Mais il croit, avec Lotze, que, bien que
placés aux degrés inférieurs dans la hiérarchie des existences, nous
n'en devons pas moins avoir toujours présente à l'esprit la pensée de
la science absolue, comme l'idéal obscurément entrevu de notre
savoir humain. Bergmann s'accorde d'ailleurs avec Hermann pour
placer dans le moi pratique le principe essentiel de l'esprit, pour
déclarer que le mot pratique seul a le pressentiment de la véritable
réalité et peut en explorer en partie les mystères.
Adolf Horwicz : La démonstration 'psychologique du pessimisme.
Nos lecteurs se rappellent sans doute l'analyse étendue que nous
avons précédemment donnée de l'essai de M. de Hartmann sur la dé-
monstration scientifique du pessimisme l. Nous croyons qu'ils nous
sauront gré de consacrer les mêmes développements à la réfutation
qu'Horwicz entreprend de cet essai.
Il ne se propose pas de répéter ce qu'iP a écrit déjà (Psycholog.
Analys., t. II, p. 2) contre la théorie, qui est le véritable fondement du
pessimisme, la théorie insoutenable de l'inintelligence absolue du vou-
loir (vom grundlosen Willeri). Il veut seulement examiner ce que vaut
la balance des peines et des plaisirs, que Hartmann dresse si ingénieu-
sement, et dont il se sert pour démontrer la banqueroute totale de toutes
nos espérances de bonheur. Hartmann suppose : 1° qu'il n'y a rien de
contradictoire à concevoir que le plaisir et la douleur se laissent me-
surer et comparer; 2° que cette balance peut se faire avec une préci-
sion satisfaisante. Mais il ouiilie qu'en dehors des mathématiques il n'y
a pas d'opposition absolue du plus et du moins. Que j'aie parcouru
1. Voir année 1880, \er volume, p.
556 REVUE PHILOSOPHIQUE
deux fois la même route en sens contraire et fait cinq milles à l'aller et
cinq milles au retour, on peut dire que les deux voyages s'annulent,
puisqu'ils me ramènent au même point. Mais il n'est pas moins vrai que
les deux, peuvent aussi s'ajouter, et que j'ai fait 10 000 milles de marche.
Il faut donc déterminer, lorsqu'il s'agit de la comparaison du plaisir et
de la douleur, à quel point de vue ils s'opposent, à quel autre au con-
traire ils s'ajoutent, et quelle conclusion se tire en faveur du pessi-
misme de leur opposition; or c'est ce que personne n'a encore fait. —
On suppose que les plaisirs et les peines de diverse nature sont des
quantités de même espèce et peuvent s'additionner. Il est facile de
montrer qu'il n'en va pas toujours ainsi, et que si le plaisir de la mu-
sique, d'une conversation spirituelle, d'une société choisie peut s'ajouter
aux plaisirs de la table, il n'est pas malaisé de reconnaître que certains
plaisirs sont exclusifs les uns des autres. Qu'on n'oublie pas non plus
qu'il y a dans la capacité de jouir ou de souffrir de notre conscience une
limite qui ne saurait être dépassée, sans que toutes les impressions
nouvelles nous apparaissent comme indifférentes. Comment traiter enfin
les plaisirs comme des valeurs équivalentes, et mettre par exemple
les joies de la conscience en parallèle avec les autres plaisirs? Il n'est
pas permis davantage de dire que la peine soit neutralisée par le
plaisir, Lorsque 1 âme ressent en même temps les impressions de la
peine et celles du plaisir, ce n'est pas un état d'indifférence, qui s'établit
en elle par suite de leur opposition ; mais d'ordinaire l'une des deux
l'emporte sur l'autre et absorbe la conscience tout entière. Ou, si les
deux impressions sont également fortes, l'âme passe alternativement
de l'une à l'autre sans qu'on puisse dire qu'elles se compensent,
comme le gain et la perte le font au jeu. — Mais laissons de côté toutes
ces considérations, et supposons pour un instant que nos émotions
puissent être traitées comme des quantités de même nature, on n'aura
pas rendu plus facile pour cela la balance qu'il s'agit d'établir. C'est
qu'il faut en emprunter les éléments aux émotions agréables et doulou-
reuses du passé aussi bien que du présent, et non seulement d'un
individu, mais de tous les hommes. Or comment apprécier avec nos
dispositions d'aujourd'hui nos impressions d'autrefois, juger avec la
sensibilité de l'un les émotions qu'a ressenties la sensibilité de l'autre?
Où est l'unité de mesure? où est la sensibilité normale? qui la fournira?
Comment surtout établir une balance entre le plaisir de l'un et la dou-
leur de l'autre? Se consolera-t-on du mal de dents en pensant au grand
nombre de ceux qui n'en ressentent pas les souffrances? La vue des
maux d'autrui devra-t-elle diminuer d'autant notre bonheur, ou même
le changer en tristesse? et le spectacle de la prospérité des autres
ajoutera-t-il nécessairement à la vivacité de notre propre contentement?
Mais qui ne sait que tout cela dépend du tempérament et du caractère
des individus. — Les arguments psychologiques, invoqués par M. de
Hartmann, ne justifient donc ni son pessimisme ni les conséquences
pratiques qu'il en tire. Et pourtant il n'invoque rien moins que l'auto-
PÉRIODIQUES. — Philosophische Monatshefte. 557
rite de Kant pour confirmer sa doctrine. Kant a soutenu, en effet, comme
Hartmann, l'opposition de l'inclination et du devoir, et professé que la
raison pratique ou la volonté morale n'a rien de commun avec la sen-
sibilité. Mais c'est là une des plus grandes erreurs de l'illustre philo-
sophe. « C'est faire du devoir la plus exécrable des tyrannies et imaginer
dans la félicité céleste une pureté chimérique, que de vouloir que la vo-
lonté morale ne jouisse pas comme de son bien propre du bien absolu
qu'elle poursuit. » La vraie vertu ne réside pas dans la lutte contre les
penchants, mais dans l'accord joyeux du penchant et de ce que la raison
demande. L'éducation et l'habitude peuvent seules développer en nous
une telle volonté. « Toute tendance est une aspiration vers la félicité.
Le vrai bien est en même temps le vrai contentement Psychologi-
quement, toute moralité repose sur le sentiment, parce que le sentiment
est l'unique mobile des actions humaines. »
Théodore Feghner : La philosophie de la lumière en regard de la
philosophie des ténèbres (Die Tagesansicht gegenueber der Nachtan-
sicht, Leipzig, Breitkopf und Haertel, 1879).
Le vieux et illustre champion de l'idéalisme oppose, dans une der-
nière profession de foi, la philosophie qu'il a tant de fois défendue aux
doctrines contraires du présent, au phénoménalisme, au positivisme,
au matérialisme, même au criticisme. Fechner professe une sorte de
panthéisme adouci qui rappelle la philosophie de la nature du vieux
Schelling, qui séduit comme elle plus qu'il ne convainc. On n'y voit
pas clairement quelle distinction l'auteur fait entre Dieu et le monde;
les principes y sont partout affirmés plutôt que démontrés. Fechner ne
laisse pas échapper l'occasion, qui s'offre à lui, de rompre une lance
en faveur du spiritisme, à l'exemple de son ami Zcellner.
Ragnisco : La critica délia ragion pura di Kant. Napoli.
Ragnisco appartient à l'école de Hegel. Il trouve chez Kant non pas
seulement une théorie de la connaissance, mais encore une doctrine
vraiment métaphysique. Il fait de Fichte, de Schelling et de Hegel les
véritables continuateurs de Kant. Ils n'ont eu qu'à développer les germes
contenus dans la doctrine du maître. « Sans Fichte, Kant demeure
presque incompréhensible ; Hegel a résolu le premier le problème que
Kant s'était posé... L'auteur de la doctrine de la science, celui de
l'idéalisme transcendantal, celui de la phénoménologie de l'esprit sont
des philosophes vraiment critiques, non d'aventureux dogmatiques. »
Les néokantiens de notre temps ne sont pas près de s'entendre avec
ce nouvel interprète, dont la pensée rappelle parfois celle du regret-
table Harms.
R. Eucken, Recherches pour servir à V histoire de l'ancienne philo-
sophie allemande. III, Théories de Paracelse sur l'évolution.
La l,e édition complète des œuvres de Paracelse par Ruser (1589) est
la seule qui mérite confiance -, encore le plus prudent est-il de s'en
tenir aux parties que Huser déclare avoir collationnées sur les manus-
crits mêmes de Paracelse. La doctrine qu'on y trouve n'est pas tout à
558 REVUE PHILOSOPHIQUE
fait celle qu'on connaît. Paracelse s'y montre plutôt un savant qu'un
philosophe. L'idée de l'évolution domine sa doctrine, quoiqu'on n'en
trouve pas le nom chez lui et qu'on ne le rencontre pour la première
fois que chez Bcehme. Mais Paracelse ne conçoit pas l'évolution, au
sens du monisme mécaniste d'aujourd'hui, comme supprimant l'inter-
vention de la finalité créatrice. La cosmologie chrétienne et le dogme
de la création sont pour lui des vérités indiscutables. Son originalité
consiste à concevoir le monde comme un être vivant, qui parcourt dans
sa durée toutes les phases de l'existence individuelle : c'est en ce
sens que sa philosophie de la nature est évolutioniste. Dieu, en créant
le monde, a déposé dans la matière première et informe tous les
germes, dont il a fait sortir ensuite, pendant l'œuvre des sept jours,
les espèces avec leurs caractères définitifs. Cette période de création
et de formation pour le monde correspond chez l'individu à la période
de la vie embryonnaire. Alors commence pour le monde, comme pour
l'individu, le développement, à travers la durée et l'espace., de l'être
ainsi constitué dans ses caractères essentiels.
La vie du monde, comme celle de l'individu, ne doit s'arrêter que
lorsqu'il aura épuisé toutes les formes de développement dont il porte
en lui le germe, t Le ciel change tous les jours ; lui aussi il vieillit. De
même que l'enfant change et devient de plus en plus dissemblable à
ce qu'il était d'abord, jusqu' à ce que la mort termine son existence,
ainsi le ciel a eu son enfance, sa jeunesse et arrivera par la vieillesse
à sa fin, comme l'homme à la mort. » Les formes successives que
revêt la vie du monde ne s'expliquent que par l'unité de l'organisme
universel; aucune n'a sa raison d'être en elle-même et ne s'entend
que par son rapport au tout. Aussi le philosophe est-il celui qui sait
voir et comprendre toutes choses dans l'unité. « Malgré la diversité des
noms, il n'y a qu'un art, qu'une science, puisque le tout est un même
être. » Paracelse n'en maintient pas moins l'indépendance essentielle
des individus. L'homme est le couronnement de la création : en lui,
comme dans une sorte de microcosme, sont rassemblés tous les élé-
ments, toutes les forces qui agissent dans l'univers. Le monde est
comme le père; l'homme, le fils : et le fils doit ressembler à son père.
« Si l'homme n'était pas fait des mêmes matériaux que le monde..., il
ne poutrait s'approprier ce qui est dans ce grand monde. Comme il est
fait de la même substance que lui, il peut transformer en son propre
corps tous les aliments qu'il lui emprunte... Ainsi le corps de l'homme
s'approprie le corps du monde, comme un fils fait le sang de son
père : car ils ne sont l'un et l'autre qu'un même sang et un même
corps, et l'âme seule les distingue, bien que leur savoir soit iden-
tique. » Aussi il ne faut pas expliquer le monde par l'homme, mais
bien l'homme parle monde. « Toutes les choses créées sont comme les
lettres et les livres , qui nous racontent la généalogie de l'homme. »
C'est surtout par l'étude des animaux que l'homme arrivera à se
connaître : les animaux sont véritablement les ancêtres de l'homme,
PÉRIODIQUES. — Pliilosopliische Monatshefle. 559
qui réunit en lui la multiplicité des traits par lesquels les espèces se
diversifient, et mériterait ainsi d'être appelé l'animal universel ou
plutôt collectif. Mais l'homme est plus qu'un simple animal : il est
aussi fait à l'image de Dieu. « Il est la nature; mais il est aussi un
esprit; il est aussi un ange. » Convaincu de la vérité de révolution,
Paracelse rejette le culte exclusif de l'antiquité, mais sait en com-
prendre le rôle et voir dans le passé la préparation du présent. De
même que le temps est nécessaire au développement des oeuvres de
la nature et de Dieu et les fait passer par d'incessantes transforma-
tions, ainsi les croyances et les institutions des hommes se modifient
d'âge en âge. « Est-ce que les lois du mariage pourraient demeurer les
mêmes, si le rapport numérique des sexes venait à changer? » Au
travers et à l'aide même de ces changements continuels, le progrès se
réalise dans le monde. « On doit croire que les hommes croîtront en
savoir, en pénétration, en sagesse, en raison, à mesure que le monde
approchera de sa fin. » Mais à la loi universelle de l'évolution sont
soustraites les vérités divines , celles de la foi comme celles de la
moralité.
J. Bergmann's reine Logik (Berlin, Mittler, 1879; 1IC partie, Logique
générale). La diversité des théories auxquelles la logique a donné nais-
sance en Allemagne dans les dix dernières années indique assez que
cette science est dans une période de transformation. Le livre de
Bergmann ne sépare pas la logique de la métaphysique, la science des
formes de la pensée de la science des formes de l'être.
La logique formelle est aussi une logique matérielle : car tout con-
cept qui répond aux exigences de la logique a sa vérité matérielle.
Dans toute pensée, il faut distinguer trois éléments : la synthèse pri-
mitive de l'intuition qui rassemble une pluralité d'impressions dans
l'unité d'une chose et réunit cette unité avec le moi et les autres
choses dans l'unité supérieure du monde ; puis l'analyse mentale des
éléments contenus dans la représentation que l'esprit -s'est ainsi
formée; enfin la critique à laquelle le jugement soumet cette repré-
sentation pour en déterminer la valeur. La pensée produit son objet.
« Le moi n'est pas donné; il est produit par l'intuition, qui ramène de
nombreux états à la forme du moi... L'existence du moi est un fait qui
n'a pas besoin de preuve : c'est par l'action du moi lui-même que son
existence devient un fait... Etre réel, c'est être l'objet d'une intuition.
Or le moi seul peut être connu par intuition ; lui seul a donc la réalité.
Ce qui n'est pas en soi n'est pas réel, n'est pas une chose... S'il n'y
avait pas de moi, il n'y aurait pas d'être... L'existence des autres est
pour moi un objet de pure croyance; il n'y aurait aucune contradiction
à supposer que je suis seul au monde. » L'audace de cet idéalisme
subjectif, qui rappelle Leibniz, Berkeley et Fichte, qui n'admet d'autre
réalité que celle d'èires semblables au moi et conçoit le monde comme
le moi absolu, nous ^permet d'apprécier le caractère original et aussi
les difficultés de la tentative poursuivie par la logique de Bergmann.
560 REVUE PHILOSOPHIQUE •
Otto Liebmann : Essai d'une analyse de la réalité (2e édition, Strass-
burg, Trubner, 1880).
Parmi les précieuses additions qu'Otto Liebmann a faites à la pre-
mière édition de son livre, il convient de mentionner le chapitre sur
l'association des représentations. Sans doute, là comme ailleurs,
Liebmann excelle plutôt à critiquer les théories reçues, à préciser,
à renouveler les problèmes, à suggérer des solutions, qu'à en présenter
en son nom, qu'à en démontrer quelqu'une, il n'y en a pas moins un
très grand profit à tirer de son étude sur l'association. Liebmann fait
admirablement ressortir les vices sans nombre de cette théorie. Elle
ne rend compte ni du souvenir, ni de l'imagination, ni de la perception,
à plus forte raison des notions nécessaires de l'entendement. L'auteur
combat victorieusement la philosophie associationiste sur son propre
terrain, celui de l'observation psychologique. Il montre qu'elle n'est
pas plus heureuse, lorsqu'elle fait appel à la physiologie, et prétend
expliquer les associations d'idées par les combinaisons des cellules et
des filets nerveux. — Signalons encore la nouvelle étude de Liebmann
sur l'espace, comme objet d'intuition et oomme concept de l'entende-
ment, sous le nom de Raumcharakteristik und Raumdeduction.
C'est pour ne pas distinguer entre la nécessité logique et la nécessité
intuitive dans nos jugements sur l'espace, qu'on s'égare dans les hypo-
thèses de la métamathématique.
Gustay Biedermann : Un carnet. Prag, Tempsky. 1879.
Recueil de réflexions philosophiques, qu'il n'est ni sans intérêt ni
sans profit de parcourir . Nous en détacherons quelques - unes :
« L'application est le courage du savant. — La première condition d'une
croyance scientifique, c'est de ne pas croire là où il est permis de sa-
voir. — Les seules actions qui échappent à l'oubli sont celles qui,
comme des graines robustes, ne passent point à travers le crible de
l'histoire. — Les concepts sont les économies de l'esprit ; les idées en
sont les besoins. — Il n'y a pas de gens sans croyance, mais des gens
différant de croyance. — Chaque idée nouvelle est le rajeunissement
d'une vieille idée. » A travers tous ces ingénieux aphorismes se déve-
loppent l'éloge et la défense de la philosophie hégélienne, qui fait
l'unité et l'idée maîtresse du livre.
ZEITSCIIRIFT FUER PHILOSOPHIE UND PHILOSOPHISCHE KRITIK.
T. LXXVI, 1880. — lre et 2e Livraisons.
Eduard Rehnisch : Essai de critique des dogmes et des opinions
traditionnels en logique, et particulièrement de la théorie du raison-
nement (1er article).
En terminant l'ingénieux exposé du développement de la science
humaine, qui ouvre l'avant-dernier livre de son Microcosme], Lotze
PÉRIODIQUES. — Zeitschrift fuer Philosophie. 561
insiste sur l'empire fâcheux que les opinions de l'antiquité exercent
encore sur nous. Cette observation est surtout vraie des préjugés et
des erreurs que l'autorité trop respectée des anciens entretient parmi
les logiciens modernes, malgré les progrès incontestables que la
science a réalisés. C'est toujours la logique d'Aristote qu'on enseigne
dans les écoles. Les esprits ordinaires ne sont pas seuls à subir ce
joug. On sait combien Kant lui-même, le grand réformateur de la phi-
losophie, se plaisait à opposer la certitude incontestée des théories
logiques, que nous a léguées le passé, aux variations incessantes de
la métaphysique. Herbart ne les jugeait pas avec moins de faveur et
n'en vantait pas moins la rigueur démonstrative que l'utilité pédago-
gique. Trendelenbourg n'hésite pas à préférer la logique d'Aristote à
celle de Kant. Aussi n'a-t-il cru pouvoir rien faire de mieux que de re-
constituer le véritable sens des théories du Stagyrite. Un examen
attentif montre pourtant que ce respect superstitieux pour l'ancienne
logique n'est pas étranger aux erreurs, aux difficultés qui ont embar-
rassé la marche de Leibniz, de Kant, de Herbart par exemple. Bornons-
nous à examiner ce que vaut la théorie du raisonnement, que nous de-
vons aux anciens. Non seulement Aristote n'a pas étudié l'induction et
l'analogie ; mais sa théorie du syllogisme même est loin d'être satisfai-
sante.41 est faux qu'il n'y ait de raisonnement concret que celui qui se
laisse ramener à l'un des dix-neuf modes de la première figure. Il n'est
pas exact davantage que, dans tout syllogisme, sur les deux prémisses,
il doive y en avoir une au moins de générale, une d'affirmative. Ne
tirons-nous pas tous les jours des conclusions valables de prémisses
comme les suivantes : « Lessing n'était pas l'ami du clergé; il n'était
pas non plus l'ennemi du christianisme ; j ou de cet autre : « Ces per-
sonnes ne sont plus tout à fait jeunes ; elles n'agissent pourtant pas
tout à fait avec raison ? »
Si Kant propose, pour améliorer la logique d'Aristote, de traiter les
propositions particulières comme des propositions universelles, sa cor-
rection n'est rien moins, au fond, que le renversement de la syllogis-
tique péripatéticienne. — La distinction des figures au point de vue de
leur valeur démonstrative n'est pas soutenable; et la célèbre formule :
« Omnis bonus syllogismus regulatur per Dici de omni vel Dici de
nullo î que l'on considère comme la loi suprême du syllogisme, ne s'ap-
plique bien qu'aux raisonnements de la première figure. D'ailleurs
l'histoire de ce principe est aussi instructive que peu connue. Les
modifications qu'il a subies dans la forme et pour le sens chez les
logiciens du moyen âge montrent combien l'interprétation d'Aristote
a varié.
Bruno Weiss : Recherches sur la dialectique de Frédéric Schleier*
mâcher (fin).
Nos précédentes études nous permettent de déterminer les rapports
de la philosophie spéculative et de la religion, dans la doctrine de
Schleiermacher. A ses yeux, la divinité n'est ni un objet de connais-
tome x. — 1880. 36
562 REVUE PHILOSOPHIQUE
sance ni un objet de science. Il ne voit avec Kant, dans la m étaphy-
sique religieuse, qu'un tissu de purs sophismes. C'est par une action
immédiate et mystérieuse, que nous sentons en nous la présence de la
divinité. Scheiermacher était un mystique. Il veut que le dialecticien
disparaisse là où commence le mystique. « Il n'y a pas de philosophie
pour la religion ni de religion pour la philosophie. » Ce qui ne veut
pas dire que l'une soit l'opposé de l'autre. Il n'y a pas d'antagonisme
entre elles; mais, au contraire, t toute philosophie conduit nécessaire-
ment au mysticisme, si l'on veut aller jusque-là. » Le mysticisme de
Schleiermacher ne se perd pas dans le quiétisme stérile de la contem-
plation. Par ce trait comme par bien d'autres, la dialectique de Schleier-
macher a d'étroites affinités avec celle de Platon ; et sa méthode est
tout inspirée par le grand idéaliste.
Eug. Dreher : Tlièorie des perceptions sensibles (suite).
L'expérience nous apprend quelle part revient aux raisonnements,
soit conscients, soit inconscients, dans la formation des perceptions
sensibles. Cela est vrai également de la vue, de l'ouïe, du toucher, de
tous les sens enfin. La moindre perception est donc un phénomène
très complexe, d'où l'analyse la plus délicate ne réussit qu'à grand' -
peine à dégager tous les éléments. Qui sait si nos descendants éloignés
ne réussiront pas à discerner dans les objets des qualités que nous ne
saisissons pas ; à développer en eux des sens qui nous font encore dé-
faut, par exemple à percevoir d'autres couleurs élémentaires que celles
qui nous sont jusqu'à présent accessibles? Ne se pourrait-il pas égale-
ment que notre intuition de l'espace et du temps devînt plus riche
par la suite, et qu'aux trois dimensions jusqu'ici connues de l'espace,
par exemple, l'avenir réussît à en ajouter une quatrième? On sait
quels débats cette hypothèse a déjà soulevés. Un prochain article en
montrera l'inanité.
Wilhelm Wigand : Leibniz et ses tentatives pour établir la paix
religieuse.
Leibniz a été étudié sous bien des aspects, comme philosophe,
comme savant, comme philologue, comme homme politique; ses efforts
pour faire régner la paix entre les diverses confessions chrétiennes
n'ont pas encore été racontés et appréciés comme il convient. Lessing
disait déjà : a La philosophie de Leibniz est peu connue, mais sa théo-
logie Test encore moins. Je ne parle pas de la doctrine théologique,
qui forme une partie de sa philosophie, mais de sa théologie chrétienne.
De quelle manière se conciliait-elle dans la tète de notre philosophe
avec les principes de la pure raison? Cela vaudrait la peine d'être expli-
qué. » Les recherches de Guhrauer, surtout sa biographie de Leibniz,
permettent de satisfaire au vœu de Lessing. Sans doute il demeure
toujours difficile, surtout en des matières aussi délicates, de saisir exac-
tement la véritable pensée de Leibniz. C'est ici surtout qu'il faut se
souvenir des paroles de Jacobi : « Leibniz a voulu accommoder ses
idées à tant d'esprits et de systèmes différents, et si souvent tenté de
PÉRIODIQUES. — Zeitschrift fuer Philosophie. 563
faire passer la vérité pour ainsi dire sous le manteau de l'erreur; il
gardait tant déménagements de toutes sortes, qu'il y fût forcé ou non;
et ses écrits nous sont parvenus dans un tel état : qu'on est facilement
exposé à ne pas le comprendre même avec la meilleure volonté du
monde, et simplement par prévention ou par étroitesse de jugement,
et qu'il est encore infiniment plus facile de lui prêter malicieusement
des contradictions. » Essayons néanmoins de décrire ses tentatives
pour mettre d'accord en premier lieu la philosophie et la religion chré-
tienne, ensuite le catholicisme et le protestantisme.
La philosophie de Leibniz, comme celle de Platon, entreprend de faire
revivre et de réconcilier dans l'unité d'une doctrine supérieure les grandes
doctrines du passé. Il ne « se jette pas, comme il reproche aux au-
tres, sur les pensées hyperboliques, » en abandonnant « ce qui est
plus simple et en même temps plus solide ». Il n'emprunte aux anciens
que ce qui est « le plus propre à l'usage et le plus conforme au goût
de notre siècle ».
Qu'est la religion dans la philosophie, qu'il construit ainsi des éléments
les plus divers? C'est, comme pour la doctrine platonicienne, la con-
science du divin dans l'homme. « Le même Dieu, qui est la somme de
tous biens, est aussi le principe de toutes les connaissances. » L'infini
est présent, d'une manière confuse assurément, à toutes les monades;
il est le moteur et la fin de toute activité : c'est lui que les monades
poursuivent également, aux degrés infiniment divers de leur appétit et
de leur perception. Dominé par cette pensée, on comprend qu'il ne lui
ait pas été malaisé de s'intéresser aux formes diverses sous lesquelles
les religions positives traduisent cet essentiel besoin de lame humaine,
et que son amour de l'humanité et son patriotisme lui aient fait un de-
voir de réconcilier entre eux des esprits qu'il voyait unis dans la pour-
suite d'une même fin et séparés seulement sur le choix des moyens.
Friese : Voix du royaume des esprits. Leipzig, Mutze, 1879.
Le professeur Fr. Hoffmann, l'admirateur et le disciple connu de
Baader, partage entièrement la foi de Friese dans l'authenticité et la
haute significations des manifestations attribuées aux esprits. Aux expé-
riences célèbres que Zollner, que Fechner eux-mêmes n'ont pas hésité
à raconter au public, Friese joint les siennes avec une égale confiance.
Il y voit la preuve indiscutable non seulement de l'existence des esprits
et de l'immortalité des âmes, mais encore la démonstration évidente
du commerce que les morts continuent d'entretenir avec les vivants.
Il se hasarde même à vouloir pénétrer le secret de cette existence
supra-sensible et à en déterminer la nature et les conditions, i Les pas
de géant qu'a faits la connaissance des forces naturelles, dit quelque
part Friese, ont banni des esprits la crainte du diable et de sa puis-
sance imaginaire... ; mais on a cru que toutes les expériences et les
découvertes merveilleuses qui s'accumulaient rapprochaient davan-
tage l'homme des derniers principes de la réalité; on a cru découvrir
dans les étonnantes et incompréhensibles propriétés de la matière l'es-
564 REVUE PHILOSOPHIQUE
sence véritable et unique de toutes les choses créées ; on s'est laissé
aller à un désolant matérialisme, qui rejette la croyance à l'existence
ou du moins à l'immortalité de l'âme. Cette doctrine empestée, mor-
telle à tout idéal, c'est la mission expresse des esprits de la combattre;
et j'aurais pu écrire de nombreux volumes avec le récit des faits qui
montrent combien les esprits remplissent sérieusement leur rôle. J'ai
mieux aimé réunir ici les renseignements que j'ai obtenus moi-même
d'eux, par d insistantes questions sur la vie que mènent les morts et
que notre destinée nous appelle tous à mener un jour. »
A cette profession de foi spirite, Ulrici n'a pu contenir son envie
d'ajouter une nouvelle déclaration à l'adresse de Wundt et des autres
adversaires du spiritisme. Ce n'est pas, selon lui, répondre à tous ceux
qui, comme Zôllner, comme Weber, Fechner et comme lui, déclarent
vrais les faits dont le médium Slade les a rendus témoins, que de les
regarder comme des tours d'adresse remarquables. Puisque les plus
célèbres escamoteurs les déclarent impossibles, il faut en chercher
l'explication ailleurs que dans l'habileté extraordinaire d'un charlatan;
et les principes du spiritisme sont bien seuls en état de satisfaire.
J. Capesius : La métaphysique de Herbart étudiée dans son déve-
loppement et son rôle historique. Leipzig, Matthes, 1878.
Il est difficile de souhaiter un juge plus exact, plus impartial et mieux
informé de la métaphysique de Herbart. L'auteur nous fait assister aux
origines et aux progrès de la pensée de Herbart. Il analyse l'influence
qu'exercèrent tour à tour sur elle Fichte et Leibniz, Platon et surtout les
Éléates : « L'étude approfondie de Platon et des Éléates contribua, plus
que Herbart ne le soupçonnait lui-même, à mûrir promptement ses
idées; elle le mit en état de terminer en trois semaines ses Haupt-
pimkte der Metaphysik. » Mais la métaphysique est loin d'être, aux
yeux de Capesius, la partie la plus solide de l'œuvre de Herbart. La mo-
rale et la pédagogie constituent son œuvre durable.
Maximilien Drossbach : De la force et du mouvement, d'après la
théorie des ondulations lumineuses et la théorie mécanique de la
chaleur lHalle, Pfeffer, 1879). L'auteur, qui s'est appliqué depuis de
longues années à la théorie de la connaissance, nous offre dans ce livre
un remarquable exemple de ce que peut l'analyse philosophique pour
la solution des problèmes scientifiques proprement dits. L'étude atten-
tive de la perception sensible conduit Drossbach à n'admettre d'autres
réalités que celle de forces intelligentes, analogues aux monades. Il
croit pouvoir rejeter, au nom de l'expérience et de l'analyse seule
des faits scientifiques, le dualisme de l'esprit et de la matière, du phé-
nomène et de la chose en soi.
Fouillée : L'idée moderne du droit en Allemagne, en Angleterre
et en France (Paris, Hachette, 1878). Nos lecteurs connaissent sulli-
samment le livre de Fouillée; ils seront sans doute curieux de savoir
ce qu'en pense un critique allemand comme Lasson. La passion,
le chauvinisme, l'ignorance, les contradictions sans nombre, le fracas
PÉRIODIQUES. — Zeitschrift fuër Philosophie. 56o
étourdissant des paroles : le critique allemand ne paraît pas dé-
couvrir autre chose dans l'œuvre du philosophe français. « Les
travaux contemporains de l'Allemagne sur la philosophie du droit sont
presque totalement ignorés de Fouillée... Il parle de la science alle-
mande comme un aveugle des couleurs... En dehors de Hegel, il ne
connaît que Strauss, Schopenhauer, Hartmann et V. Kirchmann... mais
il n'en parle évidemment que sur la foi de traductions ou d'articles de
journaux... Encore ne se donne-t-il même pas la peine de bien entendre
ce qu'il a lu et prête-t-il à Hartmann des vues qui sont le contraire de
sa pensée. L'incroyable erreur qui fait du déterminisme, du fatalisme
la philosophie particulière de l'Allemagne depuis Luther et la Réforma-
tion se trouvait déjà dans l'écrit précédent du même auteur sur la
liberté et le déterminisme. » Ne voir dans Hegel que la doctrine du
droit de la force et la justification des brutalités commises par ses
compatriotes dans la dernière guerre, c'est « s'exclure soi-même du
nombre des écrivains sérieux ».
On avouera que, si Lasson a quelque droit d'accuser la critique pas-
sionnée de Fouillée, il n'hésite pas à lui rendre la pareille à l'occasion.
Alexander Jung : Article nécrologique sur Emmanuel- H erman a
de Fichte. Après avoir subi tour à tour l'ascendant de Leibniz, de Fichte,
de Hegel, de Schelling, de Herbart et de Baader, l'auteur de cet article
nous déclare solennellement qu'il n'a trouvé que dans la philosophie du
second Fichte la doctrine qui répond à tous les besoins de son intelli-
gence et de son cœur. C'est qu'elle comprend dans une synthèse supé-
rieure les idées durables des autres grands maîtres ; et qu'elle fait
mieux qu'aucun d'eux leur part légitime aux découvertes de la science
moderne. Né en 1796, Hermann Fichte ressentit profondément dès ses
premières années l'influence de la piété maternelle. Encore enfant, il
fut témoin de l'enthousiasme patriotique qui accueillit à Berlin les géné-
reuses leçons de son père. Tour à tour, pendant quatorze années, profes-
seur aux gymnases de Saarbruck et de Dusseldorf, puis successivement
professeur aux Universités de Bonn et de Tubingue, il sut mettre à
profit ces milieux différents pour préciser et étendre ses connais-
sances esthétiques, scientifiques et théologiques, en même temps
qu'il mûrissait et approfondissait ses idées philosophiques. Ses prin-
cipaux écrits portent tous l'irrécusable témoignage de la largeur et
de l'infatigable curiosité de son esprit ; citons seulement parmi les
plus remarquables, parmi ceux dont l'apparition produisit le plus
d'effet et dont l'action n'est pas près d'être épuisée, ses Essais
d'une caractéristique de la 'philosophie moderne, 1829; 2° éd., 1841;
Idée de la personnalité et de l'immortalité individuelle, 1834; 2e éd.,
1856.; V Anthropologie; le éd., 1856; 3e 1876 ; l'Ethique, 1850; La philoso-
phie du théisme et sa justification, 1873. Il est curieux que le jeune
Fichte ait connu et embrassé la doctrine de Hegel avant d'avoir étudié
celle même de son père. Du reste, il se détacha successivement de
Hegel, comme de Schelling, sans cesser de rendre hommage à leur
566 REVUE PHILOSOPHIQUE
génie; et ne paraît être demeuré constant dans son attachement que
pour les principes essentiels du kantisme. Son originalité n'eut jamais
à souffrir d'ailleurs de ces influences diverses. On connaît sa théorie de
l'immortalité personnelle. En chaque âme vit une essence immortelle,
immuable, seule capable de concevoir, par l'affinité même de sa nature,
le Dieu personnel et éternel. G est véritablement le génie propre de
chaque être, qui demeure invariable à travers les existences diverses
que l'individu est appelé à revêtir dans le monde phénoménal, dans la
succession de ses destinées mortelles. Fichte ne travaille pas moins à
rajeunir la démonstration de la monadologie. <i Le monisme abstrait et
« uniforme de l'ancienne école est condamné en fait par les résultats
« récents de la physiologie et de la psychologie. Au fond des manifes-
« tations de la vie psychique se révèle incontestablement un principe
« individuel. De ce point de vue, et ce n'est pas le seul où puisse se
« placer la pensée métaphysique, nous apparaît la vérité de la philoso-
<c phie des monades, qui doit donner son caractère à la philosophie du
« présent. » Le théisme moral, qui résume toute la métaphysique de
Fichte, peut être regardé comme un des plus beaux essais qui aient
été tentés en vue de fonder cette monadologie du présent.
Frédéric Zœllner : La physique transcendantale et sa soi-disant
philosophie, 3e volume des Essais scientifiques, Leipzig, Staaek-
mann, 1879 (analyse par Fr. Hoffmann).
Le troisième volume des Essais scientifiques de Zœllner devait être
consacré à la physique astronomique. Mais les attaques dirigées par
Wundt contre la vérité du spiritisme ont décidé Zœllner à faire de ce nou-
veau volume un plaidoyer en faveur de la cause qui ne lui est pas moins
chère qu'à Fechner et à Ulrich La liste des chapitres du livre en fera
suflisamment connaître l'esprit, en même temps que le contenu : 1° Le
spiritisme et les soi-disant philosophes, réponse au professeur Wundt;
2° Le spiritisme et les soi-disant mathématiciens; 3° Défense de l'Amé-
ricain Slade; 4° Savants allemands « d'une véracité incontestée » devant
le tribunal des libraires, des juifs et des protestants libéraux; 5° La phy-
siologie transcendantale et le mécanisme soi-disant animal, en regard
des expériences du magnétiseur Garl llansen;6° Le spiritisme et la ré-
vélation chrétienne. — Dans sa foi entière aux manifestations des esprits
Zœllner n'hésite pas à réclamer en faveur du spiritisme l'illustre auto-
rité de Kant lui-même. On sait le culte profond de l'auteur du livre sur
les comètes pour le génie et la docirine de Kant. Les écrits antérieurs
à la période critique, et particulièrement le petit essai sur les songes
des visionnaires témoigneraient, au dire de Zœllner, de la secrète com-
plaisance de leur auteur pour la doctrine des spirites. Il n'est pas
malaisé de démontrer que les paroles de Kant ne signifient rien de pa-
reil. — Zœllner ne paraît pas plus heureux dans la tentative qu'il fait
pour expliquer par l'hypothèse d'une quatrième dimension de l'espace
les phénomènes de spiritisme, qui semblent contraires au principe de
l'impénétrabilité de la matière. 11 ne réussit pas à résoudre d'une
PÉRIODIQUES. — Zeitscltrifl fuér Philosophie. 567
manière satisfaisante les questions qu'il soulève relativement à la
nature des esprits et au monde qu'ils habitent. Baader mériterait mieux
d'être consulté sur ce mystérieux sujet, au dire de Fr. Hoffmann, qui
n'hésite pas à soutenir d'ailleurs qu'il y a plus de vérité dans Baader
que dans Kant, le philosophe préféré à tort par Zœllner.
Il ne paraît pas non plus que Zcellner invoque avec plus de succès
les déclarations de saint Paul et de Jésus, en faveur de la quatrième
dimension de l'espace, dont la démonstration lui tient à cœur.
Wilhelm Wiegand : Leibniz et ses tentatives de pacification reli-
gieuse (fin). Le dessein de Leibniz répondait au besoin général des
esprits, et ne faisait que reprendre avec plus de suite et d'autorité les
efforts tentés déjà de bien des côtés.
L'électeur palatin Charles-Louis n'avait-il pas fait élever à Mannhein
en 1663, un temple à l'union de toutes les confessions chrétiennes? Et
pourtant la tentative du philosophe échoua complètement, malgré les
dispositions favorables de l'esprit public, malgré le concours de plu-
sieurs princes. On a dit que Leibniz ne s'était pas intéressé sérieuse-
ment à l'entreprise; que son indifférence religieuse, ses ménagements
pour les divers partis enlevaient à son action l'ardeur et l'autorité
nécessaires au succès. Mais on oublie que Leibniz était convaincu,
comme le remarque finement Lessing, qu'il y a une part de vérité dans
toute doctrine, théologique ou autre; et il s'appliquait à dégager, dans
les opinions les plus contraires, cet élément caché de vérité qui lui
permettait de les rattacher également à son propre système. De là cet
l'esprit de conciliation et de tolérance qui est l'âme même de sa philo-
sophie, et qu'il voulait répandre autour de lui ; de là ces ménagements
pour des doctrines rivales, qu'on prenait pour la marque de l'irrésolu-
tion ou de l'indifférence religieuse. Quoi qu'il en soit, Leibniz n'avait pas
tardé à comprendre l'inutilité de ses efforts. Dès 1698, avant de reprendre
ses pourparlers avec Bossuet, il croyait plus pratique d'ébaucher avec
ses amis le plan d'une société de théophiles, qui devait se borner au
rôle d'une « Eglise invisible de vrais savants », comme il écrivait. —
L'auteur termine son intéressant travail en discutant l'authenticité de
certains écrits de Leibniz relatifs à ces tentatives de pacification
religieuse, et en publiant un document inédit sur le même sujet.
Eduard Rehnisch : Essai de critique des dogmes et des opinions
traditionnels en logique, et particulièrement de la théorie du raison-
nement (fin).
Séduits par l'exemple d'Aristote, les logiciens oublient trop souvent
que la forme seule ne décide pas de la vérité. Ils méconnaissent que le
calcul, cette application mathématique de l'entendement, est, lui aussi,
une fonction logique de la pensée; et qu'à ce titre il doit, comme Lotze
et Sigwart l'ont bien compris, figurer parmi les opérations qu'étudie la
logique. Reprenant une considération précédemment indiquée, Reh-
nisch s'applique à distinguer l'induction aristotélique de l'induction
expérimentale, et résume les conclusions de son travail.
568 REVUE PHILOSOPHIQUE
Alexis Meinong : Humestudien. Iie partie : Essai sur l'histoire et la
critique du nominalisme moderne. Vienne, Gerold , 1877. E. Pfiei-
derer, l'auteur d'une intéressante étude sur Hume (L'empirisme et
le scepticisme dans la philosophie de David Hume) , s'attache
surtout ici à défendre son propre ouvrage contre les malentendus ou
les critiques de Meinong. Il ne croit pas avoir exagéré l'influence de
Berkeley sur la théorie que Hume nous a laissée de l'abstraction. En
tout cas, il n'aurait fait que commenter le mot de Hume lui-même, qui
considérait la proposition où Berkeley affirme que toutes les idées
générales ne sont que des idées particulières comme « une des plus
belles découvertes qui aient été faites en ces derniers temps dans la
république des sciences j>. Pfleiderer conteste également qu'il n'ait pas
su voir les défauts de la doctrine de Hume, et se déclare sur ce point
beaucoup plus d'accord avec Meinong que ce dernier ne paraît le croire.
Guyau : La morale anglaise contemporaine. Lasson fait grand cas
de ce livre, et ne trouve guère à lui reprocher que ses complaisances
pour la doctrine évolutioniste. Quand on parle aussi éloquemment que
l'auteur de la destinée morale de l'homme et de la prééminence de
la raison, on ne devrait pas admettre facilement que la conscience
humaine n'est qu'un développement supérieur de l'intelligence et des
instincts de l'animal; ni surtout présenter la théorie de la descen-
dance comme une doctrine « presque certaine ». Lasson se plaint
encore des ménagements que garde Guyau envers la morale utilitaire.
Les principes de l'association des idées, de l'évolution et de la sélec-
tion, qui semblent plaider en faveur de l'utilitarisme, sont loin d'être
des vérités aussi incontestables que le croit Guyau. Ni la théorie asso-
ciationiste du mécanisme psychique, ni la prétendue évolution de la
sensibilité à la raison, ni la réduction de tous les motifs d'action à
l'intérêt qu'enseigne la sélection ne sont pas encore, grâce à Dieu,
des vérités incontestées.
Le problème logique, à propos des écrits de C. Sig v:art : W. Schuppe.
.). Bergmann (Article d'Ulrici). Ulciri est d'accord avec Sigwart pour
faire reposer la connaissance logique sur un principe moral. L'esprit ne
tend à l'unité logique de la connaissance que comme à une fin qu'il
s'est posé librement. C'est avec raison que Sigwart soutient que les lois
logiques sont des lois à priori de la pensée; ou encore que l'induction
n'est qu'un dérivé de la déduction. La logique de Schuppe repose sur
la confusion de la logique et de la théorie de la connaissance, qu'Ulrici
a déjà essayé de dissiper dans un précédent écrit. Bergmann a tort
d'appeler la logique l'art de penser, et s'enveloppe trop souvent dans
une obscurité impénétrable.
Le Propriétaire-gérant,
Germer Baillière.
COULOMMIERS. — TYPOGRAPHIE PAU^ RRUUARD.
LA MÉTHODE
ET LA
MATHÉMATIQUE UNIVERSELLE DE DESCARTES
Les doctrines générales de Deseartes ont été, au xvne siècle, l'âme
de toutes les sciences, et elles sont restées en partie l'âme des
sciences contemporaines. Ce n'est pas qu'avant elles l'esprit de
liberté et d'examen dont la science allait désormais s'inspirer, ne se
fût déjà fait jour, et que des découvertes importantes et précises
n'eussent été accomplies dans divers ordres du savoir. Sans parler
des hardis penseurs du moyen âge, qui, sous le joug de l'autorité,
pressentaient et prédisaient l'ère lointaine encore de l'affranchis-
sement, l'indépendance de l'esprit humain avait été proclamée aux
jours de la Renaissance par les Campanella, les Jordano Bruno,
les Ramus. Sans remonter à ces ébauches informes d'une science
encore inconsciente d'elle-même, à ces démarches inhabiles vers les
voies d'une méthode plus naturelle, dont les traces se retrouvent
jusque dans les ténèbres du xur siècle; dès la fin du xv, un homme
dont le vaste génie s'était emparé du domaine entier de l'esprit et
de l'activité, Léonard de Vinci, avait convaincu de mensonge le
savoir illégitime de la nature qui régnait de son temps, et vu dans
l'expérience l'unique interprète des phénomènes naturels. Plus tard,
l'astronomie s'était renouvelée et agrandie avec Copernic, Tycho-
Brahé et Kepler; les mathématiques pures avaient reçu de Tartaglia,
de Cardan, de Ferrari, de Viète, de Bachet de Bourg, de Cataldi,
de Neper et de Snellius de précieux accroissements; la physique
expérimentale était née et s'était unie aux mathématiques, le jour
où Galilée avait découvert les lois de la chute des graves; la nature
vivante elle-même avait été soumise à l'observation par Rondelet,
TOME X. — 1880. .',7
570 REVUE PHILOSOPHIQUE
Salviani, Gesner, Vesale et Servet, et bientôt Aselli et Harvey allaient
découvrir, l'un les vaisseaux chylifères, l'autre la grande circula-
tion du sang. Enfin le chancelier Bacon, s'inspirant des découvertes de
ses contemporains, avait célébré dans un langage impérissable la
diemité de la science et de la nature.
Mais que de restes d'une façon de penser près de disparaître se
mêlaient encore à ces pensées nouvelles! Pour les hommes de la
Renaissance, Montaigne excepté, l'affranchissement n'avait guère
été qu'un changement de maître. Libres des liens de la scolastique,
les esprits s'étaient abandonnés à d'autres liens, comme par habitude
de l'esclavage. Les savants eux-mêmes, à l'exception de Galilée, cet
esprit ferme et juste, qui, si Descartes n'avait pas paru, serait tenu
pour l'initiateur de la pensée moderne, étaient encore obsédés par
des imaginations d'un autre âge, qui altéraient leurs découvertes les
plus exactes; enfin de ces découvertes partielles ne s'étaient pas
encore dégagées une vue distincte de l'unité et du but de la science,
une méthode applicable à tous les ordres de recherches.
Saisir l'esprit et le fixer dans ses propres voies, inaugurer une
façon de penser sans rapports, au moins apparents, avec les spécu-
lations des siècles passés, rallier en un système unique, animé d'une
pensée commune, les fruits épars d'une science naissante, multiplier
ces fruits, en produire de nouveaux et d'imprévus, par une méthode
à la prise de laquelle rien n'échappe de ce que l'esprit humain peut
connaître, voilà ce que devait être l'œuvre de Descartes, ce génie
incomparable, vers lequel converge et duquel émane à la fois toute
la science de son temps.
Cette œuvre est immense; elle comprend tout : les sciences ma-
thématiques, les sciences de la nature, celle de l'homme et celle de
Dieu. De quelque côté qu'on l'aborde et qu'on y pénètre, on est con-
duit, en la parcourant, à travers toutes les sciences, car toutes les
parties en sont liées comme les pièces d'un organisme. Mais si l'on
veut en saisir la raison séminale, comme disaient d'antiques philo-
sophes, il faut d'abord la considérer dans son germe.
Le germe de la philosophie cartésienne, et, dans ce mot, nous
comprenons au même titre la métaphysique et les sciences propre-
ment dites, est la méthode. Descartes lui-même nous en avertit en
maint endroit de ses ouvrages. En quoi consiste donc la méthode
cartésienne? Quelle en est l'essence? Quels en sont les procédés?
Quels en sont les caractères?
L'intuition de la méthode, par laquelle il allait renouveler et mul-
tiplier le savoir humain, semble avoir surgi spontanément dans
l'esprit de Descartes. Elle lui apparut, à la suite de longues médi-
L. LIARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 571
tations, dans l'hiver de 1619 '.Toutefois, il nous l'apprend lui-même,
elle avait de secrètes origines, dans les études de son enfance et de
sa jeunesse. « J'avais un peu étudié étant plus jeune entre les parties
de la philosophie à la logique, et entre les mathématiques à l'analyse
des géomètres et à l'algèbre, trois arts ou sciences qui semblaient
devoir contribuer quelque chose à mon dessein 2. » Il n'est pas sans
intérêt de se demander quelle a pu être la contribution de la logique,
de l'analyse des anciens et de l'algèbre des modernes à la méthode
cartésienne 3.
Pour ce qui est de la logique, la réponse est aisée. Descartes n'en
a rien tiré. Il la mentionne seulement pour en marquer la stérilité.
Il s'agit en effet de cette analytique d'Aristote qui, décomposant des
notions données, explique les connaissances sans les étendre, et
dont l'abus avait conduit à ce grand art de Raymond Lulle qui
donne moyen de parler vraisemblablement de toute chose sans rien
savoir et de se faire admirer des plus ignorants. Pour se convaincre
de l'impuissance native et irrémédiable de ses procédés, en ce qui
touche l'invention de la vérité, il suffit « de remarquer que les dia-
lecticiens ne peuvent former aucun syllogisme qui conclue le vrai,
sans en avoir eu auparavant la matière, c'est-à-dire sans avoir
connu d'avance la vérité que ce syllogisme développe *. » Tout au
plus peut-on s'en servir pour exposer plus facilement aux autres les
vérités déjà connues. Il faut donc renvoyer les syllogismes de la
philosophie à la rhétorique.
Autres sont l'analyse des anciens et l'algèbre des modernes.
Par analyse, les géomètres ont entendu à la fois une science et
une méthode. Comme science, l'analyse était une partie de la
géométrie 5. Comme méthode, elle était un procédé de découverte
mathématique, dont voici les principales articulations. En premier
lieu, considérer la question proposée, théorème ou problème, comme
résolue, puis, en la décomposant progressivement en ses éléments,
la ramener à quelque autre proposition plus simple, admise comme
principe, ou déjà démontrée. C'est donc à la fois une décomposition
et une réduction. Ainsi de nouvelles propositions sont rattachées
aux propositions antérieurement admises, et la science se développe
et s'étend. Appliquée à la géométrie par les anciens, cette méthode
1. Descartes, Olijmp.; Cf. Baillet, Vie de M. Descaries, liv. II, ch. i.
2. Méth., 2e p.
3. Sur les origines mathématiques de la méthode cartésienne, Cf. V. Char-
pentier, Essai sur la méth. de Descartes, liv. II, ch. 1, 2, 3.
4. Regid. ad direct, ingen., Reg. 10.
5. Cf. Chasles, Aperçu hist. sur l'orig; et le dévelop. des méth. en géom., p. 5,
et Introd. à la </éom. suj>.. p. 4, sqq.
572 REVUE PHILOSOPHIQUE
avait produit des résultats que Descartes, malgré son dédain de
l'antiquité, ne laisse pas parfois d'admirer l.
L'algèbre, au temps où Descartes étudiait, était de même une
science et une méthode. Comme science, c'était une branche de la
science des nombres; comme méthode, c'était l'analyse des anciens
étendue au traitement des quantités, et simplifiée, dans la géométrie,
à l'aide de signes abstraits substitués à l'intuition des grandeurs
concrètes -. Nous aurons à noter bientôt l'imperfection de cette
algèbre rudimentaire; elle n'en constituait pas moins déjà un puis-
sant moyen d'analyse, et, en la solution de ses questions, elle
était elle-même une application de cette méthode qui ramène les
théorèmes et les problèmes les plus composés à de plus simples
dont ils dépendent, comme la conséquence du principe.
Dans l'analyse géométrique et dans l'analyse algébrique se retrou-
vent les premiers linéaments de la méthode cartésienne; mais, pour
les en dégager, Descartes n'a-t-il eu qu'à en briser l'enveloppe? Il
ne fait aucune difficulté d'avouer les origines mathématiques de sa
méthode 3; mais il a pris soin d'en marquer lui-même l'originalité.
Ce qui la distingue de l'analyse ancienne et de l'algèbre, c'est
l'étendue et la généralité. La méthode cartésienne n'est pas confinée
dans un ordre particulier de recherches; elle s'étend à toutes les
sciences. L'analyse des anciens, au contraire, est une discipline
bornée aux seules questions de géométrie; de plus, « astreinte à la
considération des figures, elle ne peut exercer l'entendement sans
fatiguer beaucoup l'imagination \ » L'algèbre, bien que d'une
application moins restreinte, puisque déjà Yiète l'avait liée à la
géométrie, ne dépassait pas cependant le domaine des nombres ;
elle n'avait même pas, en mathématiques, cette généralité qu'elle
devait bientôt recevoir de Descartes, et puis on l'avait tellement
« assujettie à certaines règles, à certains chiffres, qu'on en avait
fait un art confus et obscur, plus propre à embarrasser l'esprit qu'à
le cultiver 5. »
Voyons maintenant quelle extension inattendue Descartes a donnée
à ces procédés de méthode, dont avant lui l'empire comprenait à
peine les différentes provinces des mathématiques.
Ce n'est pas seulement dans le Discours placé par lui comme in-
i. ReguL, Reg. 4.
2. Cf. Descartes, ReguL, Reg. 4: « Et ne voyons-nous pas lleurir une cer-
taine espèce d'arithmétique, l'algèbre, qui a pour but d'opérer sur les nombres
ce que les anciens opéraient sur les figures. »
3. Méth., 2e p.; ReguL, Reg. 4.
4. Mcth., 2e p.
5. Méth., -Ie p.
L. LIARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 573
troduction à ses traités de la Dioplrique, des Météores et de la
Géométrie, qu'il faut chercher la méthode de Descartes, c'est dans
tous ses écrits, et en particulier dans cet ouvrage posthume, intitulé
Reguhe ad directionem ingeuii, où son empreinte est si fortement
marquée. Sans doute les règles du Discours énoncent les prescrip-
tions maîtresses de la méthode : n'admettre pour vrai que ce qui est
évident, c'est-à-dire éviter soigneusement la précipitation et la pré-
vention, et ne rien comprendre de plus en ses jugements que ce
qui apparaît si clairement et si distinctement qu'on n'ait aucune
raison de le mettre en doute; diviser chacune des difficultés qui se
présentent en autant de parties qu'il se peut et qu'il est requis pour
les mieux résoudre; conduire par ordre ses pensées, en commen-
çant par les objets les plus simples et les plus faciles à connaître,
pour s'élever peu à peu,.comme par degrés, jusqu'à la connaissance
des plus composés; faire partout des dénombrements si entiers et
des revues si générales, que l'on soit assuré de n'avoir omis rien. —
Mais que de questions soulevées par l'obscure simplicité de ces
formules! Qu'est-ce que la clarté et la distinction? Gomment les
discerner? Quelles sont les choses claires et distinctes? D'où tirent-
elles la force de résister aux plus puissantes raisons de douter?
Pourquoi la division éclaircit-elle l'obscurité des questions com-
posées? Où doit-elle tendre? Où doit-elle s'arrêter? Pourquoi, d'autre
part, dans l'enchaînement des questions, aller du simple au com-
posé? Quels liens rattachent les problèmes les plus complexes aux
questions les plus aisées à connaître? De ces brefs énoncés ne se
dégagent nettement ni l'unité de la méthode, ni la pensée qui en
est l'âme. On dirait que Descartes les propose à son lecteur moins
comme un enseignement que comme une énigme.
Cette énigme, il faut en chercher le sens dans l'œuvre entier de
Descartes. La philosophie cartésienne est en effet tout à la fois le
produit, le commentaire et la justification de la méthode. De ce
point de vue, la méthode et la philosophie s'éclairent l'une par
l'autre.
En premier lieu, la science est une. « Toutes les sciences réunies
ne sont rien autre chose que l'intelligence humaine, toujours une,
toujours la même, si variés que soient les sujets auxquels elle
s'applique. » Aussi les sciences diverses sont-elles les parties
coordonnées d'un même système, « tellement liées ensemble qu'il
est plus aisé de les apprendre toutes que d'en apprendre une seule
en la détachant des autres '. » Par suite, la méthode est universelle.
1. Regul., Reg. 1.
575- REVUE PHILOSOPHIQUE
En changeant de sujet, l'esprit ne change pas de nature, et, si
quelque diversité dans les procédés mis en œuvre semble devoir
insulter de la diversité des objets qu'il étudie, les voies suivies par
lui sont, en fin de compte, partout les mêmes, ici plus ouvertes, là
moins accessibles, mais sans différences essentielles. Les mathéma-
tiques fourniront, il est vrai, les illustrations les meilleures et les
plus nombreuses de la méthode. C'est qu'elles en sont les premiers
fruits, et qu'à ce titre elles peuvent en fournir « les exemples les
plus évidents et les plus certains *. » Mais elles n'en marquent pas
les limites. La méthode les dépasse en tous sens et s'étend à tout le
savoir possible.
Cela posé, quelle est cette méthode universelle? — Avant d'en
décrire les procédé-, il faut en marquer le but. Ce but, c'est la
constitution de la science, c'est-à-dire « dj'un système de connais-
sances certaines et évidentes 2. » R-ien de plus précis que cette dé-
finition. Mais aussitôt surgit une difficile question. A quelles choses
sont attachées l'évidence et la certitude? Nous venons de voir que,
pour Descartes, l'unité de l'intelligence impliquait l'unité de la
science. Par suite, toutes les vérités auxquelles nous pouvons at-
teindre ont une même nature. Une âme commune circule en elles
et les relie. Il s'en faut pourtant de beaucoup qu'elles soient toutes
comme sur un même plan et d'un égal accès. Il en est de prochaines
et d'éclatantes, dont l'évidence nous apparaît de suite, sans inter-
médiaire; mais il en est aussi, et ce sont les plus nombreuses, de
lointaines et de cachées, que l'esprit ne peut atteindre et découvrir
sans le secours de la méthode. D'où vient cette différence qui établit
à la fois la nécessité de la méthode et en précise le but?
D'après Descartes, toutes les connaissances ne sont pas de même
ordre; il en est de relatives, il en est d'absolues. L'absolu, « c'est
tout ce qui contient en soi la nature pure et simple que l'on cherche. »
Le relatif, c'est ce qui participe de la nature de l'absolu et en dérive 3.
Tels sont, par exemple, la cause et l'effet, l'égal et l'inégal, l'un et
le multiple. Bien que corrélatifs, ces termes accouplés sont, l'un
absolu, l'autre relatif; ainsi la cause est absolue par rapport à l'eifet,
l'égal par rapport à l'inégal, l'unité par rapport à la multiplicité, car,
sans la cause, l'égal et l'unité, l'eiï'et, l'inégal et le multiple ne se-
raient pas connus. Ainsi l'absolu est connu par soi, le relatif est
connu par l'absolu.
De là se tire le signe auquel ils se discernent l'un de l'autre. En
1. ReguL, Reg. 2.
2. ReguL, Reg. 2.
3. ReguL, Reg. 6.
L. LIARD. — METHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 575
tout ordre de connaissances, le relatif, c'est ce qui peut être décoin-
posé et réduit à des éléments plus simples. L'absolu, c'est le résidu
simple qui résiste à la décomposition, c'est tout ce dont « la con-
naissance est si claire et si distincte que l'esprit ne le puisse diviser
en un plus grand nombre d'autres choses, dont la connaissance soit
encore plus distincte '. » Telles sont, dans les choses matérielles,
les notions de la figure, de l'étendue et du mouvement; dans les cho-
ses intellectuelles, connues par la lumière intérieure, sans le secours
d'aucune image corporelle, les notions de la connaissance, du doute,
de l'ignorance; et, dans ces choses qui peuvent se dire également
des corps et des esprits, les notions de l'existence, de la durée, de
l'unité; tels sont encore ces jugements qui ne peuvent se réduire à
d'autres plus simples : deux choses égales à une troisième sont
égales entre elles; deux choses qui ne peuvent être rapportées de la
même manière à une troisième ont aussi entre elles quelque dif-
férence "2. Toutes les séries distinctes entre lesquelles nous pouvons
distribuer les connaissances réelles et possibles aboutissent ainsi à
un certain nombre d'éléments simples, au delà desquels l'esprit ne
saurait rien atteindre, ni rien demander 3.
Ces natures simples ont un caractère essentiel qui les différencie
des natures composées. Les natures composées sont par elles-mêmes
obscures et incertaines; les natures simples sont, au contraire,
investies d'une certitude à toute épreuve. En elles, tout est vrai,
rien n'est faux. Nous les voyons d'une vue directe, exempte d'illu-
sion et d'erreur ;. Nous les connaissons non par le témoignage
variable et souvent trompeur des sens, ou par les jugements presque
toujours illusoires de l'imagination, mais par une intuition si évi-
dente, que le moindre soupçon de doute en est écarté :i. Pouvons-
nous douter que le nombre deux ne soit pas obtenu en ajoutant
l'unité à elle-même, qu'un triangle n'ait pas trois angles, que
l'existence ne soit pas le contraire du néant, et le repos l'opposé du
mouvement'? Ces natures brillent d'une lumière qui n'est pas em-
pruntée.
Là est le centre et comme le nœud vital de la méthode cartésienne.
De cette théorie de la certitude immédiate et indiscutable des natures
simples, comme Descartes les appelle d'un nom emprunté à la sco-
1. R-iguL, Reg. 12.
2. Cf. ReguL, Reg. 12.
3. Cf. ReguL, Reg. 6.
4. Cf. ReguL, Reg. 12.
5. Cf. ReguL, Reg. 3.
576 REVUE PHILOSOPHIQUE
lastique, on peut voir sortir les principales nouveautés du carté-
sianisme.
C'est d'abord la défaite irréparable des entités scolastiques. Que
peuvent être en effet ces puissances mystérieuses, forces occultes,
âmes de toute espèce, par lesquelles les docteurs du moyen âge se
flattaient d'expliquer les phénomènes, sinon des fruits de l'imagi-
nation, des abstractions transfigurées en réalités, des notions obs-
cures et confuses, que jamais l'esprit n'a vues face à face, de cette
vue directe sans laquelle la connaissance est illusoire et menteuse ?
Qu'elles soient donc à jamais bannies de la science, pour faire place
aux notions claires et distinctes. — C'est la mise au jour d'un crité-
rium infaillible de certitude : ne se rendre qu'à l'évidence, suspen-
dre son jugement jusqu'à la rencontre de notions si claires et si
distinctes qu'elles forcent l'adhésion la plus rebelle. — C'est une
définition du but et des limites de la science. La science a été
définie plus haut : la connaissance certaine et évidente. Cette défi-
nition peut être maintenant développée et précisée. Puisque toute
certitude vient de l'intuition directe des natures simples qui gisent
au fond des choses les plus composées, la science a pour objet la
découverte de ces natures simples et absolues et la démonstration
de la manière dont elles constituent, en se composant avec elles-
mêmes, les natures complexes et relatives. — Dès lors, l'objet de la
méthode est fixé, et ses procédés essentiels déterminés. « Le secret
de la méthode consiste à chercher en tout ce qu'il y a de plus
absolu ' », et à faire voir distinctement comment ces éléments
absolus concourent ensemble à la composition des autres choses 2.
La méthode, qui n'aurait pas d'objet, si toutes choses nous étaient
immédiatement connues, consistera donc essentiellement dans un
double mouvement de décomposition et de composition. Elle dé-
composera les objets complexes de la recherche, pour en découvrir
les facteurs simples et absolus; puis elle les recomposera à l'aide de
ces mêmes facteurs.
Avant d'aller plus loin, veut-on des exemples de cette circulation
alternante qui va du composé au simple et revient du simple au
composé? Descartes nous les fournira. Soit à expliquer la propriété
que possède la ligne appelée anaclastique, de réfracter les rayons
parallèles, de telle façon qu'après la réfraction ils convergent en
un seul point. On verra d'abord que cette ligne est déterminée par le
rapport des angles de réfraction et des angles d'incidence. C'est là
1. Reyul.l Reg. G.
2. Re<jv.l.t Reg. 2.
L, LIARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 577
un premier stade dans la réduction du composé au simple, du relatif
à l'absolu. Mais la proposition ainsi obtenue est elle-même composée
et relative. La réduction doit aller plus avant. En la poussant plus
loin, on trouve que le rapport entre les angles d'incidence et les an-
gles de réfraction dépend du changement apporté dans la grandeur
respective de ces angles par la différence des milieux. Cette propo-
sition est encore composée et relative ; elle provoque une réduction
nouvelle. D'où vient que les rayons lumineux traversent les corps
diaphanes? Cette propriété dérive évidemment de la nature de
l'action de la lumière. Il faut donc que cette action soit connue.
Maîs, à son tour, elle ne saurait l'être, si l'on ignore ce qu'est en
général une puissance naturelle. La notion claire des puissances
naturelles, voilà donc le dernier terme, le terme absolu de cette
série de questions, de cette réduction progressive du composé au
simple, du relatif à l'absolu.
Arrivé là, et une fois en possession, par l'intuition, de la notion
claire et distincte des puissances naturelles, il faudra repasser par
les mêmes degrés, pourvoir comment les diverses propositions déjà
parcourues dans un autre sens s'engendrent et se lient. De la na-
ture des puissances naturelles en général, on déduira l'action de la
lumière; cette action connue expliquera comment les rayons lumi-
neux traversent les corps diaphanes ; cette proposition expliquée
permettra de comprendre les changements que détermine dans la
grandeur des angles d'incidence et de réfraction la nature des mi-
lieux. On en viendra ainsi à trouver la raison des propriétés de
l'anaclastique.
Tous les ouvrages de Descartes, en particulier ses ouvrages scienti-
fiques, nous présentent de frappantes illustrations de cette méthode.
Quel est par exemple l'ordre suivi dans la Dioptrique et dans les
Météores ? Dans la Dioptrique, Descartes commence par déterminer
en quoi consiste l'action de la lumière; c'est un mouvement compa-
rable aux autres mouvements de la nature. De cette définition il
conclut que le mouvement lumineux doit suivre les mêmes lois que
le mouvement proprement dit. Par conséquent, à la rencontre de cer-
tains obstacles, les rayons lumineux se réfléchiront, comme fait une
balle à la rencontre du sol ; ils pénétreront dans les milieux dia-
phanes, comme fait la même balle dans un milieu liquide; ils seront
alors déviés, comme elle, de leur direction primitive, et cette dévia-
tion variera suivant la nature du milieu traversé. — De même, dans les
Météores, où il se propose d'expliquer les principaux phénomènes qui
se passent dans les cieux, la pluie, la grêle, la neige, le tonnerre, la
foudre, l'arc-en-ciel et certaines apparences extraordinaires, il part
5TS REVUE PHILOSOPHIQUE
des natures simples, c'est-à-dire de la nature des corps en général; de
là il déduit celle des exhalaisons et des vapeurs, et, par une compo-
sition croissante, celle des vents, de la pluie, de la neige ; puis, com-
posant ces propriétés et celles de la lumière, il explique les appa-
rences lumineuses que parfois nous voyons donc le ciel. C'est partout
et toujours la même procédure. L'analyse réduit les phénomènes
aux natures simples dont ils dépendent, et la synthèse fait voir en
quel ordre ils en dépendent et en dérivent.
La méthode suppose donc, on le voit, deux procédés distincts et
cependant collatéraux de connaissance : l'intuition et le raisonne-
ment. L'intuition est en définitive l'unique source du savoir certain;
c'est la vue immédiate de ia vérité, embrassant et comprenant, sans
incertitude et sans obscurité, une notion, une proposition tout en-
tière L Le raisonnement n'est autre chose qu'une intuition conti-
nuée. Raisonner, n'est-ce pas en effet ramener d'abord , par un
mouvement ininterrompu de la pensée, les propositions embarras-
sées et complexes à des propositions simples et d'un accès facile, puis
revenir, en parcourant les mêmes stades en un ordre inverse, des
propositions les plus simples, réfractaires à une décomposition plus
élémentaire, aux propositions les plus complexes 2 ? L'intuition est
donc à la fois le terme et le point de départ du raisonnement, et
l'office de la déduction est de l'étendre progressivement des choses
les plus simples aux choses les plus composées, qui d'abord y pa-
raissaient rebelles. Suivons en effet pas à pas un raisonnement.
Le point de départ est une proposition intuitivement connue ; vient
ensuite une proposition qui sort de la première et s'y relie, et par-
ticipe par conséquent à sa certitude; ainsi des autres jusqu'à la
conclusion. Ce qui fait la différence entre l'intuition médiate de la
conclusion et l'intuition immédiate des principes, c'est l'interven-
tion de la mémoire. A chaque degré du raisonnement, il faut se
rappeler l'évidence des degrés antérieurs. Conclure n'est en défini-
tive que se souvenir d'avoir vu.
Ainsi les propositions les plus éloignées en apparence les unes des
autres se relient en un seul et unique système. La méthode a pour
but, en dernière analyse, de former des rapports complexes à l'aide
de rapports simples, comme la numération construit les nombres
les plus grands avec l'unité répétée. Cependant, dans la composition
des choses, il faut soigneusement distinguer les rapports nécessaires
des rapports contingents. Les choses sont nécessaires, quand elles
1. RcijitL, Reg. 11.
2. Regul., Reg. 11.
L. LIARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 579
sont si intimement mêlées l'une à Vautre qu'on ne peut les séparer et
concevoir distinctement l'une sans l'autre : telles sont, par exemple,
la liaison de la figure et de l'étendue, celle du mouvement et du
temps ; on ne peut imaginer ni concevoir une figure sans étendue,
un mouvement sans durée. Les choses sont, au contraire, contin-
gentes, lorsqu'elles ne sont pas liées ensemble d'une manière insépa-
rable : ainsi, en fait, le vêtement est lié à l'homme qui le porte, mais
d'une façon purement accidentelle '. Ces dernières liaisons sont en
dehors de la science; ce n'est pas à elles que s'applique laméthode;
les premières seules, c'est-à-dire les liaisons nécessaires, sont objets
de science. Toutes les constructions que nous pouvons faire à l'aide
des matériaux et des éléments du savoir ne sont donc pas scienti-
fiques. Il en est qui sont l'œuvre de l'imagination. Elles sont pres-
que toujours trompeuses et ne reproduisent pas l'ordre réel des
choses. Il en est d'autres qui semblent participer à la fois de l'imagi-
nation et de la science. Ce sont celles auxquelles nous nous atta-
chons en vertu de la conjecture et de la probabilité 2. Ce ne sont pas
encore les constructions scientifiques. Celles-ci ne contiennent que
des rapports nécessaires, issus, par une composition progressive, de
ces rapports et de ces notions simples dont il est impossible de dou-
ter, et, recevant, par une transmission graduelle, la certitude des
principes dont ils émanent. La science, on le voit, a pour type la
mathématique.
L'unité de la méthode implique, en un certain sens, l'unité delà
science. L'esprit n'a pas, pour parvenir à la vérité, d'autres voies que
l'intuition et la déduction. Si variés que soient les objets de sa re-
cherche, la procédure qu'il emploie à les connaître ne varie pas.
Mais il ne faudrait pas conclure de là que, de subir un traitement
commun, ils perdent toutes leurs différences natives. Toutes les
choses intuitivement connues sont claires; mais elles ne se fondent
pas pour cela les unes dans les autres. L'application de la méthode
aux phénomènes physiques les réduira sans doute à quelques
phénomènes généraux et élémentaires, figures et mouvements, et
ainsi seront effacées les différences superficielles des sensations;
les changements d'état subis par les corps, les phénomènes qu'ils
présentent se ramèneront à des mouvements. Mais il se trouvera des
idées indociles à cette réduction à l'unité. Les natures simples, outre
la clarté, ont encore pour caractère essentiel, la distinction. Par
1: Regul, Reg. 12.
2. RejuL, Reg. 12.
580 REVUE PHILOSOPHIQUE1
suite, elles forment des groupes différents, des séries irréductibles
les unes aux autres. Ainsi les notions de la pensée, de la connaissance
ne peuvent pas être ramenées aux notions de l'étendue et du mou-
vement ; de même, celles-ci ne peuvent s'identifier, par l'analyse,
avec les notions de la pensée. Le critérium de la certitude, clarté et
distinction, assure l'unité de la méthode dans toutes les sciences et
garantit la diversité fondamentale des sciences.
»
Tels sont les procédés généraux de la méthode cartésienne. Il
nous faut maintenant les étudier de plus près sur des questions par-
ticulières, et voir s'ils ne se complètent pas par des procédés auxi-
liaires.
Toute recherche est précédée d'une question. Ainsi, en géométrie,
on demande de multiplier une droite donnée par une autre droite ;
en physique, on demande d'expliquer le phénomène de l'arc-en-ciel.
Toute question doit contenir quelque chose d'inconnu l. Dans les
questions précédentes, l'inconnu est, ici, le produit des deux droites
données, et, là, la raison pour laquelle nous voyons en certaines cir-
constances les couleurs du prisme s'étaler en arc dans le ciel. Cet
inconnu doit être donné en relation avec quelque chose de connu ;
autrement il serait impossible de le déterminer 2 ; ainsi nous savons
que la droite cherchée doit être à l'une des droites données ce que
l'autre est à l'unité ; nous savons de même que l'arc-en-ciel se pro-
duit lorsque des gouttes d'eau, suspendues dans l'atmosphère, sont
frappées par les rayons du soleil.
La question une fois comprise, il faut la dégager de tous les élé-
ments étrangers, qui ne sauraient concourir à la résoudre et la
ramener, par division, à une question plus simple. Dans certains
cas, cette réduction est aisée. Ainsi, dans l'exemple de géométrie que
nous avons pris, multiplier une droite donnée par une autre droite
donnée revient à construire une troisième droite qui soit à l'une des
droites données ce que l'autre est à l'unité. D'autres fois, l'élimina-
tion des circonstances indifférentes est plus difficile : ainsi dans le
cas de l'arc-en-ciel. Bien des causes peuvent contribuer à ce fait :
la courbure superficielle des gouttes d'eau, leur composition interne,
les réflexions et les réfractions qu'elles font subir aux rayons lumi-
neux reçus par elles. L'examen séparé de chacune de ces circons-
tances permettra d'éliminer celles qui ne concourent pas à la pro-
duction du phénomène et en mettra à nu la véritable raison. On
1. ReguL, Reg. 13.
2. ReguL, Reg. IL!.
L. LIARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 581
trouvera ici que la production des couleurs de l'arc-en-ciel ne dé-
pend pas de la courbure des gouttes d'eau, ni de la grandeur de
l'angle sous lequel elles apparaissent, ni de la réflexion des rayons
lumineux, mais de la réfraction qu'ils subissent '.
Ces exemples sont des plus simples, et ils sont de ceux où la vé-
rité se dévoile par la seule vertu de l'analyse. Mais le plus souvent,
sans parler ici de l'ordre de composition croissante suivant lequel,
comme nous l'avons vu, doivent s'enchaîner les diverses propositions
d'une science, dans la solution d'une question particulière, l'analyse
n'est que la préparation de la synthèse. Soit à trouver les lois de la
réfraction. La chose d'où il faut partir, la nature simple de laquelle
dépend la réfraction des rayons lumineux, est la nature de la lumière.
La lumière, et cette définition est un produit de l'analyse, « n'est
autre chose, dans les corps nommés lumineux, qu'un certain mou-
vement ou une action fort prompte qui passe vers nos yeux par l'en-
tremise de l'air et des autres corps transparents 2. » Par là, l'esprit
est conduit à concevoir que les rayons lumineux se comportent
comme les corps en mouvement. S'ils rencontrent une surface impé-
nétrable, ils rejaillissent , suivant un angle égal à l'angle d'inci-
dence ; s'ils rencontrent au contraire un corps transparent qui les
reçoit plus ou moins facilement que le milieu où ils se mouvaient
d'abord, « ils s'y détournent en telle sorte qu'ils se trouvent toujours
moins inclinés sur la superficie de ces corps, du côté où est celui
qui les reçoit le plus aisément que du côté où est l'autre, et c'est
justement à proportion de ce qu'il les reçoit plus aisément que ne
fait l'autre 3. »
A chaque degré de la réduction et de la composition, l'intuition
fait voir le lien des propositions successives, et c'est grâce aux lu-
mières dont elle éclaire continuement sa route que l'esprit peut
s'avancer de la connaissance des propositions les plus simples à celle
des plus composées et des plus obscures. Mais parfois elle fait défaut.
L'esprit se trouve alors comme en présence d'une ligne d'ombre.
Comment la franchira-t-il ? C'est ici que Descartes fait intervenir un
procédé auxiliaire de la méthode, auquel il attachait assez d'im-
portance pour l'avoir mentionné dans les règles du Discours : nous
voulons parler de l'énumération, qu'ailleurs il appelle encore induc-
tion.
La quatrième règle du Discours a exercé la sagacité des inter-
1. Cf. Météores, Disc. 8.
2. Dioptriq., Disc. 1.
3. Dioptriq., Disc. 2.
582 REVUE PHILOSOPHIQUE
prêtes de Descartes. La plupart n'y ont vu qu'un procédé de vérifi-
cation, une sorte de preuve des opérations effectuées par l'analyse
et la synthèse. Cette interprétation n'est pas pleinement exacte. On
lit en effet dans les Règles pour la direction de l'esprit : « L'énu-
mération est nécessaire au complément de la science. En effet, les
autres règles sont utiles pour la solution d'un grand nombre de
questions; mais il n'y a que 1 enumération qui puisse faire que nous
portions un jugement sûr et certain sur tous les objets auxquels
nous nous appliquons. L'énumération, l'induction est donc la re-
cherche de tout ce qui se rattache à une question donnée, et cette
recherche doit être si diligente et si soigneuse, que l'on puisse en
conclure avec certitude et évidence que nous n'avons rien omis par
notre faute '. » Ce n'est certes pas là le signalement d'un simple pro-
cédé de vérification, et, si l'énumération n'était qu'un agent de con-
trôle, on s'étonnerait non sans raison que Descartes l'eût inscrit
parmi les procédés fondamentaux de sa méthode.
Nous venons de dire que l'intuition par laquelle sont reliées, dans
un raisonnement continu, les propositions successives d'une même
question et d'une même science, peut parfois faire brusquement dé-
faut. L'énumération a pour but de suppléer, par l'induction, à l'ab-
sence de l'intuition directe. Pour nous en convaincre, voyons de
près en quels termes Descartes la décrit : « Par l'énumération suf-
fisante ou induction, nous entendons seulement le moyen qui sert à
découvrir la vérité avec plus de certitude que ne pourrait le faire
tout autre genre de preuve, excepté la seule intuition. » — « Toutes
les fois qu'on ne peut ramener à l'intuition une connaissance quelcon-
que, il faut rejeter le syllogisme et n'avoir foi que dans l'induction,
seul recours qui nous reste 2. » Avant d'aller plus loin, insistons sur
ces déclarations. La méthode de Descartes est essentiellement syn-
thétique. L'analyse qu'il emploie n'est pas analogue à l'analyse syl-
logistique qui décompose en attributs un sujet donné ; elle implique
un progrès continu, une extension constante de la connaissance.
Tous ses pas en avant sont des synthèses, dont le lien est vu par
intuition. On comprend alors qu'en présence des lacunes de l'intuition,
Descartes rejette le syllogisme et fasse appel à un autre procédé qui,
sans être l'intuition, en est le seul substitut autorisé. Le syllogisme,
en effet, se bornerait à décomposer les notions précédemment obte-
nues, et, sous l'apparence du mouvement, serait le repos de la pen-
sée. L'inférence inductive, au contraire, nous portera au delà du
!. Regul, Rcg. 7.
2. Regul., Reg. 7.
L. UARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 583
point d'arrêt, nous fera franchir les lacunes des intuitions et en re-
nouera la chaîne.
Mais qu'est cette induction par énumération sutfisante et métho-
dique? Prise en elle-même, c'est une opération qui tire une consé-
quence d'une collection de choses séparées ou de propositions dis-
jointes. Si je veux prouver, par exemple, que l'âme raisonnable n'est
pas corporelle, je réunirai tous les corps sous quelques catégories
distinctes, et, en les parcourant toutes, je verrai que l'âme raison-
nable ne peut se rapporter à aucune d'elles. Si je veux prouver par
le même procédé que la surface d'un cercle est plus grande que celle
de toutes les autres figures d'un égal périmètre, j'énumérerai ces
figures, et les considérant tour à tour, je verrai qu'elles ont une sur-
face plus petite que celle du ceicle de même périmètre *. Dans ces
cas, 1 inférence est tirée non plus, comme dans la déduction ordi-
naire, d'une seule proposition, mais de plusieurs propositions placées
en quelque manière sur un même plan.
Veut-on voir à l'œuvre cette induction ? Il suffit de reprendre un
exemple déjà cité, la recherche de l'anaclastique. Le terme de la ré-
duction, l'origine de la composition est, on l'a vu, la notion de puis-
sance naturelle ; le premier degré de la synthèse est la nature de
l'action de la lumière. « Je suppose, dit Descartes, qu'on ne puisse
tout d'abord découvrir cette action; alors on émimérera tontes les
autres puissances naturelles, afin que de la connaissance de quel-
ques-unes d'entre elles on puisse au moins conclure par analogie la
connaissance de celle qu'on ignore 2. » L'obstacle qu'opposait au pro-
grès de la pensée l'absence d'intuition est ainsi franchi, et la déduc-'
tion proprement dite, un instant interrompue, reprend son cours.
Maison peut apporter d'autres exemples, et plus frappants encore,
du rôle de ce procédé que Descartes prescrit dans les règles maîtresses
de sa méthode. Descartes explique l'iris ou arc-en-ciel par des rai-
sonnements complexes que nous n'avons pas à débiter ici, mais qui
reposent sur une induction analogique. Il recherche d'abord quelles
réfractions subissent les rayons du soleil lorsqu'ils tombent sur une
boule de verre; puis il remarque qu'aux proportions près, les appa-
rences produites en cette boule par la réfraction de la lumière sont
semblables à celles de l'arc-en-ciel, et il n'hésite pas à transporter
aux gouttes de pluie ce qu'il a appris de la boule de verre ;:. L'expé-
rience directe était impossible; l'intuition faisait défaut. Là encore, la
i. Cf. Regul., Reg. 7.
2. Regul., Rég. 8.
3. Météor., Disc. 8.
584 REVUE PHILOSOPHIQUE
lacune est comblée par une inférence inductive. « Cette boule de
verre, a dit avec justesse un commentateur de Descartes, est un
moyen que j'appelle analogue, parce qu'en effet ce n'est que par la
proportion qui se rencontre en elle et la goutte de pluie, que je viens
aux couleurs de la goutte de pluie l. » L'induction qui se tire parfois
d'une énumération complète de toute une série de choses, parfois de
quelques-unes seulement de ces choses, et parfois même d'une seule,
ferait donc corps avec les procédés plus haut décrits et serait le
complément indispensable de l'intuition et de la déduction.
Ainsi, en résumé, la méthode de Descartes, qu'il s'agisse de la con-
stitution d'une science ou de la solution d'une question particulière,
a pour base la certitude immédiate des natures ou notions simples,
et pour procédés la réduction des choses composées aux éléments
simples et certains qu'elles recèlent, et la composition graduelle de
ces éléments en systèmes de plus en plus complexes, suivant l'ordre
même de la complexité des choses.
II
La méthode cartésienne ne prescrit pas seulement l'ordre à suivre
dans la solution des questions particulières et dans la disposition
des parties d'une même science ; elle détermine encore avec rigueur
et clarté l'ordre dans lequel doivent se succéder et s'enchaîner les
sciences différentes. Si en chaque question, en chaque science, la lu-
mière sort des propositions les plus simples et les plus aisées à con-
naître, et s'étend peu à peu aux propositions les plus complexes et
les plus obscures, de même, dans l'ordre encyclopédique des con-
naissances humaines, les sciences aux objets les plus simples doivent
être abordées et traitées les premières ; autrement, l'obscurité de
celles dont les objets sont plus composés ne se dissipera jamais.
Ainsi Descartes fut conduit par sa méthode, non moins que par les
prédilections et les habitudes de son génie, à débuter par les mathé-
matiques, puis à faire passer les mathématiques dans le corps entier
des sciences de la nature, de même que les propositions les plus
simples et les plus élémentaires se retrouvent, à des degrés divers
de composition, dans les propositions les plus complexes.
Descartes était né mathématicien. Dès le collège, il montra pour
1. Poisson. Comment, ou remarq. sur la met,', ode de René Descartes, 2e p.,
7" observ.
L. L.IARD. — METHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 585
l'analyse des anciens et l'algèbre des modernes des aptitudes qui te-
naient du prodige; déjà même, il avait conçu le dessein de les ré-
former *. Plus tard, pendant toute sa jeunesse, et dans ses retraites
studieuses, et dans ses fréquents voyages, à Paris, en Allemagne, en
Hollande, dans la compagnie des savants et dans la vie des camps,
il prenait plaisir à résoudre les problèmes les plus difficiles. Sa répu-
tation en ce genre d'exercices devint si grande, le nombre des ques-
tions dont ses correspondants lui demandaient la solution s'accrut
tellement, qu'à plus d'une reprise il renonça à ce passe-temps stérile
pour s'appliquer à de plus fructueuses recherches. 11 avait alors dé-
passé les mathématiques, et il appliquait sa méthode à des sciences
plus complexes.
Quelle application en avait-il faite aux mathématiques? Et quels
fruits en avait-il retirés? Cette question semble facile à résoudre. La
méthode est, nous l'avons vu, un extrait généralisé des mathéma-
tiques. L'appliquer aux mathématiques, c'était simplement, peut-il
paraître, la faire rentrer dans l'enveloppe d'où elle était sortie. Ne
retrouve-t-on pas l'esprit et même la lettre de la méthode dans ces
lignes où Descartes indique la manière de venir aux équations qui
servent à résoudre les problèmes : « Voulant résoudre quelque pro-
blème, on doit d'abord le considérer comme déjà fait, et donner des
noms à toutes les lignes qui semblent nécessaires pour le construire,
aussi bien à celles qui sont inconnues qu'aux autres. Puis, sans con-
sidérer aucune différence entre ces lignes connues et inconnues, on
doit parcourir la difficulté selon l'ordre qui montre le plus naturel-
lement de tous en quelle sorte elles dépendent mutuellement les unes
des autres, jusqu'à ce qu'on ait trouvé moyen d'exprimer une même
quantité en deux façons, ce qui se nomme une équation, car les
termes de l'une de ces deux façons sont égaux à ceux de l'autre "2. »
Ne croirait-on pas lire, exprimées en langage mathématique, la se-
conde et la troisième règles de Discours? Et n'en est-il pas encore
ainsi pour ce qui concerne la résolution des équations? « On doit
trouver autant de telles équations qu'on a supposé de lignes qui étaient
inconnues, ou bien, s'il ne s'en trouve pas tant, et que nonobstant
on n'omette rien de ce qui est désiré en la question, cela témoigne
qu'elle n'est pas entièrement déterminée. Et lors on peut prendre
à discrétion des lignes connues pour toutes les inconnues auxquelles
ne correspond aucune équation. Après cela, s'il en reste encore
plusieurs, il faut se servir par ordre de chacune des équations qui
1. Cf. Baillet, La vie de M. Descartes, liv. I, chap. 0.
2. Géom., liv. 1er.
tome x. — 1880. 38
586 REVUE PHILOSOPHIQUE
restent ainssi, soit en la considérant toute seule, soit en la comparant
avec les autres pour expliquer chacune de ces lignes inconnues et
l'aire ainsi en les démêlant qu'il n'en demeure qu'une seule, égale à
quelque autre qui soit connue *. »
Faut- il s'en tenir à ce rapide aperçu? Ce serait s'interdire l'intelli-
gence de la partie peut-être la plus importante et à coup sûr la plus
durable de l'œuvre de Descartes. Lorsque Descartes applique sa
méthode aux mathématiques, ce n'est pas pour les pousser plus
avant dans les voies où elles étaient engagées; c'est pour leur ouvrir
des voies nouvelles. Il ne se propose pas seulement de résoudre des
problèmes qui avaient résisté à l'effort des meilleurs esprits de l'an-
tiquité et des temps modernes ; il veut découvrir ou retrouver - une
mathématique qui soit exempte des défauts qu'une précoce matu-
rité de génie lui avait fait voir dans l'analyse des anciens et dans
l'algèbre des modernes ; et s'il en vient à négliger, par lassitude,
l'arithmétique et la géométrie 3, c'est qu'il a découvert une façon
de traiter des proportions en général, au prix de laquelle la façon
ordinaire de considérer les nombres et les grandeurs est inféconde
et inutile. Quelle est cette mathématique nouvelle, qui permet de
« démêler toutes les questions auxquelles s'étendent l'analyse géo-
métrique et l'algèbre », et dont la puissance ne connaît pas de
limites?
On l'appelle d'ordinaire la géométrie analytique, et on la fait con-
sister dans l'application de l'algèbre à la géométrie. Avant Descartes,
les algébristes, Viète en particulier, avaient déjà résolu par l'algèbre
plus d'un problème de géométrie. Mais aucun d'eux n'avait encore
découvert les racines de cette alliance et fait voir pour quelle raison
les formules purement algébriques peuvent devenir les substituts
des formes géométriques. Ces raisons, Descartes les découvrit.
L'idée maîtresse et génératrice de la géométrie analytique est aisée
à dégager. Les figures géométriques, tracées et représentées dans
l'espace, sont faites d'éléments différents, de grandeurs et de formes.
Par elles-mêmes, les grandeurs se résolvent en nombres ; mais les
formes semblent indociles à une telle réduction. Ce sont en effet
des qualités, et non pas des quantités ; et cependant le traitement
algébrique des questions géométriques implique la réduction des
formes aux grandeurs. Abordée de front, la difliculté est invincible.
Descartes l'a résolue en la tournant. Le premier, il vit que la forme
1 . Géom,, liv. Ier.
2. CI. Regul., reg. 4.
3. Cf. Baiilet, liv. II, chap. 6.
L. LIARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 587
d'une figure résulte de la position des points dont elle se compose
et que cette position peut être déterminée par des grandeurs, abs-
traction faite de toute idée de forme. Il ramena ainsi la forme à la
grandeur, par l'intermédiaire de la position.
« Son travail philosophique, a dit A. Comte, a simplement consisté,
sous ce rapport, dans l'entière généralisation d'un procédé élémen-
taire qu'on peut regarder comme naturel à l'esprit humain, puisqu'il
se forme pour ainsi dire spontanément chez toutes les intelligences,
même les plus vulgaires. En effet, quand il s'agit d'indiquer la situa-
tion d'un objet sans le montrer immédiatement, le moyen que nous
adoptons toujours, et le seul évidemment qui puisse être employé,
consiste à rapporter cet objet à d'autres qui soient connus, en assi-
gnant la grandeur des éléments géométriques quelconques, par
lesquels on le conçoit lié à ceux-ci. Ces éléments constituent ce que
Descartes, et d'après lui tous les géomètres, ont appelé les coordon-
nées de chaque point considéré....
« Après avoir nettement établi cette conception préliminaire, en
vertu de laquelle les idées de position, et, par suite implicitement,
toutes les notions géométriques élémentaires, sont réductibles à de
simples considérations numériques, il est aisé de concevoir direc-
tement, dans son entière généralité, la grande idée mère de Des-
càrtes, relative à la représentation analytique des formes géomé-
triques... D'après la manière d'exprimer analytiquement la position
d'un point sur un plan, on peut aisément établir que, par quelque
propriété qu'une ligne quelconque puisse être définie, cette dé-
finition est toujours susceptible d'être remplacée par une équation
correspondante entre les deux coordonnées variables du point qui
décrit cette ligne, équation qui sera dès lors la représentation ana-
lytique de la ligne proposée, dont tout phénomène devra se traduire
par une certaine modification algébrique de son équation. Si l'on
suppose, en effet, qu'un point se meuve sur un plan sans que son
cours soit déterminé en aucune manière, on devra évidemment
regarder ses deux coordonnées, dans quelque système que ce soit,
comme entièrement indépendantes l'une de l'autre. Mais si, au con-
traire, ce point est assujetti à décrire une certaine ligne quelconque,
il faudra nécessairement concevoir que ses coordonnées conservent
entre elles, dans toutes les positions qu'il peut prendre, une cer-
taine relation permanente et précise, susceptible, par conséquent,
d'être exprimée par une équation convenable, qui deviendra la
d. iinition analytique très nette et très rigoureuse de la ligne consi-
dérée, puisqu'elle exprimera une propriété algébrique exclusivement
relative aux coordonnées de tous les points de cette ligne. Il est
588 REVUE PHILOSOPHIQUE
clair, en effet, que lorsqu'un point n'est soumis à aucune condition,
sa situation n'est déterminée qu'autant qu'on donne à la fois ses
deux coordonnées distinctement l'une de l'autre ; tandis que, quand
le point doit se trouver sur une ligne définie, une seule coordonnée
suffit pour fixer entièrement sa position. La seconde coordonnée est
donc alors une fonction déterminée de la première, ou, en d'autres
termes, il doit exister entre elles une certaine équation, d'une na-
ture correspondante à celle de la ligne sur laquelle le point est as-
sujetti à rester. En un mot, chacune des coordonnées d'un point
l'obligeant à être situé sur une certaine ligne, on conçoit récipro-
quement que la condition, de la part d'un point, de devoir appartenir
à une ligne définie d'une manière quelconque, équivaut à assigner
la valeur de l'une des deux coordonnées, qui se trouve dans ce cas
être entièrement dépendante de l'autre. La relation analytique qui
exprime cette dépendance peut être plus ou moins difficile à dé-
couvrir ; mais on doit évidemment en concevoir toujours l'existence,
même dans les cas où nos moyens actuels seraient insuffisants pour
la faire connaître...
« En reprenant en sens inverse les mêmes réflexions, on mettrait
aussi facilement en évidence la nécessité géométrique de la repré-
sentation de toute équation à deux variables, dans un système dé-
terminé de coordonnées, par une certaine ligne dont une telle rela-
tion serait, à défaut d'aucune autre propriété connue, une définition
très caractéristique, et qui aura pour destination scientifique de fixer
immédiatement l'attention sur la marche générale des solutions de
l'équation, qui se trouvera ainsi notée de la manière la plus sensible
et la plus simple. Cette peinture des équations est un des avantages
fondamentaux les plus importants de la géométrie analytique, qui a
par là réagi au plus haut degré sur le perfectionnement général de
l'analyse elle-même, non seulement en assignant aux recherches
purement abstraites un but nettement déterminé et une carrière iné-
puisable, mais, sous un rapport encore plus direct, en fournissant un
nouveau moyen philosophique de méditation analytique , qui ne
pourrait être remplacé par aucun autre i. »
Telle serait, d'après la plupart des commentateurs contemporains,
la révolution opérée par Descartes en mathématiques. A cette géo-
métrie qui considère les figures telles que les présente tout d'une
pièce à l'esprit l'intuition synthétique de l'étendue, il aurait substitué
une sorte de géométrie en mouvement dans laquelle l'esprit assiste
à la génération des figures par le déplacement du point dans le plan
1. A. Comte. Cours de phil. poiit., 2e éd., t. I, p. 314, sqq.
L. LIARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESGARTES 589
ou dans l'espace, et, saisissant les lois de cette génération, les traduit
en langage algébrique, pour en tirer, par le calcul, toutes les con-
séquences qu'elles recèlent, révolution féconde, qui, remplaçant
l'intuition des formes singulières par la conception de formules gé-
nérales, agrandissait à l'infini le champ et la portée de la géo-
métrie.
Cette façon d'entendre la réforme mathématique de Descartes
semble difficile à contester. Elle a pour elle l'autorité de savants
illustres et de presque tous les historiens des mathématiques, et,
signe plus important encore, elle cadre à merveille avec plus d'un
passage de l'obscur traité de Géométrie publié en 1637. On y lit en
effet, entre autres choses propres à confirmer les vues plus haut expo-
sées : « Considérant la géométrie comme une science qui enseigne
généralement à connaître la mesure de tous les corps, on n'en doit
pas plutôt exclure les lignes les plus composées que les plus simples
pourvu qu'on puisse imaginer être décrites par un mouvement
continu, ou plusieurs qui s'entresuivent, et dont les derniers sont
entièrement réglés par ceux qui les précèdent, car par ce moyen on
peut toujours avoir une connaissance exacte de leur mesure l. » Et
pourtant, malgré ces témoignages, malgré l'accord à peu près una-
nime des interprètes, la géométrie analytique est-elle le tout de la
réforme cartésienne des mathématiques?
Que Descartes ait allié le premier d'une manière générale et ra-
tionnelle l'algèbre et la géométrie, on ne le conteste pas. Mais quels
fruits se proposait-il de cette alliance? Etait-ce la rénovation de la
géométrie proprement dite? Etait-ce au contraire l'accroissement de
l'algèbre? Voulait-il féconder la science des grandeurs étendues par
le calcul? Voulait-il au contraire éclairer l'algèbre par l'intuition
géométrique 2? Si cette dernière façon de voir était vraie, la géométrie
analytique ne serait plus, dans l'œuvre mathématique de Descartes,
que la conséquence et comme le contre-coup de la constitution
d'une science plus générale.
On est tout d'abord incliné à le croire, par des considérations
tirées de la méthode elle-même. Une règle essentielle de la mé-
thode est de commencer par les objets les plus simples. A ce compte,
il y a quelque chose de plus simple que les grandeurs étendues, à
savoir les grandeurs en général, considérées en dehors de l'étendue
1. Géom., liv. 2.
2. L'interprétation véritable de la géométrie cartésienne a été récemment
retrouvée par M. Mouchot : La Réforme cartésienne étendue aux diverses branches
des mathématiques pures. Paris, 1876.
590 REVUE PHILOSOPHIQUE
et de toute autre matière où elles peuvent être réalisées. Ne serait-
il pas singulier qu'à l'entrée de la science, Descartes eût failli aux
indications les plus précises de ce guide qu'il va docilement suivre
à travers toutes les sciences ? Pourtant ce ne saurait être encore
qu'une présomption ; le génie n'est pas toujours exempt d'inconsé-
quence. Mais la présomption se fortifie et se transforme en certitude
par l'étude de la vie et de l'œuvre de Descartes. Ses biographes nous
le montrent obsédé dès sa jeunesse par l'idée de retrouver cette
science générale des grandeurs qu'à son sens les anciens avaient
dû posséder, et dont il croyait voir quelques traces dans les œuvres
de Diophante l. Ils nous le montrent abandonnant, jeune encore,
l'étude de l'arithmétique et de la géométrie, pour se livrer tout en-
tier à la recherche d'une mathématique universelle dont toutes les
mathématiques ne seraient que des parties. Et qu'est cette science
universelle? Descartes nous l'apprend lui-même dans les Règles pour
la direction de Vesprit et dans le Discours [de ïa méthode : « Ces
pensées m'ayant détaché de l'étude spéciale de l'arithmétique et de
la géométrie, pour m'appliquer à la recherche d'une science mathé-
matique en général, je me suis demandé ce qu'on entendait préci-
sément par ce mot mathématique. J'ai découvert que toutes les
sciences qui ont pour but la recherche de l'ordre et de la mesure se
rapportent aux mathématiques ; qu'il importe peu que ce soit dars
les nombres, les figures, les astres, les sons ou tout autre objet
qu'on cherche cette mesure; qu'ainsi il doit y avoir une science gé-
nérale qui explique tout ce qu'on peut trouver sur l'ordre et la mesure
prise indépendamment de toute application à une matière spéciale2. »
Rien n'est plus clair que ce texte. La teneur en est confirmée et,
s'il se peut, éclaircie par ces paroles du Discours de la méthode :
« Je n'eus pas dessein pour cela de tâcher d'apprendre toutes ces
sciences particulières qu'on nomme communément mathématiques,
et voyant que, encore que leurs ol jets sont différents, elles ne laissent
pas de s'accorder toutes en ce qu'elles n'y considèrent autre chose
que les divers rapports ou proportions qui s'y trouvent, je pensai
qu'il valait mieux que j'examinasse seulement ces proportions en
général 3. » Ainsi, négliger les mathématiques spéciales, c'est-à-dire
celles qui, comme l'arithmétique, la géométrie, la mécanique, l'astro-
nomie, l'acoustique, considèrent les objets mathématiques, rapports
et proportions, dans leur union avec quelque matière particulière,
les nombres, les figures, les mouvements, les forces, les sons, les as-
1. Cf. Regûl., reg. 4.
2. ReguL, reg. 4.
3. Méth., 2e part.
L. LÏARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 591
1res, extraire de ces différentes sciences ce qu'elles ont de commun,
faire de ces éléments communs, isolés de toute matière spéciale,
l'objet d'une science, qui sera aux mathématiques spéciales, arithmé-
tique, géométrie, mécanique, astronomie, ce que le genre est aux
espèces, voilà ce qu'a voulu Descart.es. Son but, en réformant les
mathématiques, n'était pas de constituer une géométrie nouvelle,
mais d'instituer une mathématique universelle, traitant de l'ordre et
des rapports en eux-mêmes, de la mesure et des proportions en elles-
mêmes, abstraction faite des objets divers où cet ordre et ces rap-
ports, cette mesure et ces proportions peuvent être réalisés. Cette
science des objets les plus simples et les plus universels, requise par
la méthode à l'entrée de toutes les autres sciences aux objets plus
complexes et moins généraux, c'est ['algèbre spécieuse.
Mais cette mathématique universelle, Descartes n'a-t-il fait que
l'entrevoir comme une exigence logique de sa méthode, ou l'a-t-il
réalisée ? Son grand ouvrage mathématique, donné par lui au public
en 1637, avec le Discours de la méthode, et présenté au même titre
que la Dioplrique et les Météores, comme un essai de cette méthode,
est intitulé Géométrie. Les trois livres qui le composent ont pour
titre, l'un Des problèmes qu'on peut construire, n'y employant que
des cercles et des lignes droites; le second : De la nature des lignes
courbes, et le troisième : De la construction des problèmes qui sont
solides et plus que solides, tous énoncés qui semblent se rapporter
à l'une de ces mathématiques spéciales, auxquelles Descartes décla-
rait renoncer, pour se livrer tout entier à la recherche de la mathé-
matique' générale. L'œuvre ne répondrait-elle pas au dessein? Ou
bien Descartes, comme ces anciens qu'il blâme pourtant de l'avoir
fait, nous aurait-il envié la connaissance de sa mathématique géné-
rale, pour nous en livrer seulement une des applications les plus
importantes? — Ce doute se dissipe à l'étude attentive de l'ouvrage.
Malgré le titre, malgré les apparences, ce n'est pas de géométrie
à proprement parler, mais d'algèbre qu'il s'agit dans la Géométrie.
Sur ce point, les indications de Descartes sont précieuses à recueillir.
On sait que plus d'un lecteur avoua ne pas entendre la Géométrie.
Descartes, loin de s'en étonner et de le regretter, l'avait prévu et
s'en serait volontiers réjoui. L'obscurité de son livre était voulue et
escomptée par lui : « J'appréhende, écrivait-il à Mersenne, en
avril 1037, quelques jours avant la publication de l'ouvrage, qu'il ne
se trouvera que fort peu de personnes qui l'entendront. » — « Je
sais, lisons-nous de même dans une lettre à Plempius, que le nombre
de ceux qui pourront entendre ma Géométrie sera fort petit, car
5i»2 REVUE PHILOSOPHIQUE
ayant omis toutes les choses que je jugeais n'être pas inconnues aux
autres, et ayant tâché de comprendre ou du moins de toucher plu-
sieurs choses en peu de paroles, même toutes celles qui pourront
jamais être trouvées dans cette science, elle ne demande pas seule-
ment des lecteurs très savants dans toutes les choses qui jusqu'ici
ont été connues dans la géométrie et dans l'algèbre, mais aussi des
personnes très laborieuses, très ingénieuses et très attentives ' . »
Sa vraie pensée s'accuse, les précautions de son génie défiant se
trahissent dans une lettre écrite à de Beaune, un an après l'appari-
tion de l'ouvrage de 1637 : « J'ai omis, dans ma Géométrie, beau-
coup de choses qui pourraient y être ajoutées pour la facilité de la
pratique. Toutefois, je puis assurer que je n'ai rien omis qu'à des-
sein, excepté le cas de l'asymptote, que j'ai oublié. Mais j'avais
prévu que certaines gens qui se vantent de savoir tout n'auraient
pas manqué de dire que je n'avais rien écrit qu'ils n'eussent su au-
paravant, si je me fusse rendu assez intelligible pour eux, et je
n'aurais pas eu le plaisir de voir l'incongruité de leurs objections. »
— L'incongruité des objections qui lui sont faites, comme il l'avait
prévu, lui donne occasion de préciser sa pensée et son dessein.
Ainsi Roberval l'accuse de ne guère faire que répéter Viète. Descartes
riposte dans une lettre à Mersenne : « Je commence par où Viète a
fini 2, » faisant clairement entendre par là qu'il a pris l'algèbre au
point où Viète l'avait laissée. Dans une autre lettre au même corres-
pondant, il revendique avec plus de force encore l'originalité de ses
découvertes et en marque mieux le caractère : « Et tant s'en faut
que les choses que j'ai écrites puissent être aisément tirées de Viète,
qu'au contraire, ce qui est cause que mon traité est difficile à en-
tendre, c'est que j'ai tâché à n'y rien mettre que ce que j'ai cru
n'avoir point été vu ni par lui ni par aucun autre, comme on peut
voir, si Ton confère ce que j'ai écrit du nombre des racines qui sont en
chaque équation, dans la page 372, qui est l'endroit où je commence
à donner les règles de mon algèbre, avec ce que Viète en écrit à la
fin de son livre De emendatione equationum, car on verra que je
les détermine généralement en toute équotion, au lieu que lui n'en
ayant donné que quelques exemples particuliers, dont il fait toutefois
si grand état, qu'il a voulu conclure son livre par là, il a montré
qu'il ne le pouvait déterminer en général, et ainsi j'ai commencé par
où il avait achevé 3. » Ainsi, déterminer généralement en toute équa-
1. Ed. Cousin, t. VI, p. 336.
2. Ed. Cousin, t. VII, p. 157.
3. Let. à Mersenne, avril 1637, éd. Cousin, t. VI, p. 300. Cf. let. à Mersenne,
13 mai 1638, éd. Cousin, t. VII, p. 157.
L. LIARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 593
tion le nombre des racines, tel a été, de son aveu, le but de Descartes
dans la Géométrie. C'était là l'objet essentiel de cette mathématique
universelle, où rapports et proportions sont traités en dehors de
toute application à une matière spéciale. On s'en convaincra plus
fortement encore, si l'on rapproche de quelques lignes du Discours
de la méthode le troisième livre de la Géométrie. Dans la seconde
partie de la Méthode, Descartes déclare que l'observation exacte des
préceptes choisis par lui le conduisit en peu de temps, non seule-
ment à venir à bout de plusieurs difficultés mathématiques qu'il
avait jugées autrefois très difficiles, mais aussi à déterminer, en celles
même qu'il ignorait, « par quels moyens et jusqu'où il était possible
de les résoudre l. » Voici maintenant l'ordre des questions traitées
dans le troisième livre de la Géométrie : Combien il peut y avoir de
racines dans chaque équation ; quelles sont les fausses racines. —
Comment on peut diminuer le nombre des dimensions d'une équa-
tion, lorsqu'on connaît quelqu'une de ses racines. — Comment on
peut examiner si quelque quantité donnée est la valeur d'une racine.
— Combien il peut y avoir de vraies racines dans chaque équation.
— Comment on fait que les fausses racines d'une équation devien-
nent vraies, ou les vraies fausses. — Comment on peut augmenter
ou diminuer les racines d'une équation, sans les connaître. — Com-
ment on peut ôter le second terme d'une équation. — Comment on
peut faire que toutes les fausses racines d'une équation deviennent
vraies, sans que les vraies deviennent fausses. — Comment on peut
multiplier ou diviser les racines sans les connaître. — Comment on
réduit les nombres rompus des équations à des entiers. — Comment
on rend la quantité connue de l'un des termes d'une équation égale
à telle autre qu'on veut. — Que les racines tant vraies que fausses
peuvent être réelles ou imaginaires. — La réduction des équations
cubiques, lorsque le problème est plan. — La façon de diviser une
équation par un binôme qui contient sa racine. — Quels problèmes
sont solides lorsque l'équation est cubique. — La réduction des
équations qui ont quatre dimensions, lorsque le problème est plan,
et quels sont ceux qui sont solides. — Enfin règles générales pour
réduire les équations qui passent le carré du carré.
Ne sont-ce pas là les articulations successives d'une théorie géné-
rale des équations? Et si, comme nous le montrerons bientôt, Des-
cartes emploie des constructions géométriques à résoudre ces ques-
tions, n'est-on pas autorisé à soutenir que le but véritable de l'ouvrage
1. Méth., 2' part.
5iU REVUE PHILOSOPHIQUE
est la constitution d'une algèbre, traitée par principes généraux, et
non, comme celle de Viète, par cas particuliers?
D'ailleurs les contemporains de Descartes ne se sont pas mépris sur
sa véritable intention. Ainsi le P. Ciermans faisait remarquer « qu'il
aurait été plus à propos de lui faire porter — à l'ouvrage mathé-
matique de 1637 — le nom de Mathématiques pures que celui de
Géométrie, parce que les choses que contient ce traité n'appartien-
nent pas davantage à la géométrie qu'à l'arithmétique et aux autres
parties des mathématiques 1. » Les commentateurs de sa Géométrie
la présentent aussi comme un traité des grandeurs en général, en
un mot, comme une algèbre. Que dit, par exemple , François
Schooten, dans ses Principia matJieseos universalis, qu'il donne
comme une introduction à la méthode géométrique de Descartes? Il
commence par poser en principe « que, dans la constitution univer-
selle des sciences mathématiques, bien qu'elles aient des objets
divers, il faut considérer seulement les rapports ou proportions
qu'on trouve en ces objets. On doit considérer ces rapports et pro-
portions à part et les désigner par les lettres de l'alphabet, qui sont
les signes les plus simples et les plus connus de tous, car il n'y a
aucune raison pour que par les lettres a, b, c on entende plutôt les
grandeurs a,b,c que les poids et les nombres désignés par les mêmes
caractères2. » Et c'est par une théorie algébrique des opérations que
peuvent subir les quantités simples, complexes, fractionnaires et
sourdes, qu'il s'efforce d'initier son lecteur à la théorie de la réduc-
tion des équations, c'est-à-dire à la géométrie de Descartes. Si
Schooten peut sembler un témoin suspect, pour la raison que Des-
cartes refusa de revoir la traduction latine qu'il avait faite de la Géo-
métrie, on ne récusera pas du moins le témoignage de Florimond de
Beaune, l'auteur des Notie brèves sur la Géométrie de Descartes,
dont Descartes estimait l'intelligence mathématique au point de dire
qu'en ces notes « il ne trouvait rien qui ne fût entièrement selon
son intention ». C'est par une définition de l'algèbre que de Beaune
éclaire l'entrée de la géométrie de Descartes ; et, à ses yeux, cette
science nouvelle comprend à la fois l'algèbre numérique, l'analyse
géométrique des anciens, et tous les rapports et toutes les propor-
tions en général : « Algebra speciosa,hoc est quœ exercetur per spe-
cies rerum, quse litteris alphabeti, aliisve similibus designantur,
est scientia investigandis inveniendisque theorematis et problematis
1. Ed. Cousin, t. VII, p. 182.
2. Franscisci a Schooten, Principia matheseos universalis, seu introductio
ad Geometriœ methodum Renati des Cartes, éd. ab Er. Bartholino. Lugd.
Batav. lGôl, p. 1 et 2.
L. LIARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 595
inserviens, ac res homogeneas, quarum rationes vel proportiones
considerantur, concernens. Dicimus autem rationem inter se habere
duas res, cum homogeneœ seu ejusdem naturae existentes, aut
sequales sunt, aut irnequales, et minor per sui ipsius continuant addi-
tionem, tandem major evadit, majoremque superans. Adeo ut Iuec
scientia non solum algebram numerosam atque veterem analysin
geometricam comprehendat, sed etiam omne id, quod relationem
quamdam habet aut proportionem, ut refert des Cartes, in sua de
Methodo dissertatione * ». Et plus tard, lorsqu'en 1639 Prestet
publie dans ses Nouveaux éléments des mathématiques, ou principes
généraux de toutes les sciences qui ont les grandeurs pour objet, un
corps d'analyse, il fait gloire à Descartes d'avoir le premier constitué
sur des principes généraux « cet art d'inventer ce qu'on veut sur
toute sorte de grandeurs -. »
Le but de Descartes est évident. Gomment l'a-t-il atteint? Par une
double voie, en réformant l'algèbre et en l'unissant à la géométrie.
On a déjà vu ce qu'il trouvait à reprendre dans l'algèbre des mo-
dernes. Par l'abus des chiffres et des figures inexplicables, on en
avait fait à son sens « un art confus qui embarrasse l'esprit, au lieu
d'une science qui le cultive 3. » Descartes s'appliqua à lui donner
« cette clarté et cette facilité suprême que nous supposons devoir se
trouver dans les vraies mathématiques 4 ». Il y parvint grâce à une
notation nouvelle des grandeurs : « Tout ce qu'il faudra regarder
comme l'unité pour la solution de la question, nous le désignerons
par un signe unique que l'on peut représenter ad libitum; mais, pour
plus de facilité, nous nous servirons de lettres minuscules, a,b,c, etc.,
pour exprimer les grandeurs déjà connues, et de majuscules, A, B,
G, etc., pour exprimer les grandeurs inconnues, et souvent nous pla-
cerons les chiffres 1, 2, 3, 4, etc., soit en tête de ces. signes, pour
indiquer le nombre des grandeurs, soit à la suite, pour exprimer le
nombre des relations qu'elles contiennent :i. » Et, par nombre des
relations, Descartes entend les puissances d'une même quantité, « les
proportions qui se suivent en ordre continu, proportions que dans
l'algèbre ordinaire on cherche à exprimer par plusieurs dimensions
et par plusieurs ligures, et dont on nomme la première, racine, la
seconde carré, la troisième cube, la quatrième double carré G. »
1. Ed. de 1657, Amstelod., pub. par Schooten, à la suite de sa trad. lat. de
la Géom . de Descartes.
2. Préface du t. 11.
3. Méth., 2 part.
4. ReguL, reg. î.
:,. l'v gui., reg. 10.
6. lbid.. I .. G om.
596 REVUE PHILOSOPHIQUE
Mais ce n'est là encore qu'une façon la plus claire et la plus simple
de toutes, d'exprimer les quantités engagées dans les problèmes ; ce
n'est pas une méthode pour résoudre ces problèmes. C'est ici que
Descartes, par une féconde inspiration, appelle la géométrie à l'aide
de l'algèbre, l'imagination au secours de l'entendement pur. Si
l'emploi des notations permet d'exprimer, de comprendre ensemble
et de retenir les proportions, en ce qu'elles ont de commun et de
général l, et de constituer cette mathématique universelle qui s'isole
des mathématiques spéciales, arithmétique, géométrie, astronomie,
mécanique, il est besoin cependant d'éclairer la marche de l'algèbre,
« en supposant » les rapports qu'elle considère, dans des sujets qui
servent « à en rendre la connaissance plus aisée », sans toutefois
« les y asteindre aucunement » 2. Or rien « de plus simple » et qui
puisse être « plus distinctement représenté à l'imagination que les
lignes ». « Rien ne se dit des grandeurs en général, qui ne se puisse
rapporter à une grandeur quelconque en particulier. D'où il est très
facile de conclure qu'il nous sera très utile de transporter ce qui se
dit des grandeurs en général, à l'espèce de grandeur qui se repré-
sentera le plus facilement et le plus distinctement dans notre imagi-
nation. Or cette grandeur est l'étendue réelle du corps, abstraite de
toute autre chose que ce qui a figuré 3 ». Et le fruit de cette alliance
ne sera pas seulement de rappeler perpétuellement à l'esprit le rap-
port étroit de la mathématique universelle aux mathématiques parti-
culières, mais d'éclaircir et de rendre intelligible ce qui, sans cela,
resterait obscur et inintelligible dans la science des grandeurs en
général. Voici en quels termes s'exprime à ce sujet le commentateur
avoué et en quelque sorte officiel de la géométrie cartésienne, Flori-
mond de Beaune : « Ce qu'il y a de meilleur pour établir les pré-
ceptes de cette science, l'algèbre spécieuse, c'est de considérer ces
rapports généraux dans des lignes. Les lignes en effet sont les objets
les plus simples de tous, et elles expriment tous les rapports que
nous pouvons considérer entre toutes les autres choses, ce que ne
font pas les nombres, qui ne peuvent exprimer les rapports que nous
rencontrons entre les quantités incommensurables. En outre, nous
pouvons nous servir des lignes pour toutes les autres choses qui ont
entre elles rapport et proportion. En effet, bien que la ligne n'ait
aucun rapport avec une surface et la vitesse de quelque mouvement
déterminé, ou toute autre chose différente, nous pouvons cependant
exprimer par deux droites le rapport qui existe entre deux surfaces
1. Cf. Met/,., 2e part.
2. Méth., 2- part.
3. Regul., reg. 4.
L. LIARD. — MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 597
et deux vitesses, ou d'autres choses qui ont entre elles quelque rap-
port *. » En d'autres termes, les rapports généraux des grandeurs,
exprimés par les signes algébriques, ont besoin d'être représentés
directement à l'intuition dans quelque matière ; celle qui se prête le
mieux à cette représentation est retendue linéaire; car elle peut
exprimer tous les rapports, même les rapports incommensurables.
Ce commentaire doit à son tour être commenté. — Il faut savoir ce
qu'était l'algèbre, lorsque Descartes entreprit de la réformer. Elle
était engagée dans une voie sans issue. Ce n'est pas qu'elle n'eût
déjà substitué, dans le calcul, les lettres de l'alphabet aux chiffres,
et atteint par là un degré élevé de généralité. Mais elle manquait de
cette clarté continue et de cette unité qui font la science. Quelques-
unes de ses opérations étaient aveugles, et les autres n'étaient pas
unies ensemble par un mode uniforme d'interprétation. Elle faisait
usage de l'addition, de la soustraction, de la multiplication et de la
division. Mais, en ce qui concerne l'interprétation, et pour parler
seulement des grandeurs les plus aisées à connaître, les grandeurs
géométriques, elle aboutissait vite à des symboles dénués de toute
signification concrète. Ainsi, la somme de la différence de deux
droites était une autre droite ; leur produit, un rectangle ; le produit
du rectangle par une droite, un solide. Mais l'espace n'ayant que
trois dimensions, la représentation géométrique des opérations plus
complexes, telles que la construction du carré de carré et de toutes
les autres puissances supérieures, faisait brusquement défaut, et le
calcul était réduit à opérer aveuglément dans le vide. Il y a plus :
les interprétations données à l'addition, à la soustraction, à la multi-
plication, à la division, n'étaient pas du même ordre. Viète lui-même
distinguait deux espèces de grandeurs, les grandeurs homogènes et
les grandeurs hétérogènes. Les premières résultaient de l'addition et
de la soustraction ; les secondes, de la multiplication et de la divi-
sion.
« Si une grandeur s'ajoute à une grandeur, celle-ci est homogène
à l'autre.
« Si une grandeur est soustraite d'une grandeur, celle-ci est homo-
gène à l'autre.
« Si une grandeur est multipliée par une grandeur, celle qui en
résulte est hétérogène à l'une et à l'autre.
« Si une grandeur est divisée par une grandeur, celle-ci est hété-
rogène à l'autre.
De là cette loi :
1. Notœ brèves, éd. cit., p. 107.
598 REVUE PHILOSOPHIQUE
« Les homogènes se comparent aux homogènes.
« Quant aux grandeurs hétérogènes, on ne peut savoir, ainsi que
le disait Adraste, comment elles se comportent entre elles ' . » ,
Il en résultait une variété d'interprétations, irréductible à l'unité
systématique de la science.
Qoe fit Descartes? Il créa cette unité d'interprétation et l'étendit
sans exception à toutes les opérations de calcul. Pour cela, il lui
suffit de substituer, à la représentation de la seconde et de la troi-
e puissances par des surfaces et des solides, une représentation
où les lignes seules sont employées. De la sorte disparaît l'obstacle
où venait échouer l'algèbre de Viète, dès la quatrième puissance, à
laquelle ne correspond pas, pour la représenter géométriquement,
une quatrième dimension de l'espace; la distinction des grandeurs
homogènes et des grandeurs hétérogènes s'évanouit; toutes les
grandeurs peuvent, par suite, être comparées entre elles; une voie
unique et indéfinie s'ouvre devant la science générale des grandeurs.
Que telle ait été l'œuvre de Descartes, l'étude de la Géométrie ne
permet pas d'en douter. Considérons -en surtout le début. Il a pour
but d'établir un parallélisme exact et rigoureux entre les opérations
de l'arithmétique et les constructions géométriques. Additionner
deux nombres, c'est composer un nombre qui contienne autant
d'unités que les deux nombres donnés; de même, additionner deux
droites, c'est construire une droite qui soit égale aux deux droite
données. Soustraire un nombre d'un autre, c'est composer un autre
nombre qui contienne seulement autant d'unités que le plus grand
des nombres donnés en présente en excès sur le plus petit ; de même,
soustraire une droite donnée d'une autre droite, c'est construire
une droite qui soit égale à l'excès de la plus grande sur la plus
petite. Multiplier deux nombres l'un par l'autre, c'est composer un
nombre qui soit à l'un des nombres donnés ce que l'autre est à
l'unité; de même, multiplier une droite par une autre droite, c'est
construire une autre droite qui soit à l'une des droites données ce
que l'autre est à l'unité.
Soit, par exemple, AB l'unité, et qu'il faille multiplier BD par BG ;
je n'ai qu'à joindre les points A et C, puis tirer DE parallèle à CA,
et BE est le produit de cette multiplication.
Diviser un nombre par un autre, c'est composer un nombre qui
soit à l'un des deux comme l'unité est à l'autre. De même, diviser
une droite par une autre, c'est construire une autre droite qui soit
à l'une des deux ce que l'unité est à l'autre. Soit, par exemple, BA
I. Viètc. Isagoye, éd. Schooten.
L. LIARD. - - MÉTHODE ET MATHÉMATIQUE DE DESCARTES 59!)
l'unité, et qu'il faille diviser BE par BD, je joins E et D, puis je mène
CA parallèle à ED, et BG est le résultat de cette division. Enfin, trou-
ver la racine carrée, la racine cubique, etc., de nombres donnés,
est la même chose qu'en géométrie trouver une, deux, ou plusieurs
moyennes proportionnelles entre l'unité et quelque autre ligne. « S'il
faut, par exemple, tirer la racine carrée de GH, je lui ajoute en ligne
droite FG, qui est l'unité, et, divisant FH en deux parties au point K, du
centre K je tire le cercle FIH, puis élevant du point G une ligne droite
jusqu'à I, à angle droit sur FH. c'est GI qui est la racine cherchée '. »
Ainsi toutes les opérations, addition, soustraction, multiplication,
division, extraction des racines, peuvent s'effectuer d'une manière
uniforme sur des droites, et les résultats auxquels elles aboutissent
sont toujours des lignes droites.
Exprimons maintenant, à l'aide des symboles et des signes de
l'algèbre, ces opérations diverses : « Si je nomme a et b les lignes
BD et GH, j'écris a -f- b pour les ajouter Tune à l'autre, a — b pour
soustraire/* de a, et ab pour les multiplier l'une par l'autre, et ~ pour
diviser a par b, et aa ou a- pour multiplier a par soi-même, et a-
pour le multiplier encore une fois par a, et ainsi à l'infini, et
y/ a2 -|- k2 PQ"1' tirer la racine carrée de a2 + b- , et
\J Ga3 — b3 -J- ab2 pour tirer la racine cubique de a- — b3 -+- a
et ainsi des autres -\ »
1. Géapi., 1. I. Sur la recherche des moyennes proportionnelles entre doux
droites, voir le commencement du 3* livre de la Géométrie, 2. Géom., liv. l"r.
COO REVUE PHILOSOPHIQUE
Ainsi les opérations effectuées sur des droites se traduisent, en
langage algébrique, par des monônes et des polynômes. Il en résulte
que si. par ces opérations, on parvient à trouver deux expressions
d'une même droite, en fonction des données et des inconnues d'un
problème, elles pourront se mettre en équation, et que, réciproque-
ment, toute équation algébrique sera susceptible de représenter les
deux expressions d'une même droite.
Tels sont les principes qui permettent à Descartes de donner une
théorie générale de la résolution graphique des équations. Grâce à
la correspondance perpétuelle de l'algèbre et de la géométrie, l'in-
tuition soutient le calcul abstrait en chacune de ses démarches; une
infinité de questions qui semblaient impénétrables s'ouvrent et se
résolvent. Ainsi les problèmes plans se résolvent « en coupant d'un
cercle une ligne droite; » les problèmes solides, « en coupant d'un
cercle une parabole; » les problèmes d'un degré plus composé, « en
coupant d'un cercle une ligne qui n'est que d'un degré plus composée
que la parabole, » et « il ne faut que suivre la même voie pour
construire tous ceux qui sont plus composés à l'infini, car, en ma-
tière de progression mathématique, lorsqu'on a les deux ou trois
premiers termes, il n'est pas malaisé de trouver les autres L » La
puissance de cette méthode de résolution est donc illimitée.
On ne saurait maintenant se méprendre sur la nature et la portée
de la réforme mathématique de Descartes. Le but de l'alliance qu'il
établit entre l'algèbre et la géométrie n'est pas de renouveler la
géométrie, mais d'éclairer l'algèbre aux clartés de l'intuition géo-
métrique. Ce qu'il se propose, c'est, en un mot, la résolution gra-
phique des équations. Par une réciprocité inévitable, la géométrie
recevra de ses services à l'algèbre une constitution nouvelle et des
procédés plus puissants de découverte. Plus tard, lorsque, avec
Newton, Leibniz, Bernouilli, Euler, l'analyse s'enrichira de nouvelles
fonctions, lorsque, par suite, elle s'isolera de l'intuition géométrique
pour se livrer uniquement à ses principes internes de développe-
ment, le sens véritable de la réforme cartésienne se perdra peu à
peu. La géométrie analytique apparaîtra, non plus comme une con-
séquence, mais comme le but de l'œuvre mathématique de Des-
cartes. Cette fausse perspective doit être redressée; les choses
doivent être remises dans l'ordre que prescrivait la méthode. Fidèle
à cette méthode, Descartes a inauguré la réforme des sciences par
la science des choses les plus simples de toutes, c'est-à-dire des
rapports et des proportions en général, par la mathématique uni-
verselle, comme il l'appelait lui-même.
Louis Liard.
1. Géom., iiv. 3.
LA FOLIE CHEZ LES ENFANTS
C'est un préjugé assez répandu que l'enfant, par le bénéfice de
son âge, est à l'abri de la folie. Comment se résigner à croire que la
nature se livre à ce jeu cruel de déformer des intelligences qu'elle a
à peine formées, de désorganiser immédiatement ce qu'elle com-
mence à organiser, de jeter enfin dans les désordres de l'alié-
nation mentale des êtres qu'elle vient d'appeler à la vie. Naître pour
devenir fou! Quelle anomalie! Quelle contradiction apparente avec
les lois de la nature! L'enfant par l'énergie d'une force qui ne s'est
pas encore usée et fatiguée au contact des choses humaines, par
la sève encore intacte de ses facultés naissantes, ne doit-il pas
trouver grâce devant la folie?
Les faits ne permettent pas de s'arrêter à cette illusion complai-
sante? Les enfants n'échappent pas plus à la folie qu'ils n'échap-
pent à la maladie. Sans doute l'insanité est relativement peu fré-
quente dans le premier âge et même dans la jeunesse. C'est de
vin^t à trente ans que les cadres commencent à s'emplir, dans les
statistiques de la folie. De trente à quarante ans, « il y a foule, »
selon une expression du D1 Guislain. A l'âge où les facultés ont
perdu la fraîcheur vigoureuse des premières années, où les pas-
sions sont âpres ou ardentes, où l'homme se trouve le plus engagé
dans les luttes de la vie, il est naturel que les chances de folie
atteignent leur maximum. Après quarante ans, la proportion baisse
de nouveau : l'homme est moins sujet à contracter les affections
mentales, parce que, ayant déjà éprouvé avec succès ses forces dans
les crises de l'existence, il est raffermi et consolidé dans sa raison !
comme il l'est aussi dans son tempérament et dans sa santé. La
vieillesse seule, avec l'affaissement général des facultés, ramènera
en plus grand nombre les cas de folie, de démence sénile. Nulle
tome x. — 1880. 39
602 REVUE PHILOSOPHIQUE
époque de la vie en définitive ne comporte d'immunité absolue
contre 1'aliéna.tion mentale. Le seul privilège de certains âges, tels que
l'enfance, c'est que la folie y est plus rare. L'enfant, qu'on voudrait
n'avoir à étudier que dans le développement normal de son intel-
ligence ou de sa sensibilité, qu'on aimerait à peindre seulement dans
le uracieux et pur épanouissement de sa nature, l'enfant, malgré les
conditions favorables qui le protègent, n'est pas exempt de la loi
commune, et il a droit à un chapitre spécial dans tout traité un peu
complet de pathologie mentale.
Esquirol semblait être d'un avis contraire quand il écrivait :
« L'enfant est à l'abri de la folie; » mais il ajoutait tout de suite
pour corriger ce que cette règle générale a de trop absolu : «... À
moins qu'en naissant l'enfant n'apporte quelque vice de confor-
mation ou que des convulsions ne le jettent dans l'imbécillité ou
l'idiotie l. » Ajoutons nous-même que les exceptions admises par
Esquirol sont insuffisantes et incomplètes. Tous les cas de folie infan-
tile, même ceux que cite Esquirol, ne peuvent rentrer dans les caté-
gories trop étroites des folies que détermine un vice de confor-
mation ou que provoque un accès convulsif. Les causes morales
de l'insanité peuvent agir jusque chez l'enfant : témoin, par exemple,
ce petit maniaque soigné par Esquirol, qui jusqu'à huit ans n'avait
manifesté rien d'insolite dans ses facultés, mais qui, après le
siège de Paris, en 1814, effrayé et troublé de tout ce qu'il voyait,
tomba subitement dans le désordre intellectuel le plus prononcé.
Depuis Esquirol, un grand nombre de faits ont été recueillis, qui
élargissent le sujet et rendent possibles quelques inductions géné-
rales. On trouvera, par exemple, une longue et intéressante liste
d'observations dans le travail du Dr Berckam (1864) 2. D'autres cas
ont été signalés à diverses reprises dans les Annales médico-psycho-
logiques 3. Aussi la plupart des aliénés n'hésitent plus à reconnaître
la possibilité de la folie chez les enfants. M. Maudsley, dans sa Pa-
thology of Minci, a mis en relief cet aspect nouveau des maladies
mentales, en lui consacrant un beau chapitre intitulé : The Insanity
ofearly life 4.
Il semble cependant que quelques observateurs répugnent encore
1. Esquirol, Des maladies mentales, t. I, p. 15.
2. Voyez le journal allemand Correspondenz-Blalt, année 1864.
3. Voyez surtout, dans la collection des Annales, les volumes suivants:
1849, p. 72; 1855, p. 60; ibid., p. 527; 1857, p. 218; 1861, p. 305; 1867, p. 326 et
suiv. : 1X7<>, p. 260 et suiv. — Voyez aussi dans le Journal de médecine psycho-
■ \ i 58, le travail de M. Brierre de Boismont, Recherches sur l'aliénation
mentale des enfants et particulièrement des jeunes ijens.
4. Maudsley, Pathology of Mind.
G. COMPAYRÉ. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT G03
à admettre l'existence de la folie chez le tout petit enfant. Vers
la huitième ou la dixième année, les faits sont trop nombreux et trop
caractéristiques pour qu'il soit possible de les nier. « 11 n'existe pas, dit
le Dv Morel, un médecin d'aliénés qui ne puisse citer de véritables
perturbations intellectuelles chez les enfants de six à quinze ans ' . » Six
ans, ce serait donc la limite extrême en deçà de laquelle seulement
l'enfant pourrait devenir fou. Les faits contredisent encore cette opi-
nion et prouvent que l'âge de la folie doit être reculé jusqu'aux pre-
miers commencements de la vie. Esquirol rappelle l'observation faite
par le Dr Franck d'un maniaque de vingt-quatre mois 2. Haslam parle
d'une petite fille qui vers la troisième année fut atteinte d'aliénation,
d'un garçon de deux ans qui, sans cause connue, fut pris d'agitation
maniaque 3. Stoll raconte l'histoire d'un enfant qui à la suite de la
vaccination tomba dans la manie *. Nous aurons l'occasion de rap-
porter d'autres exemples analogues d'une folie tout aussi précoce.
L'aliénation de l'intelligence peut donc suivre immédiatement et
même accompagner son premier éveil. Ce n'est pas assez de dire que
l'enfant peut devenir fou : la vérité, c'est que parfois il naît fou.
Rien de plus intelligible d'ailleurs, même à priori et à supposer
qu'elle ne fût pas démontrée par l'expérience, que la possibilité de
la folie chez l'enfant II suffit de considérer que le nouveau-nu
n'est pas un être entièrement neuf. Il a déjà un passé, celui de
sa famille et de sa race. Il est l'héritier de tout un patrimoine de
dispositions, d'aptitudes, de qualités et de défauts, patrimoine que lui
ont fait les actions de ses ancêtres. Sa nature individuelle plonge
par des racines profondes et cachées dans la nature commune de
la famille à laquelle il appartient. Il peut donc y avoir une innéité de
la folie, comme il y a une innéité de la raison. L'enfant peut venir
au monde avec des prédispositions morbides, au moral comme au
physique. Sans doute, le plus souvent, les germes maladifs de l'âme
ne se développeront pas tout de suite; ils couveront de longues
années, ils resteront à l'état latent, jusqu'à ce qu'ils éclatent sous
l'action des circonstances. Parfois la virtualité transmise à l'individu
nouveau ne doit éclore qu'à un jour donné, a une date en quelque
sorte fixée d'avance. Un homme se marie, devient fou à une certaine
époque : son fils, né avant cette époque, aura un accès de folie qui
sera comme l'éphéméride de celui de son père. Mais la folie hérédi-
taire ne connaît pas toujours ces répits et ces lenteurs. Il arrive
1. Morel, Traité des maladies mentales, p. 100.
2. Esquirol, op. cit.
3. Haslam, Observations on Madness. London., 1809.
4. Voyez Annales médico-psychologiques, 1807, 1, p. 32
(304 REVUE PHILOSOPHIQUE
aussi qu'elle éclate dès le premier jour, particulièrement quand
l'aliénation des parents a coexisté avec l'acte de la génération
ou de l'enfantement. Crichton en rapporte, d'après Greeding, un
exemple bien frappant : « Une femme d'environ quarante ans, réel-
lement folle, mais d'ailleurs bien portante, accoucha, le 20 jan-
vier 1763, d'un enfant mâle qui fut aussitôt un fou furieux. Lorsqu'on
l'apporta à notre asile, c'est-à-dire le 24 janvier, il avait dans les
jambes et les bras une telle force que quatre femmes pouvaient à
peine le tenir. Ces accès se terminaient par d'inexplicables éclats
de rire; ou bien l'enfant, dans un emportement de colère, brisait et
déchirait tout ce qui était à sa portée, ses vêtements, ses couver-
tures, son lit... Nous n'osions pas le laisser seul, sans quoi il serait
monté sur les bancs et sur les tables, ou même eût essayé de ramper
dans les rues. Peu de temps après, quand les dents commencèrent
à lui pousser, l'enfant mourut l. » Ici, la folie avait été transmise par
la mère à l'enfant, par une sorte de communication directe, de la
main à la main, pour ainsi dire. L'aliénation de la mère se continuait
sans interruption, et avec des caractères analogues, dans l'agitation
maniaque du fils.
L'hérédité morbide n'agit donc pas seulement à distance et
comme par des effets à longue portée : son action peut être immé-
diate et instantanée. Ce qui retarde en général l'explosion du mal,
ce sont les conditions particulières de la vie morale de l'enfant.
La faiblesse même de l'intelligence enfantine est une garantie, une
protection contre la folie. La première condition pour qu'une cause
de destruction agisse, c'est qu'il y ait quelque chose à détruire. Où il
n'y a rien, comme on dit, le roi perd ses droits. Par d'autres côtés
cependant, la nature de l'enfant offre une proie facile à l'envahisse-
ment de la folie. Il y a, au milieu de tant de variétés pathologiques,
deux formes très caractérisées, très distinctes d'aliénation mentale,
la folie intellectuelle et la folie morale, l'une qui consiste essentielle-
ment dans le désordre des idées et l'absurdité des croyances, l'autre
dans l'altération des désirs et la perversité des actes. Or ce qui
constitue la première, c'est l'absence des idées intermédiaires qui,
dans l'état normal, viennent pour ainsi dire s'interposer entre la
conception et la croyance, qui empêchent l'idée folle d'aboutir et de
s'installer dans l'esprit, qui tout au moins la délogent, qui enfin
rectifient les illusions et les hallucinations des sens. De même, ce
qui caractérise la folie morale c'est l'absence de la volonté, c'est-à-
dire du pouvoir modérateur qui, chez l'homme sain, se place entre
1. Voyez Maudsley, op. cit., p. 258.
G. COMPAYRÉ. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT 605
l'impulsion et l'acte et arrête l'agent au moment où il allait obéir
à l'entraînement aveugle de l'instinct. Eh bien, précisément l'en-
fant, par la pauvreté de ses souvenirs et le dénuement de son intelli-
gence, comme par l'inertie de sa volonté, l'entant se trouve à ces
deux points de vue dans la situation la plus favorable au développe-
ment de la folie. Les idées folles, si elles ont une fois pénétré dans
sa conscience, n'y rencontrent aucun obstacle : sa mémoire est
trop faible, trop dégarnie d'expériences,' pour résister à la concep-
tion fausse que suggère l'hallucination. De même les impulsions
morbides, transmises par l'hérédité, et qu'une volonté adulte parvien-
drait peut-être à maîtriser, sont irrésistibles chez l'enfant; sa volonté
vacillante n'oppose aucune barrière aux mauvais instincts. La folie,
quand elle menace l'homme mûr, a d'abord à triompher d'une intelli-
gence éprouvée, depuis longtemps assise dans ses croyances, de sorte
que l'hallucination même peut coexister avec la raison; il lui faut
en outre vaincre cette énergie volontaire que l'âge a fortifiée, et de-
vant laquelle s'arrêtent à chaque instant les suggestions irréfléchies
de la passion, les désirs bizarres et capricieux qui sollicitent même
l'esprit le plus sain. Mais, quand par malheur la folie s'abat sur l'en-
fant, elle est d'emblée maîtresse de la place, et c'est dans un terrain
ouvert, sans défense, qu'elle exerce impunément ses ravages.
Il n'est donc plus permis de contester la possibilité de la folie chez
les enfants. Mais, cette vérité générale une fois établie, il importe
d'entrer dans le détail, de chercher sous quelles formes se présentent
dans ces âmes mal équilibrées et en voie de formation les phéno-
mènes de l'aliénation mentale, de suivre enfin l'évolution parallèle
des facultés et des maladies qui les frappent.
Il
C'est par l'activité musculaire que se manifeste d'abord la vie
mentale de l'enfant. Dès les premiers jours de son existence, l'en-
fant pourrait être défini un être qui se meut. Ses mouvements
sont spontanés, automatiques, ou réflexes, provoqués par des
énergies internes, ou sollicités par les excitations du dehors.
La volonté ne les gouverne pas encore; mais, jusque dans cette
mobilité presque inconsciente de l'enfant, il y a, quand aucune
influence morbide n'agit, un ordre naturel, parfois une grâce invo-
lontaire et non cherchée. Que la maladie intervienne, et à la place
CÛG REVUE PHILOSOPHIQUE
de ces mouvements réguliers, rhythmés, apparaîtra une mobilité
absolument désordonnée, folle, des accès d'agitation terrible, enfin
ce fléau de l'enfance qu'on appelle les convulsions.
Les convulsions ne sauraient être considérées comme une simple
maladie physique : elles constituent par certains côtés une véritable
maladie mentale. La preuve, c'est l'action qu'elles exercent souvent
sur le développement futur de l'intelligence : elles ne laissent pas
seulement à l'enfant qu'elles ont violemment atteint des infirmités
corporelles ; elles ne se contentent pas de disloquer les membres, de
faire grimacer le visage ; il arrive aussi qu'elles atteignent l'intelli-
gence, qu'elles rendent le petit patient idiot pour la vie : « Nous
voyons bien souvent l'idiotie succéder aux convulsions de la pre-
mière enfance l. » La preuve encore, ce sont les troubles intellec-
tuels qui les accompagnent quand elles se produisent chez des enfants
déjà grands : la perte complète de la connaissance, une sorte de stu-
peur en est alors l'effet immédiat. D'ailleurs en elles-mêmes, puis-
qu'elles sont un dérèglement de l'activité musculaire, les convul-
sions rentrent dans le domaine de la psychologie. On peut dire
qu'elles sont un délire des muscles, de même que le délire sera une
convulsion de l'esprit.
A l'âge où l'intelligence n'est pas encore éveillée, les convulsions
sont la seule forme possible de la folie. Tandis que chez l'adulte elles
se trouveront compliquées par tous les désordres de l'aliénation
mentale, par le trouble de toutes les facilités, chez l'enfant elles se
produisent pour ainsi dire à l'état d'isolement. La situation morbide
qu'elles trahissent ne peut s'étendre alors qu'à la seule faculté qui
soit développée, la faculté de se mouvoir. Remarquons d'ailleurs que
les convulsions reproduisent extérieurement les apparences et comme
le masque de la folie. Rien ne ressemble plus au maniaque qui se tord
dans une agitation insensée, à la pythonisse qui se démène, au pos-
sédé dont ie diable contracte les membres et qui gesticule à tort et à
travers, que le petit enfant qui subit l'étreinte d'un accès convulsif.
( !hez les animaux, les affections mentales se manifestent aussi par des
convulsions ou des accidents qui s'en rapprochent. Les pêcheurs du
Voliia connaissent une espèce de poissons qu'ils regardent comme
susceptible de folie, parce que ces poissons nagent impétueusement
en cercle. L'éléphant, d'habitude si calme et si doux, est parfois saisi
d'une sorte de frénésie qui le plonge dans une agitation furieuse; il
se jette violemment sur tout ce qu'il rencontre, hommes, animaux,
choses, et détruit tous les objets qui sont à sa portée. Dans tous ces
1. Trousseau, Clinique médicale, 186S, t. II, p. 181.
G. COMPAYRÈ. — LÀ FOLIE CHEZ L'ENFANT 607
cas, chez l'éléphant devenu destructeur comme chez l'enfant en
proie aux convulsions, le principe de désordre est le même : une
cause morbide a supprimé le lien naturel qui subordonne les mou-
vements de l'individu aux besoins normaux de ses organes ou aux
impressions reçues du dehors ; une cause morbide a déchaîné l'acti-
vité musculaire et livré à une sorte de fureur épileptique tous les
éléments moteurs de l'organisme.
Si l'on considère chez l'enfant la nature des causes qui détermi-
nent les convulsions, on sera encore plus disposé à admettre le ca-
ractère mental de ce fait pathologique. Sans doute l'accès convulsif
provient souvent d'un accident. Trousseau en cite un exemple curieux.
Un médecin appelé auprès d'un petit enfant s'avise d'ôter le bonnet
du malade : il aperçoit un brin de fil posé sur le crâne, et, cherchant
à l'enlever, il attire à lui une longue aiguille profondément enfoncée
dans le cerveau. L'aiguille une fois arrachée, les convulsions cessè-
rent immédiatement '. Mais le plus souvent les convulsions relèvent
de causes intimes, d'affections cérébrales transmises par l'hérédité.
Elles se produisent chez des individus doués d'une susceptibité ner-
veuse particulière, qui passe, avec la vie, des ascendants aux descen-
dants, et qui se manifeste tantôt par un phénomène, tantôt par un
autre, par un accès convulsif chez l'enfant, par l'épilepsie ou l'hys-
térie chez l'adulte. « Que l'on veuille bien y regarder avec soin, et
l'on ne trouvera peut-être pas une seule famille d'aliénés dans la-
quelle l'éclampsie de l'enfance n'ait joué un certain rôle. Même dans
les familles simplement nerveuses, ne renfermant pas encore d'alié-
nés dans leur sein, l'apparition de l'éciampsie de l'enfance se mani-
ant successivement chez plusieurs enfants doit être considérée
comme un symptôme de mauvais augure -. » Elle est comme le pre-
mier signal de l'invasion possible de la folie dans une famille jusque-
là saine.
Les convulsions peuvent donc être considérées comme le premier
degré de la folie chez l'enfant : l'hallucination est le second.
Le nouveau-né ne tarde pas à devenir autre chose qu'un petit être
qui se meut : il se manifeste bien vite comme an être sensible, ca-
pable de perceptions et de sensations. 11 voit, il entend, il touche.
L'intelligence s'ouvre à la représentation du monde extérieur. Cha-
que jour, un morceau delà réalité matérielle se détache, sous forme
de perceptions, de l'ensemble des choses, et pénètre dans le cerveau
1. Trousseau, op. <;it., p. 166.
2. Voyez Annales ■ -psychologiques, 1879, I, p. ">, De l'alcoolisme des
parents considéré comme cause, d'épilepsie chez leurs descendants, par le Dr H.
Martin.
608 REVUE PHILOSOPHIQUE
de l'enfant. En même temps, la sensibilité s'émeut, et une multitude
de petits plaisirs et de petites peines, comme les vagues qui rident
la surface d'un lac, viennent agiter les parties superficielles du sys-
tème nerveux. La mémoire s'empare de ces acquisitions des sens, et
des souvenirs se forment. L'idée ou du moins l'image se fixe dans
l'esprit. De là et dès les premiers mois de l'enfance la possibilité du
rêve et de l'hallucination.
L'hallucination est un phénomène complexe dont nous n'avons
pas à décrire ici toutes les formes. 11 n'est guère plus possible de
contester aujourd'hui que les perceptions fausses qui la constituent
dérivent à la 'ois d'une lésion, d'une altération, d'un désordre quel-
conque dans les organes des sens, et d'une perturbation plus pro-
fonde qui affecte les centres nerveux et par suite la mémoire et
l'imagination. On ne peut accepter ni l'opinion extrême d'Esquirol,
de Leuret, de Lélut, pour lesquels l'hallucination n'est qu'une idée
projetée au dehors et par suite une perturbation purement mentale,
ni la thèse contraire de M. Luys, qui ne voit dans l'hallucination qu'un
fait purement physiologique, qu'une lésion localisée dans les organes
des sens et les ganglions nerveux. Sans doute la participation de
l'organe sensible aux illusions de l'halluciné est démontrée par les
faits, notamment par ce que les aliénistes appellent les hallucina-
tions dédoublées. Le malade voit de l'œil gauche un fantôme qui
n'est nulltmient visible pour l'œil droit. De même pour le déplace-
ment de l'image qui se transporte d'un point à un autre lorsqu'on
fait mouvoir le globe de l'œil. De même encore pour cette observa-
tion si précise qui établit que les hallucinations accompagnent par-
fois les maladies de l'œil, par exemple les ulcérations de la cornée.
Mais la participation de l'intelligence n'est pas moins certaine. Un
halluciné de la vue verra des clartés célestes ou des flammes infer-
nales, selon qu'il sera religieux ou impie. Les habitudes du caractère
les pensées familières, les sentiments invétérés donnent à chaque
hallucination, selon les individus, une physionomie propre. Les ha-
bitants des villes ont des hallucinations autrement compliquées que
les paysans. En un mot, l'imagination intervient, fournit des aliments
à lhallucination. Il est même probable qu'elle en est le plus souvent
le point de départ et la cause. L'imagination excitée, exaltée, trouble
les sens à leur tour et y détermine des représentations illusoires.
Les conditions normales sont alors détruites et comme renversées.
En effet tandis que la perception est une sensation devenue idée,
l'hallucination est une idée devenue sensation.
L'imagination est encore trop peu développée chez l'enfant pour
que l'on puisse s'attendre à rencontrer fréquemment chez lui les
G. COMPAYRE. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT 609
phénomènes hallucinatoires. Il ne peut y avoir d'ailleurs, dans ces
petites têtes enfantines, à peine peuplées de quelques souvenirs, que
de courtes hallucinations : rien qui ressemble à ces illusions compli-
quées, qui font tableau et qui déroulent la variété de leurs concep-
tions dans l'esprit de l'homme mûr, accablé d'idées et surchargé de
passions. Lorsque l'esprit a grandi, lorsque la mémoire s'est enrichie,
l'illusion peut puiser à pleines mains dans le vaste magasin des idées.
Chez l'enfant, tout est en raccourci, les troubles et les désordres, non
moins que les opérations normales et régulières de la pensée.
D'autre part, il est évident que, chez le petit enfant qui ne parle pas
encore, l'hallucination, si elle se produit, échappe aisément au con-
trôle de l'observateur. Rares par eux-mêmes, les faits de ce genre sont
encore plus rarement observables. On ne s'étonnera donc pas que
les constatations sur ce point soient si peu fréquentes. Mais, le fus-
sent-elles encore moins, toutes les analogies nous donneraient le
droit d'affirmer à priori la possibilité de l'hallucination enfantine.
L'enfant rêve en effet : le petit dormeur de deux ans ou même moins
pousse souvent de vrais éclats de rire, en souvenir de ses jeux et des
amusements de la veille, ou des cris douloureux, comme sous l'op-
pression d'un songe effrayant. On le voit sourire, comme aune ap-
parition qui l'égayé. Plus tard, il parle, il gesticule. Quoi qu'en dise
Tiedemann , ces manifestations de l'enfant endormi ne sauraient
s'expliquer par la seule irritabilité mécanique du corps : elles sup-
posent un léger travail de l'imagination et de la mémoire, de fugi-
tives impressions qui traversent le cerveau.
Quand on veut raisonner exactement sur la nature de l'enfant, il
ne faut pas craindre de chercher chez l'animal des points de compa-
raison. L'homme enfant, dans ses actes, sinon en puissance, est ce
que l'animal restera toute sa vie. Ce que l'observation découvre chez
l'un peut avec vraisemblance être attribué à l'autre. Or l'animal pré-
sente parfois dans son état mental de véritables fulies et, pour nous
en tenir au sujet qui nous occupe, des phénomènes hallucinatoires.
De récentes expériences établissent que le chien, par exemple, dont
on savait déjà qu'il rêve, qu'il aboie en songe, peut être aussi la vic-
time de l'hallucination. Le D1 Magnan, en injectant de l'alcool dans
les veines d'un chien bien portant, a vu naître chez l'animal de sau-
vages accès de fureur : le chien se dresse, aboie furieusement et
semble entrer en lutte avec des chiens imaginaires; après quoi il
s'apaise et rentre dans sa quiétude, tout en grognant encore une ou
deux fois dans la direction de son prétendu ennemi '.
1. Voyez les Archives de physiologie normale > t pathologique, mars et niai 1873.
GIO HEVUE PHILOSOPHIQUE
Il est arrivé qu'une imprudence, un hasard a déterminé chez des
enfants des désordres analogues, de manière à fournir la preuve di-
recte de l'existence des hallucinations enfantines. L'absorption d'une
substance toxique a pu jeter un baby de quatorze mois et demi dans
un état singulier, voisin de la folie, et où l'hallucination jouait son
rôle. Le cas a été signalé par le Dr Thoré dans les Annales méâico-
psychologiques l. Une petite fille de quinze mois avait avalé en l'ab-
sence de sa mère un nombre considérable de graines de Datura stra-
monium. Presque aussitôt, l'enfant entra dans un état d'agitation qui
effraya beaucoup ses parents. Le médecin appelé fit les constatations
suivantes : « Un grand changement était survenu dans la vision :
l'enfant semble privée de vue; elle ne regarde aucun des objets qui
l'entourent et ne fait aucune attention à ceux qui lui plaisaient et
qu'elle réclamait habituellement. On lui présente une montre, ses
jouets ordinaires : ils n'attirent pas son attention ; tandis qu'au con-
traire elle parait à la poursuite d'objets imaginaires placés à une cer-
taine distance d'elle et qu'elle cherche à atteindre en allongeant à
chaque instant ses bras et à saisir avec la main. Elle se soulève
même en s'appuyant sur les côtés de son berceau, comme pour s'en
rapprocher plus facilement.... Elle agite ses mains dans l'espace,
comme à la recherche d'objets qui s'envolent. »
Dans le cas que nous venons de citer, il y a évidemment autre
chose que des convulsions désordonnées. Par ses mouvements ré-
pétés dans la même direction l'enfant manifestait bien qu'elle > it
le jouet d'une vision imaginaire; obsédés par des images subjectives,
ses yeux ne voyaient plus les objets réels.
Ici, comme il est naturel chez un tout petit enfant, l'hallucination
a son principe dans une cause accidentelle et extérieure, dans une
sorte d'empoisonnement passager 2. Mais si nous examinons des
enfants plus avancés en âge, surtout des enfants particulièrement
doués sous le rapport de l'imagination et destinés par leur nature
nerveuse à devenir des artistes ou des poètes, nous rencontrerons
des hallucinations d'un autre ordre, suggérées par la vivacité même
de leur esprit, par une surexcitation de leurs facultés. Tel est par
1. Voyez le mémoire intitulé : Un mot sur les hallucinations dans la première
Le Dr Thoré {A nnales médico-psychologiques, L859, I, p. 72-79).
•l L'hallui iu.ition chez les enfants a quelquefois pour principe une maladie
physique. « Une petite fille à laquelle je donnais des soins avait la fièvre. Elle
se réveilla tout à coup le matin en poussant des cris horribles; elle montrait
avec anxiété un coin de la chambre où elle voyait de grandes ligures noires,
un di;ible qui la menaçait du geste et de la voix. Le soir, elle eut une autre
hallucination de la vue : c'étaient de grandes nappes d'eau qui tombaient du
plafond... « [Annales mcdico-psychologiques, 184U, p. 77.)
G. COMPAYRE. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT 611
exemple le cas de Hartley Coleridge '. Tout enfant il s'imagina qu'il
voyait près de la maison de son père une petite cataracte. A cette
cataracte s'ajouta bientôt une île à laquelle il donna un nom. Peu à
peu ce monde que sa fantaisie avait créé devint pour lui un monde
réel, où il voyageait tous les jours. Et quand, pour complaire à son
caprice, on lui demandait par quel moyen il communiquait avec
cette île enchantée, il répondait, en s'inspirant d'un conte des Mille
et une Nuits : « C'est sur les ailes d'un grand oiseau que j'y vais et
que j'en reviens. » Si nous en croyons les témoins de ce fait psycho-
logique, Coleridge était bien réellement convaincu de la réalité de
sa vision. Son rêve poétique avait pris corps, et l'imagination de l'en-
fant, avivée par des lectures précoces, était dupe d'elle-même. Qui
pourrait dire .-i chez les grtxnds extatiques, chez les visionnaires et
les rêveurs, les visions de l'âge mûr n'ont pas été préparées de
même, dès les premières années de leur vie, par de petites halluci-
nations sans portée, qui les ont insensiblement accoutumés à vivre
dans la chimère ?
On a souvent répété dans ces dernières années quel'étude des faits
anormaux et morbides éclairait d'une lumière nouvelle la nature de
l'esprit sain et normal. Les psychologues ne peuvent que profiter
beaucoup à la fréquentation des asiles et à la lecture des aliénistes.
Mais la réciproque n'est pas moins vraie : les faits les plus ordinaires
de la vie jettent parfois un jour très vif sur les étrangetés de la folie.
Il y a une solidarité profonde entre la psychologie morbide et la psy-
chologie normale. Et peut-être, si la science de l'aliénation mentale,
malgré les beaux travaux de ce siècle, n'est pas arrivée à débrouiller
ce qu'Esquirol appelait « le chaos des misères humaines »; c'est
qu'elle attend encore que la psychologie lui fournisse un cadre exact
des facultés morales, une analyse précise de leur développement na-
turel.
Dans le cas particulier qui nous occupe, il est certain que les faits
les plus communs de la vie enfantine peuvent nous aider à com-
prendre comment l'état irrégulier de l'hallucinatiun se produit chez
l'enlant. Rien de plus actif, de plus vivant que le travail de l'imagina-
tion des les premières années. Précisément parce que la réflexion ne
lui apporte pas de correctif, et parce qu'elle n'est pas gênée comme
elle le sera [dus tard, par l'abondance des idées. L'imagination enfan-
tine se représente les choses avec une vivacilé inuuie. Menez un enfant
dans un magasin, dans un appartement qu'il n'a jamais vu : ses yeux
1. Voyez The journal of mental science, avril i.sG'J, article de J. Crichton
Browne, «Sur les maladies psychologiques du jeune âge,
612 REVUE PHILOSOPHIQUE
qui furettent dans tous les coins, auront bien vite reconnu tous les
objets, et, après une inspection même rapide, sa mémoire gardera le
souvenir fidèle et précis des détails les plus insignifiants. Georges a
quatre ans : il est à table auprès de son père et de son oncle qui re-
viennent de la foire du village voisin et qui s'entretiennent de tout ce
qu'il y ont vu. Georges qui a gardé le silence depuis un gros moment
s'écrie tout h coup : « Je vois toute la foire. » Ici l'enfant témoignait
de son aptitude à se représenter sans efïurt même les choses qu'il n'a
pas eues sous les yeux et dont il a seulement entendu parler. Com-
ment s'étonner qu'un être doué d'une telle promptitude d'imagination
en vienne aisément à confondre ses conceptions et ses perceptions,
l'image et la réalité ?
Le cauchemar, qui est comme l'hallucination de l'homme endormi,
a été fréquemment observé chez les enfants. Et ces illusions du som-
meil se continuent pendant la veille. « Des enfants, dit le Dr Thoré, au
moment où ils se réveillent, les yeux déjà parfaitement ouverts,
voient très distinctement auprès d'eux, et le plus souvent sur le mur,
se dessiner desobjetsplusou moins effrayants et qu'ils décrivent aussi
bien que leur intelligence le permet. » Parfois au contraire le réveil
efface entièrement les impressions de la nuit : « L'enfant, dit
M. Maudsley, se met à crier tout endormi; ses yeux sont ouverts:
ses membres frissonnent de peur ; il ne reconnaît pas les parents ou
les amis qui veulent le calmer... Le matin, il ne se rappelle plus la
frayeur qu'il a éprouvée l. »
On remarquera que les hallucinations de la vue sont les plus fré-
quents chez les enfants. C'est que le nouveau-né est tout yeux avant
d'être tout oreilles. Le docteur Berckham rapporte cependant l'ob-
servation d'un enfant de trois ans atteint d'une hallucination de
l'ouïe 2.
Mais, sous quelque forme qu'elle se présente et quel que soit le sens
affecté, l'hallucination n'est qu'un élément de la folie, une folie par-
tielle. Chez l'enfant comme chez l'homme mûr, l'aliénation de la per-
ception extérieure peut coexister avec la santé générale des autres
facultés et n'être suivie d'aucun autre symptôme délirant. Il nous
reste à montrer que les folies générales, auxquelles l'hallucination
peut se mêler, mais qu'elle ne constitue pas, qui atteignent l'esprit
tout entier et que compliquent les plus graves désordres, ne sont pas
non plus épargnées à l'enfance.
1. Maudsley, op. cit., p. 203.
2. Voyez Annales médico-psycliologiques, 1867, t. I, p. 327.
G. COMPAYRÉ. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT 613
III
C'est la manie, c'est-à-dire l'incohérence et le délire des idées,
l'agitation furieuse ou la divagation tranquille de la pensée, qui paraît
être la forme la plus habituelle de la folie intellectuelle chez les en-
fants. Sur ce point la plupart des observateurs sont d'accord. Le
Dr Delasiauve \ le Dr Le Pauhnier dans sa thèse intitulée Des affec-
tions mpntales chez les enfants et en particulier de la manie2, le
Dr Morel :! déclarent que la folie se traduit le plus ordinairement chez
les enfants par l'excitation maniaque.
Voici les cas les plus remarquables recueillis par les aliénistes. Nous
citerons d'abord l'observation très complète du Dr Châtelain, qui a eu
l'occasion d'étudier lui-même une enfant de quatre ans et quelques
mois, fille de cultivateurs du Jura. Deux causes surtout, l'une toute
physique, la rougeole, l autre morale, une vive frayeur causée parla
vue d'une pompe à incendie, avaient agi sur la faible constitution de
l'enfant et déterminé l'état bizarre dont elle soutîrait. « Louise, dit le
Dr Châtelain, est «. drôle », singulière, distraite ; elle répond de travers
aux questions qui lui sont adressées... Un jour son père lui dit de lui
apporter sa poupée : elle va la chercher, mais ne rapporte rien, tout
en disant : « La voilà; » la main et le bras font le geste d'une per-
sonne qui donne quel pie chose, mais la main est vide... Depuis
qu'elle est malade, son caractère a sensible n ent changé : elle a com-
plète nent perdu la timidité naturelle à s >o âge : en présence de
deux médecins qui lui sont inconnus et qui l'examinent, elle n'éprouve
aucune crainte, aucune gène. Si on loi fut une question elle répond
vivement sans aucune hésitation, mais répond à faux. » Et l'observa-
teur rapporte tout au long une conversation qui témoigne du désordre
complet des idées, chez une enfant d'ailleurs très intelligente et dont
la maladie ne peut être confondue avec l'idiotie.
L'exemple qui précède nous offre un cas de manie calme, tran-
quille. Cependant la petite fille en question éprouvait aussi des accès
de manie furieuse, manifestés par un besoin perpétuel de mouvement,
par des pleurs et par des cris, par des menaces de mort proférées
contre ses parents. D'autres fois, l'agitation est le caractère perma-
1. Voyez Annale* mé lico-psycholoyiyua, 1835, I, p. 527. Forme ma spé-
ciale chez les enfants.
•2. La thèse de M. Le Paulmier date de 1856.
3. Voyez Annales imïdico-psycholoyuiues, 1870, 11. |>. 260 269.
014 REVUE PHILOSOPHIQUE
nent de la manie enfantine. « On voit, dit Griesinger, chez des en-
fants de trois ou quatre ans, des accès de cris, avec besoin de
frapper, de mordre et de détruire ce qui leur tombe sous la main *. »
Chez les enfants un peu plus avancés en âge, les cas de folie ma-
niaque deviennent plus fréquents encore. Le Dr Morel cite une enfant
de cinq ans qui, à la suite d'une émotion de peur, tomba dans un état
« de turbulence continuelle et d'exacerbation maniaque 3 ». Sous le
nom de monopathie furieuse, le Dr Guislain signale une maladie du
même genre chez une petite fille de sept ans : ici le principe du mal
était un coup reçu à la tête3. Esquirol parle d'un enfant de huit ans
qui fut atteinte de manie à la suite d'une fièvre typhoïde. Et comme
les causes morales alternent toujours avec les causes physiques dans
la génération de la folie, nous trouvons chez Foville l'observation
d'un carcon de dix ans devenu maniaque pour avoir fait trop de
lectures.
Ce qui est remarquable, c'est qu'à ces exemples si nombreux de
manie enfantine, dont nous pourrions encore prolonger l'énuméra-
tion, l'observateur ne puisse ajouter un seul cas de monomanie. La
fixité des idées folles est tout aussi incompatible avec la manie de
l'enfant que la fixité des idées normales et raisonnables. La petite
folle observée par le D1' Châtelain changeait sans cesse de pensée.
« Ordinairement une idée quelconque la préoccupait exclusivement
pendant un jour ou deux, puis s'effaçait pour céder la place à une
autre. » La monomanie paraît être au premier abord un signe de
grande faiblesse intellectuelle , puisqu'alors toutes les idées , tous
les sentiments, sont comme annihilés devant une seule pensée, de-
venue souveraine maîtresse de la conscience. Et cependant, si l'on y
réfléchit la monomanie suppose une certaine force de l'intelligence,
une certaine puissance de concentration, puisqu'elle est un délire
tout à fait systématisé. L'enfant, avec la mobilité et l'inconsistance
de ses idées, avec ses impressions flottantes et encore mal établies,
peut facilement délirer, c'est-à-dire passer d'une idée à une autre sans
suite et sans raison : mais on comprend qu'il n'ait pas la force néces-
saire pour grouper d'une manière permanente toutes ses facultés
autour d'une seule conception folle. Voilà pourquoi sans doute le dé-
sordre intellectuel se manifeste chez lui par la succession rapide et
incohérente, par la fuite incessante des idées , courant éperdues les
1. Griesinger, Pathologie and Thérapie cler psychischen Krankheiten, 2'' édit.
p. 147.
2. Morel, op. cit., p. 102.
3. Dictionnaire de médecine, 1829.
G. COMPAYRÉ. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT 615
unes après les autres, plutôt que par la concentration obstinée de
toutes les forces de l'esprit dans une même direction.
Quant à l'évolution de la manie chez l'enfant, il est difficile, dans
l'état actuel des observations, d'en écrire avec précision l'histoire. La
terminaison varie : c'est tantôt la mort qui survient assez vite, tantôt
l'idiotie qui succède pour toute la vie aux accès délirants, tantôt et
assez fréquemment la guérison qui rétablit l'ordre et la paix dans ces
âmes un instant troublées. La plupart des petits maniaques soignés
par le Dr Delasiauve et par le Dr Le Paulmier ont guéri dans un espace
de temps assez limité.
Le trait le plus caractéristique qui ressort d'une étude encore in-
complète, c'est l'apparition fréquente, chez les enfants atteints de
manie, de véritables crises extatiques, de ce que Maudsley appelle
la fohe cataleptique (cataleptoïd insanity). Rien de plus conforme
d'ailleurs à la logique de la nature que ces périodes de rémission,
pour ainsi dire, de calme et de sommeil de l'âme, succédant à des
périodes d'agitation et de violence. L'enfant reste pendant des heures,
pendant des jours entiers, dans une sorte de contemplation mystique :
la turbulence et la loquacité sont remplacées par l'immobilité et la
stupeur. Les yeux sont fixes, le regard méditatif *.Dans certains cas
il est vraisemblable que des hallucinations expliquent l'attitude im-
mobile et la pose attentive de l'enfant extatique. La petite folle du
Dr Châtelain « paraissait voir et entendre des choses qui n'existaient
pas... De temps en temps elle prêtait subitement l'oreille d'un côté
où personne n'avait parlé et écoutait attentivement pendant quelques
secondes. » Dans d'autres cas il est probable que l'enfant, comme il
arrive à tous les extatiques, tout en ayant l'air dépenser beaucoup,
ne pense absolument à rien.
On a le droit d'espérer que la science dont l'attention est désormais
éveillée sur les phénomènes morbides, sur les états anormaux de la
conscience des enfants, arrivera à déterminer avec plus de préci-
sion que nous ne pouvons le faire encore les diverses formes de la
manie et du trouble de l'intelligence dans les premières années de
l'existence. Mais ce qui est certain d'avance, à raison des lois qui
i. Voyez Annales mè Uco-psycholoQiques , 1855, I, p. 527. Forme mania
spéciale chez les enfants, communication du Dr Delasiauve. L'immobilité n'est
pas l'attitude exclusive de ces extatiques : «Chez quelques-uns <le ces mania-
ques; il y a une jactitation lente et cadencée à la façon de Polichinelle. La
plupart ne voulant pas être soustraits à l'entraînement de leur pensée, sem-
blent insensibles aux paroles qu'on leur adresse, d'autres y répondent par de
vagues monosyllables, des gestes ou un sourire ironique décelant L'incertitude.
Les crises enfin peuvent être entrecoupées par la turbulence et des cris, évident
résultat de sensations fantastiques. »
(316 REVUE PHILOSOPHIQUE
président au développement des facultés, c'est que les observateurs
auront plus souvent à constater des cas de folie morale que des cas
de folie intellectuelle proprement dite. On sait ce que les aliénâtes
appellent la folie morale, affective ou impulsive, qui quelquefois
n'est que la traduction dans les actes du désordre de l'esprit, mais
qui dans d'autres circonstances, par une scission bizarre des facultés,
ne porte que sur les penchants, sur les instincts, ne pervertit que la
volonté en laissant l'intelligence intacte. Il est évident qu'une folie de
ce genre est plus appropriée qu'aucune autre à la nature de l'enfant.
La manie et le délire altèrent le jugement, le raisonnement : or le ju-
gement est acquis, le raisonnement est acquis. Il faut quelque temps
pour que l'enfant apprenne à raisonner; il faut quelque temps aussi
par conséquent pour qu'il puisse déraisonner. Mais la folie morale
affecte les penchants, les instincts, et tout cela est inné ; tout cela
est immédiatement transmis par l'hérédité ; tout cela aspire à agir dès
les premiers jours de la vie. Comment s'étonner par suite que Ion
rencontre si souvent chez les plus jeunes enfants des tendances
morbides, des impulsions maladives, qui déterminent les actes les
plus extravagants?
Le Dr Renaudin mentionne un enfant, d'une intelligence ordinaire,
dont la pensée ne manifestait aucun délire, aucune incohérence, mais
qui était sujet à une véritable folie des actes et de la volonté. La ma-
ladie procédait par attaques d'une irrésistible violence auxquelles
correspondait toujours une complète insensibilité de la peau. Inter-
rogé sur sa mauvaise conduite, l'enfant gardait le silence, ou bien
répondait qu'il ne pouvait se maîtriser. La violence était telle, ajoute
l'observateur, que « nous ne doutions pas qu'elle pût aller jusqu'au
meurtre 1. »
Un autre exemple de folie impulsive, à tendance homicide, nous est
fourni par Esquirol2. Il s'agit d'une petite fille de sept ans et demi,
qui, ayant conçu une profonde aversion contre sa belle-mère, bien
que celle-ci l'eût toujours traitée avec douceur, essaya à plusieurs
reprises de la tuer ainsi que son jeune frère. Son père la menaçait
de la faire mettre en prison : « Cela n'empêchera pas, lui dit-elle, que
ma mère et mon petit frère meurent et que je les tue. » Soumise à
une sorte d'interrogatoire , voici quelles furent quelques-unes de ses
réponses :
« D. Pourquoi voulez- vous tuer votre maman? — R. Parce que je
ne l'aime pas.
1. Maudsley, op. cit., p. 287.
2. Esquirol, op. cit., p. 386 et suiv.
G. COMPAYRÉ. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT Gi7
« D. Pourquoi ne l'airaez-vous pas? — R. Je n'en sais rien.
« D. Vousa-t-elle maltraitée? — R. Non...
« D. Vous avez un petit frère? — R. Oui.
« D. R est en nourrice et vous ne l'avez jamais vu? — R. Oui.
« D. L'aimez-vous? — R. Non.
<i D. Voudriez-vous qu'il mourût? — R. Oui.
« D. Voulez- vous le tuer? — R. Oui. J'ai demandé à papa de le
faire venir de nourrice pour le tuer. »
Sans doute, dans ce dernier exemple, on a affaire à une volonté
criminelle plutôt qu'à une véritable folie. Cependant l'obstination de
l'enfant, son attitude pleine de sang-froid et de cynisme, l'absence
même de motifs suffisants pour expliquer chez elle l'idée fixe du
meurtre, tout autorise à considérer sa perversité comme un cas de
pathologie mentale.
Le Dr Prichard, qui, comme on sait, a le premier déterminé avec
netteté les caractères de la folie morale (moral insanity), cite l'obser-
vation suivante : « Une fillette de sept ans s'était montrée jusqu'à cet
âge douce, gaie, affectueuse, très intelligente, 'lorsqu'elle fut ren-
voyée chez elle par ses maîtres, à cause du grand changement sur-
venu dans sa conduite. Elle était devenue grossière, indocile, ingou-
vernable. Son appétit s'était perverti au point qu'elle préférait les
légumes crus à sa nourriture habituelle. Sa santé s'altéra. Seules ses
facultés intellectuelles échappaient au mal. L'enfant du reste guérit
au bout de deux mois *. » Cet exemple est particulièrement intéres-
sant, parce qu'il nous montre la folie morale envahissant soudain un
caractère jusque-là bien réglé, une intelligence déjà éveillée, et pro-
cédant par accès passagers, à la façon de la plupart des maladies
physiques ou mentales.
Il serait trop long de reproduire ici tous les cas de caractère mala-
divement vicié que présente l'enfance -. Sans vouloir faire de tous les
espiègles des fous, sans imputer à la folie toutes les bizarreries de la
1. Prichard, On insanity, 1835, p. 55.
2. Citons encore les observations suivantes, qui appartiennent à la même
catégorie : 1° Une lîllette de huit ans, dont les sentiments affectifs avaient subi
une perversion complète. On lui entendit souvent dire que, pour avoir les
vêtements de sa grand'mère, elle la tuerait. Peu à peu, cette jeune fille guérit,
et il ne resta d'autre trace de son ancien état qu'une propension à la tristesse
(voyez Annules médic.-psychoL, 1867, I, p. 331). — -2" Un garçon de six ans,
observé par John Mislar (voyez le journal anglais, The Lance t, 23 mai 1803j, qui
fuyait les caresses de ses parents et n'y répondait que par des accès de vio-
lence. Sa sœur vint à mourir; l'enfant mit le feu au berceau où reposait le
cadavre de la pauvre morte. Son goût était complètement dépravé et parais-
sait s'accommoder de sel et d'arêtes de poisson.
tome x. — 1880. 40
648 REVUE PHILOSOPHIQUE
sensibilité, nous n'hésiterons pas à dire, et l'art de l'éducation doit
en faire son profit, que les excentricités des enfants ont souvent un
principe morbide. J. Crichton Browne a recueilli des faits de klepto-
manie, de pyromanie, de dipsomanie, de pantophobie chez déjeunes
enfants '. La méchanceté acquiert souvent de telles proportions dans
ces débiles natures qu'elle doit être considérée plutôt comme une
maladie que comme un vice. Browne raconte l'histoire d'un jeune
gentilhomme anglais qui était animé de tels instincts de cruauté que
pour l'occuper son père dut le renvoyer à la campagne et lui donner
les fonctions de boucher chez ses fermiers. Son plus grand plaisir
était de tuer, en les martyrisant, des poules et des lièvres. Lorsque
les ouvriers dressaient des échafaudages pour travailler à leurs
constructions, l'enfant s'ingéniait de toutes les manières possibles
pour les faire tomber.
On voudrait croire tout d'abord que la folie suicide ne fait pas de
victimes parmi les enfants. L'idée de la mort volontaire et le caractère
de l'enfance semblent incompatibles. Gomment est-il possible que
l'être à peine créé aspire à se détruire, à se renier lui-même, que l'in-
stinct de la conservation ne sorte pas victorieux des crises auxquelles
est soumise la sensibilité enfantine 1 Et cependant les statistiques
prouvent que le suicide de l'enfant, quoique rare, n'est pas, tant s'en
faut, un fait exceptionnel. C'est que les douleurs puériles, que notre
indifférence dédaigne trop souvent, peuvent atteindre un degré de
vivacité inouï. Nous ne savons pas comprendre les enfants; nous
jugeons d'eux d'après nous-mêmes. Nous ne nous rendons pas compte
que des causes futiles peuvent développer dans ces cœurs naïfs des
émotions profondes qui égalent nos plus grandes douleurs. Ce qui
est une égratignure pour l'homme fait devient une profonde blessure
pour l'enfant. Nous ne nous imaginons pas tout ce qu'il peut y avoir
de colère ou de frayeur dans les pleurs d'un enfant, tout ce que
son attitude muette recèle parfois d'angoisse et de désespoir. Gomme
le disait déjà Malebranche, « une pomme et des dragées font dans le
cerveau d'un enfant des impressions aussi profondes que les charges
et les grandeurs en font dans celui d'un homme de quarante ans. »
Il en est de l'âme des enfants comme de l'esprit d'un homme endormi,
où les plus petites sensations se transforment et acquièrent d'énormes
proportions. Des gronderies trop dures pour une faute légère, une
déception subite pour un plaisir promis ou pour une récompense
attendue, des impressions trop vives devant un spectacle qui nous
laisserait froids, la cause la plus frivole enfin peut troubler assez
1. Voyez The Journal of mental science, avril 1SG0.
G. COMPAYRÉ. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT 619
profondément l'enfant pour le déterminer à cette résolution extrême
du suicide qui contient toujours quelque chose de morbide.
On consultera avec fruit sur ce sujet l'étude publiée en 1855 dans
les Annales médico-psychologiques par le Dr Durand- Fardel '. L'au-
teur y rapporte plusieurs exemples de suicides d'enfant. « Nous
avons réuni nous-même, dit-il, vingt-six exemples d'enfants suicidés
ayant de cinq à quatorze ans. 1 avait 5 ans; 2,9 ans; 2, 10 ans;
5, 1 1 ans; 7, 12 ans; 7, 13 ans, 2, 14 ans. » Les Comptes généraux
de la justice criminelle, de 1835 à 1S44, établissent de leur côté que,
sur 25,760 suicides observés en France, 129 ont eu lieu avant l'âge
de seize ans. La progression fatale qu'on a constatée dans le nombre
des suicides, et qui paraît être la loi des sociétés vieillies et des civi-
lisations avancées, est vraie pour tous les âges. A Berlin, de 1788 à
1797, on ne comptait qu'un seul suicide d'entant; de 1798 à 1805, la
statistique en signale trois; de 1812 à 1821, le chiffre s'est élevé à
trente et un.
L'étude des causes du suicide est en général navrante : chez les
enfants, elle est particulièrement instructive et c iriease.Riende plus
futile parfois que les motifs qui agissent sur les faibles cervelles de
ces suicidés de huit ou dix ans. Un garçon se tue de chagrin, versb
neuvième année, parce qu'il a perdu un oiseau favori; un autre, vers
le même âge, parce qu'il a été le douzième dans sa classe. Dans
d'autres cas, les causes sont plus graves : le froissement des affûtions
filiales, un précoce sentiment de l'honneur déterminent la mort
volontaire. Des enfants se sont tués parce qu'ils avaient perdu leur
mère, parce qu'on les avait appelés voleurs. Les mauvais traite-
ments, les réprimandes sévères, les punitions agissent plus souvent
encore et dégoûtent l'enfant de la vie. Dans certaines circonstances,
la cause du suicide reste mystérieuse, et c'est alors surtout que la
résolution suprême de l'enfant peut être attribuée à une impulsion
morbide et folle, plutôt qu'à une inspiration réfléchie. Esquirol cite
un enfant qui, avant de se tuer, avait écrit ces paroles bizarres, évi-
demment empreintes d'exaltation maladive : « Je lègue mon âme à
Rousseau et mon corps à la terre ! » Un autre attente à ses jours parce
qu'il n'a pas a^sez d^ir pour respirer à son aise.
Une observation intéressante est celle des suicides qui n'ont été
accomplis que dans l'âge mûr, après avoir été tentés à plusieurs
reprises dans la première enfance. Esquirol mentionne une femme
qui avait essayé de se noyer à neuf ans et qui se jeta de nouveau
1. Annales médico-psychologiques, 1855, 1, p. 0 1 -73, Etude sur le suicide chez
les enfants, par le Dr Max. Durand-Fardel.
620 REVUE PHILOSOPHIQUE
dans la rivière à quarante. « Je connais dans ce moment, raconte
Gall, une demoiselle très instruite et bien élevée, qui déjà, à l'âge de
quatre ou six ans, quand ses père et mère l'enfermaient pour la
punir, avait conçu l'envie de se détruire. Elle attend toujours la
mort l... »
On ne saurait trop le répéter : pour la folie suicide, comme pour
l'hallucination, comme pour les diverses formes de la folie, le germe
du mal qui éclate à un moment donné, à l'âge de la maturité,
couve longtemps inaperçu pendant les années de l'enfance et de la
jeunesse. Il y a une éducation de la folie, si je puis dire, comme il y
a une éducation de la sagesse; et les manifestations morbides des
esprits troublés ne sïmprovisent pas plus que les œuvres les plus
parfaites des intelligences bien réglées.
IV
Nous avons montré que la plupart des formes de la folie se ren-
contraient chez l'enfant, que sa sensibilité et sa volonté pouvaient être
atteintes, comme son intelligence, comme sa perception extérieure,
comme son activité musculaire. Seulement l'enfant, à la différence des
animaux, n'étant pas capable de mettre immédiatement en jeu dans
la plénitude de leurs forces ses facultés mentales, il y aura chez lui
comme une évolution de la folie, une succession des diverses espèces
morbides, depuis les convulsions des muscles et les hallucinations
des sens jusqu'au délire de l'intelligence et de la volonté. De plus, et
pour la même raison, les types essentiels de la folie, qui sont de tous
les âges, ne se produiront dans l'enfant que sous des formes adoucies
et de moindre proportion. Ils présenteront les mêmes symptômes que
chez l'adulte, mais en raccourci. Nous avons déjà eu occasion de
dire ailleurs que les opérations mentales, à l'état normal, différaient,
de l'enfant à l'homme, plutôt en quantité qu'en qualité; le raison-
nement est moins puissant, mais il procède de même; l'imagination
n'a pas la même envergure, mais son vol est le même. Eh bien, il
en est de l'action irrégulière et désordonnée des facultés de l'enfant
comme de leur exercice normal : on y démêle déjà, comme un
abrégé et en petit, les perturbations qui, caractérisent l'aliénation de
1. Gall, Sur les fonctions du cerveau, 1825, t. IV, p. 338.
G. COMPAYRÉ. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT 621
l'homme fait. La folie de l'enfant est l'image affaiblie, mais l'image
exacte, de la folie de tous les âges.
Il n'est pas question cependant de retrouver dans la nature enfan-
tine toutes les variétés de la folie, toutes les combinaisons bizarres,
tous les amalgames fantasques, auxquels peuvent donner lieu dans un
cerveau détraqué les divagations de l'intelligence et le dérèglement
de la sensibilité. Ce qu'on trouve surtout chez l'enfant, ce sont, si je puis
dire, les éléments de la fo'ie, hallucinations, délire simple, impulsions
maladives, éléments dont la nature se servira plus tard pour ourdir
le tissu de tant de formes douloureuses et compliquées de la folie.
L'enfant échappe nécessairement aux aliénations que détermine l'al-
coolisme, à celles qui proviennent de l'abus des passions, à beaucoup
d'autres encore. Certaines plantes vénéneuses ne croissent que sur
des terrains appropriés. Il y a des folies liées à certains états sociaux,
à certains degrés de civilisation; de même, il y a des folies contem-
poraines de tel ou tel âge.
Remarquons d'ailleurs que les aliénistes de notre temps cèdent
peut-être à une tendance fâcheuse quand ils multiplient sans né-
cessité les espèces morbides, quand ils subdivisent indéfiniment
leur sujet et fondent sur d'imperceptibles nuances des catégories
nouvelles. La science de l'aliénation mentale attend encore son
Darwin, un Darwin modéré qui dans la multiplicité des faits éta-
blisse un petit nombre de points de repère et ramène à l'unité des
espèces à tort distinguées. Le jour où aura été fait ce travail de réduc-
tion et de simplification, nous sommes certain qu'on reconnaîtra
plus aisément encore qu'aujourd'hui l'existence chez les enfants des
formes principales, des formes typiques de la folie.
En attendant, ce qui importe le plus, c'est, tout en examinant les
faits en eux-mêmes, d'en étudier les causes. Importante à tout âge,
l'étiologie delà folie l'est particulièrement pour l'enfance, parce que
dans une nature encore jeune, dont l'éducation n'est pas faite, dans
un cerveau encore tendre, dont le développement n'est pas complet,
le remède du mal est peut-être plus facile à trouver.
Les causes de la folie sont infiniment variées, comme la folie
elle-même. Comment s'étonner qu'un fait aussi complexe, qui par-
court toute la gamme des sentiments humains, qui altère séparément
chaque partie de l'âme ou toutes les parties à la fois, qui est toujours
mêlé d'éléments physiologiques et d'éléments moraux, qui est cons-
titué en même temps par une lésion organique et par une affection
mentale, soit le résultat d'une multitude de principes? Ces causes sont
tantôt morales, tantôt physiques. Les aliénistes admettent pour la
plupart la prédominance, et même dans, une proportion assez con-
622 REVUE PHILOSOPHIQUE
sidérable, des causes morales. Pour la folie de l'enfance, nous
croirions volontiers, à raison de la nature d'un être où la vie morale
est à ses débuts, que le rapport est renversé et que les causes physi-
ques prédominent.
Voici quelques exemples de désordres intellectuels uniquement
déterminés par des accidents J matériels et des maladies du corps.
Fr. Engelken parle d'un enfant de dix ans atteint de chorée et con-
sécutivement de délire, à la suite de l'extraction u'une dent1. Forbes
"Wmslow cite le cas d'un garçon de six ans qui fut atteint de con-
vulsions et pris d'un accès de manie pendant la dentition 2. Nous
avons déjà relaté l'observation d'un enfant qui devint maniaque
à la suite de la vaccination. Chez d'autres, la folie succède à la petite
vérole 3, à la fièvre typhoïde 4. Guislain a observé une petite fille de sept
ans dont les accès maniaques furent provoqués par un coup reçu à la
tête. « L'exemple le plus frappant d'aliénation mentale chez les enfants
qu'il m'ait été donné d'observer, écrit le D1' Morel, est celui d'une petite
fille de onze ans, qui, après la répercussion d'une maladie du cuir
chevelu, éprouva des accidents cboréiques, et donna bientôt le spec-
tacle d'une véritable fureur maniaque '". » Les lésions matérielles et
le développement anormal du cerveau sont aussi chez l'enfant,
comme à tout âge, des causes de folie. Ideler mentionne une
fillette de onze ans atteinte de mélancolie et dont la tête avait un
volume exagéré 6. Le cerveau des enfants est normalement d'une
mollesse excessive. Bien qu'il ne faille pas assimiler l'enfant et le
vieillard, ce qui serait, selon les expressions un peu trop poétiques
d'un aliéniste distingué, « confondre la rose effeuillée ' avec le bouton
prêt à s'épanouir », on ne saurait méconnaître qu'il y a dans ce fait
comme une prédisposition à la folie, le ramollissement cérébral étant,
comme on sait, une des causes habituelles de la démence sénile.
On n'est pas en peine non plus pour citer des cas où les causes
morales ont agi, particulièrement la frayeur. Vering, Vogel, mention-
nent des petites filles devenues folles à la suite d'une émotion de
peur : l'une d'elles fut prise de l'idée fixe de tuer sa belle-mère que
jusque-là elle avait aimée tendrement s. Les terreurs superstitieuses,
une exaltation précoce des sentiments religieux, la peur de l'enfer,
1. Allgemeine Zeitschrift fïvr Psychiatrie, Y, p. 373.
2. IOid., VIII, p. 380.
3. Foville, Dictionnaire [de médecine, 1820.
4. Cité par Esquirol.
5. Morel, Trotte des maladies mentales, 101.
(j. Annales de chante. Uerlin, 1853.
7. Renaudin, Eludes médwo-psychologiques, 1854, p. 13.
8. Peyck. Heititmd, II, 2. Leipzig, 1818. Rutt's Magazine, XII, 1822.
G. COMPAYRÉ. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT 623
la démonomanie, ont aussi une part d'influence. Une fillette de neuf
à dix ans, dont les parents avaient surexcité l'imagination par des
images trop vives de la vie future, vit un soir le diable lui apparaître.
Elle poussa un grand cri et tomba sans connaissance1. Les épidémies
de folie religieuse n'ont pas été épargnées à l'enfance; au dizième et au
onzième siècle, ou a vu se former des rassemblements d'enfants qui
abandonnaient leur famille et leur patrie pour faire le pèlerinage de
la Terre-Sainte. En 1605, les enfants du pays de Labour, entraî-
nés par l'exemple de leurs parents, furent atteints d'hallucinations
et d'extases 2. Pendant les guerres religieuses des Cévennes, on vit
jusqu'à sept ou huit mille enfants réunis qui prophétisaient avec
l'exaltation la plus grande.
Dans bien des cas, la cause de la folie enfantine n'est ni exclusi-
vement physique ni exclusivement morale. L'aliénation des facultés
morales succède à une maladie nerveuse. Quand on sait quel rapport
étroit unit les différentes perturbations du système nerveux, on ne
sera.pas étonné d'avoir à constater que, chez l'enfant comme à tout
âge, la chorée, l'épilepsie, l'hystérie, les différentes névroses en un
mot, n'apparaissent guère qu'avec leur cortège ordinaire de troubles
intellectuels et de symptômes délirants.
Mais on commettrait une grave méprise si l'on attribuait seule-
ment la folie des enfants aux accidents qui les frappent, aux maladies
nerveuses ou autres qui les atteignent après leur naissance, aux
défauts d'une éducation qui peut de bonne heure fausser leur intel-
ligence et vicier leur sensibilité. 11 faut le plus souvent remonter au
delà de la naissance, jusqu'à la période de gestation de l'enfant,
jusqu'aux émotions ressenties par la mère pendant la grossesse. Un
observateur nous rapporte que, sur quatre-vingt-douze enfants nés
pendant le siège de Landrecies, seize moururent en naissant, trente-
cinq languirent quelques mois, une dizaine furent idiots. Il faut aller
plus loin encore et rechercher dans les habitudes des parents, dans
les tempéraments de la famille et de la race , le principe morbide
qui désorganisera les facultés morales de l'enfant.
C'est particulièrement chez les individus issus de parents adonnés
aux boissons qu'il est facile de reconnaître l'influence fatale que les
vices du père ou de la mère exercent sur la santé morale, comme sur
la santé physique des descendants. Presque tous les enfants nés
dans ces conditions meurent en bas âge de convulsions, ou, s'ils
4. Crichton Browne, On Insanity, vol. XI, p. 15.
2. Voyez Calmeil, De lu folie cou t de vue putlioloijiijue, histo-
rique, etc., t. II, p. i:;î.
624 REVUE PHILOSOPHIQUE
survivent, restent toute leur vie hystériques ou épileptiques !. Le
Dr Hippolyte Martin a étudié quatre-vingt-trois familles, chez les-
quelles un ou plusieurs membres présentaient une surexcitation ner-
veuse d'origine alcoolique. « Sur quatre cent dix enfants nés de ces
familles, cent huit, c'est-à-dire plus du quart, ont eu des convulsions
et au bout de quelques années cent soixante-neuf étaient morts,
tandis que deux cent quarante-un vivaient encore; mais quatre-
vingt-trois, c'est-à-dire plus du tiers des survivants, étaient épilep-
tiques 2. »
Si des parents, par cela seul qu'ils ont eu l'habitude de l'ivro-
gnerie, peuvent transmettre à leurs enfants une vie dégénérée, un
tempérament nerveux dont la faiblesse et l'excitabilité sont une pré-
disposition et comme un appel aux convulsions, à l'épilepsie, enfin
à toutes les altérations mentales; à combien plus forte raison, est-il
inévitable que des parents déjà fous, dont l'aliénation est déclarée,
laissent en héritage à leurs descendants une sorte de manie instinctive
et de folie innée ! « J'ai constamment observé pour ma part, dit le
Dr Morel, que les enfants d'un père ou d'une mère aliénés présen-
taient, dès l'âge le plus tendre, des anomalies du côté des fonctions
nerveuses, qui étaient les signes les plus certains d'une dégénéres-
cence ultérieure, lorsque rien n'était fait pour combattre un danger
aussi redoutable 3. »
L'hérédité est donc la cause la plus fréquente, quoique la plus
obscure, de la folie chez les enfants. Ce n'est pas dans les mauvais
traitements d'une belle-mère acariâtre, dans les petites déceptions
de la vie enfantine, dans la brutalité d'un maître d'école, qu'il faut
chercher le plus souvent le principe du mal : la déviation des facultés
a une origine plus lointaine. Par une sorte de sélection fatale qui n'a
rien de conforme à celle qu'on nous représente comme la cause
du progrès dans le monde, le mal se transmet et s'aggrave d'une
génération à l'autre. Une simple crise nerveuse chez un grand-père
peut devenir chez le fils une disposition mélancolique ou maniaqne,
chez le petit-fils un état d'idiotie et d'imbécillité absolue. Les phéno-
mènes morbides, plus encore que les états normaux de la con-
science humaine, manifestent la force de cette loi d'hérédité, qui trans-
met le mal plus aisément que le bien et qui devient de plus en plus
la formule scientifique d'une vérité que les religions ont pressentie,
I. Combe, On the management of infancy, p. 7G.
-'. Voyez Annales méd. -psycho/., 1879, I, p. 48. De l'alcoolisme des parents
considéré comme cause d'épilepsw chez leurs descendants, par le Dr Hippolyte
Martin.
3. Annales mcdico-psycholotjiques, 1857, p. iCG.
G. COMPAYRÉ. — LA FOLIE CHEZ L'ENFANT G25
puisqu'elles l'ont exprimée par le dogme du péché originel. Il ne
faut pas d'ailleurs se méprendre sur les caractères de cette loi.
D'une part, on peut lutter avec succès contre les dispositions
qu'elle transmet : le mal n'est pas toujours incurable. D'autre part,
elle n'est elle-même que le résultat de l'emploi libre que les parents
ont fait de leur volonté. Il y a eu dans la vie des ascendants, dans le
passé de la famille, une série d'actes déréglés dont la postérité
portera la peine; il y a eu parfois un jour, une heure, où s'est joué
le sort de la famille entière, de sorte qu'une véritable solidarité
morale lie les parents aux enfants, et que l'hérédité, malgré son
faux air de fatalité, a la liberté pour principe.
Gabriel Compayré.
DE L'ORGANISATION POLITIQUE EN GÉNÉRAL
Un simple rassemblement d'individus en un groupe n'en fait pas
une société. Une société, au sens scientifique du mot, n'existe que
lorsqu'à la juxtaposition des individus s'ajoute la coopération. Tant
que les membres d'un groupe ne combinent pas leurs forces en vue
d'une ou plusieurs fins communes, il n'y a guère de lien pour les
unir. Une seule chose peut les empêcher de se séparer c'est un état
dans lequel chacun des membres du groupe est plus capable de sa-
tisfaire ses propres besoins en unissant ses efforts à ceux des autres
qu'il ne le ferait en agissant seul.
La coopération ne saurait donc exister sans société, et c'est le but
pour lequel une société existe. Ce peut être la combinaison de plu-
sieurs forces en vue de réaliser une chose que la force de nul homme
isolé ne pourrait produire; ou ce peut être une répartition de rôles
différents à diverses personnes, qui participent toutes aux bénéfices
dus aux efforts de tous. Le motif d'agir ensemble, originellement do-
minant, sera le besoin de se défendre contre les ennemis, ouïe désir
de se procurer plus facilement des subsistances par la chasse ou au-
trement, ou, ce qui arrive communément, ces deux besoins à satis-
faire. Les unités passent de l'état d'indépendance parfaite à celui de
dépendance mutuelle; c'est parla que leur union constitue une so-
ciété proprement dite.
Mais la coopération implique l'organisation; s'il faut combiner effi-
cacement des actes, il faut qu'il existe des arrangements grâce aux-
quels ces actes s'ajustent dans le moment, la quantité et avec le
caractère voulu.
Cette organisation sociale , nécessaire comme moyen d'assurer
l'action combinée, est de deux genres. Bien que ces deux genres
existent généralement ensemble et se trouvent plus ou moins mêlés,
ils ne laissent pas d'être distincts par l'origine et la nature. 11 y a
une coopération spontanée qui s'effectue sans préméditation durant
la poursuite de fins d'un caractère privé; il y a aussi une coopération
1. Voir le numéro précédent de la Revue.
H. SPENCER. — DE L'ORGANISATION POLITIQUE EN GÉNÉRAL 627
consciemment instituée, qui suppose des fins d'intérêt public recon-
nues nettement. Il y a des différences frappantes dans la manière dont
chacun de ces deux genres de coopération s'établit et progresse.
Toutes les fois que, dans un groupe primitif, commence ce genre
de coopération que réalise l'échange des services, toutes les fois que
les individus trouvent que le meilleur moyen de satisfaire leurs be-
soins est de céder des produits qu'ils font le mieux, en retour d'autres
produits qu'ils font moins bien ou qu'ils ne sont|pas aussi bien en état
de faire, un genre d'organisation se trouve inauguré qui dès lors, et
dans toutes les phases supérieures qu'elle aura à traverser, sera le
résultat d'efforts tentés pour satisfaire des besoins personnels. La di-
vision du travail, jusqu'au bout comme au début, progresse par l'ex-
périence des facilités mutuelles d'existence que les hommes se pro-
curent. Chaque pas nouveau dans la spécialisation que fait l'industrie
vient de l'effort d'un individu qui l'entreprend pour son profit, et
s'établit parce qu'il conduit de quelque façon au profit d'autrui. En
sorte qu'il y a une espèce d'action concertée, en même temps qu'une
organisation sociale compliquée, résultat de cette action, qui ne sont
point l'effet d'un accord délibéré. Sans doute il est vrai que dans les
petites subdivisions de cette organisation, nous voyons se répéter
partout la relation d'employeur et d'employé , l'un dirigeant les ac-
tions de l'autre; pourtant cette relation spontanément formée dans
la poursuite de fins privées, et continuée sans autre condition que
la volonté, ne doit pas son existence à des vues conscientes de fins
d'intérêt public à poursuivre : d'ordinaire l'idée de ces dernières ne se
présente pas. Enfin, quoique, pour régir les fonctions commerciales,
il se forme des appareils qui servent à adapter l'offre des produits à
la demande, ces appareils ne jouent pas leur rôle en stimulant ou en
arrêtant, mais seulement en communiquant l'information qui stimule
ou arrête ; et ces appareils ne se développent pas en vertu d'une
conception préalable de ce genre de direction, mais par le seul effet
de la chasse au gain par les individus. La division compliquée du
travail par laquelle s'effectuent aujourd'hui la production et la dis-
tribution des produits, est si bien issue d'une élaboration non inten-
tionnelle, que c'est seulement dans les temps modernes qu'on s'est
aperçu qu'elle n'a jan ais i i ssé dese taire.
D'autre part, la coopération qui unit les actions des individus pour
un but concernant directement la société tout entière, est une coopé-
ration consciente, et s'accomplit par une organisation d'un autre
genre, produite d'une façon différente. Lorsque le groupe primitif a
à se défendre contre d'autres groupes, ses membres agissent en-
semble poussés par de nouveaux motifs différents des motifs purement
628 REVUE PHILOSOPHIQUE
personnels. Même au début, avant que l'autorité d'un chef s'établit,
il existait une autorité exercée par le groupe sur ses membres ; chacun
d'eux est obligé, par le consensus de l'opinion, de prendre sa part
dans la défense générale. De très bonne heure le guerrier d'une su-
périorité reconnue commence à exercer sur chaque membre du
groupe, durant la guerre, une influence qui s'ajoute à celle qu'exerce
l'opinion du groupe; et lorsque son autorité est établie, elle favorise
grandement l'action combinée. Par conséquent, depuis le commen-
cement, ce genre de coopération sociale est une coopération con-
sciente, et une coopération qui n'est pas entièrement une affaire de
choix ; elle contrarie même souvent les désirs inspirés par l'intérêt
privé. A mesure que l'organisation inaugurée par cette coopération se
développe, nous voyons que, en premier lieu, la division de la société,
dont le combat est le rôle, accuse les mêmes caractères plus marqués,
les grades et les divisions constituant une armée coopèrent toujours
davantage sous l'empire d'une autorité consciemment établie, des
forces qui matent les volontés individuelles, ou, pour parler rigou-
reusement, qui gouvernent les individus par des motifs qui les empê-
chent d'agir comme ils agiraient spontanément. En second lieu, nous
voyons que dans toute la société se propage une forme analogue
d'organisation, analogue en ce que, en vue de conserver l'organisa-
tion militaire et le gouvernement qui la dirige, des fonctions s'éta-
blissent pareillement, qui imposent leur autorité aux citoyens et les
forcent à travailler plus ou moins à des fins d'intérêt public au lieu
de se consacrer à des fins d'intérêt privé. Enfin se développe simul-
tanément une organisation nouvelle, toujours de même genre dans
son principe fondamental, qui bride les actions individuelles de telle
sorte que la sûreté sociale ne soit pas mise en péril par ie désordre
engendré par la poursuite effrénée des fins d'intérêt privé. De sorte
que ce genre d'organisation sociale se distingue de l'autre parce qu'il
naît de la poursuite consciente de fins d'intérêt public, au profit des-
quelles on impose une contrainte aux volontés individuelles, en
premier lieu par la volonté combinée du groupe entier, et ensuite
d'une façon plus définie par la volonté d'une autorité régulative que
le groupe tire de lui-même.
Nous apercevons plus clairement la différence qui sépare ces deux
genres d'organisation en observant que s'ils servent l'un et l'autre au
bien de la société, ils y servent d'une manière inverse. L'organisation
révélée par la division du travail en vue des fins industrielles pré-
sente une action combinée ; mais c'est une action combinée qui va
directement au bien des individus et le favorise, et qui sert indirec-
tement au bien de la société dans son ensemble en sauvegardant les
H. SPENCER. — DE L'ORGANISATION' POLITIQUE EN GÉNÉRAL 629
individus. Inversement, le genre d'organisation réalisé en vue de fins
gouvernementales et défensives présente une action combinée, mais
une action combinée qui va directement au bien de la société dans
son ensemble et le favorise, et qui sert indirectement au bien des in-
dividus en sauvegardant la société. Les efforts des unités pour se con-
server elles-mêmes créent une forme d'organisation; tandis que les
efforts de l'agrégat pour se conserver créent l'autre forme. Dans le
premier cas il n'y a poursuite consciente que de fins d'intérêt privé,
et l'organisation corrélative résultant de cette poursuite de fins d'ordre
privé, s'opérant inconsciemment, manque de force coercitive. Dans
le second , il y a poursuite consciente de fins d'intérêt public ;
et l'organisation corrélative, consciemment établie, exerce la con-
trainte.
Nous n'avons à nous occuper ici que de l'un des deux genres de
coopération et d'appareils qui s'y rattachent. Par organisation poli-
tique il faut comprendre cette partie de l'organisation sociale qui ef-
fectue consciemment les fonctions de direction et de frein en vue de
fins d'ordre public. Il est vrai, comme je l'ai déjà indiqué et comme
nous le verrons tout à l'heure, que les deux genres d'organisation se
trouvent mêlés de diverses manières, que chacun étend ses rameaux
dans le domaine de l'autre, plus ou moins selon qu'ils sont l'un ou
l'autre plus ou moins prédominants. Mais ils diffèrent par l'origine
et par la nature; et pour le moment nous devons, autant que cela est
possible, borner notre attention au dernier.
En comprenant les états des hommes sans organisation politique
avec ceux des hommes plus ou moins en possession d'une organisa-
tion politique, nous allons voir que la coopération où ils sont parve-
nus leur assure des avantages dont ils n'auraient pu jouir si, demeu-
rant dans leur état primitif, ils avaient agi isolément, et que, comme
moyen indispensable de cette coopération, l'organisation politique, a
été et demeure avantageuse.
Il y a sans doute des conditions sous lesquelles la vie individuelle
est possible, sans organisation politique, comme avec elle. Lorsque sur
un territoire, celui des Esquimaux par exemple, il n'existe qu'un
petit nombre de personnes et qu'elles vivent dispersées à de grandes
distances, lorsqu'il n'y a pas de guerre, probablement parce que de
grands obstacles matériels s'y opposent et qu'il n'y a pour la faire
que de faibles motifs; enfin lorsque les circonstances rendent les oc-
cupations tellement uniformes qu'il n'y a guère place pour la divi-
sion du travail, la dépendance mutuelle ne saurait exister, et l'on n'a
nul besoin des arrangements qui la réalisent. Constatons ce cas
exceptionnel, et voyons ceux qui ne le sont pas.
630 BEVUE PHILOSOPHIQUE
Les Indiens Diggers *, « qui ne s'élèvent pas beaucoup au-dessus
de l'orang-outang, » vivent éparpillés dans la Sierra Nevada, cher-
chant un abri dans les cavernes et vivant de racines et de vers; ils
traînent une existence misérable à l'état de nature dans une saleté
affreuse et dégoûtante; ils diffèrent des autres tribus chochones par
leur défaut complet d'organisation sociale. Les tribus qui errent le
long des rivières ou dans les plaines soumises à quelque autorité gou-
vernementale si faible qu'elle soit, mènent une existence plus satis-
faisante.
Dans l'Amérique du Sud, les Indiens Chacos, race aussi infé-
rieure que celle des Diggers, qui mènent comme eux une vie dé-
gradée et misérable, se distinguent des sauvages supérieurs et plus
heureux qui les entourent en ce qu'ils sont dissociés. Parmi les Bé-
douins, la tribu des Ghérarats diffère des autres en ce qu'elle se sub-
divise à l'infini en bandes qui ne reconnaissent point de chef commun :
on dit qu'ils sont les plus misérables des Bédouins. Le contraste re-
marqué par Baker entre des peuplades africaines limitrophes est en-
core plus tranché. En sortant subitement, dit-il, d'une tribu où l'usage
des vêtements est inconnu, où il n'existe pas de gouvernement, c'est-
à-dire de la « sauvagerie la plus brute à la demi-civilisation », nous
entrons dans l'Unyoro, pays gouverné par « un despote inflexible »,
qui fait subir « la mort ou les tourments » pour « le plus mince
délit », mais où fleurit une administration avancée, où il y a des
gouverneurs subalternes, des impôts, où le peuple est bien vêtu, où
il existe des arts, une agriculture, une architecture. Dà même aussi,
dans la Nouvelle-Zélande, à l'époque de la découverte, Gook remar-
que que la prospérité paraissait plus grande et la population plus
dense clans les régions soumises à l'autorité d'un roi.
Ces derniers exemples nous conduisent à une nouvelle conclusion.
Non seulement ce premier pas dans l'organisation politique, qui range
les individus sous l'autorité d'un chef de tribu, procure les avantages
qui sont le prix d'une coopération plus parfaite, mais ces avantages
s'accroissent quand des chefs politiques de second rang deviennent
sujets d'un chef politique de premier rang. On peut citer l'exemple
des Béloutchis, comme type des maux que cette organisation permet
d'éviter : les tribus des Béloutchis qui ne sont point soumises à un
souverain commun, sont perpétuellement en guerre l'une avec l'autre,
l'usage s'y conserve d'élever dans chaque champ une petite tour de
boue où le propriétaire et les gens de sa suite gardent la récolte. Cet
*■ Diggers (fouisseurs), ainsi appelés parce qu'ils creusent la terre pour en
arracher les racines dont ils se nourissent. (Trad.)
H. SPENCER. — DE L'ORGANISATION POLITIQUE EN GÉNÉRAL 631
état de choses ressemble, mais en pire, à celui des clans des monta-
gnes de l'Ecosse, avec leurs réduits fortifiés où ils mettaient leurs
femmes et leur bétail à l'abri des incursions de leurs voisins, à
l'époque où ils n'étaient point soumis à un pouvoir central. Les Grecs
de l'antiquité sentirent les bienfaits d'une autorité supérieure, que ce
fût celle d'un chef simple ou d'un chef composé; en effet, c'est au con-
seil des Amphictyons qu'est due la loi qui défendait « à une tribu hellé-
nique de raser les habitations d'une autre tribu, et de couper l'eau à
aucune cité hellénique durant un siège ». Le bien résultant du progrès
de la structure politique, qui consiste dans l'union de petites sociétés
pour en former de plus grandes, s'est réalisé dans la Grande-Bretagne
lorsque la conquête romaine eut mis fin aux luttes incessantes des
tribus; et une fois encore, à une data plus récente, lorsque les barons
féodaux, devenus sujets d'un monarque, se virent interdire les guerres
privées. Nous voyons la même chose, mais sous une forme renversée
dans l'anarchie qui suivit la chute de l'empire carlovinden : les
princes et les barons reprirent leur indépendance et se traitèrent les
uns les autres en ennemis; état politique dont on pouvait dire que,
« lorsque les seigneurs féodaux ne se faisaient pas la guerre, ils vi-
vaient ouvertement de pillage. » Enfin l'histoire de l'Europe a, à plu-
sieurs reprises, en divers temps et en divers lieux, fourni des exem-
ples analogues.
Si d'une part l'organisation politique, à mesure qu'elle s'étend
dans des masses de volume croissant, favorise directement la pros-
périté sociale, en écartant les obstacles que l'antagonisme des indi-
vidus et des tribus oppose à la coopération, d'autre part elle la
favorise aussi d'une autre manière. Dans un petit groupe social, il
ne saurait se produire rien de plus qu'une division rudimentaire du
travail. Avant que les genres de production puissent se mutiplier, il
faut que les genres de producteurs se multiplient ; et, avant que l'on
puisse obtenir un produit par la voie la plus économique, il faut que
les différentes phases de la production soient réparties entre des
mains spéciales. Ce n'est pas tout encore. Ni les combinaisons com-
plexes obligées d'individus, ni l'outillage mécanique savant qui faci-
lite la production, ne sauraient exister faute d'une grande société qui
engendre une grande demande.
Mais quoique les avantages, qui sont le prix de la coopération,
supposent l'existence préalable d'une organisation politique, cette
organisation entraine nécessairement des désavantages : il est même
très possible que les dommages l'emportent sur les profits. Il faut
conserver les appareils de gouvernement et supporter les freins
qu'ils imposent; enfin, il est possible que les maux résultant des
632 REVUE PHILOSOPHIQUE
impôts et de la tyrannie deviennent plus grands que les maux
empêchés.
Dans les pays où, comme en Orient, la rapacité des monarques a
été quelquefois jusqu'à prendre aux cultivateurs une si grande
partie de leurs produits qu'il fallait ensuite leur vendre de quoi faire
les semailles, on voit comment l'institution qui maintient l'ordre
peut causer des malheurs plus grands que ceux qu'entraînerait le
désordre. Nous en trouvons un exemple dans l'état de l'Egypte sous
les Romains, qui super posèrent à la couche de fonctionnaires indi-
gènes celle de leurs propres fonctionnaires, et firent des saignées
aux ressources du pays non point pour les besoins de l'administra-
tion locale seulement, mais aussi pour ceux de l'administration
impériale. Outre les impôts réguliers, ils y levaient des réquisitions
pour nourrir et habiller les armées partout où elles étaient canton-
nées; ils ne cessaient de faire des demandes extraordinaires au
peuple pour l'entretien des travaux publics et les agents subal-
ternes. Des gens en charge se trouvaient tellement appauvris par
ces exactions qu'ils « recherchaient des occupations déconsidérées
ou devenaient les esclaves de personnes au pouvoir; » les dons
volontaires faits au gouvernement se convertissaient bientôt en con-
tributions forcées, et ceux qui achetaient le privilège d'être exempts
de ces extorsions n'avaient pas plus tôt payé les sommes qu'on
leur demandait, qu'on foulait aux pieds leur immunité. Les calami-
tés résultant du développement excessif de l'organisation politique
en Gaule, durant la décadence de l'empire romain, étaient encore
plus frappantes : « Les receveurs étaient si nombreux par rapport
aux imposés, et le poids des taxes si énorme, que le travailleur suc-
combait; les plaines devenaient des déserts, et des bois poussaient où
avait autrefois passé la charrue... Il était impossible de dénombrer
les fonctionnaires qui s'abattaient sur chaque province et chaque
ville... Le claquement du fouet et les cris des malheureux mis à la
torture remplissaient les airs. On y mettait l'esclave fidèle pour le
faire témoigner contre son maître, la femme pour la faire déposer
contre son mari, le fils contre son père... Non satisfait du rendement
de l'évolution des premiers agents du fisc, on en envoyait d'autres
coup sur coup, qui grossissaient l'estimation, pour faire croire à leurs
services; par là les impôts allaient croissants. Pendant ce temps, le
bétail disparaissait et les gens mouraient. Nonobstant, les survivants
avaient à payer les impôts des morts. » Ce qui montre à quel point
sous la domination romaine les profits se trouvaient dépassés par les
dommages, c'est que « les peuples redoutaient l'ennemi moins que
le collecteur des impôts, qu'ils passaient au premier pour échapper
H. SPENCER. — DE L'ORGANISATION POLITIQUE EN GÉNÉRAL 633
au second. Aussi la populace romaine exprimait-elle partout le désir
de vivre avec les Barbares. »
Dans les mêmes régions, en des temps plus modernes, reproduc-
tion des mêmes faits. Tandis que la paix intérieure et ses bienfaits se
trouvèrent réalisés dans la France du moyen âge du moment que les
barons féodaux devinrent sujets du roi, que le pouvoir central, deve-
nant plus fort, mit fin à l'usage primitif des vengeances sanglantes
qu'on tirait des parents d'un coupable, et imposa la trêve de Dieu
comme un adoucissement à la sauvagerie universelle, on vit l'exten-
sion de l'organisation politique donner promptement naissance à des
maux aussi grands ou plus grands, la multiplication des impôts, les
emprunts forcés, les confiscations illégales, les amendes arbitraires,
l'altération toujours plus grande des monnaies, la corruption univer-
selle de la justice à la suite de la vente des offices; les populations
étaient emportées par la famine : les uns se tuaient; les autres, aban-
donnant leurs demeures, vivaient de vagabondage. Plus tard, lors-
que le souverain suprême, devenant absolu, étendit son autorité sur
tous les détails de la vie sociale, qu'enveloppa un réseau administra-
tif immense, on vit en moins de deux siècles les impôts indirects
seuls « franchir l'énorme distance de 11 à 311 millions »; l'appau-
vrissement et la misère de la nation qui en fut la conséquence abouti-
rent à la grande révolution.
Aujourd'hui même, on observe en divers lieux des faits analogues.
Un voyage sur le Nil apprend que le peuple est d'autant mieux dans
ses affaires qu'il est plus éloigné du centre du gouvernement et que
le bras de l'administration ne peut l'atteindre aisément. Ce n'est
pas seulement sous la domination barbare du Turc que cela se
passe. En dépit de l'excellence tant vantée de l'administration
anglaise dans l'Inde, les charges extraordinaires et la complication
des mesures restrictives qu'elle comporte, sont cause que les popu-
lations trouvent certaines régions voisines préférables ; les ryots
dans certaines contrées quittent leurs maisons et vont s'établir sur
le territoire du Nizam et de Gwalior.
Non seulement l'organisation politique fait peser sur les gouvernés
des maux qui réduisent grandement et quelquefois excèdent les
avantages. Des freins gouvernementaux nombreux et rigides brident
ceux qui les imposent aussi bien que ceux à qui ils sont imposes. Les
grades hiérarchisés des agents gouvernants, imposant leur autorité
aux agents d'un grade inférieur, se trouvent eux-mêmes courbés
sous celle des agents des grades supérieurs; il arrive même que
l'agent le plus haut placé se trouve asservi par le système créé pour
la conservation de sa suprématie. Dans l'ancienne Egypte, la vie du
TOME X. — IS80. il
634 BEVUE PHILOSOPHIQUE
roi était soumise à une étiquette minutieuse qui réglait heure par
heure ses occupations et ses cérémonies, en sorte que, tout-puis-
sant de nom, il se trouvait en réalité moins libre qu'un sujet. Il en a
été et il en est de même des autres despotes. Jusqu'à ces dernières
années, au Japon, où la forme de l'organisation était devenue fixe et
où, depuis le haut jusqu'au bas, les actions de la vie étaient réglées
dans le détail, l'autorité pesait si lourdement sur celui qui l'exerçait
que l'abdication volontaire était chose fréquente. « La coutume de
l'abdication, dit Adams, est commune dans toutes les classes, depuis
l'empereur jusqu'à son plus intime sujet, » Les Etats de l'Europe
ont fourni des exemples de cette tyrannie en retour, «. Dans le palais
de Byzance, dit Gibbon, l'empereur était le premier esclave des céré-
monies qu'il imposait. » Au cours de ses réflexions sur l'ennuyeuse
vie de la cour de Louis le Grand, Mme de Maintenon fait la remar-
que qu' « elle ne sait personne de plus malheureux que ceux qui
occupent les rangs élevés, si ce n'est ceux qui leur portent envie.
Si vous pouviez, ajoute-t-elle, vous faire une idée de ce que
c'est! »
De sorte que la satisfaction des besoins perso nnels des hommes
gagne au maintien de l'ordre et à la formation d'agré gats assez grands
pour comporter une division compliquée du travail ; mais qu'en
revanche, elle rencontre un obstacle dans les réductions, souvent
très grandes, qui diminuent les produits de leurs actions et par suite
dans les restrictions imposées d'ordinaire plus qu'il n'est nécessaire
à ces actions. Enfin l'autorité politique inflige indirectement des
maux à ceux qui l'exercent aussi bien qu'à ceux qui la subissent.
Les pierres qui composent une maison ne sauraient servir à un
autre usage tant que la maison n'est pas démolie. Quand les pierres
sont unies par du mortier, il est encore plus difficile de détruire
leur arrangement actuel, pour les combiner ensuite sur un nouveau
plan. Enfin, si le mortier a eu des siècles pour se consolider, la diffi-
culté de rompre la masse qu'il forme avec les pierres est si grande
qu'il est plus économique de bâtir avec de nouveaux matériaux que
de rebâtir avec les anciens.
Je dis cela pour montrer que tout genre d'arrangement est un
obstacle au réarrangement; et que cela doit être vrai de l'organi-
sation, qui est un genre d'arrangement. Lorsque, durant l'évolution
d'un corps vivant, la substance qui le compose, d'abord relativement
homogène, s'est transformée en une combinaison de parties hété-
rogènes, un obstacle s'est formé, toujours grand et quelquefois
insurmontable, qui s'oppose à tout changement de structure : plus
la structure est compliquée et définie, plus est grande la résistance
H. SPENCER. — DE L'ORGANISATION POLITIQUE EN GÉNÉRAL 635
qu'elle oppose à l'altération. Enfin ceci, qui est éminemment vrai
d'un organisme individuel, est vrai, moins éminemment peut-être
d'un organisme social. Quoiqu'une société composée d'unités
discrètes, et dont le type n'est pas fixé par l'hérédité d'innombrables
sociétés pareilles, soit beaucoup plus plastique, néanmoins le même
principe s'y vérifie. Dès que ses parties sont différenciées, qu'il s'y
forme des classes, des corps de fonctionnaires, des institutions réglées,
tout cela, faisant corps, résiste aux forces qui tendent à le modifier.
L'esprit conservateur qui règne dans une institution séculaire montre
chaque jour la réalité de cette loi sociale. Qu'il s'agisse de l'hosti-
lité de l'Eglise envers la législation qui intervient dans ses arrange-
ments; qu'il s'agisse de l'opposition de l'armée anglaise à l'aboli-
tion de l'usage de l'achat des grades; ou de la défaveur avec laquelle
les hommes de loi ont accueilli la réforme des lois ; on voit toujours
qu'il n'est pas facile d'opérer un changement soit dans la structure,
soit dans les modes d'action des parties qui ont une fois été spécia-
lisées.
De même que pour le corps vivant il est vrai que ses divers actes
ont leur fin commune dans sa conservation, de même il est vrai que
ses divers organes ont chacun pour fin de se conserver intacts.
Pareillement, de même qu'il est vrai pour une société que la conser-
vation de son existence est le but de ses actions combinées, de même
aussi il est vrai que ses diverses classes ou appareils de fonction-
naires ou ses autres parties spécialisées ont chacun pour but prin-
cipal de se conserver. L'objet considéré comme fin n'est point la
fonction à remplir, mais l'entretien de ceux qui la remplissent; il
en résulte que, lorsque la fonction est inutile ou même domma-
geable, la structure se conserve aussi longtemps qu'elle. le peut.
L'histoire des Templiers en fut un exemple. De nos jours, nous avons
devant les yeux l'exemple bien connu des corporations de Londres,
qui ont cessé de remplir leurs fonctions primitives, mais qui n'en
conservent pas moins leur organisation avec un soin jaloux, sans
autre but que la satisfaction de leurs membres. Les comptes du
Livre noir des sinécures qui ont survécu jusqu'à une époque récente
en fournissent aussi d'innombrables exemples.
Nous ne saurions évaluer complètement la force qu'une organi-
sation oppose à la réorganisation qu'après avoir reconnu que sa
résistance augmente en progression composée. En effet, en môme
temps que chaque partie est un obstacle nouveau au changement,
la formation de cette partie suppose une diminution subie par
forces causes de changement. Si, toutes choses restant les n
la structure politique d'une société subit un développement nouveau ;
636 REVUE PHILOSOPHIQUE
si les institutions existantes s'étendent, ou que de nouvelles appa-
raissent; si, pour diriger les fonctions sociales plus dans le détail, on
crée un nouvel état-major d'employés, il en résulte du même coup
un accroissement de l'agrégat des gens composant la partie régulative,
et un décroissement correspondant dans l'agrégat des unités qui
composent la partie régie. De diverses manières, tous ceux qui
composent l'organisation gouvernante et administrante s'unissent
entre eux et se séparent des autres. Quelles que soient leurs fonc-
tions particulières, ils entretiennent avec les centres gouvernants
majeurs et mineurs de leur département administratif des rapports
semblables, et par ces centres avec le centre gouvernant suprême ;
ils sont habitués à des sentiments et à des idées analogues sur le
système d'institutions auquel ils sont incorporés. Tirant leur subsis-
tance du revenu national, ils inclinent vers des idées et des sen-
timents analogues sur la façon de lever ce revenu. Quelque jalousie
que les divers corps de fonctionnaires puissent entretenir les uns à
l'égard des autres, la sympathie qui les unit tous la domine, lorsqu'un
de ces corps voit son existence ou ses privilèges menacés, puisque
l'intervention qui le menace peut s'étendre aux autres. En outre, ils
snt tous dans le même rapport avec le reste de la société, dont
ils règlent souverainement de quelque manière les actions; aussi
sont-ils conduits à professer des idées analogues sur la néces-
sité de cette direction et l'avantage de s'y soumettre. Peu importent
les opinions politiques que leurs membres aient pu avoir, ils ne
sauraient entrer dans les emplois publics sans glisser vers des
opinions en accord avec leurs fonctions. En sorte que, par un effet
inévitable, tout développement nouveau de la machine gouverne-
mentale ou administrative, en un mot de l'appareil directeur des
forces sociales, augmente les obstacles à des modifications futures,
à la fois d'une manière positive, en fortifiant ce qui doit être fortifié,
et d'une manière négative, en affaiblissant le reste, jusqu'à ce qu'à
la fin la rigidité devienne si grande que tout changement soit
impossible et que le type demeure fixé.
Si chaque développement nouveau de l'organisation régulative
augmente les obstacles au changement, ce n'est pas seulement par
l'accroissement relatif du pouvoir des hommes qui, chargés du rôle
de régulateurs, maintiennent l'ordre établi, et par la diminution du
pouvoir des hommes qui, en tant que régis, n'ont pas les mêmes
intérêts directs à le conserver. En effet, les idées et les sentiments
de la société dans son ensemble s'adaptent progressivement au
régime avec lequel les hommes se sont familiarisés dès l'enfance au
point qu'ils le considèrent comme naturel et comme le seul pos-
H. SPENCER. — DE L'ORGANISATION POLITIQUE EN GÉNÉRAL 637
sible. Dans la mesure où les organes publics occupent une plus
large place dans l'expérience quotidienne, n'en laissant qu'une petite
aux autres, on est bien plus porté à penser que leur autorité est
partout nécessaire, et bien moins capable de concevoir comment
les actions sociales pourraient être dirigées autrement. En même
temps, les sentiments, façonnés ou ajustés par l'habitude du méca-
nisme régulatif, deviennent ses auxiliaires et combattent l'idée du
vide que laisserait leur absence. Bref, la loi générale d'après laquelle
l'organisme social et ses unités agissent et réagissent de manière à
s'accorder, suppose que toute extension nouvelle de l'organisation
politique augmente les obstacles qui s'opposent à la réorganisation,
non seulement en accroissant la force de la portion régulative et en
diminuant la force de la portion régie, mais aussi en produisant dans
les citoyens des idées et des sentiments en harmonie avec la struc-
ture sociale qui résulte de ce développement, et en désaccord avec
tout état de choses qui en diffère entièrement. C'est une vérité dont
la France et l'Allemagne nous fournissent des exemples. Auguste
Comte, s'occupant à préfigurer un état industriel, était tellement do-
miné par les idées et les sentiments appropriés au régime social de
la France, que le plan d'organisation qu'il assigne à l'état industriel
en prescrit les arrangements avec une précision et des détails propres
au type militaire et tout à fait en désaccord avec le type industriel.
Il avouait même une aversion profonde pour l'individualisme, ce
produit de la vie industrielle qui donne aux institutions industrielles
leur caractère. De même aussi, en Allemagne, les socialistes, à qui
l'on prête le désir et qui se croient la mission de réorganiser entiè-
rement la société, sont incapables à ce point de rejeter la conception
du type social dans lequel ils sont nés et ils ont été nourris, qu'ils
préconisent un sytème social qui n'est au fond qu'une. forme nou-
velle de celui qu'ils voudraient détruire. C'est un système dans
lequel la vie et le travail sont arrangés et réglés par des autorités
publiques, omniprésentes comme celles qui existent déjà, et non
moins coercitives : l'individu y a sa vie encore plus réglée qu'au-
jourd'hui.
Si donc, d'une part, en l'absence d'arrangements réglés, il ne saurait
y avoir de coopération, la coopération d'un genre supérieur se trouve
empêchée par des arrangements qui facilitent celle d'un genre infé-
rieur. Bien que, faute de certaines relations établies entre les parties,
les actions combinées ne soient pas possibles, plus ces relations
deviennent étendues et complexes, plus il devient difficile de réaliser
une amélioration dans la combinaison des actions. Il s'opère un
ccroissement des forces tendant à fixer et une diminution des forces
638 REVUE PHILOSOPHIQUE
tendant à défixer, jusqu'à ce que l'organisme social complètement
organisé, de même que l'individu complètement organisé, ne soit
plus susceptible d'adaptation.
Dans un animal vivant, formé qu'il est d'unités agrégées origi-
nellement du même genre, le progrès de l'organisation implique
non seulement que les unités composant chacune des parties diffé-
renciées conservent chacune sa position, mais aussi que leur des-
cendance leur succède dans ces positions. Les cellules hépatiques
qui, tout en remplissant leur fonction, grandissent et donnent nais-
sance à de nouvelles cellules hépatiques, font place à celles-ci,
quand elles se dissolvent et disparaissent; les cellules qui en des-
cendent ne se rendent pas aux reins, aux muscles, aux centres nerveux
pour s'unir dans l'accomplissement de leur fonction. Enfin, il est
évident qu'à moins que les unités spécialisées dont chaque organe
est composé, n'aient donné naissance à des unités spécialisées d'une
manière semblable, qui restent à la même place, il ne saurait exister
entre les parties aucune de ces relations constituées qui sont le
caractère de l'organisme, et qui le rendent propre à son mode par-
ticulier de vie.
Dans une société aussi, la fixité de structure se trouve favorisée par
la transmission de positions et de fonctions à travers les générations
successives. La conservation de divisions de classes qui se produisent
à mesure que l'organisation progresse suppose l'hérédité du rang et
de la place dans chaque classe. Evidemment plus grande est la diffi-
culté de s'élever d'un grade à un autre, plus les rapports des grades
sociaux se trouvent fixés. 11 en est de même des subdivisions de
classe qui dans certaines sociétés constituent des castes, et dans
d'autres se révèlent partiellement dans les corporations. Lorsque
la coutume ou la loi obligent le fils d'un artisan à suivre la profession
de son père, elles opposent dans les organes chargés de la produc-
tion et de la distribution, des obstacles au changement analogues à
ceux qui, dans les organes régulatifs, résultent de l'impossibilité de
franchir les barrières des rangs. On voit cette difficulté portée à
l'extrême dans l'Inde; on la voyait moins prononcée sans doute en
Angleterre autrefois dans les corporations d'artisans, qui facilitaient
l'accès d'un métier aux enfants des hommes qui en faisaient profes-
sion , et l'interdisaieut aux autres. Nous pouvons donc dire que
l'hérédité de position et de fonction est le principe de fixité de l'or-
ganisation sociale.
L'hérédité du rang ou de la profession produit la stabilité d'une
autre manière encore : elle assure la suprématie à l'aîné, et la
suprématie de l'aîné assure la conservation de l'ordre établi. Un
H. SPENCER. — DE L'ORGANISATION POLITIQUE EN GÉNÉRAL 639
système social sous lequel un souverain, un chef subordonné, un
chef de clan ou de maison, un fonctionnaire, une personne quel-
conque possédant, le pouvoir donné par le rang ou la propriété, cède
en mourant sa place à son descendant, d'après une règle de suc-
cession reconnue, est un système dans lequel il va de soi que les
jeunes gens et même les gens d'âge moyen sont exclus de la con-
duite des affaires. De même aussi, lorsqu'un système industriel est
tel que le fils, habituellement dressé aux affaires de son père,
prend sa place quand il meurt, il s'ensuit que la puissance régulative
des plus âgés sur les opérations de production et de distribution
n'est guère, si jamais, limitée par la puissance des plus jeunes. Or
chaque jour nous apporte la preuve que l'accroissement de rigi-
dité de l'organisation, nécessitée par la marche de l'évolution, pro-
duit dans l'âge avancé une augmentation de la force de l'habitude
et l'aversion pour le changement. D'où il résulte que la succession
aux places et fonctions en vertu de l'hérédité, entraînant comme
conséquence nécessaire le monopole du pouvoir par les plus âgés,
implique la prédominance de l'esprit conservateur; et cet esprit
assure encore davantage le maintien des choses comme elles
sont.
Par contre, le changement social est facile dans la mesure où les
positions et les fonctions peuvent dépendre de qualités personnelles.
Lorsque la loi ni la coutume n'empêchent les hommes appartenant à
une classe de s'installer dans une autre, ceux-ci, en le faisant, por-
tent un coup direct à la séparation des rangs; ils en portent encore
un indirect en ce qu'ils conservent leurs relations de famille dans
une classe et en nouent de nouvelles dans l'autre; de plus, les idées
et les sentiments dominants dans les deux classes, auparavant plus
ou moins différents, réagissent les uns sur les autres et modi-
fient les caractères des membres de ces classes. Pareillement si,
entre les subdivisions des classes productives et distributives, rien
n'empêche le passage de l'une à l'autre, plus ces passages seront
nombreux, plus les. influences physiques et mentales qui suivent le
mélange réciproque auront pour elïet d'altérer le caractère des
unités de ces subdivisions , en même temps qu'elles opposent un
obstacle perpétuel à l'établissement de différences de nature, cau>
par des différences de fonction. Cet échange d'unités d'une classe à
l'autre ou d'un groupe à l'autre , doit néanmoins , en somme, dé-
pendre de l'aptitude des individus pour leurs nouvelles situations et
leurs nouvelles fonctions. L'intrusion ne réussira d'ordinaire que
lorsque les intrus auront des aptitudes plus qu'ordinaires pour les
affaires qu'ils entreprennent. Ceux qui désertent les positions ou
640 REVUE PHILOSOPHIQUE
professions sociales que leur assigne leur origine, ont le désavan-
tage dans la lutte avec ceux dont ils prennent les positions ou pro-
fessions; ils ne peuveut surmonter ce désavantage que grâce à quel-
que supériorité au point de vue des occupations sur le terrain
desquelles ils engagent la lutte. Nous pouvons donc dire que la per-
mission laissée aux hommes de faire dépendre leur carrière de leurs
aptitudes est le principe de changement dans l'organisation sociale.
De même que nous avons vu la succession par hérédité mener
indirectement à la stabilité, en conservant les positions de l'autorité
entre les mains de ceux à qui leur âge donne le plus d'aversion pour
les nouveautés, de même, ici, par contre, nous pouvons voir que la
succession par droit de capacité mène indirectement au change-
ment. Positivement et négativement à la fois, la possession du pou-
voir par les jeunes, facilite l'innovation. Tant que la force déborde,
il y a peu à redouter ces obstacles à l'amélioration et les maux qu'ils
suscitent, si formidables aux yeux de ceux dont les forces fléchissent;
en même temps, l'imagination plus active qui marche avec une vita-
lité plus grande, combinée avec une force moindre de l'nabitude,
facilite l'admission d'idées nouvelles et l'adoption de méthodes qui
n'ont pas encore été mises à l'épreuve. Et, comme les diverses posi
lions sociales se trouvent chacune remplie par ceux qui ont dé-
montré par des épreuves qu'ils sont les plus aptes, il est permis à
des gens relativement jeunes d'exercer l'autorité; il en résulte que
la succession de par la capacité favorise le changement dans l'or-
ganisation sociale, indirectement aussi bien que directement.
Donc, par opposition, nous voyons que, si l'obtention des fonctions
par hérédité mène à la rigidité de la structure, l'obtention des fonc-
tions par la capacité mène à la plasticité de la structure. La succes-
sion par cause de descendance favorise la conservation de ce qui
existe. La succession par cause d'aptitude favorise la transformation
et rend possible un état meilleur.
Nous avons vu que « la complication de structure accompagne
l'accroissement de masse » dans les organismes sociaux aussi bien
que dans les organismes individuels. Lorsque de petites sociétés se
combinent pour former des sociétés composées plus étendues, les
appareils gouvernants nécessaires dans les diverses sociétés compo-
santes doivent se subordonner à un appareil gouvernant central : de
nouvelles structures sont nécessaires. La récomposition d'une société
nécessite une complexité analogue plus avancée dans les arrangements
gouvernementaux; enfin, à chacune des étapes de l'accroissement,
tous les autres arrangements doivent devenir plus compliqués. Selon
la remarqne de M. Duruy, Rome, cessant d'être une ville pour deve-
H. SPENCER. • DE L'ORGANISATION POLITIQUE EN GÉNÉRAL C41
nir le monde, ne pouvait garder les institutions qui convenaient à
une seule ville et à un petit territoire... Comment eût-il été possible
de faire rentrer soixante millions de provinciaux dans le cercle étroit
et rigide des institutions provinciales? La même chose arrive par-
tout où, au lieu d'une extension de territoire, il y a seulement une
augmentation de population. Le contraste qui existe entre le système
administratif simple, qui suffisait jadis en Angleterre pour un million
de sujets, et le système administratif compliqué exigé aujourd'hui
pour plusieurs millions, met assez bien en évidence cette loi.
Mais, à présent, notons une conséquence. Si d'une part une crois-
sance nouvelle implique une structure plus complexe, d'autre part
la mutabilité de la structure est une condition d'une nouvelle crois-
sance; et, par contre, l'immutabilité de la structure est le signe
d'un arrêt de développement. Comme la loi corrélative que nous
venons de remarquer, celle-ci s'aperçoit nettement dans l'orga-
nisme individuel. D'une part, le passage d'une forme petite et non
mûre à une forme grande et mûre dans un être vivant suppose
que non seulement tout l'animal, mais toutes ses parties doivent
changer dé volume et de rapport; il faut que chaque détail de
chaque organe se modifie, ce qui implique la conservation de la
plasticité. D'autre part lorsque, en approchant de la maturité, les
appareils prennent leur arrangement définitif, leur précision et
leur rigidité croissante constituent un obstacle toujours plus grand
à la croissance : la désorganisation et la réorganisation qui doivent
nécessairement précéder le réajustement à réaliser deviennent de
plus en plus difficiles. Il en est de même pour une société. L'aug-
mentation de sa masse nécessite un changement dans les appareils
préexistants, soit par incorporation de l'accroissement en eux, soit
par leur extension à travers sa masse. Chaque élaboration et consti-
tution nouvelles des appareils y apporte un nouvel obstacle; enfin,
lorsque l'organisme a atteint la rigidité, les modifications des ap-
pareils que supposerait l'accroissement de leur volume sont im-
possibles, et l'accroissement se trouve empêché.
Aussi existe-t-il une relation significative entre la structure d'une
société et son développement. Tandis que chaque augmentation
de croissance se trouve aidée par une organisation appropriée, cette
organisation, n'étant point appropriée à une masse plus grande,
devient par la suite un obstacle à une croissance nouvelle. D'où
il résulte qu'une organisation qui dépasse les besoins d'une société
l'empêche d'acquérir le volume plus grand et l'organisation supé-
rieure correspondante qui aurait pu se former sans cela.
Pour bien interpréter les faits spéciaux dont nous allons nous
642 REVUE PHILOSOPHIQUE
occuper, il ne faut pas oublier les généralités précédentes. On peut
les résumer de la manière suivante :
La coopération est rendue possible par l'état de société et rend
la société possible. Elle présuppose des hommes associés, et les
hommes demeurent associés à cause, des bénéfices qu'ils retirent de
l'association.
Mais les actions ne sauraient être concertées sans des appareils
qui les dirigent de manière à les produire dans le temps, la quan-
tité et le genre voulus; et les actions ne sauraient être de divers
genres sans que les coopérateurs assument des fonctions dif-
férentes. .Gela veut dire que les coopérateurs doivent rentrer dans
quelque cadre d'organisation, soit volontairement soit involontai-
rement.
L'organisation que la coopération implique est de deux genres,
distincts par l'origine et la nature. L'une, provenant directement
de la poursuite de fins individuelles et conduisant directement au
bien social, se développe inconsciemment et n'est point coercitive.
L'autre, provenant directement de la poursuite de fins sociales et
menant indirectement au bien individuel, se développe consciem-
ment et est coercitive.
Tandis qu'en rendant la coopération possible l'organisation poli-
tique procure des avantages, elle produit aussi des résultats qui
les diminuent. La conservation de cette organisation est coûteuse,
et le prix qu'elle coûte peut l'emporter sur les maux qu'elle fait
éviter. Elle impose nécessairement des freins, et ces freins peuvent
devenir si serrés que l'anarchie, avec toutes ses misères, soit pré-
férable.
L'organisation, dès qu'elle est constituée, devient un obstacle à la
réorganisation. Tant par inertie que par la cohésion graduellement
établie entre elles, les unités, éléments des organes constitués,
ré.-istent au changement. Le but premier de chaque partie comme
du tout est de s'entretenir; aussi, dès que les parties sont formées,
elles tendent à durer, qu'elles soient utiles ou non. En outre, chaque
addition qui vient augmenter les appareils régulatifs, impliquant,
toutes choses égales, une perte subie au même moment par le
reste de la société qui est régie, il s'ensuit que, tandis que l'obstacle
au changement est augmenté, les forces qui causent le changement
sont diminuées.
La conservation de l'organisation d'une société implique que les
unités, formant les appareils dont elle est composée, se trouvent
remplacées dès qu'elles périssent. Si les vacances qu'elles laissent
sont remplies sans débats par leurs descendants, la stabilité fleurit;
H. SPENCER. — DE L'ORGANISATION POLITIQUE EN GÉNÉRAL 64:-}
au contraire, le changement se trouve favorisé lorsque les vacances
sont remplies par ceux qui se montrent, à l'épreuve, les plus ca-
pables de s'en acquitter. La succession par hérédité est donc le
principe de rigidité dans la société, tandis que la succession par
capacité en est le principe de plasticité.
Bien que, pour que la coopération soit possible et par conséquent
que la croissance sociale soit facilitée, il doive y avoir une orga-
nisation, celle-ci une fois constituée met obstacle à une croissance
ultérieure, puisque cette croissance ultérieure implique une réor-
ganisation à laquelle s'oppose l'organisation existante.
De sorte que si, à chaque étape, l'organisation en se complétant
peut réaliser immédiatement des résultats meilleurs, ce n'est qu'aux
dépens de résultats ultérieurs encore meilleurs. Pour réaliser ces
derniers, il faudrait que l'organisation à chaque étape n'allât pas
plus loin qu'il n'est nécessaire pour accomplir régulièrement les
actions sociales.
I!; RBERT SPENl
NOTES ET DISCUSSIONS
SUR LA FUSION DES SENSATIONS SEMBLABLES
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt la note de M. Binet sur la fusion des
sensations semblables. Il y aurait peut-être lieu de la compléter.
Je me permettrai en même temps de rectifier quelques points qui
m'ont paru être entachés d'inexactitude.
Pour résoudre le problème en discussion, M. Binet suppose que
chacun des points de notre épiderme aurait une manière spéciale de
sentir. Cette explication doit avoir été trouvée depuis longtemps. Sans
pouvoir dire où je l'ai moi-même puisée, je la donne implicitement
dans ma première Note sur les illusions d'optique (1864). Voici com-
ment je m'exprime : « Les différents points de la rétine ne sont pas
doués d'une sensibilité identique. Ainsi une même image venant se
peindre tour à tour sur des parties différentes de ce tissu nerveux,
revêtira à chaque position des caractères propres, si nous pouvons
nous exprimer ainsi, caractères qui permettront à la longue de recon-
naître cette même position. C'est ainsi que, si je promène la tête d'une
épingle sur la main, je suis toujours en état de désigner la partie tou-
chée, grâce à la nature particulière, quoique indéfinissable, de la sen-
sation éprouvée. » Cette idée d'ailleurs vient, ce me semble, assez na-
turellement à l'esprit.
La variation continue de la sensibilité cutanée a une cause. Cette
cause, il faut l'attribuer uniquement, je pense, à l'irrégularité de la
surface sensible : elle est donc purement de nature géométrique.
Quand on exerce une pression sur un endroit du corps, l'effet produit
ne reste pas confiné dans cet endroit ; ii irradie et se fait sentir dans
toute l'enveloppe, laquelle, en vertu de son irrégularité même , est
tiraillée inégalement dans tous les sens. Si maintenant on passe de ce
point à un autre, le changement qui se manifestera dans la péri-
phérie sera, en général, d'autant plus considérable que le second point
sera plus éloigné du premier. Je dis en général ; car si le corps pré-
sentait une certaine régularité par rapport à un certain axe, s'il avait
1. A propos de l'article de M. Binet (Voir livraison de septembre 1880),
DELBŒUF. — SUR LA FUSION DES SENSATIONS SEMBLABLES 645
par exemple la forme d'un œuf, et si l'intérieur correspondait à l'ex-
térieur, les sensations de contact suscitées sur tous les points d'un
même parallèle auraient, toutes choses égales, le même caractère.
Telle est l'origine de la variation.
On objectera peut-être, avec quelque apparence de raison, que c'est
en théorie seulement, que le contact intéresse la périphérie dans son
intégrité. Mais si l'on réfléchit qu'une piqûre peut faire crisper tout le
corps, qu'un attouchement léger, du moment qu'il est senti, affecte
l'individu dans son unité, qu'il est tel enfin de ces agents dont l'action,
non perceptible par les sens, modifie profondément l'organisme, on
doit en Conclure que toute excitation se propage et retentit dans l'être
entier.
Il s'agit maintenant de savoir comment nous arrivons à distinguer
les sensations primitivement indiscernables.
C'est un fait universel qu'une différence doit, pour nous frapper,
atteindre un certain minimum. Objectivement, ce minimum est très va-
riable ; mais, subjectivement, je crois qu'il est renfermé dans des limites
assez rapprochées. Ceci demande explication. Nous ne dirigeons notre
faculté de discernement que sur les qualités extérieures dont la con-
naissance importe à notre conservation ou — pour parler d'une manière
plus générale et tenir compte des habitudes de la civilisation — nous
présente un intérêt quelconque. De là vient que tous les animaux re-
connaissent de si loin leur proie ou leur ennemi. Les araignées s'y
prennent avec les guêpes autrement qu'avec les mouches ordinaires.
On connaît l'acuité des sens des sauvages. Et un entomologiste pourra
dire du premier coup à quelle espèce appartient tel insecte que son éloi-
gnement ou sa petitesse rend à peine visible. On peut donc affirmer que
toute différence finie — et, au fond, il n'y en a pas d'autres — est théori-
quement discernable, en ce sens que, du moment qu'il y aura pour nous
intérêt à la saisir, nous parviendrons à le faire. L'attention, fille de l'in-
térêt, est une espèce de microscope ou de multiplicateur qui a pour
effet d'agrandir ou de multiplier les différences légères. Un citadin ne
saura pas reconnaître le seigle d'avec le froment. Mais qu'un paysan
ui fasse remarquer que la paille du seigle est plus longue et plus
blanche et l'épi plus grêle, il ne s'y trompera plus. En détaillant les
différences, il les a, pour ainsi dire, multipliées. Les naturalistes clas-
sificateurs ne font pas autre chose. Il y aurait long à dire sur ce sujet;
mais je tiens à être bref, et je passe sans transition au cas de la dis-
tinction entre deux sensations de tact à peu près identiques.
On sait que, quand on refait les expériences de Weber, l'avant-bras,
dont ordinairement la sensibilité pour les distances est obtuse, acquiert
rapidement à cet égard une assez grande habileté relative. M. Binet,
après avoir rappelé cette observation, ajoute : « C'est peut-être i
l'effet de l'exercice qu'il faut rapporter l'inégalité de finesse qu'on ob-
serve sur les régions de notre peau. Ce qu'il y a de certain, c'est que
les parties qui se distinguent sous ce rapport sont celles qui, par
?-
Ii46 REVUE PHILOSOPHIQUE
leur position, leur mobilité et leur usage, ont le plus souvent l'occasion
d'exercer leur sensibilité. •» Mon opinion est qu'on peut supprimer le
peut-être. Voici ce que j'écrivais dans ma Théorie générale de la
sensibilité l :
«r La connaissance de la topographie corporelle a donc été acquise,
grâce au sentiment de l'effort ; elle s'acquiert plus ou moins lentement
suivant la disposition des membres. La conformation la plus avanta-
geuse pour obtenir rapidement cette connaissance est, sans contredit,
celle qui permet à l'animal de se toucher lui-même, car il a ainsi conti-
nuellement à sa disposition les instruments de ses expériences. Sous
ce rapport, le corps de l'homme est certainement l'un des mieux orga-
nisés ; car nos mains peuvent se promener sur tout notre corps ; et de
plus, comme nous avons dix doigts, nos progrès sont plus accélérés que
si nous n'en avions qu'un (à la façon de l'éléphant, par exemple).
« Cette propriété du toucher permet donc, la localisation des impres-
sions. Cette localisation est d'autant plus rapide et plus précise en un
point déterminé que ce point est naturellement touché plus souvent et
par un instrument plus précis ; la délicatesse du bout de la langue en
est une preuve. De là, comme conséquence, la faculté localisatrice est
plus grande dans les plis et sur les faces internes des membres que sur
les faces externes. Nous avons vu plus haut que les parties externes
devaient être naturellement plus sensibles à la pression; nous voyons
maintenant pourquoi les parties internes, surtout celles qui se touchent
elles-mêmes, ont une faculté de localisation plus exquise. Ainsi le dos
de la main sentira des pressions très légères ; mais vous ne pourrez
désigner avec précision l'endroit touché, tandis que la paume de la
main, moins sensible à la pression, vous avertit immédiatement de la
situation du point de contact. »
Je me permets de continuer la citation :
« La localisation est donc un effet de l'exercice. La finesse du tou-
cher chez l'aveugle vient à l'appui de cette proposition. Il est possible
et même probable que c'est le manque d'exercice qui rend certaines
parties de notre corps inaptes à la localisation ; mais, en les exerçant
de nouveau, on peut, aujourd'hui encore et assez rapidement, en mo-
difier les aptitudes. Nous nous rappelons avoir fjit nous-même la
fameuse expérience des deux pointes de compas que l'on promène sur
toutes les parties du corps ; après un quart d'heure d'épreuves, notre
avant-bras avait beaucoup gagné en faculté localisatrice , et, chose
remarquable, l'autre avant-bras, qui n'avait pourtant pas été l'objet de
notre sollicitude, avait progressé en même temps que son frère. Vulk-
mann a rassemblé à ce sujet des faits extrêmement intéressants qui
s'expliquent de cette façon. Telle est la cause de la répartition sur le
corps des cercles de sensation de Weber.
« La faculté de localisation, que nous devons au sens du toucher,
i. Bruxelles, Muquardt, 1876, p. 99
DELBŒUF. — SUR LA FUSION DES SENSATIONS SEMBLABLES 647
nous conduit à la localisation des autres organes de sens : nous savons
par elle où sont nos yeux, nos oreilles, etc., tandis que l'œil, par
exemple, ne saurait en aucune façon nous apprendre où est l'oreille...»
D'après cela, — comme je le répète en note, — c'est dans l'exercice,
et uniquement dans l'exercice, qu'il faut chercher l'origine de la fa-
culté localisatrice. L'exercice a donc, lui aussi, pour effet, de multi-
plier les différences objectives et de leur faire atteindre le minimum
subjectif indispensable au discernement. Comment cet effet se pro-
duit-il ?
Rappelons d'abord qu'à mon avis, aucune espèce de connaissance
n'est possible que chez un être doué de motilité, c'est-à-dire doué de
la faculté de se mouvoir totalement ou partiellement en sachant qu'il
se meut. Or chacun de ses mouvements modifie la figure de la surface
sensible et, par suite, les effets de l'irradiation. De sorte que le même
point touché fournit une sensation propre correspondant à chaque atti-
tude, et qu'en changeant d'attitude, on obtient plusieurs de ces sensa-
tions servant à préciser de mieux en mieux le lieu du contact. Chacun
sait par sa propre expérience qu'on arrive à déterminer assez bien
l'endroit du dos où Ton ressent du chatouillement, en imprimant cer-
tains mouvements au tronc et aux omoplates. Mais à cela ne se bor-
nent pas les propriétés du mouvement volontaire.
Reprenons le problème des pointes de compas, et, pour fixer les idées,
supposons que les deux points touchés appartiennent à la cuisse.
En portant le doigt tour à tour sur chacun de ces points, leur distance
sera cause d'une différence dans les mouvements que j'exécuterai.
Première addition. Or j'ai deux mains gratifiées de dix doigts et deux
bras, et je puis les manœuvrer de bien des façons pour arriver à tou-
cher les points en question. Je puis encore les toucher avec le pied ; je
puis aussi les approcher d'un corps étranger et les frotter , par
exemple, contre le rebord d'une table. J'augmente ainsi le nomLre des
caractères différentiels, et ce nombre peut devenir à la longue assez
grand pour que les deux points touchés ni'apparaissent d'emblée comme
distincts. Comme je l'ai dit plus haut, la mobilité et la plasticité de la
langue expliquent sans peine la sensibilité de son tact; et, d'autre part,
si notre dos a une faculté localisatrice très imparfaite, cela provient de
ce qu'il est d'un accès assez difficile. Le lecteur trouvera de lui-même
les développements que je me dispense de donner. J'ajouterai seulement
que nous avons associé aux mouvements de nos membres les mou-
vements des yeux, lesquels sont d'une bien plus grande précision, et
que par là encore les différences précédentes sont au moins doublées
en nombre. Nous les avons même triplées et quadruplées par l'us
continuel que nous faisons du miroir qui renverse le sens des mouve-
ments. Enfin l'observation des autres hommes et des œuvres de
science et d'art n'a pas moins contribué à nous donner la connais-
sance de nous-mêmes. C'est par là que nous nous représentons très
bien, même visuellement, notre dos, quoique nous ne l'ayons jamais
648 REVUE PHILOSOPHIQUE
vu, et c'est ainsi que le médecin arrive à localiser les sensations internes
de ses malades.
Et si maintenant Ton demande comment les sensations musculaires
que nous avons éprouvées dans le passé, se sont associées à la sen-
sation de contact, que Ton n'oublie pas que la mémoire est, au fond,
une habitude de l'organisme. L'excitation d'un point fait revivre sous
une forme plus ou moins organisée et intégrée toutes celles auxquelles
il a été autrefois soumis, et les réactions qui s'en sont suivies. Le
mode d'intégration est parfois singulier. En voici un exemple qui doit
être assez commun mais qui n'a pas, je pense, encore été utilisé. Der-
nièrement je souffrais d'une molaire de la mâchoire inférieure ; mais,
comme il arrive souvent, je localisais la douleur dans une dent plom-
bée de la mâchoire supérieure. L'illusion était si puissante que le
dentiste qui me soignait dut s'assurer que cette dent était incapable de
me causer des élancements. Et, chose curieuse ! après son affirmation,
je les localisai correctement. J'avais donc fait miennes les sensations
visuelles d'un autre.
Avant de terminer je signalerai dans l'article de M. Binet deux asser-
tions que je crois erronées. « Si l'on expérimente, dit-il p. 292, sur
les deux lèvres rapprochées et soudées d'une cicatrice, on voit que les
deux pointes d'un compas seront toujours distinguées si l'une est d'un
côté de la cicatrice et l'autre de l'autre. î J'ai à la main une cicatrice
provenant d'une coupure profonde, et je n'observe pas ce que M. Binet
avance. Pourquoi en serait-il ainsi, du moment que les deux lèvres sont
rapprochées et qu'il n'y a pas eu grande perte de substance ? Bien
mieux, si les lèvres sont restées écartées et sont ressoudées par une
large bande de tissu conjonctif, je me demande si cette bande viendra
modifier notablement la distribution primitive de la sensibilité, et si
les choses ne se passeront pas comme si elle n'existait point.
Voici la seconde assertion : « Lorsqu'on porte les deux pointes du
compas sur deux surfaces différentes, par exemple la muqueuse des
lèvres et l'épiderme qui y est contigu, les deux pointes seront tou-
jours senties doubles, quelque petit que soit V 'écart. » Faites l'ex-
périence, et vous verrez qu'il n'en est pas ainsi. Et, s'il en était ainsi, il
faudrait en tirer une tout autre conclusion, à savoir que le sens du
toucher serait multiple — comme celui de la vue, par exemple — et
qu'il pourrait nous donner des sensations de divers caractères. La
peau et les muqueuses seraient des organes de nature différente,
comme l'œil et l'oreille , ou comme la muqueuse du goût et celle
de l'odorat. Mais quant à la faculté de localisation, elle n'aurait
rien à y voir. Quand nous odorons, nous ne savons pas s'il y a tel ou tel
point de la muqueuse nasale plus spécialement affecté.
Je conclus en reproduisant une formule qui m'a toujours paru simple,
suffisante et universelle : Localiser un peint de l'espace, c'est conjec-
turer quels mouvements nous devrions faire pour mettre telle portion
de notre propre personne à sa place.
J. Delbœuf.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
Karl Rosenkranz. — Von Magdeburg bis Kœnigsberg (Jubi-
làum Ausgabe). Leipzig, Koschny. 1878.
Karl Rosenkranz est né le 23 avril 1805, à Magdebourg. Il est mort l'an
dernier, professeur à Kœnigberg, où, disciple de Hegel, il enseigna
la philosophie dans la même chaire où s'étaient assis Kant et presque
immédiatement après lui Herbart. Dans le livre De Magdebourg à
Kœnigsberg , il raconte la première partie de sa vie, son enfance, sa
jeunesse, ses années d'étudiant, ses débuts dans l'enseignement uni-
versitaire, jusqu'au moment où il fut appelé de Halle à Kœnigsberg.
Nous connaissons peu de livres plus intéressants que cette autobio-
graphie, dont nous allons tâcher de retracer les traits principaux. Nous
passerons rapidement sur ses années d'enfance, quelque charme que
lui-même ait pu éprouver à se les rappeler dans son vieil âge. Malgré son
nom tout allemand, il était par sa mère d'une famille de ces réfugiés réfor-
més si nombreux, que les persécutions religieuses avaient chassés de
France et que la Prusse se trouva heureuse d'accueillir. De là sont sortis
en effet beaucoup de ses enfants les plus illustres. Sa famille était dans
une position assez aisée pour lui donner une excellente instruction.
Toutefois il sut se dérober trop souvent à la surveillance des siens,
prenant part à des batailles entre enfants de son âge et à d'autres es-
capades du même genre. Une certaine violence n'était pas inséparable
de cette nature robuste et infatigable; étranger à la crainte, il s'exposa
plus d'une fois, même à un âge plus avancé, à des dangers qui auraient
pu avoir une issue fatale. Quoique momentanément sujet du roi Jérôme,
le jeune Rosenkranz n'en était pas moins resté Prussien dans lame
et vit avec des transports de joie les Français céder enfin la place
aux vainqueurs de la bataille des nations. Pourtant, comme Gcethe, à
une époque bien antérieure, celle de la guerre de Sept ans, il avoue
qu'il n'eut qu'à se louer des officiers français que son père avait eu à
loger. Au milieu des péripéties du siège de Magdebourg et des graves
préoccupations de ses parents, il sent que, livré à lui-même et presque
libre de tous ses mouvements, il fut préservé d'une certaine sauva-
gerie par le culte du beau. Magdebourg renfermait des œivres d'art
dignes de fixer l'attention. Au premier rang était la cathédrale, le Dom,
comme on dit en Allemagne. Notre auteur avait vingt-huit ans à la
mort de l'illustre patriarche de la littérature allemande; il a donc pu
tome x. — 1880. 42
(i;,0 REVUE PHILOSOPHIQUE
subir plus qu'un autre l'influence de cet universel génie. Il s'est inté-
ressé surtout à ce Faust, qui fut le travail de toute la vie du poète et il
lui a consacré plus d'un de ses propres écrits, soit qu'il essayât de
s'en faire en quelque sorte le continuateur ou qu'il cherchât à en expli-
quer le sens, qui si souvent se dérobe au lecteur. Ne dirait-on pas que
ces considérations sur les églises de Magdebourg ne sont que le pen-
dant de celles de Gœihe, dans ses Mémoires, sur la cathédrale de
Strasbourg et sur l'art gothique ?
Un oncle maternel, le peintre Gruson (encore un nom français, comme
celui du cousin Favreau), fit naître et développa en lui le goût pour les
œuvres de peinture.
La première jeunesse de Rosenkranz s'était passée dans un faubourg
de Magdebourg, la Ville-Neuve : de là ce vagabondage des enfants de
la campagne que nous avons déjà signalé. Mais quand le siège devint
imminent, il fallut évacuer la vieille maison paternelle.
Les études sérieuses du jeune homme ne commencèrent que quand
son père l'eut enfin placé au pedagogium du couvent Notre-Dame. Non
seulement il y trouva d'excellents maîtres, mais il y reçut aussi des
leçons d'économie domestique qui lui ont servi toute sa vie ; on avait
en effet organisé dans cette école une association où l'on était initié,
par des opérations, fictives il est vrai, à tout ce que doit savoir et faire
un propriétaire ou un gérant de maison.
Une des délicieuses scènes de ces premiers chapitres, c'est celle où
Rosenkranz retrace une certaine solennité où le recteur de l'école pro-
nonça un discours latin, en présence du gouverneur de la ville, le comte
de Hake. Celui-ci, qui n'entendait pas un traître mot de latin, toutes
les fois que l'orateur venait à prononcer un hâc, se levait et s'inclinait
comme pour le remercier d'une attention si délicate. Afin de prévenir
un éclat de rire homérique dans toute la salle, il fallut que l'un des voi-
sins du brave comte l'instruisit discrètement de son erreur.
Les descriptions de voyages de vacances ont un charme particulier
dans son livre. Le premier fut un voyage pédestre dans le Harz, et
de là à Gœttingue, pour voir par lui-même cette ville, dont deux de ses
anciens condisciples du j^edagogium, actuellement étudiants à l'univer-
sité, lui écrivaient des merveilles. Plus tard, sans doute encore sous
l'inspiration du Voyage au Harz en hiver de Goethe, il voulut lui aussi
voir le même paysage sous son enveloppe de glace et de neige, et il
prit, dans cette saison, un bain forcé dans la Bode, d'où ses deux com-
pagnons eurent assez de peine à le retirer. Plus d'un de ces voyages
est assaisonné des scènes les plus humoristiques. Ces fraîches et gaies
descriptions viennent à propos reposer l'esprit du lecteur, au sortir des
controverses théologiques, philosophiques. Toutefois celles-ci n'étant
iamais qu'effleurées et nullement traitées ex professo, on ne sent nulle
part la fatigue des discussions purement abstraites. Ce n'est pas
un livre d'exposition dogmatique. C'est un tableau vivant où tous les
grands hommes que l'auteur a connus ont leur place. Et combien ils
ANALYSES. — ROSENKRANZ. Von Magdéburg bis Kônigsberg. 651
sont nombreux, à commencer par le plus illustre de tous, par le
maître, par Hegel enfin, autour duquel se groupe sa nombreuse école,
les Daub, les Hinrichs, les Marheineke, les Hoiho. Lors de son pre-
mier séjour à Berlin, où il commença ses études universitaires, il eut
une grande déception avec Hegel. Il entendait dire partout qu'on ne
pouvait le comprendre ou du moins que très difficilement. Mais on
lui disait qu'un jeune professeur, Léopold de Henning, possédait le
don de le rendre accessible aux commençants. Il fut en effet très
content de son enseignement; peut-être fut-il alors allé écouter le
maître lui-même, si Schleiermacher ne l'eût absorbé entièrement. Il se
borna à assister à quelques leçons de Hegel, sans se faire inscrire
rer hospitirte). Quelle différence avec celles de Schleiermacher ! Ses
périodes pénibles et traînantes, il les interrompait sans cesse en tous-
sant et en prisant. Il parlait une langue « qui était lettre close pour un
simple mortel comme moi. J'admirais les étudiants qui, silencieux,
comme si un sphinx ouvrait sa bouche mystérieuse, étaient assis à
ses pieds et devaient comprendre ce qu'il disait, puisqu'ils pouvaient
noter par écrit ces leçons, où il me sembla remarquer surtout que le
professeur se répétait souvent. » Ce fut un disciple de Schelling,
Steflens, qui exerça sur lui un attrait autrement puissant par son élo-
quence entraînante. Le Norvégien Steffens était professeur à Bres-
lau; une fois, au retour des vacances, il se trouva en retard pour ouvrir
ses coursdans cette ville, resta à Berlin, où il lit des leçons à l'université
et le soir, dans la salle du gouvernement, pour l'aristocratie berlinoise.
« Ce fut là un événement que je ne pus comparer que plus tard aux
leçons d'Alexandre de Humboldt sur le Cosmos. » Il devait développer
la philosophie de la nature; c'étaient des chapitres choisis de son
Anthropologie. La salle était comble, la plupart des auditeurs debout.
« Je n'ai jamais entendu chose pareille, et pourtant j'ai eu d'excellents
maîtres. » Des professeurs, ses adversaires, étaient présents, et il les
prenait souvent à partie. Comme il improvisait, tout revêtait une forme
particulière qui certainement dut souvent le surprendre lui-même.
Quelquefois, il se perdait dans des visions. Un jour, il avait parlé de l'ouïe
et de son immense importance, expression qu'il répétait souvent.
L'heure avait sonné; déjà se faisait dans la salle le mouvement qui pré-
cède d'ordinaire la fin d'un cours. Steffens lui-même prit son chapeau et
continuait à parler; il mit son chapeau et continuait toujours. Évidem-
ment tout le monde était sous le charme; mais on ne comprend guère
qu'il fit consister cette immense importance de l'oreille (die unendliche
Bedeutung des Ohrs) dans ce fait qu'au jour du jugement dernier nous
entendrions dans les tombes les éclats de la trompette. Quant à Hegel,
le jeune étudiant finit par renoncer entièrement à l'entendre; il ne dut
trouver qu'à Halle un initiateur au système du grand philosophe.
Il y avait au fond de sa nature un germe de mysticisme et d'exaltation
religieuse qui se manifesta à diverses reprises et en fit pour longtemps
un partisan dévoué de l'école romantique, alors dans tout son éclat.
652 REVUE PHILOSOPHIQUE
Enfant, il avait été tourmenté par la peur du diable ; il s'était imposé
tous les dimanches un méticuleux examen de conscience, qu'il finit par
traiter plus tard de pédantisme philistin.
Encore au pedagogium, il avait été en relation avec un jeune poète,
un enfant de Magdebourg, cetle ville si prosaïque d'ordinaire, avec Im-
mermann, lui-même un romantique. Son admiration pour les cathédra-
les du moyen âge n'avait pas une autre source. Il consacra au roman-
tisme plus d'un livre, à commencer par une histoire du mysticisme ;
puis vint une thèse de doctorat qu'il fit pour un autre sur la Renaissance,
mot qui lui semblait impropre, car il était loin d'admettre que le moyen
âge ne fut que la barbarie, et dans son travail il s'était ingénié à venger
cette époque de ce reproche. Ses études sur Jacques Bdhme et sur le
Mage opérant des miracles de Calderon rentrent dans le même ordre
d'idées. Il est forcé de convenir pour plus d'une des productions qu'exal-
tait cette école, par exemple pour le Tilurel, pour lequel il s'était épris
d'une belle passion, qu'on avait dû l'admirer de confiance, sans l'avoir
lu. Après avoir consacré pas mal de temps à cette étude, il ne put y
voir qu'un poème ennuyeux. Dans un de ses voyages, il se rencontra
avec le chef de l'école romantique, A. -G. Sohlegel. Enfin, plus tard, il fut
admisà Berlin, dans la maison mêmedeTieck. «J'ai passé, dit-il quelque
part, par toutes les phases de cette maladie. » Il lui fallut bien des an-
nées pour se soustraire de nouveau à cette influence. Il semble que les
trois volumes qu'il consacra à l'histoire de la poésie furent son dernier
effort pour sortir du cercle magique où il avait été si longtemps retenu
captif et lui rendirent le même service que Goethe retira de la composition
de son Werther.
En réalité, il était venu à Berlin pour se préparer à passer son examen
de théologie; mais, ainsi que nous venons déjà de le voir par ses excur-
sions dans le vieux pays romantique, comme dirait Wieland, il fut bien
loin de se vouer à cetle étude d'une manière exclusive, quoiqu'il s'en
occupât assez sérieusement pour voir sa conscience de chrétien alar-
mée par moments au milieu des controverses des divers exégètes des
livres saints. Nous l'avons déjà dit, il fut fasciné par Schleiermacher,
surtout dans son Cours de morale et d'esthétique. Il ne le fut pas moins
par la lecture de quelques-uns de ses écrits, de ses Monologues, par
exemple. Il commença à avoir de terribles scrupules et se demanda s'il
était réellement chrétien. Une sorte de mélancolie rêveuse, piétiste,
s'empara de lui et il pria instamment son père de pouvoir aller continuer
ses études à Halle. Il resta quelques jours à Magdebourg. Comme il avait
un parent pasteur dans une petite ville voisine, il voulut voir com-
ment il se tirerait de la prédication. Il obtint de prêcher le dimanche
après Pâques. Dans un sermon appris par cœur et qu'il avait répété
la veille en chaire, tout seul dans l'église, il parla avec éloquence
du bonheur de la foi. « Ce fut la première et la dernière fois, dit-il,
que j'appris un discours par cœur; dorénavant, ou j'improvisais,
après mûre préparation, ou je lisais mes leçons. » Tout ce récit,
ANALYSES. — rosenkranz. Von Magdeburg bis Kônigsberg. 653
qu'il faut lire dans le livre, fait voir son exaltation mystique d'alors.
L'école théologique de Halle, où Rosenkranz étudia après avoir quitté
Berlin, était rationaliste. Si l'on suivait les cours avec assiduité et intérêt
on en voyait aussi les côtés faibles, et entre étudiants on reproduisait sou-
vent les luttes entre professeurs d'écoles diverses. Un de ses camarades,
Schlaueh (c'était un pseudonyme; le mot signifie outre et lui vint de la
capacité, qu'il partageait avec Socrate, de boire indéfiniment sans jamais
être ivre), avait un talent d'invention remarquable et amusait la bande
joyeuse des commilitones avec ses voyages du bon Dieu en compagnie
de Satan, pour aller à la recherche de la meilleure dogmatique. Satan se
plaint d'être bien maltraité par les rationalistes et cite à l'appui les pas-
sages des Institutions dogmatiques du professeur Wegscheider qui le
concernaient. Pour s'assurer de l'état de la dogmatique dans les univer-
sités allemandes, ils vont de l'une à l'autre, déguisés en étudiants; le
soir, ils comparent les notes prises aux cours des divers professeurs.
Satan croit avoir remarqué que non seulement on ne croit plus en lui,
mais que Dieu le Père n'est guère mieux partagé.
Puis Schlaueh mimait les deux professeurs Wei-ischeider et Tholuck,
représentant, l'un l'école rationaliste, l'autre l'école supra-naturaliste.
Quand enfin Satan demande â Dieu s'il ne ferait pas bien de leur apparaî-
tre pour les convaincre de son existence: « Le premier, répond Dieu,
déclarerait ton apparition personnelle une illusion des sens; quant au se-
cond, il ferait avec toi comme Luther, il te lancerait son encrier à la tète. »
Rosenkranz fut ramené à la question du diable par ses études sur
Jacques Bôhme : « Je n'avais jamais cru en un diable personnel ; »
l'homme, en vertu de sa liberté, peut bien lui-niême produire les œu-
vres du démon. Inspiré par l'écrit où Lucien se moque des dieux de la
Grèce, il résolut d'écrire des leçons du diable sur lui-même; il ne les a
plus ; « le diable les a sans doute emportées » ; mais il nous donne en
deux pages un exemple de la façon dont il avait traité son sujet. Satan s'y
plaint surtout que Hegel, qu'il est allé entendre lui-même à Berlin, ait eu
l'audace de ne voir en lui qu'une simple idée, qu'il appelle avec emphase
ia négativité. « L'argent que lui rapportera ce cours, il le destine à ses
vieux amis, les jésuites, qui, avec de l'argent, soumettront le monde. »
Il est temps de voir comment Rosenkranz fut gagné à la doctrine de
Hegel. Ce fut l'effet des leçons de Hinrichs, le seul professeur hégélien
de l'université de Halle. Car celle-ci regardait cette philosophie comme
un non-sens pervertissant l'esprit et l'âme. Certains cours de Hinrichs
étaient peu suivis; il fallait pourtant que le professeur sût captiver ses
six ou sept auditeurs, puisque, moins un qui tomba malade, pas un seul
ne déserta le cours, malgré le peu de confortable de la salle où profes-
sait Hinrichs. Dans les premiers temps Rosenkranz ne trouvera pas
mieux à Koenigsberg; mais il oppose à ce sombre tableau les change-
ments survenus depuis : une salle bien chauffée par deux grands poêles,
<Ies doubles fenêtres, des becs de gaz avec des globes en verre dépoli,
des rideaux, des porte-manteaux; nous nous arrêtons devant l'énumé-
654 REVUE PHILOSOPHIQUE
ration de tout ce luxe que ne nous offrent certes ni la Sorbonne ni le
Collège de France.
Un jour, Rosenkranz, tout entier à la philosophie, grâce à l'influence
de Ilinrichs, emporta de la bibliothèque de l'Université un volume du
Journal critique de "philosophie, contenant une appréciation de Kant.
de Fichte, de Jacobi par Hegel; il en fut émerveillé. Il fit venir aus-
sitôt son écrit sur la Différence de Schelling et de Fichte et la Phéno-
ménologie de l'esprit. Il ne put se détacher de cette lecture; tout le
temps dont il put disposer en novembre et décembre de 1826, il l'y con-
sacra. Voici qui va nous prouver combien cette étude avait su le capti-
ver. Ses camarades venaient quelquefois le voir le soir; il leur permet-
tait de faire tout ce qu'ils voudraient, à la condition de le laisser à sa
table continuer sa lecture : on ouvrait son armoire, on en tirait ses pro-
visions de bouche, du pain, du beurre, ces jambons que sa sœur lui en-
voyait de temps en temps, on bourrait ses pipes, on sonnait pour faire
monter de la bière, on se permettait de mauvaises plaisanteries sur
l'amphitryon, et au milieu de tout ce tapage le jeune philosophe ne
quittait pas son livre. Archimède ne dut pas être plus absorbé par ses
figures de géométrie, lors de la prise de sa ville natale. Hegel obsédait
toujours son esprit. A la Saint-Sylvestre de la même année, un de ses
camarades, un théologien, avec lequel il répétait l'histoire de l'Eglise et
la dogmatique pour le préparer à son examen de candidat, donna un
punch. Après une nuit blanche, Rosenkranz rentra, ayant terriblement
mal aux cheveux. Ne pouvant dormir, il va, par une froide matinée
d'hiver, errer dans les montagnes voisines, toutes couvertes de neige,
et, combinant dans sa tête Hegel et son cher romantisme, il se demande
(p. 205) « quelle place un homme comme Parcival aurait à prendre dans
la série graduelle de la phénoménologie », et aussitôt il voit poindre
dans son âme l'importance que cette figure mystique pourrait avoir pour
la chevalerie du moyen âge. Nous ne pouvons le suivre dans son déve-
loppement. De là sortit dans les premières semaines de 1827 une dis-
sertation sur le Parcival: « J'étais assez heureux pour avoir uni la phé-
noménologie de Hegel et le Parcival de Wolfram. » Il y trouvait unité
immédiate, scission et réconciliation, comme l'exigeait la dialectique du
maître : c'était son propre état qu'il retrouvait dans le héros du Saint-
Graal : son âme était partagée entre la foi et la raison; lui aussi pou-
vait arriver à la réconciliation. Tout cela, il le devait à Hegel qui le pla-
çait sur un terrain tout nouveau.
Notre étudiant venait de finir à Halle son curriculum des trois années
d'études théologiques commencé à Berlin. Mais il était désireux de voir
encore une autre université, d'entendre de nouveaux maîtres. Ilinrichs
lui représentait Daub, àHeidelberg, comme le premier théologien de
l'époque, bien supérieur à Schleiermacher. Puis lui, le romantique,
Heidelberg l'attirait par son site romantique entre tous; il allait
se trouver là dans la partie de l'Allemagne où s'est surtout déroulée
l'histoire de son cher moyen âge; enfin il savait qu'à la bibliothèque
ANALYSES. — rosenkranz. VonMagdebùrg bis Kônigsberg. 655
existaient deux éditions de ce TLturel qui ne cessait de l'occuper.
Quand Rosenkranz partit pour Heidelberg, il fat recommandé par
Hinrichs à Daub et bientôt accueilli chez celui-ci. Daub avait toujours
sur sa table de travail un calendrier, un Nouveau Testament dan-
texte original et la Phénoménologie, qu'il appelait le premier livre d ■
philosophie. Ainsi, là encore, il retrouvait ce Hegel, pour lequel il s'étaii
tant passionné déjà à Halle. Jamais personne, de son propre aveu, n'a
exercé sur lui une plus grande influence que le professeur de Heidel-
berg. Il éprouvait pour lui du respect, de l'amour, de l'admiration, tan t
à cause de son noble caractère que de sa science solide. Heidelberg, a
ce moment, offrait trop de distractions pour qu'on se livrât à des études
sérieuses. On voulait jouir de ce site enchanteur; on faisait des excur-
sions à Schwetzingen; on allait, un dimanche, en bande nombreuse,
entendre un acteur célèbre à Mannheim; pourtant le lundi matin on
était exact au rendez-vous sur les bancs de l'université. Wunderlich,
Wippermann, Parow, Kugler, le romantique, comme il l'appelle, à
la fois artiste et poète, furent ses amis. La manière subite dont le
premier fut enlevé à la table commune et à ses camarades mérite
d'être mentionnée. Wunderlich était de Lubeck; il était venu faire son
droit, attiré par les célèbres professeurs Mittermeier et Vangerow. Tout
à coup, l'idée lui vint de suivre un cours sur la philosophie de Schelling,
et voici la raison qu'il en avait écrite à son père et que sans doute il
croyait sans réplique : « C'est qu'elle résout en identité Paniithèse du
réalisme et de l'idéalisme par l'indifférence de l'absolu, la nature pas-
sant par l'homme à l'histoire et l'histoire par l'art retournant à la
nature. > Ces belles raisons eurent un prompt effet sur l'esprit du père;
il vint s'installer à Heidelberg, ne quittant plus son fils qu'il n'eût
passé son examen de droit. Gomme Wippermann , profitant d'une
bourse (stipendium) de famille, prolongeait indéfiniment ses études, il
fut rappelé subitement par les siens. Rosenkranz retrouva son cher
Kugler à Berlin, professeur et conseiller de ministère. Quant à ce
pauvre Parow, balafré dans un de ces duels sauvages si fréquents aux
universités allemandes, où, sous les plus futiles prétextes, l'on se bat
pour le simple plaisir de se battre, il nous est représenté comme une
nature aux aspirations les plus élevées, luttant héroï juement contre
un corps malade. Nos deux amis quittent Heidelberg ensemble; Ro-
senkranz revoit avec lui le Harz, et par un jour de mauvais temps, à
l'hôtel, à Hagen, pour se distraire, ils jouent ensemble au système de
Hegel, appliquant sa tricholomie à tout ce qui leur passait par la tète.
Voici Rosenkranz, de retour chez son père, toujours censé se pré-
parer pour son examen de candidat en théologie, mais plus occupé
d'autres études. Je vous le donne en cent de deviner ce qui mit enfin
un terme à cette situation équivoque et ce qui l'amena franchement
aux études philosophiques : ce fut Y Histoire de la grande armée de
Ségur. Il l'avait vue chez un bouquiniste, il l'avait feuilletée et achetée
aussitôt. Le matin il travaillait à sou Titurel, l'après-midi il piochait le
656 REVUE PHILOSOPHIQUE
Manuel de Vhistoire de la philosophie de Rixner, et le soir, quand il
était seul, il se plongeait avec délices dans la lecture de l'historien fran-
çais. Napoléon et Ney le remplissaient d'admiration. Leur courage (et
pourtant il semble nous rappeler que Ségur reproche à l'Empereur
dans cette fatale campagne plus d'une défaillance) exalta le sien et le
détermina à laisser enfin là des études pour lesquelles il n'avait qu'une
demi-vocation, afin de se vouer tout entier à cette philosophie dont le
culte, comme il le dit à la fin de sa courte préface, devait faire le bon-
heur suprême de son existence. Son père lui donna l'argent nécessaire
pour aller s'occuper à Halle de sa promotion au grade de docteur en
philosophie. Gomme travail écrit, il comptait présenter son Titurel ;
mais, la thèse devant être écrite en latin, il ne le présenta que comme
un appendice à un écrit latin sur les diverses périodes de la littérature
allemande qu'il rédigea dans les premières semaines de son téjour
dans la ville universitaire. L'examen fut fixé au 2 février 1828. Il eut
lieu dans la maison du doyen, le professeur d'histoire Voigtel. Il roula
sur l'histoire, sur les trois Critiques de Kant, sur la chimie, le grec, la
philosophie du langage, un terrain auquel il n'avait nullement songé et
sur lequel l'amena le professeur de philologie Jacobs. Selon l'usage, le
candidat avait dû fournir des gâteaux et diverses sortes de vins. Voigtel
lui demanda l'Histoire des Phéniciens. Le candidat dit, sur l'autorité
d'Hérodote, qu'ils venaient des bords de la mer Rouge. L'examinateur
parut en douter et lui mit un Hérodote entre les mains, afin qu'il pût
prouver son dire. Rosenkranz fut assez heureux pour trouver sans trop
chercher le passage à demi contesté, et les collègues rirent un peu
sous cape de la leçon donnée au vaniteux doyen. « Quand le vieux
conseiller de cour Schûtz me voyait un peu embarrassé dans l'explica-
tion des Nuées d'Aristophane, il me laissait le temps de la réflexion, en
disant : intérim aliquid bibamus ! Après un quart d'heure de délibéra-
tion, la faculté prononça le dignus intrare,et on finit par le Cham-
pagne.
Rosenkranz songea à enseigner comme Privatdocent de philoso-
phie; mais il fallait pour cela passer par une nouvelle soutenance de
thèses, dont il ne se tira pas avec moins d'honneur, le 28 juillet
de la même année. Il avait consacré l'intervalle entre les deux
examens à l'étude de la Logique de Hegel; puis, pour la bien com-
prendre, il avait senti qu'il lui fallait également aborder Spinoza. Ce fut
même une dissertation latine sur le philosophe d'Amsterdam qu'il
présenta comme texte de sa soutenance d'habilitation (admission
comme professeur). Il débuta par la philosophie de la religion dans
l'enseignement universitaire; puis il passa à l'histoire de la philosophie
et à l'esthétique. Il fait la remarque qu'il suivit l'ordre inverse à celui
qui est généralement adopté par les professeurs qui débutent et qui
commencent tous par la psychologie et la logique. Ce ne fut qu'à
Kœnigsberg qu'il enseigna pour la première fois ces sciences, parce
que son programme les lui imposait.
ANALYSES. — rosenkranz. Von Magdéburg bis Kônigsberg. 057
Parmi ses collègues, outre Ritschl, il se lia surtout avec son ancien
maître Hinrichs ; ils devinrent inséparables , se promenant toujours
ensemble, quand la mauvaise santé de Hinrichs ne s'y opposait pas.
Tholuck aussi, le professeur de théologie dont il a déjà été question,
assistait quelquefois à son cours et venait le prendre pour se promener
avec lui; mais une discussion religieuse mit bientôt fin à ces rapports.
Rosenkranz y ayant lâché le mot ancien protestantisme, Tholuck lui
demanda quel était donc pour lui le protestantisme nouveau. La réponse
fut : celui qui ne croit ni aux miracles, ni aux anges, ni au diable. Il
n'en fallut pas davantage; avec des vues si diamétralement opposées,
on ne pouvait s'entendre.
Malgré sa vocation bien décidée pour la philosophie, il voyait, comme
pour la théologie, les côtés où elle prêtait à la satire. Nicolaï s'était moqué
dans ses romans de Yapriori et de Yaposteriori de Kant. Fichte et Schil-
ling à leur tour s'étaient moqués de Nicolaï. Rosenkranz, sachant
encore assez bien dessiner, fit une caricature où Kant planait sur un
nuage, le monde transcendantal; il était représenté sous les traits du
grand Frédéric, un jonc à la main, l'impératif catégorique; puis venaient
les grands et petits philosophes avec des poses caractéristiques et des
vers symboliques. Quand tout fut fini, il assembla ses collègues, Hin-
richs, Bohtz, Loof, et avec une baguette leur en fit la démonstration :
c Ici, messieurs, vous voyez la véridique et fidèle Histoire de la philo-
sophie allemande. Là, au milieu, vous apercevez un petit homme, le
grand Kant de Kcenigsberg, qui a réussi à monter au ciel, non par un
miracle, mais grâce à ses trois postulats, etc. j
Un après-midi, il alla avec Hinrichs chercher Bohtz pour la pro-
menade. La porte de sa chambre était fermée et, pourtant ils l'enten-
daient parler tout haut. Ils allèrent au jardin; les fenêtres étaient
ouvertes de ce côté. Ils virent Bohtz devant une table sur laquelle
étaient posés debout une série de volumes : c'étaient les livres des
philosophes contemporains : Bohtz était censé avoir ces philosophes
eux-mêmes devant lui et leur faisait passer un examen. « Dis-moi,
Schulze, qu'est-ce que la chose en soi? » Schulze disait que ce n'était
rien du tout. La même question fut adressée à Mussmann. Pour lui, ce
n'est ni la chose de Kant, ni la chose de Hegel : sa chose à lui est une
tout autre chose. Par le fait, ce n'est pas une chose ordinaire. Par le
fait, elle se distingue de la manière la plus avantageuse des choses de
tous les autres philosophes. Salât, lui ayant donné quelques mauvaises
réponses, fut mis à la porte de l'école, c'est-à-dire que Bohtz prit son
livre et le jeta dans un coin. Quand il nous entendit rire aux éclats et
nous aperçut, il fit chorus avec nous.
Nous ne pouvons suivre notre auteur dans ses relations avec ses
autres amis, si agréable qu'en soit le récit. Pour linir, nous préférons
relever certains jugements relatifs soit à l'enseignement, soit aux ques-
tions les plus ardues de la métaphysique : Dieu, la vie future, les causes
finales, soit enfin à quelques-uns de ses auteurs de prédilection. Tout
658 REVUE PHILOSOPHIQUE
cela est disséminé dans le livre, mais chaque fois amené tout naturel-
lement par ce qui précède.
« J'ai blanchi, dit quelque part le professeur, en enseignant et en
faisant passer des examens. » Aussi, avec sa longue expérience, les
conseils d'un tel homme aux pédagogues, ne peuvent-ils être que pré-
cieux, et il ne les leur ménage pas.
Il va jusqu'à s'occuper des abécédaires et des livres de lecture pour
le premier âge, en souvenir de ses premières années. Il proscrit les
cours de calligraphie, qui ne sont pas faits par les professeurs de la
classe, mais par des maîtres spéciaux chez lesquels toutes les divi-
sions sont réunies et qui manquent de l'autorité nécessaire pour main-
tenir la discipline.
On commençait les classes par des exercices religieux, des chants
même; il réservait ces exercices au seul dimanche, les renvoyant à
l'église'; car dans la semaine rélève, préoccupé de ses leçons, de ses
devoirs, « des verbes irréguliers, des montagnes de l'Asie ou de
l'égalité des triangles, » n'y apporte qu'un esprit distrait, qui bannit le
sentiment religieux.
Il trouve mauvais qu'au pedagogium, disons au collège, on fasse
apprendre l'Evangile dans le texte grec, ce grec étant trop différent
de celui des auteurs classiques qu'on explique simultanément. Il vou-
drait voir mettre entre les mains des élèves les classiques sous la
forme la plus simple. Que le professeur connaisse les diverses leçons,
les diverses interprétations, les conjectures, rien de mieux ; mais pour
les élèves cet appareil critique est un luxe funeste. « J'avais le Virgile
de Ileyne... La lecture des arguments, des animadversiones , des
excursus ne faisait que distraire mon attention et me faisait oublier
l'auteur. Dans le Platon de Schaefer, les scholies m'empêchaient d'étu-
dier réellement le texte; je n'y ai rien compris au gymnase, à cause des
scholies; et je comprenais les explications de notre professeur Koch
encore moins que ces dernières » (disons, pour l'excuser, que le pauvre
homme était malade; il faisait sa classe dans sa chambre). On a tort
de vouloir tout expliquer et de ne plus laisser aucune initiative à l'élève ;
enfin il relève la trivialité de beaucoup de ces annotations. Nous ajou-
tons, nous, que souvent les notes expliquent ce qui se comprend aisément
et passent à côté de difficultés sérieuses.
Si le maître Henning passait l'heure de la classe d'hébreu à déblatérer
contre ses collègues, il n'est que juste d'entendre traiter cela de péché
pédagogique. C'est ainsi qu'à l'université le célèbre Bernhardy dégoûta
Rosenkranz de son cours, où le bon Hérodote était oublié et où tout
le temps se passait à récriminer contre Sehweighâuser.
On dirait que les questions philosophiques ont occupé Rosenkranz
dès l'âge le plus tendre ; on pourrait l'y croire prédestiné, s'il n'était
pas plus probable qu'à l'âge où il a écrit ce livre, avec sa science phi-
losophique d'alors, il a peut-être à son insu un peu amplifié les im-
ANALYSES. — rosenkranz. Von Magdéburg bis Kônigsberg. 65!)
pressions de sa première jeunesse. Lors du siège de Magdebourg, un
des fils Favreau, cette famille merveilleuse, comme il l'appelle avec
raison, fit entendre ces paroles : « Pour nous, le monde est en ce mo-
ment comme fermé par une clôture de planches (Fur uns ist die
Welt mit Brettern vernagelt). » Ces mots firent faire à l'enfant des ré-
flexions sur l'espace infini.
Une autre fois, il va voir un musée d'histoire naturelle de passage
dans la ville. Outre une foule d'animaux curieux, il y avait aussi
des monstres conservés dans l'esprit-de-vin. Ils firent sur le jeune
homme une impression profonde. Comment la nature, avec ses lois
divines, peut-elle errer ainsi ? Tout à coup, il s'élance dehors comme
un fou, et, sur le point de rentrer à la maison, fait volte-face, court
sur les bords de l'Elbe, où ses pieds heurtent les têtes de mort
d'un cimetière abandonné. Il en ramasse une et se livre à des consi-
dérations pareilles à celles d'Hamlet, dans la fameuse scène de Shakes-
peare.
Nous avons vu ailleurs les discussions sur le diable ; l'existence de
Dieu fut l'objet de controverses non moins ardentes.
C'était au moment où, après sa promotion au doctorat, il venait de
s'établir à Halle comme Privatdocent do philosophie. Dans la même
maison que lui habitait Lafontaiue, un romancier fort lu en son temps. Il
avait assisté autrefois à la bataille deValmy; témoin de l'effet électrique
produit sur les Français par. la Marseillaise, il n'avait plus perdu le sou-
venir de ce chant patriotique, qui devait se retrouver jusque sur ses
lèvres expirantes. Un soir qu'ils avaient vivement discuté sur Dieu, La-
fontaine en rejetant les preuves, en conformité avec la théorie kan-
tienne, Rosenkranz cherchant au moins à maintenir debout la preuve
ontologique, ils se retirèrent fort tard. Rosenkranz était déjà couché,
quand il entendit frapper à sa porte. Quoiqu'en chemise, il tira le verrou
et vit son voisin, une bougie allumée à la main. « -Mon jeune ami, lui dit-il,
je viens de soutenir avec ardeur qu'on ne peut prouver l'existence de
Dieu; mais soyez bien assuré que je crois en lui et que j-e viens à l'ins-
tant même de lui adresser mes plus ferventes prières. Je ne puis aller
dormir sans vous avoir dit cela. Bonne nuit! » Et des larmes coulaient le
long de ses joues. Quelle scène pour un peintre '. ajoute noire philosophe.
Rosenkranz n'eût pas été philosophe si cette question de Dieu ou de
l'absolu ne l'avait pas occupé souvent. Il convient que v< rs cette épo-
que un i:rand changement s'était opéré en lui. Par l'étude de la grande
logique de Hegel et par l'étude de Spinoza qui suivit, Use sentit réelle-
ment dans son élément.
c Je ne pouvais douter que l'absolu se révèle dans la nature et dans
l'histoire? d La doctrine de Hegel sur la liaison du uni avec l'infini, «le
ce monde-ci et de l'autre, du divin avec L'homme, avait agi depuis long-
temps sur moi. L'étude de Spinoza finit par tirer le dernier voile. I' M
lui, la félicité n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-
même. Cette idée fit sur moi une impression profonds.
G60 REVUE PHILOSOPHIQUE
a Elle ne peut donc nous venir du dehors; nul Dieu ne peut nous la
donner. Elle est l'état qui accompagne la connaissance du vrai, la con-
templation du beau, l'accomplissement du bien. Ce qu'on se représente
en dehors de là est une fantasmagorie tout à fait indéterminée, dans
laquelle s'insinue plus ou moins un trait sensible, comme le prouve
suffisamment la description que les diverses religions ont faite de la fé-
licité dans l'autre monde. Celle-ci ne peut être une extase voluptueuse
dans un océan de lumière, avec des anges musiciens, mais uniquement
la vie dans la vérité, la beauté et la liberté.
« S'il en est ainsi, une vie après la mort, ce qu'on appelle l'immortalité,
me semblait quelque chose de fort indifférent, même de superflu. Je ne
pouvais m'en faire une idée claire. Ce n'était qu'une continuation de cette
vie, seulement débarrassée de tous les maux inhérents à la condition des
êtres finis. Ainsi mon père, homme vraiment pieux, voulait retrouver
sa femme.
« Si le bien, par cela seul qu'il est le bien, est heureux en soi, et si c'est
là la félicité, il s'ensuit que l'état contraire est attaché immédiatement
au mal et qu'il n'est nullement besoin d'un enfer pour le punir. L'es-
sence de Dieu étant dans la vérité et la liberté, ou, comme l'appelle la
religion chrétienne, dans l'amour, par le mal nous nous séparons de
lui. Le sentiment de cette séparation est une damnation, auprès de la
douleur infinie de laquelle disparaît tout tourment sensible, tel que
l'imagination nous le représente dans les images de l'enfer.
« La croyance à l'immortalité me sembla alors unobstacle à la réalisa-
tion de la vraie liberté, car je crus apercevoir que les hommes, par la
supposition d'un au-delà, débarrassaient ce monde-ci de tout le sérieux,
de la vraie estime du présent, de l'attention à la nature de leurs ac-
tions. Il me sembla surtout que la croyance à l'immortalité contribuait
beaucoup à répandre la superstition. Avec quelle cruauté on a sacrifié
des animaux, des esclaves, des femmes sur la tombe d'hommes, pour
qu'ils trouvassent une société au delà du sépulcre! Comme la croyance
superstitieuse aux fantômes, aux esprits s'appuie sur la foi en l'immor-
talité! Sans elle, la superstition des messes de morts, la tyrannie des
prêtres serait-elle possible? Pour un Etat despotique, cette croyance
a-t-elle une autre valeur que celle de la contrainte physique? On veut
dompter les masses par le terrorisme ou le quiétisme de l'avenir après
la mort?
« Le croyant se représente qu'après la mort il arrivera à une contem-
plation immédiate de la divinité ; quand il parie du ciel, il le localise.
Gela me sembla impossible, surtout avec nos connaissances astro-
nomiques actuelles. Comment puis-je avoir en face de moi dans un
espace fini et comme une personne finie Dieu, l'esprit absolu, le sujet
absolu, présent partout. Et qu'est-ce qui m'empêche de vivre ici, et dès
maintenant en union avec lui? Il n'y a que le mal en moi qui m'éloigne,
qui m'exclut de lui ; mais par !e vrai, le beau, le bien je vis en lui. Pour-
quoi la terre serait-elle inférieure à d'autres astres? Pourquoi les nom-
ANALYSES. — rosenkranz. Von Magdeburg bis Kônigsberg. 661
mes, s'ils sont si sûrs d'arriver par la mort à la vie bienheureuse, cher-
chent-ils à conserver aussi longtemps que possible cette misérable exis-
tence, comme ils l'appellent?
« C'est avec pleine conviction que je me rangeai de l'avis de Spinoza,
que Dieu, en tant que nous le connaissons, nous ne pouvons que
l'aimer, et que notre pensée comme vrai, notre volonté comme bien, ne
sont différentes de sa pensée et de son vouloir que quant à la forme.
Pendant plus de cinq ans, je me suis de plus en plus confirmé dans
cette manière de voir. Depuis cette époque, j'ai entièrement perdu le
besoin de l'immortalité pour ma personne. Plus tard, à cause de celte
croyance, j'ai passé par de rudes luttes philosophiques; mais je menti-
rais si j'affirmais que la cessation de mon existence par la mort, dont
je suis si près aujourd'hui, me paraîtrait un malheur. Gomme, à cette
époque, je m'habituai pendant des années à trouver le but de la vie
humaine immédiatement en moi-même; comme, pour moi, ce que l'or-
thodoxie de toutes les confessions appelle félicité ne faisait qu'un avec
la production et la jouissance du vrai, du beau et du bien ; comme, pour
fonder la moralité, j'avais depuis longtemps donné congé à tout eu-
démonisme, cette indifférence à l'égard d'une continuation de durée de
ma personne après la mort prit de si profondes racines chez moi, que
je ne l'ai plus perdue, quoique je n'aie plus comme alors l'audace de
prétendre démontrer la non-immortalité.
Quant à la représentation du panthéisme, qui dit que notre âme se
perd dans l'unité du tout, que le moi s'abîme dans l'âme du monde, je
n'en pouvais rien faire. Pour qu'il y ait immortalité, il faut qu'elle
implique l'individualité et la conscience propre. iGomparée aux postulats
de Kant, l'Ethique de Spinoza me paraissait d'une sublimité infinie. »
La question des causes finales l'a aussi occupé vivement ; mais,
dans ce qu'il nous en donne ici, on ne voit pas nettement quelle est sa
doctrine. Ses idées sont celles qui l'occupaient à l'époque où, étudiant
à Berlin, il lisait le livre de Fries sur la philosophie mathématique.
Voici les deux manières de considérer la chose, mais entre les deux
nous restons en suspens, sans que l'auteur fasse rien pour nous
tirer d'embarras :
« Les éléments des minéraux donnent la matière avec laquelle la plante
s'édifie, mais ils sont parfaitement indifférents à cet emploi. La plante
offre aux animaux herbivores la nourriture qui leur est conforme, mais
elle ne pousse pas pour être mangée par eux. Est-elle mangée ou non,
c'est pour elle un sort accidentel. Les animaux se comportent de la
même manière entre eux. La brebis vit immédiatement pour elle, non
pour le loup. La chaleur que le soleil produit est vantée comme source
de la vie. .Mais où il n'y a pas de vie, comme dans la lune, le soleil luit
en vain. On ne doit donc pas dire que le soleil a pour but de pro-
voquer et de conserver la vie. En tant que soleil, il est entièrement
indifférent à cet effet. »
(j62 REVUE PHILOSOPHIQUE
« D'un autre côté, si nous considérons un animal, nous voyons qu'il
est entièrement organisé pour manger de la chair. Il en est de même
des animaux herbivores par rapport aux plantes et des plantes par
rapport aux matières élémentaires. Le loup ne naît pas de la brebis;
mais, sans supposer l'existence d'animaux à sang chaud, les extré-
mités, la denture, les intestins des animaux carnivores sont inexpli-
cables. Je ne pouvais donc admettre qu'on voulût exclure la téléologie
de la science naturelle (comme le voulait Fries), surtout quand je con-
sidérais un organisme en lui-même. Ici, l'action réciproque des organes
me sembla tellement déterminée par la fin, que, dans l'extrait que je
fis de Fries, je trouve partout marquées de points d'interrogation les
affirmations en sens contraire. D'après lui, l'idée de la finalité ne de-
vait revenir qu'au point de vue esthétique; elle devait, comme il s'expri-
mait, déterminer la valeur des choses. »
Evidemment, notre philosophe n'a pas dit son dernier mot sur cette
difficile question dans ces courtes citations, puisque Kant, dans l'édi-
tion même de Rosenkranz, consacre plus de cent pages au jugement
téléologique. D'ailleurs, nous le répétons, ce sont plutôt les idées de
Fries que les siennes propres qu'il expose; il devait apprendre seu-
lement plus tard le peu de cas que Hegel et Herbart faisaient de ce
philosophe.
On a souvent plaisanté sur les causes finales; on a dit, par exemple,
que le nez de l'homme est fait pour porter des limettes. Le com-
mensal de Rosenkranz à Heidelberg, Wippermann, que nous connais-
sons déjà, se chargeait de soumettre quelquefois son ami à un interro-
gatoire comique sur cette question et sur la question non moins difficile
de la Providence.
Ne nous séparons pas de notre auteur sans donner quelques-uns
de ses jugements sur certains écrivains célèbres, Ayant retranché dans
notre travail telle situation qui amenait ces appréciations, nous finissons
par cette courte revue rétrospective : car les jugements d'un pareil
critique ont une valeur qu'on ne saurait méconnaître.
Un des auteurs de prédilection du père de Rosenkranz, c'était Jean-
Paul. Un de ses camarades à l'université de Berlin, l'israélite Beifuss,
était lui aussi enthousiaste du célèbre romancier et l'engagea à entre-
prendre la lecture de Titan. Souvent Rosenkranz allait chercher la
solitude dans l'île de Rousseau au Thiergarten, pour se livrer à cette
lecture, qui le captiva dès l'abord. Nous voyons que souvent aussi à
Halle l'Esthétique de Jean-Paul était l'objet de ses entretiens avec
Genthe, un de ses amis et son futur beau-frère. A l'époque de son
exaltation religieuse, il avait trouvé dans un des personnages du
Titan, dans Roquairol, un caractère et une situation fort analogues
aux siens. Nous avouerons qui si plus d'une fois nous avons eu de
la peine à suivre Richter dans ses grandes compositions, nous le
regardons à d'autres égards comme un des écrivains les plus remar-
ANALYSES. — rosenkranz. Von Magdéburg bis Kônigsberg. 663
quables de l'Allemagne, un de ses penseurs les plus originaux, avec
l'âme d'un vrai poète. Nous sommes tout à fait de l'avis de Karl
Griin1, qui le recommande à l'étude de ses compatriotes presque à
l'égal de Schiller et de Gcethe, et nous croyons que Henri Heine,
comme cela lui arrive souvent, l'a appelé un peu trop légèrement
le confus compilateur de Bayreuth (der confuse Polyhistor von
Bayreuth).
Citons enfin son jugement sur un de ses poètes favoris, sur Byron.
Quand Hinrichs, malade, ne pouvait l'accompagner au plateau qui cou-
ronne le vignoble de Beuchlitz, à ce berceau où, en buvant du café ou
de la bière, ils menaient la vie des dieux de l'Olympe, planant en vrais
enthousiastes platoniques dans Véther des idées, il emportait un vo-
lume de lord Byron. « Je l'avais négligé depuis 1824. Après Homère
et Shakespeare, après Gcethe et Schiller, nul poète ne s'est emparé
de mon âme comme Byron. Avec une vue infiniment riche et concrète
de la nature et de la vie des hommes, il a une profondeur méta-
physique incomparable qui fouille tous les mystères de notre exis-
tence, ï
A propos de Dante, dont il s'est occupé à plus d'une reprise, Ro-
senkranz dit que les descriptions de la Divine Comédie n'ont pas
peu contribué à ébranler sa croyance à une autre vie. Mais toutes ces
peintures, à commencer par celle d'Homère, ne prouvent qu'une
chose : c'est que l'homme ne peut se résoudre à mourir tout entier;
il continue au delà de la tombe sa vie terrestre, comme il fait Dieu à
Il est temps de clore cette étude : nous ne pourrions dire tout ce
que contient ce volume, de près de cinq cents pages. L'auteur est un
des écrivains les plus féconds de l'Allemagne. Dans sa jeunesse, il a
fait des poésies, un roman, des tragédies; il a écrit dans nombre de
revues; il a été le biographe de Hegel; en collaboration avec Schubert,
il a publié une édition des œuvres de Kant. Il s'est beaucoup occupé
de la vieille littérature allemande et, à son début comme professeur,
a fait un cours sur les Nibelungen à côté de son cours de philosophie.
Il a rédigé une Encyclopédie des sciences thêologiques si bien que le
célèbre auteur de la Frithjof Saga, l'évêque suédois Tegner, lui faisant
un jour une visite à Kcenigsberg et ne pouvant croire que le même
homme eût mis la main à tant d'oeuvres différentes, lui demanda s'il
était parent du théologien Rosenkranz. J'allais oublier une Logique. Il
est mort à soixante-quinze ans passés, et sa féconde carrière s'est
1 Karl Grùn, Frédéric Schiller comme homme, historien, penseur ■
Leipzig, Brockhaus, 1844, p. 775: «Sur leurs épaules (celles de Goethe et
Schiller) et sur celles d'un troisième héros, bien souvent méconnu, incom-
pris, qui ne se connaît pas lui-même et ne sait pas se modérer dans le ver-
tige de sa divine ivresse, sur celle de Jean-Paul, repose toute la littérature
moderne. »
664 REVUE PHILOSOPHIQUE
poursuivie sans relâche à travers les systèmes et les erreurs : car,
tant que le philosophe cherche, il est sujet à errer; tels sont les der-
niers mots de son livre, digne disciple en cela de Lessing, qui a pro-
clamé hautement, dans une apostrophe bien connue à Dieu, que la
vérité n'est pas pour l'homme, mais qu'il y a pour lui un bien supé-
rieur que nous devons demander de préférence au premier, la poursuite
de la vérité1.
1. Diderot a dit de même, dans ses Mélanges philosophiques : « On doit exiger
de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve. »
H. SCHMIDT.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
Dr A. Netter. — De l'intuition1 dans les découvertes et inven-
tions. Les rapports avec le positivisme et le darwinisme. Stras-
bourg, Treutiel et Wuriz ,1879.
Nous pensions qu'auprès des médecins l'évolutionnisme était en
plein crédit. Voici pourtant l'un d'eux qui proteste contre Darwin e!
même contre Auguste Comte.
La brochure de 116 pages que nous avons sous les yeux est cepen-
dant tout autre chose qu'une de ces plaidoiries en faveur du spiritua-
lisme comme il en circule un assez grand nombre et où les raisons de
sentiment tiennent lieu de preuves. Le docteur Netter, esprit personnel
et qui sait réfléchir, s'est contenté d'un seul argument. Il est dans
l'histoire des sciences plusieurs découvertes célèbres, celle d'Archi-
mède, celle de la loi de Newton, dans Tordre physique et mathémati-
que; celles du docteur Jenner et de notre grand Claude Bernard, dans
l'ordre biologique ou médical. Sait-on au juste quelle part il convient
d'attribuer, dans ces découvertes, aux efforts accumulés des généra-
tions antérieures? Sait-on encore quel est exactement le propre du
génie scientifique? Est-ce de continuer simplement ce que d'autres ont
commencé? Ne serait-ce point plutôt d'interrompre la tradition et de
tracer aux descendants des routes jusque-là inconnues? Si main-
tenant de l'histoire des sciences on passe à l'histoire des savants
eux-mêmes, il s'en faut que toutes leurs grandes découvertes procèdent
les unes des autres et qu'une méthode unique favorise leur éclosion.
Claude Bernard a voulu savoir certaines choses et il les a sues; à cer-
tains jours, il a trouvé comme par hasard des choses qu'il ne cherchait
pas, auxquelles il n'avait jamais réfléchi, pas même à cela qu'il les
ignorait encore. Tantôt il allait vers la vérité, tantôt elle venait à lui.
jaillissant tout d'un coup d'une remarque fortuite et, en quelque sorte,
passive. Allons plus loin encore. Il n'y a pas que le génie pour décou-
vrir; les ignorants eux-mêmes sont éblouis par des clartés inattendu.'.-.
Jenner n'a eu qu'un mérite ', c'est d'avoir su vérifier au moyen d'expé-
riences les idées d'autrui ; avant Jenner, les paysans de Berkeley, dans
1. Page 59.
tome x. — 1880. 4:
GCO REVUE PHILOSOPHIQUE
le comté de Glocester, avaient remarqué que le cow-pox préservait de
la variole.
Donc, non seulement on ne peut considérer le progrès des sciences
comme une succession ininterrompue de découvertes unies entre elles
et si j'ose dire, fonctions les unes des autres, mais encore il n'y a pas
que le génie seul qui ait le privilège de découvrir. L'ignorant, lui aussi,
peut avoir ses intuitions et ces intuitions se produisent ex abrupto
sans qu'on puisse leur trouver une cause assignable. Claude Bernard
l'a dit en propres termes. « Il est des faits qui ne disent rien à l'esprit
« du plus grand nombre, tandis qu'ils sont lumineux pour d'autres. »
Et M. Netter ajoute J : « La part du hasard est uniquement dans la ren-
contre des faits; mais ceux-ci ne se révèlent avec leurs rapports qu'à
des intelligences prédisposées. Prédisposées à quoi? Aux idées intui-
tives. Cette aptitude aux idées intuitives serait, selon notre auteur, indé-
pendante du génie, d'une part, et, de l'autre, du degré d'instruction ou
de culture.
Etant donné qu'il existe en certains hommes une faculté dite d'intui-
tion dont lès effets se font sentir à intervalles et toujours sans prépara
tion, ni préméditation, comment oser soutenir que partout et toujours
l'évolution est la règle? Là où l'antécédent ne contient pas la raison
tout à la fois nécessaire et suffisante du conséquent, n'est-on pas bon
gré mal gré obligé de croire qu'il y a des sauts dans la nature et que la
loi de continuité souffre parfois de graves exceptions?
C'est l'opinion du docteur Netter, et nous ne chercherons pas à en
essayer l'examen. Nous ne discuterons pas non plus ses théories psy-
chologiques ou métaphysiques; elles sont d un homme qni aime à mé-
diter sur les choses éternelles, mais qui ne songe nullement à se cons-
truire une doctrine. Nous pensons dès lors qu'il y aurait mauvaise grâce
et peut-être aussi mauvais goût à relever les incorrections du langage
et les incohérences de la pensée. L'important est tout entier dans les
cinquante premières pages : il y a là des faits historiques et qui ont
leur valeur,
Lionel Dauriac.
André Poëy. — M. Littré et Auguste Comte. Germer Baillière.
Dans un ouvrage précédent, Le positivisme, M. Poëy s'était efforcé
de montrer l'accord de la doctrine d'Auguste Comte avec les théories
scientifiques contemporaines, notamment avec le darwinisme : il s'ef-
force aujourd'hui de la concilier avec elle-même. M. Littré, dans la vie et
l'œuvre de Comte, fait deux parts, accepte la première, répudie la se-
conde. M. Poëy, comme l'école de M. Laffitte, à laquelle il se rattache, re-
fuse de scinder ainsi l'héritage de celui qu'il appelle « le plus grand des
l. Page 81.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES (367
mortels s. La philosophie et la vie de Comte offrent, selon lui, une par-
faite unité.
La première partie de son livre a surtout un caractère historique et
anecdotique. C'est un plaidoyer pour Comte et contre M. Littré, que
M. Poëy attaque avec une violence dont la seule excuse est dans la
sincérité et l'ardeur du culte qu'il a voué au maître.
La deuxième partie présente un intérêt plus sérieux. M. Poèy re-
connaît que Comte a changé de méthode, qu'il place sa Philosophie
sous l'empire de Vol ité et de V intelligence, et sa Politique
sous l'empire de la subjectivité et du cœur. Mais : 1° Comte lui-même
nous avertit de ce changement dès le premier volume de sa Politique
positive; 2» il avait le droit de changer ainsi, ou plutôt il n'a changé
qu'en apparence. Au fond, il a concilié la méthode objective et la mé-
thode subjective. La méthode objective absolue, qui procède du dehors,
au dedans, du monde à la vie, tourne à l'idiotisme ; la méthode subjec-
tive absolue, qui procède du dedans au dehors, de la vie au monde,
tourne à la folie. Comte a donc eu raison de combiner ces deux mé-
thodes.
Mais comment les a-t-il combinées? Et, avant tout, qu'est-ce au juste
que cette méthode « subjective » qui semble consister tantôt dans le
sentiment, que l'on déclare seul vraiment apte à faire des synthèses,
tantôt dans le procédé qui va du complexe au simple, comme en bio-
logie et en sociologie, tantôt enfin dans la régression de l'homme au
monde? C'est ce que nous avouons n'avoir pu démêler à travers la
polémique passionnée de M. Poëy contre M. Littré.
Dans le dernier chapitre de son ouvrage, l'auteur critique le Plan
d'un traité de sociologie de M. Littré. Il y relève notamment, avec
toute sorte d'épigrammes, l'excès de complication et l'abus du néolo-
gisme.
H. D.
Adolphe Goste. — Dieu et l'ame. Essai d'idéalisme expé-
rimental. Paris, Reinwald.
Il ne s'agit pas, comme on pourrait le croire, surtout en voyant l'au-
teur prendre son point de départ, à l'exemple de Descartes, dans la
conscience, de cet idéalisme qui prétend que non seulement notre
nature, mais celle de tous les êtres, peut être déterminée par les don-
nées de l'expérience interne. Tout autre est le point de vue de M. Coste.
Chez lui, c'est l'objet qui façonne le sujet. Il n'y a originellement dans
l'homme que des sensations, et tout s'explique d'abord en nous par la
seule expérience sensible. Mais peu à peu les expériences "s'accumulent
se transmettent et se transfigurent par le langage, auquel l'auteur at-
tribue un rôle prépondérant dans la formation des idées. De la dans la
pensée humaine un progrès dont les notions d'absolu, de parlait,
068 REVUE PHILOSOPHIQUE
d'infini, indiquent les limites tout idéales. Ces idées, cet < idéalisme »
auquel l'homme parvient par la voie expérimentale, sont d'ailleurs la
conséquence d'un « idéalisme antérieur, extérieur et supérieur » à notre
pensée, car la nature est comme une raison impersonnelle agissante,
un « fonctionnement d'idées pures » qui nous sont extérieures et qui for-
ment successivement notre raison personnelle intérieure.
Si nous ajoutons à cela que, pour M. Coste, l'ame est la formule
idéale suivant laquelle l'organisme humain est disposé, la loi particulière
en vertu de laquelle il fonctionne, que Dieu se réduit à la nature im-
personnelle, la Providence à la puissance sociale, source de toute force
et de tout bonheur individuel, l'immortalité de l'àme à l'hérédité de !«
famille, on comprendra peut-être ce que M. Coste entend par « l'adap-
tion du spiritualisme à la méthode expérimentale ». Resterait à savoir
silaméthodeexpérimentalepeut s'accommoder d'unidéalisme extérieur,
antérieur et supérieur à la pensée humaine, et si le spiritualisme,
d'autre part, peut se contenter d'une âme qni n'est qu'une formule.
H. D.
Th. Bernard. — Éléments de philosophie. 1880, Paris, Eugène
Belin.
Comme l'auteur prend soin de nous en informer dans sa préface
cet ouvrage, destiné aux élèves de l'enseignement secondaire, n'est
pas un traité de philosophie; ajoutons que ce n'est pas davantage un
manuel. Il n'a ni l'ampleur de développement ni la simplicité de plan
que supposent l'un ou l'autre titre. Les philosophes de profession ne
liront pas sans intérêt les passages où sont traitées avec une certaine
• 'tendue quelques questions importantes; mais ils pourront être re-
butés presque partout ailleurs par la multiplicité des divisions et la
sécheresse des résumés. Dans son scrupule à ne rien omettre, l'auteur
n'a pas osé sacrifier un seul des sujets et des points de vue tradition-
nels de la philosophie d'école; de là un luxe de distinctions et d'indi-
cations plus onéreux peut-être que profitable aux élèves. Il essaie
cependant de faire une part aux théories de la philosophie contempo-
raine; et cela même achève d'ôter toute unité à son livre.
Mais ce sont là défauts de forme plus encore que de fond, inévitables
sans doute dans ces sortes d'ouvrages. A un autre point de vue, on ne
peut que louer l'auteur d'avoir accordé la plus large place aux parties
<t où la philosophie, s'appropriant les procédés de la science, semble
bien près de devenir science elle-même; » je veux dire la psycho-
logie, la morale, et surtout la logique, si négligée d'habitude. Les cha-
pitres consacrés à la logique sont en effet ceux qui nous paraissent
le plus heureusement traités ; nous regrettons seulement de n'y pas
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 6(39
trouver la théorie désormais classique des quatre méthodes inductives
de Sluart Mill.
L'auteur donne à la philosophie un triple objet, l'homme, Dieu et les
vérités éternelles; il voit en elle une science spéciale et non une ma-
nifestation de l'esprit humain, distincte aussi bien de la science que de
la religion et des arts. En psychologie, il continue à admettre la vieille
théorie des facultés de l'âme. Peu de chose sur les sensations. La clas-
sification des faits intellectuels en opérations intellectuelles, facultés
spontanées (mémoire, imagination et association des idées) et facultés
cognitives (perception externe, interne et raison) nous semble un peu
artificielle. L'ordre accoutumé qui rejette l'étude d'opérations presque
toujours réfléchies et savantes, comme l'abstraction, la généralisation,
le raisonnement, après celle de la perception extérieure, nous parait
aussi préférable à celui que l'auteur a adopté. La théorie anglaise des
lois de contiguïté et de ressemblance permettrait de simplifier nota-
blement le chapitre de l'association des idées. Dans celui de la percep-
tion extérieure, l'auteur rompt décidément avec la doctrine écossaise
et éclectique de la perception immédiate, et, sans se laisser effrayer
par la banale accusation de scepticisme, il admet la relativité de la
connaissance du monde extérieur. On remarquera dans les chapitres
consacrés à la raison, à la liberté et à l'évidence un effort visible pour
éviter les thèses trop absolues qui présenteraient ces trois faits de la
nature humaine comme impersonnels, invariables, indépendants de
toute condition empirique ou subjective. Dans la morale, notons une
discussion consciencieuse du droit de propriété. En revanche, le cha-
pitre consacré à l'État est bien court.
Malgré les critiques de détail que nous lui avons adressées, cet ou-
vrage sera consulté avec profit par les élèves, avec intérêt par les
professeurs.
E. B.
Rudolf Eucken. — Uebér Bilder und Gleichnisse in der Phi-
losophie (Sur les images et les comparaisons dans la philosophie).
Leipzig, Veit et Comp., 1880.
Cet opuscule peut être considéré comme le complément du livre de
M. Rudolt Eucken sur la Terminologie philosophique, dont nous avons
rendu compte dans cette Revue (nov. 1879). S'il n'a ni la même étendue
ni la même importance, il n'offre pas moins un réel et vif intérêt. Com-
posé comme l'ouvrage principal, au point de vue historique et critique
plutôt que théorique, il doit fixer l'attention de quiconque se préoccupe
de la part très grande qui revient au langage ou au mode d'expression
dans la marche et le progrès des idées philosophiques. Dans l'article
consacré au livre de M. Eucken, nous n'avons pas craint d'être démenti
(570 REVUE PHILOSOPHIQUE
en disant que, dans les diverses écoles qui aujourd'hui ont la préten-
tion d'avoir adopté la méthode scientifique, cette préoccupation est fort
à désirer. La métaphore y fleurit, et cela au grand préjudice de la science
et de ses meilleurs travaux. Cette brochure, comme le livre dont elle
est la suite, vient donc, selon nous, à propos pour réveiller, sur ce
point, l'attention distraite et remettre cette question trop négligée à
l'ordre du jour. Les exemples tirées de l'histoire qu'elle met sous les
yeux montrent avec évidence combien il importe, si l'on ne veut pas
faire fausse route et s'exposer aux plus grossières erreurs, non seule-
ment de soumettre à un contrôle sévère, les termes techniques dont
se sert le philosophe pour fixer et définir ses idées, mais de vérifier la
valeur et mesurer la portée des images qu'il emploie soit pour orner sa
diction, soit pour donner une clarté sensible à ses idées et les faire
entrer plus facilement dans les intelligences, soit même pour suppléer
à ce qui manque à sa propre pensée, la former et la développer. A
notre grand regret, nous sommes forcé de laisser de côté toute cette
partie historique, qui est fort instructive et très intéressante. L'auteur
s'y attache à mettre en relief le rapport qu'offrent aux différentes époques
et chez quelques-uns des principaux penseurs, Platon, Aristote, les
Stoïciens, les Alexandrins, les philosophes modernes, Descartes, Leib-
nitz, etc., le caractère, la tournure de leur esprit, leurpensée dominante,
avec les images et les comparaisons qui leur sont habituelles.
Nous aurions voulu surtout consacrer un examen plus approfondi et
plus sérieux à la question qui se trouve ici peut-être trop mêlée à
l'histoire, celle du rapport de l'image ou de la comparaison avec la
pensée elle-même, des avantages et des dangers ou des inconvénients
de ce mode d'expression, des erreurs presque inévitables, auxquels il
entraîne, des moyens de s'en préserver et des règles à suivre dans
son emploi. Tout cela sans doute apparaît un peu disséminé dans l'es-
quisse rapide de M. Eucken, mais aurait besoin d'être condensé et pré-
cisé pour produire son effet. Nous engageons l'auteur à traiter cette
question in extenso et à en faire l'objet d'une thèse spéciale, que
son érudition et son savoir historique joints à sa sagacité philosophique
ne manqueront pas de rendre aussi utile que pleine d'intérêt. En atten-
dant, dégageons de ce petit écrit quelques-unes des pensées les plus
générales qu'il renferme à ce sujet et qui en sont la principale conclu-
sion :
1° L'emploi des images et des cumin raisons danla langue philoso-
phique est inévitable. En vain le penseur le plus sévère voudrait-il s'en
passer, il ne pourrait se soustraire à cette nécessité. Nous habitons deux
mondes à la fois -, notre esprit même, lorsqu'il s'occupe des idées les plus
intellectuelles, ne peul se détacher des choses sensibles. D'ailleurs
l'analogie, qui est la base des comparaisons et justifie leur emploi, est
un procédé que les sciences elles-mêmes reconnaissent pour légitime
et dont elles se servent. Mais il ne faut pas en être dupe et lui attribuer
la place qu'il ne doit pas avoir. Cette méthode est toujours indirecte et
notices bibliographiques; 671
inférieure; elle doit céder le pas à d'autres procédés plus directs et plus
capables de nous mettre en rapport avec la vérité. La science se meut
dans la sphère des idées abstraites, et il en est de la philosophie
comme de la plus abstraite des sciences, des mathématiques.
2° L'image et la comparaison sont toujours prises, on ne doit jamais
l'oublier, dans un ordre d'idées différent de celui qu'on étudie ou que
l'on considère. Donc il ne faut jamais qu'on croie avoir fait comprendre
réellement un objet, sa nature, ses lois, etc., parce qu'on aura surpris
dans un objet analogue ou voisin, quelque affinité avec lui, ou une res-
semblance même réelle et profonde. Ainsi l'esprit ne sera bien compris
que par l'esprit; ses lois seront toujours les lois de l'esprit. Touie méta-
phore, toute image ou comparaison tirée de la nature ou des lois du
monde sensible ne peut avoir la prétention d'en donner une idée exacte
et vraie, de remplacer l'analyse lien faite d'un phénomène de l'es-
prit, par la comparaison avec un phénomène d'ordre différent. Toute
induction, toute déduction qui s'appuie sur la base fragile d'une de ces
comparaisons est fausse; elle Test au moins en partie. A mesure que le
raisonnement s'avance, s'appuyant sur elle, il s'égare de plus en plus
dans cette voie, et il peut conduire aux conséquences les plus étranges,
quelquefois les plus absurdes. Que d'exemples tirés de l'histoire de la
philosophie viennent confirmer cette règle ! L'opuscule de M. Eucken
suffirait pour le prouver de la façon la plus évidente.
3° Quelle est ici la règle la plus générale ? Car nous ne pouvons entrer
dans le détail des règles particulières. La voici :
Les images et les comparaisons, comme les signes en général, doi-
vent être au service de la pensée, non la pensée au service des images
et des figures. Cette règle si simple, si évidente qu'elle semble banale,
combien de fois elle est enfreinte, même par les plus grands penseurs !
Combien il serait facile de montrer que souvent eux-mêmes sont escla-
ves non seulement des mots dont ils se servent , mais des figures et
des comparaisons auxquelles ils ont recours, je ne dis pas pour parer
ni pour faire comprendre, mais pour former leurs idées et leur donner
un corps, puis ensuite pour établir, constituer et édifier leurs doc-
trines! On a dit, de la mythologie, qu'elle s'explique par un abus de
langage (Max Mùller). Mais la philosophie, qui n'a rien à voir avec les
mythes si ce n'est pour les expliquer, ne s'est-elle pas elle-même
créé une autre mythologie et fabriqué, dans sa langue, d'autres idoles?
Qu'on examine l'histoire de la philosophie à ce point de vue, comme
fait M. Eucken, surtout à la fin de son travail, on verra combien les
questions les plus graves ont été souvent tranchées par des méta-
phores et des comparaisons qui se sont perpétuées pendant des siècles
et dont le règne aujourd'hui est loin d'être fini. La critique contempo-
raine, qui souvent s'égare sur des sujets je ne dis pas futiles, mais d'une
médiocre ou moindre importance, devrait bien donner à celui-ci une
attention plus sérieuse. Pour finir comme nous avons commencé, nous
engageons chaque école et dans chaque école chaque penseur à y
(J7-2 REVUE PHILOSOPHIQUE
réfléchir. Il ne nous appartient de faire la leçon à personne; mais nous
sommes persuadé que, si cet examen de conscience était fait et bien
fait, l'école positiviste elle-même avouerait qu'elle n'est pas sans péché.
Il va sans dire que nous ne justifions pas les autres écoles; mais, au-
tant que les autres, elle aurait bien des fautes à confesser contre la
règle qui a été posée plus haut. Nous croyons savoir que M. Eucken à
entrepris un travail tout spécial sur ce sujet. Nous l'engageons vive-
ment a l'exécuter et à le publier. Il aura rendu un nouveau service à la
philosophie contemporaine.
Ch. Benard.
Gustav Teichmûller. — Ueber die Reihenfolge der Platonis-
chen Dialoge. Leipzig, Kohler. 1879 (23 pages in-12).
La Revue a mentionné déjà (mai 1880, p. 591) l'important opuscule
de Teichmiiller sur l'ordre de succession des dialogues platoniciens.
Nous signalerons aujourd'hui, sous le même titre, dans les Gœttin-
gische Gelehrte Anzeigen (s. /j2, octobre 1879), une intéressante ré-
ponse de l'illustre érudit aux observations formulées sur son travail
par M. Th.-H. Martin dans la Revue critique du 13 septembre 1879.
Teichmûller y affirme qu'il est parfaitement d'accord avec notre savant
compatriote sur ce point qu'il ne s'agit en aucune façon d'appliquer pu-
rement et simplement le critérium à tirer du passage du Thèè-
lète (143 c). Après avoir réfuté quelques critiques de détail, il précise
d'ailleurs son opinion.
Il établit qu'il y a lieu de négliger les questions de forme (diégéma-
tique ou dramatique), en dehors de ce qui concerne les discussions
proprement dialectique?, mais il maintient que, pour celles-ci, les ré-
ponses à la troisième personne, par exemple (cuveçpY] -/j oty (fyxoAoyei),
indiquent une prtmière manière antérieure au Tliéétète, de même que
la forme purement dramatique prouve la postériorité du dialogue.
Sentant d'ailleurs le besoin d'expliquer cette habitude contractée par
Platon de se servir de la forme diégématique pour l'exposition dialec-
tique, Teichmûller propose une ingénieuse et séduisante hypothèse. Il
admet que, dans la dernière partie de sa vie, celle où Platon l'a connu,
Socrate exposait sa doctrine, non pas en discutant effectivement avec
ses disciples, mais, ce qui était beaucoup plus instructif pour eux, en
leur racontant des discussions anciennes auxquelles il avait pris part
et qu'il devait au reste, en thèse générale, avoir remaniées ou refaites
après coup dans sa tête. Ces récits étaient, d'après les indications four-
nies par Platon, rédigées par les élèves, et constituaient le cours du
maître. On s'explique dès lors tout naturellement que l'auteur du
Phèdon, commençant, soit à publier ces caliiers socratiques au milieu
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 073
de cadres de son invention, soit à composer lui-même des discussions
dialectiques, ne se soit pas tout d'abord écarté de la forme qui lui
était familière. Mais à la longue, comme il le fait connaître dans le
Tkèètète, il s'est fatigué de l'incommode lourdeur de cette forme et
s'en est affranchi peut-être au moment où il se décidait, d'un autre
côté, à montrer de même plus d'indépendance quant au fond.
T.
Dr J.-S. Bloch. Quellen un Parallelen zu Lessing's « Nathan »,
Vortrag am 31 Janner 1880 im Saale der Handels-Akademie zu Prag
gehalten. Wien, 1880, chez Goltlieb.
On connaît les discussions religieuses de Lessing avec le pasteur
Goetze. Son Nathan est sorti de là : c'est comme l'évangile, M. Bloch
dit le Cantique des cantiques de la tolérance religieuse. Cette pièce
célèbre a provoqué une foule d'interprétations. Celle «le Lûntzer n'a
pas moins de 265 pages, et au chapitre Ie1' il rappelle et résume tous les
divers jugements dont l'œuvre de Lessing a été l'objet. M. Bloch prend
pour thème de sa brochure la réponse de Nathan à Saladin, lui deman-
dant quelle est la meilleure des religions : « Je suis Juif! » Il établit,
preuves en main, par des citations de la Bible et des talmudistes, que
tout dans la conduite du héros de la pièce est en parfaite conformité
avec le caractère particulier du judaïsme; qu'il peut sans crainte, mal-
gré le défi de Kuno Fischer, affronter l'examen de la synagogue ortho-
doxe. La religion juive, telle que M. Bloch nous la représente, est la
religion la plus tolérante; jamais même les Juifs n'auraient rêvé un
Dieu national (p. 57). Nous lui demanderons pourtant comment ces
assertions se concilient avec leurs guerres d'extermination contre
tous les peuples idolâtres de leur entourage. Quoi qu'il en soit, après
avoir étudié la conférence de M. le rabbin de Prague, car ces quatre-
vingts pages sont une conférence fort bien écrite, nous avons relu
Nathan lui-même et nous avouons qu'il s'est éclairé, grà-ce à M. Bloch,
d'une lumière nouvelle. Puisse son petit livre, en même temps qu'il
contribue à l'intelligence d'une œuvre remarquable , contribuer à
écarter les sentiments de haine qui trop souvent divisent les religions,
toutes sorties d'un même besoin, d'une aspiration unique!
H. HlUT.
G. Sergi. Le uottrink uorali in relazione alla healta
considerazioni storiche. 78 p. in-8. Tipographia di G. Cenerelli.
Bologna, 1880.
Il n'est pas possible de nier aujourd'hui l'intime connexion qui existe
entre la science et la vie, surtout pour ce qui concerne les actes hu-
674 REVUE PHILOSOPHIQUE
mains soumis à la juridiction morale. Le principe suprême de la mo-
rale , celui à qui sont subordonnés les principes particuliers, devrait,
paraît-il, jaillir de la réalité même, pour être vrai et solide, et pour que
ce ne soit pas un lien extérieur qui rattache l'activité humaine dans ses
formes variées au principe qui se manifeste comme loi.
Mais, si tous les philosophes ont plus ou moins reconnu la connexion
entre la morale comme science et la conduite morale comme fait, d'où
vient que les opinions sur le principe suprême soient si différentes ?
C'est qu'il y a une intime connexion entre la science théorique et la
science pratique, et que des diverses interprétations de la réalité sont
nées les diverses conceptions du principe moral, placé à la base de 13
science de l'activité humaine.
Voilà l'idée principale de la brochure de M. Sergi. L'auteur, après
l'avoir exposée, examine la façon dont les diverses écoles se sont appro-
chées du but et ont rattaché la morale à la réalité, et jusqu'à quel point
elles ont su trouver dans cette réalité le principe de la morale. D'après
lui, les philosophes qui plus que les autres ont su tenir compte de
la réalité sont les philosophes anglais de l'école utilitaire, dont les doc-
trines ont effectué une importante évolution de Bentham à Spencer.
Les trois grandes figures qui représentent trois phases de la morale
utilitaire sont Bentham, Stuart Mill et Spencer ; ils développent succes-
sivement la doctrine qui commence par l'exclusivisme et finit par la
conciliation, débute par l'égoïsme pur et se développe dans l'altruisme,
s'appuie d'abord sur l'induction et devient déductive, se fonde sur l'em-
pirisme et aspire à l'idéal, idéal qui, pour elle, n'est ni une abstraction
ni un principe à priori. M. Sergi examine les théories de Bentham et
de Mill ; il passe ensuite à la doctrine de Spencer, qu'il expose plus lon-
guement. C'est celle qu'il préfère. « La doctrine morale de Spencer est
la plus développée et la plus complète parmi celles de l'école utilitaire;
elle exprime la dernière évolution, au moment actuel, de la doctrine qui
se fonde sur l'expérience; entre toutes les doctrines passées et pré-
sentes, c'est celle qui a le plus de connexions avec la réalité, telle que
nous la font connaître les sciences actuelles, principalement la biologie.
Comme on l'a vu par l'exposition de la doctrine, le principe qui fait la
base de la moralité est déduit des lois nécessaires de l'expérience, et
tous les principes relatifs et inférieurs ont leur racine primitive dans la
biologie, et, plus loin encore, dans les lois physiques. » Sans doute on
pourra faire des modifications aux théories évolutionnistes, mais « le
principe général me semble solidement posé et inexpugnable. »
M. Sergi admet, et cela découle bien de son système, l'efficacité pra-
tique de la morale évolutionniste , qui pourra contribuer à établir
l'équilibre social et à satisfaire les tendances individuelles et collec-
tives.
Fr. P.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 675
Enrique José Varona. - La evolucion psicologica. — La
metafisica en la Universidad DE la Habana. 1879-1880. Habana,
impr. de Soler et C"\
La lecture de ces deux intéressantes brochures rappelle deux
noms qui ne sont pas inconnus aux lecteurs de cette Reuue, ceux de
Sylvio Romero et de Tobias Barreto. Le rapprochement est tout naturel
entre l'écrivain havanais et les deux écrivains brésiliens : comme eux,
il est de race latine; comme eux, il est poète, critique, philologue;
comme eux, philosophe, et un philosophe qui sait écrire.
La première de ces dissertations a pour but d'éclairer les compa-
triotes de Varona sur les origines de notre espèce. Il demande la
solution du problème à la théorie de l'évolution, qu'il donne pour ce
qu'elle est aux yeux de ses plus illustres interprètes, c'est-à-dire une
induction provisoire, une hypothèse des mieux fondées. Or que lui dit
révolution sur l'apparition et les manifestations de l'activité psychique
dans la nature? Que cette activité est un degré supérieur de coordina-
tion interne, à laquelle répond un système plus développé de relations
interno-externes, Pour un organisme, progresser, c'est se relationner;
la loi du progrès, dans les êtres vivants, est de s'accroître, de s'étendre
et de compliquer leurs relations avec tout ce qui n'est pas eux. Ainsi
l'être le plus élevé dans la série zoologique sera celui qui est arrivé
au plus haut point de relationalité, qui possède les organes les plus
parfaits et les plus exercés, les fonctions les plus nombreuses et les
mieux coordonnées pour le placer en communication avec un plus
grand nombre d'objets. Cet être favorisé, ce parvenu, sur terre, c'est
Thomme; et son plus proche parent, sinon son ancêtre, c'est le singe.
L'auteur montre, en s'inspirant des travaux les plus récents, les
liens d'affinité qui existent entre le singe anthropomorphe et l'homme :
moelle épinière, moelle allongée, encéphale, cervelet, couches op-
tiques , corps striés , hémisphères cérébraux , tout cela , nous le
rencontrons dans l'un et dans l'autre; en ce qui concerne la struc-
ture du système nerveux, la ressemblance est donc à peu près
complète. Mais il suffit de fixer son attention sur les hémisphères
cérébraux, pour constater chez l'homme un progrès de la plus grande
importance : le développement des lobes frontaux, centres modérateurs
qui interviennent dans l'idéation motrice, pour donner lieu à l'examen
des motifs, et qui projettent sur l'idéation sensitive la puissante
lumière de l'attention, pour donner lieu à tout le processus réflectif.
Ces lobes sont la grande acquisition morphologique de l'encéphale
humain, et, psychologiquement, la base et le fondement de notre
supériorité intellectuelle et morale.
Quant au côté subjectif de la question, l'auteur accorde aux animaux
supérieurs tous les pouvoirs émotionnels, intellectuels, volitionnels
de l'homme, et même une volition dirigée par la conscience morale.
Ici, la différence essentielle n'est, d'après lui comme d'après M. Ro-
676 REVUE PHILOSOPHIQUE
mânes, que dans le degré d'abstraction. « L'animal, dit-il, peut
acquérir la notion d'aliment, la notion de danger, la notion de défense
et d'abri, et toutes celles qui rentrent dans la gamme sensationnelle;
mais il ne peut associer la notion à un signe, c'est-à-dire, il ne peut
la porter au dernier degré d'élimination, la dépouillant de ce qui
entraîne une idée de différence ; il ne peut fixer ce caractère si impor-
tant de cette idée, pour l'évoquer et s'en servir chaque fois qu'il lui
sera nécessaire; il est incapable d'associer des signes, et beaucoup
moins peut-il arriver à posséder des signes de signes ; en un mot, il ne
possède pas, il ne peut posséder le langage, j Pour mieux dire, nous
n'en savons rien; et, quant au degré d'abstraction et d'élocution dont
l'animal est actuellement capable, il me paraît plus sage de supposer
que la différence entre nous et lui est quantitative, et en aucune
manière qualitative.
M. Varona ne se contente pas de vulgariser cette savante hypothèse
de l'évolution, qui nous explique déjà ce qu'aucune autre théorie
n'expliquera; il fait aussi la guerre aux doctrines opposées, avec une
ardeur qui n'exclut pas la modération : nous en voyons la preuve dans
la Metafisica, réponse à un discours prononcé par le docteur Martinez
d'Escobar à l'ouverture du cours académique de la Havane.
Ce docteur Martinez d'Escobar professe la métaphysique la plus radi-
cale. Pour lui, la notion de l'absolu est le fondement de la science, et
toutes les sciences ne sont que les applications particulières de cette
notion ; elles s'immergent toutes dans la science première, la méta-
physique. M. Varona démontre rigoureusement que le savant profes-
seur se trompe, et sur la nature de l'absolu, et sur son existence.
Cette notion fondamentale, à la lumière de laquelle se dissipent toutes
les autres, ne devrait-elle pas être d'une évidence et d'une universalité
telles que sur elle nous pussions établir, par une chaîne de syllo-
gismes très simples, jusqu'au plus obscur de la relativité dans laquelle
nous nous mouvons? Ne devrait-elle pas se trouver dans toutes les
intelligences? Or il n'y a pas deux théories métaphysiques qui com-
prennent et définissent l'absolu de la même manière. Pas d'école
métaphysique qui, en voulant expliquer l'absolu, n'appuie en quelque
façon ses explications sur le relatif. A cela rien d'étonnant : toutes les
notions dites rationnelles sont essentiellement relatives, elles impli-
quent une complexité de relations dont aucune subtilité métaphysique
ne peut les déposséder sans les anéantir.
Mais voici un autre côté de la question, et non le moins important :
celte notion première a-t-elle un objet, l'absolu est-il? La simple union
de ces deux termes, dit M. Varona, forme une contradiction. Dire
existence, c'est dire une détermination quelconque d'une chose par
rapport à une autre. Il n'est pas possible de concevoir l'existence
pure. La distinction, l'opposition entre l'absolu et le relatif, n'est donc
qu'un jeu de mots extraphilosophique. Il ne peut y avoir d'opposition
entre un terme dont le contenu est très précis et un autre terme dont
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 677
le contenu est égal à zéro. Supprimez la relation, il ne reste rien.
Voilà qui est péremptoire.
Après avoir démoli les hypothèses dogmatiques du docteur Martinez
d'Escobar, M. Varona croit devoir lui reprocher ses excursions aven-
tureuses dans le domaine de la critique philosophique, et notamment
son injuste appréciation du positivisme, dont le principal grief serait
qu'il n'a pas été inventé par Auguste Comte. M. Varona juge ensuite
avec une sévérité plus grande encore la critique des systèmes empi-
riques de morale essayée par le docteur Martinez. Il conclut en se
demandant de quelle utilité peut être pour les élèves de l'Université
de Havane l'enseignement de cette philosophie surannée et de cette
critique à l'avenant. < Tout cela, dit-il, comme construction verbale,
est peut-être harmonieux et beau; devant l'analyse qui s'appuie sur
les faits et se réclame de la vérité logique, c'est une œuvre glissante,
fondée sur le vide d'une dialectique spécieuse. L'étude des faits, et
cette étude seulement, peut faire avancer notre jeunesse hardie dans
ses voies encore obscures. »
La philosophie expérimentale a donc déjà des champions résolus
parmi ces races créoles issues de notre sang et relevant de notre
civilisation. Encourageons leurs généreux efforts, et tendons-leur une
main amie par-delà l'Océan.
Bernard Perez.
REVUE DES PÉRIODIQUES
BRAIN : A JOURNAL OF NEUROLOGY.
N°s 3, 6, 7 (1878-79).
Hughlings Jackson : On affections of speech from disease of the
Brain (Les affections du langage dans les maladies du cerveau).
Il est difficile d'analyser les analyses psychologiques si subtiles et
si délicates que M. Hughlings Jackson a exposées dans trois longs ar-
ticles du Brain. Il faudrait reproduire ce travail en entier. Je me bor-
nerai à en indiquer les divisions principales et les idées maîtresses,
tout en prévenant le lecteur qu'il devra recourir à l'original , sûr qu'il
y trouvera des aperçus nouveaux et des idées suggestives.
Le principe général auquel M. Jackson revient constamment et sous
différentes formes, c'est que les affections du langage, comme les pa-
ralysies, les convulsions, sont soumises à la loi de dissolution, op-
posée à la loi d'évolution telle que l'entend M. Herbert Spencer. Les
exceptions ne sont qu'apparentes.
Les affections du langage ne comprennent point les troubles de l'ar-
ticulation ou de la vocalisation, qui tiennent aux maladies de la langue
ou du larynx, ou aux maladies des nerfs et des centres nerveux infé-
rieurs qui président aux mouvements de ces organes.
Un individu peut avoir perdu le pouvoir de parler sans que véri-
tablement il ait perdu le langage. Parler, ce n'est pas simplement
exprimer des mots, c'est propositionner, et la perte du langage, c'est
la perte du pouvoir de propositionner, non seulement à haute voix,
mais mentalement. C'est à ce point de vue seulement, c'est-à-dire au
point de vue du pouvoir de propositionner, que M. H. Jackson étudie
les affections du langage.
Il distingue trois degrés : 1° troubles du langage : le malade a son
vocabulaire complet, mais il fait des erreurs de mots ; il dit « orange »
pour « oignon », « chair » pour « table » etc. ; 2° perte du langage : le
malade est en fait sans langage et la pantomime est altérée ; 3° perte
des signes : outre le langage, le malade a perdu la pantomime, et le
langage émotionnel est profondément intéressé.
M. II. Jackson étudie surtout les cas représentés par le second
PÉRIODIQUES. — Bmin : A Journal 0/ neurology. 679
degré, ceux qu'on désigne ordinairement sous le nom d'aphasie; et
c'est seulement cette partie de son travail que nous analyserons.
La condition de l'aphasique est à la fois positive et négative.
1° Condition négative. — A. L'aphasique ne parle pas. Cependant il
peut dire quelques mots ou quelques phrases (voy. plus loin Condition
positive).
B. L'aphasique n'écrit pas (agraphie), ce qui se comprend, vu qu'il
ne peut propositionner même mentalement. Un malade qui ne parle
pas, mais qui peut écrire, n'est pas un véritable aphasique. Au contraire,
l'aphasique peut copier, écrire de la musique.
G. Dans la plupart des cas, le malade ne peut lire, non seulement à
haute voix, mais même mentalement.
D. Son pouvoir de faire des pantomimes est altéré. Il faut distinguer
la pantomime de la gesticulation. Lever les bras pour dire c plus haut ».
c'est une pantomime qui diffère du geste de surprise qui nous fait lever
les bras.
2<> Condition positive. — A. Le malade comprend ce qu'on lui dit et
qu'on lui lit, et il se rappelle ce qu'on lui a lu. C'est là un point im-
portant, car il prouve qu'il n'a pas perdu les mots, bien qu'il soit apha-
sique. C'est que les mots sont en double : le cerveau gauche corres-
pond aux mots qui nous servent à parler, et le cerveau droit aux mots
qui nous servent à comprendre. Nous reviendrons du reste sur ce
point.
B. Les organes de l'articulation fonctionnent normalement; le ma-
lade peut mouvoir la langue, manger, boire, avaler, etc.
G. Les organes vocaux sont sains ; le malade peut chanter.
D. Le langage émotionnel paraît conservé. Le patient sourit, pleure,
fronce les sourcils, fait varier le ton de sa voix suivant qu'il est vexé
ou réjoui, etc.
E. Enfin, le malade a conservé certaines expressions qui reviennent
continuellement, et d'autres expressions qui ne reviennent que d'une
façon accidentelle. M. Jackson leur a consacré tout un paragraphe, et
nous les examinerons plus loin.
Quelle est la condition du malade en ce qui concerne les images
symbolisées par les mots?
< Les mots sont en eux-mêmes sans signification, ce ne sont que les
symboles des choses ou des 1 images » des choses. On peut dire
qu'ils ont « derrière eux » une signification. Une proposition symbo-
lise un rapport particulier de quelques images. » Eh bien, l'aphasique
a conservé les images symbolisées par les mots. Il indique un objet
qu'il connaissait avant sa maladie quand nous en prononçons le nom ;
il peut continuer de jouer aux cartes, aux dominos; il reconnaît l'écri-
ture, bien qu'il ne puisse lire les mots écrits ; il distingue la poésie de
la prose, etc. S'il ne peut lire, ce n'est pas qu'il ait perdu la perception
ou la reconnaissance des lettres, c'est qu'il a perdu le langage, t Les
mots écrits ou imprimés cessent d'être les symboles des mots em-
680 REVUE PHILOSOPHIQUE
ployés dans le langage, parce que ces mots n'existent plus pour être
symbolisés ; les mots écrits ou imprimés restent comme les symboles
de rien, comme des dessins simplement bizarres. » Il reconnaît son
chemin, ce qui exige une préconception, c'est-à-dire des « proposi-
tions d'images » des rues, etc.
L'aphasique peut-il penser sans mots? i Pour la perception (la re-
connaissance ou l'idée) des choses, au moins dans les cas simples, le
langage n'est pas nécessaire, car cette sorte de pensée reste à l'apha-
sique. Les mots sont nécessaires pour penser, au moins la plupart du
temps, mais l'aphasique n'est pas privé de mots ; des mots restent au-
tomatiquement et inconsciemment à son service. »
La division en langage interne et externe ne correspond point à celle
que l'on doit faire entre le double service des mots. Il n'y a qu'une
différence de degré entre le langage interne et externe (le langage mental
ou à haute voix), et cette différence est insignifiante en comparaison
de celle qui existe entre la reproduction inconsciente ou subconsciente
et automatique des mots, et la reproduction consécutive consciente et
volontaire des mots. C'est cette dernière période qui constitue le lan-
gage interne ou externe.
Si nous examinons plus attentivement la dualité du processus de la
rerbalisation dont la seconde « moitié » est le langage, nous voyons
qu'il existe également une dualité dans la reviviscence des images
symbolisées, et que la perception est la terminaison d'un processus
qui commence par la reviviscence inconsciente ou subconsciente des
images qui sont en face des « images-symboles ». M. Hughlings-Jackson
« suppose que ces « images-symboles » constituent ce qui paraît être
une t notion générale » ou « une idée abstraite ». Si leur particularité
n apparaît pas , c'est parce qu'elles sont inconscientes ou subcon-
scientes : elles ont d'abord servi comme images de choses particulières ;
elles représentent finalement les images-symboles d'une classe d'images
de choses aussi bien que les images des choses particulières. >
(P. 326, t. I.)
Il suppose également que l'hémisphère droit préside à l'élaboration
inconsciente et automatique des mots, tandis que l'hémisphère gauche
préside au langage proprement dit. Pourtant la division n'est pas
absolue, car le langage est encore possible dans de certaines limites
lorsque l'hémisphère gauche a été détruit ; et, quand les lésions por-
tent sur l'hémisphère droit, le malade n'a pas perdu cet usage automa-
tique des mots qui nous permet de comprendre le langage. « Mais la
chose importante, c'est de montrer que la mentation (terme emprunté
à Metcalh-Johnson) est un processus double, et non qu'une moitié du
cerveau est « automatique » et l'autre « volontaire ».
Mais revenons à la condition positive des aphasiques, en laissant
de côté l'aphasie hystérique ou émotionnelle, qui n'est nullement de
l'aphasie, et examinons les expressions dont ils se servent soit conti-
nuellement soit accidentellement.
PÉRIODIQUES. — Brain : .1 Journ il o\ neurology. 681
1° Expressions qui reviennent continuellement. — Immédiatement
après l'attaque, les aphasiques peuvenl n'avoir aucune forme de I i ••
gage à leur service ; mais, au bout de quelques jours, ils peuvent pro-
noncer des mots, des phrases qui constituent un fonds qui leur servira
à tout propos.
M. H. Jackson divise ces expressions en quatre groupes :
1° C'est parfois un jargon. Exemple : t Jabby, me, me eonnuittirny,
pitty my, lor, deab. » Ces expressions n'ont aucune valeur com
proposition.
2° Parfois c'est un mot qui est conservé : « homme », « nu », <s véné-
rable ». Chez un individu sain, un mot peut représenter une propositio i
Si l'on demande par exemple à une personne combien elle veut acheter
d'oranges et si elle répond : « une », elle fait une proposition. C
l'aphasique, ces mots n'ont pas plus de valeur qu'un jargon.
3° L'expression qui revient toujours est parfois une phrase. Ex.
« venez », « venez à moi », « oh! mon Dieu! », « oui, mais vous savez
4° Enfin il n'est pas rare que la seule expression qu'ait conservé? le
malade soit « oui » ou « non ». Le plus souvent, ces mots n'ont aucune
signification. L'aphasique dit « oui » quand il veut dire « non » et in-
versement. Dans quelques cas, les malades peuvent dire « oui » on
« non » pour répondre à une question, mais ils ne peuvent répéter
mots (« oui » ou « non ») en dehors d'une question qui provoque une
affirmation ou une négation. Dans d'autres cas enfin, « oui » et « non
peuvent représenter une proposition et le malade peut les répéter vo-
lontairement.
Ces derniers cas sont de la plus haute importance. L'individu a perdu
tout langage, excepté ses deux propositions les plus générales et les
plus automatiques. C'est un fait qui est d'accord avec le principe de
dissolution. En est-il de même pour les autres expressions? On pour-
rait supposer qu'elles sont une exception à ce principe; nous verrons
qu'il n'en est rien,
2° Expressions accidentelles. — Ces expressions se divisent en tro s
groupes :
A. Elles ne représentent aucun langage ;
B. Elles correspondent à un langage inférieur ;
C. Elles sont véritablement un langage.
A. Sous l'influence d'une excitation, l'aphasique peut dire « oh! »,
« ah! », « oh! cher ». Aucune de ces expressions n'a de signification
intellectuelle. De plus, le malade ne peut les répéter volontaireme
Il en est de même des jurements.
B. Une femme qui ne pouvait dire que € oui, mais vous savez » l'-
un jour « prends garde » en voyant un enfant sur le point de tombi r.
Un malade de Trousseau dit « merci », un jour qu'une dame avait
levé son mouchoir; etc. Ces expressions représentent une forme in -
rieure de langage où l'émotion entre pour une grande pari.
C. Il ne faut pas négliger le rôle de l'émotion môme dans des cas où
tome x. — 1880. u
(382 BEVUE PHILOSOPHIQUE
l'aphasique parait parler un véritable langage. Une malade de M. Jack-
son répondit un jour à son fils qui lui demandait où étaient ses outils :
« master's » (chez le patron). Bien qu'il n'ait répondu qu'un mot, ce
mot avait la valeur d'une proposition. Cependant il s'agissait là d'un
ouvrier dont toute la fortune était dans ses outils, et il est possible que
sa réponse ait eu un caractère émotionnel.
En résumé, l'aphasique n'a conservé, à part de rares exceptions, que
les formes inférieures de langage (langage émotionnel) ouïes formes les
mieux organisées du langage (« oui » ou non »). « Mais comment se fait-
il que certains aphasiques puissent retenir des expressions, sans valeur
pour eux en tant que proposition et d'un caractère spécial pour les
individus sains, s'appliquant à une combinaison particulière de circon-
stances, tandis que d'autres aphasiques retiennent des expressions
?ans valeur pour eux en tant que proposition, mais d'un caractère très
général pour les individus sains et s'appliquant à toute combinaison
de circonstances. »
Y a-t-il donc là une exception à la loi de dissolution qui veut que
dans les affections du langage il y ait une réduction aux processus les
plus automatiques, les mieux organisés, les plus anciennement acquis.
D'après M. Jackson, il faut tenir compte des conditions accessoires, se-
condaires qui viennent troubler le cours régulier de la dissolution. Et
l'une de ces conditions importantes, c'est l'état du patient au moment
où il devient malade. M. H. Jackson suppose par exemple que les
expressions qui reviennent continuellement, telles que « venez à moi »,
venaient d'être dites ou étaient sur le point de l'être au moment où
l'individu était devenu malade.
Ainsi un homme âgé de vingt et un ans dit subitement à sa mère :
« Oh ! je sens quelque chose d'extraordinaire en moi. » Ce furent ses
derniers mots, mais il répétait constamment « non » et « maman n.
L'individu qui disait toujours « venez à moi » ou simplement « venez »
était un employé de chemin de fer qui était tombé sur les rails.
Un commis qui était devenu aphasique et hémiplégique après avoir
travaillé longtemps à dresser un catalogue ne disait plus que « liste
complète ».
Une malade de Guy's Hospital pouvait dire seulement c gee, gee >
(dia! dia!), et la maladie l'avait prise pendant qu'elle était montée sur
un âne.
Pour expliquer la conservation de ces expressions, on doit admettre
que chez l'individu sain il reste après chaque nouvelle expression pen-
dant peu de temps un léger degré d'organisation des modifications
nerveuses qui se sont produites. S'il n'en était pas ainsi, nous ne pour-
rions savoir ce que nous venons de dire et nous ne pourrions traiter
une question déterminée; et l'on doit admettre que chez l'aphasique
cette organisation, au lieu d'être passagère, devient permanente.
Mais pourquoi devient-elle permanente? et pourquoi se traduit-elle à
tout propos par les expressions auxquelles elles correspond ?
PERIODIQUES. — Archives de physiologie. 683
Il y a répétition de la même expression, parce que la maladie , eu
détruisant le cerveau gauche, permet au cerveau droit de fonctionner
librement, de même que la section du pneumogastrique accélère les
battements du coeur. Eu général, l'augmentation d'excitabilité d'un cen-
tre n'est que temporaire; mais l'usage d'une expression est lui-môme
ce qui entretient l'activité du centre auquel correspond cette expression.
On ne doit pas dire que c'est la lésion du lobe gauche qui la ré-
pétition des expressions, — la lésion, c'est-à-dire la destruction des
centres du langage, cause l'aphasie, c'est-à-dire la perte du lang Lg • su-
périeur, — mais que les centres qui ont été détruits n'ont plus de con-
trôle sur les centres inférieurs, qui peuvent alors fonctionner librement.
Les mots de jargon peuvent s'expliquer de la même manière que les
expressions qui ont une apparence de proposition. Par exemple, le ma-
lade qui disait « me, me pitty my, connuty my » était probablement en
train dédire « pity me! corne, pity me! » au moment où il était tombé
malade. Mais pourquoi l'expression s'est-elle convertie en un jargon?
A l'état normal, sous l'influence d'une émotion, on voit souvent une
altération des mots. Un homme sain dira par exemple: « Mukes from
Boodies » au lieu de « books from Mudie's ï, « bamb and crobster > pour
« crab and lobster ». Cette altération du langage serait due à l'acti-
vité précipitée du cerveau droit, qui dépendrait elle-même d'une forte
émotion. En ce qui concerne l'aphasique, on peut admettre qu'au mo-
ment du début de la maladie il s'est produit une forte émotion, due pro-
bablement à la maladie elle-même, le malade se sentant sous le coup
d'un grave danger.
Si des aphasiques n'ont conservé que les expressions répondant aux
formes les plus générales du langage s'ils n'ont point de jargon ou
d'expression revenant à tout propos, c'est qu'ils ne disaient rien, qu'ils
n'avaient rien dit au moment où ils étaient tombés malades. La disso-
lution a suivi son cours régulier.
ARCHIVES DE PHYSIOLOGIE NORMALE ET PATHOLOGIQUE.
-V 5, 1880.
Ch. Rïchet- et Axt. Breguet. De Vinfluence de la durée et de l'in-
tensité de la lumière sur là-perception lumin
Nous empruntons à ce travail les conclusions suivantes :
le Une lumière faible, perçue très nettement lorsqu'elle excite la
rétine pendant une longue durée, devient invisible quand la durée
diminue.
2e Pour la rendre de nouveau visible, il suffit d'augmenter son
intensité.
3e On peut encore la rendre visible en répétant I '• \oitation lumineuse
faible et de très court • un très grand nombre de fois.
684 REVUE PHILOSOPHIQUE
5° En plaçant devant la source de lumière des verres de différentes
couleurs, on peut'étudier l'influence relative de la durée et de l'intensité
sur la perception des couleurs.
6« C'est avec le rouge que l'on observe le plus facilement le phéno-
mène de l'addition latente. Avec le bleu et surtout la lumière blanche,
l'expérience est plus difficile à faire.
7e Lorsque les interruptions ne sont pas plus de 20 à 30 par seconde,
il n'y a pas d'addition latente.
8e En résumé nous avons pu démontrer, disent les auteurs, que l'opi-
nion générale relative à la perception des lumières très brèves n'est
pas exacte, et que, s'il est vrai qu'une lumière très courte et intense
provoque toujours une perception, une lumière très courte et très faible
ne peut pas vaincre l'inertie de la rétine et de l'appareil cérébral de la
vision; aussi n'est-elle pas perçue.
La critique philosophique, etc., publiée sous la direction de
M. Renouvier (mai — octobre 1880).
De la source psychologique du félichisme, de la magie, de la sorcel-
lerie et de l'astrologie, par M. Renouvier. — Le physique et le moral.
./. Milsand. — La réforme de l'enseignement. Renouvier. — La psy-
choioqie et la physiologie. J. Milsand. — Note au sujet de deux arti-
cles de la Revue philosophique. Renouvier.
Qu'est-ce que l'induction? 0. Hamelin. — L'idéal. J. Milsand. —
Lance (F.-A.). Histoire du matérialisme et critique de son importance à
notre époque (bibliographie). — La démocratie et les doctrines déter-
ministes. Renouvier. — La liberté humaine au point de vue de l'obser-
vation.
Histoire de la philosophie en France au xixc siècle. Traditionalisme
et ultramontanisme, par M. Ferraz (bibliographie).
Le sentiment de l'effort. William James (traduit de l'anglais.)
De la solidarité morale. Essai de psychologie appliquée, par Henri
Marion (bibliographie).
Que faut-il entendre par les limites de la liberté morale ? Renouvier.
La critique religieuse, supplément trimestriel de la Critique phi-
losophique publiée sous la direction de M. Renouvier (avril et juillet 1880).
Renouvier. Un libre penseur, un catholique, un réformé, un philo-
sophe.
J. Milsand. La psychologie et la morale du christianisme.
L. Trial. Criticisme et protestantisme.
PÉRIODIQUES. — De l'histoire des religions. 685
La philosophie positive. Revue dirigée par MM. E. Littré et
G. Wyrouboff (mai — octobre 1880).
Pour la dernière fois. E. Littré.
L'influence métaphysiqu3 en biologie; l'anthropologie, ce qu'elle est,
ce qu'elle doit être. G. Wyrouboff.
Sur la morale théologiqu '. Dr Eugène Bourdet.
La production artificielle des monstruosités : recherches de M. Da-
reste. DT Ern. Martin.
Origine et sanction de la morale : lettre à M. Littré. E. de Pompéry.
Des origines et de l'évolution du droit économique. //. Dents.
La sanction de la morale. Ch. Mismer,
Les hypothèses scientifiques. G. Wyrouboff.
La physiologie psychique en Allemagne. Dr Ant. Ritti.
A propos d'anthropologie. G. Wyrouboff.
Un cas de socialisme moral. E. Littré.
La Revue occidentale, philosophique, sociale et politique, pu-
bliée sous la direction de M. Pierre La/ lit te, troisième année, numéros
3 et 4.
De l'union communale. — Discours prononcé à Paris par M. Pierre
Laffitte, à l'occasion de la fête de l'humanité.
Le présent et l'avenir. — Discours prononcé à Londres par M. F.
Harrison à l'occasion de la fête de l'humanité.
Sophie Germain, par M. P. Foucart.
Cours de philosophie première, professé par M. Pierre Laffitte
(sixième leçon).
De l'unité dans le positivisme, à propos de la Société de l'humanité
de New-York par M. P. Dubuisson.
Un erratum d'Auguste Comte à la « Synthèse subjective », par
M. Pierre Laffitte.
Revue de l'histoire des religions, publiée sous la direction de
M. Maurice Vernes, numéros 2 et 3, 1880.
La formation d'une religion officielle dans l'empire romain, par M. V.
Duruy.
Esquisse du développement religieux en Grèce, par M. C.-P. Tiele.
La divination italique, par M. Bouché-Leclercq,
Bulletin critique de la religion juive, par Maurice Vernes.
Bulletin critique des religions de l'Inde, par M. A. Barth.
Le Dieu suprême dans la mythologie indo-européenne, par M. James
Darmesteter.
Bulletin critique de la religion assyro-babylonienne, par M. las
Guyard.
Bulletin critique des religions de la Chine, par M. Henri Cor»
686 BEVUE PHILOSOPHIQUE
Revue de théologie et de philosophie, publiée sous la direction
de MM. Vuilleumier et Astiè (numéros 3 et 4, 1880).
Une hypothèse sur l'idée mère du livre de Job, par M. Duvet.
L'immortalité de l'âme et la vie éternelle à propos d'une traduction
de < Life in Christ > de E. White par C. Malan.
Correspondance par Ch. Secrétan.
Une nouvelle explication de l'Apocalypse de Ch. Bruston par Edmond
Stapfer.
Les fruits de l'intellectualisme en religion, par Verax.
Christ et la doctrine de l'immortalité de Georges Matheson, par
Alf. L.
Revue scientifique, juin-octobre 1880.
Dastre. Vie et travaux de Glisson, d'après M. Marion.
A. Fouillée. Le règne social en histoire naturelle, et la classification
des organismes sociaux.
Amat. Calcul mental et conformation crânienne.
E. Perrier. Le transformisme.
SÉANCES ET TRAVAUX DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLI-
TIQUES, compte rendu par M. Vergé.
Histoire de la philosophie scolastique de M. Hauréau, par M. P.
Janet.
L'erreur de M. V. Brochard, par P. Janet.
De la destinée humaine, par M. Magy.
Introduction à l'étude du droit naturel, par M. E. Beaussire.
Des qualités de l'esprit, par M. P. Janet.
Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux, numéros 2 et 3, 1880.
Paul Tannery. L'article de Suidas sur Hypatia.
Victor Egger. La naissance des habitudes.
LIVRES DEPOSES AU BUREAU DE LA REVUE
Matinée. Heraclite d'Ephèse. In-12. Paris, Hachette.
F. Pécaut. Deux mois de mission en Italie. Paris. In-12. Hachette.
G. Caro. La fin du XVIIIe siècle, études et portraits. 2 vol. in-12.
Paris, Hachette.
Dr G. Le Bon. L'homme et les sociétés ; leurs origines et leur his-
toire. 2 volumes in-8°, avec grav. Paris, Rothschid.
B. Conta. Introduction à la métaphysique. In-12 . Bruxelles,
Mayolez.
LIVRES NOUVEAUX (387
Perez (Bernard). L'éducation dès le berceau, essai de pédagogie
expérimentale. In-8°. Paris, Germer Baiilièie.
Bresson (Léopold). Idées modernes. Cosmologie. Sociologie. In-8-.
Paris, Reinwald.
G. -S. Peirce. On the Algcbra of Logic. lst part. Iu-4". Baltimore.
Pollock (Frederick). Spinoza, his Life and Philosophy. In-8°. Lon-
don, Kegan Paul.
E. v Hartmann. Die Krisis des Christenthums in der modanten
Théologie. In-8°. Berlin, Duncker.
E. v. Hartmann. Zur Geschichteund Begrùnduug des Peasimismus.
In-8°. Berlin, Duncker.
Glogau (G.) Abriss der philosophischen Grund-Wissenschaften.
Ir Theil : Die Form und die Bewegungsgesetze des Geistes. In-8J.
Breslau, Kcebner.
E. von Schmidt. Die Philosophie der Mythologie und Max Mùller.
In-8°. Berlin, Duncker.
Dr Arn. Pick. Beitrag zur Lehre oon der Hallucinationen. ln-8°, Prag.
S. Simghowitz. Des Positivismus in Mosaismus erl'àutert und
entwickelt auf Grund der allen und mittelalterlichen philosophis-
chen Literatur der Hebràer. In-8°. Wien, Gottlieb.
Schneider. Der thierische Wille. In-8°. Leipzig, Abel.
P. Knoodt. 'Anton Gùnther, eine Biographie. In-12. 2 vol. Wien,
Braumûller.
Windelband. Die Geschichte der neueren Philosophie in ihrem
Zusammenhange mit der allgemeinen Cultur und den besonden'n
W issenchaften. 2e vol., Von Kant bis Hegel und Herbart. Leipzig.
Breitkopf und Hiirtel.
Weber (F.). System der Altsynagogalea Palàstinischen Théologie
aus Targum, Midrasch und Talmud dargestellt. In-8°. Leipzig, Dor-
fling und Franke.
Carle (Giuseppe). Lavita del Dirittonei suoi rapporta colla vita so-
ciale : studio comparativo di fdosofia giuridica. In-8°. Torino, Bocca.
Ricco (Cesare). Sul nuovo sistema filosofico-giuridico dellato nella
Université di Napoli dal. prof. Bovio. In-8°. Tram.
P. d'Ercole. Délie idée e propriamente délia lor natura, classifi-
cazione et relazione. In-4°. Torino.
G. Abate Longo. Introduzione allô studio délie Filosofie del Diritto.
In-8°. Catania, Coco.
Bonelli e Siciliani. Teorie sociali e socialismo : conversazionc epi.<-
tolare. In-8°. Firenze.
Nie. Gallo. L'Idealismo e la litteratura : Introduzione allô studio
razionale délia litteratura e delta sua storia. In-8°. Rom a, Forzani.
A. Maugeri. Il positivismo e il razionalismo ussin Missione délia
scienza in questo ultimo decennio 1870-lNbO. Catania. [n-8°. Ëlia.
A. Fisichella. S. Tommaso d'A'iuino, Leone XI II e la scienza. In-8».
Catania, Pastore.
688 REVUE PHILOSOPHIQUE
Ares y Sanz (Mariano). Dlscurso, leido en la Universidad para la
apertura del cuvso academico de 1880 à 1881. Iu-8u. Salamanca,
Gerezo.
Nous signalerons à nos lecteurs le Manuel de l'Histoire des Reli-
gions de Tiele, traduit par M. Maurice Vernes (Paris Leroux, in-12)
où l'auteur s'est proposé « de montrer comment le grand fait psycholo-
gique auquel nous donnons le nom de religion s'est développé et mani-
festé chez les différents peuples et dans les différentes races. »
M. Fowler, professeur de philosophie à l'Université d'Oxford, vient de
publier un volume sur Locke, dans la collection des English Men of
Letters.
Le Comité Spinoza, après avoir réglé toutes les dépenses concernant
l'érection de la statue, a décidé que le reliquat serait consacré à établir
« un fonds Spinoza permanent ». Le premier emploi qui en sera fait con-
sistera dans la publication par le professeur Land, de Leyde, et par le
D1' Van Vloten, d'une nouvelle édition des oeuvres de Spinoza. Toutes
les communications à ce sujet sont reçues par le Dr Campbell, à la
Bibliothèque royale de La Haye.
Le Propriétaire-gérant,
Germer Baillière.
TABLE ANALYTIQUE DU TOME X
ARTICLES ORIGINAUX
Beaussire. — Introduction à l'étude du droit naturel 1
Bénard. — La théorie du comique dans l'esthétique idlemande... 241
Compayré. — La folie chez les enfants Gm
Debon. — Les localisations psychologiques du point de vue sub-
jectif et critique 129
Herbert Spencer. — Les institutions politiques 44(.i
— De l'organisation politique 628
Krantz. — Le pessimisme de Leopardi 390
Lachelier (Henri). — La théorie de la connaissance de Wundt. ... -.:;
Liard. — La méthode de Descartes et la mathématique universelle. 569
Lyon. — L'idéalisme d'A. Collier 375
Paulhan. — La personnalité , 41
Ribot. — Les désordres généraux de la mémoire 181
— Les désordres partiels de la mémoire 485
Richet. — Du somnambulisme provoqué 337 et 46 1
Tannery. — L'éducation platonicienne .'il 7
Tarde. — La croyance et le désir : possibilité de leur mesure. 150 et 264
NOTES, DOCUMENTS, VARIÉTÉS
Binet. — De la fusion des sensations semblables .' 284
Delaunay. — Note pour servir à la psychologie animale
Delbceuf. — Sur la fusion des sensations semblables
Lavisse. — Du déterminisme historique et géographique 68
Marion. — Le nouveau programme officiel des classes de philo-
sophie 414
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
Bernard. — Eléments de philosophie 668
Bilharz (et Danegger). — Bases métaphysiques des sciences ma-
thématiques 125
Bloch. — Le Nathan de Lessing 673
(390 REVUE PHILOSOPHIQUE
Coste. — Dieu et l'âme 667
Erdmann (Benno). — La philosophie contemporaine en Allemagne. 96
Eucken. — Les images et les comparaisons en philosophie 669
Ferraz. — Histoire de la philosophie en France au xixe siècle.... 547
Ferri. — Doctrine psychologique de l'association 429
Flint. — Théories antithéistes 314
Foucou. — Préliminaires de la philosophie 1 19
Garofalo. — Un critérium positif de la pénalité 120
G-rcte. — psychologie de la sensibilité 441
Henry. — Recherches sur Fermât , i43
James (W.). — Sur l'association des idées 229
Joyau. — De l'invention dans les arts , les sciences , etc 320
Luciani. — Les premières questions physiologiques 123
Marion. — De la solidarité morale 80
I^etter. — De l'intuition dans les découvertes 665
Neudecker. — Histoire de l'esthétique allemande depuis Kant... 215
Poëy. — Littré et A. Comte 666
Ollé-Laprune. — De la certitude morale 531
Rosenkranz. — De Magdebourg à Kœnigsberg 649
Sergi. — Les doctrines morales , etc 673
Siciliani. — La science de l'éducation 113
Teichrnuller. — Sur l'ordre des dialogues de Platon 672
Tocco (et Herzen). — La condition physique de la conscience 124
Wigand. — Le darwinisme -98
Zaborowski. — De l'origine du langage 90
REVUE DES PÉRIODIQUES
Académie des sciences morales et politiques 686
Archives de physiologie normale et pathologique 683
llrain 678
Critique philosophique 684
Critique religieuse 684
Journal of spéculative philosophy • 239
Mind 233
/ ' philosophie positive 685
Ph ilosoph ische Monatshefte 554
Revuede l'histoire des religions 685
L'evue de théologie et de philosophie 6^6
ne occidentale 685
Revue scientifique 686
Vierteljahrsschrift, etc 334 et 445
Zeitschrift fur Philosophie, etc 560
Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie 325
TABLE DES MATIÈRES 691
PRINCIPAUX ARTICLES
Allen (Grant). — La douleur et la mort
Bergniann. — Définitions idéalistes '« '"
— La connaissance et la conscience du moi 555
Bona Meyer. — Génie et talent 330
Capesius. — La métaphysique de Herbart 5 i
Carrière. — L'ordre moral du monde
Dreher. — Théorie des perceptions sensibles 562
Eucken. — Paracelse et l'évolution 557
Fechner. — Philosophie de la lumière ^57
Flugel. — Le moi dans la vie des peuples 325 et
— Le développement des idées morales 333
Galton. — Statistique sur les représentations visuelles 236
Horwicz. — Démonstration psychologique du pessimisme 555
Hughling Jackson. — Les maladies du langage ' ~s
Laas. — La causalité du moi ' '■'
Leslie Stephen. — Le doute philosophique
Meinong. — Etude sur Hume 568
Reknisck. — Critique de la théorie du jugement 560 et 567
Richet (et Bréguet). — La sensation lumineuse 683
Semper. — La théorie de la descendance
Shadworth Hodgson. — Le libre arbitre 23b"
Sidgwick. — Le système moral d'Herbert Spencer 235
Sorley. — Spinoza et la philosophie juive du moyen âge 238
Steinthal. — L'idée morale de perfection
Tkornely . — La perfection comme tin morale 237
Vaibinger. — Un essai inédit de Kant sur la liberté 554
Venn. — Sur les formes de la proposition logique 237
Weis. — La dialectique de Sohleiermacher 561
Wigand. — Leibniz et la paix religieuse ; . 562 et 567
Yung. — Hermann Fichte 565
Zœllner. — La physique transcendante 565
!IN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
GOULOMMIEnS. — TYPOGRAPHIE PAUL imoDARI).
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2 et de 1' étranger
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